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ŒUVRES
DE
VAUVENARGUES
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IMPRIMERIE MAILDE ET RE^OL
Rue de Rivoli , 144
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in 2011 with funding from
University of Toronto
http://www.archive.org/details/oeuvresdevauvenaOOvauv
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ŒUVRES
I5E
VAIIVENARGIES
ÉDITION NOUVELLE
PRl'.CKDÉK 1)K
L'ELOGE DE VAL VEfV ARGUES
COLI'.0\NE V\\\ I, ACADllMrK FRANCAISK
ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES ET COMMEiNT AIRES
PAR
D.-L. GILBERT
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PARIS
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FLRNK ET a\ EDITEURS
IU:F. PMNT-ANPRK-riES-AUTS . 4^)
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AVERTISSEMENT
SUR CETTE NOUVELLE EDITION.
En 17Zi6, en même temps que Y Essai sur T Origine des connaissances
humaines de Gondillac, et les Pensées philosophiques de Diderot, parut,
chez le libraire Anioine-Claude Briasson, rue Samt- Jacques, à Paris,
un petit volume in-12, de moins de /lOO pages, dont l'auteur avait garde
Tanonyme. L'auteur était M. le marquis de Vauvenargues, et le volume
se composait d'une Introduction à la Connaissance de l'Esprit humain,
de vingt-deux Réflexions sur divers sujets, de onze Conseils à un Jeune
homme, de cinq Réflexions critiques sur quelques poètes, de deux Erag-
ments sur les Orateurs et sur La liruyère, enfin d'une Méditation suer
la Foi, suivie d'une Prière. Puis, le volume n'ayant pas paru assez long,
disait Vauvenargues lui-même, il y avait joint un certain nombre de
Maximes qu <7 n'avait pas destinées à voirie jour.
L'année suivante, le même libraire publia une seconde édition de ce
livre , que l'auteur avait préparée , mais que la mort l'avait empêché
d'achever; les abbés Trublet et Séguy y mirent la dernière main, et en
surveillèrent l'impression. Elle ne différait de la première que par quel-
ques corrections, retranchements, et additions, dont Vauvenargues donne
le détail dans son Discours Préliminaire.
En 1707, le marquis de Fortia d'Urban, compatriote de Vauvenargues,
ajouta aux deux éditions originales quelques morceaux posthumes, dont
la famille et les amis du moraliste lui avaient donné communication '.
Le travail de Fortia, et, bientôt après, les Mémoires de Marmontel, rap-
pelèrent l'attention du public sur le livre et sur l'auteur, que Voltaire
avait désignés à la gloire, et qui, toutefois, depuis près de cinquante
ans, étaient, peu s'en faut, oubliés.
L'édition Suard suivit d'assez près -. Elle était précédée d'un travail,
' Paris, Dclniire, 2 vol. in-12, réimprimés en 2 vol. iii-8".
* Paris, 1806, Denlu, 2 vol. in-8o.
H AVERTISSEMENT
souvent réimprimé depuis, sur la vie et les écrits de VamenargueSy cl
augmentée d'un assez grand nombre de morceaux inédits. L'éditeur
donnait, en outre, des notes de Voltaire et de Alorellet, auxquelles il
avait joint les siennes '.
Enfin, en 1821, parut Tédition-Brière, en 3 vol. in-8% tirée, deux
ans après, en 3 vol. in-18, dont un se composait d'oeuvres nouvelles.
Ainsi, depuis plus d'un siècle que Vauvenargues est mort, il n'a été
publié, en réalité, que trois éditions de ses œuvres, je veux dire celles
de 1797, de 1806, et de 1821, les autres, en petit nombre d'ailleurs,
n'étant que de simples réimpressions.
Je donne aujourd'hui la quatrième, et voici à quelle occasion : l'Aca-
démie française ayant proposé VÉloge de Vauvenargues, comme sujet
du prix d'Eloquence à décerner en 1856, je voulus savoir, dans le des-
sein où j'étais de prendre part au concours, s'il ne restait pas quelque
partie inédite de l'œuvre du moraliste. Je n'eus pas lieu de regretter ma
peine ; car, dès les premières recherches, à Paris, et en Provence, patrie
de Vauvenargues, les découvertes que je fis - , dans les dépôts publics
et dans les collections particulières, me fournirent bientôt la preuve que
l'édition-Brière, la plus complète qui eût paru jusqu'alors, était bien
incomplète encore, et, d'ailleurs, souvent fautive; que le public n'avait
guère que la moitié de ce que Vauvenargues a écrit, et que le travail
des précédents éditeurs était non-seulement à achever, mais presque
entièrement à refaire. Dès les premiers mois de l'année dernière, je ten-
tai l'entreprise; mais peut-être, rebuté par sa longueur même, ne l'au-
rais-je pas menée à fin, si le résultat du concours ouvert pour l'éloge
de Vauvenargues ne m'eût imposé, envers sa mémoire, une sorte de
devoir pieux, dont j'étais tenu à m'acquitter, dans la mesure de mes ■
forces. Aujourd'hui, le travail fait, je viens rendre mes comptes au
public,
* Quelques aimées auparavant, l'Académie française avait chargé de l'exa-
men des œuvres de Vauvenargues, au point de vue de la latujue et du (joût:
une commission dont faisaient partie Garât, Destutt-Traçy, Suard et Morellet.
Il est probable que les notes de ces deux derniers, dans l'édition dont il s'agit,
sont le résultat de cet examen, qui no fut jamais achevé, mais qui, certaine-
ment, avait été commencé.
- Aidé dans mes recherches par quehjues amis des lettres, j'ai à leur expri-
mer ici ma gratitude, et à citer, entre autres, MM. Victor Cousin, l'illustre
maître; L. Barbier, conservateur-administrateur de la Bibliothèque du Louvre ;
Bochebilière, de la bibliothèque Sainte-Geneviève ; Bouard, bibliothécaire de
la ville d'Aix , et Gliambry, (|ui fait, avec la meilleure grâce, les honneurs de
sa belle collection de documents et lettres autographes. Quant à M. G. Lucas- <
Montigny, à qui je dois la cession toute désintéressée d'une longue et im-
portante correspondance entre Vauvenargues et le marquis de Mirabeau, je
ne saurais mieux le remercier, qu'en le signalant à la roconnaissancc du ;,
public. '
SLR CETTE NOUVELLE ÉDITION. m
Pour la partie de ses œuvres que Vauvenargues a publiée lui-même,
la tâche était tout indiquée : les deux éditions originales faisant foi, il n'y
avait qu'à les suivre, tant pour l'ordre des matières que pour le texte :
cependant, elles n'avaient pas été toujours suivies par les précédents
éditeurs, et bien des fautes leur étaient échappées, que j'ai dû corriger.
La difficulté commençait aux œuvres posthumes : la distribution confuse
qui en avait été faite jusqu'alors, avait frappé, non-seulement les criti-
ques, qui regardent de près aux choses, mais même les lecteurs les moins
attentifs. Telles Réflexions, par exemple, se lapporlant à un même
ordre d'idées, et souvent s'expliquant les unes par les autres, avaient
été indûment séparées; je les ai rapprochées. J'ai mis, de même, dans
unordrequim'a semblé plus logique les Caractères, partie considérable,
et trop peu connue, de l'œuvre de Vauvenargues (voir, à ce sujet, la 2'' note
de la page 291, et celles des pages 315 et 350). Tels Discours revenaient
jusqu'à trois fois, avec des différences peu sensibles, à quelques pages de
distance (voir les l"'" notes des pages 151 et 190); de même, dans
les Caractères, pour une variante de quelques lignes, et souvent de
quelques mots, des pages entières étaient répétées; de plus, tel mor-
ceau, faisant corps ici, reparaissait là, dépecé en maximes; enfin, pour
les Maximes elles-mêmes, un remaniement complet était à faire. Dans
sa seconde édition, Vauvenargues en avait supprimé plus de deux cents
que les divers éditeurs avaient cru pouvoir rétablir, de leur chef, d'a-
près la première édition, malgré l'intention expresse de l'auteur (voir
la 1'* note de la page ^72) ; déjà semblable liberté avait été prise pour
plusieurs morceaux, entre autres , pour le parallèle entre Corneille et
Racine (voir la l"' note de la page 239). D'un autre côté, certaines
Maximes étaient répétées mot pour mot; enfin, les pensées posthumes
n'étaient pas distinguées de celles que Vauvenargues avait publiées lui-
même. J'ai donné d'abord celles que l'auteur avait maintenues dans sa
seconde édition, et j'ai mis à la suite les pensées posthumes, mais en
marquant la séparation ; puis, j'ai joint, à titre de variantes, aux Maximes
définitives, celles qui n'en différaient que par quelques détails de rédac-
tion, et j'ai rejeté à la fin, imprimées en caractères plus petits, celles
que Vauvenargues avait mises au rebut. Dans toute l'édition, d'ailleurs,
en tenant un compte scrupuleux des véritables variantes, que l'on trou-
vera toujours placées au-dessous du texte auquel elles se rapportent,
j'ai mis mes soins à retrancher les répétitions, qui, non-seulement gros-
sissaient inutilement le volume, mais déroutaient ou fatiguaient l'esprit
(lu lecteur, et c'est grâce à ces suppressions très-nombreuses que j'ai
pu donner, en deux volumes in-S", le double, au moins, de ce que l'édi-
lion-Brière donnait en trois.
Quant aux notes, j'ai conservé, autant que je l'ai pu, celles des précé-
dents commentateurs; cependant, j'ai dû en retrancher un certain nom-
IV AVERTISSEMENT
bre parmi celles de Fortia, de Morellet et de Suaid; souvent, elles re-
marquaient dans le texte de Tauteur, ici, une expression incorrecte, là,
une phrase obscure, qui ne se trouvaient pas dans les deux éditions ori-
ginales, ou dans les manuscrits que j'avais sous les yeux : la faute ayant
disparu, il est clair que la correction devait disparaître en même temps.
Au reste, si les trois éditeurs dont je parle tombent souvent à faux dans
leurs remarques, ils ne sont pas toujours sans excuse : à part les deux
éditions originales qu'ils auraient pu suivre avec plus de respect, ils
n'avaient entre les mains que des copies inexactes, ou des brouillons,
qui ne contenaient pas l'expression dernière de la pensée de l'auteur ;
bien des documents leur ont manqué, que j'ai pu réunir, et qui m'ont
mis à même d'améliorer leur travail, en même temps que je le com-
plétais.
La Bibliothèque du Louvre possède, sous le n" 153, un manuscrit,
petit in-/i", de 708 pages, entièrement écrit de la main de Vauvenargues.
H est composé d'une série de cahiers de grandeur inégale; la pagi-
nation, faite après coup, n'en est pas toujours exacte; par exemple, un
Discours, commencé à la page 56/i, s'achève à la page oM. De plus, ce
volume, mêlé de brouillons et de mises au net, est d'un dépouillement
difficile : il faut chercher la version définitive d'un même morceau ré-
pété jusqu'à six ou huit fois, souvent sous des titres divers; puis, quand
on l'a trouvée, il faut reprendre, dans les versions préparatoires, les
variantes qu'elles peuvent contenir. ISon-seulement Vauvenargues re-
vient sur ses idées avec une persistance qui en multiplie les expressions;
mais il en change, à tout moment, l'ordre ou la destination : c'est ainsi que
telle page, placée d'abord dans une Préface , se retrouve ensuite dans
un Discours, et qu'il faut prendre garde aux doubles emplois reprochés,
ajuste titre, aux éditions précédentes. Cependant, si confuse qu'elle soit,
comment, depuis plus d'un siècle, une mine aussi riche après tout,
n'avait-elle pas été exploitée? C'est que les éditeurs, en général, con-
tents de ce qu'ils ont, ne s'inquiètent pas de ce qui leur manque ; c'est
qu'au temps de Suard, pour ne parler que de lui, l'éditeur se croyait
quitte envers l'auteur, quand il en avait donné au public un texte plus
ou moins pur, précédé d'une notice plus ou moins exacte; c'est qu'enfin,
pour tirer parti de la plupart des cahiers du Louvre, il fallait pouvoir
les mettre en regard de manuscrits plus corrects ou plus achevés.
Heureusement, ces moyens de contrôle ne m'ont pas manqué. Les
ouvrages de Vauvenargues ne sont pas nombreux; mais il en faisait,
pour ses amis et ses correspondants ', de nombreuses copies, répandues
aujourd'hui dans les collections particulières. Il est rare qu'elles soient
entièrement identiques; elles donnent presque toutes, non-seulement
1 Voir la note de la j)aj^c wii de VEhxjc de \'auveu(n(}uvi<.
SUK CETTE NOUVELLE ÉDITION. v
des variantes ou des corrections, mais des additions considéral)les, que
j'ai relevées avec soin, et dont le texte de cette édition a profité.
Je n'ai parlé jusqu'ici que des œuvres déjà publiées de Vauvenargues;
il me reste à parler de celles qui, dans ce volume, paraissent pour la
première fois; je dis dans ce volume, et non pas dans le volume sup-
plémentaire, qui doit le suivre, et dont un Avertissement particulier
donnera le détail. Elles se composent, sans compter les variantes, de
/i9 morceaux inédits *, et de plus de 200 Maximes. J'ajoute que la plu-
part de ces morceaux ne sont restés inédits, que parce qu'ils sont les
plus intéressants peut être; presque tous sont d'un caractère tellement
intime et personnel, que Vauvenargues ne pouvait songer à les publier,
du moins dans la forme où il les a laissés. Je ne crains pas, d'ailleurs,
d'annoncer à l'avance que, dans la plupart de ces pages nouvelles, la
beauté de la forme se joint à l'intérêt du fond : en y regardant de près,
les lecteurs délicats n'auront pas de peine à se convaincre que Vauve-
nargues était en progrès constant pour le style, et qu'il allait devenir,
à coup sûr, un des grands écrivains de notre langue. On reconnaîtra
les morceaux inédits aux crochets qui les renferment, dans le courant
du volume, et à la Table des Matières .• au moyen de ce signe [ ] , les lec-
teurs qui connaissent déjà Vauvenargues, pourront aller au plus pressé,
c'est-à-dire aux parties neuves de cette édition. J'avertis, toutefois, que
beaucoup de parties ne sont pas désignées comme nouvelles, qui le sont
néanmoins, grâce aux versions plus complètes que les manuscrits m'ont
fournies. Il n'est pas, peut-être, une page de Vauvenargues, qui, sans
parler des menues corrections, ne soit augmentée d'une ou de plusieurs
phrases inédites. Dans un premier travail, j'avais signalé, à leur place,
ces additions partielles; mais je me suis aperçu bientôt que leur nombre
même en rendait l'énumération fastidieuse, que cette énumération, en
multipliant les notes outre mesure, y mettait quelque confusion, et j'ai
dû sacrifier l'amour-propre de l'éditeur à la clarté de l'édition.
Dans le commentaire, aussi bien que dans les œuvres elles-mêmes,
il y a une partie nouvelle, composée de notes de La Harpe et de Vol-
taire, que j'ai mises également entre crochets, pour les distinguer de
celles qui ont déjà paru dans les éditions précédentes. Les notes iné-
dites de Voltaire ont été recueillies sur VExemplaire d'Aix, dont il sera
souvent question, et au sujet duquel je dois au lecteur quelques ren-
seignements.
A la Bibliothèque d'Aix, dite Mt'jancs, du nom de son principal dona-
teur, il se trouve, sous le n° Zi90, un exemplaire de la 1'" édition de
Vauvenargues, chargé de notes manuscrites. On y lit en tête : « Les
« notes qui sont à la marge de cet exemplaire, sont de la main de M. le
' Au nombre dn ces morceaux se trouvent 2.3 Hêjlexionfi sur divers sujets,
et 23 Carnrtèrps.
M AVERTISSEMENT
ti marqaia de Vauveuargucs, auteur de cet ouvrage, et c'etit sur eet
K cremplaire qu'a été faite l'édition publiée en 1747.» Celle note n'est
pas signée, mais il est avéré qu'elle est du Président Jules Fauris de
Saint-Vincens, ami et correspondant de Vauvenargues.
Dans un premier voyage à Aix, en examinant les notes dont il s'agit,
je fus frappé, tout d'abord, d'y reconnaître deux écritures entièrement
différentes : l'une forte, même un peu pesante, et conforme, de tout
point, à celle de Vauvenargues, dont, depuis plusieurs mois, j'avais
les manuscrits sous les yeux; l'autre plus déliée, plus cursive, et ne
pouvant être, évidemment, de la même main. Quant aux notes elles-
mêmes, elles sont également de deux espèces, corrélatives aux deux
écritures : les unes , qui appartiennent incontestablement à Vauve-
nargues, consistent en simples corrections, ou additions de mots,
telles que les peut faire un auteur révisant son ouvrage; les autres
sont des remarques critiques, tant sur le fond que sur la forme, et leur
vivacité, dans la louange ou dans le blâme, exclut l'idée qu'un auteur
ait pu se les adresser à lui-même. En effet, pour ne citer que quel-
ques exemples, comment supposer que Vauvenargues se parle à lui-
même, à la seconde personne, dans des observations comme celle-ci :
Vous contredites le chapitre du bien et du mal moral (voir la note de la
Maxime 905*) ? Comment supposer qu'il qualifie de déclamation triviale
et de vieux sermons deux de ses plus célèbres Maximes, la 875* et la 933*
(voir les notes de ces Alaximes)? Comment le supposer surtout, quand
on voit, dans sa seconde édition, que non-seulement il a maintenu la
dernière de ces Maximes, mais qu'il a même renchéri sur l'expression?
Comment supposer qu'il se traite de capucin (voir la note de la Maxime
93/i*)? Enfin, comment admettre que Vauvenargues se gratifie lui-
même de louanges dans le genre de celles-ci, qui reviennent à chaque
moment: Beau, bien; très-beau, très-bien; excellent ; admirable; pro-
fond et juste; on ne peut mieux ; c'est grand; comment a-t-on pu faire si
bien, étant si jeune !
A première vue, j'afiirmai que ces notes étaient de Voltaire, et ne
pouvaient être que de lui. Outre que sa lettre du 13 mai 17/i6 établit
qu'il avait annoté, sur-le-champ, l'exemplaire de la 1'* édition que
Vauvenargues lui avait adressé; outre que le mot le plus expressif
de ces notes, celui de capucin, se retrouve dans sa lettre à Vauve-
nargues, datée du commencement de mars 17Zi6, je n'hésitai pas un
moment à reconnaître son écriture. Cependant, je ne pouvais faire
encore la preuve, n'ayant pas sous la main les pièces de comparaison
nécessaires; mais, à un second voyage, muni de lettres originales de
Voltaire, que je possède, et dont plusieurs sont adressées à Vauvenar-
gues lui-même, j'ouvris une sorte d'enquête, assisté de MM. Rouard,
bibliothécaire, Mouan, sous-bibliothécaire d'Aix, et Prevosl-Païadol
SIJK CtlTE NOIJVELU: EDITION. vu
alors professeur à la Faculté des Lettres de celle ville. Al. Ilouard .
([ue l'aulorilé, d'ailleurs si respeclable, du Président de Saint-Vincens •
tenait en suspens, jusqu'à preuve conlraire, se rendit lui-môme aux
résultats décisifs de l'enquête, et M. Mouan en rédigea immédiatement
les principales conclusions, dans une petite brochure -.
Ces notes inédites de Voltaire, que j'ai mises entre crochets, ne font
pas double emploi avec celles que Suard a publiées ^, et que je donne
('gaiement; maison y remarquera une même façon preste et vive, qui
indique assez que les unes et les autres sont de la même main. A ces
annotations diverses, j'ai ajouté les miennes, dans lesquelles je me suis
attaché surtout, par des rapprochements multipliés, à coordonner, au-
tant que possible, les pensées éparses de Vauvenargues. Grâce à ces
rapprochements, qui signalent tour à tour les ressemblances ou les
différences, le lecteur aperçoit mieux la suite du livre, et se rend un
compte plus exact de la persistance ou de l'incertitude de l'auteur sur
ime môme idée. On trouvera d'ailleurs, à la fin du volume supplémen-
taire, un Index alphahélique aussi complet que possible. Quoique j'aie
remarqué et noté dans Vauvenargues bien des passages contestables,
ou mêmes contradictoires, cependant, je n'ai pas discuté avec lui, si ce
n'est dans le Traité sur le libre- Arbitre, où ses opinions sont tellement
extrêmes que je n'ai pu me défendre de les combattre \ Je n'ai pas
donné non plus de biographie expresse de Vauvenargues : l'histoire de
la vie d'un homme a qui le temps et les occasions d'agir ont si cruel-
' Roste, cependant, la note de Saint-Vincens ; mais, si l'on se rappelle qu'il
est mort en 1798, c'est-à-dire plus d'un demi-siècle après Vauvenargues, à l'âge
de 87 ans, et que la note dont il s'agit a pu être écrite dans les dernières an-
nées de sa vie, on imagine aisément que ses souvenirs pouvaient être peu pré-
sents ou affaiblis. La difficulté ne tient d'ailleurs qu'à un mot, et serait entiè-
rement levée, si Saint-Vincens eût écrit qu'une partie des notes était de la
main de Vauvenargues, car ce dernier point n'est pas douteux. Peut-être,
enfin, le Président a-t-il fait confusion entre deux exemplaires, dont l'un au-
rait été annoté exclusivement par l'auteur, et serait aujourd'hui perdu. Vau-
venargues corrigeait beaucoup; or, les notes de l'exemplaire d'Aix se compo-
sant plutôt de remarques critiques que de corrections, l'auteur, en vue de sa
seconde édition, a dû faire, sur un autre exemplaire, un travail plus appro-
prié, et il ne serait pas surprenant que la découverte d'un semblable travail
donnât, quelque jour, raison à cette dernière conjecture.
* Quelques mots sur un exe m plaire de la preniière édition des œucres dr.
Vuurenarrjues, avec notes manuscrites aux marges, par M. Mouan, avocat,
sous- bibliothécaire d'Aix. — Aix, ISôO.
^ Dans sa Préface, Suard dit exprebsément qu'il a trouvé les notes de
Voltaire à la marge d'un exemplaire d(; la seconde édition de Vauvenargues
'J7^i7}; or, Vexemplaire d'Mx est de ]sl première (1746).
* Ai-je besoin d'ajouter (|u'on reconnaîtra, aux initiales dont ellos sont si-
2;nées, les notes de Voltain', Fortia, La llarpo, Suard, Mordlot, Bi-ièi-c, et les
miennes;'
vin AVKKTISSEMENT, &a.
leinenl manqué, se réduit à peu près à l'iiisloire de ses senliinents,
et de ses idées, c'est-à-dire h une biographie purement morale, que
j'avais indiquée déjà dans V Éloge, et que j'ai achevée dans le commen-
taire des œuvres. Toute la vie de Vauvenargues est dans son livre, et le
lecteur aura peut-être quelque plaisir à soulever avec nous le voile lé-
ger qui la couvre. Je puis, d'ailleurs, en donner l'assurance, Vauve-
nargues n'aura rien à perdre à cette minutieuse épreuve, que peu d'é-
crivains pourraient soutenir; on l'aimait, dans le demi-jour où il était
resté; on l'aimera plus encore, dans la pleine lumière où j'ai tâché de
le mettre.
Il me reste à m'excuser d'un aussi long avertissement; mais le lec-
teur voudra bien remarquer peut-être que si j'ai eu beaucoup à dire,
c'est que j'avais eu beaucoup à faire.
C.
.il
ELOGE
DE VAUVENARGUES
DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX D'ÉLOQUENCE
DÉCERNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
DANS SA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLK
DU 28 AOÛT 18;)G.
Les maximes Jes hommes décèlent leur cœur.
Va u V E N A R G u E s , Miiâime iQ''.
S'il. est une classe d'écrivains dont nous aimions à connaître la
vie et le caractère, c'est celle des écrivains moralistes. Le droit
qu'ils prennent de nous juger nous donne le désir de les juger à
leur tour, et de voir s'ils ont été aussi exigeants pour eux-mêmes
qu'ils le sont pour nous d'ordinaire. Quand ils viennent nous
dire ce que nous devons être, nous voulons savoir ce qu'ils ont
été, et il est rare que cette curiosité, après tout légitime, ne soit
pas satisfaite. En effet, si désintéressé qu'il paraisse de son tra-
vail, le moraliste y met de lui toujours plus qu'il ne sait ou qu'il
ne veut y mettre, et, alors même qu'il prétend n'étudier que les
autreSj par les choses qu'il approuve ou qu'il reprend en eux, par
les règles de conduite qu'il propose ou qu'il condamne, il nous
permet de soupçonner au moins son caractère dans son œuvre,
et de surprendre l'homme sous l'écrivain. Cependant, certaines
conditions de réserve et de prudence sont, dans ce cas, néces-
saires; car tel moraliste vaut mieux, et tel vaut moins que son
livre; tel autre semble craindre de se produire, et demeure
dans l'ombre de son tableau : Pascal, avant (pie de savantes et
X i:logk
pieuses recherches l'eussent éclairé pour nous d'un jour nouveau,
ne laissait voir, même au regard le plus clairvoyant, que quel-
(lues traits de sa grande figure, et la discrétion de La Bruyère est
telle qu'il a gardé Vincocjnito, si l'on peut dire; sa biographie
n'existe pas; les plus patientes études n'ont pu jusqu'à présent
la découvrir dans son œuvre, et il faut renoncer peut-être à pé-
nétrer dans rintimité d'un des grands écrivains de notre langue,
que tous voudraient connaître comme tous le lisent, et qui, selon
toute apparence, ne saurait rien perdre à être connu. Seul peut-
être parmi les moralistes, Montaigne s'est proposé de se peindre ;
seul, du moins, il avoue ce propos, et il s'est en effet raconté
avec cette complaisance de bonne foi qui fait le charme immortel
(le son livre. Toutefois, il est, à mon sens, un moraliste qui, sans
le déclarer comme Montaigne, se traduit au moins aussi fidèle-
ment dans son œuvre, et ce moraliste, c'est Vauvenargues. Le
(lirai-je même? Si la sincérité de Montaigne n'est pas douteuse,
celle de Vauvenargues est moins douteuse encore. Peut-être
est-il permis de penser que , préoccupé du regard qu'il sollicite,
Montaigne a pu, sans le vouloir , arranger un peu son person-
nage, et composer son maintien; Vauvenargues, au contraire,
ne donne à craindre ni apprêt, ni surprise. Ennemi du moiy
comme Pascal, dédaigneux de la vanité, parce que c'est une pas-
sion petite et qu'il n'a de goût que pour les grandes , il est d'ail-
leurs trop jeune, et, sinon trop ignoré de lui-même, du moins
trop peu satisfait encore, pour se mettre en scène. Aussi n'est-ce
pas lui qui s'annonce; c'est son âme qui le dénonce; c'est son
âme qui lui échappe et fait irruption dans son livre, pour l'é-
clairer de soudaines lueurs; àme discrète, mais ouverte, qui
ne s'impose pas au regard, parce qu'elle est simple, mais qui
ne le fuit pas, parce qu'elle n'a rien à en redouter. Sur ce point,
on mettrait volontiers^ entre Montaigne et Vauvenargues, la dif-
férence que Vauvenargues met lui-même entre les héros de
Corneille et ceux de Racine, et l'on dirait que, si l'un parle
afin de se faire connaître. Vautre se fait connaître parce qu'il
parle.
Oui, Vauvenargues n'a qu'à parler pour se faire connaître.
1)K VAUVKNAUGUES. \i
parce que ses écrits ne sont, à les bien prendre, que des conli-
dences involontaires; et, cependant, Vauvenargues n'est pas gé-
néralement connu. Dans Tesprit du plus grand nombre, c'est un
sage jeune et doux, à qui la sagesse ne coûta guère d'efforts, et
qui, peu fait pour la vie extérieure, se borne à en contempler de
loin les agitations. J'ose dire que lui donner si peu, c'est lui faire
tort; car Vauvenargues n'est pas seulement un sage; c'est aussi,
c'est surtout, un homme d'action ; l'homme d'action précède en
lui l'écrivain, et l'inspire toujours. Il a voulu conduire les hommes
avant de les instruire, et il ne se résout à suivre de loin le spec-
tacle de la vie humaine , que quand la maladie et la mort pro-
chaine l'empêchent d'\ prendre un rôle. Aussi, montrer l'homme
à l'œuvre , avant de montrer l'écrivain qui en procède ; exposer
dans une biographie toute morale les agitations de cette âme for-
tement éprise de la vie du dehors; faire ressortir le trait le plus
remarquable et le moins remarqué peut-être dans Vauvenargues,
la persévérance dans l'ambition, ambition aussi généreuse qu'ar-
dente, je me hâte de le dire ; montrer en lui l'athlète vaillant au
eomhat de la vie, qui lutte et grandit jusqu'au bout de ses forces,
et quitte l'arène, blessé à mort, mais invaincu, et emportant avec
lui tout son courage, et tout son respect pour cette vie terrestre
([ui lui échappe; puis, chercher, retrouver Thomme dans ses
écrits; enfin , confirmer, en la lui appliquant, l'épigraphe que je
lui emprunte : a Les maximes des hommes drcih'ut leur rœiu\, »
tel est le plan que je me propose de suivre. Quand l'homme sera
connu, l'éloge de l'écrivain sera déjà presque achevé. En effet,
par une rencontre qui est à la fois le bonheur de ce sujet et la
gloire de Vauvenargues, l'homme et l'écrivain sont chez lui telle-
ment joints et en si parfait accord, que, montrer l'un, c'est déjà
louer l'autre.
Dans l'histoire des hommes célèbres, rien n'attire plus que
leurs commencements. On aime à voir poindre ces lumières en-
core mêlées d'ombre, et à surprendre sur les fronts prédestinés
ce premier raijon^ qui n'est jhis encore la gloire, mais qui en est
Ml i:i.0(;t:
la promesse et le gage. La vie de Vauvenargues ne donne pas ce
plaisir, et la médiocrité même de sa fortune nous dérobe son en-
lance. Né à Aix, le 6 août 1715, d'un gentilhomme d'assez bonne
souche, mais pauvre et sans grandes alliances, Luc de Clapiers,
fils aîné du marquis de Vauvenargues, fut obscurément élevé dans
un modeste manoir que Ton voit encore aux environs d'Aix; à
peine savons-nous qu'on le mit au collège de la ville prochaine,
que la faiblesse naturelle de sa santé l'empêcha d'y faire des
études suivies, et qu'il ne fut jamais en état de lire une page de
latin, moins encore de grec. C'est à vingt-quatre ans qu'il se ré-
vèle : il a embrassé la seule carrière qui, avec celle de l'Église,
fût alors ouverte aux jeunes gentilshommes, la carrière des
armes; il a six années de service dans le régiment du Roi ; il s'est
fait remarquer dans la campagne d'Italie, il est capitaine, et il
porte un surnom : ses camarades l'appellent le Père. Décerné
par une armée entière à Turenne ou à Catinat, un pareil titre
n'a rien d'étrange, et s'explique de soi; mais, quand il s'agit d'un
homme aussi jeune , et perdu dans les rangs inférieurs d'une ar-
mée, 'ce nom provoque plutôt, d'abord, le sourire que l'admira-
tion, et nous fait craindre dans celui qui le porte un de ces sages
prématurés, qui ne sont jamais jeunes, ou qui cessent trop tôt
de l'être. Heureusement, lorsqu'on regarde de près au caractère
et à la vie de Vauvenargues, on éprouve une surprise charmante
à se convaincre que jamais nom ne fut donné plus sérieusement,
ni plus sérieusement justifié. Quelques exemples, tirés des pas-
sions de cet âge, en donneront la preuve.
Commencerons-nous par ce qui est le commencement et la fm
de tout pour ia jeunesse, par l'amour? Déjà le père est à côté
du compagnon de plaisir. Ce n'est pas qu'il soit moins entraîné
que ses amis; ces amours prompts et faciles qui séduisent les
jeunes gens jusqu'à ce qu'ils s'en repentent, non-seulement il les
a connus, mais il les a chantés ; il vient de mettre la dernière
main peut-être à ces poésies licencieuses dont il s'accusera bien-
tôt, auprès de Voltaire, avec une confusion qui dut embarrasser
un peu, j'imagine, l'auteur secret encore de la Pucclle. Mais,
déjà sérieux même dans les choses légères, s'il cède au plaisir
DE VALVENARGUES. xiil
comme les jeunes officiers qui rentourent, il y met, du moins,
de nobles conditions : en vrai gentilhomme, il veut, même dans
les attachements illégitimes, le respect de la parole une fois don-
née, le respect de la femme quelle qu'elle soit; il n'admet pas, il
le dit lui-même, que sur ce point on sépare son estime de son
goût K Parlerons-nous d'un autre penchant cher à la jeunesse,
de la libéralité? Comme ses compagnons, Vauvenargues est li-
béral, prodigue même de sa bourse ^, mais il l'est autrement
qu'eux : ce n'est pas cette prodigalité de tempérament, qui aban-
donne plutôt qu'elle ne donne, qui tient autant à l'imprévoyance
de l'avenir qu'à l'effusion d'un bon cœur ; ce n'est pas cette pro-
digalité d'ostentation, qui pousse à faire montre d'un état qu'on
ne peut longtemps soutenir, faiblesse commune aux jeunes gen-
tilshommes d'alors , qui avaient encore tout l'orgueil de la situa-
tion qu'ils n'avaient plus; chez Vauvenargues, c'est une libéralité
raisonnée dans son élan, et qui s'autorise de cette remarque, sin-
gulièrement profonde pour un jeune homme, que la mesquine
économie ne fait que de misérables fortunes, et ne crée point
d'empire sur les cœurs ^ ; il donne avec la réflexion de l'homme
mûr, on dirait presque avec le calcul du politique. Parlerons-
nous enfin de la guerre? Ainsi que ses compagnons, Vauvenar-
gues l'aime; mais comment l'aime t-il? Est-ce cette ardeur toute
juvénile qui s'éprend de toute émotion forte, et, dans ces grandes
mêlées humaines, s'enivre du bruit qu'elles font , des épées qui
se brisent, du tambour qui bat. et du canon qui tonne? Est-ce
ce courage, trop intéressé pour qu'on l'admire, qui poursuit à
' L'amour, tel (jue V auvcnai-gueis le conçoit, élève le cœur qu'il touche; il
eu fait sortir toutes les vertus, il eu apaise tous les vices. Dans le Caractère
intitulé : Aceste ou V Amour ingénv, il fait de cet amour une peinture singu-
lièrement touchante, et il n'est pas inutile de faire observer que c'est presque
au temps de la Régence qu'il écrisait ces lignes pleines de grâce et de cœur.
— Voir aussi le chapitre de V Amour, dans l'Introduction à la Connaissance de
l'esprit humain,
- Mirabeau nous apprend que c'était la mode alors de se ruiner à l'armée.
— Voir les Mémoires de Mira'ieau, tome I*^', page 135.
^ « La libéralité, dit \ auvenargues, est une occasion de se faire aimer,
'■ d'acquérir une considération utile et légitime... Même, si notre fortune est
« médiocre, apprenons à subordonner les petits intérêts aux grands, môme
«• éloignés,.., et faisons, généi'cuscment et sans compter, tout le bien (jui tente
« nos cœurs, n {Héfleaions ^ur divers sujets. — Cons'ils a un Jeune liouime.)
XIV ÉLOGE
travers tout obstacle l'avancement possible, qui aime la guerre
pour ce qu'elle rapporte, et place l'héroïsme à intérêts? Non; ce
que Vauvenargues regarde dans la guerre, c'est moins la mort
quon y donne ^ que la mort qu'on y reçoit, ou qu'on y brave; c'est
moins le profit qu'on en tire, que remploi des qualités fortes
qu'elle exige, la fermeté, la patience, les nuits passées au bord
des fleuves glacés, les longues marches avec la faim et la soif pour
compagnes, tout ce qui trempe l'àme enfin, tout ce qui l'élève.
Par ces vues à lui sur toutes choses, Vauvenargues est en avant
de ses compagnons; mais ce qui le distingue encore, c'est que,
vivant comme eux par l'action , il vit de plus par la pensée. Il
vient de les quitter, il rentre sous sa tente, et, cette nuit qu'ils
achèvent dans le plaisir ou dans le repos, Vauvenargues l'emploie
aux plus nobles occupations de l'esprit. Il écrit un Traité en forme
sur le Libre-arbitre ; il regarde en lui et autour de lui, prend
note à mesure, et déjà son observation s'affine, et le moraliste
se prépare. Cependant, malgré cette vie à part, il ne prend au-
cun air de hauteur ou de supériorité ; il reste le compagnon, l'ami
prêt à tous, et donne le premier l'exemple de cette généreuse
expansion du cœur, dont il fera plus tard un des points de sa mo-
rale, sous le nom de familiarité. Mais l'amitié, telle qu'il la veut,
n'est pas cette stérile camaraderie qui n'est souvent qu'une com-
plicité de plaisir ; c'est cette affection plus mâle aussi bien que
plus tendre, où le dernier mot du cœur se dit, mais en même
temps où les esprits s'élèvent l'un par l'autre ; c'est l'amitié à la
Pélopidas, c'est l'émulation à deux vers le bien ou vers le grand.
Ainsi, la maturité de l'esprit s'ajoutait en lui à la jeunesse du
(;œur, et c'est sans doute à cet heureux mélange qu'il faut attri-
buer la singulière action que sa parole exerça toujours, même sur
des hommes rompus à toutes les séductions du langage, même
sur Marmontel, même sur Voltaire. En effet, il aimait à parler,
et il était éloquent : Marmontel assure que les écrits de Vauve-
nargues ne donnent qu'une faible idée de l'éloquence de ses en-
tretiens : « Il tenait, dit-il, nos âmes dans ses mains. n Qu'on se
représente, sur ses compagnons, l'effet de cette parole, et l'on
s'expliquera un des penchants de Vauvenargues, le penchant à
DE VAUVENÂUGUES. W
discourir, je le dis sans blâme, qui se trahit non-seulement dans
le ton parfois un peu monté, mais dans le titre même de bon
nombre de ses ouvrages*. Qu'on se représente, enfin, ce qu'avait
à la fois dé remarquable et d'attachant, dans un homme aussi
jeune, la réunion des qualités fortes et des qualités tendres, s'exci-
tant ou se tempérant les unes par les autres, et l'on conçoit le
respect qu'il impose, et l'autorité qu'il exerce sur ses compa-
gnons; il part du même point qu'eux : c'est pour cela qu'ils
l'aiment; mais il va plus haut et plus loin : c'est pour cela qu'ils
l'admirent.
Les hautes espérances dont il était l'objet, il n'est pas douteux
que Vauvenargues ne les partageât; il sentait en lui cette invita-
tion secrète qui attire à la gloire ceux qui sont faits pour elle.
L'ambition, cette passion ardente qui cvilc les plaisirs dès la jeu-
nesse, anime déjà toutes ses actions, comme elle animera bientôt
tous ses écrits. 11 n'y a pas pour lui de visée trop haute; il n'a
qu'une crainte, (î'est de raser trop tiniidenient la terre. « Êtes-
« vous né pour la gloire , s'écrie-t~il sans cesse , il faut laisser
<( parler le monde, et suivre hardiment votre essor... S'il arrive
(( après cela que la fortune soit contraire, elle ne peut empêcher
(( du moins que les grandes occupations n'élèvent et ne soutien-
'( nent l'âme;... une âme un peu haute aime à lutter contre le
(( mauvais destin ,... et le combat lui plaît sans la victoire. » En
effet, l'ambition de Vauvenargues sera plus obstinée que le mau-
vais destin; toujours déçue, mais jamais lasse, elle poursuivra
successivement son but dans trois carrières différentes; puis,
quand la mort sera là, n'ayant pu agir, il dira du moins ce qu'il
a pensé; il se soulèvera sur son lit de douleur , pour recueillir à
la hâte ses méditations éparses, et les jeter au hasard de la pos-
térité, comme le naufragé jette au hasard des flots les quelques
lignes qu'ils porteront au rivage. Le respect de Vauvenargues
pour la gloire va de pair avec son ambition : tout ce qui est grand,
dans la guerre, dans la politique, dans les lettres, le saisit tout
* Discours sur ta Gloire, Discours sur tes Plaisirs, Conseils à un Jrune
Iwninie, etc. Le tempéiament oi-atoirc de Vauvoiiai-gues , si l'on peut s'c\|)ii-
mer ainsi, est, au moins, aussi nianiué dans sa Corrcspondnnce.
XVI ÉLOGE
d'abord, et il a d'égales admirations pour Alexandre, pour Riche-
lieu et pour Voltaire. Il va plus loin, et tel est son goût pour le
mouvement et Faction, que Catilina même ne le rebute pas ; Vau-
venargues ne peut se défendre d'une certaine indulgence pour ce
génie sans vertu, mais non pas sans courage.
C'est dans la carrière des armes qu'il renferme d'abord ses
espérances : « // n'y a pas de gloire achevée, dit-il, sans celle
(( des aj'inesn; et cette gloire, qu'il défendra contre Boileau et
J.-B. Rousseau, il y prétend : les plus grands noms militaires ne
l'effraient ni ne le découragent, et, lorsque parfois sa prudence et
sa réflexion réclament contre une espérance rêvée de si loin, il
s'assure contre lui-même par ces fières maximes : « Ce qui est
« présomption dans les faibles , est élévation dans les forts;...
(( les espérances les plus ridicules et les plus hardies ont été sou-
€ vent la cause des succès extraordinaires; » et il aspire, avec
une généreuse audace, à la renommée des Catinat et desVillars.
Mais la Providence le réservait à une gloire plus tranquille.
Sans parler de quelques mécomptes plus secrets, dont on trouve
la trace dans ses derniers écrits*, en moins d'une année, la cam-
pagne et la retraite de Bohême ont enlevé à Vauvenargues son
ami le plus cher , Hippolyte de Seytres , épuisé sa modeste for-
tune, et détruit sa santé. « Une âme guerrière , dit Bossuet, est
« maîtresse du corps quelle anime » ; l'âme de Vauvenargues
était faite pour tenter une pareille victoire ; mais son corps avait
reçu de telles atteintes, que la lutte même n'était plus possible :
il lui faut renoncer à cette carrière toute pleine de promesses , à
ces camarades enthousiastes qui lui prédisaient tout haut ce qu'il
se prédisait tout bas, à cette gloire enfin que son grand cœur
mettait au-dessus de toutes les autres. G*est à ce premier coup de
la fortune que la fermeté de Vauvenargues se déclare : la guerre .
lui échappe, il se tourne vers la diplomatie. Vauvenargues diplo-
mate ! Qu'on ne s'en étonne pas; ce contemplatif a toujours visé
à la pratique et au maniement des hommes ; il revient souvent,
avec une prédilection marquée, sur certaines qualités diplomati-
' Une Réflexion, inédite, intitulée Sur les armées d'à-présent, donne bien
du jour sur ce point.
DE VAUVENARGUES. xvii
ques par essence, entre autres, sur ce qu'il appelle Vesprit de ma-
nège^ qui sert à pénétrer et à rester impénétrable \ Qu'on ouvre
les Maximes ; on voit qu'il a toute une diplomatie à lui, et qu'elle
consiste à dérouter, à étourdir les habiles par la franchise même
et la droiture. Il professe pour certaine habileté vulgaire le plus
souverain mépris; la feinte n'est pas seulement pour lui le moyen
le moins digne, elle est le plus faible; aussi, ce n'est pas au plus
fin qu'il joue, c'est au plus fort, et pour lui la vérité est la force
souveraine.
Vauvenargues, pendant près de deux ans, demande inutilement
un emploi. Il offrait cependant « de servir dans les pays étran-
« gers sans appointements et sans caractère, jusqu'à ce qu'on
(( Veut mis à V épreuve K » Ses lettres à son colonel, M. de
Biron, au Roi et au ministre Amelot, restèrent sans réponse, et,
en conscience, on ne saurait s'en étonner : avec sa réserve un
peu hautaine , il ne produisait d'autres titres que sa bonne vo-
lonté et son courage ; le ministre, il faut bien en convenir, ne
pouvait deviner une aptitude discrète à ce point, et si peu probable
dans un officier de vingt-huit ans ^ . Vauvenargues se lasse enfin
* Voici un portrait qui rend au vif cette préoccupation singulière : « Pro-
ie fond et adroit, Théophile ne parle pas sans dessein, et n'a pas de l'esprit
« pour ennuyer. Son esprit perçant et actif a tourné son application du côté
« des grandes affaires et de l'éloquence solide ; il est simple dans ses pa-
« rôles, mais hardi et fort; il parle, quelquefois, avec une liberté qui ne peut
« lui nuire, et qui écarte la défiance de l'esprit d'autrui. Il a l'art d'abréger
« les négociations les plus difficiles , et son génie flexible se prête à toute
K sorte de caractères sans quitter le sien ; il est l'ami tendre, le père,
(( le conseil et le confident de ceux qui l'entourent; on trouve en lui un
(( homme simple, sans ostentation, familier, populaire; quand on a pu le
<( voir une heure, on croit le connaître; mais son caractère est de démêler
u les autres hommes, et de n'en être pas démêlé. »
N'est-ce pas là le Père de tout à l'heure, avec le diplomate de plus?
- Lettre inédite à M. le duc de Biron, colonel du régiment du Roi.
5 Vauvenargues le sentait lui-même, car, en adressant copie de ces diverses
lettres à son ami Saint-Vincens, il lui mandait : « Vous serez peut-être sur-
« pris de l'idée de ces lettres; j'espérais qu'elles attireraient quelque atten-
•' tion par leur singularité, et que cela me mettrait peut-être un jour à même
«1 de me faire connaître. Les choses ont tourné au pis. Je suis touché de tout
'( cela, comme un homme qui a de l'ambition, et qui se voit borné de tous côtés ;
« mais je ne me reproche rien. J'ai toujours fait ce que j'ai pu pour mériter
« une fortune moins obscure; je sais de quel œil on regarde l'ambition d'un
« homme qui se fonde sur de tels titres; mais il n'a pas été en moi d'en pro-
« duire de meilleurs. » [Lettre inédite.)
b
xvm ÉLOGE
d'attendre; il envoie sa démission à M. de Biron, et il écrit sa
seconde lettre à M, Amelot, morceau admirable , où la fierté du
gentilhomme perce sous la dignité contenue de son accent. A ce
moment, sans doute, il écrivait cette maxime inédite et transpa-
rente : « Si un homme est né avec l'âme haute et courageuse ,
« s'il est laborieux, altier, ambitieux, sans bassesse, d'un esprit
« profond et caché, j'ose dire qu'il ne lui manque rien pour être
« négligé des grands et des gens en place, qui craignent encore
(( plus que les autres hommes ceux qu'ils ne pourraient domi-
« ner. » Le ministre ne lut pas la maxime, mais il lut la lettre ;
il sentit le coup, et lorsque, à cette hauteur d'un homme qui
aime mieux se démettre de son grade que de risquer d'y être
inutile, il put reconnaître qu'il y avait, en effet, dans ce jeune
officier, plus qu'un solliciteur ordinaire; lorsque surtout Vol-
taire intervint avec cette vivacité passionnée qu'il apportait à
ses amitiés comme à ses haines , lorsqu'il fit voir au ministre
quel homme il venait de rebuter, lui disant : « Vous savez votre
(( Dèmosthcnes par cœur^ il faut que vous sacJiiez votre Vauvc-
H nargues,)) Amelot, qui n'était pas seulement habile ministre,
mais homme de goût, promit cette fois, et promit sincèrement.
Vauvenargues reprend courage, et, en attendant une vacance,
va s'enfermer dans son château solitaire, pour se préparer à
son nouveau rôle. Il n'avait pour cela qu'à suivre des travaux
déjà commencés, car il avait étudié non-seulement l'histoire,
mais le droit public. Il est à supposer même que la carrière des
négociations n'était pour lui qu'un acheminement aux affaires
intérieures; il voulait être homme d'État; outre quelques con-
fidences éparses dans ses œuvres, on y rencontre un filon d'idées
sur les lois, sur la politique, sur les partis, qui trahit son arrière-
pensée; et, pour s'encourager dans cette autre ambition secrète,
il se disait à lui-même avec complaisance, que « les grandes
« places instruisent promptcment les grands esprits,... et que les
u ])lus grands ministres ont été ceux que la fortune avait le plus
<( éloignés du ministère. » {Maximes et Réflexions sur divers
( sujets.)
Mais il était dans sa destinée d'ouvrir toujours les ailes, et de
DE VAIVENAKGLES. xix
ne pouvoir prendre l'essor. Vauvenargues ne sera pas plus négo-
ciateur, ou homme d'État, que général d'armée ; un dernier coup
ruine à jamais sa santé déjà si chancelante. Il faut savoir l'éten-
due de ses douleurs pour savoir l'étendue de son courage : dans
la retraite de Bohême il avait eu les jambes gelées, puis des plaies
s\ étaient ouvertes, et la petite vérole survient, qui l'achève. Non-
seulement il est défiguré, mais il est presque aveugle ; le contre-
coup de la maladie, plus terrible que la maladie même, s'est fait
sentir à la poitrine, et une toux trop significative l'avertit de sa
mort prochaine. Va-t-il enfin désespérer de lui-même? Ecoutez-
le, voyez-le : « Le desespoir ^ s'écrie-t-il, est la plus grande de
« nos erreurs » {Maximes]', et, mettant la main sur sa blessure,
il regarde la mort du même œil qu'il regardait l'ennemi. Je com-
prends maintenant ce cœur stoïque et tendre, dont parle Mar-
montel dans un de ses meilleurs vers; je comprends ce cri d'ad-
miration de Voltaire : « Je l'ai toujours vu le plus infortuné des
« hommes, et le plus tranquille.» Vauvenargues va mourir; il
le sait; mais, dans le sentiment même de l'énergie qui lui reste
quand tout lui manque, il trouve encore un dédommagement, et
il écrit ces lignes si poignantes et si belles : « Le malheur même
« a ses charmes dans les grandes extrémités; car cette oppo-
« sition de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ra-
« masser toutes ses forces qu'il n'employait pas ^ ; » et ses der-
nières forces, il les ramasse pour un suprême effort, une suprême
espérance.
Dans le temps même où il ne cherchait son avenir que dans les
armes ou dans les affaires , il avait aimé les lettres et les avait
cultivées; mais ce qui n'avait été jusque-là que le besoin ou le
délassement d'une intelligence naturellement active, devient pour
lui un dernier but et un dernier moyen de gloire. On voit la tran-
sition dans cette Maxime : « La fortune exige des soins; il faut
'( être souple, cabaler, n'offenser personne, cacher son secret, et
« même, après tout cela, on n'est sur de rien. Sans aucun de ces
'■( artifices, un ouvrage fait de génie remporte de lui-même les
' 10' C.oiisi'il II un .Iciiiie lioiiiiiii'.
XX ÉLOGE
(( suffrages^ et fait embrasser un métier où l'on peut aller à la gloire
(( par le seul mérite. » Toutefois, ce ne fut pas sans peine quïl
embrassa ce métier^ comme il l'appelle. Le temps n'était pas en-
core de l'autorité incontestée des gens de lettres, et, en 1745, il
n'était pas facile à un gentilhomme de se ranger ouvertement
parmi eux. Dans sa famille, dans son entourage, il eut des pré-
jugés à vaincre, et c'est à ces préjugés qu'il répond dans cette
Maxime : a 11 vaut mieux déroger à sa qualité qu'à son génie. »
Encore, malgré l'indépendance et la décision de son caractère,
n'ose-t-il signer son livre : la seule édition qu'il en ait donnée a
paru sans nom d'auteur.
Ainsi, de mécompte en mécompte, de souffrance en souffrance,
Vauvenargues est arrivé à sa dernière épreuve. Deux ans encore
il vivra \, se hâtant parce qu'il sait que le terme approche, agité
au dedans, mais calme au dehors, cachant à tous les douleurs de
son corps, et surtout les douleurs de son âme, et laissant un tel
souvenir, que ceux qui l'auront connu ne pourront plus parler de
lui sans un respectueux attendrissement. ^ Je ne saurais mieux
finir l'étude de cette vie si triste et si touchante , qu'en rappor-
tant un fait que j'ai recueilli avec joie dans les lettres inédites de
Vauvenargues. Il était déjà bien près de sa fin, lorsqu'il apprend
l'invasion delà Provence par les Impériaux et le duc de Savoie:
son cœur de soldat bondit; il saisit encore une fois son épée, et
il écrit à Saint- Vincens : « Toute la Provence est armée, et je suis
« ici, au coin de mon feu. Le mauvais état de ma santé ne me
« justifie pas assez, et je devrais être où sont tous les gentilshom-
« mes de la province. Offrez mes services pour quelque emploi
« que ce soit, et n'attendez point ma réponse pour agir; je me
c( tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi
» et en mon nom. »
• 11 mourut le 28 mai 1747, âgé de moins de trente-deux ans.
- Voir les Mémoires de Marmontel, les Lettres de Voltaire, et son Eloye des
officiers morts dans la guerre de 17 AI.
DE VAUVENARGUES. xxi
L^homme nous est connu ; il me reste à montrer que Fécrivain
a tenu les promesses de l'homme.
Lorsque, en 1745, Vauvenargues quittait la Provence pour nV
plus retourner, et venait s'établir à Paris, dans la rue du Paon ',
à l'hôtel de Tours , il se produisait dans le monde des lettres un
mouvement nouveau. Au siècle précédent, il y avait eu des ami-
tiés vives entre les plus illustres écrivains, mais alors les lettres
n'étaient aimées que pour elles-mêmes, et ne recevaient des no-
bles esprits qui les aimaient ensemble qu^un hommage exclusif
et désintéressé. Au dix-huitième siècle, au contraire, elles ne
sont plus à elles-mêmes leur propre but, elles deviennent un
moyen, et l'accord des écrivains prend le caractère d'une vérita-
ble coalition. Voltaire est chef; son armée se forme derrière lui,
et se prépare à cette guerre au passé dont VEncyclopédie sera
bientôt le manifeste. Gomme ces courants d'eau douce qui tra-
versent, dit-on, l'Océan, sans rien prendre de son amertume,
Vauvenargues traversera les passions et les luttes contemporaines,
sans y rien laisser de son calme et de sa douceur. Dès le premier
moment, il se distinguera par la gravité, par la tenue, dans un
monde qui en avait souvent trop peu, et, de même que, dans les
camps, parmi ses camarades, il avait conservé son caractère pro-
pre, il conservera parmi les écrivains d'alors une place à part et
respectée. Il imposera à Voltaire lui-même, et l'on ne peut s'é-
tonner assez de voir ce jeune homme s'emparer tout d'abord d'un
esprit aussi insaisissable et d'une humeur aussi mobile. Voltaire,
on peut le dire, n'a reçu de personne une impression aussi vive,
n'a éprouvé pour personne une déférence aussi sincère et aussi
tendre. Il ne s'agit pas ici de cette déférence cruellement iro-
nique dont il usait volontiers à l'égard de certaines médiocrités
avides de louanges ; il est clair que Vauvenargues a touché le
cœur, en même temps qu'il a étonné l'esprit de ce grand homme.
G 'est qu'avec son regard si net et si prompt, quand la passion
* Anjourd'lnii ruo T.arrey, pW'S do rftcnle do Mcklecino.
XXII ÉLOGE
ne le trouble pas, Voltaire avait vu dans ce jeune honuue un
homme d'élite. En vain Vauvcnargues se présente à lui comme
un respectueux disciple : Voltaire le traite en maître^ ou du moins
en égal; et Voltaire a cinquante ans, et Vauvcnargues n'en a pas
trente; Voltaire est au fort de son génie et de sa gloire , et Vau-
vcnargues, qui débute à peine dans la carrière, ne peut se recom-
mander encore que de simples essais littéraires.
Ils se réduisaient à quelques ouvrages assez courts, où l'imita-
tion domine. Vauvcnargues savait peu, et faisait bon marché du
savoir; à la veille de V Encyclopédie , il a plus d'un trait contre
les esprits qui se croient universels ou qui voudraient Têtre; « il
« faudrait plutôt, dit-il , corriger les Jionwies d'apprendre des
« choses inutiles. » Il rappelle volontiers que Socrate savait beau-
coup moins que Bayle ou que Fontenelle, et il en conclut que la
science sert de peu. L'antiquité lui était fermée, et il avait contre
le moyen-âge les préventions de son temps ; en sorte que l'esprit
humain ne date pour lui que de Montaigne. En effet, sa filiation
littéraire ne remonte pas plus haut, et si Ton ajoute que, dans
son siècle, il n'a guère d'admiration que pour Voltaire, on voit
«lue ses modèles se réduisent à un petit nombre. Il est vrai que
ce sont les meilleurs, car c'est Racine, c'est Bossuet, c'est sur-
tout Pascal et Fénelon. Sa méthode, il l'annonce lui-même :
i( Penser de soi-même, el prendre, s il se peut^ la manière et le
« tour de ces grands maîtres. »
Dans les lettres comme dans la vie, le premier goût de Vauvc-
nargues est pour l'action; aussi est-ce l'éloquence qui l'attire
d'abord , parce que c'est l'éloquence qui saisit le plus fortement
les esprits, et s'empare le plus immédiatement des cœurs. Son
principal morceau oratoire, le plus célèbre, c'est VÉloge funèbre
d'Hippolyte de Seytres. Vauvcnargues avait pour cet ouvrage
une prédilection singulière; il le retouchait sans cesse, et l'en-
voyait à ses amis de Provence, à iMirabeau, à Monclar, à Saint-
Vincens '. C'est qu'il aimait Hippolyte de Seytres comme on aime
» Il y avait alors en Piovcuico, la correspondance inédite de Vauvcnargues
nous rapprend, un commerce littéraire entre (|iielques hommes d'esprit et de
goût. Vanvenargues leur adressait ses ouvrages. Le Monclar dont il s'agit n'est
DE VAIVElNARGLES. \xni
souvent les autres, parce qu'on se reconnaît en eux. De même
pays, de même naissance, officiers tous deux, tous deux morts
avant l'âge, que de tristes et saisissants rapports ! Aussi, qu'on
regarde de près à ce discours , il est clair que ce n'est pas seule-
ment un ami, mais un idéal, ou plutôt un autre lui-même, que
Vauvenargues a perdu. Les qualités étonnantes qu'il attribue à
cet enfant de dix-huit ans dépassent trop évidemment la portée
de cet âge, les traits de cette figure sont trop fermes et trop vi-
rils, pour que Vauvenargues ne Tait pas agrandie ou complétée,
en empruntant à la sienne. Cependant, malgré son goût pour
cet ouvrage, et malgré quelques parties fortes et touchantes, il
faut avouer que les proportions du simple éloge y sont dépassées,
et que celles de Toraison funèbre ne sont pas atteintes.
Hippolyte de Seytres a mieux inspiré Vauvenargues dans les
Discours sur la Gloire, sur les Plaisirs^ et surtout dans les Con-
seils à un Jeune homme ; car c'est à lui que ces diverses pièces
étaient adressées. Toute sa morale est en germe dans ces pages;
mais, à ne les regarder qu'au point de vue littéraire, on peut dire
qu'elles comptent parmi les meilleures de Vauvenargues. Ces dis-
cours sont des entretiens, et l'on aime à s'imaginer qu'il parlait
ainsi, sur ce ton à la fois grave et pénétrant, calme et doucement
échauffé. Les Conseils à un Jeune homme donnent peut-être l'idée
la plus complète de Vauvenargues , et, malgré quelques incor-
rections insignifiantes, peuvent se ranger parmi les morceaux les
plus ache>és de notre langue. Parler comme Fénelon était son
idéal, et, nulle part, il n'en est plus près. Là, se retrouvent ces
aménités et ces grâces qui le charmaient dans son maître, avec
je ne sais quoi de plus jeune, de plus passionné et de plus fier.
Le principal intérêt des discours sur le Caractère des différents
siècles^ et sur les Mœurs du siècle, c'est que Vauvenargues y répond
d'avance aux prochains paradoxes de J.-J. Rousseau. Rousseau
va soutenir que les arts ont suscité les vices : « Non, dit Vauve-
autre que l'adversaire des Jésuites, dont le nom est devenu inséparable do
celui de La Chalotais. Quant à Mirabeau, c'est l'économiste, le père du grand
orateur. Daguesseuu faisait si grand cas de Monclar, qu'il l'appelait Vami du
l'ieji, et Mirabeau faisait si grand cas de lui-même, qu'il s'appelait Vami des
hommes .
XXIV ÉLOGE
« nargues ; seulement ils n'y remédient pas , et les arts ne sont
« ni si pernicieux, ni si utiles que nous voulons le croire. » Rous-
seau va opposer la vie sauvage à la vie civilisée : « Je ne parle
« pas, dit Vauvenargues, des historiens qui vantent les mœurs des
« sauvages, leur simplicité, leur bonheur et leur innocence; les
a histoires des peuples barbares me sont également suspectes
« dans leurs reproches et dans leurs éloges, et je ne veux rien
« établir sur des fondements si ruineux. »
En 1745, l'Académie française mit au concours la question de
V Inégalité des richesses ; Vauvenargues concourut, et, là encore,
il répond d'avance à Rousseau, qui, huit ans plus tard, devait
reprendre ce sujet avec tant de retentissement et d'éclat. Mais,
s'il le traite avec plus de mesure, Vauvenargues aussi ne l'aborde
que de côté, et ne descend pas au fond. Au pauvre, il ne donne
pas de raisons de sa misère, ou n'en donne que d'indirectes; il
n'a d'autre consolation à lui présenter que le tableau, éloquent
d'ailleurs , de la favisse félicité du riche : égalité de souffrance à
côté de l'inégalité des richesses, telle est la conclusion de son
discours. Il faut avouer qu'elle n'est pas décisive; car, si le pau-
vre vient vous dire : Misère pour misère, fainie encore mieux la
vôtre ! la question se déplace, et c'est un autre abîme qui s'ou-
vre. Il est vrai que Vauvenargues n'était pas maître de son sujet;
car l'Académie française, plus prudente que celle de Dijon, n'a-
vait pas laissé aux concurrents le choix de la solution. Mais, la
question n'eùt-elle pas été réduite, il l'eût traitée de même ; il ne
croit pas à l'égalité : « Je désirerais de tout mon cœur, dit-il,
« que toutes les conditions fussent égales; j'aimerais beaucoup
« mieux n'avoir point d'inférieurs, que de reconnaître un seul
« homme au-dessus de moi. Rien n'est si spécieux dans la spé-
« culation que l'égalité, mais rien n'est plus impraticable et plus
« chimérique. » {Maximes inédites.) Quoi qu'il en soit, son dis-
cours est plein de force, et la discussion y est réellement élevée ;
il y règne un ton de tristesse approprié au sujet, et qui serre le
cœur quand on arrive à ce passage où, faisant sur lui-même un
brusque retour, il s'écrie : « Accablé d'afflictions dans la force de
c mon âge, ô mon Dieu ! si vous n'étiez pas, ou si vous n'étiez
DE VAUVENARGUES. xxv
« pas pour moi^ seule et délaissée dans ses maux, où mon âme
(( espérerait- elle? Serait-ce à la vie, qui m'échappe et me mène
(( vers le tombeau par les détresses? Serait-ce à la mort, qui
« anéantirait avec ma vie tout mon être? »
Vauvenargues n'eut pas le prix , et il en conçut quelque hu-
meur; car il écrit dans ses Maximes ces paroles, dont je deman-
derais pardon à l'Académie, s'il n'y avait prescription : « Pourquoi
(( appelle-t-on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux,
« harmonieux (c'est celui de son heureux rival), et non pas un
« discours vrai, fort, lumineux et simple (c'est le sien)? Où culti-
(( vera-t-on la vraie éloquence, si on l'énervé dans l'Académie? ))
Dans ses Dialogues, c'est Fénelon qu'il imite ; dans ses Carac-
tères, c'est Théophraste, c'est Fénelon encore, plutôt que La
Bruyère. Il sent vivement la perfection du style de La Bruyère,
mais cette perfection même le décourage : « ce ne sont pas des
« beautés, dit-il, où l'imitation puisse atteindre. » Il faut le dire
aussi, cette phrase savante et chargée de nuances, qui convient
à un homme passionné pour les détails, n'était pas dans le tour
d'esprit de Vauvenargues ; sa sobriété, parfois voisine de la sé-
cheresse, s'acccommodait mieux de la simplicité un peu nue de
Théophraste, et, comme les sculpteurs antiques, il préfère la pu-
reté des lignes à la richesse des ornements. La Bruyère, d'ail-
leurs, s'attache, de préférence, à la satire de nos ridicules et de
nos petitesses; Vauvenargues se propose la description sérieuse
des grands mouvements de l'àme humaine, dans le bien et dans
le mal; La Bruyère, pour l'objet partiel qui l'occupe, n'a pas
besoin de sortir de son temps, car il y trouve matière suffisante à
ses tableaux; Vauvenargues, dont le regard est plus général, ré-
clame le droit de sortir quelquefois de son siècle, à la condition de
ne sortir jamais de la nature, et, en même temps qu'il s autorise,
sur ce point, de l'exemple de Fénelon, il n'hésite pas à déclarer
que les portraits de La Bruyère paraissent petits, quand on les
compare à ceux du Télémaque ^ Mais ce qui doit attirer surtout
l'attention sur les Caractères et sur les Dialogues de Vauvenar-
> \oir un fragment de Vauvenargues, intitulé : Sur la (Jifllciilh' de peindre
les Carui-lcrea; voir aussi la Préface de ses Caractères.
wvi KI.OGK
unes, c'est qu'ils sont pleins de lui ; c'est qu'il y a peu de ses
Caractères où ne se rencontre quelque détail intime et person-
nel ; c'est que, dans les Dialogues surtout, il est presque tou-
jours l'un des interlocuteurs. Qu'on lise, entre autres, Bcnaud
et Jaffier, et surtout Bnitus et le Jeune Romain : ce jeune Ro-
main, c'est encore Vauvenargues; la guerre, l'éloquence, les af-
faires, toutes ses ambitions, tous ses mécomptes sont là, et la
peinture de ce jeune homme qui a aimé en vain toutes les
grandes choses, et meurt privé de l'immortalité qu'il a rêvée,
n'est que le tableau trop fidèle de la vie de Vauvenargues, et le
retentissement de ses secrètes douleurs. 11 en jugeait sans doute
ainsi lui-même, car, bien qu'il eût mis la dernière main à la plu-
part de ces Caractères et de ces Dialogue.':, il n'en a rien publié,
(tétait un testament ; il ne devait être ouvert qu'après la mort.
On peut reprocher à la critique de Vauvenargues quelques
excès dans la louange ou dans le blâme; mais elle est originale,
et bien des choses sont devenues communes, qu'il a dites le pre-
mier. On sait que c'est à propos de Corneille et de Racine qu'il
entra en correspondance avec Voltaire. Fontenelle, dont la vie
fut si longue, avait eu le temps de suivre ses rancunes; pour lui,
la question de prééminence entre les deux grands tragiques du
dix-septième siècle n'était pas seulement une question de famille ;
car, au neveu du grand Corneille s'ajoutait l'auteur d'Aspar, si
cruellement maltraité par Racine. Longtemps, Fontenelle avait
été sans autorité; mais, en 1740, il était à juste titre un des
hommes les plus considérables et les plus écoutés dans le monde
littéraire. Racine donc était en discrédit, lorsque Vauvenargues
vint justifier le mot célèbre de Boileau : On y reviendra. Sans
doute, sa prévention contre Corneille est trop entière, et Voltaire
eut raison d'en rabattre; mais, quand on relit les jugements de
ce jeune homme sur nos grands écrivains, on comprend que Vol-
taire ait été surpris d'un sens littéraire à la fois si délicat, et si vif.
On peut encore, même aujourd'hui , trouver Vauvenargues trop
sévère contre J.-B. Rousseau, et contre la poésie lyrique de son
temps; mais il faut aussi remarquer que, seul dans son siècle, il
a pressenti le mouvement lyiique du nôtre, ou, du moins, dé-
1
hK VAUVENARGIJES. xxvii
claré que c'en était fait de la poésie lyrique, si elle ne renonçait
à ses formes traditionnelles, et ne renouvelait son inspiration. S'il
est arrivé, plus d'une fois, à cette sûreté de vue et à cette nou-
veauté dans la critique, c'est qu'il y introduisait un élément nou-
veau, Vàme. Non-seulement '< /Vimc, dit-il, et non l'esprit^ fait
« les grands poètes, les grands orateurs, les grands ministres et
'( les grands capitaines ; » mais, seule aussi, elle a qualité pour
les juger. Cette part faite à l'àme, c'est-à-dire au sentiment, dans
l'appréciation des choses de l'esprit, explique à la fois, et la force
réelle, et la faiblesse de sa critique. Ainsi, parce que le ton, sou-
vent surélevé, de Corneille choque le sentiment de Vauvenargues,
son goût n'aperçoit plus les immortelles beautés de ce génie. Il
semble étrange pourtant que la grandeur de Corneille n'ait pas saisi
un homme aussi passionné que l'était Vauvenargues pour la gran-
deur : c'est que la simplicité en est pour lui la condition, et les
héros de Corneille ne lui paraissent pas assez simples ; comme
Fénelon, (|uand il entend l'Auguste de Cinna, il pense à l'Au-
guste de Suétone. Le sentiment de Vauvenargues répugnait au
ridicule ; voilà pourquoi, comme Fénelon encore, il ne rend pas
assez justice à Molière, ni même à La Bruyère. Plein de respect
pour l'humanité, il lui en coûte de voir qu'on peut la prendre par
le côté plaisant ; il ne veut pas qu'on raille en pareille matière, et
il dirait volontiers comme l'Évangile : Malheur à ceux qui rient !
Il n'a pas senti que, dans Molière surtout, le rire n'est qu'à la
surface, que la tristesse est au fond de son œuvre, comme elle
était au fond de sa vie ; il n'a pas senti que Molière est au nom-
bre des esprits les plus graves de l'humanité, et qu'à bon droit la
postérité lui a confirmé le beau nom de contemplateur.
Le meilleur titre littéraire de Vauvenargues, c'est son style.
Sa langue, il est vrai, n'est pas toujours sûre ; parfois même, elle
est incorrecte; mais elle est forte, elle est saine, parce qu'elle est
prise aux meilleures sources. Vauvenargues ressemble à ces étran-
gers qui, n'ayant étudié le français que dans les modèles, en re-
tiennent les formes les plus achevées. Dans le style, comme dans
le caractère , ce sont les qualités fermes et vives qu'il estime le
plus, et, comme les écrivains qui ont été militaires, on dirait qu'il
XXVIII ÉLOGE
se propose, avant tout, d'aller vite, et de traîner après lui peu de
bagage. Préoccupé de la concision, il aime à négliger les formes
intermédiaires, qui achèvent l'expression dans le style; et, comme
alors sa pensée va plus vite que son raisonnement, il est quelque-
fois obscur; parfois aussi son dessin est un peu sec, sa couleur est
un peu terne, parce qu'il dédaigne l'agrément, et « cet esprit qui
enveloppe^ dit-il, les simplicités de la nature, s Cependant, en plus
d'un endroit, il se relâche de sa sévérité ordinaire ; il se laisse aller
au tour fm et piquant, et c'est principalement quand il parle de
la sottise ; il n'y a que les sots pour le mettre en belle humeur :
î Tel qui s'habille le matin à huit heures, pour entendre plaider
<i à l'audience, ou pour voir des tableaux étalés au Louvre, ou
î pour se trouver aux répétitions d'une pièce prête à paraître, et
'( qui se pique de juger, en tout genre, du travail d'autrui, est un
« homme auquel il ne manque souvent que de l'esprit et du goût. »
N'est-ce pas la coupe de phrase, et la chute de La Bruyère? Parfois
aussi, quand il parle des objets qui lui sont chers, de la jeunesse et
de la gloire, par exemple, son style s'échauffe, s'élève comme par
coups d'aile, et la force du sentiment emporte avec elle la force
de l'expression ; il prend alors ses images au monde extérieur,
et, comme les Grecs, il les emprunte surtout à l'aurore, au prin-
temps, à tout ce que la nature a de plus frais, de plus jeune, et
de plus beau. Cependant, si réservés que fussent ces emprunts.
Voltaire trouvait la prose de Vauvenargues encore trop riche et
trop métaphorique. Croirait-on, par exemple, qu'il biffait de sa
main, les jugeant trop poétiques, ces deux maximes insiement
fameuses : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce
« que la vertu naissante d'un jeune homme. — Les feux de l'au-
« rore ne. sont pas si doux que les premiers regards de la gloire? »
Qu'aurait dit Voltaire de ces lignes inédites , pleines d'une admi-
rable tendresse et d'une discrète mélancolie : « La vue d'un ani-
" mal malade, le gémissement d'un cerf poursuivi dans les bois
« par des chasseurs, l'aspect d'un arbre penché vers la terre et
« traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées
« d'un vieux bâtiment, la pâleur d'une fleur qui tombe et qui se
K flétrit, enfin , toutes les images du malheur des hommes, ré-
DE VAUVEiNAKGUES. xxix
(( veillent la pitié d'une âme tendre^ contristent le cœur^, et
(( plongent Tesprit dans une rêverie attendrissante?»
Original, mais inachevé comme critique, inachevé aussi comme
écrivain, Vauvenargues n'est vraiment supérieur que comme mo-
raliste. Je dis moraliste, et non philosophe, car son Introduction
à la Connaissance de l'Esprit humain ne se recommande elle-
même que par la partie morale. Voltaire en admirait avec raison
quelques pages, et le chapitre Du Bien et du Mal moral lui parais-
sait un des plus beaux morceaux philosophiques de notre langue;
mais, il faut l'avouer, la métaphysique de ce livre est faible, et se
réduit à une nomenclature, sèche et incomplète d'ailleurs , de
l'âme humaine, où le manque de connaissances précises et sûres
est trop visible. C^est aussi le défaut de son traité sur le Libre-
arbitre^ où l'on est étonné de voir Vauvenargues, l'apôtre de V ac-
tion, contester à son tour la volonté humaine, déjà négligée au
dix-septième siècle par Descartes, ou sacrifiée à l'cnvi par Port-
Royal , Malebranche et Spinoza. Sans doute , dans ces divers ou-
vrages, son heureux instinct lui fait rencontrer de précieuses
vérités de détail; mais sa jeunesse, son inexpérience, et son dé-
dain pour la science acquise, ne lui ont pas permis d'aller bien
avant dans un ordre d'idées tout théorique, où il faut savoir beau-
coup, pour découvrir un peu. Si Vauvenargues est un moraliste
de premier ordre , c'est que la morale , science avant tout prati-
que, se passe plus aisément de savoir ou d'études profondes ; une
certaine pénétration d'esprit, un sens droit, un regard clair peu-
vent y suffire. Quand le moraliste a pris une vue sommaire du
monde, il sait à peu près tout ce qu'il faut savoir ; il peut, dès-
lors, se replier sur lui-même, ne plus étudier que lui-même, parce
que la nature humaine, sauf quelques variétés tout extérieures,
est, au fond, simple et une à ce point, qu'elle se trouve à peu près
entière dans un esprit bien fait et dans une âme bien douée. La
solitude, même, est favorable, est nécessaire au moraliste : sans
doute, pour connaître les hommes, il faut les avoir pratiqués;
mais, pour en bien juger, il faut se mettre à distance. J.-J. Rous-
seau raconte qu'il ne pouvait peindre les objets en face, et sous le
coup de l'impression qu'il en recevait; il ne les démêlait bien, et
ne les rendait fidèlement que de souvenir. En cftet, un objet trop
prochain gêne le regard^ et à l'observateur, connme au peintre, il
faut une certaine profondeur de perspective. Et puis, quand on
le voit de trop près, le monde ofï'usque ou irrite ; de loin, il n'excite
plus que compassion et indulgence. Pourquoi Saint-Simon et La
Rochefoucauld sont-ils si durs, si impitoyables pour l'homme?
C'est qu'ils le pratiquent encore au moment où ils le jugent, c'est
([u'ils écrivent sur le champ de bataille même , alors que leurs
blessures sont toutes vives encore, et toutes saignantes. Dans la
retraite, le sentiment s'épure en se désintéressant du mouvement
de ce monde, la raison se rassied, et l'œil, plus calme, voit les
choses à leur point. C'est dans ces favorables conditions que se
trouvait Vauvenargues : il a vécu avec les hommes, mais il les
juge dans la solitude, cette solitude « qui est, dit-il, à l'âme ce que
« la diète est au corps. « Ce n'est pas qu'il soit dégoûté de la so-
ciété, ou qu'il la dédaigne, car il aime la gloire, et c'est la société
qui la décerne; il a trop besoin de l'approbation des hommes pour
rompre avec eux, ou pour en parler avec amertume. D'ailleurs,
pourquoi serait-il amer? Sans doute, il a souffert dans la vie,
mais, du moins, il n'a pas souffert par sa faute. Tel moraliste
n'est si mécontent des autres, que parce qu'il est mécontent de
lui-même : Vauvenargues n'a rien à regretter, et ne regrette rien
de ce qu'il a fait ou de ce qu'il a voulu faire. Nous touchons ici
à ce qu'il y a de plus grand dans ce grand caractère, la sérénité
dans la douleur : il est jeune, et la jeunesse, on l'a remarqué,
n'est pas l'âge de l'indulgence ; il semble qu'un destin jaloux ait
pris à tâche de détruire à mesure toutes ses espérances, et son
ardeur et son infatigable persévérance n'ont pu le faire sortir de
cette obscurité qui lui pèse; quel beau texte contre le néant de
la vie, contre l'injustice des hommes ou du sort ! Certes, on dé-
clamerait à moins ; un infortuné de notre siècle n'y eût pas man-
qué, et j'entends d'ici les sombres plaintes des fils de Werther et
de René. Ajoutez à cela qu'il souffre, non de cette souffrance in-
déterminée et intermittente, dont on met , comme tel moraliste
de nos jours, cinquante ans à mourir, mais de ces douleurs trop
cruellement précises, et toujours présentes, qui ne laissent ni ré-
DE VALVENAHGLES. xxxi
pit ni trêve, ci qui conduisent, en deux ou trois ans, à la mort.
Parfois, la philosophie des valétudinaires est assortie à leur tem-
pérament; ils prêchent, comme philosophes, le repos dont ils ont
hesoin, comme malades; et, par exemple, je soupçonne fort un
ingénieux moraliste de notre siècle, l'aimable M. Joubert, de ne
goûter si peu la liberté, que parce qu'elle vit de mouvement, parce
qu'elle fait du bruit, parce qu'elle dérange. Dans Vauvenargues,
au contraire, ou, du moins, dans sa morale, on n'aperçoit pas
l'homme qui soufTre, et, comme le jeune Spartiate, rien ne trahit
sur son visage le mal qui lui dévore les entrailles. Parce qu'il lui
faut renoncer à l'action, il ne veut pas pour cela qu'on y renonce,
et il n'y a pas de moraliste qui encourage autant à vivre.
S'il respecte à ce point la vie, c'est qu'il respecte l'homme. Les
moralistes, si divisés sur tout le reste, se rencontrent sur un point,
la défiance secrète ou le mépris avoué de l'espèce humaine. Mon-
taigne, La Bruyère et Pascal relèvent à l'envi nos faiblesses, nos
inconséquences, ou nos travers ; et, tandis que Montaigne s'en
accommode avec son itidifTérence ordinaire, que La Bruyère en
fait le tableau sans conclure, Pascal en souffre et s'en irrite. Ce fier
génie voudrait dans notre nature une suite qu'elle ne comporte pas,
et la rigueur même de sa logique lui ôte le juste sentiment des
proportions humaines. Aussi , malgré de généreux et admirables
retours sur la dignité de l'homme, il le confond par l'effrayante
peinture de son néant et de ses misères; des hautes cimes qu'il
habite, il fond sur cette terre, non pas comme l'ange de paix, pour
soutenir l'homme et le consoler, mais comme l'ange de colère,
pour l'épouvanter et Tabattre. Dans ce sentiment e"xagéré de la
perfection, et dans cet amer désappointement de n'y pouvoir at-
teindre, ne reste-t-il pas quelque chose de l'orgueil qui a précipité
les anges? Se révolter ainsi contre l'homme, n'est-ce pas manquer
à Dieu dont il est l'ouvrage? Et n'est-ce pas à Pascal que Fénelon
adresse ces belles paroles : « Voir sa misère et en être au déses-
<t poir, ce n'est pas être humble; au contraire, c'est avoir un
(( dépit d'orgueil qui ne peut consentir à son abaissement ' ? »
< Ft'iiclon. — fiisfruclions, Prières et Méf/i((ilions sur les Surreinents. —
Art. m, (lu Sacrement de l'Eucharistie.
xxxii ÉLOGE
Il en coûte d'aller de Pascal à La Rochefoucauld^ car, tandis
que Tun agrandit, l'autre rapetisse tous les objets qu'il touche.
Je sens que Pascal m'estime encore, alors même qu'il me mal-
traite; La Rochefoucauld n'a pas cette subhme colère, mais n'a
pas non plus d'estime, et j'ose dire qu'il me calomnie, et je veux
croire qu'il se calomnie lui-même. L'homme de La Rochefoucauld,
c'est l'homme déjà déchu de Pascal, mais qu'un dénigrement in-
(juiet et systématique vient rabaisser encore, lui contestant jus-
(ju'au peu de vertus qui lui restent, pour les réduire à n'être plus
(lue le déguisement de l'amour-propre ; c'est l'homme tel qu'au-
rait pu nous le montrer la philosophie chagrine de Port-Royal ,
si le christianisme n'en eut adouci l'amertume, et n'eût fait,
comme le dit Saint Paul, « surabonder la grâce là où avait abondé
« le péché, t Du reste, quand on apprend de quelle manière La
Rochefoucauld faisait ses Maximes , on se sent plus à l'aise : on
sait que c'est dans la ruelle de madame de Sablé qu'il rendait ses
arrêts, mais que signification n'en était faite qu'après révision de
madame la Marquise, et de M. Esprit. Certes, composé plus sé-
rieusement, un pareil livre pourrait me troubler; mais, quand je
vois que ces conclusions si graves contre l'humanité n'étaient, à
certain égard, qu'une sorte de badinage, de petit jeu de société,
qui se faisait à frais communs d'esprit entre trois ou quatre per-
sonnes, j'avoue que j'ai moins d'inquiétude sur moi-même, et
([ue, tout en admirant le grand style de l'auteur, je n'ai pas la
naïveté de m'effrayer outre niesure de son air sévère. Non, je ne
puis croire que l'entourage de La Rochefoucauld, que La Roche-
foucauld lui-même, aient jamais attaché à ce livre une autre im-
portance qu'une importance littéraire ; car, s'il avait au fond la
gravité que sa forme sérieuse et la consécration du temps lui
donnent, on ne saurait comprendre que madame de Sablé, avec
son grand sens, et madame de La Fayette, avec son grand cœur,
le lui eussent pardonné K
' Quoi qu'il eu soit , ce n'est pas d'inconséquence que La Rochefoucauld
accuse l'homme; où Montaigne et Pascal ne voient que contradictions, il
suppose, au contraire, une logique et une persévérance singulières, car il
n'admet dans la nature humaine qu'un instinct, qu'un mobile, et qu'un but :
doctrine bien simple, en apparence, cependant, au fond, plus compliquée
i
DE VAUVENARGUES. xxxiii
Ici^ l'on ne peut se défendre d'un rapproehement amené par
le sujet même : La Rochefoucauld, dans un grand état de fortune
et de naissance, au premier rang par le titre et la situation, s'est
complu longtemps dans les grandes choses amoindries , dans les
passions mesquines, dans la guerre, dans les révolutions, dans la
diplomatie, réduites à l'état d'intrigues; en somme, il a manqué
sa vie, et l'a manquée par sa faute; il le sait, il en souffre; mais,
trop orgueilleux ou trop faible, il n'a pas le courage d'être clé-
ment pour les hommes, parce qu'il lui faudrait être sévère pour
lui-même peut-être, et, dans cette alternative de prononcer contre
tous, ou de ne s'en prendre qu'à lui de ses fautes, il aime mieux
condamner toute l'humanité avec lui, que de se condamner sans
elle. Vauvenargues, au contraire, est pauvre; sa naissance est
médiocre; il aspire à tout, et n'arrive à rien : mais il a l'âme
grande dans un petit destin, et La Rochefoucauld a l'âme petite
dans une haute sphère ; les bonheurs de l'un l'aigrissent, les mal-
heurs de l'autre relèvent, et, quand Vauvenargues arrive, comme
La Rochefoucauld, à la pensée après l'action, son œuvre, écrite
presque sur un grabat, au milieu de souffrances vives et conti-
nuelles, son œuvre est un cordial aussi fortifiant que l'œuvre de
l'autre est désolée, et désolante. Tous deux, cependant, ont un
point commun , la recherche et le besoin de l'approbation hu-
maine ; mais l'un est si pur, qu'il purifie jusqu'à la vanité, jus-
qu'à l'amour des louanges, tandis que l'autre calomnie jusqu'à la
gloire, jusqu'à l'enthousiasme, jusqu'à l'amitié, jusqu'à l'amour!
Ce qu'on a dit de Montesquieu, on peut le dire de Vauvenar-
gues : il rend ses titres à l'humanité ; il lui restitue ses vertus ,
comme il le dit lui-même, et, oii les autres mettent le frein, il
met l'aiguillon. l\ prend également à partie, et la fausse prudence
qui craint d'être dupe, et la fausse humilité qui craint de faire
qu'il ne semble. Ce n'est pas chose si aisée, heureusement, que d'obéir à son
seul intérêt, et l'homme n'est pas, à ce point, sûr de lui, môme pour le mal.
Que de fausses vues, que de fausses démarches, que d'apparences décevantes!
Si bien, qu'après avoir plus d'une lois appuyé sa vie et sa conduite sur un
fondement aussi fragile, plus d'un arrive à la lin , (jui n'a rien gagné à co
jeu , trop heureux quand il lui reste, comme ressource et comme dernière
chance de gloire, de composer, à temps perdu, de tristes mais admirables
mn.rimrs.
\xxiv KLOGE
dès failles, et l'oisiveté, et la paresse, et le désespoir, en un mot,
font ce qui retient, tout ce qui arrête. Ce qui n'est pas mouve-
ment , ce qui n'est pas action , il le flétrit du nom de servitude^
cette servitude envahissante et corruptrice, a qui abaisse les hom-
« mes, dit-i\ , jusqu'à s'en faire aimer;)) il veut, enfin, que
l'homme vive de toute sa vie , de toutes ses forces, de toutes ses
facultés, de toutes ses passions même, à charge de les conduire
et d'en rester maître. Aussi, n'y a-t-il pas de morale plus prati-
que que la sienne. Sans doute, il y a d'autres moralistes pratiques,
Franklin, par exemple ; mais son objet est plus particulièrement
l'utile; l'objet de Vauvenargues, c'est le grand. L'un prêche l'é-
pargne, la modération, la prudence, tout ce qui fait la vie heu-
reuse et bien réglée ; l'autre prêche la libéralité^ au besoin la
profusion, la hardiesse, la témérité même, tout ce qui fait la vie
forte et belle; c'est, d'une part, le bon sens un peu intéressé; de
l'autre, le bon sens héroïque.
Parce qu'elle est pratique, la morale de Vauvenargues est in-
dulgente; il a la sévérité en horreur, il le dit. Cependant cette
indulgence n'est ni molle, ni trop accommodante, et il n'est pas
de ces hommes dont il parle dans ses Maximes, « qui traitent la
(( morale comme on traite la nouvelle architecture, où Von cherche
{( avant tout la commodité. » Nous l'avons vu, c'est au sentiment
qui prévient la réflexion , et n'a pu être encore altéré par elle,
que Vauvenargues s'en remet pour décider des choses de l'esprit;
c'est à lui qu'il s'en remet également pour décider des choses du
cœur. Il croit, comme Rousseau, que nos premiers mouvements
sont les meilleurs ; « la réflexion, dit-il, qui vient ensuite, les affai-
c blit en les polissant , ei , si les îuouvements acquis sont plus
« achevés, ils sont en même temps plus défectueux .)) Aussi, comme
le Thyeste dont il parle, mettez-le en face, je ne dis pas seule-'
ment de la faiblesse, mais en face du vice et du malheur mérité,
il obéira plutôt au premier mouvement de la pitié, qui absout,
qu'au second mouvement de la réflexion, qui condamne, et il pro-
noncera ces paroles profondément humaines : « Le vice n'exclut
« pas toujours la vertu dans un même sujet; il ne faut pas sur-
ce tout croire aisément que ce qui est aimable encore soit vicieux ;
DE VAUVEiNARGUES. xxxv
u il faut, dans ce cas, s'en fier plus au mouvement du cœur qui
« nous attire, qu'à la raison qui nous détourne. » {Maximes iné-
dites.) Notez aussi que cette indulgence de Vauvenargues ne res-
semble en rien à cette tendresse générale, vague comme une
théorie, et qui, se portant sur tout, ne se fixe à rien, tendresse
Tort répandue au dix-huitième siècle sous le nom de sensibilité ,
non moins répandue au noire sous le nom de philantJiropie. Sans
[)erdre de vue l'espèce , c'est le sort de l'individu qui l'intéresse
avant tout, et, sur ce point encore, il se distingue des philosophes
(le son siècle, qui paraissent généralement plus en souci de la des-
tinée du genre humain que de celle de l'individu.
Mais, si Vauvenargues a mis dans un jour plus vif quelques
points obscurs ou négligés de Tâme humaine ; s'il a relevé des
mobiles trop dépréciés, entre autres, l'amour de la gloire; s'il a
rendu aux passions la part qui leur revient dans le champ de
l'activité humaine , sa morale aussi a ses endroits faibles et vul-
nérables. Sans parler de ses contradictions, qui sont nombreuses,
ce dédain du sens commun ou de la raison générale, qu'il n'ac-
cepte même pas comme contrôle; cette foi exclusive au senti-
ment individuel, cette indépendance absolue en toutes choses,
cette impatience du frein, toutes ces hardiesses voisines de la
témérité, je les comprends dans Vauvenargues, mais j'en ai peur.
S'il ne se fie qu'à lui, c'est que, regardant au fond de lui-même,
il n'y trouve que de nobles mouvements et d'avouables désirs, et
(jue, regardant autour de lui, dans ce siècle déjà si troublé, il ne
trouve rien où la conviction puisse se prendre, et la conduite
s'attacher. Il n'en reste pas moins que le moyen est dangereux,
et qu'on a peine à en permettre l'usage, même à des esprits de
son ordre et de sa trempe. Son but, d'ailleurs, se réduit à l'appro-
bation humaine; Vauvenargues ne compte qu'avec les hommes;
« ils sont., dit-il, Vunique fin de mes actions, et Vobjet de toute
t ma vie. . Il ne faut pas s'y méprendre, nous ne jouissons que
« des hommes; le reste n'est rien. S) Aussi, l'immortalité, pour
lui comme pour Vergniaud, semble n'être autre chose que le pro-
• Discours préliminaire à VliUvoductinn à la Connaissance de r Esprit hu-
main.
XXXVI ÉLOGE
longcment de notre mémoire parmi les hommes; ce sont nos pen-
sées, nos sentiments, allant, par une sorte de métempsycliose
morale , revivre dans d'autres pensées , qu'elles suscitent ou
qu'elles encouragent ; en un mot, c'est l'immortalité du souvenir
sur cette terre, substituée, au moins comme objet, à l'immortalité
de l'âme dans le ciel. A ce compte, il n'y en a plus que pour la
gloire et les glorieux ; le commun des hommes périt tout entier
dès ce monde, si rien ne l'attend au-delà, et, sur ce point comme
sur bien d'autres, Vauvenargues n'a pas de conclusion définitive.
Il faut donc le dh'e, autant son exemple et sa vie donnent une
grande idée de la dignité humaine, en nous montrant ce que peut
encore pour le bien une âme forte qui ne s'appuie que sur elle, au-
tant sa doctrine , réduite à elle-même, est périlleuse, et impuis-
sante à rendre meilleur un homme faible. La main de Vauvenar-
gues est habile et sûre; des armes aussi légères peuvent lui suf-
fire; mais au commun des hommes il en faut de plus solides et
de plus résistantes. Et puis, comme il ne vise qu'à l'approbation
humaine, c'est assez dire qu'il n'a pas le souci du ciel. Cependant,
il ne s'agit ici que du temps où il est en pleine possession de la
vie ; car, à mesure qu'il sent la mort venir, à mesure que se dé-
robe sous ses pieds cette terre où il avait placé tous ses intérêts
et toutes ses espérances, il se demande, avec calme toutefois, et
sans ce trouble des mourants qui calomnie leur vie, ce qu'il lui
reste à espérer au delà. Les questions ultérieures et suprêmes, il
se les est posées ; il n'a pas eu le temps de nous donner sa ré-
ponse. Toutefois, ce point n'est pas douteux, Vauvenargues,
malgré son hésitation, n'a jamais été irréligieux dans le sens que
l'on attache à ce mot, ou, du moins , jamais il n'a pris son parti
de ne pas croire ; son esprit est partagé tour à tour entre le doute
et la foi; il ne décide pas la question, il l'ajourne. Quand il vient
de lire Fénelon, cette foi humaine et pénétrante n'est pas loin de
le gagner; mais il ouvre Pascal, dont la foi contentieuse et des-
potique met le ciliée à la vie , et Vauvenargues, qui aime la vie,
retombe dans ses incertitudes K
* La trace de ce combat, on la trouve dans une lettre à son ami Saint-
Vincens : « S'il faut parler franchement, lui écrit-il, ce n'est pas seulement
DE VAUVENARGUES. xxxvii
Je ne reviendrai pas sur les Maximes, où il raille les esprits-
forts, et les met en face de Newton , de Pascal et de Bossuet ;
mais, outre le passage du Discours sur l'inégalité des richesses,
que j'ai cité à un autre titre, et où Vauvenargues se montre si
pénétré du besoin de croire, il faut rappeler la Méditation sur la
Foi, et la Prière qui la suit. En vain Fon a prétendu que ces deux
morceaux n'étaient qu'un simple exercice oratoire et un jeu d'es-
prit; Voltaire, qui pouvait en juger mieux que tout autre, puis-
qu'il était plus avant que personne dans l'intimité de Vauvenar-
gues, Voltaire, dont le témoignage est si décisif en pareil cas, ne
s'y est pas trompé; on le voit au chagrin qu'il en éprouve. On
sait que c'est à propos de ces deux pièces qu'il lui fait le seul
reproche qu'il lui ait jamais adressé : « Vous avez affligé ma phi-
« losophie, lui écrit-il ; ne peut-on adorer VÊtreSuprc7)ie^ sans
« 5^ faire capucin? »
Une fois entré dans cette voie nouvelle , où Vauvenargues se
serait-il arrêté? 11 n'est donné à personne de le dire; mais, du
moins, ce que nous savons de lui permet d'affirmer qu'il n'eût
jamais donné dans les excès qui suivirent. Et même, ce triste
spectacle de la philosophie qui s'égare aurait bientôt rebuté ce
noble esprit, spiritualiste par essence, et, sans rien céder des
droits de la raison humaine, il se serait réfugié de plus en plus vers
ses maîtres et ses modèles, vers Pascal, Bossuet et Fénelon. A
coup sûr, il se serait séparé, je ne dis pas seulement d'Helvétius
et d'Holbach, mais de Voltaire lui-même : il l'aurait retenu, peut-
être. On peut le dire, la mort de Vauvenargues fut un véritable
malheur pour Voltaire , et il semble que lui-même ait senti, en
ce qui le regardait, toute la grandeur de cette perte, car aucune
ne l'a plus profondément touché. Dans sa douleur même, n'y
« contre la mort qu'on peut tirer des forces de la Foi ; elle nous est d'un
n grand secours dans toutes les misères humaines. Il n'y a point de disgrâces
« qu'elle n'adoucisse, point de larmes qu'elle n'essuie, point de pertes qu'elle
« ne répare; elle console du mépris, de la pauvreté... » Ici, Fénelon l'attire;
mais voici Pascal (jui le repousse : « Mais cette même Foi, qui est la consola-
« tion des misérables, est le supplice des heureux ; c'est elle qui empoisonne
«( leurs plaisirs, qui trouble leur félicité présente, qui leur donne des regrets
« sur le passé et des craintes sur l'avenir; c'est elle, enfin, qui tyrannise leurs
passions... » {Lettre inédile.
XXXVIII ÉLOGE DE VAUVENARGUES.
«'i-t-il pas comme un secret pressentiment^ et n'est-ce pas sa des-
tinée qui venait l'avertir qu'en effet il perdait là son bon génie ,
ou, comme il le dit lui-même, la douer espérance du reste de ses
jours? Oui, s'il pouvait être donné à quelqu'un de contenir Vol-
taire, c'était à ce jeune homme, si digne, si imposant, et capable
d'inspirer le respect, parce qu'il se respectait lui-même.
Vauvenargues a compté sur le cœur; le cœur lui en a gardé
reconnaissance. Sa gloire, il ne l'a pas connue; elle n'a pas été
cette ovation bruyante, et sujette parfois à d'amers retours,
(jue composent les voix de tout un peuple, et qui fait le soudain
retentissement du nom et des œuvres ; elle ressemble à ce mur-
nmre de l'estime, plus discret mais plus sûr peut-être, qui, se
poursuivant d'âge en âge, récompense les beaux génies inspirés
par de belles âmes. Telle sera la part réservée à ce jeune homme
attachant entre tous les autres, aimable en sa gravité, à la fois
calme et passionné, et qui n'aura pas rêvé en vain l'immortalité;
car le moraliste aura laissé une trace profonde , l'écrivain des
pages durables, et l^homme un grand exemple de courage et de
lésignation. La gloire de Vauvenargues, c'est la plus touchante
de toutes les gloires : c'est le respect tendre, c'est l'admiration
récueillie, on est tenté de dire que c'est l'amitié des bons esprits
et des bons cœurs.
D.-L. Gilbert.
INTRODUCTION
A LA
CONNAISSANCE DE L'ESPRIT HUMAIN
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
■--'g=5feyy^
Toutes les bonnes maximes sont dans îc monde, dit Pascal,
il ne faut que les appliquer; mais cela est très-difficile. Ces
maximes n'étant pas Touvrage d'un seul homme, mais d'une
infinité d'hommes différents qui envisageaient les choses par di-
vers côtés, peu de gens ont l'esprit assez profond pour concilier
tant de vérités, et les dépouiller des erreurs dont elles sont mê-
lées. Au lieu de songer à réunir ces divers points de vue, nous
nous amusons à discourir des opinions des philosophes, et nous
les opposons les uns aux autres, trop faibles pour rapprocher ces
maximes éparses et pour en former un système raisonnable * . Il
ne parait pas même que personne s'inquiète beaucoup des lu-
mières et des connaissances qui nous manquent. Les uns s'en-
dorment sur l'autorité des préjugés et en admettent même de
contradictoires, faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se
' Dans la première édition, on lit ici un passage qui a disparu dans la se-
conde. Cependant, sur l'exemplaire d'Aix, annoté par Voltaire et par Vauve-
nargues lui-même, ce passage était maintenu ; le voici : <( Si quelque génie
« plus solide se propose un si grand travail, nous nous unissons contre lui.
« Aristotc, disons-nous, a jeté toutes les semences des découvertes de Des-
<( cartes : (juoiqu'il soit manifeste que Descartes ait tiré de ces vérités, con-
« nues, selon nous, à l'antiquité, des conséquences qui renversent toute sa
« doctrine*, nous i)ublions hardiment nos calomnies. Cela me rappelle encore
'< ces paroles de Pascal : Ceux qui sont capables d'inventer sont rares; ceux
« qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et, par conséquent , les plus
« forts, et Von voit que, pour Vordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire
« qu'ils méritent, etc.
« Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en admettons
« mf-me de contradictoires, faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se
« contrarient. C'est une chose monstrueuse que cette confiance dans laquelle
* Le rapport de ce mol est Houlcus ; mais il csl clair que c'est de !a doctrine d'Arislolc. ou de l'an
liqnité, qu'il s'agit. — G.
2 DISCOURS
contrarient; et les autres passent leur \ie à douter et à disputer,
sans s'embarrasser des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.
Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai commencé à réfléchir,
de voir qu'il n'y eût aucun principe sans contradiction, point de
terme même sur les grands sujets dans l'idée duquel on convînt.
Je disais quelquefois en moi-même : Il n'y a point de démarche
indifférente dans la vie; si nous la conduisons sans la connais-
sance de la vérité, quel abîme ! Qui sait ce qu'il doit estimer, ou
mépriser, ou haïr, s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal ?
et quelle idée aura-t-on de soi-même, si l'on ignore ce qui est
estimable? etc.
On ne prouve point les principes, me disait-on. Voyons s'il est
vrai*, répondais-je; car cela même est un principe très-fécond,
et qui peut nous servir de fondement^.
Cependant j'ignorais la route que je devais suivre pour sortir
des incertitudes qui m'environnaient; je ne savais précisément
ni ce que je cherchais, ni ce qui pouvait m'éclairer; et je con-
naissais peu de gens qui fussent en état de m'instruire. Alors
j'écoutai cet instinct qui excitait ma curiosité et mes inquiétudes,
et je dis : Que veux-je savoir? que m'importe-t-il de connaître?
Les choses qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires ,
« on s'endort, pour ainsi dire, sur l'autorité des maximes populaires, n'y
<( ayant point de principe sans contradiction, point de terme même sur les
« grands sujets dans l'idée duquel on convienne. Je n'en citerai qu'un exem-
« pie : qu'on me définisse la vertu. »
t Au lieu de si cela est vrai; locution incorrecte qui reviendra souvent, et
que nous notons une fois pour toutes. — G.
« On trouve encore ici dans la première édition un passage qui fut sup-
primé dans la seconde, et que nous rétablissons : « Nous nous appliquons à la
« chimie, à l'astronomie, ou à ce qu'on appelle érudition, comme si nous
■ -n'avions rien à connaître de plus important. Nous ne manquons pas de
« prétextes pour justifier ces études; il n'y a point de science qui n'ait quel-
« que côté utile. Ceux qui passent toute leur vie à l'étude des coquillages,
u disent qu'ils contemplent la nature. O démence aveugle ! la gloire est-elle
« un nom, la vertu une erreur, la foi un fantôme ? Nous nions ou nous rece-
« vons ces opinions que nous n'avons jamais approfondies, et nous nous oc-
« cupons tranquillement de sciences purement curieuses. Croyons-nous con-
« naître les choses dont nous ignorons les principes?
« Pénétré de ces réflexions dès mon enfance, et blessé des contradictions
« trop manifestes de nos opinions, je cherchai au travers de tant d'erreurs
• les sentiers délaissés du vrai, et je dis, que veux-je savoir? etc. »
PRÉLIMINAIRE. 3
sans doute? Or, où trouverai-je ces rapports, sinon dans Tétude
de moi-même et la connaissance des hommes, qui sont Tunique
fin de mes actions et l'objet de toute ma vie ? Mes plaisirs, mes
chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux ; si j'exis-
tais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi :
je n'aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs; la fortune et la
gloire même ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut
pas s'y méprendre : nous ne jouissons que des hommes, le reste
n'est rien. Mais, continuai-je, éclairé par une nouvelle lumière :
qu'est-ce que l'on ne trouve point dans la connaissance de l'homme ?
Les devoirs des hommes rassemblés |en société, voilà la morale ;
les intérêts réciproques de ces sociétés, voilà la politique ; leurs
obligations envers Dieu, voilà la religion.
Occupé de ces grandes vues, je me proposai d'abord de par-
courir toutes les qualités de l'esprit, ensuite toutes les passions,
et enfin toutes les vertus et tous les vices qui, n'étant que des
qualités humaines, ne peuvent être connus que dans leur prm-
cipe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai les fondements d'un
long travail. Les passions inséparables de la jeunesse, des infir-
mités continuelles , la guerre survenue dans ces circonstances,
ont interrompu cette étude ^ Je me proposais de la reprendre un
jour dans le repos, lorsque de nouveaux contre-temps m'ont ôté,
en quelque manière, l'espérance de donner plus de perfection à
cet ouvrage.
Je me suis attaché, autant que j'ai pu, dans cette seconde édi-
tion, à corriger les fautes de langage qu'on m'a fait remarquer
dans la première ; j'ai retouché le style en beaucoup d'endroits.
* Dans la prcmitirc édition, le Discours préliminaire finissait ici par cotte
phrase : « Je me proposais de la reprendre un jour dans la retraite, lorsque
« des raisons plus fâcheuses m'ont forcé encore une fois de lâcher prise. Puisse
« cet écrit, dans l'imperfection où je le laisse, inspirer aux amateurs de la vi'-
« rite le désir de la connaître davantage ! Il n'y a ni talents, ni sagesse, ni
« plaisirs solides au sein de l'erreur. » — La carrière militaire fermée devant
lui, la carrière diplomatique ne s'ouvrant pas ou ne s'ouvrant que trop tard,
le désir de vivre à Paris et la difliculté d'y vivre dans un état voisin de la pau-
vreté 'voir ses lettres à Saini-Vincens)^ enfin sa dernière maladie, et le senti-
ment qu'il avait de sa mort prochaine, voilà les raisons fâcheuses auxquelles
Vauvenarg"os fait allusion avec une discrétion et une sérénité qui l'aban-
donnèrent quelquefois dans ses réflexions, mais jamais dans sa conduite. — G.
4 DISCOURS PRÉLIMINAIUE.
On trouvera quelques chapitres plus développés et plus étendus
qu'ils n'étaient d'abord : tel est celui du Génie. On pourra re-
marquer aussi les augmentations que j'ai faites dans les Conseils
à un jeune homme, et dans les Réflexions critiques sur les poètes,
auxquels j'ai joint Rousseau et Quinault, auteurs célèbres dont je
n'avais pas encore parlé. Enfin on verra que j'ai fait des change-
ments encore plus considérables dans les Maximes. J'ai supprimé
plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes,
ou inutiles. J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai conservées;
j'en ai expliqué quelques-unes, et j'en ai ajouté quelques autres,
que j'ai répandues indifféremment parmi les anciennes. Si j'avais
pu profiter de toutes les observations que mes amis ont daigné
faire sur mes fautes, j'aurais rendu peut-être ce petit ouvrage
moins indigne d'eux; mais ma mauvaise santé ne m'a pas permis
de leur témoigner par ce travail le désir que j'ai de leur plaire.
INTRODUCTION
A LA CONNAISSANCE
DE L^ESPRIT HUMAIN
LIVRE PREMIER
1. — DE l'esprit en Général.
Ceux qui ne peuvent rendre raison des variétés de l'es-
prit humain, y supposent des contrariétés inexplicables.
Ils s'étonnent qu'un homme qui est vif, ne soit pas péné-
trant; que celui qui raisonne avec justesse, manque de
jugement dans sa conduite ; qu'un autre qui parle nette-
ment, ait l'esprit faux, etc. Ce qui fait qu'ils ont tant de
peine à concilier ces prétendues bizarreries, c'est qu'ils
confondent les qualités du caractère avec celles de l'esprit,
et qu'ils rapportent au raisonnement des effets qui appar-
tiennent aux passions. Ils ne remarquent pas qu'un esprit
juste, qui fait une faute, ne la fait quelquefois que pour
satisfaire une passion, et non par défaut de lumière; et
lorsqu'il arrive à un homme vif de manquer de pénétration,
ils ne songent pas que pénétration et vivacité sont deux
choses assez différentes, quoique ressemblantes, et qu'elles
peuvent être séparées. Je ne prétends pas découvrir toutes
6 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
les sources de nos erreurs sur une matière sans bornes :
lorsque nous croyons tenir la vérité par un endroit, elle
nous échappe par mille autres; mais j'espère qu'en parcou-
rant les principales parties de l'esprit, je pourrai observer
leurs différences essentielles, et faire évanouir un très-grand
nombre de ces contradictions imaginaires qu'admet l'igno-
rance. L'objet de ce premier livre est de faire connaître,
par des définitions et par des réflexions fondées sur l'expé-
rience, toutes ces différentes qualités des hommes qui sont
comprises sous le nom d'esprit. Ceux qui recherchent les
causes physiques de ces mêmes qualités, en pourraient
peut-être parler avec moins d'incertitude, si on réussissait
dans cet ouvrage à développer les effets dont ils étudient
les principes.
2. — IMAGINATION, RÉFLEXION, MÉMOIRE.
Il y a trois principes remarquables dans l'esprit : l'ima-
gination, la réflexion et la mémoire '.
J'appelle imagination le don de concevoir les choses
d'une manière figurée', et de rendre ses pensées par des
images. Ainsi l'imagination parle toujours à nos sens; elle
est l'inventrice des arts et l'ornement de l'esprit.
La réflexion est la puissance de nous replier sur nos
idées, de les examiner, de les modifier ou de les combiner
de diverses manières. Elle est le grand principe du raison-
nement, du jugement, etc.
La mémoire conserve le précieux dépôt de l'imagination
et de la réflexion. Il serait superflu de s'arrêter à peindre
son utilité non contestée : nous n'employons dans la plupart
de nos raisonnements que nos réminiscences ; c'est sur elles
que nous bâtissons; elles sont le fondement et la matière
1 [ Ce sont là trois qualités, iroia modes, trois puissances de la substance pen-
sante, et non pas trois prmdpes.— La H.] — La mémoire est la première. — V.
2 [Oui, dans le style ; mais l'imagination en elle-même est la disposition à se
représenter les objets éloignés ou possibles, aussi vivement que s'ils étaient
prochains et réels. — La H. ]
DE L'ESPRIT HUMAIN. 7
de tous nos discours. L'esprit que la mémoire cesse de
nourrir, s'éteint dans les efforts laborieux de ses recher-
ches'. S'il y a un ancien préjugé contre les gens d'une heu-
reuse mémoire, c'est parce qu'on suppose qu'ils ne peuvent
embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs , parce
qu'on présume que leur esprit, ouvert à toute sorte d'im-
pressions, est vide, et ne se charge de tant d'idées emprun-
tées, qu'autant qu'il en a peu de propres : mais l'expérience
a contredit ces conjectures par de grands exemples, et tout
ce qu'on peut en conclure avec raison, est qu'il faut avoir
de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi
on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices, le
défaut ou l'excès.
3. — FÉCONDITÉ.
Imaginer, réfléchir, se souvenir, voilà donc les trois prin-
cipales facultés de notre esprit. C'est là tout le don de pen-
ser % qui précède et fonde les autres. Après vient la fécon-
dité, puis la justesse, etc.
Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses \
et n'en voient pas tous les côtés; mais l'esprit fécond, sans
justesse, se confond dans son abondance, et la chaleur du
sentiment qui l'accompagne est un principe d'illusion très
à craindre; de sorte qu'il n'est pas étrange de penser beau-
coup et peu juste.
Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient
' La première édition porte : s'éteint dans laplus laborieuse pesanteur. Sur
l'exemplaire d'Aix la nouvelle leçon n'est indiquée ni par Vauvenargues, ni par
Voltaire; elle appartient sans doute à Trublet ou à Séguy, qui, comme on le
sait, achevèrent la seconde édition, la mort ayant empêché Vauvenargues de
l'achever lui-môme. — G.
- On ne pense que par mémoire. — V. — Quoi qu'en dise Voltaire, si la mé-
moire est l'occasion d'un grand nombre de nos pensées, elle ne rend pas
compte de toutes, et elle n'est le principe d'aucune. — G.
^ L'esprit stérile est celui en qui l'idée qu'on lui présente ne fait pas naître
d'idées accessoires ; au lieu que l'esprit fécond produit sur le sujet qui l'oc-
cupe toutes les idées qui appartiennent à ce sujet. De môme que, dans une
oreille exercée et sensible, un son produit le sentiment des sons harmoniques,
et qu'elle entend un accord où les autres n'entendent qu'un son. — S.
8 IiNTRODUCTION A Là COiNNAlSSANCE
féconds, ou pénétrants, ou éloquents, ou justes, dans les
mêmes choses : les uns abondent en images, les autres en
réflexions, les autres en citations, etc., chacun selon son
caractère, ses inclinations, ses habitudes, sa force ou sa
faiblesse.
h, — VIVACITÉ.
La vivacité consiste dans la promptitude des opérations
de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie à la fécondité : il y
a des esprits lents, fertiles ; il y en a de vifs, stériles. La
lenteur des premiers vient quelquefois de la faiblesse de
leur mémoire, ou de la confusion de leurs idées, ou enfin
de quelque défaut dans leurs organes, qui empêche leurs
esprits de se répandre avec vitesse'. La stérilité des esprits
vifs, dont les organes sont bien disposés, vient de ce qu'ils
manquent de force pour suivre une idée, ou de ce qu'ils
sont sans passions; car les passions fertilisent l'esprit sur
les choses qui leur sont propres, et cela pourrait expliquer
de certaines bizarreries : un esprit très-vif dans la conver-
sation, qui s'éteint dans le cabinet; un génie perçant dans
rintrigue, qui s'appesantit dans les sciences, etc. C'est
aussi par cette raison que les personnes enjouées, que tous
les objets frivoles intéressent, paraissent les plus vives dans
le monde. Les bagatelles qui soutiennent la conversation,
* La Rochefoucauld avait dit (44" Max.) : « La force et la faiblesse de l'es-
« prit sont mal nommées ; elles ne sont, en effet, que la bonne ou mauvaise dis-
« position des organes du corps; » dans la 297*, il en avait conclu que nos
«cf?07is dépendent en grande partie du cours de nos humeurs; et les matéria-
listes avoués du xviii* siècle n'iront guère plus loin. Vauven argues paraît
abonder ici dans le même sens ; cependant, il faut remarquer qu'il ne veut
pas parler, comme La Rochefoucauld, des organes du corps, mais des organes
de Vesprit, puisqu'il cite en preuve la faiblesse de la mémoire^ la confusion
des idées, et que mémoire et idées appartiennent essentiellement à l'esprit.
La ressemblance apparente de la pensée de Vauvenargues avec celle de La
Rochefoucauld ne tient qu'à l'impropriété du mot organes que Vauvenargues
prend à faux dans le sens de facultés; de môme, il se sert, ici et plus loin, du
mot esprits, mot vague, dont on a tant abusé au xviiie siècle ; mot mal son-
nant dans la bouche d'un philosophe, et qu'il fallait laisser aux médecins et
aux physiologistes. Remarquons une fois pour toutes que la langue philoso-
phique n'est pas sûre dans Vauvenargues, et que souvent il ne saisit pas la
vraie acception des termes qui la composent. — G.
DE L'ESPRIT llUMÂliN. 9
étant leur passion dominante, elles excitent toute leur viva-
cité, et lui fournissent une occasion continuelle de paraître.
Ceux qui ont des passions plus sérieuses, étant froids sur ces
puérilités, toute la vivacité de leur esprit demeure con-
centrée.
5. — PÉNÉTRATION.
La pénétration est une facilité à concevoir, à remonter
au principe des choses, ou à prévenir leurs effets par une
'vive suite d'inductions. C'est une qualité qui est attachée
comme les autres à notre organisation, mais que nos habi-
tudes et nos connaissances perfectionnent : nos connais-
sances, parce qu'elles forment un amas d'idées qu'il n'y a
plus qu'à réveiller; nos habitudes, parce qu'elles ouvrent
nos organes, et donnent aux esprits un cours facile et
prompt.
Un esprit extrêmement vif peut être faux, et laisser échap-
per beaucoup de choses par vivacité ou par impuissance de
réfléchir, et n'être pas pénétrant; mais l'esprit pénétrant ne
peut être lent ; son vrai caractère est la vivacité et la jus-
tesse unies à la réflexion.
Lorsqu'on est trop préoccupé de certains principes sur
une science, on a plus de peine à recevoir d'autres idées
sur la même science et une nouvelle méthode; mais c'est
là encore une preuve que la pénétration est dépendante,
comme je l'ai dit, de nos connaissances et de nos habitudes.
Ceux qui font une étude puérile des énigmes, en pénètrent
plutôt le sens que les plus subtils philosophes.
0. — DE LA JUSTESSE, DE LA NETTETÉ, DU JUGEMENT.
La netteté est l'ornement de la justesse'; mais elle n'en
est pas inséparable. Tous ceux qui ont l'esprit net, ne l'ont
pas juste : il y a des hommes qui conçoivent très-distincte-
ment, et qui ne raisonnent pas conséquemment ; leur es-
1 La netteté naît de l'ordre des idées. — V.
10 INTRODUCTION A LA CONiNAISSANCE
prit, trop faible ou trop prompt, ne peut suivre la liaison des
choses, et laisse échapper leurs rapports. Ceux-ci ne peu-
vent assembler beaucoup de vues, et attribuent quelquefois
à tout un objet ce qui convient au peu qu'ils en connaissent.
La netteté de leurs idées empêche qu'ils ne s'en défient ;
eux-mêmes se laissent éblouir par l'éclat des images qui
les préoccupent; et la lumière de leurs expressions les
attache à l'erreur de leurs pensées'.
La justesse vient d'un sentiment du vrai formé dans
l'âme, accompagné du don de rapprocher les conséquences
des principes, et de combiner leurs rapports. Un homme
médiocre peut avoir de la justesse à son degré, un petit
ouvrage de même. C'est sans doute un grand avantage, de
quelque sens qu'on le considère : toutes choses en divers
genres ne tendent à la perfection qu'autant qu'elles ont de
justesse.
Ceux qui veulent tout définir ne confondent pas le juge-
ment et l'esprit juste; ils rapportent à ce dernier l'exacti-
tude dans le raisonnement, dans la composition, dans toutes
les choses de pure spéculation ; la justesse dans la conduite
de la vie, ils l'attachent au jugement'.
Je dois ajouter qu'il y a une justesse et une netteté d'i~
magination^; une justesse et une netteté de réflexion, de
mémoire, de sentiment, de raisonnement, d'éloquence, etc.
Le tempérament et la coutume mettent des différences in-
finies entre les hommes, et resserrent ordinairement beau-
coup leurs qualités. Il faut appliquer ce principe à chaque
partie de l'esprit; il est très-facile à comprendre.
Je dirai encore une chose que peu de personnes igno-
rent : on trouve quelquefois, dans l'esprit des hommes les
plus sages, des idées par leur nature inalliables, que l'édu-
cation, la coutume, ou quelque impression violente, ont
* Bien écrit. — V. — [ Il semble que cette dernière phrase ait été écrite
pour Malebranclie ; elle lui est, du moins, parfaitement applicable. Avec des
aperçus faux, il a toujours les exposés les plus lumineux. — La H.]
2 Justesse est ici sagesse. — V.
3 Un peu confus. — V.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 11
liées irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées sont
tellement jointes, et se présentent avec tant de force, que
rien ne les peut séparer'; ces ressentiments de folie sont
sans conséquence, et prouvent seulement, d'une manière
incontestable, l'invincible pouvoir de la coutume.
7. — DU BON SENS.
Le bon sens n'exige pas un jugement bien profond ; il
semble consister plutôt à n'apercevoir les objets que dans
la proportion exacte qu'ils ont avec notre nature, ou avec
notre condition. Le bon sens n'est donc pas à penser sur
les choses avec trop de sagacité, mais aies concevoir d'une
manière utile, à les prendre de leur vrai côté.
Celui qui voit avec un microscope', aperçoit sans doute
dans les choses plus de qualités; mais il ne les aperçoit
point dans leur proportion naturelle avec la nature de
l'homme, comme celui qui ne se sert que de ses yeux.
Image des esprits subtils, il pénètre souvent trop loin :
celui qui regarde naturellement les choses a le bon sens.
Le bon sens se forme d'un goût naturel pour la justesse
et la médiocrité ; c'est une qualité du caractère, plutôt en-
core que de l'esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens, il
faut être fait de manière que la raison domine sur le senti-
ment, l'expérience sur le raisonnement.
Le jugement va plus loin que le sens ; mais ses principes
sont plus variables.
8. — DE LA PROFONDEUR.
La profondeur est le terme de la réflexion ^ Quiconque^ a
l'esprit véritablement profond, doit avoir la force de fixer sa
* C'est-à-dire qu'il y a de la folie dans les sages. — V.
2 Fin et vrai. — V.
'' \ Cette pensée est obscure et louche, pour vouloir Otrc trop concise. Il
semblerait ici que la profondeur bornât la réflexion, et l'auteur veut dire
que l'esprit profond est la perfection de l'esprit réfléchi. — La H.]— Vauve-
nargues prend le mot lerme dans le sens iVextrême limile, ce qui est le vrai
sens. — G.
* [ On ne peut mieux dire. — V, j
12 IiNTRODUCTIOiN A LA CONNAISSANCE
pensée fugitive, delà retenir sous ses yeux pour en considérer
le fond, et de ramener à un point une longue chaîne d'idées :
c'est à ceux principalement qui ont cet esprit en par-
tage, que la netteté et la justesse sont [le] plus nécessaires'.
Quand ces avantages leur manquent, leurs vues sont mê-
lées d'illusions et couvertes d'obscurités ; et néanmoins,
comme de tels esprits voient toujours plus loin que les au-
tres dans les choses de leur ressort, ils se croient aussi bien
plus proches de la vérité que le reste des hommes ; mais
ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sentiers téné-
breux, ni remonter des conséquences jusqu'à la hauteur
des principes, ils sont froids et dédaigneux pour cette sorte
d'esprits qu'ils ne sauraient mesurer. Et même entre les
gens profonds, comme les uns le sont sur les choses du
monde, et les autres dans les sciences ou dans un art par-
ticulier, chacun préférant son objet dont il connaît mieux
les usages, c'est aussi de tous les côtés matière de dis-
sension.
Enfin, on remarque une jalousie encore plus particulière
entre les esprits vifs et les esprits profonds, qui n'ont l'un
qu'au défaut de l'autre; car les uns marchant plus vite, et
les autres allant plus loin, ils ont la folie de vouloir entrer
en concurrence, et ne se trouvant point de mesure pour des
choses si différentes, rien n'est capable de les rapprocher.
9. — DE LA DÉLICATESSE , DE LA FINESSE ET DE LA FORGE.
La délicatesse vient essentiellement de l'âme' : c'est une
sensibilité dont la coutume, plus ou moins hardie, déter-
mine aussi le degré ^ Des nations ont mis de la délicatesse
où d'autres n'ont trouvé qu'une langueur sans grâce; cel-
* Descartes me paraît un esprit très-profond, quoique faux et roma-
nesque. — V.
- La délicatesse est, ce me semble, finesse et grâce. — V.
"» La coutume, les mœurs du pays qu'on habite, déterminent le degré de dé-
licatesse et de sensibilité qu'on porte sur certaines choses, c'est à-dire qu'elles
forment en nous des habitudes qui rendent cette délicatesse plus ou moins
sévère, cette sensibilité plus ou moins vive. — V.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 13
les-ci au contraire. Nous avons mis peut-être cette qualité
à plus haut prix qu'aucun autre peuple de la terre; nous
voulons donner beaucoup de choses à entendre sans les ex-
primer, et les présenter sous des images douces et voilées;
nous avons confondu la délicatesse et la finesse, qui est une
sorte de sagacité sur l'es choses de sentiment. Cependant la
nature sépare souvent des dons qu'elle a faits si divers :
grand nombre d'esprits délicats ne sont que délicats; beau-
coup d'autres ne sont que fins; on en voit même qui s'expri-
ment avec plus de finesse qu'ils n'entendent, parce qu'ils
ont plus de facilité à parler qu'à concevoir. Cette dernière
singularité est remarquable ; la plupart des hommes sentent
au delà de leurs faibles expressions : l'éloquence ' est peut-
être le plus rare comme le plus gracieux de tous les dons.
La force vient aussi d'abord du sentiment, et se carac-
térise par le tour de l'expression ; mais quand la netteté et
la justesse ne lui sont pas jointes, on est dur au lieu d'être
fort, obscur au lieu d'être précis, etc.
iO. — m l'étendue de l'espru'.
Rien ne sert au jugement et à la pénétration comme l'é-
tendue de l'esprit. On peut la regarder, je crois, comme
une disposition admirable des organes, qui nous donne
d'embrasser beaucoup d'idées à la fois sans les confondre.
Un esprit étendu considère les êtres dans leurs rapports
mutuels ; il saisit d'un coup d'oeil tous les rameaux des
choses ; il les réunit à leur source^ et dans un centre com-
mun ; il les met sous un même point de vue ; enfin il ré-
pand la lumière sur de grands objets et sur une vaste sur-
face ^
' [Peu lié. — V. j — La liaison est immédiate. Vauvenargues soutient avec
raison que l'éloquence consiste, non pas dans le sentiment pur et simple,
mais dans l'expression de ce sentiment; or, comme les hommes, en général,
sfnlent plus vivement qu'ils ne peuvent rendre, il en conclut que le don do
l'éloquence est rare. — G.
- Métaphore incohérente: un rameau n'a pas de source. — M.
'• Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire remarque avec raison que cette défini-
14 IxNTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
On ne saurait avoir un grand génie, sans avoir l'esprit
étendu ; mais il est possible qu'on ait l'esprit étendu sans
avoir du génie; car ce sont deux choses distinctes. Le génie
est actif, fécond ; l'esprit étendu, fort souvent, se borne à
la spéculation; il est froid, paresseux, timide.
Personne n'ignore que cette qualité dépend aussi beau-
coup de l'âme, qui donne ordinairement à l'esprit ses pro-
pres bornes, et le rétrécit ou l' étend, selon l'essor qu'elle-
même se donne.
11. — DES SAILLIES.
Le mot de saillie vient de sauter '; avoir des saillies, c'est
passer sans gradation d'une idée à une autre qui peut s'y
allier ; c'est saisir les rapports des choses les plus éloi-
gnées, ce qui demande sans doute de la vivacité et un esprit
agile. Ces transitions soudaines et inattendues causent tou-
jours une grande surprise ; si elles se portent à quelque
chose de plaisant, elles excitent à rire ; si à quelque chose
de profond, elles étonnent; si à quelque chose de grand,
elles élèvent; mais ceux qui ne sont pas capables de s'éle-
ver, ou de pénétrer d'un coup d'oeil des rapports trop ap-
profondis, n'admirent que ces rapports bizarres et sensibles
que les gens du monde saisissent si bien ; et le philosophe,
qui rapproche par de lumineuses sentences les vérités en
apparence les plus séparées, réclame inutilement contre
cette injustice : les hommes frivoles, qui ont besoin de
temps pour suivre ces grandes démarches de la réflexion ,
sont dans une espèce d'impuissance de les admirer, attendu
que l'admiration ne se donne qu'à la surprise, et vient rare-
ment par degrés.
Les saillies tiennent en quelque sorte dans l'esprit le
même rang que l'humeur peut avoir dans les passions.
tion de Vesprit étendu ressemble trop à celle que Vauvenargues a donnée
plus haut de la profondeur. — G.
1 [Bien. — V.]
2 [Tout cela est très-beau. — V. ]
DE L'ESRIT HUMAIN. 15
Elles ne supposent pas nécessairement de grandes lumiè-
res, elles peignent le caractère de l'esprit. Ainsi ceux qui
approfondissent vivement les choses ont des saillies de ré-
flexion; les gens d'une imagination heureuse, des saillies
d'imagination; d'autres, des saillies de mémoire; les mé-
chants, de méchanceté; les gens gais, de choses plai-
santes, etc.
Les gens du monde qui font leur étude de ce qui peut
plaire, ont porté plus loin que les autres ce genre d'esprit;
mais, parce qu'il est difficile aux hommes de ne pas outrer
ce qui est bien, ils ont fait du plus naturel de tous les dons
un jargon plein d'afl'ectation. L'envie de briller leur a fait
abandonner par réflexion le vrai et le solide, pour courir
sans cesse après les allusions et les jeux d'imagination les
plus frivoles; il semble qu'ils soient convenus de ne plus
rien dire de suivi, et de ne saisir dans les choses que ce
qu'elles ont de plaisant, et leur surface. Cet esprit, qu'ils
croient si aimable, est sans doute bien éloigné de la nature,
qui se plaît à se reposer sur les sujets qu'elle embellit, et
trouve la variété dans la fécondité de ses lumières, bien
plus que dans la diversité de ses objets. Un agrément si
faux et si superficiel, est un art ennemi du cœur et de l'es-
prit, qu'il resserre dans des bornes étroites; un art qui ôte
la vie de tous les discours en bannissant le sentiment qui
en est l'âme, et qui rend les conversations du monde aussi
ennuyeuses qu'insensées et ridicules'.
12. -- DU GOUT.
Le goût est une aptitude à bien juger des objets du sen-
timent. Il faut donc avoir de l'âme pour avoir du goût; il
faut avoir aussi de la pénétration, parce que c'est l'intelli-
gence qui remue le sentiment '. Ce que l'esprit ne pénètre
* r Ce qui regarde l'esprit des conversations, et ce qu'on appelle le ton du
monde, est d'un homme qui l'a bien connu. — La H.]
* J'ai regret à noter que Vauvenargues, ici, et danslesdeux lignes qui sui-
If) INTUODUCTION A LA CONNAISSANCE
qu'avec peine ne va pas souvent jusqu'au cœur, ou n'y fait
qu'une impression faible ; c'est là ce qui fait que les choses
qu'on ne peut saisir d'un coup d'oeil ne sont point du res-
sort du goût.
Le bon goût consiste dans un sentiment de la belle na-
ture ; ceux qui n'ont pas un esprit naturel ne peuvent avoir
le goût juste.
Toute vérité peut entrer dans un livre de réflexion ; mais
dans les ouvrages de goût ', nous aimons que la vérité soit
puisée dans la nature; nous ne voulons pas d'hypothèses;
tout ce qui n'est qu'ingénieux est contre les règles du
goût '.
Gomme il y a des degrés et des parties différentes dans
l'esprit, il y en a de même dans le goût. Notre goût peut,
je crois, s'étendre autant que notre intelligence; mais il est
difficile qu'il passe au delà. Cependant ceux qui ont une
sorte de talent, se croient presque toujours un goût univer-
sel; ce qui les porte quelquefois jusqu'à juger des choses
qui leur sont les plus étrangères. Mais cette présomption,
qu'on pourrait supporter dans les hommes qui ont des ta-
lents, se remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des ta-
lents, et qui ont une teinture superficielle des règles du
goût, dont ils font des applications tout à fait extraordi-
naires ^ C'est dans les grandes villes, plus que dans les au-
tres, qu'on peut observer ce que je dis : elles sont peuplées
vent, contredit sa fameuse maxime : « Les grandes pensées viennent du cœur. »
Dans la maxime, c'est le seritiment qui prévient V intelligence, qui la remue^
et la pensée va du cœur à l'esprit; ici, au contraire, elle va de l'esprit au
cœur. — G.
1 Qu'est-ce que les ouvrages de goût ? Sont-ce les ouvrages dont le goût
seul doit juger? Mais il y en a de plusieurs sortes : pourquoi ce qui n'est
qu'ingénieux en doit-il être banni ? Ce qui n'est qu'ingénieux n'est pas
vrai, et ce qui n'est pas vrai, n'est bon nulle part; et où est la vérité
qui ne soit pas puisée dans la nature ? Toute cette pensée ne paraît pas
nette. — S.
- [L'auteur va beaucoup trop loin: tout ce qui n'est qu'ingénieux là où il
l'aut plus que de l'esprit, ou autre chose que de l'esprit, est contraire au goût ;
dans tout autre cas, et il y en a beaucoup, la maxime de l'auteur n'est nul-
lement vraie. — La H.]
'• [Comment a-t-on pu voir si bien, étant si jeune 1 — V.]
DE L'ESPRIT lIlMAIiN. 17
de ces hommes suffisants qui ont assez d'éducation et d'ha-
bitude du monde pour parler des choses qu'ils n'entendent
point : aussi sont-elles le théâtre des plus impertinentes
décisions; et c'est là que l'on verra mettre à côté des meil-
leurs ouvrages, une fade compilation des traits les plus
brillants de morale et de goût, mêlés à de vieilles chansons
et à d'autres extravagances, avec un style si bourgeois et si
ridicule que cela fait mal au cœur.
Je crois que Ton peut dire, sans témérité, que le goût du
grand nombre n'est pas juste : le cours déshonorant de tant
d'ouvrages ridicules en est une preuve sensible. Ces écrits,
il est vrai, ne se soutiennent pas ; mais ceux qui les rem-
placent ne sont pas formés sur un meilleur modèle : l'in-
constance apparente du public ne tombe que sur les au-
teurs. Cela vient de ce que les choses ne font d'impression
sur nous que selon la proportion qu'elles ont avec notre
esprit; tout ce qui est hors de notre sphère nous échappe,
le bas, le naïf, le sublime, etc. 11 est vrai que les habiles
réforment nos jugements; mais ils ne peuvent changer
notre goût, parce que l'âme a ses inclinations indépen-
dantes de ses opinions ; ce que l'on ne sent pas d'abord,
on ne le sent pas par degrés, comme l'on fait en jugeant '.
De là vient qu'on voit des ouvrages critiqués du peuple,
qui ne lui en plaisent pas moins ; car il ne les critique que
par réflexion, et les goûte par sentiment. Que les jugements
du public, épurés par le temps et par les maîtres, soient
donc, si l'on veut, infaillibles; mais distinguons-les de son
goût, qui paraît toujours récusable.
Je finis ces observations : on demande, depuis long-
temps, s'il est possible de rendre raison des matières de
sentiment : tous avouent que le sentiment ne peut se con-
* 11 y a, je crois, beaucoup de gens capables de sentir par degrés ou lors-
qu'on les en avertit, des choses qu'ils n'avaient pas senties d'abord. Mais cela
est vrai des beautés plutôt que des défauts. On n'est jamais choqué du défaut
qui n'a pas choqué d'abord; mais on peut, à force de réflexion, se trans-
porter pour des beautés (|u'on n'avait pas senties d'abord, parce qu'on n'avait
pu en embrasser d'un coup d'œil tout le mérite. — S.
2
18 INTRODUCTION A lA CONNAISSANCE
naître que par expérience ; mais il est donné aux habiles
d'expliquer sans peine les causes cachées qui l'excitent.
Cependant bien des gens de goût n'ont pas cette faci-
lité, et nombre de dissertateurs qui raisonnent à l'infini,
manquent du sentiment, qui est la base des justes notions
sur le goût.
13. — DU LANGAGE ET DE L ÉLOQUENCE.
On peut dire en général de l'expression, qu'elle répond
à la nature des idées et par conséquent aux divers carac-
tères de l'esprit. Ce serait néanmoins une témérité de juger
de tous les hommes par le langage. Il est rare peut-être de
trouver une proportion exacte entre le don de penser e t
celui de s'exprimer. Les termes n'ont pas une liaison né-
cessaire avec les idées : on veut parler d'un homme qu on
connaît beaucoup, dont le caractère, la figure, le maintien,
tout est présent à l'esprit, hors son nom qu'on ne peut
rappeler; de même de beaucoup de choses dont on a des
idées fort nettes, mais que l'expression ne suit pas : de là
vient que d'habiles gens manquent quelquefois de cette
facilité à rendre leurs idées, que des hommes superficiels
possèdent avec avantage.
La précision et la justesse du langage dépendent de la
propriété des termes qu'on emploie.
La force ajoute à la justesse et à la brièveté ce qu'elle
emprunte du sentiment : elle se caractérise d'ordinaire par
le tour de l'expression.
La finesse emploie des termes qui laissent beaucoup à
entendre ; la délicatesse cache sous le voile des paroles ce
qu'il y a dans les choses de rebutant.
La noblesse a un air aisé, simple, précis, naturel.
Le sublime ajoute à la noblesse une force et une hauteur
qui ébranlent l'esprit, qui l' étonnent et le jettent hors de
lui-même ; c'est l'expression la plus propre d'un sentiment
élevé, ou d'une grande et surprenante idée. On ne peut
sentir le sublime d'une idée dans une faible expression ;
DE L'ESPRIT HUMAIN. 19
mais la magnificence des paroles avec de faibles idées est
proprement du phébus : le sublime veut des pensées éle-
vées, avec des expressions et des tours qui en soient
dignes.
L'éloquence embrasse tous les divers caractères de l'élo-
cution : peu d'ouvrages sont éloquents ; mais on voit des
traits d'éloquence semés dans plusieurs écrits. Il y a une
éloquence qui est dans les paroles, qui consiste à rendre
aisément et convenablement ce que l'on pense, de quelque
nature qu'il soit; c'est là l'éloquence du monde. Il y en a
une autre dans les idées mômes et dans les sentiments;
jointe à celle de l'expression, c'est la véritable. On voit aussi
des hommes que le monde échauffe, et d'autres qu'il re-
froidit. Les premiers ont besoin de la présence des objets ;
les autres d'être retirés et abandonnés à eux-mêmes : ceux-
là sont éloquents dans leurs conversations, ceux-ci dans
leurs compositions.
Un peu d'imagination et de mémoire, un esprit facile,
suffisent pour parler avec élégance ; mais que de choses
entrent dans l'éloquence ! le raisonnement et le sentiment,
le naïf et le pathétique, l'ordre et le désordre, la force et
la grâce, la douceur et la véhémence, etc. Tout ce qu'on a
jamais dit du prix de l'éloquence n'en est qu'une faible ex-
pression. Elle domie la vie à tout : dans les sciences, dans
les affaires, dans la conversation, dans la composition, dans
la recherche même des plaisirs, rien ne peut réussir sans
elle. Elle se joue des passions des hommes, les émeut, les
calme, les pousse et les détermine à son gré : tout cède à sa
voix; elle seule enfin est capable de se célébrer dignement.
lA. — DE l'invention.
Les hommes ne sauraient créer le fond des choses ; ils
le modifient. Inventer n'est donc pas créer la matière de
ses inventions, mais lui donner la forme. Un architecte ne
fait pas le marbre qu'il emploie à un édifice, il le dispose ;
20 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
et l'idée de cette disposition, il remprunte encore de diffé-
rents modèles qu'il fond dans son imagination pour former
un nouveau tout. De même un poëte ne crée pas les images
de sa poésie ; il les prend dans le sein de la nature, et les
applique à différentes choses pour les figurer aux sens : et
encore le philosophe-, il saisit une vérité souvent ignorée,
mais qui existe éternellement, pour la joindre à une autre
vérité, et en former un principe. Ainsi se produisent en
différents genres les chefs-d'œuvre de la réflexion et de
l'imagination. Tous ceux qui ont la vue assez bonne pour
lire dans le sein de la nature, y découvrent, selon le carac-
tère de leur esprit, ou le fond et l'enchaînement des vérités
que les hommes effleurent, ou l'heureux rapport des images
avec les vérités qu'elles embellissent. Les esprits qui ne
peuvent pénétrer jusqu'à cette source féconde, ou qui n'ont
pas assez de force et de justesse pour lier leurs sensations
et leurs idées, donnent des fantômes sans vie, et prouvent
plus sensiblement que tous les philosophes, notre impuis-
sance à créer. Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se ser-
vent de cette expression pour caractériser avec plus de force
le don d'inventer; ce que j'ai dit se borne à faire voir que
la nature doit être le modèle de nos inventions, et que ceux,
qui la quittent ou la méconnaissent ne peuvent rien faire de
bien.
Savoir après cela pourquoi des hommes quelquefois
médiocres excellent à des inventions où des hommes plus
éclairés ne peuvent atteindre, c'est là le secret du génie
que je vais tâcher d'expliquer.
15. — DU GÉNIE ET DE LESPRIT.
Je crois qu'il n'y a point de génie sans activité. Je crois
que le génie dépend en grande partie de nos passions. Je
crois qu'il se forme du concours de beaucoup de différentes
qualités et des convenances secrètes de nos inclinations
avec nos lumières. Lorsque quelqu'une des conditions né-
DE L'ESPRIT HUMAIN. 21
cessaires manque, le génie n'est point ou n'est qu'imparfait,
et on lui conteste son nom '.
Ce qui forme donc le génie des négociations, ou celui de
la guerre, ou celui de la poésie, etc., ce n'est pas un seul
don de la nature, comme on pourrait croire : ce sont plu-
sieurs qualités, soit de l'esprit, soit du cœur, qui sont insé-
parablement et intimement réunies. Ainsi, l'imagination,
l'enthousiasme, le talent de peindre, ne suffisent pas pour
faire un poëte : il faut encore qu'il soit né avec une ex-
trême sensibilité pour l'harmonie, avec le génie de sa langue
et l'art des vers. Ainsi la prévoyance, la fécondité, la célé-
rité de l'esprit sur les objets militaires, ne formeraient pas
un grand capitaine, si la sécurité " dans le péril, la vigueur
du corps dans les opérations laborieuses du métier, et en-
fin une activité infatigable, n'accompagnaient ces autres
talents.
C'est la nécessité de ce concours de tant de qualités
indépendantes les unes des autres qui fait apparemment
que le génie est toujours si rare. Il semble que c'est une
espèce de hasard, quand la nature assortit ces divers mé-
rites dans un même homme. Je dirais volontiers qu'il lui
en coûte moins pour former un homme d'esprit, parce
qu'il n'est pas besoin de mettre entre ses talents cette cor-
respondance que veut le génie. Cependant on rencontre
quelquefois des gens d'esprit qui sont plus éclairés que
d'assez beaux génies. Mais soit que leurs inclinations par-
tagent leur application, soit que la faiblesse de leur âme
les empêche d'employer la force de leur esprit, on voit
qu'ils demeurent bien loin après ceux qui mettent toutes
* Ici, dans la première édition, «c rencontre un paragraphe supprimé dans
la seconde : « Que de qualités différentes concourent dans un beau génie !
« Que manquait-il à M. de Cambrai (Fénelon) pour Otre un grand poëte, lui
« qui avait l'imagination si poétique, un style si harmonieux? » — A quoi Vol-
taire répond en marge : « 11 lui manquait l'art de faire des vers et de ne rien
« dire de trop, » — G.
* Sécurité, signifiant sûreté, n'est pas ici le mot juste ; ce serait plutôt intré-
pidité. — G.
22 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
leurs ressources et toute leur activité en œuvre en faveur
d'un objet unique.
C'est cette chaleur du génie et cet amour de son objet
qui lui donnent d'imaginer et d'inventer sur cet objet
même. Ainsi, selon la pente de leur âme et le caractère de
leur esprit, les uns ont l'invention de style, les autres celle
du raisonnement, ou l'art de former des systèmes. D'assez
grands génies ne paraissent presque avoir eu que l'invention
de détail : tel est Montaigne. La Fontaine, avec un génie
différent de celui de ce philosophe, est néanmoins un autre
exemple de ce que je dis. Descartes, au contraire, avait
l'esprit systématique et l'invention de dessein; mais il man-
quait, je crois, de l'imagination dans l'expression, qui em-
bellit les pensées les plus communes '.
A cette invention du génie est attaché, comme on sait,
un caractère original qui tantôt naît des expressions et des
sentiments d'un auteur, tantôt de ses plans, de son art, de
sa manière d'envisager et d'arranger les objets. Car un
homme qui est maîtrisé par la pente de son esprit et par
les impressions particulières et personnelles qu'il reçoit des
choses, ne peut ni ne veut dérober son caractère à ceux
qui l'épient. Cependant il ne faut pas croire que ce carac-
tère original doive exclure l'art d'imiter : je ne connais point
de grands hommes qui n'aient adopté des modèles. Rous-
seau a imité Marot; Corneille, Lucain et Sénèque ; Bossuet,
les prophètes; Racine, les Grecs et Virgile ; et Montaigne dit
quelque part qu'il y a en lui une condition aucunement slnge-
resse et imitatrice. Mais ces grands hommes, en imitant, sont
demeurés originaux, parce qu'ils avaient à peu près le même
génie que ceux qu'ils prenaient pour modèles ; de sorte
qu'ils cultivaient leur propre caractère sous ces maîtres
qu'ils consultaient, et qu'ils surpassaient quelquefois : au
lieu que ceux qui n'ont que de l'esprit sont toujours de
1 Mais il manquait bien davantage de la justesse d'esprit nécessaire pour
faire un bon usage des mathématiques; voilà pourquoi il a dit tant de
folies. — V.
DE L'ESPIUT HUMAIN. 23
faibles copistes des meilleurs modèles, et n'atteignent ja-
mais leur art. Preuve incontestable qu'il faut du génie
pour bien imiter, et même un génie étendu pour prendre
divers caractères : tant s'en faut que l'imitation donne l'ex-
clusion au génie.
J'explique ces petits détails pour rendre ce chapitre plus
complet, et non pour instruire les gens de lettres, qui ne
peuvent les ignorer. J'ajouterai encore une réflexion en
faveur des personnes moins savantes : c'est que le premier
avantage du génie est de sentir et de concevoir plus vive-
ment les objets de son ressort, que ces mêmes objets ne
sont sentis et aperçus des autres hommes.
A l'égard de l'esprit, je dirai que ce mot n'a d'abord été
inventé que pour signifier en général les différentes quali-
tés que j'ai définies, la justesse, la profondeur, le juge-
ment, etc. Mais parce que nul homme ne peut les rassembler
toutes, chacune de ces qualités a prétendu s'approprier
exclusivement le nom générique ; d'où sont nées des dis-
putes très-frivoles ; car, au fond, il importe peu que ce
soit la vivacité ou la justesse ou telle autre partie de l'es-
prit qui emporte l'honneur de ce titre. Le nom ne peut
rien pour les choses. La question n'est pas de savoir si
c'est à l'imagination ou au bon sens qu'ajppar tient le terme
d'esprit; le vrai intérêt, c'est de voir laquelle de ces qua-
lités, ou des autres que j'ai nommées, doit nous inspirer
[lej plus d'estime. 11 n'y en a aucune qui n'ait son utihté, et
j'ose dire son agrément. 11 ne serait peut-être pas difficile
de juger s'il y en a de plus utiles, ou de plus aimables, ou
de plus grandes les unes que les autres ; mais les hommes
sont incapables de convenir entre eux du prix des moindres
choses ; la différence de leurs intérêts et de leurs lumières
maintigjîdra éternellement la diversité de leurs opinions et
la contrariété de leurs maximes.
24 INTIIODUCTION A LA CONNAISSANCE
16. — DU CARACTÈRE.
Tout ce qui forme l'esprit et le cœur est compris dans le
caractère. Le génie n'exprime que la convenance de cer-
taines qualités ' ; mais les contrariétés les plus bizarres en-
trent dans le même caractère, et le constituent.
On dit d'un homme qu'il n'a point de caractère, lorsque
les traits de son âme sont faibles, légers, changeants; mais
cela même fait un caractère % et l'on s'entend bien là-dessus.
Les inégalités du caractère influent sur l'esprit; un
homme est pénétrant, ou pesant, ou aimable, selon son
humeur.
On confond souvent dans le caractère les qualités de
l'âme et celles de l'esprit. Un homme est doux et facile, on
le trouve insinuant; il a l'humeur vive et légère, on dit
qu'il a l'esprit vif; il est distrait et rêveur, on croit qu'il a
l'esprit lent et peu d'imagination. Le monde ne juge des
choses que par leur écorce, c'est une chose qu'on dit tous
les jours, mais que l'on ne sent pas assez. Quelques ré-
flexions, en passant, sur les caractères les plus généraux,
nous y feront faire attention.
17. — DU SÉRIEUX.
Un des caractères les plus généraux, c'est le sérieux ;
mais combien de causes différentes n'a-t-il pas, et combien
de caractères sont compris dans celui-ci 1 On est sérieux
par tempérament, par trop ou trop peu de passions, trop
ou trop peu d'idées, par timidité, par habitude, et par mille
autres raisons ^ L'extérieur distingue tous ces divers carac-
tères aux yeux d'un homme attentif.
Le sérieux ^ d'un esprit tranquille porte un air doux et
serein ; le sérieux des passions ardentes est sauvage, som-
* Le génie est l'aptitude à exceller dans un art. — V.
- Pauvre caractère! — V.
^ Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire ajoute : Par le. dégoût qu'inspirent les
frivoles conversations. — G.
'* Voltaire note toute cette fin de chapitre du mot très-bien. En effet, ici,
DE L'ESPRIT lIDiMAIN. 25
bre, allumé; le sérieux d'une âme abattue donne un exté-
rieur languissant.
Le sérieux d'un homme stérile paraît froid, lâche et oisif;
le sérieux de la gravité prend un air concerté comme elle ; le
sérieux de la distraction porte des dehors singuliers; le sé-
rieux d'un homme timide n'a presque jamais de maintien.
Personne ne rejette en gros ces vérités; mais, faute de
principes bien liés et bien conçus, la plupart des hommes
sont, dans le détail et dans les applications particulières,
opposés les uns aux autres et à eux-mêmes; ils font voir la
nécessité indispensable de bien manier les principes les
plus familiers, et de les mettre tous ensemble sous un point
de vue qui en découvre la fécondité et la liaison.
18. — DU SANG-FROID.
Nous prenons quelquefois pour le sang-froid une passion
sérieuse et concentrée, qui fixe toutes les pensées d'un esprit
ardent et le rend insensible aux autres choses.
Le véritable sang-froid vient d'un sang doux, tempéré,
et peu fertile en esprits. S'il coule avec trop de lenteur, il
peut rendre l'esprit pesant; mais lorsqu'il est reçu par des
organes faciles et bien conformés, la justesse, la réflexion et
une singularité aimable souvent l'accompagnent; nul esprit
n'est plus désirable.
On parle encore d'un autre sang-froid que donne la force
d'esprit, soutenue par l'expérience et de longues réflexions;
sans doute c'est là le plus rare.
19. — DE LA PRÉSENCE d'eSPRIT.
La présence d'esprit se pourrait définir une aptitude à
profiter des occasions pour parler ou pour agir. C'est un
avantage qui a manqué souvent aux hommes les plus éclai-
rés, qui demande un esprit facile, un sang-froid modéré,
l'usage des affaires, et, selon les difi'érentes occurrences, di-
comme partout où Vauvenargues abandonne la philosophie pure pour l'obser-
vation dp«; caractères, le moraliste supérieur se déclare. — G.
26 IiNTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
vers avantages : de la mémoire et de la sagacité dans la dis-
pute, de la sécurité ' dans les périls, et, dans le monde,
cette liberté de cœur qui nous rend attentifs à tout ce qui
s'y passe, et nous tient en état de profiter de tout, ctc ^
20. — DE LA DISTRACTION.
li y a une distraction assez semblable aux rêves du som-
meil, qui est lorsque nos pensées flottent et se suivent
d'elles-mêmes, sans force et sans direction. Le mouvement
des esprits se ralentit peu à peu ; ils errent à l'aventure sur
les traces ^ du cerveau, et réveillent des idées sans suite et
sans vérité; enfin les organes se ferment; nous ne formons
plus que des songes, et c'est là proprement rêver les yeux
ouverts. Cette sorte de distraction est bien différente de celle
où jette la méditation. L'âme, obsédée dans la méditation
d'un objet qui fixe sa vue et qui la remplit tout entière, agit
beaucoup dans ce repos. C'est un état tout opposé; cepen-
dant elle y tombe ensuite épuisée par ses réflexions.
21. — DE l'esprit du jeu.
C'est une manière de génie que l'esprit du jeu, puisqu'il
dépend également de l'âme et de l'intelligence. Un homme- |
que la perte trouble ou intimide, que le gain rend trop
hasardeux, un homme avare, ne sont pas plus faits pour
jouer que ceux qui ne peuvent atteindre à l'esprit de com-
binaison. Il faut donc un certain degré de lumière et de
sentiment, l'art des combinaisons, le goût du jeu, et l'a-
mour mesuré du gain. On s'étonne à tort que des sots pos-
sèdent ce faible avantage : l'habitude et l'amour du jeu, qui
tournent toute leur application et leur mémoire de ce seul
côté, suppléent l'esprit qui leur manque.
' Nous avons noté plus haut (chap. 15) l'impropriété de ce mot. — G.
'^ Bon, très-bon. — V.
"' L'auteur veut parler sans doute des sinuosités que forment à la surface
du cerveau ses différents lobes. Il faut avouer que cette explication de la
distraction est prise de bien loin. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIiN. 27
LIVRE DEUXIEME
22. — DES PASSIONS.
Toutes les passions roulent sur le plaisir et la douleur,
comme dit M. Locke : c'en est l'essence et le fond. Nous
éprouvons, en naissant, ces deux états : le plaisir, parce
qu'il est naturellement attaché à être; la douleur, parce
qu'elle tient à être imparfaitement.
Si notre existence était parfaite, nous ne connaîtrions
que le plaisir. Etant imparfaite, nous devons connaître le
plaisir et la douleur : or, c'est de l'expérience de ces deux
contraires que nous tirons l'idée du bien et du mal. Mais
comme le plaisir et la douleur ne viennent pas à tous les
hommes par les mêmes choses, ils attachent à divers objets
l'idée du bien et du mal, chacun selon son expérience, ses
passions, ses opinions, etc. Un y a cependant que deux or-
ganes de nos biens et de nos maux : les sens et la réflexion '.
Les impressions qui viennent par les sens sont immé-
diates ' et ne peuvent se défmir ; on n'en connaît pas les res-
sorts; elles sont l'effet du rapport qui est entre les choses
et nous ; mais ce rapport secret ne nous est pas connu.
