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Full text of "Oeuvres de Vauvenargues"

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ŒUVRES 


DE 


VAUVENARGUES 


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IMPRIMERIE    MAILDE    ET    RE^OL 

Rue  de  Rivoli ,  144 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/oeuvresdevauvenaOOvauv 


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ŒUVRES 


I5E 


VAIIVENARGIES 


ÉDITION    NOUVELLE 


PRl'.CKDÉK    1)K 


L'ELOGE    DE    VAL VEfV ARGUES 


COLI'.0\NE    V\\\    I,  ACADllMrK   FRANCAISK 


ET    ACCOMPAGNÉE    DE    NOTES    ET    COMMEiNT AIRES 


PAR 


D.-L.   GILBERT 


"O    B«4.«0TH£0UCS    O 


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PARIS 


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FLRNK   ET   a\   EDITEURS 

IU:F.    PMNT-ANPRK-riES-AUTS  .    4^) 


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AVERTISSEMENT 


SUR   CETTE   NOUVELLE   EDITION. 


En  17Zi6,  en  même  temps  que  Y  Essai  sur  T  Origine  des  connaissances 
humaines  de  Gondillac,  et  les  Pensées  philosophiques  de  Diderot,  parut, 
chez  le  libraire  Anioine-Claude  Briasson,  rue  Samt- Jacques,  à  Paris, 
un  petit  volume  in-12,  de  moins  de  /lOO  pages,  dont  l'auteur  avait  garde 
Tanonyme.  L'auteur  était  M.  le  marquis  de  Vauvenargues,  et  le  volume 
se  composait  d'une  Introduction  à  la  Connaissance  de  l'Esprit  humain, 
de  vingt-deux  Réflexions  sur  divers  sujets,  de  onze  Conseils  à  un  Jeune 
homme,  de  cinq  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes,  de  deux  Erag- 
ments  sur  les  Orateurs  et  sur  La  liruyère,  enfin  d'une  Méditation  suer 
la  Foi,  suivie  d'une  Prière.  Puis,  le  volume  n'ayant  pas  paru  assez  long, 
disait  Vauvenargues  lui-même,  il  y  avait  joint  un  certain  nombre  de 
Maximes  qu  <7  n'avait  pas  destinées  à  voirie  jour. 

L'année  suivante,  le  même  libraire  publia  une  seconde  édition  de  ce 
livre ,  que  l'auteur  avait  préparée ,  mais  que  la  mort  l'avait  empêché 
d'achever;  les  abbés  Trublet  et  Séguy  y  mirent  la  dernière  main,  et  en 
surveillèrent  l'impression.  Elle  ne  différait  de  la  première  que  par  quel- 
ques corrections,  retranchements,  et  additions,  dont  Vauvenargues  donne 
le  détail  dans  son  Discours  Préliminaire. 

En  1707,  le  marquis  de  Fortia  d'Urban,  compatriote  de  Vauvenargues, 
ajouta  aux  deux  éditions  originales  quelques  morceaux  posthumes,  dont 
la  famille  et  les  amis  du  moraliste  lui  avaient  donné  communication  '. 
Le  travail  de  Fortia,  et,  bientôt  après,  les  Mémoires  de  Marmontel,  rap- 
pelèrent l'attention  du  public  sur  le  livre  et  sur  l'auteur,  que  Voltaire 
avait  désignés  à  la  gloire,  et  qui,  toutefois,  depuis  près  de  cinquante 
ans,  étaient,  peu  s'en  faut,  oubliés. 

L'édition  Suard  suivit  d'assez  près -.  Elle  était  précédée  d'un  travail, 

'   Paris,  Dclniire,  2  vol.  in-12,  réimprimés  en  2  vol.  iii-8". 
*  Paris,  1806,  Denlu,  2  vol.  in-8o. 


H  AVERTISSEMENT 

souvent  réimprimé  depuis,  sur  la  vie  et  les  écrits  de  VamenargueSy  cl 
augmentée  d'un  assez  grand  nombre  de  morceaux  inédits.  L'éditeur 
donnait,  en  outre,  des  notes  de  Voltaire  et  de  Alorellet,  auxquelles  il 
avait  joint  les  siennes  '. 

Enfin,  en  1821,  parut  Tédition-Brière,  en  3  vol.  in-8%  tirée,  deux 
ans  après,  en  3  vol.  in-18,  dont  un  se  composait  d'oeuvres  nouvelles. 

Ainsi,  depuis  plus  d'un  siècle  que  Vauvenargues  est  mort,  il  n'a  été 
publié,  en  réalité,  que  trois  éditions  de  ses  œuvres,  je  veux  dire  celles 
de  1797,  de  1806,  et  de  1821,  les  autres,  en  petit  nombre  d'ailleurs, 
n'étant  que  de  simples  réimpressions. 

Je  donne  aujourd'hui  la  quatrième,  et  voici  à  quelle  occasion  :  l'Aca- 
démie française  ayant  proposé  VÉloge  de  Vauvenargues,  comme  sujet 
du  prix  d'Eloquence  à  décerner  en  1856,  je  voulus  savoir,  dans  le  des- 
sein où  j'étais  de  prendre  part  au  concours,  s'il  ne  restait  pas  quelque 
partie  inédite  de  l'œuvre  du  moraliste.  Je  n'eus  pas  lieu  de  regretter  ma 
peine  ;  car,  dès  les  premières  recherches,  à  Paris,  et  en  Provence,  patrie 
de  Vauvenargues,  les  découvertes  que  je  fis  - ,  dans  les  dépôts  publics 
et  dans  les  collections  particulières,  me  fournirent  bientôt  la  preuve  que 
l'édition-Brière,  la  plus  complète  qui  eût  paru  jusqu'alors,  était  bien 
incomplète  encore,  et,  d'ailleurs,  souvent  fautive;  que  le  public  n'avait 
guère  que  la  moitié  de  ce  que  Vauvenargues  a  écrit,  et  que  le  travail 
des  précédents  éditeurs  était  non-seulement  à  achever,  mais  presque 
entièrement  à  refaire.  Dès  les  premiers  mois  de  l'année  dernière,  je  ten- 
tai l'entreprise;  mais  peut-être,  rebuté  par  sa  longueur  même,  ne  l'au- 
rais-je  pas  menée  à  fin,  si  le  résultat  du  concours  ouvert  pour  l'éloge 
de  Vauvenargues  ne  m'eût  imposé,  envers  sa  mémoire,  une  sorte  de 
devoir  pieux,  dont  j'étais  tenu  à  m'acquitter,  dans  la  mesure  de  mes  ■ 
forces.  Aujourd'hui,  le  travail  fait,  je  viens  rendre  mes  comptes  au 
public, 

*  Quelques  aimées  auparavant,  l'Académie  française  avait  chargé  de  l'exa- 
men des  œuvres  de  Vauvenargues,  au  point  de  vue  de  la  latujue  et  du  (joût: 
une  commission  dont  faisaient  partie  Garât,  Destutt-Traçy,  Suard  et  Morellet. 
Il  est  probable  que  les  notes  de  ces  deux  derniers,  dans  l'édition  dont  il  s'agit, 
sont  le  résultat  de  cet  examen,  qui  no  fut  jamais  achevé,  mais  qui,  certaine- 
ment, avait  été  commencé. 

-  Aidé  dans  mes  recherches  par  quehjues  amis  des  lettres,  j'ai  à  leur  expri- 
mer ici  ma  gratitude,  et  à  citer,  entre  autres,  MM.  Victor  Cousin,  l'illustre 
maître;  L.  Barbier,  conservateur-administrateur  de  la  Bibliothèque  du  Louvre  ; 
Bochebilière,  de  la  bibliothèque  Sainte-Geneviève  ;  Bouard,  bibliothécaire  de 
la  ville  d'Aix ,  et  Gliambry,  (|ui  fait,  avec  la  meilleure  grâce,  les  honneurs  de 
sa  belle  collection  de  documents  et  lettres  autographes.  Quant  à  M.  G.  Lucas-  < 

Montigny,  à  qui  je  dois  la  cession  toute  désintéressée  d'une  longue  et  im- 
portante correspondance  entre  Vauvenargues  et  le  marquis  de  Mirabeau,  je 
ne  saurais  mieux  le  remercier,  qu'en  le  signalant  à  la  roconnaissancc  du  ;, 

public.  ' 


SLR  CETTE   NOUVELLE   ÉDITION.  m 

Pour  la  partie  de  ses  œuvres  que  Vauvenargues  a  publiée  lui-même, 
la  tâche  était  tout  indiquée  :  les  deux  éditions  originales  faisant  foi,  il  n'y 
avait  qu'à  les  suivre,  tant  pour  l'ordre  des  matières  que  pour  le  texte  : 
cependant,  elles  n'avaient  pas  été  toujours  suivies  par  les  précédents 
éditeurs,  et  bien  des  fautes  leur  étaient  échappées,  que  j'ai  dû  corriger. 
La  difficulté  commençait  aux  œuvres  posthumes  :  la  distribution  confuse 
qui  en  avait  été  faite  jusqu'alors,  avait  frappé,  non-seulement  les  criti- 
ques, qui  regardent  de  près  aux  choses,  mais  même  les  lecteurs  les  moins 
attentifs.  Telles  Réflexions,  par  exemple,  se  lapporlant  à  un  même 
ordre  d'idées,  et  souvent  s'expliquant  les  unes  par  les  autres,  avaient 
été  indûment  séparées;  je  les  ai  rapprochées.  J'ai  mis,  de  même,  dans 
unordrequim'a  semblé  plus  logique  les  Caractères,  partie  considérable, 
et  trop  peu  connue,  de  l'œuvre  de  Vauvenargues  (voir,  à  ce  sujet,  la  2''  note 
de  la  page  291,  et  celles  des  pages  315  et  350).  Tels  Discours  revenaient 
jusqu'à  trois  fois,  avec  des  différences  peu  sensibles,  à  quelques  pages  de 
distance  (voir  les  l"'"  notes  des  pages  151  et  190);  de  même,  dans 
les  Caractères,  pour  une  variante  de  quelques  lignes,  et  souvent  de 
quelques  mots,  des  pages  entières  étaient  répétées;  de  plus,  tel  mor- 
ceau, faisant  corps  ici,  reparaissait  là,  dépecé  en  maximes;  enfin,  pour 
les  Maximes  elles-mêmes,  un  remaniement  complet  était  à  faire.  Dans 
sa  seconde  édition,  Vauvenargues  en  avait  supprimé  plus  de  deux  cents 
que  les  divers  éditeurs  avaient  cru  pouvoir  rétablir,  de  leur  chef,  d'a- 
près la  première  édition,  malgré  l'intention  expresse  de  l'auteur  (voir 
la  1'*  note  de  la  page  ^72)  ;  déjà  semblable  liberté  avait  été  prise  pour 
plusieurs  morceaux,  entre  autres ,  pour  le  parallèle  entre  Corneille  et 
Racine  (voir  la  l"'  note  de  la  page  239).  D'un  autre  côté,  certaines 
Maximes  étaient  répétées  mot  pour  mot;  enfin,  les  pensées  posthumes 
n'étaient  pas  distinguées  de  celles  que  Vauvenargues  avait  publiées  lui- 
même.  J'ai  donné  d'abord  celles  que  l'auteur  avait  maintenues  dans  sa 
seconde  édition,  et  j'ai  mis  à  la  suite  les  pensées  posthumes,  mais  en 
marquant  la  séparation  ;  puis,  j'ai  joint,  à  titre  de  variantes,  aux  Maximes 
définitives,  celles  qui  n'en  différaient  que  par  quelques  détails  de  rédac- 
tion, et  j'ai  rejeté  à  la  fin,  imprimées  en  caractères  plus  petits,  celles 
que  Vauvenargues  avait  mises  au  rebut.  Dans  toute  l'édition,  d'ailleurs, 
en  tenant  un  compte  scrupuleux  des  véritables  variantes,  que  l'on  trou- 
vera toujours  placées  au-dessous  du  texte  auquel  elles  se  rapportent, 
j'ai  mis  mes  soins  à  retrancher  les  répétitions,  qui,  non-seulement  gros- 
sissaient inutilement  le  volume,  mais  déroutaient  ou  fatiguaient  l'esprit 
(lu  lecteur,  et  c'est  grâce  à  ces  suppressions  très-nombreuses  que  j'ai 
pu  donner,  en  deux  volumes  in-S",  le  double,  au  moins,  de  ce  que  l'édi- 
lion-Brière  donnait  en  trois. 

Quant  aux  notes,  j'ai  conservé,  autant  que  je  l'ai  pu,  celles  des  précé- 
dents commentateurs;  cependant,  j'ai  dû  en  retrancher  un  certain  nom- 


IV  AVERTISSEMENT 

bre  parmi  celles  de  Fortia,  de  Morellet  et  de  Suaid;  souvent,  elles  re- 
marquaient dans  le  texte  de  Tauteur,  ici,  une  expression  incorrecte,  là, 
une  phrase  obscure,  qui  ne  se  trouvaient  pas  dans  les  deux  éditions  ori- 
ginales, ou  dans  les  manuscrits  que  j'avais  sous  les  yeux  :  la  faute  ayant 
disparu,  il  est  clair  que  la  correction  devait  disparaître  en  même  temps. 
Au  reste,  si  les  trois  éditeurs  dont  je  parle  tombent  souvent  à  faux  dans 
leurs  remarques,  ils  ne  sont  pas  toujours  sans  excuse  :  à  part  les  deux 
éditions  originales  qu'ils  auraient  pu  suivre  avec  plus  de  respect,  ils 
n'avaient  entre  les  mains  que  des  copies  inexactes,  ou  des  brouillons, 
qui  ne  contenaient  pas  l'expression  dernière  de  la  pensée  de  l'auteur  ; 
bien  des  documents  leur  ont  manqué,  que  j'ai  pu  réunir,  et  qui  m'ont 
mis  à  même  d'améliorer  leur  travail,  en  même  temps  que  je  le  com- 
plétais. 

La  Bibliothèque  du  Louvre  possède,  sous  le  n"  153,  un  manuscrit, 
petit  in-/i",  de  708  pages,  entièrement  écrit  de  la  main  de  Vauvenargues. 
H  est  composé  d'une  série  de  cahiers  de  grandeur  inégale;  la  pagi- 
nation, faite  après  coup,  n'en  est  pas  toujours  exacte;  par  exemple,  un 
Discours,  commencé  à  la  page  56/i,  s'achève  à  la  page  oM.  De  plus,  ce 
volume,  mêlé  de  brouillons  et  de  mises  au  net,  est  d'un  dépouillement 
difficile  :  il  faut  chercher  la  version  définitive  d'un  même  morceau  ré- 
pété jusqu'à  six  ou  huit  fois,  souvent  sous  des  titres  divers;  puis,  quand 
on  l'a  trouvée,  il  faut  reprendre,  dans  les  versions  préparatoires,  les 
variantes  qu'elles  peuvent  contenir.  ISon-seulement  Vauvenargues  re- 
vient sur  ses  idées  avec  une  persistance  qui  en  multiplie  les  expressions; 
mais  il  en  change,  à  tout  moment,  l'ordre  ou  la  destination  :  c'est  ainsi  que 
telle  page,  placée  d'abord  dans  une  Préface ,  se  retrouve  ensuite  dans 
un  Discours,  et  qu'il  faut  prendre  garde  aux  doubles  emplois  reprochés, 
ajuste  titre,  aux  éditions  précédentes.  Cependant,  si  confuse  qu'elle  soit, 
comment,  depuis  plus  d'un  siècle,  une  mine  aussi  riche  après  tout, 
n'avait-elle  pas  été  exploitée?  C'est  que  les  éditeurs,  en  général,  con- 
tents de  ce  qu'ils  ont,  ne  s'inquiètent  pas  de  ce  qui  leur  manque  ;  c'est 
qu'au  temps  de  Suard,  pour  ne  parler  que  de  lui,  l'éditeur  se  croyait 
quitte  envers  l'auteur,  quand  il  en  avait  donné  au  public  un  texte  plus 
ou  moins  pur,  précédé  d'une  notice  plus  ou  moins  exacte;  c'est  qu'enfin, 
pour  tirer  parti  de  la  plupart  des  cahiers  du  Louvre,  il  fallait  pouvoir 
les  mettre  en  regard  de  manuscrits  plus  corrects  ou  plus  achevés. 

Heureusement,  ces  moyens  de  contrôle  ne  m'ont  pas  manqué.  Les 
ouvrages  de  Vauvenargues  ne  sont  pas  nombreux;  mais  il  en  faisait, 
pour  ses  amis  et  ses  correspondants  ',  de  nombreuses  copies,  répandues 
aujourd'hui  dans  les  collections  particulières.  Il  est  rare  qu'elles  soient 
entièrement  identiques;  elles  donnent  presque  toutes,  non-seulement 

1  Voir  la  note  de  la  j)aj^c  wii  de  VEhxjc  de  \'auveu(n(}uvi<. 


SUK  CETTE  NOUVELLE    ÉDITION.  v 

des  variantes  ou  des  corrections,  mais  des  additions  considéral)les,  que 
j'ai  relevées  avec  soin,  et  dont  le  texte  de  cette  édition  a  profité. 

Je  n'ai  parlé  jusqu'ici  que  des  œuvres  déjà  publiées  de  Vauvenargues; 
il  me  reste  à  parler  de  celles  qui,  dans  ce  volume,  paraissent  pour  la 
première  fois;  je  dis  dans  ce  volume,  et  non  pas  dans  le  volume  sup- 
plémentaire, qui  doit  le  suivre,  et  dont  un  Avertissement  particulier 
donnera  le  détail.  Elles  se  composent,  sans  compter  les  variantes,  de 
/i9  morceaux  inédits  *,  et  de  plus  de  200  Maximes.  J'ajoute  que  la  plu- 
part de  ces  morceaux  ne  sont  restés  inédits,  que  parce  qu'ils  sont  les 
plus  intéressants  peut  être;  presque  tous  sont  d'un  caractère  tellement 
intime  et  personnel,  que  Vauvenargues  ne  pouvait  songer  à  les  publier, 
du  moins  dans  la  forme  où  il  les  a  laissés.  Je  ne  crains  pas,  d'ailleurs, 
d'annoncer  à  l'avance  que,  dans  la  plupart  de  ces  pages  nouvelles,  la 
beauté  de  la  forme  se  joint  à  l'intérêt  du  fond  :  en  y  regardant  de  près, 
les  lecteurs  délicats  n'auront  pas  de  peine  à  se  convaincre  que  Vauve- 
nargues était  en  progrès  constant  pour  le  style,  et  qu'il  allait  devenir, 
à  coup  sûr,  un  des  grands  écrivains  de  notre  langue.  On  reconnaîtra 
les  morceaux  inédits  aux  crochets  qui  les  renferment,  dans  le  courant 
du  volume,  et  à  la  Table  des  Matières  .•  au  moyen  de  ce  signe  [  ] ,  les  lec- 
teurs qui  connaissent  déjà  Vauvenargues,  pourront  aller  au  plus  pressé, 
c'est-à-dire  aux  parties  neuves  de  cette  édition.  J'avertis,  toutefois,  que 
beaucoup  de  parties  ne  sont  pas  désignées  comme  nouvelles,  qui  le  sont 
néanmoins,  grâce  aux  versions  plus  complètes  que  les  manuscrits  m'ont 
fournies.  Il  n'est  pas,  peut-être,  une  page  de  Vauvenargues,  qui,  sans 
parler  des  menues  corrections,  ne  soit  augmentée  d'une  ou  de  plusieurs 
phrases  inédites.  Dans  un  premier  travail,  j'avais  signalé,  à  leur  place, 
ces  additions  partielles;  mais  je  me  suis  aperçu  bientôt  que  leur  nombre 
même  en  rendait  l'énumération  fastidieuse,  que  cette  énumération,  en 
multipliant  les  notes  outre  mesure,  y  mettait  quelque  confusion,  et  j'ai 
dû  sacrifier  l'amour-propre  de  l'éditeur  à  la  clarté  de  l'édition. 

Dans  le  commentaire,  aussi  bien  que  dans  les  œuvres  elles-mêmes, 
il  y  a  une  partie  nouvelle,  composée  de  notes  de  La  Harpe  et  de  Vol- 
taire, que  j'ai  mises  également  entre  crochets,  pour  les  distinguer  de 
celles  qui  ont  déjà  paru  dans  les  éditions  précédentes.  Les  notes  iné- 
dites de  Voltaire  ont  été  recueillies  sur  VExemplaire  d'Aix,  dont  il  sera 
souvent  question,  et  au  sujet  duquel  je  dois  au  lecteur  quelques  ren- 
seignements. 

A  la  Bibliothèque  d'Aix,  dite  Mt'jancs,  du  nom  de  son  principal  dona- 
teur, il  se  trouve,  sous  le  n°  Zi90,  un  exemplaire  de  la  1'"  édition  de 
Vauvenargues,  chargé  de  notes  manuscrites.  On  y  lit  en  tête  :  «  Les 
«  notes  qui  sont  à  la  marge  de  cet  exemplaire,  sont  de  la  main  de  M.  le 

'  Au  nombre  dn  ces  morceaux  se  trouvent  2.3  Hêjlexionfi  sur  divers  sujets, 
et  23  Carnrtèrps. 


M  AVERTISSEMENT 

ti  marqaia  de  Vauveuargucs,  auteur  de  cet  ouvrage,  et  c'etit  sur  eet 
K  cremplaire  qu'a  été  faite  l'édition  publiée  en  1747.»  Celle  note  n'est 
pas  signée,  mais  il  est  avéré  qu'elle  est  du  Président  Jules  Fauris  de 
Saint-Vincens,  ami  et  correspondant  de  Vauvenargues. 

Dans  un  premier  voyage  à  Aix,  en  examinant  les  notes  dont  il  s'agit, 
je  fus  frappé,  tout  d'abord,  d'y  reconnaître  deux  écritures  entièrement 
différentes  :  l'une  forte,  même  un  peu  pesante,  et  conforme,  de  tout 
point,  à  celle  de  Vauvenargues,  dont,  depuis  plusieurs  mois,  j'avais 
les  manuscrits  sous  les  yeux;  l'autre  plus  déliée,  plus  cursive,  et  ne 
pouvant  être,  évidemment,  de  la  même  main.  Quant  aux  notes  elles- 
mêmes,  elles  sont  également  de  deux  espèces,  corrélatives  aux  deux 
écritures  :  les  unes ,  qui  appartiennent  incontestablement  à  Vauve- 
nargues, consistent  en  simples  corrections,  ou  additions  de  mots, 
telles  que  les  peut  faire  un  auteur  révisant  son  ouvrage;  les  autres 
sont  des  remarques  critiques,  tant  sur  le  fond  que  sur  la  forme,  et  leur 
vivacité,  dans  la  louange  ou  dans  le  blâme,  exclut  l'idée  qu'un  auteur 
ait  pu  se  les  adresser  à  lui-même.  En  effet,  pour  ne  citer  que  quel- 
ques exemples,  comment  supposer  que  Vauvenargues  se  parle  à  lui- 
même,  à  la  seconde  personne,  dans  des  observations  comme  celle-ci  : 
Vous  contredites  le  chapitre  du  bien  et  du  mal  moral  (voir  la  note  de  la 
Maxime  905*)  ?  Comment  supposer  qu'il  qualifie  de  déclamation  triviale 
et  de  vieux  sermons  deux  de  ses  plus  célèbres  Maximes,  la  875*  et  la  933* 
(voir  les  notes  de  ces  Alaximes)?  Comment  le  supposer  surtout,  quand 
on  voit,  dans  sa  seconde  édition,  que  non-seulement  il  a  maintenu  la 
dernière  de  ces  Maximes,  mais  qu'il  a  même  renchéri  sur  l'expression? 
Comment  supposer  qu'il  se  traite  de  capucin  (voir  la  note  de  la  Maxime 
93/i*)?  Enfin,  comment  admettre  que  Vauvenargues  se  gratifie  lui- 
même  de  louanges  dans  le  genre  de  celles-ci,  qui  reviennent  à  chaque 
moment:  Beau,  bien;  très-beau,  très-bien;  excellent  ;  admirable;  pro- 
fond et  juste;  on  ne  peut  mieux  ;  c'est  grand;  comment  a-t-on  pu  faire  si 
bien,  étant  si  jeune  ! 

A  première  vue,  j'afiirmai  que  ces  notes  étaient  de  Voltaire,  et  ne 
pouvaient  être  que  de  lui.  Outre  que  sa  lettre  du  13  mai  17/i6  établit 
qu'il  avait  annoté,  sur-le-champ,  l'exemplaire  de  la  1'*  édition  que 
Vauvenargues  lui  avait  adressé;  outre  que  le  mot  le  plus  expressif 
de  ces  notes,  celui  de  capucin,  se  retrouve  dans  sa  lettre  à  Vauve- 
nargues, datée  du  commencement  de  mars  17Zi6,  je  n'hésitai  pas  un 
moment  à  reconnaître  son  écriture.  Cependant,  je  ne  pouvais  faire 
encore  la  preuve,  n'ayant  pas  sous  la  main  les  pièces  de  comparaison 
nécessaires;  mais,  à  un  second  voyage,  muni  de  lettres  originales  de 
Voltaire,  que  je  possède,  et  dont  plusieurs  sont  adressées  à  Vauvenar- 
gues lui-même,  j'ouvris  une  sorte  d'enquête,  assisté  de  MM.  Rouard, 
bibliothécaire,  Mouan,  sous-bibliothécaire  d'Aix,  et  Prevosl-Païadol 


SIJK    CtlTE    NOIJVELU:    EDITION.  vu 

alors  professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  celle  ville.  Al.  Ilouard . 
([ue  l'aulorilé,  d'ailleurs  si  respeclable,  du  Président  de  Saint-Vincens  • 
tenait  en  suspens,  jusqu'à  preuve  conlraire,  se  rendit  lui-môme  aux 
résultats  décisifs  de  l'enquête,  et  M.  Mouan  en  rédigea  immédiatement 
les  principales  conclusions,  dans  une  petite  brochure  -. 

Ces  notes  inédites  de  Voltaire,  que  j'ai  mises  entre  crochets,  ne  font 
pas  double  emploi  avec  celles  que  Suard  a  publiées  ^,  et  que  je  donne 
('gaiement;  maison  y  remarquera  une  même  façon  preste  et  vive,  qui 
indique  assez  que  les  unes  et  les  autres  sont  de  la  même  main.  A  ces 
annotations  diverses,  j'ai  ajouté  les  miennes,  dans  lesquelles  je  me  suis 
attaché  surtout,  par  des  rapprochements  multipliés,  à  coordonner,  au- 
tant que  possible,  les  pensées  éparses  de  Vauvenargues.  Grâce  à  ces 
rapprochements,  qui  signalent  tour  à  tour  les  ressemblances  ou  les 
différences,  le  lecteur  aperçoit  mieux  la  suite  du  livre,  et  se  rend  un 
compte  plus  exact  de  la  persistance  ou  de  l'incertitude  de  l'auteur  sur 
ime  môme  idée.  On  trouvera  d'ailleurs,  à  la  fin  du  volume  supplémen- 
taire, un  Index  alphahélique  aussi  complet  que  possible.  Quoique  j'aie 
remarqué  et  noté  dans  Vauvenargues  bien  des  passages  contestables, 
ou  mêmes  contradictoires,  cependant,  je  n'ai  pas  discuté  avec  lui,  si  ce 
n'est  dans  le  Traité  sur  le  libre- Arbitre,  où  ses  opinions  sont  tellement 
extrêmes  que  je  n'ai  pu  me  défendre  de  les  combattre  \  Je  n'ai  pas 
donné  non  plus  de  biographie  expresse  de  Vauvenargues  :  l'histoire  de 
la  vie  d'un  homme  a  qui  le  temps  et  les  occasions  d'agir  ont  si  cruel- 


'  Roste,  cependant,  la  note  de  Saint-Vincens  ;  mais,  si  l'on  se  rappelle  qu'il 
est  mort  en  1798,  c'est-à-dire  plus  d'un  demi-siècle  après  Vauvenargues,  à  l'âge 
de  87  ans,  et  que  la  note  dont  il  s'agit  a  pu  être  écrite  dans  les  dernières  an- 
nées de  sa  vie,  on  imagine  aisément  que  ses  souvenirs  pouvaient  être  peu  pré- 
sents ou  affaiblis.  La  difficulté  ne  tient  d'ailleurs  qu'à  un  mot,  et  serait  entiè- 
rement levée,  si  Saint-Vincens  eût  écrit  qu'une  partie  des  notes  était  de  la 
main  de  Vauvenargues,  car  ce  dernier  point  n'est  pas  douteux.  Peut-être, 
enfin,  le  Président  a-t-il  fait  confusion  entre  deux  exemplaires,  dont  l'un  au- 
rait été  annoté  exclusivement  par  l'auteur,  et  serait  aujourd'hui  perdu.  Vau- 
venargues corrigeait  beaucoup;  or,  les  notes  de  l'exemplaire  d'Aix  se  compo- 
sant plutôt  de  remarques  critiques  que  de  corrections,  l'auteur,  en  vue  de  sa 
seconde  édition,  a  dû  faire,  sur  un  autre  exemplaire,  un  travail  plus  appro- 
prié, et  il  ne  serait  pas  surprenant  que  la  découverte  d'un  semblable  travail 
donnât,  quelque  jour,  raison  à  cette  dernière  conjecture. 

*  Quelques  mots  sur  un  exe  m  plaire  de  la  preniière  édition  des  œucres  dr. 
Vuurenarrjues,  avec  notes  manuscrites  aux  marges,  par  M.  Mouan,  avocat, 
sous- bibliothécaire  d'Aix.  —  Aix,  ISôO. 

^  Dans  sa  Préface,  Suard  dit  exprebsément  qu'il  a  trouvé  les  notes  de 
Voltaire  à  la  marge  d'un  exemplaire  d(;  la  seconde  édition  de  Vauvenargues 
'J7^i7};  or,  Vexemplaire  d'Mx  est  de  ]sl  première  (1746). 

*  Ai-je  besoin  d'ajouter  (|u'on  reconnaîtra,  aux  initiales  dont  ellos  sont  si- 
2;nées,  les  notes  de  Voltain',  Fortia,  La  llarpo,  Suard,  Mordlot,  Bi-ièi-c,  et  les 
miennes;' 


vin  AVKKTISSEMENT,  &a. 

leinenl  manqué,  se  réduit  à  peu  près  à  l'iiisloire  de  ses  senliinents, 
et  de  ses  idées,  c'est-à-dire  h  une  biographie  purement  morale,  que 
j'avais  indiquée  déjà  dans  V Éloge,  et  que  j'ai  achevée  dans  le  commen- 
taire des  œuvres.  Toute  la  vie  de  Vauvenargues  est  dans  son  livre,  et  le 
lecteur  aura  peut-être  quelque  plaisir  à  soulever  avec  nous  le  voile  lé- 
ger qui  la  couvre.  Je  puis,  d'ailleurs,  en  donner  l'assurance,  Vauve- 
nargues n'aura  rien  à  perdre  à  cette  minutieuse  épreuve,  que  peu  d'é- 
crivains pourraient  soutenir;  on  l'aimait,  dans  le  demi-jour  où  il  était 
resté;  on  l'aimera  plus  encore,  dans  la  pleine  lumière  où  j'ai  tâché  de 
le  mettre. 

Il  me  reste  à  m'excuser  d'un  aussi  long  avertissement;  mais  le  lec- 
teur voudra  bien  remarquer  peut-être  que  si  j'ai  eu  beaucoup  à  dire, 
c'est  que  j'avais  eu  beaucoup  à  faire. 

C. 


.il 


ELOGE 

DE  VAUVENARGUES 

DISCOURS 

QUI  A  REMPORTÉ  LE  PRIX  D'ÉLOQUENCE 

DÉCERNÉ   PAR   L'ACADÉMIE   FRANÇAISE 

DANS    SA    SÉANCE    PUBLIQUE    ANNUELLK 
DU  28  AOÛT  18;)G. 


Les  maximes  Jes  hommes  décèlent  leur  cœur. 
Va  u V E N A R G u E  s ,  Miiâime  iQ''. 

S'il. est  une  classe  d'écrivains  dont  nous  aimions  à  connaître  la 
vie  et  le  caractère,  c'est  celle  des  écrivains  moralistes.  Le  droit 
qu'ils  prennent  de  nous  juger  nous  donne  le  désir  de  les  juger  à 
leur  tour,  et  de  voir  s'ils  ont  été  aussi  exigeants  pour  eux-mêmes 
qu'ils  le  sont  pour  nous  d'ordinaire.  Quand  ils  viennent  nous 
dire  ce  que  nous  devons  être,  nous  voulons  savoir  ce  qu'ils  ont 
été,  et  il  est  rare  que  cette  curiosité,  après  tout  légitime,  ne  soit 
pas  satisfaite.  En  effet,  si  désintéressé  qu'il  paraisse  de  son  tra- 
vail, le  moraliste  y  met  de  lui  toujours  plus  qu'il  ne  sait  ou  qu'il 
ne  veut  y  mettre,  et,  alors  même  qu'il  prétend  n'étudier  que  les 
autreSj  par  les  choses  qu'il  approuve  ou  qu'il  reprend  en  eux,  par 
les  règles  de  conduite  qu'il  propose  ou  qu'il  condamne,  il  nous 
permet  de  soupçonner  au  moins  son  caractère  dans  son  œuvre, 
et  de  surprendre  l'homme  sous  l'écrivain.  Cependant,  certaines 
conditions  de  réserve  et  de  prudence  sont,  dans  ce  cas,  néces- 
saires; car  tel  moraliste  vaut  mieux,  et  tel  vaut  moins  que  son 
livre;  tel  autre  semble  craindre  de  se  produire,  et  demeure 
dans  l'ombre  de  son  tableau  :  Pascal,  avant  (pie  de  savantes  et 


X  i:logk 

pieuses  recherches  l'eussent  éclairé  pour  nous  d'un  jour  nouveau, 
ne  laissait  voir,  même  au  regard  le  plus  clairvoyant,  que  quel- 
(lues  traits  de  sa  grande  figure,  et  la  discrétion  de  La  Bruyère  est 
telle  qu'il  a  gardé  Vincocjnito,  si  l'on  peut  dire;  sa  biographie 
n'existe  pas;  les  plus  patientes  études  n'ont  pu  jusqu'à  présent 
la  découvrir  dans  son  œuvre,  et  il  faut  renoncer  peut-être  à  pé- 
nétrer dans  rintimité  d'un  des  grands  écrivains  de  notre  langue, 
que  tous  voudraient  connaître  comme  tous  le  lisent,  et  qui,  selon 
toute  apparence,  ne  saurait  rien  perdre  à  être  connu.  Seul  peut- 
être  parmi  les  moralistes,  Montaigne  s'est  proposé  de  se  peindre  ; 
seul,  du  moins,  il  avoue  ce  propos,  et  il  s'est  en  effet  raconté 
avec  cette  complaisance  de  bonne  foi  qui  fait  le  charme  immortel 
(le  son  livre.  Toutefois,  il  est,  à  mon  sens,  un  moraliste  qui,  sans 
le  déclarer  comme  Montaigne,  se  traduit  au  moins  aussi  fidèle- 
ment dans  son  œuvre,  et  ce  moraliste,  c'est  Vauvenargues.  Le 
(lirai-je  même?  Si  la  sincérité  de  Montaigne  n'est  pas  douteuse, 
celle  de  Vauvenargues  est  moins  douteuse  encore.  Peut-être 
est-il  permis  de  penser  que ,  préoccupé  du  regard  qu'il  sollicite, 
Montaigne  a  pu,  sans  le  vouloir ,  arranger  un  peu  son  person- 
nage, et  composer  son  maintien;  Vauvenargues,  au  contraire, 
ne  donne  à  craindre  ni  apprêt,  ni  surprise.  Ennemi  du  moiy 
comme  Pascal,  dédaigneux  de  la  vanité,  parce  que  c'est  une  pas- 
sion petite  et  qu'il  n'a  de  goût  que  pour  les  grandes ,  il  est  d'ail- 
leurs trop  jeune,  et,  sinon  trop  ignoré  de  lui-même,  du  moins 
trop  peu  satisfait  encore,  pour  se  mettre  en  scène.  Aussi  n'est-ce 
pas  lui  qui  s'annonce;  c'est  son  âme  qui  le  dénonce;  c'est  son 
âme  qui  lui  échappe  et  fait  irruption  dans  son  livre,  pour  l'é- 
clairer de  soudaines  lueurs;  àme  discrète,  mais  ouverte,  qui 
ne  s'impose  pas  au  regard,  parce  qu'elle  est  simple,  mais  qui 
ne  le  fuit  pas,  parce  qu'elle  n'a  rien  à  en  redouter.  Sur  ce  point, 
on  mettrait  volontiers^  entre  Montaigne  et  Vauvenargues,  la  dif- 
férence que  Vauvenargues  met  lui-même  entre  les  héros  de 
Corneille  et  ceux  de  Racine,  et  l'on  dirait  que,  si  l'un  parle 
afin  de  se  faire  connaître.  Vautre  se  fait  connaître  parce  qu'il 
parle. 

Oui,  Vauvenargues  n'a  qu'à  parler  pour  se  faire  connaître. 


1)K  VAUVKNAUGUES.  \i 

parce  que  ses  écrits  ne  sont,  à  les  bien  prendre,  que  des  conli- 
dences  involontaires;  et,  cependant,  Vauvenargues  n'est  pas  gé- 
néralement connu.  Dans  Tesprit  du  plus  grand  nombre,  c'est  un 
sage  jeune  et  doux,  à  qui  la  sagesse  ne  coûta  guère  d'efforts,  et 
qui,  peu  fait  pour  la  vie  extérieure,  se  borne  à  en  contempler  de 
loin  les  agitations.  J'ose  dire  que  lui  donner  si  peu,  c'est  lui  faire 
tort;  car  Vauvenargues  n'est  pas  seulement  un  sage;  c'est  aussi, 
c'est  surtout,  un  homme  d'action  ;  l'homme  d'action  précède  en 
lui  l'écrivain,  et  l'inspire  toujours.  Il  a  voulu  conduire  les  hommes 
avant  de  les  instruire,  et  il  ne  se  résout  à  suivre  de  loin  le  spec- 
tacle de  la  vie  humaine ,  que  quand  la  maladie  et  la  mort  pro- 
chaine l'empêchent  d'\  prendre  un  rôle.  Aussi,  montrer  l'homme 
à  l'œuvre ,  avant  de  montrer  l'écrivain  qui  en  procède  ;  exposer 
dans  une  biographie  toute  morale  les  agitations  de  cette  âme  for- 
tement éprise  de  la  vie  du  dehors;  faire  ressortir  le  trait  le  plus 
remarquable  et  le  moins  remarqué  peut-être  dans  Vauvenargues, 
la  persévérance  dans  l'ambition,  ambition  aussi  généreuse  qu'ar- 
dente, je  me  hâte  de  le  dire  ;  montrer  en  lui  l'athlète  vaillant  au 
eomhat  de  la  vie,  qui  lutte  et  grandit  jusqu'au  bout  de  ses  forces, 
et  quitte  l'arène,  blessé  à  mort,  mais  invaincu,  et  emportant  avec 
lui  tout  son  courage,  et  tout  son  respect  pour  cette  vie  terrestre 
([ui  lui  échappe;  puis,  chercher,  retrouver  Thomme  dans  ses 
écrits;  enfin ,  confirmer,  en  la  lui  appliquant,  l'épigraphe  que  je 
lui  emprunte  :  a  Les  maximes  des  hommes  drcih'ut  leur  rœiu\,  » 
tel  est  le  plan  que  je  me  propose  de  suivre.  Quand  l'homme  sera 
connu,  l'éloge  de  l'écrivain  sera  déjà  presque  achevé.  En  effet, 
par  une  rencontre  qui  est  à  la  fois  le  bonheur  de  ce  sujet  et  la 
gloire  de  Vauvenargues,  l'homme  et  l'écrivain  sont  chez  lui  telle- 
ment joints  et  en  si  parfait  accord,  que,  montrer  l'un,  c'est  déjà 
louer  l'autre. 


Dans  l'histoire  des  hommes  célèbres,  rien  n'attire  plus  que 
leurs  commencements.  On  aime  à  voir  poindre  ces  lumières  en- 
core mêlées  d'ombre,  et  à  surprendre  sur  les  fronts  prédestinés 
ce  premier  raijon^  qui  n'est  jhis  encore  la  gloire,  mais  qui  en  est 


Ml  i:i.0(;t: 

la  promesse  et  le  gage.  La  vie  de  Vauvenargues  ne  donne  pas  ce 
plaisir,  et  la  médiocrité  même  de  sa  fortune  nous  dérobe  son  en- 
lance.  Né  à  Aix,  le  6  août  1715,  d'un  gentilhomme  d'assez  bonne 
souche,  mais  pauvre  et  sans  grandes  alliances,  Luc  de  Clapiers, 
fils  aîné  du  marquis  de  Vauvenargues,  fut  obscurément  élevé  dans 
un  modeste  manoir  que  Ton  voit  encore  aux  environs  d'Aix;  à 
peine  savons-nous  qu'on  le  mit  au  collège  de  la  ville  prochaine, 
que  la  faiblesse  naturelle  de  sa  santé  l'empêcha  d'y  faire  des 
études  suivies,  et  qu'il  ne  fut  jamais  en  état  de  lire  une  page  de 
latin,  moins  encore  de  grec.  C'est  à  vingt-quatre  ans  qu'il  se  ré- 
vèle :  il  a  embrassé  la  seule  carrière  qui,  avec  celle  de  l'Église, 
fût  alors  ouverte  aux  jeunes  gentilshommes,  la  carrière  des 
armes;  il  a  six  années  de  service  dans  le  régiment  du  Roi  ;  il  s'est 
fait  remarquer  dans  la  campagne  d'Italie,  il  est  capitaine,  et  il 
porte  un  surnom  :  ses  camarades  l'appellent  le  Père.  Décerné 
par  une  armée  entière  à  Turenne  ou  à  Catinat,  un  pareil  titre 
n'a  rien  d'étrange,  et  s'explique  de  soi;  mais,  quand  il  s'agit  d'un 
homme  aussi  jeune ,  et  perdu  dans  les  rangs  inférieurs  d'une  ar- 
mée, 'ce  nom  provoque  plutôt,  d'abord,  le  sourire  que  l'admira- 
tion, et  nous  fait  craindre  dans  celui  qui  le  porte  un  de  ces  sages 
prématurés,  qui  ne  sont  jamais  jeunes,  ou  qui  cessent  trop  tôt 
de  l'être.  Heureusement,  lorsqu'on  regarde  de  près  au  caractère 
et  à  la  vie  de  Vauvenargues,  on  éprouve  une  surprise  charmante 
à  se  convaincre  que  jamais  nom  ne  fut  donné  plus  sérieusement, 
ni  plus  sérieusement  justifié.  Quelques  exemples,  tirés  des  pas- 
sions de  cet  âge,  en  donneront  la  preuve. 

Commencerons-nous  par  ce  qui  est  le  commencement  et  la  fm 
de  tout  pour  ia  jeunesse,  par  l'amour?  Déjà  le  père  est  à  côté 
du  compagnon  de  plaisir.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  moins  entraîné 
que  ses  amis;  ces  amours  prompts  et  faciles  qui  séduisent  les 
jeunes  gens  jusqu'à  ce  qu'ils  s'en  repentent,  non-seulement  il  les 
a  connus,  mais  il  les  a  chantés  ;  il  vient  de  mettre  la  dernière 
main  peut-être  à  ces  poésies  licencieuses  dont  il  s'accusera  bien- 
tôt, auprès  de  Voltaire,  avec  une  confusion  qui  dut  embarrasser 
un  peu,  j'imagine,  l'auteur  secret  encore  de  la  Pucclle.  Mais, 
déjà  sérieux  même  dans  les  choses  légères,  s'il  cède  au  plaisir 


DE  VALVENARGUES.  xiil 

comme  les  jeunes  officiers  qui  rentourent,  il  y  met,  du  moins, 
de  nobles  conditions  :  en  vrai  gentilhomme,  il  veut,  même  dans 
les  attachements  illégitimes,  le  respect  de  la  parole  une  fois  don- 
née, le  respect  de  la  femme  quelle  qu'elle  soit;  il  n'admet  pas,  il 
le  dit  lui-même,  que  sur  ce  point  on  sépare  son  estime  de  son 
goût  K  Parlerons-nous  d'un  autre  penchant  cher  à  la  jeunesse, 
de  la  libéralité?  Comme  ses  compagnons,  Vauvenargues  est  li- 
béral, prodigue  même  de  sa  bourse  ^,  mais  il  l'est  autrement 
qu'eux  :  ce  n'est  pas  cette  prodigalité  de  tempérament,  qui  aban- 
donne plutôt  qu'elle  ne  donne,  qui  tient  autant  à  l'imprévoyance 
de  l'avenir  qu'à  l'effusion  d'un  bon  cœur  ;  ce  n'est  pas  cette  pro- 
digalité d'ostentation,  qui  pousse  à  faire  montre  d'un  état  qu'on 
ne  peut  longtemps  soutenir,  faiblesse  commune  aux  jeunes  gen- 
tilshommes d'alors ,  qui  avaient  encore  tout  l'orgueil  de  la  situa- 
tion qu'ils  n'avaient  plus;  chez  Vauvenargues,  c'est  une  libéralité 
raisonnée  dans  son  élan,  et  qui  s'autorise  de  cette  remarque,  sin- 
gulièrement profonde  pour  un  jeune  homme,  que  la  mesquine 
économie  ne  fait  que  de  misérables  fortunes,  et  ne  crée  point 
d'empire  sur  les  cœurs  ^  ;  il  donne  avec  la  réflexion  de  l'homme 
mûr,  on  dirait  presque  avec  le  calcul  du  politique.  Parlerons- 
nous  enfin  de  la  guerre?  Ainsi  que  ses  compagnons,  Vauvenar- 
gues l'aime;  mais  comment  l'aime  t-il?  Est-ce  cette  ardeur  toute 
juvénile  qui  s'éprend  de  toute  émotion  forte,  et,  dans  ces  grandes 
mêlées  humaines,  s'enivre  du  bruit  qu'elles  font ,  des  épées  qui 
se  brisent,  du  tambour  qui  bat.  et  du  canon  qui  tonne?  Est-ce 
ce  courage,  trop  intéressé  pour  qu'on  l'admire,  qui  poursuit  à 

'  L'amour,  tel  (jue  V auvcnai-gueis  le  conçoit,  élève  le  cœur  qu'il  touche;  il 
eu  fait  sortir  toutes  les  vertus,  il  eu  apaise  tous  les  vices.  Dans  le  Caractère 
intitulé  :  Aceste  ou  V Amour  ingénv,  il  fait  de  cet  amour  une  peinture  singu- 
lièrement touchante,  et  il  n'est  pas  inutile  de  faire  observer  que  c'est  presque 
au  temps  de  la  Régence  qu'il  écrisait  ces  lignes  pleines  de  grâce  et  de  cœur. 

—  Voir  aussi  le  chapitre  de  V Amour,  dans  l'Introduction  à  la  Connaissance  de 
l'esprit  humain, 

-  Mirabeau  nous  apprend  que  c'était  la  mode  alors  de  se  ruiner  à  l'armée. 

—  Voir  les  Mémoires  de  Mira'ieau,  tome  I*^',  page  135. 

^  «  La  libéralité,  dit  \  auvenargues,  est  une  occasion  de  se  faire  aimer, 
'■  d'acquérir  une  considération  utile  et  légitime...  Même,  si  notre  fortune  est 
«  médiocre,  apprenons  à  subordonner  les  petits  intérêts  aux  grands,  môme 
«•  éloignés,..,  et  faisons,  généi'cuscment  et  sans  compter,  tout  le  bien  (jui  tente 
«  nos  cœurs,  n  {Héfleaions  ^ur  divers  sujets.  —  Cons'ils  a  un  Jeune  liouime.) 


XIV  ÉLOGE 

travers  tout  obstacle  l'avancement  possible,  qui  aime  la  guerre 
pour  ce  qu'elle  rapporte,  et  place  l'héroïsme  à  intérêts?  Non;  ce 
que  Vauvenargues  regarde  dans  la  guerre,  c'est  moins  la  mort 
quon  y  donne ^  que  la  mort  qu'on  y  reçoit,  ou  qu'on  y  brave;  c'est 
moins  le  profit  qu'on  en  tire,  que  remploi  des  qualités  fortes 
qu'elle  exige,  la  fermeté,  la  patience,  les  nuits  passées  au  bord 
des  fleuves  glacés,  les  longues  marches  avec  la  faim  et  la  soif  pour 
compagnes,  tout  ce  qui  trempe  l'àme  enfin,  tout  ce  qui  l'élève. 

Par  ces  vues  à  lui  sur  toutes  choses,  Vauvenargues  est  en  avant 
de  ses  compagnons;  mais  ce  qui  le  distingue  encore,  c'est  que, 
vivant  comme  eux  par  l'action ,  il  vit  de  plus  par  la  pensée.  Il 
vient  de  les  quitter,  il  rentre  sous  sa  tente,  et,  cette  nuit  qu'ils 
achèvent  dans  le  plaisir  ou  dans  le  repos,  Vauvenargues  l'emploie 
aux  plus  nobles  occupations  de  l'esprit.  Il  écrit  un  Traité  en  forme 
sur  le  Libre-arbitre  ;  il  regarde  en  lui  et  autour  de  lui,  prend 
note  à  mesure,  et  déjà  son  observation  s'affine,  et  le  moraliste 
se  prépare.  Cependant,  malgré  cette  vie  à  part,  il  ne  prend  au- 
cun air  de  hauteur  ou  de  supériorité  ;  il  reste  le  compagnon,  l'ami 
prêt  à  tous,  et  donne  le  premier  l'exemple  de  cette  généreuse 
expansion  du  cœur,  dont  il  fera  plus  tard  un  des  points  de  sa  mo- 
rale, sous  le  nom  de  familiarité.  Mais  l'amitié,  telle  qu'il  la  veut, 
n'est  pas  cette  stérile  camaraderie  qui  n'est  souvent  qu'une  com- 
plicité de  plaisir  ;  c'est  cette  affection  plus  mâle  aussi  bien  que 
plus  tendre,  où  le  dernier  mot  du  cœur  se  dit,  mais  en  même 
temps  où  les  esprits  s'élèvent  l'un  par  l'autre  ;  c'est  l'amitié  à  la 
Pélopidas,  c'est  l'émulation  à  deux  vers  le  bien  ou  vers  le  grand. 
Ainsi,  la  maturité  de  l'esprit  s'ajoutait  en  lui  à  la  jeunesse  du 
(;œur,  et  c'est  sans  doute  à  cet  heureux  mélange  qu'il  faut  attri- 
buer la  singulière  action  que  sa  parole  exerça  toujours,  même  sur 
des  hommes  rompus  à  toutes  les  séductions  du  langage,  même 
sur  Marmontel,  même  sur  Voltaire.  En  effet,  il  aimait  à  parler, 
et  il  était  éloquent  :  Marmontel  assure  que  les  écrits  de  Vauve- 
nargues ne  donnent  qu'une  faible  idée  de  l'éloquence  de  ses  en- 
tretiens :  «  Il  tenait,  dit-il,  nos  âmes  dans  ses  mains. n  Qu'on  se 
représente,  sur  ses  compagnons,  l'effet  de  cette  parole,  et  l'on 
s'expliquera  un  des  penchants  de  Vauvenargues,  le  penchant  à 


DE  VAUVENÂUGUES.  W 

discourir,  je  le  dis  sans  blâme,  qui  se  trahit  non-seulement  dans 
le  ton  parfois  un  peu  monté,  mais  dans  le  titre  même  de  bon 
nombre  de  ses  ouvrages*.  Qu'on  se  représente,  enfin,  ce  qu'avait 
à  la  fois  dé  remarquable  et  d'attachant,  dans  un  homme  aussi 
jeune,  la  réunion  des  qualités  fortes  et  des  qualités  tendres,  s'exci- 
tant  ou  se  tempérant  les  unes  par  les  autres,  et  l'on  conçoit  le 
respect  qu'il  impose,  et  l'autorité  qu'il  exerce  sur  ses  compa- 
gnons; il  part  du  même  point  qu'eux  :  c'est  pour  cela  qu'ils 
l'aiment;  mais  il  va  plus  haut  et  plus  loin  :  c'est  pour  cela  qu'ils 
l'admirent. 

Les  hautes  espérances  dont  il  était  l'objet,  il  n'est  pas  douteux 
que  Vauvenargues  ne  les  partageât;  il  sentait  en  lui  cette  invita- 
tion secrète  qui  attire  à  la  gloire  ceux  qui  sont  faits  pour  elle. 
L'ambition,  cette  passion  ardente  qui  cvilc  les  plaisirs  dès  la  jeu- 
nesse,  anime  déjà  toutes  ses  actions,  comme  elle  animera  bientôt 
tous  ses  écrits.  11  n'y  a  pas  pour  lui  de  visée  trop  haute;  il  n'a 
qu'une  crainte,  (î'est  de  raser  trop  tiniidenient  la  terre.  «  Êtes- 
«  vous  né  pour  la  gloire ,  s'écrie-t~il  sans  cesse ,  il  faut  laisser 
<(  parler  le  monde,  et  suivre  hardiment  votre  essor...  S'il  arrive 
((  après  cela  que  la  fortune  soit  contraire,  elle  ne  peut  empêcher 
((  du  moins  que  les  grandes  occupations  n'élèvent  et  ne  soutien- 
'(  nent  l'âme;...  une  âme  un  peu  haute  aime  à  lutter  contre  le 
((  mauvais  destin  ,...  et  le  combat  lui  plaît  sans  la  victoire.  »  En 
effet,  l'ambition  de  Vauvenargues  sera  plus  obstinée  que  le  mau- 
vais destin;  toujours  déçue,  mais  jamais  lasse,  elle  poursuivra 
successivement  son  but  dans  trois  carrières  différentes;  puis, 
quand  la  mort  sera  là,  n'ayant  pu  agir,  il  dira  du  moins  ce  qu'il 
a  pensé;  il  se  soulèvera  sur  son  lit  de  douleur ,  pour  recueillir  à 
la  hâte  ses  méditations  éparses,  et  les  jeter  au  hasard  de  la  pos- 
térité, comme  le  naufragé  jette  au  hasard  des  flots  les  quelques 
lignes  qu'ils  porteront  au  rivage.  Le  respect  de  Vauvenargues 
pour  la  gloire  va  de  pair  avec  son  ambition  :  tout  ce  qui  est  grand, 
dans  la  guerre,  dans  la  politique,  dans  les  lettres,  le  saisit  tout 


*  Discours  sur  ta  Gloire,  Discours  sur  tes  Plaisirs,  Conseils  à  un  Jrune 
Iwninie,  etc.  Le  tempéiament  oi-atoirc  de  Vauvoiiai-gues ,  si  l'on  peut  s'c\|)ii- 
mer  ainsi,  est,  au  moins,  aussi  nianiué  dans  sa  Corrcspondnnce. 


XVI  ÉLOGE 

d'abord,  et  il  a  d'égales  admirations  pour  Alexandre,  pour  Riche- 
lieu et  pour  Voltaire.  Il  va  plus  loin,  et  tel  est  son  goût  pour  le 
mouvement  et  Faction,  que  Catilina  même  ne  le  rebute  pas  ;  Vau- 
venargues  ne  peut  se  défendre  d'une  certaine  indulgence  pour  ce 
génie  sans  vertu,  mais  non  pas  sans  courage. 

C'est  dans  la  carrière  des  armes  qu'il  renferme  d'abord  ses 
espérances  :  «  //  n'y  a  pas  de  gloire  achevée,  dit-il,  sans  celle 
((  des  aj'inesn;  et  cette  gloire,  qu'il  défendra  contre  Boileau  et 
J.-B.  Rousseau,  il  y  prétend  :  les  plus  grands  noms  militaires  ne 
l'effraient  ni  ne  le  découragent,  et,  lorsque  parfois  sa  prudence  et 
sa  réflexion  réclament  contre  une  espérance  rêvée  de  si  loin,  il 
s'assure  contre  lui-même  par  ces  fières  maximes  :  «  Ce  qui  est 
«  présomption  dans  les  faibles  ,  est  élévation  dans  les  forts;... 
((  les  espérances  les  plus  ridicules  et  les  plus  hardies  ont  été  sou- 
€  vent  la  cause  des  succès  extraordinaires;  »  et  il  aspire,  avec 
une  généreuse  audace,  à  la  renommée  des  Catinat  et  desVillars. 

Mais  la  Providence  le  réservait  à  une  gloire  plus  tranquille. 
Sans  parler  de  quelques  mécomptes  plus  secrets,  dont  on  trouve 
la  trace  dans  ses  derniers  écrits*,  en  moins  d'une  année,  la  cam- 
pagne et  la  retraite  de  Bohême  ont  enlevé  à  Vauvenargues  son 
ami  le  plus  cher ,  Hippolyte  de  Seytres ,  épuisé  sa  modeste  for- 
tune, et  détruit  sa  santé.  «  Une  âme  guerrière  ,  dit  Bossuet,  est 
«  maîtresse  du  corps  quelle  anime  »  ;  l'âme  de  Vauvenargues 
était  faite  pour  tenter  une  pareille  victoire  ;  mais  son  corps  avait 
reçu  de  telles  atteintes,  que  la  lutte  même  n'était  plus  possible  : 
il  lui  faut  renoncer  à  cette  carrière  toute  pleine  de  promesses ,  à 
ces  camarades  enthousiastes  qui  lui  prédisaient  tout  haut  ce  qu'il 
se  prédisait  tout  bas,  à  cette  gloire  enfin  que  son  grand  cœur 
mettait  au-dessus  de  toutes  les  autres.  G*est  à  ce  premier  coup  de 
la  fortune  que  la  fermeté  de  Vauvenargues  se  déclare  :  la  guerre . 
lui  échappe,  il  se  tourne  vers  la  diplomatie.  Vauvenargues  diplo- 
mate !  Qu'on  ne  s'en  étonne  pas;  ce  contemplatif  a  toujours  visé 
à  la  pratique  et  au  maniement  des  hommes  ;  il  revient  souvent, 
avec  une  prédilection  marquée,  sur  certaines  qualités  diplomati- 

'  Une  Réflexion,  inédite,  intitulée  Sur  les  armées  d'à-présent,  donne  bien 
du  jour  sur  ce  point. 


DE  VAUVENARGUES.  xvii 

ques  par  essence,  entre  autres,  sur  ce  qu'il  appelle  Vesprit  de  ma- 
nège^ qui  sert  à  pénétrer  et  à  rester  impénétrable  \  Qu'on  ouvre 
les  Maximes  ;  on  voit  qu'il  a  toute  une  diplomatie  à  lui,  et  qu'elle 
consiste  à  dérouter,  à  étourdir  les  habiles  par  la  franchise  même 
et  la  droiture.  Il  professe  pour  certaine  habileté  vulgaire  le  plus 
souverain  mépris;  la  feinte  n'est  pas  seulement  pour  lui  le  moyen 
le  moins  digne,  elle  est  le  plus  faible;  aussi,  ce  n'est  pas  au  plus 
fin  qu'il  joue,  c'est  au  plus  fort,  et  pour  lui  la  vérité  est  la  force 
souveraine. 

Vauvenargues,  pendant  près  de  deux  ans,  demande  inutilement 
un  emploi.  Il  offrait  cependant  «  de  servir  dans  les  pays  étran- 
«  gers  sans  appointements  et  sans  caractère,  jusqu'à  ce  qu'on 
((  Veut  mis  à  V épreuve  K  »  Ses  lettres  à  son  colonel,  M.  de 
Biron,  au  Roi  et  au  ministre  Amelot,  restèrent  sans  réponse,  et, 
en  conscience,  on  ne  saurait  s'en  étonner  :  avec  sa  réserve  un 
peu  hautaine ,  il  ne  produisait  d'autres  titres  que  sa  bonne  vo- 
lonté et  son  courage  ;  le  ministre,  il  faut  bien  en  convenir,  ne 
pouvait  deviner  une  aptitude  discrète  à  ce  point,  et  si  peu  probable 
dans  un  officier  de  vingt-huit  ans  ^ .  Vauvenargues  se  lasse  enfin 

*  Voici  un  portrait  qui  rend  au  vif  cette  préoccupation  singulière  :  «  Pro- 
ie fond  et  adroit,  Théophile  ne  parle  pas  sans  dessein,  et  n'a  pas  de  l'esprit 
«  pour  ennuyer.  Son  esprit  perçant  et  actif  a  tourné  son  application  du  côté 
«  des  grandes  affaires  et  de  l'éloquence  solide  ;  il  est  simple  dans  ses  pa- 
«  rôles,  mais  hardi  et  fort;  il  parle,  quelquefois,  avec  une  liberté  qui  ne  peut 
«  lui  nuire,  et  qui  écarte  la  défiance  de  l'esprit  d'autrui.  Il  a  l'art  d'abréger 
«  les  négociations  les  plus  difficiles ,  et  son  génie  flexible  se  prête  à  toute 
K  sorte  de  caractères  sans  quitter  le  sien  ;  il  est  l'ami  tendre,  le  père, 
((  le  conseil  et  le  confident  de  ceux  qui  l'entourent;  on  trouve  en  lui  un 
((  homme  simple,  sans  ostentation,  familier,  populaire;  quand  on  a  pu  le 
<(  voir  une  heure,  on  croit  le  connaître;  mais  son  caractère  est  de  démêler 
u  les  autres  hommes,  et  de  n'en  être  pas  démêlé.  » 

N'est-ce  pas  là  le  Père  de  tout  à  l'heure,  avec  le  diplomate  de  plus? 

-  Lettre  inédite  à  M.  le  duc  de  Biron,  colonel  du  régiment  du  Roi. 

5  Vauvenargues  le  sentait  lui-même,  car,  en  adressant  copie  de  ces  diverses 
lettres  à  son  ami  Saint-Vincens,  il  lui  mandait  :  «  Vous  serez  peut-être  sur- 
«  pris  de  l'idée  de  ces  lettres;  j'espérais  qu'elles  attireraient  quelque  atten- 
•'  tion  par  leur  singularité,  et  que  cela  me  mettrait  peut-être  un  jour  à  même 
«1  de  me  faire  connaître.  Les  choses  ont  tourné  au  pis.  Je  suis  touché  de  tout 
'(  cela,  comme  un  homme  qui  a  de  l'ambition,  et  qui  se  voit  borné  de  tous  côtés  ; 
«  mais  je  ne  me  reproche  rien.  J'ai  toujours  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  mériter 
«  une  fortune  moins  obscure;  je  sais  de  quel  œil  on  regarde  l'ambition  d'un 
«  homme  qui  se  fonde  sur  de  tels  titres;  mais  il  n'a  pas  été  en  moi  d'en  pro- 
«  duire  de  meilleurs.  »  [Lettre  inédite.) 

b 


xvm  ÉLOGE 

d'attendre;  il  envoie  sa  démission  à  M.  de  Biron,  et  il  écrit  sa 
seconde  lettre  à  M,  Amelot,  morceau  admirable ,  où  la  fierté  du 
gentilhomme  perce  sous  la  dignité  contenue  de  son  accent.  A  ce 
moment,  sans  doute,  il  écrivait  cette  maxime  inédite  et  transpa- 
rente :  «  Si  un  homme  est  né  avec  l'âme  haute  et  courageuse , 
«  s'il  est  laborieux,  altier,  ambitieux,  sans  bassesse,  d'un  esprit 
«  profond  et  caché,  j'ose  dire  qu'il  ne  lui  manque  rien  pour  être 
«  négligé  des  grands  et  des  gens  en  place,  qui  craignent  encore 
((  plus  que  les  autres  hommes  ceux  qu'ils  ne  pourraient  domi- 
«  ner.  »  Le  ministre  ne  lut  pas  la  maxime,  mais  il  lut  la  lettre  ; 
il  sentit  le  coup,  et  lorsque,  à  cette  hauteur  d'un  homme  qui 
aime  mieux  se  démettre  de  son  grade  que  de  risquer  d'y  être 
inutile,  il  put  reconnaître  qu'il  y  avait,  en  effet,  dans  ce  jeune 
officier,  plus  qu'un  solliciteur  ordinaire;  lorsque  surtout  Vol- 
taire intervint  avec  cette  vivacité  passionnée  qu'il  apportait  à 
ses  amitiés  comme  à  ses  haines ,  lorsqu'il  fit  voir  au  ministre 
quel  homme  il  venait  de  rebuter,  lui  disant  :  «  Vous  savez  votre 
((  Dèmosthcnes  par  cœur^  il  faut  que  vous  sacJiiez  votre   Vauvc- 
H  nargues,))  Amelot,  qui  n'était  pas  seulement  habile  ministre, 
mais  homme  de  goût,  promit  cette  fois,  et  promit  sincèrement. 
Vauvenargues  reprend  courage,  et,  en  attendant  une  vacance, 
va  s'enfermer  dans  son  château  solitaire,  pour  se  préparer  à 
son  nouveau  rôle.  Il  n'avait  pour  cela  qu'à  suivre  des  travaux 
déjà  commencés,  car  il  avait  étudié  non-seulement  l'histoire, 
mais  le  droit  public.  Il  est  à  supposer  même  que  la  carrière  des 
négociations  n'était  pour  lui  qu'un  acheminement  aux  affaires 
intérieures;  il  voulait  être  homme  d'État;  outre  quelques  con- 
fidences éparses  dans  ses  œuvres,  on  y  rencontre  un  filon  d'idées 
sur  les  lois,  sur  la  politique,  sur  les  partis,  qui  trahit  son  arrière- 
pensée;  et,  pour  s'encourager  dans  cette  autre  ambition  secrète, 
il  se  disait  à  lui-même  avec  complaisance,  que  «  les  grandes 
«  places  instruisent  promptcment  les  grands  esprits,...  et  que  les 
u  ])lus  grands  ministres  ont  été  ceux  que  la  fortune  avait  le  plus 
<(  éloignés  du  ministère.  »    {Maximes  et  Réflexions  sur  divers 
(    sujets.) 
Mais  il  était  dans  sa  destinée  d'ouvrir  toujours  les  ailes,  et  de 


DE   VAIVENAKGLES.  xix 

ne  pouvoir  prendre  l'essor.  Vauvenargues  ne  sera  pas  plus  négo- 
ciateur, ou  homme  d'État,  que  général  d'armée  ;  un  dernier  coup 
ruine  à  jamais  sa  santé  déjà  si  chancelante.  Il  faut  savoir  l'éten- 
due de  ses  douleurs  pour  savoir  l'étendue  de  son  courage  :  dans 
la  retraite  de  Bohême  il  avait  eu  les  jambes  gelées,  puis  des  plaies 
s\  étaient  ouvertes,  et  la  petite  vérole  survient,  qui  l'achève.  Non- 
seulement  il  est  défiguré,  mais  il  est  presque  aveugle  ;  le  contre- 
coup de  la  maladie,  plus  terrible  que  la  maladie  même,  s'est  fait 
sentir  à  la  poitrine,  et  une  toux  trop  significative  l'avertit  de  sa 
mort  prochaine.  Va-t-il  enfin  désespérer  de  lui-même?  Ecoutez- 
le,  voyez-le  :  «  Le  desespoir  ^  s'écrie-t-il,  est  la  plus  grande  de 
«  nos  erreurs  »  {Maximes]',  et,  mettant  la  main  sur  sa  blessure, 
il  regarde  la  mort  du  même  œil  qu'il  regardait  l'ennemi.  Je  com- 
prends maintenant  ce  cœur  stoïque  et  tendre,  dont  parle  Mar- 
montel  dans  un  de  ses  meilleurs  vers;  je  comprends  ce  cri  d'ad- 
miration de  Voltaire  :  «  Je  l'ai  toujours  vu  le  plus  infortuné  des 
«  hommes,  et  le  plus  tranquille.»  Vauvenargues  va  mourir;  il 
le  sait;  mais,  dans  le  sentiment  même  de  l'énergie  qui  lui  reste 
quand  tout  lui  manque,  il  trouve  encore  un  dédommagement,  et 
il  écrit  ces  lignes  si  poignantes  et  si  belles  :  «  Le  malheur  même 
«  a  ses  charmes  dans  les  grandes  extrémités;  car  cette  oppo- 
«  sition  de  la  fortune  élève  un  esprit  courageux,  et  lui  fait  ra- 
«  masser  toutes  ses  forces  qu'il  n'employait  pas  ^  ;  »  et  ses  der- 
nières forces,  il  les  ramasse  pour  un  suprême  effort,  une  suprême 
espérance. 

Dans  le  temps  même  où  il  ne  cherchait  son  avenir  que  dans  les 
armes  ou  dans  les  affaires ,  il  avait  aimé  les  lettres  et  les  avait 
cultivées;  mais  ce  qui  n'avait  été  jusque-là  que  le  besoin  ou  le 
délassement  d'une  intelligence  naturellement  active,  devient  pour 
lui  un  dernier  but  et  un  dernier  moyen  de  gloire.  On  voit  la  tran- 
sition dans  cette  Maxime  :  «  La  fortune  exige  des  soins;  il  faut 
'(  être  souple,  cabaler,  n'offenser  personne,  cacher  son  secret,  et 
«  même,  après  tout  cela,  on  n'est  sur  de  rien.  Sans  aucun  de  ces 
'■(  artifices,  un  ouvrage  fait  de  génie  remporte  de  lui-même  les 

'    10'   C.oiisi'il  II  un  .Iciiiie  lioiiiiiii'. 


XX  ÉLOGE 

((  suffrages^  et  fait  embrasser  un  métier  où  l'on  peut  aller  à  la  gloire 
((  par  le  seul  mérite.  »  Toutefois,  ce  ne  fut  pas  sans  peine  quïl 
embrassa  ce  métier^  comme  il  l'appelle.  Le  temps  n'était  pas  en- 
core de  l'autorité  incontestée  des  gens  de  lettres,  et,  en  1745,  il 
n'était  pas  facile  à  un  gentilhomme  de  se  ranger  ouvertement 
parmi  eux.  Dans  sa  famille,  dans  son  entourage,  il  eut  des  pré- 
jugés à  vaincre,  et  c'est  à  ces  préjugés  qu'il  répond  dans  cette 
Maxime  :  a  11  vaut  mieux  déroger  à  sa  qualité  qu'à  son  génie.  » 
Encore,  malgré  l'indépendance  et  la  décision  de  son  caractère, 
n'ose-t-il  signer  son  livre  :  la  seule  édition  qu'il  en  ait  donnée  a 
paru  sans  nom  d'auteur. 

Ainsi,  de  mécompte  en  mécompte,  de  souffrance  en  souffrance, 
Vauvenargues  est  arrivé  à  sa  dernière  épreuve.  Deux  ans  encore 
il  vivra  \,  se  hâtant  parce  qu'il  sait  que  le  terme  approche,  agité 
au  dedans,  mais  calme  au  dehors,  cachant  à  tous  les  douleurs  de 
son  corps,  et  surtout  les  douleurs  de  son  âme,  et  laissant  un  tel 
souvenir,  que  ceux  qui  l'auront  connu  ne  pourront  plus  parler  de 
lui  sans  un  respectueux  attendrissement.  ^  Je  ne  saurais  mieux 
finir  l'étude  de  cette  vie  si  triste  et  si  touchante  ,  qu'en  rappor- 
tant un  fait  que  j'ai  recueilli  avec  joie  dans  les  lettres  inédites  de 
Vauvenargues.  Il  était  déjà  bien  près  de  sa  fin,  lorsqu'il  apprend 
l'invasion  delà  Provence  par  les  Impériaux  et  le  duc  de  Savoie: 
son  cœur  de  soldat  bondit;  il  saisit  encore  une  fois  son  épée,  et 
il  écrit  à  Saint- Vincens  :  «  Toute  la  Provence  est  armée,  et  je  suis 
«  ici,  au  coin  de  mon  feu.  Le  mauvais  état  de  ma  santé  ne  me 
«  justifie  pas  assez,  et  je  devrais  être  où  sont  tous  les  gentilshom- 
«  mes  de  la  province.  Offrez  mes  services  pour  quelque  emploi 
«  que  ce  soit,  et  n'attendez  point  ma  réponse  pour  agir;  je  me 
c(  tiendrai  heureux  et  honoré  de  tout  ce  que  vous  ferez  pour  moi 
»  et  en  mon  nom.  » 


•  11  mourut  le  28  mai  1747,  âgé  de  moins  de  trente-deux  ans. 
-  Voir  les  Mémoires  de  Marmontel,  les  Lettres  de  Voltaire,  et  son  Eloye  des 
officiers  morts  dans  la  guerre  de  17 AI. 


DE  VAUVENARGUES.  xxi 

L^homme  nous  est  connu  ;  il  me  reste  à  montrer  que  Fécrivain 
a  tenu  les  promesses  de  l'homme. 


Lorsque,  en  1745,  Vauvenargues  quittait  la  Provence  pour  nV 
plus  retourner,  et  venait  s'établir  à  Paris,  dans  la  rue  du  Paon  ', 
à  l'hôtel  de  Tours ,  il  se  produisait  dans  le  monde  des  lettres  un 
mouvement  nouveau.  Au  siècle  précédent,  il  y  avait  eu  des  ami- 
tiés vives  entre  les  plus  illustres  écrivains,  mais  alors  les  lettres 
n'étaient  aimées  que  pour  elles-mêmes,  et  ne  recevaient  des  no- 
bles esprits  qui  les  aimaient  ensemble  qu^un  hommage  exclusif 
et  désintéressé.  Au  dix-huitième  siècle,  au  contraire,  elles  ne 
sont  plus  à  elles-mêmes  leur  propre  but,  elles  deviennent  un 
moyen,  et  l'accord  des  écrivains  prend  le  caractère  d'une  vérita- 
ble coalition.  Voltaire  est  chef;  son  armée  se  forme  derrière  lui, 
et  se  prépare  à  cette  guerre  au  passé  dont  VEncyclopédie  sera 
bientôt  le  manifeste.  Gomme  ces  courants  d'eau  douce  qui  tra- 
versent, dit-on,  l'Océan,  sans  rien  prendre  de  son  amertume, 
Vauvenargues  traversera  les  passions  et  les  luttes  contemporaines, 
sans  y  rien  laisser  de  son  calme  et  de  sa  douceur.  Dès  le  premier 
moment,  il  se  distinguera  par  la  gravité,  par  la  tenue,  dans  un 
monde  qui  en  avait  souvent  trop  peu,  et,  de  même  que,  dans  les 
camps,  parmi  ses  camarades,  il  avait  conservé  son  caractère  pro- 
pre, il  conservera  parmi  les  écrivains  d'alors  une  place  à  part  et 
respectée.  Il  imposera  à  Voltaire  lui-même,  et  l'on  ne  peut  s'é- 
tonner assez  de  voir  ce  jeune  homme  s'emparer  tout  d'abord  d'un 
esprit  aussi  insaisissable  et  d'une  humeur  aussi  mobile.  Voltaire, 
on  peut  le  dire,  n'a  reçu  de  personne  une  impression  aussi  vive, 
n'a  éprouvé  pour  personne  une  déférence  aussi  sincère  et  aussi 
tendre.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  cette  déférence  cruellement  iro- 
nique dont  il  usait  volontiers  à  l'égard  de  certaines  médiocrités 
avides  de  louanges  ;  il  est  clair  que  Vauvenargues  a  touché  le 
cœur,  en  même  temps  qu'il  a  étonné  l'esprit  de  ce  grand  homme. 
G 'est  qu'avec  son  regard  si  net  et  si  prompt,  quand  la  passion 

*  Anjourd'lnii  ruo  T.arrey,  pW'S  do  rftcnle  do  Mcklecino. 


XXII  ÉLOGE 

ne  le  trouble  pas,  Voltaire  avait  vu  dans  ce  jeune  honuue  un 
homme  d'élite.  En  vain  Vauvcnargues  se  présente  à  lui  comme 
un  respectueux  disciple  :  Voltaire  le  traite  en  maître^  ou  du  moins 
en  égal;  et  Voltaire  a  cinquante  ans,  et  Vauvcnargues  n'en  a  pas 
trente;  Voltaire  est  au  fort  de  son  génie  et  de  sa  gloire ,  et  Vau- 
vcnargues, qui  débute  à  peine  dans  la  carrière,  ne  peut  se  recom- 
mander encore  que  de  simples  essais  littéraires. 

Ils  se  réduisaient  à  quelques  ouvrages  assez  courts,  où  l'imita- 
tion domine.  Vauvcnargues  savait  peu,  et  faisait  bon  marché  du 
savoir;  à  la  veille  de  V Encyclopédie ,  il  a  plus  d'un  trait  contre 
les  esprits  qui  se  croient  universels  ou  qui  voudraient  Têtre;  «  il 
«  faudrait  plutôt,  dit-il ,  corriger  les  Jionwies  d'apprendre  des 
«  choses  inutiles.  »  Il  rappelle  volontiers  que  Socrate  savait  beau- 
coup moins  que  Bayle  ou  que  Fontenelle,  et  il  en  conclut  que  la 
science  sert  de  peu.  L'antiquité  lui  était  fermée,  et  il  avait  contre 
le  moyen-âge  les  préventions  de  son  temps  ;  en  sorte  que  l'esprit 
humain  ne  date  pour  lui  que  de  Montaigne.  En  effet,  sa  filiation 
littéraire  ne  remonte  pas  plus  haut,  et  si  Ton  ajoute  que,  dans 
son  siècle,  il  n'a  guère  d'admiration  que  pour  Voltaire,  on  voit 
«lue  ses  modèles  se  réduisent  à  un  petit  nombre.  Il  est  vrai  que 
ce  sont  les  meilleurs,  car  c'est  Racine,  c'est  Bossuet,  c'est  sur- 
tout Pascal  et  Fénelon.  Sa  méthode,  il  l'annonce  lui-même  : 
i(  Penser  de  soi-même,  el  prendre,  s  il  se  peut^  la  manière  et  le 
«  tour  de  ces  grands  maîtres.  » 

Dans  les  lettres  comme  dans  la  vie,  le  premier  goût  de  Vauvc- 
nargues est  pour  l'action;  aussi  est-ce  l'éloquence  qui  l'attire 
d'abord ,  parce  que  c'est  l'éloquence  qui  saisit  le  plus  fortement 
les  esprits,  et  s'empare  le  plus  immédiatement  des  cœurs.  Son 
principal  morceau  oratoire,  le  plus  célèbre,  c'est  VÉloge  funèbre 
d'Hippolyte  de  Seytres.  Vauvcnargues  avait  pour  cet  ouvrage 
une  prédilection  singulière;  il  le  retouchait  sans  cesse,  et  l'en- 
voyait à  ses  amis  de  Provence,  à  iMirabeau,  à  Monclar,  à  Saint- 
Vincens  '.  C'est  qu'il  aimait  Hippolyte  de  Seytres  comme  on  aime 

»  Il  y  avait  alors  en  Piovcuico,  la  correspondance  inédite  de  Vauvcnargues 
nous  rapprend,  un  commerce  littéraire  entre  (|iielques  hommes  d'esprit  et  de 
goût.  Vanvenargues  leur  adressait  ses  ouvrages.  Le  Monclar  dont  il  s'agit  n'est 


DE    VAIVElNARGLES.  \xni 

souvent  les  autres,  parce  qu'on  se  reconnaît  en  eux.  De  même 
pays,  de  même  naissance,  officiers  tous  deux,  tous  deux  morts 
avant  l'âge,  que  de  tristes  et  saisissants  rapports  !  Aussi,  qu'on 
regarde  de  près  à  ce  discours ,  il  est  clair  que  ce  n'est  pas  seule- 
ment un  ami,  mais  un  idéal,  ou  plutôt  un  autre  lui-même,  que 
Vauvenargues  a  perdu.  Les  qualités  étonnantes  qu'il  attribue  à 
cet  enfant  de  dix-huit  ans  dépassent  trop  évidemment  la  portée 
de  cet  âge,  les  traits  de  cette  figure  sont  trop  fermes  et  trop  vi- 
rils, pour  que  Vauvenargues  ne  Tait  pas  agrandie  ou  complétée, 
en  empruntant  à  la  sienne.  Cependant,  malgré  son  goût  pour 
cet  ouvrage,  et  malgré  quelques  parties  fortes  et  touchantes,  il 
faut  avouer  que  les  proportions  du  simple  éloge  y  sont  dépassées, 
et  que  celles  de  Toraison  funèbre  ne  sont  pas  atteintes. 

Hippolyte  de  Seytres  a  mieux  inspiré  Vauvenargues  dans  les 
Discours  sur  la  Gloire,  sur  les  Plaisirs^  et  surtout  dans  les  Con- 
seils à  un  Jeune  homme  ;  car  c'est  à  lui  que  ces  diverses  pièces 
étaient  adressées.  Toute  sa  morale  est  en  germe  dans  ces  pages; 
mais,  à  ne  les  regarder  qu'au  point  de  vue  littéraire,  on  peut  dire 
qu'elles  comptent  parmi  les  meilleures  de  Vauvenargues.  Ces  dis- 
cours sont  des  entretiens,  et  l'on  aime  à  s'imaginer  qu'il  parlait 
ainsi,  sur  ce  ton  à  la  fois  grave  et  pénétrant,  calme  et  doucement 
échauffé.  Les  Conseils  à  un  Jeune  homme  donnent  peut-être  l'idée 
la  plus  complète  de  Vauvenargues ,  et,  malgré  quelques  incor- 
rections insignifiantes,  peuvent  se  ranger  parmi  les  morceaux  les 
plus  ache>és  de  notre  langue.  Parler  comme  Fénelon  était  son 
idéal,  et,  nulle  part,  il  n'en  est  plus  près.  Là,  se  retrouvent  ces 
aménités  et  ces  grâces  qui  le  charmaient  dans  son  maître,  avec 
je  ne  sais  quoi  de  plus  jeune,  de  plus  passionné  et  de  plus  fier. 

Le  principal  intérêt  des  discours  sur  le  Caractère  des  différents 
siècles^  et  sur  les  Mœurs  du  siècle,  c'est  que  Vauvenargues  y  répond 
d'avance  aux  prochains  paradoxes  de  J.-J.  Rousseau.  Rousseau 
va  soutenir  que  les  arts  ont  suscité  les  vices  :  «  Non,  dit  Vauve- 

autre  que  l'adversaire  des  Jésuites,  dont  le  nom  est  devenu  inséparable  do 
celui  de  La  Chalotais.  Quant  à  Mirabeau,  c'est  l'économiste,  le  père  du  grand 
orateur.  Daguesseuu  faisait  si  grand  cas  de  Monclar,  qu'il  l'appelait  Vami  du 
l'ieji,  et  Mirabeau  faisait  si  grand  cas  de  lui-même,  qu'il  s'appelait  Vami  des 
hommes . 


XXIV  ÉLOGE 

«  nargues  ;  seulement  ils  n'y  remédient  pas ,  et  les  arts  ne  sont 
«  ni  si  pernicieux,  ni  si  utiles  que  nous  voulons  le  croire.  »  Rous- 
seau va  opposer  la  vie  sauvage  à  la  vie  civilisée  :  «  Je  ne  parle 
«  pas,  dit  Vauvenargues,  des  historiens  qui  vantent  les  mœurs  des 
«  sauvages,  leur  simplicité,  leur  bonheur  et  leur  innocence;  les 
a  histoires  des  peuples  barbares  me  sont  également  suspectes 
«  dans  leurs  reproches  et  dans  leurs  éloges,  et  je  ne  veux  rien 
«  établir  sur  des  fondements  si  ruineux.  » 

En  1745,  l'Académie  française  mit  au  concours  la  question  de 
V Inégalité  des  richesses  ;  Vauvenargues  concourut,  et,  là  encore, 
il  répond  d'avance  à  Rousseau,  qui,  huit  ans  plus  tard,  devait 
reprendre  ce  sujet  avec  tant  de  retentissement  et  d'éclat.  Mais, 
s'il  le  traite  avec  plus  de  mesure,  Vauvenargues  aussi  ne  l'aborde 
que  de  côté,  et  ne  descend  pas  au  fond.  Au  pauvre,  il  ne  donne 
pas  de  raisons  de  sa  misère,  ou  n'en  donne  que  d'indirectes;  il 
n'a  d'autre  consolation  à  lui  présenter  que  le  tableau,  éloquent 
d'ailleurs ,  de  la  favisse  félicité  du  riche  :  égalité  de  souffrance  à 
côté  de  l'inégalité  des  richesses,  telle  est  la  conclusion  de  son 
discours.  Il  faut  avouer  qu'elle  n'est  pas  décisive;  car,  si  le  pau- 
vre vient  vous  dire  :  Misère  pour  misère,  fainie  encore  mieux  la 
vôtre  !  la  question  se  déplace,  et  c'est  un  autre  abîme  qui  s'ou- 
vre. Il  est  vrai  que  Vauvenargues  n'était  pas  maître  de  son  sujet; 
car  l'Académie  française,  plus  prudente  que  celle  de  Dijon,  n'a- 
vait pas  laissé  aux  concurrents  le  choix  de  la  solution.  Mais,  la 
question  n'eùt-elle  pas  été  réduite,  il  l'eût  traitée  de  même  ;  il  ne 
croit  pas  à  l'égalité  :  «  Je  désirerais  de  tout  mon  cœur,  dit-il, 
«  que  toutes  les  conditions  fussent  égales;  j'aimerais  beaucoup 
«  mieux  n'avoir  point  d'inférieurs,  que  de  reconnaître  un  seul 
«  homme  au-dessus  de  moi.  Rien  n'est  si  spécieux  dans  la  spé- 
«  culation  que  l'égalité,  mais  rien  n'est  plus  impraticable  et  plus 
«  chimérique.  »  {Maximes  inédites.)  Quoi  qu'il  en  soit,  son  dis- 
cours est  plein  de  force,  et  la  discussion  y  est  réellement  élevée  ; 
il  y  règne  un  ton  de  tristesse  approprié  au  sujet,  et  qui  serre  le 
cœur  quand  on  arrive  à  ce  passage  où,  faisant  sur  lui-même  un 
brusque  retour,  il  s'écrie  :  «  Accablé  d'afflictions  dans  la  force  de 
c  mon  âge,  ô  mon  Dieu  !  si  vous  n'étiez  pas,  ou  si  vous  n'étiez 


DE  VAUVENARGUES.  xxv 

«  pas  pour  moi^  seule  et  délaissée  dans  ses  maux,  où  mon  âme 
((  espérerait- elle?  Serait-ce  à  la  vie,  qui  m'échappe  et  me  mène 
((  vers  le  tombeau  par  les  détresses?  Serait-ce  à  la  mort,  qui 
«  anéantirait  avec  ma  vie  tout  mon  être?  » 

Vauvenargues  n'eut  pas  le  prix ,  et  il  en  conçut  quelque  hu- 
meur; car  il  écrit  dans  ses  Maximes  ces  paroles,  dont  je  deman- 
derais pardon  à  l'Académie,  s'il  n'y  avait  prescription  :  «  Pourquoi 
((  appelle-t-on  académique  un  discours  fleuri,  élégant,  ingénieux, 
«  harmonieux  (c'est  celui  de  son  heureux  rival),  et  non  pas  un 
«  discours  vrai,  fort,  lumineux  et  simple  (c'est  le  sien)?  Où  culti- 
((  vera-t-on  la  vraie  éloquence,  si  on  l'énervé  dans  l'Académie?  )) 
Dans  ses  Dialogues,  c'est  Fénelon  qu'il  imite  ;  dans  ses  Carac- 
tères, c'est  Théophraste,  c'est  Fénelon  encore,  plutôt  que  La 
Bruyère.  Il  sent  vivement  la  perfection  du  style  de  La  Bruyère, 
mais  cette  perfection  même  le  décourage  :  «  ce  ne  sont  pas  des 
«  beautés,  dit-il,  où  l'imitation  puisse  atteindre.  »  Il  faut  le  dire 
aussi,  cette  phrase  savante  et  chargée  de  nuances,  qui  convient 
à  un  homme  passionné  pour  les  détails,  n'était  pas  dans  le  tour 
d'esprit  de  Vauvenargues  ;  sa  sobriété,  parfois  voisine  de  la  sé- 
cheresse, s'acccommodait  mieux  de  la  simplicité  un  peu  nue  de 
Théophraste,  et,  comme  les  sculpteurs  antiques,  il  préfère  la  pu- 
reté des  lignes  à  la  richesse  des  ornements.  La  Bruyère,  d'ail- 
leurs, s'attache,  de  préférence,  à  la  satire  de  nos  ridicules  et  de 
nos  petitesses;  Vauvenargues  se  propose  la  description  sérieuse 
des  grands  mouvements  de  l'àme  humaine,  dans  le  bien  et  dans 
le  mal;  La  Bruyère,  pour  l'objet  partiel  qui  l'occupe,  n'a  pas 
besoin  de  sortir  de  son  temps,  car  il  y  trouve  matière  suffisante  à 
ses  tableaux;  Vauvenargues,  dont  le  regard  est  plus  général,  ré- 
clame le  droit  de  sortir  quelquefois  de  son  siècle,  à  la  condition  de 
ne  sortir  jamais  de  la  nature,  et,  en  même  temps  qu'il  s  autorise, 
sur  ce  point,  de  l'exemple  de  Fénelon,  il  n'hésite  pas  à  déclarer 
que  les  portraits  de  La  Bruyère  paraissent  petits,  quand  on  les 
compare  à  ceux  du  Télémaque  ^  Mais  ce  qui  doit  attirer  surtout 
l'attention  sur  les  Caractères  et  sur  les  Dialogues  de  Vauvenar- 

>  \oir  un  fragment  de  Vauvenargues,  intitulé  :  Sur  la  (Jifllciilh'  de  peindre 
les  Carui-lcrea;  voir  aussi  la  Préface  de  ses  Caractères. 


wvi  KI.OGK 

unes,  c'est  qu'ils  sont  pleins  de  lui  ;  c'est  qu'il  y  a  peu  de  ses 
Caractères  où  ne  se  rencontre  quelque  détail  intime  et  person- 
nel ;  c'est  que,  dans  les  Dialogues  surtout,  il  est  presque  tou- 
jours l'un  des  interlocuteurs.  Qu'on  lise,  entre  autres,  Bcnaud 
et  Jaffier,  et  surtout  Bnitus  et  le  Jeune  Romain  :  ce  jeune  Ro- 
main, c'est  encore  Vauvenargues;  la  guerre,  l'éloquence,  les  af- 
faires, toutes  ses  ambitions,  tous  ses  mécomptes  sont  là,  et  la 
peinture  de  ce  jeune  homme  qui  a  aimé  en  vain  toutes  les 
grandes  choses,  et  meurt  privé  de  l'immortalité  qu'il  a  rêvée, 
n'est  que  le  tableau  trop  fidèle  de  la  vie  de  Vauvenargues,  et  le 
retentissement  de  ses  secrètes  douleurs.  11  en  jugeait  sans  doute 
ainsi  lui-même,  car,  bien  qu'il  eût  mis  la  dernière  main  à  la  plu- 
part de  ces  Caractères  et  de  ces  Dialogue.':,  il  n'en  a  rien  publié, 
(tétait  un  testament  ;  il  ne  devait  être  ouvert  qu'après  la  mort. 

On  peut  reprocher  à  la  critique  de  Vauvenargues  quelques 
excès  dans  la  louange  ou  dans  le  blâme;  mais  elle  est  originale, 
et  bien  des  choses  sont  devenues  communes,  qu'il  a  dites  le  pre- 
mier. On  sait  que  c'est  à  propos  de  Corneille  et  de  Racine  qu'il 
entra  en  correspondance  avec  Voltaire.  Fontenelle,  dont  la  vie 
fut  si  longue,  avait  eu  le  temps  de  suivre  ses  rancunes;  pour  lui, 
la  question  de  prééminence  entre  les  deux  grands  tragiques  du 
dix-septième  siècle  n'était  pas  seulement  une  question  de  famille  ; 
car,  au  neveu  du  grand  Corneille  s'ajoutait  l'auteur  d'Aspar,  si 
cruellement  maltraité  par  Racine.  Longtemps,  Fontenelle  avait 
été  sans  autorité;  mais,  en  1740,  il  était  à  juste  titre  un  des 
hommes  les  plus  considérables  et  les  plus  écoutés  dans  le  monde 
littéraire.  Racine  donc  était  en  discrédit,  lorsque  Vauvenargues 
vint  justifier  le  mot  célèbre  de  Boileau  :  On  y  reviendra.  Sans 
doute,  sa  prévention  contre  Corneille  est  trop  entière,  et  Voltaire 
eut  raison  d'en  rabattre;  mais,  quand  on  relit  les  jugements  de 
ce  jeune  homme  sur  nos  grands  écrivains,  on  comprend  que  Vol- 
taire ait  été  surpris  d'un  sens  littéraire  à  la  fois  si  délicat,  et  si  vif. 
On  peut  encore,  même  aujourd'hui ,  trouver  Vauvenargues  trop 
sévère  contre  J.-B.  Rousseau,  et  contre  la  poésie  lyrique  de  son 
temps;  mais  il  faut  aussi  remarquer  que,  seul  dans  son  siècle,  il 
a  pressenti  le  mouvement  lyiique  du  nôtre,  ou,  du  moins,  dé- 


1 


hK   VAUVENARGIJES.  xxvii 

claré  que  c'en  était  fait  de  la  poésie  lyrique,  si  elle  ne  renonçait 
à  ses  formes  traditionnelles,  et  ne  renouvelait  son  inspiration.  S'il 
est  arrivé,  plus  d'une  fois,  à  cette  sûreté  de  vue  et  à  cette  nou- 
veauté dans  la  critique,  c'est  qu'il  y  introduisait  un  élément  nou- 
veau, Vàme.  Non-seulement  '<  /Vimc,  dit-il,  et  non  l'esprit^  fait 
«  les  grands  poètes,  les  grands  orateurs,  les  grands  ministres  et 
'(  les  grands  capitaines  ;  »  mais,  seule  aussi,  elle  a  qualité  pour 
les  juger.  Cette  part  faite  à  l'àme,  c'est-à-dire  au  sentiment,  dans 
l'appréciation  des  choses  de  l'esprit,  explique  à  la  fois,  et  la  force 
réelle,  et  la  faiblesse  de  sa  critique.  Ainsi,  parce  que  le  ton,  sou- 
vent surélevé,  de  Corneille  choque  le  sentiment  de  Vauvenargues, 
son  goût  n'aperçoit  plus  les  immortelles  beautés  de  ce  génie.  Il 
semble  étrange  pourtant  que  la  grandeur  de  Corneille  n'ait  pas  saisi 
un  homme  aussi  passionné  que  l'était  Vauvenargues  pour  la  gran- 
deur :  c'est  que  la  simplicité  en  est  pour  lui  la  condition,  et  les 
héros  de  Corneille  ne  lui  paraissent  pas  assez  simples  ;  comme 
Fénelon,  (|uand  il  entend  l'Auguste  de  Cinna,  il  pense  à  l'Au- 
guste de  Suétone.  Le  sentiment  de  Vauvenargues  répugnait  au 
ridicule  ;  voilà  pourquoi,  comme  Fénelon  encore,  il  ne  rend  pas 
assez  justice  à  Molière,  ni  même  à  La  Bruyère.  Plein  de  respect 
pour  l'humanité,  il  lui  en  coûte  de  voir  qu'on  peut  la  prendre  par 
le  côté  plaisant  ;  il  ne  veut  pas  qu'on  raille  en  pareille  matière,  et 
il  dirait  volontiers  comme  l'Évangile  :  Malheur  à  ceux  qui  rient  ! 
Il  n'a  pas  senti  que,  dans  Molière  surtout,  le  rire  n'est  qu'à  la 
surface,  que  la  tristesse  est  au  fond  de  son  œuvre,  comme  elle 
était  au  fond  de  sa  vie  ;  il  n'a  pas  senti  que  Molière  est  au  nom- 
bre des  esprits  les  plus  graves  de  l'humanité,  et  qu'à  bon  droit  la 
postérité  lui  a  confirmé  le  beau  nom  de  contemplateur. 

Le  meilleur  titre  littéraire  de  Vauvenargues,  c'est  son  style. 
Sa  langue,  il  est  vrai,  n'est  pas  toujours  sûre  ;  parfois  même,  elle 
est  incorrecte;  mais  elle  est  forte,  elle  est  saine,  parce  qu'elle  est 
prise  aux  meilleures  sources.  Vauvenargues  ressemble  à  ces  étran- 
gers qui,  n'ayant  étudié  le  français  que  dans  les  modèles,  en  re- 
tiennent les  formes  les  plus  achevées.  Dans  le  style,  comme  dans 
le  caractère ,  ce  sont  les  qualités  fermes  et  vives  qu'il  estime  le 
plus,  et,  comme  les  écrivains  qui  ont  été  militaires,  on  dirait  qu'il 


XXVIII  ÉLOGE 

se  propose,  avant  tout,  d'aller  vite,  et  de  traîner  après  lui  peu  de 
bagage.  Préoccupé  de  la  concision,  il  aime  à  négliger  les  formes 
intermédiaires,  qui  achèvent  l'expression  dans  le  style;  et,  comme 
alors  sa  pensée  va  plus  vite  que  son  raisonnement,  il  est  quelque- 
fois obscur;  parfois  aussi  son  dessin  est  un  peu  sec,  sa  couleur  est 
un  peu  terne,  parce  qu'il  dédaigne  l'agrément,  et  «  cet  esprit  qui 
enveloppe^  dit-il,  les  simplicités  de  la  nature,  s  Cependant,  en  plus 
d'un  endroit,  il  se  relâche  de  sa  sévérité  ordinaire  ;  il  se  laisse  aller 
au  tour  fm  et  piquant,  et  c'est  principalement  quand  il  parle  de 
la  sottise  ;  il  n'y  a  que  les  sots  pour  le  mettre  en  belle  humeur  : 
î  Tel  qui  s'habille  le  matin  à  huit  heures,  pour  entendre  plaider 
<i  à  l'audience,  ou  pour  voir  des  tableaux  étalés  au  Louvre,  ou 
î  pour  se  trouver  aux  répétitions  d'une  pièce  prête  à  paraître,  et 
'(  qui  se  pique  de  juger,  en  tout  genre,  du  travail  d'autrui,  est  un 
«  homme  auquel  il  ne  manque  souvent  que  de  l'esprit  et  du  goût.  » 
N'est-ce  pas  la  coupe  de  phrase,  et  la  chute  de  La  Bruyère?  Parfois 
aussi,  quand  il  parle  des  objets  qui  lui  sont  chers,  de  la  jeunesse  et 
de  la  gloire,  par  exemple,  son  style  s'échauffe,  s'élève  comme  par 
coups  d'aile,  et  la  force  du  sentiment  emporte  avec  elle  la  force 
de  l'expression  ;  il  prend  alors  ses  images  au  monde  extérieur, 
et,  comme  les  Grecs,  il  les  emprunte  surtout  à  l'aurore,  au  prin- 
temps, à  tout  ce  que  la  nature  a  de  plus  frais,  de  plus  jeune,  et 
de  plus  beau.  Cependant,  si  réservés  que  fussent  ces  emprunts. 
Voltaire  trouvait  la  prose  de  Vauvenargues  encore  trop  riche  et 
trop  métaphorique.  Croirait-on,  par  exemple,  qu'il  biffait  de  sa 
main,  les  jugeant  trop  poétiques,  ces  deux  maximes  insiement 
fameuses  :  «  Les  premiers  jours  du  printemps  ont  moins  de  grâce 
«  que  la  vertu  naissante  d'un  jeune  homme.  —  Les  feux  de  l'au- 
«  rore  ne.  sont  pas  si  doux  que  les  premiers  regards  de  la  gloire?  » 
Qu'aurait  dit  Voltaire  de  ces  lignes  inédites ,  pleines  d'une  admi- 
rable tendresse  et  d'une  discrète  mélancolie  :  «  La  vue  d'un  ani- 
"  mal  malade,  le  gémissement  d'un  cerf  poursuivi  dans  les  bois 
«  par  des  chasseurs,  l'aspect  d'un  arbre  penché  vers  la  terre  et 
«  traînant  ses  rameaux  dans  la  poussière,  les  ruines  méprisées 
«  d'un  vieux  bâtiment,  la  pâleur  d'une  fleur  qui  tombe  et  qui  se 
K  flétrit,  enfin  ,  toutes  les  images  du  malheur  des  hommes,  ré- 


DE   VAUVEiNAKGUES.  xxix 

((  veillent  la  pitié  d'une  âme  tendre^  contristent  le  cœur^,  et 
((  plongent  Tesprit  dans  une  rêverie  attendrissante?» 

Original,  mais  inachevé  comme  critique,  inachevé  aussi  comme 
écrivain,  Vauvenargues  n'est  vraiment  supérieur  que  comme  mo- 
raliste. Je  dis  moraliste,  et  non  philosophe,  car  son  Introduction 
à  la  Connaissance  de  l'Esprit  humain  ne  se  recommande  elle- 
même  que  par  la  partie  morale.  Voltaire  en  admirait  avec  raison 
quelques  pages,  et  le  chapitre  Du  Bien  et  du  Mal  moral  lui  parais- 
sait un  des  plus  beaux  morceaux  philosophiques  de  notre  langue; 
mais,  il  faut  l'avouer,  la  métaphysique  de  ce  livre  est  faible,  et  se 
réduit  à  une  nomenclature,  sèche  et  incomplète  d'ailleurs ,  de 
l'âme  humaine,  où  le  manque  de  connaissances  précises  et  sûres 
est  trop  visible.  C^est  aussi  le  défaut  de  son  traité  sur  le  Libre- 
arbitre^  où  l'on  est  étonné  de  voir  Vauvenargues,  l'apôtre  de  V ac- 
tion, contester  à  son  tour  la  volonté  humaine,  déjà  négligée  au 
dix-septième  siècle  par  Descartes,  ou  sacrifiée  à  l'cnvi  par  Port- 
Royal  ,  Malebranche  et  Spinoza.  Sans  doute ,  dans  ces  divers  ou- 
vrages, son  heureux  instinct  lui  fait  rencontrer  de  précieuses 
vérités  de  détail;  mais  sa  jeunesse,  son  inexpérience,  et  son  dé- 
dain pour  la  science  acquise,  ne  lui  ont  pas  permis  d'aller  bien 
avant  dans  un  ordre  d'idées  tout  théorique,  où  il  faut  savoir  beau- 
coup, pour  découvrir  un  peu.  Si  Vauvenargues  est  un  moraliste 
de  premier  ordre ,  c'est  que  la  morale ,  science  avant  tout  prati- 
que, se  passe  plus  aisément  de  savoir  ou  d'études  profondes  ;  une 
certaine  pénétration  d'esprit,  un  sens  droit,  un  regard  clair  peu- 
vent y  suffire.  Quand  le  moraliste  a  pris  une  vue  sommaire  du 
monde,  il  sait  à  peu  près  tout  ce  qu'il  faut  savoir  ;  il  peut,  dès- 
lors,  se  replier  sur  lui-même,  ne  plus  étudier  que  lui-même,  parce 
que  la  nature  humaine,  sauf  quelques  variétés  tout  extérieures, 
est,  au  fond,  simple  et  une  à  ce  point,  qu'elle  se  trouve  à  peu  près 
entière  dans  un  esprit  bien  fait  et  dans  une  âme  bien  douée.  La 
solitude,  même,  est  favorable,  est  nécessaire  au  moraliste  :  sans 
doute,  pour  connaître  les  hommes,  il  faut  les  avoir  pratiqués; 
mais,  pour  en  bien  juger,  il  faut  se  mettre  à  distance.  J.-J.  Rous- 
seau raconte  qu'il  ne  pouvait  peindre  les  objets  en  face,  et  sous  le 
coup  de  l'impression  qu'il  en  recevait;  il  ne  les  démêlait  bien,  et 


ne  les  rendait  fidèlement  que  de  souvenir.  En  cftet,  un  objet  trop 
prochain  gêne  le  regard^  et  à  l'observateur,  connme  au  peintre,  il 
faut  une  certaine  profondeur  de  perspective.  Et  puis,  quand  on 
le  voit  de  trop  près,  le  monde  ofï'usque  ou  irrite  ;  de  loin,  il  n'excite 
plus  que  compassion  et  indulgence.  Pourquoi  Saint-Simon  et  La 
Rochefoucauld  sont-ils  si  durs,  si  impitoyables  pour  l'homme? 
C'est  qu'ils  le  pratiquent  encore  au  moment  où  ils  le  jugent,  c'est 
([u'ils  écrivent  sur  le  champ  de  bataille  même ,  alors  que  leurs 
blessures  sont  toutes  vives  encore,  et  toutes  saignantes.  Dans  la 
retraite,  le  sentiment  s'épure  en  se  désintéressant  du  mouvement 
de  ce  monde,  la  raison  se  rassied,  et  l'œil,  plus  calme,  voit  les 
choses  à  leur  point.  C'est  dans  ces  favorables  conditions  que  se 
trouvait  Vauvenargues  :  il  a  vécu  avec  les  hommes,  mais  il  les 
juge  dans  la  solitude,  cette  solitude  «  qui  est,  dit-il,  à  l'âme  ce  que 
«  la  diète  est  au  corps.  «  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  dégoûté  de  la  so- 
ciété, ou  qu'il  la  dédaigne,  car  il  aime  la  gloire,  et  c'est  la  société 
qui  la  décerne;  il  a  trop  besoin  de  l'approbation  des  hommes  pour 
rompre  avec  eux,  ou  pour  en  parler  avec  amertume.  D'ailleurs, 
pourquoi  serait-il  amer?  Sans  doute,  il  a  souffert  dans  la  vie, 
mais,  du  moins,  il  n'a  pas  souffert  par  sa  faute.  Tel  moraliste 
n'est  si  mécontent  des  autres,  que  parce  qu'il  est  mécontent  de 
lui-même  :  Vauvenargues  n'a  rien  à  regretter,  et  ne  regrette  rien 
de  ce  qu'il  a  fait  ou  de  ce  qu'il  a  voulu  faire.  Nous  touchons  ici 
à  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  ce  grand  caractère,  la  sérénité 
dans  la  douleur  :  il  est  jeune,  et  la  jeunesse,  on  l'a  remarqué, 
n'est  pas  l'âge  de  l'indulgence  ;  il  semble  qu'un  destin  jaloux  ait 
pris  à  tâche  de  détruire  à  mesure  toutes  ses  espérances,  et  son 
ardeur  et  son  infatigable  persévérance  n'ont  pu  le  faire  sortir  de 
cette  obscurité  qui  lui  pèse;  quel  beau  texte  contre  le  néant  de 
la  vie,  contre  l'injustice  des  hommes  ou  du  sort  !  Certes,  on  dé- 
clamerait à  moins  ;  un  infortuné  de  notre  siècle  n'y  eût  pas  man- 
qué, et  j'entends  d'ici  les  sombres  plaintes  des  fils  de  Werther  et 
de  René.  Ajoutez  à  cela  qu'il  souffre,  non  de  cette  souffrance  in- 
déterminée et  intermittente,  dont  on  met ,  comme  tel  moraliste 
de  nos  jours,  cinquante  ans  à  mourir,  mais  de  ces  douleurs  trop 
cruellement  précises,  et  toujours  présentes,  qui  ne  laissent  ni  ré- 


DE   VALVENAHGLES.  xxxi 

pit  ni  trêve,  ci  qui  conduisent,  en  deux  ou  trois  ans,  à  la  mort. 
Parfois,  la  philosophie  des  valétudinaires  est  assortie  à  leur  tem- 
pérament; ils  prêchent,  comme  philosophes,  le  repos  dont  ils  ont 
hesoin,  comme  malades;  et,  par  exemple,  je  soupçonne  fort  un 
ingénieux  moraliste  de  notre  siècle,  l'aimable  M.  Joubert,  de  ne 
goûter  si  peu  la  liberté,  que  parce  qu'elle  vit  de  mouvement,  parce 
qu'elle  fait  du  bruit,  parce  qu'elle  dérange.  Dans  Vauvenargues, 
au  contraire,  ou,  du  moins,  dans  sa  morale,  on  n'aperçoit  pas 
l'homme  qui  soufTre,  et,  comme  le  jeune  Spartiate,  rien  ne  trahit 
sur  son  visage  le  mal  qui  lui  dévore  les  entrailles.  Parce  qu'il  lui 
faut  renoncer  à  l'action,  il  ne  veut  pas  pour  cela  qu'on  y  renonce, 
et  il  n'y  a  pas  de  moraliste  qui  encourage  autant  à  vivre. 

S'il  respecte  à  ce  point  la  vie,  c'est  qu'il  respecte  l'homme.  Les 
moralistes,  si  divisés  sur  tout  le  reste,  se  rencontrent  sur  un  point, 
la  défiance  secrète  ou  le  mépris  avoué  de  l'espèce  humaine.  Mon- 
taigne, La  Bruyère  et  Pascal  relèvent  à  l'envi  nos  faiblesses,  nos 
inconséquences,  ou  nos  travers  ;  et,  tandis  que  Montaigne  s'en 
accommode  avec  son  itidifTérence  ordinaire,  que  La  Bruyère  en 
fait  le  tableau  sans  conclure,  Pascal  en  souffre  et  s'en  irrite.  Ce  fier 
génie  voudrait  dans  notre  nature  une  suite  qu'elle  ne  comporte  pas, 
et  la  rigueur  même  de  sa  logique  lui  ôte  le  juste  sentiment  des 
proportions  humaines.  Aussi ,  malgré  de  généreux  et  admirables 
retours  sur  la  dignité  de  l'homme,  il  le  confond  par  l'effrayante 
peinture  de  son  néant  et  de  ses  misères;  des  hautes  cimes  qu'il 
habite,  il  fond  sur  cette  terre,  non  pas  comme  l'ange  de  paix,  pour 
soutenir  l'homme  et  le  consoler,  mais  comme  l'ange  de  colère, 
pour  l'épouvanter  et  Tabattre.  Dans  ce  sentiment  e"xagéré  de  la 
perfection,  et  dans  cet  amer  désappointement  de  n'y  pouvoir  at- 
teindre, ne  reste-t-il  pas  quelque  chose  de  l'orgueil  qui  a  précipité 
les  anges?  Se  révolter  ainsi  contre  l'homme,  n'est-ce  pas  manquer 
à  Dieu  dont  il  est  l'ouvrage?  Et  n'est-ce  pas  à  Pascal  que  Fénelon 
adresse  ces  belles  paroles  :  «  Voir  sa  misère  et  en  être  au  déses- 
<t  poir,  ce  n'est  pas  être  humble;  au  contraire,  c'est  avoir  un 
((  dépit  d'orgueil  qui  ne  peut  consentir  à  son  abaissement  '  ?  » 

<   Ft'iiclon.  —  fiisfruclions,   Prières  et  Méf/i((ilions  sur  les  Surreinents.  — 
Art.  m,  (lu  Sacrement  de  l'Eucharistie. 


xxxii  ÉLOGE 

Il  en  coûte  d'aller  de  Pascal  à  La  Rochefoucauld^  car,  tandis 
que  Tun  agrandit,  l'autre  rapetisse  tous  les  objets  qu'il  touche. 
Je  sens  que  Pascal  m'estime  encore,  alors  même  qu'il  me  mal- 
traite; La  Rochefoucauld  n'a  pas  cette  subhme  colère,  mais  n'a 
pas  non  plus  d'estime,  et  j'ose  dire  qu'il  me  calomnie,  et  je  veux 
croire  qu'il  se  calomnie  lui-même.  L'homme  de  La  Rochefoucauld, 
c'est  l'homme  déjà  déchu  de  Pascal,  mais  qu'un  dénigrement  in- 
(juiet  et  systématique  vient  rabaisser  encore,  lui  contestant  jus- 
(ju'au  peu  de  vertus  qui  lui  restent,  pour  les  réduire  à  n'être  plus 
(lue  le  déguisement  de  l'amour-propre  ;  c'est  l'homme  tel  qu'au- 
rait pu  nous  le  montrer  la  philosophie  chagrine  de  Port-Royal , 
si  le  christianisme  n'en  eut  adouci  l'amertume,  et  n'eût  fait, 
comme  le  dit  Saint  Paul,  «  surabonder  la  grâce  là  où  avait  abondé 
«  le  péché,  t  Du  reste,  quand  on  apprend  de  quelle  manière  La 
Rochefoucauld  faisait  ses  Maximes ,  on  se  sent  plus  à  l'aise  :  on 
sait  que  c'est  dans  la  ruelle  de  madame  de  Sablé  qu'il  rendait  ses 
arrêts,  mais  que  signification  n'en  était  faite  qu'après  révision  de 
madame  la  Marquise,  et  de  M.  Esprit.  Certes,  composé  plus  sé- 
rieusement, un  pareil  livre  pourrait  me  troubler;  mais,  quand  je 
vois  que  ces  conclusions  si  graves  contre  l'humanité  n'étaient,  à 
certain  égard,  qu'une  sorte  de  badinage,  de  petit  jeu  de  société, 
qui  se  faisait  à  frais  communs  d'esprit  entre  trois  ou  quatre  per- 
sonnes, j'avoue  que  j'ai  moins  d'inquiétude  sur  moi-même,  et 
([ue,  tout  en  admirant  le  grand  style  de  l'auteur,  je  n'ai  pas  la 
naïveté  de  m'effrayer  outre  niesure  de  son  air  sévère.  Non,  je  ne 
puis  croire  que  l'entourage  de  La  Rochefoucauld,  que  La  Roche- 
foucauld lui-même,  aient  jamais  attaché  à  ce  livre  une  autre  im- 
portance qu'une  importance  littéraire  ;  car,  s'il  avait  au  fond  la 
gravité  que  sa  forme  sérieuse  et  la  consécration  du  temps  lui 
donnent,  on  ne  saurait  comprendre  que  madame  de  Sablé,  avec 
son  grand  sens,  et  madame  de  La  Fayette,  avec  son  grand  cœur, 
le  lui  eussent  pardonné  K 

'  Quoi  qu'il  eu  soit ,  ce  n'est  pas  d'inconséquence  que  La  Rochefoucauld 
accuse  l'homme;  où  Montaigne  et  Pascal  ne  voient  que  contradictions,  il 
suppose,  au  contraire,  une  logique  et  une  persévérance  singulières,  car  il 
n'admet  dans  la  nature  humaine  qu'un  instinct,  qu'un  mobile,  et  qu'un  but  : 
doctrine  bien  simple,  en  apparence,  cependant,  au  fond,  plus  compliquée 


i 


DE  VAUVENARGUES.  xxxiii 

Ici^  l'on  ne  peut  se  défendre  d'un  rapproehement  amené  par 
le  sujet  même  :  La  Rochefoucauld,  dans  un  grand  état  de  fortune 
et  de  naissance,  au  premier  rang  par  le  titre  et  la  situation,  s'est 
complu  longtemps  dans  les  grandes  choses  amoindries ,  dans  les 
passions  mesquines,  dans  la  guerre,  dans  les  révolutions,  dans  la 
diplomatie,  réduites  à  l'état  d'intrigues;  en  somme,  il  a  manqué 
sa  vie, et  l'a  manquée  par  sa  faute;  il  le  sait,  il  en  souffre;  mais, 
trop  orgueilleux  ou  trop  faible,  il  n'a  pas  le  courage  d'être  clé- 
ment pour  les  hommes,  parce  qu'il  lui  faudrait  être  sévère  pour 
lui-même  peut-être,  et,  dans  cette  alternative  de  prononcer  contre 
tous,  ou  de  ne  s'en  prendre  qu'à  lui  de  ses  fautes,  il  aime  mieux 
condamner  toute  l'humanité  avec  lui,  que  de  se  condamner  sans 
elle.  Vauvenargues,  au  contraire,  est  pauvre;  sa  naissance  est 
médiocre;  il  aspire  à  tout,  et  n'arrive  à  rien  :  mais  il  a  l'âme 
grande  dans  un  petit  destin,  et  La  Rochefoucauld  a  l'âme  petite 
dans  une  haute  sphère  ;  les  bonheurs  de  l'un  l'aigrissent,  les  mal- 
heurs de  l'autre  relèvent,  et,  quand  Vauvenargues  arrive,  comme 
La  Rochefoucauld,  à  la  pensée  après  l'action,  son  œuvre,  écrite 
presque  sur  un  grabat,  au  milieu  de  souffrances  vives  et  conti- 
nuelles, son  œuvre  est  un  cordial  aussi  fortifiant  que  l'œuvre  de 
l'autre  est  désolée,  et  désolante.  Tous  deux,  cependant,  ont  un 
point  commun ,  la  recherche  et  le  besoin  de  l'approbation  hu- 
maine ;  mais  l'un  est  si  pur,  qu'il  purifie  jusqu'à  la  vanité,  jus- 
qu'à l'amour  des  louanges,  tandis  que  l'autre  calomnie  jusqu'à  la 
gloire,  jusqu'à  l'enthousiasme,  jusqu'à  l'amitié,  jusqu'à  l'amour! 

Ce  qu'on  a  dit  de  Montesquieu,  on  peut  le  dire  de  Vauvenar- 
gues :  il  rend  ses  titres  à  l'humanité  ;  il  lui  restitue  ses  vertus , 
comme  il  le  dit  lui-même,  et,  oii  les  autres  mettent  le  frein,  il 
met  l'aiguillon.  l\  prend  également  à  partie,  et  la  fausse  prudence 
qui  craint  d'être  dupe,  et  la  fausse  humilité  qui  craint  de  faire 

qu'il  ne  semble.  Ce  n'est  pas  chose  si  aisée,  heureusement,  que  d'obéir  à  son 
seul  intérêt,  et  l'homme  n'est  pas,  à  ce  point,  sûr  de  lui,  môme  pour  le  mal. 
Que  de  fausses  vues,  que  de  fausses  démarches,  que  d'apparences  décevantes! 
Si  bien,  qu'après  avoir  plus  d'une  lois  appuyé  sa  vie  et  sa  conduite  sur  un 
fondement  aussi  fragile,  plus  d'un  arrive  à  la  lin ,  (jui  n'a  rien  gagné  à  co 
jeu ,  trop  heureux  quand  il  lui  reste,  comme  ressource  et  comme  dernière 
chance  de  gloire,  de  composer,  à  temps  perdu,  de  tristes  mais  admirables 
mn.rimrs. 


\xxiv  KLOGE 

dès  failles,  et  l'oisiveté,  et  la  paresse,  et  le  désespoir,  en  un  mot, 
font  ce  qui  retient,  tout  ce  qui  arrête.  Ce  qui  n'est  pas  mouve- 
ment ,  ce  qui  n'est  pas  action ,  il  le  flétrit  du  nom  de  servitude^ 
cette  servitude  envahissante  et  corruptrice,  a  qui  abaisse  les  hom- 
«  mes,  dit-i\ ,  jusqu'à  s'en  faire  aimer;))  il  veut,  enfin,  que 
l'homme  vive  de  toute  sa  vie ,  de  toutes  ses  forces,  de  toutes  ses 
facultés,  de  toutes  ses  passions  même,  à  charge  de  les  conduire 
et  d'en  rester  maître.  Aussi,  n'y  a-t-il  pas  de  morale  plus  prati- 
que que  la  sienne.  Sans  doute,  il  y  a  d'autres  moralistes  pratiques, 
Franklin,  par  exemple  ;  mais  son  objet  est  plus  particulièrement 
l'utile;  l'objet  de  Vauvenargues,  c'est  le  grand.  L'un  prêche  l'é- 
pargne, la  modération,  la  prudence,  tout  ce  qui  fait  la  vie  heu- 
reuse et  bien  réglée  ;  l'autre  prêche  la  libéralité^  au  besoin  la 
profusion,  la  hardiesse,  la  témérité  même,  tout  ce  qui  fait  la  vie 
forte  et  belle;  c'est,  d'une  part,  le  bon  sens  un  peu  intéressé;  de 
l'autre,  le  bon  sens  héroïque. 

Parce  qu'elle  est  pratique,  la  morale  de  Vauvenargues  est  in- 
dulgente; il  a  la  sévérité  en  horreur,  il  le  dit.  Cependant  cette 
indulgence  n'est  ni  molle,  ni  trop  accommodante,  et  il  n'est  pas 
de  ces  hommes  dont  il  parle  dans  ses  Maximes,  «  qui  traitent  la 
((  morale  comme  on  traite  la  nouvelle  architecture,  où  Von  cherche 
{(  avant  tout  la  commodité.  »  Nous  l'avons  vu,  c'est  au  sentiment 
qui  prévient  la  réflexion ,  et  n'a  pu  être  encore  altéré  par  elle, 
que  Vauvenargues  s'en  remet  pour  décider  des  choses  de  l'esprit; 
c'est  à  lui  qu'il  s'en  remet  également  pour  décider  des  choses  du 
cœur.  Il  croit,  comme  Rousseau,  que  nos  premiers  mouvements 
sont  les  meilleurs  ;  «  la  réflexion,  dit-il,  qui  vient  ensuite,  les  affai- 
c  blit  en  les  polissant ,  ei ,  si  les  îuouvements  acquis  sont  plus 
«  achevés,  ils  sont  en  même  temps  plus  défectueux .))  Aussi,  comme 
le  Thyeste  dont  il  parle,  mettez-le  en  face,  je  ne  dis  pas  seule-' 
ment  de  la  faiblesse,  mais  en  face  du  vice  et  du  malheur  mérité, 
il  obéira  plutôt  au  premier  mouvement  de  la  pitié,  qui  absout, 
qu'au  second  mouvement  de  la  réflexion,  qui  condamne,  et  il  pro- 
noncera ces  paroles  profondément  humaines  :  «  Le  vice  n'exclut 
«  pas  toujours  la  vertu  dans  un  même  sujet;  il  ne  faut  pas  sur- 
ce  tout  croire  aisément  que  ce  qui  est  aimable  encore  soit  vicieux  ; 


DE    VAUVEiNARGUES.  xxxv 

u  il  faut,  dans  ce  cas,  s'en  fier  plus  au  mouvement  du  cœur  qui 
«  nous  attire,  qu'à  la  raison  qui  nous  détourne.  »  {Maximes  iné- 
dites.) Notez  aussi  que  cette  indulgence  de  Vauvenargues  ne  res- 
semble en  rien  à  cette  tendresse  générale,  vague  comme  une 
théorie,  et  qui,  se  portant  sur  tout,  ne  se  fixe  à  rien,  tendresse 
Tort  répandue  au  dix-huitième  siècle  sous  le  nom  de  sensibilité , 
non  moins  répandue  au  noire  sous  le  nom  de  philantJiropie.  Sans 
[)erdre  de  vue  l'espèce ,  c'est  le  sort  de  l'individu  qui  l'intéresse 
avant  tout,  et,  sur  ce  point  encore,  il  se  distingue  des  philosophes 
(le  son  siècle,  qui  paraissent  généralement  plus  en  souci  de  la  des- 
tinée du  genre  humain  que  de  celle  de  l'individu. 

Mais,  si  Vauvenargues  a  mis  dans  un  jour  plus  vif  quelques 
points  obscurs  ou  négligés  de  Tâme  humaine  ;  s'il  a  relevé  des 
mobiles  trop  dépréciés,  entre  autres,  l'amour  de  la  gloire;  s'il  a 
rendu  aux  passions  la  part  qui  leur  revient  dans  le  champ  de 
l'activité  humaine ,  sa  morale  aussi  a  ses  endroits  faibles  et  vul- 
nérables. Sans  parler  de  ses  contradictions,  qui  sont  nombreuses, 
ce  dédain  du  sens  commun  ou  de  la  raison  générale,  qu'il  n'ac- 
cepte même  pas  comme  contrôle;  cette  foi  exclusive  au  senti- 
ment individuel,  cette  indépendance  absolue  en  toutes  choses, 
cette  impatience  du  frein,  toutes  ces  hardiesses  voisines  de  la 
témérité,  je  les  comprends  dans  Vauvenargues,  mais  j'en  ai  peur. 
S'il  ne  se  fie  qu'à  lui,  c'est  que,  regardant  au  fond  de  lui-même, 
il  n'y  trouve  que  de  nobles  mouvements  et  d'avouables  désirs,  et 
(jue,  regardant  autour  de  lui,  dans  ce  siècle  déjà  si  troublé,  il  ne 
trouve  rien  où  la  conviction  puisse  se  prendre,  et  la  conduite 
s'attacher.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  le  moyen  est  dangereux, 
et  qu'on  a  peine  à  en  permettre  l'usage,  même  à  des  esprits  de 
son  ordre  et  de  sa  trempe.  Son  but,  d'ailleurs,  se  réduit  à  l'appro- 
bation humaine;  Vauvenargues  ne  compte  qu'avec  les  hommes; 
«  ils  sont.,  dit-il,  Vunique  fin  de  mes  actions,  et  Vobjet  de  toute 
t  ma  vie.  .  Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre,  nous  ne  jouissons  que 
«  des  hommes;  le  reste  n'est  rien.  S)  Aussi,  l'immortalité,  pour 
lui  comme  pour  Vergniaud,  semble  n'être  autre  chose  que  le  pro- 

•  Discours  préliminaire  à  VliUvoductinn  à  la  Connaissance  de  r Esprit  hu- 
main. 


XXXVI  ÉLOGE 

longcment  de  notre  mémoire  parmi  les  hommes;  ce  sont  nos  pen- 
sées, nos  sentiments,  allant,  par  une  sorte  de  métempsycliose 
morale ,  revivre  dans  d'autres  pensées ,  qu'elles  suscitent  ou 
qu'elles  encouragent  ;  en  un  mot,  c'est  l'immortalité  du  souvenir 
sur  cette  terre,  substituée,  au  moins  comme  objet,  à  l'immortalité 
de  l'âme  dans  le  ciel.  A  ce  compte,  il  n'y  en  a  plus  que  pour  la 
gloire  et  les  glorieux  ;  le  commun  des  hommes  périt  tout  entier 
dès  ce  monde,  si  rien  ne  l'attend  au-delà,  et,  sur  ce  point  comme 
sur  bien  d'autres,  Vauvenargues  n'a  pas  de  conclusion  définitive. 
Il  faut  donc  le  dh'e,  autant  son  exemple  et  sa  vie  donnent  une 
grande  idée  de  la  dignité  humaine,  en  nous  montrant  ce  que  peut 
encore  pour  le  bien  une  âme  forte  qui  ne  s'appuie  que  sur  elle,  au- 
tant sa  doctrine ,  réduite  à  elle-même,  est  périlleuse,  et  impuis- 
sante à  rendre  meilleur  un  homme  faible.  La  main  de  Vauvenar- 
gues est  habile  et  sûre;  des  armes  aussi  légères  peuvent  lui  suf- 
fire; mais  au  commun  des  hommes  il  en  faut  de  plus  solides  et 
de  plus  résistantes.  Et  puis,  comme  il  ne  vise  qu'à  l'approbation 
humaine,  c'est  assez  dire  qu'il  n'a  pas  le  souci  du  ciel.  Cependant, 
il  ne  s'agit  ici  que  du  temps  où  il  est  en  pleine  possession  de  la 
vie  ;  car,  à  mesure  qu'il  sent  la  mort  venir,  à  mesure  que  se  dé- 
robe sous  ses  pieds  cette  terre  où  il  avait  placé  tous  ses  intérêts 
et  toutes  ses  espérances,  il  se  demande,  avec  calme  toutefois,  et 
sans  ce  trouble  des  mourants  qui  calomnie  leur  vie,  ce  qu'il  lui 
reste  à  espérer  au  delà.  Les  questions  ultérieures  et  suprêmes,  il 
se  les  est  posées  ;  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  nous  donner  sa  ré- 
ponse. Toutefois,  ce  point  n'est  pas  douteux,  Vauvenargues, 
malgré  son  hésitation,  n'a  jamais  été  irréligieux  dans  le  sens  que 
l'on  attache  à  ce  mot,  ou,  du  moins ,  jamais  il  n'a  pris  son  parti 
de  ne  pas  croire  ;  son  esprit  est  partagé  tour  à  tour  entre  le  doute 
et  la  foi;  il  ne  décide  pas  la  question,  il  l'ajourne.  Quand  il  vient 
de  lire  Fénelon,  cette  foi  humaine  et  pénétrante  n'est  pas  loin  de 
le  gagner;  mais  il  ouvre  Pascal,  dont  la  foi  contentieuse  et  des- 
potique met  le  ciliée  à  la  vie ,  et  Vauvenargues,  qui  aime  la  vie, 
retombe  dans  ses  incertitudes  K 

*  La  trace  de  ce  combat,  on  la  trouve  dans  une  lettre  à  son  ami  Saint- 
Vincens  :  «  S'il  faut  parler  franchement,  lui  écrit-il,  ce  n'est  pas  seulement 


DE   VAUVENARGUES.  xxxvii 

Je  ne  reviendrai  pas  sur  les  Maximes,  où  il  raille  les  esprits- 
forts,  et  les  met  en  face  de  Newton ,  de  Pascal  et  de  Bossuet  ; 
mais,  outre  le  passage  du  Discours  sur  l'inégalité  des  richesses, 
que  j'ai  cité  à  un  autre  titre,  et  où  Vauvenargues  se  montre  si 
pénétré  du  besoin  de  croire,  il  faut  rappeler  la  Méditation  sur  la 
Foi,  et  la  Prière  qui  la  suit.  En  vain  Fon  a  prétendu  que  ces  deux 
morceaux  n'étaient  qu'un  simple  exercice  oratoire  et  un  jeu  d'es- 
prit; Voltaire,  qui  pouvait  en  juger  mieux  que  tout  autre,  puis- 
qu'il était  plus  avant  que  personne  dans  l'intimité  de  Vauvenar- 
gues, Voltaire,  dont  le  témoignage  est  si  décisif  en  pareil  cas,  ne 
s'y  est  pas  trompé;  on  le  voit  au  chagrin  qu'il  en  éprouve.  On 
sait  que  c'est  à  propos  de  ces  deux  pièces  qu'il  lui  fait  le  seul 
reproche  qu'il  lui  ait  jamais  adressé  :  «  Vous  avez  affligé  ma  phi- 
«  losophie,  lui  écrit-il  ;  ne  peut-on  adorer  VÊtreSuprc7)ie^  sans 
«  5^  faire  capucin?  » 

Une  fois  entré  dans  cette  voie  nouvelle ,  où  Vauvenargues  se 
serait-il  arrêté?  11  n'est  donné  à  personne  de  le  dire;  mais,  du 
moins,  ce  que  nous  savons  de  lui  permet  d'affirmer  qu'il  n'eût 
jamais  donné  dans  les  excès  qui  suivirent.  Et  même,  ce  triste 
spectacle  de  la  philosophie  qui  s'égare  aurait  bientôt  rebuté  ce 
noble  esprit,  spiritualiste  par  essence,  et,  sans  rien  céder  des 
droits  de  la  raison  humaine,  il  se  serait  réfugié  de  plus  en  plus  vers 
ses  maîtres  et  ses  modèles,  vers  Pascal,  Bossuet  et  Fénelon.  A 
coup  sûr,  il  se  serait  séparé,  je  ne  dis  pas  seulement  d'Helvétius 
et  d'Holbach,  mais  de  Voltaire  lui-même  :  il  l'aurait  retenu,  peut- 
être.  On  peut  le  dire,  la  mort  de  Vauvenargues  fut  un  véritable 
malheur  pour  Voltaire ,  et  il  semble  que  lui-même  ait  senti,  en 
ce  qui  le  regardait,  toute  la  grandeur  de  cette  perte,  car  aucune 
ne  l'a  plus  profondément  touché.  Dans  sa  douleur  même,  n'y 

«  contre  la  mort  qu'on  peut  tirer  des  forces  de  la  Foi  ;  elle  nous  est  d'un 
n  grand  secours  dans  toutes  les  misères  humaines.  Il  n'y  a  point  de  disgrâces 
«  qu'elle  n'adoucisse,  point  de  larmes  qu'elle  n'essuie,  point  de  pertes  qu'elle 
«  ne  répare;  elle  console  du  mépris,  de  la  pauvreté...  »  Ici,  Fénelon  l'attire; 
mais  voici  Pascal  (jui  le  repousse  :  «  Mais  cette  même  Foi,  qui  est  la  consola- 
«  tion  des  misérables,  est  le  supplice  des  heureux  ;  c'est  elle  qui  empoisonne 
«(  leurs  plaisirs,  qui  trouble  leur  félicité  présente,  qui  leur  donne  des  regrets 
«  sur  le  passé  et  des  craintes  sur  l'avenir;  c'est  elle,  enfin,  qui  tyrannise  leurs 
passions...  »  {Lettre  inédile. 


XXXVIII  ÉLOGE    DE   VAUVENARGUES. 

«'i-t-il  pas  comme  un  secret  pressentiment^  et  n'est-ce  pas  sa  des- 
tinée qui  venait  l'avertir  qu'en  effet  il  perdait  là  son  bon  génie , 
ou,  comme  il  le  dit  lui-même,  la  douer  espérance  du  reste  de  ses 
jours?  Oui,  s'il  pouvait  être  donné  à  quelqu'un  de  contenir  Vol- 
taire, c'était  à  ce  jeune  homme,  si  digne,  si  imposant,  et  capable 
d'inspirer  le  respect,  parce  qu'il  se  respectait  lui-même. 

Vauvenargues  a  compté  sur  le  cœur;  le  cœur  lui  en  a  gardé 
reconnaissance.  Sa  gloire,  il  ne  l'a  pas  connue;  elle  n'a  pas  été 
cette  ovation  bruyante,  et  sujette  parfois  à  d'amers  retours, 
(jue  composent  les  voix  de  tout  un  peuple,  et  qui  fait  le  soudain 
retentissement  du  nom  et  des  œuvres  ;  elle  ressemble  à  ce  mur- 
nmre  de  l'estime,  plus  discret  mais  plus  sûr  peut-être,  qui,  se 
poursuivant  d'âge  en  âge,  récompense  les  beaux  génies  inspirés 
par  de  belles  âmes.  Telle  sera  la  part  réservée  à  ce  jeune  homme 
attachant  entre  tous  les  autres,  aimable  en  sa  gravité,  à  la  fois 
calme  et  passionné,  et  qui  n'aura  pas  rêvé  en  vain  l'immortalité; 
car  le  moraliste  aura  laissé  une  trace  profonde ,  l'écrivain  des 
pages  durables,  et  l^homme  un  grand  exemple  de  courage  et  de 
lésignation.  La  gloire  de  Vauvenargues,  c'est  la  plus  touchante 
de  toutes  les  gloires  :  c'est  le  respect  tendre,  c'est  l'admiration 
récueillie,  on  est  tenté  de  dire  que  c'est  l'amitié  des  bons  esprits 
et  des  bons  cœurs. 

D.-L.  Gilbert. 


INTRODUCTION 


A    LA 


CONNAISSANCE  DE  L'ESPRIT  HUMAIN 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE 


■--'g=5feyy^ 


Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  îc  monde,  dit  Pascal, 
il  ne  faut  que  les  appliquer;  mais  cela  est  très-difficile.  Ces 
maximes  n'étant  pas  Touvrage  d'un  seul  homme,  mais  d'une 
infinité  d'hommes  différents  qui  envisageaient  les  choses  par  di- 
vers côtés,  peu  de  gens  ont  l'esprit  assez  profond  pour  concilier 
tant  de  vérités,  et  les  dépouiller  des  erreurs  dont  elles  sont  mê- 
lées. Au  lieu  de  songer  à  réunir  ces  divers  points  de  vue,  nous 
nous  amusons  à  discourir  des  opinions  des  philosophes,  et  nous 
les  opposons  les  uns  aux  autres,  trop  faibles  pour  rapprocher  ces 
maximes  éparses  et  pour  en  former  un  système  raisonnable  * .  Il 
ne  parait  pas  même  que  personne  s'inquiète  beaucoup  des  lu- 
mières et  des  connaissances  qui  nous  manquent.  Les  uns  s'en- 
dorment sur  l'autorité  des  préjugés  et  en  admettent  même  de 
contradictoires,  faute  d'aller  jusqu'à  l'endroit  par  lequel  ils  se 

'  Dans  la  première  édition,  on  lit  ici  un  passage  qui  a  disparu  dans  la  se- 
conde. Cependant,  sur  l'exemplaire  d'Aix,  annoté  par  Voltaire  et  par  Vauve- 
nargues  lui-même,  ce  passage  était  maintenu  ;  le  voici  :  <(  Si  quelque  génie 
«  plus  solide  se  propose  un  si  grand  travail,  nous  nous  unissons  contre  lui. 
«  Aristotc,  disons-nous,  a  jeté  toutes  les  semences  des  découvertes  de  Des- 
<(  cartes  :  (juoiqu'il  soit  manifeste  que  Descartes  ait  tiré  de  ces  vérités,  con- 
«  nues,  selon  nous,  à  l'antiquité,  des  conséquences  qui  renversent  toute  sa 
«  doctrine*,  nous  i)ublions  hardiment  nos  calomnies.  Cela  me  rappelle  encore 
'<  ces  paroles  de  Pascal  :  Ceux  qui  sont  capables  d'inventer  sont  rares;  ceux 
«  qui  n'inventent  point  sont  en  plus  grand  nombre,  et, par  conséquent ,  les  plus 
«  forts,  et  Von  voit  que,  pour  Vordinaire,  ils  refusent  aux  inventeurs  la  gloire 
«  qu'ils  méritent,  etc. 

«  Ainsi  nous  conservons  obstinément  nos  préjugés,  nous  en  admettons 
«  mf-me  de  contradictoires,  faute  d'aller  jusqu'à  l'endroit  par  lequel  ils  se 
«  contrarient.  C'est  une  chose  monstrueuse  que  cette  confiance  dans  laquelle 

*  Le  rapport  de  ce  mol  est  Houlcus  ;  mais  il  csl  clair  que  c'est  de  !a  doctrine  d'Arislolc.  ou  de  l'an 
liqnité,  qu'il  s'agit.  —  G. 


2  DISCOURS 

contrarient;  et  les  autres  passent  leur  \ie  à  douter  et  à  disputer, 
sans  s'embarrasser  des  sujets  de  leurs  disputes  et  de  leurs  doutes. 

Je  me  suis  souvent  étonné,  lorsque  j'ai  commencé  à  réfléchir, 
de  voir  qu'il  n'y  eût  aucun  principe  sans  contradiction,  point  de 
terme  même  sur  les  grands  sujets  dans  l'idée  duquel  on  convînt. 
Je  disais  quelquefois  en  moi-même  :  Il  n'y  a  point  de  démarche 
indifférente  dans  la  vie;  si  nous  la  conduisons  sans  la  connais- 
sance de  la  vérité,  quel  abîme  !  Qui  sait  ce  qu'il  doit  estimer,  ou 
mépriser,  ou  haïr,  s'il  ne  sait  ce  qui  est  bien  ou  ce  qui  est  mal  ? 
et  quelle  idée  aura-t-on  de  soi-même,  si  l'on  ignore  ce  qui  est 
estimable?  etc. 

On  ne  prouve  point  les  principes,  me  disait-on.  Voyons  s'il  est 
vrai*,  répondais-je;  car  cela  même  est  un  principe  très-fécond, 
et  qui  peut  nous  servir  de  fondement^. 

Cependant  j'ignorais  la  route  que  je  devais  suivre  pour  sortir 
des  incertitudes  qui  m'environnaient;  je  ne  savais  précisément 
ni  ce  que  je  cherchais,  ni  ce  qui  pouvait  m'éclairer;  et  je  con- 
naissais peu  de  gens  qui  fussent  en  état  de  m'instruire.  Alors 
j'écoutai  cet  instinct  qui  excitait  ma  curiosité  et  mes  inquiétudes, 
et  je  dis  :  Que  veux-je  savoir?  que  m'importe-t-il  de  connaître? 
Les  choses  qui  ont  avec  moi  les  rapports  les  plus  nécessaires , 

«  on  s'endort,  pour  ainsi  dire,  sur  l'autorité  des  maximes  populaires,  n'y 

<(  ayant  point  de  principe  sans  contradiction,  point  de  terme  même  sur  les 

«  grands  sujets  dans  l'idée  duquel  on  convienne.  Je  n'en  citerai  qu'un  exem- 

«  pie  :  qu'on  me  définisse  la  vertu.  » 

t  Au  lieu  de  si  cela  est  vrai;  locution  incorrecte  qui  reviendra  souvent,  et 
que  nous  notons  une  fois  pour  toutes.  —  G. 

«  On  trouve  encore  ici  dans  la  première  édition  un  passage  qui  fut  sup- 
primé dans  la  seconde,  et  que  nous  rétablissons  :  «  Nous  nous  appliquons  à  la 
«  chimie,  à  l'astronomie,  ou  à  ce  qu'on  appelle  érudition,  comme  si  nous 
■  -n'avions  rien  à  connaître  de  plus  important.  Nous  ne  manquons  pas  de 
«  prétextes  pour  justifier  ces  études;  il  n'y  a  point  de  science  qui  n'ait  quel- 
«  que  côté  utile.  Ceux  qui  passent  toute  leur  vie  à  l'étude  des  coquillages, 
u  disent  qu'ils  contemplent  la  nature.  O  démence  aveugle  !  la  gloire  est-elle 
«  un  nom,  la  vertu  une  erreur,  la  foi  un  fantôme  ?  Nous  nions  ou  nous  rece- 
«  vons  ces  opinions  que  nous  n'avons  jamais  approfondies,  et  nous  nous  oc- 
«  cupons  tranquillement  de  sciences  purement  curieuses.  Croyons-nous  con- 
«  naître  les  choses  dont  nous  ignorons  les  principes? 

«  Pénétré  de  ces  réflexions  dès  mon  enfance,  et  blessé  des  contradictions 
«  trop  manifestes  de  nos  opinions,  je  cherchai  au  travers  de  tant  d'erreurs 
•  les  sentiers  délaissés  du  vrai,  et  je  dis,  que  veux-je  savoir?  etc.  » 


PRÉLIMINAIRE.  3 

sans  doute?  Or,  où  trouverai-je  ces  rapports,  sinon  dans  Tétude 
de  moi-même  et  la  connaissance  des  hommes,  qui  sont  Tunique 
fin  de  mes  actions  et  l'objet  de  toute  ma  vie  ?  Mes  plaisirs,  mes 
chagrins,  mes  passions,  mes  affaires,  tout  roule  sur  eux  ;  si  j'exis- 
tais seul  sur  la  terre,  sa  possession  entière  serait  peu  pour  moi  : 
je  n'aurais  plus  ni  soins,  ni  plaisirs,  ni  désirs;  la  fortune  et  la 
gloire  même  ne  seraient  pour  moi  que  des  noms  ;  car  il  ne  faut 
pas  s'y  méprendre  :  nous  ne  jouissons  que  des  hommes,  le  reste 
n'est  rien.  Mais,  continuai-je,  éclairé  par  une  nouvelle  lumière  : 
qu'est-ce  que  l'on  ne  trouve  point  dans  la  connaissance  de  l'homme  ? 
Les  devoirs  des  hommes  rassemblés  |en  société,  voilà  la  morale  ; 
les  intérêts  réciproques  de  ces  sociétés,  voilà  la  politique  ;  leurs 
obligations  envers  Dieu,  voilà  la  religion. 

Occupé  de  ces  grandes  vues,  je  me  proposai  d'abord  de  par- 
courir toutes  les  qualités  de  l'esprit,  ensuite  toutes  les  passions, 
et  enfin  toutes  les  vertus  et  tous  les  vices  qui,  n'étant  que  des 
qualités  humaines,  ne  peuvent  être  connus  que  dans  leur  prm- 
cipe.  Je  méditai  donc  sur  ce  plan,  et  je  posai  les  fondements  d'un 
long  travail.  Les  passions  inséparables  de  la  jeunesse,  des  infir- 
mités continuelles ,  la  guerre  survenue  dans  ces  circonstances, 
ont  interrompu  cette  étude  ^  Je  me  proposais  de  la  reprendre  un 
jour  dans  le  repos,  lorsque  de  nouveaux  contre-temps  m'ont  ôté, 
en  quelque  manière,  l'espérance  de  donner  plus  de  perfection  à 
cet  ouvrage. 

Je  me  suis  attaché,  autant  que  j'ai  pu,  dans  cette  seconde  édi- 
tion, à  corriger  les  fautes  de  langage  qu'on  m'a  fait  remarquer 
dans  la  première  ;  j'ai  retouché  le  style  en  beaucoup  d'endroits. 

*  Dans  la  prcmitirc  édition,  le  Discours  préliminaire  finissait  ici  par  cotte 
phrase  :  «  Je  me  proposais  de  la  reprendre  un  jour  dans  la  retraite,  lorsque 
«  des  raisons  plus  fâcheuses  m'ont  forcé  encore  une  fois  de  lâcher  prise.  Puisse 
«  cet  écrit,  dans  l'imperfection  où  je  le  laisse,  inspirer  aux  amateurs  de  la  vi'- 
«  rite  le  désir  de  la  connaître  davantage  !  Il  n'y  a  ni  talents,  ni  sagesse,  ni 
«  plaisirs  solides  au  sein  de  l'erreur.  »  —  La  carrière  militaire  fermée  devant 
lui,  la  carrière  diplomatique  ne  s'ouvrant  pas  ou  ne  s'ouvrant  que  trop  tard, 
le  désir  de  vivre  à  Paris  et  la  difliculté  d'y  vivre  dans  un  état  voisin  de  la  pau- 
vreté 'voir  ses  lettres  à  Saini-Vincens)^  enfin  sa  dernière  maladie,  et  le  senti- 
ment qu'il  avait  de  sa  mort  prochaine,  voilà  les  raisons  fâcheuses  auxquelles 
Vauvenarg"os  fait  allusion  avec  une  discrétion  et  une  sérénité  qui  l'aban- 
donnèrent quelquefois  dans  ses  réflexions,  mais  jamais  dans  sa  conduite. —  G. 


4  DISCOURS  PRÉLIMINAIUE. 

On  trouvera  quelques  chapitres  plus  développés  et  plus  étendus 
qu'ils  n'étaient  d'abord  :  tel  est  celui  du  Génie.  On  pourra  re- 
marquer aussi  les  augmentations  que  j'ai  faites  dans  les  Conseils 
à  un  jeune  homme,  et  dans  les  Réflexions  critiques  sur  les  poètes, 
auxquels  j'ai  joint  Rousseau  et  Quinault,  auteurs  célèbres  dont  je 
n'avais  pas  encore  parlé.  Enfin  on  verra  que  j'ai  fait  des  change- 
ments encore  plus  considérables  dans  les  Maximes.  J'ai  supprimé 
plus  de  deux  cents  pensées,  ou  trop  obscures,  ou  trop  communes, 
ou  inutiles.  J'ai  changé  l'ordre  des  maximes  que  j'ai  conservées; 
j'en  ai  expliqué  quelques-unes,  et  j'en  ai  ajouté  quelques  autres, 
que  j'ai  répandues  indifféremment  parmi  les  anciennes.  Si  j'avais 
pu  profiter  de  toutes  les  observations  que  mes  amis  ont  daigné 
faire  sur  mes  fautes,  j'aurais  rendu  peut-être  ce  petit  ouvrage 
moins  indigne  d'eux;  mais  ma  mauvaise  santé  ne  m'a  pas  permis 
de  leur  témoigner  par  ce  travail  le  désir  que  j'ai  de  leur  plaire. 


INTRODUCTION 


A  LA  CONNAISSANCE 


DE   L^ESPRIT    HUMAIN 


LIVRE  PREMIER 


1.  —  DE  l'esprit  en  Général. 

Ceux  qui  ne  peuvent  rendre  raison  des  variétés  de  l'es- 
prit humain,  y  supposent  des  contrariétés  inexplicables. 
Ils  s'étonnent  qu'un  homme  qui  est  vif,  ne  soit  pas  péné- 
trant; que  celui  qui  raisonne  avec  justesse,  manque  de 
jugement  dans  sa  conduite  ;  qu'un  autre  qui  parle  nette- 
ment, ait  l'esprit  faux,  etc.  Ce  qui  fait  qu'ils  ont  tant  de 
peine  à  concilier  ces  prétendues  bizarreries,  c'est  qu'ils 
confondent  les  qualités  du  caractère  avec  celles  de  l'esprit, 
et  qu'ils  rapportent  au  raisonnement  des  effets  qui  appar- 
tiennent aux  passions.  Ils  ne  remarquent  pas  qu'un  esprit 
juste,  qui  fait  une  faute,  ne  la  fait  quelquefois  que  pour 
satisfaire  une  passion,  et  non  par  défaut  de  lumière;  et 
lorsqu'il  arrive  à  un  homme  vif  de  manquer  de  pénétration, 
ils  ne  songent  pas  que  pénétration  et  vivacité  sont  deux 
choses  assez  différentes,  quoique  ressemblantes,  et  qu'elles 
peuvent  être  séparées.  Je  ne  prétends  pas  découvrir  toutes 


6  INTRODUCTION    A   LA  CONNAISSANCE 

les  sources  de  nos  erreurs  sur  une  matière  sans  bornes  : 
lorsque  nous  croyons  tenir  la  vérité  par  un  endroit,  elle 
nous  échappe  par  mille  autres;  mais  j'espère  qu'en  parcou- 
rant les  principales  parties  de  l'esprit,  je  pourrai  observer 
leurs  différences  essentielles,  et  faire  évanouir  un  très-grand 
nombre  de  ces  contradictions  imaginaires  qu'admet  l'igno- 
rance. L'objet  de  ce  premier  livre  est  de  faire  connaître, 
par  des  définitions  et  par  des  réflexions  fondées  sur  l'expé- 
rience, toutes  ces  différentes  qualités  des  hommes  qui  sont 
comprises  sous  le  nom  d'esprit.  Ceux  qui  recherchent  les 
causes  physiques  de  ces  mêmes  qualités,  en  pourraient 
peut-être  parler  avec  moins  d'incertitude,  si  on  réussissait 
dans  cet  ouvrage  à  développer  les  effets  dont  ils  étudient 
les  principes. 

2.  —    IMAGINATION,    RÉFLEXION,    MÉMOIRE. 

Il  y  a  trois  principes  remarquables  dans  l'esprit  :  l'ima- 
gination, la  réflexion  et  la  mémoire  '. 

J'appelle  imagination  le  don  de  concevoir  les  choses 
d'une  manière  figurée',  et  de  rendre  ses  pensées  par  des 
images.  Ainsi  l'imagination  parle  toujours  à  nos  sens;  elle 
est  l'inventrice  des  arts  et  l'ornement  de  l'esprit. 

La  réflexion  est  la  puissance  de  nous  replier  sur  nos 
idées,  de  les  examiner,  de  les  modifier  ou  de  les  combiner 
de  diverses  manières.  Elle  est  le  grand  principe  du  raison- 
nement, du  jugement,  etc. 

La  mémoire  conserve  le  précieux  dépôt  de  l'imagination 
et  de  la  réflexion.  Il  serait  superflu  de  s'arrêter  à  peindre 
son  utilité  non  contestée  :  nous  n'employons  dans  la  plupart 
de  nos  raisonnements  que  nos  réminiscences  ;  c'est  sur  elles 
que  nous  bâtissons;  elles  sont  le  fondement  et  la  matière 

1  [  Ce  sont  là  trois  qualités,  iroia  modes,  trois  puissances  de  la  substance  pen- 
sante, et  non  pas  trois  prmdpes.— La  H.]  —  La  mémoire  est  la  première. — V. 

2  [Oui,  dans  le  style  ;  mais  l'imagination  en  elle-même  est  la  disposition  à  se 
représenter  les  objets  éloignés  ou  possibles,  aussi  vivement  que  s'ils  étaient 
prochains  et  réels.  —  La  H.  ] 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  7 

de  tous  nos  discours.  L'esprit  que  la  mémoire  cesse  de 
nourrir,  s'éteint  dans  les  efforts  laborieux  de  ses  recher- 
ches'. S'il  y  a  un  ancien  préjugé  contre  les  gens  d'une  heu- 
reuse mémoire,  c'est  parce  qu'on  suppose  qu'ils  ne  peuvent 
embrasser  et  mettre  en  ordre  tous  leurs  souvenirs ,  parce 
qu'on  présume  que  leur  esprit,  ouvert  à  toute  sorte  d'im- 
pressions, est  vide,  et  ne  se  charge  de  tant  d'idées  emprun- 
tées, qu'autant  qu'il  en  a  peu  de  propres  :  mais  l'expérience 
a  contredit  ces  conjectures  par  de  grands  exemples,  et  tout 
ce  qu'on  peut  en  conclure  avec  raison,  est  qu'il  faut  avoir 
de  la  mémoire  dans  la  proportion  de  son  esprit,  sans  quoi 
on  se  trouve  nécessairement  dans  un  de  ces  deux  vices,  le 
défaut  ou  l'excès. 

3.  —    FÉCONDITÉ. 

Imaginer,  réfléchir,  se  souvenir,  voilà  donc  les  trois  prin- 
cipales facultés  de  notre  esprit.  C'est  là  tout  le  don  de  pen- 
ser %  qui  précède  et  fonde  les  autres.  Après  vient  la  fécon- 
dité, puis  la  justesse,  etc. 

Les  esprits  stériles  laissent  échapper  beaucoup  de  choses  \ 
et  n'en  voient  pas  tous  les  côtés;  mais  l'esprit  fécond,  sans 
justesse,  se  confond  dans  son  abondance,  et  la  chaleur  du 
sentiment  qui  l'accompagne  est  un  principe  d'illusion  très 
à  craindre;  de  sorte  qu'il  n'est  pas  étrange  de  penser  beau- 
coup et  peu  juste. 

Personne  ne  pense,  je  crois,  que  tous  les  esprits  soient 

'  La  première  édition  porte  :  s'éteint  dans  laplus  laborieuse  pesanteur.  Sur 
l'exemplaire  d'Aix  la  nouvelle  leçon  n'est  indiquée  ni  par  Vauvenargues,  ni  par 
Voltaire;  elle  appartient  sans  doute  à  Trublet  ou  à  Séguy,  qui,  comme  on  le 
sait,  achevèrent  la  seconde  édition,  la  mort  ayant  empêché  Vauvenargues  de 
l'achever  lui-môme.  —  G. 

-  On  ne  pense  que  par  mémoire.  —  V.  —  Quoi  qu'en  dise  Voltaire,  si  la  mé- 
moire est  l'occasion  d'un  grand  nombre  de  nos  pensées,  elle  ne  rend  pas 
compte  de  toutes,  et  elle  n'est  le  principe  d'aucune.  —  G. 

^  L'esprit  stérile  est  celui  en  qui  l'idée  qu'on  lui  présente  ne  fait  pas  naître 
d'idées  accessoires  ;  au  lieu  que  l'esprit  fécond  produit  sur  le  sujet  qui  l'oc- 
cupe toutes  les  idées  qui  appartiennent  à  ce  sujet.  De  môme  que,  dans  une 
oreille  exercée  et  sensible,  un  son  produit  le  sentiment  des  sons  harmoniques, 
et  qu'elle  entend  un  accord  où  les  autres  n'entendent  qu'un  son.  —  S. 


8  IiNTRODUCTION  A  Là  COiNNAlSSANCE 

féconds,  ou  pénétrants,  ou  éloquents,  ou  justes,  dans  les 
mêmes  choses  :  les  uns  abondent  en  images,  les  autres  en 
réflexions,  les  autres  en  citations,  etc.,  chacun  selon  son 
caractère,  ses  inclinations,  ses  habitudes,  sa  force  ou  sa 
faiblesse. 

h,  —  VIVACITÉ. 

La  vivacité  consiste  dans  la  promptitude  des  opérations 
de  l'esprit.  Elle  n'est  pas  toujours  unie  à  la  fécondité  :  il  y 
a  des  esprits  lents,  fertiles  ;  il  y  en  a  de  vifs,  stériles.  La 
lenteur  des  premiers  vient  quelquefois  de  la  faiblesse  de 
leur  mémoire,  ou  de  la  confusion  de  leurs  idées,  ou  enfin 
de  quelque  défaut  dans  leurs  organes,  qui  empêche  leurs 
esprits  de  se  répandre  avec  vitesse'.  La  stérilité  des  esprits 
vifs,  dont  les  organes  sont  bien  disposés,  vient  de  ce  qu'ils 
manquent  de  force  pour  suivre  une  idée,  ou  de  ce  qu'ils 
sont  sans  passions;  car  les  passions  fertilisent  l'esprit  sur 
les  choses  qui  leur  sont  propres,  et  cela  pourrait  expliquer 
de  certaines  bizarreries  :  un  esprit  très-vif  dans  la  conver- 
sation, qui  s'éteint  dans  le  cabinet;  un  génie  perçant  dans 
rintrigue,  qui  s'appesantit  dans  les  sciences,  etc.  C'est 
aussi  par  cette  raison  que  les  personnes  enjouées,  que  tous 
les  objets  frivoles  intéressent,  paraissent  les  plus  vives  dans 
le  monde.  Les  bagatelles  qui  soutiennent  la  conversation, 

*  La  Rochefoucauld  avait  dit  (44"  Max.)  :  «  La  force  et  la  faiblesse  de  l'es- 
«  prit  sont  mal  nommées  ;  elles  ne  sont,  en  effet,  que  la  bonne  ou  mauvaise  dis- 
«  position  des  organes  du  corps;  »  dans  la  297*,  il  en  avait  conclu  que  nos 
«cf?07is  dépendent  en  grande  partie  du  cours  de  nos  humeurs;  et  les  matéria- 
listes avoués  du  xviii*  siècle  n'iront  guère  plus  loin.  Vauven argues  paraît 
abonder  ici  dans  le  même  sens  ;  cependant,  il  faut  remarquer  qu'il  ne  veut 
pas  parler,  comme  La  Rochefoucauld,  des  organes  du  corps,  mais  des  organes 
de  Vesprit,  puisqu'il  cite  en  preuve  la  faiblesse  de  la  mémoire^  la  confusion 
des  idées,  et  que  mémoire  et  idées  appartiennent  essentiellement  à  l'esprit. 
La  ressemblance  apparente  de  la  pensée  de  Vauvenargues  avec  celle  de  La 
Rochefoucauld  ne  tient  qu'à  l'impropriété  du  mot  organes  que  Vauvenargues 
prend  à  faux  dans  le  sens  de  facultés;  de  môme,  il  se  sert,  ici  et  plus  loin,  du 
mot  esprits,  mot  vague,  dont  on  a  tant  abusé  au  xviiie  siècle  ;  mot  mal  son- 
nant dans  la  bouche  d'un  philosophe,  et  qu'il  fallait  laisser  aux  médecins  et 
aux  physiologistes.  Remarquons  une  fois  pour  toutes  que  la  langue  philoso- 
phique n'est  pas  sûre  dans  Vauvenargues,  et  que  souvent  il  ne  saisit  pas  la 
vraie  acception  des  termes  qui  la  composent.  —  G. 


DE   L'ESPRIT  llUMÂliN.  9 

étant  leur  passion  dominante,  elles  excitent  toute  leur  viva- 
cité, et  lui  fournissent  une  occasion  continuelle  de  paraître. 
Ceux  qui  ont  des  passions  plus  sérieuses,  étant  froids  sur  ces 
puérilités,  toute  la  vivacité  de  leur  esprit  demeure  con- 
centrée. 

5.  —  PÉNÉTRATION. 

La  pénétration  est  une  facilité  à  concevoir,  à  remonter 
au  principe  des  choses,  ou  à  prévenir  leurs  effets  par  une 
'vive  suite  d'inductions.  C'est  une  qualité  qui  est  attachée 
comme  les  autres  à  notre  organisation,  mais  que  nos  habi- 
tudes et  nos  connaissances  perfectionnent  :  nos  connais- 
sances, parce  qu'elles  forment  un  amas  d'idées  qu'il  n'y  a 
plus  qu'à  réveiller;  nos  habitudes,  parce  qu'elles  ouvrent 
nos  organes,  et  donnent  aux  esprits  un  cours  facile  et 
prompt. 

Un  esprit  extrêmement  vif  peut  être  faux,  et  laisser  échap- 
per beaucoup  de  choses  par  vivacité  ou  par  impuissance  de 
réfléchir,  et  n'être  pas  pénétrant;  mais  l'esprit  pénétrant  ne 
peut  être  lent  ;  son  vrai  caractère  est  la  vivacité  et  la  jus- 
tesse unies  à  la  réflexion. 

Lorsqu'on  est  trop  préoccupé  de  certains  principes  sur 
une  science,  on  a  plus  de  peine  à  recevoir  d'autres  idées 
sur  la  même  science  et  une  nouvelle  méthode;  mais  c'est 
là  encore  une  preuve  que  la  pénétration  est  dépendante, 
comme  je  l'ai  dit,  de  nos  connaissances  et  de  nos  habitudes. 
Ceux  qui  font  une  étude  puérile  des  énigmes,  en  pénètrent 
plutôt  le  sens  que  les  plus  subtils  philosophes. 

0.  —  DE  LA  JUSTESSE,  DE  LA  NETTETÉ,  DU  JUGEMENT. 

La  netteté  est  l'ornement  de  la  justesse';  mais  elle  n'en 
est  pas  inséparable.  Tous  ceux  qui  ont  l'esprit  net,  ne  l'ont 
pas  juste  :  il  y  a  des  hommes  qui  conçoivent  très-distincte- 
ment, et  qui  ne  raisonnent  pas  conséquemment  ;  leur  es- 

1  La  netteté  naît  de  l'ordre  des  idées.  —  V. 


10  INTRODUCTION  A  LA  CONiNAISSANCE 

prit,  trop  faible  ou  trop  prompt,  ne  peut  suivre  la  liaison  des 
choses,  et  laisse  échapper  leurs  rapports.  Ceux-ci  ne  peu- 
vent assembler  beaucoup  de  vues,  et  attribuent  quelquefois 
à  tout  un  objet  ce  qui  convient  au  peu  qu'ils  en  connaissent. 
La  netteté  de  leurs  idées  empêche  qu'ils  ne  s'en  défient  ; 
eux-mêmes  se  laissent  éblouir  par  l'éclat  des  images  qui 
les  préoccupent;  et  la  lumière  de  leurs  expressions  les 
attache  à  l'erreur  de  leurs  pensées'. 

La  justesse  vient  d'un  sentiment  du  vrai  formé  dans 
l'âme,  accompagné  du  don  de  rapprocher  les  conséquences 
des  principes,  et  de  combiner  leurs  rapports.  Un  homme 
médiocre  peut  avoir  de  la  justesse  à  son  degré,  un  petit 
ouvrage  de  même.  C'est  sans  doute  un  grand  avantage,  de 
quelque  sens  qu'on  le  considère  :  toutes  choses  en  divers 
genres  ne  tendent  à  la  perfection  qu'autant  qu'elles  ont  de 
justesse. 

Ceux  qui  veulent  tout  définir  ne  confondent  pas  le  juge- 
ment et  l'esprit  juste;  ils  rapportent  à  ce  dernier  l'exacti- 
tude dans  le  raisonnement,  dans  la  composition,  dans  toutes 
les  choses  de  pure  spéculation  ;  la  justesse  dans  la  conduite 
de  la  vie,  ils  l'attachent  au  jugement'. 

Je  dois  ajouter  qu'il  y  a  une  justesse  et  une  netteté  d'i~ 
magination^;  une  justesse  et  une  netteté  de  réflexion,  de 
mémoire,  de  sentiment,  de  raisonnement,  d'éloquence,  etc. 
Le  tempérament  et  la  coutume  mettent  des  différences  in- 
finies entre  les  hommes,  et  resserrent  ordinairement  beau- 
coup leurs  qualités.  Il  faut  appliquer  ce  principe  à  chaque 
partie  de  l'esprit;  il  est  très-facile  à  comprendre. 

Je  dirai  encore  une  chose  que  peu  de  personnes  igno- 
rent :  on  trouve  quelquefois,  dans  l'esprit  des  hommes  les 
plus  sages,  des  idées  par  leur  nature  inalliables,  que  l'édu- 
cation, la  coutume,  ou  quelque  impression  violente,  ont 

*  Bien  écrit.  —  V.  —  [  Il  semble  que  cette  dernière  phrase  ait  été  écrite 
pour  Malebranclie  ;  elle  lui  est,  du  moins,  parfaitement  applicable.  Avec  des 
aperçus  faux,  il  a  toujours  les  exposés  les  plus  lumineux.  —  La  H.] 

2  Justesse  est  ici  sagesse.  —  V. 

3  Un  peu  confus.  —  V. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  11 

liées  irrévocablement  dans  leur  mémoire.  Ces  idées  sont 
tellement  jointes,  et  se  présentent  avec  tant  de  force,  que 
rien  ne  les  peut  séparer';  ces  ressentiments  de  folie  sont 
sans  conséquence,  et  prouvent  seulement,  d'une  manière 
incontestable,  l'invincible  pouvoir  de  la  coutume. 

7. —   DU    BON    SENS. 

Le  bon  sens  n'exige  pas  un  jugement  bien  profond  ;  il 
semble  consister  plutôt  à  n'apercevoir  les  objets  que  dans 
la  proportion  exacte  qu'ils  ont  avec  notre  nature,  ou  avec 
notre  condition.  Le  bon  sens  n'est  donc  pas  à  penser  sur 
les  choses  avec  trop  de  sagacité,  mais  aies  concevoir  d'une 
manière  utile,  à  les  prendre  de  leur  vrai  côté. 

Celui  qui  voit  avec  un  microscope',  aperçoit  sans  doute 
dans  les  choses  plus  de  qualités;  mais  il  ne  les  aperçoit 
point  dans  leur  proportion  naturelle  avec  la  nature  de 
l'homme,  comme  celui  qui  ne  se  sert  que  de  ses  yeux. 
Image  des  esprits  subtils,  il  pénètre  souvent  trop  loin  : 
celui  qui  regarde  naturellement  les  choses  a  le  bon  sens. 

Le  bon  sens  se  forme  d'un  goût  naturel  pour  la  justesse 
et  la  médiocrité  ;  c'est  une  qualité  du  caractère,  plutôt  en- 
core que  de  l'esprit.  Pour  avoir  beaucoup  de  bon  sens,  il 
faut  être  fait  de  manière  que  la  raison  domine  sur  le  senti- 
ment, l'expérience  sur  le  raisonnement. 

Le  jugement  va  plus  loin  que  le  sens  ;  mais  ses  principes 
sont  plus  variables. 

8.  —  DE    LA    PROFONDEUR. 

La  profondeur  est  le  terme  de  la  réflexion  ^  Quiconque^  a 
l'esprit  véritablement  profond,  doit  avoir  la  force  de  fixer  sa 

*  C'est-à-dire  qu'il  y  a  de  la  folie  dans  les  sages.  —  V. 
2  Fin  et  vrai.  —  V. 

''  \  Cette  pensée  est  obscure  et  louche,  pour  vouloir  Otrc  trop  concise.  Il 
semblerait  ici  que  la  profondeur  bornât  la  réflexion,  et  l'auteur  veut  dire 
que  l'esprit  profond  est  la  perfection  de  l'esprit  réfléchi.  —  La  H.]—  Vauve- 
nargues  prend  le  mot  lerme  dans  le  sens  iVextrême  limile,  ce  qui  est  le  vrai 
sens.  —  G. 

*  [  On  ne  peut  mieux  dire.  —  V,  j 


12  IiNTRODUCTIOiN   A  LA  CONNAISSANCE 

pensée  fugitive,  delà  retenir  sous  ses  yeux  pour  en  considérer 
le  fond,  et  de  ramener  à  un  point  une  longue  chaîne  d'idées  : 
c'est  à  ceux  principalement  qui  ont  cet  esprit  en  par- 
tage, que  la  netteté  et  la  justesse  sont  [le]  plus  nécessaires'. 
Quand  ces  avantages  leur  manquent,  leurs  vues  sont  mê- 
lées d'illusions  et  couvertes  d'obscurités  ;  et  néanmoins, 
comme  de  tels  esprits  voient  toujours  plus  loin  que  les  au- 
tres dans  les  choses  de  leur  ressort,  ils  se  croient  aussi  bien 
plus  proches  de  la  vérité  que  le  reste  des  hommes  ;  mais 
ceux-ci  ne  pouvant  les  suivre  dans  leurs  sentiers  téné- 
breux, ni  remonter  des  conséquences  jusqu'à  la  hauteur 
des  principes,  ils  sont  froids  et  dédaigneux  pour  cette  sorte 
d'esprits  qu'ils  ne  sauraient  mesurer.  Et  même  entre  les 
gens  profonds,  comme  les  uns  le  sont  sur  les  choses  du 
monde,  et  les  autres  dans  les  sciences  ou  dans  un  art  par- 
ticulier, chacun  préférant  son  objet  dont  il  connaît  mieux 
les  usages,  c'est  aussi  de  tous  les  côtés  matière  de  dis- 
sension. 

Enfin,  on  remarque  une  jalousie  encore  plus  particulière 
entre  les  esprits  vifs  et  les  esprits  profonds,  qui  n'ont  l'un 
qu'au  défaut  de  l'autre;  car  les  uns  marchant  plus  vite,  et 
les  autres  allant  plus  loin,  ils  ont  la  folie  de  vouloir  entrer 
en  concurrence,  et  ne  se  trouvant  point  de  mesure  pour  des 
choses  si  différentes,  rien  n'est  capable  de  les  rapprocher. 

9.   —  DE  LA  DÉLICATESSE  ,  DE  LA  FINESSE  ET  DE  LA  FORGE. 

La  délicatesse  vient  essentiellement  de  l'âme'  :  c'est  une 
sensibilité  dont  la  coutume,  plus  ou  moins  hardie,  déter- 
mine aussi  le  degré  ^  Des  nations  ont  mis  de  la  délicatesse 
où  d'autres  n'ont  trouvé  qu'une  langueur  sans  grâce;  cel- 

*  Descartes  me  paraît  un  esprit  très-profond,  quoique  faux  et  roma- 
nesque. —  V. 

-  La  délicatesse  est,  ce  me  semble,  finesse  et  grâce.  —  V. 

"»  La  coutume,  les  mœurs  du  pays  qu'on  habite,  déterminent  le  degré  de  dé- 
licatesse et  de  sensibilité  qu'on  porte  sur  certaines  choses,  c'est  à-dire  qu'elles 
forment  en  nous  des  habitudes  qui  rendent  cette  délicatesse  plus  ou  moins 
sévère,  cette  sensibilité  plus  ou  moins  vive.  —  V. 


DE   L'ESPRIT   HUMAIN.  13 

les-ci  au  contraire.  Nous  avons  mis  peut-être  cette  qualité 
à  plus  haut  prix  qu'aucun  autre  peuple  de  la  terre;  nous 
voulons  donner  beaucoup  de  choses  à  entendre  sans  les  ex- 
primer, et  les  présenter  sous  des  images  douces  et  voilées; 
nous  avons  confondu  la  délicatesse  et  la  finesse,  qui  est  une 
sorte  de  sagacité  sur  l'es  choses  de  sentiment.  Cependant  la 
nature  sépare  souvent  des  dons  qu'elle  a  faits  si  divers  : 
grand  nombre  d'esprits  délicats  ne  sont  que  délicats;  beau- 
coup d'autres  ne  sont  que  fins;  on  en  voit  même  qui  s'expri- 
ment avec  plus  de  finesse  qu'ils  n'entendent,  parce  qu'ils 
ont  plus  de  facilité  à  parler  qu'à  concevoir.  Cette  dernière 
singularité  est  remarquable  ;  la  plupart  des  hommes  sentent 
au  delà  de  leurs  faibles  expressions  :  l'éloquence  '  est  peut- 
être  le  plus  rare  comme  le  plus  gracieux  de  tous  les  dons. 

La  force  vient  aussi  d'abord  du  sentiment,  et  se  carac- 
térise par  le  tour  de  l'expression  ;  mais  quand  la  netteté  et 
la  justesse  ne  lui  sont  pas  jointes,  on  est  dur  au  lieu  d'être 
fort,  obscur  au  lieu  d'être  précis,  etc. 

iO.  —  m  l'étendue  de  l'espru'. 

Rien  ne  sert  au  jugement  et  à  la  pénétration  comme  l'é- 
tendue de  l'esprit.  On  peut  la  regarder,  je  crois,  comme 
une  disposition  admirable  des  organes,  qui  nous  donne 
d'embrasser  beaucoup  d'idées  à  la  fois  sans  les  confondre. 

Un  esprit  étendu  considère  les  êtres  dans  leurs  rapports 
mutuels  ;  il  saisit  d'un  coup  d'oeil  tous  les  rameaux  des 
choses  ;  il  les  réunit  à  leur  source^  et  dans  un  centre  com- 
mun ;  il  les  met  sous  un  même  point  de  vue  ;  enfin  il  ré- 
pand la  lumière  sur  de  grands  objets  et  sur  une  vaste  sur- 
face ^ 

'  [Peu  lié.  —  V.  j —  La  liaison  est  immédiate.  Vauvenargues  soutient  avec 
raison  que  l'éloquence  consiste,  non  pas  dans  le  sentiment  pur  et  simple, 
mais  dans  l'expression  de  ce  sentiment;  or,  comme  les  hommes,  en  général, 
sfnlent  plus  vivement  qu'ils  ne  peuvent  rendre,  il  en  conclut  que  le  don  do 
l'éloquence  est  rare.  —  G. 

-  Métaphore  incohérente:  un  rameau  n'a  pas  de  source.  —  M. 

'•  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  remarque  avec  raison  que  cette  défini- 


14  IxNTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

On  ne  saurait  avoir  un  grand  génie,  sans  avoir  l'esprit 
étendu  ;  mais  il  est  possible  qu'on  ait  l'esprit  étendu  sans 
avoir  du  génie;  car  ce  sont  deux  choses  distinctes.  Le  génie 
est  actif,  fécond  ;  l'esprit  étendu,  fort  souvent,  se  borne  à 
la  spéculation;  il  est  froid,  paresseux,  timide. 

Personne  n'ignore  que  cette  qualité  dépend  aussi  beau- 
coup de  l'âme,  qui  donne  ordinairement  à  l'esprit  ses  pro- 
pres bornes,  et  le  rétrécit  ou  l' étend,  selon  l'essor  qu'elle- 
même  se  donne. 

11.  —  DES   SAILLIES. 

Le  mot  de  saillie  vient  de  sauter  ';  avoir  des  saillies,  c'est 
passer  sans  gradation  d'une  idée  à  une  autre  qui  peut  s'y 
allier  ;  c'est  saisir  les  rapports  des  choses  les  plus  éloi- 
gnées, ce  qui  demande  sans  doute  de  la  vivacité  et  un  esprit 
agile.  Ces  transitions  soudaines  et  inattendues  causent  tou- 
jours une  grande  surprise  ;  si  elles  se  portent  à  quelque 
chose  de  plaisant,  elles  excitent  à  rire  ;  si  à  quelque  chose 
de  profond,  elles  étonnent;  si  à  quelque  chose  de  grand, 
elles  élèvent;  mais  ceux  qui  ne  sont  pas  capables  de  s'éle- 
ver, ou  de  pénétrer  d'un  coup  d'oeil  des  rapports  trop  ap- 
profondis, n'admirent  que  ces  rapports  bizarres  et  sensibles 
que  les  gens  du  monde  saisissent  si  bien  ;  et  le  philosophe, 
qui  rapproche  par  de  lumineuses  sentences  les  vérités  en 
apparence  les  plus  séparées,  réclame  inutilement  contre 
cette  injustice  :  les  hommes  frivoles,  qui  ont  besoin  de 
temps  pour  suivre  ces  grandes  démarches  de  la  réflexion , 
sont  dans  une  espèce  d'impuissance  de  les  admirer,  attendu 
que  l'admiration  ne  se  donne  qu'à  la  surprise,  et  vient  rare- 
ment par  degrés. 

Les  saillies  tiennent  en  quelque  sorte  dans  l'esprit  le 
même  rang  que  l'humeur  peut  avoir  dans  les  passions. 

tion  de  Vesprit  étendu  ressemble  trop  à  celle  que  Vauvenargues  a  donnée 
plus  haut  de  la  profondeur.  —  G. 

1  [Bien.  —  V.] 

2  [Tout  cela  est  très-beau.  —  V.  ] 


DE  L'ESRIT  HUMAIN.  15 

Elles  ne  supposent  pas  nécessairement  de  grandes  lumiè- 
res, elles  peignent  le  caractère  de  l'esprit.  Ainsi  ceux  qui 
approfondissent  vivement  les  choses  ont  des  saillies  de  ré- 
flexion; les  gens  d'une  imagination  heureuse,  des  saillies 
d'imagination;  d'autres,  des  saillies  de  mémoire;  les  mé- 
chants, de  méchanceté;  les  gens  gais,  de  choses  plai- 
santes, etc. 

Les  gens  du  monde  qui  font  leur  étude  de  ce  qui  peut 
plaire,  ont  porté  plus  loin  que  les  autres  ce  genre  d'esprit; 
mais,  parce  qu'il  est  difficile  aux  hommes  de  ne  pas  outrer 
ce  qui  est  bien,  ils  ont  fait  du  plus  naturel  de  tous  les  dons 
un  jargon  plein  d'afl'ectation.  L'envie  de  briller  leur  a  fait 
abandonner  par  réflexion  le  vrai  et  le  solide,  pour  courir 
sans  cesse  après  les  allusions  et  les  jeux  d'imagination  les 
plus  frivoles;  il  semble  qu'ils  soient  convenus  de  ne  plus 
rien  dire  de  suivi,  et  de  ne  saisir  dans  les  choses  que  ce 
qu'elles  ont  de  plaisant,  et  leur  surface.  Cet  esprit,  qu'ils 
croient  si  aimable,  est  sans  doute  bien  éloigné  de  la  nature, 
qui  se  plaît  à  se  reposer  sur  les  sujets  qu'elle  embellit,  et 
trouve  la  variété  dans  la  fécondité  de  ses  lumières,  bien 
plus  que  dans  la  diversité  de  ses  objets.  Un  agrément  si 
faux  et  si  superficiel,  est  un  art  ennemi  du  cœur  et  de  l'es- 
prit, qu'il  resserre  dans  des  bornes  étroites;  un  art  qui  ôte 
la  vie  de  tous  les  discours  en  bannissant  le  sentiment  qui 
en  est  l'âme,  et  qui  rend  les  conversations  du  monde  aussi 
ennuyeuses  qu'insensées  et  ridicules'. 

12.    --    DU   GOUT. 

Le  goût  est  une  aptitude  à  bien  juger  des  objets  du  sen- 
timent. Il  faut  donc  avoir  de  l'âme  pour  avoir  du  goût;  il 
faut  avoir  aussi  de  la  pénétration,  parce  que  c'est  l'intelli- 
gence qui  remue  le  sentiment  '.  Ce  que  l'esprit  ne  pénètre 

*  r  Ce  qui  regarde  l'esprit  des  conversations,  et  ce  qu'on  appelle  le  ton  du 
monde,  est  d'un  homme  qui  l'a  bien  connu.  —  La  H.] 

*  J'ai  regret  à  noter  que  Vauvenargues,  ici,  et  danslesdeux  lignes  qui  sui- 


If)  INTUODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 

qu'avec  peine  ne  va  pas  souvent  jusqu'au  cœur,  ou  n'y  fait 
qu'une  impression  faible  ;  c'est  là  ce  qui  fait  que  les  choses 
qu'on  ne  peut  saisir  d'un  coup  d'oeil  ne  sont  point  du  res- 
sort du  goût. 

Le  bon  goût  consiste  dans  un  sentiment  de  la  belle  na- 
ture ;  ceux  qui  n'ont  pas  un  esprit  naturel  ne  peuvent  avoir 
le  goût  juste. 

Toute  vérité  peut  entrer  dans  un  livre  de  réflexion  ;  mais 
dans  les  ouvrages  de  goût  ',  nous  aimons  que  la  vérité  soit 
puisée  dans  la  nature;  nous  ne  voulons  pas  d'hypothèses; 
tout  ce  qui  n'est  qu'ingénieux  est  contre  les  règles  du 
goût  '. 

Gomme  il  y  a  des  degrés  et  des  parties  différentes  dans 
l'esprit,  il  y  en  a  de  même  dans  le  goût.  Notre  goût  peut, 
je  crois,  s'étendre  autant  que  notre  intelligence;  mais  il  est 
difficile  qu'il  passe  au  delà.  Cependant  ceux  qui  ont  une 
sorte  de  talent,  se  croient  presque  toujours  un  goût  univer- 
sel; ce  qui  les  porte  quelquefois  jusqu'à  juger  des  choses 
qui  leur  sont  les  plus  étrangères.  Mais  cette  présomption, 
qu'on  pourrait  supporter  dans  les  hommes  qui  ont  des  ta- 
lents, se  remarque  aussi  parmi  ceux  qui  raisonnent  des  ta- 
lents, et  qui  ont  une  teinture  superficielle  des  règles  du 
goût,  dont  ils  font  des  applications  tout  à  fait  extraordi- 
naires ^  C'est  dans  les  grandes  villes,  plus  que  dans  les  au- 
tres, qu'on  peut  observer  ce  que  je  dis  :  elles  sont  peuplées 

vent,  contredit  sa  fameuse  maxime  :  «  Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur.  » 
Dans  la  maxime,  c'est  le  seritiment  qui  prévient  V intelligence,  qui  la  remue^ 
et  la  pensée  va  du  cœur  à  l'esprit;  ici,  au  contraire,  elle  va  de  l'esprit  au 
cœur.  —  G. 

1  Qu'est-ce  que  les  ouvrages  de  goût  ?  Sont-ce  les  ouvrages  dont  le  goût 
seul  doit  juger?  Mais  il  y  en  a  de  plusieurs  sortes  :  pourquoi  ce  qui  n'est 
qu'ingénieux  en  doit-il  être  banni  ?  Ce  qui  n'est  qu'ingénieux  n'est  pas 
vrai,  et  ce  qui  n'est  pas  vrai,  n'est  bon  nulle  part;  et  où  est  la  vérité 
qui  ne  soit  pas  puisée  dans  la  nature  ?  Toute  cette  pensée  ne  paraît  pas 
nette.  —  S. 

-  [L'auteur  va  beaucoup  trop  loin:  tout  ce  qui  n'est  qu'ingénieux  là  où  il 
l'aut  plus  que  de  l'esprit,  ou  autre  chose  que  de  l'esprit,  est  contraire  au  goût  ; 
dans  tout  autre  cas,  et  il  y  en  a  beaucoup,  la  maxime  de  l'auteur  n'est  nul- 
lement vraie.  —  La  H.] 

'•  [Comment  a-t-on  pu  voir  si  bien,  étant  si  jeune  1  —  V.] 


DE  L'ESPRIT  lIlMAIiN.  17 

de  ces  hommes  suffisants  qui  ont  assez  d'éducation  et  d'ha- 
bitude du  monde  pour  parler  des  choses  qu'ils  n'entendent 
point  :  aussi  sont-elles  le  théâtre  des  plus  impertinentes 
décisions;  et  c'est  là  que  l'on  verra  mettre  à  côté  des  meil- 
leurs ouvrages,  une  fade  compilation  des  traits  les  plus 
brillants  de  morale  et  de  goût,  mêlés  à  de  vieilles  chansons 
et  à  d'autres  extravagances,  avec  un  style  si  bourgeois  et  si 
ridicule  que  cela  fait  mal  au  cœur. 

Je  crois  que  Ton  peut  dire,  sans  témérité,  que  le  goût  du 
grand  nombre  n'est  pas  juste  :  le  cours  déshonorant  de  tant 
d'ouvrages  ridicules  en  est  une  preuve  sensible.  Ces  écrits, 
il  est  vrai,  ne  se  soutiennent  pas  ;  mais  ceux  qui  les  rem- 
placent ne  sont  pas  formés  sur  un  meilleur  modèle  :  l'in- 
constance apparente  du  public  ne  tombe  que  sur  les  au- 
teurs. Cela  vient  de  ce  que  les  choses  ne  font  d'impression 
sur  nous  que  selon  la  proportion  qu'elles  ont  avec  notre 
esprit;  tout  ce  qui  est  hors  de  notre  sphère  nous  échappe, 
le  bas,  le  naïf,  le  sublime,  etc.  11  est  vrai  que  les  habiles 
réforment  nos  jugements;  mais  ils  ne  peuvent  changer 
notre  goût,  parce  que  l'âme  a  ses  inclinations  indépen- 
dantes de  ses  opinions  ;  ce  que  l'on  ne  sent  pas  d'abord, 
on  ne  le  sent  pas  par  degrés,  comme  l'on  fait  en  jugeant  '. 
De  là  vient  qu'on  voit  des  ouvrages  critiqués  du  peuple, 
qui  ne  lui  en  plaisent  pas  moins  ;  car  il  ne  les  critique  que 
par  réflexion,  et  les  goûte  par  sentiment.  Que  les  jugements 
du  public,  épurés  par  le  temps  et  par  les  maîtres,  soient 
donc,  si  l'on  veut,  infaillibles;  mais  distinguons-les  de  son 
goût,  qui  paraît  toujours  récusable. 

Je  finis  ces  observations  :  on  demande,  depuis  long- 
temps, s'il  est  possible  de  rendre  raison  des  matières  de 
sentiment  :  tous  avouent  que  le  sentiment  ne  peut  se  con- 

*  11  y  a,  je  crois,  beaucoup  de  gens  capables  de  sentir  par  degrés  ou  lors- 
qu'on les  en  avertit,  des  choses  qu'ils  n'avaient  pas  senties  d'abord.  Mais  cela 
est  vrai  des  beautés  plutôt  que  des  défauts.  On  n'est  jamais  choqué  du  défaut 
qui  n'a  pas  choqué  d'abord;  mais  on  peut,  à  force  de  réflexion,  se  trans- 
porter pour  des  beautés  (|u'on  n'avait  pas  senties  d'abord,  parce  qu'on  n'avait 
pu  en  embrasser  d'un  coup  d'œil  tout  le  mérite.  —  S. 

2 


18  INTRODUCTION  A   lA  CONNAISSANCE 

naître  que  par  expérience  ;  mais  il  est  donné  aux  habiles 
d'expliquer  sans  peine  les  causes  cachées  qui  l'excitent. 
Cependant  bien  des  gens  de  goût  n'ont  pas  cette  faci- 
lité, et  nombre  de  dissertateurs  qui  raisonnent  à  l'infini, 
manquent  du  sentiment,  qui  est  la  base  des  justes  notions 
sur  le  goût. 

13.  —  DU  LANGAGE  ET  DE  L  ÉLOQUENCE. 

On  peut  dire  en  général  de  l'expression,  qu'elle  répond 
à  la  nature  des  idées  et  par  conséquent  aux  divers  carac- 
tères de  l'esprit.  Ce  serait  néanmoins  une  témérité  de  juger 
de  tous  les  hommes  par  le  langage.  Il  est  rare  peut-être  de 
trouver  une  proportion  exacte  entre  le  don  de  penser  e  t 
celui  de  s'exprimer.  Les  termes  n'ont  pas  une  liaison  né- 
cessaire avec  les  idées  :  on  veut  parler  d'un  homme  qu  on 
connaît  beaucoup,  dont  le  caractère,  la  figure,  le  maintien, 
tout  est  présent  à  l'esprit,  hors  son  nom  qu'on  ne  peut 
rappeler;  de  même  de  beaucoup  de  choses  dont  on  a  des 
idées  fort  nettes,  mais  que  l'expression  ne  suit  pas  :  de  là 
vient  que  d'habiles  gens  manquent  quelquefois  de  cette 
facilité  à  rendre  leurs  idées,  que  des  hommes  superficiels 
possèdent  avec  avantage. 

La  précision  et  la  justesse  du  langage  dépendent  de  la 
propriété  des  termes  qu'on  emploie. 

La  force  ajoute  à  la  justesse  et  à  la  brièveté  ce  qu'elle 
emprunte  du  sentiment  :  elle  se  caractérise  d'ordinaire  par 
le  tour  de  l'expression. 

La  finesse  emploie  des  termes  qui  laissent  beaucoup  à 
entendre  ;  la  délicatesse  cache  sous  le  voile  des  paroles  ce 
qu'il  y  a  dans  les  choses  de  rebutant. 

La  noblesse  a  un  air  aisé,  simple,  précis,  naturel. 

Le  sublime  ajoute  à  la  noblesse  une  force  et  une  hauteur 
qui  ébranlent  l'esprit,  qui  l' étonnent  et  le  jettent  hors  de 
lui-même  ;  c'est  l'expression  la  plus  propre  d'un  sentiment 
élevé,  ou  d'une  grande  et  surprenante  idée.  On  ne  peut 
sentir  le  sublime  d'une  idée  dans  une  faible  expression  ; 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  19 

mais  la  magnificence  des  paroles  avec  de  faibles  idées  est 
proprement  du  phébus  :  le  sublime  veut  des  pensées  éle- 
vées, avec  des  expressions  et  des  tours  qui  en  soient 
dignes. 

L'éloquence  embrasse  tous  les  divers  caractères  de  l'élo- 
cution  :  peu  d'ouvrages  sont  éloquents  ;  mais  on  voit  des 
traits  d'éloquence  semés  dans  plusieurs  écrits.  Il  y  a  une 
éloquence  qui  est  dans  les  paroles,  qui  consiste  à  rendre 
aisément  et  convenablement  ce  que  l'on  pense,  de  quelque 
nature  qu'il  soit;  c'est  là  l'éloquence  du  monde.  Il  y  en  a 
une  autre  dans  les  idées  mômes  et  dans  les  sentiments; 
jointe  à  celle  de  l'expression,  c'est  la  véritable.  On  voit  aussi 
des  hommes  que  le  monde  échauffe,  et  d'autres  qu'il  re- 
froidit. Les  premiers  ont  besoin  de  la  présence  des  objets  ; 
les  autres  d'être  retirés  et  abandonnés  à  eux-mêmes  :  ceux- 
là  sont  éloquents  dans  leurs  conversations,  ceux-ci  dans 
leurs  compositions. 