• [Il fallait dire : Les sons et la pensée; de plus, la pensée, non plus que
la réflexion, n'est dans aucun sens un organe. — La II.]
- [Point du tout; elles ne viennent à l'âme que niédiatement, c'est-à-dire
par l'entremise des sens. Les objets ajïisscnt immédiatement sur les sens, et
médiatement sur l'âme. — La H. 1
28 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
Les passions qui viennent par l'organe de la réflexion
sont moins ignorées. Elles ont leur principe dans l'amour
de l'être ou de la perfection de l'être, ou dans le sentiment
de son imperfection et de son dépérissement. Nous tirons de
l'expérience de notre être une idée de grandeur, de plaisir,
de puissance, que nous voudrions toujours augmenter ; nous
prenons dans l'imperfection de notre être une idée de peti-
tesse, de sujétion, de misère, que nous tâchons d'étouffer ;
voilà toutes nos passions. Il y a des hommes en qui le sen-
timent de l'être est plus fort que celui de leur imperfection ;•
de là l'enjouement, la douceur, la modération des désirs. Il
y en a d'autres en qui le sentiment de leur imperfection est
plus vif que celui de l'être; de là l'inquiétude, la mélan-
colie, etc. De ces deux sentiments unis, c'est-à-dire celui de
nos forces et celui de notre misère, naissent les plus grandes
passions, parce que le sentiment de nos misères nous
pousse à sortir de nous-mêmes, et que le sentiment de nos
ressources nous y encourage et nous porte par l'espérance.
Mais ceux qui ne sentent que leur misère sans leur force,
ne se passionnent jamais autant, car ils n'osent rien espé-
rer; ni ceux qui ne sentent que leur force sans leur im-
puissance, car ils ont trop peu à désirer : ainsi il faut un
mélange de courage et de faiblesse, de tristesse et de pré-
somption. Or, cela dépend de la chaleur du sang et des
esprits; et la réflexion, qui modère les velléités des gens
froids, encourage l'ardeur des autres en leur fournissant
des ressources qui nourrissent leurs illusions : d'où vient
que les passions des hommes d'un esprit profond sont plus
opiniâtres et plus invincibles, car ils ne sont pas obligés
de s'en distraire, comme le reste des hommes, par épuise-
ment de pensées ; mais leurs réflexions, au contraire, sont
un entretien éternel à leurs désirs, qui les échauffe; et cela
explique encore pourquoi ceux qui pensent peu, ou qui ne
sauraient penser longtemps de suite sur la même chose,
n'ont que l'inconstance en partage.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 29
23. — DE LA GAITÉ, DE LA JOIE, DE LA MÉLANCOLIE '.
Le premier degré du sentiment agréable de notre exis-
tence est la gaîté : la joie est un sentiment plus pénétrant.
Les hommes enjoués n'étant pas d'ordinaire si ardents que
le reste des hommes, ils ne sont peut-être pas capables des
plus vives joies ; mais les grandes joies durent peu, et
laissent notre âme épuisée.
La gaîté, plus proportionnée à notre faiblesse que la joie,
nous rend confiants et hardis, donne un être et un intérêt
aux choses les moins importantes, fait que nous nous plai-
sons par instinct en nous-mêmes, dans nos possessions,
nos entours, notre esprit, notre suffisance. Cette intime sa-
tisfaction nous conduit quelquefois à nous estimer nous-
mêmes, par de très-frivoles endroits; et il me semble que
les personnes enjouées sont ordinairement un peu plus
vaines que les autres.
D'autre part, les mélancoliques sont ardents, timides,
inquiets, et ne se sauvent, la plupart, de la vanité que par
l'ambition et l'orgueil '.
2A. — DE l'amour-propre et de l'amour de nous-mêmes K
L'amour est une complaisance dans l'objet aimé : aimer
une chose, c'est se complaire dans sa possession, sa grâce,
son accroissement, craindre sa privation, ses déchéances, etc.
Plusieurs philosophes rapportent généralement à l'amour-
propre toutes sortes d'attachements. Ils prétendent qu'on
* Il faut noter (|uc ce 2^ livre traite des Passions^ et que la gaîté, la joie et
la. mélancolie sont desimpies manières d'être, ce qu'on appellerait, dans un
langage plus rigoureux, des affections on des impressions. — G.
- Le portrait intitulé Cléon ou la Folle Ambition (voir les Caractères), n'est
que le développement de cette pensée. — G.
5 Ce chapitre seul sutïîrait à la gloire philosophique de Vauvenargues, car
c'est là que, par une distinction décisive entre Vamour de soi et Vajnour-
propre, il ruine la théorie do La Rochefoucauld, que bientôt Helvétius devait
reprendre et exagérer encore; c'est Là que Vauvenargues annonce sa morale,
et qu'il relève la nature humaine, lui proposant dt-s fins plus hautes, en même
temps qu'il constate en elle de plus nobles mobiles. — G.
30 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
s'approprie tout ce que l'on aime, qu'on n'y cherche que
son plaisir et sa propre satisfaction, qu'on se met soi-même
avant tout ; jusque-là qu'ils nient que celui qui donne sa
vie pour un autre le préfère à soi. Ils passent le but en ce
point ; car si l'objet de notre amour nous est plus cher sans
l'être, que l'être sans l'objet de notre amour, il paraît que
c'est notre amour qui est notre passion dominante, et non
notre individu propre, puisque tout nous échappe avec la
vie, le bien que nous nous étions approprié par notre
amour, comme notre être véritable. Ils répondent que la
passion nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie et
celle de l'objet aimé; que nous croyons n'abandonner
qu'une partie de nous-mêmes pour conserver l'autre : au
moins, ils ne peuvent nier que celle que nous conservons
nous paraît plus considérable que celle que nous abandon-
nons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre
partie dans le tout, c'est une préférence manifeste de
l'objet aimé '. On peut dire la même chose d'un homme qui,
volontairement et de sang-froid, meurt pour la gloire ; la
vie imaginaire qu'il achète au prix de son être réel, est
une préférence bien incontestable de la gloire, et qui justifie
la distinction que quelques écrivains ont mise avec sagesse
entre l' amour-propre et l'amour de nous-mêmes '. Ceux-ci
conviennent bien que l'amour de nous-mêmes entre dans
toutes nos passions ; mais ils distinguent cet amour de
l'autre. Avec l'amour de nous-mêmes, disent-ils, on peut
chercher hors de soi son bonheur ; on peut s'aimer hors de
soi davantage ^ que dans son existence propre ; on n'est point
à soi-même son unique objet. L'amour-propre, au contraire,
subordonne tout à ses commodités et à son bien-être ; il est
à lui-même son seul objet et sa seule fin ; de sorte qu'au
1 [Fin, profond et juste. — V.J
- Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire remarque qu'il y a (leur expressions an-
(jlaises répondant à Vidée de Vauvenargues, mais il ne les indique pas. —
Ces deux expressions ne seraient-elles pas self-conceit et self-love? — G.
5 Davantaçje^ au lieu de plus. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 31
lieu que les passions qui viennent de l'amour de nous-
mêmes nous donnent aux choses, l' amour-propre veut que
les choses se donnent à nous, et se fait le centre de tout.
Rien ne caractérise donc l' amour-propre, comme la com-
plaisance qu'on a dans soi-même et dans les choses qu'on
s'approprie.
L'orgueil est un effet de cette complaisance. Comme on
n'estime naturellementles choses qu'autant qu'elles plaisent,
et que nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes devant '
toutes choses, de là ces comparaisons toujours injustes,
qu'on fait de soi-même à autrui , et qui fondent tout notre
orgueil. Mais les prétendus avantages pour lesquels nous
nous estimons étant grandement variés, nous les désignons
par les noms que nous leur avons rendus propres. L'orgueil
qui vient d'une confiance aveugle dans nos forces, nous
l'avons nommé présomption ; celui qui s'attache à de pe-
tites choses, vanité; celui qui se fonde sur la naissance,
hauteur; celui qui est courageux, fierté.
Tout ce qu'on ressent de plaisir en s' appropriant quelque
chose, richesse, agrément, héritage, etc., et ce qu'on
éprouve de peine par la perte des mêmes biens, ou la
crainte de quelque mal, la peur, le dépit, la colère, tout
cela vient de l' amour-propre. L'amour-propre se mêle à
presque tous nos sentiments, ou du moins l'amour de nous-
mêmes ; mais pour prévenir l'embarras que les disputes
qu'on a sur ces termes feraient naître, j'use d'expressions
synonymes, qui me semblent moins équivoques. Ainsi, je
rapporte tous nos sentiments à celui de nos perfections et de
notre imperfection : ces deux grands principes nous portent
de concert à aimer, estimer, conserver, agrandir et défendre
du mal notre frêle existence. C'est la source de tous nos
plaisirs et déplaisirs, et la cause féconde des passions qui
viennent par l'organe de la réflexion.
Tachons d'approfondir les principales; nous y suivrons
' Devant, pour avant. — G.
32 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
plus aisément la trace des petites, qui ne sont que des dé-
pendances et des branches de celles-ci.
25. — DE l'ambition.
L'instinct qui nous porte à nous agrandir n'est aucune
part si sensible que dans l'ambition ; mais il ne faut pas
confondre tous les ambitieux. Les uns attachent la grandeur
solide à l'autorité des emplois ; les autres aux grandes ri-
chesses ; les autres au faste des titres, etc. ; plusieurs vont
à leur but sans nul choix des moyens ; quelques-uns par
de grandes choses, et d'autres parles plus petites : ainsi
telle ambition est vice; telle, vertu ; telle, vigueur d'esprit;
telle, égarement et bassesse, etc.
Toutes les passions prennent le tour de notre caractère.
Nous avons vu ailleurs que l'âme ' influait beaucoup sur
l'esprit ; l'esprit influe aussi sur l'âme. C'est de l'âme que
viennent tous les sentiments ; mais c'est par les organes de
l'esprit que passent les objets qui les excitent. Selon les
couleurs qu'il leur donne, selon qu'il les pénètre, qu'il les
embellit^ qu'il les déguise, l'âme les rebute ou s'y attache.
Quand donc même on ignorerait que tous les hommes ne
sont pas égaux par le cœur, il suffit de savoir qu'ils envisa-
gent les choses selon leurs lumières, peut-être encore plus
inégales, pour comprendre la différence qui distingue les
passions même qu'on désigne du même nom. Si difl'érem-
ment partagés par l'esprit et les sentiments, ils s'attachent
au même objet sans aller au même intérêt; et cela n'est pas
seulement vrai des ambitieux, mais aussi de toute passion.
26. — ■ DE l'amour du monde.
Que de choses sont comprises dans l'amour du monde î
le libertinage, le désir de plaire, l'envie de primer, etc. :
l'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si mêlés.
i II ne faut pas perdre de vue que Vauvenargues prend presque toujours le
mot âme dans le sens de cœur. Voy. quelques lignes plus bas, où ce dernier mot
remplace l'autre : « ... tous les hommes ne sont pas égaux par le cœur. » — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 33
Le génie et l'activité portent les hommes à la vertu et à
la gloire ; les petits talents, la paresse, le goût des plaisirs,
la gaîté et la vanité les fixent aux petites choses ; mais en
tous c'est le même instinct, et l'amour du monde renferme
de vives semences de presque toutes les passions.
27. — SUR l'amour de la gloire '-
La gloire nous donne sur les cœurs une autorité naturelle
qui nous touche sans doute autant que nulle de nos sensa-
tions, et nous étourdit plus sur nos misères qu'une vaine
dissipation : elle est donc réelle en tous sens. Ceux qui par-
lent de son néant inévitable soutiendraient peut-être avec
peine le mépris ouvert d'un seul homme. Le vide des
grandes passions est rempli par le grand nombre des pe-
tites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien dan-
ser, ou de quelque misère encore plus basse. Ils sont si
aveugles qu'ils, ne sentent pas que c'est la gloire qu'ils
cherchent si curieusement % et si vains, qu'ils osent la
mettre dans les choses les plus frivoles. La gloire, disent-
ils, n'est ni vertu, ni mérite ; ils raisonnent bien en cela :
elle n'est que leur récompense ; mais elle nous excite donc
au travail et à la vertu , et nous rend souvent estimables
afin de nous faire estimer.
Tout est très-abject dans les hommes, la vertu, la gloire,
la vie ; mais les choses les plus petites ont des proportions
reconnues. Le chêne est un grand arbre près du cerisier ;
ainsi les hommes à l'égard les uns des autres. Quelles sont
les vertus et les inclinations de ceux qui méprisent la gloire?
L'ont-ils méritée?
1 [Excellent.' — V.]-^ (Voir plus loin les deux discours sur le même sujet.)
— G.
2 « Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien
• écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu ; et moi qui
« écris ceci, j'ai peut-être cette envie ; et peut-être que ceux qui le liront, l'au-
« ront aussi. » — Pascal, 1"" partie, art. V, pensée m. — G.
34 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
28. — DE l'amour des sciences et des lettres.
La passion de la gloire et la passion des sciences se res-
semblent dans leur principe ; car elles viennent l'une et
l'autre du sentiment de notre vide et de notre imperfection.
Mais l'une voudrait se former comme un nouvel être hors
de nous, et l'autre s'attache à étendre et à cultiver notre
fonds. Ainsi, la passion de la gloire veut nous agrandir au
dehors, et celle des sciences au dedans.
On ne peut avoir l'âme grande, ou l'esprit un peu péné-
trant, sans quelque passion pour les lettres. Les arts sont
consacrés à peindre les traits de la belle nature ; les sciences,
à la vérité. Les arts et les sciences embrassent tout ce qu'il
y a dans la pensée de noble ou d'utile ; de sorte qu'il ne
reste à ceux qui les rejettent que ce qui est indigne d'être
peint ou enseigné, etc. '.
La plupart des hommes honorent les lettres comme la
religion et la vertu, c'est-à-dire comme une chose qu'ils
ne peuvent ni connaître, ni pratiquer :, ni aimer ^ Personne,
néanmoins, n'ignore que les bons livres sont l'essence des
meilleurs esprits, le précis de leurs connaissances, et
le fruit de leurs longues veilles. L'étude d'une vie en-
tière s'y peut recueillir dans quelques heures ; c'est un
grand secours.
Deux inconvénients sont à craindre dans cette passion :
e mauvais choix et l'excès. Quant au mauvais choix, il est
probable que ceux qui s'attachent à des connaissances peu
utiles ne seraient pas propres aux autres; mais l'excès se
peut corriger.
1 [Beau. — V.]
2 [Très-bien. — V.] — On avait copié cette pensée dans l'Encyclopédie, sans
en citer l'auteur. Les journalistes de Trévoux, qui avaient fort loué l'ouvrage
de Vauvcnargues lorsqu'il parut, firent un crime de cette maxime aux ency-
clopédistes. — M. [— On peut juger par ce seul passage, si c'est un con-
tempteur de la religion qui en parlerait comme il parle de la vertu et des let-
tres, c'est-à-dire des choses dont il paraît, dans tout son livre, faire le plus
de cas. — La H.]
i
DE L'ESPRIT HUMAIN. 35
Si nous étions sages, nous nous bornerions à un petit
nombre de connaissances, afin de les mieux posséder. Nous
tâcherions de nous les rendre familières et de les réduire
en pratique : la plus longue et la plus laborieuse théorie
n'éclaire qu'imparfaitement. Un homme qui n'aurait jamais
dansé posséderait inutilement les règles de la danse ; il en
est sans doute de même des métiers d'esprit.
Je dirai bien plus : rarement l'étude est utile lorsqu'elle
n'est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut
pas séparer ces deux choses; l'une nous apprend à penser,
l'autre à agir; l'une à parler, l'autre à écrire; l'une a
disposer nos actions, et l'autre à les rendre faciles. L'u-
sage du monde nous donne encore de penser naturelle-
ment, et l'habitude des sciences, de penser profondé-
ment.
Par une suite nécessaire de ces vérités, ceux qui sont pri-
vés de l'un et l'autre avantage par leur condition fournis-
sent une preuve incontestable de l'indigence naturelle de
l'esprit humain. Un vigneron, un couvreur, resserrés dans
un petit cercle d'idées très-communes, connaissent à peine
les plus grossiers usages de la raison, et n'exercent leur
jugement, supposé qu'ils en aient reçu de la nature, que
sur des objets très-palpables. Je sais bien que l'éducation
ne peut suppléer le génie; je n'ignore pas que les dons de
la nature valent mieux que les dons de l'art : cependant
l'art est nécessaire pour faire fleurir les talents; un beau
naturel négligé ne porte jamais de fruits mûrs. Peut-on
regarder comme un bien un génie à peu près stérile?
Que servent à un grand seigneur les domaines qu'il laisse
en friche ? Est-il riche de ces champs incultes ?
29. — DE l'avarice.
Ceux qui n'aiment l'argent que pour le dépenser ne sont
pas véritablement avares '. L'avarice est une extrême dé-
> [Us sont avides. — V.J
36 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
fiance des événements, qui cherche à s'assurer contre les
instabilités de la fortune par une excessive prévoyance, et
manifeste cet instinct avide qui nous sollicite d'accroître,
d'étayer, d'affermir notre être. Basse et déplorable manie,
qui n'exige ni connaissance, ni vigueur d'esprit, ni jeu-
nesse, et qui prend, par cette raison, dans la défaillance des
sens, la place des autres passions.
30. — DE LA PASSION DU JEU.
Quoique j'aie dit que l'avarice naît d'une défiance ridi-
cule des événements de la fortune, et qu'il semble que l'a-
mour du jeu vienne, au contraire, d'une ridicule confiance
aux mêmes événements, je ne laisse pas de croire qu'il y a
des joueurs avares et qui ne sont confiants qu'au jeu; en-
core ont-ils, comme on dit, un jeu timide et serré.
Des commencements souvent heureux remplissent l'es-
prit des joueurs de l'idée d'un gain très-rapide , qui
paraît toujours sous leurs mains : cela détermine. Par
combien de motifs, d'ailleurs, n'est-on pas porté à jouer?
par cupidité , par amour du faste, par goût des plai-
sirs, etc. Il suffit donc d'aimer quelqu'une de ces choses
pour aimer le jeu; c'est une ressource pour les acquérir,
hasardeuse à la vérité, mais propre à toute sorte d'hommes,
pauvres, riches, faibles, malades, jeunes et vieux, ignorants
et savants, sots et habiles, etc. ; aussi n'y a-t-il point de
passion plus commune que celle-ci.
31. — DE LA PASSION DES EXERCICES.
Il y a dans la passion des exercices un plaisir pour les
sens et un plaisir pour l'âme. Les sens sont flattés d'agir,
de galoper un cheval, d'entendre un bruit de chasse dans
une forêt; l'âme jouit de la justesse de ses sens, de la force
et de l'adresse de son corps, etc. Aux yeux d'un philosophe
qui médite dans son cabinet, cette gloire est bien puérile ;
mais, dans l'ébranlement de l'exercice, on ne scrute pas tant
DE L'ESPRIT HUiMAIN. 37
les choses. En approfondissant les hommes, on rencontre
des vérités humiliantes, mais incontestables.
Vous voyez l'âme d'un pêcheur qui se détache en quel-
que sorte de son corps pour suivre un poisson sous les
eaux, et le pousser au piège que sa main lui tend. Qui
croirait qu'elle s'applaudit de la défaite du faible animal,
et triomphe au fond du filet'? Toutefois rien n'est si sen-
sible.
TJn grand, à la chasse, aime mieux tuer un sanglier
qu'une hirondelle : par quelle raison? tous la voient.
32. — DE l'amour paternel.
L'amour paternel ne diffère pas de l'amour-propre ^ Un
enfant ne subsiste que par ses parents, dépend d'eux,
vient d'eux, leur doit tout; ils n'ont rien qui leur soit si
propre. Aussi un père ne sépare point l'idée d'un fils de la
sienne, à moins que le fils n'affaiblisse cette idée de pro-
priété par quelque contradiction ; mais plus un père s'ir-
rite de cette contradiction, plus il s'afflige, plus il prouve
ce que je dis.
33. — DE l'amour filial et fraternel.
Comme les enfants n'ont nul droit sur la volonté de leurs
pères, la leur étant au contraire toujours combattue, cela
leur fait sentir qu'ils sont des êtres à part, et ne peut pas
leur inspirer de l'amour-propre; parce que la propriété ne
saurait être du côté de la dépendance : cela est visible.
C'est par cette raison que la tendresse des enfants n'est pas
* Cette courte et énergique peinture est tout à fait dans le ton de La
Bruyère. — G.
'■^ Voltaire et La Harpe remarquent que, pour suivre la distinction qu'il a
établie plus haut (ch. 2Zi), Vauvenargues devait dire, ici plus que partout
ailleurs, de l'amour de nous-mêmes. Si, malgré l'avis de Voltaire, l'auteur a
maintenu le mot, c'est qu'en eflct il n'entend parler ici que de l'idée de pro-
priété^ comme il l'appelle, et de la part d'égoïsme qui entre, à cet égard, dans
cette affection. Le chapitre suivant explique, par opposition, la pensée de
Vauvenargues. — G.
\
38 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
aussi vive que celle des pères ; mais les lois ont pourvu à
cet inconvénient. Elles sont un garant aux pères contre l'in-
gratitude des enfants, comme la nature est aux enfants un
otage assuré contre l'abus des lois. Il était juste d'assurer
à la vieillesse les secours qu'elle avait prêtés à la faiblesse
de l'enfance.
La reconnaissance prévient, dans les enfants bien nés,
ce que le devoir leur impose. Il est dans la saine nature
d'aimer ceux qui nous aiment et nous protègent, et l'habi-
tude d'une juste dépendance en fait perdre le sentiment ;
mais il suffit d'être homme pour être bon père; et si l'on
n'est homme de bien, il est rare qu'on soit bon fds '.
Du reste, qu'on mette à la place de ce que je dis la sym-
pathie ou le sang, et qu'on me fasse entendre pourquoi le
sang ne parle pas autant dans les enfants que dans les
pères; pourquoi la sympathie périt quand la soumission
diminue ; pourquoi des frères souvent se haïssent sur des
fondements si légers, etc. Mais quel est donc le nœud de
l'amitié des frères? Une fortune, un nom communs, même
naissance et même éducation, quelquefois même caractère ;
enfin l'habitude de se regarder comme appartenant les uns
aux autres, et comme n'ayant qu'un seul être '.
Zli. — DE l'amitié que l'on A POUR LES BÊTES.
Il peut entrer quelque chose qui flatte les sens dans le
goût qu'on nourrit pour certains animaux. Quand ils nous
appartiennent, j'ai toujours pensé qu'il s'y mêle de l'a-
mour-propre : rien n'est si ridicule à dire, et je suis fâché
» [Cette différence est très-bien observée, et rentre dans le dessein de la na-
ture. Loin de voir, comme Helvétius, dans la dépendance des enfants un
principe de haine, Vauvenargues y voit avec raison une des causes de la ten-
dresse filiale. — La H.]
2 Les divers éditeurs de Vauvenargues donnent ici quatre lignes qui se
trouvent, en effet, dans la première édition, mais qui ne paraissent plus dans
la seconde. Vauvenargues, d'après le conseil de Voltaire, avait supprimé lui-
même sur l'exemplaire d'Aix, ce passage peu intportant d'ailleurs, et nous ne
voyons pas qu'il y ait lieu de le rétablir, contre l'intention de l'auteur. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 39
qu'il soit vrai; mais nous sommes si vicies, que, s'il s'offre
à nous la moindre ombre de propriété, nous nous y atta-
chons aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des pensées et
des sentiments; nous nous figurons qu'il nous aime, qu'il
nous craint, qu'il sent nos faveurs, etc. Ainsi nous aimons
l'avantage que nous nous accordons sur lui. Quel empire !
mais c'est là l'homme.
35. — DE l'amitié.
C'est l'insuffisance de notre être qui fait naître l'amitié,
et c'est l'insuffisance de l'amitié même qui la fait périr '.
Est-on seul; on sent sa misère, on sent qu'on a besoin
d'appui ; on cherche un fauteur de ses goûts, un compa-
gnon de ses plaisirs et de ses peines ; on veut un homme
dont on puisse posséder le cœur et la pensée ; alors l'ami-
tié paraît être ce qu'il y a de plus doux au monde. A-t-on
ce qu'on a souhaité, on change bientôt de pensée.
Lorsqu'on voit de loin quelque bien, il fixe d'abord nos
désirs; et lorsqu'on y parvient, on en sent le néant. Notre
âme, dont il arrêtait la vue dans l'éloignement, ne saurait
s'y reposer quand elle voit au delà : ainsi l'amitié, qui de
loin bornait toutes nos prétentions, cesse de les borner de
près; elle ne remplit pas le vide qu'elle avait promis de
remplir; elle nous laisse des besoins qui nous distraient et
nous portent vers d'autres biens. Alors on se néglige, on
devient difficile, on exige bientôt comme un tribut les
complaisances qu'on avait d'abord reçues comme un
don. C'est le caractère des hommes de s'approprier peu
à peu jusqu'aux grâces dont ils jouissent.; une longue
possession les accoutume naturellement à regarder les
choses qu'ils possèdent comme à eux; ainsi l'habitude les
persuade qu'ils ont un droit naturel sur la volonté de leurs
amis. Ils voudraient s'en former un titre pour les gouver-
ner ; lorsque ces prétentions sont réciproques, comme on
* [Bien. — V.]
40 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
[le] voit souvent, l' amour-propre s'irrite, et crie des deux
côtés, produit de l'aigreur, des froideurs, et d'amères expli-
cations, etc. On se trouve aussi quelquefois mutuellement
des défauts qu'on s'était cachés; ou l'on tombe dans des
passions qui dégoûtent de l'amitié, comme les maladies
violentes dégoûtent des plus doux plaisirs.
Aussi les hommes extrêmes ne sont pas les plus ca -
pables d'une constante amitié. On ne la trouve nulle
part si vive et si solide que dans les esprits timides et
sérieux, dont l'âme modérée connaît la vertu; car elle
soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le
poids du secret ', détend leur esprit, l'élargit, les rend plus
confiants et plus vifs, se mêle à leurs amusements, à leurs
affaires et à leurs plaisirs mystérieux : c'est l'âme de toute
leur vie \
Lesjeunes gens sont aussi très-sensibles et très-confiants^;
mais la vivacité de leurs passions les distrait et les rend
volages. La sensibilité et la confiance sont usées dans les
vieillards; mais le besoin les rapproche, et la raison est
leur lien ; les uns aiment plus tendrement, les autres plus
solidement 4.
Le devoir de l'amitié s'étend plus loin qu'on ne croit :
nous suivons notre ami dans ses disgrâces ; mais, dans ses
faiblesses, nousl'abandonnons : c'est être plus faible que lui.
Quiconque se cache, obligé d'avouer les défauts des siens,
fait voir sa bassesse. Ètes-vous exempt de ces vices ? dé-
clarez-vous donc hautement ; prenez sous votre protection
la faiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela :
mais il n'y a que les grandes âmes qui osent se montrer
ainsi. Les faibles se désavouent les uns les autres, et se sa-
1 [Charmant. — V.]
- Plus d'une lettre de la correspondance avec Saint-Vincens {voir plus loin)
pourrait servir de commentaire à cette remarquable analyse de l'amitié.
— G.
^ Première édition : « Lesjeunes gens sont aussi très-sensibles, très-confiants
« et neufs à aimer. » Je regrette ce dernier mot, que Voltaire a biflfé. — G.
^ Ici Voltaire met en marge : « Hélas ! les vieillards n'aiment guère 1 » — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 41
crifient lâchement aux jugements souvent injustes du pu-
blic; ils n'ont pas de quoi résister, etc. '
36. — DE l'amour. ^
Il entre ordinairement beaucoup de sympathie dans l'a-
mour, c'est-à-dire une inclination dont les sens forment le
nœud; mais, quoiqu'ils en forment le nœud, ils n'en sont
pas toujours l'intérêt principal; il n'est pas impossible qu'il
y ait un amour exempt de grossièreté.
Les mêmes passions sont bien différentes dans les hom-
mes ; le même objet peut leur plaire par des endroits
opposés. Je suppose que plusieurs hommes s'attachent à
la même femme : les uns l'aiment pour son esprit, les
autres pour sa vertu, les autres pour ses défauts, etc. ; et
il se peut faire encore que tous l'aiment pour des choses
qu'elle n'a pas, comme lorsqu'on aime une femme légère
que l'on croit solide. N'importe ; on s'attache à l'idée qu'on
se plaît à s'en figurer : ce n'est même que cette idée que
l'on aime, ce n'est pas la femme légère. Ainsi, l'objet des
passions n'est pas ce qui les dégrade ou ce qui les enno-
blit, mais la manière dont on envisage cet objet. Or, j'ai
dit qu'il était possible que l'on cherchât dans l'amour quel-
que chose de plus pur que l'intérêt de nos sens. Voici ce
qui me le fait croire : je vois tous les jours dans le monde
qu'un homme, environné de femmes auxquelles il n'a jamais
parlé, comme à la messe, au sermon, ne se décide pas tou-
jours pour celle qui est la plus jolie, et qui même lui pa-
raît telle. Quelle est la raison de cela? C'est que chaque
beauté exprime un caractère tout particulier, et celui qui
entre le plus dans le nôtre, nous le préférons. C'est donc le
caractère qui nous détermine quelquefois; c'est donc l'âme
que nous cherchons : on ne peut me nier cela. Donc tout ce
qui s'offre à nos sens ne nous plaît alors que comme une
• Voyez lo 7*^ Conseil à un jeune homme. — C.
42 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
image de ce qui se cache à leur vue ; donc nous n'aimons
alors les qualités sensibles que comme les organes de notre
plaisir, et avec subordination aux qualités insensibles dont
elles sont l'expression; donc il est au moins vrai que
l'âme est ce qui nous touche le plus. Or, ce n'est pas aux
sens que l'âme est agréable, mais à l'esprit ; ainsi l'intérêt
de l'esprit devient l'intérêt principal, et si celui des sens
lui était opposé, nous le lui sacrifierions. On n'a donc qu'à
nous persuader ' qu'il lui est vraiment opposé, qu'il est une
tache pour l'âme, voilà l'amour pur.
Amour cependant véritable, qu'on ne saurait confondre
avec l'amitié ; car, dans l'amitié, c'est l'esprit qui est l'or-
gane du sentiment; ici ce sont les sens. Et comme les idées
qui viennent par les sens sont infiniment plus puissantes
que les vues de la réflexion, ce qu'elles inspirent est pas-
sion. L'amitié ne va pas si loin '.
37. — DE LA PHYSIONOMIE.
La physionomie est l'expression du caractère et celle du
tempérament. Une sotte physionomie est celle qui n'exprime
que la complexion, comme un tempérament robuste, etc.;-
mais il ne faut jamais juger sur la physionomie : car il y
a tant de traits mêlés sur le visage et dans le maintien des
hommes, que cela peut souvent confondre ; sans parler des
accidents qui défigurent les traits naturels, et qui empêchent
que l'âme ne se manifeste, comme la petite-vérole ^ la
maigreur, etc.
On pourrait conjecturer plutôt sur le caractère des
hommes, par l'agrément qu'ils attachent à de certaines
1 [Ne dirait-on pas que cette persuasion est la chose du monde la plus facile ?
Il s'en faut pourtant de quelque chose. — La H.]
2 Sur l'exemplaire d'Aix, Vauvenargucs a retranché ici deux lignes qui, en
effet, ne se retrouvent plus dans la seconde édition, et c'est à tort que les divers
éditeurs les donnent. — G.
^ On sait que Vauvenargues avait été défiguré par la petite-vérole, et qu'il
est mort du contre-coup de cette maladie, si terrible avant la découverte de
la vaccine. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 43
figures qui répondent à leurs passions; mais encore s'y
tromperait- on '.
38. — DE LA PITIÉ.
La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de tristesse et d'a-
mour '; je ne pense pas qu'elle ait besoin d'être excitée par
un retour sur nous-mêmes, comme on [le] croit ^ Pourquoi
la misère ne pourrait-elle sur notre cœur ce que fait la vue
d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas des choses qui
affectent immédiatement l'esprit ? L'impression des nou-
veautés ne prévient-elle pas toujours nos réflexions ? Notre
âme est-elle incapable d'un sentiment désintéressé ^ ?
39. — DE LA HAINE.
La haine est une déplaisance dans l'objet haï. C'est une
tristesse qui nous donne, pour la cause qui l'excite, une
secrète aversion. On appelle cette tristesse jalousie, lors-
qu'elle est un effet du sentiment de nos désavantages
comparés au bien de quelqu'un. Quand il se joint à cette
jalousie de la haine et une volonté de vengeance dissimulée
par faiblesse, c'est envie.
* [Faible. Il y a de meilleures choses à dire.— V.] — On peut ajouter qu'un
chap. sur la Physionomie ne paraît pas à sa place dans ce 2« livre, qui traite
des Passions. — G.
2 Vauvcnargues entend ici par amour, toute disposition qui nous porte vers
un objet; comme il entend par haine^ toute disposition qui nous en éloigne.
— S.
s Vauvcnargues fait évidemment allusion h La Rochefoucauld qui prétend
que la pitié « est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tom-
n ber, » et que « les services que nous rendons sont, ^ proprement parler, des
« biens que nous nous faisons par avance. » (264' Max.) — G.
* [Cela mérite plus de détail. — V.] — [Vous entendrez Ilelvétius s'écrier :
« Quel autre motif que Vintérêt personnel pourrait déterminer un homme à
« des actions généreuses? » Vous aimerez mieux sans doute entendre ici
Vauvcnargues qui s'écrie : « Notre âme est-elle donc incapable d'un sentiment
désintéressé?» Les deux exclamations contraires ont également le ton de la
ronviction intime; mais Hclvétius entasse à l'appui de lu sienne une foule de
mauvais raisonnements, et celle de Vauvonargues est le dernier mot d'un
court chapitre sur la Pitié. C'est qu'il était bien sûr que tous ceux qui ont
une âme le dispenseraient de la preuve, et qu'Helvétius sentait que tout son
esprit ne subirait pas pour répondre à l'âme de ses lecteurs. — La IL]
44 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
Il y a peu de passions où il n'entre de l'amour ou de la
haine : la colère n'est qu'une aversion subite et violente,
enflammée d'un désir aveugle de vengeance ; l'indignation,
un sentiment de colère et de mépris ; le mépris, un sen-
timent mêlé de haine et d'orgueil ; l'antipathie, une haine
violente et qui ne raisonne pas '.
Il entre aussi de l'aversion dans le dégoût ; il n'est pas
une simple privation comme l'indifférence ; et la mélancolie,
qui n'est communément qu'un dégoût universel sans espé-
rance, tient encore beaucoup de la haine \
A l'égard des passions qui viennent de l'amour, j'en ai
déjà parlé ailleurs ; je me contente donc de répéter ici que
tous les sentiments que le désir allume, sont mêlés d'amour
ou de haine.
!\0. — DE l'estime, du respect et du mépris.
L'estime est un aveu intérieur du mérite de quelque
chose; le respect est le sentiment de la supériorité d' autrui.
Il n'y a pas d'amour sans estime ; j'en ai dit la raison.
L'amour étant une complaisance dans l'objet aimé, et
lès hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux
choses qui leur plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent
leur estime sur le degré d'agrément que les objets ont pour
eux. Et s'il est vrai que chacun s'estime personnellement
plus que tout autre, c'est, ainsi qu'on l'a déjà dit, parce
qu'il n'y arien qui nous plaise ordinairement tant que nous-
mêmes. Ainsi, non-seulement on s'estime avant tout, mais on
estime encore toutes les choses que l'on aime^ comme la
chasse, la musique, les chevaux, etc.; et ceux qui mépri-
sent leurs propres passions ne le font que par réflexion et
par un effort de raison, car l'instinct les porte au contraire.
1 [La haine semble être une colère d'habitude; l'aversion, une forte anti-
pathie ; l'antipathie, un instinct qui nous avertit que tel être n'est pas fait
pour le nôtre. — V.]
2 [Haine de quoi ? — V.]
5 [Hors-d'œuvre ; à mettre dans le chap. de V Amour-propre. — V.]
i
DE L'ESPRIT HUMAIN. 45
Par une suite naturelle du même principe, la haine ra-
baisse ceux qui en sont l'objet, avec le même soin que
l'amour les relève. Il est impossible aux hommes de se
persuader que ce qui les blesse n'ait pas quelque grand
défaut; c'est un jugement confus que l'esprit porte en
lui-même, comme il en use au contraire ' en aimant. Et
si la réflexion contrarie cet instinct , car il y a des qua-
lités qu'on est convenu d'estimer et d'autres de mépriser,
alors cette contradiction ne fait qu'irriter la passion ;
et, plutôt que de céder aux traits de la vérité, elle en dé-
tourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qua-
lités naturelles pour lui en donner de conformes à son inté-
rêt dominant ; ensuite elle se livre témérairement et sans
scrupule à ses préventions insensées.
Il n'y a presque point d'homme dont le jugement soit
supérieur à ses passions. 11 faut donc bien prendre garde,
lorsqu'on veut se faire estimer, à ne pas se faire haïr, mais
tâcher, au contraire, de se présenter par des endroits
agréables ; parce que les hommes penchent à juger du prix
des choses par le plaisir qu'elles leur font.
Il y en a, à la vérité, qu'on peut surprendre par une
conduite opposée , en paraissant au dehors plus pénétré de
soi-même qu'on [ne] l'est au dedans; cette confiance exté-
rieure les persuade et les maîtrise. Mais il est un moyen plus
noble de gagner l'estime des hommes : c'est de leur faire
souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et ensuite d'être
modeste et de s'accommoder à eux\ Quand on a véritable-
ment les qualités qui emportent l'estime du monde, il n'y
a plus qu'à les rendre populaires pour leur concilier l'a-
mour, et lorsque l'amour les adopte, il en sait relever le
prix. Mais pour les petites finesses qu'on emploie en vue de
surprendre ou de conserver les suffrages, attendre les
autres, se faire valoir, réveiller par des froideurs étudiées
ou des amitiés ménagées le goût inconstant du public, c'est
' Au contraire, pour d'une manière contraire. — S.
2 [Bien. — V.]
46 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
la ressource des hommes superficiels qui craignent d'être
approfondis ; il faut leur laisser ces misères, dont ils ont
besoin avec leur mérite spécieux '.
Mais c'est trop s'arrêter aux choses ; tâchons d'abréger
ces principes par de courtes définitions :
Le désir est une espèce de mésaise que le goût du bien
[-être] met en nous, et l'inquiétude un désir sans objet ;
l'ennui vient du sentiment de notre vide ; la paresse naît
d'impuissance ; la langueur est un témoignage de notre
faiblesse, et la tristesse de notre misère.
L'espérance est le sentiment d'un bien prochain, et la
reconnaissance celui d'un bienfait"; le regret consiste dans
le sentiment de quelque perte ; le repentir, dans celui
d'une faute; le remords, dans celui d'un crime et la crainte
du châtiment ^
La timidité peut être la crainte du blâme, la honte en
est la conviction .
La raillerie naît d'un mépris content 4.
La surprise est un ébranlement soudain à la vue d'une
nouveauté; l'étonnement est une surprise longue^ et
1 [Bien, — V.] — Vauvenargues reviendra souvent sur ces idées; voyez
notamment le 8^ Conseil à un jeune homme^ et toutes les maximes sur la
finesse et sur Vhabileté. — G.
2 [Trop commun. — V.J
5 Ici Voltaire écrit à la marge Girard^ faisant allusion, sans doute, à l'au-
teur des Synonymes. — G. — Ce n'est pas, à ce qu'il semble, la différence de
la faute et du crime^ qui constitue celle du repenti?- et du remords. On peut
expier ses crimes par le repentir., et sentir le remords d'une faute. Si le re-
pentir est moins cruel, c'est qu'il suppose le retour, et une résolution de ne
plus retomber, qui console toujours. Le remords peut exister avec la résolu-
tion de se rendre encore coupable. Heureux^ si je puis, dit Matlian dans
Athalie.,
A force d'attentats, perdre tous mes remords.
C'est ainsi que les scélérats les perdent ; il n'y a point pour eux de re-
pentir.
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.
Heureusement le remords peut naître sans la crainte du châtiment; mais ce
n'est guère que pour les premiers crimes. — S.
4 [Bien. — V.]
5 [Pourquoi longue? V.]
DE L'ESPRIT HUMAIN. 47
accablante; l'admiration une surprise pleine de respect'.
La plupart de ces sentiments ne sont pas trop composés,
et n'affectent pas aussi durablement notre âme que les
grandes passions, l'amour, l'ambition, l'avarice, etc. Le
peu que je viens de dire à leur occasion, répandra une
sorte de lumière sur ceux dont je me réserve de parler
ailleurs.
41. — DE l'amour des objets SENSIBLES.
Il serait impertinent de dire que l'amour des choses sen-
sibles, comme l'harmonie, les saveurs, etc., n'est qu'un
effet de l' amour-propre, du désir de nous agrandir, elc.
Cependant tout cela s'y mêle quelquefois. Il y a des musi-
ciens, des peintres, qui n'aiment chacun dans leur art que
l'expression des grandeurs^ et qui ne cultivent leurs talents
que pour la gloire : ainsi d'une infinité d'autres.
Les hommes que les sens dominent ne sont pas ordinai-
rement si sujets aux passions sérieuses : l'ambition, l'amour
de la gloire, etc. Les objets sensibles les amusent et les
amollissent ; et s'ils ont les autres passions, ils ne les ont pas
aussi vives. On peut dire la même chose des hommes en-
joués, parce qu'ayant une manière d'exister assez heureuse,
ils n'en cherchent pas une autre avec ardeur. Trop de
choses les distraient ou les préoccupent.
On pourrait entrer là-dessus, et sur tous les sujets que
j'ai traités, dans des détails intéressants. Mais mon dessein
n'est pas de sortir des principes , quelque sécheresse qui
les accompagne : ils sont l'objet unique de tout mon dis-
cours, et je n'ai ni la volonté ni le pouvoir de donner plus
d'application à cet ouvrage \
* Il faut avouer que la plupart des définitions accumulées ici ne se ratta-
chent pas assez étroitement au sujet annoncé par le titre du chapitre. — G.
2 Vauvenargucs veut-il dire que des artistes n'aiment leur art que comme
moyen d'exprimer la grandeur de leur génie? — La phrase est au moins
obscure. — G.
^ Dans la première édition, ce chapitre finissait ainsi : 1 1l serait sans doute
n agréable d'élever un édifice sur ces fondements, de l'orner, de s'y reposer;
48 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
ll2. — DES PASSIONS EN GÉNÉRAL.
Les passions s'opposent aux passions, et peuvent se servir
de contre- poids ; mais la passion dominante ne peut se
conduire que par son propre intérêt, vrai ou imaginaire,
parce qu'elle règne despotiquement sur la volonté, sans
laquelle rien ne se peut.
Je regarde humainement les choses, et j'ajoute dans cet
esprit : toute nourriture n'est pas propre à tous les corps,
tous objets ne sont pas suffisants pour toucher de certaines
âmes. Ceux qui croient les hommes souverains arbitres
de leurs sentiments ne connaissent pas la nature; qu'on
obtienne qu'un sourd s'amuse des sons enchanteurs de
Murer; qu'on demande à une joueuse qui fait une grosse
partie qu'elle ait la complaisance et la sagesse de s'y en-
nuyer : nul art ne le peut.
Les sages se trompent encore en offrant la paix aux pas-
sions ; les passions lui sont ennemies. Ils vantent la modé-
ration à ceux qui sont nés pour l'action et pour une vie
agitée ; qu'importe à un homme malade la délicatesse d'un
festin qui le dégoûte ?
Nous ne connaissons pas les défauts de notre âme' ; mais
quand nous pourrions les connaître, nous voudrions rare-
ment les vaincre.
Nos passions ne sont pas distinctes de nous-mêmes ; il y
en a qui sont tout le fondement et toute la substance de
notre âme. Le plus faible de tous les êtres voudrait-il périr
pour se voir remplacé par le plus sage ? Qu'on me donne
un esprit plus juste, plus aimable, plus pénétrant, j'accepte
« où ne le porterait-on pas? que n'y ferait-on pas entrer? Une longue vie suf-
« tirait à peine à l'exécution d'un tel dessein. Détourné de ses avantages par
« de vains désirs, et borné à lier mes réflexions, je cours rapidement au but,
« et j'ignore l'art d'embellir. » — Il nous a paru intéressant de rétablir, au
moins en note, un des rares endroits où Vauvenargucs parle de lui. Les vains
désirs auxquels il fait allusion feraient penser qu'il écrivait ce morceau au
moment où il allait se démettre de son grade de capitaine, et solliciter, sans
beaucoup d'espérance, un emploi dans la diplomatie. — G.
* [Pas assez développé. — V.]
DE L'ESPRIT HUMAIN. 49
avec joie tous ces dons ; mais si l'on m'ôte encore l'âme
qui doit en jouir, ces présents ne sont plus rien pour moi '.
Cela ne dispense personne de combattre ses habitudes %
et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse.
Dieu peut tout ; la vertu sincère n'abandonne pas ses
amants; les vices même d'un homme bien né peuvent se
tourner à sa gloire \
« [Idée frivole. — V.]
2 Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire fait observer que ce n'est pas là la con-
séquence attendue ; il n'y a cependant qu'à rapprocher cette ligne de celles qui
précèdent {nous ne connaissons pas les défauts de notre âme^ etc.) pour s'as-
surer que la conséquence est rigoureuse ; j'imagine que ce qui chagrine Vol-
taire, c'est moins ce passage lui-même, que le mot suivant: Dieu peut tout.
— G.
3 Rapprochez de la IS*" Réflexion et du 3^ Conseil à tin jeune homme. — G.
50 INTIIODUCTIOIN A LA CONNAISSANCE
LIVRE TROISIEME
53. — DU BIEN ET DU MAL MORAL.
Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier ', et qui peut
être le contraire de cela à l'égard du reste des hommes, ne
peut être regardé, en général, comme un mal ou comme un
bien =.
Afin qu'une chose soit regardée comme un bien par toute
la société, il faut qu'elle tende à l'avantage de toute la so-
ciété ; et afin qu'on la regarde comme un mal, il faut qu'elle
tende à sa ruine : voilà le grand caractère du bien et du
mal moral.
Les hommes étant imparfaits n'ont pu se suffire à eux-
mêmes : de là la nécessité de former des sociétés. Qui dit
une société dit un corps qui subsiste par l'union de divers
membres, et confond l'intérêt particulier dans l'intérêt gé-
néral ; c'est là le fondement de toute la morale.
Mais parce que le bien commun exige de grands sacri-
fices, et qu'il ne peut se répandre également sur tous les
hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines,
assure des indemnités dignes d'envie à ceux qui nous sem-
blentlésés. Et toutefois, ces motifs respectables n'étant pas
* Au lieu de pour un particulier. — S.
- Oui ; mais si toute la société avait la fièvre ou la goutte, ou était man-
chotte ou folle? — V. — Il faut avouer que l'objection de Voltaire est puérile
et porte à faux ; il est assez clair, comme l'indique le titre même du chapitre,
que Vauvenargues traite ici, non du bien et du mal physique, mais du bien
^i du mal moral. — G.
PE L'ESPRIT HUMAIN. 51
assez puissants pour donner un frein à la cupidité des
hommes, il a fallu encore qu'ils convinssent de certaines
règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre
humain, sur la crainte odieuse des supplices ; et c'est l'ori-
gine des lois.
Nous naissons, nous croissons à l'ombre de ces conven-
tions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie
et la tranquillité qui l'accompagne. Les lois sont aussi le
seul titre de nos possessions : dès l'aurore de notre vie,
nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons
toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend
se soustraire à cette autorité, dont il tient tout, ne peut
trouver injuste qu'elle lui ravisse tout, jusqu'à la vie. Où
serait la raison qu'un particulier ose ' en sacrifier tant d'au-
tres à soi seul, et que la société ne pût par sa ruine racheter
le repos public ? C'est un vain prétexte de dire qu'on ne se
doit pas à des lois qui favorisent l'inégalité des fortunes.
Peuvent-elles égaler ' les hommes, l'industrie, l'esprit, les
talents ? peuvent-elles empêcher les dépositaires de l'auto-
rité d'en user selon leur faiblesse ? Dans cette impuissance
absolue d'empêcher l'inégalité des conditions, elles fixent les
droits de chacune, elles les protègent. On suppose d'ailleurs,
avec quelque raison, que le cœur des hommes se forme sur
leur condition : le laboureur a souvent, dans le travail de
ses mains, la paix et la satiété qui fuient l'orgueil des grands ^
ceux-ci n'ont pas moins de désirs que les hommes les plus
abjects ; ils ont donc autant de besoins : voilà dans l'inéga-
lité une sorte d'égalité ^. Ainsi on suppose aujourd'hui toutes
les conditions égales ou nécessairement inégales : dans l'une
et l'autre supposition , l'équité consiste à maintenir invaria-
• Il faudrait osûl ; plus loin, par sa ruine est équivoque et veut dire la ruine
de ce particulier. — M.
- Au lieu à'éfjaliser. Cette incorrection reviendra souvent. — G.
"' [On pourrait dire tout cela bien mieux. — V.j
^ Voyez plus loin le développement de ces idées dans le Discours sur l'inr-
(jalité des richesses. — G.
52 INTRODUCTION A L\ CONNAISSANCE
blementleursdroits réciproques, et c'estlàtoutrobjetdeslois.
Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de
l'être ! Plus heureux qui porte en son cœur celles d'un heu-
reux naturel ! Il est bien facile de voir que je veux parler des
vertus ' ; leur noblesse et leur excellence sont l'objet de tout
ce discours : mais j'ai cru qu'il fallait d'abord établir une
règle sûre pour les bien distinguer du vice. Je l'ai rencon-
trée sans effort, dans le bien et le mal moral ; je l'aurais
cherchée vainement dans une moins grande origine. Dire
simplement que la vertu est vertu, parce qu'elle est bonne
en son fond, et le vice tout au contraire, ce n'est pas les
faire connaître. La force et la beauté sont aussi de grands
biens ; la vieillesse et la maladie, des maux réels : cepen-
dant l'on n'a jamais dit que ce fût là vice ou vertu. Le mot
de vertu emporte l'idée de quelque chose d'estimable à
l'égard de toute la terre ; le vice au contraire ; or, il n'y a
que le bien et que le mal moral qui portent ces grands ca-
ractères. La préférence de l'intérêt général au personnel
est la seule définition qui soit digne de la vertu et qui doive
en fixer l'idée; au contraire, le sacrifice mercenaire du
bonheur public à l'hitérêt propre est Je sceau éternel du vice.
Ces divers caractères ainsi établis et suffisamment dis-
cernés, nous pouvons distinguer encore les vertus natu-
relles des acquises. J'appelle vertus naturelles les vertus
de tempérament ; les autres sont les fruits pénibles de la
réflexion. Nous mettons ordinairement ces dernières à plus
haut prix, parce qu'elles nous coûtent davantage ; nous les
estimons plus à nous, parce qu'elles sont les effets de notre
fragile raison. Je dis : La raison elle-même n'est-elle pas
un don de la nature, comme l'heureux tempérament? L'heu-
reux tempérament exclut-il la raison ? N'en est-il pas plutôt
la base? Et si Tun peut nous égarer, l'autre est-il plus
infaillible ?
* Très -bien. Distinguons cependant vertus et qualités heureuses : bienfai-
sance seule est vertu; tempérance, sagesse, bonnes qualités ? tant mieux pour
toi. - V.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 53
Je me hâte, afin d'en venir à une question plus sérieuse.
On demande si la plupart des vices ne concourent pas au
bien public, comme les plus pures vertus. Qui ferait fleurir
le commerce sans la vanité, l'avarice, etc.?En un sens, cela
est trop vrai dans la décadence des mœurs ; mais il faut m'ac-
corder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé
de grands maux '. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de
ses désordres ; et c'est la raison, la vertu qui le subjuguent,
qui le contiennent dans certaines bornes, et le rendent
utile au monde.
A la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes
nos passions; mais si nous n'avions aucun vice, nous
n'aurions pas ces passions à satisfaire; et nous ferions
par devoir ce qu'on fait par ambition , par orgueil ,
par avarice , etc. Il est donc ' ridicule de ne pas sentir
que c'est le vice qui nous empêche d'être heureux par la
vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des
hommes, c'est parce que les hommes sont vicieux ; et les
vices, s'ils vont au bien, c'est qu'ils sont mêlés de vertus
de patience, de tempérance, de courage, etc. ^ Un peuple
qui n'aurait en partage que des vices courrait à sa perte
infaillible.
Quand le vice veut procurer quelque grand avantage au
monde, pour surprendre l'admiration, il agit comme la
vertu, parce qu'elle est le vrai moyen, le moyen naturel
du bien ; mais celui que le vice opère n'est ni son objet ^,
' Il faut remarquer que l'auteur du Mondain ^qae Voltaire ne fait aucune
objection à ce passage, et que c'est précisément ce chapitre qu'il admirait le
plus dans Vauven argues. « J'ignore, dit-il, si jamais aucun de ceux qui se
« sont mêlés d'instruire les hommes, a rien écrit de plus sage que son chapitre
« sur le bien et sur le mal moral. » — G.
* [Conclusion trop éloignée. — V.]
5 Vauvenargucs dira plus loin (l»"" Discours sur la gloire) : « Le vice n'ol>
« tient point d'hommage réel. Si Cromwcll n'eût été prudent, ferme, labo-
« rieux, libéral, autant qu'il était ambitieux et remuant, ni la gloire, ni la
« fortune n'auraient couronné ses projets, etc. » — G.
* Un critique, sinon des plus profonds, du moins des plus délicats et des plus
fins, Vinet {Ilist. de la Litt. française au xviiie siècle^ tome I^»", p. 290), cite,
54 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
ni son but. Ce n'est pas à un si beau terme que tendent
ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu
subsiste ; ainsi rien ne peut l'effacer.
Que prétendent donc quelques hommes, qui confondent
toutes ces choses, ou qui nient leur réalité ? Qui peut les
empêcher de voir qu'il y a des qualités qui tendent natu-
rellement au bien du monde, et d'autres à sa destruction ?
Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à
tout l'univers, et par conséquent estimables à l'égard
de toute la terre, voilà ce qu'on nomme vertu ; et ces
odieuses passions, tournées à la ruine des hommes et, par
conséquent, criminelles envers le genre humain, c'est ce que
j'appelle des vices. Qu'entendent-ils, eux, par ces noms ?
Cette différence éclatante du faible et du fort, du faux et
du vrai, du juste et de l'injuste, etc., leur échappe-t-elle ?
Mais le jour n'est pas plus sensible. Pensent-ils que l'irréli-
gion dont ils se piquent puisse anéantir la vertu ? Mais tout
leur fait voir le contraire. Qu'imaginent-ils donc ? Qui leur
trouble l'esprit? Qui leur cache qu'ils ont eux-mêmes, parmi
leurs faiblesses, des sentiments de vertu ' ?
Est-il un homme assez insensé pour douter que la santé
ne soit préférable aux maladies? Non, il n'y en a point dans
le monde. Trouve-t-on quelqu'un qui confonde la sagesse
avec la folie? Non, personne assurément. On ne voit per-
en regard de ce passage, une maxime de Vauvenargues, et s'étonne de la con-
tradiction : « Aidons-nous des mauvais motifs, pour nous fortifier dans les
« bons desseins. » On pourrait, je crois, répondre que la contradiction n'est
qu'apparente, car l'auteur ne prétend pas que le vice n'opère jamais le bien,
et qu'on ne puisse jamais, par conséquent, en tirer parti pour une fin ver-
tueuse ; il soutient seulement que, même dans ce cas, le vice ne peut reven-
diquer le mérite du bien qu'il a produit, parce que ce bien n'était ni son objet
ni soîi but. Ce n'est pas, du reste, que les contradictions ne soient nombreuses
dans Vauvenargues ; il en convient lui-même et ne s'en embarrasse guère. Nous
avons trouvé à ce sujet, dans les manuscrits du Louvre, cette pensée inédite :
« Si l'on me dit que je me contredis, je réponds : parce que je me suis trompé
« une fois ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours. » — G.
* Première édition : t Hommes faibles, vous n'êtes pas si méchants que
« vous le croyez; vous avez aussi des vertus. » Nous regrettons ce mouve-
ment, que Voltaire a supprimé, parce que le mot faibles lui semblait, avec
raison d'ailleurs, aller contre l'idée môme de Vauvenargues. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 55
sonne non plus qui ne préfère la vérité à l'erreur; per-
sonne qui ne sente bien que le courage est différent de la
crainte, et Tenvie de la bonté ; on ne voit pas moins claire-
ment que l'humanité vaut mieux que l'inhumanité, qu'elle
est plus aimable, plus utile, et, par conséquent, plus esti-
mable ; et cependant.... 0 faiblesse de l'esprit humain ! il
n'y a point de contradiction dont les hommes ne soient ca-
pables, dès qu'ils veulent approfondir.
iN'est-ce pas le comble de l'extravagance, qu'on puisse
réduire en question si îe courage vaut mieux que la peur?
On convient qu'il nous donne sur les hommes et sur nous-
mêmes un empire naturel ; on ne nie pas non plus que la
puissance n'enferme une idée de grandeur, et qu'elle ne soit
utile ; on sait encore que la peur est un témoignage de fai-
blesse, et on convient que la faiblesse est très-nuisible,
qu elle jette les hommes dans la dépendance, et qu'elle
prouve ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se trou-
ver des esprits assez déréglés pour mettre de l'égalité dans
des choses si inégales?
Qu'entend-on par un grand génie? un esprit qui a de
grandes vues, puissant, fécond, éloquent, etc. Et par une
grande fortune? un état indépendant, commode, élevé, glo-
rieux. Personne ne dispute donc qu'il n'y ait de grands gé-
nies et de grandes fortunes ; les caractères de ces avan-
tages sont trop bien marqués. Ceux d'une âme vertueuse
sont-ils moins sensibles? Qui peut nous les faire confon-
dre ? Sur quel fondement ose-t-on égaler le bien et le mal ?
Est-ce sur ce que l'on suppose que nos vices et nos vertus
sont des effets nécessaires de notre tempérament? Mais
les maladies, la santé, ne sont-elles pas des effets néces-
saires de la même cause? Les confond-on cependant, et
a-t-on jamais dit que c'étaient des chimères, qu'il n'y avait
ni santé, ni maladies? Pense-t-on que tout ce qui est néces-
saire n'est d'aucun mérite? Mais c'est une nécessité en Dieu
d'être tout-puissant, éternel : la puissance et l'éternité se-
ront-elles égales au néant? ne seront-elles plus des attributs
56 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
parfaits? Quoi 1 parce que la vie et la mort sont en nous des
états de nécessité, n'est-ce plus qu'une même chose, et indif-
férente aux humains? Mais peut-être que les vertus que j'ai
peintes comme un sacrifice de notre intérêt propre à l'intérêt
public, ne sont qu'un pur effet de l'amour de nous-mêmes;
peut-être ne faisons-nous le bien que parce que notre plai-
sir se trouve dans ce sacrifice. Étrange objection ! Parce que
je me plais dans l'usage de ma vertu, en est-elle moins pro-
fitable, moins précieuse à tout l'univers, ou moins différente
du vice, qui est la ruine du genre humain ? Le bien où je me
plais change-t-il de nature? cesse-t-il d'être bien?
Les oracles de la piété, continuent nos adversaires, con-
damnent cette complaisance. Est-ce à ceux qui nient la
vertu, à la combattre par la religion qui l'établit? Qu'ils
sachent qu'un Dieu bon et juste ne peut réprouver le plai-
sir que lui-même attache à bien faire '. Nous prohiberait-il
ce charme qui accompagne l'amour du bien? Lui-même
nous ordonne d'aimer la vertu, et sait mieux que nous qu'il
est contradictoire d'aimer une chose sans s'y plaire. S'il
rejette donc nos vertus, c'est quand nous nous approprions
les dons que sa main nous dispense; que nous arrêtons nos
pensées à la possession de ses grâces, sans aller jusqu'à
leur principe; que nous méconnaissons le bras qui répand
sur nous ses bienfaits, etc.
Une vérité s'offre à moi : ceux qui nient la réalité des
vertus sont forcés d'admettre des vices. Oseraient-ils dire
que l'homme n'est pas corrompu et méchant ? Toutefois, s'il
n'y avait que des malades, saurions-nous ce que c'est que
la santé ' ?
hh. — DE LA GRANDEUR d'aME.
Après ce que nous avons dit, je crois qu'il n'est pas né-
cessaire de prouver que la grandeur d'âme est quelque
« [Admirable! ~ V.]
'- Voyez plus loin le développement des mômes idées, à la fin du Discours
sur le Caractère des différents siècles. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIN. 57
chose d'aussi réel que la santé, etc. 11 est difficile de ne
pas sentir dans un homme qui maîtrise la fortune, et qui
par des moyens puissants arrive à des fins élevées, qui
subjugue les autres hommes par son activité, par sa pa-
tience ou par de profonds conseils; je dis qu'il est difficile
de re pas sentir dans un génie de cet ordre une noble réa-
lité. Cependant il n'y a rien de pur et dont nous n'abusions
sans peine '.
La grandeur d'âme est un instinct élevé qui porte les
hommes au grand, de quelque nature qu'il soit; mais qui
les tourne au bien ou au mal, selon leurs passions, leurs
lumières, leur éducation, leur fortune, etc. Égale à tout ce
qu'il y a sur la terre de plus élevé, tantôt elle cherche à
soumettre par toutes sortes d'efforts ou d'artifices les choses
humaines à elle, et tantôt, dédaignant ces choses, elle s'y
soumet elle-même sans que sa soumission l'abaisse : pleine
de sa propre grandeur, elle s'y repose en secret, contente
de se posséder. Qu'elle est belle, quand la vertu dirige
tous ses mouvements ! mais qu'elle est dangereuse alors
qu'elle se soustrait à la règle ! Représentez-vous Catilina
au-dessus de tous les préjugés de sa naissance, méditant de
changer la face de la terre et d'anéantir le nom romain :
concevez ce génie audacieux, menaçant le monde du sein
des plaisirs, et formant d'une troupe de voluptueux et de
voleurs, un corps redoutable aux armées et à la sagesse de
Rome. Qu'un homme de ce caractère aurait porté loin la
vertu, s'il eût été tourné au bien ! mais des circonstances
malheureuses le poussent au crime. Catilina était né avec
un amour ardent pour les plaisirs, que la sévérité des lois
aigrissait et contraignait; sa dissipation et ses débauches
l'engagèrent peu à peu à des projets criminels : ruiné,
décrié, traversé, il se trouva dans un état où il lui était
moins facile de gouverner la république que de la détruire '.
' [Manque de liaison et d'ordre. — V. ]
* Ici les diverses éditions donnent un membre de plirase que Voltaire trou-
58 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
Ainsi les hommes sont souvent portés au crime par de
fatales rencontres, ou par leur situation : ainsi leur vertu
dépend de leur fortune'. Que manquait-il à César, que
d'être né souverain? Il était bon, magnanime, généreux,
hardi, clément; personne n'était plus capable de gouver-
ner le monde et de le rendre heureux : s'il eût eu une
fortune égale à son génie, sa vie aurait été sans tache :
mais parce qu'il s'était placé lui-même sur le trône par la
force, on a cru pouvoir le compter avec justice parmi les
tyrans.
Cela fait sentir qu'il y a des vices qui n'excluent pas les
grandes qualités, et, par conséquent, de grandes qualités
qui s'éloignent de la vertu. Je reconnais cette vérité avec
douleur : il est triste que la bonté n'accompagne pas tou-
jours la force, et que l'amour de la justice ne prévale pas
nécessairement, dans tous les hommes et dans tout le cours
de leur vie, sur tout autre amour; mais non-seulement les
grands hommes se laissent entraîner au vice ; les vertueux
mêmes se démentent, et sont inconstants dans le bien. Ce-
pendant ce qui est sain est sain, ce qui est fort est fort, etc.
Les inégalités de la vertu, les faiblesses qui l'accompa-
gnent, les vices qui flétrissent les plus belles vies, ces dé-
fauts inséparables de notre nature, mêlée si manifestement
de grandeur et de petitesse, n'en détruisent pas les perfec-
tions'. Ceux qui veulent que les hommes soient tout bons ou
tout méchants, absolument grands ou petits, ne connais-
sent pas la nature. Tout est mélangé dans les hommes ; tout
y est limité ; et le vice même y a ses bornes.
vait faible et redondant, et qu'en effet Vauvenargues a retranché sur l'exem-
plaire d'Aix. — G.
* « Catilina n'ignorait pas les périls d'une conjuration ; son courage lui per-
« suada qu'il les surmonterait. L'opinion ne gouverne que les faibles; mais
« l'espérance trompe les plus grandes âmes. » (Maximes.) — Voyez aussi le
16e dialogue (Catilina et Sénêcion.) — G.
2 Rapprochez de la 18e Héfîexion et du Discours sur le Caractère des diffé-
rents siècles. — G.
DE L'ESPRIT HUMAIiN. 59
!lb. — DU COURAGE.
Le vrai courage est une des qualités qui supposent le
plus de grandeur d'âme. J'en remarque beaucoup de sor-
tes : un courage contre la fortune, qui est philosophie ; un
courage contre les misères, qui est patience ; un courage à
la guerre, qui est valeur; un courage dans les entreprises,
qui est hardiesse; un courage fier et téméraire, qui est au-
dace; un courage contre l'injustice, qui est fermeté; un
courage contre le vice, qui est sévérité; un courage de ré-
flexion, de tempérament, etc. ' Il n'est pas ordinaire qu'un
même homme assemble tant de qualités. Octave, dans le
plan de sa fortune, élevée sur des précipices, bravait des
périls éminents; mais la mort, présente à la guerre, ébran-
lait son âme. Un nombre innombrable de Romains qui n'a-
vaient jamais craint la mort dans les batailles, manquaient
de cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.
On ne trouve pas seulement plusieurs sortes de courages,
mais dans le même courage bien des inégalités. Brutus, qui
eut la hardiesse d'attaquer la fortune de César, n'eut pas la
force de suivre la sienne : il avait formé le dessein de dé-
truire la tyrannie avec les ressources de son seul courage,
et il eut la faiblesse de l'abandonner avec toutes les forces
du peuple romain, faute de cette égalité de force et de
sentiment qui surmonte les obstacles et la lenteur des
succès.
Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en détail toutes les
qualités humaines : un travail si long ne peut maintenant
m' arrêter \ Je terminerai cet écrit par de courtes défini-
tions.
Observons néanmoins encore que la petitesse est la
source d'un nombre incroyable de vices : de l'inconstance,
de la légèreté, de la vanité, de l'envie, de l'avarice, de la
' [Bien. — V.]
- [L'expression n'est pas juste. — V.] — Il faudrait, en effet : Je ne puis
maintenant m'arrêter à un si long travail. — G.
60 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
bassesse, etc.; elle rétrécit notre esprit autant que la gran-
deur d'âme l'élargit; mais elle est malheureusement insé-
parable de l'humanité, et il n'y a point d'âme si forte qui en
soit tout à fait exempte. Je suis mon dessein :
La probité est un attachement à toutes les vertus civiles.
La droiture est une habitude des sentiers de la vertu.
L'équité peut se définir par l'amour de l'égalité; l'inté-
grité paraît une équité sans tache, et la justice une équité
pratique.
La noblesse est la préférence de l'honneur à l'intérêt; la
bassesse, la préférence de l'intérêt à l'honneur.
L'intérêt est la fm de l'amour-propre ; la générosité en
est le sacrifice.
La méchanceté suppose un goût à faire du mal ; la ma-
lignité, une méchanceté cachée ; la noirceur, une malignité
profonde.
L'insensibilité à la vue des misères peut s'appeler dureté ;
s'il y entre du plaisir, c'est cruauté. La sincérité me paraît
l'expression de la vérité ; la franchise, une sincérité sans
voiles '; la candeur, une sincérité douce; l'ingénuité, une
sincérité innocente; l'innocence, une pureté sans tache.
L'imposture est le masque de la vérité ; la fausseté, une
imposture naturelle ; la dissimulation, une imposture ré-
fléchie ; la fourberie, une imposture qui veut nuire ; la du-
plicité, une imposture qui a deux faces '.
La libéralité est une branche de la générosité ; la bonté,
un goût à faire du bien et à pardonner le mal ; la clémence,
une bonté envers nos ennemis.
La simplicité nous présente l'image de la vérité et de la
liberté. L'affectation est le dehors de la contrainte et du
mensonge.
La fidélité n'est qu'un respect pour nos engagements;
l'infidélité, une dérogeance; la perfidie, une infidélité cou-
* C'est-à-dire, qui ne réserve rien. La sincérité ne dit que ce qu'on lui de-
mande; la franchise dit souvent ce qu'on ne lui demande pas. — S.
- [Définitions plus brillantes qu'approfondies. — V.]
DE L'ESPRIT HUMAIN. 61
verte et criminelle; la bonne foi, une fidélité sans défiance
et sans artifice.
La force d'esprit est le triomphe de la réflexion ; c'est un
instinct supérieur aux passions, qui les calme ou qui les
possède'; on ne peut pas savoir d'un homme qui n'a pas
les passions ardentes, s'il a de la force d'esprit ; il n'a jamais
été dans des épreuves assez difficiles -.
La modération est l'état d'une âme qui se possède; elle
naît d'une espèce de médiocrité dans les désirs et de sa-
tisfaction dans les pensées, qui dispose aux vertus civiles.
L'immodération, au contraire, est une ardeur inaltérable ^
et sans délicatesse, qui mène quelquefois à de grands
vices.
La tempérance n'est qu'une modération dans les plaisirs,
et l'intempérance au contraire^.
L'humeur est une inégalité qui dispose à l'impatience ;
la complaisance est une volonté flexible ; la douceur, un
fonds de complaisance et de bonté.
La brutalité, une disposition à la colère et à la grossiè-
reté; l'irrésolution, une timidité à entreprendre ; l'incerti-
tude, une irrésolution à croire ; la perplexité, une irrésolu-
tion inquiète.
* [L'auteur a voulu dire qui les maîtrise^ et le mot possède n'est pas ici lo
synonyme ; il ne l'est que dans cette phrase faite, se posséder, qui signifie, en
effet, se maîtriser. D'ailleurs, si cette force d'esprit^ qu'il eût mieux valu ap-
peler force de Vûrne (car c'est de celle-là qu'il s'agit ici), est le triomphe de
la réflexion, comme je le crois avec l'auteur, ce n'est donc pas un instinct, car
on entend par instinct ce qui précède toute réflexion. — La H.]
- [Cela est-il bien vrai? On ne nous dit pas que le stoïcien Épictète ait eu un
tempérament passionné; cependant lorsqu'il disait si tranquillement à son
maître qui s'était amusé à lui casser la jambe par forme de jeu, Je vous l'avais
bien dit que vous me casseriez la jambe., n'y avait-il pas là quelque force d'es-
prit? — La H.] — La Harpe aurait pu ajouter que l'épreuve était pourtant
assez, difficile. — G.
5 Vauvenargues veut dire une ardeur qui ne peut être désaltérée; il
prend donc le mot inaltérable presqu'à contresens. Insatiable est ici le mot
propre. — G. — [Ce n'est pas la peine d'ajouter qu'une pareille ardeur est
sans délicatesse. On ne peut pas la supposer avec l'immodération, qui est pro-
prement le défaut de mesure en tout. — La H.]
^ Il faudrait : le contraire; de même, trois phrases plus bas : l'imprudenco
tout le contraire. — G.
62 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE, &a.
La prudence, une prévoyance raisonnable ; l'imprudence
tout au contraire.
L'activité naît d'une force inquiète; la paresse, d'une
impuissance paisible.
La mollesse est une paresse voluptueuse; l'austérité est
une haine des plaisirs, et la sévérité, des vices.
La solidité, une consistance et une égalité d'esprit ; la
légèreté, un défaut d'assiette et d'uniformité de passions ou
d'idées; la constance, une fermeté raisonnable dans nos sen •
timents ; l'opiniâtreté, une fermeté déraisonnable ; la pu-
deur, un sentiment de la difformité du vice et du mépris
qui le suit.
La sagesse, la connaissance et l'affection du vrai bien ;
l'humilité, un sentiment de notre bassesse devant Dieu ; la
charité, un zèle de religion pour le prochain ; la grâce,
une impulsion surnaturelle vers le bien.
A 6. — DU BON ET DU BEAU.
Le terme de bon emporte quelque degré naturel de per-
fection; celui de beau, quelque degré d'éclat ou d'agré-
ment'. Nous trouvons l'un et l'autre réunis dans la vertu,
parce que sa bonté nous plaît, et que sa beauté nous sert.
Mais d'une médecine qui blesse nos sens, et de toute autre
chose qui nous est utile, mais désagréable, nous ne disons
pas qu'elle est belle; elle n'est que bonne; de même à
l'égard des choses qui sont belles sans être utiles.
M. Grouzas' dit que le beau naît de la variété réductible
à l'unité, c'est-à-dire d'un composé qui ne fait pourtant
qu'un seul tout et qu'on peut saisir d'une vue ; c'est là,
selon lui, ce qui excite l'idée du beau dans l'esprit.
' De perfection aussi, au môme titre que le ternie de bon. — G.
2 Jean-Pierre de Crouzas, mort en 1768, est l'auteur d'un Traité sur le
beau. — F. — [A quoi bon citer Crouzas, pour ne rien dire de plus que ce
qu'il dit ?—V.l
t
RÉFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS '
Dans l'édition qu'il a donnée, et dans celle qu'il préparait, Vauvenargues
mettait en tt:îte de ces Réflexions un petit Avertissement qui a été supprimé,
on ne sait pourquoi, dans les éditions suivantes, et que nous rétablissons
ici. —G.
AVERTISSEMENT
Les pièces qui suivent n'ont pas une liaison nécessaire avec le petit
ouvrage que Ton vient de lire; on a cru cependant qu'elles pourraient
en suppléer l'imperfection à quelques égards. Elles ont à peu près le
même objet ; elles éclaircissent quelques-uns des sujets déjà traités, et
elles sont fondées sur les mêmes principes. Elles tendent comme le reste
à former l'esprit et les mœurs; l'auteur n'a jamais réfléchi ni écrit dans
une autre vue.
J. — SUR LE PYRRHONISME.
Qui doute a une idée de la certitude, et par conséquent
reconnaît quelque marque de la vérité. Mais parce que les
premiers principes ne peuvent se démontrer, on s'en défie;
on ne fait pas attention que la démonstration n'est qu'un
raisonnement fondé sur l'évidence. Or, les premiers prin-
cipes ont l'évidence par eux-mêmes, et sans raisonnement ;
de sorte qu'ils portent la marque de la certitude la plus
invincible. Les pyrrhoniens obstinés affectent de douter que
l'évidence soit signe de vérité ; mais on leur demande : quel
' Il faut remarquer que ces Répe.rions étaient intitulées dans la première
édition : Réflexions cl Maximes^ et dans la seconde : I''rafjmen(s. — G,
64 RÉFr.EXïONS
autre signe en désirez -vous donc? quel autre croyez-vous
qu'on puisse avoir? vous en formez-vous quelque idée?
On leur dit aussi : qui doute pense, et qui pense est, et
tout ce qui est vrai de sa pensée l'est aussi de la chose
qu'elle représente, si cette chose a l'être ou le reçoit jamais.
Voilà donc déjà des principes irréfutables : or, s'il y a
quelque principe de cette nature, rien n'empêche qu'il y en
ait plusieurs. Tous ceux qui porteront le même caractère
auront infailliblement la même vérité : il n'en serait pas
autrement quand notre vie ne serait qu'un songe ; tous les
fantômes que notre imagination pourrait nous figurer dans
le sommeil, ou n'auraient pas l'être, ou l'auraient tel qu'il
nous [le] paraît. S'il existe hors de notre imagination une
société d'hommes faibles, telle que nos idées nous la repré-
sentent, tout ce qui est vrai de cette société imaginaire
le sera de la société réelle, et il y aura dans cette so-
ciété des qualités nuisibles, d'autres estimables ou uti-
les, etc. ; et par conséquent des vices et des vertus. Oui,
nous disent les pyrrhoniens : mais peut-être que cette
société n'est pas. Je réponds : Pourquoi ne serait-elle pas,
puisque nous sommes? Je suppose qu'il y eût là-dessus
quelque incertitude bien fondée, toujours serions-nous
obligés d'agir comme s'il n'y en avait pas. Que sera-ce si
cette incertitude est sensiblement supposée ? Nous ne nous
donnons pas à nous-mêmes nos sensations; donc il y a
quelque chose hors de nous qui nous les donne : si elles,
sont fidèles ou trompeuses; si les objets qu'elles nous pei-
gnent sont des illusions ou des vérités , des réalités ou
des apparences, je n'entreprendrai pas de le démontrer.
L'esprit de l'homme, qui ne connaît qu'imparfaitement, ne
saurait prouver parfaitement; mais l'imperfection de ses
connaissances n'est pas plus manifeste que leur réalité ; et
s'il leur manque quelque chose pour la conviction du côté
du raisonnement, l'instinct le supplée avec usure. Ce que
la réflexion trop faible n'ose décider, le sentiment nous
force de le croire. S'il est quelque pyrrhonien réel et par-
SUR DIVERS SUJETS. 65
fait' parmi les hommes, c'est dans l'ordre des intelligences
un monstre qu'il faut plaindre. Le pyrrhonisme parfait est
le délire de la raison, et la production la plus ridicule de
l'esprit humain'.
2. — SUR LA NATURE ET LA COUTUME.
Les hommes s'entretiennent volontiers de la force de la
coutume, des effets de la nature ou de l'opinion : peu en
parlent exactement. Les dispositions fondamentales et ori-
ginelles de chaque être forment ce qu'on appelle sa nature.
Une longue habitude peut modifier ces dispositions primi-
tives; et telle est quelquefois sa force qu'elle leur en subs-
titue de nouvelles plus constantes, quoique absolument
opposées : de sorte qu'elle agit ensuite comme cause pre-
mière, et fait le fondement d'un nouvel être ; d'où est venue
cette conclusion très-Uttérale, qu'elle était une seconde
nature, et cette autre pensée plus hardie de Pascal : que
ce que nous prenons pour la nature n'est souvent qu'une
première coutume ^ ; deux maximes très-véritables. Toute-
fois, avant qu'il y eût aucune coutume, notre âme existait,
et avait ses inclinations qui fondaient sa nature ; et ceux
qui réduisent tout à l'opinion et à l'habitude ne com-
prennent pas ce qu'ils disent : toute coutume suppose an-
térieurement une nature, toute erreur une vérité 4. Il est
vrai qu'il est difficile de distinguer les principes de cette
première nature de ceux de l'éducation ; ces principes sont
en si grand nombre et si compliqués que l'esprit se perd à
les suivre, et il n'est pas moins malaisé de démêler ce que
l'éducation a épuré ou gâté dans le naturel. On peut re-
marquer seulement que ce qui nous reste de notre première
' « Je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. »
— Pascal, 2e part., art. i^', pcns. V^. — G.
- S'Gravesande, dans son Traité des Syllogismes, réduit, à très-peu de
chose près, aux mômes termes, ses arguments contre les pyrrhoniens. — B.
— [Ce chapitre est plein d'idées trop communes. — V.]
'' Pascal, l'c part., art. vi, pensée XIX. — G.
* [Ce dernier mot paraît de trop. — V.] — Voltaire a voulu dire ce dernier
membre de phrase. — G.
5
66 RÉFLEXIONS
nature est plus véhément et plus fort que ce qu'on acquiert
par étude, par coutume et par réflexion ; parce que l'effet
de l'art est d'affaiblir, lors même qu'il polit et qu'il corrige :
de sorte que nos qualités acquises sont en même temps plus
parfaites et plus défectueuses que nos qualités naturelles;
et cette faiblesse de l'art ne procède pas seulement de la
résistance trop forte que fait la nature, mais aussi de la
propre imperfection de ses principes, ou insuffisants, ou
mêlés d'erreur. Sur quoi cependant je remarque, qu'à
l'égard des lettres, l'art est supérieur au génie de beaucoup
d'artistes qui, ne pouvant atteindre la hauteur des règles et
les mettre toutes en œuvre, ni rester dans leur caractère
qu'ils trouvent trop bas, ni arriver au beau naturel, de-
meurent dans un milieu insupportable, qui est l'enflure et
l'affectation, et ne suivent ni l'art ni la nature. La longue
habitude leur rend propre ce caractère forcé ; et à mesure
qu'ils s'éloignent davantage de leur naturel, ils croient éle-
ver la nature : don incomparable, qui n'appartient qu'à
ceux que la nature même inspire avec le plus de force.
Mais telle est l'erreur qui les flatte ; et, malheureusement,
rien n'est plus ordinaire que de voir les hommes se former
par étude et par coutume un instinct particulier, et s'éloi-
gner ainsi, autant qu'ils peuvent, des lois générales et ori-
ginelles de leur être : comme si la nature n'avait pas mis
entre eux assez de différences, sans y en ajouter par l'opi-
nion. De là vient que leurs jugements se rencontrent si
rarement. Les uns disent : Cela est dans la nature ou hors
de la nature, et les autres tout au contraire. Il y en a qui
rejettent, en fait de style, les transitions soudaines des
Orientaux, et les sublimes hardiesses de Bossuet; l'enthou-
siasme même de la poésie ne les émeut pas, ni sa force et
son harmonie, qui charment avec tant de puissance ceux
qui ont de l'oreille et du goût. Ils regardent ces dons de la
nature, si peu ordinaires, comme des inventions forcées et
des jeux d'imagination, tandis que d'autres admirent l'em-
phase comme le caractère et le modèle d'un beau naturel.
SUR DIVERS SUJETS. 67
Parmi ces variétés inexplicables de la nature ou de l'opi-
nion, je crois que la coutume dominante peut servir de,
guide à ceux qui se mêlent d'écrire; parce qu'elle vient de
la nature dominante des esprits, ou qu elle la plie à ses
règles, et forme le goût et les mœurs : de sorte qu'il est
dangereux de s'en écarter, lors même qu'elle nous paraît
manifestement vicieuse. Il n'appartient qu'aux hommes ex-
traordinaires de ramener les autres au vrai, et de les assu-
jettir à leur génie particulier; mais ceux qui concluraient
de là que tout est opinion, et qu'il n'y a ni nature ni cou-
tume plus parfaite l'une que l'autre par son propre fonds,
seraient les plus inconséquents de tous les hommes.
3. — NULLE JOUISSANCE SANS ACTION.
Ceux qui considèrent sans beaucoup de réflexion les agi-
tations et les misères de la vie humaine, en accusent notre
activité trop empressée, et ne cessent de rappeler les hom-
mes au repos et à jouir d'eux-mêmes. Ils ignorent que la
jouissance est le fruit et la récompense du travail; qu'elle
est elle-même une action; qu'on ne saurait jouir qu'autant
que l'on agit , et que notre âme enfin ne se possède vérita-
blement que lorsqu'elle s'exerce tout entière. Ces faux
philosophes s'empressent à détourner l'homme de sa fin,
et à justifier l'oisiveté ; mais la nature vient à notre secours
dans ce danger. L'oisiveté nous lasse plus promptement
que le travail, et nous rend à l'action, détrompés du néant
de ses promesses'; c'est ce qui n'est pas échappé aux modé-
rateurs de systèmes, qui se piquent de balancer les opi-
nions des philosophes et de prendre un juste milieu. Ceux-
ci nous permettent d'agir, et sous condition néanmoins de
régler notre activité et de déterminer selon leurs vues ta
mesure et le choix de nos occupations ; en quoi ils sont
peut-être plus inconséquents que les premiers, car ils
veulent nous faire trouver notre bonheur dans la sujé-
* Ce mot fait équivoque; il porte sur oisiveté qui est trop loin. — G.
68 REFLEXIONS
tion de notre esprit; efTet purement surnaturel, et qui
n'appartient qu'à la religion, non à la raison. Mais il est
des erreurs que la prudence ne veut pas qu'on appro-
fondisse '.
A. — DE LA CERTITUDE DES PRINCIPES.
Nous nous étonnons de la bizarrerie de certaines modes,
et de la barbarie des duels' ; nous triomphons encore sur le
ridicule de quelques coutumes, et nous en faisons voir la
force. Nous nous épuisons sur ces choses comme sur des
abus uniques, et nous sommes environnés de préjugés sur
lesquels nous nous reposons avec une entière assurance.
Ceux qui portent plus loin leurs vues remarquent cet aveu-
glement , et , entrant là-dessus en défiance des plus grands
principes, concluent que tout est opinion ; mais ils mon-
trent à leur tour par là les limites de leur esprit. L'être
et la vérité n'étant, de leur aveu, qu'une même chose sous
deux expressions, il faut tout réduire au néant ou admettre
des vérités indépendantes de nos conjectures et de nos fri-
voles discours. Or, s'il y a des vérités telles, comme il me
parait hors de doute, il s'ensuit qu'il y a des principes qui
ne peuvent être arbitraires : la difficulté, je l'avoue, est à
les connaître. Mais pourquoi la même raison qui nous fait
discerner le faux, ne pourrait-elle nous conduire jusqu'au
vrai? L'ombre est-elle plus sensible que le corps, l'appa-
rence que la réalité ? Que connaissons-nous d'obscur par sa
nature, sinon l'erreur? Que connaissons nous d'évident, si-
non la vérité? N'est-ce pas l'évidence de la vérité qui nous
fait discerner le faux, comme le jour marque les ombres?
et qu'est-ce, en un mot, que la connaissance d'une erreur,
' [Ce sujet méritait plus de détails. — V.]— Voltaire voudrait, on sent pour-
quoi, que Vauvonargues fût ici moins prudent. — La nécessité, la légitimité,
si l'en peut dire, de l'action, est encore un des points de la morale de Vauve-
n argues, et se rattache à sa théorie des passions. Il y reviendra plus d'une
fois, dans ses Maximes^ et ailleurs. — G.
2 Voyez plus loin l'explication du duel dans le Discours sur le caractère
des différents siècles. — G.
SUR DIVERS SUJETS. G9
sinon la découverte d'une vérité? Toute privation suppose
nécessairement une réalité ; ainsi la certitude est démon-
trée par le doute, la science par l'ignorance, et la vérité par
l'erreur '.
5. — DU DÉFAUT DE LA PLUPART DES CHOSES.
Le défaut de la plupart des choses dans la poésie, la
peinture, l'éloquence, le raisonnement, etc., c'est de n'être
pas à leur place. De là le mauvais enthousiasme ou l'em-
phase' dans le discours, les dissonances dans la musique \
la confusion dans les tableaux, la fausse politesse dans le
monde, ou la froide plaisanterie. Qu'on examine la morale
même : la profusion n'est-elle pas aussi le plus souvent une
générosité hors de sa place ; la vanité, une hauteur hors de
sa place; l'avarice, une prévoyance hors de sa place; la
témérité, une valeur hors de sa place, etc.? La plupart des
choses ne sont fortes ou faibles, vicieuses ou vertueuses,
dans la nature ou hors de la nature, que par cet endroit : on
ne laisserait rien à la plupart des hommes, si l'on retran-
chait de leur vie tout ce qui n'est pas à sa place, et ce n'est
pas en tous défaut de jugement, mais impuissance d'assor-
tir les choses.
6. — DE l'ame.
'* Il sert peu d'avoir de l'esprit lorsque l'on n'a point d'âme.
C'est l'âme qui forme l'esprit et qui lui donne l'essor : c'est
elle qui domine dans les sociétés, qui fait les orateurs, les
négociateurs, les ministres, les grands hommes, les conqué-
rants. Voyez comme on vit dans le monde : qui prime chez
* [Le fond de cette argumentation invincible avait déjà été opposé aux
sceptiques, mais nulle part avec cette énergie de dialecte et d'expression qui
s'augmente en se resserrant, et où chaque mot n'est pas seulement un trait
qui frappe l'adversaire, mais un éclair qui brille aux yeux du lecteur. C'est
là ce que j'appelle être à la fois philosophe et écrivain, — La IL]
* [L'emphase n'est jamais à sa place. — V.]
^ Les dissonances dans la musique ne sont pas un défaut et font souvent
beauté. Il faudrait ici discordances. — S.
* [Beau. — V.]
70 REFLEXIONS
les jeunes gens, chez les femmes, chez les vieillards, chez
les hommes de tous les états, dans les cabales et dans les
partis ? qui nous gouverne nous-mêmes? est-ce l'esprit ou
le cœur ? Faute de faire cette réflexion, nous nous étonnons
de l'élévation de quelques hommes, ou de l'obscurité de
quelques autres, et nous attribuons à la fatalité ' ce dont
nous trouverions plus aisément la cause dans leur carac-
tère; mais nous ne pensons qu'à l'esprit, et point aux qua-
lités de l'âme. Cependant c'est d'elle avant tout que dépend
notre destinée : on nous vante en vain les lumières d'une
belle imagination ; je ne puis ni estimer, ni aimer, ni haïr,
ni craindre ceux qui n'ont que de l'espirt.
7. — DES ROMANS.
Le faux en lui-même nous blesse et n'a pas de quoi nous
toucher. Que croyez-vous qu'on cherche si avidement dans
les fictions? l'image d'une vérité vivante et passionnée;
nous voulons de la vraisemblance dans les fables même,
et toute fiction qui ne peint pas la nature est insipide.
Il est vrai que l'esprit de la plupart des hommes a si peu
d'assiette qu'il se laisse entraîner au merveilleux , surpris
par l'apparence du grand. Mais le faux, que le grand leur
cache dans le merveilleux, les dégoûte au moment qu'il se
laisse sentir; on ne relit point un roman.
J'excepte les gens d'une imagination frivole et déréglée,
qui trouvent dans ces sortes de lectures l'histoire de leurs
pensées et de leurs chimères. Ceux-ci, s'ils s'attachent à
écrire dans ce genre, travaillent avec une facilité que rien
n'égale; car ils portent la matière de l'ouvrage dans leur
fonds; mais de semblables puérilités n'ont pas leur place
dans un esprit sain; il ne peut les écrire, ni les lire.
Lors donc que les premiers s'attachent aux fantômes
qu'on leur reproche, c'est parce qu'ils y trouvent une
* Rapprochez de ce passage la 27^ Réflexion {sur l'Impuissance du mérite).
— G.
SUU DIVERS SUJETS. 71
image des illusions de leur esprit, et par conséquent quel-
que chose qui tient à la vérité, à leur égard ; et les autres
qui les rejettent, c'est parce qu'ils n'y reconnaissent pas le
caractère de leurs sentiments ; tant il est manifeste de tous
les côtés que le faux connu nous dégoûte, et que nous ne
cherchons tous ensemble que la vérité et la nature.
8. — CONTRE LA MÉDIOCRITÉ.
Si l'on pouvait dans la médiocrité n'être ni glorieux, ni
timide, ni envieux, ni flatteur, ni préoccupé des besoins et
des soins de son état ! Lorsque le dédain et les manières de
tout ce qui nous environne concourent à nous abaisser,
si l'on savait alors s'élever, se sentir, résister à la multi-
tude !... Mais qui peut soutenir son esprit et son cœur au-
dessus de sa condition ' ? Qui peut se sauver des faiblesses
que la médiocrité traîne avec soi?
Dans les conditions éminentes, la fortune au moins nous
dispense de fléchir devant ses idoles; elle nous dispense de
nous déguiser, de quitter notre caractère, de nous absor-
ber dans les riens ; elle nous élève sans peine au-dessus de
la vanité, et nous met au niveau du grand; et si nous som-
mes nés avec quelques vertus, les moyens et les occasions
de les employer sont en nous. Enfin, de même qu'on ne
peut jouir d'une grande fortune avec une âme basse et un
petit génie, on ne saurait jouir d'un grand génie ni d'une
grande âme, dans une fortune médiocre '.
9. — SUR LA NOBLESSE.
La noblesse est un héritage, comme Foret les diamants \
Ceux qui regrettent que la considération des grands em-
plois et des services passe au sang des hommes illustres,
* Voyez la 15e et la 23e Réflexion. — G.
* Cette page a dû f^tre écrite rue du Paon, dans la petite chambre de l'hôtel
de Tours, alors que Voltaire était à Versailles, sans doute, et que Vauvenar-
gues, seul, malade, mourant, était au bout de toutes ses espérances. — G.
^ fBien et neuf. — V.]
72 RÉFLEXIONS
accordent davantage aux hommes riches, puisqu'ils ne con-
testent pas à leurs neveux la possession de leur fortune bien
ou mal acquise. Mais le peuple en juge autrement; car au
lieu que la fortune des gens riches se détruit par la dissi-
pation de leurs enfants, la considération de la noblesse se
conserve après que la mollesse en a souillé la source. Sage
institution qui, pendant que le prix de l'intérêt se consume
et s'appauvrit, rend la récompense de la vertu éternelle et
ineffaçable ! Qu'on ne nous dise donc plus que la mémoire
d'un mérite éteint doit céder à des vertus vivantes : qui
mettra le prix au mérite? C'est sans doute à cause de cette
difficulté, que les grands qui ont de la hauteur, ne se fondent
que sur leur naissance, quelque opinion qu'ils aient de leur
génie. Tout cela est très-raisonnable, si l'on excepte de la
loi commune de certains talents qui sont trop au-dessus
des règles.
10. — SUR LA FORTUNE.
Ni le bonheur ni le mérite seul ne font l'élévation des
hommes; la fortune suit l'occasion qu'ils ont d'employer
leurs talents. Mais il n'y a peut-être point d'exemple d'un
homme à qui le mérite n'ait servi pour sa fortune ou contre
l'adversité ; cependant la chose à laquelle un homme am-
bitieux pense le moins, c'est à mériter sa fortune : un enfant
veut être évêque ', veut être roi, conquérant, et à peine il
connaît l'étendue de ces noms. Voilà la plupart des hom-
mes ; ils accusent continuellement la fortune de caprice, et
ils sont si faibles qu'ils lui abandonnent la conduite de leurs
prétentions, et qu'ils se reposent sur elle du succès de leur
ambition.
11, — CONTRE LA VANITÉ.
La chose du monde la plus ridicule et la plus inutile,
c*est de vouloir prouver qu'on est aimable, ou que l'on a
de l'esprit. Les hommes sont fort pénétrants sur les petites
* [Cela manque de logique. — V.]
SUR DIVERS SUJETS. 73
adresses qu'on emploie pour se louer; et, soit qu'on leur
demande leur suffrage avec hauteur, soit qu'on tâche de le
surprendre, ils se croient ordinairement en droit de refuser
ce qu'il semble qu'on ait besoin de tenir d'eux. Heureux
ceux qui sont nés modestes, et que la nature a remplis
d'une noble et sage confiance ! Rien ne présente les hom-
mes si petits à l'imagination, rien ne les fait paraître si
faibles que la vanité. Il semble qu'elle soit le sceau de la
médiocrité; ce qui n'empêche pas qu'on n'ait vu d'assez
grands génies accusés de cette faiblesse' ; aussi leur a-t-on.
disputé le titre de grands hommes, et non sans beaucoup
de raison.
12. — NE POINT SORTIR DE SON CARACTÈRE.
Lorsqu'on veut se mettre à la portée des autres hommes,
il faut prendre garde d'abord à ne pas sortir de la sienne;
car c'est un ridicule insupportable, et qu'ils ne nous par-
donnent point; c'est aussi une vanité mal entendue de
croire que l'on peut jouer toute sorte de personnages, et
d'être toujours travesti. Tout homme qui n'est pas dans
son véritable caractère n'est pas dans sa force : il inspire
la défiance, et blesse par l'affectation de cette supériorité.
Si vous le pouvez, soyez simple, naturel, modeste, uni-
forme; ne parlez jamais aux hommes que de choses qui les
intéressent, et qu'ils puissent aisément entendre. Poussez-
les quelquefois un peu hors des bornes de leur esprit, et
ramenez-les dans leur sphère. Ne les primez point avec
faste; ayez de l'indulgence pour tous leurs défauts, de la
pénétration pour leurs talents, des égards pour leurs dé-
licatesses et leurs préjugés", etc. Voilà peut-être comme
* Dans la première édition, Vauvenargues citait en exemple le cardinal de
Hetz, Montaigne et Cicéron. Mais, sur l'observation de Voltaire, que ces noms
formaient un étrange alliage, Vauvenargues les ôta, et c'est à tort qu'ils ont
été conservés dans les éditions suivantes. — G.
* Rapprochez des Caractères intitulés Théophile et Turnus, et de VEsprit
de manège. — G.
74 RÉFLEXIONS
un homme supérieur se monte naturellement et sans
effort à la portée de chacun '. Ce n'est pas la marque d'une
grande habileté d'employer beaucoup de fmesse ; c'est
l'imperfection de la nature, qui est l'origine de l'art.
|13. — DU POUVOIR DE l'activité.
Qui considérera d'où sont partis la plupart des ministres,
verra ce que peut le génie, l'ambition et l'activité. Il faut
laisser parler le monde, et souffrir qu'il donne au hasard
l'honneur de toutes les fortunes, pour autoriser sa mollesse.
La nature a marqué à tous les hommes, dans leur caractère,
la route naturelle de leur vie, et personne n'est ni tran-
quille, ni sage, ni bon, ni heureux, qu'autant qu'il connaît
son instinct et le suit bien fidèlement. Que ceux qui sont
nés pour l'action suivent donc hardiment le leur ^ : l'essen-
tiel est de faire bien ; s'il arrive qu'après cela le mérite soit
méconnu et le bonheur seul honoré, il faut pardonner à
l'erreur. Les hommes ne sentent les choses qu'au degré de
leur esprit, et ne peuvent aller plus loin : ceux qui sont
nés médiocres n'ont point de mesure pour les qualités su-
périeures; la réputation leur impose plus que le génie, la
gloire plus que la vertu ; au moins ont-ils besoin que le
nom des choses les avertisse et réveille leur attention.
ik. ' — SUR LA DISPUTE.
Où vous ne voyez pas le fond des choses, ne parlez
jamais qu'en doutant et en proposant vos idées. C'est le
propre d'un raisonneur de prendre feu sur les affaires
politiques, ou sur tel autre sujet dont on ne sait pas les
1 Voilà sans doute aussi comment Vauven argues gagnait le cœur de tous
ceux qui l'approchaient, et pourquoi ses compagnons d'armes lui donnaient,
dit Marmontel, le nom respectable de père. On peut dire que la biographie
morale de Vauvenargues et Texplication de toute sa vie se trouvent déjà
dans ces Réflexions et dans les Conseils à un jeune homme. — G.
2 Cette idée est chère à Vauvenargues. V^oyez dans les Conseils à un jeune
homme, les chap. 1, 3 et 10, les deux Discours sur la Gloire^ les Maximes et
le 15e Dialogue. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 75
principes; c'est son triomphe, parce qu'il n'y peut être
confondu.
Il y a des hommes avec qui j'ai fait vœu de n'avoir jamais
de dispute : ceux qui ne parlent que pour parler ou pour
décider, les sophistes, les ignorants, les dévots et les poli-
tiques. Cependant tout peut être utile, il ne faut que se
posséder.
15. — SUJÉTION DE l'esprit DE L HOMME.
Quand on est au cours des grandes affaires, rarement
tombe-t-on à de certaines petitesses : les grandes occupa-
tions élèvent et soutiennent l'âme; ce n'est donc pas mer-
veille qu'on y fasse bien. Au contraire, un particulier qui a
l'esprit naturellement grand, se trouve resserré et à l'étroit
dans une fortune privée ; et comme il n'y est pas à sa place,
tout le blesse et lui fait violence '. Parce qu'il n'est pas né
pour les petites choses, il les traite moins bien qu'un autre %
ou elles le fatiguent davantage, et il ne lui est pas possible,
dit Montaigne, de ne leur donner que l'attention qu'elles
méritent, ou de s'en retirer à sa volonté ; s'il fait tant que
de s'y livrer, elles l'occupent tout entier et l'engagent à des
petitesses dont il est lui-même surpris. Telle est la fai-
blesse de l'esprit humain, qui se manifeste encore par mille
autres endroits, et qui fait dire à Pascal : Il ne faut pas le
bruit d'un canon pour empêcher les pensées du plus grand
homme du monde : il ne faut que le bruit d'une girouette
ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas, continue-t-il, s'il ne
raisonne pas bien à présent; une înouche bourdonne à ses
oreilles : si vous voulez qu'il trouve la vérité» chassez cet ani-
* Voyez plus haut la 8= Réflexion [Contre la Médiocrité). — G.
2 Dans le 15^ Dialogue, intitulé : Drutus et un jeune Romain, le jeune
homme, qui n'est autre que Vauvenargues lui-mOme, dira : « A la guerre, je
« me présentais froidement à tous les dangers, et je remplissais mes devoirs ;
« m&is j'avais peu de goût pour les détails de mon métier. Je ero^jais que j'au-
« rais bien fait dans les grands emplois; 7nais je négligeais de me [aire une
« réputation dans les petits. » — Voyoz aussi le 12e Conseil à un Jeune
homme. — G.
76 REFLEXIONS
mal qui tient sa raison en échec ^ et trouble cette puissante
intelligence qui gouverne les villes et les royaumes '. Rien n'est
plus vrai, sans doute, que cette pensée; mais il est vrai
aussi, de l'aveu de Pascal, que cette même intelligence, qui
est si faible, gouverne les villes et les royaumes : aussi le
même auteur remarque que plus on approfondit l'homme,
plus on y démêle de faiblesse et de grandeur; et c'est lui
qui dit encore dans un autre endroits après Montaigne :
Cette duplicité de l homme est si visible, qu'il y en a qui ont
cru que nous avions deux âmes, un sujet simple paraissant
incapable de telles et si soudaines variétés d'une présomption
démesurée à un horrible abattement de cœur. Rassurons-nous
donc sur la foi de ces grands témoignages, et ne nous
laissons pas abattre au sentiment de nos faiblesses, jusqu'à
perdre le soin irréprochable de la gloire et l'ardeur de la
vertu ^
16. — ON NE PEUT ÊTRE DUPE DE LA VERTU.
^ Que ceux qui sont nés pour l'oisiveté et la mollesse y
meurent et s'y ensevelissent , je ne prétends pas les troubler;
mais je parle au reste des hommes, et je dis : On ne peut
être dupe de la vraie vertu ; ceux qui l'aiment sincèrement
y goûtent un secret plaisir, et souffrent à s'en détourner :
quoi qu'on fasse aussi pour la gloire, jamais ce travail n'est
perdu, s'il tend à nous en rendre dignes. C'est une chose
étrange que tant d'hommes se défient de la vertu et de la
gloire, comme d'une route hasardeuse, et qu'ils regardent
l'oisiveté comme un parti sûr et solide. Quand même le
travail et le mérite pourraient nuire à notre fortune, il y
» Pensées de Pascal, I" partie, art. VI, pensée XII. — B. — [Montaigne l'a
dit avant, et mieux. — V.]
2 Pensées de Pascal, IP partie, art. V, pensée V. — B.
5 [Est-ce la conclusion juste ? Ne manque-t-il pas quelque idée intermé-
diaire? — V.]
* [Bien. — V.] — Rapprochez de la Réflexion qui précède, du 1er Conseil a
un Jeune homme et des deux Discours sur la Gloire. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 77
aurait toujours à gagner à les embrasser ; que sera-ce s'ils
y concourent? Si tout finissait par la mort, ce serait encore
une extravagance de ne pas donner toute notre application à
bien disposer notre vie, puisque nous n'aurions que le pré-
sent; mais nous croyons un avenir, et l'abandonnons au
hasard; cela est bien plus inconcevable. Je laisse tout de-
voir à part, la morale et la religion, et je demande : l'igno-
rance vaut-elle mieux que la science, la paresse que l'acti-
vité, l'incapacité que les talents? Pour peu que l'on ait de
raison, on ne met point ces choses en parallèle '. Quelle
honte donc de choisir ce qu'il y a de l'extravagance à éga-
ler ? S'il faut des exemples pour nous décider, d'un côté
Coligny, Turenne, Bossuet, Richelieu, Fénelon, etc.; de
l'autre, les gens à la mode, les gens du bel air, ceux qui
passent toute leur vie dans la dissipation et les plaisirs :
comparons ces deux genres d'hommes, et voyons ensuite
auquel d'eux nous aimerions mieux ressembler \
17. — SUR LA FAMILIARITÉ.
^ Il n'est point de meilleure école ni plus nécessaire que la
familiarité. Un homme qui s'est retranché toute sa vie dans
un caractère réservé, fait les fautes les plus grossières loi's-
que les occasions l'obligent d'en sortir et que les affaires
l'engagent. Ce n'est que par la familiarité qu'on guérit
de la présomption, de la timidité, de la sotte hauteur; ce
n'est que dans un commerce libre et ingénu qu'on peut bien
connaître les hommes, qu'on se tâte, qu'on se démêle, et
qu'on se mesure avec eux : là on voit l'humanité nue avec
• Lorsque Vauvenargues écrivait, J.-J. Rousseau n'avait point encore sou-
tenu ses brillants paradoxes. — F.
- La plupart de ces idées se retrouvent dans les deux Discours sur la Gloire
(voir plus loin); peut-être ce morceau, dont la forme est d'ailleurs évidem-
ment oratoire, devait-il entrer dans Tun de ces deux discours que Vauve-
nargues n'a pas publiés lui-môme, et qui n'ont paru que dans ses œuvres
posthumes. — G.
5 [Bien. — V.] — Comparez avec le 4^ Comeil à un jeune homme. — G.
78 RÉFLEXIONS
toutes ses faiblesses et toutes ses forces ; là se découvrent
les artifices dont on s'enveloppe pour imposer en public ; là
paraît la stérilité de notre esprit, la violence et la peti-
tesse de notre amour-propre, l'imposture de nos vertus.
Ceux qui n'ont pas le courage de chercher la vérité dans
ces rudes épreuves, sont profondément au-dessous de tout
ce qu'il y a de grand ; surtout c'est une chose basse que de
craindre la raillerie, qui nous aide à fouler aux pieds notre
amour-propre, et qui émousse, par l'habitude de souffrir,
ses honteuses délicatesses.
18. — NÉCESSITÉ DE FAIRE DES FAUTES.
Il ne faut pas être timide de peur de faire des fautes; la
plus grande faute de toutes est de se priver de l'expérience.
Soyons très-persuadés qu'il n'y a que les gens faibles qui
aient cette crainte excessive de tomber et de laisser voir
leurs défauts; ils évitent les occasions où ils pourraient
broncher et être humiliés; ils rasent timidement la terre,
n'osent rien donner au hasard , et meurent avec toutes
leurs faiblesses qu'ils n'ont pu cacher '.Qui voudra se for-
mer au grand doit risquer de faire des fautes, et ne pas
s'y laisser abattre, ni craindre de se découvrir ; ceux qui
pénétreront ses faibles tâcheront de s'en prévaloir; mais
ils le pourront rarement. Le cardinal de Retz disait à ses
principaux domestiques : u Vous êtes deux ou trois à qui
(( je n'ai pu me dérober; mais j'ai si bien établi ma répu-
(( tation, et par vous-mêmes, qu'il vous serait impossible
(( de me nuire quand vous le voudriez *. » Il ne mentait
pas : son historien rapporte qu'il s'était battu avec un de
ses écuyers, qui l'avait accablé de coups, sans qu'une aven-
ture si humiliante pour un homme de ce caractère et de ce
1 [Beau. — V.]
"^ Guy Joly, conseiller au Ghâtelet, rapporte en effet dans ses Mémoires,
que lorsqu'il reprochait au cardinal sa vie licencieuse, ce prélat lui faisait
cette réponse.— F. — [Cet exemple ne prouve pas qu'il faut risquer des fautes,
mais qu'il faut se faire valoir. — V.]
SUR DIVERS SUJETS. 79
rang ait pu lui abattre le cœur, ou faire aucun tort à sa
gloire : mais cela n'est pas surprenant; combien d'hommes
déshonorés soutiennent par leur seule audace la conviction
publique de leur infamie, et font face à toute la terre ! Si
l'effronterie peut autant, que ne fera pas la constance? Le
courage surmonte tout.
19. — SUR LA LIBÉRALITÉ.
' Un homme très-jeune peut se reprocher comme une va-
nité onéreuse et inutile la secrète complaisance qu'il y a à
donner. J'ai eu cette crainte moi-même avant de connaître
le monde : quand j'ai vu l'étroite indigence où vivent la
plupart des hommes, et l'énorme pouvoir de l'intérêt sur
tous les cœurs, j'ai changé d'avis, et j'ai dit : Voulez-vous
que tout ce qui vous environne vous montre un visage con-
tent, vos enfants, vos domestiques, votre femme, vos amis
et vos ennemis? soyez libéral; voulez-vous conserver impu-
nément beaucoup de vices'; avez-vous besoin qu'on vous
pardonne des mœurs singulières ou des ridicules ; voulez-
vous rendre vos plaisirs faciles, et faire que les hommes
vous abandonnent leur conscience, leur honneur, leurs
préjugés, ceux même dont ils font le plus de bruit ? tout cela
dépendra de vous; quelque affaire que vous ayez, et
quels que puissent être les hommes avec qui vous voulez
traiter, vous ne trouverez rien de difficile si vous savez don-
ner à propos. L'économe, qui a des vues courtes, n'est pas
seulement en garde contre ceux qui peuvent le tromper, il
» [Bon. — V.]
- Dans cet article, Vauvenargues scnnblerait mettre au nombre des avan-
tages de la libéralité le droit de conserve!^ impunément beaucoup de vices;
ce qui n'est ni ne peut ûtrc son projet, comme on peut s'en convaincre par la
pureté du reste de sa morale. Mais ayant à démontrer les avantages que
procure la libéralité, il a voulu commencer par démontrer le pouvoir qu'elle
a de tout obtenir des hommes, et n'a pas assez distingué ce qui sert de preuve
de son pouvoir d'avec la démonstration de ses avantages. — S. — On peut
ajouter que Vauvenargues, ici, constate simplement un fait, et qu'il n'est pas
tenu d'en discuter la moralité. — G.
80 RÉFLEXIONS
appréhende aussi d'être dupe de lui-même ; s'il achète quel-
que plaisir qu'il lui eût été impossible de se procurer au-
trement, il s'en accuse aussitôt comme d'une faiblesse ;
lorsqu'il voit un homme qui se plaît à faire louer sa géné-
rosité et à surpayer les services, il le plaint de cette illu-
sion : Croyez-vous de bonne foi, lui dit-il, qu'on vous en ait
plus d'obligation? Un misérable se présente à lui, qu'il
pourrait soulager et combler de joie à peu de frais; il en a
d'abord compassion, et puis il se reprend et pense : C'est un
homme que je ne verrai plus. Un autre malheureux s'offre
encore à lui , et il fait le même raisonnement. Ainsi toute
sa vie se passe sans qu'il trouve l'occasion d'obliger per-
vsonne, de se faire aimer, d'acquérir une considération utile
et légitime : il est défiant et inquiet, sévère à soi-même et
aux siens, père et maître dur et fâcheux ; les détails frivoles
de son domestique' le travaillent comme les affaires les plus
importantes, parce qu'il les traite avec la même exactitude :
il ne pense pas que ses soins puissent être mieux employés,
incapable de concevoir le prix du temps, la réalité du mé-
rite et l'utilité des plaisirs.
Il faut avouer ce qui est vrai : il est difficile, surtout aux
ambitieux, de conduire une fortune médiocre avec sagesse,
et de satisfaire en même temps des inclinations libérales,
des besoins présents, etc.^*; mais ceux qui ont l'esprit véri-
tablement élevé se déterminent selon l'occurrence, par des
sentiments où la prudence ordinaire ne saurait atteindre ^ :
je vais m'expliquer. Un homme né vain et paresseux, qui
vit sans dessein et sans principes, cède indifféremment à
toutes ses fantaisies, achète un cheval trois cents pistoles,
* Est-il besoin de noter que ce mot est ici synonyme de maison ou d'inté-
rieur ? — G.
2 On peut dire que Vauven argues en avait fait lui-même l'expérience ; sa cor-
respondance avec Saint-Vincens ne laissera pas de doute sur ce point (voir plus
loin). — Rapprochons aussi de ce passage ce mot, qui n'est qu'un retour de
Vauvcnargues sur lui-même : « Qu'importe à un homme ambitieux qui a
« manqué sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre !» — G.
5 Vauvenargues dira de même, dans une de ses plus belles Maximes : « La
« magnanimité ne doit pas compte à la prudence de ses motifs. » — G.
SUR DIVERS SUJETS. 81
qu'il laisse pour cinquante quelques mois après ; donne dix
louis à un joueur de gobelets qui lui a montré quelques
tours, et se fait appeler en justice par un domestique qu'il
a renvoyé injustement, et auquel il refuse de payer des
avances faites à son service, etc. Quiconque a naturelle-
ment beaucoup de fantaisies, a peu de jugement, et l'âme
probablement faible. Je méprise autant que personne des
hommes de ce caractère; mais je dis hardiment aux autres:
apprenons à subordonner les petits intérêts aux grands,
môme éloignés, et faisons généreusement et sans compter
tout le bien qui tente ' nos cœurs : on ne peut être dupe
d'aucune vertu".
20. — MAXIME DE PASCAL EXPLIQUÉE.
Le peuple et les habiles composent, pour l'ordinaire, le train
du monde; les autres le méprisent, et en sont méprisés^ :
maxime admirable de Pascal, mais qu'il faut bien en-
tendre. Qui croirait que Pascal a voulu dire que les
habiles doivent vivre dans l'inapplication et la mollesse,
dans les goûts dépravés du monde, etc. , condamnerait
toute la vie de Pascal par sa propre maxime ; car per-
sonne n'a moins vécu comme le peuple que Pascal à ces
égards : donc le vrai sens de Pascal, c'est que tout homme
qui cherche à se distinguer par des apparences singulières;
qui ne rejette pas les maximes vulgaires parce qu'elles
sont mauvaises, mais parce qu'elles sont vulgaires; qui
s'attache à des sciences stériles, purement curieuses et de
nul usage dans le monde; qui est pourtant gonflé de cette
fausse science, et ne peut arriver à la véritable; un tel
homme, comme il dit plus haut, trouble le monde '^, et juge
plus mal que les autres. En deux mots, voici sa pensée, ex-
1 Vinet remarque le bonheur de ce mot tenter, qui, «ordinairement era-
<( ployé dans le sens du mal, est ici approprié au bien. » — G.
2 On a vu plus haut que ce dernier mot sert de titre à la 16* Réflexion. — G.
"' Pensées de Pascal, I" partie, art. VI, pensée XXV. — B.
^ [Un algébriste trouble-t-il le monde?— V.]
6
82 REFLEXIONS
pliquée d'une autre manière : ceux qui n'ont qu'un esprit
médiocre ne pénètrent pas jusqu'au bien, ou jusqu'à la né-
cessité qui autorise certains usages, et s'érigent mal à pro-
pos en réformateurs de leur siècle ' : les habiles mettent à
profit la coutume bonne ou mauvaise, abandonnent leur ex-
térieur aux légèretés de la mode, et savent se proportionner
au besoin de tous les esprits.
21. — l'esprit naturel et le simple.
L'esprit naturel et le simple peuvent en mille manières
se confondre, et ne sont pas néanmoins toujours sembla-
bles. On appelle esprit naturel, un instinct qui prévient la
réflexion, et se caractérise par la promptitude et par la vé-
rité du sentiment. Cette aimable disposition prouve moins
ordinairement une grande sagacité qu'une âme naturelle-
ment vive et sincère, qui ne peut retenir ni farder sa pen*
sée, et la produit toujours avec la grâce d'un secret échappé
à sa franchise '. La simplicité est aussi un don de l'âme,
qu'on reçoit immédiatement de la nature, et qui en porte le
caractère ; elle ne suppose pas nécessairement l'esprit su-
périeur, mais il est ordinaire qu'elle l'accompagne; elle
exclut toute sorte de vanités et d'affectations, témoigne un
esprit juste, un cœur noble, un sens droit, un naturel riche
et modeste, qui peut tout puiser dans son fonds, et ne veut
se parer de rien. Ces deux caractères comparés ensemble,
je crois sentir que la simplicité est la perfection de l'esprit
naturel: et je ne suis plus étonné de la rencontrer si sou-
vent dans les grands hommes : les autres ont trop peu de
fonds et trop de vanité pour s'arrêter dans leur propre
sphère, qu'ils sentent si petite et si bornée ^
1 [Commun et inutile. — V.]
■2 [Beau. — V.]
^ Dans la première édition, ce chapitre finissait par un passage qui a dis-
paru dans les éditions suivantes, quoique rien n'indique sur l'exemplaire
d'Aix que Vauvenargues voulût le supprimer. Nous croyons utile de le réta-
blir, au moins en note. — G. — « D'ailleurs, il est très-difficile, lorsqu'on en-
i
SUR DIVERS SUJETS. 83
22. — DU BONHEUR.
' Quand on pense que le bonheur dépend beaucoup du
caractère, on a raison ; si on ajoute que la fortune y est in-
différente, c'est aller trop loin ; il est faux encore que la
raison n'y puisse rien, ou qu'elle y puisse tout. On sait que
le bonheur dépend aussi des rapports de notre condition
avec nos passions : on n'est pas nécessairement heureux
par l'accord de ces deux parties; mais on est toujours mal-
heureux par leur opposition et par leur contraste ; de
même la prospérité ne nous satisfait pas infailliblement ;
mais l'adversité nous apporte un mécontentement inévi-
table.
Parce que notre condition naturelle est misérable, il ne
s'ensuit pas qu elle le soit également pour tous; qu'il n'y
ait pas dans la même vie des temps plus ou moins agréa-
bles, des degrés de bonheur et d'affliction : donc les cir-
constances différentes décident beaucoup , et on a tort de
condamner les malheureux comme incapables, par leur ca-
ractère, de bonheur.
23. — l'homme vertueux dépeint par son génie.
Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagina-
tion avec une grande sagesse, un jugement net et profond,
des passions très-hautes mais vraies, nul effort pour paraître
grand, une extrême sincérité, beaucoup d'éloquence, et
point d'art que celui qui vient du génie; alors je respecte
l'auteur, je l'estime autant que les sages ou que les héros
qu'il a peints. J'aime à croire que celui qui a conçu de si
grandes choses n'aurait pas été incapable de les faire ; la
fortune qui l'a réduit à les écrire me paraît injuste. Je m'in-
forme curieusement de tout le détail de sa vie; s".l a fait
des fautes, je les excuse, parce que je sais qu'il est difficile
« ti-c dans le monde, do n'y p:is prendre malgré soi une teinture des ridicules
« dominants et applaudis : personne pre3(|ue qui conserve son caractère
'< pur. 1)
* [Trop superficiel. — V.j
84 RÉFLEXIONS
à la nature de tenir toujours le cœur des hommes au-dessus de
leur condition '. Je le plains des pièges cruels qui se sont
trouvés sur sa route, et même des faiblesses naturelles qu'il
n'a pu surmonter par son courage. Mais lorsque, malgré la
fortune et malgré ses propres défauts, j'apprends que son
esprit a toujours été occupé de grandes pensées, et dominé
par les passions les plus aimables, je remercie à genoux la
nature de ce qu'elle a fait des vertus indépendantes du bon-
heur, et des lumières que l'adversité n'a pu éteindre'.
2li. — SUR l'histoire des hommes illustres.
Les histoires des hommes illustres trompent la jeunesse.
On y présente toujours le mérite comme respectable, on y
plaint les disgrâces qui l'accompagnent, et on y parle avec
mépris de l'injustice du monde à l'égard de la vertu et des
talents. Ainsi, quoiqu'on y fasse voir les hommes de génie
presque toujours malheureux, on peint cependant leur génie
et leur condition avec de si riches couleurs, qu'ils paraissent
dignes d'envie dans leurs malheurs mêmes. Gela vient de
ce que les historiens confondent leurs intérêts avec ceux des
hommes illustres dont ils parlent : marchant dans les mêmes
sentiers, et aspirant à peu près à la même gloire, ils relè-
vent autant qu'ils peuvent l'éclat des talents; on ne s'aper-
çoit pas qu'ils plaident leur propre cause, et comme on
n'entend que leur voix, on se laisse aisément séduire à la
justice de leur cause, et on se persuade aisément que le parti
le meilleur est aussi le plus appuyé des honnêtes gens.
L'expérience détrompe là-dessus ; pour peu qu'on ait vu le
monde, on découvre bientôt son injustice naturelle envers
le mérite, l'envie des hommes médiocres, qui traverse jus-
t Vauvenargues a dit môme chose, en mêmes termes, dans la 8^ Réflexion.
— G.
2 A partir de cette Réflexion^ les confidences que l'auteur nous fait sur lui-
môme deviennent plus claires. C'est avec raison que M. Sainte-Beuve a re-
connu Vauvenargues dans ce portrait, comme déjà M. Villcmain l'avait reconnu
dans le Caractère (voir plus loin) intitulé Claz,omène ou la vertu malheu-
reuse. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 85
qu'à la mort les hommes excellents, et enfin l'orgueil des
hommes élevés par la fortune, qui ne se relâche jamais en
faveur de ceux qui n'ont que du mérite. Si on savait cela de
meilleure heure, on travaillerait avec moins d'ardeur à la
Vertu ; et quoique la présomption de la jeunesse surmonte
tout, je doute qu'il entrât autant de jeunes gens dans la
carrière '.
25. — [sur l'injustice envers les grands hommes '.]
[Avouons l'injustice de notre siècle : s'il est vrai que l'er-
reur des temps barbares ait été de rendre aux grands hom-
mes un culte superstitieux, il faut convenir en même temps
que celle des siècles polis est de se plaire à dégrader ces
mêmes hommes, à qui nous devons notre politesse et nos
lumières. On ne peut nommer un personnage illustre en
aucun genre que la critique n'ait attaqué, et n'attaque en-
core. Les uns nous apprennent que Virgile était un petit
esprit; d'autres regardent en pitié les admirateurs d'Ho-
mère; j'en ai vu qui m'ont dit que M. de Turenne man-
quait de courage, que le cardinal de Richelieu n'était qu'un
sot, et le cardinal Mazarin un fourbe sans esprit ^ Il n'y a
point d'opinion si extravagante qui ne trouve des partisans.
11 y a même des gens qui, sans aucune animosité ni raison
particulière, se font une sorte de devoir d'attaquer les gran-
des réputations, et de mépriser l'autorité des jugements du
* Rapprochez de la 27^ Réflexion. — Vauvenargues n'en est plus au temps
où, plein d'espôrancc, il avait dans la sûreté du mérite (voir les MaxiP'ca)
une foi naïve et enthousiaste; désabusé, il avoue, avec sa sincérité habituelle,
le nouvel état de son âme, sans s'inquiéter de la contradiction. — G.
2 Cette Réflexion, et la plupart de celles que l'on trouvera entre crochets, sont
extraites d'un manuscrit que nous avons en notre possession. C'est un cahier
de 24 pages, écrit en entier de la main de Vauvenargues. Presque toutes les
pièces en sont inédites , et plusieurs ont un grand intérêt et une grande
valeur pour cette biographie intime, prise sur le fait, que nous nous efforçons
de dégager à mesure du livre de Vauvenargues. — G.
^ [Add. : Bossuct a bien fait, disent-ils, de ne pas écrire plus tard; Molière
est venu à propos, etc. : je le crois; car je suis persuadé que si ces grands
hommes pouvaient renaître, ceux qui en parlent ainsi seraient du nombre de
leurs envieux; j'en juge par les sentiments qu'ils font paraître pour ceux qui
soutiennent encore la réputation de notre siècle.]
86 RÉFLEXIONS
public, dans la seule pensée peut-être d'affecter plus d'in-
dépendance dans leurs sentiments, et de peur de juger d'a-
près les autres. Ce que l'envie la plus basse n'aurait osé dire,
le désir d'être remarqué le leur fait hasarder avec con-
fiance ; mais ils se trompent dans l'espérance qu'ils ont de se
distinguer par ces bizarres sentiments. Je les compare à ces
personnes faibles qui, dans la crainte de paraître gouver-
nées, rejettent opiniâtrement les meilleurs conseils, et sui-
vent follement leurs fantaisies pour faire un essai de leur
liberté. De tout temps il y a eu des hommes que la peti-
tesse de leur esprit a réduits à chercher pour toute gloire
de combattre celle des autres, et, quand cette espèce do-
mine, c'est peut-être un signe que le siècle dégénère; car
cela n'arrive que dans la disette des grands hommes.]
26. — [sur les gens de lettres'.]
[Les grands croient toujours faire honneur aux plus beaux
génies lorsqu'ils les admettent à leur familiarité. J'entends
dire d'un bel-esprit que les grands lui ont fermé leur porte :
est-ce donc l'ambition des gens de lettres d'avoir l'entrée
de quelques maisons, et n'y a-t-il plus d'hommes raisonna-
bles parmi eux ? Les grands eux-mêmes ne seraient-ils pas
trop heureux que des gens de mérite voulussent bien leur
faire part de leurs lumières ? et que témoigne ce mépris, si-
non qu'ils ne sont pas capables de profiter de ces lumières?
Si ceux qui cultivent les beaux-arts, ou qui travaillent à
éclairer le monde par leurs écrits, étaient capables de quel-
que hauteur dans les sentiments; s'ils voulaient, unis par
la vertu et par l'amour de la vérité et de la gloire, se sou-
tenir les uns les autres, ils obtiendraient peut-être du reste
des hommes la même justice qu'ils auraient le courage de
se rendre : mais eux-mêmes apprennent aux gens du monde
à les mépriser; ils brûlent d'envie contre ceux d'entre eux
qui se distinguent; ils se diffament les uns les autres par
* Rapprochez des deux Réflexions qui précèdent, et de celles qui suivent.
— G.
SUR DIVERS SUJETS. 87
des querelles ridicules et par des libelles; une cruelle et
inique persécution est jusqu'à la mort le partage de ceux
qui excellent. Si on cherche la cause de cette jalousie entre
les gens de lettres, on en trouvera plusieurs : la première
est qu'il y a dans le monde plus d'esprit que de grandeur
d'âme, plus de gens à talent que de génies élevés; et d'or-
dinaire les gens d'esprit qui manquent par le cœur, haïs-
sent vivement ceux qui les passent par leurs sentiments et
par leur essor. Une autre raison est que les hommes n'ont
guère d'estime que pour leur propre genre d'esprit, et
qu'ils comprennent à peine les autres talents. Mais il en a
toujours été ainsi; de sorte qu'il n'est pas possible d'espé-
rer que cela change. Cependant, les jeunes gens se flattent,
dans leur premier âge, de l'espérance de la gloire ; car lors-
que l'on est né avec de l'esprit, il faut bien des années pour
se persuader que le mérite a si peu de considération parmi
les hommes. Comme ils sont vivement frappés de la beauté
ou de la grandeur de certains génies, ils ne peuvent ima-
giner qu'il y ait des esprits insensibles à cet éclat, et des
yeux qui ne le voient point. Et, quoiqu'ils en entendent
parler avec mépris, ils ne croient pas que ce sentiment soit
général, et ils se relèvent par le mépris qu'ils ont eux-
mêmes pour cette sorte de froids esprits. Mais, à mesure
qu'ils avancent dans la vie, ils reconnaissent combien ils se
sont trompés, et ils se découragent à la vue des dégoûts et
des chagrins qui les attendent.]
27. — [sur l'impuissance du mérite.]
[Je dirai une chose triste pour tous ceux qui n'ont que
du mérite sans fortune : rien ne peut remplir l'intervalle
que le hasard de la naissance ou des richesses met entre
les hommes.
Dès qu'on n'est point préoccupé par les besoins de la vie,
ou abruti par les plaisirs, on tend à la fortune ou à la gloire ;
c'est presque l'unique fin où se rapportent toutes les actions,
toutes los paroles, toutes les études, toutes les veilles et
88 REFLEXIONS
toutes les agitations des hommes. On cherche jusque dans
les livres et dans les belles-lettres le secret de s'élever et de
s'établir : si les hommes n'espéraient pas d'emprunter de
leurs lectures des maximes et des lumières pour dominer
les autres hommes, il y aurait peu de curieux, et les meil-
leurs ouvrages seraient négligés. Mais ce concours de tous
les hommes vers la même fin, cette égale ambition de s'a-
grandir et de primer qui les dévore, les oppose les uns
aux autres, et les rend irréconciliables; de sorte que, tous
prétendant aux mêmes biens, la force décide ; ceux qui ont
plus d'activité, ou plus de sagesse, ou plus de finesse, ou
plus de courage et d'opiniâtreté que les autres, l'empor-
tent. Ainsi, la vie n'est qu'un long combat où les hommes se
disputent vivement la gloire, les plaisirs, l'autorité et les
richesses. Mais il y en a qui apportent au combat des armes
plus fortes, et qui sont invincibles par position : tels sont
les enfants des grands, ceux qui naissent avec du bien, et
déjà respectés du monde par leur qualité. De là vient que
le mérite qui est nu , succombe ; car aucun talent , aucune
vertu, ne sauraient contraindre ceux qui sont pourvus par
la fortune à se départir de leurs avantages ; ils se prévalent
avec empire des moindres privilèges de leur condition , et
il n'est pas permis à la vertu de se mettre en concurrence.
Cet ordre est injuste et barbare ; mais il pourrait servir à
justifier les misérables, s'ils osaient s'avouer leur impuis-
sance et le désavantage de leur position. Cependant, les
hommes, qui ont d'ailleurs tant de vanité, loin de se rendre
une raison si naturelle de leur misère et de leur obscurité,
y cherchent d'autres causes bien moins vraisemblables; ils
accusent je ne sais quelle fatalité personnelle qu'ils n'en-
tendent point, se regardent souvent eux-mêmes com.me les
complices de leur malheur, et se repentent de ce qu'ils ont
fait , comme s'ils voyaient nettement que toute autre con-
duite leur eût réussi ; tant ils ont de peine à se persuader
qu'ils ne sont pas nés les maîtres de leur fortune ! Et si l'on
use de cette rigueur envers soi-même, combien plus n'y
I
SUR DIVERS SUJETS. 89
est-on pas porté envers les autres ? De là vient que les mal-
heureux ont toujours tort, et que l'on n'appelle point de
leur malheur. Ce que je ne dis point pour détourner les
hommes de travailler à leur bonheur, mais pour les con-
soler de leurs disgrâces.]
!!8. — [la nécessité console dans le malheur.]
[Quelque parti qu'on puisse prendre dans la vie, il faut
s'attendre à être souvent déçu. Les événements nous trom-
pent aussi souvent que nos passions, et il y a si peu de
choses qui dépendent de nous, que ce serait une merveille
si la plupart des événements n'étaient contre nous. Nous
voudrions prendre un parti sûr, et il n'en est aucun de tel,
pas même l'oisiveté; car qui nous répond que la fortune
respectera notre repos , et ne nous engagera pas malgré
nous dans les embarras des affaires? Sans doute, si la gran-
deur et la gloire étaient des biens qu'on pût acquérir par
sa conduite, on serait inconsolable de les avoir manquées;
mais quand on a connu par expérience ce que peut la for-
tune sur la vie des hommes, on s'afflige moins dans l'adver-
sité; on ne se reproche point un malheur inévitable, une
destinée injuste et cruelle à laquelle on n'a pu échapper'.]
29. — [sur les hasards de la fortune.]
[Pendant que des hommes de génie, épuisant leur santé et
leur jeunesse pour élever leur fortune, languissent dans la
* On voit dans ce morceau, aussi bien que dans ceux qui précèdent et
ceux qui suivent, les douloureuses alternatives de la pensée de Vauvenar-
gues. Partage entre le regret de sa vie manquée et le désir de ne pas se désa-
vouer, il semble surtout préoccupé de se justifier à ses propres yeux de l'inu-
tilité de ses efforts et de ses espérances, en la mettant au compte de la
fortune. Dans ce naufrage de sa vie, il veut du moins sauver sa foi en lui-
môme, et donner jusqu'au bout raison à sa chère maxime : « Le désespoir est
la plus grande de nos erreurs. » — Qu'on lise après cela le Caractère intitulé
Cîéon ou la Folle ambition; qu'on remarque ce passage entr'autrcs : « H
c avait cette fierté tendre d'une âme timide, qui ne veut avouer ni sa défaite,
« ni SOS espérances, ni la vanité de ses vœux » ; on s'assurera une fois de pins
que les pages de Vauvenargues s'éclairent les unes par les autres, et que son
livre, ainsi que nous l'avons dit, n'est presque d'un bout à l'autre que le
testament d'une âme qui s'interroge et nous rend compte d'elle-même. — G.
î)0 REFLEXIONS
pauvreté, et traînent parmi les aflVonts une existence obscure
et violente, des gens sans aucun mérite s'enrichissent en
peu d'années par l'invention d'un papier vert, ou d'une
nouvelle recette pour conserver la fraîcheur du teint, etc.
11 ne faut pas chercher à imaginer de grandes choses pour
s'enrichir : il suffit de connaître le public, et de flatter son
avidité insatiable pour les nouveautés et les bagatelles. Tel
homme ignorait jusqu'aux premiers principes de son art,
qui, par l'usage d'une herbe purgative que le hasard lui a
fait connaître, a fait envier sa fortune aux plus grands
hommes de sa profession ; un autre, n'ayant pas assez d'es-
prit pour se faire connaître par un ouvrage original, avait
cultivé obscurément et inutilement les lettres jusqu'à la
moitié de son âge, qui, s' étant avisé de traduire un auteur
illustre, est parvenu a une espèce de célébrité et de fortune ;
un troisième s'était consacré à la prêtrise, et, n'ayant ni les
mœurs ni les talents de son état, il est parvenu aux hon-
neurs de l'Église, pour s'être mêlé des affaires du Jansé-
nisme; de même dans toutes les professions. Si vous vous
informez de ce qui a fait la fortune de ceux que vous voyez
accrédités, on vous répondra que les uns sont parvenus par
le jeu; d'autres par la protection des femmes, ou par la
faveur d'un homme en place dont ils ont servi les plaisirs,
ou parla sympathie qui s'est trouvée entre leur âme et celle
de quelque grand que le hasard leur a fait connaître ; plu-
sieurs par des occasions uniques et qui n'arriveront plus;
presque tous contre leur attente. Les petits ressorts font
plus de fortunes que les grands, parce qu'ils sont plus aisés
à pratiquer ; ceux qui ne savent pas se servir des instru-
ments communs et populaires, et qui s'obstinent à n'em-
ployer que de grands moyens, trouvent rarement l'occasion
de déployer leurs ressources. Il y en a aussi qui n'ont pas
la patience de s'avancer par degrés vers leur objet ; ils vou-
draient arriver au terme tout à coup ; cela ne se peut, et
cet empressement les perd. Enfin, il y en a qui sont engagés,
par leur éducation et par leur naissance, dans une carrière
^jUl
SUPx DIVERS SUJETS. 91
pour laquelle la nature ne les a point faits ; quelques-uns
rompent ces chaînes dont ils sont liés, pour suivre l'attrait
de leur génie, et ils prospèrent ; mais les exemples en sont
rares, et l'on n'ose imiter cette hardiesse, parce qu'on craint
de commettre toute sa fortune à son mérite, quoi que l'on
en présume d'ailleurs.]
30. — [la vertu est plus chère que le bonheur.]
[La vertu ' est plus chère aux grandes âmes que ce que
l'on honore du nom de bonheur. Sans doute, il n'appartient
pas à tout homme de n'être point touché d'une longue
infortune, et c'est manquer de vivacité et de sentiment que
de regarder du même œil la prospérité et les disgrâces ;
mais souffrir avec fermeté ; sentir sans céder la rigueur de
ses destinées; ne désespérer ni de soi, ni du cours chan-
geant des affaires ; garder dans l'adversité un esprit in-
flexible, qui brave la prospérité des hommes faibles, défie
la fortune, et méprise le vice heureux; voilà, non les fleurs
du plaisir, non l'ivresse des bons succès, non l'enchante-
ment du bonheur, mais un sort plus noble, que l'inconstante
bizarrerie des événements ne peut ravir aux hommes qui
sont nés avec quelque courage.]
31. — IL NE FAUT PAS TOUJOURS s'eN PRENDRE
A LA FORTUNE '.
Ce qui fait que tant de gens de toutes les professions se
plaignent amèrement de leur fortune, [c']est qu'ils ont quel-
quefois 1q mérite d'un autre métier que celui qu'ils font. Je
ne sais combien d'officiers, qui ne sauraient mettre en ba-
taille cinquante hommes, auraient excellé au barreau, ou
dansles négociations, ou dans les finances. Ils sentent qu'ils
ont un talent, et ils s'étonnent qu'on ne leur en tienne aucun
compte; car ils ne font pas attention que c'est un mérite
' Tci, comme presque toujours, Vauvenargues prend le mot vertu dans le
sens latin, c'est-à-dire dans le sens de courage ou de force d'âme. — G.
* Nous remettons dans les Réflexious ce morceau placé à tort dans les
Maximes. — G.
92 REFLEXIONS
inutile dans leur profession. 11 arrive aussi que ceux qui
gouvernent négligent d'assez beaux génies, parce qu'ils ne
seraient pas propres à remplir les petites places, et qu'on
ne veut pas leur donner les grandes. Les talents médiocres
font plutôt fortune, parce qu'on trouve partout à les em-
ployer.
Qf
9.
oz.
[sur la. dureté des hommes.]
[C'est une grande simplicité d'entretenir les hommes de
ses peines; ils n'écoutent point, ils n'entendent point,
quand on leur parle d'autre chose que d'eux-mêmes. Qu'une
grande province soit attaquée et ravagée par l'ennemi, que
ses habitants soient ruinés par les désordres de la guerre,
et menacés de plus grands malheurs ' ; c'est un événement
dont le monde parle, comme on parle du nouvel opéra, de
la mort d'un grand, d'un mariage, ou de telle intrigue rom-
pue et découverte. Mais où sont ceux qu'on voie touchés, au
fond, de ces misères où tant d'hommes sont intéressés? Le
jeu, les rendez-vous, les bals, sont-ils interrompus pendant
ces disgrâces publiques ? Voit-on moins de monde aux spec-
tacles ? le luxe et le faste règnent-ils avec moins d'empire
pendant ces désordres ? et si les calamités d'une nation font
si peu d'impression sur le cœur des hommes, comment se-
raient-ils touchés de nos maux particuliers? — Tant mieux,
dira quelque philosophe; la vie humaine est exposée à tant
de maux, que si les hommes ressentaient les afflictions les
uns des autres, ce ne serait sur la terre qu'un deuil éternel.
Ainsi la nature a fait aux hommes un cœur dur, pour alléger
les misères de leur condition. Mais s'il en est ainsi, il ne faut
point compter sur la pitié des autres ; il faut mettre toute sa
confiance en soi, et n'espérer que sur son propre courage'.]
• Vauvenargucs fait sans doute allusion à l'invasion de la Provence par
les Impériaux et le duc de Savoie; car la mûme pensée se retrouve dans une
lettre qu'il écrit à Saint- Vincens à ce sujet (27 novepibre 17/i6). Dans ce cas,
ce morceau serait de la fin de 1746, ou du commencement de 17/47. — G.
2 Rapprocliez de la fin du G*" Conseil à un Jeune homme. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 93
33. — [sur la fermeté dans la conduite.]
[Lorsque Ton se propose un grand objet dans sa conduite,
on peut suivre d'humbles chemins, pourvu qu'ils soient les
plus courts ; le but ennoblit les moyens. Un homme vain et
d'un petit esprit se cabre à la rencontre des moindres dé-
goûts, ne peut supporter la hauteur des gens en place et la
fatuité des sots; il est toute sa vie comme celui qui n'aurait
jamais vu le monde; tout l'étonné, tout le révolte, et, quoi-
qu'il fasse à peu près les mêmes choses pour sa fortune que
les autres hommes, il ne les fait jamais ni à leur place, ni
avec succès. Celui qui s'élève au-dessus de ces petites dé-
licatesses sait fléchir à-propos sous la loi de la fortune, de
la situation et des temps; ni les injustices des grands, ni
l'élévation des méchants, ni les mauvais offices de ses en-
nemis, ni la vanité des gens riches, ne peuvent l'avilir à ses
propres yeux; incapable de se laisser amuser par l'estime
et la flatterie de quelques amis, il se jette parmi la foule,
aborde ses adversaires et ses rivaux, ne craint pas d'appro-
cher ceux qui pourraient le dominer par quelque endroit,
mais cherche, au contraire, à lutter, à se familiariser avec
leurs avantages, afin de trouver le point faible par lequel
il pourra les entamer, ou du moins s'égaler à eux. Trop
fier pour se croire flétri par les avantages que la fortune
peut donner à ses concurrents, il sait soutenir le malheur;
égal dans la prospérité et dans les disgrâces, il fait assez
voir que le succès n'a jamais été que le second objet de
ses efforts; le premier était d'obéir à son génie, et d'em-
ployer toute l'activité de son âme dans une carrière sans
bornes '.]
* C'est dans ce morceau, et dans plusioms autres du même ton, qu'on
reconnaît ce coup de pinceau si fier dont parle Voltaire dans une de ses lettres
à Vauvenargues (mai 17^0). — G.
94 RÉFLEXIONS
3ii. — LA RAISON n'est PAS JUGE DU SENTIMENT*.
On dit qu'il ne faut pas juger des ouvrages de goût par
réflexion , mais par sentiment : pourquoi ne pas étendre
cette règle sur toutes les choses qui ne sont pas du ressort
de l'esprit, comme l'ambition, l'amour, et toutes les autres
passions ? Je pratique ce que je dis : je porte rarement au
tribunal de la raison la cause du sentiment ; je sais que le
sang-froid et la passion ne pèsent pas les choses à la même
balance, et que l'un et l'autre s'accusent avec trop de par-
tialité. Ainsi, quand il m'arrive de me repentir de quelque
chose que j'ai fait par sentiment, je tâche de me consoler
en pensant que j'en juge mal par réflexion, que je ferais la
même chose, en dépit du raisonnement, si la même passion
me reprenait, et que peut-être je ferais bien; car on est
souvent très-injuste pour soi-même, et l'on se condamne à
tort^
35. — l'activité EST DANS l'oRDRE DE LA NATURE.
On ne peut condamner l'activité sans accuser l'ordre de
la nature. 11 est faux que ce soit notre inquiétude qui nous
dérobe au présent; le présent nous échappe de lui-même,
et s'anéantit malgré nous. Toutes nos pensées sont mor-
telles, nous ne les saurions retenir; et si notre âme n'était
secourue par cette activité infatigable qui répare les écou-
lements perpétuels de notre esprit, nous ne durerions qu'un
instant; telles sont les lois de notre être. Une force secrète
et inévitable emporte avec rapidité nos sentiments ; il n'est
pas en notre puissance de lui résister, et de nous reposer sur
nos pensées; il faut marcher malgré nous, et suivre le mou-
vement universel de la nature. Nous ne pouvons retenir le
présent que par une action qui sort du présent. 11 est telle-
1 Pour ce morceau et le suivant, môme observation que dans la note de la
Si'' Réflexion. — G.
2 La subordination de la raison au sentiment est un des traits principaux
de la philosopiiic de Vauvenargucs ; il y reviendra souvent dans ses Maxi-
mes. — G.
SUK DIVERS SUJETS. 95
ment impossible à l'homme de subsister sans action, que,
s'il veut s'empêcher d'agir, ce ne peut être que par un acte
encore plus laborieux que celui auquel il s'oppose; mais
cette activité qui détruit le présent, le rappelle, le repro-
duit, et charme les maux de la vie.
36. — [contre le mépris des choses humaines.]
[Le mépris des choses humaines détourne les hommes de
la vertu, en leur ôtant ou l'espérance ou l'estime de la gloire;
il décourage les jeunes gens, il afflige et dégoûte les vieil-
lards, et, ne corrigeant aucun vice, il amollit toutes les
vertus. Au contraire, l'estime des biens humains et des avan-
tages proportionnés à notre nature excite les hommes à bien
faire, dans tous les états et dans tous les âges; fait les
grands capitaines, les bons citoyens, les magistrats éclairés,
les ministres laborieux, les grands écrivains, les braves, les
habiles et les vertueux ; elle apporte au monde le goût du
travail, la fermeté dans le malheur, la modération dans la
prospérité. Il a été un temps où l'ambition était un devoir
et une vertu; on pouvait alors parler sûrement aux hommes
de la gloire, parce qu'elle les touchait tous également. Les
moindres citoyens avaient droit aux honneurs de leur patrie,
et pouvaient aspirer sans présomption à s'en rendre dignes;
mais le courage des hommes est devenu plus timide et n'ose
s'avouer. Et cependant l'amour de la gloire est encore l'âme
invisible de tous ceux qui sont capables de quelque vertu ;
la gloire a les vœux secrets de tous les cœurs, jusque-là que
ceux qui affectent le plus de la mépriser, sont plus soup-
çonnés que les autres d'y prétendre, et que, la négligeant
dans les grandes choses, ils idolâtrent son nom et son ap-
parence dans les petites. Us démentent leurs propres dis-
cours, ou parles secrets efforts qu'ils font pour l'obtenir, ou
par leur jalousie contre ceux qui l'obtiennent'.]
' Rapprochez des deux Discours sur la Gloire, et du Discours sur le Carac-
tère des différents siècles. — G.
9G RÉFLEXIONS
37. — [sur la politesse.]
[Qui trouble la paix des mariages, qui met la désunion
dans les familles, qui dégoûte les amis les mis des autres,
sinon le défaut de politesse ? La politesse est le lien de toute
société, et il n'y en a aucune qui puisse durer sans elle. Or,
la politesse n'est guère que dissimulation et artifice; mais
le but justifie tout. La dissimulation qui ne se propose que
le bien d' autrui et la paix de la société, est discrétion; et
la sincérité qui trouble l'un et l'autre, n'est que brutalité,
humeur et imprudence. Le commerce du monde n'est fondé
que sur la politesse et la flatterie; qui en ôtera ces choses,
ruinera les principes de ce commerce. Les hommes se plai-
gnent sans cesse de leur fausseté réciproque, et ils sont in-
capables de supporter la vérité.]
38. — [sur la tolérance.]
[Est-ce une nécessité aux législateurs d'être sévères? C'est
une question débattue, ancienne, et très-contestable, puis-
que de puissantes nations ont fleuri sous des lois très-
douces ; mais on n'a jamais mis en doute que la tolérance
ne fût un devoir pour les particuliers. C'est elle qui rend la
vertu aimable, qui ramène lésâmes obstinées, qui apaise
les ressentiments et les colères, qui, dans les villes et dans
les familles, maintient l'union et la paix, et fait le plus
grand charme de la vie civile. Se pardonnerait-on les uns
aux autres, je ne dis pas des mœurs différentes, mais même
des maximes opposées, si on ne savait tolérer ce qui nous
blesse? Et qui peut s'arroger le droit de soumettre les autres
hommes à son tribunal ? Qui peut être assez impudent pour
croire qu'il n'a pas besoin de l'indulgence qu'il refuse aux
autres? J'ose dire qu'on souftVe moins des vices des mé-
chants que de l'austérité farouche et orgueilleuse des réfor-
mateurs, et j'ai remarqué qu'il n'y avait guère de sévérité
qui n'eût sa source dans l'ignorance de la nature, dans un
amour-propre excessif, dans une jalousie dissimulée, enfin,
dans la petitesse du cœur.]
SUR DIVERS SUJETS. 97
39. — [sur la compassion.]
[Les âmes les plus généreuses et les plus tendres se lais-
sent quelquefois porter par la contrainte des événements
jusqu'à la dureté et à l'injustice ; mais il faut peu de chose
pour les ramener à leur caractère, et les faire rentrer dans
leurs vertus. La vue d'un animal malade, le gémissement
d'un cerf poursuivi dans les bois par des chasseurs, l'aspect
d'un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux
dans la poussière, les ruines méprisées d'un vieux bâtiment,
la pâleur d'une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin toutes
les images du malheur des hommes réveillent la pitié d'une
âme tendre, contristent le cœur, et plongent l'esprit dans
une rêverie attendrissante. L'homme du monde même le
plus ambitieux, s'il est né humain et compatissant, ne voit
pas sans douleur le mal que les dieux lui épargnent ; fût-il
même peu content de sa fortune, il ne croit pourtant pas
la mériter encore, quand il voit des misères plus touchantes
que la sienne; comme si c'était sa faute qu'il y eût d'autres
hommes moins heureux que lui, sa générosité l'accuse en
secret de toutes les calamités du genre humain, et le sen-
timent de ses propres maux ne fait qu'aggraver la pitié dont
les maux d' autrui le pénètrent'.]
ZiO. — [sur les misères cachées.]
[La terre est couverte d'esprits inquiets que la rigueur
de leur condition et le désir de changer leur fortune tour-
mentent inexorablement jusqu'à la mort. Le tumulte du
monde empêche qu'on ne réfléchisse sur ces tentations se-
crètes qui font franchir aux hommes les barrières de la
vertu. Pour moi, je n'entre jamais au Luxembourg, ou dans
les autres jardins publics, que je n'y sois environné de
toutes les misères sourdes qui accablent les hommes , et
* La Bruyère avait dit de môme {de l'Homme^ n" 79) : « Les gens déjà
« chargés de leur propre mistre sont ceux qui entrent davantage, par la com-
1 passion, dans celle d'autrui. » — G.
7
98 RÉFLEXIOINS
que divers objets ne m'avertissent et ne me parlent de ca-
lamités que j'ignore. Tandis que, dans la grande allée, se
presse et se heurte une foule d'hommes et de femmes sans
passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misé-
rables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui
cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que
l'erreur de la gloire entretient à l'écart de ses chimères,
des femmes que la loi de la nécessité condamne à l'oppro-
bre, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités
inutiles pour sortir de l'obscurité. Il me semble alors que
je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent,
et mon âme s'afflige et se trouble à la vue de ces infortu-
nés, mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie
séditieuse. Je voudrais quelquefois aborder ces solitaires,
pour leur donner mes consolations; mais ils craignent
d'être arrachés à leurs pensées, et ils se détournent de moi :
le plaisir et la société n'ont plus de charmes pour ceux que
l'illusion de la gloire asservit; la joie et le rire ne font que
passer sur leurs lèvres. Je plains ces misères cachées, que
la crainte d'être connues rend plus pesantes; je veux, si je
puis, fuir le vice, et fermer mon cœur aux promesses des
passions injustes; mais il y aurait de la dureté à n'être pas
touché de la faiblesse de tant d'hommes qui, sans les mal-
heurs de leur vie, auraient pu chérir la vertu, et achever
leurs jours dans l'innocence '.]
lii. — [sur la frivolité du monde.]
[Le monde est rempli de gens qui passent leur vie à s'en-
tretenir les uns les autres de ce qu'ils savent, à se raconter
des faits dont ils sont réciproquement instruits, ou des ac-
tions auxquelles ils ont eu la même part ; ils se rappellent
avec vivacité des choses qu'aucun d'eux n'a oubliées, les
1 11 faut reconnaître que cette préocupation, si profonde mais en môme
temps si discrète, des souffrances individuelles, et surtout cet accent à la fois
si pénétré et si peu déclamatoire, étaient rares au 18^ siècle, où les écrivains,
comme nous l'avons dit dans notre Elo(je de Vauvenargues, paraissent plus
en souci de la destinée][du genre humain que de celle de l'individu. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 99
guerres qu'ils ont faites ensemble, les livres qu'ils ont lus,
les conversations qu'ils ont eues en de certains temps ; et
ils ne s'écoutent point les uns les autres, car ils savent d'a-
vance ce qu'on leur veut dire. Mais ils souffrent qu'on leur
apprenne des choses qu'ils savent, afm d'avoir droit, à leur
tour, de débiter de semblables puérilités, et, lorsqu'ils ont
épuisé un certain cercle de faits et de réflexions, ils repren-
nent les mêmes discours, et ne se lassent point de se répé-
ter. De telles conversations rendent l'esprit paresseux, pe-
sant, et l'endorment en quelque sorte dans l'oisiveté. Les
gens du monde ne tombent point dans ces longueurs, dans
ces détails et dans ces récits inutiles; ils ne se permettent
guère de parler des choses passées; mais ils s'occupent
trop du présent, et traitent tous les sujets d'une manière
trop superficielle et trop frivole ; ils ne vont jamais jus-
qu'au nœud des choses; et n'intéressent que la surface de
l'esprit, sans aller au cœur : ce qui fait qu'il y a peu de
conversations profitables, et qui mènent à une fin. Aussi la
plupart des hommes ne se doutent-ils pas que la conversa-
tion puisse être regardée d'une autre manière que comme
un amusement et un délassement. Ceux qui en font une
sorte de commerce et une négociation perpétuelle, sont très-
rares; mais, comme ils y apportent beaucoup plus de fond
que les autres, ils en retirent aussi un plus grand profit.
De même, il y a peu d'actions qui mènent à une fin utile.
Je vois tous les ans des officiers qui se dérangent pour plu-
sieurs années, afin de pouvoir se vanter qu'ils ont vu le
monde ; ils quittent leur femme et leurs enfants pour venir
consommer à Paris, en peu de mois, le revenu de plusieurs
années, et s'ensevelir ensuite dans leur province. D'autres
se ruinent au jeu ou dans un des quartiers de la ville, sans
pouvoir réussir à faire percer leur nom jusqu'à la bonne
compagnie, et ils ne sont connus que des marchands et des
ouvriers. On en voit qui se tourmentent toute leur vie pour
faire leur cour à leur évêque, à l'intendant de leur province,
au commandant, aux magistrats, et aux grands qui pas-
knlvtftfttff
100 RÉFLEXIONS
sent; ils donnent à dîner, ils font des voyages; ils em-
ploient le temps, qui est si précieux, en bagatelles; comme
aussi ceux qui veulent voir des gens de lettres, pour acqué-
rir la réputation de beaux-esprits, au lieu de cultiver les
lettres elles-mêmes.]
1x2. — [sur le bel-espriï'.J
[On ne demande pas à un bel-esprit qu'il approfondisse
un art, pourvu qu'il sache discourir de l'art des autres. Il
n'a pas besoin d'exceller dans un métier; il suffit qu'il se
mêle de tous les métiers, et qu'il ait la surface de tous les
talents. Il doit savoir écrire en prose et en vers sur quelque
sujet qui se présente; il est même obligé de lire beaucoup
de choses inutiles, parce qu'il doit parler fort peu de choses
nécessaires ; le sublime de sa science est de rendre des pen-
sées frivoles par des traits. Qui prétend mieux penser ou
mieux vivre? Qui sait même où est la vérité ? Un esprit su-
périeur aux préjugés fait valoir toutes les opinions, mais
ne tient à aucune ; il a vu le fort et le faible de tous les
principes, et il a reconnu que l'esprit humain n'avait que
le choix de ses erreurs. Indulgente philosophie, qui égale
Achille et Thersite, et nous laisse la liberté d'être ignorants,
paresseux, frivoles, sans nous faire de pire condition ! Aussi
voyons-nous qu'elle a fait des progrès rapides : ce n'était
d'abord que le ton d'un petit nombre de beaux-esprits ; au-
jourd'hui c'est une des modes du peuple.]
/i3. — [sur le ton a la mode.]
[Si c'est être pédant que d'affecter la singularité, mettre
de l'esprit partout, penser peu naturellement, et s'exprimer
de même, que de pédants n'y a-t-il pas parmi les gens de
lettres, et parmi les gens du monde? Que voit-on aujour-
d'hui dans les livres et dans la meilleure compagnie, que
beaucoup d'esprit sans justesse, une envie de briller aux
0
» Rapprochez de la 51'^ Réflexion, — G.
SUR DIVERS SUJETS. 101
dépens de la raison, une ignorance très-présomptueuse, ou
des connaissances très-superficielles ? On serait mal venu
cependant de dire que les gens du monde et les beaux-
esprits sont les pédants, et que quelques hommes sensés et
simples, qui savent assez, mais qui brillent peu, qui n'esti-
ment que la raison et le naturel, sont les gens véritablement
agréables. De même, si quelqu'un eût dit, il y a six-vingts
ans, que l'hôtel de Rambouillet ne rassemblait que des
pédants et des précieuses, assurément, on ne l'eût guère
écouté. On Ta dit néanmoins, peu de temps après, et per-
sonne aujourd'hui ne le met en doute. Ce n'est donc pas à
nous qu'il est permis de juger de notre siècle; c'est à ceux
qui viendront après nous à se moquer de notre ton et de
nos modes, si les leurs ne sont encore pires. On n'eût pas
cru, du temps de Louis XllI, que le ton du connétable de
Luynes et des autres courtisans de ce règne ne fût pas le
meilleur et le plus aimable qu'on pût avoir : il serait plai-
sant que certains hommes, que je ne nomme pas, et qui
font grand bruit parmi nous, devinssent quelque jour aussi
ridicules que le maréchal de Bellegarde et que Voiture.]
A/i. — [sur l'incapacité des lecteurs.]
[Combien de gens connaissent tous les livres et tous les
auteurs, sont instruits de toutes les opinions et de tous les
systèmes, qui sont incapables de discerner le vrai du faux,
et d'apprécier ce qu'ils lisent! Combien d'autres se plai-
gnent qu'on n'écrit plus rien de raisonnable, et que tous
les auteurs ne font que se répéter les uns les autres, qui,
s'il paraissait un ouvrage original, non-seulement ne l'ap-
prouveraient pas, mais seraient les premiers à le combattre,
à en relever les défauts, et à se prévaloir contre lui des négli-
gences qui pourraient s'y rencontrer ! Cette disposition trop
ordinaire des esprits, l'espèce d'oubli dans lequel ont été
ensevelis pendant longtemps de grands ouvrages, et l'in-
justice que d'assez beaux génies ont éprouvée de leurs
contemporains , autorisent des hommes très-médiocres à
102 RÉFLEXIONS
protester contre les jugements de leur siècle, et à attendre
follement de la postérité l'estime refusée à leurs ouvrages.
C'est cette môme incapacité des lecteurs, c'est leur mauvais
goût, leur avidité pour les bagatelles, qui enhardissent et
multiplient jusqu'à l'excès les livres fades et les niaiseries
littéraires. Si l'art de penser et d'écrire n'est plus qu'un
métier mécanique , comme l'arpentage, ou l'orfèvrerie ; si
on n'y est plus engagé par le seul instinct du génie, mais
par désœuvrement ou par intérêt; s'il y a sans comparaison
plus de mauvais ouvriers dans cette profession que dans les
autres, il faut s'en prendre à ceux qui soutiennent ces fai-
bles artisans et leurs faibles ouvrages, en les lisant. Ce-
pendant, de même que le grand nombre des arts inutiles
prouve et entretient la richesse des États puissants, peut-
être aussi que cette foule d'auteurs et d'ouvrages frivoles,
qui entretiennent le luxe et la paresse de l'esprit, prouvent,
à tout prendre, qu'il y a aujourd'hui plus de lumières,
plus de curiosité et plus d'esprit qu'autrefois parmi les
hommes '.]
àb. — [sur le merveilleux.]
[Les hommes aiment le merveilleux, non pas parce qu'il
est faux, mais parce qu'ils aiment ce qui les surprend. Du
reste, ils ne l'aiment qu'autant qu'ils le croient, et ils ne
le croient qu'autant qu'il est revêtu des dehors du vrai, ou
qu'il leur paraît tel. Moins les hommes sont éclairés, plus
il est facile de leur en imposer par des fables, c'est-à-dire
de les leur faire recevoir pour des vérités ; car quand ils
savent que ce sont des mensonges, tout au plus ils s'en
amusent, mais ils ne s'y intéressent pas. Une faut donc pas
dire que le vrai a besoin d'emprunter la figure du faux pour
' On remarquera dans ce morceau, ainsi que dans la plupart des Réflexions
de Vauvenargues, le soin qu'il prend de chercher la justification, ou, au
moins, la raison des faux usages ou des fausses idées qu'il constate. C'est
qu'en effet sa méthode c'est la conciliation^ ou, comme il le dit souvent lui-
même, le rapprochement des contrariétés apparentes ^ pour en former vn
système raisonnable. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 103
être reçu agréablement dans l' esprit humain; un homme qui
écrirait sur ce principe n'écrirait que pour les sots, et serait
bientôt méprisé des bons esprits.
Les fables ont été inventées pour faire recevoir la vérité
aux enfants, ou aux esprits faibles qui ne sortent pas de
l'enfance ; mais rien n'est si rebutant pour des hommes rai-
sonnables, et il n'y a que les agréments du style, le charme
des vers, la beauté et la vérité des maximes que ces fables
enveloppent, qui puissent en faire supporter la puérilité. Dire
donc que les fables plaisent aux hommes, c'est dire que la
plupart des hommes sont enfants, qu'ils se laissent surpren-
dre au merveilleux, que peu de chose éblouit leur jugement,
et tire leur esprit de son assiette ; c'est dire que peu de gens
ont assez de sagacité pour distinguer le vrai du faux ; mais
dans les choses où le vrai est connu, le faux se présente in-
utilement, et, plus il est orné, plus il est ennuyeux.]
llQ. — SUR LES ANCIENS ET LES MODERNES.
Un Athénien pouvait parler avec véhémence de la gloire
à des Athéniens; un Français à des Français, nullement;
il serait honni'. L'imitation des anciens est fort trompeuse :
telle hardiesse qu'on admire avec raison dans Démosthènes,
passerait pour déclamation dans notre bouche. J'en suis
fort fâché, nous sommes un peu trop philosophes ; à force
d'avoir ouï dire que tout était petit ou incertain parmi les
hommes, nous croyons qu'il est ridicule de parler affirma-
tivement et avec chaleur de quoi que ce soit. Cela a banni
l'éloquence des écrits modernes ; car l'unique objet de l'é-
loquence est de persuader et de convaincre ; or, on ne va
point à ce but quand on ne parle pas très-sérieusement.
Celui qui est de sang-froid n'échauffe pas, celui qui doute
ne persuade pas; rien n'est plus sensible. Mais la maladie
de nos jours est de vouloir badiner de tout; on ne souffre
qu'à peine un autre ton.
' Voir, pins loin, la fin dn 2'" Diacmirs sur la Gloire — G.
104 RÉFLEXIONS
Ixl. — [on peut rougir d'une vertu.]
[Je me suis trouvé autrefois, dans un bain public ', avec
une vieille femme qui, voyant que j'étais fort jeune, et sa-
chant que j'étais dans le service, m'honorait de quelques
plaisanteries très-militaires. Je rougissais malgré moi, non
pas de l'impudence de cette vieille, car on ne rougit point
des défauts d'autrui, mais de ma propre pudeur, que son
impertinence rendait ridicule. Pendant qu'elle se faisait
honneur des défauts de mon âge, je mourais de honte de
paraître avec les vertus de son sexe. Un capucin était à
côté de moi, et ne rougissait point : c'est que la pudeur était
la vertu de son état, et non du mien. Les hommes sont si
faibles, qu'ils se font des devoirs, non-seulement des ta-
lents, mais même des vices de leur profession'.]
Zi8. — [sur les armées d'a-présent.]
[Le courage, que nos ancêtres admiraient comme la pre-
mière des vertus, n'est plus regardé, peu s'en faut, que
comme une erreur populaire; et, quoique tous n'osent
avouer dans leurs discours ce sentiment, leur conduite le
manifeste. Le service de la patrie passe pour une vieille
mode, pour un préjugé; on ne voit plus dans les armées
que dégoût, ennui, négligence, murmures insolents et té-
méraires; le luxe et la mollesse s'y produisent avec la
même effronterie qu'au sein de la paix ; et ceux qui pour-
raient, par l'autorité de leurs emplois, arrêter le progrès
du mal, l'entretiennent par leur exemple. Des jeunes gens,
poussés par la faveur au-delà de leurs talents et de leur
âge, font ouvertement mépris de ces places qu'ils ne mé-
ritent pas, en effet, d'occuper; des grands, qui seraient
tenus, par le seul respect de leur nom, à cultiver l'estime
et l'affection de leurs troupes, se cachent, puisqu'il faut le
* Les lettres de Vauvenargues à Saint-Vincens nous apprennent qu'il avait
pris les eaux à Vais (Ardèche) et à Plombières, en 1740 et en 17/tl. — G.
- Quelle finesse de vue, et quelle profondeur d'analyse! — G.
SUR DIVERS SUJETS. 105
dire, ou se cantonnent, et forment jusque dans les camps
de petites sociétés où ils s'entretiennent encore du bon ton,
et regrettent l'oisiveté et les délices de Paris. Ces messieurs
s'ennuient du genre de vie que l'on mène à l'armée ; et com-
ment pourraient-ils s'en contenter, n'ayant ni le talent de
la guerre, ni l'estime de leurs troupes, ni le goût de la
gloire ? Aussi, voyez-les sous leurs tentes : qui pensez-vous
y rencontrer pour l'ordinaire? S'il y a dans l'armée un
sujet médiocre, un fat dont la réputation soit équivoque,
et qui soit aussi peu aimé qu'estimé de ses camarades,
c'est là qu'il est souffert, et quelquefois recherché, pour
prix de ses honteux offices; c'est là qu'il nargue le mérite
plus timide, qui évite de lui disputer ce lâche honneur.
Pendant ce temps, les officiers sont accablés des dépenses
que le faste des supérieurs introduit et favorise ; et bien-
tôt le dérangement de leurs affaires, ou l'impossibilité de
parvenir et de mettre en pratique leurs talents, les obligent
à se retirer, parce que les gens de courage ne sauraient
longtemps souffrir l'injustice ouverte, et que ceux qui tra-
vaillent pour la gloire ne peuvent se fixer à un état où l'on
ne recueille aujourd'hui que de la honte '.]
/iO. — REGARDER MOINS AUX ACTIONS QU'aUX SENTIMENTS.
Un des plus grands traits de la vie de Sylla est d'avoir
dit qu'il voyait dans César, encore enfant, plusieurs Ma-
rins, c'est-à-dire un esprit plus ambitieux et plus fatal à la
liberté. Molière n'est pas moins admirable d'avoir prévu,
8ur une petite pièce de vers que lui montra Racine au sor-
tir du collège, que ce jeune homme serait le plus grand
poëte de son siècle. On dit qu'il lui donna cent louis pour
l'encourager à entreprendre une tragédie. Cette générosité,
de la part d'un comédien qui n'était pas riche, me touche
autant que la magnanimité d'un conquérant qui donne des
* Ce morceau fait assez voir que ce n'est pas uniquement pour des raisons
de santé que Vauvenargues se retira do l'armée. — G.
ICC RÉFLEXIONS
villes et des royaumes. Il ne faut pas mesurer les hommes
par leurs actions, qui sont trop dépendantes de leur for-
tune, mais par leurs sentiments et leur génie '.
50. — [contre l'esprit d'emprunt.]
[Ce qui fait que tant de gens d'esprit en apparence par-
lent, jugent, entendent, agissent si peu à propos et si mal,
c'est qu'ils n'ont qu'un esprit d'emprunt ; on ne mâche
point avec des dents postiches, quoiqu'elles paraissent au
dehors comme les autres". Il y a des hommes qui naissent
avec un talent particulier pour recueillir ce que les autres
pensent ou imaginent ; ils joignent à une mémoire heureuse
un esprit facile ; ils sont pétris de phrases, d'expressions
brillantes, de plaisanteries et de réflexions qu'ils placent
du mieux qu'ils peuvent, et qui éblouissent ceux qui ne les
connaissent point. On est étonné que des hommes qui ont
été capables de penser ou d'exprimer de si bonnes choses,
ne les appliquent pas avec plus de justesse, et qu'il manque
toujours quelque chose à leurs raisonnements. Ces gens-là
ont une teinture de toutes les sciences, et parlent quelque-
fois des arts plus spécieusement que les plus habiles artistes ;
ils sont physiciens, ils sont géomètres; ils savent du moins,
répéter des opinions sur tous les sujets, et il ne leur manque
que de concevoir eux-mêmes ce qu'ils disent. Il y en a
d'autres qui jugent très-bien , mais avec du temps; on leur
propose quelquefois des choses assez simples , et ils ne les
saisissent point; on en est surpris, ils le sont eux-mêmes;
car ils se croyaient de la pénétration, et ils n'ont que du
jugement ^]
1 « Le motif fait seul le mérite des actions des hommes. » (La Bruyère, lîu
Mérite personnel^ n° 41.) — G.
- La première et la dernière phrase de ce morceau avaient été seules don-
nées, sous les n°' 1 et 5 des Maximes posthumes; elles font partie d'une Ré-
flexion que nous trouvons dans notre manuscrit de Vauvenargues, et que nous
remettons ici à sa vraie place. — G.
3 Comparez avec le 1^' chap. de V Introduction à la Connaissance de l'Es-
prit humam. — G.
SUR DIVERS SUJETS. 107
51. — SUR LA SIMPLICITÉ ET CONTRE LABUS DE LART'.
Souvent, fatigué de cet art qui domine aujourd'hui dans
les écrits, dans la conversation, dans les affaires, et jusque
dans les plaisirs; rebuté de traits, de saillies, de plaisan-
teries, et de tout cet esprit que l'on veut mettre dans les
moindres choses, je dis en moi-même : Si je pouvais trouver
un homme qui n'eût point d'esprit, et avec lequel il n*en
fallût point avoir; un homme ingénu et modeste, qui parlât
seulement pour se faire entendre et pour exprimer les sen-
timents de son cœur, un homme qui n'eût que de la raison
et un peu de naturel, avec quelle ardeur je courrais me
délasser dans son entretien du jargon et des épigrammes
des gens à la mode! 0 charmante simplicité, j'abandonne-
rais tout pour marcher sur vos traces ! Il n'y a rien de grand
ni d'aimable où la simplicité n'est pas ; les arts ambitieux
qui la fuient perdent leur éclat et leurs charmes ; il n'y a ni
vertus ni plaisirs qui n'empruntent d'elle leurs grâces les
plus touchantes ; et comment se fait-il qu'on en puisse perdre
le goût jusqu'à ne pas s'apercevoir qu'on l'a perdu? Il est
vrai que les hommes ont aimé l'art dans tous les temps, et que
leur esprit s'est toujours flatté de perfectionner la nature :
c'est la première prétention de la raison, et la plus ancienne
chimère de la vanité. Toutefois, je pardonne aisément aux
premiers hommes d'avoir trop attendu de l'art ; ce serait
proprement à nous , qui en connaissons par expérience la
faiblesse, d'en être moins amoureux ; mais l'esprit humain
a trop peu de fonds pour se tenir dans ses propres limites,
et la nature elle-même a mis au cœur des hommes ce désir
ambitieux de la polir. Nous fardons notre pauvreté sans
- Dans les éditions précédentes, ce morceau fait partie d'une variante au
Discours (posthume) sur le caractère des différents siècles: mais, dans le
manuscrit que nous avons sous les yeux, c'est un morceau détaché que Vau-
venai'gucs destinait sans doute aux Réflexions sur divers sujets, car il ne l'a
pas mis dans le Discours, dont la rédaction paraît délinitivc. Nous le réta-
blissons ici, avec les différences de texte assez notables que donne le manu-
scrit du Louvre. — G.
108 RÉFLEXIONS
pouvoir la couvrir, et les moindres occasions font tomber
ces couleurs empruntées et cette parure étrangère. Mais
tant que les hommes naîtront avec peu d'esprit et beaucoup
d'envie d'en avoir, ils voudront étendre ainsi leur sphère et
se donner plus d'essor. Que veux-je donc dire? que le
monde n'a jamais été aussi simple que nous le peignons
parfois, mais qu'il me paraît que ce siècle l'est encore beau-
coup moins que les autres, parce qu'étant plus riche des
dons de l'esprit, il semble lui appartenir au môme titre
d'être plus vain et plus ambitieux.
52. — IL EST PROFITABLE ET PERMIS d'ÉGRIRE.
Voulez-vous démêler, rassembler vos idées, les mettre
sous un même point de vue, et les réduire en principes?
jetez-les d'abord sur le papier. Quand vous n'auriez rien à
gagner par cet usage du côté de la réflexion, ce qui est faux
manifestement, que n'acquerriez-vous pas du côté de l'ex-
pression? Laissez dire à ceux qui regardent cette étude
comme au-dessous d'eux. Qui peut croire avoir plus d'es-
prit, un génie plus grand et plus noble que le cardinal de
Richelieu? Qui a été chargé de plus d'affaires, et de plus
importantes? Cependant nous avons des Controverses de ce
grand ministre, et un Testament politique; on sait même
qu'il n'a pas dédaigné la poésie. Un esprit si ambitieux ne
pouvait mépriser la gloire la moins empruntée et la plus à
nous qu'on connaisse. Il n'est pas besoin de citer, après un
si grand nom, d'autres exemples : le duc de La Rochefou-
cauld, l'homme de son siècle le plus poli et le plus capable
d'intrigues ', auteur du livre des Maximes; le fameux car- •
dinal de Retz, le cardinal d'Ossat", le chevalier Guillaume
1 On sait que le cardinal de Retz accorde à La Rochefoucauld le premier
point (voir la dernière note du 5e Conseil à un jeune homme), mais non pas le
second. « // n'a jamais été, dit-il, capable d'aucunes affaires,... ni bon homme
de parti., quoique toute sa vie il y ait été engagé. » — G.
* Arnaud , cardinal d'Ossat , auteur de lettres regardées comme des chefs-
d'œuvre de politique, mourut à Rome le 13 mars 1604. — B.
SUR DIVERS SUJETS. 109
Temple ', et une infinité d'autres qui sont aussi connus par
leurs écrits que par leurs actions immortelles \ Si nous ne
sommes pas à même d'exécuter de si grandes choses que
ces hommes illustres, qu'il paraisse du moins par l'expres-
sion de nos pensées, et par ce qui dépend de nous, que nous
n'étions pas incapables de les concevoir ^
53. — [les préceptes corrigent peu.]
[Que n'a-t-on pas écrit contre l'orgueil des grands, contre
la jalousie des petits, contre les vices de tous les hommes ?
Quelles peintures n'a-t-on pas faites du ridicule, de la va-
nité, de l'intempérance , de la fourberie, de l'inconsé-
quence, etc. ? Mais qui s'est corrigé par ces images ou par
ces préceptes? Quel homme a mieux jugé, ou mieux vécu,
après tant d'instructions reçues? 11 faut l'avouer : le nombre
de ceux qui peuvent profiter des leçons des sages est bien
petit, et, dans ce petit nombre, la plupart oublient ce
qu'ils doivent à l'instructian et à leurs maîtres, de sorte
qu'il n'est pas d'occupation si ingrate que celle d'instruire
les hommes. Ils sont faits de manière qu'ils devront tou-
jours tout à ceux qui pensent, et que toujours ils abuseront
contre eux des lumières qu'ils en reçoivent ; il est même
ordinaire que ceux qui agissent recueillent le fruit du la-
beur de ceux qui se bornent à imaginer ou à instruire. Dès
qu'on ne fait valoir que la raison et la justice, on est
toujours la victime de ceux qui n'emploient que l'action
et la violence : de là vient que le plus médiocre et le plus
* Célèbre négociateur anglais, auteur d'un grand nombre d'ouvrages histo-
riques, mourut dans le comté de Sussex en février 1698, — B.
- On peut croire que, dans ce passage comme dans plusieurs autres de son
livre, Vauvenargues répond aux scrupules de ses parents et de ses amis, qui
voyaient avec peine un homme de sa qualité faire profession publique de
littérature. — G.
^ Dans la 23e Héflexion {F Homme vertueux dépeint par son génie) nous
avons rencontré une pensée analogue, bien que les termes en soient renversés :
« J'aime à croire que celui qui a conçu de si grandes choses n'aurait pas été
incapable de les faire, u — G.
110 UKl LEXIONS
bonié de tous les métiers est celui d'écrivain et de philo-
sophe'.J
5Zi. — SUR LA MORALE ET LA PHYSIQUE.
C'est un reproche ordinaire de la part des physiciens à
ceux qui écrivent des mœurs, que la morale n'a aucune
certitude comme les mathématiques et les expériences phy-
siques. Mais je crois qu'on pourrait dire, au contraire, que
l'avantage de la morale est d'être fondée sur un petit nom-
bre de principes très-solides , et qui sont à la portée de
l'esprit des hommes; que c'est de toutes les sciences la plus
connue, et celle qui a été portée [le] plus près de sa perfec-
tion : car il y a peu de vérités morales un peu importantes
qui n'aient été écrites; et ce qui manque à cette science,
c'est de réunir toutes ces vérités, et de les séparer de quel-
ques erreurs qu'on y a mêlées ; mais c'est un défaut de
l'esprit humain plus que de cette science, car les hommes
ne sont guère capables de concevoir aucun sujet tout entier,
et d'en voir les divers rapports et les différentes faces. L'a-
vantage de la morale est donc d'être plus connue que les
autres sciences; de là on peut conclure qu'elle est plus
bornée, ou qu'elle est plus naturelle aux hommes, ou l'un
et l'autre à la fois : car on ne peut nier, je crois, qu'elle
est plus naturelle aux hommes ; et on est assez obligé de
convenir, en même temps, que se renfermant tout entière
dans un sujet aussi borné que [l'est] le genre humain, elle
a moins d'étendue que la physique, qui embrasse toute
la nature. Ainsi l'avantage de la morale sur la physique est
de pouvoir être mieux connue et mieux possédée, et l'avan-
tage de la physique sur la morale est d'être plus vaste et
plus étendue. La morale se glorifie d'être plus sûre et plus
praticable ; et la physique, au contraire, de passer les bornes
1 Ce morceau inédit confirme la remarque de M. Sainte-Beuve : « On recon-
« naît dans Vauvenargues l'homme qui, même en se vouant aux lettres, ne
« pouvait s'empêcher de penser que le cardinal de Richelieu était encore au-
« dessus de Milton. » — G.
I
SUR DIVERS SUJETS. 111
de Tesprit humain , de s'étendre au delà de toutes ses con-
ceptions, d'étonner et de confondre l'imagination par ce
qu'elle lui fait apercevoir de la nature... Voilà du moins ce
qui me paraît de ces deux sciences. Je trouve la morale plus
utile, parce que nos connaissances ne sont guère profitables
qu'autant qu'elles approchent de la perfection ; mais elle
me paraît aussi un peu bornée ; au lieu que le seul aspect
des éléments de la physique accable mon imagination... Je
me sens frappé d'une vive curiosité à la vue de toutes les
merveilles de l'univers, mais je suis dégoûté aussitôt du
peu que l'on en peut connaître, et il me semble qu'une
science, si élevée au-dessus de notre raison, n'est pas trop
faite pour nous.
Cependant ce qu'on a pu en découvrir n'a pas laissé que
de répandre de grandes lumières sur toutes les choses hu-
maines : d'où je conclus qu'il est bon que beaucoup d'hom-
mes s'appliquent à cette science, et la portent jusqu'au degré
où elle peut être portée, sans se décourager par la lenteur
de leurs progrès et par l'imperfection de leurs connais-
sances... 11 faut avouer que c'est un grand spectacle que
celui de l'univers : de quelque côté qu'on porte sa vue, on
ne trouve jamais de terme. L'esprit n'arrive jamais ni à la
dernière petitesse des objets, ni à l'immensité du tout ; les
plus petites choses tiennent à l'infini ou à l'indéfini. L'ex-
trême petitesse et l'extrême grandeur échappent également
à notre imagination ; elle n'a plus de prise sur aucun objet
dès qu'elle veut l'approfondir. Nous apercevons, dit Pascal,
quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir
éternel d'en connaître ni le principe ni la fin, etc. '
La physique est incertaine à l'égard des principes du
mouvement, à l'égard du vide ou du plein, de l'essence des
corps, etc. Elle n'est certaine que dans les dimensions, les
distances, les proportions et les calculs qu'elle emprunte de
la géométrie.
M. Newton, au moyen d'une seule cause occulte, expli-
• Voyez les Pensées de Pascal, V partie, art. IV, pensée I. — G.
112 REFLEXIONS
que tous les phénomènes de la nature ; et les anciens, en
admettant plusieurs causes occultes, n'expliquaient pas la
moindre partie de ces phénomènes. La cause occulte de
M. Newton est celle qui produit la pesanteur et l'attraction
mutuelle des corps ; mais il n'est pas impossible peut-être
que cette pesanteur et cette attraction ne soient à elles-
mêmes leur propre cause, car il n'est pas nécessaire qu'une
qualité que nous apercevons dans un sujet y soit produite
par une cause; elle peut exister par elle-même'. On ne
demande pas pourquoi la matière est étendue : c'est là sa
manière d'exister; elle ne peut être autrement. Ne se peut-
il pas faire que la pesanteur lui soit aussi essentielle que
l'étendue? Pourquoi non? 11 n'est aucune portion de ma-
tière qui ne soit étendue : l'étendue est donc essentielle à
la matière. Mais s'il n'y a aucune portion de matière qui
ne soit pesante, ne faudrait-il pas ajouter la pesanteur à
l'essence de la matière ? Si le mouvement n'est autre chose
que la pesanteur des corps, nous voilà bien avancés dans
le secret de la nature.
Toutes nos démonstrations ne tendent qu'à nous faire
connaître les choses avec la même évidence que nous les
connaissons par sentiment. Connaître par sentiment est
donc le plus haut degré de connaissance ^ ; il ne faut donc
pas demander une raison de ce que nous connaissons par
sentiment.
55. — [sur l'étude des sciences.]
[S'il y a des sciences qui ne satisfassent qu'une vaine
curiosité, qui ne rendent les hommes ni plus vertueux, ni
plus aimables, qui n'aient presque point de rapports avec
nos intérêts et nos devoirs, ce sont les dernières qu'il faut
1 Cette conclusion de Vauvenargues est au moins contestable, mais la dis-
cussion nous mènerait trop loin ; notons seulement que Newton était, sur ce
point, d'un autre sentiment que Vauvenargues : quand on l'interrogeait sur
cette cause occulte qui produit la pesanteur et l'attraction, ce grand homme
répondait en montrant le ciel, et en se découvrant la tête. — G.
2 Nouvelle preuve de la foi de Vauvenargues au sentiment, même dans les
matières scientifiques. — G.
REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS. 113
apprendre, mais il est bon de ne pas les négliger entière-
ment; car il n'y a point de science qui ne puisse agrandir
l'esprit, et, si la vie humaine n'était pas si courte, il n'en
faudrait point rejeter. Il convient donc à un homme, qui a
l'esprit facile et pénétrant, de prendre une forte teinture des
sciences nécessaires pour comprendre, s'il se peut, les pre-
mières lois du monde matériel; pourvu cependant qu'il ré-
serve son application principale pour le monde spirituel, où
sont renfermés ses plaisirs, ses devoirs, ses attachements,
et sa fortune. Il doit laisser aux physiciens et aux géomè-
tres la partialité singulière qu'ils ont pour leurs études :
pendant que ces grands observateurs de la nature se van-
tent qu'il n'y a point de certitude hors des mathématiques,
l'homme d'un esprit flexible et délié apprend, par le com-
merce des hommes, le secret d'aller à ses fins' ; il sonde les
routes du cœur, s'instruit des ressorts de l'âme, et, au
moyen d'une science, incertaine selon les mathématiciens,
se procure certainement les plus grands avantages de la
vie. Peu jaloux des expériences de l'électricité ou de la
pesanteur, ou de tel autre effet encore plus rare, dont les
causes sont ignorées ; moins occupé de calculs que de sen-
timents, il fait des expériences de l'humanité, du courage
et de la prudence. Il ne prétend pas cependant détourner
les physiciens ou les géomètres de leurs études, pour les
engager à celle de l'homme; il sait trop que ceux qui ré-
fléchissent avec quelque profondeur, sont déterminés in-
vinciblement par la nature à approfondir de certains objets,
et non les autres; qu'il faut que chacun obéisse à la loi de
son instinct et aux convenances de sa fortune, et qu'il est
bon, d'ailleurs, que l'esprit de tous les hommes ne soit pas
tourné vers le même objet.]
* Ici, et dans maint autre passage de son livre, Vauvenargues trahit l'arrière-
pensée de ses études. La spéculation n'est pour lui que le moyen de l'action ;
il étudie le monde, moins pour le peindre, que pour le gouverner, et, comme
nous l'avons dit dans notre Eloge, il a voulu conduire les hommes avant de les
instruire. — G.
8
CONSEILS
A UN JEUNE HOMME
1. — SUR LES CONSÉQUENCES DE LA CONDUITE.
^ Que je serai fâché, mon cher ami, si vous adoptez des
maximes qui puissent vous nuire ! Je vois avec regret que
vous abandonnez par complaisance tout ce que la nature a
mis en vous ^ ; vous avez honte de votre raison, qui devrait
faire honte à ceux qui en manquent; vous vous défiez de la
force et de la hauteur de votre âme, et vous ne vous défiez
pas des mauvais exemples. Vous êtes-vous donc persuadé
qu'avec un esprit très-ardent et un caractère élevé, vous
puissiez vivre honteusement dans la mollesse comme un
homme fou et frivole? Et qui vous assure que vous ne
serez pas même méprisé dans cette carrière, né pour une
autre? Vous vous inquiétez trop des injustices que l'on
peut vous faire, et de ce qu'on pense de vous : qui aurait
cultivé la vertu, qui aurait tenté ou sa réputation, ou sa
fortune par des voies hardies, s'il avait attendu que les
louanges l'y encourageassent? Les hommes ne se rendent,
d'ordinaire, sur le mérite d' autrui, qu'à la dernière extré-
t Ces conseils étaient adressés au jeune Hippolyte de Seytres, qui servait
avec Vauvenargues dans le régiment du Roi. (Voir plus loin la 1'" note de
VÉlofje d'FHppolyte de Seytres.) — G.
2 [Très-bien. — V.j
5 l'c édition : « Vous n'êtes pas né médiocre, et voulez l'être. Quoi ! le petit
« cercle où vous êtes vous imposerait à ce point ! Quoi ! parce qu'on ne vous
a rend pas justice parmi vos amis... et à quel homme a-t-on d'abord rendu
M justice, lorsqu'il s'est écarté do la route commune ? Parce que vous êtes en-
« vironné d'hommes frivoles, vous n'osez être sage et solide à leurs yeux ; »
vous ai'es hoiite de votre raison, etc.
CONSEILS A UN JEUNE HOMME. 115
mité ; ceux que nous croyons nos amis sont assez souvent
les derniers à nous accorder leur aveu. On a toujours dit
que personne n'a créance parmi les siens; pourquoi? parce
que les plus grands hommes ont eu leurs progrès comme
nous; ceux qui les ont connus dans les imperfections de
leurs commencements, se les représentent toujours dans
cette première faiblesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sor-
tent de l'égalité imaginaire où ils se croyaient avec eux :
mais les étrangers sont plus justes, et enfin le mérite et le
courage triomphent de tout.
2. — SUR CE QUE LES FEMMES APPELLENT UN HOMME AIMABLE.
' Ètes-vous bien aise de savoir, mon cher ami , ce que
bien des femmes appellent quelquefois un homme aimable ?
C'est un homme que personne n'aime, qui lui-même n'aime
que soi et son plaisir, et en fait profession avec impu-
dence ; un homme par conséquent inutile aux autres hom-
mes, qui pèse à la petite société qu'il tyrannise, qui est
vain, avantageux, méchant même par principes; un esprit
léger et frivole, qui n'a point de goût décidé; qui n'estime
les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes,
mais uniquement selon la considération qu'il y croit atta-
chée, et fait tout par ostentation; un homme souveraine-
ment confiant en lui et dédaigneux, qui méprise les affaires
et ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres,
les ouvrages et les auteurs; qui se persuade que toutes ces
choses ne méritent pas qu'il s'y applique, et n'estime rien
de solide que d'avoir de bonnes fortunes , ou le don de
dire des riens ; qui prétend néanmoins à tout, et parle de
tout sans pudeur; en un mot, un fat sans vertus, sans ta-
lents, sans goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les
choses que ce qu'elles ont de plaisant, et met son principal
mérite à tourner continuellement en ridicule tout ce qu'il
connaît sur la terre de sérieux et de respectable.
Gardez-vous donc bien de prendre pour le monde ce
» [Très-bien. — V.]
116 CONSEILS
petit cercle de gens insolents, qui ne comptent eux-mêmes
pour rien le reste des hommes, et n'en sont pas moins mé-
prisés. Des hommes si présomptueux passeront aussi vite
que leurs modes, et n'ont pas d'ordinaire plus de part au
gouvernement du monde que les comédiens et les danseurs
de corde : si le hasard leur donne sur quelque théâtre du
crédit, c'est la honte de cette nation et la marque de la dé-
cadence des esprits. 11 faut renoncer à la faveur lorsqu'elle
sera leur partage ; vous y perdrez moins qu'on ne pense : ils
auront les emplois, vous aurez les talents; ils auront les
honneurs, vous la vertu. Voudriez-vous obtenir leurs places,
au prix de leurs dérèglements, et par leurs frivoles intri-
gues? Vous le tenteriez vainement : il est aussi difficile de
contrefaire la fatuité que la véritable vertu.
3. — NE PAS SE LAISSER DÉCOURAGER PAR LE SENTIMENT
DE SES FAIBLESSES.
'Que le sentiment de vos faiblesses, mon aimable ami, ne
vous tienne pas abattu. Lisez ce qui nous reste des plus
grands hommes : les erreurs de leur premier âge, effacées
par la gloire de leur nom, n'ont pas toujours été jusqu'à
leurs historiens ; mais eux-mêmes les ont avouées en quel-
que sorte. Ce sont eux qui nous ont appris que tout est
vanité sous le soleil; ils avaient donc éprouvé, comme
les autres, de s'enorgueillir, de s'abattre, de se préoccuper
de petites choses; ils s'étaient trompés mille fois dans leurs
raisonnements et dans leurs conjectures; ils avaient eu la
profonde humiliation d'avoir tort avec leurs inférieurs. Les
défauts qu'ils cachaient avec le plus de soin leur étaient
souvent échappés; ainsi ils avaient été accablés en même,
temps par leur conscience et par la convicticn publique;
en un mot, c'étaient de grands hommes, mais c'étaient des
hommes, et ils supportaient leurs défauts. On peut se con-
soler d'éprouver leurs faiblesses, lorsque l'on se sent le
courage de les suivre dans leurs vertus.
» [Très-bien. — V.]
A UN JEUNE HOMME. 117
à. — SUR LE BIEN DE LA FAMILIARITÉ.
' Aimez la familiarité, mon cher ami; elle rend l'esprit
souple, délié, modeste, maniable, déconcerte la vanité, et
donne, sous un air de liberté et de franchise, une pru-
dence qui n'est pas fondée sur les illusions de l'esprit, mais
sur les principes indubitables de l'expérience. Ceux qui ne
sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce'; ils crai-
gnent les hommes qu'ils ne connaissent pas, ils les évitent,
ils se cachent au monde et à eux-mêmes, et leur cœur est
toujours serré. Donnez plus d'essor à votre âme, et n'ap-
préhendez rien des suites ; les hommes sont faits de ma-
nière qu'ils n'aperçoivent pas une partie des choses qu'on
leur découvre, et qu'ils oublient aisément l'autre. Vous
verrez d'ailleurs que le cercle où l'on a passé sa jeunesse
se dissipe insensiblement; ceux qui le composaient s'éloi-
gnent, et la société se renouvelle ; ainsi l'on entre dans un
autre cercle, tout instruit : alors si la fortune vous met dans
des places où il soit dangereux de vous communiquer, vous
aurez assez d'expérience pour agir par vous-même et vous
passer d'appui ; vous saurez vous servir des hommes et vous
en défendre, vous les connaîtrez; enfin vous aurez la sa-
gesse dont les gens timides ont voulu se revêtir avant le
temps, et qui est avortée dans leur sein.
5. — SUR LES MOYENS DE VIVRE EN PAIX AVEC LES HOMMES.
Voulez-vous avoir la paix avec les hommes? ne leur con-
testez pas les qualités dont ils se piquent : ce sont celles qu'ils
mettent ordinairement à plus haut prix ; c'est un point capi-
tal pour eux. Souffrez donc qu'ils se fassent un mérite d'être
plus délicats que vous, de se connaître mieux en bonne chère,
d'avoir des insomnies ou des vapeurs : laissez-leur croire
» [Très-bien. — V.]
- Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire remarque avec raison qu'on emploie celle
expression dans Vusuije contraire^ pour marquer un homme ouvert et franc,
— G.
118 CONSEILS
aussi qu'ils sont aimables, gens à bonnes fortunes, plaisants,
singuliers ; et s'ils avaient des prétentions plus hautes, passez-
[le] leur encore. La plus grande de toutes les imprudences
est de se piquer de quelque chose ' ; le malheur de la plu-
part des hommes ne vient que de là, je veux dire de s'être
engagés publiquement à soutenir un certain caractère, ou
à faire fortune, ou à paraître riches, ou à faire métier d'es-
prit. Voyez ceux qui se piquent d'être riches : le dérange-
ment de leurs affaires les fait croire souvent plus pauvres
qu'ils ne sont; et enfin ils le deviennent effectivement, et
passent leur vie dans une tension d'esprit continuelle, qui
découvre la médiocrité de leur fortune et l'excès de leur
vanité. Cet exemple se peut appliquer à tous ceux qui ont
des prétentions; s'ils y dérogent, s'ils se démentent, le monde
jouit avec ironie de leur chagrin ; et, confondus dans les
choses auxquelles ils se sont attachés, ils demeurent sans
ressource en proie à la raillerie la plus amère. Qu'un autre
homme échoue dans les mêmes choses, on peut croire que
c'est par paresse, ou pour les avoir négligées; enfin, on
n'a pas son aveu sur le mérite des avantages qui lui man-
quent; mais s'il réussit, quels éloges! Comme il n'a pas
mis ce succès au prix de celui qui s'en pique, on croit lui
accorder moins et l'obliger cependant davantage; car, ne
paraissant pas prétendre à la gloire qui vient à lui, on es-
père qu'il la recevra en pur don, et l'autre nous la de-
mande comme une dette.
6. — SUR UNE MAXIME DU CARDINAL DE RETZ.
C'est une maxime du cardinal de Retz, qu'il faut tâcher
de former ses projets de façon que leur irréussite même
* La Rochefoucauld avait dit de même : « le vrai honnête homme est celui
« qui ne se pique de rien. » (Max. 203.) Notons en passant que dans cette
maxime, et, en général, dans la langue du xviie siècle, le mot honnête homme
signifie simplement homme bien élevé, bien appris, et que le cardinal de Retz
ne l'entendait pas autrement, lorsqu'il a dit de La Rochefoucauld lui-même
quHl était le plus honnête homme de son temps, expression dont on a souvent
abusé, en l'appliquant à faux au caractère de l'homme. — G.
A UN JEUNE HOMME. 119
soit suivie de quelque avantage; et cette maxime est très-
bonne.
Dans les situations désespérées, on peut prendre des par-
tis violents; mais il faut qu'elles soient désespérées. Les
grands hommes s'y abandonnent quelquefois par une secrète
confiance des ' ressources qu'ils ont pour subsister dans les
extrémités, ou pour en sortir à leur gloire. Ces exemples
sont sans conséquence pour les autres hommes.
C'est une faute commune, lorsqu'on fait un plan, de son-
ger aux choses sans songer à soi ; on prévoit les difficultés
attachées aux affaires; celles qui naîtront de notre fonds,
rarement. Si pourtant on est obligé à prendre des résolu-
tions extrêmes, il faut les embrasser avec courage, et sans
prendre conseil des gens médiocres; car ceux-ci ne com-
prennent pas qu'on puisse assez souffrir dans la médiocrité
qui est leur état naturel, pour vouloir en sortir par de si
grands hasards, ni qu'on puisse durer dans ces extrémités
qui sont hors de la sphère de leurs sentiments. Cachez-vous
des esprits timides : quand vous leur auriez arraché leur
approbation par surprise ou par la force de vos raisons,
rendus à eux-mêmes, leur tempérament les ramènerait bien-
tôt à leurs principes, et vous les rendrait plus contraires.
Croyez qu'il y a toujours, dans le cours de la vie, beaucoup
de choses qu'il faut hasarder, beaucoup d'autres qu'il faut
mépriser, et consultez en cela votre raison et vos forces.
Ne comptez sur aucun ami dans le malheur. ^ Mettez toute
votre confiance dans votre courage et dans les ressources
de votre esprit ; faites- vous, s'il se peut, une destinée qui
ne dépende pas de la bonté trop inconstante et trop peu
* Des pour oux^ ou dans. — G.
- Var. : [Mettez toute votre confiance dans votre courage, dans votre pru-
dence, dans votre habileté, dans vos intrigues, et non dans l'appui des autres
hommes, car c'est une folie d'en attendre quelque chose ; il faut, pour ainsi
dire, leur arracher ce qu'on en obtient. Si vous acquérez de grands biens ou de
la gloire, si vous avez des amis puissants; en un mot, si vous pouvez servir
les autres, ne vous mettez point en peine, vous ne manquerez ni de serviteurs,
ni de partisans, ni de flatteurs. Soyez donc heureux par vous-même, car si vous
attendez tranquillement que le monde s'aperçoive de votre mérite, et qu'il
120 CONSEILS
commune des hommes. Si vous méritez des honneurs, si
vous forcez le monde à vous estimer, si la gloire suit votre
vie, vous ne manquerez ni d'amis fidèles, ni de protecteurs,
ni d'admirateurs. Soyez donc d'abord par vous-même, si
vous voulez vous acquérir les étrangers. Ce n'est point à
une âme courageuse à attendre son sort de la seule faveur
et du seul caprice d' autrui; c'est à son travail à lui faire
une destinée digne d'elle '.
7. — SUR l'empressement des hommes a se rechercher
ET LEUR FACILITÉ A SE DÉGOÛTER.
Il faut que je vous avertisse d'une chose, mon très-cher
ami ' : les hommes se recherchent quelquefois avec empres-
sement, mais ils se dégoûtent aisément les uns des autres ;
cependant la paresse les retient longtemps ensemble après
que leur goût est usé. Le plaisir, l'amitié, l'estime, liens fra-
giles, ne les attachent plus; l'habitude les asservit. Fuyez
ces commerces stériles, d'où l'instruction et la confiance
sont bannies; le cœur s'y dessèche et s'y gâte; l'imagina-
tion y périt, etc.
vous estime ou vous serve, ce sera un bien singulier hasard que vous éprou-
viez sa faveur. Il n'y a que la vertu, le génie et la patience qui forcent son
hommage, et qui obtiennent une sorte de justice, après bien des risques et des
disgrâces.] — Il n'échappera pas au lecteur que la seconde version est d'un
ton plus déçu et plus amer que la première ; elle est extraite de notre ma-
nuscrit de Vauvenargues, qui nous paraît avoir été rédigé vers la fin de sa vie.
Rapprochez des 27% 28* et 29'' Réflexions, tirées du môme manuscrit. — G.
* Dans la l'^ édition, au lieu de ce dernier paragraphe, on trouve celui-ci :
« Il y a des occasions si importantes, qu'on y doit risquer peut-être tout son
« bien, et sa réputation même; mais il faut que la gloire, ou la vertu, ou la
* fortune justifient cette hardiesse. » — Cette réflexion était écrite sans doute
vers le temps où Vauvenargues allait risquer, en eff"et, le peu de bien qu'il avait,
pour vivre à Paris malgré sa famille {voir les Lettres à Saint->Vincens), et sa ré-
putation même, en osant déroger à sa qualité, pour faire le métier d'écrivain,
comme il le dit quelque part. La version définitive, et surtout la variante
que nous avons donnée dans la note précédente, nous montrent tout le chemin
qu'avait fait la pensée de Vauvenargues entre la 1"'' et la 2*= édition de son
livre : la gloire et la fortune, sinon la vertu, n'ayant pas justifié sa dernière
hardiesse, il rabat de sa confiance, et nous fait involontairement confidence
de ses mécomptes. — G.
* [Pourquoi cet air de lettres familières? — V.]
A UN JEUNE HOMME. 121
Conservez toujours néanmoins avec tout le monde la
douceur de vos sentiments. Faites-vous une étude de la
patience, et sachez céder par raison, comme on cède aux
enfants qui n'en sont pas capables, et ne peuvent vous of-
fenser ; abandonnez surtout aux hommes vains cet empire
extérieur et ridicule qu'ils affectent : il n'y a de supériorité
réelle que celle de la vertu et du génie.
Voyez des mêmes yeux, s'il est possible, l'injustice de
vos amis ; soit qu'ils se familiarisent par une longue habi-
tude avec vos avantages, soit que par une secrète jalousie
ils cessent de les reconnaître, ils ne peuvent vous les faire
perdre. Soyez donc froid là-dessus ; un favori admis à la
familiarité de son maître, un domestique, aiment mieux
dans la suite se faire chasser que de vivre dans la modestie
de leur condition. C'est ainsi que sont faits les hommes :
vos amis croiront s'être acquis par la connaissance de vos
défauts une sorte de supériorité sur vous ; les hommes se
croient supérieurs aux défauts qu'ils peuvent sentir; c'est
ce qui fait qu'on juge dans le monde si sévèrement des
actions, des discours et des écrits d' autrui. Mais pardonnez-
leur jusqu'à cette connaissance de vos défauts, et [jusqu] aux
avantages frivoles qu'ils essaieront d'en tirer ; ne leur de-
mandez pas la même perfection qu'ils semblent exiger de
vous. Il y a des hommes qui ont de l'esprit et un bon cœur,
mais remplis de délicatesses fatigantes; ils sont pointilleux,
difficiles, attentifs, défiants, jaloux; ils se fâchent de peu
de chose, et auraient honte de revenir les premiers; tout ce
qu'ils mettent dans la société, ils craignent qu'on ne pense
qu'ils le doivent. N'ayez pas la faiblesse de renoncer à leur
amitié par vanité ou par impatience, lorsqu'elle peut en-
core vous être utile ou agréable; et enfin, quand vous vou-
drez rompre, faites qu'ils croient eux-mêmes vous avoir
quitté.
Au reste, s'ils sont dans le secret de vos affaires ou de
vos faiblesses, n'en ayez jamais de regret. Ce que l'on ne
confie que par vanité et sans dessein donne un cruel re-
122 CONSEILS
pentir; mais lorsqu'on ne s'est mis entre les mains de son
ami que pour s'enhardir dans ses idées, pour les corriger,
pour tirer du fond de son cœur la vérité, et pour épuiser
par la confiance les ressources de son esprit, alors on est
payé d'avance de tout ce qu'on peut en souffrir'.
8. — SUR LE MÉPRIS DES PETITES FINESSES.
Que je vous estime, mon très-cher ami, de mépriser les
petites finesses dont on s'aide pour imposer ! Laissez-les
constamment à ceux qui craignent d'être approfondis, qui
cherchent à se maintenir par des amitiés ménagées ou par
des froideurs concertées, et attendent toujours qu'on les
prévienne. Il est bon de vous faire une nécessité de plaire
par un vrai mérite, au hasard même de déplaire à bien des
hommes; ce n'est pas un grand mal de ne pas réussir avec
toute sorte de gens, ou de les perdre après les avoir atta-
chés. Il faut supporter, mon ami, que l'on se dégoûte de
vous, comme on se dégoûte des autres biens ; les hommes
ne sont pas touchés longtemps des mêmes choses; mais
les choses dont ils se lassent n'en sont pas, de leur aveu,
pires. Que cela vous empêche seulement de vous reposer
sur vous-même : on ne peut conserver aucun avantage que
par les efforts qui l'acquièrent.
9. — AIMER LES PASSIONS NOBLES.
Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments,
qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus hu-
main, qu'elle vous soit chère '.
Par une raison fort semblable, lorsque vous aurez attaché
à votre service des hommes qui sauront vous plaire, pas-
sez-leur beaucoup de défauts ; vous serez peut-être plus
mal servi, mais vous serez meilleur maître : il faut laisser
* Comparez avec le 35« chap. de Vlntrodudion à la Connaissance de VEsprit
humain (de l'Amitié). — \oyez aussi ia W Réflexion de La Rochefoucauld {de
la Société). — G.
« [Beau. — V.]
A UN JEUNE HOMME. 123
aux hommes de basse extraction la crainte de faire vivre
d'autres hommes qui ne gagnent pas assez laborieusement
leur faible salaire. Heureux qui leur peut adoucir les peines
de leur condition ' !
En toute occasion, quand vous vous sentirez porté vers
quelque bien, lorsque votre beau naturel vous sollicitera
pour les misérables, hâtez-vous de vous satisfaire ; crai-
gnez que le temps, le conseil, n'emportent ces bons senti-
ments, et n'exposez pas votre cœur à perdre un si cher
avantage. Mon aimable ami, il ne tient pas à vous de devenir
riche, d'obtenir des emplois ou des honneurs; mais rien ne
vous peut empêcher d'être bon, généreux et sage. Préférez
la vertu à tout : vous n'y aurez jamais de regret. Il peut
arriver que les hommes, qui sont envieux et légers, vous
fassent éprouver un jour leur injustice ; des gens mépri-
sables usurpent la réputation due au mérite, et jouissent
insolemment de son partage ; c'est un mal, mais il n'est
pas tel que le monde se le figure ; la vertu vaut mieux que
la gloire'.
10. — QUAND IL FAUT SORTIR DE SA SPHÈRE.
Mon très-cher ami, sentez-vous votre esprit pressé et à
l'étroit dans votre état? c'est une preuve que vous êtes né
pour une meilleure fortune; il faut donc sortir de vos voies,
et marcher dans un champ moins limité.
Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien n'est moins
utile; mais fixez d'abord vos regards autour de vous : on a
quelquefois dans sa main des ressources que l'on ignore.
Si vous n'en découvrez aucune, au lieu de vous morfondre
* Sur rcxeniplairc d'Aix, Voltaire biffait ce paragraphe, le trouvant trop
commun. Il est heureux qu'on l'ait maintenu ; le cœur de Vaufenargues est
là tout entier. — G.
' Ici seulement, et dans un autre endroit où il dira : pratiquons la vertu,
c*est tout^ Vauvenargucs donne le pas à la vertu sur la gloire. Dans le reste
de son livre, il no distingue pas entre elles, et la gloire va au moins de pair
avec la vertu, dont elle est la preuve (Maximes), ou le soutien {!" Discours
sur la Gloire) ; dans ce dernier ouvrage môme, il fera entendre que l'amour
de la gloire est un mobile plus efficace et plus sûr que la vertu. — G.
124 CONSEILS
tristement dans cette vue, osez prendre un plus grand es-
sor : un tour d'imagination un peu hardi nous ouvre sou-
vent des chemins pleins de lumière. Quiconque connaît la
portée de l'esprit humain tente quelquefois des moyens qui
paraissent impraticables aux autres hommes. C'est avoir
l'esprit chimérique que de négliger les facilités ordinaires
pour suivre des hasards et des apparences; mais lorsqu'on
sait bien allier les grands et les petits moyens, et les em-
ployer de concert, je crois qu'on aurait tort de craindre
non-seulement l'opinion du monde, qui rejette toute sorte
de hardiesse dans les malheureux, mais même les contra-
dictions de la fortune.
Laissez croire à ceux qui le veulent croire, que l'on est
misérable dans les embarras des grands desseins. C'est
dans ]'oisiveté et la petitesse que la vertu souffre, lors-
qu'une prudence timide l'empêche de prendre l'essor, et la
fait ramper dans ses liens : mais le malheur même a ses
charmes dans les grandes extrémités ; car cette opposition
de la fortune élève un esprit courageux, et lui fait ramasser
toutes ses forces, qu'il n'employait pas.
11. — DU FAUX JUGEMENT QUE LON PORTE DES CHOSES.
Nous jugeons rarement des choses, mon aimable ami, par
ce qu'elles sont en elles-mêmes; nous ne rougissons pas du
vice, mais du déshonneur. Tel ne se ferait pas scrupule
d'être fourbe, qui est honteux de passer pour tel, même in-
justement.
Nous demeurons flétris et avilis à nos propres yeux, tant
que nous croyons l'être à ceux du monde; nous ne mesurons
pas nos fautes par la vérité, mais par l'opinion. Qu'un
homme séduise une femme sans l'aimer, et l'abandonne
après l'avoir séduite, peut-être qu'il en fera gloire ; mais si
cette femme le trompe lui-même, qu'il n'en soit pas aimé
quoique amoureux, et que cependant il croie l'être; s'il dé-
couvre la vérité, et que cette femme infidèle se donnait par
A UN JEUNE HOMME. 125
goût à un autre lorsqu'elle se faisait payer à lui de ses
rigueurs, sa défaite et sa confusion ne se pourront pas ex-
primer, et on le verra pâlir à table, sans cause apparente,
dès qu'un mot jeté au hasard lui rapprochera cette idée.
Un autre rougit d'aimer son esclave qui a des vertus, et
se donne publiquement pour le possesseur d'une femme
sans mérite, que même il n'a pas. Ainsi on affiche des vices
effectifs ; et si de certaines faiblesses pardonnables venaient
à paraître, on s'en trouverait accablé.
Je ne fais pas ces réflexions pour encourager les gens
bas, car ils n'ont que trop d'impudence. Je parle pour ces
âmes fières et délicates qui s'exagèrent leurs propres fai-
blesses, et ne peuvent souffrir la conviction publique de
leurs fautes.
Alexandre ne voulait plus vivre après avoir tué Clitus ;
sa grande âme était consternée d'un emportement si funeste.
Je le loue d'être devenu par là plus tempérant; mais s'il
eût perdu le courage d'achever ses vastes desseins, et qu'il
n'eût pu sortir de cet horrible abattement où d'abord il
était plongé, le ressentiment de sa faute l'eût poussé trop
loin.
Mon ami, n'oubliez jamais que rien ne nous peut garantir
de commettre beaucoup de fautes. Sachez que le même
génie qui fait la vertu produit quelquefoh de grands vi-
ces; la valeur et la présomption, la justice et la dureté,
la sagesse et la volupté, se sont mille fois confondues,
succédé ou alliées; les extrémités se rencontrent et se
réunissent efn nous. Ne nous laissons donc pas abattre '.
Consolons-nous de nos défauts, puisqu'ils nous laissent
toutes nos vertus; que le sentiment de nos faiblesses ne
1 -/'«^ édition : « Jamais le sentiment de nos faiblesses ne nous doit jeter
« dans le désespoir. Il y a des vertus et des vices qui sortent du môme priii-
« cipe, et qui, par conséquent, loin de s'exclure, se servent de preuves; nous
« en avons aussi qui viennent de différents principes, et qui subsistent néan-
•< moins ensemble : le même homme peut être né courageux et incontinent,
« juste et voluptueux ; rien n'est si compatible et si ordinaire. » Consolons-
nous de nos défauts, etc.
126 CONSEILS
nous fasse pas perdre celui de nos forces : il est de l'essence
de l'esprit de se tromper; le cœur a aussi ses erreurs.
Avant de rougir d'être faibles, mon très-cher ami, nous se-
rions moins déraisonnables de rougir d'être hommes.
12. — [il faut avoir les talents de son état.]
[Mon cher ami, il faut avoir les talents de son état, ou le
quitter '. Parce qu'on est né gentihomme, on fait la guerre,
quoiqu'on n'ait ni santé, ni patience, ni activité, ni amour
des détails, qualités essentielles et indispensables dans un
tel métier; ou, si l'on est né dans la robe, on s'attache au
barreau, sans éloquence, sans sagacité,, sans goût pour l'é-
tude des lois; ainsi des autres professions. Si l'on a du mé-
rite d'ailleurs, on s'étonne de ne pas faire son chemin, on
se plaint d'une profession ingrate, et l'on se dégoûte. Un
homme de votre âge, qui a des passions, qui n'aime pas les
détails, s'impatiente dans les emplois subalternes par les-
quels il est nécessaire de passer, lorsqu'on n'est pas né
sous les enseignes de la faveur ; il se déplaît dans ces occu-
pations frivoles et laborieuses qui sont inséparables des
petits services; il néglige même de s'instruire de ce qu'il
peut y avoir de grand dans sa profession, lorsqu'il se voit
si éloigné de pouvoir mettre en pratique cette théorie, et il
préfère à une étude, qui est un peu sèche, des connaissances
plus agréables et plus étendues. Par là il met ceux qui dis-
posent des emplois en droit de négliger son avancement,
* La forme môme de ce morceau, extrait de notre manuscrit de Vauve-
nargues, indique assez clairement que c'est le douzième Conseil à un Jeune
homme; cependant Vauven argues ne l'a pas fait paraître avec les autres,
sans doute parce que, après la démission qu'il avait donnée de son grade,
il pouvait craindre qu'on ne lui fît à lui-môme une application trop directe
de ces réflexions, si sensées d'ailleurs. J'ajouterai qu'il n'est pas besoin de
regarder de bien près à ces Conseils pour s'assurer que Vauvenargues leâ
adresse autant à lui-môme qu'à son jeune ami, et qu'il s'exhorte en môme
temps qu'il l'exhorte. On en peut dire autant des Réflexioiis sur divers sujets^
qui précèdent, et des Discours sur la Gloire^ sur les Plaisirs, qui suivent.
Vauvenargues lui-môme fait entendre dans une de ses Maximes qu'il écrit
« pour son instruction ou pour le soulagement de son cœur, et qu'il traite
les choses pour lui. » — G.
A UN JEUNE HOMME. 127
comme il néglige lui-même son devoir ; car il faut se ren-
dre justice : les récompenses militaires ne sont dues qu'à
ceux qui ont les vertus militaires ; mais parce qu'on ne fait
pas cette réflexion, on trouve les ministres et les généraux
injustes, et on les accuse de ses propres fautes. Si votre
métier est trop dur, choisissez-en un dont vous soyez à
même de remplir tous les devoirs.]
DISCOURS
SUR LA GLOIRE
ADRESSES A UN AMI
PREMIER DISCOURS
C'est sans doute une chose assez étrange , mon aimable
ami, que, pour exciter les hommes à la gloire, on soit obligé
de leur prouver auparavant ses avantages. Cette forte et
noble passion, cette source ancienne et féconde des vertus
humaines, qui a fait sortir le monde de la barbarie et porté
les arts à leur perfection, maintenant n'est plus regardée
que comme une erreur imprudente et une éclatante folie.
Les hommes se sont lassés de la vertu ; et, ne voulant plus
qu'on les trouble dans leur dépravation et leur mollesse, ils se
plaignent que la gloire se donne au crime hardi et heureux,
et n'orne jamais le mérite. Ils sont sur cela dans l'erreur ; et
quoi qu'il leur paraisse, le vice n'obtient point d'hommage
réel'. Si Cromwell n'eût été prudent, ferme, laborieux, li-
béral, autant qu'il était ambitieux et remuant, ni la gloire
ni la fortune n'auraient couronné ses projets; car ce n'est
pas k ses défauts que les hommes se sont rendus, mais à la
supériorité de son génie et à la force inévitable de ses pré-'
cautions. Dénués de ces avantages , ses crimes n'auraient
pas seulement enseveli sa gloire, mais sa grandeur même.
Ce n'est donc pas la gloire qu'il faut mépriser, c'est la
1 Rapprochez du ^3«chap. de Vlntroduction à la Connaissance de l'Esprit
humain. — G.
DISCOUKS SUR LA GLOIRE. 129
vanité et la faiblesse ; c'est celui qui méprise la gloire, pour
vivre avec honneur dans l'infamie '.
A la mort, dit-on , que sert la gloire ? Je réponds : Que
sert la fortune? que vaut la beauté? Les plaisirs et la vertu
même ne finissent-ils pas avec la vie ? La mort nous ravit
nos honneurs, nos trésors, nos joies, nos délices, et rien ne
nous suit au tombeau. Mais de là qu'osons-nous conclure ?
sur quoi fondons-nous nos discours ? Le temps où nous ne
serons plus est-il notre objet ' ? Qu'importe au bonheur de la
vie ce que nous pensons à la mort ? Que peuvent, pour
adoucir la mort, la mollesse, l'intempérance, ou l'obscurité
de la vie ?
Nous nous persuadons faussement qu'on ne peut dans le
même temps agir et jouir, travailler pour la gloire toujours
incertaine, et posséder le présent dans ce travail. Je de--
mande : Qui doit jouir ? l'indolent ou le laborieux? le faible
ou le fort? Et l'oisiveté, jouit-elle?
L'action fait sentir le présent^ ; l'amour de la gloire rap-
proche et dispose mieux l'avenir; il nous rend agréable le
travail que notre condition rend nécessaire. Après avoir
comme enfanté le mérite de nos beaux jours, il couvre d'un
voile honorable les pertes de l'âge avancé : l'homme se
survit; et la gloire, qui ne vient qu'après la vertu, subsiste
après elle.
Hésiterions-nous, mon ami? et nous serait-il plus utile
d'être méprisés qu'estimés, paresseux qu'actifs, vains et
amollis qu'ambitieux? Si la gloire peut nous tromper, le
mérite ne peut le faire'' ; et s'il n'aide à notre fortune, il
* On peut vivre avec un certain éclat dans l'infamie; mais peut-on y vivre
avec honneur? — S.
- Ici, comme presque partout, Vauvenargucs ne considère dans l'homme
que sa destinée actuelle, et l'objet qu'il lui propose, c'est l'immortalité sur
lu lerre; quant à notre destinée future, il ne la nie pas, mais il la néglige.
-G.
3 Voir plus haut la Sj*^ Jxôflcxion : L'act'irilé est dans Vordre de la nature
— G.
* Rapprochez des 26", "11'^, 28« et 29^ Réflexions, où Vauvenargucs paraît
singulièrement désabusé à cet égard. — G.
9
130 DISCOURS
soutient notre adversité. Mais pourquoi séparer des choses
que la raison même a unies? pourquoi distinguer la vraie
gloire du mérite dont elle est la preuve ?
Ceux qui feignent de mépriser la gloire pour donner toute
leur estime à la vertu, privent la vertu même de sa récom-
pense et de son plus ferme soutien '. Les hommes sont
faibles, timides, paresseux, légers, inconstants dans le
bien ; les plus vertueux se démentent : si on leur ôte l'es-
poir de la gloire, ce puissant motif, quelle force les sou-
tiendra contre les exemples du vice, contre les légèretés de
la nature, contre les promesses de l'oisiveté ? Dans ce combat
si douteux de l'activité et de la paresse, du plaisir et de la
raison, delà liberté et du devoir, qui fera pencher la ba-
lance? qui portera l'esprit à ces nobles efforts où la vertu,
supérieure à soi-même, franchit les limites mortelles de son
court essor, et d'une aile forte et légère échappe à ses liens?
Je vois ce qui vous décourage, mon très-cher ami : lors-
qu'un homme passe quarante ans, il vous paraît peut-être
déjà vieux ; vous voyez que ses héritiers comptent ses an-
nées, et le trouvent de trop au monde. Vous dites : Dans
vingt ans, moi-même je serai tout près de cet âge qui
paraît caduc à la jeunesse ; je ne jouirai plus de ses regards
et de son aimable société ; que me serviraient ces talents et
cette gloire qui rencontrent tant de hasards et d'obstacles
presque invincibles? Les maladies, la mort, mes fautes, les
fautes d' autrui, rompront tout à coup mes mesures... Et
vous attendriez donc de la mollesse, sous ces vains pré-
textes, ce que vous désespérez de la vertu ? ce que le mérite
et la gloire ne pourraient donner, vous le chercheriez dans
la honte? Si l'on vous offrait le plaisir par la crapule, la.
tranquillité par le vice, l'accepteriez-vous ? Un homme qui
dit : Les talents, la gloire, coûtent trop de soins, je veux
vivre en paix si je puis; je le compare à celui qui ferait le
projet de passer sa vie dans son lit, dans un long et gracieux
sommeil. 0 insensé ! pourquoi voulez-vous mourir vivant ?
» Voir plus haut la dernière note du 9^ Conseil à un Jeune homme. — - G.
SUR LA GLOIRE. 131
Votre erreur en tout sens est grande : plus vous serez dans
votre lit, moins vous dormirez ; le repos, la paix, le plaisir,
ne sont que le prix du travail.
Vous avez une erreur plus douce, mon aimable ami ; ose-
rai-je aussi la combattre ? La nature semble vous avoir fait
pour les plaisirs autant que pour la gloire ; vous les inspirez ;
ils vous touchent ; vous portez leurs fers. Gomment vous
épargneraient-ils dans une si vive jeunesse, s'ils tentent
même la raison et l'expérience de l'âge avancé? Mais les
goûtez-vous sans défiance ou sans ennui? Mon charmant
ami, je vous plains : quoique votre vie soit à peine encore
dans sa fleur, vous savez tout ce qu'ils promettent et le peu
qu'ils tiennent toujours. Pour moi, il ne m'appartient pas
de vous faire aucune leçon ; mais vous n'ignorez pas quel
dégoût suit la volupté la plus chère, quelle nonchalance elle
inspire, quel oubli profond des devoirs, quels frivoles soins,
quelles craintes, quelles distractions insensées. Elle éteint
la mémoire dans les savants, dessèche l'esprit, ride la jeu-
nesse, avance la mort ; les fluxions, les vapeurs, la goutte,
presque toutes les maladies qui tourmentent les hommes
en tant de manières, qui les arrêtent dans leurs espér-^-uces ,
trompent leurs projets, et leur apportent dans la force de
leur âge les infirmités de la vieillesse, voilà les effets des
plaisirs'. Et vous renonceriez, mon cher ami, à toutes les
vertus qui vous attendent, à votre fortune, àla gloire? Non,
sans doute, la volupté ne prendra jamais cet empire sur
une âme comme la vôtre, quoique vous lui prêtiez vous-
même de si fortes armes.
Mais quel autre attrait, quelle crainte pourrait vous dé-
tourner de satisfaire à vos sages inclinations? Seraient-ce
les bizarres préjugés de quelques fous qui même ne sont
pas sincères, et voudraient vous donner leurs ridicules, eux
qui se piquent d'avoir la peau douce, et de donner le ton
à quelques femmes? S'ils sont effacés dans un souper, ils
se couchent avec un mortel chagrin ; et vous n'oseriez à
• Voir, un peu plus loin, le Discours sur les Plaisirs. — G.
132 DISCOURS
leurs yeux avoir une ambition plus raisonnable ? Ces gens-là
sont-ils si aimables, je dis plus, sont-ils si heureux, que
vous deviez les préférer à d'autres hommes . et prendre
leurs extravagances pour des lois' ? Écouteriez-vous aussi
ceux qui font consister le bon sens à suivre la coutume, à
s'établir, à ménager sourdement de vils intérêts? Tout ce
qui est hardiesse, générosité, grandeur de génie, ils ne
peuvent même le concevoir : et cependant ils ne méprisent
pas sincèrement la gloire; ils l'attachent à leurs erreurs.
On en voit, parmi ces derniers, qui combattent par la
religion ce qu'il y a de meilleur dans la nature, et qui re-
jettent ensuite la religion même, ou comme une loi impra-
ticable, ou comme une belle fiction et une invention poli-
tique. Qu'ils s'accordent donc, s'ils le peuvent. Sont-ils sous
la loi de grâce? que leurs mœurs le fassent connaître; sui-
vent-ils encore la nature ? qu'ils ne rejettent pas ce qui peut
l'élever et la maintenir dans le bien.
Je veux que la gloire nous trompe : les talents qu'elle
* Add. : [Ne regardez pas la conduite de ces hommes qui voudraient vous
séduire et vous rendre semblables à eux ; considérez la vie de ces autres
hommes qui viennent à peine de disparaître, qui étaient nés aussi parmi nous,
que vous admirez en secret, et que vous n'osezencore suivre. Est-ce à moi do
vous nommer Richelieu , Condé, Luxembourg, Descartes, Turenne, d'Ossat,
Catinat, Bossuet, Fénelon, tant d'autres qui sont en vénération à l'univers, et
qui, malgré la différence de leurs conditions et de leurs talents, sont admis à
la môme gloire? Ces grands personnages en ont eux-mêmes admiré d'autres
qui leur avaient servi de modèles; les uns resserrés dans les bornes d'une
condition ordinaire, les autres tentés par l'orgueil et les pièges de la grandeur,
tous éloignés de la gloire, qui ne se donne qu'au mérite entreprenant et labo-
rieux, ils n'ont pas désespéré d'elle; ils ne disaient pas que la fortune ÛU-
pense ses dons en aveugle, et que la renommée suit le hasard ; ils ne s'amu-
saient pas à épiloguer sur la gloire, ils tâchaient de s'en rendre dignes. S'ils
l'ont méprisée quelquefois, c'est lorsqu'elle était établie sur des choses vainc^;;
mais plus ils ont négligé cette fausse gloire, plus ils ont estimé la véritable.
Croirez-vous plutôt aux sophismes des déclamateurs, qu'aux travaux et aux
sentiments de ces grands hommes ? S'ils étaient encore, ils estimeraient vos
talents, ils exciteraient votre courage. Voyez ce que fait la gloire : le tombeau
ne peut l'obscurcir, son nom règne encore sur la terre qu'elle a décorée ;
féconde jusque dans les ruines et la nudité de la mort, ses exemples la repro-
duisent, et elle s'accroît d'âge en âge. Cultivez-la donc, car si vous la négli-
giez, bientôt vous négligeriez la vertu même, dont elle est la fleur. Ne croyez
pas qu'on puisse obtenir la vraie gloire sans la vraie vertu, ni qu'on puisse
se maintenir dans la vertu sans l'aide de la gloire. ]
SUR LA GLOIRE. 133
nous fera cultiver, les sentiments dont elle remplira notre
âme, répareront bien cette erreur. Qu'importe que si peu
de ceux qui courent la même carrière la remplissent, s'ils
cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si, jusque dans
l'adversité, leur conscience est plus forte et plus assurée que
celle des heureux du vice !
Pratiquons la vertu ; c'est tout. La gloire', mon très-cher
ami, loin de vous nuire, élèvera si haut vos sentiments,
que vous apprendrez d'elle-même à vous en passer, si les
hommes vous la refusent' : car quiconque est grand par le
cœur, puissant par l'esprit, a les meilleurs biens; et ceux à
qui ces choses manquent ne sauraient porter dignement
ni l'une ni l'autre fortune.
SECOND DISCOURS
Puisque vous souhaitez, mon cher ami, que je vous parle
encore de la gloire, et que je vous explique mieux mes
sentiments, je veux tâcher de vous satisfaire, et de justifier
mes opinions sans les passionner, si je puis, de peur de
farder ou d'exagérer la vérité, qui vous est si chère, et que
vous rendez si aimable.
Je conviendrai d'abord que tous les hommes ne sont pas
nés, comme vous [le] dites, pour les grands talents ; et je ne
crois pas qu'on puisse regarder cela comme un malheur,
puisqu'il faut que toutes les conditions soient conservées,
et que les arts les plus nécessaires ne sont ni les plus ingé-
nieux, ni les plus honorables. Mais ce qui importe, je crois,
c'est qu'il règne dans tous ces états une gloire assortie au
mérite qu'ils demandent. C'est l'amour de cette gloire qui
* Au lieu de : l'amour de la gloire. — G.
- C'est ce que Vauvenargues lui-même avait appris, ou devait apprendre
bientôt. — G.
134 DISCOURS
les perfectionne, qui rend les hommes de toutes les con-
ditions plus vertueux, et qui fait fleurir les empires, comme
l'expérience de tous les siècles le démontre.
Cette gloire, inférieure à celle des talents plus élevés,
n'est pas moins justement fondée ; car ce qui est bon en
soi-même ne peut être anéanti par ce qui est meilleur ; ce
qui est estimable peut bien perdre de notre estime, mais ne
peut souffrir de déchéance dans son être ; cela est visible.
S'il y a donc quelque erreur à cet égard parmi les hom-
mes, c'est lorsqu'ils cherchent une gloire supérieure à leurs
talents, une gloire, par conséquent, qui trompe leurs désirs
et leur fait négliger leur vrai partage ; qui tient cependant
leur esprit au-dessus de leur condition, et les sauve peut-
être de bien des faiblesses. Vous ne pouvez tomber, mon
cher amii , dans une semblable illusion ; mais cette crainte
si modeste, si touchante, est une vertu trop aimable dans
un homme de votre mérite et de votre âge. On ne peut
qu'estimer aussi ce que vous dites sur la brièveté de la
vie : je croyais avoir prévenu à ce sujet tout ce qu'on pou-
vait m'opposer de raisonnable; cependant je ne blâme pas
vos sentiments. Dans une si grande jeunesse, où les autres
hommes sont si enivrés des vanités et des apparences du
monde , c'est sans doute une preuve , mon aimable ami ,
de l'élévation de votre âme, lorsque la vie humaine vous
paraît trop courte pour mériter nos attentions : le mépris
que vous concevez de ses promesses témoigne que vous
êtes supérieur à tous ses dons. Mais puisque, malgré ce
mérite qui vous élève , vous êtes néanmoins borné à cet
espace que vous méprisez', c'est à votre vertu à s'exercer
dans ce champ étroit ; et, puisqu'il vous est refusé d'en •
étendre les bornes, vous devez en orner le fonds. Autre-
ment, que vous serviraient tant de vertus et de génie? n'au-
rait-on pas lieu d'en douter ?
Voyez comme ont vécu les hommes qui ont eu l' âme élevée
comme vous; vous me permettez bien cette louange, qui
* Ici encore, Vauvenargues paraît borner tout à îa vie présente. — G.
SUR LA GLOIRE. 135
VOUS fait un devoir de leur vertu. Lorsque le mépris des
choses humaines les soutenait ou dans les pertes, ou dans
les erreurs, ou dans les embarras inévitables de la vie, ils
s'en couvraient comme d'un bouclier qui trompait les traits
de la fortune ; mais lorsque ce même mépris se tournait en
paresse et en langueur ; qu'au lieu de les porter au travail,
il leur conseillait la mollesse, alors ils rejetaient une si
dangereuse tentation, et ils s'excitaient par la gloire, qui
est moins donnée à la vertu pour récompense que pour
soutien. Imitez en cela, mon cher ami, ceux que vous admi-
rez dans tout le reste. Que désirez-vous, que le bien et la
perfection de votre âme ? Mais comment le mépris de la
gloire vous inspirerait-il le goût de la vertu, si même il
vous dégoûte de la vie? Quand concevez-vous ce mépris, si
ce n'est dans l'adversité, et lorsque vous désespérez en
quelque sorte de vous-même ? Qui n'a du courage, au con-
traire, quand la gloire vient le flatter? qui n'est plus jaloux
de bien faire ?
Insensés que nous sommes, nous craignons toujours
d'être dupes ou de l'activité, ou de la gloire, ou de la vertu I
Mais qui fait plus de dupes véritables que l'oubli de ces
mêmes choses? qui fait des promesses plus trompeuses que
l'oisiveté ?
Quand vous êtes de garde au bord d'un fleuve , où la
pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans
vos habits, vous dites : Heureux qui peut dormir sous une
cabane écartée, loin du bruit des eaux! Le jour vient; les
ombres s'efl'acent, et les gardes sont relevées; vous rentrez
dans le camp; la fatigue et le bruit vous plongent dans un
doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un
repas délicieux', au contraire d'un jeune homme né pour
la vertu, que la tendresse d'une mère retient dans les mu-
railles d'une ville forte ; pendant que ses camarades dorment
sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque
* Vauvenargucs ne l'eût-il pas dit, on devinerait à ce passage qu'il s'adresse
à son jeune et infortuné compagnon d'armes, Hippolyte de Seytrcs. — G.
136 DISCOURS
rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de
l'abondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il
est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires ; les fêtes,
les jeux, les spectacles, ne l'attirent point; la pensée de ce
qui se passe en Moravie occupe ses jours, et, pendant la
nuit, il rêve des combats et des batailles qu'on donne sans
lui. Que veux-je dire par ces images? que la véritable vertu
ne peut se reposer ni dans les plaisirs, ni dans l'abondance,
ni dans l'inaction ; qu'il est vrai que l'activité a ses dégoûts
et ses périls ; mais que ces inconvénients, momentanés dans
le travail, se multiplient dans l'oisiveté, où un esprit ar-
dent se consume lui-même et s'importune. Et si cela est
vrai en général pour tous les hommes, il l'est encore plus
particulièrement pour vous, mon cher ami, qui êtes né si
visiblement pour la vertu, et qui ne pouvez être heureux
par d'autres voies, tant celles du bien vous sont propres.
Mais quand vous seriez moins certain d'avoir ces talents
admirables qui forcent la gloire, après tout, mon aimable
ami, voudriez-vous négliger de cultiver ces talents mêmes?
Je dis plus ; s'il était douteux que la gloire fût un grand
bien, renonceriez-vous à ses charmes? Pourquoi donc cher-
cher des prétextes pour autoriser des moments de paresse
et d'anxiété? S'il fallait prouver que la gloire n'est pas une
erreur, cela ne serait pas fort difficile ; mais, en supposant
que c'est une erreur, vous n'êtes pas même résolu de l'a-
bandonner, et vous avez grande raison, car il n'y a point
de vérité plus douce et plus aimable. Agissez donc comme
vous pensez, et, sans vous inquiéter de ce que l'on peut dire
sur la gloire, cultivez-la, mon cher ami, sans défiance, sans
faiblesse et sans vanité.
C'aurait été une chose assez hardie, mon aimable ami,
que de parler du mépris de la gloire devant les Romains, du
temps des Scipion et des Gracchus ; un homme qui leur
aurait dit que la gloire n'était qu'une folie, n'aurait guère
été écouté, et ce peuple ambitieux l'eût méprisé comme un
sophiste qui détournerait les hommes de la vertu môme,
SUR LA GLOIRE. 137
en attaquant la plus forte et la plus noble de leurs passions.
Un tel philosophe n'aurait pas été plus suivi à Athènes ou
à Lacédémone : aurait-il osé dire que la gloire était une
chimère, pendant qu'elle donnait parmi ces peuples une si
haute considération, et qu'elle y était même si répandue et
si commune, qu'elle devenait nécessaire et presque un de-
voir? Plus les hommes ont de vertu, plus ils ont de droit
à la gloire ; plus elle est près d'eux, plus ils l'aiment, plus
ils la désirent, plus ils sentent sa réalité; mais quand la
vertu dégénère ; quand le talent manque, ou la force ; quand
la légèreté et la mollesse dominent les autres passions, alors
on ne voit plus la gloire que très-loin de soi; on n'ose ni se
la promettre, ni la cultiver, et enfin les hommes s'accou-
tument à la regarder comme un songe. Peu à peu on en
vient au point que c'est une chose ridicule même d'en par-
ler. Ainsi, comme on se serait moqué à Rome d'un décla-
mateur qui aurait exhorté les Sylla et les Pompée au mé-
pris de la gloire, on rirait aujourd'hui d'un philosophe qui
encouragerait des Français à penser aussi grandement que
les Romains, et à imiter leurs vertus. Aussi n'est-ce pas
mon dessein de redresser sur cela nos idées, et de changer
les mœurs de la nation ; mais, parce que je crois que la na-
ture a toujours produit quelques hommes qui sont supé-
rieurs à l'esprit et aux préjugés de leur siècle, je me confie,
mon aimable ami, aux sentiments que je vous connais, et
je veux vous parler de la gloire, comme j'aurais pu en parler
à un Athénien du temps de Thémistocle et de Socrate.
DISCOURS
SUR LES PLAISIRS
ADRESSE AU MEME.
Vous êtes trop sévère, mon aimable ami, de vouloir qu'on
ne puisse pas, en écrivant, réparer les erreurs de sa conduite,
et contredire même ses propres discours. Ce serait une
grande servitude, si on était toujours obligé d'écrire comme
on parle, ou de faire comme on écrit. Il faut permettre aux
hommes d'être un peu inconséquents, afin qu'ils puissent
retourner à la raison quand ils l'ont quittée, et à la vertu
lorsqu'ils l'ont trahie. On écrit tout le bien qu'on pense, et
on fait tout celui qu'on peut; et lorsqu'on parle de la vertu
ou de la gloire, on se laisse emporter à son sujet, sans se
souvenir de sa faiblesse; cela est très-raisonnable. Voii-
driez-vous qu'on fît autrement, et qu'on ne tâchât pas du
moins d'être sage dans ses écrits, lorsqu'on ne peut pas
l'être encore dans ses actions? Vous vous moquez de ceux
qui parlent contre les plaisirs, et vous leur demandez qu'à
cet égard ils s'accordent avec eux-mêmes; c'est-à-dire que
vous voulez qu'ils se rétractent, et qu'ils vous abandonnent
toute leur morale. Pour moi, il ne m'appartient pas de
vous contrarier, et de défendre avec vous une vertu austère
dont je suis peu digne'. Je veux bien vous accorder, sans
conséquence, que les plaisirs ne sont pas tout à fait incon-
ciliables avec la vertu et la gloire ' : on a vu quelquefois de
* Digne, au lieu de capable. — G.
2 Rapprochez du l^r Discours sur la Gloire. — G.
DISCOURS SUR LES PLAISIRS. 139
grandes âmes qui ont su allier l'un et l'autre, et mener en-
semble ces choses si peu compatibles pour les autres hom-
mes. Mais, s'il faut vous parler sans flatterie, je vous avoue-
rai, mon ami, que les plaisirs de ces grands hommes ne me
paraissent guère ressembler à ce que l'on honore de ce
nom dans le monde. Vous savez comme moi quelle est la
vie que mènent la plupart des jeunes gens ; quels sont leurs
tristes amusements et leurs occupations ridicules; qu ils ne
cherchent presque jamais ce qui est aimable ou ce qu'ils
aiment, mais ce que les autres trouvent tel; qui, moyennant
qu'ils vivent en bonne compagnie, croient s'être divertis à
un souper où l'on n'oserait parler avec confiance, ni se
taire, ni être raisonnable ; qui courent trois spectacles dans
le même jour sans en entendre aucun ; qui ne parlent que
pour parler, et ne lisent que pour avoir lu ; qui ont banni
l'amitié et l'estime, non-seulement des sociétés de bien-
séance, mais même des commerces les plus familiers; qui
se piquent de posséder une femme qu'ils n'aiment pas, et
qui trouveraient ridicule que l'inclination se mêlât d'atta-
cher à leurs voluptés un nouveau charme'. Je tâche de com-
prendre tous ces goûts bizarres qu'ils prennent avec tant
de soin hors de la nature , et je vois que la vanité fait le
fonds de tous les plaisirs et de tout le commerce du monde.
Le frivole esprit de ce siècle est cause de cette faiblesse.
La frivolité, mon ami, anéantit les hommes qui s'y attachent;
il n'y a point de vice peut-être qu'on ne doive lui préférer ;
car encore vaut-il mieux être vicieux que de ne pas être.
Le rien est au-dessous de tout, le rien est le plus grand des
vices; et qu'on ne dise pas que c'est être quelque chose
que d'être frivole : c'est n'être ni pour la vertu, ni pour la
gloire, ni pour la raison , ni pour les plaisirs passionnés.
Vous direz peut-être : J'aime mieux un homme anéanti
pour toute vertu, que celui qui n'existe que pour le vice.
Je vous répondrai : Celui qui est anéanti pour la vertu
* Voir, dans les Caractères, le morceau intitulé les Jeunes Gens. — Voir
aussi, plus haut, le 2e Conseil à un Jeune homme. — G.
140 DISCOURS SUR LES PLAISIRS.
n'est pas pour cela exempt de vices ; il fait le mal par lé-
gèreté et par faiblesse ; il est l'instrument des méchants qui
ont plus de génie. Il est moins dangereux qu'un méchant
homme sérieusement appliqué au mal, cela peut être; mais
faut-il savoir gré à l'épervier de ce qu'il ne détruit que des
insectes, et ne ravage pas les troupeaux dans les champs,
comme les lions et les aigles? Un homme courageux et sage
ne craint point un méchant homme ; mais il ne peut s'em-
pêcher de mépriser un homme frivole.
Aimez donc, mon aimable ami ; suivez les plaisirs qui
vous cherchent, et que la raison, la nature et les grâces ont
faits pour vous. Encore une fois, ce n'est point à moi à
vous les interdire; mais ne croyez pas qu'on rencontre
d'agrément solide dans l'oisiveté, la folie, la faiblesse et
l'affectation.
ELOGE
DE
PAUL HIPPOLYTE-EMMANUEL DE SEYTRES
OFUCIEU AU REGIMENT 1)1! ROI.
[AVEUTISSEMENT DE L'AUTEUR.]
[Celui pour qui avaient été composés quelques-uns des morceaux
qu'on vient de lire -, étant mort à Prague, pendant la dernière guerre,
on ose maintenant faire paraître à leur suite le triste témoignage que
la compassion et l'amitié se sont efforcées de lui rendre.]
Ainsi donc j'étais destiné à survivre à notre amitié, Hip-
polyte, quand j'espérais qu'elle adoucirait tous les maux et
tous les ennuis de ma vie jusqu'à mon dernier soupir! Au
moment où mon cœur, plein de sécurité, mettait une aveu-
gle confiance dans ta force et dans ta jeunesse, et s'aban-
donnait à sa joie, ô douleur ! une main puissante éteignait
dans ton sang la source de la vie ; la mort se glissait dans
ton cœur, et tu la portais dans le sein. Terrible, elle sort
* Le Jeune homme dont Vauvcnargucs fait ici l'éloge funèbre, comme Vol-
taire devait faire bientôt celui de Vauvenargues lui-même, appartenait à une
branche, aujourd'hui éteinte, des Caumont, originaires du Comtat-Vcnaissin.
Fils auié de Joseph de Seytrcs, marquis de Caumont, correspondant honoraire
de l'académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et d'Elisabeth, de Donis ; né le
13 août 172^, il était de neuf ans plus jeune que Vauvenargues, ce qui
explique le ton presque paternel de celui-ci dans les Conseils et dans les
Discours qu'il lui adressait, et qu'on a vus plus haut. Sous-lieutenant dans le
régiment où Vauvenargues était capitaine, Hippolytc ne put résister aux fati-
gues de la campagne de Bohème, et y succomba au mois d'avril 17/i2, n'ayant
pas atteint l'âge de 18 ans. Il est permis de penser que Vauvenargues, avec
l'exagération naturelle k la douleur, surfait un peu le personnage d'un ami ,
qui était en même temps son élève; cependant, pour qu'un tel cœur et un tel
esprit eussent été à ce point touchés, il fallait bien que ce jeune homme
donnât, en effet, de grandes espérances. — G.
' Conseils ù un Jeune homme, Discours sur la (iloire, Discours sur les
Plaisirs.
142 ELOGE
tout d'un coup au milieu des jeux qui la couvrent : tu tom-
bes à la fleur de tes ans sous ses inévitables efforts. Mes
yeux sont les tristes témoins d'un spectacle si lamentable,
et ma voix, qui s'était formée à de si charmants entretiens,
n'a plus qu'à porter jusqu'au ciel l'amère douleur de ta
perte ! 0 mânes chéris, ombre aimable, victime innocente
du sort, reçois dans le sein de la terre ces derniers et tristes
hommages! Réveille-toi, cendre immortelle! sois sensible
aux gémissements d'une si sincère douleur !
Il n'est pas besoin d'avoir fait beaucoup d'expérience
des hommes pour connaître leur dureté. En vain cherchent-
ils à la mort, par de pathétiques discours, à surprendre la
compassion ; comme ils l'ont rarement connue, il est rare
aussi qu'ils l'excitent, et leur mort ne touche personne;
elle est attendue, désirée, ou du moins bientôt oubliée de
ceux qui leur sont les plus proches. Tout ce qui les envi-
ronne, ou les hait, ou les méprise, ou les envie, ou les
craint; tous semblent avoir à leur perte quelque intérêt
détourné ; les indifférents même osent y ressentir la bar-
bare joie du spectacle. Après avoir cherché l'approbation
du monde pendant tout le cours de leur vie, telle en est la
fin déplorable. Mais celui qui fait le sujet de ce discours
n'a pas dû subir cette loi : sa vertu timide et modeste n'ir-
ritait pas encore l'envie, il n'avait que dix-huit ans. Natu-
rellement plein de grâce, les traits ingénus, l'air ouvert, la
physionomie noble et sage, le regard doux et pénétrant,
on ne le voyait pas avec indifférence; d'abord son aimable
extérieur prévenait tous les cœurs pour lui, et quand on
était à portée de connaître son caractère, alors il fallait
adorer la beauté de son naturel.
Il n'avait jamais méprisé personne, ni envié, ni haï ; hors
même de quelques plaisanteries qui ne tombaient que sur
le ridicule, on ne l'avait jamais ouï parler mal de qui que
ce soit. Il entrait aisément dans toutes les passions et dans
toutes les opinions que le monde blâme le plus, et qui sem-
blent les plus bizarres; elles ne le surprenaient point : il en
DE P.-H.-E. DE SEYTRES. 143
pénétrait le principe, il trouvait dans ses réflexions des
vues pour les justifier, marque d'un génie élevé que son
propre caractère ne domine pas; et il était, en effet, d'un
jugement si ferme et si hardi, que les préjugés, même les
plus favorables à ses sages inclinations, ne pouvaient pas
l'entraîner, quoiqu'il soit si naturel aux hommes sages de
se laisser maîtriser par leur sagesse; si modeste d'ailleurs,
et si exempt d'amour-propre, qu'il ne pouvait souffrir les
plus justes louanges, ni même qu'on parlât de lui; et si
haut dans un autre sens, que les avantages les plus respec-
tés ne pouvaient pas l'éblouir. Ni l'âge, ni les dignités, ni
la réputation, ni les richesses, ne lui imposaient : ces cho-
ses, qui font une impression si vive sur l'esprit des jeunes
gens, n'assujettissaient pas le sien ; il était naturellement
et sans effort au niveau d'elles '.
Qui pourrait expliquer le caractère de son ambition, qui
était tout à la fois si modeste et si fière ? Qui pourrait défi-
nir son amour pour le bien du monde? Qui aurait l'art de
le peindre au milieu des plaisirs? Il était né ardent; son
imagination le portait toujours au-delà des amusements de
son âge, et n'était jamais satisfaite : tantôt on remarquait
en lui quelque chose de dégagé et comme au-dessus du
plaisir, dans les chaînes du plaisir même; tantôt il semblait
qu'épuisé, desséché par son propre feu, son âme abattue
languissait de cette langueur passionnée qui consume un
esprit trop vif; et ceux qui confondent les traits et la res-
semblance des choses, le trouvaient alors indolent. Mais, au
lieu que les autres hommes paraissent au-dessous des cho-
ses qu'ils négligent, lui paraissait au-dessus; il méprisait
les affaires que l'on appréhende. Sa paresse n'avait rien
de faible ni de lent ; on y aurait remarqué plutôt quelque
* Ici, Vauvenargucs relève dans son jeune ami des qualités qu'il partageait
avec lui, qu'il lui avait données peut-Ctre; ou plutôt, disons-le, ce n'est plus
là le jeune de Seytres, c'est plus que lui, c'est Vauvenargucs lui-môme; c'est
Vauvenargucs qui, par une sorte de douloureux pressentiment, s'élève de ses
propres mains ce monument funéraire. Voilà pourquoi, sans doute, il aimait
tant ces quelques pages. (Voir notre Eloge de Vauvenargues). — G.
144 ÉLOGE
chose de vif et de fier. Du reste, il avait un instinct secret
et admirable pour juger sainement des choses, et saisir le
vrai dans l'instant : on aurait dit que, dans toutes ses vues,
il ne passait jamais par les degrés et par les conséquences
qui amusent le reste des hommes; mais que la vérité, sans
cette gradation, se faisait sentir tout entière, et d'une ma-
nière immédiate, à son cœur et à son esprit ; de sorte que
la justesse de ce sentiment, dans laquelle il s'arrêtait, le
faisait quelquefois paraître trop froid pour le raisonnement,
où il ne trouvait pas toujours l'évidence de son instinct.
Mais cela, bien loin de marquer quelque défaut de raison,
prouvait sa sagacité. Il ne pouvait s'assujettir à expliquer
par des paroles et par des retours fatigants, ce qu'il conce-
vait d'un coup d'œil. Enfin, pour finir ce discours par les
qualités de son cœur, il était vrai, généreux, pitoyable, et
capable de la plus sûre et de la plus tendre amitié; d'un si
beau naturel d'ailleurs, qu'il n'avait jamais rien à cacher à
personne, ne connaissant aucune de ces petitesses, haines,
jalousies, vanités, que l'on dérobe au monde avec tant de
mystère, et qu'on verse au sein d'un ami avec tant de sou-
lagement. Insensible au plaisir de parler de soi-même, qui
est le nœud des amitiés faibles; élevé, confiant, ingénu,
propre à détromper les gens vains, chargés du secret acca-
blant de leurs faiblesses, en leur faisant sentir le prix d'une
naïveté modeste ; en un mot, né pour la vertu et pour faire
aimer sur la terre cette haute modération qu'on n'a pas en-
core définie, qui n'est ni paresse, ni flegme, ni médiocrité
de génie, ni froideur de tempérament, ni effort de raison-
nement, mais un instinct supérieur aux chimères qui tien-
nent le monde enchanté ; on ne verra jamais dans le même
sujet tant de qualités réunies. Oh ! que cette idée est
cruelle, après une mort si soudaine ! Ah ! du moins, s'il
avait connu toute mon amitié pour lui, si je pouvais en-
core lui parler un moment , s'il pouvait voir couler ces lar-
mes !... Mais il n'entendra plus ma voix; la mort a fermé
son oreille, ses yeux ne s'ouvriront plus ; il n'est pius. 0
DE P.-II.-E. DE SE VIRE S. 145
triste parole ! Malheureux jeune homme, quel bras t'a pré-
cipité au tombeau, du sein enchanteur des plaisirs? Tu
croissais au milieu des fleurs et des songes de l'espérance;
tu croissais... 0 funeste guerre' ! ô climat redoutable'! ô
rigoureux hiver -* ! ô terre qui contiens la cendre de tes con-
quérants étonnés ! Tombeaux , monuments effroyables des
faveurs perfides du sort ! voyage fatal ! murs sanglants !
Tu ne sortiras pas du champ de la victoire ^, glorieuse vic-
time : la mort t'a traîné dans un piège affreux ; tu respires
un air infecté; l'ombre du trépas t'environne. Pleure, mal-
heureuse patrie, pleure sur tes tristes trophées; tu couvres
toute l'Allemagne de tes intrépides soldats, et tu t'applau-
dis de ta gloire! Pleure, dis-je, verse des larmes, pousse de
lamentables cris ; à grande peine quelques débris d'une
armée si florissante reverront tes champs fortunés; avec
quels périls ! j'en frémis. Ils fuient ^ ; la faim , le désordre,
marchent sur leurs traces furtives ; la nuit enveloppe leurs
pas, et la mort les suit en silence. Vous dites : est-ce là
cette aimée qui semait l'effroi devant elle? Vous voyez, la
fortune change : elle craint à son tour; elle presse sa fuite à
travers les bois et les neiges ; elle marche sans s'arrêter. Les
maladies, la faim, la fatigue excessive, accablent nos jeunes
soldats ; misérables, on les voit étendus sur la neige, inhu-
mainement délaissés ; des feux allumés sur la glace éclairent
leurs derniers moments ; la terre est leur lit redoutable.
• La guerre de 17^1, entreprise pour la succession de l'empereur Charles VI,
contre l'archiduchesse Marie-Thérèse, sa fille aînée. — F.
' Il y a plus de six degrés de différence entre le climat de Prague et celui
d'Avignon, où le jeune de Seytres était né. — F.
5 Le froid de l'hiver de 1741 à 1742 fut le plus grand qui eût été éprouvé
depuis 1700. On en trouvera la description dans les Mémoires de l'Académio
des Sciences pour 1742. — F. — Ajoutons que l'hiver suivant, pendant lequel
se fit la retraite de Bohème, ne fut pas moins rigoureux, et que Vauvenar-
gues, à son tour, en fut cruellement éprouvé. — G.
* Prague avait été prise d'assaut, le 20 nov. 1741, par le duc de Bavière,
à la tète d'une partie des troupes françaises et bavaroises, et c'est à Prague
que mourut Hippolyte. — F.
'•" La nuit du 16 au 17 déc. 1742, le maréchal de Belle-Isle sortit de Prague
avec l'arnicc française, et parvint à Egra le 26. — F. — C'est pendant ces
dix joui's de retraite que l'armée lit les pertes les plus sensibles. — G.
10
146 ÉLOGE
O chère patrie , quoi ! mes yeux te revoient après tant
d'horreurs, en quel temps, en quelle détresse, en quel dé-
plorable appareil ! 0 triste retour ! ô revers ! Fortuné Lor-
rain', nos disgrâces ont passé ta cruelle attente ; la mort a
servi ta colère ; les tombeaux regorgent de sang. N'en sois
pas plus fier : la fortune n'a pas mis à tes pieds nos dra-
peaux victorieux ; l'univers les a vus, sur tes murs ébranlés,
triompher de ta folle rage. Tu n'as pas vaincu ; tu t'abuses;
une main plus puissante a détruit nos armées. Écoute la
voix qui te crie : Je t'ai chassé du trône et du lit impérial,
où tu te flattais de t' asseoir ; j'élève et je brise les sceptres;
j'assemble et détruis les nations; je donne à mon gré la
victoire, le trépas, le trône, et les fers; mortels, tout est
né sous ma loi.
0 Dieu! vous l'avez fait paraître; vous avez dissipé nos
armées innombrables, vous avez moissonné l'espoir de nos
maisons. Hélas! de quels coups vous frappez les têtes les
plus innocentes ! Aimable Hippolyte, aucun vice n'infectait
encore ta jeunesse; tes années croissaient sans reproche,
et l'aurore de ta vertu jetait un éclat ravissant '. La candeur
et la vérité régnaient dans tes sages discours, avec l'en-
jouement et les grâces ; la tristesse déconcertée s'enfuyait
au son de ta voix; les désirs inquiets s'apaisaient ; modéré
1 François-Etienne, fils aîné du duc Léopold et d'Ëlisabetli-Charlottc d'Oi-
léans, né le 8 décembre 1708, fut reconnu duc de Lorraine, après la mort de
son père, le 27 mars 1729; il était alors à Vienne, d'où il arriva en Lorraine,
le 9 novembre de la même année. L'an 1736,1e 12 février, il épousa, à Vienne,
Marie-Thérèse, archiduchesse, fille aînée de l'empereur Charles Vl, et le lo
décembre suivant, il ratifia les conventions de l'empereur et du roi de France,
))ortant que Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, serait mis dès-lors
en possession des duchés de Bar et de Lorraine, pour être, après lui, réunis
à la couronne de France. Après la mort de l'empereur, en 17/|1, il fut déclaré
co-régent de tous les États autrichiens; l'archiduchesse, sa femme, s'était fait
couronner reine de Hongrie, le 25 juin de cette môme année. Mais Charles-
Albert, duc de Bavière, avait été reconnu roi de Bohème le 19 décembre, et
il fut élu empereur ie 24 janvier 17Z|2. Ce ne fut que le 11 mai 17^3, que la
reine de Hongrie fut couronnée à Prague reine de Bohème; et son mari ne
devint empereur qu'après la mort du duc de Bavière, en 17/|5. — B.
- C'est sans doute en pensant au jeune de Scytres que Vauven argues a dit
dans ses Maximes : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce
« (pie la vertu naissante d'un jeune homme.» — G.
DE P.-H.-E. DE SEYTRES. 147
jusque dans la guerre, ton esprit ne perdait jamais sa dou-
ceur et son agrément. Tu le sais, province éloignée, Mo-
ravie, théâtre funeste de nos marches laborieuses; tu sais
avec quelle patience il portait ces courses mortelles ; son
visage toujours serein efïaçait l'éclat de tes neiges, et ré-
jouissait tes cabanes. Oh ! puissions-nous toujours sous tes
rustiques toits !... Mais le repos succède à nos longues fati-
gues; Prague nous reçoit; ses remparts semblent assurer
notre vie comme notre tranquillité. 0 cher Hippolyte ! la
mort t'avait préparé cette embûche ; à l'instant elle se dé-
clare, tu péris; la fleur de tes jours sèche comme l'herbe
des champs; je veux te parler, je rencontre tes regards
mourants qui me troublent; je bégaie, et force ma langue;
tu ne m'entends plus; une voix plus puissante et plus im-
portune parle à ton oreille effrayée. Le temps presse, la
mort t'appelle, la mort te demande et t'attire : Hâte-toi,
dit-elle, hâte-toi; ta jeunesse m'irrite et ta beauté me
blesse ; ne fais point de vœux inutiles ; je me ris des larmes
des faibles, et j'ai soif du sang innocent ; tombe, passe,
exhale ta vie 1 — Quoi , sitôt! Quoi, dans ses beaux jours
et dans la primeur de son âge ! Dieu vivant, vous le livrez
donc à l'affreuse main qui l'oppiime ; vous le délaissez sans
pitié! Tant de dons et tant d'agréments qui environnaient
sa jeunesse, ce mortel abandon... 0 voile fatal! Dieu ter-
rible! véritablement tu te plais dans un redoutable secret.
Qui l'eût cru, mon cher Hippolyte, qui l'eût cru? Le ciel
semblait prendre un soin paternel de tes jours ; et soudain
le ciel te condamne, et tu meurs sans qu'aucun effort te
puisse arrêter dans ta chute ; tu meurs... ô rigueur lamen-
table! Hippolyte... cher Hippolyte, est-ce toi que je vois
dans ces tristes débris?... Restes mutilés de la mort, quel
spectacle affreux vous m'offrez.'*... Où fuirai-je? Je vois
partout des lambeaux flétris et sanglants, un tombeau qui
marche à mes yeux, des flambeaux et des funérailles.
CiCsse de m'effrayer de ces noires images, chère ombre, je
n'ai pas trahi la foi que je dois à ta cendre; je t'aimais
N8 ÉLOGE
vivant, je te pleure au tombeau : ta vie comblait mes vœux,
et ta perte m'accable. Mon deuil et mes regrets peuvent-ils
avoir des limites, lorsque ton malheur n'en a point? Va, je
porte au fond de mon cœur une loi plus juste et plus tendre :
ta vertu méritait un attachement éternel, je lui dois d'éter-
nelles larmes, et j'en verserai des torrents.
Homme insuffisant à toi-même, créature vide et inquiète,
tu t'attaches, tu te détaches , tu t'affliges, tu te consoles ;
ta faiblesse partout éclate. Mais connais du moins ce prin-
cipe : qui s'est consolé, n'aime plus ; et qui n'aime plus,
tu le sais, est léger, ingrat , infidèle , et d'une imagination
faible, qui périt avec son objet. On dit : dans la mort, nul
remède ; conclus : nulle consolation à qui aime au delà de
la mort. Suppose un moment en toi-même : ce que j'ai de
plus cher au monde est dans un péril imminent ; une longue
absence le cache ; je ne puis ni le secourir, ni le joindre;
et je me console, et je m'abandonne au plaisir avec une
barbare ardeur ! Faible image, vaine expression ! nul péril
n'égale la mort, nulle absence ne la figure. 0 cœurs durs!
vous ne sentez pas la force de ces vérités ; les charmes
d'une amitié pure ne vous touchent que faiblement ; vous
n'aimez, vous ne regardez que les choses qui ont de l'éclat.
Pourquoi donc, mon cher Hippolyte, n'admiraient-ils pas
ta vertu dans un âge encore si tendre ? Que peuvent-ils
voir de plus rare? Ils veulent des actions brillantes qui
puissent forcer leur estime : eh ! n'avais-tu pas le génie qui
enfante ces nobles actions? Mon enfant, ta grande jeunesse
leur cachait des dons si précoces; leurs sens n'allaient pas
jusqu'à toi. La raison et le cœur de la plupart des hommes
se forment tard; ils ne peuvent, parmi les grâces d'une si
riante jeunesse, admettre un sérieux si profond; ils croient
cet accord impossible. Ainsi ils ne t'ontpoint rendu justice;
ils ne peuvent plus te la rendre. Moi-même, pardonne,
ombre aimable , tes vertus et tes agréments peut-être ne
m'ont pas trouvé toujours équitable et sensible; pardonne
un excès d'amitié qui mêlait à mes sentiments des délica-
DE P.-H.-E. DE SEVTKES. 149
tesses injustes'. Oh ! comme elles se sont promptement dis-
sipées ! Quand la mort a levé le voile qu'elles avaient mis
sur mes yeux, je t'ai vu tel que ma tendresse voulait que
tu fusses dans ta vie. Mais pardonne encore une fois; car
tu n'as jamais pu douter du fond de mon attachement; je
t'aimais, même avant de pouvoir te connaître; je n'ai ja-
mais aimé que toi. Tes inclinations généreuses étaient chères
à mon enfance; avant de t'avoir jamais vu, mon imagina-
tion séduite m'en faisait l'aimable peinture. Cent fois elle
m'a présenté les grâces de ton caractère, ta beauté, ta pu-
deur, ta facile bonté; j'ignorais ton nom et ta vie, et mon
cœur t'admirait, te parlait, te voyait, te cherchait dans la
solitude. Tu ne m'as connu qu'un moment; et lorsque nous
nous sommes connus, j'avais rendu mille fois en secret un
hommage mystérieux à tes vertus'. Hélas ! un bonheur plus
réel paraissait avoir pris la place de l'erreur de mes pre-
miers vœux; je croyais posséder l'objet d'une si touchante
illusion, et je l'ai perdu pour toujours.
Qu'êtes-vous devenue, ombre digne des cieux? mes re-
grets vont-ils jusqu'à vous?... Je frissonne... 0 profond
abîme ! ô douleur ! ô mort, ô tombeau , voile obscur, nuit
impénétrable, mystères de l'éternité! Qui pourra calmer
l'inquiétude et la crainte qui me dévorent? Qui me révé-
lera les conseils de la mort? 0 terre ! crains -tu de violer le
secret affreux de tes antres? Tu te tais, tu prêtes l'oreille ;
tu caches ton sanglant larcin. Chaque instant augmente ma
peine ; mon trouble interroge la nuit , et la nuit ne peut
l'éclaircir; j'implore les cieux, ils se taisent; les enfers sont
sourds à ma voix; toute la nature est muette; l'univers
effrayé repose.
Ouvrez-vous, tombeaux redoutables; mânes solitaires,
* Dans les lettres de Vauvenargues à Saint-Vincens, on letrouvera parfois
de ces délicatesses dont il s'accuse ici : « // était des plus sensibles à l'amitié,
1 a dit M. Sainto-Beuvo, et il \j a porté des délicatesses et des tendresses qu'il
" semblait avoir dérobées à Vaniour. i' — G.
- Nouvelle prouve que Vauvenargues pleure dans ce discours, non-seule-
ment son ann, mais l'imagr' idéulo (lu'il s'en faivait, — Ci.
150 KLOGE DE 1>.-IL-K. DE SEYTKES.
parlez, parlez. Quel silence indomptable! 0 triste aban-
don ! ô terreur! Quelle main tient donc sous son joug toute
la nature interdite? G Être éternel et caché, daigne dissi-
per les alarmes où mon âme infirme est plongée. Le secret
de tes jugements glace mes timides esprits : voilé dans le
fond de ton être, tu fais les destins et les temps, et la vie
et la mort, et la crainte et la joie, et l'espoir trompeur et
crédule; tu règnes sur les éléments et sur les enfers ré-
voltés; l'air frappé frémit à ta voix : redoutable juge des
morts, prends pitié de mon désespoir'!
1 A propos de ce discours, Vauvcnargues écrivait à son ami Saint-Vin cens:
(( Une chose que je remarque^ c'est que phisieurs personnes m'en aijniii parlé
« comme vous avec éloqe^ aucune ne m'a dit qu'il fût touchant . » On peut l'at-
tribuer, je crois, à ce que, dans plusieurs parties de ce morceau, le ton n'est
pas proportionné au sujet. Vauvcnargues y prodigue les plus grands effets
et les dernières ressources de l'art oratoire, sans se demander si tout cet
appareil est bien là i\ sa place, et s'il est permis, à propos du jeune de
Seytres, de le prendre plus haut (pie Bossuet à propos du grand Coudé. Uphï
autre raison, c'est que Vauvcnargues écrivait ce discours dans un de ses mo-
ments de doute, et qu'il y manque une foi quelconque, une croyance quel-
conque à la vie future; en vain il interroge sur ce point le tombeau, la nuit,
les antres de la ierre^ qui gardent, on le comprend, un silence indomptable.
Le Dieu qui frappe ici, outre qu'il s'appelle VÈtre, n'est pas le Dieu ({ui
ouvre les bras en même temps (ju'il frappe ; c'est le Dieu caché, voilé dans
le fond de son être, impénétrable, se renfermant dans un redoutable secret.
Enfin les cieu.x, le trépas, les ombres, les indues., les enfers, laissent trop
aj)ercevoir les parties factices de cette œuvre, en contrarient l'effet, et refi'oi-
dissent le cœur au moment où il va se prendre. — G.
DISCOURS
SUR
LE CARACTÈRE DES DIFFÉRENTS SIÈCLES
Quelque limitées que soient nos lumières sur les sciences,
je crois qu'on ne saurait nous disputer de les avoir poussées
au delà des bornes anciennes. Héritiers des siècles qui nous
précèdent, nous devons être plus riches des biens de l'es-
prit ; cela ne peut guère nous être contesté sans injustice ;
mais nous aurions tort nous-mêmes de confondre cette ri-
chesse empruntée avec le génie qui la donne. Combien de
ces connaissances que nous prisons tant, sont stériles pour
nous! Étrangères dans notre esprit où elles n'ont pas pris
naissance, il arrive souvent qu'elles confondent notre juge-
ment beaucoup plus qu'elles ne l' éclairent'. Nous plions
sous le poids de tant d'idées, comme ces États qui succom-
bent par trop de conquêtes, où la prospérité et les richesses
corrompent les mœurs, et où la vertu s'ensevelit sous sa
propre gloire.
* On sait avec quel soin Vauvenargiies travaillait ses ouvrages. Dans ses
manuscrits, tel morceau est remanié jusqu'à huit ou dix fois, et c'est ainsi
que, dajîs les éditions de ses œuvres, le sujet traité dans ce discours se trouve
sous trois titres à des endroits divers. Cependant, comme les trois versions
diffèrent peu entre elles, nous donnons celle qui semble définitive, et ne tirons
des deux autres que les passages, assez peu nombreux d'ailleurs, qui, n'étant
pas de simples répétitions faisant double emploi, ajoutent ù, l'idée de l'auteur,
ou la présentent sous une autre forme. On les trouvera ci-après en notes, sous
le titre d'additions ou de variantes, selon leur nature. Nous ajoutons enfin à
ce Discours les passages inédits que donn>înt les manuscrits du Louvre. Do
cette façon, le lecteur pourra saisir en une fois toute la pensée de Vauvo-
nargues, et elle en sera plus claire, en mOme temps que plus complète. — G.
- Add.: « En quelque genre que ce puisse être, l'opulenco apporte toujours
" plus d'i^rreurs (juc la pauvreté. »
152 DISCOURS SUR LE CARACTÈRE
ParlercVi-je comme je pense ^? Quelques lumières qu'on
acquière encore, et en quelque siècle que ce puisse être, je
suis vivement persuadé que dans le monde intelligent,
comme dans le monde politique, le plus grand nombre des
hommes sera toujours peuple.
A la vérité, on ne croira plus aux sorciers ' et au sabbat
dans un siècle tel que le nôtre; mais on croira encore à
C.alvin et à Lutlier. On parlera de beaucoup de choses,
comme si elles avaient des principes évidents, et on dispu-
tera en même temps de toutes choses, comme si toutes
étaient incertaines ; on blâmera un homme de ses vices, et
on ne saura point s'il y a des vices ; on dira d'un poëte
qu'il est sublime, parce qu'il aura peint un grand person-
nage, et ces sentiments héroïques, qui font la grandeur du
tableau, on les méprisera dans l'original. On n'estimera
plus les vers de Colletet, mais on critiquera ceux de Racine,
et on lui refusera nettement d'être poëte; on méprisera les
romans, et on ne lira pas autre chose. L'effet d'une grande
multiplicité d'idées, c'est d'entraîner dans des contradic-
tions les esprits faibles; l'effet de la science est d'ébranler
la certitude, et de confondre les principes les plus mani-
festes ^
Nous nous étonnons cependant des erreurs prodigieuses
* Add. : « Très-peu de gens sont capables de faire un bon usage de l'esprit d'au-
« trui; les connaissances se multiplient, mais le bon sens est toujours rare. »
'^ Le 22 décembre 1691, des bergers de Bric furent condamnés, par arrêt
du Parlement de Paris, à faire amende honorable, et à être pendus et brûlés,
comme atteints et convaincus de superstitions, impiétés, sacrilèges, poisons,
maléfices, et d'avoir fait mourir des chevaux et des bestiaux. Il n'y avait donc
pas long-temps, lorsque l'auteur écrivait, que l'on ne croyait plus aux sor-
ciers. — F.
3 Add.: « Les objets présentés sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni
« se développer, ni se peindre distinctement dans l'esprit des hommes. Inca-
« pables de concilier toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés d'une
« môme chose pour des contradictions de sa nature. Leur vue se trouble et
« s'égare dans cette multitude de rapports que les moindres objets leur of-
« frent; cette pluralité de relations détruit à leurs yeux l'unité des sujets.
« Les disputes des philosophes achèvent de décourager leur ignorance : dans
'< ce combat opiniâtre de tant de sectes, ils n'examinent point si quelqu'une a
<i vaincu et a fait pencher la balance; il suffit qu'on ait contesté tous les
« principes, pour qu'ils les croient généralement problématiques, et ils se
DKS DIFFÉRENTS SIÈCLES. 15.^
de nos pères, et si nous avons à prouver la faiblesse de la
raison humaine, c'est toujours dans l'antiquité que nous en
cherchons des exemples. Quelles bonnes gens, disons-
nous, que les Egyptiens, qui ont adoré des choux et des
oignons! Pour moi, je ne vois pas que ces superstitions
témoignent plus particulièrement que d'autres choses la
petitesse de l'esprit humain. Si j'avais eu le malheur de
naître dans un pays où l'on m'eût enseigné que la Divinité
se plaisait à reposer dans les tulipes; que c'était un mys-
tère que je ne comprenais pas, parce qu'il n'appartenait
pas à un homme de juger des choses surnaturelles, ni même
de beaucoup de choses naturelles ; que tous mes ancêtres,
qui étaient pour le moins aussi éclairés que moi, s'étaient
soumis à cette doctrine; qu'elle avait été confirmée par des
prodiges, et que je risquais de tout perdre, si je refusais de
la croire ; supposé que, d'un autre côté, je n'eusse pas
connu une rehgion plus sublime, telle que Dieu la mani-
festait aux yeux des Juifs ; soit raison, soit timidité sur un
intérêt capital, soit connaissance de ma propre faiblesse, je
sens que j'aurais déféré, sans beaucoup de peine, à l'autorité
de tout un peuple, à celle du gouvernement, au témoignage
successif de plusieurs siècles, et à l'instruction de mes pères.
Aussi je ne suis point surpris que de si grandes supersti-
tions se soient acquis quelque autorité ; il n'y a rien que la
crainte et l'espérance ne persuadent aux hommes', princi-
palement dans les choses qui passent la portée de leur esprit
et qui intéressent leur cœur'.
« jettent dans un doute universel : de là. le pyrrhonisme, qui replonge le genre
'< humain dans l'ignorance, parce qu'il sape le fondement de toutes les sciences.
« De là vient aussi que quelques personnes appellent notre savoir mal entendu,
" et notre politesse même, barbarie. »
^ Cette pensée a été mise à tort dans les Maximes, où elle fait double em-
ploi, et d'où nous l'avons ôtéc. — G.
* Var. : « Le reproche le plus souvent renouvelé contre l'ignorance des an-
« ciens, est l'extravagance de leurs religions : j'ose dire qu'il n'en est aucun
« do plus injuste ; il n'y a point de superstition qui ne porte avec elle son
« excuse. Les grands sujets sont pour les hommes le champ dos grandes er-
« reurs ; il n'appartenait pas à l'esprit humain d'imaginer sagement une si
« haute matiôre quo la ivligion; c'était une assez firro démarciie pour la rai-
154 DISCOURS SUR LK CAllACTÈUi:
Qu'on ait cru encore dans les siècles d'ignorance l'im-
possibilité des antipodes, ou telle autre opinion que l'on re-
çoit sans examen, ou qu'on n'a pas même les moyens d'exa-
« son, d'avoir conçu un pouvoir invisible et hors de l'atteinte des sens; le
.( premier homme qui s'est fait des dieux avait l'imagination plus grande et
« plus hardie que ceux qui les ont rejetés. « — Antre var. : « Qu'avons-nous à
« reprocher aux siècles qui nous précèdent? l'extravagance de leurs religions?
'< Mettons-nous un moment à leur place ; aurions-nous deviné la nôtre? N'a-t-il
« pas fallu qu'elle nous fût révélée ? Notre esprit était-il capable de produire
•( une religion si divine? Nous ne les blâmons pas, répondons-nous, de n'avoir
« pas connu la vraie religion, mais d'en avoir suivi de fausses et de ridicules.
'< Ce reproche est encore injuste; les hommes sont nés pour croire des dieux,
« pour attendre ce qu'ils souhaitent, pour craindre ce qu'ils ne connaissent
« pas, pour sentir le poids de la puissante main qui tient tout l'univers en
'< servitude ; leur esprit curieux et craintif sondait à tâtons dans la nuit le
« secret redoutable de la nature ; il n'avait pas plu au vrai Dieu de se mani-
'< fester encore à tous les peuples. Représentons-nous leur état ; supposons
« ([u'on nous eut appris dans notre enfance que Mercure était un dieu voleur ;
'< que c'était un mystère inconcevable, etc. [Comme dans le texte.) Pour moi,
" je l'avoue à ma honte, l'expérience de ma propre faiblesse m'aurait déter-
« miné à me soumettre à l'erreur d'autrui ; j'aurais cru des dieux ridicules,
« plutôt que de ne croire point de Dieu. La vérité ne peut-elle nous parler
« quelquefois par l'imagination ou parle cœur, autant que par la raison?
« Auquel faut-il plus se fier de l'esprit ou du sentiment? Quel nous a donné
>< plus d'erreurs, ou plus découvert de lumières? Le premier qui s'est fait des
« dieux avait l'imagination plus grande et plus hardie que ceux qui les ont
« rejetés. Quelle est l'invention de l'esprit qui égale en sublimité cette inspi-
" ration du génie? »
Autre Var. : [«Si j'avais eu le malheur, etc. [comme dans le texte) ., ]Q ^q\\^
« que j'aurais adopté, sans beaucoup de peine, cette doctrine que j'aurais
« trouvée dans mon cœur avant de me connaître, et que si j'y avais résisté
« par raisonnement, j'y aurais été ramené par sentiment. Mais si, dans des
« choses toutes naturelles, quelque philosophe se fût avisé de me dire, par
* exemple, que le courage ne valait pas mieux que la peur, et que la ma-
« gnanimité n'était pas quelque chose de réel ; je lui aurais répondu sans hé-
« siter : Mon ami, je puis déférer à l'autorité de tout un peuple, à celle de
" plusieurs siècles, et de plusieurs grands hommes qui, dans une matière qui
" me passe, me proposent une croyance incompréhensible, qui a été la leur ;
<( mais, puisque vous me parlez d'une chose naturelle et qui m'est familière,
'< que je ne risque rien à rejeter, et sur laquelle personne ne peut m'imposer,
'< souffrez que je me moque de votre doctrine. Voilà ce que je répondrais
'' à ce philosophe; or, combien y en a-t-il dans ce siècle, qui, sur des choses
« encore plus palpables, soutiennent des erreurs plus manifestes?»] — Nous
trouvons cette 3(-- variante dans les manuscrits du Louvre, où elle fait partie
d'une longue Préface de Vauvcnargucs à ses Caractères. Il ne paraît pas qu'il
eût d'idée bien arrêtée sur la destination adonner à cette pièce, puisque,
tantôt il la fait entrer à peu près entière dans une préface, et tantôt en fait
un discours à part. — G.
— Il est clair que Vauvenarguos sont qu'il touche là au point difficile de
son sujet, car il y revient à quatre reprises; il n'est pas moins clair que, dans
ces quatre versions, il est également rationaliste. Il dira bien, deux pages plus
DES DUFÉIIENTS SIÈCLES. 155
miner, cela ne m'étonne en aucune manière ; mais que, tous
les jours, sur les choses qui nous sont le plus familières et
que nous avons le plus examinées, nous prenions néanmoins
le change; que nous ne puissions avoir une heure de con-
versation un peu suivie sans nous tromper ou nous con-
tredire , voilà à quoi je reconnais la petitesse de l'esprit
humain '. Un homme d'un peu de bon sens, qui voudrait
écrire sur des tablettes tout ce qu'il entend dire dans le
jour de faux et d'absurde, ne se coucherait jamais sans les
avoir remplies.
Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image de ces
mœurs grossières que nous avons tant de peine à com-
prendre dans les anciens peuples; j'écoute ces hommes si
simples : je vois qu'ils s'entretiennent de choses communes,
qu'ils n'ont point de principes réfléchis, que leur esprit est
véritablement barbare comme celui de nos pères, c'est-à-
dire inculte et sans politesse; mais je ne trouve pas, qu'en
bas, (|ue/c bonheur (Vètre né chrétien et calholique ne peut être comparé à au-
cun autre bien, et, en attendant, il entoure sa pensée de toutes les rései-ves que
les écrivains de la première moitié du 18^ siècle, Voltaire lui-même, s'impo-
saient encore ; mais, malgré ces précautions obligées, malgré la gravité ordi-
naire de Vauvenargues, ici, l'intention ironique, pres(iuc railleuse, est assez
transparente, et plus d'un mot la dénonce. On en pourrait conclure que ce
Discours est un de ses premiers ouvrages; car, dans les dernières années de
sa vie, il a moins d'assurance; en tout cas, il n'a pas cet air dégagé; ou il
évite de rencontrer le christianisme et passe à côté, ou, s'il l'aborde, c'est
avec une inquiétude et un respect dont la sincérité n'est plus douteuse. En
admettant ces deux périodes dans la vie de Vauvenargues, ces deux mouve-
ments dans sa pensée, on s'explique aisément ses nombreuses contradictions sur
ce point comme sur plusieurs autres, et les prétentions contraires de ceux qui
en font, selon leurs passions ou leurs préférences, les uns un incrédule, les
autres un chrétien. (Voir, plus loin, les notes de \a Méditation fiur In Foi et
de la Prière.) — G.
' I ar. : ><. Qu'on ait donc adopté de grandes fables dans des siècles pleins
' d'ignorance; que ce qu'un génie audacieux faisait imaginer aux âmes fortes,
■< le trnips, l'espérance, la crainte, l'aient enfin persuadé aux autres hommes ;
" qu'ils aient trop respecté des opinions qu'on reçoit de l'autorité de la oou-
< tume, (lu pouvoir de l'exemple, et de l'amour des lois; ni cela ne me semble
" étra!)ge, ni je n'en conclus que ces peuples aient été plus faibles que nous.
" Ils se sont trompés sui- des choses qu'on n'a pas toujours la hardiesse et
'j même les moyens d'examiner. Kst-ce fi nous de les en reprendre, nous qui
« pHMions le change de tant de manières sur des bagatelles; nous qui, même
«t sur les sujets les plus discutés et les plus connus, ne saurions d'ordinaire
'■<■ avoir une heure de ronveisation sans nous tromper ou nous contrediie? >-
15G DISCOURS SUR LE CARACTÈRE
cet état, ils fassent de plus faux raisonnements que les gens
du monde; je vois, au contraire, qu'à tout prendre, leurs
pensées sont plus naturelles, et qu'il s'en faut de beaucoup
que les simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées de
la vérité que les subtilités de la science et l'imposture de
l'affectation '.
Aussi, jugeant des mœurs anciennes par ce que je vois
des mœurs du peuple , qui me représente les premiers
temps, je crois que je me serais fort accommodé de vivre à
Thèbes, à Memphis, à Babylone ; je me serais passé de nos
manufactures, de la poudre à canon, de la boussole et de
nos autres inventions modernes, ainsi que de notre philo-
sophie. Je n'estime pas plus les Hollandais pour avoir un
commerce si étendu, que je [ne] méprise les Romains pour
l'avoir si longtemps négligé. Je sais qu'il est bon d'avoir
des vaisseaux, puisque le roi d'Angleterre en a, et qu'étant
accoutumés, comme nous sommes, à prendre du café et du
chocolat, il serait fâcheux de perdre le commerce des îles;
mais je ne pense pas que les peuples anciens, privés d'une
partie des superfluités de notre commerce, aient été par
là plus à plaindre : Xénophon n'a point joui de ces déli-
catesses, et il ne m'en paraît ni moins heureux, ni moins
honnête homme, ni moins grand homme'. Que dirai-je en-
core? le bonheur d'être né chrétien et catholique ne peut-
être comparé à aucun autre bien ; mais s'il me fallait être
quaker ou monothélite, j'aimerais presque autant le culte
des Chinois, ou celui des anciens Romains.
Si la barbarie consistait uniquement dans l'ignorance,
certainement les nations les plus polies de l'antiquité se-
* Add. : [<i Partout où il y a des hommes, on fait de faux raisonnements,
« et peut-être en bien plus grand nombre parmi les hommes polis, que parmi
t les autres ; car le peuple ne se trompe que faute d'apercevoir la vérité,
« tandis que les gens du monde se trompent encore par légèreté, par vanité,
«< par présomption, par suffisance. »]
- Add. : (( Nous attribuons trop à l'art : ni nos biens ni iios maux essentiels
« n'ont reçu leur être de lui. Comme il ne nous a pas donné la santé, la beauté,
« les grâces, la vigueur d'esprit et de corps, il ne peut non plus nous sous-
« traire aux maladies, aux guerres, au vice, à la mort. Serait-il plus parfait
« que la nature, dont il tient ses rrglos? L'effet vaut-il mieux que la cause ?
DES DIFIËUENTS SIÈCJJ.S. 157
raient extrêmement barbares vis-à-vis de nous; mais si la
corruption de l'art, si l'abus des règles, si les conséquences
mal tirées des bons principes, si les fausses applications,
si l'incertitude des opinions, si l'aflectation, si la vanité, si
les mœurs frivoles , ne méritent pas moins ce nom que
l'ignorance, qu'est-ce alors que la politesse dont nous
nous vantons?
Ce n'est pas la pure nature qui est barbare, c'est tout ce
qui s'éloigne trop de la belle nature et de la raison. Les
cabanes des premiers hommes ne prouvent pas qu'ils man-
quassent de goût; elles témoignent seulement qu'ils man-
quaient des règles de l'architecture. Mais quand on eut
connu ces belles règles dont je parle, et qu'au lieu de les
suivre exactement, on voulut enchérir sur leur noblesse,
charger d'ornements superflus les bâtiments, et , à force
d'art, faire disparaître la simplicité, alors ce fut, à mon sens,
• une véritable barbarie et la preuve du mauvais goût. Suivant
ces principes, les dieux et les héros d'Homère, peints naïve-
ment par le poëte d'après les idées de son siècle, ne font
pas que V Iliade soit un poëme barbare, car elle est un ta-
bleau très-passionné, sinon de la belle nature, du moins de
la nature; mais un ouvrage véritablement barbare, c'est un
poëme où l'on n'aperçoit que de l'art, où le vrai ne règne
jamais dans les expressions et les images, où les sentiments
sont guindés, où les ornements sont superflus et hors de
leur place '.
Je vois de fort grands philosophes qui veulent bien
fermer les yeux sur ces défauts, et qui passent d'abord à ce
qu'il y a de plus étrange dans les mœurs anciennes. Im-
« La nature, qui est l'inventrice et la législatrice de tous les arts, aurait-elle
« attendu des arts sa maturité et sa gloire? » — Autre add. : [« Je sais cepen-
« dant que ce qui n'est pas nécessaire dans un siècle, dans un autre siècle
<( devient un besoin. Je n'estime, ni ne mésestime le luxc; s'il est utile à
« notre commerce, ;\ la bonne heure, qu'on l'entretienne autant qu'il est
« possible. »]
' Vauvenargues fait évidemment allusion à J.-B. Rousseau et à la poésie
lyri(iuc du 18e siècle; il a ce sujet à cœur, et il y reviendra souvent, presque
toujours dans les mêmes termes. — G.
158 DISCOLKS SIK LE rAUACTKIli:
iiioler, disent-ils, des hommes à la Divinité! verser le sang
humain pour honorer les funérailles des grands! etc. Je ne
prétends point justifier de telles horreurs; mais je dis :
Que nous sont ces hommes que je vois couchés dans nos
places et sur les degrés de nos temples, ces spectres vivants
que la faim, la douleur et les maladies précipitent vers le
tombeau'? Des hommes, plongés dans les superfluités et
les délices, voient tranquillement périr d'autres hommes
(jue la misère emporte à la fleur de l'âge ^ Cela paraît-il
moins féroce? et lequel mérite le mieux le nom de barbarie,
d'un sacrifice impie fait par l'ignorance, ou d'une inhuma-
nité commise de sang-froid, et avec une entière connais-
sance ?
Pourquoi dissimulerais-je ici ce que je pense ? Je sais que
nous avons des connaissances que les anciens n'avaient pas :
nous sommes meilleurs philosophes à bien des égards ; mais
pour ce qui est des sentiments, j'avoue que je ne connais
guère d'ancien peuple qui nous cède. C'est de ce côté-là,
je crois, qu'on peut bien dire qu'il est difficile aux hommes
de s'élever au-dessus de l'instinct de la nature. Elle a fait
nos âmes aussi grandes qu'elles peuvent le devenir, et la
hauteur qu'elles empruntent de la réflexion est ordinaire-
ment d'autant plus fausse qu'elle est plus guindée. Tout ce
qui ne dépend que de l'âme ne reçoit nul accroissement
par les lumières de l'esprit, et, parce que le goût y tient
essentiellement", je vois qu'on perfectionne en vain nos
connaissances ; on instruit noire jugement, on n'élève point
notre goût. Qu'on joue Pourceaugnac à la comédie, ou telle
autre farce un peu comique, elle n'y attirera pas moins de
monde qa Àndromaque ; on entendra jusque dans la rue les
éclats du parterre enchanté. Qu'il y ait des pantomimes
supportables à la Foire, ils feront déserter la comédie ; j'ai
* Ce passage fait penser à la peinture, autrement animée et saisissante, que
La Bruyère (ch. de l'Homme) l'ait des paysans de son temps. — G.
- Voir, plus loin, le Discours sur Vlnéijalité des Ricliesses. — G.
"' Déjà, dans V Introduction à la Connaissance de l'esprit liumuin^ch. 12, du
Goili^ Vauvenargues avait dit : » 11 faut avoir de l'âme pour avoir du goût. >- — G.
DES DIFFÉRENTS SIÈCLES. 159
VU nos petits-maîtres et nos philosophes monter sur les
bancs pour voir battre deux polissons; on ne perd pas un
geste d'Arlequin, et Pierrot fait rire ce siècle savant qui
se pique de tant de politesse. Le peuple est né en tout
temps pour admirer les grandes choses, et pour adorer les
petites; son goût n'a pu suivre les progrès de sa raison,
parce qu'on peut emprunter des jugements, non des senti-
ments ; de sorte qu'il est rare que le peuple s'élève du côté
du cœur' ; et ce peuple dont je veux parler n'est pas celui
qui n'emporte, dans sa définition, que les conditions subal-
ternes ; ce sont tous les esprits que la nature n'a point élevés
par un privilège particulier au-dessus de l'ordre commun.
Aussi, quand quelqu'un vient médire : Croyez-vous que les
Anglais, qui ont tant d'esprit, s'accommodassent des tragé-
dies de Shakespeare, si elles étaient aussi monstrueuses
qu'elles nous [le] paraissent? je ne suis point la dupe de
cette objection , et je sais ce que j'en dois croire \
Détrompons-nous donc de cette grande supériorité que
nous nous accordons sur tous les siècles ; défions-nous même
de cette politesse prétendue de nos usages : il n'y a guère
eu de peuple si barbare qui n'ait eu la même prétention,
(j'oyons-nous, par exemple, que nos pères aient regardé le
duel comme une coutume barbare? bien loin de là. Qu'on
me permette ici de retoucher un sujet sur lequel on a déjà
* Add. : [« On me dira peut-être : Si les hommes ne peuvent pas s'élever
" par le cœur, pourquoi dites-vous que nous valons moins que les Romains
" ou que les Grecs ? Est-ce parce que nous n'avons pas môme opinion qu'eux
« sur la vertu et sur la gloire? L'opinion peut donc quelque chose sur le cœur?
« — Je ne le nie pas ; mais cette opinion qui fait estimer la vertu et la gloire,
« c'est la voix même de la nature, qui s'est fait entendre avant celle de la rai-
« son, et a-parlé avec force aux premiers hommes, comme à nous. Mais cette
>< lumière, que nous tenions de la nature même, le raisonnement, au lieu de
« l'augmenter, l'a obscurcie ; et tout ce qu'il i)ourra jamais faire de meilleur,
« ce sera de nous la rendre telle qu'elle a lui à l'esprit dos premiers hommes. >' 1
- Var. : [« Aussi, quand on vient me dire : Pensez-vous que ces Athéniens,
« qui avaient tant d'esprit et de politesse, se fussent divertis aux comédies
<i d'Aristophane , si elles n'eussent pas été excellentes, j(; no suis point la
" dupe de cette objection, quoif|ue j'estime fort Aristophane d'ailleurs. » j
— Add, : « Je sais qu'un siècle i)oli i>eut admirer de gi-andes sottises, surtout
' quand elles sont accompagnées de beautés sublimes, qui servent de prétexte
« au mauvais (roùt. >>
m) DISCOUKS SlHl LE CARACTF.UE
beaucoup écrit. Le duel est né de l'opinion, très-naturelle,
qu'un homme ne souffrait ordinairement d'injures d'un
autre homme, que par faiblesse; mais, parce que la force
du corps pouvait donner aux âmes timides un avantage très-
considérable sur les âmes fortes, pour mettre de l'égalité
dans les combats, et leur donner d'ailleurs plus de décence,
nos pères imaginèrent de se battre avec des armes plus
meurtrières et plus égales que celles qu'ils tenaient de la
nature, et il leur parut qu'un combat, où l'on pourrait s'ar-
racher la vie d'un seul coup, aurait certainement plus de
noblesse qu'une vile lutte, où l'on n'aurait pu tout au plus
que s'égratigner le visage, et s'arracher les cheveux avec les
mains. Ainsi, ils se flattèrent d'avoir mis dans leurs usages
plus de hauteur et de bienséance que les Romains et les
Grecs, qui se battaient comme leurs esclaves. Ils pensaient
que celui qui ne se venge pas d'un affront n'a point de
cœur; ils ne faisaient pas attention que la nature, qui nous
inspire de nous venger, pouvait, en s' élevant encore plus
haut, et par une force encore plus grande, nous inspirer
de pardonner ; ils oubliaient que les hommes sont obligés
de sacrifier souvent leurs passions à la raison. La nature
disait bien, à la vérité , aux âmes courageuses qu'il fallait
se venger; mais elle ne leur disait pas qu'il fallût toujours
laver les moindres offenses dans le sang humain, ou porter
leur vengeance au delà même de leur ressentiment. Mais ce
que la nature ne leur disait point, l'opinion le leur persuada;
l'opinion attacha le dernier opprobre aux injures les plus
frivoles, à une parole, à un geste, soufferts sans retour.
Ainsi, le sentiment de la vengeance leur était inspiré par la
nature ; mais l'excès de la vengeance et la nécessité absolue
de se venger furent l'ouvrage de la réflexion '. Or, combien
* Add. : [« Le duel avait un bon côté, qui était de mettre un frein à rinh>o-
<i lence des grands, et de rapprocher un peu les hommes, en les obligeant à
« des égards. Mais le moyen donné aux petits, pour «tenir les grands en res-
« pect, n'était pas d'une justice fort exacte, puisque l'offensé ne pouvait ven-
« ger son injure qu'au péril de sa propre vie; et, à mon avis, ce n'est pas
« faire tort aux faibles que de leur ôter une telle ressource. »]
DES DIFFERENTS SIECLES. let
n'y a-t-il pas, encore aujourd'hui, d'autres usages que nous
honorons du nom de politesse, qui ne sont que des senti-
ments de la nature poussés par réflexion au delà de leurs
bornes, contre toutes les lumières de la raison!
Qu'on ne m'accuse point ici de cette humeur chagrine
qui fait regretter le passé ', blâmer le présent, et avilir par
vanité la nature humaine. En blâmant les défauts de ce
siècle, je ne prétends pas lui disputer ses vrais avantages,
' ]'ai\ ; « Je ne veux point décrier la politesse et la science plus qu'il ne
« convient; je n'ajouterai (|u'un seul mot : c'est (|ue les deux présents du ciel
« les plus aimables ont précédé l'art; la vertu et le plaisir sont nés avec
<i la nature; qu'est-ce que le reste?» — « Autre Var. : « Je ne produirai
« point ici le témoignage de tant d'historiens qui vantent les mœurs des sau-
« vages, leur simplicité, leur sagesse, leur bonheur et leur innocence : les
« histoires des peuples barbares me sont également suspectes dans leurs re-
« proches et dans leurs éloges, et je ne veux rien établir sur des fondements
'< si ruineux. Mais, à ne consulter que la seule raison, et ce que nous savons
« par expérience, est-il probable que la condition des hommes ait été si diflfé-
«I rente que nous le croyons, selon les divers usages et les divers temps?
« Quel si prodigieux changement ont apporté les arts à la vie humaine? Qu'a
« produit, par exemple, l'art de se vêtir ? A-t-il rendu les hommes plus ou
moins robustes, plus ou moins sains, plus ou moins beaux, plus ou moins
chastes? Les a-t-il dérobés ou rendus plus sensibles à la rigueur des sai-
sons? Nus, ils ne souffraient pas faute d'habits ; habillés, ils ne souffrent
point de n'être pas nus. Ne pourrait-on pas dire à ])eu près la même chose
de tous les arts? Ils ne sont ni si pernicieux, ni si utiles que nous voulons
[le] croire. Ils exercent l'activité de la nature, qu'on ne peut empêcher, ni
ralentir; mais ils portent l'empreinte de leur origine; ils sont un mélange
inévitable de bien et de mal, comme tout ce qui appartient à l'homme. Ils
réparent par quelques biens les maux (ju'ils causent, cela ne se peut con-
tester; mais remédient-ils aux grands vices des choses humaines ? Que peut
notre imagination pour nous soustraire à nos sujétions naturelles? Pour
nous dérober au joug des hommes, nous sommes forcés de subir celui des
lois; pour résister aux passions, il nous faut fléchir sous la raison, maîtresse
encore plus tyranni(iue; en sorte que notre plus grande indépendance est
une servitude volontaire. Tout ce que nous imaginons pour obvier à nos
maux, ne fait quelquefois que les aggraver : les lois n'ont été établies que
pour prévenir les guerres, et toutes les guerres naissent des lois ; les con-
trats publics et particuliers sont le fondement de tous les procès de citoyen
à citoyen, et de peuple à peuple. Il est vrai que les guerres sont moins
« cruelles lorsqu'elles se font selon les lois ; mais aussi sont-elles plus longues,
o Les procès des particuliers durent quelquefois plus que les querelles des
" nations. Ainsi, tout ce que les hommes ont pu gagner en voulant éteindre
« les guerres, a été de changer ou les prétextes, ou la manière de les faire.
« N'en est-il pas de même de la médecine? les ren)èdcs ne sont-ils pas sou-
' vent pires que les maux? Qu'on examine toutes les inventions des hommes,
<< on verra qu'ils n'ont réussi qu'aux petites choses ; la nature s'est réservé
« le secret des grandes, et ne souffre pas que ses lois soient anéanties par
■ les nôtres. >'
H
102 DISCOUKS SUR LE CAUACTEIIE
ni le rappeler à l'ignorance dont il est sorti ; je veux , au
contraire, lui apprendre à juger des siècles passés avec cette
indulgence que les hommes, tels qu'ils soient, doivent tou-
jours avoir pour d'autres hommes, et dont eux-mêmes ont
toujours besoin '. Ce n'est pas mon dessein de montrer que
tout est faible dans la nature humaine, en découvrant les
vices de ce siècle ; je veux, au contraire, en excusant les dé-
fauts des premiers temps, montrer qu'il y a toujours eu
dans l'esprit des hommes une force et une grandeur indé-
pendantes de la mode et des secours de l'art. Je suis bien
éloigné de me joindre à ces philosophes» qui méprisent tout
dans le genre humain , et se font une gloire misérable de
n'en montrer jamais que la faiblesse. Qui n'a des preuves
de cette faiblesse dont ils parlent, et que pensent-ils nous
apprendre ? Pourquoi veulent-ils nous détourner de la vertu,
en nous insinuant que nous en sommes incapables? Et moi,
je leur dis que nous en sommes capables ^ ; car, quand je
parle de vertu, je ne parle point de ces qualités imaginaires
qui n'appartiennent pas à la nature humaine ; je parle de
cette force et de cette grandeur de l'âme qui, comparées
aux sentiments des esprits faibles , méritent les noms que
je leur donne ; je parle d'une grandeur de rapport , et non
d'autre chose, car il n'y a rien de grand parmi les hommes
que par comparaison'*. Ainsi, lorsqu'on dit un grand ar-
* Var. : [ « Je ne veux ni blâmer, ni changer, ni perfectionner; cela ne me
« conviendrait point. Je veux seulement qu'on ne présume pas tant de notre
« philosophie et de nos arts ; je trouve qu'il est également ridicule de trop
« déprécier les mœurs antiques, et de les trop relever ; mais il y a un milieu
« raisonnable, et c'est où j'aspire. »]
- Rapprochez de la 36^ Réflexion et du /(3* chap. de Vlniroduction à la Con-
naissance de l'Esprit humain. — Cette indulgence et ce respect pour l'homme
est un des principaux points de la morale de Vauvenargues ; aussi retrouve-
rons-nous ces idées dans les Maximes^ et ailleurs ; quant aux philosophes
pessimistes dont il parle ici, il n'est pas douteux qu'il n'ait en vue Pascal,
et surtout La Rochefoucauld; à tout moment, Vauvenargues prend à partie
ce dernier, sans le nommer. — G.
s C'est le cri de Galilée : E pur si muove ! Vauvenargues n'est ni moins
convaincu, ni moins convaincant. — G.
* Var. : « Quand je parle de vertu, je n'entends point ces qualités ima-
« ginaires que la philosophie a inventées, et qu'il lui est facile de détruire,
« puisqu'elles ne sont que son ouvrage; je parle de cette supériorité des
DES DIFFERENTS SIECLES. 163
bre', cela ne veut pas dire autre chose si ce n'est qu'il est
grand par rapport à d'autres arbres moins élevés, ou par rap-
port à nos yeux et à notre propre taille. Toute langue n'est
que l'expression de ces rapports, et tout l'esprit du monde
ne consiste qu'à les bien connaître. Que veulent donc dire
ces philosophes ? Ils sont hommes, et ne parlent point un
langage humain ; ils changent toutes les idées des choses,
et abusent de tous les termes \
Un homme qui s'aviserait de faire un livre pour prouver
qu'il n'y a point de nains ni de géants, fondé sur ce que la
plus extrême ^ petitesse des uns et la grandeur démesurée
des autres demeureraient, en quelque manière, confondues
à nos propres yeux, si nous les comparions à la distance de
la terre aux astres ; ne dirions-nous pas d'un homme qui
se donnerait beaucoup de peine pour établir cette vérité,
que c'est un pédant, qui brouille inutilement toutes nos
idées, et ne nous apprend rien que nous ne sachions? De
même ^, si je disais à mon valet de m'apporter un petit pain,
et qu'il me répondît : Monsieur, il n'y en a aucun de gros ;
si je lui demandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en
« âmes fortes que l'éternel Auteur de la nature a daigné accorder à quel-
a ques hommes; je parle d'une grandeur de rapport qui est cependant très-
« réelle, car il n'y a point d'objets dans la nature qui n'aient des rapports
« nécessaires, et qui ne soient grands ou petits, forts ou faibles, bons ou
« mauvais, relativement les uns aux autres. » — Cette variante et les trois
(jui suivent sont extraites d'un morceau intitulé : Sur les philosophes mo-
dernes^ que l'on trouve dans les éditions précédentes parmi les Réflexions sur
divers sujets^et que nous avons supprimé, parce qu'il faisait répétition. — G.
* Vauvcnargues a déjà exprimé une idée à peu près semblable dans Vln-
troduction à la Connaissance de VEsprii humain^ à la fin du 27" cliap. [sur
V Amour de la Gloire). — G.
- Var.: « Que nous enseignent donc les philosophes, en disant qu'il n'y a
« ni vertu, ni grandeur, ni vice, ni force dans les hommes ? Veulent-ils nier
« ces rapports et ces proportions immuables ? Non, cela serait trop absurde.
« Prétendent-ils seulement que tout est petit et frivole dans le fini comparé à
« l'infini? Est-ce là le mystère de leurs ouvrages? et n'ont-ils que cela à nous
« apprendre? Peut-on abuser du langage avec autant de témérité, et se
« rendre plus ridicule par plus de folie? »
"• Notons que le mot extrême n'admet pas devant lui le signe du superlatif,
parce qu'il est superlatif lui-même. — G.
* Var. : « Si vous demandiez à un médecin un remède contre la fièvre, et
« qu'il vous répondît que tous les hommes sont destinés à mourir... »
164 DISCOURS SDK LE CAHACTÈUE, &a.
apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a ])oint de grand
verre; si je commandais à mon tailleur un habit un peu
large, et qu'en m'en apj^ortant un fort serré, il m'assurât
qu'il n'y a rien de large sur la terre, et que le monde même
est étroit;... j'ai honte d'écrire de pareilles sottises, mais
il me semble que c'est à peu ])rès le raisonnement de nos
philosophes. Nous leur demandons le chemin delà sagesse,
et ils nous disent qu'il n'y a que folie; nous voudrions être
instruits des caractères qui distinguent la vertu du vice, et
ils nous répondent qu'il n'y a dans les hommes que dépra-
vation et que faiblesse'. 11 ne faut point que les hommes
s'enivrent de leurs avantages; mais il ne faut point qu'ils les
ignorent; il faut qu'ils connaissent leurs faiblesses, pour
qu'ils ne présument pas trop de leur courage ; mais il faut
en même temps qu'ils se connaissent capables de vertu,
afin qu'ils ne désespèrent pas d'eux-mêmes. C'est le but
qu'on s'est proposé dans ce discours, et qu'on tâchera de
ne perdre jamais de vue ^.
' Var.: « Nous voudrions être encouragés à la vertu, et ils raisonnent à
■;< perte de vue sur la faiblesse de l'esprit humain. Pensent-ils que nous ignor
.. rions cette faiblesse? — Mais, vous-même, me diront-ils, croyez-vous qu'on
.. ne sache pas ce que vous dites? — Pratiquez-le donc, si vous le savez! et
'< ne m'obligez pas de vous redire ce qu'on vous a dit, et [ce] dont vous
" profitez si peu : car, tant que vous parlerez comme vous [le] faites, je
.. croirai qu'on peut vous apprendre ce que vous croyez savoir, et je vous trai-
« terai comme le peuple, qui comprend très peu ce qu'il croit, qui fait rarement
« ce qu'il sait, et qui emprunte, selon ses besoins, des circonstances et ses
A mœu^s et S' s opinions. »
- Cette phrase appartiendrait aussi bien, mieux peut-être, à un exorde qu'à
une péroraison. Aussi n'est-il pas sûr que ce dernier morceau, dont nous
n'osons cependant changer la place, soit bien ici à la sienne. Il ne faut pas
perdre de vue que Vauvenargues n'avait publié lui-môme qu'une faible partie
de son œuvre, et qu'il n'avait pas mis la dernière main à la plupart des pièces
qui ont été données après sa mort: plusieurs même se retrouvent dans ses
manuscrits à l'état de fragments souvent disséminés, avec de nombreuses
variantes, sans que rien indique qu'il eût définitivement arj-êté l'ordre et la
liaison des uns, ou définitivement choisi entre les autres. Il en résulte que
le classement de ses œuvres posthumes est embarrassant, par cela môme
qu'il est arbitraire. — G.
DISCOURS
SUU LES MŒURS DU SIECLE
Ce qu'il y a de plus difficile lorsqu'on écrit conti'e les
mœurs, c'est de bien convaincre les hommes de la vérité
de leurs dérèglements. Comme ils n'ont jamais manqué
de censeurs à cet égard, ils sont persuadés que les désor-
dres qu'on attaque ont été de tout temps les mêmes; que
ce sont des vices attachés à la nature, et, par cette raison,
inévitables ; des vices, s'ils osaient le dire, nécessaires et
presque innocents. On se moque d'un homme qui ose
accuser des abus qu'on croit si anciens; rarement les gens
de bien môme lui sont favorables; et ceux qui sont nés
modérés blâment jusqu'à la véhémence qu'on emploie
contre les méchants. Renfermés dans un petit cercle d'amis
vertueux , ils ne peuvent se persuader les emportements
dont on parle, ni comprendre la vraie misère et l'abaisse-
ment de leur siècle. Contents de n'avoir pas à redouter
pendant la guerre les violences de l'ennemi, lorsque tant
d'autres peuples sont la proie de ce fléau; charmés du bel
ordre qui règne dans tous les États, ils regrettent peu les
vertus qui nous ont acquis ce bonheur, tant de grands per-
sonnages qui ont disparu, les arts qui dégénèrent et qui
s'avilissent. Si on leur parle même de la gloire, que nous
' Cette pièce a une grande analogie avec celle qui précède ; les idées sont
au moins voisines, quand elles ne sont pas complètement semblables. Peut-
être ce second discours, qui est resté à l'état de fragment, n'était-il que le
commencement ou qu'un des points du premier, que Vauvenargues se propo-
sait de refondre. Mais, n'ayant trouvé dans les manuscrits a\icune indication
précise à cet égard, nous donnons ces deux pièces séparément, comme les pré-
cédants éditeurs. — G.