Un  peu  d'imagination  et  de  mémoire,  un  esprit  facile, 
suffisent  pour  parler  avec  élégance  ;  mais  que  de  choses 
entrent  dans  l'éloquence  !  le  raisonnement  et  le  sentiment, 
le  naïf  et  le  pathétique,  l'ordre  et  le  désordre,  la  force  et 
la  grâce,  la  douceur  et  la  véhémence,  etc.  Tout  ce  qu'on  a 
jamais  dit  du  prix  de  l'éloquence  n'en  est  qu'une  faible  ex- 
pression. Elle  domie  la  vie  à  tout  :  dans  les  sciences,  dans 
les  affaires,  dans  la  conversation,  dans  la  composition,  dans 
la  recherche  même  des  plaisirs,  rien  ne  peut  réussir  sans 
elle.  Elle  se  joue  des  passions  des  hommes,  les  émeut,  les 
calme,  les  pousse  et  les  détermine  à  son  gré  :  tout  cède  à  sa 
voix;  elle  seule  enfin  est  capable  de  se  célébrer  dignement. 

lA.  —  DE  l'invention. 

Les  hommes  ne  sauraient  créer  le  fond  des  choses  ;  ils 
le  modifient.  Inventer  n'est  donc  pas  créer  la  matière  de 
ses  inventions,  mais  lui  donner  la  forme.  Un  architecte  ne 
fait  pas  le  marbre  qu'il  emploie  à  un  édifice,  il  le  dispose  ; 


20  INTRODUCTION  A   LA   CONNAISSANCE 

et  l'idée  de  cette  disposition,  il  remprunte  encore  de  diffé- 
rents modèles  qu'il  fond  dans  son  imagination  pour  former 
un  nouveau  tout.  De  même  un  poëte  ne  crée  pas  les  images 
de  sa  poésie  ;  il  les  prend  dans  le  sein  de  la  nature,  et  les 
applique  à  différentes  choses  pour  les  figurer  aux  sens  :  et 
encore  le  philosophe-,  il  saisit  une  vérité  souvent  ignorée, 
mais  qui  existe  éternellement,  pour  la  joindre  à  une  autre 
vérité,  et  en  former  un  principe.  Ainsi  se  produisent  en 
différents  genres  les  chefs-d'œuvre  de  la  réflexion  et  de 
l'imagination.  Tous  ceux  qui  ont  la  vue  assez  bonne  pour 
lire  dans  le  sein  de  la  nature,  y  découvrent,  selon  le  carac- 
tère de  leur  esprit,  ou  le  fond  et  l'enchaînement  des  vérités 
que  les  hommes  effleurent,  ou  l'heureux  rapport  des  images 
avec  les  vérités  qu'elles  embellissent.  Les  esprits  qui  ne 
peuvent  pénétrer  jusqu'à  cette  source  féconde,  ou  qui  n'ont 
pas  assez  de  force  et  de  justesse  pour  lier  leurs  sensations 
et  leurs  idées,  donnent  des  fantômes  sans  vie,  et  prouvent 
plus  sensiblement  que  tous  les  philosophes,  notre  impuis- 
sance à  créer.  Je  ne  blâme  pas  néanmoins  ceux  qui  se  ser- 
vent de  cette  expression  pour  caractériser  avec  plus  de  force 
le  don  d'inventer;  ce  que  j'ai  dit  se  borne  à  faire  voir  que 
la  nature  doit  être  le  modèle  de  nos  inventions,  et  que  ceux, 
qui  la  quittent  ou  la  méconnaissent  ne  peuvent  rien  faire  de 
bien. 

Savoir  après  cela  pourquoi  des  hommes  quelquefois 
médiocres  excellent  à  des  inventions  où  des  hommes  plus 
éclairés  ne  peuvent  atteindre,  c'est  là  le  secret  du  génie 
que  je  vais  tâcher  d'expliquer. 

15.    —   DU  GÉNIE  ET  DE  LESPRIT. 

Je  crois  qu'il  n'y  a  point  de  génie  sans  activité.  Je  crois 
que  le  génie  dépend  en  grande  partie  de  nos  passions.  Je 
crois  qu'il  se  forme  du  concours  de  beaucoup  de  différentes 
qualités  et  des  convenances  secrètes  de  nos  inclinations 
avec  nos  lumières.  Lorsque  quelqu'une  des  conditions  né- 


DE   L'ESPRIT  HUMAIN.  21 

cessaires  manque,  le  génie  n'est  point  ou  n'est  qu'imparfait, 
et  on  lui  conteste  son  nom  '. 

Ce  qui  forme  donc  le  génie  des  négociations,  ou  celui  de 
la  guerre,  ou  celui  de  la  poésie,  etc.,  ce  n'est  pas  un  seul 
don  de  la  nature,  comme  on  pourrait  croire  :  ce  sont  plu- 
sieurs qualités,  soit  de  l'esprit,  soit  du  cœur,  qui  sont  insé- 
parablement et  intimement  réunies.  Ainsi,  l'imagination, 
l'enthousiasme,  le  talent  de  peindre,  ne  suffisent  pas  pour 
faire  un  poëte  :  il  faut  encore  qu'il  soit  né  avec  une  ex- 
trême sensibilité  pour  l'harmonie,  avec  le  génie  de  sa  langue 
et  l'art  des  vers.  Ainsi  la  prévoyance,  la  fécondité,  la  célé- 
rité de  l'esprit  sur  les  objets  militaires,  ne  formeraient  pas 
un  grand  capitaine,  si  la  sécurité  "  dans  le  péril,  la  vigueur 
du  corps  dans  les  opérations  laborieuses  du  métier,  et  en- 
fin une  activité  infatigable,  n'accompagnaient  ces  autres 
talents. 

C'est  la  nécessité  de  ce  concours  de  tant  de  qualités 
indépendantes  les  unes  des  autres  qui  fait  apparemment 
que  le  génie  est  toujours  si  rare.  Il  semble  que  c'est  une 
espèce  de  hasard,  quand  la  nature  assortit  ces  divers  mé- 
rites dans  un  même  homme.  Je  dirais  volontiers  qu'il  lui 
en  coûte  moins  pour  former  un  homme  d'esprit,  parce 
qu'il  n'est  pas  besoin  de  mettre  entre  ses  talents  cette  cor- 
respondance que  veut  le  génie.  Cependant  on  rencontre 
quelquefois  des  gens  d'esprit  qui  sont  plus  éclairés  que 
d'assez  beaux  génies.  Mais  soit  que  leurs  inclinations  par- 
tagent leur  application,  soit  que  la  faiblesse  de  leur  âme 
les  empêche  d'employer  la  force  de  leur  esprit,  on  voit 
qu'ils  demeurent  bien  loin  après  ceux  qui  mettent  toutes 


*  Ici,  dans  la  première  édition,  «c  rencontre  un  paragraphe  supprimé  dans 
la  seconde  :  «  Que  de  qualités  différentes  concourent  dans  un  beau  génie  ! 
«  Que  manquait-il  à  M.  de  Cambrai  (Fénelon)  pour  Otre  un  grand  poëte,  lui 
«  qui  avait  l'imagination  si  poétique,  un  style  si  harmonieux?  »  — A  quoi  Vol- 
taire répond  en  marge  :  «  11  lui  manquait  l'art  de  faire  des  vers  et  de  ne  rien 
«  dire  de  trop,  »  —  G. 

*  Sécurité,  signifiant  sûreté,  n'est  pas  ici  le  mot  juste  ;  ce  serait  plutôt  intré- 
pidité. —  G. 


22  INTRODUCTION   A   LA   CONNAISSANCE 

leurs  ressources  et  toute  leur  activité  en  œuvre  en  faveur 
d'un  objet  unique. 

C'est  cette  chaleur  du  génie  et  cet  amour  de  son  objet 
qui  lui  donnent  d'imaginer  et  d'inventer  sur  cet  objet 
même.  Ainsi,  selon  la  pente  de  leur  âme  et  le  caractère  de 
leur  esprit,  les  uns  ont  l'invention  de  style,  les  autres  celle 
du  raisonnement,  ou  l'art  de  former  des  systèmes.  D'assez 
grands  génies  ne  paraissent  presque  avoir  eu  que  l'invention 
de  détail  :  tel  est  Montaigne.  La  Fontaine,  avec  un  génie 
différent  de  celui  de  ce  philosophe,  est  néanmoins  un  autre 
exemple  de  ce  que  je  dis.  Descartes,  au  contraire,  avait 
l'esprit  systématique  et  l'invention  de  dessein;  mais  il  man- 
quait, je  crois,  de  l'imagination  dans  l'expression,  qui  em- 
bellit les  pensées  les  plus  communes  '. 

A  cette  invention  du  génie  est  attaché,  comme  on  sait, 
un  caractère  original  qui  tantôt  naît  des  expressions  et  des 
sentiments  d'un  auteur,  tantôt  de  ses  plans,  de  son  art,  de 
sa  manière  d'envisager  et  d'arranger  les  objets.  Car  un 
homme  qui  est  maîtrisé  par  la  pente  de  son  esprit  et  par 
les  impressions  particulières  et  personnelles  qu'il  reçoit  des 
choses,  ne  peut  ni  ne  veut  dérober  son  caractère  à  ceux 
qui  l'épient.  Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  carac- 
tère original  doive  exclure  l'art  d'imiter  :  je  ne  connais  point 
de  grands  hommes  qui  n'aient  adopté  des  modèles.  Rous- 
seau a  imité  Marot;  Corneille,  Lucain  et  Sénèque  ;  Bossuet, 
les  prophètes;  Racine,  les  Grecs  et  Virgile  ;  et  Montaigne  dit 
quelque  part  qu'il  y  a  en  lui  une  condition  aucunement  slnge- 
resse  et  imitatrice.  Mais  ces  grands  hommes,  en  imitant,  sont 
demeurés  originaux,  parce  qu'ils  avaient  à  peu  près  le  même 
génie  que  ceux  qu'ils  prenaient  pour  modèles  ;  de  sorte 
qu'ils  cultivaient  leur  propre  caractère  sous  ces  maîtres 
qu'ils  consultaient,  et  qu'ils  surpassaient  quelquefois  :  au 
lieu  que  ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit  sont  toujours  de 

1  Mais  il  manquait  bien  davantage  de  la  justesse  d'esprit  nécessaire  pour 
faire  un  bon  usage  des  mathématiques;  voilà  pourquoi  il  a  dit  tant  de 
folies.  —  V. 


DE  L'ESPIUT  HUMAIN.  23 

faibles  copistes  des  meilleurs  modèles,  et  n'atteignent  ja- 
mais leur  art.  Preuve  incontestable  qu'il  faut  du  génie 
pour  bien  imiter,  et  même  un  génie  étendu  pour  prendre 
divers  caractères  :  tant  s'en  faut  que  l'imitation  donne  l'ex- 
clusion au  génie. 

J'explique  ces  petits  détails  pour  rendre  ce  chapitre  plus 
complet,  et  non  pour  instruire  les  gens  de  lettres,  qui  ne 
peuvent  les  ignorer.  J'ajouterai  encore  une  réflexion  en 
faveur  des  personnes  moins  savantes  :  c'est  que  le  premier 
avantage  du  génie  est  de  sentir  et  de  concevoir  plus  vive- 
ment les  objets  de  son  ressort,  que  ces  mêmes  objets  ne 
sont  sentis  et  aperçus  des  autres  hommes. 

A  l'égard  de  l'esprit,  je  dirai  que  ce  mot  n'a  d'abord  été 
inventé  que  pour  signifier  en  général  les  différentes  quali- 
tés que  j'ai  définies,  la  justesse,  la  profondeur,  le  juge- 
ment, etc.  Mais  parce  que  nul  homme  ne  peut  les  rassembler 
toutes,  chacune  de  ces  qualités  a  prétendu  s'approprier 
exclusivement  le  nom  générique  ;  d'où  sont  nées  des  dis- 
putes très-frivoles  ;  car,  au  fond,  il  importe  peu  que  ce 
soit  la  vivacité  ou  la  justesse  ou  telle  autre  partie  de  l'es- 
prit qui  emporte  l'honneur  de  ce  titre.  Le  nom  ne  peut 
rien  pour  les  choses.  La  question  n'est  pas  de  savoir  si 
c'est  à  l'imagination  ou  au  bon  sens  qu'ajppar tient  le  terme 
d'esprit;  le  vrai  intérêt,  c'est  de  voir  laquelle  de  ces  qua- 
lités, ou  des  autres  que  j'ai  nommées,  doit  nous  inspirer 
[lej  plus  d'estime.  11  n'y  en  a  aucune  qui  n'ait  son  utihté,  et 
j'ose  dire  son  agrément.  11  ne  serait  peut-être  pas  difficile 
de  juger  s'il  y  en  a  de  plus  utiles,  ou  de  plus  aimables,  ou 
de  plus  grandes  les  unes  que  les  autres  ;  mais  les  hommes 
sont  incapables  de  convenir  entre  eux  du  prix  des  moindres 
choses  ;  la  différence  de  leurs  intérêts  et  de  leurs  lumières 
maintigjîdra  éternellement  la  diversité  de  leurs  opinions  et 
la  contrariété  de  leurs  maximes. 


24  INTIIODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

16.  —  DU  CARACTÈRE. 

Tout  ce  qui  forme  l'esprit  et  le  cœur  est  compris  dans  le 
caractère.  Le  génie  n'exprime  que  la  convenance  de  cer- 
taines qualités  '  ;  mais  les  contrariétés  les  plus  bizarres  en- 
trent dans  le  même  caractère,  et  le  constituent. 

On  dit  d'un  homme  qu'il  n'a  point  de  caractère,  lorsque 
les  traits  de  son  âme  sont  faibles,  légers,  changeants;  mais 
cela  même  fait  un  caractère  %  et  l'on  s'entend  bien  là-dessus. 

Les  inégalités  du  caractère  influent  sur  l'esprit;  un 
homme  est  pénétrant,  ou  pesant,  ou  aimable,  selon  son 
humeur. 

On  confond  souvent  dans  le  caractère  les  qualités  de 
l'âme  et  celles  de  l'esprit.  Un  homme  est  doux  et  facile,  on 
le  trouve  insinuant;  il  a  l'humeur  vive  et  légère,  on  dit 
qu'il  a  l'esprit  vif;  il  est  distrait  et  rêveur,  on  croit  qu'il  a 
l'esprit  lent  et  peu  d'imagination.  Le  monde  ne  juge  des 
choses  que  par  leur  écorce,  c'est  une  chose  qu'on  dit  tous 
les  jours,  mais  que  l'on  ne  sent  pas  assez.  Quelques  ré- 
flexions,  en  passant,  sur  les  caractères  les  plus  généraux, 
nous  y  feront  faire  attention. 

17.    —  DU  SÉRIEUX. 

Un  des  caractères  les  plus  généraux,  c'est  le  sérieux  ; 
mais  combien  de  causes  différentes  n'a-t-il  pas,  et  combien 
de  caractères  sont  compris  dans  celui-ci  1  On  est  sérieux 
par  tempérament,  par  trop  ou  trop  peu  de  passions,  trop 
ou  trop  peu  d'idées,  par  timidité,  par  habitude,  et  par  mille 
autres  raisons  ^  L'extérieur  distingue  tous  ces  divers  carac- 
tères aux  yeux  d'un  homme  attentif. 

Le  sérieux  ^  d'un  esprit  tranquille  porte  un  air  doux  et 
serein  ;  le  sérieux  des  passions  ardentes  est  sauvage,  som- 

*  Le  génie  est  l'aptitude  à  exceller  dans  un  art.  —  V. 
-  Pauvre  caractère!  —  V. 

^  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  ajoute  :  Par  le.  dégoût  qu'inspirent  les 
frivoles  conversations.  —  G. 

'*  Voltaire  note  toute  cette  fin  de  chapitre  du  mot  très-bien.  En  effet,  ici, 


DE   L'ESPRIT   lIDiMAIN.  25 

bre,  allumé;  le  sérieux  d'une  âme  abattue  donne  un  exté- 
rieur languissant. 

Le  sérieux  d'un  homme  stérile  paraît  froid,  lâche  et  oisif; 
le  sérieux  de  la  gravité  prend  un  air  concerté  comme  elle  ;  le 
sérieux  de  la  distraction  porte  des  dehors  singuliers;  le  sé- 
rieux d'un  homme  timide  n'a  presque  jamais  de  maintien. 

Personne  ne  rejette  en  gros  ces  vérités;  mais,  faute  de 
principes  bien  liés  et  bien  conçus,  la  plupart  des  hommes 
sont,  dans  le  détail  et  dans  les  applications  particulières, 
opposés  les  uns  aux  autres  et  à  eux-mêmes;  ils  font  voir  la 
nécessité  indispensable  de  bien  manier  les  principes  les 
plus  familiers,  et  de  les  mettre  tous  ensemble  sous  un  point 
de  vue  qui  en  découvre  la  fécondité  et  la  liaison. 

18.    —    DU  SANG-FROID. 

Nous  prenons  quelquefois  pour  le  sang-froid  une  passion 
sérieuse  et  concentrée,  qui  fixe  toutes  les  pensées  d'un  esprit 
ardent  et  le  rend  insensible  aux  autres  choses. 

Le  véritable  sang-froid  vient  d'un  sang  doux,  tempéré, 
et  peu  fertile  en  esprits.  S'il  coule  avec  trop  de  lenteur,  il 
peut  rendre  l'esprit  pesant;  mais  lorsqu'il  est  reçu  par  des 
organes  faciles  et  bien  conformés,  la  justesse,  la  réflexion  et 
une  singularité  aimable  souvent  l'accompagnent;  nul  esprit 
n'est  plus  désirable. 

On  parle  encore  d'un  autre  sang-froid  que  donne  la  force 
d'esprit,  soutenue  par  l'expérience  et  de  longues  réflexions; 
sans  doute  c'est  là  le  plus  rare. 

19.   —  DE  LA  PRÉSENCE  d'eSPRIT. 

La  présence  d'esprit  se  pourrait  définir  une  aptitude  à 
profiter  des  occasions  pour  parler  ou  pour  agir.  C'est  un 
avantage  qui  a  manqué  souvent  aux  hommes  les  plus  éclai- 
rés, qui  demande  un  esprit  facile,  un  sang-froid  modéré, 
l'usage  des  affaires,  et,  selon  les  difi'érentes  occurrences,  di- 

comme  partout  où  Vauvenargues  abandonne  la  philosophie  pure  pour  l'obser- 
vation dp«;  caractères,  le  moraliste  supérieur  se  déclare.  —  G. 


26  IiNTRODUCTION   A    LA   CONNAISSANCE 

vers  avantages  :  de  la  mémoire  et  de  la  sagacité  dans  la  dis- 
pute, de  la  sécurité  '  dans  les  périls,  et,  dans  le  monde, 
cette  liberté  de  cœur  qui  nous  rend  attentifs  à  tout  ce  qui 
s'y  passe,  et  nous  tient  en  état  de  profiter  de  tout,  ctc  ^ 

20.   —  DE  LA  DISTRACTION. 

li  y  a  une  distraction  assez  semblable  aux  rêves  du  som- 
meil, qui  est  lorsque  nos  pensées  flottent  et  se  suivent 
d'elles-mêmes,  sans  force  et  sans  direction.  Le  mouvement 
des  esprits  se  ralentit  peu  à  peu  ;  ils  errent  à  l'aventure  sur 
les  traces  ^  du  cerveau,  et  réveillent  des  idées  sans  suite  et 
sans  vérité;  enfin  les  organes  se  ferment;  nous  ne  formons 
plus  que  des  songes,  et  c'est  là  proprement  rêver  les  yeux 
ouverts.  Cette  sorte  de  distraction  est  bien  différente  de  celle 
où  jette  la  méditation.  L'âme,  obsédée  dans  la  méditation 
d'un  objet  qui  fixe  sa  vue  et  qui  la  remplit  tout  entière,  agit 
beaucoup  dans  ce  repos.  C'est  un  état  tout  opposé;  cepen- 
dant elle  y  tombe  ensuite  épuisée  par  ses  réflexions. 

21.  —  DE  l'esprit  du  jeu. 

C'est  une  manière  de  génie  que  l'esprit  du  jeu,  puisqu'il 
dépend  également  de  l'âme  et  de  l'intelligence.  Un  homme-  | 

que  la  perte  trouble  ou  intimide,  que  le  gain  rend  trop 
hasardeux,  un  homme  avare,  ne  sont  pas  plus  faits  pour 
jouer  que  ceux  qui  ne  peuvent  atteindre  à  l'esprit  de  com- 
binaison. Il  faut  donc  un  certain  degré  de  lumière  et  de 
sentiment,  l'art  des  combinaisons,  le  goût  du  jeu,  et  l'a- 
mour mesuré  du  gain.  On  s'étonne  à  tort  que  des  sots  pos- 
sèdent ce  faible  avantage  :  l'habitude  et  l'amour  du  jeu,  qui 
tournent  toute  leur  application  et  leur  mémoire  de  ce  seul 
côté,  suppléent  l'esprit  qui  leur  manque. 

'  Nous  avons  noté  plus  haut  (chap.  15)  l'impropriété  de  ce  mot.  —  G. 

'^  Bon,  très-bon.  —  V. 

"'  L'auteur  veut  parler  sans  doute  des  sinuosités  que  forment  à  la  surface 

du  cerveau  ses  différents  lobes.  Il  faut   avouer  que  cette  explication  de  la  

distraction  est  prise  de  bien  loin.  —  G. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIiN.  27 


LIVRE    DEUXIEME 


22.   —  DES  PASSIONS. 

Toutes  les  passions  roulent  sur  le  plaisir  et  la  douleur, 
comme  dit  M.  Locke  :  c'en  est  l'essence  et  le  fond.  Nous 
éprouvons,  en  naissant,  ces  deux  états  :  le  plaisir,  parce 
qu'il  est  naturellement  attaché  à  être;  la  douleur,  parce 
qu'elle  tient  à  être  imparfaitement. 

Si  notre  existence  était  parfaite,  nous  ne  connaîtrions 
que  le  plaisir.  Etant  imparfaite,  nous  devons  connaître  le 
plaisir  et  la  douleur  :  or,  c'est  de  l'expérience  de  ces  deux 
contraires  que  nous  tirons  l'idée  du  bien  et  du  mal.  Mais 
comme  le  plaisir  et  la  douleur  ne  viennent  pas  à  tous  les 
hommes  par  les  mêmes  choses,  ils  attachent  à  divers  objets 
l'idée  du  bien  et  du  mal,  chacun  selon  son  expérience,  ses 
passions,  ses  opinions,  etc.  Un  y  a  cependant  que  deux  or- 
ganes de  nos  biens  et  de  nos  maux  :  les  sens  et  la  réflexion  '. 

Les  impressions  qui  viennent  par  les  sens  sont  immé- 
diates '  et  ne  peuvent  se  défmir  ;  on  n'en  connaît  pas  les  res- 
sorts; elles  sont  l'effet  du  rapport  qui  est  entre  les  choses 
et  nous  ;  mais  ce  rapport  secret  ne  nous  est  pas  connu. 


•  [Il  fallait  dire  :  Les  sons  et  la  pensée;  de  plus,  la  pensée,  non  plus  que 
la  réflexion,  n'est  dans  aucun  sens  un  organe.  —  La  II.] 

-  [Point  du  tout;  elles  ne  viennent  à  l'âme  que  niédiatement,  c'est-à-dire 
par  l'entremise  des  sens.  Les  objets  ajïisscnt  immédiatement  sur  les  sens,  et 
médiatement  sur  l'âme.  —  La  H.  1 


28  INTRODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 

Les  passions  qui  viennent  par  l'organe  de  la  réflexion 
sont  moins  ignorées.  Elles  ont  leur  principe  dans  l'amour 
de  l'être  ou  de  la  perfection  de  l'être,  ou  dans  le  sentiment 
de  son  imperfection  et  de  son  dépérissement.  Nous  tirons  de 
l'expérience  de  notre  être  une  idée  de  grandeur,  de  plaisir, 
de  puissance,  que  nous  voudrions  toujours  augmenter  ;  nous 
prenons  dans  l'imperfection  de  notre  être  une  idée  de  peti- 
tesse, de  sujétion,  de  misère,  que  nous  tâchons  d'étouffer  ; 
voilà  toutes  nos  passions.  Il  y  a  des  hommes  en  qui  le  sen- 
timent de  l'être  est  plus  fort  que  celui  de  leur  imperfection  ;• 
de  là  l'enjouement,  la  douceur,  la  modération  des  désirs.  Il 
y  en  a  d'autres  en  qui  le  sentiment  de  leur  imperfection  est 
plus  vif  que  celui  de  l'être;  de  là  l'inquiétude,  la  mélan- 
colie, etc.  De  ces  deux  sentiments  unis,  c'est-à-dire  celui  de 
nos  forces  et  celui  de  notre  misère,  naissent  les  plus  grandes 
passions,  parce  que  le  sentiment  de  nos  misères  nous 
pousse  à  sortir  de  nous-mêmes,  et  que  le  sentiment  de  nos 
ressources  nous  y  encourage  et  nous  porte  par  l'espérance. 
Mais  ceux  qui  ne  sentent  que  leur  misère  sans  leur  force, 
ne  se  passionnent  jamais  autant,  car  ils  n'osent  rien  espé- 
rer; ni  ceux  qui  ne  sentent  que  leur  force  sans  leur  im- 
puissance, car  ils  ont  trop  peu  à  désirer  :  ainsi  il  faut  un 
mélange  de  courage  et  de  faiblesse,  de  tristesse  et  de  pré- 
somption. Or,  cela  dépend  de  la  chaleur  du  sang  et  des 
esprits;  et  la  réflexion,  qui  modère  les  velléités  des  gens 
froids,  encourage  l'ardeur  des  autres  en  leur  fournissant 
des  ressources  qui  nourrissent  leurs  illusions  :  d'où  vient 
que  les  passions  des  hommes  d'un  esprit  profond  sont  plus 
opiniâtres  et  plus  invincibles,  car  ils  ne  sont  pas  obligés 
de  s'en  distraire,  comme  le  reste  des  hommes,  par  épuise- 
ment de  pensées  ;  mais  leurs  réflexions,  au  contraire,  sont 
un  entretien  éternel  à  leurs  désirs,  qui  les  échauffe;  et  cela 
explique  encore  pourquoi  ceux  qui  pensent  peu,  ou  qui  ne 
sauraient  penser  longtemps  de  suite  sur  la  même  chose, 
n'ont  que  l'inconstance  en  partage. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  29 

23.   —  DE  LA  GAITÉ,  DE  LA  JOIE,  DE  LA  MÉLANCOLIE  '. 

Le  premier  degré  du  sentiment  agréable  de  notre  exis- 
tence est  la  gaîté  :  la  joie  est  un  sentiment  plus  pénétrant. 
Les  hommes  enjoués  n'étant  pas  d'ordinaire  si  ardents  que 
le  reste  des  hommes,  ils  ne  sont  peut-être  pas  capables  des 
plus  vives  joies  ;  mais  les  grandes  joies  durent  peu,  et 
laissent  notre  âme  épuisée. 

La  gaîté,  plus  proportionnée  à  notre  faiblesse  que  la  joie, 
nous  rend  confiants  et  hardis,  donne  un  être  et  un  intérêt 
aux  choses  les  moins  importantes,  fait  que  nous  nous  plai- 
sons par  instinct  en  nous-mêmes,  dans  nos  possessions, 
nos  entours,  notre  esprit,  notre  suffisance.  Cette  intime  sa- 
tisfaction nous  conduit  quelquefois  à  nous  estimer  nous- 
mêmes,  par  de  très-frivoles  endroits;  et  il  me  semble  que 
les  personnes  enjouées  sont  ordinairement  un  peu  plus 
vaines  que  les  autres. 

D'autre  part,  les  mélancoliques  sont  ardents,  timides, 
inquiets,  et  ne  se  sauvent,  la  plupart,  de  la  vanité  que  par 
l'ambition  et  l'orgueil  '. 

2A.  —  DE  l'amour-propre  et  de  l'amour  de  nous-mêmes  K 

L'amour  est  une  complaisance  dans  l'objet  aimé  :  aimer 
une  chose,  c'est  se  complaire  dans  sa  possession,  sa  grâce, 
son  accroissement,  craindre  sa  privation,  ses  déchéances,  etc. 

Plusieurs  philosophes  rapportent  généralement  à  l'amour- 
propre  toutes  sortes  d'attachements.  Ils  prétendent  qu'on 

*  Il  faut  noter  (|uc  ce  2^  livre  traite  des  Passions^  et  que  la  gaîté,  la  joie  et 
la.  mélancolie  sont  desimpies  manières  d'être,  ce  qu'on  appellerait,  dans  un 
langage  plus  rigoureux,  des  affections  on  des  impressions.  —  G. 

-  Le  portrait  intitulé  Cléon  ou  la  Folle  Ambition  (voir  les  Caractères),  n'est 
que  le  développement  de  cette  pensée.  —  G. 

5  Ce  chapitre  seul  sutïîrait  à  la  gloire  philosophique  de  Vauvenargues,  car 
c'est  là  que,  par  une  distinction  décisive  entre  Vamour  de  soi  et  Vajnour- 
propre,  il  ruine  la  théorie  do  La  Rochefoucauld,  que  bientôt  Helvétius  devait 
reprendre  et  exagérer  encore;  c'est  Là  que  Vauvenargues  annonce  sa  morale, 
et  qu'il  relève  la  nature  humaine,  lui  proposant  dt-s  fins  plus  hautes,  en  même 
temps  qu'il  constate  en  elle  de  plus  nobles  mobiles.  —  G. 


30  INTRODUCTION   A   LA  CONNAISSANCE 

s'approprie  tout  ce  que  l'on  aime,  qu'on  n'y  cherche  que 
son  plaisir  et  sa  propre  satisfaction,  qu'on  se  met  soi-même 
avant  tout  ;  jusque-là  qu'ils  nient  que  celui  qui  donne  sa 
vie  pour  un  autre  le  préfère  à  soi.  Ils  passent  le  but  en  ce 
point  ;  car  si  l'objet  de  notre  amour  nous  est  plus  cher  sans 
l'être,  que  l'être  sans  l'objet  de  notre  amour,  il  paraît  que 
c'est  notre  amour  qui  est  notre  passion  dominante,  et  non 
notre  individu  propre,  puisque  tout  nous  échappe  avec  la 
vie,  le  bien  que  nous  nous  étions  approprié  par  notre 
amour,  comme  notre  être  véritable.  Ils  répondent  que  la 
passion  nous  fait  confondre  dans  ce  sacrifice  notre  vie  et 
celle  de  l'objet  aimé;  que  nous  croyons  n'abandonner 
qu'une  partie  de  nous-mêmes  pour  conserver  l'autre  :  au 
moins,  ils  ne  peuvent  nier  que  celle  que  nous  conservons 
nous  paraît  plus  considérable  que  celle  que  nous  abandon- 
nons. Or,  dès  que  nous  nous  regardons  comme  la  moindre 
partie  dans  le  tout,  c'est  une  préférence  manifeste  de 
l'objet  aimé  '.  On  peut  dire  la  même  chose  d'un  homme  qui, 
volontairement  et  de  sang-froid,  meurt  pour  la  gloire  ;  la 
vie  imaginaire  qu'il  achète  au  prix  de  son  être  réel,  est 
une  préférence  bien  incontestable  de  la  gloire,  et  qui  justifie 
la  distinction  que  quelques  écrivains  ont  mise  avec  sagesse 
entre  l' amour-propre  et  l'amour  de  nous-mêmes  '.  Ceux-ci 
conviennent  bien  que  l'amour  de  nous-mêmes  entre  dans 
toutes  nos  passions  ;  mais  ils  distinguent  cet  amour  de 
l'autre.  Avec  l'amour  de  nous-mêmes,  disent-ils,  on  peut 
chercher  hors  de  soi  son  bonheur  ;  on  peut  s'aimer  hors  de 
soi  davantage  ^  que  dans  son  existence  propre  ;  on  n'est  point 
à  soi-même  son  unique  objet.  L'amour-propre,  au  contraire, 
subordonne  tout  à  ses  commodités  et  à  son  bien-être  ;  il  est 
à  lui-même  son  seul  objet  et  sa  seule  fin  ;  de  sorte  qu'au 


1  [Fin,  profond  et  juste.  —  V.J 

-  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  remarque  qu'il  y  a  (leur  expressions  an- 
(jlaises  répondant  à  Vidée  de  Vauvenargues,  mais  il  ne  les  indique  pas.  — 
Ces  deux  expressions  ne  seraient-elles  pas  self-conceit  et  self-love?  —  G. 

5  Davantaçje^  au  lieu  de  plus.  —  G. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  31 

lieu  que  les  passions  qui  viennent  de  l'amour  de  nous- 
mêmes  nous  donnent  aux  choses,  l' amour-propre  veut  que 
les  choses  se  donnent  à  nous,  et  se  fait  le  centre  de  tout. 
Rien  ne  caractérise  donc  l' amour-propre,  comme  la  com- 
plaisance qu'on  a  dans  soi-même  et  dans  les  choses  qu'on 
s'approprie. 

L'orgueil  est  un  effet  de  cette  complaisance.  Comme  on 
n'estime  naturellementles  choses  qu'autant  qu'elles  plaisent, 
et  que  nous  nous  plaisons  si  souvent  à  nous-mêmes  devant  ' 
toutes  choses,  de  là  ces  comparaisons  toujours  injustes, 
qu'on  fait  de  soi-même  à  autrui ,  et  qui  fondent  tout  notre 
orgueil.  Mais  les  prétendus  avantages  pour  lesquels  nous 
nous  estimons  étant  grandement  variés,  nous  les  désignons 
par  les  noms  que  nous  leur  avons  rendus  propres.  L'orgueil 
qui  vient  d'une  confiance  aveugle  dans  nos  forces,  nous 
l'avons  nommé  présomption  ;  celui  qui  s'attache  à  de  pe- 
tites choses,  vanité;  celui  qui  se  fonde  sur  la  naissance, 
hauteur;  celui  qui  est  courageux,  fierté. 

Tout  ce  qu'on  ressent  de  plaisir  en  s' appropriant  quelque 
chose,  richesse,  agrément,  héritage,  etc.,  et  ce  qu'on 
éprouve  de  peine  par  la  perte  des  mêmes  biens,  ou  la 
crainte  de  quelque  mal,  la  peur,  le  dépit,  la  colère,  tout 
cela  vient  de  l' amour-propre.  L'amour-propre  se  mêle  à 
presque  tous  nos  sentiments,  ou  du  moins  l'amour  de  nous- 
mêmes  ;  mais  pour  prévenir  l'embarras  que  les  disputes 
qu'on  a  sur  ces  termes  feraient  naître,  j'use  d'expressions 
synonymes,  qui  me  semblent  moins  équivoques.  Ainsi,  je 
rapporte  tous  nos  sentiments  à  celui  de  nos  perfections  et  de 
notre  imperfection  :  ces  deux  grands  principes  nous  portent 
de  concert  à  aimer,  estimer,  conserver,  agrandir  et  défendre 
du  mal  notre  frêle  existence.  C'est  la  source  de  tous  nos 
plaisirs  et  déplaisirs,  et  la  cause  féconde  des  passions  qui 
viennent  par  l'organe  de  la  réflexion. 

Tachons  d'approfondir  les  principales;  nous  y  suivrons 

'  Devant,  pour  avant.  —  G. 


32  INTRODUCTION    A    LA  CONNAISSANCE 

plus  aisément  la  trace  des  petites,  qui  ne  sont  que  des  dé- 
pendances et  des  branches  de  celles-ci. 

25.   —  DE  l'ambition. 

L'instinct  qui  nous  porte  à  nous  agrandir  n'est  aucune 
part  si  sensible  que  dans  l'ambition  ;  mais  il  ne  faut  pas 
confondre  tous  les  ambitieux.  Les  uns  attachent  la  grandeur 
solide  à  l'autorité  des  emplois  ;  les  autres  aux  grandes  ri- 
chesses ;  les  autres  au  faste  des  titres,  etc.  ;  plusieurs  vont 
à  leur  but  sans  nul  choix  des  moyens  ;  quelques-uns  par 
de  grandes  choses,  et  d'autres  parles  plus  petites  :  ainsi 
telle  ambition  est  vice;  telle,  vertu  ;  telle,  vigueur  d'esprit; 
telle,  égarement  et  bassesse,  etc. 

Toutes  les  passions  prennent  le  tour  de  notre  caractère. 
Nous  avons  vu  ailleurs  que  l'âme  '  influait  beaucoup  sur 
l'esprit  ;  l'esprit  influe  aussi  sur  l'âme.  C'est  de  l'âme  que 
viennent  tous  les  sentiments  ;  mais  c'est  par  les  organes  de 
l'esprit  que  passent  les  objets  qui  les  excitent.  Selon  les 
couleurs  qu'il  leur  donne,  selon  qu'il  les  pénètre,  qu'il  les 
embellit^  qu'il  les  déguise,  l'âme  les  rebute  ou  s'y  attache. 
Quand  donc  même  on  ignorerait  que  tous  les  hommes  ne 
sont  pas  égaux  par  le  cœur,  il  suffit  de  savoir  qu'ils  envisa- 
gent les  choses  selon  leurs  lumières,  peut-être  encore  plus 
inégales,  pour  comprendre  la  différence  qui  distingue  les 
passions  même  qu'on  désigne  du  même  nom.  Si  difl'érem- 
ment  partagés  par  l'esprit  et  les  sentiments,  ils  s'attachent 
au  même  objet  sans  aller  au  même  intérêt;  et  cela  n'est  pas 
seulement  vrai  des  ambitieux,  mais  aussi  de  toute  passion. 

26.  — ■  DE  l'amour  du  monde. 

Que  de  choses  sont  comprises  dans  l'amour  du  monde  î 
le  libertinage,  le  désir  de  plaire,  l'envie  de  primer,  etc.  : 
l'amour  du  sensible  et  du  grand  ne  sont  nulle  part  si  mêlés. 

i  II  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  Vauvenargues  prend  presque  toujours  le 
mot  âme  dans  le  sens  de  cœur.  Voy.  quelques  lignes  plus  bas,  où  ce  dernier  mot 
remplace  l'autre  :  «  ...  tous  les  hommes  ne  sont  pas  égaux  par  le  cœur.  » — G. 


DE  L'ESPRIT   HUMAIN.  33 

Le  génie  et  l'activité  portent  les  hommes  à  la  vertu  et  à 
la  gloire  ;  les  petits  talents,  la  paresse,  le  goût  des  plaisirs, 
la  gaîté  et  la  vanité  les  fixent  aux  petites  choses  ;  mais  en 
tous  c'est  le  même  instinct,  et  l'amour  du  monde  renferme 
de  vives  semences  de  presque  toutes  les  passions. 

27.  —  SUR  l'amour  de  la  gloire '- 

La  gloire  nous  donne  sur  les  cœurs  une  autorité  naturelle 
qui  nous  touche  sans  doute  autant  que  nulle  de  nos  sensa- 
tions, et  nous  étourdit  plus  sur  nos  misères  qu'une  vaine 
dissipation  :  elle  est  donc  réelle  en  tous  sens.  Ceux  qui  par- 
lent de  son  néant  inévitable  soutiendraient  peut-être  avec 
peine  le  mépris  ouvert  d'un  seul  homme.  Le  vide  des 
grandes  passions  est  rempli  par  le  grand  nombre  des  pe- 
tites :  les  contempteurs  de  la  gloire  se  piquent  de  bien  dan- 
ser, ou  de  quelque  misère  encore  plus  basse.  Ils  sont  si 
aveugles  qu'ils,  ne  sentent  pas  que  c'est  la  gloire  qu'ils 
cherchent  si  curieusement  %  et  si  vains,  qu'ils  osent  la 
mettre  dans  les  choses  les  plus  frivoles.  La  gloire,  disent- 
ils,  n'est  ni  vertu,  ni  mérite  ;  ils  raisonnent  bien  en  cela  : 
elle  n'est  que  leur  récompense  ;  mais  elle  nous  excite  donc 
au  travail  et  à  la  vertu ,  et  nous  rend  souvent  estimables 
afin  de  nous  faire  estimer. 

Tout  est  très-abject  dans  les  hommes,  la  vertu,  la  gloire, 
la  vie  ;  mais  les  choses  les  plus  petites  ont  des  proportions 
reconnues.  Le  chêne  est  un  grand  arbre  près  du  cerisier  ; 
ainsi  les  hommes  à  l'égard  les  uns  des  autres.  Quelles  sont 
les  vertus  et  les  inclinations  de  ceux  qui  méprisent  la  gloire? 
L'ont-ils  méritée? 


1  [Excellent.'  —  V.]-^  (Voir  plus  loin  les  deux  discours  sur  le  même  sujet.) 
—  G. 

2  «  Ceux  qui  écrivent  contre  la  gloire  veulent  avoir  la  gloire  d'avoir  bien 
•  écrit  ;  et  ceux  qui  le  lisent  veulent  avoir  la  gloire  de  l'avoir  lu  ;  et  moi  qui 
«  écris  ceci,  j'ai  peut-être  cette  envie  ;  et  peut-être  que  ceux  qui  le  liront,  l'au- 
«  ront  aussi.  »  —  Pascal,  1""  partie,  art.  V,  pensée  m.  —  G. 


34  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

28.  —  DE  l'amour  des  sciences  et  des  lettres. 

La  passion  de  la  gloire  et  la  passion  des  sciences  se  res- 
semblent dans  leur  principe  ;  car  elles  viennent  l'une  et 
l'autre  du  sentiment  de  notre  vide  et  de  notre  imperfection. 
Mais  l'une  voudrait  se  former  comme  un  nouvel  être  hors 
de  nous,  et  l'autre  s'attache  à  étendre  et  à  cultiver  notre 
fonds.  Ainsi,  la  passion  de  la  gloire  veut  nous  agrandir  au 
dehors,  et  celle  des  sciences  au  dedans. 

On  ne  peut  avoir  l'âme  grande,  ou  l'esprit  un  peu  péné- 
trant, sans  quelque  passion  pour  les  lettres.  Les  arts  sont 
consacrés  à  peindre  les  traits  de  la  belle  nature  ;  les  sciences, 
à  la  vérité.  Les  arts  et  les  sciences  embrassent  tout  ce  qu'il 
y  a  dans  la  pensée  de  noble  ou  d'utile  ;  de  sorte  qu'il  ne 
reste  à  ceux  qui  les  rejettent  que  ce  qui  est  indigne  d'être 
peint  ou  enseigné,  etc.  '. 

La  plupart  des  hommes  honorent  les  lettres  comme  la 
religion  et  la  vertu,  c'est-à-dire  comme  une  chose  qu'ils 
ne  peuvent  ni  connaître,  ni  pratiquer :,  ni  aimer  ^  Personne, 
néanmoins,  n'ignore  que  les  bons  livres  sont  l'essence  des 
meilleurs  esprits,  le  précis  de  leurs  connaissances,  et 
le  fruit  de  leurs  longues  veilles.  L'étude  d'une  vie  en- 
tière s'y  peut  recueillir  dans  quelques  heures  ;  c'est  un 
grand  secours. 

Deux  inconvénients  sont  à  craindre  dans  cette  passion  : 

e  mauvais  choix  et  l'excès.  Quant  au  mauvais  choix,  il  est 

probable  que  ceux  qui  s'attachent  à  des  connaissances  peu 

utiles  ne  seraient  pas  propres  aux  autres;  mais  l'excès  se 

peut  corriger. 


1  [Beau.  — V.] 

2  [Très-bien.  —  V.]  —  On  avait  copié  cette  pensée  dans  l'Encyclopédie,  sans 
en  citer  l'auteur.  Les  journalistes  de  Trévoux,  qui  avaient  fort  loué  l'ouvrage 
de  Vauvcnargues  lorsqu'il  parut,  firent  un  crime  de  cette  maxime  aux  ency- 
clopédistes. —  M.  [—  On  peut  juger  par  ce  seul  passage,  si  c'est  un  con- 
tempteur de  la  religion  qui  en  parlerait  comme  il  parle  de  la  vertu  et  des  let- 
tres, c'est-à-dire  des  choses  dont  il  paraît,  dans  tout  son  livre,  faire  le  plus 
de  cas.  — La  H.] 


i 


DE   L'ESPRIT  HUMAIN.  35 

Si  nous  étions  sages,  nous  nous  bornerions  à  un  petit 
nombre  de  connaissances,  afin  de  les  mieux  posséder.  Nous 
tâcherions  de  nous  les  rendre  familières  et  de  les  réduire 
en  pratique  :  la  plus  longue  et  la  plus  laborieuse  théorie 
n'éclaire  qu'imparfaitement.  Un  homme  qui  n'aurait  jamais 
dansé  posséderait  inutilement  les  règles  de  la  danse  ;  il  en 
est  sans  doute  de  même  des  métiers  d'esprit. 

Je  dirai  bien  plus  :  rarement  l'étude  est  utile  lorsqu'elle 
n'est  pas  accompagnée  du  commerce  du  monde.  Il  ne  faut 
pas  séparer  ces  deux  choses;  l'une  nous  apprend  à  penser, 
l'autre  à  agir;  l'une  à  parler,  l'autre  à  écrire;  l'une  a 
disposer  nos  actions,  et  l'autre  à  les  rendre  faciles.  L'u- 
sage du  monde  nous  donne  encore  de  penser  naturelle- 
ment, et  l'habitude  des  sciences,  de  penser  profondé- 
ment. 

Par  une  suite  nécessaire  de  ces  vérités,  ceux  qui  sont  pri- 
vés de  l'un  et  l'autre  avantage  par  leur  condition  fournis- 
sent une  preuve  incontestable  de  l'indigence  naturelle  de 
l'esprit  humain.  Un  vigneron,  un  couvreur,  resserrés  dans 
un  petit  cercle  d'idées  très-communes,  connaissent  à  peine 
les  plus  grossiers  usages  de  la  raison,  et  n'exercent  leur 
jugement,  supposé  qu'ils  en  aient  reçu  de  la  nature,  que 
sur  des  objets  très-palpables.  Je  sais  bien  que  l'éducation 
ne  peut  suppléer  le  génie;  je  n'ignore  pas  que  les  dons  de 
la  nature  valent  mieux  que  les  dons  de  l'art  :  cependant 
l'art  est  nécessaire  pour  faire  fleurir  les  talents;  un  beau 
naturel  négligé  ne  porte  jamais  de  fruits  mûrs.  Peut-on 
regarder  comme  un  bien  un  génie  à  peu  près  stérile? 
Que  servent  à  un  grand  seigneur  les  domaines  qu'il  laisse 
en  friche  ?  Est-il  riche  de  ces  champs  incultes  ? 

29.  —  DE  l'avarice. 

Ceux  qui  n'aiment  l'argent  que  pour  le  dépenser  ne  sont 
pas  véritablement  avares  '.  L'avarice  est  une  extrême  dé- 

>  [Us  sont  avides.  —  V.J 


36  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

fiance  des  événements,  qui  cherche  à  s'assurer  contre  les 
instabilités  de  la  fortune  par  une  excessive  prévoyance,  et 
manifeste  cet  instinct  avide  qui  nous  sollicite  d'accroître, 
d'étayer,  d'affermir  notre  être.  Basse  et  déplorable  manie, 
qui  n'exige  ni  connaissance,  ni  vigueur  d'esprit,  ni  jeu- 
nesse, et  qui  prend,  par  cette  raison,  dans  la  défaillance  des 
sens,  la  place  des  autres  passions. 

30.     —    DE    LA    PASSION    DU   JEU. 

Quoique  j'aie  dit  que  l'avarice  naît  d'une  défiance  ridi- 
cule des  événements  de  la  fortune,  et  qu'il  semble  que  l'a- 
mour du  jeu  vienne,  au  contraire,  d'une  ridicule  confiance 
aux  mêmes  événements,  je  ne  laisse  pas  de  croire  qu'il  y  a 
des  joueurs  avares  et  qui  ne  sont  confiants  qu'au  jeu;  en- 
core ont-ils,  comme  on  dit,  un  jeu  timide  et  serré. 

Des  commencements  souvent  heureux  remplissent  l'es- 
prit des  joueurs  de  l'idée  d'un  gain  très-rapide ,  qui 
paraît  toujours  sous  leurs  mains  :  cela  détermine.  Par 
combien  de  motifs,  d'ailleurs,  n'est-on  pas  porté  à  jouer? 
par  cupidité ,  par  amour  du  faste,  par  goût  des  plai- 
sirs, etc.  Il  suffit  donc  d'aimer  quelqu'une  de  ces  choses 
pour  aimer  le  jeu;  c'est  une  ressource  pour  les  acquérir, 
hasardeuse  à  la  vérité,  mais  propre  à  toute  sorte  d'hommes, 
pauvres,  riches,  faibles,  malades,  jeunes  et  vieux,  ignorants 
et  savants,  sots  et  habiles,  etc.  ;  aussi  n'y  a-t-il  point  de 
passion  plus  commune  que  celle-ci. 

31.    —   DE   LA   PASSION   DES   EXERCICES. 

Il  y  a  dans  la  passion  des  exercices  un  plaisir  pour  les 
sens  et  un  plaisir  pour  l'âme.  Les  sens  sont  flattés  d'agir, 
de  galoper  un  cheval,  d'entendre  un  bruit  de  chasse  dans 
une  forêt;  l'âme  jouit  de  la  justesse  de  ses  sens,  de  la  force 
et  de  l'adresse  de  son  corps,  etc.  Aux  yeux  d'un  philosophe 
qui  médite  dans  son  cabinet,  cette  gloire  est  bien  puérile  ; 
mais,  dans  l'ébranlement  de  l'exercice,  on  ne  scrute  pas  tant 


DE  L'ESPRIT  HUiMAIN.  37 

les  choses.  En  approfondissant  les  hommes,  on  rencontre 
des  vérités  humiliantes,  mais  incontestables. 

Vous  voyez  l'âme  d'un  pêcheur  qui  se  détache  en  quel- 
que sorte  de  son  corps  pour  suivre  un  poisson  sous  les 
eaux,  et  le  pousser  au  piège  que  sa  main  lui  tend.  Qui 
croirait  qu'elle  s'applaudit  de  la  défaite  du  faible  animal, 
et  triomphe  au  fond  du  filet'?  Toutefois  rien  n'est  si  sen- 
sible. 

TJn  grand,  à  la  chasse,  aime  mieux  tuer  un  sanglier 
qu'une  hirondelle  :  par  quelle  raison?  tous  la  voient. 

32.  —  DE  l'amour  paternel. 

L'amour  paternel  ne  diffère  pas  de  l'amour-propre  ^  Un 
enfant  ne  subsiste  que  par  ses  parents,  dépend  d'eux, 
vient  d'eux,  leur  doit  tout;  ils  n'ont  rien  qui  leur  soit  si 
propre.  Aussi  un  père  ne  sépare  point  l'idée  d'un  fils  de  la 
sienne,  à  moins  que  le  fils  n'affaiblisse  cette  idée  de  pro- 
priété par  quelque  contradiction  ;  mais  plus  un  père  s'ir- 
rite de  cette  contradiction,  plus  il  s'afflige,  plus  il  prouve 
ce  que  je  dis. 

33.  —  DE  l'amour  filial  et  fraternel. 

Comme  les  enfants  n'ont  nul  droit  sur  la  volonté  de  leurs 
pères,  la  leur  étant  au  contraire  toujours  combattue,  cela 
leur  fait  sentir  qu'ils  sont  des  êtres  à  part,  et  ne  peut  pas 
leur  inspirer  de  l'amour-propre;  parce  que  la  propriété  ne 
saurait  être  du  côté  de  la  dépendance  :  cela  est  visible. 
C'est  par  cette  raison  que  la  tendresse  des  enfants  n'est  pas 


*  Cette  courte  et  énergique  peinture  est  tout  à  fait  dans  le  ton  de  La 
Bruyère.  —  G. 

'■^  Voltaire  et  La  Harpe  remarquent  que,  pour  suivre  la  distinction  qu'il  a 
établie  plus  haut  (ch.  2Zi),  Vauvenargues  devait  dire,  ici  plus  que  partout 
ailleurs,  de  l'amour  de  nous-mêmes.  Si,  malgré  l'avis  de  Voltaire,  l'auteur  a 
maintenu  le  mot,  c'est  qu'en  eflct  il  n'entend  parler  ici  que  de  l'idée  de  pro- 
priété^ comme  il  l'appelle,  et  de  la  part  d'égoïsme  qui  entre,  à  cet  égard,  dans 
cette  affection.  Le  chapitre  suivant  explique,  par  opposition,  la  pensée  de 
Vauvenargues.  —  G. 


\ 


38  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

aussi  vive  que  celle  des  pères  ;  mais  les  lois  ont  pourvu  à 
cet  inconvénient.  Elles  sont  un  garant  aux  pères  contre  l'in- 
gratitude des  enfants,  comme  la  nature  est  aux  enfants  un 
otage  assuré  contre  l'abus  des  lois.  Il  était  juste  d'assurer 
à  la  vieillesse  les  secours  qu'elle  avait  prêtés  à  la  faiblesse 
de  l'enfance. 

La  reconnaissance  prévient,  dans  les  enfants  bien  nés, 
ce  que  le  devoir  leur  impose.  Il  est  dans  la  saine  nature 
d'aimer  ceux  qui  nous  aiment  et  nous  protègent,  et  l'habi- 
tude d'une  juste  dépendance  en  fait  perdre  le  sentiment  ; 
mais  il  suffit  d'être  homme  pour  être  bon  père;  et  si  l'on 
n'est  homme  de  bien,  il  est  rare  qu'on  soit  bon  fds  '. 

Du  reste,  qu'on  mette  à  la  place  de  ce  que  je  dis  la  sym- 
pathie ou  le  sang,  et  qu'on  me  fasse  entendre  pourquoi  le 
sang  ne  parle  pas  autant  dans  les  enfants  que  dans  les 
pères;  pourquoi  la  sympathie  périt  quand  la  soumission 
diminue  ;  pourquoi  des  frères  souvent  se  haïssent  sur  des 
fondements  si  légers,  etc.  Mais  quel  est  donc  le  nœud  de 
l'amitié  des  frères?  Une  fortune,  un  nom  communs,  même 
naissance  et  même  éducation,  quelquefois  même  caractère  ; 
enfin  l'habitude  de  se  regarder  comme  appartenant  les  uns 
aux  autres,  et  comme  n'ayant  qu'un  seul  être  '. 

Zli.    —   DE   l'amitié   que    l'on    A   POUR   LES   BÊTES. 

Il  peut  entrer  quelque  chose  qui  flatte  les  sens  dans  le 
goût  qu'on  nourrit  pour  certains  animaux.  Quand  ils  nous 
appartiennent,  j'ai  toujours  pensé  qu'il  s'y  mêle  de  l'a- 
mour-propre  :  rien  n'est  si  ridicule  à  dire,  et  je  suis  fâché 


»  [Cette  différence  est  très-bien  observée,  et  rentre  dans  le  dessein  de  la  na- 
ture. Loin  de  voir,  comme  Helvétius,  dans  la  dépendance  des  enfants  un 
principe  de  haine,  Vauvenargues  y  voit  avec  raison  une  des  causes  de  la  ten- 
dresse filiale.  —  La  H.] 

2  Les  divers  éditeurs  de  Vauvenargues  donnent  ici  quatre  lignes  qui  se 
trouvent,  en  effet,  dans  la  première  édition,  mais  qui  ne  paraissent  plus  dans 
la  seconde.  Vauvenargues,  d'après  le  conseil  de  Voltaire,  avait  supprimé  lui- 
même  sur  l'exemplaire  d'Aix,  ce  passage  peu  intportant  d'ailleurs,  et  nous  ne 
voyons  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  le  rétablir,  contre  l'intention  de  l'auteur.  —  G. 


DE  L'ESPRIT   HUMAIN.  39 

qu'il  soit  vrai;  mais  nous  sommes  si  vicies,  que,  s'il  s'offre 
à  nous  la  moindre  ombre  de  propriété,  nous  nous  y  atta- 
chons aussitôt.  Nous  prêtons  à  un  perroquet  des  pensées  et 
des  sentiments;  nous  nous  figurons  qu'il  nous  aime,  qu'il 
nous  craint,  qu'il  sent  nos  faveurs,  etc.  Ainsi  nous  aimons 
l'avantage  que  nous  nous  accordons  sur  lui.  Quel  empire  ! 
mais  c'est  là  l'homme. 

35.  —  DE  l'amitié. 

C'est  l'insuffisance  de  notre  être  qui  fait  naître  l'amitié, 
et  c'est  l'insuffisance  de  l'amitié  même  qui  la  fait  périr  '. 

Est-on  seul;  on  sent  sa  misère,  on  sent  qu'on  a  besoin 
d'appui  ;  on  cherche  un  fauteur  de  ses  goûts,  un  compa- 
gnon de  ses  plaisirs  et  de  ses  peines  ;  on  veut  un  homme 
dont  on  puisse  posséder  le  cœur  et  la  pensée  ;  alors  l'ami- 
tié paraît  être  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  au  monde.  A-t-on 
ce  qu'on  a  souhaité,  on  change  bientôt  de  pensée. 

Lorsqu'on  voit  de  loin  quelque  bien,  il  fixe  d'abord  nos 
désirs;  et  lorsqu'on  y  parvient,  on  en  sent  le  néant.  Notre 
âme,  dont  il  arrêtait  la  vue  dans  l'éloignement,  ne  saurait 
s'y  reposer  quand  elle  voit  au  delà  :  ainsi  l'amitié,  qui  de 
loin  bornait  toutes  nos  prétentions,  cesse  de  les  borner  de 
près;  elle  ne  remplit  pas  le  vide  qu'elle  avait  promis  de 
remplir;  elle  nous  laisse  des  besoins  qui  nous  distraient  et 
nous  portent  vers  d'autres  biens.  Alors  on  se  néglige,  on 
devient  difficile,  on  exige  bientôt  comme  un  tribut  les 
complaisances  qu'on  avait  d'abord  reçues  comme  un 
don.  C'est  le  caractère  des  hommes  de  s'approprier  peu 
à  peu  jusqu'aux  grâces  dont  ils  jouissent.;  une  longue 
possession  les  accoutume  naturellement  à  regarder  les 
choses  qu'ils  possèdent  comme  à  eux;  ainsi  l'habitude  les 
persuade  qu'ils  ont  un  droit  naturel  sur  la  volonté  de  leurs 
amis.  Ils  voudraient  s'en  former  un  titre  pour  les  gouver- 
ner ;  lorsque  ces  prétentions  sont  réciproques,  comme  on 

*  [Bien.  —  V.] 


40  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

[le]  voit  souvent,  l' amour-propre  s'irrite,  et  crie  des  deux 
côtés,  produit  de  l'aigreur,  des  froideurs,  et  d'amères  expli- 
cations, etc.  On  se  trouve  aussi  quelquefois  mutuellement 
des  défauts  qu'on  s'était  cachés;  ou  l'on  tombe  dans  des 
passions  qui  dégoûtent  de  l'amitié,  comme  les  maladies 
violentes  dégoûtent  des  plus  doux  plaisirs. 

Aussi  les  hommes  extrêmes  ne  sont  pas  les  plus  ca  - 
pables  d'une  constante  amitié.  On  ne  la  trouve  nulle 
part  si  vive  et  si  solide  que  dans  les  esprits  timides  et 
sérieux,  dont  l'âme  modérée  connaît  la  vertu;  car  elle 
soulage  leur  cœur  oppressé  sous  le  mystère  et  sous  le 
poids  du  secret  ',  détend  leur  esprit,  l'élargit,  les  rend  plus 
confiants  et  plus  vifs,  se  mêle  à  leurs  amusements,  à  leurs 
affaires  et  à  leurs  plaisirs  mystérieux  :  c'est  l'âme  de  toute 
leur  vie  \ 

Lesjeunes  gens  sont  aussi  très-sensibles  et  très-confiants^; 
mais  la  vivacité  de  leurs  passions  les  distrait  et  les  rend 
volages.  La  sensibilité  et  la  confiance  sont  usées  dans  les 
vieillards;  mais  le  besoin  les  rapproche,  et  la  raison  est 
leur  lien  ;  les  uns  aiment  plus  tendrement,  les  autres  plus 
solidement  4. 

Le  devoir  de  l'amitié  s'étend  plus  loin  qu'on  ne  croit  : 
nous  suivons  notre  ami  dans  ses  disgrâces  ;  mais,  dans  ses 
faiblesses,  nousl'abandonnons  :  c'est  être  plus  faible  que  lui. 
Quiconque  se  cache,  obligé  d'avouer  les  défauts  des  siens, 
fait  voir  sa  bassesse.  Ètes-vous  exempt  de  ces  vices  ?  dé- 
clarez-vous donc  hautement  ;  prenez  sous  votre  protection 
la  faiblesse  des  malheureux  ;  vous  ne  risquez  rien  en  cela  : 
mais  il  n'y  a  que  les  grandes  âmes  qui  osent  se  montrer 
ainsi.  Les  faibles  se  désavouent  les  uns  les  autres,  et  se  sa- 


1  [Charmant.  —  V.] 

-  Plus  d'une  lettre  de  la  correspondance  avec  Saint-Vincens  {voir  plus  loin) 
pourrait  servir  de  commentaire  à  cette  remarquable  analyse  de  l'amitié. 
—  G. 

^  Première  édition  :  «  Lesjeunes  gens  sont  aussi  très-sensibles,  très-confiants 
«  et  neufs  à  aimer.  »  Je  regrette  ce  dernier  mot,  que  Voltaire  a  biflfé.  —  G. 

^  Ici  Voltaire  met  en  marge  :  «  Hélas  !  les  vieillards  n'aiment  guère  1  »  —  G. 


DE   L'ESPRIT   HUMAIN.  41 

crifient  lâchement  aux  jugements  souvent  injustes  du  pu- 
blic; ils  n'ont  pas  de  quoi  résister,  etc.  ' 

36.  —  DE  l'amour.  ^ 

Il  entre  ordinairement  beaucoup  de  sympathie  dans  l'a- 
mour, c'est-à-dire  une  inclination  dont  les  sens  forment  le 
nœud;  mais,  quoiqu'ils  en  forment  le  nœud,  ils  n'en  sont 
pas  toujours  l'intérêt  principal;  il  n'est  pas  impossible  qu'il 
y  ait  un  amour  exempt  de  grossièreté. 

Les  mêmes  passions  sont  bien  différentes  dans  les  hom- 
mes ;  le  même  objet  peut  leur  plaire  par  des  endroits 
opposés.  Je  suppose  que  plusieurs  hommes  s'attachent  à 
la  même  femme  :  les  uns  l'aiment  pour  son  esprit,  les 
autres  pour  sa  vertu,  les  autres  pour  ses  défauts,  etc.  ;  et 
il  se  peut  faire  encore  que  tous  l'aiment  pour  des  choses 
qu'elle  n'a  pas,  comme  lorsqu'on  aime  une  femme  légère 
que  l'on  croit  solide.  N'importe  ;  on  s'attache  à  l'idée  qu'on 
se  plaît  à  s'en  figurer  :  ce  n'est  même  que  cette  idée  que 
l'on  aime,  ce  n'est  pas  la  femme  légère.  Ainsi,  l'objet  des 
passions  n'est  pas  ce  qui  les  dégrade  ou  ce  qui  les  enno- 
blit, mais  la  manière  dont  on  envisage  cet  objet.  Or,  j'ai 
dit  qu'il  était  possible  que  l'on  cherchât  dans  l'amour  quel- 
que chose  de  plus  pur  que  l'intérêt  de  nos  sens.  Voici  ce 
qui  me  le  fait  croire  :  je  vois  tous  les  jours  dans  le  monde 
qu'un  homme,  environné  de  femmes  auxquelles  il  n'a  jamais 
parlé,  comme  à  la  messe,  au  sermon,  ne  se  décide  pas  tou- 
jours pour  celle  qui  est  la  plus  jolie,  et  qui  même  lui  pa- 
raît telle.  Quelle  est  la  raison  de  cela?  C'est  que  chaque 
beauté  exprime  un  caractère  tout  particulier,  et  celui  qui 
entre  le  plus  dans  le  nôtre,  nous  le  préférons.  C'est  donc  le 
caractère  qui  nous  détermine  quelquefois;  c'est  donc  l'âme 
que  nous  cherchons  :  on  ne  peut  me  nier  cela.  Donc  tout  ce 
qui  s'offre  à  nos  sens  ne  nous  plaît  alors  que  comme  une 

•  Voyez  lo  7*^  Conseil  à  un  jeune  homme.  —  C. 


42  INTRODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 

image  de  ce  qui  se  cache  à  leur  vue  ;  donc  nous  n'aimons 
alors  les  qualités  sensibles  que  comme  les  organes  de  notre 
plaisir,  et  avec  subordination  aux  qualités  insensibles  dont 
elles  sont  l'expression;  donc  il  est  au  moins  vrai  que 
l'âme  est  ce  qui  nous  touche  le  plus.  Or,  ce  n'est  pas  aux 
sens  que  l'âme  est  agréable,  mais  à  l'esprit  ;  ainsi  l'intérêt 
de  l'esprit  devient  l'intérêt  principal,  et  si  celui  des  sens 
lui  était  opposé,  nous  le  lui  sacrifierions.  On  n'a  donc  qu'à 
nous  persuader  '  qu'il  lui  est  vraiment  opposé,  qu'il  est  une 
tache  pour  l'âme,  voilà  l'amour  pur. 

Amour  cependant  véritable,  qu'on  ne  saurait  confondre 
avec  l'amitié  ;  car,  dans  l'amitié,  c'est  l'esprit  qui  est  l'or- 
gane du  sentiment;  ici  ce  sont  les  sens.  Et  comme  les  idées 
qui  viennent  par  les  sens  sont  infiniment  plus  puissantes 
que  les  vues  de  la  réflexion,  ce  qu'elles  inspirent  est  pas- 
sion. L'amitié  ne  va  pas  si  loin  '. 

37.    —   DE    LA   PHYSIONOMIE. 

La  physionomie  est  l'expression  du  caractère  et  celle  du 
tempérament.  Une  sotte  physionomie  est  celle  qui  n'exprime 
que  la  complexion,  comme  un  tempérament  robuste,  etc.;- 
mais  il  ne  faut  jamais  juger  sur  la  physionomie  :  car  il  y 
a  tant  de  traits  mêlés  sur  le  visage  et  dans  le  maintien  des 
hommes,  que  cela  peut  souvent  confondre  ;  sans  parler  des 
accidents  qui  défigurent  les  traits  naturels,  et  qui  empêchent 
que  l'âme  ne  se  manifeste,  comme  la  petite-vérole  ^  la 
maigreur,  etc. 

On  pourrait  conjecturer  plutôt  sur  le  caractère  des 
hommes,   par  l'agrément  qu'ils  attachent  à  de  certaines 

1  [Ne  dirait-on  pas  que  cette  persuasion  est  la  chose  du  monde  la  plus  facile  ? 
Il  s'en  faut  pourtant  de  quelque  chose.  —  La  H.] 

2  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Vauvenargucs  a  retranché  ici  deux  lignes  qui,  en 
effet,  ne  se  retrouvent  plus  dans  la  seconde  édition,  et  c'est  à  tort  que  les  divers 
éditeurs  les  donnent.  —  G. 

^  On  sait  que  Vauvenargues  avait  été  défiguré  par  la  petite-vérole,  et  qu'il 
est  mort  du  contre-coup  de  cette  maladie,  si  terrible  avant  la  découverte  de 
la  vaccine.  —  G. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  43 

figures  qui  répondent  à  leurs  passions;  mais  encore  s'y 
tromperait- on  '. 

38.    —    DE    LA    PITIÉ. 

La  pitié  n'est  qu'un  sentiment  mêlé  de  tristesse  et  d'a- 
mour ';  je  ne  pense  pas  qu'elle  ait  besoin  d'être  excitée  par 
un  retour  sur  nous-mêmes,  comme  on  [le]  croit ^  Pourquoi 
la  misère  ne  pourrait-elle  sur  notre  cœur  ce  que  fait  la  vue 
d'une  plaie  sur  nos  sens?  N'y  a-t-il  pas  des  choses  qui 
affectent  immédiatement  l'esprit  ?  L'impression  des  nou- 
veautés ne  prévient-elle  pas  toujours  nos  réflexions  ?  Notre 
âme  est-elle  incapable  d'un  sentiment  désintéressé  ^  ? 

39.    —    DE    LA    HAINE. 

La  haine  est  une  déplaisance  dans  l'objet  haï.  C'est  une 
tristesse  qui  nous  donne,  pour  la  cause  qui  l'excite,  une 
secrète  aversion.  On  appelle  cette  tristesse  jalousie,  lors- 
qu'elle est  un  effet  du  sentiment  de  nos  désavantages 
comparés  au  bien  de  quelqu'un.  Quand  il  se  joint  à  cette 
jalousie  de  la  haine  et  une  volonté  de  vengeance  dissimulée 
par  faiblesse,  c'est  envie. 

*  [Faible.  Il  y  a  de  meilleures  choses  à  dire.— V.]  —  On  peut  ajouter  qu'un 
chap.  sur  la  Physionomie  ne  paraît  pas  à  sa  place  dans  ce  2«  livre,  qui  traite 
des  Passions.  —  G. 

2  Vauvcnargues  entend  ici  par  amour,  toute  disposition  qui  nous  porte  vers 
un  objet;  comme  il  entend  par  haine^  toute  disposition  qui  nous  en  éloigne. 
—  S. 

s  Vauvcnargues  fait  évidemment  allusion  h  La  Rochefoucauld  qui  prétend 
que  la  pitié  «  est  une  habile  prévoyance  des  malheurs  où  nous  pouvons  tom- 
n  ber,  »  et  que  «  les  services  que  nous  rendons  sont,  ^  proprement  parler,  des 
«  biens  que  nous  nous  faisons  par  avance.  »  (264'  Max.)  —  G. 

*  [Cela  mérite  plus  de  détail.  —  V.]  —  [Vous  entendrez  Ilelvétius  s'écrier  : 
«  Quel  autre  motif  que  Vintérêt  personnel  pourrait  déterminer  un  homme  à 
«  des  actions  généreuses?  »  Vous  aimerez  mieux  sans  doute  entendre  ici 
Vauvcnargues  qui  s'écrie  :  «  Notre  âme  est-elle  donc  incapable  d'un  sentiment 
désintéressé?»  Les  deux  exclamations  contraires  ont  également  le  ton  de  la 
ronviction  intime;  mais  Hclvétius  entasse  à  l'appui  de  lu  sienne  une  foule  de 
mauvais  raisonnements,  et  celle  de  Vauvonargues  est  le  dernier  mot  d'un 
court  chapitre  sur  la  Pitié.  C'est  qu'il  était  bien  sûr  que  tous  ceux  qui  ont 
une  âme  le  dispenseraient  de  la  preuve,  et  qu'Helvétius  sentait  que  tout  son 
esprit  ne  subirait  pas  pour  répondre  à  l'âme  de  ses  lecteurs.  —  La  IL] 


44  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

Il  y  a  peu  de  passions  où  il  n'entre  de  l'amour  ou  de  la 
haine  :  la  colère  n'est  qu'une  aversion  subite  et  violente, 
enflammée  d'un  désir  aveugle  de  vengeance  ;  l'indignation, 
un  sentiment  de  colère  et  de  mépris  ;  le  mépris,  un  sen- 
timent mêlé  de  haine  et  d'orgueil  ;  l'antipathie,  une  haine 
violente  et  qui  ne  raisonne  pas  '. 

Il  entre  aussi  de  l'aversion  dans  le  dégoût  ;  il  n'est  pas 
une  simple  privation  comme  l'indifférence  ;  et  la  mélancolie, 
qui  n'est  communément  qu'un  dégoût  universel  sans  espé- 
rance, tient  encore  beaucoup  de  la  haine  \ 

A  l'égard  des  passions  qui  viennent  de  l'amour,  j'en  ai 
déjà  parlé  ailleurs  ;  je  me  contente  donc  de  répéter  ici  que 
tous  les  sentiments  que  le  désir  allume,  sont  mêlés  d'amour 
ou  de  haine. 

!\0.  —  DE  l'estime,  du  respect  et  du  mépris. 

L'estime  est  un  aveu  intérieur  du  mérite  de  quelque 
chose;  le  respect  est  le  sentiment  de  la  supériorité  d' autrui. 

Il  n'y  a  pas  d'amour  sans  estime  ;  j'en  ai  dit  la  raison. 
L'amour  étant  une  complaisance  dans  l'objet  aimé,  et 
lès  hommes  ne  pouvant  se  défendre  de  trouver  un  prix  aux 
choses  qui  leur  plaisent,  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  règlent 
leur  estime  sur  le  degré  d'agrément  que  les  objets  ont  pour 
eux.  Et  s'il  est  vrai  que  chacun  s'estime  personnellement 
plus  que  tout  autre,  c'est,  ainsi  qu'on  l'a  déjà  dit,  parce 
qu'il  n'y  arien  qui  nous  plaise  ordinairement  tant  que  nous- 
mêmes.  Ainsi,  non-seulement  on  s'estime  avant  tout,  mais  on 
estime  encore  toutes  les  choses  que  l'on  aime^  comme  la 
chasse,  la  musique,  les  chevaux,  etc.;  et  ceux  qui  mépri- 
sent leurs  propres  passions  ne  le  font  que  par  réflexion  et 
par  un  effort  de  raison,  car  l'instinct  les  porte  au  contraire. 


1  [La  haine  semble  être  une  colère  d'habitude;  l'aversion,  une  forte  anti- 
pathie ;  l'antipathie,  un  instinct  qui  nous  avertit  que  tel  être  n'est  pas  fait 
pour  le  nôtre.  — V.] 

2  [Haine  de  quoi  ?  —  V.] 

5  [Hors-d'œuvre ;  à  mettre  dans  le  chap.  de  V Amour-propre.  —  V.] 


i 


DE    L'ESPRIT  HUMAIN.  45 

Par  une  suite  naturelle  du  même  principe,  la  haine  ra- 
baisse ceux  qui  en  sont  l'objet,  avec  le  même  soin  que 
l'amour  les  relève.  Il  est  impossible  aux  hommes  de  se 
persuader  que  ce  qui  les  blesse  n'ait  pas  quelque  grand 
défaut;  c'est  un  jugement  confus  que  l'esprit  porte  en 
lui-même,  comme  il  en  use  au  contraire  '  en  aimant.  Et 
si  la  réflexion  contrarie  cet  instinct ,  car  il  y  a  des  qua- 
lités qu'on  est  convenu  d'estimer  et  d'autres  de  mépriser, 
alors  cette  contradiction  ne  fait  qu'irriter  la  passion  ; 
et,  plutôt  que  de  céder  aux  traits  de  la  vérité,  elle  en  dé- 
tourne les  yeux.  Ainsi  elle  dépouille  son  objet  de  ses  qua- 
lités naturelles  pour  lui  en  donner  de  conformes  à  son  inté- 
rêt dominant  ;  ensuite  elle  se  livre  témérairement  et  sans 
scrupule  à  ses  préventions  insensées. 

Il  n'y  a  presque  point  d'homme  dont  le  jugement  soit 
supérieur  à  ses  passions.  11  faut  donc  bien  prendre  garde, 
lorsqu'on  veut  se  faire  estimer,  à  ne  pas  se  faire  haïr,  mais 
tâcher,  au  contraire,  de  se  présenter  par  des  endroits 
agréables  ;  parce  que  les  hommes  penchent  à  juger  du  prix 
des  choses  par  le  plaisir  qu'elles  leur  font. 

Il  y  en  a,  à  la  vérité,  qu'on  peut  surprendre  par  une 
conduite  opposée ,  en  paraissant  au  dehors  plus  pénétré  de 
soi-même  qu'on  [ne]  l'est  au  dedans;  cette  confiance  exté- 
rieure les  persuade  et  les  maîtrise.  Mais  il  est  un  moyen  plus 
noble  de  gagner  l'estime  des  hommes  :  c'est  de  leur  faire 
souhaiter  la  nôtre  par  un  vrai  mérite,  et  ensuite  d'être 
modeste  et  de  s'accommoder  à  eux\  Quand  on  a  véritable- 
ment les  qualités  qui  emportent  l'estime  du  monde,  il  n'y 
a  plus  qu'à  les  rendre  populaires  pour  leur  concilier  l'a- 
mour, et  lorsque  l'amour  les  adopte,  il  en  sait  relever  le 
prix.  Mais  pour  les  petites  finesses  qu'on  emploie  en  vue  de 
surprendre  ou  de  conserver  les  suffrages,  attendre  les 
autres,  se  faire  valoir,  réveiller  par  des  froideurs  étudiées 
ou  des  amitiés  ménagées  le  goût  inconstant  du  public,  c'est 

'  Au  contraire,  pour  d'une  manière  contraire.  —  S. 
2  [Bien.  —  V.] 


46  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

la  ressource  des  hommes  superficiels  qui  craignent  d'être 
approfondis  ;  il  faut  leur  laisser  ces  misères,  dont  ils  ont 
besoin  avec  leur  mérite  spécieux  '. 

Mais  c'est  trop  s'arrêter  aux  choses  ;  tâchons  d'abréger 
ces  principes  par  de  courtes  définitions  : 

Le  désir  est  une  espèce  de  mésaise  que  le  goût  du  bien 
[-être]  met  en  nous,  et  l'inquiétude  un  désir  sans  objet  ; 
l'ennui  vient  du  sentiment  de  notre  vide  ;  la  paresse  naît 
d'impuissance  ;  la  langueur  est  un  témoignage  de  notre 
faiblesse,  et  la  tristesse  de  notre  misère. 

L'espérance  est  le  sentiment  d'un  bien  prochain,  et  la 
reconnaissance  celui  d'un  bienfait";  le  regret  consiste  dans 
le  sentiment  de  quelque  perte  ;  le  repentir,  dans  celui 
d'une  faute;  le  remords,  dans  celui  d'un  crime  et  la  crainte 
du  châtiment  ^ 

La  timidité  peut  être  la  crainte  du  blâme,  la  honte  en 
est  la  conviction . 

La  raillerie  naît  d'un  mépris  content  4. 

La  surprise  est  un  ébranlement  soudain  à  la  vue  d'une 
nouveauté;   l'étonnement   est    une  surprise  longue^   et 


1  [Bien,  —  V.]  —  Vauvenargues  reviendra  souvent  sur  ces  idées;  voyez 
notamment  le  8^  Conseil  à  un  jeune  homme^  et  toutes  les  maximes  sur  la 
finesse  et  sur  Vhabileté.  —  G. 

2  [Trop  commun.  —  V.J 

5  Ici  Voltaire  écrit  à  la  marge  Girard^  faisant  allusion,  sans  doute,  à  l'au- 
teur des  Synonymes.  —  G.  —  Ce  n'est  pas,  à  ce  qu'il  semble,  la  différence  de 
la  faute  et  du  crime^  qui  constitue  celle  du  repenti?-  et  du  remords.  On  peut 
expier  ses  crimes  par  le  repentir.,  et  sentir  le  remords  d'une  faute.  Si  le  re- 
pentir est  moins  cruel,  c'est  qu'il  suppose  le  retour,  et  une  résolution  de  ne 
plus  retomber,  qui  console  toujours.  Le  remords  peut  exister  avec  la  résolu- 
tion de  se  rendre  encore  coupable.   Heureux^  si  je  puis,  dit  Matlian  dans 

Athalie., 

A  force  d'attentats,  perdre  tous  mes  remords. 

C'est  ainsi  que  les  scélérats  les  perdent  ;  il  n'y  a  point  pour  eux  de  re- 
pentir. 

Dieu  fit  du  repentir  la  vertu  des  mortels. 

Heureusement  le  remords  peut  naître  sans  la  crainte  du  châtiment;  mais  ce 
n'est  guère  que  pour  les  premiers  crimes.  —  S. 

4  [Bien.  — V.] 

5  [Pourquoi  longue?  V.] 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  47 

accablante;  l'admiration  une  surprise  pleine  de  respect'. 
La  plupart  de  ces  sentiments  ne  sont  pas  trop  composés, 
et  n'affectent  pas  aussi  durablement  notre  âme  que  les 
grandes  passions,  l'amour,  l'ambition,  l'avarice,  etc.  Le 
peu  que  je  viens  de  dire  à  leur  occasion,  répandra  une 
sorte  de  lumière  sur  ceux  dont  je  me  réserve  de  parler 
ailleurs. 

41.    —    DE  l'amour  des  objets  SENSIBLES. 

Il  serait  impertinent  de  dire  que  l'amour  des  choses  sen- 
sibles, comme  l'harmonie,  les  saveurs,  etc.,  n'est  qu'un 
effet  de  l' amour-propre,  du  désir  de  nous  agrandir,  elc. 
Cependant  tout  cela  s'y  mêle  quelquefois.  Il  y  a  des  musi- 
ciens, des  peintres,  qui  n'aiment  chacun  dans  leur  art  que 
l'expression  des  grandeurs^  et  qui  ne  cultivent  leurs  talents 
que  pour  la  gloire  :  ainsi  d'une  infinité  d'autres. 

Les  hommes  que  les  sens  dominent  ne  sont  pas  ordinai- 
rement si  sujets  aux  passions  sérieuses  :  l'ambition,  l'amour 
de  la  gloire,  etc.  Les  objets  sensibles  les  amusent  et  les 
amollissent  ;  et  s'ils  ont  les  autres  passions,  ils  ne  les  ont  pas 
aussi  vives.  On  peut  dire  la  même  chose  des  hommes  en- 
joués, parce  qu'ayant  une  manière  d'exister  assez  heureuse, 
ils  n'en  cherchent  pas  une  autre  avec  ardeur.  Trop  de 
choses  les  distraient  ou  les  préoccupent. 

On  pourrait  entrer  là-dessus,  et  sur  tous  les  sujets  que 
j'ai  traités,  dans  des  détails  intéressants.  Mais  mon  dessein 
n'est  pas  de  sortir  des  principes ,  quelque  sécheresse  qui 
les  accompagne  :  ils  sont  l'objet  unique  de  tout  mon  dis- 
cours, et  je  n'ai  ni  la  volonté  ni  le  pouvoir  de  donner  plus 
d'application  à  cet  ouvrage  \ 

*  Il  faut  avouer  que  la  plupart  des  définitions  accumulées  ici  ne  se  ratta- 
chent pas  assez  étroitement  au  sujet  annoncé  par  le  titre  du  chapitre.  —  G. 

2  Vauvenargucs  veut-il  dire  que  des  artistes  n'aiment  leur  art  que  comme 
moyen  d'exprimer  la  grandeur  de  leur  génie?  —  La  phrase  est  au  moins 
obscure.  —  G. 

^  Dans  la  première  édition,  ce  chapitre  finissait  ainsi  :  1 1l  serait  sans  doute 
n  agréable  d'élever  un  édifice  sur  ces  fondements,  de  l'orner,  de  s'y  reposer; 


48  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

ll2.    —    DES  PASSIONS  EN  GÉNÉRAL. 

Les  passions  s'opposent  aux  passions,  et  peuvent  se  servir 
de  contre- poids  ;  mais  la  passion  dominante  ne  peut  se 
conduire  que  par  son  propre  intérêt,  vrai  ou  imaginaire, 
parce  qu'elle  règne  despotiquement  sur  la  volonté,  sans 
laquelle  rien  ne  se  peut. 

Je  regarde  humainement  les  choses,  et  j'ajoute  dans  cet 
esprit  :  toute  nourriture  n'est  pas  propre  à  tous  les  corps, 
tous  objets  ne  sont  pas  suffisants  pour  toucher  de  certaines 
âmes.  Ceux  qui  croient  les  hommes  souverains  arbitres 
de  leurs  sentiments  ne  connaissent  pas  la  nature;  qu'on 
obtienne  qu'un  sourd  s'amuse  des  sons  enchanteurs  de 
Murer;  qu'on  demande  à  une  joueuse  qui  fait  une  grosse 
partie  qu'elle  ait  la  complaisance  et  la  sagesse  de  s'y  en- 
nuyer :  nul  art  ne  le  peut. 

Les  sages  se  trompent  encore  en  offrant  la  paix  aux  pas- 
sions ;  les  passions  lui  sont  ennemies.  Ils  vantent  la  modé- 
ration à  ceux  qui  sont  nés  pour  l'action  et  pour  une  vie 
agitée  ;  qu'importe  à  un  homme  malade  la  délicatesse  d'un 
festin  qui  le  dégoûte  ? 

Nous  ne  connaissons  pas  les  défauts  de  notre  âme'  ;  mais 
quand  nous  pourrions  les  connaître,  nous  voudrions  rare- 
ment les  vaincre. 

Nos  passions  ne  sont  pas  distinctes  de  nous-mêmes  ;  il  y 
en  a  qui  sont  tout  le  fondement  et  toute  la  substance  de 
notre  âme.  Le  plus  faible  de  tous  les  êtres  voudrait-il  périr 
pour  se  voir  remplacé  par  le  plus  sage  ?  Qu'on  me  donne 
un  esprit  plus  juste,  plus  aimable,  plus  pénétrant,  j'accepte 


«  où  ne  le  porterait-on  pas?  que  n'y  ferait-on  pas  entrer?  Une  longue  vie  suf- 
«  tirait  à  peine  à  l'exécution  d'un  tel  dessein.  Détourné  de  ses  avantages  par 
«  de  vains  désirs,  et  borné  à  lier  mes  réflexions,  je  cours  rapidement  au  but, 
«  et  j'ignore  l'art  d'embellir.  »  —  Il  nous  a  paru  intéressant  de  rétablir,  au 
moins  en  note,  un  des  rares  endroits  où  Vauvenargucs  parle  de  lui.  Les  vains 
désirs  auxquels  il  fait  allusion  feraient  penser  qu'il  écrivait  ce  morceau  au 
moment  où  il  allait  se  démettre  de  son  grade  de  capitaine,  et  solliciter,  sans 
beaucoup  d'espérance,  un  emploi  dans  la  diplomatie.  —  G. 

*  [Pas  assez  développé.  — V.] 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  49 

avec  joie  tous  ces  dons  ;  mais  si  l'on  m'ôte  encore  l'âme 
qui  doit  en  jouir,  ces  présents  ne  sont  plus  rien  pour  moi  '. 
Cela  ne  dispense  personne  de  combattre  ses  habitudes  % 
et  ne  doit  inspirer  aux  hommes  ni  abattement  ni  tristesse. 
Dieu  peut  tout  ;  la  vertu  sincère  n'abandonne  pas  ses 
amants;  les  vices  même  d'un  homme  bien  né  peuvent  se 
tourner  à  sa  gloire  \ 


«  [Idée  frivole.  —  V.] 

2  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  fait  observer  que  ce  n'est  pas  là  la  con- 
séquence attendue  ;  il  n'y  a  cependant  qu'à  rapprocher  cette  ligne  de  celles  qui 
précèdent  {nous  ne  connaissons  pas  les  défauts  de  notre  âme^  etc.)  pour  s'as- 
surer que  la  conséquence  est  rigoureuse  ;  j'imagine  que  ce  qui  chagrine  Vol- 
taire, c'est  moins  ce  passage  lui-même,  que  le  mot  suivant:  Dieu  peut  tout. 
—  G. 

3  Rapprochez  de  la  IS*"  Réflexion  et  du  3^  Conseil  à  tin  jeune  homme.  —  G. 


50  INTIIODUCTIOIN  A   LA  CONNAISSANCE 


LIVRE  TROISIEME 


53.    —  DU  BIEN   ET   DU   MAL  MORAL. 

Ce  qui  n'est  bien  ou  mal  qu'à  un  particulier  ',  et  qui  peut 
être  le  contraire  de  cela  à  l'égard  du  reste  des  hommes,  ne 
peut  être  regardé,  en  général,  comme  un  mal  ou  comme  un 
bien  =. 

Afin  qu'une  chose  soit  regardée  comme  un  bien  par  toute 
la  société,  il  faut  qu'elle  tende  à  l'avantage  de  toute  la  so- 
ciété ;  et  afin  qu'on  la  regarde  comme  un  mal,  il  faut  qu'elle 
tende  à  sa  ruine  :  voilà  le  grand  caractère  du  bien  et  du 
mal  moral. 

Les  hommes  étant  imparfaits  n'ont  pu  se  suffire  à  eux- 
mêmes  :  de  là  la  nécessité  de  former  des  sociétés.  Qui  dit 
une  société  dit  un  corps  qui  subsiste  par  l'union  de  divers 
membres,  et  confond  l'intérêt  particulier  dans  l'intérêt  gé- 
néral ;  c'est  là  le  fondement  de  toute  la  morale. 

Mais  parce  que  le  bien  commun  exige  de  grands  sacri- 
fices, et  qu'il  ne  peut  se  répandre  également  sur  tous  les 
hommes,  la  religion,  qui  répare  le  vice  des  choses  humaines, 
assure  des  indemnités  dignes  d'envie  à  ceux  qui  nous  sem- 
blentlésés.  Et  toutefois,  ces  motifs  respectables  n'étant  pas 

*  Au  lieu  de  pour  un  particulier.  — S. 

-  Oui  ;  mais  si  toute  la  société  avait  la  fièvre  ou  la  goutte,  ou  était  man- 
chotte  ou  folle?  —  V.  —  Il  faut  avouer  que  l'objection  de  Voltaire  est  puérile 
et  porte  à  faux  ;  il  est  assez  clair,  comme  l'indique  le  titre  même  du  chapitre, 
que  Vauvenargues  traite  ici,  non  du  bien  et  du  mal  physique,  mais  du  bien 
^i  du  mal  moral.  —  G. 


PE  L'ESPRIT  HUMAIN.  51 

assez  puissants  pour  donner  un  frein  à  la  cupidité  des 
hommes,  il  a  fallu  encore  qu'ils  convinssent  de  certaines 
règles  pour  le  bien  public,  fondé,  à  la  honte  du  genre 
humain,  sur  la  crainte  odieuse  des  supplices  ;  et  c'est  l'ori- 
gine des  lois. 

Nous  naissons,  nous  croissons  à  l'ombre  de  ces  conven- 
tions solennelles  ;  nous  leur  devons  la  sûreté  de  notre  vie 
et  la  tranquillité  qui  l'accompagne.  Les  lois  sont  aussi  le 
seul  titre  de  nos  possessions  :  dès  l'aurore  de  notre  vie, 
nous  en  recueillons  les  doux  fruits,  et  nous  nous  engageons 
toujours  à  elles  par  des  liens  plus  forts.  Quiconque  prétend 
se  soustraire  à  cette  autorité,  dont  il  tient  tout,  ne  peut 
trouver  injuste  qu'elle  lui  ravisse  tout,  jusqu'à  la  vie.  Où 
serait  la  raison  qu'un  particulier  ose  '  en  sacrifier  tant  d'au- 
tres à  soi  seul,  et  que  la  société  ne  pût  par  sa  ruine  racheter 
le  repos  public  ?  C'est  un  vain  prétexte  de  dire  qu'on  ne  se 
doit  pas  à  des  lois  qui  favorisent  l'inégalité  des  fortunes. 
Peuvent-elles  égaler  '  les  hommes,  l'industrie,  l'esprit,  les 
talents  ?  peuvent-elles  empêcher  les  dépositaires  de  l'auto- 
rité d'en  user  selon  leur  faiblesse  ?  Dans  cette  impuissance 
absolue  d'empêcher  l'inégalité  des  conditions,  elles  fixent  les 
droits  de  chacune,  elles  les  protègent.  On  suppose  d'ailleurs, 
avec  quelque  raison,  que  le  cœur  des  hommes  se  forme  sur 
leur  condition  :  le  laboureur  a  souvent,  dans  le  travail  de 
ses  mains,  la  paix  et  la  satiété  qui  fuient  l'orgueil  des  grands  ^ 
ceux-ci  n'ont  pas  moins  de  désirs  que  les  hommes  les  plus 
abjects  ;  ils  ont  donc  autant  de  besoins  :  voilà  dans  l'inéga- 
lité une  sorte  d'égalité  ^.  Ainsi  on  suppose  aujourd'hui  toutes 
les  conditions  égales  ou  nécessairement  inégales  :  dans  l'une 
et  l'autre  supposition ,  l'équité  consiste  à  maintenir  invaria- 


•  Il  faudrait  osûl  ;  plus  loin,  par  sa  ruine  est  équivoque  et  veut  dire  la  ruine 
de  ce  particulier.  —  M. 
-  Au  lieu  à'éfjaliser.  Cette  incorrection  reviendra  souvent.  —  G. 
"'  [On  pourrait  dire  tout  cela  bien  mieux.  —  V.j 

^  Voyez  plus  loin  le  développement  de  ces  idées  dans  le  Discours  sur  l'inr- 
(jalité  des  richesses.  —  G. 


52  INTRODUCTION  A  L\  CONNAISSANCE 

blementleursdroits  réciproques, et  c'estlàtoutrobjetdeslois. 

Heureux  qui  les  sait  respecter  comme  elles  méritent  de 
l'être  !  Plus  heureux  qui  porte  en  son  cœur  celles  d'un  heu- 
reux naturel  !  Il  est  bien  facile  de  voir  que  je  veux  parler  des 
vertus  '  ;  leur  noblesse  et  leur  excellence  sont  l'objet  de  tout 
ce  discours  :  mais  j'ai  cru  qu'il  fallait  d'abord  établir  une 
règle  sûre  pour  les  bien  distinguer  du  vice.  Je  l'ai  rencon- 
trée sans  effort,  dans  le  bien  et  le  mal  moral  ;  je  l'aurais 
cherchée  vainement  dans  une  moins  grande  origine.  Dire 
simplement  que  la  vertu  est  vertu,  parce  qu'elle  est  bonne 
en  son  fond,  et  le  vice  tout  au  contraire,  ce  n'est  pas  les 
faire  connaître.  La  force  et  la  beauté  sont  aussi  de  grands 
biens  ;  la  vieillesse  et  la  maladie,  des  maux  réels  :  cepen- 
dant l'on  n'a  jamais  dit  que  ce  fût  là  vice  ou  vertu.  Le  mot 
de  vertu  emporte  l'idée  de  quelque  chose  d'estimable  à 
l'égard  de  toute  la  terre  ;  le  vice  au  contraire  ;  or,  il  n'y  a 
que  le  bien  et  que  le  mal  moral  qui  portent  ces  grands  ca- 
ractères. La  préférence  de  l'intérêt  général  au  personnel 
est  la  seule  définition  qui  soit  digne  de  la  vertu  et  qui  doive 
en  fixer  l'idée;  au  contraire,  le  sacrifice  mercenaire  du 
bonheur  public  à  l'hitérêt  propre  est  Je  sceau  éternel  du  vice. 

Ces  divers  caractères  ainsi  établis  et  suffisamment  dis- 
cernés, nous  pouvons  distinguer  encore  les  vertus  natu- 
relles des  acquises.  J'appelle  vertus  naturelles  les  vertus 
de  tempérament  ;  les  autres  sont  les  fruits  pénibles  de  la 
réflexion.  Nous  mettons  ordinairement  ces  dernières  à  plus 
haut  prix,  parce  qu'elles  nous  coûtent  davantage  ;  nous  les 
estimons  plus  à  nous,  parce  qu'elles  sont  les  effets  de  notre 
fragile  raison.  Je  dis  :  La  raison  elle-même  n'est-elle  pas 
un  don  de  la  nature,  comme  l'heureux  tempérament?  L'heu- 
reux tempérament  exclut-il  la  raison  ?  N'en  est-il  pas  plutôt 
la  base?  Et  si  Tun  peut  nous  égarer,  l'autre  est-il  plus 
infaillible  ? 

*  Très -bien.  Distinguons  cependant  vertus  et  qualités  heureuses  :  bienfai- 
sance seule  est  vertu;  tempérance,  sagesse,  bonnes  qualités  ?  tant  mieux  pour 
toi.  -  V. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  53 

Je  me  hâte,  afin  d'en  venir  à  une  question  plus  sérieuse. 
On  demande  si  la  plupart  des  vices  ne  concourent  pas  au 
bien  public,  comme  les  plus  pures  vertus.  Qui  ferait  fleurir 
le  commerce  sans  la  vanité,  l'avarice,  etc.?En  un  sens,  cela 
est  trop  vrai  dans  la  décadence  des  mœurs  ;  mais  il  faut  m'ac- 
corder  aussi  que  le  bien  produit  par  le  vice  est  toujours  mêlé 
de  grands  maux  '.  Ce  sont  les  lois  qui  arrêtent  le  progrès  de 
ses  désordres  ;  et  c'est  la  raison,  la  vertu  qui  le  subjuguent, 
qui  le  contiennent  dans  certaines  bornes,  et  le  rendent 
utile  au  monde. 

A  la  vérité,  la  vertu  ne  satisfait  pas  sans  réserve  toutes 
nos  passions;  mais  si  nous  n'avions  aucun  vice,  nous 
n'aurions  pas  ces  passions  à  satisfaire;  et  nous  ferions 
par  devoir  ce  qu'on  fait  par  ambition ,  par  orgueil , 
par  avarice ,  etc.  Il  est  donc  '  ridicule  de  ne  pas  sentir 
que  c'est  le  vice  qui  nous  empêche  d'être  heureux  par  la 
vertu.  Si  elle  est  si  insuffisante  à  faire  le  bonheur  des 
hommes,  c'est  parce  que  les  hommes  sont  vicieux  ;  et  les 
vices,  s'ils  vont  au  bien,  c'est  qu'ils  sont  mêlés  de  vertus 
de  patience,  de  tempérance,  de  courage,  etc.  ^  Un  peuple 
qui  n'aurait  en  partage  que  des  vices  courrait  à  sa  perte 
infaillible. 

Quand  le  vice  veut  procurer  quelque  grand  avantage  au 
monde,  pour  surprendre  l'admiration,  il  agit  comme  la 
vertu,  parce  qu'elle  est  le  vrai  moyen,  le  moyen  naturel 
du  bien  ;  mais  celui  que  le  vice  opère  n'est  ni  son  objet  ^, 

'  Il  faut  remarquer  que  l'auteur  du  Mondain ^qae  Voltaire  ne  fait  aucune 
objection  à  ce  passage,  et  que  c'est  précisément  ce  chapitre  qu'il  admirait  le 
plus  dans  Vauven argues.  «  J'ignore,  dit-il,  si  jamais  aucun  de  ceux  qui  se 
«  sont  mêlés  d'instruire  les  hommes,  a  rien  écrit  de  plus  sage  que  son  chapitre 
«  sur  le  bien  et  sur  le  mal  moral.  »  —  G. 

*  [Conclusion  trop  éloignée.  —  V.] 

5  Vauvenargucs  dira  plus  loin  (l»""  Discours  sur  la  gloire)  :  «  Le  vice  n'ol> 
«  tient  point  d'hommage  réel.  Si  Cromwcll  n'eût  été  prudent,  ferme,  labo- 
«  rieux,  libéral,  autant  qu'il  était  ambitieux  et  remuant,  ni  la  gloire,  ni  la 
«  fortune  n'auraient  couronné  ses  projets,  etc.  »  —  G. 

*  Un  critique,  sinon  des  plus  profonds,  du  moins  des  plus  délicats  et  des  plus 
fins,  Vinet  {Ilist.  de  la  Litt.  française  au  xviiie  siècle^  tome  I^»",  p.  290),  cite, 


54  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

ni  son  but.  Ce  n'est  pas  à  un  si  beau  terme  que  tendent 
ses  déguisements.  Ainsi  le  caractère  distinctif  de  la  vertu 
subsiste  ;  ainsi  rien  ne  peut  l'effacer. 

Que  prétendent  donc  quelques  hommes,  qui  confondent 
toutes  ces  choses,  ou  qui  nient  leur  réalité  ?  Qui  peut  les 
empêcher  de  voir  qu'il  y  a  des  qualités  qui  tendent  natu- 
rellement au  bien  du  monde,  et  d'autres  à  sa  destruction  ? 
Ces  premiers  sentiments,  élevés,  courageux,  bienfaisants  à 
tout  l'univers,  et  par  conséquent  estimables  à  l'égard 
de  toute  la  terre,  voilà  ce  qu'on  nomme  vertu  ;  et  ces 
odieuses  passions,  tournées  à  la  ruine  des  hommes  et,  par 
conséquent,  criminelles  envers  le  genre  humain,  c'est  ce  que 
j'appelle  des  vices.  Qu'entendent-ils,  eux,  par  ces  noms  ? 
Cette  différence  éclatante  du  faible  et  du  fort,  du  faux  et 
du  vrai,  du  juste  et  de  l'injuste,  etc.,  leur  échappe-t-elle  ? 
Mais  le  jour  n'est  pas  plus  sensible.  Pensent-ils  que  l'irréli- 
gion dont  ils  se  piquent  puisse  anéantir  la  vertu  ?  Mais  tout 
leur  fait  voir  le  contraire.  Qu'imaginent-ils  donc  ?  Qui  leur 
trouble  l'esprit?  Qui  leur  cache  qu'ils  ont  eux-mêmes,  parmi 
leurs  faiblesses,  des  sentiments  de  vertu  '  ? 

Est-il  un  homme  assez  insensé  pour  douter  que  la  santé 
ne  soit  préférable  aux  maladies?  Non,  il  n'y  en  a  point  dans 
le  monde.  Trouve-t-on  quelqu'un  qui  confonde  la  sagesse 
avec  la  folie?  Non,  personne  assurément.  On  ne  voit  per- 

en  regard  de  ce  passage,  une  maxime  de  Vauvenargues,  et  s'étonne  de  la  con- 
tradiction :  «  Aidons-nous  des  mauvais  motifs,  pour  nous  fortifier  dans  les 
«  bons  desseins.  »  On  pourrait,  je  crois,  répondre  que  la  contradiction  n'est 
qu'apparente,  car  l'auteur  ne  prétend  pas  que  le  vice  n'opère  jamais  le  bien, 
et  qu'on  ne  puisse  jamais,  par  conséquent,  en  tirer  parti  pour  une  fin  ver- 
tueuse ;  il  soutient  seulement  que,  même  dans  ce  cas,  le  vice  ne  peut  reven- 
diquer le  mérite  du  bien  qu'il  a  produit,  parce  que  ce  bien  n'était  ni  son  objet 
ni  soîi  but.  Ce  n'est  pas,  du  reste,  que  les  contradictions  ne  soient  nombreuses 
dans  Vauvenargues  ;  il  en  convient  lui-même  et  ne  s'en  embarrasse  guère.  Nous 
avons  trouvé  à  ce  sujet,  dans  les  manuscrits  du  Louvre,  cette  pensée  inédite  : 
«  Si  l'on  me  dit  que  je  me  contredis,  je  réponds  :  parce  que  je  me  suis  trompé 
«  une  fois  ou  plusieurs  fois,  je  ne  prétends  point  me  tromper  toujours.  »  —  G. 

*  Première  édition  :  t  Hommes  faibles,  vous  n'êtes  pas  si  méchants  que 
«  vous  le  croyez;  vous  avez  aussi  des  vertus.  »  Nous  regrettons  ce  mouve- 
ment, que  Voltaire  a  supprimé,  parce  que  le  mot  faibles  lui  semblait,  avec 
raison  d'ailleurs,  aller  contre  l'idée  môme  de  Vauvenargues. — G. 


DE   L'ESPRIT  HUMAIN.  55 

sonne  non  plus  qui  ne  préfère  la  vérité  à  l'erreur;  per- 
sonne qui  ne  sente  bien  que  le  courage  est  différent  de  la 
crainte,  et  Tenvie  de  la  bonté  ;  on  ne  voit  pas  moins  claire- 
ment que  l'humanité  vaut  mieux  que  l'inhumanité,  qu'elle 
est  plus  aimable,  plus  utile,  et,  par  conséquent,  plus  esti- 
mable ;  et  cependant....  0  faiblesse  de  l'esprit  humain  !  il 
n'y  a  point  de  contradiction  dont  les  hommes  ne  soient  ca- 
pables, dès  qu'ils  veulent  approfondir. 

iN'est-ce  pas  le  comble  de  l'extravagance,  qu'on  puisse 
réduire  en  question  si  îe  courage  vaut  mieux  que  la  peur? 
On  convient  qu'il  nous  donne  sur  les  hommes  et  sur  nous- 
mêmes  un  empire  naturel  ;  on  ne  nie  pas  non  plus  que  la 
puissance  n'enferme  une  idée  de  grandeur,  et  qu'elle  ne  soit 
utile  ;  on  sait  encore  que  la  peur  est  un  témoignage  de  fai- 
blesse, et  on  convient  que  la  faiblesse  est  très-nuisible, 
qu  elle  jette  les  hommes  dans  la  dépendance,  et  qu'elle 
prouve  ainsi  leur  petitesse.  Comment  peut-il  donc  se  trou- 
ver des  esprits  assez  déréglés  pour  mettre  de  l'égalité  dans 
des  choses  si  inégales? 

Qu'entend-on  par  un  grand  génie?  un  esprit  qui  a  de 
grandes  vues,  puissant,  fécond,  éloquent,  etc.  Et  par  une 
grande  fortune?  un  état  indépendant,  commode,  élevé,  glo- 
rieux. Personne  ne  dispute  donc  qu'il  n'y  ait  de  grands  gé- 
nies et  de  grandes  fortunes  ;  les  caractères  de  ces  avan- 
tages sont  trop  bien  marqués.  Ceux  d'une  âme  vertueuse 
sont-ils  moins  sensibles?  Qui  peut  nous  les  faire  confon- 
dre ?  Sur  quel  fondement  ose-t-on  égaler  le  bien  et  le  mal  ? 
Est-ce  sur  ce  que  l'on  suppose  que  nos  vices  et  nos  vertus 
sont  des  effets  nécessaires  de  notre  tempérament?  Mais 
les  maladies,  la  santé,  ne  sont-elles  pas  des  effets  néces- 
saires de  la  même  cause?  Les  confond-on  cependant,  et 
a-t-on  jamais  dit  que  c'étaient  des  chimères,  qu'il  n'y  avait 
ni  santé,  ni  maladies?  Pense-t-on  que  tout  ce  qui  est  néces- 
saire n'est  d'aucun  mérite?  Mais  c'est  une  nécessité  en  Dieu 
d'être  tout-puissant,  éternel  :  la  puissance  et  l'éternité  se- 
ront-elles égales  au  néant?  ne  seront-elles  plus  des  attributs 


56  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

parfaits?  Quoi  1  parce  que  la  vie  et  la  mort  sont  en  nous  des 
états  de  nécessité,  n'est-ce  plus  qu'une  même  chose,  et  indif- 
férente aux  humains?  Mais  peut-être  que  les  vertus  que  j'ai 
peintes  comme  un  sacrifice  de  notre  intérêt  propre  à  l'intérêt 
public,  ne  sont  qu'un  pur  effet  de  l'amour  de  nous-mêmes; 
peut-être  ne  faisons-nous  le  bien  que  parce  que  notre  plai- 
sir se  trouve  dans  ce  sacrifice.  Étrange  objection  !  Parce  que 
je  me  plais  dans  l'usage  de  ma  vertu,  en  est-elle  moins  pro- 
fitable, moins  précieuse  à  tout  l'univers,  ou  moins  différente 
du  vice,  qui  est  la  ruine  du  genre  humain  ?  Le  bien  où  je  me 
plais  change-t-il  de  nature?  cesse-t-il  d'être  bien? 

Les  oracles  de  la  piété,  continuent  nos  adversaires,  con- 
damnent cette  complaisance.  Est-ce  à  ceux  qui  nient  la 
vertu,  à  la  combattre  par  la  religion  qui  l'établit?  Qu'ils 
sachent  qu'un  Dieu  bon  et  juste  ne  peut  réprouver  le  plai- 
sir que  lui-même  attache  à  bien  faire  '.  Nous  prohiberait-il 
ce  charme  qui  accompagne  l'amour  du  bien?  Lui-même 
nous  ordonne  d'aimer  la  vertu,  et  sait  mieux  que  nous  qu'il 
est  contradictoire  d'aimer  une  chose  sans  s'y  plaire.  S'il 
rejette  donc  nos  vertus,  c'est  quand  nous  nous  approprions 
les  dons  que  sa  main  nous  dispense;  que  nous  arrêtons  nos 
pensées  à  la  possession  de  ses  grâces,  sans  aller  jusqu'à 
leur  principe;  que  nous  méconnaissons  le  bras  qui  répand 
sur  nous  ses  bienfaits,  etc. 

Une  vérité  s'offre  à  moi  :  ceux  qui  nient  la  réalité  des 
vertus  sont  forcés  d'admettre  des  vices.  Oseraient-ils  dire 
que  l'homme  n'est  pas  corrompu  et  méchant  ?  Toutefois,  s'il 
n'y  avait  que  des  malades,  saurions-nous  ce  que  c'est  que 
la  santé ' ? 

hh.    —   DE   LA   GRANDEUR   d'aME. 

Après  ce  que  nous  avons  dit,  je  crois  qu'il  n'est  pas  né- 
cessaire de  prouver  que  la  grandeur  d'âme  est  quelque 

«  [Admirable!  ~  V.] 

'-  Voyez  plus  loin  le  développement  des  mômes  idées,  à  la  fin  du  Discours 
sur  le  Caractère  des  différents  siècles.  —  G. 


DE   L'ESPRIT  HUMAIN.  57 

chose  d'aussi  réel  que  la  santé,  etc.  11  est  difficile  de  ne 
pas  sentir  dans  un  homme  qui  maîtrise  la  fortune,  et  qui 
par  des  moyens  puissants  arrive  à  des  fins  élevées,  qui 
subjugue  les  autres  hommes  par  son  activité,  par  sa  pa- 
tience ou  par  de  profonds  conseils;  je  dis  qu'il  est  difficile 
de  re  pas  sentir  dans  un  génie  de  cet  ordre  une  noble  réa- 
lité. Cependant  il  n'y  a  rien  de  pur  et  dont  nous  n'abusions 
sans  peine  '. 

La  grandeur  d'âme  est  un  instinct  élevé  qui  porte  les 
hommes  au  grand,  de  quelque  nature  qu'il  soit;  mais  qui 
les  tourne  au  bien  ou  au  mal,  selon  leurs  passions,  leurs 
lumières,  leur  éducation,  leur  fortune,  etc.  Égale  à  tout  ce 
qu'il  y  a  sur  la  terre  de  plus  élevé,  tantôt  elle  cherche  à 
soumettre  par  toutes  sortes  d'efforts  ou  d'artifices  les  choses 
humaines  à  elle,  et  tantôt,  dédaignant  ces  choses,  elle  s'y 
soumet  elle-même  sans  que  sa  soumission  l'abaisse  :  pleine 
de  sa  propre  grandeur,  elle  s'y  repose  en  secret,  contente 
de  se  posséder.  Qu'elle  est  belle,  quand  la  vertu  dirige 
tous  ses  mouvements  !  mais  qu'elle  est  dangereuse  alors 
qu'elle  se  soustrait  à  la  règle  !  Représentez-vous  Catilina 
au-dessus  de  tous  les  préjugés  de  sa  naissance,  méditant  de 
changer  la  face  de  la  terre  et  d'anéantir  le  nom  romain  : 
concevez  ce  génie  audacieux,  menaçant  le  monde  du  sein 
des  plaisirs,  et  formant  d'une  troupe  de  voluptueux  et  de 
voleurs,  un  corps  redoutable  aux  armées  et  à  la  sagesse  de 
Rome.  Qu'un  homme  de  ce  caractère  aurait  porté  loin  la 
vertu,  s'il  eût  été  tourné  au  bien  !  mais  des  circonstances 
malheureuses  le  poussent  au  crime.  Catilina  était  né  avec 
un  amour  ardent  pour  les  plaisirs,  que  la  sévérité  des  lois 
aigrissait  et  contraignait;  sa  dissipation  et  ses  débauches 
l'engagèrent  peu  à  peu  à  des  projets  criminels  :  ruiné, 
décrié,  traversé,  il  se  trouva  dans  un  état  où  il  lui  était 
moins  facile  de  gouverner  la  république  que  de  la  détruire  '. 

'  [Manque  de  liaison  et  d'ordre.  —  V.  ] 

*  Ici  les  diverses  éditions  donnent  un  membre  de  plirase  que  Voltaire  trou- 


58  INTRODUCTION   A  LA  CONNAISSANCE 

Ainsi  les  hommes  sont  souvent  portés  au  crime  par  de 
fatales  rencontres,  ou  par  leur  situation  :  ainsi  leur  vertu 
dépend  de  leur  fortune'.  Que  manquait-il  à  César,  que 
d'être  né  souverain?  Il  était  bon,  magnanime,  généreux, 
hardi,  clément;  personne  n'était  plus  capable  de  gouver- 
ner le  monde  et  de  le  rendre  heureux  :  s'il  eût  eu  une 
fortune  égale  à  son  génie,  sa  vie  aurait  été  sans  tache  : 
mais  parce  qu'il  s'était  placé  lui-même  sur  le  trône  par  la 
force,  on  a  cru  pouvoir  le  compter  avec  justice  parmi  les 
tyrans. 

Cela  fait  sentir  qu'il  y  a  des  vices  qui  n'excluent  pas  les 
grandes  qualités,  et,  par  conséquent,  de  grandes  qualités 
qui  s'éloignent  de  la  vertu.  Je  reconnais  cette  vérité  avec 
douleur  :  il  est  triste  que  la  bonté  n'accompagne  pas  tou- 
jours la  force,  et  que  l'amour  de  la  justice  ne  prévale  pas 
nécessairement,  dans  tous  les  hommes  et  dans  tout  le  cours 
de  leur  vie,  sur  tout  autre  amour;  mais  non-seulement  les 
grands  hommes  se  laissent  entraîner  au  vice  ;  les  vertueux 
mêmes  se  démentent,  et  sont  inconstants  dans  le  bien.  Ce- 
pendant ce  qui  est  sain  est  sain,  ce  qui  est  fort  est  fort,  etc. 
Les  inégalités  de  la  vertu,  les  faiblesses  qui  l'accompa- 
gnent, les  vices  qui  flétrissent  les  plus  belles  vies,  ces  dé- 
fauts inséparables  de  notre  nature,  mêlée  si  manifestement 
de  grandeur  et  de  petitesse,  n'en  détruisent  pas  les  perfec- 
tions'. Ceux  qui  veulent  que  les  hommes  soient  tout  bons  ou 
tout  méchants,  absolument  grands  ou  petits,  ne  connais- 
sent pas  la  nature.  Tout  est  mélangé  dans  les  hommes  ;  tout 
y  est  limité  ;  et  le  vice  même  y  a  ses  bornes. 


vait  faible  et  redondant,  et  qu'en  effet  Vauvenargues  a  retranché  sur  l'exem- 
plaire d'Aix.  —  G. 

*  «  Catilina  n'ignorait  pas  les  périls  d'une  conjuration  ;  son  courage  lui  per- 
«  suada  qu'il  les  surmonterait.  L'opinion  ne  gouverne  que  les  faibles;  mais 
«  l'espérance  trompe  les  plus  grandes  âmes.  »  (Maximes.)  —  Voyez  aussi  le 
16e  dialogue  (Catilina  et  Sénêcion.)  —  G. 

2  Rapprochez  de  la  18e  Héfîexion  et  du  Discours  sur  le  Caractère  des  diffé- 
rents siècles.  —  G. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIiN.  59 

!lb.    —    DU    COURAGE. 

Le  vrai  courage  est  une  des  qualités  qui  supposent  le 
plus  de  grandeur  d'âme.  J'en  remarque  beaucoup  de  sor- 
tes :  un  courage  contre  la  fortune,  qui  est  philosophie  ;  un 
courage  contre  les  misères,  qui  est  patience  ;  un  courage  à 
la  guerre,  qui  est  valeur;  un  courage  dans  les  entreprises, 
qui  est  hardiesse;  un  courage  fier  et  téméraire,  qui  est  au- 
dace; un  courage  contre  l'injustice,  qui  est  fermeté;  un 
courage  contre  le  vice,  qui  est  sévérité;  un  courage  de  ré- 
flexion, de  tempérament,  etc.  '  Il  n'est  pas  ordinaire  qu'un 
même  homme  assemble  tant  de  qualités.  Octave,  dans  le 
plan  de  sa  fortune,  élevée  sur  des  précipices,  bravait  des 
périls  éminents;  mais  la  mort,  présente  à  la  guerre,  ébran- 
lait son  âme.  Un  nombre  innombrable  de  Romains  qui  n'a- 
vaient jamais  craint  la  mort  dans  les  batailles,  manquaient 
de  cet  autre  courage  qui  soumit  la  terre  à  Auguste. 

On  ne  trouve  pas  seulement  plusieurs  sortes  de  courages, 
mais  dans  le  même  courage  bien  des  inégalités.  Brutus,  qui 
eut  la  hardiesse  d'attaquer  la  fortune  de  César,  n'eut  pas  la 
force  de  suivre  la  sienne  :  il  avait  formé  le  dessein  de  dé- 
truire la  tyrannie  avec  les  ressources  de  son  seul  courage, 
et  il  eut  la  faiblesse  de  l'abandonner  avec  toutes  les  forces 
du  peuple  romain,  faute  de  cette  égalité  de  force  et  de 
sentiment  qui  surmonte  les  obstacles  et  la  lenteur  des 
succès. 

Je  voudrais  pouvoir  parcourir  ainsi  en  détail  toutes  les 
qualités  humaines  :  un  travail  si  long  ne  peut  maintenant 
m' arrêter  \  Je  terminerai  cet  écrit  par  de  courtes  défini- 
tions. 

Observons  néanmoins  encore  que  la  petitesse  est  la 
source  d'un  nombre  incroyable  de  vices  :  de  l'inconstance, 
de  la  légèreté,  de  la  vanité,  de  l'envie,  de  l'avarice,  de  la 

'  [Bien.  —  V.] 

-  [L'expression  n'est  pas  juste.  —  V.]  —  Il  faudrait,  en  effet  :  Je  ne  puis 
maintenant  m'arrêter  à  un  si  long  travail.  —  G. 


60  INTRODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 

bassesse,  etc.;  elle  rétrécit  notre  esprit  autant  que  la  gran- 
deur d'âme  l'élargit;  mais  elle  est  malheureusement  insé- 
parable de  l'humanité,  et  il  n'y  a  point  d'âme  si  forte  qui  en 
soit  tout  à  fait  exempte.  Je  suis  mon  dessein  : 

La  probité  est  un  attachement  à  toutes  les  vertus  civiles. 

La  droiture  est  une  habitude  des  sentiers  de  la  vertu. 

L'équité  peut  se  définir  par  l'amour  de  l'égalité;  l'inté- 
grité paraît  une  équité  sans  tache,  et  la  justice  une  équité 
pratique. 

La  noblesse  est  la  préférence  de  l'honneur  à  l'intérêt;  la 
bassesse,  la  préférence  de  l'intérêt  à  l'honneur. 

L'intérêt  est  la  fm  de  l'amour-propre  ;  la  générosité  en 
est  le  sacrifice. 

La  méchanceté  suppose  un  goût  à  faire  du  mal  ;  la  ma- 
lignité, une  méchanceté  cachée  ;  la  noirceur,  une  malignité 
profonde. 

L'insensibilité  à  la  vue  des  misères  peut  s'appeler  dureté  ; 
s'il  y  entre  du  plaisir,  c'est  cruauté.  La  sincérité  me  paraît 
l'expression  de  la  vérité  ;  la  franchise,  une  sincérité  sans 
voiles  ';  la  candeur,  une  sincérité  douce;  l'ingénuité,  une 
sincérité  innocente;  l'innocence,  une  pureté  sans  tache. 

L'imposture  est  le  masque  de  la  vérité  ;  la  fausseté,  une 
imposture  naturelle  ;  la  dissimulation,  une  imposture  ré- 
fléchie ;  la  fourberie,  une  imposture  qui  veut  nuire  ;  la  du- 
plicité, une  imposture  qui  a  deux  faces  '. 

La  libéralité  est  une  branche  de  la  générosité  ;  la  bonté, 
un  goût  à  faire  du  bien  et  à  pardonner  le  mal  ;  la  clémence, 
une  bonté  envers  nos  ennemis. 

La  simplicité  nous  présente  l'image  de  la  vérité  et  de  la 
liberté.  L'affectation  est  le  dehors  de  la  contrainte  et  du 
mensonge. 

La  fidélité  n'est  qu'un  respect  pour  nos  engagements; 
l'infidélité,  une  dérogeance;  la  perfidie,  une  infidélité  cou- 

*  C'est-à-dire,  qui  ne  réserve  rien.  La  sincérité  ne  dit  que  ce  qu'on  lui  de- 
mande; la  franchise  dit  souvent  ce  qu'on  ne  lui  demande  pas.  —  S. 
-  [Définitions  plus  brillantes  qu'approfondies.  —  V.] 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN.  61 

verte  et  criminelle;  la  bonne  foi,  une  fidélité  sans  défiance 
et  sans  artifice. 

La  force  d'esprit  est  le  triomphe  de  la  réflexion  ;  c'est  un 
instinct  supérieur  aux  passions,  qui  les  calme  ou  qui  les 
possède';  on  ne  peut  pas  savoir  d'un  homme  qui  n'a  pas 
les  passions  ardentes,  s'il  a  de  la  force  d'esprit  ;  il  n'a  jamais 
été  dans  des  épreuves  assez  difficiles  -. 

La  modération  est  l'état  d'une  âme  qui  se  possède;  elle 
naît  d'une  espèce  de  médiocrité  dans  les  désirs  et  de  sa- 
tisfaction dans  les  pensées,  qui  dispose  aux  vertus  civiles. 
L'immodération,  au  contraire,  est  une  ardeur  inaltérable  ^ 
et  sans  délicatesse,  qui  mène  quelquefois  à  de  grands 
vices. 

La  tempérance  n'est  qu'une  modération  dans  les  plaisirs, 
et  l'intempérance  au  contraire^. 

L'humeur  est  une  inégalité  qui  dispose  à  l'impatience  ; 
la  complaisance  est  une  volonté  flexible  ;  la  douceur,  un 
fonds  de  complaisance  et  de  bonté. 

La  brutalité,  une  disposition  à  la  colère  et  à  la  grossiè- 
reté; l'irrésolution,  une  timidité  à  entreprendre  ;  l'incerti- 
tude, une  irrésolution  à  croire  ;  la  perplexité,  une  irrésolu- 
tion inquiète. 

*  [L'auteur  a  voulu  dire  qui  les  maîtrise^  et  le  mot  possède  n'est  pas  ici  lo 
synonyme  ;  il  ne  l'est  que  dans  cette  phrase  faite,  se  posséder,  qui  signifie,  en 
effet,  se  maîtriser.  D'ailleurs,  si  cette  force  d'esprit^  qu'il  eût  mieux  valu  ap- 
peler force  de  Vûrne  (car  c'est  de  celle-là  qu'il  s'agit  ici),  est  le  triomphe  de 
la  réflexion,  comme  je  le  crois  avec  l'auteur,  ce  n'est  donc  pas  un  instinct,  car 
on  entend  par  instinct  ce  qui  précède  toute  réflexion.  —  La  H.] 

-  [Cela  est-il  bien  vrai?  On  ne  nous  dit  pas  que  le  stoïcien  Épictète  ait  eu  un 
tempérament  passionné;  cependant  lorsqu'il  disait  si  tranquillement  à  son 
maître  qui  s'était  amusé  à  lui  casser  la  jambe  par  forme  de  jeu,  Je  vous  l'avais 
bien  dit  que  vous  me  casseriez  la  jambe.,  n'y  avait-il  pas  là  quelque  force  d'es- 
prit? —  La  H.] —  La  Harpe  aurait  pu  ajouter  que  l'épreuve  était  pourtant 
assez,  difficile.  —  G. 

5  Vauvenargues  veut  dire  une  ardeur  qui  ne  peut  être  désaltérée;  il 
prend  donc  le  mot  inaltérable  presqu'à  contresens.  Insatiable  est  ici  le  mot 
propre.  —  G.  —  [Ce  n'est  pas  la  peine  d'ajouter  qu'une  pareille  ardeur  est 
sans  délicatesse.  On  ne  peut  pas  la  supposer  avec  l'immodération,  qui  est  pro- 
prement le  défaut  de  mesure  en  tout. —  La  H.] 

^  Il  faudrait  :  le  contraire;  de  même,  trois  phrases  plus  bas  :  l'imprudenco 
tout  le  contraire.  — G. 


62         INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE,  &a. 

La  prudence,  une  prévoyance  raisonnable  ;  l'imprudence 
tout  au  contraire. 

L'activité  naît  d'une  force  inquiète;  la  paresse,  d'une 
impuissance  paisible. 

La  mollesse  est  une  paresse  voluptueuse;  l'austérité  est 
une  haine  des  plaisirs,  et  la  sévérité,  des  vices. 

La  solidité,  une  consistance  et  une  égalité  d'esprit  ;  la 
légèreté,  un  défaut  d'assiette  et  d'uniformité  de  passions  ou 
d'idées;  la  constance,  une  fermeté  raisonnable  dans  nos  sen  • 
timents  ;  l'opiniâtreté,  une  fermeté  déraisonnable  ;  la  pu- 
deur, un  sentiment  de  la  difformité  du  vice  et  du  mépris 
qui  le  suit. 

La  sagesse,  la  connaissance  et  l'affection  du  vrai  bien  ; 
l'humilité,  un  sentiment  de  notre  bassesse  devant  Dieu  ;  la 
charité,  un  zèle  de  religion  pour  le  prochain  ;  la  grâce, 
une  impulsion  surnaturelle  vers  le  bien. 

A 6.    —    DU   BON   ET   DU   BEAU. 

Le  terme  de  bon  emporte  quelque  degré  naturel  de  per- 
fection; celui  de  beau,  quelque  degré  d'éclat  ou  d'agré- 
ment'. Nous  trouvons  l'un  et  l'autre  réunis  dans  la  vertu, 
parce  que  sa  bonté  nous  plaît,  et  que  sa  beauté  nous  sert. 
Mais  d'une  médecine  qui  blesse  nos  sens,  et  de  toute  autre 
chose  qui  nous  est  utile,  mais  désagréable,  nous  ne  disons 
pas  qu'elle  est  belle;  elle  n'est  que  bonne;  de  même  à 
l'égard  des  choses  qui  sont  belles  sans  être  utiles. 

M.  Grouzas'  dit  que  le  beau  naît  de  la  variété  réductible 
à  l'unité,  c'est-à-dire  d'un  composé  qui  ne  fait  pourtant 
qu'un  seul  tout  et  qu'on  peut  saisir  d'une  vue  ;  c'est  là, 
selon  lui,  ce  qui  excite  l'idée  du  beau  dans  l'esprit. 

'  De  perfection  aussi,  au  môme  titre  que  le  ternie  de  bon.  —  G. 

2  Jean-Pierre  de  Crouzas,  mort  en  1768,  est  l'auteur  d'un  Traité  sur  le 
beau.  —  F.  —  [A  quoi  bon  citer  Crouzas,  pour  ne  rien  dire  de  plus  que  ce 
qu'il  dit ?—V.l 


t 


RÉFLEXIONS 


SUR  DIVERS  SUJETS  ' 


Dans  l'édition  qu'il  a  donnée,  et  dans  celle  qu'il  préparait,  Vauvenargues 
mettait  en  tt:îte  de  ces  Réflexions  un  petit  Avertissement  qui  a  été  supprimé, 
on  ne  sait  pourquoi,  dans  les  éditions  suivantes,  et  que  nous  rétablissons 
ici.  —G. 

AVERTISSEMENT 

Les  pièces  qui  suivent  n'ont  pas  une  liaison  nécessaire  avec  le  petit 
ouvrage  que  Ton  vient  de  lire;  on  a  cru  cependant  qu'elles  pourraient 
en  suppléer  l'imperfection  à  quelques  égards.  Elles  ont  à  peu  près  le 
même  objet  ;  elles  éclaircissent  quelques-uns  des  sujets  déjà  traités,  et 
elles  sont  fondées  sur  les  mêmes  principes.  Elles  tendent  comme  le  reste 
à  former  l'esprit  et  les  mœurs;  l'auteur  n'a  jamais  réfléchi  ni  écrit  dans 
une  autre  vue. 


J.  —    SUR     LE     PYRRHONISME. 

Qui  doute  a  une  idée  de  la  certitude,  et  par  conséquent 
reconnaît  quelque  marque  de  la  vérité.  Mais  parce  que  les 
premiers  principes  ne  peuvent  se  démontrer,  on  s'en  défie; 
on  ne  fait  pas  attention  que  la  démonstration  n'est  qu'un 
raisonnement  fondé  sur  l'évidence.  Or,  les  premiers  prin- 
cipes ont  l'évidence  par  eux-mêmes,  et  sans  raisonnement  ; 
de  sorte  qu'ils  portent  la  marque  de  la  certitude  la  plus 
invincible.  Les  pyrrhoniens  obstinés  affectent  de  douter  que 
l'évidence  soit  signe  de  vérité  ;  mais  on  leur  demande  :  quel 

'  Il  faut  remarquer  que  ces  Répe.rions  étaient  intitulées  dans  la  première 
édition  :  Réflexions  cl  Maximes^  et  dans  la  seconde  :  I''rafjmen(s.  —  G, 


64  RÉFr.EXïONS 

autre  signe  en  désirez -vous  donc?  quel  autre  croyez-vous 
qu'on  puisse  avoir?  vous  en  formez-vous  quelque  idée? 

On  leur  dit  aussi  :  qui  doute  pense,  et  qui  pense  est,  et 
tout  ce  qui  est  vrai  de  sa  pensée  l'est  aussi  de  la  chose 
qu'elle  représente,  si  cette  chose  a  l'être  ou  le  reçoit  jamais. 
Voilà  donc  déjà  des  principes  irréfutables  :  or,  s'il  y  a 
quelque  principe  de  cette  nature,  rien  n'empêche  qu'il  y  en 
ait  plusieurs.  Tous  ceux  qui  porteront  le  même  caractère 
auront  infailliblement  la  même  vérité  :  il  n'en  serait  pas 
autrement  quand  notre  vie  ne  serait  qu'un  songe  ;  tous  les 
fantômes  que  notre  imagination  pourrait  nous  figurer  dans 
le  sommeil,  ou  n'auraient  pas  l'être,  ou  l'auraient  tel  qu'il 
nous  [le]  paraît.  S'il  existe  hors  de  notre  imagination  une 
société  d'hommes  faibles,  telle  que  nos  idées  nous  la  repré- 
sentent, tout  ce  qui  est  vrai  de  cette  société  imaginaire 
le  sera  de  la  société  réelle,  et  il  y  aura  dans  cette  so- 
ciété des  qualités  nuisibles,  d'autres  estimables  ou  uti- 
les, etc.  ;  et  par  conséquent  des  vices  et  des  vertus.  Oui, 
nous  disent  les  pyrrhoniens  :  mais  peut-être  que  cette 
société  n'est  pas.  Je  réponds  :  Pourquoi  ne  serait-elle  pas, 
puisque  nous  sommes?  Je  suppose  qu'il  y  eût  là-dessus 
quelque  incertitude  bien  fondée,  toujours  serions-nous 
obligés  d'agir  comme  s'il  n'y  en  avait  pas.  Que  sera-ce  si 
cette  incertitude  est  sensiblement  supposée  ?  Nous  ne  nous 
donnons  pas  à  nous-mêmes  nos  sensations;  donc  il  y  a 
quelque  chose  hors  de  nous  qui  nous  les  donne  :  si  elles, 
sont  fidèles  ou  trompeuses;  si  les  objets  qu'elles  nous  pei- 
gnent sont  des  illusions  ou  des  vérités ,  des  réalités  ou 
des  apparences,  je  n'entreprendrai  pas  de  le  démontrer. 
L'esprit  de  l'homme,  qui  ne  connaît  qu'imparfaitement,  ne 
saurait  prouver  parfaitement;  mais  l'imperfection  de  ses 
connaissances  n'est  pas  plus  manifeste  que  leur  réalité  ;  et 
s'il  leur  manque  quelque  chose  pour  la  conviction  du  côté 
du  raisonnement,  l'instinct  le  supplée  avec  usure.  Ce  que 
la  réflexion  trop  faible  n'ose  décider,  le  sentiment  nous 
force  de  le  croire.  S'il  est  quelque  pyrrhonien  réel  et  par- 


SUR  DIVERS  SUJETS.  65 

fait'  parmi  les  hommes,  c'est  dans  l'ordre  des  intelligences 
un  monstre  qu'il  faut  plaindre.  Le  pyrrhonisme  parfait  est 
le  délire  de  la  raison,  et  la  production  la  plus  ridicule  de 
l'esprit  humain'. 

2.  —  SUR  LA  NATURE  ET  LA  COUTUME. 

Les  hommes  s'entretiennent  volontiers  de  la  force  de  la 
coutume,  des  effets  de  la  nature  ou  de  l'opinion  :  peu  en 
parlent  exactement.  Les  dispositions  fondamentales  et  ori- 
ginelles de  chaque  être  forment  ce  qu'on  appelle  sa  nature. 
Une  longue  habitude  peut  modifier  ces  dispositions  primi- 
tives; et  telle  est  quelquefois  sa  force  qu'elle  leur  en  subs- 
titue de  nouvelles  plus  constantes,  quoique  absolument 
opposées  :  de  sorte  qu'elle  agit  ensuite  comme  cause  pre- 
mière, et  fait  le  fondement  d'un  nouvel  être  ;  d'où  est  venue 
cette  conclusion  très-Uttérale,  qu'elle  était  une  seconde 
nature,  et  cette  autre  pensée  plus  hardie  de  Pascal  :  que 
ce  que  nous  prenons  pour  la  nature  n'est  souvent  qu'une 
première  coutume  ^  ;  deux  maximes  très-véritables.  Toute- 
fois, avant  qu'il  y  eût  aucune  coutume,  notre  âme  existait, 
et  avait  ses  inclinations  qui  fondaient  sa  nature  ;  et  ceux 
qui  réduisent  tout  à  l'opinion  et  à  l'habitude  ne  com- 
prennent pas  ce  qu'ils  disent  :  toute  coutume  suppose  an- 
térieurement une  nature,  toute  erreur  une  vérité  4.  Il  est 
vrai  qu'il  est  difficile  de  distinguer  les  principes  de  cette 
première  nature  de  ceux  de  l'éducation  ;  ces  principes  sont 
en  si  grand  nombre  et  si  compliqués  que  l'esprit  se  perd  à 
les  suivre,  et  il  n'est  pas  moins  malaisé  de  démêler  ce  que 
l'éducation  a  épuré  ou  gâté  dans  le  naturel.  On  peut  re- 
marquer seulement  que  ce  qui  nous  reste  de  notre  première 

'  «  Je  mets  en  fait  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  pyrrhonien  effectif  et  parfait.  » 

—  Pascal,  2e  part.,  art.  i^',  pcns.  V^.  —  G. 

-  S'Gravesande,  dans  son  Traité  des  Syllogismes,  réduit,  à  très-peu  de 
chose  près,  aux  mômes  termes,  ses  arguments  contre  les  pyrrhoniens.  —  B. 

—  [Ce  chapitre  est  plein  d'idées  trop  communes.  —  V.] 
''  Pascal,  l'c  part.,  art.  vi,  pensée  XIX.  — G. 

*  [Ce  dernier  mot  paraît  de  trop. — V.]  —  Voltaire  a  voulu  dire  ce  dernier 
membre  de  phrase.  —  G. 

5 


66  RÉFLEXIONS 

nature  est  plus  véhément  et  plus  fort  que  ce  qu'on  acquiert 
par  étude,  par  coutume  et  par  réflexion  ;  parce  que  l'effet 
de  l'art  est  d'affaiblir,  lors  même  qu'il  polit  et  qu'il  corrige  : 
de  sorte  que  nos  qualités  acquises  sont  en  même  temps  plus 
parfaites  et  plus  défectueuses  que  nos  qualités  naturelles; 
et  cette  faiblesse  de  l'art  ne  procède  pas  seulement  de  la 
résistance  trop  forte  que  fait  la  nature,  mais  aussi  de  la 
propre  imperfection  de  ses  principes,  ou  insuffisants,  ou 
mêlés  d'erreur.  Sur  quoi  cependant  je  remarque,  qu'à 
l'égard  des  lettres,  l'art  est  supérieur  au  génie  de  beaucoup 
d'artistes  qui,  ne  pouvant  atteindre  la  hauteur  des  règles  et 
les  mettre  toutes  en  œuvre,  ni  rester  dans  leur  caractère 
qu'ils  trouvent  trop  bas,  ni  arriver  au  beau  naturel,  de- 
meurent dans  un  milieu  insupportable,  qui  est  l'enflure  et 
l'affectation,  et  ne  suivent  ni  l'art  ni  la  nature.  La  longue 
habitude  leur  rend  propre  ce  caractère  forcé  ;  et  à  mesure 
qu'ils  s'éloignent  davantage  de  leur  naturel,  ils  croient  éle- 
ver la  nature  :  don  incomparable,  qui  n'appartient  qu'à 
ceux  que  la  nature  même  inspire  avec  le  plus  de  force. 
Mais  telle  est  l'erreur  qui  les  flatte  ;  et,  malheureusement, 
rien  n'est  plus  ordinaire  que  de  voir  les  hommes  se  former 
par  étude  et  par  coutume  un  instinct  particulier,  et  s'éloi- 
gner ainsi,  autant  qu'ils  peuvent,  des  lois  générales  et  ori- 
ginelles de  leur  être  :  comme  si  la  nature  n'avait  pas  mis 
entre  eux  assez  de  différences,  sans  y  en  ajouter  par  l'opi- 
nion. De  là  vient  que  leurs  jugements  se  rencontrent  si 
rarement.  Les  uns  disent  :  Cela  est  dans  la  nature  ou  hors 
de  la  nature,  et  les  autres  tout  au  contraire.  Il  y  en  a  qui 
rejettent,  en  fait  de  style,  les  transitions  soudaines  des 
Orientaux,  et  les  sublimes  hardiesses  de  Bossuet;  l'enthou- 
siasme même  de  la  poésie  ne  les  émeut  pas,  ni  sa  force  et 
son  harmonie,  qui  charment  avec  tant  de  puissance  ceux 
qui  ont  de  l'oreille  et  du  goût.  Ils  regardent  ces  dons  de  la 
nature,  si  peu  ordinaires,  comme  des  inventions  forcées  et 
des  jeux  d'imagination,  tandis  que  d'autres  admirent  l'em- 
phase comme  le  caractère  et  le  modèle  d'un  beau  naturel. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  67 

Parmi  ces  variétés  inexplicables  de  la  nature  ou  de  l'opi- 
nion, je  crois  que  la  coutume  dominante  peut  servir  de, 
guide  à  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire;  parce  qu'elle  vient  de 
la  nature  dominante  des  esprits,  ou  qu  elle  la  plie  à  ses 
règles,  et  forme  le  goût  et  les  mœurs  :  de  sorte  qu'il  est 
dangereux  de  s'en  écarter,  lors  même  qu'elle  nous  paraît 
manifestement  vicieuse.  Il  n'appartient  qu'aux  hommes  ex- 
traordinaires de  ramener  les  autres  au  vrai,  et  de  les  assu- 
jettir à  leur  génie  particulier;  mais  ceux  qui  concluraient 
de  là  que  tout  est  opinion,  et  qu'il  n'y  a  ni  nature  ni  cou- 
tume plus  parfaite  l'une  que  l'autre  par  son  propre  fonds, 
seraient  les  plus  inconséquents  de  tous  les  hommes. 

3.  —    NULLE    JOUISSANCE   SANS   ACTION. 

Ceux  qui  considèrent  sans  beaucoup  de  réflexion  les  agi- 
tations et  les  misères  de  la  vie  humaine,  en  accusent  notre 
activité  trop  empressée,  et  ne  cessent  de  rappeler  les  hom- 
mes au  repos  et  à  jouir  d'eux-mêmes.  Ils  ignorent  que  la 
jouissance  est  le  fruit  et  la  récompense  du  travail;  qu'elle 
est  elle-même  une  action;  qu'on  ne  saurait  jouir  qu'autant 
que  l'on  agit ,  et  que  notre  âme  enfin  ne  se  possède  vérita- 
blement que  lorsqu'elle  s'exerce  tout  entière.  Ces  faux 
philosophes  s'empressent  à  détourner  l'homme  de  sa  fin, 
et  à  justifier  l'oisiveté  ;  mais  la  nature  vient  à  notre  secours 
dans  ce  danger.  L'oisiveté  nous  lasse  plus  promptement 
que  le  travail,  et  nous  rend  à  l'action,  détrompés  du  néant 
de  ses  promesses';  c'est  ce  qui  n'est  pas  échappé  aux  modé- 
rateurs de  systèmes,  qui  se  piquent  de  balancer  les  opi- 
nions des  philosophes  et  de  prendre  un  juste  milieu.  Ceux- 
ci  nous  permettent  d'agir,  et  sous  condition  néanmoins  de 
régler  notre  activité  et  de  déterminer  selon  leurs  vues  ta 
mesure  et  le  choix  de  nos  occupations  ;  en  quoi  ils  sont 
peut-être  plus  inconséquents  que  les  premiers,  car  ils 
veulent  nous  faire  trouver  notre  bonheur  dans  la  sujé- 

*  Ce  mot  fait  équivoque;  il  porte  sur  oisiveté  qui  est  trop  loin. — G. 


68  REFLEXIONS 

tion  de  notre  esprit;  efTet  purement  surnaturel,  et  qui 
n'appartient  qu'à  la  religion,  non  à  la  raison.  Mais  il  est 
des  erreurs  que  la  prudence  ne  veut  pas  qu'on  appro- 
fondisse '. 

A.  —  DE   LA   CERTITUDE    DES   PRINCIPES. 

Nous  nous  étonnons  de  la  bizarrerie  de  certaines  modes, 
et  de  la  barbarie  des  duels'  ;  nous  triomphons  encore  sur  le 
ridicule  de  quelques  coutumes,  et  nous  en  faisons  voir  la 
force.  Nous  nous  épuisons  sur  ces  choses  comme  sur  des 
abus  uniques,  et  nous  sommes  environnés  de  préjugés  sur 
lesquels  nous  nous  reposons  avec  une  entière  assurance. 
Ceux  qui  portent  plus  loin  leurs  vues  remarquent  cet  aveu- 
glement ,  et ,  entrant  là-dessus  en  défiance  des  plus  grands 
principes,  concluent  que  tout  est  opinion  ;  mais  ils  mon- 
trent à  leur  tour  par  là  les  limites  de  leur  esprit.  L'être 
et  la  vérité  n'étant,  de  leur  aveu,  qu'une  même  chose  sous 
deux  expressions,  il  faut  tout  réduire  au  néant  ou  admettre 
des  vérités  indépendantes  de  nos  conjectures  et  de  nos  fri- 
voles discours.  Or,  s'il  y  a  des  vérités  telles,  comme  il  me 
parait  hors  de  doute,  il  s'ensuit  qu'il  y  a  des  principes  qui 
ne  peuvent  être  arbitraires  :  la  difficulté,  je  l'avoue,  est  à 
les  connaître.  Mais  pourquoi  la  même  raison  qui  nous  fait 
discerner  le  faux,  ne  pourrait-elle  nous  conduire  jusqu'au 
vrai?  L'ombre  est-elle  plus  sensible  que  le  corps,  l'appa- 
rence que  la  réalité  ?  Que  connaissons-nous  d'obscur  par  sa 
nature,  sinon  l'erreur?  Que  connaissons  nous  d'évident,  si- 
non la  vérité?  N'est-ce  pas  l'évidence  de  la  vérité  qui  nous 
fait  discerner  le  faux,  comme  le  jour  marque  les  ombres? 
et  qu'est-ce,  en  un  mot,  que  la  connaissance  d'une  erreur, 

'  [Ce  sujet  méritait  plus  de  détails. — V.]— Voltaire  voudrait,  on  sent  pour- 
quoi, que  Vauvonargues  fût  ici  moins  prudent.  —  La  nécessité,  la  légitimité, 
si  l'en  peut  dire,  de  l'action,  est  encore  un  des  points  de  la  morale  de  Vauve- 
n argues,  et  se  rattache  à  sa  théorie  des  passions.  Il  y  reviendra  plus  d'une 
fois,  dans  ses  Maximes^  et  ailleurs.  —  G. 

2  Voyez  plus  loin  l'explication  du  duel  dans  le  Discours  sur  le  caractère 
des  différents  siècles.  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  G9 

sinon  la  découverte  d'une  vérité?  Toute  privation  suppose 
nécessairement  une  réalité  ;  ainsi  la  certitude  est  démon- 
trée par  le  doute,  la  science  par  l'ignorance,  et  la  vérité  par 
l'erreur  '. 

5.  —  DU  DÉFAUT  DE  LA  PLUPART  DES  CHOSES. 

Le  défaut  de  la  plupart  des  choses  dans  la  poésie,  la 
peinture,  l'éloquence,  le  raisonnement,  etc.,  c'est  de  n'être 
pas  à  leur  place.  De  là  le  mauvais  enthousiasme  ou  l'em- 
phase' dans  le  discours,  les  dissonances  dans  la  musique  \ 
la  confusion  dans  les  tableaux,  la  fausse  politesse  dans  le 
monde,  ou  la  froide  plaisanterie.  Qu'on  examine  la  morale 
même  :  la  profusion  n'est-elle  pas  aussi  le  plus  souvent  une 
générosité  hors  de  sa  place  ;  la  vanité,  une  hauteur  hors  de 
sa  place;  l'avarice,  une  prévoyance  hors  de  sa  place;  la 
témérité,  une  valeur  hors  de  sa  place,  etc.?  La  plupart  des 
choses  ne  sont  fortes  ou  faibles,  vicieuses  ou  vertueuses, 
dans  la  nature  ou  hors  de  la  nature,  que  par  cet  endroit  :  on 
ne  laisserait  rien  à  la  plupart  des  hommes,  si  l'on  retran- 
chait de  leur  vie  tout  ce  qui  n'est  pas  à  sa  place,  et  ce  n'est 
pas  en  tous  défaut  de  jugement,  mais  impuissance  d'assor- 
tir les  choses. 

6.  —  DE  l'ame. 

'*  Il  sert  peu  d'avoir  de  l'esprit  lorsque  l'on  n'a  point  d'âme. 
C'est  l'âme  qui  forme  l'esprit  et  qui  lui  donne  l'essor  :  c'est 
elle  qui  domine  dans  les  sociétés,  qui  fait  les  orateurs,  les 
négociateurs,  les  ministres,  les  grands  hommes,  les  conqué- 
rants. Voyez  comme  on  vit  dans  le  monde  :  qui  prime  chez 

*  [Le  fond  de  cette  argumentation  invincible  avait  déjà  été  opposé  aux 
sceptiques,  mais  nulle  part  avec  cette  énergie  de  dialecte  et  d'expression  qui 
s'augmente  en  se  resserrant,  et  où  chaque  mot  n'est  pas  seulement  un  trait 
qui  frappe  l'adversaire,  mais  un  éclair  qui  brille  aux  yeux  du  lecteur.  C'est 
là  ce  que  j'appelle  être  à  la  fois  philosophe  et  écrivain,  —  La  IL] 

*  [L'emphase  n'est  jamais  à  sa  place.  —  V.] 

^  Les  dissonances  dans  la  musique  ne  sont  pas  un  défaut  et  font  souvent 
beauté.  Il  faudrait  ici  discordances.  —  S. 

*  [Beau.  —  V.] 


70  REFLEXIONS 

les  jeunes  gens,  chez  les  femmes,  chez  les  vieillards,  chez 
les  hommes  de  tous  les  états,  dans  les  cabales  et  dans  les 
partis  ?  qui  nous  gouverne  nous-mêmes?  est-ce  l'esprit  ou 
le  cœur  ?  Faute  de  faire  cette  réflexion,  nous  nous  étonnons 
de  l'élévation  de  quelques  hommes,  ou  de  l'obscurité  de 
quelques  autres,  et  nous  attribuons  à  la  fatalité  '  ce  dont 
nous  trouverions  plus  aisément  la  cause  dans  leur  carac- 
tère; mais  nous  ne  pensons  qu'à  l'esprit,  et  point  aux  qua- 
lités de  l'âme.  Cependant  c'est  d'elle  avant  tout  que  dépend 
notre  destinée  :  on  nous  vante  en  vain  les  lumières  d'une 
belle  imagination  ;  je  ne  puis  ni  estimer,  ni  aimer,  ni  haïr, 
ni  craindre  ceux  qui  n'ont  que  de  l'espirt. 

7.  —  DES    ROMANS. 

Le  faux  en  lui-même  nous  blesse  et  n'a  pas  de  quoi  nous 
toucher.  Que  croyez-vous  qu'on  cherche  si  avidement  dans 
les  fictions?  l'image  d'une  vérité  vivante  et  passionnée; 
nous  voulons  de  la  vraisemblance  dans  les  fables  même, 
et  toute  fiction  qui  ne  peint  pas  la  nature  est  insipide. 
Il  est  vrai  que  l'esprit  de  la  plupart  des  hommes  a  si  peu 
d'assiette  qu'il  se  laisse  entraîner  au  merveilleux ,  surpris 
par  l'apparence  du  grand.  Mais  le  faux,  que  le  grand  leur 
cache  dans  le  merveilleux,  les  dégoûte  au  moment  qu'il  se 
laisse  sentir;  on  ne  relit  point  un  roman. 

J'excepte  les  gens  d'une  imagination  frivole  et  déréglée, 
qui  trouvent  dans  ces  sortes  de  lectures  l'histoire  de  leurs 
pensées  et  de  leurs  chimères.  Ceux-ci,  s'ils  s'attachent  à 
écrire  dans  ce  genre,  travaillent  avec  une  facilité  que  rien 
n'égale;  car  ils  portent  la  matière  de  l'ouvrage  dans  leur 
fonds;  mais  de  semblables  puérilités  n'ont  pas  leur  place 
dans  un  esprit  sain;  il  ne  peut  les  écrire,  ni  les  lire. 

Lors  donc  que  les  premiers  s'attachent  aux  fantômes 
qu'on  leur  reproche,  c'est  parce  qu'ils  y  trouvent  une 


*  Rapprochez  de  ce  passage  la  27^  Réflexion  {sur  l'Impuissance  du  mérite). 
—  G. 


SUU  DIVERS  SUJETS.  71 

image  des  illusions  de  leur  esprit,  et  par  conséquent  quel- 
que chose  qui  tient  à  la  vérité,  à  leur  égard  ;  et  les  autres 
qui  les  rejettent,  c'est  parce  qu'ils  n'y  reconnaissent  pas  le 
caractère  de  leurs  sentiments  ;  tant  il  est  manifeste  de  tous 
les  côtés  que  le  faux  connu  nous  dégoûte,  et  que  nous  ne 
cherchons  tous  ensemble  que  la  vérité  et  la  nature. 

8.  —  CONTRE    LA   MÉDIOCRITÉ. 

Si  l'on  pouvait  dans  la  médiocrité  n'être  ni  glorieux,  ni 
timide,  ni  envieux,  ni  flatteur,  ni  préoccupé  des  besoins  et 
des  soins  de  son  état  !  Lorsque  le  dédain  et  les  manières  de 
tout  ce  qui  nous  environne  concourent  à  nous  abaisser, 
si  l'on  savait  alors  s'élever,  se  sentir,  résister  à  la  multi- 
tude !...  Mais  qui  peut  soutenir  son  esprit  et  son  cœur  au- 
dessus  de  sa  condition  '  ?  Qui  peut  se  sauver  des  faiblesses 
que  la  médiocrité  traîne  avec  soi? 

Dans  les  conditions  éminentes,  la  fortune  au  moins  nous 
dispense  de  fléchir  devant  ses  idoles;  elle  nous  dispense  de 
nous  déguiser,  de  quitter  notre  caractère,  de  nous  absor- 
ber dans  les  riens  ;  elle  nous  élève  sans  peine  au-dessus  de 
la  vanité,  et  nous  met  au  niveau  du  grand;  et  si  nous  som- 
mes nés  avec  quelques  vertus,  les  moyens  et  les  occasions 
de  les  employer  sont  en  nous.  Enfin,  de  même  qu'on  ne 
peut  jouir  d'une  grande  fortune  avec  une  âme  basse  et  un 
petit  génie,  on  ne  saurait  jouir  d'un  grand  génie  ni  d'une 
grande  âme,  dans  une  fortune  médiocre  '. 

9.  —  SUR   LA    NOBLESSE. 

La  noblesse  est  un  héritage,  comme  Foret  les  diamants  \ 
Ceux  qui  regrettent  que  la  considération  des  grands  em- 
plois et  des  services  passe  au  sang  des  hommes  illustres, 

*  Voyez  la  15e  et  la  23e  Réflexion.  —  G. 

*  Cette  page  a  dû  f^tre  écrite  rue  du  Paon,  dans  la  petite  chambre  de  l'hôtel 
de  Tours,  alors  que  Voltaire  était  à  Versailles,  sans  doute,  et  que  Vauvenar- 
gues,  seul,  malade,  mourant,  était  au  bout  de  toutes  ses  espérances.  —  G. 

^  fBien  et  neuf.  —  V.] 


72  RÉFLEXIONS 

accordent  davantage  aux  hommes  riches,  puisqu'ils  ne  con- 
testent pas  à  leurs  neveux  la  possession  de  leur  fortune  bien 
ou  mal  acquise.  Mais  le  peuple  en  juge  autrement;  car  au 
lieu  que  la  fortune  des  gens  riches  se  détruit  par  la  dissi- 
pation de  leurs  enfants,  la  considération  de  la  noblesse  se 
conserve  après  que  la  mollesse  en  a  souillé  la  source.  Sage 
institution  qui,  pendant  que  le  prix  de  l'intérêt  se  consume 
et  s'appauvrit,  rend  la  récompense  de  la  vertu  éternelle  et 
ineffaçable  !  Qu'on  ne  nous  dise  donc  plus  que  la  mémoire 
d'un  mérite  éteint  doit  céder  à  des  vertus  vivantes  :  qui 
mettra  le  prix  au  mérite?  C'est  sans  doute  à  cause  de  cette 
difficulté,  que  les  grands  qui  ont  de  la  hauteur,  ne  se  fondent 
que  sur  leur  naissance,  quelque  opinion  qu'ils  aient  de  leur 
génie.  Tout  cela  est  très-raisonnable,  si  l'on  excepte  de  la 
loi  commune  de  certains  talents  qui  sont  trop  au-dessus 
des  règles. 

10.  —  SUR  LA  FORTUNE. 

Ni  le  bonheur  ni  le  mérite  seul  ne  font  l'élévation  des 
hommes;  la  fortune  suit  l'occasion  qu'ils  ont  d'employer 
leurs  talents.  Mais  il  n'y  a  peut-être  point  d'exemple  d'un 
homme  à  qui  le  mérite  n'ait  servi  pour  sa  fortune  ou  contre 
l'adversité  ;  cependant  la  chose  à  laquelle  un  homme  am- 
bitieux pense  le  moins,  c'est  à  mériter  sa  fortune  :  un  enfant 
veut  être  évêque  ',  veut  être  roi,  conquérant,  et  à  peine  il 
connaît  l'étendue  de  ces  noms.  Voilà  la  plupart  des  hom- 
mes ;  ils  accusent  continuellement  la  fortune  de  caprice,  et 
ils  sont  si  faibles  qu'ils  lui  abandonnent  la  conduite  de  leurs 
prétentions,  et  qu'ils  se  reposent  sur  elle  du  succès  de  leur 
ambition. 

11,  — CONTRE   LA   VANITÉ. 

La  chose  du  monde  la  plus  ridicule  et  la  plus  inutile, 
c*est  de  vouloir  prouver  qu'on  est  aimable,  ou  que  l'on  a 
de  l'esprit.  Les  hommes  sont  fort  pénétrants  sur  les  petites 

*  [Cela  manque  de  logique.  —  V.] 


SUR  DIVERS  SUJETS.  73 

adresses  qu'on  emploie  pour  se  louer;  et,  soit  qu'on  leur 
demande  leur  suffrage  avec  hauteur,  soit  qu'on  tâche  de  le 
surprendre,  ils  se  croient  ordinairement  en  droit  de  refuser 
ce  qu'il  semble  qu'on  ait  besoin  de  tenir  d'eux.  Heureux 
ceux  qui  sont  nés  modestes,  et  que  la  nature  a  remplis 
d'une  noble  et  sage  confiance  !  Rien  ne  présente  les  hom- 
mes si  petits  à  l'imagination,  rien  ne  les  fait  paraître  si 
faibles  que  la  vanité.  Il  semble  qu'elle  soit  le  sceau  de  la 
médiocrité;  ce  qui  n'empêche  pas  qu'on  n'ait  vu  d'assez 
grands  génies  accusés  de  cette  faiblesse'  ;  aussi  leur  a-t-on. 
disputé  le  titre  de  grands  hommes,  et  non  sans  beaucoup 
de  raison. 

12.  —  NE  POINT  SORTIR  DE  SON  CARACTÈRE. 

Lorsqu'on  veut  se  mettre  à  la  portée  des  autres  hommes, 
il  faut  prendre  garde  d'abord  à  ne  pas  sortir  de  la  sienne; 
car  c'est  un  ridicule  insupportable,  et  qu'ils  ne  nous  par- 
donnent point;  c'est  aussi  une  vanité  mal  entendue  de 
croire  que  l'on  peut  jouer  toute  sorte  de  personnages,  et 
d'être  toujours  travesti.  Tout  homme  qui  n'est  pas  dans 
son  véritable  caractère  n'est  pas  dans  sa  force  :  il  inspire 
la  défiance,  et  blesse  par  l'affectation  de  cette  supériorité. 
Si  vous  le  pouvez,  soyez  simple,  naturel,  modeste,  uni- 
forme; ne  parlez  jamais  aux  hommes  que  de  choses  qui  les 
intéressent,  et  qu'ils  puissent  aisément  entendre.  Poussez- 
les  quelquefois  un  peu  hors  des  bornes  de  leur  esprit,  et 
ramenez-les  dans  leur  sphère.  Ne  les  primez  point  avec 
faste;  ayez  de  l'indulgence  pour  tous  leurs  défauts,  de  la 
pénétration  pour  leurs  talents,  des  égards  pour  leurs  dé- 
licatesses et  leurs  préjugés",  etc.   Voilà  peut-être  comme 


*  Dans  la  première  édition,  Vauvenargues  citait  en  exemple  le  cardinal  de 
Hetz,  Montaigne  et  Cicéron.  Mais,  sur  l'observation  de  Voltaire,  que  ces  noms 
formaient  un  étrange  alliage,  Vauvenargues  les  ôta,  et  c'est  à  tort  qu'ils  ont 
été  conservés  dans  les  éditions  suivantes.  —  G. 

*  Rapprochez  des  Caractères  intitulés  Théophile  et  Turnus,  et  de  VEsprit 
de  manège.  —  G. 


74  RÉFLEXIONS 

un  homme  supérieur  se  monte  naturellement  et  sans 
effort  à  la  portée  de  chacun  '.  Ce  n'est  pas  la  marque  d'une 
grande  habileté  d'employer  beaucoup  de  fmesse  ;  c'est 
l'imperfection  de  la  nature,  qui  est  l'origine  de  l'art. 

|13.  —  DU   POUVOIR    DE   l'activité. 

Qui  considérera  d'où  sont  partis  la  plupart  des  ministres, 
verra  ce  que  peut  le  génie,  l'ambition  et  l'activité.  Il  faut 
laisser  parler  le  monde,  et  souffrir  qu'il  donne  au  hasard 
l'honneur  de  toutes  les  fortunes,  pour  autoriser  sa  mollesse. 
La  nature  a  marqué  à  tous  les  hommes,  dans  leur  caractère, 
la  route  naturelle  de  leur  vie,  et  personne  n'est  ni  tran- 
quille, ni  sage,  ni  bon,  ni  heureux,  qu'autant  qu'il  connaît 
son  instinct  et  le  suit  bien  fidèlement.  Que  ceux  qui  sont 
nés  pour  l'action  suivent  donc  hardiment  le  leur  ^  :  l'essen- 
tiel est  de  faire  bien  ;  s'il  arrive  qu'après  cela  le  mérite  soit 
méconnu  et  le  bonheur  seul  honoré,  il  faut  pardonner  à 
l'erreur.  Les  hommes  ne  sentent  les  choses  qu'au  degré  de 
leur  esprit,  et  ne  peuvent  aller  plus  loin  :  ceux  qui  sont 
nés  médiocres  n'ont  point  de  mesure  pour  les  qualités  su- 
périeures; la  réputation  leur  impose  plus  que  le  génie,  la 
gloire  plus  que  la  vertu  ;  au  moins  ont-ils  besoin  que  le 
nom  des  choses  les  avertisse  et  réveille  leur  attention. 

ik.  ' —  SUR   LA   DISPUTE. 

Où  vous  ne  voyez  pas  le  fond  des  choses,  ne  parlez 
jamais  qu'en  doutant  et  en  proposant  vos  idées.  C'est  le 
propre  d'un  raisonneur  de  prendre  feu  sur  les  affaires 
politiques,  ou  sur  tel  autre  sujet  dont  on  ne  sait  pas  les 

1  Voilà  sans  doute  aussi  comment  Vauven argues  gagnait  le  cœur  de  tous 
ceux  qui  l'approchaient,  et  pourquoi  ses  compagnons  d'armes  lui  donnaient, 
dit  Marmontel,  le  nom  respectable  de  père.  On  peut  dire  que  la  biographie 
morale  de  Vauvenargues  et  Texplication  de  toute  sa  vie  se  trouvent  déjà 
dans  ces  Réflexions  et  dans  les  Conseils  à  un  jeune  homme.  —  G. 

2  Cette  idée  est  chère  à  Vauvenargues.  V^oyez  dans  les  Conseils  à  un  jeune 
homme,  les  chap.  1,  3  et  10,  les  deux  Discours  sur  la  Gloire^  les  Maximes  et 
le  15e  Dialogue.  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  75 

principes;  c'est  son  triomphe,  parce  qu'il  n'y  peut  être 
confondu. 

Il  y  a  des  hommes  avec  qui  j'ai  fait  vœu  de  n'avoir  jamais 
de  dispute  :  ceux  qui  ne  parlent  que  pour  parler  ou  pour 
décider,  les  sophistes,  les  ignorants,  les  dévots  et  les  poli- 
tiques. Cependant  tout  peut  être  utile,  il  ne  faut  que  se 
posséder. 

15.  —  SUJÉTION   DE   l'esprit   DE    L  HOMME. 

Quand  on  est  au  cours  des  grandes  affaires,  rarement 
tombe-t-on  à  de  certaines  petitesses  :  les  grandes  occupa- 
tions élèvent  et  soutiennent  l'âme;  ce  n'est  donc  pas  mer- 
veille qu'on  y  fasse  bien.  Au  contraire,  un  particulier  qui  a 
l'esprit  naturellement  grand,  se  trouve  resserré  et  à  l'étroit 
dans  une  fortune  privée  ;  et  comme  il  n'y  est  pas  à  sa  place, 
tout  le  blesse  et  lui  fait  violence  '.  Parce  qu'il  n'est  pas  né 
pour  les  petites  choses,  il  les  traite  moins  bien  qu'un  autre  % 
ou  elles  le  fatiguent  davantage,  et  il  ne  lui  est  pas  possible, 
dit  Montaigne,  de  ne  leur  donner  que  l'attention  qu'elles 
méritent,  ou  de  s'en  retirer  à  sa  volonté  ;  s'il  fait  tant  que 
de  s'y  livrer,  elles  l'occupent  tout  entier  et  l'engagent  à  des 
petitesses  dont  il  est  lui-même  surpris.  Telle  est  la  fai- 
blesse de  l'esprit  humain,  qui  se  manifeste  encore  par  mille 
autres  endroits,  et  qui  fait  dire  à  Pascal  :  Il  ne  faut  pas  le 
bruit  d'un  canon  pour  empêcher  les  pensées  du  plus  grand 
homme  du  monde  :  il  ne  faut  que  le  bruit  d'une  girouette 
ou  d'une  poulie.  Ne  vous  étonnez  pas,  continue-t-il,  s'il  ne 
raisonne  pas  bien  à  présent;  une  înouche  bourdonne  à  ses 
oreilles  :  si  vous  voulez  qu'il  trouve  la  vérité»  chassez  cet  ani- 

*  Voyez  plus  haut  la  8=  Réflexion  [Contre  la  Médiocrité).  —  G. 

2  Dans  le  15^  Dialogue,  intitulé  :  Drutus  et  un  jeune  Romain,  le  jeune 
homme,  qui  n'est  autre  que  Vauvenargues  lui-mOme,  dira  :  «  A  la  guerre,  je 
«  me  présentais  froidement  à  tous  les  dangers,  et  je  remplissais  mes  devoirs  ; 
«  m&is  j'avais  peu  de  goût  pour  les  détails  de  mon  métier.  Je  ero^jais  que  j'au- 
«  rais  bien  fait  dans  les  grands  emplois;  7nais  je  négligeais  de  me  [aire  une 
«  réputation  dans  les  petits.  »  —  Voyoz  aussi  le  12e  Conseil  à  un  Jeune 
homme.  —  G. 


76  REFLEXIONS 

mal  qui  tient  sa  raison  en  échec ^  et  trouble  cette  puissante 
intelligence  qui  gouverne  les  villes  et  les  royaumes  '.  Rien  n'est 
plus  vrai,  sans  doute,  que  cette  pensée;  mais  il  est  vrai 
aussi,  de  l'aveu  de  Pascal,  que  cette  même  intelligence,  qui 
est  si  faible,  gouverne  les  villes  et  les  royaumes  :  aussi  le 
même  auteur  remarque  que  plus  on  approfondit  l'homme, 
plus  on  y  démêle  de  faiblesse  et  de  grandeur;  et  c'est  lui 
qui  dit  encore  dans  un  autre  endroits  après  Montaigne  : 
Cette  duplicité  de  l homme  est  si  visible,  qu'il  y  en  a  qui  ont 
cru  que  nous  avions  deux  âmes,  un  sujet  simple  paraissant 
incapable  de  telles  et  si  soudaines  variétés  d'une  présomption 
démesurée  à  un  horrible  abattement  de  cœur.  Rassurons-nous 
donc  sur  la  foi  de  ces  grands  témoignages,  et  ne  nous 
laissons  pas  abattre  au  sentiment  de  nos  faiblesses,  jusqu'à 
perdre  le  soin  irréprochable  de  la  gloire  et  l'ardeur  de  la 
vertu  ^ 

16.  —  ON  NE  PEUT  ÊTRE  DUPE  DE  LA  VERTU. 

^  Que  ceux  qui  sont  nés  pour  l'oisiveté  et  la  mollesse  y 
meurent  et  s'y  ensevelissent ,  je  ne  prétends  pas  les  troubler; 
mais  je  parle  au  reste  des  hommes,  et  je  dis  :  On  ne  peut 
être  dupe  de  la  vraie  vertu  ;  ceux  qui  l'aiment  sincèrement 
y  goûtent  un  secret  plaisir,  et  souffrent  à  s'en  détourner  : 
quoi  qu'on  fasse  aussi  pour  la  gloire,  jamais  ce  travail  n'est 
perdu,  s'il  tend  à  nous  en  rendre  dignes.  C'est  une  chose 
étrange  que  tant  d'hommes  se  défient  de  la  vertu  et  de  la 
gloire,  comme  d'une  route  hasardeuse,  et  qu'ils  regardent 
l'oisiveté  comme  un  parti  sûr  et  solide.  Quand  même  le 
travail  et  le  mérite  pourraient  nuire  à  notre  fortune,  il  y 


»  Pensées  de  Pascal,  I"  partie,  art.  VI,  pensée  XII.  —  B.  —  [Montaigne  l'a 
dit  avant,  et  mieux.  —  V.] 

2  Pensées  de  Pascal,  IP  partie,  art.  V,  pensée  V.  —  B. 

5  [Est-ce  la  conclusion  juste  ?  Ne  manque-t-il  pas  quelque  idée  intermé- 
diaire? —  V.] 

*  [Bien.  —  V.]  —  Rapprochez  de  la  Réflexion  qui  précède,  du  1er  Conseil  a 
un  Jeune  homme  et  des  deux  Discours  sur  la  Gloire.  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  77 

aurait  toujours  à  gagner  à  les  embrasser  ;  que  sera-ce  s'ils 
y  concourent?  Si  tout  finissait  par  la  mort,  ce  serait  encore 
une  extravagance  de  ne  pas  donner  toute  notre  application  à 
bien  disposer  notre  vie,  puisque  nous  n'aurions  que  le  pré- 
sent; mais  nous  croyons  un  avenir,  et  l'abandonnons  au 
hasard;  cela  est  bien  plus  inconcevable.  Je  laisse  tout  de- 
voir à  part,  la  morale  et  la  religion,  et  je  demande  :  l'igno- 
rance vaut-elle  mieux  que  la  science,  la  paresse  que  l'acti- 
vité, l'incapacité  que  les  talents?  Pour  peu  que  l'on  ait  de 
raison,  on  ne  met  point  ces  choses  en  parallèle  '.  Quelle 
honte  donc  de  choisir  ce  qu'il  y  a  de  l'extravagance  à  éga- 
ler ?  S'il  faut  des  exemples  pour  nous  décider,  d'un  côté 
Coligny,  Turenne,  Bossuet,  Richelieu,  Fénelon,  etc.;  de 
l'autre,  les  gens  à  la  mode,  les  gens  du  bel  air,  ceux  qui 
passent  toute  leur  vie  dans  la  dissipation  et  les  plaisirs  : 
comparons  ces  deux  genres  d'hommes,  et  voyons  ensuite 
auquel  d'eux  nous  aimerions  mieux  ressembler  \ 

17.   —  SUR    LA    FAMILIARITÉ. 

^  Il  n'est  point  de  meilleure  école  ni  plus  nécessaire  que  la 
familiarité.  Un  homme  qui  s'est  retranché  toute  sa  vie  dans 
un  caractère  réservé,  fait  les  fautes  les  plus  grossières  loi's- 
que  les  occasions  l'obligent  d'en  sortir  et  que  les  affaires 
l'engagent.  Ce  n'est  que  par  la  familiarité  qu'on  guérit 
de  la  présomption,  de  la  timidité,  de  la  sotte  hauteur;  ce 
n'est  que  dans  un  commerce  libre  et  ingénu  qu'on  peut  bien 
connaître  les  hommes,  qu'on  se  tâte,  qu'on  se  démêle,  et 
qu'on  se  mesure  avec  eux  :  là  on  voit  l'humanité  nue  avec 

•  Lorsque  Vauvenargues  écrivait,  J.-J.  Rousseau  n'avait  point  encore  sou- 
tenu ses  brillants  paradoxes.  —  F. 

-  La  plupart  de  ces  idées  se  retrouvent  dans  les  deux  Discours  sur  la  Gloire 
(voir  plus  loin);  peut-être  ce  morceau,  dont  la  forme  est  d'ailleurs  évidem- 
ment oratoire,  devait-il  entrer  dans  Tun  de  ces  deux  discours  que  Vauve- 
nargues n'a  pas  publiés  lui-môme,  et  qui  n'ont  paru  que  dans  ses  œuvres 
posthumes.  —  G. 

5  [Bien.  —  V.]  —  Comparez  avec  le  4^  Comeil  à  un  jeune  homme.  —  G. 


78  RÉFLEXIONS 

toutes  ses  faiblesses  et  toutes  ses  forces  ;  là  se  découvrent 
les  artifices  dont  on  s'enveloppe  pour  imposer  en  public  ;  là 
paraît  la  stérilité  de  notre  esprit,  la  violence  et  la  peti- 
tesse de  notre  amour-propre,  l'imposture  de  nos  vertus. 
Ceux  qui  n'ont  pas  le  courage  de  chercher  la  vérité  dans 
ces  rudes  épreuves,  sont  profondément  au-dessous  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  grand  ;  surtout  c'est  une  chose  basse  que  de 
craindre  la  raillerie,  qui  nous  aide  à  fouler  aux  pieds  notre 
amour-propre,  et  qui  émousse,  par  l'habitude  de  souffrir, 
ses  honteuses  délicatesses. 

18.  —  NÉCESSITÉ  DE  FAIRE  DES  FAUTES. 

Il  ne  faut  pas  être  timide  de  peur  de  faire  des  fautes;  la 
plus  grande  faute  de  toutes  est  de  se  priver  de  l'expérience. 
Soyons  très-persuadés  qu'il  n'y  a  que  les  gens  faibles  qui 
aient  cette  crainte  excessive  de  tomber  et  de  laisser  voir 
leurs  défauts;  ils  évitent  les  occasions  où  ils  pourraient 
broncher  et  être  humiliés;  ils  rasent  timidement  la  terre, 
n'osent  rien  donner  au  hasard ,  et  meurent  avec  toutes 
leurs  faiblesses  qu'ils  n'ont  pu  cacher  '.Qui  voudra  se  for- 
mer au  grand  doit  risquer  de  faire  des  fautes,  et  ne  pas 
s'y  laisser  abattre,  ni  craindre  de  se  découvrir  ;  ceux  qui 
pénétreront  ses  faibles  tâcheront  de  s'en  prévaloir;  mais 
ils  le  pourront  rarement.  Le  cardinal  de  Retz  disait  à  ses 
principaux  domestiques  :  u  Vous  êtes  deux  ou  trois  à  qui 
((  je  n'ai  pu  me  dérober;  mais  j'ai  si  bien  établi  ma  répu- 
((  tation,  et  par  vous-mêmes,  qu'il  vous  serait  impossible 
((  de  me  nuire  quand  vous  le  voudriez  *.  »  Il  ne  mentait 
pas  :  son  historien  rapporte  qu'il  s'était  battu  avec  un  de 
ses  écuyers,  qui  l'avait  accablé  de  coups,  sans  qu'une  aven- 
ture si  humiliante  pour  un  homme  de  ce  caractère  et  de  ce 

1  [Beau.  —  V.] 

"^  Guy  Joly,  conseiller  au  Ghâtelet,  rapporte  en  effet  dans  ses  Mémoires, 
que  lorsqu'il  reprochait  au  cardinal  sa  vie  licencieuse,  ce  prélat  lui  faisait 
cette  réponse.— F.  —  [Cet  exemple  ne  prouve  pas  qu'il  faut  risquer  des  fautes, 
mais  qu'il  faut  se  faire  valoir.  —  V.] 


SUR  DIVERS  SUJETS.  79 

rang  ait  pu  lui  abattre  le  cœur,  ou  faire  aucun  tort  à  sa 
gloire  :  mais  cela  n'est  pas  surprenant;  combien  d'hommes 
déshonorés  soutiennent  par  leur  seule  audace  la  conviction 
publique  de  leur  infamie,  et  font  face  à  toute  la  terre  !  Si 
l'effronterie  peut  autant,  que  ne  fera  pas  la  constance?  Le 
courage  surmonte  tout. 

19.    —    SUR    LA    LIBÉRALITÉ. 

'  Un  homme  très-jeune  peut  se  reprocher  comme  une  va- 
nité onéreuse  et  inutile  la  secrète  complaisance  qu'il  y  a  à 
donner.  J'ai  eu  cette  crainte  moi-même  avant  de  connaître 
le  monde  :  quand  j'ai  vu  l'étroite  indigence  où  vivent  la 
plupart  des  hommes,  et  l'énorme  pouvoir  de  l'intérêt  sur 
tous  les  cœurs,  j'ai  changé  d'avis,  et  j'ai  dit  :  Voulez-vous 
que  tout  ce  qui  vous  environne  vous  montre  un  visage  con- 
tent, vos  enfants,  vos  domestiques,  votre  femme,  vos  amis 
et  vos  ennemis?  soyez  libéral;  voulez-vous  conserver  impu- 
nément beaucoup  de  vices';  avez-vous  besoin  qu'on  vous 
pardonne  des  mœurs  singulières  ou  des  ridicules  ;  voulez- 
vous  rendre  vos  plaisirs  faciles,  et  faire  que  les  hommes 
vous  abandonnent  leur  conscience,  leur  honneur,  leurs 
préjugés,  ceux  même  dont  ils  font  le  plus  de  bruit  ?  tout  cela 
dépendra  de  vous;  quelque  affaire  que  vous  ayez,  et 
quels  que  puissent  être  les  hommes  avec  qui  vous  voulez 
traiter,  vous  ne  trouverez  rien  de  difficile  si  vous  savez  don- 
ner à  propos.  L'économe,  qui  a  des  vues  courtes,  n'est  pas 
seulement  en  garde  contre  ceux  qui  peuvent  le  tromper,  il 


»  [Bon.  —  V.] 

-  Dans  cet  article,  Vauvenargues  scnnblerait  mettre  au  nombre  des  avan- 
tages de  la  libéralité  le  droit  de  conserve!^  impunément  beaucoup  de  vices; 
ce  qui  n'est  ni  ne  peut  ûtrc  son  projet,  comme  on  peut  s'en  convaincre  par  la 
pureté  du  reste  de  sa  morale.  Mais  ayant  à  démontrer  les  avantages  que 
procure  la  libéralité,  il  a  voulu  commencer  par  démontrer  le  pouvoir  qu'elle 
a  de  tout  obtenir  des  hommes,  et  n'a  pas  assez  distingué  ce  qui  sert  de  preuve 
de  son  pouvoir  d'avec  la  démonstration  de  ses  avantages.  —  S.  —  On  peut 
ajouter  que  Vauvenargues,  ici,  constate  simplement  un  fait,  et  qu'il  n'est  pas 
tenu  d'en  discuter  la  moralité.  —  G. 


80  RÉFLEXIONS 

appréhende  aussi  d'être  dupe  de  lui-même  ;  s'il  achète  quel- 
que plaisir  qu'il  lui  eût  été  impossible  de  se  procurer  au- 
trement, il  s'en  accuse  aussitôt  comme  d'une  faiblesse  ; 
lorsqu'il  voit  un  homme  qui  se  plaît  à  faire  louer  sa  géné- 
rosité et  à  surpayer  les  services,  il  le  plaint  de  cette  illu- 
sion :  Croyez-vous  de  bonne  foi,  lui  dit-il,  qu'on  vous  en  ait 
plus  d'obligation?  Un  misérable  se  présente  à  lui,  qu'il 
pourrait  soulager  et  combler  de  joie  à  peu  de  frais;  il  en  a 
d'abord  compassion,  et  puis  il  se  reprend  et  pense  :  C'est  un 
homme  que  je  ne  verrai  plus.  Un  autre  malheureux  s'offre 
encore  à  lui ,  et  il  fait  le  même  raisonnement.  Ainsi  toute 
sa  vie  se  passe  sans  qu'il  trouve  l'occasion  d'obliger  per- 
vsonne,  de  se  faire  aimer,  d'acquérir  une  considération  utile 
et  légitime  :  il  est  défiant  et  inquiet,  sévère  à  soi-même  et 
aux  siens,  père  et  maître  dur  et  fâcheux  ;  les  détails  frivoles 
de  son  domestique'  le  travaillent  comme  les  affaires  les  plus 
importantes,  parce  qu'il  les  traite  avec  la  même  exactitude  : 
il  ne  pense  pas  que  ses  soins  puissent  être  mieux  employés, 
incapable  de  concevoir  le  prix  du  temps,  la  réalité  du  mé- 
rite et  l'utilité  des  plaisirs. 

Il  faut  avouer  ce  qui  est  vrai  :  il  est  difficile,  surtout  aux 
ambitieux,  de  conduire  une  fortune  médiocre  avec  sagesse, 
et  de  satisfaire  en  même  temps  des  inclinations  libérales, 
des  besoins  présents,  etc.^*;  mais  ceux  qui  ont  l'esprit  véri- 
tablement élevé  se  déterminent  selon  l'occurrence,  par  des 
sentiments  où  la  prudence  ordinaire  ne  saurait  atteindre  ^  : 
je  vais  m'expliquer.  Un  homme  né  vain  et  paresseux,  qui 
vit  sans  dessein  et  sans  principes,  cède  indifféremment  à 
toutes  ses  fantaisies,  achète  un  cheval  trois  cents  pistoles, 

*  Est-il  besoin  de  noter  que  ce  mot  est  ici  synonyme  de  maison  ou  d'inté- 
rieur ?  —  G. 

2  On  peut  dire  que  Vauven argues  en  avait  fait  lui-même  l'expérience  ;  sa  cor- 
respondance avec  Saint-Vincens  ne  laissera  pas  de  doute  sur  ce  point  (voir  plus 
loin).  —  Rapprochons  aussi  de  ce  passage  ce  mot,  qui  n'est  qu'un  retour  de 
Vauvcnargues  sur  lui-même  :  «  Qu'importe  à  un  homme  ambitieux  qui  a 
«  manqué  sa  fortune  sans  retour,  de  mourir  plus  pauvre  !»  —  G. 

5  Vauvenargues  dira  de  même,  dans  une  de  ses  plus  belles  Maximes  :  «  La 
«  magnanimité  ne  doit  pas  compte  à  la  prudence  de  ses  motifs.  »  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  81 

qu'il  laisse  pour  cinquante  quelques  mois  après  ;  donne  dix 
louis  à  un  joueur  de  gobelets  qui  lui  a  montré  quelques 
tours,  et  se  fait  appeler  en  justice  par  un  domestique  qu'il 
a  renvoyé  injustement,  et  auquel  il  refuse  de  payer  des 
avances  faites  à  son  service,  etc.  Quiconque  a  naturelle- 
ment beaucoup  de  fantaisies,  a  peu  de  jugement,  et  l'âme 
probablement  faible.  Je  méprise  autant  que  personne  des 
hommes  de  ce  caractère;  mais  je  dis  hardiment  aux  autres: 
apprenons  à  subordonner  les  petits  intérêts  aux  grands, 
môme  éloignés,  et  faisons  généreusement  et  sans  compter 
tout  le  bien  qui  tente  '  nos  cœurs  :  on  ne  peut  être  dupe 
d'aucune  vertu". 

20.    —    MAXIME   DE   PASCAL   EXPLIQUÉE. 

Le  peuple  et  les  habiles  composent,  pour  l'ordinaire,  le  train 
du  monde;  les  autres  le  méprisent,  et  en  sont  méprisés^  : 
maxime  admirable  de  Pascal,  mais  qu'il  faut  bien  en- 
tendre. Qui  croirait  que  Pascal  a  voulu  dire  que  les 
habiles  doivent  vivre  dans  l'inapplication  et  la  mollesse, 
dans  les  goûts  dépravés  du  monde,  etc. ,  condamnerait 
toute  la  vie  de  Pascal  par  sa  propre  maxime  ;  car  per- 
sonne n'a  moins  vécu  comme  le  peuple  que  Pascal  à  ces 
égards  :  donc  le  vrai  sens  de  Pascal,  c'est  que  tout  homme 
qui  cherche  à  se  distinguer  par  des  apparences  singulières; 
qui  ne  rejette  pas  les  maximes  vulgaires  parce  qu'elles 
sont  mauvaises,  mais  parce  qu'elles  sont  vulgaires;  qui 
s'attache  à  des  sciences  stériles,  purement  curieuses  et  de 
nul  usage  dans  le  monde;  qui  est  pourtant  gonflé  de  cette 
fausse  science,  et  ne  peut  arriver  à  la  véritable;  un  tel 
homme,  comme  il  dit  plus  haut,  trouble  le  monde '^,  et  juge 
plus  mal  que  les  autres.  En  deux  mots,  voici  sa  pensée,  ex- 

1  Vinet  remarque  le  bonheur  de  ce  mot  tenter,  qui,  «ordinairement  era- 
<(  ployé  dans  le  sens  du  mal,  est  ici  approprié  au  bien.  »  —  G. 

2  On  a  vu  plus  haut  que  ce  dernier  mot  sert  de  titre  à  la  16*  Réflexion.  —  G. 
"'  Pensées  de  Pascal,  I"  partie,  art.  VI,  pensée  XXV.  —  B. 

^  [Un  algébriste trouble-t-il  le  monde?—  V.] 

6 


82  REFLEXIONS 

pliquée  d'une  autre  manière  :  ceux  qui  n'ont  qu'un  esprit 
médiocre  ne  pénètrent  pas  jusqu'au  bien,  ou  jusqu'à  la  né- 
cessité qui  autorise  certains  usages,  et  s'érigent  mal  à  pro- 
pos en  réformateurs  de  leur  siècle  '  :  les  habiles  mettent  à 
profit  la  coutume  bonne  ou  mauvaise,  abandonnent  leur  ex- 
térieur aux  légèretés  de  la  mode,  et  savent  se  proportionner 
au  besoin  de  tous  les  esprits. 

21.  —  l'esprit  naturel  et  le  simple. 

L'esprit  naturel  et  le  simple  peuvent  en  mille  manières 
se  confondre,  et  ne  sont  pas  néanmoins  toujours  sembla- 
bles. On  appelle  esprit  naturel,  un  instinct  qui  prévient  la 
réflexion,  et  se  caractérise  par  la  promptitude  et  par  la  vé- 
rité du  sentiment.  Cette  aimable  disposition  prouve  moins 
ordinairement  une  grande  sagacité  qu'une  âme  naturelle- 
ment vive  et  sincère,  qui  ne  peut  retenir  ni  farder  sa  pen* 
sée,  et  la  produit  toujours  avec  la  grâce  d'un  secret  échappé 
à  sa  franchise '.  La  simplicité  est  aussi  un  don  de  l'âme, 
qu'on  reçoit  immédiatement  de  la  nature,  et  qui  en  porte  le 
caractère  ;  elle  ne  suppose  pas  nécessairement  l'esprit  su- 
périeur, mais  il  est  ordinaire  qu'elle  l'accompagne;  elle 
exclut  toute  sorte  de  vanités  et  d'affectations,  témoigne  un 
esprit  juste,  un  cœur  noble,  un  sens  droit,  un  naturel  riche 
et  modeste,  qui  peut  tout  puiser  dans  son  fonds,  et  ne  veut 
se  parer  de  rien.  Ces  deux  caractères  comparés  ensemble, 
je  crois  sentir  que  la  simplicité  est  la  perfection  de  l'esprit 
naturel:  et  je  ne  suis  plus  étonné  de  la  rencontrer  si  sou- 
vent dans  les  grands  hommes  :  les  autres  ont  trop  peu  de 
fonds  et  trop  de  vanité  pour  s'arrêter  dans  leur  propre 
sphère,  qu'ils  sentent  si  petite  et  si  bornée  ^ 


1  [Commun  et  inutile.  —  V.] 

■2  [Beau.  —  V.] 

^  Dans  la  première  édition,  ce  chapitre  finissait  par  un  passage  qui  a  dis- 
paru dans  les  éditions  suivantes,  quoique  rien  n'indique  sur  l'exemplaire 
d'Aix  que  Vauvenargues  voulût  le  supprimer.  Nous  croyons  utile  de  le  réta- 
blir, au  moins  en  note.  —  G.  —  «  D'ailleurs,  il  est  très-difficile,  lorsqu'on  en- 


i 


SUR  DIVERS  SUJETS.  83 

22.    —    DU    BONHEUR. 

'  Quand  on  pense  que  le  bonheur  dépend  beaucoup  du 
caractère,  on  a  raison  ;  si  on  ajoute  que  la  fortune  y  est  in- 
différente, c'est  aller  trop  loin  ;  il  est  faux  encore  que  la 
raison  n'y  puisse  rien,  ou  qu'elle  y  puisse  tout.  On  sait  que 
le  bonheur  dépend  aussi  des  rapports  de  notre  condition 
avec  nos  passions  :  on  n'est  pas  nécessairement  heureux 
par  l'accord  de  ces  deux  parties;  mais  on  est  toujours  mal- 
heureux par  leur  opposition  et  par  leur  contraste  ;  de 
même  la  prospérité  ne  nous  satisfait  pas  infailliblement  ; 
mais  l'adversité  nous  apporte  un  mécontentement  inévi- 
table. 

Parce  que  notre  condition  naturelle  est  misérable,  il  ne 
s'ensuit  pas  qu  elle  le  soit  également  pour  tous;  qu'il  n'y 
ait  pas  dans  la  même  vie  des  temps  plus  ou  moins  agréa- 
bles, des  degrés  de  bonheur  et  d'affliction  :  donc  les  cir- 
constances différentes  décident  beaucoup ,  et  on  a  tort  de 
condamner  les  malheureux  comme  incapables,  par  leur  ca- 
ractère, de  bonheur. 

23.  —  l'homme  vertueux  dépeint  par  son  génie. 

Quand  je  trouve  dans  un  ouvrage  une  grande  imagina- 
tion avec  une  grande  sagesse,  un  jugement  net  et  profond, 
des  passions  très-hautes  mais  vraies,  nul  effort  pour  paraître 
grand,  une  extrême  sincérité,  beaucoup  d'éloquence,  et 
point  d'art  que  celui  qui  vient  du  génie;  alors  je  respecte 
l'auteur,  je  l'estime  autant  que  les  sages  ou  que  les  héros 
qu'il  a  peints.  J'aime  à  croire  que  celui  qui  a  conçu  de  si 
grandes  choses  n'aurait  pas  été  incapable  de  les  faire  ;  la 
fortune  qui  l'a  réduit  à  les  écrire  me  paraît  injuste.  Je  m'in- 
forme curieusement  de  tout  le  détail  de  sa  vie;  s".l  a  fait 
des  fautes,  je  les  excuse,  parce  que  je  sais  qu'il  est  difficile 

«  ti-c  dans  le  monde,  do  n'y  p:is  prendre  malgré  soi  une  teinture  des  ridicules 
«  dominants  et  applaudis  :  personne  pre3(|ue  qui   conserve  son   caractère 
'<  pur.  1) 
*  [Trop  superficiel. —  V.j 


84  RÉFLEXIONS 

à  la  nature  de  tenir  toujours  le  cœur  des  hommes  au-dessus  de 
leur  condition  '.  Je  le  plains  des  pièges  cruels  qui  se  sont 
trouvés  sur  sa  route,  et  même  des  faiblesses  naturelles  qu'il 
n'a  pu  surmonter  par  son  courage.  Mais  lorsque,  malgré  la 
fortune  et  malgré  ses  propres  défauts,  j'apprends  que  son 
esprit  a  toujours  été  occupé  de  grandes  pensées,  et  dominé 
par  les  passions  les  plus  aimables,  je  remercie  à  genoux  la 
nature  de  ce  qu'elle  a  fait  des  vertus  indépendantes  du  bon- 
heur, et  des  lumières  que  l'adversité  n'a  pu  éteindre'. 