166 DISCOURS
négligeons, plus froids encore là-dessus que sur le reste,
ils traitent toujours de chimère ce qui s'éloigne de leur
caractère ou de leur temps.
Mon dessein n'est pas de dissimuler les avantages de ce
siècle, ni de le peindre plus méchant qu'il n'est. J'avoue
que nous ne portons pas le vice à ces extrémités furieuses
que l'histeire nous fait connaître ; nous n'avons pas la force
malheure, je qu'on dit que ces excès demandent, trop fai-
bles pour passer la médiocrité, même dans le crime. Mais
je dis que les vices bas, ceux qui témoignent le plus de
faiblesse et méritent le plus de mépris, n'ont jamais été si
osés, si multipliés, si puissants '. On ne saurait parler ou-
vertement de ces opprobres ; on ne peut les découvrir
tous ; que ce silence même les fasse connaître. Quand les
maladies sont au point qu'on est obligé de s'en taire et de
les cacher au malade, alors il y a peu d'espérance, et le
mal doit être bien grand. Tel est notre état. Les écrivaius
qui semblent plus particulièrement chargés de nous re-
prendre, désespérant de guérir nos erreurs, ou corrompus
peut-être par notre commerce, et gâtés par nos préjugés,
ces écrivains, dis-je, flattent le vice, qu'ils pourraient con-
fondre', couvrent le mensonge de fleurs, s'attachent à or-
1 Add. : [Voyez ces grands, si somptueux dans leur train, mais d'autant
plus pauvres en vertu, sans autorité à la cour, sans considération dans les
provinces, sans réputation dans les armées, réduits à leurs flatteurs et à leurs
domestiques pour clients : plusieurs jouissent dans l'opprobre de la récom-
pense méritée par leurs pères, comme si les plus grandes places de l'État de-
vaient être l'héritage de la vanité et de la mollesse! Qu'est-ce pourtant qu'un
poste qu'on ne sait pas remplir, des honneurs qu'on avilit, une fortune qu'on
rend inutile à soi et aux autres? un maréchal de France qu'on n'ose employer,
ou, si on l'emploie, qui laisse échapper toutes les occasions de vaincre, et
n'évite aucune des fautes qui entraînent les plus grands malheurs? un négo-
ciateur éternellement joué? un ministre dont les erreurs, la négligence, ou les
plaisirs, font gémir les peuples? A quoi bon les grandes places, lorsqu'on les
remplit de la sorte? et comment y faire mieux, lorsqu'on n'a jamais rien
appris, ou rien approfondi, lorsqu'on n'a aucune habitude du travail, lors-
qu'on a passé sa jeunesse à l'étude des bagatelles, dans la dissipation et dans
les plaisirs?] — Ce morceau est extrait des manuscrits du Louvre. — G.
- Fortia voit dans ce passage une allusion à Voltaire : // paraît, dit-il, que
l'écrivain qu'attaque ici l'auteur est Voltaire, qui prostitua ses talents à célé-
brer les charmes de Madame de Pompadour. Cette insinuation de l'éditeur
SLR LES iMOEURS DU SIÈCLE. 167
lier l'esprit du monde , si vain dans son fonds. Occupés à
s'insinuer auprès de ce qu'on appelle la bonne compagnie ,
à persuader qu'ils la connaissent, qu'eux-mêmes en sont
l'agrément, ils rendent leurs écrits aussi frivoles que les
hommes pour qui ils travaillent.
On ne trouvera pas ici cette basse condescendance; mon
objet n'est pas de flatter les vices qui sont en faveur. Je
ne crains ni la raillerie de ceux qui n'ont d'esprit que pour
tourner en ridicule la raison, ni le goût dépravé de ceux qui
n'estiment rien de solide ; je dis, sans détour et sans art,
ce que je crois vrai et utile. J'espère que la sincérité de mes
écrits leur ouvrira le cœur des jeunes gens ; et, puisque les
ouvrages les plus ridicules trouvent des lecteurs qu'ils
corrompent, parce qu'ils sont proportionnés à leur esprit,
il serait étrange qu'un discours fait pour inspirer la vertu
ne l'encourageât pas, au moins dans quelques hommes qui,
d'eux-mêmes, ne la conçoivent pas avec assez de force^
Il ne faut pas avoir beaucoup de connaissance de l'his-
toire, pour savoir que la barbarie et l'ignorance ont été le
partage le plus ordinaire du genre humain. Dans cette
longue suite de générations qui nous précèdent, on compte
peu de siècles éclairés, et peut-être encore moins de ver-
tueux ; mais cela même prouve que les mœurs n'ont pas
toujours été les mêmes, comme on l'insinue. Ni les Alle-
mands n'ont la férocité des Germains leurs ancêtres, ni les
Italiens le mérite des anciens Romains , ni les Français
d'aujourd'hui ne sont tels que sous Louis X[V, quoique
nous touchions à son règne. On répond que nous n'avons
nous paraît tout à fait inconciliable avec le respect de Vauvenargues pour les
grands hommes c:i général, et, en particulier, pour Voltaire, qu'il regardait
comme son maître, et que, dans maint endroit de ses ouvrages, il défend avec
chaleur contre les préventions de V ignorance et de Venvie. Supposé que Vau-
venargues, dans sa chambre de la rue du Paon, s'occupât de ce que faisait
Voltaire à Versailles, jamais il n'eût attaqué dans un ouvrage destiné au pu-
blic, je ne dis pas seulement son ami , mais le seul homme à peu près qui ,
à ses yeux, honorât encore le siècle et les lettres françaises. Selon nous, il ne
faut voir ici qu'une allusion générale aux moralistes accommodants, aux ro-
manciers faciles, aux écrivains frivoles, dont Vauvenargues se plaint si sou-
vent ailleurs. — G.
168 DISCOURS
fait que changer de vices : quand cela serait, dira-t-on que
les mœurs des Italiens soient aussi estimables que celles des
anciens Romains, qui leur avaient soumis toute la terre ' ?
et l'avilissement des Grecs, esclaves d'un peuple barbare,
sera-t-il égalé à la gloire, aux talents, à la politesse de
l'ancienne Athènes ? S'il y a des vices qui rendent les peu-
ples plus heureux, plus estimés et plus craints, ne méritent-
ils pas qu'on les préfère à tous les autres? Que sera-ce si
ces prétendus vices, qui soutiennent les empires et les font
fleurir, sont de véritables vertus ^ ?
Je n'outrerai rien, si je puis : les hommes n'ont jamais
échappé à la misère de leur condition ; composés de mau-
vaises et de bonnes qualités, ils portent toujours dans leur
fonds les semences du bien et du mal. Qui fait donc pré-
valoir les unes sur les autres? qui fait que le vice l'emporte,
ou la vertu? l'opinion. Nos passions, en partie mauvaises,
en partie très-bonnes, nous tiendraient peut-être en sus-
pens, si l'opinion, en se rangeant d'un côté, ne faisait pen-
cher la balance. Ainsi, dès qu'on pourra nous persuader
que c'est une duperie d'être bon ou juste, dès lors il est à
craindre que le vice, devenu plus fort, n'achève d'étouffer
les sentiments qui nous sollicitent au bien; et voilà l'état
où nous sommes. Nous ne sommes pas nés si faibles et si
frivoles qu'on nous le reproche; mais l'opinion nous a fait
tels. On ne sera donc pas surpris si j'emploie beaucoup de
raisonnements dans ce discours; car, puisque notre plus
grand mal est dans l'esprit, il faut bien commencer par le
guérir.
Ceux qui n'approfondissent pas beaucoup les choses,
objectent le progrès des sciences, l'esprit de raisonne-
ment répandu dans tous les états, la politesse, la délica-
tesse, la subtilité de ce siècle, comme des faits qui con-
trarient et qui détruisent ce que j'établis. Je réponds à
' Phrase incorrecte; qui est pour lesquelles mœurs. — G.
2 Rapprochez du US^ chap. de V Introduction à la Connaissance de V Esprit
humain {Du bien et du mal moral). — G.
SUK LES MŒURS DL SIÈCLE. 109
l'égard des sciences : comme elles sont encore fort impar-
faites, si l'on en croit les maîtres, leur progrès ne peut nous
surprendre; quoiqu'il n'y ait peut-être plus d'hommes en
Europe connue Descartes et Newton, cela n'empêche pas
que l'édilice ne s'élève sur des fondements déjà posés. Mais
qui peut ignorer que les sciences et la morale n'ont aucun
rapport parmi nous ? Et quant à la délicatesse et à la poli-
tesse que nous croyons porter si loin, j'ose dire que nous
avons changé en artifices cette imitation de la belle nature
qui en était l'objet. Nous abusons de même du raisonne-
ment; en subtilisant sans justesse, nous nous écartons plus
peut-être de la vérité par le savoir, qu'on ne l'a jamais fait
par l'ignorance'.
En un mot, je me borne à dire que la corruption des
principes est cause de celle des mœurs. Pour juger de ce
que j'avance, il suffit de connaître les maximes qui régnent
aujourd'hui dans le grand monde, et qui, de là, se répandant
jusque dans le peuple , infectent également toutes les con-
ditions; ces maximes qui, nous présentant toutes choses
comme incertaines, nous laissent les maîtres absolus de nos
actions; ces maximes qui, anéantissant le mérite de la
vertu, et n'admettant parmi les hommes que des appa-
rences, égalent le bien et le mal ; ces maximes qui, avilis-
sant la gloire comme la plus insensée des vanités, justi-
fient l'iniérêt et la bassesse, et une brutale indolence. Des
principes si corrompus entraînent infailliblement la ruine
des plus grands empires. Car, si l'on y fait attention, qui
peut rendre un peuple puissant, si ce n'est l'amour de la
gloire? Qui peut le rendre heureux et redoutable, sinon
la vertu? L'esprit, l'intérêt, la finesse, n'ont jamais tenu
lieu de ces nobles motifs. Quel peuple plus ingénieux et
plus raffiné que les Grecs dans l'esclavage, et quel autre
plus malheureux? Quel peuple plus raisonneur et, en un
sens, plus éclairé que les Romains? et dans la décadence
* Piapprochez du Discours préoédciit, où la nuine idée est développée plu3
luUtilllC'llKMlt. — Cl.
170 DISCOURS SLR LES xMOELRS DL SIÈCLE.
de l'empire, quel autre plus avili ? Ce n'est donc ni par
l'intérêt, ni par la licence des opinions ou l'esprit de rai-
sonnement, que les États fleurissent et se maintiennent,
mais par les qualités mêmes que nous méprisons, par l'es-
time de la vertu et de la gloire. Ne serait-il pas bien étrange
qu'un peuple frivole, bassement partagé entre l'intérêt et
les plaisirs, fût capable de grandes choses? et si ce même
peuple méprisait la gloire, s'en rendrait-il digne ? Qu'il me
soit permis d'appliquer ces réflexions : on ne saurait nier
que la paresse, l'intérêt, la dissipation, ne soient ce qui
domine parmi nous; et, à l'égard des opinions qui favo-
risent ces penchants honteux, je m'en rapporte à ceux
qui connaissent le monde et qui ont de la bonne foi;
qu'ils disent si c'est faussement que je les attribue à notre
siècle. En vérité, il est difficile de le justifier à cet égard ;
jamais le mépris de la gloire et la bassesse ne se sont pro-
duits avec tant d'audace; jusqu'à ceux qui, se piquant de
bien danser, et attachant ainsi l'honneur aux choses les
moins honorables, traitent toutes les grandes de folies, et,
persuadés que l'amour de la gloire est au-dessous d'eux, sont
le jouet ridicule de leur vanité '. Mais faut-il s'étonner qu'on
dégrade la gloire, si on nie jusqu'à la vertu? Il n'est guère
possible de rendre raison d'une erreur aussi insensée, et
j'avoue que j'ai peine à comprendre sur quoi elle a pu se
fonder.
* Vauvenargues a déjà dit même chose dans le 27^ chap. de Vlntroduclion
à la Connaissance de V Esprit humain. — G.
DISCOURS
SUR LINEGALITE DES RICHESSES
Vauvenargues composa ce discours en 17Zj5, pour concourir au prix
(FÉloquence, dont l'Académie française avait proposé le sujet, pour
cette année, en ces termes : « La sagesse de Dieu dans la distribution
(( inégale des richesses, suivant ces paroles : Dives et pauper obviaverunt
(( sibi; utriusqiie operalor est Dominus. (Proverb. XXtf, 2.) Le pauvre
(( et le riche se sont rencontrés : le Seigneur a fait Tun et l'autre . » —
Kn plusieurs endroits de ce discours, nous avons rétabli le texte d'après
les manuscrits du Louvre. — d.
Il serait difficile de trouver un sujet plus digne de notre
attention que celui qu'on nous propose, puisqu'il est ques-
tion de confondre le prétexte le plus plausible des impies,
par la sagesse même de la Providence dans la distribution
inégale des richesses, qui fait leur scandale. Il faut, en son-
dant le secret de ces redoutables conseils qui font la destinée
particulière et la fortune de chaque homme, ouvrir en même
temps aux yeux du genre humain le spectacle de l'univers
sous la main de Dieu. Un sujet si vaste embrasse toutes les
conditions et tous les hommes ; rois, sujets, étrangers, bar-
bares, savants, ignorants, tous y ont un égal intérêt. Nul
ne peut s'affranchir du joug de Celui qui, du haut des cieux,
commande à tous les peuples de la terre, et tient sous sa
loi les empires, les hasards, les tombeaux, la gloire, la vie
et la mort.
La matière est trop importante pour n'avoir pas été sou-
vent traitée '. Les plus grands hommes se sont attachés à la
' Var. : [ u La vérité s'est fait entendre dans toutes les chaires, et la sagesse
« de la Providence a été annoncée dans tous les temples. » ]
172 DISCOURS
mettre dans un beau jour, et rien ne leur est échappé;
mais parce que nous oublions très-promptement jusqu'aux
choses qu'il nous importe le plus de retenir, il ne sera pas
inutile de remettre devant nos yeux une vérité si sublime,
et si outragée de nos jours. Si nous n'employons pour la
défendre ni de nouveaux raisonnements, ni de nouveaux
tours, que personne n'en soit surpris; qu'on sache que la
vérité est une, qu'elle est immuable, qu'elle est éternelle.
Belle de sa propre beauté, riche dans son fonds, invincible,
elle peut se montrer toujours la même, sans perdre sa force
ou sa grâce, parce qu'elle ne peut vieillir ni s'affaiblir, el
que, n'ayant pas pris son être dans les fantômes de notre
imagination, elle rejette ses faux ornements. Que ceux qui
prostituent leur voix au mensonge, s'efforcent de couvrir la
faiblesse de leurs inventions par les illusions séductrices
de la nouveauté ; qu'ils se répandent inutilement en vains
discours, puisqu'ils n'ont pour but que de plaire et d'amu-
ser les oreilles curieuses. Lorsqu'il est question de persuader
la vérité, tout ce qui est recherché est vain, tout ce qui
n'est pas nécessaire est superflu ; tout ce qui est pour l'au-
teur, distrait, charge la mémoire, dégoûte. Animé par un
autre esprit, j'espère démontrer en peu de mots combien
nos murmures envers la Providence sont injustes, combien
même elle est juste malgré nos murmures.
Et premièrement, que ceux qui se plaignent de l'inéga-
lité des conditions, en reconnaissent la nécessité indispen-
sal)le : inutilement les anciens législateurs ont tâché de les
rapprocher ; les lois ne sauraient empêcher que le génie ne
s'élève au-dessus de l'incapacité, l'activité au-dessus de la
paresse, la prudence au-dessus de la témérité. Tous les
tempéraments qu'on a employés à cet égard ont été vains;
l'art ne peut égaler' les hommes malgré la nature. Si l'on
trouve quelque apparence, dans l'histoire, de cette égalité
imaginaire, c'est parmi des peuples sauvages qui vivaient
sans lois et sans maîtres, ne connaissaient d'autre droit que
^ Egaler poiir égaliser. — G.
SLii f;inkgalité i)i:s uicukssks. 173
la force, d'autres dieux que l'impunité; monstres qui
erraient dans les bois avec les ours, et se détruisaient les
uns les autres par d'affreux carnages ; égaux par le crime,
par la pauvreté, par l'ignorance, par la cruauté. Nul appui
parmi eux pour l'innocence, nulle récompense pour la vertu,
nul frein pour l'audace. L'art du labourage négligé ou ignoré
par ces barbares, qui ne subsistaient que de rapines, accou-
tumés à une vie oisive et vagabonde : la terre stérile pour
ses habitants ; la raison impuissante et inutile : tel était l'état
de ces peuples, telles étaient leurs coutumes impies. Nus, et
accablés de besoins, jamais tranquilles, lassés de leur liberté
et de leurs brigandages, dès qu'ils sentirent la nécessité d'une
juste dépendance, cette égalité primitive qui n'était fondée
que sur leur pauvreté et leur ignorance communes, dispa-
rut. Mais voici ce qui la suivit : le sage et le laborieux eu-
rent l'abondance pour prix du travail; la gloire devint le
fruit de la vertu ; l'opprobre punit la mollesse, et la misère
punit l'indolence. Les hommes s' élevant les uns au-dessus
des autres, selon leur génie, l'inégalité des fortunes s'in-
troduisit sur de justes fondements ; la subordination qu'elle
établit parmi les hommes resserra leurs liens mutuels, et
servit à maintenir l'ordre. Alors celui qui avait les richesses
en partage mit en œuvre l'activité et l'industrie; dans le
temps que le laboureur, né sous les cabanes, fertilisait la
terre par ses soins, le philosophe, que la nature avait doué
de plus d'intelligence, se donna librement aux sciences ou
à l'étude de la politique. Tous les arts, cultivés à la fois,
fleurirent sur la terre; les divers talents s' entr* aidèrent, et
la vérité de ces paroles de mon texte se manifesta : Dives et
pauper obviaverunt sibi, le pauvre et le riche se sont ren-
contrés : utriusque opevator est Dominus, le Seigneur a fait
l'un et l'autre. C'est lui qui a ordonné les conditions, et les
a subordonnées avec sagesse, afin qu'elles se servissent
pour ainsi dire de contre-poids, et entretinssent l'équilibre
sur la terre. Et ne croyez pas que sa justice ait mis dans
cette inégalité de fortune une inégalité réelle de bonheur :
174 DISCOUHS
comme il n'a pas créé les hommes pour la terre, mais pour
une fin sans comparaison plus élevée ', il attache aux émi-
nentes conditions, les plus heureuses en apparence, de se-
crets ennuis. Il n'a pas voulu que la tranquillité de l'âme
dépendît du hasard de la naissance ; il a fait en sorte que
le cœur de la plupart des hommes se formât sur leur condi-
tion. Le laboureur a trouvé dans le travail de ses mains la
paix et la satiété, qui fuient l'orgueil des grands. Ceux-ci
n'ont pas moins de désirs que les hommes les plus abjects';
ils ont donc autant de besoins.
Une erreur sans doute bien grossière, c'est de croire que
l'oisiveté puisse rendre les hommes plus heureux : la santé,
la vigueur d'esprit, la paix du cœur, sont le fruit touchant
du travail. 11 n'y a qu'une vie laborieuse qui puisse amortir
les passions, dont le joug est si rigoureux; c'est elle qui
retient sous les cabanes le sommeil, fugitif des riches pa-
lais. La pauvreté, contre laquelle nous sommes si prévenus,
n'est pas telle que nous pensons : elle rend les hommes
plus tempérants, plus laborieux, plus modestes; elle les
maintient dans l'innocence, sans laquelle il n'y a ni repos
ni bonheur réel sur la terre.
Qu'envions-nous dans la condition des riches? Obérés
eux-mêmes dans l'abondance par leur luxe et leur faste
immodérés ; exténués à la fleur de leur âge par leurs dé-
bauches criminelles; consumés par l'ambition et la jalousie
à mesure qu'ils sont plus élevés; victimes orgueilleuses de
la vanité et de l'intempérance; encore une fois, peuple
aveugle, que leur pouvons-nous envier^? Considérons de
loin la cour des princes, où la vanité humaine étale avec
éclat ce qu'elle a de plus spécieux : là, nous trouverons
plus qu'ailleurs la bassesse et la servitude sous l'apparence
* De tous les ouvrages de Vauvenargues, ce Discoui's est à peu près le seul
où il fasse clairement allusion à une vie future. — G.
- Il faudrait de l'état le plus abject. — B.
^ Ad(J. : [<( Envierions-nous leurs excès, leurs fureurs, leurs plaisirs coupa-
« blés, et leurs volontés insensées? » ]
SUR L'INIOGALITÉ DES UICIIESSES. 175
de la grandeur et de la gloire, l'indigence sous le nom de
la fortune, l'opprobre sous l'éclat du sang' ; là, nous verrons
la nature étouffée par l'ambition, les mères détachées de
leurs enfants par l'amour effréné du monde, les enfants at-
tendant avec impatience la mort de leurs pères, les frères
opposés aux frères, l'ami à. l'ami ; là, l'intérêt sordide et
la dissipation, au lieu des plaisirs; le dépit, la haine, la
honte, la vengeance et le désespoir, sous le faux dehors
du bonheur. Où règne si impérieusement le vice, on ne
saurait trop le redire, ne croyons pas que la tranquillité
d'esprit et le plaisir puissent habiter. Je ne vous parle
pas des peines infinies qui suivront si promptement, et
sans être attendues, ces jours passagers; je ne relève
pas l'obligation du riche envers le pauvre, auquel il est
comptable de ces biens immenses qui ne peuvent assouvir
une cupidité insatiable. La nécessité inviolable de l'aumône
égale le pauvre et le riche : si celui-ci n'est que le dispen-
sateur de ses trésors, comme on ne saurait en douter,
quelle condition! s'il en est l'usurpateur infidèle, quel
odieux titre ! Je sais que la plupart des riches ne balancent
pas dans ce choix ; mais je sais aussi les supplices réservés
à leurs attentats. S'ils s'étourdissent sur ces châtiments
inévitables, pouvons-nous compter pour un bien ce qui met
le comble à leurs maux ? S'il leur reste, au contraire, quel-
que sentiment d'humanité, de combien de remords, de
craintes, de troubles secrets, ne sont-ils pas travaillés! En
un mot, quel sort est le leur, si non-seulement leurs plai-
sirs rencontrent un juge inflexible, mais leurs douleurs
même ! Passons sur ces tristes objets, si souvent et si vai-
nement présentés à nos faibles yeux ; le lieu et le temps où
je parle ne permettent peut-être pas d'insister sur ces véri-
tés. Toutefois, ils ne peuvent nous dispenser de traiter chré-
tiennement un sujet chrétien ; et quiconque n'aperçoit pas
cette nécessité inévitable, ne connaît pas môme les règles
1 Toutes les éditions donnent sons l'édul du ratKj ; notre leçon est celle du
manuscrit du Louvre. — G.
176 niSCOLRS
de la vraie éloquence. Pénétré de cette pensée, je reprends
ce qui fait l'objet et le fonds de tout ce discours.
Nous avons reconnu la sagesse de Dieu dans la distribu-
tion inégale des richesses, qui fait le scandale des faibles ;
l'impuissance de la fortune pour le vrai bonheur s'est offerte
de tous côtés, et nous l'avons suivie jusqu'au pied du trône.
Élevons maintenant nos vues ; observons la vie de ces princes
mêmes qui excitent la cupidité et l'envie du reste des hom-
mes : nous adorons leur grandeur et leur opulence ; mais
j'ai vu l'indigence sur le trône', telle que les cœurs les
plus durs en auraient été attendris : il ne m'appartient pas
d'expliquer ce discours; nous devons au moins ce respect à
ceux qui sont l'image de Dieu sur la terre. Aussi n'avons-
nous pas besoin de recourir à ces paradoxes que le peuple
ne peut comprendre ; les peines de la royauté sont d'ailleurs
assez manifestes. Un homme obligé par état à faire le bon-
heur des autres hommes, à les rendre bons et soumis, à
maintenir en même temps la gloire et la tranquillité de la
nation, lorsque les calamités inséparables de la guerre acca-
blent ses peuples, qu'il voit ses États attaqués par un
ennemi redoutable, que les ressources épuisées ne laissent
pas même la consolation de l'espérance, ô peines sans bor-
nes! quelle main séchera les larmes d'un bon prince dans
ces circonstances' ? S'il est touché, comme il doit l'être, de
tels maux, quel accablement ! s'il y est insensible, quelle indi-
gnité 1 Quelle honte, si une condition si élevée ne lui inspire
pas la vertu ! Quelle misère, si la vertu ne peut le rendre
plus heureux I Tout ce qui a de l'éclat au dehors éblouit
notre vanité; nous idolâtrons en secret tout ce qui s'offre
sous les apparences de la gloire : aveugles que nous sommes,
> L'auteur parle vraisemblablement de Stanislas Leczinski, roi de Pologne,
dont il avait vu la cour à Nanc}-. Il avait pu voir aussi la famille du roi Jac-
ques, réduite à une extrême indigence, après la révolution qui dépouilla ce
prince du trône d'Angleterre- On connaît l'histoire de Charles-le-Gros, qui,
après avoir réuni sur sa tète toutes les couronnes de Charlemagne, mourut de
misère et de chagrin, l'an 888. — F.
- C'est dans ces circonstances que se trouvait-Louis XV au commencement
de l'année 17'i5, la bataille de Fontenoi n'ayant été livrée que le 11 mai. — G.
SUR L'INÉGALITÉ DES RICHESSES. 177
l'expérience et la raison devraient bien nous dessiller les
yeux. Mêmes infirmités, mêmes faiblesses, même fragilité,
se font remarquer dans tous les états; même sujétion à la
mort, qui met un terme si court et si redoutable aux gran-
deurs humaines. S'il fallait donner un exemple plus frap-
pant de ces vérités, la Bavière et la France en deuil nous
le fourniraient. Oserai-je le proposer, et me permettra-t-on
cet écart? Un prince s'était élevé jusqu'au premier trône du
monde par la protection d'un roi puissant'; l'Europe, ja-
louse de la gloire de son bienfaiteur % formait des complots
contre lui ; tous les peuples prêtaient l'oreille, et atten-
daient les circonstances pour prendre parti. Déjà la meil-
leure partie de l'Europe était en armes, ses plus belles
provinces ravagées ; la mort avait détruit en un moment les
armées les plus redoutables ; triomphantes sous leurs rui-
nes, elles renaissaient de leurs cendres; de nouveaux sol-
dats se rangeaient en foule sous nos drapeaux victprieux :
nous attendions tout de leur nombre, de leur chef ^ et de
leur courage. Espérance fallacieuse ! Ce spectacle nous im-
posait. Celui pour qui nous avions entrepris de si grandes
choses touchait à son terme ; la mort invisible assiégeait
• On voit que l'auteur i)arle ici de Charles-Albert, électeur de Bavière, cou-
ronné empereur à Francfort, le 24 janvier 1742, par le secours des armes de
Louis XV, sous le nom de Charles VII . Accablé d'infirmités et dénué de ressources
personnelles, il fut bientôt dépouillé de ce qu'il avait conquis, et ce ne fut que
par le secours du roi de Prusse qu'il put rentrer dans ses États héréditaires,
à Munich, où il mourut le 20 janvier 1745, dans la quarante-huitième année
de son âge. On trouva, dit-on, ses poumons, son foie et son estomac gangrenés,
des pierres dans ses reins, et un polype dans son cœur. — F.
- Bienfaiteur porte, non pas sur Europe^ mais sur prince qui est plus
haut. Dans cette phrase, les rapports de mots ne sont pas assez nets. — G.
5 Au mois de janvier 1745, pendant lequel mourut Charles VII, un traité
d'union fut conclu à Varsovie entre la reine de Hongrie, le roi d'Angleterre et
la Hollande. L'ambassadeur des États-Généraux ayant rencontré le maréchal
de Saxe dans la galerie de Versailles, lui demanda ce qu'il pensait de ce
traité. Je pense, répondit ce général, que si le Roi mon maître veut me donner
carte blanche, j'irai lire à La Haye l'original du traité avant la fin de l'année.
Cette réponse n'était pas une rodomontade : le maréchal de Saxe le prouva en
gagnant la bataille de Fontenoi, le 11 mai 1745, peu de temps après l'ouver-
ture de la campagne. Mais Charles VII, pour qui l'on combattait, était déjà
mort. Cependant la paix ne fut conclue que plus de trois ans après cette
mort, le 18 octobre 17'|8. — F.
12
178 DISCOURS
son trône ; la terre l'appelle à son centre ; frappé tout à
coup sous la pourpre, il descend aux sombres demeures où
la mort égale à jamais le pauvre et le riche, le faible et le
fort, le prudent et le téméraire; ses braves soldats, qui
avaient perdu le jour sous ses enseignes, l'environnent,
saisis de crainte : 0 sage empereur, est-ce vous? Nous avons
combattu jusquau dernier soupir pour votre gloire; vous au-
rions donné mille vies pour rendre vos jours plus tranquilles.
Quoi! sitôt vous nous rejoignez! quoi! la mort a osé inter-
rompre vos vastes desseins ! Ah ! c'est maintenant que le sens
des paroles de Salomon achève de se découvrir ! Le pauvre
et le riche se sont rencontrés, le sujet et le souverain ; mais
ces distinctions de souverain et de sujet avaient disparu, et
n'étaient plus que des noms. 0 néant des grandeurs hu-
maines ! ô fragilité de la vie ! Sont-ce là les vains avantages
pour lesquels, toujours prévenus, nous nous consumons de
travaux? Sont-ce là les objets de nos empressements, de
nos jalousies, de nos murmures audacieux contre la Provi-
dence? Dès que nos désirs injustes trouvent des obstacles ;
dès que notre ambition insatiable n'est pas assouvie; dès
que nous souffrons quelque chose par les maladies, juste
suite de nos excès ; dès que nos espérances ridicules sont
trompées; dès que notre orgueil est blessé, nous osons
accuser de tous ces maux, vrais ou imaginaires, cette Pro-
vidence adorable de qui nous tenons tous nos biens. Que
dis-je, accuser? Combien d'hommes, par un aveuglement
qui fait horreur, portent l'impiété et l'audace jusqu'à nier
son existence! La terre et les cieux la confessent; l'univers
en porte partout l'auguste marque; mais ces caractères, ces
grands témoignages ne peuvent toucher leur esprit. Inuti-
lement retentit à leurs oreilles la merveille des œuvres de
Dieu : l'ordre permanent des saisons, principe fécond des
richesses qu'enfante la terre; les nuits succédant régulière-
ment aux jours, pour inviter l'homme au repos; les astres
parcourant les cieux dans un effroyable silence, sans s'em-
barrasser dans leur cours ; tant de corps si puissants et si
SUR L'INÉGALITÉ DES RICHESSES. 179
impétueux enchaînés sous la même loi; l'univers éternelle-
ment assujetti à la même règle ; ce spectacle échappe à
leurs yeux malades et préoccupés. Aussi n'est-ce pas par
sa pompe que je combattrai leurs erreurs : je veux les con-
vaincre par ce qui se passe sur cette même terre qui en-
chante leurs sens, où se bornent toutes leurs pensées et tous
leurs désirs. Je leur présenterai les merveilles sensibles
qu'ils idolâtrent; tous les hommes, tous les états, tous les
arts enchaînés les uns aux autres, et concourant également
au maintien de la société; la justice manifeste de Dieu
dans sa conduite impénétrable; le pauvre soulagé, sans le
savoir, par la privation des biens mêmes qu'il regrette; le
riche agité, traversé, désespéré dans la possession des tré-
sors qu'il accumule, puni de son orgueil par son orgueil,
châtié du mauvais usage des richesses par l'abus même
qu'il en ose faire ; le pauvre et le riche également mécon-
tents de leur état, et par conséquent également injustes et
aveugles, car ils [se] portent envie l'un à l'autre, et se croient
réciproquement heureux ; le pauvre et le riche forcés par
leur propre condition de s'entr' aider, malgré la jalousie des
uns et l'orgueil injurieux des autres ; le pauvre et le riche
égalés enfin par la mort et par les jugements de Dieu.
S'il est des misères sur la terre qui méritent d'être
exceptées, parce qu'elles paraissent sans compensation,
prouvent-elles plutôt l'injustice de la Providence, qui donne
si libéralement aux riches les moyens de les soulager, que
l'endurcissement de ceux-là mêmes qui s'en font un titre
contre elle ? Grands du monde, quel est ce luxe qui vous
suit et vous environne ? quelle est cette somptuosité qui
règne dans vos bâtiments et dans vos repas licencieux ?
Quelle profusion ! quelle audace! quel faste insensé ! Ce-
pendant le pauvre, affamé, nu, malade, accablé d'injures,
repose à la porte des temples où veille le Dieu des ven-
geances; cet homme, qui a une âme comme vous, qui a un
même Dieu avec vous, même culte, même patrie, et sans
doute plus de vertu, il languit à vos yeux, couvert d'op-
180 DISCOUUS
probres; la douleur et la faim intolérable abrègent ses
jours; les maux qui l'ont assiégé dès son enfance, le préci-
pitent au tombeau, à la fleur de sa vie '. 0 douleur ! ô igno-
minie! ô renversement de la nature corrompue'. Rejette-
rons-nous sur la Providence ces scandales que nous sommes
inutilement chargés de réparer, et que la Providence venge
si rigoureusement après la vie ! Conclurions-nous donc
autrement, si de tels désordres étaient sans vengeance, si
les moyens de les prévenir nous avaient été refusés, si
l'obligation de le faire était moins manifeste et moins
expresse ?
Violateurs de la loi de Dieu, ravisseurs du dépôt qui nous
est confié, nous ne nous contentons pas de nous livrer à
notre dureté, à notre cupidité, à notre avarice : nous vou-
lons encore que Dieu soit l'auteur de ces excès; et, quand
on nous fait voir qu'il ne peut l'être, parce que cela dé-
truirait sa perfection, aveuglés par ce qui devrait nous
éclairer, encouragés par ce qui devrait nous confondre, en-
hardis peut-être par l'impunité de nos désordres , nous
concluons que cet Être suprême ne se mêle donc pas de la
conduite de l'univers, et qu'il a abandonné le genre humain
à ses caprices. Ah ! s'il était vrai, si les hommes ne dépen-
daient plus que d'eux-mêmes, s'il n'y avait pas des récom-
penses pour les bons et des châtiments pour le crime, si
tout se bornait à la terre, quelle condition lamentable ! Où
serait la consolation du pauvre, qui voit ses enfants dans
les pleurs autour de lui, et ne peut suffire par un travail
continuel à leurs besoins, ni fléchir la fortune inexorable ?
Quelle main calmerait le cœur du riche, agité de remords
et d'inquiétudes, confondu dans ses vains projets et dans
ses espérances audacieuses? Dans tous les états de la vie,
s'il nous fallait attendre nos consolations des hommes, dont
les meilleurs sont si changeants et si frivoles, si sujets à
négliger leurs amis dans la calamité, ô triste abandon !
1 Voir, plus haut, un passage à peu près semblable, dans le Discours sur le
caractère des différents siècles. — G.
SUR L INÉGALITÉ DES RICHESSES. 181
Dieu clément , Dieu vengeur des faibles , je ne suis ni ce
pauvre délaissé qui languit sans secours humain, ni ce
riche que la possession même des richesses trouble et em-
barrasse ; né dans la médiocrité, dont les voies ne sont pas
peut-être moins rudes, accablé d'afflictions dans la force de
mon âge, ô mon Dieu ! si vous n'étiez pas, ou si vous n'étiez
pas pour moi ; seule et délaissée dans ses maux , où mon
âme espérerait-elle? Serait-ce à la vie, qui m'échappe et me
mène vers le tombeau par les détresses? Serait-ce à la
mort, qui anéantirait, avec ma vie, tout mon être? Ni la
vie ni la mort, également à craindre, ne pourraient adoucir
ma pehie ; le désespoir sans bornes serait mon partage... Je
m'égare, et mon faible esprit sort des bornes qu'il s'est
prescrites. Vous qui dispensez l'éloquence comme tous les
autres talents; vous qui envoyez ces pensées et ces expres-
sions qui persuadent, vous savez que votre sagesse et votre
infinie providence sont l'objet de tout ce discours : c'est le
noble sujet qui nous est proposé par les maîtres de la pa-
role; et quel autre serait plus propre à nous inspirer digne-
ment? Toutefois, qui peut le traiter avec l'étendue qu'il
mérite? Je n'ose me livrer à tous les sentiments qu'il excite
au fond de mon cœur. Qui parle long-temps, parle trop sans
doute, dit un homme illustre. Je ne connais point, con-
tinue-t-il, (le discours oratoire oîi il n'y ait des longueurs.
Tout art a son endroit faible. Quelle tragédie est sans rem-
plissage, quelle ode sans strophes inutiles ' ? Si cela est ainsi.
Messieurs, comme l'expérience le prouve, quelle retenue
ne dois-je pas avoir en m'exprimant, pour la première fois,
dans l'assemblée la plus polie et la plus éclairée de l'uni-
vers ! Ce discours si faible aura pour juge une compagnie
qui l'est, par son institution, de tous les genres de littéra-
ture; une compagnie toujours enviée et toujours respectée
dès sa naissance, où les places, recherchées avec ardeur,
' Cette citation est, extraite d'uno lettre que Voltaire écrivait .^ Vauvenar-
gues lui-même, et que celui-ci avait dû recevoir a^sez récemment; car elle
porte la date de 1 7/i5, et l'on sait que ce Discours fut écrit pour le concours à'ïi-
loquence de cette nirmo année. — G.
182 DISCOURS
sont le terme de rambition des gens de lettres; une com-
pagnie où se sont formés ces grands hommes qui ont fait
retentir la terre de leur voix; où Bossuet, animé d'un génie
divin, surpassa les orateurs les plus célèbres de l'antiquité
dans la majesté et le sublime du discours; où Fénelon, plus
gracieux et plus tendre, apporta cette onction et cette amé-
nité qui nous font aimer la vertu, et peignent partout sa
grande âme ; où l'auteur immortel des Caractères ' donna
des modèles d'énergie et de véhémence. Je ne parlerai pas
de ces poètes, l'ornement et la gloire de leur siècle, nés
pour illustrer leur patrie et servir de modèles à la postérité.
Je dois un hommage plus tendre à celui ' qui excite du tom-
beau nos faibles voix par l'espoir flatteur de la gloire, à qui
l'éloquence fut si chère et si naturelle, dans un siècle en-
core peu instruit; ce tribut que j'ose lui rendre me ramène
sans violence à mon déplorable sujet. A la vue de tant de
grands hommes qui n'ont fait que paraître sur la terre,
confondus après, pour toujours, dans l'ombre éternelle des
morts, le néant des choses humaines s'offre tout entier à
mes yeux, et je répète sans cesse ces tristes paroles : a Le
pauvre et le riche se sont rencontrés ; l'ignorant et le sa-
vant, celui qui charmait nos oreilles par son éloquence,
et ceux qui écoutaient ses discours : la mort les a tous
égalés, n
L'Éternel partage ses dons : il dispense aux uns la science,
aux autres l'esprit des affaires ; à ceux-ci la force, à ceux-
là l'adresse, aux autres l'amour du travail ou les richesses,
afin que tous les arts soient cultivés, et que tous les hommes
s'entr'aident, comme nous l'avons vu d'abord. Après avoir
distribué le genre humain en différentes classes, il assigne
encore à chacune des biens et des maux manifestement com-
pensés; et enfin, pour égaler les hommes plus parfaitement
dans une vie plus parfaite et plus durable, pour punir l'abus
* La Bruyère, membre de l'Académie française, ainsi que Bossuet et Fé-
nelon. — F.
2 Balzac, fondateur du prix d'Éloquence auquel aspirait ce discours.— F.
SUR L'LNEGALITE DES RICHESSES. 183
que le riche a pu faire de ses faveurs, pour venger le faible
opprimé, pour justifier sa bonté, qui éprouve quelquefois
dans les souffrances le juste et le sage, lui-même anéantit
ces distinctions que sa providence avait établies ; un même
tombeau confond tous les hommes ; une même loi les con-
damne ou les absout : même peine et même faveur atten-
dent le riche et le pauvre.
0 vous qui viendrez sur les nues pour juger les uns et
les autres, fils du Dieu très-haut, roi des siècles, à qui toutes
les nations et tous les trônes sont soumis, vainqueur delà
mort ! la consternation et la crainte marcheront bientôt sur
vos traces ; les tombeaux fuiront devant vous : agréez, dans
ces jours d'horreur, les vœux humbles de l'innocence;
écartez loin d'elle le crime qui l'assiège de toutes parts, et
ne rendez pas inutile votre sang versé sur la croix ^ !
1 Ce ^discours ne fut pas couronné, et n'obtint pas même de mention (voir
notre Eloge de Vauvenargues) ; un écrivain, du nom de Daillot, fort obscur,
pour ne pas dire ignoré, remporta le prix. Son travail très-court, et d'ailleurs
assez faible, a cependant un bon passage sur les différents genres d'inégalité,
et sur leur nécessité dans l'intérêt de l'assistance mutuelle, et, par suite, de
la sociabilité universelle. L'auteur se place surtout au point de vue religieux,
et l'on peut croire qu'il l'emporta par la pureté des doctrines, bien que Vau-
venargues soit ici, plus que partout ailleurs, d'une orthodoxie irréprochable,
ot, cette fois, tout à fait décidée. — G.
ELOGE
DE LOUIS XV
Rien ne caractérise un mauvais règne comme la flatterie
portée à l'excès, et je n'ai jamais lu la vie de Louis XIV
sans être étonné qu'un si grand roi ait été loué comme un
tyran. Il n'y a point de louanges qu'on n'ait employées et
en quelque sorte épuisées pour flatter son âme ambitieuse ;
et, après cet emportement qui ne fait que farder sa gloire,
il semble qu'il ne soit resté que le silence aux vertus de son
successeur : mais un silence si respectueux marquera peut-
être mieux laforce de son caractère supérieur àl'adulation, que
les plus pompeuses paroles. Oui, j'ose dire que les louanges
les plus recherchées seraient moins assorties au caractère
de ses sentiments ; il fallait que sa modestie incorruptible
reçût ce témoignage singulier, et ce nouvel hommage atten-
dait sa vertu. Toutefois je ne dois pas craindre, dans
l'obscurité qui me cache, d'épancher mon cœur sur sa vie,
et ma faible voix, de si loin, n'offensera pas son oreille.
Grand Roi, permettez-moi du moins d'admirer cette mo-
destie qui mérite à si juste titre les louanges qu'elle refuse,
cette haute modération qui ne s'est jamais démentie, cette
inépuisable sagesse.... Je n'entreprendrai pas démarquer
tous les dons que le ciel a versés sur vous; détourné d'un
travail si noble par d'autres devoirs, je laisse à des mains
plus savantes ce vaste sujet.
Un roi révéré de ses peuples, protecteur sévère des lois
et de l'innocence opprimée, montra, dans un siècle barbare,
la même sagesse sur le même trône. Aidé d'un ministre
fidèle, partageant avec lui les soins de son État et l'amoui'
ELOGi; DE LOUIS XV. 18.j
de la paix, et l'ardeur du travail, et le zèle du bien public,
sou règne semble avoir été le glorieux modèle du vôtre.
Mais ni ce sage roi n'était né sur le trône \ ni son heureux
ministre, élevé de bonne heure à cet éminent caractère, n'a
eu la destinée du vôtre. Il était réservé à ce siècle de voir
un roi né dans la pourpre, rassemblant dans une jeunesse
si exposée à la séduction, avec toutes les qualités du trône,
les vertus d'un particulier ; et un particulier -, blanchi dans
les conditions ordinaires, possédant les talents d'un roi,
dans la plus extrême viellesse. Pardonnez-moi, Louis, de
mêler vos louanges à celles d'un sujet honoré par vous-
même d'une si constante affection, et d'une si pleine con-
fiance \ Vous avez fait paraître aux yeux de l'univers ce que
d'autres ont déjà dit : que la sagesse sait rapprocher sans
effort toutes les conditions et tous les âges, et que le cœur
d'un jeune et magnanime prince ne peut être fixé que par
les avantages et les grâces de la vertu. Vous l'aviez ren-
contrée dans ce sage vieillard avec ces immortels attraits, et
vos mains royales décoraient de tous les dons de la fortune
sa vie défaillante. Maintenant ce puissant génie veille dans
le sein de la mort sur les destinées de l'État, et ses mânes,
pleins des désordres et des troubles de l'univers, se conseil-
lent dans le silence et l'obscurité du tombeau ^ N'appréhen-
dez rien, ombre illustre, du cours inconstant des affaires;
quoi que la fortune entreprenne, votre place est marquée
chez la postérité, et vous aurez le sort de ces deux grands
' Il s'agit d'Henri IV et de son ministre Sully. On pourrait s'étonner du mot
harhare appliqué au temps d'Henri IV, si l'on ne savait que pour Vauvenar-
gues, comme pour le xviri* siècle en général, la barbarie ne cesse qu'à Ri-
chelieu, comme la littérature ne commence qu'à Corneille. — G.
- L'abbé, puis cardinal Fleury, d'abord précepteur, puis premier ministre
de Louis XV, après le duc de Bourbon. — G.
^ Voltaire qui, quatre ans pliis tard (17'(8), écrivait à son tour un Pané ■
(jijrique de Louis A'F, dit à peu près de même : « Vous pardonnez, héros équi-
X table, Héros modeste, vous pardonnez, sans doute, si on ose mêler l'éloge
<< de vos sujets à celui du père de la patrie! vous les avez choisis. » — G.
'* Cette phrase est bien celle du manuscrit; mais il faut reconnaître qu'elle
est au moins obscure. Qu'est-ce que des mânes pleins des désordres de l'uni-
vers, et se conseillant dans le silence du tombeau ? — G.
18G ÉLOGE
ministres \ accusés en mourant par la haine publique, et,
depuis, toujours admirés; la gloire du Roi votre maître vous
assure cette haute et immortelle destinée. Que ne pouvez-
vous du cercueil, affranchi des lois de la mort, lui rendre
à lui-même témoignage! Oh ! si vous étiez à ma place, que
n'aurions-nous pas lieu d'attendre ! Vous avez été le témoin
des prodiges de son enfance : quel prince fut jamais, dans
la force de l'âge, ou plus ferme, ou plus juste, ou plus im-
pénétrable, ou plus attaché aux devoirs et aux bienséances
du trône? Quel céda jamais moins à l'importunité et aux
cabales, ou même à ses propres penchants 2? Vous diriez
qu'il n'est pas le maître de ses grâces : la raison dispose de
tout; et cette foule d'hommes inutiles, mais avides, qui
assiègent éternellement les princes faibles, s'éloigne de lui.
Louis XIV s'était piqué d'avoir une cour magnifique, et la
gloire du Roi sera d'en avoir banni l'intérêt. C'est à vous,
messieurs, de le dire, vous qui avez l'honneur de l'appro-
cher, vous que sa seule familiarité attache si tendrement à
lui, et qui, n'ayant encore que de la vertu, voyez sans re-
gret toutes ses grâces consacrées aux services : vous savez
qu'il a des amis sans avoir de favoris, que l'on n'aime en
lui que lui-même, et qu'il jouit sur le trône des douceurs
de toutes les conditions, parce qu'il en a les vertus. 0 rare
merveille! un monarque qui inspire sa modération à tant
d'hommes qui l'environnent, et à ce qu'il a de plus cher !
1 Richelieu et Mazarin. Vauvenargues, qui avait le goût des grandes af-
faires et le respect de toutes les gloires, ne manque jamais à défendre la mé-
moire de ces deux grands ministres. — G.
- Voilà un éloge que Louis XV ne devait pas mériter longtemps. En lisant
ces pages, qui ne comptent pas, du reste, parmi les meilleures de Vauvenar-
gues, il ne faut pas oublier qu'il les écrivait, loin de la cour, en 17/i/i, c'est-
à-dire au seul moment de son règne où Louis XV fit preuve d'énergie, ou, du
moins, de bonne volonté. Il avait annoncé qu'il prendrait en mains les affaires,
il allait se mettre à la tète de son armée, faire deux campagnes, dont la se-
conde fut signalée par la victoire de Fontenoi, et recevoir le surnom de Bien-
aimé. D'un autre côté, les désordres de sa vie privée commençaient à peine;
sa liaison avec la duchesse de Chàteauroux avait passé presque inaperçue ;
l'élévation prochaine de mademoiselle Poisson ne pouvait être encore prévue,
et la France n'avait point encore eu à souffrir du règne scandaleux des favo-
rites. — G.
DE LOUIS XV. 187
Qu'il est aimable d'être encore, sur le trône, homme
comme nous, et qu'il est admirable de savoir être homme,
sans cesser pourtant d'être roi !
Peuples, je pourrais vous parler de la prospérité de tant
d'années coulées dans le repos et l'abondance par ses soins ;
mais, touché d'une autre pensée dans l'état présent des af-
faires, et après avoir vu moi-même vos plus justes espé-
rances renversées, vos conquêtes abandonnées, la gloire de
notre nation flétrie, et la mort irritée, au milieu de nos
camps, menaçant nos armées d'une entière ruine; dans le
deuil de tant de familles et l'accablement des impôts, suite
déplorable de la guerre, je ne vous ferai pas un tableau
fastueux de nos avantages passés, les dettes acquittées, les
services payés, l'ordre rétabli sans violence, un État fameux
dans l'Europe, l'ancien héritage de notre ennemi, réuni
après tant de siècles et par un traité solennel, fruit de deux
glorieuses campagnes, au trône dont il émanait ' , et, pour
dire tout en un mot, la France dans un tel degré de répu-
tation et de puissance, qu'à cet événement fatal, le triste
signal de la guerre qui désole tant de royaumes, nous avons
vu le Roi porter ses armes redoutées jusqu'à l'orient de l'Eu-
rope, disposer de l'Empire et du sceptre de Bohême, sans
qu'aucune nation ait osé ouvertement se déclarer, sans
qu'aucune encore, aujourd'hui qu'il a rappelé ses armées,
puisse se rasseoir dans ses craintes. Hélas ! c'était la paix
qui nous avait donné la plupart de ces avantages, la paix
qui faisait fleurir toutes les vertus civiles, mais qui laissait
éteindre tous les grands talents, la sagesse, la prospé-
rité, l'autorité du Roi paraissant les rendre inutiles ; la paix,
dis-je, qui nous reproche et l'énervement des courages et la
corruption des esprits, et que, pour ces raisons, je ne veux
plus louer'. Mais nous devons du moins cette justice au
' Par le traité de Vienne, qui fut arrêté dès 1735, mais ne fut signé qu'en
1738, l'empereur Charles VI cédait à Stanislas Leczinski la Lorraine, qui
devait, après la mort de ce prince, revenir irrévocablement à la France. — G.
* Vauvenargucs n'aime pas la paix. Il dira dans ses Maximes : « La paix
t rend les peuph's plus lioureiix et les hommes plus faibles. — La paix, qui
188 ÉLOGE
Roi, que, si le succès de la guerre n'est pas tel qu'on pouvait
l'attendre, le seul intérêt de l'État et la seule équité l'ont
porté à l'entreprendre ; jamais une injuste ambition n'a fait
le malheur de ses peuples ; non, jamais l'ambition n'a vaincu
sa grande âme. Tout l'univers le sait, tant qu'il a pu tenir
la concorde parmi les princes, il l'a fait, au prix même, si
j'ose le dire, de sa propre gloire. Vous n'avez pas toujours
recherché cet éloge, grand Roi qui l'avez précédé 1 Votre
courage altier, ennemi du repos, vous a quelquefois em-
porté. Qui osera blâmer vos erreurs? Vous n'aviez pas les
grands exemples que vous avez laissés au Roi instruit par
vos expériences et par vos dernières paroles; les tristes
suites de l'ostentation et de la gloire n'avaient pas paru à
vos yeux. Si vous fassiez né dans les mêmes circonstances,
ô magnanime héros ! sans doute vous auriez régné par les
mêmes principes et avec les mêmes vertus.
Toutefois, qui peut s'assurer de ce qui se passe dans le
cœur des rois^ et de ce qui détermine leurs volontés ? Un
ordre supérieur à leur puissance dispose à une fin impéné-
trable toutes leurs pensées, et conduit par leurs mains
obéissantes le sort des empires. De là ces secrètes misères
causées par l'ambition de Louis XIV, au milieu de l'éclat
de ses victoires ; de là le courage du Roi éprouvé par quel-
ques disgrâces après une si longue et si surprenante tran-
quillité; de là nos ennemis, tout près d'être accablés, sou-
tenus, contre l'attente de tout l'univers, par une si puissante
protection.
0 peuples ! ne nous plaignons plus d'un revers de peu
de durée. Le venin contagieux et redoutable de la maladie
ne travaille plus nos armées ; la mort a cessé ses ravages ;
les tombeaux sont fermés ; de nouveaux défenseurs se ras-
semblent sous nos drapeaux. La mollesse avait énervé,' dans
le cours d'une longue paix, le courage de la nation, les plai-
sirs l'avaient corrompue, la gloire l'avait enivrée, et l'adver-
" borne le=; talents et amollit les peuples, n'est un bien, ni en morale, ni en
•■<. poliliqiie. >■ — G.
DE LOUIS XV. 189
site pouvait seule réveiller l'ancienne vertu. Regardez
comme, en un moment, l'insolence de l'ennemi nous a fait
partout des soldats ! A peine il menace en son camp ,
l'humble laboureur prend les armes , le peuple abandonne
ses bourgs, une redoutable jeunesse marche fièrement sur
le Rhin. 0 fleuve ! un carnage ' subit a vengé vos bords des
rapines et des attentats du Croate. Ainsi puissent tous ces
brigands, qui s'étaient promis nos dépouilles, trouver leur
tombeau sous vos ondes! Et vous. Prince, l'objet de ce dis-
coui's, puissiez-vous toujours triompher des complots de
vos ennemis ! puissiez-vous tourner à leur honte leur rage
impuissante! Trop faible pour continuer l'éloge de vos
vertus, je m'arrête à faire ces vœux pour la gloire, pour le
bonheur, et pour le repos de vos peuples ^
' Action de Chalampé. — C'était l-o. première revanche de la malheureuse
attaire de Dettingen, et le prélude des deux belles campagnes de lllid et de
1745, sur le Rhin et dans les Pays-Bas. — G.
- Var. : « 0 peuples ! cessons de nous plaindre d'un revers de peu de du-
« rée. Le Dieu des armées, satisfait, a déjà détourné de nous le nuage de sa
« colère : une fièvre aiguë et mortelle ne ravage plus nos légions ; la santé
« renaît dans nos camps. Notre inexorable ennemi avait établi sur nos pertes
« un espoir rempli d'arrogance, et suivait d'un œil homicide les traces ef-
'< frayantes que la mort laissait parmi nous; son ressentiment l'aveuglait.
« Louis, offensé dans son trône, a frappé la terre du sceptre, et soudain du
« fond des hameaux , séjour humble du laboureur, un peuple intrépide a
« marché; le berger s'est armé de fer, le pauvre a quitté sa moisson, et le
« père et le fils, et le frère et l'époux ont volé sur le bord du fleuve, le rem-
« part de leurs champs féconds. 0 terre martiale ! à cabanes ! ô peuple vrai-
« ment redoutable ! vaillante milice ! jurons sur ce bord, fatal aux brigands
« qui s'étaient promis nos dépouilles, de venger la mort de nos frères ! pro-
" mettons.... O mânes puissants! entendez ce serment terrible : nous jurons
<( de tremper nos mains dans le sang de vos ennemis. Soufflez dans nos cœurs
« votre audace et votre courage intrépide, combattez cachés dans nos rangs;
« si quelqu'un de nous vous trahit, qu'une mort soudaine l'accable! Et vous
« dont la cendre repose sous les marbres de Saint-Denis, fortunés guerriers que
« la gloire suit dans les horreurs du tombeau ; hélas ! vous dormez dans la
« nuit de vos solitaires asiles; un rayon de votre génie confondait tous nos
« ennemis; secondez, du sein de la mort, l'héritier sacré de vos maîtres, veil-
c< lez dans la nuit sur ses camps; faites-y veiller la sagesse avec la valeur
« éclairée, et portez le sommeil, la terreur, l'imprudence, dans les tentes de
« l'ennemi ! Que tout tombe, que tout fléchisse au seul bruit du nom de
« Louis ! Qu'il puisse redonner la loi et la paix à la terre entièie ! Trop
* faible pour continuer cet éloge de sa vertu, je forme ces vœux pour sa
« gloire. »
TRAITE
SUR LE LIBRE ARBITRE
11 y a deux puissances dans les hommes, l'une active et
l'autre passive : la puissance active est la faculté de se
mouvoir soi-même; la puissance passive* est la capacité
d'être mû.
On donne le nom de liberté à la puissance active ; ce
pouvoir qui est en nous d'agir ou de n'agir pas, et d'agir
du sens qui nous plaît, est ce que l'on est convenu d'appe-
ler libre arbitre. Ce libre arbitre est en Dieu sans bornes
et sans restriction ; car qui pourrait arrêter l'action d'un
Dieu tout-puissant ? Il est aussi dans les hommes, ce libre
arbitre : Dieu leur a donné d'agir au gré de leurs volontés;
mais les objets extérieurs nous contraignent quelquefois, et
notre liberté cède à leurs impressions.
Un homme aux fers a sans fruit la force de se mouvoir;
son action ^ est arrêtée par un ordre supérieur, la liberté
1 On trouve dans les diverses éditions de Vauvènargues un autre morceau
traitant du môme sujet , et intitulé Discours sur la Liberté. Cette seconde
pièce, fort courte d'ailleurs, diffère peu de la première, dont elle ne paraît
être que l'ébauche; aussi, la joignons-nous au traité principal, comme déjà
nous avons fait pour les trois versions du Discours sur le caractère des diffé-
rents siècles. La pensée de Vauvènargues y gagnera, et le lecteur n'y perdra
rien, car il retrouvera ce second morceau tout entier, à titre de variantes ou
d'additions au premier. — G.
- Ces deux mots sont contradictoires et ne peuvent être ioints; la passivité
exclut l'idée de puissance. — G.
^ Dans tout ce discours, Vauvènargues confond la volonté avec Vaction, et
c'est ici que la confusion commence. 11 cite l'exemple d'un homme jeté en
prison, ou mis à la torture; sans doute, dans ces deux cas, l'homme ne reste
pas maître de son action, mais il reste maître de sa volonté. Sa liberté ne
meurt pas dans les chaînes, car il est libre, sous le poids de ces chaînes mê-
mes, de maudire ses juges ou de leur pardonner, et de montrer que son àme
TRAITÉ SUR LE LIBRE ARBITRE. Î91
meurt sous ses chaînes ; un misérable à la torture retient
encore moins de puissance ; le premier n'est contraint que
dans l'action du corps, celui-ci ne peut pas même varier ses
sentiments ; le corps et l'esprit sont gênés dans un degré
presque égal ; et, sans chercher des exemples si loin de
notre sujet, les odeurs, les sons, les saveurs, tous les ob-
jets des sens, et tous ceux des passions, nous affectent mal-
gré nous; personne n'en disconviendra. Notre âme a donc
été formée avec la puissance d'agir , mais il n'est pas tou-
jours en elle de conduire son action : cela ne peut se mettre
en doute.
Les hommes ne sont pas assez aveuglés pour ne pas aper-
cevoir une si vive lumière, et pourvu qu'on leur accorde
qu'ils sont libres en d'autres occasions, ils sont contents.
Or, il est impossible de leur refuser ce dernier point : il y
aurait de la mauvaise foi à le nier ; cependant ils se trom-
pent dans les conséquences qu'ils en tirent; car ils regar-
dent cette volonté qui conduit leurs actions comme le pre-
mier principe de tout ce qui est en eux, et comme un principe
indépendant ; sentiment qui est faux de tout point, car la
volonté n'est qu'un désir qui n'est point combattu, qui a
son objet en sa puissance, ou qui du moins croit l'avoir; et
même, en supposant que ce n'est pas cela, on n'évite pas
de tomber dans une extrême absurdité. Suivez bien mon
raisonnement; je demande à ceux qui regardent cette
volonté souveraine comme le principe suprême de tout ce
qu'ils trouvent en eux : S'il est vrai que la volonté soit en
nous le premier principe, tout ne doit-il pas dériver de ce
fonds et de cette cause? Cependant combien de pensées qui
ne sont pas volontaires ! combien même de volontés oppo-
sées les unes aux autres ! quel chaos ! quelle confusion ! Je
sais bien que l'on me dira que la volonté n'est la cause que
est encore capable de volonté^ dans le moment môme où son corps n'est plus
capable d'action; sa liberté ne meurt pas dans les tortures, car, cette souf-
france ({ui vient à bout de sa chair, il est libre encore de la dominer par la
volontc', et de prouver, comme les martyrs, par exemple, que si le bourreau
peut réduire le corps, il ne peut, du moins, réduire l'àme. — G.
192 ÏKÂITE
de nos actions volontaires, et que c'est seulement alors
qu'elle est principe indépendant. C'est déjà m' accorder
beaucoup ; mais ce n'est pas encore assez, et je nie que la
volonté soit jamais le premier principe ; c'est, au contraire,
le dernier ressort de l'âme, c'est l'aiguille qui marque les
heures sur une pendule et qui la pousse à sonner. Je con-
viens qu'elle détermine nos actions ; mais elle est elle-même
déterminée par des ressorts plus profonds, et ces ressorts
sont nos idées ou nos sentiments actuels ; car, encore que
la volonté éveille nos pensées, et assez souvent nos actions,
il ne peut suivre de là qu'elle en soit le premier principe ;
c'est précisément le contraire, et l'on n'a point de volonté
qui ne soit un effet de quelque passion ou de quelque
réflexion.
Un homme sage est mis à une rude épreuve; l'appât d'un
plaisir trompeur met sa raison en péril ; mais une volonté
plus forte le tire de ce mauvais pas : vous croyez que sa
volonté rend sa raison victorieuse ? Si vous y pensez tant
soit peu, vous découvrirez, au contraire, que c'est sa raison
toute seule qui fait varier sa volonté ; cette volonté, com-
battue par une impression dangereuse, aurait péri sans ce
secours. 11 est vrai qu'elle vainc un sentiment actuel, mais
c'est par des idées actuelles, c'est-à-dire, par sa raison. Le
même homme succombe en une autre occasion ; il sent irré-
sistiblement que c'est parce qu'il le veut : qu'est-ce donc
qui le fait agir ? Sans doute c'est sa volonté ; mais sa volonté"
sans règle s' est-elle formée de soi ? n'est-ce pas un senti-
ment qui l'a mise dans son cœur? Rentrez au dedans de
vous-mêmes; je veux m'en rapporter à vous : n'est-il pas
manifeste que dans le premier exemple ce sont des idées
actuelles qui surmontent un sentiment, et que dans celui-ci
le sentiment prévaut, parce qu'il se trouve plus vif, ou parce
que les idées sont plus faibles? — Mais il ne tiendrait qu'à
ce sage de fortifier ses idées, il n'aurait qu'à le vouloir.
— Oui, le vouloir fortement; mais afin qu'il le veuille
ainsi , ne faudrait-il pas jeter d'autres pensées dans son
SUR LE LIBUE AUIUTRE. 193
âme, qui l'engagent à le vouloir? vous n'en disconviendrez
pas, si vous vous consultez bien. Convenez donc avec moi
que nous agissons souvent selon ce que nous voulons, mais
que nous ne voulons jamais que selon ce que nous sentons,
ou selon ce que nous pensons : nulle volonté sans idées ou
sans passions qui la précèdent '.
— Un homme tire sa bourse, me demande pair ou non :
je lui réponds l'un ou l'autre. N'est-ce pas ma volonté seule
qui détermine ma voix ? Y a-t-il quelque jugement ou
quelque passion qui devance? L'on ne voit pas plus de raison
à croire que c'est pair qu'impair ; donc ma volonté naît de
soi, donc rien ne la détermine. — Erreur grossière : ma
volonté pousse ma voix; le pair et l'impair sont possibles ;
l'un est aussi caché que l'autre, aucun n'est donc plus ap-
parent; mais il faut dire pair ou non, et le désir du gain
m'échauffe; les idées de pair et d'impair se succèdent avec
vitesse, mêlées de crainte et de joie ; l'idée de pair se pré-
sente avec un rayon d'espérance ; la réflexion est inutile, il
faut que je me détermine, c'est une nécessité; et, sur cela,
je dis pair, parce que pair en ce moment se présente à mon
esprit.
Cherchez-vous un autre exemple? Levez vos bras vers le
ciel : c'est autant que vous le voudrez que cela s'exécutera;
mais vous ne le voudrez que pour faire un essai du pouvoir
de la volonté, ou par quelque autre motif; sans cela, je
vous assure que vous ne le voudrez pas \ Je prends tous
les hommes à témoin de ce que je dis là ; j'en appelle à
• Add. : ;< En sorte que toutes nos fautes sont des erreurs de notre esprit
« ou de notre cœur. »
* Var. : « Lorsque je lève la main, c'est pour faire un essai de ma liberté,
" ou par quelque autre raison ; lorsqu'on me propose au jeu de choisir pair
« ou impair, pendant que les idées de l'un et de l'autre se succèdent dans
<t mon esprit a\ ec vitesse, mêlées d'espérance et de crainte, si je choisis pair,
« c'est parce que la nécessité de faire un choix s'offre à ma pensée au mo-
« nient que pair y est présent. Qu'on propose toi exemple qu'on voudra, je
"< démontrerai à un homme de bonne foi que nous n'avons aucune volonté qui
'< ne soit précédée par quelque sentiment, par quelque raisonnement qui
« la font naître. Il est vrai que la volonté a aussi le pouvoir d'exciter nos
« idées; mais il faut qu'elle-même soit déterminée auparavant par quelque
'< cause. »
13
194 TKÂIÏE
leur expérience. J'exposerai des raisons pour prouver mon
sentiment et le rendre inébranlable par un accord merveil-
leux ; mais je crois que ces exemples répandront un jour
sensible sur ce qui me reste à dire; ils aplaniront notre
voie. Soyez cependant persuadé que ce qui dérobe à l'esprit
le mobile de ses actions, n'est que leur vitesse infinie. Nos
pensées meurent au moment où leurs effets se font con-
naître; lorsque l'action commence, le principe est évanoui;
la volonté paraît, le sentiment n'est plus; on ne le trouve
plus en soi, et l'on doute qu'il y ait été ' : mais ce serait un
vice énorme que l'on eût des volontés qui n'eussent point de
principe; nos actions iraient au hasard; il n'y aurait plus
que des caprices; tout ordre serait renversé'. Il ne suffit
donc pas de dire qu'il est vrai que la réflexion ou le senti-
ment nous conduise ; nous devons encore ajouter qu'il serait
monstrueux que cela ne fût pas.
L'homme est faible, on en convient; ses sentiments sont
trompeurs, ses vues sont courtes et fausses ; si sa volonté
captive n'a pas de guide plus sûr, elle égarera tous ses pas.
Une preuve naturelle qu'elle en est réduite là, c'est qu'elle
s'égare en effet; mais ce guide, quoique incertain, vaut
mieux qu'un instinct aveugle; une raison imparfaite est
beaucoup au-dessus d'une absence de raison. La raison dé-
bile de l'homme et ses sentiments illusoires le sauvent encore
néanmoins d'une infinité d'erreurs; l'homme entier serait
abruti s'il n'avait pas ce secours. Il est vrai qu'il est impar-
fait ; mais c'est une nécessité : la perfection infinie ne souffre
point de partage ; Dieu ne serait point parfait si quelque
autre pouvait l'être. Non-seulement il répugne qu'il y ait
deux êtres parfaits ; mais il est en même temps impossible
que deux êtres indépendants puissent subsister ensemble,
* Var. : « Ce qui dérobe à notre esprit le mobile de ses volontés, c'est la
« fuite précipitée de nos idées, ou la complication des sentiments qui nous
« agitent ; le motif qui nous fait agir a souvent disparu lorsque nous agis-
« sons, et nous n'en trouvons plus la trace. «
' Var. : « Notre vie ne serait qu'une suite de caprices, si notre volonté se
« déterminait d'elle-même et sans motifs. >j
SUR LE LIBRE ARBITRE. 195
si l'un des deux est parfait, parce que la perfection com-
prend nécessairement une puissance sans bornes, éternelle,
ininterruptible, et qu'elle ne serait pas telle, si tout ne lui
était pas soumis. Ainsi Dieu serait imparfait sans la dé-
pendance des hommes : cela est plus clair que le jour.
— Personne, dites-vous, ne doute d'un principe si cer-
tain ; — cependant ceux qui soutiennent que la volonté peut
tout, et qu'elle est le premier principe de toutes nos actions,
ceux-là nient, sans y prendre garde, la dépendance des
hommes à l'égard du Créateur'. Or, voilà ce que j'attaque,
voilà l'objet de ce discours; je ne me suis attaché à prou-
ver la dépendance de la volonté à l'égard de nos idées, que
pour mieux établir par là notre dépendance totale et con-
tinue de Dieu. Vous comprenez bien par là que j'établis
aussi la nécessité de toutes nos actions et de tous nos désirs.
Qu'une conséquence si juste ne vous effarouche point; je
prétends vous montrer que notre liberté subsiste malgré
cette nécessité ; je manifesterai l'accord et la solution de ce
nœud, qui fera disparaître les ombres qui peuvent encore
nous troubler.
Mais, pour revenir à présent au dogme de la dépendance,
comment se peut-on figurer les hommes indépendants? Leur
esprit n'est-il pas créé, et tout être créé ne dépend-il pas
des lois de sa création' ? Peut-il agir par d'autres lois que
' La volonté dans l'homme ne détruit pas sa dépendance à l'égard du
Créateur, car, quelque libre usage qu'il fasse de cette volonté, il n'en reste
pas moins qu'il la tient du Créateur, et, à ce titre, la dépendance subsiste.
L'auteur suppose qu'un seul acte indépendant, produit par la créature, dé-
truirait l'indépendance absolue du Créateur, parce qu'il la bornerait ou la
suspendrait, ne fût-ce qu'un instant. On pourrait lui répondre : Si vous niez
que l'homme soit libre, vous accordez du moins qu'il (^iste, c'est-à-dire qu'il
dispose d'un certain nombre de jours que Dieu lui délègue, et vous n'oseriez
soutenir que, par le fait seul de cette délégation. Dieu cesse d'être éternel;
or, si vous cédez sur ce point, il faut céder sur l'autre ; car pourquoi la part
de liberté que Dieu nous laisse bornerait-elle son indépendance souveraine, si
la part de durée qu'il nous accorde n'entame pas son éternité? — G.
- V(ir. : «L'homme est visiblement dans cette dépendance; ses actions
« pourraient-elles lui appartenir, lorsque son être même ne lui est pas pro-
« pre? Dieu même ne pourrait suspendre ses lois absolues sur notre âme,
<> sans an('antir en elle toute action ; un être qui a tout reçu ne peut agir que
« p;vr co (jui lui a été donné, et touto la puissance divine, qui est infinie, ne
196 TRAITÉ
par celles de son être? et son être, n'est-ce pas l'œuvre de
Dieu? — Dieu suspend, direz-vous, ses lois pour laisser agir
son ouvrage. — Mauvaise raison : l'homme n'a rien en lui-
même dont il n'ait reçu le principe et le germe en sa nais-
sance; l'action n'est qu'un effet de l'être; l'être ne nous
est point propre; l'action le serait-elle? Dieu suspendant
ses lois, l'homme est anéanti ; toute action est morte en lui ;
d'où tirerait-il la force et la puissance d'agir, s'il perdait ce
qu'il a reçu? Un être ne peut agir que par ce qui est en lui;
l'homme n'a rien en lui-même que le Créateur n'y ait mis;
donc l'homme ne peut agir que par les lois de son Dieu.
Comment changerait-il ces lois, lui qui ne subsiste qu'en
elles, et qui ne peut rien que par elles? Faites donc qu'une
pendule se meuve par d'autres lois que par celles de l'ou-
vrier, ou de celui qui la touche? La pendule n'a d'action
que celle qu'on lui imprime; ôtez-en ce qu'on y a mis, ce
n'est plus qu'une machine sans force et sans mouvement.
Cette comparaison est juste pour tout ce qui est créé ; mais
il y a cette différence entre les ouvrages des hommes et les
ouvrages de Dieu, que les productions des hommes ne re-
çoivent d'eux qu'un mode, une forme périssable, et peuvent
être dérangées, détruites ou conservées par d'autres hom-
mes ; mais les ouvrages de Dieu ne dépendent que de lui,
parce qu'il est l'auteur de tout ce qui existe, non-seulement
pour la forme, mais aussi pour la matière. Rien n'ayant
reçu l'existence que de ses puissantes mains, il ne peut y
avoir d'action dont il ne soit le principe'. Tous les êtres de
« saurait le rendre indépendant. Toutefois, en suivant ces lois primitives
(f dont je parle, nous suivons nos propres désirs; ces lois sont l'essence de
« notre être, et ne sont point distinctes de nous-mêmes, puisque nous n'exis-
« tons qu'en elles. »
1 L'action n'est que le mode dont la volonté est la substance. Dieu s'est ré-
servé la substance de toutes choses, mais il abandonne le mode à notre discré-
tion. Sans doute, je tiens de lui la volonté à titre de substance ; mais je n'en-
reste pas moins maître de mes actions à titre de modes, comme vous restez
maître des vôtres, sauf impossibilité matérielle ; auquel cas, à défaut d'action,
la volition du moins subsiste, pour attester invinciblement la volonté humaine.
Dans cette question du libre arbitre, par exemple, pourquoi dis-je oui, pen-
dant que vous dites non? Prétendrez-vous que c'est Dieu lui-même qui pro-
SUR LE LIBRE ARBITRE. 197
la nature n'agissent les uns sur les autres que selon ses lois
éternelles; et nier leur dépendance, c'est nier leur création;
car il n'y a que l'être incréé qui puisse être indépendant.
Cependant l'homme le serait dans plusieurs actions de sa
vie, si sa volonté n'était pas dépendante de ses idées; sup-
position très-absurde et très-impie à la fois. Je ne veux pas
vous surprendre ; méditez bien là-dessus : faire cesser l'in-
fluence des lois de la création sur la volonté de l'homme,
rompre la chaîne invisible qui lie toutes ses actions, n'est-ce
pas l'affranchir de Dieu ? Si vous faites la volonté tout à fait
indépendante, elle n'est plus soumise à Dieu ; si elle est
toujours soumise à Dieu, elle est toujours dépendante; rien
n'est si certain que cela. Comment concevoir cependant
que la créature se meuve en quelque instant que ce soit par
une impression différente de celle du Créateur? J'ai prouvé
plus clair que le jour combien cela était impossible. Eh I
pourquoi se révolter contre notre dépendance ? c'est par elle
que nous somme sous la main du Créateur ; que nous sommes
protégés, encouragés, secourus ; que nous tenons à l'infini,
et que nous pouvons nous promettre une sorte de perfection
dans le sein de l'Être parfait. Et d'ailleurs cette dépendance
n'éteint point la liberté qui nous est si précieuse; je vous
ai promis d'accorder ce qui paraît incompatible; suivez-moi
donc bien, je vous prie. Qu'entendez- vous par liberté?
n'est-ce pas de pouvoir agir selon votre volonté? compre-
nez-vous autre chose ? prétendez-vous rien de plus ? Non,
vous voilà satisfait : eh bien, je le suis aussi. Mais sondez-
vous un moment ; voyez s'il est impossible que la volonté
de l'homme soit quelquefois conforme à celle du Créateur ;
assurément, cela est très-possible, vous ne le nierez pas :
cependant dans cette occasion l'homme fait ce que Dieu
veut, il agit par la volonté de celui qui l'a mis au monde,
nonce contradictoirement par vous et par moi, et se déjuge par votre bouche
ou par la mienne ? Convenez plutôt qu'il nous laisse à tous deux la liberté
d'être d'un avis contraire, et la liberté d'être du môme; car enfin, qui m'em-
pêcherait absolument d'être du vôtre, ou qui vous empêcherait d'être du mien ?
— G.
198 TRAITE
l'on n'en peut disconvenir; mais cela ne l'empêche point
aussi d'agir de plein gré. N'est-ce pas là toutefois ce qu'on
appelle être libre? manque-t-on de liberté lorsqu'on fait ce
que l'on veut? Vous voyez donc clairement que la volonté
n'est point indépendante de Dieu, et que la nécessité ne
suppose pas toujours dépendance involontaire; nous sui-
vons les lois éternelles en suivant nos propres désirs ; mais
nous les suivons sans contrainte, et voilà notre liberté. —
Subtilité, direz-vous; ce n'est point agir de soi-même que
d'agir par une impression et des lois étrangères. — Mais
vous raisonnez là sur un principe faux : l'impression et les
lois de Dieu ne nous sont point étrangères ; elles constituent
notre essence, et nous n'existons qu'en elles. Ne dites-vous
pas : Mon corps, ma vie, ma santé, mon âme ? Pourquoi ne
diriez-vous pas : Ma volonté , mon action ? Croyez-vous
votre âme étrangère, parce qu'elle vient de Dieu et qu'elle
n'existe qu'en lui ? Votre volonté, votre action, sont des
productions de votre âme; elles sont donc vôtres aussi.
— Mais, en ce cas-là, direz-vous, la liberté n'est qu'un
nom ; les hommes se croyaient libres en suivant leur vo-
lonté; c'était une erreur manifeste. — Vous vous égarez
encore : les hommes ont eu raison de distinguer deux états
extrêmement opposés ; ils ont nommé liberté la puissance
d'agir par les lois de leur être, et nécessité la violence que
souffrent ces mêmes lois. C'est toujours Dieu qui agit dans
toutes ces circonstances; mais quand il nous meut malgré
nous, cela s'appelle contrainte; et quand il nous conduit
par nos propres désirs, cela se nomme liberté '. Il fallait
bien deux noms divers pour désigner deux actions diffé-
rentes; car, encore que le principe soit le même, le senti-
ment ne l'est pas. Mais au fond, aucun homme sage n'a
jamais pu ni dû étendre ce terme de liberté jusqu'à l'indé-
* Var. : « Nous nommons avec raison liberté la puissance d'agir par les lois
« de notre être, et nécessité la violence qu'elles souffrent des objets extérieurs,
(( comme lorsque nous sommes en prison, ou dans quelque autre dépendance
« involontaire. »
SUR LE LIBRE ARBITRE. 199
pendance; cela choque trop la raison, l'expérience et la
piété. Ce qui fait pourtant illusion aux partisans du libre
arbitre, c'est le sentiment intérieur qu'ils en trouvent dans
leur conscience, car ce sentiment n'est pas faux. Que ce soit
notre raison ou nos passions qui nous meuvent, c'est nous
qui nous déterminons ; il y aurait de la folie à distinguer ses
pensées bu ses sentiments de soi'. Je puis me mettre au
régime pour rétablir ma santé, pour mortifier mes sens, ou
pour quelque autre motif : c'est toujours moi qui agis, je ne
fais que ce que je veux ; je suis donc libre, je le sens, et mon
sentiment est fidèle. Mais cela n'empêche pas que mes vo-
lontés ne tiennent aux idées qui les précèdent; leur chaîne
et leur liberté sont également sensibles; car je sais, par
expérience, que je fais ce que je veux ; mais la même expé-
rience m'enseigne que je ne veux que ce que mes sentiments
ou mes pensées m'ont dicté. Nulle volonté dans les hommes
qui ne doive sa direction à leurs tempéraments, à leurs
raisonnements et à leurs sentiments actuels ^
^ Ad. : (. Tantôt la vérité et tantôt l'opinion nous déterminent, tantôt la
'< passion; et tous les philosophes, d'accord sur ce point, s'en rapportent à
« l'expérience. — Mais, disent les sages, puisque la réflexion est aussi capable
« de nous déterminer que le sentiment, opposons donc la raison aux pas-
« sions, lorsque les passions nous attaquent. — Ils ne font pas attention que
« nous ne pouvons môme avoir la volonté d'appeler à notre aide la raison,
« lorsque la passion nous conseille, et nous préoccupe de son objet. Pour ré-
'< sister à la passion, il faudrait au moins vouloir lui résister; mais la passion
« vous fera-t-elle naître le désir de combattre la passion, dans l'absence de la
«> raison vaincue et dissipée ? »
2 Tout ce traité se réduit presque à la preuve de l'antériorité du sentiment
et de la réflexion à l'acte volontaire, preuve oiseuse, car on n'a jamais pu
prétendre que l'acte volontaire ne reposât sur rien ; il lui faut bien des élé-
ments ou des mobiles, puisque rien ne se fait de rien. Mais Vauvenargues n'y
insiste que pour en conclure, non-seulement la subordination, mais aussi la né-
cessité de l'acte volontaire, et cette conclusion est fausse. En effet, que l'acte
volontaire soit simplement conséquence au lieu d'être principe, qu'il soit pré-
venu par le sentiment et la réflexion, qu'importe, si , à fin de compte, c'est
le sujet agissant qui se détermine entre les diverses impulsions qu'il reçoit ou
du sentiment, ou de la réflexion? Qu'importe surtout, s'il a conscience qu'il
pourrait ne pas vouloir ce qu'actuellement il veut, ou vouloir ce qu'actuelle-
ment il ne veut pas ? Or, c'est cette faculté môme qui s'appelle à bon droit la
liberté. Enfin, sentiment, réflexion, volition, n'étant que les attributs d'un
même sujet, pourquoi distinguer entre eux, et donner aux deux premiers une
puissance indépendante du sujet indivisible, l'àme ou le moi^ qui les renferme
200 TRAITÉ
Sur cela, l'on oppose encore l'exemple des malheureux
qui se perdent dans le crime, contre toutes leurs lumières :
la vérité luit sur eux, le vrai bien est devant leurs yeux ;
cependant, ils s'en écartent, ils se creusent un abîme, ils s'y
plongent sans frayeur; ils préfèrent une joie courte à des
peines infinies; donc, ce n'est ni leur connaissance, ni le goût
naturel de la félicité qui déterminent leur cœur ; donc c'est
leur volonté seule qui les pousse à ces excès. Mais ce rai-
sonnement est faible; les contradictions apparentes qui lui
servent comme d'appui sont faciles à lever : un libertin qui
connaît le vrai bien, qui le veut et qui s'en écarte, n'y re-
nonce nullement; il se fonde sur sa jeunesse, sur la bonté
divine ou sur la pénitence ; il perd de vue son objet naturel;
l'idée en est dans sa mémoire, mais il ne la rappelle pas ;
elle ne paraît qu'à demi; elle est éclipsée dans la foule;
des sentiments plus vifs l'écartent, la dérobent, l'exténuent;
ces sentiments impérieux remplissent la capacité de son
esprit corrompu. Prenez cependant le même homme au mi-
lieu de ses plaisirs ; présentez-lui la mort prête à le saisir ;
qu'il n'ait plus qu'un seul jour à vivre; que le feu vengeur
des crimes s'allume à ses yeux impurs et brûle tout autour
de lui : s'il lui reste un rayon de foi, s'il espère encore en
Dieu, si la peur n'a pas troublé son âme lâche et coupable,
croyez-vous qu'il hésite alors à fléchir son juge irrité, et à
se couvrir de poussière devant la majesté de Dieu, qui va le
juger '? Tout ce qu'on peut dire à cela, c'est que le bien le
plus grand ne nous remue pas toujours, mais celui qui se fait
sentir avec [le] plus de vivacité. L'illusion est de confondre
tous deux, au même titre qu'il renferme l'autre ? Vauvenargues lui-même l'adit
plus haut : « One ce soit notre raison ou nos passions qui nous meuvent^ c'est
« nous qui nous déterminons ; il y aurait de la folie à distinguer ses pensées
« ou ses scnî-iments de soi; » plus loin, il répétera: « Nos sentiments, nos
« idées ne ihffèreîit pas de nous-mêmes ; » ce seul aveu, arraché par l'évi-
dence, répond à tout son Traité^ et en détruit toute l'argumentation. — G.
* Mais ce remords ou cet effroi, dont le coupable est agité , et dont vous
faites une si vive peinture, qu'est-ce donc, si ce n'est une des plus solides
preuves de cette liberté que vous lui contestez ? Expliquez-moi comment il se
juge responsable, si ce n'est pas parce qu'il se sent libre? — G.
SUR LE LIBRE ARBITRE. 201
des souvenirs languissants avec des idées très-vives, ou des
notions qui reposent dans le sein de la mémoire avec des no-
tions présentes et des sentiments actuels. Il est certain cepen-
dant que des idées absentes ou des idées affaiblies ne peu-
vent guère plus sur nous que celles qu'on n'a jamais eues '•
Ce sont donc nos idées actuelles qui font naître le sen-
timent, le sentiment la volonté, et la volonté l'action. Nous
avons très-souvent des idées fort contraires et des sen-
timents opposés : tout est présent à l'esprit, tout s'y peint
presque à la fois; du moins, les objets s'y succèdent avec
beaucoup de vitesse, et forment des désirs en foule; ces
désirs sont combattus; nul n'est proprement volonté, car
la volonté décide ; c'est incertitude, anxiété. Mais les idées
les plus sensibles, les plus entières, les plus vives, l'em-
portent enfin sur les autres ; le désir qui prend le dessus
change en même temps de nom, et détermine notre action.
Les philosophes nous assurent que le bien et le mal sont
les deux grands principes de toutes les actions humaines ;
le bien produit l'amour, le désir et la joie; le mal est suivi
de tristesse, de crainte, de haine, d'horreur ; les idées de
l'un et de l'autre en font naître le sentiment. Quelques-uns
pensent que le mal agit plus sur nous; que le bien ne nous
détermine point d'une manière immédiate, mais par l'in-
quiétude ou malaise qui fait le fond des désirs. Tout cela
n'est pas essentiel : que ce soit par ce malaise, qu'un bien
imparfait laisse en nous, que le cœur se détermine ; ou que
< Var. : « Le plus grand bien connu , dit-on , détermine nécessairement
« notre âme : oui, s'il est senti tel, et présent à notre esprit; mais si le senti-
" ment de ce prétendu bien est affaibli, ou si le souvenir de ses promesses
« sommeille dans le sein de la mémoire, le sentiment actuel et dominant
'< l'emporte sans peine ; entre deux puissances rivales, la plus faible est né-
« cessairement vaincue. Le plus grand bien connu parmi les hommes, c'est
■< sans difficulté le paradis : mais lorsqu'un homme amoureux se trouve vis-
« à-vis de sa maîtresse, ou l'idée de ce bien suprême ne se présente pas à
« son esprit, quoiqu'elle y soit empreinte, ou elle se présente si faiblement,
" que le sentiment actuel et passionné d'un plaisii' volage prévaut sur l'image
« effi;cée d'une éternité de bonheur; de sorte qu'à parler exactement, ce n'est
<( pas le plus grand bien connu qui détermine, mais 1(^ bien dont le sentiment
■' agit avec le plus de force siir notre ;ime, et dont l'idée nous est [le] plus
» présente. »
202 TRAITE
le bien et le mal nous meuvent également d'une manière
immédiate; il demeure inébranlable, dans l'une et l'autre
hypothèse, que nos passions et nos idées actuelles sont le
principe universel de toutes nos volontés. Je crois l'avoir
démontré d'une manière évidente ; mais comme les exemples
sont bien plus palpables que les meilleures raisons, je veux
en donner encore un ' ; vous y pourrez suivre à loisir tous
les mouvements de l'esprit.
Représentez-vous donc un homme d'une santé languis-
sante et d'un esprit corrompu ; placez-le auprès d'une femme
aussi corrompue que lui ; l'indécence de cet exemple doit
le rendre encore plus sensible; d'ailleurs il a ses modèles
dans toutes les conditions. J'unis par les nœuds les plus
forts, des cœurs unis par leurs penchants ; mais je suppose
que cet homme est exténué de débauches ; ses lâches habi-
tudes ont détruit sa santé ; cependant il n'est pas auprès de
sa maîtresse pour les renouveler toujours ; il n'est venu que
pour la voir; sa pensée n'ose aller plus loin, parce qu'il
souffre et qu'il languit; voilà une résolution prise sur sa
langueur présente et le souvenir du passé. Remarquez que
sa volonté ne se forme pas d'.elle-même ; cela est essentiel.
Cette volonté néanmoins ne doit pas trop nous arrêter : tout
est vicieux au sein du vice ; la sagesse d'un homme faible
est aussi fragile que lui ; l'occasion en est le tombeau. Voici
donc déjà l'habitude qui combat les sages conseils. L'habi-
tude est toujours puissante, même sur un corps languissant ;
pour peu que les esprits soit mus, leurs profondes traces
se rouvrent, et leur donnent un cours plus facile. Près de
l'objet de son amour, l'homme que je viens de vous peindre
éprouve ce fatal pouvoir; son sang circule avec vitesse, sa
faiblesse même s'anime, ses craintes et ses réflexions dis-
paraissent comme des ombres. Pourrait-il songer à la mort
lorsqu'il sent renaître sa vie, et prévoir la douleur lorsqu'il
est enivré de plaisir ? Sa force et son feu se rallument. Ce
' Ce n'est pas un nouvel exemple; Vauvcnargues l'a déjà pris plus haut,
mais il le développe ici plus longuement. — G.
SUR LE MBRE ARBITRi:. 203
n'est pas qu'il ait oublié sa première résolution; peut-être
est-elle encore présente , mais comme un souvenir fâcheux
qui chancelle et s'évanouit; des désirs plus doux la com-
battent; l'objet de ses terreurs est loin, le plaisir est pro-
che et certain ; il y touche en mille manières par les sens ou
par la pensée ; le parfum d'une fleur que l'on vient de cueillir
ne pénètre pas aussi vite que les impressions du plaisir ; le
goût des mets les plus rares n'entre pas si avant dans un
homme aiTamé, ni celui d'un vin délicieux dans la pensée
d'un ivrogne. Cependant l'expérience mêle encore quelque
inquiétude à ces sentiments flatteurs ; de secrets retours les
balancent; des volontés commencées tombent et meurent
aussitôt ; la proximité du plaisir et la prévoyance des peines
opposent entre eux ces désirs, les éteignent et les raniment:
faites attention à cela. Mais enfin qu'est-ce que la vie, lors-
qu'elle est abîmée dans la vue de la mort, dans une tristesse
sauvage, sans plaisir et sans liberté? Quelle folie de quitter
le présent pour l'avenir, le certain pour l'incertain ! Les
voluptés les plus molles trouvent leur contre-poison ; le ré-
gime, les remèdes, réparent bientôt les forces. Ce n'est
point un mal sans ressource que de céder à l'occasion ;
une seule faiblesse est-elle sans retour? Dorénavant l'on
peut fuir le danger; mais on a tant fait de chemin... Là-
dessus vient un regard qui donne d'autres pensées; la
crainte et la raison se cachent, le charme présent les dissipe,
et la volonté dominante se consomme dans le plaisir.
— Mais si cet homme, direz-vous, voulait retenir ses
idées, sa première résolution ne s'effacerait pas ainsi. —
S'il le voulait bien, d'accord; mais je l'ai déjà dit, et je le
répète encore, cet homme ne peut le vouloir que ses ré-
flexions n'aient la force de créer cette volonté; or, ses sen-
sations plus puissantes exténuent ses réflexions, et ses ré-
flexions exténuées produisent des désirs si faibles, qu'ils
cèdent sans résistance à l'impression des sens'.
* Add.: «. Nous nous figurons plaisamment que lorsque la passion nous
" porte i\ quelque mal, et que la raison nous en dOtourno, il }• a encore en
204 TRAITÉ
Sentez donc dans ces exemples la vérité des principes que
j'ai établis, faites-en l'application : le voluptueux, de sang-
froid , connaît et veut son vrai bien, qui est la vie et Ja
santé; près de l'objet de sa passion, il en perd le goût et
l'idée; conséquemment, il s'en éloigne, il court après un
bien trompeur. Lorsque la raison s'offre à lui, son affection
se tourne vers elle ; lorsqu'elle fait place au mensonge, ou
que, captivée par l'objet présent, son affection change aussi,
sa volonté suit ses idées ou ses sentiments actuels; rien n'est
si simple que cela. La raison et les passions , les vices et
la vertu dominent ainsi tour à tour, selon leur degré de
force et selon nos habitudes; selon notre tempérament,
nos principes, nos mœurs; selon les occasions, les pensées,
les objets, qui sont sous les yeux de l'esprit. Jésus-Christ
a marqué cette disposition et cette faiblesse des hommes
en leur apprenant la prière : craignez, dit- il , les tenta-
tions; priez Dieu qu'il vous en éloigne, et qu'il vous dé-
tourne du mal. Mais les hommes , peu capables de replier
leur esprit, prennent ce pouvoir qui est en eux d'être mus
indifféremment vers toute sorte d'objets par leur volonté
toute seule, pour une indépendance totale. Il est bien vrai
que leur cœur est maniable en tout sens ; mais leurs désirs
orgueilleux dépendent de leurs pensées, et leurs pensées,
de Dieu seul. C'est donc dans cette puissance de nous mou-
voir de nous-mêmes, selon les lois de notre être, que con-
siste la liberté ; cependant ces lois dépendent des lois de la
création, car elles sont éternelles, et Dieu seul peut les
changer par les effets de sa grâce.
Vous pouvez, si vous le voulez, user d'une distinction,
n'appeler point liberté les mouvements des passions nés
d'une action étrangère, quoiqu'elle soit invisible; vous ne
'( nous un tiers, auquel il appartient de décider. Mais ce tiers, quel est-il ? je *
« le demande. Je ne connais dans riionnne que des sentiments et des pen-
« sées ; quand les passions lui donnent un mauvais conseil, à qui aura-t-il
« recours ? A sa raison ? Mais si sa raison lui dit elle-même d'obéir cette fois
« à ses passions, qui le sauvera de l'erreur ? Y a-t-il dans son esprit un au-
■ tre tribunal qui puisse infirmer les arrêts et les résolutions de celui-ci ? »
SUR LE LIBRE ARBITRE. 205
donnerez ce nom qu'aux seules dispositions qui soumettent
nos démarches aux règles de la raison : toutefois ne sortez
point d'un principe irréfutable; reconnaissez toujours que
la raison même, la sagesse et la vertu ne sont que des dé-
pendances du principe de notre être, ou des impulsions
nouvelles de Dieu, qui donne la vie et le mouvement à
tout.
Mais, afin de retenir ces vérités importantes, permettez que
je les place sous le même point de vue. Nous avons mis
d'abord toute la liberté à pouvoir agir de nous-mêmes et
de notre propre gré ; nous avons reconnu cette puissance en
nous, quoiqu'elle y soit limitée par les objets extérieurs ;
nous n'admettons point cependant de volontés indépen-
dantes des lois de la création, parce que cela serait impie,
et contraire à l'expérience, à la raison, à la Foi; mais cette
dépendance nécessaire ne détruit point la liberté; elle nous
est même extrêmement utile. Que serait-ce qu'une volonté
sans guide, sans règle, sans cause ? Il est heureux pour nous
qu'elle soit dirigée ou par nos sentiments ou par notre
raison ; car nos sentiments, nos idées, ne diffèrent point de
nous-mêmes, et nous sommes vraiment libres, lorsque les
objets extérieurs ne nous meuvent point malgré nous.
La volonté rappelle ou suspend nos idées ; nos idées for-
ment ou varient les lois de la volonté ; les lois de la volonté
sont par là des dépendances des lois de la création; mais
les lois de la création ne nous sont point étrangères, elles
constituent notre être, elles forment notre essence, elles
sont entièrement nôtres , et nous pouvons dire hardiment
que nous agissons par nous-mêmes, quand nous n'agissons
que par elles.
La violence que nos désirs souffrent des objets du dehors
est entièrement distincte de la nécessité de nos actions :
une action involontaire n'est point libre; mais une action
nécessaire peut être volontaire , et libre, par conséquent.
Ainsi la nécessité n'exclut point la liberté; la religion les
admet l'une et l'autre; la Foi, la raison, l'expérience, s'ac-
23G TRAlTi:
cordent à cette opinion; c'est par elle que l'on concilie
l'Écriture avec elle-même et avec nos propres lumières :
qui pourrait la rejeter ' ?
Connaissons donc ici notre sujétion profonde; que l'er-
reur, la superstition, se fondent à la lumière présente à nos
yeux; que leurs ombres soient dissipées, qu'elles tombent,
qu'elles s'effacent aux rayons de la vérité, comme des fan-
tômes trompeurs! Adorons la hauteur de Dieu, qui règne
dans tous les esprits, comme il règne sur tous les corps;
déchirons le voile funeste qui cache à nos fiiibles regards
la chahie éternelle du monde, et la gloire du Créateur ! Quel
* Add. : « Ainsi la libertu et la nécessité subsistent ensemble; ainsi le rai-
« sonncment et l'expérience justifient la Foi, qui les admet. C'est ce que M. de
« Voltaire a parfaitement bien exprimé dans ces beaux vers :
Sur ini autel de fer, un Ih're inexplicable
Contient de l'avenir l'histoire frrévocable.
La main de l'Eternel y marqua nos désirs,
Et nos chagrins crnels, et nos faibles plaisirs.
On voit la Liberté, cette esclaA'e si fière,
Par d'invincibles nœuds en ces lieux prisonnière;
Sous nn joug inconnu, que rien ne peut briser,
Dieu sait l'assujétîr, sans la tyranniser;
A ses suprêmes lois d'autant mieux attachée *
Que sa chaîne à ses yeux pour jamais est cachée,
Qu'en obéissant même, elle agit par son choix,
Et souvent aux destins pense donner des lois.
{Henriade, chant VII, v. 28:3—296.)
(( J'aimerais mieux avoir fait ces douze vers que le long chapitre de la Puis-
(( sance de M. Locke. C'est le propre des philosophes, qui ne sont que philo-
«'sophes, de dire quelquefois obscurément en un volume ce que la poésie et
« l'éloquence peignent beaucoup mieux d'un seul ti'ait. « — Vauvenargues se
montre ici peu reconnaissant, car c'est précisément dans ce long chapitre de
kl Puissance qu'il a pris son texte et bon nombre de ses arguments. Tout son
traité du Libre Arbitre pourrait se résumer dans cette phrase de Locke :
« Notre idée de la liberté ne va pas au-delà de la puissance d'agir ou de ne
« pas agir; car toutes les fois que quelque obstacle arrête cette puissance
« d'agir ou de ne pas agir, ou que quelque force vient à détruire Tindiffé-
« renée de cette puissance, il n'y a plus de liberté, et la notion que nous en
« avons disparaît tout à fait. » (Essai sur l'Entendement humain. — Livre II,
chap. XXI, de la Puissance, § 10.) Vauvenargues doit plus encore à Locke, car
il lui doit l'idée, la méthode et le titre même de son principal ouvrage. Locke
avait écrit un Essai siir V Entendement humain; Vauvenargues écrit une Intro-
duction à la Connaissance de VEsprit humain ; Locke avait vu, et c'est là peut-
être son seul titre à la gloire, que la psychologie, ou l'étude de l'âme et de ses
facultés, est le point de départ obligé de toute saine philosophie ; Vauvenar-
gues déclare de même que le premier objet qu'il se propose c'est l'étude de
l'homme dans son âme et ses facultés, ou ses diverses parties, comme il les
appelle. — G.
SUR LE LIBRE ARBITRE. 207
spectacle admirable que ce concert éternel de tant d'ou-
vrages immenses, et tous assujettis à des lois immuables ! 0
majesté invisible ! votre puissance infinie les a tirés du néant,
et l'univers entier, dans vos mains formidables, est comme
un fragile roseau. L'orgueil indocile de l'homme oserait-il
murmurer de sa subordination ? Dieu seul pouvait être par-
fait ; il fallait donc qu'il soumît l'homme à cet ordre inévi-
table, comme les autres créatures; en sorte que l'homme
pût leur communiquer son action, et recevoir aussi la leur.
Ainsi, les objets extérieurs forment des idées dans l'esprit,
ces idées des sentiments, ces sentiments des volontés, ces
volontés des actions en nous, et hors de nous. Une dépen-
dance si noble dans toutes les parties de ce vaste univers
doit conduire nos réflexions à l'unité de son principe; cette
subordination fait la solide grandeur des êtres subordonnés.
L'excellence de l'homme est dans sa dépendance; sa sujé-
tion nous étale deux images merveilleuses, la puissance in-
finie de Dieu, et la dignité de notre âme; la puissance de
Dieu, qui comprend toutes choses ; et la dignité de notre
âme, émanée d'un si grand principe, vivante, agissante en
lui, et participante ainsi de l'infinité de son être par une si
belle union. L'homme, indépendant, serait un objet de mé-
pris; toute gloire, toute ressource, cessent aussitôt pour
lui ; la faiblesse et la misère sont son unique partage ; le
sentim.ent de son imperfection fait son supplice éternel. Mais
le même sentiment, quand on admet sa dépendance, fait
sa plus douce espérance; il lui découvre d'abord le néant
des biens finis, et le ramène à son principe, qui veut le re-
joindre à lui, et qui peut seul assouvir ses désirs dans la
possession de lui-même.
Cependant, comme nos esprits se font sans cesse illusion,
la main qui forma l'univers est toujours étendue sur
l'homme; Dieu détourne loin de nous les impressions pas-
sagères de l'exemple et du plaisir; sa grâce victorieuse
sauve ses élus sans combat, et Dieu met dans tous les
hommes des sentiments très-capables de les ramener au
208 TUAITK
bien et à la vérité, si des habitudes plus fortes ou des sen-
sations plus vives ne les retenaient dans l'erreur. Mais,
comme il est ordinaire qu'une grâce, suffisante pour les âmes
modérées, cède à l'impétuosité d'un génie vif et sensible,
nous devons attendre en tremblant les secrets jugements
de Dieu, courber notre esprit sous la Foi, et nous écrier avec
saint Paul : 0 profondeur éternelle, qui peut sonder tes
abîmes? qui peut expliquer pourquoi le péché du premier
homme s'est étendu sur sa race? pourquoi des peuples en-
tiers, qui n'ont point connu la vie, sont réservés à la mort?
pourquoi tous les humains, pouvant être sauvés, sont tous
exposés à périr ' ?
• ^ous l'avons dit dans notre t^tuye de VuuvenaryueH, on ne peut s'étonner
assez de voir l'apôtre le plus décidé de Vaction contester ici à rhomme le pou-
voir d'agir, et, après de vains efïbrts pour concilier la liberté et la nécessité,
conclure pour la dernière. Nous avons remarqué déjà , nous remarquerons
encore bien des contradictions dans Vauvenargues ; mais celle-ci est la plus
étrange de toutes. Il est vrai que cet ouvrage appartient à sa jeunesse; car
le Discours sur la Liberté, qui en est le noyau, et que nous y avons joint sous
forme de notes, est daté du mois de juillet 1737, à Besançon^ et Vauvenargues
avait alors 22 ans ; mais il n'est pas moins vrai qu'il en a retenu jusqu'à la
fin de sa vie les principales conclusions, sinon toutes. Il suffit, pour s'en con-
vaincre, de relire V Eloge d'Hippolyte de Seytres, et surtout les Réflexions sur
divers sujets, où cette idée de Isl nécessité tient tant de place encore. Faut-il voir
dans cette opinion extrême le douloureux ressentiment des chagrins parti-
culiers de l'auteur? Faut-il croire que, trouvant toujours en lui, précisément
parce qu'il a l'âme haute, une plus grande puissance de vouloir que d'attein-
dre, Vauvenargues, sous le coup de tant d'espérances brisées et de tant de
bonne volonté perdue, nie la volonté dans son principe, parce qu'elle est sou-
vent impuissante dans ses effets, et conclut que l'homme n'est pas libre, parce
que la volonté ne reçoit pas toujours le prix , même des plus nobles efforts ?
Enfin, ne faut-il voir dans ce traité qu'un exercice et une œuvre d'imitation ?
Nous y avons trouvé la trace de Locke ; celles de Port-Royal et de Malebranche
ne sont pas moins visibles, et il n'y a pas loin des conclusions de Vauve-
nargues à la fatalité de la grâce et à l'absorption de l'homme en Dieu. D'un
autre côté, le premier que nous sachions, M. Prevost-Paradol, professeur à la
Faculté des Lettres d'Aix, a signalé, dans ses brillantes et solides leçons sur
Vauvenargues, la ressemblance de ce Traité sur le Libre Arbitre avec la théo-
rie de Spinosa dans V Ethique et dans la Lettre à Oldenlurg. Cette ressem-
blance est à noter en eflet , car il est probable que Vauvenargues n'avait pas
luSpinosa,dont il ne prononce qu'une seule fois, et indirectement, le nom dans
ses ouvrages (voir aux Caractères, Eumolpe, ou le Mauvais poète); mais il.
suffisait qu'il eût étudié Malebranche pour se rencontrer avec le philosophe
panthéiste, car ce dernier n'a fait que tirer les conséquences extrêmes de la
théorie du premier. — G.
SUR LE LIBRE ARBITRE. 209
RÉPONSES
AUX CONSÉOUENCES DE LA NÉCESSITÉ
1'*' RÉPONSE.
Je ne détruis en aucune manière la nécessité des bonnes
œuvres, en établissant la nécessité de nos actions. Il est
vrai qu'on peut inférer de mes principes, que ces mêmes
œuvres sont en nous des grâces de Dieu, qu'elles ne reçoi-
vent leur prix que de la mort du Sauveur, et que Dieu cou-
ronne dans les justes ses propres bienfaits; mais cette
conséquence est conforme à la Foi, et si conforme, qu'une
autre doctrine lui serait tout à fait contraire, et ne pourrait
pas s'expliquer. Ne me demandez donc pas pourquoi la né-
cessité des bonnes œuvres, dès que leur mérite ne vient pas
de nous; car ce n'est pas à moi à vous répondre là-dessus,
c'est à l'Église. On vous demanderait aussi pourquoi la mort
de Jésus-Christ : Dieu ne pouvait-il pas faire qu'Adam ne
péchât jamais? Ne pouvait-il racheter le péché que par le
sang de son fils? Sans doute, un Dieu tout-puissant pouvait
changer tout cela ; il pouvait créer les hommes aussi heu-
reux que les anges, il pouvait les faire naître sans péché;
de même, il pouvait nous sauver ou nous condamner sans les
œuvres. Qui doute de ces vérités? Cependant il ne le veut
pas, et cette raison doit suffire, parce qu'il n'y a rien qui
répugne à l'idée d'un être parfait dans une pareille doctrine,
et que, n'ayant point de prétexte pour la rejeter, nous avons
l'autorité de l'Eglise pour l'accepter ; ce qui fait pencher la
balance et décide la question.
— Mais, poursuivez-vous, si c'est Dieu qui est l'auteur de
nos bonnes œuvres, et que tout soit en nous par lui, il est
210 TRAITÉ
aussi l'auteur du mal, et, conséquemment, vicieux; blas-
phème qui fait horreur. — Or, je vous demande à mon tour,
qu'entendez-vous par le mal ? Je sais bien que les vices sont
en nous quelque chose de mauvais, parce qu'ils entraînent
toutes sortes de désordres et la ruine des sociétés ; mais les
maladies ne sont-elles pas mauvaises, les pestes, les inon-
dations'? Cependant cela vient de Dieu, et c'est lui qui
fait les monstres et les plus nuisibles animaux; c'est lui qui
crée en nous un esprit si fini, et un cœur si dépravé. Que
s'il a mis dans notre esprit le principe des erreurs, et dans
notre cœur le principe des vices, comme on ne peut le nier,
pourquoi répugnerait-il de le faire auteur de nos fautes, et
de toutes nos actions? Nos actions ne tirent leur être, leur
mérite ou leur démérite, que du principe qui les a pro-
duites ; or, si nous reconnaissons que Dieu a fait le principe
qui est mauvais, pourquoi refuser de croire qu'il est l'au-
teur des actions qui n'en sont que les effets ? N'y a-t-il pas
contradiction dans ce bizarre refus ? Il ne sert de rien de
répondre que Dieu met en nous la raison pour contenir ce
principe vicieux, et que nous nous perdons par le mauvais
usage que nous faisons de notre volonté. Notre volonté
n'est corrompue que par ce mauvais principe, et ce mauvais
principe vient de Dieu, car il est manifeste que le Créateur
adonné aux créatures leur degré d'imperfection. Il n'eût pu
les former parfaites, vu qu'il ne peut y avoir qu'un seul
être parfait; ainsi, elles sont imparfaites, et, comme impar-
faites, vicieuses; car le vice n'est autre chose qu'une sorte
d'imperfection ; mais de ce que la créature est imparfaite,
doit-on tirer que Dieu l'est? et de ce que la créature impar-
faite est vicieuse, peut-on conclure que le Créateur est
vicieux ?
— Au moins serait-il injuste, direz-vous, de punir dans
les créatures une imperfection nécessaire. — Oui, selon
l'idée que vous avez de la justice; mais ne répugne- t-il pas
♦ Voir, plus loin, page 2i8, le fragment sur la Providence. — G.
SUR LE LIBRE ARBITRE. 211
à cette même idée que Dieu punisse le péché d'Adam jusque
dans sa postérité, et qu'il impute aux peuples idolâtres l'in-
fraction de lois qu'ils ignorent? Que répondez-vous cepen-
dant, lorsqu'on vous oppose cela? Vous dites que la justice
de Dieu n'est point semblable à la nôtre; qu'elle n'est point
dépendante de nos faibles préjugés; qu'elle est au-dessus
de notre raison et de notre esprit. Eh î qui m'empêche de
répondre la même chose? 11 n'y a pas de suite dans votre
créance, ou du moins dans vos discours; car, lorsqu'on vous
presse un peu sur le péché originel et sur le reste, vous
dites qu'on n'a pas d'idée de la justice de Dieu; et lorsque
vous me combattez, vous voulez qu'on y en attache une qui
condamne mes sentiments , et alors vous n'hésitez point à
rendre la justice divine semblable à la justice humaine; ainsi,
vous changez les définitions des choses selon vos besoins. Je
suis de meilleure foi, je dis librement ma pensée : je crois
que Dieu peut à son gré disposer de ses créatures, ou pour
un supplice éternel, ou pour un bonheur infini, parce qu'il
est le maître, et qu'il ne nous doit rien ; je n'ai sur cela
qu'un langage, vous ne m'en verrez pas changer. Je ne
pense donc pas que la justice humaine soit essentielle au
Créateur : elle nous est indispensable, parce qu'elle est des
lois de Dieu la plus vive et la plus expresse; mais l'auteur
de cette loi ne dépend que de lui seul , n'a que sa volonté
pour règle, son bonheur pour unique fin. Il est vrai qu'il
n'y a rien au monde de meilleur que la justice, que l'équité,
que la vertu; mais ce qu'il y a de plus grand dans les
hommes est tellement imparfait, qu'il ne saurait convenir
à celui qui est parfait; c'est même une superstition que de
donnernos vertus à Dieu. Cependant, il est juste en un sens,
il l'a dit, nous devons le croire; or, voici quelle est sa jus-
tice : il donne une règle aux hommes, qui doit juger leurs
actions, et il les juge exactement par cette règle ; il n'y dé-
roge jamais. Par cette égalité constante il justifie bien sa
parole, puisque la justice n'est autre chose que l'amour de
l'égahté; mais cette égalité qu'il met entre les hommes
212 TRAITE
n'est point entre les hommes et lui. Peut-il y avoir de l'éga-
lité dans une distance infinie des créatures au Créateur?
cela se peut-il concevoir? —11 se contredit, dites-vous, s'il
est vrai qu'il nous donne une loi dont il nous écarte lui-
même. — iNon, il ne se contredit point ; sa loi n'est point sa
volonté ; il nous a donné cette loi pour qu'elle jugeât nos
actions ; mais, comme il ne veut pas nous rendre tous heu-
reux, il ne veut pas non plus que tous suivent sa loi; rien
de si facile à connaître.
— Dieu n'est donc pas bon, direz-vous. ■ — 11 est bon,
puisqu'il donne à tant de créatures des grâces qu'il, ne leur
doit point, et qu'il les sauve ainsi gratuitement. 11 aurait
plus de bonté, selon nos faibles idées, s'il voulait nous sau-
ver tous ; sans doute il le pourrait, puisqu'il est tout-puis-
sant; mais puisqu'il le pourrait et qu'il ne le fait pas, il
faut conclure qu'il ne le veut pas, et qu'il a raison de ne le
pas vouloir.
— 11 le veut, selon nous, me répondrez- vous ; mais c'est
nous qui lui résistons.- — 0 le puissant raisonnement !
Quoi! celui qui peut tout, peut donc vouloir en vain? il
manque donc quelque chose à sa puissance ou à sa vo-
lonté? car si l'une et l'autre étaient entières, qui pourrait
leur résister? Sa volonté, dit-on, n'est que conditionnelle;
c'est sous des conditions qu'il veut notre salut; mais quelle
est cette volonté ? Dieu peut tout, il sait tout ; et il veut mon
salut, que je ne ferai pas, qu'il sait que je ne ferai pas, et
qu'il tient à lui d'opérer ! Ainsi Dieu veut une chose qu'il
sait qui n'arrivera pas, et qu'il pourrait faire arriver! Quelle
étrange contradiction ! Si un homme, sachant que je veux
me noyer, et pouvant m'en empêcher sans qu'il lui en coûte
rien, et m'ôter même cette funeste volonté, me laissait ce-
pendant mourir et suivre ma résolution, dirait-on qu'il veut
me sauver, tandis qu'il me laisse périr? Tant de nations
idolâtres que Dieu laisse dans l'erreur, et qu'il aveugle
lui-même, comme le dit l'Écriture, prouvent -elles, par leur
misère et par leur abandonnement, que Dieu veut aussi
SUR LE LIBRE ARBITRE. 213
leur salut? Il est mort pour tous, j'en conviens; c'est-à-dire
que sa mort les a tous rendus capables d'être lavés des
souillures du péché originel , et d'aspirer au ciel, qui leur
était fermé, grâce qu'ils n'avaient point avant ; mais de ce
que tous sont rendus capables d'être sauvés, peut-on
conclure que Dieu veut les sauver tous ? Si vous le dites
pour ne pas vous rendre, pour défendre votre opinion,
voilà en effet une fuite; mais si c'est pour nous persuader,
y parviendrez-vous par là, et osez-vous l'espérer ? Pensez-
vous qu'un Américain, d'un esprit simple et grossier, comme
sont la plupart des hommes, qui ne connaît pas Jésus-
Christ, à qui l'on n'en a jamais parlé, et qui meurt dans un
culte impie, soutenu par l'exemple de ses ancêtres, et dé-
fendu par tous ses docteurs; pensez-vous, dis-je, que Dieu
veuille aussi sauver cet homme, qu'il a si fort aveuglé?
pensez-vous au moins qu'on le croie sur votre simple affir-
mation, et vous-même le croyez-vous?
— Vous craignez, dites-vous, que ma doctrine ne tende à
corrompre les hommes, et à les désespérer. — Pourquoi donc
cela, je vous prie? qu'ai-je dit à cet effet? J'enseigne, il est
vrai, que les uns sont destinés à jouir, et les autres à souf-
frir toute l'éternité; c'est la créance inviolable de tous ceux
qui sont dans l'Église, et j'avoue que c'est un mystère que
nous ne comprenons pas. Mais voici ce que nous savons avec
la dernière évidence ; voici ce que Dieu nous apprend : ceux
qui pratiqueront la loi sont destinés à jouir, ceux qui la
transgresseront, à souffrir; il n'en faut pas savoir davantage
pour conduire ses actions, et pour s'éloigner du mal. J'avoue
que si cette notion ne se trouve pas suffisante, si elle ne
nous entraîne pas, c'est qu'elle trouve en nous des obstacles
plus forts ; mais il faut convenir aussi que , bien loin de
nous pervertir, rien n'est plus capable, au contraire, de nous
convertir; et ceux qui s'abandonnent, dans la vue de leur
sujétion, agissent contre les lumières de la plus simple rai-
son, quoique nécessairement.
Il ne faut donc pas dire que notre doctrine soit plus dan-
214 TRAITÉ
gereiise que les autres, rien n'est moins vrai que cela; elle
a l'avantage de concilier l'Écriture avec elle-même et vos
propres contradictions ; il est vrai qu'elle laisse des obscu-
rités; mais elle n'établit point d'absurdités, elle ne se con-
tredit pas. Cependant je sais le respect que l'on doit aux
explications adoptées par l'Eglise; et, si l'on peut me faire
voir que les miennes leur sont contraires, ou même qu'elles
s'en éloignent, quelque vraies qu'elles me paraissent, j'y
renonce de tout mon cœur, sachant combien notre esprit,
sur de semblables matières, est sujet à l'illusion, et que la
vérité ne peut pas se trouver hors de l'Église catholique, et
du Pape qui en est le chef.
T RÉPONSE,
On dit : si tout est nécessaire, il n'y a plus de vice. — Je
réponds qu'une chose est bonne ou mauvaise en elle-même,
et nullement parce qu'elle est nécessaire ou ne l'est pas.
Qu'un homme soit malade parce qu'il le veut, ou qu'il soit
malade sans le vouloir, cela ne revient-il pas au même ?
celui qui s'est blessé lui-même à la chasse n'est-il pas aussi
réellement blessé que celui qui a reçu à la guerre un coup
de fusil ? et celui qui est en délire, pour avoir trop bu, n'est-
il pas aussi réellement fou, pendant quelques heures, que
celui qui l'est devenu par maladie? Dira-t-on que Dieu
n'est point parfait, parce qu'il est nécessairement parfait?
Ne faut-il pas dire, au contraire, qu'il est d'autant plus par-
fait, qu'il ne peut être imparfait? S'il n'était pas nécessai-
* Quand on rencontre des passages comme celui-ci, où Vauvenargues ex-
cède évidemment sa foi et sa soumission à l'Église, on serait tenté de croire
qu'il a écrit ce Traité dans la même pensée ironique que les réflexions inti-
tulées Imitation de Pascal (voir plus loin). N'est-ce pas aux théologiens qu'il
semble en avoir ? et ne voudrait-il pas leur dire : puisque vous soutenez la
transmission du péché originel et la fatalité de la grâce, je pars de là, et, sans
que vous ayez mot à répondre, je prétends vous conduire à la négation abso-
lue de la liberté humaine, sous peine de contradiction flagrante ? — G.
SUR LE LIBRE ARBITRE. 215
rement parfait, il pourrait déchoir de sa perfection, à laquelle
il manquerait un plus haut degré d'excellence, et qui dès
lors ne mériterait plus ce nom. 11 en est de même du vice :
plus il est nécessaire, plus il est vice ; rien n'est plus vicieux
dans le monde que ce qui, par son fond, est incapable d'être
bien. — Mais, dira quelqu'un, si le vice est une maladie de
notre âme, il ne faut donc pas traiter les vicieux autrement
que des malades. — Sans difficulté : rien n'est si juste, rien
n'est plus humain ; il ne faut pas traiter un scélérat autre-
ment qu'un malade ; mais il faut le traiter comme un malade.
Or, comment en use-t-on avec un malade ? par exemple,
avec un blessé qui a la gangrène dans le bras ? si on peut
sauver le bras sans risquer le corps, on sauve le bras ; mais
si on ne peut sauver le bras qu'au péril du corps, on le
coupe, n'est-il pas vrai ? Il faut donc en user de même avec
un scélérat : si on peut l'épargner sans faire tort à la société
dont il est membre, il faut l'épargner; mais si le salut de
la société dépend de sa perte, il faut qu'il meure ; cela est
dans l'ordre. — Mais Dieu punira-t-il aussi ce misérable
dans l'autre monde, qui a été puni dans celui-ci, et qui n'a
vécu d'ailleurs que selon les lois de son être? — Cette
question ne regarde pas les philosophes, c'est aux théolo-
giens à la décider. — Ah ! du moins, continue-t-on, en
punissant le criminel qui nuit à la société, vous ne direz pas
que c'est un homme faible et méprisable, un homme odieux.
— Et pourquoi ne le dirai-je pas? Ne dites- vous pas vous-
même d'un homme qui manque d'esprit, que c'est un sot?
et de celui qui n'a qu'un œil, ne dites-vous pas qu'il est
borgne? Assurément, ce n'est pas leur faute s'ils sont ainsi
faits. — Cela est tout différent, répondez-vous : je dis d'un
hom.me qui manque d'esprit, que c'est un sot ; mais je ne
le méprise point. — Tant mieux ; vous faites fort bien ; car
si cet homme, qui manque d'esprit, a l'âme grande, vous
vous tromperiez en disant que c'est un homme méprisable;
mais de celui qui manque en même temps d'esprit et de
cœur, vous ne pouvez pas vous tromper en disant qu'il
216 TRAITÉ
est méprisable, parce que dire qu'un homme est méprisa-
ble, c'est dire qu'il manque d'esprit et de cœur ; or, on n'est
point injuste quand on ne pense en cela que ce qui est vrai,
et ce qu'il est très-impossible de ne pas penser. A l'égard de
ceux que la nature a favorisés des beautés du génie ou de
la vertu, il faudrait être bien peu raisonnable pour se dé-
fendre de les aimer, par cette raison qu'ils tiennent tous
ces biens de la nature. Quelle absurdité ! Quoi ! parce que
M. de Voltaire est né poète, j'estimerais moins ses poésies?
parce qu'il est né humain, j'honorerais moins son huma-
nité? parce qu'il est né grand et sociable, je n'aimerais pas
tendrement toutes ses vertus? C'est parce que toutes ces
choses se trouvent en lui invinciblement, que je l'en aime
et l'en estime davantage; et, comme il ne dépend pas de lui
de n'être pas le plus beau génie de son siècle, il ne dépend
pas de moi de n'être pas le plus passionné de ses admira-
teurs et de ses amis. Il est bon nécessairement; je l'aime de
même. Qu'y a-t-il de beau et de grand que ce que la nature
a fait? qu'y a-t-il de difforme et de faible que ce qu'elle a
produit dans sa rigueur? quoi de plus aimable que ses
dons, ou de plus terrible que ses coups? — Mais, pour-
suivez-vous, malgré cela, je ne puis m' empêcher d'excuser
un homme que la nature seule a fait méchant. — Eh bien !
mon ami, excusez-le; pourquoi vous défendre de la pitié?
La nature a rempli le cœur des bons de l'horreur du vice;
mais elle y a mis aussi la compassion, pour tempérer cette
haine trop fière, et les rendre plus indulgents. Si la créance
de la nécessité augmente encore ces sentiments d'humanité,
si elle rappelle plus fortement les hommes à la clémence,
quel plus beau système? 0 mortels, tout est nécessaire :
le rien ne peut rien engendrer ; il faut donc que le premier
principe de toutes choses soit éternel ; il faut que les êtres
créés, qui ne sont point éternels, tiennent tout ce qui est en
eux de l'Être éternel qui les a faits. Or, s'il y avait dans
l'esprit de l'homme quelque chose de véritablement indé-
pendant; s'il y avait, par exemple, une volonté qui ne dé-
SUR LE LIBRE ARBITRE. 217
pendît pas du sentiment et de la réflexion qui la précèdent,,
il s'ensuivrait que cette volonté serait à elle-même son prin-
cipe; ainsi, il faudrait dire qu'une chose qui a commencé a
pu se donner l'être avant que d'être; il faudrait dire que
cette volonté, qui hier n'était point, s'est pourtant donné
l'existence qu'elle a aujourd'hui, effet impossible et contra-
dictoire. Ce que je dis de la volonté, il est aisé de l'appli-
quer il toute autre chose; il est, dis-je, aisé de sentir que
c'est une loi générale, à laquelle est soumise toute la nature.
En un mot, je me trompe fort, ou c'est une contradiction
de dire qu'une chose est, et qu'elle n'est pas nécessaire-
ment. Ce principe est beau et fécond, et je crois qu'on en
peut tirer les conséquences les plus lumineuses sur les ma-
tières les plus difficiles; mais le malheur veut que les phi-
losophes ne fassent qu'entrevoir la vérité, et qu'il y en ait
peu de capables de la mettre dans un beau jour.
SUR LA JUSTICE '.
La justice est le sentiment d'une âme amoureuse de
l'ordre, et qui se contente du sien. Elle est le fondement
des sociétés; nulle vertu n'est plus utile au genre humain ;
nulle n'est consacrée à meilleur titre. Le potier ne doit rien
à l'argile qu'il a pétrie, dit saint Paul ; Dieu ne peut être
injuste; cela est visible; mais nous en concluons qu'il est
donc juste, et nous nous étonnons qu'il juge tous les hom-
mes par la même loi, quoiqu'il ne donne pas à tous la même
grâce ; et, quand on nous démontre que cette conduite est
formellement opposée aux principes de l'équité, nous disons
que la justice divine n'est point semblable à la justice hu-
maine. Qu'on définisse donc cette justice contraire à la
nôtre ; il n'est pas raisonnable d'attacher deux idées diffé-
rentes au même terme, pour lui donner tantôt un sens,
• Nous aurions pu mettre ce fragment et les deux qui suivent dans les
Réflexions sttr divers sujets; mais comme ils sont évidemment écrits sous la
môme ins])iration que le Traité sur le Libre arbitre, et se rattachent à la
théorie de Vauvenargues sur la nécessité, nous avous cru devoir les laisser
ici. — G.
218 TKAITÉ
tantôt un autre, selon nos besoins ; et il faudrait ôter toute
équivoque sur une matière de cette importance.
SUR LA PROVIDENCE.
Les inondations ou la sécheresse font périr les fruits; le
froid excessif dépeuple la terre des animaux qui n'ont point
d'abri; les maladies épidémiques ravagent en tous lieux
l'espèce humaine, et changent de vastes royaumes en dé-
serts ; les hommes se détruisent eux-mêmes par les guerres,
et le faible est la proie du fort. Celui qui ne possède rien,
s'il ne peut travailler, qu'il meure : c'est la loi du sort ; il
diminue et s'évanouit à la face du soleil, délaissé de toute
la terre. Les bêtes se dévorent aussi entre elles : le loup,
l'épervier, le fa con, si les animaux plus faibles leur échap-
pent, périssent eux-mêmes ; rivaux de la barbare cruauté
des hommes, ils se partagent ses restes sanglants et ne
vivent que de carnage. 0 terre î ô terre î tu n'es qu'un tom-
beau, et un champ couvert de dépouilles; tu n'enfantes que
pour la mort. Qui t'a donné l'être? Ton âme paraît en-
dormie dans ses fers. Qui préside à tes mouvements? Te
faut-il admirer dans ta constante et invariable imperfec-
tion? Ainsi s'exhale le chagrin d'un philosophe qui ne
connaît que la raison et la nature sans révélation.
SUR l'économie de l'univers.
Tout ce qui a l'être a un ordre, c'est-à-dire, une certaine
manière d'exister qui lui est aussi essentielle que son être
même : pétrissez au hasard un morceau d'argile; en quel-
que état que vous le laissiez, cette argile aura des rapports,
une forme et des proportions, c'est-à-dire un ordre, et cet
ordre subsistera tant qu'un agent supérieur s'abstiendra de
le déranger. Il ne faut donc pas s'étonner que l'univers ait
ses lois et une certaine économie ; je vous défie de conce-
voir un seul atome sans cet attribut. — Mais, dit-on, ce qui
étonne, ce n'est pas que l'univers ait un ordre immuable et
nécessaire, mais c'est la beauté, la grandeur et la magni-
SUR LE LIBRE ARBITRE. 219
ficeiice de son ordre. — Faibles philosophes ! entendez-vous
bien ce que vous dites ? Savez-vous que vous n'admirez que
les choses qui passent vos forces ou vos connaissances?
Savez-vous que si vous compreniez bien l'univers, et qu'il
ne s'y rencontrât rien qui passât les limites de votre pou-
voir, vous cesseriez aussitôt de l'admirer? C'est donc votre
très-grande petitesse qui fait un colosse de l'univers ; c'est
votre faiblesse infinie qui vous le représente dans votre
poussière, animé d'un esprit si vaste, si puissant et si pro-
digieux. Cependant tout petits, tout bornés que vous êtes,
vous ne laissez pas d'apercevoir de grands défauts dans cet
infini, et il vous est impossible de justifier tous les maux
moraux et physiques que vous y éprouvez. Vous dites que
c'est la faiblesse de votre esprit qui vous empêche de voir
l'utilité et la bienséance de ces désordres apparents; mais
pourquoi ne croyez-vous pas tout aussi bien que c'est cette
même faiblesse de vos lumières qui vous empêche de saisir
le vice des beautés apparentes que vous admirez ' ? Vous
répondez que l'univers a la meilleure forme possible, puis-
que Dieu l'a fait tel qu'il est. Cette solution est d'un théolo-
gien, non d'un philosophe ; or, c'est par cet endroit qu'elle
me touche, et je m'y soumets sans réserve; mais je suis
bien aise de faire connaître que c'est par la théologie, et
non par la vanité de la philosophie, qu'on peut prouver les
dogmes de la religion.
1 Cette idée paraît absolument fausse; car la beauté de l'ordre qui régit
l'univers est dans l'univers même. Ce que nous admirons, c'est que l'univers
subsiste ; car nous ne pouvons douter qu'il subsiste. Qu'il puisse subsister
autrement, mieux, si l'on veut, à la bonne heure; il n'en est pas moins vrai
qu'il subsiste. Je puis voir plus loin, mais il n'en est pas moins admirable
que je voie. Je puis avoir un sens de plus, mes sens n'en sont pas moins une
machine admirable. Ces résultats que je ne puis nier, sont ce que j'appelle
les beautés de l'ordre de l'univers. Ces beautés ne peuvent donc être simple-
ment apparentes, puisque nous n'en jugeons que par les résultats de cet
ordre. Cet ordre ne peut avoir de vices cachés, puisque ces vices le contra-
rieraient et empocheraient les résultats que nous admirons. Au lieu que ce
que nous prenons pour des défauts peut conduire à des résultats que nous ne
connaissons pas; car on peut croire h ce qu'on ignore, et non pas nier ce que
Ton connaît. — S.
IMITATION
DE PASCAL
SUR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
— La religion chrétienne, disent tous les théologiens, est
au-dessus de la raison. — Mais elle ne peut être contre la
raison; car si une chose pouvait être vraie et être néanmoins
contraire à la raison, il n'y aurait aucun signe certain de
vérité.
— La vérité de la révélation est prouvée par les faits,
continuent-ils; ce principe posé conformément à la raison,
elle-même doit se soumettre aux mystères révélés qui la
passent. — Oui, répondent les libertins, les faits prouvés
par la raison prouveraient la religion, même dans ce qui
1 Le titre Imitation de Pascal et la tournure de ces réflexions pourraient les
faire regarder comme une critique de la manière de Pascal, qui rapporte quel-
quefois des objections contre la religion, sans se mettre en peine de les dé-
truire, comme dans cette réflexion : Les impies qui font profession de sîiivre
la raison, etc., 11^ part., art. XVIII, des Pensées de B. Pascal; et cette autre:
Par les partis, etc. — B. — De son côté, Suard serait tenté quelquefois de
prendre ces morceaux pour des essais de raisonnement et des objections que
Vanvenargues se faisait à lui-même. Selon nous, il y a là plus qu'une critique
de la manière de Pascal, plus qu'un simple exercice de raisonnement, et Vanve-
nargues entendait faire cesobjections à d'autres encore qu'à lui-même. L'arrière-
pensée sceptique et railleuse est trop visible pour qu'on puisse s'y méprendre,
et c'est l'avis de M. Prevost-Paradol, dont nous avons invoqué plus haut
l'autorité. Un autre écrivain, qui n'occupe pas seulement avec distinction la
plus haute chaire d'économie politique en Europe, celle du collège de France,
mais qui est en même temps un critique aussi sûr que délicat, M. Baudril-
lart, reconnaît également ici, et dans le Traité du Libre arbitre qui précède,
« un certain tour d'esprit assez répandu au 18^ siècle, qui consiste à proposer
« à la décision ecclésiastique, non sans ironie sous le respect apparent, la
« solution des problèmes embarrassants de la philosophie qui avoisinent la
« théologie. » Nous ne saurions mieux faire que de déférer à l'opinion de ces
deux excellents juges. — G.
IMITATION DE PASCAL. 221
passe la raison ; mais quelle démonstration peut-on avoir
sur des faits, et principalement sur des faits merveilleux,
que l'esprit de parti peut avoir altérés ou supposés en tant
de manières? Une seule démonstration, ajoutent-ils, doit
prévaloir sur les plus fortes et les plus nombreuses appa-
rences; ainsi la plus grande probabilité de nos miracles ne
contre-balancerait pas une démonstration de la contradiction
de nos mystères, supposé que l'on en eût une.
Il est donc question de savoir qui a pour soi la démons-
tration ou l'apparence. S'il n'y avait que des apparences
dans les deux partis, dès lors il n'y aurait plus de règle ;
car comment compter et peser toutes ces probabilités? S'il
y avait, au contraire, des démonstrations des deux côtés, on
serait dans la même peine, puisque alors la démonstration
ne distinguerait plus la vérité. Ainsi la vraie religion n'est
pas seulement obligée de se démontrer, mais il faut encore
qu'elle fasse voir qu'il n'y a de démonstration que de son
côté. Aussi le fait-elle, et ce n'est pas sa faute si les théo-
logiens, qui ne sont pas tous éclairés, ne choisissent pas
bien leurs preuves.
DU STOÏCISME ET DU CHRISTIANISME.
Les stoïciens n'étaient pas prudents, car ils promettaient
le bonheur dès cette vie, dont nous connaissons tous par
expérience les misères ; leur propre conscience devait les
accuser et les convaincre d'imposture. Ce qui distingue notre
sainte religion de cette secte , c'est qu'en nous proposant,
comme ces philosophes, des vertus surnaturelles, elle nous
donne des secours surnaturels. Les libertins disent qu'ils
ne croient pas k ces secours ; et la preuve qu'ils donnent de
leur fausseté, c'est qu'ils prétendent être aussi honnêtes
gens que les vrais dévots, et qu'à leur avis un Socrate, un
Trajan et un Marc-Aurèle valaient bien un David et un
Moïse ; mais ces raisons-là sont si faibles, qu'elles ne mé-
ritent pas qu'on les combatte.
222 IMITATION
ILLUSIONS DE L'IMPIE.
1. La religion chrétienne, qui est la dominante dans ce
continent , y a rendu les Juifs odieux et les empêche de
former des établissements. Ainsi les prophéties, dit l'in-
sensé, s'accomplissent par la tyrannie de ceux qui les
croient, et que leur religion oblige de les accomplir.
2. Les Juifs , continue cet impie, ont été devant Jésus-
Christ haïs et séparés de tous les peuples de la terre ; ils
ont été dispersés et méprisés comme ils le sont. Cette der-
nière dispersion à la vérité est plus affreuse , car elle est
plus longue, et elle n'est pas accompagnée des mêmes
consolations; cependant, ajoute Timpie, leur état présent
n'est pas assez différent de leurs calamités passées, pour leur
paraître un motif indispensable de conversion.
3. Toute notre religion, poursuit-il, est appuyée sur
l'immortalité de l'âme, qui n'était pas un dogme de foi chez
les Juifs. Comment donc a-t-on pu nous dire de deux reli-
gions différentes dans un objet capital, qu'elles ne com-
posent qu'une seule et même doctrine? Quel est le sectaire
ou l'idolâtre qui ne prouvera pas la perpétuité de sa foi, si
une telle diversité, dans un tel article, ne la détruit pas?
Il, On dit ordinairement : Si Moïse n'avait pas desséché
les eaux de la mer, aurait-il eu l'impudence de l'écrire, à la
face de tout un peuple qu'il prenait à témoin de ce miracle
Voici la réponse de l'impie : Si ce peuple eût passé la mer
au travers des eaux suspendues, s'il eût été nourri pendant
quarante ans par un miracle continuel, aurait-il eu l'im-
bécillité d'adorer un veau, à la face du Dieu qui se mani-
festait par ces prodiges, et de son serviteur Moïse?
J'ai honte de répéter de pareils raisonnements : voilà ce-
pendant les plus fortes objections de l'impiété. Cette extrême
faiblesse de leurs discours n'est-elle pas une preuve sensible
de nos vérités?
DE PASCAL. 223
VANITÉ DES PHILOSOPHES.
Faibles hommes î s'écrie un orateur ', osez-vous vous
fier encore aux prestiges de la raison, qui vous a trompés
tant de fois? Avez-vous oublié ce qu'est la vie, et la mort
qui va la finir ? Ensuite il leur peint avec force la terrible in-
certitude de l'avenir, la fausseté ou la faiblesse des vertus
humaines, la rapidité des plaisirs qui s'effacent comme des
songes, et s'enfuient avec la vie ; il profite du penchant que
nous avons à craindre ce que nous ne connaissons pas, et
à souhaiter quelque chose de meilleur que ce que nous
connaissons ; il emploie les menaces et les promesses, l'es-
pérance et la crainte, vrais ressorts de l'esprit humain, qui
persuadent bien mieux que la raison ' ; il nous interroge
nous-mêmes et nous dit : N'est-il pas vrai que vous n'avez
jamais été solidement heureux ? — Nous en convenons. — •
N'est-il pas vrai que vous n'avez aucune certitude de ce qui
doit suivre la mort? — Nous n'osons encore le nier. —
Pourquoi donc, mes amis, continue-t-il, refuseriez-vous
d'adopter ce qu'ont cru vos pères, ce que vous ont annoncé
successivement tant de grands hommes, la seule chose qui
puisse nous consoler des maux de la vie et de l'amertume
de la mort ?
Ces paroles prononcées avec véhémence nous étonnent ,
et nous nous disons les uns aux autres : Cet homme
connaît bien le cœur humain; il nous a convaincus de
toutes nos misères. — Les a-t-il guéries? répond un philo-
sophe. — ' Non, il ne l'a pu. — Vous a-t-il donné des lu-
mières, continue-t-il, sur les choses qu'il vous a convaincus
de ne pas savoir? — Aucune. — Que vous a-t-il donc en-
seigné? — Il nous a promis, répondons-nous, après cette
vie, un bonheur éternel et sans mélange, et la possession
* Il est clair qu'il s'agit ici d'un orateur chrétien^ d'un prédicateur. — G.
- Vauvenargues a dit dé mCme dans le Discours sur le Caractère des diffé-
rents siècles: << Il n'y a rien que la crainte et l'espérance ne puissent per-
" suader aux hommes. > — G.
224 IMITATION DE PASCAL.
immuable de la vérité. — Hé ! messieurs, dit ce philosophe,
ne tient-il qu'à promettre pour vous convaincre? Croyez-
moi, usez de la vie, soyez sages et laborieux. Je vous
promets aussi que, s'il y a quelque chose après la mort ,
vous ne vous repentirez point de m' avoir cru.
Ainsi un sophiste orgueilleux voudrait que l'on se confiât
à ses lumières autant qu'on se confie à l'autorité de tout un
peuple et de plusieurs siècles ; mais les hommes ne lui dé-
fèrent qu'autant que leurs passions le leur conseillent, et
un clerc n'a qu'à se montrer dans une tribune pour les ra-
mener à leur devoir, tant la vérité a de force.
,
MEDITATION
SUR LA FOI
AVIS DU LIBRAIRE.
L'auteur avait résolu de ne point remettre, dans celte nouvelle édi-
tion, les deux pièces suivantes, les regardant comme peu assortissantes
aux matières sur lesquelles il avait écrit. Son dessein était de les rétablir
dans un autre ouvrage où leur genre n'aurait point été déplacé. Mais la
mort, qui vient de l'enlever, m'ôtant l'espérance de rien avoir d'un
homme si recommandable par la beauté de son génie, par la noblesse
de ses pensées, et dont l'unique objet était de faire aimer la vertu, j'ai
cru que le public me saurait gré de ne pas le priver de deux écrits aussi
adjnirables pour le fond, que pour la dignité et l'élégance avec les-
quelles ils sont traités^.
Heureux sont ceux qui ont une foi sensible, et dont l'es-
prit se repose dans les promesses de la Religion ! Les gens
du monde sont désespérés si les choses ne réussissent pas
selon leurs désirs; si leur vanité est confondue, s'ils font
des fautes, ils se laissent abattre à la douleur; le repos, qui
est la fin naturelle des peines, fomente leurs inquiétudes;
i Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire n'entre pas dans le détail de ce morceau,
et n'y met d'autre note que celle-ci : A renvoyer dans un autre ouvrage, de
piété. — G.
2 Cet avis se trouve dans la seconde édition des Œuvres de Vauvenargues,
commencée par lui-même, mais qui ne fut achevée qu'après sa mort par le.
Hbraire Antoine-Claude Briasson, Paris, 17^7, in-12, sous la surveillance de
l'abbé Trublet et de l'abbé Séguy. — B. — Quoi qu'en dise le libraire, Vau-
venargues n'avait nullement résolu de retirer ces deux pièces. Nous avons
examiné avec soin l'exemplaire d'Aix , annoté par Voltaire, et sur lequel Vau-
venargues marquait lui-mûme les corrections, changements et suppressions
à faire dans la seconde édition; or, nous pouvons afiirmer que, malgré les in-
stances de Vohaire, dont ces cJwses alpi(jeaieut la philosophie (voir sa lettre
de la fin d'avril 1746), Vauvenargues les maintenait, sans en ôter un seul mot.— G.
15
226 MÉDITATION
l'abondance, qui devait satisfaire leurs besoins, les mul-
tiplie ; la raison, qui leur est donnée pour calmer leurs pas-
sions, les sert' ; une fatalité marquée tourne contre eux-
mêmes tous leurs avantages. La force de leur caractère,
qui leur servirait à porter les misères de leur fortune, s'ils
savaient borner leurs désirs , les pousse à des extrémités
qui passent toutes leurs ressources , et les fait errer hors
d'eux-mêmes, loin des bornes de la raison. Ils se perdent
dans leurs chimères; et pendant qu'ils y sont plongés, et
pour ainsi dire abîmés, la vieillesse, comme un sommeil
dont on ne peut pas se défendre vers la fm d'un jour labo-
rieux, les accable, et les précipite dans la longue nuit du
tombeau.
Formez donc vos projets, hommes ambitieux, lorsque vous
le pouvez encore; hâtez-vous, achevez vos songes ; poussez
vos superbes chimères au période' des choses humaines ;
élevés par cette illusion au dernier degré de la gloire, vous
vous convaincrez par vous-mêmes de la vanité des fortunes ;
à peine vous aurez atteint, sur les ailes de la pensée, le
faîte de l'élévation, vous vous sentirez abattus, votre joie
mourra, la tristesse corrompra vos magnificences, et jus-
que dans cette possession imaginaire des faveurs du monde,
vous en connaîtrez l'imposture. 0 mortels ! l'espérance
enivre ; mais la possession , sans espérance même chimé-
rique, traîne le dégoût après elle ; au comble des grandeurs
du monde, c'est là qu'on en sent le néant.
Seigneur, ceux qui espèrent en vous s'élèvent sans peine
au-dessus de ces réflexions accablantes. Lorsque leur cœur,
pressé sous le poids des affaires, commence à sentir la tris-
tesse, il se réfugient dans vos bras; et là, oubliant leurs
douleurs, ils puisent le courage et la paix à leur source.
Vous les échauffez sous vos ailes et dans votre sein pater-
nel; vous faites briller à leurs yeux le flambeau sacré de la-
' Lca porte sur passions. Presque toutes les éditions doiment : les perd;
c'est une faute; notre leçon est celle des deux éditions originales. — G.
- L'auteur veut dire au faîte , ou au plus haut période. — G.
SUR LA FOI. 227
Foi; l'envie n'entre pas dans leur cœur; l'ambition ne le
trouble point ; l'injustice et la calomnie ne peuvent pas
même l'aigrir. Les approbations, les caresses, les secours
impuissants des hommes, leurs refus, leurs dédains, leurs
infidélités, ne les touchent que faiblement ; ils n'en exigent
rien ; ils n'en attendent rien ; ils n'ont pas mis en eux leur
dernière ressource ; la Foi seule est leur saint asile, leur
inébranlable soutien. Elle les console de la maladie qui ac-
cable les plus fortes âmes', de l'obscurité qui confond l'or-
gueil des esprits ambitieux, de la vieillesse qui renverse sans
ressource les projets et les vœux outrés, de la perte du temps
qu'on croit irréparable, des erreurs de l'esprit qui l'humi-
lient sans fin, des difformités corporelles qu'on ne peut ni
cacher ni guérir, enfin des faiblesses de l'âme, qui sont de
tous les maux le plus insupportable et le plus irrémédiable \
Hélas M que vous êtes heureuses, âmes simples, âmes do-
ciles! vous marchez dans des sentiers sûrs. Auguste Reli*-
gion, douce et noble créance, comment peut-on vivre sans
vous? et n'est-il pas bien manifeste qu'il manque quelque
chose aux hommes , lorsque leur orgueil vous rejette ?
Les astres, la terre, les cieux, suivent dans un ordre im-
muable l'éternelle loi de leur être ; toute la nature est con-
duite par une sagesse éclatante; l'homme seul flotte au gré
de ses incertitudes et de ses passions tyranniques, plus
troublé qu'éclairé de sa faible raison. Misérablement dé-
laissé, conçoit-on qu'un être si noble soit le seul privé de
la règle qui règne dans tout l'univers? ou plutôt, n'est-il
pas sensible que, n'en trouvant point de solide hors de la
Religion chrétienne, c'est celle qui lui fut tracée devant la
naissance des cieux? Qu'oppose l'impie à la foi d'une au-
* Voir les G*" et 7' lettres à Saint-Vincens. — G.
• Outre que ces pensées se retrouvent , à peu pr{!s en mêmes termes, dans
la G^ lettre à Saint-Vincens, notons dès maintenant qu'il y a ici des détails parti-
ruliers à Vauvenargues, entre autres la maladie, Vobscurité, et les difformitéa
rorporellcs; nous en tirerons plus loin la conclusion. — G.
"' Notons aussi, des maintenant, que tel n'est pas le langage d'un homme en
paix avec son Dieu. Ce mot est celui du regret, ou, tout au plus, de l'aspi-
ration. — G.
228 MÉDITATION
torité si sacrée? Pense-t-il qu'élevé par-dessus tous les êtres,
son génie est indépendant ? Et qui nourrirait dans ton cœur
un si ridicule mensonge, être infirme? Tant de degrés de
puissance et d'intelligence, que tu sens au delà de toi, ne
te font-ils pas soupçonner une souveraine raison ? Tu vis,
faible avorton de l'être ; tu vis, et tu t'oses assurer que l'Être
parfait ne soit pas! Misérable, lève les yeux, regarde ces
globes de feu qu'une force inconnue condense ; écoute, tout
nous porte à croire que des êtres si merveilleux n'ont pas
le secret de leur cours ; ils ne sentent pas leur grandeur ni
leur éternelle beauté; ils sont comme s'ils n'étaient pas.
Parle donc, qui jouit de ces êtres aveugles, qui ne peuvent
jouir d'eux-mêmes ? qui met un accord si parfait entre tant
de corps si divers, si puissants, si impétueux? d'où naît
leur concert éternel'? D'un mouvement simple, incréé....
Je t'entends; mais ce mouvement, qui opère ces grandes
merveilles, les sait-il, ne les sait-il pas? Tu sais que tu vis ;
nul insecte n'ignore sa propre existence ; et le seul principe
de l'être, l'àme de l'univers.... ô prodige ! ô blasphème !
l'âme de l'univers!... 0 puissance invisible! pouvez-vous
souffrir cet outrage! Vous parlez, les astres s'ébranlent,
l'être sort du néant, les tombeaux sont féconds ; et l'impie
vous défie avec impunité, il vous brave, il vous nie ! 0 parole
exécrable ! il vous brave, il respire encore, et il croit triom-
pher de vous ! 0 Dieu ! détournez loin de moi les effets de
votre vengeance ! 0 Christ ! prenez-moi sous votre aile î
Esprit saint, soutenez ma foi' jusqu'à mon dernier soupir!
M^i'ière» — 0 Dieu ! qu'ai-je fait? quelle offense arme
votre bras contre moi? quelle malheureuse faiblesse m'at-
tire votre indignation ? Vous versez dans mon cœur malade
le fiel et l'ennui qui le rongent; vous séchez l'espérance au
' Vauvenargues a exprimé les mêmes idées dans le Discours sur VlnégaUle
des richesses (p. 178-179). — G.
2 II est assez clair, d'après ce qui précède, que cette foi vient à peine de
naître ou de renaître. — G, .
SUR LA FOI. 229
fond de ma pensée ; vous noyez ma vie d'amertume ; les
plaisirs, la santé, la jeunesse, m'échappent; la gloire, qui
flatte de loin les songes d'une âme ambitieuse, vous me
ravissez tout'
Être juste, je vous cherchai sitôt que je pus vous con-
naître ; je vous consacrai mes hommages et mes vœux inno-
cents dès ma plus tendre enfance, et j'aimai vos saintes
rigueurs. Pourquoi m'avez-vous délaissé? pourquoi, lors-
que l'orgueil, l'ambition, les plaisirs, m'ont tendu leurs
pièges infidèles.... C'était sous leurs traits que mon cœur
ne pouvait se passer d'appui \
J'ai laissé tomber un regard sur les dons enchanteurs du
monde, et soudain vous m'avez quitté ; et l'ennui, les soucis,
les remords, les douleurs, ont en foule inondé ma vie.
0 mon âme ! montre-toi forte dans ces rigoureuses épreu-
ves; sois patiente; espère à ton Dieu, tes maux finiront;
rien n'est stable; la terre elle-même et les cieux s'évanoui-
ront comme un songe. Tu vois ces nations et ces trônes, qui
tiennent la terre asservie : tout cela périra. Écoute, le jour
du Seigneur n'est pas loin, il viendra ; l'univers surpris sen-
tira les ressorts de son être épuisés, et ses fondements
ébranlés : l'aurore de l'éternité luira dans le fond des tom-
beaux, et la mort n'aura plus d'asiles. 0 révolution eflroya-
ble ! L'homicide et l'incestueux jouissaient en paix de leurs
crimes, et dormaient sur des lits de fleurs : cette voix a
frappé les airs, le soleil a fait sa carrière, la face des cieux
a changé. A ces mots, les mers, les montagnes, les forêts,
les tombeaux frémissent, la nuit parle, les vents s'appellent.
Dieu vivant ! ainsi vos vengeances se déclarent et s'ac-
complissent ; ainsi vous sortez du silence et des ombres qui
vous couvraient. 0 Christ! votre règne est venu. Père,
* Voilà encore des traits bien particuliers à Vauvenargues. — G.
'^ C'est l'histoire de Vauvenargues, et de bien des âmes. Il avait eu , dans
son enfance, des moments de foi , auprès de sa mère dont la piété était ar-
dente, auprès de sa sœur qui mourut carmélite à Marseille; puis, au temps
de la jeunesse, les passions étaient venues, et, avec elles, l'esprit d'examen,
et, par suite, le doute. — G.
230 MÉDITATION
Fils, Esprit éternel, l'univers aveuglé ne pouvait vous com-
prendre; l'univers n'est plus, mais vous êtes ; vous êtes,
vous jugez les peuples : le faible, le fort, l'innocent, l'in-
crédule, le sacrilège, tous sont devant vous. Quel spectacle !
je me tais; mon âme se trouble et s'égare en son propre
fonds. Trinité formidable au crime, recevez mes humbles
hommages '.
1 On conçoit aisément que le morceau qui précède ait donné lieu à de
nombreux commentaires. Il est bon de les rapporter et de les discuter en peu
de mots. Voici la première version :
— Voltaire, dans son Siècle de Louis XV, p. 412, édition de Renouard,
1819-22, t. XIX, nous donne l'historique de la publication du principal ou-
vrage de Vauvenargues, Vlntroductiop à h Connaissance de VEsprit humain,
et aussi de la Méditation sur la Foi, et d'une Prière. Voici ce qu'il dit à ce
sujet : « Dans le temps de la mort de M. de Vauvenargues, les Jésuites avaient
« la manie de chercher à s'emparer des derniers moments de tous les hommes
« qui avaient quelque célébrité; et, s'ils pouvaient, ou en extorquer quelque
« déclaration, ou réveiller dans leur âme affaiblie les terreurs de l'enfer, ils
« criaient au miracle. Un de ces Pères se présente chez M. de Vauvenargues
« mourant. — Qui vous a envoyé ici ? dit le philosophe. — Je viens de la part
« de Dieu, répondit le Jésuite. Vauvenargues le chassa, puis, se tournant
« vers ses amis :
Cet esclave est venu,
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.
« L'ouvrage de M. de Vauvenargues, imprimé après sa mort, est intitulé:
« Introduction à la Connaissance de VEsprit humain; les éditeurs, pour faire
<i passer les maximes hardies qu'il renferme, y ont joint une Méditation et
« une Prière trouvées dans les papiers de l'auteur, qui, dans une dispute sur
« Bossuet, avec ses amis, avait soutenu qu'on pouvait parler de la rehgion
',( avec majesté et avec enthousiasme sans y croire. On le défia de le prouver,
« et c'est pour répondre à ce défi qu'il fit les deux pièces qu'on trouve dans
« ses œuvres.» — B. — Constatons d'abord que l'édition Renouard, d'où
cette note est tirée, ne l'attribue pas expressément à Voltaire, et la donne
sans nom d'auteur. La Harpe nous apprend (article Vauvenargues) qu'elle est
de Gondorcet; en effet, elle a paru pour la première fois dans l'édition de
Kehl, plus de 30 ans après la mort de Vauvenargues, plusieurs années après
la mort de Voltaire lui-même, et dans un temps où la manie de tirer à soi les
hommes de quelque célébrité avait gagné d'autres que les Jésuites. Voltaire, qui,
d'ailleurs, est plus sincère et plus vrai qu'on ne le croit communément, n'eût
jamais pu ni voulu dire que V Introduction à la Connaissance de VEsprit humain
avait été imprimée après la mort de l'auteur, lui qui avait assisté à la première
édition que Vauvenargues en avait donnée, et préparé avec lui la seconde; il
n'eût jamais pu ni voulu dire que les deux pièces qui précèdent étaient le ré-
sultat d'un défi; car il les prenait tellement au sérieux que, comme nous l'a-
vons rapporté dans notre Eloge, et comme nous ne saurions trop le répéter,
car la preuve est décisive, c'est à leur sujet qu'il écrivait à Vauvenargues, à
la fin d'avril 1746 :^« Il y a des choses qui ont affligé ma philosophie; ne peut-
« on pas adorer V Etre-Suprême sans se faire capucin? » Voltaire avait telle-
ment à cœur ces deux pièces, que, n'ayant pu décider Vauvenargues à y re-
SUR LA FOI. 231
noncer, il voulait au moins qu'il les réservât pour une autre occasion , poiiî'
un ouvrage de piété, par exemple. (Voir l'exemplaire d'Aix.) Je ne relève ici
que les erreurs matérielles, pour ne pas dire plus, et ne m'arrête pas à montrer
ce qu'il y a d'invraisemblable, de contradictoire au caractère de Vauvenar-
gues, dans cette forfanterie devant la mort, que Condorcet lui prête. Sans
parler de ses Maximes^ où son âme, vraiment fière et vraiment courageuse,
dédaigne la fausse intrépidité de Vincrédule, Vauvenargues était trop bien élevé
et trop peu pédant pour chasser^ même avec deux vers de Racine, un homme
(|ui venait lui parler de Dieu. Mais passons à la seconde version :
— « D'Argental, ami de Vauvenargues, qui assistait à ses derniers moments,
« lui ayant demandé s'il s'était confessé à un théologien qu'on venait d'en-
« voyer au moribond, pour le convertir, ou en faire semblant, Vauvenargues
« répondit par ces deux vers de Racine, dans Bajazet {cités plus haut)....
« L'affaiblissement du corps influa peu en lui sur la vigueur de l'âme, et il
« pensait, comme Voltaire, qu'on peut adorer rÈtre-Suprê/ne sans se faire
« capucin.» — Cette historiette, qui appartient à l'édition Beuchot, est signée de
M. Clogcnson, qui n'en indique pas la source. Elle est évidemment de môme pro-
venance que la première, dont elle n'est que l'abrégé ; elle en diffère, toutefois,
t'u plusieurs points : nous avons ici un simple théologien, au lieu du Père Jé-
suite (jui convenait mieux à Condorcet ; de plus, la scène est réduite ; elle ne se
passe plus devant un cercle d'amis, vers lesquels Vauvenargues se tourne pour
débiter, en héros de théâtre, deux vers de tliéâtre ; elle ne se passe même pas
devant D'Argental, qui n'en reçoit qu'après coup la confidence. Enfin, quand
le commentateur ajoute que Vauvenargues pensait comme Voltaire, dont il
cite un mot que nous avons cité nous-même, il oublie que c'est précisément
à Vauvenargues que Voltaire adressait ce mot, pour lui reprocher précisément
de ne pas penser comme lui, et de se faire capucin, au lieu à' adorer tout bon-
nement VEtre-Supréme. Mais passons à la troisième version ; c'est celle de
Suard, dans l'édition de 180G :
— « On a dit, et il passe même pour constant parmi les personnes qui ont
'( le plus connu Vauvenargues, que la Prière précédejite était le résultat d'une
'< espèce de défi fait à l'auteur d'écrire tout un morceau de prose en vers
« blancs, de manière à ce qu'on ne s'en aperçût pas, à moins d'être averti.
« C'est ce qu'il a fait dans cette Prière. Pour peu qu'on y fasse attention , on
'( la trouvera entièrement composée de vers ayant tous le nombre de pieds
>i qu'il faut pour composer un vers français, et remplissant presque toutes les
" conditions nécessaires des vers, excepté la rime. Au reste, quoi qu'on puisse
« penser do cette anecdote, il faut remarquer que, partout où Vauvenargues
« a pris un ton élevé, il a adopté la même manière; et l'Eloge du jeune de
« Seytres, en particulier, est presque entièrement dans ce genre. » — Ici, le
défi n'est plus le même ; Vauvenargues n'a plus voulu contrefaire la majesté
et Venthousiasme de Bossuet; il a voulu simplement écrire un morceau de
prose en vers blancs^ de manière à ce qu'on ne s'en aperçût pas, et il faut
avouer que le cas est moins grave ; mais, supposé que ce fût l'objet de Vauve-
nargues dans la forme de ce morceau, est-il permis pour cela de nier la sincé-
rité du fond ? -\iera-t-on la sincérité de V Eloge de Seytres, parce qu'il est écrit
avec le même procédé, et dira-t-on (lue cet Eloge n'est qu'un jeu, ou un puéril
exercice de composition ?
Que conclure de ces différentes versions, sinon que leur contradiction même
les rend au moins suspectes, ou plutôt qu'elles se détruisent les unes par les
autres ? Pour nous, la question n'est pas douteuse ; outre les retours person-
nels de l'auteur que nous avons remarqués dans ce morceau, outre quelques
passages qui se retrouvent à peu près identiques dans ses lettres à Saint-Vin-
cens et ailleurs, les vains efïorts de Voltaire, pour faire supprimer une page
232 MÉDITATION SUR LA FOI.
qui le chagrinait, en attestent invinciblement la sincérité. Ajoutons, pour
preuve définitive, que Vauvenargues composa cette pièce dans le môme temps
que VEloge funèbre d'Hippolyte de Seytres^ vers la fin de la retraite de Bo-
hême, c'est-à-dire dans des circonstances où il n'était guère en humeur de
faire des jeux d'esprit. Dans la 26" lettre à Saint-Vincens, adressée d'un can-
tonnement sur le Rhin, à la date du 7 novembre 17Z|3, Vauvenargues lui parle
de la Méditation ^ dont il lui avait envoyé précédemment copie, et lui en
parle trop sérieusement, pour que les diverses versions que nous avons rap-
portées puissent être admissibles. Est-ce à dire pour cela que Vauvenargues
fût chrétien? Non, sans doute, et cette Méditation môme, nous l'avons
remarqué, n'est pas un acte de foi positive, ce n'est qu'un regret, ou, tout
au plus, qu'une aspiration. Vauvenargues est, avant tout, un homme sin-
cère, et, comme tel, il n'a pas de parti pris; il note ses impressions, à mesure
qu'elles lui viennent : hier incrédule, aujourd'hui croyant, ou regrettant de
ne pas l'être. Il suflit de comparer cette Méditation avec ïlmitation de
Pascal^ qui précède immédiatement, pour se faire une juste idée de l'état
de son âme, pour saisir au vif les alternatives de sa pensée, et comprendre
ses contradictions sur ce point. Marmontel, qui l'a vu de près, a dit le mot
peut-être : « Il est mort dans les sentiments d'un chrétien philosophe »,
c'est-à-dire à moitié l'un, à moitié l'autre. En tout cas, ce qu'on ne saurait
contester, c'est qu'au moins il s'inquiète sérieusement de cette sérieuse
question; aussi, je ne sais si un théologien est venu le trouver à son lit de
mort, mais j'affirme que si Vauvenargues ne s'est pas rendu à ses instances,
du moins, il ne l'a pas renvoyé avec insulte. Après une étude plus appro-
fondie de ses œuvres et de son caractère, nous rçistons dans les termes de
notre Eloge : s'il ne croit pas, du moins, jamais il n'a pris son parti de ne
pas croire ; son esprit hésite, et va tour à tour de la foi au doute, et du doute
à la foi ; quand la mort est venue, il hésitait encore. — G.
RÉFLEXIONS
CRITIQUES
SUR QUELQUES POETES
1. — LA FONTAINE.
Lorsqu'on a entendu parler de La Fontaine, et qu'on
vient à lire ses ouvrages, on est étonnéM'y trouver, je ne
dis pas plus de génie, mais plus même de ce qu'on appelle
de l'esprit, qu'on n'en trouve dans le monde le plus cul-
tivé. On remarque avec la même surprise la profonde intel-
ligence qu'il fait paraître de son art ; et on admire qu'un
esprit si lin ait été en même temps si naturel '.
Il serait superflu de s'arrêter à louer l'harmonie variée
et légère de ses vers; la grâce, le tour, l'élégance, les
charmes naïfs de son style et de son badinage ; je remar-
querai seulement que le bon sens et la simplicité sont les
caractères dominants de ses écrits. 11 est bon d'opposer un
tel exemple à ceux qui cherchent la grâce et le brillant
hors de la raison et de la nature. La simplicité de La Fon-
taine donne de la grâce à son bon sens, et son bon sens
rend sa simplicité piquante ; de sorte que le brillant de ses
ouvrages naît peut-être essentiellement de ces deux sources
' 1'* Edition : « Et on ne peut comprendre que le mot (.Vinstinct ait été
ti employé avec une affectation particulière à marquer le caractère d'un esprit
« si fin. » A quoi Voltaire répond en marge de l'exemplaire d'Aix : C'est à
cause de sa conduite^ et de son ineptie dans tout le reste. Voltaire se défendait
ici lui-même, car il était un de ceux (lui réduisaient le génie de La Fontaine
iiVinstinct, et c'est, sans doute, par égard pour Voltaire que Vauvenargues
supprima la première leçon. (Voir, sur ce point , leurs lettres des 7 et 21
janvier, et du 3 avril 11 h5.) — G.
234 RÉFLEXIONS CRITIQUES
réunies. Rien n'empêche au moins de le croire; car pour-
quoi le bon sens, qui est un don de la nature, n'en aurait-il
pas l'agrément? La raison ne déplaît, dans la plupart des
hommes, que parce qu'elle y est étrangère'. Un bon sens
naturel est presque inséparable d'une grande simplicité;
et une simplicité éclairée est un charme que rien n'égale.
Je ne donne pas ces louanges aux grâces d'un homme si
sage, pour dissimuler ses défauts ; je crois qu'on peut
trouver dans ses écrits plus de style que d'invention, et
plus de négligence que d'exactitude '. Le nœud et le fond
de ses Contes ont peu d'intérêt, et les sujets en sont bas;
on y remarque quelquefois bien des longueurs, et un air
de crapule qui ne saurait plaire \ Ni cet auteur n'est parfait
en ce genre, ni ce genre n'est assez noble.
2. — BOILEAU.
Boileau prouve, autant par son exemple que par ses pré-
ceptes, que toutes les beautés des bons ouvrages naissent
de la vive expression et de la peinture du vrai ; mais cette
expression, si touchante, appartient moins à la réflexion, su-
jette à l'erreur, qu'à un sentiment très- intime et très-fidèle
de la nature^. La raison n'était pas distincte, dans Boileau,
du sentiment : c'était son instinct ^ ; aussi a-t-elle animé ses
écrits de cet intérêt qu'il est si rare de rencontrer dans les
ouvrages didactiques.
* Le sens de cette phrase, qui n'est pas claire, est, je crois, que la raison
déplaît, dans la plupait des hommes, parce qu'elle est élrangère à l'agrément^
qui naît du bon sens uni à la simplicité. — G.
2 [Il y a trop de négligences et de platitudes. — V.]
^ [Vauvenargues trouve le genre des Contes de La Fontaine trop bas. Il est
familier, et peut-être pas assez varié; mais descend-il jusqu'à la bassesse?
et la licence va-t-elle jusqu'à la crapule? Si cela est, que dira-t-on de Gré-
court ? Il y a des nuances dans le vice, et il est juste de ne pas les confondre.
— La H.]
^ La 1" édition ajoutait ici cette phrase que nous regrettons : « La vérité
« se fane dans nos réflexions, et des mains pesantes et dures en emportent
« toute la fleur. » — G.
^ [Donc on peut se servir de ce mot pour La Fontaine. — V. \ (Voir la 1'^ note
du morceau précédent.) — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 235
Cela met, je crois, dans son jour, ce que je viens de tou-
cher en parlant de La Fontaine. S'il n'est pas ordinaire de
ti'ouver de l'agrément parmi ceux qui se piquent d'être rai-
sonnables, c'est peut-être parce que la raison est entée
dans leur esprit, où elle n'a qu'une vie artificielle et em-
pruntée; c'est parce qu'on honore trop souvent du nom
de raison une certaine médiocrité de sentiment et de génie,
qui assujettit les hommes aux lois de l'usage, et les dé-
tourne des grandes hardiesses, sources ordinaires des gran-
des fautes.
Boileau ne s'est pas contenté de mettre de la vérité et de
la poésie dans ses ouvrages, il a enseigné son art aux au-
tres ; il a éclairé tout son siècle ; il en a banni le faux goût,
autant qu'il est permis de le bannir de chez les hommes. Il
fallciit qu'il fût né avec un génie bien singulier, pour échap-
per, comme il a fait, aux mauvais exemples de ses contem-
porains, et pour leur imposer ses propres lois. Ceux qui
bornent le mérite de sa poésie à l'art et à l'exactitude de
sa versification, ne font pas peut-être attention que ses
vers sont pleins de pensées, de vivacité, de saillies, et
même d'invention de style. Admirable dans la justesse,
dans la solidité et la netteté de ses idées, il a su conserver
ces caractères dans ses expressions, sans perdre de son feu
et de sa force ; ce qui témoigne incontestablement un grand
talent. Je sais bien que quelques personnes', dont r autorité est
respectable, ne nomment génie dans les poètes que l'in-
vention dans le dessein de leurs ouvrages. Ce n'est, disent-
ils, ni l'harmonie, ni l'élégance des vers, ni l'imagination
dans l'expression, ni môme l'expression du sentiment, qui
caractérisent le poète : ce sont, à leur avis, les pensées
mâles et hardies, jointes à l'esprit créateur. Par là, on
prouverait que Bossuet et Newton ont été les plus grands
poètes de la terre; car certainement l'invention, la har-
' \oltaire, eiitr'autres. Les diverses éditions répètent la r\joltié de ce pa-
ragraphe dans le morceau sur quelques ouvrages de M. de Voltaire ; nous
avons évité ce double emploi. — G.
236 RÉFLEXIONS CRITIQUES
(liesse et les pensées mâles ne leur manquaient pas. J'ose
leur répondre que c'est confondre les limites des arts, que
d'en parler de la sorte ; j'ajoute que les plus grands poètes
de l'antiquité, tels qu'Homère, Sophocle, Virgile, se trou-
veraient confondus avec une foule d'écrivains médiocres, si
on ne jugeait d'eux que par le plan de leurs poèmes, et par
l'invention du dessein, et non par l'invention du style, par
leur harmonie, par la chaleur de leur versification, et enfin
par la vérité de leurs images.
Si l'on est donc fondé à reprocher quelque défaut à Boi-
leau, ce n'est pas, à ce qu'il me semble, le défaut de génie ;
c'est, au contraire, d'avoir eu plus de génie que d'étendue
ou de profondeur d'esprit, plus, de feu et de vérité que de
sentiment' et de délicatesse, plus de solidité et de sel dans
la critique que de finesse ou de gaîté, et plus d'agrément
que de grâce \ On l'attaque encore sur quelques-uns de ses
jugements qui semblent injustes; et je ne prétends pas qu'il
fut infaillible ^ .
3. — CHAULIEU.
Chaulieu a su mêler, avec une simplicité noble et tou-
chante, l'esprit et le sentiment 4. Ses vers, négligés, mais
1 Dans le l" Dialogue (voir plus loin), Vauvenargues fait dire à Boileau lui-
même : « Je suis né avec quelque justesse dans l'esprit; mais les esprits justes
«■ qui ne sont point élevés, sont quelquefois faux sur les choses de sentiment,
•« et dont il faut juger par le cœur. » — G.
' [Il n'a jamais parlé au cœur. — V.]
^ Var. : [ « C'est une injustice de lui refuser le génie : le premier, il a connu
v< l'art des vers, et n'y a été surpassé que par deux ou trois hommes d'un
« plus grand esprit; il a plus fait, il a détrompé son siècle des faux brillants
« et des mauvais ouvrages. Il avait éminemment le goût du vrai, sans lequel
<c on ne réussit dans aucun genre, et qui est toujours le fondement du génie.
<; Si son goût et sa raison ne s'étendaient point à tout, s'il a été injuste pour
» quelques auteurs, s'il a manqué lui-même de sentiment et de délicatesse,
« d'élévation et de profondeur, c'est qu'il n'est point donné aux hommes de
<c réunir tous les talents. Il ne faut pas pour cela juger d'eux par leurs dé-
« fauts, car quel homme estim.erait-on, si on ne l'appréciait que par ses er-
« reurs et par ses endroits faibles? Qu'on me nomme un général qui n'ait
« pas fait de fautes, un roi sans faiblesses, un écrivain, quel qu'il soit, sans
1 défauts? »]«- Cette variante est extraite de notre manuscrit de Vauve-
nargues. — G.
* [Il avait plus d'imagination (lue d'esprit. — V.J
SUR QLELQUES POÈTES. 237
faciles, et remplis d'imagination, de vivacité et de grâce,
m'ont toujours paru supérieurs à sa prose, qui n'est, le plus
souvent, qu'ingénieuse. On ne peut s'empêcher de regretter
qu'un auteur si aimable n'ait pas plus écrit, et n'ait pas
travaillé avec le même soin tous ses ouvrages '.
h' — MOLIÈRE.
Molière me paraît un peu répréliensible d'avoir pris des
sujets trop bas \ La Bruyère, animé à peu près du même
génie, a peint avec la même vérité et la même véhémence
que Molière les travers des hommes ^ ; mais je crois que
Ton peut trouver plus d'éloquence et plus d'élévation dans
ses images.
On peut mettre encore ce poète en parallèle avec Racine.
* On peut regretter également que Vauvenargues n'en ait pas plus écrit sur
un auteur si ai?nable; la 1'^ édition ajoutait du moins : « Quelque différence
« que l'on ait mise, avec beaucoup de raison, entre l'esprit et le génie, il
« semble que le génie de l'abbé de Chaulieu ne soit essentiellement que
<( beaucoup d'esprit naturel. Cependant il est remarquable que tout cet
« esprit n'a pu faire d'un poète, d'ailleurs si aimable, un grand homme ni
«( un grand génie. >> — G.
2 II semble que les Femmes savantes, le Tartufe, le Misanthrope ne sont pas
assurément des sujets bas; la comédie n'en peut guère traiter de plus relevés.
Pourquoi l'Avare encore scrait-il un sujet trop bas pour la comédie? Passe
pour les Fourberies de Seapin, le Médecin malgré lui, Sganarelle, et si Ton
veut même Georges Dandin. Mais c'est d'après les chefs-d'œuvre d'un grand
homme qu'on doit juger de son génie et en déterminer le caractère. On sait
d'ailleurs que Molière, forcé d'abord de se conformer au goût de son siècle
pour en obtenir le droit de le ramener au sien, forcé souvent de faire servir
son travail au soutien de la troupe dont il était le directeur, ne fut pas tou-
jours le maître de choisir les sujets de ses comédies, ni d'en soigner l'exé-
cution. — S.
5 On ne peut pas dire que La Bruyère fut animé du même génie que Mo-
lièr(\ Vauvenargues disait autrement dans la première édition, toujours on
donnant à LaBiuyère une sorte de supériorité; aussi est-il plus facile de CO'
ractériser les hommes^ que de faire qu'ils se caractérisent eux-mêmes. On né
voit pas trop pourquoi il a retranché cette phrase, qui était du moins une es-
pèce de correctif. — S. — Voici la phrase de la l^e édition, dont Suard ne cite
qu'une partie : « La Bruyère, plus parfait dans son genre, a laissé l'idée d'un
« comique plus élevé et plus fécond; aussi est-il plus facile de caractériser
« les hommes, que de faire qu'ils se caractérisent eux-mêmes, et de soutenir
» un personnage qui parle longtemps, et parle toujours en vers. La véhémence
'< inimitable de Molière et son caractère si original, le rendent d'ailleurs ros-
« pectable. «Voltaire trouvait ce parallèle contestable \ aussi Vauvenargues l'a
réduit, mais, on le voit, d'une manière plus préjudiciable encore à Molière.— G.
238 RÉFLEXIONS CRITIQUES
L'un et l'autre ont parfaitement connu le cœur d« l'homme ;
l'un et l'autre se sont attachés à peindre la nature. Racine
la saisit dans les passions des grandes âmes; Molière dans
l'humeur et les bizarreries des gens du commun '. L'un a
joué avec un agrément inexplicable les petits sujets; l'au-
tre a traité les grands avec une sagesse et une majesté
touchantes. Molière a ce bel avantage que ses dialogues
jamais ne languissent; une forte et continuelle imitation
des mœurs passionne ses moindres discours. Cependant, à
considérer simplement ces deux auteurs comme poètes, je
crois qu'il ne serait pas juste d'en faire comparaison : sans
parler de la supériorité du genre sublime donné à Racine,
on trouve dans Molière tant de négligences et d'expressions
bizarres et impropres, qu'il y a peu de poètes, si j'ose le
dire, moins corrects et moins purs que lui '. En pensant bien,
il parle souvent mal, dit l'illustre archevêque de Cambrai;
il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles.
Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicitc,
ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores
qui approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose
que ses vers ^ etc.
Cepeodani l'opinion commune est qu'aucun des auteurs
de notre théâtre n'a porté aussi loin son genre que Molière
a poussé le sien ; et la raison en est, je crois, qu'il est plus
naturel que tous les autres. C'est une leçon importante
pour tous ceux qui veulent écrire^.
1 Alceste n'est certainement pas un horune du commun; il y a peu de ca-
ractères plus nobles. — S.
2 La 1'^ édition ajoutait : « On peut se convainci-e de ce que je dis en saut
« le poème du Val-de- Grâce, où Molière n'est que poète; on n'est pas tou-
'( jours satisfait. » — Sur l'exemplaire d'Aix, cette phrase est biffée par Vol-
taire. — G.
'> Voir Fénelon, Lettre sur l'Eloquence, § VIL — G.
^ Pour no pas juger trop sévèrement ce morceau, le seul peut-être qui soit
faux à-peu-près de tout point, et fasse vraiment tort au goût de Vauvenar-
gues, il faut se rappeler le caractère particulier de l'auteur (voir notre Élorje)^
et l'opinion de Fénelon, dont il s'autorise, et qu'il exagère, en l'imitant. Dans
une lettre datée du 21 janvier 1745, Vauvenargues écrit à Voltaire : « J'ai cor-
« rigé mes pensées à l'égard de Molière, sur celles que vous avez eu la bonté
SUR QUELQUES POÈTES. 239
5, 6. — CORNEILLE Ct RACINE '.
Je dois à la lecture des ouvrages de M. de Voltaire le
peu de connaissance que je puis avoir de la poésie. Je lui
« de me communiquer. >» MciJgré ces coirections, on voit assez qu'il ne revint
guère plus sur le compte de Molière (|ue sur celui de Corneille. Sa prévention
contre notre grand conii(|ue allait si loin, que, dans une première version du
Caractère intitulé Egée, laquelle version se retrouve encore dans les manu-
scrits du Louvre, Vau^enal■gues cite, entre autres preuves du bo)i esprit de
son personnage, cette inconcevable appréciation de Molière : « Son âme, ob-
« sédée des images du sublime et de la vertu, ne peut faire cas des arts qui
" peignent de petits objets : le pinceau de Molière le surprend sans le pas-
« sionncr, jiarce que cet auteur comique n'a saisi que les petits traits, les
« grossièretés de la nature, et n'a peint que des personnages ridicules, qui
« seraient fort ennuyeux en original. Egée met une grande différence entre
(' les peintures sublimes, qui ne peuvent être inspirées que par les sentiments
■' qu'elles expriment, et celles qui n'exigent ni élévation, ni grandeur d'esprit
'( dans le peintre, (juoiqu'elles puissent demander autant de talent et de tra-
'< vail. Il laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus habile qu'eux; mais,
i' comme il n'estime les ouvrages de l'art que par la noblesse de leur objet,
" il n'estime aussi les talents que par le caractère qu'ils annoncent, et il pré-
(' fère l'homme à l'ouvrier, » — Le cas est d'autant plus grave que, dans ce
Caractère d'Egée, comme dans beaucoup d'autres, Vauvenargues, on n'en peut
douter, s'est peint lui-même. Ce n'est que plus tard, et sans doute sur la ré-
clamation de Voltaire, que Vauvenargues a remplacé le nom de Molière par
celui de Dancourt. — G.
* On sait que ce parallèle est l'objet de la première lettre de Vauvenargues à
Voltaire. Dans la l'* édition de son livre, Vauvenargues se contente d'ôter à
ce morceau sa forme épistolaire, d'en développer quelques points, et d'en
adoucir quelques traits; mais, dans la 2^ édition, faisant droit à de nouvelles
et plus vives observations de Voltaire, que nous avons recueillies avec soin sur
l'exemplaire d'Aix, et que l'on trouvera parmi les notes, Vauvenargues revient
plus à fond sur ce sujet, et en donne une troisième version, qui devait être
respectée comme l'expression définitive de sa pensée. Cependant, les divers
éditeurs ont cru pouNoir reprendre dans la 1"^ édition des passages que Vau-
venargues avait retranchés. Outre qu'il n'est pas permis, à notre sens, de
contrevenir ainsi à l'intention d'un écrivain, il résulte de ce mélange une con-
fusion fâcheuse sur un point littéraire qui a bien son intérêt; le lecteur ne voit
plus ce que Vauvenargues a retonu de son opinion première, et ce qu'il en a
cédé â l'opinion de Voltaii-e. Pour tout concilier, nous croyons devoir rétablir le
vrai texte de Vauvenargues, celui de la 2^ édition , et rejeter en notes, comme
renseignements ou comme moyens de comparaison, les passages indûment con-
servés. On verra que Vauvenargues, malgré Voltaire, n'est guère revenu de sa
prévention contre Corneille. « Il paraît moins occui)('', dit Suard, ;\ caractériser
" Corneille et Racine, qu'à justifier son extrême prédilection ])our ce dernier;.,.
« c'est qu'à sa préférence i)Our Racine se joignait encore le sentiment de l'in-
« justice qu'on faisait à ce grand poète, (juegénéi-alement on plaçait encore au-
'< dessous de Corneille;... ce qui fait (pi'il a dû nécessairement relever davan-
" tage les beautés alors moins senties de l'un, et les défauts moins avoués de
« l'autre. » En effet, ce parallèle n'est, au fond, qu'un plaidoyer; ajoutons
240 RÉFLEXIONS CRITIQUES
proposai mes idées, lorsque j'eus envie de parler de Cor-
neille et de Racine ; et il eut la bonté de me marquer les
endroits de Corneille qui méritent le plus d'admiration,
pour répondre à une critique que j'en avais faite. Engagé
par là à relire ses meilleures tragédies, j'y trouvai sans
peine les rares beautés que m'avait, indiquées M. de Vol-
taire. Je ne m'y étais pas arrêté en lisant autrefois Cor-
neille, refroidi ou prévenu par ses défauts, et né, selon
toute apparence, moins sensible au caractère de ses per-
fections. Cette nouvelle lumière me fit craindre de m' être
trompé encore sur Racine et sur les défauts mêmes de Cor-
neille; mais, ayant relu l'un et l'autre avec quelque atten-
tion, je n'ai pas changé de pensée à cet égard; et voici ce
qu'il me semble de ces hommes illustres.
Les héros de Corneille disent souvent de grandes choses
sans les inspirer ; ceux de Racine les inspirent sans les
dire. Les uns parlent, et toujours trop, afin de se faire
connaître; les autres se font connaître parce qu'ils parlent.
Surtout Corneille paraît ignorer que les grands hommes se
caractérisent souvent davantage ' par les choses qu'ils ne
disent pas, que par celles qu'ils disent.
Lorsque Racine veut peindre Acomat, Osmin l'assure de
l'amour des janissaires; ce visir répond :
Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir?
Bajazet, acte I, scène i.
On voit dans les deux premiers vers un général disgra-
cié, que le souvenir de sa gloire et l'attachement des sol-
dats attendrissent sensiblement ; dans les deux derniers un
que ce plaidoyer, à n'en juger que la forme, est certainement un des meilleurs
morceaux de la critique au 18® siècle, et que ce n'est pas une médiocre gloire
pour Vauvenargues d'avoir le premier rencontré si juste, au moins en ce qui
concerne Racine, que La Harpe et Voltaire lui-même n'ont pu que revenir,
après lui, sur des mérites qu'il avait tous sentis et indiqués. — G.
1 Au lieu de plus; davantage s'emploie d'une manière absolue, et ne sup-
porte pas le que après lui. — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 211
rebelle qui médite quelque dessein : voilà comme il échappe
aux hommes de se caractériser sans en avoir l'intention.
On peut voir, dans la même tragédie, que lorsque Roxane,
blessée des froideurs de Bajazet, en marque son étonne-
ment à Atalide, et que celle-ci proteste que ce prince
l'aime, Roxane répond brièvement :
Il y va de sa vie, au moins, que je le croie.
B.4JAZET, acie III, scène 6.
Ainsi cette sultane ne s'amuse point à dire : « Je suis
(( d'un caractère fier et violent. J'aime avec jalousie et avec
(( fureur. Je ferai mourir Bajazet s'il me trahit. » Le poète
tait ces détails qu'on pénètre assez d'un coup d'œil, et
Roxane se trouve caractérisée avec plus de force. Voilà la
manière de peindre de Racine : il est rare qu'il s'en écarte;
et j'en rapporterais de grands exemples, si ses ouvrages
étaient moins connus'.
Écoutons maintenant Corneille, et voyons de quelle ma-
nière il caractérise ses personnages. C'est le Comte qui
parle, dans le Cid:
Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille :
Mon nom sert de rempart à toute la Gastille ;
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
1 '/'■'' édilion : « Il est vrai qu'il la quitte un peu, lorsqu'il met dans la bou-
« che du même Acomat :
Et, s'il faut que je meiu'c,
Mourons ; moi, cher Osmin, comme un visir , et toi,
Comme le favori d'un homme tel que moi.
Bajazet, acte IV, scène 7.
« Ces paroles ne sont pas peut-être d'un grand honmie; mais je les cite parce
« qu'elles semblent imitées du style de Corneille. C'est là ce que j'appelle,
.< en quelque sorte, parler pour se faire connaître, et dire de grandes chos( s
« sans les inspirer. » — Vauvenargues a supprimé cette critique, d'ailleurs
fort juste, sans doute parce qu'elle contredit le passage où il dira que Racine
n'a pas suivi Corneille. — G.
1(>
242 RÉFLEXIONS CRITIQUES
Met lauriers sur lauriers, victoii-e sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait, dans les combats.
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire,
Etc
Lk Cil), acte f, scène G.
11 n'y a peut-être personne aujourd'hui qui ne sente la
ridicule ostentation de ces paroles. Il faut les pardonner
au temps où Corneille a écrit, et aux mauvais exemples
qui l'environnaient '. Mais voici d'autres vers qu'on loue
encore, et qui, n'étant pas aussi affectés, sont plus propres,
par cet endroit même, à faire illusion. C'est Cornélie, veuve
de Pompée, qui parle à César :
César; car le destin, que dans tes fers je brave,
Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur,
Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée.
Veuve du jeune Crasse, et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et pour dire encor plus.
Romaine, mon courage est encore au-dessus.
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine :
Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien ,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie 2.
PoMi'ÉE, acte ïll, scène i.
Et, dans un autre endroit, où la même Cornélie parle de
César, qui punit les meurtriers du grand Pompée :
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
* Cette phrase est de la 2^ édition. C'est un correctif que Vauvenargues ac-
corda sans doute à Voltaire. — G.
- [Cette affectation est le comble du ridicule. — V. j — Voici comment le
môme Voltaire juge le même morceau dans son Cormnentaire sur Corneille :
« Cornélie doit-elle dire à César qu'elle est sa* prisonnière, et non pas son
esclave ? n'est-ce pas une chose assez reconnue par César ? Jamais les Ro-
mains vaincus par des Romains ne furent mis dans l'esclavage. Elle se vante
d'appeler César par son nom et de ne point l'appeler seigneur; mais le nom
de seigneur n'était donné à personne : c'est un terme dont nous nous servons
au théâtre français, et dont Cornélie abuse ; il vient du mot latin senior, et
nous l'avons adopté pour en faire un nom honorifique. Cornélie peut-elle s'ex-
cuser de ne pas donner à un Romain un titre français ? doit-elle enfin faire
remarquer à César qu'elle parle comme tout le monde parlait alors? N'est-ce
pas une petite attention de Cornélie, à faire voir ({u'elle veut mettre de la
grandeur où il n'y a rien que de très oi'dinaire ?» — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 243
Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme parsoi-mômo un grand cœur juge un autre,
Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre ,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parce qu'au point qu'il est, j'en voudrais faire autant '.
Pompée, acte V, scène 1 .
Il me paraît, dit Fénelon \ qu'on a donné souvent aux tlo-
mains un discours trop fastueux .... Je ne trouve point de pro-
portion entre l'emphase avec laquelle Auguste parle dans la
tragédie de Cinna, et la modeste simplicité avec laquelle Sué-
tone le dépeint dans tout le détail de ses mœurs-.. Tout ce
que nous voyons dans Tite-Live, dans Plutarque, dans Cicéron,
dans Suétone, nous représente les Romains comme des hommes
hautains dans leurs sentiments, mais simples, naturels et mo-
destes dans leurs paroles, etc.
Cette affectation de grandeur, que nous leur prêtons, m'a
toujours paru le principal défaut de notre théâtre, et l'é-
cueil ordinaire des poètes ^ Je n'ignore pas que la hauteur
est en possession d'imposer à l'esprit humain ; mais rien ne
décèle si parfaitement aux esprits fins une hauteur fausse
et contrefaite, qu'un discours fastueux et emphatique ^. Il
est aisé d'ailleurs aux moindres poètes de mettre dans la
bouche de leurs personnages des paroles fières ;-ce qui est
difficile , c'est de leur faire tenir ce langage hautain avec
vérité et à propos. C'était le talent admirable de Racine, et
celui qu'on a le moins daigné remarquer dans ce grand
homme. Il y a toujours si peu d'affectation dans ses dis-
cours, qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur qui s'y ren-
contre. Ainsi, lorsque Agrippine, arrêtée par l'ordre de
* [ Les plats vers ! — V.] — Voltaire est plus modéré dans son Commentaire ;
il se contente de reprendre les mots par la nôtre, et de remarquer que au point
qu'il est ne se dit plus. — G.
* Fénelon, Lettre sur Véloquence, % VI. — B.
'' Dans son Commentaire sur Corneille (Pompée, acte III, se. d). Voltaire cite
cette phrase, et rap>jX'lie qu'elle est « du judicieux marquis de Vauvenargues,
homme trop peu connu, et qui a trop peu vécu. » — G.
* 1^* édition : « Si l'on y voulait réfléchir, on verrait que rien n'est moins
fianblc caractère des grands hommes que ce style. »
214 RÉFLEXIONS CRITIQUES
iNéron et obligée de se justifier, commence par ces mots si
simples :
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place :
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
Britannicls, acte IV, scène 2.
je ne crois pas que beaucoup de personnes fassent attention
qu'elle commande, en quelque manière, à l'empereur de
s'approcher et de s'asseoir, elle qui était réduite à rendre
compte de sa vie, non à son fils, mais à son maître. Si elle
eût dit comme Cornélie :
Néron ; car le destin, que dans tes fers je brave,
Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave ;
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur,
Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur...
alors je ne doute pas que bien des gens n'eussent applaudi
à ces paroles, et ne les eussent trouvées fort élevées.
Corneille est tombé trop souvent dans ce défaut de pren-
dre l'ostentation pour la hauteur, et la déclamation pour
l'éloquence; et ceux qui se sont aperçus qu'il était peu na-
turel à beaucoup d'égards, ont dit, pour le justifier, qu'il
s'était attaché à peindre les hommes tels qu'ils devraient
être. Il est donc vrai, du moins, qu'il ne les a pas peints
tels qu'ils étaient ; c'est un grand aveu que cela. Corneille
a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur
à celui de la nature '. Les peintres n'ont pas eu la même
présomption : lorsqu'ils ont voulu peindre les anges, ils ont
pris les traits de l'enfance; ils ont rendu cet hommage à la
nature, leur riche modèle. C'était néanmoins un beau champ
pour leur imagination ; mais c'est qu'ils étaient persuadés
que l'imagination des hommes, d'ailleurs si féconde en chi-
mères, ne pouvait donner de la vie à ses propres inventions.
Si Corneille eût fait attention que tous les panégyriques
étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les ora-
teurs voulaient accommoder les hommes à leurs idées, au
lieu de former leurs idées sur les hommes.
1 [ Personne ne doit être assez fat pour dire de soi ce que disent les héros
de Corneille. — V.l
SUR QUELQUES POÈTES. 245
Mais l'erreur de Corneille ne me surprend point : le bon
goût n'est qu'un sentiment fin et fidèle de la belle nature,
et n'appartient qu'à ceux qui ont l'esprit naturel. Corneille,
né dans un siècle plein d'affectation, ne pouvait avoir le
goût juste. Aussi l'a-t-il fait paraître, non-seulement dans
ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles,
qu'il a pris chez les Espagnols et les Latins, auteurs pleins
d'enflure, dont il a préféré la force gigantesque à la simpli-
cité plus noble et plus touchante des poètes grecs. De là ses
antithèses alfectées, ses négligences basses, ses licences
continuelles, son obscurité, son emphase, et enfin ces phra-
ses synonymes, où la même pensée est plus remaniée que
la division d'un sermon. De là encore ces disputes opiniâtres,
qui refroidissent quelquefois les plus fortes scènes, et où
l'on croit assister à une thèse publique de philosophie, qui
noue les choses pour les dénouer. Les premiers personna-
ges de ses tragédies argumentent alors avec la tournure et
les subtilités de l'école, et s'amusent à faire des jeux frivoles
de raisonnements et de mots, comme des écoliers ou des lé-
gistes '.
1 Au liou de cette phrase, la 1'^ édition donnait : « Comme lorsque Cinnu
(( dit :
Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé ;
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.
CiNNA, acte II, scène 2.
« Car il n'y a personne qui ne prévienne la réponse de Maxime :
Mais la mort de César, que vous trouvez si juste,
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous afFranchir, Brute s'est abusé ;
S'il ri'eût^puni César, Auguste eût moins osé.
CiNNA, même scène.
<( Il faut avouer que ces jeux frivoles de raisonnement sont d'un goût en-
« core bien barbare. » — Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire écrit : Cette critiqne
parait très-fausse; il n'y a pas là de jeux frivoles , et Vauvenargues, se ren-
dant à l'avis de Voltaire, ôte le passage dans sa seconde édition ; c'est donc
k tort que les éditions suivantes le rétablissent. Mais, chose à noter. Voltaire,
qui fait ici supprimer cette critique, la trouvant fausse, la reprend pour son
compte dans son Conunenlaire sur Corneille, dont la 1'* édition a paru en
17G/j, c'est-à-dire vingt ans après que Vauvenargues écrivait ce morceau. //
est indubitable, dit Voltaire, que ces dissertatioiis ne conviennent (juère à la
tragédie... Je crois que les combats du cœur sont toujours plus intéressants
que des raisonnements politiques, et des contestations qui, au fond, sont .so<7-
246 RÉFLEXIONS CRITIQUES
Cependant je suis moins choqué de ces subtilités, que
des grossièretés de quelques scènes '. Par exemple, lorsque
Horace quitte Curiace, c'est-à-dire dans un dialogue d'ail-
leurs admirable, Curiace parle ainsi d'abord :
Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue.
Mais cette âpre vertu ne m'était point connue :
Comme notre malheur, elle est au plus haut point ;
Souffrez que je l'admire, et ne l'imite point.
Horace, acte II, scène o.
Horace, le héros de cette tragédie, lui répond :
Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte;
Et, puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux.
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Ici Corneille veut peindre apparemment une valeur féroce ;
mais la férocité s'exprime-t-elle ainsi contre un ami et un
rival modeste? La fierté est une passion fort théâtrale; mais
elle dégénère en vanité et en petitesse, sitôt qu'elle se mon-
tre sans qu'on la provoque '. Me permettra-t-on de le dire?
H me semble que l'idée dés caractères de Corneille est pres-
que toujours assez grande ; mais l'exécution en est quelque-
fois bien faible, et le coloris faux ou peu agréable. Quelques-
uns des caractères de Racine peuvent bien manquer de
grandeur dans le dessein ^; mais les expressions sont tou-
jours de main de maître, et puisées dans la vérité et la
vent un jeu d'esprit assez froid. Et ce n'est pas la seule fois que, regardant
de plus près à Corneille, Voltaire revient aux idées de Vauvenargues, après
les avoir combattues. On peut le dire, Vauvenargues, dans cette question, a
autant agi sur Voltaire, que Voltaire sur Vauvenargues. — G.
* !■■' édition : « Et de la fastueuse petitesse que Corneille môle quelquefois
« à la fierté de ses héros. »
* Cette dernière phrase remplace celle-ci, de \a.l^^ édition: « Ou plutôt, dans
« les circonstances où se trouvent les deux héros, le mépris affecté d'Horace
« n'est-il pas le langage d'une ostentation grossière et puérile ? » Voici ce que
dit Voltaire dans son Commentaire : Un des excellents esprits de nos jours,
le marquis de Vauvenargues, trouvait dans ces vers un outrage odieux qu'Ho-
race ne devait pas faire à son heau-frère. Je lui dis que cela préparait au
meurtre de Cainille, et il ne se rendit pas... J'ajouterai à cette réflexion de
l'homme du monde qui pensait le plus noblement., que, outre la fierté déplacée
d'Horace, il y a une ironie, une amertume, un mépris, dans sa réponse, qui
sont plus déplacés encore. — G.
5 Ce correctif est de la 2*" édition. — G.
SUK QUELQUES POÈTES. 247
nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trouvait guère,
dans les personnages de Corneille, de ces traits simples, qui
annoncent d'abord une grande étendue d'esprit. Ces traits
se rencontrent en foule dans Roxane, dans Agrippine, eToad,
Acomat , Athalie. Je ne puis cacher ma pensée : il était
donné à Corneille de peindre des vertus austères, dures et
inflexibles; mais il appartient à Racine de caractériser les
esprits supérieurs, et de les caractériser sans raisonnements
et sans maximes, par la seule nécessité où naissent les
grands hommes d'imprimer leur caractère dans leurs expres-
sions. Joad ne se montre jamais avec plus d'avantage que
lorsqu'il parle avec une simplicité majestueuse et tendre au
petit Joas, et qu'il semble cacher tout son esprit pour se pro-
portionner à cet enfant ; de même Athalie. Corneille, au con-
traire, se guindé souvent pour élever ses personnages, et l'on
est étonné que le même pinceau ait caractérisé quelquefois
l'héroïsme avec des traits si naturels et si énergiques'.
* 7''' édition : «Corneille, au contraire, se guindé souvent pour atteindre à
« la grandeur, et fait des efforts si sensibles, qu'on dirait qu'elle ne lui est pas
« naturelle. » On voit que dans la 2^ édition, Vauvenargues revient sur sa
])ensée, et accorde du moins quelque chose à Corneille. Dans la 1" édition,
cette phrase était suivie de ce passage que Voltaire qualifiait de dé-
testable critique d'un morceau d'histoire consacré, et que Vauvenargues a
retranché : « Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il donne quelquefois aux
« plus grands hommes ? Auguste, en parlant à Cinna, fait d'abord un exorde
« de rhéteur. Remarquez que je prends exemple de tous ses défauts dans les
« scènes les plus admirées :
Prends \n\ siège, Ciuna; prends, et, sur totite chose,
Observe exaclemeut la loi que je t'impose:
Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours;
D'aucun mot. d'aucun cri n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captive; et, si ce grand silence
A ton émotion fait trop de violence,
Tu pourras me répoudre, après tout, à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.
Cinna, ocle V, scène 2.
« De combien la simplicité d'.\grippine, dans Britannicus, est-elle pli.s noble
« et plus naturelle ! »
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
Efc...
HRrrvNMCus, uclc IV, scène 2.
Outre que la citation d'Agrippine faisait double emploi, cette critique était,
en effet, malheureuse, et les éditeurs de Vauvenargues lui ont fuit tort, en lu
maintenant malgré lui. — G.
248 RÉFLEXIONS CRITIQUES
Cependant, lorsqu'on fait le parallèle de ces deux poètes,
il semble qu'on ne convienne de l'art de Racine, que pour
donner à Corneille l'avantage du génie. Qu'on emploie cette
distinction pour marquer le caractère d'un faiseur de
phrases, je la trouverai raisonnable ; mais lorsqu'on parle
de l'art de Racine, l'art qui met toutes les choses à leur
place; qui caractérise les hommes, leurs passions, leurs
mœurs, leur génie; qui chasse les obscurités, les super-
fluités, les faux brillants; qui peint la nature avec feu, avec
sublimité et avec grâce' ; que peut-on penser d'un tel art,
si ce n'est qu'il est le génie des hommes extraordinaires, et
l'original même de ces règles que les écrivains sans génie
embrassent avec tant de zèle, et avec si peu de succès ?
Qu'est-ce, dans la Mort de César \ que l'art des harangues
d'Antoine, si ce n'est le génie d'un esprit supérieur, et ce-
lui de la vraie éloquence?
C'est le défaut trop fréquent de cet art qui gâte les
plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne dis pas que la plu-
part de ses tragédies ne soient très-bien imaginées et très-
bien conduites ; je crois même qu'il a connu mieux que
personne l'art des situations et des contrastes ; mais l'art
des expressions et l'art des vers, qu'il a si souvent négligés
ou pris à faux, déparent ses autres beautés. 11 paraît avoir
ignoré que, pour être lu avec plaisir, ou même pour faire
illusion à tout le monde dans la représentation d'un poème
dramatique, il fallait, par une éloquence continue, soutenir
l'attention des spectateurs, qui se relâche et se rebute né-
cessairement, quand les détails sont négligés. 11 y a long-
temps qu'on a dit que l'expression était la principale partie
de tout ouvrage écrit en vers; c'est le sentiment des grands
maîtres, qu'il n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce
qu'on souffre, je ne dis pas à lire de mauvais vers, mais
môme à entendre mal réciter un bon poème : si l'emphase
' '!"' édilion : « Qui peint la nature dans sa perfection, libre, forte, féconde,
« aisée, pleine de sublime et de grâce. »
- Ti'ncédio de Voltaire. — lî.
SUR QUELQUES POÈTES. 249
d' un comédien détruit le charme naturel de la poésie, com-
ment l'emphase même du poète, ou l'impropriété de ses
expressions, ne dégoûteraient-elles pas les esprits justes
de sa fiction et de ses idées' ?
Racine n'est pas sans défauts : il a mis quelquefois dans
ses ouvrages un amour faible qui fait languir son action ; il
n'a pas conçu assez fortement la tragédie ; il n'a point assez
fait agir ses personnages ' ; on ne remarque pas dans ses
écrits autant d'énergie que d'élévation, ni autant de har-
diesse que d'égalité ; plus savant encore à faire naître la
pitié que la terreur, et l'admiration que Tétonnement, il n'a
pu atteindre au tragique de quelques poètes. Nul homme
n'a eu en partage tous les dons. Si d'ailleurs on veut être
juste, on avouera que personne ne donna jamais au théâtre
plus de pompe, n'éleva plus haut la parole, et n'y versa plus
de douceur. Qu'on examine ses ouvrages sans prévention :
quelle facilité ! quelle abondance ! quelle poésie ! quelle
imagination dans l'expression ^ ! Qui créa jamais une langue
ou plus magnifique, ou plus simple, ou plus variée, ou plus
noble , ou plus harmonieuse et plus touchante ? Qui mit
jamais autant de vérité dans ses dialogues, dans ses images,
dans ses caractères, dans l'expression des passions? Serait-
il trop hardi de dire que c'est le plus beau génie que la
France ait eu, et le plus éloquent de ses poètes?
Corneille a trouvé le théâtre vide, et a eu l'avantage
• Dans la 1"" édition, au lieu de ce J3ai-agraphe, on lit: «On trouve aussi
•■ des exemples dans Corneille, mais plus rares, de l'art dont je parle, et, s'il
'< avait écrit plus tard, on ne peut pas savoir à quelle perfection il aurait
« porté ses ouvrages; mais puisqu'ils ne sont pas purgés de la barbarie de
« son siècle, on peut croire qu'il n'avait pas reçu de la nature ce génie supé-
« rieur aux erreurs de l'exemple, et qui semble fait tout exprès pour servir
« de modèle aux hommes, tel, peut-être, que celui de Pascal, qui écrivait les
« Lettres Provinciales dans le temps que Corneille donnait ses chefs-d'œuvre. »
— Nous avons noté plus haut, dans V Eloge de Louis XV, que pour Vauve-
uargues la barbarie ne cesse qu'à Corneille ; on voit qu'ici l'auteur va plus
loin, et que, selon lui. Corneille en tient encore. — G.
^ Ces trois concessions sont de la 2^ édition. — G.
^ Dans la 1'^ édition, il ajoutait: quels caractères! Voltaire lui répond en
marge : non ! Vauvenargucs y renonce ; mais il ajoute, en revanche, les trois
phrases qui suivent. — G.
250 RÉFLEXIONS CKITIQUES
former le goût de son siècle sur son caractère'; Racine a
paru après lui et a partagé les esprits; s'il eût été possible
de changer cet ordre, peut-être qu'on aurait jugé de l'un
et de l'autre fort différemment. — Oui, dit-on ; mais Cor-
neille est venu le premier, et il a créé le théâtre. — Je ne
puis souscrire à cela. Corneille avait de grands modèles
parmi les anciens ; Racine ne l'a point suivi ' ; personne
n'a pris une route, je ne dis pas plus différente, mais plus
opposée; personne n'est plus original à meilleur titre. Si
Corneille a droit de prétendre à la gloire des inventeurs, on
ne peut l'ôter à Racine; mais si l'un et l'autre ont eu des
maîtres, lequel a choisi les meilleurs, et les a mieux imités?
On reproche à Racine de n'avoir pas donné à ses héros
le caractère de leur siècle et de leur nation : mais les grands
hommes sont de tous les âges et de tous les pays. On ren-
drait le vicomte de Turenne et le cardinal de Richelieu mé-
connaissables, en leur donnant le caractère de leur siècle;
les âmes véritablement grandes ne sont telles que parce
qu'elles se trouvent, en quelque manière, supérieures à l'é-
ducation et aux coutumes ^ Je sais qu'elles retiennent tou-
jours quelque chose de l'un et de l'autre; mais le poète
peut négliger ces bagatelles, qui ne touchent pas plus au
fond du caractère que la coiffure et l'habit du comédien,
pour ne s'attacher qu'à peindre vivement les traits d'une
nature forte et éclairée, et ce génie élevé qui appartient
également à tous les peuples^. Je ne vois point d'ailleurs
({ue Racine ait manqué à ces prétendues bienséances du
théâtre : ne parlons pas des tragédies faibles de ce grand
' Le rapport de Ce pt'onom est douteux ; il porte sur Corneilte, et non pas
sur siècle. — G.
- [II l'a suivi d'abord. — V.] — Voltaire veut parler de la Tliébaïde et
i^'Alexcmdre, où, en effet, l'imitation de Corneille est évidente. A partir d'v4Af*
drotnaque, Racine a trouvé sa voie, et donne raison à Vauvenargues. — G.
'> La l"^* édition ajoutait ici : « Elles empruntent peu d'autrui, et, si elles
« tiennent, par quelques endroits, aux préjugés de leur pays, on peut du moins
« les prendre dans un jour où elles n'offrent que les traits de la nature, leur
« mère commune. »
■* Cotte phrase est de la i>'' édition. — G.
SIU QUELQUES POÈTES. 251
poète, Alexandre, la Thébaïde, Bérénice, Esther, dans les-
quelles on pourrait citer encore de grandes beautés ; ce
n'est point par les essais d'un auteur, et par le plus petit
nombre de ses ouvrages, qu'on en doit juger ; mais par le
plus grand nombre de ses ouvrages, et par ses chefs-
d'œuvre. Qu'on observé cette règle avec Racine', et qu'on
examine ensuite ses écrits : dira-t-on qu'Acomat, Roxane,
Joad, Athalie, Mithridate, Néron, Agrippine, Burrhus, Nar-
cisse, Clytemnestre, Agamemnon, etc., n'aient pas le ca-
ractère de leur siècle, et celui que les historiens leur ont
donné? Parce que Bajazet et Xipliarès ressemblent à Bri-
tannicus, parce qu'ils ont un caractère faible pour le théâtre,
quoique naturel, sera-t-on fondé à prétendre que Racine
n'ait pas su caractériser les hommes, lui dont le talent
éminent était de les peindre avec vérité et avec noblesse' ?
Je reviens encore à Corneille, afin de finir ce discours.
Je crois qu'il a connu mieux que Racine le pouvoir des si-
tuations et des contrastes ^ ; ses meilleures tragédies, tou-
jours fort au-dessous, par l'expression, de celles de son ri-
val, sont moins agréables à lire, mais plus intéressantes
quelquefois dans la représentation •, soit par le choc des ca-
' Comme Suard l'a justement remarqué plus haut, Vauvenargues aurait dû
rubaeiver liii-ini'tne avec Molière. — G.
^ l'*" Edition : « Bajazet, Xipliarès, Britannicus, caractères si critiqués, ont
« la douceur et la délicatesse de nos mœurs, qualités qui ont pu se rencon-
« trer chez d'autres hommes, et n'en ont pas le ridicule, comme on l'insinue.
« Mais je veux qu'ils soient i)lus faibles qu'ils ne me [le] paraissent : quelle
« tragédie a-t-on vue où tous les personnages fussent de la même force ? cela
« ne se peut; Mathan et Abncr sont peu considérables dans Athalie, et cela
« n'est pas un défaut, mais privation d'une beauté plus achevée. Que voit-on
« d'ailleurs de plus sublime que toute cette tragédie ? Que reprocher donc à
« Racine? d'avoir mis (|uelqucfois dans ses ouvrages un amour faible, tel
« peut-être qu'il est déplacé au théâtre? Je l'avoue; mais ceux qui se fondent
« là-dessus, pour bannir de la scène une passion si générale et si violente,
« passent, ce me semble, dans un autre excès. Les grands hommes sont grands
« dans leurs amours, et ne sont jamais plus aimables ; l'amour est le caractère
" le plus tendre de rhumaiiité,et l'humanité est le charme et la perfection de
« la nature.» — Encore un morceau retranché par Vauvenargues, et rétabli par
les éditeurs. On sait que c'est contre Voltaire lui-même que Vauvenargues
défend Bajazet, Xipharès, etc. (Voir Voltaire. — Le Temple du Coût.) — (i.
"• L'auteur a dit la même chose trois pages plus haut. — G.
* I .Mon avis dilVère ici ûr celui de Vauvenargues. Qu'y a-til de plus intéi-es-
252 RÉFLEXIONS CRITIQUES
ractères, soit par l'art des situations, soit par la grandeur
des intérêts ; moins intelligent que Racine, il concevait peut-
être moins profondément, mais plus fortement ses sujets' ;
il n'était ni si grand poète, ni si éloquent; mais il s'ex-
primait quelquefois avec une grande énergie ; personne n'a
des traits plus élevés et plus hardis, personne n'a laissé
ridée d'un dialogue si serré et si véhément; personne n'a
peint avec le même bonheur l'inflexibilité et la force d'es-
prit qui naissent de la vertu ; de ces disputes mêmes que je
lui reproche, sortent quelquefois des éclairs qui laissent
l'esprit étonné, et des combats qui véritablement élèvent
l'âme ; et, enfin, quoiqu'il lui arrive continuellement de s'é-
carter de la nature, on est obligé d'avouer qu'il la peint
naïvement et bien fortement dans quelques endroits; et
c'est uniquement dans ces morceaux naturels qu'il est ad-
mirable. Voilà ce qu'il me semble qu'on peut dire sans par-
tialité de ses talents' ; mais lorsqu'on a rendu justice à son
génie, qui a surmonté si souvent le goût barbare de son
siècle, on ne peut s'empêcher de rejeter, dans ses ouvrages,
ce qu'ils retiennent de ce mauvais goût, et ce qui servirait
à le perpétuer dans les admirateurs trop passionnés de ce
grand maître.
Les gens du métier sont plus indulgents que les autres à
ces défauts, parce qu'ils ne regardent qu'aux traits origi-
naux de leurs modèles, et qu'ils connaissent mieux le prix
de l'invention et du génie ^ Mais le reste des hommes juge
des ouvrages tels qu'ils sont, sans égard pour le temps et
pour les auteurs'*, et je crois qu'il serait à désirer que les
sant qu' Andromaque et Iphigénie? N'a-t-il pas pris la vivacité des applaudisse-
ments pour l'm/érêf ? Les larmes font moins de bruit que l'admiration.— La H.]
* Cette distinction entre la profondeur et la force ne paraît pas assez
nette. — G.
•2 Dans la l-^' édition, ce relevé des mérites de Corneille était plus som-
maire ; si Vauvenargues y revient, c'est que, sans doute, il avait été touché de
cette phrase de Voltaire : // appartient à un homme comme vous^ Monsieur^ de
donner des préférences, et point d'exclusions. — G.
^ Il est clair que Vauvenargues veut délicatement expliquer pourquoi Vol-
taire défendait Corneille. — G.
'* La Un de phrase qui suit est de la seconde édition. — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 253
gens de lettres voulussent bien séparer les défauts des plus
grands hommes de leurs perfections ' ; car, si l'on confond
leurs beautés avec leurs fautes par une admiration supers-
titieuse, il pourra bien arriver que les jeunes gens imite-
ront les défauts de leurs maîtres, qui sont aisés à imiter,
et n'atteindront jamais à leur génie ' .
7. — QU[NAULT.
On ne peut trop aimer la douceur, la mollesse, la facilité,
et l'harmonie tendre et touchante de la poésie de Quinault.
On peut même estimer beaucoup l'art de quelques-uns de
ses opéras, intéressants par le spectacle dont ils sont rem-
plis, par l'invention ou la disposition des faits qui les com-
posent, par le merveilleux qui y règne, et enfin par le pa-
thétique des situations, qui donne lieu à celui de la musique,
et qui l'augmente nécessairement. Ni la grâce, ni la no-
blesse, ni le naturel, n'ont manqué à l'auteur de ces
• C'est ce que Voltaire a fait dans son Commentaire sur Corneille^ où il
déclare expressément, comme pour répondre au vœu de Vauvenargues, qu'il
se propose d'être utile aux jeunes gens. Sans doute, la critique y est parfois
un peu menue; mais, quoi qu'en disent ceux qui, selon leurs préférences, la
jugent trop sévère ou trop indulgente, il faut reconnaître que, le plus souvent,
elle n'est que juste. On sait, d'ailleurs, que ce n'est pas seulement un bon
ouvrage, que c'est aussi une bonne action, et que Voltaire entreprit ce travail
pour donner une dot à la petite-fille du grand Corneille. — G.
^ Dans la V^ édition, ce morceau se terminait ainsi : « Ponr moi, quand je
« fais la critique de tant d'hommes illustres, mon objet est de prendre des
« idées plus justes de leur caractère. Je ne crois pas qu'on puisse raisonna-
'< blement me reprocher cette hardiesse; la nature a donné aux grands honi-
« mes de faire, et laissé aux autres de juger. Si l'on trouve que je relève
« davantage les défauts des uns que ceux des autres, je déclare que c'est à
« cause que les uns me sont plus sensibles que les autres, ou pour éviter de
« répéter des choses qui sont trop connues. Pour finir et marquer cliacun de
« ces poètes par ce qu'ils ont de plus propre, je dirai que Corneille a émi-
« nemment la force, Boileau la justesse, La Fontaine la naïveté, Chaulieu
•< les grâces et l'ingénieux, Molière les saillies et la vive imitation des mœurs,
ft Racine la dignité et l'éloquence. Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion
«( les uns des autres ; ils les ont seulement dans un degré plus éminent, avec
a une infinité d'autres perfections que chacun y peut remarquer. » — C'est
un résumé des Réflexions critiques sur quelques poètes que Vauvenargues
avait données dans la 1'^ édition ; dans la 2^, il ajoutait les Réflexions sur
Quinault, J.-B. Rousseau et Voltaire: ce résumé n'était plus dès-lors à sa
place, et c'est avec raison que Vauvenargues le supprimait, comme c'est à
tort que les différents éditeurs l'ont maintenu. — G.
254 KÉFLEXIOiNS CRITIQUES
poèmes singuliers; il y a presque toujours de la naïveté
dans son dialogue, et quelquefois du sentiment; ses vers
sont semés d'images charmantes et de pensées ingénieuses.
On admirerait trop les fleurs dont il se pare, s'il eût évité
les défauts qui font languir quelquefois ses beaux ouvrages :
je n'aime pas les familiarités qu'il a introduites dans ses
tragédies ; je suis fâché qu'on trouve dans beaucoup de
scènes, qui sont faites pour inspirer la terreur et la pitié,
des personnages qui, par le contraste de leurs discours
avec les intérêts des malheureux, rendent ces mêmes
scènes ridicules, et en détruisent tout le pathétique. Je ne
puis m' empêcher encore de trouver ses meilleurs opéras
trop vides de choses, trop négligés dans les détails, trop
fades même, dans bien des endroits ; enfin je pense qu'on
a dit de lui avec vérité qu'il n'avait fait qu'effleurer d'ordi-
naire les passions. Il me paraît que Lulli a donné à sa mu-
sique un caractère supérieur à la poésie de Quinault ; Lulli
s'est élevé souvent jusqu'au sublime par la grandeur et par
le pathétique de ses expressions; et Quinault n'a d'autre
mérite, à cet égard, que celui d'avoir fourni les situations et
les canevas, auxquels le musicien a fait recevoir la profonde
empreinte de son génie. Ce sont, sans doute, les défauts de
ce poète, et la faiblesse de ses premiers ouvrages, qui ont
fermé les yeux de Boileau sur son mérite ; mais Boileau
peut être excusable de n'avoir pas cru que l'opéra, théâtre
plein d'irrégularités et de licences, eût atteint, en naissant,
sa perfection. Ne penserions-nous pas encore qu'il manque
quelque chose à ce spectacle, si les efforts inutiles de tant
d'auteurs renommés ne nous avaient fait supposer que le
défaut de ces poèmes était peut-être un vice irréparable ?
Cependant je conçois sans peine qu'on ait fait à Boileau
un grand reproche de sa sévérité trop opiniâtre'. Avec des
1 Boileau a cependant dit lui-même, dans la préface de la dernière édition
de ses CEuvres, que, dans le temps où il écrivit contre Quinault, tous deux
étaient fort jeunes, et Quinault n'avait pas fait alors beaucoup d'ouvrages qui
lui ont acquis dans la suite une juste réputation. Ce sont les expressions dont
il se sert. — F.
Sun QUELQUES I»OÈTES. 255
talents si aimables que ceux de Quinault, et la gloire qu'il
a d'être l'inventeur de son genre, on ne saurait être surpris
qu'il ait des partisans très-passionnés, qui pensent qu'on
doit respecter ses défauts même ; mais cette excessive in-
dulgence de ses admirateurs me fait comprendre encore
l'extrême rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'est point
dans le caractère des hommes de juger du mérite d'un
autre homme par l'ensemble de ses qualités; on envisage
sous divers aspects le génie d'un homme illustre, et on le
méprise ou [on] l'admire avec une égale apparence de raison,
selon les choses que l'on considère en ses ouvrages. Les
beautés que Quinault a imaginées demandent grâce pour
ses défauts ; mais j'avoue que je voudrais bien qu'on se dis-
pensât de copier jusqu'à ses fautes. Je suis fâché qu'on dé-
sespère de mettre plus de passion, plus de conduite, plus de
raison et plus de force dans nos opéras, que leur inventeur
n'y en a mis; j'aimerais qu'on en retranchât le nombre
excessif de refrains qui s'y rencontrent, qu'on ne refroidît
pas les tragédies par des puérilités, et qu'on ne fît pas
des paroles pour le musicien, entièrement vides de sens.
Les divers morceaux qu'on admire dans Quinault, prouvent
qu'il y a peu de beautés incompatibles avec la musique, et
que c'est la faiblesse des poètes, non celle du genre, qui fait
languir tant d'opéras, faits à la hâte, et aussi mal écrits qu'ils
sont frivoles.
8. — J.-U. ROUSSEAU.
On ne peut disputer à Rousseau d'avoir connu parfaite-
ment la mécanique des vers : égal peut-être à Boileau par
cet endroit, il l'a surpassé par la force et par la grandeur
de ses images; enfin, on pourrait le mettre à côté de ce
grand homme, si celui-ci, né à l'aurore du bon goût, n'avait
été le maître de Rousseau et de tous les poètes de son siècle.
(les deux excellents écrivains se sont distingués l'un et
l'autre par l'art diflicile de faire régner dans les vers une
extrême simplicité, par le talent d'y conserver le tour et
256 REFLEXIONS CRITIQUES
le génie de notre langue, et, enfin , par cette harmonie
continue, sans laquelle il n'y a point de véritable poésie.
On leur a reproché, à la vérité, d'avoir manqué de délica-
tesse et d'expression pour le sentiment. Ce dernier défaut
me paraît peu considérable dans Boileau, parce que, s'é-
tant attaché uniquement à peindre la raison, il lui suffisait
de la peindre avec vivacité et avec feu, comme il l'a fait;
mais l'expression des passions ne lui était pas absolument
nécessaire. Son Art jwétique, et quelques autres de ses ou-
vrages, approchent de la perfection qui leur est propre, et
on n'y regrette point la langue du sentiment, quoiqu'elle
puisse entrer peut-être dans tous les genres, et les embellir
de ses charmes.
11 n'est pas tout à fait aussi facile de justifier Rousseau à
cet égard. L'ode étant, comme il le dit lui-même, le véritable
champ du pathétique et du sublime, on voudrait toujours
trouver dans les siennes ce haut caractère; mais, quoiqu'elles
soient dessinées avec une grande noblesse, je ne sais si elles
sont toutes assez passionnées. J'excepte quelques-unes des
odes sacrées, dont le fond appartient à de plus grands
maîtres ; quant à celles qu'il a tirées de son propre fonds,
il me semble, qu'en général, les fortes images qui les embel-
lissent ne produisent pas de grands mouvements, et n'exci-
tent ni la pitié, ni l'étonnement, ni la crainte, ni ce sombre
saisissement que le vrai sublime fait naître'.
La marche impétueuse et inégale de l'ode n'est pas celle
d'un esprit tranquille; il faut donc qu'elle soit justifiée par
un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette de
sang-froid dans ces mouvements et ces écarts, qui n'ap-
partiennent qu'aux passions fortes et réelles, il court grand
risque de marcher seul ; car le lecteur se lasse de ces tran-
sitions forcées, et de ces fréquentes hardiesses, que l'art
s'efforce d'imiter du sentiment, et qu'il imite toujours sans
' Var. : [« Ses images, si véliériientes et si multipliées qu'elles soient, ne
« tirent jamais l'esprit de son assiette ; ce sont de très-belles estampes du
'< sublime, où l'art est grand, mais où la vie manque. »]
SUR QUELQUES POÈTES. 257
succès'. Les endroits où le poète paraît s'égarer devraient
être, à mon sens, les plus passionnés de son ouvrage; il
est même d'autant plus nécessaire de mettre du sentiment
dans nos odes, que ces petits poèmes sont ordinairement
vides de pensées, et qu'un ouvrage vide de pensées sera
toujours faible, s'il n'est rempli de passion; or, je ne crois
pas qu'on puisse dire que les odes de Rousseau soient fort
passionnées '. 11 est tombé quelquefois dans le défaut de
ces poètes qui semblent s'être proposé dans leurs écrits, non
d'exprimer plus fortement par des images des passions vio-
lentes, mais seulement d'assembler des images magnifiques,
plus occupés de chercher de grandes figures que de faire
naître dans leur âme de grandes pensées \ Les défenseurs
de Rousseau répondent qu'il a surpassé Horace et Pindare
auteurs illustres dans le même genre, et, de plus, rendus
1 Add. : [« Ce n'est vraiment pas de nos odes, ce me semble, que Boileau
« pourrait dire :
Souvent un beau désordre est un effet de l'art. " ]
2 Add. : [ « Ce n'est pas toujours la passion qui le mène hors de son sujet;
« il parait n'en sortir souvent que parce que, épuisé et refroidi, il est obligé
« de se soutenir par des épisodes ; c'est un esprit qui tombe et qui s'éteint.
<< C'est ce qu'on pourrait remarquer dans l'ode sur la Mort du prince de Conti.
« Il règne une tristesse très-majestueuse dans cette ode ; mais l'épisode sur
«. la flatterie, quoique rempli de vers magnifiques, me semble un peu long,
« et, si j'ose le dire, fort peu passionné. Comme je ne fais point de vers, je
« ne suis pas toujours assez touché peut-être de cette mécanique difficile,
« fort prisée par les gens du métier, mais qui n'est estimée des autres hom-
« mes qu'autant que les passions lui donnent une âme, et que de grandes
V pensées l'ennoblissent. Je sais qu'il y a des juges d'un goût éclairé qui
(( trouvent l'un et l'autre dans Rousseau : s'ils sont transportés par la lecture
« de ces odes, si leurs cheveux se dressent sur leur tète, c'est qu'ils sont plus
« sensibles que moi , et je n'attaque point leur opinion ; mais je dis simple-
« ment ce que je sens, parce que je le sens, et que je n'ai jamais compris
« qu'on put écrire, non pas sa pensée, mais celle d'un autre. »] — Autre add.:
[« Au reste, je ne me crois pas obligé de répondre à ceux qui disent que nous
• n'avons pas de meilleures odes dans notre langue que celles de Rousseau ;
« car je ne vois pas ce que cela prouve. Fallait-il admirer le poème de Cha-
« pelain, parce que nous n'avions pas de meilleur poème épique avant la
« Henriade?»]
'» Var. : [ « Il semble que l'intention des poètes lyriques ait été, non d'ex-
« primer fortement des passions vraies, et de grandes pensées, mais unique-
• ment d'entasser des images, ce qui est le sûr moyen pour qu'elles ne fas-
• sent aucune impression. » ] — Vauvenargues est encore plus sévère pour
Rousseau, dans sa première lettre à Voltaire. (Voir plus loin.) — G.
17
258 RÉFLEXIONS CRITIQUES
respectables par l'estime dont ils sont en possession depuis
tant de siècles. Si cela est ainsi, je ne m'étonne point que
Rousseau ait emporté tous les suffrages ; on ne juge que par
comparaison de toutes choses, et ceux qui font mieux que
les autres dans leur genre passent toujours pour excellents,
personne n'osant leur contester d'être dans le bon chemin.
Il m'appartient moins qu'à tout autre de dire que Rousseau
n'a pu atteindre le but de son art; mais je crains bien
que, si on n'aspire pas à faire de l'ode une imitation plus
fidèle de la nature, ce genre ne demeure enseveli dans une
espèce de médiocrité.
S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la fin, j'avouerai
que je trouve encore des pensées bien fausses dans les meil-
leures odes de Rousseau. Cette fameuse Ode à la F or lune ,
qu'on regarde comme le triomphe de la raison, présente, ce
me semble, peu de réflexions qui ne soient plus éblouis-
santes que solides. Écoutons ce poète philosophe :
Quoi ! Rome et l'Italie en cendre
Me feront honorer Sylla?
Non vraiment, ï Italie en cendre ne peut faire honorer
Sylla ; mais ce qui doit, je crois, le faire respecter avec jus-
tice, c'est ce génie supérieur et puissant qui vainquit le
génie de Rome , qui lui fit défier dans sa vieillesse les res-
sentiments de ce même peuple qu'il avait soumis', et qui
sut toujours subjuguer, par les bienfaits ou par la force, le .
courage ailleurs indomptable de ses ennemis.
Voyons ce qui suit :
J'admirerai dans Alexandre
Ce que j'abhorre en Attila 27
Je ne sais quel était le caractère d'Attila; mais je suis
1 Var. : [ « Qui soumit à son ambition le peuple de la terre le plus indocile
ft et le plus fécond en héros, et lui fit défier dans sa vieillesse les ressentiments
« de ce même peuple, qu'il ne daignait plus gouverner. » ] — Autre var. : [ « Ce
« qui doit le faire admirer, c'est son grand courage, c'est sa grande action,
« c'est le génie supérieur qui l'élèva à la souveraine autorité, et qui, ne trou-
'< vant pas de quoi se satisfaire dans ce rang suprême, lui donna la confiance
« de s'en dépouiller, et de défier ainsi des ennemis qui étaient si puissants et
« si offensés. »]
2 II ne s'agit ici ni du génie de Sylla, ni des grandes qualités d'Alexan-
SUR QUELQUES POÈTES. 259
forcé d'admirer les rares vertus d'Alexandre, et cette hau-
teur de génie qui, soit dans le gouvernement, soit dans la
guerre, soit dans les sciences, soit même dans sa vie privée,
l'a fait paraître, jusque dans ses erreurs, comme un homme
extraordinaire, et qu'un instinct grand et sublime élevait
au-dessus des règles'. Je veux révérer un héros qui, par-
venu au faîte des grandeurs humaines, ne dédaignait pas
la familiarité et l'amitié; qui, dans cette haute fortune,
respectait encore le mérite'; qui aima mieux s'exposer à
mourir que de soupçonner son médecin de quelque crime,
et d'affliger, par une défiance qu'on n'eût pas blâmée, la
fidélité d'un sujet qu'il estimait; le maître le plus libéral
qu'il y eut jamais , jusqu'à ne réserver pour lui que V espé-
rance; plus prompt à réparer ses injustices qu'à les com-
mettre, et plus pénétré de ses fautes que de ses triomphes;
né pour conquérir l'univers, parce qu'il était digne de lui
commander; et, en quelque sorte, excusable de s'être fait
rendre des honneurs divins , dans un temps où toute la
terre adorait des dieux moins aimables \ Rousseau paraît
donc trop injuste '', lorsqu'il ose ajouterd'un si grand homme:
Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels ^ .
dre, mais des maux que leur ambition et leur exemple ont faits au monde,
et le poète philosophe a pu, sous ce rapport, les comparer avec Attila. — B.
1 Les diverses éditions donnent : « Et qu'un instinct grand et sublime dis-
« pensait des moindres vertus. » Notre leçon est celle du manuscrit du Louvre
et nous paraît être la bonne. — G.
2 Add. : [ «■ Cultivait encore, sans faste, la justice et la familiarité. » J
3 Var. : [ « Je me sens forcé de respecter un prince que tous les historiens
« nous montrent comme un des plus grands génies qu'il y ait eu; qui avait la
« science de la guerre, presque sans l'avoir apprise ; qui a formé les plus grands
« capitaines de son siècle, et fait une si vaste conquête que plusieurs "rands
« empires se sont formés de ses débris; enfin, un héros dont la vie est pleine
« de grands traits, et qui, également passionné pour toutes les gloires, hono-
« rait les arts et les sciences, au milieu des horreurs de la guerre. »]
'* Le manuscrit du Louvre donne : « Rousseau paraît donc l>ien petit »
— G.
^ Add. : [ « Ce mépris de Rousseau pour Alexandre, que l'on remarque
■■< aussi dans Boileau , prouve que ce n'est point assez d'avoir de la raison
X pour raisonner juste sur les grandes choses, que l'on ne connaît parfaite-
« ment que par le cœur. » j — Voir la première note de la page 230. — G.
260 RÉFLEXIONS CRITIQUES
Apparemment que Rousseau ne voulait épargner aucun
conquérant; car voici comme il parle encore :
L'inexpérience indocile
Du compagnon de Paul-Émile
Fit tout le succès d'Annibal.
Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas superfi-
cielles ! Qui ne sait que la science de la guerre consiste à
profiter des fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'Annibal
s' est montré aussi grand dans ses défaites que dans ses victoi-
res, inépuisable dans ses ressources, patient dans les fati-
ques, et indomptable dans l'adversité? S'il était reçu de
tous les poètes, comme il l'est du reste des hommes, qu'il
n'y a rien de beau dans aucun genre que le vrai, et que les
fictions même de la poésie n'ont été inventées que pour
peindre plus vivement la vérité, que pourrait-on penser des
invectives que je viens de rapporter? Serait-on trop Gévère
de juger que VOde à la Fortune n'est qu'une pompeuse dé-
clamation, et un tissu de lieux communs énergiquement
exprimés ' ?
Je ne dirai rien des Allégories et de quelques autres ou-
vrages de Rousseau ; je n'oserais surtout juger d'aucun ou-
vrage allégorique, parce que c'est un genre que je n'aime
pas ; mais je louerai volontiers ses Èpigrammes, où l'on
trouve toute la naïveté de Marot avec une énergie que Marot
n'avait pas. Je louerai des morceaux admirables dans ses
Épttres, où le génie de ses épigrammes se fait singulière-
ment apercevoir'. Mais, en admirant ces morceaux, si di-
gnes de l'être ^ je ne puis m'empêcher d'être choqué de la
grossièreté insupportable qu'on remarque en d'autres en-
droits. Rousseau, voulant dépeindre, dans VÉpître aux
^ Add.: [« Et comment justifier ceux qui, sans avoir le génie de ce poète,
« sont réduits à produire des pensées aussi vaines, pour dire des choses nou-
« velles? Les fictions peuvent être belles dans la poésie et dans la prose
« même, lorsqu'elles peignent la vérité; mais, en quelque langue que l'on
« parle, prose ou vers, dès qu'on fait un raisonnement, rien ne peut dispen-
« ser de parler juste. » ]
• 2 ï,ç manuscrit du Louvre ajoute : « Et paraît avec plus de décence. » — G.
5 Incorrect ; il fa; -ait : Si dignes d'être admirés ou d'admiration, — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 261
Muses, je ne sais quel mauvais poète , le compare à un
oison que la flatterie enhardit à préférer sa voix au chant
du cygne. Un autre oison lui fait un long discours pour
l'obliger à chanter, et Rousseau continue ainsi :
A ce discours, notre oiseau tout gaillard
Perce le ciel de son cri nasillard :
Et tout d'abord, oubliant leur mangeaille,
Vous eussiez vu canards, dindons, poulaille,
De toutes parts accourir, l'entourer,
Battre de l'aile, applaudir, admirer,
Vanter la voix dont nature le doue,
Et faire nargue au cygne de Mantoue.
Le chant fini, le pindarique oison,
Se rengorgeant, rentre dans la maison.
Tout orgueilleux d'avoir, par son ramage,
Du poulailler mérité le suffrage '.
On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force dans cette pein-
ture; mais combien en sont basses les images! La même
épître est remplie de choses qui ne sont ni plus agréables,
ni plus délicates. C'est un dialogue avec les Muses, qui est
plein de longueurs, dont les transitions sont forcées et trop
ressemblantes ; où l'on trouve, à la vérité, de grandes beau-
tés de détails , mais qui en rachètent à peine les défauts.
J'ai choisi cette épître exprès, ainsi que VOde à la Fortune,
afin qu'on ne m'accusât pas de rapporter les ouvrages les
plus faibles de Rousseau, pour diminuer l'estime que l'on
doit aux autres*. Puis-je me flatter en cela d'avoir contenté
la délicatesse de tant de gens de goût et de génie, qui res-
pectent tous les écrits de ce poète ^ ? Quelque crainte que je
' Toute cette tirade est dirigée contre La Motte, dont les odes jouissaient,
du temps de J.-B. Rousseau, d'une réputation que la postérité n'a point con-
firmée. — B.
'^- Add. : [« Et j'en rapporterais les beautés, avec la même exactitude que les
« défauts, si elles n'étaient pas universellement connues et admirées.»]
"• Sur le manuscrit du Louvre, le morceau se termine ainsi : [ « Puis-je me
« flatter en cela d'avoir contenté la délicatesse de tant d'esprits vifs, qui font
« une affaire de parti de leurs opinions, et veulent surtout qu'on révère la
« réputation d'un auteur mort? Me pardonneront-ils d'avoir osé louer un
« auteur vivant, haï autrefois de Rousseau, et de leur en parler encore dans
« les réflexions qu'on va lire? Il ne me convient pas de me justifier à cet
») égard; mais, après avoir parlé de tant d'auteurs qui ont illustré le dernier
« règne, je crois que ce peut être ici la place de dire quelque chose des écrits
« d'un îiuteur qui honore notre propre siècle. C'est à. îux qui n'ont d'autre
262 RÉFLEXIONS CRITIQUES
doive avoir de me tromper, en m' écartant de leur sentiment
et de celui du public, je hasarderai encore ici une réflexion;
c'est que le vieux langage, employé par Rousseau dans ses
meilleures épîtres, ne me paraît ni nécessaire pour écrire
naïvement, ni assez noble pour la poésie. C'est à ceux qui
font profession eux-mêmes de cet art à prononcer là-dessus ;
je leur soumets sans répugnance toutes les remarques que
j'ai osé faire sur les plus illdstres écrivains de notre langue.
Personne n'est plus passionné que je [ne] le suis pour les
véritables beautés de leurs ouvrages ; je ne connais peut-
être pas tout le mérite de Rousseau, mais je ne serai pas
fâché qu'on me détrompe des défauts que j'ai cru pouvoir
lui reprocher '. On ne saurait trop honorer les grands ta-
lents d'un auteur dont la célébrité a fait les disgrâces ,
comme c'est la coutume chez les hommes, et qui n'a pu
jouir dans sa patrie de la réputation qu'il méritait, que lors-
que, accablé sous le poids de l'humiliation et de l'exil, la
longueur de son infortune a désarmé la haine de ses enne-
mis, et fléchi l'injustice de l'envie.
9. — SUR QUELQUES OUVRAGES DE M. DE VOLTAIRE
Après avoir parlé de Rousseau et des plus grands poètes
du siècle passé, je crois que ce peut être ici la place de dire
quelque chose d'un homme qui honore notre siècle, et qui
n'est ni moins grand ni moins célèbre que tous ceux qui
« intérêt que celui de la vérité, à la justifier, selon leurs forces, contre les
« artifices de l'envie. » ] — Ce passage, où Vauvenargues annonce ses ré-
flexions sur Voltaire, montre assez qu'elles doivent suivre immédiatement les
réflexions sur Rousseau. Cependant les diverses éditions les séparent par un
morceau sur Quinault, écrivain du 17^ siècle, qui vient plus naturellement
après Corneille et Racine, ses contemporains. Nous avons rétabli l'ordre que
Vauvenargues indique lui-même. Nous aurions voulu également mettre Chau-
lieii entre Quinault et J.-B. Rousseau ; mais nous ne l'avons pas osé, Vauve-
nargues n'ayant pas laissé d'indication formelle à cet égard. — G.
' Incorrect. Reconnaître qu'on s'est trompé en regardant comme un défaut
ce qui n'en est pas un, ce n'est pas se détromper des défauts. — M.
2 Cet article a été imprimé pour la première fois dans l'édition de 1806. Il
^st tiré des manuscrits de l'auteur, mort plus de trente ans avant Voltaire.
— F. — Les manuscrits nous ont fourni, pour ce morceau comme pour les au-
tres, quelques corrections, variantes et additions. — G.
SUR QUELQUES POÈTES. 263
l'ont précédé, quoique sa gloire, plus près de nos yeux,
soit plus exposée à l'envie. Il ne m'appartient pas de faire
une critique raisonnée de tous ses écrits , qui passent de
trop loin mes connaissances et la faible étendue de mes lu-
mières; ce soin me convient d'autant moins, qu'une infi-
nité d'hommes, plus instruits que moi, ont déjà fixé les
idées qu'on en doit avoir. Ainsi, je ne parlerai pas de la
Henriade, qui, malgré les défauts qu'on lui impute, et ceux
qui y sont en effet, passe néanmoins, sans contestation,
pour le plus grand ouvrage de ce siècle, et le seul poème,
en ce genre, de notre nation. Je dirai peu de choses encore
de ses Tragédies : comme il n'y en a aucune qu'on ne joue
au moins une fois chaque année, tous ceux qui ont quelque
étincelle de bon goût peuvent y remarquer, d'eux-mêmes, le
caractère original de l'auteur, les grandes pensées qui y ré-
gnent, les morceaux éclatants de poésie qui les embellissent,
la manière forte dont les passions y sont ordinairement con-
duites, et les traits hardis et sublimes dont elles sont pleines.
Je ne m'arrêterai donc pas à faire remarquer dans Ma-
homet cette expression grande et tragique du genre terrible,
qu'on croyait épuisée par l'auteur d' Electre '. Je ne parlerai
pas de la tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractère
théâtral des passions d'Hérode% ni de la singulière et noble
nouveauté û'Alzire, ni des éloquentes harangues qu'on lit
dans la Mort de César, ni enfin de tant d'autres pièces, tou-
tes différentes, qui font admirer le génie et la fécondité de
leur auteur. Mais, parce que la tragédie de Mérope me paraît
encore mieux écrite, plus touchante et plus naturelle que les
autres, je n'hésiterai pas à lui donner la préférence. J'admire
les grands caractères qui y sont décrits , le vrai qui règne
dans les sentiments et les expressions, la simplicité sublime
du rôle d'Égisthe, caractère unique sur notre théâtre; la
* 11 faut bien se garder de confondre cette tragédie avec VÉlecIre de
Crébillon; il s'agit de VKIerlre de Voltaire, imprimée sous le nom d'O/e.s/e.
— B.
- Dans la tragédie do Mariamne. — B.
264 RÉFLEXIONS CRITIQUES
tendresse impétueuse de Mérope, ses discours coupés, vé-
héments, et tantôt remplis de violence, tantôt de hauteur.
Je ne suis pas assez tranquille à la représentation d'un ou-
vrage qui produit de si grands mouvements, pour examiner
si les règles et les vraisemblances sévères n'y sont pas
blessées ; la pièce me serre le cœur dès le commencement,
et me mène jusqu'à la catastrophe sans me laisser la liberté
de respirer. S'il y a donc quelqu'un qui prétende que la
conduite de l'ouvrage est peu régulière, et qui pense que
M. de Voltaire n'est pas heureux dans la fiction ou dans le
tissu de ses pièces, sans entrer dans cette question, trop
longue à discuter, je me contenterai de lui répondre que
ce même défaut dont on accuse M. de Voltaire a été re-
proché très-justement à plusieurs pièces excellentes, sans
leur faire tort : les dénoûments de Molière sont peu estimés,
et le Misanthrope y qui est le chef-d'œuvre de la comédie, est
une comédie sans action ; mais c'est le privilège des hommes
comme Molière et M. de Voltaire, d'être admirables, malgré
leurs défauts, et, souvent, dans leurs défauts mêmes'.
Reprenons Mérope, Ce que j'admire encore dans cette
tragédie, c'est que les personnages y disent toujours ce qu'ils
doivent dire, et sont grands sans affectation. Il faut lire la
seconde scène du second acte pour comprendre ce que je
dis ; qu'on me permette d'en citer la fin, quoiqu'il soit aisé
de trouver dans la même pièce de plus grands morceaux :
ÉGISTHE.
Ce faux instinct de gloire égara mon courage ;
A mes parents, flétris par les rides de l'âge,
J'ai de mes jeunes ans dérobé les secours :
C'est ma première faute, elle a troublé mes jours.
Le ciel m'en a puni ; le ciel inexorable
M'a conduit dans le piège, et m'a rendu coupable.
MÉROPE.
Il ne l'est point, j'en crois son ingénuité;
Le mensonge n'a point cette simplicité.
* Ici, les diverses éditions donnent à tort un paragraphe repris mot pour
mot du morceau sur Boileau, auquel il appartient en effet. (Voir la note de la
page 235.)— G.
SUR QUELQUES POÈTES. 265
Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante;
C'est un infortuné que le ciel me présente :
Il sufifit qu'il soit homme et qu'il soit malheureux.
Mon fils peut éprouver un sort plus rigoureux.
Il me rappelle Égisthe ; Égisthe est de son âge :
Peut-être comme lui, de rivage en rivage,
Inconnu, fugitif, et partout rebuté,
^ Il souffre le mépris qui suit la pauvreté.
L'opprobre nvUit Vâme et flétrit le courage.
Cette dernière réflexion de Mérope est bien naturelle et
bien sublime : une mère aurait pu être touchée de toute
autre crainte dans une telle calamité ; et, néanmoins, Mé-
rope paraît pénétrée de ce sentiment. Voilà comme les sen-
tences sont grandes dans la tragédie, et comme il faudrait
toujours les y placer. C'est cette manière si simple de faire
parler les passions qui caractérise les grands hommes ; c'est,
je crois, cette sorte de grandeur qui est propre à Racine,
et que tant de poètes après lui ont négligée , ou parce qu'ils
ne la connaissaient pas, ou parce qu'il leur a été bien plus
facile de dire des choses guindées, et d'exagérer la nature.
Aujourd'hui, on croit avoir fait un caractère lorsqu'on a mis
dans la bouche d'un personnage ce qu'on veut faire penser
de lui, et qui est précisément ce qu'il doit taire; une mère
affligée dit qu'elle est affligée, et un héros dit qu'il est un
héros. Il faudrait que les personnages fissent penser tout cela
d'eux, et que rarement ils le dissent ; mais, tout au contraire,
ils le disent, et le font rarement penser. Le grand Corneille
n'a pas été exempt de ce défaut, et cela a gâté tous ses
caractères ' ; car, enfin, ce qui forme un caractère, ce n*est
pas, je crois, quelques traits, ou hardis, ou forts, ou su-
blimes, c'est l'ensemble de tous les traits et des moindres
• Aâil. : t • J'estime l'esprit d'un poète qui fait dire de grandes choses à son
" héros ; mais le héros, qui dit de grandes choses pour se peindre, et pour
« faire honneur au poète, je ne puis m'empécher de le mépriser ; plus le poète
• veut paraître grand, plus ses personnages sont petits. Les anciens ne s'at-
« tachaient pas à produire sur la scène de grands caractères; ils produisaient
« de grandes passions. Corneille a ouvert une autre carrière ; il a négligé les
« passions, et s'est appliqué à imaginer des portraits; mais ces portraits, si
« j'ose le dire, ne montrent que l'auteur, et ne montrent guère la nature. » ]
— Voir, plus haut, Corneille et liacine. — G.
266 RÉFLEXIONS CRITIQUES
discours d'un personnage. Si on fait parler un héros, qui
mêle partout de l'ostentation, de la vanité, et des choses
basses à de grandes choses, j'admire ces traits de grandeur
qui appartiennent au poète, mais je sens du mépris pour
son héros, dont le caractère est manqué. L'éloquent Ra-
cine, qu'on accuse de stérilité dans ses caractères, est le
seul de son temps qui ait fait des caractères ; et ceux qui
admirent la variété du grand Corneille sont bien indulgents
de lui pardonner l'invariable ostentation de ses person-
nages, et le caractère toujours dur des vertus qu'il a dé-
crites.
C'est pourquoi quand M. de Voltaire a critiqué les carac-
tères d'Hippolyte, Bajazet, Xipharès, Britannicus', il n'a
pas prétendu, je crois, attaquer le mérite de ceux d'Athalie,
Joad, Acomat, Agrippine, Néron, Burrhus, Mithridate, etc.
Mais puisque cela me conduit à parler du Temple du Goût,
je suis bien aise d'avoir occasion de dire que j'en estime
grandement les décisions. J'excepte ces mots : Bossuet, le
seul éloquent entre tant d'écrivains qui ne sont qu élégants^ :
car M. de Voltaire lui-même est trop éloquent pour réduire
à ce petit mérite d'élégance les ouvrages de Pascal, l'homme
de la terre qui savait mettre la vérité dans le plus beau
jour, et raisonner avec le plus de force. Je prends la liberté
de défendre encore contre son autorité le vertueux auteur
de Télémaque^ homme né véritablement pour enseigner aux
rois l'humanité, dont les paroles tendres et persuasives pé-
nètrent mon cœur, et qui, par la noblesse et par la vérité
de ses peintures, par les grâces touchantes de son style ^ ,
* Dans le Temple du Goût. — G.
^ Dans l'édition faite sous les yeux de Voltaire, à Genève, en 1768, et dans
les réimpressions faites depuis sa mort, cette phrase ne se trouve point; et le
Temple du Goût s'exprime ainsi sur l'évèque de Meaux : L'éloquent Bossuet
voulait bien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impé-
tueux et facile^ lesquelles déparent un peu la sublimité de ses Oraisons funè-
bres; et il est à remarquer qu'il ne garantit point ce qu'il a dit de la prétendue
sagesse des anciens Égyptiens. — F. — Voltaire, sans doute, s'était rendu à
l'objection de Vauvenargues. — G.
^ Add. : [ (( Et par je ne sais quoi de populaire, d'ingénu et de fa'nilier.» ]
SUR QUELQUES POÈTES. 267
se fait aisément pardonner d'avoir employé trop souvent
les lieux communs de la poésie et un peu de déclamation.
Mais, quoi qu'il puisse être de cette trop grande partialité
de M. de Voltaire pour Bossuet, que je respecte d'ailleurs
plus que personne, et qui est le plus sublime des orateurs,
je déclare que tout le reste du Temple du Goût m'a frappé
par la vérité des jugements, par la vivacité, la variété et le
tour aimable du style; et je ne puis comprendre que l'on
juge si sévèrement d'un ouvrage si peu sérieux, et qui est
un modèle d'agréments.
Dans un genre assez différent, VEpître aux mânes de Gé-
nonville et celle sur la mort de mademoiselle Lecouvreur m'ont
paru deux morceaux remplis de charme, et où la douleur,
l'amitié, l'éloquence et la poésie parlent avec la grâce la
plus ingénue et la simplicité la plus touchante. J'estime plus
deux petites pièces faites de génie, comme celles-ci, et qui
respirent la passion, que beaucoup d'assez longs poèmes.
Je finirai sur les ouvrages de M. de Voltaire, en disant
quelque chose de sa prose. Il n'y a guère de mérite essen-
tiel qu'on ne puisse trouver dans ses écrits; si l'on est bien
aise de voir toute la politesse de notre siècle, avec un grand
art pour faire sentir la vérité dans les choses de goût, on
n'a qu'à hre la préface d'OEdipe, écrite contre M. de La
Motte avec une délicatesse inimitable ; si l'on cherche du
sentiment, de l'harmonie jointe à une noblesse singulière,
on peut jeter les yeux sur la préface d'Akdre, et smVEpltre
à madame la marquise du Châtelet; si l'on demande une lit-
térature universelle, un goût étendu qui embrasse le carac-
tère de plusieurs nations, et qui peigne les manières diffé-
rentes des plus grands poètes, on le trouvera dans les
Béflexions sur les poètes épiques, et les divers morceaux tra-
duits par M. de Voltaire des poètes anglais, d'une manière
qui passe peut-être les originaux. Je ne parle pas de V His-
toire de Charles XII, qui, par la faiblesse des critiques que
l'on en a faites, a dû acquérir une autorité incontestable,
et qui me paraît être écrite avec une force, une précision
268 RÉFLEXIONS CRITIQUES, &a.
et des images dignes d'un tel peintre ; mais quand on n'au-
rait vu de M. de Voltaire que son Essai sur le siècle de
Louis XIV ^ et ses Réflexions sur l'Histoire, ce serait assez
pour reconnaître en lui, non-seulement un écrivain du pre-
mier ordre, mais encore un génie sublime qui peint tout
en grand, et, d'un seul trait, met la vérité toute nue sous
les yeux ; une vaste imagination qui rapproche de loin les
choses humaines; enfin, un esprit supérieur aux préjugés,
qui unit à la politesse et à l'esprit philosophique de son
siècle, la connaissance des siècles passés, de leurs mœurs,
de leur politique, de leurs religions, et toute l'économie du
genre humain.
Si pourtant il se trouve encore des gens prévenus, qui
s'attachent à relever ou les erreurs ou les défauts de ses
ouvrages, et qui demandent à un homme si universel la
même perfection et la même justesse de ceux ' qui se sont
renfermés dans un seul genre, et souvent dans un genre
assez petit, que peut-on répondre à des critiques si peu rai-
sonnables' ? J'espère que le petit nombre des juges désin-
téressés me saura du moins quelque gré d'avoir osé dire les
choses que j'ai dites, parce que je les ai pensées, et que la
vérité m'a été chère. C'est le témoignage que l'amour des
lettres m'oblige de rendre à un homme qui n'est ni en
place, ni puissant, ni favorisé, et auquel je ne dois que la
justice que tous les hommes lui doivent comme moi, et que
l'ignorance ou l'envie s'efforcent inutilement de lui ravir.
* Il faut qu'à ceux, ou la perfection et la justesse de ceux. — S.
- Add.: [« Ils trouvent, disent-ils, des endroits faibles dans tous ses ou-
« vrages; mais où n'y en a-t-il pas? Il y en a dans Homère, dans Pindare,
« dans Virgile et dans Horace. J'ose répondre qu'il y a peu d'ouvrages de
« M. de Voltaire dont les défauts ne soient rachetés par de plus grandes
« beautés. » ]
FRAGMENTS
1. — LES ORATEURS.
Qui n'admire la majesté, la pompe, la magnificence, l'en-
tliousiasme de Bossuet, et la vaste étendue de ce génie im-
pétueux, fécond, sublime? Qui conçoit, sans étonnement,
la profondeur incroyable de Pascal , son raisonnement in-
vincible, sa mémoire surnaturelle % sa connaissance uni-
verselle et prématurée ^ ? Le premier élève l'esprit ; l'autre
le confond et le trouble. L'un éclate comme un tonnerre
dans un tourbillon orageux, et, par ses soudaines hardiesses,
échappe aux génies trop timides ; l'autre presse, étonne,
illumine, fait sentir despotiquement l'ascendant de la vé-
rité ^ ; et, comme si c'était un être d'une autre nature que
nous, sa vive intelligence explique toutes les conditions,
toutes les affections et toutes les pensées des hommes, et
paraît toujours supérieure à leurs conceptions incertaines.
Génie simple et puissant, il assemble des choses qu'on
croyait être incompatibles, la véhémence, l'enthousiasme,
la naïveté, avec les profondeurs les plus cachées de l'art ;
mais d'un art qui, bien loin de gêner la nature, n'est lui-
1 Nous réunissons sous ce titre , indiqué par Vauven argues lui-môme, di-
vers morceaux qui traitent de matières littéraires. Les uns sont complètement
ou partiellement inédits, et les autres avaient été répartis à tort dans les
Maximes posthumes, ou dans les Réflexions sur divers sujets^ qui traitent
plus particulièrement de matières morales. — G.
- [Où donc 60 mémoire? — V.J
"' [Universelle, non; prématurée, non. — V.]
* [De la vérité, oh ! — V.] — II est à remarquer que malgré ces vives pointes
de Voltaire, Vauvcnargues ne lui a pas cédé mot de son opinion; la seconde
édition de ce morceau est entièrement conforme à la première. Vauvenargues
s'est gi'avement trompé sur Molière; mais, seul au xviiic siècle, il a constam-
ment défendu, contre Voltaire lui-même, Boilcau et La Fontaine, et surtout
Fénelon et Pascal. — G.
270 FRAGMENTS.
même qu'une nature plus parfaite, et l'original des pré-
ceptes. Que dirai-je encore ? Bossuet fait voir plus de
fécondité, et Pascal a plus d'invention; Bossuet est plus
impétueux, et Pascal plus transcendant; l'un excite l'admi-
ration par de plus fréquentes saillies; l'autre, toujours plein
et solide, l'épuisé par un caractère plus concis et plus
soutenu '.
Mais toi' qui les a surpassés en aménités et en grâces,
ombre illustre, aimable génie ; toi qui fis régner la vertu
par l'onction et par la douceur, pourrais-je oublier la no-
blesse et le charme de ta parole, lorsqu'il est question d'élo-
quence? Né pour cultiver la sagesse et l'humanité dans les
rois, ta voix ingénue fit retentir au pied du trône les cala-
mités du genre humain foulé par les tyrans, et défendit
contre les artifices de la flatterie la cause abandonnée des
peuples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se remar-
quent dans tes écrits! Quel éclat de paroles et d'images!
Qui sema jamais tant de fleurs dans un style si naturel, si
mélodieux, et si tendre ? Qui orna jamais la raison d'une si
touchante parure? Ah ! que de trésors, d'abondance, dans
ta riche simplicité !
0 noms consacrés par l'amour et par les respects de tous
ceux qui chérissent l'honneur des lettres, restaurateurs des
arts, pères de l'éloquence, lumières de l'esprit humain, que
n'ai-je un rayon du génie qui échauffa vos profonds discours,'
pour vous expliquer dignement, et marquer tous les traits
qui vous ont été propres !
Si l'on pouvait mêler des talents si divers, peut-être qu'on
voudrait penser comme Pascal, écrire comme Bossuet, par-
ler comme Fénelon. Mais, parce que la différence de leur
style venait de la différence de leurs pensées et de leur
manière de sentir les choses, ils perdraient beaucoup tous
les trois, si l'on voulait rendre les pensées de l'un par les
1 [Bien. — V.]
- Fénelon. — B.
KUAGMENTS 27t
expressions de l'autre'. On ne souhaite point cela en les
lisant; car chacun d'eux s'exprime dans les termes les plus
assortis au caractère de ses sentiments et de ses idées, ce
qui est la véritable marque du génie. Ceux qui n'ont que
de l'esprit empruntent successivement toute sorte de tours
et d'expressions; ils n'ont pas un caractère distinctif, etc.
2. — SUR LA imUYÈRE.
11 n'y a presque point de tour dans l'éloquence qu'on ne
trouve dans La Bruyère ; et si on y désire quelque chose,
ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une
force infinie, et toujours les plus propres et les plus pré-
cises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté
parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible
dans ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la
perfection de ces fragments , qui contiennent souvent plus
de matière que de longs discours , plus de proportion et
plus d'art. On remarque dans tout son ouvrage un esprit
juste, élevé, nerveux, pathétique', également capable de
réflexion et de sentiment, et doué avec avantage de cette
invention qui discerne ^ la main des maîtres et qui carac-
térise le génie ^. Personne n'a peint les détails avec plus de
« [Bien. — V.]
- [VauvcnarguGs accorde à La Bruyère du pathétique^ et c'est ce qui me
paraît lui manquer le plus. Vauvenargues n'a-t-il pas pris la vivacité des
tours pour le sentiment? Un moraliste peut à toute force s'en passer, mais
tant mieux pour lui s'il en a ; tant mieux pour l'auteur qui en met partout où
il peut entrer, même dans la critique. — La H.] — Quoi qu'en dise La Harpe,
Vauvenargues a raison : il y a dans La Bruyère un accent pathétique qui tient,
non pas à la vivacité des tours, mais au cœur même de l'écrivain. Par exem-
ple, il y a peu de tableaux plus pathétiques que celui de la misérable condi-
tion des paysans^ ou de la fragile grandeur de Zénobie (voir La Bruyère, de
l'homme^ 128, — des biens de fortune^ 78); et, bien que La Harpe assure avec
une certaine complaisance que la critique même n'exclut pas le sentiment^ il
n'y a pas dans tout son Lycée deux lignes qu'on puisse comparer, sous ce
rapport, à ces deux pages émouvantes. — G.
^ Vauvenargues a voulu dire qui distingue. — G.
* 1" Édition : — « Il est étonnant qu'on sente quelquefois dans un si beau
« génie, et (jui s'est élevé jusqu'au sublime, les bornes de l'esprit humain;
« cela prouve qu'il est possible qu'un auteur sublime ait moins de profon-
« deur et de sagacité ([uc des hommes moins pathétiques : peut-être que le
'< cardinal de Richelieu était supérieur à Milton. Mais les écrivains pathé-
272 FKAGMElMS
feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expiession,
qu'on n*en voit dans ses Caractères. 11 est vrai qu'on n'y
trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et
de Pascal, de ces traits qui caractérisent, non une passion
ou les vices d'un particulier, mais le genre humain; ses
portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que
ceux de Fénelon et de Bossuet; ce qui vient en grande
partie de la différence des genres qu'ils ont traités '. La
Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre
les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à rele-
ver leurs ridicules que leur force \ Je crois qu'il est permis
de présumer qu'il n'avait ni l'élévation, ni la sagacité, ni
la profondeur de quelques esprits du premier ordre ; mais
on ne lui peut disputer sans injustice une forte imagination,
un caractère véritablement original, et un génie créateur.
3. — SUR FÉNELON.
Les répétitions de Fénelon ne me choquent point; il me
« tiques nous émeuvent plus fortement ; et cette puissance qu'ils ont sur notre
(c âme, la dispose à leur accorder plus de lumières; nous jugeons toujours
« d'un auteur par le caractère de ses sentiments. Si on compare La Bruyère
« à Fénelon, la vertu toujours tendre et naturelle du dernier, et l'amour-pro-
« pre qui se montre quelquefois dans l'autre, le sentiment nous porte malgré
« nous à croire que celui qui fait paraître l'âme la plus grande a l'esprit le
« plus éclairé ; et toutefois il serait difficile de justifier cette préférence. Fé-
« nelon a plus de facilité et d'abondance ; l'auteur des Caractères, plus de
« précision et de force ; le premier, d'une imagination plus riante et plus
« féconde; le second, d'un génie plus véhément; l'un, sachant rendre
(( les plus grandes choses familières et sensibles, sans les abaisser ; l'autre,
« sachant ennoblir les plus petites sans les déguiser ; celui-là, plus humain;
<( celui-ci plus austère ; l'un, plus tendre pour la vertu ; l'autre, plus impla-
(( cable au vice ; l'un et l'autre moins pénétrants et moins profonds que les
(( hommes que j'ai nommés, mais inimitables peut-être dans la clarté et dans
« la netteté de leurs idées; enfin originaux, créateurs dans leur genre, et
«( modèles très-accompUs. » — Sur l'exemplaire d'Aix, Voltaire trouve la pre-
mière phrase mauvaise; il remarque, en outre, que les genres de La Brmjère
et de Fénelon ne peuvent se comparer. C'est pour ces raisons, sans doute, que
Vauvenargues supprima ce morceau. — G.
* On voit ici que Vauvenargues a fait droit à la critique de Voltaire. (Voir
la note précédente). — G.
- On a vu plus haut que Vauvenargues adresse à peu près le même re-
proche à Molière. (Voir, à ce sujet, notre Eloge de Vauvenargues. — Voir
aussi, plus loin, la Préface à VEssai sur quelques Caractères.) — G.
FRAGMENTS. 273
semble qu'elles sont bien placées dans un style, noble et
touchant comme le sien, mais en même temps familier et
populaire. Ces répétitions sont un art de faire reparaître la
même vérité sous de nouveaux tours et sous de nouvelles
images, pour l'imprimer plus avant dans l'esprit des hom-
mes. Je ne voudrais retrancher du roman de Télémaque, car
rien autre chose ne m'y déplaît, que les lieux communs de
poésie dont il est rempli, et quelques imitations un peu trop
faibles des grands ouvrages de l'antiquité; l'art d'imiter,
lorsqu'il n'est pas parfait, dégénère toujours en déclama-
tion. Il est, je crois, très-rare qu'on soit emphatique par
trop de chaleur; mais c'est un défaut où Ton tombe presque
inévitablement lorsqu'on n'est animé que d'une chaleur
empruntée. Voilà peut-être ce qui est arrivé quelquefois à
l'illustre auteur dont je parle; mais ces imitations passa-
gères ne m'empêchent pas de reconnaître dans ses écrits
un caractère véritablement original , une âme tendre, in-
génue, éloquente, une imagination abondante et ornée, un
esprit facile, enchanteur et plein de grâce, vj'ai dans ses
peintures, varié dans ses tours, harmonieux et riche dans
ses expressions, toujours pathétique, le seul écrivain qui
ait donné à la modération un caractère élevé, qui ait parlé
sans faste de la vertu, et qui l'ait embellie et la fasse aimer
par les charmes de la simphcité et de l'éloquence.
l\. — SUR PASCAL ET BOSSUET.
J'aime Boileau d'avoir dit que Pascal était également au-
dessus des anciens et des modernes; moi-même, j'ai pensé
quelquefois, sans jamais l'oser dire, qu'il n'avait pas moins
de génie pour l'éloquence que Démosthènes. S'il m'appar-
tenait de hasarder mon sentiment sur de si grands hommes,
je dirais encore que Bossuet est plus majestueux et plus
sublime qu'aucun des Romains et des Grecs. Il ne serait
peut-être pas inutile que ceux qui joignent un goût solide
à la connaissance des langues anciennes voulussent bien
fixer sur ce point nos opinions.
18
27 i FUAGME.N TS.
5. — SUR LES PROSATEURS DU 17^ SIÈCLE.
11 me semble qu'on peut compter sous le règne de
Louis XIV quatre écrivains de prose de génie : Pascal, Bos-
suet, Fénelon, La Bruyère. C'est se borner sans doute à un
bien petit nombre; mais ce nombre, tout borné qu'il est,
ne se retrouve pas dans plusieurs siècles; les grands hom-
mes dans tous les genres sont toujours très-rares. M. de
Voltaire ', dont les décisions sur toutes les choses de goût
sont si justement estimées, ne paraît accorder qu'au seul
Bossuet le mérite d'être éloquent. Si ce jugement est exact,
on pourrait présumer que le génie de l'éloquence est encore
moins commun que celui de la poésie.
6. — [sur descartes.]
[Descartes, s'étant fondé sur des principes faux, a eu
besoin de beaucoup d'invention et de sagacité pour éle-
ver un système sur des fondements si ruineux. Il est ad-
mirable, jusque dans ses erreurs, par le nombre prodi-
gieux de machines et de ressorts dont il les a étayées;
cependant cette même abondance ou cette diversité de
moyens est une preuve qu'il n'a pas connu la vérité, la
vérité étant telle de sa nature que, lorsqu'on la conçoit
distinctement, on l'établit à peu de frais; elle se prouve
elle-même en se montrant.]
7. — SUR MONTAIGNE ET PASCAL.
Montaigne pensait fortement, naturellement, hardiment;
il joignrjt à une imagination inépuisable un esprit invin-
ciblement tourné à réfléchir. On admire dans ses écrits ce
caractère original qui manque rarement aux âmes vraies ;
il avait reçu de la nature ce génie sensible et frappant, qu'on
ne peut d'ailleurs refuser aux hommes qui sont supérieurs
' Voir, 'plus haut, Sur quelques ouvrages de M. de Voltaire^ page 266.
— G.
FRAGMENTS. 275
à leur siècle. Montaigne a été un prodige dans des temps
barbares ; cependant on n'oserait dire qu'il ait évité tous
les défauts de ses contemporains ; il en avait lui-même de
considérables qui lui étaient propres, qu'il a défendus avec
esprit, mais qu'il n'a pu justifier, parce qu'on ne justifie
point de vrais défauts '. Il ne savait ni lier ses pensées, ni
donner de justes bornes à ses discours, ni rapprocher utile-
ment les vérités, ni en conclure. Admirable dans les détails,
incapable de former un tout; savant à détruire , faible à
établir; prolixe dans ses citations, dans ses raisonnements,
dans ses exemples; fondant sur des faits vagues et incer-
tains des jugements hasardeux ; affaiblissant quelquefois de
fortes preuves par de vaines et inutiles conjectures; se
penchant souvent du côté de l'erreur pour contre-peser
l'opinion; combattant par un doute trop universel la cer-
titude; parlant trop de soi, quoi qu'on en dise, comme il
parlait trop d'autres choses; incapable de ces passions
altières et véhémentes qui sont presque les seules sources
du sublime; choquant, par son indifférence et son indé-
cision, les âmes impérieuses et décisives ; obscur et fati-
gant en mille endroits, faute de méthode; en un mot,
malgré tous les charmes de sa naïveté et de ses images,
irès-faible orateur, parce qu'il ignorait l'art nécessaire
d'arranger un discours, de déterminer, de passionner et
de conclure*.
Pascal n'a surpassé Montaigne ni en naïveté, ni en fé-
condité, ni en imagination; il l'a surpassé en profondeur,
en finesse, en sublimité, en véhémence ; il a porté à sa
perfection l'éloquence d'art, que Montaigne ignorait entiè-
rement, et n'a point été égalé dans cette vigueur de génie
par laquelle on rapproche les objets, et on résume un
< Var. ; [ « Il à prévenu de la manière du monde la plus ingénieuse le re-
• proche qu'on lui pouvait faire de ses défauts, mais il ne s'est point justi-
« fié. » ]
' Vnr. ; f « En un mot, un grand écrivain, mais un écrivain plein de dé-
« fauts, qui, poss'^dant plusieurs parties de l'éloquence, n'aurait été cepen-
• dant qu'un faible orateur. » ]
276 FKAGMENTS.
discours; mais la chaleur et la vivacité de son esprit
ardent et inquiet pouvaient lui donner des erreurs, dont
le génie ferme et modéré de Montaigne ne s'est pas montré
susceptible.
8. — SUR rONTENELLE.
M. de Fontenelle mérite d'être regardé par la postérité
comme un des plus grands philosophes de la terre. Son
Histoire des oracles, son petit traité de l Origine des fables^
une grande partie de ses Dialogues, sa Pluralité des mondes,
sont des ouvrages qui ne devraient jamais périr, quoique
le style en soit froid, et peu naturel en beaucoup d'endroits.
On ne peut refuser à l'auteur de ces ouvrages d'avoir donné
de nouvelles lumières au genre humain ; personne n'a mieux
fait sentir que lui cet amour immense que les hommes ont
pour le merveilleux, cette pente extrême qu'ils ont à res-
pecter les vieilles traditions et l'autorité des anciens. C'est
à lui, en grande partie, qu'on doit cet esprit philosophique
qui fait mépriser les déclamations et les autorités, pour
discuter le vrai avec exactitude. Le désir qu'il a eu dans
tous ses écrits de rabaisser les anciens l'a conduit à dé-
couvrir tous leurs faux raisonnements, tout le fabuleux,
les déguisements de leurs histoires et la vanité de leur
philosophie. Ainsi la querelle des anciens et des modernes,
qui n'était pas fort importante en elle-même, a produit des
dissertations sur les traditions et sur les fables de l'anti-
quité, qui ont découvert le caractère de l'esprit des hommes,
détruit les superstitions, et agrandi les vues de la morale.
M. de Fontenelle a excellé encore à peindre la faiblesse et
la vanité de l'esprit humain ; c'est dans cette partie, et dans
les vues qu'il a eues sur l'histoire ancienne et sur la su-
perstition, qu'il me paraît véritablement original. Son es-
prit fin et profond ne l'a trompé que dans les choses de
sentiment; partout ailleurs, il est admirable.
FUAGMENTS. 2/7
9. — [sur les mauvais écrivains'.]
[11 faut écrire parce que l'on pense, parce que l'on est
pénétré de quelque sentiment, ou frappé de quelque vérité
utile. Ce qui fait qu'on est inondé de tant de livres froids,
frivoles ou pesants, c'est que l'on ne suit pas cette maxime.
Souvent, un homme qui a résolu de faire un livre se met
devant sa table, sans savoir ce qu'il doit dire, ni même ce
qu'il doit penser; ayant l'espiit vide, il essaie de remplir
du papier, il écrit et efface, et forge des pensées et des
phrases, comme le maçon bat du plâtre, ou comme l'arti-
san le plus grossier travaille à un ouvrage mécanique. Ce
n'est pas le cœur qui l'inspire, ce n'est pas la réflexion qui
le conduit, et ce qu'il laisse partout apercevoir c'est l'envie
d'avoir de l'esprit, et la fatigue que ce soin lui coûte. On
trouve dans tout ce qu'il écrit cette empreinte dure et cet
importun caractère, car il est naturel que les ouvrages de
la volonté portent la marque de leur origine. On voit un
auteur qui sue pour penser, qui sue pour se faire entendre ;
qui, après avoir formé quelques idées toujours imparfaites,
et plus subtiles que vraies, s'efforce de persuader ce qu'il
ne croit pas, de faire sentir ce qu'il ne sent pas, d'enseigner
ce que lui-même ignore ; qui, pour développer ses réflexions,
dit des choses aussi faibles et aussi obscures que ses pensées
mômes : car ce que l'on conçoit nettement, on n'a pas be-
soin de le commenter; mais ce qu'on ne fait qu'entrevoir,
ou ce qu'on imagine faiblement, on l'allonge plus aisément
qu'on ne l'explique. L'esprit se peint dans la parole, qui
est son image, et les longueurs du discours sont le sceau
des esprits stériles et des imaginations ténébreuses; de là
vient qu'il y a tant de remplissage dans les écrits, et si peu
de choses utiles. Si l'on voulait ramener d'assez longs ou-
vrages à leurs principaux chefs, on verrait que tout se ré-
duit à un très-petit nombre de pensées, étendues avec pro-
* Nous donnons de ce morceau une version nouvelle et plus complète, d'à»
près les manuscrits. — G.
278 FRAGMENTS.
fusion et partout mêlées d'erreurs; et ce défaut, que Ton
remarque dans les livres de réflexion, n'est pas moins sen-
sible dans les ouvrages de pur sentiment : c'est une abon-
dance stérile qui rebute, une vaine richesse de paroles qui
ne couvre point la nudité des idées, des sentiments faibles
dans le cœur, et bouffis par l'expression, de fausses cou-
leurs, des mouvements feints et forcés. Aussi voyons-nous
peu d'ouvrages qui se fassent lire sans peine : il faut tra-
vailler pour démêler le sens d'un philosophe qui a cru
s'entendre, pour découvrir le rapport des pensées d'un poète
avec les images dont il les revêt, pour suivre les prolixités
d'un orateur qui ne va point au but, et ne convainc ni ne
touche. S'il fallait en juger par ces écrits, un livre n'est
pas une suite d'idées qui naissent nécessairement les unes
des autres; ce n'est pas un tableau où les yeux s'attachent
d'eux-mêmes, et saisissent avidement les fortes images du
vrai; ce n'est pas l'invention d'un homme qui s'oblige par
son travail à nous épargner la peine de nous appliquer pour
nous instruire : cet ordre si naturel est renversé; c'est le
lecteur lui-même qui est obligé de s'ennuyer, pour trouver
le mérite d'un ouvrage où l'on a prétendu le divertir; et,
comme il n'imagine pas qu'un gros volume puisse ne con-
tenir que peu de matière, ou que ce qui a coûté visiblement
tant de travail soit si dépourvu de mérite, il croirait volon-
tiers que c'est sa faute, s'il n'est pas plus amusé ou plus
instruit.
Concluons de tout cela qu'il faut avoir pensé avant d'é-
crire, qu'il faut sentir pour émouvoir, connaître avec évi-
dence pour convaincre, et que tous les efforts qu'on fait
pour paraître ce qu'on n'est pas ne servent qu'à manifes-
ter plus clairement ce que l'on est. Pour moi, je voudrais
que ceux qui écrivent, poètes, orateurs, philosophes, au-
teurs en tout genre, se demandassent du moins à eux-
mêmes : Ces pensées que j'ai proposées, ces sentiments que
j'ai voulu inspirer, cette lumière, cette évidence de la vérité,
cette chaleur, cet enthousiasme, que j'ai tâché de faire
KHAG.MENTS. 270
naître, en étais-je pénétré moi-même? En un mot, les ai-je
contrefaits, ou éprouvés? Je voudrais qu'ils se persua-
dassent qu'il ne sert de rien d'avoir mis de l'esprit dans un
ouvrage, quand on n'y a pas joint le talent d'instruire et de
plaire. Je leur demanderais enfin de se souvenir de cette
maxime, et de la graver en gros caractères dans leur ca-
binet : que l' auteur est fait pour le lecteur, mais que le lec-
teur n'es! pas fait pour admirer l'auteur qui lui est inutile.]
10. — SUR UN DÉFAUT Dl-S POÈTES.
Le plus grand et le plus ordinaire défaut des poètes est
de né savoir pas conserver le génie de leur langue, et la
naïveté du sentiment. Ils ne pensent pas que c'est manquer
entièrement de génie pour la poésie et pour l'éloquence,
que de ne pas posséder celui de sa langue. Le génie de
toutes les sciences et de tous les arts consiste principale-
ment à saisir le vrai, et, lorsqu'on le saisit et qu'on l'exprime
dans de grandes choses, on a incontestablement un grand
génie '. Mais des mots assemblés sans choix , des pensées
rimées, beaucoup d'images qui ne peignent rien, parce
qu'elles sont déplacées, des sentiments faux et forcés, tout
cela ne mérite pas le nom de poésie; c'est un jargon bar-
bare et insupportable. Je voudrais que ceux qui se mêlent
de faire des vers voulussent considérer que, l'objet delà
poésie n'étant point la difficulté vaincue, le public n'est
pas obligé de tenir compte aux gens sans talent de la très-
grande peine qu'ils ont à écrire.
11. sun l'ode.
Je ne sais point si Rousseau a surpassé Horace et Pindare
dans ses odes ; s'il les a surpassés, je conclus que l'ode est
un mauvais genre, ou, du moins, un genre qui n'a pas
encore atteint, à beaucoup près, sa perfection. L'idée que
* Var.: [ « Tout reaprit d'un auteur, dit La Bruyt're, consiste à bien définir
et à bien peindre. Suivir rapidomcnt le vrai dans les choses et le rendre dans
« l'expression, voilA le curactt-re du génie. » ]
280 FRAGMENTS.
j'ai de l'ode est que c'est une espèce de délire, un trans-
port de l'imagination; mais ce transport et ce délire, s'ils
étaient vrais et non pas feints, devraient remplir les odes
de sentiment; car il n'arrive jamais que l'imagination soit
véritablement échauffée sans passionner l'âme : or, rien
n'est plus froid que de très-beaux vers, où l'on ne trouve
que de l'harmonie, et des images sans chaleur et sans en-
thousiasme '. Mais ce qui fait que Rousseau est si admiré,
malgré ce défaut de passion, c'est que la plupart des poètes
qui ont essayé de faire des odes , n'ayant pas plus de cha-
leur que lui, n'ont pu même atteindre à son élégance, à son
harmonie, à sa simplicité, et à la richesse de sa poésie.
Ainsi, il est admiré, non-seulement pour les beautés réelles
de ses ouvrages, mais aussi pour les défauts de ses imi-
tateurs. Les hommes sont faits de manière qu'ils ne jugent
guère que par comparaison; et, jusqu'à ce qu'un genre ait
atteint sa véritable perfection, ils ne s'aperçoivent point de
ce qui lui manque; ils ne s'aperçoivent pas même qu'ils
ont pris une mauvaise route, et qu'ils ont manqué le génie
d'un certain genre, tant que le vrai génie et la vraie route
leur restent inconnus. C'est ce qui a fait que tous les mau-
vais auteurs qui ont primé dans leur siècle ont passé in-
contestablement pour de grands hommes, personne n'osant
contester à ceux qui faisaient mieux que les autres qu'ils
fussent dans le bon chemin \
i2. — SUR LA POÉSIE ET L'ÉLOQUENCE.
M. de Fontenelle dit formellement, en plusieurs endroits
de ses ouvrages, que l'éloquence et la poésie sont peu de
* Add. : [ « Je doute que nous ayons atteint le vrai génie de l'ode. Je n'ai
« lu ni celles d'Horace, ni celles de Pindare ; mais il me paraît que les nôtres,
« je dis même les plus estimées, sont vides de choses, qu'on n'y trouve que
" des beautés d'imagination, fort peu de sentiment, et encore moins d'inté-
<( rôt. On n'y remarque aussi qu'un délire feint, et il serait bien diflicile, en
« effet, qu'il fût naturel, lorsqu'on ne prend aucun soin de le motiver, et
■ qu'on ne le prépare point par des sentiments violents. « ]
"• Voir, dans les Réflexions critiques sur quelques poêles, le morceau inti-
tulé J.-B. Rousseau, page 255. — G.
FKAGMENTS. 2^1
chose, etc.. Il me semble qu il n'est pas trop nécessaire
de défendre l'éloquence. Qui devrait mieux savoir que
M. de Fontenelle, que la plupart des choses humaines, je
dis celles dont la nature a abandonné la conduite aux
hommes, ne se font que par la séduction? C'est l'éloquence
qui, non-seulement convainc les hommes, mais qui les
échauffe pour les choses qu'elle leur a persuadées, et qui,
par conséquent, se rend maîtresse de leur conduite. Si
M. de Fontenelle n'entendait par l'éloquence qu'une vaine
pompe de paroles, l'harmonie, le choix, les images d'un
discours, encore que toutes ces choses contribuent beau-
coup à la persuasion, il pourrait cependant en faire peu
d'estime, parce qu'elles n'auraient pas grand pouvoir sur des
esprits fins et profonds comme le sien ; mais M. de Fontenelle
ne peut ignorer que la grande éloquence ne se borne point à
l'imagination, et qu'elle embrasse la profondeur du rai-
sonnement qu'elle fait valoir, ou par un grand art et par
une singulière netteté, ou par une chaleur d'expression et
de génie qui entraîne les esprits les plus opiniâtres. L'élo-
quence a encore cet avantage qu'elle rend les vérités po-
pulaires, qu'elle les fait sentir aux moins habiles, et qu'elle
se proportionne à tous les caractères; enfin, je crois qu'on
peut dire qu'elle est la marque la plus certaine de la vigueur
de l'esprit, et l'instrument le plus puissant de la nature hu-
maine... A l'égard de la poésie, je ne crois pas qu'elle soit
fort distincte de l'éloquence. Un grand poète' la nomme
l'éloquence harmonieuse; je me fais honneur de penser
comme lui. Je sais bien qu'il peut y avoir dans la poésie de
petits genres, qui ne demandent que quelque vivacité d'ima-
gination et l'art des vers; mais dira-t-on que la physique
est peu de chose, parce qu'il y a des parties de la physique
qui ne sont pas d'une grande étendue ou d'une grande
utilité ? La grande poésie demande nécessairement une
grande imagination, avec un génie fort et plein de feu; or,
on n'a point cette grande imagination et ce génie vigou-
* Voltaire. — B.
2X2
FRAGMENTS.
reux, sans avoir en même temps de grandes lumières et des
passions ardentes, qui éclairent l'âme sur toutes les choses
de sentiment, c'est-à-dire, sur la plus grande partie des
objets que l'homme connaît le mieux. Le génie qui fait les
poètes est le même qui donne la connaissance du cœur de
l'homme; Molière et Racine n'ont si bien réussi à peindre
le genre humain, que parce qu'ils ont eu l'un et l'autre une
grande imagination ; tout homme qui ne saura pas peindre
fidèlement les passions, la nature, ne méritera pas le nom
de grand poète. Ce mérite si essentiel ne le dispense pas
d'avoir les autres ; un grand poète est obligé d'avoir des
idées justes, de conduire sagement tous ses ouvrages, de
former des plans réguliers, et de les exécuter avec vigueur.
Qui ne sait qu'il est peut-être plus difficile de former un bon
plan pour un poème, que de faire un système raisonnable
sur quelque petit sujet philosophique ? Je sais bien qu'on
m'objectera que Milton, Shakespeare, et Virgile même, n'ont
pas brillé dans leurs plans : cela prouve que le talent
peut subsister sans une grande régularité, mais ne prouve
point qu'il l'exclue. Combien peu avons-nous d'ouvrages de
morale et de philosophie où il règne un ordre irréprocha-
ble ! Est-il surprenant que la poésie se soit si souvent écartée
de cette sagesse de conduite, pour chercher des situations
et des peintures pathétiques, tandis que nos ouvrages de
raisonnement, où on n'a recherché que la méthode et la
vérité, sont la plupart si peu vrais, et si peu méthodiques?
C'est donc par la faiblesse naturelle de l'esprit humain que
quelques poèmes manquent de conduite, et non parce que le
défaut de conduite est propre à l'esprit poétique. Je suis
fâché qu'un esprit supérieur, comme M. de Fontenelle,
veuille bien appuyer de son autorité les préjugés du peuple
contre un art aimable, et dont le génie est donné à si peu
d'hommes. Tout génie qui fait concevoir plus vivement les
choses humaines, conmie on ne peut le refuser à la poésie,
doit porter partout plus de lumières; je sais que ce sont
des lumières de sentiment, qui ne serviraient peut-être pas
FRA(;MENTS. 283
toujours à bien discuter les objets ; mais n'y a-t-il point
d'autre manière de connaître que par discussion? et peut-
on conclure quelque chose contre la justesse d'un esprit qui
ne sera pas propre à discuter? Qu'y a-t-il, après tout, d'es-
timable dans l'humanité ? Sera-ce les connaissances physi-
ques et l'esprit qui sert à les acquérir? Mais pourquoi
donner cette préférence à la physique ? Pourquoi l'esprit
qui sert à connaître l'esprit lui-même, ne sera-t-il pas aussi
estimable que celui qui recherche les causes naturelles avec
tant de lenteur et d'incertitude? Le plus grand mérite des
hommes est d'avoir la faculté de connaître ; et la connais-
sance la plus parfaite et la plus utile qu'ils puissent acquérir
peut bien être celle d'eux-mêmes. Je supplie ceux qui sont
persuadés de ces vérités de me pardonner les preuves que
j'en apporte ; elles ne peuvent être regardées comme inu-
tiles, puisque la plus grande partie des hommes les ignorent,
et que le plus grand philosophe de ce siècle veut bien fa-
voriser cette ignorance.
Je sais bien que les grands poètes pourraient employer
leur esprit à quelque chose de plus utile pour le genre
humain que la poésie ; je sais bien que l'attrait invincible
du génie les empêche encore d'ordinaire de s'appliquer à
d'autres choses; mais n'ont-ils pas cela de commun avec
ceux qui cultivent les sciences ? Parmi un si grand nombre
de philosophes, combien peu s'en irouve-t-il qui aient in-
venté des choses utiles à la société, et dont l'esprit n'eût
pu être mieux employé ailleurs, s'il eût été capable pour
d'autres choses de la même application? Est-il nécessaire,
d'ailleurs, que tous les hommes s'appliquent à la politique,
à la morale, et aux connaissances les plus utiles? N'est-il
pas, au contraire, infiniment mieux que les talents se par-
tagent? Par là, tous les arts et toutes les sciences fleurissent
ensemble; de ce concours et de cette diversité se forme la
vraie richesse des sociétés. Il n'est ni possible ni raison-
nable que tous les hommes travaillent pour la même fin'.
* Rapprorliez des54''c't by Rélle.rions sur diren sujets, pagos 110, 112. —G.
284 FUAGMEiNTS.
13. — SUR LA VÉRITÉ ET L ÉLOQUENCE.
Deux études sont importantes : la vérité et l'éloquence;
la vérité, pour donner un fondement solide à l'éloquence,
et bien disposer notre vie; l'éloquence, pour diriger la con-
duite des autres hommes, et défendre la vérité. La plupart
des grandes affaires se traitent par écrit ; il ne suffit donc pas
de savoir parler : tous les intérêts subalternes, les engage-
ments, les plaisirs, les devoirs de la vie civile, demandent
qu'on sache parler; c'est donc peu de savoir écrire. Nous
aurions besoin tous les jours d'unir l'une et l'autre élo-
quence ; mais nulle ne peut s'acquérir, si d'abord on ne sait
penser; et on ne sait guère penser, si l'on n'a des prin-
cipes fixes et puisés dans la vérité. Tout confirme notre
maxime : l'étude du vrai la première, l'éloquence après.
lA. — SUR l'expression dans le style.
Combien toutes les règles sont-elles inutiles , si on voit
encore aujourd'hui des gens de lettres qui, sous prétexte
d'aimer les choses, non les mots, ne témoignent aucune
estime pour la véritable beauté de l'expression dans le
style ' ! Je n'admire pas l'élégance, lorsqu'elle ne recouvre
que des pensées faibles, et n'est point soutenue de l'élo-
quence du cœur et des images ; mais les plus mâles pensées
ne peuvent être rendues que par des paroles , et nous
n'avons encore aucun exemple d'un ouvrage qui ait passé
à la postérité sans éloquence dans l'expression. La mépri-
sera-t-on, parce qu'on n'écrit pas comme Bossuet et comme
Racine? Quand on n'a pas de talent, il faudrait, au moins,
avoir du goût.
15. — SUR LA DIFFICULTÉ DE PEINDRE LES CARACTÈRES.
Lorsque tout un peuple est frivole et n'a rien de grand
dans ses mœurs, un homme qui hasarde des peintures un
« On a vu plus haut {Corneille et Racine, page 239), que ce reproche est
un do ceux que Vauvenargues adresse au grand Corneille. — G.
FKAGMENTS. 285
peu hardies doit passer pour un visionnaire. Ses tableaux
manquent de vraisemblance, parce qu'on n'en trouve pas
les modèles dans le monde ; car l'imagination des hommes se
renferme dans le présent, et ne trouve de vérité que dans les
images qui lui représentent ses expériences. Il faudrait donc,
quand on veut peindre avec hardiesse , attacher de sem-
blables peintures à un corps d'histoire, ou, du moins, à
une fiction qui pût leur prêter, avec la vraisemblance de
l'histoire, son autorité. C'est ce que La Bruyère a senti à
merveille : il ne manquait pas de génie pour faire de grands
caractères; mais il ne l'a presque jamais osé. Ses portraits
paraissent petits, quand on les compare à ceux du Télé-
maque, ou des Oraisons de Bossuet ; mais il a eu de bonnes
raisons pour écrire comme il a fait, et on ne peut trop l'en
louer. Cependant c'est être sévère que d'obliger tous les
écrivains à se renfermer dans les mœurs de leur temps ou
de leur pays. On pourrait, si je ne me trompe, leur donner
un peu plus de liberté, et permettre aux peintres modernes
de sortir quelquefois de leur siècle, à condition qu'ils ne
sortiraient jamais de la nature.
ESSAI
SUR OUELOUES CARACTÈRES
PRÉFACE.
Ceux qui n'aiment que les portraits brillants et les satires ne doivent
pas lire ces nouveaux Caractères. On n'a cherché à peindre ni les gens
du monde, ni les ridicules des grands, quoiqu'on sache combien ces
peintures sont plus propres à flatter ou la vanité, ou la malignité, ou
la curiosité du peuple. L'auteur a préféré rendre, autant qu'il a pu, ce
qui convient, en général, à tous les hommes, plutôt que ce qui est par-
ticulier à quelques conditions ; il a plus négligé le ridicule que toute
autre chose, parce que le ridicule ne présente ordinairement les hom-
mes que d'un seul côté 2, qu'il charge et grossit leurs défauts; qu'en
faisant sortir vivement ce qu'il y a de vain et de faible dans la nature
humaine, il en déguise toute la force et toute la grandeur; et qu'enfin
il contente peu l'esprit d'un philosophe, plus louché de la peinture
d'une seule vertu que de toutes ces petites défectuosités, dont les esprits
superficiels sont si avides ^.
* Nous rétabhssons le titre modeste que Vauvenargues donnait à cet ou-
vrage. Les manuscrits nous fournissent pour la Préface, et pour les Caractères
eux-mêmes, non-seulement des corrections, variantes, et additions considé-
rables, mais un grand nombre de pièces inédites. Nous pouvons dire que nous
donnons à nouveau cette partie trop peu lue et trop peu appréciée des œu-
vres de Vauvenargues, et nous espérons que, ainsi rétablie ou complétée, elle
arrêtera l'attention du lecteur. — G.
* Var. : [ « ... parce que le ridicule ne représente guère que l'extérieur des
« hommes; parce qu'il les prend d'un seul côté, le plus palpable et le plus
« facile à saisir; parce qu'il n'attaque ordinairement qu'un seul vice, qui
<( est la vanité, et qu'il cache souvent bien des vertus. » ]
* Add. : [ « Si l'on avait été capable d'exécuter le plan que l'on s'était pro-
« posé pour cet ouvrage, on aurait préféré la profondeur et la simplicité des
« historiens au sel des auteurs satiriques et comiques; on n'aurait traité
« qu'en petit nombre les caractères frivoles, qui sont ceux que l'on met au-
« jourd'hui au théâtre avec le plus de succès. Ce n'est pas qu'on ignore que
« le monde est rempli de tels caractères, et que peindre l'impertinence, la
« légèreté, la vanité, l'inconséquence, la bizarrerie, le défaut d'esprit et de
« cœur, en un mot, peindre en petit, c'est peindre les hommes ; mais l'incli-
1 nation de l'auteur l'aurait porté à décrire des mœurs plus fortes, des pas-
i':ssAi SI u QLï^LQi i:s c:aiia(:t]:ui::s. 287
On aurait aimé à développer en quelques endroits, non-seulement
les qualités du cœur, mais même ces différences fines de l'esprit qui
échappent quelquefois aux meilleurs yeux; mais, parce que de tels
caractères auraient été des définitions plutôt que des portraits, on n'en
a hasardé qu'un petit nombre, de peur que beaucoup de lecteurs ne
fussent plus fatigués qu'amusés de ce nouveau genre. Les hommes ne
sont vivement frappés que des images, et ils entendent toujours mieux
les choses par les yeux que par les oreilles.
On a imité Théophrasle et La Bruyère autant qu'on l'a pu ; mais,
parce qu'on l'a pu très-rarement, à peine s'apercevra-t-on que l'auteur
s'est proposé ces grands modèles ' . L'éloquence de La Bruyère, ce coup
de pinceau si mâle et si fort, ces tours singuliers et hardis, ce carac-
tère toujours original, ne sont pas des beautés où l'imitation puisse
atteindre. Théophraste est moins délicat, moins orné, moins pathéti-
que, moins sublime ; ses portraits sont nus, et quelquefois un peu traî-
nants; mais il plaît malgré ses longueurs, et sa négligence même est
aimable. Tout auteur qui peint la nature est sûr de durer autant que
son modèle, et de n'être jamais atteint par ses copistes.
Si j'osais reprocher quelque chose à La Bruyère, ce serait d'avoir
trop tourné et trop travaillé ses ouvrages ; un peu plus de simplicité
et de négligence aurait donné peut-être plus d'essor à son génie, et
marqué davantage les endroits où il s'élève. Théophraste a d'autres dé-
fauts; son style me paraît moins varié que celui du peintre moderne,
et il n'en a ni la hardiesse, ni la précision, ni l'énergie. A l'égard des
mœurs qu'ils ont décrites, ce sont celles des hommes de leur siècle,
qu'ils ont représentées l'un et l'autre avec la plus naïve vérité. La
Bruyère, qui a vécu dans un siècle plus raffiné et dans un royaume
plus puissant, a peint une nation polie, riche, magnifique, savante, et
amoureuse de l'art. Théophraste, né, au contraire, dans une petite ré-
publique, où les hommes étaient pauvres et moins fastueux , a fait des
portraits qui , aujourd'hui , nous paraissent un peu petits *.
" sions, des vertus, des vices. Les caractères véhéments sont certainement
" plus rares que les autres; mais ils sont peut-être plus propres à intéresser
X et à passionner les lecteurs sérieux, qui sont ceux à qui l'on destine ce petit
" ouvrage. » ]
' Voir la dernière note du 5^ caract. (Lentulus ou le Factieux^ p. 296). — G.
' Add. : « S'il m'est permis de dire ce que je pense, je ne crois pas que
< nous devions tirer un grand avantage de ce raffinement ou de ce luxe de
'< notre nation ; la grandeur du faste ne peut rien ajouter à celle des hommes.
- La politesse môme et la délicatesse, poussées au delà de leurs bornes, font
« regretter aux esprits naturels la simplicité qu'elles détruisent. Nous perdons
« quelquefois bien plus on nous écartant de la nature, que nous ne gagnons
" à la polir; l'art peut devenir plus barbare que l'instinct qu'il croit corri-
•« ger. I) — Nous donnons en note, et simplement pour mémoire, ce passage
288 ESSAI
Je n'oserais pousser plus loin mes réflexions à la lôle d*un si petit
ouvrage. La négligence avec laquelle on a écrit ces Caractères, le dé-
faut d'imagination dans l'expression, la langueur du style, ne permet-
tent pas d'en hasarder un plus grand nombre; il faudrait peut-être
avoir honte de laisser paraître le peu qu'on ose en donner *.
i. — CLAzoMÈNE, OU lA Vertu malheureuse.
Clazomène a fait l'expérience de toutes les misères hu-
maines. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance, et l'ont
sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeu-
que les éditeurs précédents donnent dans le texte môme de la Préface. Vau-
venargues l'avait supprimé pour le mettre, et le développer dans le Discours
sur le Caractère (les différents siècles {voir plus haut)^ où, en effet, ces idées
se retrouvent et sont mieux à leur place. — G.
1 Add. : [ <i J'avertis d'ailleurs que je ne m'y suis pas proposé de dire des
(( choses nouvelles, mais celles que j'ai cru vraips et utiles. Tout est dit, as-
« sure La Bruyère, et l'on vient trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des
<( hommes, et qui pensent ^ur ce qui concerne les mœurs; le plus beau et le
« meilleur nous est enlevé.... Les j)ersonnrs d'esprit, ajoute-t-il, ont en eux
« les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments; rien ne leur
« est nouveau. Persuadé de cette vérité plus que personne, je ne doute pas
« cependant que les hommes les plus éclairés ne soient bien aises qu'on leur
« remette quelquefois devant les yeux leurs propres sentiments ou leurs idées.
(( Nous ne nous lassons pas de voir représenter sur nos théâtres les mêmes
<! personnages, avec quelques circonstances et quelques couleurs différentes ;
<( pourquoi les amateurs du vrai seraient-ils fâchés qu'on les entretienne de
t< choses, qu'à la vérité ils connaissent en partie, mais qui sont si intéres-
« santés et si utiles, qu'on ne peut ni les épuiser, ni les rendre assez fami-
« lières? Si je me suis servi des pensées ou des expressions de quelque au-
« teur, je les lui restitue de bon cœur, et on n'a qu'à les remettre à leur vraie
« place. Je serais sensiblement touché de la gloire que j'aurais méritée, mais
« je ne veux point m'approprier celle d'un autre. Je parle des choses, ou j'en
« écris, selon qu'elles m'affectent ou m'intéressent; la trop grande crainte de
I' tomber dans la pensée d'autrui nous jetterait dans une contrainte puérile.
« Ce n'est pas ainsi qu'on en use dans la conversation, où l'on suit sa pensée
« sans ces égards, et je crois que l'on ne peut désapprouver la môme liberté
« dans un auteur qui ne parle point pour parler, mais pour développer et
« faire goûter, selon ses forces, les pensées dont il est le plus occupé. Si
« donc il arrive à quelqu'un de reconnaître dans cet ouvrage des traits qu'il
« ait vus ailleurs, on le prie de penser combien il est difficile, malgré la plus
u grande attention , d'échapper à ce reproche, dans le genre où l'on a écrit.
(( Tous les poètes, tous les orateurs, tous les auteurs de romans, toutes les
» comédies, toutes les histoires, tous les ouvrages qui traitent des mœurs, ne
» sont, essentiellement, que des recueils de portraits et de caractères; j'ose
« dire qu'il n'y a point de matière ni si épuisée, ni qui ait été traitée par de
« si grands hommes ; et, lorsqu'on peut voir qu'un auteur n'est pas incapable
« de penser de soi-même ce qu'il a écrit, il y aurait une sorte d'injustice à
<i lui reprocher quelques répétitions involontaires, qui auraient pu se glisser
«( dans son ouvrage. » ]
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 289
nesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hau-
teur et de l'aïubition dans la pauvreté; il s'est vu, dans
ses disgrâces, méconnu de ceux qu'il aimait; l'injure a flé-
tri son courage, et il a été offensé de ceux dont il ne pou-
vait prendre de vengeance. Ses talents, son travail conti-
tinuel, son application à bien faire, son attachement à ses
amis, n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse
même n'a pu le garantir de commettre des fautes irrépa-
rables; il a souffert le mal qu'il ne méritait pas, et celui
que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se
lasser de le poursuivre, quand l'espérance trop lente com-
mençait à flatter sa peine, la mort s'est offerte à sa vue ;
elle l'a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ;
il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien
pour payer ses dettes, et n'a pu sauver sa vertu de cette
tache. Si l'on cherche quelque raison d'une destinée si
cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il
demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se
ruinent au jeu, pendant que d'autres hommes y font leur
fortune? ou pourquoi l'on voit des années qui n'ont ni prin-
temps ni automne, où les fruits de l'année sèchent dans leur
fleur? Toutefois, qu'on ne pense pas que Clazomène eût
voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes
faibles : la fortune peut se jouer delà sagesse des gens
courageux; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir
leur courage'.
• Var. : « Un ordre inflexible et caché dispose des choses humaines; le ha-
* sard se joue de la sagesse et des projets des hommes ; mais la prospérité
'< des âmes faibles ne peut les élever à la hauteur des sentiments que la ca-
« lamité inspire aux âmes fortes, et ceux qui sont nés courageux savent vivre
« et mourir sans gloire. » — Nous l'avons dit dans notre EJocje^ ce qui doit
surtout attirer l'attention sur les Caraclèrea et sur les Dialogues de Vauvenar-
gues, c'est qu'ils sont pleins de Vauvenargues lui-môme. Ce morceau n'est pas,
à proprement parler, un caractère, c'est une histoire, l'histoire éloquente d'une
vie entière, en quelques lignes. Les maladies, la hauteur et V ambition dans la
pauvreté j l'offense dont on n'a pu prendre de vengeance (voir les lettres au duc
de Biron et au ministre Amelot), la mort prématurée, tout, jusqu'au désordre
de la fortune (voir les lettres à Saint-\ incens) , jusqu'à cette indomptable
fierté avec laquelle Vauvenargues défie le sort, comme Ajax défiait les dieux ,
tout cela est trop particulier et trop clair, pour que le doute soit possible. — G.
19
290 ESSAI
2. — [PHÉRÉGIDE, OU ]' AmMUon trompée.]
[Plîérécide a sacrifié une fortune médiocre à des espé-
rances peu sages. Il a couru en même temps plusieurs car-
rières; il n'a pas su borner ses désirs, et il s'est trop confié
à son ambition et à son courage. Les événements et le
monde lui étaient contraires, il s'est obstiné ; il a cru qu'on
faisait soi-même ses destinées, et qu'on ne dépendait point
de sa position et de la bizarrerie des choses humaines ; il
a tenté au delà de ses forces, il s'est confié sans succès à
ses propres ressources, il n'a pu venir à bout de l'adversité.
11 a vu ses égaux sortir de pair, et le devancer par divers
hasards : les uns ont percé par le jeu, les autres par de
riches successions ; quelques-uns se sont produits par la
faveur des grands, ou par des talents très-frivoles mais
aimés du monde, et plusieurs n'ont eu besoin pour parve- •
iiir que de savoir bien danser, d'avoir des traits agréables,
de beaux cheveux, ou de belles dents. Phérécide a fait une
faute irréparable; il a voulu hâter ses destinées; il a trop
négligé les moyens qui l'auraient mené à la fortune, lente-
ment et par degrés , mais peut-être avec sûreté ; il a tou-
jours tendu trop haut, et n'a cultivé aucun talent particu-
lier, au lieu de s'attacher avec une application constante à
un seul objet. Les grands avantages qu'il a recherchés lui
ont fait mépriser les petits qui étaient à sa portée, et il n'a
obtenu ni les uns, ni les autres. La fierté de son caractère,
qu'il a voulu en vain dissimuler, l'a privé de la protection
des gens en place ; ainsi, la hauteur même de son âme, son
esprit et son mérite ont nui à son avancement et à ses des-
seins. S'il eût moins attendu de ses ressources, il aurait
mieux proportionné ses espérances et ses démarches à son
état : les esprits mûrs et modérés ne forcent point leur
avenir; ils mesurent leurs entreprises sur leur condition;
ils attendent leur fortune des événements, et la font quel-
quefois sans peine; mais c'est une des illusions de la
jeunesse de croire qu'on peut tout par ses forces et ses lu-
SI K QUELQUES CARACTÈRES. 291
mières, et.cle vouloir s'élever par son industrie, ou par des
chemins que le seul mérite ne peut ouvrir aux hommes sans
fortune. Phérécidea été réduit à regretter les mêmes avan-
tages qu'il avait méprisés ; les gens qu'il a voulu surpasser
se sont trouvés naturellement au-dessus de lui, et personne
n'a eu pitié de ses disgrâces, ou n'a daigné seulement ap-
profondir les causes de son infortune'.]
3. — THERSIÏE".
Thersite ^ a soin de ses cheveux et de ses dents ; il aime
une excessive propreté, et il est élégant dans sa parure,
• Ce caractère inédit est la suite, ou plutôt, rcxplication de celui qui pré-
cède. Qu'on le rapproche des 27% 28% 29% 30% 31% 32" et 33" Réflexions sur
divers sujets, et cette préoccupation si persistante d'un môme objet paraîtra
bien significative. A l'occasion des, Réflexions, nous avons remaniué {page 102)
que c'est pour Vauvenargucs un besoin d'esprit et une méthode constante de
concilier les contrariétés apparentes des idées ou des faits humains, en remon-
tant à leurs causes. Semblable à ce médecin qui , attaqué d'une maladie mor-
telle, oubliait ses souffrances en les observant au profit de la science, Vauve-
nargucs, dont l'esprit est aussi avide de connaître, que son âme est forte contre
la douleur, se replie sur lui-môme, s'analyse, et, avec une sincérité touchante,
tire des conseils ou des exemples pour les autres de sa propre vie, si triste et
si cruellement éprouvée. La joie de l'esprit qui découvre la vérité, le consolait
de la souffrance qui n'abat que les faibles âmes; c'est à ce titre, sans doute,
qu'il trouvait une certaine douceur, ou des consolations, jusque dans son in-
fortune, et qu'il a pu dire que « le malheur a même ses charmes. » — G.
- Les deux Caractères qui précèdent donnent le résumé, pour ainsi dire,
de la vie de Vauvcnargues; ceux qui suivent vont nous faire passer pa ses
diverses phases. Il a débuté par la carrière militaire; aussi, à côté de pein-
tures plus générales, trouve-î-on quelques figures de militaires, dont les origi-
naux étaient sous ses yeux. A ses tentatives pour entrer dans la diplomatie
et dans les affaires correspond une série de caractères actifs, fermes, ambi-
tieux, habiles à pénétrer les hommes et à les conduire, en regard desquels
Vauvenargucs place, comme contraste, (juelques figures d'hommes faibles,
inconséquents ou vains; enfin, on reconnaît la période httéraire à ces portraits,
quelquefois si vifs, d'auteurs insipides ou frivoles. Pour quelques-uns de ces
caractères, l'auteur laisse voir un mépris qui ressemble fort â la colère, et il
les rend avec une exagération qu'on ne peut mettre exclusivement au compte
de sa jeunesse ; on doit croire qu'il avait eu personnellement à se plaindre des
Phalante ou des Midas qu'il met en scène. Dans ses œuvres purement morales,
où, au lieu de montrer des individus, il donnera son opinion dernière sur l'hu-
manité, il sera j^lus modéré, et, balance faite de nos vertus et de nos vices,
il conclura pour le respect de la vie et de la nature luimaine. Dans ces Carac-
tères même, cette conclusion se devine, car, à côté de la peinture du vice se
rencontre presque toujours celle de la vertu qui le contrepèse. — G.
^ Tliersiles, que nous appelons Thersite, nous est représenté par Homère,
dans son Iliade, comme 1 j plus laid, le plus lâche et le plus insolent des capi-
292 ESSAI
autant qu'il est permis de l'être dans un camp. Il monte à
cheval dès le matin ; il accompagne exactement l'officier de
jour, visite avec lui les postes de l'armée, voit écrire l'ordre,
mange et dort au quartier-général, et ne néglige aucune
des pratiques qui peuvent le faire connaître de ceux qui
commandent. Il affecte de s'instruire par ses propres yeux
des moindres choses : le major général ne dicte jamais
l'ordre que Thersite ne le voie écrire'. On ne fait guère de
détachement dont il ne soit; mais au moment de partir,
quoiqu'il ait ordre de marcher le premier de sa brigade, on
ne le trouve pas; on le cherche, on apprend qu'il est volon-
taire à un fourrage qui se fait sans danger sur les derrières
du camp, et un autre marche à sa place. Ses camarades ne
l'estiment point, ne l'aiment point; mais il ne vit pas avec
eux; il les évite ; et, si quelque officier- général lui demande
le nom d'un officier de son régiment qui est de garde, Ther-
site affecte de répondre qu'il le connaît bien, mais qu'il ne
se souvient pas de son nom. Il est empressé, officieux, fa-
milier, insolent, et pourtant très-bas avec les grands sei-
gneurs de l'armée. Il est l'ami des capitaines, de leurs gardes
et de leurs secrétaires ; il leur vend des chevaux et des four-
gons, et gagne leur argent au jeu. S'il y a, malheureuse-
ment, de la désunion entre les chefs, il tâche de tenir à
tous les partis; il fait sa cour chez les deux maréchaux, et
raconte le soir chez Fabius ce qu'il a ouï dire le matin dans
l'autre camp. Personne ne sait mieux que lui les tracasse-
taines grecs qui se trouvèrent au siège de Troie. C'est par cette raison que ce
nom est ordinairement donné à ceux à qui l'on croit pouvoir reprocher les
mêmes défauts. — F.