2li.  —  SUR  l'histoire  des  hommes  illustres. 

Les  histoires  des  hommes  illustres  trompent  la  jeunesse. 
On  y  présente  toujours  le  mérite  comme  respectable,  on  y 
plaint  les  disgrâces  qui  l'accompagnent,  et  on  y  parle  avec 
mépris  de  l'injustice  du  monde  à  l'égard  de  la  vertu  et  des 
talents.  Ainsi,  quoiqu'on  y  fasse  voir  les  hommes  de  génie 
presque  toujours  malheureux,  on  peint  cependant  leur  génie 
et  leur  condition  avec  de  si  riches  couleurs,  qu'ils  paraissent 
dignes  d'envie  dans  leurs  malheurs  mêmes.  Gela  vient  de 
ce  que  les  historiens  confondent  leurs  intérêts  avec  ceux  des 
hommes  illustres  dont  ils  parlent  :  marchant  dans  les  mêmes 
sentiers,  et  aspirant  à  peu  près  à  la  même  gloire,  ils  relè- 
vent autant  qu'ils  peuvent  l'éclat  des  talents;  on  ne  s'aper- 
çoit pas  qu'ils  plaident  leur  propre  cause,  et  comme  on 
n'entend  que  leur  voix,  on  se  laisse  aisément  séduire  à  la 
justice  de  leur  cause,  et  on  se  persuade  aisément  que  le  parti 
le  meilleur  est  aussi  le  plus  appuyé  des  honnêtes  gens. 
L'expérience  détrompe  là-dessus  ;  pour  peu  qu'on  ait  vu  le 
monde,  on  découvre  bientôt  son  injustice  naturelle  envers 
le  mérite,  l'envie  des  hommes  médiocres,  qui  traverse  jus- 

t  Vauvenargues  a  dit  môme  chose,  en  mêmes  termes,  dans  la  8^  Réflexion. 
—  G. 

2  A  partir  de  cette  Réflexion^  les  confidences  que  l'auteur  nous  fait  sur  lui- 
môme  deviennent  plus  claires.  C'est  avec  raison  que  M.  Sainte-Beuve  a  re- 
connu Vauvenargues  dans  ce  portrait,  comme  déjà  M.  Villcmain  l'avait  reconnu 
dans  le  Caractère  (voir  plus  loin)  intitulé  Claz,omène  ou  la  vertu  malheu- 
reuse. —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  85 

qu'à  la  mort  les  hommes  excellents,  et  enfin  l'orgueil  des 
hommes  élevés  par  la  fortune,  qui  ne  se  relâche  jamais  en 
faveur  de  ceux  qui  n'ont  que  du  mérite.  Si  on  savait  cela  de 
meilleure  heure,  on  travaillerait  avec  moins  d'ardeur  à  la 
Vertu  ;  et  quoique  la  présomption  de  la  jeunesse  surmonte 
tout,  je  doute  qu'il  entrât  autant  de  jeunes  gens  dans  la 
carrière  '. 

25.  —  [sur  l'injustice  envers  les  grands  hommes  '.] 

[Avouons  l'injustice  de  notre  siècle  :  s'il  est  vrai  que  l'er- 
reur des  temps  barbares  ait  été  de  rendre  aux  grands  hom- 
mes un  culte  superstitieux,  il  faut  convenir  en  même  temps 
que  celle  des  siècles  polis  est  de  se  plaire  à  dégrader  ces 
mêmes  hommes,  à  qui  nous  devons  notre  politesse  et  nos 
lumières.  On  ne  peut  nommer  un  personnage  illustre  en 
aucun  genre  que  la  critique  n'ait  attaqué,  et  n'attaque  en- 
core. Les  uns  nous  apprennent  que  Virgile  était  un  petit 
esprit;  d'autres  regardent  en  pitié  les  admirateurs  d'Ho- 
mère; j'en  ai  vu  qui  m'ont  dit  que  M.  de  Turenne  man- 
quait de  courage,  que  le  cardinal  de  Richelieu  n'était  qu'un 
sot,  et  le  cardinal  Mazarin  un  fourbe  sans  esprit  ^  Il  n'y  a 
point  d'opinion  si  extravagante  qui  ne  trouve  des  partisans. 
11  y  a  même  des  gens  qui,  sans  aucune  animosité  ni  raison 
particulière,  se  font  une  sorte  de  devoir  d'attaquer  les  gran- 
des réputations,  et  de  mépriser  l'autorité  des  jugements  du 

*  Rapprochez  de  la  27^  Réflexion.  —  Vauvenargues  n'en  est  plus  au  temps 
où,  plein  d'espôrancc,  il  avait  dans  la  sûreté  du  mérite  (voir  les  MaxiP'ca) 
une  foi  naïve  et  enthousiaste;  désabusé,  il  avoue,  avec  sa  sincérité  habituelle, 
le  nouvel  état  de  son  âme,  sans  s'inquiéter  de  la  contradiction.  —  G. 

2  Cette  Réflexion,  et  la  plupart  de  celles  que  l'on  trouvera  entre  crochets,  sont 
extraites  d'un  manuscrit  que  nous  avons  en  notre  possession.  C'est  un  cahier 
de  24  pages,  écrit  en  entier  de  la  main  de  Vauvenargues.  Presque  toutes  les 
pièces  en  sont  inédites ,  et  plusieurs  ont  un  grand  intérêt  et  une  grande 
valeur  pour  cette  biographie  intime,  prise  sur  le  fait,  que  nous  nous  efforçons 
de  dégager  à  mesure  du  livre  de  Vauvenargues.  —  G. 

^  [Add.  :  Bossuct  a  bien  fait,  disent-ils,  de  ne  pas  écrire  plus  tard;  Molière 
est  venu  à  propos,  etc.  :  je  le  crois;  car  je  suis  persuadé  que  si  ces  grands 
hommes  pouvaient  renaître,  ceux  qui  en  parlent  ainsi  seraient  du  nombre  de 
leurs  envieux;  j'en  juge  par  les  sentiments  qu'ils  font  paraître  pour  ceux  qui 
soutiennent  encore  la  réputation  de  notre  siècle.] 


86  RÉFLEXIONS 

public,  dans  la  seule  pensée  peut-être  d'affecter  plus  d'in- 
dépendance dans  leurs  sentiments,  et  de  peur  de  juger  d'a- 
près les  autres.  Ce  que  l'envie  la  plus  basse  n'aurait  osé  dire, 
le  désir  d'être  remarqué  le  leur  fait  hasarder  avec  con- 
fiance ;  mais  ils  se  trompent  dans  l'espérance  qu'ils  ont  de  se 
distinguer  par  ces  bizarres  sentiments.  Je  les  compare  à  ces 
personnes  faibles  qui,  dans  la  crainte  de  paraître  gouver- 
nées, rejettent  opiniâtrement  les  meilleurs  conseils,  et  sui- 
vent follement  leurs  fantaisies  pour  faire  un  essai  de  leur 
liberté.  De  tout  temps  il  y  a  eu  des  hommes  que  la  peti- 
tesse de  leur  esprit  a  réduits  à  chercher  pour  toute  gloire 
de  combattre  celle  des  autres,  et,  quand  cette  espèce  do- 
mine, c'est  peut-être  un  signe  que  le  siècle  dégénère;  car 
cela  n'arrive  que  dans  la  disette  des  grands  hommes.] 

26.  —  [sur  les  gens  de  lettres'.] 

[Les  grands  croient  toujours  faire  honneur  aux  plus  beaux 
génies  lorsqu'ils  les  admettent  à  leur  familiarité.  J'entends 
dire  d'un  bel-esprit  que  les  grands  lui  ont  fermé  leur  porte  : 
est-ce  donc  l'ambition  des  gens  de  lettres  d'avoir  l'entrée 
de  quelques  maisons,  et  n'y  a-t-il  plus  d'hommes  raisonna- 
bles parmi  eux  ?  Les  grands  eux-mêmes  ne  seraient-ils  pas 
trop  heureux  que  des  gens  de  mérite  voulussent  bien  leur 
faire  part  de  leurs  lumières  ?  et  que  témoigne  ce  mépris,  si- 
non qu'ils  ne  sont  pas  capables  de  profiter  de  ces  lumières? 
Si  ceux  qui  cultivent  les  beaux-arts,  ou  qui  travaillent  à 
éclairer  le  monde  par  leurs  écrits,  étaient  capables  de  quel- 
que hauteur  dans  les  sentiments;  s'ils  voulaient,  unis  par 
la  vertu  et  par  l'amour  de  la  vérité  et  de  la  gloire,  se  sou- 
tenir les  uns  les  autres,  ils  obtiendraient  peut-être  du  reste 
des  hommes  la  même  justice  qu'ils  auraient  le  courage  de 
se  rendre  :  mais  eux-mêmes  apprennent  aux  gens  du  monde 
à  les  mépriser;  ils  brûlent  d'envie  contre  ceux  d'entre  eux 
qui  se  distinguent;  ils  se  diffament  les  uns  les  autres  par 

*  Rapprochez  des  deux  Réflexions  qui  précèdent,  et  de  celles  qui  suivent. 
—  G. 


SUR   DIVERS   SUJETS.  87 

des  querelles  ridicules  et  par  des  libelles;  une  cruelle  et 
inique  persécution  est  jusqu'à  la  mort  le  partage  de  ceux 
qui  excellent.  Si  on  cherche  la  cause  de  cette  jalousie  entre 
les  gens  de  lettres,  on  en  trouvera  plusieurs  :  la  première 
est  qu'il  y  a  dans  le  monde  plus  d'esprit  que  de  grandeur 
d'âme,  plus  de  gens  à  talent  que  de  génies  élevés;  et  d'or- 
dinaire les  gens  d'esprit  qui  manquent  par  le  cœur,  haïs- 
sent vivement  ceux  qui  les  passent  par  leurs  sentiments  et 
par  leur  essor.  Une  autre  raison  est  que  les  hommes  n'ont 
guère  d'estime  que  pour  leur  propre  genre  d'esprit,  et 
qu'ils  comprennent  à  peine  les  autres  talents.  Mais  il  en  a 
toujours  été  ainsi;  de  sorte  qu'il  n'est  pas  possible  d'espé- 
rer que  cela  change.  Cependant,  les  jeunes  gens  se  flattent, 
dans  leur  premier  âge,  de  l'espérance  de  la  gloire  ;  car  lors- 
que l'on  est  né  avec  de  l'esprit,  il  faut  bien  des  années  pour 
se  persuader  que  le  mérite  a  si  peu  de  considération  parmi 
les  hommes.  Comme  ils  sont  vivement  frappés  de  la  beauté 
ou  de  la  grandeur  de  certains  génies,  ils  ne  peuvent  ima- 
giner qu'il  y  ait  des  esprits  insensibles  à  cet  éclat,  et  des 
yeux  qui  ne  le  voient  point.  Et,  quoiqu'ils  en  entendent 
parler  avec  mépris,  ils  ne  croient  pas  que  ce  sentiment  soit 
général,  et  ils  se  relèvent  par  le  mépris  qu'ils  ont  eux- 
mêmes  pour  cette  sorte  de  froids  esprits.  Mais,  à  mesure 
qu'ils  avancent  dans  la  vie,  ils  reconnaissent  combien  ils  se 
sont  trompés,  et  ils  se  découragent  à  la  vue  des  dégoûts  et 
des  chagrins  qui  les  attendent.] 

27.  —  [sur  l'impuissance  du  mérite.] 

[Je  dirai  une  chose  triste  pour  tous  ceux  qui  n'ont  que 
du  mérite  sans  fortune  :  rien  ne  peut  remplir  l'intervalle 
que  le  hasard  de  la  naissance  ou  des  richesses  met  entre 
les  hommes. 

Dès  qu'on  n'est  point  préoccupé  par  les  besoins  de  la  vie, 
ou  abruti  par  les  plaisirs,  on  tend  à  la  fortune  ou  à  la  gloire  ; 
c'est  presque  l'unique  fin  où  se  rapportent  toutes  les  actions, 
toutes  los  paroles,  toutes  les  études,  toutes  les  veilles  et 


88  REFLEXIONS 

toutes  les  agitations  des  hommes.  On  cherche  jusque  dans 
les  livres  et  dans  les  belles-lettres  le  secret  de  s'élever  et  de 
s'établir  :  si  les  hommes  n'espéraient  pas  d'emprunter  de 
leurs  lectures  des  maximes  et  des  lumières  pour  dominer 
les  autres  hommes,  il  y  aurait  peu  de  curieux,  et  les  meil- 
leurs ouvrages  seraient  négligés.  Mais  ce  concours  de  tous 
les  hommes  vers  la  même  fin,  cette  égale  ambition  de  s'a- 
grandir et  de  primer  qui  les  dévore,  les  oppose  les  uns 
aux  autres,  et  les  rend  irréconciliables;  de  sorte  que,  tous 
prétendant  aux  mêmes  biens,  la  force  décide  ;  ceux  qui  ont 
plus  d'activité,  ou  plus  de  sagesse,  ou  plus  de  finesse,  ou 
plus  de  courage  et  d'opiniâtreté  que  les  autres,  l'empor- 
tent. Ainsi,  la  vie  n'est  qu'un  long  combat  où  les  hommes  se 
disputent  vivement  la  gloire,  les  plaisirs,  l'autorité  et  les 
richesses.  Mais  il  y  en  a  qui  apportent  au  combat  des  armes 
plus  fortes,  et  qui  sont  invincibles  par  position  :  tels  sont 
les  enfants  des  grands,  ceux  qui  naissent  avec  du  bien,  et 
déjà  respectés  du  monde  par  leur  qualité.  De  là  vient  que 
le  mérite  qui  est  nu ,  succombe  ;  car  aucun  talent ,  aucune 
vertu,  ne  sauraient  contraindre  ceux  qui  sont  pourvus  par 
la  fortune  à  se  départir  de  leurs  avantages  ;  ils  se  prévalent 
avec  empire  des  moindres  privilèges  de  leur  condition ,  et 
il  n'est  pas  permis  à  la  vertu  de  se  mettre  en  concurrence. 
Cet  ordre  est  injuste  et  barbare  ;  mais  il  pourrait  servir  à 
justifier  les  misérables,  s'ils  osaient  s'avouer  leur  impuis- 
sance et  le  désavantage  de  leur  position.  Cependant,  les 
hommes,  qui  ont  d'ailleurs  tant  de  vanité,  loin  de  se  rendre 
une  raison  si  naturelle  de  leur  misère  et  de  leur  obscurité, 
y  cherchent  d'autres  causes  bien  moins  vraisemblables;  ils 
accusent  je  ne  sais  quelle  fatalité  personnelle  qu'ils  n'en- 
tendent point,  se  regardent  souvent  eux-mêmes  com.me  les 
complices  de  leur  malheur,  et  se  repentent  de  ce  qu'ils  ont 
fait ,  comme  s'ils  voyaient  nettement  que  toute  autre  con- 
duite leur  eût  réussi  ;  tant  ils  ont  de  peine  à  se  persuader 
qu'ils  ne  sont  pas  nés  les  maîtres  de  leur  fortune  !  Et  si  l'on 
use  de  cette  rigueur  envers  soi-même,  combien  plus  n'y 


I 


SUR   DIVERS  SUJETS.  89 

est-on  pas  porté  envers  les  autres  ?  De  là  vient  que  les  mal- 
heureux ont  toujours  tort,  et  que  l'on  n'appelle  point  de 
leur  malheur.  Ce  que  je  ne  dis  point  pour  détourner  les 
hommes  de  travailler  à  leur  bonheur,  mais  pour  les  con- 
soler de  leurs  disgrâces.] 

!!8.  —  [la  nécessité  console  dans  le  malheur.] 

[Quelque  parti  qu'on  puisse  prendre  dans  la  vie,  il  faut 
s'attendre  à  être  souvent  déçu.  Les  événements  nous  trom- 
pent aussi  souvent  que  nos  passions,  et  il  y  a  si  peu  de 
choses  qui  dépendent  de  nous,  que  ce  serait  une  merveille 
si  la  plupart  des  événements  n'étaient  contre  nous.  Nous 
voudrions  prendre  un  parti  sûr,  et  il  n'en  est  aucun  de  tel, 
pas  même  l'oisiveté;  car  qui  nous  répond  que  la  fortune 
respectera  notre  repos ,  et  ne  nous  engagera  pas  malgré 
nous  dans  les  embarras  des  affaires?  Sans  doute,  si  la  gran- 
deur et  la  gloire  étaient  des  biens  qu'on  pût  acquérir  par 
sa  conduite,  on  serait  inconsolable  de  les  avoir  manquées; 
mais  quand  on  a  connu  par  expérience  ce  que  peut  la  for- 
tune sur  la  vie  des  hommes,  on  s'afflige  moins  dans  l'adver- 
sité; on  ne  se  reproche  point  un  malheur  inévitable,  une 
destinée  injuste  et  cruelle  à  laquelle  on  n'a  pu  échapper'.] 

29.  —  [sur  les  hasards  de  la  fortune.] 

[Pendant  que  des  hommes  de  génie,  épuisant  leur  santé  et 
leur  jeunesse  pour  élever  leur  fortune,  languissent  dans  la 

*  On  voit  dans  ce  morceau,  aussi  bien  que  dans  ceux  qui  précèdent  et 
ceux  qui  suivent,  les  douloureuses  alternatives  de  la  pensée  de  Vauvenar- 
gues.  Partage  entre  le  regret  de  sa  vie  manquée  et  le  désir  de  ne  pas  se  désa- 
vouer, il  semble  surtout  préoccupé  de  se  justifier  à  ses  propres  yeux  de  l'inu- 
tilité de  ses  efforts  et  de  ses  espérances,  en  la  mettant  au  compte  de  la 
fortune.  Dans  ce  naufrage  de  sa  vie,  il  veut  du  moins  sauver  sa  foi  en  lui- 
môme,  et  donner  jusqu'au  bout  raison  à  sa  chère  maxime  :  «  Le  désespoir  est 
la  plus  grande  de  nos  erreurs.  »  —  Qu'on  lise  après  cela  le  Caractère  intitulé 
Cîéon  ou  la  Folle  ambition;  qu'on  remarque  ce  passage  entr'autrcs  :  «  H 
c  avait  cette  fierté  tendre  d'une  âme  timide,  qui  ne  veut  avouer  ni  sa  défaite, 
«  ni  SOS  espérances,  ni  la  vanité  de  ses  vœux  »  ;  on  s'assurera  une  fois  de  pins 
que  les  pages  de  Vauvenargues  s'éclairent  les  unes  par  les  autres,  et  que  son 
livre,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  n'est  presque  d'un  bout  à  l'autre  que  le 
testament  d'une  âme  qui  s'interroge  et  nous  rend  compte  d'elle-même.  —  G. 


î)0  REFLEXIONS 

pauvreté,  et  traînent  parmi  les  aflVonts  une  existence  obscure 
et  violente,  des  gens  sans  aucun  mérite  s'enrichissent  en 
peu  d'années  par  l'invention  d'un  papier  vert,  ou  d'une 
nouvelle  recette  pour  conserver  la  fraîcheur  du  teint,  etc. 
11  ne  faut  pas  chercher  à  imaginer  de  grandes  choses  pour 
s'enrichir  :  il  suffit  de  connaître  le  public,  et  de  flatter  son 
avidité  insatiable  pour  les  nouveautés  et  les  bagatelles.  Tel 
homme  ignorait  jusqu'aux  premiers  principes  de  son  art, 
qui,  par  l'usage  d'une  herbe  purgative  que  le  hasard  lui  a 
fait  connaître,  a  fait  envier  sa  fortune  aux  plus  grands 
hommes  de  sa  profession  ;  un  autre,  n'ayant  pas  assez  d'es- 
prit pour  se  faire  connaître  par  un  ouvrage  original,  avait 
cultivé  obscurément  et  inutilement  les  lettres  jusqu'à  la 
moitié  de  son  âge,  qui,  s' étant  avisé  de  traduire  un  auteur 
illustre,  est  parvenu  a  une  espèce  de  célébrité  et  de  fortune  ; 
un  troisième  s'était  consacré  à  la  prêtrise,  et,  n'ayant  ni  les 
mœurs  ni  les  talents  de  son  état,  il  est  parvenu  aux  hon- 
neurs de  l'Église,  pour  s'être  mêlé  des  affaires  du  Jansé- 
nisme; de  même  dans  toutes  les  professions.  Si  vous  vous 
informez  de  ce  qui  a  fait  la  fortune  de  ceux  que  vous  voyez 
accrédités,  on  vous  répondra  que  les  uns  sont  parvenus  par 
le  jeu;  d'autres  par  la  protection  des  femmes,  ou  par  la 
faveur  d'un  homme  en  place  dont  ils  ont  servi  les  plaisirs, 
ou  parla  sympathie  qui  s'est  trouvée  entre  leur  âme  et  celle 
de  quelque  grand  que  le  hasard  leur  a  fait  connaître  ;  plu- 
sieurs par  des  occasions  uniques  et  qui  n'arriveront  plus; 
presque  tous  contre  leur  attente.  Les  petits  ressorts  font 
plus  de  fortunes  que  les  grands,  parce  qu'ils  sont  plus  aisés 
à  pratiquer  ;  ceux  qui  ne  savent  pas  se  servir  des  instru- 
ments communs  et  populaires,  et  qui  s'obstinent  à  n'em- 
ployer que  de  grands  moyens,  trouvent  rarement  l'occasion 
de  déployer  leurs  ressources.  Il  y  en  a  aussi  qui  n'ont  pas 
la  patience  de  s'avancer  par  degrés  vers  leur  objet  ;  ils  vou- 
draient arriver  au  terme  tout  à  coup  ;  cela  ne  se  peut,  et 
cet  empressement  les  perd.  Enfin,  il  y  en  a  qui  sont  engagés, 
par  leur  éducation  et  par  leur  naissance,  dans  une  carrière 


^jUl 


SUPx   DIVERS  SUJETS.  91 

pour  laquelle  la  nature  ne  les  a  point  faits  ;  quelques-uns 
rompent  ces  chaînes  dont  ils  sont  liés,  pour  suivre  l'attrait 
de  leur  génie,  et  ils  prospèrent  ;  mais  les  exemples  en  sont 
rares,  et  l'on  n'ose  imiter  cette  hardiesse,  parce  qu'on  craint 
de  commettre  toute  sa  fortune  à  son  mérite,  quoi  que  l'on 
en  présume  d'ailleurs.] 

30.  —  [la  vertu  est  plus  chère  que  le  bonheur.] 

[La  vertu  '  est  plus  chère  aux  grandes  âmes  que  ce  que 
l'on  honore  du  nom  de  bonheur.  Sans  doute,  il  n'appartient 
pas  à  tout  homme  de  n'être  point  touché  d'une  longue 
infortune,  et  c'est  manquer  de  vivacité  et  de  sentiment  que 
de  regarder  du  même  œil  la  prospérité  et  les  disgrâces  ; 
mais  souffrir  avec  fermeté  ;  sentir  sans  céder  la  rigueur  de 
ses  destinées;  ne  désespérer  ni  de  soi,  ni  du  cours  chan- 
geant des  affaires  ;  garder  dans  l'adversité  un  esprit  in- 
flexible, qui  brave  la  prospérité  des  hommes  faibles,  défie 
la  fortune,  et  méprise  le  vice  heureux;  voilà,  non  les  fleurs 
du  plaisir,  non  l'ivresse  des  bons  succès,  non  l'enchante- 
ment du  bonheur,  mais  un  sort  plus  noble,  que  l'inconstante 
bizarrerie  des  événements  ne  peut  ravir  aux  hommes  qui 
sont  nés  avec  quelque  courage.] 

31.  —  IL  NE  FAUT  PAS  TOUJOURS  s'eN  PRENDRE 
A  LA  FORTUNE  '. 

Ce  qui  fait  que  tant  de  gens  de  toutes  les  professions  se 
plaignent  amèrement  de  leur  fortune,  [c']est  qu'ils  ont  quel- 
quefois 1q  mérite  d'un  autre  métier  que  celui  qu'ils  font.  Je 
ne  sais  combien  d'officiers,  qui  ne  sauraient  mettre  en  ba- 
taille cinquante  hommes,  auraient  excellé  au  barreau,  ou 
dansles  négociations,  ou  dans  les  finances.  Ils  sentent  qu'ils 
ont  un  talent,  et  ils  s'étonnent  qu'on  ne  leur  en  tienne  aucun 
compte;  car  ils  ne  font  pas  attention  que  c'est  un  mérite 

'  Tci,  comme  presque  toujours,  Vauvenargues  prend  le  mot  vertu  dans  le 
sens  latin,  c'est-à-dire  dans  le  sens  de  courage  ou  de  force  d'âme.  —  G. 

*  Nous  remettons  dans  les  Réflexious  ce  morceau  placé  à  tort  dans  les 
Maximes.  —  G. 


92  REFLEXIONS 

inutile  dans  leur  profession.  11  arrive  aussi  que  ceux  qui 
gouvernent  négligent  d'assez  beaux  génies,  parce  qu'ils  ne 
seraient  pas  propres  à  remplir  les  petites  places,  et  qu'on 
ne  veut  pas  leur  donner  les  grandes.  Les  talents  médiocres 
font  plutôt  fortune,  parce  qu'on  trouve  partout  à  les  em- 
ployer. 


Qf 


9.  


oz. 


[sur  la.  dureté  des  hommes.] 


[C'est  une  grande  simplicité  d'entretenir  les  hommes  de 
ses  peines;  ils  n'écoutent  point,  ils  n'entendent  point, 
quand  on  leur  parle  d'autre  chose  que  d'eux-mêmes.  Qu'une 
grande  province  soit  attaquée  et  ravagée  par  l'ennemi,  que 
ses  habitants  soient  ruinés  par  les  désordres  de  la  guerre, 
et  menacés  de  plus  grands  malheurs  '  ;  c'est  un  événement 
dont  le  monde  parle,  comme  on  parle  du  nouvel  opéra,  de 
la  mort  d'un  grand,  d'un  mariage,  ou  de  telle  intrigue  rom- 
pue et  découverte.  Mais  où  sont  ceux  qu'on  voie  touchés,  au 
fond,  de  ces  misères  où  tant  d'hommes  sont  intéressés?  Le 
jeu,  les  rendez-vous,  les  bals,  sont-ils  interrompus  pendant 
ces  disgrâces  publiques  ?  Voit-on  moins  de  monde  aux  spec- 
tacles ?  le  luxe  et  le  faste  règnent-ils  avec  moins  d'empire 
pendant  ces  désordres  ?  et  si  les  calamités  d'une  nation  font 
si  peu  d'impression  sur  le  cœur  des  hommes,  comment  se- 
raient-ils touchés  de  nos  maux  particuliers?  —  Tant  mieux, 
dira  quelque  philosophe;  la  vie  humaine  est  exposée  à  tant 
de  maux,  que  si  les  hommes  ressentaient  les  afflictions  les 
uns  des  autres,  ce  ne  serait  sur  la  terre  qu'un  deuil  éternel. 
Ainsi  la  nature  a  fait  aux  hommes  un  cœur  dur,  pour  alléger 
les  misères  de  leur  condition.  Mais  s'il  en  est  ainsi,  il  ne  faut 
point  compter  sur  la  pitié  des  autres  ;  il  faut  mettre  toute  sa 
confiance  en  soi,  et  n'espérer  que  sur  son  propre  courage'.] 


•  Vauvenargucs  fait  sans  doute  allusion  à  l'invasion  de  la  Provence  par 
les  Impériaux  et  le  duc  de  Savoie;  car  la  mûme  pensée  se  retrouve  dans  une 
lettre  qu'il  écrit  à  Saint- Vincens  à  ce  sujet  (27  novepibre  17/i6).  Dans  ce  cas, 
ce  morceau  serait  de  la  fin  de  1746,  ou  du  commencement  de  17/47.  —  G. 

2  Rapprocliez  de  la  fin  du  G*"  Conseil  à  un  Jeune  homme.  —  G. 


SUR  DIVERS   SUJETS.  93 

33.  —  [sur  la  fermeté  dans  la  conduite.] 

[Lorsque  Ton  se  propose  un  grand  objet  dans  sa  conduite, 
on  peut  suivre  d'humbles  chemins,  pourvu  qu'ils  soient  les 
plus  courts  ;  le  but  ennoblit  les  moyens.  Un  homme  vain  et 
d'un  petit  esprit  se  cabre  à  la  rencontre  des  moindres  dé- 
goûts, ne  peut  supporter  la  hauteur  des  gens  en  place  et  la 
fatuité  des  sots;  il  est  toute  sa  vie  comme  celui  qui  n'aurait 
jamais  vu  le  monde;  tout  l'étonné,  tout  le  révolte,  et,  quoi- 
qu'il fasse  à  peu  près  les  mêmes  choses  pour  sa  fortune  que 
les  autres  hommes,  il  ne  les  fait  jamais  ni  à  leur  place,  ni 
avec  succès.  Celui  qui  s'élève  au-dessus  de  ces  petites  dé- 
licatesses sait  fléchir  à-propos  sous  la  loi  de  la  fortune,  de 
la  situation  et  des  temps;  ni  les  injustices  des  grands,  ni 
l'élévation  des  méchants,  ni  les  mauvais  offices  de  ses  en- 
nemis, ni  la  vanité  des  gens  riches,  ne  peuvent  l'avilir  à  ses 
propres  yeux;  incapable  de  se  laisser  amuser  par  l'estime 
et  la  flatterie  de  quelques  amis,  il  se  jette  parmi  la  foule, 
aborde  ses  adversaires  et  ses  rivaux,  ne  craint  pas  d'appro- 
cher ceux  qui  pourraient  le  dominer  par  quelque  endroit, 
mais  cherche,  au  contraire,  à  lutter,  à  se  familiariser  avec 
leurs  avantages,  afin  de  trouver  le  point  faible  par  lequel 
il  pourra  les  entamer,  ou  du  moins  s'égaler  à  eux.  Trop 
fier  pour  se  croire  flétri  par  les  avantages  que  la  fortune 
peut  donner  à  ses  concurrents,  il  sait  soutenir  le  malheur; 
égal  dans  la  prospérité  et  dans  les  disgrâces,  il  fait  assez 
voir  que  le  succès  n'a  jamais  été  que  le  second  objet  de 
ses  efforts;  le  premier  était  d'obéir  à  son  génie,  et  d'em- 
ployer toute  l'activité  de  son  âme  dans  une  carrière  sans 
bornes  '.] 

*  C'est  dans  ce  morceau,  et  dans  plusioms  autres  du  même  ton,  qu'on 
reconnaît  ce  coup  de  pinceau  si  fier  dont  parle  Voltaire  dans  une  de  ses  lettres 
à  Vauvenargues  (mai  17^0).  —  G. 


94  RÉFLEXIONS 

3ii.  —  LA    RAISON   n'est   PAS   JUGE    DU   SENTIMENT*. 

On  dit  qu'il  ne  faut  pas  juger  des  ouvrages  de  goût  par 
réflexion ,  mais  par  sentiment  :  pourquoi  ne  pas  étendre 
cette  règle  sur  toutes  les  choses  qui  ne  sont  pas  du  ressort 
de  l'esprit,  comme  l'ambition,  l'amour,  et  toutes  les  autres 
passions  ?  Je  pratique  ce  que  je  dis  :  je  porte  rarement  au 
tribunal  de  la  raison  la  cause  du  sentiment  ;  je  sais  que  le 
sang-froid  et  la  passion  ne  pèsent  pas  les  choses  à  la  même 
balance,  et  que  l'un  et  l'autre  s'accusent  avec  trop  de  par- 
tialité. Ainsi,  quand  il  m'arrive  de  me  repentir  de  quelque 
chose  que  j'ai  fait  par  sentiment,  je  tâche  de  me  consoler 
en  pensant  que  j'en  juge  mal  par  réflexion,  que  je  ferais  la 
même  chose,  en  dépit  du  raisonnement,  si  la  même  passion 
me  reprenait,  et  que  peut-être  je  ferais  bien;  car  on  est 
souvent  très-injuste  pour  soi-même,  et  l'on  se  condamne  à 
tort^ 

35.  —  l'activité  EST  DANS  l'oRDRE  DE  LA  NATURE. 

On  ne  peut  condamner  l'activité  sans  accuser  l'ordre  de 
la  nature.  11  est  faux  que  ce  soit  notre  inquiétude  qui  nous 
dérobe  au  présent;  le  présent  nous  échappe  de  lui-même, 
et  s'anéantit  malgré  nous.  Toutes  nos  pensées  sont  mor- 
telles, nous  ne  les  saurions  retenir;  et  si  notre  âme  n'était 
secourue  par  cette  activité  infatigable  qui  répare  les  écou- 
lements perpétuels  de  notre  esprit,  nous  ne  durerions  qu'un 
instant;  telles  sont  les  lois  de  notre  être.  Une  force  secrète 
et  inévitable  emporte  avec  rapidité  nos  sentiments  ;  il  n'est 
pas  en  notre  puissance  de  lui  résister,  et  de  nous  reposer  sur 
nos  pensées;  il  faut  marcher  malgré  nous,  et  suivre  le  mou- 
vement universel  de  la  nature.  Nous  ne  pouvons  retenir  le 
présent  que  par  une  action  qui  sort  du  présent.  11  est  telle- 

1  Pour  ce  morceau  et  le  suivant,  môme  observation  que  dans  la  note  de  la 
Si''  Réflexion.  —  G. 

2  La  subordination  de  la  raison  au  sentiment  est  un  des  traits  principaux 
de  la  philosopiiic  de  Vauvenargucs  ;  il  y  reviendra  souvent  dans  ses  Maxi- 
mes. —  G. 


SUK  DIVERS  SUJETS.  95 

ment  impossible  à  l'homme  de  subsister  sans  action,  que, 
s'il  veut  s'empêcher  d'agir,  ce  ne  peut  être  que  par  un  acte 
encore  plus  laborieux  que  celui  auquel  il  s'oppose;  mais 
cette  activité  qui  détruit  le  présent,  le  rappelle,  le  repro- 
duit, et  charme  les  maux  de  la  vie. 

36.  —  [contre  le  mépris  des  choses  humaines.] 

[Le  mépris  des  choses  humaines  détourne  les  hommes  de 
la  vertu,  en  leur  ôtant  ou  l'espérance  ou  l'estime  de  la  gloire; 
il  décourage  les  jeunes  gens,  il  afflige  et  dégoûte  les  vieil- 
lards, et,  ne  corrigeant  aucun  vice,  il  amollit  toutes  les 
vertus.  Au  contraire,  l'estime  des  biens  humains  et  des  avan- 
tages proportionnés  à  notre  nature  excite  les  hommes  à  bien 
faire,  dans  tous  les  états  et  dans  tous  les  âges;  fait  les 
grands  capitaines,  les  bons  citoyens,  les  magistrats  éclairés, 
les  ministres  laborieux,  les  grands  écrivains,  les  braves,  les 
habiles  et  les  vertueux  ;  elle  apporte  au  monde  le  goût  du 
travail,  la  fermeté  dans  le  malheur,  la  modération  dans  la 
prospérité.  Il  a  été  un  temps  où  l'ambition  était  un  devoir 
et  une  vertu;  on  pouvait  alors  parler  sûrement  aux  hommes 
de  la  gloire,  parce  qu'elle  les  touchait  tous  également.  Les 
moindres  citoyens  avaient  droit  aux  honneurs  de  leur  patrie, 
et  pouvaient  aspirer  sans  présomption  à  s'en  rendre  dignes; 
mais  le  courage  des  hommes  est  devenu  plus  timide  et  n'ose 
s'avouer.  Et  cependant  l'amour  de  la  gloire  est  encore  l'âme 
invisible  de  tous  ceux  qui  sont  capables  de  quelque  vertu  ; 
la  gloire  a  les  vœux  secrets  de  tous  les  cœurs,  jusque-là  que 
ceux  qui  affectent  le  plus  de  la  mépriser,  sont  plus  soup- 
çonnés que  les  autres  d'y  prétendre,  et  que,  la  négligeant 
dans  les  grandes  choses,  ils  idolâtrent  son  nom  et  son  ap- 
parence dans  les  petites.  Us  démentent  leurs  propres  dis- 
cours, ou  parles  secrets  efforts  qu'ils  font  pour  l'obtenir,  ou 
par  leur  jalousie  contre  ceux  qui  l'obtiennent'.] 

'  Rapprochez  des  deux  Discours  sur  la  Gloire,  et  du  Discours  sur  le  Carac- 
tère des  différents  siècles.  —  G. 


9G  RÉFLEXIONS 

37.  —  [sur  la  politesse.] 

[Qui  trouble  la  paix  des  mariages,  qui  met  la  désunion 
dans  les  familles,  qui  dégoûte  les  amis  les  mis  des  autres, 
sinon  le  défaut  de  politesse  ?  La  politesse  est  le  lien  de  toute 
société,  et  il  n'y  en  a  aucune  qui  puisse  durer  sans  elle.  Or, 
la  politesse  n'est  guère  que  dissimulation  et  artifice;  mais 
le  but  justifie  tout.  La  dissimulation  qui  ne  se  propose  que 
le  bien  d' autrui  et  la  paix  de  la  société,  est  discrétion;  et 
la  sincérité  qui  trouble  l'un  et  l'autre,  n'est  que  brutalité, 
humeur  et  imprudence.  Le  commerce  du  monde  n'est  fondé 
que  sur  la  politesse  et  la  flatterie;  qui  en  ôtera  ces  choses, 
ruinera  les  principes  de  ce  commerce.  Les  hommes  se  plai- 
gnent sans  cesse  de  leur  fausseté  réciproque,  et  ils  sont  in- 
capables de  supporter  la  vérité.] 

38.  —  [sur  la  tolérance.] 

[Est-ce  une  nécessité  aux  législateurs  d'être  sévères?  C'est 
une  question  débattue,  ancienne,  et  très-contestable,  puis- 
que de  puissantes  nations  ont  fleuri  sous  des  lois  très- 
douces  ;  mais  on  n'a  jamais  mis  en  doute  que  la  tolérance 
ne  fût  un  devoir  pour  les  particuliers.  C'est  elle  qui  rend  la 
vertu  aimable,  qui  ramène  lésâmes  obstinées,  qui  apaise 
les  ressentiments  et  les  colères,  qui,  dans  les  villes  et  dans 
les  familles,  maintient  l'union  et  la  paix,  et  fait  le  plus 
grand  charme  de  la  vie  civile.  Se  pardonnerait-on  les  uns 
aux  autres,  je  ne  dis  pas  des  mœurs  différentes,  mais  même 
des  maximes  opposées,  si  on  ne  savait  tolérer  ce  qui  nous 
blesse?  Et  qui  peut  s'arroger  le  droit  de  soumettre  les  autres 
hommes  à  son  tribunal  ?  Qui  peut  être  assez  impudent  pour 
croire  qu'il  n'a  pas  besoin  de  l'indulgence  qu'il  refuse  aux 
autres?  J'ose  dire  qu'on  souftVe  moins  des  vices  des  mé- 
chants que  de  l'austérité  farouche  et  orgueilleuse  des  réfor- 
mateurs, et  j'ai  remarqué  qu'il  n'y  avait  guère  de  sévérité 
qui  n'eût  sa  source  dans  l'ignorance  de  la  nature,  dans  un 
amour-propre  excessif,  dans  une  jalousie  dissimulée,  enfin, 
dans  la  petitesse  du  cœur.] 


SUR  DIVERS   SUJETS.  97 

39.  —  [sur  la  compassion.] 

[Les  âmes  les  plus  généreuses  et  les  plus  tendres  se  lais- 
sent quelquefois  porter  par  la  contrainte  des  événements 
jusqu'à  la  dureté  et  à  l'injustice  ;  mais  il  faut  peu  de  chose 
pour  les  ramener  à  leur  caractère,  et  les  faire  rentrer  dans 
leurs  vertus.  La  vue  d'un  animal  malade,  le  gémissement 
d'un  cerf  poursuivi  dans  les  bois  par  des  chasseurs,  l'aspect 
d'un  arbre  penché  vers  la  terre  et  traînant  ses  rameaux 
dans  la  poussière,  les  ruines  méprisées  d'un  vieux  bâtiment, 
la  pâleur  d'une  fleur  qui  tombe  et  qui  se  flétrit,  enfin  toutes 
les  images  du  malheur  des  hommes  réveillent  la  pitié  d'une 
âme  tendre,  contristent  le  cœur,  et  plongent  l'esprit  dans 
une  rêverie  attendrissante.  L'homme  du  monde  même  le 
plus  ambitieux,  s'il  est  né  humain  et  compatissant,  ne  voit 
pas  sans  douleur  le  mal  que  les  dieux  lui  épargnent  ;  fût-il 
même  peu  content  de  sa  fortune,  il  ne  croit  pourtant  pas 
la  mériter  encore,  quand  il  voit  des  misères  plus  touchantes 
que  la  sienne;  comme  si  c'était  sa  faute  qu'il  y  eût  d'autres 
hommes  moins  heureux  que  lui,  sa  générosité  l'accuse  en 
secret  de  toutes  les  calamités  du  genre  humain,  et  le  sen- 
timent de  ses  propres  maux  ne  fait  qu'aggraver  la  pitié  dont 
les  maux  d' autrui  le  pénètrent'.] 

ZiO.  —  [sur  les  misères  cachées.] 

[La  terre  est  couverte  d'esprits  inquiets  que  la  rigueur 
de  leur  condition  et  le  désir  de  changer  leur  fortune  tour- 
mentent inexorablement  jusqu'à  la  mort.  Le  tumulte  du 
monde  empêche  qu'on  ne  réfléchisse  sur  ces  tentations  se- 
crètes qui  font  franchir  aux  hommes  les  barrières  de  la 
vertu.  Pour  moi,  je  n'entre  jamais  au  Luxembourg,  ou  dans 
les  autres  jardins  publics,  que  je  n'y  sois  environné  de 
toutes  les  misères  sourdes  qui  accablent  les  hommes ,  et 

*  La  Bruyère  avait  dit  de  môme  {de  l'Homme^  n"  79)  :  «  Les  gens  déjà 
«  chargés  de  leur  propre  mistre  sont  ceux  qui  entrent  davantage,  par  la  com- 
1  passion,  dans  celle  d'autrui.  »  —  G. 

7 


98  RÉFLEXIOINS 

que  divers  objets  ne  m'avertissent  et  ne  me  parlent  de  ca- 
lamités que  j'ignore.  Tandis  que,  dans  la  grande  allée,  se 
presse  et  se  heurte  une  foule  d'hommes  et  de  femmes  sans 
passions,  je  rencontre,  dans  les  allées  détournées,  des  misé- 
rables qui  fuient  la  vue  des  heureux,  des  vieillards  qui 
cachent  la  honte  de  leur  pauvreté,  des  jeunes  gens  que 
l'erreur  de  la  gloire  entretient  à  l'écart  de  ses  chimères, 
des  femmes  que  la  loi  de  la  nécessité  condamne  à  l'oppro- 
bre, des  ambitieux  qui  concertent  peut-être  des  témérités 
inutiles  pour  sortir  de  l'obscurité.  Il  me  semble  alors  que 
je  vois  autour  de  moi  toutes  les  passions  qui  se  promènent, 
et  mon  âme  s'afflige  et  se  trouble  à  la  vue  de  ces  infortu- 
nés, mais,  en  même  temps,  se  plaît  dans  leur  compagnie 
séditieuse.  Je  voudrais  quelquefois  aborder  ces  solitaires, 
pour  leur  donner  mes  consolations;  mais  ils  craignent 
d'être  arrachés  à  leurs  pensées,  et  ils  se  détournent  de  moi  : 
le  plaisir  et  la  société  n'ont  plus  de  charmes  pour  ceux  que 
l'illusion  de  la  gloire  asservit;  la  joie  et  le  rire  ne  font  que 
passer  sur  leurs  lèvres.  Je  plains  ces  misères  cachées,  que 
la  crainte  d'être  connues  rend  plus  pesantes;  je  veux,  si  je 
puis,  fuir  le  vice,  et  fermer  mon  cœur  aux  promesses  des 
passions  injustes;  mais  il  y  aurait  de  la  dureté  à  n'être  pas 
touché  de  la  faiblesse  de  tant  d'hommes  qui,  sans  les  mal- 
heurs de  leur  vie,  auraient  pu  chérir  la  vertu,  et  achever 
leurs  jours  dans  l'innocence  '.] 

lii.  —  [sur  la  frivolité  du  monde.] 

[Le  monde  est  rempli  de  gens  qui  passent  leur  vie  à  s'en- 
tretenir les  uns  les  autres  de  ce  qu'ils  savent,  à  se  raconter 
des  faits  dont  ils  sont  réciproquement  instruits,  ou  des  ac- 
tions auxquelles  ils  ont  eu  la  même  part  ;  ils  se  rappellent 
avec  vivacité  des  choses  qu'aucun  d'eux  n'a  oubliées,  les 

1  11  faut  reconnaître  que  cette  préocupation,  si  profonde  mais  en  môme 
temps  si  discrète,  des  souffrances  individuelles,  et  surtout  cet  accent  à  la  fois 
si  pénétré  et  si  peu  déclamatoire,  étaient  rares  au  18^  siècle,  où  les  écrivains, 
comme  nous  l'avons  dit  dans  notre  Elo(je  de  Vauvenargues,  paraissent  plus 
en  souci  de  la  destinée][du  genre  humain  que  de  celle  de  l'individu.  —  G. 


SUR  DIVERS   SUJETS.  99 

guerres  qu'ils  ont  faites  ensemble,  les  livres  qu'ils  ont  lus, 
les  conversations  qu'ils  ont  eues  en  de  certains  temps  ;  et 
ils  ne  s'écoutent  point  les  uns  les  autres,  car  ils  savent  d'a- 
vance ce  qu'on  leur  veut  dire.  Mais  ils  souffrent  qu'on  leur 
apprenne  des  choses  qu'ils  savent,  afm  d'avoir  droit,  à  leur 
tour,  de  débiter  de  semblables  puérilités,  et,  lorsqu'ils  ont 
épuisé  un  certain  cercle  de  faits  et  de  réflexions,  ils  repren- 
nent les  mêmes  discours,  et  ne  se  lassent  point  de  se  répé- 
ter. De  telles  conversations  rendent  l'esprit  paresseux,  pe- 
sant, et  l'endorment  en  quelque  sorte  dans  l'oisiveté.  Les 
gens  du  monde  ne  tombent  point  dans  ces  longueurs,  dans 
ces  détails  et  dans  ces  récits  inutiles;  ils  ne  se  permettent 
guère  de  parler  des  choses  passées;  mais  ils  s'occupent 
trop  du  présent,  et  traitent  tous  les  sujets  d'une  manière 
trop  superficielle  et  trop  frivole  ;  ils  ne  vont  jamais  jus- 
qu'au nœud  des  choses;  et  n'intéressent  que  la  surface  de 
l'esprit,  sans  aller  au  cœur  :  ce  qui  fait  qu'il  y  a  peu  de 
conversations  profitables,  et  qui  mènent  à  une  fin.  Aussi  la 
plupart  des  hommes  ne  se  doutent-ils  pas  que  la  conversa- 
tion puisse  être  regardée  d'une  autre  manière  que  comme 
un  amusement  et  un  délassement.  Ceux  qui  en  font  une 
sorte  de  commerce  et  une  négociation  perpétuelle,  sont  très- 
rares;  mais,  comme  ils  y  apportent  beaucoup  plus  de  fond 
que  les  autres,  ils  en  retirent  aussi  un  plus  grand  profit. 
De  même,  il  y  a  peu  d'actions  qui  mènent  à  une  fin  utile. 
Je  vois  tous  les  ans  des  officiers  qui  se  dérangent  pour  plu- 
sieurs années,  afin  de  pouvoir  se  vanter  qu'ils  ont  vu  le 
monde  ;  ils  quittent  leur  femme  et  leurs  enfants  pour  venir 
consommer  à  Paris,  en  peu  de  mois,  le  revenu  de  plusieurs 
années,  et  s'ensevelir  ensuite  dans  leur  province.  D'autres 
se  ruinent  au  jeu  ou  dans  un  des  quartiers  de  la  ville,  sans 
pouvoir  réussir  à  faire  percer  leur  nom  jusqu'à  la  bonne 
compagnie,  et  ils  ne  sont  connus  que  des  marchands  et  des 
ouvriers.  On  en  voit  qui  se  tourmentent  toute  leur  vie  pour 
faire  leur  cour  à  leur  évêque,  à  l'intendant  de  leur  province, 
au  commandant,  aux  magistrats,  et  aux  grands  qui  pas- 


knlvtftfttff 


100  RÉFLEXIONS 

sent;  ils  donnent  à  dîner,  ils  font  des  voyages;  ils  em- 
ploient le  temps,  qui  est  si  précieux,  en  bagatelles;  comme 
aussi  ceux  qui  veulent  voir  des  gens  de  lettres,  pour  acqué- 
rir la  réputation  de  beaux-esprits,  au  lieu  de  cultiver  les 
lettres  elles-mêmes.] 

1x2.  —  [sur  le  bel-espriï'.J 

[On  ne  demande  pas  à  un  bel-esprit  qu'il  approfondisse 
un  art,  pourvu  qu'il  sache  discourir  de  l'art  des  autres.  Il 
n'a  pas  besoin  d'exceller  dans  un  métier;  il  suffit  qu'il  se 
mêle  de  tous  les  métiers,  et  qu'il  ait  la  surface  de  tous  les 
talents.  Il  doit  savoir  écrire  en  prose  et  en  vers  sur  quelque 
sujet  qui  se  présente;  il  est  même  obligé  de  lire  beaucoup 
de  choses  inutiles,  parce  qu'il  doit  parler  fort  peu  de  choses 
nécessaires  ;  le  sublime  de  sa  science  est  de  rendre  des  pen- 
sées frivoles  par  des  traits.  Qui  prétend  mieux  penser  ou 
mieux  vivre?  Qui  sait  même  où  est  la  vérité  ?  Un  esprit  su- 
périeur aux  préjugés  fait  valoir  toutes  les  opinions,  mais 
ne  tient  à  aucune  ;  il  a  vu  le  fort  et  le  faible  de  tous  les 
principes,  et  il  a  reconnu  que  l'esprit  humain  n'avait  que 
le  choix  de  ses  erreurs.  Indulgente  philosophie,  qui  égale 
Achille  et  Thersite,  et  nous  laisse  la  liberté  d'être  ignorants, 
paresseux,  frivoles,  sans  nous  faire  de  pire  condition  !  Aussi 
voyons-nous  qu'elle  a  fait  des  progrès  rapides  :  ce  n'était 
d'abord  que  le  ton  d'un  petit  nombre  de  beaux-esprits  ;  au- 
jourd'hui c'est  une  des  modes  du  peuple.] 

/i3.  —  [sur  le  ton  a  la  mode.] 

[Si  c'est  être  pédant  que  d'affecter  la  singularité,  mettre 
de  l'esprit  partout,  penser  peu  naturellement,  et  s'exprimer 
de  même,  que  de  pédants  n'y  a-t-il  pas  parmi  les  gens  de 
lettres,  et  parmi  les  gens  du  monde?  Que  voit-on  aujour- 
d'hui dans  les  livres  et  dans  la  meilleure  compagnie,  que 
beaucoup  d'esprit  sans  justesse,  une  envie  de  briller  aux 

0 

»  Rapprochez  de  la  51'^  Réflexion,  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  101 

dépens  de  la  raison,  une  ignorance  très-présomptueuse,  ou 
des  connaissances  très-superficielles  ?  On  serait  mal  venu 
cependant  de  dire  que  les  gens  du  monde  et  les  beaux- 
esprits  sont  les  pédants,  et  que  quelques  hommes  sensés  et 
simples,  qui  savent  assez,  mais  qui  brillent  peu,  qui  n'esti- 
ment que  la  raison  et  le  naturel,  sont  les  gens  véritablement 
agréables.  De  même,  si  quelqu'un  eût  dit,  il  y  a  six-vingts 
ans,  que  l'hôtel  de  Rambouillet  ne  rassemblait  que  des 
pédants  et  des  précieuses,  assurément,  on  ne  l'eût  guère 
écouté.  On  Ta  dit  néanmoins,  peu  de  temps  après,  et  per- 
sonne aujourd'hui  ne  le  met  en  doute.  Ce  n'est  donc  pas  à 
nous  qu'il  est  permis  de  juger  de  notre  siècle;  c'est  à  ceux 
qui  viendront  après  nous  à  se  moquer  de  notre  ton  et  de 
nos  modes,  si  les  leurs  ne  sont  encore  pires.  On  n'eût  pas 
cru,  du  temps  de  Louis  XllI,  que  le  ton  du  connétable  de 
Luynes  et  des  autres  courtisans  de  ce  règne  ne  fût  pas  le 
meilleur  et  le  plus  aimable  qu'on  pût  avoir  :  il  serait  plai- 
sant que  certains  hommes,  que  je  ne  nomme  pas,  et  qui 
font  grand  bruit  parmi  nous,  devinssent  quelque  jour  aussi 
ridicules  que  le  maréchal  de  Bellegarde  et  que  Voiture.] 

A/i.  —  [sur  l'incapacité  des  lecteurs.] 

[Combien  de  gens  connaissent  tous  les  livres  et  tous  les 
auteurs,  sont  instruits  de  toutes  les  opinions  et  de  tous  les 
systèmes,  qui  sont  incapables  de  discerner  le  vrai  du  faux, 
et  d'apprécier  ce  qu'ils  lisent!  Combien  d'autres  se  plai- 
gnent qu'on  n'écrit  plus  rien  de  raisonnable,  et  que  tous 
les  auteurs  ne  font  que  se  répéter  les  uns  les  autres,  qui, 
s'il  paraissait  un  ouvrage  original,  non-seulement  ne  l'ap- 
prouveraient pas,  mais  seraient  les  premiers  à  le  combattre, 
à  en  relever  les  défauts,  et  à  se  prévaloir  contre  lui  des  négli- 
gences qui  pourraient  s'y  rencontrer  !  Cette  disposition  trop 
ordinaire  des  esprits,  l'espèce  d'oubli  dans  lequel  ont  été 
ensevelis  pendant  longtemps  de  grands  ouvrages,  et  l'in- 
justice que  d'assez  beaux  génies  ont  éprouvée  de  leurs 
contemporains ,   autorisent  des  hommes  très-médiocres  à 


102  RÉFLEXIONS 

protester  contre  les  jugements  de  leur  siècle,  et  à  attendre 
follement  de  la  postérité  l'estime  refusée  à  leurs  ouvrages. 
C'est  cette  môme  incapacité  des  lecteurs,  c'est  leur  mauvais 
goût,  leur  avidité  pour  les  bagatelles,  qui  enhardissent  et 
multiplient  jusqu'à  l'excès  les  livres  fades  et  les  niaiseries 
littéraires.  Si  l'art  de  penser  et  d'écrire  n'est  plus  qu'un 
métier  mécanique ,  comme  l'arpentage,  ou  l'orfèvrerie  ;  si 
on  n'y  est  plus  engagé  par  le  seul  instinct  du  génie,  mais 
par  désœuvrement  ou  par  intérêt;  s'il  y  a  sans  comparaison 
plus  de  mauvais  ouvriers  dans  cette  profession  que  dans  les 
autres,  il  faut  s'en  prendre  à  ceux  qui  soutiennent  ces  fai- 
bles artisans  et  leurs  faibles  ouvrages,  en  les  lisant.  Ce- 
pendant, de  même  que  le  grand  nombre  des  arts  inutiles 
prouve  et  entretient  la  richesse  des  États  puissants,  peut- 
être  aussi  que  cette  foule  d'auteurs  et  d'ouvrages  frivoles, 
qui  entretiennent  le  luxe  et  la  paresse  de  l'esprit,  prouvent, 
à  tout  prendre,  qu'il  y  a  aujourd'hui  plus  de  lumières, 
plus  de  curiosité  et  plus  d'esprit  qu'autrefois  parmi  les 
hommes  '.] 

àb.  —  [sur  le  merveilleux.] 

[Les  hommes  aiment  le  merveilleux,  non  pas  parce  qu'il 
est  faux,  mais  parce  qu'ils  aiment  ce  qui  les  surprend.  Du 
reste,  ils  ne  l'aiment  qu'autant  qu'ils  le  croient,  et  ils  ne 
le  croient  qu'autant  qu'il  est  revêtu  des  dehors  du  vrai,  ou 
qu'il  leur  paraît  tel.  Moins  les  hommes  sont  éclairés,  plus 
il  est  facile  de  leur  en  imposer  par  des  fables,  c'est-à-dire 
de  les  leur  faire  recevoir  pour  des  vérités  ;  car  quand  ils 
savent  que  ce  sont  des  mensonges,  tout  au  plus  ils  s'en 
amusent,  mais  ils  ne  s'y  intéressent  pas.  Une  faut  donc  pas 
dire  que  le  vrai  a  besoin  d'emprunter  la  figure  du  faux  pour 

'  On  remarquera  dans  ce  morceau,  ainsi  que  dans  la  plupart  des  Réflexions 
de  Vauvenargues,  le  soin  qu'il  prend  de  chercher  la  justification,  ou,  au 
moins,  la  raison  des  faux  usages  ou  des  fausses  idées  qu'il  constate.  C'est 
qu'en  effet  sa  méthode  c'est  la  conciliation^  ou,  comme  il  le  dit  souvent  lui- 
même,  le  rapprochement  des  contrariétés  apparentes  ^  pour  en  former  vn 
système  raisonnable.  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  103 

être  reçu  agréablement  dans  l' esprit  humain;  un  homme  qui 
écrirait  sur  ce  principe  n'écrirait  que  pour  les  sots,  et  serait 
bientôt  méprisé  des  bons  esprits. 

Les  fables  ont  été  inventées  pour  faire  recevoir  la  vérité 
aux  enfants,  ou  aux  esprits  faibles  qui  ne  sortent  pas  de 
l'enfance  ;  mais  rien  n'est  si  rebutant  pour  des  hommes  rai- 
sonnables, et  il  n'y  a  que  les  agréments  du  style,  le  charme 
des  vers,  la  beauté  et  la  vérité  des  maximes  que  ces  fables 
enveloppent,  qui  puissent  en  faire  supporter  la  puérilité.  Dire 
donc  que  les  fables  plaisent  aux  hommes,  c'est  dire  que  la 
plupart  des  hommes  sont  enfants,  qu'ils  se  laissent  surpren- 
dre au  merveilleux,  que  peu  de  chose  éblouit  leur  jugement, 
et  tire  leur  esprit  de  son  assiette  ;  c'est  dire  que  peu  de  gens 
ont  assez  de  sagacité  pour  distinguer  le  vrai  du  faux  ;  mais 
dans  les  choses  où  le  vrai  est  connu,  le  faux  se  présente  in- 
utilement, et,  plus  il  est  orné,  plus  il  est  ennuyeux.] 

llQ.  —  SUR   LES   ANCIENS   ET    LES   MODERNES. 

Un  Athénien  pouvait  parler  avec  véhémence  de  la  gloire 
à  des  Athéniens;  un  Français  à  des  Français,  nullement; 
il  serait  honni'.  L'imitation  des  anciens  est  fort  trompeuse  : 
telle  hardiesse  qu'on  admire  avec  raison  dans  Démosthènes, 
passerait  pour  déclamation  dans  notre  bouche.  J'en  suis 
fort  fâché,  nous  sommes  un  peu  trop  philosophes  ;  à  force 
d'avoir  ouï  dire  que  tout  était  petit  ou  incertain  parmi  les 
hommes,  nous  croyons  qu'il  est  ridicule  de  parler  affirma- 
tivement et  avec  chaleur  de  quoi  que  ce  soit.  Cela  a  banni 
l'éloquence  des  écrits  modernes  ;  car  l'unique  objet  de  l'é- 
loquence est  de  persuader  et  de  convaincre  ;  or,  on  ne  va 
point  à  ce  but  quand  on  ne  parle  pas  très-sérieusement. 
Celui  qui  est  de  sang-froid  n'échauffe  pas,  celui  qui  doute 
ne  persuade  pas;  rien  n'est  plus  sensible.  Mais  la  maladie 
de  nos  jours  est  de  vouloir  badiner  de  tout;  on  ne  souffre 
qu'à  peine  un  autre  ton. 

'  Voir,  pins  loin,  la  fin  dn  2'"  Diacmirs  sur  la  Gloire  —  G. 


104  RÉFLEXIONS 

Ixl.  —  [on  peut  rougir  d'une  vertu.] 

[Je  me  suis  trouvé  autrefois,  dans  un  bain  public  ',  avec 
une  vieille  femme  qui,  voyant  que  j'étais  fort  jeune,  et  sa- 
chant que  j'étais  dans  le  service,  m'honorait  de  quelques 
plaisanteries  très-militaires.  Je  rougissais  malgré  moi,  non 
pas  de  l'impudence  de  cette  vieille,  car  on  ne  rougit  point 
des  défauts  d'autrui,  mais  de  ma  propre  pudeur,  que  son 
impertinence  rendait  ridicule.  Pendant  qu'elle  se  faisait 
honneur  des  défauts  de  mon  âge,  je  mourais  de  honte  de 
paraître  avec  les  vertus  de  son  sexe.  Un  capucin  était  à 
côté  de  moi,  et  ne  rougissait  point  :  c'est  que  la  pudeur  était 
la  vertu  de  son  état,  et  non  du  mien.  Les  hommes  sont  si 
faibles,  qu'ils  se  font  des  devoirs,  non-seulement  des  ta- 
lents, mais  même  des  vices  de  leur  profession'.] 

Zi8.  —  [sur  les  armées  d'a-présent.] 

[Le  courage,  que  nos  ancêtres  admiraient  comme  la  pre- 
mière des  vertus,  n'est  plus  regardé,  peu  s'en  faut,  que 
comme  une  erreur  populaire;  et,  quoique  tous  n'osent 
avouer  dans  leurs  discours  ce  sentiment,  leur  conduite  le 
manifeste.  Le  service  de  la  patrie  passe  pour  une  vieille 
mode,  pour  un  préjugé;  on  ne  voit  plus  dans  les  armées 
que  dégoût,  ennui,  négligence,  murmures  insolents  et  té- 
méraires; le  luxe  et  la  mollesse  s'y  produisent  avec  la 
même  effronterie  qu'au  sein  de  la  paix  ;  et  ceux  qui  pour- 
raient, par  l'autorité  de  leurs  emplois,  arrêter  le  progrès 
du  mal,  l'entretiennent  par  leur  exemple.  Des  jeunes  gens, 
poussés  par  la  faveur  au-delà  de  leurs  talents  et  de  leur 
âge,  font  ouvertement  mépris  de  ces  places  qu'ils  ne  mé- 
ritent pas,  en  effet,  d'occuper;  des  grands,  qui  seraient 
tenus,  par  le  seul  respect  de  leur  nom,  à  cultiver  l'estime 
et  l'affection  de  leurs  troupes,  se  cachent,  puisqu'il  faut  le 

*  Les  lettres  de  Vauvenargues  à  Saint-Vincens  nous  apprennent  qu'il  avait 
pris  les  eaux  à  Vais  (Ardèche)  et  à  Plombières,  en  1740  et  en  17/tl. —  G. 
-  Quelle  finesse  de  vue,  et  quelle  profondeur  d'analyse!  —  G. 


SUR  DIVERS  SUJETS.  105 

dire,  ou  se  cantonnent,  et  forment  jusque  dans  les  camps 
de  petites  sociétés  où  ils  s'entretiennent  encore  du  bon  ton, 
et  regrettent  l'oisiveté  et  les  délices  de  Paris.  Ces  messieurs 
s'ennuient  du  genre  de  vie  que  l'on  mène  à  l'armée  ;  et  com- 
ment pourraient-ils  s'en  contenter,  n'ayant  ni  le  talent  de 
la  guerre,  ni  l'estime  de  leurs  troupes,  ni  le  goût  de  la 
gloire  ?  Aussi,  voyez-les  sous  leurs  tentes  :  qui  pensez-vous 
y  rencontrer  pour  l'ordinaire?  S'il  y  a  dans  l'armée  un 
sujet  médiocre,  un  fat  dont  la  réputation  soit  équivoque, 
et  qui  soit  aussi  peu  aimé  qu'estimé  de  ses  camarades, 
c'est  là  qu'il  est  souffert,  et  quelquefois  recherché,  pour 
prix  de  ses  honteux  offices;  c'est  là  qu'il  nargue  le  mérite 
plus  timide,  qui  évite  de  lui  disputer  ce  lâche  honneur. 
Pendant  ce  temps,  les  officiers  sont  accablés  des  dépenses 
que  le  faste  des  supérieurs  introduit  et  favorise  ;  et  bien- 
tôt le  dérangement  de  leurs  affaires,  ou  l'impossibilité  de 
parvenir  et  de  mettre  en  pratique  leurs  talents,  les  obligent 
à  se  retirer,  parce  que  les  gens  de  courage  ne  sauraient 
longtemps  souffrir  l'injustice  ouverte,  et  que  ceux  qui  tra- 
vaillent pour  la  gloire  ne  peuvent  se  fixer  à  un  état  où  l'on 
ne  recueille  aujourd'hui  que  de  la  honte  '.] 

/iO.  —  REGARDER  MOINS  AUX  ACTIONS  QU'aUX   SENTIMENTS. 

Un  des  plus  grands  traits  de  la  vie  de  Sylla  est  d'avoir 
dit  qu'il  voyait  dans  César,  encore  enfant,  plusieurs  Ma- 
rins, c'est-à-dire  un  esprit  plus  ambitieux  et  plus  fatal  à  la 
liberté.  Molière  n'est  pas  moins  admirable  d'avoir  prévu, 
8ur  une  petite  pièce  de  vers  que  lui  montra  Racine  au  sor- 
tir du  collège,  que  ce  jeune  homme  serait  le  plus  grand 
poëte  de  son  siècle.  On  dit  qu'il  lui  donna  cent  louis  pour 
l'encourager  à  entreprendre  une  tragédie.  Cette  générosité, 
de  la  part  d'un  comédien  qui  n'était  pas  riche,  me  touche 
autant  que  la  magnanimité  d'un  conquérant  qui  donne  des 

*  Ce  morceau  fait  assez  voir  que  ce  n'est  pas  uniquement  pour  des  raisons 
de  santé  que  Vauvenargues  se  retira  do  l'armée.  —  G. 


ICC  RÉFLEXIONS 

villes  et  des  royaumes.  Il  ne  faut  pas  mesurer  les  hommes 
par  leurs  actions,  qui  sont  trop  dépendantes  de  leur  for- 
tune, mais  par  leurs  sentiments  et  leur  génie  '. 

50.  —  [contre  l'esprit  d'emprunt.] 

[Ce  qui  fait  que  tant  de  gens  d'esprit  en  apparence  par- 
lent, jugent,  entendent,  agissent  si  peu  à  propos  et  si  mal, 
c'est  qu'ils  n'ont  qu'un  esprit  d'emprunt  ;  on  ne  mâche 
point  avec  des  dents  postiches,  quoiqu'elles  paraissent  au 
dehors  comme  les  autres".  Il  y  a  des  hommes  qui  naissent 
avec  un  talent  particulier  pour  recueillir  ce  que  les  autres 
pensent  ou  imaginent  ;  ils  joignent  à  une  mémoire  heureuse 
un  esprit  facile  ;  ils  sont  pétris  de  phrases,  d'expressions 
brillantes,  de  plaisanteries  et  de  réflexions  qu'ils  placent 
du  mieux  qu'ils  peuvent,  et  qui  éblouissent  ceux  qui  ne  les 
connaissent  point.  On  est  étonné  que  des  hommes  qui  ont 
été  capables  de  penser  ou  d'exprimer  de  si  bonnes  choses, 
ne  les  appliquent  pas  avec  plus  de  justesse,  et  qu'il  manque 
toujours  quelque  chose  à  leurs  raisonnements.  Ces  gens-là 
ont  une  teinture  de  toutes  les  sciences,  et  parlent  quelque- 
fois des  arts  plus  spécieusement  que  les  plus  habiles  artistes  ; 
ils  sont  physiciens,  ils  sont  géomètres;  ils  savent  du  moins, 
répéter  des  opinions  sur  tous  les  sujets,  et  il  ne  leur  manque 
que  de  concevoir  eux-mêmes  ce  qu'ils  disent.  Il  y  en  a 
d'autres  qui  jugent  très-bien ,  mais  avec  du  temps;  on  leur 
propose  quelquefois  des  choses  assez  simples ,  et  ils  ne  les 
saisissent  point;  on  en  est  surpris,  ils  le  sont  eux-mêmes; 
car  ils  se  croyaient  de  la  pénétration,  et  ils  n'ont  que  du 
jugement  ^] 


1  «  Le  motif  fait  seul  le  mérite  des  actions  des  hommes.  »  (La  Bruyère,  lîu 
Mérite  personnel^  n°  41.)  —  G. 

-  La  première  et  la  dernière  phrase  de  ce  morceau  avaient  été  seules  don- 
nées, sous  les  n°'  1  et  5  des  Maximes  posthumes;  elles  font  partie  d'une  Ré- 
flexion que  nous  trouvons  dans  notre  manuscrit  de  Vauvenargues,  et  que  nous 
remettons  ici  à  sa  vraie  place.  —  G. 

3  Comparez  avec  le  1^'  chap.  de  V Introduction  à  la  Connaissance  de  l'Es- 
prit humam.  —  G. 


SUR  DIVERS   SUJETS.  107 

51.  —  SUR  LA  SIMPLICITÉ  ET  CONTRE  LABUS  DE  LART'. 

Souvent,  fatigué  de  cet  art  qui  domine  aujourd'hui  dans 
les  écrits,  dans  la  conversation,  dans  les  affaires,  et  jusque 
dans  les  plaisirs;  rebuté  de  traits,  de  saillies,  de  plaisan- 
teries, et  de  tout  cet  esprit  que  l'on  veut  mettre  dans  les 
moindres  choses,  je  dis  en  moi-même  :  Si  je  pouvais  trouver 
un  homme  qui  n'eût  point  d'esprit,  et  avec  lequel  il  n*en 
fallût  point  avoir;  un  homme  ingénu  et  modeste,  qui  parlât 
seulement  pour  se  faire  entendre  et  pour  exprimer  les  sen- 
timents de  son  cœur,  un  homme  qui  n'eût  que  de  la  raison 
et  un  peu  de  naturel,  avec  quelle  ardeur  je  courrais  me 
délasser  dans  son  entretien  du  jargon  et  des  épigrammes 
des  gens  à  la  mode!  0  charmante  simplicité,  j'abandonne- 
rais tout  pour  marcher  sur  vos  traces  !  Il  n'y  a  rien  de  grand 
ni  d'aimable  où  la  simplicité  n'est  pas  ;  les  arts  ambitieux 
qui  la  fuient  perdent  leur  éclat  et  leurs  charmes  ;  il  n'y  a  ni 
vertus  ni  plaisirs  qui  n'empruntent  d'elle  leurs  grâces  les 
plus  touchantes  ;  et  comment  se  fait-il  qu'on  en  puisse  perdre 
le  goût  jusqu'à  ne  pas  s'apercevoir  qu'on  l'a  perdu?  Il  est 
vrai  que  les  hommes  ont  aimé  l'art  dans  tous  les  temps,  et  que 
leur  esprit  s'est  toujours  flatté  de  perfectionner  la  nature  : 
c'est  la  première  prétention  de  la  raison,  et  la  plus  ancienne 
chimère  de  la  vanité.  Toutefois,  je  pardonne  aisément  aux 
premiers  hommes  d'avoir  trop  attendu  de  l'art  ;  ce  serait 
proprement  à  nous ,  qui  en  connaissons  par  expérience  la 
faiblesse,  d'en  être  moins  amoureux  ;  mais  l'esprit  humain 
a  trop  peu  de  fonds  pour  se  tenir  dans  ses  propres  limites, 
et  la  nature  elle-même  a  mis  au  cœur  des  hommes  ce  désir 
ambitieux  de  la  polir.  Nous  fardons  notre  pauvreté  sans 

-  Dans  les  éditions  précédentes,  ce  morceau  fait  partie  d'une  variante  au 
Discours  (posthume)  sur  le  caractère  des  différents  siècles:  mais,  dans  le 
manuscrit  que  nous  avons  sous  les  yeux,  c'est  un  morceau  détaché  que  Vau- 
venai'gucs  destinait  sans  doute  aux  Réflexions  sur  divers  sujets,  car  il  ne  l'a 
pas  mis  dans  le  Discours,  dont  la  rédaction  paraît  délinitivc.  Nous  le  réta- 
blissons ici,  avec  les  différences  de  texte  assez  notables  que  donne  le  manu- 
scrit du  Louvre.  —  G. 


108  RÉFLEXIONS 

pouvoir  la  couvrir,  et  les  moindres  occasions  font  tomber 
ces  couleurs  empruntées  et  cette  parure  étrangère.  Mais 
tant  que  les  hommes  naîtront  avec  peu  d'esprit  et  beaucoup 
d'envie  d'en  avoir,  ils  voudront  étendre  ainsi  leur  sphère  et 
se  donner  plus  d'essor.  Que  veux-je  donc  dire?  que  le 
monde  n'a  jamais  été  aussi  simple  que  nous  le  peignons 
parfois,  mais  qu'il  me  paraît  que  ce  siècle  l'est  encore  beau- 
coup moins  que  les  autres,  parce  qu'étant  plus  riche  des 
dons  de  l'esprit,  il  semble  lui  appartenir  au  môme  titre 
d'être  plus  vain  et  plus  ambitieux. 

52.  —  IL   EST   PROFITABLE   ET   PERMIS   d'ÉGRIRE. 

Voulez-vous  démêler,  rassembler  vos  idées,  les  mettre 
sous  un  même  point  de  vue,  et  les  réduire  en  principes? 
jetez-les  d'abord  sur  le  papier.  Quand  vous  n'auriez  rien  à 
gagner  par  cet  usage  du  côté  de  la  réflexion,  ce  qui  est  faux 
manifestement,  que  n'acquerriez-vous  pas  du  côté  de  l'ex- 
pression? Laissez  dire  à  ceux  qui  regardent  cette  étude 
comme  au-dessous  d'eux.  Qui  peut  croire  avoir  plus  d'es- 
prit, un  génie  plus  grand  et  plus  noble  que  le  cardinal  de 
Richelieu?  Qui  a  été  chargé  de  plus  d'affaires,  et  de  plus 
importantes?  Cependant  nous  avons  des  Controverses  de  ce 
grand  ministre,  et  un  Testament  politique;  on  sait  même 
qu'il  n'a  pas  dédaigné  la  poésie.  Un  esprit  si  ambitieux  ne 
pouvait  mépriser  la  gloire  la  moins  empruntée  et  la  plus  à 
nous  qu'on  connaisse.  Il  n'est  pas  besoin  de  citer,  après  un 
si  grand  nom,  d'autres  exemples  :  le  duc  de  La  Rochefou- 
cauld, l'homme  de  son  siècle  le  plus  poli  et  le  plus  capable 
d'intrigues  ',  auteur  du  livre  des  Maximes;  le  fameux  car-  • 
dinal  de  Retz,  le  cardinal  d'Ossat",  le  chevalier  Guillaume 

1  On  sait  que  le  cardinal  de  Retz  accorde  à  La  Rochefoucauld  le  premier 
point  (voir  la  dernière  note  du  5e  Conseil  à  un  jeune  homme),  mais  non  pas  le 
second.  «  //  n'a  jamais  été,  dit-il,  capable  d'aucunes  affaires,...  ni  bon  homme 
de  parti.,  quoique  toute  sa  vie  il  y  ait  été  engagé.  »  —  G. 

*  Arnaud ,  cardinal  d'Ossat ,  auteur  de  lettres  regardées  comme  des  chefs- 
d'œuvre  de  politique,  mourut  à  Rome  le  13  mars  1604.  —  B. 


SUR  DIVERS   SUJETS.  109 

Temple  ',  et  une  infinité  d'autres  qui  sont  aussi  connus  par 
leurs  écrits  que  par  leurs  actions  immortelles  \  Si  nous  ne 
sommes  pas  à  même  d'exécuter  de  si  grandes  choses  que 
ces  hommes  illustres,  qu'il  paraisse  du  moins  par  l'expres- 
sion de  nos  pensées,  et  par  ce  qui  dépend  de  nous,  que  nous 
n'étions  pas  incapables  de  les  concevoir  ^ 

53.  —  [les  préceptes  corrigent  peu.] 

[Que  n'a-t-on  pas  écrit  contre  l'orgueil  des  grands,  contre 
la  jalousie  des  petits,  contre  les  vices  de  tous  les  hommes  ? 
Quelles  peintures  n'a-t-on  pas  faites  du  ridicule,  de  la  va- 
nité, de  l'intempérance  ,  de  la  fourberie,  de  l'inconsé- 
quence, etc.  ?  Mais  qui  s'est  corrigé  par  ces  images  ou  par 
ces  préceptes?  Quel  homme  a  mieux  jugé,  ou  mieux  vécu, 
après  tant  d'instructions  reçues?  11  faut  l'avouer  :  le  nombre 
de  ceux  qui  peuvent  profiter  des  leçons  des  sages  est  bien 
petit,  et,  dans  ce  petit  nombre,  la  plupart  oublient  ce 
qu'ils  doivent  à  l'instructian  et  à  leurs  maîtres,  de  sorte 
qu'il  n'est  pas  d'occupation  si  ingrate  que  celle  d'instruire 
les  hommes.  Ils  sont  faits  de  manière  qu'ils  devront  tou- 
jours tout  à  ceux  qui  pensent,  et  que  toujours  ils  abuseront 
contre  eux  des  lumières  qu'ils  en  reçoivent  ;  il  est  même 
ordinaire  que  ceux  qui  agissent  recueillent  le  fruit  du  la- 
beur de  ceux  qui  se  bornent  à  imaginer  ou  à  instruire.  Dès 
qu'on  ne  fait  valoir  que  la  raison  et  la  justice,  on  est 
toujours  la  victime  de  ceux  qui  n'emploient  que  l'action 
et  la  violence  :  de  là  vient  que  le  plus  médiocre  et  le  plus 

*  Célèbre  négociateur  anglais,  auteur  d'un  grand  nombre  d'ouvrages  histo- 
riques, mourut  dans  le  comté  de  Sussex  en  février  1698,  —  B. 

-  On  peut  croire  que,  dans  ce  passage  comme  dans  plusieurs  autres  de  son 
livre,  Vauvenargues  répond  aux  scrupules  de  ses  parents  et  de  ses  amis,  qui 
voyaient  avec  peine  un  homme  de  sa  qualité  faire  profession  publique  de 
littérature.  —  G. 

^  Dans  la  23e  Héflexion  {F Homme  vertueux  dépeint  par  son  génie)  nous 
avons  rencontré  une  pensée  analogue,  bien  que  les  termes  en  soient  renversés  : 
«  J'aime  à  croire  que  celui  qui  a  conçu  de  si  grandes  choses  n'aurait  pas  été 
incapable  de  les  faire,  u  —  G. 


110  UKl  LEXIONS 

bonié  de  tous  les  métiers  est  celui  d'écrivain  et  de  philo- 
sophe'.J 

5Zi.   —  SUR   LA    MORALE    ET   LA    PHYSIQUE. 

C'est  un  reproche  ordinaire  de  la  part  des  physiciens  à 
ceux  qui  écrivent  des  mœurs,  que  la  morale  n'a  aucune 
certitude  comme  les  mathématiques  et  les  expériences  phy- 
siques. Mais  je  crois  qu'on  pourrait  dire,  au  contraire,  que 
l'avantage  de  la  morale  est  d'être  fondée  sur  un  petit  nom- 
bre de  principes  très-solides ,  et  qui  sont  à  la  portée  de 
l'esprit  des  hommes;  que  c'est  de  toutes  les  sciences  la  plus 
connue,  et  celle  qui  a  été  portée  [le]  plus  près  de  sa  perfec- 
tion :  car  il  y  a  peu  de  vérités  morales  un  peu  importantes 
qui  n'aient  été  écrites;  et  ce  qui  manque  à  cette  science, 
c'est  de  réunir  toutes  ces  vérités,  et  de  les  séparer  de  quel- 
ques erreurs  qu'on  y  a  mêlées  ;  mais  c'est  un  défaut  de 
l'esprit  humain  plus  que  de  cette  science,  car  les  hommes 
ne  sont  guère  capables  de  concevoir  aucun  sujet  tout  entier, 
et  d'en  voir  les  divers  rapports  et  les  différentes  faces.  L'a- 
vantage de  la  morale  est  donc  d'être  plus  connue  que  les 
autres  sciences;  de  là  on  peut  conclure  qu'elle  est  plus 
bornée,  ou  qu'elle  est  plus  naturelle  aux  hommes,  ou  l'un 
et  l'autre  à  la  fois  :  car  on  ne  peut  nier,  je  crois,  qu'elle 
est  plus  naturelle  aux  hommes  ;  et  on  est  assez  obligé  de 
convenir,  en  même  temps,  que  se  renfermant  tout  entière 
dans  un  sujet  aussi  borné  que  [l'est]  le  genre  humain,  elle 
a  moins  d'étendue  que  la  physique,  qui  embrasse  toute 
la  nature.  Ainsi  l'avantage  de  la  morale  sur  la  physique  est 
de  pouvoir  être  mieux  connue  et  mieux  possédée,  et  l'avan- 
tage de  la  physique  sur  la  morale  est  d'être  plus  vaste  et 
plus  étendue.  La  morale  se  glorifie  d'être  plus  sûre  et  plus 
praticable  ;  et  la  physique,  au  contraire,  de  passer  les  bornes 

1  Ce  morceau  inédit  confirme  la  remarque  de  M.  Sainte-Beuve  :  «  On  recon- 
«  naît  dans  Vauvenargues  l'homme  qui,  même  en  se  vouant  aux  lettres,  ne 
«  pouvait  s'empêcher  de  penser  que  le  cardinal  de  Richelieu  était  encore  au- 
«  dessus  de  Milton.  »  —  G. 


I 


SUR  DIVERS  SUJETS.  111 

de  Tesprit  humain  ,  de  s'étendre  au  delà  de  toutes  ses  con- 
ceptions, d'étonner  et  de  confondre  l'imagination  par  ce 
qu'elle  lui  fait  apercevoir  de  la  nature...  Voilà  du  moins  ce 
qui  me  paraît  de  ces  deux  sciences.  Je  trouve  la  morale  plus 
utile,  parce  que  nos  connaissances  ne  sont  guère  profitables 
qu'autant  qu'elles  approchent  de  la  perfection  ;  mais  elle 
me  paraît  aussi  un  peu  bornée  ;  au  lieu  que  le  seul  aspect 
des  éléments  de  la  physique  accable  mon  imagination...  Je 
me  sens  frappé  d'une  vive  curiosité  à  la  vue  de  toutes  les 
merveilles  de  l'univers,  mais  je  suis  dégoûté  aussitôt  du 
peu  que  l'on  en  peut  connaître,  et  il  me  semble  qu'une 
science,  si  élevée  au-dessus  de  notre  raison,  n'est  pas  trop 
faite  pour  nous. 

Cependant  ce  qu'on  a  pu  en  découvrir  n'a  pas  laissé  que 
de  répandre  de  grandes  lumières  sur  toutes  les  choses  hu- 
maines :  d'où  je  conclus  qu'il  est  bon  que  beaucoup  d'hom- 
mes s'appliquent  à  cette  science,  et  la  portent  jusqu'au  degré 
où  elle  peut  être  portée,  sans  se  décourager  par  la  lenteur 
de  leurs  progrès  et  par  l'imperfection  de  leurs  connais- 
sances... 11  faut  avouer  que  c'est  un  grand  spectacle  que 
celui  de  l'univers  :  de  quelque  côté  qu'on  porte  sa  vue,  on 
ne  trouve  jamais  de  terme.  L'esprit  n'arrive  jamais  ni  à  la 
dernière  petitesse  des  objets,  ni  à  l'immensité  du  tout  ;  les 
plus  petites  choses  tiennent  à  l'infini  ou  à  l'indéfini.  L'ex- 
trême petitesse  et  l'extrême  grandeur  échappent  également 
à  notre  imagination  ;  elle  n'a  plus  de  prise  sur  aucun  objet 
dès  qu'elle  veut  l'approfondir.  Nous  apercevons,  dit  Pascal, 
quelque  apparence  du  milieu  des  choses,  dans  un  désespoir 
éternel  d'en  connaître  ni  le  principe  ni  la  fin,  etc.  ' 

La  physique  est  incertaine  à  l'égard  des  principes  du 
mouvement,  à  l'égard  du  vide  ou  du  plein,  de  l'essence  des 
corps,  etc.  Elle  n'est  certaine  que  dans  les  dimensions,  les 
distances,  les  proportions  et  les  calculs  qu'elle  emprunte  de 
la  géométrie. 

M.  Newton,  au  moyen  d'une  seule  cause  occulte,  expli- 

•  Voyez  les  Pensées  de  Pascal,  V  partie,  art.  IV,  pensée  I.  —  G. 


112  REFLEXIONS 

que  tous  les  phénomènes  de  la  nature  ;  et  les  anciens,  en 
admettant  plusieurs  causes  occultes,  n'expliquaient  pas  la 
moindre  partie  de  ces  phénomènes.  La  cause  occulte  de 
M.  Newton  est  celle  qui  produit  la  pesanteur  et  l'attraction 
mutuelle  des  corps  ;  mais  il  n'est  pas  impossible  peut-être 
que  cette  pesanteur  et  cette  attraction  ne  soient  à  elles- 
mêmes  leur  propre  cause,  car  il  n'est  pas  nécessaire  qu'une 
qualité  que  nous  apercevons  dans  un  sujet  y  soit  produite 
par  une  cause;  elle  peut  exister  par  elle-même'.  On  ne 
demande  pas  pourquoi  la  matière  est  étendue  :  c'est  là  sa 
manière  d'exister;  elle  ne  peut  être  autrement.  Ne  se  peut- 
il  pas  faire  que  la  pesanteur  lui  soit  aussi  essentielle  que 
l'étendue?  Pourquoi  non?  11  n'est  aucune  portion  de  ma- 
tière qui  ne  soit  étendue  :  l'étendue  est  donc  essentielle  à 
la  matière.  Mais  s'il  n'y  a  aucune  portion  de  matière  qui 
ne  soit  pesante,  ne  faudrait-il  pas  ajouter  la  pesanteur  à 
l'essence  de  la  matière  ?  Si  le  mouvement  n'est  autre  chose 
que  la  pesanteur  des  corps,  nous  voilà  bien  avancés  dans 
le  secret  de  la  nature. 

Toutes  nos  démonstrations  ne  tendent  qu'à  nous  faire 
connaître  les  choses  avec  la  même  évidence  que  nous  les 
connaissons  par  sentiment.  Connaître  par  sentiment  est 
donc  le  plus  haut  degré  de  connaissance  ^  ;  il  ne  faut  donc 
pas  demander  une  raison  de  ce  que  nous  connaissons  par 
sentiment. 

55.  —  [sur  l'étude  des  sciences.] 

[S'il  y  a  des  sciences  qui  ne  satisfassent  qu'une  vaine 
curiosité,  qui  ne  rendent  les  hommes  ni  plus  vertueux,  ni 
plus  aimables,  qui  n'aient  presque  point  de  rapports  avec 
nos  intérêts  et  nos  devoirs,  ce  sont  les  dernières  qu'il  faut 

1  Cette  conclusion  de  Vauvenargues  est  au  moins  contestable,  mais  la  dis- 
cussion nous  mènerait  trop  loin  ;  notons  seulement  que  Newton  était,  sur  ce 
point,  d'un  autre  sentiment  que  Vauvenargues  :  quand  on  l'interrogeait  sur 
cette  cause  occulte  qui  produit  la  pesanteur  et  l'attraction,  ce  grand  homme 
répondait  en  montrant  le  ciel,  et  en  se  découvrant  la  tête.  —  G. 

2  Nouvelle  preuve  de  la  foi  de  Vauvenargues  au  sentiment,  même  dans  les 
matières  scientifiques.  —  G. 


REFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS.  113 

apprendre,  mais  il  est  bon  de  ne  pas  les  négliger  entière- 
ment; car  il  n'y  a  point  de  science  qui  ne  puisse  agrandir 
l'esprit,  et,  si  la  vie  humaine  n'était  pas  si  courte,  il  n'en 
faudrait  point  rejeter.  Il  convient  donc  à  un  homme,  qui  a 
l'esprit  facile  et  pénétrant,  de  prendre  une  forte  teinture  des 
sciences  nécessaires  pour  comprendre,  s'il  se  peut,  les  pre- 
mières lois  du  monde  matériel;  pourvu  cependant  qu'il  ré- 
serve son  application  principale  pour  le  monde  spirituel,  où 
sont  renfermés  ses  plaisirs,  ses  devoirs,  ses  attachements, 
et  sa  fortune.  Il  doit  laisser  aux  physiciens  et  aux  géomè- 
tres la  partialité  singulière  qu'ils  ont  pour  leurs  études  : 
pendant  que  ces  grands  observateurs  de  la  nature  se  van- 
tent qu'il  n'y  a  point  de  certitude  hors  des  mathématiques, 
l'homme  d'un  esprit  flexible  et  délié  apprend,  par  le  com- 
merce des  hommes,  le  secret  d'aller  à  ses  fins'  ;  il  sonde  les 
routes  du  cœur,  s'instruit  des  ressorts  de  l'âme,  et,  au 
moyen  d'une  science,  incertaine  selon  les  mathématiciens, 
se  procure  certainement  les  plus  grands  avantages  de  la 
vie.  Peu  jaloux  des  expériences  de  l'électricité  ou  de  la 
pesanteur,  ou  de  tel  autre  effet  encore  plus  rare,  dont  les 
causes  sont  ignorées  ;  moins  occupé  de  calculs  que  de  sen- 
timents, il  fait  des  expériences  de  l'humanité,  du  courage 
et  de  la  prudence.  Il  ne  prétend  pas  cependant  détourner 
les  physiciens  ou  les  géomètres  de  leurs  études,  pour  les 
engager  à  celle  de  l'homme;  il  sait  trop  que  ceux  qui  ré- 
fléchissent avec  quelque  profondeur,  sont  déterminés  in- 
vinciblement par  la  nature  à  approfondir  de  certains  objets, 
et  non  les  autres;  qu'il  faut  que  chacun  obéisse  à  la  loi  de 
son  instinct  et  aux  convenances  de  sa  fortune,  et  qu'il  est 
bon,  d'ailleurs,  que  l'esprit  de  tous  les  hommes  ne  soit  pas 
tourné  vers  le  même  objet.] 

*  Ici,  et  dans  maint  autre  passage  de  son  livre,  Vauvenargues  trahit  l'arrière- 
pensée  de  ses  études.  La  spéculation  n'est  pour  lui  que  le  moyen  de  l'action  ; 
il  étudie  le  monde,  moins  pour  le  peindre,  que  pour  le  gouverner,  et,  comme 
nous  l'avons  dit  dans  notre  Eloge,  il  a  voulu  conduire  les  hommes  avant  de  les 
instruire.  —  G. 

8 


CONSEILS 


A  UN   JEUNE   HOMME 


1.  —  SUR  LES  CONSÉQUENCES  DE  LA  CONDUITE. 

^  Que  je  serai  fâché,  mon  cher  ami,  si  vous  adoptez  des 
maximes  qui  puissent  vous  nuire  !  Je  vois  avec  regret  que 
vous  abandonnez  par  complaisance  tout  ce  que  la  nature  a 
mis  en  vous  ^  ;  vous  avez  honte  de  votre  raison,  qui  devrait 
faire  honte  à  ceux  qui  en  manquent;  vous  vous  défiez  de  la 
force  et  de  la  hauteur  de  votre  âme,  et  vous  ne  vous  défiez 
pas  des  mauvais  exemples.  Vous  êtes-vous  donc  persuadé 
qu'avec  un  esprit  très-ardent  et  un  caractère  élevé,  vous 
puissiez  vivre  honteusement  dans  la  mollesse  comme  un 
homme  fou  et  frivole?  Et  qui  vous  assure  que  vous  ne 
serez  pas  même  méprisé  dans  cette  carrière,  né  pour  une 
autre?  Vous  vous  inquiétez  trop  des  injustices  que  l'on 
peut  vous  faire,  et  de  ce  qu'on  pense  de  vous  :  qui  aurait 
cultivé  la  vertu,  qui  aurait  tenté  ou  sa  réputation,  ou  sa 
fortune  par  des  voies  hardies,  s'il  avait  attendu  que  les 
louanges  l'y  encourageassent?  Les  hommes  ne  se  rendent, 
d'ordinaire,  sur  le  mérite  d' autrui,  qu'à  la  dernière  extré- 

t  Ces  conseils  étaient  adressés  au  jeune  Hippolyte  de  Seytres,  qui  servait 
avec  Vauvenargues  dans  le  régiment  du  Roi.  (Voir  plus  loin  la  1'"  note  de 
VÉlofje  d'FHppolyte  de  Seytres.)  —  G. 

2  [Très-bien.  —  V.j 

5  l'c  édition  :  «  Vous  n'êtes  pas  né  médiocre,  et  voulez  l'être.  Quoi  !  le  petit 
«  cercle  où  vous  êtes  vous  imposerait  à  ce  point  !  Quoi  !  parce  qu'on  ne  vous 
a  rend  pas  justice  parmi  vos  amis...  et  à  quel  homme  a-t-on  d'abord  rendu 
M  justice,  lorsqu'il  s'est  écarté  do  la  route  commune  ?  Parce  que  vous  êtes  en- 
«  vironné  d'hommes  frivoles,  vous  n'osez  être  sage  et  solide  à  leurs  yeux  ;  » 
vous  ai'es  hoiite  de  votre  raison,  etc. 


CONSEILS  A  UN  JEUNE  HOMME.  115 

mité  ;  ceux  que  nous  croyons  nos  amis  sont  assez  souvent 
les  derniers  à  nous  accorder  leur  aveu.  On  a  toujours  dit 
que  personne  n'a  créance  parmi  les  siens;  pourquoi?  parce 
que  les  plus  grands  hommes  ont  eu  leurs  progrès  comme 
nous;  ceux  qui  les  ont  connus  dans  les  imperfections  de 
leurs  commencements,  se  les  représentent  toujours  dans 
cette  première  faiblesse,  et  ne  peuvent  souffrir  qu'ils  sor- 
tent de  l'égalité  imaginaire  où  ils  se  croyaient  avec  eux  : 
mais  les  étrangers  sont  plus  justes,  et  enfin  le  mérite  et  le 
courage  triomphent  de  tout. 

2.  — SUR  CE  QUE  LES  FEMMES  APPELLENT  UN  HOMME  AIMABLE. 

'  Ètes-vous  bien  aise  de  savoir,  mon  cher  ami ,  ce  que 
bien  des  femmes  appellent  quelquefois  un  homme  aimable  ? 
C'est  un  homme  que  personne  n'aime,  qui  lui-même  n'aime 
que  soi  et  son  plaisir,  et  en  fait  profession  avec  impu- 
dence ;  un  homme  par  conséquent  inutile  aux  autres  hom- 
mes, qui  pèse  à  la  petite  société  qu'il  tyrannise,  qui  est 
vain,  avantageux,  méchant  même  par  principes;  un  esprit 
léger  et  frivole,  qui  n'a  point  de  goût  décidé;  qui  n'estime 
les  choses  et  ne  les  recherche  jamais  pour  elles-mêmes, 
mais  uniquement  selon  la  considération  qu'il  y  croit  atta- 
chée, et  fait  tout  par  ostentation;  un  homme  souveraine- 
ment confiant  en  lui  et  dédaigneux,  qui  méprise  les  affaires 
et  ceux  qui  les  traitent,  le  gouvernement  et  les  ministres, 
les  ouvrages  et  les  auteurs;  qui  se  persuade  que  toutes  ces 
choses  ne  méritent  pas  qu'il  s'y  applique,  et  n'estime  rien 
de  solide  que  d'avoir  de  bonnes  fortunes ,  ou  le  don  de 
dire  des  riens  ;  qui  prétend  néanmoins  à  tout,  et  parle  de 
tout  sans  pudeur;  en  un  mot,  un  fat  sans  vertus,  sans  ta- 
lents, sans  goût  de  la  gloire,  qui  ne  prend  jamais  dans  les 
choses  que  ce  qu'elles  ont  de  plaisant,  et  met  son  principal 
mérite  à  tourner  continuellement  en  ridicule  tout  ce  qu'il 
connaît  sur  la  terre  de  sérieux  et  de  respectable. 

Gardez-vous  donc  bien  de  prendre  pour  le  monde  ce 

»  [Très-bien.  —  V.] 


116  CONSEILS 

petit  cercle  de  gens  insolents,  qui  ne  comptent  eux-mêmes 
pour  rien  le  reste  des  hommes,  et  n'en  sont  pas  moins  mé- 
prisés. Des  hommes  si  présomptueux  passeront  aussi  vite 
que  leurs  modes,  et  n'ont  pas  d'ordinaire  plus  de  part  au 
gouvernement  du  monde  que  les  comédiens  et  les  danseurs 
de  corde  :  si  le  hasard  leur  donne  sur  quelque  théâtre  du 
crédit,  c'est  la  honte  de  cette  nation  et  la  marque  de  la  dé- 
cadence des  esprits.  11  faut  renoncer  à  la  faveur  lorsqu'elle 
sera  leur  partage  ;  vous  y  perdrez  moins  qu'on  ne  pense  :  ils 
auront  les  emplois,  vous  aurez  les  talents;  ils  auront  les 
honneurs,  vous  la  vertu.  Voudriez-vous  obtenir  leurs  places, 
au  prix  de  leurs  dérèglements,  et  par  leurs  frivoles  intri- 
gues? Vous  le  tenteriez  vainement  :  il  est  aussi  difficile  de 
contrefaire  la  fatuité  que  la  véritable  vertu. 

3.    —   NE    PAS    SE    LAISSER    DÉCOURAGER    PAR    LE    SENTIMENT 
DE    SES    FAIBLESSES. 

'Que  le  sentiment  de  vos  faiblesses,  mon  aimable  ami, ne 
vous  tienne  pas  abattu.  Lisez  ce  qui  nous  reste  des  plus 
grands  hommes  :  les  erreurs  de  leur  premier  âge,  effacées 
par  la  gloire  de  leur  nom,  n'ont  pas  toujours  été  jusqu'à 
leurs  historiens  ;  mais  eux-mêmes  les  ont  avouées  en  quel- 
que sorte.  Ce  sont  eux  qui  nous  ont  appris  que  tout  est 
vanité  sous  le  soleil;  ils  avaient  donc  éprouvé,  comme 
les  autres,  de  s'enorgueillir,  de  s'abattre,  de  se  préoccuper 
de  petites  choses;  ils  s'étaient  trompés  mille  fois  dans  leurs 
raisonnements  et  dans  leurs  conjectures;  ils  avaient  eu  la 
profonde  humiliation  d'avoir  tort  avec  leurs  inférieurs.  Les 
défauts  qu'ils  cachaient  avec  le  plus  de  soin  leur  étaient 
souvent  échappés;  ainsi  ils  avaient  été  accablés  en  même, 
temps  par  leur  conscience  et  par  la  convicticn  publique; 
en  un  mot,  c'étaient  de  grands  hommes,  mais  c'étaient  des 
hommes,  et  ils  supportaient  leurs  défauts.  On  peut  se  con- 
soler d'éprouver  leurs  faiblesses,  lorsque  l'on  se  sent  le 
courage  de  les  suivre  dans  leurs  vertus. 

»  [Très-bien.  —  V.] 


A  UN  JEUNE  HOMME.  117 

à.    —   SUR   LE   BIEN   DE   LA   FAMILIARITÉ. 

'  Aimez  la  familiarité,  mon  cher  ami;  elle  rend  l'esprit 
souple,  délié,  modeste,  maniable,  déconcerte  la  vanité,  et 
donne,  sous  un  air  de  liberté  et  de  franchise,  une  pru- 
dence qui  n'est  pas  fondée  sur  les  illusions  de  l'esprit,  mais 
sur  les  principes  indubitables  de  l'expérience.  Ceux  qui  ne 
sortent  pas  d'eux-mêmes  sont  tout  d'une  pièce';  ils  crai- 
gnent les  hommes  qu'ils  ne  connaissent  pas,  ils  les  évitent, 
ils  se  cachent  au  monde  et  à  eux-mêmes,  et  leur  cœur  est 
toujours  serré.  Donnez  plus  d'essor  à  votre  âme,  et  n'ap- 
préhendez rien  des  suites  ;  les  hommes  sont  faits  de  ma- 
nière qu'ils  n'aperçoivent  pas  une  partie  des  choses  qu'on 
leur  découvre,  et  qu'ils  oublient  aisément  l'autre.  Vous 
verrez  d'ailleurs  que  le  cercle  où  l'on  a  passé  sa  jeunesse 
se  dissipe  insensiblement;  ceux  qui  le  composaient  s'éloi- 
gnent, et  la  société  se  renouvelle  ;  ainsi  l'on  entre  dans  un 
autre  cercle,  tout  instruit  :  alors  si  la  fortune  vous  met  dans 
des  places  où  il  soit  dangereux  de  vous  communiquer,  vous 
aurez  assez  d'expérience  pour  agir  par  vous-même  et  vous 
passer  d'appui  ;  vous  saurez  vous  servir  des  hommes  et  vous 
en  défendre,  vous  les  connaîtrez;  enfin  vous  aurez  la  sa- 
gesse dont  les  gens  timides  ont  voulu  se  revêtir  avant  le 
temps,  et  qui  est  avortée  dans  leur  sein. 

5.   —  SUR  LES  MOYENS  DE  VIVRE  EN  PAIX  AVEC  LES  HOMMES. 

Voulez-vous  avoir  la  paix  avec  les  hommes?  ne  leur  con- 
testez pas  les  qualités  dont  ils  se  piquent  :  ce  sont  celles  qu'ils 
mettent  ordinairement  à  plus  haut  prix  ;  c'est  un  point  capi- 
tal pour  eux.  Souffrez  donc  qu'ils  se  fassent  un  mérite  d'être 
plus  délicats  que  vous,  de  se  connaître  mieux  en  bonne  chère, 
d'avoir  des  insomnies  ou  des  vapeurs  :  laissez-leur  croire 

»  [Très-bien.  —  V.] 

-  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  remarque  avec  raison  qu'on  emploie  celle 
expression  dans  Vusuije  contraire^  pour  marquer  un  homme  ouvert  et  franc, 
—  G. 


118  CONSEILS 

aussi  qu'ils  sont  aimables,  gens  à  bonnes  fortunes,  plaisants, 
singuliers  ;  et  s'ils  avaient  des  prétentions  plus  hautes,  passez- 
[le]  leur  encore.  La  plus  grande  de  toutes  les  imprudences 
est  de  se  piquer  de  quelque  chose  '  ;  le  malheur  de  la  plu- 
part des  hommes  ne  vient  que  de  là,  je  veux  dire  de  s'être 
engagés  publiquement  à  soutenir  un  certain  caractère,  ou 
à  faire  fortune,  ou  à  paraître  riches,  ou  à  faire  métier  d'es- 
prit. Voyez  ceux  qui  se  piquent  d'être  riches  :  le  dérange- 
ment de  leurs  affaires  les  fait  croire  souvent  plus  pauvres 
qu'ils  ne  sont;  et  enfin  ils  le  deviennent  effectivement,  et 
passent  leur  vie  dans  une  tension  d'esprit  continuelle,  qui 
découvre  la  médiocrité  de  leur  fortune  et  l'excès  de  leur 
vanité.  Cet  exemple  se  peut  appliquer  à  tous  ceux  qui  ont 
des  prétentions;  s'ils  y  dérogent,  s'ils  se  démentent,  le  monde 
jouit  avec  ironie  de  leur  chagrin  ;  et,  confondus  dans  les 
choses  auxquelles  ils  se  sont  attachés,  ils  demeurent  sans 
ressource  en  proie  à  la  raillerie  la  plus  amère.  Qu'un  autre 
homme  échoue  dans  les  mêmes  choses,  on  peut  croire  que 
c'est  par  paresse,  ou  pour  les  avoir  négligées;  enfin,  on 
n'a  pas  son  aveu  sur  le  mérite  des  avantages  qui  lui  man- 
quent; mais  s'il  réussit,  quels  éloges!  Comme  il  n'a  pas 
mis  ce  succès  au  prix  de  celui  qui  s'en  pique,  on  croit  lui 
accorder  moins  et  l'obliger  cependant  davantage;  car,  ne 
paraissant  pas  prétendre  à  la  gloire  qui  vient  à  lui,  on  es- 
père qu'il  la  recevra  en  pur  don,  et  l'autre  nous  la  de- 
mande comme  une  dette. 

6.    —   SUR   UNE   MAXIME   DU    CARDINAL   DE    RETZ. 

C'est  une  maxime  du  cardinal  de  Retz,  qu'il  faut  tâcher 
de  former  ses  projets  de  façon  que  leur  irréussite  même 

*  La  Rochefoucauld  avait  dit  de  même  :  «  le  vrai  honnête  homme  est  celui 
«  qui  ne  se  pique  de  rien.  »  (Max.  203.)  Notons  en  passant  que  dans  cette 
maxime,  et,  en  général,  dans  la  langue  du  xviie  siècle,  le  mot  honnête  homme 
signifie  simplement  homme  bien  élevé,  bien  appris,  et  que  le  cardinal  de  Retz 
ne  l'entendait  pas  autrement,  lorsqu'il  a  dit  de  La  Rochefoucauld  lui-même 
quHl  était  le  plus  honnête  homme  de  son  temps,  expression  dont  on  a  souvent 
abusé,  en  l'appliquant  à  faux  au  caractère  de  l'homme.  —  G. 


A  UN  JEUNE  HOMME.  119 

soit  suivie  de  quelque  avantage;  et  cette  maxime  est  très- 
bonne. 

Dans  les  situations  désespérées,  on  peut  prendre  des  par- 
tis violents;  mais  il  faut  qu'elles  soient  désespérées.  Les 
grands  hommes  s'y  abandonnent  quelquefois  par  une  secrète 
confiance  des  '  ressources  qu'ils  ont  pour  subsister  dans  les 
extrémités,  ou  pour  en  sortir  à  leur  gloire.  Ces  exemples 
sont  sans  conséquence  pour  les  autres  hommes. 

C'est  une  faute  commune,  lorsqu'on  fait  un  plan,  de  son- 
ger aux  choses  sans  songer  à  soi  ;  on  prévoit  les  difficultés 
attachées  aux  affaires;  celles  qui  naîtront  de  notre  fonds, 
rarement.  Si  pourtant  on  est  obligé  à  prendre  des  résolu- 
tions extrêmes,  il  faut  les  embrasser  avec  courage,  et  sans 
prendre  conseil  des  gens  médiocres;  car  ceux-ci  ne  com- 
prennent pas  qu'on  puisse  assez  souffrir  dans  la  médiocrité 
qui  est  leur  état  naturel,  pour  vouloir  en  sortir  par  de  si 
grands  hasards,  ni  qu'on  puisse  durer  dans  ces  extrémités 
qui  sont  hors  de  la  sphère  de  leurs  sentiments.  Cachez-vous 
des  esprits  timides  :  quand  vous  leur  auriez  arraché  leur 
approbation  par  surprise  ou  par  la  force  de  vos  raisons, 
rendus  à  eux-mêmes,  leur  tempérament  les  ramènerait  bien- 
tôt à  leurs  principes,  et  vous  les  rendrait  plus  contraires. 
Croyez  qu'il  y  a  toujours,  dans  le  cours  de  la  vie,  beaucoup 
de  choses  qu'il  faut  hasarder,  beaucoup  d'autres  qu'il  faut 
mépriser,  et  consultez  en  cela  votre  raison  et  vos  forces. 

Ne  comptez  sur  aucun  ami  dans  le  malheur.  ^  Mettez  toute 
votre  confiance  dans  votre  courage  et  dans  les  ressources 
de  votre  esprit  ;  faites- vous,  s'il  se  peut,  une  destinée  qui 
ne  dépende  pas  de  la  bonté  trop  inconstante  et  trop  peu 

*  Des  pour  oux^  ou  dans.  —  G. 

-  Var.  :  [Mettez  toute  votre  confiance  dans  votre  courage,  dans  votre  pru- 
dence, dans  votre  habileté,  dans  vos  intrigues,  et  non  dans  l'appui  des  autres 
hommes,  car  c'est  une  folie  d'en  attendre  quelque  chose  ;  il  faut,  pour  ainsi 
dire,  leur  arracher  ce  qu'on  en  obtient.  Si  vous  acquérez  de  grands  biens  ou  de 
la  gloire,  si  vous  avez  des  amis  puissants;  en  un  mot,  si  vous  pouvez  servir 
les  autres,  ne  vous  mettez  point  en  peine,  vous  ne  manquerez  ni  de  serviteurs, 
ni  de  partisans,  ni  de  flatteurs.  Soyez  donc  heureux  par  vous-même,  car  si  vous 
attendez  tranquillement  que  le  monde  s'aperçoive  de  votre  mérite,  et  qu'il 


120  CONSEILS 

commune  des  hommes.  Si  vous  méritez  des  honneurs,  si 
vous  forcez  le  monde  à  vous  estimer,  si  la  gloire  suit  votre 
vie,  vous  ne  manquerez  ni  d'amis  fidèles,  ni  de  protecteurs, 
ni  d'admirateurs.  Soyez  donc  d'abord  par  vous-même,  si 
vous  voulez  vous  acquérir  les  étrangers.  Ce  n'est  point  à 
une  âme  courageuse  à  attendre  son  sort  de  la  seule  faveur 
et  du  seul  caprice  d' autrui;  c'est  à  son  travail  à  lui  faire 
une  destinée  digne  d'elle  '. 

7.  —  SUR  l'empressement  des  hommes  a  se  rechercher 

ET   LEUR   FACILITÉ   A   SE    DÉGOÛTER. 

Il  faut  que  je  vous  avertisse  d'une  chose,  mon  très-cher 
ami  '  :  les  hommes  se  recherchent  quelquefois  avec  empres- 
sement, mais  ils  se  dégoûtent  aisément  les  uns  des  autres  ; 
cependant  la  paresse  les  retient  longtemps  ensemble  après 
que  leur  goût  est  usé.  Le  plaisir,  l'amitié,  l'estime,  liens  fra- 
giles, ne  les  attachent  plus;  l'habitude  les  asservit.  Fuyez 
ces  commerces  stériles,  d'où  l'instruction  et  la  confiance 
sont  bannies;  le  cœur  s'y  dessèche  et  s'y  gâte;  l'imagina- 
tion y  périt,  etc. 

vous  estime  ou  vous  serve,  ce  sera  un  bien  singulier  hasard  que  vous  éprou- 
viez sa  faveur.  Il  n'y  a  que  la  vertu,  le  génie  et  la  patience  qui  forcent  son 
hommage,  et  qui  obtiennent  une  sorte  de  justice,  après  bien  des  risques  et  des 
disgrâces.]  —  Il  n'échappera  pas  au  lecteur  que  la  seconde  version  est  d'un 
ton  plus  déçu  et  plus  amer  que  la  première  ;  elle  est  extraite  de  notre  ma- 
nuscrit de  Vauvenargues,  qui  nous  paraît  avoir  été  rédigé  vers  la  fin  de  sa  vie. 
Rapprochez  des  27%  28*  et  29''  Réflexions,  tirées  du  môme  manuscrit.  —  G. 

*  Dans  la  l'^  édition,  au  lieu  de  ce  dernier  paragraphe,  on  trouve  celui-ci  : 
«  Il  y  a  des  occasions  si  importantes,  qu'on  y  doit  risquer  peut-être  tout  son 
«  bien,  et  sa  réputation  même;  mais  il  faut  que  la  gloire,  ou  la  vertu,  ou  la 
*  fortune  justifient  cette  hardiesse.  »  —  Cette  réflexion  était  écrite  sans  doute 
vers  le  temps  où  Vauvenargues  allait  risquer,  en  eff"et,  le  peu  de  bien  qu'il  avait, 
pour  vivre  à  Paris  malgré  sa  famille  {voir  les  Lettres  à  Saint->Vincens),  et  sa  ré- 
putation même,  en  osant  déroger  à  sa  qualité,  pour  faire  le  métier  d'écrivain, 
comme  il  le  dit  quelque  part.  La  version  définitive,  et  surtout  la  variante 
que  nous  avons  donnée  dans  la  note  précédente,  nous  montrent  tout  le  chemin 
qu'avait  fait  la  pensée  de  Vauvenargues  entre  la  1"''  et  la  2*=  édition  de  son 
livre  :  la  gloire  et  la  fortune,  sinon  la  vertu,  n'ayant  pas  justifié  sa  dernière 
hardiesse,  il  rabat  de  sa  confiance,  et  nous  fait  involontairement  confidence 
de  ses  mécomptes.  —  G. 

*  [Pourquoi  cet  air  de  lettres  familières? —  V.] 


A  UN  JEUNE  HOMME.  121 

Conservez  toujours  néanmoins  avec  tout  le  monde  la 
douceur  de  vos  sentiments.  Faites-vous  une  étude  de  la 
patience,  et  sachez  céder  par  raison,  comme  on  cède  aux 
enfants  qui  n'en  sont  pas  capables,  et  ne  peuvent  vous  of- 
fenser ;  abandonnez  surtout  aux  hommes  vains  cet  empire 
extérieur  et  ridicule  qu'ils  affectent  :  il  n'y  a  de  supériorité 
réelle  que  celle  de  la  vertu  et  du  génie. 

Voyez  des  mêmes  yeux,  s'il  est  possible,  l'injustice  de 
vos  amis  ;  soit  qu'ils  se  familiarisent  par  une  longue  habi- 
tude  avec  vos  avantages,  soit  que  par  une  secrète  jalousie 
ils  cessent  de  les  reconnaître,  ils  ne  peuvent  vous  les  faire 
perdre.  Soyez  donc  froid  là-dessus  ;  un  favori  admis  à  la 
familiarité  de  son  maître,  un  domestique,  aiment  mieux 
dans  la  suite  se  faire  chasser  que  de  vivre  dans  la  modestie 
de  leur  condition.  C'est  ainsi  que  sont  faits  les  hommes  : 
vos  amis  croiront  s'être  acquis  par  la  connaissance  de  vos 
défauts  une  sorte  de  supériorité  sur  vous  ;  les  hommes  se 
croient  supérieurs  aux  défauts  qu'ils  peuvent  sentir;  c'est 
ce  qui  fait  qu'on  juge  dans  le  monde  si  sévèrement  des 
actions,  des  discours  et  des  écrits  d' autrui.  Mais  pardonnez- 
leur  jusqu'à  cette  connaissance  de  vos  défauts,  et  [jusqu]  aux 
avantages  frivoles  qu'ils  essaieront  d'en  tirer  ;  ne  leur  de- 
mandez pas  la  même  perfection  qu'ils  semblent  exiger  de 
vous.  Il  y  a  des  hommes  qui  ont  de  l'esprit  et  un  bon  cœur, 
mais  remplis  de  délicatesses  fatigantes;  ils  sont  pointilleux, 
difficiles,  attentifs,  défiants,  jaloux;  ils  se  fâchent  de  peu 
de  chose,  et  auraient  honte  de  revenir  les  premiers;  tout  ce 
qu'ils  mettent  dans  la  société,  ils  craignent  qu'on  ne  pense 
qu'ils  le  doivent.  N'ayez  pas  la  faiblesse  de  renoncer  à  leur 
amitié  par  vanité  ou  par  impatience,  lorsqu'elle  peut  en- 
core vous  être  utile  ou  agréable;  et  enfin,  quand  vous  vou- 
drez rompre,  faites  qu'ils  croient  eux-mêmes  vous  avoir 
quitté. 

Au  reste,  s'ils  sont  dans  le  secret  de  vos  affaires  ou  de 
vos  faiblesses,  n'en  ayez  jamais  de  regret.  Ce  que  l'on  ne 
confie  que  par  vanité  et  sans  dessein  donne  un  cruel  re- 


122  CONSEILS 

pentir;  mais  lorsqu'on  ne  s'est  mis  entre  les  mains  de  son 
ami  que  pour  s'enhardir  dans  ses  idées,  pour  les  corriger, 
pour  tirer  du  fond  de  son  cœur  la  vérité,  et  pour  épuiser 
par  la  confiance  les  ressources  de  son  esprit,  alors  on  est 
payé  d'avance  de  tout  ce  qu'on  peut  en  souffrir'. 

8.    —   SUR   LE   MÉPRIS   DES   PETITES    FINESSES. 

Que  je  vous  estime,  mon  très-cher  ami,  de  mépriser  les 
petites  finesses  dont  on  s'aide  pour  imposer  !  Laissez-les 
constamment  à  ceux  qui  craignent  d'être  approfondis,  qui 
cherchent  à  se  maintenir  par  des  amitiés  ménagées  ou  par 
des  froideurs  concertées,  et  attendent  toujours  qu'on  les 
prévienne.  Il  est  bon  de  vous  faire  une  nécessité  de  plaire 
par  un  vrai  mérite,  au  hasard  même  de  déplaire  à  bien  des 
hommes;  ce  n'est  pas  un  grand  mal  de  ne  pas  réussir  avec 
toute  sorte  de  gens,  ou  de  les  perdre  après  les  avoir  atta- 
chés. Il  faut  supporter,  mon  ami,  que  l'on  se  dégoûte  de 
vous,  comme  on  se  dégoûte  des  autres  biens  ;  les  hommes 
ne  sont  pas  touchés  longtemps  des  mêmes  choses;  mais 
les  choses  dont  ils  se  lassent  n'en  sont  pas,  de  leur  aveu, 
pires.  Que  cela  vous  empêche  seulement  de  vous  reposer 
sur  vous-même  :  on  ne  peut  conserver  aucun  avantage  que 
par  les  efforts  qui  l'acquièrent. 

9.    —   AIMER   LES   PASSIONS   NOBLES. 

Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève  vos  sentiments, 
qui  vous  rende  plus  généreux,  plus  compatissant,  plus  hu- 
main, qu'elle  vous  soit  chère  '. 

Par  une  raison  fort  semblable,  lorsque  vous  aurez  attaché 
à  votre  service  des  hommes  qui  sauront  vous  plaire,  pas- 
sez-leur beaucoup  de  défauts  ;  vous  serez  peut-être  plus 
mal  servi,  mais  vous  serez  meilleur  maître  :  il  faut  laisser 

*  Comparez  avec  le  35«  chap.  de  Vlntrodudion  à  la  Connaissance  de  VEsprit 
humain  (de  l'Amitié).  — \oyez  aussi  ia  W  Réflexion  de  La  Rochefoucauld  {de 
la  Société).  — G. 

«  [Beau.  —  V.] 


A  UN  JEUNE  HOMME.  123 

aux  hommes  de  basse  extraction  la  crainte  de  faire  vivre 
d'autres  hommes  qui  ne  gagnent  pas  assez  laborieusement 
leur  faible  salaire.  Heureux  qui  leur  peut  adoucir  les  peines 
de  leur  condition  '  ! 

En  toute  occasion,  quand  vous  vous  sentirez  porté  vers 
quelque  bien,  lorsque  votre  beau  naturel  vous  sollicitera 
pour  les  misérables,  hâtez-vous  de  vous  satisfaire  ;  crai- 
gnez que  le  temps,  le  conseil,  n'emportent  ces  bons  senti- 
ments, et  n'exposez  pas  votre  cœur  à  perdre  un  si  cher 
avantage.  Mon  aimable  ami,  il  ne  tient  pas  à  vous  de  devenir 
riche,  d'obtenir  des  emplois  ou  des  honneurs;  mais  rien  ne 
vous  peut  empêcher  d'être  bon,  généreux  et  sage.  Préférez 
la  vertu  à  tout  :  vous  n'y  aurez  jamais  de  regret.  Il  peut 
arriver  que  les  hommes,  qui  sont  envieux  et  légers,  vous 
fassent  éprouver  un  jour  leur  injustice  ;  des  gens  mépri- 
sables usurpent  la  réputation  due  au  mérite,  et  jouissent 
insolemment  de  son  partage  ;  c'est  un  mal,  mais  il  n'est 
pas  tel  que  le  monde  se  le  figure  ;  la  vertu  vaut  mieux  que 
la  gloire'. 

10.    —   QUAND   IL   FAUT    SORTIR   DE   SA   SPHÈRE. 

Mon  très-cher  ami,  sentez-vous  votre  esprit  pressé  et  à 
l'étroit  dans  votre  état?  c'est  une  preuve  que  vous  êtes  né 
pour  une  meilleure  fortune;  il  faut  donc  sortir  de  vos  voies, 
et  marcher  dans  un  champ  moins  limité. 

Ne  vous  amusez  pas  à  vous  plaindre,  rien  n'est  moins 
utile;  mais  fixez  d'abord  vos  regards  autour  de  vous  :  on  a 
quelquefois  dans  sa  main  des  ressources  que  l'on  ignore. 
Si  vous  n'en  découvrez  aucune,  au  lieu  de  vous  morfondre 

*  Sur  rcxeniplairc  d'Aix,  Voltaire  biffait  ce  paragraphe,  le  trouvant  trop 
commun.  Il  est  heureux  qu'on  l'ait  maintenu  ;  le  cœur  de  Vaufenargues  est 
là  tout  entier.  —  G. 

'  Ici  seulement,  et  dans  un  autre  endroit  où  il  dira  :  pratiquons  la  vertu, 
c*est  tout^  Vauvenargucs  donne  le  pas  à  la  vertu  sur  la  gloire.  Dans  le  reste 
de  son  livre,  il  no  distingue  pas  entre  elles,  et  la  gloire  va  au  moins  de  pair 
avec  la  vertu,  dont  elle  est  la  preuve  (Maximes),  ou  le  soutien  {!"  Discours 
sur  la  Gloire)  ;  dans  ce  dernier  ouvrage  môme,  il  fera  entendre  que  l'amour 
de  la  gloire  est  un  mobile  plus  efficace  et  plus  sûr  que  la  vertu.  —  G. 


124  CONSEILS 

tristement  dans  cette  vue,  osez  prendre  un  plus  grand  es- 
sor :  un  tour  d'imagination  un  peu  hardi  nous  ouvre  sou- 
vent des  chemins  pleins  de  lumière.  Quiconque  connaît  la 
portée  de  l'esprit  humain  tente  quelquefois  des  moyens  qui 
paraissent  impraticables  aux  autres  hommes.  C'est  avoir 
l'esprit  chimérique  que  de  négliger  les  facilités  ordinaires 
pour  suivre  des  hasards  et  des  apparences;  mais  lorsqu'on 
sait  bien  allier  les  grands  et  les  petits  moyens,  et  les  em- 
ployer de  concert,  je  crois  qu'on  aurait  tort  de  craindre 
non-seulement  l'opinion  du  monde,  qui  rejette  toute  sorte 
de  hardiesse  dans  les  malheureux,  mais  même  les  contra- 
dictions de  la  fortune. 

Laissez  croire  à  ceux  qui  le  veulent  croire,  que  l'on  est 
misérable  dans  les  embarras  des  grands  desseins.  C'est 
dans  ]'oisiveté  et  la  petitesse  que  la  vertu  souffre,  lors- 
qu'une prudence  timide  l'empêche  de  prendre  l'essor,  et  la 
fait  ramper  dans  ses  liens  :  mais  le  malheur  même  a  ses 
charmes  dans  les  grandes  extrémités  ;  car  cette  opposition 
de  la  fortune  élève  un  esprit  courageux,  et  lui  fait  ramasser 
toutes  ses  forces,  qu'il  n'employait  pas. 

11.  —  DU  FAUX  JUGEMENT  QUE  LON  PORTE  DES  CHOSES. 

Nous  jugeons  rarement  des  choses,  mon  aimable  ami,  par 
ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes;  nous  ne  rougissons  pas  du 
vice,  mais  du  déshonneur.  Tel  ne  se  ferait  pas  scrupule 
d'être  fourbe,  qui  est  honteux  de  passer  pour  tel,  même  in- 
justement. 

Nous  demeurons  flétris  et  avilis  à  nos  propres  yeux,  tant 
que  nous  croyons  l'être  à  ceux  du  monde;  nous  ne  mesurons 
pas  nos  fautes  par  la  vérité,  mais  par  l'opinion.  Qu'un 
homme  séduise  une  femme  sans  l'aimer,  et  l'abandonne 
après  l'avoir  séduite,  peut-être  qu'il  en  fera  gloire  ;  mais  si 
cette  femme  le  trompe  lui-même,  qu'il  n'en  soit  pas  aimé 
quoique  amoureux,  et  que  cependant  il  croie  l'être;  s'il  dé- 
couvre la  vérité,  et  que  cette  femme  infidèle  se  donnait  par 


A  UN  JEUNE   HOMME.  125 

goût  à  un  autre  lorsqu'elle  se  faisait  payer  à  lui  de  ses 
rigueurs,  sa  défaite  et  sa  confusion  ne  se  pourront  pas  ex- 
primer, et  on  le  verra  pâlir  à  table,  sans  cause  apparente, 
dès  qu'un  mot  jeté  au  hasard  lui  rapprochera  cette  idée. 
Un  autre  rougit  d'aimer  son  esclave  qui  a  des  vertus,  et 
se  donne  publiquement  pour  le  possesseur  d'une  femme 
sans  mérite,  que  même  il  n'a  pas.  Ainsi  on  affiche  des  vices 
effectifs  ;  et  si  de  certaines  faiblesses  pardonnables  venaient 
à  paraître,  on  s'en  trouverait  accablé. 

Je  ne  fais  pas  ces  réflexions  pour  encourager  les  gens 
bas,  car  ils  n'ont  que  trop  d'impudence.  Je  parle  pour  ces 
âmes  fières  et  délicates  qui  s'exagèrent  leurs  propres  fai- 
blesses, et  ne  peuvent  souffrir  la  conviction  publique  de 
leurs  fautes. 

Alexandre  ne  voulait  plus  vivre  après  avoir  tué  Clitus  ; 
sa  grande  âme  était  consternée  d'un  emportement  si  funeste. 
Je  le  loue  d'être  devenu  par  là  plus  tempérant;  mais  s'il 
eût  perdu  le  courage  d'achever  ses  vastes  desseins,  et  qu'il 
n'eût  pu  sortir  de  cet  horrible  abattement  où  d'abord  il 
était  plongé,  le  ressentiment  de  sa  faute  l'eût  poussé  trop 
loin. 

Mon  ami,  n'oubliez  jamais  que  rien  ne  nous  peut  garantir 
de  commettre  beaucoup  de  fautes.  Sachez  que  le  même 
génie  qui  fait  la  vertu  produit  quelquefoh  de  grands  vi- 
ces; la  valeur  et  la  présomption,  la  justice  et  la  dureté, 
la  sagesse  et  la  volupté,  se  sont  mille  fois  confondues, 
succédé  ou  alliées;  les  extrémités  se  rencontrent  et  se 
réunissent  efn  nous.  Ne  nous  laissons  donc  pas  abattre  '. 
Consolons-nous  de  nos  défauts,  puisqu'ils  nous  laissent 
toutes  nos  vertus;  que  le  sentiment  de  nos  faiblesses  ne 


1  -/'«^  édition  :  «  Jamais  le  sentiment  de  nos  faiblesses  ne  nous  doit  jeter 
«  dans  le  désespoir.  Il  y  a  des  vertus  et  des  vices  qui  sortent  du  môme  priii- 
«  cipe,  et  qui,  par  conséquent,  loin  de  s'exclure,  se  servent  de  preuves;  nous 
«  en  avons  aussi  qui  viennent  de  différents  principes,  et  qui  subsistent  néan- 
•<  moins  ensemble  :  le  même  homme  peut  être  né  courageux  et  incontinent, 
«  juste  et  voluptueux  ;  rien  n'est  si  compatible  et  si  ordinaire.  »  Consolons- 
nous  de  nos  défauts,  etc. 


126  CONSEILS 

nous  fasse  pas  perdre  celui  de  nos  forces  :  il  est  de  l'essence 
de  l'esprit  de  se  tromper;  le  cœur  a  aussi  ses  erreurs. 
Avant  de  rougir  d'être  faibles,  mon  très-cher  ami,  nous  se- 
rions moins  déraisonnables  de  rougir  d'être  hommes. 

12.  —  [il  faut  avoir  les  talents  de  son  état.] 

[Mon  cher  ami,  il  faut  avoir  les  talents  de  son  état,  ou  le 
quitter  '.  Parce  qu'on  est  né  gentihomme,  on  fait  la  guerre, 
quoiqu'on  n'ait  ni  santé,  ni  patience,  ni  activité,  ni  amour 
des  détails,  qualités  essentielles  et  indispensables  dans  un 
tel  métier;  ou,  si  l'on  est  né  dans  la  robe,  on  s'attache  au 
barreau,  sans  éloquence,  sans  sagacité,,  sans  goût  pour  l'é- 
tude des  lois;  ainsi  des  autres  professions.  Si  l'on  a  du  mé- 
rite d'ailleurs,  on  s'étonne  de  ne  pas  faire  son  chemin,  on 
se  plaint  d'une  profession  ingrate,  et  l'on  se  dégoûte.  Un 
homme  de  votre  âge,  qui  a  des  passions,  qui  n'aime  pas  les 
détails,  s'impatiente  dans  les  emplois  subalternes  par  les- 
quels il  est  nécessaire  de  passer,  lorsqu'on  n'est  pas  né 
sous  les  enseignes  de  la  faveur  ;  il  se  déplaît  dans  ces  occu- 
pations frivoles  et  laborieuses  qui  sont  inséparables  des 
petits  services;  il  néglige  même  de  s'instruire  de  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  grand  dans  sa  profession,  lorsqu'il  se  voit 
si  éloigné  de  pouvoir  mettre  en  pratique  cette  théorie,  et  il 
préfère  à  une  étude,  qui  est  un  peu  sèche,  des  connaissances 
plus  agréables  et  plus  étendues.  Par  là  il  met  ceux  qui  dis- 
posent des  emplois  en  droit  de  négliger  son  avancement, 


*  La  forme  môme  de  ce  morceau,  extrait  de  notre  manuscrit  de  Vauve- 
nargues,  indique  assez  clairement  que  c'est  le  douzième  Conseil  à  un  Jeune 
homme;  cependant  Vauven argues  ne  l'a  pas  fait  paraître  avec  les  autres, 
sans  doute  parce  que,  après  la  démission  qu'il  avait  donnée  de  son  grade, 
il  pouvait  craindre  qu'on  ne  lui  fît  à  lui-môme  une  application  trop  directe 
de  ces  réflexions,  si  sensées  d'ailleurs.  J'ajouterai  qu'il  n'est  pas  besoin  de 
regarder  de  bien  près  à  ces  Conseils  pour  s'assurer  que  Vauvenargues  leâ 
adresse  autant  à  lui-môme  qu'à  son  jeune  ami,  et  qu'il  s'exhorte  en  môme 
temps  qu'il  l'exhorte.  On  en  peut  dire  autant  des  Réflexioiis  sur  divers  sujets^ 
qui  précèdent,  et  des  Discours  sur  la  Gloire^  sur  les  Plaisirs,  qui  suivent. 
Vauvenargues  lui-môme  fait  entendre  dans  une  de  ses  Maximes  qu'il  écrit 
«  pour  son  instruction  ou  pour  le  soulagement  de  son  cœur,  et  qu'il  traite 
les  choses  pour  lui.  »  —  G. 


A  UN  JEUNE  HOMME.  127 

comme  il  néglige  lui-même  son  devoir  ;  car  il  faut  se  ren- 
dre justice  :  les  récompenses  militaires  ne  sont  dues  qu'à 
ceux  qui  ont  les  vertus  militaires  ;  mais  parce  qu'on  ne  fait 
pas  cette  réflexion,  on  trouve  les  ministres  et  les  généraux 
injustes,  et  on  les  accuse  de  ses  propres  fautes.  Si  votre 
métier  est  trop  dur,  choisissez-en  un  dont  vous  soyez  à 
même  de  remplir  tous  les  devoirs.] 


DISCOURS 


SUR  LA   GLOIRE 


ADRESSES  A    UN    AMI 


PREMIER  DISCOURS 

C'est  sans  doute  une  chose  assez  étrange ,  mon  aimable 
ami,  que,  pour  exciter  les  hommes  à  la  gloire,  on  soit  obligé 
de  leur  prouver  auparavant  ses  avantages.  Cette  forte  et 
noble  passion,  cette  source  ancienne  et  féconde  des  vertus 
humaines,  qui  a  fait  sortir  le  monde  de  la  barbarie  et  porté 
les  arts  à  leur  perfection,  maintenant  n'est  plus  regardée 
que  comme  une  erreur  imprudente  et  une  éclatante  folie. 
Les  hommes  se  sont  lassés  de  la  vertu  ;  et,  ne  voulant  plus 
qu'on  les  trouble  dans  leur  dépravation  et  leur  mollesse,  ils  se 
plaignent  que  la  gloire  se  donne  au  crime  hardi  et  heureux, 
et  n'orne  jamais  le  mérite.  Ils  sont  sur  cela  dans  l'erreur  ;  et 
quoi  qu'il  leur  paraisse,  le  vice  n'obtient  point  d'hommage 
réel'.  Si  Cromwell  n'eût  été  prudent,  ferme,  laborieux,  li- 
béral, autant  qu'il  était  ambitieux  et  remuant,  ni  la  gloire 
ni  la  fortune  n'auraient  couronné  ses  projets;  car  ce  n'est 
pas  k  ses  défauts  que  les  hommes  se  sont  rendus,  mais  à  la 
supériorité  de  son  génie  et  à  la  force  inévitable  de  ses  pré-' 
cautions.  Dénués  de  ces  avantages ,  ses  crimes  n'auraient 
pas  seulement  enseveli  sa  gloire,  mais  sa  grandeur  même. 

Ce  n'est  donc  pas  la  gloire  qu'il  faut  mépriser,  c'est  la 


1  Rapprochez  du  ^3«chap.  de  Vlntroduction  à  la  Connaissance  de  l'Esprit 
humain.  — G. 


DISCOUKS  SUR  LA  GLOIRE.  129 

vanité  et  la  faiblesse  ;  c'est  celui  qui  méprise  la  gloire,  pour 
vivre  avec  honneur  dans  l'infamie  '. 

A  la  mort,  dit-on ,  que  sert  la  gloire  ?  Je  réponds  :  Que 
sert  la  fortune?  que  vaut  la  beauté?  Les  plaisirs  et  la  vertu 
même  ne  finissent-ils  pas  avec  la  vie  ?  La  mort  nous  ravit 
nos  honneurs,  nos  trésors,  nos  joies,  nos  délices,  et  rien  ne 
nous  suit  au  tombeau.  Mais  de  là  qu'osons-nous  conclure  ? 
sur  quoi  fondons-nous  nos  discours  ?  Le  temps  où  nous  ne 
serons  plus  est-il  notre  objet  '  ?  Qu'importe  au  bonheur  de  la 
vie  ce  que  nous  pensons  à  la  mort  ?  Que  peuvent,  pour 
adoucir  la  mort,  la  mollesse,  l'intempérance,  ou  l'obscurité 
de  la  vie  ? 

Nous  nous  persuadons  faussement  qu'on  ne  peut  dans  le 
même  temps  agir  et  jouir,  travailler  pour  la  gloire  toujours 
incertaine,  et  posséder  le  présent  dans  ce  travail.  Je  de-- 
mande  :  Qui  doit  jouir  ?  l'indolent  ou  le  laborieux?  le  faible 
ou  le  fort?  Et  l'oisiveté,  jouit-elle? 

L'action  fait  sentir  le  présent^  ;  l'amour  de  la  gloire  rap- 
proche et  dispose  mieux  l'avenir;  il  nous  rend  agréable  le 
travail  que  notre  condition  rend  nécessaire.  Après  avoir 
comme  enfanté  le  mérite  de  nos  beaux  jours,  il  couvre  d'un 
voile  honorable  les  pertes  de  l'âge  avancé  :  l'homme  se 
survit;  et  la  gloire,  qui  ne  vient  qu'après  la  vertu,  subsiste 
après  elle. 

Hésiterions-nous,  mon  ami?  et  nous  serait-il  plus  utile 
d'être  méprisés  qu'estimés,  paresseux  qu'actifs,  vains  et 
amollis  qu'ambitieux?  Si  la  gloire  peut  nous  tromper,  le 
mérite  ne  peut  le  faire''  ;  et  s'il  n'aide  à  notre  fortune,  il 

*  On  peut  vivre  avec  un  certain  éclat  dans  l'infamie;  mais  peut-on  y  vivre 
avec  honneur?  —  S. 

-  Ici,  comme  presque  partout,  Vauvenargucs  ne  considère  dans  l'homme 
que  sa  destinée  actuelle,  et  l'objet  qu'il  lui  propose,  c'est  l'immortalité  sur 
lu  lerre;  quant  à  notre  destinée  future,  il  ne  la  nie  pas,  mais  il  la  néglige. 
-G. 

3  Voir  plus  haut  la  Sj*^  Jxôflcxion  :  L'act'irilé  est  dans  Vordre  de  la  nature 
—  G. 

*  Rapprochez  des  26",  "11'^,  28«  et  29^  Réflexions,  où  Vauvenargucs  paraît 
singulièrement  désabusé  à  cet  égard.  —  G. 

9 


130  DISCOURS 

soutient  notre  adversité.  Mais  pourquoi  séparer  des  choses 
que  la  raison  même  a  unies?  pourquoi  distinguer  la  vraie 
gloire  du  mérite  dont  elle  est  la  preuve  ? 

Ceux  qui  feignent  de  mépriser  la  gloire  pour  donner  toute 
leur  estime  à  la  vertu,  privent  la  vertu  même  de  sa  récom- 
pense et  de  son  plus  ferme  soutien  '.  Les  hommes  sont 
faibles,  timides,  paresseux,  légers,  inconstants  dans  le 
bien  ;  les  plus  vertueux  se  démentent  :  si  on  leur  ôte  l'es- 
poir de  la  gloire,  ce  puissant  motif,  quelle  force  les  sou- 
tiendra contre  les  exemples  du  vice,  contre  les  légèretés  de 
la  nature,  contre  les  promesses  de  l'oisiveté  ?  Dans  ce  combat 
si  douteux  de  l'activité  et  de  la  paresse,  du  plaisir  et  de  la 
raison,  delà  liberté  et  du  devoir,  qui  fera  pencher  la  ba- 
lance? qui  portera  l'esprit  à  ces  nobles  efforts  où  la  vertu, 
supérieure  à  soi-même,  franchit  les  limites  mortelles  de  son 
court  essor,  et  d'une  aile  forte  et  légère  échappe  à  ses  liens? 

Je  vois  ce  qui  vous  décourage,  mon  très-cher  ami  :  lors- 
qu'un homme  passe  quarante  ans,  il  vous  paraît  peut-être 
déjà  vieux  ;  vous  voyez  que  ses  héritiers  comptent  ses  an- 
nées, et  le  trouvent  de  trop  au  monde.  Vous  dites  :  Dans 
vingt  ans,  moi-même  je  serai  tout  près  de  cet  âge  qui 
paraît  caduc  à  la  jeunesse  ;  je  ne  jouirai  plus  de  ses  regards 
et  de  son  aimable  société  ;  que  me  serviraient  ces  talents  et 
cette  gloire  qui  rencontrent  tant  de  hasards  et  d'obstacles 
presque  invincibles?  Les  maladies,  la  mort,  mes  fautes,  les 
fautes  d' autrui,  rompront  tout  à  coup  mes  mesures...  Et 
vous  attendriez  donc  de  la  mollesse,  sous  ces  vains  pré- 
textes, ce  que  vous  désespérez  de  la  vertu  ?  ce  que  le  mérite 
et  la  gloire  ne  pourraient  donner,  vous  le  chercheriez  dans 
la  honte?  Si  l'on  vous  offrait  le  plaisir  par  la  crapule,  la. 
tranquillité  par  le  vice,  l'accepteriez-vous  ?  Un  homme  qui 
dit  :  Les  talents,  la  gloire,  coûtent  trop  de  soins,  je  veux 
vivre  en  paix  si  je  puis;  je  le  compare  à  celui  qui  ferait  le 
projet  de  passer  sa  vie  dans  son  lit,  dans  un  long  et  gracieux 
sommeil.  0  insensé  !  pourquoi  voulez-vous  mourir  vivant  ? 

»  Voir  plus  haut  la  dernière  note  du  9^  Conseil  à  un  Jeune  homme.  — -  G. 


SUR  LA  GLOIRE.  131 

Votre  erreur  en  tout  sens  est  grande  :  plus  vous  serez  dans 
votre  lit,  moins  vous  dormirez  ;  le  repos,  la  paix,  le  plaisir, 
ne  sont  que  le  prix  du  travail. 

Vous  avez  une  erreur  plus  douce,  mon  aimable  ami  ;  ose- 
rai-je  aussi  la  combattre  ?  La  nature  semble  vous  avoir  fait 
pour  les  plaisirs  autant  que  pour  la  gloire  ;  vous  les  inspirez  ; 
ils  vous  touchent  ;  vous  portez  leurs  fers.  Gomment  vous 
épargneraient-ils  dans  une  si  vive  jeunesse,  s'ils  tentent 
même  la  raison  et  l'expérience  de  l'âge  avancé?  Mais  les 
goûtez-vous  sans  défiance  ou  sans  ennui?  Mon  charmant 
ami,  je  vous  plains  :  quoique  votre  vie  soit  à  peine  encore 
dans  sa  fleur,  vous  savez  tout  ce  qu'ils  promettent  et  le  peu 
qu'ils  tiennent  toujours.  Pour  moi,  il  ne  m'appartient  pas 
de  vous  faire  aucune  leçon  ;  mais  vous  n'ignorez  pas  quel 
dégoût  suit  la  volupté  la  plus  chère,  quelle  nonchalance  elle 
inspire,  quel  oubli  profond  des  devoirs,  quels  frivoles  soins, 
quelles  craintes,  quelles  distractions  insensées.  Elle  éteint 
la  mémoire  dans  les  savants,  dessèche  l'esprit,  ride  la  jeu- 
nesse, avance  la  mort  ;  les  fluxions,  les  vapeurs,  la  goutte, 
presque  toutes  les  maladies  qui  tourmentent  les  hommes 
en  tant  de  manières,  qui  les  arrêtent  dans  leurs  espér-^-uces , 
trompent  leurs  projets,  et  leur  apportent  dans  la  force  de 
leur  âge  les  infirmités  de  la  vieillesse,  voilà  les  effets  des 
plaisirs'.  Et  vous  renonceriez,  mon  cher  ami,  à  toutes  les 
vertus  qui  vous  attendent,  à  votre  fortune,  àla  gloire?  Non, 
sans  doute,  la  volupté  ne  prendra  jamais  cet  empire  sur 
une  âme  comme  la  vôtre,  quoique  vous  lui  prêtiez  vous- 
même  de  si  fortes  armes. 

Mais  quel  autre  attrait,  quelle  crainte  pourrait  vous  dé- 
tourner de  satisfaire  à  vos  sages  inclinations?  Seraient-ce 
les  bizarres  préjugés  de  quelques  fous  qui  même  ne  sont 
pas  sincères,  et  voudraient  vous  donner  leurs  ridicules,  eux 
qui  se  piquent  d'avoir  la  peau  douce,  et  de  donner  le  ton 
à  quelques  femmes?  S'ils  sont  effacés  dans  un  souper,  ils 
se  couchent  avec  un  mortel  chagrin  ;  et  vous  n'oseriez  à 

•  Voir,  un  peu  plus  loin,  le  Discours  sur  les  Plaisirs.  —  G. 


132  DISCOURS 

leurs  yeux  avoir  une  ambition  plus  raisonnable  ?  Ces  gens-là 
sont-ils  si  aimables,  je  dis  plus,  sont-ils  si  heureux,  que 
vous  deviez  les  préférer  à  d'autres  hommes .  et  prendre 
leurs  extravagances  pour  des  lois' ?  Écouteriez-vous  aussi 
ceux  qui  font  consister  le  bon  sens  à  suivre  la  coutume,  à 
s'établir,  à  ménager  sourdement  de  vils  intérêts?  Tout  ce 
qui  est  hardiesse,  générosité,  grandeur  de  génie,  ils  ne 
peuvent  même  le  concevoir  :  et  cependant  ils  ne  méprisent 
pas  sincèrement  la  gloire;  ils  l'attachent  à  leurs  erreurs. 

On  en  voit,  parmi  ces  derniers,  qui  combattent  par  la 
religion  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  la  nature,  et  qui  re- 
jettent ensuite  la  religion  même,  ou  comme  une  loi  impra- 
ticable, ou  comme  une  belle  fiction  et  une  invention  poli- 
tique. Qu'ils  s'accordent  donc,  s'ils  le  peuvent.  Sont-ils  sous 
la  loi  de  grâce?  que  leurs  mœurs  le  fassent  connaître;  sui- 
vent-ils encore  la  nature  ?  qu'ils  ne  rejettent  pas  ce  qui  peut 
l'élever  et  la  maintenir  dans  le  bien. 

Je  veux  que  la  gloire  nous  trompe  :  les  talents  qu'elle 


*  Add.  :  [Ne  regardez  pas  la  conduite  de  ces  hommes  qui  voudraient  vous 
séduire  et  vous  rendre  semblables  à  eux  ;  considérez  la  vie  de  ces  autres 
hommes  qui  viennent  à  peine  de  disparaître,  qui  étaient  nés  aussi  parmi  nous, 
que  vous  admirez  en  secret,  et  que  vous  n'osezencore  suivre.  Est-ce  à  moi  do 
vous  nommer  Richelieu ,  Condé,  Luxembourg,  Descartes,  Turenne,  d'Ossat, 
Catinat,  Bossuet,  Fénelon,  tant  d'autres  qui  sont  en  vénération  à  l'univers,  et 
qui,  malgré  la  différence  de  leurs  conditions  et  de  leurs  talents,  sont  admis  à 
la  môme  gloire?  Ces  grands  personnages  en  ont  eux-mêmes  admiré  d'autres 
qui  leur  avaient  servi  de  modèles;  les  uns  resserrés  dans  les  bornes  d'une 
condition  ordinaire,  les  autres  tentés  par  l'orgueil  et  les  pièges  de  la  grandeur, 
tous  éloignés  de  la  gloire,  qui  ne  se  donne  qu'au  mérite  entreprenant  et  labo- 
rieux, ils  n'ont  pas  désespéré  d'elle;  ils  ne  disaient  pas  que  la  fortune  ÛU- 
pense  ses  dons  en  aveugle,  et  que  la  renommée  suit  le  hasard  ;  ils  ne  s'amu- 
saient pas  à  épiloguer  sur  la  gloire,  ils  tâchaient  de  s'en  rendre  dignes.  S'ils 
l'ont  méprisée  quelquefois,  c'est  lorsqu'elle  était  établie  sur  des  choses  vainc^;; 
mais  plus  ils  ont  négligé  cette  fausse  gloire,  plus  ils  ont  estimé  la  véritable. 
Croirez-vous  plutôt  aux  sophismes  des  déclamateurs,  qu'aux  travaux  et  aux 
sentiments  de  ces  grands  hommes  ?  S'ils  étaient  encore,  ils  estimeraient  vos 
talents,  ils  exciteraient  votre  courage.  Voyez  ce  que  fait  la  gloire  :  le  tombeau 
ne  peut  l'obscurcir,  son  nom  règne  encore  sur  la  terre  qu'elle  a  décorée  ; 
féconde  jusque  dans  les  ruines  et  la  nudité  de  la  mort,  ses  exemples  la  repro- 
duisent, et  elle  s'accroît  d'âge  en  âge.  Cultivez-la  donc,  car  si  vous  la  négli- 
giez, bientôt  vous  négligeriez  la  vertu  même,  dont  elle  est  la  fleur.  Ne  croyez 
pas  qu'on  puisse  obtenir  la  vraie  gloire  sans  la  vraie  vertu,  ni  qu'on  puisse 
se  maintenir  dans  la  vertu  sans  l'aide  de  la  gloire.  ] 


SUR   LA  GLOIRE.  133 

nous  fera  cultiver,  les  sentiments  dont  elle  remplira  notre 
âme,  répareront  bien  cette  erreur.  Qu'importe  que  si  peu 
de  ceux  qui  courent  la  même  carrière  la  remplissent,  s'ils 
cueillent  de  si  nobles  fleurs  sur  le  chemin,  si,  jusque  dans 
l'adversité,  leur  conscience  est  plus  forte  et  plus  assurée  que 
celle  des  heureux  du  vice  ! 

Pratiquons  la  vertu  ;  c'est  tout.  La  gloire',  mon  très-cher 
ami,  loin  de  vous  nuire,  élèvera  si  haut  vos  sentiments, 
que  vous  apprendrez  d'elle-même  à  vous  en  passer,  si  les 
hommes  vous  la  refusent'  :  car  quiconque  est  grand  par  le 
cœur,  puissant  par  l'esprit,  a  les  meilleurs  biens;  et  ceux  à 
qui  ces  choses  manquent  ne  sauraient  porter  dignement 
ni  l'une  ni  l'autre  fortune. 


SECOND  DISCOURS 

Puisque  vous  souhaitez,  mon  cher  ami,  que  je  vous  parle 
encore  de  la  gloire,  et  que  je  vous  explique  mieux  mes 
sentiments,  je  veux  tâcher  de  vous  satisfaire,  et  de  justifier 
mes  opinions  sans  les  passionner,  si  je  puis,  de  peur  de 
farder  ou  d'exagérer  la  vérité,  qui  vous  est  si  chère,  et  que 
vous  rendez  si  aimable. 

Je  conviendrai  d'abord  que  tous  les  hommes  ne  sont  pas 
nés,  comme  vous  [le]  dites,  pour  les  grands  talents  ;  et  je  ne 
crois  pas  qu'on  puisse  regarder  cela  comme  un  malheur, 
puisqu'il  faut  que  toutes  les  conditions  soient  conservées, 
et  que  les  arts  les  plus  nécessaires  ne  sont  ni  les  plus  ingé- 
nieux, ni  les  plus  honorables.  Mais  ce  qui  importe,  je  crois, 
c'est  qu'il  règne  dans  tous  ces  états  une  gloire  assortie  au 
mérite  qu'ils  demandent.  C'est  l'amour  de  cette  gloire  qui 

*  Au  lieu  de  :  l'amour  de  la  gloire.  —  G. 

-  C'est  ce  que  Vauvenargues  lui-même  avait  appris,  ou  devait  apprendre 
bientôt.  —  G. 


134  DISCOURS 

les  perfectionne,  qui  rend  les  hommes  de  toutes  les  con- 
ditions plus  vertueux,  et  qui  fait  fleurir  les  empires,  comme 
l'expérience  de  tous  les  siècles  le  démontre. 

Cette  gloire,  inférieure  à  celle  des  talents  plus  élevés, 
n'est  pas  moins  justement  fondée  ;  car  ce  qui  est  bon  en 
soi-même  ne  peut  être  anéanti  par  ce  qui  est  meilleur  ;  ce 
qui  est  estimable  peut  bien  perdre  de  notre  estime,  mais  ne 
peut  souffrir  de  déchéance  dans  son  être  ;  cela  est  visible. 
S'il  y  a  donc  quelque  erreur  à  cet  égard  parmi  les  hom- 
mes, c'est  lorsqu'ils  cherchent  une  gloire  supérieure  à  leurs 
talents,  une  gloire,  par  conséquent,  qui  trompe  leurs  désirs 
et  leur  fait  négliger  leur  vrai  partage  ;  qui  tient  cependant 
leur  esprit  au-dessus  de  leur  condition,  et  les  sauve  peut- 
être  de  bien  des  faiblesses.  Vous  ne  pouvez  tomber,  mon 
cher  amii ,  dans  une  semblable  illusion  ;  mais  cette  crainte 
si  modeste,  si  touchante,  est  une  vertu  trop  aimable  dans 
un  homme  de  votre  mérite  et  de  votre  âge.  On  ne  peut 
qu'estimer  aussi  ce  que  vous  dites  sur  la  brièveté  de  la 
vie  :  je  croyais  avoir  prévenu  à  ce  sujet  tout  ce  qu'on  pou- 
vait m'opposer  de  raisonnable;  cependant  je  ne  blâme  pas 
vos  sentiments.  Dans  une  si  grande  jeunesse,  où  les  autres 
hommes  sont  si  enivrés  des  vanités  et  des  apparences  du 
monde ,  c'est  sans  doute  une  preuve ,  mon  aimable  ami , 
de  l'élévation  de  votre  âme,  lorsque  la  vie  humaine  vous 
paraît  trop  courte  pour  mériter  nos  attentions  :  le  mépris 
que  vous  concevez  de  ses  promesses  témoigne  que  vous 
êtes  supérieur  à  tous  ses  dons.  Mais  puisque,  malgré  ce 
mérite  qui  vous  élève ,  vous  êtes  néanmoins  borné  à  cet 
espace  que  vous  méprisez',  c'est  à  votre  vertu  à  s'exercer 
dans  ce  champ  étroit  ;  et,  puisqu'il  vous  est  refusé  d'en  • 
étendre  les  bornes,  vous  devez  en  orner  le  fonds.  Autre- 
ment, que  vous  serviraient  tant  de  vertus  et  de  génie?  n'au- 
rait-on pas  lieu  d'en  douter  ? 

Voyez  comme  ont  vécu  les  hommes  qui  ont  eu  l' âme  élevée 
comme  vous;  vous  me  permettez  bien  cette  louange,  qui 

*  Ici  encore,  Vauvenargues  paraît  borner  tout  à  îa  vie  présente.  —  G. 


SUR  LA  GLOIRE.  135 

VOUS  fait  un  devoir  de  leur  vertu.  Lorsque  le  mépris  des 
choses  humaines  les  soutenait  ou  dans  les  pertes,  ou  dans 
les  erreurs,  ou  dans  les  embarras  inévitables  de  la  vie,  ils 
s'en  couvraient  comme  d'un  bouclier  qui  trompait  les  traits 
de  la  fortune  ;  mais  lorsque  ce  même  mépris  se  tournait  en 
paresse  et  en  langueur  ;  qu'au  lieu  de  les  porter  au  travail, 
il  leur  conseillait  la  mollesse,  alors  ils  rejetaient  une  si 
dangereuse  tentation,  et  ils  s'excitaient  par  la  gloire,  qui 
est  moins  donnée  à  la  vertu  pour  récompense  que  pour 
soutien.  Imitez  en  cela,  mon  cher  ami,  ceux  que  vous  admi- 
rez dans  tout  le  reste.  Que  désirez-vous,  que  le  bien  et  la 
perfection  de  votre  âme  ?  Mais  comment  le  mépris  de  la 
gloire  vous  inspirerait-il  le  goût  de  la  vertu,  si  même  il 
vous  dégoûte  de  la  vie?  Quand  concevez-vous  ce  mépris,  si 
ce  n'est  dans  l'adversité,  et  lorsque  vous  désespérez  en 
quelque  sorte  de  vous-même  ?  Qui  n'a  du  courage,  au  con- 
traire, quand  la  gloire  vient  le  flatter?  qui  n'est  plus  jaloux 
de  bien  faire  ? 

Insensés  que  nous  sommes,  nous  craignons  toujours 
d'être  dupes  ou  de  l'activité,  ou  de  la  gloire,  ou  de  la  vertu  I 
Mais  qui  fait  plus  de  dupes  véritables  que  l'oubli  de  ces 
mêmes  choses?  qui  fait  des  promesses  plus  trompeuses  que 
l'oisiveté  ? 

Quand  vous  êtes  de  garde  au  bord  d'un  fleuve ,  où  la 
pluie  éteint  tous  les  feux  pendant  la  nuit,  et  pénètre  dans 
vos  habits,  vous  dites  :  Heureux  qui  peut  dormir  sous  une 
cabane  écartée,  loin  du  bruit  des  eaux!  Le  jour  vient;  les 
ombres  s'efl'acent,  et  les  gardes  sont  relevées;  vous  rentrez 
dans  le  camp;  la  fatigue  et  le  bruit  vous  plongent  dans  un 
doux  sommeil,  et  vous  vous  levez  plus  serein  pour  prendre  un 
repas  délicieux',  au  contraire  d'un  jeune  homme  né  pour 
la  vertu,  que  la  tendresse  d'une  mère  retient  dans  les  mu- 
railles d'une  ville  forte  ;  pendant  que  ses  camarades  dorment 
sous  la  toile  et  bravent  les  hasards,  celui-ci  qui  ne  risque 

*  Vauvenargucs  ne  l'eût-il  pas  dit,  on  devinerait  à  ce  passage  qu'il  s'adresse 
à  son  jeune  et  infortuné  compagnon  d'armes,  Hippolyte  de  Seytrcs.  —  G. 


136  DISCOURS 

rien,  qui  ne  fait  rien,  à  qui  rien  ne  manque,  ne  jouit  ni  de 
l'abondance,  ni  du  calme  de  ce  séjour  :  au  sein  du  repos,  il 
est  inquiet  et  agité  ;  il  cherche  les  lieux  solitaires  ;  les  fêtes, 
les  jeux,  les  spectacles,  ne  l'attirent  point;  la  pensée  de  ce 
qui  se  passe  en  Moravie  occupe  ses  jours,  et,  pendant  la 
nuit,  il  rêve  des  combats  et  des  batailles  qu'on  donne  sans 
lui.  Que  veux-je  dire  par  ces  images?  que  la  véritable  vertu 
ne  peut  se  reposer  ni  dans  les  plaisirs,  ni  dans  l'abondance, 
ni  dans  l'inaction  ;  qu'il  est  vrai  que  l'activité  a  ses  dégoûts 
et  ses  périls  ;  mais  que  ces  inconvénients,  momentanés  dans 
le  travail,  se  multiplient  dans  l'oisiveté,  où  un  esprit  ar- 
dent se  consume  lui-même  et  s'importune.  Et  si  cela  est 
vrai  en  général  pour  tous  les  hommes,  il  l'est  encore  plus 
particulièrement  pour  vous,  mon  cher  ami,  qui  êtes  né  si 
visiblement  pour  la  vertu,  et  qui  ne  pouvez  être  heureux 
par  d'autres  voies,  tant  celles  du  bien  vous  sont  propres. 

Mais  quand  vous  seriez  moins  certain  d'avoir  ces  talents 
admirables  qui  forcent  la  gloire,  après  tout,  mon  aimable 
ami,  voudriez-vous  négliger  de  cultiver  ces  talents  mêmes? 
Je  dis  plus  ;  s'il  était  douteux  que  la  gloire  fût  un  grand 
bien,  renonceriez-vous  à  ses  charmes?  Pourquoi  donc  cher- 
cher des  prétextes  pour  autoriser  des  moments  de  paresse 
et  d'anxiété?  S'il  fallait  prouver  que  la  gloire  n'est  pas  une 
erreur,  cela  ne  serait  pas  fort  difficile  ;  mais,  en  supposant 
que  c'est  une  erreur,  vous  n'êtes  pas  même  résolu  de  l'a- 
bandonner, et  vous  avez  grande  raison,  car  il  n'y  a  point 
de  vérité  plus  douce  et  plus  aimable.  Agissez  donc  comme 
vous  pensez,  et,  sans  vous  inquiéter  de  ce  que  l'on  peut  dire 
sur  la  gloire,  cultivez-la,  mon  cher  ami,  sans  défiance,  sans 
faiblesse  et  sans  vanité. 

C'aurait  été  une  chose  assez  hardie,  mon  aimable  ami, 
que  de  parler  du  mépris  de  la  gloire  devant  les  Romains,  du 
temps  des  Scipion  et  des  Gracchus  ;  un  homme  qui  leur 
aurait  dit  que  la  gloire  n'était  qu'une  folie,  n'aurait  guère 
été  écouté,  et  ce  peuple  ambitieux  l'eût  méprisé  comme  un 
sophiste  qui  détournerait  les  hommes  de  la  vertu  môme, 


SUR  LA  GLOIRE.  137 

en  attaquant  la  plus  forte  et  la  plus  noble  de  leurs  passions. 
Un  tel  philosophe  n'aurait  pas  été  plus  suivi  à  Athènes  ou 
à  Lacédémone  :  aurait-il  osé  dire  que  la  gloire  était  une 
chimère,  pendant  qu'elle  donnait  parmi  ces  peuples  une  si 
haute  considération,  et  qu'elle  y  était  même  si  répandue  et 
si  commune,  qu'elle  devenait  nécessaire  et  presque  un  de- 
voir? Plus  les  hommes  ont  de  vertu,  plus  ils  ont  de  droit 
à  la  gloire  ;  plus  elle  est  près  d'eux,  plus  ils  l'aiment,  plus 
ils  la  désirent,  plus  ils  sentent  sa  réalité;  mais  quand  la 
vertu  dégénère  ;  quand  le  talent  manque,  ou  la  force  ;  quand 
la  légèreté  et  la  mollesse  dominent  les  autres  passions,  alors 
on  ne  voit  plus  la  gloire  que  très-loin  de  soi;  on  n'ose  ni  se 
la  promettre,  ni  la  cultiver,  et  enfin  les  hommes  s'accou- 
tument à  la  regarder  comme  un  songe.  Peu  à  peu  on  en 
vient  au  point  que  c'est  une  chose  ridicule  même  d'en  par- 
ler. Ainsi,  comme  on  se  serait  moqué  à  Rome  d'un  décla- 
mateur  qui  aurait  exhorté  les  Sylla  et  les  Pompée  au  mé- 
pris de  la  gloire,  on  rirait  aujourd'hui  d'un  philosophe  qui 
encouragerait  des  Français  à  penser  aussi  grandement  que 
les  Romains,  et  à  imiter  leurs  vertus.  Aussi  n'est-ce  pas 
mon  dessein  de  redresser  sur  cela  nos  idées,  et  de  changer 
les  mœurs  de  la  nation  ;  mais,  parce  que  je  crois  que  la  na- 
ture a  toujours  produit  quelques  hommes  qui  sont  supé- 
rieurs à  l'esprit  et  aux  préjugés  de  leur  siècle,  je  me  confie, 
mon  aimable  ami,  aux  sentiments  que  je  vous  connais,  et 
je  veux  vous  parler  de  la  gloire,  comme  j'aurais  pu  en  parler 
à  un  Athénien  du  temps  de  Thémistocle  et  de  Socrate. 


DISCOURS 


SUR  LES  PLAISIRS 


ADRESSE   AU   MEME. 


Vous  êtes  trop  sévère,  mon  aimable  ami,  de  vouloir  qu'on 
ne  puisse  pas,  en  écrivant,  réparer  les  erreurs  de  sa  conduite, 
et  contredire  même  ses  propres  discours.  Ce  serait  une 
grande  servitude,  si  on  était  toujours  obligé  d'écrire  comme 
on  parle,  ou  de  faire  comme  on  écrit.  Il  faut  permettre  aux 
hommes  d'être  un  peu  inconséquents,  afin  qu'ils  puissent 
retourner  à  la  raison  quand  ils  l'ont  quittée,  et  à  la  vertu 
lorsqu'ils  l'ont  trahie.  On  écrit  tout  le  bien  qu'on  pense,  et 
on  fait  tout  celui  qu'on  peut;  et  lorsqu'on  parle  de  la  vertu 
ou  de  la  gloire,  on  se  laisse  emporter  à  son  sujet,  sans  se 
souvenir  de  sa  faiblesse;  cela  est  très-raisonnable.  Voii- 
driez-vous  qu'on  fît  autrement,  et  qu'on  ne  tâchât  pas  du 
moins  d'être  sage  dans  ses  écrits,  lorsqu'on  ne  peut  pas 
l'être  encore  dans  ses  actions?  Vous  vous  moquez  de  ceux 
qui  parlent  contre  les  plaisirs,  et  vous  leur  demandez  qu'à 
cet  égard  ils  s'accordent  avec  eux-mêmes;  c'est-à-dire  que 
vous  voulez  qu'ils  se  rétractent,  et  qu'ils  vous  abandonnent 
toute  leur  morale.  Pour  moi,  il  ne  m'appartient  pas  de 
vous  contrarier,  et  de  défendre  avec  vous  une  vertu  austère 
dont  je  suis  peu  digne'.  Je  veux  bien  vous  accorder,  sans 
conséquence,  que  les  plaisirs  ne  sont  pas  tout  à  fait  incon- 
ciliables avec  la  vertu  et  la  gloire  '  :  on  a  vu  quelquefois  de 

*  Digne,  au  lieu  de  capable.  —  G. 

2  Rapprochez  du  l^r  Discours  sur  la  Gloire.  —  G. 


DISCOURS  SUR  LES  PLAISIRS.  139 

grandes  âmes  qui  ont  su  allier  l'un  et  l'autre,  et  mener  en- 
semble ces  choses  si  peu  compatibles  pour  les  autres  hom- 
mes. Mais,  s'il  faut  vous  parler  sans  flatterie,  je  vous  avoue- 
rai, mon  ami,  que  les  plaisirs  de  ces  grands  hommes  ne  me 
paraissent  guère  ressembler  à  ce  que  l'on  honore  de  ce 
nom  dans  le  monde.  Vous  savez  comme  moi  quelle  est  la 
vie  que  mènent  la  plupart  des  jeunes  gens  ;  quels  sont  leurs 
tristes  amusements  et  leurs  occupations  ridicules;  qu  ils  ne 
cherchent  presque  jamais  ce  qui  est  aimable  ou  ce  qu'ils 
aiment,  mais  ce  que  les  autres  trouvent  tel;  qui,  moyennant 
qu'ils  vivent  en  bonne  compagnie,  croient  s'être  divertis  à 
un  souper  où  l'on  n'oserait  parler  avec  confiance,  ni  se 
taire,  ni  être  raisonnable  ;  qui  courent  trois  spectacles  dans 
le  même  jour  sans  en  entendre  aucun  ;  qui  ne  parlent  que 
pour  parler,  et  ne  lisent  que  pour  avoir  lu  ;  qui  ont  banni 
l'amitié  et  l'estime,  non-seulement  des  sociétés  de  bien- 
séance, mais  même  des  commerces  les  plus  familiers;  qui 
se  piquent  de  posséder  une  femme  qu'ils  n'aiment  pas,  et 
qui  trouveraient  ridicule  que  l'inclination  se  mêlât  d'atta- 
cher à  leurs  voluptés  un  nouveau  charme'.  Je  tâche  de  com- 
prendre tous  ces  goûts  bizarres  qu'ils  prennent  avec  tant 
de  soin  hors  de  la  nature ,  et  je  vois  que  la  vanité  fait  le 
fonds  de  tous  les  plaisirs  et  de  tout  le  commerce  du  monde. 
Le  frivole  esprit  de  ce  siècle  est  cause  de  cette  faiblesse. 
La  frivolité,  mon  ami,  anéantit  les  hommes  qui  s'y  attachent; 
il  n'y  a  point  de  vice  peut-être  qu'on  ne  doive  lui  préférer  ; 
car  encore  vaut-il  mieux  être  vicieux  que  de  ne  pas  être. 
Le  rien  est  au-dessous  de  tout,  le  rien  est  le  plus  grand  des 
vices;  et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  être  quelque  chose 
que  d'être  frivole  :  c'est  n'être  ni  pour  la  vertu,  ni  pour  la 
gloire,  ni  pour  la  raison ,  ni  pour  les  plaisirs  passionnés. 
Vous  direz  peut-être  :  J'aime  mieux  un  homme  anéanti 
pour  toute  vertu,  que  celui  qui  n'existe  que  pour  le  vice. 
Je  vous  répondrai  :  Celui  qui  est  anéanti  pour  la  vertu 

*  Voir,  dans  les  Caractères,  le  morceau  intitulé  les  Jeunes  Gens.  —  Voir 
aussi,  plus  haut,  le  2e  Conseil  à  un  Jeune  homme.  —  G. 


140  DISCOURS  SUR  LES  PLAISIRS. 

n'est  pas  pour  cela  exempt  de  vices  ;  il  fait  le  mal  par  lé- 
gèreté et  par  faiblesse  ;  il  est  l'instrument  des  méchants  qui 
ont  plus  de  génie.  Il  est  moins  dangereux  qu'un  méchant 
homme  sérieusement  appliqué  au  mal,  cela  peut  être;  mais 
faut-il  savoir  gré  à  l'épervier  de  ce  qu'il  ne  détruit  que  des 
insectes,  et  ne  ravage  pas  les  troupeaux  dans  les  champs, 
comme  les  lions  et  les  aigles?  Un  homme  courageux  et  sage 
ne  craint  point  un  méchant  homme  ;  mais  il  ne  peut  s'em- 
pêcher de  mépriser  un  homme  frivole. 

Aimez  donc,  mon  aimable  ami  ;  suivez  les  plaisirs  qui 
vous  cherchent,  et  que  la  raison,  la  nature  et  les  grâces  ont 
faits  pour  vous.  Encore  une  fois,  ce  n'est  point  à  moi  à 
vous  les  interdire;  mais  ne  croyez  pas  qu'on  rencontre 
d'agrément  solide  dans  l'oisiveté,  la  folie,  la  faiblesse  et 
l'affectation. 


ELOGE 


DE 


PAUL  HIPPOLYTE-EMMANUEL  DE  SEYTRES 


OFUCIEU    AU    REGIMENT    1)1!    ROI. 


[AVEUTISSEMENT   DE    L'AUTEUR.] 

[Celui  pour  qui  avaient  été  composés  quelques-uns  des  morceaux 
qu'on  vient  de  lire  -,  étant  mort  à  Prague,  pendant  la  dernière  guerre, 
on  ose  maintenant  faire  paraître  à  leur  suite  le  triste  témoignage  que 
la  compassion  et  l'amitié  se  sont  efforcées  de  lui  rendre.] 


Ainsi  donc  j'étais  destiné  à  survivre  à  notre  amitié,  Hip- 
polyte,  quand  j'espérais  qu'elle  adoucirait  tous  les  maux  et 
tous  les  ennuis  de  ma  vie  jusqu'à  mon  dernier  soupir!  Au 
moment  où  mon  cœur,  plein  de  sécurité,  mettait  une  aveu- 
gle confiance  dans  ta  force  et  dans  ta  jeunesse,  et  s'aban- 
donnait à  sa  joie,  ô  douleur  !  une  main  puissante  éteignait 
dans  ton  sang  la  source  de  la  vie  ;  la  mort  se  glissait  dans 
ton  cœur,  et  tu  la  portais  dans  le  sein.  Terrible,  elle  sort 

*  Le  Jeune  homme  dont  Vauvcnargucs  fait  ici  l'éloge  funèbre,  comme  Vol- 
taire devait  faire  bientôt  celui  de  Vauvenargues  lui-même,  appartenait  à  une 
branche,  aujourd'hui  éteinte,  des  Caumont,  originaires  du  Comtat-Vcnaissin. 
Fils  auié  de  Joseph  de  Seytrcs,  marquis  de  Caumont,  correspondant  honoraire 
de  l'académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  et  d'Elisabeth,  de  Donis  ;  né  le 
13  août  172^,  il  était  de  neuf  ans  plus  jeune  que  Vauvenargues,  ce  qui 
explique  le  ton  presque  paternel  de  celui-ci  dans  les  Conseils  et  dans  les 
Discours  qu'il  lui  adressait,  et  qu'on  a  vus  plus  haut.  Sous-lieutenant  dans  le 
régiment  où  Vauvenargues  était  capitaine,  Hippolytc  ne  put  résister  aux  fati- 
gues de  la  campagne  de  Bohème,  et  y  succomba  au  mois  d'avril  17/i2,  n'ayant 
pas  atteint  l'âge  de  18  ans.  Il  est  permis  de  penser  que  Vauvenargues,  avec 
l'exagération  naturelle  k  la  douleur,  surfait  un  peu  le  personnage  d'un  ami , 
qui  était  en  même  temps  son  élève;  cependant,  pour  qu'un  tel  cœur  et  un  tel 
esprit  eussent  été  à  ce  point  touchés,  il  fallait  bien  que  ce  jeune  homme 
donnât,  en  effet,  de  grandes  espérances.  —  G. 

'  Conseils  ù  un  Jeune  homme,  Discours  sur  la  (iloire,  Discours  sur  les 
Plaisirs. 


142  ELOGE 

tout  d'un  coup  au  milieu  des  jeux  qui  la  couvrent  :  tu  tom- 
bes à  la  fleur  de  tes  ans  sous  ses  inévitables  efforts.  Mes 
yeux  sont  les  tristes  témoins  d'un  spectacle  si  lamentable, 
et  ma  voix,  qui  s'était  formée  à  de  si  charmants  entretiens, 
n'a  plus  qu'à  porter  jusqu'au  ciel  l'amère  douleur  de  ta 
perte  !  0  mânes  chéris,  ombre  aimable,  victime  innocente 
du  sort,  reçois  dans  le  sein  de  la  terre  ces  derniers  et  tristes 
hommages!  Réveille-toi,  cendre  immortelle!  sois  sensible 
aux  gémissements  d'une  si  sincère  douleur  ! 

Il  n'est  pas  besoin  d'avoir  fait  beaucoup  d'expérience 
des  hommes  pour  connaître  leur  dureté.  En  vain  cherchent- 
ils  à  la  mort,  par  de  pathétiques  discours,  à  surprendre  la 
compassion  ;  comme  ils  l'ont  rarement  connue,  il  est  rare 
aussi  qu'ils  l'excitent,  et  leur  mort  ne  touche  personne; 
elle  est  attendue,  désirée,  ou  du  moins  bientôt  oubliée  de 
ceux  qui  leur  sont  les  plus  proches.  Tout  ce  qui  les  envi- 
ronne, ou  les  hait,  ou  les  méprise,  ou  les  envie,  ou  les 
craint;  tous  semblent  avoir  à  leur  perte  quelque  intérêt 
détourné  ;  les  indifférents  même  osent  y  ressentir  la  bar- 
bare joie  du  spectacle.  Après  avoir  cherché  l'approbation 
du  monde  pendant  tout  le  cours  de  leur  vie,  telle  en  est  la 
fin  déplorable.  Mais  celui  qui  fait  le  sujet  de  ce  discours 
n'a  pas  dû  subir  cette  loi  :  sa  vertu  timide  et  modeste  n'ir- 
ritait pas  encore  l'envie,  il  n'avait  que  dix-huit  ans.  Natu- 
rellement plein  de  grâce,  les  traits  ingénus,  l'air  ouvert,  la 
physionomie  noble  et  sage,  le  regard  doux  et  pénétrant, 
on  ne  le  voyait  pas  avec  indifférence;  d'abord  son  aimable 
extérieur  prévenait  tous  les  cœurs  pour  lui,  et  quand  on 
était  à  portée  de  connaître  son  caractère,  alors  il  fallait 
adorer  la  beauté  de  son  naturel. 

Il  n'avait  jamais  méprisé  personne,  ni  envié,  ni  haï  ;  hors 
même  de  quelques  plaisanteries  qui  ne  tombaient  que  sur 
le  ridicule,  on  ne  l'avait  jamais  ouï  parler  mal  de  qui  que 
ce  soit.  Il  entrait  aisément  dans  toutes  les  passions  et  dans 
toutes  les  opinions  que  le  monde  blâme  le  plus,  et  qui  sem- 
blent les  plus  bizarres;  elles  ne  le  surprenaient  point  :  il  en 


DE  P.-H.-E.   DE   SEYTRES.  143 

pénétrait  le  principe,  il  trouvait  dans  ses  réflexions  des 
vues  pour  les  justifier,  marque  d'un  génie  élevé  que  son 
propre  caractère  ne  domine  pas;  et  il  était,  en  effet,  d'un 
jugement  si  ferme  et  si  hardi,  que  les  préjugés,  même  les 
plus  favorables  à  ses  sages  inclinations,  ne  pouvaient  pas 
l'entraîner,  quoiqu'il  soit  si  naturel  aux  hommes  sages  de 
se  laisser  maîtriser  par  leur  sagesse;  si  modeste  d'ailleurs, 
et  si  exempt  d'amour-propre,  qu'il  ne  pouvait  souffrir  les 
plus  justes  louanges,  ni  même  qu'on  parlât  de  lui;  et  si 
haut  dans  un  autre  sens,  que  les  avantages  les  plus  respec- 
tés ne  pouvaient  pas  l'éblouir.  Ni  l'âge,  ni  les  dignités,  ni 
la  réputation,  ni  les  richesses,  ne  lui  imposaient  :  ces  cho- 
ses, qui  font  une  impression  si  vive  sur  l'esprit  des  jeunes 
gens,  n'assujettissaient  pas  le  sien  ;  il  était  naturellement 
et  sans  effort  au  niveau  d'elles  '. 

Qui  pourrait  expliquer  le  caractère  de  son  ambition,  qui 
était  tout  à  la  fois  si  modeste  et  si  fière  ?  Qui  pourrait  défi- 
nir son  amour  pour  le  bien  du  monde?  Qui  aurait  l'art  de 
le  peindre  au  milieu  des  plaisirs?  Il  était  né  ardent;  son 
imagination  le  portait  toujours  au-delà  des  amusements  de 
son  âge,  et  n'était  jamais  satisfaite  :  tantôt  on  remarquait 
en  lui  quelque  chose  de  dégagé  et  comme  au-dessus  du 
plaisir,  dans  les  chaînes  du  plaisir  même;  tantôt  il  semblait 
qu'épuisé,  desséché  par  son  propre  feu,  son  âme  abattue 
languissait  de  cette  langueur  passionnée  qui  consume  un 
esprit  trop  vif;  et  ceux  qui  confondent  les  traits  et  la  res- 
semblance des  choses,  le  trouvaient  alors  indolent.  Mais,  au 
lieu  que  les  autres  hommes  paraissent  au-dessous  des  cho- 
ses qu'ils  négligent,  lui  paraissait  au-dessus;  il  méprisait 
les  affaires  que  l'on  appréhende.  Sa  paresse  n'avait  rien 
de  faible  ni  de  lent  ;  on  y  aurait  remarqué  plutôt  quelque 

*  Ici,  Vauvenargucs  relève  dans  son  jeune  ami  des  qualités  qu'il  partageait 
avec  lui,  qu'il  lui  avait  données  peut-Ctre;  ou  plutôt,  disons-le,  ce  n'est  plus 
là  le  jeune  de  Seytres,  c'est  plus  que  lui,  c'est  Vauvenargucs  lui-môme;  c'est 
Vauvenargucs  qui,  par  une  sorte  de  douloureux  pressentiment,  s'élève  de  ses 
propres  mains  ce  monument  funéraire.  Voilà  pourquoi,  sans  doute,  il  aimait 
tant  ces  quelques  pages.  (Voir  notre  Eloge  de  Vauvenargues).  — G. 


144  ÉLOGE 

chose  de  vif  et  de  fier.  Du  reste,  il  avait  un  instinct  secret 
et  admirable  pour  juger  sainement  des  choses,  et  saisir  le 
vrai  dans  l'instant  :  on  aurait  dit  que,  dans  toutes  ses  vues, 
il  ne  passait  jamais  par  les  degrés  et  par  les  conséquences 
qui  amusent  le  reste  des  hommes;  mais  que  la  vérité,  sans 
cette  gradation,  se  faisait  sentir  tout  entière,  et  d'une  ma- 
nière immédiate,  à  son  cœur  et  à  son  esprit  ;  de  sorte  que 
la  justesse  de  ce  sentiment,  dans  laquelle  il  s'arrêtait,  le 
faisait  quelquefois  paraître  trop  froid  pour  le  raisonnement, 
où  il  ne  trouvait  pas  toujours  l'évidence  de  son  instinct. 
Mais  cela,  bien  loin  de  marquer  quelque  défaut  de  raison, 
prouvait  sa  sagacité.  Il  ne  pouvait  s'assujettir  à  expliquer 
par  des  paroles  et  par  des  retours  fatigants,  ce  qu'il  conce- 
vait d'un  coup  d'œil.  Enfin,  pour  finir  ce  discours  par  les 
qualités  de  son  cœur,  il  était  vrai,  généreux,  pitoyable,  et 
capable  de  la  plus  sûre  et  de  la  plus  tendre  amitié;  d'un  si 
beau  naturel  d'ailleurs,  qu'il  n'avait  jamais  rien  à  cacher  à 
personne,  ne  connaissant  aucune  de  ces  petitesses,  haines, 
jalousies,  vanités,  que  l'on  dérobe  au  monde  avec  tant  de 
mystère,  et  qu'on  verse  au  sein  d'un  ami  avec  tant  de  sou- 
lagement. Insensible  au  plaisir  de  parler  de  soi-même,  qui 
est  le  nœud  des  amitiés  faibles;  élevé,  confiant,  ingénu, 
propre  à  détromper  les  gens  vains,  chargés  du  secret  acca- 
blant de  leurs  faiblesses,  en  leur  faisant  sentir  le  prix  d'une 
naïveté  modeste  ;  en  un  mot,  né  pour  la  vertu  et  pour  faire 
aimer  sur  la  terre  cette  haute  modération  qu'on  n'a  pas  en- 
core définie,  qui  n'est  ni  paresse,  ni  flegme,  ni  médiocrité 
de  génie,  ni  froideur  de  tempérament,  ni  effort  de  raison- 
nement, mais  un  instinct  supérieur  aux  chimères  qui  tien- 
nent le  monde  enchanté  ;  on  ne  verra  jamais  dans  le  même 
sujet  tant  de  qualités  réunies.   Oh  !   que  cette   idée  est 
cruelle,  après  une  mort  si  soudaine  !  Ah  !  du  moins,  s'il 
avait  connu  toute  mon  amitié  pour  lui,  si  je  pouvais  en- 
core lui  parler  un  moment ,  s'il  pouvait  voir  couler  ces  lar- 
mes !...  Mais  il  n'entendra  plus  ma  voix;  la  mort  a  fermé 
son  oreille,  ses  yeux  ne  s'ouvriront  plus  ;  il  n'est  pius.  0 


DE  P.-II.-E.   DE   SE  VIRE  S.  145 

triste  parole  !  Malheureux  jeune  homme,  quel  bras  t'a  pré- 
cipité au  tombeau,  du  sein  enchanteur  des  plaisirs?  Tu 
croissais  au  milieu  des  fleurs  et  des  songes  de  l'espérance; 
tu  croissais...  0  funeste  guerre'  !  ô  climat  redoutable'!  ô 
rigoureux  hiver -*  !  ô  terre  qui  contiens  la  cendre  de  tes  con- 
quérants étonnés  !  Tombeaux ,  monuments  effroyables  des 
faveurs  perfides  du  sort  !  voyage  fatal  !  murs  sanglants  ! 
Tu  ne  sortiras  pas  du  champ  de  la  victoire  ^,  glorieuse  vic- 
time :  la  mort  t'a  traîné  dans  un  piège  affreux  ;  tu  respires 
un  air  infecté;  l'ombre  du  trépas  t'environne.  Pleure,  mal- 
heureuse patrie,  pleure  sur  tes  tristes  trophées;  tu  couvres 
toute  l'Allemagne  de  tes  intrépides  soldats,  et  tu  t'applau- 
dis de  ta  gloire!  Pleure,  dis-je,  verse  des  larmes,  pousse  de 
lamentables  cris  ;  à  grande  peine  quelques  débris  d'une 
armée  si  florissante  reverront  tes  champs  fortunés;  avec 
quels  périls  !  j'en  frémis.  Ils  fuient  ^  ;  la  faim ,  le  désordre, 
marchent  sur  leurs  traces  furtives  ;  la  nuit  enveloppe  leurs 
pas,  et  la  mort  les  suit  en  silence.  Vous  dites  :  est-ce  là 
cette  aimée  qui  semait  l'effroi  devant  elle?  Vous  voyez,  la 
fortune  change  :  elle  craint  à  son  tour;  elle  presse  sa  fuite  à 
travers  les  bois  et  les  neiges  ;  elle  marche  sans  s'arrêter.  Les 
maladies,  la  faim,  la  fatigue  excessive,  accablent  nos  jeunes 
soldats  ;  misérables,  on  les  voit  étendus  sur  la  neige,  inhu- 
mainement délaissés  ;  des  feux  allumés  sur  la  glace  éclairent 
leurs  derniers  moments  ;  la  terre  est  leur  lit  redoutable. 


•  La  guerre  de  17^1,  entreprise  pour  la  succession  de  l'empereur  Charles  VI, 
contre  l'archiduchesse  Marie-Thérèse,  sa  fille  aînée.  —  F. 

'  Il  y  a  plus  de  six  degrés  de  différence  entre  le  climat  de  Prague  et  celui 
d'Avignon,  où  le  jeune  de  Seytres  était  né.  —  F. 

5  Le  froid  de  l'hiver  de  1741  à  1742  fut  le  plus  grand  qui  eût  été  éprouvé 
depuis  1700.  On  en  trouvera  la  description  dans  les  Mémoires  de  l'Académio 
des  Sciences  pour  1742.  —  F.  —  Ajoutons  que  l'hiver  suivant,  pendant  lequel 
se  fit  la  retraite  de  Bohème,  ne  fut  pas  moins  rigoureux,  et  que  Vauvenar- 
gues,  à  son  tour,  en  fut  cruellement  éprouvé.  —  G. 

*  Prague  avait  été  prise  d'assaut,  le  20  nov.  1741,  par  le  duc  de  Bavière, 
à  la  tète  d'une  partie  des  troupes  françaises  et  bavaroises,  et  c'est  à  Prague 
que  mourut  Hippolyte.  —  F. 

'•"  La  nuit  du  16  au  17  déc.  1742,  le  maréchal  de  Belle-Isle  sortit  de  Prague 
avec  l'arnicc  française,  et  parvint  à  Egra  le  26.  —  F.  —  C'est  pendant  ces 
dix  joui's  de  retraite  que  l'armée  lit  les  pertes  les  plus  sensibles.  —  G. 

10 


146  ÉLOGE 

O  chère  patrie ,  quoi  !  mes  yeux  te  revoient  après  tant 
d'horreurs,  en  quel  temps,  en  quelle  détresse,  en  quel  dé- 
plorable appareil  !  0  triste  retour  !  ô  revers  !  Fortuné  Lor- 
rain', nos  disgrâces  ont  passé  ta  cruelle  attente  ;  la  mort  a 
servi  ta  colère  ;  les  tombeaux  regorgent  de  sang.  N'en  sois 
pas  plus  fier  :  la  fortune  n'a  pas  mis  à  tes  pieds  nos  dra- 
peaux victorieux  ;  l'univers  les  a  vus,  sur  tes  murs  ébranlés, 
triompher  de  ta  folle  rage.  Tu  n'as  pas  vaincu  ;  tu  t'abuses; 
une  main  plus  puissante  a  détruit  nos  armées.  Écoute  la 
voix  qui  te  crie  :  Je  t'ai  chassé  du  trône  et  du  lit  impérial, 
où  tu  te  flattais  de  t' asseoir  ;  j'élève  et  je  brise  les  sceptres; 
j'assemble  et  détruis  les  nations;  je  donne  à  mon  gré  la 
victoire,  le  trépas,  le  trône,  et  les  fers;  mortels,  tout  est 
né  sous  ma  loi. 

0  Dieu!  vous  l'avez  fait  paraître;  vous  avez  dissipé  nos 
armées  innombrables,  vous  avez  moissonné  l'espoir  de  nos 
maisons.  Hélas!  de  quels  coups  vous  frappez  les  têtes  les 
plus  innocentes  !  Aimable  Hippolyte,  aucun  vice  n'infectait 
encore  ta  jeunesse;  tes  années  croissaient  sans  reproche, 
et  l'aurore  de  ta  vertu  jetait  un  éclat  ravissant  '.  La  candeur 
et  la  vérité  régnaient  dans  tes  sages  discours,  avec  l'en- 
jouement et  les  grâces  ;  la  tristesse  déconcertée  s'enfuyait 
au  son  de  ta  voix;  les  désirs  inquiets  s'apaisaient  ;  modéré 

1  François-Etienne,  fils  aîné  du  duc  Léopold  et  d'Ëlisabetli-Charlottc  d'Oi- 
léans,  né  le  8  décembre  1708,  fut  reconnu  duc  de  Lorraine,  après  la  mort  de 
son  père,  le  27  mars  1729;  il  était  alors  à  Vienne,  d'où  il  arriva  en  Lorraine, 
le  9  novembre  de  la  même  année.  L'an  1736,1e  12  février,  il  épousa,  à  Vienne, 
Marie-Thérèse,  archiduchesse,  fille  aînée  de  l'empereur  Charles  Vl,  et  le  lo 
décembre  suivant,  il  ratifia  les  conventions  de  l'empereur  et  du  roi  de  France, 
))ortant  que  Stanislas  Leczinski,  beau-père  de  Louis  XV,  serait  mis  dès-lors 
en  possession  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine,  pour  être,  après  lui,  réunis 
à  la  couronne  de  France.  Après  la  mort  de  l'empereur,  en  17/|1,  il  fut  déclaré 
co-régent  de  tous  les  États  autrichiens;  l'archiduchesse,  sa  femme,  s'était  fait 
couronner  reine  de  Hongrie,  le  25  juin  de  cette  môme  année.  Mais  Charles- 
Albert,  duc  de  Bavière,  avait  été  reconnu  roi  de  Bohème  le  19  décembre,  et 
il  fut  élu  empereur  ie  24  janvier  17Z|2.  Ce  ne  fut  que  le  11  mai  17^3,  que  la 
reine  de  Hongrie  fut  couronnée  à  Prague  reine  de  Bohème;  et  son  mari  ne 
devint  empereur  qu'après  la  mort  du  duc  de  Bavière,  en  17/|5.  —  B. 

-  C'est  sans  doute  en  pensant  au  jeune  de  Scytres  que  Vauven argues  a  dit 
dans  ses  Maximes  :  «  Les  premiers  jours  du  printemps  ont  moins  de  grâce 
«  (pie  la  vertu  naissante  d'un  jeune  homme.»  —  G. 


DE   P.-H.-E.   DE  SEYTRES.  147 

jusque  dans  la  guerre,  ton  esprit  ne  perdait  jamais  sa  dou- 
ceur et  son  agrément.  Tu  le  sais,  province  éloignée,  Mo- 
ravie, théâtre  funeste  de  nos  marches  laborieuses;  tu  sais 
avec  quelle  patience  il  portait  ces  courses  mortelles  ;  son 
visage  toujours  serein  efïaçait  l'éclat  de  tes  neiges,  et  ré- 
jouissait tes  cabanes.  Oh  !  puissions-nous  toujours  sous  tes 
rustiques  toits  !...  Mais  le  repos  succède  à  nos  longues  fati- 
gues; Prague  nous  reçoit;  ses  remparts  semblent  assurer 
notre  vie  comme  notre  tranquillité.  0  cher  Hippolyte  !  la 
mort  t'avait  préparé  cette  embûche  ;  à  l'instant  elle  se  dé- 
clare, tu  péris;  la  fleur  de  tes  jours  sèche  comme  l'herbe 
des  champs;  je  veux  te  parler,  je  rencontre  tes  regards 
mourants  qui  me  troublent;  je  bégaie,  et  force  ma  langue; 
tu  ne  m'entends  plus;  une  voix  plus  puissante  et  plus  im- 
portune parle  à  ton  oreille  effrayée.  Le  temps  presse,  la 
mort  t'appelle,  la  mort  te  demande  et  t'attire  :  Hâte-toi, 
dit-elle,  hâte-toi;  ta  jeunesse  m'irrite  et  ta  beauté  me 
blesse  ;  ne  fais  point  de  vœux  inutiles  ;  je  me  ris  des  larmes 
des  faibles,  et  j'ai  soif  du  sang  innocent  ;  tombe,  passe, 
exhale  ta  vie  1  —  Quoi ,  sitôt!  Quoi,  dans  ses  beaux  jours 
et  dans  la  primeur  de  son  âge  !  Dieu  vivant,  vous  le  livrez 
donc  à  l'affreuse  main  qui  l'oppiime ;  vous  le  délaissez  sans 
pitié!  Tant  de  dons  et  tant  d'agréments  qui  environnaient 
sa  jeunesse,  ce  mortel  abandon...  0  voile  fatal!  Dieu  ter- 
rible! véritablement  tu  te  plais  dans  un  redoutable  secret. 
Qui  l'eût  cru,  mon  cher  Hippolyte,  qui  l'eût  cru?  Le  ciel 
semblait  prendre  un  soin  paternel  de  tes  jours  ;  et  soudain 
le  ciel  te  condamne,  et  tu  meurs  sans  qu'aucun  effort  te 
puisse  arrêter  dans  ta  chute  ;  tu  meurs...  ô  rigueur  lamen- 
table! Hippolyte...  cher  Hippolyte,  est-ce  toi  que  je  vois 
dans  ces  tristes  débris?...  Restes  mutilés  de  la  mort,  quel 
spectacle  affreux  vous  m'offrez.'*...  Où  fuirai-je?  Je  vois 
partout  des  lambeaux  flétris  et  sanglants,  un  tombeau  qui 
marche  à  mes  yeux,  des  flambeaux  et  des  funérailles. 
CiCsse  de  m'effrayer  de  ces  noires  images,  chère  ombre,  je 
n'ai  pas  trahi  la  foi  que  je  dois  à  ta  cendre;  je  t'aimais 


N8  ÉLOGE 

vivant,  je  te  pleure  au  tombeau  :  ta  vie  comblait  mes  vœux, 
et  ta  perte  m'accable.  Mon  deuil  et  mes  regrets  peuvent-ils 
avoir  des  limites,  lorsque  ton  malheur  n'en  a  point?  Va,  je 
porte  au  fond  de  mon  cœur  une  loi  plus  juste  et  plus  tendre  : 
ta  vertu  méritait  un  attachement  éternel,  je  lui  dois  d'éter- 
nelles larmes,  et  j'en  verserai  des  torrents. 

Homme  insuffisant  à  toi-même,  créature  vide  et  inquiète, 
tu  t'attaches,  tu  te  détaches ,  tu  t'affliges,  tu  te  consoles  ; 
ta  faiblesse  partout  éclate.  Mais  connais  du  moins  ce  prin- 
cipe :  qui  s'est  consolé,  n'aime  plus  ;  et  qui  n'aime  plus, 
tu  le  sais,  est  léger,  ingrat ,  infidèle ,  et  d'une  imagination 
faible,  qui  périt  avec  son  objet.  On  dit  :  dans  la  mort,  nul 
remède  ;  conclus  :  nulle  consolation  à  qui  aime  au  delà  de 
la  mort.  Suppose  un  moment  en  toi-même  :  ce  que  j'ai  de 
plus  cher  au  monde  est  dans  un  péril  imminent  ;  une  longue 
absence  le  cache  ;  je  ne  puis  ni  le  secourir,  ni  le  joindre; 
et  je  me  console,  et  je  m'abandonne  au  plaisir  avec  une 
barbare  ardeur  !  Faible  image,  vaine  expression  !  nul  péril 
n'égale  la  mort,  nulle  absence  ne  la  figure.  0  cœurs  durs! 
vous  ne  sentez  pas  la  force  de  ces  vérités  ;  les  charmes 
d'une  amitié  pure  ne  vous  touchent  que  faiblement  ;  vous 
n'aimez,  vous  ne  regardez  que  les  choses  qui  ont  de  l'éclat. 
Pourquoi  donc,  mon  cher  Hippolyte,  n'admiraient-ils  pas 
ta  vertu  dans  un  âge  encore  si  tendre  ?  Que  peuvent-ils 
voir  de  plus  rare?  Ils  veulent  des  actions  brillantes  qui 
puissent  forcer  leur  estime  :  eh  !  n'avais-tu  pas  le  génie  qui 
enfante  ces  nobles  actions?  Mon  enfant,  ta  grande  jeunesse 
leur  cachait  des  dons  si  précoces;  leurs  sens  n'allaient  pas 
jusqu'à  toi.  La  raison  et  le  cœur  de  la  plupart  des  hommes 
se  forment  tard;  ils  ne  peuvent,  parmi  les  grâces  d'une  si 
riante  jeunesse,  admettre  un  sérieux  si  profond;  ils  croient 
cet  accord  impossible.  Ainsi  ils  ne  t'ontpoint  rendu  justice; 
ils  ne  peuvent  plus  te  la  rendre.  Moi-même,  pardonne, 
ombre  aimable ,  tes  vertus  et  tes  agréments  peut-être  ne 
m'ont  pas  trouvé  toujours  équitable  et  sensible;  pardonne 
un  excès  d'amitié  qui  mêlait  à  mes  sentiments  des  délica- 


DE  P.-H.-E.  DE  SEVTKES.  149 

tesses  injustes'.  Oh  !  comme  elles  se  sont  promptement  dis- 
sipées !  Quand  la  mort  a  levé  le  voile  qu'elles  avaient  mis 
sur  mes  yeux,  je  t'ai  vu  tel  que  ma  tendresse  voulait  que 
tu  fusses  dans  ta  vie.  Mais  pardonne  encore  une  fois;  car 
tu  n'as  jamais  pu  douter  du  fond  de  mon  attachement;  je 
t'aimais,  même  avant  de  pouvoir  te  connaître;  je  n'ai  ja- 
mais aimé  que  toi.  Tes  inclinations  généreuses  étaient  chères 
à  mon  enfance;  avant  de  t'avoir  jamais  vu,  mon  imagina- 
tion séduite  m'en  faisait  l'aimable  peinture.  Cent  fois  elle 
m'a  présenté  les  grâces  de  ton  caractère,  ta  beauté,  ta  pu- 
deur,  ta  facile  bonté;  j'ignorais  ton  nom  et  ta  vie,  et  mon 
cœur  t'admirait,  te  parlait,  te  voyait,  te  cherchait  dans  la 
solitude.  Tu  ne  m'as  connu  qu'un  moment;  et  lorsque  nous 
nous  sommes  connus,  j'avais  rendu  mille  fois  en  secret  un 
hommage  mystérieux  à  tes  vertus'.  Hélas  !  un  bonheur  plus 
réel  paraissait  avoir  pris  la  place  de  l'erreur  de  mes  pre- 
miers vœux;  je  croyais  posséder  l'objet  d'une  si  touchante 
illusion,  et  je  l'ai  perdu  pour  toujours. 

Qu'êtes-vous  devenue,  ombre  digne  des  cieux?  mes  re- 
grets vont-ils  jusqu'à  vous?...  Je  frissonne...  0  profond 
abîme  !  ô  douleur  !  ô  mort,  ô  tombeau ,  voile  obscur,  nuit 
impénétrable,  mystères  de  l'éternité!  Qui  pourra  calmer 
l'inquiétude  et  la  crainte  qui  me  dévorent?  Qui  me  révé- 
lera les  conseils  de  la  mort?  0  terre  !  crains -tu  de  violer  le 
secret  affreux  de  tes  antres?  Tu  te  tais,  tu  prêtes  l'oreille  ; 
tu  caches  ton  sanglant  larcin.  Chaque  instant  augmente  ma 
peine  ;  mon  trouble  interroge  la  nuit ,  et  la  nuit  ne  peut 
l'éclaircir;  j'implore  les  cieux,  ils  se  taisent;  les  enfers  sont 
sourds  à  ma  voix;  toute  la  nature  est  muette;  l'univers 
effrayé  repose. 

Ouvrez-vous,  tombeaux  redoutables;  mânes  solitaires, 

*  Dans  les  lettres  de  Vauvenargues  à  Saint-Vincens,  on  letrouvera  parfois 
de  ces  délicatesses  dont  il  s'accuse  ici  :  «  //  était  des  plus  sensibles  à  l'amitié, 
1  a  dit  M.  Sainto-Beuvo,  et  il  \j  a  porté  des  délicatesses  et  des  tendresses  qu'il 
"  semblait  avoir  dérobées  à  Vaniour.  i'  —  G. 

-  Nouvelle  prouve  que  Vauvenargues  pleure  dans  ce  discours,  non-seule- 
ment son  ann,  mais  l'imagr'  idéulo  (lu'il  s'en  faivait,  —  Ci. 


150  KLOGE  DE  1>.-IL-K.   DE   SEYTKES. 

parlez,  parlez.  Quel  silence  indomptable!  0  triste  aban- 
don !  ô  terreur!  Quelle  main  tient  donc  sous  son  joug  toute 
la  nature  interdite?  G  Être  éternel  et  caché,  daigne  dissi- 
per les  alarmes  où  mon  âme  infirme  est  plongée.  Le  secret 
de  tes  jugements  glace  mes  timides  esprits  :  voilé  dans  le 
fond  de  ton  être,  tu  fais  les  destins  et  les  temps,  et  la  vie 
et  la  mort,  et  la  crainte  et  la  joie,  et  l'espoir  trompeur  et 
crédule;  tu  règnes  sur  les  éléments  et  sur  les  enfers  ré- 
voltés; l'air  frappé  frémit  à  ta  voix  :  redoutable  juge  des 
morts,  prends  pitié  de  mon  désespoir'! 

1  A  propos  de  ce  discours,  Vauvcnargues  écrivait  à  son  ami  Saint-Vin  cens: 
((  Une  chose  que  je  remarque^  c'est  que  phisieurs  personnes  m'en  aijniii  parlé 
«  comme  vous  avec  éloqe^  aucune  ne  m'a  dit  qu'il  fût  touchant .  »  On  peut  l'at- 
tribuer, je  crois,  à  ce  que,  dans  plusieurs  parties  de  ce  morceau,  le  ton  n'est 
pas  proportionné  au  sujet.  Vauvcnargues  y  prodigue  les  plus  grands  effets 
et  les  dernières  ressources  de  l'art  oratoire,  sans  se  demander  si  tout  cet 
appareil  est  bien  là  i\  sa  place,  et  s'il  est  permis,  à  propos  du  jeune  de 
Seytres,  de  le  prendre  plus  haut  (pie  Bossuet  à  propos  du  grand  Coudé.  Uphï 
autre  raison,  c'est  que  Vauvcnargues  écrivait  ce  discours  dans  un  de  ses  mo- 
ments de  doute,  et  qu'il  y  manque  une  foi  quelconque,  une  croyance  quel- 
conque à  la  vie  future;  en  vain  il  interroge  sur  ce  point  le  tombeau,  la  nuit, 
les  antres  de  la  ierre^  qui  gardent,  on  le  comprend,  un  silence  indomptable. 
Le  Dieu  qui  frappe  ici,  outre  qu'il  s'appelle  VÈtre,  n'est  pas  le  Dieu  ({ui 
ouvre  les  bras  en  même  temps  (ju'il  frappe  ;  c'est  le  Dieu  caché,  voilé  dans 
le  fond  de  son  être,  impénétrable,  se  renfermant  dans  un  redoutable  secret. 
Enfin  les  cieu.x,  le  trépas,  les  ombres,  les  indues.,  les  enfers,  laissent  trop 
aj)ercevoir  les  parties  factices  de  cette  œuvre,  en  contrarient  l'effet,  et  refi'oi- 
dissent  le  cœur  au  moment  où  il  va  se  prendre.  —  G. 


DISCOURS 


SUR 


LE  CARACTÈRE  DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES 


Quelque  limitées  que  soient  nos  lumières  sur  les  sciences, 
je  crois  qu'on  ne  saurait  nous  disputer  de  les  avoir  poussées 
au  delà  des  bornes  anciennes.  Héritiers  des  siècles  qui  nous 
précèdent,  nous  devons  être  plus  riches  des  biens  de  l'es- 
prit ;  cela  ne  peut  guère  nous  être  contesté  sans  injustice  ; 
mais  nous  aurions  tort  nous-mêmes  de  confondre  cette  ri- 
chesse empruntée  avec  le  génie  qui  la  donne.  Combien  de 
ces  connaissances  que  nous  prisons  tant,  sont  stériles  pour 
nous!  Étrangères  dans  notre  esprit  où  elles  n'ont  pas  pris 
naissance,  il  arrive  souvent  qu'elles  confondent  notre  juge- 
ment beaucoup  plus  qu'elles  ne  l' éclairent'.  Nous  plions 
sous  le  poids  de  tant  d'idées,  comme  ces  États  qui  succom- 
bent par  trop  de  conquêtes,  où  la  prospérité  et  les  richesses 
corrompent  les  mœurs,  et  où  la  vertu  s'ensevelit  sous  sa 
propre  gloire. 

*  On  sait  avec  quel  soin  Vauvenargiies  travaillait  ses  ouvrages.  Dans  ses 
manuscrits,  tel  morceau  est  remanié  jusqu'à  huit  ou  dix  fois,  et  c'est  ainsi 
que,  dajîs  les  éditions  de  ses  œuvres,  le  sujet  traité  dans  ce  discours  se  trouve 
sous  trois  titres  à  des  endroits  divers.  Cependant,  comme  les  trois  versions 
diffèrent  peu  entre  elles,  nous  donnons  celle  qui  semble  définitive,  et  ne  tirons 
des  deux  autres  que  les  passages,  assez  peu  nombreux  d'ailleurs,  qui,  n'étant 
pas  de  simples  répétitions  faisant  double  emploi,  ajoutent  ù,  l'idée  de  l'auteur, 
ou  la  présentent  sous  une  autre  forme.  On  les  trouvera  ci-après  en  notes,  sous 
le  titre  d'additions  ou  de  variantes,  selon  leur  nature.  Nous  ajoutons  enfin  à 
ce  Discours  les  passages  inédits  que  donn>înt  les  manuscrits  du  Louvre.  Do 
cette  façon,  le  lecteur  pourra  saisir  en  une  fois  toute  la  pensée  de  Vauvo- 
nargues,  et  elle  en  sera  plus  claire,  en  mOme  temps  que  plus  complète.  —  G. 

-  Add.:  «  En  quelque  genre  que  ce  puisse  être,  l'opulenco  apporte  toujours 
"  plus  d'i^rreurs  (juc  la  pauvreté.  » 


152  DISCOURS  SUR  LE  CARACTÈRE 

ParlercVi-je  comme  je  pense  ^?  Quelques  lumières  qu'on 
acquière  encore,  et  en  quelque  siècle  que  ce  puisse  être,  je 
suis  vivement  persuadé  que  dans  le  monde  intelligent, 
comme  dans  le  monde  politique,  le  plus  grand  nombre  des 
hommes  sera  toujours  peuple. 

A  la  vérité,  on  ne  croira  plus  aux  sorciers  '  et  au  sabbat 
dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre;  mais  on  croira  encore  à 
C.alvin  et  à  Lutlier.  On  parlera  de  beaucoup  de  choses, 
comme  si  elles  avaient  des  principes  évidents,  et  on  dispu- 
tera en  même  temps  de  toutes  choses,  comme  si  toutes 
étaient  incertaines  ;  on  blâmera  un  homme  de  ses  vices,  et 
on  ne  saura  point  s'il  y  a  des  vices  ;  on  dira  d'un  poëte 
qu'il  est  sublime,  parce  qu'il  aura  peint  un  grand  person- 
nage, et  ces  sentiments  héroïques,  qui  font  la  grandeur  du 
tableau,  on  les  méprisera  dans  l'original.  On  n'estimera 
plus  les  vers  de  Colletet,  mais  on  critiquera  ceux  de  Racine, 
et  on  lui  refusera  nettement  d'être  poëte;  on  méprisera  les 
romans,  et  on  ne  lira  pas  autre  chose.  L'effet  d'une  grande 
multiplicité  d'idées,  c'est  d'entraîner  dans  des  contradic- 
tions les  esprits  faibles;  l'effet  de  la  science  est  d'ébranler 
la  certitude,  et  de  confondre  les  principes  les  plus  mani- 
festes ^ 

Nous  nous  étonnons  cependant  des  erreurs  prodigieuses 

*  Add.  :  «  Très-peu  de  gens  sont  capables  de  faire  un  bon  usage  de  l'esprit  d'au- 
«  trui;  les  connaissances  se  multiplient,  mais  le  bon  sens  est  toujours  rare.  » 

'^  Le  22  décembre  1691,  des  bergers  de  Bric  furent  condamnés,  par  arrêt 
du  Parlement  de  Paris,  à  faire  amende  honorable,  et  à  être  pendus  et  brûlés, 
comme  atteints  et  convaincus  de  superstitions,  impiétés,  sacrilèges,  poisons, 
maléfices,  et  d'avoir  fait  mourir  des  chevaux  et  des  bestiaux.  Il  n'y  avait  donc 
pas  long-temps,  lorsque  l'auteur  écrivait,  que  l'on  ne  croyait  plus  aux  sor- 
ciers. —  F. 

3  Add.:  «  Les  objets  présentés  sous  trop  de  faces  ne  peuvent  se  ranger,  ni 
«  se  développer,  ni  se  peindre  distinctement  dans  l'esprit  des  hommes.  Inca- 
«  pables  de  concilier  toutes  leurs  idées,  ils  prennent  les  divers  côtés  d'une 
«  môme  chose  pour  des  contradictions  de  sa  nature.  Leur  vue  se  trouble  et 
«  s'égare  dans  cette  multitude  de  rapports  que  les  moindres  objets  leur  of- 
«  frent;  cette  pluralité  de  relations  détruit  à  leurs  yeux  l'unité  des  sujets. 
«  Les  disputes  des  philosophes  achèvent  de  décourager  leur  ignorance  :  dans 
'<  ce  combat  opiniâtre  de  tant  de  sectes,  ils  n'examinent  point  si  quelqu'une  a 
<i  vaincu  et  a  fait  pencher  la  balance;  il  suffit  qu'on  ait  contesté  tous  les 
«  principes,  pour  qu'ils  les  croient  généralement  problématiques,  et  ils  se 


DKS  DIFFÉRENTS  SIÈCLES.  15.^ 

de  nos  pères,  et  si  nous  avons  à  prouver  la  faiblesse  de  la 
raison  humaine,  c'est  toujours  dans  l'antiquité  que  nous  en 
cherchons  des  exemples.  Quelles  bonnes  gens,  disons- 
nous,  que  les  Egyptiens,  qui  ont  adoré  des  choux  et  des 
oignons!  Pour  moi,  je  ne  vois  pas  que  ces  superstitions 
témoignent  plus  particulièrement  que  d'autres  choses  la 
petitesse  de  l'esprit  humain.  Si  j'avais  eu  le  malheur  de 
naître  dans  un  pays  où  l'on  m'eût  enseigné  que  la  Divinité 
se  plaisait  à  reposer  dans  les  tulipes;  que  c'était  un  mys- 
tère que  je  ne  comprenais  pas,  parce  qu'il  n'appartenait 
pas  à  un  homme  de  juger  des  choses  surnaturelles,  ni  même 
de  beaucoup  de  choses  naturelles  ;  que  tous  mes  ancêtres, 
qui  étaient  pour  le  moins  aussi  éclairés  que  moi,  s'étaient 
soumis  à  cette  doctrine;  qu'elle  avait  été  confirmée  par  des 
prodiges,  et  que  je  risquais  de  tout  perdre,  si  je  refusais  de 
la  croire  ;  supposé  que,  d'un  autre  côté,  je  n'eusse  pas 
connu  une  rehgion  plus  sublime,  telle  que  Dieu  la  mani- 
festait aux  yeux  des  Juifs  ;  soit  raison,  soit  timidité  sur  un 
intérêt  capital,  soit  connaissance  de  ma  propre  faiblesse,  je 
sens  que  j'aurais  déféré,  sans  beaucoup  de  peine,  à  l'autorité 
de  tout  un  peuple,  à  celle  du  gouvernement,  au  témoignage 
successif  de  plusieurs  siècles,  et  à  l'instruction  de  mes  pères. 
Aussi  je  ne  suis  point  surpris  que  de  si  grandes  supersti- 
tions se  soient  acquis  quelque  autorité  ;  il  n'y  a  rien  que  la 
crainte  et  l'espérance  ne  persuadent  aux  hommes',  princi- 
palement dans  les  choses  qui  passent  la  portée  de  leur  esprit 
et  qui  intéressent  leur  cœur'. 

«  jettent  dans  un  doute  universel  :  de  là.  le  pyrrhonisme,  qui  replonge  le  genre 
'<  humain  dans  l'ignorance,  parce  qu'il  sape  le  fondement  de  toutes  les  sciences. 
«  De  là  vient  aussi  que  quelques  personnes  appellent  notre  savoir  mal  entendu, 
"  et  notre  politesse  même,  barbarie.  » 

^  Cette  pensée  a  été  mise  à  tort  dans  les  Maximes,  où  elle  fait  double  em- 
ploi, et  d'où  nous  l'avons  ôtéc.  —  G. 

*  Var.  :  «  Le  reproche  le  plus  souvent  renouvelé  contre  l'ignorance  des  an- 
«  ciens,  est  l'extravagance  de  leurs  religions  :  j'ose  dire  qu'il  n'en  est  aucun 
«  do  plus  injuste  ;  il  n'y  a  point  de  superstition  qui  ne  porte  avec  elle  son 
«  excuse.  Les  grands  sujets  sont  pour  les  hommes  le  champ  dos  grandes  er- 
«  reurs  ;  il  n'appartenait  pas  à  l'esprit  humain  d'imaginer  sagement  une  si 
«  haute  matiôre  quo  la  ivligion;  c'était  une  assez  firro  démarciie  pour  la  rai- 


154  DISCOURS  SUR   LK  CAllACTÈUi: 

Qu'on  ait  cru  encore  dans  les  siècles  d'ignorance  l'im- 
possibilité des  antipodes,  ou  telle  autre  opinion  que  l'on  re- 
çoit sans  examen,  ou  qu'on  n'a  pas  même  les  moyens  d'exa- 

«  son,  d'avoir  conçu  un  pouvoir  invisible  et  hors  de  l'atteinte  des  sens;  le 
.(  premier  homme  qui  s'est  fait  des  dieux  avait  l'imagination  plus  grande  et 
«  plus  hardie  que  ceux  qui  les  ont  rejetés.  «  —  Antre  var.  :  «  Qu'avons-nous  à 
«  reprocher  aux  siècles  qui  nous  précèdent?  l'extravagance  de  leurs  religions? 
'<  Mettons-nous  un  moment  à  leur  place  ;  aurions-nous  deviné  la  nôtre?  N'a-t-il 
«  pas  fallu  qu'elle  nous  fût  révélée  ?  Notre  esprit  était-il  capable  de  produire 
•(  une  religion  si  divine?  Nous  ne  les  blâmons  pas,  répondons-nous,  de  n'avoir 
«  pas  connu  la  vraie  religion,  mais  d'en  avoir  suivi  de  fausses  et  de  ridicules. 
'<  Ce  reproche  est  encore  injuste;  les  hommes  sont  nés  pour  croire  des  dieux, 
«  pour  attendre  ce  qu'ils  souhaitent,  pour  craindre  ce  qu'ils  ne  connaissent 
«  pas,  pour  sentir  le  poids  de  la  puissante  main  qui  tient  tout  l'univers  en 
'<  servitude  ;  leur  esprit  curieux  et  craintif  sondait  à  tâtons  dans  la  nuit  le 
«  secret  redoutable  de  la  nature  ;  il  n'avait  pas  plu  au  vrai  Dieu  de  se  mani- 
'<  fester  encore  à  tous  les  peuples.  Représentons-nous  leur  état  ;  supposons 
«  ([u'on  nous  eut  appris  dans  notre  enfance  que  Mercure  était  un  dieu  voleur  ; 
'<  que  c'était  un  mystère  inconcevable,  etc.  [Comme  dans  le  texte.)  Pour  moi, 
"  je  l'avoue  à  ma  honte,  l'expérience  de  ma  propre  faiblesse  m'aurait  déter- 
«  miné  à  me  soumettre  à  l'erreur  d'autrui  ;  j'aurais  cru  des  dieux  ridicules, 
«  plutôt  que  de  ne  croire  point  de  Dieu.  La  vérité  ne  peut-elle  nous  parler 
«  quelquefois  par  l'imagination  ou  parle  cœur,  autant  que  par  la  raison? 
«  Auquel  faut-il  plus  se  fier  de  l'esprit  ou  du  sentiment?  Quel  nous  a  donné 
><  plus  d'erreurs,  ou  plus  découvert  de  lumières?  Le  premier  qui  s'est  fait  des 
«  dieux  avait  l'imagination  plus  grande  et  plus  hardie  que  ceux  qui  les  ont 
«  rejetés.  Quelle  est  l'invention  de  l'esprit  qui  égale  en  sublimité  cette  inspi- 
"  ration  du  génie?  » 

Autre  Var.  :  [«Si  j'avais  eu  le  malheur,  etc.  [comme dans  le  texte) ., ]Q ^q\\^ 
«  que  j'aurais  adopté,  sans  beaucoup  de  peine,  cette  doctrine  que  j'aurais 
«  trouvée  dans  mon  cœur  avant  de  me  connaître,  et  que  si  j'y  avais  résisté 
«  par  raisonnement,  j'y  aurais  été  ramené  par  sentiment.  Mais  si,  dans  des 
«  choses  toutes  naturelles,  quelque  philosophe  se  fût  avisé  de  me  dire,  par 
*  exemple,  que  le  courage  ne  valait  pas  mieux  que  la  peur,  et  que  la  ma- 
«  gnanimité  n'était  pas  quelque  chose  de  réel  ;  je  lui  aurais  répondu  sans  hé- 
«  siter  :  Mon  ami,  je  puis  déférer  à  l'autorité  de  tout  un  peuple,  à  celle  de 
"  plusieurs  siècles,  et  de  plusieurs  grands  hommes  qui,  dans  une  matière  qui 
"  me  passe,  me  proposent  une  croyance  incompréhensible,  qui  a  été  la  leur  ; 
<(  mais,  puisque  vous  me  parlez  d'une  chose  naturelle  et  qui  m'est  familière, 
'<  que  je  ne  risque  rien  à  rejeter,  et  sur  laquelle  personne  ne  peut  m'imposer, 
'<  souffrez  que  je  me  moque  de  votre  doctrine.  Voilà  ce  que  je  répondrais 
''  à  ce  philosophe;  or,  combien  y  en  a-t-il  dans  ce  siècle,  qui,  sur  des  choses 
«  encore  plus  palpables,  soutiennent  des  erreurs  plus  manifestes?»]  —  Nous 
trouvons  cette  3(--  variante  dans  les  manuscrits  du  Louvre,  où  elle  fait  partie 
d'une  longue  Préface  de  Vauvcnargucs  à  ses  Caractères.  Il  ne  paraît  pas  qu'il 
eût  d'idée  bien  arrêtée  sur  la  destination  adonner  à  cette  pièce,  puisque, 
tantôt  il  la  fait  entrer  à  peu  près  entière  dans  une  préface,  et  tantôt  en  fait 
un  discours  à  part.  —  G. 

—  Il  est  clair  que  Vauvenarguos  sont  qu'il  touche  là  au  point  difficile  de 
son  sujet,  car  il  y  revient  à  quatre  reprises;  il  n'est  pas  moins  clair  que,  dans 
ces  quatre  versions, il  est  également  rationaliste.  Il  dira  bien,  deux  pages  plus 


DES  DUFÉIIENTS  SIÈCLES.  155 

miner,  cela  ne  m'étonne  en  aucune  manière  ;  mais  que,  tous 
les  jours,  sur  les  choses  qui  nous  sont  le  plus  familières  et 
que  nous  avons  le  plus  examinées,  nous  prenions  néanmoins 
le  change;  que  nous  ne  puissions  avoir  une  heure  de  con- 
versation un  peu  suivie  sans  nous  tromper  ou  nous  con- 
tredire ,  voilà  à  quoi  je  reconnais  la  petitesse  de  l'esprit 
humain  '.  Un  homme  d'un  peu  de  bon  sens,  qui  voudrait 
écrire  sur  des  tablettes  tout  ce  qu'il  entend  dire  dans  le 
jour  de  faux  et  d'absurde,  ne  se  coucherait  jamais  sans  les 
avoir  remplies. 

Je  cherche  quelquefois  parmi  le  peuple  l'image  de  ces 
mœurs  grossières  que  nous  avons  tant  de  peine  à  com- 
prendre dans  les  anciens  peuples;  j'écoute  ces  hommes  si 
simples  :  je  vois  qu'ils  s'entretiennent  de  choses  communes, 
qu'ils  n'ont  point  de  principes  réfléchis,  que  leur  esprit  est 
véritablement  barbare  comme  celui  de  nos  pères,  c'est-à- 
dire  inculte  et  sans  politesse;  mais  je  ne  trouve  pas,  qu'en 

bas,  (|ue/c  bonheur  (Vètre  né  chrétien  et  calholique  ne  peut  être  comparé  à  au- 
cun autre  bien,  et,  en  attendant,  il  entoure  sa  pensée  de  toutes  les  rései-ves  que 
les  écrivains  de  la  première  moitié  du  18^  siècle,  Voltaire  lui-même,  s'impo- 
saient encore  ;  mais,  malgré  ces  précautions  obligées,  malgré  la  gravité  ordi- 
naire de  Vauvenargues,  ici,  l'intention  ironique,  pres(iuc  railleuse,  est  assez 
transparente,  et  plus  d'un  mot  la  dénonce.  On  en  pourrait  conclure  que  ce 
Discours  est  un  de  ses  premiers  ouvrages;  car,  dans  les  dernières  années  de 
sa  vie,  il  a  moins  d'assurance;  en  tout  cas,  il  n'a  pas  cet  air  dégagé;  ou  il 
évite  de  rencontrer  le  christianisme  et  passe  à  côté,  ou,  s'il  l'aborde,  c'est 
avec  une  inquiétude  et  un  respect  dont  la  sincérité  n'est  plus  douteuse.  En 
admettant  ces  deux  périodes  dans  la  vie  de  Vauvenargues,  ces  deux  mouve- 
ments dans  sa  pensée,  on  s'explique  aisément  ses  nombreuses  contradictions  sur 
ce  point  comme  sur  plusieurs  autres,  et  les  prétentions  contraires  de  ceux  qui 
en  font,  selon  leurs  passions  ou  leurs  préférences,  les  uns  un  incrédule,  les 
autres  un  chrétien.  (Voir,  plus  loin,  les  notes  de  \a  Méditation  fiur  In  Foi  et 
de  la  Prière.)  —  G. 

'  I  ar.  :  ><.  Qu'on  ait  donc  adopté  de  grandes  fables  dans  des  siècles  pleins 
'  d'ignorance;  que  ce  qu'un  génie  audacieux  faisait  imaginer  aux  âmes  fortes, 
■<  le  trnips,  l'espérance,  la  crainte,  l'aient  enfin  persuadé  aux  autres  hommes  ; 
"  qu'ils  aient  trop  respecté  des  opinions  qu'on  reçoit  de  l'autorité  de  la  oou- 
<  tume,  (lu  pouvoir  de  l'exemple,  et  de  l'amour  des  lois;  ni  cela  ne  me  semble 
"  étra!)ge,  ni  je  n'en  conclus  que  ces  peuples  aient  été  plus  faibles  que  nous. 
"  Ils  se  sont  trompés  sui-  des  choses  qu'on  n'a  pas  toujours  la  hardiesse  et 
'j  même  les  moyens  d'examiner.  Kst-ce  fi  nous  de  les  en  reprendre,  nous  qui 
«  pHMions  le  change  de  tant  de  manières  sur  des  bagatelles;  nous  qui,  même 
«t  sur  les  sujets  les  plus  discutés  et  les  plus  connus,  ne  saurions  d'ordinaire 
'■<■  avoir  une  heure  de  ronveisation  sans  nous  tromper  ou  nous  contrediie?  >- 


15G  DISCOURS  SUR  LE  CARACTÈRE 

cet  état,  ils  fassent  de  plus  faux  raisonnements  que  les  gens 
du  monde;  je  vois,  au  contraire,  qu'à  tout  prendre,  leurs 
pensées  sont  plus  naturelles,  et  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup 
que  les  simplicités  de  l'ignorance  soient  aussi  éloignées  de 
la  vérité  que  les  subtilités  de  la  science  et  l'imposture  de 
l'affectation  '. 

Aussi,  jugeant  des  mœurs  anciennes  par  ce  que  je  vois 
des  mœurs  du  peuple ,  qui  me  représente  les  premiers 
temps,  je  crois  que  je  me  serais  fort  accommodé  de  vivre  à 
Thèbes,  à  Memphis,  à  Babylone  ;  je  me  serais  passé  de  nos 
manufactures,  de  la  poudre  à  canon,  de  la  boussole  et  de 
nos  autres  inventions  modernes,  ainsi  que  de  notre  philo- 
sophie. Je  n'estime  pas  plus  les  Hollandais  pour  avoir  un 
commerce  si  étendu,  que  je  [ne]  méprise  les  Romains  pour 
l'avoir  si  longtemps  négligé.  Je  sais  qu'il  est  bon  d'avoir 
des  vaisseaux,  puisque  le  roi  d'Angleterre  en  a,  et  qu'étant 
accoutumés,  comme  nous  sommes,  à  prendre  du  café  et  du 
chocolat,  il  serait  fâcheux  de  perdre  le  commerce  des  îles; 
mais  je  ne  pense  pas  que  les  peuples  anciens,  privés  d'une 
partie  des  superfluités  de  notre  commerce,  aient  été  par 
là  plus  à  plaindre  :  Xénophon  n'a  point  joui  de  ces  déli- 
catesses, et  il  ne  m'en  paraît  ni  moins  heureux,  ni  moins 
honnête  homme,  ni  moins  grand  homme'.  Que  dirai-je  en- 
core? le  bonheur  d'être  né  chrétien  et  catholique  ne  peut- 
être  comparé  à  aucun  autre  bien  ;  mais  s'il  me  fallait  être 
quaker  ou  monothélite,  j'aimerais  presque  autant  le  culte 
des  Chinois,  ou  celui  des  anciens  Romains. 

Si  la  barbarie  consistait  uniquement  dans  l'ignorance, 
certainement  les  nations  les  plus  polies  de  l'antiquité  se- 

*  Add.  :  [<i  Partout  où  il  y  a  des  hommes,  on  fait  de  faux  raisonnements, 
«  et  peut-être  en  bien  plus  grand  nombre  parmi  les  hommes  polis,  que  parmi 
t  les  autres  ;  car  le  peuple  ne  se  trompe  que  faute  d'apercevoir  la  vérité, 
«  tandis  que  les  gens  du  monde  se  trompent  encore  par  légèreté,  par  vanité, 
«<  par  présomption,  par  suffisance.  »] 

-  Add.  :  ((  Nous  attribuons  trop  à  l'art  :  ni  nos  biens  ni  iios  maux  essentiels 
«  n'ont  reçu  leur  être  de  lui.  Comme  il  ne  nous  a  pas  donné  la  santé,  la  beauté, 
«  les  grâces,  la  vigueur  d'esprit  et  de  corps,  il  ne  peut  non  plus  nous  sous- 
«  traire  aux  maladies,  aux  guerres,  au  vice,  à  la  mort.  Serait-il  plus  parfait 
«  que  la  nature,  dont  il  tient  ses  rrglos?  L'effet  vaut-il  mieux  que  la  cause  ? 


DES   DIFIËUENTS  SIÈCJJ.S.  157 

raient  extrêmement  barbares  vis-à-vis  de  nous;  mais  si  la 
corruption  de  l'art,  si  l'abus  des  règles,  si  les  conséquences 
mal  tirées  des  bons  principes,  si  les  fausses  applications, 
si  l'incertitude  des  opinions,  si  l'aflectation,  si  la  vanité,  si 
les  mœurs  frivoles ,  ne  méritent  pas  moins  ce  nom  que 
l'ignorance,  qu'est-ce  alors  que  la  politesse  dont  nous 
nous  vantons? 

Ce  n'est  pas  la  pure  nature  qui  est  barbare,  c'est  tout  ce 
qui  s'éloigne  trop  de  la  belle  nature  et  de  la  raison.  Les 
cabanes  des  premiers  hommes  ne  prouvent  pas  qu'ils  man- 
quassent de  goût;  elles  témoignent  seulement  qu'ils  man- 
quaient des  règles  de  l'architecture.  Mais  quand  on  eut 
connu  ces  belles  règles  dont  je  parle,  et  qu'au  lieu  de  les 
suivre  exactement,  on  voulut  enchérir  sur  leur  noblesse, 
charger  d'ornements  superflus  les  bâtiments,  et ,  à  force 
d'art,  faire  disparaître  la  simplicité,  alors  ce  fut,  à  mon  sens, 
•  une  véritable  barbarie  et  la  preuve  du  mauvais  goût.  Suivant 
ces  principes,  les  dieux  et  les  héros  d'Homère,  peints  naïve- 
ment par  le  poëte  d'après  les  idées  de  son  siècle,  ne  font 
pas  que  V Iliade  soit  un  poëme  barbare,  car  elle  est  un  ta- 
bleau très-passionné,  sinon  de  la  belle  nature,  du  moins  de 
la  nature;  mais  un  ouvrage  véritablement  barbare,  c'est  un 
poëme  où  l'on  n'aperçoit  que  de  l'art,  où  le  vrai  ne  règne 
jamais  dans  les  expressions  et  les  images,  où  les  sentiments 
sont  guindés,  où  les  ornements  sont  superflus  et  hors  de 
leur  place  '. 

Je  vois  de  fort  grands  philosophes  qui  veulent  bien 
fermer  les  yeux  sur  ces  défauts,  et  qui  passent  d'abord  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  étrange  dans  les  mœurs  anciennes.  Im- 

«  La  nature,  qui  est  l'inventrice  et  la  législatrice  de  tous  les  arts,  aurait-elle 
«  attendu  des  arts  sa  maturité  et  sa  gloire?  »  —  Autre  add.  :  [«  Je  sais  cepen- 
«  dant  que  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  dans  un  siècle,  dans  un  autre  siècle 
<(  devient  un  besoin.  Je  n'estime,  ni  ne  mésestime  le  luxc;  s'il  est  utile  à 
«  notre  commerce,  ;\  la  bonne  heure,  qu'on  l'entretienne  autant  qu'il  est 
«  possible.  »] 

'  Vauvenargues  fait  évidemment  allusion  à  J.-B.  Rousseau  et  à  la  poésie 
lyri(iuc  du  18e  siècle;  il  a  ce  sujet  à  cœur,  et  il  y  reviendra  souvent,  presque 
toujours  dans  les  mêmes  termes.  — G. 


158  DISCOLKS  SIK   LE  rAUACTKIli: 

iiioler,  disent-ils,  des  hommes  à  la  Divinité!  verser  le  sang 
humain  pour  honorer  les  funérailles  des  grands!  etc.  Je  ne 
prétends  point  justifier  de  telles  horreurs;  mais  je  dis  : 
Que  nous  sont  ces  hommes  que  je  vois  couchés  dans  nos 
places  et  sur  les  degrés  de  nos  temples,  ces  spectres  vivants 
que  la  faim,  la  douleur  et  les  maladies  précipitent  vers  le 
tombeau'?  Des  hommes,  plongés  dans  les  superfluités  et 
les  délices,  voient  tranquillement  périr  d'autres  hommes 
(jue  la  misère  emporte  à  la  fleur  de  l'âge  ^  Cela  paraît-il 
moins  féroce?  et  lequel  mérite  le  mieux  le  nom  de  barbarie, 
d'un  sacrifice  impie  fait  par  l'ignorance,  ou  d'une  inhuma- 
nité commise  de  sang-froid,  et  avec  une  entière  connais- 
sance ? 

Pourquoi  dissimulerais-je  ici  ce  que  je  pense  ?  Je  sais  que 
nous  avons  des  connaissances  que  les  anciens  n'avaient  pas  : 
nous  sommes  meilleurs  philosophes  à  bien  des  égards  ;  mais 
pour  ce  qui  est  des  sentiments,  j'avoue  que  je  ne  connais 
guère  d'ancien  peuple  qui  nous  cède.  C'est  de  ce  côté-là, 
je  crois,  qu'on  peut  bien  dire  qu'il  est  difficile  aux  hommes 
de  s'élever  au-dessus  de  l'instinct  de  la  nature.  Elle  a  fait 
nos  âmes  aussi  grandes  qu'elles  peuvent  le  devenir,  et  la 
hauteur  qu'elles  empruntent  de  la  réflexion  est  ordinaire- 
ment d'autant  plus  fausse  qu'elle  est  plus  guindée.  Tout  ce 
qui  ne  dépend  que  de  l'âme  ne  reçoit  nul  accroissement 
par  les  lumières  de  l'esprit,  et,  parce  que  le  goût  y  tient 
essentiellement",  je  vois  qu'on  perfectionne  en  vain  nos 
connaissances  ;  on  instruit  noire  jugement,  on  n'élève  point 
notre  goût.  Qu'on  joue  Pourceaugnac  à  la  comédie,  ou  telle 
autre  farce  un  peu  comique,  elle  n'y  attirera  pas  moins  de 
monde  qa  Àndromaque  ;  on  entendra  jusque  dans  la  rue  les 
éclats  du  parterre  enchanté.  Qu'il  y  ait  des  pantomimes 
supportables  à  la  Foire,  ils  feront  déserter  la  comédie  ;  j'ai 

*  Ce  passage  fait  penser  à  la  peinture,  autrement  animée  et  saisissante,  que 
La  Bruyère  (ch.  de  l'Homme)  l'ait  des  paysans  de  son  temps.  — G. 

-  Voir,  plus  loin,  le  Discours  sur  Vlnéijalité  des  Ricliesses.  —  G. 

"'  Déjà,  dans  V Introduction  à  la  Connaissance  de  l'esprit  liumuin^ch.  12,  du 
Goili^  Vauvenargues  avait  dit  :  »  11  faut  avoir  de  l'âme  pour  avoir  du  goût.  >-  —  G. 


DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES.  159 

VU  nos  petits-maîtres  et  nos  philosophes  monter  sur  les 
bancs  pour  voir  battre  deux  polissons;  on  ne  perd  pas  un 
geste  d'Arlequin,  et  Pierrot  fait  rire  ce  siècle  savant  qui 
se  pique  de  tant  de  politesse.  Le  peuple  est  né  en  tout 
temps  pour  admirer  les  grandes  choses,  et  pour  adorer  les 
petites;  son  goût  n'a  pu  suivre  les  progrès  de  sa  raison, 
parce  qu'on  peut  emprunter  des  jugements,  non  des  senti- 
ments ;  de  sorte  qu'il  est  rare  que  le  peuple  s'élève  du  côté 
du  cœur'  ;  et  ce  peuple  dont  je  veux  parler  n'est  pas  celui 
qui  n'emporte,  dans  sa  définition,  que  les  conditions  subal- 
ternes ;  ce  sont  tous  les  esprits  que  la  nature  n'a  point  élevés 
par  un  privilège  particulier  au-dessus  de  l'ordre  commun. 
Aussi,  quand  quelqu'un  vient  médire  :  Croyez-vous  que  les 
Anglais,  qui  ont  tant  d'esprit,  s'accommodassent  des  tragé- 
dies de  Shakespeare,  si  elles  étaient  aussi  monstrueuses 
qu'elles  nous  [le]  paraissent?  je  ne  suis  point  la  dupe  de 
cette  objection  ,  et  je  sais  ce  que  j'en  dois  croire \ 

Détrompons-nous  donc  de  cette  grande  supériorité  que 
nous  nous  accordons  sur  tous  les  siècles  ;  défions-nous  même 
de  cette  politesse  prétendue  de  nos  usages  :  il  n'y  a  guère 
eu  de  peuple  si  barbare  qui  n'ait  eu  la  même  prétention, 
(j'oyons-nous,  par  exemple,  que  nos  pères  aient  regardé  le 
duel  comme  une  coutume  barbare?  bien  loin  de  là.  Qu'on 
me  permette  ici  de  retoucher  un  sujet  sur  lequel  on  a  déjà 

*  Add.  :  [«  On  me  dira  peut-être  :  Si  les  hommes  ne  peuvent  pas  s'élever 
"  par  le  cœur,  pourquoi  dites-vous  que  nous  valons  moins  que  les  Romains 
"  ou  que  les  Grecs  ?  Est-ce  parce  que  nous  n'avons  pas  môme  opinion  qu'eux 
«  sur  la  vertu  et  sur  la  gloire?  L'opinion  peut  donc  quelque  chose  sur  le  cœur? 
«  —  Je  ne  le  nie  pas  ;  mais  cette  opinion  qui  fait  estimer  la  vertu  et  la  gloire, 
«  c'est  la  voix  même  de  la  nature,  qui  s'est  fait  entendre  avant  celle  de  la  rai- 
«  son,  et  a-parlé  avec  force  aux  premiers  hommes,  comme  à  nous.  Mais  cette 
><  lumière,  que  nous  tenions  de  la  nature  même,  le  raisonnement,  au  lieu  de 
«  l'augmenter,  l'a  obscurcie  ;  et  tout  ce  qu'il  i)ourra  jamais  faire  de  meilleur, 
«  ce  sera  de  nous  la  rendre  telle  qu'elle  a  lui  à  l'esprit  dos  premiers  hommes.  >'  1 

-  Var.  :  [«  Aussi,  quand  on  vient  me  dire  :  Pensez-vous  que  ces  Athéniens, 
«  qui  avaient  tant  d'esprit  et  de  politesse,  se  fussent  divertis  aux  comédies 
<i  d'Aristophane  ,  si  elles  n'eussent  pas  été  excellentes,  j(;  no  suis  point  la 
"  dupe  de  cette  objection,  quoif|ue  j'estime  fort  Aristophane  d'ailleurs.  »  j 
—  Add,  :  «  Je  sais  qu'un  siècle  i)oli  i>eut  admirer  de  gi-andes  sottises,  surtout 
'  quand  elles  sont  accompagnées  de  beautés  sublimes,  qui  servent  de  prétexte 
«  au  mauvais  (roùt.  >> 


m)  DISCOUKS  SlHl  LE  CARACTF.UE 

beaucoup  écrit.  Le  duel  est  né  de  l'opinion,  très-naturelle, 
qu'un  homme  ne  souffrait  ordinairement  d'injures  d'un 
autre  homme,  que  par  faiblesse;  mais,  parce  que  la  force 
du  corps  pouvait  donner  aux  âmes  timides  un  avantage  très- 
considérable  sur  les  âmes  fortes,  pour  mettre  de  l'égalité 
dans  les  combats,  et  leur  donner  d'ailleurs  plus  de  décence, 
nos  pères  imaginèrent  de  se  battre  avec  des  armes  plus 
meurtrières  et  plus  égales  que  celles  qu'ils  tenaient  de  la 
nature,  et  il  leur  parut  qu'un  combat,  où  l'on  pourrait  s'ar- 
racher la  vie  d'un  seul  coup,  aurait  certainement  plus  de 
noblesse  qu'une  vile  lutte,  où  l'on  n'aurait  pu  tout  au  plus 
que  s'égratigner  le  visage,  et  s'arracher  les  cheveux  avec  les 
mains.  Ainsi,  ils  se  flattèrent  d'avoir  mis  dans  leurs  usages 
plus  de  hauteur  et  de  bienséance  que  les  Romains  et  les 
Grecs,  qui  se  battaient  comme  leurs  esclaves.  Ils  pensaient 
que  celui  qui  ne  se  venge  pas  d'un  affront  n'a  point  de 
cœur;  ils  ne  faisaient  pas  attention  que  la  nature,  qui  nous 
inspire  de  nous  venger,  pouvait,  en  s' élevant  encore  plus 
haut,  et  par  une  force  encore  plus  grande,  nous  inspirer 
de  pardonner  ;  ils  oubliaient  que  les  hommes  sont  obligés 
de  sacrifier  souvent  leurs  passions  à  la  raison.  La  nature 
disait  bien,  à  la  vérité  ,  aux  âmes  courageuses  qu'il  fallait 
se  venger;  mais  elle  ne  leur  disait  pas  qu'il  fallût  toujours 
laver  les  moindres  offenses  dans  le  sang  humain,  ou  porter 
leur  vengeance  au  delà  même  de  leur  ressentiment.  Mais  ce 
que  la  nature  ne  leur  disait  point,  l'opinion  le  leur  persuada; 
l'opinion  attacha  le  dernier  opprobre  aux  injures  les  plus 
frivoles,  à  une  parole,  à  un  geste,  soufferts  sans  retour. 
Ainsi,  le  sentiment  de  la  vengeance  leur  était  inspiré  par  la 
nature  ;  mais  l'excès  de  la  vengeance  et  la  nécessité  absolue 
de  se  venger  furent  l'ouvrage  de  la  réflexion  '.  Or,  combien 

*  Add.  :  [«  Le  duel  avait  un  bon  côté,  qui  était  de  mettre  un  frein  à  rinh>o- 
<i  lence  des  grands,  et  de  rapprocher  un  peu  les  hommes,  en  les  obligeant  à 
«  des  égards.  Mais  le  moyen  donné  aux  petits,  pour  «tenir  les  grands  en  res- 
«  pect,  n'était  pas  d'une  justice  fort  exacte,  puisque  l'offensé  ne  pouvait  ven- 
«  ger  son  injure  qu'au  péril  de  sa  propre  vie;  et,  à  mon  avis,  ce  n'est  pas 
«  faire  tort  aux  faibles  que  de  leur  ôter  une  telle  ressource.  »] 


DES  DIFFERENTS  SIECLES.  let 

n'y  a-t-il  pas,  encore  aujourd'hui,  d'autres  usages  que  nous 
honorons  du  nom  de  politesse,  qui  ne  sont  que  des  senti- 
ments de  la  nature  poussés  par  réflexion  au  delà  de  leurs 
bornes,  contre  toutes  les  lumières  de  la  raison! 

Qu'on  ne  m'accuse  point  ici  de  cette  humeur  chagrine 
qui  fait  regretter  le  passé  ',  blâmer  le  présent,  et  avilir  par 
vanité  la  nature  humaine.  En  blâmant  les  défauts  de  ce 
siècle,  je  ne  prétends  pas  lui  disputer  ses  vrais  avantages, 

'  ]'ai\  ;  «  Je  ne  veux  point  décrier  la  politesse  et  la  science  plus  qu'il  ne 
«  convient;  je  n'ajouterai  (|u'un  seul  mot  :  c'est  (|ue  les  deux  présents  du  ciel 
«  les  plus  aimables  ont  précédé  l'art;  la  vertu  et  le  plaisir  sont  nés  avec 
<i  la  nature;  qu'est-ce  que  le  reste?»  —  «  Autre  Var.  :  «  Je  ne  produirai 
«  point  ici  le  témoignage  de  tant  d'historiens  qui  vantent  les  mœurs  des  sau- 
«  vages,  leur  simplicité,  leur  sagesse,  leur  bonheur  et  leur  innocence  :  les 
«  histoires  des  peuples  barbares  me  sont  également  suspectes  dans  leurs  re- 
«  proches  et  dans  leurs  éloges,  et  je  ne  veux  rien  établir  sur  des  fondements 
'<  si  ruineux.  Mais,  à  ne  consulter  que  la  seule  raison,  et  ce  que  nous  savons 
«  par  expérience,  est-il  probable  que  la  condition  des  hommes  ait  été  si  diflfé- 
«I  rente  que  nous  le  croyons,  selon  les  divers  usages  et  les  divers  temps? 
«  Quel  si  prodigieux  changement  ont  apporté  les  arts  à  la  vie  humaine?  Qu'a 
«  produit,  par  exemple,  l'art  de  se  vêtir  ?  A-t-il  rendu  les  hommes  plus  ou 
moins  robustes,  plus  ou  moins  sains,  plus  ou  moins  beaux,  plus  ou  moins 
chastes?  Les  a-t-il  dérobés  ou  rendus  plus  sensibles  à  la  rigueur  des  sai- 
sons? Nus,  ils  ne  souffraient  pas  faute  d'habits  ;  habillés,  ils  ne  souffrent 
point  de  n'être  pas  nus.  Ne  pourrait-on  pas  dire  à  ])eu  près  la  même  chose 
de  tous  les  arts?  Ils  ne  sont  ni  si  pernicieux,  ni  si  utiles  que  nous  voulons 
[le]  croire.  Ils  exercent  l'activité  de  la  nature,  qu'on  ne  peut  empêcher,  ni 
ralentir;  mais  ils  portent  l'empreinte  de  leur  origine;  ils  sont  un  mélange 
inévitable  de  bien  et  de  mal,  comme  tout  ce  qui  appartient  à  l'homme.  Ils 
réparent  par  quelques  biens  les  maux  (ju'ils  causent,  cela  ne  se  peut  con- 
tester; mais  remédient-ils  aux  grands  vices  des  choses  humaines  ?  Que  peut 
notre  imagination  pour  nous  soustraire  à  nos  sujétions  naturelles?  Pour 
nous  dérober  au  joug  des  hommes,  nous  sommes  forcés  de  subir  celui  des 
lois;  pour  résister  aux  passions,  il  nous  faut  fléchir  sous  la  raison,  maîtresse 
encore  plus  tyranni(iue;  en  sorte  que  notre  plus  grande  indépendance  est 
une  servitude  volontaire.  Tout  ce  que  nous  imaginons  pour  obvier  à  nos 
maux,  ne  fait  quelquefois  que  les  aggraver  :  les  lois  n'ont  été  établies  que 
pour  prévenir  les  guerres,  et  toutes  les  guerres  naissent  des  lois  ;  les  con- 
trats publics  et  particuliers  sont  le  fondement  de  tous  les  procès  de  citoyen 
à  citoyen,  et  de  peuple  à  peuple.  Il  est  vrai  que  les  guerres  sont  moins 
«  cruelles  lorsqu'elles  se  font  selon  les  lois  ;  mais  aussi  sont-elles  plus  longues, 
o  Les  procès  des  particuliers  durent  quelquefois  plus  que  les  querelles  des 
"  nations.  Ainsi,  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  gagner  en  voulant  éteindre 
«  les  guerres,  a  été  de  changer  ou  les  prétextes,  ou  la  manière  de  les  faire. 
«  N'en  est-il  pas  de  même  de  la  médecine?  les  ren)èdcs  ne  sont-ils  pas  sou- 
'  vent  pires  que  les  maux?  Qu'on  examine  toutes  les  inventions  des  hommes, 
<<  on  verra  qu'ils  n'ont  réussi  qu'aux  petites  choses  ;  la  nature  s'est  réservé 
«  le  secret  des  grandes,  et  ne  souffre  pas  que  ses  lois  soient  anéanties  par 
■  les  nôtres.  >' 

H 


102  DISCOUKS   SUR   LE  CAUACTEIIE 

ni  le  rappeler  à  l'ignorance  dont  il  est  sorti  ;  je  veux  ,  au 
contraire,  lui  apprendre  à  juger  des  siècles  passés  avec  cette 
indulgence  que  les  hommes,  tels  qu'ils  soient,  doivent  tou- 
jours avoir  pour  d'autres  hommes,  et  dont  eux-mêmes  ont 
toujours  besoin  '.  Ce  n'est  pas  mon  dessein  de  montrer  que 
tout  est  faible  dans  la  nature  humaine,  en  découvrant  les 
vices  de  ce  siècle  ;  je  veux,  au  contraire,  en  excusant  les  dé- 
fauts des  premiers  temps,  montrer  qu'il  y  a  toujours  eu 
dans  l'esprit  des  hommes  une  force  et  une  grandeur  indé- 
pendantes de  la  mode  et  des  secours  de  l'art.  Je  suis  bien 
éloigné  de  me  joindre  à  ces  philosophes»  qui  méprisent  tout 
dans  le  genre  humain  ,  et  se  font  une  gloire  misérable  de 
n'en  montrer  jamais  que  la  faiblesse.  Qui  n'a  des  preuves 
de  cette  faiblesse  dont  ils  parlent,  et  que  pensent-ils  nous 
apprendre  ?  Pourquoi  veulent-ils  nous  détourner  de  la  vertu, 
en  nous  insinuant  que  nous  en  sommes  incapables?  Et  moi, 
je  leur  dis  que  nous  en  sommes  capables  ^  ;  car,  quand  je 
parle  de  vertu,  je  ne  parle  point  de  ces  qualités  imaginaires 
qui  n'appartiennent  pas  à  la  nature  humaine  ;  je  parle  de 
cette  force  et  de  cette  grandeur  de  l'âme  qui,  comparées 
aux  sentiments  des  esprits  faibles ,  méritent  les  noms  que 
je  leur  donne  ;  je  parle  d'une  grandeur  de  rapport ,  et  non 
d'autre  chose,  car  il  n'y  a  rien  de  grand  parmi  les  hommes 
que  par  comparaison'*.  Ainsi,  lorsqu'on  dit  un  grand  ar- 

*  Var.  :  [  «  Je  ne  veux  ni  blâmer,  ni  changer,  ni  perfectionner;  cela  ne  me 
«  conviendrait  point.  Je  veux  seulement  qu'on  ne  présume  pas  tant  de  notre 
«  philosophie  et  de  nos  arts  ;  je  trouve  qu'il  est  également  ridicule  de  trop 
«  déprécier  les  mœurs  antiques,  et  de  les  trop  relever  ;  mais  il  y  a  un  milieu 
«  raisonnable,  et  c'est  où  j'aspire.  »] 

-  Rapprochez  de  la  36^  Réflexion  et  du  /(3*  chap.  de  Vlniroduction  à  la  Con- 
naissance de  l'Esprit  humain.  —  Cette  indulgence  et  ce  respect  pour  l'homme 
est  un  des  principaux  points  de  la  morale  de  Vauvenargues  ;  aussi  retrouve- 
rons-nous ces  idées  dans  les  Maximes^  et  ailleurs  ;  quant  aux  philosophes 
pessimistes  dont  il  parle  ici,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  en  vue  Pascal, 
et  surtout  La  Rochefoucauld;  à  tout  moment,  Vauvenargues  prend  à  partie 
ce  dernier,  sans  le  nommer.  —  G. 

s  C'est  le  cri  de  Galilée  :  E  pur  si  muove  !  Vauvenargues  n'est  ni  moins 
convaincu,  ni  moins  convaincant.  —  G. 

*  Var.  :  «  Quand  je  parle  de  vertu,  je  n'entends  point  ces  qualités  ima- 
«  ginaires  que  la  philosophie  a  inventées,  et  qu'il  lui  est  facile  de  détruire, 
«  puisqu'elles  ne  sont  que  son  ouvrage;  je  parle  de  cette  supériorité  des 


DES   DIFFERENTS   SIECLES.  163 

bre',  cela  ne  veut  pas  dire  autre  chose  si  ce  n'est  qu'il  est 
grand  par  rapport  à  d'autres  arbres  moins  élevés,  ou  par  rap- 
port à  nos  yeux  et  à  notre  propre  taille.  Toute  langue  n'est 
que  l'expression  de  ces  rapports,  et  tout  l'esprit  du  monde 
ne  consiste  qu'à  les  bien  connaître.  Que  veulent  donc  dire 
ces  philosophes  ?  Ils  sont  hommes,  et  ne  parlent  point  un 
langage  humain  ;  ils  changent  toutes  les  idées  des  choses, 
et  abusent  de  tous  les  termes  \ 

Un  homme  qui  s'aviserait  de  faire  un  livre  pour  prouver 
qu'il  n'y  a  point  de  nains  ni  de  géants,  fondé  sur  ce  que  la 
plus  extrême  ^  petitesse  des  uns  et  la  grandeur  démesurée 
des  autres  demeureraient,  en  quelque  manière,  confondues 
à  nos  propres  yeux,  si  nous  les  comparions  à  la  distance  de 
la  terre  aux  astres  ;  ne  dirions-nous  pas  d'un  homme  qui 
se  donnerait  beaucoup  de  peine  pour  établir  cette  vérité, 
que  c'est  un  pédant,  qui  brouille  inutilement  toutes  nos 
idées,  et  ne  nous  apprend  rien  que  nous  ne  sachions?  De 
même  ^,  si  je  disais  à  mon  valet  de  m'apporter  un  petit  pain, 
et  qu'il  me  répondît  :  Monsieur,  il  n'y  en  a  aucun  de  gros  ; 
si  je  lui  demandais  un  grand  verre  de  tisane,  et  qu'il  m'en 

«  âmes  fortes  que  l'éternel  Auteur  de  la  nature  a  daigné  accorder  à  quel- 
a  ques  hommes;  je  parle  d'une  grandeur  de  rapport  qui  est  cependant  très- 
«  réelle,  car  il  n'y  a  point  d'objets  dans  la  nature  qui  n'aient  des  rapports 
«  nécessaires,  et  qui  ne  soient  grands  ou  petits,  forts  ou  faibles,  bons  ou 
«  mauvais,  relativement  les  uns  aux  autres.  »  —  Cette  variante  et  les  trois 
(jui  suivent  sont  extraites  d'un  morceau  intitulé  :  Sur  les  philosophes  mo- 
dernes^ que  l'on  trouve  dans  les  éditions  précédentes  parmi  les  Réflexions  sur 
divers  sujets^et  que  nous  avons  supprimé,  parce  qu'il  faisait  répétition.  —  G. 

*  Vauvcnargues  a  déjà  exprimé  une  idée  à  peu  près  semblable  dans  Vln- 
troduction  à  la  Connaissance  de  VEsprii  humain^  à  la  fin  du  27"  cliap.  [sur 
V Amour  de  la  Gloire).  —  G. 

-  Var.:  «  Que  nous  enseignent  donc  les  philosophes,  en  disant  qu'il  n'y  a 
«  ni  vertu,  ni  grandeur,  ni  vice,  ni  force  dans  les  hommes  ?  Veulent-ils  nier 
«  ces  rapports  et  ces  proportions  immuables  ?  Non,  cela  serait  trop  absurde. 
«  Prétendent-ils  seulement  que  tout  est  petit  et  frivole  dans  le  fini  comparé  à 
«  l'infini?  Est-ce  là  le  mystère  de  leurs  ouvrages?  et  n'ont-ils  que  cela  à  nous 
«  apprendre?  Peut-on  abuser  du  langage  avec  autant  de  témérité,  et  se 
«  rendre  plus  ridicule  par  plus  de  folie?  » 

"•  Notons  que  le  mot  extrême  n'admet  pas  devant  lui  le  signe  du  superlatif, 
parce  qu'il  est  superlatif  lui-même.  —  G. 

*  Var.  :  «  Si  vous  demandiez  à  un  médecin  un  remède  contre  la  fièvre,  et 
«  qu'il  vous  répondît  que  tous  les  hommes  sont  destinés  à  mourir...  » 


164  DISCOURS  SDK   LE   CAHACTÈUE,  &a. 

apportât  dans  une  coquille,  disant  qu'il  n'y  a  ])oint  de  grand 
verre;  si  je  commandais  à  mon  tailleur  un  habit  un  peu 
large,  et  qu'en  m'en  apj^ortant  un  fort  serré,  il  m'assurât 
qu'il  n'y  a  rien  de  large  sur  la  terre,  et  que  le  monde  même 
est  étroit;...  j'ai  honte  d'écrire  de  pareilles  sottises,  mais 
il  me  semble  que  c'est  à  peu  ])rès  le  raisonnement  de  nos 
philosophes.  Nous  leur  demandons  le  chemin  delà  sagesse, 
et  ils  nous  disent  qu'il  n'y  a  que  folie;  nous  voudrions  être 
instruits  des  caractères  qui  distinguent  la  vertu  du  vice,  et 
ils  nous  répondent  qu'il  n'y  a  dans  les  hommes  que  dépra- 
vation et  que  faiblesse'.  11  ne  faut  point  que  les  hommes 
s'enivrent  de  leurs  avantages;  mais  il  ne  faut  point  qu'ils  les 
ignorent;  il  faut  qu'ils  connaissent  leurs  faiblesses,  pour 
qu'ils  ne  présument  pas  trop  de  leur  courage  ;  mais  il  faut 
en  même  temps  qu'ils  se  connaissent  capables  de  vertu, 
afin  qu'ils  ne  désespèrent  pas  d'eux-mêmes.  C'est  le  but 
qu'on  s'est  proposé  dans  ce  discours,  et  qu'on  tâchera  de 
ne  perdre  jamais  de  vue  ^. 

'  Var.:  «  Nous  voudrions  être  encouragés  à  la  vertu,  et  ils  raisonnent  à 
■;<  perte  de  vue  sur  la  faiblesse  de  l'esprit  humain.  Pensent-ils  que  nous  ignor 
..  rions  cette  faiblesse?  —  Mais,  vous-même,  me  diront-ils,  croyez-vous  qu'on 
..  ne  sache  pas  ce  que  vous  dites?  —  Pratiquez-le  donc,  si  vous  le  savez!  et 
'<  ne  m'obligez  pas  de  vous  redire  ce  qu'on  vous  a  dit,  et  [ce]  dont  vous 
"  profitez  si  peu  :  car,  tant  que  vous  parlerez  comme  vous  [le]  faites,  je 
..  croirai  qu'on  peut  vous  apprendre  ce  que  vous  croyez  savoir,  et  je  vous  trai- 
«  terai  comme  le  peuple,  qui  comprend  très  peu  ce  qu'il  croit,  qui  fait  rarement 
«  ce  qu'il  sait,  et  qui  emprunte,  selon  ses  besoins,  des  circonstances  et  ses 
A  mœu^s  et  S'  s  opinions.  » 

-  Cette  phrase  appartiendrait  aussi  bien,  mieux  peut-être,  à  un  exorde  qu'à 
une  péroraison.  Aussi  n'est-il  pas  sûr  que  ce  dernier  morceau,  dont  nous 
n'osons  cependant  changer  la  place,  soit  bien  ici  à  la  sienne.  Il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  que  Vauvenargues  n'avait  publié  lui-môme  qu'une  faible  partie 
de  son  œuvre,  et  qu'il  n'avait  pas  mis  la  dernière  main  à  la  plupart  des  pièces 
qui  ont  été  données  après  sa  mort:  plusieurs  même  se  retrouvent  dans  ses 
manuscrits  à  l'état  de  fragments  souvent  disséminés,  avec  de  nombreuses 
variantes,  sans  que  rien  indique  qu'il  eût  définitivement  arj-êté  l'ordre  et  la 
liaison  des  uns,  ou  définitivement  choisi  entre  les  autres.  Il  en  résulte  que 
le  classement  de  ses  œuvres  posthumes  est  embarrassant,  par  cela  môme 
qu'il  est  arbitraire.  —  G. 


DISCOURS 


SUU   LES  MŒURS  DU  SIECLE 


Ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  lorsqu'on  écrit  conti'e  les 
mœurs,  c'est  de  bien  convaincre  les  hommes  de  la  vérité 
de  leurs  dérèglements.  Comme  ils  n'ont  jamais  manqué 
de  censeurs  à  cet  égard,  ils  sont  persuadés  que  les  désor- 
dres qu'on  attaque  ont  été  de  tout  temps  les  mêmes;  que 
ce  sont  des  vices  attachés  à  la  nature,  et,  par  cette  raison, 
inévitables  ;  des  vices,  s'ils  osaient  le  dire,  nécessaires  et 
presque  innocents.  On  se  moque  d'un  homme  qui  ose 
accuser  des  abus  qu'on  croit  si  anciens;  rarement  les  gens 
de  bien  môme  lui  sont  favorables;  et  ceux  qui  sont  nés 
modérés  blâment  jusqu'à  la  véhémence  qu'on  emploie 
contre  les  méchants.  Renfermés  dans  un  petit  cercle  d'amis 
vertueux ,  ils  ne  peuvent  se  persuader  les  emportements 
dont  on  parle,  ni  comprendre  la  vraie  misère  et  l'abaisse- 
ment de  leur  siècle.  Contents  de  n'avoir  pas  à  redouter 
pendant  la  guerre  les  violences  de  l'ennemi,  lorsque  tant 
d'autres  peuples  sont  la  proie  de  ce  fléau;  charmés  du  bel 
ordre  qui  règne  dans  tous  les  États,  ils  regrettent  peu  les 
vertus  qui  nous  ont  acquis  ce  bonheur,  tant  de  grands  per- 
sonnages qui  ont  disparu,  les  arts  qui  dégénèrent  et  qui 
s'avilissent.  Si  on  leur  parle  même  de  la  gloire,  que  nous 

'  Cette  pièce  a  une  grande  analogie  avec  celle  qui  précède  ;  les  idées  sont 
au  moins  voisines,  quand  elles  ne  sont  pas  complètement  semblables.  Peut- 
être  ce  second  discours,  qui  est  resté  à  l'état  de  fragment,  n'était-il  que  le 
commencement  ou  qu'un  des  points  du  premier,  que  Vauvenargues  se  propo- 
sait de  refondre.  Mais,  n'ayant  trouvé  dans  les  manuscrits  a\icune  indication 
précise  à  cet  égard,  nous  donnons  ces  deux  pièces  séparément,  comme  les  pré- 
cédants éditeurs.  —  G. 


166  DISCOURS 

négligeons,  plus  froids  encore  là-dessus  que  sur  le  reste, 
ils  traitent  toujours  de  chimère  ce  qui  s'éloigne  de  leur 
caractère  ou  de  leur  temps. 

Mon  dessein  n'est  pas  de  dissimuler  les  avantages  de  ce 
siècle,  ni  de  le  peindre  plus  méchant  qu'il  n'est.  J'avoue 
que  nous  ne  portons  pas  le  vice  à  ces  extrémités  furieuses 
que  l'histeire  nous  fait  connaître  ;  nous  n'avons  pas  la  force 
malheure,  je  qu'on  dit  que  ces  excès  demandent,  trop  fai- 
bles pour  passer  la  médiocrité,  même  dans  le  crime.  Mais 
je  dis  que  les  vices  bas,  ceux  qui  témoignent  le  plus  de 
faiblesse  et  méritent  le  plus  de  mépris,  n'ont  jamais  été  si 
osés,  si  multipliés,  si  puissants  '.  On  ne  saurait  parler  ou- 
vertement de  ces  opprobres  ;  on  ne  peut  les  découvrir 
tous  ;  que  ce  silence  même  les  fasse  connaître.  Quand  les 
maladies  sont  au  point  qu'on  est  obligé  de  s'en  taire  et  de 
les  cacher  au  malade,  alors  il  y  a  peu  d'espérance,  et  le 
mal  doit  être  bien  grand.  Tel  est  notre  état.  Les  écrivaius 
qui  semblent  plus  particulièrement  chargés  de  nous  re- 
prendre, désespérant  de  guérir  nos  erreurs,  ou  corrompus 
peut-être  par  notre  commerce,  et  gâtés  par  nos  préjugés, 
ces  écrivains,  dis-je,  flattent  le  vice,  qu'ils  pourraient  con- 
fondre', couvrent  le  mensonge  de  fleurs,  s'attachent  à  or- 

1  Add.  :  [Voyez  ces  grands,  si  somptueux  dans  leur  train,  mais  d'autant 
plus  pauvres  en  vertu,  sans  autorité  à  la  cour,  sans  considération  dans  les 
provinces,  sans  réputation  dans  les  armées,  réduits  à  leurs  flatteurs  et  à  leurs 
domestiques  pour  clients  :  plusieurs  jouissent  dans  l'opprobre  de  la  récom- 
pense méritée  par  leurs  pères,  comme  si  les  plus  grandes  places  de  l'État  de- 
vaient être  l'héritage  de  la  vanité  et  de  la  mollesse!  Qu'est-ce  pourtant  qu'un 
poste  qu'on  ne  sait  pas  remplir,  des  honneurs  qu'on  avilit,  une  fortune  qu'on 
rend  inutile  à  soi  et  aux  autres?  un  maréchal  de  France  qu'on  n'ose  employer, 
ou,  si  on  l'emploie,  qui  laisse  échapper  toutes  les  occasions  de  vaincre,  et 
n'évite  aucune  des  fautes  qui  entraînent  les  plus  grands  malheurs?  un  négo- 
ciateur éternellement  joué?  un  ministre  dont  les  erreurs,  la  négligence,  ou  les 
plaisirs,  font  gémir  les  peuples?  A  quoi  bon  les  grandes  places,  lorsqu'on  les 
remplit  de  la  sorte?  et  comment  y  faire  mieux,  lorsqu'on  n'a  jamais  rien 
appris,  ou  rien  approfondi,  lorsqu'on  n'a  aucune  habitude  du  travail,  lors- 
qu'on a  passé  sa  jeunesse  à  l'étude  des  bagatelles,  dans  la  dissipation  et  dans 
les  plaisirs?]  —  Ce  morceau  est  extrait  des  manuscrits  du  Louvre.  —  G. 

-  Fortia  voit  dans  ce  passage  une  allusion  à  Voltaire  :  //  paraît,  dit-il,  que 
l'écrivain  qu'attaque  ici  l'auteur  est  Voltaire,  qui  prostitua  ses  talents  à  célé- 
brer les  charmes  de  Madame  de  Pompadour.  Cette  insinuation  de  l'éditeur 


SLR  LES  iMOEURS  DU  SIÈCLE.  167 

lier  l'esprit  du  monde ,  si  vain  dans  son  fonds.  Occupés  à 
s'insinuer  auprès  de  ce  qu'on  appelle  la  bonne  compagnie , 
à  persuader  qu'ils  la  connaissent,  qu'eux-mêmes  en  sont 
l'agrément,  ils  rendent  leurs  écrits  aussi  frivoles  que  les 
hommes  pour  qui  ils  travaillent. 

On  ne  trouvera  pas  ici  cette  basse  condescendance;  mon 
objet  n'est  pas  de  flatter  les  vices  qui  sont  en  faveur.  Je 
ne  crains  ni  la  raillerie  de  ceux  qui  n'ont  d'esprit  que  pour 
tourner  en  ridicule  la  raison,  ni  le  goût  dépravé  de  ceux  qui 
n'estiment  rien  de  solide  ;  je  dis,  sans  détour  et  sans  art, 
ce  que  je  crois  vrai  et  utile.  J'espère  que  la  sincérité  de  mes 
écrits  leur  ouvrira  le  cœur  des  jeunes  gens  ;  et,  puisque  les 
ouvrages  les  plus  ridicules  trouvent  des  lecteurs  qu'ils 
corrompent,  parce  qu'ils  sont  proportionnés  à  leur  esprit, 
il  serait  étrange  qu'un  discours  fait  pour  inspirer  la  vertu 
ne  l'encourageât  pas,  au  moins  dans  quelques  hommes  qui, 
d'eux-mêmes,  ne  la  conçoivent  pas  avec  assez  de  force^ 

Il  ne  faut  pas  avoir  beaucoup  de  connaissance  de  l'his- 
toire, pour  savoir  que  la  barbarie  et  l'ignorance  ont  été  le 
partage  le  plus  ordinaire  du  genre  humain.  Dans  cette 
longue  suite  de  générations  qui  nous  précèdent,  on  compte 
peu  de  siècles  éclairés,  et  peut-être  encore  moins  de  ver- 
tueux ;  mais  cela  même  prouve  que  les  mœurs  n'ont  pas 
toujours  été  les  mêmes,  comme  on  l'insinue.  Ni  les  Alle- 
mands n'ont  la  férocité  des  Germains  leurs  ancêtres,  ni  les 
Italiens  le  mérite  des  anciens  Romains ,  ni  les  Français 
d'aujourd'hui  ne  sont  tels  que  sous  Louis  X[V,  quoique 
nous  touchions  à  son  règne.  On  répond  que  nous  n'avons 

nous  paraît  tout  à  fait  inconciliable  avec  le  respect  de  Vauvenargues  pour  les 
grands  hommes  c:i  général,  et,  en  particulier,  pour  Voltaire,  qu'il  regardait 
comme  son  maître,  et  que,  dans  maint  endroit  de  ses  ouvrages,  il  défend  avec 
chaleur  contre  les  préventions  de  V ignorance  et  de  Venvie.  Supposé  que  Vau- 
venargues, dans  sa  chambre  de  la  rue  du  Paon,  s'occupât  de  ce  que  faisait 
Voltaire  à  Versailles,  jamais  il  n'eût  attaqué  dans  un  ouvrage  destiné  au  pu- 
blic, je  ne  dis  pas  seulement  son  ami ,  mais  le  seul  homme  à  peu  près  qui , 
à  ses  yeux,  honorât  encore  le  siècle  et  les  lettres  françaises.  Selon  nous,  il  ne 
faut  voir  ici  qu'une  allusion  générale  aux  moralistes  accommodants,  aux  ro- 
manciers faciles,  aux  écrivains  frivoles,  dont  Vauvenargues  se  plaint  si  sou- 
vent ailleurs.  —  G. 


168  DISCOURS 

fait  que  changer  de  vices  :  quand  cela  serait,  dira-t-on  que 
les  mœurs  des  Italiens  soient  aussi  estimables  que  celles  des 
anciens  Romains,  qui  leur  avaient  soumis  toute  la  terre  '  ? 
et  l'avilissement  des  Grecs,  esclaves  d'un  peuple  barbare, 
sera-t-il  égalé  à  la  gloire,  aux  talents,  à  la  politesse  de 
l'ancienne  Athènes  ?  S'il  y  a  des  vices  qui  rendent  les  peu- 
ples plus  heureux,  plus  estimés  et  plus  craints,  ne  méritent- 
ils  pas  qu'on  les  préfère  à  tous  les  autres?  Que  sera-ce  si 
ces  prétendus  vices,  qui  soutiennent  les  empires  et  les  font 
fleurir,  sont  de  véritables  vertus  ^  ? 

Je  n'outrerai  rien,  si  je  puis  :  les  hommes  n'ont  jamais 
échappé  à  la  misère  de  leur  condition  ;  composés  de  mau- 
vaises et  de  bonnes  qualités,  ils  portent  toujours  dans  leur 
fonds  les  semences  du  bien  et  du  mal.  Qui  fait  donc  pré- 
valoir les  unes  sur  les  autres?  qui  fait  que  le  vice  l'emporte, 
ou  la  vertu?  l'opinion.  Nos  passions,  en  partie  mauvaises, 
en  partie  très-bonnes,  nous  tiendraient  peut-être  en  sus- 
pens, si  l'opinion,  en  se  rangeant  d'un  côté,  ne  faisait  pen- 
cher la  balance.  Ainsi,  dès  qu'on  pourra  nous  persuader 
que  c'est  une  duperie  d'être  bon  ou  juste,  dès  lors  il  est  à 
craindre  que  le  vice,  devenu  plus  fort,  n'achève  d'étouffer 
les  sentiments  qui  nous  sollicitent  au  bien;  et  voilà  l'état 
où  nous  sommes.  Nous  ne  sommes  pas  nés  si  faibles  et  si 
frivoles  qu'on  nous  le  reproche;  mais  l'opinion  nous  a  fait 
tels.  On  ne  sera  donc  pas  surpris  si  j'emploie  beaucoup  de 
raisonnements  dans  ce  discours;  car,  puisque  notre  plus 
grand  mal  est  dans  l'esprit,  il  faut  bien  commencer  par  le 
guérir. 

Ceux  qui  n'approfondissent  pas  beaucoup  les  choses, 
objectent  le  progrès  des  sciences,  l'esprit  de  raisonne- 
ment répandu  dans  tous  les  états,  la  politesse,  la  délica- 
tesse, la  subtilité  de  ce  siècle,  comme  des  faits  qui  con- 
trarient et  qui  détruisent  ce  que  j'établis.  Je  réponds  à 

'  Phrase  incorrecte;  qui  est  pour  lesquelles  mœurs.  —  G. 
2  Rapprochez  du  US^  chap.  de  V Introduction  à  la  Connaissance  de  V Esprit 
humain  {Du  bien  et  du  mal  moral).  —  G. 


SUK  LES  MŒURS   DL   SIÈCLE.  109 

l'égard  des  sciences  :  comme  elles  sont  encore  fort  impar- 
faites, si  l'on  en  croit  les  maîtres,  leur  progrès  ne  peut  nous 
surprendre;  quoiqu'il  n'y  ait  peut-être  plus  d'hommes  en 
Europe  connue  Descartes  et  Newton,  cela  n'empêche  pas 
que  l'édilice  ne  s'élève  sur  des  fondements  déjà  posés.  Mais 
qui  peut  ignorer  que  les  sciences  et  la  morale  n'ont  aucun 
rapport  parmi  nous  ?  Et  quant  à  la  délicatesse  et  à  la  poli- 
tesse que  nous  croyons  porter  si  loin,  j'ose  dire  que  nous 
avons  changé  en  artifices  cette  imitation  de  la  belle  nature 
qui  en  était  l'objet.  Nous  abusons  de  même  du  raisonne- 
ment; en  subtilisant  sans  justesse,  nous  nous  écartons  plus 
peut-être  de  la  vérité  par  le  savoir,  qu'on  ne  l'a  jamais  fait 
par  l'ignorance'. 

En  un  mot,  je  me  borne  à  dire  que  la  corruption  des 
principes  est  cause  de  celle  des  mœurs.  Pour  juger  de  ce 
que  j'avance,  il  suffit  de  connaître  les  maximes  qui  régnent 
aujourd'hui  dans  le  grand  monde,  et  qui,  de  là,  se  répandant 
jusque  dans  le  peuple  ,  infectent  également  toutes  les  con- 
ditions; ces  maximes  qui,  nous  présentant  toutes  choses 
comme  incertaines,  nous  laissent  les  maîtres  absolus  de  nos 
actions;  ces  maximes  qui,  anéantissant  le  mérite  de  la 
vertu,  et  n'admettant  parmi  les  hommes  que  des  appa- 
rences, égalent  le  bien  et  le  mal  ;  ces  maximes  qui,  avilis- 
sant la  gloire  comme  la  plus  insensée  des  vanités,  justi- 
fient l'iniérêt  et  la  bassesse,  et  une  brutale  indolence.  Des 
principes  si  corrompus  entraînent  infailliblement  la  ruine 
des  plus  grands  empires.  Car,  si  l'on  y  fait  attention,  qui 
peut  rendre  un  peuple  puissant,  si  ce  n'est  l'amour  de  la 
gloire?  Qui  peut  le  rendre  heureux  et  redoutable,  sinon 
la  vertu?  L'esprit,  l'intérêt,  la  finesse,  n'ont  jamais  tenu 
lieu  de  ces  nobles  motifs.  Quel  peuple  plus  ingénieux  et 
plus  raffiné  que  les  Grecs  dans  l'esclavage,  et  quel  autre 
plus  malheureux?  Quel  peuple  plus  raisonneur  et,  en  un 
sens,  plus  éclairé  que  les  Romains?  et  dans  la  décadence 

*  Piapprochez  du  Discours  préoédciit,  où  la  nuine  idée  est  développée  plu3 

luUtilllC'llKMlt.  —  Cl. 


170        DISCOURS  SLR   LES  xMOELRS  DL  SIÈCLE. 

de  l'empire,  quel  autre  plus  avili  ?  Ce  n'est  donc  ni  par 
l'intérêt,  ni  par  la  licence  des  opinions  ou  l'esprit  de  rai- 
sonnement, que  les  États  fleurissent  et  se  maintiennent, 
mais  par  les  qualités  mêmes  que  nous  méprisons,  par  l'es- 
time de  la  vertu  et  de  la  gloire.  Ne  serait-il  pas  bien  étrange 
qu'un  peuple  frivole,  bassement  partagé  entre  l'intérêt  et 
les  plaisirs,  fût  capable  de  grandes  choses?  et  si  ce  même 
peuple  méprisait  la  gloire,  s'en  rendrait-il  digne  ?  Qu'il  me 
soit  permis  d'appliquer  ces  réflexions  :  on  ne  saurait  nier 
que  la  paresse,  l'intérêt,  la  dissipation,  ne  soient  ce  qui 
domine  parmi  nous;  et,  à  l'égard  des  opinions  qui  favo- 
risent ces  penchants  honteux,  je  m'en  rapporte  à  ceux 
qui  connaissent  le  monde  et  qui  ont  de  la  bonne  foi; 
qu'ils  disent  si  c'est  faussement  que  je  les  attribue  à  notre 
siècle.  En  vérité,  il  est  difficile  de  le  justifier  à  cet  égard  ; 
jamais  le  mépris  de  la  gloire  et  la  bassesse  ne  se  sont  pro- 
duits avec  tant  d'audace;  jusqu'à  ceux  qui,  se  piquant  de 
bien  danser,  et  attachant  ainsi  l'honneur  aux  choses  les 
moins  honorables,  traitent  toutes  les  grandes  de  folies,  et, 
persuadés  que  l'amour  de  la  gloire  est  au-dessous  d'eux,  sont 
le  jouet  ridicule  de  leur  vanité  '.  Mais  faut-il  s'étonner  qu'on 
dégrade  la  gloire,  si  on  nie  jusqu'à  la  vertu?  Il  n'est  guère 
possible  de  rendre  raison  d'une  erreur  aussi  insensée,  et 
j'avoue  que  j'ai  peine  à  comprendre  sur  quoi  elle  a  pu  se 
fonder. 

*  Vauvenargues  a  déjà  dit  même  chose  dans  le  27^  chap.  de  Vlntroduclion 
à  la  Connaissance  de  V Esprit  humain.  —  G. 


DISCOURS 


SUR   LINEGALITE  DES  RICHESSES 


Vauvenargues  composa  ce  discours  en  17Zj5,  pour  concourir  au  prix 
(FÉloquence,  dont  l'Académie  française  avait  proposé  le  sujet,  pour 
cette  année,  en  ces  termes  :  «  La  sagesse  de  Dieu  dans  la  distribution 
((  inégale  des  richesses,  suivant  ces  paroles  :  Dives  et  pauper  obviaverunt 
((  sibi;  utriusqiie  operalor  est  Dominus.  (Proverb.  XXtf,  2.)  Le  pauvre 
((  et  le  riche  se  sont  rencontrés  :  le  Seigneur  a  fait  Tun  et  l'autre .  »  — 
Kn  plusieurs  endroits  de  ce  discours,  nous  avons  rétabli  le  texte  d'après 
les  manuscrits  du  Louvre.  —  d. 


Il  serait  difficile  de  trouver  un  sujet  plus  digne  de  notre 
attention  que  celui  qu'on  nous  propose,  puisqu'il  est  ques- 
tion de  confondre  le  prétexte  le  plus  plausible  des  impies, 
par  la  sagesse  même  de  la  Providence  dans  la  distribution 
inégale  des  richesses,  qui  fait  leur  scandale.  Il  faut,  en  son- 
dant le  secret  de  ces  redoutables  conseils  qui  font  la  destinée 
particulière  et  la  fortune  de  chaque  homme,  ouvrir  en  même 
temps  aux  yeux  du  genre  humain  le  spectacle  de  l'univers 
sous  la  main  de  Dieu.  Un  sujet  si  vaste  embrasse  toutes  les 
conditions  et  tous  les  hommes  ;  rois,  sujets,  étrangers,  bar- 
bares, savants,  ignorants,  tous  y  ont  un  égal  intérêt.  Nul 
ne  peut  s'affranchir  du  joug  de  Celui  qui,  du  haut  des  cieux, 
commande  à  tous  les  peuples  de  la  terre,  et  tient  sous  sa 
loi  les  empires,  les  hasards,  les  tombeaux,  la  gloire,  la  vie 
et  la  mort. 

La  matière  est  trop  importante  pour  n'avoir  pas  été  sou- 
vent traitée  '.  Les  plus  grands  hommes  se  sont  attachés  à  la 

'  Var.  :  [  u  La  vérité  s'est  fait  entendre  dans  toutes  les  chaires,  et  la  sagesse 
«  de  la  Providence  a  été  annoncée  dans  tous  les  temples.  »  ] 


172  DISCOURS 

mettre  dans  un  beau  jour,  et  rien  ne  leur  est  échappé; 
mais  parce  que  nous  oublions  très-promptement  jusqu'aux 
choses  qu'il  nous  importe  le  plus  de  retenir,  il  ne  sera  pas 
inutile  de  remettre  devant  nos  yeux  une  vérité  si  sublime, 
et  si  outragée  de  nos  jours.  Si  nous  n'employons  pour  la 
défendre  ni  de  nouveaux  raisonnements,  ni  de  nouveaux 
tours,  que  personne  n'en  soit  surpris;  qu'on  sache  que  la 
vérité  est  une,  qu'elle  est  immuable,  qu'elle  est  éternelle. 
Belle  de  sa  propre  beauté,  riche  dans  son  fonds,  invincible, 
elle  peut  se  montrer  toujours  la  même,  sans  perdre  sa  force 
ou  sa  grâce,  parce  qu'elle  ne  peut  vieillir  ni  s'affaiblir,  el 
que,  n'ayant  pas  pris  son  être  dans  les  fantômes  de  notre 
imagination,  elle  rejette  ses  faux  ornements.  Que  ceux  qui 
prostituent  leur  voix  au  mensonge,  s'efforcent  de  couvrir  la 
faiblesse  de  leurs  inventions  par  les  illusions  séductrices 
de  la  nouveauté  ;  qu'ils  se  répandent  inutilement  en  vains 
discours,  puisqu'ils  n'ont  pour  but  que  de  plaire  et  d'amu- 
ser les  oreilles  curieuses.  Lorsqu'il  est  question  de  persuader 
la  vérité,  tout  ce  qui  est  recherché  est  vain,  tout  ce  qui 
n'est  pas  nécessaire  est  superflu  ;  tout  ce  qui  est  pour  l'au- 
teur, distrait,  charge  la  mémoire,  dégoûte.  Animé  par  un 
autre  esprit,  j'espère  démontrer  en  peu  de  mots  combien 
nos  murmures  envers  la  Providence  sont  injustes,  combien 
même  elle  est  juste  malgré  nos  murmures. 

Et  premièrement,  que  ceux  qui  se  plaignent  de  l'inéga- 
lité des  conditions,  en  reconnaissent  la  nécessité  indispen- 
sal)le  :  inutilement  les  anciens  législateurs  ont  tâché  de  les 
rapprocher  ;  les  lois  ne  sauraient  empêcher  que  le  génie  ne 
s'élève  au-dessus  de  l'incapacité,  l'activité  au-dessus  de  la 
paresse,  la  prudence  au-dessus  de  la  témérité.  Tous  les 
tempéraments  qu'on  a  employés  à  cet  égard  ont  été  vains; 
l'art  ne  peut  égaler'  les  hommes  malgré  la  nature.  Si  l'on 
trouve  quelque  apparence,  dans  l'histoire,  de  cette  égalité 
imaginaire,  c'est  parmi  des  peuples  sauvages  qui  vivaient 
sans  lois  et  sans  maîtres,  ne  connaissaient  d'autre  droit  que 

^   Egaler  poiir  égaliser.  —  G. 


SLii  f;inkgalité  i)i:s  uicukssks.  173 

la  force,  d'autres  dieux  que  l'impunité;  monstres  qui 
erraient  dans  les  bois  avec  les  ours,  et  se  détruisaient  les 
uns  les  autres  par  d'affreux  carnages  ;  égaux  par  le  crime, 
par  la  pauvreté,  par  l'ignorance,  par  la  cruauté.  Nul  appui 
parmi  eux  pour  l'innocence,  nulle  récompense  pour  la  vertu, 
nul  frein  pour  l'audace.  L'art  du  labourage  négligé  ou  ignoré 
par  ces  barbares,  qui  ne  subsistaient  que  de  rapines,  accou- 
tumés à  une  vie  oisive  et  vagabonde  :  la  terre  stérile  pour 
ses  habitants  ;  la  raison  impuissante  et  inutile  :  tel  était  l'état 
de  ces  peuples,  telles  étaient  leurs  coutumes  impies.  Nus,  et 
accablés  de  besoins,  jamais  tranquilles,  lassés  de  leur  liberté 
et  de  leurs  brigandages,  dès  qu'ils  sentirent  la  nécessité  d'une 
juste  dépendance,  cette  égalité  primitive  qui  n'était  fondée 
que  sur  leur  pauvreté  et  leur  ignorance  communes,  dispa- 
rut. Mais  voici  ce  qui  la  suivit  :  le  sage  et  le  laborieux  eu- 
rent l'abondance  pour  prix  du  travail;  la  gloire  devint  le 
fruit  de  la  vertu  ;  l'opprobre  punit  la  mollesse,  et  la  misère 
punit  l'indolence.  Les  hommes  s' élevant  les  uns  au-dessus 
des  autres,  selon  leur  génie,  l'inégalité  des  fortunes  s'in- 
troduisit sur  de  justes  fondements  ;  la  subordination  qu'elle 
établit  parmi  les  hommes  resserra  leurs  liens  mutuels,  et 
servit  à  maintenir  l'ordre.  Alors  celui  qui  avait  les  richesses 
en  partage  mit  en  œuvre  l'activité  et  l'industrie;  dans  le 
temps  que  le  laboureur,  né  sous  les  cabanes,  fertilisait  la 
terre  par  ses  soins,  le  philosophe,  que  la  nature  avait  doué 
de  plus  d'intelligence,  se  donna  librement  aux  sciences  ou 
à  l'étude  de  la  politique.  Tous  les  arts,  cultivés  à  la  fois, 
fleurirent  sur  la  terre;  les  divers  talents  s' entr* aidèrent,  et 
la  vérité  de  ces  paroles  de  mon  texte  se  manifesta  :  Dives  et 
pauper  obviaverunt  sibi,  le  pauvre  et  le  riche  se  sont  ren- 
contrés :  utriusque  opevator  est  Dominus,  le  Seigneur  a  fait 
l'un  et  l'autre.  C'est  lui  qui  a  ordonné  les  conditions,  et  les 
a  subordonnées  avec  sagesse,  afin  qu'elles  se  servissent 
pour  ainsi  dire  de  contre-poids,  et  entretinssent  l'équilibre 
sur  la  terre.  Et  ne  croyez  pas  que  sa  justice  ait  mis  dans 
cette  inégalité  de  fortune  une  inégalité  réelle  de  bonheur  : 


174  DISCOUHS 

comme  il  n'a  pas  créé  les  hommes  pour  la  terre,  mais  pour 
une  fin  sans  comparaison  plus  élevée  ',  il  attache  aux  émi- 
nentes  conditions,  les  plus  heureuses  en  apparence,  de  se- 
crets ennuis.  Il  n'a  pas  voulu  que  la  tranquillité  de  l'âme 
dépendît  du  hasard  de  la  naissance  ;  il  a  fait  en  sorte  que 
le  cœur  de  la  plupart  des  hommes  se  formât  sur  leur  condi- 
tion. Le  laboureur  a  trouvé  dans  le  travail  de  ses  mains  la 
paix  et  la  satiété,  qui  fuient  l'orgueil  des  grands.  Ceux-ci 
n'ont  pas  moins  de  désirs  que  les  hommes  les  plus  abjects'; 
ils  ont  donc  autant  de  besoins. 

Une  erreur  sans  doute  bien  grossière,  c'est  de  croire  que 
l'oisiveté  puisse  rendre  les  hommes  plus  heureux  :  la  santé, 
la  vigueur  d'esprit,  la  paix  du  cœur,  sont  le  fruit  touchant 
du  travail.  11  n'y  a  qu'une  vie  laborieuse  qui  puisse  amortir 
les  passions,  dont  le  joug  est  si  rigoureux;  c'est  elle  qui 
retient  sous  les  cabanes  le  sommeil,  fugitif  des  riches  pa- 
lais. La  pauvreté,  contre  laquelle  nous  sommes  si  prévenus, 
n'est  pas  telle  que  nous  pensons  :  elle  rend  les  hommes 
plus  tempérants,  plus  laborieux,  plus  modestes;  elle  les 
maintient  dans  l'innocence,  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  repos 
ni  bonheur  réel  sur  la  terre. 

Qu'envions-nous  dans  la  condition  des  riches?  Obérés 
eux-mêmes  dans  l'abondance  par  leur  luxe  et  leur  faste 
immodérés  ;  exténués  à  la  fleur  de  leur  âge  par  leurs  dé- 
bauches criminelles;  consumés  par  l'ambition  et  la  jalousie 
à  mesure  qu'ils  sont  plus  élevés;  victimes  orgueilleuses  de 
la  vanité  et  de  l'intempérance;  encore  une  fois,  peuple 
aveugle,  que  leur  pouvons-nous  envier^?  Considérons  de 
loin  la  cour  des  princes,  où  la  vanité  humaine  étale  avec 
éclat  ce  qu'elle  a  de  plus  spécieux  :  là,  nous  trouverons 
plus  qu'ailleurs  la  bassesse  et  la  servitude  sous  l'apparence 

*  De  tous  les  ouvrages  de  Vauvenargues,  ce  Discoui's  est  à  peu  près  le  seul 
où  il  fasse  clairement  allusion  à  une  vie  future.  —  G. 

-  Il  faudrait  de  l'état  le  plus  abject.  —  B. 

^  Ad(J.  :  [<(  Envierions-nous  leurs  excès,  leurs  fureurs,  leurs  plaisirs  coupa- 
«  blés,  et  leurs  volontés  insensées?  »  ] 


SUR  L'INIOGALITÉ  DES  UICIIESSES.  175 

de  la  grandeur  et  de  la  gloire,  l'indigence  sous  le  nom  de 
la  fortune,  l'opprobre  sous  l'éclat  du  sang'  ;  là,  nous  verrons 
la  nature  étouffée  par  l'ambition,  les  mères  détachées  de 
leurs  enfants  par  l'amour  effréné  du  monde,  les  enfants  at- 
tendant avec  impatience  la  mort  de  leurs  pères,  les  frères 
opposés  aux  frères,  l'ami  à.  l'ami  ;  là,  l'intérêt  sordide  et 
la  dissipation,  au  lieu  des  plaisirs;  le  dépit,  la  haine,  la 
honte,  la  vengeance  et  le  désespoir,  sous  le  faux  dehors 
du  bonheur.  Où  règne  si  impérieusement  le  vice,  on  ne 
saurait  trop  le  redire,  ne  croyons  pas  que  la  tranquillité 
d'esprit  et  le  plaisir  puissent  habiter.  Je  ne  vous  parle 
pas  des  peines  infinies  qui  suivront  si  promptement,  et 
sans  être  attendues,  ces  jours  passagers;  je  ne  relève 
pas  l'obligation  du  riche  envers  le  pauvre,  auquel  il  est 
comptable  de  ces  biens  immenses  qui  ne  peuvent  assouvir 
une  cupidité  insatiable.  La  nécessité  inviolable  de  l'aumône 
égale  le  pauvre  et  le  riche  :  si  celui-ci  n'est  que  le  dispen- 
sateur de  ses  trésors,  comme  on  ne  saurait  en  douter, 
quelle  condition!  s'il  en  est  l'usurpateur  infidèle,  quel 
odieux  titre  !  Je  sais  que  la  plupart  des  riches  ne  balancent 
pas  dans  ce  choix  ;  mais  je  sais  aussi  les  supplices  réservés 
à  leurs  attentats.  S'ils  s'étourdissent  sur  ces  châtiments 
inévitables,  pouvons-nous  compter  pour  un  bien  ce  qui  met 
le  comble  à  leurs  maux  ?  S'il  leur  reste,  au  contraire,  quel- 
que sentiment  d'humanité,  de  combien  de  remords,  de 
craintes,  de  troubles  secrets,  ne  sont-ils  pas  travaillés!  En 
un  mot,  quel  sort  est  le  leur,  si  non-seulement  leurs  plai- 
sirs rencontrent  un  juge  inflexible,  mais  leurs  douleurs 
même  !  Passons  sur  ces  tristes  objets,  si  souvent  et  si  vai- 
nement présentés  à  nos  faibles  yeux  ;  le  lieu  et  le  temps  où 
je  parle  ne  permettent  peut-être  pas  d'insister  sur  ces  véri- 
tés. Toutefois,  ils  ne  peuvent  nous  dispenser  de  traiter  chré- 
tiennement un  sujet  chrétien  ;  et  quiconque  n'aperçoit  pas 
cette  nécessité  inévitable,  ne  connaît  pas  môme  les  règles 

1  Toutes  les  éditions  donnent  sons  l'édul  du  ratKj  ;  notre  leçon  est  celle  du 
manuscrit  du  Louvre.  —  G. 


176  niSCOLRS 

de  la  vraie  éloquence.  Pénétré  de  cette  pensée,  je  reprends 
ce  qui  fait  l'objet  et  le  fonds  de  tout  ce  discours. 

Nous  avons  reconnu  la  sagesse  de  Dieu  dans  la  distribu- 
tion inégale  des  richesses,  qui  fait  le  scandale  des  faibles  ; 
l'impuissance  de  la  fortune  pour  le  vrai  bonheur  s'est  offerte 
de  tous  côtés,  et  nous  l'avons  suivie  jusqu'au  pied  du  trône. 
Élevons  maintenant  nos  vues  ;  observons  la  vie  de  ces  princes 
mêmes  qui  excitent  la  cupidité  et  l'envie  du  reste  des  hom- 
mes :  nous  adorons  leur  grandeur  et  leur  opulence  ;  mais 
j'ai  vu  l'indigence  sur  le  trône',  telle  que  les  cœurs  les 
plus  durs  en  auraient  été  attendris  :  il  ne  m'appartient  pas 
d'expliquer  ce  discours;  nous  devons  au  moins  ce  respect  à 
ceux  qui  sont  l'image  de  Dieu  sur  la  terre.  Aussi  n'avons- 
nous  pas  besoin  de  recourir  à  ces  paradoxes  que  le  peuple 
ne  peut  comprendre  ;  les  peines  de  la  royauté  sont  d'ailleurs 
assez  manifestes.  Un  homme  obligé  par  état  à  faire  le  bon- 
heur des  autres  hommes,  à  les  rendre  bons  et  soumis,  à 
maintenir  en  même  temps  la  gloire  et  la  tranquillité  de  la 
nation,  lorsque  les  calamités  inséparables  de  la  guerre  acca- 
blent ses  peuples,  qu'il  voit  ses  États  attaqués  par  un 
ennemi  redoutable,  que  les  ressources  épuisées  ne  laissent 
pas  même  la  consolation  de  l'espérance,  ô  peines  sans  bor- 
nes! quelle  main  séchera  les  larmes  d'un  bon  prince  dans 
ces  circonstances'  ?  S'il  est  touché,  comme  il  doit  l'être,  de 
tels  maux,  quel  accablement  !  s'il  y  est  insensible,  quelle  indi- 
gnité 1  Quelle  honte,  si  une  condition  si  élevée  ne  lui  inspire 
pas  la  vertu  !  Quelle  misère,  si  la  vertu  ne  peut  le  rendre 
plus  heureux  I  Tout  ce  qui  a  de  l'éclat  au  dehors  éblouit 
notre  vanité;  nous  idolâtrons  en  secret  tout  ce  qui  s'offre 
sous  les  apparences  de  la  gloire  :  aveugles  que  nous  sommes, 

>  L'auteur  parle  vraisemblablement  de  Stanislas  Leczinski,  roi  de  Pologne, 
dont  il  avait  vu  la  cour  à  Nanc}-.  Il  avait  pu  voir  aussi  la  famille  du  roi  Jac- 
ques, réduite  à  une  extrême  indigence,  après  la  révolution  qui  dépouilla  ce 
prince  du  trône  d'Angleterre-  On  connaît  l'histoire  de  Charles-le-Gros,  qui, 
après  avoir  réuni  sur  sa  tète  toutes  les  couronnes  de  Charlemagne,  mourut  de 
misère  et  de  chagrin,  l'an  888.  —  F. 

-  C'est  dans  ces  circonstances  que  se  trouvait-Louis  XV  au  commencement 
de  l'année  17'i5,  la  bataille  de  Fontenoi  n'ayant  été  livrée  que  le  11  mai. —  G. 


SUR   L'INÉGALITÉ  DES  RICHESSES.  177 

l'expérience  et  la  raison  devraient  bien  nous  dessiller  les 
yeux.  Mêmes  infirmités,  mêmes  faiblesses,  même  fragilité, 
se  font  remarquer  dans  tous  les  états;  même  sujétion  à  la 
mort,  qui  met  un  terme  si  court  et  si  redoutable  aux  gran- 
deurs humaines.  S'il  fallait  donner  un  exemple  plus  frap- 
pant de  ces  vérités,  la  Bavière  et  la  France  en  deuil  nous 
le  fourniraient.  Oserai-je  le  proposer,  et  me  permettra-t-on 
cet  écart?  Un  prince  s'était  élevé  jusqu'au  premier  trône  du 
monde  par  la  protection  d'un  roi  puissant';  l'Europe,  ja- 
louse de  la  gloire  de  son  bienfaiteur  %  formait  des  complots 
contre  lui  ;  tous  les  peuples  prêtaient  l'oreille,  et  atten- 
daient les  circonstances  pour  prendre  parti.  Déjà  la  meil- 
leure partie  de  l'Europe  était  en  armes,  ses  plus  belles 
provinces  ravagées  ;  la  mort  avait  détruit  en  un  moment  les 
armées  les  plus  redoutables  ;  triomphantes  sous  leurs  rui- 
nes, elles  renaissaient  de  leurs  cendres;  de  nouveaux  sol- 
dats se  rangeaient  en  foule  sous  nos  drapeaux  victprieux  : 
nous  attendions  tout  de  leur  nombre,  de  leur  chef  ^  et  de 
leur  courage.  Espérance  fallacieuse  !  Ce  spectacle  nous  im- 
posait. Celui  pour  qui  nous  avions  entrepris  de  si  grandes 
choses  touchait  à  son  terme  ;  la  mort  invisible  assiégeait 


•  On  voit  que  l'auteur  i)arle  ici  de  Charles-Albert,  électeur  de  Bavière,  cou- 
ronné empereur  à  Francfort,  le  24  janvier  1742,  par  le  secours  des  armes  de 
Louis  XV,  sous  le  nom  de  Charles  VII .  Accablé  d'infirmités  et  dénué  de  ressources 
personnelles,  il  fut  bientôt  dépouillé  de  ce  qu'il  avait  conquis,  et  ce  ne  fut  que 
par  le  secours  du  roi  de  Prusse  qu'il  put  rentrer  dans  ses  États  héréditaires, 
à  Munich,  où  il  mourut  le  20  janvier  1745,  dans  la  quarante-huitième  année 
de  son  âge.  On  trouva,  dit-on,  ses  poumons,  son  foie  et  son  estomac  gangrenés, 
des  pierres  dans  ses  reins,  et  un  polype  dans  son  cœur.  —  F. 

-  Bienfaiteur  porte,  non  pas  sur  Europe^  mais  sur  prince  qui  est  plus 
haut.  Dans  cette  phrase,  les  rapports  de  mots  ne  sont  pas  assez  nets.  —  G. 

5  Au  mois  de  janvier  1745,  pendant  lequel  mourut  Charles  VII,  un  traité 
d'union  fut  conclu  à  Varsovie  entre  la  reine  de  Hongrie,  le  roi  d'Angleterre  et 
la  Hollande.  L'ambassadeur  des  États-Généraux  ayant  rencontré  le  maréchal 
de  Saxe  dans  la  galerie  de  Versailles,  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  de  ce 
traité.  Je  pense,  répondit  ce  général,  que  si  le  Roi  mon  maître  veut  me  donner 
carte  blanche,  j'irai  lire  à  La  Haye  l'original  du  traité  avant  la  fin  de  l'année. 
Cette  réponse  n'était  pas  une  rodomontade  :  le  maréchal  de  Saxe  le  prouva  en 
gagnant  la  bataille  de  Fontenoi,  le  11  mai  1745,  peu  de  temps  après  l'ouver- 
ture de  la  campagne.  Mais  Charles  VII,  pour  qui  l'on  combattait,  était  déjà 
mort.  Cependant  la  paix  ne  fut  conclue  que  plus  de  trois  ans  après  cette 
mort,  le  18  octobre  17'|8.  —  F. 

12 


178  DISCOURS 

son  trône  ;  la  terre  l'appelle  à  son  centre  ;  frappé  tout  à 
coup  sous  la  pourpre,  il  descend  aux  sombres  demeures  où 
la  mort  égale  à  jamais  le  pauvre  et  le  riche,  le  faible  et  le 
fort,  le  prudent  et  le  téméraire;  ses  braves  soldats,  qui 
avaient  perdu  le  jour  sous  ses  enseignes,  l'environnent, 
saisis  de  crainte  :  0  sage  empereur,  est-ce  vous?  Nous  avons 
combattu  jusquau  dernier  soupir  pour  votre  gloire;  vous  au- 
rions donné  mille  vies  pour  rendre  vos  jours  plus  tranquilles. 
Quoi!  sitôt  vous  nous  rejoignez!  quoi!  la  mort  a  osé  inter- 
rompre vos  vastes  desseins  !  Ah  !  c'est  maintenant  que  le  sens 
des  paroles  de  Salomon  achève  de  se  découvrir  !  Le  pauvre 
et  le  riche  se  sont  rencontrés,  le  sujet  et  le  souverain  ;  mais 
ces  distinctions  de  souverain  et  de  sujet  avaient  disparu,  et 
n'étaient  plus  que  des  noms.  0  néant  des  grandeurs  hu- 
maines !  ô  fragilité  de  la  vie  !  Sont-ce  là  les  vains  avantages 
pour  lesquels,  toujours  prévenus,  nous  nous  consumons  de 
travaux?  Sont-ce  là  les  objets  de  nos  empressements,  de 
nos  jalousies,  de  nos  murmures  audacieux  contre  la  Provi- 
dence? Dès  que  nos  désirs  injustes  trouvent  des  obstacles  ; 
dès  que  notre  ambition  insatiable  n'est  pas  assouvie;  dès 
que  nous  souffrons  quelque  chose  par  les  maladies,  juste 
suite  de  nos  excès  ;  dès  que  nos  espérances  ridicules  sont 
trompées;  dès  que  notre  orgueil  est  blessé,  nous  osons 
accuser  de  tous  ces  maux,  vrais  ou  imaginaires,  cette  Pro- 
vidence adorable  de  qui  nous  tenons  tous  nos  biens.  Que 
dis-je,  accuser?  Combien  d'hommes,  par  un  aveuglement 
qui  fait  horreur,  portent  l'impiété  et  l'audace  jusqu'à  nier 
son  existence!  La  terre  et  les  cieux  la  confessent;  l'univers 
en  porte  partout  l'auguste  marque;  mais  ces  caractères,  ces 
grands  témoignages  ne  peuvent  toucher  leur  esprit.  Inuti- 
lement retentit  à  leurs  oreilles  la  merveille  des  œuvres  de 
Dieu  :  l'ordre  permanent  des  saisons,  principe  fécond  des 
richesses  qu'enfante  la  terre;  les  nuits  succédant  régulière- 
ment aux  jours,  pour  inviter  l'homme  au  repos;  les  astres 
parcourant  les  cieux  dans  un  effroyable  silence,  sans  s'em- 
barrasser dans  leur  cours  ;  tant  de  corps  si  puissants  et  si 


SUR  L'INÉGALITÉ  DES  RICHESSES.  179 

impétueux  enchaînés  sous  la  même  loi;  l'univers  éternelle- 
ment assujetti  à  la  même  règle  ;  ce  spectacle  échappe  à 
leurs  yeux  malades  et  préoccupés.  Aussi  n'est-ce  pas  par 
sa  pompe  que  je  combattrai  leurs  erreurs  :  je  veux  les  con- 
vaincre par  ce  qui  se  passe  sur  cette  même  terre  qui  en- 
chante leurs  sens,  où  se  bornent  toutes  leurs  pensées  et  tous 
leurs  désirs.  Je  leur  présenterai  les  merveilles  sensibles 
qu'ils  idolâtrent;  tous  les  hommes,  tous  les  états,  tous  les 
arts  enchaînés  les  uns  aux  autres,  et  concourant  également 
au  maintien  de  la  société;  la  justice  manifeste  de  Dieu 
dans  sa  conduite  impénétrable;  le  pauvre  soulagé,  sans  le 
savoir,  par  la  privation  des  biens  mêmes  qu'il  regrette;  le 
riche  agité,  traversé,  désespéré  dans  la  possession  des  tré- 
sors qu'il  accumule,  puni  de  son  orgueil  par  son  orgueil, 
châtié  du  mauvais  usage  des  richesses  par  l'abus  même 
qu'il  en  ose  faire  ;  le  pauvre  et  le  riche  également  mécon- 
tents de  leur  état,  et  par  conséquent  également  injustes  et 
aveugles,  car  ils  [se]  portent  envie  l'un  à  l'autre,  et  se  croient 
réciproquement  heureux  ;  le  pauvre  et  le  riche  forcés  par 
leur  propre  condition  de  s'entr' aider,  malgré  la  jalousie  des 
uns  et  l'orgueil  injurieux  des  autres  ;  le  pauvre  et  le  riche 
égalés  enfin  par  la  mort  et  par  les  jugements  de  Dieu. 

S'il  est  des  misères  sur  la  terre  qui  méritent  d'être 
exceptées,  parce  qu'elles  paraissent  sans  compensation, 
prouvent-elles  plutôt  l'injustice  de  la  Providence,  qui  donne 
si  libéralement  aux  riches  les  moyens  de  les  soulager,  que 
l'endurcissement  de  ceux-là  mêmes  qui  s'en  font  un  titre 
contre  elle  ?  Grands  du  monde,  quel  est  ce  luxe  qui  vous 
suit  et  vous  environne  ?  quelle  est  cette  somptuosité  qui 
règne  dans  vos  bâtiments  et  dans  vos  repas  licencieux  ? 
Quelle  profusion  !  quelle  audace!  quel  faste  insensé  !  Ce- 
pendant le  pauvre,  affamé,  nu,  malade,  accablé  d'injures, 
repose  à  la  porte  des  temples  où  veille  le  Dieu  des  ven- 
geances; cet  homme,  qui  a  une  âme  comme  vous,  qui  a  un 
même  Dieu  avec  vous,  même  culte,  même  patrie,  et  sans 
doute  plus  de  vertu,  il  languit  à  vos  yeux,  couvert  d'op- 


180  DISCOUUS 

probres;  la  douleur  et  la  faim  intolérable  abrègent  ses 
jours;  les  maux  qui  l'ont  assiégé  dès  son  enfance,  le  préci- 
pitent au  tombeau,  à  la  fleur  de  sa  vie  '.  0  douleur  !  ô  igno- 
minie! ô  renversement  de  la  nature  corrompue'.  Rejette- 
rons-nous sur  la  Providence  ces  scandales  que  nous  sommes 
inutilement  chargés  de  réparer,  et  que  la  Providence  venge 
si  rigoureusement  après  la  vie  !  Conclurions-nous  donc 
autrement,  si  de  tels  désordres  étaient  sans  vengeance,  si 
les  moyens  de  les  prévenir  nous  avaient  été  refusés,  si 
l'obligation  de  le  faire  était  moins  manifeste  et  moins 
expresse  ? 

Violateurs  de  la  loi  de  Dieu,  ravisseurs  du  dépôt  qui  nous 
est  confié,  nous  ne  nous  contentons  pas  de  nous  livrer  à 
notre  dureté,  à  notre  cupidité,  à  notre  avarice  :  nous  vou- 
lons encore  que  Dieu  soit  l'auteur  de  ces  excès;  et,  quand 
on  nous  fait  voir  qu'il  ne  peut  l'être,  parce  que  cela  dé- 
truirait sa  perfection,  aveuglés  par  ce  qui  devrait  nous 
éclairer,  encouragés  par  ce  qui  devrait  nous  confondre,  en- 
hardis peut-être  par  l'impunité  de  nos  désordres ,  nous 
concluons  que  cet  Être  suprême  ne  se  mêle  donc  pas  de  la 
conduite  de  l'univers,  et  qu'il  a  abandonné  le  genre  humain 
à  ses  caprices.  Ah  !  s'il  était  vrai,  si  les  hommes  ne  dépen- 
daient plus  que  d'eux-mêmes,  s'il  n'y  avait  pas  des  récom- 
penses pour  les  bons  et  des  châtiments  pour  le  crime,  si 
tout  se  bornait  à  la  terre,  quelle  condition  lamentable  !  Où 
serait  la  consolation  du  pauvre,  qui  voit  ses  enfants  dans 
les  pleurs  autour  de  lui,  et  ne  peut  suffire  par  un  travail 
continuel  à  leurs  besoins,  ni  fléchir  la  fortune  inexorable  ? 
Quelle  main  calmerait  le  cœur  du  riche,  agité  de  remords 
et  d'inquiétudes,  confondu  dans  ses  vains  projets  et  dans 
ses  espérances  audacieuses?  Dans  tous  les  états  de  la  vie, 
s'il  nous  fallait  attendre  nos  consolations  des  hommes,  dont 
les  meilleurs  sont  si  changeants  et  si  frivoles,  si  sujets  à 
négliger  leurs  amis  dans  la  calamité,  ô  triste  abandon  ! 

1  Voir,  plus  haut,  un  passage  à  peu  près  semblable,  dans  le  Discours  sur  le 
caractère  des  différents  siècles.  —  G. 


SUR  L  INÉGALITÉ  DES  RICHESSES.  181 

Dieu  clément ,  Dieu  vengeur  des  faibles ,  je  ne  suis  ni  ce 
pauvre  délaissé  qui  languit  sans  secours  humain,  ni  ce 
riche  que  la  possession  même  des  richesses  trouble  et  em- 
barrasse ;  né  dans  la  médiocrité,  dont  les  voies  ne  sont  pas 
peut-être  moins  rudes,  accablé  d'afflictions  dans  la  force  de 
mon  âge,  ô  mon  Dieu  !  si  vous  n'étiez  pas,  ou  si  vous  n'étiez 
pas  pour  moi  ;  seule  et  délaissée  dans  ses  maux ,  où  mon 
âme  espérerait-elle?  Serait-ce  à  la  vie,  qui  m'échappe  et  me 
mène  vers  le  tombeau  par  les  détresses?  Serait-ce  à  la 
mort,  qui  anéantirait,  avec  ma  vie,  tout  mon  être?  Ni  la 
vie  ni  la  mort,  également  à  craindre,  ne  pourraient  adoucir 
ma  pehie  ;  le  désespoir  sans  bornes  serait  mon  partage...  Je 
m'égare,  et  mon  faible  esprit  sort  des  bornes  qu'il  s'est 
prescrites.  Vous  qui  dispensez  l'éloquence  comme  tous  les 
autres  talents;  vous  qui  envoyez  ces  pensées  et  ces  expres- 
sions qui  persuadent,  vous  savez  que  votre  sagesse  et  votre 
infinie  providence  sont  l'objet  de  tout  ce  discours  :  c'est  le 
noble  sujet  qui  nous  est  proposé  par  les  maîtres  de  la  pa- 
role; et  quel  autre  serait  plus  propre  à  nous  inspirer  digne- 
ment? Toutefois,  qui  peut  le  traiter  avec  l'étendue  qu'il 
mérite?  Je  n'ose  me  livrer  à  tous  les  sentiments  qu'il  excite 
au  fond  de  mon  cœur.  Qui  parle  long-temps,  parle  trop  sans 
doute,  dit  un  homme  illustre.  Je  ne  connais  point,  con- 
tinue-t-il,  (le  discours  oratoire  oîi  il  n'y  ait  des  longueurs. 
Tout  art  a  son  endroit  faible.  Quelle  tragédie  est  sans  rem- 
plissage, quelle  ode  sans  strophes  inutiles  '  ?  Si  cela  est  ainsi. 
Messieurs,  comme  l'expérience  le  prouve,  quelle  retenue 
ne  dois-je  pas  avoir  en  m'exprimant,  pour  la  première  fois, 
dans  l'assemblée  la  plus  polie  et  la  plus  éclairée  de  l'uni- 
vers !  Ce  discours  si  faible  aura  pour  juge  une  compagnie 
qui  l'est,  par  son  institution,  de  tous  les  genres  de  littéra- 
ture; une  compagnie  toujours  enviée  et  toujours  respectée 
dès  sa  naissance,  où  les  places,  recherchées  avec  ardeur, 

'  Cette  citation  est,  extraite  d'uno  lettre  que  Voltaire  écrivait  .^  Vauvenar- 
gues  lui-même,  et  que  celui-ci  avait  dû  recevoir  a^sez  récemment;  car  elle 
porte  la  date  de  1 7/i5,  et  l'on  sait  que  ce  Discours  fut  écrit  pour  le  concours  à'ïi- 
loquence  de  cette  nirmo  année. —  G. 


182  DISCOURS 

sont  le  terme  de  rambition  des  gens  de  lettres;  une  com- 
pagnie où  se  sont  formés  ces  grands  hommes  qui  ont  fait 
retentir  la  terre  de  leur  voix;  où  Bossuet,  animé  d'un  génie 
divin,  surpassa  les  orateurs  les  plus  célèbres  de  l'antiquité 
dans  la  majesté  et  le  sublime  du  discours;  où  Fénelon,  plus 
gracieux  et  plus  tendre,  apporta  cette  onction  et  cette  amé- 
nité qui  nous  font  aimer  la  vertu,  et  peignent  partout  sa 
grande  âme  ;  où  l'auteur  immortel  des  Caractères  '  donna 
des  modèles  d'énergie  et  de  véhémence.  Je  ne  parlerai  pas 
de  ces  poètes,  l'ornement  et  la  gloire  de  leur  siècle,  nés 
pour  illustrer  leur  patrie  et  servir  de  modèles  à  la  postérité. 
Je  dois  un  hommage  plus  tendre  à  celui  '  qui  excite  du  tom- 
beau nos  faibles  voix  par  l'espoir  flatteur  de  la  gloire,  à  qui 
l'éloquence  fut  si  chère  et  si  naturelle,  dans  un  siècle  en- 
core peu  instruit;  ce  tribut  que  j'ose  lui  rendre  me  ramène 
sans  violence  à  mon  déplorable  sujet.  A  la  vue  de  tant  de 
grands  hommes  qui  n'ont  fait  que  paraître  sur  la  terre, 
confondus  après,  pour  toujours,  dans  l'ombre  éternelle  des 
morts,  le  néant  des  choses  humaines  s'offre  tout  entier  à 
mes  yeux,  et  je  répète  sans  cesse  ces  tristes  paroles  :  a  Le 
pauvre  et  le  riche  se  sont  rencontrés  ;  l'ignorant  et  le  sa- 
vant, celui  qui  charmait  nos  oreilles  par  son  éloquence, 
et  ceux  qui  écoutaient  ses  discours  :  la  mort  les  a  tous 
égalés,  n 

L'Éternel  partage  ses  dons  :  il  dispense  aux  uns  la  science, 
aux  autres  l'esprit  des  affaires  ;  à  ceux-ci  la  force,  à  ceux- 
là  l'adresse,  aux  autres  l'amour  du  travail  ou  les  richesses, 
afin  que  tous  les  arts  soient  cultivés,  et  que  tous  les  hommes 
s'entr'aident,  comme  nous  l'avons  vu  d'abord.  Après  avoir 
distribué  le  genre  humain  en  différentes  classes,  il  assigne 
encore  à  chacune  des  biens  et  des  maux  manifestement  com- 
pensés; et  enfin,  pour  égaler  les  hommes  plus  parfaitement 
dans  une  vie  plus  parfaite  et  plus  durable,  pour  punir  l'abus 

*  La  Bruyère,  membre  de  l'Académie  française,  ainsi  que  Bossuet  et  Fé- 
nelon. —  F. 

2  Balzac,  fondateur  du  prix  d'Éloquence  auquel  aspirait  ce  discours.—  F. 


SUR  L'LNEGALITE  DES   RICHESSES.  183 

que  le  riche  a  pu  faire  de  ses  faveurs,  pour  venger  le  faible 
opprimé,  pour  justifier  sa  bonté,  qui  éprouve  quelquefois 
dans  les  souffrances  le  juste  et  le  sage,  lui-même  anéantit 
ces  distinctions  que  sa  providence  avait  établies  ;  un  même 
tombeau  confond  tous  les  hommes  ;  une  même  loi  les  con- 
damne ou  les  absout  :  même  peine  et  même  faveur  atten- 
dent le  riche  et  le  pauvre. 

0  vous  qui  viendrez  sur  les  nues  pour  juger  les  uns  et 
les  autres,  fils  du  Dieu  très-haut,  roi  des  siècles,  à  qui  toutes 
les  nations  et  tous  les  trônes  sont  soumis,  vainqueur  delà 
mort  !  la  consternation  et  la  crainte  marcheront  bientôt  sur 
vos  traces  ;  les  tombeaux  fuiront  devant  vous  :  agréez,  dans 
ces  jours  d'horreur,  les  vœux  humbles  de  l'innocence; 
écartez  loin  d'elle  le  crime  qui  l'assiège  de  toutes  parts,  et 
ne  rendez  pas  inutile  votre  sang  versé  sur  la  croix  ^  ! 

1  Ce  ^discours  ne  fut  pas  couronné,  et  n'obtint  pas  même  de  mention  (voir 
notre  Eloge  de  Vauvenargues)  ;  un  écrivain,  du  nom  de  Daillot,  fort  obscur, 
pour  ne  pas  dire  ignoré,  remporta  le  prix.  Son  travail  très-court,  et  d'ailleurs 
assez  faible,  a  cependant  un  bon  passage  sur  les  différents  genres  d'inégalité, 
et  sur  leur  nécessité  dans  l'intérêt  de  l'assistance  mutuelle,  et,  par  suite,  de 
la  sociabilité  universelle.  L'auteur  se  place  surtout  au  point  de  vue  religieux, 
et  l'on  peut  croire  qu'il  l'emporta  par  la  pureté  des  doctrines,  bien  que  Vau- 
venargues  soit  ici,  plus  que  partout  ailleurs,  d'une  orthodoxie  irréprochable, 
ot,  cette  fois,  tout  à  fait  décidée.  —  G. 


ELOGE 


DE  LOUIS  XV 


Rien  ne  caractérise  un  mauvais  règne  comme  la  flatterie 
portée  à  l'excès,  et  je  n'ai  jamais  lu  la  vie  de  Louis  XIV 
sans  être  étonné  qu'un  si  grand  roi  ait  été  loué  comme  un 
tyran.  Il  n'y  a  point  de  louanges  qu'on  n'ait  employées  et 
en  quelque  sorte  épuisées  pour  flatter  son  âme  ambitieuse  ; 
et,  après  cet  emportement  qui  ne  fait  que  farder  sa  gloire, 
il  semble  qu'il  ne  soit  resté  que  le  silence  aux  vertus  de  son 
successeur  :  mais  un  silence  si  respectueux  marquera  peut- 
être  mieux  laforce  de  son  caractère  supérieur  àl'adulation, que 
les  plus  pompeuses  paroles.  Oui,  j'ose  dire  que  les  louanges 
les  plus  recherchées  seraient  moins  assorties  au  caractère 
de  ses  sentiments  ;  il  fallait  que  sa  modestie  incorruptible 
reçût  ce  témoignage  singulier,  et  ce  nouvel  hommage  atten- 
dait sa  vertu.  Toutefois  je  ne  dois  pas  craindre,  dans 
l'obscurité  qui  me  cache,  d'épancher  mon  cœur  sur  sa  vie, 
et  ma  faible  voix,  de  si  loin,  n'offensera  pas  son  oreille. 
Grand  Roi,  permettez-moi  du  moins  d'admirer  cette  mo- 
destie qui  mérite  à  si  juste  titre  les  louanges  qu'elle  refuse, 
cette  haute  modération  qui  ne  s'est  jamais  démentie,  cette 
inépuisable  sagesse....  Je  n'entreprendrai  pas  démarquer 
tous  les  dons  que  le  ciel  a  versés  sur  vous;  détourné  d'un 
travail  si  noble  par  d'autres  devoirs,  je  laisse  à  des  mains 
plus  savantes  ce  vaste  sujet. 

Un  roi  révéré  de  ses  peuples,  protecteur  sévère  des  lois 
et  de  l'innocence  opprimée,  montra,  dans  un  siècle  barbare, 
la  même  sagesse  sur  le  même  trône.  Aidé  d'un  ministre 
fidèle,  partageant  avec  lui  les  soins  de  son  État  et  l'amoui' 


ELOGi;  DE  LOUIS  XV.  18.j 

de  la  paix,  et  l'ardeur  du  travail,  et  le  zèle  du  bien  public, 
sou  règne  semble  avoir  été  le  glorieux  modèle  du  vôtre. 
Mais  ni  ce  sage  roi  n'était  né  sur  le  trône  \  ni  son  heureux 
ministre,  élevé  de  bonne  heure  à  cet  éminent  caractère,  n'a 
eu  la  destinée  du  vôtre.  Il  était  réservé  à  ce  siècle  de  voir 
un  roi  né  dans  la  pourpre,  rassemblant  dans  une  jeunesse 
si  exposée  à  la  séduction,  avec  toutes  les  qualités  du  trône, 
les  vertus  d'un  particulier  ;  et  un  particulier -,  blanchi  dans 
les  conditions  ordinaires,  possédant  les  talents  d'un  roi, 
dans  la  plus  extrême  viellesse.  Pardonnez-moi,  Louis,  de 
mêler  vos  louanges  à  celles  d'un  sujet  honoré  par  vous- 
même  d'une  si  constante  affection,  et  d'une  si  pleine  con- 
fiance \  Vous  avez  fait  paraître  aux  yeux  de  l'univers  ce  que 
d'autres  ont  déjà  dit  :  que  la  sagesse  sait  rapprocher  sans 
effort  toutes  les  conditions  et  tous  les  âges,  et  que  le  cœur 
d'un  jeune  et  magnanime  prince  ne  peut  être  fixé  que  par 
les  avantages  et  les  grâces  de  la  vertu.  Vous  l'aviez  ren- 
contrée dans  ce  sage  vieillard  avec  ces  immortels  attraits,  et 
vos  mains  royales  décoraient  de  tous  les  dons  de  la  fortune 
sa  vie  défaillante.  Maintenant  ce  puissant  génie  veille  dans 
le  sein  de  la  mort  sur  les  destinées  de  l'État,  et  ses  mânes, 
pleins  des  désordres  et  des  troubles  de  l'univers,  se  conseil- 
lent dans  le  silence  et  l'obscurité  du  tombeau  ^  N'appréhen- 
dez rien,  ombre  illustre,  du  cours  inconstant  des  affaires; 
quoi  que  la  fortune  entreprenne,  votre  place  est  marquée 
chez  la  postérité,  et  vous  aurez  le  sort  de  ces  deux  grands 


'  Il  s'agit  d'Henri  IV  et  de  son  ministre  Sully.  On  pourrait  s'étonner  du  mot 
harhare  appliqué  au  temps  d'Henri  IV,  si  l'on  ne  savait  que  pour  Vauvenar- 
gues,  comme  pour  le  xviri*  siècle  en  général,  la  barbarie  ne  cesse  qu'à  Ri- 
chelieu, comme  la  littérature  ne  commence  qu'à  Corneille.  —  G. 

-  L'abbé,  puis  cardinal  Fleury,  d'abord  précepteur,  puis  premier  ministre 
de  Louis  XV,  après  le  duc  de  Bourbon.  —  G. 

^  Voltaire  qui,  quatre  ans  pliis  tard  (17'(8),  écrivait  à  son  tour  un  Pané  ■ 
(jijrique  de  Louis  A'F,  dit  à  peu  près  de  même  :  «  Vous  pardonnez,  héros  équi- 
X  table,  Héros  modeste,  vous  pardonnez,  sans  doute,  si  on  ose  mêler  l'éloge 
<<  de  vos  sujets  à  celui  du  père  de  la  patrie!  vous  les  avez  choisis.  »  —  G. 

'*  Cette  phrase  est  bien  celle  du  manuscrit;  mais  il  faut  reconnaître  qu'elle 
est  au  moins  obscure.  Qu'est-ce  que  des  mânes  pleins  des  désordres  de  l'uni- 
vers, et  se  conseillant  dans  le  silence  du  tombeau  ?  —  G. 


18G  ÉLOGE 

ministres \  accusés  en  mourant  par  la  haine  publique,  et, 
depuis,  toujours  admirés;  la  gloire  du  Roi  votre  maître  vous 
assure  cette  haute  et  immortelle  destinée.  Que  ne  pouvez- 
vous  du  cercueil,  affranchi  des  lois  de  la  mort,  lui  rendre 
à  lui-même  témoignage!  Oh  !  si  vous  étiez  à  ma  place,  que 
n'aurions-nous  pas  lieu  d'attendre  !  Vous  avez  été  le  témoin 
des  prodiges  de  son  enfance  :  quel  prince  fut  jamais,  dans 
la  force  de  l'âge,  ou  plus  ferme,  ou  plus  juste,  ou  plus  im- 
pénétrable, ou  plus  attaché  aux  devoirs  et  aux  bienséances 
du  trône?  Quel  céda  jamais  moins  à  l'importunité  et  aux 
cabales,  ou  même  à  ses  propres  penchants  2?  Vous  diriez 
qu'il  n'est  pas  le  maître  de  ses  grâces  :  la  raison  dispose  de 
tout;  et  cette  foule  d'hommes  inutiles,  mais  avides,  qui 
assiègent  éternellement  les  princes  faibles,  s'éloigne  de  lui. 
Louis  XIV  s'était  piqué  d'avoir  une  cour  magnifique,  et  la 
gloire  du  Roi  sera  d'en  avoir  banni  l'intérêt.  C'est  à  vous, 
messieurs,  de  le  dire,  vous  qui  avez  l'honneur  de  l'appro- 
cher, vous  que  sa  seule  familiarité  attache  si  tendrement  à 
lui,  et  qui,  n'ayant  encore  que  de  la  vertu,  voyez  sans  re- 
gret toutes  ses  grâces  consacrées  aux  services  :  vous  savez 
qu'il  a  des  amis  sans  avoir  de  favoris,  que  l'on  n'aime  en 
lui  que  lui-même,  et  qu'il  jouit  sur  le  trône  des  douceurs 
de  toutes  les  conditions,  parce  qu'il  en  a  les  vertus.  0  rare 
merveille!  un  monarque  qui  inspire  sa  modération  à  tant 
d'hommes  qui  l'environnent,  et  à  ce  qu'il  a  de  plus  cher  ! 

1  Richelieu  et  Mazarin.  Vauvenargues,  qui  avait  le  goût  des  grandes  af- 
faires et  le  respect  de  toutes  les  gloires,  ne  manque  jamais  à  défendre  la  mé- 
moire de  ces  deux  grands  ministres.  —  G. 

-  Voilà  un  éloge  que  Louis  XV  ne  devait  pas  mériter  longtemps.  En  lisant 
ces  pages,  qui  ne  comptent  pas,  du  reste,  parmi  les  meilleures  de  Vauvenar- 
gues, il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  les  écrivait,  loin  de  la  cour,  en  17/i/i,  c'est- 
à-dire  au  seul  moment  de  son  règne  où  Louis  XV  fit  preuve  d'énergie,  ou,  du 
moins,  de  bonne  volonté.  Il  avait  annoncé  qu'il  prendrait  en  mains  les  affaires, 
il  allait  se  mettre  à  la  tète  de  son  armée,  faire  deux  campagnes,  dont  la  se- 
conde fut  signalée  par  la  victoire  de  Fontenoi,  et  recevoir  le  surnom  de  Bien- 
aimé.  D'un  autre  côté,  les  désordres  de  sa  vie  privée  commençaient  à  peine; 
sa  liaison  avec  la  duchesse  de  Chàteauroux  avait  passé  presque  inaperçue  ; 
l'élévation  prochaine  de  mademoiselle  Poisson  ne  pouvait  être  encore  prévue, 
et  la  France  n'avait  point  encore  eu  à  souffrir  du  règne  scandaleux  des  favo- 
rites. —  G. 


DE  LOUIS  XV.  187 

Qu'il  est  aimable  d'être  encore,  sur  le  trône,  homme 
comme  nous,  et  qu'il  est  admirable  de  savoir  être  homme, 
sans  cesser  pourtant  d'être  roi  ! 

Peuples,  je  pourrais  vous  parler  de  la  prospérité  de  tant 
d'années  coulées  dans  le  repos  et  l'abondance  par  ses  soins  ; 
mais,  touché  d'une  autre  pensée  dans  l'état  présent  des  af- 
faires, et  après  avoir  vu  moi-même  vos  plus  justes  espé- 
rances renversées,  vos  conquêtes  abandonnées,  la  gloire  de 
notre  nation  flétrie,  et  la  mort  irritée,  au  milieu  de  nos 
camps,  menaçant  nos  armées  d'une  entière  ruine;  dans  le 
deuil  de  tant  de  familles  et  l'accablement  des  impôts,  suite 
déplorable  de  la  guerre,  je  ne  vous  ferai  pas  un  tableau 
fastueux  de  nos  avantages  passés,  les  dettes  acquittées,  les 
services  payés,  l'ordre  rétabli  sans  violence,  un  État  fameux 
dans  l'Europe,  l'ancien  héritage  de  notre  ennemi,  réuni 
après  tant  de  siècles  et  par  un  traité  solennel,  fruit  de  deux 
glorieuses  campagnes,  au  trône  dont  il  émanait  ' ,  et,  pour 
dire  tout  en  un  mot,  la  France  dans  un  tel  degré  de  répu- 
tation et  de  puissance,  qu'à  cet  événement  fatal,  le  triste 
signal  de  la  guerre  qui  désole  tant  de  royaumes,  nous  avons 
vu  le  Roi  porter  ses  armes  redoutées  jusqu'à  l'orient  de  l'Eu- 
rope, disposer  de  l'Empire  et  du  sceptre  de  Bohême,  sans 
qu'aucune  nation  ait  osé  ouvertement  se  déclarer,  sans 
qu'aucune  encore,  aujourd'hui  qu'il  a  rappelé  ses  armées, 
puisse  se  rasseoir  dans  ses  craintes.  Hélas  !  c'était  la  paix 
qui  nous  avait  donné  la  plupart  de  ces  avantages,  la  paix 
qui  faisait  fleurir  toutes  les  vertus  civiles,  mais  qui  laissait 
éteindre  tous  les  grands  talents,  la  sagesse,  la  prospé- 
rité, l'autorité  du  Roi  paraissant  les  rendre  inutiles  ;  la  paix, 
dis-je,  qui  nous  reproche  et  l'énervement  des  courages  et  la 
corruption  des  esprits,  et  que,  pour  ces  raisons,  je  ne  veux 
plus  louer'.  Mais  nous  devons  du  moins  cette  justice  au 

'  Par  le  traité  de  Vienne,  qui  fut  arrêté  dès  1735,  mais  ne  fut  signé  qu'en 
1738,  l'empereur  Charles  VI  cédait  à  Stanislas  Leczinski  la  Lorraine,  qui 
devait,  après  la  mort  de  ce  prince,  revenir  irrévocablement  à  la  France.  — G. 

*  Vauvenargucs  n'aime  pas  la  paix.  Il  dira  dans  ses  Maximes  :  «  La  paix 
t  rend  les  peuph's  plus  lioureiix  et  les  hommes  plus  faibles.  —  La  paix,  qui 


188  ÉLOGE 

Roi,  que,  si  le  succès  de  la  guerre  n'est  pas  tel  qu'on  pouvait 
l'attendre,  le  seul  intérêt  de  l'État  et  la  seule  équité  l'ont 
porté  à  l'entreprendre  ;  jamais  une  injuste  ambition  n'a  fait 
le  malheur  de  ses  peuples  ;  non,  jamais  l'ambition  n'a  vaincu 
sa  grande  âme.  Tout  l'univers  le  sait,  tant  qu'il  a  pu  tenir 
la  concorde  parmi  les  princes,  il  l'a  fait,  au  prix  même,  si 
j'ose  le  dire,  de  sa  propre  gloire.  Vous  n'avez  pas  toujours 
recherché  cet  éloge,  grand  Roi  qui  l'avez  précédé  1  Votre 
courage  altier,  ennemi  du  repos,  vous  a  quelquefois  em- 
porté. Qui  osera  blâmer  vos  erreurs?  Vous  n'aviez  pas  les 
grands  exemples  que  vous  avez  laissés  au  Roi  instruit  par 
vos  expériences  et  par  vos  dernières  paroles;  les  tristes 
suites  de  l'ostentation  et  de  la  gloire  n'avaient  pas  paru  à 
vos  yeux.  Si  vous  fassiez  né  dans  les  mêmes  circonstances, 
ô  magnanime  héros  !  sans  doute  vous  auriez  régné  par  les 
mêmes  principes  et  avec  les  mêmes  vertus. 

Toutefois,  qui  peut  s'assurer  de  ce  qui  se  passe  dans  le 
cœur  des  rois^  et  de  ce  qui  détermine  leurs  volontés  ?  Un 
ordre  supérieur  à  leur  puissance  dispose  à  une  fin  impéné- 
trable toutes  leurs  pensées,  et  conduit  par  leurs  mains 
obéissantes  le  sort  des  empires.  De  là  ces  secrètes  misères 
causées  par  l'ambition  de  Louis  XIV,  au  milieu  de  l'éclat 
de  ses  victoires  ;  de  là  le  courage  du  Roi  éprouvé  par  quel- 
ques disgrâces  après  une  si  longue  et  si  surprenante  tran- 
quillité; de  là  nos  ennemis,  tout  près  d'être  accablés,  sou- 
tenus, contre  l'attente  de  tout  l'univers,  par  une  si  puissante 
protection. 

0  peuples  !  ne  nous  plaignons  plus  d'un  revers  de  peu 
de  durée.  Le  venin  contagieux  et  redoutable  de  la  maladie 
ne  travaille  plus  nos  armées  ;  la  mort  a  cessé  ses  ravages  ; 
les  tombeaux  sont  fermés  ;  de  nouveaux  défenseurs  se  ras- 
semblent sous  nos  drapeaux.  La  mollesse  avait  énervé,' dans 
le  cours  d'une  longue  paix,  le  courage  de  la  nation,  les  plai- 
sirs l'avaient  corrompue,  la  gloire  l'avait  enivrée,  et  l'adver- 

"  borne  le=;  talents  et  amollit  les  peuples,  n'est  un  bien,  ni  en  morale,  ni  en 
•■<.  poliliqiie.  >■  —  G. 


DE  LOUIS  XV.  189 

site  pouvait  seule  réveiller  l'ancienne  vertu.  Regardez 
comme,  en  un  moment,  l'insolence  de  l'ennemi  nous  a  fait 
partout  des  soldats  !  A  peine  il  menace  en  son  camp , 
l'humble  laboureur  prend  les  armes ,  le  peuple  abandonne 
ses  bourgs,  une  redoutable  jeunesse  marche  fièrement  sur 
le  Rhin.  0  fleuve  !  un  carnage  '  subit  a  vengé  vos  bords  des 
rapines  et  des  attentats  du  Croate.  Ainsi  puissent  tous  ces 
brigands,  qui  s'étaient  promis  nos  dépouilles,  trouver  leur 
tombeau  sous  vos  ondes!  Et  vous.  Prince,  l'objet  de  ce  dis- 
coui's,  puissiez-vous  toujours  triompher  des  complots  de 
vos  ennemis  !  puissiez-vous  tourner  à  leur  honte  leur  rage 
impuissante!  Trop  faible  pour  continuer  l'éloge  de  vos 
vertus,  je  m'arrête  à  faire  ces  vœux  pour  la  gloire,  pour  le 
bonheur,  et  pour  le  repos  de  vos  peuples  ^ 

'  Action  de  Chalampé.  —  C'était  l-o.  première  revanche  de  la  malheureuse 
attaire  de  Dettingen,  et  le  prélude  des  deux  belles  campagnes  de  lllid  et  de 
1745,  sur  le  Rhin  et  dans  les  Pays-Bas.  —  G. 

-  Var.  :  «  0  peuples  !  cessons  de  nous  plaindre  d'un  revers  de  peu  de  du- 
«  rée.  Le  Dieu  des  armées,  satisfait,  a  déjà  détourné  de  nous  le  nuage  de  sa 
«  colère  :  une  fièvre  aiguë  et  mortelle  ne  ravage  plus  nos  légions  ;  la  santé 
«  renaît  dans  nos  camps.  Notre  inexorable  ennemi  avait  établi  sur  nos  pertes 
«  un  espoir  rempli  d'arrogance,  et  suivait  d'un  œil  homicide  les  traces  ef- 
'<  frayantes  que  la  mort  laissait  parmi  nous;  son  ressentiment  l'aveuglait. 
«  Louis,  offensé  dans  son  trône,  a  frappé  la  terre  du  sceptre,  et  soudain  du 
«  fond  des  hameaux ,  séjour  humble  du  laboureur,  un  peuple  intrépide  a 
«  marché;  le  berger  s'est  armé  de  fer,  le  pauvre  a  quitté  sa  moisson,  et  le 
«  père  et  le  fils,  et  le  frère  et  l'époux  ont  volé  sur  le  bord  du  fleuve,  le  rem- 
«  part  de  leurs  champs  féconds.  0  terre  martiale  !  à  cabanes  !  ô  peuple  vrai- 
«  ment  redoutable  !  vaillante  milice  !  jurons  sur  ce  bord,  fatal  aux  brigands 
«  qui  s'étaient  promis  nos  dépouilles,  de  venger  la  mort  de  nos  frères  !  pro- 
"  mettons....  O  mânes  puissants!  entendez  ce  serment  terrible  :  nous  jurons 
<(  de  tremper  nos  mains  dans  le  sang  de  vos  ennemis.  Soufflez  dans  nos  cœurs 
«  votre  audace  et  votre  courage  intrépide,  combattez  cachés  dans  nos  rangs; 
«  si  quelqu'un  de  nous  vous  trahit,  qu'une  mort  soudaine  l'accable!  Et  vous 
«  dont  la  cendre  repose  sous  les  marbres  de  Saint-Denis,  fortunés  guerriers  que 
«  la  gloire  suit  dans  les  horreurs  du  tombeau  ;  hélas  !  vous  dormez  dans  la 
«  nuit  de  vos  solitaires  asiles;  un  rayon  de  votre  génie  confondait  tous  nos 
«  ennemis;  secondez,  du  sein  de  la  mort,  l'héritier  sacré  de  vos  maîtres,  veil- 
c<  lez  dans  la  nuit  sur  ses  camps;  faites-y  veiller  la  sagesse  avec  la  valeur 
«  éclairée,  et  portez  le  sommeil,  la  terreur,  l'imprudence,  dans  les  tentes  de 
«  l'ennemi  !  Que  tout  tombe,  que  tout  fléchisse  au  seul  bruit  du  nom  de 
«  Louis  !  Qu'il  puisse  redonner  la  loi  et  la  paix  à  la  terre  entièie  !  Trop 
*  faible  pour  continuer  cet  éloge  de  sa  vertu,  je  forme  ces  vœux  pour  sa 
«  gloire.  » 


TRAITE 


SUR    LE    LIBRE   ARBITRE 


11  y  a  deux  puissances  dans  les  hommes,  l'une  active  et 
l'autre  passive  :  la  puissance  active  est  la  faculté  de  se 
mouvoir  soi-même;  la  puissance  passive*  est  la  capacité 
d'être  mû. 

On  donne  le  nom  de  liberté  à  la  puissance  active  ;  ce 
pouvoir  qui  est  en  nous  d'agir  ou  de  n'agir  pas,  et  d'agir 
du  sens  qui  nous  plaît,  est  ce  que  l'on  est  convenu  d'appe- 
ler libre  arbitre.  Ce  libre  arbitre  est  en  Dieu  sans  bornes 
et  sans  restriction  ;  car  qui  pourrait  arrêter  l'action  d'un 
Dieu  tout-puissant  ?  Il  est  aussi  dans  les  hommes,  ce  libre 
arbitre  :  Dieu  leur  a  donné  d'agir  au  gré  de  leurs  volontés; 
mais  les  objets  extérieurs  nous  contraignent  quelquefois,  et 
notre  liberté  cède  à  leurs  impressions. 

Un  homme  aux  fers  a  sans  fruit  la  force  de  se  mouvoir; 
son  action  ^  est  arrêtée  par  un  ordre  supérieur,  la  liberté 

1  On  trouve  dans  les  diverses  éditions  de  Vauvènargues  un  autre  morceau 
traitant  du  môme  sujet ,  et  intitulé  Discours  sur  la  Liberté.  Cette  seconde 
pièce,  fort  courte  d'ailleurs,  diffère  peu  de  la  première,  dont  elle  ne  paraît 
être  que  l'ébauche;  aussi,  la  joignons-nous  au  traité  principal,  comme  déjà 
nous  avons  fait  pour  les  trois  versions  du  Discours  sur  le  caractère  des  diffé- 
rents siècles.  La  pensée  de  Vauvènargues  y  gagnera,  et  le  lecteur  n'y  perdra 
rien,  car  il  retrouvera  ce  second  morceau  tout  entier,  à  titre  de  variantes  ou 
d'additions  au  premier.  —  G. 

-  Ces  deux  mots  sont  contradictoires  et  ne  peuvent  être  ioints;  la  passivité 
exclut  l'idée  de  puissance.  —  G. 

^  Dans  tout  ce  discours,  Vauvènargues  confond  la  volonté  avec  Vaction,  et 
c'est  ici  que  la  confusion  commence.  11  cite  l'exemple  d'un  homme  jeté  en 
prison,  ou  mis  à  la  torture;  sans  doute,  dans  ces  deux  cas,  l'homme  ne  reste 
pas  maître  de  son  action,  mais  il  reste  maître  de  sa  volonté.  Sa  liberté  ne 
meurt  pas  dans  les  chaînes,  car  il  est  libre,  sous  le  poids  de  ces  chaînes  mê- 
mes, de  maudire  ses  juges  ou  de  leur  pardonner,  et  de  montrer  que  son  àme 


TRAITÉ   SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  Î91 

meurt  sous  ses  chaînes  ;  un  misérable  à  la  torture  retient 
encore  moins  de  puissance  ;  le  premier  n'est  contraint  que 
dans  l'action  du  corps,  celui-ci  ne  peut  pas  même  varier  ses 
sentiments  ;  le  corps  et  l'esprit  sont  gênés  dans  un  degré 
presque  égal  ;  et,  sans  chercher  des  exemples  si  loin  de 
notre  sujet,  les  odeurs,  les  sons,  les  saveurs,  tous  les  ob- 
jets des  sens,  et  tous  ceux  des  passions,  nous  affectent  mal- 
gré nous;  personne  n'en  disconviendra.  Notre  âme  a  donc 
été  formée  avec  la  puissance  d'agir ,  mais  il  n'est  pas  tou- 
jours en  elle  de  conduire  son  action  :  cela  ne  peut  se  mettre 
en  doute. 

Les  hommes  ne  sont  pas  assez  aveuglés  pour  ne  pas  aper- 
cevoir une  si  vive  lumière,  et  pourvu  qu'on  leur  accorde 
qu'ils  sont  libres  en  d'autres  occasions,  ils  sont  contents. 
Or,  il  est  impossible  de  leur  refuser  ce  dernier  point  :  il  y 
aurait  de  la  mauvaise  foi  à  le  nier  ;  cependant  ils  se  trom- 
pent dans  les  conséquences  qu'ils  en  tirent;  car  ils  regar- 
dent cette  volonté  qui  conduit  leurs  actions  comme  le  pre- 
mier principe  de  tout  ce  qui  est  en  eux,  et  comme  un  principe 
indépendant  ;  sentiment  qui  est  faux  de  tout  point,  car  la 
volonté  n'est  qu'un  désir  qui  n'est  point  combattu,  qui  a 
son  objet  en  sa  puissance,  ou  qui  du  moins  croit  l'avoir;  et 
même,  en  supposant  que  ce  n'est  pas  cela,  on  n'évite  pas 
de  tomber  dans  une  extrême  absurdité.  Suivez  bien  mon 
raisonnement;  je  demande  à  ceux  qui  regardent  cette 
volonté  souveraine  comme  le  principe  suprême  de  tout  ce 
qu'ils  trouvent  en  eux  :  S'il  est  vrai  que  la  volonté  soit  en 
nous  le  premier  principe,  tout  ne  doit-il  pas  dériver  de  ce 
fonds  et  de  cette  cause?  Cependant  combien  de  pensées  qui 
ne  sont  pas  volontaires  !  combien  même  de  volontés  oppo- 
sées les  unes  aux  autres  !  quel  chaos  !  quelle  confusion  !  Je 
sais  bien  que  l'on  me  dira  que  la  volonté  n'est  la  cause  que 

est  encore  capable  de  volonté^  dans  le  moment  môme  où  son  corps  n'est  plus 
capable  d'action;  sa  liberté  ne  meurt  pas  dans  les  tortures,  car,  cette  souf- 
france ({ui  vient  à  bout  de  sa  chair,  il  est  libre  encore  de  la  dominer  par  la 
volontc',  et  de  prouver,  comme  les  martyrs,  par  exemple,  que  si  le  bourreau 
peut  réduire  le  corps,  il  ne  peut,  du  moins,  réduire  l'àme.  —  G. 


192  ÏKÂITE 

de  nos  actions  volontaires,  et  que  c'est  seulement  alors 
qu'elle  est  principe  indépendant.  C'est  déjà  m' accorder 
beaucoup  ;  mais  ce  n'est  pas  encore  assez,  et  je  nie  que  la 
volonté  soit  jamais  le  premier  principe  ;  c'est,  au  contraire, 
le  dernier  ressort  de  l'âme,  c'est  l'aiguille  qui  marque  les 
heures  sur  une  pendule  et  qui  la  pousse  à  sonner.  Je  con- 
viens qu'elle  détermine  nos  actions  ;  mais  elle  est  elle-même 
déterminée  par  des  ressorts  plus  profonds,  et  ces  ressorts 
sont  nos  idées  ou  nos  sentiments  actuels  ;  car,  encore  que 
la  volonté  éveille  nos  pensées,  et  assez  souvent  nos  actions, 
il  ne  peut  suivre  de  là  qu'elle  en  soit  le  premier  principe  ; 
c'est  précisément  le  contraire,  et  l'on  n'a  point  de  volonté 
qui  ne  soit  un  effet  de  quelque  passion  ou  de  quelque 
réflexion. 

Un  homme  sage  est  mis  à  une  rude  épreuve;  l'appât  d'un 
plaisir  trompeur  met  sa  raison  en  péril  ;  mais  une  volonté 
plus  forte  le  tire  de  ce  mauvais  pas  :  vous  croyez  que  sa 
volonté  rend  sa  raison  victorieuse  ?  Si  vous  y  pensez  tant 
soit  peu,  vous  découvrirez,  au  contraire,  que  c'est  sa  raison 
toute  seule  qui  fait  varier  sa  volonté  ;  cette  volonté,  com- 
battue par  une  impression  dangereuse,  aurait  péri  sans  ce 
secours.  11  est  vrai  qu'elle  vainc  un  sentiment  actuel,  mais 
c'est  par  des  idées  actuelles,  c'est-à-dire,  par  sa  raison.  Le 
même  homme  succombe  en  une  autre  occasion  ;  il  sent  irré- 
sistiblement que  c'est  parce  qu'il  le  veut  :  qu'est-ce  donc 
qui  le  fait  agir  ?  Sans  doute  c'est  sa  volonté  ;  mais  sa  volonté" 
sans  règle  s' est-elle  formée  de  soi  ?  n'est-ce  pas  un  senti- 
ment qui  l'a  mise  dans  son  cœur?  Rentrez  au  dedans  de 
vous-mêmes;  je  veux  m'en  rapporter  à  vous  :  n'est-il  pas 
manifeste  que  dans  le  premier  exemple  ce  sont  des  idées 
actuelles  qui  surmontent  un  sentiment,  et  que  dans  celui-ci 
le  sentiment  prévaut,  parce  qu'il  se  trouve  plus  vif,  ou  parce 
que  les  idées  sont  plus  faibles?  —  Mais  il  ne  tiendrait  qu'à 
ce  sage  de  fortifier  ses  idées,  il  n'aurait  qu'à  le  vouloir. 
—  Oui,  le  vouloir  fortement;  mais  afin  qu'il  le  veuille 
ainsi ,  ne  faudrait-il  pas  jeter  d'autres  pensées  dans  son 


SUR  LE  LIBUE  AUIUTRE.  193 

âme,  qui  l'engagent  à  le  vouloir?  vous  n'en  disconviendrez 
pas,  si  vous  vous  consultez  bien.  Convenez  donc  avec  moi 
que  nous  agissons  souvent  selon  ce  que  nous  voulons,  mais 
que  nous  ne  voulons  jamais  que  selon  ce  que  nous  sentons, 
ou  selon  ce  que  nous  pensons  :  nulle  volonté  sans  idées  ou 
sans  passions  qui  la  précèdent  '. 

—  Un  homme  tire  sa  bourse,  me  demande  pair  ou  non  : 
je  lui  réponds  l'un  ou  l'autre.  N'est-ce  pas  ma  volonté  seule 
qui  détermine  ma  voix  ?  Y  a-t-il  quelque  jugement  ou 
quelque  passion  qui  devance?  L'on  ne  voit  pas  plus  de  raison 
à  croire  que  c'est  pair  qu'impair  ;  donc  ma  volonté  naît  de 
soi,  donc  rien  ne  la  détermine.  —  Erreur  grossière  :  ma 
volonté  pousse  ma  voix;  le  pair  et  l'impair  sont  possibles  ; 
l'un  est  aussi  caché  que  l'autre,  aucun  n'est  donc  plus  ap- 
parent; mais  il  faut  dire  pair  ou  non,  et  le  désir  du  gain 
m'échauffe;  les  idées  de  pair  et  d'impair  se  succèdent  avec 
vitesse,  mêlées  de  crainte  et  de  joie  ;  l'idée  de  pair  se  pré- 
sente avec  un  rayon  d'espérance  ;  la  réflexion  est  inutile,  il 
faut  que  je  me  détermine,  c'est  une  nécessité;  et,  sur  cela, 
je  dis  pair,  parce  que  pair  en  ce  moment  se  présente  à  mon 
esprit. 

Cherchez-vous  un  autre  exemple?  Levez  vos  bras  vers  le 
ciel  :  c'est  autant  que  vous  le  voudrez  que  cela  s'exécutera; 
mais  vous  ne  le  voudrez  que  pour  faire  un  essai  du  pouvoir 
de  la  volonté,  ou  par  quelque  autre  motif;  sans  cela,  je 
vous  assure  que  vous  ne  le  voudrez  pas  \  Je  prends  tous 
les  hommes  à  témoin  de  ce  que  je  dis  là  ;  j'en  appelle  à 

•  Add.  :  ;<  En  sorte  que  toutes  nos  fautes  sont  des  erreurs  de  notre  esprit 
«  ou  de  notre  cœur.  » 

*  Var.  :  «  Lorsque  je  lève  la  main,  c'est  pour  faire  un  essai  de  ma  liberté, 
"  ou  par  quelque  autre  raison  ;  lorsqu'on  me  propose  au  jeu  de  choisir  pair 
«  ou  impair,  pendant  que  les  idées  de  l'un  et  de  l'autre  se  succèdent  dans 
<t  mon  esprit  a\  ec  vitesse,  mêlées  d'espérance  et  de  crainte,  si  je  choisis  pair, 
«  c'est  parce  que  la  nécessité  de  faire  un  choix  s'offre  à  ma  pensée  au  mo- 
«  nient  que  pair  y  est  présent.  Qu'on  propose  toi  exemple  qu'on  voudra,  je 
"<  démontrerai  à  un  homme  de  bonne  foi  que  nous  n'avons  aucune  volonté  qui 
'<  ne  soit  précédée  par  quelque  sentiment,  par  quelque  raisonnement  qui 
«  la  font  naître.  Il  est  vrai  que  la  volonté  a  aussi  le  pouvoir  d'exciter  nos 
«  idées;  mais  il  faut  qu'elle-même  soit  déterminée  auparavant  par  quelque 
'<  cause.  » 

13 


194  TKÂIÏE 

leur  expérience.  J'exposerai  des  raisons  pour  prouver  mon 
sentiment  et  le  rendre  inébranlable  par  un  accord  merveil- 
leux ;  mais  je  crois  que  ces  exemples  répandront  un  jour 
sensible  sur  ce  qui  me  reste  à  dire;  ils  aplaniront  notre 
voie.  Soyez  cependant  persuadé  que  ce  qui  dérobe  à  l'esprit 
le  mobile  de  ses  actions,  n'est  que  leur  vitesse  infinie.  Nos 
pensées  meurent  au  moment  où  leurs  effets  se  font  con- 
naître; lorsque  l'action  commence,  le  principe  est  évanoui; 
la  volonté  paraît,  le  sentiment  n'est  plus;  on  ne  le  trouve 
plus  en  soi,  et  l'on  doute  qu'il  y  ait  été  '  :  mais  ce  serait  un 
vice  énorme  que  l'on  eût  des  volontés  qui  n'eussent  point  de 
principe;  nos  actions  iraient  au  hasard;  il  n'y  aurait  plus 
que  des  caprices;  tout  ordre  serait  renversé'.  Il  ne  suffit 
donc  pas  de  dire  qu'il  est  vrai  que  la  réflexion  ou  le  senti- 
ment nous  conduise  ;  nous  devons  encore  ajouter  qu'il  serait 
monstrueux  que  cela  ne  fût  pas. 

L'homme  est  faible,  on  en  convient;  ses  sentiments  sont 
trompeurs,  ses  vues  sont  courtes  et  fausses  ;  si  sa  volonté 
captive  n'a  pas  de  guide  plus  sûr,  elle  égarera  tous  ses  pas. 
Une  preuve  naturelle  qu'elle  en  est  réduite  là,  c'est  qu'elle 
s'égare  en  effet;  mais  ce  guide,  quoique  incertain,  vaut 
mieux  qu'un  instinct  aveugle;  une  raison  imparfaite  est 
beaucoup  au-dessus  d'une  absence  de  raison.  La  raison  dé- 
bile  de  l'homme  et  ses  sentiments  illusoires  le  sauvent  encore 
néanmoins  d'une  infinité  d'erreurs;  l'homme  entier  serait 
abruti  s'il  n'avait  pas  ce  secours.  Il  est  vrai  qu'il  est  impar- 
fait ;  mais  c'est  une  nécessité  :  la  perfection  infinie  ne  souffre 
point  de  partage  ;  Dieu  ne  serait  point  parfait  si  quelque 
autre  pouvait  l'être.  Non-seulement  il  répugne  qu'il  y  ait 
deux  êtres  parfaits  ;  mais  il  est  en  même  temps  impossible 
que  deux  êtres  indépendants  puissent  subsister  ensemble, 

*  Var.  :  «  Ce  qui  dérobe  à  notre  esprit  le  mobile  de  ses  volontés,  c'est  la 
«  fuite  précipitée  de  nos  idées,  ou  la  complication  des  sentiments  qui  nous 
«  agitent  ;  le  motif  qui  nous  fait  agir  a  souvent  disparu  lorsque  nous  agis- 
«  sons,  et  nous  n'en  trouvons  plus  la  trace.  « 

'  Var.  :  «  Notre  vie  ne  serait  qu'une  suite  de  caprices,  si  notre  volonté  se 
«  déterminait  d'elle-même  et  sans  motifs.  >j 


SUR  LE   LIBRE  ARBITRE.  195 

si  l'un  des  deux  est  parfait,  parce  que  la  perfection  com- 
prend nécessairement  une  puissance  sans  bornes,  éternelle, 
ininterruptible,  et  qu'elle  ne  serait  pas  telle,  si  tout  ne  lui 
était  pas  soumis.  Ainsi  Dieu  serait  imparfait  sans  la  dé- 
pendance des  hommes  :  cela  est  plus  clair  que  le  jour. 

—  Personne,  dites-vous,  ne  doute  d'un  principe  si  cer- 
tain ;  —  cependant  ceux  qui  soutiennent  que  la  volonté  peut 
tout,  et  qu'elle  est  le  premier  principe  de  toutes  nos  actions, 
ceux-là  nient,  sans  y  prendre  garde,  la  dépendance  des 
hommes  à  l'égard  du  Créateur'.  Or,  voilà  ce  que  j'attaque, 
voilà  l'objet  de  ce  discours;  je  ne  me  suis  attaché  à  prou- 
ver la  dépendance  de  la  volonté  à  l'égard  de  nos  idées,  que 
pour  mieux  établir  par  là  notre  dépendance  totale  et  con- 
tinue de  Dieu.  Vous  comprenez  bien  par  là  que  j'établis 
aussi  la  nécessité  de  toutes  nos  actions  et  de  tous  nos  désirs. 
Qu'une  conséquence  si  juste  ne  vous  effarouche  point;  je 
prétends  vous  montrer  que  notre  liberté  subsiste  malgré 
cette  nécessité  ;  je  manifesterai  l'accord  et  la  solution  de  ce 
nœud,  qui  fera  disparaître  les  ombres  qui  peuvent  encore 
nous  troubler. 

Mais,  pour  revenir  à  présent  au  dogme  de  la  dépendance, 
comment  se  peut-on  figurer  les  hommes  indépendants?  Leur 
esprit  n'est-il  pas  créé,  et  tout  être  créé  ne  dépend-il  pas 
des  lois  de  sa  création'  ?  Peut-il  agir  par  d'autres  lois  que 

'  La  volonté  dans  l'homme  ne  détruit  pas  sa  dépendance  à  l'égard  du 
Créateur,  car,  quelque  libre  usage  qu'il  fasse  de  cette  volonté,  il  n'en  reste 
pas  moins  qu'il  la  tient  du  Créateur,  et,  à  ce  titre,  la  dépendance  subsiste. 
L'auteur  suppose  qu'un  seul  acte  indépendant,  produit  par  la  créature,  dé- 
truirait l'indépendance  absolue  du  Créateur,  parce  qu'il  la  bornerait  ou  la 
suspendrait,  ne  fût-ce  qu'un  instant.  On  pourrait  lui  répondre  :  Si  vous  niez 
que  l'homme  soit  libre,  vous  accordez  du  moins  qu'il  (^iste,  c'est-à-dire  qu'il 
dispose  d'un  certain  nombre  de  jours  que  Dieu  lui  délègue,  et  vous  n'oseriez 
soutenir  que,  par  le  fait  seul  de  cette  délégation.  Dieu  cesse  d'être  éternel; 
or,  si  vous  cédez  sur  ce  point,  il  faut  céder  sur  l'autre  ;  car  pourquoi  la  part 
de  liberté  que  Dieu  nous  laisse  bornerait-elle  son  indépendance  souveraine,  si 
la  part  de  durée  qu'il  nous  accorde  n'entame  pas  son  éternité?  —  G. 

-  V(ir.  :  «L'homme  est  visiblement  dans  cette  dépendance;  ses  actions 
«  pourraient-elles  lui  appartenir,  lorsque  son  être  même  ne  lui  est  pas  pro- 
«  pre?  Dieu  même  ne  pourrait  suspendre  ses  lois  absolues  sur  notre  âme, 
<>  sans  an('antir  en  elle  toute  action  ;  un  être  qui  a  tout  reçu  ne  peut  agir  que 
«  p;vr  co  (jui  lui  a  été  donné,  et  touto  la  puissance  divine,  qui  est  infinie,  ne 


196  TRAITÉ 

par  celles  de  son  être?  et  son  être,  n'est-ce  pas  l'œuvre  de 
Dieu?  —  Dieu  suspend,  direz-vous,  ses  lois  pour  laisser  agir 
son  ouvrage.  — Mauvaise  raison  :  l'homme  n'a  rien  en  lui- 
même  dont  il  n'ait  reçu  le  principe  et  le  germe  en  sa  nais- 
sance; l'action  n'est  qu'un  effet  de  l'être;  l'être  ne  nous 
est  point  propre;  l'action  le  serait-elle?  Dieu  suspendant 
ses  lois,  l'homme  est  anéanti  ;  toute  action  est  morte  en  lui  ; 
d'où  tirerait-il  la  force  et  la  puissance  d'agir,  s'il  perdait  ce 
qu'il  a  reçu?  Un  être  ne  peut  agir  que  par  ce  qui  est  en  lui; 
l'homme  n'a  rien  en  lui-même  que  le  Créateur  n'y  ait  mis; 
donc  l'homme  ne  peut  agir  que  par  les  lois  de  son  Dieu. 
Comment  changerait-il  ces  lois,  lui  qui  ne  subsiste  qu'en 
elles,  et  qui  ne  peut  rien  que  par  elles?  Faites  donc  qu'une 
pendule  se  meuve  par  d'autres  lois  que  par  celles  de  l'ou- 
vrier, ou  de  celui  qui  la  touche?  La  pendule  n'a  d'action 
que  celle  qu'on  lui  imprime;  ôtez-en  ce  qu'on  y  a  mis,  ce 
n'est  plus  qu'une  machine  sans  force  et  sans  mouvement. 
Cette  comparaison  est  juste  pour  tout  ce  qui  est  créé  ;  mais 
il  y  a  cette  différence  entre  les  ouvrages  des  hommes  et  les 
ouvrages  de  Dieu,  que  les  productions  des  hommes  ne  re- 
çoivent d'eux  qu'un  mode,  une  forme  périssable,  et  peuvent 
être  dérangées,  détruites  ou  conservées  par  d'autres  hom- 
mes ;  mais  les  ouvrages  de  Dieu  ne  dépendent  que  de  lui, 
parce  qu'il  est  l'auteur  de  tout  ce  qui  existe,  non-seulement 
pour  la  forme,  mais  aussi  pour  la  matière.  Rien  n'ayant 
reçu  l'existence  que  de  ses  puissantes  mains,  il  ne  peut  y 
avoir  d'action  dont  il  ne  soit  le  principe'.  Tous  les  êtres  de 

«  saurait  le  rendre  indépendant.  Toutefois,  en  suivant  ces  lois  primitives 
(f  dont  je  parle,  nous  suivons  nos  propres  désirs;  ces  lois  sont  l'essence  de 
«  notre  être,  et  ne  sont  point  distinctes  de  nous-mêmes,  puisque  nous  n'exis- 
«  tons  qu'en  elles.  » 

1  L'action  n'est  que  le  mode  dont  la  volonté  est  la  substance.  Dieu  s'est  ré- 
servé la  substance  de  toutes  choses,  mais  il  abandonne  le  mode  à  notre  discré- 
tion. Sans  doute,  je  tiens  de  lui  la  volonté  à  titre  de  substance  ;  mais  je  n'en- 
reste  pas  moins  maître  de  mes  actions  à  titre  de  modes,  comme  vous  restez 
maître  des  vôtres,  sauf  impossibilité  matérielle  ;  auquel  cas,  à  défaut  d'action, 
la  volition  du  moins  subsiste,  pour  attester  invinciblement  la  volonté  humaine. 
Dans  cette  question  du  libre  arbitre,  par  exemple,  pourquoi  dis-je  oui,  pen- 
dant que  vous  dites  non?  Prétendrez-vous  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  pro- 


SUR  LE   LIBRE  ARBITRE.  197 

la  nature  n'agissent  les  uns  sur  les  autres  que  selon  ses  lois 
éternelles;  et  nier  leur  dépendance,  c'est  nier  leur  création; 
car  il  n'y  a  que  l'être  incréé  qui  puisse  être  indépendant. 
Cependant  l'homme  le  serait  dans  plusieurs  actions  de  sa 
vie,  si  sa  volonté  n'était  pas  dépendante  de  ses  idées;  sup- 
position très-absurde  et  très-impie  à  la  fois.  Je  ne  veux  pas 
vous  surprendre  ;  méditez  bien  là-dessus  :  faire  cesser  l'in- 
fluence des  lois  de  la  création  sur  la  volonté  de  l'homme, 
rompre  la  chaîne  invisible  qui  lie  toutes  ses  actions,  n'est-ce 
pas  l'affranchir  de  Dieu  ?  Si  vous  faites  la  volonté  tout  à  fait 
indépendante,  elle  n'est  plus  soumise  à  Dieu  ;  si  elle  est 
toujours  soumise  à  Dieu,  elle  est  toujours  dépendante;  rien 
n'est  si  certain  que  cela.  Comment  concevoir  cependant 
que  la  créature  se  meuve  en  quelque  instant  que  ce  soit  par 
une  impression  différente  de  celle  du  Créateur?  J'ai  prouvé 
plus  clair  que  le  jour  combien  cela  était  impossible.  Eh  I 
pourquoi  se  révolter  contre  notre  dépendance  ?  c'est  par  elle 
que  nous  somme  sous  la  main  du  Créateur  ;  que  nous  sommes 
protégés,  encouragés,  secourus  ;  que  nous  tenons  à  l'infini, 
et  que  nous  pouvons  nous  promettre  une  sorte  de  perfection 
dans  le  sein  de  l'Être  parfait.  Et  d'ailleurs  cette  dépendance 
n'éteint  point  la  liberté  qui  nous  est  si  précieuse;  je  vous 
ai  promis  d'accorder  ce  qui  paraît  incompatible;  suivez-moi 
donc  bien,  je  vous  prie.  Qu'entendez- vous  par  liberté? 
n'est-ce  pas  de  pouvoir  agir  selon  votre  volonté?  compre- 
nez-vous autre  chose  ?  prétendez-vous  rien  de  plus  ?  Non, 
vous  voilà  satisfait  :  eh  bien,  je  le  suis  aussi.  Mais  sondez- 
vous  un  moment  ;  voyez  s'il  est  impossible  que  la  volonté 
de  l'homme  soit  quelquefois  conforme  à  celle  du  Créateur  ; 
assurément,  cela  est  très-possible,  vous  ne  le  nierez  pas  : 
cependant  dans  cette  occasion  l'homme  fait  ce  que  Dieu 
veut,  il  agit  par  la  volonté  de  celui  qui  l'a  mis  au  monde, 

nonce  contradictoirement  par  vous  et  par  moi,  et  se  déjuge  par  votre  bouche 
ou  par  la  mienne  ?  Convenez  plutôt  qu'il  nous  laisse  à  tous  deux  la  liberté 
d'être  d'un  avis  contraire,  et  la  liberté  d'être  du  môme;  car  enfin,  qui  m'em- 
pêcherait absolument  d'être  du  vôtre,  ou  qui  vous  empêcherait  d'être  du  mien  ? 
—  G. 


198  TRAITE 

l'on  n'en  peut  disconvenir;  mais  cela  ne  l'empêche  point 
aussi  d'agir  de  plein  gré.  N'est-ce  pas  là  toutefois  ce  qu'on 
appelle  être  libre?  manque-t-on  de  liberté  lorsqu'on  fait  ce 
que  l'on  veut?  Vous  voyez  donc  clairement  que  la  volonté 
n'est  point  indépendante  de  Dieu,  et  que  la  nécessité  ne 
suppose  pas  toujours  dépendance  involontaire;  nous  sui- 
vons les  lois  éternelles  en  suivant  nos  propres  désirs  ;  mais 
nous  les  suivons  sans  contrainte,  et  voilà  notre  liberté.  — 
Subtilité,  direz-vous;  ce  n'est  point  agir  de  soi-même  que 
d'agir  par  une  impression  et  des  lois  étrangères.  —  Mais 
vous  raisonnez  là  sur  un  principe  faux  :  l'impression  et  les 
lois  de  Dieu  ne  nous  sont  point  étrangères  ;  elles  constituent 
notre  essence,  et  nous  n'existons  qu'en  elles.  Ne  dites-vous 
pas  :  Mon  corps,  ma  vie,  ma  santé,  mon  âme  ?  Pourquoi  ne 
diriez-vous  pas  :  Ma  volonté ,  mon  action  ?  Croyez-vous 
votre  âme  étrangère,  parce  qu'elle  vient  de  Dieu  et  qu'elle 
n'existe  qu'en  lui  ?  Votre  volonté,  votre  action,  sont  des 
productions  de  votre  âme;  elles  sont  donc  vôtres  aussi. 

—  Mais,  en  ce  cas-là,  direz-vous,  la  liberté  n'est  qu'un 
nom  ;  les  hommes  se  croyaient  libres  en  suivant  leur  vo- 
lonté; c'était  une  erreur  manifeste.  —  Vous  vous  égarez 
encore  :  les  hommes  ont  eu  raison  de  distinguer  deux  états 
extrêmement  opposés  ;  ils  ont  nommé  liberté  la  puissance 
d'agir  par  les  lois  de  leur  être,  et  nécessité  la  violence  que 
souffrent  ces  mêmes  lois.  C'est  toujours  Dieu  qui  agit  dans 
toutes  ces  circonstances;  mais  quand  il  nous  meut  malgré 
nous,  cela  s'appelle  contrainte;  et  quand  il  nous  conduit 
par  nos  propres  désirs,  cela  se  nomme  liberté  '.  Il  fallait 
bien  deux  noms  divers  pour  désigner  deux  actions  diffé- 
rentes; car,  encore  que  le  principe  soit  le  même,  le  senti- 
ment ne  l'est  pas.  Mais  au  fond,  aucun  homme  sage  n'a 
jamais  pu  ni  dû  étendre  ce  terme  de  liberté  jusqu'à  l'indé- 


*  Var.  :  «  Nous  nommons  avec  raison  liberté  la  puissance  d'agir  par  les  lois 
«  de  notre  être,  et  nécessité  la  violence  qu'elles  souffrent  des  objets  extérieurs, 
((  comme  lorsque  nous  sommes  en  prison,  ou  dans  quelque  autre  dépendance 
«  involontaire.  » 


SUR  LE   LIBRE  ARBITRE.  199 

pendance;  cela  choque  trop  la  raison,  l'expérience  et  la 
piété.  Ce  qui  fait  pourtant  illusion  aux  partisans  du  libre 
arbitre,  c'est  le  sentiment  intérieur  qu'ils  en  trouvent  dans 
leur  conscience,  car  ce  sentiment  n'est  pas  faux.  Que  ce  soit 
notre  raison  ou  nos  passions  qui  nous  meuvent,  c'est  nous 
qui  nous  déterminons  ;  il  y  aurait  de  la  folie  à  distinguer  ses 
pensées  bu  ses  sentiments  de  soi'.  Je  puis  me  mettre  au 
régime  pour  rétablir  ma  santé,  pour  mortifier  mes  sens,  ou 
pour  quelque  autre  motif  :  c'est  toujours  moi  qui  agis,  je  ne 
fais  que  ce  que  je  veux  ;  je  suis  donc  libre,  je  le  sens,  et  mon 
sentiment  est  fidèle.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  mes  vo- 
lontés ne  tiennent  aux  idées  qui  les  précèdent;  leur  chaîne 
et  leur  liberté  sont  également  sensibles;  car  je  sais,  par 
expérience,  que  je  fais  ce  que  je  veux  ;  mais  la  même  expé- 
rience m'enseigne  que  je  ne  veux  que  ce  que  mes  sentiments 
ou  mes  pensées  m'ont  dicté.  Nulle  volonté  dans  les  hommes 
qui  ne  doive  sa  direction  à  leurs  tempéraments,  à  leurs 
raisonnements  et  à  leurs  sentiments  actuels  ^ 


^  Ad.  :  (.  Tantôt  la  vérité  et  tantôt  l'opinion  nous  déterminent,  tantôt  la 
'<  passion;  et  tous  les  philosophes,  d'accord  sur  ce  point,  s'en  rapportent  à 
«  l'expérience.  —  Mais,  disent  les  sages,  puisque  la  réflexion  est  aussi  capable 
«  de  nous  déterminer  que  le  sentiment,  opposons  donc  la  raison  aux  pas- 
«  sions,  lorsque  les  passions  nous  attaquent.  —  Ils  ne  font  pas  attention  que 
«  nous  ne  pouvons  môme  avoir  la  volonté  d'appeler  à  notre  aide  la  raison, 
«  lorsque  la  passion  nous  conseille,  et  nous  préoccupe  de  son  objet.  Pour  ré- 
'<  sister  à  la  passion,  il  faudrait  au  moins  vouloir  lui  résister;  mais  la  passion 
«  vous  fera-t-elle  naître  le  désir  de  combattre  la  passion,  dans  l'absence  de  la 
«>  raison  vaincue  et  dissipée  ?  » 

2  Tout  ce  traité  se  réduit  presque  à  la  preuve  de  l'antériorité  du  sentiment 
et  de  la  réflexion  à  l'acte  volontaire,  preuve  oiseuse,  car  on  n'a  jamais  pu 
prétendre  que  l'acte  volontaire  ne  reposât  sur  rien  ;  il  lui  faut  bien  des  élé- 
ments ou  des  mobiles,  puisque  rien  ne  se  fait  de  rien.  Mais  Vauvenargues  n'y 
insiste  que  pour  en  conclure,  non-seulement  la  subordination,  mais  aussi  la  né- 
cessité de  l'acte  volontaire,  et  cette  conclusion  est  fausse.  En  effet,  que  l'acte 
volontaire  soit  simplement  conséquence  au  lieu  d'être  principe,  qu'il  soit  pré- 
venu par  le  sentiment  et  la  réflexion,  qu'importe,  si ,  à  fin  de  compte,  c'est 
le  sujet  agissant  qui  se  détermine  entre  les  diverses  impulsions  qu'il  reçoit  ou 
du  sentiment,  ou  de  la  réflexion?  Qu'importe  surtout,  s'il  a  conscience  qu'il 
pourrait  ne  pas  vouloir  ce  qu'actuellement  il  veut,  ou  vouloir  ce  qu'actuelle- 
ment il  ne  veut  pas  ?  Or,  c'est  cette  faculté  môme  qui  s'appelle  à  bon  droit  la 
liberté.  Enfin,  sentiment,  réflexion,  volition,  n'étant  que  les  attributs  d'un 
même  sujet,  pourquoi  distinguer  entre  eux,  et  donner  aux  deux  premiers  une 
puissance  indépendante  du  sujet  indivisible,  l'àme  ou  le  moi^  qui  les  renferme 


200  TRAITÉ 

Sur  cela,  l'on  oppose  encore  l'exemple  des  malheureux 
qui  se  perdent  dans  le  crime,  contre  toutes  leurs  lumières  : 
la  vérité  luit  sur  eux,  le  vrai  bien  est  devant  leurs  yeux  ; 
cependant,  ils  s'en  écartent,  ils  se  creusent  un  abîme,  ils  s'y 
plongent  sans  frayeur;  ils  préfèrent  une  joie  courte  à  des 
peines  infinies;  donc,  ce  n'est  ni  leur  connaissance,  ni  le  goût 
naturel  de  la  félicité  qui  déterminent  leur  cœur  ;  donc  c'est 
leur  volonté  seule  qui  les  pousse  à  ces  excès.  Mais  ce  rai- 
sonnement est  faible;  les  contradictions  apparentes  qui  lui 
servent  comme  d'appui  sont  faciles  à  lever  :  un  libertin  qui 
connaît  le  vrai  bien,  qui  le  veut  et  qui  s'en  écarte,  n'y  re- 
nonce nullement;  il  se  fonde  sur  sa  jeunesse,  sur  la  bonté 
divine  ou  sur  la  pénitence  ;  il  perd  de  vue  son  objet  naturel; 
l'idée  en  est  dans  sa  mémoire,  mais  il  ne  la  rappelle  pas  ; 
elle  ne  paraît  qu'à  demi;  elle  est  éclipsée  dans  la  foule; 
des  sentiments  plus  vifs  l'écartent,  la  dérobent,  l'exténuent; 
ces  sentiments  impérieux  remplissent  la  capacité  de  son 
esprit  corrompu.  Prenez  cependant  le  même  homme  au  mi- 
lieu de  ses  plaisirs  ;  présentez-lui  la  mort  prête  à  le  saisir  ; 
qu'il  n'ait  plus  qu'un  seul  jour  à  vivre;  que  le  feu  vengeur 
des  crimes  s'allume  à  ses  yeux  impurs  et  brûle  tout  autour 
de  lui  :  s'il  lui  reste  un  rayon  de  foi,  s'il  espère  encore  en 
Dieu,  si  la  peur  n'a  pas  troublé  son  âme  lâche  et  coupable, 
croyez-vous  qu'il  hésite  alors  à  fléchir  son  juge  irrité,  et  à 
se  couvrir  de  poussière  devant  la  majesté  de  Dieu,  qui  va  le 
juger  '?  Tout  ce  qu'on  peut  dire  à  cela,  c'est  que  le  bien  le 
plus  grand  ne  nous  remue  pas  toujours,  mais  celui  qui  se  fait 
sentir  avec  [le]  plus  de  vivacité.  L'illusion  est  de  confondre 

tous  deux,  au  même  titre  qu'il  renferme  l'autre  ?  Vauvenargues  lui-même  l'adit 
plus  haut  :  «  One  ce  soit  notre  raison  ou  nos  passions  qui  nous  meuvent^  c'est 
«  nous  qui  nous  déterminons  ;  il  y  aurait  de  la  folie  à  distinguer  ses  pensées 
«  ou  ses  scnî-iments  de  soi;  »  plus  loin,  il  répétera:  «  Nos  sentiments,  nos 
«  idées  ne  ihffèreîit  pas  de  nous-mêmes  ;  »  ce  seul  aveu,  arraché  par  l'évi- 
dence, répond  à  tout  son  Traité^  et  en  détruit  toute  l'argumentation. —  G. 

*  Mais  ce  remords  ou  cet  effroi,  dont  le  coupable  est  agité ,  et  dont  vous 
faites  une  si  vive  peinture,  qu'est-ce  donc,  si  ce  n'est  une  des  plus  solides 
preuves  de  cette  liberté  que  vous  lui  contestez  ?  Expliquez-moi  comment  il  se 
juge  responsable,  si  ce  n'est  pas  parce  qu'il  se  sent  libre?  —  G. 


SUR  LE    LIBRE  ARBITRE.  201 

des  souvenirs  languissants  avec  des  idées  très-vives,  ou  des 
notions  qui  reposent  dans  le  sein  de  la  mémoire  avec  des  no- 
tions présentes  et  des  sentiments  actuels.  Il  est  certain  cepen- 
dant que  des  idées  absentes  ou  des  idées  affaiblies  ne  peu- 
vent guère  plus  sur  nous  que  celles  qu'on  n'a  jamais  eues  '• 

Ce  sont  donc  nos  idées  actuelles  qui  font  naître  le  sen- 
timent, le  sentiment  la  volonté,  et  la  volonté  l'action.  Nous 
avons  très-souvent  des  idées  fort  contraires  et  des  sen- 
timents opposés  :  tout  est  présent  à  l'esprit,  tout  s'y  peint 
presque  à  la  fois;  du  moins,  les  objets  s'y  succèdent  avec 
beaucoup  de  vitesse,  et  forment  des  désirs  en  foule;  ces 
désirs  sont  combattus;  nul  n'est  proprement  volonté,  car 
la  volonté  décide  ;  c'est  incertitude,  anxiété.  Mais  les  idées 
les  plus  sensibles,  les  plus  entières,  les  plus  vives,  l'em- 
portent enfin  sur  les  autres  ;  le  désir  qui  prend  le  dessus 
change  en  même  temps  de  nom,  et  détermine  notre  action. 

Les  philosophes  nous  assurent  que  le  bien  et  le  mal  sont 
les  deux  grands  principes  de  toutes  les  actions  humaines  ; 
le  bien  produit  l'amour,  le  désir  et  la  joie;  le  mal  est  suivi 
de  tristesse,  de  crainte,  de  haine,  d'horreur  ;  les  idées  de 
l'un  et  de  l'autre  en  font  naître  le  sentiment.  Quelques-uns 
pensent  que  le  mal  agit  plus  sur  nous;  que  le  bien  ne  nous 
détermine  point  d'une  manière  immédiate,  mais  par  l'in- 
quiétude ou  malaise  qui  fait  le  fond  des  désirs.  Tout  cela 
n'est  pas  essentiel  :  que  ce  soit  par  ce  malaise,  qu'un  bien 
imparfait  laisse  en  nous,  que  le  cœur  se  détermine  ;  ou  que 

<  Var.  :  «  Le  plus  grand  bien  connu ,  dit-on ,  détermine  nécessairement 
«  notre  âme  :  oui,  s'il  est  senti  tel,  et  présent  à  notre  esprit;  mais  si  le  senti- 
"  ment  de  ce  prétendu  bien  est  affaibli,  ou  si  le  souvenir  de  ses  promesses 
«  sommeille  dans  le  sein  de  la  mémoire,  le  sentiment  actuel  et  dominant 
'<  l'emporte  sans  peine  ;  entre  deux  puissances  rivales,  la  plus  faible  est  né- 
«  cessairement  vaincue.  Le  plus  grand  bien  connu  parmi  les  hommes,  c'est 
■<  sans  difficulté  le  paradis  :  mais  lorsqu'un  homme  amoureux  se  trouve  vis- 
«  à-vis  de  sa  maîtresse,  ou  l'idée  de  ce  bien  suprême  ne  se  présente  pas  à 
«  son  esprit,  quoiqu'elle  y  soit  empreinte,  ou  elle  se  présente  si  faiblement, 
"  que  le  sentiment  actuel  et  passionné  d'un  plaisii'  volage  prévaut  sur  l'image 
«  effi;cée  d'une  éternité  de  bonheur;  de  sorte  qu'à  parler  exactement,  ce  n'est 
<(  pas  le  plus  grand  bien  connu  qui  détermine,  mais  1(^  bien  dont  le  sentiment 
■'  agit  avec  le  plus  de  force  siir  notre  ;ime,  et  dont  l'idée  nous  est  [le]  plus 
»  présente.  » 


202  TRAITE 

le  bien  et  le  mal  nous  meuvent  également  d'une  manière 
immédiate;  il  demeure  inébranlable,  dans  l'une  et  l'autre 
hypothèse,  que  nos  passions  et  nos  idées  actuelles  sont  le 
principe  universel  de  toutes  nos  volontés.  Je  crois  l'avoir 
démontré  d'une  manière  évidente  ;  mais  comme  les  exemples 
sont  bien  plus  palpables  que  les  meilleures  raisons,  je  veux 
en  donner  encore  un  '  ;  vous  y  pourrez  suivre  à  loisir  tous 
les  mouvements  de  l'esprit. 