• Var.: « Thersite est l'officier de l'armée que l'on voit le plus. C'est lui
« que l'on rencontre toujours à la suite du général, monté sur un petit che-
« val qui boite, avec un harnais de velours en broderie, et un coureur qui
« marche devant lui. S'il y a ordre à l'armée de partir la nuit pour cacher
" une marche à l'ennemi , Thersite ne se couche point comme les autres,
« quoiqu'il y ait du temps ; mais il se fait mettre des papillotes, et fait pou-
« drer ses cheveux, eu attendant qu'on batte la générale. Il accompagne exac-
"f tement l'officier de jour, et visite avec lui les postes de l'armée ; il donne
r. des projets au général, et fait un journal raisonné de toutes les opérations
n de la campagne. »
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 293
ries de l'armée. Il est de ces soupers de société où Ton se
divertit des maux publics, et où Ton jette finement du ri-
dicule sur tous ceux qui font leur devoir. Thersite a toujours
dans sa poche les cartes du pays où l'on fait la guerre; il
étend une de ces cartes sur la table , et il fait remarquer
avec le doigt les fautes qu'on a faites ; il parle ensuite d'un
projet de campagne qu'il a fait lui-même, et dit qu'il écrit
des mémoires de toutes les opérations de la campagne, où
il circonstancié les brouilleries et les fautes des généraux.
Il est nouvelliste, il est politique; il n'y a point de talent ni
de mérite dont il ne se pique : celui qu'il possède le mieux
est l'art de railler la vertu, et de se faire supporter des
gens en place. Il n'y a point de si vil service qu'il ne
soit tout prêt de leur rendre; il leur demande quel cheval
ils veulent faire seller, ou quel harnais ils mettront ; si
bien qu'on le p^^end quelquefois lui-même pour un homme
de leur maison. S'il se trouve chez le duc Eugène lorsque
celui-ci se débotte, Thersite fait un mouvement pour lui
présenter ses souliers; mais comme il s'aperçoit qu'il y a
autour de lui beaucoup de monde, il laisse prendre les sou-
liers à un valet, et rougit en se relevant.
h. — PI SON, ou L'Impertinent,
Ceux qui sont insolents avec leurs égaux s'échappent
aussi quelquefois avec leurs supérieurs, soit pour se justi-
fier de leur bassesse, soit par une pente invincible à la fa-
miliarité et à l'impertinence, qui leur fait perdre très-souvent
le fruit de leurs services, soit enfin par défaut de jugement,
et parce qu'ils ne sentent pas les bienséances. Tel s'est fait
connaître Pison , jeune homme ambitieux et sans mœurs,
sans pudeur, sans délicatesse; d'un esprit hardi mais peu
juste, facile par défaut de choix, vif sans prudence, plus
intempérant que fécond, et plus laborieux que solide; pa-
tient néanmoins, complaisant, capable de souffrir et de se
modérer ; très-brave à la guerre, où il avait mis l'espérance
de sa fortune, et propre à ce métier par son activité, par
294 ESSAI
son courage et par son tempérament inaltérable clans les
fatifîjues; trop léger cependant, trop ami du faste; engagé
par ses espérances à une folle et ruineuse profusion ; acca-
blé de dettes contre l'honneur ; peu sûr au jeu, mais sachant
soutenir avec impudence un nom équivoque; sachant aussi
sacrifier les petits intérêts, et la réputation même, à la for-
tune; incapable de concevoir qu'on pût parvenir par la
vertu; privé de sentiment pour le mérite; esclave des
grands, né pour les servir dans le vice, pour les suivre à la
chasse et à la guerre, et vieillir, parmi les opprobres, dans
une fortune médiocre.
5. — LENTULUS , ou LE FacUcUX.
Lentulus se tient renfermé dans le fond d'un vaste édi-
fice qu'il a fait bâtir, et où son âme austère s'occupe en
secret de projets ambitieux et téméraires. Là, il travaille, le
jour et la nuit, pour tendre des pièges à ses ennemis, pour
éblouir le peuple par des écrits, et amuser les grands par
des promesses. Sa maison quelquefois est pleine de gens in-
connus qui attendent pour lui parler, qui vont, qui vien-
nent; quelques-uns n'y entrent que la nuit et travestis, et
on les voit sortir devant l'aurore. Lentulus fait des associa-
tions avec des grands qui le haïssent, pour se soutenir contre
d'autres grands dont il est craint. 11 tient aux plus puis-
sants par ses alliances, par ses charges et par ses menées.
Quoiqu'il soit né fier, impérieux, et inaccessible aux hom-
mes inutiles, il ne néglige pourtant pas le peuple; il lui
donne des fêtes et des spectacles ; et, lorsqu'il se montre dans
les rues, il fait jeter de l'argent autour de sa litière, et ses
émissaires, postés en différents endroits sur son passage,
excitent la canaille à l'applaudir. Ils l'excusent de ne pas se
montrer plus souvent, sur ce qu'il est trop occupé des be-
soins de la république, et qu'un travail sévère et sans
relâche ne lui laisse aucun jour dé libre. Il est en effet sur-
chargé par la diversité et la multitude des affaires qui l'ap-
pliquent, et ces occupations laborieuses le suivent partout ,
SlIK QUELQUES CAUACÏÈUES. 295
car jusqu'à l'armée, où il y a tant de distractions inévita-
bles, il porte cette activité infatigable ; les troupes le voient
rarement; et, pendant qu'il est obsédé de ses créatures,
qu'il donne des ordres ou qu'il médite des intrigues, le
soldat murmure de ne pas le voir, et blâme ce genre de
vie trop austère, tandis que le consul qui commande en chef
se communique, se montre partout, et se fait aimer des cen-
turions et des troupes. Mais Lentulus emploie sa retraite à
traverser secrètement les entreprises de son chef; et il fait si
bien, que le pain, le fourrage et même l'argent manquent au
quartier-général, pendant que tout abonde dans son propre
camp'. S'il arrive alors que les troupes de la république
reçoivent quelque échec de l'ennemi, aussitôt les courriers
de Lentulus font retentir la capitale de ses plaintes contre
le consul; le peuple s'assemble dans les places par pelo-
tons, et les créatures de Lentulus ont grand soin de lire des
lettres par lesquelles il paraît qu'il a sauvé l'armée d'une
entière défaite; toutes les gazettes répètent les mêmes
bruits, et tous les nouvellistes sont payés d'avance pour les
confirmer'. Le consul est forcé d'envoyer des mémoires
pour justifier sa conduite contre les artifices de son ennemi ^
* Var. : « On dit qu'il fait en sorte que les subsistances manquent au quar-
« tier-général, pendant que tout abonde dans son propre camp. Il n'y a point
« de bruit que l'envie n'adopte avidement contre les hommes qui sont nés su-
ce périeurs aux autres; le consul appuie lui-même ces bruits injurieux, et
« toute l'armée se partage entre ses deux chefs désunis. »
2 AiUL: « Ceux qui savent la vérité, et qui ne sont point entraînés par des
« motifs particuliers, rendent du moins cette justice à Lentulus, qu'en agis-
» sant quelquefois contre ses ennemis personnels, son âme, vivement atta-
« chée à la gloire, a toujours respecté l'État. Mais l'ambition, la hauteur, et
« plus que tout cela, les grands talents, révoltent aisément la multitude; le
« soupçon et la calomnie suivent le mérite éclatant, et le peuple cherche des
« crimes à ceux qu'il estime assez courageux pour les entreprendre, et assez
'< habiles pour les cacher.» — Ici, déjà, se découvre le faible de Vauve-
nargues pour l'ambition , même séditieuse, lorsqu'elle est mêlée de quelque
force et de quelque grandeur. Nous l'avons déjà remarqué à propos de Gati-
lina, nous le remarquerons encore dans plusieurs Caractères, et dans quel-
ques Dialogues, Vauvcnargues, dont l'âme était passionnée en dedans, et dont
l'esprit se nourrissait parfois de chimères, aimait, au moins en imagination,
les grandes passions et les grandes péripéties, fussent-elles un peu violentes. — G
' Var. : « Le sénat ne peut se prononcer entre deux si grands capitaines
« il dissimule les mauvais offîcos qu'ils veulent se rcndi'(\ afin de les forcer
296 ESSAI
celui qu'il a chargé de cette affaire , qui est un homme
hardi, éloquent, arrive dans la capitale, où il est attendu
avec impatience, et on s'attend qu'il révélera bien des mys-
tères; mais le lendemain, le sénat s'étant extraordinaire-
ment assemblé, on vient lui annoncer que cet envoyé a été
trouvé mort dans son lit, et qu'on a détourné tous ses pa-
piers. Les gens de bien, consternés, gémissent secrètement
de cet attentat ; mais les partisans de Lentulus en triom-
phent publiquement, et la république est menacée d'une
horrible servitude*.
(3. — ORONTE, ou LE VïeUX foil.
Oronte, vieux et flétri, dit que les gens vieux sont tristes,
et que, pour lui, il n'aime que les jeunes gens. C'est pour
cela qu'il s'est logé dans une auberge, où il a, dit-il, le
plaisir de ceux qui voyagent, sans leurs peines, parce qu'il
voit tous les jours à souper de nouveaux visages. On le ren-
contre quelquefois au jeu de paume, avec des jeunes gens qui
sortent du bal, et il va déjeuner avec eux. 11 les cultive avec
<* par la douceur à servir à l'envi la république. Leurs talents lui sont plus
'V utiles que leur jalousie n'est nuisible : c'est cette ambition des grands honi-
« qui fait la grandeur des États. »
* Le fond, ou plutôt l'occasion de cette peinture, c'est peut-être simplement
la rivalité assez connue du maréchal de Broglie, commandant d'un corps
français pendant la guerre de Bohême, et de Seckendorff, général des troupes
bavaroises, alliées de la France; on accusait le premier d'avoir laissé ac-
cabler le second par l'ennemi, et d'avoir ainsi compromis le succès de la cam-
pagne de Util. Tel est le procédé fréquemment employé par Vauvenargues ;
il part d'un caractère qu'il a sous les yeux , ou d'un fait réel dont il a pu être
témoin, sans s'inquiéter du plus ou moins d'importance de ce caractère ou
de ce fait; le moindre trait et le moindre incident lui suffisent, car il se ré-
serve de grandir les personnages, et d'étendre la scène à la mesure nécessaire
pour ce qu'il appelle des peintures un peu hardies. Dans le 15e Fragment
(voir page 284), il fait clairement entendre qu'il se sent à l'étroit ; il vou-
drait rendre de grandes choses, et il n'en voit autour de lui que de petites;
aussi, ne trouvant pas, comme il le dit encore, ses modèles dans le monde
frivole qui l'entoure, il demande à sortir de son pays et de son siècle, à la seule
condition de ne pas sortir de la nature, et c'est ainsi que le maréchal de
Broglie devient Lentulus, comme tel sous-lieutenant un peu mutin deviendra
Clodius (voir page 342). Vauvenargues sent bien que de telles figures man-
(juent de proportion, à cause de leur isolement môme; aussi voudrait-il les
attacher à un corps d histoire, ou, du moins, à une fiction qui les préparât et
les southit. C'est ce qu'avait fait Fénelon , dont l'imagination, chimérique
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 297
îe même soin que s'il avait envie de leur plaire' ; mais, on
peut lui rendre justice, ce n'est pas la jeunesse qu'il aime,
c'est la folie'. Il a un fils qui a vingt ans, et qui est déjà
estimé dans le monde; mais ce jeune homme est appliqué,
sérieux, et passe une grande partie de la nuit à lire. Oronte
a brûlé plusieurs fois les livres de son fils, et n'a fait grâce
qu'à des vers obscènes, qui d'ailleurs sont assez mauvais. Ce
jeune homme en rachète toujours de nouveaux, et trompe
les soins de son père. Oronte a voulu lui donner une fille de
l'Opéra, que lui-même a eue autrefois , et n'a rien négligé,
dit-il, pour l'éducation de cet enfant; mais ce petit drôle
est entêté, ajoute-t-il, et a l'esprit gâté et plein de chi-
mères.
7. — [oTHOiN, ou LE Débduché-^
[Othon est riche et voluptueux. 11 a une contenance au-
dacieuse, une figure agréable, des yeux pleins de feu, mais
déjà les grâces de la jeunesse sont un peu effacées sur son
visage. Il n'ignore aucun des plaisirs qu'on peut connaître;
son imagination hardie en faisait des leçons, dans son en-
fance, à ses camarades plus âgés que lui, et, quand il est
entré dans le monde, il avait déjà l'expérience de tout ce
que les plus vieux débauchés peuvent savoir. Né licencieux
et volage, nul homme ne sait feindre avec plus d'art une
passion qu'il ne sent pas ; il est flatteur et insinuant avec
les femmes, hardi, libéral, entreprenant, d'une séduction
fougueuse et emportée. Tantôt il aspire à une jeune per-
sonne qu'il n'aime point, mais dont la sagesse le pique ;
aussi, selon le mot profond de Louis XIV, aimait également à sortir de son
siècle. Vauvenargues a beau dire dans sa Préface qu'il a imité La Bruyère
et Tliéophraste autant qu'il l'a pu; c'est Fénelon qu'il a le plus imité, sans le
savoir peut-être, et la ressemblance est évidente entre ses portraits et ceux
du Télémaque. — G.
* Var. ; [ « Il leur fait des contes obscènes, s'avilit pour plaire, et, à force de
se faire mépriser, se fait supporter. » ]
2 Add. : [((II n'a du sérieux de ï>on âge qu'ime économie excessive; les
(( plaisirs, dont il abuse, n'ont point adouci l'àpreté naturelle de son carac-
n tère; il est dur, rusé, défiant; il leurre l'avarice de plus d'une femme qui
« aspire à le gouverner, et, dans un ùge si exposé à lu tromperie, il trouve
« encore le secret de faire d(^s dupos. » ]
208 ESSAI
tantôt, dégoûté du mystère, il fréquente- les courtisanes
les plus dissolues, et les lieux les plus infâmes ; quelquefois,
il fait des retraites à la campagne, pour se délasser avec
les femmes du peuple de l'affectation des femmes de la ville.
Sa lâche industrie tend partout des pièges à l'innocence ;
rien ne met à couvert de ses poursuites, ses désirs insolents
ne respectent rien ; il perce les cloîtres et les grilles, il se
déguise ; il cherche curieusement des aventures de toute
espèce, et les plaisirs ordinaires ne lui suffisent plus. On
le voit quelquefois au bal, masqué en femme, et ceux qui
veulent s'y tromper, y sont trompés. Tous les sales usages
qu'on peut faire de l'argent et de la jeunesse, Othon se vante
publiquement de les connaître. Tour à tour avare et prodi-
gue, tour à tour vendant au plaisir son honneur ou son in-
térêt; réparant sans pudeur, par de viles adresses, la folie
de ses profusions , et toujours aussi dépravé dans ses res-
sources que dans ses largesses, il déclare que l'intérêt et le
plaisir sont les dieux de la terre, que l'honneur est la chi-
mère des fous, et que la gueuserie est l'héritage des philo-
sophes; ses principes favoris sont que la vertu n'est autre
chose que l'habileté, et que l'habileté consiste à savoir vivre;
que celui qui ne sait pas vivre est seul vicieux; qu'il ne
faut être ni trop honnête homme, ni trop scélérat, ni trop
sincère, ni trop fourbe; qu'on ne gagne point les hommes
sans les tromper, et qu'on ne les trompe point sans trom-
perie, mais qu'en la poussant trop loin, on peut tout perdre,
et qu'il faut mêler avec adresse l'artifice et la bonne foi, le
mensonge et la vérité; qu'il y a peu de sciences certaines;
que celui-là estle plus philosophe qui est le plus persuasif;
que l'homme du monde le plus digne d'envie, est celui qui
a le plus d'empire sur l'esprit d'autrui; que la hardiesse
vaut mieux que la ruse, et la présomption que la timidité;
que tous les biens possibles se renferment dans le plaisir,
et qu'il n'y a rien d'utile, de beau, d'estimable par rapport
aux hommes, que ce qui leur plaît ; que l'homme le plus
heureux et le plus libre est celui qui a le moins de préjugés
SUR QLELQIJKS CARÂCTÈRKS. 299
et de devoirs, qui est riche, libéral, et d'un tempérament
sain et voluptueux ; que les livres n'apprennent rien pour
la science de la vie, mais qu'il ne blâme pas les écrivains,
puisqu'ils trouvent des dupes, et qu'ils en profitent. La
gloire d'Otbon est d'avoir des faiblesses qu'il ne cache point,
et qui défient la timidité de la sagesse ; il aime à faire
triompher ses vices de la bienséance ; il est patient pour
séduire, éloquent pour tromper, et inépuisable en intrigues
pour aller à ses fins.]
8. — LES JEUNES GENS.
Les jeunes gens jouissent sans le savoir, et s'ennuient en
croyant se divertir. Ils font un souper où ils sont dix-huit,
sans compter les dames; et ils passent la nuit, à table, à dé-
tonner quelques chansons obscènes, à conter le roman de
l'Opéra, et à se fatiguer, pour chercher le plaisir, qu'à
peine les plus impudents peuvent essayer dans un quart-
d'heure de faveur ; et, comme on se pique à tous les âges
d'avoir de l'esprit, ils admettent quelquefois à leurs par-
ties des gens de lettres, qui font là leur apprentissage pour
le monde ; mais tous s'ennuient réciproquement, et ils se
détrompent les uns des autres. Ces jeunes gens disparais-
sent quelquefois pendant plusieurs jours, pour suivre de
sales intrigues ; puis, ils reviennent dans le monde, épuisés
de leurs incontinences, avec un maintien affecté et des yeux
éteints; ils parlent grossièrement des femmes, et avec dé-
goût. Au spectacle, où ils vont pour se rassembler, on les
voit sortir quelquefois au commencement de la pièce, pour
satisfaire quelque idée de débauche qui leur vient en tête ;
et, après avoir fait le tour des allées obscures de la Foire,
ils reviennent au dernier acte, et se racontent à l'oreille
leurs ridicules prouesses; on ne peut ignorer ce qu'ils se
disent, et on a honte de l'avoir compris. Ils se font un point
d'honneur de traiter légèrement tous les plaisirs; et les
plaisirs, qui fuient la dissipation et la folie, ne leur laissent
qu'une vaine ombre, et une fausse image de leurs charmes.
300 ESSAI
0. — AGESTE, OU L Amour ingénu '.
Un jeune homme qui aime pour la première fois de sa
vie, n'est plus ni libertin, ni dissipé, ni ambitieux; toutes
ses passions sont suspendues , une seule remplit tout son
cœur. S'il se trouve, par hasard, à un concert dont la mu-
si(^ue soit passionnée, la symphonie seule le touche, sans
qu'elle soit accompagnée de paroles; on voit couler des lar-
mes de ses yeux, et il est obligé de sortir de cette assem-
blée qui le gêne, pour s'aller enfermer chez lui; il se dé-
tourne à la vue de ceux qu'il rencontre, il veut cacher ses
larmes; devant sa table, il commence une lettre, et il la
déchire ; il marche à grands pas dans sa chambre, il pro-
nonce des mots entrecoupés; il est hors de lui, on ne le re-
connaît plus. C'est qu'Aceste idolâtre une femme dont il se
croit aimé ; il la voit en dormant, lui parle, l'écoute, et se
croit écouté. Il rêve qu'il voyage, seul avec elle, dans un
bois, à travers des rochers et des sables brûlants; ils arri-
vent parmi des barbares; ce peuple s'empresse autour
d'eux, et s'informe curieusement de leur fortune. Une autre
fois, il songe qu'il se trouve à une bataille, et que, couvert
de blessures et de gloire, il vient expirer dans les bras de
sa maîtresse; car l'imagination d'un jeune homme enfante
aisément toutes ces chimères que nos romanciers ne com-
posent qu'après bien des veilles. Aceste est timide avec sa
maîtresse, et, quoique la fleur de lajeunesse soit encore sur
son visage, il se trouble quand il est auprès d'elle; il ou-
blie, en la voyant, ce qu'il s'est préparé de lui dire; mais
quelquefois il lui parle sans préparation, avec ce feu et cette
impétuosité que sait inspirer la plus vive et la plus élo-
quente des passions ; il a un torrent de paroles fortes et
tendres ; il arrache des larmes à cette femme qui en aime
un autre ; puis, il se jette à ses pieds, et lui demande pardon
des offenses qu'il ne lui a pas faites. Sa grâce et sa sincérité
* Ce Caractère, dont nous donnons une version nouvelle et plus complète,
est la contre-partie des trois qui précèdent. — G.
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 301
l'emportent enfin sur les vœux d'un rival moins aimant que
lui, et l'amour, le temps, le caprice, récompensent des feux
si purs. Il retourne chez lui préoccupé et attendri ; l'amour
fait entrer la bonté dans un cœur ingénu et sensible; les
soupçons, l'envie, l'intérêt, la haine, n'ont pas de place dans
un cœur touché et content; on ne peut dépeindre la joie
d'Aceste, son transport, son silence et sa distraction. Tous
ceux qui dépendent de lui se ressentent de son bonheur : ses
gens, à qui il a donné ordre de l'attendre chez lui, ne s'y
trouvent point; Aceste, vif et impatient par caractère, ne se
fâche pas, et, comme ils s'excusent, en arrivant, d'être venus
tard, il leur dit qu'ils ont bien fait de se divertir, et qu'il
serait bien fâché de troubler la joie de personne. Alors, si
un misérable se présente à lui, Aceste lui donne sa bourse,
car la pitié suit l'amour, et lui dit : a Je suis trop heureux
(( de pouvoir adoucir vos peines ; si tous les hommes vou-
(( laient s'entr'aider, il n'y aurait point de malheureux ; mais
i< l'affreuse et inexorable dureté des riches retient tout
(( pour elle, et la seule avarice fait toutes les misères de la
« terre. » Aceste ne se pique plus que d'être bon ; il par-
donne à ses ennemis ; il va voir un homme qui a voulu lui
nuire. Heureux, dit-il, ceux qui ont des passions qui les
rendent moins insensibles, moins orgueilleux, moins déli-
cats, moins formalistes ! Oh! si l'on pouvait toujours être
tendre, généreux, et sans orgueil!.. Pendant qu'il s'occupe
de ces réflexions, quelques jeunes gens qui le connaissent
se moquent de cette passion qui le dévore, et surtout des
belles idées qu'il a sur l'amour; mais il leur répond :
(( Je n'ai point appris, Dieu merci, à mépriser l'amour qui
0 me plaît, pour diminuer mes plaisirs. J'estime les choses
(( humaines, parce que je suis homme', et ne me pique pas
(i de trouver dans mon imagination ce que je trouve plus
(( facilement dans la nature. L'intérêt, la vanité, l'ambi-
■i tion, pourront bien un jour dessécher mon cœur, et y
« faire périr les sentiments naturels; mais, du moins, je
1 C'est le vers de Téicnce : Ilnmo sinn, iiihil h uni a ni a me aliemim piifo. — G.
302 ESSAI
n'irai pas au-devant de ce malheui". Vous croyez-vous
donc bien plus habiles de vous être détrompés, de si
bonne heure, de ce qu'on appelle les illusions de la jeu-
nesse? Vous avez vieilli, mes amis, avant le temps, et,
sans avoir joui de la nature, vous êtes déjà dégoûtés de
ses plaisirs. Je vous plains, car il n'y a d'erreur qu'à cher-
cher hors du sentiment ce que ni l'esprit, ni l'usage, ni
l'art, ni la science, ne peuvent donner. »
10. — PHALANTE, OU LE Scélérat'.
Phalante a voué ses talents aux fureurs et au crime ^ :
impie, esclave insolent des grands ^ ambitieux, oppresseur
des faibles, contempteur des bons, corrupteur industrieux
de la jeunesse, son génie violent et hardi préside en secret
à tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres. Il
est dès longtemps à la tête de tous les débauchés et de tous
les scélérats; il ne se commet point de meurtres, ni de bri-
gandages, où son noir ascendant ne le fasse tremper. Il ne
connaît ni l'amour, ni la crainte, ni la bonne foi, ni la com-
passion ; il méprise l'honneur autant que la vertu, et il hait
les dieux et les lois; le crime lui plaît par lui-même; il
est scélérat sans dessein, et audacieux sans objet ^. Les
extrémités les plus dures, la faim, la douleur, la misère ne
l'abattent point : il a éprouvé tour à tour l'une et l'autre
fortune ; mais ni la prospérité ni la misère n'ont pu lui en-
seigner l'humanité ; prodigue et fastueux dans l'abondance^
entreprenant et farouche dans la pauvreté^', emporté et
souvent cruel jusque dans ses plaisirs, dissimulé et impla-
cable dans ses haines, furieux et barbare encore après ses
1 Dans les manuscrits, on retrouve ce caractère, sous le nom de Timocraie,
avec quelques variantes que nous donnons. — G.
'- Var. : « Timocrate est venu au monde avec cette haine inflexible de toute
« vertu, et ce mépris féroce de la gloire, qui couvrent la terre de crimes. »
^ Var. : « Ministre de la cruauté et de la corruption des autres hommes. »
'* Add. : [ « Il accable ceux qui lui cèdent, il rampe devant ceux qu'il craint ;
(! il n'a de courage que contre l'infamie. « ]
•' Add. : [ « Le bonheur ne Ta point ému pour la misère d'autrui; il s'oc-
n cupc à trahir ceux qui l'ont secouru dans l'adversité, et il se joue en secret
« de la pitié qui le protégeait. > J
SUR QUELQUES CARACTÈRES 303
vengeances, éloquent seulement pour persuader le crime
et pour pervertir l'innocence, son naturel féroce et indomp-
table aime à fouler aux pieds l'humanité, la prudence et la
religion; il vit tout souillé d'infamie' ; il marche la tête
levée'; il brave et menace de ses regards les sages et les
vertueux ; sa témérité insolente triomphe des lois.
11. — [termosiris ^]
[Ne vous étonnez pas si vous voyez un homme de quelque
esprit, qui n'en ait pas assez pour cacher ses vices : les
passions percent toujours à travers le voile dont on les
couvre; elles font tomber les plus éclairés dans des fautes
aussi lourdes, et dans des pièges aussi grossiers, que s'ils
n'avaient aucune lumière. Un malhonnête homme se décèle
lui-même dans les moindres choses; on n'a qu'à l'entendre
parler, on le démêle, on pénètre son mauvais fonds. S'il ar-
rive à ïermosiris de louer un homme de bien, c'est toujours
en des termes qui laissent connaître qu'il ne lui croit point
d'esprit; s'il entend dire que cet homme de bien a obtenu
quelque grâce, il dit effrontément que c'est un caractère
bas, qui a fait sa cour à-propos, et que, quant à lui, il ne
fera jamais sa fortune, parce qu'il ne sait pas démentir son
cœur. S'il parle d'honneur et de probité, d'élévation d'es-
prit, et de courage, c'est avec une affectation et un faste
qui font assez voir qu'il n'a aucune expérience des senti-
ments qu'il étale, et il ne se montre jamais si petit et si
vicieux, que quand il parle de magnanimité et de vertu.
Pour peu qu'on commerce avec lui, on s'aperçoit qu'il n'est
que bas et menteur, jaloux du mérite d' autrui, et princi-
palement de ceux qu'il appelle ses amis, et qu'il n'épargne
' Adil. : [ (I Et sou àmc, irritée du mépris, ue counaît, parmi ses fureurs, ni
'< le repentir, ni la honte ; la haine que l'on porte à ses forfaits ue modère
• point son orgueil; couvert d'opprobres, il insulte, il provoque les mallicu-
« reux. » J
- Var. : <. Une main cachée, mais puissante, le dérobe aux rigueurs de la
« justice. I)
"' Tcrmosiris, c'est Phalante, ou le scélérat liiniile. — G«
301 ESSAI
jamais, en leur absence; il déchire ceux qu'il envie, et la
calomnie ne lui coûte rien. 11 est iïitéressé, dissimulé, lâche
et méchant ; on voit qu'il est ennemi-né de tous les hommes,
qui tous lui font ombrage, parce qu'il les regarde comme
des concurrents ; nul ne souffre, nul n'est humilié, nul ne
périt, qu'il n'en ressente une joie cruelle et cachée ; il aime
éperdument sa vie, mais il souhaite en secret la mort des
autres, et s'il ne les attaque pas à force ouverte, s'il ne se
porte pas aux derniers crimes, c'est qu'il n'a que la perver-
sité qui les conçoit, sans avoir le malheureux courage qui
les exécute.]
12. — LiPSE, ou \/ Homme smis principes.
Lipse n'avait aucun principe de conduite; il vivait au
hasard et sans dessein; il n'avait aucune vertu; le vice
même n'était dans son cœur qu'une privation de sentiment
et de réflexion ; pour tout dire, il n'avait point d'âme. Vain,
sans être sensible au déshonneur; capable d'exécuter, sans
intérêt et sans malice, les plus grands crimes; ne délibérant
jamais rien; méchant par faiblesse; plus vicieux par dé-
règlement d'esprit, que par amour du vice. En possession
d'un bien immense à la fleur de son âge, il passait sa vie
dans la crapule avec des joueurs d'instruments et des comé-
diennes, évité des honnêtes gens, avili à ses propres yeux,
et méprisé de ceux-là même dont il était la dupe et la res-
source. Il n'avait dans sa famiharité que des gens de basse
extraction, que leur libertinage, leur misère et leur avidité,
avaient d'abord rendus ses complaisants, mais dont la fai-
blesse de Lipse lui faisait bientôt des égaux, parce qu'il
n'y a point d'avantage avec lequel on se familiarise si
promptement que la fortune qui n'est soutenue d'aucun
mérite '. On trouvait dans son antichambre, sur son esca-
lier, dans sa cour, toutes sortes de gens, qui assiégeaient
sa porte. Né dans une extrême distance du bas peuple, il
* Var. ; w ... Parce que la supériorité qui n'est fondée que sur la fortune ne
" peut se maintenir qu'en se cachant. »
SDK QUELQUES CAUACTERES. 305
en rassemblait tous les vices, et justifiait la fortune, que les
misérables accusent des défauts de la nature'.
Vè. — [masis.]
[Masis voudrait assujettir le genre humain à une seule
règle, qui est celle qu'il vient d'adopter après bien des
variations, et que, bientôt peut-être , il quittera pour une
autre. Il dit que la vertu est une, comme la raison; il
n'admet ni milieu, ni tempérament, et tous ses systèmes
ont cela de commun qu'ils sont également étroits et sévères.
Où Masis a vu de mauvaises qualités, jamais il ne veut en
reconnaître d'estimables; ce mélange de faiblesse et de
force, de grandeur et de petitesse, si naturel aux hommes,
ne l'arrête pas; il ne sait rien concilier, et l'humanité, cette
belle vertu qui pardonne tout, parce qu'elle voit tout en
grand, n'est pas la sienne". Quoiqu'il ait besoin, plus que
personne peut-être, de l'indulgence qu'il refuse aux autres,
il recherche les motifs cachés de ceux qui font bien, et
n'excuse jamais ceux qui font mal. Il se croit dégagé en-
vers un ami, qui lui a manqué une fois, de la reconnais-
sance qu'il lui doit pour un long service ; et, si sa maîtresse
ou sa femme l'ont trompé dans quelque bagatelle, il s'en
sépare. Il ne, loue aucun homme vivant, et on ne lui parle
d'aucun misérable qui n'ait mérité son malheur; il est dis-
pensé par ses maximes d'aimer, d'estimer ou de plaindre
qui que ce soit. Je veux une humeur plus commode et plus
trai table, un homme humain, qui, ne prétendant point à être
meilleur que les autres hommes, s'étonne et s'afflige de les
trouver plus fous encore ou plus faibles que lui; qui con-
naît leur malice, mais qui la soutire; qui sait encore aimer
» Cette dernière phrase est un peu obscure ; la pensée est, je crois, que les
(léjauts de Lipse étaient bien à lui; qu'ils étaient ceu.v de sa nature, non pan
ceux de sa condition, et que, par conséquent, la foriime en était innocente.
— G.
2 Nous l'avons assez vu, c'est celle de Vauvcnargues lui-mCme, et, dans le
Caract('re suivant, en regard do J/«s/s, l'honnne absolu et étroitement sévère,
il va s(î montrer lui-niônie, sous le nom de Tltijeste, l'homme véritablement
humain, c'est-à-dire indulgent. — G.
20
306 ESSAI
un ami ingrat ou une maîtresse infidèle; à qui, enfin, il en
coûte moins de supporter les vices, que de craindre ou de
haïr ses semblables, et de troubler le repos du monde par
d'injustes et inutiles sévérités.]
\ll. — THYESTE '.
Thyeste est né simple et naïf : il aime la pure vertu, mais
il ne prend pas pour modèle la vertu d'un autre ; il con-
naît peu les règles de la probité, il la suit par tempérament.
Lorsqu'il y a quelque loi de la morale qui ne s'accorde pas
avec son sentiment, il la laisse à part et n'y pense point'.
S'il rencontre, la nuit, une de ces femmes qui épient les
jeunes gens, Tbyeste souffre qu'elle l'entretienne, et marche
quelque temps à côté d'elle ; et, comme elle se plaint de la
nécessité qui détruit toutes les vertus, et fait les opprobres
du monde, il lui dit qu'après tout, la pauvreté n'est point
un vice, quand on sait vivre sans nuire à personne; et,
après l'avoir exhortée à une vie meilleure, ne se trou-
vant point d'argent parce qu'il est jeune, il lui donne sa
montre, qui n'est plus à la mode, et qui est un présent de
sa mère; ses camarades se moquent de lui, et tournent en
ridicule sa générosité ainsi placée ; mais il leur répond :
(c Mes amis, vous riez de trop peu de chose. Je plains ces
(( pauvres femmes d'être obligées de faire un tel métier
{( pour vivre. Le monde est rempli de misères qui serrent
(( le cœur ; si on ne faisait de bien qu'à ceux qui le méritent,
« on n'en trouverait guère d'occasions. Il faut être humain,
« il faut être indulgent avec les faibles, qui ont besoin de
1 Sur ses manuscrits, Vauvenargues donne à ce Caractère tantôt le nom de
Thyeste, tantôt celui de lltcodore. — G.
' Add. : [ « Il n'a jamais fait de bassesses, parce qu'il n'a jamais eu de
« désirs violents ; son âme ingénue, douce, et modérée, conserve la tranquil-
u lité avec l'honneur, parmi les exemples du vice; il ne connaît jjoint l'am-
« bition, qui cause les maux des hommes, et il est exempt de crainte ou de
« douleur. Il aies talents de sa pi'ofession, et ne regrette point ceux qui lui
« manquent; il n'envie ou ne hait personne; il est sociable, tendre, compa-
" tissant, et les vices d'autrui ne le blessent point. » ]
SLll QUELQUES CAUACTEKES. 307
({ plus de support que les bons ; le désordre des malheu-
(( reux est toujours le crime de la dureté des riches'.»
15. — ERASME, ou L'Esprit présomptueux''.
Un jeune homme qui a de l'esprit, n'estime d'abord les
autres hommes que par cet endroit; et, à mesure qu'il mé-
prise davantage ce que le monde honore le plus, il se croit
plus éclairé et plus hardi ; mais il faut l'attendre. Lorsqu'on
est assez philosophe pour vouloir juger des principes par
soi-même, il y a comme un cercle d'erreurs, par lequel il
est difficile de se dispenser de passer ; mais les grandes
âmes s'éclairent dans ces routes obscures, où tant d'esprits
justes se perdent ; car elles portent dans leur propre fonds un
tendre sentiment du vrai; elles ont été formées pour la vérité,
et elles la rencontrent quelquefois au point même d'où elles
sont parties pour la découvrir ; elles ont, d'ailleurs, des
marques sûres pour la reconnaître, qui manquent à tous
ceux qui l'ont reçue de la seule autorité des préjugés.
Erasme, dans un âge qui excuse tout, ne promet pas ce-
pendant cet heureux retour; né avec de l'esprit, il sert de
preuve qu'il y a des vérités qu'on ne connaît que par le
cœur. Semblable à ceux qui, n'ayant point d'oreille, font
des systèmes ingénieux sur la musique, ou prennent le parti
de nier l'harmonie, et disent qu'elle est arbitraire et idéale,
Erasme ose assurer que la vertu n'est qu'un fantôme; il est
• [ '< Si, dans un moment d'impatience, il a repoussé la prière et l'impor-
« tunité de quelque malheureux, s'il a insulté un homme faible qui n'ose ou
« ne peut se venger, s'il a trop puni l'injustice de son ennemi, tout à coup,
« saisi de l'idée de sa faute, il passe de cette chaleur violente à un regret
*( plus violent encore, et il n'a pas honte de réparer son tort. Quelque léger
« service qu'on ait pu lui rendre, s'il craint que l'incommodité de ses proches
« ou de ses amis n'ait été le prix de sa joie, il en perd aussitôt le fruit ; il s'at-
« tendrit sur le sacrifice qu'on a pu lui faire, il se centriste; il ne peut Jouir
« sans inquiétude d'un bonheur qui a coûté quelque chose à ceux qui l'ai-
« ment. » \ — Dans une vive et intéressante étude sur Vauvenargues, M. Bau-
(Irillart n'hésite pas à le reconnaître dans ce portrait; ajoutons qu'on peut
le reconnaître également dans le 9'' {Acesle)^ et dans bien d'autres en-
core. — G.
- Les éditions précédentes donnent ce Caractère sous le nom d'Ernest
-G.
308 ESSAI
très-persuadé que les grands hommes sont ceux qui ont su
le plus habilement tromper les autres. César, selon lui, n'a
été clément, Marins sévère, Scipion modéré, que parce qu'il
convenait ainsi à leurs intérêts ; il croit que Caton et Brutus
auraient été de petits-maîtres dans ce siècle , parce qu'il
leur eût été plus honorable et plus utile de l'être. Si on lui
nomme M. de Turenne ou le maréchal de Vauban, si sin-
cèrement vertueux malgré la mode, il n'estime pas de tels
personnages, qui n'ont été grands, dit-il, que par instinct,
et les traite de petits génies, avec quelques femmes de ses
amies qui ont de l'esprit comme les anges. En un mot, il est
convaincu qu'on ne fait de véritablement grandes choses
que par réflexion, et rapporte tout à l'esprit, comme tous
ceux qui manquent par le cœur, et qui, croyant ne dépendre
que de la raison, sont éternellement les dupes de l'opinion
et du plus petit amour-propre.
16. — CALLISTHÈNE.
Callisthène ne connaît pas le plaisir qu'il peut y avoir
dans un entretien familier, et à épancher son cœur dans
le secret. S'il est seul avec une femme ou avec un homme
d'esprit, il attend avec impatience le moment de se retirer.
Quoiqu'il soit assez vif, laborieux, pénétrant, d'un esprit
orné et agréable, il paraît ennuyé et froid; il est grand par-
leur, mais il ne parle point; il bâille, il regarde sa montre;
il se lève et il se rasseoit ; on sent qu'il n'est point à sa
place, et que quelque chose lui manque. Il lui faut un
théâtre, une école, et un peuple qui l'environne; là, il parle
seul et longtemps, et parle quelquefois avec force et avec
sagesse. Les obligations indispensables de sa place, ses étu-
des, ses distractions, ses attentions scrupuleuses pour les
grands, la préoccupation de son mérite ne lui laissent pas
le loisir de cultiver ses amis, ni même d'avoir des amis; le
commerce des grands, qui le recherchent, lui a fait perdre le
goût de ses égaux ; il s'ennuie de ceux qu'il estime, lorsqu'ils
n'ont que de l'agrément et du mérite, quoiqu'il ne prime
SIJK Ql'KLQDES CAUÂCTÈRES. 309
lui-même que par cet endroit; et, n'honorant que la vertu,
il ne néglige que les vertueux.
17. — l'étourdi.
11 n'y a pas longtemps qu'étant à la Comédie à côté d'un
jeune homme qui faisait du bruit, je lui dis : Vous vous en-
nuyez; il faut écouter une pièce quand on veut s'y plaire.
— Mon ami, me répondit-il, chacun sait ce qui le divertit :
je n'aime point la comédie, mais j'aime le théâtre ; je n'y
écoute rien, parce qu'il faut trop d'efforts pour s'amuser de
l'esprit d' autrui: mais j'y vois du monde, j'y trouve mes
amis ; cela m'amuse à ma manière, et vous êtes bien fou
d'imaginer d'apprendi-e à quelqu'un ce qui lui plaît. —
Cela peut bien être, repris-je, mais je ne savais pas que vous
vinssiez à la comédie pour avoir le plaisir de l'interrompre.
— Et moi je savais, me dit-il , qu'on ne sait ce qu'on dit
quand on raisonne des plaisirs d' autrui; et je vous pren-
drais pour un sot, mon très-cher ami, si je ne vous con-
naissais depuis longtemps pour le fou le plus accompli qu'il
y ait au monde. — En achevant ces mots, il traversa le
théâtre, et alla baiser sur la joue un homme grave, qu'il ne
connaissait que de la veille.
18. — AT.CIPPE.
Alcippe a pour les choses rares cet empressement qui
témoigne un goût inconstant pour celles qu'on possède.
Sujet, en effet, à se dégoûter des plus solides, parce qu'il a
moins de passion que de curiosité pour elles ; peu propre,
par défaut de réflexion, à tirer longtemps des mêmes hom-
mes et des mêmes choses de nouveaux usages ; sobre et na-
turel dans son goût, mais plus touché du merveilleux que du
grand; laissant emporter son esprit, qui manque naturelle-
ment un peu d'assiette, au plaisir rapide de la surprise ;
dominé volontairement par son imagination, et cherchant
dans le changement, ou par le secours des fictions, des
objets qui réveillent son âme trop peu attentive et vide de
310 LSSAI
grandes passions; cependant, ami du vrai, capable de con-
cevoir le grand et de s'y élever, mais trop paresseux et trop
volage pour s'y soutenir; hardi dans ses projets et dans
ses doutes, mais timide à croire et à faire ; défiant avec les
habiles, par la crainte qu'ils n'abusent de son caractère sans
précaution et sans artifice ; fuyant les esprits impérieux qui
l'obligent à sortir de son naturel pour se défendre, et font
violence à sa timidité et à sa modestie; épineux par la
crainte d'être dupe, quelquefois injuste; comme il craint
les explications par timidité ou par paresse, il laisse aigrir
plusieurs sujets de plainte sur son cœur, trop faible égale-
ment pour vaincre et pour produire ces délicatesses : tels
sont ses défauts les plus cachés. Quel homme n'a pas ses
faiblesses? Celui-ci joint à l'avantage d'un beau naturel un
coup d'œil fort prompt et juste ; personne ne juge plus saine-
ment des choses au degré où il les pénètre, mais il ne les suit
pas assez loin ; la vérité échappe trop promptement à son
esprit naturellement vif, mais faible, et plus pénétrant que
profond. Son goût, d'une justesse rare sur les choses de
sentiment, saisit avec peine celles qui demandent de la ré-
flexion, ou qui sont simplement ingénieuses. Trop naturel
pour être affecté de l'art, il ignore jusqu'aux bienséances;
estimable par cette grande et précieuse simplicité, par la
noblesse de ses sentiments, par la vivacité de ses lumières,
et par des vertus trop aimables pour être exprimées'.
19. — l'homme du moinde*.
Un homme du monde n'est pas celui qui connaît le mieux
les autres hommes, qui a le plus de prévoyance ou de dex-
térité dans les affaires, qui est le plus instruit par l'expé-
rience ou par l'étude; ce n'est ni un bon économe, ni un
savant, ni un politique, ni un officier éclairé, ni un magis-
• Var. : «... Estimable par cette grande et précieuse simplicité, par la
« droiture de ses sentiments, et par ces lumières d'instinct, que la nature
<c n'a point accordées aux esprits subtils, et aux cœurs nourris d'artifices. »
- C'est une leçon plus complète du Caractère intitulé le Mérite frivole
dans les éditions précédentes, — G.
SCll Ql KLQUES CAKACTKUES. 311
Irat laborieux ; c'est un homme qui n'ignore rien, mais qui
ne sait rien; qui, faisant mal son métier, quel qu'il soit, se
croit très-capable de celui des autres; un homme qui a
beaucoup d'esprit inutile, qui sait dire des choses flatteuses
qui ne flattent point, des choses sensées qui n'instruisent
point , qui ne peut persuader personne, quoiqu'il parle
bien ; doué de cette sorte d'éloquence qui sait créer ou re-
lever les bagatelles, et qui anéantit les grands sujets ; aussi
pénétrant sur le ridicule et sur le dehors des hommes, qu'il
est aveugle sur le fond de leur esprit; un homme riche en
paroles et en extérieur, qui, ne pouvant primer par le bon
sens, s'efl'orce de paraître par la singularité; qui, craignant
de peser par la raison, pèse par son inconséquence et ses
écarts; plaisant sans gaîté, vif sans passions; qui a besoin
de changer sans cesse de lieux et d'objets, et ne peut sup-
pléer par la variété de ses amusements le défaut de son
propre fonds. Si plusieurs personnes de ce caractère se
rencontrent ensemble, et qu'on ne puisse pas arranger une
partie, ces hommes, qui ont tant d'esprit, n'en ont pas
assez pour soutenir une demi-heure de conversation, même
avec des femmes, et ne pas s'ennuyer d'abord les uns des
autres. Tous les faits, toutes les nouvelles, toutes les plai-
santeries, toutes les réflexions, sont épuisées en un mo-
ment. Celui qui n'est pas employé à un quadrille ou à un
quinze, est obligé de se tenir assis auprès de ceux qui jouent,
pour ne pas se trouver vis-à-vis d'un autre homme qui est
auprès du feu, et auquel il n'a rien à dire. Tous ces gens
aimables qui ont banni la raison de leurs discours, font assez
voir qu'on ne peut s'en passer : le faux peut fournir quel-
ques discours qui piquent la surface de l'esprit ; mais il n'y
a que le vrai qui pénètre le cœur, qui intéresse, et qui ne
s'épuise jamais.
•20. — THRASILI.E, ou LES GcilS Cl IcL mOlle.
Thrasille n'a jamais souflert qu'on lît de réflexions en sa
présence, et qu'on eut la liberté de parler juste. 11 est vif.
312 KSSAI
léger, vain et railleur; n'estime et n'épargne personne,
change incessamment de discours, ne se laisse ni manier,
ni user, ni approfondir, et fait plus de visites en un jour
que Dumoulin ' ou qu'un homme qui sollicite pour un grand
procès. Ses plaisanteries sont amères ; il loue rarement, et
pousse l'insolence jusqu'à interrompre ceux qui sont assez
complaisants pour le louer lui-même ; il les fixe, et détourne
la tête. Il est dur, avare, impérieux ; il a de l'ambition par
arrogance, et quelque crédit par audace. Les femmes le
courent, il les joue ; il ne connaît pas l'amitié ; il est tel
que le plaisir même ne peut l'attendrir un moment'.
21. — PHOCAS, ou LA Fausse singularité^.
Le faux me déplaît et me blesse, sous quelque figure qu'il
se présente. Pendant que des hommes, complaisants par
goût et avec dessein, embrassent sans choix les idées de
tout le monde, qui croirait qu'on en trouvât d'autres, qui se
piquent de ne penser en rien comme personne, et de n'em-
prunter de personne leurs opinions ? Ne parlez jamais d'élo-
quence à Phocas, ou, si vous voulez lui complaire, ne lui
nommez pas Gicéron, il vous ferait d'abord l'éloge d'Ab-
dallah, d'Abutaleb et de Mahomet, et vous assurerait que
* Dumoulin, dont le vrai nom est Molin (iV.), célèbre médecin, mort à
Paris, en 1755, à l'âge de 89 ans, sans postérité, et riche de seize cent mille
livres. — B.
2 Var. : [ « Sa conversation est un tissu de plaisanteries et d'épigram-
<( mes; il ne rit pas de ses bons mois, mais rit encore moins de ceux d'un
« autre; il dit, indifféremment et sans égards, du mal de tout le monde, et ne
« pense quelque bien que de lui-mOme. Il entame à la fois mille sujets, et
« n'en suit aucun ; quand il sent qu'il est au bout de son esprit, il se hâte de
« quitter ceux qui pourraient s'en apercevoir, et transporte ailleurs son
« mince bagage. Il n'a point d'amis dans le monde; il n'en a pas besoin, il
« est lui-même son propre flatteur, son admirateur, et son ami intime. Quoi-
« qu'il soit bien traité de quelques femmes, il n'a jamais eu la faiblesse d'en
« aimer aucune. Il est dur, insolent, ivre de ses bonnes fortunes et de son
<( petit personnage. Il a de l'ambition par arrogance, et quelque crédit par
« audace ; mais il est méprisé ou haï de la plupart des hommes ; car pour-
« rait-on s'attacher à celui que non-seulement l'amitié, mais l'amour même
« n'a jamais pu attendrir?» ]
' Il y a, dans les manuscrits, sous le nom de Timagène, une autre version
qui n'est que le canevas de celle-ci. — G.
SLU QUELQUES CAKACTÈRES. 313
rien n'égale la sublimité des Arabes. Si l'on remet au théâtre
quelque vieille comédie, dont l'auteur soit depuis longtemps
oublié, c'est cette pièce qu'il préfère et qu'il admire entre
toutes; il trouve que le roman en est ingénieux, les vers
et les situations inimitables. Lorsqu'il est question de la
guerre, ce n'est ni du vicomte de Turenne, ni du grand
Condé qu'il lui faut parler; il met bien au-dessus d'eux
d'anciens généraux , dont on ne connaît que les noms et
quelques actions contestées; enfin, en toute occasion, si
vous lui citez deux grands hommes, soyez sûr qu'il choisira
toujours le moins illustre, pour en faire son héros. Homme
des plus médiocres à tous égards, il pense follement se
rendre original à force d'affectation, et ne vise à rien de
plus. Il évite de se rencontrer avec qui que ce soit, et dé-
daigne de parler juste, pourvu qu'il parle autrement que
les autres; il se fait aussi une étude puérile de n'être point
suivi dans ses discours, comme un homme qui ne pense et
ne parle que par soudaines inspirations et par saillies ;
dites-lui sérieusement quelque chose de sérieux, il répondra
par une plaisanterie; parlez-lui de choses frivoles, il en-
tamera un discours sérieux; il ne daigne pas contredire,
mais il interrompt à tout propos; souvent aussi, au lieu de
vous répondre, il détourne les yeux , comme un homme
occupé d'idées plus profondes; il a l'air distrait, aliéné,
et une contenance dédaigneuse. Son rôle est de paraître do-
miné par son imagination, et de n'avoir point d'oreilles
pour l'esprit d'autrui; il est bien aise de vous faire ainsi
comprendre que vous ne dites rien qui l'intéresse, parce
qu'il est trop au-dessus de vos conceptions; ses discours,
ses manières, son ton, son silence même, tout vous avertit
que vous n'avez rien à dire qui ne soit usé pour un homme
qui pense et qui sent comme lui. Faible esprit, qui, ne
croyant pas qu'on puisse attacher par le mérite, imagine
qu'on peut imposer par des airs, et qu'on peut être sin-
gulier en s' éloignant de la raison.
314 FSSAI
22. — [le rieur. J
[Un homme qui veut rire, en dépit du bon sens, n'attend
pas de trouver du ridicule pour le relever; il le cherche où
il n'est pas, il en invente, et travestit tout pour cela. Quoi-
qu'il y ait peu de choses risibles dans ce monde, comme il
y en a peu d'admirables, le rieur veut pourtant qu'on se
moque des choses les plus ordinaires et les plus naturelles,
et ne souffre point qu'on en traite aucune sérieusement ;
il ignore que le ridicule, dont il fait son fonds, ne peut tout
au plus que servir d'amusement momentané à un homme
raisonnable, a Votre air moqueur est plutôt celui d'un sa-
« tyre que d'un philosophe ;... ce genre humain dont vous
(( riez, c'est le monde entier avec qui vous vivez, c'est la
« société de vos amis, c'est votre famille, c'est vous-même...
« Si vous entriez dans un hôpital de blessés, ririez-vous de
<( voir leurs blessures?.,. Vous auriez honte de votre
(( cruauté, si vous aviez ri d'un malheureux qui a la jambe
(( coupée, et vous avez l'inhumanité de vous moquer du
(( monde entier qui a perdu la raison !... 0 Démocrite, vous
(( dites quelquefois des vérités; mais vous n'aimez rien, et le
" mal d' autrui vous réjouit. C'est n'aimer ni lés hommes,
« ni la vertu qu'ils abandonnent. » Voilà ce que je dirais à
ceux qui rient, avec le charmant auteur des Dialogues^ Je
leur dirais encore : qu'il s'en faut de beaucoup que tout
soit risible dans les hommes ; que nous avons nos vertus et
nos vérités, parmi beaucoup de vices et d'erreurs; que ce
n'est pas une moindre folie de prendre tout en riant, que de
prendre tout sérieusement; que tout ce que la nature a fait
est à sa place, tel qu'il doit être, et qu'il est aussi sot d'en
rire, que d'en pleurer. Que fera-t-il celui qui traite ainsi
toutes choses en badinant? S'il ne voit plus rien de sérieux,
et qui vaille la peine qu'on s'en occupe, où seront ses plai-
sirs, où seront ses devoirs? Il n'est plus propre ni aux af-
faires, ni à la politique, ni aux sciences et aux arts; il
^ Ft^nelon; T)i(ilofjuei< ûe^ mniis (Di'mocritP et Ht'raclitp). — G.
SUU QIELQUES CARACTÈRES. 315
devient inutile à la société, et, en même temps, inutile à
lui-même; car où prendra-t-il de quoi remplacer ce qu'il
quitte? qui lui donnera des choses plus estimables que celles
qu'il dédaigne? Pense-t-il s'élever au-dessus de la nature
en la méprisant, et le malade, qui rit de la santé, en est-il
plus sain ? J
•23. — HORACE, ou l' Enthousiaste '.
Horace se couche au point du jour, et se lève quand le
soleil est déjà sur son déclin; il aime les ombres et la soli-
tude; les rideaux de sa chambre demeurent fermés jusqu'à
ce que la nuit approche ; il lit aux flambeaux pendant le
jour, afin d'être plus recueilli, et, la tête échauffée par sa
lecture, il lui arrive de quitter son livre, de monter sur sa
cheminée sans dessein, et de s'y tenir, un pied en l'air. H
se parle à lui-même, il s'interroge et se répond; son âme
ne peut durer sans passion, et, à défaut d'objets qui le
touchent, son imagination en forge de faux, qu'elle embellit
de ses qualités. On l'a vu autrefois, à Rome, pendant les
chaleurs de l'été, se promener toute la nuit sur les ruines,
s'asseoir parmi les tombeaux, et interroger ces débris ; là,
se transportant tout à coup au temps des guerres civiles, il
appelle Sylla et Marins, et marche l'épée à la main ; il ren-
contre alors un Anglais, que ses insomnies obligent à se pro-
mener à la même heure ; Horace, qui croit que cet homme
peut avoir quelque grand dessein, lui dit quelque chose en
passant, pour entrer en conversation; mais l'Anglais ré-
pond dans sa langue, et passe sans s'arrêter. Une autre fois,
Horace étant au bal , trouve une femme masquée qui lui
parle; charmé de quelque plaisanterie assez piquante qu'elle
lui fait, il se prévient aussitôt pour elle ; il la trouve belle,
naïve, et pleine d'esprit; il en est ensorcelé jusqu'à ce
qu'elle se démasque, et qu'il voie qu'elle n'a pas plus de
beauté ni de jeunesse (fue d'esprit. C'est ainsi qu'Horace,
' Horace ouvre la séiic; des caractri-cs (idifs que nous avons annoncée. —
\oii- la L>'' note (le la pairo L>'.»l.— (].
31G KSSAI
l'homme du monde dont l'imagination va îe plus vite, prête
à tous les objets les qualités qu'il leur désire; il est vrai
qu'il se dégoûte aussi, en un moment, de ce qu'il a recher-
ché avec le plus de vivacité, parce qu'il n'y trouve jamais
tout ce que son esprit trop ardent lui a promis. Une autre
fois, sur ce qu'il entend dire qu'un minisire a parlé libre-
ment au prince en faveur de quelque innocent, Horace lui
écrit avec transport, et le félicite, au nom du peuple, d'une
belle action qu'il n'a pas faite. On lui reproche ses extra-
vagances, et il les avoue; il se raconte lui-môme si naïve-
ment, qu'on lui pardonne, et que ceux qui l' écoutent se
sentent pénétrés de ses sentiments; il rit de ses aventures,
et elles ne sont jamais plus plaisantes qu'entre ses mains.
D'ailleurs, il parle quelquefois avec tant de justesse et de
sens, qu'on est malgré soi entraîné, et qu'on se reproche
d'en avoir jugé trop précipitamment ; mais, à peine cette
naïveté et cette sagesse l'ont rétabli dans l'esprit de ceux
qui l'écoutent, il revient peu à peu à son caractère, et se
laisse reprendre à sa manie. Par son éloquence vive et forte,
il prend sur l'esprit des autres l'ascendant qu'il n'a pas sur
le sien; ceux qui s'étaient moqués de ses chimères de-
viennent quelquefois ses prosélytes, et, plus enthousiastes
que lui, ils répandent ses sentiments et sa folie.
2li. — [hégéstppe '.]
[Hégésippe passe avec rapidité d'un sentiment violent
dans son contraire , et ses passions s'épuisent par leur
propre vivacité. Faible et fort, animé des moindres succès
et consterné des moindres disgrâces, la joie excessive le
jette en peu de temps dans la tristesse, l'espérance dans
l'abattement, et la haine assouvie éveille en lui l'extrême
pitié. 11 est sujet à se repentir sans mesure de ce qu'il a
désiré et exécuté sans modération ; prompt à s'enflammer,
il ne peut subsister dans l'indifférence; quand les choses
' C'est une nuance plus forte du morceau qui précède. Vauvenargues aime
à revenir sur un mémo caractère, pour en montrer les divers côtés. — G,
SUU QLELQIJI^S CAKACTÈKES. 317
lui manquent, son imagination ardente l'occupe en secret
des objets que son cœur demande, et toutes ses visées sont
extrêmes comme ses sentiments; il estime peu ce qu'il ne
désire ou n'admire point, et il regarde sans intérêt ce qu'il
ne regarde pas avec passion. Il passe avec rapidité d'une
idée à une autre, et il épuise en un instant le sentiment
qui le domine; mais personne n'entre avec plus de vérité
dans le personnage que ses passions lui font jouer, et il est
presque sincère dans ses artifices, parce qu'il sent, malgré
lui, tout ce qu'il veut feindre. C'est l'homme le moins
propre aux affaires qui demandent de la suite et de la pa-
tience ; qui s'attache et se dégoûte le plus promptement;
qui pousse le plus vivement un intérêt unique, et qui est
le plus incapable d'en conduire plusieurs à la fois; qui
néglige entièrement les petites choses, ou qui s'en in-
quiète outre mesure; qui présume le plus de soi dans
ses projets, mais qui imagine toujours plus qu'il ne peut
exécuter; destiné par la nature à commettre de grandes
fautes, parce qu'il conçoit trop vivement, et qu'il entre-
prend avec témérité ce qu'il a conçu avec transport ; cepen-
dant, d'un courage vrai et altier, qui embrasse par réflexion,
les affaires même dont il désespère par sentiment; qui,
rebuté quelquefois par les plus légers obstacles, cependant,
ne fléchit pas, d'ordinaire, sous les plus grands; intrépide
dans le désespoir, il oppose la résolution et la prudence
aux infidélités de son humeur ; il tire de ses faiblesses même
des vertus, et répare, par la sagesse de son esprit, les
inégalités de son cœur. Les âmes égales * sont souvent mé-
diocres; il faut savoir estimer les hommes qui s'élèvent par
saillies à toutes les vertus, quoiqu'ils ne s'y puissent te-
nir; leur cœur s'élance vers la générosité, vers le courage,
vers la compassion, et retombe ensuite dans les mouvements
contraires. De telles vertus, pour être subites, ne sont point
fausses; elles vont quelquefois plus loin dans l'héroïsme
• I.a tin de ce morceau a été mise à tort dans les Maximes, par les édi-
teurs précédents. — G.
;ji.s i:ssAi
que la uiodércation et la sagesse, qui, plus asservies aux lois
communes, n'ont ni la vigueur, ni la hardiesse, qui sont la
marque de l'indépendance.]
25. — TITUS, ou h Activité.
Titus se lève seul et sans feu pendant l'hiver ; et, quand
ses domestiques entrent dans sa chambre, ils trouvent déjà
sur sa table un tas de lettres, qu'il a écrites aux flambeaux,
et qui attendent la poste '. Il commence à la fois plusieurs
ouvrages qu'il achève avec une rapidité inconcevable, et
que son génie impatient ne lui permet pas de polir. Quel-
que chose qu'il entreprenne, il lui est impossible de la re-
tarder; une affaire qu'il remettrait l'inquiéterait jusqu'au
moment qu'il pourrait la reprendre. Occupé de soins si
sérieux, on le rencontre pourtant dans le monde comme les
hommes les plus désœuvrés ; il ne se renferme pas dans
une seule société, il en cultive en même temps plusieurs' ;
il entretient des relations sans nombre au dedans et au de-
hors du royaume. 11 a voyagé, il a écrit, il a été à la cour
et à la guerre ; il a excellé en plusieurs métiers ; il connaît
tous les hommes et tous les livres; il a aimé tous les plai-
sirs, mais sans jamais négliger ses affaires. Les heures qu'il
est dans le monde, il les emploie à former des intrigues et
à cultiver ses amis ^ ; il ne comprend pas que les hommes
puissent parler pour parler , ou agir seulement pour agir,
et l'on voit que son âme souffre quand la nécessité et la
politesse le retiennent inutilement^. S'il recherche quelque
* Add. : [ « Né avide d'action, il se couche tard, et dort peu ; sa tête, échauf-
" fée par le travail, agite son sommeil des inquiétudes qui l'occupent pendant
« le jour. » ]
2 Var. : « Incapable de se fixer à quelque art, à quelque affaire, ou à quelque
)• plaisir que ce puisse être, il cultive en môme temps plusieurs sociétés et
« plusieurs études; son esprit ardent et insatiable ne lui laisse point de rc-
« pos. » — Add. : [ « Tout l'attire, rien ne l'arrête, et sa vaste imagination fait
« errer ses vœux et ses soins sur tous les objets qui intéressent les hommes. » ]
^ Add. • <( La conversation môme n'est pas un délassement pour lui : il ne
« parle-point, il négocie, il flatte, il cabale. »
* Var. : « Quand la tyrannie des bienséances le retient avec des hommes
i< inutiles, dont il n'a rien à tirer, ses pensées s'égarent ailleurs, ses yeux
SI K 01 LLQl i:s CAUAriKUES. 319
plaisir, il n'y emploie pas moins de manège que dans les
alîaires les plus sérieuses ; et cet usage qu'il fait de son
esprit l'occupe plus vivement que le plaisir même qu'il pour-
suit. Sain et malade, il conserve la même activité ; il va solli-
citer pour un procès le jour qu'il a pris médecine ; une autre
fois, il fait des vers avec la fièvre ; et, quand on le prie de
se ménager, de s'arrêter : Hé I dit-il, le puis-je un moment ?
vous voyez les affaires qui m'accablent! quoique, au vrai, il
n'en ait aucune qui ne soit tout à fait volontaire. Epuisé
par une maladie dangereuse, il se fait habiller pour mettre
ses papiers en ordre ; il se souvient des paroles de Vespa-
sien, et, comme cet empereur, veut mourir debout'.
26. — l'hOxMMe pesant.
Au contraire, un homme pesant se lève le plus tard qu'il
peut, dit qu'il a besoin de sommeil et qu'il faut qu'il dorme
pour se porter bien. Il évite d'aller et d'agir, préfère aux
plaisirs turbulents le repos et la résidence, et ne se soucie
pas même de changer d'oisivetés ni de lieux. Il est toute la
matinée à se laver la bouche ; il tracasse en robe de cham-
bre, prend du chocolat ou du thé à plusieurs reprises, ne
dîne point parce qu'il n'en a pas le temps, et ne sort jamais
qu'à la nuit'. S'il va voir une jeune femme, que cette visite
importune, mais qui ne veut pas que personne sorte mé-
content d'auprès d'elle, il lui laisse toute la peine de l'en-
tretenir; elle fait des efforts visibles pour ne pas laisser
tomber la conversation; l'indolent ne s'aperçoit pas que
lui-même parle peu, ou ne parle point; il ne sent pas qu'il
pèse à cette jeune femme; il s'enfonce dans son fauteuil,
où il est à son aise, où il s'oublie, et n'imagine pas qu'il y
« sont distraits, son visage est sensiblement altéré, et on voit, sans beaucoup
« de peine, que son âme souffre. »
' A<I(L : « L'càgc même ne peut éteindre cette ardeur inquiète qui use ses
'< jours, ni donner des bornes à son ambition , à ses voyages, et à ses in-
< trigucs. »
- Add. : \ K 11 parle peu, et lourdement; s'il lui vient quelque chose d'obli-
geant à dire à quelqu'un , il se consulte s'il le dira, et , pendant qu'il déli-
« bèrc, on a changé de conversation. » ]
320 ESSAI
ait au monde ([uelqu'un qui ennuie, ou qui soit incom-
mode', pendant qu'un homme qui l'attend chez lui, et
auquel ii a donné heure pour finir une affaire importante,
ne peut comprendre ce qui le retarde. De retour chez soi,
on lui dit que cet homme a fort attendu et s'en est enfin
allé; il répond qu'il n'y a pas grand mal, et commande
qu'on le fasse souper '.
27. — [erox, ou le Fat\']
[Erox est un fat qui caresse, en particulier , le même
homme qu'il va désavouer en public, et qu'il affectera de
' Add.: «Il lève, il sommeille, il digère, il sue d'être assis; et son àuic,
« qui est entièrement ramassée dans ses durs organes, pèse sur ses yeux,
« sur sa langue, et sur les imaginations les plus actives de ceux qui l'c-
« coûtent. » — Aîitre add. : [ « Les objets ne font qu'errer sur la surface de
(( son esprit ; ses sens sont conmie liés par la force de quelque charme in-
(i vincible, et tous les objets qui intéressent les hommes pasirent devant lui
(I comme un rêve qui s'enfuit sans laisser de trace, et s'évanouit sans re-
(( tour. » ]
- Add. : ((Malheureux d'ignorer les craintes, les désirs et les inquiétudes
(( ([ui agitent les autres hommes, puisqu'il ne jouit du repos qu'au prix plus
« touchant des plaisirs ! » — Vai\ : [ « Un homme est chez lui , à qui il a
(( donné heure pour une affaire; il arrive deux heures après le rendez-vous;
(( il tire sa montre, il est tout étonné (|u'il soit si tard, et que son homme ne
(( soit pas encore venu ; on lui répond qu'il est venu , mais qu'il s'en est allé
« avec quelque impatience, après avoir longtemps attendu ; le paresseux ne
(( se trouble point de ce contretemps, et dit que son affaire se fera tout aussi
K bien un autre jour. S'il lit une tragédie, il suit exactement la division des -
(( actes, et ne l'achève qu'en cinq jours ; si on lui prête un livre, il le laisse
« perdre, ou n'en rend, bien longtemps après, que la moitié, parce que l'au-
(( tre s'est usée entre ses mains, ou entre les mains de ses gens. Il entre quel-
(( quefois en colère, pour des bagatelles; mais, le plus souvent, il ne suit que
(( son indifférence, et laisse faire des sottises irréparables à ses enfants, pour
« ne pas se donner la peine de les reprendre; quelque malheur qu'il arrive
(( à lui ou aux siens, il s'en console aisément, et déclare que la vie est trop
(( courte pour s'affliger. Tout est désordre et dérangement dans sa maison ;
« on n'y mange jamais deux fois à la môme heure, et chacun y fait ce qu'il
« veut; si bien que ses valets eux-mêmes s'ennuient de la liberté qu'il leur
(( laisse; ils se lassent d'une vie si peu réglée, et sortent d'une maison où ils
<( ont trop de temps pour réfléchir. Pauvre être, sans vertus et sans vices, et
(( qui ne connaît ni les biens, ni les maux de la vie, ni le plaisir, ni la gloire ! »]
— Le lecteur remarquera aisément que, dans cette version inédite, Vauve-
nargues donne plus aux détails que d'ordinaire, et se rapproche ainsi davan-
tage du tour et de la façon de La Bruyère. — G.
^ Le Caractère que les diverses éditions donnent sous le titre de Vlmpor-
f(in( n'est qu'un fragment de celui-ci. — G.
SUR QUELQUES CARACTÈRES 321
traiter sans politesse et sans égards, pour jouer lui-même
l'homme d'importance. La fortune a mis en lui l'insolence
à défaut de cœur, et l'effronterie au lieu de courage; vide
et desséché au dedans, lorsqu'il paraît plein au dehors, il
porte sur son front et sur ses lèvres toute sa joie et toute
sa suffisance; mais il en rabat en lui-même, car, au fond,
il n'est ni heureux , ni content de lui. Il a médiocrement
d'esprit, mais beaucoup d'amour-propre devant le monde,
et, quoiqu'il veuille paraître assuré de son mérite, il ap-
préhende le ridicule comme un déshonneur; la plus légère
improbation l'aigrit, et la plaisanterie la plus douce l'em-
barrasse; il a cependant lui-même la raillerie amère, et ce
commerce désagréable qui vient d'une humeur mécontente
et jalouse. Il a l'entendement assez net, mais étroit, et il est
plus juste dans ses expressions que dans ses idées. La rai-
deur de caractère qu'il affecte fait haïr ses sincérités et sa
probité fastueuses, et ses manières dures l'ont empêché
aussi de réussir auprès des femmes. Ce sont là les plus
grands chagrins qu'il ait éprouvés dans sa vie, mais ils ne
l'ont pu corriger de ses défauts; suivi de toutes les erreurs
de la jeunesse dans un âge déjà avancé, il joue encore l'im-
portant dans un petit cercle, ou parmi les siens, et ne peut
se passer du monde, qui est son idole. Il n'a point d'amis,
mais il veut faire croire qu'il n'en a pas besoin, et qu'il se
suffit à lui-même; aussi dépourvu de fermeté que d'agré-
ment, c'est un malheureux à qui, malgré ses grands airs,
la nature n'a pas même accordé de vices assez forts pour
le faire craindre.]
28. — fvARUs, ou LA Libéraliié.']
[Varus hait le faste inutile, et la profusion sans dessein ; il
est vêtu simplement, il marche à pied; il aime l'ordre dans
ses affaires, et fait des retraites à la campagne, afin de moins
dépenser; mais il est tendre pour les malheureux, libéral et
prodigue pour les intérêts de sa fortune, reconnaissant des
])lus petits services, bienfaisant envers tous ceux qui souf-
21
322 ESSAI
IVent. S'il a de l'argent à donner à un homme qui ne fait au-
cune difficulté d'en recevoir, qui est, d'ailleurs, pauvre et de
petite condition, la seule crainte de Varus, c'est de doimer
à ce misérable d'une manière qui lui fasse sentir son état:
il l'embrasse, il lui serre les mains, il s'excuse, en quelque
manière, de son propre bienfait; il lui dit que tout est com-
mun entre des amis, et, ces manières affectueuses élevant
l'âme du malheureux, comme il s'excuse à son tour sur sa
misère qui l'oblige à demander, Varus lui répond : « Mon
n ami, les hommes n'ont attaché de la honte à recevoir que
(( pour se venger de la peine qu'ils ont à donner: mais croyez
a qu'il faut plus de générosité pour accepter les secours d'un
(( ami, que pour les lui fournir. » Tout ce qui peut s'obtenir
par de l'argent, et mérite, d'ailleurs, d'être recherché, est
à Varus; car il emprunte, au besoin, dans des occasions
importantes, et ne fait aucune difficulté de se déranger pour
se satisfaire à propos, ou pour satisfaire des amis. Comme
il n'est pas né riche, il est réduit à devoir beaucoup; mais
il ne manque jamais à personne ; il paye au temps marqué, et
toutes les bourses lui sont ouvertes, parce que Ton connaît sa
probité, et que l'ordre extérieur de sa conduite le fait pa-
raître à son aise, lorsqu'il est le plus obéré ; c'est ainsi qu'il
peut suffire à ses largesses et à son bon cœur. Mais aussi,
lorsque quelqu'un, qui entend parler de sa générosité, pré-
tend en faire sa dupe, comme c'est fordinaire des coquins,
qui se croient toujours plus fins que les honnêtes gens,
Varus, qui sait démêler les pensées les plus secrètes, et qui
connaît à fond les hommes, pénètre aisément l'intention de
celui-ci, et se plaît à le jouer. Au lieu de lui donner le
temps de faire sa proposition , il le devance et lui dit :
a Hé! mon ami, vous sortez bien matin de chez vous? au-
(( riez -vous quelque affaire un peu pressée, et chercheriez-
« vous, par hasard, un honnête usurier ? Vous aurez, par ma
(( foi, bien de la peine, car je sais des gens qui, depuis trois
H semaines, cherchent cent pistoles, et ne les peuvent trou-
(( ver, avec des gages. » Le fourbe, qui est honteux et em-
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 323
barrasse d'être deviné, car le moyen de démonter un homme
qui est préparé, c'est de le prévenir, le fourbe répond qu'à
la vérité, il a perdu de grandes sommes au jeu depuis quel-
ques jours, mais qu'il est assez heureux pour avoir payé.
Content de l'avoir dérouté, Varus feint de le croire, et lui
parle le plus civilement du monde; mais ils sont déjà levés
et près de la porte, lorsque l'emprunteur, qui a regret à sa
mauvaise honte, et qui est, d'ailleurs, un peu remis parles
assurances de Varus, lui dit : u Je suis fâché d'avoir payé
(( un tel, car il ne me reste pas un écu ; si vous pouviez me
(( prêter quatre pistoles, je vous les rendrais demain matin.
(( — Hé! mon ami, reprend Varus, est-il possible qu'un
(c homme comme vous ait besoin de quatre pistoles? Com-
« ment vous laissez-vous réduire jusque-là? et à quoi vous
{( sert d'avoir tant d'esprit? qu'en faites-vous? où l'em-
(( ployez-vous? — Je ne sais trop, mais vous me ferez
(( très-grand plaisir, si vous voulez me pi"êter ces quatre
(( pistoles. — Oh ! pour cela, mon bon ami, il m'est tout à
(( fait impossible, car c'est de moi que je vous parlais tout
(( à l'heure; je cherche de l'argent depuis un mois, et je
« suis consolé, en voyant qu'un homme comme vous est
(( aussi à bas que moi. » Ensuite, il le reconduit, et l'accable
de ces protestations que les fourbes emploient si volontiers,
et qu'ils sont toujours si surpris de trouver dans les gens
droits'.]
29. ~ [poLiDORE, ou L'Homme faible.]
[Polidore est d'un caractère faible et violent; il a une
fierté opiniâtre, mais sans fermeté et sans vigueur. 11 raille
* Sans parler des passages, que nous avons vus plus haut, sur la libéra-
lité, sans rappeler Cla-^otnéne qui, lui aussi, était oliéré, et mourait sans lais-
ser asse'^ (le bien pour payer ses deiles, il n'y a qu'ù relire les lettres à Saint-
Vincens, pour reconnaître encore Vauvenargues dans ce portrait, sans en ex-
cepter môme la petite comédie qui le termine si plaisamment. Vauvenargues
avait de grandes prétentions à cette finesse des iionncles gens, dont il parle
si souvent dans ses Ma.rinies, et, en liomme qui aspirait, d'ailleurs, à la
diplomatie, il mettait volonticr.^ en prati<|uo le ju-overbe: A trcnpnn-, iioni-
peur et demi. — G.
324 ESSAI
contre ses dieux, mais il frissonne en secret d'horreur; il
est offensé par quelques paroles méprisantes, mais il fléchit
et il dissimule ; inquiet ensuite de ce qu'on en pourra pen-
ser, il demande raison de son injure d'une voix couverte et
hésitante, et se fait grièvement blesser de plusieurs coups;
c'est ainsi qu'il ne sait ni pardonner, ni punir, et qu'il ne
peut ni vaincre, ni faire éclater à propos sa colère. L'im-
puissance de son courage irrite encore ses ressentiments, et
il hait d'autant plus ceux qu'il craint. Sa faiblesse ne peut
supporter l'idée d'aucune de ces fautes inévitables dont la
vie des hommes les plus sages n'est jamais exempte, et,
s'il a fait une fausse démarche, ou essuyé quelque dégoût,
il projette aussitôt de se retirer à la campagne, pour y en-
sevelir cette honte imaginaire, et là, le dépit et la mélan-
colie le rongent tour à tour. Au moindre revers de fortune,
son imagination ne sait plus où se tenir ni où se prendre,
et il perd à la fois la prospérité et le courage. 11 s'inquiète
et il se tourmente pour les plus petites affaires; il ne peut
se résoudre ni à les entreprendre, ni à les négliger ; son âme
succombe sous le poids de son indécision et de son indolence,
fatiguée de ce qu'elle veut et ne peut mettre à fm. Per-
suadé que ses gens d'affaires abusent de sa négligence, il
n'a pas la force de les en convaincre, et s'il a grondé un
valet, il craint ensuite d'en être quitté; ses enfants eux- "
mêmes ne peuvent savoir les sujets de plainte qu'il a contre
eux; il garde dans sa famille un silence froid et sévère. Si
quelqu'un vient à lui pour une affaire, il refuse d'abord les
conditions les plus honnêtes, puis, quand il les a refusées,
il les regrette. Quoique assez éloigné de l'avarice, il a de
la peine à se dessaisir ; la vue des misérables le trouble et
l'afflige, sans le déterminer à les soulager; à force de diffé-
rer de faire du bien à ceux qu'il aime, il les éloigne quel-
quefois de lui, comme il perd souvent ses vengeances pour
les avoir retardées. Il n'a dans l'esprit que tout juste la
force nécessaire pour supporter les humiliations qui l'ac-
cablent; son caractère est de flotter entre toutes les vertus
SUU QUELQUES C.VUACTÈUES. 325
et tous les vices, de ne pouvoir suivre ni ses passions, ni sa
raison, ni sa commodité, ni ses devoirs, ni la vérité, ni
l'erreur, mais de céder au caprice des événements, et de se
partager toute sa vie entre les sentiments les plus contrai-
res; car l'ordre sévère des Dieux ne lui a dispensé que des
vertus aussi stériles et aussi impuissantes que ses vices.
Les hommes de ce caractère n'obéissent jamais, dans le
peu d'actions qu'ils produisent, qu'à l'habitude, à l'exemple,
aux préjugés, et à la crainte des jugements du monde; ils
n'osent pas le mal, et ils ne font pas le bien ; toute leur
étude est de cacher aux autres et à eux-mêmes la faiblesse
et la timidité de leur génie. Ce n'est pas que leur naturel
n'agisse sourdement sur leur conduite; mais ce faible ins-
tinct, qu'ils n'osent avouer, se renferme dans d'étroites li-
mites qu'il ne franchit point. On juge et on mesure ces
hommes-là d'un regard, et ils fournissent aussi peu à la
satire qu'au panégyrique.]
30. — [l'homme inconséquent. J
[Tel homme paraît avoir réellement plus d'un caractère.
Une puissante imagination fait prendre à son âme la forme
de tous les objets qui l'affectent; il étonne tout à coup le
monde par des actions de générosité et de courage qu'on
n'attendait pas de lui ; l'image de la vertu échauffe, élève,
attendrit, maîtrise son cœur; il reçoit l'empreinte des plus
grands exemples, et il les surpasse. Mais, quand son imagi-
nation s'est refroidie, son courage baisse, sa générosité
tombe; les vices opposés à ces vertus se saisissent de son
esprit et de son âme, et, après l'avoir un moment dominé,
ils cèdent à d'autres objets. Les démarches des gens de ce
caractère n'ont aucune correspondance les unes avec les
autres; elles ne se ressemblent pas plus que leurs pensées,
qui varient sans cesse : elles tiennent, en quelque manière,
de l'inspiration. Imprudent qui se fie à leurs paroles et à leur
amitié ; ils ne sont pas trompeurs, mais ils sont inconstants.
On ne peut dire qu'ils aient l'âme givinde, on forte, ou faible.
326 ESSAI
ou légère; c'est une imagination rapide et impérieuse qui
règne souverainement sur tout leur être, qui soumet leur
génie, et qui leur prescrit tour à tour ces belles actions et
ces fautes, ces hauteurs et ces petitesses, ces empresse-
ments et ces dégoûts, enfin toutes ces conduites différentes,
qu'on accuse à tort de fausseté ou de folie.]
31. — [lygas, ou L'Homme ferme.]
[Lycas associe à une âme fière, hardie et impétueuse, un
esprit de réflexion et de profondeur qui modère les conseils
(le ses passions, qui le détermine par des motifs impénétra-
bles, et le fait marcher à ses fins par plusieurs routes. C'est
un de ces hommes à la vue longue, qui considèrent de loin
la suite des choses ; qui achèvent toujours un dessein com-
mencé; qui, pour atteindre leur objet, savent fléchir et
résister à propos; qui sont capables, je ne dis pas de dissi-
muler ou un malheur ou une offense, mais de s'élever au-
dessus, au lieu de s'y laisser abattre; âmes profondes,
indépendantes par leur fermeté à tout oser ou à tout souffrir,
qui, soit qu'elles résistent à leurs penchants par prévoyance,
soit qu'elles se relâchent, par hauteur et par un secret sen-
timent de leurs ressources, sur ce qu'on appelle prudence,
trompent toujours, dans le bien comme dans le mal, les
conjectures des plus pénétrants; tant l'habitude qu'elles
ont de se posséder apporte de tempéraments à ce qu'elles
veulent bien laisser paraître de leur caractère et de leurs
passions dominantes'.]
32. — [tryphon.]
[Tryphon a l'esprit si court, et, d'ailleurs, si plein de
lui-même, qu'il n'a jamais fait attention aux intérêts, à la
condition et au caractère des autres hommes ; il ne sait point
traiter avec eux, ni placer ce qu'il leur dit; il offense ceux
qu'il veut plaisanter, et n'oblige point ceux qu'il veut louer,
en sorte qu'il ne gagne ni les uns ni les autres, et qu'il
* Voyez, plus haut, page 03, sur Ut Fermrfé dans la conduite. — G.
SUR QUKLQL'ES CAKACTÈUES. 327
perd tous ses soins. S'il parle à un homme de mérite, mais
sans naissance, de quelque alîVanchi que le prince vient
de mettre en place, il lui dit d'abord que personne n'honore
comme lui le mérite, mais que ces places-là ne sont pas
faites pour un homme de basse extraction. A un homme
dont il a besoin, et qui se pique de qualité, il dit, à table,
devant des femmes et des petits-maîtres : Vous avez eu un
grand magistrat dans votre famille, et, le voyant rougir jus-
qu'aux yeux, il le fait remarquer à tout le monde, en le
louant de sa modestie. A-t-il envie de s'attacher quelqu'un,
il lui prodigue d'abord les caresses les plus outrées; mais,
comme sa vanité ne peut se refuser un bon mot, il lui
échappe une raillerie qui ofïense cet homme, et qui le lui
fait perdre à jamais. Une autre fois, engagé, dans une aflaire
embarrassante, à consulter une personne sage, il l'aborde
avec ces paroles : Vous qui avez l'esprit géométrique..., et il
lui donne ainsi l'exclusion pour tout autre genre d'esprit;
il dit à un jeune homme frivole qu'il est un Caton; d'un
autre, que l'on accuse d'être léger, il assure qu'il n'est pas
sérieux, et lui reproche ainsi son caractère, en voulant le
justifier. Il n'est pas plus heureux à parler de lui qu'à
parler aux autres : si quelqu'un lui fait compliment et
le loue, il s'excuse, prie qu'on l'épargne, et demande
qu'on détourne la conversation de ce qui le touche ; et,
quand on lui obéit, il reprend lui-même le discours qu'il
s'était pressé d'interrompre, se loue en termes plus .forts,
ne tarit plus, et rebute ceux qui l' écoutent par les fatuités
et les forfanteries qu'il leur raconte ; puis, lorsqu'il a épuisé
son apologie, il déclare qu'il ne hait rien tant que de parler
de soi. 11 fait mettre dans la gazette les détails enflés d'une
petite action de guerre où il a eu quelque part, et il écrit
à ses amis : Vous aurez peut-être entendu parler de notre
dernière aventure ; je vous prie d'employer vos soins pour
assoupir ces bruits ; je n'aime point à faire parler de moi; et
il apprend ainsi à tous ce qu'ils auraient toujours ignoré.]
328 ESSAI
33. — [l'esprit de manège '.]
[Celui qui a l'esprit de manège, et qui connaît les hom-
mes, n'a pas besoin des artifices vulgaires de la flatterie
pour surprendre les cœurs; il a l'air ouvert, ingénu et fa-
milier; il n'étale point non plus une vaine pompe d'expres-
sion , il ne sème pas ses discours de petites fleurs et de
traits, qui ne serviraient qu'à faire paraître son esprit, sans
intéresser celui des autres. 11 ne raconte point, il ne plai-
sante point; il ne prend pas la parole dans un cercle pour
arrêter sur lui seul l'attention de toute l'assemblée, et pré-
valoir sur les autres; mais, là où le hasard le fait rencon-
trer , à table , en voyage , au chaufToir ' de la Comédie ,
dans l'antichambre du ministre, ou dans les appartements
du prince, s'il se trouve à côté d'un homme qui soit en état
de l'écouter, il le joint, s'empare de lui, l'entame par l'en-
droit sérieux et sensible de son esprit, l'oblige à s'épancher,
excite, réveille en son cœur des passions et des intérêts qui
étaient endormis, ou qu'il ne se connaissait pas, prévient
ses pensées ou les devine, et s'insinue, en un moment, dans
son entière confidence. Il sait gagner ainsi ceux qu'il ne
connaît pas, comme il sait conserver ceux qu'il s'est acquis.
11 entre si avant dans le caractère des personnes qui l'écou-
tent, ce qu'il leur dit est si justement mesuré sur leurs pen-
sées et leurs sentiments, que toute autre personne n'y
entendrait rien, ou n'y prendrait point de goût. Aussi aime-
t-il les entretiens à deux ; cependant, s'il est obligé par les
circonstances de parler devant plusieurs personnes de
mœurs ou d'opinions différentes, ou s'il doit prononcer
entre deux hommes qui ne s'accordent point sur quelque
objet, comme il connaît les diverses faces des choses hu-
* Voici encore un portrait où il faut reconnaître Vauvenargues , ou, au
moins, son idéal. Déjà, nous avons appelé sur ces Caractères l'attention du
lecteur; nous l'appelons particulièrement sur ces deux pages, qui comptent
parmi les meilleures. Ce style ne ressemble pas à celui de La Bruyère ; il n'en
a ni l'agrément ni les surprises; mais j'ose dire qu'il est aussi vigoureux peut-
êtrô, et, en tout cas, pins sobre, plus grave et plus sain. — G.
^ On dirait aujourd'hui an foyer. — G.
SUU QUELQIES CARACTÈRES. 329
maines, comme il sait épuiser le pour et le contre du môme
sujet, mettre tout dans le meilleur jour, et rapprocher les
contraires, il saisit en peu de temps le secret endroit par où
l'on peut concilier des opinions extrêmes, et il conclut de
manière qu'aucun de ceux qui s'en sont rapportés à ses
lumières ne le désavoue. 11 ne sait point briller dans un
souper et dans une conversation coupée, interrompue, où
chacun suit sans considération les vivacités de son imagi-
nation ou de son humeur; mais l'art de plaire et de dominer
dans un entretien sérieux', les douces complaisances, et les
charmes d'un commerce engageant et séducteur, sont les
dons aimables que la nature lui a dispensés; l'homme du
monde le plus éloquent quand il faut fléchir une âme hau-
taine ou exciter un homme faible, consoler un malheureux
ou inspirer du courage et de la confiance à une âme timide
et réservée', il sait attendrir, abattre, convaincre, échauffer,
selon le besoin ; il a cette sorte d'esprit qui sert à gouver-
ner le cœur des hommes, et qui est propre à toutes les
choses dont la fin est noble, utile, et grande.]
3/i. — ERG ASIE, ou hOflîcieux par vanité.
Ergaste n'avait ni esprit, ni passions, mais une excessive
vanité qui lui tenait lieu d'âme, et qui était le principe de
tout ce qu'on voyait en lui, sentiments, pensées, discours ;
c'était là tout son fonds et tout son être. Il n'aimait ni les
femmes, ni le jeu, ni la musique, ni la conversation; tous
les hommes, tous les pays, tous les livres lui étaient égaux;
il n'aimait rien. Il n'avait que cette passion démesurée
d'éblouir et de plaire, qui possède si souverainement les âmes
faibles ; tout ce qui donne de la considération dans le monde
' Dans une lettre à madame d'Espagnac, écrite le 16 octobre 1796, c'est-à-
dire près de cinquante ans après la mort de Vauvenargues, Marmontel con-
serve un souvenir bien vif et bien présent des enlietions de Vauvenargues avec
Voltaire; c'est le cas de le rappeler ici. — G.
'^ l>our achever la ressemblance, notons que c'est là , précisément , l'objet
que se propose Vauvenargues dans les Conseils à un Jeune Homme, dans les
Réflexions sur dvers sujets, dans les Discours sur la Gloire, sur les Plaisirs,
dans les Maaitnes, on pourrait dire dans j)resque tous ses ouvrages. — G.
330 KSSVI
lui était également propre, et il n'y cherchait que cela.
Empressé, par cette raison, à faire valoir ses petits talents,
servant beaucoup de gens sans obliger personne, facile et
léger, il promettait en même temps à plusieurs personnes
ce qu'il ne pouvait tenir qu'à une seule. Un étranger arri-
vait dans la ville; Ergaste, ne le connaissant point, allait le
voir le premier, lui offrait ses chevaux et sa maison, et fai-
sait redemander à son ami une remise ' qu'il l'avait forcé
de prendre peu auparavant. Toujours vain et précipité
dans ses actions, il ne peut faire aucune démarche avec
profit, et il est aussi peu capable de bien faire que de bien
penser.
35. — CYRUS, ou L'Esprit agité.
Cyrus cache sous un extérieur simple et calme un esprit
ardent et inquiet; il a, au dehors, cette insensibilité et cette
indifférence qui couvrent si souvent une âme blessée et
fortement occupée au dedans'. Plus agité dans le repos
que dans l'action, son esprit remuant et ambitieux le tient
appliqué sans relâche, et, lorsque les affaires lui manquent,
il se lasse et se consume dans la réflexion. Trop libre et
trop hardi dans ses idées pour donner des bornes à ses
passions, plus près d'aimer les vices forts que les vertus
faibles, il suit avec indépendance tous ses sentiments, et
subordonne toutes les règles à son instinct \ comme un"
homme qui se croit maître de son sort et ne répond qu'à
soi de sa conduite '». Dénué des petits talents, qui soulèvent
les hommes médiocres dans les conditions subalternes, et
qui ne se rencontrent pas avec des passions si sérieuses ;
supérieur à cette réputation qu'on acquiert par de frivoles
agréments, et à cette fortune qui se renferme dans l'en-
ceinte d'une ville ou d'une petite province, fruit ordinaire
d'une sagesse assez bornée; éloquent, simple, véhément,
* On dirait aujourd'hui nii remise, ou mieux une voilure de reiri'se. — G.
2 Var. : « Modéré au dehors, mais extrême ; toujours occupé au dedans. »
^ Rapprochez du l/i*" Caractère (Thyesle). — G.
^ Var.: «Et se confie au penchant invincible de son naturo). .. -—Autre
var. : « Et se confie à son naturol présomptueux et inflexible. »
SUR QUELQUES CAIl.VCTÈHES. 331
profond, pénétrant, et impénétrable à ses amis même; né
avec le discernement des hommes, découvrant sans envie
le mérite des autres, et confiant au sien ; insinuant et hardi,
également propre à persuader par la force de la raison et
par les charmes de la séduction ; fertile et puissant en
moyens pour plier les faits et les esprits à ses fins ; vrai par
caractère, mais faisant de la vérité même un artifice, et
plus dangereux lorsqu'il dit la vérité, que les plus trom-
peurs ne le sont par les déguisements et le mensonge,
c'est un de ces hommes que les autres hommes ne com-
prennent point, que la médiocrité de leur fortune déguise
et avilit, et que la prospérité seule peut développer et mettre
à leur place.
86. — [ménalque, ou l'Euprit moyen*.^
[Ménalque était toujours heureux dans ses entreprises,
parce qu'elles étaient toujours proportionnées à ses moyens.
Il faisait peu de mal, parce qu'il faisait peu de bien; il
commettait peu de fautes, parce qu'il n'avait pas cette
chaleur de sentiment et cette hardiesse d'esprit qui pous-
sent à tenter de grandes choses. Il avait l'esprit sûr et
judicieux dans sa sphère, mais sans finesse et sans profon-
deur ; le goût des détails, une assez longue expérience des
choses du monde, la mémoire prompte, fidèle, et un coup
d'œij assez vif, mais au delà duquel il ne voyait plus. Ac-
coutumé à la clarté de ses propres idées, il ne démêlait
qu'avec peine ce qui était fin et enveloppé, et l'on était
étonné qu'un homme qui concevait et s'exprimait si nette-
ment, ne pût guère aller plus loin que sa première idée et
sa première vue. Incapable de se passionner dans les affai-
res, il conservait toujours une humeur libre qui se prêtait,
sans effort, aux dilférents devoirs de son ministère ; il avait
toujours la possession de son esprit et de son jugement; la
* Voici encore une dos meilleures pages de Vauvenargues. Le lecteur con-
temporain n'aura qu'à consulter ses souvenirs, ou à regarder autour de lui,
pour .s'assurer que lotype de ce porti-ait si lin et si vrai n'est pasp«M'du — Ci,
332 ESSAI
modération et l'égalité de son caractère le rendaient cons-
tant dans ses résolutions. Il changeait sans peine d'applica-
tion et de travail ; il paraissait né pour remplir avec dis-
tinction les emplois subalternes, qui renferment beaucoup
de minuties; il n'imaginait point, n'inventait point; il
allait aux routes battues, et se laissait porter sans résis-
tance au cours capricieux des événements; mais il suivait
avec célérité le fil des choses, et exécutait avec prudence
tout ce qui ne demandait qu'un sens droit et une habitude
ordinaire des affaires. Sa pénétration et son goût, joints au
bonheur de sa mémoire, se portaient avec une indifférente
facilité sur toutes choses; mais il n'avait point cette véri-
table étendue de génie qui, saisissant les objets avec leurs
rapports, les embrasse tout entiers et réunis, et c'est ainsi
qu'il avait des connaissances presque universelles , sans
qu'on pût dire qu'il eût l'esprit vaste, contrariété assez or-
dinaire. Mais il rachetait ces défauts par les qualités qui
donnent le succès ; il était enjoué, plaisant, laborieux ; d'une
conversation légère et agréable, di'une répartie vive, quoi-
qu'il parlât sans feu et sans énergie ; enfin, à cette sagesse
spécieuse qui plaît aux esprits modérés, il joignait ces
agréments variés qui usurpent si souvent la place des ta-
lents solides, et leur enlèvent la faveur du monde et les
récompenses des princes.]
»57. — THÉOPHILE, OU L* EspHl pvofond.
Théophile a été touché, dès sa jeunesse, de cette grande
et louable curiosité de connaître le genre humain et le dif-
férent caractère des nations ' ; mais , en remplissant cet
objet, il n'a pas négligé les hommes avec qui il devait
passer la plus grande partie de sa vie, car il ne ressemble
point à ceux qui entreprennent de longs voyages, pour voir,
disent-ils, d'autres mœurs, et qui n'ont jamais démêlé celles
de leur propre pays. Poussé par ce puissant instinct, et
* C'est le cas de rappeler que Vauvenargues avait un grand goût pour les
voyages (voir les Leltres à Saint- V incens ^ entr'autres la 9*j. — G.
SUR QUELQUES CAIIACTÈUES. 333
peut-être aussi par l'erreur de quelque ambition plus se-
crète, il a consumé ses beaux jours dans l'étude et dans les
voyages, et sa vie, toujours laborieuse, a toujours été agi-
tée. Né avec une pénétration singulière, profond et adroit,
il ne parle point sans dessein, et il n'a pas de l'esprit pour
ennuyer; son esprit perçant et actif a tourné de bonne
heure son application du côté des grandes affaires et de
l'éloquence solide ; il est simple dans ses paroles, mais
hardi et fort ; il parle quelquefois avec une liberté qui ne
peut lui nuire, et qui écarte la défiance de l'esprit d'autrui.
La nature a mis dans son cœur ce désir de s'insinuer et
de descendre dans le cœur des hommes, qui inspire et en-
seigne les séductions les plus secrètes de l'éloquence ; il
paraît d'ailleurs comme un homme qui ne cherche point à
pénétrer les autres, mais qui suit la vivacité de son hu-
meur. Quand il veut faire parler un homme froid, il le
contredit vivement pour l'animer, il l'engage insensible-
ment à des discours où il est obligé de se découvrir, et, si
celui-ci dissimule, sa dissimulation et son silence parlent à
Théophile, car il sait les choses que l'on cache, et il pro-
fite presque également de la confiance et de la dissimula-
tion, de l'indiscrétion et du silence, tant il est difficile de
lui échapper. Il tourne, il manie un esprit, il le feuillette,
si j'ose ainsi dire, comme on parcourt un livre qu'on a dans
ses mains, et qu'on ouvre à l'endroit qu'il plaît' ; et cela
d'un air si naïf, si peu préparé, si rapide, que ceux qu'il
a surpris par ses paroles se flattent eux-mêmes de lire dans
ses plus secrètes pensées. Comme il ne perd jamais de temps
en vains discours, et ne fait ni fausses démarches, ni pré-
parations inutiles, il a l'art d'abréger les affaires les plus
contentieuses, les négociations les plus difficiles, et son
génie flexible se prête à toute sorte de caractères, sans
quitter le sien; il est l'ami tendre, le père, le conseil et le
confident de ceux qui l'entourent; on trouve en lui un
< Var. : u Comme on discute un livre qu'on a sous les yeux, et qu'on ouvre
« à divers endroits. »
334 ESSAI
homme simple, sans ostentation, familier, populaire ; quand
on a pu le voir une heure, on croit le connaître ; mais son
caractère est de démêler les autres hommes, et de n'en être
pas démêlé'. Théophile est la preuve que l'habileté n'est
pas uniquement un art, comme les hommes faux se le figu-
rent; une forte imagination, un grand sens, une âme élo-
quente, subjuguent sans efforts et sans finesse les esprits
les plus gardés, les plus défiants, et la supériorité d'esprit
nous cache bien plus sûrement que le mensonge et la dis-
simulation, toujours inutiles au fourbe contre la prudence '\
38. — [eurymaque , ou LE Fourbe.]
[Eurymaque ne reconnaît pour vice que l'imprudence, et
pour vertu que l'habileté, et ce qu'il entend par habileté,
c'est la fourberie. Il s'est exercé de bonne heure à feindre
et à tromper, et n'a jamais fait obéir ses passions qu'à la
loi de son intérêt. Ni la haine, ni l'amitié, ni la reconnais-
sance, ni la vengeance, n'ont pu le détourner un moment
de cette unique fin; il trahit son bienfaiteur, en même temps
qu'il caresse son ennemi, et il sert sans aimer, comme il nuit
sans haïr. Il cache ses noirs desseins sous une politesse
étudiée ; il est délié, souple et secret. Insolent avec ceux qui
fléchissent, bas avec ceux qu'il peut craindre; complaisant
pour le succès, et impitoyable pour l'infortune, il n'aspire
qu'à profiter également du bien ou du malheur de tous,
qu'à se prévaloir de leurs fautes, qu'à les engager dans ses
* pièges, qu'à les perdre par les fausses promesses, par la flat-
terie, par les dons intéressés, par le mensonge, par la ca-
lomnie, et, enfin, par la violence ouverte, quand les détours
seraient inutiles. Si content qu'il soit de lui-même, et quoi
qu'il puisse présumer de son mérite, je dirai à Eurymaque
* Var. : « Tous ceux qui l'entendent parler se confient aussitôt à lui, parce
(! qu'ils se flattent d'abord de le connaître; sa simplicité leur impose, son
« esprit profond ne peut être ainsi mesuré. La force et la droiture de son
« jugement lui suffisent pour pénétrer les autres hommes, mais il échappe à
u leur curiosité, sans artifice, par la seule étendue de son génie. »
- Voir, sur ce portrait, noue Eh(jc sur Vanvcnnr(jues. — G.
SIR QUELOIKS CAUACTÈUKS. 335
que le fourbe a ordinairement peu d'esprit; il est rempli de
petites finesses inutiles ou pernicieuses; il veut perdre celui
dont il a besoin, et, s'il est découvert, il est perdu lui-
même; il ment, lorsqu'il lui serait plus avantageux d'être
sincère; il fait un ridicule emploi de toutes ses ruses pour
pénétrer un homme qui n'a nul dessein de se cacher, et, si
celui-ci dédaigne de remarquer ses petites manœuvres, il
a la grossière vanité de l'en faire lui-même apercevoir, puis,
il se glorifie de sa frivole et infructueuse habileté, qui n'a
trompé que lui. 11 blanchit ainsi dans l'art misérable de
tromper, dominé et rampant, sans avancer d'un pas sa for-
tune; la faiblesse effective de son caractère le réduit à
craindre le courage de ceux dont il a méprisé la probité, et
la prospérité inespérée de ses concurrents lui enseigne enfin,
à sa ruine, combien la droiture naturelle d'une âme élevée,
lorsqu'elle est soutenue de quelque vigueur, est plus re-
doutable que les sourds artifices et la basse industrie d'un
malhonnête homme.]
39. — TURNUS, ou LE Chef de parti.
Turnus est le médiateur des esprits contraires , et, en
quelque sorte, le centre de ceux qui, par le caractère de
leurs sentiments ou par l'opposition de leur fortune, ont
besoin d'un miUeu qui les rapproche et qui les concilie.
Deux hommes qui ne se comprennent point, ou qui se
haïssent et s'envient, trouvent tous les deux auprès de lui la
justice qu'ils se refusent, l'estime qu'ils se doivent, et, les
prenant au point qui les réunit, Turnus s'empare égale-
ment d'eux, et les fait concourir à une même fin. Sans
quitter son caractère, il entre naturellement dans le secret
des cœurs ; il se prête aisément à tous, et sait supporter les
défauts de ceux qui lui sont attachés. La sincérité, la bonne
foi paraissent inspirer tous ses discours; il sait attendre,
dissimuler, souffrir, entreprendre, oser, conseiller, parler et
se taire; il mûrit longuement un dessein, ou se détermine
sur-le-champ, quand il le faut; les événements ne le sur-
336 ESSAI
prennent point; il les prévoit ou il les répare; il ne se dé-
courage ni de ses mauvais succès, ni de ses fautes, ni des
fautes de ses amis, qu'il n'abandonne ou ne désavoue ja-
mais; enfin, il est aussi patient contre l'obstacle, qu'il est
décidé dans l'exécution. 11 estime les hommes, non pas selon
leur fortune, mais selon leur courage et la force de leur
caractère; il préfère les sages à ceux qui n'ont que de l'es-
prit, et les jeunes gens ambitieux aux vieillards qui n'ont
que de la sagesse, parce que la jeunesse est plus agissante,
plus hardie dans ses espérances, plus généreuse dans sa
conduite, et plus sincère dans ses affections. Quiconque a
de la résolution, et l'audace de bien faire, peut se jeter avec
confiance entre ses bras; il sert ses amis dans leurs peines,
dans leurs disgrâces, et dans leurs plaisirs ; il entre dans
l'intérêt de leurs affaires; son esprit, fécond en ressources,
leur ouvre des voies faciles pour aller à leurs fins, et il en-
gage tous ses amis à se servir les uns les autres, comme il
les sert lui-même. Ceux qui sont pauvres ou dérangés tirent
des secours de ceux qui sont riches, et leur rendent d'au-
tres offices par retour. Ainsi, sans orgueil et sans faste,
Turnus est adoré d'un grand parti, avant que ceux qui le
composent sachent même que c'est un parti; aucun n'a son
secret, mais il est sûr de tous, et, lorsqu'il sera temps d'agir,
il n'aura qu'à se mettre à leur tête, et ils le suivront avec
joie; nul ne manquera à son chef, à son bienfaiteur, à son
ami. La réputation de son mérite et ses insinuations lui
ont concilié un très-grand nombre de ces hommes sages,
qui ont toujours de l'autorité dans le public, quoiqu'ils
n'occupent pas les premières places. Si les ennemis de Tur-
nus répandent qu'il trame quelque dessein contre la répu-
blique, ses amis se rendent garants de son innocence, solli-
citent pour lui quand il est accusé, et détournent centre ses
délateurs l'indignation publique. Il parvient peu à peu à un
tel degré d'autorité, qu'il peut, sans imprudence, faire con-
fidence de ses desseins; celui qui songerait à le trahir ne
trouverait point de créance dans le peuple; mais nul n'y
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 337
songe, car tous ont intérêt à sa fortune. Persuadé qu'on ne
trompe que rarement les hommes sur leurs intérêts, sa po-
litique est à ne jamais faire de dupes, et il emploie tout
son esprit et toutes ses démarches à faire en sorte que ses
créatures n'aient jamais avec lui qu'une même vue et qu'un
même sort Connue il a compris de bonne heure qu'on ne
pouvait rien entreprendre d'extraordinaire sans faire la
guerre, il a joint à tant d'autres qualités une connaissance
profonde de ce dur métier, et s'est fait dans l'armée la ré-
putation d'un homme intrépide, mais calme, modeste, et
aussi sévère à soi-même qu'indulgent aux autres'. Quoiqu'il
soit savant, éloquent, courageux, et d'un beau nom, on
ne fait attention à aucune de ces choses, lorsqu'on est avec
lui; on n'est point occupé de sa personne, ni de son lan-
gage, ni de son savoir, mais des choses même dont il parle;
il atteint naturellement et sans effort à l'esprit et aux sen-
timents des autres hommes; ses paroles fortes et ingénues
surprennent et enlèvent le cœur de ceux que l'autorité de
ses emplois a déjà attachés à sa fortune ' ; il les gagne d'au-
tant mieux qu'il sait écouter ce qu'on lui dit, comprendre
ce qu'on ne peut dire, et deviner les talents les plus cachés.
S'il rencontre, à l'armée ou en voyage, un homme qui peut
paraître de peu de poids, et dont tout autre que lui ne s'oc-
cuperait point, Turnus pénètre d'un coup d'oeil son carac-
tère, ses qualités, ses défauts, l'emploi qu'on en peut faire,
et il inspire aussitôt à cet inconnu une confiance qu'il n'a
jamais eue pour personnel S'il s'arrête un seul jour dans
une ville, il s'y fait, dans ce peu de temps, des admirateurs
' Var. : « II s'est fait d'ailleurs à la guerre une haute réputation qui orne ses
« autres vertus; car il a compris de bonne heure que ceux qui commandaient
« avec succès dans les années, éclipsaient aisément les politiques, et faisaient
« tomber leur crédit ; et do plus il n'ignore pas que l'on ne peut rien entreprendre
« d'extraordinairosans faire la guerre. Mais, malgré le nom qu'il s'y esi fait, les
« plus vils citoyens sont moins modestes et moins populaires, et l'on ne rencontre
i< que lui sur le forum, sous les portiques, et dans les plus humbles maisons. »
^ Var. : « Son humanité, ses services et son éloquence ingénue lui assujet-
ti tissent les cœurs. »
"' Rapprochez des :iy et 37^ Caractères [L'espril de ittanPije et Théo-
phile]. — G.
22
338 ESSAI
et des partisans passionnés; quelcp.ies-unsabandoinient leur
province, dans la seule espérance de le retrouver, d'en être
protégés dans la capitale, et ils ne sont pas trompés dans
leur attente; Turnus les reçoit parmi ses amis, et il leur
tient lieu de patrie. 11 ne ressemble point à ces hommes
qui, capables de quelques mouvements de générosité, et in-
dusti'ieux, par vanité, à se faire des créatures, les perdent
par paresse ou par inconstance; qui, promettant toujours
plus qu'ils ne tiennent, se font de secrets ennemis de ceux
qui se sont trop flattés, offensent sans retour ceux qu'ils
n'ont servis qu à demi, et, croyant abuser tous les hommes,
n'abusent qu'eux-mêmes; Turnus ne se dégoûte point des
gens de mérite qu'il a séduits par ses adresses, et, comme
il ne lecherche point les hommes sans dessein, il ne les né-
glige jamais par légèreté. Une âme si belle trouve un charme
secret à satisfaire son génie bienfaisant et accessible ; Turnus
est bon et humain; son esprit flexible sait prendre des
foi-mes trompeuses, mais il est droit et sincère; il est moins
touché de l'éclat de sa fortune que du juste ascendant que
la nature donne aux grandes âmes sur les cœurs, et il épure
par la hauteur de ses sentiments la forte ambition dont il
est épris '. Si cependant la fortune, qui peut tout contre la
prudence, fait qu'il est prévenu dans ses desseins, il avoue
la plupart des faits qu'on lui impute, et les justifie par les
lois, ou par la force de son éloquence; sas juges sont éton-
nés de sa sécurité, et attendris par ses discours; la cabale
qui le poursuit, et qui veut sa perte, n'ose le laisser re-
paraître, ni l'interroger en public. Quoiqu'il soit convaincu
d'avoir attenté contre la liberté, on est obligé de le faire
mourir secrètement, et le peuple, qui l'adorait, demeure
persuadé de son innocence '.
' ]'i//'. ; •< Turnus ne cultive les hommes que pour satisfaire son génie bien-
«' faisant et accessible, pour les dominer par l'esprit, pour les surpasser en
" vertu, pourjouir de cet ascendant que la nature donne à la bonté sur les cœurs.
<■ Il est amoureux de l'empire que l'on peut acciuérir par la raison et par les
'• séductions de l'éloquence; ses paroles sont plus aimables que ses bienfaits
« même, et sa haute naissance moins considérée (|ue ses qualités personnelles. >-
- Il est remarquablf^ que ce morceau, celui de I.entulu» qui piécède, et
SLH QUELQUES CAUACÏÈRES. ' 339
/|0. — [nERMAs, OU L\ Sottc ambitioH.]
[Hermas, peu considéré dans sa province où la vertu est
traversée par l'envie, et, d'ailleurs, ne trouve guère d'em-
ploi, est venu demander justice à Paris, la patrie commune
des talents. Sa secrète ambition était de se produire dans
le monde, et dans ce qu'on appelle bonne compagnie; il n'a
rien négligé dans ce dessein, et, s'il connaissait un hoipme
de qualité pour l'avoir rencontré à l'armée ou en voyage, il
le priait à souper avec un cortège d'amis, et allait régu-
lièrement se faire refuser à sa porte deux fois par semaine.
Hermas voulait aussi qu'on lui crût de l'esprit, et faisait
des avances aux gens de lettres; il les abordait au spec-
tacle, et entrait en conversation avec eux, sans les con-
naître; il faisait, d'ailleurs, des romans copiés de l'abbé Pré-
vost, et, dès qu'il paraissait un nouveau poème dans le
monde, on avait aussitôt d'Hermas une longue critique en
prose, qu'on vendait au bout du Pont-Neuf ou à la porte du
Palais-Royal. Hermas jouait aussi un jeu considérable, sa-
chant que, de tout temps, le jeu a donné une entrée gra-
cieuse dans le monde; mais il était si malheureux qu'il
perdait son argent en mauvaise compagnie, sans que per-
ccux (1c Cléon ot de Clodius (|ui suivent, commonccnt, comme tous les au-
tres, par la description morale, mais finissent par le roman. Presque toujours,
quand il traite des affections ambitieuses, Vauvenargues emploie ce procédé, qui
donne à penser, non-seulement sur la part d'imagination qu'il mêlait à l'ob-
servation dos cai-actères, mais aussi sur les sourdes aspirations et les secrètes
blessures de son cnnur. Toui-menfé lui-môme, pendant toute sa vie, d'une
ambition ([uc le temps et les occasions ont trompée, et (pii souvent, d'ailleurs,
allait au-delà du possible, il aime à parler de cette passion malheureuse et
toujours comprimée, comme on aime h parler des affections déçues; il se con-
sole de la réalité par la fiction ; il idéalise ses espérances, ou plutôt, ses re-
grets dans de grandes scénos ir'aginaires, où, au milieu de traits évidemment
impersonnels et grossis à dessein, son propre personnage se retrouve encore.
Qu'on rapproche de ces Caractères plusieurs tléflexions que nous avons dé-
signées à leur place, et quelques D'ia\o(jues, entr'autrcs celui de lirutiis et le
jeune lioinain; tous ces morceaux se tiennent, répondent h une môme pensée,
et trahissent dans Vauvenargues une agitation intérieure, que, conmie (Uenn
il a dissimulée au-dehors, et (pii, jus(|u'à présent, n'avait pas été soupçon-
née. Vauvenargues est d'autant mieux reconnaissable peut-être, qu'il se croit
mieux déguisé sous le costume i-omain,i;t ne >'inqui{'te plus du lecteui, (]u'il
rioit avoir >Mllisamni<Mit déiouté. — (i.
340 ESSAI
sonne lui en sût gré. Bien des gens acceptaient ses soupers,
dont aucun ne voulait se charger de le présenter; il atten-
dait toujours du temps ce qu'on refusait à son mérite; mais,
tandis qu'il attendait, la pauvreté et la vieillesse s'étant
inopinément offertes à lui, son cœur s'est serré de douleur,
et, voyant que les mêmes hommes auxquels il avait tout
sacrifié ne faisaient aucune attention à sa ruine, il s'est re-
tiré à la campagne, sous un toit détruit, d'où il n'aurait
jamais dû sortir; il y vit dans l'obscurité et dans la misère,
aussi oublié parmi les hommes que s'il n'avait jamais tenté
de se pousser auprès d'eux.]
/11. — CLÉON, ou LA Folle ambition.
Cléon, dévoré d'ambition, et plus passionné que pru-
dent, a passé sa jeunesse dans l'obscurité, entre la vertu et
le crime. Vivement occupé de sa fortune avant de se con-
naître, et plein de projets chimériques dès l'enfance, il se
repaissait de ces songes dans un âge mûr; son naturel ar-
dent et mélancolique ne lui permettait pas de se distraire
de cette sérieuse folie. Il comprenait à peine que les autres
hommes pussent être touchés par d'autres biens; et, s'il
voyait des gens qui allaient à la campagne dans l'automne
pour jouir des présents de la nature, il ne leur enviait ni
leur gaîté, ni leur bonne chère, ni leur liberté, ni leurs plai-'
sirs. Pour lui, il ne se promenait point, il ne chassait point,
il ne faisait nulle attention au changement des saisons, et
le printemps n'avait à ses yeux aucune grâce. S'il allait
quelquefois à la campagne, c'était pendant la plus grande
rigueur de l'hiver, afin d'être seul, et de méditer plus pro-
fondément quelque chimère. Il était triste, inquiet, rêveur,
extrême dans ses espérances et dans ses craintes, immo-
déré dans ses chagrins et dans ses joies; peu de chose
abattait son esprit violent, et les moindres succès le rele-
vaient. Si quelque lueur de fortune le flattait de loin, alors
il devenait plus solitaire, plus distrait et plus taciturne ; il
ne dormait plus, il ne mangeait point; la joie consumait
SUR QUEl.QUi-S CARACTÈRES. 34i
ses entrailles, comme un feu ardent qu'il portait au fond
de lui-même. 11 avait cette fierté tendre d'une âme timide,
qui ne veut avouer ni sa défaite, ni ses espérances, ni la
vanité de ses vœux; qui dissimule dans un long silence les
injures et les faveurs de la fortune, trop faible également
pour vaincre et pour produire les agitations de son cœur,
et les témérités de son courage'. A cette ambition effrénée
il joignait quelque humanité et quelque bonté naturelle.
Ayant rencontré à Venise un Français^ autrefois très-riche,
alors misérable et proscrit, le cœur de Cléon fut ému ; et,
comme il venait de gagner deux cents ducats à un séna-
teur, il dit en lui-même : // n'y a qu'une heure que je n'avais
pas besoin de cet argent, et il le donna aussitôt à ce réfugié,
avec des paroles plus touchantes que le bienfait lui-même.
Celui-ci, pénétré d'un procédé si généreux, ne pouvait re-
tenir quelques larmes, et il racontait sans déguisement à
son bienfaiteur les fautes etleserreurs de sa jeunesse ; mais
Cléon, qui écoutait en silence, comme quelqu'un qui cher-
che une ressource à une fortune si déplorable, s'écrie tout
à coup, d'un air inspiré : a Auriez- vous le courage de tuer
(( un homme, dont la mort importe à l'État et pourrait finir
(( vos misères?» L'étranger pâlit, et Cléon, qui observait
alors son visage : « Je vois bien, mon ami, que la seule
(( pensée du crime vous effraie; je vous estime plus de
(( cette délicatesse dans une si grande adversité, que je
(( n'estime toutes les vertus d'un homme heureux. Vous
(( êtes humain dans la pauvreté, et vous préférez l'inno-
(I cence à la fortune ''; allez, vous n'êtes pas si malheureux
(( qu'on peut le croire. » En achevant ces mots, il le quitta
brusquement, et partit de Venise, sans l'avoir revu, laissant
• Add. : « Ainsi, les soucis et les espérances le tenaient également aliéné;
« sa cruelle et triste ambition dévorait la fleur de ses jours; et, dans sa plus
« grande jeunesse, si quelqu'un, trompé par son âge, essayait de le divertir
« et d'ouvrir son âme à la joie, il sentait aussitôt en lui je ne sais quelle
* humeur chagrine et hautaine, qui inspirait de la retenue, et qui repoussait
M le plaisir. »
- Vur. : « Un Suédois. »
5 Add. : « Puissiez-vous flécliir sa rie leurl »
312 KSSAI
cet étranger dans une grande incertitude de ses sentiments,
qui n'étaient pas même connus de ses plus intimes amis ';
car la médiocrité desafortunel'ayant obligé de cacher l'éten-
due de son ambition et la violence de ses désirs, son sérieux
ardent et austère passait pour sagesse, son inquiétude pour
curiosité, et sa rêverie opiniâtre pour indifférence, tant les
hommes sont peu capables de se concevoir les uns les au-
tres M Tels étaient l'esprit et les sentiments de Cléon. On
raconte qu'étant attaqué dans la force de son âge d'une
maladie de langueur, et sentant la mort approcher, il se
repentit de n'avoir point assez aimé la vertu, qui l'aurait con-
solé de ses disgrâces, et l'aurait rendu supérieur à sa for-
tune ; il avoua que l'ambition avait fait de lui, non-seulement
le plus malheureux, mais le plus insensé de tous les hom-
mes ; qu'il ne regrettait point l'autorité et les richesses que
l'aveugle fortune dispense au hasard, qui coûtent des soins,
des soucis et des remords; mais qu'il regrettait la bonté,
la sincérité, la sagesse, qu'il pouvait cultiver sans peine
dans la pauvreté, et qui l'auraient suivi jusqu'au tombeau.
/i2. — cLODius, ou LE Sédîtieux.
Clodius assemble chez lui une troupe de libertins et de
jeunes gens accablés de dettes. Le sénat a fait une loi pour
réprimer le luxe de ces jeunes gens et l'énormité des em-
prunts. Clodius leur dit : a Mes amis, le sénat étend chaque
« jour sa tyrannie; pendant qu'on vous impose un gouver-
(( nement si dur et si austère, vous flatteriez-vous d'être
« libres ? Marins a rempli Rome de carnage ; mais, au moins,
a la liberté régnait dans son parti ; Sylla réprima la licence
{( du bas peuple ; mais il mit les emplois dans les mains les
» plus dignes, et il affranchit ses amis du joug des lois.
' Var. : « Ses amis ne pénétraient point le profond secret de son cœur. »
* Dans une autre version de ce Caractère, Vauvenargues ajoute ici, au por-
trait de Cléon, toutes les qualités d'esprit qu'il a mises ensuite sous le nom
d'Egée (voir plus loin) ; or, si dans la pensée première de Vauvenargues, Egée
et Cléon n'étaient qu'un seul et même personnage, et si, comme on n'en peut
douter d'ailleurs, Egée n'est autre que Vauvenargues lui-même, la conclusion
est facile à tirer. — G.
(( Aujourd'hiii, Caton et Cicéroii croient rétablir la liberté
(' en rétablissant les mêmes lois qui la détruisent; ou
<^ plutôt, ils veulent régner à leur tour au nom de ces lois,
(( et mettre dans la servitude les hommes courageux qu'ils
(( appréhendent. On défend aux uns les plaisirs, on ferme
(( aux autres les chemins de la fortune; on ôte à tous l'es-
« pérance de la gloire, on étouffe enfin toute vigueur et
« tout courage sous des chaînes pesantes'; et cette servi-
«^ tude de chaque particulier, on ose la nonuner liberté
<' publique! Mes amis, vous ne voulez pas que des hommes
u soient vos maîtres; et qu'importe d'être l'esclave des
M hommes ou des lois, quand les lois sont plus tyranni-
u ques que ceux qui les violent? Kst-ce à nous à subir le
K joug de quelques \ieillards languissants? Croyez-vous
u que la nature fasse les faibles pour l'autorité, et les forts
(( pour l'obéissance? Les faibles ne sont point à plaindre
« dans la dépendance ; mais les forts ne la peuvent subir
u sans une insupportable violence. Donnons à ce peuple
(( quelque exemple qui le réveille; donnons-lui, à notre
(( tour, des lois douces, déposées dans des mains fermes.
u i\e craignez pas de le remuer jusqu'au fond, et n'allez
K pas penser que le bonheur des nations dépende de leur
(( repos : les hommes ne haïssent point d'êti'e agités, et
V l'action leur est aussi bonne que nécessaire. Le repos n'est
(' que la langueur des corps politiques; les ambitieux, qui
u donnent le mouvement à ces corps, sont au genre humain
v< ce qu'est à chacun de nous la chaleur d u sang, qui distribue
« et retient la vie dans nos membres'. Il n'y a pas d'état
u qui dure sous des maîtres sans action et sans vigueur. »
Ainsi s'explique Clodius avec ses amis. Quand il est avec
des personnes qui l'obligent à plus de retenue, il leur dit
' Var. : i On !>"t'frorc.e d'anéantir le courage et l'esprit de tou?s. en tenant
■< sous des lois étroites leur génie captif. »
^ Vur. : " Les ambitieux sont l'àme des corps politiques. ■> — .l(/(/. ; « f L'ac-
• tivité ne se trouve point dans les caractères modér<';s; le courage pour en-
<< treprendre n'est pas naturel aux esprits duiiv ; en un mot, il n'appartie.jl
w ((uaux uiubiti(Mi\ de coiiunander. ■ ]
MA ESSAI
qu'on fait bien de réprimer le vice, mais qu'il faut avoir
attention que le remède qu'on y apporte ne soit pas lui-
nême un plus grand mal. « La vertu, dit-il, est aimable
par elle-même ; que sert d'employer la force pour la per-
suader? Toute violence est odieuse, quelque juste qu'en
soit le motif. 11 faut faire sentir aux hommes l'erreur des
plaisirs, les dommages de l'oisiveté , et l'utilité de la
vertu ; mais, au lieu de contenir le mérite dans des bornes
étroites, il faut l'animer par l'espérance de la gloire, et
ne point gêner son essor; car, pendant que la nature a
u mis tant de diversité dans les esprits, dans les goûts, et
dans les talents ; pendant que les moyens des hommes
sont divers, et leurs forces inégales, vouloir les renfermer
tous dans la même voie, et les ranger à la même règle,
ce n'est ni savoir gouverner, ni se proportionner aux be-
soins et aux intérêts de la république'. Tous les citoyens
ne peuvent être sages, et ceux même qui sont nés ver-
tueux ne peuvent avoir toutes les vertus ; est-il juste de
demander le courage à qui montre de l'équité; ou un
esprit exempt de passion, à qui montre des talents su-
blimes? N'est-on pas trop heureux que les vertus se par-
tagent et se balancent parmi les hommes, et faut-il pré-
tendre qu'un seul les réunisse? Ce n'est pas être aussi
bon qu'on le pense, de vouloir que tous les hommes soient
bons au même degré ; ce n'est pas être sage, de vouloir
réprimer toutes les folies, et ce n'est pas être humain, de
rendre les vertus trop difficiles, ou de les établir par la
force. On hait les tyrans qui exigent un culte extérieur
pour leurs personnes, ou quelque soumission pour leurs
faiblesses ; mais sont-ils moins tyrans, ceux qui veulent
tenir toutes les passions en captivité, qui contraignent
tous les plaisirs et tous les goûts; qui, non contents d'op-
primer le dehors des hommes, veulent encore opprimer
' Var. : « Voyez la diversité que la nature a mise entre les hommes : est-il
« juste d'assujettir à la même rt'gle tant de différents caractères? Peut-on
« obliger tous les hommes à marcher dans la même voie ? »
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 345
(( l'intérieur, et dominer jusque dans les actions et les pen-
ce sées les plus secrètes? Y a-t-il, enfin , quelque humanité
« à prosterner la nature humaine sous un joug si rude'? »
Tels sont les discours les plus modérés de Clodius; mais
s'il se forme un parti dans la république qui ne tend rien
moins qu'à sa ruine', il excite les conjurés à l'avancer, et
tâche d'étouffer leurs scrupules ou leurs remords. Il leur
dit qu'il faut que tout change, que rien n'est stable, que le
mouvement est une fatalité invincible ; que les opinions, et
les mœurs qui dépendent des opinions, les hommes en
place, et les lois qui dépendent des hommes en place, les
bornes des États et leur puissance, l'intérêt des États voi-
sins, tout varie nécessairement : a Or, ajoute-t-il, il est
« impossible qu'un État où tout varie, et qui voit tout va-
(( rier autour de lui, ne change pas à son tour de gouver-
(( nement; et, de tous ces changements inévitables, il n'y
u en a aucun qui ne se fasse par la force ; car la séduction
(! et l'artifice ne méritent pas moins ce nom que la violence
(( déclarée et manifeste. Mes amis, continue-t-il, que tar-
« dez-vous ? que craignez-vous? Allez, l'éloquent l'em-
(( porte sur le discoureur, le courageux sur le faible, et
(; celui qui sait oser de grandes choses sur celui qui n'a ni la
(( hardiesse de les concevoir, ni la force de les exécuter.
(c N'appréhendez pas d'ailleurs que le peuple vous manque :
(( je sais, comme vous, que la coutume est tout, que tout
« peuple se fait à sa condition et supporte patiemment les
(( choses qu'il trouve établies, comme nos esclaves, nés
(( dans l'opprobre, portent leurs fers sans murmure; mais,
" si vous abattez la tyrannie, doutez-vous que ce peuple,
(( qui baise à présent sa chaîne, ne s'accoutume bientôt de
« même à la liberté? Ce peuple est avili; mais, mes amis,
« c'est le gouvernement qui forme le caractère des na-
« tions; c'est le gouvernement qui a fait autrefois, à Car-
* Prosque toutes ces idées se retrouvent, au moins en substance, dans les
Majcinies de Vauvenargues. — G.
^ Il fauchait : <( Qui ne tende à rien moiii^. — G.
.'M(i KSSAI
u thage tant de marchands, à Alhènes tant d'orateurs, à
<( J.acédéiiioiie tant de guerriers ; changez avec moi le nôtre,
(' et tout sera changé. Si vous osez me croire, nous forme-
ce rons sur les ruines de l'ancienne Rome un État nouveau,
(( propre à faire de grands citoyens dans tous les genres,
(( favorable à tous les plaisirs, secourable à toutes les ver-
(( tus, et surtout indulgent à toutes les passions. Quelle
(( vaine prudence pourrait donc arrêter vos desseins et vos
(( courages? Craind riez-vous de troubler la paix de la patrie?
<( Quelle paix, qui énerve les cœurs, et qui avilit les âmes
(( dans un misérable esclavage ! Estimez-vous tant le repos?
« et la guerre est-elle plus onéreuse que la servitude ' ? •>
Ainsi Clodius met tout en feu par ses discours séditieux,
et cause de si grands désordres dans la république, qu'on
ne peut y remédier que par sa perte '.
A3. — I Li:S GRANDS \]
[f.es grands remarquent à peine la misère, les mœurs,
les talents, les vertus et les vices des autres hommes ; ils
1 Vauvcnargues dit de même dans sa 21'" Maxime : « La 2;uerre n'est pas
tt si onéreuse que la servitude. » — G.
■■* Voilà encore une de ces ckimères dont se repaissait Cléon {roii\plus haut,
page 340j. Ce morceau, écrit vers 17Z|0, est plein de singuliers pressentiments;
la voix de la Révolution, qui devait éclater cinquante ans après, et que rien n'an-
nonçait encore,}' gronde déjà sourdement. M. Sainte-Beuve, devançant les an-
nées, et voulant, par hypothèse, marquer la place probable de Vanvenargues
dans la Révolution, l'a mis î^i côté d'André Chénier; nous croyons que cette page,
presque entièrement inédite, ajoutera à la pensée de l'éminent critique ; il y a
ici tel mot qui dépasse de bien loin André Chénier, et qui va presque jusqu'à
Saint-Just. Reconnaissons, d'ailleurs, (lue le discours de Clodius est plein de
force et d'accent. Vauvcnargues ne pouvait lire Tite-Live et Salluste dans leur
langue; je ne sais s'il les avait lus dans quelque traduction; mais on peut
dire hardiment que, dans cette harangue, il n'est pas loin d'eux. — G.
3 Cette pièce et les trois qui suivent sont d"uue couleur plus générale, et
montrent que Vauvcnargues avait la noble curiosité et le coup d'oeil étendu des
esprits supérieurs. On remarquera avec quel détachement philosophique le
marquis de Vauvenargues parle des gens de qualité, dans un temps où les no-
bles ne faisaient pas encore bon marché de leur noblesse. On remarquera aussi
les nuances ditlerentes des trois premiers morceaux : Vauvenargues est sévère
pour les grands, impitoyable pour les bourgeois; mais quand il arrive à la
peinture de ces hommes déclassés, qui sont le rebut des sociétés, et dont, à ce
moment-là, lui seul peut-être s'inquiétait, on sent que son cœur est ému d'une
pitié profonde, en même temj)s que son esprit est saisi de tristesse et d'éton-
ncmont. — G.
sriî QiKi.Qi i:s (;\UAr/n<:KKs. :m7
sont pour cela trop occupés d'eux-mêmes. Ils n'aperçoivent
même pas ce qui est sous leurs yeux; ils ne voient pas au-
delà de leurs parents, des gens en place, de leurs familiers,
de leurs flatteurs, et de leurs domestiques; le genre humain
se renferme pour eux dans ce petit cercle de gens qui leur
appartiennent par leur dépendance, ou qui hantent les cours;
le reste leur échappe, et ne peut exciter ni leur estime, ni
leur compassion, ni même leur curiosité. Surtout, ils dé-
tournent leur vue des misérables; comme ils n'ont jamais
senti la pauvreté, ni la douleur, ou ils n"y réfléchissent
point, où ils craignent d'être obligés d'y réfléchir. Ainsi,
ils ont rarement assez d'esprit pour jouir de leur fortune,
en la comparant à celle des autres hommes, et ils paraissent
eux-mêmes se donner des bornes à plaisir. Ils sont aussi plus
sujets à se corrompre, et on en voit peu qui soutiennent
les espérances qu'ils avaient pu donner d'abord. Quelques-
uns, pendant leur jeunesse, ont daigné descendre jusqu'au
simple peuple ; la vivacité de leur âme et la chaleur de leui-
naturel leur faisaient alors surmonter les fiers et injustes
préjugés de leur condition ; ils étaient accessibles et popu-
laires; comme on les considérait moins dans le monde, à
cause de leur jeune âge, ils recherchaient plus vivement
tous les suflrages, et ne regardaient pas encore la bonté et
l'amour des hommes comme inutiles, ou au-dessous d'eux.
iMais, à la fin, ils n'ont pu soutenir leur cœur aussi haut que
leur rang; ils se sont laissés prendre, à leur tou.r, par la
flatterie et par l'éclat de leur fortune ; à force de voir le
mérite, dénué de biens et d'appui, réduit à rechercher leur
protection, et à subir le joug pesant de leurs caprices, ils
l'ont méprisé jusqu'au point de méconnaître ce qu'ils lui
devaient, et les avantages solides qu'ils auraient pu retirer
de son commerce; enfin, dès qu'ils ont connu les privi-
lèges de leur condition, ils ont dédaigné la vertu, et ils ont
oublié jusqu'aux anciens services de leurs amis malheu-
reux.!
318 ESSAI
hh. — [l.A BOURGEOISIE.]
[Il faut vivre avec tous les hommes dont on a besoin,
mais c'est une erreur de chercher de la raison dans un état
plutôt que dans un autre. La fatuité est chez les nobles, la
grossièreté dans le peuple, et la bourgeoisie emprunte des
deux. Quoi que j'aie pu dire ailleurs des gens du monde,
je suis fort éloigné de leur préférer le tiers-état; j'aime
mieux une impudence naïve et une légèreté sans bornes,
qu'une maladroite et impertinente imitation de ces deux
vices. Si j'entre dans une maison bourgeoise, j'y trouve une
vanité plus grossière, un ridicule plus affecté, une igno-
rance plus profonde, et une conversation plus ennuyeuse;
les femmes y sont ou précieuses, ou sottes, ou caillettes,
ou folles; les hommes y sont impolis, grands parleurs, pe-
sants, et copistes. S'il hante quelque homire de lettres dans
une telle maison, on peut s'assurer que c'est un pédant
travesti en petit-maîti'e ; mais si les véritables gens de lettres
n'y sont pas reçus, ou plutôt, s'ils dédaignent de s'y pré-
senter, vous verrez avec quel mépris on parle d'eux. Quel-
qu'un conte qu'un bel-esprit a été mené à Vincennes;
aussitôt, plusieurs femmes disent à la fois que c'est à Bi-
côtre. On parle d'un poète qui honore son siècle, qui,
d'ailleurs, est un homme riche, et qui ne vit point avec la
bourgeoisie'; le fils d'un notaire royal dit froidement que
c'est un homme qu'il faudrait chasser de Paris, et faire
sortir d'une bonne maison par les fenêtres. Là, revivent le
vicomte de Jodelet, le marquis de Mascarille, et la comtesse
d'Escarbagnas'; le fort delà conversation chez ces bour-
geois, c'est de louer des sottises, de répéter de fausses nou-
velles, de citer des hommes en place, et surtout de parler
des gens de qualité et d'énumérer leurs titres. On fait
adroitement entrer dans le discoui^s le nom de tous les
grands seigneurs que l'on connaît de vue, et les femmes n'ont
* Il s'agit de Voltaire; l'allusion est évidente. — G.
2 Personnages de Molière. — G.
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 349
point de honte de nommer quelques jeunes gens de la cour
qu elles n'ont jamais aperçus que dans la rue, ou à la pro-
menade. Quelquefois, à propos d'un mariage ou d'un convoi
funèbre, on fait la généalogie des grandes maisons; on de-
mande quelle est la sœur du duc de Biron, et, comme les
uns prétendent que c'est madame de Bonnac , les autres
madame de Bonneval, on s'évertue et l'on s'échauffe là-
dessus, jusqu'à ce qu'il entre un homme de qualité qui,
venant solliciter son rapporteur pour une affaire, met fin à
la dispute ; chacun fait un grand salut, personne n'ose plus
parler de condition, et les plus glorieux ne disent mot.]
llb. — [rJS BAS-FONDS.]
[11 se trouve des hommes qui ont pris le crime comme
un métier; qui, cachés au fond des grandes villes, y com-
posent comme un peuple à part, vivant sans règle, sans
frein, sans crainte des Dieux; sur qui l'honneur ne peut
plus rien , en qui ne reste aucun sentiment de honte ou
d'humanité; malheureux que l'attrait du mal a entièrement
abrutis, que la misère et le goût du plaisir ont voués dès
leur enfance à l'infamie, et qui ne semblent être sur la terre
que pour la perte ou pour l'effroi des autres hommes. Qui
pourrait croire- que ces misérables soient attachés aux obs-
cures pratiques de leur vie, et à leur ténébreuse déprava-
tion ? On leur dirait : Voulez-vous être bons, sortir de votre
misère, et mener une vie moins troublée? ils abuseraient
de ce support et de cette compassion, mais ils ne change-
raient point. Nés dans la pauvreté, l'habitude les a dès
longtemps endurcis contre tous les traits du malheur, et ils
supportent sans peine les extrémités les plus dures. On
soupçonne à peine les excès où peuvent venir ces miséra-
bles, que les gens de bien redoutent, et qu'ils ne con-
naissent pas, quoiqu'ils vivent à côté d'eux; mais ceux que
la curiosité ou la pitié ont mis dans ces tristes secrets, ne
peuvent voir sans étonnement de si étranges désordres, de
si profondes misères, et de si funestes courages.]
350
KSSAf
/|6. — [inconstance des hommes. ]
[Qui pourrait dire les changements que la réflexion,
l'expérience, la prospérité ou les disgrâces apportent d'or-
dinaire dans l'esprit et dans les mœurs des hommes? Si
vous avez passé quelques années loin de ceux que vous
connaissiez , n'espérez pas de les retrouver les mêmes :
celui qui vous aimait, vous a oublié et ne vous estime plus
peut-être ; celui que vous aimiez et que vous estimiez vous-
même, ne mérite plus ni amitié ni estime. 11 est vrai qu'il
y a un petit nombre d'hommes (jui ne varient point, qui,
tels on les a vus dans leur jeunesse, vains, dissipés, disso-
lus, emportés, sans pudeur et sans gravité, tels on les re-
trouve dans la force ou dans le déclin de l'âge; mais la
plupart changent, les uns pour le bien, les autres pour le
mal. Celui-ci, que vous aviez cru de peu de sens et de
conduite, est devenu raisonnable et sage, et la prospérité
l'a rendu meilleur; j'en ai vu à qui l'intérêt avait enseigné
la prudence, la justice et l'honnêteté qui n'étaient point dans
leur fonds; ils étaient revenus des fautes de leur premier
âge; ils s'étaient presque persuadé à eux-mêmes que les
vertus qu'ils pratiquaient par ostentation leur étaient na-
turelles. D'autres, au contraire, étaient nés bons et droits,
qui ont quitté, depuis, les sentiers et les engagements de
leurs beaux jours; une fausse philosophie les a séduits, la
mauvaise fortune les a aigris, et l'injustice et la dureté du
monde les a achevés ; ils ont trompé ceux qui se fiaient à la
bonne réputation de leur jeunesse ; ils se sont lassés de la
vertu dans l'infortune, et le temps a emporté leur courage
avec leurs espérances. Le changement est la loi des hom-
mes, comme le mouvement est la loi de la terre. J
/l7. — [ANSELME*.]
TAnselme est outré que son fils témoigne du goût pour
' Ici conirnoiicent les pol■|^uit^ qui so rappoi'tfnt phis particulièrement à la
pf'-riodo littrrairc de la vie do VamiMiaiaurs. — G.
SIK OLELULi:S CAKACTKKKS XA
les sciences ; il lui brûle ses papiers et ses livres, et comme
il a su que ce jeune homme avait fait un souper avec des
gens de lettres, il l'a menacé de l'envoyer à la campagne,
s'il continuait à voir mauvaise compagnie. (( Que ne lisez-
(( vous, lui dit-il, puisque vous aimez la lecture, l'histoire
(. de votre maison? Vous ne trouverez pas là des savants,
u mais des hommes de la bonne sorte; c'est vous qui serez
« le ])remier pédant de votre racel )>]
/jS. — MM)\s. OL i.E Sot qui est glorieux.
Le sot qui a de la vanité est l' ennemi-né des talents. S'il
entre dans une maison où il se trouve un homme d'esprit,
et si la maîtresse du logis lui fait l'honneur de le lui pré-
senter, Midas le salue légèrement, et ne répond point. Si
l'on ose louer en sa présence le méiite qui n'est pas riche ',
il s'assied auprès d'une table, et compte des jetons ou mêle
des cartes, sans rien dire. Lorsqu'il paraît un livre dans le
monde qui fait quelque bruit, Midas jette d'abord les yeux
sur la fin, puis sur le milieu du livre; ensuite il prononce
que l'ouvrage manque d'ordre, et qu'il n'a jamais eu hi
Jorce de l'achever. On parle devant lui d'une victoire que
le héros du Nord ' a remportée sur ses ennemis ; et, sur ce
qu'on raconte des prodiges de sa capacité et de sa valeur,
Midas assure positivement que la disposition de la bataille
a été faite par M. de liottembourg, qui n'y était pas, et que
le prince s'est tenu caché dans une cabane, jusqu'à ce que
les ennemis fussent en déroute. Un homme, qui a été à cette
action, l'assure qu'il a vu charger le roi à la tête de sa
maison; mais Midas répond froidement qu'on ne peut rien
attendre de bon, et qu'on ne verra jamais que des folies
d'un prince qui fait des vers, et qui est l'ami de Voltaire \
• Vur. : « Si cet homme d'esprit ne s'en va pas, et (ju'il aitiiv! au con-
traire, l'attention à lui, >- Miihis s'assied, etc.
- \om que Voltaire a souvent emplojé pour désigner Frédéric-le-Grand.
La bataille dont il s'agit ici est, sans doute, celle de Friedberg, gagnée par
Fn'déric, le d juin 17/15, sur le prince Charles de Lorraine. — B.
"' Vnr. : •< Il ne pour ontrer dans sa trtc qu'un pi-incc (\u'\ aiii;p 1rs arts.
352 ESSAI
Zi9. — LAGON, OU LE Petit homme.
Je pourrais Dommer d'autres hommes qui ne méprisent
pas les lettres comme celui-ci, mais qui leur font plus de tort :
ce sont ceux qui les cultivent avec peu de goût et avec un
esprit très-limité. Lacon ne refuse pas son estime à tous les
auteurs; il y a même beaucoup d'ouvrages qu'il admire, et
tels sont les vers de La Motte, V Histoire romaine de Rollin ',
les Allégories de Dracon ^ , le traité du Vrai mérite, qu'il
préfère, dit-il, à La Bruyère, et beaucoup d'autres ouvra-
ges semblables, qui sont à peu près à sa portée. Adorateur
superstitieux de tous les morts qui ont eu quelque réputa-
tion, il met dans la même classe Bossuet et Fléchier, et
croit faire honneur à Pascal de le comparer à Nicole, dont
il a lu les Essais avec une patience tout à fait chrétienne.
C'est une licence effrénée, devant son petit tribunal , de
trouver des défauts à Pellisson \ et de ne pas mettre Patru ^
ou Chapelle^ au rang des grands hommes^. On n'attaque
«( et qui honore de quelque bonté ceux qui les cultivent, soit capable de con-
« cevoir de grandes choses et de les exécuter avec sagesse. »
1 Rollin (Charles), né à Paris le 30 janvier 1661, fut d'abord destiné à sui-
vre la profession de son père qui était coutelier; un moine le fit placer au
collège du Plessis, dont Gobinet était alors principal. RoUin devint professeur,
puis recteur de l'Université, et mourut à Paris le lli septembre 17/il. — B.
2 Vauvenargues n'a pas prononcé le nom de J.-B. Rousseau, pour ne pas-
clioquer l'admiration générale dont ce poète était alors en possession ; mais
il est évident que c'est lui qu'il désigne sous ce pseudonyme. (Voir dans les
Réflexions critiques sur quelques poètes le morceau intitulé J.-B. Rousseau.,
page 260. i — G.
^ Pellisson-Fontanier {Paul) ., né à Béziers en 1624, mourut à Versailles le
7 février 1693. Écrivain élégant et facile, il a droit surtout à l'admiration
de la postérité pour son généreux dévouement envers le malheureux Fouquet,
dont il partagea la disgrâce. — B.
^ Patru (Olivier), surnommé le Quintilien Français, naquit à Paris en 1604,
et mourut dans la même ville le 16 janvier 1681. Boileau, Racine, et les plus
célèbres de ses contemporains le consultaient souvent, et le regardaient comme
l'oracle du goût. — B.
^ Chapelle (Claude-Emmanuel Luillier) , surnommé Chapelle, parce qu'il
était né, en 1616, dans le village de ce nom entre Paris et Saint-Denis, mou-
rut à Paris en septembre 1686. Ses productions portent l'empreinte de son
caractère, à la fois souple, fier, plaisant et malin. — B.
•^ A(Ul.: « Il soutient qu'après BayJe et Fontenelle, l'abbé Desfontaines est
« le meilleur écrivain que nous ayons eu. »
SLU QIELQIES CAIIACTKKES. 353
point un auteur médiocre, que les gens de cette espèce ne
se sentent atteints du même coup, et qu'ils ne demandent
justice. Ils \antent, ils appuient, ils défendent tous ceux
des auteurs contemporains que le public réprouve; ils se
liguent avec eux, et protestent contre le petit nombre des
habiles; ils ne peuvent comprendre les grands hommes, et
beaucoup moins les aimer; des âmes si petites et si en-
vieuses ne peuvent atteindre à sentir le grand, et elles ne
se passionnent que pour les choses ou les personnes qui sont
dans la sphère de leurs sentiments. Avons-nous un auteur
célèbre qui soutient chez les étrangers l'honneur de nos let-
tres, à peine le connaissent-ils, quelques-uns ne l'ont jamais
vu, et, cependant, ils le haïssent avec fureur. Le bruit se
répand qu'il compose une tragédie ' ou une histoire ; ils an-
noncent au public que cet ouvrage sera ridicule; ils l'atten-
dent avec impatience pour en relever les défauts : paraît-il,
ils courent les rues pour le décrier dans le peuple ; ils
ramassent toutes les critiques qu'on en vend au Pont-
Neuf, à la porte des Tuileries, au Palais-Royal ; ils con-
servent précieusement tous les libelles qu'on a faits de-
puis trente ans contre cet auteur ; ils les trouvent remplis
(le sel et de bonne plaisanterie ; il n'y a point de si vile
brochure, oubliée en naissant des autres hommes, qu'ils
n'achètent et qu'ils n'estiment beaucoup, dès qu'elle attaque
et calomnie un homme trop illustre. C'est par un effet de la
même humeur qu'ils frondent la musique de Piameau, et
({u'ils applaudissent toute autre : parlez-leur des Indes Ga~
lantes\ ils chantent un morceau de Tancrède, ou d'un opéra
de Mouret; ils n'épargnent pas même les acteurs^ qui rem-
plissent sur nos théâtres les premiers rôles ; et Poirier ne
paraît jamais, qu'ils ne battent longtemps des mains, pour
faire de la peine à Jelyotte : tant il est difficile de leur
l)laire dès qu'on prime en quelque art que ce puisse être !
> I.'autcur veut ici parler de Voltaire et de la tragédie de Sémiramis.
Voyez sa Ictire a Volfaiie, datée de Paris, lundi matin, mai 17^(0. — B.
- Add. : c' Ou de l'opéia de Dordaiius. <)
"> Add. : « Qui ont succédé à Murer, à Tlié\cnard, etc. h
23
354 ESSAI
50. — LE FLATTEUR INSIPIDE.
Un homme parfaitement insipide est celui qui loue in-
distinctement tout ce qu'il croit utile de louer, sans esprit,
ni pudeur; qui, lorsqu'on lui lit un mauvais roman, mais
protégé d'une socié^, le trouve digne de l'auteur du So-
pha ', et feint de le croire de lui; qui demande à un grand
seigneur qui lui montre une ode, pourquoi il ne fait pas
une tragédie ou un poème épique ; qui, du même éloge qu'il
donne à Voltaire, régale un auteur qui s'est fait siffler sur
les trois théâtres ; qui, se trouvant à souper chez une femme
qui a la migraine, lui dit tristement que la vivacité de son
esprit la consume comme Pascal, et qu'il faut l'empêcher
de se tuer \ S'il arrive à un homme de ce caractère de faire
une plaisanterie sur quelqu'un qui n'est pas riche, mais
dont un homme riche prend le parti, aussitôt le flatteur
change de langage, et dit que les petits défauts qu'il re-
prenait servent d'ombre au mérite distingué. C'est l'homme
dont Rousseau disait :
Quelquefois môme aux bons mots s'abandonne,
Mais doucement, et sans blesser personne.
Cet homme, qui a loué toute sa vie jusqu'à ceux qu'il
aimait le moins, n'a jamais obtenu des autres la moindre
louange, et tout ce que ses amis ont osé dire de plus fort
pour lui, c'est ce vieux discours : Eri vérité, cest un hon-
nête garçon, ou cest un bon homme.
1 Roman de Crébillon le fils, alors fort à la mode. — G.
- Add. : « Un homme qui n'a point d'avis à soi, qui fait profession de sui-
<( vre l'avis des autres, qui sait même, dans le besoin, associer les contraires,
« pour ne contredire personne; enfin, un esprit subalterne, qui est né pour
<( céder, pour fléchir, et pour porter le joug des autres hommes, par inclina-
« tion et par choix. » — Var. : [Enfin, un panégyriste éternel des mœurs et
« des vices du monde, un complaisant timide et servile, qui n'a d'autre
« goût ni d'autre sentiment que celui du cercle qu'il fréquente, qui ne peut
« résister en face à aucun homme, et qui est né pour fléchir, toute sa vie,
« sous l'opinion et les préjugés des autres. » ]
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 355
51. — CARiTÈs, OU LE Grammairien.
Caritès est esclave de la construction, et ne peut souffrir
la moindre hardiesse , ni en prose ni en vers. Il ne sait
point ce que c'est qu'éloquence, et se plaint de ce que l'abbé
d'Olivet a fait grâce à Racine de quatre cents fautes; mais
il sait admirablement la différence de pas et de point; et il a
fait des notes excellentes sur le petit Traité des Synonymes,
ouvrage très-propre, dit-il, à former un grand orateur.
Caritès n'a jamais senti si un mot était propre, ou ne l'était
pas ; si une épithète était juste, et si elle était à sa place.
Si pourtant il fait imprimer un petit ouvrage, il y fait, pen-
dant l'impression , de continuels changements ; il voit, il
revoit les épreuves, il les communique à ses amis; et si,
par malheur, le libraire a oublié d'ôter une virgule qui est
de trop, quoiqu'elle ne change point le sens, il ne veut
point que son livre paraisse jusqu'à ce qu'on ait fait un
carton, et il se vante qu'il n'y a point de livre si bien im-
primé que le sien.
52. — isocRATE, ou LE Bel-esprit moderne.
Le bel-esprit moderne' n'est ni philosophe, ni poète, ni
historien, ni théologien; il a toutes ces qualités réunies et
beaucoup d'autres. Avec un talent très-borné, il a une tein-
ture de toutes les sciences, sans en posséder aucune ; il
connaît les arts, la navigation, le commerce' ; et, parler de
tout sans rien savoir, tel est son système. Aussi mettons-
nous à la tête des philosophes son illustre auteur, et je veux
avouer qu'il y a peu d'hommes d'un esprit si philosophique,
« Rcmond do Suiiit-Miird. Il a fait impiimcr, on 17/i3, trois volumes de,
littérature, où l'on trouve de l'esprit, mais point do goût et un jugement
souvent faux. C'était le. frère de lléniond le mathématicien, de qui on a re-
cueilli quelques lettres qu'il écrivait à mademoiselle de Launay (madame de
Staal ). — S. — Il est possible que Réniond de Saint-Mard soit Voccasion de
ce portrait; mais nous croyons que Vauvenargues vise plus loin, et qu'il en a
aux sceptiques, en général, et aux esprits dits universels. — G,
'^ Ici, les diverses éditions lépètent un passage qui appartient à la 12*-' 7}^-
(lexion. (Voir page 100.) — G.
356 ESSAI
si fin, si facile, si net, et d'une si grande surface; mais nul
n'est parfait; et je crois que les plus sublimes esprits ont
eux-mêmes des endroits faibles. Ce sage et subtil philoso-
phe n'a jamais compris que la vérité nue pût intéresser; la
simplicité, la vé^îémence, le sublime ne le touchent point.