Représentez-vous  donc  un  homme  d'une  santé  languis- 
sante et  d'un  esprit  corrompu  ;  placez-le  auprès  d'une  femme 
aussi  corrompue  que  lui  ;  l'indécence  de  cet  exemple  doit 
le  rendre  encore  plus  sensible;  d'ailleurs  il  a  ses  modèles 
dans  toutes  les  conditions.  J'unis  par  les  nœuds  les  plus 
forts,  des  cœurs  unis  par  leurs  penchants  ;  mais  je  suppose 
que  cet  homme  est  exténué  de  débauches  ;  ses  lâches  habi- 
tudes ont  détruit  sa  santé  ;  cependant  il  n'est  pas  auprès  de 
sa  maîtresse  pour  les  renouveler  toujours  ;  il  n'est  venu  que 
pour  la  voir;  sa  pensée  n'ose  aller  plus  loin,  parce  qu'il 
souffre  et  qu'il  languit;  voilà  une  résolution  prise  sur  sa 
langueur  présente  et  le  souvenir  du  passé.  Remarquez  que 
sa  volonté  ne  se  forme  pas  d'.elle-même  ;  cela  est  essentiel. 
Cette  volonté  néanmoins  ne  doit  pas  trop  nous  arrêter  :  tout 
est  vicieux  au  sein  du  vice  ;  la  sagesse  d'un  homme  faible 
est  aussi  fragile  que  lui  ;  l'occasion  en  est  le  tombeau.  Voici 
donc  déjà  l'habitude  qui  combat  les  sages  conseils.  L'habi- 
tude est  toujours  puissante,  même  sur  un  corps  languissant  ; 
pour  peu  que  les  esprits  soit  mus,  leurs  profondes  traces 
se  rouvrent,  et  leur  donnent  un  cours  plus  facile.  Près  de 
l'objet  de  son  amour,  l'homme  que  je  viens  de  vous  peindre 
éprouve  ce  fatal  pouvoir;  son  sang  circule  avec  vitesse,  sa 
faiblesse  même  s'anime,  ses  craintes  et  ses  réflexions  dis- 
paraissent comme  des  ombres.  Pourrait-il  songer  à  la  mort 
lorsqu'il  sent  renaître  sa  vie,  et  prévoir  la  douleur  lorsqu'il 
est  enivré  de  plaisir  ?  Sa  force  et  son  feu  se  rallument.  Ce 

'  Ce  n'est  pas  un  nouvel  exemple;  Vauvcnargues  l'a  déjà  pris  plus  haut, 
mais  il  le  développe  ici  plus  longuement.  —  G. 


SUR   LE   MBRE  ARBITRi:.  203 

n'est  pas  qu'il  ait  oublié  sa  première  résolution;  peut-être 
est-elle  encore  présente  ,  mais  comme  un  souvenir  fâcheux 
qui  chancelle  et  s'évanouit;  des  désirs  plus  doux  la  com- 
battent; l'objet  de  ses  terreurs  est  loin,  le  plaisir  est  pro- 
che et  certain  ;  il  y  touche  en  mille  manières  par  les  sens  ou 
par  la  pensée  ;  le  parfum  d'une  fleur  que  l'on  vient  de  cueillir 
ne  pénètre  pas  aussi  vite  que  les  impressions  du  plaisir  ;  le 
goût  des  mets  les  plus  rares  n'entre  pas  si  avant  dans  un 
homme  aiTamé,  ni  celui  d'un  vin  délicieux  dans  la  pensée 
d'un  ivrogne.  Cependant  l'expérience  mêle  encore  quelque 
inquiétude  à  ces  sentiments  flatteurs  ;  de  secrets  retours  les 
balancent;  des  volontés  commencées  tombent  et  meurent 
aussitôt  ;  la  proximité  du  plaisir  et  la  prévoyance  des  peines 
opposent  entre  eux  ces  désirs,  les  éteignent  et  les  raniment: 
faites  attention  à  cela.  Mais  enfin  qu'est-ce  que  la  vie,  lors- 
qu'elle est  abîmée  dans  la  vue  de  la  mort,  dans  une  tristesse 
sauvage,  sans  plaisir  et  sans  liberté?  Quelle  folie  de  quitter 
le  présent  pour  l'avenir,  le  certain  pour  l'incertain  !  Les 
voluptés  les  plus  molles  trouvent  leur  contre-poison  ;  le  ré- 
gime, les  remèdes,  réparent  bientôt  les  forces.  Ce  n'est 
point  un  mal  sans  ressource  que  de  céder  à  l'occasion  ; 
une  seule  faiblesse  est-elle  sans  retour?  Dorénavant  l'on 
peut  fuir  le  danger;  mais  on  a  tant  fait  de  chemin...  Là- 
dessus  vient  un  regard  qui  donne  d'autres  pensées;  la 
crainte  et  la  raison  se  cachent,  le  charme  présent  les  dissipe, 
et  la  volonté  dominante  se  consomme  dans  le  plaisir. 

—  Mais  si  cet  homme,  direz-vous,  voulait  retenir  ses 
idées,  sa  première  résolution  ne  s'effacerait  pas  ainsi.  — 
S'il  le  voulait  bien,  d'accord;  mais  je  l'ai  déjà  dit,  et  je  le 
répète  encore,  cet  homme  ne  peut  le  vouloir  que  ses  ré- 
flexions n'aient  la  force  de  créer  cette  volonté;  or,  ses  sen- 
sations plus  puissantes  exténuent  ses  réflexions,  et  ses  ré- 
flexions exténuées  produisent  des  désirs  si  faibles,  qu'ils 
cèdent  sans  résistance  à  l'impression  des  sens'. 

*  Add.:  «.  Nous  nous  figurons  plaisamment  que  lorsque  la  passion  nous 
"  porte  i\  quelque  mal,  et  que  la  raison  nous  en  dOtourno,  il  }•  a  encore  en 


204  TRAITÉ 

Sentez  donc  dans  ces  exemples  la  vérité  des  principes  que 
j'ai  établis,  faites-en  l'application  :  le  voluptueux,  de  sang- 
froid  ,  connaît  et  veut  son  vrai  bien,  qui  est  la  vie  et  Ja 
santé;  près  de  l'objet  de  sa  passion,  il  en  perd  le  goût  et 
l'idée;  conséquemment,  il  s'en  éloigne,  il  court  après  un 
bien  trompeur.  Lorsque  la  raison  s'offre  à  lui,  son  affection 
se  tourne  vers  elle  ;  lorsqu'elle  fait  place  au  mensonge,  ou 
que,  captivée  par  l'objet  présent,  son  affection  change  aussi, 
sa  volonté  suit  ses  idées  ou  ses  sentiments  actuels;  rien  n'est 
si  simple  que  cela.  La  raison  et  les  passions ,  les  vices  et 
la  vertu  dominent  ainsi  tour  à  tour,  selon  leur  degré  de 
force  et  selon  nos  habitudes;  selon  notre  tempérament, 
nos  principes,  nos  mœurs;  selon  les  occasions,  les  pensées, 
les  objets,  qui  sont  sous  les  yeux  de  l'esprit.  Jésus-Christ 
a  marqué  cette  disposition  et  cette  faiblesse  des  hommes 
en  leur  apprenant  la  prière  :  craignez,  dit- il ,  les  tenta- 
tions; priez  Dieu  qu'il  vous  en  éloigne,  et  qu'il  vous  dé- 
tourne du  mal.  Mais  les  hommes ,  peu  capables  de  replier 
leur  esprit,  prennent  ce  pouvoir  qui  est  en  eux  d'être  mus 
indifféremment  vers  toute  sorte  d'objets  par  leur  volonté 
toute  seule,  pour  une  indépendance  totale.  Il  est  bien  vrai 
que  leur  cœur  est  maniable  en  tout  sens  ;  mais  leurs  désirs 
orgueilleux  dépendent  de  leurs  pensées,  et  leurs  pensées, 
de  Dieu  seul.  C'est  donc  dans  cette  puissance  de  nous  mou- 
voir de  nous-mêmes,  selon  les  lois  de  notre  être,  que  con- 
siste la  liberté  ;  cependant  ces  lois  dépendent  des  lois  de  la 
création,  car  elles  sont  éternelles,  et  Dieu  seul  peut  les 
changer  par  les  effets  de  sa  grâce. 

Vous  pouvez,  si  vous  le  voulez,  user  d'une  distinction, 
n'appeler  point  liberté  les  mouvements  des  passions  nés 
d'une  action  étrangère,  quoiqu'elle  soit  invisible;  vous  ne 

'(  nous  un  tiers,  auquel  il  appartient  de  décider.  Mais  ce  tiers,  quel  est-il  ?  je  * 
«  le  demande.  Je  ne  connais  dans  riionnne  que  des  sentiments  et  des  pen- 
«  sées  ;  quand  les  passions  lui  donnent  un  mauvais  conseil,  à  qui  aura-t-il 
«  recours  ?  A  sa  raison  ?  Mais  si  sa  raison  lui  dit  elle-même  d'obéir  cette  fois 
«  à  ses  passions,  qui  le  sauvera  de  l'erreur  ?  Y  a-t-il  dans  son  esprit  un  au- 
■  tre  tribunal  qui  puisse  infirmer  les  arrêts  et  les  résolutions  de  celui-ci  ?  » 


SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  205 

donnerez  ce  nom  qu'aux  seules  dispositions  qui  soumettent 
nos  démarches  aux  règles  de  la  raison  :  toutefois  ne  sortez 
point  d'un  principe  irréfutable;  reconnaissez  toujours  que 
la  raison  même,  la  sagesse  et  la  vertu  ne  sont  que  des  dé- 
pendances du  principe  de  notre  être,  ou  des  impulsions 
nouvelles  de  Dieu,  qui  donne  la  vie  et  le  mouvement  à 
tout. 

Mais,  afin  de  retenir  ces  vérités  importantes,  permettez  que 
je  les  place  sous  le  même  point  de  vue.  Nous  avons  mis 
d'abord  toute  la  liberté  à  pouvoir  agir  de  nous-mêmes  et 
de  notre  propre  gré  ;  nous  avons  reconnu  cette  puissance  en 
nous,  quoiqu'elle  y  soit  limitée  par  les  objets  extérieurs  ; 
nous  n'admettons  point  cependant  de  volontés  indépen- 
dantes des  lois  de  la  création,  parce  que  cela  serait  impie, 
et  contraire  à  l'expérience,  à  la  raison,  à  la  Foi;  mais  cette 
dépendance  nécessaire  ne  détruit  point  la  liberté;  elle  nous 
est  même  extrêmement  utile.  Que  serait-ce  qu'une  volonté 
sans  guide,  sans  règle,  sans  cause  ?  Il  est  heureux  pour  nous 
qu'elle  soit  dirigée  ou  par  nos  sentiments  ou  par  notre 
raison  ;  car  nos  sentiments,  nos  idées,  ne  diffèrent  point  de 
nous-mêmes,  et  nous  sommes  vraiment  libres,  lorsque  les 
objets  extérieurs  ne  nous  meuvent  point  malgré  nous. 

La  volonté  rappelle  ou  suspend  nos  idées  ;  nos  idées  for- 
ment ou  varient  les  lois  de  la  volonté  ;  les  lois  de  la  volonté 
sont  par  là  des  dépendances  des  lois  de  la  création;  mais 
les  lois  de  la  création  ne  nous  sont  point  étrangères,  elles 
constituent  notre  être,  elles  forment  notre  essence,  elles 
sont  entièrement  nôtres ,  et  nous  pouvons  dire  hardiment 
que  nous  agissons  par  nous-mêmes,  quand  nous  n'agissons 
que  par  elles. 

La  violence  que  nos  désirs  souffrent  des  objets  du  dehors 
est  entièrement  distincte  de  la  nécessité  de  nos  actions  : 
une  action  involontaire  n'est  point  libre;  mais  une  action 
nécessaire  peut  être  volontaire ,  et  libre,  par  conséquent. 
Ainsi  la  nécessité  n'exclut  point  la  liberté;  la  religion  les 
admet  l'une  et  l'autre;  la  Foi,  la  raison,  l'expérience,  s'ac- 


23G  TRAlTi: 

cordent  à  cette  opinion;  c'est  par  elle  que  l'on  concilie 
l'Écriture  avec  elle-même  et  avec  nos  propres  lumières  : 
qui  pourrait  la  rejeter  '  ? 

Connaissons  donc  ici  notre  sujétion  profonde;  que  l'er- 
reur, la  superstition,  se  fondent  à  la  lumière  présente  à  nos 
yeux;  que  leurs  ombres  soient  dissipées,  qu'elles  tombent, 
qu'elles  s'effacent  aux  rayons  de  la  vérité,  comme  des  fan- 
tômes trompeurs!  Adorons  la  hauteur  de  Dieu,  qui  règne 
dans  tous  les  esprits,  comme  il  règne  sur  tous  les  corps; 
déchirons  le  voile  funeste  qui  cache  à  nos  fiiibles  regards 
la  chahie  éternelle  du  monde,  et  la  gloire  du  Créateur  !  Quel 

*  Add.  :  «  Ainsi  la  libertu  et  la  nécessité  subsistent  ensemble;  ainsi  le  rai- 
«  sonncment  et  l'expérience  justifient  la  Foi,  qui  les  admet.  C'est  ce  que  M.  de 
«  Voltaire  a  parfaitement  bien  exprimé  dans  ces  beaux  vers  : 

Sur  ini  autel  de  fer,  un  Ih're  inexplicable 

Contient  de  l'avenir  l'histoire  frrévocable. 

La  main  de  l'Eternel  y  marqua  nos  désirs, 

Et  nos  chagrins  crnels,  et  nos  faibles  plaisirs. 

On  voit  la  Liberté,  cette  esclaA'e  si  fière, 

Par  d'invincibles  nœuds  en  ces  lieux  prisonnière; 

Sous  nn  joug  inconnu,  que  rien  ne  peut  briser, 

Dieu  sait  l'assujétîr,  sans  la  tyranniser; 

A  ses  suprêmes  lois  d'autant  mieux  attachée  * 

Que  sa  chaîne  à  ses  yeux  pour  jamais  est  cachée, 

Qu'en  obéissant  même,  elle  agit  par  son  choix, 

Et  souvent  aux  destins  pense  donner  des  lois. 

{Henriade,  chant  VII,  v.  28:3—296.) 

((  J'aimerais  mieux  avoir  fait  ces  douze  vers  que  le  long  chapitre  de  la  Puis- 
((  sance  de  M.  Locke.  C'est  le  propre  des  philosophes,  qui  ne  sont  que  philo- 
«'sophes,  de  dire  quelquefois  obscurément  en  un  volume  ce  que  la  poésie  et 
«  l'éloquence  peignent  beaucoup  mieux  d'un  seul  ti'ait.  «  —  Vauvenargues  se 
montre  ici  peu  reconnaissant,  car  c'est  précisément  dans  ce  long  chapitre  de 
kl  Puissance  qu'il  a  pris  son  texte  et  bon  nombre  de  ses  arguments.  Tout  son 
traité  du  Libre  Arbitre  pourrait  se  résumer  dans  cette  phrase  de  Locke  : 
«  Notre  idée  de  la  liberté  ne  va  pas  au-delà  de  la  puissance  d'agir  ou  de  ne 
«  pas  agir;  car  toutes  les  fois  que  quelque  obstacle  arrête  cette  puissance 
«  d'agir  ou  de  ne  pas  agir,  ou  que  quelque  force  vient  à  détruire  Tindiffé- 
«  renée  de  cette  puissance,  il  n'y  a  plus  de  liberté,  et  la  notion  que  nous  en 
«  avons  disparaît  tout  à  fait.  »  (Essai  sur  l'Entendement  humain.  —  Livre  II, 
chap.  XXI,  de  la  Puissance,  §  10.)  Vauvenargues  doit  plus  encore  à  Locke,  car 
il  lui  doit  l'idée,  la  méthode  et  le  titre  même  de  son  principal  ouvrage.  Locke 
avait  écrit  un  Essai  siir  V  Entendement  humain;  Vauvenargues  écrit  une  Intro- 
duction à  la  Connaissance  de  VEsprit  humain  ;  Locke  avait  vu,  et  c'est  là  peut- 
être  son  seul  titre  à  la  gloire,  que  la  psychologie,  ou  l'étude  de  l'âme  et  de  ses 
facultés,  est  le  point  de  départ  obligé  de  toute  saine  philosophie  ;  Vauvenar- 
gues déclare  de  même  que  le  premier  objet  qu'il  se  propose  c'est  l'étude  de 
l'homme  dans  son  âme  et  ses  facultés,  ou  ses  diverses  parties,  comme  il  les 
appelle. —  G. 


SUR   LE   LIBRE   ARBITRE.  207 

spectacle  admirable  que  ce  concert  éternel  de  tant  d'ou- 
vrages immenses,  et  tous  assujettis  à  des  lois  immuables  !  0 
majesté  invisible  !  votre  puissance  infinie  les  a  tirés  du  néant, 
et  l'univers  entier,  dans  vos  mains  formidables,  est  comme 
un  fragile  roseau.  L'orgueil  indocile  de  l'homme  oserait-il 
murmurer  de  sa  subordination  ?  Dieu  seul  pouvait  être  par- 
fait ;  il  fallait  donc  qu'il  soumît  l'homme  à  cet  ordre  inévi- 
table, comme  les  autres  créatures;  en  sorte  que  l'homme 
pût  leur  communiquer  son  action,  et  recevoir  aussi  la  leur. 
Ainsi,  les  objets  extérieurs  forment  des  idées  dans  l'esprit, 
ces  idées  des  sentiments,  ces  sentiments  des  volontés,  ces 
volontés  des  actions  en  nous,  et  hors  de  nous.  Une  dépen- 
dance si  noble  dans  toutes  les  parties  de  ce  vaste  univers 
doit  conduire  nos  réflexions  à  l'unité  de  son  principe;  cette 
subordination  fait  la  solide  grandeur  des  êtres  subordonnés. 
L'excellence  de  l'homme  est  dans  sa  dépendance;  sa  sujé- 
tion nous  étale  deux  images  merveilleuses,  la  puissance  in- 
finie de  Dieu,  et  la  dignité  de  notre  âme;  la  puissance  de 
Dieu,  qui  comprend  toutes  choses  ;  et  la  dignité  de  notre 
âme,  émanée  d'un  si  grand  principe,  vivante,  agissante  en 
lui,  et  participante  ainsi  de  l'infinité  de  son  être  par  une  si 
belle  union.  L'homme,  indépendant,  serait  un  objet  de  mé- 
pris; toute  gloire,  toute  ressource,  cessent  aussitôt  pour 
lui  ;  la  faiblesse  et  la  misère  sont  son  unique  partage  ;  le 
sentim.ent  de  son  imperfection  fait  son  supplice  éternel.  Mais 
le  même  sentiment,  quand  on  admet  sa  dépendance,  fait 
sa  plus  douce  espérance;  il  lui  découvre  d'abord  le  néant 
des  biens  finis,  et  le  ramène  à  son  principe,  qui  veut  le  re- 
joindre à  lui,  et  qui  peut  seul  assouvir  ses  désirs  dans  la 
possession  de  lui-même. 

Cependant,  comme  nos  esprits  se  font  sans  cesse  illusion, 
la  main  qui  forma  l'univers  est  toujours  étendue  sur 
l'homme;  Dieu  détourne  loin  de  nous  les  impressions  pas- 
sagères de  l'exemple  et  du  plaisir;  sa  grâce  victorieuse 
sauve  ses  élus  sans  combat,  et  Dieu  met  dans  tous  les 
hommes  des  sentiments  très-capables  de  les  ramener  au 


208  TUAITK 

bien  et  à  la  vérité,  si  des  habitudes  plus  fortes  ou  des  sen- 
sations plus  vives  ne  les  retenaient  dans  l'erreur.  Mais, 
comme  il  est  ordinaire  qu'une  grâce,  suffisante  pour  les  âmes 
modérées,  cède  à  l'impétuosité  d'un  génie  vif  et  sensible, 
nous  devons  attendre  en  tremblant  les  secrets  jugements 
de  Dieu,  courber  notre  esprit  sous  la  Foi,  et  nous  écrier  avec 
saint  Paul  :  0  profondeur  éternelle,  qui  peut  sonder  tes 
abîmes?  qui  peut  expliquer  pourquoi  le  péché  du  premier 
homme  s'est  étendu  sur  sa  race?  pourquoi  des  peuples  en- 
tiers, qui  n'ont  point  connu  la  vie,  sont  réservés  à  la  mort? 
pourquoi  tous  les  humains,  pouvant  être  sauvés,  sont  tous 
exposés  à  périr  '  ? 

•  ^ous  l'avons  dit  dans  notre  t^tuye  de  VuuvenaryueH,  on  ne  peut  s'étonner 
assez  de  voir  l'apôtre  le  plus  décidé  de  Vaction  contester  ici  à  rhomme  le  pou- 
voir d'agir,  et,  après  de  vains  efïbrts  pour  concilier  la  liberté  et  la  nécessité, 
conclure  pour  la  dernière.  Nous  avons  remarqué  déjà ,  nous  remarquerons 
encore  bien  des  contradictions  dans  Vauvenargues  ;  mais  celle-ci  est  la  plus 
étrange  de  toutes.  Il  est  vrai  que  cet  ouvrage  appartient  à  sa  jeunesse;  car 
le  Discours  sur  la  Liberté,  qui  en  est  le  noyau,  et  que  nous  y  avons  joint  sous 
forme  de  notes,  est  daté  du  mois  de  juillet  1737,  à  Besançon^  et  Vauvenargues 
avait  alors  22  ans  ;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  en  a  retenu  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie  les  principales  conclusions,  sinon  toutes.  Il  suffit,  pour  s'en  con- 
vaincre, de  relire  V Eloge  d'Hippolyte  de  Seytres,  et  surtout  les  Réflexions  sur 
divers  sujets,  où  cette  idée  de  Isl  nécessité  tient  tant  de  place  encore.  Faut-il  voir 
dans  cette  opinion  extrême  le  douloureux  ressentiment  des  chagrins  parti- 
culiers de  l'auteur?  Faut-il  croire  que,  trouvant  toujours  en  lui,  précisément 
parce  qu'il  a  l'âme  haute,  une  plus  grande  puissance  de  vouloir  que  d'attein- 
dre, Vauvenargues,  sous  le  coup  de  tant  d'espérances  brisées  et  de  tant  de 
bonne  volonté  perdue,  nie  la  volonté  dans  son  principe,  parce  qu'elle  est  sou- 
vent impuissante  dans  ses  effets,  et  conclut  que  l'homme  n'est  pas  libre,  parce 
que  la  volonté  ne  reçoit  pas  toujours  le  prix ,  même  des  plus  nobles  efforts  ? 
Enfin,  ne  faut-il  voir  dans  ce  traité  qu'un  exercice  et  une  œuvre  d'imitation  ? 
Nous  y  avons  trouvé  la  trace  de  Locke  ;  celles  de  Port-Royal  et  de  Malebranche 
ne  sont  pas  moins  visibles,  et  il  n'y  a  pas  loin  des  conclusions  de  Vauve- 
nargues à  la  fatalité  de  la  grâce  et  à  l'absorption  de  l'homme  en  Dieu.  D'un 
autre  côté,  le  premier  que  nous  sachions,  M.  Prevost-Paradol,  professeur  à  la 
Faculté  des  Lettres  d'Aix,  a  signalé,  dans  ses  brillantes  et  solides  leçons  sur 
Vauvenargues,  la  ressemblance  de  ce  Traité  sur  le  Libre  Arbitre  avec  la  théo- 
rie de  Spinosa  dans  V Ethique  et  dans  la  Lettre  à  Oldenlurg.  Cette  ressem- 
blance est  à  noter  en  eflet ,  car  il  est  probable  que  Vauvenargues  n'avait  pas 
luSpinosa,dont  il  ne  prononce  qu'une  seule  fois,  et  indirectement,  le  nom  dans 
ses  ouvrages  (voir  aux  Caractères,  Eumolpe,  ou  le  Mauvais  poète);  mais  il. 
suffisait  qu'il  eût  étudié  Malebranche  pour  se  rencontrer  avec  le  philosophe 
panthéiste,  car  ce  dernier  n'a  fait  que  tirer  les  conséquences  extrêmes  de  la 
théorie  du  premier.  —  G. 


SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  209 

RÉPONSES 

AUX  CONSÉOUENCES  DE  LA  NÉCESSITÉ 


1'*'    RÉPONSE. 

Je  ne  détruis  en  aucune  manière  la  nécessité  des  bonnes 
œuvres,  en  établissant  la  nécessité  de  nos  actions.  Il  est 
vrai  qu'on  peut  inférer  de  mes  principes,  que  ces  mêmes 
œuvres  sont  en  nous  des  grâces  de  Dieu,  qu'elles  ne  reçoi- 
vent leur  prix  que  de  la  mort  du  Sauveur,  et  que  Dieu  cou- 
ronne dans  les  justes  ses  propres  bienfaits;  mais  cette 
conséquence  est  conforme  à  la  Foi,  et  si  conforme,  qu'une 
autre  doctrine  lui  serait  tout  à  fait  contraire,  et  ne  pourrait 
pas  s'expliquer.  Ne  me  demandez  donc  pas  pourquoi  la  né- 
cessité des  bonnes  œuvres,  dès  que  leur  mérite  ne  vient  pas 
de  nous;  car  ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  répondre  là-dessus, 
c'est  à  l'Église.  On  vous  demanderait  aussi  pourquoi  la  mort 
de  Jésus-Christ  :  Dieu  ne  pouvait-il  pas  faire  qu'Adam  ne 
péchât  jamais?  Ne  pouvait-il  racheter  le  péché  que  par  le 
sang  de  son  fils?  Sans  doute,  un  Dieu  tout-puissant  pouvait 
changer  tout  cela  ;  il  pouvait  créer  les  hommes  aussi  heu- 
reux que  les  anges,  il  pouvait  les  faire  naître  sans  péché; 
de  même,  il  pouvait  nous  sauver  ou  nous  condamner  sans  les 
œuvres.  Qui  doute  de  ces  vérités?  Cependant  il  ne  le  veut 
pas,  et  cette  raison  doit  suffire,  parce  qu'il  n'y  a  rien  qui 
répugne  à  l'idée  d'un  être  parfait  dans  une  pareille  doctrine, 
et  que,  n'ayant  point  de  prétexte  pour  la  rejeter,  nous  avons 
l'autorité  de  l'Eglise  pour  l'accepter  ;  ce  qui  fait  pencher  la 
balance  et  décide  la  question. 

—  Mais,  poursuivez-vous,  si  c'est  Dieu  qui  est  l'auteur  de 
nos  bonnes  œuvres,  et  que  tout  soit  en  nous  par  lui,  il  est 


210  TRAITÉ 

aussi  l'auteur  du  mal,  et,  conséquemment,  vicieux;  blas- 
phème qui  fait  horreur. —  Or,  je  vous  demande  à  mon  tour, 
qu'entendez-vous  par  le  mal  ?  Je  sais  bien  que  les  vices  sont 
en  nous  quelque  chose  de  mauvais,  parce  qu'ils  entraînent 
toutes  sortes  de  désordres  et  la  ruine  des  sociétés  ;  mais  les 
maladies  ne  sont-elles  pas  mauvaises,  les  pestes,  les  inon- 
dations'? Cependant  cela  vient  de  Dieu,  et  c'est  lui  qui 
fait  les  monstres  et  les  plus  nuisibles  animaux;  c'est  lui  qui 
crée  en  nous  un  esprit  si  fini,  et  un  cœur  si  dépravé.  Que 
s'il  a  mis  dans  notre  esprit  le  principe  des  erreurs,  et  dans 
notre  cœur  le  principe  des  vices,  comme  on  ne  peut  le  nier, 
pourquoi  répugnerait-il  de  le  faire  auteur  de  nos  fautes,  et 
de  toutes  nos  actions?  Nos  actions  ne  tirent  leur  être,  leur 
mérite  ou  leur  démérite,  que  du  principe  qui  les  a  pro- 
duites ;  or,  si  nous  reconnaissons  que  Dieu  a  fait  le  principe 
qui  est  mauvais,  pourquoi  refuser  de  croire  qu'il  est  l'au- 
teur des  actions  qui  n'en  sont  que  les  effets  ?  N'y  a-t-il  pas 
contradiction  dans  ce  bizarre  refus  ?  Il  ne  sert  de  rien  de 
répondre  que  Dieu  met  en  nous  la  raison  pour  contenir  ce 
principe  vicieux,  et  que  nous  nous  perdons  par  le  mauvais 
usage  que  nous  faisons  de  notre  volonté.  Notre  volonté 
n'est  corrompue  que  par  ce  mauvais  principe,  et  ce  mauvais 
principe  vient  de  Dieu,  car  il  est  manifeste  que  le  Créateur 
adonné  aux  créatures  leur  degré  d'imperfection.  Il  n'eût  pu 
les  former  parfaites,  vu  qu'il  ne  peut  y  avoir  qu'un  seul 
être  parfait;  ainsi,  elles  sont  imparfaites,  et,  comme  impar- 
faites, vicieuses;  car  le  vice  n'est  autre  chose  qu'une  sorte 
d'imperfection  ;  mais  de  ce  que  la  créature  est  imparfaite, 
doit-on  tirer  que  Dieu  l'est?  et  de  ce  que  la  créature  impar- 
faite est  vicieuse,  peut-on  conclure  que  le  Créateur  est 
vicieux  ? 

—  Au  moins  serait-il  injuste,  direz-vous,  de  punir  dans 
les  créatures  une  imperfection  nécessaire.  —  Oui,  selon 
l'idée  que  vous  avez  de  la  justice;  mais  ne  répugne- t-il  pas 

♦  Voir,  plus  loin,  page  2i8,  le  fragment  sur  la  Providence.  —  G. 


SUR   LE  LIBRE  ARBITRE.  211 

à  cette  même  idée  que  Dieu  punisse  le  péché  d'Adam  jusque 
dans  sa  postérité,  et  qu'il  impute  aux  peuples  idolâtres  l'in- 
fraction de  lois  qu'ils  ignorent?  Que  répondez-vous  cepen- 
dant, lorsqu'on  vous  oppose  cela?  Vous  dites  que  la  justice 
de  Dieu  n'est  point  semblable  à  la  nôtre;  qu'elle  n'est  point 
dépendante  de  nos  faibles  préjugés;  qu'elle  est  au-dessus 
de  notre  raison  et  de  notre  esprit.  Eh  î  qui  m'empêche  de 
répondre  la  même  chose?  11  n'y  a  pas  de  suite  dans  votre 
créance,  ou  du  moins  dans  vos  discours;  car,  lorsqu'on  vous 
presse  un  peu  sur  le  péché  originel  et  sur  le  reste,  vous 
dites  qu'on  n'a  pas  d'idée  de  la  justice  de  Dieu;  et  lorsque 
vous  me  combattez,  vous  voulez  qu'on  y  en  attache  une  qui 
condamne  mes  sentiments ,  et  alors  vous  n'hésitez  point  à 
rendre  la  justice  divine  semblable  à  la  justice  humaine;  ainsi, 
vous  changez  les  définitions  des  choses  selon  vos  besoins.  Je 
suis  de  meilleure  foi,  je  dis  librement  ma  pensée  :  je  crois 
que  Dieu  peut  à  son  gré  disposer  de  ses  créatures,  ou  pour 
un  supplice  éternel,  ou  pour  un  bonheur  infini,  parce  qu'il 
est  le  maître,  et  qu'il  ne  nous  doit  rien  ;  je  n'ai  sur  cela 
qu'un  langage,  vous  ne  m'en  verrez  pas  changer.  Je  ne 
pense  donc  pas  que  la  justice  humaine  soit  essentielle  au 
Créateur  :  elle  nous  est  indispensable,  parce  qu'elle  est  des 
lois  de  Dieu  la  plus  vive  et  la  plus  expresse;  mais  l'auteur 
de  cette  loi  ne  dépend  que  de  lui  seul ,  n'a  que  sa  volonté 
pour  règle,  son  bonheur  pour  unique  fin.  Il  est  vrai  qu'il 
n'y  a  rien  au  monde  de  meilleur  que  la  justice,  que  l'équité, 
que  la  vertu;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  les 
hommes  est  tellement  imparfait,  qu'il  ne  saurait  convenir 
à  celui  qui  est  parfait;  c'est  même  une  superstition  que  de 
donnernos  vertus  à  Dieu.  Cependant,  il  est  juste  en  un  sens, 
il  l'a  dit,  nous  devons  le  croire;  or,  voici  quelle  est  sa  jus- 
tice :  il  donne  une  règle  aux  hommes,  qui  doit  juger  leurs 
actions,  et  il  les  juge  exactement  par  cette  règle  ;  il  n'y  dé- 
roge jamais.  Par  cette  égalité  constante  il  justifie  bien  sa 
parole,  puisque  la  justice  n'est  autre  chose  que  l'amour  de 
l'égahté;  mais  cette  égalité  qu'il   met  entre  les  hommes 


212  TRAITE 

n'est  point  entre  les  hommes  et  lui.  Peut-il  y  avoir  de  l'éga- 
lité dans  une  distance  infinie  des  créatures  au  Créateur? 
cela  se  peut-il  concevoir?  —11  se  contredit,  dites-vous,  s'il 
est  vrai  qu'il  nous  donne  une  loi  dont  il  nous  écarte  lui- 
même.  —  iNon,  il  ne  se  contredit  point  ;  sa  loi  n'est  point  sa 
volonté  ;  il  nous  a  donné  cette  loi  pour  qu'elle  jugeât  nos 
actions  ;  mais,  comme  il  ne  veut  pas  nous  rendre  tous  heu- 
reux, il  ne  veut  pas  non  plus  que  tous  suivent  sa  loi;  rien 
de  si  facile  à  connaître. 

—  Dieu  n'est  donc  pas  bon,  direz-vous.  ■ —  11  est  bon, 
puisqu'il  donne  à  tant  de  créatures  des  grâces  qu'il,  ne  leur 
doit  point,  et  qu'il  les  sauve  ainsi  gratuitement.  11  aurait 
plus  de  bonté,  selon  nos  faibles  idées,  s'il  voulait  nous  sau- 
ver tous  ;  sans  doute  il  le  pourrait,  puisqu'il  est  tout-puis- 
sant;  mais  puisqu'il  le  pourrait  et  qu'il  ne  le  fait  pas,  il 
faut  conclure  qu'il  ne  le  veut  pas,  et  qu'il  a  raison  de  ne  le 
pas  vouloir. 

—  11  le  veut,  selon  nous,  me  répondrez- vous  ;  mais  c'est 
nous  qui  lui  résistons.-  —  0  le  puissant  raisonnement  ! 
Quoi!  celui  qui  peut  tout,  peut  donc  vouloir  en  vain?  il 
manque  donc  quelque  chose  à  sa  puissance  ou  à  sa  vo- 
lonté? car  si  l'une  et  l'autre  étaient  entières,  qui  pourrait 
leur  résister?  Sa  volonté,  dit-on,  n'est  que  conditionnelle; 
c'est  sous  des  conditions  qu'il  veut  notre  salut;  mais  quelle 
est  cette  volonté  ?  Dieu  peut  tout,  il  sait  tout  ;  et  il  veut  mon 
salut,  que  je  ne  ferai  pas,  qu'il  sait  que  je  ne  ferai  pas,  et 
qu'il  tient  à  lui  d'opérer  !  Ainsi  Dieu  veut  une  chose  qu'il 
sait  qui  n'arrivera  pas,  et  qu'il  pourrait  faire  arriver!  Quelle 
étrange  contradiction  !  Si  un  homme,  sachant  que  je  veux 
me  noyer,  et  pouvant  m'en  empêcher  sans  qu'il  lui  en  coûte 
rien,  et  m'ôter  même  cette  funeste  volonté,  me  laissait  ce- 
pendant mourir  et  suivre  ma  résolution,  dirait-on  qu'il  veut 
me  sauver,  tandis  qu'il  me  laisse  périr?  Tant  de  nations 
idolâtres  que  Dieu  laisse  dans  l'erreur,  et  qu'il  aveugle 
lui-même,  comme  le  dit  l'Écriture,  prouvent -elles,  par  leur 
misère  et  par  leur  abandonnement,  que  Dieu  veut  aussi 


SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  213 

leur  salut?  Il  est  mort  pour  tous,  j'en  conviens;  c'est-à-dire 
que  sa  mort  les  a  tous  rendus  capables  d'être  lavés  des 
souillures  du  péché  originel ,  et  d'aspirer  au  ciel,  qui  leur 
était  fermé,  grâce  qu'ils  n'avaient  point  avant  ;  mais  de  ce 
que  tous  sont  rendus  capables  d'être  sauvés,  peut-on 
conclure  que  Dieu  veut  les  sauver  tous  ?  Si  vous  le  dites 
pour  ne  pas  vous  rendre,  pour  défendre  votre  opinion, 
voilà  en  effet  une  fuite;  mais  si  c'est  pour  nous  persuader, 
y  parviendrez-vous  par  là,  et  osez-vous  l'espérer  ?  Pensez- 
vous  qu'un  Américain,  d'un  esprit  simple  et  grossier,  comme 
sont  la  plupart  des  hommes,  qui  ne  connaît  pas  Jésus- 
Christ,  à  qui  l'on  n'en  a  jamais  parlé,  et  qui  meurt  dans  un 
culte  impie,  soutenu  par  l'exemple  de  ses  ancêtres,  et  dé- 
fendu par  tous  ses  docteurs;  pensez-vous,  dis-je,  que  Dieu 
veuille  aussi  sauver  cet  homme,  qu'il  a  si  fort  aveuglé? 
pensez-vous  au  moins  qu'on  le  croie  sur  votre  simple  affir- 
mation, et  vous-même  le  croyez-vous? 

—  Vous  craignez,  dites-vous,  que  ma  doctrine  ne  tende  à 
corrompre  les  hommes,  et  à  les  désespérer. — Pourquoi  donc 
cela,  je  vous  prie?  qu'ai-je  dit  à  cet  effet?  J'enseigne,  il  est 
vrai,  que  les  uns  sont  destinés  à  jouir,  et  les  autres  à  souf- 
frir toute  l'éternité;  c'est  la  créance  inviolable  de  tous  ceux 
qui  sont  dans  l'Église,  et  j'avoue  que  c'est  un  mystère  que 
nous  ne  comprenons  pas.  Mais  voici  ce  que  nous  savons  avec 
la  dernière  évidence  ;  voici  ce  que  Dieu  nous  apprend  :  ceux 
qui  pratiqueront  la  loi  sont  destinés  à  jouir,  ceux  qui  la 
transgresseront,  à  souffrir;  il  n'en  faut  pas  savoir  davantage 
pour  conduire  ses  actions,  et  pour  s'éloigner  du  mal.  J'avoue 
que  si  cette  notion  ne  se  trouve  pas  suffisante,  si  elle  ne 
nous  entraîne  pas,  c'est  qu'elle  trouve  en  nous  des  obstacles 
plus  forts  ;  mais  il  faut  convenir  aussi  que ,  bien  loin  de 
nous  pervertir,  rien  n'est  plus  capable,  au  contraire,  de  nous 
convertir;  et  ceux  qui  s'abandonnent,  dans  la  vue  de  leur 
sujétion,  agissent  contre  les  lumières  de  la  plus  simple  rai- 
son, quoique  nécessairement. 

Il  ne  faut  donc  pas  dire  que  notre  doctrine  soit  plus  dan- 


214  TRAITÉ 

gereiise  que  les  autres,  rien  n'est  moins  vrai  que  cela;  elle 
a  l'avantage  de  concilier  l'Écriture  avec  elle-même  et  vos 
propres  contradictions  ;  il  est  vrai  qu'elle  laisse  des  obscu- 
rités; mais  elle  n'établit  point  d'absurdités,  elle  ne  se  con- 
tredit pas.  Cependant  je  sais  le  respect  que  l'on  doit  aux 
explications  adoptées  par  l'Eglise;  et,  si  l'on  peut  me  faire 
voir  que  les  miennes  leur  sont  contraires,  ou  même  qu'elles 
s'en  éloignent,  quelque  vraies  qu'elles  me  paraissent,  j'y 
renonce  de  tout  mon  cœur,  sachant  combien  notre  esprit, 
sur  de  semblables  matières,  est  sujet  à  l'illusion,  et  que  la 
vérité  ne  peut  pas  se  trouver  hors  de  l'Église  catholique,  et 
du  Pape  qui  en  est  le  chef. 


T    RÉPONSE, 

On  dit  :  si  tout  est  nécessaire,  il  n'y  a  plus  de  vice. —  Je 
réponds  qu'une  chose  est  bonne  ou  mauvaise  en  elle-même, 
et  nullement  parce  qu'elle  est  nécessaire  ou  ne  l'est  pas. 
Qu'un  homme  soit  malade  parce  qu'il  le  veut,  ou  qu'il  soit 
malade  sans  le  vouloir,  cela  ne  revient-il  pas  au  même  ? 
celui  qui  s'est  blessé  lui-même  à  la  chasse  n'est-il  pas  aussi 
réellement  blessé  que  celui  qui  a  reçu  à  la  guerre  un  coup 
de  fusil  ?  et  celui  qui  est  en  délire,  pour  avoir  trop  bu,  n'est- 
il  pas  aussi  réellement  fou,  pendant  quelques  heures,  que 
celui  qui  l'est  devenu  par  maladie?  Dira-t-on  que  Dieu 
n'est  point  parfait,  parce  qu'il  est  nécessairement  parfait? 
Ne  faut-il  pas  dire,  au  contraire,  qu'il  est  d'autant  plus  par- 
fait, qu'il  ne  peut  être  imparfait?  S'il  n'était  pas  nécessai- 

*  Quand  on  rencontre  des  passages  comme  celui-ci,  où  Vauvenargues  ex- 
cède évidemment  sa  foi  et  sa  soumission  à  l'Église,  on  serait  tenté  de  croire 
qu'il  a  écrit  ce  Traité  dans  la  même  pensée  ironique  que  les  réflexions  inti- 
tulées Imitation  de  Pascal  (voir  plus  loin).  N'est-ce  pas  aux  théologiens  qu'il 
semble  en  avoir  ?  et  ne  voudrait-il  pas  leur  dire  :  puisque  vous  soutenez  la 
transmission  du  péché  originel  et  la  fatalité  de  la  grâce,  je  pars  de  là,  et,  sans 
que  vous  ayez  mot  à  répondre,  je  prétends  vous  conduire  à  la  négation  abso- 
lue de  la  liberté  humaine,  sous  peine  de  contradiction  flagrante  ?  —  G. 


SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  215 

rement  parfait,  il  pourrait  déchoir  de  sa  perfection,  à  laquelle 
il  manquerait  un  plus  haut  degré  d'excellence,  et  qui  dès 
lors  ne  mériterait  plus  ce  nom.  11  en  est  de  même  du  vice  : 
plus  il  est  nécessaire,  plus  il  est  vice  ;  rien  n'est  plus  vicieux 
dans  le  monde  que  ce  qui,  par  son  fond,  est  incapable  d'être 
bien.  —  Mais,  dira  quelqu'un,  si  le  vice  est  une  maladie  de 
notre  âme,  il  ne  faut  donc  pas  traiter  les  vicieux  autrement 
que  des  malades.  —  Sans  difficulté  :  rien  n'est  si  juste,  rien 
n'est  plus  humain  ;  il  ne  faut  pas  traiter  un  scélérat  autre- 
ment qu'un  malade  ;  mais  il  faut  le  traiter  comme  un  malade. 
Or,  comment  en  use-t-on  avec  un  malade  ?  par  exemple, 
avec  un  blessé  qui  a  la  gangrène  dans  le  bras  ?  si  on  peut 
sauver  le  bras  sans  risquer  le  corps,  on  sauve  le  bras  ;  mais 
si  on  ne  peut  sauver  le  bras  qu'au  péril  du  corps,  on  le 
coupe,  n'est-il  pas  vrai  ?  Il  faut  donc  en  user  de  même  avec 
un  scélérat  :  si  on  peut  l'épargner  sans  faire  tort  à  la  société 
dont  il  est  membre,  il  faut  l'épargner;  mais  si  le  salut  de 
la  société  dépend  de  sa  perte,  il  faut  qu'il  meure  ;  cela  est 
dans  l'ordre.  —  Mais  Dieu  punira-t-il  aussi  ce  misérable 
dans  l'autre  monde,  qui  a  été  puni  dans  celui-ci,  et  qui  n'a 
vécu  d'ailleurs  que  selon  les  lois  de  son  être?  —  Cette 
question  ne  regarde  pas  les  philosophes,  c'est  aux  théolo- 
giens à  la  décider.  —  Ah  !  du  moins,  continue-t-on,  en 
punissant  le  criminel  qui  nuit  à  la  société,  vous  ne  direz  pas 
que  c'est  un  homme  faible  et  méprisable,  un  homme  odieux. 
—  Et  pourquoi  ne  le  dirai-je  pas?  Ne  dites- vous  pas  vous- 
même  d'un  homme  qui  manque  d'esprit,  que  c'est  un  sot? 
et  de  celui  qui  n'a  qu'un  œil,  ne  dites-vous  pas  qu'il  est 
borgne?  Assurément,  ce  n'est  pas  leur  faute  s'ils  sont  ainsi 
faits.  —  Cela  est  tout  différent,  répondez-vous  :  je  dis  d'un 
hom.me  qui  manque  d'esprit,  que  c'est  un  sot  ;  mais  je  ne 
le  méprise  point.  —  Tant  mieux  ;  vous  faites  fort  bien  ;  car 
si  cet  homme,  qui  manque  d'esprit,  a  l'âme  grande,  vous 
vous  tromperiez  en  disant  que  c'est  un  homme  méprisable; 
mais  de  celui  qui  manque  en  même  temps  d'esprit  et  de 
cœur,  vous  ne  pouvez  pas  vous  tromper  en  disant  qu'il 


216  TRAITÉ 

est  méprisable,  parce  que  dire  qu'un  homme  est  méprisa- 
ble, c'est  dire  qu'il  manque  d'esprit  et  de  cœur  ;  or,  on  n'est 
point  injuste  quand  on  ne  pense  en  cela  que  ce  qui  est  vrai, 
et  ce  qu'il  est  très-impossible  de  ne  pas  penser.  A  l'égard  de 
ceux  que  la  nature  a  favorisés  des  beautés  du  génie  ou  de 
la  vertu,  il  faudrait  être  bien  peu  raisonnable  pour  se  dé- 
fendre de  les  aimer,  par  cette  raison  qu'ils  tiennent  tous 
ces  biens  de  la  nature.  Quelle  absurdité  !  Quoi  !  parce  que 
M.  de  Voltaire  est  né  poète,  j'estimerais  moins  ses  poésies? 
parce  qu'il  est  né  humain,  j'honorerais  moins  son  huma- 
nité? parce  qu'il  est  né  grand  et  sociable,  je  n'aimerais  pas 
tendrement  toutes  ses  vertus?  C'est  parce  que  toutes  ces 
choses  se  trouvent  en  lui  invinciblement,  que  je  l'en  aime 
et  l'en  estime  davantage;  et,  comme  il  ne  dépend  pas  de  lui 
de  n'être  pas  le  plus  beau  génie  de  son  siècle,  il  ne  dépend 
pas  de  moi  de  n'être  pas  le  plus  passionné  de  ses  admira- 
teurs et  de  ses  amis.  Il  est  bon  nécessairement;  je  l'aime  de 
même.  Qu'y  a-t-il  de  beau  et  de  grand  que  ce  que  la  nature 
a  fait?  qu'y  a-t-il  de  difforme  et  de  faible  que  ce  qu'elle  a 
produit  dans  sa  rigueur?  quoi  de  plus  aimable  que  ses 
dons,  ou  de  plus  terrible  que  ses  coups?  —  Mais,  pour- 
suivez-vous, malgré  cela,  je  ne  puis  m' empêcher  d'excuser 
un  homme  que  la  nature  seule  a  fait  méchant.  —  Eh  bien  ! 
mon  ami,  excusez-le;  pourquoi  vous  défendre  de  la  pitié? 
La  nature  a  rempli  le  cœur  des  bons  de  l'horreur  du  vice; 
mais  elle  y  a  mis  aussi  la  compassion,  pour  tempérer  cette 
haine  trop  fière,  et  les  rendre  plus  indulgents.  Si  la  créance 
de  la  nécessité  augmente  encore  ces  sentiments  d'humanité, 
si  elle  rappelle  plus  fortement  les  hommes  à  la  clémence, 
quel  plus  beau  système?  0  mortels,  tout  est  nécessaire  : 
le  rien  ne  peut  rien  engendrer  ;  il  faut  donc  que  le  premier 
principe  de  toutes  choses  soit  éternel  ;  il  faut  que  les  êtres 
créés,  qui  ne  sont  point  éternels,  tiennent  tout  ce  qui  est  en 
eux  de  l'Être  éternel  qui  les  a  faits.  Or,  s'il  y  avait  dans 
l'esprit  de  l'homme  quelque  chose  de  véritablement  indé- 
pendant; s'il  y  avait,  par  exemple,  une  volonté  qui  ne  dé- 


SUR  LE  LIBRE  ARBITRE.  217 

pendît  pas  du  sentiment  et  de  la  réflexion  qui  la  précèdent,, 
il  s'ensuivrait  que  cette  volonté  serait  à  elle-même  son  prin- 
cipe; ainsi,  il  faudrait  dire  qu'une  chose  qui  a  commencé  a 
pu  se  donner  l'être  avant  que  d'être;  il  faudrait  dire  que 
cette  volonté,  qui  hier  n'était  point,  s'est  pourtant  donné 
l'existence  qu'elle  a  aujourd'hui,  effet  impossible  et  contra- 
dictoire. Ce  que  je  dis  de  la  volonté,  il  est  aisé  de  l'appli- 
quer il  toute  autre  chose;  il  est,  dis-je,  aisé  de  sentir  que 
c'est  une  loi  générale,  à  laquelle  est  soumise  toute  la  nature. 
En  un  mot,  je  me  trompe  fort,  ou  c'est  une  contradiction 
de  dire  qu'une  chose  est,  et  qu'elle  n'est  pas  nécessaire- 
ment. Ce  principe  est  beau  et  fécond,  et  je  crois  qu'on  en 
peut  tirer  les  conséquences  les  plus  lumineuses  sur  les  ma- 
tières les  plus  difficiles;  mais  le  malheur  veut  que  les  phi- 
losophes ne  fassent  qu'entrevoir  la  vérité,  et  qu'il  y  en  ait 
peu  de  capables  de  la  mettre  dans  un  beau  jour. 

SUR   LA   JUSTICE  '. 

La  justice  est  le  sentiment  d'une  âme  amoureuse  de 
l'ordre,  et  qui  se  contente  du  sien.  Elle  est  le  fondement 
des  sociétés;  nulle  vertu  n'est  plus  utile  au  genre  humain  ; 
nulle  n'est  consacrée  à  meilleur  titre.  Le  potier  ne  doit  rien 
à  l'argile  qu'il  a  pétrie,  dit  saint  Paul  ;  Dieu  ne  peut  être 
injuste;  cela  est  visible;  mais  nous  en  concluons  qu'il  est 
donc  juste,  et  nous  nous  étonnons  qu'il  juge  tous  les  hom- 
mes par  la  même  loi,  quoiqu'il  ne  donne  pas  à  tous  la  même 
grâce  ;  et,  quand  on  nous  démontre  que  cette  conduite  est 
formellement  opposée  aux  principes  de  l'équité,  nous  disons 
que  la  justice  divine  n'est  point  semblable  à  la  justice  hu- 
maine. Qu'on  définisse  donc  cette  justice  contraire  à  la 
nôtre  ;  il  n'est  pas  raisonnable  d'attacher  deux  idées  diffé- 
rentes au  même  terme,  pour  lui  donner  tantôt  un  sens, 

•  Nous  aurions  pu  mettre  ce  fragment  et  les  deux  qui  suivent  dans  les 
Réflexions  sttr  divers  sujets;  mais  comme  ils  sont  évidemment  écrits  sous  la 
môme  ins])iration  que  le  Traité  sur  le  Libre  arbitre,  et  se  rattachent  à  la 
théorie  de  Vauvenargues  sur  la  nécessité,  nous  avous  cru  devoir  les  laisser 
ici.  —  G. 


218  TKAITÉ 

tantôt  un  autre,  selon  nos  besoins  ;  et  il  faudrait  ôter  toute 
équivoque  sur  une  matière  de  cette  importance. 

SUR    LA    PROVIDENCE. 

Les  inondations  ou  la  sécheresse  font  périr  les  fruits;  le 
froid  excessif  dépeuple  la  terre  des  animaux  qui  n'ont  point 
d'abri;  les  maladies  épidémiques  ravagent  en  tous  lieux 
l'espèce  humaine,  et  changent  de  vastes  royaumes  en  dé- 
serts ;  les  hommes  se  détruisent  eux-mêmes  par  les  guerres, 
et  le  faible  est  la  proie  du  fort.  Celui  qui  ne  possède  rien, 
s'il  ne  peut  travailler,  qu'il  meure  :  c'est  la  loi  du  sort  ;  il 
diminue  et  s'évanouit  à  la  face  du  soleil,  délaissé  de  toute 
la  terre.  Les  bêtes  se  dévorent  aussi  entre  elles  :  le  loup, 
l'épervier,  le  fa  con,  si  les  animaux  plus  faibles  leur  échap- 
pent, périssent  eux-mêmes  ;  rivaux  de  la  barbare  cruauté 
des  hommes,  ils  se  partagent  ses  restes  sanglants  et  ne 
vivent  que  de  carnage.  0  terre  î  ô  terre  î  tu  n'es  qu'un  tom- 
beau, et  un  champ  couvert  de  dépouilles;  tu  n'enfantes  que 
pour  la  mort.  Qui  t'a  donné  l'être?  Ton  âme  paraît  en- 
dormie dans  ses  fers.  Qui  préside  à  tes  mouvements?  Te 
faut-il  admirer  dans  ta  constante  et  invariable  imperfec- 
tion? Ainsi  s'exhale  le  chagrin  d'un  philosophe  qui  ne 
connaît  que  la  raison  et  la  nature  sans  révélation. 

SUR  l'économie  de  l'univers. 

Tout  ce  qui  a  l'être  a  un  ordre,  c'est-à-dire,  une  certaine 
manière  d'exister  qui  lui  est  aussi  essentielle  que  son  être 
même  :  pétrissez  au  hasard  un  morceau  d'argile;  en  quel- 
que état  que  vous  le  laissiez,  cette  argile  aura  des  rapports, 
une  forme  et  des  proportions,  c'est-à-dire  un  ordre,  et  cet 
ordre  subsistera  tant  qu'un  agent  supérieur  s'abstiendra  de 
le  déranger.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  l'univers  ait 
ses  lois  et  une  certaine  économie  ;  je  vous  défie  de  conce- 
voir un  seul  atome  sans  cet  attribut.  — Mais,  dit-on,  ce  qui 
étonne,  ce  n'est  pas  que  l'univers  ait  un  ordre  immuable  et 
nécessaire,  mais  c'est  la  beauté,  la  grandeur  et  la  magni- 


SUR   LE   LIBRE   ARBITRE.  219 

ficeiice  de  son  ordre.  —  Faibles  philosophes  !  entendez-vous 
bien  ce  que  vous  dites  ?  Savez-vous  que  vous  n'admirez  que 
les  choses  qui  passent  vos  forces  ou  vos  connaissances? 
Savez-vous  que  si  vous  compreniez  bien  l'univers,  et  qu'il 
ne  s'y  rencontrât  rien  qui  passât  les  limites  de  votre  pou- 
voir, vous  cesseriez  aussitôt  de  l'admirer?  C'est  donc  votre 
très-grande  petitesse  qui  fait  un  colosse  de  l'univers  ;  c'est 
votre  faiblesse  infinie  qui  vous  le  représente  dans  votre 
poussière,  animé  d'un  esprit  si  vaste,  si  puissant  et  si  pro- 
digieux. Cependant  tout  petits,  tout  bornés  que  vous  êtes, 
vous  ne  laissez  pas  d'apercevoir  de  grands  défauts  dans  cet 
infini,  et  il  vous  est  impossible  de  justifier  tous  les  maux 
moraux  et  physiques  que  vous  y  éprouvez.  Vous  dites  que 
c'est  la  faiblesse  de  votre  esprit  qui  vous  empêche  de  voir 
l'utilité  et  la  bienséance  de  ces  désordres  apparents;  mais 
pourquoi  ne  croyez-vous  pas  tout  aussi  bien  que  c'est  cette 
même  faiblesse  de  vos  lumières  qui  vous  empêche  de  saisir 
le  vice  des  beautés  apparentes  que  vous  admirez  '  ?  Vous 
répondez  que  l'univers  a  la  meilleure  forme  possible,  puis- 
que Dieu  l'a  fait  tel  qu'il  est.  Cette  solution  est  d'un  théolo- 
gien, non  d'un  philosophe  ;  or,  c'est  par  cet  endroit  qu'elle 
me  touche,  et  je  m'y  soumets  sans  réserve;  mais  je  suis 
bien  aise  de  faire  connaître  que  c'est  par  la  théologie,  et 
non  par  la  vanité  de  la  philosophie,  qu'on  peut  prouver  les 
dogmes  de  la  religion. 

1  Cette  idée  paraît  absolument  fausse;  car  la  beauté  de  l'ordre  qui  régit 
l'univers  est  dans  l'univers  même.  Ce  que  nous  admirons,  c'est  que  l'univers 
subsiste  ;  car  nous  ne  pouvons  douter  qu'il  subsiste.  Qu'il  puisse  subsister 
autrement,  mieux,  si  l'on  veut,  à  la  bonne  heure;  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'il  subsiste.  Je  puis  voir  plus  loin,  mais  il  n'en  est  pas  moins  admirable 
que  je  voie.  Je  puis  avoir  un  sens  de  plus,  mes  sens  n'en  sont  pas  moins  une 
machine  admirable.  Ces  résultats  que  je  ne  puis  nier,  sont  ce  que  j'appelle 
les  beautés  de  l'ordre  de  l'univers.  Ces  beautés  ne  peuvent  donc  être  simple- 
ment apparentes,  puisque  nous  n'en  jugeons  que  par  les  résultats  de  cet 
ordre.  Cet  ordre  ne  peut  avoir  de  vices  cachés,  puisque  ces  vices  le  contra- 
rieraient et  empocheraient  les  résultats  que  nous  admirons.  Au  lieu  que  ce 
que  nous  prenons  pour  des  défauts  peut  conduire  à  des  résultats  que  nous  ne 
connaissons  pas;  car  on  peut  croire  h  ce  qu'on  ignore,  et  non  pas  nier  ce  que 
Ton  connaît.  —  S. 


IMITATION 


DE   PASCAL 


SUR    LA   RELIGION    CHRÉTIENNE. 

—  La  religion  chrétienne,  disent  tous  les  théologiens,  est 
au-dessus  de  la  raison.  —  Mais  elle  ne  peut  être  contre  la 
raison;  car  si  une  chose  pouvait  être  vraie  et  être  néanmoins 
contraire  à  la  raison,  il  n'y  aurait  aucun  signe  certain  de 
vérité. 

—  La  vérité  de  la  révélation  est  prouvée  par  les  faits, 
continuent-ils;  ce  principe  posé  conformément  à  la  raison, 
elle-même  doit  se  soumettre  aux  mystères  révélés  qui  la 
passent.  —  Oui,  répondent  les  libertins,  les  faits  prouvés 
par  la  raison  prouveraient  la  religion,  même  dans  ce  qui 

1  Le  titre  Imitation  de  Pascal  et  la  tournure  de  ces  réflexions  pourraient  les 
faire  regarder  comme  une  critique  de  la  manière  de  Pascal,  qui  rapporte  quel- 
quefois des  objections  contre  la  religion,  sans  se  mettre  en  peine  de  les  dé- 
truire, comme  dans  cette  réflexion  :  Les  impies  qui  font  profession  de  sîiivre 
la  raison,  etc.,  11^  part.,  art.  XVIII,  des  Pensées  de  B.  Pascal;  et  cette  autre: 
Par  les  partis,  etc.  —  B.  —  De  son  côté,  Suard  serait  tenté  quelquefois  de 
prendre  ces  morceaux  pour  des  essais  de  raisonnement  et  des  objections  que 
Vanvenargues  se  faisait  à  lui-même.  Selon  nous,  il  y  a  là  plus  qu'une  critique 
de  la  manière  de  Pascal,  plus  qu'un  simple  exercice  de  raisonnement,  et  Vanve- 
nargues entendait  faire  cesobjections  à  d'autres  encore  qu'à  lui-même.  L'arrière- 
pensée  sceptique  et  railleuse  est  trop  visible  pour  qu'on  puisse  s'y  méprendre, 
et  c'est  l'avis  de  M.  Prevost-Paradol,  dont  nous  avons  invoqué  plus  haut 
l'autorité.  Un  autre  écrivain,  qui  n'occupe  pas  seulement  avec  distinction  la 
plus  haute  chaire  d'économie  politique  en  Europe,  celle  du  collège  de  France, 
mais  qui  est  en  même  temps  un  critique  aussi  sûr  que  délicat,  M.  Baudril- 
lart,  reconnaît  également  ici,  et  dans  le  Traité  du  Libre  arbitre  qui  précède, 
«  un  certain  tour  d'esprit  assez  répandu  au  18^  siècle,  qui  consiste  à  proposer 
«  à  la  décision  ecclésiastique,  non  sans  ironie  sous  le  respect  apparent,  la 
«  solution  des  problèmes  embarrassants  de  la  philosophie  qui  avoisinent  la 
«  théologie.  »  Nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de  déférer  à  l'opinion  de  ces 
deux  excellents  juges.  —  G. 


IMITATION   DE  PASCAL.  221 

passe  la  raison  ;  mais  quelle  démonstration  peut-on  avoir 
sur  des  faits,  et  principalement  sur  des  faits  merveilleux, 
que  l'esprit  de  parti  peut  avoir  altérés  ou  supposés  en  tant 
de  manières?  Une  seule  démonstration,  ajoutent-ils,  doit 
prévaloir  sur  les  plus  fortes  et  les  plus  nombreuses  appa- 
rences; ainsi  la  plus  grande  probabilité  de  nos  miracles  ne 
contre-balancerait  pas  une  démonstration  de  la  contradiction 
de  nos  mystères,  supposé  que  l'on  en  eût  une. 

Il  est  donc  question  de  savoir  qui  a  pour  soi  la  démons- 
tration ou  l'apparence.  S'il  n'y  avait  que  des  apparences 
dans  les  deux  partis,  dès  lors  il  n'y  aurait  plus  de  règle  ; 
car  comment  compter  et  peser  toutes  ces  probabilités?  S'il 
y  avait,  au  contraire,  des  démonstrations  des  deux  côtés,  on 
serait  dans  la  même  peine,  puisque  alors  la  démonstration 
ne  distinguerait  plus  la  vérité.  Ainsi  la  vraie  religion  n'est 
pas  seulement  obligée  de  se  démontrer,  mais  il  faut  encore 
qu'elle  fasse  voir  qu'il  n'y  a  de  démonstration  que  de  son 
côté.  Aussi  le  fait-elle,  et  ce  n'est  pas  sa  faute  si  les  théo- 
logiens, qui  ne  sont  pas  tous  éclairés,  ne  choisissent  pas 
bien  leurs  preuves. 

DU   STOÏCISME    ET    DU    CHRISTIANISME. 

Les  stoïciens  n'étaient  pas  prudents,  car  ils  promettaient 
le  bonheur  dès  cette  vie,  dont  nous  connaissons  tous  par 
expérience  les  misères  ;  leur  propre  conscience  devait  les 
accuser  et  les  convaincre  d'imposture.  Ce  qui  distingue  notre 
sainte  religion  de  cette  secte ,  c'est  qu'en  nous  proposant, 
comme  ces  philosophes,  des  vertus  surnaturelles,  elle  nous 
donne  des  secours  surnaturels.  Les  libertins  disent  qu'ils 
ne  croient  pas  k  ces  secours  ;  et  la  preuve  qu'ils  donnent  de 
leur  fausseté,  c'est  qu'ils  prétendent  être  aussi  honnêtes 
gens  que  les  vrais  dévots,  et  qu'à  leur  avis  un  Socrate,  un 
Trajan  et  un  Marc-Aurèle  valaient  bien  un  David  et  un 
Moïse  ;  mais  ces  raisons-là  sont  si  faibles,  qu'elles  ne  mé- 
ritent pas  qu'on  les  combatte. 


222  IMITATION 

ILLUSIONS    DE    L'IMPIE. 

1.  La  religion  chrétienne,  qui  est  la  dominante  dans  ce 
continent ,  y  a  rendu  les  Juifs  odieux  et  les  empêche  de 
former  des  établissements.  Ainsi  les  prophéties,  dit  l'in- 
sensé, s'accomplissent  par  la  tyrannie  de  ceux  qui  les 
croient,  et  que  leur  religion  oblige  de  les  accomplir. 

2.  Les  Juifs ,  continue  cet  impie,  ont  été  devant  Jésus- 
Christ  haïs  et  séparés  de  tous  les  peuples  de  la  terre  ;  ils 
ont  été  dispersés  et  méprisés  comme  ils  le  sont.  Cette  der- 
nière dispersion  à  la  vérité  est  plus  affreuse ,  car  elle  est 
plus  longue,  et  elle  n'est  pas  accompagnée  des  mêmes 
consolations;  cependant,  ajoute  Timpie,  leur  état  présent 
n'est  pas  assez  différent  de  leurs  calamités  passées,  pour  leur 
paraître  un  motif  indispensable  de  conversion. 

3.  Toute  notre  religion,  poursuit-il,  est  appuyée  sur 
l'immortalité  de  l'âme,  qui  n'était  pas  un  dogme  de  foi  chez 
les  Juifs.  Comment  donc  a-t-on  pu  nous  dire  de  deux  reli- 
gions différentes  dans  un  objet  capital,  qu'elles  ne  com- 
posent qu'une  seule  et  même  doctrine?  Quel  est  le  sectaire 
ou  l'idolâtre  qui  ne  prouvera  pas  la  perpétuité  de  sa  foi,  si 
une  telle  diversité,  dans  un  tel  article,  ne  la  détruit  pas? 

Il,  On  dit  ordinairement  :  Si  Moïse  n'avait  pas  desséché 
les  eaux  de  la  mer,  aurait-il  eu  l'impudence  de  l'écrire,  à  la 
face  de  tout  un  peuple  qu'il  prenait  à  témoin  de  ce  miracle 
Voici  la  réponse  de  l'impie  :  Si  ce  peuple  eût  passé  la  mer 
au  travers  des  eaux  suspendues,  s'il  eût  été  nourri  pendant 
quarante  ans  par  un  miracle  continuel,  aurait-il  eu  l'im- 
bécillité d'adorer  un  veau,  à  la  face  du  Dieu  qui  se  mani- 
festait par  ces  prodiges,  et  de  son  serviteur  Moïse? 

J'ai  honte  de  répéter  de  pareils  raisonnements  :  voilà  ce- 
pendant les  plus  fortes  objections  de  l'impiété.  Cette  extrême 
faiblesse  de  leurs  discours  n'est-elle  pas  une  preuve  sensible 
de  nos  vérités? 


DE  PASCAL.  223 


VANITÉ    DES    PHILOSOPHES. 


Faibles  hommes  î  s'écrie  un  orateur  ',  osez-vous  vous 
fier  encore  aux  prestiges  de  la  raison,  qui  vous  a  trompés 
tant  de  fois?  Avez-vous  oublié  ce  qu'est  la  vie,  et  la  mort 
qui  va  la  finir  ?  Ensuite  il  leur  peint  avec  force  la  terrible  in- 
certitude de  l'avenir,  la  fausseté  ou  la  faiblesse  des  vertus 
humaines,  la  rapidité  des  plaisirs  qui  s'effacent  comme  des 
songes,  et  s'enfuient  avec  la  vie  ;  il  profite  du  penchant  que 
nous  avons  à  craindre  ce  que  nous  ne  connaissons  pas,  et 
à  souhaiter  quelque  chose  de  meilleur  que  ce  que  nous 
connaissons  ;  il  emploie  les  menaces  et  les  promesses,  l'es- 
pérance et  la  crainte,  vrais  ressorts  de  l'esprit  humain,  qui 
persuadent  bien  mieux  que  la  raison  '  ;  il  nous  interroge 
nous-mêmes  et  nous  dit  :  N'est-il  pas  vrai  que  vous  n'avez 
jamais  été  solidement  heureux  ?  —  Nous  en  convenons.  — • 
N'est-il  pas  vrai  que  vous  n'avez  aucune  certitude  de  ce  qui 
doit  suivre  la  mort?  —  Nous  n'osons  encore  le  nier.  — 
Pourquoi  donc,  mes  amis,  continue-t-il,  refuseriez-vous 
d'adopter  ce  qu'ont  cru  vos  pères,  ce  que  vous  ont  annoncé 
successivement  tant  de  grands  hommes,  la  seule  chose  qui 
puisse  nous  consoler  des  maux  de  la  vie  et  de  l'amertume 
de  la  mort  ? 

Ces  paroles  prononcées  avec  véhémence  nous  étonnent , 
et  nous  nous  disons  les  uns  aux  autres  :  Cet  homme 
connaît  bien  le  cœur  humain;  il  nous  a  convaincus  de 
toutes  nos  misères.  —  Les  a-t-il  guéries?  répond  un  philo- 
sophe. — '  Non,  il  ne  l'a  pu.  —  Vous  a-t-il  donné  des  lu- 
mières, continue-t-il,  sur  les  choses  qu'il  vous  a  convaincus 
de  ne  pas  savoir?  —  Aucune.  —  Que  vous  a-t-il  donc  en- 
seigné? —  Il  nous  a  promis,  répondons-nous,  après  cette 
vie,  un  bonheur  éternel  et  sans  mélange,  et  la  possession 

*  Il  est  clair  qu'il  s'agit  ici  d'un  orateur  chrétien^  d'un  prédicateur.  —  G. 

-  Vauvenargues  a  dit  dé  mCme  dans  le  Discours  sur  le  Caractère  des  diffé- 
rents siècles:  <<  Il  n'y  a  rien  que  la  crainte  et  l'espérance  ne  puissent  per- 
"  suader  aux  hommes.  >  —  G. 


224  IMITATION  DE  PASCAL. 

immuable  de  la  vérité. —  Hé  !  messieurs,  dit  ce  philosophe, 
ne  tient-il  qu'à  promettre  pour  vous  convaincre?  Croyez- 
moi,  usez  de  la  vie,  soyez  sages  et  laborieux.  Je  vous 
promets  aussi  que,  s'il  y  a  quelque  chose  après  la  mort , 
vous  ne  vous  repentirez  point  de  m' avoir  cru. 

Ainsi  un  sophiste  orgueilleux  voudrait  que  l'on  se  confiât 
à  ses  lumières  autant  qu'on  se  confie  à  l'autorité  de  tout  un 
peuple  et  de  plusieurs  siècles  ;  mais  les  hommes  ne  lui  dé- 
fèrent qu'autant  que  leurs  passions  le  leur  conseillent,  et 
un  clerc  n'a  qu'à  se  montrer  dans  une  tribune  pour  les  ra- 
mener à  leur  devoir,  tant  la  vérité  a  de  force. 


, 


MEDITATION 


SUR  LA  FOI 


AVIS   DU   LIBRAIRE. 

L'auteur  avait  résolu  de  ne  point  remettre,  dans  celte  nouvelle  édi- 
tion, les  deux  pièces  suivantes,  les  regardant  comme  peu  assortissantes 
aux  matières  sur  lesquelles  il  avait  écrit.  Son  dessein  était  de  les  rétablir 
dans  un  autre  ouvrage  où  leur  genre  n'aurait  point  été  déplacé.  Mais  la 
mort,  qui  vient  de  l'enlever,  m'ôtant  l'espérance  de  rien  avoir  d'un 
homme  si  recommandable  par  la  beauté  de  son  génie,  par  la  noblesse 
de  ses  pensées,  et  dont  l'unique  objet  était  de  faire  aimer  la  vertu,  j'ai 
cru  que  le  public  me  saurait  gré  de  ne  pas  le  priver  de  deux  écrits  aussi 
adjnirables  pour  le  fond,  que  pour  la  dignité  et  l'élégance  avec  les- 
quelles ils  sont  traités^. 


Heureux  sont  ceux  qui  ont  une  foi  sensible,  et  dont  l'es- 
prit se  repose  dans  les  promesses  de  la  Religion  !  Les  gens 
du  monde  sont  désespérés  si  les  choses  ne  réussissent  pas 
selon  leurs  désirs;  si  leur  vanité  est  confondue,  s'ils  font 
des  fautes,  ils  se  laissent  abattre  à  la  douleur;  le  repos,  qui 
est  la  fin  naturelle  des  peines,  fomente  leurs  inquiétudes; 

i  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  n'entre  pas  dans  le  détail  de  ce  morceau, 
et  n'y  met  d'autre  note  que  celle-ci  :  A  renvoyer  dans  un  autre  ouvrage,  de 
piété.  —  G. 

2  Cet  avis  se  trouve  dans  la  seconde  édition  des  Œuvres  de  Vauvenargues, 
commencée  par  lui-même,  mais  qui  ne  fut  achevée  qu'après  sa  mort  par  le. 
Hbraire  Antoine-Claude  Briasson,  Paris,  17^7,  in-12,  sous  la  surveillance  de 
l'abbé  Trublet  et  de  l'abbé  Séguy.  —  B.  — Quoi  qu'en  dise  le  libraire,  Vau- 
venargues  n'avait  nullement  résolu  de  retirer  ces  deux  pièces.  Nous  avons 
examiné  avec  soin  l'exemplaire  d'Aix ,  annoté  par  Voltaire,  et  sur  lequel  Vau- 
venargues  marquait  lui-mûme  les  corrections,  changements  et  suppressions 
à  faire  dans  la  seconde  édition;  or,  nous  pouvons  afiirmer  que,  malgré  les  in- 
stances de  Vohaire,  dont  ces  cJwses  alpi(jeaieut  la  philosophie  (voir  sa  lettre 
de  la  fin  d'avril  1746),  Vauvenargues  les  maintenait,  sans  en  ôter  un  seul  mot.—  G. 

15 


226  MÉDITATION 

l'abondance,  qui  devait  satisfaire  leurs  besoins,  les  mul- 
tiplie ;  la  raison,  qui  leur  est  donnée  pour  calmer  leurs  pas- 
sions, les  sert'  ;  une  fatalité  marquée  tourne  contre  eux- 
mêmes  tous  leurs  avantages.  La  force  de  leur  caractère, 
qui  leur  servirait  à  porter  les  misères  de  leur  fortune,  s'ils 
savaient  borner  leurs  désirs ,  les  pousse  à  des  extrémités 
qui  passent  toutes  leurs  ressources ,  et  les  fait  errer  hors 
d'eux-mêmes,  loin  des  bornes  de  la  raison.  Ils  se  perdent 
dans  leurs  chimères;  et  pendant  qu'ils  y  sont  plongés,  et 
pour  ainsi  dire  abîmés,  la  vieillesse,  comme  un  sommeil 
dont  on  ne  peut  pas  se  défendre  vers  la  fm  d'un  jour  labo- 
rieux, les  accable,  et  les  précipite  dans  la  longue  nuit  du 
tombeau. 

Formez  donc  vos  projets,  hommes  ambitieux,  lorsque  vous 
le  pouvez  encore;  hâtez-vous,  achevez  vos  songes  ;  poussez 
vos  superbes  chimères  au  période'  des  choses  humaines  ; 
élevés  par  cette  illusion  au  dernier  degré  de  la  gloire,  vous 
vous  convaincrez  par  vous-mêmes  de  la  vanité  des  fortunes  ; 
à  peine  vous  aurez  atteint,  sur  les  ailes  de  la  pensée,  le 
faîte  de  l'élévation,  vous  vous  sentirez  abattus,  votre  joie 
mourra,  la  tristesse  corrompra  vos  magnificences,  et  jus- 
que dans  cette  possession  imaginaire  des  faveurs  du  monde, 
vous  en  connaîtrez  l'imposture.  0  mortels  !  l'espérance 
enivre  ;  mais  la  possession ,  sans  espérance  même  chimé- 
rique, traîne  le  dégoût  après  elle  ;  au  comble  des  grandeurs 
du  monde,  c'est  là  qu'on  en  sent  le  néant. 

Seigneur,  ceux  qui  espèrent  en  vous  s'élèvent  sans  peine 
au-dessus  de  ces  réflexions  accablantes.  Lorsque  leur  cœur, 
pressé  sous  le  poids  des  affaires,  commence  à  sentir  la  tris- 
tesse, il  se  réfugient  dans  vos  bras;  et  là,  oubliant  leurs 
douleurs,  ils  puisent  le  courage  et  la  paix  à  leur  source. 
Vous  les  échauffez  sous  vos  ailes  et  dans  votre  sein  pater- 
nel; vous  faites  briller  à  leurs  yeux  le  flambeau  sacré  de  la- 

'   Lca  porte  sur  passions.  Presque  toutes  les  éditions  doiment  :  les  perd; 
c'est  une  faute;  notre  leçon  est  celle  des  deux  éditions  originales.  —  G. 

-  L'auteur  veut  dire  au  faîte ,  ou  au  plus  haut  période.  —  G. 


SUR  LA  FOI.  227 

Foi;  l'envie  n'entre  pas  dans  leur  cœur;  l'ambition  ne  le 
trouble  point  ;  l'injustice  et  la  calomnie  ne  peuvent  pas 
même  l'aigrir.  Les  approbations,  les  caresses,  les  secours 
impuissants  des  hommes,  leurs  refus,  leurs  dédains,  leurs 
infidélités,  ne  les  touchent  que  faiblement  ;  ils  n'en  exigent 
rien  ;  ils  n'en  attendent  rien  ;  ils  n'ont  pas  mis  en  eux  leur 
dernière  ressource  ;  la  Foi  seule  est  leur  saint  asile,  leur 
inébranlable  soutien.  Elle  les  console  de  la  maladie  qui  ac- 
cable les  plus  fortes  âmes',  de  l'obscurité  qui  confond  l'or- 
gueil des  esprits  ambitieux,  de  la  vieillesse  qui  renverse  sans 
ressource  les  projets  et  les  vœux  outrés,  de  la  perte  du  temps 
qu'on  croit  irréparable,  des  erreurs  de  l'esprit  qui  l'humi- 
lient sans  fin,  des  difformités  corporelles  qu'on  ne  peut  ni 
cacher  ni  guérir,  enfin  des  faiblesses  de  l'âme,  qui  sont  de 
tous  les  maux  le  plus  insupportable  et  le  plus  irrémédiable  \ 
Hélas  M  que  vous  êtes  heureuses,  âmes  simples,  âmes  do- 
ciles! vous  marchez  dans  des  sentiers  sûrs.  Auguste  Reli*- 
gion,  douce  et  noble  créance,  comment  peut-on  vivre  sans 
vous?  et  n'est-il  pas  bien  manifeste  qu'il  manque  quelque 
chose  aux  hommes ,  lorsque  leur  orgueil  vous  rejette  ? 
Les  astres,  la  terre,  les  cieux,  suivent  dans  un  ordre  im- 
muable l'éternelle  loi  de  leur  être  ;  toute  la  nature  est  con- 
duite par  une  sagesse  éclatante;  l'homme  seul  flotte  au  gré 
de  ses  incertitudes  et  de  ses  passions  tyranniques,  plus 
troublé  qu'éclairé  de  sa  faible  raison.  Misérablement  dé- 
laissé, conçoit-on  qu'un  être  si  noble  soit  le  seul  privé  de 
la  règle  qui  règne  dans  tout  l'univers?  ou  plutôt,  n'est-il 
pas  sensible  que,  n'en  trouvant  point  de  solide  hors  de  la 
Religion  chrétienne,  c'est  celle  qui  lui  fut  tracée  devant  la 
naissance  des  cieux?  Qu'oppose  l'impie  à  la  foi  d'une  au- 

*  Voir  les  G*"  et  7'  lettres  à  Saint-Vincens.  —  G. 

•  Outre  que  ces  pensées  se  retrouvent ,  à  peu  pr{!s  en  mêmes  termes,  dans 
la  G^  lettre  à  Saint-Vincens,  notons  dès  maintenant  qu'il  y  a  ici  des  détails  parti- 
ruliers  à  Vauvenargues,  entre  autres  la  maladie,  Vobscurité,  et  les  difformitéa 
rorporellcs;  nous  en  tirerons  plus  loin  la  conclusion.  —  G. 

"'  Notons  aussi,  des  maintenant,  que  tel  n'est  pas  le  langage  d'un  homme  en 
paix  avec  son  Dieu.  Ce  mot  est  celui  du  regret,  ou,  tout  au  plus,  de  l'aspi- 
ration. —  G. 


228  MÉDITATION 

torité  si  sacrée?  Pense-t-il  qu'élevé  par-dessus  tous  les  êtres, 
son  génie  est  indépendant  ?  Et  qui  nourrirait  dans  ton  cœur 
un  si  ridicule  mensonge,  être  infirme?  Tant  de  degrés  de 
puissance  et  d'intelligence,  que  tu  sens  au  delà  de  toi,  ne 
te  font-ils  pas  soupçonner  une  souveraine  raison  ?  Tu  vis, 
faible  avorton  de  l'être  ;  tu  vis,  et  tu  t'oses  assurer  que  l'Être 
parfait  ne  soit  pas!  Misérable,  lève  les  yeux,  regarde  ces 
globes  de  feu  qu'une  force  inconnue  condense  ;  écoute,  tout 
nous  porte  à  croire  que  des  êtres  si  merveilleux  n'ont  pas 
le  secret  de  leur  cours  ;  ils  ne  sentent  pas  leur  grandeur  ni 
leur  éternelle  beauté;  ils  sont  comme  s'ils  n'étaient  pas. 
Parle  donc,  qui  jouit  de  ces  êtres  aveugles,  qui  ne  peuvent 
jouir  d'eux-mêmes  ?  qui  met  un  accord  si  parfait  entre  tant 
de  corps  si  divers,  si  puissants,  si  impétueux?  d'où  naît 
leur  concert  éternel'?  D'un  mouvement  simple,  incréé.... 
Je  t'entends;  mais  ce  mouvement,  qui  opère  ces  grandes 
merveilles,  les  sait-il,  ne  les  sait-il  pas?  Tu  sais  que  tu  vis  ; 
nul  insecte  n'ignore  sa  propre  existence  ;  et  le  seul  principe 
de  l'être,  l'àme  de  l'univers....  ô  prodige  !  ô  blasphème  ! 
l'âme  de  l'univers!...  0  puissance  invisible!  pouvez-vous 
souffrir  cet  outrage!  Vous  parlez,  les  astres  s'ébranlent, 
l'être  sort  du  néant,  les  tombeaux  sont  féconds  ;  et  l'impie 
vous  défie  avec  impunité,  il  vous  brave,  il  vous  nie  !  0  parole 
exécrable  !  il  vous  brave,  il  respire  encore,  et  il  croit  triom- 
pher de  vous  !  0  Dieu  !  détournez  loin  de  moi  les  effets  de 
votre  vengeance  !  0  Christ  !  prenez-moi  sous  votre  aile  î 
Esprit  saint,  soutenez  ma  foi'  jusqu'à  mon  dernier  soupir! 

M^i'ière»  —  0  Dieu  !  qu'ai-je  fait?  quelle  offense  arme 
votre  bras  contre  moi?  quelle  malheureuse  faiblesse  m'at- 
tire votre  indignation  ?  Vous  versez  dans  mon  cœur  malade 
le  fiel  et  l'ennui  qui  le  rongent;  vous  séchez  l'espérance  au 


'  Vauvenargues  a  exprimé  les  mêmes  idées  dans  le  Discours  sur  VlnégaUle 
des  richesses  (p.  178-179).  —  G. 

2  II  est  assez  clair,  d'après  ce  qui  précède,  que  cette  foi  vient  à  peine  de 
naître  ou  de  renaître.  —  G,  . 


SUR  LA   FOI.  229 

fond  de  ma  pensée  ;  vous  noyez  ma  vie  d'amertume  ;  les 
plaisirs,  la  santé,  la  jeunesse,  m'échappent;  la  gloire,  qui 
flatte  de  loin  les  songes  d'une  âme  ambitieuse,  vous  me 
ravissez  tout' 

Être  juste,  je  vous  cherchai  sitôt  que  je  pus  vous  con- 
naître ;  je  vous  consacrai  mes  hommages  et  mes  vœux  inno- 
cents dès  ma  plus  tendre  enfance,  et  j'aimai  vos  saintes 
rigueurs.  Pourquoi  m'avez-vous  délaissé?  pourquoi,  lors- 
que l'orgueil,  l'ambition,  les  plaisirs,  m'ont  tendu  leurs 
pièges  infidèles....  C'était  sous  leurs  traits  que  mon  cœur 
ne  pouvait  se  passer  d'appui \ 

J'ai  laissé  tomber  un  regard  sur  les  dons  enchanteurs  du 
monde,  et  soudain  vous  m'avez  quitté  ;  et  l'ennui,  les  soucis, 
les  remords,  les  douleurs,  ont  en  foule  inondé  ma  vie. 

0  mon  âme  !  montre-toi  forte  dans  ces  rigoureuses  épreu- 
ves; sois  patiente;  espère  à  ton  Dieu,  tes  maux  finiront; 
rien  n'est  stable;  la  terre  elle-même  et  les  cieux  s'évanoui- 
ront comme  un  songe.  Tu  vois  ces  nations  et  ces  trônes,  qui 
tiennent  la  terre  asservie  :  tout  cela  périra.  Écoute,  le  jour 
du  Seigneur  n'est  pas  loin,  il  viendra  ;  l'univers  surpris  sen- 
tira les  ressorts  de  son  être  épuisés,  et  ses  fondements 
ébranlés  :  l'aurore  de  l'éternité  luira  dans  le  fond  des  tom- 
beaux, et  la  mort  n'aura  plus  d'asiles.  0  révolution  eflroya- 
ble  !  L'homicide  et  l'incestueux  jouissaient  en  paix  de  leurs 
crimes,  et  dormaient  sur  des  lits  de  fleurs  :  cette  voix  a 
frappé  les  airs,  le  soleil  a  fait  sa  carrière,  la  face  des  cieux 
a  changé.  A  ces  mots,  les  mers,  les  montagnes,  les  forêts, 
les  tombeaux  frémissent,  la  nuit  parle,  les  vents  s'appellent. 

Dieu  vivant  !  ainsi  vos  vengeances  se  déclarent  et  s'ac- 
complissent ;  ainsi  vous  sortez  du  silence  et  des  ombres  qui 
vous  couvraient.  0  Christ!  votre  règne  est  venu.  Père, 

*  Voilà  encore  des  traits  bien  particuliers  à  Vauvenargues.  —  G. 

'^  C'est  l'histoire  de  Vauvenargues,  et  de  bien  des  âmes.  Il  avait  eu ,  dans 
son  enfance,  des  moments  de  foi ,  auprès  de  sa  mère  dont  la  piété  était  ar- 
dente, auprès  de  sa  sœur  qui  mourut  carmélite  à  Marseille;  puis,  au  temps 
de  la  jeunesse,  les  passions  étaient  venues,  et,  avec  elles,  l'esprit  d'examen, 
et,  par  suite,  le  doute.  —  G. 


230  MÉDITATION 

Fils,  Esprit  éternel,  l'univers  aveuglé  ne  pouvait  vous  com- 
prendre; l'univers  n'est  plus,  mais  vous  êtes  ;  vous  êtes, 
vous  jugez  les  peuples  :  le  faible,  le  fort,  l'innocent,  l'in- 
crédule, le  sacrilège,  tous  sont  devant  vous.  Quel  spectacle  ! 
je  me  tais;  mon  âme  se  trouble  et  s'égare  en  son  propre 
fonds.  Trinité  formidable  au  crime,  recevez  mes  humbles 
hommages  '. 

1  On  conçoit  aisément  que  le  morceau  qui  précède  ait  donné  lieu  à  de 
nombreux  commentaires.  Il  est  bon  de  les  rapporter  et  de  les  discuter  en  peu 
de  mots.  Voici  la  première  version  : 

—  Voltaire,  dans  son  Siècle  de  Louis  XV,  p.  412,  édition  de  Renouard, 
1819-22,  t.  XIX,  nous  donne  l'historique  de  la  publication  du  principal  ou- 
vrage de  Vauvenargues,  Vlntroductiop  à  h  Connaissance  de  VEsprit  humain, 
et  aussi  de  la  Méditation  sur  la  Foi,  et  d'une  Prière.  Voici  ce  qu'il  dit  à  ce 
sujet  :  «  Dans  le  temps  de  la  mort  de  M.  de  Vauvenargues,  les  Jésuites  avaient 
«  la  manie  de  chercher  à  s'emparer  des  derniers  moments  de  tous  les  hommes 
«  qui  avaient  quelque  célébrité;  et,  s'ils  pouvaient,  ou  en  extorquer  quelque 
«  déclaration,  ou  réveiller  dans  leur  âme  affaiblie  les  terreurs  de  l'enfer,  ils 
«  criaient  au  miracle.  Un  de  ces  Pères  se  présente  chez  M.  de  Vauvenargues 
«  mourant.  —  Qui  vous  a  envoyé  ici  ?  dit  le  philosophe.  —  Je  viens  de  la  part 
«  de  Dieu,  répondit  le  Jésuite.  Vauvenargues  le  chassa,  puis,  se  tournant 

«  vers  ses  amis  : 

Cet  esclave  est  venu, 
Il  a  montré  son  ordre,  et  n'a  rien  obtenu. 

«  L'ouvrage  de  M.  de  Vauvenargues,  imprimé  après  sa  mort,  est  intitulé: 
«  Introduction  à  la  Connaissance  de  VEsprit  humain;  les  éditeurs,  pour  faire 
<i  passer  les  maximes  hardies  qu'il  renferme,  y  ont  joint  une  Méditation  et 
«  une  Prière  trouvées  dans  les  papiers  de  l'auteur,  qui,  dans  une  dispute  sur 
«  Bossuet,  avec  ses  amis,  avait  soutenu  qu'on  pouvait  parler  de  la  rehgion 
',(  avec  majesté  et  avec  enthousiasme  sans  y  croire.  On  le  défia  de  le  prouver, 
«  et  c'est  pour  répondre  à  ce  défi  qu'il  fit  les  deux  pièces  qu'on  trouve  dans 
«  ses  œuvres.»  —  B.  —  Constatons  d'abord  que  l'édition  Renouard,  d'où 
cette  note  est  tirée,  ne  l'attribue  pas  expressément  à  Voltaire,  et  la  donne 
sans  nom  d'auteur.  La  Harpe  nous  apprend  (article  Vauvenargues)  qu'elle  est 
de  Gondorcet;  en  effet,  elle  a  paru  pour  la  première  fois  dans  l'édition  de 
Kehl,  plus  de  30  ans  après  la  mort  de  Vauvenargues,  plusieurs  années  après 
la  mort  de  Voltaire  lui-même,  et  dans  un  temps  où  la  manie  de  tirer  à  soi  les 
hommes  de  quelque  célébrité  avait  gagné  d'autres  que  les  Jésuites.  Voltaire,  qui, 
d'ailleurs,  est  plus  sincère  et  plus  vrai  qu'on  ne  le  croit  communément,  n'eût 
jamais  pu  ni  voulu  dire  que  V Introduction  à  la  Connaissance  de  VEsprit  humain 
avait  été  imprimée  après  la  mort  de  l'auteur,  lui  qui  avait  assisté  à  la  première 
édition  que  Vauvenargues  en  avait  donnée,  et  préparé  avec  lui  la  seconde;  il 
n'eût  jamais  pu  ni  voulu  dire  que  les  deux  pièces  qui  précèdent  étaient  le  ré- 
sultat d'un  défi;  car  il  les  prenait  tellement  au  sérieux  que,  comme  nous  l'a- 
vons rapporté  dans  notre  Eloge,  et  comme  nous  ne  saurions  trop  le  répéter, 
car  la  preuve  est  décisive,  c'est  à  leur  sujet  qu'il  écrivait  à  Vauvenargues,  à 
la  fin  d'avril  1746  :^«  Il  y  a  des  choses  qui  ont  affligé  ma  philosophie;  ne  peut- 
«  on  pas  adorer  V Etre-Suprême  sans  se  faire  capucin?  »  Voltaire  avait  telle- 
ment à  cœur  ces  deux  pièces,  que,  n'ayant  pu  décider  Vauvenargues  à  y  re- 


SUR  LA  FOI.  231 

noncer,  il  voulait  au  moins  qu'il  les  réservât  pour  une  autre  occasion ,  poiiî' 
un  ouvrage  de  piété,  par  exemple.  (Voir  l'exemplaire  d'Aix.)  Je  ne  relève  ici 
que  les  erreurs  matérielles,  pour  ne  pas  dire  plus,  et  ne  m'arrête  pas  à  montrer 
ce  qu'il  y  a  d'invraisemblable,  de  contradictoire  au  caractère  de  Vauvenar- 
gues,  dans  cette  forfanterie  devant  la  mort,  que  Condorcet  lui  prête.  Sans 
parler  de  ses  Maximes^  où  son  âme,  vraiment  fière  et  vraiment  courageuse, 
dédaigne  la  fausse  intrépidité  de  Vincrédule,  Vauvenargues  était  trop  bien  élevé 
et  trop  peu  pédant  pour  chasser^  même  avec  deux  vers  de  Racine,  un  homme 
(|ui  venait  lui  parler  de  Dieu.  Mais  passons  à  la  seconde  version  : 

—  «  D'Argental,  ami  de  Vauvenargues,  qui  assistait  à  ses  derniers  moments, 
«  lui  ayant  demandé  s'il  s'était  confessé  à  un  théologien  qu'on  venait  d'en- 
«  voyer  au  moribond,  pour  le  convertir,  ou  en  faire  semblant,  Vauvenargues 
«  répondit  par  ces  deux  vers  de  Racine,  dans  Bajazet  {cités  plus  haut).... 
«  L'affaiblissement  du  corps  influa  peu  en  lui  sur  la  vigueur  de  l'âme,  et  il 
«  pensait,  comme  Voltaire,  qu'on  peut  adorer  rÈtre-Suprê/ne  sans  se  faire 
«  capucin.» — Cette  historiette,  qui  appartient  à  l'édition  Beuchot,  est  signée  de 
M.  Clogcnson,  qui  n'en  indique  pas  la  source.  Elle  est  évidemment  de  môme  pro- 
venance que  la  première,  dont  elle  n'est  que  l'abrégé  ;  elle  en  diffère,  toutefois, 
t'u  plusieurs  points  :  nous  avons  ici  un  simple  théologien,  au  lieu  du  Père  Jé- 
suite (jui  convenait  mieux  à  Condorcet  ;  de  plus,  la  scène  est  réduite  ;  elle  ne  se 
passe  plus  devant  un  cercle  d'amis,  vers  lesquels  Vauvenargues  se  tourne  pour 
débiter,  en  héros  de  théâtre,  deux  vers  de  tliéâtre  ;  elle  ne  se  passe  même  pas 
devant  D'Argental,  qui  n'en  reçoit  qu'après  coup  la  confidence.  Enfin,  quand 
le  commentateur  ajoute  que  Vauvenargues  pensait  comme  Voltaire,  dont  il 
cite  un  mot  que  nous  avons  cité  nous-même,  il  oublie  que  c'est  précisément 
à  Vauvenargues  que  Voltaire  adressait  ce  mot,  pour  lui  reprocher  précisément 
de  ne  pas  penser  comme  lui,  et  de  se  faire  capucin,  au  lieu  à' adorer  tout  bon- 
nement VEtre-Supréme.  Mais  passons  à  la  troisième  version  ;  c'est  celle  de 
Suard,  dans  l'édition  de  180G  : 

—  «  On  a  dit,  et  il  passe  même  pour  constant  parmi  les  personnes  qui  ont 
'(  le  plus  connu  Vauvenargues,  que  la  Prière  précédejite  était  le  résultat  d'une 
'<  espèce  de  défi  fait  à  l'auteur  d'écrire  tout  un  morceau  de  prose  en  vers 
«  blancs,  de  manière  à  ce  qu'on  ne  s'en  aperçût  pas,  à  moins  d'être  averti. 
«  C'est  ce  qu'il  a  fait  dans  cette  Prière.  Pour  peu  qu'on  y  fasse  attention ,  on 
'(  la  trouvera  entièrement  composée  de  vers  ayant  tous  le  nombre  de  pieds 
>i  qu'il  faut  pour  composer  un  vers  français,  et  remplissant  presque  toutes  les 
"  conditions  nécessaires  des  vers,  excepté  la  rime.  Au  reste,  quoi  qu'on  puisse 
«  penser  do  cette  anecdote,  il  faut  remarquer  que,  partout  où  Vauvenargues 
«  a  pris  un  ton  élevé,  il  a  adopté  la  même  manière;  et  l'Eloge  du  jeune  de 
«  Seytres,  en  particulier,  est  presque  entièrement  dans  ce  genre.  »  —  Ici,  le 
défi  n'est  plus  le  même  ;  Vauvenargues  n'a  plus  voulu  contrefaire  la  majesté 
et  Venthousiasme  de  Bossuet;  il  a  voulu  simplement  écrire  un  morceau  de 
prose  en  vers  blancs^  de  manière  à  ce  qu'on  ne  s'en  aperçût  pas,  et  il  faut 
avouer  que  le  cas  est  moins  grave  ;  mais,  supposé  que  ce  fût  l'objet  de  Vauve- 
nargues dans  la  forme  de  ce  morceau,  est-il  permis  pour  cela  de  nier  la  sincé- 
rité du  fond  ?  -\iera-t-on  la  sincérité  de  V Eloge  de  Seytres,  parce  qu'il  est  écrit 
avec  le  même  procédé,  et  dira-t-on  (lue  cet  Eloge  n'est  qu'un  jeu,  ou  un  puéril 
exercice  de  composition  ? 

Que  conclure  de  ces  différentes  versions,  sinon  que  leur  contradiction  même 
les  rend  au  moins  suspectes,  ou  plutôt  qu'elles  se  détruisent  les  unes  par  les 
autres  ?  Pour  nous,  la  question  n'est  pas  douteuse  ;  outre  les  retours  person- 
nels de  l'auteur  que  nous  avons  remarqués  dans  ce  morceau,  outre  quelques 
passages  qui  se  retrouvent  à  peu  près  identiques  dans  ses  lettres  à  Saint-Vin- 
cens  et  ailleurs,  les  vains  efïorts  de  Voltaire,  pour  faire  supprimer  une  page 


232  MÉDITATION  SUR  LA  FOI. 

qui  le  chagrinait,  en  attestent  invinciblement  la  sincérité.  Ajoutons,  pour 
preuve  définitive,  que  Vauvenargues  composa  cette  pièce  dans  le  môme  temps 
que  VEloge  funèbre  d'Hippolyte  de  Seytres^  vers  la  fin  de  la  retraite  de  Bo- 
hême, c'est-à-dire  dans  des  circonstances  où  il  n'était  guère  en  humeur  de 
faire  des  jeux  d'esprit.  Dans  la  26"  lettre  à  Saint-Vincens,  adressée  d'un  can- 
tonnement sur  le  Rhin,  à  la  date  du  7  novembre  17Z|3,  Vauvenargues  lui  parle 
de  la  Méditation ^  dont  il  lui  avait  envoyé  précédemment  copie,  et  lui  en 
parle  trop  sérieusement,  pour  que  les  diverses  versions  que  nous  avons  rap- 
portées puissent  être  admissibles.  Est-ce  à  dire  pour  cela  que  Vauvenargues 
fût  chrétien?  Non,  sans  doute,  et  cette  Méditation  môme,  nous  l'avons 
remarqué,  n'est  pas  un  acte  de  foi  positive,  ce  n'est  qu'un  regret,  ou,  tout 
au  plus,  qu'une  aspiration.  Vauvenargues  est,  avant  tout,  un  homme  sin- 
cère, et,  comme  tel,  il  n'a  pas  de  parti  pris;  il  note  ses  impressions,  à  mesure 
qu'elles  lui  viennent  :  hier  incrédule,  aujourd'hui  croyant,  ou  regrettant  de 
ne  pas  l'être.  Il  suflit  de  comparer  cette  Méditation  avec  ïlmitation  de 
Pascal^  qui  précède  immédiatement,  pour  se  faire  une  juste  idée  de  l'état 
de  son  âme,  pour  saisir  au  vif  les  alternatives  de  sa  pensée,  et  comprendre 
ses  contradictions  sur  ce  point.  Marmontel,  qui  l'a  vu  de  près,  a  dit  le  mot 
peut-être  :  «  Il  est  mort  dans  les  sentiments  d'un  chrétien  philosophe  », 
c'est-à-dire  à  moitié  l'un,  à  moitié  l'autre.  En  tout  cas,  ce  qu'on  ne  saurait 
contester,  c'est  qu'au  moins  il  s'inquiète  sérieusement  de  cette  sérieuse 
question;  aussi,  je  ne  sais  si  un  théologien  est  venu  le  trouver  à  son  lit  de 
mort,  mais  j'affirme  que  si  Vauvenargues  ne  s'est  pas  rendu  à  ses  instances, 
du  moins,  il  ne  l'a  pas  renvoyé  avec  insulte.  Après  une  étude  plus  appro- 
fondie de  ses  œuvres  et  de  son  caractère,  nous  rçistons  dans  les  termes  de 
notre  Eloge  :  s'il  ne  croit  pas,  du  moins,  jamais  il  n'a  pris  son  parti  de  ne 
pas  croire  ;  son  esprit  hésite,  et  va  tour  à  tour  de  la  foi  au  doute,  et  du  doute 
à  la  foi  ;  quand  la  mort  est  venue,  il  hésitait  encore.  —  G. 


RÉFLEXIONS 


CRITIQUES 


SUR   QUELQUES    POETES 


1.   —    LA    FONTAINE. 

Lorsqu'on  a  entendu  parler  de  La  Fontaine,  et  qu'on 
vient  à  lire  ses  ouvrages,  on  est  étonnéM'y  trouver,  je  ne 
dis  pas  plus  de  génie,  mais  plus  même  de  ce  qu'on  appelle 
de  l'esprit,  qu'on  n'en  trouve  dans  le  monde  le  plus  cul- 
tivé. On  remarque  avec  la  même  surprise  la  profonde  intel- 
ligence qu'il  fait  paraître  de  son  art  ;  et  on  admire  qu'un 
esprit  si  lin  ait  été  en  même  temps  si  naturel  '. 

Il  serait  superflu  de  s'arrêter  à  louer  l'harmonie  variée 
et  légère  de  ses  vers;  la  grâce,  le  tour,  l'élégance,  les 
charmes  naïfs  de  son  style  et  de  son  badinage  ;  je  remar- 
querai seulement  que  le  bon  sens  et  la  simplicité  sont  les 
caractères  dominants  de  ses  écrits.  11  est  bon  d'opposer  un 
tel  exemple  à  ceux  qui  cherchent  la  grâce  et  le  brillant 
hors  de  la  raison  et  de  la  nature.  La  simplicité  de  La  Fon- 
taine donne  de  la  grâce  à  son  bon  sens,  et  son  bon  sens 
rend  sa  simplicité  piquante  ;  de  sorte  que  le  brillant  de  ses 
ouvrages  naît  peut-être  essentiellement  de  ces  deux  sources 

'  1'*  Edition  :  «  Et  on  ne  peut  comprendre  que  le  mot  (.Vinstinct  ait  été 
ti  employé  avec  une  affectation  particulière  à  marquer  le  caractère  d'un  esprit 
«  si  fin.  »  A  quoi  Voltaire  répond  en  marge  de  l'exemplaire  d'Aix  :  C'est  à 
cause  de  sa  conduite^  et  de  son  ineptie  dans  tout  le  reste.  Voltaire  se  défendait 
ici  lui-même,  car  il  était  un  de  ceux  (lui  réduisaient  le  génie  de  La  Fontaine 
iiVinstinct,  et  c'est,  sans  doute,  par  égard  pour  Voltaire  que  Vauvenargues 
supprima  la  première  leçon.  (Voir,  sur  ce  point ,  leurs  lettres  des  7  et  21 
janvier,  et  du  3  avril  11  h5.)  —  G. 


234  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

réunies.  Rien  n'empêche  au  moins  de  le  croire;  car  pour- 
quoi le  bon  sens,  qui  est  un  don  de  la  nature,  n'en  aurait-il 
pas  l'agrément?  La  raison  ne  déplaît,  dans  la  plupart  des 
hommes,  que  parce  qu'elle  y  est  étrangère'.  Un  bon  sens 
naturel  est  presque  inséparable  d'une  grande  simplicité; 
et  une  simplicité  éclairée  est  un  charme  que  rien  n'égale. 

Je  ne  donne  pas  ces  louanges  aux  grâces  d'un  homme  si 
sage,  pour  dissimuler  ses  défauts  ;  je  crois  qu'on  peut 
trouver  dans  ses  écrits  plus  de  style  que  d'invention,  et 
plus  de  négligence  que  d'exactitude  '.  Le  nœud  et  le  fond 
de  ses  Contes  ont  peu  d'intérêt,  et  les  sujets  en  sont  bas; 
on  y  remarque  quelquefois  bien  des  longueurs,  et  un  air 
de  crapule  qui  ne  saurait  plaire  \  Ni  cet  auteur  n'est  parfait 
en  ce  genre,  ni  ce  genre  n'est  assez  noble. 

2.    —    BOILEAU. 

Boileau  prouve,  autant  par  son  exemple  que  par  ses  pré- 
ceptes, que  toutes  les  beautés  des  bons  ouvrages  naissent 
de  la  vive  expression  et  de  la  peinture  du  vrai  ;  mais  cette 
expression,  si  touchante,  appartient  moins  à  la  réflexion,  su- 
jette à  l'erreur,  qu'à  un  sentiment  très- intime  et  très-fidèle 
de  la  nature^.  La  raison  n'était  pas  distincte,  dans  Boileau, 
du  sentiment  :  c'était  son  instinct  ^  ;  aussi  a-t-elle  animé  ses 
écrits  de  cet  intérêt  qu'il  est  si  rare  de  rencontrer  dans  les 
ouvrages  didactiques. 

*  Le  sens  de  cette  phrase,  qui  n'est  pas  claire,  est,  je  crois,  que  la  raison 
déplaît,  dans  la  plupait  des  hommes,  parce  qu'elle  est  élrangère  à  l'agrément^ 
qui  naît  du  bon  sens  uni  à  la  simplicité.  —  G. 

2  [Il  y  a  trop  de  négligences  et  de  platitudes.  —  V.] 

^  [Vauvenargues  trouve  le  genre  des  Contes  de  La  Fontaine  trop  bas.  Il  est 
familier,  et  peut-être  pas  assez  varié;  mais  descend-il  jusqu'à  la  bassesse? 
et  la  licence  va-t-elle  jusqu'à  la  crapule?  Si  cela  est,  que  dira-t-on  de  Gré- 
court  ?  Il  y  a  des  nuances  dans  le  vice,  et  il  est  juste  de  ne  pas  les  confondre. 
—  La  H.] 

^  La  1"  édition  ajoutait  ici  cette  phrase  que  nous  regrettons  :  «  La  vérité 
«  se  fane  dans  nos  réflexions,  et  des  mains  pesantes  et  dures  en  emportent 
«  toute  la  fleur.  »  —  G. 

^  [Donc  on  peut  se  servir  de  ce  mot  pour  La  Fontaine. — V.  \  (Voir  la  1'^  note 
du  morceau  précédent.)  —  G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  235 

Cela  met,  je  crois,  dans  son  jour,  ce  que  je  viens  de  tou- 
cher en  parlant  de  La  Fontaine.  S'il  n'est  pas  ordinaire  de 
ti'ouver  de  l'agrément  parmi  ceux  qui  se  piquent  d'être  rai- 
sonnables, c'est  peut-être  parce  que  la  raison  est  entée 
dans  leur  esprit,  où  elle  n'a  qu'une  vie  artificielle  et  em- 
pruntée; c'est  parce  qu'on  honore  trop  souvent  du  nom 
de  raison  une  certaine  médiocrité  de  sentiment  et  de  génie, 
qui  assujettit  les  hommes  aux  lois  de  l'usage,  et  les  dé- 
tourne des  grandes  hardiesses,  sources  ordinaires  des  gran- 
des fautes. 

Boileau  ne  s'est  pas  contenté  de  mettre  de  la  vérité  et  de 
la  poésie  dans  ses  ouvrages,  il  a  enseigné  son  art  aux  au- 
tres ;  il  a  éclairé  tout  son  siècle  ;  il  en  a  banni  le  faux  goût, 
autant  qu'il  est  permis  de  le  bannir  de  chez  les  hommes.  Il 
fallciit  qu'il  fût  né  avec  un  génie  bien  singulier,  pour  échap- 
per, comme  il  a  fait,  aux  mauvais  exemples  de  ses  contem- 
porains, et  pour  leur  imposer  ses  propres  lois.  Ceux  qui 
bornent  le  mérite  de  sa  poésie  à  l'art  et  à  l'exactitude  de 
sa  versification,  ne  font  pas  peut-être  attention  que  ses 
vers  sont  pleins  de  pensées,  de  vivacité,  de  saillies,  et 
même  d'invention  de  style.  Admirable  dans  la  justesse, 
dans  la  solidité  et  la  netteté  de  ses  idées,  il  a  su  conserver 
ces  caractères  dans  ses  expressions,  sans  perdre  de  son  feu 
et  de  sa  force  ;  ce  qui  témoigne  incontestablement  un  grand 
talent.  Je  sais  bien  que  quelques  personnes',  dont  r  autorité  est 
respectable,  ne  nomment  génie  dans  les  poètes  que  l'in- 
vention dans  le  dessein  de  leurs  ouvrages.  Ce  n'est,  disent- 
ils,  ni  l'harmonie,  ni  l'élégance  des  vers,  ni  l'imagination 
dans  l'expression,  ni  môme  l'expression  du  sentiment,  qui 
caractérisent  le  poète  :  ce  sont,  à  leur  avis,  les  pensées 
mâles  et  hardies,  jointes  à  l'esprit  créateur.  Par  là,  on 
prouverait  que  Bossuet  et  Newton  ont  été  les  plus  grands 
poètes  de  la  terre;  car  certainement  l'invention,  la  har- 

'  \oltaire,  eiitr'autres.  Les  diverses  éditions  répètent  la  r\joltié  de  ce  pa- 
ragraphe dans  le  morceau  sur  quelques  ouvrages  de  M.  de  Voltaire  ;  nous 
avons  évité  ce  double  emploi.  —  G. 


236  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

(liesse  et  les  pensées  mâles  ne  leur  manquaient  pas.  J'ose 
leur  répondre  que  c'est  confondre  les  limites  des  arts,  que 
d'en  parler  de  la  sorte  ;  j'ajoute  que  les  plus  grands  poètes 
de  l'antiquité,  tels  qu'Homère,  Sophocle,  Virgile,  se  trou- 
veraient confondus  avec  une  foule  d'écrivains  médiocres,  si 
on  ne  jugeait  d'eux  que  par  le  plan  de  leurs  poèmes,  et  par 
l'invention  du  dessein,  et  non  par  l'invention  du  style,  par 
leur  harmonie,  par  la  chaleur  de  leur  versification,  et  enfin 
par  la  vérité  de  leurs  images. 

Si  l'on  est  donc  fondé  à  reprocher  quelque  défaut  à  Boi- 
leau,  ce  n'est  pas,  à  ce  qu'il  me  semble,  le  défaut  de  génie  ; 
c'est,  au  contraire,  d'avoir  eu  plus  de  génie  que  d'étendue 
ou  de  profondeur  d'esprit,  plus,  de  feu  et  de  vérité  que  de 
sentiment'  et  de  délicatesse,  plus  de  solidité  et  de  sel  dans 
la  critique  que  de  finesse  ou  de  gaîté,  et  plus  d'agrément 
que  de  grâce  \  On  l'attaque  encore  sur  quelques-uns  de  ses 
jugements  qui  semblent  injustes;  et  je  ne  prétends  pas  qu'il 
fut  infaillible  ^  . 

3.  —  CHAULIEU. 

Chaulieu  a  su  mêler,  avec  une  simplicité  noble  et  tou- 
chante, l'esprit  et  le  sentiment  4.  Ses  vers,  négligés,  mais 

1  Dans  le  l"  Dialogue  (voir  plus  loin),  Vauvenargues  fait  dire  à  Boileau  lui- 
même  :  «  Je  suis  né  avec  quelque  justesse  dans  l'esprit;  mais  les  esprits  justes 
«■  qui  ne  sont  point  élevés,  sont  quelquefois  faux  sur  les  choses  de  sentiment, 
•«  et  dont  il  faut  juger  par  le  cœur.  »  —  G. 

'  [Il  n'a  jamais  parlé  au  cœur.  —  V.] 

^  Var.  :  [  «  C'est  une  injustice  de  lui  refuser  le  génie  :  le  premier,  il  a  connu 
v<  l'art  des  vers,  et  n'y  a  été  surpassé  que  par  deux  ou  trois  hommes  d'un 
«  plus  grand  esprit;  il  a  plus  fait,  il  a  détrompé  son  siècle  des  faux  brillants 
«  et  des  mauvais  ouvrages.  Il  avait  éminemment  le  goût  du  vrai,  sans  lequel 
<c  on  ne  réussit  dans  aucun  genre,  et  qui  est  toujours  le  fondement  du  génie. 
<;  Si  son  goût  et  sa  raison  ne  s'étendaient  point  à  tout,  s'il  a  été  injuste  pour 
»  quelques  auteurs,  s'il  a  manqué  lui-même  de  sentiment  et  de  délicatesse, 
«  d'élévation  et  de  profondeur,  c'est  qu'il  n'est  point  donné  aux  hommes  de 
<c  réunir  tous  les  talents.  Il  ne  faut  pas  pour  cela  juger  d'eux  par  leurs  dé- 
«  fauts,  car  quel  homme  estim.erait-on,  si  on  ne  l'appréciait  que  par  ses  er- 
«  reurs  et  par  ses  endroits  faibles?  Qu'on  me  nomme  un  général  qui  n'ait 
«  pas  fait  de  fautes,  un  roi  sans  faiblesses,  un  écrivain,  quel  qu'il  soit,  sans 
1  défauts?  »]«- Cette  variante  est  extraite  de  notre  manuscrit  de  Vauve- 
nargues. —  G. 

*  [Il  avait  plus  d'imagination  (lue  d'esprit.  —  V.J 


SUR  QLELQUES   POÈTES.  237 

faciles,  et  remplis  d'imagination,  de  vivacité  et  de  grâce, 
m'ont  toujours  paru  supérieurs  à  sa  prose,  qui  n'est,  le  plus 
souvent,  qu'ingénieuse.  On  ne  peut  s'empêcher  de  regretter 
qu'un  auteur  si  aimable  n'ait  pas  plus  écrit,  et  n'ait  pas 
travaillé  avec  le  même  soin  tous  ses  ouvrages  '. 

h'   —    MOLIÈRE. 

Molière  me  paraît  un  peu  répréliensible  d'avoir  pris  des 
sujets  trop  bas  \  La  Bruyère,  animé  à  peu  près  du  même 
génie,  a  peint  avec  la  même  vérité  et  la  même  véhémence 
que  Molière  les  travers  des  hommes  ^  ;  mais  je  crois  que 
Ton  peut  trouver  plus  d'éloquence  et  plus  d'élévation  dans 
ses  images. 

On  peut  mettre  encore  ce  poète  en  parallèle  avec  Racine. 

*  On  peut  regretter  également  que  Vauvenargues  n'en  ait  pas  plus  écrit  sur 
un  auteur  si  ai?nable;  la  1'^  édition  ajoutait  du  moins  :  «  Quelque  différence 
«  que  l'on  ait  mise,  avec  beaucoup  de  raison,  entre  l'esprit  et  le  génie,  il 
«  semble  que  le  génie  de  l'abbé  de  Chaulieu  ne  soit  essentiellement  que 
<(  beaucoup  d'esprit  naturel.  Cependant  il  est  remarquable  que  tout  cet 
«  esprit  n'a  pu  faire  d'un  poète,  d'ailleurs  si  aimable,  un  grand  homme  ni 
«(  un  grand  génie.  >>  —  G. 

2  II  semble  que  les  Femmes  savantes,  le  Tartufe,  le  Misanthrope  ne  sont  pas 
assurément  des  sujets  bas;  la  comédie  n'en  peut  guère  traiter  de  plus  relevés. 
Pourquoi  l'Avare  encore  scrait-il  un  sujet  trop  bas  pour  la  comédie?  Passe 
pour  les  Fourberies  de  Seapin,  le  Médecin  malgré  lui,  Sganarelle,  et  si  Ton 
veut  même  Georges  Dandin.  Mais  c'est  d'après  les  chefs-d'œuvre  d'un  grand 
homme  qu'on  doit  juger  de  son  génie  et  en  déterminer  le  caractère.  On  sait 
d'ailleurs  que  Molière,  forcé  d'abord  de  se  conformer  au  goût  de  son  siècle 
pour  en  obtenir  le  droit  de  le  ramener  au  sien,  forcé  souvent  de  faire  servir 
son  travail  au  soutien  de  la  troupe  dont  il  était  le  directeur,  ne  fut  pas  tou- 
jours le  maître  de  choisir  les  sujets  de  ses  comédies,  ni  d'en  soigner  l'exé- 
cution. —  S. 

5  On  ne  peut  pas  dire  que  La  Bruyère  fut  animé  du  même  génie  que  Mo- 
lièr(\  Vauvenargues  disait  autrement  dans  la  première  édition,  toujours  on 
donnant  à  LaBiuyère  une  sorte  de  supériorité;  aussi  est-il  plus  facile  de  CO' 
ractériser  les  hommes^  que  de  faire  qu'ils  se  caractérisent  eux-mêmes.  On  né 
voit  pas  trop  pourquoi  il  a  retranché  cette  phrase,  qui  était  du  moins  une  es- 
pèce de  correctif.  —  S.  —  Voici  la  phrase  de  la  l^e  édition,  dont  Suard  ne  cite 
qu'une  partie  :  «  La  Bruyère,  plus  parfait  dans  son  genre,  a  laissé  l'idée  d'un 
«  comique  plus  élevé  et  plus  fécond;  aussi  est-il  plus  facile  de  caractériser 
«  les  hommes,  que  de  faire  qu'ils  se  caractérisent  eux-mêmes,  et  de  soutenir 
»  un  personnage  qui  parle  longtemps,  et  parle  toujours  en  vers.  La  véhémence 
'<  inimitable  de  Molière  et  son  caractère  si  original,  le  rendent  d'ailleurs  ros- 
«  pectable.  «Voltaire  trouvait  ce  parallèle  contestable  \  aussi  Vauvenargues  l'a 
réduit,  mais,  on  le  voit,  d'une  manière  plus  préjudiciable  encore  à  Molière.— G. 


238  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

L'un  et  l'autre  ont  parfaitement  connu  le  cœur  d«  l'homme  ; 
l'un  et  l'autre  se  sont  attachés  à  peindre  la  nature.  Racine 
la  saisit  dans  les  passions  des  grandes  âmes;  Molière  dans 
l'humeur  et  les  bizarreries  des  gens  du  commun  '.  L'un  a 
joué  avec  un  agrément  inexplicable  les  petits  sujets;  l'au- 
tre a  traité  les  grands  avec  une  sagesse  et  une  majesté 
touchantes.  Molière  a  ce  bel  avantage  que  ses  dialogues 
jamais  ne  languissent;  une  forte  et  continuelle  imitation 
des  mœurs  passionne  ses  moindres  discours.  Cependant,  à 
considérer  simplement  ces  deux  auteurs  comme  poètes,  je 
crois  qu'il  ne  serait  pas  juste  d'en  faire  comparaison  :  sans 
parler  de  la  supériorité  du  genre  sublime  donné  à  Racine, 
on  trouve  dans  Molière  tant  de  négligences  et  d'expressions 
bizarres  et  impropres,  qu'il  y  a  peu  de  poètes,  si  j'ose  le 
dire,  moins  corrects  et  moins  purs  que  lui  '.  En  pensant  bien, 
il  parle  souvent  mal,  dit  l'illustre  archevêque  de  Cambrai; 
il  se  sert  des  phrases  les  plus  forcées  et  les  moins  naturelles. 
Térence  dit  en  quatre  mots,  avec  la  plus  élégante  simplicitc, 
ce  que  celui-ci  ne  dit  qu'avec  une  multitude  de  métaphores 
qui  approchent  du  galimatias.  J'aime  bien  mieux  sa  prose 
que  ses  vers  ^  etc. 

Cepeodani  l'opinion  commune  est  qu'aucun  des  auteurs 
de  notre  théâtre  n'a  porté  aussi  loin  son  genre  que  Molière 
a  poussé  le  sien  ;  et  la  raison  en  est,  je  crois,  qu'il  est  plus 
naturel  que  tous  les  autres.  C'est  une  leçon  importante 
pour  tous  ceux  qui  veulent  écrire^. 

1  Alceste  n'est  certainement  pas  un  horune  du  commun;  il  y  a  peu  de  ca- 
ractères plus  nobles.  —  S. 

2  La  1'^  édition  ajoutait  :  «  On  peut  se  convainci-e  de  ce  que  je  dis  en  saut 
«  le  poème  du  Val-de- Grâce,  où  Molière  n'est  que  poète;  on  n'est  pas  tou- 
'(  jours  satisfait.  »  —  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  cette  phrase  est  biffée  par  Vol- 
taire. —  G. 

'>  Voir  Fénelon,  Lettre  sur  l'Eloquence,  §  VIL  —  G. 

^  Pour  no  pas  juger  trop  sévèrement  ce  morceau,  le  seul  peut-être  qui  soit 
faux  à-peu-près  de  tout  point,  et  fasse  vraiment  tort  au  goût  de  Vauvenar- 
gues,  il  faut  se  rappeler  le  caractère  particulier  de  l'auteur  (voir  notre  Élorje)^ 
et  l'opinion  de  Fénelon,  dont  il  s'autorise,  et  qu'il  exagère,  en  l'imitant.  Dans 
une  lettre  datée  du  21  janvier  1745,  Vauvenargues  écrit  à  Voltaire  :  «  J'ai  cor- 
«  rigé  mes  pensées  à  l'égard  de  Molière,  sur  celles  que  vous  avez  eu  la  bonté 


SUR   QUELQUES  POÈTES.  239 

5,    6.  —   CORNEILLE   Ct    RACINE  '. 

Je  dois  à  la  lecture  des  ouvrages  de  M.  de  Voltaire  le 
peu  de  connaissance  que  je  puis  avoir  de  la  poésie.  Je  lui 

«  de  me  communiquer.  >»  MciJgré  ces  coirections,  on  voit  assez  qu'il  ne  revint 
guère  plus  sur  le  compte  de  Molière  (|ue  sur  celui  de  Corneille.  Sa  prévention 
contre  notre  grand  conii(|ue  allait  si  loin,  que,  dans  une  première  version  du 
Caractère  intitulé  Egée,  laquelle  version  se  retrouve  encore  dans  les  manu- 
scrits du  Louvre,  Vau^enal■gues  cite,  entre  autres  preuves  du  bo)i  esprit  de 
son  personnage,  cette  inconcevable  appréciation  de  Molière  :  «  Son  âme,  ob- 
«  sédée  des  images  du  sublime  et  de  la  vertu,  ne  peut  faire  cas  des  arts  qui 
"  peignent  de  petits  objets  :  le  pinceau  de  Molière  le  surprend  sans  le  pas- 
«  sionncr,  jiarce  que  cet  auteur  comique  n'a  saisi  que  les  petits  traits,  les 
«  grossièretés  de  la  nature,  et  n'a  peint  que  des  personnages  ridicules,  qui 
«  seraient  fort  ennuyeux  en  original.  Egée  met  une  grande  différence  entre 
('  les  peintures  sublimes,  qui  ne  peuvent  être  inspirées  que  par  les  sentiments 
■'  qu'elles  expriment,  et  celles  qui  n'exigent  ni  élévation,  ni  grandeur  d'esprit 
'(  dans  le  peintre,  (juoiqu'elles  puissent  demander  autant  de  talent  et  de  tra- 
'<  vail.  Il  laisse  adorer,  dit-il,  aux  artisans  l'artisan  plus  habile  qu'eux;  mais, 
i'  comme  il  n'estime  les  ouvrages  de  l'art  que  par  la  noblesse  de  leur  objet, 
"  il  n'estime  aussi  les  talents  que  par  le  caractère  qu'ils  annoncent,  et  il  pré- 
('  fère  l'homme  à  l'ouvrier,  »  —  Le  cas  est  d'autant  plus  grave  que,  dans  ce 
Caractère  d'Egée,  comme  dans  beaucoup  d'autres,  Vauvenargues,  on  n'en  peut 
douter,  s'est  peint  lui-même.  Ce  n'est  que  plus  tard,  et  sans  doute  sur  la  ré- 
clamation de  Voltaire,  que  Vauvenargues  a  remplacé  le  nom  de  Molière  par 
celui  de  Dancourt.  —  G. 

*  On  sait  que  ce  parallèle  est  l'objet  de  la  première  lettre  de  Vauvenargues  à 
Voltaire.  Dans  la  l'*  édition  de  son  livre,  Vauvenargues  se  contente  d'ôter  à 
ce  morceau  sa  forme  épistolaire,  d'en  développer  quelques  points,  et  d'en 
adoucir  quelques  traits;  mais,  dans  la  2^  édition,  faisant  droit  à  de  nouvelles 
et  plus  vives  observations  de  Voltaire,  que  nous  avons  recueillies  avec  soin  sur 
l'exemplaire  d'Aix,  et  que  l'on  trouvera  parmi  les  notes,  Vauvenargues  revient 
plus  à  fond  sur  ce  sujet,  et  en  donne  une  troisième  version,  qui  devait  être 
respectée  comme  l'expression  définitive  de  sa  pensée.  Cependant,  les  divers 
éditeurs  ont  cru  pouNoir  reprendre  dans  la  1"^  édition  des  passages  que  Vau- 
venargues avait  retranchés.  Outre  qu'il  n'est  pas  permis,  à  notre  sens,  de 
contrevenir  ainsi  à  l'intention  d'un  écrivain,  il  résulte  de  ce  mélange  une  con- 
fusion fâcheuse  sur  un  point  littéraire  qui  a  bien  son  intérêt;  le  lecteur  ne  voit 
plus  ce  que  Vauvenargues  a  retonu  de  son  opinion  première,  et  ce  qu'il  en  a 
cédé  â  l'opinion  de  Voltaii-e.  Pour  tout  concilier,  nous  croyons  devoir  rétablir  le 
vrai  texte  de  Vauvenargues,  celui  de  la  2^  édition  ,  et  rejeter  en  notes,  comme 
renseignements  ou  comme  moyens  de  comparaison,  les  passages  indûment  con- 
servés. On  verra  que  Vauvenargues,  malgré  Voltaire,  n'est  guère  revenu  de  sa 
prévention  contre  Corneille.  «  Il  paraît  moins  occui)('',  dit  Suard,  ;\  caractériser 
"  Corneille  et  Racine,  qu'à  justifier  son  extrême  prédilection  ])our  ce  dernier;.,. 
«  c'est  qu'à  sa  préférence  i)Our  Racine  se  joignait  encore  le  sentiment  de  l'in- 
«  justice  qu'on  faisait  à  ce  grand  poète,  (juegénéi-alement  on  plaçait  encore  au- 
'<  dessous  de  Corneille;...  ce  qui  fait  (pi'il  a  dû  nécessairement  relever  davan- 
"  tage  les  beautés  alors  moins  senties  de  l'un,  et  les  défauts  moins  avoués  de 
«  l'autre.  »  En  effet,  ce  parallèle  n'est,  au  fond,  qu'un  plaidoyer;  ajoutons 


240  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

proposai  mes  idées,  lorsque  j'eus  envie  de  parler  de  Cor- 
neille et  de  Racine  ;  et  il  eut  la  bonté  de  me  marquer  les 
endroits  de  Corneille  qui  méritent  le  plus  d'admiration, 
pour  répondre  à  une  critique  que  j'en  avais  faite.  Engagé 
par  là  à  relire  ses  meilleures  tragédies,  j'y  trouvai  sans 
peine  les  rares  beautés  que  m'avait,  indiquées  M.  de  Vol- 
taire. Je  ne  m'y  étais  pas  arrêté  en  lisant  autrefois  Cor- 
neille, refroidi  ou  prévenu  par  ses  défauts,  et  né,  selon 
toute  apparence,  moins  sensible  au  caractère  de  ses  per- 
fections. Cette  nouvelle  lumière  me  fit  craindre  de  m' être 
trompé  encore  sur  Racine  et  sur  les  défauts  mêmes  de  Cor- 
neille; mais,  ayant  relu  l'un  et  l'autre  avec  quelque  atten- 
tion, je  n'ai  pas  changé  de  pensée  à  cet  égard;  et  voici  ce 
qu'il  me  semble  de  ces  hommes  illustres. 

Les  héros  de  Corneille  disent  souvent  de  grandes  choses 
sans  les  inspirer  ;  ceux  de  Racine  les  inspirent  sans  les 
dire.  Les  uns  parlent,  et  toujours  trop,  afin  de  se  faire 
connaître;  les  autres  se  font  connaître  parce  qu'ils  parlent. 
Surtout  Corneille  paraît  ignorer  que  les  grands  hommes  se 
caractérisent  souvent  davantage  '  par  les  choses  qu'ils  ne 
disent  pas,  que  par  celles  qu'ils  disent. 

Lorsque  Racine  veut  peindre  Acomat,  Osmin  l'assure  de 
l'amour  des  janissaires;  ce  visir  répond  : 

Quoi  !  tu  crois,  cher  Osmin,  que  ma  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur,  et  vit  dans  leur  pensée? 
Crois-tu  qu'ils  me  suivraient  encore  avec  plaisir, 
Et  qu'ils  reconnaîtraient  la  voix  de  leur  visir? 

Bajazet,  acte  I,  scène  i. 

On  voit  dans  les  deux  premiers  vers  un  général  disgra- 
cié, que  le  souvenir  de  sa  gloire  et  l'attachement  des  sol- 
dats attendrissent  sensiblement  ;  dans  les  deux  derniers  un 

que  ce  plaidoyer,  à  n'en  juger  que  la  forme,  est  certainement  un  des  meilleurs 
morceaux  de  la  critique  au  18®  siècle,  et  que  ce  n'est  pas  une  médiocre  gloire 
pour  Vauvenargues  d'avoir  le  premier  rencontré  si  juste,  au  moins  en  ce  qui 
concerne  Racine,  que  La  Harpe  et  Voltaire  lui-même  n'ont  pu  que  revenir, 
après  lui,  sur  des  mérites  qu'il  avait  tous  sentis  et  indiqués.  —  G. 

1  Au  lieu  de  plus;  davantage  s'emploie  d'une  manière  absolue,  et  ne  sup- 
porte pas  le  que  après  lui.  —  G. 


SUR   QUELQUES  POÈTES.  211 

rebelle  qui  médite  quelque  dessein  :  voilà  comme  il  échappe 
aux  hommes  de  se  caractériser  sans  en  avoir  l'intention. 
On  peut  voir,  dans  la  même  tragédie,  que  lorsque  Roxane, 
blessée  des  froideurs  de  Bajazet,  en  marque  son  étonne- 
ment  à  Atalide,  et  que  celle-ci  proteste  que  ce  prince 
l'aime,  Roxane  répond  brièvement  : 

Il  y  va  de  sa  vie,  au  moins,  que  je  le  croie. 

B.4JAZET,  acie  III,  scène  6. 

Ainsi  cette  sultane  ne  s'amuse  point  à  dire  :  «  Je  suis 
((  d'un  caractère  fier  et  violent.  J'aime  avec  jalousie  et  avec 
((  fureur.  Je  ferai  mourir  Bajazet  s'il  me  trahit.  »  Le  poète 
tait  ces  détails  qu'on  pénètre  assez  d'un  coup  d'œil,  et 
Roxane  se  trouve  caractérisée  avec  plus  de  force.  Voilà  la 
manière  de  peindre  de  Racine  :  il  est  rare  qu'il  s'en  écarte; 
et  j'en  rapporterais  de  grands  exemples,  si  ses  ouvrages 
étaient  moins  connus'. 

Écoutons  maintenant  Corneille,  et  voyons  de  quelle  ma- 
nière il  caractérise  ses  personnages.  C'est  le  Comte  qui 
parle,  dans  le  Cid: 

Les  exemples  vivants  sont  d'un  autre  pouvoir; 

Un  prince  dans  un  livre  apprend  mal  son  devoir. 

Et  qu'a  fait,  après  tout,  ce  grand  nombre  d'années, 

Que  ne  puisse  égaler  une  de  mes  journées? 

Si  vous  fûtes  vaillant,  je  le  suis  aujourd'hui , 

Et  ce  bras  du  royaume  est  le  plus  ferme  appui. 

Grenade  et  l'Aragon  tremblent  quand  ce  fer  brille  : 

Mon  nom  sert  de  rempart  à  toute  la  Gastille  ; 

Sans  moi,  vous  passeriez  bientôt  sous  d'autres  lois, 

Et  vous  auriez  bientôt  vos  ennemis  pour  rois. 

Chaque  jour,  chaque  instant,  pour  rehausser  ma  gloire, 

1  '/'■''  édilion  :  «  Il  est  vrai  qu'il  la  quitte  un  peu,  lorsqu'il  met  dans  la  bou- 
«  che  du  même  Acomat  : 

Et,  s'il  faut  que  je  meiu'c, 

Mourons  ;  moi,  cher  Osmin,  comme  un  visir  ,  et  toi, 
Comme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi. 

Bajazet,  acte  IV,  scène  7. 

«  Ces  paroles  ne  sont  pas  peut-être  d'un  grand  honmie;  mais  je  les  cite  parce 
«  qu'elles  semblent  imitées  du  style  de  Corneille.  C'est  là  ce  que  j'appelle, 
.<  en  quelque  sorte,  parler  pour  se  faire  connaître,  et  dire  de  grandes  chos(  s 
«  sans  les  inspirer.  »  —  Vauvenargues  a  supprimé  cette  critique,  d'ailleurs 
fort  juste,  sans  doute  parce  qu'elle  contredit  le  passage  où  il  dira  que  Racine 
n'a  pas  suivi  Corneille.  —  G. 

1(> 


242  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

Met  lauriers  sur  lauriers,  victoii-e  sur  victoire. 
Le  prince  à  mes  côtés  ferait,  dans  les  combats. 
L'essai  de  son  courage  à  l'ombre  de  mon  bras; 
Il  apprendrait  à  vaincre  en  me  regardant  faire, 

Etc 

Lk  Cil),  acte  f,  scène  G. 

11  n'y  a  peut-être  personne  aujourd'hui  qui  ne  sente  la 
ridicule  ostentation  de  ces  paroles.  Il  faut  les  pardonner 
au  temps  où  Corneille  a  écrit,  et  aux  mauvais  exemples 
qui  l'environnaient  '.  Mais  voici  d'autres  vers  qu'on  loue 
encore,  et  qui,  n'étant  pas  aussi  affectés,  sont  plus  propres, 
par  cet  endroit  même,  à  faire  illusion.  C'est  Cornélie,  veuve 
de  Pompée,  qui  parle  à  César  : 

César;  car  le  destin,  que  dans  tes  fers  je  brave, 
Me  fait  ta  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave; 
Et  tu  ne  prétends  pas  qu'il  m'abatte  le  cœur, 
Jusqu'à  te  rendre  hommage  et  te  nommer  seigneur. 
De  quelque  rude  trait  qu'il  m'ose  avoir  frappée. 
Veuve  du  jeune  Crasse,  et  veuve  de  Pompée, 
Fille  de  Scipion,  et  pour  dire  encor  plus. 
Romaine,  mon  courage  est  encore  au-dessus. 


Je  te  l'ai  déjà  dit,  César,  je  suis  Romaine  : 
Et,  quoique  ta  captive,  un  cœur  comme  le  mien , 
De  peur  de  s'oublier,  ne  te  demande  rien. 
Ordonne;  et,  sans  vouloir  qu'il  tremble  ou  s'humilie, 
Souviens-toi  seulement  que  je  suis  Cornélie  2. 

PoMi'ÉE,  acte  ïll,  scène  i. 

Et,  dans  un  autre  endroit,  où  la  même  Cornélie  parle  de 
César,  qui  punit  les  meurtriers  du  grand  Pompée  : 

Tant  d'intérêts  sont  joints  à  ceux  de  mon  époux, 


*  Cette  phrase  est  de  la  2^  édition.  C'est  un  correctif  que  Vauvenargues  ac- 
corda sans  doute  à  Voltaire.  —  G. 

-  [Cette  affectation  est  le  comble  du  ridicule.  —  V.  j  —  Voici  comment  le 
môme  Voltaire  juge  le  même  morceau  dans  son  Cormnentaire  sur  Corneille  : 
«  Cornélie  doit-elle  dire  à  César  qu'elle  est  sa* prisonnière,  et  non  pas  son 
esclave  ?  n'est-ce  pas  une  chose  assez  reconnue  par  César  ?  Jamais  les  Ro- 
mains vaincus  par  des  Romains  ne  furent  mis  dans  l'esclavage.  Elle  se  vante 
d'appeler  César  par  son  nom  et  de  ne  point  l'appeler  seigneur;  mais  le  nom 
de  seigneur  n'était  donné  à  personne  :  c'est  un  terme  dont  nous  nous  servons 
au  théâtre  français,  et  dont  Cornélie  abuse  ;  il  vient  du  mot  latin  senior,  et 
nous  l'avons  adopté  pour  en  faire  un  nom  honorifique.  Cornélie  peut-elle  s'ex- 
cuser de  ne  pas  donner  à  un  Romain  un  titre  français  ?  doit-elle  enfin  faire 
remarquer  à  César  qu'elle  parle  comme  tout  le  monde  parlait  alors?  N'est-ce 
pas  une  petite  attention  de  Cornélie,  à  faire  voir  ({u'elle  veut  mettre  de  la 
grandeur  où  il  n'y  a  rien  que  de  très  oi'dinaire  ?»  —  G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  243 

Que  je  ne  devrais  rien  à  ce  qu'il  fait  pour  nous, 

Si,  comme  parsoi-mômo  un  grand  cœur  juge  un  autre, 

Je  n'aimais  mieux  juger  sa  vertu  par  la  nôtre  , 

Et  croire  que  nous  seuls  armons  ce  combattant, 

Parce  qu'au  point  qu'il  est,  j'en  voudrais  faire  autant  '. 

Pompée,  acte  V,  scène  1 . 

Il  me  paraît,  dit  Fénelon  \  qu'on  a  donné  souvent  aux  tlo- 
mains  un  discours  trop  fastueux  ....  Je  ne  trouve  point  de  pro- 
portion entre  l'emphase  avec  laquelle  Auguste  parle  dans  la 
tragédie  de  Cinna,  et  la  modeste  simplicité  avec  laquelle  Sué- 
tone le  dépeint  dans  tout  le  détail  de  ses  mœurs-..  Tout  ce 
que  nous  voyons  dans  Tite-Live,  dans  Plutarque,  dans  Cicéron, 
dans  Suétone,  nous  représente  les  Romains  comme  des  hommes 
hautains  dans  leurs  sentiments,  mais  simples,  naturels  et  mo- 
destes dans  leurs  paroles,  etc. 

Cette  affectation  de  grandeur,  que  nous  leur  prêtons,  m'a 
toujours  paru  le  principal  défaut  de  notre  théâtre,  et  l'é- 
cueil  ordinaire  des  poètes  ^  Je  n'ignore  pas  que  la  hauteur 
est  en  possession  d'imposer  à  l'esprit  humain  ;  mais  rien  ne 
décèle  si  parfaitement  aux  esprits  fins  une  hauteur  fausse 
et  contrefaite,  qu'un  discours  fastueux  et  emphatique  ^.  Il 
est  aisé  d'ailleurs  aux  moindres  poètes  de  mettre  dans  la 
bouche  de  leurs  personnages  des  paroles  fières  ;-ce  qui  est 
difficile ,  c'est  de  leur  faire  tenir  ce  langage  hautain  avec 
vérité  et  à  propos.  C'était  le  talent  admirable  de  Racine,  et 
celui  qu'on  a  le  moins  daigné  remarquer  dans  ce  grand 
homme.  Il  y  a  toujours  si  peu  d'affectation  dans  ses  dis- 
cours, qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  la  hauteur  qui  s'y  ren- 
contre. Ainsi,  lorsque  Agrippine,  arrêtée  par  l'ordre  de 


*  [  Les  plats  vers  !  —  V.]  —  Voltaire  est  plus  modéré  dans  son  Commentaire  ; 
il  se  contente  de  reprendre  les  mots  par  la  nôtre,  et  de  remarquer  que  au  point 
qu'il  est  ne  se  dit  plus.  —  G. 

*  Fénelon,  Lettre  sur  Véloquence,  %  VI.  —  B. 

''  Dans  son  Commentaire  sur  Corneille  (Pompée,  acte  III,  se.  d).  Voltaire  cite 
cette  phrase,  et  rap>jX'lie  qu'elle  est  «  du  judicieux  marquis  de  Vauvenargues, 
homme  trop  peu  connu,  et  qui  a  trop  peu  vécu.  »  —  G. 

*  1^*  édition  :  «  Si  l'on  y  voulait  réfléchir,  on  verrait  que  rien  n'est  moins 
fianblc  caractère  des  grands  hommes  que  ce  style.  » 


214  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

iNéron  et  obligée  de  se  justifier,  commence  par  ces  mots  si 
simples  : 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place  : 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 

Britannicls,  acte  IV,  scène  2. 

je  ne  crois  pas  que  beaucoup  de  personnes  fassent  attention 
qu'elle  commande,  en  quelque  manière,  à  l'empereur  de 
s'approcher  et  de  s'asseoir,  elle  qui  était  réduite  à  rendre 
compte  de  sa  vie,  non  à  son  fils,  mais  à  son  maître.  Si  elle 
eût  dit  comme  Cornélie  : 

Néron  ;  car  le  destin,  que  dans  tes  fers  je  brave, 
Me  fait  ta  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave  ; 
Et  tu  ne  prétends  pas  qu'il  m'abatte  le  cœur, 
Jusqu'à  te  rendre  hommage,  et  te  nommer  seigneur... 

alors  je  ne  doute  pas  que  bien  des  gens  n'eussent  applaudi 
à  ces  paroles,  et  ne  les  eussent  trouvées  fort  élevées. 

Corneille  est  tombé  trop  souvent  dans  ce  défaut  de  pren- 
dre l'ostentation  pour  la  hauteur,  et  la  déclamation  pour 
l'éloquence;  et  ceux  qui  se  sont  aperçus  qu'il  était  peu  na- 
turel à  beaucoup  d'égards,  ont  dit,  pour  le  justifier,  qu'il 
s'était  attaché  à  peindre  les  hommes  tels  qu'ils  devraient 
être.  Il  est  donc  vrai,  du  moins,  qu'il  ne  les  a  pas  peints 
tels  qu'ils  étaient  ;  c'est  un  grand  aveu  que  cela.  Corneille 
a  cru  donner  sans  doute  à  ses  héros  un  caractère  supérieur 
à  celui  de  la  nature  '.  Les  peintres  n'ont  pas  eu  la  même 
présomption  :  lorsqu'ils  ont  voulu  peindre  les  anges,  ils  ont 
pris  les  traits  de  l'enfance;  ils  ont  rendu  cet  hommage  à  la 
nature,  leur  riche  modèle.  C'était  néanmoins  un  beau  champ 
pour  leur  imagination  ;  mais  c'est  qu'ils  étaient  persuadés 
que  l'imagination  des  hommes,  d'ailleurs  si  féconde  en  chi- 
mères, ne  pouvait  donner  de  la  vie  à  ses  propres  inventions. 
Si  Corneille  eût  fait  attention  que  tous  les  panégyriques 
étaient  froids,  il  en  aurait  trouvé  la  cause  en  ce  que  les  ora- 
teurs voulaient  accommoder  les  hommes  à  leurs  idées,  au 
lieu  de  former  leurs  idées  sur  les  hommes. 

1  [  Personne  ne  doit  être  assez  fat  pour  dire  de  soi  ce  que  disent  les  héros 
de  Corneille.  —  V.l 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  245 

Mais  l'erreur  de  Corneille  ne  me  surprend  point  :  le  bon 
goût  n'est  qu'un  sentiment  fin  et  fidèle  de  la  belle  nature, 
et  n'appartient  qu'à  ceux  qui  ont  l'esprit  naturel.  Corneille, 
né  dans  un  siècle  plein  d'affectation,  ne  pouvait  avoir  le 
goût  juste.  Aussi  l'a-t-il  fait  paraître,  non-seulement  dans 
ses  ouvrages,  mais  encore  dans  le  choix  de  ses  modèles, 
qu'il  a  pris  chez  les  Espagnols  et  les  Latins,  auteurs  pleins 
d'enflure,  dont  il  a  préféré  la  force  gigantesque  à  la  simpli- 
cité plus  noble  et  plus  touchante  des  poètes  grecs.  De  là  ses 
antithèses  alfectées,  ses  négligences  basses,  ses  licences 
continuelles,  son  obscurité,  son  emphase,  et  enfin  ces  phra- 
ses synonymes,  où  la  même  pensée  est  plus  remaniée  que 
la  division  d'un  sermon.  De  là  encore  ces  disputes  opiniâtres, 
qui  refroidissent  quelquefois  les  plus  fortes  scènes,  et  où 
l'on  croit  assister  à  une  thèse  publique  de  philosophie,  qui 
noue  les  choses  pour  les  dénouer.  Les  premiers  personna- 
ges de  ses  tragédies  argumentent  alors  avec  la  tournure  et 
les  subtilités  de  l'école,  et  s'amusent  à  faire  des  jeux  frivoles 
de  raisonnements  et  de  mots,  comme  des  écoliers  ou  des  lé- 
gistes '. 


1  Au  liou  de  cette  phrase,  la  1'^  édition  donnait  :  «  Comme  lorsque  Cinnu 
((  dit  : 

Que  le  peuple  aux  tyrans  ne  soit  plus  exposé  ; 
S'il  eût  puni  Sylla,  César  eût  moins  osé. 

CiNNA,  acte  II,  scène  2. 

«  Car  il  n'y  a  personne  qui  ne  prévienne  la  réponse  de  Maxime  : 

Mais  la  mort  de  César,  que  vous  trouvez  si  juste, 
A  servi  de  prétexte  aux  cruautés  d'Auguste. 
Voulant  nous  afFranchir,  Brute  s'est  abusé  ; 
S'il  ri'eût^puni  César,  Auguste  eût  moins  osé. 
CiNNA,  même  scène. 

<(  Il  faut  avouer  que  ces  jeux  frivoles  de  raisonnement  sont  d'un  goût  en- 
«  core  bien  barbare.  »  —  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  écrit  :  Cette  critiqne 
parait  très-fausse;  il  n'y  a  pas  là  de  jeux  frivoles ,  et  Vauvenargues,  se  ren- 
dant à  l'avis  de  Voltaire,  ôte  le  passage  dans  sa  seconde  édition  ;  c'est  donc 
k  tort  que  les  éditions  suivantes  le  rétablissent.  Mais,  chose  à  noter.  Voltaire, 
qui  fait  ici  supprimer  cette  critique,  la  trouvant  fausse,  la  reprend  pour  son 
compte  dans  son  Conunenlaire  sur  Corneille,  dont  la  1'*  édition  a  paru  en 
17G/j,  c'est-à-dire  vingt  ans  après  que  Vauvenargues  écrivait  ce  morceau.  // 
est  indubitable,  dit  Voltaire,  que  ces  dissertatioiis  ne  conviennent  (juère  à  la 
tragédie...  Je  crois  que  les  combats  du  cœur  sont  toujours  plus  intéressants 
que  des  raisonnements  politiques,  et  des  contestations  qui,  au  fond,  sont  .so<7- 


246  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

Cependant  je  suis  moins  choqué  de  ces  subtilités,  que 
des  grossièretés  de  quelques  scènes  '.  Par  exemple,  lorsque 
Horace  quitte  Curiace,  c'est-à-dire  dans  un  dialogue  d'ail- 
leurs admirable,  Curiace  parle  ainsi  d'abord  : 

Je  vous  connais  encore,  et  c'est  ce  qui  me  tue. 
Mais  cette  âpre  vertu  ne  m'était  point  connue  : 
Comme  notre  malheur,  elle  est  au  plus  haut  point  ; 
Souffrez  que  je  l'admire,  et  ne  l'imite  point. 

Horace,  acte  II,  scène  o. 

Horace,  le  héros  de  cette  tragédie,  lui  répond  : 

Non,  non,  n'embrassez  pas  de  vertu  par  contrainte; 
Et,  puisque  vous  trouvez  plus  de  charme  à  la  plainte, 
En  toute  liberté  goûtez  un  bien  si  doux. 
Voici  venir  ma  sœur  pour  se  plaindre  avec  vous. 

Ici  Corneille  veut  peindre  apparemment  une  valeur  féroce  ; 
mais  la  férocité  s'exprime-t-elle  ainsi  contre  un  ami  et  un 
rival  modeste?  La  fierté  est  une  passion  fort  théâtrale;  mais 
elle  dégénère  en  vanité  et  en  petitesse,  sitôt  qu'elle  se  mon- 
tre sans  qu'on  la  provoque  '.  Me  permettra-t-on  de  le  dire? 
H  me  semble  que  l'idée  dés  caractères  de  Corneille  est  pres- 
que toujours  assez  grande  ;  mais  l'exécution  en  est  quelque- 
fois bien  faible,  et  le  coloris  faux  ou  peu  agréable.  Quelques- 
uns  des  caractères  de  Racine  peuvent  bien  manquer  de 
grandeur  dans  le  dessein  ^;  mais  les  expressions  sont  tou- 
jours de  main  de  maître,  et  puisées  dans  la  vérité  et  la 

vent  un  jeu  d'esprit  assez  froid.  Et  ce  n'est  pas  la  seule  fois  que,  regardant 
de  plus  près  à  Corneille,  Voltaire  revient  aux  idées  de  Vauvenargues,  après 
les  avoir  combattues.  On  peut  le  dire,  Vauvenargues,  dans  cette  question,  a 
autant  agi  sur  Voltaire,  que  Voltaire  sur  Vauvenargues.  —  G. 

*  !■■'  édition  :  «  Et  de  la  fastueuse  petitesse  que  Corneille  môle  quelquefois 
«  à  la  fierté  de  ses  héros.  » 

*  Cette  dernière  phrase  remplace  celle-ci,  de  \a.l^^ édition:  «  Ou  plutôt, dans 
«  les  circonstances  où  se  trouvent  les  deux  héros,  le  mépris  affecté  d'Horace 
«  n'est-il  pas  le  langage  d'une  ostentation  grossière  et  puérile  ?  »  Voici  ce  que 
dit  Voltaire  dans  son  Commentaire  :  Un  des  excellents  esprits  de  nos  jours, 
le  marquis  de  Vauvenargues,  trouvait  dans  ces  vers  un  outrage  odieux  qu'Ho- 
race ne  devait  pas  faire  à  son  heau-frère.  Je  lui  dis  que  cela  préparait  au 
meurtre  de  Cainille,  et  il  ne  se  rendit  pas...  J'ajouterai  à  cette  réflexion  de 
l'homme  du  monde  qui  pensait  le  plus  noblement.,  que,  outre  la  fierté  déplacée 
d'Horace,  il  y  a  une  ironie,  une  amertume,  un  mépris,  dans  sa  réponse,  qui 
sont  plus  déplacés  encore.  —  G. 

5  Ce  correctif  est  de  la  2*"  édition.  —  G. 


SUK  QUELQUES  POÈTES.  247 

nature.  J'ai  cru  remarquer  encore  qu'on  ne  trouvait  guère, 
dans  les  personnages  de  Corneille,  de  ces  traits  simples,  qui 
annoncent  d'abord  une  grande  étendue  d'esprit.  Ces  traits 
se  rencontrent  en  foule  dans  Roxane,  dans  Agrippine,  eToad, 
Acomat ,  Athalie.  Je  ne  puis  cacher  ma  pensée  :  il  était 
donné  à  Corneille  de  peindre  des  vertus  austères,  dures  et 
inflexibles;  mais  il  appartient  à  Racine  de  caractériser  les 
esprits  supérieurs,  et  de  les  caractériser  sans  raisonnements 
et  sans  maximes,  par  la  seule  nécessité  où  naissent  les 
grands  hommes  d'imprimer  leur  caractère  dans  leurs  expres- 
sions. Joad  ne  se  montre  jamais  avec  plus  d'avantage  que 
lorsqu'il  parle  avec  une  simplicité  majestueuse  et  tendre  au 
petit  Joas,  et  qu'il  semble  cacher  tout  son  esprit  pour  se  pro- 
portionner à  cet  enfant  ;  de  même  Athalie.  Corneille,  au  con- 
traire, se  guindé  souvent  pour  élever  ses  personnages,  et  l'on 
est  étonné  que  le  même  pinceau  ait  caractérisé  quelquefois 
l'héroïsme  avec  des  traits  si  naturels  et  si  énergiques'. 

*  7'''  édition  :  «Corneille,  au  contraire,  se  guindé  souvent  pour  atteindre  à 
«  la  grandeur,  et  fait  des  efforts  si  sensibles,  qu'on  dirait  qu'elle  ne  lui  est  pas 
«  naturelle.  »  On  voit  que  dans  la  2^  édition,  Vauvenargues  revient  sur  sa 
])ensée,  et  accorde  du  moins  quelque  chose  à  Corneille.  Dans  la  1"  édition, 
cette  phrase  était  suivie  de  ce  passage  que  Voltaire  qualifiait  de  dé- 
testable critique  d'un  morceau  d'histoire  consacré,  et  que  Vauvenargues  a 
retranché  :  «  Que  dirai-je  encore  de  la  pesanteur  qu'il  donne  quelquefois  aux 
«  plus  grands  hommes  ?  Auguste,  en  parlant  à  Cinna,  fait  d'abord  un  exorde 
«  de  rhéteur.  Remarquez  que  je  prends  exemple  de  tous  ses  défauts  dans  les 
«  scènes  les  plus  admirées  : 

Prends  \n\  siège,  Ciuna;  prends,  et,  sur  totite  chose, 
Observe  exaclemeut  la  loi  que  je  t'impose: 
Prête,  sans  me  troubler,  l'oreille  à  mes  discours; 
D'aucun  mot.  d'aucun  cri  n'en  interromps  le  cours; 
Tiens  ta  langue  captive;  et,  si  ce  grand  silence 
A  ton  émotion  fait  trop  de  violence, 
Tu  pourras  me  répoudre,  après  tout,  à  loisir  : 
Sur  ce  point  seulement  contente  mon  désir. 

Cinna,  ocle  V,  scène  2. 

«  De  combien  la  simplicité  d'.\grippine,  dans  Britannicus,  est-elle  pli.s  noble 
«  et  plus  naturelle  !  » 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place. 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 
Efc... 

HRrrvNMCus,  uclc  IV,  scène  2. 

Outre  que  la  citation  d'Agrippine  faisait  double  emploi,  cette  critique  était, 
en  effet,  malheureuse,  et  les  éditeurs  de  Vauvenargues  lui  ont  fuit  tort,  en  lu 
maintenant  malgré  lui.  —  G. 


248  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

Cependant,  lorsqu'on  fait  le  parallèle  de  ces  deux  poètes, 
il  semble  qu'on  ne  convienne  de  l'art  de  Racine,  que  pour 
donner  à  Corneille  l'avantage  du  génie.  Qu'on  emploie  cette 
distinction  pour  marquer  le  caractère  d'un  faiseur  de 
phrases,  je  la  trouverai  raisonnable  ;  mais  lorsqu'on  parle 
de  l'art  de  Racine,  l'art  qui  met  toutes  les  choses  à  leur 
place;  qui  caractérise  les  hommes,  leurs  passions,  leurs 
mœurs,  leur  génie;  qui  chasse  les  obscurités,  les  super- 
fluités,  les  faux  brillants;  qui  peint  la  nature  avec  feu,  avec 
sublimité  et  avec  grâce'  ;  que  peut-on  penser  d'un  tel  art, 
si  ce  n'est  qu'il  est  le  génie  des  hommes  extraordinaires,  et 
l'original  même  de  ces  règles  que  les  écrivains  sans  génie 
embrassent  avec  tant  de  zèle,  et  avec  si  peu  de  succès  ? 
Qu'est-ce,  dans  la  Mort  de  César  \  que  l'art  des  harangues 
d'Antoine,  si  ce  n'est  le  génie  d'un  esprit  supérieur,  et  ce- 
lui de  la  vraie  éloquence? 

C'est  le  défaut  trop  fréquent  de  cet  art  qui  gâte  les 
plus  beaux  ouvrages  de  Corneille.  Je  ne  dis  pas  que  la  plu- 
part de  ses  tragédies  ne  soient  très-bien  imaginées  et  très- 
bien  conduites  ;  je  crois  même  qu'il  a  connu  mieux  que 
personne  l'art  des  situations  et  des  contrastes  ;  mais  l'art 
des  expressions  et  l'art  des  vers,  qu'il  a  si  souvent  négligés 
ou  pris  à  faux,  déparent  ses  autres  beautés.  11  paraît  avoir 
ignoré  que,  pour  être  lu  avec  plaisir,  ou  même  pour  faire 
illusion  à  tout  le  monde  dans  la  représentation  d'un  poème 
dramatique,  il  fallait,  par  une  éloquence  continue,  soutenir 
l'attention  des  spectateurs,  qui  se  relâche  et  se  rebute  né- 
cessairement, quand  les  détails  sont  négligés.  11  y  a  long- 
temps qu'on  a  dit  que  l'expression  était  la  principale  partie 
de  tout  ouvrage  écrit  en  vers;  c'est  le  sentiment  des  grands 
maîtres,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  justifier.  Chacun  sait  ce 
qu'on  souffre,  je  ne  dis  pas  à  lire  de  mauvais  vers,  mais 
môme  à  entendre  mal  réciter  un  bon  poème  :  si  l'emphase 

'  '!"'  édilion  :  «  Qui  peint  la  nature  dans  sa  perfection,  libre,  forte,  féconde, 
«  aisée,  pleine  de  sublime  et  de  grâce.  » 
-  Ti'ncédio  de  Voltaire.  —  lî. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  249 

d' un  comédien  détruit  le  charme  naturel  de  la  poésie,  com- 
ment l'emphase  même  du  poète,  ou  l'impropriété  de  ses 
expressions,  ne  dégoûteraient-elles  pas  les  esprits  justes 
de  sa  fiction  et  de  ses  idées'  ? 

Racine  n'est  pas  sans  défauts  :  il  a  mis  quelquefois  dans 
ses  ouvrages  un  amour  faible  qui  fait  languir  son  action  ;  il 
n'a  pas  conçu  assez  fortement  la  tragédie  ;  il  n'a  point  assez 
fait  agir  ses  personnages  '  ;  on  ne  remarque  pas  dans  ses 
écrits  autant  d'énergie  que  d'élévation,  ni  autant  de  har- 
diesse que  d'égalité  ;  plus  savant  encore  à  faire  naître  la 
pitié  que  la  terreur,  et  l'admiration  que  Tétonnement,  il  n'a 
pu  atteindre  au  tragique  de  quelques  poètes.  Nul  homme 
n'a  eu  en  partage  tous  les  dons.  Si  d'ailleurs  on  veut  être 
juste,  on  avouera  que  personne  ne  donna  jamais  au  théâtre 
plus  de  pompe,  n'éleva  plus  haut  la  parole,  et  n'y  versa  plus 
de  douceur.  Qu'on  examine  ses  ouvrages  sans  prévention  : 
quelle  facilité  !  quelle  abondance  !  quelle  poésie  !  quelle 
imagination  dans  l'expression  ^  !  Qui  créa  jamais  une  langue 
ou  plus  magnifique,  ou  plus  simple,  ou  plus  variée,  ou  plus 
noble ,  ou  plus  harmonieuse  et  plus  touchante  ?  Qui  mit 
jamais  autant  de  vérité  dans  ses  dialogues,  dans  ses  images, 
dans  ses  caractères,  dans  l'expression  des  passions?  Serait- 
il  trop  hardi  de  dire  que  c'est  le  plus  beau  génie  que  la 
France  ait  eu,  et  le  plus  éloquent  de  ses  poètes? 

Corneille  a  trouvé  le  théâtre  vide,  et  a  eu  l'avantage 

•  Dans  la  1""  édition,  au  lieu  de  ce  J3ai-agraphe,  on  lit:  «On  trouve  aussi 
•■  des  exemples  dans  Corneille,  mais  plus  rares,  de  l'art  dont  je  parle,  et,  s'il 
'<  avait  écrit  plus  tard,  on  ne  peut  pas  savoir  à  quelle  perfection  il  aurait 
«  porté  ses  ouvrages;  mais  puisqu'ils  ne  sont  pas  purgés  de  la  barbarie  de 
«  son  siècle,  on  peut  croire  qu'il  n'avait  pas  reçu  de  la  nature  ce  génie  supé- 
«  rieur  aux  erreurs  de  l'exemple,  et  qui  semble  fait  tout  exprès  pour  servir 
«  de  modèle  aux  hommes,  tel,  peut-être,  que  celui  de  Pascal,  qui  écrivait  les 
«  Lettres  Provinciales  dans  le  temps  que  Corneille  donnait  ses  chefs-d'œuvre.  » 
—  Nous  avons  noté  plus  haut,  dans  V Eloge  de  Louis  XV,  que  pour  Vauve- 
uargues  la  barbarie  ne  cesse  qu'à  Corneille  ;  on  voit  qu'ici  l'auteur  va  plus 
loin,  et  que,  selon  lui.  Corneille  en  tient  encore.  —  G. 

^  Ces  trois  concessions  sont  de  la  2^  édition.  —  G. 

^  Dans  la  1'^  édition,  il  ajoutait:  quels  caractères!  Voltaire  lui  répond  en 
marge  :  non  !  Vauvenargucs  y  renonce  ;  mais  il  ajoute,  en  revanche,  les  trois 
phrases  qui  suivent.  —  G. 


250  RÉFLEXIONS  CKITIQUES 

former  le  goût  de  son  siècle  sur  son  caractère';  Racine  a 
paru  après  lui  et  a  partagé  les  esprits;  s'il  eût  été  possible 
de  changer  cet  ordre,  peut-être  qu'on  aurait  jugé  de  l'un 
et  de  l'autre  fort  différemment.  —  Oui,  dit-on  ;  mais  Cor- 
neille est  venu  le  premier,  et  il  a  créé  le  théâtre.  —  Je  ne 
puis  souscrire  à  cela.  Corneille  avait  de  grands  modèles 
parmi  les  anciens  ;  Racine  ne  l'a  point  suivi  '  ;  personne 
n'a  pris  une  route,  je  ne  dis  pas  plus  différente,  mais  plus 
opposée;  personne  n'est  plus  original  à  meilleur  titre.  Si 
Corneille  a  droit  de  prétendre  à  la  gloire  des  inventeurs,  on 
ne  peut  l'ôter  à  Racine;  mais  si  l'un  et  l'autre  ont  eu  des 
maîtres,  lequel  a  choisi  les  meilleurs,  et  les  a  mieux  imités? 
On  reproche  à  Racine  de  n'avoir  pas  donné  à  ses  héros 
le  caractère  de  leur  siècle  et  de  leur  nation  :  mais  les  grands 
hommes  sont  de  tous  les  âges  et  de  tous  les  pays.  On  ren- 
drait le  vicomte  de  Turenne  et  le  cardinal  de  Richelieu  mé- 
connaissables, en  leur  donnant  le  caractère  de  leur  siècle; 
les  âmes  véritablement  grandes  ne  sont  telles  que  parce 
qu'elles  se  trouvent,  en  quelque  manière,  supérieures  à  l'é- 
ducation et  aux  coutumes  ^  Je  sais  qu'elles  retiennent  tou- 
jours quelque  chose  de  l'un  et  de  l'autre;  mais  le  poète 
peut  négliger  ces  bagatelles,  qui  ne  touchent  pas  plus  au 
fond  du  caractère  que  la  coiffure  et  l'habit  du  comédien, 
pour  ne  s'attacher  qu'à  peindre  vivement  les  traits  d'une 
nature  forte  et  éclairée,  et  ce  génie  élevé  qui  appartient 
également  à  tous  les  peuples^.  Je  ne  vois  point  d'ailleurs 
({ue  Racine  ait  manqué  à  ces  prétendues  bienséances  du 
théâtre  :  ne  parlons  pas  des  tragédies  faibles  de  ce  grand 


'  Le  rapport  de  Ce  pt'onom  est  douteux  ;  il  porte  sur  Corneilte,  et  non  pas 
sur  siècle.  —  G. 

-  [II  l'a  suivi  d'abord.  —  V.]  —  Voltaire  veut  parler  de  la  Tliébaïde  et 
i^'Alexcmdre,  où,  en  effet,  l'imitation  de  Corneille  est  évidente.  A  partir  d'v4Af* 
drotnaque,  Racine  a  trouvé  sa  voie,  et  donne  raison  à  Vauvenargues.  —  G. 

'>  La  l"^*  édition  ajoutait  ici  :  «  Elles  empruntent  peu  d'autrui,  et,  si  elles 
«  tiennent,  par  quelques  endroits,  aux  préjugés  de  leur  pays,  on  peut  du  moins 
«  les  prendre  dans  un  jour  où  elles  n'offrent  que  les  traits  de  la  nature,  leur 
«  mère  commune.  » 

■*  Cotte  phrase  est  de  la  i>''  édition.  —  G. 


SIU  QUELQUES  POÈTES.  251 

poète,  Alexandre,  la  Thébaïde,  Bérénice,  Esther,  dans  les- 
quelles on  pourrait  citer  encore  de  grandes  beautés  ;  ce 
n'est  point  par  les  essais  d'un  auteur,  et  par  le  plus  petit 
nombre  de  ses  ouvrages,  qu'on  en  doit  juger  ;  mais  par  le 
plus  grand  nombre  de  ses  ouvrages,  et  par  ses  chefs- 
d'œuvre.  Qu'on  observé  cette  règle  avec  Racine',  et  qu'on 
examine  ensuite  ses  écrits  :  dira-t-on  qu'Acomat,  Roxane, 
Joad,  Athalie,  Mithridate,  Néron,  Agrippine,  Burrhus,  Nar- 
cisse, Clytemnestre,  Agamemnon,  etc.,  n'aient  pas  le  ca- 
ractère de  leur  siècle,  et  celui  que  les  historiens  leur  ont 
donné?  Parce  que  Bajazet  et  Xipliarès  ressemblent  à  Bri- 
tannicus,  parce  qu'ils  ont  un  caractère  faible  pour  le  théâtre, 
quoique  naturel,  sera-t-on  fondé  à  prétendre  que  Racine 
n'ait  pas  su  caractériser  les  hommes,  lui  dont  le  talent 
éminent  était  de  les  peindre  avec  vérité  et  avec  noblesse'  ? 
Je  reviens  encore  à  Corneille,  afin  de  finir  ce  discours. 
Je  crois  qu'il  a  connu  mieux  que  Racine  le  pouvoir  des  si- 
tuations et  des  contrastes  ^  ;  ses  meilleures  tragédies,  tou- 
jours fort  au-dessous,  par  l'expression,  de  celles  de  son  ri- 
val, sont  moins  agréables  à  lire,  mais  plus  intéressantes 
quelquefois  dans  la  représentation  •,  soit  par  le  choc  des  ca- 

'  Comme  Suard  l'a  justement  remarqué  plus  haut,  Vauvenargues  aurait  dû 
rubaeiver  liii-ini'tne  avec  Molière. — G. 

^  l'*"  Edition  :  «  Bajazet,  Xipliarès,  Britannicus,  caractères  si  critiqués,  ont 
«  la  douceur  et  la  délicatesse  de  nos  mœurs,  qualités  qui  ont  pu  se  rencon- 
«  trer  chez  d'autres  hommes,  et  n'en  ont  pas  le  ridicule,  comme  on  l'insinue. 
«  Mais  je  veux  qu'ils  soient  i)lus  faibles  qu'ils  ne  me  [le]  paraissent  :  quelle 
«  tragédie  a-t-on  vue  où  tous  les  personnages  fussent  de  la  même  force  ?  cela 
«  ne  se  peut;  Mathan  et  Abncr  sont  peu  considérables  dans  Athalie,  et  cela 
«  n'est  pas  un  défaut,  mais  privation  d'une  beauté  plus  achevée.  Que  voit-on 
«  d'ailleurs  de  plus  sublime  que  toute  cette  tragédie  ?  Que  reprocher  donc  à 
«  Racine?  d'avoir  mis  (|uelqucfois  dans  ses  ouvrages  un  amour  faible,  tel 
«  peut-être  qu'il  est  déplacé  au  théâtre?  Je  l'avoue;  mais  ceux  qui  se  fondent 
«  là-dessus,  pour  bannir  de  la  scène  une  passion  si  générale  et  si  violente, 
«  passent,  ce  me  semble,  dans  un  autre  excès.  Les  grands  hommes  sont  grands 
«  dans  leurs  amours,  et  ne  sont  jamais  plus  aimables  ;  l'amour  est  le  caractère 
"  le  plus  tendre  de  rhumaiiité,et  l'humanité  est  le  charme  et  la  perfection  de 
«  la  nature.»  — Encore  un  morceau  retranché  par  Vauvenargues,  et  rétabli  par 
les  éditeurs.  On  sait  que  c'est  contre  Voltaire  lui-même  que  Vauvenargues 
défend  Bajazet,  Xipharès,  etc.  (Voir  Voltaire.  —  Le  Temple  du  Coût.)  —  (i. 

"•  L'auteur  a  dit  la  même  chose  trois  pages  plus  haut.  —  G. 

*  I  .Mon  avis  dilVère  ici  ûr  celui  de  Vauvenargues.  Qu'y  a-til  de  plus  intéi-es- 


252  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

ractères,  soit  par  l'art  des  situations,  soit  par  la  grandeur 
des  intérêts  ;  moins  intelligent  que  Racine,  il  concevait  peut- 
être  moins  profondément,  mais  plus  fortement  ses  sujets'  ; 
il  n'était  ni  si  grand  poète,  ni  si  éloquent;  mais  il  s'ex- 
primait quelquefois  avec  une  grande  énergie  ;  personne  n'a 
des  traits  plus  élevés  et  plus  hardis,  personne  n'a  laissé 
ridée  d'un  dialogue  si  serré  et  si  véhément;  personne  n'a 
peint  avec  le  même  bonheur  l'inflexibilité  et  la  force  d'es- 
prit qui  naissent  de  la  vertu  ;  de  ces  disputes  mêmes  que  je 
lui  reproche,  sortent  quelquefois  des  éclairs  qui  laissent 
l'esprit  étonné,  et  des  combats  qui  véritablement  élèvent 
l'âme  ;  et,  enfin,  quoiqu'il  lui  arrive  continuellement  de  s'é- 
carter de  la  nature,  on  est  obligé  d'avouer  qu'il  la  peint 
naïvement  et  bien  fortement  dans  quelques  endroits;  et 
c'est  uniquement  dans  ces  morceaux  naturels  qu'il  est  ad- 
mirable. Voilà  ce  qu'il  me  semble  qu'on  peut  dire  sans  par- 
tialité de  ses  talents'  ;  mais  lorsqu'on  a  rendu  justice  à  son 
génie,  qui  a  surmonté  si  souvent  le  goût  barbare  de  son 
siècle,  on  ne  peut  s'empêcher  de  rejeter,  dans  ses  ouvrages, 
ce  qu'ils  retiennent  de  ce  mauvais  goût,  et  ce  qui  servirait 
à  le  perpétuer  dans  les  admirateurs  trop  passionnés  de  ce 
grand  maître. 

Les  gens  du  métier  sont  plus  indulgents  que  les  autres  à 
ces  défauts,  parce  qu'ils  ne  regardent  qu'aux  traits  origi- 
naux de  leurs  modèles,  et  qu'ils  connaissent  mieux  le  prix 
de  l'invention  et  du  génie  ^  Mais  le  reste  des  hommes  juge 
des  ouvrages  tels  qu'ils  sont,  sans  égard  pour  le  temps  et 
pour  les  auteurs'*,  et  je  crois  qu'il  serait  à  désirer  que  les 

sant  qu' Andromaque  et  Iphigénie?  N'a-t-il  pas  pris  la  vivacité  des  applaudisse- 
ments pour  l'm/érêf  ?  Les  larmes  font  moins  de  bruit  que  l'admiration.—  La  H.] 

*  Cette  distinction  entre  la  profondeur  et  la  force  ne  paraît  pas  assez 
nette.  —  G. 

•2  Dans  la  l-^'  édition,  ce  relevé  des  mérites  de  Corneille  était  plus  som- 
maire ;  si  Vauvenargues  y  revient,  c'est  que,  sans  doute,  il  avait  été  touché  de 
cette  phrase  de  Voltaire  :  //  appartient  à  un  homme  comme  vous^  Monsieur^  de 
donner  des  préférences,  et  point  d'exclusions.  —  G. 

^  Il  est  clair  que  Vauvenargues  veut  délicatement  expliquer  pourquoi  Vol- 
taire défendait  Corneille.  —  G. 

'*  La  Un  de  phrase  qui  suit  est  de  la  seconde  édition.  —  G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  253 

gens  de  lettres  voulussent  bien  séparer  les  défauts  des  plus 
grands  hommes  de  leurs  perfections  '  ;  car,  si  l'on  confond 
leurs  beautés  avec  leurs  fautes  par  une  admiration  supers- 
titieuse, il  pourra  bien  arriver  que  les  jeunes  gens  imite- 
ront les  défauts  de  leurs  maîtres,  qui  sont  aisés  à  imiter, 
et  n'atteindront  jamais  à  leur  génie  ' . 

7.  —  QU[NAULT. 

On  ne  peut  trop  aimer  la  douceur,  la  mollesse,  la  facilité, 
et  l'harmonie  tendre  et  touchante  de  la  poésie  de  Quinault. 
On  peut  même  estimer  beaucoup  l'art  de  quelques-uns  de 
ses  opéras,  intéressants  par  le  spectacle  dont  ils  sont  rem- 
plis, par  l'invention  ou  la  disposition  des  faits  qui  les  com- 
posent, par  le  merveilleux  qui  y  règne,  et  enfin  par  le  pa- 
thétique des  situations,  qui  donne  lieu  à  celui  de  la  musique, 
et  qui  l'augmente  nécessairement.  Ni  la  grâce,  ni  la  no- 
blesse, ni   le  naturel,   n'ont  manqué  à  l'auteur  de   ces 

•  C'est  ce  que  Voltaire  a  fait  dans  son  Commentaire  sur  Corneille^  où  il 
déclare  expressément,  comme  pour  répondre  au  vœu  de  Vauvenargues,  qu'il 
se  propose  d'être  utile  aux  jeunes  gens.  Sans  doute,  la  critique  y  est  parfois 
un  peu  menue;  mais,  quoi  qu'en  disent  ceux  qui,  selon  leurs  préférences,  la 
jugent  trop  sévère  ou  trop  indulgente,  il  faut  reconnaître  que,  le  plus  souvent, 
elle  n'est  que  juste.  On  sait,  d'ailleurs,  que  ce  n'est  pas  seulement  un  bon 
ouvrage,  que  c'est  aussi  une  bonne  action,  et  que  Voltaire  entreprit  ce  travail 
pour  donner  une  dot  à  la  petite-fille  du  grand  Corneille.  —  G. 

^  Dans  la  V^  édition,  ce  morceau  se  terminait  ainsi  :  «  Ponr  moi,  quand  je 
«  fais  la  critique  de  tant  d'hommes  illustres,  mon  objet  est  de  prendre  des 
«  idées  plus  justes  de  leur  caractère.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  raisonna- 
'<  blement  me  reprocher  cette  hardiesse;  la  nature  a  donné  aux  grands  honi- 
«  mes  de  faire,  et  laissé  aux  autres  de  juger.  Si  l'on  trouve  que  je  relève 
«  davantage  les  défauts  des  uns  que  ceux  des  autres,  je  déclare  que  c'est  à 
«  cause  que  les  uns  me  sont  plus  sensibles  que  les  autres,  ou  pour  éviter  de 
«  répéter  des  choses  qui  sont  trop  connues.  Pour  finir  et  marquer  cliacun  de 
«  ces  poètes  par  ce  qu'ils  ont  de  plus  propre,  je  dirai  que  Corneille  a  émi- 
«  nemment  la  force,  Boileau  la  justesse,  La  Fontaine  la  naïveté,  Chaulieu 
•<  les  grâces  et  l'ingénieux,  Molière  les  saillies  et  la  vive  imitation  des  mœurs, 
ft  Racine  la  dignité  et  l'éloquence.  Ils  n'ont  pas  ces  avantages  à  l'exclusion 
«(  les  uns  des  autres  ;  ils  les  ont  seulement  dans  un  degré  plus  éminent,  avec 
a  une  infinité  d'autres  perfections  que  chacun  y  peut  remarquer.  »  —  C'est 
un  résumé  des  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes  que  Vauvenargues 
avait  données  dans  la  1'^  édition  ;  dans  la  2^,  il  ajoutait  les  Réflexions  sur 
Quinault,  J.-B.  Rousseau  et  Voltaire:  ce  résumé  n'était  plus  dès-lors  à  sa 
place,  et  c'est  avec  raison  que  Vauvenargues  le  supprimait,  comme  c'est  à 
tort  que  les  différents  éditeurs  l'ont  maintenu.  —  G. 


254  KÉFLEXIOiNS  CRITIQUES 

poèmes  singuliers;  il  y  a  presque  toujours  de  la  naïveté 
dans  son  dialogue,  et  quelquefois  du  sentiment;  ses  vers 
sont  semés  d'images  charmantes  et  de  pensées  ingénieuses. 
On  admirerait  trop  les  fleurs  dont  il  se  pare,  s'il  eût  évité 
les  défauts  qui  font  languir  quelquefois  ses  beaux  ouvrages  : 
je  n'aime  pas  les  familiarités  qu'il  a  introduites  dans  ses 
tragédies  ;  je  suis  fâché  qu'on  trouve  dans  beaucoup  de 
scènes,  qui  sont  faites  pour  inspirer  la  terreur  et  la  pitié, 
des  personnages  qui,  par  le  contraste  de  leurs  discours 
avec  les  intérêts  des  malheureux,  rendent  ces  mêmes 
scènes  ridicules,  et  en  détruisent  tout  le  pathétique.  Je  ne 
puis  m' empêcher  encore  de  trouver  ses  meilleurs  opéras 
trop  vides  de  choses,  trop  négligés  dans  les  détails,  trop 
fades  même,  dans  bien  des  endroits  ;  enfin  je  pense  qu'on 
a  dit  de  lui  avec  vérité  qu'il  n'avait  fait  qu'effleurer  d'ordi- 
naire les  passions.  Il  me  paraît  que  Lulli  a  donné  à  sa  mu- 
sique un  caractère  supérieur  à  la  poésie  de  Quinault  ;  Lulli 
s'est  élevé  souvent  jusqu'au  sublime  par  la  grandeur  et  par 
le  pathétique  de  ses  expressions;  et  Quinault  n'a  d'autre 
mérite,  à  cet  égard,  que  celui  d'avoir  fourni  les  situations  et 
les  canevas,  auxquels  le  musicien  a  fait  recevoir  la  profonde 
empreinte  de  son  génie.  Ce  sont,  sans  doute,  les  défauts  de 
ce  poète,  et  la  faiblesse  de  ses  premiers  ouvrages,  qui  ont 
fermé  les  yeux  de  Boileau  sur  son  mérite  ;  mais  Boileau 
peut  être  excusable  de  n'avoir  pas  cru  que  l'opéra,  théâtre 
plein  d'irrégularités  et  de  licences,  eût  atteint,  en  naissant, 
sa  perfection.  Ne  penserions-nous  pas  encore  qu'il  manque 
quelque  chose  à  ce  spectacle,  si  les  efforts  inutiles  de  tant 
d'auteurs  renommés  ne  nous  avaient  fait  supposer  que  le 
défaut  de  ces  poèmes  était  peut-être  un  vice  irréparable  ? 
Cependant  je  conçois  sans  peine  qu'on  ait  fait  à  Boileau 
un  grand  reproche  de  sa  sévérité  trop  opiniâtre'.  Avec  des 

1  Boileau  a  cependant  dit  lui-même,  dans  la  préface  de  la  dernière  édition 
de  ses  CEuvres,  que,  dans  le  temps  où  il  écrivit  contre  Quinault,  tous  deux 
étaient  fort  jeunes,  et  Quinault  n'avait  pas  fait  alors  beaucoup  d'ouvrages  qui 
lui  ont  acquis  dans  la  suite  une  juste  réputation.  Ce  sont  les  expressions  dont 
il  se  sert.  —  F. 


Sun   QUELQUES   I»OÈTES.  255 

talents  si  aimables  que  ceux  de  Quinault,  et  la  gloire  qu'il 
a  d'être  l'inventeur  de  son  genre,  on  ne  saurait  être  surpris 
qu'il  ait  des  partisans  très-passionnés,  qui  pensent  qu'on 
doit  respecter  ses  défauts  même  ;  mais  cette  excessive  in- 
dulgence de  ses  admirateurs  me  fait  comprendre  encore 
l'extrême  rigueur  de  ses  critiques.  Je  vois  qu'il  n'est  point 
dans  le  caractère  des  hommes  de  juger  du  mérite  d'un 
autre  homme  par  l'ensemble  de  ses  qualités;  on  envisage 
sous  divers  aspects  le  génie  d'un  homme  illustre,  et  on  le 
méprise  ou  [on]  l'admire  avec  une  égale  apparence  de  raison, 
selon  les  choses  que  l'on  considère  en  ses  ouvrages.  Les 
beautés  que  Quinault  a  imaginées  demandent  grâce  pour 
ses  défauts  ;  mais  j'avoue  que  je  voudrais  bien  qu'on  se  dis- 
pensât de  copier  jusqu'à  ses  fautes.  Je  suis  fâché  qu'on  dé- 
sespère de  mettre  plus  de  passion,  plus  de  conduite,  plus  de 
raison  et  plus  de  force  dans  nos  opéras,  que  leur  inventeur 
n'y  en  a  mis;  j'aimerais  qu'on  en  retranchât  le  nombre 
excessif  de  refrains  qui  s'y  rencontrent,  qu'on  ne  refroidît 
pas  les  tragédies  par  des  puérilités,  et  qu'on  ne  fît  pas 
des  paroles  pour  le  musicien,  entièrement  vides  de  sens. 
Les  divers  morceaux  qu'on  admire  dans  Quinault,  prouvent 
qu'il  y  a  peu  de  beautés  incompatibles  avec  la  musique,  et 
que  c'est  la  faiblesse  des  poètes,  non  celle  du  genre,  qui  fait 
languir  tant  d'opéras,  faits  à  la  hâte,  et  aussi  mal  écrits  qu'ils 
sont  frivoles. 

8.  —  J.-U.  ROUSSEAU. 

On  ne  peut  disputer  à  Rousseau  d'avoir  connu  parfaite- 
ment la  mécanique  des  vers  :  égal  peut-être  à  Boileau  par 
cet  endroit,  il  l'a  surpassé  par  la  force  et  par  la  grandeur 
de  ses  images;  enfin,  on  pourrait  le  mettre  à  côté  de  ce 
grand  homme,  si  celui-ci,  né  à  l'aurore  du  bon  goût,  n'avait 
été  le  maître  de  Rousseau  et  de  tous  les  poètes  de  son  siècle. 

(les  deux  excellents  écrivains  se  sont  distingués  l'un  et 
l'autre  par  l'art  diflicile  de  faire  régner  dans  les  vers  une 
extrême  simplicité,  par  le  talent  d'y  conserver  le  tour  et 


256  REFLEXIONS  CRITIQUES 

le  génie  de  notre  langue,  et,  enfin ,  par  cette  harmonie 
continue,  sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  véritable  poésie. 
On  leur  a  reproché,  à  la  vérité,  d'avoir  manqué  de  délica- 
tesse et  d'expression  pour  le  sentiment.  Ce  dernier  défaut 
me  paraît  peu  considérable  dans  Boileau,  parce  que,  s'é- 
tant  attaché  uniquement  à  peindre  la  raison,  il  lui  suffisait 
de  la  peindre  avec  vivacité  et  avec  feu,  comme  il  l'a  fait; 
mais  l'expression  des  passions  ne  lui  était  pas  absolument 
nécessaire.  Son  Art  jwétique,  et  quelques  autres  de  ses  ou- 
vrages, approchent  de  la  perfection  qui  leur  est  propre,  et 
on  n'y  regrette  point  la  langue  du  sentiment,  quoiqu'elle 
puisse  entrer  peut-être  dans  tous  les  genres,  et  les  embellir 
de  ses  charmes. 

11  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  facile  de  justifier  Rousseau  à 
cet  égard.  L'ode  étant,  comme  il  le  dit  lui-même,  le  véritable 
champ  du  pathétique  et  du  sublime,  on  voudrait  toujours 
trouver  dans  les  siennes  ce  haut  caractère;  mais,  quoiqu'elles 
soient  dessinées  avec  une  grande  noblesse,  je  ne  sais  si  elles 
sont  toutes  assez  passionnées.  J'excepte  quelques-unes  des 
odes  sacrées,  dont  le  fond  appartient  à  de  plus  grands 
maîtres  ;  quant  à  celles  qu'il  a  tirées  de  son  propre  fonds, 
il  me  semble,  qu'en  général,  les  fortes  images  qui  les  embel- 
lissent ne  produisent  pas  de  grands  mouvements,  et  n'exci- 
tent ni  la  pitié,  ni  l'étonnement,  ni  la  crainte,  ni  ce  sombre 
saisissement  que  le  vrai  sublime  fait  naître'. 

La  marche  impétueuse  et  inégale  de  l'ode  n'est  pas  celle 
d'un  esprit  tranquille;  il  faut  donc  qu'elle  soit  justifiée  par 
un  enthousiasme  véritable.  Lorsqu'un  auteur  se  jette  de 
sang-froid  dans  ces  mouvements  et  ces  écarts,  qui  n'ap- 
partiennent qu'aux  passions  fortes  et  réelles,  il  court  grand 
risque  de  marcher  seul  ;  car  le  lecteur  se  lasse  de  ces  tran- 
sitions forcées,  et  de  ces  fréquentes  hardiesses,  que  l'art 
s'efforce  d'imiter  du  sentiment,  et  qu'il  imite  toujours  sans 

'  Var.  :  [«  Ses  images,  si  véliériientes  et  si  multipliées  qu'elles  soient,  ne 
«  tirent  jamais  l'esprit  de  son  assiette  ;  ce  sont  de  très-belles  estampes  du 
'<  sublime,  où  l'art  est  grand,  mais  où  la  vie  manque.  »] 


SUR   QUELQUES   POÈTES.  257 

succès'.  Les  endroits  où  le  poète  paraît  s'égarer  devraient 
être,  à  mon  sens,  les  plus  passionnés  de  son  ouvrage;  il 
est  même  d'autant  plus  nécessaire  de  mettre  du  sentiment 
dans  nos  odes,  que  ces  petits  poèmes  sont  ordinairement 
vides  de  pensées,  et  qu'un  ouvrage  vide  de  pensées  sera 
toujours  faible,  s'il  n'est  rempli  de  passion;  or,  je  ne  crois 
pas  qu'on  puisse  dire  que  les  odes  de  Rousseau  soient  fort 
passionnées  '.  11  est  tombé  quelquefois  dans  le  défaut  de 
ces  poètes  qui  semblent  s'être  proposé  dans  leurs  écrits,  non 
d'exprimer  plus  fortement  par  des  images  des  passions  vio- 
lentes, mais  seulement  d'assembler  des  images  magnifiques, 
plus  occupés  de  chercher  de  grandes  figures  que  de  faire 
naître  dans  leur  âme  de  grandes  pensées  \  Les  défenseurs 
de  Rousseau  répondent  qu'il  a  surpassé  Horace  et  Pindare 
auteurs  illustres  dans  le  même  genre,  et,  de  plus,  rendus 


1  Add.  :  [«  Ce  n'est  vraiment  pas  de  nos  odes,  ce  me  semble,  que  Boileau 
«  pourrait  dire  : 

Souvent  un  beau  désordre  est  un  effet  de  l'art.  "  ] 

2  Add.  :  [  «  Ce  n'est  pas  toujours  la  passion  qui  le  mène  hors  de  son  sujet; 
«  il  parait  n'en  sortir  souvent  que  parce  que,  épuisé  et  refroidi,  il  est  obligé 
«  de  se  soutenir  par  des  épisodes  ;  c'est  un  esprit  qui  tombe  et  qui  s'éteint. 
<<  C'est  ce  qu'on  pourrait  remarquer  dans  l'ode  sur  la  Mort  du  prince  de  Conti. 
«  Il  règne  une  tristesse  très-majestueuse  dans  cette  ode  ;  mais  l'épisode  sur 
«.  la  flatterie,  quoique  rempli  de  vers  magnifiques,  me  semble  un  peu  long, 
«  et,  si  j'ose  le  dire,  fort  peu  passionné.  Comme  je  ne  fais  point  de  vers,  je 
«  ne  suis  pas  toujours  assez  touché  peut-être  de  cette  mécanique  difficile, 
«  fort  prisée  par  les  gens  du  métier,  mais  qui  n'est  estimée  des  autres  hom- 
«  mes  qu'autant  que  les  passions  lui  donnent  une  âme,  et  que  de  grandes 
V  pensées  l'ennoblissent.  Je  sais  qu'il  y  a  des  juges  d'un  goût  éclairé  qui 
((  trouvent  l'un  et  l'autre  dans  Rousseau  :  s'ils  sont  transportés  par  la  lecture 
«  de  ces  odes,  si  leurs  cheveux  se  dressent  sur  leur  tète,  c'est  qu'ils  sont  plus 
«  sensibles  que  moi ,  et  je  n'attaque  point  leur  opinion  ;  mais  je  dis  simple- 
«  ment  ce  que  je  sens,  parce  que  je  le  sens,  et  que  je  n'ai  jamais  compris 
«  qu'on  put  écrire,  non  pas  sa  pensée,  mais  celle  d'un  autre.  »]  —  Autre  add.: 
[«  Au  reste,  je  ne  me  crois  pas  obligé  de  répondre  à  ceux  qui  disent  que  nous 

•  n'avons  pas  de  meilleures  odes  dans  notre  langue  que  celles  de  Rousseau  ; 
«  car  je  ne  vois  pas  ce  que  cela  prouve.  Fallait-il  admirer  le  poème  de  Cha- 
«  pelain,  parce  que  nous  n'avions  pas  de  meilleur  poème  épique  avant  la 
«  Henriade?»] 