// me semble, dit-il, quil ne faudrait donner dans le sublime
qnà son corps défendant; il est si peu naturel! Isocrate veut
qu'on traite toutes les choses du monde en badinant; au-
cune ne mérite, selon lui, un autre ton. Si on lui représente
que les hommes aiment sérieusement jusqu'aux bagatelles,
et ne badinent que des choses qui les touchent peu, il n'en-
tend pas cela, dit-il; pour lui il n'estime que le naturel ;
cependant son badinage ne l'est pas toujours, et ses ré-
flexions sont plus fines que solides. Isocrate est le plus in-
génieux de tous les hommes, et compte pour peu tout le
reste. C'est un homme qui ne veut ni persuader, ni corri-
ger, ni instruire personne ; le vrai et le faux, le frivole et
le grand, tout ce qui lui est occasion de dire quelque chose
d'agréable, lui est aussi propre. Si César vertueux peut lui
fournir un trait, il peindra César vertueux ; sinon, il fera voir
que toute sa fortune n'a été qu'un coup du hasard, et Bru-
tus sera tour à tour un héros ou un scélérat, selon qu'il
sera plus utile à Isocrate. Cet auteur n'a jamais écrit que"
dans une seule pensée; il est parvenu à son but : les hom-
mes ont enfin tiré de ses ouvrages ce plaisir solide de savoir
qu'il a de l'esprit. Quel moyen après cela de condamner
un genre d'écrire si intéressant et si utile?
On ne finirait point sur Isocrate et sur ses pareils, si on
voulait tout dire. Ces esprits si fins ont paru api'ès les
grands hommes du siècle passé '. il ne leur était pas facile
de donner à la vérité la même autorité et la môme force que
l'éloquence lui avait prêtées; et, pour se faire remarquer
* Add. : « Chaque siècle a son caractère : le génie du nôtre est peut-être un
« esprit trop philosophique, ente sur un goût trop frivole, et dans un terrain
«T très-léger. Ce génie nous rend susceptibles de toutes sortes d'impressions;
« mais le pyrrhonisme nous plaît, parce qu'il nous met à notre aise, et il
c est aujourd'îiui une de nos modes- »
SUU QUELQUES CARACTÈRES. ;]57
après de si grands hommes, il fallait avoir leur génie, ou
marcher dans une autre voie. Isocrate, né sans passions,
privé de sentiment pour la simplicité et l'éloquence, s'at-
tacha bien plus à détruire qu'à rien établir. Ennemi des
anciens systèmes, et savant à saisir le faible des choses hu-
maines, il voulut paraître à son siècle comme un philosophe
impartial, qui n'obéissait qu'aux lumières de la plus exacte
raison, sans chaleur et sans préjugés. Les hommes sont faits
de manière que si on leur parle avec autorité, leurs passions
et leur pente à croire les persuadent facilement ; mais si, au
contraire, on badine, et si on leur propose des doutes, ils écou-
tent également, ne se défiant pas qu'un homme qui raisonne
de sang-froid puisse se tromper, car peu savent que le rai-
sonnement n'est pas moins trompeur que le sentiment, et
d'ailleurs l'intérêt des faibles, qui composent le plus grand
nombre, est que tout soit cru équivoque. Isocrate n'a donc eu
qu'à lever l'étendard de la révolte contre l'autorité et les dog-
matiques, pour faire aussitotbeaucoupdeproselytes.il a com-
paré le génie et l'esprit ambitieux des héros de la Grèce à
l'esprit de ses courtisanes ; il a méprisé les beaux-arts. L'élo-
quence, a-t-ildit, et la poésie sont peu de c/ws^; et ces paradoxes
brillants, il a su les insinuer avec beaucoup d'art, en se jouant,
et sans paraître s'y intéresser. Qui n'eût cru qu'un pareil
système n'eût fait un progrès pernicieux, dans un siècle si
amoureux du raisonnement et du vice? Cependant la mode
a son cours, et l'erreur périt avec elle : on a bientôt senti
le faible d'un auteur qui, paraissant mépriser les plus grandes
choses, ne méprisait pas de dire des pointes, et n'avait point
de répugnance à se contredire, pour ne pas perdre un trait
d'esprit '. Il a plu par la nouveauté et par la petite har-
* Var. : « Peut-on estimer un auteur qui, affectant de mépriser les gran-
n (les choses, ne dédaigne pas de dire des pointes; qui, pour conserver un
« trait d'esprit, abandonne une vérité, et n'a aucune bonté de se contredire;
« qui ne connaît que la faiblesse de l'esprit humain, et n'en peut comprendre la
"■ lorce ; qui combat ridiculement l'éloquence par l'élégance, le génie par Tart,
« et la sagesse par la raillerie? Parce qu'il publie qu'il n'estime aucune des
<- choses du monde, pensp-t-il (\\\o nous lui devions plus do respect? »
358 ESSAI
diesse de ses opinions; mais sa réputation précipitée a déjà
perdu tout son lustre; il a survécu à sa gloire, et il sert à
son siècle de preuve qu'il n'y a que la simplicité, la vérité
et l'éloquence, c'est-à-dire toutes les choses qu'il a mépri-
sées, qui puissent durer '.
53. — LYsiAS, ou LA Faiisse éloquence.
Lysias sait orner une histoire de quelques couleurs, et
de traits pleins d'esprit; il raconte agréablement, et il em-
bellit ce qu'il touche\ 11 aime à parler; il écoute peu, se
fait écouter longtemps, et s'étend sur des bagatelles, afin
d'y placer toutes ses fleurs. Il a quelque goût pour l'intri-
gue, et quelque activité dans les affaires, mais sans dexté-
rité et sans profondeur ; il ne pénètre point ceux à qui il
parle; il ne cherche point à les pénétrer; il ne connaît ni
leurs intérêts, ni leurs caractères, ni leurs desseins; il n'est
occupé que de lui-même et de ses talents supérieurs. Bien
loin de chercher à flatter ou les inclinations ou les espé-
rances des autres hommes, il agit toujours avec eux comme
s'ils n'avaient d'autre affaire que de l'écouter et de rire
de ses contes et de ses saillies ^ Il n'a de l'esprit que pour
lui; il ne laisse pas même aux autres le temps d'en avoir
pour lui plaire. Si quelqu'un d'étranger chez lui a la har-
diesse de le contredire, Lysias continue à parler, ou, s'il
est obligé de répondre, il affecte d'adresser la parole à tout
* Var. : « Il ne faut pas s'étonner que l'erreur et le mauvais goût aient eu
« des progrès si rapides : il faut que la mode ait son cours ; c'est un vent
« violent et impétueux qui agite les eaux et les plantes, et couvre, en un
« moment, toute la terre d'épaisses ténèbres; mais la lumière, qu'il a obscur-
« oie, reparaît bientôt plus brillante. Rien n'efface la vérité. »
2 Var. : « Lysias sait orner ce qu'il pense, et raconte mieux qu'il ne juge. »
5 Var. : « Bien loin d'aspirer à flatter leurs passions ou leurs espérances,
« il paraît supposer que tous les hommes ne sont nés que pour l'admirer, et
« pour recueillir les paroles qui daignent sortir de sa bouche. » — Autre var. :
[ « Trop plein de ses propres idées et de la persuasion de son mérite supé-
c( rieur, il n'a ni égard à ceux qui peuvent s'apercevoir de ses défauts, ni
« curiosité pour ceux qu'il ne connaît point, ni politesse pour ceux qui l'é-
« coûtent, ni attention pour ceux qui lui parlent, et il prend en liaine ceux
« qu'il ne croit pas dupes de sa loquacité. »]
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 359
autre qu'à celui qui pourrait le redresser. 11 prend pour
juge de ce qu'il dit, quelque complaisant qui n'a garde de
penser autrement que lui, ou quelque sot qui ne peut ré-
pliquer. 11 sort du sujet dont on parle, s'épuise en com-
paraisons, et se répand en vains discours. A propos d'une
petite expérience physique, il parle de tous les systèmes
de physique ; il croit les orner, les déduire, et personne ne
les entend; il finit, en disant qu'un homme qui invente un
fauteuil' plus commode, rend plus de services à l'Etat que
celui qui a fait un nouveau système de philosophie ^ Lysias
ne veut pas cependant qu'on croie qu'il ignore les sciences;
il sait même beaucoup de choses que les habiles dédaignent
de savoir; il a lu jusqu'aux voyageurs, et jusqu'aux rela-
tions des missionnaires; il raconte de point en point les
coutumes du Mogol et les lois de l'empire de la Chine ; il
dit ce qui fait la beauté en Ethiopie et en Abyssinie, et il
conclut que la beauté est arbitraire, puisqu'elle change
selon les pays; sa conversation est le puéril et perpétuel
étalage d'une érudition fastidieuse, et d'une éloquence aussi
fausse que peu utile. Lysias , toujours présomptueux et
confiant en lui, a été cependant plus modeste, plus traita-
ble et plus complaisant, avant d'avoir fait sa fortune; il a
môme cherché à plaire aux autres, et sa grande mémoire,
ses connaissances , et sa facilité singulière ont fort bien
servi son avancement dans sa jeunesse. Mais Tâge qui éta-
bht les fortunes, et fixe les espérances des hommes, détruit
en même temps leurs vertus ^ Lysias ne souffre plus au-
jourd'hui que des flatteurs et des complaisants; froid pour
le mérite naissant et sans appui, il est jaloux de celui qui
réussit et s'élève; il loue rarement, et, plus volontiers, ne
* Var. : [«Une chaise percée. »]
- Add. : [« Ainsi, il affecte de mépriser lui-môme les choses qu'il se pique
« cependant d'avoir apprises. » ]
"♦ Var. : « Ses années et ses dignités lui ont inspiré cet orgueil qui lui fait
« dédaigner l'esprit des autres; moins bien établi dans le monde, il parlait
'< quelquefois pour plaire et se faire mieux écouter; mais l'âge, en fixant la
« fortune et les espérances des hommes, détruit leurs vertus. »
300 ESSAI
loue point, si ce n'est lui-même. Ceux qui le voient aujour-
d'hui sont assez persuadés de son esprit, et peuvent être
assez contents de lui; mais aucun n'est content de soi; au-
cun ne se souvient des discours de Lysias, nul n'en est
îouclié, nul n'a envie de s'attacher à lui ; il n'a autour de
lui que quelques sots qui l'admirent et lui font la cour;
et il est d'une vanité si petite, qu'il s'amuse et se con-
tente d'un semblable cortège; il a, d'ailleurs, des équipages
magnifiques, une table très-délicate, pour les gens de basse
extraction qui l'applaudissent; il habite dans un palais; et
ce sont les seuls avantages qu'il retire de beaucoup d'esprit
et d'une plus grande fortune '.
5/|. — LE LECTEUR-AUTEURS.
Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte son juge-
ment du Poussin et de Raphaël ; de même, un lecteur, qui
a lui-même écrit, se regarde, sans hésiter, quel qu'il soit,
comme le juge souverain de tout écrivain; il fait plus, il
s'en rend partie, et le décrie autant qu'il peut. C'est assez
que ce barbouilleur de papier^ ait fait imprimer un petit ro-
man ou quelques vers obscènes, qu'il ait lu le Dictionnaire
de Bayle et quelques chapitres de Montaigne, pour qu'il se
croie en droit de définir le beau et le sublime, et de pro-
noncer despotiquement; il juge d'Homère, deDémosthènes,
de Newton, de tous les auteurs et de tous les ouvrages qui
sont fort au delà de sa portée. S'il y rencontre des opinions
qui contrarient ou qui détruisent les siennes, il est bien
éloigné de penser qu'il a pu se tromper toute sa vie; lors-
qu'il n'entend pas quelque chose, il déclare que l'auteur
est obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis; il
condamne tout un livre sur quelques pensées qu'il n'a pas
* L'auteur vent dire que Lysias a encore plus de fortune que d'esprit ; mais
cette manière d'exprimer La penstie ne me paraît pas correcte. — S.
* C'est une version nouvelle et plus complète du morceau intitulé, dans les
éditions précédentes : Le Critique borné. — G.
'■ C'est une des injures que Trissotiii ccliaiige avec Vadius, — Molière., les
Femmes savantes, acte III, scène 5. — G.
SUR QUELQUES CAKACTÈllES. .?6t
comprises, ou dont il n'a pénétré qu'un seul côté. S'il ren-
contre une réflexion fausse dans Pascal, il ne manque pas
de se persuader , sur ce petit avantage, qu'il a le sens plus
juste que ce rare esprit, et il se console aisément de n'avoir
pas son éloquence'. Pour un mot qui lui paraît bas dans
les Oraisons funèbres de Bossuet, et qui n'est peut-être que
naïf, il dit que tous les hommes ont mal jugé de cet ora-
teur, et il s'étonne qu'ils soient dupes de sa réputation. Si
pourtant on lui pai'le d'un auteur moderne, il le ravale par
la comparaison qu'il en fait avec les mêmes auteurs qu'il a
critiqués, et il ne peut pas croire que la nature puisse en-
core produire de semblables génies. Cependant, cet homme,
si chagrin et si difficile, ne laisse pas de louer quelquefois,
mais c'est afin de contredire ceux qui blâment ; et , d'ail-
leurs, pour qu'il loue un écrivain, il faut au moins que cet
écrivain n'ait jamais rien composé dans son genre. Parce
qu'il a ouï dire que Quinault est le poète des Grâces, il le
croit le plus grand poète qu'il y ait eu , et il assure que
Boileau n'était qu'un sot ; il avoue que Quinault doit quel-
que chose à Lulli , mais il ne sait pas que ce restaurateur
de la musique est plus élevé que le poète; il croit que c'est
le poète qui est sublime, et il n'accorde à Lulli que de la
noblesse. Lui-même fait des vers et de la musique, que
personne ne chante que lui, et, quoiqu'il sache à peine
écrire une lettre de bonne année, il a donné au public quatre
gros volumes de prose, qui ont fait grand tort à son li-
braire, C4'est un homme qui n'a point un sentiment qui lui
appartienne, presque point d'idée saine et développée, et
qui, néanmoins, ne passerait pas à un autre auteur la plus
petite faute de langage ; on lui parle un idiome étranger,
lorsqu'on sort du cercle des principes rebattus dans le
monde, et qu'on apprend, en naissant, comme sa langue.
Il est persuadé pourtant qu'il sait beaucoup plus qu'on ne
' Var. : « Parcn qu'on dômr'le aujourd'lini les orrems niagnifiqnos de Des-
« cartes, (lu'il n'aurait jamais aperçues de lui-mruie, il ne nian(|ue pas de
« se croire; l'esprit IjI'mi plii> juste que ee ])liilos()plie. »
302 ESSAI
peut lui en apprendre, et il se plaint continuellement qu'on
ne lui dise rien de nouveau dans les livres; il est ennuyé
d'y retrouver toujours les mêmes choses qu'il a déjà lues,
et cependant il n'a jamais rien lu qu'il possède, ou dont il
ait su profiter '.
55. — [eumolpe, ou le Mauvais poète.]
[Eumolpe est un versificateur entiché, qui ne sait rien,
ne lit rien, et ne veut rien savoir ni lire; il dédaigne égale-
ment la physique, la métaphysique, la géométrie, la morale,
la médecine, etc. ; et, de l'histoire même, il ne veut savoir
que la mythologie, dont il a besoin pour ses vers; il mé-
prise jusqu'à l'éloquence, qui est pourtant la sœur de la
poésie , et , quand on lui parle de Bossuet ou de Démos-
thènes, il n'est pas loin de rire. Il soupçonne à peine qu'il
a existé un Newton ; il demande si Pascal n'était pas un Père
Jésuite, et il a ouï parler, dit-il, d'un certain Spinoza qui
ne croyait point en Dieu, et que, pour cette raison, il a tou-
jours eu envie de lire. Pour lui, il ne connaît que le dieu
des vers, et, de toutes les antiquités sacrées, il ne respecte
que quelques cantiques, traduits par L. F. ^ L'application
qu'il a donnée toute sa vie à la poésie lui a fait négliger,
dit-il, les dons de Plutus, et, sans qu'il le dise, il n'y a per-
sonne qui ne le voie trop; il est maigre, défait, mal vêtu,
et sale; il porte, au mois de novembre, un habit de dro-
guet de soie, avec une chemise malpropre, mais une per-
ruque bien poudrée. Il entre, un jour de fête, chez un sous-
fermier qui est à table, et qui, se doutant bien qu'Eumolpe
n'a pas dîné, finvite à s'asseoir près de lui; mais Eumolpe
le remercie, disant qu'il mange trop, et qu'il a une indi-
gestion qui le fatigue depuis plusieurs jours. Cependant,
l'entremets disparaissant, et le dessert prenant la place, notre
homme, qui voit bien qu'on va se lever de table : « Vous
({ avez là, dit-il au maître du logis, de belles pommes;
* Rapprochez de la Uk^ Réflexion (page 101). — G.
* Le Franc de Pompignan. — G.
SLK QUELQUES CAllACTÈRES. im
(( celles du jardin des Ilespérides n'étaient pas, je crois,
(( plus vermeilles. Je ne suis pas en état de manger du fruit
(( présentement, mais permettez, Monsieur, que je mette
(( dans ma poche quelques-unes de ces pommes admirables,
(( pour les faire voir à mon jardinier. » Un moment après,
il se lève doucement, et sort sans bruit, à l'insu de tout le
monde, et, comme il cherche toujours les aventures, il pro-
fite de la nuit qui commence, pour aller dans un de ces
lieux où l'on n'entre guère le jour. Le nourrisson des Muses,
qui vit depuis longtemps sur son crédit, n'avait pas un écu ;
un coquin ténébreux, qui faisait des armes, et qui était le
génie tutélaire de ce lieu d'honneur, s'avisa de trouver
mauvais qu'un pédant crotté, disait-il, osât se produire ainsi
en bonne compagnie, et voulait user de quelque voie un peu
violente, pour le mettre dehors. Eumolpe, qui porte une
épée, essayait de sauver sa gloire, et n'en appelait pas moins
à son secours les gens qui passaient dans la rue ; mais comme
c'était, par malheur, une escadre à cheval du guet, on l'ar-
rête, et on le conduit en prison, tandis que l'agresseur se
sauve. Là, notre poète écrit en vers une longue lettre à M. le
Lieutenant de police, dans laquelle il le nomme plusieurs
fois le Lieutenant d'Apollon, et le prie de venger V honneur
des Muses. La vie d'P^umolpe est pleine de semblables traits,
et il y en a qu'on n'oserait écrire. Qui le croirait, cepen-
dant? Cet homme, si déréglé dans ses mœurs, et si extra-
vagant dans sa conduite, n'est pas tout à fait sans mérite,
et si la fortune l'eût voulu, il avait plus qu'il ne fallait d'es-
prit pour être honnête homme; mais il est né pauvre et
glorieux, et veut, à toute force, faire des vers ; là est la
source de tous ses travers, et peut-être la seule cause de
tous ses malheurs.]
56. — [théobalde, ou le Grimaud\~\
[Théobalde a vieilli dans l'art pénible de faire des vers
médiocres ; c'est le seul art qui existe à ses yeux ; les sciences
* T/iéo^a/t/e, c'est encoro/r//wo/pe,m;ii'=; moins ridicule, et plus méchant — G.
:m KssAi
et ceux qui les ont illustrées n'entrent point dans son compte,
et il a pour tout ce qu'il ignore ce mépris stupide, qui est la
marque infaillible d'un esprit étroit'. Son incapacité pour
les affaires, le désordre de sa fortune qui en est la suite,
l'ont réduit à d'extrêmes besoins, et l'ont aigri contre tous
les hommes; il se plaint qu'il n'a point d'amis, et, du fond
de sa misère, il jette un regard plein de haine sur tous ceux
qui font leur fortune ; ainsi, le chagrin et l'envie implacable
rongent son cœur et empoisonnent ses jours. Complaisant
ou calomniateur, selon le besoin, il déchire, dans des sati-
res qu'on ne lit point, ceux qu'il a inutilement loués dans
ses épîtres; c'est lui qui est l'auteur ou l'entremetteur des
libelles qu'on fait, de temps en temps, contre Virgile. Mais
la méchanceté de ses écrits n'a pu même les mettre en lu-
mière; à peine ils ont occupé pendant quelques jours la
curiosité ou l'ennui des lecteurs oisifs, et ils ont aussitôt
disparu dans l'ombre et dans le décri qu'ils méritent. Peu
de gens savent son nom; il mourra dans l'obscurité à la-
quelle sa médiocrité le condamne, pauvre, délaissé, méprisé,
comme il a vécu, mais aussi peu désabusé de la persuasion
de son mérite, que de sa sourde colère contre le mérite des
autres. Rien ne restera de lui, et l'exemple même de sa
triste folie sera perdu pour les hommes, car il sera bientôt
enseveli avec sa mémoire.]
57. — BATHYLLE, OU j! Auteur frivole,
Bathylle cite Horace et l'abbé de Ghaulieu, pour prouver
qu'il faut égayer les sujets les plus sérieux, et mêler le
solide et l'agréable; il donne pour règle du style ces vers
légers et délicats ;
Qu'est-ce qu'esprit? raison assaisonnée;
Par ce seul mot la dispute est bornée.
Qui dit esprit, dit sel de la raison ;
Donc, sur deux points roule mon oraison :
* Var. : [Ce mépris stupide, qui tient un peu à la nature de l'esprit hu-
« main, et que les passions augmentent, mais que les gens sages répriment.»]
SUR QLLLQIES CARACTÈRES. 3G5
Raison, sans sel, est fade nourriture ;
Sel, sans raison, n'est solide pâture;
De tous les duux se forme esprit parfait;
De l'un, sans l'autre, un monstre contrefait.
Or, quel vrai bien d'un monstre peut-il naître?
~ Sans la raison, puis-je vertu connaître?
Et, sans le sel, dont il faut l'apprêter,
Puis-je vertu faire aux autres goûter?
J.-B. RoLSSEAi , Epîlre à Clément MaruI, liv. l*"', ép. 3.
Seluii ces principes, qu'il commente, il n'oserait parler
avec gravité et avec force, sans bigarrer son discours de
quelque plaisanterie hors de sa place; car il n'a pas com-
pris encore que l'agrément peut naître de la solidité'. Ses
pensées frivoles ont besoin d'un tour ingénieux pour se pro-
duire; mais ce soin de les embellir en fait mieux sortir la
faiblesse; il ne sait donner à la vérité, ni ces couleurs fortes
qui sont sa parure, ni cette profondeur et cette justesse qui
font sa hauteur ; il est précieux quand il se croit agréable,
obscur quand il se croit précis, guindé quand il veut être
fort, et toujours ridicule, parce qu'il veut être toujours
plaisant. 11 ne sait pas que toute expression vive et vraie
d'une pensée juste porte son sel avec elle; il ne sait pas
que la langue de la gaîté doit être plus impétueuse et plus
naïve encore que toute autre, et il vise au plus petit de
tous les genres, sans pouvoir même y atteindre. Trop faible
pour pousser ses réflexions au delà de l'attente des lecteurs,
pour étonner leur âme par ses images, ou pour la toucher
par ses sentiments, il sème ses faibles écrits de petites
grâces et de saillies concertées. Une imagination grande et
vraie aime à se montrer toute nue, et sa simplicité, tou-
jours éloquente, dédaigne les traits et les fleurs.
58. — coTJN, ou LA Fausse grandeur.
Cotin se pique d'avoir le goût mâle, de n'aimer que les
pensées imposantes, et de ne sentir que les grandes choses,
parce qu'il est petit et vain. Il aflecte de mépriser l'élo-
* Var. : « Car il no connaît pas les agréments qui peuvent naître d'une
«< grande solidité, unie à la simplicité et à l'élégance. »•
366 ESSAI
quence de l'expression et même la justesse des pensées,
qui, à ce qu'il dit quelquefois, ne sont point essentielles au
sublime ; il ignore que le vrai génie ne se caractérise , en
quelque sorte, que par l'expression ', qui, seule à peu près,
établit les différences entre les écrivains. La seule éloquence
qui lui plaise, c'est l'ostentation et l'enflure, et il réclame'
ces vers pompeux, dans ces magnifiques tirades qu'on a tant
vantées autrefois :
Serments falhicieux, salutaire contrainte,
Que m'imposa la force, et qu'accepta ma crainte;
Heureux déguisements d'un immortel courroux,
Vains fantômes d'État, évanouissez-vous !
Et vous, qu'avec tant d'art cette feinte a voilée,
Recours des impuissants, haine dissimulée.
Digne vertu des rois, noble secret de cour.
Éclatez, il est temps, et voici votre jour!
Corneille, Rodofjune, acte II, se, 1.
Cotin ne se lasse pas d'admirer ces nobles déclamations;
mais il n'a point d'attention pour ces vers plus simples et
plus grands de la même Gléopàtre :
Il m'imposa des lois, exigea des serments.
Et moi, j'accordai tout, pour obtenir du temps;
Le temps est un trésor plus grand qu'on ne peut croire ;
J'en obtins...
( Scène suivante.)
Tout ce qui n'est pas gigantesque paraît petit à Cotin. Il
convient qu'il y a de bonnes choses dans Racine, mais il as-
sure que, dans Âthalie, le Grand-Prêtre, après avoir instruit
Joas de sa naissance, fait une espèce de capucinade, quand
il ajoute :
O mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer.
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes
*■ Vauvenargues entend, d'ordinaire, par expression, ce que nous entendons
par le terme plus général de style. — G.
2 Dans le manuscrit on lit il réclame; si l'auteur n'a pas voulu dire il dé-
clame, il donnait au verbe réclamer une autre acception que celle reçue de
nos jours. Il lui fait signifier, il dit une seconde fois, il répète. — B. — Nous
croyons que Vauvenargues a dit exactement ce qu'il voulait dire, et qu'il
emploie le mot, comme on l'employait sans doute de son temps. On dirait
aujourd'hui : // se rrclamc de res ccrs. — G.
SUR QUELQUES CARACTÈRES 367
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal hoimeur,
Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même,
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné ;
Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime :
Ainsi, de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité.
Vous peindront la vertu sous une affreuse image ;
Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage.
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins.
Que Dieu sera toujours le premier de vos soins ;
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge;
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin.
Comme eux, vous fûtes pauvre, et, comme eux, orphelin.
# Racine, Athalie, acte IV, se. 3.
Pour sentir la beauté et la tendresse de tels vers, il faudrait
avoir des entrailles ; mais l'heureux Cotin n'a point d'àme,
et met la grandeur dans l'esprit; il sait admirer des sen-
tences et des antithèses , même hors de leur place ; mais il
ne connaît ni la force, ni les mouvements des passions, ni
leur désordre éloquent, ni leurs hardiesses, ni ce sublime
simple qui éclaire sans éblouir, et qui saisit d'autant plus,
qu'il cache la hauteur de son essor sous les expressions les
plus naturelles. Cependant, la folie de Cotin est de croire
qu'il a le goût juste et des connaissances universelles ; il se
vante de posséder toutes les littératures, et il fait des pa-
rallèles d'auteurs français avec des auteurs étrangers qu'il
n'entend point; il veut aussi faire penser qu'il possède
toutes les langues; il n'estime pas que quelqu'un qui les
ignore puisse avoir l'esprit étendu, et il croirait volontiers
qu'Homère savait le latin. Les hommes de ce caractère
n'admirent dans un écrivain que l'ostentation et le faste
dont ils sont eux-mêmes remplis ; trompés par de fausses
lueurs et par la sécheresse de leur cœur, ils n'ont point
?m i:ssAi
d'égard au pouvoir et au charme du seutiuieut. Us char-
geut leur niéuioire d'un amas de connaissances inutiles; ils
confondent l'érudition et l'étalage avec l'étendue du génie,
et ils aiment les sciences abstraites , parce qu'elles sont
épineuses et supposent un esprit profond. Partisans, par
\anité, de tous les arts, ils parlent avec la même emphase
d'un statuaire, qu'ils pourraient parler de Milton ; tous ceux
qui ont excellé dans quelque genre, reçoivent de leur bou-
che les mêmes éloges; et, si le métier de danseur s'élevait
au rang des beaux-arts, ils diraient de quelque sauteur :
ce grand hojnme, ce grand génie, et ils l'égaleraient à Homère,
à Démosthènes et à Voltaire '.
59. -- ÉcÉE, ou LE Bon esprit\
Egée, au contraire, est né simple, et paraît ne se piquer
de rien; il estime peu les sciences qui n'ont pour objet
qu'une vaine spéculation, et il n'est ni savant ni curieux.
Tout ce qui est grand le transporte; le vice hardi des grands
hommes et leur gloire le frappent comme leur vertu, et
Cromwell , d'Amboise et Vauban lui inspirent le même
respect; il hait cette grandeur d'ostentation que les esprits
faux idolâtrent, et qui impose à leur petitesse; mais la vé-
ritable l'enchante et s'empare de tout son cœur. Son âme,
obsédée des images du sublime et de la vertu, ne peut être
attentive aux arts qui peignent de petits objets. Le pinceau
naïf de Dancourt ^ le surprend sans le passionner, parce
que cet auteur comique n'a saisi que les petits traits et les
grossièretés de la nature. Ainsi, il met une fort grande diffé-
rence entre ces peintures sublimes qui ne peuvent être ins-
pirées que par les sentiments qu'elles expriment, et celles
1 Var. : « A Virgile, à Horace et à Démosthènes. »
2 Ce portrait est la contre-partie de ceux qui précèdent; on en devinera
aisément l'original. — G.
"' Dancourt (Florent-Carton), né à Fontainebleau le 1'^' novembre 1661,
mort à Courcelle-le-Roi en Berri le 16 décembre 1726, lit d'excellentes études
sous le P. La Rue, qui voulait l'attacber à son ordre; mais Dancourt préféra
le barreau au cloître. Dégoûté de la profession d'avocat, il se lit comédien,
et devint en mCme temps acteur et auteur distingue. — B.
I
SUR QUELQUES CARACTÈRES. 369
qui n'exigent ni élévation , ni grandeur d'esprit dans le
peintre, quoiqu'elles demandent autant de travail et de gé-
nie, si l'on n'entend par génie que ce talent naturel, que l'art
perfectionne, mais qu'il ne peut suppléer. C'est aux artisans,
dit-il, d'adorer l'artisan plus habile qu'eux, de compter pour
peu la vertu, de ne respecter que les arts, et de préférer
la statue d'Alcibiade à son courage; mais, pour lui, il ne
peut estimer les talents que par le caractère qu'ils annon-
cent '. Il respecte le cardinal de Richelieu comme un grand
homme, et il admire Raphaël comme un grand peintre ;
mais il n'oserait égaler des mérites d'un prix si inégal. 11 ne
donne point à des bagatelles ces louanges démesurées que
dictent quelquefois aux gens de lettres l'intérêt ou la poli-
que; mais il loue très-sincèremênt tout ce qu'il loue, et
parle toujours comme il pense. Le seul défaut qui lui fasse
du tort, est de ne pas aimer assez les petites choses, et de
trop s'enflammer pour les grandes.
60. — sÉ^ÈQUE, ou L'Orateur de la vertu\
Celui qui n'est connu que par les lettres, n'est pas in-
fatué de sa réputation, s'il est vraiment ambitieux ; bien
loin de vouloir faire entrer les jeunes gens dans sa propre
carrière, il leur montre lui-même une route plus noble, s'ils
osent la suivre : « Le riche insolent, leur dit-il, méprise
(( les écrivains les plus sublimes, et le vertueux ignorant
(( ne les connaît pas. O mes amis ! pendant que des hom
(( mes médiocres exécutent de grandes choses, ou par un
(( instinct particulier, ou par la faveur des occasions, vou-
* Var. : [ « Différent de ceux qui estiment les grandes choses par réflexion,
« et qui aiment les petites par incli^iation , il sépare peu son estime de ses
« goûts; son âme, obsédée des images du sublime et de la vertu, ne peut
<( faire cas des arts qui peignent de petits objets : le pinceau de Molière le
« surprend sans le passionner, etc. » ] (Voir, pour la fin de cette variante,
p. 238, la dernière note de Tariicle Molière.) — G.
- C'est une version plus complète de V Orateur cliagriiides éditions précé-
dentes; notre titre est celui des manuscrits. — Rappelons, pour l'intelligence
de ce morceau, que Vauvenargues emploie rarement le mot vertu dans son
acception usuelle, et qu'il lui fait signifier tantôt force de caractère, tantôt
action. C'est dans ce dernier sens qu'il faut ici le prendre. — G.
2i
370 ESSAI
« lez-vous vous réduire à les écrire? Si vous faites attention
(( aux hommages qu'on met aux pieds d'un homme que le
a prince élève à un poste, croirez-vous qu'il y ait des
(i louanges pour un écrivain , qui approchent de ces res-
(( pects? Qui ne peut ni aider la vertu, ni punir le crime,
« ni venger l'injure du mérite, ni confondre l'orgueil des
(( riches, autrement qu'en paroles, se contentera-t-il d'un
(( peu d'estime? 11 appartient à un artisan d'être enivré de
(( régner au barreau, ou sur nos théâtres, ou dans les écoles
(( des philosophes ; mais vous qui aspirez à la vraie gloire,
(( pouvez-vous la mettre à ce prix? Regardez de près, mes
(( amis : celui qui a gagné des batailles, qui a repoussé
(( l'ennemi des frontières qu'il ravageait, et donné aux
(( peuples, par ses victoires, l'espérance d'une paix glo-
(( rieuse, s'il efface tout à coup la réputation des ministres
a et le faste des favoris, qui daignera encore jeter les yeux
« sur vos poètes et vos. philosophes? Mes amis, ce n'est
(( point par des paroles qu'on peut s'élever sur les ruines
(( de l'orgueil des grands, et forcer l'hommage du monde;
(c c'est par l'activité et l'audace, c'est par le sacrifice de la
(( santé et des plaisirs, c'est par le mépris du danger, et
« par les grandes actions que ces vertus produisent. Celui
(( qui compte sa vie pour quelque chose, ne doit pas pré-
ce tendre à la gloire; il n'est capable de rien de grand. »'
Ainsi parle un esprit chagrin, que la réputation des lettres
ne peut satisfaire; il paraît assez, par ses discours, qu'il
lutte intérieurement avec violence contre les dégoûts et les
liumiliations de son métier, et il semble quelquefois que la
médiocrité de son état l'irrite contre les riches et les puis-
sants : a Ce n'est rien encore, mes amis, reprend-il, de
<r souffrir d'extrêmes besoins, et d'être privé des plaisirs;
(( mais quel est celui qui, étant pauvre, a évité le mé-
« pris, n'a pas été opprimé par les puissants, moqué par
(( les faibles, fui et abandonné par tous les hommes? et
(( quel est celui qui s'est sauvé, par les lettres, de ces hu-
« miliations? A-t-on pris garde à ses talents? a-t-on fait
SUI\ QUELQUES CARACTÈRES. 371
(( attention à sa vertu ? La nécessité l'a poussé, l'infortune
(( l'a avili, et le sort s'est joué de sa prudence. Toutefois,
(( ni l'adversité, ni la honte, ni la misère, ni ses fautes,
(( s'il en a faites', ni l'injustice d'autrui, n'ont abattu son
(( courage. Qui voudrait être riche mais avare, respecté
(( mais faible, craint mais haï, servi mais méprisé ? et, au
(( contraire, qui ne voudrait être pauvre avec de la vertu
« et du courage' ? Celui qui peut vivre sans crime, et qui
a sait oser et souffrir, sait aussi se passer de la fortune
(( qu'il a méritée : les heureux et les insensés pourront in-
« sulter sa misère; mais l'injure de la foHe ne saurait flé-
« trir la vertu ; l'injure est l'opprobre du fort qui abuse
{( des dons du hasard, et l'arme du lâche insolent. » Ces
discours d'un homme éloquent et inquiet, qui s'est fait un
nom par ses écrits , échauffent l'esprit des jeunes gens
prompts à s'enflammer; ils ne songent plus à la stérile
gloire des lettres; ils veulent sortir de pair par des actions,
non par des livres ; mais la fortune laisse rarement aux
hommes le choix de leurs vertus et de leur travail ^*
1 Tel est le texte, non-seulement des éditions précédentes, mais aussi du
manuscrit; il faudrait : s'il en a [ail. — G.
- Voir les deux premiers Caractères {Clawmène et Phérécide) ; tous ces por-
traits se rapportent à un môme original. — G.
5 Rapprochez des 52^ et 53e Uéflexions sur divers sujets. — Lorsque Vauve-
nargues quitta l'armée, sa famille, pour le retenir en Provence, lui refusa les
moyens de vivre à Paris; il s'obstina à s'y fixer, et, malgré la résistance, les
scrupules, les moqueries même de ses parents et de ses amis, il y prit le métier
d'écrivain, non-seulement comme dernière chance de réputation, mais comme
ressource. Ce ne fut pas, toutefois, sans regret, et l'on voit, par ce morceau,
que ses illusions n'ont pas longtemps duré. Dans sa lettre à Saint-Vincens, du
1*' mars 17/i^, il lui dit à ce sujet : Je suis au désespoir d'être réduit à un parti
qui me répufjue, dans le fond, autant qu'il déplaira à ma famille, et il ajoute :
maisla nécessité n'a point de loi. Remarquons que, dans les lignes qui précèdent,
Sénèque dit de même : La nécessité l'a poussé , et que le morceau se termine
par cette réflexion transparente : La fortune laisse rarement aux hommes le
choix de leurs vertus et de leur travail. C'est le cas de rappeler ici l'excel-
lente remarque de M. Saintc-Rcuve, que nous avons citée plus haut (voir la
note de la page 110); il est clair que la réputation littéraire n'est pas celle
(|ue Vauvenargues eût préférée: on sait, d'ailleurs, que cette dernière conso-
lation lui a manqué, et que sa gloire est posthume. Ajoutons qu'après cette
détermination prise contre l'avis de sa famille, il mourut dans la rue du
Paon, à riiôtel de Tours, non-seulement dans la souffrance, mais dans un état
de détresse dont ses amis de Paris, et Voltaire lui-même, n'eurent le secret
3/2
ESSAI SUK QUELQUES CARACTÈRES.
qu'après sa mort. Comme Cléon (voir le ^le Caractère)^ il ne voulait pns
avouer sa défaite. Trop ferme aussi pour se plaindre en son nom, il se plaint
seulement sous le nom de personnages que, par une préoccupation bien natu-
relle, il choisit, ou, plutôt, il place dans une situation analogue à la sienne;
et c'est le 'douloureux intérêt de la plupart de ces Caractères, dont quelques-
uns paraîtraient fort obscurs et fort étranges, si l'on n'était averti qu'il y a
déposé la triste confidence des déceptions et des amertumes, en même temps
que des aspirations et des rêves de sa vie. En somme, malgré quelques cris
de douleur dont l'accent est fier encore, dissimulés, d'ailleurs, sous l'ano-
nyme, cette âme stoïque et tendre, comme a dit Marmontel, ne s'est pas
démentie; son courage a duré jusqu'au bout, et Voltaire savait qu'en penser,
lorsqu'il écrivait, le 13 mars 176/4, à Lecîerc de Montmerci : // eit mort en.
héros, sans (pie personne en ait rien su. — G.
REFLEXIONS
ET MAXIMES
AVERTISSEMENT ^
Gomme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver des erreurs danc-
un écrivain, j'avertis ceux qui liront ces Réflexions que, s'il y en a quel-
qu'une qui présente un sens peu conforme à la piété , l'Auteur désa-
voue ce mauvais sens, et souscrit le premier à la critique qu'on en
pourra faire; il espère cependant que les personnes désintéressées n'au-
ront aucune peine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi, lorsqu'il
dit : La pensée de la mort nous trompe, parce quelle nous fait oublier de
vivre, il se flatte qu'on verra bien que c'est de la pensée de la mort,
sans la vue de la Religion, qu'il veut parler. Et encore ailleurs, lors-
qu'il dit : La conscience des niouranls calomnie leur vie, il est fort éloi-
gné de prétendre qu'elle ne les accuse pas souvent avec justice; mais
il n'y a personne qui ne sache que toutes les propositions générales ont
leurs exceptions. Si on n'a pas pris soin ici de les marquer, c'est parce
que le genre d'écrire que l'on a choisi ne le permet pas. Il sufin^a de
confronter l'auteur avec lui-même, pour connaître la pureté de ses
principes.
^ J'avertis encore les lecteurs que toutes ces pensées ne se suivent
pas, mais qu'il y en a plusieurs qui se suivent, et qui pourraient paraître
* C'est le titre de la 2^ édition; celui de la 1'^ était : Paradoxes, mêlés de
Réflexions et de Maximes. — G.
- Dans la l"" édition, cet Avertissement était précédé d'un Avis du libraire,
ainsi conçu : « L'ouvrage qu'on vient délire {V Introduction à la Connaissance
« de l'Esprit humain, et les Réflexions critiques sur quelques poètes), n'ayant
" pas paru assez long, on y a joint les Paradoxes, mêlés de Réflexions et de
« Maximes, qu'on n'avait pas destinés à voir le jour. » Voltaire remarqua que
Vavis était trop naïf, et le fit supprimer. — G.
•» Au lieu de ce paragraplie, les diverses éditions donnent un morceau, dont
une partie se retrouve, il est vrai, dans V Avertissement delà 1'^ édition,
mais qui est supprimé sur l'exemplaire d'Aix, et, en effet, a disparu de la
seconde. Vauvenargues l'a repris et développé dans la Préface aux Caractères ;
c'est le dernier morceau que nous donnons, sous le titre d'addition^ à la lin de
cette Préface, page 288. — G.
374 RÉFLEXIONS
obscures ou hors d'œuvre, si on les séparait. On n*a point conservé
dans cette édition Tordre qu'on leur avait donné dans la première; on
en a retranché plus de deux-cents maximes; on en a étendu quelques-
unes, et on en a ajouté un petit nombre.
1 . Il est plus aisé de dire des choses nouvelles que de
concilier celles qui ont été dites.'.
2. L'esprit de l'homme est plus pénétrant que consé-
quent, et embrasse plus qu'il ne peut lier.
3. Lorsqu'une pensée est trop faible pour porter une
expression simple, c'est la marque pour la rejeter.
II. La clarté orne les pensées profondes.
5. L'obscurité est le royaume de l'erreur.
6. 11 n'y aurait point d'erreurs qui ne périssent d'elles-
mêmes, rendues clairement '.
7. Ce qui fait souvent le mécompte d'un écrivain, c'est
qu'il croit rendre les choses telles qu'il les aperçoit ou qu'il
les sent.
8. On proscrirait moins de pensées d'un ouvrage, si on
les concevait comme l'auteur^.
9. Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une profonde
découverte, et que nous prenons la peine de la développer,
nous trouvons souvent que c'est une vérité qui court les
rues \
10. 11 est rare qu'on approfondisse la pensée d'un autre ;
' La !''•' édition ajoutait : « Et de les réunir sons un point de vue ; » à quoi
Voltaire répondait : non. — G.
- [Bien. — V.] — L'auteur veut parler des erreurs de raisonnement, de
spéculation ; cette maxime ne peut s'appliquer aux erreurs de fait. L'expres-
sion est trop générale. — S.
^ [Mais si l'auteur pense mal? — V j
^ [Pourquoi donc? — V.]
ET MAXIMES. 375
de sorte que, s'il arrive dans la suite qu'on fasse la même
réflexion, on se persuade aisément qu'elle est nouvelle, tant
elle offre de circonstances et de dépendances qu'on avait
laissé échapper ' .
11. Si une pensée ou un ouvrage n'intéressent que peu
de personnes, peu en parleront ^
12. C'est un grand signe de médiocrité de louer toujours
modérément ^
13. Les fortunes promptes en tout genre sont les moins
solides, parce qu'il est rare qu'elles soient l'ouvrage du
mérite : les fruits mûrs mais laborieux de la prudence sont
toujours tardifs K
ili. L'espérance anime le sage, et leurre le présomp-
tueux et l'indolent, qui se reposent inconsidérément sur
ses promesses.
15. Beaucoup de défiances et d'espérances raisonnables
sont trompées.
16. L'ambition ardente exile les plaisirs, dès la jeunesse,
pour gouverner seule '.
17. La prospérité fait peu d'amis.
18. Les longues prospérités s'écoulent quelquefois en un
moment, comme les chaleurs de l'été sont emportées par
un jour d'orage.
19. Le courage a plus de ressources contre les disgrâces
que la raison ^'.
1 Vav. : « On la voit dans un jour si différent, et avec tant do circonstan-
■ ces et de dépendances nouvelles, qu'on se l'approprie. »
- Var. : « Peu l'applaudiront. »
r._4_5 [Bien. — V.]
'• [Bien. — V. | — Var. : « Le courage agrandit l'esprit. » — La l»"^ édition
ajoutait cette Maxime : « Le courage est la lumière de l'adversité. » Voltaire
la trouvait obscure, ot Vauvenargues l'a suppriméo. — G.
376 RÉFLEXIONS
20. La raison et la liberté sont incompatibles avec la
faiblesse '.
21 . La guerre n'est pas si onéreuse que la servitude.
22. La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire
aimer '.
23. Les prospérités des mauvais rois sont fatales aux
peuples -\
26 . Il n'est pas donné à la raison de réparer tous les vices
de la nature.
25. Avant d'attaquer un abus, il faut voir si on peut
ruiner ses fondements.
26. Les abus inévitables sont des lois de la nature^.
27. Nous n'avons pas [le] droit de rendre misérables
ceux que nous ne pouvons rendre bons.
28. On ne peut être juste, si on n'est humain ^.
29. Quelques auteurs traitent la morale comme on traite
la nouvelle architecture, où l'on cherche avant toutes choses
la commodité^.
30. Il est fort différent de rendre la vertu facile pour l'é-
tablir, ou de lui égaler le vice pour la détruire ^
31. Nos erreurs et nos divisions, dans la morale,
viennent quelquefois de ce que nous considérons les hom-
mes comme s'ils pouvaient être tout à fait vicieux ou tout
à fait bons.
* Var. : « La raison est presque inutile à la faiblesse. » — Aiilre Var. :
« La raison est presque impuissante pour les faibles »
2 [Bien. — V.]
5 Var. : « Ruinent la liberté des peuples. »
^ [Bien. — V.]
5 II y a pourtant des exemples d'hommes durs qui sont justes. — M. —
Voltaire a dit : « Qui n'est que juste, est dur ; qui n'est que sage, est triste.»
Epitre L au Roi de Prvsse. — B.
« [Joli. — V.]
^ [Bien, — V.J
ET MAXIMES. 377
32. 11 n'y a peut-être point de vérité qui ne soit à quel-
que esprit faux matière d'erreur '.
33. Les générations des opinions sont conformes à celles
des hommes, bonnes et vicieuses tour à tour.
3/i. Nous ne connaissons pas l'attrait des violentes agi-
tations : ceux que nous plaignons de leurs embarras mé-
prisent notre repos \
35. Personne ne veut être plaint de ses erreurs ^
36. Les orages de la jeunesse sont environnés de jours
brillants.
37. Les jeunes gens connaissent plutôt l'amour que la
beauté ^.
38. Les femmes et les jeunes gens ne séparent point
leur estime de leurs goûts.
39. La coutume fait tout, jusqu'en amour.
kO. 11 y a peu de passions constantes; il y en a beau-
coup de sincères. Cela a toujours été ainsi; mais les hom-
mes se piquent d'être constants ou indifférents , selon la
mode, qui excède toujours la nature ^,
ai. La raison rougit des penchants dont elle ne peut
rendre compte *".
à'2. Le secret des moindres plaisirs de la nature passe la
raison.
i-2_5 [Bien. — V.J
* Var. : « Le cœur des jeunes gens connaît plutôt, » elc. — Voir la
Maxime 625'. — G.
^ Var. [ « Il y a peu de passions constantes; il y en a beaucoup de sin-
■' cères : voilà la nature. Mais on se piquait autrefois d'une fausse constance;
" on se pique aujourd'hui d'une fausse indifférence : voilà la mode. » ] - -
Cette seconde version, restée inédite, n'est-elle pas vraiment plus vive et
plus piquante? — G.
^ Var. : « La raison rougit des inclinations de la nature, parce qu'elle n'a
« pas de quoi connaître la perfection de ses plaisirs. »
378 KÉ FLEXIONS
/i3. C'est une preuve cle petitesse d'esprit, lorsqu'on dis-
tingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable :
les grandes âmes aiment naturellement tout ce qui est
digne de leur estime '.
!ih. L'estime s'use comme l'amour'.
/i5. Quand on sent qu'on n'a pas de quoi se faire estimer
de quelqu'un, on est bien près de le haïr.
/|6. Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n'en
ont qu'une feinte dans les affaires : c'est la marque d'un
naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain \
li7. Les plaisirs enseignent aux princes à se familiariser
avec les hommes.
liS. Le trafic de l'honneur n'enrichit pas ^.
/i9. Ceux qui nous font acheter leur probité ne nous ven-
dent ordinairement que leur honneur ^'.
50. La conscience, l'honneur, la chasteté, l'amour et
l'estime des hommes sont à prix d'argent : la libéralité mul-
tiplie les avantages des richesses".
51. Celui qui sait rendre ses profusions utiles a une.
grande et noble économie '.
' Var. : « C'est une preuve de peu d'esprit et de mauvais goût, lorsqu'on
u distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est aimable; rien n'est
(( si aimable que la vertu pour les cœurs bien faits. "
^ Non pas Vestime, mais V admirai ion. — S.
'' Var. : « Les hommes simples et vertueux mêlent de la délicatesse et de
« la probité jusque dans leurs plaisirs. »
•'* Var. : <( La vertu n'est pas un trafic, mais une richesse. »
•• [Obscur. — V.] — On pourrait peut-être accuser cette pensée d'un peu
de subtilité venant d'un défaut de précision dans les termes. Il est sûr que
celui qui vend sa probité n'en a déjà plus, puisqu'il consent à la vendre.
Ainsi on nevendpoint sa probité ;mais on se fait payer de n'en point avoir. — S.
^' Var. : « Celui qui est riche et libéral possède tout. » — Autre Var. : « La
«libéralité augmente le prix des richesses.» — {\oiv Sur la Libéralité,
page 79.) — G.
' Var. : « Celui qui sait rendre son dérangement utile est au-dessus de
« l'économie. »
ET MAXIMES. 379
52. Les sots ne comprennent pas les gens d'esprit '.
53. Personne ne se croit propre, comme un sot, à duper
un homme d'esprit.
5/i. Nous négligeons souvent les hommes sur qui la na-
ture nous donne ascendant, qui sont ceux qu'il faut attacher
etcomme incorporer ànous, les autres ne tenantà nos amor-
ces que par l'intérêt, l'objet du monde le plus changeant'.
55. Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont
doux par intérêt '".
56. L'intérêt fait peu de fortunes '•.
57. Il est faux qu'on ait fait fortune, lorsqu'on ne sait pas
en jouir.
58. L'amour de la gloire fait les grandes fortunes entre
les peuples.
59. Nous avons si peu de vertu, que nous nous trouvons
ridicules d'aimer la gloire^.
60. La fortune exige des soins. Il faut être souple, amu-
sant, cabaler, n'olTenser personne, plaire aux femmes et
aux hommes en place, se mêler des plaisirs et des affaires,
cacher son secret, savoir s'ennuyer la nuit à table, et jouer
trois quadrilles sans quitter sa chaise : même après tout
cela, on n'est sûr de rien. Combien de dégoûts et d'ennuis
ne pourrait-on pas s'épargner, si on osait aller à la gloire
par le seul mérite ^ !
* Var. : « Les sots admirent qu'un liomme à talents ne soit pas une bête
« sur ses intérêts. »
2-3 [Bien.] — V.
'' [Obscur. — V.] — Par inlérét ^ Vauvenargues entend ici le vice ou la
passion qui domine dans un caractÎTC intéressé. W n'est pas d'usage en ce
sens. — S.
•• [Très-bien. — V.]
•' [Bien. — V.] — V<ir. : « Sans aucun de ces artifices, un ouvrage fait de
« génie remporte de lui-mùme 1 os suffrages, et fait embrasser un métier où
« Ton peut aller ;\ la gloire par le seul mérite. »
380 RÉFLEXIONS
61. Quelques fous se sont dit à table : Il n'y a que nous
qui soyons bonne compagnie ; et on les croit '.
62. Les joueurs ont le pas sur les gens d'esprit, comme
ayant l'honneur de représenter les hommes riches '.
63. Les gens d'esprit seraient presque seuls, sans les sots
qui s'en piquent'".
6/i. Celui qui s'habille le matin avant huit heures pour
entendre plaider à l'audience, ou pour voir des tableaux
étalés au Louvre ^, ou pour se trouver aux répétitions d'une
pièce prête à paraître, et qui se pique déjuger en tout genre
du travail d' autrui, est un homme auquel il ne manque
souvent que de l'esprit et du goût.
65. Nous sommes moins offensés du mépris des sots, que
d'être médiocrement estimés des gens d'esprit.
66. C'est offenser quelquefois les hommes que de leur
donner des louanges, parce qu'elles marquent les bornes
de leur mérite ; peu de gens sont assez modestes pour souf-
frir sans peine qu'on les apprécie.
67. Il est difficile d'estimer quelqu'un comme il veut
l'être -^ -
68. On doit se consoler de n'avoir pas les grands talents ,
comme on se console de n'avoir pas les grandes places :
on peut être au-dessus de l'un et de l'autre par le cœur ^.
69. La raison et l'extravagance, la vertu et le vice ont
leurs heureux : le contentement n'est pas la marque du
mérite'.
70. La tranquillité d'esprit passerait-elle pour une meil-
leure preuve de la vertu ? La santé la donne ^
1-^-3 [Bien. — V.]
4 Var. : « Ne se connaît ordinairement ni en peinture ni en éloquence. »
"' Il faudrait dire comme il veut être estimé, ou qu'il y eût précédemment un
participe, au lieu de l'infinitif. — M.
ti-"-s [Bien. — V.]
ET MAXIMES. 381
71. Si la gloire et si le mérite ne rendent pas les hommes
heureux, ce que Ton appelle bonheur mérite-t-il leurs re-
grets? TJne âme un peu courageuse daignerait-elle accepter
ou la fortune, ou le repos d'esprit, ou la modération, s'il
fallait leur sacrifier la vigueur de ses sentiments, et abaisser
l'essor de son génie ' ?
72. La modération des grands hommes ne borne que
leurs vices'.
73. La modération des faibles est médiocrité ^
Ih. Ce qui est arrogance dans les faibles est élévation
dans les forts; comme la force des malades est frénésie, et
celle des sains est vigueur^.
75. Le sentiment de nos forces les augmente \
76. On ne juge pas si diversement des autres que de
soi-même.
77. Il n'est pas vrai que les hommes soient meilleurs
dans la pauvreté que dans les richesses.
78. Pauvres et riches, nul n'eet vertueux ni heureux, si
la fortune ne l'a mis à sa place ^.
79. Il faut entretenir la vigueur du corps, pour conser-
ver celle de l'esprit'.
80. On tire peu de services des vieillards ^
» V<n\ : «■ Pensée consolante! L'avarice ne s'assouvit pas par les richesses,
« ni l'intempérance par la volupté, ni la paresse par l'oisiveté, ni l'ambition
« par la fortune. Mais si les talents, si la gloire, si la vertu môme, ne nous
« rendent heureux, ce que l'on appelle bonheur vaut-il nos regrets? »
2-5 [Bien. — V.] — Var. : « Le faible s'applaudit lui-même de sa modéra-
« tion, qui n'est que paresse et vanité. »
i-s [Bien. — V.]
•' Var. : I « Il n'y a d'heureux sur la terre que les gens qui sont à leur
place. » ]
7 [Bien. — V.J
s Adâ. • « Parce (luo la plupart, occupés de vivre et d'amasser, sont dé-
'< sintéresséssur tout le reste. »
382 II El LE MON S
81. Les hommes ont la volonté de rendre service, jus-
qu'à ce qu'ils en aient le pouvoir '.
82. L'avare prononce en secret : Suis-je chargé de la
fortune des misérables? et il repousse la pitié qui l'im-
portune.
83. Ceux qui croient n'avoir plus besoin d' autrui de-
viennent intraitables ^
Sli. Il est rare d'obtenir beaucoup des hommes dont on
a besoin '\
85. On gagne peu de choses par habileté ^.
86. Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents^.
87. Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes
places ; mais la nature, qui ne les en a pas rendus capables,
fait aussi qu'ils se tiennent très-contents dans les der-
nières ^.
88. On méprise les grands desseins, lorsqu'on ne se sent
pas capable des grands succès ^
89. Les hommes ont de grandes prétentions et de petits
projets.
90. Les grands hommes entreprennent les grandes cho-
ses, parce qu'elles sont grandes; et les fous, parce qu'ils
les croient faciles ^
91. Il est quelquefois plus facile de former un parti, que
de venir par degrés à la tête d'un parti déjà formé ^.
i_i.j_4_5 [Bien. — V.j — Var. : « Personne ne peut mieux prétendre aux
(( grandes places que ceux qui en ont les talents. »
G_7_s [Bien. — V.]
Var. : « Le plus grand de tous les projets est celui de former un paiti. »
Vauvenargues supprima, dans la 2^ édition, cette pensée que Voltaire trou-
vait trop commune, et qui faisait, d'ailleurs, double emploi. Les diverses édi-
tions donnent dans cette maxime supprimée : de prendre imparti; elle en vau-
drait mieux, peut-être : mais ce n'est pas le texte de Vauvenargues. Notre
leçon est celle de la 1"^ édition. — G.
ET MAXIMES. 383
92. Il n'y a point de parti si aisé à détruire que celui
(jue la prudence seule a formé : les caprices de la nature ne
sont pas si frêles ' que les chefs-d'œuvre de l'art.
93. Oh i^eut dominer par la force, mais jamais par la
seule adresse".
9/j. Ceux qui n'ont que de l'habileté ne tiennent en au-
cun lieu le premier rang ^
95. La force peut tout entreprendre contre les habiles '.
96. Le terme de l'habileté est de gouverner sans la
forcer
97. C'est être médiocrement habile que de faire des
dupes ^.
98. La probité, qui empêche les esprits médiocres de
parvenir à leurs fins, est un moyen de plus de réussir
pour les habiles".
99. Ceux qui ne savent pas tirer parti des autres hommes
sont ordinairement peu accessibles.
100. Les habiles ne rebutent personne ^
101 . L'extrême défiance n'est pas moins nuisible que son
contraire ; la plupart des hommes deviennent inutiles à celui
({ui ne veut pas risquer d'être trompé^.
102. Il faut tout attendre et tout craindre du temps et
des hommes.
103. Les méchants sont toujours surpris de trouver de
l'habileté dans les bons '°.
ï V(ir. : « Les caprices les moins réguliers de lanaluic iil' sont pas auissi
'^ fragiles, • elr.
2.3_4_.-i_o_7 [Bien. — N.J V(tr. : « La probité, qui borne les moyens des
t esprits médiocres, devient el!c-mèmc un moyen de réussir. »
^-» [Bien. — V.] \'(ir. : « Il ne faut pas trop craindre d'être dupe. »
"• [Bien. — V.] — Voir page, 321, le 28^ Caractère (Varusi.- G.
384 RÉFLEXIONS
10/i. Trop et trop peu de secret sur nos affaires témoi-
gnent également une âme faible.
105. La familiarité est l'apprentissage des esprits'.
106. Nous découvrons en nous-mêmes ce que les autres
nous cachent, et nous reconnaissons dans les autres ce que
nous nous cachons à nous-mêmes '.
107. Les maximes des hommes décèlent leur cœur^
108. Les esprits faux changent souvent de maximes.
109. Les esprits légers sont disposés à la complaisance.
110. Les menteurs sont bas et glorieux "».
111. Peu de maximes sont vraies à tous égards.
112. On dit peu de choses solides, lorsqu'on cherche à
en dire d'extraordinaires.
113. Nous nous flattons sottement de persuader aux au-
tres ce que nous ne pensons pas nous-mêmes.
illi. On ne s'amuse pas longtemps de l'esprit d' autrui.
115. Les meilleurs auteurs parlent trop.
116. La ressource de ceux qui n'imaginent pas est de
conter^.
117. La stérilité de sentiment nourrit la paresse.
118. Un homme qui ne dîne ni ne soupe chez lui, se croit
* Obscur; c'est dans la familiarité de la conversation que l'esprit se forme,
ou bien qu'on connaît l'esprit de ceux avec qui on vit. — M. — Cette pensée
n'est nullement obscure ; c'est un résumé très-précis de la 17« Réflexion et
du li^ Conseil à un Jeune homme (voir pages 77 et 117). — G.
2 Add. : « Il faut donc allier les deux études. »
5 Le proverbe indien a dit : Parle, afin que je te connaisse. — S.
4 On pourrait, ce semble, retourner la pensée et dire : Les gens bas et qlo-
rieux sont menteurs; car on est souvent menteur parce qu'on cet glorieux, et
non pas glorieux parce qu'on est menteur. — S.
s Var. : «. La ressource de ceux qui n'imaginent pas beaucoup de choses est
« de les conter à beaucoup de gens. »
ET MAXIMES. 385
occupé, et celui qui passe la matinée à se laver la bouche,
et à donner audience à son brodeur, se moque de l'oisi-
veté d'un nouvelliste, qui se promène tous les jours avant
dîner.
119. Il n'y aurait pas beaucoup d'heureux, s'il appar-
tenait à autrui de décider de nos occupations et de nos
plaisirs.
120. Lorsqu'une chose ne peut pas nous nuire, il faut
nous moquer de ceux qui nous en détournent.
121. Il y a plus de mauvais conseils que de caprices.
122. Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature
a fait aimable soit vicieux : il n'y a point de siècle et de
peuple qui n'aient établi des vertus et des vices imagi-
naires.
123. La raison nous trompe plus souvent que la nature '.
12Zi. La raison ne connaît pas les intérêts du cœur \
125. Si la passion conseille quelquefois plus hardiment
1 Var. : « La raison qui n'est pas fondée sur la nature est illusion. » —
On ne peut entendre, par la nature de l'homme, que son organisation et l'im-
pulsion qu'il reçoit de ses sens vers les objets. Or, c'est de là que viennent
toutes nos fautes et toutes nos erreurs, et non pas de la raison, môme quand
elle s'égare. — M. — Vauvenargues entend par naturi', le seutimenf, Vins-
tinct, ou le rœ.'/r, et par raison^ la réflejion^ le raisonnement ou la conseil,
et il emploie indifVéremment ces termes les uns pour les autres. On peut dire
que sa théorie morale repose tout entière sur la subordination du mouvement
réfléchi, dont il tient peu de compte, au mouvement instinctif, qu'il met au-
dessus de tout (voir notre EIo(je; — voir aussi la 3/i'" W'fle.iion, page 9/i). La
fameuse Maxime qui suit : « Les grandes pensées viennent du cœur, » que tout
le monde admire, et que personne ne conteste, n'est qu'une expression plus
vive de celle-ci. On verra bientôt que, pour Vauvenargues, la conscience n'est
pas un guide plus sûr que la réflexion, et qu'il la subordonne également au
sentiment, parce que la conscience raisonne encore un peu, tandis que le sen-
timent ne raisonne pas du tout, l no seule fois (Maxime 150), il tâchera de
mettre d'accord le sentiment et la raison. Pour bien comprendre sa pensée sur
ce point, il faut ne pas perdre de vue que, depuis la 123<' jusqu'à la 136', toutes
ses Maximes n'en font qu'une, pour ainsi dire. Dans sa Préface, il a pris soin
d'avertir que plusieurs de ses pensées se suireut, et pourraient paraître oh-
srures si on les séparait. — G.
• Pascal a dit de même : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît
« pa'». » — Censées, II*" pai-t., art. 18, pensée 62. — (].
23
380 réfîj:xions
que la réflexion, c'est qu'elle donne plus de force pour
exécuter.
126. Si les passions font plus de fautes que le jugement,
c'est par la raison que ceux qui gouvernent font plus de
fautes que les hommes privés '.
127. Les grandes pensées viennent du cœur '.
128. Le bon instinct n'a pas besoin de la raison, mais il
la donne K
129. On paie chèrement les moindres biens, lorsqu'on
ne les tient que de la raison.
130. La magnanimité ne doit pas compte à la prudence
de ses motifs^.
13'J . Personne n'est sujet à plus de fautes que ceux qui
n'agissent que par réflexion.
132. On ne fait pas beaucoup de grandes choses par
conseil \
133. La conscience est la plus changeante des règles^,
13/i. La fausse conscience ne se connaît pas.
135. La conscience est présomptueuse dans les sains,
timide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les
' [Bien. — V.] Cette Maxime dément la 123% car les passions sont la
nature, et le jugement c'est la raison; or, l'auteur dit ici que les passions
font plus de fautes que le jugement. — M. — Je crois qu'il faut entendre par
lapremière de ces deux Maximes, que la raison noustrompe, proportion gardée,
plus souvent que la nature, Vauvenargues croyant, comme il l'établit dans la
seconde Maxime, que la raison a moins souvent occasion de faire des fautes
que la nature, parce que le nombre des actions qu'elle dirige est beaucoup
moins considérable. — S.
- [Très-beau. — V.j — Voltaire dit ailleurs, à piopos de cette Maxime :
« C'est ainsi que, sans le savoir, Vauvenargues se peignait lui-même. » —
Aimé-Martin remarque, à son tour : « M'"*' de Lambert avait dit : Rien ne
<( peut plaire à l'esprit^ qu'il n'ait passé par le cœur; Vauvenargues dégage
« cette pensée de ce qu'elle a d'étroit et de brillant; il dit : Les (/randes pen-
« sées viennent du cœur; et voilà une âme qui se peint, et tout le monde
« retient cette ligne, qui est l'expression du sublime. » — G.
5 [Bien. —V.]
'<■ [C'est grand. — V. |
•*-'i rBien. — V. 1
1:T MAXIMLS. 387
indécis', etc. : organe obéissant du sentiment qui nous do-
mine, et des opinions qui nous gouvernent'.
13(5. La conscience des mourants calomnie leur vie^
1 37. La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend de la
dernière maladie '' .
138. La nature, épuisée par la douleur, assoupit quel-
quefois le sentiment dans les malades, et arrête la volubilité
de leur esprit; et ceux qui redoutaient la mort sans péril,
la souffrent sans crainte \
139. La maladie éteint dans quelques hommes le courage,
dans quelques autres la peur, et jusqu'à l'amour de la vie ''.
l/iO. On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle
que la mort".
1 /il. 11 est injuste d'exiger d'une âme atterrée et vaincue
parles secousses d'un mal redoutable^, qu'elle conserve la
même vigueur qu'elle a fait paraître en d'autres temps.
Est-on surpris qu'un malade ne puisse plus ni marcher, ni
veiller, ni se soutenir? Ne serait-il pas plus étrange qu'il fût
encore le même homme qu'en pleine santé? Si nous avons
la migraine, si nous avons mal dormi, on nous excuse d'être
incapables ce jour-là d'application, et personne ne nous
soupçonne d'avoir toujours été inappliqués : refuserons-
nous à un homme qui se meurt le privilège que nous accor-
dons à celui qui a mal à la tête ? et oserons-nous assurer
« Add. : « Plus {rompeuse que la raison et la uaiurc. »
- [Très-bien. — V.] — .Montaigne avait déjà dit {Essais^ livre I", ch. 22) :
■ Les lois de la conscience, que nous disons naistre de la nature, naissent
'< de la coustume. » Ainsi, Vauvenargues tombe d'accord avec Montaigne, aussi
bien qu'avec Voltaire, qui bat dos mains; mais J.-J. Rousseau n'est pas loin,
qui va déclarer que la conscience est l'instinct divin. — G.
'' Montaigne a dit : « La pénitence demande àcbarger.)- — S. — Voir \\4rer-
iisseinent, page 373. — G.
4..i_G.7 [Bien. • — V._ — IV/r. ; <. Nous jugeons de la \ie d'une manière troj)
■' désintéressée, quand nous sommes forcés de la quitter; nous n'en pensc-
' rions pas de même, si nous obtenions d'y rentrer. »
** Var. : ^," D'une maladie mortello. "^ Wi'ivenargue^ ;n ait le pressentiment
de sa fin iirocliainf. — G.
.':88 REFLEXIONS
qu'il n'a jamais eu de courage pendant sa santé, parce qu'il
en aura manqué à l'agonie?
l/i2. Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre
comme si on ne devait jamais mourir '.
1/13. La pensée de la mort nous trompe, car elle nous
fait oublier de vivre '.
llili. Je dis quelquefois en moi-même : La vie est trop
courte pour mériter que je m'en inquiète; mais si quelque
importun me rend visite, et m'empêche de sortir ou de
m'habiller, je perds patience, et je ne puis supporter de
m'ennuyer une demi-heure.
l/i5. La plus fausse de toutes les philosophies est celle
qui, sous prétexte d'affranchir les hommes des embarras des
passions, leur conseille l'oisiveté, l'abandon et l'oubli d'eux-
mêmes ^
1/16. Si toute notre prévoyance ne peut rendre notre vie
heureuse, combien moins notre nonchalance^' !
Iâ7. Personne ne dit le matin : Un jour est bientôt passé,
attendons la nuit; au contraire, on rêve, la veille, à ce que
l'on fera le lendemain. On serait bien marri ^' de passer un
seul jour à la merci du temps et des fâcheux ; on n'oserait
même laisser au hasard la disposition de quelques heures,
et l'on a raison; car qui peut se promettre de passer une
heure sans ennui, s'il ne prend soin de remplir à son gré
ce court espace? Mais ce qu'on n'oserait se promettre pour
une heure, on se le promet quelquefois pour toute la vie,
et l'on dit : Si la mort finit tout, pourquoi se donner tant
de soins? Nous sommes bien fous de nous tant inquiéter de
l'avenir; c'est-à-dire : Nous sommes bien fous de ne pas
i--' [Très-bien. —V.] — \o\r ï Avertissement. , page 373. — G.
5-> [Très-bien. — V.]
s Cette expression, actuellement de peu d'usage, s'employaifcncore au mi-
lieu du dix-huitième siècle. — S. — La 1™ édition donnait : fâché; mais Vau-
ven argues a remplacé le mot, à cause de I adieux, qui suit. — G.
ET MAXIMES. 380
commettre au hasard nos destinées, et de pourvoir à l'in-
tervalle qui est entre nous et la mort.
1/18. Ni le dégoût n'est une marque de santé, ni l'appétit
n'est une maladie; mais tout au contraire. Ainsi pense-t-on
sur le corps; mais on juge de l'âme sur d'autres principes :
on suppose qu'une âme forte est celle qui est exempte de
passions; et, comme la jeunesse est plus ardente et plus
active que le dernier âge, on la regarde comme un temps
de fièvre; et on place la force de l'homme dans sa déca-
dence '.
1/49. L'esprit est l'œil de l'âme, non sa force ; sa force
est dans le cœur, c'est-à-dire dans les passions. La raison
la plus éclairée ne donne pas d'agir et de vouloir. Suffit -il
d'avoir la vue bonne pour marcher? ne faut-il pas encore
avoir des pieds, et la volonté avec la puissance de les re-
muer ' ?
150. La raison et le sentiment se conseillent et se sup-
pléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu'un des deux
et renonce à l'autre, se prive inconsidérément d'une partie
des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire ".
151. Nous devons peut-être aux passions les plus grands
avantages de l'esprit '.
152. Si les hommes n'avaient pas aimé la gloire, ils n'a-
vaient ni assez d'esprit ni assez de vertu pour la mériter^.
153. Aurions-nous cultivé les arts sans les passions? et
la réllexion, toute seule, nous aurait-elle fait connaître nos
ressources, nos besoins, et notre industrie?
15/4. Les passions ont appris aux hommes la raison*^.
<-2 [Bien. — V.j — Rapprochez ces deux Mo\imos et les cinq (nii suivent,
des 123-135'" qui précèdent. — G.
^ Var. : « S'afl'aiblit lui-môme, et trompe, par son imprudence, les sages
« précautions de la nature. » — Voir la note de la Maxime 123^ — G.
- 4.r._G [Bien. — V.] — Cette dernière Maxime, un peu obscure, a besoin
d'être éclaircie jiar celle qui suit. T/autcur a voulu dire, ce semble, que ce
3^0 lue FLEXIONS
155. Dans l'enfance de tous les peuples, comme dans
celle des particuliers, le sentiment a toujours précédé la
réflexion et en a été le premier maître '.
156. Qui considérera la vie d'un seul homme, y trouvera
toute l'histoire du genre humain, que la science et l'expé-
rience n'ont pu rendre bon '.
157. S'il est vrai qu'on ne peut anéantir le vice, la science
de ceux qui gouvernent est de le faire concourir au bien
public ^
158. Les jeunes gens souffrent moins de leurs fautes que
de la prudence des vieillards 4.
159. Les conseils delà vieillesse éclairent sans échauffer,
comme le soleil de l'hiver^'.
160. Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur
des autres, est qu'ils veulent leur bien.
161. Il est injuste d'exiger des hommes qu'ils fassent, par
déférence pour nos conseils, ce qu'ils ne veulent pas faire
pour eux-mêmes.
162. 11 faut permettre aux hommes de faire de grandes"
fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus grand mal,
la servitude.
sont les passions qui, en portant l'esprit de l'homme sur un plus grand nom-
bre d'objets, et en augmentant la somme de ses idées, lui fournissent les ma-
tériaux de la réflexion, qui est le chemin de la raison. Cela se rapporte à ce
(|u'il dit ailleurs, que les passions fertiliseiit l'esprit. — S. — L'auteur n'a
pas voulu dire seulement que les passions mènent à la raison. Il soutient
très-clairement que la raison ne serait rien sans les passions. — G.
i_2_3 [Bien. — V.] — Var. : '< Aidons-nous des mauvais motifs, pour nous
« fortifier dans les bons desseins. » — (Voir la If note de la page 53.) — G.
■* [Commun. — V.]
^ [Assez bien. — '^'']— Voltaire nous paraît ici un peu sévère ; nous l'avons
remarqu(5 dans notre Eloye, et nous aurons lieu de le remarquer encore;
il n'a fait grâce à aucune image, et, sous ce chef, il a fait retrancher i\ Vau-
veuargues quelques-unes de ses plus belles Maximes. — G.
I:T maximes. 39I
163. Quiconque est plus sévère que les lois est un ty-
ran '.
l6/i. Ce qui n'offense pas la société n'est pas du ressort
de sa justice '.
165. C'est entreprendre sur la clémence de Dieu, de punir
sans nécessité \
166. La morale austère anéantit la vigueur de l'esprit,
comme les enfants d'Esculape détruisent le corps, pour dé-
truire un vice du sang souvent imaginaire ^.
167. La clémence vaut mieux que la justice \
168. Nous blâmons beaucoup les malheureux des moin-
dres fautes, et les plaignons peu des plus grands mal-
heurs *^.
169. Nous réservons notre indulgence pour les par-
faits ' .
170. On ne plaint pas un homme d'être un sot, et peut-
être qu'on a raison ; mais il est fort plaisant d'imaginer que
c'est sa faute ^.
171. Nul homme n'est faible par choix-'.
172. Nous querellons les malheureux, pour nous dispen-
ser de les plaindre^".
173. La générosité souffre des maux d' autrui, comme si
elle en était responsable ' ' .
17/i. L'ingratitude la plus odieuse , mais la plus com-
mune et la plus ancienne, est celle des enfants envers leurs
pères.
i_j_r-._'* [Bien. — V.]— Var. : « La morale austère ressemble à la science
1 de ces liommes graves qui détruisent, x> etc.
5 [Commun. — V.l
o_7_8.9.if). 1 1 'ii]ou. V.]— Voir Sur Ui l'ompasaion, page 97. — G.
392 nÉFLKXIOiNS
175. Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos amis
d'estimer nos bonnes qualités, s'ils osent seulement s'aper-
cevoir de nos défauts '.
176. On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on re-
connaît de grands défauts. H y aurait de l'impertinence à
croire que la perfection a seule le droit de nous plaire ; nos
faiblesses nous attachent quelquefois 'les uns aux autres au-
tant que [le] pourrait faire la vertu \
177. Les princes font beaucoup d'ingrats, parce qu'ils ne
donnent pas tout ce qu'ils peuvent.
178. La haine est plus vive que l'amitié, moins que
l'amour.
^79. Si nos amis nous rendent des services, nous pen-
sons qu'à titre d'amis, ils nous les doivent, et nous ne pen-
sons point du tout qu'ils ne nous doivent pas leur amitié.
180. On n'est pas né pour la gloire, lorsqu'on ne connaît
pas le prix du temps ^
181. L'activité fait plus de fortunes que la prudence ^.
182. Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque sur.
le trône ^.
183. Il ne paraît pas que la nature ait fait les hommes
pour l'indépendance^.
iS II. Pour se soustraire à la force, on a été obligé de se
soumettre à la justice : la justice ou la force, il a fallu opter
1 [Bien. V.] — Add. : « Nous voudrions sottement des hommes qui fussent
« clairvoyants sur nos vertus, et aveugles sur nos faiblesses. »
'^ Var. : « On peut penser beaucoup de mal d'un homme, et être tout-à-
« fait de ses amis, car on sait bien que les plus honnêtes gens ont leurs dé-
(( fauts, quoiqu'on suppose tout haut le contraire, et nous ne sommes pas
« si délicats, que nous ne puissions aimer que la perfection. On peut aussi
'<■ beaucoup médire de l'espèce humaine, sans être, en aucune manière, mi-
« santhrope, parce qu'il y a des vices que l'on aime, môme dans autrui. »
'-^-^-G [Bien. — V.].
ET MAXIMES. 393
entre ces deux maîtres; tant nous étions peu faits pour
être libres ',
185. La dépendance est née de la société \
186. Faut-il s'étonner que les hommes aient cru que les
animaux étaient faits pour eux, s'ils pensent même ainsi de
leurs semblables, et si la fortune accoutume les puissants
à ne compter qu'eux sur la terre ^ ?
187. Entre rois, entre peuples, entre particuliers, le plus
fort se donne des droits sur le plus faible, et la même règle
est suivie par les animaux, par la matière, par les élé-
ments, etc., de sorte que tout s'exécute dans l'univers par
la violence; et cet ordre, que nous blâmons avec quelque
apparence de justice, est la loi la plus générale, la plus ab-
solue, la plus immuable, et la plus ancienne de la nature '•.
188. Les faibles veulent dépendre, afin d'être protégés :
ceux qui craignent les hommes aiment les lois'.
189. Qui sait tout souffrir peut tout oser.
190. 11 y a des injures qu'il faut dissimuler, pour ne pas
compromettre son honneur^.
19J . Il est bon d'être ferme par tempérament, et flexible
par réflexion.
192. Les faibles veulent quelquefois qu'on les croie
méchants ; mais les méchants veulent passer pour bons \
* Vauvenargues revient sur cette idée à divers endroits; voir, entr'autres,
dans le Discours sur le Caractère des différents siècles^ la variante de la page
161. — G.
■■J--'-'» [Bien.— V.]
•' Var. : « L'intérêt du faible est de dépendre, pour être protégé ; cela n'em-
« pêche pas qu'il ne soit mis('rable d'avoir besoin de protection, et c'est, au
» contraire, la preuve de sa faiblesse et de son malheur. »
" Sans doute, parce qu'on ne peut en tirer vengeance. — Voirie l*""" Carac-
tère (Clazomène) : « L"injure a flétri son courage, et il a été oOenséde ceux dont
« il ne pouvait prendre de vengeance. » — G.
■ [Bien. —V.]
394 UÉFLEXÏONS
193. Si l'ordre domine dans le genre Immain, c'est une
preuve que la raison et la vertu y sont les plus fortes '.
J9/i. La loi des esprits n'est pas différente de celle des
corps, qui ne peuvent se maintenir que par une continuelle
nourriture.
195. Lorsque les plaisirs nous ont épuisés, nous croyons
avoir épuisé les plaisirs; et nous disons que rien ne peut
remplir le cœur de l'homme.
196. Nous méprisons beaucoup de choses, pour ne pas
nous mépriser nous-mêmes'.
197. Notre dégoût n'est point un défaut et une insuffi-
sance des objets extérieurs, comme nous aimons à le croire,
mais un épuisement de nos propres organes, et un témoi-
gnage de notre faiblesse \
198. Le feu, l'air, l'esprit, la lumière, tout vit par l'ac-
tion ; de là la communication et l'alliance de tous les êtres;
de là l'unité et l'harmonie dans l'univers. Cependant cette
loi de la nature, si féconde, nous trouvons que c'est un vice
dans l'homme; et, parce qu'il est obligé d'y obéir, ne pou-
vant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est hors
de sa place ^.
199. L'homme ne se propose le repos que pour s'affran-
chir de la sujétion et du travail; mais il ne peut jouir que
par l'action , et n'aime qu'elle.
200. Le fruit du travail est le plus doux des plaisirs.
■ 201. Où tout est dépendant, il y a un maître : l'air ap-
i [Bien— V.]
- [Obscur. — V.] — La pensée est, je crois: Pour ne pas nous mé-
priser nous-mimes de n'avoir pas le courage (Vy aspirer; la gloire, par
exemple. — G.
'• Var. : « Le dégoût est un témoignage d'indigestion et de faiblesse. »
* [Très-beau. — V.] — C'est k Pascal que Vauvenargues répond. — G.
ET MAXIMES. 395
partient à l'homme, et l'homme à l'an*; et rien n'est à soi,
ni à part '.
202. O soleil î ô pompe des cieux ! qu'êtes-vous? Nous
avons surpris le secret et l'ordre de vos mouvements. Dans
la main de l'Être des êtres', instruments aveugles et res-
sorts peut-être insensibles, le monde, sur qui vous régnez,
mériterait-il nos hommages? Les révolutions des empires,
la diverse face des temps, les nations qui ont dominé, et les
hommes qui ont fait la destinée de ces nations mômes, les
principales opinions et les coutumes qui ont partagé la
créance des peuples dans la religion, les arts, la morale
et les sciences, tout cela, que peut-il paraître? Un atome
presque invisible', qu'on appelle l'homme, qui rampe sur
la face de la terre, et qui ne dure qu'un jour, embrasse en
quelque sorte d'un coup d'œil le spectacle de l'univers
dans tous les âges^.
203. Quand on a beaucoup de lumières, on admire peu ;
lorsque l'on en manque, de même. L'admiration marque
le terme de nos connaissances, et prouve moins, souvent.
' Cette Maxime paraît obscure. Il semble que Vauvenarguos a voulu prouver
l'existence de Dieu par la dt''pendance mutuelle des différentes parties de
l'univers, dont aucune ne peuts'isoler des autres, ni subsister par elle-niôme.
On n'entend pas ce que veut dire l'air appartient à l'homme, et Vhomme a
l'air. L'homme ne peut se passer d'air; mais l'air existerait fort bien sans
l'homme. Appartient veut-il dire participe de la natute, etc. ? Alors l'idée d'ap-
partenir n'a plus de liaison sensible avec l'idée de dépendance exprimée dans
la première phrase. Il y a, je crois, abus de mots. — S. — Voltaire trouve
cette pensée /brf helle , et l'on a peine à comprendre que Suard la trouve
obscure. Vauvenargues n'a nullement songé à prouver l'existence de Dieu ; il
a voulu exprimer cette idée, sur laquelle il revient souvent, qu'il n'y a d'in-
dépendance absolue ni pour les personnes, ni pour les choses, et que, toutes
étant mutuellement dépendantes, chacune a son maître. Sans doute, Vair
existerait fort bien sans l'homme, si Dieu l'avait voulu; mais, comme il est
permis de supposer que l'air a été fait;>o?// l'homme, on peut dire que l'air ap-
partient à l'homme, aussi bien que l'homme appartient à l'air, sans lequel il
ne pourrait vivre. Il n'y a pas là le moindre abus de mots. — G.
- Var. : < Dans la main d'un roi invisible, esclaves soumis, » et re'is;orts, etc.
^ Var. « In homme, du creux d'un rocher, et comme un atdme presque
invisible, » embrasse, etc.
* Ici, Vauvenargues se rencontre avec Pascal, pour établir la supériorité de
l'homme sur la nafuro. — (Voir Pa<;rril, — I"" jinriir'. art. IV, pensée 6.) — G.
396 RÉFLEXIONS
la perfection des choses , que l'imperfection de notre
esprit ' .
*20!\. Ce n'est pas un grand avantage d'avoir l'esprit vif,
si on ne l'a juste : la perfection d'une pendule n'est pas
d'aller vite, mais d'être réglée.
205. Parler imprudemment et parler hardiment, est
presque toujours la même chose; mais on peut parler sans
prudence, et parler juste ; et il ne faut pas croire qu'un
homme a l'esprit faux, parce que la hardiesse de son carac-
tère ou la vivacité de son humeur lui auront arraché, mal-
gré lui-même, quelque vérité périlleuse.
206. Il y a plus de sérieux que de folie dans l'esprit
des hommes. Peu sont nés plaisants ; la plupart le devien-
nent par imitation , froids copistes de la vivacité et de la
gaîté *.
207. Ceux qui se moquent des goûts sérieux aiment
sérieusement les bagatelles •'.
208. Différent génie, différent goût : ce n'est pas toujours
par jalousie que réciproquement on se rabaisse.
209. On juge des productions de l'esprit comme des ou-"
vrages mécaniques. Lorsque l'on achète une bague, on dit :
celle-là est trop grande, l'autre est trop petite; jusqu'à ce
qu'on en rencontre une pour son doigt. Mais il n'en reste
pas chez le joaillier, car celle qui m'est trop petite va fort
bien à un autre.
210. Lorsque deux auteurs ont également excellé en
^ La seconde partie de cette Maxime n'est pas la conclusion immédiate de la
première ; ce sont deux pensées simplement juxtaposées. Vauvenargues dé-
veloppe la seconde dans le morceau Sur l'économie de l'univers (voir p. 218).— G.
- Var. : « La plupart des hommes naissent sérieux; il y a des plaisants de
« génie, mais en petit nombre; les autres le deviennent par imitation, et for-
« cent la nature, pour suivre la mode. > (Voir le IT*" chap. de V Introduction à
la Connaissance de l'Esprit humain, et le 22' Caractère (Le Rieur). — G.
.3 [Trivial. —V.]
KT MAXIMES. 397
divers genres, on n'a pas ordinairement assez d'égard à la
subordination de leurs talents, et Despréaux va de pair
avec Racine : cela est injuste.
211. J'aime un écrivain qui embrasse tous les temps et
tous les pays, et rapporte beaucoup d'effets à peu de cau-
ses ; qui compare les préjugés et les mœurs des différents
siècles; qui, par des exemples tirés de la peinture ou de la
musique, me fait connaître les beautés de l'éloquence et
l'étroite liaison des arts. Je dis d'un homme qui rapproche
ainsi les choses humaines', qu'il a un grand génie, si ses
conséquences sont justes ; mais, s'il conclut mal, je présume
qu'il distingue mal les objets, ou qu'il n'aperçoit pas d'un
seul coup d'oeil tout leur ensemble, et qu'enfin quelcjue
chose manque à l'étendue ou à la profondeur de son esprit \
212. On discerne aisément la vraie de la fausse éten-
due d'esprit; car l'une agrandit ses sujets, et l'autre, par
l'abus des épisodes et parle faste de l'érudition, les anéantit.
213. Quelques exemples, rapportés en peu de mots et à
leur place, donnent plus d'éclat, plus de poids et plus d'au-
torité aux réflexions ; mais trop d'exemples et trop de détails
énervent toujours un discours. Les digressions trop lon-
gues ou trop fréquentes rompent l'unité du sujet, et las-
sent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu'on les dé-
tourne de l'objet principal, et qui, d'ailleurs, ne peuvent
suivre, sans beaucoup de peine, une trop longue chaîne de
faits et de preuves-^. On ne saurait trop rapprocher les
choses, ni trop tôt conclure : il faut saisir d'un coup d'œil
la véritable preuve de son discours, et courir à la conclu-
• Vnr. : « Qu'il les voit en grand, si ses conséquences sont justes ; car, s'il
conclut mal, il voit mal, et n'a pas l'esprit étendu.»
2 [Il a l'esprit étendu, sans justesse. — V.]
'^ Var. : « Rien u'afTaiblit plus un discours que de proposer trop d'exemples,
u et d'entrer dans trop de détaih. Les digressions trop longue?, ou trop fré-
<( quentes, rompent l'unité, et fatiguent, parce que l'esprit ne peut suivre une
.< trop longue chaîne de faits et de preuves. »
398 UEI LEXIONS
sion '. Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux
écrivains médiocres le soin de s'arrêter à cueillir toutes les
fleurs qui se trouvent sur leur chemin. C'est à eux d' amu-
ser le peuple, qui lit sans objet, sans pénétration, et sans
goût.
21A. Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein de
pensées et de faits; mais il ne sait pas en cçnclure : tout
tient à cela.
215. Savoir bien rapprocher les choses, voilà l'esprit
juste ; le don de rapprocher beaucoup de choses et de
grandes choses fait les esprits vastes'. Ainsi, la justesse pa-
raît être le premier degré, et une condition très-nécessaire
de la véritable étendue d'esprit.
•216. Un homme qui digère mal, et qui est vorace - , est
peut-être une image assez fidèle du caractère d'esprit de la
plupart des savants.
217. Je n'approuve point la maxime qui veut qu'un hon-
nête homme sache un peu de tout. C'est savoir presque tou-
jours inutilement, et, quelquefois, pernicieusement, que de
savoir superficiellement et sans principes. Il est vrai que la
plupart des hommes ne sont guère capables de connaître
profondément; mais il est vrai aussi que cette science su-
perficielle qu'ils recherchent, ne sert qu'à contenter leur
vanité. Elle nuit à ceux qui possèdent un vrai génie ; car
elle les détourne nécessairement de leur objet principal,
consume leur application dans les détails, et sur des objets
étrangers à leurs besoins et à leurs talents naturels; et, enfin,
elle ne sert point, comme ils s'en flattent, à prouver l'éten-
due de leur esprit : de tout temps on a vu des hommes qui
savaient beaucoup avec un esprit très -médiocre; et, au
* C*est le précepte d'HoFace : Festina ad ceutum. —G.
2 Var. : « Le don de rapprocher beaucoup de choses^ et de grandes choses,
c'est l'esprii étendu : de la, l'exclusion naturelle de toul esprit faux. »
'• Var.: « C'est l'image de beaucoup d'esprits. »
KT MAXIME S. 399
contraire, des esprits très-vastes, qui savaient fort peu..
Ni l'ignorance n'est défaut d'esprit, ni le savoir n'est preuve
de génie'.
218. La vérité échappe au jugement, comme les faits
échappent à la mémoire : les diverses faces des choses s'em-
parent toqr à tour d'un esprit vif, et lui font quitter et re-
prendre successivement les mêmes opinions. Le goût n'est
pas moins inconstant : il s'use sur les choses les plus agréa-
bles, et varie comme notre humeur \
219. 11 y a peut-être autant de vérités parmi les hommes
que d'erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises,
autant de plaisirs que de peines ^ ; mais nous aimons à con-
trôler la nature humaine, pour essayer de nous élever au-
dessus de notre espèce, et pour nous enrichir de la consi-
dération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous sommes
si présomptueux, que nous croyons pouvoir séparer notre
intérêt personnel de celui de l'humanité, et médire du genre
• Vnr. : « C'est imc maxime frivole que celle qu'on adopte depuis si long-
temps : qu'il faut qiîun honnèle homme sache un peu de tout. On peut sa-
voir suporticiellement beaucoup de choses, et avoir l'esprit fort petit ; et on
voit, au contraire, de très-grandes âmes, qui savent très-peu. Il faut ignorer
de bon cœur ce (lue la nature n'a pas mis dans l'étendue de notre génie. On
ne sait utilement (lue ce qu'on possède parfaitement ; le reste ne nous sert
qu'à satisfaire une vanité puérile. Ceux même qui ont l'esprit étendu, s'ils
ne l'ont en môme temps juste et modeste, le gâtent par ces connaissances
superficielles, et altèrent les vérités qu'ils ont acquises ; en sorte qu'on
aimerait mieux qu'ils ne sussent rien, que de savoir tant et si mal. J'en rap-
porterais des exemples, si les exemples pouvaient nous instruire; maisjele
ferais sans succès. L'ostentation est un écueil inévitable pour les âmes fai-
bles; on ne corrigera jamais les hommes d'apprendre des choses inutiles.»
— Autre Far. : [«( Il n'y a aucun esprit qui soit capable de toutes les vérités
et de tous les talents; les bornes des plus beaux génies sont étroites, et,
lorsqu'ils en veulent sortir, ils s'égarent, et montrent leur faible. Il n'y a
aucune science qui ne soit, à elle seule, plus vaste que l'esprit humain; il
n'y en a donc aucune qui ne puisse occuper et absorber l'esprit le plus
étendu. C'est à ceux qui sont incapables de rien approfondir qu'il appar-
tient d'effleurer tous les objets; mais, quand on se sent en état d'embras-
ser et de posséder parfaitement quekjue science ou quelque art, c'est uuo
vanité bien puérile d'abandonner son talent, pour donner à un esprit trè^-
iimité une grande et faible surface. » ;
* [Commun. — V.J
'• J.a jre éditiou ajoutait : < Mais nous n'accusons que no^ maux. > — (;
400 HÉFLEXIOiNS
humain, sans nous compromettre'. Cette vanité ridicule a
rempli les livres des philosophes d'invectives contre la na-
ture. L'homme est maintenant en disgrâce chez tous ceux
qui pensent, et c'est à qui le chargera de plus de vices;
mais peut-être est-il sur le point de se relever, et de se faire
restituer toutes ses vertus; car rien n*est stable, et la phi-
losophie a ses modes comme les habits, la musique, l'ar-
chitecture, etc. ^
220. Sitôt qu'une opinion devient commune, il ne faut
point d'autre raison pour engager les hommes à l'aban-
donner, et à embrasser l'opinion contraire, jusqu'à ce que
celle-ci vieillisse à son tour, et qu'ils aient besoin de se dis-
tinguer par d'autres choses. Ainsi, s'ils atteignent le but
dans quelque art ou dans quelque science, on doit s'attendre
qu'ils le passeront bientôt pour acquérir une nouvelle gloire;
et c'est ce qui fait, en partie, que les plus beaux siècles dé-
génèrent si promptement, et qu'à peine sortis de la barbarie,
ils s'y replongent.
221. Les grands hommes, en apprenant aux faibles à
réfléchir, les ont mis sur la route de l'erreur \
1 II est évident que Vauvenargues pense à La Rochefoucauld. — G.
- [Bien. — V.] — Var. : « La philosophie a ses modes comme l'architec-
« ture, les habits, la danse, etc. L'homme est maintenant en disgrâce chez les
« philosophes, et c'est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-
« il sur le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus. » — •
Autre Var. : « Ce qu'on voit tous les jours dans le monde est arrivé dans la
« morale : l'homme étant tombé dans la disgrâce des philosophes, c'a été à
« qui le chargerait de plus de vices. S'il arrive jamais qu'il se relève de cette
" dégradation, et qu'on le remette à la mode, nous lui rendrons à l'envi toutes
« ses vertus, et bien au delà. » — Vauvenargues avait deviné juste et les
d'Holbach et les Lamettrie vont lui donner prochainement raison. M. Bau-
drillart remarque à ce sujet : « Oui, Vauvenargues, vous l'avez dit : tous ceux
« qui vont venir n'y manqueront pas. Ils vont restituer à l'homme ses vertus,
« et bien au delà ; les philosophes d'en deçà et d'au delà du Rhin ne parle-
" ront plus que de l'excellence de la nature humaine ; il semble qu'elle hérite
« en un jour de tous les éloges qu'on lui a refusés pendant des siècles; lesin-
" jures qu'elle reçoit depuis dix-huit cents ans de tous les côtés vont être
« bien réparées, et cette reine déchue et réduite en servitude, une fois rc-
« placée sur son trône, n'aura plus désormais que des flatteurs qui la divini-
u seront. » — G.
5 [Très-bien. — V."t
ET MAXIMES. 401
222. Où il y a de la grandeur, nous la sentons malgré
nous : la gloire des conquérants a toujours été combattue;
les peuples en ont toujours souffert, et ils l'ont toujours
respectée.
223. Le contemplateur, mollement couché dans une
chambre tapissée, invective contre le soldat qui passe les
nuits de l'hiver au bord d'un fleuve, et veille en silence sous
les armes pour la sûreté de la patrie.
22/i. Ce n'est pas à porter la faim et la misère chez les
étrangers qu'un héros attache la gloire, mais à les souf-
frir pour l'État; ce n'est pas à donner la mort, mais à la
braver.
225. Le vice fomente la guerre ; la vertu combat : s'il n'y
avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix '.
226. La vigueur d'esprit ou l'adresse ont fait les premières
fortunes : l'inégalité des conditions est née de celle des
génies et des courages.
227. 11 est faux que l'égalité soit une loi de la nature : la
nature n'a rien fait d'égal; sa loi souveraine est la subordi-
nation et la dépendance '.
228. Qu'on tempère connue on voudra la souveraineté
dans un État, nulle loi n'est capable d'empêcher un tyran
d'abuser de l'autorité de son emploi K
229. On est forcé de respecter les dons de la nature, que
l'étude et la fortune ne peuvent donner.
•
230. La plupart des hommes sont si resserrés dans la
sphère de leur condition, qu'ils n'ont pas même le courage
• [Bien. ^ V. 1
- Var. : « Le projet de rapprocher les conditions a toujours été un beau
« songe; la loi ne savu-ait égaler les hommes malgré la nature. » — Autre
Var. : « La nature n'ayant pas égalé tous les hommes par le mérite, il sem-
« ble qu'elle n'a pu ni dû les ésraler i)ar la fortune. » — E(jaler pour rga-
User. — G.
5 [Bien. — V. ]
26
402 RÉFLEXIONS
d'en sortir par leurs idées; et, si l'on en voit quelques-uns
que la spéculation des grandes choses rend en quelque sorte
incapables des petites, on en trouve encore davantage à qui
la pratique des petites a ôté jusqu'au sentiment des grandes.
231. Les espérances les plus ridicules et les plus har-
dies ont été quelquefois la cause des succès extraordinaires.
23*2. Les sujets font leur cour avec bien plus de goût que
les princes ne la reçoivent : il est toujours plus sensible
d'acquérir que de jouir.
233. iNous croyons négliger la gloire par pure paresse,
tandis que nous prenons des peines infinies pour les plus
petits intérêts'.
23/i. Nous aimons quelquefois jusqu'aux louanges que
nous ne croyons pas sincères'.
235. Il faut de grandes ressources dans l'esprit et dans
le cœur pour goûter la sincérité lorsqu'elle blesse, ou pour
la pratiquer sans qu'elle offense : peu de gens ont assez de
fonds pour souffrir la vérité, et pour la dire.
- 236. Il y a des hommes qui, sans y penser ^ se forment
une idée de leur figure, qu'ils empruntent du sentiment qui
les domine; et c'est peut-être par cette raison qu'un fat se
croit toujours beau ^.
237. Ceux qui n'ont que de l'esprit ont du goût pour les
grandes choses, et de la passion pour les petites.
238. La plupart des hommes vieillissent dans un petit
i [Bion. — V.l
2 Vnr. : « Les hommes sont si sensibles à la flatterie, que, lors même qu'il?
■^ pensent que c'est flatterie, ils ne laissent pas d'en être les dupes. »
'^ Comment se forme-t-on une idée de soi, sans y penser? J'aimerais mieux
sans s'en apercevoir. — M.
^ Var. . « Nous nous formons, sans y penser, une idée de notre figure sur
a l'idée que nous avons de notre esprit , ou sur le sentiment qui nous
« domine; et c'est pour cela qu'un fat se croit toujours si bien fait. »
ET MAXIMES 403
cercle d'idées qu'ils n'ont pas tirées de leur fonds ; il y a
peut-être moins d'esprits faux que de stériles '.
239. Tout ce qui distingue les hommes paraît peu de
chose. Qu'est-ce qui fait ia beauté ou la laideur, la santé
ou l'infirmité, l'esprit ou la stupidité? une légère différence
des organes, un peu plus ou un peu moins de bile, etc.
Cependant, ce plus ou ce moins est d'une importance infinie
pour les hommes ; et, lorsqu'ils en jugent autrement, ils sont
dans l'erreur'.
•2/i0. Deux choses peuvent à peine remplacer, dans la
vieillesse, les talents et les agréments : la réputation ou les
richesses.
2/il. Nous haïssons les dévots^ qui font profession de
mépriser tout ce dont nous nous piquons, pendant qu'ils se
piquent eux-mêmes de choses encore plus méprisables '.
2/i2. Quelque vanité qu'on nous reproche, nous avons
besoin quelquefois qu'on nous assure de notre mérite \
2Z|3. iNous nous consolons rarement des grandes humi-
liations ; nous les oublions.
» [Bien. — j \.
2 Var. : « Le plus ou le moins d'esprit est peu de chose ; mais ce peu, quelle
« différence ne met-il pas entre les hommes! Qu'est-ce qui fait la beauté ou la
« laideur, la santé ou l'infirmité ? n'est-ce pas ou un peu plus ou un peu moins
X de bile, et quelque différence imperceptible des organes? » — Autre Var. :
u Le plus ou le moins d'esprit est peu de chose, et ce peu fait pourtant la
•< force, la grâce et la perfection des intelligences, ou tout au contraire; do
(( même, la disposition de quelques-uns de nos organes fait la santé ou la ma-
« ladie, la difl'ormité ou la beauté du corps, objets importants i)our les hom-
« mes, quoique petits à leurs propres yeux. »
* Tel e>>t le texte de la r« édition, et rien n'indique, sur l'exemplaire d'Aix,
que Vauvenarguos y voulût rien changer. Les éditions suivantes donnent :
vous n'aimons pas les zélés; nous croyons que cette leçon, plus prudente, ap-
partient aux abbés Trublet et Séguy, qui ont achevt; la seconde édition rom-
mencée par Vauvenargues. — G.
* Méprisables est ici employé dans le sens de peliles; ce serait, je crois,
exagérer la pensée de Vauvenargues, que de prendre ce mot dans toute la force
de son acception. — G.
■' A'iil. : " VA <iu'on nous prouve nos a\aiitage> les jilus uuinifestes. "
4 M RÉFLEXIONS
'2l\li. Moins on est puissant clans le monde, plus on peut
commettre de fautes impunément, ou avoir inutilement un
vrai mérite.
2lib. Lorsque la fortune veut humilier les sages, elle les
surprend dans ces petites occasions où l'on est ordinaire-
ment sans précaution et sans défense. Le plus habile homme
du monde ne peut empêcher que de légères fautes n'en-
traînent quelquefois d'horribles malheurs; et il perd sa ré-
putation ou sa fortune par une petite imprudence, comme
un autre se casse la jambe en se promenant dans sa cham-
bre'.
2/i6. Soit vivacité, soit hauteur, soitavarice, il n'y a point
d'homme qui ne porte dans son caractère une occasion con-
tinuelle de faire des fautes ; et si elles sont sans conséquence,
c'est à la fortune qu'il le doit ^
2M, Nous sommes consternés de nos rechutes, et de
voir que nos malheurs même n'ont pu nous corriger de nos
défauts ^
2Zi8. La nécessité modère plus de peines que la raison.
2Zi9. La nécessité empoisonne les maux qu'elle ne peut
guérir K
250. Les favoris de la fortune ou de la gloire, malheu-
reux à nos yeux, ne nous détournent point de l'ambition.
251. La patience est l'art d'espérer.
252. Le désespoir comble non-seulement notre misère,
mais notre faiblesse.
• [Bien. — V.]
~^--' [Faible. — V.]
^ Var. : « La nécessité comble les maux qu'elle ne peut soulager.» — Pour
bien comprendre cette pensée, il faut relire celle qui précède; l'une explique
l'autre, et en voici, je crois, le sens : La raison est souvent impuissante contre
le sentiment des peines: Vidée que ces peines sont nécessaires peut seule les
soulager; mais quand elle ne les soulage pas, elle les rend encore plus cui-
santes. — G.
ET MAXIMES. 405
253. Ni les dons ni les coups de la fortune n'égalent
ceux de la nature, qui la passe en rigueur comme en honte '.
25/1. Les biens et les maux extrêmes ne se font pas sen-
tir aux âmes médiocres.
255. Il y a peut-être plus d'esprits légers dans ce qu'on
appelle le monde, que dans les conditions moins fortunées.
256. Les gens du monde ne s'entretiennent pas de si pe-
tites choses que le peuple ; mais le peuple ne s'occupe pas
de choses si frivoles que les gens du monde.
257. L'histoire fait mention de très-grands hommes que
la volupté ou l'amour ont gouvernés ; elle n'en rappelle
pas à ma mémoire qui aient été galants. Ce qui fait le mé-
rite essentiel de quelques hommes ne peut même subsister
dans quelques autres comme un faible'.
258. Nous courons quelquefois des hommes qui nous ont
imposé par leurs dehors, comme ces jeunes gens qui sui-
vent amoureusement un masque, le prenant pour la plus
belle femme du monde, et qui le hari'cèlent jusqu'à ce qu'ils
l'obligent de se découvrir, et de leur faire voir qu'il est un
petit homme avec de la barbe et un visage noir \
259. Le sot s'assoupit et fait diète en bonne compagnie,
comme un homme que la curiosité a tiré de son élément,
et qui ne peut ni respirer ni vivre dans un air subtil '.
260. Le sot est comme le peuple, qui se croit riche de
peu ^".
» Xar. : « Les chagrins et les joies de la fortune se taisent î\ la voix de la
« nature, qui, » e\c.
«--> [Bien. — V.J
'*■ [Bien. — V.] On lit dans quelques éditions : Lt sot s'assoupit et fait la
sieste ; c'est une faute. Les expressions du manuscrit sont fuit diète : expres-
sions qui offrent un sens très-précis; c'est-à-dire, la nourriture du génie ne
peut être à l'usage du sot. — B. — Ajoutons que notre leçon est celle, non-
seulemont du manuscrit, mais aussi des deux éditions originales. — G.
5 [Joli ; mais le philosophe lui-mOme peut penser ainsi. — V.]
406 RÉFLEXIONS
261. Lorsqu'on ne veut rien perdre ni cacher de son
esprit, on en diminue d'ordinaire la réputation.
262. Des auteurs sublimes n'ont pas négligé de primer
encore par les agréments, flattés de remplir l'intervalle de
ces deux extrêmes, et d'embrasser toute la sphère de l'esprit
humain '. Le public, au lieu d'applaudir à l'universalité de
leurs talents, a cru qu'ils étaient incapables de se soutenir
dans l'héroïque ; et on n'ose les égaler à ces grands hom-
mes qui, s'étant renfermés soigneusement dans un seul et
beau caractère', paraissent avoir dédaigné de dire tout ce
qu'ils ont tu, et abandonné aux génies subalternes les talents
médiocres.
263. Ce qui paraît aux uns étendue d'esprit n'est, aux
yeux des autres, que mémoire et légèreté.
26/i. Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est diffi-
cile de l'apprécier.
265. Je note rien à l'illustre Racine, le pkis sage et le
plus éloquent des poètes, pour n'avoir pas traité beaucoup
de choses qu'il eût embellies, content d'avoir montré dans
un seul genre la richesse et la sublimité de son esprit; mais
je me sens obligé de respecter un génie hardi et fécond ,
élevé, pénétrant, facile, plein de force, infatigable ; aussi
ingénieux et aussi aimable ^ dans les ouvrages de pur agré-
* Var. : <■<■ Flattés de remplir l'intervalle qui sépare les extrémités, et de
i( contenter tous les goûts. »
'^ Var. : « Soigneux de conserver dans tous leurs écrits un caractère plein
« de dignité et de noblesse, » elr.
^ Var. : « Aussi vif et ingénieux dans les petites choses, que vrai etpathé-
^( tique dans les grandes; toujours clair, concis et brillant; philosophe et
« poète illustre au sortir de l'enfance; répandant sur tous ses écrits l'é-
« datante et forte lumière de son jugement; instruit, dans la fleur de son
« âge, de toutes les connaissances utiles au genre humain; amateur et juge
« éclairé de tous les arts ; savant à imiter toute sorte de beautés, par la grande
« étendue de son génie, et maître dans les genres les plus opposés. J'admire
« la vivacité de son esprit, sa délicatesse, son érudition, et cette vaste intelli-
« gence qui comprend si distinctement tant de faits et d'objets divers. Bien
« loin de critiquer ses endroits faibles ou ses fautes, je m'étonne qu'ayant
KT MAXIMES. 407
ment, que vrai et pathétique dans les autres; d'une vaste
imagination, qui a embrassé et pénétré rapidement toute
l'économie des choses humaines ; à qui nis les ciences abs-
traites, ni les arts, ni la politique, ni les mœurs des peu-
ples, ni leurs opinions, ni leur histoire, ni leurs langues
même, n'ont pu échapper; illustre, en sortant de l'enfance,
par la grandeur et par la force de sa poésie féconde en pen-
sées, et, bientôt après, par les charmes et par le caractère
original, plein de raison, et toujours concis, de sa prose;
philosophe et peintre sublime, qui a semé avec éclat, dans
ses écrits, tout ce qu'il y a de grand dans l'esprit des hom-
mes; qui a représenté les passions avec des traits de feu et
de lumière, et les a fait parler sur nos théâtres avec autant
de tendresse que de véhémence ; savant à imiter le carac-
tère et à saisir l'esprit des bons ouvrages de chaque nation,
par l'extrême étendue de son génie, mais n'imitant rien,
d'ordinaire, qu'il ne l'embellisse; éclatant jusque dans les
fautes qu'on a cru remarquer dans ses écrits, et tel que,
malgré des défauts inévitables avec des qualités si rares,
et malgré les efforts de la critique, il a occupé sans relâche
de ses veilles ses amis et ses ennemis, et porté chez les
étrangers, dès sa jeunesse, la réputation de sa patrie et la
gloire de nos lettres, dont il a reculé toutes les bornes.
'IQô. Si on ne regarde que certains ouvrages des meil-
leurs auteurs, on sera tenté de les mépriser; pour les ap-
précier avec justice, il faut tout lire.
267. H ne faut point juger des hommes par ce qu'ils
ignorent, mais par ce qu'ils savent, et par la manière dont
ils le savent'.
« osé se montrer sous tant de faces, on ait si peu de chose à lui reprocher. »
— On devine aisément que l'original de ce brillant portrait, c'est Voltaire.
Voir, page 262, le morceau qui le concerne. — G.
' [Apparemment. — V.] — Var. : « Il ne faut pas juger dun lionmie par
« ( e qu'il ignore, mais paire qu'il sait ; ce n'est rien d'ignorer beaucoup de
« choses, lorsqu'on est capable de les concevoir, et qu'il ne manque que de les
« avoir apprises. »
408 HÉl LKXIOMS
268. On ne doit pas non plus demander aux auteurs une
perfection qu'ils ne puissent atteindre : c'est faire trop
d'honneur à l'esprit humain de croire que des ouvrages irré-
guliers n'aient jamais [lej droit de lui plaire, surtout si ces ou-
vrages peignent les passions'; il n'est pas besoin d'un grand
art pour faire sortir les meilleurs esprits de leur assiette, et
pour leur cacher les défauts d'un tableau hardi et touchant.
Cette parfaite régularité, qui manque aux auteurs, ne se
trouve point dans nos propres conceptions ; le caractère natu-
rel de l'homme ne comporte pas tant de règle. Nous ne devons
pas supposer dans le sentiment une délicatesse que nous n'a-
vons que par réflexion ' ; il s'en faut de beaucoup que notre
goût soit toujours aussi difficile à contenter que notre esprit.
269. Il nous est plus facile de nous teindre d'une infinité
de connaissances, que d'en bien posséder un petit nombre \
270. Jusqu'à ce qu'on rencontre le secret de rendre les
esprits plus justes, tous les pas que l'on pourra faire dans
la vérité n'empêcheront pas les hommes de raisonner faux ;
i Var. : « Le but des poètes tragiques est d'émouvoir; c'est faire trop d'hon-
« neur à l'esprit humain de croire que des ouvrages irréguliers ne peuvent
'( produire cet effet. Il n'est pas besoin de tant d'art pour tirer les meilleurs
'< esprits de leur assiette, et leur cacher de grands défauts dans un ouvrage "
« qui peint les passions. »
■^ Add. . « JNi imposer aux auteurs une perfection qu'ils ne puissent attein-
'( dre; notre goût se contente à moins. Pourvu qu'il n'y ait pas plus d'irré-
'( gularités dans un ouvrage que dans nos propres conceptions, rien n'empêche
« qu'il ne puisse plaire, s'il est bon d'ailleurs. ]N 'avons-nous pas des tragédies
'< monstrueuses* qui entraînent toujours les suffrages, malgré les critiques, et
'< qui sont les délices du peuple, je veux dire de la plus grande partie des
(( hommes? Je sais que le succès de ces ouvrages prouve moins le génie de
•< leurs auteurs que la faiblesse de leurs partisans ; c'est aux écrivains dé!i-
>( cats à choisir de meilleurs modèles, et à s'efforcer, dans tous les genres,
'( d'égaler la belle nature; mais, comme elle n'est pas exempte de défauts,
'< toute belle qu'elle paraît, nous avons tort d'exiger des auteurs plus qu'elle
<( ne peut leur fournir. »
5 Cette pensée, les deux qui suivent, et leurs variantes, sont développées
dans les Discours sur le Caractère des différents siècles et Sur les mœurs du
siècle. — G.
* H On peut citer, par exemple, le théâtre de Shakespeare, et son prodigieux succès en
Angleterre depuis plusieurs siècles, malgré les nombreuses irrégularités de ses pièces.»
( Xole (h' Vavvennrgues.) — G.
ET MAXIiMES. 409
et, plus on voudra les pousser au delà des notions commu-
nes, plus on les mettra en péril de se tromper.
271. 11 n'arrive jamais que la littérature et l'esprit de
raisonnement deviennent le partage de toute une nation,
qu'on ne voie aussitôt, dans la philosophie et dans les
beaux-arts, ce qu'on remarque clans les gouvernements po-
pulaires, où il n'y a point de puérilités et de fantaisies qui
ne se produisent, et ne trouvent des partisans'.
272. L'erreur, ajoutée à la vérité, ne l'augmente point' :
ce n'est pas étendre la carrière des arts, que d'admettre de
mauvais genres; c'est gâter le goût; c'est corrompre le ju-
gement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les
nouveautés, et qui, mêlant ensuite le vrai et le faux, se dé-
tourne bientôt, dans ses productions, de l'imitation delà
nature, et s'appauvrit ainsi en peu de temps par la vaine
ambition d'imaginer, et de s'écarter des anciens modèles.
273. Ce que nous appelons une pensée l)rillante n'est
ordinairement qu'une expression captieuse, qui, à l'aide
d'un peu de vérité, nous impose une erreur qui nous étonne.
27/i. Qui a le plus a, dit-on, le moins : cela est faux. Le
' Var. : « Toutes les fois que la littérature et l'esprit de raisonnement de-
« viendront le partage de toute une nation, il arrivera, comme dans les États
« populaires, qu'il n'y aura point de puérilités et de sottises qui ne se pro-
«. duisent, et ne trouvent des partisans. » — Autre Var. : « Lorsque les réflexions
<( se multiplient, les erreurs et les connaissances augmentent dans la même
« proportion. » — Autre Var. : « Ceux qui viendront après rous sauront peut-
t( être plus que nous, et ils s'en croiront plus d'esprit; mais seront-ils plus
« heureux ou plus sages? Nous-mêmes, qui savons beaucoup, sommes-nous
« meilleurs que nos pères, qui savaient si peu? » — Autre Var. : «Il arrivera
« peut-être (jue la raison humaine se perfectionnera encore beaucoup, et
<( que ce que nous savons ne sera plus rien ; mais ceux qui pourront nous
'< passer dans les routes que nous leur ouvrons, et qui s'en croiront plus d'es-
« prit, n'en vaudront pas mieux par le cœur. »
^ Var. : « Au contraire. Ce n'est pas non plus étendre les limites des arts
« que d'admettre les mauvais genres; c'est gcàter le goût. Il faut détromper
« les hommes des faux plaisirs, pour les faire jouir des véritables; et, quand
K même on supposerait qu'il n'y a point de faux plaisirs, toujours serait-il
« raisonnable de combattre ceux qui sont dépravés et méprisables, car on ne
« peut nier qu'il y on ait de tels. »
410 KEILEXIONS
roi d'Espagne, tout puissant qu'il est, ne peut rien à Luc-
ques. Les bornes de nos talents sont encore plus inébran-
lables que celles des empires; et on usurperait plutôt toute
la terre que la moindre vertu '.
275. La plupart des grands personnages ont été les
hommes de leur siècle les plus éloquents ; les auteurs des
plus beaux systèmes, les chefs de partis et de sectes, ceux
qui ont eu dans tous les temps le plus d'empire sur l'esprit
des peuples, n'ont dû la meilleure partie de leurs succès
qu'à l'éloquence vive et naturelle de leur âme. Il ne paraît
pas qu'ils aient cultivé la poésie avec le même bonheur" :
c'est que la poésie ne permet guère que l'on se partage, et
qu'un art si sublime et si pénible se peut rarement allier avec
l'embarras des affaires et les occupations tumultuaires delà
vie ; au lieu que l'éloquence se mêle partout, et qu'elle doit la
plus grande partie de ses séductions à l'esprit de médiation et
de manège, qui forme les hommes d'État et les politiques, etc.
276. (Vest une erreur dans les grands de croire qu'ils
peuvent prodiguer sans conséquence leurs paroles et leurs
promesses : les hommes souffrent avec peine qu'on leur ôte
ce qu'ils se sont, en quelque sorte, approprié par l'espérance ;
» [Bien. — V.]
- Add. : ['( Cet art, n'ayant point de rapport aux occupations ordinaires, et
'< étant plus propre à nous détourner de la fortune et des afl'aires qu'à nous y
'< servir, demande trop d'application, et absorbe trop l'esprit des hommes qui
« sont nés pour Taction. »] — Aiilre Add. : « Des hommes de ce caractère, qui
« portaient si loin leurs idées, n'avaient pas assez de loisir pour un art qui
" n'a nul rapport aux occupations ordinaires, et ne s'allie pas aux devoirs et
» aux bienséances du monde. Cependant, la plupart ont aimé la poésie et la
« musique même, qui est une autre sorte de poésie ; mais ils regardaient l'une
'< et l'autre comme un simple délassement, et n'osaient en faire une étude ;
<t ces sublimes amusements prendraient trop de temps dans la vie de ceux qui
" la vouent à l'action.» — Dans la 1'^ édition, cette pensée faisait partie
d'une série de réflexions que Vauvenargues avait réunies sous ces titres : Sur
la vérité et l'éloquence ; De Vart et du goût d'écrire, ei dans lesquelles il semblait
occupé de défendre et de justifier, au moins indirectement, la détermination
(lu'il avait prise de se vouer aux lettres; mais, dans la seconde édition, il sup-
prima les deux titres, dissémina quelques pensées dans les Maximes^ et réserva
les autres pour les Réflexions sur divers sujets^ ou pour les Fragments. — (Voir
entr'autres la 52*" Réflexion et le i3« Fragment.) — G.
ET MAXIMES. 411
on ne les trompe pas longtemps sur leurs intérêts, et ils ne
haïssent rien tant que d'être dupes. C'est par cette raison
qu'il est si rare que la fourberie réussisse ; il faut de la sin-
cérité et de la droiture, même pour séduire. Ceux qui ont
abusé les peuples sur quelque intérêt général, étaient fidèles
aux particuliers; leur habileté consistait à captiver les
esprits par des avantages réels. Quand on connaît bien les
hommes, et qu'on veut les faire servir à ses desseins, on ne
compte point sur un appât aussi frivole que celui des dis-
cours et des promesses '. Ainsi les grands orateurs, s'il
m'est permis de joindre ces deux choses, ne s'efforcent pas
d'imposer par un tissu de flatteries et d'impostures, par
une dissimulation continuelle, et par un langage purement
ingénieux ; s'ils cherchent à faire illusion sur quelque point
principal, ce n'est qu'à force de sincérité et de vérités de
détail' ; car le mensonge est faible par lui-même; il faut
qu'il se cache avec soin; et s'il arrive qu'on persuade quelque
chose par des discours captieux, ce n'est pas sans beaucoup
de peine. On aurait grand tort d'en conclure que ce soit en
cela que consiste l'éloquence. Jugeons, au contraire, par ce
pouvoir des simples apparences de la vérité, combien la
vérité elle-même est éloquente, et supérieure à notre art \
277. Un menteur est un homme qui ne sait pas tromper ;
un flatteur, celui qui ne trompe ordinairement que les sots :
celui qui sait se servir avec adresse de la vérité, et qui en
connaît l'éloquence, peut seul se piquer d'être habile^.
278. Qui a plus d'imagination que Bossuet, Montaigne,
• r«;'. : <( Ceux qui veulent toujours tromper, ne trompent point. » — Voir
la Maxime 97e, page 383. — G.
' Add. : [«Parce qu'ils sont très-convaincus que la vérité est nécessaire ù
« l'éloquence, dont elle est le but naturel ; ceux qui emploient leurs paroles
« pour une autre fin, ne connaissent gurro cet art; ils suivent l'ombre au lieu
'< du corps, et s'égarent visiblement. »]
' Var. : « Ceux qui emploient leurs paroles pour une autre fin que la vérité,
-i ne connaissent pas les principes de l'éloquence. S'ils persuadent quelque-
« fois les hommes par de simples apparences, qu'ils jugent par ce succès com-
« bien la vérité elle-même est éloquente et supérieure à leur art. »
* [Beau. — V.;|
412 REFLEXIONS
Descartes, Pascal, tous grands philosophes? Qui a plus de
jugement et de sagesse que Racine, Boileau, La Fontaine,
Molière, tous poètes pleins de génie ? 11 est donc faux que
les qualités dominantes excluent les autres; au contraire,
elles les supposent. Je serais très-surpris qu'un grand poète
n'eût pas de vives lumières sur la philosophie, au moins
morale, et il arrivera très-rarement qu'un vrai philosophe
manque totalement d'imagination.
279. Descartes a pu se tromper dans quelques-uns de ses
principes, et ne se point tromper dans ses conséquences,
sinon rarement; on aurait donc tort, ce me semble, de con-
clure de ses erreurs que l'imagination et l'invention ne s'ac-
cordent point avec la justesse '. La grande vanité de ceux
qui n'imaginent pas est de se croire seuls judicieux et rai-
sonnables ; ils ne font pas attention que les erreurs de Des-
cartes, génie créateur, ont été celles de trois ou quatre mille
philosophes, tous gens sans imagination. Les esprits sub-
alternes n'ont point d'erreur en leur privé nom , parce
qu'ils sont incapables d'inventer, même en se trompant;
mais ils sont toujours entraînés, sans le savoir, par l'erreur
d'autrui; et lorsqu'ils se trompent de leur chef, ce qui peut
arriver souvent, c'est dans les détails et les conséquences;-
mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables pour
être contagieuses, ni assez importantes pour faire du bruit.
280. Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois
avec tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que
la plupart des hommes n'imaginent point qu'ils en parlent
avec profondeur'. Les esprits pesants, les sophistes, ne
reconnaissent pas la philosophie , lorsque l'éloquence la
rend populaire, et qu'elle ose peindre le vrai avec des traits
* Var. .-[«Cependant bien des gens médiocres ne croient pas que ce philosophe
« fût fort judicieux, et ils voudraient bien en conclure » que rimagination, etc.]
- Var. : « Les grands hommes parlent si clairement , que les soi)liistes ne
'< s'aperçoivent pas qu'ils pensent profondément. » — Cette phrase de la
l""^ édition était amphibologique, et c'est pour cela, sans doute, que Vauve-
nargues en a changé la rédaction. — G.
ET MAXIMES. 413
fiers et hardis. Us traitent de superficielle et de frivole cette
splendeur d'expression qui emporte avec elle la preuve des
grandes pensées ' ; ils veulent des définitions, des divisions,
des détails, et des arguments ^ Si Locke eût rendu vivement
en peu de pages, les sages vérités de ses écrits, ils n'au-
raient pas osé le compter parmi les philosophes de son siècle.
281. C'est un malheur que les hommes ne puissent, d'or-
dinaire, posséder aucun talent, sans avoir quelque envie
d'abaisser les autres \ S'ils ont la finesse, ils décrient la
force; s'ils sont géomètres ou physiciens, ils écrivent contre
la poésie et l'éloquence; et les gens du monde, qui ne pen-
sent pas que ceux qui ont excellé dans quelque genre jugent
mal d'un autre talent, se laissent prévenir par leurs dé-
cisions. Ainsi, quand la métaphysique ou l'algèbre sont à la
mode, ce sont des métaphysiciens ou des algébristes qui
font la réputation des poètes et des musiciens, ou tout au
contraire ^ ; l'esprit dominant assujettit les autres à son tri-
bunal, et la plupart du temps à ses erreurs \
28*2. Qui peut se vanter déjuger, ou d'inventer, ou d'en-
• Var. : « La vérité toute nue, quelque éclat qu'elle ait, ne les frappe pas;
« ils veulent des définitions, des divisions, des détails et des arguments. » —
A propos de ce dernier membre de phrase, Voltaire fait observer avec raison
«lue c'est précisément cela qui est nu; aussi Vauvenargues a-t-il supprimé le
premier. — G.
- Add. : [« Accoutumés à voir la vérité au travers d'un nuage, ils la nié-
« prisent, ou ils s'en défient, lorsqu'elle se montre sous un jour éclatant. Leur
« esprit ressemble à ces verres qui brisent les rayons de la lumière, et qui
(( multiplient les objets ; ils ne connaissent point cette sagacité qui les rap-
« proche, qui en fait un seul tout, qui, sans languir jamais autour des que>«-
« tions, en saisit tout à coup le nœud, marche et conclut rapidement, en
« simplifiant toutes choses. Pour être estimé de ces gens-là, il ne faut être
« ni trop éloquent, ni trop concis, ni trop clair. »]
^ Var. : « Sans donner l'exclusion à tous les autres. »
* Var. : « Un autre inconvénient non moins fâcheux, c'est que le peuple
(; suit les décisions de ceux (jui ont i)rimé dans quelque genre. Quand l'esprit
« de finesse est à la mode, ce sont les esprits fins qui jugent les autres; quand
« les géomètres dominent, ce sont eux qui donnent le ton. » — Cette réflexion
est à l'adresse de Dalcmbcrt, et surtout de Fontenclle. — Voir le 12'' Fraq-
ment^ où Vauvenargues défend formellement contre ce dernier la poésie et
l'éloquence. — G.
^ Les diverses éditioiis donnent, en variante à cette Maxime, un passage
414 RÉFLEXIONS
tendre à toutes les heures du jour'? Les hommes n'ont
qu'une petite portion d'esprit, de goût, de talent, de vertu,
de gaîté, de santé, de force, etc; et ce peu qu'ils ont en
partage, ils ne le possèdent point à leur volonté, ni dans le
besoin, ni dans tous les âges.
283. C'est une maxime inventée par l'envie, et trop lé-
gèrement adoptée par les philosophes, qu'il ne faut point
louer les hommes avant leur mort. Je dis, au contraire, que
c'est pendant leur vie qu'ils doivent être loués, lorsqu'ils
ont mérité de l'être " ; c'est pendant que la jalousie et la
calomnie, animées contre leur vertu ou leurs talents, s'ef-
forcent de les dégrader, qu'il faut oser leur rendre témoi-
gnage ^ Ce sont les critiques injustes qu'il faut craindre de
hasarder, et non les louanges sincères.
28Zi. L'envie ne saurait se cacher : elle accuse et juge
sans preuves; elle grossit les défauts; elle a des qualifica-
tions énormes pour les moindres fautes ; son langage est
rempli de fiel, d'exagération et d'injure. Elle s'acharne
avec opiniâtreté et avec fureur contre le mérite éclatant;
elle est aveugle, emportée, insensible, brutale.
285. 11 faut exciter dans les hommes le sentiment de leur
prudence et de leur force, si on veut élever leur génie '* : .
ceux qui, par leurs discours ou leurs écrits, ne s'attachent
()ue Vauvenargues avait supprimé, comme faisant double emploi avec la
25e Réflexion (voir page 85). — G.
' V(ir. : [« Ce qu'on trouve obscur dans certains moments, on l'entend aisé-
« ment un autre jour, ou à une autre heure ; et ce qu'on a le mieux compris,
« quelquefois, on cesse tout à coup de le comprendre. La pénétration, l'in-
<. vention, la vivacité, la prudence, ne sont pas de toutes les heures; la mé-
« moire même se fait quelquefois beaucoup attendre; elle a ses inégalités, ses
•' caprices, et elle agit trop tôt, ou trop tard. »]
5 Var. : <( S'il sied bien à une âme juste d'avoir de l'indulgence pour les
•' hommes qui honorent l'humanité, c'est surtout pour ceux dont la gloire a
« souffert de légères taches, et, s'il faut excuser leurs erreurs, c'est principale-
« ment pendant qu'ils vivent. »
^ C'est ce que Vauvenargues a. fait pour Voltaire, à toute occasion. — G.
^ Dans cette Maxime, et dans les quatorze suivantes, Vauvenargues a évi-
demment en vue Pascal, et surtout La Rochefoucauld, qu'il nomme dans
la 209'. — (;.
ET MAXIMES 415
qu'à relever les ridicules et les faiblesses de l'humanité,
sans distinction ni égards, éclairent bien moins la raison
et les jugements du public, qu'ils ne dépravent ses incli-
nations '. "
'286. Je n'admire point un sophiste qui réclame contre
la gloire et contre l'esprit des grands hommes; en ou-
vrant mes yeux sur le faible des plus beaux génies, il
m'apprend à l'apprécier lui-même ce qu'il peut valoir:
il est le premier que je raie du tableau des hommes illus-
tres'.
287. Nous avons grand tort de penser que quelque dé-
faut que ce soit puisse exclure toute vertu, ou de regarder
l'alliance du bien et du mal comme un monstre ou comme
une énigme; c'est faute de pénétration que nous concilions
si peu de choses.
288. Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'attention
des hommes, en faisant remarquer dans notre esprit des
contrariétés et des difficultés qu'ils forment eux-mêmes ;
comme d'autres amusent les enfants par des tours de
cartes qui confondent leur jugement, quoique naturels
et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour
avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la
in orale.
289. 11 n'y a point de contradictions dans la nature \
' Vur. : « Il est peu do leçons utiles dans les meilleuis livres, depuis que
« la faiblesse de l'esprit humain est devenue le champ de tous les lieux-com-
II muns des philosophes. »
- V<ir. : (( Je trouve plaisant que quelqu'un aspii'e à se faire admirer, en
« insinuant que nous sommes des dupes d'estimer Alexandre ou Mair-Aii-
" rèle. •> — Autre Var. : « Le plaisir le plus délicat des petites âmes est de
" découvrir le défaut des jurandes ; on ne devrait point imi)oser par ce pauvre
<■ p;enre d'esprit. Je ne puis admirer un auteur (|ui réclame en vors insultants
contre les vertus d'Alexandre. » — Ces deux variantes désignent clain^-
mcnt J.-B. Rousseau, que Vauvenargues a déjà attaqué sur ce point. (Voir
l'article Rousseau, page 255.) — G.
"• Voltaire remarque que cette pensée et les deux précédentes vont droit
;i Pascal. — G.
416 RÉFLEXIONS
290. Est-il contre la raison ou la justice de s'aimer soi-
même? Et pourquoi voulons-nous que l' amour-propre' soit
toujours un vice ^?
291. S'il y a un amour de nous-mêmes naturellement
officieux et compatissant, et un autre amour-propre sans
humanité, sans équité, sans bornes, sans raison, faut-il les
confondre"?
292. Quand il serait vrai que les hommes ne seraient
vertueux que par raison, que s'ensuivrait-il? Pourquoi, si
on nous loue avec justice de nos sentiments, ne nous loue-
rait-on pas encore de notre raison? Est-elle moins nôtre
que la volonté ^ ?
293. On suppose que ceux qui servent la vertu par ré-
flexion, la trahiraient pour le vice utile ^ : oui, si le vice pou-
vait être tel, aux yeax d'un esprit raisonnable^.
29Zi. Il y a des semences de bonté et de justice dans le
cœur des hommes. Si l'intérêt propre y domine, j'ose dire
que cela est, non-seulement selon la nature, mais aussi
selon la justice, pourvu que personne ne souffre de cet
amour-propre, ou que la société y perde moins qu'elle n'y
gagne.
295. Celui qui recherche la gloire par la vertu ne de-
mande que ce qu'il mérite \
296. J'ai toujours trouvé ridicule que les philosophes
aient forgé une vertu incompatible avec la nature de l' homme,
et que, après l'avoir ainsi feinte, ils aient prononcé froide-
1 Amour-propre employé encore pour arj^onr de sot. — S.
--5-'i [Bien, très- bien. — V.]
^ Var. : « Point du tout : l'intérêt d'un esprit bien fait ne se trouve guère
^( dans le vice, et son inclination et sa raison y répugnent trop fortement. »
6-'? [Bien, très-bien. — V.] La plupart de ces idées se retrouvent, en substance,
dans les 24= et li3^ chap. de \ Introduction à la Connaissance de l'Esprit hu-
main. — G.
ET MAXIMES. 417
ment qu'il n'y avait aucune vertu. Qu'ils parlent du fantôme
de leur imagination ' ; ils peuvent à leur gré l'abandonner
ou le détruire, puisqu'ils l'ont créé : mais la véritable vertu,
celle qu'ils ne veulent pas nommer de ce nom, parce qu'elle
n'est pas conforme à leurs définitions, celle qui est l'ou-
vrage de la nature, non le leur, et qui consiste principale-
ment dans la bonté et la vigueur de l'àme, celle-là n'est point
dépendante de leur fantaisie, et subsistera à jamais, avec
des caractères ineffaçables.
297. Le corps a ses grâces, l'esprit ses talents; le cœur
n'aurait-il que des vices? et l'homme, capable de raison,
serait-il incapable de vertu ?
298. Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice,
d'humanité, de compassion et de raison. 0 mes amis!
qu'est-ce donc que la vertu?
299. Si l'illustre auteur des Maximes^ eût été tel qu'il a
tâché de peindre tous les hommes , mériterait-il nos hom-
mages et le culte idolâtre de ses prosélytes ?
300. Ce qui fait que la plupart des livres de morale sont
si insipides, c'est que leurs auteurs ne sont pas sincères^;
c'est que, faibles échos les uns des autres, ils n'oseraient
produire leurs propres maximes et leurs secrets senti-
ments. Ainsi, non-seulement dans la morale, mais en quel-
que sujet que ce puisse être, presque tous les hommes
passent leur vie à dire et à écrire ce qu'ils ne pensent
• \'<ir. : [« Certes, ils ont raison : le fantôme de leur invention ni n'existe,
ni ne peut être; mais la vraie vertu, celle qui est au-dessus de leur esprit,
comme au-dessus de leur cœur, et qui consiste principalement dans la supé-
riorité des âmes fortes et tendres sur les âmes faibles, celle-là, dis-je, n'en
est pas moins réelle, ni moins estimable. » ]
- La Rochefoucauld. — G.
^ Var. : « C'est qu'ils supposent toujours les hommes autres qu'ils ne sont,
c'est qu'ils les accablent de préceptes sévères et impraticables, c'est qu'ils
« ne proposent point à la vertu de vrais et d'aimables motifs. La morale
« serait pout-Otrc la plus agréable et la plus utile des sciences, si elle n'était
(( pas la plus fardée, et ne rebutait pas ainsi les cœurs les mieux faits. »
27
418 REFLEXIONS
point', et ceux qui conservent encore quelque amour de
la vérité excitent contre eux la colère et les préventions
du public.
301. 11 n'y a guère d'esprits qui soient capables d'em-
brasser à la fois toutes les faces de chaque sujet, et c'est là,
à ce qu'il me semble, la source la plus ordinaire des erreurs
des hommes. Pendant que la plus grande partie d'une na-
tion languit dans la pauvreté, l'opprobre et le travail, l'au-
tre, qui abonde en honneurs, en comnîodités, en plaisirs,
ne se lasse pas d'admirer le pouvoir de la politique, qui
fait fleurir les arts et le commerce, et rend les États redou-
tables
302. Les plus grands ouvrages de l'esprit humain sont
très-assurément les moins parfaits : les lois, qui sont la plus
belle invention de la raison, n'ont pu assurer le repos des
peuples sans diminuer leur liberté'.
303. Quelle est quelquefois lafaiblesse et l'inconséquence
des hommes ! Nous nous étonnons de la grossièreté de nos
pères, qui règne cependant encore dans le peuple, la plus
nombi'euse partie de la nation ; et nous méprisons en
même temps les belles-lettres et la culture de l'esprit, le
seul avantage qui nous distingue du peuple et de nos an-
cêtres.
30Zi. Le plaisir et l'ostentation l'emportent dans le cœur
des grands sur l'intérêt : nos passions se règlent ordinaire-
ment sur nos besoins.
305. Le peuple et les grands n'ont ni les mêmes vertus,
ni les mêmes vices \
' A(l(l. : [« Misérables victimes de leur circonspection, les entraves de leur
« prudence retiennent leur courage, et leurs paroles énervées et languissantes
« ne sont que l'image et la preuve de l'avilissement de leur cœur. ••]
- Var. : « N'ont pu rendre les peuples plus tranquilles et plus polis,
« sans, » etc. — Voir la IS^*" Maxime, et la note qui s'y rapporte, p. 392, 393
— G.
•' ' \u nioitis, u'ont-ils pas les mêmes dehors. — V.;
ET MAXIMES. 419
306. C'est à notre cœur à régler le rang de nos intérêt?,
et à notre raison de les conduire '.
307. La médiocrité d'esprit et la paresse font plus de phi-
losophes que la réflexion.
308. Nul n'est ambitieux par raison, ni vicieux par
défaut d'esprit \
309. Tous les hommes sont clairvoyants sur leurs inté-
rêts; et il n'arrive guère qu'on les en détache par la ruse.
On a admiré dans les négociations la supériorité de la mai-
son d'Autriche, mais pendant l'énorme puissance de cette
famille, non après. Les traités les mieux ménagés ne sont
que la loi du plus fort ^
310. Le commerce est l'école de la tromperie.
311. A voir comme en usent les hommes, on serait porté
quelquefois à penser que la vie humaine et les afl'aires du
monde sont un jeu sérieux, où toutes les finesses sont per-
mises pour usurper le bien d' autrui à nos périls et fortune,
et où l'heureux dépouille, en tout honneur, le plus malheu-
reux ou le moins habile ^.
312. C'est un grand spectacle de considérer les hommes
méditant en secret de s'entre-nuire, etforcés, néanmoins,
de s'entr'aider, contre leur inclination et leur dessein.
313. Nous n'avons ni la force ni les occasions d'exécuter
tout le bien et tout le mal que nous projetons.
' [Mauvais. — V. j
- La l'c édition ajoutait : Xi sai/e par vhoi.r, et Voltaire demandait : pour-
quoi donc? — G.
■" [Bien. — V.] — Dans la V édition, les trois pensées de cette Maxime
étaient séparées ; leur liaison n'est peut-être pas assez étroite; cependant, la
seconde est la confirmation de la première, et la dernière, la conclusion. Pour
prouver Vinipuissance de la r?/sg,Vauvenargues cite la maison d'Autriche, dont
la supériorité diplomati(|ue n'a duré qu'autant qu'a duré sa supéi iorité mili-
taire, et il en conclut ([n'eu dépit des négnciateni-s, c'est la force (|ui traite. — G.
* Var. : « iXtitic vie irssemble à lui jeu où toutes, -- rie. — [Bien.— \. '
420 RÉFLEXIONS
31/î. Nos actions ne sont ni si bonnes ni si vicieuses que
nos volontés.
315. Dès que l'on peut faire du bien, on est à même de
faire des dupes ; un seul homme en amuse alors une infinité
d'autres, tous uniquement occupés de le tromper. Ainsi, il
en coûte peu aux gens en place pour surprendre leurs in-
férieurs; mais il est malaisé à des misérables d'imposer à
qui que ce soit. Celui qui a besoin des autres les avertit de
se défier de lui ; un homme inutile a bien de la peine à leur-
rer personne.
316. L'indifférence où nous sommes pour la vérité dans
la morale vient de ce que nous sommes décidés à suivre nos
passions, quoi qu'il en puisse être; et c'est ce qui fait que
nous n'hésitons pas lorsqu'il faut agir, malgré l'incertitude
de nos opinions'. Peu importe, disent les hommes, de
savoir où est la vérité, sachant où est le plaisir.
317. Les hommes se défient moins delà coutume et de la
tradition de leurs ancêtres, que de leur raison '.
318. La force ou la faiblesse de notre créance dépend I
plus de notre courage que de nos lumières ^ : tous ceux qui . -^
se moquent des augures n'ont pas toujours plus d'esprit
que ceux qui y croient.
1 Var.: « Et c'est là ce qui fait que nous n'hésitons pas dans la pratique,
« malgré l'incertitude de notre créance. » — Dans la version définitive, cest
ce qui fait porte sur le dernier membre de phrase [nous sommes décidés
à suivre nos passions)^et non sur le premier {Vindiffére)ite ou nous sommesX.
— G.
2 Var. : « Nous avons plus de foi à la coutume et à la tradition de nos pères
« qu'à notre raison. » — Dans cette Maxime, dans les huit ou dix qui
suivent, et dans la 918'", on voit clairement les hésitations de Vauvenar-
gues sur les matières de foi; il oppose la raison à la tradition, et, d'un
autre côté, il ne voit pas que ceux qui se moquent des augures aient plus d'es-
prit que ceux qui y croient ; il s'explique la foi, par Vintérét du cœur, ou par
les fantômes de la pfur, et, par contre, il ne peut s'expliquer Vintrépidité d'un
homme incrédule. — Voir, sur ces alternatives, la dernière note de la Médita-
lion sur ta Foi, page 230. — G.
"> Var. : « Dépend plus do notre âme que de notre esprit. «
ET MAXIMES. 421
319. Il est aisé de tromper les plus habiles, en leur pro-
posant des choses qui passent leur esprit, et qui intéressent
leur cœur'.
320. Comme il est naturel de croire beaucoup de choses
sans démonstration, il ne l'est pas moins de douter de
quelques autres, malgré leurs preuves.
321. Qui s'étonnera des erreurs de l'antiquité, s'il con-
sidère qu'encore aujourd'hui, dans le plus philosophe de
tous les siècles, bien des gens de beaucoup d'esprit n'ose-
raient se trouver à une table de treize couverts'?
322. L'intrépidité d'un homme incrédule, mais mourant,
ne peut le garantir de quelque trouble, s'il raisonne ainsi :
Je me suis trompé mille fois sur mes plus palpables inté-
rêts, et j'ai pu me tromper encore sur la religion. Or, je n'ai
plus le temps ni la force de l'approfondir, et je meurs...
323. La Foi ^ est la consolation des misérables, et la ter-
reur des heureux.
32/4. La courte durée de la vie ne peut nous dissuader
de ses plaisirs, ni nous consoler de ses peines.
325. Ceux qui combattent les préjugés du peuple croient
n'être pas peuple : un homme qui avait fait à Rome un ar-
gument contre les poulets sacrés, se regardait peut-être
comme un grand philosophe; mais les vrais philosophes se
moquaient d'un fou qui attaquait inutilement les opinions
• Vauvenai'guos a exprimé la même idée dans le Discours sur le Carailère
des différents siècles. Lçs diverses éditions donnent, à la suite, une pensée
reprise mot pour mot du même Discours. — Voir la note l''", page 15.3. — G.
- Var. : « Quand je vois qu'un iiomnio d'esprit, dans le plus éclairé de tous
< les siècles, n'ose se mettre à table si l'ouest treize, il n'y a plus d'erreur, ni
ancienne ni moderne, qui m'étonne. »
"' [Plutôt : la nelifjion. — V.] — Dans la 6*" lettre à Saint-Vincens, Vauve-
nargues dit de même : « Cette Foi, qui est la consolation des misérables, est le
'< supplice des lieuroux. » — (1.
422 liKM.KKIONS
(lu peuple, et (lésar, qui, probablement, ne croyait pas aux
aruspices, ne laissa pas d'en faire un traité '.
326. Lorsqu'on rapporte sans partialité les raisons des
sectes opposées, et qu'on ne s'attache à aucune, il semble
qu'on s'élève en quelque sorte au-dessus de tous les partis.
Demandez cependant à ces philosophes neutres, qu'ils choi-
sissent une opinion, ou qu'ils établissent d'eux-mêmes
quelque chose; vous verrez qu'ils n'y sont pas moins em-
barrassés que tous les autres. Le monde est peuplé d'esprits
froids, qui, n'étant pas capables par eux-mêmes d'inventer,
s'en consolent en rejetant toutes les inventions d' autrui, et
qui, méprisant au dehors beaucoup de choses, croient se
faire plus estimer '.
327. Qui sont ceux qui prétendent que le monde est de-
venu vieux? je les crois sans peine. L'ambition, la gloire,
l'amour, en un mot, toutes les passions des premiers âges, ne
font plus les mêmes désordres et le même bruit. Ce n'est
pas peut-être que ces passions soient aujourd'hui moins
vives qu'autrefois; mais c'est qu'on les désavoue et qu'on
les combat. Je dis donc que le monde est comme un vieil-
lard qui conserve tous les désirs de la jeunesse, mais qui
en est honteux, et s'en cache, soit parce qu'il est détrompé
du mérite de beaucoup de choses , soit parce qu'il veut le
paraître.
328. Les hommes dissimulent par faiblesse, et par la
crainte d'être méprisés, leurs plus chères, leurs plus con-
stantes, et quelquefois leurs plus vertueuses inclinations \
329. L'art de plaire est l'art de tromper "*.
< Rapprochez de la SlS"^ Maxime, page 399. — G.
- Var. : « Le monde fourmille de philosophes qui se disputent la vaine gloire
'( de connaître la faiblesse de l'esprit humain; mais il y en a peu qui distin-
« guent les bornes précises de cette faiblesse, et qui sachent en tirer des con-
« séquences; ils fardent à l'envi la vérité, qui n'est pas leur but, et nul ne
« donne des préceptes utiles. »
3 Voir, page 452, la Maxime 560^, qui n'est que le développement de
celle-ci. — G.
■* TA examiner. — V.j
i:t aiaximi:s. m
330. Nous sommes trop inatteiitife, ou trop occupés de
nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres : qui-
conque a vu des masques, dans un bal, danser amicalement
ensemble, et se tenir par la main sans se connaître, pour se
quitter le moment d'après, et ne plus se voir ni se regretter,
peut se faire une idée du monde '.
331. [La naïveté est lumineuse; elle fait sentir les cho-
ses fines à ceux qui seraient incapables de les saisir d'eux-
mêmes. ]
332. La naïveté se fait mieux entendre que la pi'écision ;
c'est la langue du sentiment, préférable à celle de l'imagi-
nation et de la raison, parce qu'elle est belle et vulgaire'.
333. Il y a peu d'esprits qui connaissent le prix de la
naïveté, et qui ne fardent point la nature. Les enfants coif-
fent leurs chats, mettent des gants à un petit chien; et
devenus hommes, ils composent leur maintien, leurs écrits,
leurs discours; j'ai traversé autrefois un village, où l'on
assemblait tous les mulets, le jour de la fête, pour les bénir,
et j'ai vu qu'on ornait de rubans le dos de ces pauvres
bêtes. Les hommes aiment tellement la draperie, qu'ils
tapissent jusqu'aux chevaux.
33/i. [Je connais des hommes que la naïveté rebute,
connue quelques personnes délicates seraient blessées de
voir une femme toute nue ; ils veulent que l'esprit soit cou-
vert comme le corps.]
335. On ne s'élève point aux grandes vérités sans en-
' Ici s'arrêtent les Maximes publiées par Vauvenargues dans sa se-
conde édition. Les suivantt^s sont posthumes, et celles que l'on trouvera entre
crochets, paraissent, pour la première fois, au nombre de près de deux-cents.
Le lecteur pourra s'assurer qu'elles ne sont pas les moins intéressantes du
recueil. — G.
'■* A(l(l.: [■< C'est la langue la plusaimable, et, toutefois, celle que les liom-
« mes aiment le moins ù parler. » J
424 RÉFLEXIONS
tlîousiasme; le sang froid discute et n'invente point; il faut
peut-être autant de feu que de justesse pour faire un véri-
table philosophe.
336. [L'esprit n'atteint au grand que par saillies.]
337. La Bruyère était un grand peintre, et n'était pas
peut-être un grand philosophe; le duc de La Rochefou-
cauld était philosophe, et n'était pas peintre.
338. [Locke était un grand philosophe, mais abstrait ou
diffus, et quelquefois obscur. Son chapitre de la Puissance
est plein de ténèbres, de contradictions, et moins propre à
faire connaître la vérité qu'à confondre nos idées sur cette
matière'. J
339. Si quelqu'un trouve un livre obscur, l'auteur ne
doit pas se défendre. Osez prouver qu'on a eu tort de ne
pas vous entendre, osez justifier vos expressions, on atta-
quera votre sens : Oui, dira-t-on, je vous entends bien ;
mais je ne pouvais pas croire que ce fût là votre pensée.
340. [Un bon esprit ne s'arrête pas au sens des paroles,
lorsqu'il voit celui de l'auteur.]
3/il. [Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on
vous répondra qu'elle n'est pas neuve; demandez alors si
elle est vraie, vous verrez qu'on n'en saura rien.]
3â2. [Voulez- vous dire de grandes choses, accoutumez-
vous d'abord à n'en jamais dire de fausses.]
3/i3. Pourquoi appelie-t-on académique un discours fleuri,
élégant, ingénieux, harmonieux; et non pas un discours
vrai et fort, lumineux et simple? Où cultivera-t-on la vraie
éloquence, si on l'énervé dans l'Académie'' ?
* Voir la note de la page 20G. — G.
2 Add. : [((Y a-t-il donc tant de clioscs qu'on ne puisse dire avec simplicité
« et avec force?»] — Vcir. : [« Ce qu'on appelle un discours académique , est,
« selon moi, un discours contre les règles de la vraie éloquence. «J
ET MAXIMES. 425
Zlih. Ce que bien des gens, aujourd'hui, appellent écrire
pesamment, c'est dire uniment la vérité, sans fard, sans
plaisanterie et sans trait.
3/i5. Un homme écrivait à quelqu'un sur un intérêt ca-
pital; il lui parlait avec quelque chaleur, parce qu'il avait
envie de le persuader ; il montra sa lettre à un homme de
beaucoup d'esprit, mais très-prévenu de la mode : — Et
pourquoi, lui dit cet ami, n'avez-vous pas donné à vos rai-
sons un tour plaisant? Je vous conseille de refaire votre
lettre.
o/i6. On raconte de je ne sais quel peuple', qu'il alla
consulter un oracle pour s'empêcher de rire dans les déli-
bérations publiques : notre folie n'est pas encore aussi rai-
sonnable que celle de ce peuple \
3Zi7. C'est une chose remarquable que presque tous les
poètes se servent des expressions de Racine, et que Racine
n'ait jamais répété ses propres expressions.
3/i8. [Nous admirons Corneille, dont les plus grandes
beautés sont empruntées de Sénèque et de Lucain que nous
n'admirons pas.]
3/i9. [Je voudrais qu'on me dît si ceux qui savent le latin
n'estiment pas Lucain plus grand poète que Corneille.]
350. [11 n'y a point de poète en prose; mais il y a plus
de poésie dans Bossuet que dans tous les poèmes de La
Motte.]
351. [Comme il y a beaucoup de soldats et peu de bra-
ves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et presque
point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans les
métiers honorables, sans autre vocation que leur vanité,
ou, tout au plus, l'amour de la gloire.]
' Les Tirynthiens, peuplade grecque du Péloponèse. — G.
■* Parce que ce peuple avait, au moins, conscience de sa folie, puisqu'il
voulait en guérir, tandis que nous n'avons pas conscience de la nôtre. — G.
4'2[) IIKII. i:\ION S
35:2. Boileau n'a jugé de Quinault que par ses défauts,
et les amateurs du poète lyrique n'en jugent que par ses
beautés.