'»  Var.  :  [  «  Il  semble  que  l'intention  des  poètes  lyriques  ait  été,  non  d'ex- 
«  primer  fortement  des  passions  vraies,  et  de  grandes  pensées,  mais  unique- 

•  ment  d'entasser  des  images,  ce  qui  est  le  sûr  moyen  pour  qu'elles  ne  fas- 

•  sent  aucune  impression.  »  ]  —  Vauvenargues  est  encore  plus  sévère  pour 
Rousseau,  dans  sa  première  lettre  à  Voltaire.  (Voir  plus  loin.)  —  G. 

17 


258  RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

respectables  par  l'estime  dont  ils  sont  en  possession  depuis 
tant  de  siècles.  Si  cela  est  ainsi,  je  ne  m'étonne  point  que 
Rousseau  ait  emporté  tous  les  suffrages  ;  on  ne  juge  que  par 
comparaison  de  toutes  choses,  et  ceux  qui  font  mieux  que 
les  autres  dans  leur  genre  passent  toujours  pour  excellents, 
personne  n'osant  leur  contester  d'être  dans  le  bon  chemin. 
Il  m'appartient  moins  qu'à  tout  autre  de  dire  que  Rousseau 
n'a  pu  atteindre  le  but  de  son  art;  mais  je  crains  bien 
que,  si  on  n'aspire  pas  à  faire  de  l'ode  une  imitation  plus 
fidèle  de  la  nature,  ce  genre  ne  demeure  enseveli  dans  une 
espèce  de  médiocrité. 

S'il  m'est  permis  d'être  sincère  jusqu'à  la  fin,  j'avouerai 
que  je  trouve  encore  des  pensées  bien  fausses  dans  les  meil- 
leures odes  de  Rousseau.  Cette  fameuse  Ode  à  la  F  or  lune , 
qu'on  regarde  comme  le  triomphe  de  la  raison,  présente,  ce 
me  semble,  peu  de  réflexions  qui  ne  soient  plus  éblouis- 
santes que  solides.  Écoutons  ce  poète  philosophe  : 

Quoi  !  Rome  et  l'Italie  en  cendre 
Me  feront  honorer  Sylla? 

Non  vraiment,  ï Italie  en  cendre  ne  peut  faire  honorer 
Sylla  ;  mais  ce  qui  doit,  je  crois,  le  faire  respecter  avec  jus- 
tice, c'est  ce  génie  supérieur  et  puissant  qui  vainquit  le 
génie  de  Rome ,  qui  lui  fit  défier  dans  sa  vieillesse  les  res- 
sentiments de  ce  même  peuple  qu'il  avait  soumis',  et  qui 
sut  toujours  subjuguer,  par  les  bienfaits  ou  par  la  force,  le . 
courage  ailleurs  indomptable  de  ses  ennemis. 

Voyons  ce  qui  suit  : 

J'admirerai  dans  Alexandre 
Ce  que  j'abhorre  en  Attila  27 

Je  ne  sais  quel  était  le  caractère  d'Attila;  mais  je  suis 

1  Var.  :  [  «  Qui  soumit  à  son  ambition  le  peuple  de  la  terre  le  plus  indocile 
ft  et  le  plus  fécond  en  héros,  et  lui  fit  défier  dans  sa  vieillesse  les  ressentiments 
«  de  ce  même  peuple,  qu'il  ne  daignait  plus  gouverner.  »  ]  —  Autre  var.  :  [  «  Ce 
«  qui  doit  le  faire  admirer,  c'est  son  grand  courage,  c'est  sa  grande  action, 
«  c'est  le  génie  supérieur  qui  l'élèva  à  la  souveraine  autorité,  et  qui,  ne  trou- 
'<  vant  pas  de  quoi  se  satisfaire  dans  ce  rang  suprême,  lui  donna  la  confiance 
«  de  s'en  dépouiller,  et  de  défier  ainsi  des  ennemis  qui  étaient  si  puissants  et 
«  si  offensés.  »] 

2  II  ne  s'agit  ici  ni  du  génie  de  Sylla,  ni  des  grandes  qualités  d'Alexan- 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  259 

forcé  d'admirer  les  rares  vertus  d'Alexandre,  et  cette  hau- 
teur de  génie  qui,  soit  dans  le  gouvernement,  soit  dans  la 
guerre,  soit  dans  les  sciences,  soit  même  dans  sa  vie  privée, 
l'a  fait  paraître,  jusque  dans  ses  erreurs,  comme  un  homme 
extraordinaire,  et  qu'un  instinct  grand  et  sublime  élevait 
au-dessus  des  règles'.  Je  veux  révérer  un  héros  qui,  par- 
venu au  faîte  des  grandeurs  humaines,  ne  dédaignait  pas 
la  familiarité  et  l'amitié;  qui,  dans  cette  haute  fortune, 
respectait  encore  le  mérite';  qui  aima  mieux  s'exposer  à 
mourir  que  de  soupçonner  son  médecin  de  quelque  crime, 
et  d'affliger,  par  une  défiance  qu'on  n'eût  pas  blâmée,  la 
fidélité  d'un  sujet  qu'il  estimait;  le  maître  le  plus  libéral 
qu'il  y  eut  jamais ,  jusqu'à  ne  réserver  pour  lui  que  V espé- 
rance; plus  prompt  à  réparer  ses  injustices  qu'à  les  com- 
mettre, et  plus  pénétré  de  ses  fautes  que  de  ses  triomphes; 
né  pour  conquérir  l'univers,  parce  qu'il  était  digne  de  lui 
commander;  et,  en  quelque  sorte,  excusable  de  s'être  fait 
rendre  des  honneurs  divins ,  dans  un  temps  où  toute  la 
terre  adorait  des  dieux  moins  aimables  \  Rousseau  paraît 
donc  trop  injuste  '',  lorsqu'il  ose  ajouterd'un  si  grand  homme: 

Mais  à  la  place  de  Socrate, 

Le  fameux  vainqueur  de  l'Euphrate 

Sera  le  dernier  des  mortels  ^ . 


dre,  mais  des  maux  que  leur  ambition  et  leur  exemple  ont  faits  au  monde, 
et  le  poète  philosophe  a  pu,  sous  ce  rapport,  les  comparer  avec  Attila.  —  B. 

1  Les  diverses  éditions  donnent  :  «  Et  qu'un  instinct  grand  et  sublime  dis- 
«  pensait  des  moindres  vertus.  »  Notre  leçon  est  celle  du  manuscrit  du  Louvre 
et  nous  paraît  être  la  bonne.  —  G. 

2  Add.  :  [  «■  Cultivait  encore,  sans  faste,  la  justice  et  la  familiarité.  »  J 

3  Var.  :  [  «  Je  me  sens  forcé  de  respecter  un  prince  que  tous  les  historiens 
«  nous  montrent  comme  un  des  plus  grands  génies  qu'il  y  ait  eu;  qui  avait  la 
«  science  de  la  guerre,  presque  sans  l'avoir  apprise  ;  qui  a  formé  les  plus  grands 
«  capitaines  de  son  siècle,  et  fait  une  si  vaste  conquête  que  plusieurs  "rands 
«  empires  se  sont  formés  de  ses  débris;  enfin,  un  héros  dont  la  vie  est  pleine 
«  de  grands  traits,  et  qui,  également  passionné  pour  toutes  les  gloires,  hono- 
«  rait  les  arts  et  les  sciences,  au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre.  »] 

'*  Le  manuscrit  du  Louvre  donne  :  «  Rousseau  paraît  donc  l>ien  petit  » 
—  G. 

^  Add.  :  [  «  Ce  mépris  de  Rousseau  pour  Alexandre,  que  l'on  remarque 
■■<  aussi  dans  Boileau ,  prouve  que  ce  n'est  point  assez  d'avoir  de  la  raison 
X  pour  raisonner  juste  sur  les  grandes  choses,  que  l'on  ne  connaît  parfaite- 
«  ment  que  par  le  cœur.  »  j  —  Voir  la  première  note  de  la  page  230.  —  G. 


260  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

Apparemment  que  Rousseau  ne  voulait  épargner  aucun 
conquérant;  car  voici  comme  il  parle  encore  : 

L'inexpérience  indocile 

Du  compagnon  de  Paul-Émile 

Fit  tout  le  succès  d'Annibal. 

Combien  toutes  ces  réflexions  ne  sont-elles  pas  superfi- 
cielles !  Qui  ne  sait  que  la  science  de  la  guerre  consiste  à 
profiter  des  fautes  de  son  ennemi?  Qui  ne  sait  qu'Annibal 
s' est  montré  aussi  grand  dans  ses  défaites  que  dans  ses  victoi- 
res, inépuisable  dans  ses  ressources,  patient  dans  les  fati- 
ques,  et  indomptable  dans  l'adversité?  S'il  était  reçu  de 
tous  les  poètes,  comme  il  l'est  du  reste  des  hommes,  qu'il 
n'y  a  rien  de  beau  dans  aucun  genre  que  le  vrai,  et  que  les 
fictions  même  de  la  poésie  n'ont  été  inventées  que  pour 
peindre  plus  vivement  la  vérité,  que  pourrait-on  penser  des 
invectives  que  je  viens  de  rapporter?  Serait-on  trop  Gévère 
de  juger  que  VOde  à  la  Fortune  n'est  qu'une  pompeuse  dé- 
clamation, et  un  tissu  de  lieux  communs  énergiquement 
exprimés  '  ? 

Je  ne  dirai  rien  des  Allégories  et  de  quelques  autres  ou- 
vrages de  Rousseau  ;  je  n'oserais  surtout  juger  d'aucun  ou- 
vrage allégorique,  parce  que  c'est  un  genre  que  je  n'aime 
pas  ;  mais  je  louerai  volontiers  ses  Èpigrammes,  où  l'on 
trouve  toute  la  naïveté  de  Marot  avec  une  énergie  que  Marot 
n'avait  pas.  Je  louerai  des  morceaux  admirables  dans  ses 
Épttres,  où  le  génie  de  ses  épigrammes  se  fait  singulière- 
ment apercevoir'.  Mais,  en  admirant  ces  morceaux,  si  di- 
gnes de  l'être  ^  je  ne  puis  m'empêcher  d'être  choqué  de  la 
grossièreté  insupportable  qu'on  remarque  en  d'autres  en- 
droits. Rousseau,  voulant  dépeindre,   dans  VÉpître  aux 

^  Add.:  [«  Et  comment  justifier  ceux  qui,  sans  avoir  le  génie  de  ce  poète, 
«  sont  réduits  à  produire  des  pensées  aussi  vaines,  pour  dire  des  choses  nou- 
«  velles?  Les  fictions  peuvent  être  belles  dans  la  poésie  et  dans  la  prose 
«  même,  lorsqu'elles  peignent  la  vérité;  mais,  en  quelque  langue  que  l'on 
«  parle,  prose  ou  vers,  dès  qu'on  fait  un  raisonnement,  rien  ne  peut  dispen- 
«  ser  de  parler  juste.  »  ] 
•    2  ï,ç  manuscrit  du  Louvre  ajoute  :  «  Et  paraît  avec  plus  de  décence.  »  —  G. 

5  Incorrect  ;  il  fa;     -ait  :  Si  dignes  d'être  admirés  ou  d'admiration,  —  G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  261 

Muses,  je  ne  sais  quel  mauvais  poète ,  le  compare  à  un 
oison  que  la  flatterie  enhardit  à  préférer  sa  voix  au  chant 
du  cygne.  Un  autre  oison  lui  fait  un  long  discours  pour 
l'obliger  à  chanter,  et  Rousseau  continue  ainsi  : 

A  ce  discours,  notre  oiseau  tout  gaillard 
Perce  le  ciel  de  son  cri  nasillard  : 
Et  tout  d'abord,  oubliant  leur  mangeaille, 
Vous  eussiez  vu  canards,  dindons,  poulaille, 
De  toutes  parts  accourir,  l'entourer, 
Battre  de  l'aile,  applaudir,  admirer, 
Vanter  la  voix  dont  nature  le  doue, 
Et  faire  nargue  au  cygne  de  Mantoue. 
Le  chant  fini,  le  pindarique  oison, 
Se  rengorgeant,  rentre  dans  la  maison. 
Tout  orgueilleux  d'avoir,  par  son  ramage, 
Du  poulailler  mérité  le  suffrage  '. 

On  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  quelque  force  dans  cette  pein- 
ture; mais  combien  en  sont  basses  les  images!  La  même 
épître  est  remplie  de  choses  qui  ne  sont  ni  plus  agréables, 
ni  plus  délicates.  C'est  un  dialogue  avec  les  Muses,  qui  est 
plein  de  longueurs,  dont  les  transitions  sont  forcées  et  trop 
ressemblantes  ;  où  l'on  trouve,  à  la  vérité,  de  grandes  beau- 
tés de  détails ,  mais  qui  en  rachètent  à  peine  les  défauts. 
J'ai  choisi  cette  épître  exprès,  ainsi  que  VOde  à  la  Fortune, 
afin  qu'on  ne  m'accusât  pas  de  rapporter  les  ouvrages  les 
plus  faibles  de  Rousseau,  pour  diminuer  l'estime  que  l'on 
doit  aux  autres*.  Puis-je  me  flatter  en  cela  d'avoir  contenté 
la  délicatesse  de  tant  de  gens  de  goût  et  de  génie,  qui  res- 
pectent tous  les  écrits  de  ce  poète  ^  ?  Quelque  crainte  que  je 

'  Toute  cette  tirade  est  dirigée  contre  La  Motte,  dont  les  odes  jouissaient, 
du  temps  de  J.-B.  Rousseau,  d'une  réputation  que  la  postérité  n'a  point  con- 
firmée. —  B. 

'^-  Add.  :  [«  Et  j'en  rapporterais  les  beautés,  avec  la  même  exactitude  que  les 
«  défauts,  si  elles  n'étaient  pas  universellement  connues  et  admirées.»] 

"•  Sur  le  manuscrit  du  Louvre,  le  morceau  se  termine  ainsi  :  [  «  Puis-je  me 
«  flatter  en  cela  d'avoir  contenté  la  délicatesse  de  tant  d'esprits  vifs,  qui  font 
«  une  affaire  de  parti  de  leurs  opinions,  et  veulent  surtout  qu'on  révère  la 
«  réputation  d'un  auteur  mort?  Me  pardonneront-ils  d'avoir  osé  louer  un 
«  auteur  vivant,  haï  autrefois  de  Rousseau,  et  de  leur  en  parler  encore  dans 
«  les  réflexions  qu'on  va  lire?  Il  ne  me  convient  pas  de  me  justifier  à  cet 
»)  égard;  mais,  après  avoir  parlé  de  tant  d'auteurs  qui  ont  illustré  le  dernier 
«  règne,  je  crois  que  ce  peut  être  ici  la  place  de  dire  quelque  chose  des  écrits 
«  d'un  îiuteur  qui  honore  notre  propre  siècle.  C'est  à.   îux  qui  n'ont  d'autre 


262  RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

doive  avoir  de  me  tromper,  en  m' écartant  de  leur  sentiment 
et  de  celui  du  public,  je  hasarderai  encore  ici  une  réflexion; 
c'est  que  le  vieux  langage,  employé  par  Rousseau  dans  ses 
meilleures  épîtres,  ne  me  paraît  ni  nécessaire  pour  écrire 
naïvement,  ni  assez  noble  pour  la  poésie.  C'est  à  ceux  qui 
font  profession  eux-mêmes  de  cet  art  à  prononcer  là-dessus  ; 
je  leur  soumets  sans  répugnance  toutes  les  remarques  que 
j'ai  osé  faire  sur  les  plus  illdstres  écrivains  de  notre  langue. 
Personne  n'est  plus  passionné  que  je  [ne]  le  suis  pour  les 
véritables  beautés  de  leurs  ouvrages  ;  je  ne  connais  peut- 
être  pas  tout  le  mérite  de  Rousseau,  mais  je  ne  serai  pas 
fâché  qu'on  me  détrompe  des  défauts  que  j'ai  cru  pouvoir 
lui  reprocher  '.  On  ne  saurait  trop  honorer  les  grands  ta- 
lents d'un  auteur  dont  la  célébrité  a  fait  les  disgrâces , 
comme  c'est  la  coutume  chez  les  hommes,  et  qui  n'a  pu 
jouir  dans  sa  patrie  de  la  réputation  qu'il  méritait,  que  lors- 
que, accablé  sous  le  poids  de  l'humiliation  et  de  l'exil,  la 
longueur  de  son  infortune  a  désarmé  la  haine  de  ses  enne- 
mis, et  fléchi  l'injustice  de  l'envie. 


9.  —  SUR  QUELQUES  OUVRAGES  DE  M.  DE  VOLTAIRE 


Après  avoir  parlé  de  Rousseau  et  des  plus  grands  poètes 
du  siècle  passé,  je  crois  que  ce  peut  être  ici  la  place  de  dire 
quelque  chose  d'un  homme  qui  honore  notre  siècle,  et  qui 
n'est  ni  moins  grand  ni  moins  célèbre  que  tous  ceux  qui 

«  intérêt  que  celui  de  la  vérité,  à  la  justifier,  selon  leurs  forces,  contre  les 
«  artifices  de  l'envie.  »  ]  —  Ce  passage,  où  Vauvenargues  annonce  ses  ré- 
flexions sur  Voltaire,  montre  assez  qu'elles  doivent  suivre  immédiatement  les 
réflexions  sur  Rousseau.  Cependant  les  diverses  éditions  les  séparent  par  un 
morceau  sur  Quinault,  écrivain  du  17^  siècle,  qui  vient  plus  naturellement 
après  Corneille  et  Racine,  ses  contemporains.  Nous  avons  rétabli  l'ordre  que 
Vauvenargues  indique  lui-même.  Nous  aurions  voulu  également  mettre  Chau- 
lieii  entre  Quinault  et  J.-B.  Rousseau  ;  mais  nous  ne  l'avons  pas  osé,  Vauve- 
nargues n'ayant  pas  laissé  d'indication  formelle  à  cet  égard.  —  G. 

'  Incorrect.  Reconnaître  qu'on  s'est  trompé  en  regardant  comme  un  défaut 
ce  qui  n'en  est  pas  un,  ce  n'est  pas  se  détromper  des  défauts.  —  M. 

2  Cet  article  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  dans  l'édition  de  1806.  Il 
^st  tiré  des  manuscrits  de  l'auteur,  mort  plus  de  trente  ans  avant  Voltaire. 
—  F.  —  Les  manuscrits  nous  ont  fourni,  pour  ce  morceau  comme  pour  les  au- 
tres, quelques  corrections,  variantes  et  additions.  —  G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  263 

l'ont  précédé,  quoique  sa  gloire,  plus  près  de  nos  yeux, 
soit  plus  exposée  à  l'envie.  Il  ne  m'appartient  pas  de  faire 
une  critique  raisonnée  de  tous  ses  écrits ,  qui  passent  de 
trop  loin  mes  connaissances  et  la  faible  étendue  de  mes  lu- 
mières; ce  soin  me  convient  d'autant  moins,  qu'une  infi- 
nité d'hommes,  plus  instruits  que  moi,  ont  déjà  fixé  les 
idées  qu'on  en  doit  avoir.  Ainsi,  je  ne  parlerai  pas  de  la 
Henriade,  qui,  malgré  les  défauts  qu'on  lui  impute,  et  ceux 
qui  y  sont  en  effet,  passe  néanmoins,  sans  contestation, 
pour  le  plus  grand  ouvrage  de  ce  siècle,  et  le  seul  poème, 
en  ce  genre,  de  notre  nation.  Je  dirai  peu  de  choses  encore 
de  ses  Tragédies  :  comme  il  n'y  en  a  aucune  qu'on  ne  joue 
au  moins  une  fois  chaque  année,  tous  ceux  qui  ont  quelque 
étincelle  de  bon  goût  peuvent  y  remarquer,  d'eux-mêmes,  le 
caractère  original  de  l'auteur,  les  grandes  pensées  qui  y  ré- 
gnent, les  morceaux  éclatants  de  poésie  qui  les  embellissent, 
la  manière  forte  dont  les  passions  y  sont  ordinairement  con- 
duites, et  les  traits  hardis  et  sublimes  dont  elles  sont  pleines. 
Je  ne  m'arrêterai  donc  pas  à  faire  remarquer  dans  Ma- 
homet cette  expression  grande  et  tragique  du  genre  terrible, 
qu'on  croyait  épuisée  par  l'auteur  d'  Electre  '.  Je  ne  parlerai 
pas  de  la  tendresse  répandue  dans  Zaïre,  ni  du  caractère 
théâtral  des  passions  d'Hérode%  ni  de  la  singulière  et  noble 
nouveauté  û'Alzire,  ni  des  éloquentes  harangues  qu'on  lit 
dans  la  Mort  de  César,  ni  enfin  de  tant  d'autres  pièces,  tou- 
tes différentes,  qui  font  admirer  le  génie  et  la  fécondité  de 
leur  auteur.  Mais,  parce  que  la  tragédie  de  Mérope  me  paraît 
encore  mieux  écrite,  plus  touchante  et  plus  naturelle  que  les 
autres,  je  n'hésiterai  pas  à  lui  donner  la  préférence.  J'admire 
les  grands  caractères  qui  y  sont  décrits ,  le  vrai  qui  règne 
dans  les  sentiments  et  les  expressions,  la  simplicité  sublime 
du  rôle  d'Égisthe,  caractère  unique  sur  notre  théâtre;  la 

*  11  faut  bien  se  garder  de  confondre  cette  tragédie  avec  VÉlecIre  de 
Crébillon;  il  s'agit  de  VKIerlre  de  Voltaire,  imprimée  sous  le  nom  d'O/e.s/e. 
—  B. 

-  Dans  la  tragédie  do  Mariamne.  —  B. 


264  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

tendresse  impétueuse  de  Mérope,  ses  discours  coupés,  vé- 
héments, et  tantôt  remplis  de  violence,  tantôt  de  hauteur. 
Je  ne  suis  pas  assez  tranquille  à  la  représentation  d'un  ou- 
vrage qui  produit  de  si  grands  mouvements,  pour  examiner 
si  les  règles  et  les  vraisemblances  sévères  n'y  sont  pas 
blessées  ;  la  pièce  me  serre  le  cœur  dès  le  commencement, 
et  me  mène  jusqu'à  la  catastrophe  sans  me  laisser  la  liberté 
de  respirer.  S'il  y  a  donc  quelqu'un  qui  prétende  que  la 
conduite  de  l'ouvrage  est  peu  régulière,  et  qui  pense  que 
M.  de  Voltaire  n'est  pas  heureux  dans  la  fiction  ou  dans  le 
tissu  de  ses  pièces,  sans  entrer  dans  cette  question,  trop 
longue  à  discuter,  je  me  contenterai  de  lui  répondre  que 
ce  même  défaut  dont  on  accuse  M.  de  Voltaire  a  été  re- 
proché très-justement  à  plusieurs  pièces  excellentes,  sans 
leur  faire  tort  :  les  dénoûments  de  Molière  sont  peu  estimés, 
et  le  Misanthrope  y  qui  est  le  chef-d'œuvre  de  la  comédie,  est 
une  comédie  sans  action  ;  mais  c'est  le  privilège  des  hommes 
comme  Molière  et  M.  de  Voltaire,  d'être  admirables,  malgré 
leurs  défauts,  et,  souvent,  dans  leurs  défauts  mêmes'. 

Reprenons  Mérope,  Ce  que  j'admire  encore  dans  cette 
tragédie,  c'est  que  les  personnages  y  disent  toujours  ce  qu'ils 
doivent  dire,  et  sont  grands  sans  affectation.  Il  faut  lire  la 
seconde  scène  du  second  acte  pour  comprendre  ce  que  je 
dis  ;  qu'on  me  permette  d'en  citer  la  fin,  quoiqu'il  soit  aisé 
de  trouver  dans  la  même  pièce  de  plus  grands  morceaux  : 

ÉGISTHE. 


Ce  faux  instinct  de  gloire  égara  mon  courage  ; 
A  mes  parents,  flétris  par  les  rides  de  l'âge, 
J'ai  de  mes  jeunes  ans  dérobé  les  secours  : 
C'est  ma  première  faute,  elle  a  troublé  mes  jours. 
Le  ciel  m'en  a  puni  ;  le  ciel  inexorable 
M'a  conduit  dans  le  piège,  et  m'a  rendu  coupable. 

MÉROPE. 

Il  ne  l'est  point,  j'en  crois  son  ingénuité; 
Le  mensonge  n'a  point  cette  simplicité. 

*  Ici,  les  diverses  éditions  donnent  à  tort  un  paragraphe  repris  mot  pour 
mot  du  morceau  sur  Boileau,  auquel  il  appartient  en  effet.  (Voir  la  note  de  la 
page  235.)— G. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  265 

Tendons  à  sa  jeunesse  une  main  bienfaisante; 
C'est  un  infortuné  que  le  ciel  me  présente  : 
Il  sufifit  qu'il  soit  homme  et  qu'il  soit  malheureux. 
Mon  fils  peut  éprouver  un  sort  plus  rigoureux. 
Il  me  rappelle  Égisthe  ;  Égisthe  est  de  son  âge  : 
Peut-être  comme  lui,  de  rivage  en  rivage, 
Inconnu,  fugitif,  et  partout  rebuté, 
^    Il  souffre  le  mépris  qui  suit  la  pauvreté. 
L'opprobre  nvUit  Vâme  et  flétrit  le  courage. 

Cette  dernière  réflexion  de  Mérope  est  bien  naturelle  et 
bien  sublime  :  une  mère  aurait  pu  être  touchée  de  toute 
autre  crainte  dans  une  telle  calamité  ;  et,  néanmoins,  Mé- 
rope paraît  pénétrée  de  ce  sentiment.  Voilà  comme  les  sen- 
tences sont  grandes  dans  la  tragédie,  et  comme  il  faudrait 
toujours  les  y  placer.  C'est  cette  manière  si  simple  de  faire 
parler  les  passions  qui  caractérise  les  grands  hommes  ;  c'est, 
je  crois,  cette  sorte  de  grandeur  qui  est  propre  à  Racine, 
et  que  tant  de  poètes  après  lui  ont  négligée ,  ou  parce  qu'ils 
ne  la  connaissaient  pas,  ou  parce  qu'il  leur  a  été  bien  plus 
facile  de  dire  des  choses  guindées,  et  d'exagérer  la  nature. 
Aujourd'hui,  on  croit  avoir  fait  un  caractère  lorsqu'on  a  mis 
dans  la  bouche  d'un  personnage  ce  qu'on  veut  faire  penser 
de  lui,  et  qui  est  précisément  ce  qu'il  doit  taire;  une  mère 
affligée  dit  qu'elle  est  affligée,  et  un  héros  dit  qu'il  est  un 
héros.  Il  faudrait  que  les  personnages  fissent  penser  tout  cela 
d'eux,  et  que  rarement  ils  le  dissent  ;  mais,  tout  au  contraire, 
ils  le  disent,  et  le  font  rarement  penser.  Le  grand  Corneille 
n'a  pas  été  exempt  de  ce  défaut,  et  cela  a  gâté  tous  ses 
caractères  '  ;  car,  enfin,  ce  qui  forme  un  caractère,  ce  n*est 
pas,  je  crois,  quelques  traits,  ou  hardis,  ou  forts,  ou  su- 
blimes, c'est  l'ensemble  de  tous  les  traits  et  des  moindres 


•  Aâil.  :  t  •  J'estime  l'esprit  d'un  poète  qui  fait  dire  de  grandes  choses  à  son 
"  héros  ;  mais  le  héros,  qui  dit  de  grandes  choses  pour  se  peindre,  et  pour 
«  faire  honneur  au  poète,  je  ne  puis  m'empécher  de  le  mépriser  ;  plus  le  poète 
•  veut  paraître  grand,  plus  ses  personnages  sont  petits.  Les  anciens  ne  s'at- 
«  tachaient  pas  à  produire  sur  la  scène  de  grands  caractères;  ils  produisaient 
«  de  grandes  passions.  Corneille  a  ouvert  une  autre  carrière  ;  il  a  négligé  les 
«  passions,  et  s'est  appliqué  à  imaginer  des  portraits;  mais  ces  portraits,  si 
«  j'ose  le  dire,  ne  montrent  que  l'auteur,  et  ne  montrent  guère  la  nature.  »  ] 
—  Voir,  plus  haut,  Corneille  et  liacine.  —  G. 


266  RÉFLEXIONS  CRITIQUES 

discours  d'un  personnage.  Si  on  fait  parler  un  héros,  qui 
mêle  partout  de  l'ostentation,  de  la  vanité,  et  des  choses 
basses  à  de  grandes  choses,  j'admire  ces  traits  de  grandeur 
qui  appartiennent  au  poète,  mais  je  sens  du  mépris  pour 
son  héros,  dont  le  caractère  est  manqué.  L'éloquent  Ra- 
cine, qu'on  accuse  de  stérilité  dans  ses  caractères,  est  le 
seul  de  son  temps  qui  ait  fait  des  caractères  ;  et  ceux  qui 
admirent  la  variété  du  grand  Corneille  sont  bien  indulgents 
de  lui  pardonner  l'invariable  ostentation  de  ses  person- 
nages, et  le  caractère  toujours  dur  des  vertus  qu'il  a  dé- 
crites. 

C'est  pourquoi  quand  M.  de  Voltaire  a  critiqué  les  carac- 
tères d'Hippolyte,  Bajazet,  Xipharès,  Britannicus',  il  n'a 
pas  prétendu,  je  crois,  attaquer  le  mérite  de  ceux  d'Athalie, 
Joad,  Acomat,  Agrippine,  Néron,  Burrhus,  Mithridate,  etc. 
Mais  puisque  cela  me  conduit  à  parler  du  Temple  du  Goût, 
je  suis  bien  aise  d'avoir  occasion  de  dire  que  j'en  estime 
grandement  les  décisions.  J'excepte  ces  mots  :  Bossuet,  le 
seul  éloquent  entre  tant  d'écrivains  qui  ne  sont  qu  élégants^  : 
car  M.  de  Voltaire  lui-même  est  trop  éloquent  pour  réduire 
à  ce  petit  mérite  d'élégance  les  ouvrages  de  Pascal,  l'homme 
de  la  terre  qui  savait  mettre  la  vérité  dans  le  plus  beau 
jour,  et  raisonner  avec  le  plus  de  force.  Je  prends  la  liberté 
de  défendre  encore  contre  son  autorité  le  vertueux  auteur 
de  Télémaque^  homme  né  véritablement  pour  enseigner  aux 
rois  l'humanité,  dont  les  paroles  tendres  et  persuasives  pé- 
nètrent mon  cœur,  et  qui,  par  la  noblesse  et  par  la  vérité 
de  ses  peintures,  par  les  grâces  touchantes  de  son  style  ^ , 

*  Dans  le  Temple  du  Goût.  —  G. 

^  Dans  l'édition  faite  sous  les  yeux  de  Voltaire,  à  Genève,  en  1768,  et  dans 
les  réimpressions  faites  depuis  sa  mort,  cette  phrase  ne  se  trouve  point;  et  le 
Temple  du  Goût  s'exprime  ainsi  sur  l'évèque  de  Meaux  :  L'éloquent  Bossuet 
voulait  bien  rayer  quelques  familiarités  échappées  à  son  génie  vaste,  impé- 
tueux et  facile^  lesquelles  déparent  un  peu  la  sublimité  de  ses  Oraisons  funè- 
bres; et  il  est  à  remarquer  qu'il  ne  garantit  point  ce  qu'il  a  dit  de  la  prétendue 
sagesse  des  anciens  Égyptiens.  —  F.  —  Voltaire,  sans  doute,  s'était  rendu  à 
l'objection  de  Vauvenargues.  —  G. 

^  Add.  :  [  ((  Et  par  je  ne  sais  quoi  de  populaire,  d'ingénu  et  de  fa'nilier.»  ] 


SUR  QUELQUES  POÈTES.  267 

se  fait  aisément  pardonner  d'avoir  employé  trop  souvent 
les  lieux  communs  de  la  poésie  et  un  peu  de  déclamation. 
Mais,  quoi  qu'il  puisse  être  de  cette  trop  grande  partialité 
de  M.  de  Voltaire  pour  Bossuet,  que  je  respecte  d'ailleurs 
plus  que  personne,  et  qui  est  le  plus  sublime  des  orateurs, 
je  déclare  que  tout  le  reste  du  Temple  du  Goût  m'a  frappé 
par  la  vérité  des  jugements,  par  la  vivacité,  la  variété  et  le 
tour  aimable  du  style;  et  je  ne  puis  comprendre  que  l'on 
juge  si  sévèrement  d'un  ouvrage  si  peu  sérieux,  et  qui  est 
un  modèle  d'agréments. 

Dans  un  genre  assez  différent,  VEpître  aux  mânes  de  Gé- 
nonville  et  celle  sur  la  mort  de  mademoiselle  Lecouvreur  m'ont 
paru  deux  morceaux  remplis  de  charme,  et  où  la  douleur, 
l'amitié,  l'éloquence  et  la  poésie  parlent  avec  la  grâce  la 
plus  ingénue  et  la  simplicité  la  plus  touchante.  J'estime  plus 
deux  petites  pièces  faites  de  génie,  comme  celles-ci,  et  qui 
respirent  la  passion,  que  beaucoup  d'assez  longs  poèmes. 

Je  finirai  sur  les  ouvrages  de  M.  de  Voltaire,  en  disant 
quelque  chose  de  sa  prose.  Il  n'y  a  guère  de  mérite  essen- 
tiel qu'on  ne  puisse  trouver  dans  ses  écrits;  si  l'on  est  bien 
aise  de  voir  toute  la  politesse  de  notre  siècle,  avec  un  grand 
art  pour  faire  sentir  la  vérité  dans  les  choses  de  goût,  on 
n'a  qu'à  hre  la  préface  d'OEdipe,  écrite  contre  M.  de  La 
Motte  avec  une  délicatesse  inimitable  ;  si  l'on  cherche  du 
sentiment,  de  l'harmonie  jointe  à  une  noblesse  singulière, 
on  peut  jeter  les  yeux  sur  la  préface  d'Akdre,  et  smVEpltre 
à  madame  la  marquise  du  Châtelet;  si  l'on  demande  une  lit- 
térature universelle,  un  goût  étendu  qui  embrasse  le  carac- 
tère de  plusieurs  nations,  et  qui  peigne  les  manières  diffé- 
rentes des  plus  grands  poètes,  on  le  trouvera  dans  les 
Béflexions  sur  les  poètes  épiques,  et  les  divers  morceaux  tra- 
duits par  M.  de  Voltaire  des  poètes  anglais,  d'une  manière 
qui  passe  peut-être  les  originaux.  Je  ne  parle  pas  de  V His- 
toire de  Charles  XII,  qui,  par  la  faiblesse  des  critiques  que 
l'on  en  a  faites,  a  dû  acquérir  une  autorité  incontestable, 
et  qui  me  paraît  être  écrite  avec  une  force,  une  précision 


268  RÉFLEXIONS  CRITIQUES,   &a. 

et  des  images  dignes  d'un  tel  peintre  ;  mais  quand  on  n'au- 
rait vu  de  M.  de  Voltaire  que  son  Essai  sur  le  siècle  de 
Louis  XIV ^  et  ses  Réflexions  sur  l'Histoire,  ce  serait  assez 
pour  reconnaître  en  lui,  non-seulement  un  écrivain  du  pre- 
mier ordre,  mais  encore  un  génie  sublime  qui  peint  tout 
en  grand,  et,  d'un  seul  trait,  met  la  vérité  toute  nue  sous 
les  yeux  ;  une  vaste  imagination  qui  rapproche  de  loin  les 
choses  humaines;  enfin,  un  esprit  supérieur  aux  préjugés, 
qui  unit  à  la  politesse  et  à  l'esprit  philosophique  de  son 
siècle,  la  connaissance  des  siècles  passés,  de  leurs  mœurs, 
de  leur  politique,  de  leurs  religions,  et  toute  l'économie  du 
genre  humain. 

Si  pourtant  il  se  trouve  encore  des  gens  prévenus,  qui 
s'attachent  à  relever  ou  les  erreurs  ou  les  défauts  de  ses 
ouvrages,  et  qui  demandent  à  un  homme  si  universel  la 
même  perfection  et  la  même  justesse  de  ceux  '  qui  se  sont 
renfermés  dans  un  seul  genre,  et  souvent  dans  un  genre 
assez  petit,  que  peut-on  répondre  à  des  critiques  si  peu  rai- 
sonnables' ?  J'espère  que  le  petit  nombre  des  juges  désin- 
téressés me  saura  du  moins  quelque  gré  d'avoir  osé  dire  les 
choses  que  j'ai  dites,  parce  que  je  les  ai  pensées,  et  que  la 
vérité  m'a  été  chère.  C'est  le  témoignage  que  l'amour  des 
lettres  m'oblige  de  rendre  à  un  homme  qui  n'est  ni  en 
place,  ni  puissant,  ni  favorisé,  et  auquel  je  ne  dois  que  la 
justice  que  tous  les  hommes  lui  doivent  comme  moi,  et  que 
l'ignorance  ou  l'envie  s'efforcent  inutilement  de  lui  ravir. 

*  Il  faut  qu'à  ceux,  ou  la  perfection  et  la  justesse  de  ceux.  —  S. 

-  Add.:  [«  Ils  trouvent,  disent-ils,  des  endroits  faibles  dans  tous  ses  ou- 
«  vrages;  mais  où  n'y  en  a-t-il  pas?  Il  y  en  a  dans  Homère,  dans  Pindare, 
«  dans  Virgile  et  dans  Horace.  J'ose  répondre  qu'il  y  a  peu  d'ouvrages  de 
«  M.  de  Voltaire  dont  les  défauts  ne  soient  rachetés  par  de  plus  grandes 
«  beautés.  »  ] 


FRAGMENTS 


1.    —    LES   ORATEURS. 

Qui  n'admire  la  majesté,  la  pompe,  la  magnificence,  l'en- 
tliousiasme  de  Bossuet,  et  la  vaste  étendue  de  ce  génie  im- 
pétueux, fécond,  sublime?  Qui  conçoit,  sans  étonnement, 
la  profondeur  incroyable  de  Pascal ,  son  raisonnement  in- 
vincible, sa  mémoire  surnaturelle  %  sa  connaissance  uni- 
verselle et  prématurée  ^  ?  Le  premier  élève  l'esprit  ;  l'autre 
le  confond  et  le  trouble.  L'un  éclate  comme  un  tonnerre 
dans  un  tourbillon  orageux,  et,  par  ses  soudaines  hardiesses, 
échappe  aux  génies  trop  timides  ;  l'autre  presse,  étonne, 
illumine,  fait  sentir  despotiquement  l'ascendant  de  la  vé- 
rité ^  ;  et,  comme  si  c'était  un  être  d'une  autre  nature  que 
nous,  sa  vive  intelligence  explique  toutes  les  conditions, 
toutes  les  affections  et  toutes  les  pensées  des  hommes,  et 
paraît  toujours  supérieure  à  leurs  conceptions  incertaines. 
Génie  simple  et  puissant,  il  assemble  des  choses  qu'on 
croyait  être  incompatibles,  la  véhémence,  l'enthousiasme, 
la  naïveté,  avec  les  profondeurs  les  plus  cachées  de  l'art  ; 
mais  d'un  art  qui,  bien  loin  de  gêner  la  nature,  n'est  lui- 

1  Nous  réunissons  sous  ce  titre ,  indiqué  par  Vauven argues  lui-môme,  di- 
vers morceaux  qui  traitent  de  matières  littéraires.  Les  uns  sont  complètement 
ou  partiellement  inédits,  et  les  autres  avaient  été  répartis  à  tort  dans  les 
Maximes  posthumes,  ou  dans  les  Réflexions  sur  divers  sujets^  qui  traitent 
plus  particulièrement  de  matières  morales.  —  G. 

-  [Où  donc  60  mémoire? — V.J 

"'  [Universelle,  non;  prématurée,  non.  —  V.] 

*  [De  la  vérité,  oh  !  —  V.]  —  II  est  à  remarquer  que  malgré  ces  vives  pointes 
de  Voltaire,  Vauvcnargues  ne  lui  a  pas  cédé  mot  de  son  opinion;  la  seconde 
édition  de  ce  morceau  est  entièrement  conforme  à  la  première.  Vauvenargues 
s'est  gi'avement  trompé  sur  Molière;  mais,  seul  au  xviiic  siècle,  il  a  constam- 
ment défendu,  contre  Voltaire  lui-même,  Boilcau  et  La  Fontaine,  et  surtout 
Fénelon  et  Pascal.  —  G. 


270  FRAGMENTS. 

même  qu'une  nature  plus  parfaite,  et  l'original  des  pré- 
ceptes. Que  dirai-je  encore  ?  Bossuet  fait  voir  plus  de 
fécondité,  et  Pascal  a  plus  d'invention;  Bossuet  est  plus 
impétueux,  et  Pascal  plus  transcendant;  l'un  excite  l'admi- 
ration par  de  plus  fréquentes  saillies;  l'autre,  toujours  plein 
et  solide,  l'épuisé  par  un  caractère  plus  concis  et  plus 
soutenu  '. 

Mais  toi'  qui  les  a  surpassés  en  aménités  et  en  grâces, 
ombre  illustre,  aimable  génie  ;  toi  qui  fis  régner  la  vertu 
par  l'onction  et  par  la  douceur,  pourrais-je  oublier  la  no- 
blesse et  le  charme  de  ta  parole,  lorsqu'il  est  question  d'élo- 
quence? Né  pour  cultiver  la  sagesse  et  l'humanité  dans  les 
rois,  ta  voix  ingénue  fit  retentir  au  pied  du  trône  les  cala- 
mités du  genre  humain  foulé  par  les  tyrans,  et  défendit 
contre  les  artifices  de  la  flatterie  la  cause  abandonnée  des 
peuples.  Quelle  bonté  de  cœur,  quelle  sincérité  se  remar- 
quent dans  tes  écrits!  Quel  éclat  de  paroles  et  d'images! 
Qui  sema  jamais  tant  de  fleurs  dans  un  style  si  naturel,  si 
mélodieux,  et  si  tendre  ?  Qui  orna  jamais  la  raison  d'une  si 
touchante  parure?  Ah  !  que  de  trésors,  d'abondance,  dans 
ta  riche  simplicité  ! 

0  noms  consacrés  par  l'amour  et  par  les  respects  de  tous 
ceux  qui  chérissent  l'honneur  des  lettres,  restaurateurs  des 
arts,  pères  de  l'éloquence,  lumières  de  l'esprit  humain,  que 
n'ai-je  un  rayon  du  génie  qui  échauffa  vos  profonds  discours,' 
pour  vous  expliquer  dignement,  et  marquer  tous  les  traits 
qui  vous  ont  été  propres  ! 

Si  l'on  pouvait  mêler  des  talents  si  divers,  peut-être  qu'on 
voudrait  penser  comme  Pascal,  écrire  comme  Bossuet,  par- 
ler comme  Fénelon.  Mais,  parce  que  la  différence  de  leur 
style  venait  de  la  différence  de  leurs  pensées  et  de  leur 
manière  de  sentir  les  choses,  ils  perdraient  beaucoup  tous 
les  trois,  si  l'on  voulait  rendre  les  pensées  de  l'un  par  les 

1  [Bien.  —  V.] 
-  Fénelon.  —  B. 


KUAGMENTS  27t 

expressions  de  l'autre'.  On  ne  souhaite  point  cela  en  les 
lisant;  car  chacun  d'eux  s'exprime  dans  les  termes  les  plus 
assortis  au  caractère  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées,  ce 
qui  est  la  véritable  marque  du  génie.  Ceux  qui  n'ont  que 
de  l'esprit  empruntent  successivement  toute  sorte  de  tours 
et  d'expressions;  ils  n'ont  pas  un  caractère  distinctif,  etc. 

2.    —    SUR    LA    imUYÈRE. 

11  n'y  a  presque  point  de  tour  dans  l'éloquence  qu'on  ne 
trouve  dans  La  Bruyère  ;  et  si  on  y  désire  quelque  chose, 
ce  ne  sont  pas  certainement  les  expressions,  qui  sont  d'une 
force  infinie,  et  toujours  les  plus  propres  et  les  plus  pré- 
cises qu'on  puisse  employer.  Peu  de  gens  l'ont  compté 
parmi  les  orateurs,  parce  qu'il  n'y  a  pas  une  suite  sensible 
dans  ses  Caractères.  Nous  faisons  trop  peu  d'attention  à  la 
perfection  de  ces  fragments ,  qui  contiennent  souvent  plus 
de  matière  que  de  longs  discours ,  plus  de  proportion  et 
plus  d'art.  On  remarque  dans  tout  son  ouvrage  un  esprit 
juste,  élevé,  nerveux,  pathétique',  également  capable  de 
réflexion  et  de  sentiment,  et  doué  avec  avantage  de  cette 
invention  qui  discerne  ^  la  main  des  maîtres  et  qui  carac- 
térise le  génie  ^.  Personne  n'a  peint  les  détails  avec  plus  de 

«  [Bien.  — V.] 

-  [VauvcnarguGs  accorde  à  La  Bruyère  du  pathétique^  et  c'est  ce  qui  me 
paraît  lui  manquer  le  plus.  Vauvenargues  n'a-t-il  pas  pris  la  vivacité  des 
tours  pour  le  sentiment?  Un  moraliste  peut  à  toute  force  s'en  passer,  mais 
tant  mieux  pour  lui  s'il  en  a  ;  tant  mieux  pour  l'auteur  qui  en  met  partout  où 
il  peut  entrer,  même  dans  la  critique. —  La  H.]  —  Quoi  qu'en  dise  La  Harpe, 
Vauvenargues  a  raison  :  il  y  a  dans  La  Bruyère  un  accent  pathétique  qui  tient, 
non  pas  à  la  vivacité  des  tours,  mais  au  cœur  même  de  l'écrivain.  Par  exem- 
ple, il  y  a  peu  de  tableaux  plus  pathétiques  que  celui  de  la  misérable  condi- 
tion des  paysans^  ou  de  la  fragile  grandeur  de  Zénobie  (voir  La  Bruyère,  de 
l'homme^  128,  —  des  biens  de  fortune^  78);  et,  bien  que  La  Harpe  assure  avec 
une  certaine  complaisance  que  la  critique  même  n'exclut  pas  le  sentiment^  il 
n'y  a  pas  dans  tout  son  Lycée  deux  lignes  qu'on  puisse  comparer,  sous  ce 
rapport,  à  ces  deux  pages  émouvantes.  —  G. 

^  Vauvenargues  a  voulu  dire  qui  distingue.  —  G. 

*  1"  Édition  :  —  «  Il  est  étonnant  qu'on  sente  quelquefois  dans  un  si  beau 
«  génie,  et  (jui  s'est  élevé  jusqu'au  sublime,  les  bornes  de  l'esprit  humain; 
«  cela  prouve  qu'il  est  possible  qu'un  auteur  sublime  ait  moins  de  profon- 
«  deur  et  de  sagacité  ([uc  des  hommes  moins  pathétiques  :  peut-être  que  le 
'<  cardinal  de  Richelieu  était  supérieur  à  Milton.  Mais  les  écrivains  pathé- 


272  FKAGMElMS 

feu,  plus  de  force,  plus  d'imagination  dans  l'expiession, 
qu'on  n*en  voit  dans  ses  Caractères.  11  est  vrai  qu'on  n'y 
trouve  pas  aussi  souvent  que  dans  les  écrits  de  Bossuet  et 
de  Pascal,  de  ces  traits  qui  caractérisent,  non  une  passion 
ou  les  vices  d'un  particulier,  mais  le  genre  humain;  ses 
portraits  les  plus  élevés  ne  sont  jamais  aussi  grands  que 
ceux  de  Fénelon  et  de  Bossuet;  ce  qui  vient  en  grande 
partie  de  la  différence  des  genres  qu'ils  ont  traités  '.  La 
Bruyère  a  cru,  ce  me  semble,  qu'on  ne  pouvait  peindre 
les  hommes  assez  petits;  et  il  s'est  bien  plus  attaché  à  rele- 
ver leurs  ridicules  que  leur  force  \  Je  crois  qu'il  est  permis 
de  présumer  qu'il  n'avait  ni  l'élévation,  ni  la  sagacité,  ni 
la  profondeur  de  quelques  esprits  du  premier  ordre  ;  mais 
on  ne  lui  peut  disputer  sans  injustice  une  forte  imagination, 
un  caractère  véritablement  original,  et  un  génie  créateur. 

3.    —   SUR    FÉNELON. 

Les  répétitions  de  Fénelon  ne  me  choquent  point;  il  me 

«  tiques  nous  émeuvent  plus  fortement  ;  et  cette  puissance  qu'ils  ont  sur  notre 
(c  âme,  la  dispose  à  leur  accorder  plus  de  lumières;  nous  jugeons  toujours 
«  d'un  auteur  par  le  caractère  de  ses  sentiments.  Si  on  compare  La  Bruyère 
«  à  Fénelon,  la  vertu  toujours  tendre  et  naturelle  du  dernier,  et  l'amour-pro- 
«  pre  qui  se  montre  quelquefois  dans  l'autre,  le  sentiment  nous  porte  malgré 
«  nous  à  croire  que  celui  qui  fait  paraître  l'âme  la  plus  grande  a  l'esprit  le 
«  plus  éclairé  ;  et  toutefois  il  serait  difficile  de  justifier  cette  préférence.  Fé- 
«  nelon  a  plus  de  facilité  et  d'abondance  ;  l'auteur  des  Caractères,  plus  de 
«  précision  et  de  force  ;  le  premier,  d'une  imagination  plus  riante  et  plus 
«  féconde;  le  second,  d'un  génie  plus  véhément;  l'un,  sachant  rendre 
((  les  plus  grandes  choses  familières  et  sensibles,  sans  les  abaisser  ;  l'autre, 
«  sachant  ennoblir  les  plus  petites  sans  les  déguiser  ;  celui-là,  plus  humain; 
<(  celui-ci  plus  austère  ;  l'un,  plus  tendre  pour  la  vertu  ;  l'autre,  plus  impla- 
((  cable  au  vice  ;  l'un  et  l'autre  moins  pénétrants  et  moins  profonds  que  les 
((  hommes  que  j'ai  nommés,  mais  inimitables  peut-être  dans  la  clarté  et  dans 
«  la  netteté  de  leurs  idées;  enfin  originaux,  créateurs  dans  leur  genre,  et 
«(  modèles  très-accompUs.  »  —  Sur  l'exemplaire  d'Aix,  Voltaire  trouve  la  pre- 
mière phrase  mauvaise;  il  remarque,  en  outre,  que  les  genres  de  La  Brmjère 
et  de  Fénelon  ne  peuvent  se  comparer.  C'est  pour  ces  raisons,  sans  doute,  que 
Vauvenargues  supprima  ce  morceau.  —  G. 

*  On  voit  ici  que  Vauvenargues  a  fait  droit  à  la  critique  de  Voltaire.  (Voir 
la  note  précédente).  —  G. 

-  On  a  vu  plus  haut  que  Vauvenargues  adresse  à  peu  près  le  même  re- 
proche à  Molière.  (Voir,  à  ce  sujet,  notre  Eloge  de  Vauvenargues.  —  Voir 
aussi,  plus  loin,  la  Préface  à  VEssai  sur  quelques  Caractères.)  —  G. 


FRAGMENTS.  273 

semble  qu'elles  sont  bien  placées  dans  un  style,  noble  et 
touchant  comme  le  sien,  mais  en  même  temps  familier  et 
populaire.  Ces  répétitions  sont  un  art  de  faire  reparaître  la 
même  vérité  sous  de  nouveaux  tours  et  sous  de  nouvelles 
images,  pour  l'imprimer  plus  avant  dans  l'esprit  des  hom- 
mes. Je  ne  voudrais  retrancher  du  roman  de  Télémaque,  car 
rien  autre  chose  ne  m'y  déplaît,  que  les  lieux  communs  de 
poésie  dont  il  est  rempli,  et  quelques  imitations  un  peu  trop 
faibles  des  grands  ouvrages  de  l'antiquité;  l'art  d'imiter, 
lorsqu'il  n'est  pas  parfait,  dégénère  toujours  en  déclama- 
tion. Il  est,  je  crois,  très-rare  qu'on  soit  emphatique  par 
trop  de  chaleur;  mais  c'est  un  défaut  où  Ton  tombe  presque 
inévitablement  lorsqu'on  n'est  animé  que  d'une  chaleur 
empruntée.  Voilà  peut-être  ce  qui  est  arrivé  quelquefois  à 
l'illustre  auteur  dont  je  parle;  mais  ces  imitations  passa- 
gères ne  m'empêchent  pas  de  reconnaître  dans  ses  écrits 
un  caractère  véritablement  original ,  une  âme  tendre,  in- 
génue, éloquente,  une  imagination  abondante  et  ornée,  un 
esprit  facile,  enchanteur  et  plein  de  grâce,  vj'ai  dans  ses 
peintures,  varié  dans  ses  tours,  harmonieux  et  riche  dans 
ses  expressions,  toujours  pathétique,  le  seul  écrivain  qui 
ait  donné  à  la  modération  un  caractère  élevé,  qui  ait  parlé 
sans  faste  de  la  vertu,  et  qui  l'ait  embellie  et  la  fasse  aimer 
par  les  charmes  de  la  simphcité  et  de  l'éloquence. 

l\.    —   SUR    PASCAL   ET   BOSSUET. 

J'aime  Boileau  d'avoir  dit  que  Pascal  était  également  au- 
dessus  des  anciens  et  des  modernes;  moi-même,  j'ai  pensé 
quelquefois,  sans  jamais  l'oser  dire,  qu'il  n'avait  pas  moins 
de  génie  pour  l'éloquence  que  Démosthènes.  S'il  m'appar- 
tenait de  hasarder  mon  sentiment  sur  de  si  grands  hommes, 
je  dirais  encore  que  Bossuet  est  plus  majestueux  et  plus 
sublime  qu'aucun  des  Romains  et  des  Grecs.  Il  ne  serait 
peut-être  pas  inutile  que  ceux  qui  joignent  un  goût  solide 
à  la  connaissance  des  langues  anciennes  voulussent  bien 
fixer  sur  ce  point  nos  opinions. 

18 


27  i  FUAGME.N  TS. 

5.    —    SUR    LES    PROSATEURS    DU    17^    SIÈCLE. 

11  me  semble  qu'on  peut  compter  sous  le  règne  de 
Louis  XIV  quatre  écrivains  de  prose  de  génie  :  Pascal,  Bos- 
suet,  Fénelon,  La  Bruyère.  C'est  se  borner  sans  doute  à  un 
bien  petit  nombre;  mais  ce  nombre,  tout  borné  qu'il  est, 
ne  se  retrouve  pas  dans  plusieurs  siècles;  les  grands  hom- 
mes dans  tous  les  genres  sont  toujours  très-rares.  M.  de 
Voltaire  ',  dont  les  décisions  sur  toutes  les  choses  de  goût 
sont  si  justement  estimées,  ne  paraît  accorder  qu'au  seul 
Bossuet  le  mérite  d'être  éloquent.  Si  ce  jugement  est  exact, 
on  pourrait  présumer  que  le  génie  de  l'éloquence  est  encore 
moins  commun  que  celui  de  la  poésie. 

6.  —  [sur  descartes.] 

[Descartes,  s'étant  fondé  sur  des  principes  faux,  a  eu 
besoin  de  beaucoup  d'invention  et  de  sagacité  pour  éle- 
ver un  système  sur  des  fondements  si  ruineux.  Il  est  ad- 
mirable, jusque  dans  ses  erreurs,  par  le  nombre  prodi- 
gieux de  machines  et  de  ressorts  dont  il  les  a  étayées; 
cependant  cette  même  abondance  ou  cette  diversité  de 
moyens  est  une  preuve  qu'il  n'a  pas  connu  la  vérité,  la 
vérité  étant  telle  de  sa  nature  que,  lorsqu'on  la  conçoit 
distinctement,  on  l'établit  à  peu  de  frais;  elle  se  prouve 
elle-même  en  se  montrant.] 

7.    —    SUR    MONTAIGNE    ET    PASCAL. 

Montaigne  pensait  fortement,  naturellement,  hardiment; 
il  joignrjt  à  une  imagination  inépuisable  un  esprit  invin- 
ciblement tourné  à  réfléchir.  On  admire  dans  ses  écrits  ce 
caractère  original  qui  manque  rarement  aux  âmes  vraies  ; 
il  avait  reçu  de  la  nature  ce  génie  sensible  et  frappant,  qu'on 
ne  peut  d'ailleurs  refuser  aux  hommes  qui  sont  supérieurs 

'  Voir,  'plus  haut,  Sur  quelques  ouvrages  de  M.  de  Voltaire^  page  266. 
—  G. 


FRAGMENTS.  275 

à  leur  siècle.  Montaigne  a  été  un  prodige  dans  des  temps 
barbares  ;  cependant  on  n'oserait  dire  qu'il  ait  évité  tous 
les  défauts  de  ses  contemporains  ;  il  en  avait  lui-même  de 
considérables  qui  lui  étaient  propres,  qu'il  a  défendus  avec 
esprit,  mais  qu'il  n'a  pu  justifier,  parce  qu'on  ne  justifie 
point  de  vrais  défauts  '.  Il  ne  savait  ni  lier  ses  pensées,  ni 
donner  de  justes  bornes  à  ses  discours,  ni  rapprocher  utile- 
ment les  vérités,  ni  en  conclure.  Admirable  dans  les  détails, 
incapable  de  former  un  tout;  savant  à  détruire ,  faible  à 
établir;  prolixe  dans  ses  citations,  dans  ses  raisonnements, 
dans  ses  exemples;  fondant  sur  des  faits  vagues  et  incer- 
tains des  jugements  hasardeux  ;  affaiblissant  quelquefois  de 
fortes  preuves  par  de  vaines  et  inutiles  conjectures;  se 
penchant  souvent  du  côté  de  l'erreur  pour  contre-peser 
l'opinion;  combattant  par  un  doute  trop  universel  la  cer- 
titude; parlant  trop  de  soi,  quoi  qu'on  en  dise,  comme  il 
parlait  trop  d'autres  choses;  incapable  de  ces  passions 
altières  et  véhémentes  qui  sont  presque  les  seules  sources 
du  sublime;  choquant,  par  son  indifférence  et  son  indé- 
cision, les  âmes  impérieuses  et  décisives  ;  obscur  et  fati- 
gant en  mille  endroits,  faute  de  méthode;  en  un  mot, 
malgré  tous  les  charmes  de  sa  naïveté  et  de  ses  images, 
irès-faible  orateur,  parce  qu'il  ignorait  l'art  nécessaire 
d'arranger  un  discours,  de  déterminer,  de  passionner  et 
de  conclure*. 

Pascal  n'a  surpassé  Montaigne  ni  en  naïveté,  ni  en  fé- 
condité, ni  en  imagination;  il  l'a  surpassé  en  profondeur, 
en  finesse,  en  sublimité,  en  véhémence  ;  il  a  porté  à  sa 
perfection  l'éloquence  d'art,  que  Montaigne  ignorait  entiè- 
rement, et  n'a  point  été  égalé  dans  cette  vigueur  de  génie 
par  laquelle  on  rapproche  les  objets,   et  on  résume  un 

<   Var.  ;  [  «  Il  à  prévenu  de  la  manière  du  monde  la  plus  ingénieuse  le  re- 

•  proche  qu'on  lui  pouvait  faire  de  ses  défauts,  mais  il  ne  s'est  point  justi- 
«  fié.  »  ] 

'  Vnr.  ;  f  «  En  un  mot,  un  grand  écrivain,  mais  un  écrivain  plein  de  dé- 
«  fauts,  qui,  poss'^dant  plusieurs  parties  de  l'éloquence,  n'aurait  été  cepen- 

•  dant  qu'un  faible  orateur.  »  ] 


276  FKAGMENTS. 

discours;  mais  la  chaleur  et  la  vivacité  de  son  esprit 
ardent  et  inquiet  pouvaient  lui  donner  des  erreurs,  dont 
le  génie  ferme  et  modéré  de  Montaigne  ne  s'est  pas  montré 
susceptible. 

8.     —    SUR    rONTENELLE. 

M.  de  Fontenelle  mérite  d'être  regardé  par  la  postérité 
comme  un  des  plus  grands  philosophes  de  la  terre.  Son 
Histoire  des  oracles,  son  petit  traité  de  l Origine  des  fables^ 
une  grande  partie  de  ses  Dialogues,  sa  Pluralité  des  mondes, 
sont  des  ouvrages  qui  ne  devraient  jamais  périr,  quoique 
le  style  en  soit  froid,  et  peu  naturel  en  beaucoup  d'endroits. 
On  ne  peut  refuser  à  l'auteur  de  ces  ouvrages  d'avoir  donné 
de  nouvelles  lumières  au  genre  humain  ;  personne  n'a  mieux 
fait  sentir  que  lui  cet  amour  immense  que  les  hommes  ont 
pour  le  merveilleux,  cette  pente  extrême  qu'ils  ont  à  res- 
pecter les  vieilles  traditions  et  l'autorité  des  anciens.  C'est 
à  lui,  en  grande  partie,  qu'on  doit  cet  esprit  philosophique 
qui  fait  mépriser  les  déclamations  et  les  autorités,  pour 
discuter  le  vrai  avec  exactitude.  Le  désir  qu'il  a  eu  dans 
tous  ses  écrits  de  rabaisser  les  anciens  l'a  conduit  à  dé- 
couvrir tous  leurs  faux  raisonnements,  tout  le  fabuleux, 
les  déguisements  de  leurs  histoires  et  la  vanité  de  leur 
philosophie.  Ainsi  la  querelle  des  anciens  et  des  modernes, 
qui  n'était  pas  fort  importante  en  elle-même,  a  produit  des 
dissertations  sur  les  traditions  et  sur  les  fables  de  l'anti- 
quité, qui  ont  découvert  le  caractère  de  l'esprit  des  hommes, 
détruit  les  superstitions,  et  agrandi  les  vues  de  la  morale. 
M.  de  Fontenelle  a  excellé  encore  à  peindre  la  faiblesse  et 
la  vanité  de  l'esprit  humain  ;  c'est  dans  cette  partie,  et  dans 
les  vues  qu'il  a  eues  sur  l'histoire  ancienne  et  sur  la  su- 
perstition, qu'il  me  paraît  véritablement  original.  Son  es- 
prit fin  et  profond  ne  l'a  trompé  que  dans  les  choses  de 
sentiment;  partout  ailleurs,  il  est  admirable. 


FUAGMENTS.  2/7 

9.  —  [sur  les  mauvais  écrivains'.] 

[11  faut  écrire  parce  que  l'on  pense,  parce  que  l'on  est 
pénétré  de  quelque  sentiment,  ou  frappé  de  quelque  vérité 
utile.  Ce  qui  fait  qu'on  est  inondé  de  tant  de  livres  froids, 
frivoles  ou  pesants,  c'est  que  l'on  ne  suit  pas  cette  maxime. 
Souvent,  un  homme  qui  a  résolu  de  faire  un  livre  se  met 
devant  sa  table,  sans  savoir  ce  qu'il  doit  dire,  ni  même  ce 
qu'il  doit  penser;  ayant  l'espiit  vide,  il  essaie  de  remplir 
du  papier,  il  écrit  et  efface,  et  forge  des  pensées  et  des 
phrases,  comme  le  maçon  bat  du  plâtre,  ou  comme  l'arti- 
san le  plus  grossier  travaille  à  un  ouvrage  mécanique.  Ce 
n'est  pas  le  cœur  qui  l'inspire,  ce  n'est  pas  la  réflexion  qui 
le  conduit,  et  ce  qu'il  laisse  partout  apercevoir  c'est  l'envie 
d'avoir  de  l'esprit,  et  la  fatigue  que  ce  soin  lui  coûte.  On 
trouve  dans  tout  ce  qu'il  écrit  cette  empreinte  dure  et  cet 
importun  caractère,  car  il  est  naturel  que  les  ouvrages  de 
la  volonté  portent  la  marque  de  leur  origine.  On  voit  un 
auteur  qui  sue  pour  penser,  qui  sue  pour  se  faire  entendre  ; 
qui,  après  avoir  formé  quelques  idées  toujours  imparfaites, 
et  plus  subtiles  que  vraies,  s'efforce  de  persuader  ce  qu'il 
ne  croit  pas,  de  faire  sentir  ce  qu'il  ne  sent  pas,  d'enseigner 
ce  que  lui-même  ignore  ;  qui,  pour  développer  ses  réflexions, 
dit  des  choses  aussi  faibles  et  aussi  obscures  que  ses  pensées 
mômes  :  car  ce  que  l'on  conçoit  nettement,  on  n'a  pas  be- 
soin de  le  commenter;  mais  ce  qu'on  ne  fait  qu'entrevoir, 
ou  ce  qu'on  imagine  faiblement,  on  l'allonge  plus  aisément 
qu'on  ne  l'explique.  L'esprit  se  peint  dans  la  parole,  qui 
est  son  image,  et  les  longueurs  du  discours  sont  le  sceau 
des  esprits  stériles  et  des  imaginations  ténébreuses;  de  là 
vient  qu'il  y  a  tant  de  remplissage  dans  les  écrits,  et  si  peu 
de  choses  utiles.  Si  l'on  voulait  ramener  d'assez  longs  ou- 
vrages à  leurs  principaux  chefs,  on  verrait  que  tout  se  ré- 
duit à  un  très-petit  nombre  de  pensées,  étendues  avec  pro- 

*  Nous  donnons  de  ce  morceau  une  version  nouvelle  et  plus  complète,  d'à» 
près  les  manuscrits.  —  G. 


278  FRAGMENTS. 

fusion  et  partout  mêlées  d'erreurs;  et  ce  défaut,  que  Ton 
remarque  dans  les  livres  de  réflexion,  n'est  pas  moins  sen- 
sible dans  les  ouvrages  de  pur  sentiment  :  c'est  une  abon- 
dance stérile  qui  rebute,  une  vaine  richesse  de  paroles  qui 
ne  couvre  point  la  nudité  des  idées,  des  sentiments  faibles 
dans  le  cœur,  et  bouffis  par  l'expression,  de  fausses  cou- 
leurs, des  mouvements  feints  et  forcés.  Aussi  voyons-nous 
peu  d'ouvrages  qui  se  fassent  lire  sans  peine  :  il  faut  tra- 
vailler pour  démêler  le  sens  d'un  philosophe  qui  a  cru 
s'entendre,  pour  découvrir  le  rapport  des  pensées  d'un  poète 
avec  les  images  dont  il  les  revêt,  pour  suivre  les  prolixités 
d'un  orateur  qui  ne  va  point  au  but,  et  ne  convainc  ni  ne 
touche.  S'il  fallait  en  juger  par  ces  écrits,  un  livre  n'est 
pas  une  suite  d'idées  qui  naissent  nécessairement  les  unes 
des  autres;  ce  n'est  pas  un  tableau  où  les  yeux  s'attachent 
d'eux-mêmes,  et  saisissent  avidement  les  fortes  images  du 
vrai;  ce  n'est  pas  l'invention  d'un  homme  qui  s'oblige  par 
son  travail  à  nous  épargner  la  peine  de  nous  appliquer  pour 
nous  instruire  :  cet  ordre  si  naturel  est  renversé;  c'est  le 
lecteur  lui-même  qui  est  obligé  de  s'ennuyer,  pour  trouver 
le  mérite  d'un  ouvrage  où  l'on  a  prétendu  le  divertir;  et, 
comme  il  n'imagine  pas  qu'un  gros  volume  puisse  ne  con- 
tenir que  peu  de  matière,  ou  que  ce  qui  a  coûté  visiblement 
tant  de  travail  soit  si  dépourvu  de  mérite,  il  croirait  volon- 
tiers que  c'est  sa  faute,  s'il  n'est  pas  plus  amusé  ou  plus 
instruit. 

Concluons  de  tout  cela  qu'il  faut  avoir  pensé  avant  d'é- 
crire, qu'il  faut  sentir  pour  émouvoir,  connaître  avec  évi- 
dence pour  convaincre,  et  que  tous  les  efforts  qu'on  fait 
pour  paraître  ce  qu'on  n'est  pas  ne  servent  qu'à  manifes- 
ter plus  clairement  ce  que  l'on  est.  Pour  moi,  je  voudrais 
que  ceux  qui  écrivent,  poètes,  orateurs,  philosophes,  au- 
teurs en  tout  genre,  se  demandassent  du  moins  à  eux- 
mêmes  :  Ces  pensées  que  j'ai  proposées,  ces  sentiments  que 
j'ai  voulu  inspirer,  cette  lumière,  cette  évidence  de  la  vérité, 
cette  chaleur,  cet  enthousiasme,  que  j'ai  tâché  de  faire 


KHAG.MENTS.  270 

naître,  en  étais-je  pénétré  moi-même?  En  un  mot,  les  ai-je 
contrefaits,  ou  éprouvés?  Je  voudrais  qu'ils  se  persua- 
dassent qu'il  ne  sert  de  rien  d'avoir  mis  de  l'esprit  dans  un 
ouvrage,  quand  on  n'y  a  pas  joint  le  talent  d'instruire  et  de 
plaire.  Je  leur  demanderais  enfin  de  se  souvenir  de  cette 
maxime,  et  de  la  graver  en  gros  caractères  dans  leur  ca- 
binet :  que  l' auteur  est  fait  pour  le  lecteur,  mais  que  le  lec- 
teur n'es!  pas  fait  pour  admirer  l'auteur  qui  lui  est  inutile.] 

10.    —    SUR    UN    DÉFAUT    Dl-S    POÈTES. 

Le  plus  grand  et  le  plus  ordinaire  défaut  des  poètes  est 
de  né  savoir  pas  conserver  le  génie  de  leur  langue,  et  la 
naïveté  du  sentiment.  Ils  ne  pensent  pas  que  c'est  manquer 
entièrement  de  génie  pour  la  poésie  et  pour  l'éloquence, 
que  de  ne  pas  posséder  celui  de  sa  langue.  Le  génie  de 
toutes  les  sciences  et  de  tous  les  arts  consiste  principale- 
ment à  saisir  le  vrai,  et,  lorsqu'on  le  saisit  et  qu'on  l'exprime 
dans  de  grandes  choses,  on  a  incontestablement  un  grand 
génie  '.  Mais  des  mots  assemblés  sans  choix ,  des  pensées 
rimées,  beaucoup  d'images  qui  ne  peignent  rien,  parce 
qu'elles  sont  déplacées,  des  sentiments  faux  et  forcés,  tout 
cela  ne  mérite  pas  le  nom  de  poésie;  c'est  un  jargon  bar- 
bare et  insupportable.  Je  voudrais  que  ceux  qui  se  mêlent 
de  faire  des  vers  voulussent  considérer  que,  l'objet  delà 
poésie  n'étant  point  la  difficulté  vaincue,  le  public  n'est 
pas  obligé  de  tenir  compte  aux  gens  sans  talent  de  la  très- 
grande  peine  qu'ils  ont  à  écrire. 

11.         sun  l'ode. 

Je  ne  sais  point  si  Rousseau  a  surpassé  Horace  et  Pindare 
dans  ses  odes  ;  s'il  les  a  surpassés,  je  conclus  que  l'ode  est 
un  mauvais  genre,  ou,  du  moins,  un  genre  qui  n'a  pas 
encore  atteint,  à  beaucoup  près,  sa  perfection.  L'idée  que 


*   Var.:  [  «  Tout  reaprit  d'un  auteur,  dit  La  Bruyt're,  consiste  à  bien  définir 
et  à  bien  peindre.  Suivir  rapidomcnt  le  vrai  dans  les  choses  et  le  rendre  dans 
«  l'expression,  voilA  le  curactt-re  du  génie.  »  ] 


280  FRAGMENTS. 

j'ai  de  l'ode  est  que  c'est  une  espèce  de  délire,  un  trans- 
port de  l'imagination;  mais  ce  transport  et  ce  délire,  s'ils 
étaient  vrais  et  non  pas  feints,  devraient  remplir  les  odes 
de  sentiment;  car  il  n'arrive  jamais  que  l'imagination  soit 
véritablement  échauffée  sans  passionner  l'âme  :  or,  rien 
n'est  plus  froid  que  de  très-beaux  vers,  où  l'on  ne  trouve 
que  de  l'harmonie,  et  des  images  sans  chaleur  et  sans  en- 
thousiasme '.  Mais  ce  qui  fait  que  Rousseau  est  si  admiré, 
malgré  ce  défaut  de  passion,  c'est  que  la  plupart  des  poètes 
qui  ont  essayé  de  faire  des  odes ,  n'ayant  pas  plus  de  cha- 
leur que  lui,  n'ont  pu  même  atteindre  à  son  élégance,  à  son 
harmonie,  à  sa  simplicité,  et  à  la  richesse  de  sa  poésie. 
Ainsi,  il  est  admiré,  non-seulement  pour  les  beautés  réelles 
de  ses  ouvrages,  mais  aussi  pour  les  défauts  de  ses  imi- 
tateurs. Les  hommes  sont  faits  de  manière  qu'ils  ne  jugent 
guère  que  par  comparaison;  et,  jusqu'à  ce  qu'un  genre  ait 
atteint  sa  véritable  perfection,  ils  ne  s'aperçoivent  point  de 
ce  qui  lui  manque;  ils  ne  s'aperçoivent  pas  même  qu'ils 
ont  pris  une  mauvaise  route,  et  qu'ils  ont  manqué  le  génie 
d'un  certain  genre,  tant  que  le  vrai  génie  et  la  vraie  route 
leur  restent  inconnus.  C'est  ce  qui  a  fait  que  tous  les  mau- 
vais auteurs  qui  ont  primé  dans  leur  siècle  ont  passé  in- 
contestablement pour  de  grands  hommes,  personne  n'osant 
contester  à  ceux  qui  faisaient  mieux  que  les  autres  qu'ils 
fussent  dans  le  bon  chemin  \ 

i2.    —   SUR   LA   POÉSIE   ET   L'ÉLOQUENCE. 

M.  de  Fontenelle  dit  formellement,  en  plusieurs  endroits 
de  ses  ouvrages,  que  l'éloquence  et  la  poésie  sont  peu  de 

*  Add.  :  [  «  Je  doute  que  nous  ayons  atteint  le  vrai  génie  de  l'ode.  Je  n'ai 
«  lu  ni  celles  d'Horace,  ni  celles  de  Pindare  ;  mais  il  me  paraît  que  les  nôtres, 
«  je  dis  même  les  plus  estimées,  sont  vides  de  choses,  qu'on  n'y  trouve  que 
"  des  beautés  d'imagination,  fort  peu  de  sentiment,  et  encore  moins  d'inté- 
<(  rôt.  On  n'y  remarque  aussi  qu'un  délire  feint,  et  il  serait  bien  diflicile,  en 
«  effet,  qu'il  fût  naturel,  lorsqu'on  ne  prend  aucun  soin  de  le  motiver,  et 
■  qu'on  ne  le  prépare  point  par  des  sentiments  violents.  «  ] 

"•  Voir,  dans  les  Réflexions  critiques  sur  quelques  poêles,  le  morceau  inti- 
tulé J.-B.  Rousseau,  page  255.  —  G. 


FKAGMENTS.  2^1 

chose,  etc..  Il  me  semble  qu  il  n'est  pas  trop  nécessaire 
de  défendre  l'éloquence.  Qui  devrait  mieux  savoir  que 
M.  de  Fontenelle,  que  la  plupart  des  choses  humaines,  je 
dis  celles  dont  la  nature  a  abandonné  la  conduite  aux 
hommes,  ne  se  font  que  par  la  séduction?  C'est  l'éloquence 
qui,  non-seulement  convainc  les  hommes,  mais  qui  les 
échauffe  pour  les  choses  qu'elle  leur  a  persuadées,  et  qui, 
par  conséquent,  se  rend  maîtresse  de  leur  conduite.  Si 
M.  de  Fontenelle  n'entendait  par  l'éloquence  qu'une  vaine 
pompe  de  paroles,  l'harmonie,  le  choix,  les  images  d'un 
discours,  encore  que  toutes  ces  choses  contribuent  beau- 
coup à  la  persuasion,  il  pourrait  cependant  en  faire  peu 
d'estime,  parce  qu'elles  n'auraient  pas  grand  pouvoir  sur  des 
esprits  fins  et  profonds  comme  le  sien  ;  mais  M.  de  Fontenelle 
ne  peut  ignorer  que  la  grande  éloquence  ne  se  borne  point  à 
l'imagination,  et  qu'elle  embrasse  la  profondeur  du  rai- 
sonnement qu'elle  fait  valoir,  ou  par  un  grand  art  et  par 
une  singulière  netteté,  ou  par  une  chaleur  d'expression  et 
de  génie  qui  entraîne  les  esprits  les  plus  opiniâtres.  L'élo- 
quence a  encore  cet  avantage  qu'elle  rend  les  vérités  po- 
pulaires, qu'elle  les  fait  sentir  aux  moins  habiles,  et  qu'elle 
se  proportionne  à  tous  les  caractères;  enfin,  je  crois  qu'on 
peut  dire  qu'elle  est  la  marque  la  plus  certaine  de  la  vigueur 
de  l'esprit,  et  l'instrument  le  plus  puissant  de  la  nature  hu- 
maine... A  l'égard  de  la  poésie,  je  ne  crois  pas  qu'elle  soit 
fort  distincte  de  l'éloquence.  Un  grand  poète'  la  nomme 
l'éloquence  harmonieuse;  je  me  fais  honneur  de  penser 
comme  lui.  Je  sais  bien  qu'il  peut  y  avoir  dans  la  poésie  de 
petits  genres,  qui  ne  demandent  que  quelque  vivacité  d'ima- 
gination et  l'art  des  vers;  mais  dira-t-on  que  la  physique 
est  peu  de  chose,  parce  qu'il  y  a  des  parties  de  la  physique 
qui  ne  sont  pas  d'une  grande  étendue  ou  d'une  grande 
utilité  ?  La  grande  poésie  demande  nécessairement  une 
grande  imagination,  avec  un  génie  fort  et  plein  de  feu;  or, 
on  n'a  point  cette  grande  imagination  et  ce  génie  vigou- 

*  Voltaire.  —  B. 


2X2 


FRAGMENTS. 


reux,  sans  avoir  en  même  temps  de  grandes  lumières  et  des 
passions  ardentes,  qui  éclairent  l'âme  sur  toutes  les  choses 
de  sentiment,  c'est-à-dire,  sur  la  plus  grande  partie  des 
objets  que  l'homme  connaît  le  mieux.  Le  génie  qui  fait  les 
poètes  est  le  même  qui  donne  la  connaissance  du  cœur  de 
l'homme;  Molière  et  Racine  n'ont  si  bien  réussi  à  peindre 
le  genre  humain,  que  parce  qu'ils  ont  eu  l'un  et  l'autre  une 
grande  imagination  ;  tout  homme  qui  ne  saura  pas  peindre 
fidèlement  les  passions,  la  nature,  ne  méritera  pas  le  nom 
de  grand  poète.  Ce  mérite  si  essentiel  ne  le  dispense  pas 
d'avoir  les  autres  ;  un  grand  poète  est  obligé  d'avoir  des 
idées  justes,  de  conduire  sagement  tous  ses  ouvrages,  de 
former  des  plans  réguliers,  et  de  les  exécuter  avec  vigueur. 
Qui  ne  sait  qu'il  est  peut-être  plus  difficile  de  former  un  bon 
plan  pour  un  poème,  que  de  faire  un  système  raisonnable 
sur  quelque  petit  sujet  philosophique  ?  Je  sais  bien  qu'on 
m'objectera  que  Milton,  Shakespeare,  et  Virgile  même,  n'ont 
pas  brillé  dans  leurs  plans  :  cela  prouve  que  le  talent 
peut  subsister  sans  une  grande  régularité,  mais  ne  prouve 
point  qu'il  l'exclue.  Combien  peu  avons-nous  d'ouvrages  de 
morale  et  de  philosophie  où  il  règne  un  ordre  irréprocha- 
ble !  Est-il  surprenant  que  la  poésie  se  soit  si  souvent  écartée 
de  cette  sagesse  de  conduite,  pour  chercher  des  situations 
et  des  peintures  pathétiques,  tandis  que  nos  ouvrages  de 
raisonnement,  où  on  n'a  recherché  que  la  méthode  et  la 
vérité,  sont  la  plupart  si  peu  vrais,  et  si  peu  méthodiques? 
C'est  donc  par  la  faiblesse  naturelle  de  l'esprit  humain  que 
quelques  poèmes  manquent  de  conduite,  et  non  parce  que  le 
défaut  de  conduite  est  propre  à  l'esprit  poétique.  Je  suis 
fâché  qu'un  esprit  supérieur,  comme  M.  de  Fontenelle, 
veuille  bien  appuyer  de  son  autorité  les  préjugés  du  peuple 
contre  un  art  aimable,  et  dont  le  génie  est  donné  à  si  peu 
d'hommes.  Tout  génie  qui  fait  concevoir  plus  vivement  les 
choses  humaines,  conmie  on  ne  peut  le  refuser  à  la  poésie, 
doit  porter  partout  plus  de  lumières;  je  sais  que  ce  sont 
des  lumières  de  sentiment,  qui  ne  serviraient  peut-être  pas 


FRA(;MENTS.  283 

toujours  à  bien  discuter  les  objets  ;  mais  n'y  a-t-il  point 
d'autre  manière  de  connaître  que  par  discussion?  et  peut- 
on  conclure  quelque  chose  contre  la  justesse  d'un  esprit  qui 
ne  sera  pas  propre  à  discuter?  Qu'y  a-t-il,  après  tout,  d'es- 
timable dans  l'humanité  ?  Sera-ce  les  connaissances  physi- 
ques et  l'esprit  qui  sert  à  les  acquérir?  Mais  pourquoi 
donner  cette  préférence  à  la  physique  ?  Pourquoi  l'esprit 
qui  sert  à  connaître  l'esprit  lui-même,  ne  sera-t-il  pas  aussi 
estimable  que  celui  qui  recherche  les  causes  naturelles  avec 
tant  de  lenteur  et  d'incertitude?  Le  plus  grand  mérite  des 
hommes  est  d'avoir  la  faculté  de  connaître  ;  et  la  connais- 
sance la  plus  parfaite  et  la  plus  utile  qu'ils  puissent  acquérir 
peut  bien  être  celle  d'eux-mêmes.  Je  supplie  ceux  qui  sont 
persuadés  de  ces  vérités  de  me  pardonner  les  preuves  que 
j'en  apporte  ;  elles  ne  peuvent  être  regardées  comme  inu- 
tiles, puisque  la  plus  grande  partie  des  hommes  les  ignorent, 
et  que  le  plus  grand  philosophe  de  ce  siècle  veut  bien  fa- 
voriser cette  ignorance. 

Je  sais  bien  que  les  grands  poètes  pourraient  employer 
leur  esprit  à  quelque  chose  de  plus  utile  pour  le  genre 
humain  que  la  poésie  ;  je  sais  bien  que  l'attrait  invincible 
du  génie  les  empêche  encore  d'ordinaire  de  s'appliquer  à 
d'autres  choses;  mais  n'ont-ils  pas  cela  de  commun  avec 
ceux  qui  cultivent  les  sciences  ?  Parmi  un  si  grand  nombre 
de  philosophes,  combien  peu  s'en  irouve-t-il  qui  aient  in- 
venté des  choses  utiles  à  la  société,  et  dont  l'esprit  n'eût 
pu  être  mieux  employé  ailleurs,  s'il  eût  été  capable  pour 
d'autres  choses  de  la  même  application?  Est-il  nécessaire, 
d'ailleurs,  que  tous  les  hommes  s'appliquent  à  la  politique, 
à  la  morale,  et  aux  connaissances  les  plus  utiles?  N'est-il 
pas,  au  contraire,  infiniment  mieux  que  les  talents  se  par- 
tagent? Par  là,  tous  les  arts  et  toutes  les  sciences  fleurissent 
ensemble;  de  ce  concours  et  de  cette  diversité  se  forme  la 
vraie  richesse  des  sociétés.  Il  n'est  ni  possible  ni  raison- 
nable que  tous  les  hommes  travaillent  pour  la  même  fin'. 

*  Rapprorliez  des54''c't  by  Rélle.rions  sur  diren  sujets,  pagos  110,  112.  —G. 


284  FUAGMEiNTS. 

13.   —  SUR    LA    VÉRITÉ    ET    L  ÉLOQUENCE. 

Deux  études  sont  importantes  :  la  vérité  et  l'éloquence; 
la  vérité,  pour  donner  un  fondement  solide  à  l'éloquence, 
et  bien  disposer  notre  vie;  l'éloquence,  pour  diriger  la  con- 
duite des  autres  hommes,  et  défendre  la  vérité.  La  plupart 
des  grandes  affaires  se  traitent  par  écrit  ;  il  ne  suffit  donc  pas 
de  savoir  parler  :  tous  les  intérêts  subalternes,  les  engage- 
ments, les  plaisirs,  les  devoirs  de  la  vie  civile,  demandent 
qu'on  sache  parler;  c'est  donc  peu  de  savoir  écrire.  Nous 
aurions  besoin  tous  les  jours  d'unir  l'une  et  l'autre  élo- 
quence ;  mais  nulle  ne  peut  s'acquérir,  si  d'abord  on  ne  sait 
penser;  et  on  ne  sait  guère  penser,  si  l'on  n'a  des  prin- 
cipes fixes  et  puisés  dans  la  vérité.  Tout  confirme  notre 
maxime  :  l'étude  du  vrai  la  première,  l'éloquence  après. 

lA.  —  SUR  l'expression  dans  le  style. 

Combien  toutes  les  règles  sont-elles  inutiles ,  si  on  voit 
encore  aujourd'hui  des  gens  de  lettres  qui,  sous  prétexte 
d'aimer  les  choses,  non  les  mots,  ne  témoignent  aucune 
estime  pour  la  véritable  beauté  de  l'expression  dans  le 
style  '  !  Je  n'admire  pas  l'élégance,  lorsqu'elle  ne  recouvre 
que  des  pensées  faibles,  et  n'est  point  soutenue  de  l'élo- 
quence du  cœur  et  des  images  ;  mais  les  plus  mâles  pensées 
ne  peuvent  être  rendues  que  par  des  paroles ,  et  nous 
n'avons  encore  aucun  exemple  d'un  ouvrage  qui  ait  passé 
à  la  postérité  sans  éloquence  dans  l'expression.  La  mépri- 
sera-t-on,  parce  qu'on  n'écrit  pas  comme  Bossuet  et  comme 
Racine?  Quand  on  n'a  pas  de  talent,  il  faudrait,  au  moins, 
avoir  du  goût. 

15.  —  SUR    LA   DIFFICULTÉ    DE    PEINDRE   LES   CARACTÈRES. 

Lorsque  tout  un  peuple  est  frivole  et  n'a  rien  de  grand 
dans  ses  mœurs,  un  homme  qui  hasarde  des  peintures  un 

«  On  a  vu  plus  haut  {Corneille  et  Racine,  page  239),  que  ce  reproche  est 
un  do  ceux  que  Vauvenargues  adresse  au  grand  Corneille.  —  G. 


FKAGMENTS.  285 

peu  hardies  doit  passer  pour  un  visionnaire.  Ses  tableaux 
manquent  de  vraisemblance,  parce  qu'on  n'en  trouve  pas 
les  modèles  dans  le  monde  ;  car  l'imagination  des  hommes  se 
renferme  dans  le  présent,  et  ne  trouve  de  vérité  que  dans  les 
images  qui  lui  représentent  ses  expériences.  Il  faudrait  donc, 
quand  on  veut  peindre  avec  hardiesse  ,  attacher  de  sem- 
blables peintures  à  un  corps  d'histoire,  ou,  du  moins,  à 
une  fiction  qui  pût  leur  prêter,  avec  la  vraisemblance  de 
l'histoire,  son  autorité.  C'est  ce  que  La  Bruyère  a  senti  à 
merveille  :  il  ne  manquait  pas  de  génie  pour  faire  de  grands 
caractères;  mais  il  ne  l'a  presque  jamais  osé.  Ses  portraits 
paraissent  petits,  quand  on  les  compare  à  ceux  du  Télé- 
maque,  ou  des  Oraisons  de  Bossuet  ;  mais  il  a  eu  de  bonnes 
raisons  pour  écrire  comme  il  a  fait,  et  on  ne  peut  trop  l'en 
louer.  Cependant  c'est  être  sévère  que  d'obliger  tous  les 
écrivains  à  se  renfermer  dans  les  mœurs  de  leur  temps  ou 
de  leur  pays.  On  pourrait,  si  je  ne  me  trompe,  leur  donner 
un  peu  plus  de  liberté,  et  permettre  aux  peintres  modernes 
de  sortir  quelquefois  de  leur  siècle,  à  condition  qu'ils  ne 
sortiraient  jamais  de  la  nature. 


ESSAI 


SUR  OUELOUES  CARACTÈRES 


PRÉFACE. 

Ceux  qui  n'aiment  que  les  portraits  brillants  et  les  satires  ne  doivent 
pas  lire  ces  nouveaux  Caractères.  On  n'a  cherché  à  peindre  ni  les  gens 
du  monde,  ni  les  ridicules  des  grands,  quoiqu'on  sache  combien  ces 
peintures  sont  plus  propres  à  flatter  ou  la  vanité,  ou  la  malignité,  ou 
la  curiosité  du  peuple.  L'auteur  a  préféré  rendre,  autant  qu'il  a  pu,  ce 
qui  convient,  en  général,  à  tous  les  hommes,  plutôt  que  ce  qui  est  par- 
ticulier à  quelques  conditions  ;  il  a  plus  négligé  le  ridicule  que  toute 
autre  chose,  parce  que  le  ridicule  ne  présente  ordinairement  les  hom- 
mes que  d'un  seul  côté  2,  qu'il  charge  et  grossit  leurs  défauts;  qu'en 
faisant  sortir  vivement  ce  qu'il  y  a  de  vain  et  de  faible  dans  la  nature 
humaine,  il  en  déguise  toute  la  force  et  toute  la  grandeur;  et  qu'enfin 
il  contente  peu  l'esprit  d'un  philosophe,  plus  louché  de  la  peinture 
d'une  seule  vertu  que  de  toutes  ces  petites  défectuosités,  dont  les  esprits 
superficiels  sont  si  avides  ^. 

*  Nous  rétabhssons  le  titre  modeste  que  Vauvenargues  donnait  à  cet  ou- 
vrage. Les  manuscrits  nous  fournissent  pour  la  Préface,  et  pour  les  Caractères 
eux-mêmes,  non-seulement  des  corrections,  variantes,  et  additions  considé- 
rables, mais  un  grand  nombre  de  pièces  inédites.  Nous  pouvons  dire  que  nous 
donnons  à  nouveau  cette  partie  trop  peu  lue  et  trop  peu  appréciée  des  œu- 
vres de  Vauvenargues,  et  nous  espérons  que,  ainsi  rétablie  ou  complétée,  elle 
arrêtera  l'attention  du  lecteur.  —  G. 

*  Var.  :  [  « ...  parce  que  le  ridicule  ne  représente  guère  que  l'extérieur  des 
«  hommes;  parce  qu'il  les  prend  d'un  seul  côté,  le  plus  palpable  et  le  plus 
«  facile  à  saisir;  parce  qu'il  n'attaque  ordinairement  qu'un  seul  vice,  qui 
<(  est  la  vanité,  et  qu'il  cache  souvent  bien  des  vertus.  »  ] 

*  Add.  :  [  «  Si  l'on  avait  été  capable  d'exécuter  le  plan  que  l'on  s'était  pro- 
«  posé  pour  cet  ouvrage,  on  aurait  préféré  la  profondeur  et  la  simplicité  des 
«  historiens  au  sel  des  auteurs  satiriques  et  comiques;  on  n'aurait  traité 
«  qu'en  petit  nombre  les  caractères  frivoles,  qui  sont  ceux  que  l'on  met  au- 
«  jourd'hui  au  théâtre  avec  le  plus  de  succès.  Ce  n'est  pas  qu'on  ignore  que 
«  le  monde  est  rempli  de  tels  caractères,  et  que  peindre  l'impertinence,  la 
«  légèreté,  la  vanité,  l'inconséquence,  la  bizarrerie,  le  défaut  d'esprit  et  de 
«  cœur,  en  un  mot,  peindre  en  petit,  c'est  peindre  les  hommes  ;  mais  l'incli- 
1  nation  de  l'auteur  l'aurait  porté  à  décrire  des  mœurs  plus  fortes,  des  pas- 


i':ssAi  SI  u  QLï^LQi  i:s  c:aiia(:t]:ui::s.        287 

On  aurait  aimé  à  développer  en  quelques  endroits,  non-seulement 
les  qualités  du  cœur,  mais  même  ces  différences  fines  de  l'esprit  qui 
échappent  quelquefois  aux  meilleurs  yeux;  mais,  parce  que  de  tels 
caractères  auraient  été  des  définitions  plutôt  que  des  portraits,  on  n'en 
a  hasardé  qu'un  petit  nombre,  de  peur  que  beaucoup  de  lecteurs  ne 
fussent  plus  fatigués  qu'amusés  de  ce  nouveau  genre.  Les  hommes  ne 
sont  vivement  frappés  que  des  images,  et  ils  entendent  toujours  mieux 
les  choses  par  les  yeux  que  par  les  oreilles. 

On  a  imité  Théophrasle  et  La  Bruyère  autant  qu'on  l'a  pu  ;  mais, 
parce  qu'on  l'a  pu  très-rarement,  à  peine  s'apercevra-t-on  que  l'auteur 
s'est  proposé  ces  grands  modèles  ' .  L'éloquence  de  La  Bruyère,  ce  coup 
de  pinceau  si  mâle  et  si  fort,  ces  tours  singuliers  et  hardis,  ce  carac- 
tère toujours  original,  ne  sont  pas  des  beautés  où  l'imitation  puisse 
atteindre.  Théophraste  est  moins  délicat,  moins  orné,  moins  pathéti- 
que, moins  sublime  ;  ses  portraits  sont  nus,  et  quelquefois  un  peu  traî- 
nants; mais  il  plaît  malgré  ses  longueurs,  et  sa  négligence  même  est 
aimable.  Tout  auteur  qui  peint  la  nature  est  sûr  de  durer  autant  que 
son  modèle,  et  de  n'être  jamais  atteint  par  ses  copistes. 

Si  j'osais  reprocher  quelque  chose  à  La  Bruyère,  ce  serait  d'avoir 
trop  tourné  et  trop  travaillé  ses  ouvrages  ;  un  peu  plus  de  simplicité 
et  de  négligence  aurait  donné  peut-être  plus  d'essor  à  son  génie,  et 
marqué  davantage  les  endroits  où  il  s'élève.  Théophraste  a  d'autres  dé- 
fauts; son  style  me  paraît  moins  varié  que  celui  du  peintre  moderne, 
et  il  n'en  a  ni  la  hardiesse,  ni  la  précision,  ni  l'énergie.  A  l'égard  des 
mœurs  qu'ils  ont  décrites,  ce  sont  celles  des  hommes  de  leur  siècle, 
qu'ils  ont  représentées  l'un  et  l'autre  avec  la  plus  naïve  vérité.  La 
Bruyère,  qui  a  vécu  dans  un  siècle  plus  raffiné  et  dans  un  royaume 
plus  puissant,  a  peint  une  nation  polie,  riche,  magnifique,  savante,  et 
amoureuse  de  l'art.  Théophraste,  né,  au  contraire,  dans  une  petite  ré- 
publique, où  les  hommes  étaient  pauvres  et  moins  fastueux ,  a  fait  des 
portraits  qui ,  aujourd'hui ,  nous  paraissent  un  peu  petits  *. 

"  sions,  des  vertus,  des  vices.  Les  caractères  véhéments  sont  certainement 
"  plus  rares  que  les  autres;  mais  ils  sont  peut-être  plus  propres  à  intéresser 
X  et  à  passionner  les  lecteurs  sérieux,  qui  sont  ceux  à  qui  l'on  destine  ce  petit 
"  ouvrage.  »  ] 

'  Voir  la  dernière  note  du  5^  caract.  (Lentulus  ou  le  Factieux^  p.  296).  — G. 

'  Add.  :  «  S'il  m'est  permis  de  dire  ce  que  je  pense,  je  ne  crois  pas  que 
<  nous  devions  tirer  un  grand  avantage  de  ce  raffinement  ou  de  ce  luxe  de 
'<  notre  nation  ;  la  grandeur  du  faste  ne  peut  rien  ajouter  à  celle  des  hommes. 
-  La  politesse  môme  et  la  délicatesse,  poussées  au  delà  de  leurs  bornes,  font 
«  regretter  aux  esprits  naturels  la  simplicité  qu'elles  détruisent.  Nous  perdons 
«  quelquefois  bien  plus  on  nous  écartant  de  la  nature,  que  nous  ne  gagnons 
"  à  la  polir;  l'art  peut  devenir  plus  barbare  que  l'instinct  qu'il  croit  corri- 
•«  ger.  I)  —  Nous  donnons  en  note,  et  simplement  pour  mémoire,  ce  passage 


288  ESSAI 

Je  n'oserais  pousser  plus  loin  mes  réflexions  à  la  lôle  d*un  si  petit 
ouvrage.  La  négligence  avec  laquelle  on  a  écrit  ces  Caractères,  le  dé- 
faut d'imagination  dans  l'expression,  la  langueur  du  style,  ne  permet- 
tent pas  d'en  hasarder  un  plus  grand  nombre;  il  faudrait  peut-être 
avoir  honte  de  laisser  paraître  le  peu  qu'on  ose  en  donner  *. 

i.  —  CLAzoMÈNE,  OU  lA  Vertu  malheureuse. 

Clazomène  a  fait  l'expérience  de  toutes  les  misères  hu- 
maines. Les  maladies  l'ont  assiégé  dès  son  enfance,  et  l'ont 
sevré,  dans  son  printemps,  de  tous  les  plaisirs  de  la  jeu- 

que  les  éditeurs  précédents  donnent  dans  le  texte  môme  de  la  Préface.  Vau- 
venargues  l'avait  supprimé  pour  le  mettre,  et  le  développer  dans  le  Discours 
sur  le  Caractère  (les  différents  siècles  {voir  plus  haut)^  où,  en  effet,  ces  idées 
se  retrouvent  et  sont  mieux  à  leur  place.  —  G. 

1  Add.  :  [  <i  J'avertis  d'ailleurs  que  je  ne  m'y  suis  pas  proposé  de  dire  des 
((  choses  nouvelles,  mais  celles  que  j'ai  cru  vraips  et  utiles.  Tout  est  dit,  as- 
«  sure  La  Bruyère,  et  l'on  vient  trop  tard  depuis  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des 
<(  hommes,  et  qui  pensent  ^ur  ce  qui  concerne  les  mœurs;  le  plus  beau  et  le 
«  meilleur  nous  est  enlevé....  Les  j)ersonnrs  d'esprit,  ajoute-t-il,  ont  en  eux 
«  les  semences  de  toutes  les  vérités  et  de  tous  les  sentiments;  rien  ne  leur 
«  est  nouveau.  Persuadé  de  cette  vérité  plus  que  personne,  je  ne  doute  pas 
«  cependant  que  les  hommes  les  plus  éclairés  ne  soient  bien  aises  qu'on  leur 
«  remette  quelquefois  devant  les  yeux  leurs  propres  sentiments  ou  leurs  idées. 
((  Nous  ne  nous  lassons  pas  de  voir  représenter  sur  nos  théâtres  les  mêmes 
<!  personnages,  avec  quelques  circonstances  et  quelques  couleurs  différentes  ; 
<(  pourquoi  les  amateurs  du  vrai  seraient-ils  fâchés  qu'on  les  entretienne  de 
t<  choses,  qu'à  la  vérité  ils  connaissent  en  partie,  mais  qui  sont  si  intéres- 
«  santés  et  si  utiles,  qu'on  ne  peut  ni  les  épuiser,  ni  les  rendre  assez  fami- 
«  lières?  Si  je  me  suis  servi  des  pensées  ou  des  expressions  de  quelque  au- 
«  teur,  je  les  lui  restitue  de  bon  cœur,  et  on  n'a  qu'à  les  remettre  à  leur  vraie 
«  place.  Je  serais  sensiblement  touché  de  la  gloire  que  j'aurais  méritée,  mais 
«  je  ne  veux  point  m'approprier  celle  d'un  autre.  Je  parle  des  choses,  ou  j'en 
«  écris,  selon  qu'elles  m'affectent  ou  m'intéressent;  la  trop  grande  crainte  de 
I'  tomber  dans  la  pensée  d'autrui  nous  jetterait  dans  une  contrainte  puérile. 
«  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  en  use  dans  la  conversation,  où  l'on  suit  sa  pensée 
«  sans  ces  égards,  et  je  crois  que  l'on  ne  peut  désapprouver  la  môme  liberté 
«  dans  un  auteur  qui  ne  parle  point  pour  parler,  mais  pour  développer  et 
«  faire  goûter,  selon  ses  forces,  les  pensées  dont  il  est  le  plus  occupé.  Si 
«  donc  il  arrive  à  quelqu'un  de  reconnaître  dans  cet  ouvrage  des  traits  qu'il 
«  ait  vus  ailleurs,  on  le  prie  de  penser  combien  il  est  difficile,  malgré  la  plus 
u  grande  attention ,  d'échapper  à  ce  reproche,  dans  le  genre  où  l'on  a  écrit. 
((  Tous  les  poètes,  tous  les  orateurs,  tous  les  auteurs  de  romans,  toutes  les 
»  comédies,  toutes  les  histoires,  tous  les  ouvrages  qui  traitent  des  mœurs,  ne 
»  sont,  essentiellement,  que  des  recueils  de  portraits  et  de  caractères;  j'ose 
«  dire  qu'il  n'y  a  point  de  matière  ni  si  épuisée,  ni  qui  ait  été  traitée  par  de 
«  si  grands  hommes  ;  et,  lorsqu'on  peut  voir  qu'un  auteur  n'est  pas  incapable 
«  de  penser  de  soi-même  ce  qu'il  a  écrit,  il  y  aurait  une  sorte  d'injustice  à 
<i  lui  reprocher  quelques  répétitions  involontaires,  qui  auraient  pu  se  glisser 
«(  dans  son  ouvrage.  »  ] 


SUR   QUELQUES   CARACTÈRES.  289 

nesse.  Né  pour  des  chagrins  plus  secrets,  il  a  eu  de  la  hau- 
teur et  de  l'aïubition  dans  la  pauvreté;  il  s'est  vu,  dans 
ses  disgrâces,  méconnu  de  ceux  qu'il  aimait;  l'injure  a  flé- 
tri son  courage,  et  il  a  été  offensé  de  ceux  dont  il  ne  pou- 
vait prendre  de  vengeance.  Ses  talents,  son  travail  conti- 
tinuel,  son  application  à  bien  faire,  son  attachement  à  ses 
amis,  n'ont  pu  fléchir  la  dureté  de  sa  fortune.  Sa  sagesse 
même  n'a  pu  le  garantir  de  commettre  des  fautes  irrépa- 
rables; il  a  souffert  le  mal  qu'il  ne  méritait  pas,  et  celui 
que  son  imprudence  lui  a  attiré.  Quand  la  fortune  a  paru  se 
lasser  de  le  poursuivre,  quand  l'espérance  trop  lente  com- 
mençait à  flatter  sa  peine,  la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue  ; 
elle  l'a  surpris  dans  le  plus  grand  désordre  de  sa  fortune  ; 
il  a  eu  la  douleur  amère  de  ne  pas  laisser  assez  de  bien 
pour  payer  ses  dettes,  et  n'a  pu  sauver  sa  vertu  de  cette 
tache.  Si  l'on  cherche  quelque  raison  d'une  destinée  si 
cruelle,  on  aura,  je  crois,  de  la  peine  à  en  trouver.  Faut-il 
demander  la  raison  pourquoi  des  joueurs  très-habiles  se 
ruinent  au  jeu,  pendant  que  d'autres  hommes  y  font  leur 
fortune?  ou  pourquoi  l'on  voit  des  années  qui  n'ont  ni  prin- 
temps ni  automne,  où  les  fruits  de  l'année  sèchent  dans  leur 
fleur?  Toutefois,  qu'on  ne  pense  pas  que  Clazomène  eût 
voulu  changer  sa  misère  pour  la  prospérité  des  hommes 
faibles  :  la  fortune  peut  se  jouer  delà  sagesse  des  gens 
courageux;  mais  il  ne  lui  appartient  pas  de  faire  fléchir 
leur  courage'. 

•  Var.  :  «  Un  ordre  inflexible  et  caché  dispose  des  choses  humaines;  le  ha- 
*  sard  se  joue  de  la  sagesse  et  des  projets  des  hommes  ;  mais  la  prospérité 
'<  des  âmes  faibles  ne  peut  les  élever  à  la  hauteur  des  sentiments  que  la  ca- 
«  lamité  inspire  aux  âmes  fortes,  et  ceux  qui  sont  nés  courageux  savent  vivre 
«  et  mourir  sans  gloire.  »  —  Nous  l'avons  dit  dans  notre  EJocje^  ce  qui  doit 
surtout  attirer  l'attention  sur  les  Caraclèrea  et  sur  les  Dialogues  de  Vauvenar- 
gues,  c'est  qu'ils  sont  pleins  de  Vauvenargues  lui-môme.  Ce  morceau  n'est  pas, 
à  proprement  parler,  un  caractère,  c'est  une  histoire,  l'histoire  éloquente  d'une 
vie  entière,  en  quelques  lignes.  Les  maladies,  la  hauteur  et  V ambition  dans  la 
pauvreté j  l'offense  dont  on  n'a  pu  prendre  de  vengeance  (voir  les  lettres  au  duc 
de  Biron  et  au  ministre  Amelot),  la  mort  prématurée,  tout,  jusqu'au  désordre 
de  la  fortune  (voir  les  lettres  à  Saint-\  incens) ,  jusqu'à  cette  indomptable 
fierté  avec  laquelle  Vauvenargues  défie  le  sort,  comme  Ajax  défiait  les  dieux , 
tout  cela  est  trop  particulier  et  trop  clair,  pour  que  le  doute  soit  possible.  — G. 

19 


290  ESSAI 

2.  —  [PHÉRÉGIDE,  OU  ]' AmMUon  trompée.] 

[Plîérécide  a  sacrifié  une  fortune  médiocre  à  des  espé- 
rances peu  sages.  Il  a  couru  en  même  temps  plusieurs  car- 
rières; il  n'a  pas  su  borner  ses  désirs,  et  il  s'est  trop  confié 
à  son  ambition  et  à  son  courage.  Les  événements  et  le 
monde  lui  étaient  contraires,  il  s'est  obstiné  ;  il  a  cru  qu'on 
faisait  soi-même  ses  destinées,  et  qu'on  ne  dépendait  point 
de  sa  position  et  de  la  bizarrerie  des  choses  humaines  ;  il 
a  tenté  au  delà  de  ses  forces,  il  s'est  confié  sans  succès  à 
ses  propres  ressources,  il  n'a  pu  venir  à  bout  de  l'adversité. 
11  a  vu  ses  égaux  sortir  de  pair,  et  le  devancer  par  divers 
hasards  :  les  uns  ont  percé  par  le  jeu,  les  autres  par  de 
riches  successions  ;  quelques-uns  se  sont  produits  par  la 
faveur  des  grands,  ou  par  des  talents  très-frivoles  mais 
aimés  du  monde,  et  plusieurs  n'ont  eu  besoin  pour  parve-  • 
iiir  que  de  savoir  bien  danser,  d'avoir  des  traits  agréables, 
de  beaux  cheveux,  ou  de  belles  dents.  Phérécide  a  fait  une 
faute  irréparable;  il  a  voulu  hâter  ses  destinées;  il  a  trop 
négligé  les  moyens  qui  l'auraient  mené  à  la  fortune,  lente- 
ment et  par  degrés ,  mais  peut-être  avec  sûreté  ;  il  a  tou- 
jours tendu  trop  haut,  et  n'a  cultivé  aucun  talent  particu- 
lier, au  lieu  de  s'attacher  avec  une  application  constante  à 
un  seul  objet.  Les  grands  avantages  qu'il  a  recherchés  lui 
ont  fait  mépriser  les  petits  qui  étaient  à  sa  portée,  et  il  n'a 
obtenu  ni  les  uns,  ni  les  autres.  La  fierté  de  son  caractère, 
qu'il  a  voulu  en  vain  dissimuler,  l'a  privé  de  la  protection 
des  gens  en  place  ;  ainsi,  la  hauteur  même  de  son  âme,  son 
esprit  et  son  mérite  ont  nui  à  son  avancement  et  à  ses  des- 
seins. S'il  eût  moins  attendu  de  ses  ressources,  il  aurait 
mieux  proportionné  ses  espérances  et  ses  démarches  à  son 
état  :  les  esprits  mûrs  et  modérés  ne  forcent  point  leur 
avenir;  ils  mesurent  leurs  entreprises  sur  leur  condition; 
ils  attendent  leur  fortune  des  événements,  et  la  font  quel- 
quefois sans  peine;  mais  c'est  une  des  illusions  de  la 
jeunesse  de  croire  qu'on  peut  tout  par  ses  forces  et  ses  lu- 


SI  K  QUELQUES   CARACTÈRES.  291 

mières,  et.cle  vouloir  s'élever  par  son  industrie,  ou  par  des 
chemins  que  le  seul  mérite  ne  peut  ouvrir  aux  hommes  sans 
fortune.  Phérécidea  été  réduit  à  regretter  les  mêmes  avan- 
tages qu'il  avait  méprisés  ;  les  gens  qu'il  a  voulu  surpasser 
se  sont  trouvés  naturellement  au-dessus  de  lui,  et  personne 
n'a  eu  pitié  de  ses  disgrâces,  ou  n'a  daigné  seulement  ap- 
profondir les  causes  de  son  infortune'.] 

3.    —    THERSIÏE". 

Thersite  ^  a  soin  de  ses  cheveux  et  de  ses  dents  ;  il  aime 
une  excessive  propreté,  et  il  est  élégant  dans  sa  parure, 

•  Ce  caractère  inédit  est  la  suite,  ou  plutôt,  rcxplication  de  celui  qui  pré- 
cède. Qu'on  le  rapproche  des  27%  28%  29%  30%  31%  32"  et  33"  Réflexions  sur 
divers  sujets,  et  cette  préoccupation  si  persistante  d'un  môme  objet  paraîtra 
bien  significative.  A  l'occasion  des,  Réflexions,  nous  avons  remaniué  {page  102) 
que  c'est  pour  Vauvenargucs  un  besoin  d'esprit  et  une  méthode  constante  de 
concilier  les  contrariétés  apparentes  des  idées  ou  des  faits  humains,  en  remon- 
tant à  leurs  causes.  Semblable  à  ce  médecin  qui ,  attaqué  d'une  maladie  mor- 
telle, oubliait  ses  souffrances  en  les  observant  au  profit  de  la  science,  Vauve- 
nargucs, dont  l'esprit  est  aussi  avide  de  connaître,  que  son  âme  est  forte  contre 
la  douleur,  se  replie  sur  lui-môme,  s'analyse,  et,  avec  une  sincérité  touchante, 
tire  des  conseils  ou  des  exemples  pour  les  autres  de  sa  propre  vie,  si  triste  et 
si  cruellement  éprouvée.  La  joie  de  l'esprit  qui  découvre  la  vérité,  le  consolait 
de  la  souffrance  qui  n'abat  que  les  faibles  âmes;  c'est  à  ce  titre,  sans  doute, 
qu'il  trouvait  une  certaine  douceur,  ou  des  consolations,  jusque  dans  son  in- 
fortune, et  qu'il  a  pu  dire  que  «  le  malheur  a  même  ses  charmes.  »  —  G. 

-  Les  deux  Caractères  qui  précèdent  donnent  le  résumé,  pour  ainsi  dire, 
de  la  vie  de  Vauvcnargues;  ceux  qui  suivent  vont  nous  faire  passer  pa  ses 
diverses  phases.  Il  a  débuté  par  la  carrière  militaire;  aussi,  à  côté  de  pein- 
tures plus  générales,  trouve-î-on  quelques  figures  de  militaires,  dont  les  origi- 
naux étaient  sous  ses  yeux.  A  ses  tentatives  pour  entrer  dans  la  diplomatie 
et  dans  les  affaires  correspond  une  série  de  caractères  actifs,  fermes,  ambi- 
tieux, habiles  à  pénétrer  les  hommes  et  à  les  conduire,  en  regard  desquels 
Vauvenargucs  place,  comme  contraste,  (juelques  figures  d'hommes  faibles, 
inconséquents  ou  vains;  enfin,  on  reconnaît  la  période  httéraire  à  ces  portraits, 
quelquefois  si  vifs,  d'auteurs  insipides  ou  frivoles.  Pour  quelques-uns  de  ces 
caractères,  l'auteur  laisse  voir  un  mépris  qui  ressemble  fort  â  la  colère,  et  il 
les  rend  avec  une  exagération  qu'on  ne  peut  mettre  exclusivement  au  compte 
de  sa  jeunesse  ;  on  doit  croire  qu'il  avait  eu  personnellement  à  se  plaindre  des 
Phalante  ou  des  Midas  qu'il  met  en  scène.  Dans  ses  œuvres  purement  morales, 
où,  au  lieu  de  montrer  des  individus,  il  donnera  son  opinion  dernière  sur  l'hu- 
manité, il  sera  j^lus  modéré,  et,  balance  faite  de  nos  vertus  et  de  nos  vices, 
il  conclura  pour  le  respect  de  la  vie  et  de  la  nature  luimaine.  Dans  ces  Carac- 
tères même,  cette  conclusion  se  devine,  car,  à  côté  de  la  peinture  du  vice  se 
rencontre  presque  toujours  celle  de  la  vertu  qui  le  contrepèse.  —  G. 

^  Tliersiles,  que  nous  appelons  Thersite,  nous  est  représenté  par  Homère, 
dans  son  Iliade,  comme  1  j  plus  laid,  le  plus  lâche  et  le  plus  insolent  des  capi- 


292  ESSAI 

autant  qu'il  est  permis  de  l'être  dans  un  camp.  Il  monte  à 
cheval  dès  le  matin  ;  il  accompagne  exactement  l'officier  de 
jour,  visite  avec  lui  les  postes  de  l'armée,  voit  écrire  l'ordre, 
mange  et  dort  au  quartier-général,  et  ne  néglige  aucune 
des  pratiques  qui  peuvent  le  faire  connaître  de  ceux  qui 
commandent.  Il  affecte  de  s'instruire  par  ses  propres  yeux 
des  moindres  choses  :  le  major  général  ne  dicte  jamais 
l'ordre  que  Thersite  ne  le  voie  écrire'.  On  ne  fait  guère  de 
détachement  dont  il  ne  soit;  mais  au  moment  de  partir, 
quoiqu'il  ait  ordre  de  marcher  le  premier  de  sa  brigade,  on 
ne  le  trouve  pas;  on  le  cherche,  on  apprend  qu'il  est  volon- 
taire à  un  fourrage  qui  se  fait  sans  danger  sur  les  derrières 
du  camp,  et  un  autre  marche  à  sa  place.  Ses  camarades  ne 
l'estiment  point,  ne  l'aiment  point;  mais  il  ne  vit  pas  avec 
eux;  il  les  évite  ;  et,  si  quelque  officier- général  lui  demande 
le  nom  d'un  officier  de  son  régiment  qui  est  de  garde,  Ther- 
site affecte  de  répondre  qu'il  le  connaît  bien,  mais  qu'il  ne 
se  souvient  pas  de  son  nom.  Il  est  empressé,  officieux,  fa- 
milier, insolent,  et  pourtant  très-bas  avec  les  grands  sei- 
gneurs de  l'armée.  Il  est  l'ami  des  capitaines,  de  leurs  gardes 
et  de  leurs  secrétaires  ;  il  leur  vend  des  chevaux  et  des  four- 
gons, et  gagne  leur  argent  au  jeu.  S'il  y  a,  malheureuse- 
ment, de  la  désunion  entre  les  chefs,  il  tâche  de  tenir  à 
tous  les  partis;  il  fait  sa  cour  chez  les  deux  maréchaux,  et 
raconte  le  soir  chez  Fabius  ce  qu'il  a  ouï  dire  le  matin  dans 
l'autre  camp.  Personne  ne  sait  mieux  que  lui  les  tracasse- 


taines  grecs  qui  se  trouvèrent  au  siège  de  Troie.  C'est  par  cette  raison  que  ce 
nom  est  ordinairement  donné  à  ceux  à  qui  l'on  croit  pouvoir  reprocher  les 
mêmes  défauts.  —  F. 

•  Var.:  «  Thersite  est  l'officier  de  l'armée  que  l'on  voit  le  plus.  C'est  lui 
«  que  l'on  rencontre  toujours  à  la  suite  du  général,  monté  sur  un  petit  che- 
«  val  qui  boite,  avec  un  harnais  de  velours  en  broderie,  et  un  coureur  qui 
«  marche  devant  lui.  S'il  y  a  ordre  à  l'armée  de  partir  la  nuit  pour  cacher 
"  une  marche  à  l'ennemi ,  Thersite  ne  se  couche  point  comme  les  autres, 
«  quoiqu'il  y  ait  du  temps  ;  mais  il  se  fait  mettre  des  papillotes,  et  fait  pou- 
«  drer  ses  cheveux,  eu  attendant  qu'on  batte  la  générale.  Il  accompagne  exac- 
"f  tement  l'officier  de  jour,  et  visite  avec  lui  les  postes  de  l'armée  ;  il  donne 
r.  des  projets  au  général,  et  fait  un  journal  raisonné  de  toutes  les  opérations 
n  de  la  campagne.  » 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  293 

ries  de  l'armée.  Il  est  de  ces  soupers  de  société  où  Ton  se 
divertit  des  maux  publics,  et  où  Ton  jette  finement  du  ri- 
dicule sur  tous  ceux  qui  font  leur  devoir.  Thersite  a  toujours 
dans  sa  poche  les  cartes  du  pays  où  l'on  fait  la  guerre;  il 
étend  une  de  ces  cartes  sur  la  table ,  et  il  fait  remarquer 
avec  le  doigt  les  fautes  qu'on  a  faites  ;  il  parle  ensuite  d'un 
projet  de  campagne  qu'il  a  fait  lui-même,  et  dit  qu'il  écrit 
des  mémoires  de  toutes  les  opérations  de  la  campagne,  où 
il  circonstancié  les  brouilleries  et  les  fautes  des  généraux. 
Il  est  nouvelliste,  il  est  politique;  il  n'y  a  point  de  talent  ni 
de  mérite  dont  il  ne  se  pique  :  celui  qu'il  possède  le  mieux 
est  l'art  de  railler  la  vertu,  et  de  se  faire  supporter  des 
gens  en  place.  Il  n'y  a  point  de  si  vil  service  qu'il  ne 
soit  tout  prêt  de  leur  rendre;  il  leur  demande  quel  cheval 
ils  veulent  faire  seller,  ou  quel  harnais  ils  mettront  ;  si 
bien  qu'on  le  p^^end  quelquefois  lui-même  pour  un  homme 
de  leur  maison.  S'il  se  trouve  chez  le  duc  Eugène  lorsque 
celui-ci  se  débotte,  Thersite  fait  un  mouvement  pour  lui 
présenter  ses  souliers;  mais  comme  il  s'aperçoit  qu'il  y  a 
autour  de  lui  beaucoup  de  monde,  il  laisse  prendre  les  sou- 
liers à  un  valet,  et  rougit  en  se  relevant. 

h.  —  PI  SON,  ou  L'Impertinent, 

Ceux  qui  sont  insolents  avec  leurs  égaux  s'échappent 
aussi  quelquefois  avec  leurs  supérieurs,  soit  pour  se  justi- 
fier de  leur  bassesse,  soit  par  une  pente  invincible  à  la  fa- 
miliarité et  à  l'impertinence,  qui  leur  fait  perdre  très-souvent 
le  fruit  de  leurs  services,  soit  enfin  par  défaut  de  jugement, 
et  parce  qu'ils  ne  sentent  pas  les  bienséances.  Tel  s'est  fait 
connaître  Pison ,  jeune  homme  ambitieux  et  sans  mœurs, 
sans  pudeur,  sans  délicatesse;  d'un  esprit  hardi  mais  peu 
juste,  facile  par  défaut  de  choix,  vif  sans  prudence,  plus 
intempérant  que  fécond,  et  plus  laborieux  que  solide;  pa- 
tient néanmoins,  complaisant,  capable  de  souffrir  et  de  se 
modérer  ;  très-brave  à  la  guerre,  où  il  avait  mis  l'espérance 
de  sa  fortune,  et  propre  à  ce  métier  par  son  activité,  par 


294  ESSAI 

son  courage  et  par  son  tempérament  inaltérable  clans  les 
fatifîjues;  trop  léger  cependant,  trop  ami  du  faste;  engagé 
par  ses  espérances  à  une  folle  et  ruineuse  profusion  ;  acca- 
blé de  dettes  contre  l'honneur  ;  peu  sûr  au  jeu,  mais  sachant 
soutenir  avec  impudence  un  nom  équivoque;  sachant  aussi 
sacrifier  les  petits  intérêts,  et  la  réputation  même,  à  la  for- 
tune; incapable  de  concevoir  qu'on  pût  parvenir  par  la 
vertu;  privé  de  sentiment  pour  le  mérite;  esclave  des 
grands,  né  pour  les  servir  dans  le  vice,  pour  les  suivre  à  la 
chasse  et  à  la  guerre,  et  vieillir,  parmi  les  opprobres,  dans 
une  fortune  médiocre. 

5.    —    LENTULUS  ,    ou    LE    FacUcUX. 

Lentulus  se  tient  renfermé  dans  le  fond  d'un  vaste  édi- 
fice qu'il  a  fait  bâtir,  et  où  son  âme  austère  s'occupe  en 
secret  de  projets  ambitieux  et  téméraires.  Là,  il  travaille,  le 
jour  et  la  nuit,  pour  tendre  des  pièges  à  ses  ennemis,  pour 
éblouir  le  peuple  par  des  écrits,  et  amuser  les  grands  par 
des  promesses.  Sa  maison  quelquefois  est  pleine  de  gens  in- 
connus qui  attendent  pour  lui  parler,  qui  vont,  qui  vien- 
nent; quelques-uns  n'y  entrent  que  la  nuit  et  travestis,  et 
on  les  voit  sortir  devant  l'aurore.  Lentulus  fait  des  associa- 
tions avec  des  grands  qui  le  haïssent,  pour  se  soutenir  contre 
d'autres  grands  dont  il  est  craint.  11  tient  aux  plus  puis- 
sants par  ses  alliances,  par  ses  charges  et  par  ses  menées. 
Quoiqu'il  soit  né  fier,  impérieux,  et  inaccessible  aux  hom- 
mes inutiles,  il  ne  néglige  pourtant  pas  le  peuple;  il  lui 
donne  des  fêtes  et  des  spectacles  ;  et,  lorsqu'il  se  montre  dans 
les  rues,  il  fait  jeter  de  l'argent  autour  de  sa  litière,  et  ses 
émissaires,  postés  en  différents  endroits  sur  son  passage, 
excitent  la  canaille  à  l'applaudir.  Ils  l'excusent  de  ne  pas  se 
montrer  plus  souvent,  sur  ce  qu'il  est  trop  occupé  des  be- 
soins de  la  république,  et  qu'un  travail  sévère  et  sans 
relâche  ne  lui  laisse  aucun  jour  dé  libre.  Il  est  en  effet  sur- 
chargé par  la  diversité  et  la  multitude  des  affaires  qui  l'ap- 
pliquent, et  ces  occupations  laborieuses  le  suivent  partout , 


SlIK   QUELQUES  CAUACÏÈUES.  295 

car  jusqu'à  l'armée,  où  il  y  a  tant  de  distractions  inévita- 
bles, il  porte  cette  activité  infatigable  ;  les  troupes  le  voient 
rarement;  et,  pendant  qu'il  est  obsédé  de  ses  créatures, 
qu'il  donne  des  ordres  ou  qu'il  médite  des  intrigues,  le 
soldat  murmure  de  ne  pas  le  voir,  et  blâme  ce  genre  de 
vie  trop  austère,  tandis  que  le  consul  qui  commande  en  chef 
se  communique,  se  montre  partout,  et  se  fait  aimer  des  cen- 
turions et  des  troupes.  Mais  Lentulus  emploie  sa  retraite  à 
traverser  secrètement  les  entreprises  de  son  chef;  et  il  fait  si 
bien,  que  le  pain,  le  fourrage  et  même  l'argent  manquent  au 
quartier-général,  pendant  que  tout  abonde  dans  son  propre 
camp'.  S'il  arrive  alors  que  les  troupes  de  la  république 
reçoivent  quelque  échec  de  l'ennemi,  aussitôt  les  courriers 
de  Lentulus  font  retentir  la  capitale  de  ses  plaintes  contre 
le  consul;  le  peuple  s'assemble  dans  les  places  par  pelo- 
tons, et  les  créatures  de  Lentulus  ont  grand  soin  de  lire  des 
lettres  par  lesquelles  il  paraît  qu'il  a  sauvé  l'armée  d'une 
entière  défaite;  toutes  les  gazettes  répètent  les  mêmes 
bruits,  et  tous  les  nouvellistes  sont  payés  d'avance  pour  les 
confirmer'.  Le  consul  est  forcé  d'envoyer  des  mémoires 
pour  justifier  sa  conduite  contre  les  artifices  de  son  ennemi  ^ 

*  Var.  :  «  On  dit  qu'il  fait  en  sorte  que  les  subsistances  manquent  au  quar- 
«  tier-général,  pendant  que  tout  abonde  dans  son  propre  camp.  Il  n'y  a  point 
«  de  bruit  que  l'envie  n'adopte  avidement  contre  les  hommes  qui  sont  nés  su- 
ce périeurs  aux  autres;  le  consul  appuie  lui-même  ces  bruits  injurieux,  et 
«  toute  l'armée  se  partage  entre  ses  deux  chefs  désunis.  » 

2  AiUL:  «  Ceux  qui  savent  la  vérité,  et  qui  ne  sont  point  entraînés  par  des 
«  motifs  particuliers,  rendent  du  moins  cette  justice  à  Lentulus,  qu'en  agis- 
»  sant  quelquefois  contre  ses  ennemis  personnels,  son  âme,  vivement  atta- 
«  chée  à  la  gloire,  a  toujours  respecté  l'État.  Mais  l'ambition,  la  hauteur,  et 
«  plus  que  tout  cela,  les  grands  talents,  révoltent  aisément  la  multitude;  le 
«  soupçon  et  la  calomnie  suivent  le  mérite  éclatant,  et  le  peuple  cherche  des 
«  crimes  à  ceux  qu'il  estime  assez  courageux  pour  les  entreprendre,  et  assez 
'<  habiles  pour  les  cacher.»  —  Ici,  déjà,  se  découvre  le  faible  de  Vauve- 
nargues  pour  l'ambition ,  même  séditieuse,  lorsqu'elle  est  mêlée  de  quelque 
force  et  de  quelque  grandeur.  Nous  l'avons  déjà  remarqué  à  propos  de  Gati- 
lina,  nous  le  remarquerons  encore  dans  plusieurs  Caractères,  et  dans  quel- 
ques Dialogues,  Vauvcnargues,  dont  l'âme  était  passionnée  en  dedans,  et  dont 
l'esprit  se  nourrissait  parfois  de  chimères,  aimait,  au  moins  en  imagination, 
les  grandes  passions  et  les  grandes  péripéties,  fussent-elles  un  peu  violentes.  —  G 

'  Var.  :  «  Le  sénat  ne  peut  se  prononcer  entre  deux  si  grands  capitaines 
«  il  dissimule  les  mauvais  offîcos  qu'ils  veulent  se  rcndi'(\  afin  de  les  forcer 


296  ESSAI 

celui  qu'il  a  chargé  de  cette  affaire ,  qui  est  un  homme 
hardi,  éloquent,  arrive  dans  la  capitale,  où  il  est  attendu 
avec  impatience,  et  on  s'attend  qu'il  révélera  bien  des  mys- 
tères; mais  le  lendemain,  le  sénat  s'étant  extraordinaire- 
ment  assemblé,  on  vient  lui  annoncer  que  cet  envoyé  a  été 
trouvé  mort  dans  son  lit,  et  qu'on  a  détourné  tous  ses  pa- 
piers. Les  gens  de  bien,  consternés,  gémissent  secrètement 
de  cet  attentat  ;  mais  les  partisans  de  Lentulus  en  triom- 
phent publiquement,  et  la  république  est  menacée  d'une 
horrible  servitude*. 

(3.    —    ORONTE,    ou    LE    VïeUX   foil. 

Oronte,  vieux  et  flétri,  dit  que  les  gens  vieux  sont  tristes, 
et  que,  pour  lui,  il  n'aime  que  les  jeunes  gens.  C'est  pour 
cela  qu'il  s'est  logé  dans  une  auberge,  où  il  a,  dit-il,  le 
plaisir  de  ceux  qui  voyagent,  sans  leurs  peines,  parce  qu'il 
voit  tous  les  jours  à  souper  de  nouveaux  visages.  On  le  ren- 
contre quelquefois  au  jeu  de  paume,  avec  des  jeunes  gens  qui 
sortent  du  bal,  et  il  va  déjeuner  avec  eux.  11  les  cultive  avec 

<*  par  la  douceur  à  servir  à  l'envi  la  république.  Leurs  talents  lui  sont  plus 
'V  utiles  que  leur  jalousie  n'est  nuisible  :  c'est  cette  ambition  des  grands  honi- 
«  qui  fait  la  grandeur  des  États.  » 

*  Le  fond,  ou  plutôt  l'occasion  de  cette  peinture,  c'est  peut-être  simplement 
la  rivalité  assez  connue  du  maréchal  de  Broglie,  commandant  d'un  corps 
français  pendant  la  guerre  de  Bohême,  et  de  Seckendorff,  général  des  troupes 
bavaroises,  alliées  de  la  France;  on  accusait  le  premier  d'avoir  laissé  ac- 
cabler le  second  par  l'ennemi,  et  d'avoir  ainsi  compromis  le  succès  de  la  cam- 
pagne de  Util.  Tel  est  le  procédé  fréquemment  employé  par  Vauvenargues  ; 
il  part  d'un  caractère  qu'il  a  sous  les  yeux ,  ou  d'un  fait  réel  dont  il  a  pu  être 
témoin,  sans  s'inquiéter  du  plus  ou  moins  d'importance  de  ce  caractère  ou 
de  ce  fait;  le  moindre  trait  et  le  moindre  incident  lui  suffisent,  car  il  se  ré- 
serve de  grandir  les  personnages,  et  d'étendre  la  scène  à  la  mesure  nécessaire 
pour  ce  qu'il  appelle  des  peintures  un  peu  hardies.  Dans  le  15e  Fragment 
(voir  page  284),  il  fait  clairement  entendre  qu'il  se  sent  à  l'étroit  ;  il  vou- 
drait rendre  de  grandes  choses,  et  il  n'en  voit  autour  de  lui  que  de  petites; 
aussi,  ne  trouvant  pas,  comme  il  le  dit  encore,  ses  modèles  dans  le  monde 
frivole  qui  l'entoure,  il  demande  à  sortir  de  son  pays  et  de  son  siècle,  à  la  seule 
condition  de  ne  pas  sortir  de  la  nature,  et  c'est  ainsi  que  le  maréchal  de 
Broglie  devient  Lentulus,  comme  tel  sous-lieutenant  un  peu  mutin  deviendra 
Clodius  (voir  page  342).  Vauvenargues  sent  bien  que  de  telles  figures  man- 
(juent  de  proportion,  à  cause  de  leur  isolement  môme;  aussi  voudrait-il  les 
attacher  à  un  corps  d  histoire,  ou,  du  moins,  à  une  fiction  qui  les  préparât  et 
les  southit.  C'est  ce  qu'avait  fait  Fénelon ,   dont  l'imagination,  chimérique 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  297 

îe  même  soin  que  s'il  avait  envie  de  leur  plaire'  ;  mais,  on 
peut  lui  rendre  justice,  ce  n'est  pas  la  jeunesse  qu'il  aime, 
c'est  la  folie'.  Il  a  un  fils  qui  a  vingt  ans,  et  qui  est  déjà 
estimé  dans  le  monde;  mais  ce  jeune  homme  est  appliqué, 
sérieux,  et  passe  une  grande  partie  de  la  nuit  à  lire.  Oronte 
a  brûlé  plusieurs  fois  les  livres  de  son  fils,  et  n'a  fait  grâce 
qu'à  des  vers  obscènes,  qui  d'ailleurs  sont  assez  mauvais.  Ce 
jeune  homme  en  rachète  toujours  de  nouveaux,  et  trompe 
les  soins  de  son  père.  Oronte  a  voulu  lui  donner  une  fille  de 
l'Opéra,  que  lui-même  a  eue  autrefois ,  et  n'a  rien  négligé, 
dit-il,  pour  l'éducation  de  cet  enfant;  mais  ce  petit  drôle 
est  entêté,  ajoute-t-il,  et  a  l'esprit  gâté  et  plein  de  chi- 
mères. 

7.  —  [oTHOiN,  ou  LE  Débduché-^ 

[Othon  est  riche  et  voluptueux.  11  a  une  contenance  au- 
dacieuse, une  figure  agréable,  des  yeux  pleins  de  feu,  mais 
déjà  les  grâces  de  la  jeunesse  sont  un  peu  effacées  sur  son 
visage.  Il  n'ignore  aucun  des  plaisirs  qu'on  peut  connaître; 
son  imagination  hardie  en  faisait  des  leçons,  dans  son  en- 
fance, à  ses  camarades  plus  âgés  que  lui,  et,  quand  il  est 
entré  dans  le  monde,  il  avait  déjà  l'expérience  de  tout  ce 
que  les  plus  vieux  débauchés  peuvent  savoir.  Né  licencieux 
et  volage,  nul  homme  ne  sait  feindre  avec  plus  d'art  une 
passion  qu'il  ne  sent  pas  ;  il  est  flatteur  et  insinuant  avec 
les  femmes,  hardi,  libéral,  entreprenant,  d'une  séduction 
fougueuse  et  emportée.  Tantôt  il  aspire  à  une  jeune  per- 
sonne qu'il  n'aime  point,  mais  dont  la  sagesse  le  pique  ; 

aussi,  selon  le  mot  profond  de  Louis  XIV,  aimait  également  à  sortir  de  son 
siècle.  Vauvenargues  a  beau  dire  dans  sa  Préface  qu'il  a  imité  La  Bruyère 
et  Tliéophraste  autant  qu'il  l'a  pu;  c'est  Fénelon  qu'il  a  le  plus  imité,  sans  le 
savoir  peut-être,  et  la  ressemblance  est  évidente  entre  ses  portraits  et  ceux 
du  Télémaque.  —  G. 

*  Var.  ;  [  «  Il  leur  fait  des  contes  obscènes,  s'avilit  pour  plaire,  et,  à  force  de 
se  faire  mépriser,  se  fait  supporter.  »  ] 

2  Add.  :  [((II  n'a  du  sérieux  de  ï>on  âge  qu'ime  économie  excessive;  les 
((  plaisirs,  dont  il  abuse,  n'ont  point  adouci  l'àpreté  naturelle  de  son  carac- 
n  tère;  il  est  dur,  rusé,  défiant;  il  leurre  l'avarice  de  plus  d'une  femme  qui 
«  aspire  à  le  gouverner,  et,  dans  un  ùge  si  exposé  à  lu  tromperie,  il  trouve 
«  encore  le  secret  de  faire  d(^s  dupos.  »  ] 


208  ESSAI 

tantôt,  dégoûté  du  mystère,  il  fréquente- les  courtisanes 
les  plus  dissolues,  et  les  lieux  les  plus  infâmes  ;  quelquefois, 
il  fait  des  retraites  à  la  campagne,  pour  se  délasser  avec 
les  femmes  du  peuple  de  l'affectation  des  femmes  de  la  ville. 
Sa  lâche  industrie  tend  partout  des  pièges  à  l'innocence  ; 
rien  ne  met  à  couvert  de  ses  poursuites,  ses  désirs  insolents 
ne  respectent  rien  ;  il  perce  les  cloîtres  et  les  grilles,  il  se 
déguise  ;  il  cherche  curieusement  des  aventures  de  toute 
espèce,  et  les  plaisirs  ordinaires  ne  lui  suffisent  plus.  On 
le  voit  quelquefois  au  bal,  masqué  en  femme,  et  ceux  qui 
veulent  s'y  tromper,  y  sont  trompés.  Tous  les  sales  usages 
qu'on  peut  faire  de  l'argent  et  de  la  jeunesse,  Othon  se  vante 
publiquement  de  les  connaître.  Tour  à  tour  avare  et  prodi- 
gue, tour  à  tour  vendant  au  plaisir  son  honneur  ou  son  in- 
térêt; réparant  sans  pudeur,  par  de  viles  adresses,  la  folie 
de  ses  profusions ,  et  toujours  aussi  dépravé  dans  ses  res- 
sources que  dans  ses  largesses,  il  déclare  que  l'intérêt  et  le 
plaisir  sont  les  dieux  de  la  terre,  que  l'honneur  est  la  chi- 
mère des  fous,  et  que  la  gueuserie  est  l'héritage  des  philo- 
sophes; ses  principes  favoris  sont  que  la  vertu  n'est  autre 
chose  que  l'habileté,  et  que  l'habileté  consiste  à  savoir  vivre; 
que  celui  qui  ne  sait  pas  vivre  est  seul  vicieux;  qu'il  ne 
faut  être  ni  trop  honnête  homme,  ni  trop  scélérat,  ni  trop 
sincère,  ni  trop  fourbe;  qu'on  ne  gagne  point  les  hommes 
sans  les  tromper,  et  qu'on  ne  les  trompe  point  sans  trom- 
perie, mais  qu'en  la  poussant  trop  loin,  on  peut  tout  perdre, 
et  qu'il  faut  mêler  avec  adresse  l'artifice  et  la  bonne  foi,  le 
mensonge  et  la  vérité;  qu'il  y  a  peu  de  sciences  certaines; 
que  celui-là  estle  plus  philosophe  qui  est  le  plus  persuasif; 
que  l'homme  du  monde  le  plus  digne  d'envie,  est  celui  qui 
a  le  plus  d'empire  sur  l'esprit  d'autrui;  que  la  hardiesse 
vaut  mieux  que  la  ruse,  et  la  présomption  que  la  timidité; 
que  tous  les  biens  possibles  se  renferment  dans  le  plaisir, 
et  qu'il  n'y  a  rien  d'utile,  de  beau,  d'estimable  par  rapport 
aux  hommes,  que  ce  qui  leur  plaît  ;  que  l'homme  le  plus 
heureux  et  le  plus  libre  est  celui  qui  a  le  moins  de  préjugés 


SUR  QLELQIJKS  CARÂCTÈRKS.  299 

et  de  devoirs,  qui  est  riche,  libéral,  et  d'un  tempérament 
sain  et  voluptueux  ;  que  les  livres  n'apprennent  rien  pour 
la  science  de  la  vie,  mais  qu'il  ne  blâme  pas  les  écrivains, 
puisqu'ils  trouvent  des  dupes,  et  qu'ils  en  profitent.  La 
gloire  d'Otbon  est  d'avoir  des  faiblesses  qu'il  ne  cache  point, 
et  qui  défient  la  timidité  de  la  sagesse  ;  il  aime  à  faire 
triompher  ses  vices  de  la  bienséance  ;  il  est  patient  pour 
séduire,  éloquent  pour  tromper,  et  inépuisable  en  intrigues 
pour  aller  à  ses  fins.] 

8.    —    LES   JEUNES    GENS. 

Les  jeunes  gens  jouissent  sans  le  savoir,  et  s'ennuient  en 
croyant  se  divertir.  Ils  font  un  souper  où  ils  sont  dix-huit, 
sans  compter  les  dames;  et  ils  passent  la  nuit,  à  table,  à  dé- 
tonner quelques  chansons  obscènes,  à  conter  le  roman  de 
l'Opéra,  et  à  se  fatiguer,  pour  chercher  le  plaisir,  qu'à 
peine  les  plus  impudents  peuvent  essayer  dans  un  quart- 
d'heure  de  faveur  ;  et,  comme  on  se  pique  à  tous  les  âges 
d'avoir  de  l'esprit,  ils  admettent  quelquefois  à  leurs  par- 
ties des  gens  de  lettres,  qui  font  là  leur  apprentissage  pour 
le  monde  ;  mais  tous  s'ennuient  réciproquement,  et  ils  se 
détrompent  les  uns  des  autres.  Ces  jeunes  gens  disparais- 
sent quelquefois  pendant  plusieurs  jours,  pour  suivre  de 
sales  intrigues  ;  puis,  ils  reviennent  dans  le  monde,  épuisés 
de  leurs  incontinences,  avec  un  maintien  affecté  et  des  yeux 
éteints;  ils  parlent  grossièrement  des  femmes,  et  avec  dé- 
goût. Au  spectacle,  où  ils  vont  pour  se  rassembler,  on  les 
voit  sortir  quelquefois  au  commencement  de  la  pièce,  pour 
satisfaire  quelque  idée  de  débauche  qui  leur  vient  en  tête  ; 
et,  après  avoir  fait  le  tour  des  allées  obscures  de  la  Foire, 
ils  reviennent  au  dernier  acte,  et  se  racontent  à  l'oreille 
leurs  ridicules  prouesses;  on  ne  peut  ignorer  ce  qu'ils  se 
disent,  et  on  a  honte  de  l'avoir  compris.  Ils  se  font  un  point 
d'honneur  de  traiter  légèrement  tous  les  plaisirs;  et  les 
plaisirs,  qui  fuient  la  dissipation  et  la  folie,  ne  leur  laissent 
qu'une  vaine  ombre,  et  une  fausse  image  de  leurs  charmes. 


300  ESSAI 

0.  —  AGESTE,  OU  L  Amour  ingénu  '. 

Un  jeune  homme  qui  aime  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  n'est  plus  ni  libertin,  ni  dissipé,  ni  ambitieux;  toutes 
ses  passions  sont  suspendues ,  une  seule  remplit  tout  son 
cœur.  S'il  se  trouve,  par  hasard,  à  un  concert  dont  la  mu- 
si(^ue  soit  passionnée,  la  symphonie  seule  le  touche,  sans 
qu'elle  soit  accompagnée  de  paroles;  on  voit  couler  des  lar- 
mes de  ses  yeux,  et  il  est  obligé  de  sortir  de  cette  assem- 
blée qui  le  gêne,  pour  s'aller  enfermer  chez  lui;  il  se  dé- 
tourne à  la  vue  de  ceux  qu'il  rencontre,  il  veut  cacher  ses 
larmes;  devant  sa  table,  il  commence  une  lettre,  et  il  la 
déchire  ;  il  marche  à  grands  pas  dans  sa  chambre,  il  pro- 
nonce des  mots  entrecoupés;  il  est  hors  de  lui,  on  ne  le  re- 
connaît plus.  C'est  qu'Aceste  idolâtre  une  femme  dont  il  se 
croit  aimé  ;  il  la  voit  en  dormant,  lui  parle,  l'écoute,  et  se 
croit  écouté.  Il  rêve  qu'il  voyage,  seul  avec  elle,  dans  un 
bois,  à  travers  des  rochers  et  des  sables  brûlants;  ils  arri- 
vent parmi  des  barbares;  ce  peuple  s'empresse  autour 
d'eux,  et  s'informe  curieusement  de  leur  fortune.  Une  autre 
fois,  il  songe  qu'il  se  trouve  à  une  bataille,  et  que,  couvert 
de  blessures  et  de  gloire,  il  vient  expirer  dans  les  bras  de 
sa  maîtresse;  car  l'imagination  d'un  jeune  homme  enfante 
aisément  toutes  ces  chimères  que  nos  romanciers  ne  com- 
posent qu'après  bien  des  veilles.  Aceste  est  timide  avec  sa 
maîtresse,  et,  quoique  la  fleur  de  lajeunesse  soit  encore  sur 
son  visage,  il  se  trouble  quand  il  est  auprès  d'elle;  il  ou- 
blie, en  la  voyant,  ce  qu'il  s'est  préparé  de  lui  dire;  mais 
quelquefois  il  lui  parle  sans  préparation,  avec  ce  feu  et  cette 
impétuosité  que  sait  inspirer  la  plus  vive  et  la  plus  élo- 
quente des  passions  ;  il  a  un  torrent  de  paroles  fortes  et 
tendres  ;  il  arrache  des  larmes  à  cette  femme  qui  en  aime 
un  autre  ;  puis,  il  se  jette  à  ses  pieds,  et  lui  demande  pardon 
des  offenses  qu'il  ne  lui  a  pas  faites.  Sa  grâce  et  sa  sincérité 

*  Ce  Caractère,  dont  nous  donnons  une  version  nouvelle  et  plus  complète, 
est  la  contre-partie  des  trois  qui  précèdent.  —  G. 


SUR   QUELQUES  CARACTÈRES.  301 

l'emportent  enfin  sur  les  vœux  d'un  rival  moins  aimant  que 
lui,  et  l'amour,  le  temps,  le  caprice,  récompensent  des  feux 
si  purs.  Il  retourne  chez  lui  préoccupé  et  attendri  ;  l'amour 
fait  entrer  la  bonté  dans  un  cœur  ingénu  et  sensible;  les 
soupçons,  l'envie,  l'intérêt,  la  haine,  n'ont  pas  de  place  dans 
un  cœur  touché  et  content;  on  ne  peut  dépeindre  la  joie 
d'Aceste,  son  transport,  son  silence  et  sa  distraction.  Tous 
ceux  qui  dépendent  de  lui  se  ressentent  de  son  bonheur  :  ses 
gens,  à  qui  il  a  donné  ordre  de  l'attendre  chez  lui,  ne  s'y 
trouvent  point;  Aceste,  vif  et  impatient  par  caractère,  ne  se 
fâche  pas,  et,  comme  ils  s'excusent,  en  arrivant,  d'être  venus 
tard,  il  leur  dit  qu'ils  ont  bien  fait  de  se  divertir,  et  qu'il 
serait  bien  fâché  de  troubler  la  joie  de  personne.  Alors,  si 
un  misérable  se  présente  à  lui,  Aceste  lui  donne  sa  bourse, 
car  la  pitié  suit  l'amour,  et  lui  dit  :  a  Je  suis  trop  heureux 
((  de  pouvoir  adoucir  vos  peines  ;  si  tous  les  hommes  vou- 
((  laient  s'entr'aider,  il  n'y  aurait  point  de  malheureux  ;  mais 
i<  l'affreuse  et  inexorable  dureté  des  riches  retient  tout 
((  pour  elle,  et  la  seule  avarice  fait  toutes  les  misères  de  la 
«  terre.  »  Aceste  ne  se  pique  plus  que  d'être  bon  ;  il  par- 
donne à  ses  ennemis  ;  il  va  voir  un  homme  qui  a  voulu  lui 
nuire.  Heureux,  dit-il,  ceux  qui  ont  des  passions  qui  les 
rendent  moins  insensibles,  moins  orgueilleux,  moins  déli- 
cats, moins  formalistes  !  Oh!  si  l'on  pouvait  toujours  être 
tendre,  généreux,  et  sans  orgueil!..  Pendant  qu'il  s'occupe 
de  ces  réflexions,  quelques  jeunes  gens  qui  le  connaissent 
se  moquent  de  cette  passion  qui  le  dévore,  et  surtout  des 
belles  idées  qu'il  a  sur  l'amour;  mais  il  leur  répond  : 
((  Je  n'ai  point  appris,  Dieu  merci,  à  mépriser  l'amour  qui 
0  me  plaît,  pour  diminuer  mes  plaisirs.  J'estime  les  choses 
((  humaines,  parce  que  je  suis  homme',  et  ne  me  pique  pas 
(i  de  trouver  dans  mon  imagination  ce  que  je  trouve  plus 
((  facilement  dans  la  nature.  L'intérêt,  la  vanité,  l'ambi- 
■i  tion,  pourront  bien  un  jour  dessécher  mon  cœur,  et  y 
«  faire  périr  les  sentiments  naturels;  mais,  du  moins,  je 

1  C'est  le  vers  de  Téicnce  :  Ilnmo  sinn,  iiihil  h  uni  a  ni  a  me  aliemim  piifo.  —  G. 


302  ESSAI 

n'irai  pas  au-devant  de  ce  malheui".  Vous  croyez-vous 
donc  bien  plus  habiles  de  vous  être  détrompés,  de  si 
bonne  heure,  de  ce  qu'on  appelle  les  illusions  de  la  jeu- 
nesse? Vous  avez  vieilli,  mes  amis,  avant  le  temps,  et, 
sans  avoir  joui  de  la  nature,  vous  êtes  déjà  dégoûtés  de 
ses  plaisirs.  Je  vous  plains,  car  il  n'y  a  d'erreur  qu'à  cher- 
cher hors  du  sentiment  ce  que  ni  l'esprit,  ni  l'usage,  ni 
l'art,  ni  la  science,  ne  peuvent  donner.  » 

10.  —  PHALANTE,  OU  LE  Scélérat'. 

Phalante  a  voué  ses  talents  aux  fureurs  et  au  crime  ^  : 
impie,  esclave  insolent  des  grands  ^  ambitieux,  oppresseur 
des  faibles,  contempteur  des  bons,  corrupteur  industrieux 
de  la  jeunesse,  son  génie  violent  et  hardi  préside  en  secret 
à  tous  les  crimes  qui  sont  ensevelis  dans  les  ténèbres.  Il 
est  dès  longtemps  à  la  tête  de  tous  les  débauchés  et  de  tous 
les  scélérats;  il  ne  se  commet  point  de  meurtres,  ni  de  bri- 
gandages, où  son  noir  ascendant  ne  le  fasse  tremper.  Il  ne 
connaît  ni  l'amour,  ni  la  crainte,  ni  la  bonne  foi,  ni  la  com- 
passion ;  il  méprise  l'honneur  autant  que  la  vertu,  et  il  hait 
les  dieux  et  les  lois;  le  crime  lui  plaît  par  lui-même;  il 
est  scélérat  sans  dessein,  et  audacieux  sans  objet  ^.  Les 
extrémités  les  plus  dures,  la  faim,  la  douleur,  la  misère  ne 
l'abattent  point  :  il  a  éprouvé  tour  à  tour  l'une  et  l'autre 
fortune  ;  mais  ni  la  prospérité  ni  la  misère  n'ont  pu  lui  en- 
seigner l'humanité  ;  prodigue  et  fastueux  dans  l'abondance^ 
entreprenant  et  farouche  dans  la  pauvreté^',  emporté  et 
souvent  cruel  jusque  dans  ses  plaisirs,  dissimulé  et  impla- 
cable dans  ses  haines,  furieux  et  barbare  encore  après  ses 

1  Dans  les  manuscrits,  on  retrouve  ce  caractère,  sous  le  nom  de  Timocraie, 
avec  quelques  variantes  que  nous  donnons.  —  G. 

'-  Var.  :  «  Timocrate  est  venu  au  monde  avec  cette  haine  inflexible  de  toute 
«  vertu,  et  ce  mépris  féroce  de  la  gloire,  qui  couvrent  la  terre  de  crimes.  » 

^  Var.  :  «  Ministre  de  la  cruauté  et  de  la  corruption  des  autres  hommes.  » 

'*  Add.  :  [  «  Il  accable  ceux  qui  lui  cèdent,  il  rampe  devant  ceux  qu'il  craint  ; 
(!  il  n'a  de  courage  que  contre  l'infamie.  «  ] 

•'  Add.  :  [  «  Le  bonheur  ne  Ta  point  ému  pour  la  misère  d'autrui;  il  s'oc- 
n  cupc  à  trahir  ceux  qui  l'ont  secouru  dans  l'adversité,  et  il  se  joue  en  secret 
«  de  la  pitié  qui  le  protégeait.  >  J 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES        303 

vengeances,  éloquent  seulement  pour  persuader  le  crime 
et  pour  pervertir  l'innocence,  son  naturel  féroce  et  indomp- 
table aime  à  fouler  aux  pieds  l'humanité,  la  prudence  et  la 
religion;  il  vit  tout  souillé  d'infamie'  ;  il  marche  la  tête 
levée';  il  brave  et  menace  de  ses  regards  les  sages  et  les 
vertueux  ;  sa  témérité  insolente  triomphe  des  lois. 

11.  —  [termosiris  ^] 

[Ne  vous  étonnez  pas  si  vous  voyez  un  homme  de  quelque 
esprit,  qui  n'en  ait  pas  assez  pour  cacher  ses  vices  :  les 
passions  percent  toujours  à  travers  le  voile  dont  on  les 
couvre;  elles  font  tomber  les  plus  éclairés  dans  des  fautes 
aussi  lourdes,  et  dans  des  pièges  aussi  grossiers,  que  s'ils 
n'avaient  aucune  lumière.  Un  malhonnête  homme  se  décèle 
lui-même  dans  les  moindres  choses;  on  n'a  qu'à  l'entendre 
parler,  on  le  démêle,  on  pénètre  son  mauvais  fonds.  S'il  ar- 
rive à  ïermosiris  de  louer  un  homme  de  bien,  c'est  toujours 
en  des  termes  qui  laissent  connaître  qu'il  ne  lui  croit  point 
d'esprit;  s'il  entend  dire  que  cet  homme  de  bien  a  obtenu 
quelque  grâce,  il  dit  effrontément  que  c'est  un  caractère 
bas,  qui  a  fait  sa  cour  à-propos,  et  que,  quant  à  lui,  il  ne 
fera  jamais  sa  fortune,  parce  qu'il  ne  sait  pas  démentir  son 
cœur.  S'il  parle  d'honneur  et  de  probité,  d'élévation  d'es- 
prit, et  de  courage,  c'est  avec  une  affectation  et  un  faste 
qui  font  assez  voir  qu'il  n'a  aucune  expérience  des  senti- 
ments qu'il  étale,  et  il  ne  se  montre  jamais  si  petit  et  si 
vicieux,  que  quand  il  parle  de  magnanimité  et  de  vertu. 
Pour  peu  qu'on  commerce  avec  lui,  on  s'aperçoit  qu'il  n'est 
que  bas  et  menteur,  jaloux  du  mérite  d' autrui,  et  princi- 
palement de  ceux  qu'il  appelle  ses  amis,  et  qu'il  n'épargne 

'  Adil.  :  [  (I  Et  sou  àmc,  irritée  du  mépris,  ue  counaît,  parmi  ses  fureurs,  ni 
'<  le  repentir,  ni  la  honte  ;  la  haine  que  l'on  porte  à  ses  forfaits  ue  modère 
•  point  son  orgueil;  couvert  d'opprobres,  il  insulte,  il  provoque  les  mallicu- 
«  reux.  »  J 

-  Var.  :  <.  Une  main  cachée,  mais  puissante,  le  dérobe  aux  rigueurs  de  la 
«  justice.  I) 

"'  Tcrmosiris,  c'est  Phalante,  ou  le  scélérat  liiniile.  —  G« 


301  ESSAI 

jamais,  en  leur  absence;  il  déchire  ceux  qu'il  envie,  et  la 
calomnie  ne  lui  coûte  rien.  11  est  iïitéressé,  dissimulé,  lâche 
et  méchant  ;  on  voit  qu'il  est  ennemi-né  de  tous  les  hommes, 
qui  tous  lui  font  ombrage,  parce  qu'il  les  regarde  comme 
des  concurrents  ;  nul  ne  souffre,  nul  n'est  humilié,  nul  ne 
périt,  qu'il  n'en  ressente  une  joie  cruelle  et  cachée  ;  il  aime 
éperdument  sa  vie,  mais  il  souhaite  en  secret  la  mort  des 
autres,  et  s'il  ne  les  attaque  pas  à  force  ouverte,  s'il  ne  se 
porte  pas  aux  derniers  crimes,  c'est  qu'il  n'a  que  la  perver- 
sité qui  les  conçoit,  sans  avoir  le  malheureux  courage  qui 
les  exécute.] 

12.  —  LiPSE,  ou  \/ Homme  smis  principes. 

Lipse  n'avait  aucun  principe  de  conduite;  il  vivait  au 
hasard  et  sans  dessein;  il  n'avait  aucune  vertu;  le  vice 
même  n'était  dans  son  cœur  qu'une  privation  de  sentiment 
et  de  réflexion  ;  pour  tout  dire,  il  n'avait  point  d'âme.  Vain, 
sans  être  sensible  au  déshonneur;  capable  d'exécuter,  sans 
intérêt  et  sans  malice,  les  plus  grands  crimes;  ne  délibérant 
jamais  rien;  méchant  par  faiblesse;  plus  vicieux  par  dé- 
règlement d'esprit,  que  par  amour  du  vice.  En  possession 
d'un  bien  immense  à  la  fleur  de  son  âge,  il  passait  sa  vie 
dans  la  crapule  avec  des  joueurs  d'instruments  et  des  comé- 
diennes, évité  des  honnêtes  gens,  avili  à  ses  propres  yeux, 
et  méprisé  de  ceux-là  même  dont  il  était  la  dupe  et  la  res- 
source. Il  n'avait  dans  sa  famiharité  que  des  gens  de  basse 
extraction,  que  leur  libertinage,  leur  misère  et  leur  avidité, 
avaient  d'abord  rendus  ses  complaisants,  mais  dont  la  fai- 
blesse de  Lipse  lui  faisait  bientôt  des  égaux,  parce  qu'il 
n'y  a  point  d'avantage  avec  lequel  on  se  familiarise  si 
promptement  que  la  fortune  qui  n'est  soutenue  d'aucun 
mérite  '.  On  trouvait  dans  son  antichambre,  sur  son  esca- 
lier, dans  sa  cour,  toutes  sortes  de  gens,  qui  assiégeaient 
sa  porte.  Né  dans  une  extrême  distance  du  bas  peuple,  il 

*  Var.  ;  w ...  Parce  que  la  supériorité  qui  n'est  fondée  que  sur  la  fortune  ne 
"  peut  se  maintenir  qu'en  se  cachant.  » 


SDK  QUELQUES  CAUACTERES.  305 

en  rassemblait  tous  les  vices,  et  justifiait  la  fortune,  que  les 
misérables  accusent  des  défauts  de  la  nature'. 

Vè.  —  [masis.] 

[Masis  voudrait  assujettir  le  genre  humain  à  une  seule 
règle,  qui  est  celle  qu'il  vient  d'adopter  après  bien  des 
variations,  et  que,  bientôt  peut-être ,  il  quittera  pour  une 
autre.  Il  dit  que  la  vertu  est  une,  comme  la  raison;  il 
n'admet  ni  milieu,  ni  tempérament,  et  tous  ses  systèmes 
ont  cela  de  commun  qu'ils  sont  également  étroits  et  sévères. 
Où  Masis  a  vu  de  mauvaises  qualités,  jamais  il  ne  veut  en 
reconnaître  d'estimables;  ce  mélange  de  faiblesse  et  de 
force,  de  grandeur  et  de  petitesse,  si  naturel  aux  hommes, 
ne  l'arrête  pas;  il  ne  sait  rien  concilier,  et  l'humanité,  cette 
belle  vertu  qui  pardonne  tout,  parce  qu'elle  voit  tout  en 
grand,  n'est  pas  la  sienne".  Quoiqu'il  ait  besoin,  plus  que 
personne  peut-être,  de  l'indulgence  qu'il  refuse  aux  autres, 
il  recherche  les  motifs  cachés  de  ceux  qui  font  bien,  et 
n'excuse  jamais  ceux  qui  font  mal.  Il  se  croit  dégagé  en- 
vers un  ami,  qui  lui  a  manqué  une  fois,  de  la  reconnais- 
sance qu'il  lui  doit  pour  un  long  service  ;  et,  si  sa  maîtresse 
ou  sa  femme  l'ont  trompé  dans  quelque  bagatelle,  il  s'en 
sépare.  Il  ne,  loue  aucun  homme  vivant,  et  on  ne  lui  parle 
d'aucun  misérable  qui  n'ait  mérité  son  malheur;  il  est  dis- 
pensé par  ses  maximes  d'aimer,  d'estimer  ou  de  plaindre 
qui  que  ce  soit.  Je  veux  une  humeur  plus  commode  et  plus 
trai table,  un  homme  humain,  qui,  ne  prétendant  point  à  être 
meilleur  que  les  autres  hommes,  s'étonne  et  s'afflige  de  les 
trouver  plus  fous  encore  ou  plus  faibles  que  lui;  qui  con- 
naît leur  malice,  mais  qui  la  soutire;  qui  sait  encore  aimer 

»  Cette  dernière  phrase  est  un  peu  obscure  ;  la  pensée  est,  je  crois,  que  les 
(léjauts  de  Lipse  étaient  bien  à  lui;  qu'ils  étaient  ceu.v  de  sa  nature,  non  pan 
ceux  de  sa  condition,  et  que,  par  conséquent,  la  foriime  en  était  innocente. 
—  G. 

2  Nous  l'avons  assez  vu,  c'est  celle  de  Vauvcnargues  lui-mCme,  et,  dans  le 
Caract('re  suivant,  en  regard  do  J/«s/s,  l'honnne  absolu  et  étroitement  sévère, 
il  va  s(î  montrer  lui-niônie,  sous  le  nom  de  Tltijeste,  l'homme  véritablement 
humain,  c'est-à-dire  indulgent.  —  G. 

20 


306  ESSAI 

un  ami  ingrat  ou  une  maîtresse  infidèle;  à  qui,  enfin,  il  en 
coûte  moins  de  supporter  les  vices,  que  de  craindre  ou  de 
haïr  ses  semblables,  et  de  troubler  le  repos  du  monde  par 
d'injustes  et  inutiles  sévérités.] 

\ll.    —    THYESTE  '. 

Thyeste  est  né  simple  et  naïf  :  il  aime  la  pure  vertu,  mais 
il  ne  prend  pas  pour  modèle  la  vertu  d'un  autre  ;  il  con- 
naît peu  les  règles  de  la  probité,  il  la  suit  par  tempérament. 
Lorsqu'il  y  a  quelque  loi  de  la  morale  qui  ne  s'accorde  pas 
avec  son  sentiment,  il  la  laisse  à  part  et  n'y  pense  point'. 
S'il  rencontre,  la  nuit,  une  de  ces  femmes  qui  épient  les 
jeunes  gens,  Tbyeste  souffre  qu'elle  l'entretienne,  et  marche 
quelque  temps  à  côté  d'elle  ;  et,  comme  elle  se  plaint  de  la 
nécessité  qui  détruit  toutes  les  vertus,  et  fait  les  opprobres 
du  monde,  il  lui  dit  qu'après  tout,  la  pauvreté  n'est  point 
un  vice,  quand  on  sait  vivre  sans  nuire  à  personne;  et, 
après  l'avoir  exhortée  à  une  vie  meilleure,  ne  se  trou- 
vant point  d'argent  parce  qu'il  est  jeune,  il  lui  donne  sa 
montre,  qui  n'est  plus  à  la  mode,  et  qui  est  un  présent  de 
sa  mère;  ses  camarades  se  moquent  de  lui,  et  tournent  en 
ridicule  sa  générosité  ainsi  placée  ;  mais  il  leur  répond  : 
(c  Mes  amis,  vous  riez  de  trop  peu  de  chose.  Je  plains  ces 
((  pauvres  femmes  d'être  obligées  de  faire  un  tel  métier 
{(  pour  vivre.  Le  monde  est  rempli  de  misères  qui  serrent 
((  le  cœur  ;  si  on  ne  faisait  de  bien  qu'à  ceux  qui  le  méritent, 
«  on  n'en  trouverait  guère  d'occasions.  Il  faut  être  humain, 
«  il  faut  être  indulgent  avec  les  faibles,  qui  ont  besoin  de 

1  Sur  ses  manuscrits, Vauvenargues  donne  à  ce  Caractère  tantôt  le  nom  de 
Thyeste,  tantôt  celui  de  lltcodore.  —  G. 

'  Add.  :  [  «  Il  n'a  jamais  fait  de  bassesses,  parce  qu'il  n'a  jamais  eu  de 
«  désirs  violents  ;  son  âme  ingénue,  douce,  et  modérée,  conserve  la  tranquil- 
u  lité  avec  l'honneur,  parmi  les  exemples  du  vice;  il  ne  connaît  jjoint  l'am- 
«  bition,  qui  cause  les  maux  des  hommes,  et  il  est  exempt  de  crainte  ou  de 
«  douleur.  Il  aies  talents  de  sa  pi'ofession,  et  ne  regrette  point  ceux  qui  lui 
«  manquent;  il  n'envie  ou  ne  hait  personne;  il  est  sociable,  tendre,  compa- 
"  tissant,  et  les  vices  d'autrui  ne  le  blessent  point.  »  ] 


SLll  QUELQUES   CAUACTEKES.  307 

({  plus  de  support  que  les  bons  ;  le  désordre  des  malheu- 
((  reux  est  toujours  le  crime  de  la  dureté  des  riches'.» 

15.  —  ERASME,  ou  L'Esprit  présomptueux''. 

Un  jeune  homme  qui  a  de  l'esprit,  n'estime  d'abord  les 
autres  hommes  que  par  cet  endroit;  et,  à  mesure  qu'il  mé- 
prise davantage  ce  que  le  monde  honore  le  plus,  il  se  croit 
plus  éclairé  et  plus  hardi  ;  mais  il  faut  l'attendre.  Lorsqu'on 
est  assez  philosophe  pour  vouloir  juger  des  principes  par 
soi-même,  il  y  a  comme  un  cercle  d'erreurs,  par  lequel  il 
est  difficile  de  se  dispenser  de  passer  ;  mais  les  grandes 
âmes  s'éclairent  dans  ces  routes  obscures,  où  tant  d'esprits 
justes  se  perdent  ;  car  elles  portent  dans  leur  propre  fonds  un 
tendre  sentiment  du  vrai;  elles  ont  été  formées  pour  la  vérité, 
et  elles  la  rencontrent  quelquefois  au  point  même  d'où  elles 
sont  parties  pour  la  découvrir  ;  elles  ont,  d'ailleurs,  des 
marques  sûres  pour  la  reconnaître,  qui  manquent  à  tous 
ceux  qui  l'ont  reçue  de  la  seule  autorité  des  préjugés. 

Erasme,  dans  un  âge  qui  excuse  tout,  ne  promet  pas  ce- 
pendant cet  heureux  retour;  né  avec  de  l'esprit,  il  sert  de 
preuve  qu'il  y  a  des  vérités  qu'on  ne  connaît  que  par  le 
cœur.  Semblable  à  ceux  qui,  n'ayant  point  d'oreille,  font 
des  systèmes  ingénieux  sur  la  musique,  ou  prennent  le  parti 
de  nier  l'harmonie,  et  disent  qu'elle  est  arbitraire  et  idéale, 
Erasme  ose  assurer  que  la  vertu  n'est  qu'un  fantôme;  il  est 

•  [  '<  Si,  dans  un  moment  d'impatience,  il  a  repoussé  la  prière  et  l'impor- 
«  tunité  de  quelque  malheureux,  s'il  a  insulté  un  homme  faible  qui  n'ose  ou 
«  ne  peut  se  venger,  s'il  a  trop  puni  l'injustice  de  son  ennemi,  tout  à  coup, 
«  saisi  de  l'idée  de  sa  faute,  il  passe  de  cette  chaleur  violente  à  un  regret 
*(  plus  violent  encore,  et  il  n'a  pas  honte  de  réparer  son  tort.  Quelque  léger 
«  service  qu'on  ait  pu  lui  rendre,  s'il  craint  que  l'incommodité  de  ses  proches 
«  ou  de  ses  amis  n'ait  été  le  prix  de  sa  joie,  il  en  perd  aussitôt  le  fruit  ;  il  s'at- 
«  tendrit  sur  le  sacrifice  qu'on  a  pu  lui  faire,  il  se  centriste;  il  ne  peut  Jouir 
«  sans  inquiétude  d'un  bonheur  qui  a  coûté  quelque  chose  à  ceux  qui  l'ai- 
«  ment.  »  \  —  Dans  une  vive  et  intéressante  étude  sur  Vauvenargues,  M.  Bau- 
(Irillart  n'hésite  pas  à  le  reconnaître  dans  ce  portrait;  ajoutons  qu'on  peut 
le  reconnaître  également  dans  le  9''  {Acesle)^  et  dans  bien  d'autres  en- 
core. —  G. 

-  Les  éditions  précédentes  donnent  ce  Caractère  sous    le  nom  d'Ernest 
-G. 


308  ESSAI 

très-persuadé  que  les  grands  hommes  sont  ceux  qui  ont  su 
le  plus  habilement  tromper  les  autres.  César,  selon  lui,  n'a 
été  clément,  Marins  sévère,  Scipion  modéré,  que  parce  qu'il 
convenait  ainsi  à  leurs  intérêts  ;  il  croit  que  Caton  et  Brutus 
auraient  été  de  petits-maîtres  dans  ce  siècle ,  parce  qu'il 
leur  eût  été  plus  honorable  et  plus  utile  de  l'être.  Si  on  lui 
nomme  M.  de  Turenne  ou  le  maréchal  de  Vauban,  si  sin- 
cèrement vertueux  malgré  la  mode,  il  n'estime  pas  de  tels 
personnages,  qui  n'ont  été  grands,  dit-il,  que  par  instinct, 
et  les  traite  de  petits  génies,  avec  quelques  femmes  de  ses 
amies  qui  ont  de  l'esprit  comme  les  anges.  En  un  mot,  il  est 
convaincu  qu'on  ne  fait  de  véritablement  grandes  choses 
que  par  réflexion,  et  rapporte  tout  à  l'esprit,  comme  tous 
ceux  qui  manquent  par  le  cœur,  et  qui,  croyant  ne  dépendre 
que  de  la  raison,  sont  éternellement  les  dupes  de  l'opinion 
et  du  plus  petit  amour-propre. 

16.    —    CALLISTHÈNE. 

Callisthène  ne  connaît  pas  le  plaisir  qu'il  peut  y  avoir 
dans  un  entretien  familier,  et  à  épancher  son  cœur  dans 
le  secret.  S'il  est  seul  avec  une  femme  ou  avec  un  homme 
d'esprit,  il  attend  avec  impatience  le  moment  de  se  retirer. 
Quoiqu'il  soit  assez  vif,  laborieux,  pénétrant,  d'un  esprit 
orné  et  agréable,  il  paraît  ennuyé  et  froid;  il  est  grand  par- 
leur, mais  il  ne  parle  point;  il  bâille,  il  regarde  sa  montre; 
il  se  lève  et  il  se  rasseoit  ;  on  sent  qu'il  n'est  point  à  sa 
place,  et  que  quelque  chose  lui  manque.  Il  lui  faut  un 
théâtre,  une  école,  et  un  peuple  qui  l'environne;  là,  il  parle 
seul  et  longtemps,  et  parle  quelquefois  avec  force  et  avec 
sagesse.  Les  obligations  indispensables  de  sa  place,  ses  étu- 
des, ses  distractions,  ses  attentions  scrupuleuses  pour  les 
grands,  la  préoccupation  de  son  mérite  ne  lui  laissent  pas 
le  loisir  de  cultiver  ses  amis,  ni  même  d'avoir  des  amis;  le 
commerce  des  grands,  qui  le  recherchent,  lui  a  fait  perdre  le 
goût  de  ses  égaux  ;  il  s'ennuie  de  ceux  qu'il  estime,  lorsqu'ils 
n'ont  que  de  l'agrément  et  du  mérite,  quoiqu'il  ne  prime 


SIJK  Ql'KLQDES  CAUÂCTÈRES.  309 

lui-même  que  par  cet  endroit;  et,  n'honorant  que  la  vertu, 
il  ne  néglige  que  les  vertueux. 

17.  —  l'étourdi. 

11  n'y  a  pas  longtemps  qu'étant  à  la  Comédie  à  côté  d'un 
jeune  homme  qui  faisait  du  bruit,  je  lui  dis  :  Vous  vous  en- 
nuyez; il  faut  écouter  une  pièce  quand  on  veut  s'y  plaire. 

—  Mon  ami,  me  répondit-il,  chacun  sait  ce  qui  le  divertit  : 
je  n'aime  point  la  comédie,  mais  j'aime  le  théâtre  ;  je  n'y 
écoute  rien,  parce  qu'il  faut  trop  d'efforts  pour  s'amuser  de 
l'esprit  d' autrui:  mais  j'y  vois  du  monde,  j'y  trouve  mes 
amis  ;  cela  m'amuse  à  ma  manière,  et  vous  êtes  bien  fou 
d'imaginer  d'apprendi-e  à  quelqu'un  ce  qui  lui  plaît.  — 
Cela  peut  bien  être,  repris-je,  mais  je  ne  savais  pas  que  vous 
vinssiez  à  la  comédie  pour  avoir  le  plaisir  de  l'interrompre. 

—  Et  moi  je  savais,  me  dit-il ,  qu'on  ne  sait  ce  qu'on  dit 
quand  on  raisonne  des  plaisirs  d' autrui;  et  je  vous  pren- 
drais pour  un  sot,  mon  très-cher  ami,  si  je  ne  vous  con- 
naissais depuis  longtemps  pour  le  fou  le  plus  accompli  qu'il 
y  ait  au  monde.  —  En  achevant  ces  mots,  il  traversa  le 
théâtre,  et  alla  baiser  sur  la  joue  un  homme  grave,  qu'il  ne 
connaissait  que  de  la  veille. 

18.     —    AT.CIPPE. 

Alcippe  a  pour  les  choses  rares  cet  empressement  qui 
témoigne  un  goût  inconstant  pour  celles  qu'on  possède. 
Sujet,  en  effet,  à  se  dégoûter  des  plus  solides,  parce  qu'il  a 
moins  de  passion  que  de  curiosité  pour  elles  ;  peu  propre, 
par  défaut  de  réflexion,  à  tirer  longtemps  des  mêmes  hom- 
mes et  des  mêmes  choses  de  nouveaux  usages  ;  sobre  et  na- 
turel dans  son  goût,  mais  plus  touché  du  merveilleux  que  du 
grand;  laissant  emporter  son  esprit,  qui  manque  naturelle- 
ment un  peu  d'assiette,  au  plaisir  rapide  de  la  surprise  ; 
dominé  volontairement  par  son  imagination,  et  cherchant 
dans  le  changement,  ou  par  le  secours  des  fictions,  des 
objets  qui  réveillent  son  âme  trop  peu  attentive  et  vide  de 


310  LSSAI 

grandes  passions;  cependant,  ami  du  vrai,  capable  de  con- 
cevoir le  grand  et  de  s'y  élever,  mais  trop  paresseux  et  trop 
volage  pour  s'y  soutenir;  hardi  dans  ses  projets  et  dans 
ses  doutes,  mais  timide  à  croire  et  à  faire  ;  défiant  avec  les 
habiles,  par  la  crainte  qu'ils  n'abusent  de  son  caractère  sans 
précaution  et  sans  artifice  ;  fuyant  les  esprits  impérieux  qui 
l'obligent  à  sortir  de  son  naturel  pour  se  défendre,  et  font 
violence  à  sa  timidité  et  à  sa  modestie;  épineux  par  la 
crainte  d'être  dupe,  quelquefois  injuste;  comme  il  craint 
les  explications  par  timidité  ou  par  paresse,  il  laisse  aigrir 
plusieurs  sujets  de  plainte  sur  son  cœur,  trop  faible  égale- 
ment pour  vaincre  et  pour  produire  ces  délicatesses  :  tels 
sont  ses  défauts  les  plus  cachés.  Quel  homme  n'a  pas  ses 
faiblesses?  Celui-ci  joint  à  l'avantage  d'un  beau  naturel  un 
coup  d'œil  fort  prompt  et  juste  ;  personne  ne  juge  plus  saine- 
ment des  choses  au  degré  où  il  les  pénètre,  mais  il  ne  les  suit 
pas  assez  loin  ;  la  vérité  échappe  trop  promptement  à  son 
esprit  naturellement  vif,  mais  faible,  et  plus  pénétrant  que 
profond.  Son  goût,  d'une  justesse  rare  sur  les  choses  de 
sentiment,  saisit  avec  peine  celles  qui  demandent  de  la  ré- 
flexion, ou  qui  sont  simplement  ingénieuses.  Trop  naturel 
pour  être  affecté  de  l'art,  il  ignore  jusqu'aux  bienséances; 
estimable  par  cette  grande  et  précieuse  simplicité,  par  la 
noblesse  de  ses  sentiments,  par  la  vivacité  de  ses  lumières, 
et  par  des  vertus  trop  aimables  pour  être  exprimées'. 

19.  —  l'homme  du  moinde*. 

Un  homme  du  monde  n'est  pas  celui  qui  connaît  le  mieux 
les  autres  hommes,  qui  a  le  plus  de  prévoyance  ou  de  dex- 
térité dans  les  affaires,  qui  est  le  plus  instruit  par  l'expé- 
rience ou  par  l'étude;  ce  n'est  ni  un  bon  économe,  ni  un 
savant,  ni  un  politique,  ni  un  officier  éclairé,  ni  un  magis- 

•  Var.  :  «...  Estimable  par  cette  grande  et  précieuse  simplicité,  par  la 
«  droiture  de  ses  sentiments,  et  par  ces  lumières  d'instinct,  que  la  nature 
<c  n'a  point  accordées  aux  esprits  subtils,  et  aux  cœurs  nourris  d'artifices.  » 

-  C'est  une  leçon  plus  complète  du  Caractère  intitulé  le  Mérite  frivole 
dans  les  éditions  précédentes,  —  G. 


SCll  Ql  KLQUES  CAKACTKUES.  311 

Irat  laborieux  ;  c'est  un  homme  qui  n'ignore  rien,  mais  qui 
ne  sait  rien;  qui,  faisant  mal  son  métier,  quel  qu'il  soit,  se 
croit  très-capable  de  celui  des  autres;  un  homme  qui  a 
beaucoup  d'esprit  inutile,  qui  sait  dire  des  choses  flatteuses 
qui  ne  flattent  point,  des  choses  sensées  qui  n'instruisent 
point ,  qui  ne  peut  persuader  personne,  quoiqu'il  parle 
bien  ;  doué  de  cette  sorte  d'éloquence  qui  sait  créer  ou  re- 
lever les  bagatelles,  et  qui  anéantit  les  grands  sujets  ;  aussi 
pénétrant  sur  le  ridicule  et  sur  le  dehors  des  hommes,  qu'il 
est  aveugle  sur  le  fond  de  leur  esprit;  un  homme  riche  en 
paroles  et  en  extérieur,  qui,  ne  pouvant  primer  par  le  bon 
sens,  s'efl'orce  de  paraître  par  la  singularité;  qui,  craignant 
de  peser  par  la  raison,  pèse  par  son  inconséquence  et  ses 
écarts;  plaisant  sans  gaîté,  vif  sans  passions;  qui  a  besoin 
de  changer  sans  cesse  de  lieux  et  d'objets,  et  ne  peut  sup- 
pléer par  la  variété  de  ses  amusements  le  défaut  de  son 
propre  fonds.  Si  plusieurs  personnes  de  ce  caractère  se 
rencontrent  ensemble,  et  qu'on  ne  puisse  pas  arranger  une 
partie,  ces  hommes,  qui  ont  tant  d'esprit,  n'en  ont  pas 
assez  pour  soutenir  une  demi-heure  de  conversation,  même 
avec  des  femmes,  et  ne  pas  s'ennuyer  d'abord  les  uns  des 
autres.  Tous  les  faits,  toutes  les  nouvelles,  toutes  les  plai- 
santeries, toutes  les  réflexions,  sont  épuisées  en  un  mo- 
ment. Celui  qui  n'est  pas  employé  à  un  quadrille  ou  à  un 
quinze,  est  obligé  de  se  tenir  assis  auprès  de  ceux  qui  jouent, 
pour  ne  pas  se  trouver  vis-à-vis  d'un  autre  homme  qui  est 
auprès  du  feu,  et  auquel  il  n'a  rien  à  dire.  Tous  ces  gens 
aimables  qui  ont  banni  la  raison  de  leurs  discours,  font  assez 
voir  qu'on  ne  peut  s'en  passer  :  le  faux  peut  fournir  quel- 
ques discours  qui  piquent  la  surface  de  l'esprit  ;  mais  il  n'y 
a  que  le  vrai  qui  pénètre  le  cœur,  qui  intéresse,  et  qui  ne 
s'épuise  jamais. 

•20.    —    THRASILI.E,    ou    LES    GcilS    Cl    IcL    mOlle. 

Thrasille  n'a  jamais  souflert  qu'on  lît  de  réflexions  en  sa 
présence,  et  qu'on  eut  la  liberté  de  parler  juste.  11  est  vif. 


312  KSSAI 

léger,  vain  et  railleur;  n'estime  et  n'épargne  personne, 
change  incessamment  de  discours,  ne  se  laisse  ni  manier, 
ni  user,  ni  approfondir,  et  fait  plus  de  visites  en  un  jour 
que  Dumoulin  '  ou  qu'un  homme  qui  sollicite  pour  un  grand 
procès.  Ses  plaisanteries  sont  amères  ;  il  loue  rarement,  et 
pousse  l'insolence  jusqu'à  interrompre  ceux  qui  sont  assez 
complaisants  pour  le  louer  lui-même  ;  il  les  fixe,  et  détourne 
la  tête.  Il  est  dur,  avare,  impérieux  ;  il  a  de  l'ambition  par 
arrogance,  et  quelque  crédit  par  audace.  Les  femmes  le 
courent,  il  les  joue  ;  il  ne  connaît  pas  l'amitié  ;  il  est  tel 
que  le  plaisir  même  ne  peut  l'attendrir  un  moment'. 

21.  —  PHOCAS,  ou  LA  Fausse  singularité^. 

Le  faux  me  déplaît  et  me  blesse,  sous  quelque  figure  qu'il 
se  présente.  Pendant  que  des  hommes,  complaisants  par 
goût  et  avec  dessein,  embrassent  sans  choix  les  idées  de 
tout  le  monde,  qui  croirait  qu'on  en  trouvât  d'autres,  qui  se 
piquent  de  ne  penser  en  rien  comme  personne,  et  de  n'em- 
prunter de  personne  leurs  opinions  ?  Ne  parlez  jamais  d'élo- 
quence à  Phocas,  ou,  si  vous  voulez  lui  complaire,  ne  lui 
nommez  pas  Gicéron,  il  vous  ferait  d'abord  l'éloge  d'Ab- 
dallah, d'Abutaleb  et  de  Mahomet,  et  vous  assurerait  que 

*  Dumoulin,  dont  le  vrai  nom  est  Molin  (iV.),  célèbre  médecin,  mort  à 
Paris,  en  1755,  à  l'âge  de  89  ans,  sans  postérité,  et  riche  de  seize  cent  mille 
livres.  —  B. 

2  Var.  :  [  «  Sa  conversation  est  un  tissu  de  plaisanteries  et  d'épigram- 
<(  mes;  il  ne  rit  pas  de  ses  bons  mois,  mais  rit  encore  moins  de  ceux  d'un 
«  autre;  il  dit,  indifféremment  et  sans  égards,  du  mal  de  tout  le  monde,  et  ne 
«  pense  quelque  bien  que  de  lui-mOme.  Il  entame  à  la  fois  mille  sujets,  et 
«  n'en  suit  aucun  ;  quand  il  sent  qu'il  est  au  bout  de  son  esprit,  il  se  hâte  de 
«  quitter  ceux  qui  pourraient  s'en  apercevoir,  et  transporte  ailleurs  son 
«  mince  bagage.  Il  n'a  point  d'amis  dans  le  monde;  il  n'en  a  pas  besoin,  il 
«  est  lui-même  son  propre  flatteur,  son  admirateur,  et  son  ami  intime.  Quoi- 
«  qu'il  soit  bien  traité  de  quelques  femmes,  il  n'a  jamais  eu  la  faiblesse  d'en 
«  aimer  aucune.  Il  est  dur,  insolent,  ivre  de  ses  bonnes  fortunes  et  de  son 
<(  petit  personnage.  Il  a  de  l'ambition  par  arrogance,  et  quelque  crédit  par 
«  audace  ;  mais  il  est  méprisé  ou  haï  de  la  plupart  des  hommes  ;  car  pour- 
«  rait-on  s'attacher  à  celui  que  non-seulement  l'amitié,  mais  l'amour  même 
«  n'a  jamais  pu  attendrir?»  ] 

'  Il  y  a,  dans  les  manuscrits,  sous  le  nom  de  Timagène,  une  autre  version 
qui  n'est  que  le  canevas  de  celle-ci.  —  G. 


SLU  QUELQUES   CAKACTÈRES.  313 

rien  n'égale  la  sublimité  des  Arabes.  Si  l'on  remet  au  théâtre 
quelque  vieille  comédie,  dont  l'auteur  soit  depuis  longtemps 
oublié,  c'est  cette  pièce  qu'il  préfère  et  qu'il  admire  entre 
toutes;  il  trouve  que  le  roman  en  est  ingénieux,  les  vers 
et  les  situations  inimitables.  Lorsqu'il  est  question  de  la 
guerre,  ce  n'est  ni  du  vicomte  de  Turenne,  ni  du  grand 
Condé  qu'il  lui  faut  parler;  il  met  bien  au-dessus  d'eux 
d'anciens  généraux ,  dont  on  ne  connaît  que  les  noms  et 
quelques  actions  contestées;  enfin,  en  toute  occasion,  si 
vous  lui  citez  deux  grands  hommes,  soyez  sûr  qu'il  choisira 
toujours  le  moins  illustre,  pour  en  faire  son  héros.  Homme 
des  plus  médiocres  à  tous  égards,  il  pense  follement  se 
rendre  original  à  force  d'affectation,  et  ne  vise  à  rien  de 
plus.  Il  évite  de  se  rencontrer  avec  qui  que  ce  soit,  et  dé- 
daigne de  parler  juste,  pourvu  qu'il  parle  autrement  que 
les  autres;  il  se  fait  aussi  une  étude  puérile  de  n'être  point 
suivi  dans  ses  discours,  comme  un  homme  qui  ne  pense  et 
ne  parle  que  par  soudaines  inspirations  et  par  saillies  ; 
dites-lui  sérieusement  quelque  chose  de  sérieux,  il  répondra 
par  une  plaisanterie;  parlez-lui  de  choses  frivoles,  il  en- 
tamera un  discours  sérieux;  il  ne  daigne  pas  contredire, 
mais  il  interrompt  à  tout  propos;  souvent  aussi,  au  lieu  de 
vous  répondre,  il  détourne  les  yeux ,  comme  un  homme 
occupé  d'idées  plus  profondes;  il  a  l'air  distrait,  aliéné, 
et  une  contenance  dédaigneuse.  Son  rôle  est  de  paraître  do- 
miné par  son  imagination,  et  de  n'avoir  point  d'oreilles 
pour  l'esprit  d'autrui;  il  est  bien  aise  de  vous  faire  ainsi 
comprendre  que  vous  ne  dites  rien  qui  l'intéresse,  parce 
qu'il  est  trop  au-dessus  de  vos  conceptions;  ses  discours, 
ses  manières,  son  ton,  son  silence  même,  tout  vous  avertit 
que  vous  n'avez  rien  à  dire  qui  ne  soit  usé  pour  un  homme 
qui  pense  et  qui  sent  comme  lui.  Faible  esprit,  qui,  ne 
croyant  pas  qu'on  puisse  attacher  par  le  mérite,  imagine 
qu'on  peut  imposer  par  des  airs,  et  qu'on  peut  être  sin- 
gulier en  s' éloignant  de  la  raison. 


314  FSSAI 

22.   —  [le  rieur. J 

[Un  homme  qui  veut  rire,  en  dépit  du  bon  sens,  n'attend 
pas  de  trouver  du  ridicule  pour  le  relever;  il  le  cherche  où 
il  n'est  pas,  il  en  invente,  et  travestit  tout  pour  cela.  Quoi- 
qu'il y  ait  peu  de  choses  risibles  dans  ce  monde,  comme  il 
y  en  a  peu  d'admirables,  le  rieur  veut  pourtant  qu'on  se 
moque  des  choses  les  plus  ordinaires  et  les  plus  naturelles, 
et  ne  souffre  point  qu'on  en  traite  aucune  sérieusement  ; 
il  ignore  que  le  ridicule,  dont  il  fait  son  fonds,  ne  peut  tout 
au  plus  que  servir  d'amusement  momentané  à  un  homme 
raisonnable,  a  Votre  air  moqueur  est  plutôt  celui  d'un  sa- 
«  tyre  que  d'un  philosophe  ;...  ce  genre  humain  dont  vous 
((  riez,  c'est  le  monde  entier  avec  qui  vous  vivez,  c'est  la 
«  société  de  vos  amis,  c'est  votre  famille,  c'est  vous-même... 
«  Si  vous  entriez  dans  un  hôpital  de  blessés,  ririez-vous  de 
<(  voir  leurs  blessures?.,.  Vous  auriez  honte  de  votre 
((  cruauté,  si  vous  aviez  ri  d'un  malheureux  qui  a  la  jambe 
((  coupée,  et  vous  avez  l'inhumanité  de  vous  moquer  du 
((  monde  entier  qui  a  perdu  la  raison  !...  0  Démocrite,  vous 
((  dites  quelquefois  des  vérités;  mais  vous  n'aimez  rien,  et  le 
"  mal  d' autrui  vous  réjouit.  C'est  n'aimer  ni  lés  hommes, 
«  ni  la  vertu  qu'ils  abandonnent.  »  Voilà  ce  que  je  dirais  à 
ceux  qui  rient,  avec  le  charmant  auteur  des  Dialogues^  Je 
leur  dirais  encore  :  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  que  tout 
soit  risible  dans  les  hommes  ;  que  nous  avons  nos  vertus  et 
nos  vérités,  parmi  beaucoup  de  vices  et  d'erreurs;  que  ce 
n'est  pas  une  moindre  folie  de  prendre  tout  en  riant,  que  de 
prendre  tout  sérieusement;  que  tout  ce  que  la  nature  a  fait 
est  à  sa  place,  tel  qu'il  doit  être,  et  qu'il  est  aussi  sot  d'en 
rire,  que  d'en  pleurer.  Que  fera-t-il  celui  qui  traite  ainsi 
toutes  choses  en  badinant?  S'il  ne  voit  plus  rien  de  sérieux, 
et  qui  vaille  la  peine  qu'on  s'en  occupe,  où  seront  ses  plai- 
sirs, où  seront  ses  devoirs?  Il  n'est  plus  propre  ni  aux  af- 
faires, ni  à  la  politique,  ni  aux  sciences  et  aux  arts;   il 

^  Ft^nelon;  T)i(ilofjuei<  ûe^  mniis  (Di'mocritP  et  Ht'raclitp).  —  G. 


SUU  QIELQUES  CARACTÈRES.  315 

devient  inutile  à  la  société,  et,  en  même  temps,  inutile  à 
lui-même;  car  où  prendra-t-il  de  quoi  remplacer  ce  qu'il 
quitte?  qui  lui  donnera  des  choses  plus  estimables  que  celles 
qu'il  dédaigne?  Pense-t-il  s'élever  au-dessus  de  la  nature 
en  la  méprisant,  et  le  malade,  qui  rit  de  la  santé,  en  est-il 
plus  sain  ?  J 

•23.  —  HORACE,  ou  l' Enthousiaste  '. 

Horace  se  couche  au  point  du  jour,  et  se  lève  quand  le 
soleil  est  déjà  sur  son  déclin;  il  aime  les  ombres  et  la  soli- 
tude; les  rideaux  de  sa  chambre  demeurent  fermés  jusqu'à 
ce  que  la  nuit  approche  ;  il  lit  aux  flambeaux  pendant  le 
jour,  afin  d'être  plus  recueilli,  et,  la  tête  échauffée  par  sa 
lecture,  il  lui  arrive  de  quitter  son  livre,  de  monter  sur  sa 
cheminée  sans  dessein,  et  de  s'y  tenir,  un  pied  en  l'air.  H 
se  parle  à  lui-même,  il  s'interroge  et  se  répond;  son  âme 
ne  peut  durer  sans  passion,  et,  à  défaut  d'objets  qui  le 
touchent,  son  imagination  en  forge  de  faux,  qu'elle  embellit 
de  ses  qualités.  On  l'a  vu  autrefois,  à  Rome,  pendant  les 
chaleurs  de  l'été,  se  promener  toute  la  nuit  sur  les  ruines, 
s'asseoir  parmi  les  tombeaux,  et  interroger  ces  débris  ;  là, 
se  transportant  tout  à  coup  au  temps  des  guerres  civiles,  il 
appelle  Sylla  et  Marins,  et  marche  l'épée  à  la  main  ;  il  ren- 
contre alors  un  Anglais,  que  ses  insomnies  obligent  à  se  pro- 
mener à  la  même  heure  ;  Horace,  qui  croit  que  cet  homme 
peut  avoir  quelque  grand  dessein,  lui  dit  quelque  chose  en 
passant,  pour  entrer  en  conversation;  mais  l'Anglais  ré- 
pond dans  sa  langue,  et  passe  sans  s'arrêter.  Une  autre  fois, 
Horace  étant  au  bal ,  trouve  une  femme  masquée  qui  lui 
parle;  charmé  de  quelque  plaisanterie  assez  piquante  qu'elle 
lui  fait,  il  se  prévient  aussitôt  pour  elle  ;  il  la  trouve  belle, 
naïve,  et  pleine  d'esprit;  il  en  est  ensorcelé  jusqu'à  ce 
qu'elle  se  démasque,  et  qu'il  voie  qu'elle  n'a  pas  plus  de 
beauté  ni  de  jeunesse  (fue  d'esprit.  C'est  ainsi  qu'Horace, 

'  Horace  ouvre  la  séiic;  des  caractri-cs  (idifs  que  nous  avons  annoncée.  — 
\oii-  la  L>''  note  (le  la  pairo  L>'.»l.—  (]. 


31G  KSSAI 

l'homme  du  monde  dont  l'imagination  va  îe  plus  vite,  prête 
à  tous  les  objets  les  qualités  qu'il  leur  désire;  il  est  vrai 
qu'il  se  dégoûte  aussi,  en  un  moment,  de  ce  qu'il  a  recher- 
ché avec  le  plus  de  vivacité,  parce  qu'il  n'y  trouve  jamais 
tout  ce  que  son  esprit  trop  ardent  lui  a  promis.  Une  autre 
fois,  sur  ce  qu'il  entend  dire  qu'un  minisire  a  parlé  libre- 
ment au  prince  en  faveur  de  quelque  innocent,  Horace  lui 
écrit  avec  transport,  et  le  félicite,  au  nom  du  peuple,  d'une 
belle  action  qu'il  n'a  pas  faite.  On  lui  reproche  ses  extra- 
vagances, et  il  les  avoue;  il  se  raconte  lui-môme  si  naïve- 
ment, qu'on  lui  pardonne,  et  que  ceux  qui  l' écoutent  se 
sentent  pénétrés  de  ses  sentiments;  il  rit  de  ses  aventures, 
et  elles  ne  sont  jamais  plus  plaisantes  qu'entre  ses  mains. 
D'ailleurs,  il  parle  quelquefois  avec  tant  de  justesse  et  de 
sens,  qu'on  est  malgré  soi  entraîné,  et  qu'on  se  reproche 
d'en  avoir  jugé  trop  précipitamment  ;  mais,  à  peine  cette 
naïveté  et  cette  sagesse  l'ont  rétabli  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  l'écoutent,  il  revient  peu  à  peu  à  son  caractère,  et  se 
laisse  reprendre  à  sa  manie.  Par  son  éloquence  vive  et  forte, 
il  prend  sur  l'esprit  des  autres  l'ascendant  qu'il  n'a  pas  sur 
le  sien;  ceux  qui  s'étaient  moqués  de  ses  chimères  de- 
viennent quelquefois  ses  prosélytes,  et,  plus  enthousiastes 
que  lui,  ils  répandent  ses  sentiments  et  sa  folie. 

2li.  —  [hégéstppe  '.] 

[Hégésippe  passe  avec  rapidité  d'un  sentiment  violent 
dans  son  contraire ,  et  ses  passions  s'épuisent  par  leur 
propre  vivacité.  Faible  et  fort,  animé  des  moindres  succès 
et  consterné  des  moindres  disgrâces,  la  joie  excessive  le 
jette  en  peu  de  temps  dans  la  tristesse,  l'espérance  dans 
l'abattement,  et  la  haine  assouvie  éveille  en  lui  l'extrême 
pitié.  11  est  sujet  à  se  repentir  sans  mesure  de  ce  qu'il  a 
désiré  et  exécuté  sans  modération  ;  prompt  à  s'enflammer, 
il  ne  peut  subsister  dans  l'indifférence;  quand  les  choses 

'  C'est  une  nuance  plus  forte  du  morceau  qui  précède.  Vauvenargues  aime 
à  revenir  sur  un  mémo  caractère,  pour  en  montrer  les  divers  côtés.  —  G, 


SUU  QLELQIJI^S  CAKACTÈKES.  317 

lui  manquent,  son  imagination  ardente  l'occupe  en  secret 
des  objets  que  son  cœur  demande,  et  toutes  ses  visées  sont 
extrêmes  comme  ses  sentiments;  il  estime  peu  ce  qu'il  ne 
désire  ou  n'admire  point,  et  il  regarde  sans  intérêt  ce  qu'il 
ne  regarde  pas  avec  passion.  Il  passe  avec  rapidité  d'une 
idée  à  une  autre,  et  il  épuise  en  un  instant  le  sentiment 
qui  le  domine;  mais  personne  n'entre  avec  plus  de  vérité 
dans  le  personnage  que  ses  passions  lui  font  jouer,  et  il  est 
presque  sincère  dans  ses  artifices,  parce  qu'il  sent,  malgré 
lui,  tout  ce  qu'il  veut  feindre.  C'est  l'homme  le  moins 
propre  aux  affaires  qui  demandent  de  la  suite  et  de  la  pa- 
tience ;  qui  s'attache  et  se  dégoûte  le  plus  promptement; 
qui  pousse  le  plus  vivement  un  intérêt  unique,  et  qui  est 
le  plus  incapable  d'en  conduire  plusieurs  à  la  fois;  qui 
néglige  entièrement  les  petites  choses,  ou  qui  s'en  in- 
quiète outre  mesure;  qui  présume  le  plus  de  soi  dans 
ses  projets,  mais  qui  imagine  toujours  plus  qu'il  ne  peut 
exécuter;  destiné  par  la  nature  à  commettre  de  grandes 
fautes,  parce  qu'il  conçoit  trop  vivement,  et  qu'il  entre- 
prend avec  témérité  ce  qu'il  a  conçu  avec  transport  ;  cepen- 
dant, d'un  courage  vrai  et  altier,  qui  embrasse  par  réflexion, 
les  affaires  même  dont  il  désespère  par  sentiment;  qui, 
rebuté  quelquefois  par  les  plus  légers  obstacles,  cependant, 
ne  fléchit  pas,  d'ordinaire,  sous  les  plus  grands;  intrépide 
dans  le  désespoir,  il  oppose  la  résolution  et  la  prudence 
aux  infidélités  de  son  humeur  ;  il  tire  de  ses  faiblesses  même 
des  vertus,  et  répare,  par  la  sagesse  de  son  esprit,  les 
inégalités  de  son  cœur.  Les  âmes  égales  *  sont  souvent  mé- 
diocres; il  faut  savoir  estimer  les  hommes  qui  s'élèvent  par 
saillies  à  toutes  les  vertus,  quoiqu'ils  ne  s'y  puissent  te- 
nir; leur  cœur  s'élance  vers  la  générosité,  vers  le  courage, 
vers  la  compassion,  et  retombe  ensuite  dans  les  mouvements 
contraires.  De  telles  vertus,  pour  être  subites,  ne  sont  point 
fausses;  elles  vont  quelquefois  plus  loin  dans  l'héroïsme 

•  I.a  tin  de  ce  morceau  a  été  mise  à  tort  dans  les  Maximes,  par  les  édi- 
teurs précédents.  —  G. 


;ji.s  i:ssAi 

que  la  uiodércation  et  la  sagesse,  qui,  plus  asservies  aux  lois 
communes,  n'ont  ni  la  vigueur,  ni  la  hardiesse,  qui  sont  la 
marque  de  l'indépendance.] 

25.  —  TITUS,  ou  h  Activité. 

Titus  se  lève  seul  et  sans  feu  pendant  l'hiver  ;  et,  quand 
ses  domestiques  entrent  dans  sa  chambre,  ils  trouvent  déjà 
sur  sa  table  un  tas  de  lettres,  qu'il  a  écrites  aux  flambeaux, 
et  qui  attendent  la  poste  '.  Il  commence  à  la  fois  plusieurs 
ouvrages  qu'il  achève  avec  une  rapidité  inconcevable,  et 
que  son  génie  impatient  ne  lui  permet  pas  de  polir.  Quel- 
que chose  qu'il  entreprenne,  il  lui  est  impossible  de  la  re- 
tarder; une  affaire  qu'il  remettrait  l'inquiéterait  jusqu'au 
moment  qu'il  pourrait  la  reprendre.  Occupé  de  soins  si 
sérieux,  on  le  rencontre  pourtant  dans  le  monde  comme  les 
hommes  les  plus  désœuvrés  ;  il  ne  se  renferme  pas  dans 
une  seule  société,  il  en  cultive  en  même  temps  plusieurs'  ; 
il  entretient  des  relations  sans  nombre  au  dedans  et  au  de- 
hors du  royaume.  11  a  voyagé,  il  a  écrit,  il  a  été  à  la  cour 
et  à  la  guerre  ;  il  a  excellé  en  plusieurs  métiers  ;  il  connaît 
tous  les  hommes  et  tous  les  livres;  il  a  aimé  tous  les  plai- 
sirs, mais  sans  jamais  négliger  ses  affaires.  Les  heures  qu'il 
est  dans  le  monde,  il  les  emploie  à  former  des  intrigues  et 
à  cultiver  ses  amis  ^  ;  il  ne  comprend  pas  que  les  hommes 
puissent  parler  pour  parler ,  ou  agir  seulement  pour  agir, 
et  l'on  voit  que  son  âme  souffre  quand  la  nécessité  et  la 
politesse  le  retiennent  inutilement^.  S'il  recherche  quelque 

*  Add.  :  [  «  Né  avide  d'action,  il  se  couche  tard,  et  dort  peu  ;  sa  tête,  échauf- 
"  fée  par  le  travail,  agite  son  sommeil  des  inquiétudes  qui  l'occupent  pendant 
«  le  jour.  »  ] 

2  Var.  :  «  Incapable  de  se  fixer  à  quelque  art,  à  quelque  affaire,  ou  à  quelque 
)•  plaisir  que  ce  puisse  être,  il  cultive  en  môme  temps  plusieurs  sociétés  et 
«  plusieurs  études;  son  esprit  ardent  et  insatiable  ne  lui  laisse  point  de  rc- 
«  pos.  »  —  Add.  :  [  «  Tout  l'attire,  rien  ne  l'arrête,  et  sa  vaste  imagination  fait 
«  errer  ses  vœux  et  ses  soins  sur  tous  les  objets  qui  intéressent  les  hommes.  »  ] 

^  Add.  •  <(  La  conversation  môme  n'est  pas  un  délassement  pour  lui  :  il  ne 
«  parle-point,  il  négocie,  il  flatte,  il  cabale.  » 

*  Var.  :  «  Quand  la  tyrannie  des  bienséances  le  retient  avec  des  hommes 
i<  inutiles,  dont  il  n'a  rien  à  tirer,  ses  pensées  s'égarent  ailleurs,  ses  yeux 


SI  K   01  LLQl  i:s  CAUAriKUES.  319 

plaisir,  il  n'y  emploie  pas  moins  de  manège  que  dans  les 
alîaires  les  plus  sérieuses  ;  et  cet  usage  qu'il  fait  de  son 
esprit  l'occupe  plus  vivement  que  le  plaisir  même  qu'il  pour- 
suit. Sain  et  malade,  il  conserve  la  même  activité  ;  il  va  solli- 
citer pour  un  procès  le  jour  qu'il  a  pris  médecine  ;  une  autre 
fois,  il  fait  des  vers  avec  la  fièvre  ;  et,  quand  on  le  prie  de 
se  ménager,  de  s'arrêter  :  Hé  I  dit-il,  le  puis-je  un  moment  ? 
vous  voyez  les  affaires  qui  m'accablent!  quoique,  au  vrai,  il 
n'en  ait  aucune  qui  ne  soit  tout  à  fait  volontaire.  Epuisé 
par  une  maladie  dangereuse,  il  se  fait  habiller  pour  mettre 
ses  papiers  en  ordre  ;  il  se  souvient  des  paroles  de  Vespa- 
sien,  et,  comme  cet  empereur,  veut  mourir  debout'. 

26.   —  l'hOxMMe  pesant. 

Au  contraire,  un  homme  pesant  se  lève  le  plus  tard  qu'il 
peut,  dit  qu'il  a  besoin  de  sommeil  et  qu'il  faut  qu'il  dorme 
pour  se  porter  bien.  Il  évite  d'aller  et  d'agir,  préfère  aux 
plaisirs  turbulents  le  repos  et  la  résidence,  et  ne  se  soucie 
pas  même  de  changer  d'oisivetés  ni  de  lieux.  Il  est  toute  la 
matinée  à  se  laver  la  bouche  ;  il  tracasse  en  robe  de  cham- 
bre, prend  du  chocolat  ou  du  thé  à  plusieurs  reprises,  ne 
dîne  point  parce  qu'il  n'en  a  pas  le  temps,  et  ne  sort  jamais 
qu'à  la  nuit'.  S'il  va  voir  une  jeune  femme,  que  cette  visite 
importune,  mais  qui  ne  veut  pas  que  personne  sorte  mé- 
content d'auprès  d'elle,  il  lui  laisse  toute  la  peine  de  l'en- 
tretenir; elle  fait  des  efforts  visibles  pour  ne  pas  laisser 
tomber  la  conversation;  l'indolent  ne  s'aperçoit  pas  que 
lui-même  parle  peu,  ou  ne  parle  point;  il  ne  sent  pas  qu'il 
pèse  à  cette  jeune  femme;  il  s'enfonce  dans  son  fauteuil, 
où  il  est  à  son  aise,  où  il  s'oublie,  et  n'imagine  pas  qu'il  y 

«  sont  distraits,  son  visage  est  sensiblement  altéré,  et  on  voit,  sans  beaucoup 

«  de  peine,  que  son  âme  souffre.  » 
'  A<I(L  :  «  L'càgc  même  ne  peut  éteindre  cette  ardeur  inquiète  qui  use  ses 

'<  jours,  ni  donner  des  bornes  à  son  ambition ,  à  ses  voyages,  et  à  ses  in- 

<  trigucs.  » 
-  Add.  :  \  K 11  parle  peu,  et  lourdement;  s'il  lui  vient  quelque  chose  d'obli- 
geant à  dire  à  quelqu'un ,  il  se  consulte  s'il  le  dira,  et ,  pendant  qu'il  déli- 

«  bèrc,  on  a  changé  de  conversation.  »  ] 


320  ESSAI 

ait  au  monde  ([uelqu'un  qui  ennuie,  ou  qui  soit  incom- 
mode', pendant  qu'un  homme  qui  l'attend  chez  lui,  et 
auquel  ii  a  donné  heure  pour  finir  une  affaire  importante, 
ne  peut  comprendre  ce  qui  le  retarde.  De  retour  chez  soi, 
on  lui  dit  que  cet  homme  a  fort  attendu  et  s'en  est  enfin 
allé;  il  répond  qu'il  n'y  a  pas  grand  mal,  et  commande 
qu'on  le  fasse  souper  '. 

27.    —  [erox,  ou  le  Fat\'] 

[Erox  est  un  fat  qui  caresse,  en  particulier ,  le  même 
homme  qu'il  va  désavouer  en  public,  et  qu'il  affectera  de 

'  Add.:  «Il  lève,  il  sommeille,  il  digère,  il  sue  d'être  assis;  et  son  àuic, 
«  qui  est  entièrement  ramassée  dans  ses  durs  organes,  pèse  sur  ses  yeux, 
«  sur  sa  langue,  et  sur  les  imaginations  les  plus  actives  de  ceux  qui  l'c- 
«  coûtent.  »  —  Aîitre  add.  :  [  «  Les  objets  ne  font  qu'errer  sur  la  surface  de 
((  son  esprit  ;  ses  sens  sont  conmie  liés  par  la  force  de  quelque  charme  in- 
(i  vincible,  et  tous  les  objets  qui  intéressent  les  hommes  pasirent  devant  lui 
(I  comme  un  rêve  qui  s'enfuit  sans  laisser  de  trace,  et  s'évanouit  sans  re- 
((  tour.  »  ] 

-  Add.  :  ((Malheureux  d'ignorer  les  craintes,  les  désirs  et  les  inquiétudes 
((  ([ui  agitent  les  autres  hommes,  puisqu'il  ne  jouit  du  repos  qu'au  prix  plus 
«  touchant  des  plaisirs  !  »  —  Vai\  :  [  «  Un  homme  est  chez  lui ,  à  qui  il  a 
((  donné  heure  pour  une  affaire;  il  arrive  deux  heures  après  le  rendez-vous; 
((  il  tire  sa  montre,  il  est  tout  étonné  (|u'il  soit  si  tard,  et  que  son  homme  ne 
((  soit  pas  encore  venu  ;  on  lui  répond  qu'il  est  venu ,  mais  qu'il  s'en  est  allé 
«  avec  quelque  impatience,  après  avoir  longtemps  attendu  ;  le  paresseux  ne 
((  se  trouble  point  de  ce  contretemps,  et  dit  que  son  affaire  se  fera  tout  aussi 
K  bien  un  autre  jour.  S'il  lit  une  tragédie,  il  suit  exactement  la  division  des  - 
((  actes,  et  ne  l'achève  qu'en  cinq  jours  ;  si  on  lui  prête  un  livre,  il  le  laisse 
«  perdre,  ou  n'en  rend,  bien  longtemps  après,  que  la  moitié,  parce  que  l'au- 
((  tre  s'est  usée  entre  ses  mains,  ou  entre  les  mains  de  ses  gens.  Il  entre  quel- 
((  quefois  en  colère,  pour  des  bagatelles;  mais,  le  plus  souvent,  il  ne  suit  que 
((  son  indifférence,  et  laisse  faire  des  sottises  irréparables  à  ses  enfants,  pour 
«  ne  pas  se  donner  la  peine  de  les  reprendre;  quelque  malheur  qu'il  arrive 
((  à  lui  ou  aux  siens,  il  s'en  console  aisément,  et  déclare  que  la  vie  est  trop 
((  courte  pour  s'affliger.  Tout  est  désordre  et  dérangement  dans  sa  maison  ; 
«  on  n'y  mange  jamais  deux  fois  à  la  môme  heure,  et  chacun  y  fait  ce  qu'il 
«  veut;  si  bien  que  ses  valets  eux-mêmes  s'ennuient  de  la  liberté  qu'il  leur 
((  laisse;  ils  se  lassent  d'une  vie  si  peu  réglée,  et  sortent  d'une  maison  où  ils 
<(  ont  trop  de  temps  pour  réfléchir.  Pauvre  être,  sans  vertus  et  sans  vices,  et 
((  qui  ne  connaît  ni  les  biens,  ni  les  maux  de  la  vie,  ni  le  plaisir,  ni  la  gloire  !  »] 
—  Le  lecteur  remarquera  aisément  que,  dans  cette  version  inédite,  Vauve- 
nargues  donne  plus  aux  détails  que  d'ordinaire,  et  se  rapproche  ainsi  davan- 
tage du  tour  et  de  la  façon  de  La  Bruyère.  —  G. 

^  Le  Caractère  que  les  diverses  éditions  donnent  sous  le  titre  de  Vlmpor- 
f(in(  n'est  qu'un  fragment  de  celui-ci.  —  G. 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES  321 

traiter  sans  politesse  et  sans  égards,  pour  jouer  lui-même 
l'homme  d'importance.  La  fortune  a  mis  en  lui  l'insolence 
à  défaut  de  cœur,  et  l'effronterie  au  lieu  de  courage;  vide 
et  desséché  au  dedans,  lorsqu'il  paraît  plein  au  dehors,  il 
porte  sur  son  front  et  sur  ses  lèvres  toute  sa  joie  et  toute 
sa  suffisance;  mais  il  en  rabat  en  lui-même,  car,  au  fond, 
il  n'est  ni  heureux ,  ni  content  de  lui.  Il  a  médiocrement 
d'esprit,  mais  beaucoup  d'amour-propre  devant  le  monde, 
et,  quoiqu'il  veuille  paraître  assuré  de  son  mérite,  il  ap- 
préhende le  ridicule  comme  un  déshonneur;  la  plus  légère 
improbation  l'aigrit,  et  la  plaisanterie  la  plus  douce  l'em- 
barrasse; il  a  cependant  lui-même  la  raillerie  amère,  et  ce 
commerce  désagréable  qui  vient  d'une  humeur  mécontente 
et  jalouse.  Il  a  l'entendement  assez  net,  mais  étroit,  et  il  est 
plus  juste  dans  ses  expressions  que  dans  ses  idées.  La  rai- 
deur de  caractère  qu'il  affecte  fait  haïr  ses  sincérités  et  sa 
probité  fastueuses,  et  ses  manières  dures  l'ont  empêché 
aussi  de  réussir  auprès  des  femmes.  Ce  sont  là  les  plus 
grands  chagrins  qu'il  ait  éprouvés  dans  sa  vie,  mais  ils  ne 
l'ont  pu  corriger  de  ses  défauts;  suivi  de  toutes  les  erreurs 
de  la  jeunesse  dans  un  âge  déjà  avancé,  il  joue  encore  l'im- 
portant dans  un  petit  cercle,  ou  parmi  les  siens,  et  ne  peut 
se  passer  du  monde,  qui  est  son  idole.  Il  n'a  point  d'amis, 
mais  il  veut  faire  croire  qu'il  n'en  a  pas  besoin,  et  qu'il  se 
suffit  à  lui-même;  aussi  dépourvu  de  fermeté  que  d'agré- 
ment, c'est  un  malheureux  à  qui,  malgré  ses  grands  airs, 
la  nature  n'a  pas  même  accordé  de  vices  assez  forts  pour 
le  faire  craindre.] 

28.   —  fvARUs,  ou  LA  Libéraliié.'] 

[Varus  hait  le  faste  inutile,  et  la  profusion  sans  dessein  ;  il 
est  vêtu  simplement,  il  marche  à  pied;  il  aime  l'ordre  dans 
ses  affaires,  et  fait  des  retraites  à  la  campagne,  afin  de  moins 
dépenser;  mais  il  est  tendre  pour  les  malheureux,  libéral  et 
prodigue  pour  les  intérêts  de  sa  fortune,  reconnaissant  des 
])lus  petits  services,  bienfaisant  envers  tous  ceux  qui  souf- 

21 


322  ESSAI 

IVent.  S'il  a  de  l'argent  à  donner  à  un  homme  qui  ne  fait  au- 
cune difficulté  d'en  recevoir,  qui  est,  d'ailleurs,  pauvre  et  de 
petite  condition,  la  seule  crainte  de  Varus,  c'est  de  doimer 
à  ce  misérable  d'une  manière  qui  lui  fasse  sentir  son  état: 
il  l'embrasse,  il  lui  serre  les  mains,  il  s'excuse,  en  quelque 
manière,  de  son  propre  bienfait;  il  lui  dit  que  tout  est  com- 
mun entre  des  amis,  et,  ces  manières  affectueuses  élevant 
l'âme  du  malheureux,  comme  il  s'excuse  à  son  tour  sur  sa 
misère  qui  l'oblige  à  demander,  Varus  lui  répond  :  «  Mon 
n  ami,  les  hommes  n'ont  attaché  de  la  honte  à  recevoir  que 
((  pour  se  venger  de  la  peine  qu'ils  ont  à  donner:  mais  croyez 
a  qu'il  faut  plus  de  générosité  pour  accepter  les  secours  d'un 
((  ami,  que  pour  les  lui  fournir.  »  Tout  ce  qui  peut  s'obtenir 
par  de  l'argent,  et  mérite,  d'ailleurs,  d'être  recherché,  est 
à  Varus;  car  il  emprunte,  au  besoin,  dans  des  occasions 
importantes,  et  ne  fait  aucune  difficulté  de  se  déranger  pour 
se  satisfaire  à  propos,  ou  pour  satisfaire  des  amis.  Comme 
il  n'est  pas  né  riche,  il  est  réduit  à  devoir  beaucoup;  mais 
il  ne  manque  jamais  à  personne  ;  il  paye  au  temps  marqué,  et 
toutes  les  bourses  lui  sont  ouvertes,  parce  que  Ton  connaît  sa 
probité,  et  que  l'ordre  extérieur  de  sa  conduite  le  fait  pa- 
raître à  son  aise,  lorsqu'il  est  le  plus  obéré  ;  c'est  ainsi  qu'il 
peut  suffire  à  ses  largesses  et  à  son  bon  cœur.  Mais  aussi, 
lorsque  quelqu'un,  qui  entend  parler  de  sa  générosité,  pré- 
tend en  faire  sa  dupe,  comme  c'est  fordinaire  des  coquins, 
qui  se  croient  toujours  plus  fins  que  les  honnêtes  gens, 
Varus,  qui  sait  démêler  les  pensées  les  plus  secrètes,  et  qui 
connaît  à  fond  les  hommes,  pénètre  aisément  l'intention  de 
celui-ci,  et  se  plaît  à  le  jouer.  Au  lieu  de  lui  donner  le 
temps  de  faire  sa  proposition ,  il  le  devance  et  lui  dit  : 
a  Hé!  mon  ami,  vous  sortez  bien  matin  de  chez  vous?  au- 
((  riez -vous  quelque  affaire  un  peu  pressée,  et  chercheriez- 
«  vous,  par  hasard,  un  honnête  usurier  ?  Vous  aurez,  par  ma 
((  foi,  bien  de  la  peine,  car  je  sais  des  gens  qui,  depuis  trois 
H  semaines,  cherchent  cent  pistoles,  et  ne  les  peuvent  trou- 
((  ver,  avec  des  gages.  »  Le  fourbe,  qui  est  honteux  et  em- 


SUR  QUELQUES   CARACTÈRES.  323 

barrasse  d'être  deviné,  car  le  moyen  de  démonter  un  homme 
qui  est  préparé,  c'est  de  le  prévenir,  le  fourbe  répond  qu'à 
la  vérité,  il  a  perdu  de  grandes  sommes  au  jeu  depuis  quel- 
ques jours,  mais  qu'il  est  assez  heureux  pour  avoir  payé. 
Content  de  l'avoir  dérouté,  Varus  feint  de  le  croire,  et  lui 
parle  le  plus  civilement  du  monde;  mais  ils  sont  déjà  levés 
et  près  de  la  porte,  lorsque  l'emprunteur,  qui  a  regret  à  sa 
mauvaise  honte,  et  qui  est,  d'ailleurs,  un  peu  remis  parles 
assurances  de  Varus,  lui  dit  :  u  Je  suis  fâché  d'avoir  payé 
((  un  tel,  car  il  ne  me  reste  pas  un  écu  ;  si  vous  pouviez  me 
((  prêter  quatre  pistoles,  je  vous  les  rendrais  demain  matin. 
((  —  Hé!  mon  ami,  reprend  Varus,  est-il  possible  qu'un 
(c  homme  comme  vous  ait  besoin  de  quatre  pistoles?  Com- 
«  ment  vous  laissez-vous  réduire  jusque-là?  et  à  quoi  vous 
{(  sert  d'avoir  tant  d'esprit?  qu'en  faites-vous?  où  l'em- 
((  ployez-vous?  —  Je  ne  sais  trop,  mais  vous  me  ferez 
((  très-grand  plaisir,  si  vous  voulez  me  pi"êter  ces  quatre 
((  pistoles.  —  Oh  !  pour  cela,  mon  bon  ami,  il  m'est  tout  à 
((  fait  impossible,  car  c'est  de  moi  que  je  vous  parlais  tout 
((  à  l'heure;  je  cherche  de  l'argent  depuis  un  mois,  et  je 
«  suis  consolé,  en  voyant  qu'un  homme  comme  vous  est 
((  aussi  à  bas  que  moi.  »  Ensuite,  il  le  reconduit,  et  l'accable 
de  ces  protestations  que  les  fourbes  emploient  si  volontiers, 
et  qu'ils  sont  toujours  si  surpris  de  trouver  dans  les  gens 
droits'.] 

29.  ~  [poLiDORE,  ou  L'Homme  faible.] 

[Polidore  est  d'un  caractère  faible  et  violent;  il  a  une 
fierté  opiniâtre,  mais  sans  fermeté  et  sans  vigueur.  11  raille 

*  Sans  parler  des  passages,  que  nous  avons  vus  plus  haut,  sur  la  libéra- 
lité, sans  rappeler  Cla-^otnéne  qui,  lui  aussi,  était  oliéré,  et  mourait  sans  lais- 
ser asse'^  (le  bien  pour  payer  ses  deiles,  il  n'y  a  qu'ù  relire  les  lettres  à  Saint- 
Vincens,  pour  reconnaître  encore  Vauvenargues  dans  ce  portrait,  sans  en  ex- 
cepter môme  la  petite  comédie  qui  le  termine  si  plaisamment.  Vauvenargues 
avait  de  grandes  prétentions  à  cette  finesse  des  iionncles  gens,  dont  il  parle 
si  souvent  dans  ses  Ma.rinies,  et,  en  liomme  qui  aspirait,  d'ailleurs,  à  la 
diplomatie,  il  mettait  volonticr.^  en  prati<|uo  le  ju-overbe:  A  trcnpnn-,  iioni- 
peur  et  demi.  —  G. 


324  ESSAI 

contre  ses  dieux,  mais  il  frissonne  en  secret  d'horreur;  il 
est  offensé  par  quelques  paroles  méprisantes,  mais  il  fléchit 
et  il  dissimule  ;  inquiet  ensuite  de  ce  qu'on  en  pourra  pen- 
ser, il  demande  raison  de  son  injure  d'une  voix  couverte  et 
hésitante,  et  se  fait  grièvement  blesser  de  plusieurs  coups; 
c'est  ainsi  qu'il  ne  sait  ni  pardonner,  ni  punir,  et  qu'il  ne 
peut  ni  vaincre,  ni  faire  éclater  à  propos  sa  colère.  L'im- 
puissance de  son  courage  irrite  encore  ses  ressentiments,  et 
il  hait  d'autant  plus  ceux  qu'il  craint.  Sa  faiblesse  ne  peut 
supporter  l'idée  d'aucune  de  ces  fautes  inévitables  dont  la 
vie  des  hommes  les  plus  sages  n'est  jamais  exempte,  et, 
s'il  a  fait  une  fausse  démarche,  ou  essuyé  quelque  dégoût, 
il  projette  aussitôt  de  se  retirer  à  la  campagne,  pour  y  en- 
sevelir cette  honte  imaginaire,  et  là,  le  dépit  et  la  mélan- 
colie le  rongent  tour  à  tour.  Au  moindre  revers  de  fortune, 
son  imagination  ne  sait  plus  où  se  tenir  ni  où  se  prendre, 
et  il  perd  à  la  fois  la  prospérité  et  le  courage.  11  s'inquiète 
et  il  se  tourmente  pour  les  plus  petites  affaires;  il  ne  peut 
se  résoudre  ni  à  les  entreprendre,  ni  à  les  négliger  ;  son  âme 
succombe  sous  le  poids  de  son  indécision  et  de  son  indolence, 
fatiguée  de  ce  qu'elle  veut  et  ne  peut  mettre  à  fm.  Per- 
suadé que  ses  gens  d'affaires  abusent  de  sa  négligence,  il 
n'a  pas  la  force  de  les  en  convaincre,  et  s'il  a  grondé  un 
valet,  il  craint  ensuite  d'en  être  quitté;  ses  enfants  eux-  " 
mêmes  ne  peuvent  savoir  les  sujets  de  plainte  qu'il  a  contre 
eux;  il  garde  dans  sa  famille  un  silence  froid  et  sévère.  Si 
quelqu'un  vient  à  lui  pour  une  affaire,  il  refuse  d'abord  les 
conditions  les  plus  honnêtes,  puis,  quand  il  les  a  refusées, 
il  les  regrette.  Quoique  assez  éloigné  de  l'avarice,  il  a  de 
la  peine  à  se  dessaisir  ;  la  vue  des  misérables  le  trouble  et 
l'afflige,  sans  le  déterminer  à  les  soulager;  à  force  de  diffé- 
rer de  faire  du  bien  à  ceux  qu'il  aime,  il  les  éloigne  quel- 
quefois de  lui,  comme  il  perd  souvent  ses  vengeances  pour 
les  avoir  retardées.  Il  n'a  dans  l'esprit  que  tout  juste  la 
force  nécessaire  pour  supporter  les  humiliations  qui  l'ac- 
cablent; son  caractère  est  de  flotter  entre  toutes  les  vertus 


SUU  QUELQUES   C.VUACTÈUES.  325 

et  tous  les  vices,  de  ne  pouvoir  suivre  ni  ses  passions,  ni  sa 
raison,  ni  sa  commodité,  ni  ses  devoirs,  ni  la  vérité,  ni 
l'erreur,  mais  de  céder  au  caprice  des  événements,  et  de  se 
partager  toute  sa  vie  entre  les  sentiments  les  plus  contrai- 
res; car  l'ordre  sévère  des  Dieux  ne  lui  a  dispensé  que  des 
vertus  aussi  stériles  et  aussi  impuissantes  que  ses  vices. 
Les  hommes  de  ce  caractère  n'obéissent  jamais,  dans  le 
peu  d'actions  qu'ils  produisent,  qu'à  l'habitude,  à  l'exemple, 
aux  préjugés,  et  à  la  crainte  des  jugements  du  monde;  ils 
n'osent  pas  le  mal,  et  ils  ne  font  pas  le  bien  ;  toute  leur 
étude  est  de  cacher  aux  autres  et  à  eux-mêmes  la  faiblesse 
et  la  timidité  de  leur  génie.  Ce  n'est  pas  que  leur  naturel 
n'agisse  sourdement  sur  leur  conduite;  mais  ce  faible  ins- 
tinct, qu'ils  n'osent  avouer,  se  renferme  dans  d'étroites  li- 
mites qu'il  ne  franchit  point.  On  juge  et  on  mesure  ces 
hommes-là  d'un  regard,  et  ils  fournissent  aussi  peu  à  la 
satire  qu'au  panégyrique.] 

30.  —  [l'homme  inconséquent. J 

[Tel  homme  paraît  avoir  réellement  plus  d'un  caractère. 
Une  puissante  imagination  fait  prendre  à  son  âme  la  forme 
de  tous  les  objets  qui  l'affectent;  il  étonne  tout  à  coup  le 
monde  par  des  actions  de  générosité  et  de  courage  qu'on 
n'attendait  pas  de  lui  ;  l'image  de  la  vertu  échauffe,  élève, 
attendrit,  maîtrise  son  cœur;  il  reçoit  l'empreinte  des  plus 
grands  exemples,  et  il  les  surpasse.  Mais,  quand  son  imagi- 
nation s'est  refroidie,  son  courage  baisse,  sa  générosité 
tombe;  les  vices  opposés  à  ces  vertus  se  saisissent  de  son 
esprit  et  de  son  âme,  et,  après  l'avoir  un  moment  dominé, 
ils  cèdent  à  d'autres  objets.  Les  démarches  des  gens  de  ce 
caractère  n'ont  aucune  correspondance  les  unes  avec  les 
autres;  elles  ne  se  ressemblent  pas  plus  que  leurs  pensées, 
qui  varient  sans  cesse  :  elles  tiennent,  en  quelque  manière, 
de  l'inspiration.  Imprudent  qui  se  fie  à  leurs  paroles  et  à  leur 
amitié  ;  ils  ne  sont  pas  trompeurs,  mais  ils  sont  inconstants. 
On  ne  peut  dire  qu'ils  aient  l'âme  givinde,  on  forte,  ou  faible. 


326  ESSAI 

ou  légère;  c'est  une  imagination  rapide  et  impérieuse  qui 
règne  souverainement  sur  tout  leur  être,  qui  soumet  leur 
génie,  et  qui  leur  prescrit  tour  à  tour  ces  belles  actions  et 
ces  fautes,  ces  hauteurs  et  ces  petitesses,  ces  empresse- 
ments et  ces  dégoûts,  enfin  toutes  ces  conduites  différentes, 
qu'on  accuse  à  tort  de  fausseté  ou  de  folie.] 

31.  —  [lygas,  ou  L'Homme  ferme.] 

[Lycas  associe  à  une  âme  fière,  hardie  et  impétueuse,  un 
esprit  de  réflexion  et  de  profondeur  qui  modère  les  conseils 
(le  ses  passions,  qui  le  détermine  par  des  motifs  impénétra- 
bles, et  le  fait  marcher  à  ses  fins  par  plusieurs  routes.  C'est 
un  de  ces  hommes  à  la  vue  longue,  qui  considèrent  de  loin 
la  suite  des  choses  ;  qui  achèvent  toujours  un  dessein  com- 
mencé; qui,  pour  atteindre  leur  objet,  savent  fléchir  et 
résister  à  propos;  qui  sont  capables,  je  ne  dis  pas  de  dissi- 
muler ou  un  malheur  ou  une  offense,  mais  de  s'élever  au- 
dessus,  au  lieu  de  s'y  laisser  abattre;  âmes  profondes, 
indépendantes  par  leur  fermeté  à  tout  oser  ou  à  tout  souffrir, 
qui,  soit  qu'elles  résistent  à  leurs  penchants  par  prévoyance, 
soit  qu'elles  se  relâchent,  par  hauteur  et  par  un  secret  sen- 
timent de  leurs  ressources,  sur  ce  qu'on  appelle  prudence, 
trompent  toujours,  dans  le  bien  comme  dans  le  mal,  les 
conjectures  des  plus  pénétrants;  tant  l'habitude  qu'elles 
ont  de  se  posséder  apporte  de  tempéraments  à  ce  qu'elles 
veulent  bien  laisser  paraître  de  leur  caractère  et  de  leurs 
passions  dominantes'.] 

32.  —  [tryphon.] 

[Tryphon  a  l'esprit  si  court,  et,  d'ailleurs,  si  plein  de 
lui-même,  qu'il  n'a  jamais  fait  attention  aux  intérêts,  à  la 
condition  et  au  caractère  des  autres  hommes  ;  il  ne  sait  point 
traiter  avec  eux,  ni  placer  ce  qu'il  leur  dit;  il  offense  ceux 
qu'il  veut  plaisanter,  et  n'oblige  point  ceux  qu'il  veut  louer, 
en  sorte  qu'il  ne  gagne  ni  les  uns  ni  les  autres,  et  qu'il 

*  Voyez,  plus  haut,  page  03,  sur  Ut  Fermrfé  dans  la  conduite.  —  G. 


SUR  QUKLQL'ES  CAKACTÈUES.  327 

perd  tous  ses  soins.  S'il  parle  à  un  homme  de  mérite,  mais 
sans  naissance,  de  quelque  alîVanchi  que  le  prince  vient 
de  mettre  en  place,  il  lui  dit  d'abord  que  personne  n'honore 
comme  lui  le  mérite,  mais  que  ces  places-là  ne  sont  pas 
faites  pour  un  homme  de  basse  extraction.  A  un  homme 
dont  il  a  besoin,  et  qui  se  pique  de  qualité,  il  dit,  à  table, 
devant  des  femmes  et  des  petits-maîtres  :  Vous  avez  eu  un 
grand  magistrat  dans  votre  famille,  et,  le  voyant  rougir  jus- 
qu'aux yeux,  il  le  fait  remarquer  à  tout  le  monde,  en  le 
louant  de  sa  modestie.  A-t-il  envie  de  s'attacher  quelqu'un, 
il  lui  prodigue  d'abord  les  caresses  les  plus  outrées;  mais, 
comme  sa  vanité  ne  peut  se  refuser  un  bon  mot,  il  lui 
échappe  une  raillerie  qui  ofïense  cet  homme,  et  qui  le  lui 
fait  perdre  à  jamais.  Une  autre  fois,  engagé,  dans  une  aflaire 
embarrassante,  à  consulter  une  personne  sage,  il  l'aborde 
avec  ces  paroles  :  Vous  qui  avez  l'esprit  géométrique...,  et  il 
lui  donne  ainsi  l'exclusion  pour  tout  autre  genre  d'esprit; 
il  dit  à  un  jeune  homme  frivole  qu'il  est  un  Caton;  d'un 
autre,  que  l'on  accuse  d'être  léger,  il  assure  qu'il  n'est  pas 
sérieux,  et  lui  reproche  ainsi  son  caractère,  en  voulant  le 
justifier.  Il  n'est  pas  plus  heureux  à  parler  de  lui  qu'à 
parler  aux  autres  :  si  quelqu'un  lui  fait  compliment  et 
le  loue,  il  s'excuse,  prie  qu'on  l'épargne,  et  demande 
qu'on  détourne  la  conversation  de  ce  qui  le  touche  ;  et, 
quand  on  lui  obéit,  il  reprend  lui-même  le  discours  qu'il 
s'était  pressé  d'interrompre,  se  loue  en  termes  plus  .forts, 
ne  tarit  plus,  et  rebute  ceux  qui  l' écoutent  par  les  fatuités 
et  les  forfanteries  qu'il  leur  raconte  ;  puis,  lorsqu'il  a  épuisé 
son  apologie,  il  déclare  qu'il  ne  hait  rien  tant  que  de  parler 
de  soi.  11  fait  mettre  dans  la  gazette  les  détails  enflés  d'une 
petite  action  de  guerre  où  il  a  eu  quelque  part,  et  il  écrit 
à  ses  amis  :  Vous  aurez  peut-être  entendu  parler  de  notre 
dernière  aventure  ;  je  vous  prie  d'employer  vos  soins  pour 
assoupir  ces  bruits  ;  je  n'aime  point  à  faire  parler  de  moi;  et 
il  apprend  ainsi  à  tous  ce  qu'ils  auraient  toujours  ignoré.] 


328  ESSAI 

33.  —  [l'esprit  de  manège  '.] 

[Celui  qui  a  l'esprit  de  manège,  et  qui  connaît  les  hom- 
mes, n'a  pas  besoin  des  artifices  vulgaires  de  la  flatterie 
pour  surprendre  les  cœurs;  il  a  l'air  ouvert,  ingénu  et  fa- 
milier; il  n'étale  point  non  plus  une  vaine  pompe  d'expres- 
sion ,  il  ne  sème  pas  ses  discours  de  petites  fleurs  et  de 
traits,  qui  ne  serviraient  qu'à  faire  paraître  son  esprit,  sans 
intéresser  celui  des  autres.  11  ne  raconte  point,  il  ne  plai- 
sante point;  il  ne  prend  pas  la  parole  dans  un  cercle  pour 
arrêter  sur  lui  seul  l'attention  de  toute  l'assemblée,  et  pré- 
valoir sur  les  autres;  mais,  là  où  le  hasard  le  fait  rencon- 
trer ,  à  table ,  en  voyage ,  au  chaufToir  '  de  la  Comédie , 
dans  l'antichambre  du  ministre,  ou  dans  les  appartements 
du  prince,  s'il  se  trouve  à  côté  d'un  homme  qui  soit  en  état 
de  l'écouter,  il  le  joint,  s'empare  de  lui,  l'entame  par  l'en- 
droit sérieux  et  sensible  de  son  esprit,  l'oblige  à  s'épancher, 
excite,  réveille  en  son  cœur  des  passions  et  des  intérêts  qui 
étaient  endormis,  ou  qu'il  ne  se  connaissait  pas,  prévient 
ses  pensées  ou  les  devine,  et  s'insinue,  en  un  moment,  dans 
son  entière  confidence.  Il  sait  gagner  ainsi  ceux  qu'il  ne 
connaît  pas,  comme  il  sait  conserver  ceux  qu'il  s'est  acquis. 
11  entre  si  avant  dans  le  caractère  des  personnes  qui  l'écou- 
tent,  ce  qu'il  leur  dit  est  si  justement  mesuré  sur  leurs  pen- 
sées et  leurs  sentiments,  que  toute  autre  personne  n'y 
entendrait  rien,  ou  n'y  prendrait  point  de  goût.  Aussi  aime- 
t-il  les  entretiens  à  deux  ;  cependant,  s'il  est  obligé  par  les 
circonstances  de  parler  devant  plusieurs  personnes  de 
mœurs  ou  d'opinions  différentes,  ou  s'il  doit  prononcer 
entre  deux  hommes  qui  ne  s'accordent  point  sur  quelque 
objet,  comme  il  connaît  les  diverses  faces  des  choses  hu- 

*  Voici  encore  un  portrait  où  il  faut  reconnaître  Vauvenargues ,  ou,  au 
moins,  son  idéal.  Déjà,  nous  avons  appelé  sur  ces  Caractères  l'attention  du 
lecteur;  nous  l'appelons  particulièrement  sur  ces  deux  pages,  qui  comptent 
parmi  les  meilleures.  Ce  style  ne  ressemble  pas  à  celui  de  La  Bruyère  ;  il  n'en 
a  ni  l'agrément  ni  les  surprises;  mais  j'ose  dire  qu'il  est  aussi  vigoureux  peut- 
êtrô,  et,  en  tout  cas,  pins  sobre,  plus  grave  et  plus  sain.  —  G. 

^  On  dirait  aujourd'hui  an  foyer.  —  G. 


SUU  QUELQIES  CARACTÈRES.       329 

maines,  comme  il  sait  épuiser  le  pour  et  le  contre  du  môme 
sujet,  mettre  tout  dans  le  meilleur  jour,  et  rapprocher  les 
contraires,  il  saisit  en  peu  de  temps  le  secret  endroit  par  où 
l'on  peut  concilier  des  opinions  extrêmes,  et  il  conclut  de 
manière  qu'aucun  de  ceux  qui  s'en  sont  rapportés  à  ses 
lumières  ne  le  désavoue.  11  ne  sait  point  briller  dans  un 
souper  et  dans  une  conversation  coupée,  interrompue,  où 
chacun  suit  sans  considération  les  vivacités  de  son  imagi- 
nation ou  de  son  humeur;  mais  l'art  de  plaire  et  de  dominer 
dans  un  entretien  sérieux',  les  douces  complaisances,  et  les 
charmes  d'un  commerce  engageant  et  séducteur,  sont  les 
dons  aimables  que  la  nature  lui  a  dispensés;  l'homme  du 
monde  le  plus  éloquent  quand  il  faut  fléchir  une  âme  hau- 
taine ou  exciter  un  homme  faible,  consoler  un  malheureux 
ou  inspirer  du  courage  et  de  la  confiance  à  une  âme  timide 
et  réservée',  il  sait  attendrir,  abattre,  convaincre,  échauffer, 
selon  le  besoin  ;  il  a  cette  sorte  d'esprit  qui  sert  à  gouver- 
ner le  cœur  des  hommes,  et  qui  est  propre  à  toutes  les 
choses  dont  la  fin  est  noble,  utile,  et  grande.] 

3/i.   —   ERG  ASIE,  ou  hOflîcieux  par  vanité. 

Ergaste  n'avait  ni  esprit,  ni  passions,  mais  une  excessive 
vanité  qui  lui  tenait  lieu  d'âme,  et  qui  était  le  principe  de 
tout  ce  qu'on  voyait  en  lui,  sentiments,  pensées,  discours  ; 
c'était  là  tout  son  fonds  et  tout  son  être.  Il  n'aimait  ni  les 
femmes,  ni  le  jeu,  ni  la  musique,  ni  la  conversation;  tous 
les  hommes,  tous  les  pays,  tous  les  livres  lui  étaient  égaux; 
il  n'aimait  rien.  Il  n'avait  que  cette  passion  démesurée 
d'éblouir  et  de  plaire,  qui  possède  si  souverainement  les  âmes 
faibles  ;  tout  ce  qui  donne  de  la  considération  dans  le  monde 

'  Dans  une  lettre  à  madame  d'Espagnac,  écrite  le  16  octobre  1796,  c'est-à- 
dire  près  de  cinquante  ans  après  la  mort  de  Vauvenargues,  Marmontel  con- 
serve un  souvenir  bien  vif  et  bien  présent  des  enlietions  de  Vauvenargues  avec 
Voltaire;  c'est  le  cas  de  le  rappeler  ici.  —  G. 

'^  l>our  achever  la  ressemblance,  notons  que  c'est  là ,  précisément ,  l'objet 
que  se  propose  Vauvenargues  dans  les  Conseils  à  un  Jeune  Homme,  dans  les 
Réflexions  sur  dvers  sujets,  dans  les  Discours  sur  la  Gloire,  sur  les  Plaisirs, 
dans  les  Maaitnes,  on  pourrait  dire  dans  j)resque  tous  ses  ouvrages.  —  G. 


330  KSSVI 

lui  était  également  propre,  et  il  n'y  cherchait  que  cela. 
Empressé,  par  cette  raison,  à  faire  valoir  ses  petits  talents, 
servant  beaucoup  de  gens  sans  obliger  personne,  facile  et 
léger,  il  promettait  en  même  temps  à  plusieurs  personnes 
ce  qu'il  ne  pouvait  tenir  qu'à  une  seule.  Un  étranger  arri- 
vait dans  la  ville;  Ergaste,  ne  le  connaissant  point,  allait  le 
voir  le  premier,  lui  offrait  ses  chevaux  et  sa  maison,  et  fai- 
sait redemander  à  son  ami  une  remise  '  qu'il  l'avait  forcé 
de  prendre  peu  auparavant.  Toujours  vain  et  précipité 
dans  ses  actions,  il  ne  peut  faire  aucune  démarche  avec 
profit,  et  il  est  aussi  peu  capable  de  bien  faire  que  de  bien 
penser. 

35.   —   CYRUS,  ou  L'Esprit  agité. 

Cyrus  cache  sous  un  extérieur  simple  et  calme  un  esprit 
ardent  et  inquiet;  il  a,  au  dehors,  cette  insensibilité  et  cette 
indifférence  qui  couvrent  si  souvent  une  âme  blessée  et 
fortement  occupée  au  dedans'.  Plus  agité  dans  le  repos 
que  dans  l'action,  son  esprit  remuant  et  ambitieux  le  tient 
appliqué  sans  relâche,  et,  lorsque  les  affaires  lui  manquent, 
il  se  lasse  et  se  consume  dans  la  réflexion.  Trop  libre  et 
trop  hardi  dans  ses  idées  pour  donner  des  bornes  à  ses 
passions,  plus  près  d'aimer  les  vices  forts  que  les  vertus 
faibles,  il  suit  avec  indépendance  tous  ses  sentiments,  et 
subordonne  toutes  les  règles  à  son  instinct  \  comme  un" 
homme  qui  se  croit  maître  de  son  sort  et  ne  répond  qu'à 
soi  de  sa  conduite '».  Dénué  des  petits  talents,  qui  soulèvent 
les  hommes  médiocres  dans  les  conditions  subalternes,  et 
qui  ne  se  rencontrent  pas  avec  des  passions  si  sérieuses  ; 
supérieur  à  cette  réputation  qu'on  acquiert  par  de  frivoles 
agréments,  et  à  cette  fortune  qui  se  renferme  dans  l'en- 
ceinte d'une  ville  ou  d'une  petite  province,  fruit  ordinaire 
d'une  sagesse  assez  bornée;  éloquent,  simple,  véhément, 

*  On  dirait  aujourd'hui  nii  remise,  ou  mieux  une  voilure  de  reiri'se.  — G. 
2  Var.  :  «  Modéré  au  dehors,  mais  extrême  ;  toujours  occupé  au  dedans.  » 
^  Rapprochez  du  l/i*"  Caractère  (Thyesle).  —  G. 

^  Var.:  «Et  se  confie  au  penchant  invincible  de  son  naturo).  ..  -—Autre 
var.  :  «  Et  se  confie  à  son  naturol  présomptueux  et  inflexible.  » 


SUR  QUELQUES  CAIl.VCTÈHES.  331 

profond,  pénétrant,  et  impénétrable  à  ses  amis  même;  né 
avec  le  discernement  des  hommes,  découvrant  sans  envie 
le  mérite  des  autres,  et  confiant  au  sien  ;  insinuant  et  hardi, 
également  propre  à  persuader  par  la  force  de  la  raison  et 
par  les  charmes  de  la  séduction  ;  fertile  et  puissant  en 
moyens  pour  plier  les  faits  et  les  esprits  à  ses  fins  ;  vrai  par 
caractère,  mais  faisant  de  la  vérité  même  un  artifice,  et 
plus  dangereux  lorsqu'il  dit  la  vérité,  que  les  plus  trom- 
peurs ne  le  sont  par  les  déguisements  et  le  mensonge, 
c'est  un  de  ces  hommes  que  les  autres  hommes  ne  com- 
prennent point,  que  la  médiocrité  de  leur  fortune  déguise 
et  avilit,  et  que  la  prospérité  seule  peut  développer  et  mettre 
à  leur  place. 

86.  —  [ménalque,  ou  l'Euprit  moyen*.^ 

[Ménalque  était  toujours  heureux  dans  ses  entreprises, 
parce  qu'elles  étaient  toujours  proportionnées  à  ses  moyens. 
Il  faisait  peu  de  mal,  parce  qu'il  faisait  peu  de  bien;  il 
commettait  peu  de  fautes,  parce  qu'il  n'avait  pas  cette 
chaleur  de  sentiment  et  cette  hardiesse  d'esprit  qui  pous- 
sent à  tenter  de  grandes  choses.  Il  avait  l'esprit  sûr  et 
judicieux  dans  sa  sphère,  mais  sans  finesse  et  sans  profon- 
deur ;  le  goût  des  détails,  une  assez  longue  expérience  des 
choses  du  monde,  la  mémoire  prompte,  fidèle,  et  un  coup 
d'œij  assez  vif,  mais  au  delà  duquel  il  ne  voyait  plus.  Ac- 
coutumé à  la  clarté  de  ses  propres  idées,  il  ne  démêlait 
qu'avec  peine  ce  qui  était  fin  et  enveloppé,  et  l'on  était 
étonné  qu'un  homme  qui  concevait  et  s'exprimait  si  nette- 
ment, ne  pût  guère  aller  plus  loin  que  sa  première  idée  et 
sa  première  vue.  Incapable  de  se  passionner  dans  les  affai- 
res, il  conservait  toujours  une  humeur  libre  qui  se  prêtait, 
sans  effort,  aux  dilférents  devoirs  de  son  ministère  ;  il  avait 
toujours  la  possession  de  son  esprit  et  de  son  jugement;  la 


*  Voici  encore  une  dos  meilleures  pages  de  Vauvenargues.  Le  lecteur  con- 
temporain n'aura  qu'à  consulter  ses  souvenirs,  ou  à  regarder  autour  de  lui, 
pour  .s'assurer  que  lotype  de  ce  porti-ait  si  lin  et  si  vrai  n'est  pasp«M'du  —  Ci, 


332  ESSAI 

modération  et  l'égalité  de  son  caractère  le  rendaient  cons- 
tant dans  ses  résolutions.  Il  changeait  sans  peine  d'applica- 
tion et  de  travail  ;  il  paraissait  né  pour  remplir  avec  dis- 
tinction les  emplois  subalternes,  qui  renferment  beaucoup 
de  minuties;  il  n'imaginait  point,  n'inventait  point;  il 
allait  aux  routes  battues,  et  se  laissait  porter  sans  résis- 
tance au  cours  capricieux  des  événements;  mais  il  suivait 
avec  célérité  le  fil  des  choses,  et  exécutait  avec  prudence 
tout  ce  qui  ne  demandait  qu'un  sens  droit  et  une  habitude 
ordinaire  des  affaires.  Sa  pénétration  et  son  goût,  joints  au 
bonheur  de  sa  mémoire,  se  portaient  avec  une  indifférente 
facilité  sur  toutes  choses;  mais  il  n'avait  point  cette  véri- 
table étendue  de  génie  qui,  saisissant  les  objets  avec  leurs 
rapports,  les  embrasse  tout  entiers  et  réunis,  et  c'est  ainsi 
qu'il  avait  des  connaissances  presque  universelles ,  sans 
qu'on  pût  dire  qu'il  eût  l'esprit  vaste,  contrariété  assez  or- 
dinaire. Mais  il  rachetait  ces  défauts  par  les  qualités  qui 
donnent  le  succès  ;  il  était  enjoué,  plaisant,  laborieux  ;  d'une 
conversation  légère  et  agréable,  di'une  répartie  vive,  quoi- 
qu'il parlât  sans  feu  et  sans  énergie  ;  enfin,  à  cette  sagesse 
spécieuse  qui  plaît  aux  esprits  modérés,  il  joignait  ces 
agréments  variés  qui  usurpent  si  souvent  la  place  des  ta- 
lents solides,  et  leur  enlèvent  la  faveur  du  monde  et  les 
récompenses  des  princes.] 

»57.  —  THÉOPHILE,  OU  L* EspHl  pvofond. 

Théophile  a  été  touché,  dès  sa  jeunesse,  de  cette  grande 
et  louable  curiosité  de  connaître  le  genre  humain  et  le  dif- 
férent caractère  des  nations  '  ;  mais ,  en  remplissant  cet 
objet,  il  n'a  pas  négligé  les  hommes  avec  qui  il  devait 
passer  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  car  il  ne  ressemble 
point  à  ceux  qui  entreprennent  de  longs  voyages,  pour  voir, 
disent-ils,  d'autres  mœurs,  et  qui  n'ont  jamais  démêlé  celles 
de  leur  propre  pays.  Poussé  par  ce  puissant  instinct,  et 

*  C'est  le  cas  de  rappeler  que  Vauvenargues  avait  un  grand  goût  pour  les 
voyages  (voir  les  Leltres  à  Saint- V incens ^  entr'autres  la  9*j.  —  G. 


SUR  QUELQUES  CAIIACTÈUES.  333 

peut-être  aussi  par  l'erreur  de  quelque  ambition  plus  se- 
crète, il  a  consumé  ses  beaux  jours  dans  l'étude  et  dans  les 
voyages,  et  sa  vie,  toujours  laborieuse,  a  toujours  été  agi- 
tée. Né  avec  une  pénétration  singulière,  profond  et  adroit, 
il  ne  parle  point  sans  dessein,  et  il  n'a  pas  de  l'esprit  pour 
ennuyer;  son  esprit  perçant  et  actif  a  tourné  de  bonne 
heure  son  application  du  côté  des  grandes  affaires  et  de 
l'éloquence  solide  ;  il  est  simple  dans  ses  paroles,  mais 
hardi  et  fort  ;  il  parle  quelquefois  avec  une  liberté  qui  ne 
peut  lui  nuire,  et  qui  écarte  la  défiance  de  l'esprit  d'autrui. 
La  nature  a  mis  dans  son  cœur  ce  désir  de  s'insinuer  et 
de  descendre  dans  le  cœur  des  hommes,  qui  inspire  et  en- 
seigne les  séductions  les  plus  secrètes  de  l'éloquence  ;  il 
paraît  d'ailleurs  comme  un  homme  qui  ne  cherche  point  à 
pénétrer  les  autres,  mais  qui  suit  la  vivacité  de  son  hu- 
meur. Quand  il  veut  faire  parler  un  homme  froid,  il  le 
contredit  vivement  pour  l'animer,  il  l'engage  insensible- 
ment à  des  discours  où  il  est  obligé  de  se  découvrir,  et,  si 
celui-ci  dissimule,  sa  dissimulation  et  son  silence  parlent  à 
Théophile,  car  il  sait  les  choses  que  l'on  cache,  et  il  pro- 
fite presque  également  de  la  confiance  et  de  la  dissimula- 
tion, de  l'indiscrétion  et  du  silence,  tant  il  est  difficile  de 
lui  échapper.  Il  tourne,  il  manie  un  esprit,  il  le  feuillette, 
si  j'ose  ainsi  dire,  comme  on  parcourt  un  livre  qu'on  a  dans 
ses  mains,  et  qu'on  ouvre  à  l'endroit  qu'il  plaît'  ;  et  cela 
d'un  air  si  naïf,  si  peu  préparé,  si  rapide,  que  ceux  qu'il 
a  surpris  par  ses  paroles  se  flattent  eux-mêmes  de  lire  dans 
ses  plus  secrètes  pensées.  Comme  il  ne  perd  jamais  de  temps 
en  vains  discours,  et  ne  fait  ni  fausses  démarches,  ni  pré- 
parations inutiles,  il  a  l'art  d'abréger  les  affaires  les  plus 
contentieuses,  les  négociations  les  plus  difficiles,  et  son 
génie  flexible  se  prête  à  toute  sorte  de  caractères,  sans 
quitter  le  sien;  il  est  l'ami  tendre,  le  père,  le  conseil  et  le 
confident  de  ceux  qui  l'entourent;   on  trouve  en  lui  un 

<   Var.  :  u  Comme  on  discute  un  livre  qu'on  a  sous  les  yeux,  et  qu'on  ouvre 
«  à  divers  endroits.  » 


334  ESSAI 

homme  simple,  sans  ostentation,  familier,  populaire  ;  quand 
on  a  pu  le  voir  une  heure,  on  croit  le  connaître  ;  mais  son 
caractère  est  de  démêler  les  autres  hommes,  et  de  n'en  être 
pas  démêlé'.  Théophile  est  la  preuve  que  l'habileté  n'est 
pas  uniquement  un  art,  comme  les  hommes  faux  se  le  figu- 
rent; une  forte  imagination,  un  grand  sens,  une  âme  élo- 
quente, subjuguent  sans  efforts  et  sans  finesse  les  esprits 
les  plus  gardés,  les  plus  défiants,  et  la  supériorité  d'esprit 
nous  cache  bien  plus  sûrement  que  le  mensonge  et  la  dis- 
simulation, toujours  inutiles  au  fourbe  contre  la  prudence  '\ 

38.  —  [eurymaque  ,  ou  LE  Fourbe.] 

[Eurymaque  ne  reconnaît  pour  vice  que  l'imprudence,  et 
pour  vertu  que  l'habileté,  et  ce  qu'il  entend  par  habileté, 
c'est  la  fourberie.  Il  s'est  exercé  de  bonne  heure  à  feindre 
et  à  tromper,  et  n'a  jamais  fait  obéir  ses  passions  qu'à  la 
loi  de  son  intérêt.  Ni  la  haine,  ni  l'amitié,  ni  la  reconnais- 
sance, ni  la  vengeance,  n'ont  pu  le  détourner  un  moment 
de  cette  unique  fin;  il  trahit  son  bienfaiteur,  en  même  temps 
qu'il  caresse  son  ennemi,  et  il  sert  sans  aimer,  comme  il  nuit 
sans  haïr.  Il  cache  ses  noirs  desseins  sous  une  politesse 
étudiée  ;  il  est  délié,  souple  et  secret.  Insolent  avec  ceux  qui 
fléchissent,  bas  avec  ceux  qu'il  peut  craindre;  complaisant 
pour  le  succès,  et  impitoyable  pour  l'infortune,  il  n'aspire 
qu'à  profiter  également  du  bien  ou  du  malheur  de  tous, 
qu'à  se  prévaloir  de  leurs  fautes,  qu'à  les  engager  dans  ses 
*  pièges,  qu'à  les  perdre  par  les  fausses  promesses,  par  la  flat- 
terie, par  les  dons  intéressés,  par  le  mensonge,  par  la  ca- 
lomnie, et,  enfin,  par  la  violence  ouverte,  quand  les  détours 
seraient  inutiles.  Si  content  qu'il  soit  de  lui-même,  et  quoi 
qu'il  puisse  présumer  de  son  mérite,  je  dirai  à  Eurymaque 

*  Var.  :  «  Tous  ceux  qui  l'entendent  parler  se  confient  aussitôt  à  lui,  parce 
(!  qu'ils  se  flattent  d'abord  de  le  connaître;  sa  simplicité  leur  impose,  son 
«  esprit  profond  ne  peut  être  ainsi  mesuré.  La  force  et  la  droiture  de  son 
«  jugement  lui  suffisent  pour  pénétrer  les  autres  hommes,  mais  il  échappe  à 
u  leur  curiosité,  sans  artifice,  par  la  seule  étendue  de  son  génie.  » 

-  Voir,  sur  ce  portrait,  noue  Eh(jc  sur  Vanvcnnr(jues.  —  G. 


SIR  QUELOIKS  CAUACTÈUKS.        335 

que  le  fourbe  a  ordinairement  peu  d'esprit;  il  est  rempli  de 
petites  finesses  inutiles  ou  pernicieuses;  il  veut  perdre  celui 
dont  il  a  besoin,  et,  s'il  est  découvert,  il  est  perdu  lui- 
même;  il  ment,  lorsqu'il  lui  serait  plus  avantageux  d'être 
sincère;  il  fait  un  ridicule  emploi  de  toutes  ses  ruses  pour 
pénétrer  un  homme  qui  n'a  nul  dessein  de  se  cacher,  et,  si 
celui-ci  dédaigne  de  remarquer  ses  petites  manœuvres,  il 
a  la  grossière  vanité  de  l'en  faire  lui-même  apercevoir,  puis, 
il  se  glorifie  de  sa  frivole  et  infructueuse  habileté,  qui  n'a 
trompé  que  lui.  11  blanchit  ainsi  dans  l'art  misérable  de 
tromper,  dominé  et  rampant,  sans  avancer  d'un  pas  sa  for- 
tune; la  faiblesse  effective  de  son  caractère  le  réduit  à 
craindre  le  courage  de  ceux  dont  il  a  méprisé  la  probité,  et 
la  prospérité  inespérée  de  ses  concurrents  lui  enseigne  enfin, 
à  sa  ruine,  combien  la  droiture  naturelle  d'une  âme  élevée, 
lorsqu'elle  est  soutenue  de  quelque  vigueur,  est  plus  re- 
doutable que  les  sourds  artifices  et  la  basse  industrie  d'un 
malhonnête  homme.] 

39.  —  TURNUS,  ou  LE  Chef  de  parti. 

Turnus  est  le  médiateur  des  esprits  contraires ,  et,  en 
quelque  sorte,  le  centre  de  ceux  qui,  par  le  caractère  de 
leurs  sentiments  ou  par  l'opposition  de  leur  fortune,  ont 
besoin  d'un  miUeu  qui  les  rapproche  et  qui  les  concilie. 
Deux  hommes  qui  ne  se  comprennent  point,  ou  qui  se 
haïssent  et  s'envient,  trouvent  tous  les  deux  auprès  de  lui  la 
justice  qu'ils  se  refusent,  l'estime  qu'ils  se  doivent,  et,  les 
prenant  au  point  qui  les  réunit,  Turnus  s'empare  égale- 
ment d'eux,  et  les  fait  concourir  à  une  même  fin.  Sans 
quitter  son  caractère,  il  entre  naturellement  dans  le  secret 
des  cœurs  ;  il  se  prête  aisément  à  tous,  et  sait  supporter  les 
défauts  de  ceux  qui  lui  sont  attachés.  La  sincérité,  la  bonne 
foi  paraissent  inspirer  tous  ses  discours;  il  sait  attendre, 
dissimuler,  souffrir,  entreprendre,  oser,  conseiller,  parler  et 
se  taire;  il  mûrit  longuement  un  dessein,  ou  se  détermine 
sur-le-champ,  quand  il  le  faut;  les  événements  ne  le  sur- 


336  ESSAI 

prennent  point;  il  les  prévoit  ou  il  les  répare;  il  ne  se  dé- 
courage ni  de  ses  mauvais  succès,  ni  de  ses  fautes,  ni  des 
fautes  de  ses  amis,  qu'il  n'abandonne  ou  ne  désavoue  ja- 
mais; enfin,  il  est  aussi  patient  contre  l'obstacle,  qu'il  est 
décidé  dans  l'exécution.  11  estime  les  hommes,  non  pas  selon 
leur  fortune,  mais  selon  leur  courage  et  la  force  de  leur 
caractère;  il  préfère  les  sages  à  ceux  qui  n'ont  que  de  l'es- 
prit, et  les  jeunes  gens  ambitieux  aux  vieillards  qui  n'ont 
que  de  la  sagesse,  parce  que  la  jeunesse  est  plus  agissante, 
plus  hardie  dans  ses  espérances,  plus  généreuse  dans  sa 
conduite,  et  plus  sincère  dans  ses  affections.  Quiconque  a 
de  la  résolution,  et  l'audace  de  bien  faire,  peut  se  jeter  avec 
confiance  entre  ses  bras;  il  sert  ses  amis  dans  leurs  peines, 
dans  leurs  disgrâces,  et  dans  leurs  plaisirs  ;  il  entre  dans 
l'intérêt  de  leurs  affaires;  son  esprit,  fécond  en  ressources, 
leur  ouvre  des  voies  faciles  pour  aller  à  leurs  fins,  et  il  en- 
gage tous  ses  amis  à  se  servir  les  uns  les  autres,  comme  il 
les  sert  lui-même.  Ceux  qui  sont  pauvres  ou  dérangés  tirent 
des  secours  de  ceux  qui  sont  riches,  et  leur  rendent  d'au- 
tres offices  par  retour.  Ainsi,  sans  orgueil  et  sans  faste, 
Turnus  est  adoré  d'un  grand  parti,  avant  que  ceux  qui  le 
composent  sachent  même  que  c'est  un  parti;  aucun  n'a  son 
secret,  mais  il  est  sûr  de  tous,  et,  lorsqu'il  sera  temps  d'agir, 
il  n'aura  qu'à  se  mettre  à  leur  tête,  et  ils  le  suivront  avec 
joie;  nul  ne  manquera  à  son  chef,  à  son  bienfaiteur,  à  son 
ami.  La  réputation  de  son  mérite  et  ses  insinuations  lui 
ont  concilié  un  très-grand  nombre  de  ces  hommes  sages, 
qui  ont  toujours  de  l'autorité  dans  le  public,  quoiqu'ils 
n'occupent  pas  les  premières  places.  Si  les  ennemis  de  Tur- 
nus répandent  qu'il  trame  quelque  dessein  contre  la  répu- 
blique, ses  amis  se  rendent  garants  de  son  innocence,  solli- 
citent pour  lui  quand  il  est  accusé,  et  détournent  centre  ses 
délateurs  l'indignation  publique.  Il  parvient  peu  à  peu  à  un 
tel  degré  d'autorité,  qu'il  peut,  sans  imprudence,  faire  con- 
fidence de  ses  desseins;  celui  qui  songerait  à  le  trahir  ne 
trouverait  point  de  créance  dans  le  peuple;  mais  nul  n'y 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  337 

songe,  car  tous  ont  intérêt  à  sa  fortune.  Persuadé  qu'on  ne 
trompe  que  rarement  les  hommes  sur  leurs  intérêts,  sa  po- 
litique est  à  ne  jamais  faire  de  dupes,  et  il  emploie  tout 
son  esprit  et  toutes  ses  démarches  à  faire  en  sorte  que  ses 
créatures  n'aient  jamais  avec  lui  qu'une  même  vue  et  qu'un 
même  sort  Connue  il  a  compris  de  bonne  heure  qu'on  ne 
pouvait  rien  entreprendre  d'extraordinaire  sans  faire  la 
guerre,  il  a  joint  à  tant  d'autres  qualités  une  connaissance 
profonde  de  ce  dur  métier,  et  s'est  fait  dans  l'armée  la  ré- 
putation d'un  homme  intrépide,  mais  calme,  modeste,  et 
aussi  sévère  à  soi-même  qu'indulgent  aux  autres'.  Quoiqu'il 
soit  savant,  éloquent,  courageux,  et  d'un  beau  nom,  on 
ne  fait  attention  à  aucune  de  ces  choses,  lorsqu'on  est  avec 
lui;  on  n'est  point  occupé  de  sa  personne,  ni  de  son  lan- 
gage, ni  de  son  savoir,  mais  des  choses  même  dont  il  parle; 
il  atteint  naturellement  et  sans  effort  à  l'esprit  et  aux  sen- 
timents des  autres  hommes;  ses  paroles  fortes  et  ingénues 
surprennent  et  enlèvent  le  cœur  de  ceux  que  l'autorité  de 
ses  emplois  a  déjà  attachés  à  sa  fortune  '  ;  il  les  gagne  d'au- 
tant mieux  qu'il  sait  écouter  ce  qu'on  lui  dit,  comprendre 
ce  qu'on  ne  peut  dire,  et  deviner  les  talents  les  plus  cachés. 
S'il  rencontre,  à  l'armée  ou  en  voyage,  un  homme  qui  peut 
paraître  de  peu  de  poids,  et  dont  tout  autre  que  lui  ne  s'oc- 
cuperait point,  Turnus  pénètre  d'un  coup  d'oeil  son  carac- 
tère, ses  qualités,  ses  défauts,  l'emploi  qu'on  en  peut  faire, 
et  il  inspire  aussitôt  à  cet  inconnu  une  confiance  qu'il  n'a 
jamais  eue  pour  personnel  S'il  s'arrête  un  seul  jour  dans 
une  ville,  il  s'y  fait,  dans  ce  peu  de  temps,  des  admirateurs 

'  Var.  :  «  II  s'est  fait  d'ailleurs  à  la  guerre  une  haute  réputation  qui  orne  ses 
«  autres  vertus;  car  il  a  compris  de  bonne  heure  que  ceux  qui  commandaient 
«  avec  succès  dans  les  années,  éclipsaient  aisément  les  politiques,  et  faisaient 
«  tomber  leur  crédit  ;  et  do  plus  il  n'ignore  pas  que  l'on  ne  peut  rien  entreprendre 
«  d'extraordinairosans  faire  la  guerre.  Mais,  malgré  le  nom  qu'il  s'y  esi  fait,  les 
«  plus  vils  citoyens  sont  moins  modestes  et  moins  populaires,  et  l'on  ne  rencontre 
i<  que  lui  sur  le  forum,  sous  les  portiques,  et  dans  les  plus  humbles  maisons.  » 

^  Var.  :  «  Son  humanité,  ses  services  et  son  éloquence  ingénue  lui  assujet- 
ti tissent  les  cœurs.  » 

"'  Rapprochez  des  :iy  et  37^  Caractères  [L'espril  de  ittanPije  et  Théo- 
phile]. —  G. 

22 


338  ESSAI 

et  des  partisans  passionnés;  quelcp.ies-unsabandoinient  leur 
province,  dans  la  seule  espérance  de  le  retrouver,  d'en  être 
protégés  dans  la  capitale,  et  ils  ne  sont  pas  trompés  dans 
leur  attente;  Turnus  les  reçoit  parmi  ses  amis,  et  il  leur 
tient  lieu  de  patrie.  11  ne  ressemble  point  à  ces  hommes 
qui,  capables  de  quelques  mouvements  de  générosité,  et  in- 
dusti'ieux,  par  vanité,  à  se  faire  des  créatures,  les  perdent 
par  paresse  ou  par  inconstance;  qui,  promettant  toujours 
plus  qu'ils  ne  tiennent,  se  font  de  secrets  ennemis  de  ceux 
qui  se  sont  trop  flattés,  offensent  sans  retour  ceux  qu'ils 
n'ont  servis  qu  à  demi,  et,  croyant  abuser  tous  les  hommes, 
n'abusent  qu'eux-mêmes;  Turnus  ne  se  dégoûte  point  des 
gens  de  mérite  qu'il  a  séduits  par  ses  adresses,  et,  comme 
il  ne  lecherche  point  les  hommes  sans  dessein,  il  ne  les  né- 
glige jamais  par  légèreté.  Une  âme  si  belle  trouve  un  charme 
secret  à  satisfaire  son  génie  bienfaisant  et  accessible  ;  Turnus 
est  bon  et  humain;  son  esprit  flexible  sait  prendre  des 
foi-mes  trompeuses,  mais  il  est  droit  et  sincère;  il  est  moins 
touché  de  l'éclat  de  sa  fortune  que  du  juste  ascendant  que 
la  nature  donne  aux  grandes  âmes  sur  les  cœurs,  et  il  épure 
par  la  hauteur  de  ses  sentiments  la  forte  ambition  dont  il 
est  épris  '.  Si  cependant  la  fortune,  qui  peut  tout  contre  la 
prudence,  fait  qu'il  est  prévenu  dans  ses  desseins,  il  avoue 
la  plupart  des  faits  qu'on  lui  impute,  et  les  justifie  par  les 
lois,  ou  par  la  force  de  son  éloquence;  sas  juges  sont  éton- 
nés de  sa  sécurité,  et  attendris  par  ses  discours;  la  cabale 
qui  le  poursuit,  et  qui  veut  sa  perte,  n'ose  le  laisser  re- 
paraître, ni  l'interroger  en  public.  Quoiqu'il  soit  convaincu 
d'avoir  attenté  contre  la  liberté,  on  est  obligé  de  le  faire 
mourir  secrètement,  et  le  peuple,  qui  l'adorait,  demeure 
persuadé  de  son  innocence  '. 

'  ]'i//'.  ;  •<  Turnus  ne  cultive  les  hommes  que  pour  satisfaire  son  génie  bien- 
«'  faisant  et  accessible,  pour  les  dominer  par  l'esprit,  pour  les  surpasser  en 
"  vertu,  pourjouir  de  cet  ascendant  que  la  nature  donne  à  la  bonté  sur  les  cœurs. 
<■  Il  est  amoureux  de  l'empire  que  l'on  peut  acciuérir  par  la  raison  et  par  les 
'•  séductions  de  l'éloquence;  ses  paroles  sont  plus  aimables  que  ses  bienfaits 
«  même,  et  sa  haute  naissance  moins  considérée  (|ue  ses  qualités  personnelles.  >- 

-  Il  est   remarquablf^  que  ce  morceau,  celui  de  I.entulu»  qui    piécède,  et 


SLH  QUELQUES  CAUACÏÈRES.  '      339 

/|0.  —  [nERMAs,  OU  L\  Sottc  ambitioH.] 

[Hermas,  peu  considéré  dans  sa  province  où  la  vertu  est 
traversée  par  l'envie,  et,  d'ailleurs,  ne  trouve  guère  d'em- 
ploi, est  venu  demander  justice  à  Paris,  la  patrie  commune 
des  talents.  Sa  secrète  ambition  était  de  se  produire  dans 
le  monde,  et  dans  ce  qu'on  appelle  bonne  compagnie;  il  n'a 
rien  négligé  dans  ce  dessein,  et,  s'il  connaissait  un  hoipme 
de  qualité  pour  l'avoir  rencontré  à  l'armée  ou  en  voyage,  il 
le  priait  à  souper  avec  un  cortège  d'amis,  et  allait  régu- 
lièrement se  faire  refuser  à  sa  porte  deux  fois  par  semaine. 
Hermas  voulait  aussi  qu'on  lui  crût  de  l'esprit,  et  faisait 
des  avances  aux  gens  de  lettres;  il  les  abordait  au  spec- 
tacle, et  entrait  en  conversation  avec  eux,  sans  les  con- 
naître; il  faisait,  d'ailleurs,  des  romans  copiés  de  l'abbé  Pré- 
vost, et,  dès  qu'il  paraissait  un  nouveau  poème  dans  le 
monde,  on  avait  aussitôt  d'Hermas  une  longue  critique  en 
prose,  qu'on  vendait  au  bout  du  Pont-Neuf  ou  à  la  porte  du 
Palais-Royal.  Hermas  jouait  aussi  un  jeu  considérable,  sa- 
chant que,  de  tout  temps,  le  jeu  a  donné  une  entrée  gra- 
cieuse dans  le  monde;  mais  il  était  si  malheureux  qu'il 
perdait  son  argent  en  mauvaise  compagnie,  sans  que  per- 

ccux  (1c  Cléon  ot  de  Clodius  (|ui  suivent,  commonccnt,  comme  tous  les  au- 
tres, par  la  description  morale,  mais  finissent  par  le  roman.  Presque  toujours, 
quand  il  traite  des  affections  ambitieuses,  Vauvenargues  emploie  ce  procédé,  qui 
donne  à  penser,  non-seulement  sur  la  part  d'imagination  qu'il  mêlait  à  l'ob- 
servation dos  cai-actères,  mais  aussi  sur  les  sourdes  aspirations  et  les  secrètes 
blessures  de  son  cnnur.  Toui-menfé  lui-môme,  pendant  toute  sa  vie,  d'une 
ambition  ([uc  le  temps  et  les  occasions  ont  trompée,  et  (pii  souvent,  d'ailleurs, 
allait  au-delà  du  possible,  il  aime  à  parler  de  cette  passion  malheureuse  et 
toujours  comprimée,  comme  on  aime  h  parler  des  affections  déçues;  il  se  con- 
sole de  la  réalité  par  la  fiction  ;  il  idéalise  ses  espérances,  ou  plutôt,  ses  re- 
grets dans  de  grandes  scénos  ir'aginaires,  où,  au  milieu  de  traits  évidemment 
impersonnels  et  grossis  à  dessein,  son  propre  personnage  se  retrouve  encore. 
Qu'on  rapproche  de  ces  Caractères  plusieurs  tléflexions  que  nous  avons  dé- 
signées à  leur  place,  et  quelques  D'ia\o(jues,  entr'autrcs  celui  de  lirutiis  et  le 
jeune  lioinain;  tous  ces  morceaux  se  tiennent,  répondent  h  une  môme  pensée, 
et  trahissent  dans  Vauvenargues  une  agitation  intérieure,  que,  conmie  (Uenn 
il  a  dissimulée  au-dehors,  et  (pii,  jus(|u'à  présent,  n'avait  pas  été  soupçon- 
née. Vauvenargues  est  d'autant  mieux  reconnaissable  peut-être,  qu'il  se  croit 
mieux  déguisé  sous  le  costume  i-omain,i;t  ne  >'inqui{'te  plus  du  lecteui,  (]u'il 
rioit  avoir  >Mllisamni<Mit  déiouté.  —  (i. 


340  ESSAI 

sonne  lui  en  sût  gré.  Bien  des  gens  acceptaient  ses  soupers, 
dont  aucun  ne  voulait  se  charger  de  le  présenter;  il  atten- 
dait toujours  du  temps  ce  qu'on  refusait  à  son  mérite;  mais, 
tandis  qu'il  attendait,  la  pauvreté  et  la  vieillesse  s'étant 
inopinément  offertes  à  lui,  son  cœur  s'est  serré  de  douleur, 
et,  voyant  que  les  mêmes  hommes  auxquels  il  avait  tout 
sacrifié  ne  faisaient  aucune  attention  à  sa  ruine,  il  s'est  re- 
tiré à  la  campagne,  sous  un  toit  détruit,  d'où  il  n'aurait 
jamais  dû  sortir;  il  y  vit  dans  l'obscurité  et  dans  la  misère, 
aussi  oublié  parmi  les  hommes  que  s'il  n'avait  jamais  tenté 
de  se  pousser  auprès  d'eux.] 

/11.  —  CLÉON,  ou  LA  Folle  ambition. 

Cléon,  dévoré  d'ambition,  et  plus  passionné  que  pru- 
dent, a  passé  sa  jeunesse  dans  l'obscurité,  entre  la  vertu  et 
le  crime.  Vivement  occupé  de  sa  fortune  avant  de  se  con- 
naître, et  plein  de  projets  chimériques  dès  l'enfance,  il  se 
repaissait  de  ces  songes  dans  un  âge  mûr;  son  naturel  ar- 
dent et  mélancolique  ne  lui  permettait  pas  de  se  distraire 
de  cette  sérieuse  folie.  Il  comprenait  à  peine  que  les  autres 
hommes  pussent  être  touchés  par  d'autres  biens;  et,  s'il 
voyait  des  gens  qui  allaient  à  la  campagne  dans  l'automne 
pour  jouir  des  présents  de  la  nature,  il  ne  leur  enviait  ni 
leur  gaîté,  ni  leur  bonne  chère,  ni  leur  liberté,  ni  leurs  plai-' 
sirs.  Pour  lui,  il  ne  se  promenait  point,  il  ne  chassait  point, 
il  ne  faisait  nulle  attention  au  changement  des  saisons,  et 
le  printemps  n'avait  à  ses  yeux  aucune  grâce.  S'il  allait 
quelquefois  à  la  campagne,  c'était  pendant  la  plus  grande 
rigueur  de  l'hiver,  afin  d'être  seul,  et  de  méditer  plus  pro- 
fondément quelque  chimère.  Il  était  triste,  inquiet,  rêveur, 
extrême  dans  ses  espérances  et  dans  ses  craintes,  immo- 
déré dans  ses  chagrins  et  dans  ses  joies;  peu  de  chose 
abattait  son  esprit  violent,  et  les  moindres  succès  le  rele- 
vaient. Si  quelque  lueur  de  fortune  le  flattait  de  loin,  alors 
il  devenait  plus  solitaire,  plus  distrait  et  plus  taciturne  ;  il 
ne  dormait  plus,  il  ne  mangeait  point;  la  joie  consumait 


SUR  QUEl.QUi-S  CARACTÈRES.  34i 

ses  entrailles,  comme  un  feu  ardent  qu'il  portait  au  fond 
de  lui-même.  11  avait  cette  fierté  tendre  d'une  âme  timide, 
qui  ne  veut  avouer  ni  sa  défaite,  ni  ses  espérances,  ni  la 
vanité  de  ses  vœux;  qui  dissimule  dans  un  long  silence  les 
injures  et  les  faveurs  de  la  fortune,  trop  faible  également 
pour  vaincre  et  pour  produire  les  agitations  de  son  cœur, 
et  les  témérités  de  son  courage'.  A  cette  ambition  effrénée 
il  joignait  quelque  humanité  et  quelque  bonté  naturelle. 
Ayant  rencontré  à  Venise  un  Français^  autrefois  très-riche, 
alors  misérable  et  proscrit,  le  cœur  de  Cléon  fut  ému  ;  et, 
comme  il  venait  de  gagner  deux  cents  ducats  à  un  séna- 
teur, il  dit  en  lui-même  :  //  n'y  a  qu'une  heure  que  je  n'avais 
pas  besoin  de  cet  argent,  et  il  le  donna  aussitôt  à  ce  réfugié, 
avec  des  paroles  plus  touchantes  que  le  bienfait  lui-même. 
Celui-ci,  pénétré  d'un  procédé  si  généreux,  ne  pouvait  re- 
tenir quelques  larmes,  et  il  racontait  sans  déguisement  à 
son  bienfaiteur  les  fautes  etleserreurs  de  sa  jeunesse  ;  mais 
Cléon,  qui  écoutait  en  silence,  comme  quelqu'un  qui  cher- 
che une  ressource  à  une  fortune  si  déplorable,  s'écrie  tout 
à  coup,  d'un  air  inspiré  :  a  Auriez- vous  le  courage  de  tuer 
((  un  homme,  dont  la  mort  importe  à  l'État  et  pourrait  finir 
((  vos  misères?»  L'étranger  pâlit,  et  Cléon,  qui  observait 
alors  son  visage  :  «  Je  vois  bien,  mon  ami,  que  la  seule 
((  pensée  du  crime  vous  effraie;  je  vous  estime  plus  de 
((  cette  délicatesse  dans  une  si  grande  adversité,  que  je 
((  n'estime  toutes  les  vertus  d'un  homme  heureux.  Vous 
((  êtes  humain  dans  la  pauvreté,  et  vous  préférez  l'inno- 
(I  cence  à  la  fortune '';  allez,  vous  n'êtes  pas  si  malheureux 
((  qu'on  peut  le  croire.  »  En  achevant  ces  mots,  il  le  quitta 
brusquement,  et  partit  de  Venise,  sans  l'avoir  revu,  laissant 

•  Add.  :  «  Ainsi,  les  soucis  et  les  espérances  le  tenaient  également  aliéné; 
«  sa  cruelle  et  triste  ambition  dévorait  la  fleur  de  ses  jours;  et,  dans  sa  plus 
«  grande  jeunesse,  si  quelqu'un,  trompé  par  son  âge,  essayait  de  le  divertir 
«  et  d'ouvrir  son  âme  à  la  joie,  il  sentait  aussitôt  en  lui  je  ne  sais  quelle 
*  humeur  chagrine  et  hautaine,  qui  inspirait  de  la  retenue,  et  qui  repoussait 
M  le  plaisir.  » 

-   Vur.  :  «  Un  Suédois.  » 

5  Add.  :  «  Puissiez-vous  flécliir  sa  rie  leurl  » 


312  KSSAI 

cet  étranger  dans  une  grande  incertitude  de  ses  sentiments, 
qui  n'étaient  pas  même  connus  de  ses  plus  intimes  amis  '; 
car  la  médiocrité  desafortunel'ayant  obligé  de  cacher  l'éten- 
due de  son  ambition  et  la  violence  de  ses  désirs,  son  sérieux 
ardent  et  austère  passait  pour  sagesse,  son  inquiétude  pour 
curiosité,  et  sa  rêverie  opiniâtre  pour  indifférence,  tant  les 
hommes  sont  peu  capables  de  se  concevoir  les  uns  les  au- 
tres M  Tels  étaient  l'esprit  et  les  sentiments  de  Cléon.  On 
raconte  qu'étant  attaqué  dans  la  force  de  son  âge  d'une 
maladie  de  langueur,  et  sentant  la  mort  approcher,  il  se 
repentit  de  n'avoir  point  assez  aimé  la  vertu,  qui  l'aurait  con- 
solé de  ses  disgrâces,  et  l'aurait  rendu  supérieur  à  sa  for- 
tune ;  il  avoua  que  l'ambition  avait  fait  de  lui,  non-seulement 
le  plus  malheureux,  mais  le  plus  insensé  de  tous  les  hom- 
mes ;  qu'il  ne  regrettait  point  l'autorité  et  les  richesses  que 
l'aveugle  fortune  dispense  au  hasard,  qui  coûtent  des  soins, 
des  soucis  et  des  remords;  mais  qu'il  regrettait  la  bonté, 
la  sincérité,  la  sagesse,  qu'il  pouvait  cultiver  sans  peine 
dans  la  pauvreté,  et  qui  l'auraient  suivi  jusqu'au  tombeau. 

/i2.  —  cLODius,  ou  LE  Sédîtieux. 

Clodius  assemble  chez  lui  une  troupe  de  libertins  et  de 
jeunes  gens  accablés  de  dettes.  Le  sénat  a  fait  une  loi  pour 
réprimer  le  luxe  de  ces  jeunes  gens  et  l'énormité  des  em- 
prunts. Clodius  leur  dit  :  a  Mes  amis,  le  sénat  étend  chaque 
«  jour  sa  tyrannie;  pendant  qu'on  vous  impose  un  gouver- 
((  nement  si  dur  et  si  austère,  vous  flatteriez-vous  d'être 
«  libres  ?  Marins  a  rempli  Rome  de  carnage  ;  mais,  au  moins, 
a  la  liberté  régnait  dans  son  parti  ;  Sylla  réprima  la  licence 
{(  du  bas  peuple  ;  mais  il  mit  les  emplois  dans  les  mains  les 
»  plus  dignes,  et  il  affranchit  ses  amis  du  joug  des  lois. 

'  Var.  :  «  Ses  amis  ne  pénétraient  point  le  profond  secret  de  son  cœur.  » 
*  Dans  une  autre  version  de  ce  Caractère,  Vauvenargues  ajoute  ici,  au  por- 
trait de  Cléon,  toutes  les  qualités  d'esprit  qu'il  a  mises  ensuite  sous  le  nom 
d'Egée  (voir  plus  loin)  ;  or,  si  dans  la  pensée  première  de  Vauvenargues,  Egée 
et  Cléon  n'étaient  qu'un  seul  et  même  personnage,  et  si,  comme  on  n'en  peut 
douter  d'ailleurs,  Egée  n'est  autre  que  Vauvenargues  lui-même,  la  conclusion 
est  facile  à  tirer.  —  G. 


((  Aujourd'hiii,  Caton  et  Cicéroii  croient  rétablir  la  liberté 
('  en  rétablissant  les  mêmes  lois  qui  la  détruisent;  ou 
<^  plutôt,  ils  veulent  régner  à  leur  tour  au  nom  de  ces  lois, 
((  et  mettre  dans  la  servitude  les  hommes  courageux  qu'ils 
((  appréhendent.  On  défend  aux  uns  les  plaisirs,  on  ferme 
((  aux  autres  les  chemins  de  la  fortune;  on  ôte  à  tous  l'es- 
«  pérance  de  la  gloire,  on  étouffe  enfin  toute  vigueur  et 
«  tout  courage  sous  des  chaînes  pesantes';  et  cette  servi- 
«^  tude  de  chaque  particulier,  on  ose  la  nonuner  liberté 
<'  publique!  Mes  amis,  vous  ne  voulez  pas  que  des  hommes 
u  soient  vos  maîtres;  et  qu'importe  d'être  l'esclave  des 
M  hommes  ou  des  lois,  quand  les  lois  sont  plus  tyranni- 
u  ques  que  ceux  qui  les  violent?  Kst-ce  à  nous  à  subir  le 
K  joug  de  quelques  \ieillards  languissants?  Croyez-vous 
u  que  la  nature  fasse  les  faibles  pour  l'autorité,  et  les  forts 
((  pour  l'obéissance?  Les  faibles  ne  sont  point  à  plaindre 
«  dans  la  dépendance  ;  mais  les  forts  ne  la  peuvent  subir 
u  sans  une  insupportable  violence.  Donnons  à  ce  peuple 
((  quelque  exemple  qui  le  réveille;  donnons-lui,  à  notre 
((  tour,  des  lois  douces,  déposées  dans  des  mains  fermes. 
u  i\e  craignez  pas  de  le  remuer  jusqu'au  fond,  et  n'allez 
K  pas  penser  que  le  bonheur  des  nations  dépende  de  leur 
((  repos  :  les  hommes  ne  haïssent  point  d'êti'e  agités,  et 
V  l'action  leur  est  aussi  bonne  que  nécessaire.  Le  repos  n'est 
('  que  la  langueur  des  corps  politiques;  les  ambitieux,  qui 
u  donnent  le  mouvement  à  ces  corps,  sont  au  genre  humain 
v<  ce  qu'est  à  chacun  de  nous  la  chaleur  d  u  sang,  qui  distribue 
«  et  retient  la  vie  dans  nos  membres'.  Il  n'y  a  pas  d'état 
u  qui  dure  sous  des  maîtres  sans  action  et  sans  vigueur.  » 
Ainsi  s'explique  Clodius  avec  ses  amis.  Quand  il  est  avec 
des  personnes  qui  l'obligent  à  plus  de  retenue,  il  leur  dit 

'  Var.  :  i  On  !>"t'frorc.e  d'anéantir  le  courage  et  l'esprit  de  tou?s.  en  tenant 
■<  sous  des  lois  étroites  leur  génie  captif.  » 

^  Vur.  :  "  Les  ambitieux  sont  l'àme  des  corps  politiques.  ■>  —  .l(/(/.  ;  «  f  L'ac- 
•  tivité  ne  se  trouve  point  dans  les  caractères  modér<';s;  le  courage  pour  en- 
<<  treprendre  n'est  pas  naturel  aux  esprits  duiiv  ;  en  un  mot,  il  n'appartie.jl 
w  ((uaux  uiubiti(Mi\  de  coiiunander.  ■  ] 


MA  ESSAI 

qu'on  fait  bien  de  réprimer  le  vice,  mais  qu'il  faut  avoir 
attention  que  le  remède  qu'on  y  apporte  ne  soit  pas  lui- 
nême  un  plus  grand  mal.  «  La  vertu,  dit-il,  est  aimable 
par  elle-même  ;  que  sert  d'employer  la  force  pour  la  per- 
suader? Toute  violence  est  odieuse,  quelque  juste  qu'en 
soit  le  motif.  11  faut  faire  sentir  aux  hommes  l'erreur  des 
plaisirs,  les  dommages  de  l'oisiveté ,  et  l'utilité  de  la 
vertu  ;  mais,  au  lieu  de  contenir  le  mérite  dans  des  bornes 
étroites,  il  faut  l'animer  par  l'espérance  de  la  gloire,  et 
ne  point  gêner  son  essor;  car,  pendant  que  la  nature  a 
u  mis  tant  de  diversité  dans  les  esprits,  dans  les  goûts,  et 
dans  les  talents  ;  pendant  que  les  moyens  des  hommes 
sont  divers,  et  leurs  forces  inégales,  vouloir  les  renfermer 
tous  dans  la  même  voie,  et  les  ranger  à  la  même  règle, 
ce  n'est  ni  savoir  gouverner,  ni  se  proportionner  aux  be- 
soins et  aux  intérêts  de  la  république'.  Tous  les  citoyens 
ne  peuvent  être  sages,  et  ceux  même  qui  sont  nés  ver- 
tueux ne  peuvent  avoir  toutes  les  vertus  ;  est-il  juste  de 
demander  le  courage  à  qui  montre  de  l'équité;  ou  un 
esprit  exempt  de  passion,  à  qui  montre  des  talents  su- 
blimes? N'est-on  pas  trop  heureux  que  les  vertus  se  par- 
tagent et  se  balancent  parmi  les  hommes,  et  faut-il  pré- 
tendre qu'un  seul  les  réunisse?  Ce  n'est  pas  être  aussi 
bon  qu'on  le  pense,  de  vouloir  que  tous  les  hommes  soient 
bons  au  même  degré  ;  ce  n'est  pas  être  sage,  de  vouloir 
réprimer  toutes  les  folies,  et  ce  n'est  pas  être  humain,  de 
rendre  les  vertus  trop  difficiles,  ou  de  les  établir  par  la 
force.  On  hait  les  tyrans  qui  exigent  un  culte  extérieur 
pour  leurs  personnes,  ou  quelque  soumission  pour  leurs 
faiblesses  ;  mais  sont-ils  moins  tyrans,  ceux  qui  veulent 
tenir  toutes  les  passions  en  captivité,  qui  contraignent 
tous  les  plaisirs  et  tous  les  goûts;  qui,  non  contents  d'op- 
primer le  dehors  des  hommes,  veulent  encore  opprimer 

'  Var.  :  «  Voyez  la  diversité  que  la  nature  a  mise  entre  les  hommes  :  est-il 
«  juste  d'assujettir  à  la  même  rt'gle  tant  de  différents  caractères?  Peut-on 
«  obliger  tous  les  hommes  à  marcher  dans  la  même  voie  ?  » 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  345 

((  l'intérieur,  et  dominer  jusque  dans  les  actions  et  les  pen- 
ce sées  les  plus  secrètes?  Y  a-t-il,  enfin  ,  quelque  humanité 
«  à  prosterner  la  nature  humaine  sous  un  joug  si  rude'?  » 
Tels  sont  les  discours  les  plus  modérés  de  Clodius;  mais 
s'il  se  forme  un  parti  dans  la  république  qui  ne  tend  rien 
moins  qu'à  sa  ruine',  il  excite  les  conjurés  à  l'avancer,  et 
tâche  d'étouffer  leurs  scrupules  ou  leurs  remords.  Il  leur 
dit  qu'il  faut  que  tout  change,  que  rien  n'est  stable,  que  le 
mouvement  est  une  fatalité  invincible  ;  que  les  opinions,  et 
les  mœurs  qui  dépendent  des  opinions,  les  hommes  en 
place,  et  les  lois  qui  dépendent  des  hommes  en  place,  les 
bornes  des  États  et  leur  puissance,  l'intérêt  des  États  voi- 
sins, tout  varie  nécessairement  :  a  Or,  ajoute-t-il,  il  est 
«  impossible  qu'un  État  où  tout  varie,  et  qui  voit  tout  va- 
((  rier  autour  de  lui,  ne  change  pas  à  son  tour  de  gouver- 
((  nement;  et,  de  tous  ces  changements  inévitables,  il  n'y 
u  en  a  aucun  qui  ne  se  fasse  par  la  force  ;  car  la  séduction 
(!  et  l'artifice  ne  méritent  pas  moins  ce  nom  que  la  violence 
((  déclarée  et  manifeste.  Mes  amis,  continue-t-il,  que  tar- 
«  dez-vous  ?  que  craignez-vous?  Allez,  l'éloquent  l'em- 
((  porte  sur  le  discoureur,  le  courageux  sur  le  faible,  et 
(;  celui  qui  sait  oser  de  grandes  choses  sur  celui  qui  n'a  ni  la 
((  hardiesse  de  les  concevoir,  ni  la  force  de  les  exécuter. 
(c  N'appréhendez  pas  d'ailleurs  que  le  peuple  vous  manque  : 
((  je  sais,  comme  vous,  que  la  coutume  est  tout,  que  tout 
«  peuple  se  fait  à  sa  condition  et  supporte  patiemment  les 
((  choses  qu'il  trouve  établies,  comme  nos  esclaves,  nés 
((  dans  l'opprobre,  portent  leurs  fers  sans  murmure;  mais, 
"  si  vous  abattez  la  tyrannie,  doutez-vous  que  ce  peuple, 
((  qui  baise  à  présent  sa  chaîne,  ne  s'accoutume  bientôt  de 
«  même  à  la  liberté?  Ce  peuple  est  avili;  mais,  mes  amis, 
«  c'est  le  gouvernement  qui  forme  le  caractère  des  na- 
«  tions;  c'est  le  gouvernement  qui  a  fait  autrefois,  à  Car- 

*  Prosque  toutes  ces  idées  se  retrouvent,  au  moins  en  substance,  dans  les 
Majcinies  de  Vauvenargues.  —  G. 
^  Il  fauchait  :  <(  Qui  ne  tende  à  rien  moiii^.  —  G. 


.'M(i  KSSAI 

u  thage  tant  de  marchands,  à  Alhènes  tant  d'orateurs,  à 
<(  J.acédéiiioiie  tant  de  guerriers  ;  changez  avec  moi  le  nôtre, 
('  et  tout  sera  changé.  Si  vous  osez  me  croire,  nous  forme- 
ce  rons  sur  les  ruines  de  l'ancienne  Rome  un  État  nouveau, 
((  propre  à  faire  de  grands  citoyens  dans  tous  les  genres, 
((  favorable  à  tous  les  plaisirs,  secourable  à  toutes  les  ver- 
((  tus,  et  surtout  indulgent  à  toutes  les  passions.  Quelle 
((  vaine  prudence  pourrait  donc  arrêter  vos  desseins  et  vos 
((  courages?  Craind  riez-vous  de  troubler  la  paix  de  la  patrie? 
<(  Quelle  paix,  qui  énerve  les  cœurs,  et  qui  avilit  les  âmes 
((  dans  un  misérable  esclavage  !  Estimez-vous  tant  le  repos? 
«  et  la  guerre  est-elle  plus  onéreuse  que  la  servitude  '  ?  •> 
Ainsi  Clodius  met  tout  en  feu  par  ses  discours  séditieux, 
et  cause  de  si  grands  désordres  dans  la  république,  qu'on 
ne  peut  y  remédier  que  par  sa  perte  '. 

A3.    —    I  Li:S    GRANDS  \] 

[f.es  grands  remarquent  à  peine  la  misère,  les  mœurs, 
les  talents,  les  vertus  et  les  vices  des  autres  hommes  ;  ils 

1  Vauvcnargues  dit  de  même  dans  sa  21'"  Maxime  :  «  La  2;uerre  n'est  pas 
tt  si  onéreuse  que  la  servitude.  »  —  G. 

■■*  Voilà  encore  une  de  ces  ckimères  dont  se  repaissait  Cléon  {roii\plus  haut, 
page  340j.  Ce  morceau,  écrit  vers  17Z|0,  est  plein  de  singuliers  pressentiments; 
la  voix  de  la  Révolution,  qui  devait  éclater  cinquante  ans  après,  et  que  rien  n'an- 
nonçait encore,}'  gronde  déjà  sourdement.  M.  Sainte-Beuve,  devançant  les  an- 
nées, et  voulant,  par  hypothèse,  marquer  la  place  probable  de  Vanvenargues 
dans  la  Révolution,  l'a  mis  î^i  côté  d'André  Chénier;  nous  croyons  que  cette  page, 
presque  entièrement  inédite,  ajoutera  à  la  pensée  de  l'éminent  critique  ;  il  y  a 
ici  tel  mot  qui  dépasse  de  bien  loin  André  Chénier,  et  qui  va  presque  jusqu'à 
Saint-Just.  Reconnaissons,  d'ailleurs,  (lue  le  discours  de  Clodius  est  plein  de 
force  et  d'accent.  Vauvcnargues  ne  pouvait  lire  Tite-Live  et  Salluste  dans  leur 
langue;  je  ne  sais  s'il  les  avait  lus  dans  quelque  traduction;  mais  on  peut 
dire  hardiment  que,  dans  cette  harangue,  il  n'est  pas  loin  d'eux.  —  G. 

3  Cette  pièce  et  les  trois  qui  suivent  sont  d"uue  couleur  plus  générale,  et 
montrent  que  Vauvcnargues  avait  la  noble  curiosité  et  le  coup  d'oeil  étendu  des 
esprits  supérieurs.  On  remarquera  avec  quel  détachement  philosophique  le 
marquis  de  Vauvenargues  parle  des  gens  de  qualité,  dans  un  temps  où  les  no- 
bles ne  faisaient  pas  encore  bon  marché  de  leur  noblesse.  On  remarquera  aussi 
les  nuances  ditlerentes  des  trois  premiers  morceaux  :  Vauvenargues  est  sévère 
pour  les  grands,  impitoyable  pour  les  bourgeois;  mais  quand  il  arrive  à  la 
peinture  de  ces  hommes  déclassés,  qui  sont  le  rebut  des  sociétés,  et  dont,  à  ce 
moment-là,  lui  seul  peut-être  s'inquiétait,  on  sent  que  son  cœur  est  ému  d'une 
pitié  profonde,  en  même  temj)s  que  son  esprit  est  saisi  de  tristesse  et  d'éton- 
ncmont.  —  G. 


sriî  QiKi.Qi  i:s  (;\UAr/n<:KKs.  :m7 

sont  pour  cela  trop  occupés  d'eux-mêmes.  Ils  n'aperçoivent 
même  pas  ce  qui  est  sous  leurs  yeux;  ils  ne  voient  pas  au- 
delà  de  leurs  parents,  des  gens  en  place,  de  leurs  familiers, 
de  leurs  flatteurs,  et  de  leurs  domestiques;  le  genre  humain 
se  renferme  pour  eux  dans  ce  petit  cercle  de  gens  qui  leur 
appartiennent  par  leur  dépendance,  ou  qui  hantent  les  cours; 
le  reste  leur  échappe,  et  ne  peut  exciter  ni  leur  estime,  ni 
leur  compassion,  ni  même  leur  curiosité.  Surtout,  ils  dé- 
tournent leur  vue  des  misérables;  comme  ils  n'ont  jamais 
senti  la  pauvreté,  ni  la  douleur,  ou  ils  n"y  réfléchissent 
point,  où  ils  craignent  d'être  obligés  d'y  réfléchir.  Ainsi, 
ils  ont  rarement  assez  d'esprit  pour  jouir  de  leur  fortune, 
en  la  comparant  à  celle  des  autres  hommes,  et  ils  paraissent 
eux-mêmes  se  donner  des  bornes  à  plaisir.  Ils  sont  aussi  plus 
sujets  à  se  corrompre,  et  on  en  voit  peu  qui  soutiennent 
les  espérances  qu'ils  avaient  pu  donner  d'abord.  Quelques- 
uns,  pendant  leur  jeunesse,  ont  daigné  descendre  jusqu'au 
simple  peuple  ;  la  vivacité  de  leur  âme  et  la  chaleur  de  leui- 
naturel  leur  faisaient  alors  surmonter  les  fiers  et  injustes 
préjugés  de  leur  condition  ;  ils  étaient  accessibles  et  popu- 
laires; comme  on  les  considérait  moins  dans  le  monde,  à 
cause  de  leur  jeune  âge,  ils  recherchaient  plus  vivement 
tous  les  suflrages,  et  ne  regardaient  pas  encore  la  bonté  et 
l'amour  des  hommes  comme  inutiles,  ou  au-dessous  d'eux. 
iMais,  à  la  fin,  ils  n'ont  pu  soutenir  leur  cœur  aussi  haut  que 
leur  rang;  ils  se  sont  laissés  prendre,  à  leur  tou.r,  par  la 
flatterie  et  par  l'éclat  de  leur  fortune  ;  à  force  de  voir  le 
mérite,  dénué  de  biens  et  d'appui,  réduit  à  rechercher  leur 
protection,  et  à  subir  le  joug  pesant  de  leurs  caprices,  ils 
l'ont  méprisé  jusqu'au  point  de  méconnaître  ce  qu'ils  lui 
devaient,  et  les  avantages  solides  qu'ils  auraient  pu  retirer 
de  son  commerce;  enfin,  dès  qu'ils  ont  connu  les  privi- 
lèges de  leur  condition,  ils  ont  dédaigné  la  vertu,  et  ils  ont 
oublié  jusqu'aux  anciens  services  de  leurs  amis  malheu- 
reux.! 


318  ESSAI 

hh.    —    [l.A    BOURGEOISIE.] 

[Il  faut  vivre  avec  tous  les  hommes  dont  on  a  besoin, 
mais  c'est  une  erreur  de  chercher  de  la  raison  dans  un  état 
plutôt  que  dans  un  autre.  La  fatuité  est  chez  les  nobles,  la 
grossièreté  dans  le  peuple,  et  la  bourgeoisie  emprunte  des 
deux.  Quoi  que  j'aie  pu  dire  ailleurs  des  gens  du  monde, 
je  suis  fort  éloigné  de  leur  préférer  le  tiers-état;  j'aime 
mieux  une  impudence  naïve  et  une  légèreté  sans  bornes, 
qu'une  maladroite  et  impertinente  imitation  de  ces  deux 
vices.  Si  j'entre  dans  une  maison  bourgeoise,  j'y  trouve  une 
vanité  plus  grossière,  un  ridicule  plus  affecté,  une  igno- 
rance plus  profonde,  et  une  conversation  plus  ennuyeuse; 
les  femmes  y  sont  ou  précieuses,  ou  sottes,  ou  caillettes, 
ou  folles;  les  hommes  y  sont  impolis,  grands  parleurs,  pe- 
sants, et  copistes.  S'il  hante  quelque  homire  de  lettres  dans 
une  telle  maison,  on  peut  s'assurer  que  c'est  un  pédant 
travesti  en  petit-maîti'e  ;  mais  si  les  véritables  gens  de  lettres 
n'y  sont  pas  reçus,  ou  plutôt,  s'ils  dédaignent  de  s'y  pré- 
senter, vous  verrez  avec  quel  mépris  on  parle  d'eux.  Quel- 
qu'un conte  qu'un  bel-esprit  a  été  mené  à  Vincennes; 
aussitôt,  plusieurs  femmes  disent  à  la  fois  que  c'est  à  Bi- 
côtre.  On  parle  d'un  poète  qui  honore  son  siècle,  qui, 
d'ailleurs,  est  un  homme  riche,  et  qui  ne  vit  point  avec  la 
bourgeoisie';  le  fils  d'un  notaire  royal  dit  froidement  que 
c'est  un  homme  qu'il  faudrait  chasser  de  Paris,  et  faire 
sortir  d'une  bonne  maison  par  les  fenêtres.  Là,  revivent  le 
vicomte  de  Jodelet,  le  marquis  de  Mascarille,  et  la  comtesse 
d'Escarbagnas';  le  fort  delà  conversation  chez  ces  bour- 
geois, c'est  de  louer  des  sottises,  de  répéter  de  fausses  nou- 
velles, de  citer  des  hommes  en  place,  et  surtout  de  parler 
des  gens  de  qualité  et  d'énumérer  leurs  titres.  On  fait 
adroitement  entrer  dans  le  discoui^s  le  nom  de  tous  les 
grands  seigneurs  que  l'on  connaît  de  vue,  et  les  femmes  n'ont 

*  Il  s'agit  de  Voltaire;  l'allusion  est  évidente.  —  G. 
2  Personnages  de  Molière.  —  G. 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.       349 

point  de  honte  de  nommer  quelques  jeunes  gens  de  la  cour 
qu  elles  n'ont  jamais  aperçus  que  dans  la  rue,  ou  à  la  pro- 
menade. Quelquefois,  à  propos  d'un  mariage  ou  d'un  convoi 
funèbre,  on  fait  la  généalogie  des  grandes  maisons;  on  de- 
mande quelle  est  la  sœur  du  duc  de  Biron,  et,  comme  les 
uns  prétendent  que  c'est  madame  de  Bonnac ,  les  autres 
madame  de  Bonneval,  on  s'évertue  et  l'on  s'échauffe  là- 
dessus,  jusqu'à  ce  qu'il  entre  un  homme  de  qualité  qui, 
venant  solliciter  son  rapporteur  pour  une  affaire,  met  fin  à 
la  dispute  ;  chacun  fait  un  grand  salut,  personne  n'ose  plus 
parler  de  condition,  et  les  plus  glorieux  ne  disent  mot.] 

llb.    —    [rJS    BAS-FONDS.] 

[11  se  trouve  des  hommes  qui  ont  pris  le  crime  comme 
un  métier;  qui,  cachés  au  fond  des  grandes  villes,  y  com- 
posent comme  un  peuple  à  part,  vivant  sans  règle,  sans 
frein,  sans  crainte  des  Dieux;  sur  qui  l'honneur  ne  peut 
plus  rien ,  en  qui  ne  reste  aucun  sentiment  de  honte  ou 
d'humanité;  malheureux  que  l'attrait  du  mal  a  entièrement 
abrutis,  que  la  misère  et  le  goût  du  plaisir  ont  voués  dès 
leur  enfance  à  l'infamie,  et  qui  ne  semblent  être  sur  la  terre 
que  pour  la  perte  ou  pour  l'effroi  des  autres  hommes.  Qui 
pourrait  croire- que  ces  misérables  soient  attachés  aux  obs- 
cures pratiques  de  leur  vie,  et  à  leur  ténébreuse  déprava- 
tion ?  On  leur  dirait  :  Voulez-vous  être  bons,  sortir  de  votre 
misère,  et  mener  une  vie  moins  troublée?  ils  abuseraient 
de  ce  support  et  de  cette  compassion,  mais  ils  ne  change- 
raient point.  Nés  dans  la  pauvreté,  l'habitude  les  a  dès 
longtemps  endurcis  contre  tous  les  traits  du  malheur,  et  ils 
supportent  sans  peine  les  extrémités  les  plus  dures.  On 
soupçonne  à  peine  les  excès  où  peuvent  venir  ces  miséra- 
bles, que  les  gens  de  bien  redoutent,  et  qu'ils  ne  con- 
naissent pas,  quoiqu'ils  vivent  à  côté  d'eux;  mais  ceux  que 
la  curiosité  ou  la  pitié  ont  mis  dans  ces  tristes  secrets,  ne 
peuvent  voir  sans  étonnement  de  si  étranges  désordres,  de 
si  profondes  misères,  et  de  si  funestes  courages.] 


350 


KSSAf 


/|6.   —  [inconstance  des  hommes.  ] 

[Qui  pourrait  dire  les  changements  que   la  réflexion, 
l'expérience,  la  prospérité  ou  les  disgrâces  apportent  d'or- 
dinaire dans  l'esprit  et  dans  les  mœurs  des  hommes?  Si 
vous  avez  passé  quelques  années  loin  de  ceux  que  vous 
connaissiez ,  n'espérez  pas  de  les  retrouver  les  mêmes  : 
celui  qui  vous  aimait,  vous  a  oublié  et  ne  vous  estime  plus 
peut-être  ;  celui  que  vous  aimiez  et  que  vous  estimiez  vous- 
même,  ne  mérite  plus  ni  amitié  ni  estime.  11  est  vrai  qu'il 
y  a  un  petit  nombre  d'hommes  (jui  ne  varient  point,  qui, 
tels  on  les  a  vus  dans  leur  jeunesse,  vains,  dissipés,  disso- 
lus, emportés,  sans  pudeur  et  sans  gravité,  tels  on  les  re- 
trouve dans  la  force  ou  dans  le  déclin  de  l'âge;  mais  la 
plupart  changent,  les  uns  pour  le  bien,  les  autres  pour  le 
mal.   Celui-ci,  que  vous  aviez  cru  de  peu  de  sens  et  de 
conduite,  est  devenu  raisonnable  et  sage,  et  la  prospérité 
l'a  rendu  meilleur;  j'en  ai  vu  à  qui  l'intérêt  avait  enseigné 
la  prudence,  la  justice  et  l'honnêteté  qui  n'étaient  point  dans 
leur  fonds;  ils  étaient  revenus  des  fautes  de  leur  premier 
âge;  ils  s'étaient  presque  persuadé  à  eux-mêmes  que  les 
vertus  qu'ils  pratiquaient  par  ostentation  leur  étaient  na- 
turelles. D'autres,  au  contraire,  étaient  nés  bons  et  droits, 
qui  ont  quitté,  depuis,  les  sentiers  et  les  engagements  de 
leurs  beaux  jours;  une  fausse  philosophie  les  a  séduits,  la 
mauvaise  fortune  les  a  aigris,  et  l'injustice  et  la  dureté  du 
monde  les  a  achevés  ;  ils  ont  trompé  ceux  qui  se  fiaient  à  la 
bonne  réputation  de  leur  jeunesse  ;  ils  se  sont  lassés  de  la 
vertu  dans  l'infortune,  et  le  temps  a  emporté  leur  courage 
avec  leurs  espérances.  Le  changement  est  la  loi  des  hom- 
mes, comme  le  mouvement  est  la  loi  de  la  terre. J 

/l7.    —    [ANSELME*.] 

TAnselme  est  outré  que  son  fils  témoigne  du  goût  pour 

'    Ici  conirnoiicent  les  pol■|^uit^  qui  so  rappoi'tfnt  phis  particulièrement  à  la 
pf'-riodo  littrrairc  de  la  vie  do  VamiMiaiaurs.  —  G. 


SIK  OLELULi:S  CAKACTKKKS        XA 

les  sciences  ;  il  lui  brûle  ses  papiers  et  ses  livres,  et  comme 
il  a  su  que  ce  jeune  homme  avait  fait  un  souper  avec  des 
gens  de  lettres,  il  l'a  menacé  de  l'envoyer  à  la  campagne, 
s'il  continuait  à  voir  mauvaise  compagnie.  ((  Que  ne  lisez- 
((  vous,  lui  dit-il,  puisque  vous  aimez  la  lecture,  l'histoire 
(.  de  votre  maison?  Vous  ne  trouverez  pas  là  des  savants, 
u  mais  des  hommes  de  la  bonne  sorte;  c'est  vous  qui  serez 
«   le  ])remier  pédant  de  votre  racel  )>] 

/jS.  —  MM)\s.  OL   i.E  Sot  qui  est  glorieux. 

Le  sot  qui  a  de  la  vanité  est  l' ennemi-né  des  talents.  S'il 
entre  dans  une  maison  où  il  se  trouve  un  homme  d'esprit, 
et  si  la  maîtresse  du  logis  lui  fait  l'honneur  de  le  lui  pré- 
senter, Midas  le  salue  légèrement,  et  ne  répond  point.  Si 
l'on  ose  louer  en  sa  présence  le  méiite  qui  n'est  pas  riche  ', 
il  s'assied  auprès  d'une  table,  et  compte  des  jetons  ou  mêle 
des  cartes,  sans  rien  dire.  Lorsqu'il  paraît  un  livre  dans  le 
monde  qui  fait  quelque  bruit,  Midas  jette  d'abord  les  yeux 
sur  la  fin,  puis  sur  le  milieu  du  livre;  ensuite  il  prononce 
que  l'ouvrage  manque  d'ordre,  et  qu'il  n'a  jamais  eu  hi 
Jorce  de  l'achever.  On  parle  devant  lui  d'une  victoire  que 
le  héros  du  Nord  '  a  remportée  sur  ses  ennemis  ;  et,  sur  ce 
qu'on  raconte  des  prodiges  de  sa  capacité  et  de  sa  valeur, 
Midas  assure  positivement  que  la  disposition  de  la  bataille 
a  été  faite  par  M.  de  liottembourg,  qui  n'y  était  pas,  et  que 
le  prince  s'est  tenu  caché  dans  une  cabane,  jusqu'à  ce  que 
les  ennemis  fussent  en  déroute.  Un  homme,  qui  a  été  à  cette 
action,  l'assure  qu'il  a  vu  charger  le  roi  à  la  tête  de  sa 
maison;  mais  Midas  répond  froidement  qu'on  ne  peut  rien 
attendre  de  bon,  et  qu'on  ne  verra  jamais  que  des  folies 
d'un  prince  qui  fait  des  vers,  et  qui  est  l'ami  de  Voltaire  \ 

•  Vur.  :  «  Si  cet  homme  d'esprit  ne  s'en  va  pas,  et  (ju'il  aitiiv!  au  con- 
traire, l'attention  à  lui,  >-  Miihis  s'assied,  etc. 

-  \om  que  Voltaire  a  souvent  emplojé  pour  désigner  Frédéric-le-Grand. 
La  bataille  dont  il  s'agit  ici  est,  sans  doute,  celle  de  Friedberg,  gagnée  par 
Fn'déric,  le  d  juin  17/15,  sur  le  prince  Charles  de  Lorraine. —  B. 

"'    Vnr.  :  •<  Il  ne  pour   ontrer  dans  sa   trtc  qu'un   pi-incc  (\u'\  aiii;p  1rs  arts. 


352  ESSAI 

Zi9.   —  LAGON,  OU  LE  Petit  homme. 

Je  pourrais  Dommer  d'autres  hommes  qui  ne  méprisent 
pas  les  lettres  comme  celui-ci,  mais  qui  leur  font  plus  de  tort  : 
ce  sont  ceux  qui  les  cultivent  avec  peu  de  goût  et  avec  un 
esprit  très-limité.  Lacon  ne  refuse  pas  son  estime  à  tous  les 
auteurs;  il  y  a  même  beaucoup  d'ouvrages  qu'il  admire,  et 
tels  sont  les  vers  de  La  Motte,  V Histoire  romaine  de  Rollin  ', 
les  Allégories  de  Dracon  ^ ,  le  traité  du  Vrai  mérite,  qu'il 
préfère,  dit-il,  à  La  Bruyère,  et  beaucoup  d'autres  ouvra- 
ges semblables,  qui  sont  à  peu  près  à  sa  portée.  Adorateur 
superstitieux  de  tous  les  morts  qui  ont  eu  quelque  réputa- 
tion, il  met  dans  la  même  classe  Bossuet  et  Fléchier,  et 
croit  faire  honneur  à  Pascal  de  le  comparer  à  Nicole,  dont 
il  a  lu  les  Essais  avec  une  patience  tout  à  fait  chrétienne. 
C'est  une  licence  effrénée,  devant  son  petit  tribunal ,  de 
trouver  des  défauts  à  Pellisson  \  et  de  ne  pas  mettre  Patru  ^ 
ou  Chapelle^  au  rang  des  grands  hommes^.  On  n'attaque 

«(  et  qui  honore  de  quelque  bonté  ceux  qui  les  cultivent,  soit  capable  de  con- 
«  cevoir  de  grandes  choses  et  de  les  exécuter  avec  sagesse.  » 

1  Rollin  (Charles),  né  à  Paris  le  30  janvier  1661,  fut  d'abord  destiné  à  sui- 
vre la  profession  de  son  père  qui  était  coutelier;  un  moine  le  fit  placer  au 
collège  du  Plessis,  dont  Gobinet  était  alors  principal.  RoUin  devint  professeur, 
puis  recteur  de  l'Université,  et  mourut  à  Paris  le  lli  septembre  17/il.  —  B. 

2  Vauvenargues  n'a  pas  prononcé  le  nom  de  J.-B.  Rousseau,  pour  ne  pas- 
clioquer  l'admiration  générale  dont  ce  poète  était  alors  en  possession  ;  mais 
il  est  évident  que  c'est  lui  qu'il  désigne  sous  ce  pseudonyme.  (Voir  dans  les 
Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes  le  morceau  intitulé  J.-B.  Rousseau., 
page  260.  i  —  G. 

^  Pellisson-Fontanier  {Paul) .,  né  à  Béziers  en  1624,  mourut  à  Versailles  le 
7  février  1693.  Écrivain  élégant  et  facile,  il  a  droit  surtout  à  l'admiration 
de  la  postérité  pour  son  généreux  dévouement  envers  le  malheureux  Fouquet, 
dont  il  partagea  la  disgrâce.  —  B. 

^  Patru  (Olivier),  surnommé  le  Quintilien  Français,  naquit  à  Paris  en  1604, 
et  mourut  dans  la  même  ville  le  16  janvier  1681.  Boileau,  Racine,  et  les  plus 
célèbres  de  ses  contemporains  le  consultaient  souvent,  et  le  regardaient  comme 
l'oracle  du  goût.  —  B. 

^  Chapelle  (Claude-Emmanuel  Luillier)  ,  surnommé  Chapelle,  parce  qu'il 
était  né,  en  1616,  dans  le  village  de  ce  nom  entre  Paris  et  Saint-Denis,  mou- 
rut à  Paris  en  septembre  1686.  Ses  productions  portent  l'empreinte  de  son 
caractère,  à  la  fois  souple,  fier,  plaisant  et  malin.  —  B. 

•^  A(Ul.:  «  Il  soutient  qu'après  BayJe  et  Fontenelle,  l'abbé  Desfontaines  est 
«  le  meilleur  écrivain  que  nous  ayons  eu.  » 


SLU   QIELQIES   CAIIACTKKES.  353 

point  un  auteur  médiocre,  que  les  gens  de  cette  espèce  ne 
se  sentent  atteints  du  même  coup,  et  qu'ils  ne  demandent 
justice.  Ils  \antent,  ils  appuient,  ils  défendent  tous  ceux 
des  auteurs  contemporains  que  le  public  réprouve;  ils  se 
liguent  avec  eux,  et  protestent  contre  le  petit  nombre  des 
habiles;  ils  ne  peuvent  comprendre  les  grands  hommes,  et 
beaucoup  moins  les  aimer;  des  âmes  si  petites  et  si  en- 
vieuses ne  peuvent  atteindre  à  sentir  le  grand,  et  elles  ne 
se  passionnent  que  pour  les  choses  ou  les  personnes  qui  sont 
dans  la  sphère  de  leurs  sentiments.  Avons-nous  un  auteur 
célèbre  qui  soutient  chez  les  étrangers  l'honneur  de  nos  let- 
tres, à  peine  le  connaissent-ils,  quelques-uns  ne  l'ont  jamais 
vu,  et,  cependant,  ils  le  haïssent  avec  fureur.  Le  bruit  se 
répand  qu'il  compose  une  tragédie  '  ou  une  histoire  ;  ils  an- 
noncent au  public  que  cet  ouvrage  sera  ridicule;  ils  l'atten- 
dent avec  impatience  pour  en  relever  les  défauts  :  paraît-il, 
ils  courent  les  rues  pour  le  décrier  dans  le  peuple  ;  ils 
ramassent  toutes  les  critiques  qu'on  en  vend  au  Pont- 
Neuf,  à  la  porte  des  Tuileries,  au  Palais-Royal  ;  ils  con- 
servent précieusement  tous  les  libelles  qu'on  a  faits  de- 
puis trente  ans  contre  cet  auteur  ;  ils  les  trouvent  remplis 
(le  sel  et  de  bonne  plaisanterie  ;  il  n'y  a  point  de  si  vile 
brochure,  oubliée  en  naissant  des  autres  hommes,  qu'ils 
n'achètent  et  qu'ils  n'estiment  beaucoup,  dès  qu'elle  attaque 
et  calomnie  un  homme  trop  illustre.  C'est  par  un  effet  de  la 
même  humeur  qu'ils  frondent  la  musique  de  Piameau,  et 
({u'ils  applaudissent  toute  autre  :  parlez-leur  des  Indes  Ga~ 
lantes\  ils  chantent  un  morceau  de  Tancrède,  ou  d'un  opéra 
de  Mouret;  ils  n'épargnent  pas  même  les  acteurs^  qui  rem- 
plissent sur  nos  théâtres  les  premiers  rôles  ;  et  Poirier  ne 
paraît  jamais,  qu'ils  ne  battent  longtemps  des  mains,  pour 
faire  de  la  peine  à  Jelyotte  :  tant  il  est  difficile  de  leur 
l)laire  dès  qu'on  prime  en  quelque  art  que  ce  puisse  être  ! 

>  I.'autcur  veut  ici  parler  de  Voltaire  et  de  la  tragédie  de  Sémiramis. 
Voyez  sa  Ictire  a  Volfaiie,  datée  de  Paris,  lundi  matin,  mai  17^(0.  —  B. 
-  Add.  :  c'  Ou  de  l'opéia  de  Dordaiius.  <) 
">  Add.  :  «  Qui  ont  succédé  à  Murer,  à  Tlié\cnard,  etc.  h 

23 


354  ESSAI 

50.   —   LE    FLATTEUR    INSIPIDE. 

Un  homme  parfaitement  insipide  est  celui  qui  loue  in- 
distinctement tout  ce  qu'il  croit  utile  de  louer,  sans  esprit, 
ni  pudeur;  qui,  lorsqu'on  lui  lit  un  mauvais  roman,  mais 
protégé  d'une  socié^,  le  trouve  digne  de  l'auteur  du  So- 
pha  ',  et  feint  de  le  croire  de  lui;  qui  demande  à  un  grand 
seigneur  qui  lui  montre  une  ode,  pourquoi  il  ne  fait  pas 
une  tragédie  ou  un  poème  épique  ;  qui,  du  même  éloge  qu'il 
donne  à  Voltaire,  régale  un  auteur  qui  s'est  fait  siffler  sur 
les  trois  théâtres  ;  qui,  se  trouvant  à  souper  chez  une  femme 
qui  a  la  migraine,  lui  dit  tristement  que  la  vivacité  de  son 
esprit  la  consume  comme  Pascal,  et  qu'il  faut  l'empêcher 
de  se  tuer  \  S'il  arrive  à  un  homme  de  ce  caractère  de  faire 
une  plaisanterie  sur  quelqu'un  qui  n'est  pas  riche,  mais 
dont  un  homme  riche  prend  le  parti,  aussitôt  le  flatteur 
change  de  langage,  et  dit  que  les  petits  défauts  qu'il  re- 
prenait servent  d'ombre  au  mérite  distingué.  C'est  l'homme 
dont  Rousseau  disait  : 

Quelquefois  môme  aux  bons  mots  s'abandonne, 
Mais  doucement,  et  sans  blesser  personne. 

Cet  homme,  qui  a  loué  toute  sa  vie  jusqu'à  ceux  qu'il 
aimait  le  moins,  n'a  jamais  obtenu  des  autres  la  moindre 
louange,  et  tout  ce  que  ses  amis  ont  osé  dire  de  plus  fort 
pour  lui,  c'est  ce  vieux  discours  :  Eri  vérité,  cest  un  hon- 
nête garçon,  ou  cest  un  bon  homme. 


1  Roman  de  Crébillon  le  fils,  alors  fort  à  la  mode.  —  G. 

-  Add.  :  «  Un  homme  qui  n'a  point  d'avis  à  soi,  qui  fait  profession  de  sui- 
<(  vre  l'avis  des  autres,  qui  sait  même,  dans  le  besoin,  associer  les  contraires, 
«  pour  ne  contredire  personne;  enfin,  un  esprit  subalterne,  qui  est  né  pour 
<(  céder,  pour  fléchir,  et  pour  porter  le  joug  des  autres  hommes,  par  inclina- 
«  tion  et  par  choix.  »  —  Var.  :  [Enfin,  un  panégyriste  éternel  des  mœurs  et 
«  des  vices  du  monde,  un  complaisant  timide  et  servile,  qui  n'a  d'autre 
«  goût  ni  d'autre  sentiment  que  celui  du  cercle  qu'il  fréquente,  qui  ne  peut 
«  résister  en  face  à  aucun  homme,  et  qui  est  né  pour  fléchir,  toute  sa  vie, 
«  sous  l'opinion  et  les  préjugés  des  autres.  »  ] 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  355 

51.  —  CARiTÈs,  OU  LE  Grammairien. 

Caritès  est  esclave  de  la  construction,  et  ne  peut  souffrir 
la  moindre  hardiesse ,  ni  en  prose  ni  en  vers.  Il  ne  sait 
point  ce  que  c'est  qu'éloquence,  et  se  plaint  de  ce  que  l'abbé 
d'Olivet  a  fait  grâce  à  Racine  de  quatre  cents  fautes;  mais 
il  sait  admirablement  la  différence  de  pas  et  de  point;  et  il  a 
fait  des  notes  excellentes  sur  le  petit  Traité  des  Synonymes, 
ouvrage  très-propre,  dit-il,  à  former  un  grand  orateur. 
Caritès  n'a  jamais  senti  si  un  mot  était  propre,  ou  ne  l'était 
pas  ;  si  une  épithète  était  juste,  et  si  elle  était  à  sa  place. 
Si  pourtant  il  fait  imprimer  un  petit  ouvrage,  il  y  fait,  pen- 
dant l'impression ,  de  continuels  changements  ;  il  voit,  il 
revoit  les  épreuves,  il  les  communique  à  ses  amis;  et  si, 
par  malheur,  le  libraire  a  oublié  d'ôter  une  virgule  qui  est 
de  trop,  quoiqu'elle  ne  change  point  le  sens,  il  ne  veut 
point  que  son  livre  paraisse  jusqu'à  ce  qu'on  ait  fait  un 
carton,  et  il  se  vante  qu'il  n'y  a  point  de  livre  si  bien  im- 
primé que  le  sien. 

52.  —  isocRATE,  ou  LE  Bel-esprit  moderne. 

Le  bel-esprit  moderne'  n'est  ni  philosophe,  ni  poète,  ni 
historien,  ni  théologien;  il  a  toutes  ces  qualités  réunies  et 
beaucoup  d'autres.  Avec  un  talent  très-borné,  il  a  une  tein- 
ture de  toutes  les  sciences,  sans  en  posséder  aucune  ;  il 
connaît  les  arts,  la  navigation,  le  commerce'  ;  et,  parler  de 
tout  sans  rien  savoir,  tel  est  son  système.  Aussi  mettons- 
nous  à  la  tête  des  philosophes  son  illustre  auteur,  et  je  veux 
avouer  qu'il  y  a  peu  d'hommes  d'un  esprit  si  philosophique, 

«  Rcmond  do  Suiiit-Miird.  Il  a  fait  impiimcr,  on  17/i3,  trois  volumes  de, 
littérature,  où  l'on  trouve  de  l'esprit,  mais  point  do  goût  et  un  jugement 
souvent  faux.  C'était  le. frère  de  lléniond  le  mathématicien,  de  qui  on  a  re- 
cueilli quelques  lettres  qu'il  écrivait  à  mademoiselle  de  Launay  (madame  de 
Staal  ).  —  S.  —  Il  est  possible  que  Réniond  de  Saint-Mard  soit  Voccasion  de 
ce  portrait;  mais  nous  croyons  que  Vauvenargues  vise  plus  loin,  et  qu'il  en  a 
aux  sceptiques,  en  général,  et  aux  esprits  dits  universels.  —  G, 

'^  Ici,  les  diverses  éditions  lépètent  un  passage  qui  appartient  à  la  12*-'  7}^- 
(lexion.  (Voir  page  100.)  —  G. 


356  ESSAI 

si  fin,  si  facile,  si  net,  et  d'une  si  grande  surface;  mais  nul 
n'est  parfait;  et  je  crois  que  les  plus  sublimes  esprits  ont 
eux-mêmes  des  endroits  faibles.  Ce  sage  et  subtil  philoso- 
phe n'a  jamais  compris  que  la  vérité  nue  pût  intéresser;  la 
simplicité,  la  vé^îémence,  le  sublime  ne  le  touchent  point. 
//  me  semble,  dit-il,  quil  ne  faudrait  donner  dans  le  sublime 
qnà  son  corps  défendant;  il  est  si  peu  naturel!  Isocrate  veut 
qu'on  traite  toutes  les  choses  du  monde  en  badinant;  au- 
cune ne  mérite,  selon  lui,  un  autre  ton.  Si  on  lui  représente 
que  les  hommes  aiment  sérieusement  jusqu'aux  bagatelles, 
et  ne  badinent  que  des  choses  qui  les  touchent  peu,  il  n'en- 
tend pas  cela,  dit-il;  pour  lui  il  n'estime  que  le  naturel  ; 
cependant  son  badinage  ne  l'est  pas  toujours,  et  ses  ré- 
flexions sont  plus  fines  que  solides.  Isocrate  est  le  plus  in- 
génieux de  tous  les  hommes,  et  compte  pour  peu  tout  le 
reste.  C'est  un  homme  qui  ne  veut  ni  persuader,  ni  corri- 
ger, ni  instruire  personne  ;  le  vrai  et  le  faux,  le  frivole  et 
le  grand,  tout  ce  qui  lui  est  occasion  de  dire  quelque  chose 
d'agréable,  lui  est  aussi  propre.  Si  César  vertueux  peut  lui 
fournir  un  trait,  il  peindra  César  vertueux  ;  sinon,  il  fera  voir 
que  toute  sa  fortune  n'a  été  qu'un  coup  du  hasard,  et  Bru- 
tus  sera  tour  à  tour  un  héros  ou  un  scélérat,  selon  qu'il 
sera  plus  utile  à  Isocrate.  Cet  auteur  n'a  jamais  écrit  que" 
dans  une  seule  pensée;  il  est  parvenu  à  son  but  :  les  hom- 
mes ont  enfin  tiré  de  ses  ouvrages  ce  plaisir  solide  de  savoir 
qu'il  a  de  l'esprit.  Quel  moyen  après  cela  de  condamner 
un  genre  d'écrire  si  intéressant  et  si  utile? 

On  ne  finirait  point  sur  Isocrate  et  sur  ses  pareils,  si  on 
voulait  tout  dire.  Ces  esprits  si  fins  ont  paru  api'ès  les 
grands  hommes  du  siècle  passé  '.  il  ne  leur  était  pas  facile 
de  donner  à  la  vérité  la  même  autorité  et  la  môme  force  que 
l'éloquence  lui  avait  prêtées;  et,  pour  se  faire  remarquer 

*  Add.  :  «  Chaque  siècle  a  son  caractère  :  le  génie  du  nôtre  est  peut-être  un 
«  esprit  trop  philosophique,  ente  sur  un  goût  trop  frivole,  et  dans  un  terrain 
«T  très-léger.  Ce  génie  nous  rend  susceptibles  de  toutes  sortes  d'impressions; 
«  mais  le  pyrrhonisme  nous  plaît,  parce  qu'il  nous  met  à  notre  aise,  et  il 
c  est  aujourd'îiui  une  de  nos  modes-  » 


SUU   QUELQUES  CARACTÈRES.  ;]57 

après  de  si  grands  hommes,  il  fallait  avoir  leur  génie,  ou 
marcher  dans  une  autre  voie.  Isocrate,  né  sans  passions, 
privé  de  sentiment  pour  la  simplicité  et  l'éloquence,  s'at- 
tacha bien  plus  à  détruire  qu'à  rien  établir.  Ennemi  des 
anciens  systèmes,  et  savant  à  saisir  le  faible  des  choses  hu- 
maines, il  voulut  paraître  à  son  siècle  comme  un  philosophe 
impartial,  qui  n'obéissait  qu'aux  lumières  de  la  plus  exacte 
raison,  sans  chaleur  et  sans  préjugés.  Les  hommes  sont  faits 
de  manière  que  si  on  leur  parle  avec  autorité,  leurs  passions 
et  leur  pente  à  croire  les  persuadent  facilement  ;  mais  si,  au 
contraire,  on  badine, et  si  on  leur  propose  des  doutes,  ils  écou- 
tent également,  ne  se  défiant  pas  qu'un  homme  qui  raisonne 
de  sang-froid  puisse  se  tromper,  car  peu  savent  que  le  rai- 
sonnement n'est  pas  moins  trompeur  que  le  sentiment,  et 
d'ailleurs  l'intérêt  des  faibles,  qui  composent  le  plus  grand 
nombre,  est  que  tout  soit  cru  équivoque.  Isocrate  n'a  donc  eu 
qu'à  lever  l'étendard  de  la  révolte  contre  l'autorité  et  les  dog- 
matiques, pour  faire  aussitotbeaucoupdeproselytes.il  a  com- 
paré le  génie  et  l'esprit  ambitieux  des  héros  de  la  Grèce  à 
l'esprit  de  ses  courtisanes  ;  il  a  méprisé  les  beaux-arts.  L'élo- 
quence, a-t-ildit,  et  la  poésie  sont  peu  de  c/ws^;  et  ces  paradoxes 
brillants,  il  a  su  les  insinuer  avec  beaucoup  d'art,  en  se  jouant, 
et  sans  paraître  s'y  intéresser.  Qui  n'eût  cru  qu'un  pareil 
système  n'eût  fait  un  progrès  pernicieux,  dans  un  siècle  si 
amoureux  du  raisonnement  et  du  vice?  Cependant  la  mode 
a  son  cours,  et  l'erreur  périt  avec  elle  :  on  a  bientôt  senti 
le  faible  d'un  auteur  qui,  paraissant  mépriser  les  plus  grandes 
choses,  ne  méprisait  pas  de  dire  des  pointes,  et  n'avait  point 
de  répugnance  à  se  contredire,  pour  ne  pas  perdre  un  trait 
d'esprit  '.  Il  a  plu  par  la  nouveauté  et  par  la  petite  har- 


*  Var.  :  «  Peut-on  estimer  un  auteur  qui,  affectant  de  mépriser  les  gran- 
n  (les  choses,  ne  dédaigne  pas  de  dire  des  pointes;  qui,  pour  conserver  un 
«  trait  d'esprit,  abandonne  une  vérité,  et  n'a  aucune  bonté  de  se  contredire; 
«  qui  ne  connaît  que  la  faiblesse  de  l'esprit  humain,  et  n'en  peut  comprendre  la 
"■  lorce  ;  qui  combat  ridiculement  l'éloquence  par  l'élégance,  le  génie  par  Tart, 
«  et  la  sagesse  par  la  raillerie?  Parce  qu'il  publie  qu'il  n'estime  aucune  des 
<-  choses  du  monde,  pensp-t-il  (\\\o  nous  lui  devions  plus  do  respect?  » 


358  ESSAI 

diesse  de  ses  opinions;  mais  sa  réputation  précipitée  a  déjà 
perdu  tout  son  lustre;  il  a  survécu  à  sa  gloire,  et  il  sert  à 
son  siècle  de  preuve  qu'il  n'y  a  que  la  simplicité,  la  vérité 
et  l'éloquence,  c'est-à-dire  toutes  les  choses  qu'il  a  mépri- 
sées, qui  puissent  durer  '. 

53.  —  LYsiAS,  ou  LA  Faiisse  éloquence. 

Lysias  sait  orner  une  histoire  de  quelques  couleurs,  et 
de  traits  pleins  d'esprit;  il  raconte  agréablement,  et  il  em- 
bellit ce  qu'il  touche\  11  aime  à  parler;  il  écoute  peu,  se 
fait  écouter  longtemps,  et  s'étend  sur  des  bagatelles,  afin 
d'y  placer  toutes  ses  fleurs.  Il  a  quelque  goût  pour  l'intri- 
gue, et  quelque  activité  dans  les  affaires,  mais  sans  dexté- 
rité et  sans  profondeur  ;  il  ne  pénètre  point  ceux  à  qui  il 
parle;  il  ne  cherche  point  à  les  pénétrer;  il  ne  connaît  ni 
leurs  intérêts,  ni  leurs  caractères,  ni  leurs  desseins;  il  n'est 
occupé  que  de  lui-même  et  de  ses  talents  supérieurs.  Bien 
loin  de  chercher  à  flatter  ou  les  inclinations  ou  les  espé- 
rances des  autres  hommes,  il  agit  toujours  avec  eux  comme 
s'ils  n'avaient  d'autre  affaire  que  de  l'écouter  et  de  rire 
de  ses  contes  et  de  ses  saillies  ^  Il  n'a  de  l'esprit  que  pour 
lui;  il  ne  laisse  pas  même  aux  autres  le  temps  d'en  avoir 
pour  lui  plaire.  Si  quelqu'un  d'étranger  chez  lui  a  la  har- 
diesse de  le  contredire,  Lysias  continue  à  parler,  ou,  s'il 
est  obligé  de  répondre,  il  affecte  d'adresser  la  parole  à  tout 


*  Var.  :  «  Il  ne  faut  pas  s'étonner  que  l'erreur  et  le  mauvais  goût  aient  eu 
«  des  progrès  si  rapides  :  il  faut  que  la  mode  ait  son  cours  ;  c'est  un  vent 
«  violent  et  impétueux  qui  agite  les  eaux  et  les  plantes,  et  couvre,  en  un 
«  moment,  toute  la  terre  d'épaisses  ténèbres;  mais  la  lumière,  qu'il  a  obscur- 
«  oie,  reparaît  bientôt  plus  brillante.  Rien  n'efface  la  vérité.  » 

2  Var.  :  «  Lysias  sait  orner  ce  qu'il  pense,  et  raconte  mieux  qu'il  ne  juge.  » 

5  Var.  :  «  Bien  loin  d'aspirer  à  flatter  leurs  passions  ou  leurs  espérances, 
«  il  paraît  supposer  que  tous  les  hommes  ne  sont  nés  que  pour  l'admirer,  et 
«  pour  recueillir  les  paroles  qui  daignent  sortir  de  sa  bouche.  »  —  Autre  var.  : 
[  «  Trop  plein  de  ses  propres  idées  et  de  la  persuasion  de  son  mérite  supé- 
c(  rieur,  il  n'a  ni  égard  à  ceux  qui  peuvent  s'apercevoir  de  ses  défauts,  ni 
«  curiosité  pour  ceux  qu'il  ne  connaît  point,  ni  politesse  pour  ceux  qui  l'é- 
«  coûtent,  ni  attention  pour  ceux  qui  lui  parlent,  et  il  prend  en  liaine  ceux 
«  qu'il  ne  croit  pas  dupes  de  sa  loquacité.  »] 


SUR   QUELQUES  CARACTÈRES.  359 

autre  qu'à  celui  qui  pourrait  le  redresser.  11  prend  pour 
juge  de  ce  qu'il  dit,  quelque  complaisant  qui  n'a  garde  de 
penser  autrement  que  lui,  ou  quelque  sot  qui  ne  peut  ré- 
pliquer. 11  sort  du  sujet  dont  on  parle,  s'épuise  en  com- 
paraisons, et  se  répand  en  vains  discours.  A  propos  d'une 
petite  expérience  physique,  il  parle  de  tous  les  systèmes 
de  physique  ;  il  croit  les  orner,  les  déduire,  et  personne  ne 
les  entend;  il  finit,  en  disant  qu'un  homme  qui  invente  un 
fauteuil'  plus  commode,  rend  plus  de  services  à  l'Etat  que 
celui  qui  a  fait  un  nouveau  système  de  philosophie  ^  Lysias 
ne  veut  pas  cependant  qu'on  croie  qu'il  ignore  les  sciences; 
il  sait  même  beaucoup  de  choses  que  les  habiles  dédaignent 
de  savoir;  il  a  lu  jusqu'aux  voyageurs,  et  jusqu'aux  rela- 
tions des  missionnaires;  il  raconte  de  point  en  point  les 
coutumes  du  Mogol  et  les  lois  de  l'empire  de  la  Chine  ;  il 
dit  ce  qui  fait  la  beauté  en  Ethiopie  et  en  Abyssinie,  et  il 
conclut  que  la  beauté  est  arbitraire,  puisqu'elle  change 
selon  les  pays;  sa  conversation  est  le  puéril  et  perpétuel 
étalage  d'une  érudition  fastidieuse,  et  d'une  éloquence  aussi 
fausse  que  peu  utile.  Lysias ,  toujours  présomptueux  et 
confiant  en  lui,  a  été  cependant  plus  modeste,  plus  traita- 
ble  et  plus  complaisant,  avant  d'avoir  fait  sa  fortune;  il  a 
môme  cherché  à  plaire  aux  autres,  et  sa  grande  mémoire, 
ses  connaissances ,  et  sa  facilité  singulière  ont  fort  bien 
servi  son  avancement  dans  sa  jeunesse.  Mais  Tâge  qui  éta- 
bht  les  fortunes,  et  fixe  les  espérances  des  hommes,  détruit 
en  même  temps  leurs  vertus  ^  Lysias  ne  souffre  plus  au- 
jourd'hui que  des  flatteurs  et  des  complaisants;  froid  pour 
le  mérite  naissant  et  sans  appui,  il  est  jaloux  de  celui  qui 
réussit  et  s'élève;  il  loue  rarement,  et,  plus  volontiers,  ne 


*  Var.  :  [«Une  chaise  percée.  »] 

-  Add.  :  [«  Ainsi,  il  affecte  de  mépriser  lui-môme  les  choses  qu'il  se  pique 
«  cependant  d'avoir  apprises.  »  ] 

"♦  Var.  :  «  Ses  années  et  ses  dignités  lui  ont  inspiré  cet  orgueil  qui  lui  fait 
«  dédaigner  l'esprit  des  autres;  moins  bien  établi  dans  le  monde,  il  parlait 
'<  quelquefois  pour  plaire  et  se  faire  mieux  écouter;  mais  l'âge,  en  fixant  la 
«  fortune  et  les  espérances  des  hommes,  détruit  leurs  vertus.  » 


300  ESSAI 

loue  point,  si  ce  n'est  lui-même.  Ceux  qui  le  voient  aujour- 
d'hui sont  assez  persuadés  de  son  esprit,  et  peuvent  être 
assez  contents  de  lui;  mais  aucun  n'est  content  de  soi;  au- 
cun ne  se  souvient  des  discours  de  Lysias,  nul  n'en  est 
îouclié,  nul  n'a  envie  de  s'attacher  à  lui  ;  il  n'a  autour  de 
lui  que  quelques  sots  qui  l'admirent  et  lui  font  la  cour; 
et  il  est  d'une  vanité  si  petite,  qu'il  s'amuse  et  se  con- 
tente d'un  semblable  cortège;  il  a,  d'ailleurs,  des  équipages 
magnifiques,  une  table  très-délicate,  pour  les  gens  de  basse 
extraction  qui  l'applaudissent;  il  habite  dans  un  palais;  et 
ce  sont  les  seuls  avantages  qu'il  retire  de  beaucoup  d'esprit 
et  d'une  plus  grande  fortune  '. 

5/|.    —    LE    LECTEUR-AUTEURS. 

Il  n'y  a  point  de  si  petit  peintre  qui  ne  porte  son  juge- 
ment du  Poussin  et  de  Raphaël  ;  de  même,  un  lecteur,  qui 
a  lui-même  écrit,  se  regarde,  sans  hésiter,  quel  qu'il  soit, 
comme  le  juge  souverain  de  tout  écrivain;  il  fait  plus,  il 
s'en  rend  partie,  et  le  décrie  autant  qu'il  peut.  C'est  assez 
que  ce  barbouilleur  de  papier^  ait  fait  imprimer  un  petit  ro- 
man ou  quelques  vers  obscènes,  qu'il  ait  lu  le  Dictionnaire 
de  Bayle  et  quelques  chapitres  de  Montaigne,  pour  qu'il  se 
croie  en  droit  de  définir  le  beau  et  le  sublime,  et  de  pro- 
noncer despotiquement;  il  juge  d'Homère,  deDémosthènes, 
de  Newton,  de  tous  les  auteurs  et  de  tous  les  ouvrages  qui 
sont  fort  au  delà  de  sa  portée.  S'il  y  rencontre  des  opinions 
qui  contrarient  ou  qui  détruisent  les  siennes,  il  est  bien 
éloigné  de  penser  qu'il  a  pu  se  tromper  toute  sa  vie;  lors- 
qu'il n'entend  pas  quelque  chose,  il  déclare  que  l'auteur 
est  obscur,  quoiqu'il  ne  soit  pour  d'autres  que  concis;  il 
condamne  tout  un  livre  sur  quelques  pensées  qu'il  n'a  pas 

*  L'auteur  vent  dire  que  Lysias  a  encore  plus  de  fortune  que  d'esprit  ;  mais 
cette  manière  d'exprimer  La  penstie  ne  me  paraît  pas  correcte.  —  S. 

*  C'est  une  version  nouvelle  et  plus  complète  du  morceau  intitulé,  dans  les 
éditions  précédentes  :  Le  Critique  borné.  —  G. 

'■  C'est  une  des  injures  que  Trissotiii  ccliaiige  avec  Vadius,  —  Molière.,  les 
Femmes  savantes,  acte  III,  scène  5.  —  G. 


SUR  QUELQUES   CAKACTÈllES.  .?6t 

comprises,  ou  dont  il  n'a  pénétré  qu'un  seul  côté.  S'il  ren- 
contre une  réflexion  fausse  dans  Pascal,  il  ne  manque  pas 
de  se  persuader ,  sur  ce  petit  avantage,  qu'il  a  le  sens  plus 
juste  que  ce  rare  esprit,  et  il  se  console  aisément  de  n'avoir 
pas  son  éloquence'.  Pour  un  mot  qui  lui  paraît  bas  dans 
les  Oraisons  funèbres  de  Bossuet,  et  qui  n'est  peut-être  que 
naïf,  il  dit  que  tous  les  hommes  ont  mal  jugé  de  cet  ora- 
teur, et  il  s'étonne  qu'ils  soient  dupes  de  sa  réputation.  Si 
pourtant  on  lui  pai'le  d'un  auteur  moderne,  il  le  ravale  par 
la  comparaison  qu'il  en  fait  avec  les  mêmes  auteurs  qu'il  a 
critiqués,  et  il  ne  peut  pas  croire  que  la  nature  puisse  en- 
core produire  de  semblables  génies.  Cependant,  cet  homme, 
si  chagrin  et  si  difficile,  ne  laisse  pas  de  louer  quelquefois, 
mais  c'est  afin  de  contredire  ceux  qui  blâment  ;  et ,  d'ail- 
leurs, pour  qu'il  loue  un  écrivain,  il  faut  au  moins  que  cet 
écrivain  n'ait  jamais  rien  composé  dans  son  genre.  Parce 
qu'il  a  ouï  dire  que  Quinault  est  le  poète  des  Grâces,  il  le 
croit  le  plus  grand  poète  qu'il  y  ait  eu  ,  et  il  assure  que 
Boileau  n'était  qu'un  sot  ;  il  avoue  que  Quinault  doit  quel- 
que chose  à  Lulli ,  mais  il  ne  sait  pas  que  ce  restaurateur 
de  la  musique  est  plus  élevé  que  le  poète;  il  croit  que  c'est 
le  poète  qui  est  sublime,  et  il  n'accorde  à  Lulli  que  de  la 
noblesse.  Lui-même  fait  des  vers  et  de  la  musique,  que 
personne  ne  chante  que  lui,  et,  quoiqu'il  sache  à  peine 
écrire  une  lettre  de  bonne  année,  il  a  donné  au  public  quatre 
gros  volumes  de  prose,  qui  ont  fait  grand  tort  à  son  li- 
braire, C4'est  un  homme  qui  n'a  point  un  sentiment  qui  lui 
appartienne,  presque  point  d'idée  saine  et  développée,  et 
qui,  néanmoins,  ne  passerait  pas  à  un  autre  auteur  la  plus 
petite  faute  de  langage  ;  on  lui  parle  un  idiome  étranger, 
lorsqu'on  sort  du  cercle  des  principes  rebattus  dans  le 
monde,  et  qu'on  apprend,  en  naissant,  comme  sa  langue. 
Il  est  persuadé  pourtant  qu'il  sait  beaucoup  plus  qu'on  ne 

'  Var.  :  «  Parcn  qu'on  dômr'le  aujourd'lini  les  orrems  niagnifiqnos  de  Des- 
«  cartes,  (lu'il  n'aurait  jamais  aperçues  de  lui-mruie,  il  ne  nian(|ue  pas  de 
«   se  croire;  l'esprit  IjI'mi  plii>  juste  que  ee  ])liilos()plie.  » 


302  ESSAI 

peut  lui  en  apprendre,  et  il  se  plaint  continuellement  qu'on 
ne  lui  dise  rien  de  nouveau  dans  les  livres;  il  est  ennuyé 
d'y  retrouver  toujours  les  mêmes  choses  qu'il  a  déjà  lues, 
et  cependant  il  n'a  jamais  rien  lu  qu'il  possède,  ou  dont  il 
ait  su  profiter  '. 

55.  —  [eumolpe,  ou  le  Mauvais  poète.] 

[Eumolpe  est  un  versificateur  entiché,  qui  ne  sait  rien, 
ne  lit  rien,  et  ne  veut  rien  savoir  ni  lire;  il  dédaigne  égale- 
ment la  physique,  la  métaphysique,  la  géométrie,  la  morale, 
la  médecine,  etc.  ;  et,  de  l'histoire  même,  il  ne  veut  savoir 
que  la  mythologie,  dont  il  a  besoin  pour  ses  vers;  il  mé- 
prise jusqu'à  l'éloquence,  qui  est  pourtant  la  sœur  de  la 
poésie ,  et ,  quand  on  lui  parle  de  Bossuet  ou  de  Démos- 
thènes,  il  n'est  pas  loin  de  rire.  Il  soupçonne  à  peine  qu'il 
a  existé  un  Newton  ;  il  demande  si  Pascal  n'était  pas  un  Père 
Jésuite,  et  il  a  ouï  parler,  dit-il,  d'un  certain  Spinoza  qui 
ne  croyait  point  en  Dieu,  et  que,  pour  cette  raison,  il  a  tou- 
jours eu  envie  de  lire.  Pour  lui,  il  ne  connaît  que  le  dieu 
des  vers,  et,  de  toutes  les  antiquités  sacrées,  il  ne  respecte 
que  quelques  cantiques,  traduits  par  L.  F.  ^  L'application 
qu'il  a  donnée  toute  sa  vie  à  la  poésie  lui  a  fait  négliger, 
dit-il,  les  dons  de  Plutus,  et,  sans  qu'il  le  dise,  il  n'y  a  per- 
sonne qui  ne  le  voie  trop;  il  est  maigre,  défait,  mal  vêtu, 
et  sale;  il  porte,  au  mois  de  novembre,  un  habit  de  dro- 
guet  de  soie,  avec  une  chemise  malpropre,  mais  une  per- 
ruque bien  poudrée.  Il  entre,  un  jour  de  fête,  chez  un  sous- 
fermier  qui  est  à  table,  et  qui,  se  doutant  bien  qu'Eumolpe 
n'a  pas  dîné,  finvite  à  s'asseoir  près  de  lui;  mais  Eumolpe 
le  remercie,  disant  qu'il  mange  trop,  et  qu'il  a  une  indi- 
gestion qui  le  fatigue  depuis  plusieurs  jours.  Cependant, 
l'entremets  disparaissant,  et  le  dessert  prenant  la  place,  notre 
homme,  qui  voit  bien  qu'on  va  se  lever  de  table  :  «  Vous 
({  avez  là,  dit-il  au  maître  du  logis,  de  belles  pommes; 

*  Rapprochez  de  la  Uk^  Réflexion  (page  101).  —  G. 

*  Le  Franc  de  Pompignan.  —  G. 


SLK  QUELQUES  CAllACTÈRES.  im 

((  celles  du  jardin  des  Ilespérides  n'étaient  pas,  je  crois, 
((  plus  vermeilles.  Je  ne  suis  pas  en  état  de  manger  du  fruit 
((  présentement,  mais  permettez,  Monsieur,  que  je  mette 
((  dans  ma  poche  quelques-unes  de  ces  pommes  admirables, 
((  pour  les  faire  voir  à  mon  jardinier.  »  Un  moment  après, 
il  se  lève  doucement,  et  sort  sans  bruit,  à  l'insu  de  tout  le 
monde,  et,  comme  il  cherche  toujours  les  aventures,  il  pro- 
fite de  la  nuit  qui  commence,  pour  aller  dans  un  de  ces 
lieux  où  l'on  n'entre  guère  le  jour.  Le  nourrisson  des  Muses, 
qui  vit  depuis  longtemps  sur  son  crédit,  n'avait  pas  un  écu  ; 
un  coquin  ténébreux,  qui  faisait  des  armes,  et  qui  était  le 
génie  tutélaire  de  ce  lieu  d'honneur,  s'avisa  de  trouver 
mauvais  qu'un  pédant  crotté,  disait-il,  osât  se  produire  ainsi 
en  bonne  compagnie,  et  voulait  user  de  quelque  voie  un  peu 
violente,  pour  le  mettre  dehors.  Eumolpe,  qui  porte  une 
épée,  essayait  de  sauver  sa  gloire,  et  n'en  appelait  pas  moins 
à  son  secours  les  gens  qui  passaient  dans  la  rue  ;  mais  comme 
c'était,  par  malheur,  une  escadre  à  cheval  du  guet,  on  l'ar- 
rête, et  on  le  conduit  en  prison,  tandis  que  l'agresseur  se 
sauve.  Là,  notre  poète  écrit  en  vers  une  longue  lettre  à  M.  le 
Lieutenant  de  police,  dans  laquelle  il  le  nomme  plusieurs 
fois  le  Lieutenant  d'Apollon,  et  le  prie  de  venger  V honneur 
des  Muses.  La  vie  d'P^umolpe  est  pleine  de  semblables  traits, 
et  il  y  en  a  qu'on  n'oserait  écrire.  Qui  le  croirait,  cepen- 
dant? Cet  homme,  si  déréglé  dans  ses  mœurs,  et  si  extra- 
vagant dans  sa  conduite,  n'est  pas  tout  à  fait  sans  mérite, 
et  si  la  fortune  l'eût  voulu,  il  avait  plus  qu'il  ne  fallait  d'es- 
prit pour  être  honnête  homme;  mais  il  est  né  pauvre  et 
glorieux,  et  veut,  à  toute  force,  faire  des  vers  ;  là  est  la 
source  de  tous  ses  travers,  et  peut-être  la  seule  cause  de 
tous  ses  malheurs.] 

56.  —  [théobalde,  ou  le  Grimaud\~\ 

[Théobalde  a  vieilli  dans  l'art  pénible  de  faire  des  vers 
médiocres  ;  c'est  le  seul  art  qui  existe  à  ses  yeux  ;  les  sciences 

*   T/iéo^a/t/e,  c'est  encoro/r//wo/pe,m;ii'=;  moins  ridicule,  et  plus  méchant  — G. 


:m  KssAi 

et  ceux  qui  les  ont  illustrées  n'entrent  point  dans  son  compte, 
et  il  a  pour  tout  ce  qu'il  ignore  ce  mépris  stupide,  qui  est  la 
marque  infaillible  d'un  esprit  étroit'.  Son  incapacité  pour 
les  affaires,  le  désordre  de  sa  fortune  qui  en  est  la  suite, 
l'ont  réduit  à  d'extrêmes  besoins,  et  l'ont  aigri  contre  tous 
les  hommes;  il  se  plaint  qu'il  n'a  point  d'amis,  et,  du  fond 
de  sa  misère,  il  jette  un  regard  plein  de  haine  sur  tous  ceux 
qui  font  leur  fortune  ;  ainsi,  le  chagrin  et  l'envie  implacable 
rongent  son  cœur  et  empoisonnent  ses  jours.  Complaisant 
ou  calomniateur,  selon  le  besoin,  il  déchire,  dans  des  sati- 
res qu'on  ne  lit  point,  ceux  qu'il  a  inutilement  loués  dans 
ses  épîtres;  c'est  lui  qui  est  l'auteur  ou  l'entremetteur  des 
libelles  qu'on  fait,  de  temps  en  temps,  contre  Virgile.  Mais 
la  méchanceté  de  ses  écrits  n'a  pu  même  les  mettre  en  lu- 
mière; à  peine  ils  ont  occupé  pendant  quelques  jours  la 
curiosité  ou  l'ennui  des  lecteurs  oisifs,  et  ils  ont  aussitôt 
disparu  dans  l'ombre  et  dans  le  décri  qu'ils  méritent.  Peu 
de  gens  savent  son  nom;  il  mourra  dans  l'obscurité  à  la- 
quelle sa  médiocrité  le  condamne,  pauvre,  délaissé,  méprisé, 
comme  il  a  vécu,  mais  aussi  peu  désabusé  de  la  persuasion 
de  son  mérite,  que  de  sa  sourde  colère  contre  le  mérite  des 
autres.  Rien  ne  restera  de  lui,  et  l'exemple  même  de  sa 
triste  folie  sera  perdu  pour  les  hommes,  car  il  sera  bientôt 
enseveli  avec  sa  mémoire.] 

57.  —  BATHYLLE,  OU  j! Auteur  frivole, 

Bathylle  cite  Horace  et  l'abbé  de  Ghaulieu,  pour  prouver 
qu'il  faut  égayer  les  sujets  les  plus  sérieux,  et  mêler  le 
solide  et  l'agréable;  il  donne  pour  règle  du  style  ces  vers 
légers  et  délicats  ; 

Qu'est-ce  qu'esprit?  raison  assaisonnée; 
Par  ce  seul  mot  la  dispute  est  bornée. 
Qui  dit  esprit,  dit  sel  de  la  raison  ; 
Donc,  sur  deux  points  roule  mon  oraison  : 


*  Var.  :  [Ce  mépris  stupide,  qui  tient  un  peu  à  la  nature  de  l'esprit  hu- 
«  main,  et  que  les  passions  augmentent,  mais  que  les  gens  sages  répriment.»] 


SUR  QLLLQIES  CARACTÈRES.  3G5 

Raison,  sans  sel,  est  fade  nourriture  ; 
Sel,  sans  raison,  n'est  solide  pâture; 
De  tous  les  duux  se  forme  esprit  parfait; 
De  l'un,  sans  l'autre,  un  monstre  contrefait. 
Or,  quel  vrai  bien  d'un  monstre  peut-il  naître? 
~  Sans  la  raison,  puis-je  vertu  connaître? 
Et,  sans  le  sel,  dont  il  faut  l'apprêter, 
Puis-je  vertu  faire  aux  autres  goûter? 

J.-B.  RoLSSEAi ,  Epîlre  à  Clément  MaruI,  liv.  l*"',  ép.  3. 

Seluii  ces  principes,  qu'il  commente,  il  n'oserait  parler 
avec  gravité  et  avec  force,  sans  bigarrer  son  discours  de 
quelque  plaisanterie  hors  de  sa  place;  car  il  n'a  pas  com- 
pris encore  que  l'agrément  peut  naître  de  la  solidité'.  Ses 
pensées  frivoles  ont  besoin  d'un  tour  ingénieux  pour  se  pro- 
duire; mais  ce  soin  de  les  embellir  en  fait  mieux  sortir  la 
faiblesse;  il  ne  sait  donner  à  la  vérité,  ni  ces  couleurs  fortes 
qui  sont  sa  parure,  ni  cette  profondeur  et  cette  justesse  qui 
font  sa  hauteur  ;  il  est  précieux  quand  il  se  croit  agréable, 
obscur  quand  il  se  croit  précis,  guindé  quand  il  veut  être 
fort,  et  toujours  ridicule,  parce  qu'il  veut  être  toujours 
plaisant.  11  ne  sait  pas  que  toute  expression  vive  et  vraie 
d'une  pensée  juste  porte  son  sel  avec  elle;  il  ne  sait  pas 
que  la  langue  de  la  gaîté  doit  être  plus  impétueuse  et  plus 
naïve  encore  que  toute  autre,  et  il  vise  au  plus  petit  de 
tous  les  genres,  sans  pouvoir  même  y  atteindre.  Trop  faible 
pour  pousser  ses  réflexions  au  delà  de  l'attente  des  lecteurs, 
pour  étonner  leur  âme  par  ses  images,  ou  pour  la  toucher 
par  ses  sentiments,  il  sème  ses  faibles  écrits  de  petites 
grâces  et  de  saillies  concertées.  Une  imagination  grande  et 
vraie  aime  à  se  montrer  toute  nue,  et  sa  simplicité,  tou- 
jours éloquente,  dédaigne  les  traits  et  les  fleurs. 

58.  —  coTJN,  ou  LA  Fausse  grandeur. 

Cotin  se  pique  d'avoir  le  goût  mâle,  de  n'aimer  que  les 
pensées  imposantes,  et  de  ne  sentir  que  les  grandes  choses, 
parce  qu'il  est  petit  et  vain.  Il  aflecte  de  mépriser  l'élo- 

*  Var.  :  «  Car  il  no  connaît  pas  les  agréments  qui  peuvent  naître  d'une 
«<  grande  solidité,  unie  à  la  simplicité  et  à  l'élégance.  »• 


366  ESSAI 

quence  de  l'expression  et  même  la  justesse  des  pensées, 
qui,  à  ce  qu'il  dit  quelquefois,  ne  sont  point  essentielles  au 
sublime  ;  il  ignore  que  le  vrai  génie  ne  se  caractérise ,  en 
quelque  sorte,  que  par  l'expression  ',  qui,  seule  à  peu  près, 
établit  les  différences  entre  les  écrivains.  La  seule  éloquence 
qui  lui  plaise,  c'est  l'ostentation  et  l'enflure,  et  il  réclame' 
ces  vers  pompeux,  dans  ces  magnifiques  tirades  qu'on  a  tant 
vantées  autrefois  : 

Serments  falhicieux,  salutaire  contrainte, 
Que  m'imposa  la  force,  et  qu'accepta  ma  crainte; 
Heureux  déguisements  d'un  immortel  courroux, 
Vains  fantômes  d'État,  évanouissez-vous  ! 


Et  vous,  qu'avec  tant  d'art  cette  feinte  a  voilée, 
Recours  des  impuissants,  haine  dissimulée. 
Digne  vertu  des  rois,  noble  secret  de  cour. 
Éclatez,  il  est  temps,  et  voici  votre  jour! 

Corneille,  Rodofjune,  acte  II,  se,  1. 

Cotin  ne  se  lasse  pas  d'admirer  ces  nobles  déclamations; 
mais  il  n'a  point  d'attention  pour  ces  vers  plus  simples  et 
plus  grands  de  la  même  Gléopàtre  : 

Il  m'imposa  des  lois,  exigea  des  serments. 

Et  moi,  j'accordai  tout,  pour  obtenir  du  temps; 

Le  temps  est  un  trésor  plus  grand  qu'on  ne  peut  croire  ; 

J'en  obtins... 

(  Scène  suivante.) 

Tout  ce  qui  n'est  pas  gigantesque  paraît  petit  à  Cotin.  Il 
convient  qu'il  y  a  de  bonnes  choses  dans  Racine,  mais  il  as- 
sure que,  dans  Âthalie,  le  Grand-Prêtre,  après  avoir  instruit 
Joas  de  sa  naissance,  fait  une  espèce  de  capucinade,  quand 
il  ajoute  : 

O  mon  fils,  de  ce  nom  j'ose  encor  vous  nommer. 
Souffrez  cette  tendresse,  et  pardonnez  aux  larmes 


*■  Vauvenargues  entend,  d'ordinaire,  par  expression,  ce  que  nous  entendons 
par  le  terme  plus  général  de  style.  —  G. 

2  Dans  le  manuscrit  on  lit  il  réclame;  si  l'auteur  n'a  pas  voulu  dire  il  dé- 
clame, il  donnait  au  verbe  réclamer  une  autre  acception  que  celle  reçue  de 
nos  jours.  Il  lui  fait  signifier,  il  dit  une  seconde  fois,  il  répète.  —  B.  —  Nous 
croyons  que  Vauvenargues  a  dit  exactement  ce  qu'il  voulait  dire,  et  qu'il 
emploie  le  mot,  comme  on  l'employait  sans  doute  de  son  temps.  On  dirait 
aujourd'hui  :  //  se  rrclamc  de  res  ccrs.  —  G. 


SUR   QUELQUES  CARACTÈRES  367 

Que  m'arrachent  pour  vous  de  trop  justes  alarmes. 

Loin  du  trône  nourri,  de  ce  fatal  hoimeur, 

Hélas!  vous  ignorez  le  charme  empoisonneur; 

De  l'absolu  pouvoir  vous  ignorez  l'ivresse, 

Et  des  lâches  flatteurs  la  voix  enchanteresse. 

Bientôt  ils  vous  diront  que  les  plus  saintes  lois, 

Maîtresses  du  vil  peuple,  obéissent  aux  rois  ; 

Qu'un  roi  n'a  d'autre  frein  que  sa  volonté  même, 

Qu'il  doit  immoler  tout  à  sa  grandeur  suprême; 

Qu'aux  larmes,  au  travail,  le  peuple  est  condamné, 

Et  d'un  sceptre  de  fer  veut  être  gouverné  ; 

Que  s'il  n'est  opprimé,  tôt  ou  tard  il  opprime  : 

Ainsi,  de  piège  en  piège,  et  d'abîme  en  abîme, 

Corrompant  de  vos  mœurs  l'aimable  pureté, 

Ils  vous  feront  enfin  haïr  la  vérité. 

Vous  peindront  la  vertu  sous  une  affreuse  image  ; 

Hélas!  ils  ont  des  rois  égaré  le  plus  sage. 

Promettez  sur  ce  livre,  et  devant  ces  témoins. 

Que  Dieu  sera  toujours  le  premier  de  vos  soins  ; 

Que,  sévère  aux  méchants,  et  des  bons  le  refuge, 

Entre  le  pauvre  et  vous,  vous  prendrez  Dieu  pour  juge; 

Vous  souvenant,  mon  fils,  que,  caché  sous  ce  lin. 

Comme  eux,  vous  fûtes  pauvre,  et,  comme  eux,  orphelin. 

#        Racine,  Athalie,  acte  IV,  se.  3. 

Pour  sentir  la  beauté  et  la  tendresse  de  tels  vers,  il  faudrait 
avoir  des  entrailles  ;  mais  l'heureux  Cotin  n'a  point  d'àme, 
et  met  la  grandeur  dans  l'esprit;  il  sait  admirer  des  sen- 
tences et  des  antithèses ,  même  hors  de  leur  place  ;  mais  il 
ne  connaît  ni  la  force,  ni  les  mouvements  des  passions,  ni 
leur  désordre  éloquent,  ni  leurs  hardiesses,  ni  ce  sublime 
simple  qui  éclaire  sans  éblouir,  et  qui  saisit  d'autant  plus, 
qu'il  cache  la  hauteur  de  son  essor  sous  les  expressions  les 
plus  naturelles.  Cependant,  la  folie  de  Cotin  est  de  croire 
qu'il  a  le  goût  juste  et  des  connaissances  universelles  ;  il  se 
vante  de  posséder  toutes  les  littératures,  et  il  fait  des  pa- 
rallèles d'auteurs  français  avec  des  auteurs  étrangers  qu'il 
n'entend  point;  il  veut  aussi  faire  penser  qu'il  possède 
toutes  les  langues;  il  n'estime  pas  que  quelqu'un  qui  les 
ignore  puisse  avoir  l'esprit  étendu,  et  il  croirait  volontiers 
qu'Homère  savait  le  latin.  Les  hommes  de  ce  caractère 
n'admirent  dans  un  écrivain  que  l'ostentation  et  le  faste 
dont  ils  sont  eux-mêmes  remplis  ;  trompés  par  de  fausses 
lueurs  et  par  la  sécheresse  de  leur  cœur,  ils  n'ont  point 


?m  i:ssAi 

d'égard  au  pouvoir  et  au  charme  du  seutiuieut.  Us  char- 
geut  leur  niéuioire  d'un  amas  de  connaissances  inutiles;  ils 
confondent  l'érudition  et  l'étalage  avec  l'étendue  du  génie, 
et  ils  aiment  les  sciences  abstraites ,  parce  qu'elles  sont 
épineuses  et  supposent  un  esprit  profond.  Partisans,  par 
\anité,  de  tous  les  arts,  ils  parlent  avec  la  même  emphase 
d'un  statuaire,  qu'ils  pourraient  parler  de  Milton  ;  tous  ceux 
qui  ont  excellé  dans  quelque  genre,  reçoivent  de  leur  bou- 
che les  mêmes  éloges;  et,  si  le  métier  de  danseur  s'élevait 
au  rang  des  beaux-arts,  ils  diraient  de  quelque  sauteur  : 
ce  grand  hojnme,  ce  grand  génie,  et  ils  l'égaleraient  à  Homère, 
à  Démosthènes  et  à  Voltaire  '. 

59.    --   ÉcÉE,  ou  LE  Bon  esprit\ 

Egée,  au  contraire,  est  né  simple,  et  paraît  ne  se  piquer 
de  rien;  il  estime  peu  les  sciences  qui  n'ont  pour  objet 
qu'une  vaine  spéculation,  et  il  n'est  ni  savant  ni  curieux. 
Tout  ce  qui  est  grand  le  transporte;  le  vice  hardi  des  grands 
hommes  et  leur  gloire  le  frappent  comme  leur  vertu,  et 
Cromwell ,  d'Amboise  et  Vauban  lui  inspirent  le  même 
respect;  il  hait  cette  grandeur  d'ostentation  que  les  esprits 
faux  idolâtrent,  et  qui  impose  à  leur  petitesse;  mais  la  vé- 
ritable l'enchante  et  s'empare  de  tout  son  cœur.  Son  âme, 
obsédée  des  images  du  sublime  et  de  la  vertu,  ne  peut  être 
attentive  aux  arts  qui  peignent  de  petits  objets.  Le  pinceau 
naïf  de  Dancourt  ^  le  surprend  sans  le  passionner,  parce 
que  cet  auteur  comique  n'a  saisi  que  les  petits  traits  et  les 
grossièretés  de  la  nature.  Ainsi,  il  met  une  fort  grande  diffé- 
rence entre  ces  peintures  sublimes  qui  ne  peuvent  être  ins- 
pirées que  par  les  sentiments  qu'elles  expriment,  et  celles 

1  Var.  :  «  A  Virgile,  à  Horace  et  à  Démosthènes.  » 

2  Ce  portrait  est  la  contre-partie  de  ceux  qui  précèdent;  on  en  devinera 
aisément  l'original.  —  G. 

"'  Dancourt  (Florent-Carton),  né  à  Fontainebleau  le  1'^'  novembre  1661, 
mort  à  Courcelle-le-Roi  en  Berri  le  16  décembre  1726,  lit  d'excellentes  études 
sous  le  P.  La  Rue,  qui  voulait  l'attacber  à  son  ordre;  mais  Dancourt  préféra 
le  barreau  au  cloître.  Dégoûté  de  la  profession  d'avocat,  il  se  lit  comédien, 
et  devint  en  mCme  temps  acteur  et  auteur  distingue.  —  B. 


I 


SUR  QUELQUES  CARACTÈRES.  369 

qui  n'exigent  ni  élévation ,  ni  grandeur  d'esprit  dans  le 
peintre,  quoiqu'elles  demandent  autant  de  travail  et  de  gé- 
nie, si  l'on  n'entend  par  génie  que  ce  talent  naturel,  que  l'art 
perfectionne,  mais  qu'il  ne  peut  suppléer.  C'est  aux  artisans, 
dit-il,  d'adorer  l'artisan  plus  habile  qu'eux,  de  compter  pour 
peu  la  vertu,  de  ne  respecter  que  les  arts,  et  de  préférer 
la  statue  d'Alcibiade  à  son  courage;  mais,  pour  lui,  il  ne 
peut  estimer  les  talents  que  par  le  caractère  qu'ils  annon- 
cent '.  Il  respecte  le  cardinal  de  Richelieu  comme  un  grand 
homme,  et  il  admire  Raphaël  comme  un  grand  peintre  ; 
mais  il  n'oserait  égaler  des  mérites  d'un  prix  si  inégal.  11  ne 
donne  point  à  des  bagatelles  ces  louanges  démesurées  que 
dictent  quelquefois  aux  gens  de  lettres  l'intérêt  ou  la  poli- 
que;  mais  il  loue  très-sincèremênt  tout  ce  qu'il  loue,  et 
parle  toujours  comme  il  pense.  Le  seul  défaut  qui  lui  fasse 
du  tort,  est  de  ne  pas  aimer  assez  les  petites  choses,  et  de 
trop  s'enflammer  pour  les  grandes. 

60.  —  sÉ^ÈQUE,  ou  L'Orateur  de  la  vertu\ 

Celui  qui  n'est  connu  que  par  les  lettres,  n'est  pas  in- 
fatué de  sa  réputation,  s'il  est  vraiment  ambitieux  ;  bien 
loin  de  vouloir  faire  entrer  les  jeunes  gens  dans  sa  propre 
carrière,  il  leur  montre  lui-même  une  route  plus  noble,  s'ils 
osent  la  suivre  :  «  Le  riche  insolent,  leur  dit-il,  méprise 
((  les  écrivains  les  plus  sublimes,  et  le  vertueux  ignorant 
((  ne  les  connaît  pas.  O  mes  amis  !  pendant  que  des  hom 
((  mes  médiocres  exécutent  de  grandes  choses,  ou  par  un 
((  instinct  particulier,  ou  par  la  faveur  des  occasions,  vou- 

*  Var.  :  [  «  Différent  de  ceux  qui  estiment  les  grandes  choses  par  réflexion, 
«  et  qui  aiment  les  petites  par  incli^iation ,  il  sépare  peu  son  estime  de  ses 
«  goûts;  son  âme,  obsédée  des  images  du  sublime  et  de  la  vertu,  ne  peut 
<(  faire  cas  des  arts  qui  peignent  de  petits  objets  :  le  pinceau  de  Molière  le 
«  surprend  sans  le  passionner,  etc.  »  ]  (Voir,  pour  la  fin  de  cette  variante, 
p.  238,  la  dernière  note  de  Tariicle  Molière.)  —  G. 

-  C'est  une  version  plus  complète  de  V Orateur  cliagriiides  éditions  précé- 
dentes; notre  titre  est  celui  des  manuscrits. —  Rappelons,  pour  l'intelligence 
de  ce  morceau,  que  Vauvenargues  emploie  rarement  le  mot  vertu  dans  son 
acception  usuelle,  et  qu'il  lui  fait  signifier  tantôt  force  de  caractère,  tantôt 
action.  C'est  dans  ce  dernier  sens  qu'il  faut  ici  le  prendre.  —  G. 

2i 


370  ESSAI 

«  lez-vous  vous  réduire  à  les  écrire?  Si  vous  faites  attention 
((  aux  hommages  qu'on  met  aux  pieds  d'un  homme  que  le 
a  prince  élève  à  un  poste,  croirez-vous  qu'il  y  ait  des 
(i  louanges  pour  un  écrivain ,  qui  approchent  de  ces  res- 
((  pects?  Qui  ne  peut  ni  aider  la  vertu,  ni  punir  le  crime, 
«  ni  venger  l'injure  du  mérite,  ni  confondre  l'orgueil  des 
((  riches,  autrement  qu'en  paroles,  se  contentera-t-il  d'un 
((  peu  d'estime?  11  appartient  à  un  artisan  d'être  enivré  de 
((  régner  au  barreau,  ou  sur  nos  théâtres,  ou  dans  les  écoles 
((  des  philosophes  ;  mais  vous  qui  aspirez  à  la  vraie  gloire, 
((  pouvez-vous  la  mettre  à  ce  prix?  Regardez  de  près,  mes 
((  amis  :  celui  qui  a  gagné  des  batailles,  qui  a  repoussé 
((  l'ennemi  des  frontières  qu'il  ravageait,  et  donné  aux 
((  peuples,  par  ses  victoires,  l'espérance  d'une  paix  glo- 
((  rieuse,  s'il  efface  tout  à  coup  la  réputation  des  ministres 
a  et  le  faste  des  favoris,  qui  daignera  encore  jeter  les  yeux 
«  sur  vos  poètes  et  vos. philosophes?  Mes  amis,  ce  n'est 
((  point  par  des  paroles  qu'on  peut  s'élever  sur  les  ruines 
((  de  l'orgueil  des  grands,  et  forcer  l'hommage  du  monde; 
(c  c'est  par  l'activité  et  l'audace,  c'est  par  le  sacrifice  de  la 
((  santé  et  des  plaisirs,  c'est  par  le  mépris  du  danger,  et 
«  par  les  grandes  actions  que  ces  vertus  produisent.  Celui 
((  qui  compte  sa  vie  pour  quelque  chose,  ne  doit  pas  pré- 
ce  tendre  à  la  gloire;  il  n'est  capable  de  rien  de  grand.  »' 
Ainsi  parle  un  esprit  chagrin,  que  la  réputation  des  lettres 
ne  peut  satisfaire;  il  paraît  assez,  par  ses  discours,  qu'il 
lutte  intérieurement  avec  violence  contre  les  dégoûts  et  les 
liumiliations  de  son  métier,  et  il  semble  quelquefois  que  la 
médiocrité  de  son  état  l'irrite  contre  les  riches  et  les  puis- 
sants :  a  Ce  n'est  rien  encore,  mes  amis,  reprend-il,  de 
<r  souffrir  d'extrêmes  besoins,  et  d'être  privé  des  plaisirs; 
((  mais  quel  est  celui  qui,  étant  pauvre,  a  évité  le  mé- 
«  pris,  n'a  pas  été  opprimé  par  les  puissants,  moqué  par 
((  les  faibles,  fui  et  abandonné  par  tous  les  hommes?  et 
((  quel  est  celui  qui  s'est  sauvé,  par  les  lettres,  de  ces  hu- 
«  miliations?  A-t-on  pris  garde  à  ses  talents?  a-t-on  fait 


SUI\  QUELQUES  CARACTÈRES.  371 

((  attention  à  sa  vertu  ?  La  nécessité  l'a  poussé,  l'infortune 
((  l'a  avili,  et  le  sort  s'est  joué  de  sa  prudence.  Toutefois, 
((  ni  l'adversité,  ni  la  honte,  ni  la  misère,  ni  ses  fautes, 
((  s'il  en  a  faites',  ni  l'injustice  d'autrui,  n'ont  abattu  son 
((  courage.  Qui  voudrait  être  riche  mais  avare,  respecté 
((  mais  faible,  craint  mais  haï,  servi  mais  méprisé  ?  et,  au 
((  contraire,  qui  ne  voudrait  être  pauvre  avec  de  la  vertu 
«  et  du  courage'  ?  Celui  qui  peut  vivre  sans  crime,  et  qui 
a  sait  oser  et  souffrir,  sait  aussi  se  passer  de  la  fortune 
((  qu'il  a  méritée  :  les  heureux  et  les  insensés  pourront  in- 
«  sulter  sa  misère;  mais  l'injure  de  la  foHe  ne  saurait  flé- 
«  trir  la  vertu  ;  l'injure  est  l'opprobre  du  fort  qui  abuse 
{(  des  dons  du  hasard,  et  l'arme  du  lâche  insolent.  »  Ces 
discours  d'un  homme  éloquent  et  inquiet,  qui  s'est  fait  un 
nom  par  ses  écrits ,  échauffent  l'esprit  des  jeunes  gens 
prompts  à  s'enflammer;  ils  ne  songent  plus  à  la  stérile 
gloire  des  lettres;  ils  veulent  sortir  de  pair  par  des  actions, 
non  par  des  livres  ;  mais  la  fortune  laisse  rarement  aux 
hommes  le  choix  de  leurs  vertus  et  de  leur  travail  ^* 


1  Tel  est  le  texte,  non-seulement  des  éditions  précédentes,  mais  aussi  du 
manuscrit;  il  faudrait  :  s'il  en  a  [ail.  —  G. 