353. La musique de Montéclair' est sublime dans le
fameux chœur de Jephté, mais les paroles de l'abbé Pel-
legrin ^ ne sont que belles. Ce n'est pas de ce que l'on
danse autour d'un tombeau à l'Opéra, ou de ce qu'on y
meurt en chantant, que je me plains; il n'y a point de gens
raisonnables qui trouvent cela l'idicule : mais je suis fâché
que les vers soient toujours au-dessous de la musique, et
que ce soit du musicien qu'ils empruntent leur principale
expression. Voilà le défaut; et lorsque j'entends dire, après
cela, que Quinault a porté son genre à la perfection, je m'en
étonne; et, quoique je n'aie pas grande connaissance là-
dessus, je ne puis du tout y souscrire ^
35Zi. Tous ceux qui ont l'esprit conséquent ne l'ont pas
juste; ils savent bien tirer des conclusions d'un seul prin-
cipe, mais ils n'aperçoivent pas toujours tous les principes
et toutes les faces des choses ; ainsi, ils ne raisonnent que
sur un côté, et ils se trompent. Pour avoir l'esprit toujours
juste, il ne suffit pas de l'avoir droit, il faut encore l'avoir
étendu; mais il y a peu d'esprits qui voient en grand, et qui,
en même temps, sachent conclure : aussi n'y a-t-il rien de
plus rare que la véritable justesse. Les uns ont l'esprit con-
séquent, mais étroit; ceux-là se trompent sur toutes les
choses qui demandent de grandes vues ; les autres em-
' Montéclair (Michel), célèbre musicien, né près de Ghaumonten Bassigny,
en 1666, montra dès sa plus tendre enfance, de la disposition pour la musi-
que; il reçut les premières leçons de Moreau, maître de chapelle de la catlié-
drale de Langres. En 1700, il vint à Paris, entra à l'orchestre de l'Opéra; il
fut le premier qui joua de la contre-basse. II mourut en septembre 1737, sui-
vant Du Tillet, et le 2k mars de la même année, selon l'auteur du Mercure
(mars 1738, p. 566). On a de lui plusieurs ouvrages estimés des musiciens;
il a mis en musique trois poèmes de l'abbé Pellegrin, et entre autres la tra-
gédie de Jephté^ représentée en 1731. — B.
- Pellegrin (Simon-Joseph), né à Marseille en 1663, d'abord religieux de
l'ordre des Servîtes, et depuis abbé de Cluny, mourut le 5 septembre 17/|5. --B.
3 Voir, page 253, le morceau inlitulé Quinaull. — G.
1:T ma VIMES. -127
brassent beaucoup, mais ils ne tirent pas si bien des consé-
quences, et tout ce qui demande un esprit droit les met
en danger de se perdre '.
355. Qu'on examine tous les lidicules, on n'en trouvera
presque point quine viennent d'une sotte vanité, ou de quel-
que passion qui nous aveugle et qui nous fait sortir de
notre place; un homme ridicule ne me paraît être qu'un
homme hors de son véritable caractère et de sa force.
356. Tous les ridicules des hommes ne caractérisent
([u'un seul vice, qui est la vanité ; et, comme les passions
des gens du monde sont subordonnées h ce faible, c'est,
apparemment, la raison pourquoi il y a si peu de vériié
dans leurs manières, dans leurs mœurs, et dans leurs plai-
sirs. La vanité est ce qu'il y a de plus naturel dans les
hommes, et ce qui les fait sortir le plus souvent de la
nature.
357. Les critiques les plus spécieuses ne sont pas, sou-
vent, raisonnables : Montaigne a repris Cicéron de ce que,
après avoir exécuté de grandes choses pour la république,
il voulait encore tirer gloire de son éloquence; mais Mon-
taigne ne pensait pas que ces grandes choses qu'il loue,
( 'icéron ne les avait faites que par la parole.
358. Est-il vrai que rien ne suffise à l'opinion, et que
peu de chose suffise à la nature? Mais l'amour des plaisirs,
mais la soif de la gloire, mais l'avidité des richesses, en un
mot, toutes les passions ne sont-elles pas insatiables? Qui
donne l'essor à nos projets, qui borne, ou qui étend nos
opinions, sinon la nature? N'est-ce pas encore la nature
qui nous pousse môme à sortir de la nature, comme le rai-
sonnement nous écarte quelquefois de la raison, ou comme
l'impétuosité d'une rivière rompt ses digues, et la fait sor-
tir de son lit ' ?
* Rapprochez des 2ir et '2iy Maximes, pages 397, 308. — G.
=^ Var. • ' « Peu de cliose ,sw///i/ à Ui ihiliire, rien a ropiiiion : maxime irôs-
428 Ut:i LEXIONS
359. Catilina n'ignorait pas les périls d'une conjuration;
son courage lui persuada qu'il les surmonterait : l'opinion
ne gouverne que les faibles; mais l'espérance trompe les
plus grandes âmes.
360. [Tout a sa raison; tout arrive comme il doit être ;
il n'y a donc rien contre le sentiment ou la nature. Je m'en-
tends; mais je ne me soucie guère qu'on m'entende.]
361 . 11 ne faut pas, dit-on, qu'une femme se pique d'es-
prit, ni un roi d'être éloquent ou de faire des vers, ni un
soldat de délicatesse et de civilité, etc. : les vues courtes
multiplient les maximes et les lois, parce qu'on est d'autant
plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses qu'on a
l'esprit moins étendu. Mais la nature se joue de nos petites
règles ; elle sort de l'enceinte trop étroite de nos opinions,
et fait des femmes savantes ou des rois poètes, en dépit de
toutes nos entraves.
362. On instruit les enfants à craindre et à obéir ; l'ava-
rice, l'orgueil, ou la timidité des pères, enseignent aux
enfants l'économie, l'arrogance, ou la soumission. On les
excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déjà que
trop enclins; nul ne songe à les rendre originaux, hardis,
indépendants '.
« fausse; l'opiiiioii se contenterait de peu de chose, si la nature n'était insa-
« tiable. C'est l'opinion qui flatte un négociant qu'il pourra se reposer après
« un certain bien acquis, et c'est la nature qui le détrompe, lorsqu'il a amassé
« ce bien ; c'est l'opinion qui fait croire à un ambitieux qu'il sera heureux
(( dans tel poste qu'il désire; mais c'est la nature qui le détrompe, lorsqu'il
« y est parvenu; c'est l'opinion qui persuade à un homme amoureux qu'il
<( n'a besoin que de la possession de sa maîtresse pour vivre content; maia
« c'est la nature qui lui fait désirer bientôt d'autres conquêtes. Pour parler
« plus exactement, c'est la nature qui nous trompe, et qui nous détrompe ;
« c'est elle qui borne, et qui étend nos opinions; l'opinion est toujoui\s à ses
« ordres; que la nature soit contente, l'opinion l'est. Pourquoi avons-nous
(( tant d'estime pour nous-mêmes, sinon parce que la nature nous la donne?»]
' Var. : [« Les hommes sont trop intéressés et trop impérieux pour ap-
« prendre à leurs enfants la générosité et l'indépendance ; ils ne leur appren-
« nent qu'à être économes et souples; ils les enivrent des petites choses dont
« eux-mêmes sont possédés; il faudrait plutôt cultiver leur caractère propre,
(( et leur inspirer de n'en Jamais sortir. » ]
ET MAXIMES. 129
363. Si l'on pouvait donner aux enfants des maîtres de
jugement et d'éloquence, comme on leur donne des maîtres
de langues ; si on exerçait moins leur mémoire que leur
activité et leur génie; si, au lieu d'émousser la vivacité de
leur esprit, on tâchait d'élever l'essor et les mouvements
de leur âme, que n'aurait-on pas lieu d'attendre d'un beau
naturel? Mais on ne pense pas que la hardiesse, ou que
l'amour de la vérité et de la gloire, soient les vertus qui
importent à leur jeunesse ; on ne s'attache, au contraire,
qu'à les subjuguer, afin de leur apprendre que la dépen-
dance et la souplesse sont les premières lois de leur for-
tune.
36/i. Les enfants n'ont pas d'autre droit à la succession
de leur père que celui qu'ils tiennent des lois; c'est au
même titre que la noblesse se perpétue dans les familles:
la distinction des ordres du royaume est une des lois fon-
damentales de l'Etat.
365. [Celui qui respecte les lois honore le bonheur de
la naissance; la considération qu'il a pour la noblesse est
encore appuyée sur la longue possession où elle est des
premiers honneurs. La possession est le seul titre des choses
humaines; les traités et les bornes des États, la fortune
des particuliers et la dignité royale elle-même, tout est
fondé là-dessus. Qui voudrait remonter aux commencements,
ne trouverait presque rien qui ne fût matière à contesta-
tion : la possession est donc le plus respectable de tous les
titres, puisqu'elle nous donne la paix. J
366. [C'est dans notre propre esprit, et non dans les
objets extérieurs, que nous apercevons la plupart des cho-
ses : les sots ne connaissent presque rien, parce qu'ils sont
vides, et que leur cœur est étroit; mais les grandes âmes
trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses exté-
rieures; elles n'ont besoin, ni délire, ni de voyager, ni
d'écouter, ni de travailler, pour découvrir les plus hautes
430 REFLEXIONS
vérités; elles n'ont qu'à se replier sur elles-mêmes, et à
feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées '.]
367. Le sentiment ne nous est pas suspect de fausseté.
368. L'illustre auteur de Télémaque ne donne-t-il pas
aux princes un conseil timide, lorsqu'il leur inspire d'éloi-
gner des emplois les hommes ambitieux qui en sont ca-
pables? Un grand roi ne craint pas ses sujets, et n'en doit
rien craindre.
369. [il faut qu'un roi ait bien peu d'esprit, ou l'âme
bien peu forte, pour ne pas dominer ceux dont il se sert.]
370. Les vertus régnent plus glorieusement que la pru-
dence ; la magnanimité est l'esprit des rois.
371. [Le défaut d'ambition, dans les grands, est quelque-
fois la source de beaucoup de vices ; de là, le mépris des
devoirs, l'arrogance, la lâcheté, et la mollesse. L'ambition,
au contraire, les rend accessibles , laborieux , honnêtes ,
serviables, etc., et leur fait pratiquer les vertus qui leur
manquent par nature, mérite souvent supérieur à ces vertus
même, parce qu'il témoigne ordinairement une âme forte J
372. [On ne saurait trop répéter que tous les avantagés
humains se perdent par le manque des qualités qui les pro-
curent : les richesses s'épuisent sans l'économie ; la gloire
se ternit sans l'action; la grandeur n'est qu'un titre de
mollesse sans l'ambition qui l'a établie, et qui, seule, peut
lui conserver sa considération et son crédit'.]
1 Nous l'avons assez vu, c'est la méthode ordinaire de Vauvenargaes ; il se
replie ftiir lui-même. Cette phrase, seule, justifierait le parti que nous avons
pris dans notre commentaire, comme dans notre Eloye^ de chercher la
biographie morale de Vauvenargues dans son œuvre môme. — G. — Var. ;
« Les hommes médiocres empruntent au dehors le peu de connaissances et de
<• lumières qu'ils paraissent tirer de leur propre fonds ; mais les âmes supé-
« Heures trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures. »
- Vnr. : [ n Si les richesses s'épuisent par la profusion ; si la gloire se
« ternit par l'inaction ; en un mot, si tous les avantages acquis se perdent
• par le défaut des qualités qui les ])rocurent, cela est vrai surtout à l'égard
« dos grands, qui ne peuvent conserver le crédit et la considération de leur
ET MAXIMES. 431
373. Plaisante fortune pour Bossiiet d'être chapelain de
Versailles! Fénelon, du moins, était à sa place; il était né
pour être le précepteur des rois; mais Bossuet devait être
un grand ministre, sous un roi ambitieux.
37/i. [Je suis toujours surpris que les rois n'essaient
point si ceux qui écrivent de grandes choses ne seraient pas
capables de les faire : cela vient, vraisemblablement, de
ce qu'ils n'ont pas le temps de lire.]
375. Un prince, qui n'est que bon, aime ses domestiques,
ses ministres, sa famille, son favori, et n'est point attaché
à son État; il faut être un grand roi pour aimer un peuple.
376. [Le prince qui n'aime point son peuple peut être
un grand homme, mais il ne peut être un grand roi.]
377. [Un prince est grand et aimable quand il a les
vertus d'un roi, et les faiblesses d'un particulier.]
378. [Louis XIV avait trop de dignité; je l'aurais aimé
plus populaire. 11 écrivait à M. de... « Je me réjouis, comme
votre ami, du présent que je vous fais, comme votre maî-
tre. » Il ne savait jamais oublier qu'il était le maître. C'é-
tait un grand roi ; je l'admire ; mais je n'ai jamais regretté
de n'être pas né sous son règne '.]
379. [Luynes obtint, à dix-huit ans, la dignité de con-
nétable. La faveur des rois est le plus court chemin pour
faire une grande fortune; c'est ce que savent à merveille
tous les courtisans. Aussi, ceux qui ne peuvent arriver jus-
qu'à l'oreille du prince tâchent-ils, au moins, de gagner
les bonnes grâces du ministre , de même que ceux qui n'ar-
rivent pas jusqu'au ministre font la cour au valet de cham-
« fortune que par Tambition qui l'a faite. Mais, tandis ((u'ils se laissent amol-
« lir par les plaisirs, et (ju'ils font consister la grandeur dans le faste, dans
<- les excès, et dans le dédain pour les autres hommes, qui leur fera entendre
" ces vérités?»]
' On sait que Vauvenar?;ues est né le 6 août ITI."), moins d'un mois avant
la mort de Louis \l\. — G.
432 REFLEXIONS
bre. Tous sont dans l'erreur : il n'y a rien de si difficile que
de se faire agréer de quelque grand ; il faut avoir des
mérites, et des mérites particuliers. Manquait-on déjeunes
gens de dix-huit ans, à la cour de Louis XIII, pour faire
un connétable ? ]
380. [Un talent médiocre n'empêche pas une grande for-
tune, mais il ne la procure, ni ne la mérite.]
381. [Un honnête homme peut être indigné contre ceux
qu'il ne croit pas mériter leur fortune; mais il n'est pas
capable de la leur envier.]
382. Nos paysans aiment leurs hameaux; les Romains
étaient passionnés pour leur patrie, pendant que ce n'é-
tait qu'une bourgade; lorsqu'elle devint plus puissante,
l'amour de la patrie ne fut plus si vif; une ville, maîtresse
de l'univers, était trop vaste pour le cœur de ses habi-
tants. Les hommes ne sont pas nés pour aimer les grandes
choses.
383. Les folies de Caligula ne m'étonnent point; j'ai
connu, je crois, beaucoup d'hommes qui auraient fait leurs
chevaux consuls, s'ils avaient été empereurs romains. Je
pardonne, par d'autres motifs, à Alexandre de s'être fait
rendre des honneurs divins, à l'exemple d'Hercule et de
Bacchus, qui avaient été hommes comme lui, et moins grands
hommes. Les anciens n'attachaient pas la même idée que
nous au nom de dieu, puisqu'ils en admettaient plusieurs,
tous fort imparfaits; or, il faut juger des actions des
hommes selon les temps. Tant de temples élevés par les
empereurs romains à la mémoire de leurs amis morts,
n'étaient que les honneurs funéraires de leur siècle , et
ces hardis monuments de la fierté des maîtres de la terre
n'offensaient ni la religion , ni les mœurs d'un peuple
idolâtre.
38/i. [Je me suis trouvé, à l'Opéra, à côté d'un homme
qui souriait, toutes les fois que le parterre battait des mains.
ET MAXIMES. 433
Il me dit qu'il avait été fou de la musique dans sa jeunesse,
mais, qu'à un certain âge, on revenait de beaucoup de
choses, parce qu'on en jugeait alors de sang-froid. Un mo-
ment après, je m'aperçus qu'il était sourd, et je dis en
moi-même : Voilà donc ce que les hommes appellent juger de
sang-froid! Les vieillards et les sages ont tort; il faut être
jeune et ardent pour juger, surtout des plaisirs \]
385. [Un homme de sang-froid ressemble à un homme
qui a trop dîné, et qui, alors, regarde avec dégoût le repas
le plus délicieux ; est-ce la faute des mets, ou celle de son
estomac?]
386. Mes passions et mes pensées meurent, mais pour
renaître ; je meurs moi-même sur un lit, toutes les nuits,
mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle
fraîcheur. Cette expérience que j'ai de la mort, me rassure
contre la décadence et la dissolution du corps : quand je vois
que la force active de mon âme rappelle à la vie ses pensées
éteintes, je comprends que celui qui a fait mon corps peut, à
plus forte raison, lui rendre l'être. Je dis dans mon cœur
étonné : Qu'as-tu fait des objets volages qui occupaient tantôt
ta pensée? retournez sur vos propres traces, objets fugitifs.
Je parle, et mon âme s'éveille; ces images mortelles m'en-
tendent, et les figures des choses passées m' obéissent et
m'apparaissent. 0 âme éternelle du monde, ainsi votre
voix secourable revendiquera ses ouvrages, et la terre,
saisie de crainte, restituera ses larcins !
387. C'est une marque de férocité et de bassesse d'in-
' Var. : [« Un vieillard, qui est devenu sourd, et qui n'aime plus la mu-
« sique, croit s'être guéri d'une erreur, et n'estime plus l'harmonie ; voilà ce
" que les hommes appellent juger de sang-froid. »] — Aiitre Vnr. ; [« Mé-
« priser la musique, par défaut d'oreille, dédaigner ce qu'on ne voit point ,
< nier ce qui échappe à nos sens, me paraît une imago assez vive de ce qu'on
« appelle avoir du sang-froid.»] — Autre Var. : « J'ai connu un vieillard
^ devenu sourd, qui n'estimait plus la musique, parce qu'il en jugeait alors,
« disait-il, sans passion. A'oilîi, en effet, ce que les hommes appellent juger
" de sang-froid. »
28
m RÉFLEXIONS
sulter à un homme dans l'ignominie, s il est, d'ailleurs,
misérable; il n'y a point d'infamie dont la misère ne fasse
un objet de pitié pour les âmes tendres.
388. [Il y a des hommes en qui l'infamie est plutôt un
malheur qu'un vice; l'opprobre est une loi de la pau-
vreté. J
389. [La honte et l'adversité sont, en quelque sorte, en-
chaînées l'une à l'autre; la pauvreté fait plus d'opprobres
que le vice. ]
390. [La pauvreté humilie les hommes, jusqu'à les faire
rougir de leurs vertus.]
391. [Le vice n'exclut pas toujours la vertu dans un
même sujet ; il ne faut pas surtout croire aisément que ce
qui est aimable encore, soit vicieux ; il faut, dans ce cas,
s'en fier plus au mouvement du cœur qui nous attire, qu'à
la raison qui nous détourne '. J
392. J'ai la sévérité en horreur, et ne la crois pas trop
utile. Les Romains étaient-ils sévères? N' exila- 1- on pas
Gicéron, pour avoir fait mourir Lentulus, manifestement
convaincu de trahison^? Le Sénat ne fit-il pas grâce à tous
les autres complices de Catilina ? Ainsi se gouvernait le
plus puissant et le plus redoutable peuple de la terre ; et
nous, petit peuple barbare, nous croyons qu'il n'y a jamais
assez de gibets et de supplices ^ !
393. Quelle affreuse vertu que celle qui veut haïr et être
haïe, qui rend la sagesse, non pas secourable aux infirmes,
mais redoutable aux faibles et aux malheureux; une vertu
qui, présumant follement de soi-même, ignore que tous les
« Voyez les Maximes 122'' et 287''. — G.
2 Var. : [«Que de formalités pour faire mourir un Romain! Combien de
« gens furent convaincus d'avoir trempé dans la conjuration do Catilina!
« Cependant, de tant de complices, le sénat ne punit que Lentulus. • '
5 Rapprochez de la oS'' Réflexion (sur la Tolérance), page 96. — G.
ET MAXIMES. . 435
devoirs des hommes sont fondés sur leur faiblesse réci-
proque !
3ô/i. [Vantez la clémence à un homme sévère : Vous se-
rez égorgé dans votre lit, répondra-t-il, si la justice n'est
pas inexorable. 0 timidité sanguinaire ! ]
395. [En considérant l'extrême faiblesse des hommes,
les incompatibilités de leur fortune avec leur humeur, leurs
malheurs toujours plus grands que leurs vices , et leurs
vertus toujours moindres que leurs devoirs, je conclus qu'il
n'y a de juste que la loi de l'humanité, et que le tempéra-
ment de l'indulgence.]
396. Les enfants cassent des \itres et brisent des chai-
ses, lorsqu'ils sont hors de la présence de leurs maîtres;
les soldats mettent le feu à un camp qu'ils quittent ,
malgré les défenses du général; ils aiment à fouler aux
pieds l'espérance de la moisson, et à démolir de superbes
édifices. Qui les pousse à laisser partout ces longues traces
de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire?
ou n'est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la
destruction une idée d'audace et de puissance?
397. Les soldats s'irritent aussi contre le peuple chez
qui ils font la guerre, parce qu'ils ne peuvent le voler assez
librement, et que la maraude est punie : tous ceux qui font
du mal aux autres hommes les haïssent.
39S. [Lorsqu'on est pénétré de quelque grande vérité et
qu'on la sent vivement, il ne faut pas craindre de la dire,
quoique d'autres l'aient déjà dite. Toute pensée est neuve,
quand l'auteur l'exprime d'une manière qui est à lui.]
399. 11 y a beaucoup de choses que nous savons mal, et
qu'il est très-bon qu'on redise.
/iOO. [Un livre bien neuf et bien original serait celui qui
ferait aimer de vieilles vérités.]
436 réflp:xions
AOL Quelqu'un a-t-il dit que, pour peindre avec har-
diesse, il fallait surtout être vrai dans un sujet noble, et ne
point charger la nature, mais la montrer nue? Si on l'a dit,
on peut le redire; car il ne paraît pas que les hommes s'en
souviennent, et ils ont le goût si gâté, qu'ils nomment hardi,
je ne dis pas ce qui est vraisemblable et approche le plus
de la vérité, mais ce qui s'en écarte le plus.
A02. La nature a ébauché beaucoup de talents qu'elle
n'a pas daigné finir. Ces faibles semences de génie abusent
une jeunesse ardente, qui leur sacrifie les plaisirs et les
plus beaux jours de la vie. Je regarde ces jeunes gens comme
les femmes qui attendent leur fortune de leur beauté : le
mépris et la pauvreté sont la peine sévère de ces espérances.
Les hommes ne pardonnent point aux malheureux l'erreur
de la gloire.
Zj03. Il faut souffrir les critiques éclairées et impartiales
qu'on fait des hommes ou des ouvrages les plus estimables :
je hais cette chaleur de quelques hommes qui ne peuvent
souffrir que l'on sépare, dans ceux qu'ils admirent, les dé-
fauts des beautés, et qui veulent tout consacrer '.
liOli. Oserait-on penser de quelques hommes, dont on
respecte les noms, et qui ont cultivé leur esprit par un
grand usage du monde et par des lectures sans choix, qu'ils
nous ont charmés par des grâces qui seront un jour négli-
gées, ou qu'ils nous ont imposé par un mérite qu'on n'a
pas toujours jugé digne d'estime? Se parer de beaucoup
de connaissances inutiles ou superficielles, affecter une
extrême singularité, mettre de l'esprit partout et hors de
propos, penser peu naturellement et s'exprimer de même,
s'appelait autrefois être un pédant'.
' Ici encore, Vauvenargues pense à Corneille. — Dans les diverses éditions,
cette Maxime finit par une phrase que nous avons supprimée, parce qu'elle
se trouve déjà dans la 25"" Réflexion, page 85. — G.
- Rapprochez de la /'jS'" Uèftexioi}, page 100. — G.
ET MAXIMKS. 437
AOo. [La politique estia plus grande de toutes les scien-
ces.]
hOG. Les vrais politiques connaissent mieux les hommes
que ceux qui font métier de la philosophie; je veux dire
qu'ils sont plus vrais philosophes.
l\07. [La plupart des grands politiques ont un système,
comme tous les grands philosophes; cela fait qu'ils sont
soutenus dans leur conduite, et qu'ils vont constamment à
un même but. Les gens légers méprisent cet esprit de suite ,
et prétendent qu'il faut se gouverner selon les occurrences;
mais l'homme le plus capable de prendre toujours le meil-
leur parti dans l'occasion, ne manquera pas pour cela de se
faire un système, sauf à s'en écarter dans les cas particu-
liers.]
/|08. Ceux qui gouvernent les hommes ont un grand
avantage sur ceux qui les instruisent ; car ils ne sont obli-
gés de rendre compte ni de tout, ni à tous; et, si on les
blâme au hasard de beaucoup de conduites qu'on ignore, on
les loue aussi de bien des sottises peut-être.
Zi09. 11 est quelquefois plus difficile de gouverner un
seul homme qu'un grand peuple.
/i J 0. Faut-il s'applaudir de la politique, si son plus grand
effort est de faire quelques heureux au prix du repos de
tant d'hommes? Et quelle est la sagesse si vantée de ces
lois, qui laissent tant de maux inévitables, et procurent si
peu de biens ' ?
/jM. Si l'on découvrait le secret de proscrire à jamais la
guerre, de multiplier le genre humain, et d'assurer à tous
les hommes de quoi subsister, combien nos meilleures lois
paraîtraient-elles ignorantes et barbares !
/|12. Il n'y a point de violence ou d'usurpation qui ne
' Voir la Maxime '501'. — il.
438 RÉFLEMONS
s'autorise de quelque Joi : quand il ne se ferait aucun traité
entre les princes, je doute qu'il se fît plus d'injustices '.
Zil3. Ce que nous honorons du nom de paix n'est pro-
prement qu'une courte trêve, par laquelle le plus faible
renonce à ses prétentions, justes ou injustes, jusqu'à ce
qu'il trouve l'occasion de les faire valoir à main armée.
liih. Les empires élevés ou renversés, l'énorme puis-
sance de quelques peuples et la chute de quelques autres,
ne sont que les caprices et les jeux de la nature. Ses efforts,
et, si on l'ose dire, ses chefs-d'œuvre, sont ce petit nom-
bre de génies qui, de loin en loin, montrés à la terre pour
l'éclairer, et souvent négligés pendant leur vie, augmentent
d'âge en âge de réputation, après leur mort, et tiennent plus
de place dans le souvenir des hommes que les royaumes qui
les ont vus naître, et qui leur disputaient un peu d'estime.
Zil5. Plusieurs architectes fameux ayant été employés
successivement à élever un temple magnifique, et chacun
d'eux ayant travaillé selon son goût et son génie, sans avoir
concerté ensemble leur dessein, un jeune homme a jeté les
yeux sur ce somptueux édifice, et, moins touché de ses
beautés, irrégulières il est vrai, que de ses défauts, il s'est
cru longtemps plus habile que tous ces grands maîtres,
jusqu'à ce qu'enfin, ayant été lui-même chargé de faire
une chapelle dans le temjDle, il est tombé dans de plus
grands défauts que ceux qu'il avait si bien saisis, et n'a pu
atteindre au mérite des moindres beautés \
hlQ. Un écrivain qui n'a pas le talent de peindre doit
éviter sur toutes choses les détails.
A 17. Il n'y a point de si petits caractères qu'on ne puisse
* Var. : « Qui a fait les partages de la terre, si ce n'est la force? Toute
« l'occupation de la justice est à maintenir les lois de la violence. »
- Védifice dont il s'agit, c'est, sans doute, la philosophie, ou, au moins, la
morale. Vauvenargues a rarement employé ce ton d'apologue, assez fréquent
dans La Bruyère. — G.
ET MAXIMES. 4'M)
rendre agréables par le coloris ; le Fleuriste de La Bruyèie
en est la preuve.
/il 8. Les auteurs qui se distinguent principalement par
le tour et la délicatesse, sont plus tôt usés que les autres,
/il9. Le même mérite qui fait copier quelques ouvrages,
les fait vieillir.
/i20. ' Cependant , les ouvrages des grands hommes, si
étudiés et si copiés, conservent, malgré le temps, un ca-
ractère toujours original : c'est qu'il n'appartient pas aux
autres hommes de concevoir et d'exprimer aussi parfaite-
ment les choses même qu'ils savent le mieux. C'est cette
manière si vive et si parfaite de concevoir et d'exprimer,
qui distingue, dans tous les genres, les hommes de génie,
et qui fait que les idées les plus simples et les plus com-
munes, dès qu'ils y ont touché, ne peuvent plus vieillir'.
/i21 . Les grands hommes parlent comme la nature, sim-
plement; ils imposent à la fois par leur simplicité, et par
leur assurance : ils dogmatisent, et le peuple croit. Ceux
qui ne sont ni assez faibles pour subir le joug, ni assez
forts pour l'imposer, se rangent volontiers au pyrrhonisme.
Quelques ignorants embrassent le doute, parce qu'ils tour-
nent la science en vanité; mais on voit peu d'esprils altiers
et décisifs qui s'accommodent de l'incertitude, principale-
ment s'ils sont capables d'imaginer; car ils se rendent
amoureux de leurs systèmes, séduits les premiers par leurs
propres inventions \
t Cette pensée est la suite de la précédente. ~ G.
'^ Var. : «Il semble que la raison, qui se communique aisément et se per-
(( fectionne quelquefois, devrait perdre d'autant plus vite son lustre et le mé-
« rite de la nouveauté. Cependant ceux qui conçoivent les choses dans toute
« leur force, et qui poussent la sagacité jusqu'au terme de l'esprit humain,
« impriment leur haut caractère dans leurs expressions ; et, comme le reste
« des hommes ne peut atteindre la perfection de leurs idées et de leurs dis-
« cours, leurs écrits paraissent toujours originaux, pareils ù, ces chefs-d'œu-
« vre de sculpture, qui sont depuis tant de siècles sous les yeux de tout le
« monde, et que personne ne peut imiter. »
^ Add. : [ << Tant il est difficile de conserver la liberté de son propre esprit,
140 liF. FLEXIONS
/i2"2. Le génie consiste, en tout genre, à concevoir son
objet plus vivement et plus complètement que personne ;
et de là vient qu'on trouve dans les bons auteurs, quelque
chose de si net et de si lumineux, que l'on est d'abord saisi
de leurs idées.
/i*2o. Les bonnes maximes sont sujettes à devenir tri-
viales.
h^lli. Les hommes aiment les petites peintures, parce
qu'elles les vengent des petits défauts dont la société est
infectée; ils aiment encore plus le ridicule qu'on jette
avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais
les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si basse-
ment la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait
métier d'avilir tout ce qu'il faudrait respecter '.
/i25. La plupart des gens de lettres estiment beaucoup
les arts, et nullement la vertu ; ils aiment mieux la statue
d'Alexandre que sa générosité" ; l'image des choses les tou-
che, mais l'original les laisse froids. Ils ne veulent pas
qu'on les traite comme des ouvriers, et ils sont ouvriers
jusqu'aux ongles, jusqu'à la moelle des os.
/i*26. [Les grandes et premières règles sont trop hautes,
pour les hommes, non-seulement dans les beaux-arts et
dans les lettres, mais même dans la religion, dans la mo-
rale, dans la politique, et dans la pratique de presque tous
nos devoirs ; elles sont surtout trop fortes pour les écrivains
médiocres , car elles les réduiraient à ne point écrire.]
!\^7. [Qui est-ce qui dit qu'il y a eu autrefois un Horace ?
Qui est-ce qui croit qu'il y a présentement une reine de
Hongrie ? Je lui ferai voir que des philosophes ont nié des
choses plus claires. Ce n'est donc pas la preuve qu'un fait
« lorsqu'on a les passions et les talents qui subjuguent l'esprit des autres.»]
— Dans les éditions précédentes, cette pensée forme deux Maximes ; elles
sont réunies dans le manuscrit que nous avons sous les j'eux. — G.
' Rapprochez de la Maxime 286'' et de ses variantes. — G.
- Voirie SQ*" Caractère (Egée, ou le bon Esprit). — G.
ET MAXIMES. 441
est obscur, ou qu'un principe est douteux, lorsqu'ils ont été
contredits ; on en doit conclure, au contraire, qu'ils sont ap-
parents ; car les gens d'esprit ne s'avisent guère de contester
que ce que le reste des hommes croit incontestable.]
428. [Ceux qui doutent de la certitude des principes de-
vraient estimer davantage l'éloquence : s'il n'y a point de
réalités, les apparences augmentent de prix '.]
429. Vous croyez que tout est problématique; vous ne
voyez rien de certain, et vous n'estimez ni les arts, ni la
probité, ni la gloire ; vous croyez cependant devoir écrire,
et vous pensez assez mal des hommes pour être persuadé
qu'ils voudront lire des choses inutiles, que vous-même
n'estimez point vraies. Votre objet n'est-il pas aussi de les
convaincre que vous avez de l'esprit? Il y a donc, du moins,
quelque vérité, et vous avez choisi la plus grande et la plus
importante pour les hommes : vous leur avez appris que
vous aviez plus de délicatesse et plus de subtilité qu'eux '.
C'est la principale instruction qu'ils peuvent retirer de vos
ouvrages ; se lasseront-ils de les lire ?
430. La prospérité illumine la prudence \
431. L'intérêt est la règle de la prudence.
432. [Il n'appartient qu'au courage de régler la vie. J
433. Les vrais maîtres dans la politique et dans la mo-
rale sont ceux qui tentent tout le bien qu'on peut exécuter,
et rien au-delà ^.
434. Un sage gouvernement doit se régler sur la dispo-
sition présente des esprits.
1 Voir la Maxime 276'. —G.
2 Voir le 52« Caractère {fsocnile). — G.
5 C'est dire que la prudence est à peu près nrci.gle pur elle-mèine. \aii-
venargues, en général, est aussi ch'daigncux pour la prudeiue que pour la
raison, et les maltraite toutes deux également ; il aime mieux le vouKiije, et
ce qu'il appelle le ban instinct. — G.
* Happrochoz des Maximes 27)^ et SC/. — (;.
442 RÉFLEXIONS
/|35. Tous les temps ne permettent pas de suivre tous les
bons exemples et toutes les bonnes maximes.
/i36. Les mœurs se gâtent plus facilement qu'elles ne se
redressent.
1x^7. [C'est la preuve qu'une innovation n'est pas néces-
saire, lorsqu'elle est trop difficile à établir.]
/i38. [Les changements nécessaires aux États se font
presque toujours d'eux-mêmes.]
/i39. [C'est, en quelque sorte, entreprendre sur les droits
de Dieu, que de tenter la réformation des mœurs et des cou-
tumes dans un grand empire, et, cependant, il se trouve
des hommes qui en viennent à bout.]
hliO. La vertu ne s'inspire point par la violence'.
l\lil. L'humanité est la première des vertus \
lili"2, La vertu ne peut faire le bonheur des méchants.
/i/i3. La paix, qui borne les talents et amollit les peuples,
n'est un bien ni en morale, ni en politique.
aiih. L'amour est le premier auteur du genre humain.
/i/i5. La solitude tente puissamment la chasteté.
Zi/|(). La solitude est à l'esprit ce que la diète est au corps,
mortelle lorsqu'elle est trop longue, quoique nécessaire.
Iih7. L'écueil ordinaire des talents médiocres est l'imi-
tation des gens riches ; personne n'est si fat qu'un bel-es-
prit qui veut être un homme du monde.
liliH, Une jeune femme a moins de complaisants qu'un
homme riche qui fait bonne chère.
* Voir la Maxime 21^. -=- G.
'^ Voir les Maximes 28i; et 39o^. — G,
ET MAXIMES. 443
li!\9, La bonne chère est le premier lien delà bonne com-
pagnie.
/i50. Labonnechèreapaiselesressenlimentsdujeuetdera-
mour ; elle réconcilie tous les hommes avant qu' ils se couchent.
liai. Le jeu, la dévotion, le bel-esprit, sont trois grands
partis pour les femmes qui ne sont plus jeunes.
Zi52. Les sots s' arrêtent devant un homme d'esprit comme
devant une statue de Bernini, et lui donnent, en passant,
quelque louange ridicule.
/i53. Tous les avantages de l'esprit, et même du cœur,
sont presque aussi fragiles que ceux de la fortune.
libli. On va dans la fortune et dans la vertu le plus loin
qu'on peut; la raison et la vertu même consolent du reste.
hôb. [Peu de malheurs sont sans ressource; le déses-
poir est plus trompeur que l'espérance.]
Zi56. 11 y a peu de situations désespérées pour un esprit
ferme, qui combat à force inégale, mais avec courage, la
nécessité.
Zi57. Nous louons souvent les hommes de leur faiblesse,
et nous les blâmons de leur force.
libS. Ce ne peut être un vice dans les hommes de sen-
tir leur force '.
/i59. Il arrive souvent qu'on nous estime à proportion
que nous nous estimons nous-mêmes.
/i60. La fatuité égale la roture aux meilleurs noms.
/i61. 11 y a plus de faiblesse que de raison à être humilié
de ce qui nous manque, et c'est la source de toute bassesse.
/i62. Ce qui me paraît le plus noble dans notre nature,
' Rapprochez des Maximes 75* et 285^ — G
444 UÉI LEXIOiNS
fc'Jest que nous nous passions si aisément d'une plus grande
perfection '.
/i63. Nous pouvons parfaitement connaître notre imper-
fection, sans être humiliés par cette vue.
Ii6li. Les grands ne connaissent pas le peuple, et n'ont
aucune envie de le connaître.
A65. La lumière est le premier fruit de la naissance,
pour nous enseigner que la vérité est le plus grand bien de
la vie.
/i66. Rien ne dure que la vérité.
/i67. 11 n'appartient qu'aux âmes fortes et pénétrantes
de faire de la vérité le principal objet de leurs passions.
hQS. La vérité n'est pas si usée que le langage, parce
qu'il appartient à moins de gens de la manier.
469. [Ce n'est pas tout à fait la vérité qui manque le plus
souvent aux idées des hommes, m.ais la précision et l'exac-
titude. Le faux absolu se rencontre rarement dans leurs
pensées, et le vrai, pur et entier, se trouve encore plus ra-
rement dans leurs expressions.]
/i70. [11 n'y a aucune vérité qui ne nous arrache notre
consentement, lorsqu'on la présente tout entière et dis-
tincte à notre esprit.]
Zi71. [11 n'y a aucune idée innée, dans le sens des Car-
tésiens; mais toutes les vérités existent indépendamment
de notre consentement, et sont éternelles.]
/j72. [La vérité n'a point d'autre preuve de son existence
que l'évidence, et la démonstration n'est autre chose que
l'évidence obtenue par le raisonnement.]
* Var. : [ « C'est peut-être une sorte de noblesse dans les hommes, et
« un des plus beaux privilèges de leur être, de se passer si aisément d'une
(I plus grande perfection. »]
ET MAXIiMES. 445
A73. [La vérité a son accent, qu'elle peut prêter même au
mensonge, et qui est, selon moi, le vrai bon ton\ rien n'est
si loin de l'éloquence que le jargon de l'esprit. J
hlh. L'esprit ne tient pas lieu de savoir.
A75. L'esprit enveloppe les simplicités de la nature, pour
s'en attribuer l'honneur.
476. [Il n'y a qu'une seule passion qui parle ridicule-
ment et sans éloquence, et c'est la passion de l'esprit. J
A77. [Il n'y a de vrai et de solide esprit que celui qui
prend sa source dans le cœur.]
478. [L'esprit ne fait presque jamais le sel de la conver-
sation.]
479. L'intérêt, non l'esprit, est le sel de la conversation;
l'esprit n'y est, je crois, agréable, qu'autant qu'il met en
jeu les passions, à moins que lui-même ne soit la passion
de ceux qui parlent.
A80. [On ne s'ennuie avec beaucoup de gens, et on ne
s'amuse avec quelques autres, que par vanité.]
A8I. L'indigence contrarie nos désirs, mais elle les
borne; l'opulence multiplie nos besoins, mais elle aide à
les satisfaire. Si on est à sa place, on est heureux '.
/|82. Il y a des hommes qui vivent heureux sans le savoir.
/j83. Les passions des hommes sont autant de chemins
ouverts pour aller jusqu'à eux.
4S/|. Si nous voulons tromper les hommes sur nos inté-
rêts, ne les trompons pas sur les leurs \
485. Il y a deg hommes dont il faut s'emparer tout d'a-
bord, sans les laisser refroidir ^
' Voyez la Maxime 78^'. (,.
- Voir la Maxime 276^ -C;.
" Voir la Maxim<> ^y'f- - (i.
m RÉFLEXIONS
hSQ. Les auteurs médiocres ont plus d'admirateurs que
d'envieux.
/i87. Il n'y a pas d'écrivain si ridicule, que quelqu'un
n'ait traité d'excellent.
/r88. On fait mal sa cour aux économes par des présents.
/i89. On fait plutôt fortune auprès des grands en leur
facilitant les moyens de se ruiner, qu'en leur apprenant à
s'enrichir.
Zi90. Nous voulons faiblement le bien de ceux que nous
n'assistons que de nos conseils.
li9L La générosité donne moins de conseils que de se-
cours.
l\92. La philosophie est une vieille mode que certaines
gens affectent encore, comme d'autres portent des bas rou-
ges, pour morguer le public.
/|93. Nous n'avons pas assez de temps pour réfléchir
toutes nos actions.
Ii9h. La gloire serait la plus vive de nos passions, sans
son incertitude.
/|95. La gloire remplit le monde des vertus, et, comme
un soleil bienfaisant, elle couvre toute la terre de fleurs et
de fruits.
/i96. La gloire embellit les héros.
Zi97. Il n'y a pas de gloire achevée, sans celle des armes.
/|98. Le désir de la gloire prouve également et la pré-
somption, et l'incertitude où nous sommes de notre mérite.
Ii99. Nous ambitionnerions moins l'estime des hommes,
si nous étions plus sûrs d'en être dignes.
500. Les siècles savants ne l'emportent guère sur les au-
tres, qu'en ce que leurs erreurs sont plus utiles.
ET MAXIMES. 447
501. Nous ne passons les peuples qu'on nomme bar-
bares, ni en courage, ni en humanité, ni en santé, ni en
plaisirs ; et, n'étant ainsi ni plus vertueux, ni plus heureux,
nous ne laissons pas de nous croire bien plus sages.
50*2. L'énorme dilî'érence que nous remarquons enîre les
sauvages et nous, ne consiste qu'en ce que nous sommes
un peu moins ignorants.
503 . [ Nous savons plus de choses inutiles, que nous n'en
ignorons de nécessaires.]
bOli' Les simplicités nous délassent des grandes spécu-
lations.
505. [Je crois qu'il n'y a guère eu d'auteurs qui aient été
contents de leur siècle.]
506. Quand on ne regarderait l'histoire ancienne que
comme un roman, elle mériterait encore d'être respectée
comme une peinture charmante des plus belles mœurs dont
les hommes puissent jamais être capables.
507. N'est-il pas impertinent que nous regardions comme
une vanité ridicule ce même amour de la vertu et de la
gloire que nous admirons dans les Grecs et les Romains,
hommes comme nous, et moins éclairés '?
508. Chaque condition a ses erreurs et ses lumières ;
chaque peuple a ses mœurs et son génie, selon sa fortune ;
les Grecs, que nous avons passés en délicatesse, nous pas-
saient en simplicité.
509. Qu'il y a peu de pensées exactes! et combien il en
reste encore aux esprits justes à développer !
510. [Sur quelque sujet qu'on écrive, on ne parle jamais
assez pour le grand nombre, et l'on dit toujours trop pour
les habiles. J
• Rapprochez de la ^6' Riflcxion, page 103. — G.
448 KÉFLEXIOiNS
511. Un auteur n'est jamais si faible que lorsqu'il traite
faiblement les grands sujets.
512. Rien de grand ne comporte la médiocrité.
513. Il y a des hommes qui veulent qu'un auteur fixe
leurs opinions et leurs sentiments, et d'autres qui n'admi-
rent un ouvrage qu'autant qu'il renverse toutes leurs idées,
et ne leur laisse aucun principe d'assuré.
51Zi. Nous ne renonçons pas aux biens que nous nous
sentons capables d'acquérir.
515. Il n'y a point de noms si révérés et défendus avec
tant de chaleur, que ceux qui honorent un parti.
516. Les grands rois, les grands capitaines, les grands
politiques, les écrivains sublimes, sont des hommes; toutes
les épithètes fastueuses dont nous nous étourdissons ne
veulent rien dire de plus '.
517. Tout ce qui est injuste nous blesse, lorsqu'il ne
nous profite pas directement.
518. Nul homme n'est assez timide, ou glorieux, ou in-
téressé, pour cacher toutes les vérités qui pourraient lui
nuire.
519. La dissimulation est un effort de la raison, bien loin
d'être un vice de la nature.
520. Celui qui a besoin d'un motif pour être engagé à
mentir, n'est pas né menteur.
521. Tous les hommes naissent sincères, et meurent
trompeurs.
522 . Les hommes semblent être nés pour faire des dupes,
et l'être d'eux-mêmes.
' Pascal exprime la même idée dans les 3V et o3' Pensées, de l'aiticle IX
de la 1"" partie. — G.
ET MAXliMES. 449
523. [L'aversion contre les trompeurs ne vient ordinai-
rement que de la crainte d'être dupe ; c'est par cette raison
que ceux qui manquent de sagacité, s'irritent, non-seule-
ment contre les artifices de la séduction, mais encore contre
la discrétion et la prudence des habiles.]
b2li. [Qui donne sa parole légèrement, y manque de
même.]
525. Qu'il est difficile de faire un métier d'intérêt sans
intérêt ! '
526. Les prétendus honnêtes gens, dans tous les métiers,
ne sont pas ceux qui gagnent le moins.
527. Il est plaisant que de deux hommes qui veulent éga-
lement s'enrichir, fun l'entreprenne par la fraude ouverte,
l'autre par la bonne foi, et que tous les deux réussissent.
528. [L'intérêt est l'âme des gens du monde.]
529. [On trouve des hommes durs, que l'intérêt achève
de rendre intraitables.]
530. S'il est facile de flatter les hommes en place, il l'est
encore plus de se flatter soi-même auprès d'eux : l'espé-
rance fait plus de dupes que l'habileté '.
531. Les grands vendent trop cher leur protection, pour
que l'on se croie obligé à aucune reconnaissance.
532. Les grands n'estiment pas assez les autres hommes
pour vouloir se les attacher par des bienfaits.
533. On ne regrette pas la perte de tous ceux qu'on
aime.
53 ^j. L'intérêt nous console de la mort de nos proches,
comme l'amitié nous consolait de leur vie. "
• Rapprochez de la 31 o«. — Vauvenargnes fait sans doute allusion a l'espr-
rnnce dont il .'^'pffiit pafir, rf dniii il arnit rfr diipr (niprès du ministre Anio-
lot. — G.
29
4ôO REFLEXIONS
535. Nous blâmons quelques hommes de trop s'affliger,
comme nous reprochons à d'autres d'être trop modestes,
quoique nous sachions bien ce qu'il en est.
536. [C'est jouer une impertinente comédie que d'user
son éloquence à consoler de feintes douleurs, que l'on
connaît pour telles.]
537. [Quelque tendresse que nous ayons pour nos aniis
ou pour nos proches, il n'arrive jamais que le bonheur d' au-
trui suffise pour faire le nôtre.]
538. [On ne fait plus d'amis dans la vieillesse ; alors tou-
tes les pertes sont irréparables.]
539. La morale purement humaine a été traitée plus uti
lement et plus habilement par les anciens, qu'elle ne l'est
maintenant par nos philosophes.
5A0. La science des mœurs ne donne pas celle des
hommes.
blii. Lorsqu'un édifice a été porté jusqu'à sa plus grande
hauteur, tout ce qu'on peut faire est de l'embellir, ou d'y
changer des bagatelles, sans toucher au fond. De même on
ne peut que ramper sur les vieux principes de la morale,
si l'on n'est soi-même capable de poser d'autres fondements,
qui, plus vastes et plus solides, puissent porter plus de
conséquences, et ouvrir à la réflexion un nouveau champ '.
5/i2. L'invention est l'unique preuve du génie.
5Zi3. On n'apprend aux hommes les vrais plaisirs qu'en
les dépouillant des faux biens, comme on ne fait germer le
bon grain qu'en arrachant l'ivraie qui l'environne'.
blih' 11 n'y a point, nous dit-on, de faux plaisirs : à la
bonne heure ; mais il y en a de bas et de méprisables. Les
choisirez-vous ?
* Voir la Maxime ^15«. — G.
- Rapprochez cette Maxime et la suivante de la Variante de la 272^ — G.
ET MAXIMES. 451
5/| 5. [Les plus vifs plaisirs de l'âme sont ceux qu*on attri-
bue au corps ; car le corps ne doit point sentir, ou il est âme.]
5/i6. [La plus grande perfection de l'âme est d'être ca-
pable de plaisir.]
5â7. La vanité est le piemier intérêt et le premier plai-
sir des riches.
5A8. C'est la faute des panégyristes, ou de leurs héros,
lorsqu'ils ennuient.
549. Il faut savoir mettre à profit l'indulgence de nos
amis et la sévérité de nos ennemis.
550. Pauvre, on est occupé de ses besoins; riche, on est
dissipé par les plaisirs, et chaque condition a ses devoirs, ses
écueils, et ses distractions, que le génie seul peut franchir.
551 . [Je désirerais de tout mon cœur que toutes les con-
ditions fussent égales; j'aimerais beaucoup mieux n'avoir
point d'inférieurs, que de reconnaître un seul homme au-
dessus de moi. Rien n'est si spécieux, dans la spéculation,
que l'égalité ; mais rien n'est plus impraticable et plus chi-
mérique '.]
552. Les grands hommes le sont quelquefois jusque
dans les petites choses.
553. Nous n'osons pas toujours entretenir les autres de
nos opinions ; mais nous saisissons ordinairement si mal
leurs idées, que nous perdrions peut-être moins dans leur
esprit à parler comme nous pensons, et nous serions moins
ennuyeux.
554. [Il est juste que ce qu'on imagine n'ait pas l'air si
original que ce qu'on pense.]
555. [On parle et l'on écrit rarement comme l'on pense.]
556. Quelle diversité, quel changement et quel intérêt
dans les livres, si on n'écrivait plus que ce qu'on pense!
' Rapprodiez de la Maxime "221" et de ses variantes.
452 KKFLEXlOiNS
557. On pardonne aisément les maux passés et les aver-
sions impuissantes.
558. Quiconque ose de grandes choses i-isque inévitable-
ment sa réputation.
559. [Que la fortune donne prise sur quelqu'un, la ma-
lignité et la faiblesse s'enhardissent, et c'est comme un
signal pour l'accabler.]
560. [Les qualités dominantes des hommes ne sont pas
celles qu'ils laissent paraître, mais, au contraire, celles
qu'ils cachent le plus volontiers ; car ce sont leurs passions
qui forment véritablement leur caractère, et on n'avoue
point les passions, à moins qu'elles ne soient si frivoles, que
la mode les justifie, ou si modérées, que la raison n'en rou-
gisse point '. On cache surtout l'ambition, parce qu'elle est
une espèce de reconnaissance humiliante de la supériorité
des grands, et un aveu de la petitesse de notre fortune, ou
de la présomption de notre esprit. 11 n'y a que ceux qui
désirent peu, ou ceux qui sont à portée de faire réussir
leurs prétentions, qui puissent les laisser paraître avec bien-
séance. Ce qui fait tous les ridicules dans le monde, ce
sont les prétentions en apparence mal fondées, ou démesu-
rées, et, parce que la gloire et la fortune sont les avantages
les plus difficiles à acquérir, ils sont aussi la source des
plus grands ridicules pour ceux qui les manquent.]
561. [Si un homme est né avec l'âme haute et coura-
geuse, s'il est laborieux , altier, ambitieux, sans bassesse,
d'un esprit profond et caché, j'ose dire qu'il ne lui manque
rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui
craignent, encore plus que les autres hommes, ceux qu'ils
ne pourraient dominer '.]
« Voir la Maxime 328^ —G.
- Il n'est pas possible de s'y méprendre : dans cette Maxime, dans la pré-
cédente, et dans les trois qni suivent, il y a des retours de Vauvenargues sur
lui-même. — Voir notre Eloge. — G.
ET MAXIMES. 453
562. [Le plus grand mal que la fortune puisse faire aux
hommes, est de les faire naître faibles de ressources, et
ambitieux.]
563. [Nul n'est content de son état seulement par modes-
tie; il n'y a que la religion ou que la force des choses qui
puisse borner l'ambition.]
56/i. [Les hommes médiocres craignent quelquefois les
grandes places, et, quand ils n'y visent point ou les refu-
sent, tout ce qu'on en peut conclure, c'est qu'ils savent
qu'ils sont médiocres '.]
565. [Ceux qui ont le plus de vertu ne peuvent quelque-
fois se défendre de respecter, comme le peuple, les dons de
la fortune, tant ils sentent quelle est la force et l'utilité du
pouvoir; mais ils se cachent de ce sentiment comme d'un
vice, et comme d'un aveu de leur faiblesse.]
566. [Si le mérite donnait une partie de l'autorité qui
est attachée à la fortune, il n'y a personne qui ne lui accor-
dât la préférence.]
567. [Il y a plus de grandes fortunes que de grands ta-
lents.]
568. Il n'est pas besoin d'un long apprentissage pour se
rendre capable de négocier, toute notre vie n'étant qu'une
pratique non interrompue d'artifices et d'intérêts '.
569. Les grandes places instruisent promptement les
grands esprits.
570. La présence d'esprit est plus nécessaire à un négo-
ciateur qu'à un ministre : les grandes places dispensent
quelquefois des moindres talents.
571. Si les armes prospèrent, et que l'État souffre, on
» Rapprochez de la Maxime 88^ — G.
-* Faïu-il rappeler, h propos de cotte Maxime et des suivantes, que Vauve-
uargues avait voulu entrer dans la diplomatie? — G.
454 REFLEXIONS
peut en blâmer le ministre, non autrement ; à moins qu'il ne
choisisse de mauvais généraux, ou qu'il ne traverse les bons.
572. Il faudrait qu'on pût limiter les pouvoirs d'un né-
gociateur sans trop resserrer ses talents, ou du moins, ne
pas le gêner dans l'exécution de ses ordres. On le réduit à
traiter, non selon son propre génie, mais selon l'esprit du
ministre, dont il ne fait que porter les paroles, souvent oppo-
sées à ses lumières. Est-il si difficile de trouver des hommes
assez fidèles et assez habiles, pour leur confier le secret et
la conduite d'une négociation? ou serait-ce que les ministres
veulent être l'âme de tout, et ne partager leur ministère avec
personne'? Cette jalousie de l'autorité a été portée si loin
par quelques-uns, qu'ils ont prétendu conduire, de leur
cabinet, jusqu'aux guerres les plus éloignées, les généraux
étant tellement asservis aux ordres de la cour, qu'il leur
était presque impossible de profiter de la faveur des occa-
sions, quoiqu'on les rendît responsables des mauvais succès.
573. Nul traité qui ne soit comme un monument de la
mauvaise foi des souverains ^
57/1. On dissimule quelquefois dans un traité, de part et
d'autre, beaucoup d'équivoques qui prouvent que chacun
des contractants s'est proposé formellement de le violer,
dès qu'il en aurait le pouvoir.
575. La guerre se fait aujourd'hui entre les peuples de
l'Europe si humainement, si habilement, et avec si peu de
profit, qu'on peut la comparer, sans paradoxe, aux procès
des particuliers, où les frais emportent le fonds, et où l'on
agit moins par force que par ruse.
576. Quelque service que l'on rende aux hommes, on ne
leur fait jamais autant de bien qu'ils croient en mériter.
• Il est douteux qu'un ministre se fût long-temps accommodé de ces idées
crindépendance, et que Vauvenargues eût été bien loin dans la carrière des
négociations. — G.
- Rapprochez de la Maxime hiT. — G.
ET MAXIMES. 455
577. La familiarité et l'amitié font beaucoup d'ingrats.
578. Les grandes vertus excitent les grandes jalousies ;
les grandes générosités produisent les grandes ingratitu-
des : il en coûte trop d'être juste envers le mérite émi-
nent.
579. Ni la pauvreté ne peut avilir les âmes fortes, ni la
richesse ne peut élever les âmes basses ; on cultive la gloire
dans l'obscurité; on souffre l'opprobre dans la grandeur :
la fortune, qu'on croit si souveraine, ne peut presque rien
sans la nature '.
580. [L'ascendant sur les hommes vaut mieux que la
richesse.]
581. [On en voit que les plus grands intérêts ne peu-
vent engager à se dessaisir des moindres biens.]
582. Qu'importe à un homme ambitieux, qui a manqué
sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre ' !
583. [Le plus grand effort de l'esprit est de se tenir à
la hauteur de la fortune, ou au niveau des richesses.]
58/i. Il y a de fort bonnes gens qui ne peuvent se dés-
ennuyer qu'aux dépens de la société.
585. Quelques-uns entretiennent, familièrement et sans
façon, le premier homme qu'ils rencontrent, comme on
s'appuierait sur son voisin, si on se trouvait mal dans une
église.
586. N'avoir nulle vertu ou nul défaut est également sans
exemple.
587. Si la vertu se suffisait h elle-même, elle ne serait
plus une qualité humaine, mais surnaturelle.
* Rapprochez de la Maxime 182^ — G.
2 Voir la 2' note de la page 80. — G.
456 RKFLEXIONS
588. [Ce qui constitue ordinairement une âme forte,
c'est qu'elle soit dominée par quelque passion altière et cou-
rageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient
subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes
partagées soient toujours faibles; on peut seulement pré-
sumer qu'elles sont moins constantes que les autres.]
589. [Ce n'est pas toujours par faiblesse que les hommes
ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants; c'est
parce qu'ils ont des vertus mêlées de vices. Leurs passions
contraires se croisent, et ils sont entraînés tour à tour par
leurs bonnes et par leurs mauvaises qualités. Ceux qui vont
le plus loin dans le bien ou dans le mal ne sont ni les plus
sages ni les plus fous, mais ceux qui sont poussés par quel-
que passion dominante qui les empêche de se partager.
Plus on a de passions prépondérantes, quoique différentes,
moins on est propre à primer, en quelque genre que ce soit.j
590. [Les hommes sont tellement nés pour dépendre,
que les lois même, qui gouvernent leur faiblesse, ne leur
suffisent pas; la fortune ne leur a pas donné assez de maî-
tres; il faut que la mode y supplée, et qu'elle règle jusqu'à
leur chaussure '.1
591. [Je consentirais à vivre sous un tyran, à condition
de ne dépendre que de ses caprices, et d'être affranchi de
la tyrannie des modes, des coutumes et des préjugés; la
moindre de nos servitudes est celle des lois.]
592. [La nécessité nous délivre de l'embarras du choix.]
593. [Le dernier triomphe de la nécessité est de faire ^Ê
fléchir l'orgueil; la vertu est plus aisée à abattre que la ^^
vanité. Peut-être aussi que cette vanité, qui résiste au pou-
voir de la fortune, est elle-même une vertu '.]
' Var. : [ « Un homme qui n'oserait porter des bas gris, si la mode est d'en
« porter de blancs, se plaint que le gouvernement ne laisse pas assez de li-
'< berté aux hommes. Eh! les hommes en sont-ils capables, eux qui se font,
« sur leur chaussure, des lois auxquelles ils n'auraient 'garde de désobéir?»
- Rapprochez cotre Maxime et la précc'dente des 2'i8'" et 2^9''. — G.
I
I
ET MAXIMES. 457
59/i. [Qui condamne l'activité, condamne la fécondité.
Agir n'est autre chose que produire ; chaque action est un
nouvel être qui commence, et qui n'était pas. Plus nous
agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le
sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que
par une génération continuelle'.]
595. [Les êtres physiques ne dépendent pas d'un pre-
mier principe et d'une cause universelle, comme on le sup-
pose; car moi, qui suis un être libre, je n'ai qu'à souffler
sur de la neige, et voilà que je dérange tout le système de
l'univers. Plaisante chimère, de croire que toute la nature
se gouverne par la même loi, pendant que la terre est cou-
verte de cent mille millions de petits agents, qui traversent,
selon leur caprice, cette autorité! ]
596. [Qui travaillera pour le théâtre? Qui fera des por-
traits ou des satires? Qui osera prétendre à instruire ou à
divertir les hommes ? Mille gens se tourmentent dans ce
but, et l'on n'ajamais vu autant d'artistes : mais les hommes
n'estiment que ce qui est nouveau ou ce qui est rare. Nous
avons, d'ailleurs, des chefs-d'œuvre en tout genre ; tous les
grands sujets sont traités; eût-on même assez de génie pour
se soutenir à côté des modèles, je doute qu'on obtînt dans
le monde le même succès, et que les plus habiles fissent un
grand chemin de ce côté-là'.]
597. [Les meilleures choses devenues communes, on s'en
dégoûte.]
598. [Les meilleures choses sont les plus communes; on
achète l'esprit de Pascal pour un écu; on vend, à meilleur
marché, des plaisirs à ceux qui peuvent s'y livrer ; il n'y a
que les superfluités et les objets de caprice qui soient rares
et difficiles ; mais, malheureusement, ce sont les seules cho-
' Voir la 35' Ilêflexion ^ page 9,'i.
^ happroclh'z rotte pensée et les quatre qui suivent du 60' Caractère {Sé-
i58 REFLEXIOlNS
ses qui touchent la curiosité et le goût du commun des
hommes.]
599. [Se flattera-t-on de briller par la philosophie, ou
par les lettres, dont si peu de gens sont capables de ju-
ger, pendant que la gloire des politiques, si palpable, et si
utile à tout le monde, trouve des contempteurs et des aveu-
gles, qui protestent publiquement contre ses titres?]
600. [Les hommes méprisent les lettres parce qu'ils en
jugent comme des métiers, par leur utilité pour la for-
tune.]
601. [ Il faut être né raisonnable; car on tire peu de fruit
des lumières et de l'expérience d' autrui.]
602. [On ne peut avoir beaucoup de raison et peu d'es-
prit.]
603. [Une maxime qui a besoin de preuves, n'est pas
bien rendue.]
60/i. [Nous avons d'assez bons préceptes, mais peu de
bons maîtres.]
605. [Un petit vase est bientôt plein ; il y a peu de bons
estomacs, mais beaucoup de bons aliments.]
606. [Le métier des armes fait moins de fortunes qu'il
n'en détruit'.]
607. [On ne peut avancer les gens de guerre que selon
leur grade ou leurs talents : deux prétextes ouverts à la
faveur, pour colorer l'injustice.]
608. [11 y a des gens qui n'auraient jamais fait connaître
leurs talents, sans leurs défauts.]
609. [Les écrivains nous prennent notre bien, et le dé-
guisent, pour nous donner le plaisir de le retrouver.]
* Vauvenargues avait grandement endommagé sa modeste fortune au ser-
vice, qui était alors fort onéreux pour les officiers. (Voir la /jS* Réjlexioîi,
page 10fi.) — G.
ET MAXIMES. 459
610. [Il ne faut pas laisser prévoir à un lecteur ce qu'on
veut lui dire, mais le lui faire penser, afin qu'il puisse nous
estimer d'avoir pensé comme lui, mais après lui.]
611. [L'art de plaire, l'art de penser, l'art d'aimer, l'art
de parler, beaux préceptes, mais peu utiles, quand ils ne sont
pas enseignés par la nature.]
612. [Nous ne pensons pas si bien que nous agissons.]
613. [Ceux qui échappent aux misères delà pauvreté
Il 'échappent pas à celles de l'orgueil.]
61/i. [L'orgueil est le consolateur des faibles.]
615. [Nous délibérons quelquefois lorsque nous voulons
faire une sottise, et nous assemblons nos amis, pour les
consulter, comme les princes affectent toutes les formalités
de la justice, lorsqu'ils sont le plus déterminés à la violer.]
616. [Les beaux-esprits se vengent du dédain des riches
sur ceux qui n'ont encore que du mérite.]
617. [L'esprit n'est aujourd'hui à si bas prix, que parce
qu'il y en a beaucoup.]
618. [La plaisanterie des philosophes est si mesurée,
qu'on ne la distingue pas de la raison.]
619. [Il échappe quelquefois à un homme ivre des sail-
lies plus agréables que celles des meilleurs plaisants.]
620. [Quelques hommes seraient bien étonnés d'appren-
dre ce qui leur fait estimer d'autres hommes.]
621. [Le corps ne soutire jamais seul des austérités de
l'esprit; l'âme s'endurcit avec le corps.]
622. [On voit de misérables corps victimes languissantes
d'un esprit infatigable, qui les tourmente inexorablement
Jusqu'à la mort. Je me représente alors un grand empire,
que l'ambition inquiète d'un seul homme agite et ravage,
jusqu'à ce que tout soit détruit, et que l'État périsse.]
m RÉFLEXIONS
623 . [Le soleil est moins éclatant, lorsqu'il reparait après
des jours d'orage, que la vertu qui triomphe d'une longue
et envieuse persécution.]
62l\. [Les jours sombres et froids de l'automne représen-
tent les approches de la vieillesse ; il n'est rien dans la na-
ture qui ne soit une image de la vie humaine, parce que
la vie humaine est elle-même une image de toutes choses,
et que tout l'univers est gouverné parles mêmes lois.]
625. [L'amour se fait sentir aux enfants, comme l'am-
bition, avant qu'ils aient fait aucun choix; les hommes
même s'attendrissent par avance, sans objet réel, et cher-
chent souvent leur défaite sans la rencontrer '.]
626. [Ceux qui médisent toujours, nuisent rarement;
ils méditent plus de mal qu'ils n'en peuvent faire.]
627. [Une préface est ordinairement un plaidoyer, où
toute l'éloquence de l'auteur ne peut rendre sa cause meil-
leure, aussi inutile pour faire valoir un bon ouvrage, que
pour en justifier un mauvais.]
628. [Le défaut unique, en un sens, de tous les ouvra-
ges, c'est d'être trop longs '.]
629. [Ce qui fait que beaucoup de gens de lettres dissi-
mulent le bien qu'ils pensent les uns des autres, c'est qu'ils
peuvent craindre que celui qu'ils loueraient ne les loue pas
de même par la suite, et qu'il ne soit cru, sur cette même
autorité qu'ils auraient contribué à lui assurer.]
630. [Boileau était plein de génie, et n'avait pas, je
crois, un grand génie; tel homme, au contraire, a écrit,
dont on ne saurait dire qu'il eût du génie, et qui, cepen-
dant, était un grand génie; le cardinal de Richelieu, par
exemple. ]
' Voir la Maxime 37*". — G.
2 Rapprochez de la Maxime 115*». — G.
ET MAXIMES. 161
631. [Rousseau a manqué d'invention dans l'expression,
et de grandeur dans la pensée. Ses poèmes manquent par
le fond; ils sont travaillés avec art, mais froids.]
63*2. [Qui a plus écrit que César, et qui a exécuté de
plus grandes choses ? ]
633. [On peut rendre l'esprit plus vif et plus souple, de
même que le corps; il n'y a pour cela qu'à exercer l'un,
comme on exerce l'autre'.]
63/i. [Un homme éloquent est celui qui, même sans le
vouloir, fait passer sa créance ou ses passions dans l'esprit
ou dans le cœur d' autrui.]
635. [Si un homme parle faiblement, quand il est animé
et à son aise, il est impossible qu'il écrive bien.]
636. [Qu'un homme parle longuement d'un grand pro-
cès, qu'il cite les lois, qu'il en fasse l'application au cas qui
l'intéresse, ceux qui l'écoutent croiront qu'il est un bon
juge; qu'un autre parle de tranchées, de glacis et de che-
mins couverts, qu'il crayonne devant des femmes la dispo-
sition d'une bataille où il n'était point, on dira qu'il sait son
métier, et qu'il y a plaisir à l'entendre. Les hommes se
piquent de mépriser la science, et se laissent toujours im-
poser par ses apparences.]
637. [Que sert à un homme de robe, de savoir comme
on prend une place? Pourquoi un financier veut- il appren-
dre la mécanique des vers? Si les hommes se contentaient
des connaissances dont ils ont besoin, et qui entrent dans
leur génie, ils auraient assez de temps pour les approfon-
dir; mais la mode est, aujourd'hui, d'avoir une teinture
de toutes les sciences. Un homme qui n'a rien à dire sur un
autre métier que le sien, n'oserait penser qu'il peut avoir
de l'esprit.]
» Voij- la Ma\im'> lO'i*. - C.
462 KÉFLEXIOÎSS
638. [J'approuverais fort la science universelle, si les
hommes en étaient capables; mais j'estime plus un menui-
sier, qui sait son métier, qu'un bavard, qui pense tout sa-
voir, et qui ne possède rien.]
639. [On n'a jamais chargé l'esprit des hommes d'autant
de connaissances inutiles et superficielles qu'on le fait au-
jourd'hui ; on a mis à la place de l'ancienne érudition une
science d'ostentation et de paroles. Qu'avons-nous gagné à
cela? Ne vaudrait-il pas mieux être encore pédant comme
Huet, et comme Ménage?]
6ZiO. [Les gens du monde ont une espèce d'érudition;
c'est-à-dire qu'ils savent assez de toutes choses pour en
parler de travers. Quelle manie de sortir des bornes de notre
esprit et de nos besoins, pour charger notre mémoire de tant
de choses inutiles! Et par quelle fatalité faut-il, qu'après
avoir guéri d'un respect exagéré pour la vraie érudition,
nous soyons épris de la fausse?]
6/il. [Le duel avait un bon côté, qui était de mettre un
frein à l'insolence des grands '; aussi, je m'étonne qu'ils
n'aient pas encore trouvé le moyen de l'abolir entière-
ment.]
6Zi2. [Le peuple en vient aux mains pour peu de chose ;
mais les magistrats et les prêtres ne poussent jamais leurs
querelles jusqu'à cette indécence. La noblesse ne pourrait-,
elle en venir à ce point de politesse? Pourquoi non, puis-
que déjà deux corps aussi considérables y sont parvenus?]
6/i3. [Si quelqu'un trouve que je me contredis, je ré-
ponds : Parce que je me suis trompé une fois, ou plusieurs
fois, je ne prétends point me tromper toujours.]
6/iZi. [Quand je vois un homme engoué de la raison, je
parie aussitôt qu'il n'est pas raisonnable.]
• Voir la note de la page 100. — G.
ET MAX.IMES. 463
6/i5. [J'ai bonne opinion d'un jeune homme, quand je
vois qu'il a l'esprit juste, et que, néanmoins, la raison ne
le maîtrise point ; je me dis : Voici une âme forte et auda-
cieuse ; ses passions la tromperont souvent, mais, du moins,
elle ne sera trompée que par ses passions, et non par celles
d' autrui.]
6/16. [Ce qu'il y a de plus embarrassant, quand on n'est
pas né riche, c'est d'être né fier '.]
i5li7. [On s'étonne toujours qu'un homme supérieur ait
des ridicules, ou qu'il soit sujet à de grandes erreurs; et
moi je serais très-surpris qu'une imagination forte et har-
die ne fît pas commettre de très-grandes fautes.]
QhS. [Je mets une fort grande différence entre faire des
sottises et faire des folies; un homme médiocre peut ne
pas faire de folies, mais il ne saurait éviter de faire beau-
coup de sottises.]
6/i9. [Le plus sot de tous les hommes est celui qui fait
des folies par air.]
650. [Nous méprisons les fables de notre pays, et nous
apprenons aux enfants les fables de l'antiquité.]
651. [Nous dédaignons les fables de notre pays, et beau-
coup de gens les ignorent; mais j'espère qu'elles feront un
jour partie de l'éducation des enfants. Il est juste qu'elles
aillent à nos neveux, et il faut bien que cela arrive, puisque
nous apprenons aujourd'hui, avec tant de soin, les fables
de l'antiquité.]
652. [L'objet de la prose est de dire des choses ; mais
les sots s'imaginent que la rime est l'unique objet de la
poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de
syllabes, ils pensent que ce qu'ils ont fait avec tant de peine
mérite qu'on se donne celle de le lire.]
' r\a])i)roclicz de la Miiximc 5012*'. — G.
464 RÉFLEXIONS
653. [Pourquoi un jeune homme nous plaît-il plus qu'un
vieillard? Il n'y a presque point d'homme qui puisse se dire
pourquoi il aime ou il estime un autre homme, et pourquoi
lui-m.ême s'adore.]
65/i. [Un philosophe est un personnage froid ou un per-
sonnage menteur; il ne doit donc figurer qu'un moment
dans un poème, qui doit être un tableau vrai et passionné
de la nature'.]
655. [La plupart des grands hommes ont passé la meil-
leure partie de leur vie avec d'autres hommes qui ne les
comprenaient point, ne les aimaient point, et ne les esti-
maient que médiocrement.]
656. [N'est-ce pas une chose singulière qu'on ne puisse
pas même primer dans l'art du chant avec impunité et sans
contestation?]
657. [Il y a des gens qui, se croyant au plus haut degré
de l'esprit, assurent qu'ils aiment les bagatelles et les riens,
que les folies d'Arlequin les réjouissent, qu'ils aiment les
farces, l'opéra-comique, et les pantomimes : pour moi, cela
ne m'étonne en aucune manière, et je crois ces gens-là sur
leur parole.]
658. [Quand je suis entré dans le monde, j'étais étonné
de la rapidité avec laquelle on glissait sur une infinité de
choses assez importantes, et je disais en moi-même : Ce.s
gens-ci, qui ont beaucoup d'esprit, jugent qu'il y a beau-
coup de réflexions qu'il n'est pas besoin d'exprimer, parce
qu'ils voient tout d'abord le bout des choses, et ils ont raison .
Je me suis détrompé depuis, et j'ai vu qu'en bonne compa-
gnie, on pouvait s'étendre et s'appesantir, autant qu'ail-
leurs, sur tous les sujets, pourvu qu'on sût les choish'-]
' Sans s'en apercevoir, Vauvenargues fait du tort à la Henriade et aux
Tragédies de Voltaire ; je doute que celui-ci eût fort goûté cette Maxime. — G.
- Le principal intérêt de ces Maximes inédites, notamment de celle-ci, de
)a suivante et des ô6l% 662*' et 603'', c'est que l'auteur y est lui-même partie
ET MAXIMES. 165
659. [J'avais un laquais, qui était fort jeune ; j'étais en
voyage; il me dit que je venais de souper avec un homme
de beaucoup d'esprit. Je lui demandai à quoi il connaissait
qu'un homme avait de l'esprit : — « C'est quand il dit
toujours la vérité. — Voulez-vous dire que c'est quand il
ne trompe personne ? — Non, Monsieur, mais quand il ne
se trompe pas lui-même. » Je pensai aussitôt que ce jeune
homme ' pouvait bien avoir lui-même plus d'esprit que
Voiture et que Benserade; il est bien sûr, au moins, qu'un
bel-esprit n'aurait pas rencontré aussi juste.]
660. [Presque toutes les choses où les hommes ont atta-
ché de la honte, sont très-innocentes : on rougit de n'être
pas riche, de n'être pas noble, d'être bossu ou boiteux, et
d'une infinité d'autres choses dont je ne veux pas parler.
Ce mépris, par lequel on comble les disgrâces des malheu-
reux, est la plus forte preuve de l'extravagance et de la bar-
barie de nos opinions.]
661. [Je ne puis mépriser un homme, à moins que je
n'aie le malheur de le haïr pour quelque mal qu'il m'a fait ;
je ne comprends pas le dédain paisible que Ton nourrit de
sang-froid pour d'autres hommes.]
662. [Lorsque j'ai été à Plombières, et que j'ai vu des
personnes de tout sexe, de tout âge, et de toute condition,
intervenante. Mieux que toutes celles qu'il a publiées, elles nous montrent le
procédé de Vauvenargues : au théâtre, en voj'age, aux eaux, partout, il
observait tout, et tous, jusqu'à son laquais. Il jetait d'abord sur le papier
ses observations, telles qu'il venait de les recueillir; puis, lorsqu'il s'agissait de
les faire entrer dans son livre, il en ôtait la forme personnelle, afin de leur
donner une couleur plus générale. Le lecteur n'aura qu'à comparer la 386^
Pensée avec ses trois variantes, dont la dernière, seule, a été publiée, pour
se rendre un compte exact du procédé dont nous parlons, et peut-être regret-
tera-t-il avec nous de n'avoir pas pour toutes les Maximes, comme pour celles
dont nous parlons, l'expression première de la pensée de Vauvenargues. — G.
' Ce mot est à noter; il marque le respect de Vauvenargues pour l'intelli-
gence; ici le laquais a disparu, l'égalité est rétablie. Ajoutons que Vauvenar-
gues méritait plus que personne d'avoir à son service un homme d'autant de
sens. N'est-ce pas aussi le cas de ranpeler que, veis le mO-mc temps, il y avait
quelque part un autre laquais, qui s'appelait J.-J. Rousseau? — G.
466 RÉFLEXIONS
se baigner humblement dans la même eau, j'ai compris
tout d'un coup ce qu'on m'avait dit si souvent, et ce que
je ne voulais pas croire, que les faiblesses ou les malheurs
des hommes les rapprochent, et les rendent souvent plus so-
ciables. Des malades sont plus humains et moins dédaigneux
que d'autres hommes.]
663. [Je remarquai encore dans ces bains que les nu-
dités ne me touchaient point; c'est parce que j'étais ma-
lade. Depuis lors, quand je vois un homme qui n'est point
frappé de la pure nature, en quelque sujet que ce soit, je
dis que son goût est malade.]
Q6!i. [C'est quelquefois peine perdue, que de traiter les
grands sujets et les vérités générales. Que de volumes sur
l'immortalité de l'âme, sur l'essence des corps et des esprits,
sur le mouvement, sur l'espace, elc. ! Les grands sujets
imposent à l'imagination des hommes, et l'on s'attire le
respect du monde, en l'entretenant de matières qui passent
la portée de son esprit ; mais il y a peu de ces discours qui
soient vraiment utiles. 11 vaut mieux s'attacher à des cho-
ses vraies, instructives, et profitables, qu'à ces grandes
spéculations, dont on ne peut rien conclure de raisonnable
et de décisif. Les hommes ont besoin de savoir beaucoup
de très-petites choses, et il faut les en instruire avant
tout.]
665. [Il ne faut point que ce soit la finesse qui domine
dans un ouvrage. Un livre est un monument public ; or,
tout monument doit être grand et solide. La finesse doit se
produire avec tant de simplicité qu'on la sente, en quelque
manière, sans la remarquer. Il n'y a, selon moi, que les
choses qu'on ne peut dire uniment, qu'il est permis dédire
avec finesse.]
666. [Il y a des gens d'un esprit naturel, facile, abon-
dant, impétueux, qui rejettent absolument le style court,
serré, et qui oblige à réfléchir; ils voudraient toujours
ET MAXIMES. 467
courir dans leurs lectures, et n'être jamais arrêtés; ils res-
semblent à ceux qui se fatiguent en se promenant trop len-
tement.]
667. [Lorsqu'on n'entend pas ce qu'on lit, il ne faut
pas s'obstiner à le comprendre; il faut, au contraire,
quitter son livre; on n'aura qu'à le reprendre un autre
jour ou à une autre heure, et on l'entendra sans effort.
La pénétration, ainsi que l'invention, ou tout autre ta-
lent humain, n'est pas une vertu de tous les moments;
on n'est pas toujours disposé à entrer dans l'esprit d'au-
trui'.]
668. [Il suffit qu'un auteur soit toujours sérieux, et
humblement soumis à tous les préjugés, pour qu'on lui croie
l'esprit beaucoup plus juste qu'à tous les poètes: je suis
persuadé que beaucoup de gens croient Rollin plus grand
philosophe que Voltaire.]
669. [Les sophistes n'estiment pasFénelon, parce qu'ils
ne le trouvent pas assez philosophe; et moi j'aime mieux
un auteur qui me donne un beau sentiment, qu'un recueil
de pensées subtiles.]
670. [On voit des auteurs qui ont dit de grandes choses;
mais on voit aussi qu'ils les ont cherchées; elles n'étaient
pas dans leur esprit; ils les y ont appelées et ncrustées;
aussi, malgré les grandes choses qu'ils ont dites, on ne
peut se défendre de les trouver encore petits.]
671. [On appelait Bayard le chevalier sans peur; c'est sur
ce modèle que sont faits la plupart des héros de notre théâtre.
Autres sont les héros d'Homère : Hector a, d'ordinaire, du
courage, mais il a peur quelquefois.]
672. [La fierté est sans doute une passion fort théâtrale,
mais il faut qu'elle soit provoquée : un fat est insolent, sans
« Voir la Maxime •282'-. — G.
46S H Kl' [.EXIONS
qu'on l'y pousse; mais une âme forte ne manifeste point sa
hauteur, qu'elle n'y soit contrainte '.j
(373. [Les fautes de détail sont fautes de jugement : par
exemple, lorsque, dans un poème dramatique, les person-
nages disent ce qu'ils devraient taire, lorsqu'ils ne sou-
tiennent point leur caractère, ou l'avilissent par des discours
bas, ou longs, ou inutiles, toutes ces fautes sont contre le
jugement. Qu'un auteur fasse un plan judicieux, mais qu'il
pèche dans le détail, il ne va pas moins contre la justesse,
que celui qui réussit clans le détail, mais qui s'est trompé
dans le plan.]
67 /i. [Quand les détails sont faibles dans une tragédie,
l'attention des spectateurs se relâche nécessairement, et
leur esprit se refroidit si fort, que, s'il vient ensuite une
grande beauté, elle ne les trouve plus préparés, et manque
son impression. Si l'on arrivait au théâtre pour le 5^ acte
d'une tragédie, serait-on aussi touché de la catastrophe, que
sil'on eûtécouté attentivement toute la pièce, et que si l'on
fût entré dans les intérêts des personnages?]
675. [S'il pouvait y avoir une république sage, ce de-
vrait être, ce semble, la république des lettres, puisqu'elle
n'est composée que de gens d'esprit; mais qui dit une ré-
publique, dit peut-être un état mal gouverné; ce qui
fait aussi, je crois, qu'on y rencontre des vertus d'un ca-
ractère plus haut; car les hommes ne font jamais de si
grandes choses, que lorsqu'ils peuvent faire impunément
bien des sottises.]
676. [L'ambition est habileté, le courage est sagesse, les
passions sont esprit, l'esprit est science, ou c'est tout le
contraire; car il n'y a rien qui ne puisse être bon ou mau-
vais, utile ou nuisible, selon l'occasion et les circons-
tances.]
1 La même pen^iéu se retrouve dans les liéflexioiis sur Corneille. — Voir
mise 2^1 6. — G.
ET MAXIMES. 409
677. [L'amour est plus violent que l'amour-propre, puis-
qu'on peut aimer une femme malgré ses mépris.]
078. [Je plains un vieillard amoureux ; les passions de
la jeunesse font un affreux ravage dans un corps usé et
flétri.]
079. [Une faut point apprendre àdanser en cheveux giis,
ni entrer trop tard dans le monde. ]
680. [Une femme laide, qui a quelque esprit, est sou-
vent méchante par le chagrin qu'elle a de n'être pas belle,
quand elle voit que la beauté tient lieu de tout.]
681. [Les femmes ont, pour l'ordinaire, plus de vanité
que de tempérament, et plus de tempérament que de
vertu. ]
682. [C'est être bien dupe d'aimer le monde, quand on
n'aime ni les femmes, ni le jeu.]
683. [Qui est aussi léger qu'un Français? Qui va, comme
lui, à Venise, pour voir des gondoles? J
68/i. [Il est si naturel aux hommes de tirer à soi et de
s'approprier tout, qu'ils s'approprient jusqu'à la volonté de
leurs amis, et se font de leurs complaisances même un titre
pour les dominer avec tyrannie '.]
685. [Qui fait tant de mauvais, de ridicules et d'insipi-
des plaisants? Est-ce sottise, ou malice? ou l'un et l'autre
à la fois =* ? ]
686. [La même différence qui est entre la franchise et
lu grossièreté, se trouve entre l'adresse et le mensonge :
l'on n'est grossier, ou menteur, que par quelque défaut
d'esprit; le mensonge n'est que la grossièreté des hommes
faux; c'est la lie de la fausseté \]
< Rapprochez de la Maxime 179^ — G.
- Voir la Maxime 200*^. -- G.
" Voir la Maxime 277^ — G.
470
RÉFLEXIONS
C87. [L'imperfection est le principe nécessaire de tout
vice; mais la perfection est une, et incommunicable.]
688. [Que ceux qui ne peuvent atteindre à la véritable
gloire, s'en fassent une fausse, rien ne me semble plus par-
donnable; mais un homme qui a des lumières, et qui se
dissipe et s'éteint dans des occupations frivoles, me paraît
ressembler à ces gens opulents qui se ruinent en colifichets.
Il est le plus insensé de tous les hommes, s'il espère de
réussir encore, dans son déclin, par les qualités qui lui ont'
réussi dans ses beaux jours : les qualités les plus aimables
dans les jeunes gens deviennent un opprobre dans la vieil-
lesse.]
689. [La vieillesse ne peut couvrir sa nudité que par la
véritable gloire; la gloire, seule, tient lieu des talents
qu'une longue vie a usés ".]
690. [L'espérance est le seul bien que le dégoût res-
pecte.]
691. [Une mode en exclut une autre; les hommes ont
l'esprit trop étroit pour estimer à la fois plusieurs choses.]
69*2. [Ceux qui sauraient tirer avantage de Tartde plaire,
n'en ont pas le don, et ceux qui ont le don de plaire n'ont
pas le talent d'en profiter. 11 en est de même de l'esprit,
des richesses, de la santé, etc. : les dons de la nature et de
la fortune ne sont pas si rares que l'art d'en jouir.]
693. [La meilleure manière d'élever les princes serait,
je crois, de leur faire connaître familièrement un grand
nombre d'hommes de tout caractère et de tout état; leur
malheur ordinaire est de ne point connaître leur peuple.
On est toujours masqué autour d'eux , quand ils sont les
maîtres; ils voient beaucoup de sujets, mais ne voient point
d'hommes. De là, le mauvais choix des favoris et des mi-
' Voir la Maximo 2^i0^ — G.
ET MAXIMES. 471
nistres, qui flétrit la gloire des princes, et ruine les peu-
ples'.]
69/i. [Apprenez à un prince à être sobre, chaste, pieux,
libéral, vous faites beaucoup pour lui, mais peu pour son état;
vous ne lui enseignez pas à être roi; lui enseigner à aimer
son peuple et sa gloire, c'est lui inspirera la fois toutes les
vertus.]
695. [ Il faut mettre de petits hommes dans les petits
emplois; ils y travaillent de génie et avec amour-propre;
loin de mépriser leurs fonctions subalternes, ils s'en hono-
rent. Il y en a qui aiment à faire distribuer de la paille, à
mettre en prison un soldat qui n'a pas bien mis sa cravate,
ou à donner des coups de canne à l'exercice; ils sont ro-
gnes, suffisants, altiers, et tout contents de leur petit poste ;
un homme de plus de mérite se trouverait humilié de ce
qui fait leur joie, et négligerait peut-être son devoir.]
696. [Les soldats marchent à l'ennemi, comme les ca-
pucins vont à matines. Ce n'est ni l'intérêt de la guerre, ni
l'amour de la gloire ou de la patrie, qui animent aujour-
d'hui nos armées; c'est le tambour qui les mène et les
ramène, comme la cloche fait lever et coucher les moines.
On se fait encore religieux par dévotion, et soldat par liber-
tinage; mais, dans la suite, on ne pratique guère ses de-
voirs que par nécessité ou par habitude \]
697. [Il faut convenir qu'il y a des maux inévitables: ainsi,
on tue un homme, au bruit des tambours et des trompettes,
pour empêcher la désertion dans les armées, et cette bar-
barie est nécessaire.]
698. [Rien de long n'est fort agréable, pas même la vie ;
cependant on l'aime.]
699. [Il est permis de regretter la vie, quand on la re-
' Rapprochez cette Maxime et la suivante des 375f-.'î77«'. — C.
- Rapprochez de Ka ^|8'' Réflexion, pa^re lO'i. — G.
472 UÉI Li:XIONS
grette pour elle-même, et non par timidité devant la mort.]
700. [Oh ! qu'il est difficile de se résoudre à mourir' ÎJ
701. Les premiers écrivains travaillaient sans modèles, et n'emprun-
taient rien que d'eux-mêmes, ce qui fait qu'ils sont inégaux, et mêlés
de mille endroits faibles, avec un génie tout divin. Ceux qui ont réussi
après eux ont puisé dans leurs inventions, et par là sont plus soute-
nus ^ ; nul ne trouve tout dans son propre fonds.
702. Qui saura penser de soi-même, et former de nobles idées, qu'il
prenne, s'il peut, hardiment, la manière et le tour des maîtres : toutes
les richesses de l'expression appartiennent de droit à ceux qui savent
les mettre à leur place.
703. Il ne faut pas craindre non plus de redire une vérité ancienne ^,
lorsqu'on peut la rendre plus sensible par un meilleur tour, ou la join-
dre à une autre vérité qui l'éclaircisse, et former un corps de raisons.
C'est le propre des inventeurs de saisir le rapport des choses, et de
savoir les rassembler; et les découvertes anciennes sont moins à leurs
premiers auteurs qu'à ceux qui les rendent utiles.
70Zi. On fait un ridicule à un homme du monde du talent et du goût
d'écrire ''. Je demande aux gens raisonnables : Que font ceux qui n'é-
crivent pas ^ ?
705. C'est un mauvais parti pour une femme que d'être coquette : il
est rare que celles de ce caractère allument de grandes passions; et ce
n'est pas à cause qu'elles sont légères, comme on le croit communé-
* Dans la seconde édition de son livre, Vauvenargues, conseillé par Voltaire,
avait supprimé les Maximes qui suivent (voir l'Avertissement, page 373) ;
cependant, les divers éditeurs les ont rétablies, de leur chef, sans même en
avertir le lecteur. Comme elles étaient acquises à la publicité, nous en avons
déjà donné un grand nombre, à titre de variantes aux Maximes remaniées par
l'auteur, et nous donnons ici les autres, mais en caractères plus petits, afin
de les distinguer de celles qu'il maintenait définitivement. Nous y joignons
les notes inédites de Voltaire, qui ont motivé la plupart des suppressions
faites par Vauvenargues. Qu'il n'y ait rien à regretter dans ces suppres-
sions, et que les critiques de Voltaire soient toutes également heureuses, c'est
ce dont le lecteur pourra juger. — G.
^ Add. : [« Nous qui ne savons pas les langues mortes, nous puisons parmi
« ces derniers; on dit là-dessus que rien n'est plus facile; mais c'est une
erreur très-injuste. »]
3 Rapprochez de la Maxime 398^ — G.
* [Oui, mais imprimer? — V.]
^ Dans les éditions précédentes, cette Maxime est suivie d'une pensée ré-
pétée, mot pour mot, du 28^ chap. de Vlntroduction à la Connaissance de
l'Esptit Itiimain, ot que, pour cotte raison, nous avons supprimée. — G.
ET MAXIMES. 473
ment, mais parce que personne ne veut être dupe. La vertu nous fait
mépriser la fausseté, et Tamour-propre nous la fait haïr.
706. Est-ce force dans les hommes d'avoir des passions, ou insuffi-
sance et faiblesse? Est-ce grandeur d'être exempt de passions, ou mé-
diocrité de génie ? Ou tout est-il mêlé de faiblesse et de force, de gran-
deur et de petitesse ' ?
707. Qui est [le] plus nécessaire au maintien d'une société d'hommes
faibles, 5t que leur faiblesse a unis, la douceur, ou l'austérité? Il faut
employer l'une et l'autre : que la loi soit sévère, et les hommes indul-
gents.
708. La sévérité dans les lois est humanité pour les peuples; dans
les hommes, elle est la marque d'un génie étroit et cruel : il n'y a que
la nécessité qui puisse la rendre innocente^.
709. S'il n'y avait de domination légitime que celle qui s'exerce avec
justice, nous ne devrions rien aux mauvais rois.
710. Comptez rarement sur l'estime et sur la confiance d'un homme
qui entre dans tous vos intérêts, s'il ne vous parle aussi des siens.
711. C'est la conviction manifeste de notre incapacité que le hasard
dispose si universellement et si absolument de tout. Il n'y a rien de
plus rare dans le monde que les grands talents et que le mérite des em-
plois : la fortune est plus partiale qu'elle n'est injuste '\
712. Le mystère dont on enveloppe ses desseins marque quelquefois
plus de faiblesse que l'indiscrétion, et souvent nous fait plus de tort ^.
713. Ceux qui font des métiers infâmes, comme les voleurs, les fem-
mes perdues, se font gloire de leurs crimes, et regardent les honnêtes
* Ici, Vauvenargues ne conclut pas; mais, partout ailleurs, il déclare que
le manque de passions n'est que faiblesse, et médiocrité de (jénie. — G.
2 Rapprochez cette Maxime et la précédente des 392«-395^ — G.
^ [Obscur, et peu hé. — V.] — Cette pensée est obscure; l'auteur veut
dire, je crois, que c'est la conviction que nous avons de notre incapacité, qui
nous fait abandonner tant de choses au hasard. Il n'y a rien de plus rare
dans le monde, dit-il ensuite, que les grands talents et que le mérite des
emplois . le mérite des emplois est une ellipse forcée. L'auteur ajoute ; la
fortune est plus partiale quelle n'est injuste, c'est-à-dire qu'entre des con-
currents sans moyens, elle n'est pas injuste en refusant un emploi à tel qui
ne le mérite pas, mais partiale, en l'accordant à tel autre, qui ne le mérite
])as davantage. — S. — Suard explique très-bien la dernière phrase ; mais il
n'a pas compris la première; conviction est employé par Vauvenargues dans
le sens de preuve, et, en substituant ce dernier mot à l'autre, la phrase de-
vient très-claire. — G.
* Rapprochez de la Maxime lOV. — G.
174 RÉFLEXIONS
gens comme des dupes : la plupart des hommes, dans le fond du cœur,
méprisent la vertu, peu la gloire ^
71/i. La Fontaine était persuadé % comme il le dit, que l'apologue
était un art divin : jamais peut-être de véritablement grands hommes
ne se sont amusés à tourner des fables.
715. Une mauvaise préface allonge considérablement un mauvais
livre; mais ce qui est bien pensé est bien pensé, et ce qui est bien écrit
est bien écrit ^.
716. Ce sont les ouvrages médiocres qu'il faut abréger : je n'ai jamais
vu de préface ennuyeuse devant un bon livre.
717. Toute hauteur affectée est puérile; si elle se fonde sur des titres
supposés, elle est ridicule; et si ces titres sont frivoles, elle est basse * :
le caractère de la vraie hauteur est d'être toujours à sa place l
718. Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait l'enjouement de la
santé et la force du corps; s'il conserve même sa raison jusqu'à la fin,
nous nous en étonnons; et s'il fait paraître quelque fermeté, nous di-
sons qu'il y a de l'affectation dans cette mort : tant cela est rare et
difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme démente, en mou-
rant, ou la fermeté, ou les principes qu'il a professés pendant sa vie;
si, dans l'état du monde le plus faible, il donne quelque marque de fai-
blesse.... ô aveugle malice de l'esprit humain! il n'y a point de con-
tradictions si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire ^.
< [Cela est-il bien vrai? — V.] — Var. : [ « II n'est donc pas décidé qu'ils
« soient plus sensibles au gain qu'à riionneur, tel qu'ils l'imaginent. »]
- On ne voit pas quelle est la liaison des deux parties de cette Maxime, ce
qui la rend très-obscure. En disant que jamais de véritablement grands
hommes ne se sont amusés à tourner des fables, veut-il dire que c'est un art
dHîisHnct, d'inspiration? Mais cela pourrait se dire de beaucoup d'autres
genres de talents poétiques. Faut-il le prendre dans un sens défavorable? On
a peine à le concevoir d'après les éloges qu'il donne à La Fontaine dans ses"
Réflexions sur les poètes. On voit plus vivement encore, dans ses Lettres à
Voltaire , l'admiration que lui inspirait le talent de La Fontaine, qu'il a
môme défendu contre Voltaire. — S. — La liaison des deux parties de cette
pensée est immédiate. Vauvenargues faisait grand cas du génie de La Fon-
taine (voir la l'^'' Réflexion critique^ page 233), mais il n'estimait que médio-
crement la fable, de même que le roman^ Vallégorie et, en général, tous les
genres de fiction. — (Voir des Romans, page 70 ; Sur le merveilleux, page 102,
et un passage sur les Allégories de Rousseau, page 260.) Du reste, Voltaire
qui, certes, n'était pas prévenu en faveur de La Fontaine, trouvait cette ré-
flexion mauvaise (exemplaire d'Aix), et c'est lui qui l'a fait retrancher à Vau-
venargues. — G.
^ [Mauvais. — V.]
4 iNon. — V.]
•"• Voyez la Maxime G72*-'. — G.
*' Rapprochez de la Maxime J/il*. — G.
ET MAXIMES. 475
719. On n'est pas appelé à la conduite des grandes affaires, ni aux
sciences , ni aux beaux-arts, ni à la vertu , quand on n'aime pas ces
choses pour elles-mêmes, indépendamment de la considération qu'elles
attirent ; on les cultiverait donc inutilement dans ces dispositions : ni
l'esprit, ni la vanité, ne peuvent donner le génie'.
720. Les femmes ne peuvent comprendre qu'il y ait des hommes dés-
intéressés à leur égard ^.
721. Il n'est pas libre à un homme qui vit dans le monde de n'être
pas galant''.
722. Quels que soient ordinairement les avantages de la jeunesse, un
jeune homme n'est pas bien venu auprès des femmes, jusqu'à ce qu'elles
en aient fait un fat *.
723. Il est plaisant qu'on ait fait une loi de la pudeur aux femmes,
qui n'estiment dans les hommes que l'effronterie.
72/i. On ne loue une femme ni un auteur médiocre comme eux-mêmes
se louent.
725. Une femme qui croit se bien mettre ne soupçonne pas, dit un
auteur, que son ajustement deviendra un jour aussi ridicule que la
coiffure de Catherine de JVlédicis : toutes les modes dont nous sommes
prévenus vieilliront peut-être avant nous, et même le bon ton ^.
726. Il y a peu de choses que nous sachions bien *5.
727. Si on n'écrit point parce qu'on pense", il est inutile de penser
pour écrire.
728. Tout ce qu'on n'a pensé que pour les autres est ordinairement
peu naturel ^.
729. La clarté est la bonne foi des philosophes^.
730. La netteté est le vernis des maîtres *^.
731. La netteté épargne les longueurs, et tient lieu de preuves aux
idées ".
732. La marque d'une expression propre est que , même dans les
équivoques, on ne puisse lui donner qu'un sens * ^.
i_3_3_4_s [Faible. — V.]
^' [La belle nouvelle ! — V.]
■ [Louche. — V.]
8 Var. : « 11 n'y a rien de si froid au monde que ce qu'on a pensé pour les
« autres. »
9_to.u [Mauvais. — V.]
'-' [Loucho. — V.]
476 RÉFLEXIONS
7.')3. Les grands philosophes sont les génies de la raison '.
734. Pour savoir si une pensée est nouvelle, il n'y a qu'à l'exprimer
bien simplement ^.
735. Il y a peu de pensées synonymes, mais beaucoup d'appro-
chantes^.
736. Lorsqu'un bon esprit ne voit pas qu'une pensée puisse être utile,
il y a grande apparence qu'elle est fausse *.
737. Nous recevons quelquefois de grandes louanges, avant d'en mé-
riter de raisonnables.
738. Les réputations mal acquises se changent en mépris.
739. L'espérance est le plus utile ou le plus pernicieux des biens.
7/i0. L'erreur est la nuit des esprits, et le piège de l'innocence ^.
7/il. Les demi-philosophes ne louent Terreur, que pour faire, malgré
eux, les honneurs de la vérité ^,
7/i2. C'est être bien impertinent de vouloir faire croire qu'on n'a pas
assez d'illusions pour être heureux.
7/i3. Celui qui souhaiterait sérieusement des illusions, aurait au-delà
de ses vœux.
•
7lik. Les corps politiques ont leurs défauts inévitables, comme les
divers âges de la vie humaine. Qui peut garantir la vieillesse des infir-
mités, hors la mort " ?
7/i5. La sagesse est le tyran des faibles ^.
7/i6. Les regards affables ornent le visage des rois.
* Ici, Voltaire emploie ironiquement l'affirmation allemande ia, comme
pour signifier que la proposition de Vauvenargues va de soi, et n'a pas besoin
d'être énoncée. — G.
■^ [Non. — V.]
'- [On le sait. — V.]
* [Fausse, non; mais fade. — V.]
3 [Obscur. — V.]
«-■' [Faible. — V.]
* [Obscur. — V.] — Il faut chercher dans quelques Maximes précédentes,
notamment dans la 20* et ses variantes, l'explication de celle-ci. Vauvenar-
gues ne fait pas grand état de la raison, de la réflexion, de la prudence, de
la sagesse., etc. : il leur préfère le sentiment, Vinstinct, le courage, ou ce qu'il
appelle la vertu, en prenant le mot dans le sens de force active; et, comme
il a déclaré plus haut que la raison est inutile ou impuissante pour les faibles,
il déclare ici que la sagesse n'est bonne qu'à les tourmenter, sans profit pour
eux, parce que la faiblesse est un mal sans remède. — Voir aussi la
Maxime /(30'', et la note qui s'y rapporte. — G.
\:T maximes. 477
7^7. La licence étend toutes les vertus et tous les vices'.
7/i8. La paix rend les peuples plus heureux, et les hommes plus
faibles.
7Û9. Le premier soupir de Pcnfance est pour la liberté.
750. L'indolence est le sommeil des esprits.
751. Les passions [les] plus vives sont celles dont rol)jet est le plus
prochain, comme le jeu, l'amour, etc.
752. Lorsque la beauté règne sur les yeux, il est probable qu'elle
règne encore ailleurs ^.
753. Tous les sujets de la beauté ne connaissent pas leur souveraine '.
75/i. Si les faiblesses de l'amour sont pardonnables, c'est principa-
lement aux femmes, qui régnent par lui.
755. La constance est la chimère de l'amour*.
756. Ceux qui ne sont plus en état de plaire aux femmes, et qui le
savent, s'en corrigent^.
757. Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu
naissante d'un jeune homme''.
758. Les feux de l'aurore ne sont pas si doux que les premiers regards
de la gloire '.
759. L'utilité de la vertu est si manifeste, que les méchants la prati-
quent par intérêt.
760. Rien n'est si utile que la réputation, et rien ne donne la répu-
tation si sûrement que le mérite ^.
' La pensée de Vauven argues est que : si la liberté illimitée étend tous les
vices ^ elle étend aussi toutes les vertus; dans la 675" Maxime, il dit à pou
près de même que les hommes ne font jamais de si grandes choses, que lors-
qu'ils peuvent faire impunément bien des sottises. Tel est son goût pour le
mouvement, que la licence môme ne lui déplaît pas; les 5'' et 42*^ Caractères
[Lentulus et Clodius) en fournissent la preuve, et pourraient servir de com-
mentaire aux deux Maximes dont nous parlons. — G.
2 [Mauvais. — V.]
3 [Obscur. — V.j — La Maxime 625'" fait comprendre celle-ci. — G.
* [Trivial. — V. 1
'* [Commun. — V.]
6-" [Faible; poésie. ^—V.] — Voilà les deux célèbres Maximes dont nous
|)arlons dans notre Eloqe; Voltaire les biffe sur l'exemplaire d'Aix, et Vau-
venargucs les met au rebut; en effet, elles ont disparu de la 2*' édition.
— Voir la note de la Maxime 159'. — G.
^ Var. : « Qui fait plus do fortunes que la réputation ? et qui donne si sùrc-
« ment la rrjiutation que le mérite? »
478 RÉFLEXIONS
761. La g/oire est la preuve de la vertu.
762. La trop grande économie fait plus de dupes que la profusion '.
763. La libéralité de l'indigent est nommée prodigalité.
76/i. La profusion n'avilit que ceux qu'elle n'illustre pas.
765. Si un homme, obéré et sans enfants, se fait quelques rentes via-
gères, et jouit par celte conduite des commodités de la vie, nous disons
que c'est un fou qui a mangé son bien.
766. La libéralité et l'amour des lettres ne ruinent personne; mais
les esclaves de la fortune trouvent toujours la vertu trop achetée.
767. On fait bon marché d'une médaille, lorsqu'on n'est pas curieux
d'antiquités : ainsi, ceux qui n'ont pas de sentiment pour le mérite,
ne tiennent presque pas de compte des plus grands talents.
768. Le grand avantage des talents paraît en ce que la fortune, sans
mérite, est presque inutile.
769. On tente d'ordinaire sa fortune par les talents qu'on n'a pas.
770. Il vaut mieux déroger à sa qualité qu'à son génie : ce serait être
fou de conserver un état médiocre, au prix d'une grande fortune ou de
la gloire ^,
771. Il n'y a point de vice qui ne soit nuisible, dénué d'esprit ^.
11% J'ai cherché s'il n'y avait point de moyen de faire sa fortune
sans mérite, et je n'en ai trouvé aucun*.
773. Moins on veut mériter sa fortune, plus il faut se donner de peine
pour la faire.
11 h. Les beaux-esprits ont une place dans la bonne compagnie,
mais la dernière.
> Rapprochez cette Maxime, et les quatre suivantes, de la 51'. — G.
"■^ Voltaire trouve cette Maxime obscure. Rappelons que Vauvenargiies
l'écrivait, sans doute, au moment où il aspirait à la gloire des lettres; elle
devient très-claire. — G.
3 Cette Maxime laisse à penser, par contre, que le vice, accompagné de
quelque esprit, peut encore être utile, et, en effet, Vauvenargues a plusieurs
fois exprimé cette idée, sous différentes formes. (Voir la 4" note de la page 53.)
— G.
* Var.: « J'ai cherché s'il n'y avait aucun moyen de faire sa fortune sans
(( mérite; et, me proposant tour à tour le service des grands, celui des
« femmes, la souplesse et l'adulation, etc., j'ai conclu de tous ces chemins
« ce qu'on dit ordinairement des jeux de hasard, qu'ils ne conviennent
« proprement qu'à ceux qui n'ont rien à perdre. » — Happrochcz des
Maximes 380^, 700% et 768^ — G.
ET MAXIMES. 479
775. Les sols usent (les gens d'esprit comme les petits liommes por-
tent de grands talons '.
776. Il y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de les louer
selon leur mérite*.
777. Il ne faut pas tâcher de contenter les envieux.
778. Le mépris de notre nature est une erreur de notre raison ^.
779. Un peu de café après le repas fait qu'on s'estime ; il ne faut aussi,
quelquefois, qu'une petite plaisanterie pour abattre une grande pré-
somption.
780. On oblige les jeunes gens à user de leurs biens comme s'il était
sur qu'ils dussent vieillir.
781. A mesure que l'âge multiplie les besoins de la nature, il res-
serre ceux de l'imagination.
782. Tout le monde empiète sur un malade, prêtres, médecins, do-
mestiques, étrangers, amis; et il n'y a pas jusqu'à sa garde qui ne se
croie en droit de le gouverner '*.
783. Quand on devient vieux, il faut se parer ^.
78/i. L'avarice annonce le déclin de l'àge et la fuite précipitée des
plaisirs.
785. L'avarice est la dernière et la plus absolue de nos passions.
786. Les plus grands ministres ont été ceux que la fortune avait
placés le plus loin du ministère <^.
787. La science des projets consiste à prévenir les difficultés de
Texécution.
788. La timidité dans l'exécution fait échouer les entreprises témé-
raires ".
789. On promet beaucoup, pour se dispenser de donner peu ^.
• |Un sot est-il jamais monté sur un homme d'esprit? — V.]
- C'est-à-dire, je crois, qu'il y a des gens dont le mérite est dans un genre
si frivole et si misérable, que les louer selon leur mérite serait les rendre
ridicules. — S.
^ Rapprochez des Maximes 75^, 285% /i58% ^j6Pet liQ3^ ; cette idée est chère
à Vauvenargues. — G.
4-^ [Faible. —W^
'* La môme pensée se retrouve, presque en niCmos termes, dans la lettre
de Vauvenargues au Roi, datée d'Arras, le 12 décembre 17.'io. — G.
'-^ [Commun. — Y.j
480 KtILEXIO.NS
790. L'inlérèl et la paresse anéantissent les promesses quelquefois
sincères de la vanité '.
791. La patience obtient quelquefois des lioinnies ce qu'ils n'ont ja-
mais eu l'intention d'accorder -^ ; l'occasion peut même obliger les plus
trompeurs à effectuer de fausses promesses.
792. Les dons intéressés sont importuns.
793. S'il était possible de donner sans perdre, il se trouverait encore
des hommes inaccessibles.
79/i. L'impie endurci dit à Dieu : Pourquoi as-tu fait des miséra-
bles 5 ?
795. Les avares ne se piquent pas ordinairement de beaucoup de
choses *.
796. La folie de ceux qui réussissent est de se croire habiles.
797. La raillerie est l'épreuve de l'amour-propi'e.
798. La gaîté est la mère des saillies.
799. Les sentences sont les saillies des philosophes.
800. Les hommes pesants sont opiniâtres.
801. Nos idées sont plus imparfaites que la langue.
802. La langue et l'esprit ont leurs bornes ; la vérité est inépuisable.
803. La nature a donné aux hommes des talents divers : les uns nais-
sent pour inventer, et les autres pour embellir; mais le doreur attire
plus de regards que l'architecte.
SOli. Un peu de bon sens ferait évanouir beaucoup d'esprit.
805. Le caractère du faux-espi-it est de ne paraître qu'aux dépens de
la raison.
806. On est d'autant moins raisonnable- sans justesse, qu'on a plus
d'esprit ^.
'-- [Commun. — V.]
"' C'est demander à Dieu pourquoi il a fait des hommes; car s'il y avait
seulement deux êtres parfaitement heureux, il y aurait deux dieux, ce qui
impliquerait contradiction. Puisqu'il existe des êtres qui ne sont pas de^
dieux, il doit exister des malheureux. — F. — Mais si l'on demandait à M. de
Fortia : pourquoi les uns, plutôt que les autres? — G.
* Sans doute, parce que toutes leurs passions sont concentrées en une
seule, ou peut-être parce qu'ils craindraient qu'on ne les crût riches. — G.
^ C'est-à-dire que, lorsqu'on n'a point de jugement, plus on a d'e'^prit et
plus on déraisonne. — S.
ET MAXIMES 481
807. L'esprit a besoin d'être occupé; et c'est une raison de parler
beaucoup, que de penser peu.
808. Quand on ne sait pas s'entretenir et s'amuser soi-même, on veut
entretenir et amuser les autres.
809. Vous trouverez fort peu de paresseux que l'oisiveté n'incom-
mode; et, si vous entrez dans un café, vous verrez qu'on y joue aux
dames.
810. Les paresseux ont toujours envie de faire quelque chose.
811. La raison ne doit pas régler, mais suppléer la vertu.
812. Socrate savait beaucoup moins que Bayle et que F. * ; il y a peu
de sciences utiles.
813. Aidons-nous des mauvais motifs pour nous fortifier dans les
bons desseins ^.
81/i. Les conseils les plus faciles à pratiquer sont les plus utiles ^.
815. Conseiller, c'est donner aux hommes des motifs d'agir qu'ils
ignorent *.
816. Nous nous défions de la conduite des meilleurs esprits, et nous
ne nous défions pas de nos conseils ^.
817. L'âge peut-il donner droit de gouverner la raison ?
818. Nous croyons avoir droit de rendre un homme heureux à ses
dépens, et nous ne voulons pas qu'il l'ait lui-même.»
1 Fontenelle. — G. — L'auteur veut dire que Socrate était plus sage, et
Bayle plus savant. La vie de ces deux hommes a été si différente, qu'elle ne
peut guère être mise en opposition, et il fallait un fait pins évident pour
prouver qu'il y a peu de sciences utiles. Sans doute, celui qui n'est que sa-
vant, et qui reste enfermé dans son cabinet, sans instruire ses semblables
par un ouvrage véritablement utile, ne vaut pas l'homme vertueux qui a lu
peu de livres, mais qui a consacré sa vie à faire du bien à ses semblables. Si
cette vérité est celle que l'auteur a voulu prouver par cette Maxime, elle
n'avait besoin que d'ôtre énoncée ; mais il semble que Vauvenargues avait
une sorte d'animosité contre Bayle. — F. — Vauvenargues n'a pas plus d'a?ii~
mosité contre Bayle que contre Fontenelle; mais il n'a jamais varié dans
cette opinion que le bon sens vaut mieux que le savoir, de même que l'instinct,
ou le sentiment, vaut mieux que la raison. Voltaire ne reprend rien à cette
Maxime, quant au fond ; il remarque seulement qu'elle n'est pas bien écrite.
— G.
- [Mauvais. — V.] — Rapprochez de la Maxime 157^; voir aussi la 4* note
de la page 53. — G.
^-^ [Commun, mauvais. — V.]
s [Obscur. — V. ] — Voici, je crois, le sens de cette pensée, dont, en effet,
l'expression n'est pas assez nette : Nous ne voulons nous laisser gouverner
par personne y mais nous n'en voulons pas moins gouverner les autres. — Gc
31
182 REFLE.VIOJNS
819. Si un lioniine est souvent malade, et qu'ayant mangé une cerise,
il soit enrhumé le lendemain, on ne manque pas de lui dire, pour le
ronsoler, que cesl sa faute '.
820. Il y a plus de sévérité que de justice.
8'2i. 11 faudrait qu'on nous pardonnât, au moins, les fautes qui n'en
seraient pas, sans nos malheurs.
822. L'adversité fait beaucoup de coupables et d'imprudents.
823. On n'est pas toujours si injuste envers ses ennemis qu'envers
ses proches -.
82^1. La haine des faibles n'est pas si dangereuse que leur amitié ^.
825. En amitié, en mariage, en amour, en tel aulj-e commerce que
ce soit, nous voulons gagner; et, comme le commerce des parents, des
frères, des amis, des amants, etc., est plus continu, plus étroit et plus
\if que tout autre, il ne faut pas être surpris d'y trouver plus d'ingra-
titude et d'injustice.
826. La haine n'est pas moins volage que l'amitié.
827. La pitié est moins tendre que l'amour.
828. Les choses que Ton sait le mieux sont celles qu'on n'a pas
apprises *. >
829. Au défaut des choses extraordinaires, nous aimons qu'on nous
propose à croire celles qui en ont l'air.
830. L'esprit développe les simplicités du sentiment, pour s'en attri-
buer l'honneur^.
« [Trivial. — V.] — P»approclicz de la Maxime 559''. — G.
2 [Mauvais. — V.J — Cette Maxime n'est pas aussi mauvaise que le dit Vol-
taire, pour ceux qui l'entendent à demi-mot : Vauvenargues avait à se plaindre,
de SCS proches^ qui ne se défiaient pas de leurs conseils (Maxime 816*), qui,
par leur âge, se croyaient en droit de gouverner sa raison (Maxime 81 7^), qui
voulaient le rendre heureux à ses dépens (Maxime 818^), en cherchant à le
retenir, malgré lui, en Provence (voir la 3^ note de la page 371), qui lui repro-
chaient la cerise imprudemment mangée (Maxime 819^), qui se montraient,
à son égard, plus sévères quQ. justes (Maxime 820''), qui lui reprochaient des
fautes qui n'en eussent pas été, sans ses malheurs (Maximes 821'"), car c'est
Vadversité^ seule, qui l'a fait paraître imprudent et coupable (Maxime 822*),
tandis que le succès l'eût justifié. Rien n'est plus logique et plus intéressant
que cette suite de pensées qui s'expliquent les unes par les autres. — G.
5 [Commun. — V.] ■
'*' [On a cependant appris à lire. — V.J
•• [Mauvais. — V..] — Voir la Maxime ^75'^, qui ne ditlcre de celle-ci que
que par deux mots. — G.
LT MAXhMLS. 483
831. On lourne une pensée comme un liabil, pour s'en servir plu-
sieurs fois'.
832. Nous sommes flattés ([u'on nous propose comme un mystère ce
que nous avons pensé naturellement.
833. Ce qui fait qu'on goûte médiocrement les philosophes, c'est
qu'ils ne nous parlent pas assez des choses que nous savons.
Soli. La paresse et la crainte de se compromettre ont introduit Thon-
nèteté dans la dispute.
835. Quelque mérite qu'il puisse y avoir à négliger les grandes pla-
ces, il y en a peut-être encore plus à les bien remplir -.
836. Si les grandes pensées nous trompent, elles nous amusent^.
837. Il n'y a point de faiseur de stances qui ne se préfère à Bossuel,
simple auteur de prose; et, dans l'ordre de la nature, nul ne doit penser
aussi peu juste qu'un génie manqué.
838. Ln versificateur ne connaît point de juge compétent de ses
écrits : si on ne fait pas de vers, on ne s'y connaît pas; si on en fait,
on est son rival.
839. Le même croit parler la langue des dieux, lorsqu'il ne parle
pas celle des hommes; c'est comme un mauvais comédien qui ne peut
déclamer comme l'on parle.
SliO, Un autre défaut de la mauvaise poésie est d'allonger la prose,
comme le caractère de la bonne est de l'abréger.
8^1. Il n'y a personne qui ne pense d'un ouvrage en prose : Si je
me donnais de la peine, je le ferais mieux. Je dirais à beaucoup de
gens : Faites seulement une réflexion digne d'être écrite.
8^'2. Tout ce que nous prenons dans la morale pour défaut n'est
pas tel *.
8/i3. Nous remarquons beaucoup de vices, pour admettre peu de
vertus ^.
Shli. L'esprit est borné jusque dans l'erreur, qu'on dit son domaine ^.
Sko. L'intérêt d'une seule passion, souvent malheureuse, tient quel-
' [Mauvais. — V.]
- [Horace l'a dit, et mieux. — V.]
"' [Obscur. — V.j — L'auteur veut dire (ju'alurs tncnie que. l'occasion de les
exécuter nous manque, et que, par conséquent, ils restent à l'état de chimères,
les grands desseins nous consolent, du moins, de la réalité. Dans cette Maxime,
Vauvenargues traliit une fois de plus la secrète ambiiion qu'il a couvée pen-
dant toute sa \ie. — (i.
i.;._(j [Inutile.— V.
484 REFLEXIONS
quefois toutes les autres en captivité; et la raison porte ses chaînes sans
pouvoir les rompre '.
8/i6. Il y a des faiblesses, si on l'ose dire, inséparables de notre na-
ture -.
SM. Si on aime la vie, on craint la mort^
8/i8. La gloire et la stupidité cachent la mort, sans triompher d'elle *.
8Zi9. Le terme du courage est l'intrépidité à la vue d'une mort sûre.
850. La noblesse est un monument de la vertu, immortelle comme
la gloire^.
851. Lorsque nous appelons les réflexions, elles nous fuient ; et quand
nous voulons les chasser, elles nous obsèdent, et tiennent malgré nous
nos yeux ouverts pendant la nuit ^.
852. Trop de dissipation et trop d'étude épuisent également l'esprit,
et le laissent à sec ; les traits hardis en tout genre ne s'offrent pas à un
esprit tendu et fatigué'.
853. Comme il y a des âmes volages que toutes les passions domi-
nent tour à tour, on voit des esprits vifs et sans assiette que toutes les
opinions entraînent successivement, ou qui se partagent entre les con-
traires, sans oser décider^.
85/i. Les héros de Corneille étalent des maximes fastueuses et par-
lent magnifiquement d'eux-mêmes, et cette enflure de leurs discours
passe pour vertu parmi ceux qui n'ont point de règle dans le cœur pour
distinguer la grandeur d'âme de l'ostentation ^.
855. L'esprit ne fait pas connaître la vertu *o.
856. Il n'y a point d'homme qui ait assez d'esprit pour n'être jamais
ennuyeux.
857. La plus charmante conversation lasse l'oreille d'un homme oc-
cupé de quelque passion **.
» Voir la Maxime 16'^. —G.
- [Faible et répété. — V.]
^ [Faible. — V.] — Cela paraît hors de doute. Cependant on rencontre sou-
vent telle ou telle personne qui aime peu la vie, et qui craint infiniment la
mort. — F.— Voir les Maximes 698^-700^ — G.
^ Il faut, je crois, Vamour de la gloire. Sans triompher d'elle, c'est-à-dire,
je pense, sans la faire mépriser. — S. — Gloire veut dire ici, je crois, forfan-
terie, et sans triompher d'elle signifie sans parvenir à la mépriser^ ou à ne
pas la craindre. — G.
5 [Faux. — V.] Rapprochez des Maximes 36/i* et 365*. — G.
G-7-S [Commun.— V.]
9-10 [Répété.] —En effet, Vauvenargues revient bien souvent sur la première
de ces deux pensées. — G.
1» [Commun.] — V.
ET MAXIMES. 485
858. Les passions nous séparent quelquefois de la société, et nous
rendent tout l'esprit qui est au monde aussi inutile que nous le deve-
nons nous-mêmes aux plaisirs d'autrui '.
859. Le monde est rempli de ces hommes qui imposent aux autres
par leur réputation ou leur fortune; s'ils se laissent trop approcher, on
passe tout à coup à leur égard de la curiosité jusqu'au mépris, comme
on guérit quelquefois, en un moment, d'une femme qu'on a recherchée
avec ardeur *.
860. On est encore bien éloigné de plaire, lorsqu'on n'a que de l'es-
prit '\
861. L'esprit ne nous garantit pas des sottises de notre humeur *.
862. Le désespoir est la plus grande de nos erreurs ^.
863. La nécessité de mourir est la plus amère de nos afflictions ^.
86/i. Si la vie n'avait point de fin, qui désespérerait de sa fortune?
La mort comble l'adversité "'.
865. Combien les meilleurs conseils sont-ils peu utiles, si nos propres
expériences nous instruisent si rarement ^ !
866. Les conseils qu'on croit les plus sages sont les moins propor-
tionnés à notre état ^.
867. .Nous avons des règles pour le théâtre qui passent peut-être les
forces de l'esprit humain, et que les plus heureux génies n'exécutent
que faiblement.
868. Lorsqu'une pièce est faite pour être jouée, il est injuste de n'en
juger que par la lecture *^.
869. Il peut plaire à un traducteur • * d'admirer jusqu'aux défauts de
son original, et d'attribuer toutes ses sottises à la barbarie de son siè-
cle. Lorsque je crois toujours apercevoir dans un auteur les mêmes
1-2 [Commun. —V.]
--* [Répété et faible.— V.]
2 [Trivial. — V.] — C'est-à-dire, en d'autres termes, qu'il n'y a point de
mal sans remède, et que le suicide est un acte de folie. — F. — Il est douteux
que Vauvenargues pense ici au suicide; son idée est plus générale, — Rap-
prochez des Maximes 252'', ^55'' et 456''. — G.
6.7.8.9 [2 et 2 font 4. — V.]
*o Var. : « Si une pièce est faite pour être jouée, il n'en faut pas juger par
la lecture, mais par l'effet des représentations. »
*' Il semble que dans cette remarque l'auteur a en vue M. et Madame
Dacier, traducteurs d'Homère et d'autres anciens écrivains grecs et latins.
C'est principalement Homère dont il paraît qu'il est ici question. Si cela
48C RÉFLEXIONS
beautés et les mêmes fautes, il me paraît plus raisonnable d'en con-
clure que c'est un écrivain qui joint de grands défauts à des qualités
éminentes, une grande imagination et peu de jugement, ou beaucoup
de force et peu d'art, etc. ; et, quoique je n'admire pas beaucoup l'esprit
humain, je ne puis cependant le dégrader jusqu'à mettre dans le pre-
mier rang un génie si défectueux, qui choque continuellement le sens
commun.
870. Nous voudrions dépouiller de ses vertus l'espèce humaine, pour
nous justifier nous-mêmes de nos vices, et les mettre à la place des ver-
tus détruites; semblables à ceux qui se révoltent contre les puissances
légitimes, non pour égaler tous les hommes par la liberté ', mais pour
usurper la même autorité qu'ils calomnient»
871. Un peu de culture et beaucoup de mémoire, avec quelque har-
diesse dans les opinions et contre les préjugés, font paraître l'esprit
étendu.
872. Il ne faut pas jeter du ridicule sur les opinions respectées; car
on blesse par là leurs partisans, sans les confondre 2.
873." La plaisanterie la mieux fondée ne persuade point, tant on est
accoutumé ^ qu'elle s'appuie sur de faux principes.
87/i. L'incrédulité a ses enthousiastes, ainsi que la superstition : et,
comme l'on voit des dévots qui refusent à Cromwell jusqu'au bon sens,
on trouve d'autres hommes qui traitent Pascal et Bossuet de petits
esprits*.
875. Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de
Turenne, a respecté la religion ; et une infinité d'hommes obscurs se
placent au rang des génies et des âmes fortes, seulement à cause qu'ils
la méprisent ^.
876. Ainsi", nous lirons vanité de nos faiblesses et de nos folles erreurs.'
est, Vauvenargues a eu raison de supprimer dans sa seconde édition un juge-
ment qui ne fait pas lioiineur à son goût. — S. — Nous croyons que Vau-
venargues veut parler de Shakespeare, et non pas d'Homère que, dans le
Discours sur le Caractère des dilférents siècles^ il défend précisément contre
les reproches qu'il lui ferait ici. — G.
i II faut égaliser. — S. — Voyez les Maximes 219'^ et 288^. — G.
'-i [Trivial. — V.]
"^ il faut, je crois, accoutumé à voir ou à croire qu'elle s'appuie, etc. Il
faudrait aussi, je crois, au lieu de qu'elle s'appuie^ répéter que la plaisan-
terie s'appuie, autrement la phrase n'est pas claire. — S.
4 [Faux. — V.]
5 [Déclamation triviale. — V.] — Voltaire, en effet, ne devait guère goûter
cette Maxime, pas plus que les quatre qui précèdent. — G.
0 Cette Maxime est la conclusion de la précédente. — G.
ET MAXIMES. 487
Osons Tavouer : la raison l'ait des philosophes, et la gloire fait des
héros; la seule vertu fait des sages.
877. Si nous avons écrit quelque chose pour notre instruction, ou
j)our le soulagement de notre cœur, il y a grande apparence que nos
réflexions seront encore utiles à beaucoup d'autres; car personne n'est
seul dans son espèce, et jamais nous ne sommes ni si vrais, ni si vifs, ni
si pathétiques, que lorsque nous traitons les choses pour nous-mêmes ' .
878. Lorsque notre âme est pleine de sentiments, nos discours sont
pleins d'intérêt.
879. Le faux, présenté avec art, nous surprend et nous éblouit; mais
le vrai nous persuade et nous maîtrise.
880. On ne peut contrefaire le génie.
881. Il ne faut pas beaucoup de réflexions pour faire cuire un pou-
let -, et cependant nous voyons des hommes qui sont toute leur vie mau-
vais rôtisseurs ; tant il est nécessaire, dans tous les métiers, d'y être
appelé par un instinct particulier et comme indépendant de la raison.
882. Nous sommes tellement occupés de nous et de nos semblables,
que nous ne faisons pas la moindre attention h tout le reste, quoique
sous nos yeux, et autour de nous^.
883. Qu'il y a peu de-choses dont nous jugions bien * !
88Zi. Nous n'avons pas assez d'amour-propre pour dédaigner le mé-
pris d'autrui ^.
885. Personne ne nous blâme si sévèrement que nous nous con-
damnons souvent nous-mêmes ^.
886. L'amour n'est pas si délicat que l'amour-propre'.
887. Nous prenons ordinairement sur nous nos bons et nos mau-
vais succès; et nous nous accusons ou nous nous louons des caprices
de la fortune^.
' Rapprochez de la Maxime 306^ et, de la note qui s'y rapporte. — (î.
•■i [Bas. — V.]
"> En efiet, jusqu'à ce que J.-J. Ilousseau le rappelle au spectacle de la
nature, le xvni* siècle n'est guère occupé que du spectacle de la société. — G.
^ [Trivial. — V.] — Voir la Maxime 12Q'. — G.
^-f» [Commun et répété. — V.] — Il faut, je crois, (luasi sérèreiiieiit^ et en-
suite, que nous ne nous condamnons. — S.
' [2 et 2 font /i. — V..] — La Maxime 67 7t; est le commentaire de celle-ci.
— G.
s [Mauvais. — V. ;
488 RÉFLEXIONS
888. Personne ne peut se vanter de n'avoir jamais été méprisé '.
889. Il s'en faut bien que toutes nos liabiletés ou que toutes nos
fautes portent coup; tant il y a peu de choses qui dépendent de notre
conduite^ !
890. Combien de vertus et de vices sont sans conséquence ^ !
891. Nous ne sommes pas contents d'être habiles, si on ne sait pas
que nous le sommes; et, pour ne pas en perdre le mérite, nous en per-
dons quelquefois le fruit ^.
892. Les gens vains ne peuvent être habiles, car ils n'ont pas la
force de se taire ^.
893. C'est souvent un grand avantage pour un négociateur, s'il peut
faire croire qu'il n'entend pas les intérêts de son maître, et que la pas-
sion le conseille; il évite par là qu'on le pénètre, et réduit ceux qui ont
envie de finir à se relâcher de leurs prétentions, les plus habiles se
croyant quelquefois obligés de céder à un homme qui résiste lui-même
à la raison, et qui échappe à toutes leurs prises*^.
89/i. Tout le fruit qu'on a pu tirer de mettre quelques hommes dans
les grandes places, s'est réduit à savoir qu'ils étaient habiles.
895. Il ne faut pas autant d'acquis pour être habile que pour le pa-
raître ^.
896. Rien n'est plus facile aux hommes en place que de s'approprier
le savoir d'autrui.
897. Il est peut-être plus utile, dans les grandes places, de savoir et
de vouloir se servir de gens instruits, que de l'être soi-même.
898. Celui qui a un grand sens sait beaucoup ^.
899. Quelque amour qu'on ait pour les grandes affaires, il y a peu
' [Qu'importe ? — V.] — II importait beaucoup à Vauvenargues, dont l'âme
douce, mais fière, était sensible aux affronts. Voir la 2* Lettre à M. Amelot,
et les !'■'■ et 60* Caractères {Clawmène et Sénèque). — G.
2-5-4 [Commun et dit. — V.]
5 [La Fontaine l'a mieux dit. — V.] — Sans doute, dans le Reîiard el le
Corbeau. — G.
c [Mieux dit dans Saint-Réal, et dans Manlius —V.] — Voltaire fait allu-
sion à la Conjuration de Venise de Saint-Réal, et à la tragédie de La Fosse.
— Rapprochez des Maximes 568''-57/i'', qui ont également trait à la diplo-
matie. — G.
■^ [Faux. — V.] — La Maxime 942'' est le développement de celle-ci. — G.
8 [2 et 2 font II. —V.]
ET MAXIMES. 489
de lectures si ennuyeuses et si fatigantes que celle d'un traité entre
des princes '.
900. L'essence de la paix est d'être éternelle, et cependant nous n'en
voyons durer aucune Tàge d'un homme, et à peine y a-t-il quelque
règne où elle n'ait été renouvelée plusieurs fois. Mais faut-il s'étonner
que ceux qui ont eu besoin de lois pour être justes, soient capables de
les violer^?
90:1. La politique fait entre les princes ce que les tribunaux de la
justice font entre les particuliers : plusieurs faibles , ligués contre un
puissant, lui imposent la nécessité de modérer son ambition et ses
violences '\
902. Il était plus facile aux Romains et aux Grecs * de subjuguer de
grandes nations, qu'il ne l'est aujourd'hui de conserver une petite pro-
vince justement conquise, au milieu de tant de voisins jaloux, et de
peuples également instruits dans la politique et dans la guerre, et aussi
liés par leurs intérêts, par les arts, ou par le commerce, qu'ils sont sé-
parés par leurs limites.
903. M. de Voltaire ^ ne regarde l'Europe que comme une républi-
que formée de différentes souverainetés. Ainsi, un esprit étendu dimi-
nue en apparence les objets, en les confondant dans un tout qui les ré-
duit à leur juste étendue; mais il les agrandit réellement, en dévelop-
pant leurs rapports, et en ne formant de tant de parties irrégulières
qu'un seul et magnifique tableau.
90Zi. C'est une politique utile, mais bornée, de se déterminer toujours
par le présent, et de préférer le certain à l'incertain, quoique moins
* [C'est bien la peine d'imprimer celai — V.]
-'-■> [2 et 2 font II, —V.]
* On sait que les Grecs ont renversé et conquis le royaume de Perse, et
que les Romains ont envahi presque toute la partie du monde connue de leur
temps. Il est vraisemblable que l'auteur veut mettre ici en opposition, avec
ces conquêtes, l'acquisition de la Lorraine faite par Louis XV, roi de France,
en 1736. — F.
^ Dans son Siècle de Louis XI V^ ch. II, Voltaire développe effectivement
cette grande et belle idée. Vauvenargues ne le désignait ici que par la lettre
initiale de son nom. — F. — Var. : « L'équilibre que les souverains tâchent
« de maintenir dans l'Europe, les oblige à n'être pas plus injustes que leurs
« sujets, et ne fait, en quelque manière, qu'une république de tant de royau-
« mes.» — Vauvenargues ajoute, en note : « On trouvera cette pensée mieux
« développée dans un ouvrage de M. de Voltaire, où je l'ai prise.» — Il est à
propos de remarquer que Vauvenargues n'a pu trouver la pensée dont il
s'agit que dans V Essai sur le siècle de Louis XIV, et non pas dans le Siècle de
Louis XIV lui-même, ainsi que Fortia semble l'indiquer; ce dernier ouvrage
n'a paru qu'en 1751, quatre ans après la mort de Vauvenargues, tandis que le
premier est de la fin de 1739. — G.
490 RÉFLEXIONS
flalteur; et ce n'est pas ainsi que les États s'élèvent, ni même les par-
ticuliers.
905. Les hommes sont ennemis-nés les uns des autres, non à cause
qu'ils se haïssent, mais parce qu'ils ne peuvent s'agrandir sans se tra-
verser; de sorte qu'en observant religieusement les bienséances, qui
sont les lois de la guerre tacite qu'ils se font, j'ose dire que c'est pres-
que toujours injustement qu'ils se taxent de part et d'autre d'injustice '.
906. Les particuliers négocient, font des alliances, des traités, des
ligues, la paix et la guerre, en un mot, tout ce que les rois et les plus
puissants peuples peuvent faire -.
907. Dire également du bien de tout le monde est une petite et mau-
vaise politique ^.
908. La méchanceté tient lieu d'esprit *.
909. La fatuité dédommage du défaut de cœur ^.
910. Celui qui s'impose à soi-même, impose à d'autres^.
911. Le lâche a moins d'affronts à dévorer que l'ambitieux.
912. On ne manque jamais de raisons, lorsqu'on a fait fortune, pour
oublier un bienfaiteur ou un ancien ami; et on rappelle alors avec dé-
pit tout ce que l'on a si longtemps dissimulé de leur humeur'.
913. Tel que soit un bienfait, et quoi qu'il en coûte, lorsqu'on l'a
reçu à ce litre, on est obligé de s'en revancher, comme on tient un mau-
vais marché, quand on a donné sa parole ^.
91/i. Il n'y a point d'injure qu'on ne pardonne, quand on s'est vengé.
915. On oublie un affront souffert, jusqu'à s'en attirer un autre par
son insolence ^.
916. S'il est vrai que nos joies soient courtes, la plupart de nos afflic-
tions ne sont pas longues "'.
* [Vous contredites le chap. du Bien et du mal moral. — V.]— Voltaire a
voulu diie vous contredisez,, et il fait allusion au 43' chap. de V Introduction
à la Connaissance de l'Esprit humain. Il faut remarquer que cette idée se re-
trouve à peu près identique dans la Maxime 31 f, où Voltaire, loin d'y rien
reprendre, l'a notée du mot Bien. — G.
-^ [C'est dans la Préface du plat livre de Pecquet. — V.] — Pecquet est un
obscur écrivain du 18^ siècle, qui a laissé, entr'autres ouvrages, un traité sur
V Art de négocier. — G.
^-*-5 [Commun. — V.]
'• [Obscur. —V.] — Cette pensée nous paraît très-claire; on en peut, d'ail-
leurs, trouver l'explication dans la Maxime /i39''. — G.
7-8-9 [Commun. — V.l
<o [2 et 2 font /(. — V. 1 — Pascal avait dit : » Peu do chose noiLs console,
ET MAXIMES. 491
917. La plus grande force d'esprit nous console moins promptement
que sa faiblesse ' .
918. il n'y a point de perte que Ton sente si vivement, et si peu de
temps, que celle d'une femme aimée-.
919. Peu d'affligés savent feindre tout le temps qu'il faut pour leur
honneur ^
920. Nos consolations sont une flatterie envers les affligés *.
921. Si les hommes ne se flattaient pas les uns les autres, il n'y au-
rait guère de société ^.
922. Il ne tient qu'à nous d'admirer la religieuse franchise de nos
pères, qui nous ont appris h nous égorger pour un démenti"; un tel res-
pect de la vérité, parmi des barbares qui ne connaissaient que la loi de
la nature, est glorieux pour l'humanité.
923. Nous souffrons peu d'injures par bonté \
924. Nous nous persuadons quelquefois nos propres mensonges pour
n'en avoir pas le démenti, et nous nous trompons nous-mêmes poiu'
tromper les autres ^.
925. La vérité est le soleil des intelligences^.
926. Pendant qu'une partie de la nation atteint le terme de la poli-
tesse et du bon goût, l'autre moitié est barbare h nos yeux, sans
qu'un spectacle si singulier puisse nous ôter le mépris de la culture *".
927. Tout ce qui flatte le plus notre vanité n'est fondé que sur la
culture, que nous méprisons.
928. Ti'expérience que nous avons des bornes de notre raison nous
rend dociles aux préjugés, et ouvre notre esprit aux soupçons et aux
fantômes de lapeur *'.
parce que peu de chose nous afflige.» —Pensées, V Partie, ai't.IX, 25.
— G.
i.2_r, [Trivial. — V.] — Rapprochez cette dernière pensée et la suivante
des Maximes 535"' et 536'. — G.
*-'• [Commun. — V.] — La Rochefoucauld a dit à peu près de même (xMax.
ST*") : Les hommes ne vivraient pas longtemps en société, s'ils n'étaient les
dupes les uns des autres. — G.
6 [Kt aussi, pour s'envoyer /j/oy/<ener. — V.] — Ce n'est pas tout à fait le texte
de la note de Voltaire; nous avons adouci l'expression, celle dont il se sert
étant à ce point énenjique, (lu'il n'était pas possible de la transcrire. — G.
'-8 [Commun. — V.]
y [Mauvais. — V.]
*" Culture désigne, comme l'on voit, dans cette pensée et la suivante,
Vétal d'un esprit cultivé par l'instruction. — F. ~ Voir la Maxime 303'. - G.
'' Voir la note de la Maxime 317'".
492 RÉFLEXIONS
929. La conviction de Tesprit n'entraîne pas toujours celle du cœur '.
930. Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres : il y a
moins de fous qu'on ne croit ^.
931. Pour peu qu'on se donne carrière sur la religion et sur les mi-
sères de l'homme, on ne fait pas difficulté de se placer parmi les esprits
supérieurs ^.
932. Des hommes inquiets et tremblants pour les plus petits intérêts
affectent de braver la mort '*.
933. Si les moindres périls dans les affaires nous donnent de vaines
terreurs, dans quelles alarmes la mort ne doit-elle pas nous plonger,
lorsqu'il est question pour toujours de tout notre être, et que l'unique
intérêt qui nous reste, il n'est plus en notre puissance de le ménager,
ni même quelquefois de le connaître ^ î
93Zi. Newton, Pascal, Bossuet, Racine, Fénelon, c'est-à-dire les hom-
mes de la terre les plus éclairés, dans le plus philosophe de tous les
siècles, et dans la force de leur esprit et de leur âge, ont cru Jésus-
Christ; et le grand Condé, en mourant, répétait ces nobles paroles :
« Oui, nous verrons Dieu comme il est, sicuti est, facie ad faciem ^. »
935. Les maladies suspendent nos vertus et nos vices ^
936. Le silence et la réflexion épuisent les passions, comme le travail
et le jeûne consument les humeurs ^.
937. Les hommes actifs supportent plus impatiemment l'ennui que
le travail ^.
938. Toute peinture vraie nous charme, jusqu'aux louanges d'autrui.
939. Les images embellissent la raison, et le sentiment la per-
suade *o.
9ZiO. L'éloquence vaut mieux que le savoir.
1.2.5.4 [Commun. — V.] — Var. : « Nous sied-il de braver la mort, nous
t qu'on voit inquiets et tremblants pour les plus misérables intérêts?»
^ [Vieux sermons. — V.] — Vauvenargues a sacrifié cette version à Vol-
taire; mais il ne lui a pas sacrifié l'idée, car on la retrouve, sous une forme
plus vive encore, dans la Maxime 322^, qui appartient à la seconde édition.
— G.
6 [Capucin ! — V,] — Voir la lettre datée du mois de février 1746, où Vol-
taire se sert du môme mot. — G.
' [Répété.— V.]
8 [A examiner. — V.]
9.10 [Trivial ; répété mille fois. ~ V.]
ET MAXIMES. 493
9/il. Ce qui fait que nous préférons très-justement l'esprit au savoir,
c'est que celui-ci est mal nommé, et qu'il n'est, ordinairement, ni si utile
ni si étendu que ce que nous connaissons par expérience, ou pouvons
acquérir par réflexion. Nous regardons aussi l'esprit comme la cause
du savoir, et nous estimons plus la cause que son efl'et : cela est raison-
nable. Cependant, celui qui n'ignorerait rien aurait tout l'esprit qu'on
peut avoir; le plus grand esprit du monde n'étant que science', ou
capacité d'en acquérir.
9/i2. Les hommes ne s'approuvent pas assez pour s'attribuer les uns
aux autres la capacité des grands emplois; c'est tout ce qu'ils peuvent,
pour ceux qui les occupent avec succès, de les en estimer après leur
mort. Mais proposez l'homme du monde qui a le plus d'esprit : oui,
dit-on, s'il avait plus d'expérience, ou s'il était moins paresseux, ou
s'il n'avait pas de l'humeur, ou tout au contraire ; car il n'y a point de
prétexte qu'on ne prenne pour donner l'exclusion à l'aspirant, jusqu'à
dire qu'il est trop honnête homme, supposé qu'on ne puisse rien lui
reprocher de plus plausible : tant cette maxime est peu vraie, qu'il est
plus aisé (le paraître digne des grandes places, que de les remplir^.
9/i3. Ceux qui méprisent l'homme se croient de grands hommes.
9ZiZi. Nous sommes bien plus appliqués k noter les contradictions,
souvent imaginaires, et les autres fautes d'un auteur, qu'à profiter de
ses vues, vraies ou fausses.
9Zi5. Pour décider qu'un auteur se contredit, il faut qu'il soit impos-
sible de le concilier.
1 [Faux ; on peut savoir tous les vers, et en faire mal. — V.]
2 [Contradiction. — V.] — Il n'y a là aucune contradiction ; la pensée est
que, s'il est difficile de remplir les grandes places, il est plus difficile encore
d'en être jugé capable, tant les hommes ont de peine à croire au mérite qui
n'a pu faire encore ses preuves. Cette Maxime n'est, sans doute, comme beau-
coup d'autres, qu'un retour de Vauvenargues sur lui-môme, au moment où il
sollicitait un emploi dans les affaires, et où ses amis l'accusaient peut-être de
présomption. Quant à la dernière phrase, que Vauvenargues souligne, comme
une citation, nous ne savons à qui l'attribuer; mais La Rochefoucauld exprime
une idée à peu près semblable dans sa 16/j* Maxime : // est plus facile de pa-
raître digne des emplois qu'on n'a pas^ que de ceux que l'on exerce. — G.
TABLE
DES 3IAÏ1ÈRES
CONTl-NLIiS DANS CE VOLUME.
Ai'ertissemetif sur celte nouvelle édition.
Eloge de Vauuenargiiei<.
L>JTR0DLCT10\ A LA CONIVAISSANCK DE L'ESP1\H lU MAIN.
Discours préliminaire 1
LIVnr. PREMIEIl
1. De l'Esprit eu général 5
2. Imagination, Réflexion, Mémoire 6
3. Fécondité 7
i. Vivacité 8
5. Pénétration 9
6. De la Justesse, de la Netteté, du Jugement Ib.
7 . Du Bon Sens 11
8. De la Profondeur Ih.
'.). De la Délicatesse, de la Finesse et de la Force 12
10. De l'Étendue de l'esprit 13
11. Des Saillies Ik
12. Du Goût 15
13. Du Langage et de l'Éloquence 18
\!i. De l'Invention 19
15. Du Génie et de l'Esprit 20
1(3. Du Caractère 2'i
17. Du Sérieux Ib.
18. Du Sang-Froid 25
19. De la Présence d'esprit Ib.
20. De la Distraction 26
21. De l'Esprit du jeu Ib.
LIVRE DEUXIÈME.
22. Des Passions 27
23. De la Gaité, de lu Joie, de la Mélancolie 29
496 TABLE
24. De l'Amour-propre et de l'Amour de nous-mêmes 29
25. De l'Ambition 3"
26. De l'Amour du monde Ib.
27. Sur l'Amour de la gloire 33
28. De l'Amour des sciences et des lettres ; 34
29. De l'Avarice 35
30. De Ja Passion du jeu 36
31. De la Passion des exercices Ib.
32. De l'Amour paternel 37
33. De l'Amour filial et fraternel Ib.
34. De l'Amitié que l'on a pour les bètes 38
35. De l'Amitié 39
36. De l'Amour kl
37. De )a Physionomie 42
38. De la Pitié 43
39. De la Haine Ib.
40. De l'Estime, du Respect et du Mépris 44
41. De l'Amour des objets sensibles 47
42 . Des Passions en général 48
LIVRE TROISIÈME.
43. Du Bien et du Mal moral 50
44. De la Grandeur d'âme 56
45. Du Courage 59
46. Du Beau et du Bon 62
RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
Avertissement 63
1. Sur le Pyrrhonisme Ib.
2. Sur la Nature et la Coutume 65
3. Nulle jouissance sans action 67
4. De la Certitude des principes 68
5. Du Défaut de la plupart des choses 69
6. De l'Ame Ib.
7. Des Romans 70
8. Contre la Médiocrité 71
9. Sur la Noblesse Ib.
10. Sur la Fortune 72
11. Contre la Vanité Ib.
12. Ne point sortir de son caractère 73
13. Du pouvoir de l'activité 74
14. Sur la Dispute Ib.
15. Sujétion de l'esprit de l'homme 75
16. On ne peut être dupe de la vertu 76
DES MATIÈRES. 497
17. Sur la Familiarité 77
18. Nécessité de faire des fautes 78
19. Sur la Libéralité 79
L»0. Maxime de Pascal expliquée &1
21. L'Esprit naturel et le Simple 82
22. Du Bonheur 83
23. L'homme vertueux dépeint par son génie Ib.
2k. Sur l'Histoire des hommes illustres 84
23. [Sur l'Injustice envers les grands hommes]. 85
26. [Sur les Gens de lettres] 80
27. [Sur l'Liipuissance du mérite] ;...... 87
28. [La Nécessité console dans le malheur] 89
29. [Sur les Hasards de la fortune] Ib.
30. [La Vertu est plus chère que le bonheur] 91
31 . Il ne faut pas toujours s'en prendre à la fortune Ih.
32. [Sur la Dureté des hommes] 92
33. [Sur la Fermeté dans la conduite] 93
3'u La Raison n'est pas juge du sentiment 94
35. L'Activité est dans l'ordi'e de la nature Ib.
36. [Contre le Mépris des choses humaines] 95
37. [Sur la Politesse] 96
38. [Sur la Tolérance] Ib.
39. [Sur la Compassion] 97
40. [Sur les Misères cachées] Ib.
41. [Sur la Frivolité du monde] 98
42. [Sur le Bel-esprit] 100
43. [Sur le Ton à la mode] Ib.
44. [Sur l'Incapacité des lecteurs] 101
45. [Sur le Merveilleux] 1 02
46. Sur les Anciens et les Modernes 103
47. [On peut rougir d'une vertu] 104
48. [Sur les Armées d'à-présent] Ib.
49. Regarder moins aux Actions qu'aux Sentiments 105
50. [Contre l'Esprit d'emprunt] 106
51. Sur la Simplicité et contre l'Abus de l'art 107
52. Il est profitable et permis d'écrire 108
53. [Les Préceptes corrigent peu] 109
54. Sur la Morale et la Physique 110
55. [Sur l'Etude des sciences] 112
CONSEILS A UN JEUNE HOMME.
J . Sur les Conséquences de la conduite 114
2. Sur Ce que les femmes appellent un homme aimable 11.-)
3. Ne pas se laisser décourager par le sentiment de ses faiblesses 116
4. Sur le Bien de la familiarité 117
5. Sur les Moyens de vivre en paix avec les hommes //>.
32
498 TABLE
6. Sur une Maxime du Cardinal de Retz 118
7. Sur l'Empressement des hommes à se rechercher, et leur Facilité à se
dégoûter 120
8. Sur le Mépris des petites finesses 122
9. Aimer les passions nobles Ib.
10. Quand il faut sortir de sa sphère 123
11. Du Faux jugement que l'on porte des choses 124
12. [Il faut avoir les talents de son état]. 126
Discours sur la Gloire 128
Discours sur les Plaisirs 138
Eloge de Paul-Hippolyte-Emmanuel de Seytres 141
Discours sur le Caractère des différents siècles 151
Discours sur les Mœurs du siècle 165
Discours sur l'Inégalité des richesses 171
Éloge de Louis XV 184
Traité sur le Libre-arbitre 190
Réponses aux Conséquences de la nécessité 209
Sur la Justice 217
Sur la Providence 218
Sur l'Economie de l'univers Ib.
Imitation de Pascal 220
Méditation sur la Foi 225
RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR QUELQUES POÈTES.
1. La Fontaine 233
2. Boileau ^ 234
3. Chaulieu 236
4. Molière 237
5-6, Corneille et Racine : 239
7. Quinault 253
8. J. B. Rousseau 255
9. Sur quelques ouvrages de M. de Voltaire 262
FRAGMENTS.
1 . Les Orateurs 269
2. Sur La Bruyère 271
3. Sur Fénelon 272
4. Sur Pascal et Bossuet 273
5. Sur les Prosateurs du 17e siècle 274
6. [Sur Descartes] Ib.
7. Sur Montaigne et Pascal Ib.
8. Sur Fontenelle 276
9. [Sur les Mauvais écrivains] 277
DES MATIÈRES. 499
10. Sur un Défaut des poètes 279
11. Sur l'Ode l'>-
12. Sur la Poésie et l'Éloquence -*0
13. Sur la Vérité et l'Éloquence 28.'i
llx. Sur l'Expression dans le style /•^•
15. Sur la Difficulté de peindre les caractères Ib.
ESSAI SUR QUELQUES GARAGTÈKES.
Préface • 286
1. Clazomène, ou la Vertu malheureuse 288
2. [Phérécide, ou l'Ambition trompée] 200
o. Thersite 291
'i. Pison, ou l'Impertinent 29:3
5. Lentulus, ou le Factieux 294
6. Oronte, ou le Vieux Fou 29(5
7. [Othon, ou le Débauché] 297
8. Les Jeunes gens ; 299
9. Aceste, ou l'Amour ingénu 300
10. Phalante, ou le Scélérat 302
1 1. [Termosiris] 303
12. Lipse, 011 l'Homme sans principes. 30^
1 3. [Masis]. 305
l 'i. Thyeste 306
1 5. Erasme, ou l'Esprit présomptueux 307
16. Callisthène 308
17. L'Étourdi 300
18. Alcippe Ib.
1 9. L'Homme du monde 310
20. Thrasille, ou les Gens à la mode 31 1
21. Phocas, ou la Fausse singularité 312
22. [Le Rieur] 3] '4
23. Horace, ou l'Enthousiaste 315
24. [Hégésippe] 316
25. Titus, ou l'Activité 318
26. L'Homme pesant 319
27. [Erox, ou le Fat] 320
28. [Varus, ou la Libéralité] 321
29. [Polidore, ou l'Homme faible] 323
30. [L'Homme inconséquent] 325
31 . [Lycas, ou l'Homme ferme] 326
32. [Tryphon] [b.
33. [L'Esprit de manège] 328
34. Ergaste, ou l'Officieux par vanilé 329
35. Cyrus, ou l'Esprit agité 330
36. [Ménalque, ou l'Esprit moyen] 331
37. Théophilo, ou l'Esprit profond 332
oOO TAHLE DES MATIÈRES.
38. [Euryniaquc, ou le Fourbe] 33^1
39. Turnus, ou le Chef do parti 335
40. [Hermas, ou la Sotte ambition] 339
41 . Cléon, ou la Folle ambition 340
42. Clodius, ou le Séditieux 342
'i3. [Les Grands] 34G
44. [La Bourgeoisie] 348
45. [Les Bas-Fonds] 349
46. [Inconstance des Hommes] 350
47. [Anselme] Ib.
48. Midas, ou le Sot qui est glorieux " 351
49. Lacon, ou le Petit homme 352
50. Le Flatteur insipide 354
51. Caritès, ou le Grammairien 355
52. Isocrate, ou le Bel-esprit moderne Ih.
53 . Lysias, ou la Fausse éloquence 358
54. Le Lecteur-auteur 360
55. [Eumolpe, ou le Mauvais poète] 362
56. [Théobalde, ou le Grimaud] 363
57. Bathylle, ou l'Auteur frivole 364
58. Cotin, ou la Fausse grandeur 365
59. Egée, ou le Bon esprit 368
60. Senèque, ou l'Orateur de la vertu , . . 369
RÉFLEXIONS ET MAXIMES 373
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Echéance
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