-  Voir  les  deux  premiers  Caractères  {Clawmène  et  Phérécide)  ;  tous  ces  por- 
traits se  rapportent  à  un  môme  original.  —  G. 

5  Rapprochez  des  52^  et  53e  Uéflexions  sur  divers  sujets.  —  Lorsque  Vauve- 
nargues  quitta  l'armée,  sa  famille,  pour  le  retenir  en  Provence,  lui  refusa  les 
moyens  de  vivre  à  Paris;  il  s'obstina  à  s'y  fixer,  et,  malgré  la  résistance,  les 
scrupules,  les  moqueries  même  de  ses  parents  et  de  ses  amis,  il  y  prit  le  métier 
d'écrivain,  non-seulement  comme  dernière  chance  de  réputation,  mais  comme 
ressource.  Ce  ne  fut  pas,  toutefois,  sans  regret,  et  l'on  voit,  par  ce  morceau, 
que  ses  illusions  n'ont  pas  longtemps  duré.  Dans  sa  lettre  à  Saint-Vincens,  du 
1*'  mars  17/i^,  il  lui  dit  à  ce  sujet  :  Je  suis  au  désespoir  d'être  réduit  à  un  parti 
qui  me  répufjue,  dans  le  fond,  autant  qu'il  déplaira  à  ma  famille,  et  il  ajoute  : 
maisla  nécessité  n'a  point  de  loi.  Remarquons  que,  dans  les  lignes  qui  précèdent, 
Sénèque  dit  de  même  :  La  nécessité  l'a  poussé ,  et  que  le  morceau  se  termine 
par  cette  réflexion  transparente  :  La  fortune  laisse  rarement  aux  hommes  le 
choix  de  leurs  vertus  et  de  leur  travail.  C'est  le  cas  de  rappeler  ici  l'excel- 
lente remarque  de  M.  Saintc-Rcuve,  que  nous  avons  citée  plus  haut  (voir  la 
note  de  la  page  110);  il  est  clair  que  la  réputation  littéraire  n'est  pas  celle 
(|ue  Vauvenargues  eût  préférée:  on  sait,  d'ailleurs,  que  cette  dernière  conso- 
lation lui  a  manqué,  et  que  sa  gloire  est  posthume.  Ajoutons  qu'après  cette 
détermination  prise  contre  l'avis  de  sa  famille,  il  mourut  dans  la  rue  du 
Paon,  à  riiôtel  de  Tours,  non-seulement  dans  la  souffrance,  mais  dans  un  état 
de  détresse  dont  ses  amis  de  Paris,  et  Voltaire  lui-même,  n'eurent  le  secret 


3/2 


ESSAI   SUK  QUELQUES  CARACTÈRES. 


qu'après  sa  mort.  Comme  Cléon  (voir  le  ^le  Caractère)^  il  ne  voulait  pns 
avouer  sa  défaite.  Trop  ferme  aussi  pour  se  plaindre  en  son  nom,  il  se  plaint 
seulement  sous  le  nom  de  personnages  que,  par  une  préoccupation  bien  natu- 
relle, il  choisit,  ou,  plutôt,  il  place  dans  une  situation  analogue  à  la  sienne; 
et  c'est  le  'douloureux  intérêt  de  la  plupart  de  ces  Caractères,  dont  quelques- 
uns  paraîtraient  fort  obscurs  et  fort  étranges,  si  l'on  n'était  averti  qu'il  y  a 
déposé  la  triste  confidence  des  déceptions  et  des  amertumes,  en  même  temps 
que  des  aspirations  et  des  rêves  de  sa  vie.  En  somme,  malgré  quelques  cris 
de  douleur  dont  l'accent  est  fier  encore,  dissimulés,  d'ailleurs,  sous  l'ano- 
nyme, cette  âme  stoïque  et  tendre,  comme  a  dit  Marmontel,  ne  s'est  pas 
démentie;  son  courage  a  duré  jusqu'au  bout,  et  Voltaire  savait  qu'en  penser, 
lorsqu'il  écrivait,  le  13  mars  176/4,  à  Lecîerc  de  Montmerci  :  //  eit  mort  en. 
héros,  sans  (pie  personne  en  ait  rien  su.  —  G. 


REFLEXIONS 


ET    MAXIMES 


AVERTISSEMENT  ^ 

Gomme  il  y  a  des  gens  qui  ne  lisent  que  pour  trouver  des  erreurs  danc- 
un  écrivain,  j'avertis  ceux  qui  liront  ces  Réflexions  que,  s'il  y  en  a  quel- 
qu'une qui  présente  un  sens  peu  conforme  à  la  piété ,  l'Auteur  désa- 
voue ce  mauvais  sens,  et  souscrit  le  premier  à  la  critique  qu'on  en 
pourra  faire;  il  espère  cependant  que  les  personnes  désintéressées  n'au- 
ront aucune  peine  à  bien  interpréter  ses  sentiments.  Ainsi,  lorsqu'il 
dit  :  La  pensée  de  la  mort  nous  trompe,  parce  quelle  nous  fait  oublier  de 
vivre,  il  se  flatte  qu'on  verra  bien  que  c'est  de  la  pensée  de  la  mort, 
sans  la  vue  de  la  Religion,  qu'il  veut  parler.  Et  encore  ailleurs,  lors- 
qu'il dit  :  La  conscience  des  niouranls  calomnie  leur  vie,  il  est  fort  éloi- 
gné de  prétendre  qu'elle  ne  les  accuse  pas  souvent  avec  justice;  mais 
il  n'y  a  personne  qui  ne  sache  que  toutes  les  propositions  générales  ont 
leurs  exceptions.  Si  on  n'a  pas  pris  soin  ici  de  les  marquer,  c'est  parce 
que  le  genre  d'écrire  que  l'on  a  choisi  ne  le  permet  pas.  Il  sufin^a  de 
confronter  l'auteur  avec  lui-même,  pour  connaître  la  pureté  de  ses 
principes. 

^  J'avertis  encore  les  lecteurs  que  toutes  ces  pensées  ne  se  suivent 
pas,  mais  qu'il  y  en  a  plusieurs  qui  se  suivent,  et  qui  pourraient  paraître 


*  C'est  le  titre  de  la  2^  édition;  celui  de  la  1'^  était  :  Paradoxes,  mêlés  de 
Réflexions  et  de  Maximes.  —  G. 

-  Dans  la  l""  édition,  cet  Avertissement  était  précédé  d'un  Avis  du  libraire, 
ainsi  conçu  :  «  L'ouvrage  qu'on  vient  délire  {V Introduction  à  la  Connaissance 
«  de  l'Esprit  humain,  et  les  Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes),  n'ayant 
"  pas  paru  assez  long,  on  y  a  joint  les  Paradoxes,  mêlés  de  Réflexions  et  de 
«  Maximes,  qu'on  n'avait  pas  destinés  à  voir  le  jour.  »  Voltaire  remarqua  que 
Vavis  était  trop  naïf,  et  le  fit  supprimer.  —  G. 

•»  Au  lieu  de  ce  paragraplie,  les  diverses  éditions  donnent  un  morceau,  dont 
une  partie  se  retrouve,  il  est  vrai,  dans  V  Avertissement  delà  1'^  édition, 
mais  qui  est  supprimé  sur  l'exemplaire  d'Aix,  et,  en  effet,  a  disparu  de  la 
seconde.  Vauvenargues  l'a  repris  et  développé  dans  la  Préface  aux  Caractères  ; 
c'est  le  dernier  morceau  que  nous  donnons,  sous  le  titre  d'addition^  à  la  lin  de 
cette  Préface,  page  288.  —  G. 


374  RÉFLEXIONS 

obscures  ou  hors  d'œuvre,  si  on  les  séparait.  On  n*a  point  conservé 
dans  cette  édition  Tordre  qu'on  leur  avait  donné  dans  la  première;  on 
en  a  retranché  plus  de  deux-cents  maximes;  on  en  a  étendu  quelques- 
unes,  et  on  en  a  ajouté  un  petit  nombre. 


1 .  Il  est  plus  aisé  de  dire  des  choses  nouvelles  que  de 
concilier  celles  qui  ont  été  dites.'. 

2.  L'esprit  de  l'homme  est  plus  pénétrant  que  consé- 
quent, et  embrasse  plus  qu'il  ne  peut  lier. 

3.  Lorsqu'une  pensée  est  trop  faible  pour  porter  une 
expression  simple,  c'est  la  marque  pour  la  rejeter. 

II.  La  clarté  orne  les  pensées  profondes. 

5.  L'obscurité  est  le  royaume  de  l'erreur. 

6.  11  n'y  aurait  point  d'erreurs  qui  ne  périssent  d'elles- 
mêmes,  rendues  clairement  '. 

7.  Ce  qui  fait  souvent  le  mécompte  d'un  écrivain,  c'est 
qu'il  croit  rendre  les  choses  telles  qu'il  les  aperçoit  ou  qu'il 
les  sent. 

8.  On  proscrirait  moins  de  pensées  d'un  ouvrage,  si  on 
les  concevait  comme  l'auteur^. 

9.  Lorsqu'une  pensée  s'offre  à  nous  comme  une  profonde 
découverte,  et  que  nous  prenons  la  peine  de  la  développer, 
nous  trouvons  souvent  que  c'est  une  vérité  qui  court  les 
rues  \ 

10.  11  est  rare  qu'on  approfondisse  la  pensée  d'un  autre  ; 

'  La  !''•'  édition  ajoutait  :  «  Et  de  les  réunir  sons  un  point  de  vue  ;  »  à  quoi 
Voltaire  répondait  :  non.  —  G. 

-  [Bien.  —  V.]  —  L'auteur  veut  parler  des  erreurs  de  raisonnement,  de 
spéculation  ;  cette  maxime  ne  peut  s'appliquer  aux  erreurs  de  fait.  L'expres- 
sion est  trop  générale.  —  S. 

^  [Mais  si  l'auteur  pense  mal?  —  V  j 

^  [Pourquoi  donc?  —  V.] 


ET  MAXIMES.  375 

de  sorte  que,  s'il  arrive  dans  la  suite  qu'on  fasse  la  même 
réflexion,  on  se  persuade  aisément  qu'elle  est  nouvelle,  tant 
elle  offre  de  circonstances  et  de  dépendances  qu'on  avait 
laissé  échapper  ' . 

11.  Si  une  pensée  ou  un  ouvrage  n'intéressent  que  peu 
de  personnes,  peu  en  parleront  ^ 

12.  C'est  un  grand  signe  de  médiocrité  de  louer  toujours 
modérément  ^ 

13.  Les  fortunes  promptes  en  tout  genre  sont  les  moins 
solides,  parce  qu'il  est  rare  qu'elles  soient  l'ouvrage  du 
mérite  :  les  fruits  mûrs  mais  laborieux  de  la  prudence  sont 
toujours  tardifs  K 

ili.  L'espérance  anime  le  sage,  et  leurre  le  présomp- 
tueux et  l'indolent,  qui  se  reposent  inconsidérément  sur 
ses  promesses. 

15.  Beaucoup  de  défiances  et  d'espérances  raisonnables 
sont  trompées. 

16.  L'ambition  ardente  exile  les  plaisirs,  dès  la  jeunesse, 
pour  gouverner  seule  '. 

17.  La  prospérité  fait  peu  d'amis. 

18.  Les  longues  prospérités  s'écoulent  quelquefois  en  un 
moment,  comme  les  chaleurs  de  l'été  sont  emportées  par 
un  jour  d'orage. 

19.  Le  courage  a  plus  de  ressources  contre  les  disgrâces 
que  la  raison  ^'. 


1  Vav.  :  «  On  la  voit  dans  un  jour  si  différent,  et  avec  tant  do  circonstan- 
■  ces  et  de  dépendances  nouvelles,  qu'on  se  l'approprie.  » 

-  Var.  :  «  Peu  l'applaudiront.  » 

r._4_5  [Bien.  —  V.] 

'•  [Bien.  —  V.  |  —  Var.  :  «  Le  courage  agrandit  l'esprit.  » —  La  l»"^  édition 
ajoutait  cette  Maxime  :  «  Le  courage  est  la  lumière  de  l'adversité.  »  Voltaire 
la  trouvait  obscure,  ot  Vauvenargues  l'a  suppriméo.  —  G. 


376  RÉFLEXIONS 

20.  La  raison  et  la  liberté  sont  incompatibles  avec  la 
faiblesse  '. 

21 .  La  guerre  n'est  pas  si  onéreuse  que  la  servitude. 

22.  La  servitude  abaisse  les  hommes  jusqu'à  s'en  faire 
aimer  '. 

23.  Les  prospérités  des  mauvais  rois  sont  fatales  aux 
peuples  -\ 

26 .  Il  n'est  pas  donné  à  la  raison  de  réparer  tous  les  vices 
de  la  nature. 

25.  Avant  d'attaquer  un  abus,  il  faut  voir  si  on  peut 
ruiner  ses  fondements. 

26.  Les  abus  inévitables  sont  des  lois  de  la  nature^. 

27.  Nous  n'avons  pas  [le]  droit  de  rendre  misérables 
ceux  que  nous  ne  pouvons  rendre  bons. 

28.  On  ne  peut  être  juste,  si  on  n'est  humain  ^. 

29.  Quelques  auteurs  traitent  la  morale  comme  on  traite 
la  nouvelle  architecture,  où  l'on  cherche  avant  toutes  choses 
la  commodité^. 

30.  Il  est  fort  différent  de  rendre  la  vertu  facile  pour  l'é- 
tablir, ou  de  lui  égaler  le  vice  pour  la  détruire  ^ 

31.  Nos  erreurs  et  nos  divisions,  dans  la  morale, 
viennent  quelquefois  de  ce  que  nous  considérons  les  hom- 
mes comme  s'ils  pouvaient  être  tout  à  fait  vicieux  ou  tout 
à  fait  bons. 


*  Var.  :  «  La  raison  est  presque  inutile  à  la  faiblesse.  »  —  Aiilre  Var.  : 
«  La  raison  est  presque  impuissante  pour  les  faibles  » 

2  [Bien.  —  V.] 

5   Var.  :  «  Ruinent  la  liberté  des  peuples.  » 

^  [Bien.  —  V.] 

5  II  y  a  pourtant  des  exemples  d'hommes  durs  qui  sont  justes.  —  M.  — 
Voltaire  a  dit  :  «  Qui  n'est  que  juste,  est  dur  ;  qui  n'est  que  sage,  est  triste.» 
Epitre  L  au  Roi  de  Prvsse. —  B. 

«  [Joli.  —  V.] 

^  [Bien,  —  V.J 


ET   MAXIMES.  377 

32.  11  n'y  a  peut-être  point  de  vérité  qui  ne  soit  à  quel- 
que esprit  faux  matière  d'erreur  '. 

33.  Les  générations  des  opinions  sont  conformes  à  celles 
des  hommes,  bonnes  et  vicieuses  tour  à  tour. 

3/i.  Nous  ne  connaissons  pas  l'attrait  des  violentes  agi- 
tations :  ceux  que  nous  plaignons  de  leurs  embarras  mé- 
prisent notre  repos  \ 

35.  Personne  ne  veut  être  plaint  de  ses  erreurs  ^ 

36.  Les  orages  de  la  jeunesse  sont  environnés  de  jours 
brillants. 

37.  Les  jeunes  gens  connaissent  plutôt  l'amour  que  la 
beauté  ^. 

38.  Les  femmes  et  les  jeunes  gens  ne  séparent  point 
leur  estime  de  leurs  goûts. 

39.  La  coutume  fait  tout,  jusqu'en  amour. 

kO.  11  y  a  peu  de  passions  constantes;  il  y  en  a  beau- 
coup de  sincères.  Cela  a  toujours  été  ainsi;  mais  les  hom- 
mes se  piquent  d'être  constants  ou  indifférents ,  selon  la 
mode,  qui  excède  toujours  la  nature  ^, 

ai.  La  raison  rougit  des  penchants  dont  elle  ne  peut 
rendre  compte  *". 

à'2.  Le  secret  des  moindres  plaisirs  de  la  nature  passe  la 
raison. 


i-2_5  [Bien.  —  V.J 

*  Var.  :  «  Le  cœur  des  jeunes  gens  connaît  plutôt,  »  elc.  —  Voir  la 
Maxime  625'.  —  G. 

^  Var.  [  «  Il  y  a  peu  de  passions  constantes;  il  y  en  a  beaucoup  de  sin- 
■'  cères  :  voilà  la  nature.  Mais  on  se  piquait  autrefois  d'une  fausse  constance; 
"  on  se  pique  aujourd'hui  d'une  fausse  indifférence  :  voilà  la  mode.  »  ]  -  - 
Cette  seconde  version,  restée  inédite,  n'est-elle  pas  vraiment  plus  vive  et 
plus  piquante?  —  G. 

^  Var.  :  «  La  raison  rougit  des  inclinations  de  la  nature,  parce  qu'elle  n'a 
«  pas  de  quoi  connaître  la  perfection  de  ses  plaisirs.  » 


378  KÉ  FLEXIONS 

/i3.  C'est  une  preuve  cle  petitesse  d'esprit,  lorsqu'on  dis- 
tingue toujours  ce  qui  est  estimable  de  ce  qui  est  aimable  : 
les  grandes  âmes  aiment  naturellement  tout  ce  qui  est 
digne  de  leur  estime  '. 

!ih.  L'estime  s'use  comme  l'amour'. 

/i5.  Quand  on  sent  qu'on  n'a  pas  de  quoi  se  faire  estimer 
de  quelqu'un,  on  est  bien  près  de  le  haïr. 

/|6.  Ceux  qui  manquent  de  probité  dans  les  plaisirs  n'en 
ont  qu'une  feinte  dans  les  affaires  :  c'est  la  marque  d'un 
naturel  féroce,  lorsque  le  plaisir  ne  rend  point  humain  \ 

li7.  Les  plaisirs  enseignent  aux  princes  à  se  familiariser 
avec  les  hommes. 

liS.  Le  trafic  de  l'honneur  n'enrichit  pas  ^. 

/i9.  Ceux  qui  nous  font  acheter  leur  probité  ne  nous  ven- 
dent ordinairement  que  leur  honneur  ^'. 

50.  La  conscience,  l'honneur,  la  chasteté,  l'amour  et 
l'estime  des  hommes  sont  à  prix  d'argent  :  la  libéralité  mul- 
tiplie les  avantages  des  richesses". 

51.  Celui  qui  sait  rendre  ses  profusions  utiles  a  une. 
grande  et  noble  économie  '. 


'  Var.  :  «  C'est  une  preuve  de  peu  d'esprit  et  de  mauvais  goût,  lorsqu'on 
u  distingue  toujours  ce  qui  est  estimable  de  ce  qui  est  aimable;  rien  n'est 
((  si  aimable  que  la  vertu  pour  les  cœurs  bien  faits.  " 

^  Non  pas  Vestime,  mais  V  admirai  ion.  —  S. 

''  Var.  :  «  Les  hommes  simples  et  vertueux  mêlent  de  la  délicatesse  et  de 
«  la  probité  jusque  dans  leurs  plaisirs.  » 

•'*  Var.  :  <(  La  vertu  n'est  pas  un  trafic,  mais  une  richesse.  » 

••  [Obscur.  —  V.]  —  On  pourrait  peut-être  accuser  cette  pensée  d'un  peu 
de  subtilité  venant  d'un  défaut  de  précision  dans  les  termes.  Il  est  sûr  que 
celui  qui  vend  sa  probité  n'en  a  déjà  plus,  puisqu'il  consent  à  la  vendre. 
Ainsi  on  nevendpoint  sa  probité  ;mais  on  se  fait  payer  de  n'en  point  avoir.  —  S. 

^'  Var.  :  «  Celui  qui  est  riche  et  libéral  possède  tout.  »  — Autre  Var.  :  «  La 
«libéralité  augmente  le  prix  des  richesses.» — {\oiv  Sur  la  Libéralité, 
page  79.)  —  G. 

'  Var.  :  «  Celui  qui  sait  rendre  son  dérangement  utile  est  au-dessus  de 
«  l'économie.  » 


ET  MAXIMES.  379 

52.  Les  sots  ne  comprennent  pas  les  gens  d'esprit  '. 

53.  Personne  ne  se  croit  propre,  comme  un  sot,  à  duper 
un  homme  d'esprit. 

5/i.  Nous  négligeons  souvent  les  hommes  sur  qui  la  na- 
ture nous  donne  ascendant,  qui  sont  ceux  qu'il  faut  attacher 
etcomme  incorporer  ànous,  les  autres  ne  tenantà  nos  amor- 
ces que  par  l'intérêt,  l'objet  du  monde  le  plus  changeant'. 

55.  Il  n'y  a  guère  de  gens  plus  aigres  que  ceux  qui  sont 
doux  par  intérêt  '". 

56.  L'intérêt  fait  peu  de  fortunes  '•. 

57.  Il  est  faux  qu'on  ait  fait  fortune,  lorsqu'on  ne  sait  pas 
en  jouir. 

58.  L'amour  de  la  gloire  fait  les  grandes  fortunes  entre 
les  peuples. 

59.  Nous  avons  si  peu  de  vertu,  que  nous  nous  trouvons 
ridicules  d'aimer  la  gloire^. 

60.  La  fortune  exige  des  soins.  Il  faut  être  souple,  amu- 
sant, cabaler,  n'olTenser  personne,  plaire  aux  femmes  et 
aux  hommes  en  place,  se  mêler  des  plaisirs  et  des  affaires, 
cacher  son  secret,  savoir  s'ennuyer  la  nuit  à  table,  et  jouer 
trois  quadrilles  sans  quitter  sa  chaise  :  même  après  tout 
cela,  on  n'est  sûr  de  rien.  Combien  de  dégoûts  et  d'ennuis 
ne  pourrait-on  pas  s'épargner,  si  on  osait  aller  à  la  gloire 
par  le  seul  mérite  ^  ! 

*  Var.  :  «  Les  sots  admirent  qu'un  liomme  à  talents  ne  soit  pas  une  bête 
«  sur  ses  intérêts.  » 

2-3  [Bien.]  —  V. 

''  [Obscur.  —  V.]  —  Par  inlérét  ^  Vauvenargues  entend  ici  le  vice  ou  la 
passion  qui  domine  dans  un  caractÎTC  intéressé.  W  n'est  pas  d'usage  en  ce 
sens.  —  S. 

••  [Très-bien.  —  V.] 

•'  [Bien.  —  V.]  —  V<ir.  :  «  Sans  aucun  de  ces  artifices,  un  ouvrage  fait  de 
«  génie  remporte  de  lui-mùme  1  os  suffrages,  et  fait  embrasser  un  métier  où 
«  Ton  peut  aller  ;\  la  gloire  par  le  seul  mérite.  » 


380  RÉFLEXIONS 

61.  Quelques  fous  se  sont  dit  à  table  :  Il  n'y  a  que  nous 
qui  soyons  bonne  compagnie  ;  et  on  les  croit  '. 

62.  Les  joueurs  ont  le  pas  sur  les  gens  d'esprit,  comme 
ayant  l'honneur  de  représenter  les  hommes  riches  '. 

63.  Les  gens  d'esprit  seraient  presque  seuls,  sans  les  sots 
qui  s'en  piquent'". 

6/i.  Celui  qui  s'habille  le  matin  avant  huit  heures  pour 
entendre  plaider  à  l'audience,  ou  pour  voir  des  tableaux 
étalés  au  Louvre  ^,  ou  pour  se  trouver  aux  répétitions  d'une 
pièce  prête  à  paraître,  et  qui  se  pique  déjuger  en  tout  genre 
du  travail  d' autrui,  est  un  homme  auquel  il  ne  manque 
souvent  que  de  l'esprit  et  du  goût. 

65.  Nous  sommes  moins  offensés  du  mépris  des  sots,  que 
d'être  médiocrement  estimés  des  gens  d'esprit. 

66.  C'est  offenser  quelquefois  les  hommes  que  de  leur 
donner  des  louanges,  parce  qu'elles  marquent  les  bornes 
de  leur  mérite  ;  peu  de  gens  sont  assez  modestes  pour  souf- 
frir sans  peine  qu'on  les  apprécie. 

67.  Il  est  difficile  d'estimer  quelqu'un  comme  il  veut 
l'être  -^  - 

68.  On  doit  se  consoler  de  n'avoir  pas  les  grands  talents , 
comme  on  se  console  de  n'avoir  pas  les  grandes  places  : 
on  peut  être  au-dessus  de  l'un  et  de  l'autre  par  le  cœur  ^. 

69.  La  raison  et  l'extravagance,  la  vertu  et  le  vice  ont 
leurs  heureux  :  le  contentement  n'est  pas  la  marque  du 
mérite'. 

70.  La  tranquillité  d'esprit  passerait-elle  pour  une  meil- 
leure preuve  de  la  vertu  ?  La  santé  la  donne  ^ 

1-^-3  [Bien.  —  V.] 

4  Var.  :  «  Ne  se  connaît  ordinairement  ni  en  peinture  ni  en  éloquence.  » 
"'  Il  faudrait  dire  comme  il  veut  être  estimé,  ou  qu'il  y  eût  précédemment  un 
participe,  au  lieu  de  l'infinitif.  —  M. 
ti-"-s  [Bien.  —  V.] 


ET  MAXIMES.  381 

71.  Si  la  gloire  et  si  le  mérite  ne  rendent  pas  les  hommes 
heureux,  ce  que  Ton  appelle  bonheur  mérite-t-il  leurs  re- 
grets? TJne  âme  un  peu  courageuse  daignerait-elle  accepter 
ou  la  fortune,  ou  le  repos  d'esprit,  ou  la  modération,  s'il 
fallait  leur  sacrifier  la  vigueur  de  ses  sentiments,  et  abaisser 
l'essor  de  son  génie  '  ? 

72.  La  modération  des  grands  hommes  ne  borne  que 
leurs  vices'. 

73.  La  modération  des  faibles  est  médiocrité  ^ 

Ih.  Ce  qui  est  arrogance  dans  les  faibles  est  élévation 
dans  les  forts;  comme  la  force  des  malades  est  frénésie,  et 
celle  des  sains  est  vigueur^. 

75.  Le  sentiment  de  nos  forces  les  augmente  \ 

76.  On  ne  juge  pas  si  diversement  des  autres  que  de 
soi-même. 

77.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  hommes  soient  meilleurs 
dans  la  pauvreté  que  dans  les  richesses. 

78.  Pauvres  et  riches,  nul  n'eet  vertueux  ni  heureux,  si 
la  fortune  ne  l'a  mis  à  sa  place  ^. 

79.  Il  faut  entretenir  la  vigueur  du  corps,  pour  conser- 
ver celle  de  l'esprit'. 

80.  On  tire  peu  de  services  des  vieillards  ^ 


»  V<n\  :  «■  Pensée  consolante!  L'avarice  ne  s'assouvit  pas  par  les  richesses, 
«  ni  l'intempérance  par  la  volupté,  ni  la  paresse  par  l'oisiveté,  ni  l'ambition 
«  par  la  fortune.  Mais  si  les  talents,  si  la  gloire,  si  la  vertu  môme,  ne  nous 
«  rendent  heureux,  ce  que  l'on  appelle  bonheur  vaut-il  nos  regrets?  » 

2-5  [Bien.  —  V.]  —  Var.  :  «  Le  faible  s'applaudit  lui-même  de  sa  modéra- 
«  tion,  qui  n'est  que  paresse  et  vanité.  » 

i-s  [Bien.  —  V.] 

•'  Var.  :  I  «  Il  n'y  a  d'heureux  sur  la  terre  que  les  gens  qui  sont  à  leur 
place.  »  ] 

7  [Bien.  —  V.J 

s  Adâ.  •  «  Parce  (luo  la  plupart,  occupés  de  vivre  et  d'amasser,  sont  dé- 
'<  sintéresséssur  tout  le  reste.  » 


382  II  El  LE  MON  S 

81.  Les  hommes  ont  la  volonté  de  rendre  service,  jus- 
qu'à ce  qu'ils  en  aient  le  pouvoir  '. 

82.  L'avare  prononce  en  secret  :  Suis-je  chargé  de  la 
fortune  des  misérables?  et  il  repousse  la  pitié  qui  l'im- 
portune. 

83.  Ceux  qui  croient  n'avoir  plus  besoin  d' autrui  de- 
viennent intraitables  ^ 

Sli.  Il  est  rare  d'obtenir  beaucoup  des  hommes  dont  on 
a  besoin  '\ 

85.  On  gagne  peu  de  choses  par  habileté  ^. 

86.  Nos  plus  sûrs  protecteurs  sont  nos  talents^. 

87.  Tous  les  hommes  se  jugent  dignes  des  plus  grandes 
places  ;  mais  la  nature,  qui  ne  les  en  a  pas  rendus  capables, 
fait  aussi  qu'ils  se  tiennent  très-contents  dans  les  der- 
nières ^. 

88.  On  méprise  les  grands  desseins,  lorsqu'on  ne  se  sent 
pas  capable  des  grands  succès  ^ 

89.  Les  hommes  ont  de  grandes  prétentions  et  de  petits 
projets. 

90.  Les  grands  hommes  entreprennent  les  grandes  cho- 
ses, parce  qu'elles  sont  grandes;  et  les  fous,  parce  qu'ils 
les  croient  faciles  ^ 

91.  Il  est  quelquefois  plus  facile  de  former  un  parti,  que 
de  venir  par  degrés  à  la  tête  d'un  parti  déjà  formé  ^. 


i_i.j_4_5  [Bien.  — V.j  —  Var.  :  «  Personne  ne  peut  mieux  prétendre  aux 
((  grandes  places  que  ceux  qui  en  ont  les  talents.  » 

G_7_s  [Bien.  —  V.] 

Var.  :  «  Le  plus  grand  de  tous  les  projets  est  celui  de  former  un  paiti.  » 
Vauvenargues  supprima,  dans  la  2^  édition,  cette  pensée  que  Voltaire  trou- 
vait trop  commune,  et  qui  faisait,  d'ailleurs,  double  emploi.  Les  diverses  édi- 
tions donnent  dans  cette  maxime  supprimée  :  de  prendre  imparti;  elle  en  vau- 
drait mieux,  peut-être  :  mais  ce  n'est  pas  le  texte  de  Vauvenargues.  Notre 
leçon  est  celle  de  la  1"^  édition.  —  G. 


ET  MAXIMES.  383 

92.  Il  n'y  a  point  de  parti  si  aisé  à  détruire  que  celui 
(jue  la  prudence  seule  a  formé  :  les  caprices  de  la  nature  ne 
sont  pas  si  frêles  '  que  les  chefs-d'œuvre  de  l'art. 

93.  Oh  i^eut  dominer  par  la  force,  mais  jamais  par  la 
seule  adresse". 

9/j.  Ceux  qui  n'ont  que  de  l'habileté  ne  tiennent  en  au- 
cun lieu  le  premier  rang  ^ 

95.  La  force  peut  tout  entreprendre  contre  les  habiles '. 

96.  Le  terme  de  l'habileté  est  de  gouverner  sans  la 
forcer 

97.  C'est  être  médiocrement  habile  que  de  faire  des 
dupes  ^. 

98.  La  probité,  qui  empêche  les  esprits  médiocres  de 
parvenir  à  leurs  fins,  est  un  moyen  de  plus  de  réussir 
pour  les  habiles". 

99.  Ceux  qui  ne  savent  pas  tirer  parti  des  autres  hommes 
sont  ordinairement  peu  accessibles. 

100.  Les  habiles  ne  rebutent  personne  ^ 

101 .  L'extrême  défiance  n'est  pas  moins  nuisible  que  son 
contraire  ;  la  plupart  des  hommes  deviennent  inutiles  à  celui 
({ui  ne  veut  pas  risquer  d'être  trompé^. 

102.  Il  faut  tout  attendre  et  tout  craindre  du  temps  et 
des  hommes. 

103.  Les  méchants  sont  toujours  surpris  de  trouver  de 
l'habileté  dans  les  bons  '°. 


ï  V(ir.  :  «  Les  caprices  les  moins  réguliers  de  lanaluic  iil' sont  pas  auissi 
'^  fragiles,  •    elr. 

2.3_4_.-i_o_7  [Bien.  —  N.J  V(tr.  :  «  La  probité,  qui  borne  les  moyens  des 
t  esprits  médiocres,  devient  el!c-mèmc  un  moyen  de  réussir.  » 

^-»  [Bien.  —  V.]  \'(ir.  :  «  Il  ne  faut  pas  trop  craindre  d'être  dupe.  » 

"•  [Bien.  —  V.]  —  Voir  page,  321,  le  28^  Caractère  (Varusi.-  G. 


384  RÉFLEXIONS 

10/i.  Trop  et  trop  peu  de  secret  sur  nos  affaires  témoi- 
gnent également  une  âme  faible. 

105.  La  familiarité  est  l'apprentissage  des  esprits'. 

106.  Nous  découvrons  en  nous-mêmes  ce  que  les  autres 
nous  cachent,  et  nous  reconnaissons  dans  les  autres  ce  que 
nous  nous  cachons  à  nous-mêmes  '. 

107.  Les  maximes  des  hommes  décèlent  leur  cœur^ 

108.  Les  esprits  faux  changent  souvent  de  maximes. 

109.  Les  esprits  légers  sont  disposés  à  la  complaisance. 

110.  Les  menteurs  sont  bas  et  glorieux  "». 

111.  Peu  de  maximes  sont  vraies  à  tous  égards. 

112.  On  dit  peu  de  choses  solides,  lorsqu'on  cherche  à 
en  dire  d'extraordinaires. 

113.  Nous  nous  flattons  sottement  de  persuader  aux  au- 
tres ce  que  nous  ne  pensons  pas  nous-mêmes. 

illi.  On  ne  s'amuse  pas  longtemps  de  l'esprit  d' autrui. 

115.  Les  meilleurs  auteurs  parlent  trop. 

116.  La  ressource  de  ceux  qui  n'imaginent  pas  est  de 
conter^. 

117.  La  stérilité  de  sentiment  nourrit  la  paresse. 

118.  Un  homme  qui  ne  dîne  ni  ne  soupe  chez  lui,  se  croit 


*  Obscur;  c'est  dans  la  familiarité  de  la  conversation  que  l'esprit  se  forme, 
ou  bien  qu'on  connaît  l'esprit  de  ceux  avec  qui  on  vit.  —  M.  —  Cette  pensée 
n'est  nullement  obscure  ;  c'est  un  résumé  très-précis  de  la  17«  Réflexion  et 
du  li^  Conseil  à  un  Jeune  homme  (voir  pages  77  et  117).  —  G. 

2  Add.  :  «  Il  faut  donc  allier  les  deux  études.  » 

5  Le  proverbe  indien  a  dit  :  Parle,  afin  que  je  te  connaisse.  —  S. 

4  On  pourrait,  ce  semble,  retourner  la  pensée  et  dire  :  Les  gens  bas  et  qlo- 
rieux  sont  menteurs;  car  on  est  souvent  menteur  parce  qu'on  cet  glorieux,  et 
non  pas  glorieux  parce  qu'on  est  menteur.  —  S. 

s  Var.  :  «.  La  ressource  de  ceux  qui  n'imaginent  pas  beaucoup  de  choses  est 
«  de  les  conter  à  beaucoup  de  gens.  » 


ET   MAXIMES.  385 

occupé,  et  celui  qui  passe  la  matinée  à  se  laver  la  bouche, 
et  à  donner  audience  à  son  brodeur,  se  moque  de  l'oisi- 
veté d'un  nouvelliste,  qui  se  promène  tous  les  jours  avant 
dîner. 

119.  Il  n'y  aurait  pas  beaucoup  d'heureux,  s'il  appar- 
tenait à  autrui  de  décider  de  nos  occupations  et  de  nos 
plaisirs. 

120.  Lorsqu'une  chose  ne  peut  pas  nous  nuire,  il  faut 
nous  moquer  de  ceux  qui  nous  en  détournent. 

121.  Il  y  a  plus  de  mauvais  conseils  que  de  caprices. 

122.  Il  ne  faut  pas  croire  aisément  que  ce  que  la  nature 
a  fait  aimable  soit  vicieux  :  il  n'y  a  point  de  siècle  et  de 
peuple  qui  n'aient  établi  des  vertus  et  des  vices  imagi- 
naires. 

123.  La  raison  nous  trompe  plus  souvent  que  la  nature  '. 
12Zi.  La  raison  ne  connaît  pas  les  intérêts  du  cœur  \ 
125.  Si  la  passion  conseille  quelquefois  plus  hardiment 


1  Var.  :  «  La  raison  qui  n'est  pas  fondée  sur  la  nature  est  illusion.  »  — 
On  ne  peut  entendre,  par  la  nature  de  l'homme,  que  son  organisation  et  l'im- 
pulsion qu'il  reçoit  de  ses  sens  vers  les  objets.  Or,  c'est  de  là  que  viennent 
toutes  nos  fautes  et  toutes  nos  erreurs,  et  non  pas  de  la  raison,  môme  quand 
elle  s'égare.  —  M.  —  Vauvenargues  entend  par  naturi',  le  seutimenf,  Vins- 
tinct,  ou  le  rœ.'/r,  et  par  raison^  la  réflejion^  le  raisonnement  ou  la  conseil, 
et  il  emploie  indifVéremment  ces  termes  les  uns  pour  les  autres.  On  peut  dire 
que  sa  théorie  morale  repose  tout  entière  sur  la  subordination  du  mouvement 
réfléchi,  dont  il  tient  peu  de  compte,  au  mouvement  instinctif,  qu'il  met  au- 
dessus  de  tout  (voir  notre  EIo(je;  — voir  aussi  la  3/i'"  W'fle.iion,  page  9/i).  La 
fameuse  Maxime  qui  suit  :  «  Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur,  »  que  tout 
le  monde  admire,  et  que  personne  ne  conteste,  n'est  qu'une  expression  plus 
vive  de  celle-ci.  On  verra  bientôt  que,  pour  Vauvenargues,  la  conscience  n'est 
pas  un  guide  plus  sûr  que  la  réflexion,  et  qu'il  la  subordonne  également  au 
sentiment,  parce  que  la  conscience  raisonne  encore  un  peu,  tandis  que  le  sen- 
timent ne  raisonne  pas  du  tout,  l  no  seule  fois  (Maxime  150),  il  tâchera  de 
mettre  d'accord  le  sentiment  et  la  raison.  Pour  bien  comprendre  sa  pensée  sur 
ce  point,  il  faut  ne  pas  perdre  de  vue  que,  depuis  la  123<'  jusqu'à  la  136',  toutes 
ses  Maximes  n'en  font  qu'une,  pour  ainsi  dire.  Dans  sa  Préface,  il  a  pris  soin 
d'avertir  que  plusieurs  de  ses  pensées  se  suireut,  et  pourraient  paraître  oh- 
srures  si  on  les  séparait.  —  G. 

•  Pascal  a  dit  de  même  :  «  Le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît 
«  pa'».  »  —  Censées,  II*"  pai-t.,  art.  18,  pensée  62.  —  (]. 

23 


380  réfîj:xions 

que  la  réflexion,  c'est  qu'elle  donne  plus  de  force  pour 
exécuter. 

126.  Si  les  passions  font  plus  de  fautes  que  le  jugement, 
c'est  par  la  raison  que  ceux  qui  gouvernent  font  plus  de 
fautes  que  les  hommes  privés  '. 

127.  Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur  '. 

128.  Le  bon  instinct  n'a  pas  besoin  de  la  raison,  mais  il 
la  donne  K 

129.  On  paie  chèrement  les  moindres  biens,  lorsqu'on 
ne  les  tient  que  de  la  raison. 

130.  La  magnanimité  ne  doit  pas  compte  à  la  prudence 
de  ses  motifs^. 

13'J .  Personne  n'est  sujet  à  plus  de  fautes  que  ceux  qui 
n'agissent  que  par  réflexion. 

132.  On  ne  fait  pas  beaucoup  de  grandes  choses  par 
conseil  \ 

133.  La  conscience  est  la  plus  changeante  des  règles^, 
13/i.   La  fausse  conscience  ne  se  connaît  pas. 

135.  La  conscience  est  présomptueuse  dans  les  sains, 
timide  dans  les  faibles  et  les  malheureux,  inquiète  dans  les 

'  [Bien.  —  V.]  Cette  Maxime  dément  la  123%  car  les  passions  sont  la 
nature,  et  le  jugement  c'est  la  raison;  or,  l'auteur  dit  ici  que  les  passions 
font  plus  de  fautes  que  le  jugement.  —  M.  —  Je  crois  qu'il  faut  entendre  par 
lapremière  de  ces  deux  Maximes,  que  la  raison  noustrompe,  proportion  gardée, 
plus  souvent  que  la  nature,  Vauvenargues  croyant,  comme  il  l'établit  dans  la 
seconde  Maxime,  que  la  raison  a  moins  souvent  occasion  de  faire  des  fautes 
que  la  nature,  parce  que  le  nombre  des  actions  qu'elle  dirige  est  beaucoup 
moins  considérable.  —  S. 

-  [Très-beau. — V.j  —  Voltaire  dit  ailleurs,  à  piopos  de  cette  Maxime  : 
«  C'est  ainsi  que,  sans  le  savoir,  Vauvenargues  se  peignait  lui-même.  »  — 
Aimé-Martin  remarque,  à  son  tour  :  «  M'"*'  de  Lambert  avait  dit  :  Rien  ne 
<(  peut  plaire  à  l'esprit^  qu'il  n'ait  passé  par  le  cœur;  Vauvenargues  dégage 
«  cette  pensée  de  ce  qu'elle  a  d'étroit  et  de  brillant;  il  dit  :  Les  (/randes  pen- 
«  sées  viennent  du  cœur;  et  voilà  une  âme  qui  se  peint,  et  tout  le  monde 
«  retient  cette  ligne,  qui  est  l'expression  du  sublime.  »  —  G. 

5  [Bien.  —V.] 

'<■  [C'est  grand.  —  V.  | 

•*-'i  rBien.  —  V.  1 


1:T   MAXIMLS.  387 

indécis',  etc.  :  organe  obéissant  du  sentiment  qui  nous  do- 
mine, et  des  opinions  qui  nous  gouvernent'. 

13(5.  La  conscience  des  mourants  calomnie  leur  vie^ 

1 37.  La  fermeté  ou  la  faiblesse  de  la  mort  dépend  de  la 
dernière  maladie  '' . 

138.  La  nature,  épuisée  par  la  douleur,  assoupit  quel- 
quefois le  sentiment  dans  les  malades,  et  arrête  la  volubilité 
de  leur  esprit;  et  ceux  qui  redoutaient  la  mort  sans  péril, 
la  souffrent  sans  crainte  \ 

139.  La  maladie  éteint  dans  quelques  hommes  le  courage, 
dans  quelques  autres  la  peur,  et  jusqu'à  l'amour  de  la  vie  ''. 

l/iO.  On  ne  peut  juger  de  la  vie  par  une  plus  fausse  règle 
que  la  mort". 

1  /il.  11  est  injuste  d'exiger  d'une  âme  atterrée  et  vaincue 
parles  secousses  d'un  mal  redoutable^,  qu'elle  conserve  la 
même  vigueur  qu'elle  a  fait  paraître  en  d'autres  temps. 
Est-on  surpris  qu'un  malade  ne  puisse  plus  ni  marcher,  ni 
veiller,  ni  se  soutenir?  Ne  serait-il  pas  plus  étrange  qu'il  fût 
encore  le  même  homme  qu'en  pleine  santé?  Si  nous  avons 
la  migraine,  si  nous  avons  mal  dormi,  on  nous  excuse  d'être 
incapables  ce  jour-là  d'application,  et  personne  ne  nous 
soupçonne  d'avoir  toujours  été  inappliqués  :  refuserons- 
nous  à  un  homme  qui  se  meurt  le  privilège  que  nous  accor- 
dons à  celui  qui  a  mal  à  la  tête  ?  et  oserons-nous  assurer 

«  Add.  :  «  Plus  {rompeuse  que  la  raison  et  la  uaiurc.  » 

-  [Très-bien.  —  V.]  —  .Montaigne  avait  déjà  dit  {Essais^  livre  I",  ch.  22)  : 
■  Les  lois  de  la  conscience,  que  nous  disons  naistre  de  la  nature,  naissent 
'<  de  la  coustume.  »  Ainsi,  Vauvenargues  tombe  d'accord  avec  Montaigne,  aussi 
bien  qu'avec  Voltaire,  qui  bat  dos  mains;  mais  J.-J.  Rousseau  n'est  pas  loin, 
qui  va  déclarer  que  la  conscience  est  l'instinct  divin.  —  G. 

''  Montaigne  a  dit  :  «  La  pénitence  demande  àcbarger.)-  —  S.  — Voir  \\4rer- 
iisseinent,  page  373.  — G. 

4..i_G.7  [Bien.  • —  V._  —  IV/r.  ;  <.  Nous  jugeons  de  la  \ie  d'une  manière  troj) 
■'  désintéressée,  quand  nous  sommes  forcés  de  la  quitter;  nous  n'en  pensc- 
'  rions  pas  de  même,  si  nous  obtenions  d'y  rentrer.  » 

**  Var.  :  ^,"  D'une  maladie  mortello.  "^  Wi'ivenargue^  ;n  ait  le  pressentiment 
de  sa  fin  iirocliainf.  —  G. 


.':88  REFLEXIONS 

qu'il  n'a  jamais  eu  de  courage  pendant  sa  santé,  parce  qu'il 
en  aura  manqué  à  l'agonie? 

l/i2.  Pour  exécuter  de  grandes  choses,  il  faut  vivre 
comme  si  on  ne  devait  jamais  mourir  '. 

1/13.  La  pensée  de  la  mort  nous  trompe,  car  elle  nous 
fait  oublier  de  vivre  '. 

llili.  Je  dis  quelquefois  en  moi-même  :  La  vie  est  trop 
courte  pour  mériter  que  je  m'en  inquiète;  mais  si  quelque 
importun  me  rend  visite,  et  m'empêche  de  sortir  ou  de 
m'habiller,  je  perds  patience,  et  je  ne  puis  supporter  de 
m'ennuyer  une  demi-heure. 

l/i5.  La  plus  fausse  de  toutes  les  philosophies  est  celle 
qui,  sous  prétexte  d'affranchir  les  hommes  des  embarras  des 
passions,  leur  conseille  l'oisiveté,  l'abandon  et  l'oubli  d'eux- 
mêmes  ^ 

1/16.  Si  toute  notre  prévoyance  ne  peut  rendre  notre  vie 
heureuse,  combien  moins  notre  nonchalance^'  ! 

Iâ7.  Personne  ne  dit  le  matin  :  Un  jour  est  bientôt  passé, 
attendons  la  nuit;  au  contraire,  on  rêve,  la  veille,  à  ce  que 
l'on  fera  le  lendemain.  On  serait  bien  marri ^'  de  passer  un 
seul  jour  à  la  merci  du  temps  et  des  fâcheux  ;  on  n'oserait 
même  laisser  au  hasard  la  disposition  de  quelques  heures, 
et  l'on  a  raison;  car  qui  peut  se  promettre  de  passer  une 
heure  sans  ennui,  s'il  ne  prend  soin  de  remplir  à  son  gré 
ce  court  espace?  Mais  ce  qu'on  n'oserait  se  promettre  pour 
une  heure,  on  se  le  promet  quelquefois  pour  toute  la  vie, 
et  l'on  dit  :  Si  la  mort  finit  tout,  pourquoi  se  donner  tant 
de  soins?  Nous  sommes  bien  fous  de  nous  tant  inquiéter  de 
l'avenir;  c'est-à-dire  :  Nous  sommes  bien  fous  de  ne  pas 

i--'  [Très-bien. —V.]  —  \o\r  ï Avertissement. ,  page  373.  — G. 

5->  [Très-bien.  —  V.] 

s  Cette  expression,  actuellement  de  peu  d'usage,  s'employaifcncore  au  mi- 
lieu du  dix-huitième  siècle.  — S.  —  La  1™  édition  donnait  :  fâché;  mais  Vau- 
ven argues  a  remplacé  le  mot,  à  cause  de  I adieux,  qui  suit.  —  G. 


ET  MAXIMES.  380 

commettre  au  hasard  nos  destinées,  et  de  pourvoir  à  l'in- 
tervalle qui  est  entre  nous  et  la  mort. 

1/18.  Ni  le  dégoût  n'est  une  marque  de  santé,  ni  l'appétit 
n'est  une  maladie;  mais  tout  au  contraire.  Ainsi  pense-t-on 
sur  le  corps;  mais  on  juge  de  l'âme  sur  d'autres  principes  : 
on  suppose  qu'une  âme  forte  est  celle  qui  est  exempte  de 
passions;  et,  comme  la  jeunesse  est  plus  ardente  et  plus 
active  que  le  dernier  âge,  on  la  regarde  comme  un  temps 
de  fièvre;  et  on  place  la  force  de  l'homme  dans  sa  déca- 
dence '. 

1/49.  L'esprit  est  l'œil  de  l'âme,  non  sa  force  ;  sa  force 
est  dans  le  cœur,  c'est-à-dire  dans  les  passions.  La  raison 
la  plus  éclairée  ne  donne  pas  d'agir  et  de  vouloir.  Suffit -il 
d'avoir  la  vue  bonne  pour  marcher?  ne  faut-il  pas  encore 
avoir  des  pieds,  et  la  volonté  avec  la  puissance  de  les  re- 
muer '  ? 

150.  La  raison  et  le  sentiment  se  conseillent  et  se  sup- 
pléent tour  à  tour.  Quiconque  ne  consulte  qu'un  des  deux 
et  renonce  à  l'autre,  se  prive  inconsidérément  d'une  partie 
des  secours  qui  nous  ont  été  accordés  pour  nous  conduire  ". 

151.  Nous  devons  peut-être  aux  passions  les  plus  grands 
avantages  de  l'esprit  '. 

152.  Si  les  hommes  n'avaient  pas  aimé  la  gloire,  ils  n'a- 
vaient ni  assez  d'esprit  ni  assez  de  vertu  pour  la  mériter^. 

153.  Aurions-nous  cultivé  les  arts  sans  les  passions?  et 
la  réllexion,  toute  seule,  nous  aurait-elle  fait  connaître  nos 
ressources,  nos  besoins,  et  notre  industrie? 

15/4.  Les  passions  ont  appris  aux  hommes  la  raison*^. 


<-2  [Bien.  —  V.j  —  Rapprochez  ces  deux  Mo\imos  et  les  cinq  (nii  suivent, 
des  123-135'"  qui  précèdent.  —  G. 

^  Var.  :  «  S'afl'aiblit  lui-môme,  et  trompe,  par  son  imprudence,  les  sages 
«  précautions  de  la  nature.  »  —  Voir  la  note  de  la  Maxime  123^  —  G. 
-  4.r._G  [Bien.  —  V.] —  Cette  dernière  Maxime,  un  peu  obscure,  a  besoin 
d'être  éclaircie  jiar  celle  qui  suit.  T/autcur  a  voulu  dire,  ce  semble,  que  ce 


3^0  lue  FLEXIONS 

155.  Dans  l'enfance  de  tous  les  peuples,  comme  dans 
celle  des  particuliers,  le  sentiment  a  toujours  précédé  la 
réflexion  et  en  a  été  le  premier  maître  '. 

156.  Qui  considérera  la  vie  d'un  seul  homme,  y  trouvera 
toute  l'histoire  du  genre  humain,  que  la  science  et  l'expé- 
rience n'ont  pu  rendre  bon  '. 

157.  S'il  est  vrai  qu'on  ne  peut  anéantir  le  vice,  la  science 
de  ceux  qui  gouvernent  est  de  le  faire  concourir  au  bien 
public  ^ 

158.  Les  jeunes  gens  souffrent  moins  de  leurs  fautes  que 
de  la  prudence  des  vieillards  4. 

159.  Les  conseils  delà  vieillesse  éclairent  sans  échauffer, 
comme  le  soleil  de  l'hiver^'. 

160.  Le  prétexte  ordinaire  de  ceux  qui  font  le  malheur 
des  autres,  est  qu'ils  veulent  leur  bien. 

161.  Il  est  injuste  d'exiger  des  hommes  qu'ils  fassent,  par 
déférence  pour  nos  conseils,  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  faire 

pour  eux-mêmes. 

162.  11  faut  permettre  aux  hommes  de  faire  de  grandes" 
fautes  contre  eux-mêmes,  pour  éviter  un  plus  grand  mal, 
la  servitude. 


sont  les  passions  qui,  en  portant  l'esprit  de  l'homme  sur  un  plus  grand  nom- 
bre d'objets,  et  en  augmentant  la  somme  de  ses  idées,  lui  fournissent  les  ma- 
tériaux de  la  réflexion,  qui  est  le  chemin  de  la  raison.  Cela  se  rapporte  à  ce 
(|u'il  dit  ailleurs,  que  les  passions  fertiliseiit  l'esprit.  —  S.  —  L'auteur  n'a 
pas  voulu  dire  seulement  que  les  passions  mènent  à  la  raison.  Il  soutient 
très-clairement  que  la  raison  ne  serait  rien  sans  les  passions.  —  G. 

i_2_3  [Bien.  —  V.]  —  Var.  :  '<  Aidons-nous  des  mauvais  motifs,  pour  nous 
«  fortifier  dans  les  bons  desseins.  »  —  (Voir  la  If  note  de  la  page  53.)  —  G. 

■*  [Commun.  —  V.] 

^  [Assez  bien.  — '^'']—  Voltaire  nous  paraît  ici  un  peu  sévère  ;  nous  l'avons 
remarqu(5  dans  notre  Eloye,  et  nous  aurons  lieu  de  le  remarquer  encore; 
il  n'a  fait  grâce  à  aucune  image,  et,  sous  ce  chef,  il  a  fait  retrancher  i\  Vau- 
veuargues  quelques-unes  de  ses  plus  belles  Maximes.  —  G. 


I:T  maximes.  39I 

163.  Quiconque  est  plus  sévère  que  les  lois  est  un  ty- 
ran '. 

l6/i.  Ce  qui  n'offense  pas  la  société  n'est  pas  du  ressort 
de  sa  justice  '. 

165.  C'est  entreprendre  sur  la  clémence  de  Dieu,  de  punir 
sans  nécessité  \ 

166.  La  morale  austère  anéantit  la  vigueur  de  l'esprit, 
comme  les  enfants  d'Esculape  détruisent  le  corps,  pour  dé- 
truire un  vice  du  sang  souvent  imaginaire  ^. 

167.  La  clémence  vaut  mieux  que  la  justice  \ 

168.  Nous  blâmons  beaucoup  les  malheureux  des  moin- 
dres fautes,  et  les  plaignons  peu  des  plus  grands  mal- 
heurs *^. 

169.  Nous  réservons  notre  indulgence  pour  les  par- 
faits ' . 

170.  On  ne  plaint  pas  un  homme  d'être  un  sot,  et  peut- 
être  qu'on  a  raison  ;  mais  il  est  fort  plaisant  d'imaginer  que 
c'est  sa  faute  ^. 

171.  Nul  homme  n'est  faible  par  choix-'. 

172.  Nous  querellons  les  malheureux,  pour  nous  dispen- 
ser de  les  plaindre^". 

173.  La  générosité  souffre  des  maux  d' autrui,  comme  si 
elle  en  était  responsable  '  ' . 

17/i.  L'ingratitude  la  plus  odieuse ,  mais  la  plus  com- 
mune et  la  plus  ancienne,  est  celle  des  enfants  envers  leurs 
pères. 

i_j_r-._'*  [Bien. —  V.]—  Var.  :  «  La  morale  austère  ressemble  à  la  science 
1  de  ces  liommes  graves  qui  détruisent,  x>  etc. 
5  [Commun.  —  V.l 
o_7_8.9.if).  1 1   'ii]ou.  V.]— Voir  Sur  Ui  l'ompasaion,  page  97.  —  G. 


392  nÉFLKXIOiNS 

175.  Nous  ne  savons  pas  beaucoup  de  gré  à  nos  amis 
d'estimer  nos  bonnes  qualités,  s'ils  osent  seulement  s'aper- 
cevoir de  nos  défauts  '. 

176.  On  peut  aimer  de  tout  son  cœur  ceux  en  qui  on  re- 
connaît de  grands  défauts.  H  y  aurait  de  l'impertinence  à 
croire  que  la  perfection  a  seule  le  droit  de  nous  plaire  ;  nos 
faiblesses  nous  attachent  quelquefois 'les  uns  aux  autres  au- 
tant que  [le]  pourrait  faire  la  vertu  \ 

177.  Les  princes  font  beaucoup  d'ingrats,  parce  qu'ils  ne 
donnent  pas  tout  ce  qu'ils  peuvent. 

178.  La  haine  est  plus  vive  que  l'amitié,  moins  que 
l'amour. 

^79.  Si  nos  amis  nous  rendent  des  services,  nous  pen- 
sons qu'à  titre  d'amis,  ils  nous  les  doivent,  et  nous  ne  pen- 
sons point  du  tout  qu'ils  ne  nous  doivent  pas  leur  amitié. 

180.  On  n'est  pas  né  pour  la  gloire,  lorsqu'on  ne  connaît 
pas  le  prix  du  temps  ^ 

181.  L'activité  fait  plus  de  fortunes  que  la  prudence  ^. 

182.  Celui  qui  serait  né  pour  obéir,  obéirait  jusque  sur. 
le  trône  ^. 

183.  Il  ne  paraît  pas  que  la  nature  ait  fait  les  hommes 
pour  l'indépendance^. 

iS II.  Pour  se  soustraire  à  la  force,  on  a  été  obligé  de  se 
soumettre  à  la  justice  :  la  justice  ou  la  force,  il  a  fallu  opter 


1  [Bien.  V.]  —  Add.  :  «  Nous  voudrions  sottement  des  hommes  qui  fussent 
«  clairvoyants  sur  nos  vertus,  et  aveugles  sur  nos  faiblesses.  » 

'^  Var.  :  «  On  peut  penser  beaucoup  de  mal  d'un  homme,  et  être  tout-à- 
«  fait  de  ses  amis,  car  on  sait  bien  que  les  plus  honnêtes  gens  ont  leurs  dé- 
((  fauts,  quoiqu'on  suppose  tout  haut  le  contraire,  et  nous  ne  sommes  pas 
«  si  délicats,  que  nous  ne  puissions  aimer  que  la  perfection.  On  peut  aussi 
'<■  beaucoup  médire  de  l'espèce  humaine,  sans  être,  en  aucune  manière,  mi- 
«  santhrope,  parce  qu'il  y  a  des  vices  que  l'on  aime,  môme  dans  autrui.  » 

'-^-^-G  [Bien.  —  V.]. 


ET  MAXIMES.  393 

entre  ces  deux  maîtres;  tant  nous  étions  peu  faits  pour 
être  libres  ', 

185.  La  dépendance  est  née  de  la  société  \ 

186.  Faut-il  s'étonner  que  les  hommes  aient  cru  que  les 
animaux  étaient  faits  pour  eux,  s'ils  pensent  même  ainsi  de 
leurs  semblables,  et  si  la  fortune  accoutume  les  puissants 
à  ne  compter  qu'eux  sur  la  terre  ^  ? 

187.  Entre  rois,  entre  peuples,  entre  particuliers,  le  plus 
fort  se  donne  des  droits  sur  le  plus  faible,  et  la  même  règle 
est  suivie  par  les  animaux,  par  la  matière,  par  les  élé- 
ments, etc.,  de  sorte  que  tout  s'exécute  dans  l'univers  par 
la  violence;  et  cet  ordre,  que  nous  blâmons  avec  quelque 
apparence  de  justice,  est  la  loi  la  plus  générale,  la  plus  ab- 
solue, la  plus  immuable,  et  la  plus  ancienne  de  la  nature  '•. 

188.  Les  faibles  veulent  dépendre,  afin  d'être  protégés  : 
ceux  qui  craignent  les  hommes  aiment  les  lois'. 

189.  Qui  sait  tout  souffrir  peut  tout  oser. 

190.  11  y  a  des  injures  qu'il  faut  dissimuler,  pour  ne  pas 
compromettre  son  honneur^. 

19J .  Il  est  bon  d'être  ferme  par  tempérament,  et  flexible 
par  réflexion. 

192.  Les  faibles  veulent  quelquefois  qu'on  les  croie 
méchants  ;  mais  les  méchants  veulent  passer  pour  bons  \ 


*  Vauvenargues  revient  sur  cette  idée  à  divers  endroits;  voir,  entr'autres, 
dans  le  Discours  sur  le  Caractère  des  différents  siècles^  la  variante  de  la  page 
161.  — G. 

■■J--'-'»  [Bien.— V.] 

•'  Var.  :  «  L'intérêt  du  faible  est  de  dépendre,  pour  être  protégé  ;  cela  n'em- 
«  pêche  pas  qu'il  ne  soit  mis('rable  d'avoir  besoin  de  protection,  et  c'est,  au 
»  contraire,  la  preuve  de  sa  faiblesse  et  de  son  malheur.  » 

"  Sans  doute,  parce  qu'on  ne  peut  en  tirer  vengeance.  — Voirie  l*"""  Carac- 
tère (Clazomène)  :  «  L"injure  a  flétri  son  courage,  et  il  a  été  oOenséde  ceux  dont 
«  il  ne  pouvait  prendre  de  vengeance.  »  —  G. 

■  [Bien.  —V.] 


394  UÉFLEXÏONS 

193.  Si  l'ordre  domine  dans  le  genre  Immain,  c'est  une 
preuve  que  la  raison  et  la  vertu  y  sont  les  plus  fortes  '. 

J9/i.  La  loi  des  esprits  n'est  pas  différente  de  celle  des 
corps,  qui  ne  peuvent  se  maintenir  que  par  une  continuelle 
nourriture. 

195.  Lorsque  les  plaisirs  nous  ont  épuisés,  nous  croyons 
avoir  épuisé  les  plaisirs;  et  nous  disons  que  rien  ne  peut 
remplir  le  cœur  de  l'homme. 

196.  Nous  méprisons  beaucoup  de  choses,  pour  ne  pas 
nous  mépriser  nous-mêmes'. 

197.  Notre  dégoût  n'est  point  un  défaut  et  une  insuffi- 
sance des  objets  extérieurs,  comme  nous  aimons  à  le  croire, 
mais  un  épuisement  de  nos  propres  organes,  et  un  témoi- 
gnage de  notre  faiblesse  \ 

198.  Le  feu,  l'air,  l'esprit,  la  lumière,  tout  vit  par  l'ac- 
tion ;  de  là  la  communication  et  l'alliance  de  tous  les  êtres; 
de  là  l'unité  et  l'harmonie  dans  l'univers.  Cependant  cette 
loi  de  la  nature,  si  féconde,  nous  trouvons  que  c'est  un  vice 
dans  l'homme;  et,  parce  qu'il  est  obligé  d'y  obéir,  ne  pou- 
vant subsister  dans  le  repos,  nous  concluons  qu'il  est  hors 
de  sa  place  ^. 

199.  L'homme  ne  se  propose  le  repos  que  pour  s'affran- 
chir de  la  sujétion  et  du  travail;  mais  il  ne  peut  jouir  que 
par  l'action ,  et  n'aime  qu'elle. 

200.  Le  fruit  du  travail  est  le  plus  doux  des  plaisirs. 

■    201.  Où  tout  est  dépendant,  il  y  a  un  maître  :  l'air  ap- 

i  [Bien— V.] 

-  [Obscur. —  V.]  —  La  pensée  est,  je  crois:  Pour  ne  pas  nous  mé- 
priser nous-mimes  de  n'avoir  pas  le  courage  (Vy  aspirer;  la  gloire,  par 
exemple.  — G. 

'•  Var.  :  «  Le  dégoût  est  un  témoignage  d'indigestion  et  de  faiblesse.  » 

*  [Très-beau.  —  V.]  —  C'est  k  Pascal  que  Vauvenargues  répond.  —  G. 


ET   MAXIMES.  395 

partient  à  l'homme,  et  l'homme  à  l'an*;  et  rien  n'est  à  soi, 
ni  à  part  '. 

202.  O  soleil  î  ô  pompe  des  cieux  !  qu'êtes-vous?  Nous 
avons  surpris  le  secret  et  l'ordre  de  vos  mouvements.  Dans 
la  main  de  l'Être  des  êtres',  instruments  aveugles  et  res- 
sorts peut-être  insensibles,  le  monde,  sur  qui  vous  régnez, 
mériterait-il  nos  hommages?  Les  révolutions  des  empires, 
la  diverse  face  des  temps,  les  nations  qui  ont  dominé,  et  les 
hommes  qui  ont  fait  la  destinée  de  ces  nations  mômes,  les 
principales  opinions  et  les  coutumes  qui  ont  partagé  la 
créance  des  peuples  dans  la  religion,  les  arts,  la  morale 
et  les  sciences,  tout  cela,  que  peut-il  paraître?  Un  atome 
presque  invisible',  qu'on  appelle  l'homme,  qui  rampe  sur 
la  face  de  la  terre,  et  qui  ne  dure  qu'un  jour,  embrasse  en 
quelque  sorte  d'un  coup  d'œil  le  spectacle  de  l'univers 
dans  tous  les  âges^. 

203.  Quand  on  a  beaucoup  de  lumières,  on  admire  peu  ; 
lorsque  l'on  en  manque,  de  même.  L'admiration  marque 
le  terme  de  nos  connaissances,  et  prouve  moins,  souvent. 


'  Cette  Maxime  paraît  obscure.  Il  semble  que  Vauvenarguos  a  voulu  prouver 
l'existence  de  Dieu  par  la  dt''pendance  mutuelle  des  différentes  parties  de 
l'univers,  dont  aucune  ne  peuts'isoler  des  autres,  ni  subsister  par  elle-niôme. 
On  n'entend  pas  ce  que  veut  dire  l'air  appartient  à  l'homme,  et  Vhomme  a 
l'air.  L'homme  ne  peut  se  passer  d'air;  mais  l'air  existerait  fort  bien  sans 
l'homme.  Appartient  veut-il  dire  participe  de  la  natute,  etc.  ?  Alors  l'idée  d'ap- 
partenir n'a  plus  de  liaison  sensible  avec  l'idée  de  dépendance  exprimée  dans 
la  première  phrase.  Il  y  a,  je  crois,  abus  de  mots.  —  S.  —  Voltaire  trouve 
cette  pensée /brf  helle ,  et  l'on  a  peine  à  comprendre  que  Suard  la  trouve 
obscure.  Vauvenargues  n'a  nullement  songé  à  prouver  l'existence  de  Dieu  ;  il 
a  voulu  exprimer  cette  idée,  sur  laquelle  il  revient  souvent,  qu'il  n'y  a  d'in- 
dépendance absolue  ni  pour  les  personnes,  ni  pour  les  choses,  et  que,  toutes 
étant  mutuellement  dépendantes,  chacune  a  son  maître.  Sans  doute,  Vair 
existerait  fort  bien  sans  l'homme,  si  Dieu  l'avait  voulu;  mais,  comme  il  est 
permis  de  supposer  que  l'air  a  été  fait;>o?//  l'homme,  on  peut  dire  que  l'air  ap- 
partient à  l'homme,  aussi  bien  que  l'homme  appartient  à  l'air,  sans  lequel  il 
ne  pourrait  vivre.  Il  n'y  a  pas  là  le  moindre  abus  de  mots.  —  G. 

-  Var.  :  <  Dans  la  main  d'un  roi  invisible,  esclaves  soumis,  »  et  re'is;orts,  etc. 

^  Var.  «  In  homme,  du  creux  d'un  rocher,  et  comme  un  atdme  presque 
invisible,  »  embrasse,  etc. 

*  Ici,  Vauvenargues  se  rencontre  avec  Pascal,  pour  établir  la  supériorité  de 
l'homme  sur  la  nafuro.  —  (Voir  Pa<;rril,  —  I""  jinriir'.  art.  IV,  pensée  6.)  — G. 


396  RÉFLEXIONS 

la   perfection    des   choses ,    que  l'imperfection  de  notre 
esprit  ' . 

*20!\.  Ce  n'est  pas  un  grand  avantage  d'avoir  l'esprit  vif, 
si  on  ne  l'a  juste  :  la  perfection  d'une  pendule  n'est  pas 
d'aller  vite,  mais  d'être  réglée. 

205.  Parler  imprudemment  et  parler  hardiment,  est 
presque  toujours  la  même  chose;  mais  on  peut  parler  sans 
prudence,  et  parler  juste  ;  et  il  ne  faut  pas  croire  qu'un 
homme  a  l'esprit  faux,  parce  que  la  hardiesse  de  son  carac- 
tère ou  la  vivacité  de  son  humeur  lui  auront  arraché,  mal- 
gré lui-même,  quelque  vérité  périlleuse. 

206.  Il  y  a  plus  de  sérieux  que  de  folie  dans  l'esprit 
des  hommes.  Peu  sont  nés  plaisants  ;  la  plupart  le  devien- 
nent par  imitation ,  froids  copistes  de  la  vivacité  et  de  la 
gaîté  *. 

207.  Ceux  qui  se  moquent  des  goûts  sérieux  aiment 
sérieusement  les  bagatelles  •'. 

208.  Différent  génie,  différent  goût  :  ce  n'est  pas  toujours 
par  jalousie  que  réciproquement  on  se  rabaisse. 

209.  On  juge  des  productions  de  l'esprit  comme  des  ou-" 
vrages  mécaniques.  Lorsque  l'on  achète  une  bague,  on  dit  : 
celle-là  est  trop  grande,  l'autre  est  trop  petite;  jusqu'à  ce 
qu'on  en  rencontre  une  pour  son  doigt.  Mais  il  n'en  reste 
pas  chez  le  joaillier,  car  celle  qui  m'est  trop  petite  va  fort 
bien  à  un  autre. 

210.  Lorsque  deux  auteurs  ont  également  excellé  en 


^  La  seconde  partie  de  cette  Maxime  n'est  pas  la  conclusion  immédiate  de  la 
première  ;  ce  sont  deux  pensées  simplement  juxtaposées.  Vauvenargues  dé- 
veloppe la  seconde  dans  le  morceau  Sur  l'économie  de  l'univers  (voir  p.  218).— G. 

-  Var.  :  «  La  plupart  des  hommes  naissent  sérieux;  il  y  a  des  plaisants  de 
«  génie,  mais  en  petit  nombre;  les  autres  le  deviennent  par  imitation,  et  for- 
«  cent  la  nature,  pour  suivre  la  mode.  >  (Voir  le  IT*"  chap.  de  V Introduction  à 
la  Connaissance  de  l'Esprit  humain,  et  le  22'  Caractère  (Le  Rieur).  —  G. 
.3  [Trivial.  —V.] 


KT  MAXIMES.  397 

divers  genres,  on  n'a  pas  ordinairement  assez  d'égard  à  la 
subordination  de  leurs  talents,  et  Despréaux  va  de  pair 
avec  Racine  :  cela  est  injuste. 

211.  J'aime  un  écrivain  qui  embrasse  tous  les  temps  et 
tous  les  pays,  et  rapporte  beaucoup  d'effets  à  peu  de  cau- 
ses ;  qui  compare  les  préjugés  et  les  mœurs  des  différents 
siècles;  qui,  par  des  exemples  tirés  de  la  peinture  ou  de  la 
musique,  me  fait  connaître  les  beautés  de  l'éloquence  et 
l'étroite  liaison  des  arts.  Je  dis  d'un  homme  qui  rapproche 
ainsi  les  choses  humaines',  qu'il  a  un  grand  génie,  si  ses 
conséquences  sont  justes  ;  mais,  s'il  conclut  mal,  je  présume 
qu'il  distingue  mal  les  objets,  ou  qu'il  n'aperçoit  pas  d'un 
seul  coup  d'oeil  tout  leur  ensemble,  et  qu'enfin  quelcjue 
chose  manque  à  l'étendue  ou  à  la  profondeur  de  son  esprit  \ 

212.  On  discerne  aisément  la  vraie  de  la  fausse  éten- 
due d'esprit;  car  l'une  agrandit  ses  sujets,  et  l'autre,  par 
l'abus  des  épisodes  et  parle  faste  de  l'érudition,  les  anéantit. 

213.  Quelques  exemples,  rapportés  en  peu  de  mots  et  à 
leur  place,  donnent  plus  d'éclat,  plus  de  poids  et  plus  d'au- 
torité aux  réflexions  ;  mais  trop  d'exemples  et  trop  de  détails 
énervent  toujours  un  discours.  Les  digressions  trop  lon- 
gues ou  trop  fréquentes  rompent  l'unité  du  sujet,  et  las- 
sent les  lecteurs  sensés,  qui  ne  veulent  pas  qu'on  les  dé- 
tourne de  l'objet  principal,  et  qui,  d'ailleurs,  ne  peuvent 
suivre,  sans  beaucoup  de  peine,  une  trop  longue  chaîne  de 
faits  et  de  preuves-^.  On  ne  saurait  trop  rapprocher  les 
choses,  ni  trop  tôt  conclure  :  il  faut  saisir  d'un  coup  d'œil 
la  véritable  preuve  de  son  discours,  et  courir  à  la  conclu- 


•  Vnr.  :  «  Qu'il  les  voit  en  grand,  si  ses  conséquences  sont  justes  ;  car,  s'il 
conclut  mal,  il  voit  mal,  et  n'a  pas  l'esprit  étendu.» 

2  [Il  a  l'esprit  étendu,  sans  justesse.  — V.] 

'^  Var.  :  «  Rien  u'afTaiblit  plus  un  discours  que  de  proposer  trop  d'exemples, 
u  et  d'entrer  dans  trop  de  détaih.  Les  digressions  trop  longue?,  ou  trop  fré- 
<(  quentes,  rompent  l'unité,  et  fatiguent,  parce  que  l'esprit  ne  peut  suivre  une 
.<  trop  longue  chaîne  de  faits  et  de  preuves.  » 


398  UEI  LEXIONS 

sion  '.  Un  esprit  perçant  fuit  les  épisodes,  et  laisse  aux 
écrivains  médiocres  le  soin  de  s'arrêter  à  cueillir  toutes  les 
fleurs  qui  se  trouvent  sur  leur  chemin.  C'est  à  eux  d' amu- 
ser le  peuple,  qui  lit  sans  objet,  sans  pénétration,  et  sans 
goût. 

21A.  Le  sot  qui  a  beaucoup  de  mémoire  est  plein  de 
pensées  et  de  faits;  mais  il  ne  sait  pas  en  cçnclure  :  tout 
tient  à  cela. 

215.  Savoir  bien  rapprocher  les  choses,  voilà  l'esprit 
juste  ;  le  don  de  rapprocher  beaucoup  de  choses  et  de 
grandes  choses  fait  les  esprits  vastes'.  Ainsi,  la  justesse  pa- 
raît être  le  premier  degré,  et  une  condition  très-nécessaire 
de  la  véritable  étendue  d'esprit. 

•216.  Un  homme  qui  digère  mal,  et  qui  est  vorace  - ,  est 
peut-être  une  image  assez  fidèle  du  caractère  d'esprit  de  la 
plupart  des  savants. 

217.  Je  n'approuve  point  la  maxime  qui  veut  qu'un  hon- 
nête homme  sache  un  peu  de  tout.  C'est  savoir  presque  tou- 
jours inutilement,  et,  quelquefois,  pernicieusement,  que  de 
savoir  superficiellement  et  sans  principes.  Il  est  vrai  que  la 
plupart  des  hommes  ne  sont  guère  capables  de  connaître 
profondément;  mais  il  est  vrai  aussi  que  cette  science  su- 
perficielle qu'ils  recherchent,  ne  sert  qu'à  contenter  leur 
vanité.  Elle  nuit  à  ceux  qui  possèdent  un  vrai  génie  ;  car 
elle  les  détourne  nécessairement  de  leur  objet  principal, 
consume  leur  application  dans  les  détails,  et  sur  des  objets 
étrangers  à  leurs  besoins  et  à  leurs  talents  naturels;  et,  enfin, 
elle  ne  sert  point,  comme  ils  s'en  flattent,  à  prouver  l'éten- 
due de  leur  esprit  :  de  tout  temps  on  a  vu  des  hommes  qui 
savaient  beaucoup  avec  un  esprit  très -médiocre;  et,  au 


*  C*est  le  précepte  d'HoFace  :  Festina  ad  ceutum. —G. 
2  Var.  :  «  Le  don  de  rapprocher  beaucoup  de  choses^  et  de  grandes  choses, 
c'est  l'esprii  étendu  :  de  la,  l'exclusion  naturelle  de  toul  esprit  faux.  » 
'•  Var.:  «  C'est  l'image  de  beaucoup  d'esprits.  » 


KT  MAXIME  S.  399 

contraire,  des  esprits  très-vastes,  qui  savaient  fort  peu.. 
Ni  l'ignorance  n'est  défaut  d'esprit,  ni  le  savoir  n'est  preuve 
de  génie'. 

218.  La  vérité  échappe  au  jugement,  comme  les  faits 
échappent  à  la  mémoire  :  les  diverses  faces  des  choses  s'em- 
parent toqr  à  tour  d'un  esprit  vif,  et  lui  font  quitter  et  re- 
prendre successivement  les  mêmes  opinions.  Le  goût  n'est 
pas  moins  inconstant  :  il  s'use  sur  les  choses  les  plus  agréa- 
bles, et  varie  comme  notre  humeur  \ 

219.  11  y  a  peut-être  autant  de  vérités  parmi  les  hommes 
que  d'erreurs,  autant  de  bonnes  qualités  que  de  mauvaises, 
autant  de  plaisirs  que  de  peines  ^  ;  mais  nous  aimons  à  con- 
trôler la  nature  humaine,  pour  essayer  de  nous  élever  au- 
dessus  de  notre  espèce,  et  pour  nous  enrichir  de  la  consi- 
dération dont  nous  tâchons  de  la  dépouiller.  Nous  sommes 
si  présomptueux,  que  nous  croyons  pouvoir  séparer  notre 
intérêt  personnel  de  celui  de  l'humanité,  et  médire  du  genre 


•  Vnr.  :  «  C'est  imc  maxime  frivole  que  celle  qu'on  adopte  depuis  si  long- 
temps :  qu'il  faut  qiîun  honnèle  homme  sache  un  peu  de  tout.  On  peut  sa- 
voir suporticiellement  beaucoup  de  choses,  et  avoir  l'esprit  fort  petit  ;  et  on 
voit,  au  contraire,  de  très-grandes  âmes,  qui  savent  très-peu.  Il  faut  ignorer 
de  bon  cœur  ce  (lue  la  nature  n'a  pas  mis  dans  l'étendue  de  notre  génie.  On 
ne  sait  utilement  (lue  ce  qu'on  possède  parfaitement  ;  le  reste  ne  nous  sert 
qu'à  satisfaire  une  vanité  puérile.  Ceux  même  qui  ont  l'esprit  étendu,  s'ils 
ne  l'ont  en  môme  temps  juste  et  modeste,  le  gâtent  par  ces  connaissances 
superficielles,  et  altèrent  les  vérités  qu'ils  ont  acquises  ;  en  sorte  qu'on 
aimerait  mieux  qu'ils  ne  sussent  rien,  que  de  savoir  tant  et  si  mal.  J'en  rap- 
porterais des  exemples,  si  les  exemples  pouvaient  nous  instruire;  maisjele 
ferais  sans  succès.  L'ostentation  est  un  écueil  inévitable  pour  les  âmes  fai- 
bles; on  ne  corrigera  jamais  les  hommes  d'apprendre  des  choses  inutiles.» 
—  Autre  Far.  :  [«(  Il  n'y  a  aucun  esprit  qui  soit  capable  de  toutes  les  vérités 
et  de  tous  les  talents;  les  bornes  des  plus  beaux  génies  sont  étroites,  et, 
lorsqu'ils  en  veulent  sortir,  ils  s'égarent,  et  montrent  leur  faible.  Il  n'y  a 
aucune  science  qui  ne  soit,  à  elle  seule,  plus  vaste  que  l'esprit  humain;  il 
n'y  en  a  donc  aucune  qui  ne  puisse  occuper  et  absorber  l'esprit  le  plus 
étendu.  C'est  à  ceux  qui  sont  incapables  de  rien  approfondir  qu'il  appar- 
tient d'effleurer  tous  les  objets;  mais,  quand  on  se  sent  en  état  d'embras- 
ser et  de  posséder  parfaitement  quekjue  science  ou  quelque  art,  c'est  uuo 
vanité  bien  puérile  d'abandonner  son  talent,  pour  donner  à  un  esprit  trè^- 
iimité  une  grande  et  faible  surface.  »  ; 

*  [Commun.  —  V.J 

'•  J.a  jre  éditiou  ajoutait  :  <  Mais  nous  n'accusons  que  no^  maux.  >  — (; 


400  HÉFLEXIOiNS 

humain,  sans  nous  compromettre'.  Cette  vanité  ridicule  a 
rempli  les  livres  des  philosophes  d'invectives  contre  la  na- 
ture. L'homme  est  maintenant  en  disgrâce  chez  tous  ceux 
qui  pensent,  et  c'est  à  qui  le  chargera  de  plus  de  vices; 
mais  peut-être  est-il  sur  le  point  de  se  relever,  et  de  se  faire 
restituer  toutes  ses  vertus;  car  rien  n*est  stable,  et  la  phi- 
losophie a  ses  modes  comme  les  habits,  la  musique,  l'ar- 
chitecture, etc.  ^ 

220.  Sitôt  qu'une  opinion  devient  commune,  il  ne  faut 
point  d'autre  raison  pour  engager  les  hommes  à  l'aban- 
donner, et  à  embrasser  l'opinion  contraire,  jusqu'à  ce  que 
celle-ci  vieillisse  à  son  tour,  et  qu'ils  aient  besoin  de  se  dis- 
tinguer par  d'autres  choses.  Ainsi,  s'ils  atteignent  le  but 
dans  quelque  art  ou  dans  quelque  science,  on  doit  s'attendre 
qu'ils  le  passeront  bientôt  pour  acquérir  une  nouvelle  gloire; 
et  c'est  ce  qui  fait,  en  partie,  que  les  plus  beaux  siècles  dé- 
génèrent si  promptement,  et  qu'à  peine  sortis  de  la  barbarie, 
ils  s'y  replongent. 

221.  Les  grands  hommes,  en  apprenant  aux  faibles  à 
réfléchir,  les  ont  mis  sur  la  route  de  l'erreur  \ 

1  II  est  évident  que  Vauvenargues  pense  à  La  Rochefoucauld.  —  G. 

-  [Bien.  —  V.]  —  Var.  :  «  La  philosophie  a  ses  modes  comme  l'architec- 
«  ture,  les  habits,  la  danse,  etc.  L'homme  est  maintenant  en  disgrâce  chez  les 
«  philosophes,  et  c'est  à  qui  le  chargera  de  plus  de  vices  ;  mais  peut-être  est- 
«  il  sur  le  point  de  se  relever,  et  de  se  faire  restituer  toutes  ses  vertus.  »  — • 
Autre  Var.  :  «  Ce  qu'on  voit  tous  les  jours  dans  le  monde  est  arrivé  dans  la 
«  morale  :  l'homme  étant  tombé  dans  la  disgrâce  des  philosophes,  c'a  été  à 
«  qui  le  chargerait  de  plus  de  vices.  S'il  arrive  jamais  qu'il  se  relève  de  cette 
"  dégradation,  et  qu'on  le  remette  à  la  mode,  nous  lui  rendrons  à  l'envi  toutes 
«  ses  vertus,  et  bien  au  delà.  »  —  Vauvenargues  avait  deviné  juste  et  les 
d'Holbach  et  les  Lamettrie  vont  lui  donner  prochainement  raison.  M.  Bau- 
drillart  remarque  à  ce  sujet  :  «  Oui,  Vauvenargues,  vous  l'avez  dit  :  tous  ceux 
«  qui  vont  venir  n'y  manqueront  pas.  Ils  vont  restituer  à  l'homme  ses  vertus, 
«  et  bien  au  delà  ;  les  philosophes  d'en  deçà  et  d'au  delà  du  Rhin  ne  parle- 
"  ront  plus  que  de  l'excellence  de  la  nature  humaine  ;  il  semble  qu'elle  hérite 
«  en  un  jour  de  tous  les  éloges  qu'on  lui  a  refusés  pendant  des  siècles;  lesin- 
"  jures  qu'elle  reçoit  depuis  dix-huit  cents  ans  de  tous  les  côtés  vont  être 
«  bien  réparées,  et  cette  reine  déchue  et  réduite  en  servitude,  une  fois  rc- 
«  placée  sur  son  trône,  n'aura  plus  désormais  que  des  flatteurs  qui  la  divini- 
u  seront.  »  —  G. 

5  [Très-bien.  —  V."t 


ET  MAXIMES.  401 

222.  Où  il  y  a  de  la  grandeur,  nous  la  sentons  malgré 
nous  :  la  gloire  des  conquérants  a  toujours  été  combattue; 
les  peuples  en  ont  toujours  souffert,  et  ils  l'ont  toujours 
respectée. 

223.  Le  contemplateur,  mollement  couché  dans  une 
chambre  tapissée,  invective  contre  le  soldat  qui  passe  les 
nuits  de  l'hiver  au  bord  d'un  fleuve,  et  veille  en  silence  sous 
les  armes  pour  la  sûreté  de  la  patrie. 

22/i.  Ce  n'est  pas  à  porter  la  faim  et  la  misère  chez  les 
étrangers  qu'un  héros  attache  la  gloire,  mais  à  les  souf- 
frir pour  l'État;  ce  n'est  pas  à  donner  la  mort,  mais  à  la 
braver. 

225.  Le  vice  fomente  la  guerre  ;  la  vertu  combat  :  s'il  n'y 
avait  aucune  vertu,  nous  aurions  pour  toujours  la  paix  '. 

226.  La  vigueur  d'esprit  ou  l'adresse  ont  fait  les  premières 
fortunes  :  l'inégalité  des  conditions  est  née  de  celle  des 
génies  et  des  courages. 

227.  11  est  faux  que  l'égalité  soit  une  loi  de  la  nature  :  la 
nature  n'a  rien  fait  d'égal;  sa  loi  souveraine  est  la  subordi- 
nation et  la  dépendance  '. 

228.  Qu'on  tempère  connue  on  voudra  la  souveraineté 
dans  un  État,  nulle  loi  n'est  capable  d'empêcher  un  tyran 
d'abuser  de  l'autorité  de  son  emploi  K 

229.  On  est  forcé  de  respecter  les  dons  de  la  nature,  que 

l'étude  et  la  fortune  ne  peuvent  donner. 

• 

230.  La  plupart  des  hommes  sont  si  resserrés  dans  la 
sphère  de  leur  condition,  qu'ils  n'ont  pas  même  le  courage 


•  [Bien.  ^  V.  1 

-  Var.  :  «  Le  projet  de  rapprocher  les  conditions  a  toujours  été  un  beau 
«  songe;  la  loi  ne  savu-ait  égaler  les  hommes  malgré  la  nature.  »  —  Autre 
Var.  :  «  La  nature  n'ayant  pas  égalé  tous  les  hommes  par  le  mérite,  il  sem- 
«  ble  qu'elle  n'a  pu  ni  dû  les  ésraler  i)ar  la  fortune.  »  —  E(jaler  pour  rga- 
User.  —  G. 

5  [Bien.  —  V.  ] 

26 


402  RÉFLEXIONS 

d'en  sortir  par  leurs  idées;  et,  si  l'on  en  voit  quelques-uns 
que  la  spéculation  des  grandes  choses  rend  en  quelque  sorte 
incapables  des  petites,  on  en  trouve  encore  davantage  à  qui 
la  pratique  des  petites  a  ôté  jusqu'au  sentiment  des  grandes. 

231.  Les  espérances  les  plus  ridicules  et  les  plus  har- 
dies ont  été  quelquefois  la  cause  des  succès  extraordinaires. 

23*2.  Les  sujets  font  leur  cour  avec  bien  plus  de  goût  que 
les  princes  ne  la  reçoivent  :  il  est  toujours  plus  sensible 
d'acquérir  que  de  jouir. 

233.  iNous  croyons  négliger  la  gloire  par  pure  paresse, 
tandis  que  nous  prenons  des  peines  infinies  pour  les  plus 
petits  intérêts'. 

23/i.  Nous  aimons  quelquefois  jusqu'aux  louanges  que 
nous  ne  croyons  pas  sincères'. 

235.  Il  faut  de  grandes  ressources  dans  l'esprit  et  dans 
le  cœur  pour  goûter  la  sincérité  lorsqu'elle  blesse,  ou  pour 
la  pratiquer  sans  qu'elle  offense  :  peu  de  gens  ont  assez  de 
fonds  pour  souffrir  la  vérité,  et  pour  la  dire. 

-  236.  Il  y  a  des  hommes  qui,  sans  y  penser  ^  se  forment 
une  idée  de  leur  figure,  qu'ils  empruntent  du  sentiment  qui 
les  domine;  et  c'est  peut-être  par  cette  raison  qu'un  fat  se 
croit  toujours  beau  ^. 

237.  Ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit  ont  du  goût  pour  les 
grandes  choses,  et  de  la  passion  pour  les  petites. 

238.  La  plupart  des  hommes  vieillissent  dans  un  petit 


i  [Bion.  — V.l 

2  Vnr.  :  «  Les  hommes  sont  si  sensibles  à  la  flatterie,  que,  lors  même  qu'il? 
■^   pensent  que  c'est  flatterie,  ils  ne  laissent  pas  d'en  être  les  dupes.  » 

'^  Comment  se  forme-t-on  une  idée  de  soi,  sans  y  penser?  J'aimerais  mieux 
sans  s'en  apercevoir.  —  M. 

^  Var.  .  «  Nous  nous  formons,  sans  y  penser,  une  idée  de  notre  figure  sur 
a  l'idée  que  nous  avons  de  notre  esprit ,  ou  sur  le  sentiment  qui  nous 
«  domine;  et  c'est  pour  cela  qu'un  fat  se  croit  toujours  si  bien  fait.  » 


ET   MAXIMES  403 

cercle  d'idées  qu'ils  n'ont  pas  tirées  de  leur  fonds  ;  il  y  a 
peut-être  moins  d'esprits  faux  que  de  stériles  '. 

239.  Tout  ce  qui  distingue  les  hommes  paraît  peu  de 
chose.  Qu'est-ce  qui  fait  ia  beauté  ou  la  laideur,  la  santé 
ou  l'infirmité,  l'esprit  ou  la  stupidité?  une  légère  différence 
des  organes,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  bile,  etc. 
Cependant,  ce  plus  ou  ce  moins  est  d'une  importance  infinie 
pour  les  hommes  ;  et,  lorsqu'ils  en  jugent  autrement,  ils  sont 
dans  l'erreur'. 

•2/i0.  Deux  choses  peuvent  à  peine  remplacer,  dans  la 
vieillesse,  les  talents  et  les  agréments  :  la  réputation  ou  les 
richesses. 

2/il.  Nous  haïssons  les  dévots^  qui  font  profession  de 
mépriser  tout  ce  dont  nous  nous  piquons,  pendant  qu'ils  se 
piquent  eux-mêmes  de  choses  encore  plus  méprisables '. 

2/i2.  Quelque  vanité  qu'on  nous  reproche,  nous  avons 
besoin  quelquefois  qu'on  nous  assure  de  notre  mérite  \ 

2Z|3.  iNous  nous  consolons  rarement  des  grandes  humi- 
liations ;  nous  les  oublions. 


»  [Bien.  — j  \. 

2  Var.  :  «  Le  plus  ou  le  moins  d'esprit  est  peu  de  chose  ;  mais  ce  peu,  quelle 
«  différence  ne  met-il  pas  entre  les  hommes!  Qu'est-ce  qui  fait  la  beauté  ou  la 
«  laideur,  la  santé  ou  l'infirmité  ?  n'est-ce  pas  ou  un  peu  plus  ou  un  peu  moins 
X  de  bile,  et  quelque  différence  imperceptible  des  organes?  »  —  Autre  Var.  : 
u  Le  plus  ou  le  moins  d'esprit  est  peu  de  chose,  et  ce  peu  fait  pourtant  la 
•<  force,  la  grâce  et  la  perfection  des  intelligences,  ou  tout  au  contraire;  do 
((  même,  la  disposition  de  quelques-uns  de  nos  organes  fait  la  santé  ou  la  ma- 
«  ladie,  la  difl'ormité  ou  la  beauté  du  corps,  objets  importants  i)our  les  hom- 
«  mes,  quoique  petits  à  leurs  propres  yeux.  » 

*  Tel  e>>t  le  texte  de  la  r«  édition,  et  rien  n'indique,  sur  l'exemplaire  d'Aix, 
que  Vauvenarguos  y  voulût  rien  changer.  Les  éditions  suivantes  donnent  : 
vous  n'aimons  pas  les  zélés;  nous  croyons  que  cette  leçon,  plus  prudente,  ap- 
partient aux  abbés  Trublet  et  Séguy,  qui  ont  achevt;  la  seconde  édition  rom- 
mencée  par  Vauvenargues.  —  G. 

*  Méprisables  est  ici  employé  dans  le  sens  de  peliles;  ce  serait,  je  crois, 
exagérer  la  pensée  de  Vauvenargues,  que  de  prendre  ce  mot  dans  toute  la  force 
de  son  acception.  —  G. 

■'  A'iil.  :  "  VA  <iu'on  nous  prouve  nos  a\aiitage>  les  jilus  uuinifestes.  " 


4  M  RÉFLEXIONS 

'2l\li.  Moins  on  est  puissant  clans  le  monde,  plus  on  peut 
commettre  de  fautes  impunément,  ou  avoir  inutilement  un 
vrai  mérite. 

2lib.  Lorsque  la  fortune  veut  humilier  les  sages,  elle  les 
surprend  dans  ces  petites  occasions  où  l'on  est  ordinaire- 
ment sans  précaution  et  sans  défense.  Le  plus  habile  homme 
du  monde  ne  peut  empêcher  que  de  légères  fautes  n'en- 
traînent quelquefois  d'horribles  malheurs;  et  il  perd  sa  ré- 
putation ou  sa  fortune  par  une  petite  imprudence,  comme 
un  autre  se  casse  la  jambe  en  se  promenant  dans  sa  cham- 
bre'. 

2/i6.  Soit  vivacité,  soit  hauteur,  soitavarice,  il  n'y  a  point 
d'homme  qui  ne  porte  dans  son  caractère  une  occasion  con- 
tinuelle de  faire  des  fautes  ;  et  si  elles  sont  sans  conséquence, 
c'est  à  la  fortune  qu'il  le  doit  ^ 

2M,  Nous  sommes  consternés  de  nos  rechutes,  et  de 
voir  que  nos  malheurs  même  n'ont  pu  nous  corriger  de  nos 
défauts  ^ 

2Zi8.   La  nécessité  modère  plus  de  peines  que  la  raison. 

2Zi9.  La  nécessité  empoisonne  les  maux  qu'elle  ne  peut 
guérir  K 

250.  Les  favoris  de  la  fortune  ou  de  la  gloire,  malheu- 
reux à  nos  yeux,  ne  nous  détournent  point  de  l'ambition. 

251.  La  patience  est  l'art  d'espérer. 

252.  Le  désespoir  comble  non-seulement  notre  misère, 
mais  notre  faiblesse. 


•  [Bien.  —  V.] 

~^--'  [Faible.  —  V.] 

^  Var.  :  «  La  nécessité  comble  les  maux  qu'elle  ne  peut  soulager.»  — Pour 
bien  comprendre  cette  pensée,  il  faut  relire  celle  qui  précède;  l'une  explique 
l'autre,  et  en  voici,  je  crois,  le  sens  :  La  raison  est  souvent  impuissante  contre 
le  sentiment  des  peines:  Vidée  que  ces  peines  sont  nécessaires  peut  seule  les 
soulager;  mais  quand  elle  ne  les  soulage  pas,  elle  les  rend  encore  plus  cui- 
santes. —  G. 


ET   MAXIMES.  405 

253.  Ni  les  dons  ni  les  coups  de  la  fortune  n'égalent 
ceux  de  la  nature,  qui  la  passe  en  rigueur  comme  en  honte  '. 

25/1.  Les  biens  et  les  maux  extrêmes  ne  se  font  pas  sen- 
tir aux  âmes  médiocres. 

255.  Il  y  a  peut-être  plus  d'esprits  légers  dans  ce  qu'on 
appelle  le  monde,  que  dans  les  conditions  moins  fortunées. 

256.  Les  gens  du  monde  ne  s'entretiennent  pas  de  si  pe- 
tites choses  que  le  peuple  ;  mais  le  peuple  ne  s'occupe  pas 
de  choses  si  frivoles  que  les  gens  du  monde. 

257.  L'histoire  fait  mention  de  très-grands  hommes  que 
la  volupté  ou  l'amour  ont  gouvernés  ;  elle  n'en  rappelle 
pas  à  ma  mémoire  qui  aient  été  galants.  Ce  qui  fait  le  mé- 
rite essentiel  de  quelques  hommes  ne  peut  même  subsister 
dans  quelques  autres  comme  un  faible'. 

258.  Nous  courons  quelquefois  des  hommes  qui  nous  ont 
imposé  par  leurs  dehors,  comme  ces  jeunes  gens  qui  sui- 
vent amoureusement  un  masque,  le  prenant  pour  la  plus 
belle  femme  du  monde,  et  qui  le  hari'cèlent  jusqu'à  ce  qu'ils 
l'obligent  de  se  découvrir,  et  de  leur  faire  voir  qu'il  est  un 
petit  homme  avec  de  la  barbe  et  un  visage  noir  \ 

259.  Le  sot  s'assoupit  et  fait  diète  en  bonne  compagnie, 
comme  un  homme  que  la  curiosité  a  tiré  de  son  élément, 
et  qui  ne  peut  ni  respirer  ni  vivre  dans  un  air  subtil  '. 

260.  Le  sot  est  comme  le  peuple,  qui  se  croit  riche  de 
peu  ^". 


»  Xar.  :  «  Les  chagrins  et  les  joies  de  la  fortune  se  taisent  î\  la  voix  de  la 
«  nature,  qui,  »  e\c. 

«-->  [Bien.  —  V.J 

'*■  [Bien.  —  V.]  On  lit  dans  quelques  éditions  :  Lt  sot  s'assoupit  et  fait  la 
sieste  ;  c'est  une  faute.  Les  expressions  du  manuscrit  sont  fuit  diète  :  expres- 
sions qui  offrent  un  sens  très-précis;  c'est-à-dire,  la  nourriture  du  génie  ne 
peut  être  à  l'usage  du  sot.  —  B.  —  Ajoutons  que  notre  leçon  est  celle,  non- 
seulemont  du  manuscrit,  mais  aussi  des  deux  éditions  originales.  —  G. 

5  [Joli  ;  mais  le  philosophe  lui-mOme  peut  penser  ainsi.  — V.] 


406  RÉFLEXIONS 

261.  Lorsqu'on  ne  veut  rien  perdre  ni  cacher  de  son 
esprit,  on  en  diminue  d'ordinaire  la  réputation. 

262.  Des  auteurs  sublimes  n'ont  pas  négligé  de  primer 
encore  par  les  agréments,  flattés  de  remplir  l'intervalle  de 
ces  deux  extrêmes,  et  d'embrasser  toute  la  sphère  de  l'esprit 
humain  '.  Le  public,  au  lieu  d'applaudir  à  l'universalité  de 
leurs  talents,  a  cru  qu'ils  étaient  incapables  de  se  soutenir 
dans  l'héroïque  ;  et  on  n'ose  les  égaler  à  ces  grands  hom- 
mes qui,  s'étant  renfermés  soigneusement  dans  un  seul  et 
beau  caractère',  paraissent  avoir  dédaigné  de  dire  tout  ce 
qu'ils  ont  tu,  et  abandonné  aux  génies  subalternes  les  talents 
médiocres. 

263.  Ce  qui  paraît  aux  uns  étendue  d'esprit  n'est,  aux 
yeux  des  autres,  que  mémoire  et  légèreté. 

26/i.  Il  est  aisé  de  critiquer  un  auteur,  mais  il  est  diffi- 
cile de  l'apprécier. 

265.  Je  note  rien  à  l'illustre  Racine,  le  pkis  sage  et  le 
plus  éloquent  des  poètes,  pour  n'avoir  pas  traité  beaucoup 
de  choses  qu'il  eût  embellies,  content  d'avoir  montré  dans 
un  seul  genre  la  richesse  et  la  sublimité  de  son  esprit;  mais 
je  me  sens  obligé  de  respecter  un  génie  hardi  et  fécond  , 
élevé,  pénétrant,  facile,  plein  de  force,  infatigable  ;  aussi 
ingénieux  et  aussi  aimable  ^  dans  les  ouvrages  de  pur  agré- 


*  Var.  :  <■<■  Flattés  de  remplir  l'intervalle  qui  sépare  les  extrémités,  et  de 
i(  contenter  tous  les  goûts.  » 

'^  Var.  :  «  Soigneux  de  conserver  dans  tous  leurs  écrits  un  caractère  plein 
«  de  dignité  et  de  noblesse,  »  elr. 

^  Var.  :  «  Aussi  vif  et  ingénieux  dans  les  petites  choses,  que  vrai  etpathé- 
^(  tique  dans  les  grandes;  toujours  clair,  concis  et  brillant;  philosophe  et 
«  poète  illustre  au  sortir  de  l'enfance;  répandant  sur  tous  ses  écrits  l'é- 
«  datante  et  forte  lumière  de  son  jugement;  instruit,  dans  la  fleur  de  son 
«  âge,  de  toutes  les  connaissances  utiles  au  genre  humain;  amateur  et  juge 
«  éclairé  de  tous  les  arts  ;  savant  à  imiter  toute  sorte  de  beautés,  par  la  grande 
«  étendue  de  son  génie,  et  maître  dans  les  genres  les  plus  opposés.  J'admire 
«  la  vivacité  de  son  esprit,  sa  délicatesse,  son  érudition,  et  cette  vaste  intelli- 
«  gence  qui  comprend  si  distinctement  tant  de  faits  et  d'objets  divers.  Bien 
«  loin  de  critiquer  ses  endroits  faibles  ou  ses  fautes,  je  m'étonne  qu'ayant 


KT  MAXIMES.  407 

ment,  que  vrai  et  pathétique  dans  les  autres;  d'une  vaste 
imagination,  qui  a  embrassé  et  pénétré  rapidement  toute 
l'économie  des  choses  humaines  ;  à  qui  nis  les  ciences  abs- 
traites, ni  les  arts,  ni  la  politique,  ni  les  mœurs  des  peu- 
ples, ni  leurs  opinions,  ni  leur  histoire,  ni  leurs  langues 
même,  n'ont  pu  échapper;  illustre,  en  sortant  de  l'enfance, 
par  la  grandeur  et  par  la  force  de  sa  poésie  féconde  en  pen- 
sées, et,  bientôt  après,  par  les  charmes  et  par  le  caractère 
original,  plein  de  raison,  et  toujours  concis,  de  sa  prose; 
philosophe  et  peintre  sublime,  qui  a  semé  avec  éclat,  dans 
ses  écrits,  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  l'esprit  des  hom- 
mes; qui  a  représenté  les  passions  avec  des  traits  de  feu  et 
de  lumière,  et  les  a  fait  parler  sur  nos  théâtres  avec  autant 
de  tendresse  que  de  véhémence  ;  savant  à  imiter  le  carac- 
tère et  à  saisir  l'esprit  des  bons  ouvrages  de  chaque  nation, 
par  l'extrême  étendue  de  son  génie,  mais  n'imitant  rien, 
d'ordinaire,  qu'il  ne  l'embellisse;  éclatant  jusque  dans  les 
fautes  qu'on  a  cru  remarquer  dans  ses  écrits,  et  tel  que, 
malgré  des  défauts  inévitables  avec  des  qualités  si  rares, 
et  malgré  les  efforts  de  la  critique,  il  a  occupé  sans  relâche 
de  ses  veilles  ses  amis  et  ses  ennemis,  et  porté  chez  les 
étrangers,  dès  sa  jeunesse,  la  réputation  de  sa  patrie  et  la 
gloire  de  nos  lettres,  dont  il  a  reculé  toutes  les  bornes. 

'IQô.  Si  on  ne  regarde  que  certains  ouvrages  des  meil- 
leurs auteurs,  on  sera  tenté  de  les  mépriser;  pour  les  ap- 
précier avec  justice,  il  faut  tout  lire. 

267.  H  ne  faut  point  juger  des  hommes  par  ce  qu'ils 
ignorent,  mais  par  ce  qu'ils  savent,  et  par  la  manière  dont 
ils  le  savent'. 


«  osé  se  montrer  sous  tant  de  faces,  on  ait  si  peu  de  chose  à  lui  reprocher.  » 
—  On  devine  aisément  que  l'original  de  ce  brillant  portrait,  c'est  Voltaire. 
Voir,  page  262,  le  morceau  qui  le  concerne.  —  G. 

'  [Apparemment.  —  V.]  —  Var.  :  «  Il  ne  faut  pas  juger  dun  lionmie  par 
«  (  e  qu'il  ignore,  mais  paire  qu'il  sait  ;  ce  n'est  rien  d'ignorer  beaucoup  de 
«  choses,  lorsqu'on  est  capable  de  les  concevoir,  et  qu'il  ne  manque  que  de  les 
«  avoir  apprises.  » 


408  HÉl  LKXIOMS 

268.  On  ne  doit  pas  non  plus  demander  aux  auteurs  une 
perfection  qu'ils  ne  puissent  atteindre  :  c'est  faire  trop 
d'honneur  à  l'esprit  humain  de  croire  que  des  ouvrages  irré- 
guliers n'aient  jamais  [lej  droit  de  lui  plaire,  surtout  si  ces  ou- 
vrages peignent  les  passions';  il  n'est  pas  besoin  d'un  grand 
art  pour  faire  sortir  les  meilleurs  esprits  de  leur  assiette,  et 
pour  leur  cacher  les  défauts  d'un  tableau  hardi  et  touchant. 
Cette  parfaite  régularité,  qui  manque  aux  auteurs,  ne  se 
trouve  point  dans  nos  propres  conceptions  ;  le  caractère  natu- 
rel de  l'homme  ne  comporte  pas  tant  de  règle.  Nous  ne  devons 
pas  supposer  dans  le  sentiment  une  délicatesse  que  nous  n'a- 
vons que  par  réflexion  '  ;  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  notre 
goût  soit  toujours  aussi  difficile  à  contenter  que  notre  esprit. 

269.  Il  nous  est  plus  facile  de  nous  teindre  d'une  infinité 
de  connaissances,  que  d'en  bien  posséder  un  petit  nombre  \ 

270.  Jusqu'à  ce  qu'on  rencontre  le  secret  de  rendre  les 
esprits  plus  justes,  tous  les  pas  que  l'on  pourra  faire  dans 
la  vérité  n'empêcheront  pas  les  hommes  de  raisonner  faux  ; 


i   Var.  :  «  Le  but  des  poètes  tragiques  est  d'émouvoir;  c'est  faire  trop  d'hon- 
«  neur  à  l'esprit  humain  de  croire  que  des  ouvrages  irréguliers  ne  peuvent 
'(  produire  cet  effet.  Il  n'est  pas  besoin  de  tant  d'art  pour  tirer  les  meilleurs 
'<  esprits  de  leur  assiette,  et  leur  cacher  de  grands  défauts  dans  un  ouvrage  " 
«  qui  peint  les  passions.  » 

■^  Add.  .  «  JNi  imposer  aux  auteurs  une  perfection  qu'ils  ne  puissent  attein- 
'(  dre;  notre  goût  se  contente  à  moins.  Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  plus  d'irré- 
'(  gularités  dans  un  ouvrage  que  dans  nos  propres  conceptions,  rien  n'empêche 
«  qu'il  ne  puisse  plaire,  s'il  est  bon  d'ailleurs.  ]N 'avons-nous  pas  des  tragédies 
'<  monstrueuses*  qui  entraînent  toujours  les  suffrages,  malgré  les  critiques,  et 
'<  qui  sont  les  délices  du  peuple,  je  veux  dire  de  la  plus  grande  partie  des 
((  hommes?  Je  sais  que  le  succès  de  ces  ouvrages  prouve  moins  le  génie  de 
•<  leurs  auteurs  que  la  faiblesse  de  leurs  partisans  ;  c'est  aux  écrivains  dé!i- 
>(  cats  à  choisir  de  meilleurs  modèles,  et  à  s'efforcer,  dans  tous  les  genres, 
'(  d'égaler  la  belle  nature;  mais,  comme  elle  n'est  pas  exempte  de  défauts, 
'<  toute  belle  qu'elle  paraît,  nous  avons  tort  d'exiger  des  auteurs  plus  qu'elle 
<(  ne  peut  leur  fournir.  » 

5  Cette  pensée,  les  deux  qui  suivent,  et  leurs  variantes,  sont  développées 
dans  les  Discours  sur  le  Caractère  des  différents  siècles  et  Sur  les  mœurs  du 
siècle.  —  G. 

*  H  On  peut  citer,  par  exemple,  le  théâtre  de  Shakespeare,  et  son  prodigieux  succès  en 
Angleterre  depuis  plusieurs  siècles,  malgré  les  nombreuses  irrégularités  de  ses  pièces.» 
(  Xole  (h'  Vavvennrgues.)  —  G. 


ET  MAXIiMES.  409 

et,  plus  on  voudra  les  pousser  au  delà  des  notions  commu- 
nes, plus  on  les  mettra  en  péril  de  se  tromper. 

271.  11  n'arrive  jamais  que  la  littérature  et  l'esprit  de 
raisonnement  deviennent  le  partage  de  toute  une  nation, 
qu'on  ne  voie  aussitôt,  dans  la  philosophie  et  dans  les 
beaux-arts,  ce  qu'on  remarque  clans  les  gouvernements  po- 
pulaires, où  il  n'y  a  point  de  puérilités  et  de  fantaisies  qui 
ne  se  produisent,  et  ne  trouvent  des  partisans'. 

272.  L'erreur,  ajoutée  à  la  vérité,  ne  l'augmente  point'  : 
ce  n'est  pas  étendre  la  carrière  des  arts,  que  d'admettre  de 
mauvais  genres;  c'est  gâter  le  goût;  c'est  corrompre  le  ju- 
gement des  hommes,  qui  se  laisse  aisément  séduire  par  les 
nouveautés,  et  qui,  mêlant  ensuite  le  vrai  et  le  faux,  se  dé- 
tourne bientôt,  dans  ses  productions,  de  l'imitation  delà 
nature,  et  s'appauvrit  ainsi  en  peu  de  temps  par  la  vaine 
ambition  d'imaginer,  et  de  s'écarter  des  anciens  modèles. 

273.  Ce  que  nous  appelons  une  pensée  l)rillante  n'est 
ordinairement  qu'une  expression  captieuse,  qui,  à  l'aide 
d'un  peu  de  vérité,  nous  impose  une  erreur  qui  nous  étonne. 

27/i.  Qui  a  le  plus  a,  dit-on,  le  moins  :  cela  est  faux.  Le 


'  Var.  :  «  Toutes  les  fois  que  la  littérature  et  l'esprit  de  raisonnement  de- 
«  viendront  le  partage  de  toute  une  nation,  il  arrivera,  comme  dans  les  États 
«  populaires,  qu'il  n'y  aura  point  de  puérilités  et  de  sottises  qui  ne  se  pro- 
«.  duisent,  et  ne  trouvent  des  partisans.  » — Autre  Var.  :  «  Lorsque  les  réflexions 
<(  se  multiplient,  les  erreurs  et  les  connaissances  augmentent  dans  la  même 
«  proportion.  »  — Autre  Var.  :  «  Ceux  qui  viendront  après  rous  sauront  peut- 
t(  être  plus  que  nous,  et  ils  s'en  croiront  plus  d'esprit;  mais  seront-ils  plus 
«  heureux  ou  plus  sages?  Nous-mêmes,  qui  savons  beaucoup,  sommes-nous 
«  meilleurs  que  nos  pères,  qui  savaient  si  peu?  »  —  Autre  Var.  :  «Il  arrivera 
«  peut-être  (jue  la  raison  humaine  se  perfectionnera  encore  beaucoup,  et 
<(  que  ce  que  nous  savons  ne  sera  plus  rien  ;  mais  ceux  qui  pourront  nous 
'<  passer  dans  les  routes  que  nous  leur  ouvrons,  et  qui  s'en  croiront  plus  d'es- 
«  prit,  n'en  vaudront  pas  mieux  par  le  cœur.  » 

^  Var.  :  «  Au  contraire.  Ce  n'est  pas  non  plus  étendre  les  limites  des  arts 
«  que  d'admettre  les  mauvais  genres;  c'est  gcàter  le  goût.  Il  faut  détromper 
«  les  hommes  des  faux  plaisirs,  pour  les  faire  jouir  des  véritables;  et,  quand 
K  même  on  supposerait  qu'il  n'y  a  point  de  faux  plaisirs,  toujours  serait-il 
«  raisonnable  de  combattre  ceux  qui  sont  dépravés  et  méprisables,  car  on  ne 
«  peut  nier  qu'il  y  on  ait  de  tels.  » 


410  KEILEXIONS 

roi  d'Espagne,  tout  puissant  qu'il  est,  ne  peut  rien  à  Luc- 
ques.  Les  bornes  de  nos  talents  sont  encore  plus  inébran- 
lables que  celles  des  empires;  et  on  usurperait  plutôt  toute 
la  terre  que  la  moindre  vertu  '. 

275.  La  plupart  des  grands  personnages  ont  été  les 
hommes  de  leur  siècle  les  plus  éloquents  ;  les  auteurs  des 
plus  beaux  systèmes,  les  chefs  de  partis  et  de  sectes,  ceux 
qui  ont  eu  dans  tous  les  temps  le  plus  d'empire  sur  l'esprit 
des  peuples,  n'ont  dû  la  meilleure  partie  de  leurs  succès 
qu'à  l'éloquence  vive  et  naturelle  de  leur  âme.  Il  ne  paraît 
pas  qu'ils  aient  cultivé  la  poésie  avec  le  même  bonheur"  : 
c'est  que  la  poésie  ne  permet  guère  que  l'on  se  partage,  et 
qu'un  art  si  sublime  et  si  pénible  se  peut  rarement  allier  avec 
l'embarras  des  affaires  et  les  occupations  tumultuaires  delà 
vie  ;  au  lieu  que  l'éloquence  se  mêle  partout,  et  qu'elle  doit  la 
plus  grande  partie  de  ses  séductions  à  l'esprit  de  médiation  et 
de  manège,  qui  forme  les  hommes  d'État  et  les  politiques,  etc. 

276.  (Vest  une  erreur  dans  les  grands  de  croire  qu'ils 
peuvent  prodiguer  sans  conséquence  leurs  paroles  et  leurs 
promesses  :  les  hommes  souffrent  avec  peine  qu'on  leur  ôte 
ce  qu'ils  se  sont,  en  quelque  sorte,  approprié  par  l'espérance  ; 


»  [Bien.  —  V.] 

-  Add.  :  ['(  Cet  art,  n'ayant  point  de  rapport  aux  occupations  ordinaires,  et 
'<  étant  plus  propre  à  nous  détourner  de  la  fortune  et  des  afl'aires  qu'à  nous  y 
'<  servir,  demande  trop  d'application,  et  absorbe  trop  l'esprit  des  hommes  qui 
«  sont  nés  pour  Taction.  »]  —  Aiilre  Add.  :  «  Des  hommes  de  ce  caractère,  qui 
«  portaient  si  loin  leurs  idées,  n'avaient  pas  assez  de  loisir  pour  un  art  qui 
"  n'a  nul  rapport  aux  occupations  ordinaires,  et  ne  s'allie  pas  aux  devoirs  et 
»  aux  bienséances  du  monde.  Cependant,  la  plupart  ont  aimé  la  poésie  et  la 
«  musique  même,  qui  est  une  autre  sorte  de  poésie  ;  mais  ils  regardaient  l'une 
'<  et  l'autre  comme  un  simple  délassement,  et  n'osaient  en  faire  une  étude  ; 
<t  ces  sublimes  amusements  prendraient  trop  de  temps  dans  la  vie  de  ceux  qui 
"  la  vouent  à  l'action.»  —  Dans  la  1'^  édition,  cette  pensée  faisait  partie 
d'une  série  de  réflexions  que  Vauvenargues  avait  réunies  sous  ces  titres  :  Sur 
la  vérité  et  l'éloquence  ;  De  Vart  et  du  goût  d'écrire,  ei  dans  lesquelles  il  semblait 
occupé  de  défendre  et  de  justifier,  au  moins  indirectement,  la  détermination 
(lu'il  avait  prise  de  se  vouer  aux  lettres;  mais,  dans  la  seconde  édition,  il  sup- 
prima les  deux  titres,  dissémina  quelques  pensées  dans  les  Maximes^  et  réserva 
les  autres  pour  les  Réflexions  sur  divers  sujets^  ou  pour  les  Fragments. —  (Voir 
entr'autres  la  52*"  Réflexion  et  le  i3« Fragment.)  —  G. 


ET  MAXIMES.  411 

on  ne  les  trompe  pas  longtemps  sur  leurs  intérêts,  et  ils  ne 
haïssent  rien  tant  que  d'être  dupes.  C'est  par  cette  raison 
qu'il  est  si  rare  que  la  fourberie  réussisse  ;  il  faut  de  la  sin- 
cérité et  de  la  droiture,  même  pour  séduire.  Ceux  qui  ont 
abusé  les  peuples  sur  quelque  intérêt  général,  étaient  fidèles 
aux  particuliers;  leur  habileté  consistait  à  captiver  les 
esprits  par  des  avantages  réels.  Quand  on  connaît  bien  les 
hommes,  et  qu'on  veut  les  faire  servir  à  ses  desseins,  on  ne 
compte  point  sur  un  appât  aussi  frivole  que  celui  des  dis- 
cours et  des  promesses '.  Ainsi  les  grands  orateurs,  s'il 
m'est  permis  de  joindre  ces  deux  choses,  ne  s'efforcent  pas 
d'imposer  par  un  tissu  de  flatteries  et  d'impostures,  par 
une  dissimulation  continuelle,  et  par  un  langage  purement 
ingénieux  ;  s'ils  cherchent  à  faire  illusion  sur  quelque  point 
principal,  ce  n'est  qu'à  force  de  sincérité  et  de  vérités  de 
détail'  ;  car  le  mensonge  est  faible  par  lui-même;  il  faut 
qu'il  se  cache  avec  soin;  et  s'il  arrive  qu'on  persuade  quelque 
chose  par  des  discours  captieux,  ce  n'est  pas  sans  beaucoup 
de  peine.  On  aurait  grand  tort  d'en  conclure  que  ce  soit  en 
cela  que  consiste  l'éloquence.  Jugeons,  au  contraire,  par  ce 
pouvoir  des  simples  apparences  de  la  vérité,  combien  la 
vérité  elle-même  est  éloquente,  et  supérieure  à  notre  art  \ 

277.  Un  menteur  est  un  homme  qui  ne  sait  pas  tromper  ; 
un  flatteur,  celui  qui  ne  trompe  ordinairement  que  les  sots  : 
celui  qui  sait  se  servir  avec  adresse  de  la  vérité,  et  qui  en 
connaît  l'éloquence,  peut  seul  se  piquer  d'être  habile^. 

278.  Qui  a  plus  d'imagination  que  Bossuet,  Montaigne, 

•  r«;'.  :  <(  Ceux  qui  veulent  toujours  tromper,  ne  trompent  point.  »  —  Voir 
la  Maxime  97e,  page  383.  —  G. 

'  Add.  :  [«Parce  qu'ils  sont  très-convaincus  que  la  vérité  est  nécessaire  ù 
«  l'éloquence,  dont  elle  est  le  but  naturel  ;  ceux  qui  emploient  leurs  paroles 
«  pour  une  autre  fin,  ne  connaissent  gurro  cet  art;  ils  suivent  l'ombre  au  lieu 
'<  du  corps,  et  s'égarent  visiblement.  »] 

'  Var.  :  «  Ceux  qui  emploient  leurs  paroles  pour  une  autre  fin  que  la  vérité, 
-i  ne  connaissent  pas  les  principes  de  l'éloquence.  S'ils  persuadent  quelque- 
«  fois  les  hommes  par  de  simples  apparences,  qu'ils  jugent  par  ce  succès  com- 
«  bien  la  vérité  elle-même  est  éloquente  et  supérieure  à  leur  art.  » 

*  [Beau.  —  V.;| 


412  REFLEXIONS 

Descartes,  Pascal,  tous  grands  philosophes?  Qui  a  plus  de 
jugement  et  de  sagesse  que  Racine,  Boileau,  La  Fontaine, 
Molière,  tous  poètes  pleins  de  génie  ?  11  est  donc  faux  que 
les  qualités  dominantes  excluent  les  autres;  au  contraire, 
elles  les  supposent.  Je  serais  très-surpris  qu'un  grand  poète 
n'eût  pas  de  vives  lumières  sur  la  philosophie,  au  moins 
morale,  et  il  arrivera  très-rarement  qu'un  vrai  philosophe 
manque  totalement  d'imagination. 

279.  Descartes  a  pu  se  tromper  dans  quelques-uns  de  ses 
principes,  et  ne  se  point  tromper  dans  ses  conséquences, 
sinon  rarement;  on  aurait  donc  tort,  ce  me  semble,  de  con- 
clure de  ses  erreurs  que  l'imagination  et  l'invention  ne  s'ac- 
cordent point  avec  la  justesse  '.  La  grande  vanité  de  ceux 
qui  n'imaginent  pas  est  de  se  croire  seuls  judicieux  et  rai- 
sonnables ;  ils  ne  font  pas  attention  que  les  erreurs  de  Des- 
cartes, génie  créateur,  ont  été  celles  de  trois  ou  quatre  mille 
philosophes,  tous  gens  sans  imagination.  Les  esprits  sub- 
alternes n'ont  point  d'erreur  en  leur  privé  nom ,  parce 
qu'ils  sont  incapables  d'inventer,  même  en  se  trompant; 
mais  ils  sont  toujours  entraînés,  sans  le  savoir,  par  l'erreur 
d'autrui;  et  lorsqu'ils  se  trompent  de  leur  chef,  ce  qui  peut 
arriver  souvent,  c'est  dans  les  détails  et  les  conséquences;- 
mais  leurs  erreurs  ne  sont  ni  assez  vraisemblables  pour 
être  contagieuses,  ni  assez  importantes  pour  faire  du  bruit. 

280.  Ceux  qui  sont  nés  éloquents  parlent  quelquefois 
avec  tant  de  clarté  et  de  brièveté  des  grandes  choses,  que 
la  plupart  des  hommes  n'imaginent  point  qu'ils  en  parlent 
avec  profondeur'.  Les  esprits  pesants,  les  sophistes,  ne 
reconnaissent  pas  la  philosophie ,  lorsque  l'éloquence  la 
rend  populaire,  et  qu'elle  ose  peindre  le  vrai  avec  des  traits 


*  Var.  .-[«Cependant  bien  des  gens  médiocres  ne  croient  pas  que  ce  philosophe 
«  fût  fort  judicieux,  et  ils  voudraient  bien  en  conclure  »  que  rimagination,  etc.] 

-  Var.  :  «  Les  grands  hommes  parlent  si  clairement ,  que  les  soi)liistes  ne 
'<  s'aperçoivent  pas  qu'ils  pensent  profondément.  »  —  Cette  phrase  de  la 
l""^  édition  était  amphibologique,  et  c'est  pour  cela,  sans  doute,  que  Vauve- 
nargues  en  a  changé  la  rédaction.  —  G. 


ET  MAXIMES.  413 

fiers  et  hardis.  Us  traitent  de  superficielle  et  de  frivole  cette 
splendeur  d'expression  qui  emporte  avec  elle  la  preuve  des 
grandes  pensées  '  ;  ils  veulent  des  définitions,  des  divisions, 
des  détails,  et  des  arguments  ^  Si  Locke  eût  rendu  vivement 
en  peu  de  pages,  les  sages  vérités  de  ses  écrits,  ils  n'au- 
raient pas  osé  le  compter  parmi  les  philosophes  de  son  siècle. 

281.  C'est  un  malheur  que  les  hommes  ne  puissent,  d'or- 
dinaire, posséder  aucun  talent,  sans  avoir  quelque  envie 
d'abaisser  les  autres  \  S'ils  ont  la  finesse,  ils  décrient  la 
force;  s'ils  sont  géomètres  ou  physiciens,  ils  écrivent  contre 
la  poésie  et  l'éloquence;  et  les  gens  du  monde,  qui  ne  pen- 
sent pas  que  ceux  qui  ont  excellé  dans  quelque  genre  jugent 
mal  d'un  autre  talent,  se  laissent  prévenir  par  leurs  dé- 
cisions. Ainsi,  quand  la  métaphysique  ou  l'algèbre  sont  à  la 
mode,  ce  sont  des  métaphysiciens  ou  des  algébristes  qui 
font  la  réputation  des  poètes  et  des  musiciens,  ou  tout  au 
contraire  ^  ;  l'esprit  dominant  assujettit  les  autres  à  son  tri- 
bunal, et  la  plupart  du  temps  à  ses  erreurs  \ 

28*2.  Qui  peut  se  vanter  déjuger,  ou  d'inventer,  ou  d'en- 


•  Var.  :  «  La  vérité  toute  nue,  quelque  éclat  qu'elle  ait,  ne  les  frappe  pas; 
«  ils  veulent  des  définitions,  des  divisions,  des  détails  et  des  arguments.  »  — 
A  propos  de  ce  dernier  membre  de  phrase,  Voltaire  fait  observer  avec  raison 
«lue  c'est  précisément  cela  qui  est  nu;  aussi  Vauvenargues  a-t-il  supprimé  le 
premier.  —  G. 

-  Add.  :  [«  Accoutumés  à  voir  la  vérité  au  travers  d'un  nuage,  ils  la  nié- 
«  prisent,  ou  ils  s'en  défient,  lorsqu'elle  se  montre  sous  un  jour  éclatant.  Leur 
«  esprit  ressemble  à  ces  verres  qui  brisent  les  rayons  de  la  lumière,  et  qui 
((  multiplient  les  objets  ;  ils  ne  connaissent  point  cette  sagacité  qui  les  rap- 
«  proche,  qui  en  fait  un  seul  tout,  qui,  sans  languir  jamais  autour  des  que>«- 
«  tions,  en  saisit  tout  à  coup  le  nœud,  marche  et  conclut  rapidement,  en 
«  simplifiant  toutes  choses.  Pour  être  estimé  de  ces  gens-là,  il  ne  faut  être 
«  ni  trop  éloquent,  ni  trop  concis,  ni  trop  clair.  »] 

^   Var.  :  «  Sans  donner  l'exclusion  à  tous  les  autres.  » 

*  Var.  :  «  Un  autre  inconvénient  non  moins  fâcheux,  c'est  que  le  peuple 
(;  suit  les  décisions  de  ceux  (jui  ont  i)rimé  dans  quelque  genre.  Quand  l'esprit 
«  de  finesse  est  à  la  mode,  ce  sont  les  esprits  fins  qui  jugent  les  autres;  quand 
«  les  géomètres  dominent,  ce  sont  eux  qui  donnent  le  ton.  »  —  Cette  réflexion 
est  à  l'adresse  de  Dalcmbcrt,  et  surtout  de  Fontenclle.  —  Voir  le  12''  Fraq- 
ment^  où  Vauvenargues  défend  formellement  contre  ce  dernier  la  poésie  et 
l'éloquence.  —  G. 

^  Les  diverses  éditioiis  donnent,  en  variante  à  cette  Maxime,  un  passage 


414  RÉFLEXIONS 

tendre  à  toutes  les  heures  du  jour'?  Les  hommes  n'ont 
qu'une  petite  portion  d'esprit,  de  goût,  de  talent,  de  vertu, 
de  gaîté,  de  santé,  de  force,  etc;  et  ce  peu  qu'ils  ont  en 
partage,  ils  ne  le  possèdent  point  à  leur  volonté,  ni  dans  le 
besoin,  ni  dans  tous  les  âges. 

283.  C'est  une  maxime  inventée  par  l'envie,  et  trop  lé- 
gèrement adoptée  par  les  philosophes,  qu'il  ne  faut  point 
louer  les  hommes  avant  leur  mort.  Je  dis,  au  contraire,  que 
c'est  pendant  leur  vie  qu'ils  doivent  être  loués,  lorsqu'ils 
ont  mérité  de  l'être  "  ;  c'est  pendant  que  la  jalousie  et  la 
calomnie,  animées  contre  leur  vertu  ou  leurs  talents,  s'ef- 
forcent de  les  dégrader,  qu'il  faut  oser  leur  rendre  témoi- 
gnage ^  Ce  sont  les  critiques  injustes  qu'il  faut  craindre  de 
hasarder,  et  non  les  louanges  sincères. 

28Zi.  L'envie  ne  saurait  se  cacher  :  elle  accuse  et  juge 
sans  preuves;  elle  grossit  les  défauts;  elle  a  des  qualifica- 
tions énormes  pour  les  moindres  fautes  ;  son  langage  est 
rempli  de  fiel,  d'exagération  et  d'injure.  Elle  s'acharne 
avec  opiniâtreté  et  avec  fureur  contre  le  mérite  éclatant; 
elle  est  aveugle,  emportée,  insensible,  brutale. 

285.   11  faut  exciter  dans  les  hommes  le  sentiment  de  leur 
prudence  et  de  leur  force,  si  on  veut  élever  leur  génie  '*  :  . 
ceux  qui,  par  leurs  discours  ou  leurs  écrits,  ne  s'attachent 

()ue  Vauvenargues  avait  supprimé,  comme  faisant  double  emploi  avec  la 
25e  Réflexion  (voir  page  85).  —  G. 

'  V(ir.  :  [«  Ce  qu'on  trouve  obscur  dans  certains  moments,  on  l'entend  aisé- 
«  ment  un  autre  jour,  ou  à  une  autre  heure  ;  et  ce  qu'on  a  le  mieux  compris, 
«  quelquefois,  on  cesse  tout  à  coup  de  le  comprendre.  La  pénétration,  l'in- 
<.  vention,  la  vivacité,  la  prudence,  ne  sont  pas  de  toutes  les  heures;  la  mé- 
«  moire  même  se  fait  quelquefois  beaucoup  attendre;  elle  a  ses  inégalités,  ses 
•'  caprices,  et  elle  agit  trop  tôt,  ou  trop  tard.  »] 

5  Var.  :  <(  S'il  sied  bien  à  une  âme  juste  d'avoir  de  l'indulgence  pour  les 
•'  hommes  qui  honorent  l'humanité,  c'est  surtout  pour  ceux  dont  la  gloire  a 
«  souffert  de  légères  taches,  et,  s'il  faut  excuser  leurs  erreurs,  c'est  principale- 
«  ment  pendant  qu'ils  vivent.  » 

^  C'est  ce  que  Vauvenargues  a.  fait  pour  Voltaire,  à  toute  occasion.  —  G. 

^  Dans  cette  Maxime,  et  dans  les  quatorze  suivantes,  Vauvenargues  a  évi- 
demment en  vue  Pascal,  et  surtout  La  Rochefoucauld,  qu'il  nomme  dans 
la  209'.  —  (;. 


ET  MAXIMES  415 

qu'à  relever  les  ridicules  et  les  faiblesses  de  l'humanité, 
sans  distinction  ni  égards,  éclairent  bien  moins  la  raison 
et  les  jugements  du  public,  qu'ils  ne  dépravent  ses  incli- 
nations '.  " 

'286.  Je  n'admire  point  un  sophiste  qui  réclame  contre 
la  gloire  et  contre  l'esprit  des  grands  hommes;  en  ou- 
vrant mes  yeux  sur  le  faible  des  plus  beaux  génies,  il 
m'apprend  à  l'apprécier  lui-même  ce  qu'il  peut  valoir: 
il  est  le  premier  que  je  raie  du  tableau  des  hommes  illus- 
tres'. 

287.  Nous  avons  grand  tort  de  penser  que  quelque  dé- 
faut que  ce  soit  puisse  exclure  toute  vertu,  ou  de  regarder 
l'alliance  du  bien  et  du  mal  comme  un  monstre  ou  comme 
une  énigme;  c'est  faute  de  pénétration  que  nous  concilions 
si  peu  de  choses. 

288.  Les  faux  philosophes  s'efforcent  d'attirer  l'attention 
des  hommes,  en  faisant  remarquer  dans  notre  esprit  des 
contrariétés  et  des  difficultés  qu'ils  forment  eux-mêmes  ; 
comme  d'autres  amusent  les  enfants  par  des  tours  de 
cartes  qui  confondent  leur  jugement,  quoique  naturels 
et  sans  magie.  Ceux  qui  nouent  ainsi  les  choses,  pour 
avoir  le  mérite  de  les  dénouer,  sont  les  charlatans  de  la 
in  orale. 

289.  11  n'y  a  point  de  contradictions  dans  la  nature  \ 


'  Vur.  :  «  Il  est  peu  do  leçons  utiles  dans  les  meilleuis  livres,  depuis  que 
«  la  faiblesse  de  l'esprit  humain  est  devenue  le  champ  de  tous  les  lieux-com- 
II  muns  des  philosophes.  » 

-  V<ir.  :  ((  Je  trouve  plaisant  que  quelqu'un  aspii'e  à  se  faire  admirer,  en 
«  insinuant  que  nous  sommes  des  dupes  d'estimer  Alexandre  ou  Mair-Aii- 
"  rèle.  •>  —  Autre  Var.  :  «  Le  plaisir  le  plus  délicat  des  petites  âmes  est  de 
"  découvrir  le  défaut  des  jurandes  ;  on  ne  devrait  point  imi)oser  par  ce  pauvre 
<■  p;enre  d'esprit.  Je  ne  puis  admirer  un  auteur  (|ui  réclame  en  vors  insultants 

contre  les  vertus  d'Alexandre.  »  —  Ces  deux  variantes  désignent  clain^- 
mcnt  J.-B.  Rousseau,  que  Vauvenargues  a  déjà  attaqué  sur  ce  point.  (Voir 
l'article  Rousseau,  page  255.)  —  G. 

"•  Voltaire  remarque  que  cette  pensée  et  les  deux  précédentes  vont  droit 
;i  Pascal.  —  G. 


416  RÉFLEXIONS 

290.  Est-il  contre  la  raison  ou  la  justice  de  s'aimer  soi- 
même?  Et  pourquoi  voulons-nous  que  l' amour-propre'  soit 
toujours  un  vice ^? 

291.  S'il  y  a  un  amour  de  nous-mêmes  naturellement 
officieux  et  compatissant,  et  un  autre  amour-propre  sans 
humanité,  sans  équité,  sans  bornes,  sans  raison,  faut-il  les 
confondre"? 

292.  Quand  il  serait  vrai  que  les  hommes  ne  seraient 
vertueux  que  par  raison,  que  s'ensuivrait-il?  Pourquoi,  si 
on  nous  loue  avec  justice  de  nos  sentiments,  ne  nous  loue- 
rait-on pas  encore  de  notre  raison?  Est-elle  moins  nôtre 
que  la  volonté  ^  ? 

293.  On  suppose  que  ceux  qui  servent  la  vertu  par  ré- 
flexion, la  trahiraient  pour  le  vice  utile  ^  :  oui,  si  le  vice  pou- 
vait être  tel,  aux  yeax  d'un  esprit  raisonnable^. 

29Zi.  Il  y  a  des  semences  de  bonté  et  de  justice  dans  le 
cœur  des  hommes.  Si  l'intérêt  propre  y  domine,  j'ose  dire 
que  cela  est,  non-seulement  selon  la  nature,  mais  aussi 
selon  la  justice,  pourvu  que  personne  ne  souffre  de  cet 
amour-propre,  ou  que  la  société  y  perde  moins  qu'elle  n'y 
gagne. 

295.  Celui  qui  recherche  la  gloire  par  la  vertu  ne  de- 
mande que  ce  qu'il  mérite  \ 

296.  J'ai  toujours  trouvé  ridicule  que  les  philosophes 
aient  forgé  une  vertu  incompatible  avec  la  nature  de  l' homme, 
et  que,  après  l'avoir  ainsi  feinte,  ils  aient  prononcé  froide- 


1  Amour-propre  employé  encore  pour  arj^onr  de  sot.  —  S. 

--5-'i  [Bien,  très- bien. — V.] 

^  Var.  :  «  Point  du  tout  :  l'intérêt  d'un  esprit  bien  fait  ne  se  trouve  guère 
^(  dans  le  vice,  et  son  inclination  et  sa  raison  y  répugnent  trop  fortement.  » 

6-'?  [Bien,  très-bien. — V.]  La  plupart  de  ces  idées  se  retrouvent,  en  substance, 
dans  les  24=  et  li3^  chap.  de  \  Introduction  à  la  Connaissance  de  l'Esprit  hu- 
main. —  G. 


ET  MAXIMES.  417 

ment  qu'il  n'y  avait  aucune  vertu.  Qu'ils  parlent  du  fantôme 
de  leur  imagination  '  ;  ils  peuvent  à  leur  gré  l'abandonner 
ou  le  détruire,  puisqu'ils  l'ont  créé  :  mais  la  véritable  vertu, 
celle  qu'ils  ne  veulent  pas  nommer  de  ce  nom,  parce  qu'elle 
n'est  pas  conforme  à  leurs  définitions,  celle  qui  est  l'ou- 
vrage de  la  nature,  non  le  leur,  et  qui  consiste  principale- 
ment dans  la  bonté  et  la  vigueur  de  l'àme,  celle-là  n'est  point 
dépendante  de  leur  fantaisie,  et  subsistera  à  jamais,  avec 
des  caractères  ineffaçables. 

297.  Le  corps  a  ses  grâces,  l'esprit  ses  talents;  le  cœur 
n'aurait-il  que  des  vices?  et  l'homme,  capable  de  raison, 
serait-il  incapable  de  vertu  ? 

298.  Nous  sommes  susceptibles  d'amitié,  de  justice, 
d'humanité,  de  compassion  et  de  raison.  0  mes  amis! 
qu'est-ce  donc  que  la  vertu? 

299.  Si  l'illustre  auteur  des  Maximes^  eût  été  tel  qu'il  a 
tâché  de  peindre  tous  les  hommes ,  mériterait-il  nos  hom- 
mages et  le  culte  idolâtre  de  ses  prosélytes  ? 

300.  Ce  qui  fait  que  la  plupart  des  livres  de  morale  sont 
si  insipides,  c'est  que  leurs  auteurs  ne  sont  pas  sincères^; 
c'est  que,  faibles  échos  les  uns  des  autres,  ils  n'oseraient 
produire  leurs  propres  maximes  et  leurs  secrets  senti- 
ments. Ainsi,  non-seulement  dans  la  morale,  mais  en  quel- 
que sujet  que  ce  puisse  être,  presque  tous  les  hommes 
passent  leur  vie  à  dire  et  à  écrire  ce  qu'ils  ne  pensent 


•  \'<ir.  :  [«  Certes,  ils  ont  raison  :  le  fantôme  de  leur  invention  ni  n'existe, 
ni  ne  peut  être;  mais  la  vraie  vertu,  celle  qui  est  au-dessus  de  leur  esprit, 
comme  au-dessus  de  leur  cœur,  et  qui  consiste  principalement  dans  la  supé- 
riorité des  âmes  fortes  et  tendres  sur  les  âmes  faibles,  celle-là,  dis-je,  n'en 
est  pas  moins  réelle,  ni  moins  estimable.  »  ] 

-  La  Rochefoucauld.  —  G. 

^   Var.  :  «  C'est  qu'ils  supposent  toujours  les  hommes  autres  qu'ils  ne  sont, 

c'est  qu'ils  les  accablent  de  préceptes  sévères  et  impraticables,  c'est  qu'ils 
«  ne  proposent  point  à  la  vertu  de  vrais  et  d'aimables  motifs.  La  morale 
«  serait  pout-Otrc  la  plus  agréable  et  la  plus  utile  des  sciences,  si  elle  n'était 
((  pas  la  plus  fardée,  et  ne  rebutait  pas  ainsi  les  cœurs  les  mieux  faits.  » 

27 


418  REFLEXIONS 

point',  et  ceux  qui  conservent  encore  quelque  amour  de 
la  vérité  excitent  contre  eux  la  colère  et  les  préventions 
du  public. 

301.  11  n'y  a  guère  d'esprits  qui  soient  capables  d'em- 
brasser à  la  fois  toutes  les  faces  de  chaque  sujet,  et  c'est  là, 
à  ce  qu'il  me  semble,  la  source  la  plus  ordinaire  des  erreurs 
des  hommes.  Pendant  que  la  plus  grande  partie  d'une  na- 
tion languit  dans  la  pauvreté,  l'opprobre  et  le  travail,  l'au- 
tre, qui  abonde  en  honneurs,  en  comnîodités,  en  plaisirs, 
ne  se  lasse  pas  d'admirer  le  pouvoir  de  la  politique,  qui 
fait  fleurir  les  arts  et  le  commerce,  et  rend  les  États  redou- 
tables 

302.  Les  plus  grands  ouvrages  de  l'esprit  humain  sont 
très-assurément  les  moins  parfaits  :  les  lois,  qui  sont  la  plus 
belle  invention  de  la  raison,  n'ont  pu  assurer  le  repos  des 
peuples  sans  diminuer  leur  liberté'. 

303.  Quelle  est  quelquefois  lafaiblesse  et  l'inconséquence 
des  hommes  !  Nous  nous  étonnons  de  la  grossièreté  de  nos 
pères,  qui  règne  cependant  encore  dans  le  peuple,  la  plus 
nombi'euse  partie  de  la  nation  ;  et  nous  méprisons  en 
même  temps  les  belles-lettres  et  la  culture  de  l'esprit,  le 
seul  avantage  qui  nous  distingue  du  peuple  et  de  nos  an- 
cêtres. 

30Zi.  Le  plaisir  et  l'ostentation  l'emportent  dans  le  cœur 
des  grands  sur  l'intérêt  :  nos  passions  se  règlent  ordinaire- 
ment sur  nos  besoins. 

305.  Le  peuple  et  les  grands  n'ont  ni  les  mêmes  vertus, 
ni  les  mêmes  vices  \ 


'  A(l(l.  :  [«  Misérables  victimes  de  leur  circonspection,  les  entraves  de  leur 
«  prudence  retiennent  leur  courage,  et  leurs  paroles  énervées  et  languissantes 
«  ne  sont  que  l'image  et  la  preuve  de  l'avilissement  de  leur  cœur.  ••] 

-  Var.  :  «  N'ont  pu  rendre  les  peuples  plus  tranquilles  et  plus  polis, 
«  sans,  »  etc.  —  Voir  la  IS^*"  Maxime,  et  la  note  qui  s'y  rapporte,  p.  392,  393 
—  G. 

•'  '  \u  nioitis,  u'ont-ils  pas  les  mêmes  dehors.  — V.; 


ET  MAXIMES.  419 

306.  C'est  à  notre  cœur  à  régler  le  rang  de  nos  intérêt?, 
et  à  notre  raison  de  les  conduire  '. 

307.  La  médiocrité  d'esprit  et  la  paresse  font  plus  de  phi- 
losophes que  la  réflexion. 

308.  Nul  n'est  ambitieux  par  raison,  ni  vicieux  par 
défaut  d'esprit  \ 

309.  Tous  les  hommes  sont  clairvoyants  sur  leurs  inté- 
rêts; et  il  n'arrive  guère  qu'on  les  en  détache  par  la  ruse. 
On  a  admiré  dans  les  négociations  la  supériorité  de  la  mai- 
son d'Autriche,  mais  pendant  l'énorme  puissance  de  cette 
famille,  non  après.  Les  traités  les  mieux  ménagés  ne  sont 
que  la  loi  du  plus  fort  ^ 

310.  Le  commerce  est  l'école  de  la  tromperie. 

311.  A  voir  comme  en  usent  les  hommes,  on  serait  porté 
quelquefois  à  penser  que  la  vie  humaine  et  les  afl'aires  du 
monde  sont  un  jeu  sérieux,  où  toutes  les  finesses  sont  per- 
mises pour  usurper  le  bien  d' autrui  à  nos  périls  et  fortune, 
et  où  l'heureux  dépouille,  en  tout  honneur,  le  plus  malheu- 
reux ou  le  moins  habile  ^. 

312.  C'est  un  grand  spectacle  de  considérer  les  hommes 
méditant  en  secret  de  s'entre-nuire,  etforcés,  néanmoins, 
de  s'entr'aider,  contre  leur  inclination  et  leur  dessein. 

313.  Nous  n'avons  ni  la  force  ni  les  occasions  d'exécuter 
tout  le  bien  et  tout  le  mal  que  nous  projetons. 


'  [Mauvais.  —  V.  j 

-  La  l'c  édition  ajoutait  :  Xi  sai/e  par  vhoi.r,  et  Voltaire  demandait  :  pour- 
quoi donc?  —  G. 

■"  [Bien.  —  V.]  —  Dans  la  V  édition,  les  trois  pensées  de  cette  Maxime 
étaient  séparées  ;  leur  liaison  n'est  peut-être  pas  assez  étroite;  cependant,  la 
seconde  est  la  confirmation  de  la  première,  et  la  dernière,  la  conclusion.  Pour 
prouver  Vinipuissance  de  la  r?/sg,Vauvenargues  cite  la  maison  d'Autriche,  dont 
la  supériorité  diplomati(|ue  n'a  duré  qu'autant  qu'a  duré  sa  supéi  iorité  mili- 
taire, et  il  en  conclut  ([n'eu  dépit  des  négnciateni-s,  c'est  la  force  (|ui  traite. —  G. 

*    Var.  :  «  iXtitic  vie  irssemble  à  lui  jeu  où  toutes,  --  rie.  —  [Bien.—  \.  ' 


420  RÉFLEXIONS 

31/î.  Nos  actions  ne  sont  ni  si  bonnes  ni  si  vicieuses  que 
nos  volontés. 

315.  Dès  que  l'on  peut  faire  du  bien,  on  est  à  même  de 
faire  des  dupes  ;  un  seul  homme  en  amuse  alors  une  infinité 
d'autres,  tous  uniquement  occupés  de  le  tromper.  Ainsi,  il 
en  coûte  peu  aux  gens  en  place  pour  surprendre  leurs  in- 
férieurs; mais  il  est  malaisé  à  des  misérables  d'imposer  à 
qui  que  ce  soit.  Celui  qui  a  besoin  des  autres  les  avertit  de 
se  défier  de  lui  ;  un  homme  inutile  a  bien  de  la  peine  à  leur- 
rer personne. 

316.  L'indifférence  où  nous  sommes  pour  la  vérité  dans 
la  morale  vient  de  ce  que  nous  sommes  décidés  à  suivre  nos 
passions,  quoi  qu'il  en  puisse  être;  et  c'est  ce  qui  fait  que 
nous  n'hésitons  pas  lorsqu'il  faut  agir,  malgré  l'incertitude 
de  nos  opinions'.  Peu  importe,  disent  les  hommes,  de 
savoir  où  est  la  vérité,  sachant  où  est  le  plaisir. 

317.  Les  hommes  se  défient  moins  delà  coutume  et  de  la 
tradition  de  leurs  ancêtres,  que  de  leur  raison  '. 

318.  La  force  ou  la  faiblesse  de  notre  créance  dépend  I 
plus  de  notre  courage  que  de  nos  lumières  ^  :  tous  ceux  qui  .  -^ 
se  moquent  des  augures  n'ont  pas  toujours  plus  d'esprit 

que  ceux  qui  y  croient. 

1  Var.:  «  Et  c'est  là  ce  qui  fait  que  nous  n'hésitons  pas  dans  la  pratique, 
«  malgré  l'incertitude  de  notre  créance.  »  —  Dans  la  version  définitive,  cest 
ce  qui  fait  porte  sur  le  dernier  membre  de  phrase  [nous  sommes  décidés 
à  suivre  nos  passions)^et  non  sur  le  premier  {Vindiffére)ite  ou  nous  sommesX. 
—  G. 

2  Var.  :  «  Nous  avons  plus  de  foi  à  la  coutume  et  à  la  tradition  de  nos  pères 
«  qu'à  notre  raison.  »  —  Dans  cette  Maxime,  dans  les  huit  ou  dix  qui 
suivent,  et  dans  la  918'",  on  voit  clairement  les  hésitations  de  Vauvenar- 
gues  sur  les  matières  de  foi;  il  oppose  la  raison  à  la  tradition,  et,  d'un 
autre  côté,  il  ne  voit  pas  que  ceux  qui  se  moquent  des  augures  aient  plus  d'es- 
prit que  ceux  qui  y  croient  ;  il  s'explique  la  foi,  par  Vintérét  du  cœur,  ou  par 
les  fantômes  de  la  pfur,  et,  par  contre,  il  ne  peut  s'expliquer  Vintrépidité  d'un 
homme  incrédule.  —  Voir,  sur  ces  alternatives,  la  dernière  note  de  la  Médita- 
lion  sur  ta  Foi,  page  230.  —  G. 

">   Var.  :  «  Dépend  plus  do  notre  âme  que  de  notre  esprit.  « 


ET  MAXIMES.  421 

319.  Il  est  aisé  de  tromper  les  plus  habiles,  en  leur  pro- 
posant des  choses  qui  passent  leur  esprit,  et  qui  intéressent 
leur  cœur'. 

320.  Comme  il  est  naturel  de  croire  beaucoup  de  choses 
sans  démonstration,  il  ne  l'est  pas  moins  de  douter  de 
quelques  autres,  malgré  leurs  preuves. 

321.  Qui  s'étonnera  des  erreurs  de  l'antiquité,  s'il  con- 
sidère qu'encore  aujourd'hui,  dans  le  plus  philosophe  de 
tous  les  siècles,  bien  des  gens  de  beaucoup  d'esprit  n'ose- 
raient se  trouver  à  une  table  de  treize  couverts'? 

322.  L'intrépidité  d'un  homme  incrédule,  mais  mourant, 
ne  peut  le  garantir  de  quelque  trouble,  s'il  raisonne  ainsi  : 
Je  me  suis  trompé  mille  fois  sur  mes  plus  palpables  inté- 
rêts, et  j'ai  pu  me  tromper  encore  sur  la  religion.  Or,  je  n'ai 
plus  le  temps  ni  la  force  de  l'approfondir,  et  je  meurs... 

323.  La  Foi  ^  est  la  consolation  des  misérables,  et  la  ter- 
reur des  heureux. 

32/4.  La  courte  durée  de  la  vie  ne  peut  nous  dissuader 
de  ses  plaisirs,  ni  nous  consoler  de  ses  peines. 

325.  Ceux  qui  combattent  les  préjugés  du  peuple  croient 
n'être  pas  peuple  :  un  homme  qui  avait  fait  à  Rome  un  ar- 
gument contre  les  poulets  sacrés,  se  regardait  peut-être 
comme  un  grand  philosophe;  mais  les  vrais  philosophes  se 
moquaient  d'un  fou  qui  attaquait  inutilement  les  opinions 


•  Vauvenai'guos  a  exprimé  la  même  idée  dans  le  Discours  sur  le  Carailère 
des  différents  siècles.  Lçs  diverses  éditions  donnent,  à  la  suite,  une  pensée 
reprise  mot  pour  mot  du  même  Discours.  —  Voir  la  note  l''",  page  15.3.  —  G. 

-  Var.  :  «  Quand  je  vois  qu'un  iiomnio  d'esprit,  dans  le  plus  éclairé  de  tous 
<  les  siècles,  n'ose  se  mettre  à  table  si  l'ouest  treize,  il  n'y  a  plus  d'erreur, ni 

ancienne  ni  moderne,  qui  m'étonne.  » 

"'  [Plutôt  :  la  nelifjion.  —  V.]  — Dans  la  6*"  lettre  à  Saint-Vincens,  Vauve- 
nargues  dit  de  même  :  «  Cette  Foi,  qui  est  la  consolation  des  misérables,  est  le 
'<   supplice  des  lieuroux.  »  — (1. 


422  liKM.KKIONS 

(lu  peuple,  et  (lésar,  qui,  probablement,  ne  croyait  pas  aux 
aruspices,  ne  laissa  pas  d'en  faire  un  traité  '. 

326.  Lorsqu'on  rapporte  sans  partialité  les  raisons  des 
sectes  opposées,  et  qu'on  ne  s'attache  à  aucune,  il  semble 
qu'on  s'élève  en  quelque  sorte  au-dessus  de  tous  les  partis. 
Demandez  cependant  à  ces  philosophes  neutres,  qu'ils  choi- 
sissent une  opinion,  ou  qu'ils  établissent  d'eux-mêmes 
quelque  chose;  vous  verrez  qu'ils  n'y  sont  pas  moins  em- 
barrassés que  tous  les  autres.  Le  monde  est  peuplé  d'esprits 
froids,  qui,  n'étant  pas  capables  par  eux-mêmes  d'inventer, 
s'en  consolent  en  rejetant  toutes  les  inventions  d' autrui,  et 
qui,  méprisant  au  dehors  beaucoup  de  choses,  croient  se 
faire  plus  estimer  '. 

327.  Qui  sont  ceux  qui  prétendent  que  le  monde  est  de- 
venu vieux?  je  les  crois  sans  peine.  L'ambition,  la  gloire, 
l'amour,  en  un  mot,  toutes  les  passions  des  premiers  âges,  ne 
font  plus  les  mêmes  désordres  et  le  même  bruit.  Ce  n'est 
pas  peut-être  que  ces  passions  soient  aujourd'hui  moins 
vives  qu'autrefois;  mais  c'est  qu'on  les  désavoue  et  qu'on 
les  combat.  Je  dis  donc  que  le  monde  est  comme  un  vieil- 
lard qui  conserve  tous  les  désirs  de  la  jeunesse,  mais  qui 
en  est  honteux,  et  s'en  cache,  soit  parce  qu'il  est  détrompé 
du  mérite  de  beaucoup  de  choses ,  soit  parce  qu'il  veut  le 
paraître. 

328.  Les  hommes  dissimulent  par  faiblesse,  et  par  la 
crainte  d'être  méprisés,  leurs  plus  chères,  leurs  plus  con- 
stantes, et  quelquefois  leurs  plus  vertueuses  inclinations  \ 

329.  L'art  de  plaire  est  l'art  de  tromper  "*. 

<  Rapprochez  de  la  SlS"^  Maxime,  page  399.  —  G. 

-  Var.  :  «  Le  monde  fourmille  de  philosophes  qui  se  disputent  la  vaine  gloire 
'(  de  connaître  la  faiblesse  de  l'esprit  humain;  mais  il  y  en  a  peu  qui  distin- 
«  guent  les  bornes  précises  de  cette  faiblesse,  et  qui  sachent  en  tirer  des  con- 
«  séquences;  ils  fardent  à  l'envi  la  vérité,  qui  n'est  pas  leur  but,  et  nul  ne 
«  donne  des  préceptes  utiles.  » 

3  Voir,  page  452,  la  Maxime  560^,  qui  n'est  que  le  développement  de 
celle-ci.  —  G. 

■*  TA  examiner. — V.j 


i:t  aiaximi:s.  m 

330.  Nous  sommes  trop  inatteiitife,  ou  trop  occupés  de 
nous-mêmes,  pour  nous  approfondir  les  uns  les  autres  :  qui- 
conque a  vu  des  masques,  dans  un  bal,  danser  amicalement 
ensemble,  et  se  tenir  par  la  main  sans  se  connaître,  pour  se 
quitter  le  moment  d'après,  et  ne  plus  se  voir  ni  se  regretter, 
peut  se  faire  une  idée  du  monde  '. 


331.  [La  naïveté  est  lumineuse;  elle  fait  sentir  les  cho- 
ses fines  à  ceux  qui  seraient  incapables  de  les  saisir  d'eux- 
mêmes.  ] 

332.  La  naïveté  se  fait  mieux  entendre  que  la  pi'écision  ; 
c'est  la  langue  du  sentiment,  préférable  à  celle  de  l'imagi- 
nation et  de  la  raison,  parce  qu'elle  est  belle  et  vulgaire'. 

333.  Il  y  a  peu  d'esprits  qui  connaissent  le  prix  de  la 
naïveté,  et  qui  ne  fardent  point  la  nature.  Les  enfants  coif- 
fent leurs  chats,  mettent  des  gants  à  un  petit  chien;  et 
devenus  hommes,  ils  composent  leur  maintien,  leurs  écrits, 
leurs  discours;  j'ai  traversé  autrefois  un  village,  où  l'on 
assemblait  tous  les  mulets,  le  jour  de  la  fête,  pour  les  bénir, 
et  j'ai  vu  qu'on  ornait  de  rubans  le  dos  de  ces  pauvres 
bêtes.  Les  hommes  aiment  tellement  la  draperie,  qu'ils 
tapissent  jusqu'aux  chevaux. 

33/i.  [Je  connais  des  hommes  que  la  naïveté  rebute, 
connue  quelques  personnes  délicates  seraient  blessées  de 
voir  une  femme  toute  nue  ;  ils  veulent  que  l'esprit  soit  cou- 
vert comme  le  corps.] 

335.  On  ne  s'élève  point  aux  grandes  vérités  sans  en- 


'  Ici  s'arrêtent  les  Maximes  publiées  par  Vauvenargues  dans  sa  se- 
conde édition.  Les  suivantt^s  sont  posthumes,  et  celles  que  l'on  trouvera  entre 
crochets,  paraissent,  pour  la  première  fois,  au  nombre  de  près  de  deux-cents. 
Le  lecteur  pourra  s'assurer  qu'elles  ne  sont  pas  les  moins  intéressantes  du 
recueil.  —  G. 

'■*  A(l(l.:  [■< C'est  la  langue  la  plusaimable,  et,  toutefois,  celle  que  les  liom- 
«  mes  aiment  le  moins  ù  parler.  »  J 


424  RÉFLEXIONS 

tlîousiasme;  le  sang  froid  discute  et  n'invente  point;  il  faut 
peut-être  autant  de  feu  que  de  justesse  pour  faire  un  véri- 
table philosophe. 

336.  [L'esprit  n'atteint  au  grand  que  par  saillies.] 

337.  La  Bruyère  était  un  grand  peintre,  et  n'était  pas 
peut-être  un  grand  philosophe;  le  duc  de  La  Rochefou- 
cauld était  philosophe,  et  n'était  pas  peintre. 

338.  [Locke  était  un  grand  philosophe,  mais  abstrait  ou 
diffus,  et  quelquefois  obscur.  Son  chapitre  de  la  Puissance 
est  plein  de  ténèbres,  de  contradictions,  et  moins  propre  à 
faire  connaître  la  vérité  qu'à  confondre  nos  idées  sur  cette 
matière'.  J 

339.  Si  quelqu'un  trouve  un  livre  obscur,  l'auteur  ne 
doit  pas  se  défendre.  Osez  prouver  qu'on  a  eu  tort  de  ne 
pas  vous  entendre,  osez  justifier  vos  expressions,  on  atta- 
quera votre  sens  :  Oui,  dira-t-on,  je  vous  entends  bien  ; 
mais  je  ne  pouvais  pas  croire  que  ce  fût  là  votre  pensée. 

340.  [Un  bon  esprit  ne  s'arrête  pas  au  sens  des  paroles, 
lorsqu'il  voit  celui  de  l'auteur.] 

3/il.  [Faites  remarquer  une  pensée  dans  un  ouvrage,  on 
vous  répondra  qu'elle  n'est  pas  neuve;  demandez  alors  si 
elle  est  vraie,  vous  verrez  qu'on  n'en  saura  rien.] 

3â2.  [Voulez- vous  dire  de  grandes  choses,  accoutumez- 
vous  d'abord  à  n'en  jamais  dire  de  fausses.] 

3/i3.  Pourquoi  appelie-t-on  académique  un  discours  fleuri, 
élégant,  ingénieux,  harmonieux;  et  non  pas  un  discours 
vrai  et  fort,  lumineux  et  simple?  Où  cultivera-t-on  la  vraie 
éloquence,  si  on  l'énervé  dans  l'Académie''  ? 


*  Voir  la  note  de  la  page  20G.  —  G. 

2  Add.  :  [((Y  a-t-il  donc  tant  de  clioscs  qu'on  ne  puisse  dire  avec  simplicité 
«  et  avec  force?»] —  Vcir.  :  [«  Ce  qu'on  appelle  un  discours  académique  ,  est, 
«  selon  moi,  un  discours  contre  les  règles  de  la  vraie  éloquence.  «J 


ET  MAXIMES.  425 

Zlih.  Ce  que  bien  des  gens,  aujourd'hui,  appellent  écrire 
pesamment,  c'est  dire  uniment  la  vérité,  sans  fard,  sans 
plaisanterie  et  sans  trait. 

3/i5.  Un  homme  écrivait  à  quelqu'un  sur  un  intérêt  ca- 
pital; il  lui  parlait  avec  quelque  chaleur,  parce  qu'il  avait 
envie  de  le  persuader  ;  il  montra  sa  lettre  à  un  homme  de 
beaucoup  d'esprit,  mais  très-prévenu  de  la  mode  :  —  Et 
pourquoi,  lui  dit  cet  ami,  n'avez-vous  pas  donné  à  vos  rai- 
sons un  tour  plaisant?  Je  vous  conseille  de  refaire  votre 
lettre. 

o/i6.  On  raconte  de  je  ne  sais  quel  peuple',  qu'il  alla 
consulter  un  oracle  pour  s'empêcher  de  rire  dans  les  déli- 
bérations publiques  :  notre  folie  n'est  pas  encore  aussi  rai- 
sonnable que  celle  de  ce  peuple  \ 

3Zi7.  C'est  une  chose  remarquable  que  presque  tous  les 
poètes  se  servent  des  expressions  de  Racine,  et  que  Racine 
n'ait  jamais  répété  ses  propres  expressions. 

3/i8.  [Nous  admirons  Corneille,  dont  les  plus  grandes 
beautés  sont  empruntées  de  Sénèque  et  de  Lucain  que  nous 
n'admirons  pas.] 

3/i9.  [Je  voudrais  qu'on  me  dît  si  ceux  qui  savent  le  latin 
n'estiment  pas  Lucain  plus  grand  poète  que  Corneille.] 

350.  [11  n'y  a  point  de  poète  en  prose;  mais  il  y  a  plus 
de  poésie  dans  Bossuet  que  dans  tous  les  poèmes  de  La 

Motte.] 

351.  [Comme  il  y  a  beaucoup  de  soldats  et  peu  de  bra- 
ves, on  voit  aussi  beaucoup  de  versificateurs  et  presque 
point  de  poètes.  Les  hommes  se  jettent  en  foule  dans  les 
métiers  honorables,  sans  autre  vocation  que  leur  vanité, 
ou,  tout  au  plus,  l'amour  de  la  gloire.] 

'  Les  Tirynthiens,  peuplade  grecque  du  Péloponèse.  —  G. 
■*  Parce  que  ce  peuple  avait,  au  moins,  conscience  de  sa  folie,  puisqu'il 
voulait  en  guérir,  tandis  que  nous  n'avons  pas  conscience  de  la  nôtre.  —  G. 


4'2[)  IIKII.  i:\ION  S 

35:2.  Boileau  n'a  jugé  de  Quinault  que  par  ses  défauts, 
et  les  amateurs  du  poète  lyrique  n'en  jugent  que  par  ses 
beautés. 

353.  La  musique  de  Montéclair'  est  sublime  dans  le 
fameux  chœur  de  Jephté,  mais  les  paroles  de  l'abbé  Pel- 
legrin  ^  ne  sont  que  belles.  Ce  n'est  pas  de  ce  que  l'on 
danse  autour  d'un  tombeau  à  l'Opéra,  ou  de  ce  qu'on  y 
meurt  en  chantant,  que  je  me  plains;  il  n'y  a  point  de  gens 
raisonnables  qui  trouvent  cela  l'idicule  :  mais  je  suis  fâché 
que  les  vers  soient  toujours  au-dessous  de  la  musique,  et 
que  ce  soit  du  musicien  qu'ils  empruntent  leur  principale 
expression.  Voilà  le  défaut;  et  lorsque  j'entends  dire,  après 
cela,  que  Quinault  a  porté  son  genre  à  la  perfection,  je  m'en 
étonne;  et,  quoique  je  n'aie  pas  grande  connaissance  là- 
dessus,  je  ne  puis  du  tout  y  souscrire  ^ 

35Zi.  Tous  ceux  qui  ont  l'esprit  conséquent  ne  l'ont  pas 
juste;  ils  savent  bien  tirer  des  conclusions  d'un  seul  prin- 
cipe, mais  ils  n'aperçoivent  pas  toujours  tous  les  principes 
et  toutes  les  faces  des  choses  ;  ainsi,  ils  ne  raisonnent  que 
sur  un  côté,  et  ils  se  trompent.  Pour  avoir  l'esprit  toujours 
juste,  il  ne  suffit  pas  de  l'avoir  droit,  il  faut  encore  l'avoir 
étendu;  mais  il  y  a  peu  d'esprits  qui  voient  en  grand,  et  qui, 
en  même  temps,  sachent  conclure  :  aussi  n'y  a-t-il  rien  de 
plus  rare  que  la  véritable  justesse.  Les  uns  ont  l'esprit  con- 
séquent, mais  étroit;  ceux-là  se  trompent  sur  toutes  les 
choses  qui  demandent  de  grandes  vues  ;  les  autres  em- 

'  Montéclair  (Michel),  célèbre  musicien,  né  près  de  Ghaumonten  Bassigny, 
en  1666,  montra  dès  sa  plus  tendre  enfance,  de  la  disposition  pour  la  musi- 
que; il  reçut  les  premières  leçons  de  Moreau,  maître  de  chapelle  de  la  catlié- 
drale  de  Langres.  En  1700,  il  vint  à  Paris,  entra  à  l'orchestre  de  l'Opéra;  il 
fut  le  premier  qui  joua  de  la  contre-basse.  II  mourut  en  septembre  1737,  sui- 
vant Du  Tillet,  et  le  2k  mars  de  la  même  année,  selon  l'auteur  du  Mercure 
(mars  1738,  p.  566).  On  a  de  lui  plusieurs  ouvrages  estimés  des  musiciens; 
il  a  mis  en  musique  trois  poèmes  de  l'abbé  Pellegrin,  et  entre  autres  la  tra- 
gédie de  Jephté^  représentée  en  1731.  —  B. 

-  Pellegrin  (Simon-Joseph),  né  à  Marseille  en  1663,  d'abord  religieux  de 
l'ordre  des  Servîtes,  et  depuis  abbé  de  Cluny,  mourut  le  5  septembre  17/|5.  --B. 

3  Voir,  page  253,  le  morceau  inlitulé  Quinaull.  — G. 


1:T   ma  VIMES.  -127 

brassent  beaucoup,  mais  ils  ne  tirent  pas  si  bien  des  consé- 
quences, et  tout  ce  qui  demande  un  esprit  droit  les  met 
en  danger  de  se  perdre  '. 

355.  Qu'on  examine  tous  les  lidicules,  on  n'en  trouvera 
presque  point  quine  viennent  d'une  sotte  vanité,  ou  de  quel- 
que passion  qui  nous  aveugle  et  qui  nous  fait  sortir  de 
notre  place;  un  homme  ridicule  ne  me  paraît  être  qu'un 
homme  hors  de  son  véritable  caractère  et  de  sa  force. 

356.  Tous  les  ridicules  des  hommes  ne  caractérisent 
([u'un  seul  vice,  qui  est  la  vanité  ;  et,  comme  les  passions 
des  gens  du  monde  sont  subordonnées  h  ce  faible,  c'est, 
apparemment,  la  raison  pourquoi  il  y  a  si  peu  de  vériié 
dans  leurs  manières,  dans  leurs  mœurs,  et  dans  leurs  plai- 
sirs. La  vanité  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  naturel  dans  les 
hommes,  et  ce  qui  les  fait  sortir  le  plus  souvent  de  la 
nature. 

357.  Les  critiques  les  plus  spécieuses  ne  sont  pas,  sou- 
vent, raisonnables  :  Montaigne  a  repris  Cicéron  de  ce  que, 
après  avoir  exécuté  de  grandes  choses  pour  la  république, 
il  voulait  encore  tirer  gloire  de  son  éloquence;  mais  Mon- 
taigne ne  pensait  pas  que  ces  grandes  choses  qu'il  loue, 
( 'icéron  ne  les  avait  faites  que  par  la  parole. 

358.  Est-il  vrai  que  rien  ne  suffise  à  l'opinion,  et  que 
peu  de  chose  suffise  à  la  nature?  Mais  l'amour  des  plaisirs, 
mais  la  soif  de  la  gloire,  mais  l'avidité  des  richesses,  en  un 
mot,  toutes  les  passions  ne  sont-elles  pas  insatiables?  Qui 
donne  l'essor  à  nos  projets,  qui  borne,  ou  qui  étend  nos 
opinions,  sinon  la  nature?  N'est-ce  pas  encore  la  nature 
qui  nous  pousse  môme  à  sortir  de  la  nature,  comme  le  rai- 
sonnement nous  écarte  quelquefois  de  la  raison,  ou  comme 
l'impétuosité  d'une  rivière  rompt  ses  digues,  et  la  fait  sor- 
tir de  son  lit  '  ? 

*  Rapprochez  des  2ir  et  '2iy  Maximes,  pages  397,  308.  —  G. 

=^  Var.  •  '  «  Peu  de  cliose  ,sw///i/  à  Ui  ihiliire,  rien  a  ropiiiion  :  maxime  irôs- 


428  Ut:i  LEXIONS 

359.  Catilina  n'ignorait  pas  les  périls  d'une  conjuration; 
son  courage  lui  persuada  qu'il  les  surmonterait  :  l'opinion 
ne  gouverne  que  les  faibles;  mais  l'espérance  trompe  les 
plus  grandes  âmes. 

360.  [Tout  a  sa  raison;  tout  arrive  comme  il  doit  être  ; 
il  n'y  a  donc  rien  contre  le  sentiment  ou  la  nature.  Je  m'en- 
tends; mais  je  ne  me  soucie  guère  qu'on  m'entende.] 

361 .  11  ne  faut  pas,  dit-on,  qu'une  femme  se  pique  d'es- 
prit, ni  un  roi  d'être  éloquent  ou  de  faire  des  vers,  ni  un 
soldat  de  délicatesse  et  de  civilité,  etc.  :  les  vues  courtes 
multiplient  les  maximes  et  les  lois,  parce  qu'on  est  d'autant 
plus  enclin  à  prescrire  des  bornes  à  toutes  choses  qu'on  a 
l'esprit  moins  étendu.  Mais  la  nature  se  joue  de  nos  petites 
règles  ;  elle  sort  de  l'enceinte  trop  étroite  de  nos  opinions, 
et  fait  des  femmes  savantes  ou  des  rois  poètes,  en  dépit  de 
toutes  nos  entraves. 

362.  On  instruit  les  enfants  à  craindre  et  à  obéir  ;  l'ava- 
rice, l'orgueil,  ou  la  timidité  des  pères,  enseignent  aux 
enfants  l'économie,  l'arrogance,  ou  la  soumission.  On  les 
excite  encore  à  être  copistes,  à  quoi  ils  ne  sont  déjà  que 
trop  enclins;  nul  ne  songe  à  les  rendre  originaux,  hardis, 
indépendants  '. 


«  fausse;  l'opiiiioii  se  contenterait  de  peu  de  chose,  si  la  nature  n'était  insa- 
«  tiable.  C'est  l'opinion  qui  flatte  un  négociant  qu'il  pourra  se  reposer  après 
«  un  certain  bien  acquis,  et  c'est  la  nature  qui  le  détrompe,  lorsqu'il  a  amassé 
«  ce  bien  ;  c'est  l'opinion  qui  fait  croire  à  un  ambitieux  qu'il  sera  heureux 
((  dans  tel  poste  qu'il  désire;  mais  c'est  la  nature  qui  le  détrompe,  lorsqu'il 
«  y  est  parvenu;  c'est  l'opinion  qui  persuade  à  un  homme  amoureux  qu'il 
<(  n'a  besoin  que  de  la  possession  de  sa  maîtresse  pour  vivre  content;  maia 
«  c'est  la  nature  qui  lui  fait  désirer  bientôt  d'autres  conquêtes.  Pour  parler 
«  plus  exactement,  c'est  la  nature  qui  nous  trompe,  et  qui  nous  détrompe  ; 
«  c'est  elle  qui  borne,  et  qui  étend  nos  opinions;  l'opinion  est  toujoui\s  à  ses 
«  ordres;  que  la  nature  soit  contente,  l'opinion  l'est.  Pourquoi  avons-nous 
((  tant  d'estime  pour  nous-mêmes,  sinon  parce  que  la  nature  nous  la  donne?»] 
'  Var.  :  [«  Les  hommes  sont  trop  intéressés  et  trop  impérieux  pour  ap- 
«  prendre  à  leurs  enfants  la  générosité  et  l'indépendance  ;  ils  ne  leur  appren- 
«  nent  qu'à  être  économes  et  souples;  ils  les  enivrent  des  petites  choses  dont 
«  eux-mêmes  sont  possédés;  il  faudrait  plutôt  cultiver  leur  caractère  propre, 
((  et  leur  inspirer  de  n'en  Jamais  sortir.  »  ] 


ET    MAXIMES.  129 

363.  Si  l'on  pouvait  donner  aux  enfants  des  maîtres  de 
jugement  et  d'éloquence,  comme  on  leur  donne  des  maîtres 
de  langues  ;  si  on  exerçait  moins  leur  mémoire  que  leur 
activité  et  leur  génie;  si,  au  lieu  d'émousser  la  vivacité  de 
leur  esprit,  on  tâchait  d'élever  l'essor  et  les  mouvements 
de  leur  âme,  que  n'aurait-on  pas  lieu  d'attendre  d'un  beau 
naturel?  Mais  on  ne  pense  pas  que  la  hardiesse,  ou  que 
l'amour  de  la  vérité  et  de  la  gloire,  soient  les  vertus  qui 
importent  à  leur  jeunesse  ;  on  ne  s'attache,  au  contraire, 
qu'à  les  subjuguer,  afin  de  leur  apprendre  que  la  dépen- 
dance et  la  souplesse  sont  les  premières  lois  de  leur  for- 
tune. 

36/i.  Les  enfants  n'ont  pas  d'autre  droit  à  la  succession 
de  leur  père  que  celui  qu'ils  tiennent  des  lois;  c'est  au 
même  titre  que  la  noblesse  se  perpétue  dans  les  familles: 
la  distinction  des  ordres  du  royaume  est  une  des  lois  fon- 
damentales de  l'Etat. 

365.  [Celui  qui  respecte  les  lois  honore  le  bonheur  de 
la  naissance;  la  considération  qu'il  a  pour  la  noblesse  est 
encore  appuyée  sur  la  longue  possession  où  elle  est  des 
premiers  honneurs.  La  possession  est  le  seul  titre  des  choses 
humaines;  les  traités  et  les  bornes  des  États,  la  fortune 
des  particuliers  et  la  dignité  royale  elle-même,  tout  est 
fondé  là-dessus.  Qui  voudrait  remonter  aux  commencements, 
ne  trouverait  presque  rien  qui  ne  fût  matière  à  contesta- 
tion :  la  possession  est  donc  le  plus  respectable  de  tous  les 
titres,  puisqu'elle  nous  donne  la  paix.  J 

366.  [C'est  dans  notre  propre  esprit,  et  non  dans  les 
objets  extérieurs,  que  nous  apercevons  la  plupart  des  cho- 
ses :  les  sots  ne  connaissent  presque  rien,  parce  qu'ils  sont 
vides,  et  que  leur  cœur  est  étroit;  mais  les  grandes  âmes 
trouvent  en  elles-mêmes  un  grand  nombre  de  choses  exté- 
rieures; elles  n'ont  besoin,  ni  délire,  ni  de  voyager,  ni 
d'écouter,  ni  de  travailler,  pour  découvrir  les  plus  hautes 


430  REFLEXIONS 

vérités;  elles  n'ont  qu'à  se  replier  sur  elles-mêmes,  et  à 
feuilleter,  si  cela  se  peut  dire,  leurs  propres  pensées  '.] 

367.  Le  sentiment  ne  nous  est  pas  suspect  de  fausseté. 

368.  L'illustre  auteur  de  Télémaque  ne  donne-t-il  pas 
aux  princes  un  conseil  timide,  lorsqu'il  leur  inspire  d'éloi- 
gner des  emplois  les  hommes  ambitieux  qui  en  sont  ca- 
pables? Un  grand  roi  ne  craint  pas  ses  sujets,  et  n'en  doit 
rien  craindre. 

369.  [il  faut  qu'un  roi  ait  bien  peu  d'esprit,  ou  l'âme 
bien  peu  forte,  pour  ne  pas  dominer  ceux  dont  il  se  sert.] 

370.  Les  vertus  régnent  plus  glorieusement  que  la  pru- 
dence ;  la  magnanimité  est  l'esprit  des  rois. 

371.  [Le  défaut  d'ambition,  dans  les  grands,  est  quelque- 
fois la  source  de  beaucoup  de  vices  ;  de  là,  le  mépris  des 
devoirs,  l'arrogance,  la  lâcheté,  et  la  mollesse.  L'ambition, 
au  contraire,  les  rend  accessibles ,  laborieux ,  honnêtes , 
serviables,  etc.,  et  leur  fait  pratiquer  les  vertus  qui  leur 
manquent  par  nature,  mérite  souvent  supérieur  à  ces  vertus 
même,  parce  qu'il  témoigne  ordinairement  une  âme  forte  J 

372.  [On  ne  saurait  trop  répéter  que  tous  les  avantagés 
humains  se  perdent  par  le  manque  des  qualités  qui  les  pro- 
curent :  les  richesses  s'épuisent  sans  l'économie  ;  la  gloire 
se  ternit  sans  l'action;  la  grandeur  n'est  qu'un  titre  de 
mollesse  sans  l'ambition  qui  l'a  établie,  et  qui,  seule,  peut 
lui  conserver  sa  considération  et  son  crédit'.] 


1  Nous  l'avons  assez  vu,  c'est  la  méthode  ordinaire  de  Vauvenargaes  ;  il  se 
replie  ftiir  lui-même.  Cette  phrase,  seule,  justifierait  le  parti  que  nous  avons 
pris  dans  notre  commentaire,  comme  dans  notre  Eloye^  de  chercher  la 
biographie  morale  de  Vauvenargues  dans  son  œuvre  môme.  —  G.  —  Var.  ; 
«  Les  hommes  médiocres  empruntent  au  dehors  le  peu  de  connaissances  et  de 
<•  lumières  qu'ils  paraissent  tirer  de  leur  propre  fonds  ;  mais  les  âmes  supé- 
«  Heures  trouvent  en  elles-mêmes  un  grand  nombre  de  choses  extérieures.  » 

-  Vnr.  :  [  n  Si  les  richesses  s'épuisent  par  la  profusion  ;  si  la  gloire  se 
«  ternit  par  l'inaction  ;  en  un  mot,  si  tous  les  avantages  acquis  se  perdent 
•  par  le  défaut  des  qualités  qui  les  ])rocurent,  cela  est  vrai  surtout  à  l'égard 
«  dos  grands,  qui  ne  peuvent  conserver  le  crédit  et  la  considération  de  leur 


ET  MAXIMES.  431 

373.  Plaisante  fortune  pour  Bossiiet  d'être  chapelain  de 
Versailles!  Fénelon,  du  moins,  était  à  sa  place;  il  était  né 
pour  être  le  précepteur  des  rois;  mais  Bossuet  devait  être 
un  grand  ministre,  sous  un  roi  ambitieux. 

37/i.  [Je  suis  toujours  surpris  que  les  rois  n'essaient 
point  si  ceux  qui  écrivent  de  grandes  choses  ne  seraient  pas 
capables  de  les  faire  :  cela  vient,  vraisemblablement,  de 
ce  qu'ils  n'ont  pas  le  temps  de  lire.] 

375.  Un  prince,  qui  n'est  que  bon,  aime  ses  domestiques, 
ses  ministres,  sa  famille,  son  favori,  et  n'est  point  attaché 
à  son  État;  il  faut  être  un  grand  roi  pour  aimer  un  peuple. 

376.  [Le  prince  qui  n'aime  point  son  peuple  peut  être 
un  grand  homme,  mais  il  ne  peut  être  un  grand  roi.] 

377.  [Un  prince  est  grand  et  aimable  quand  il  a  les 
vertus  d'un  roi,  et  les  faiblesses  d'un  particulier.] 

378.  [Louis  XIV  avait  trop  de  dignité;  je  l'aurais  aimé 
plus  populaire.  11  écrivait  à  M.  de...  «  Je  me  réjouis,  comme 
votre  ami,  du  présent  que  je  vous  fais,  comme  votre  maî- 
tre. »  Il  ne  savait  jamais  oublier  qu'il  était  le  maître.  C'é- 
tait un  grand  roi  ;  je  l'admire  ;  mais  je  n'ai  jamais  regretté 
de  n'être  pas  né  sous  son  règne  '.] 

379.  [Luynes  obtint,  à  dix-huit  ans,  la  dignité  de  con- 
nétable. La  faveur  des  rois  est  le  plus  court  chemin  pour 
faire  une  grande  fortune;  c'est  ce  que  savent  à  merveille 
tous  les  courtisans.  Aussi,  ceux  qui  ne  peuvent  arriver  jus- 
qu'à l'oreille  du  prince  tâchent-ils,  au  moins,  de  gagner 
les  bonnes  grâces  du  ministre ,  de  même  que  ceux  qui  n'ar- 
rivent pas  jusqu'au  ministre  font  la  cour  au  valet  de  cham- 

«  fortune  que  par  Tambition  qui  l'a  faite.  Mais,  tandis  ((u'ils  se  laissent  amol- 
«  lir  par  les  plaisirs,  et  (ju'ils  font  consister  la  grandeur  dans  le  faste,  dans 
<-  les  excès,  et  dans  le  dédain  pour  les  autres  hommes,  qui  leur  fera  entendre 
"  ces  vérités?»] 

'  On  sait  que  Vauvenar?;ues  est  né  le  6  août  ITI."),  moins  d'un  mois  avant 
la  mort  de  Louis  \l\.  —  G. 


432  REFLEXIONS 

bre.  Tous  sont  dans  l'erreur  :  il  n'y  a  rien  de  si  difficile  que 
de  se  faire  agréer  de  quelque  grand  ;  il  faut  avoir  des 
mérites,  et  des  mérites  particuliers.  Manquait-on  déjeunes 
gens  de  dix-huit  ans,  à  la  cour  de  Louis  XIII,  pour  faire 
un  connétable  ?  ] 

380.  [Un  talent  médiocre  n'empêche  pas  une  grande  for- 
tune, mais  il  ne  la  procure,  ni  ne  la  mérite.] 

381.  [Un  honnête  homme  peut  être  indigné  contre  ceux 
qu'il  ne  croit  pas  mériter  leur  fortune;  mais  il  n'est  pas 
capable  de  la  leur  envier.] 

382.  Nos  paysans  aiment  leurs  hameaux;  les  Romains 
étaient  passionnés  pour  leur  patrie,  pendant  que  ce  n'é- 
tait qu'une  bourgade;  lorsqu'elle  devint  plus  puissante, 
l'amour  de  la  patrie  ne  fut  plus  si  vif;  une  ville,  maîtresse 
de  l'univers,  était  trop  vaste  pour  le  cœur  de  ses  habi- 
tants. Les  hommes  ne  sont  pas  nés  pour  aimer  les  grandes 
choses. 

383.  Les  folies  de  Caligula  ne  m'étonnent  point;  j'ai 
connu,  je  crois,  beaucoup  d'hommes  qui  auraient  fait  leurs 
chevaux  consuls,  s'ils  avaient  été  empereurs  romains.  Je 
pardonne,  par  d'autres  motifs,  à  Alexandre  de  s'être  fait 
rendre  des  honneurs  divins,  à  l'exemple  d'Hercule  et  de 
Bacchus,  qui  avaient  été  hommes  comme  lui,  et  moins  grands 
hommes.  Les  anciens  n'attachaient  pas  la  même  idée  que 
nous  au  nom  de  dieu,  puisqu'ils  en  admettaient  plusieurs, 
tous  fort  imparfaits;  or,  il  faut  juger  des  actions  des 
hommes  selon  les  temps.  Tant  de  temples  élevés  par  les 
empereurs  romains  à  la  mémoire  de  leurs  amis  morts, 
n'étaient  que  les  honneurs  funéraires  de  leur  siècle ,  et 
ces  hardis  monuments  de  la  fierté  des  maîtres  de  la  terre 
n'offensaient  ni  la  religion ,  ni  les  mœurs  d'un  peuple 
idolâtre. 

38/i.  [Je  me  suis  trouvé,  à  l'Opéra,  à  côté  d'un  homme 
qui  souriait,  toutes  les  fois  que  le  parterre  battait  des  mains. 


ET  MAXIMES.  433 

Il  me  dit  qu'il  avait  été  fou  de  la  musique  dans  sa  jeunesse, 
mais,  qu'à  un  certain  âge,  on  revenait  de  beaucoup  de 
choses,  parce  qu'on  en  jugeait  alors  de  sang-froid.  Un  mo- 
ment après,  je  m'aperçus  qu'il  était  sourd,  et  je  dis  en 
moi-même  :  Voilà  donc  ce  que  les  hommes  appellent  juger  de 
sang-froid!  Les  vieillards  et  les  sages  ont  tort;  il  faut  être 
jeune  et  ardent  pour  juger,  surtout  des  plaisirs  \] 

385.  [Un  homme  de  sang-froid  ressemble  à  un  homme 
qui  a  trop  dîné,  et  qui,  alors,  regarde  avec  dégoût  le  repas 
le  plus  délicieux  ;  est-ce  la  faute  des  mets,  ou  celle  de  son 
estomac?] 

386.  Mes  passions  et  mes  pensées  meurent,  mais  pour 
renaître  ;  je  meurs  moi-même  sur  un  lit,  toutes  les  nuits, 
mais  pour  reprendre  de  nouvelles  forces  et  une  nouvelle 
fraîcheur.  Cette  expérience  que  j'ai  de  la  mort,  me  rassure 
contre  la  décadence  et  la  dissolution  du  corps  :  quand  je  vois 
que  la  force  active  de  mon  âme  rappelle  à  la  vie  ses  pensées 
éteintes,  je  comprends  que  celui  qui  a  fait  mon  corps  peut,  à 
plus  forte  raison,  lui  rendre  l'être.  Je  dis  dans  mon  cœur 
étonné  :  Qu'as-tu  fait  des  objets  volages  qui  occupaient  tantôt 
ta  pensée?  retournez  sur  vos  propres  traces,  objets  fugitifs. 
Je  parle,  et  mon  âme  s'éveille;  ces  images  mortelles  m'en- 
tendent, et  les  figures  des  choses  passées  m' obéissent  et 
m'apparaissent.  0  âme  éternelle  du  monde,  ainsi  votre 
voix  secourable  revendiquera  ses  ouvrages,  et  la  terre, 
saisie  de  crainte,  restituera  ses  larcins  ! 

387.  C'est  une  marque  de  férocité  et  de  bassesse  d'in- 


'  Var.  :  [«  Un  vieillard,  qui  est  devenu  sourd,  et  qui  n'aime  plus  la  mu- 
«  sique,  croit  s'être  guéri  d'une  erreur,  et  n'estime  plus  l'harmonie  ;  voilà  ce 
"  que  les  hommes  appellent  juger  de  sang-froid.  »] — Aiitre  Vnr.  ;  [«  Mé- 
«  priser  la  musique,  par  défaut  d'oreille,  dédaigner  ce  qu'on  ne  voit  point  , 
<  nier  ce  qui  échappe  à  nos  sens,  me  paraît  une  imago  assez  vive  de  ce  qu'on 
«  appelle  avoir  du  sang-froid.»]  —  Autre  Var.  :  «  J'ai  connu  un  vieillard 
^  devenu  sourd,  qui  n'estimait  plus  la  musique,  parce  qu'il  en  jugeait  alors, 
«  disait-il,  sans  passion.  A'oilîi,  en  effet,  ce  que  les  hommes  appellent  juger 
"  de  sang-froid.  » 

28 


m  RÉFLEXIONS 

sulter  à  un  homme  dans  l'ignominie,  s  il  est,  d'ailleurs, 
misérable;  il  n'y  a  point  d'infamie  dont  la  misère  ne  fasse 
un  objet  de  pitié  pour  les  âmes  tendres. 

388.  [Il  y  a  des  hommes  en  qui  l'infamie  est  plutôt  un 
malheur  qu'un  vice;  l'opprobre  est  une  loi  de  la  pau- 
vreté. J 

389.  [La  honte  et  l'adversité  sont,  en  quelque  sorte,  en- 
chaînées l'une  à  l'autre;  la  pauvreté  fait  plus  d'opprobres 
que  le  vice.  ] 

390.  [La  pauvreté  humilie  les  hommes,  jusqu'à  les  faire 
rougir  de  leurs  vertus.] 

391.  [Le  vice  n'exclut  pas  toujours  la  vertu  dans  un 
même  sujet  ;  il  ne  faut  pas  surtout  croire  aisément  que  ce 
qui  est  aimable  encore,  soit  vicieux  ;  il  faut,  dans  ce  cas, 
s'en  fier  plus  au  mouvement  du  cœur  qui  nous  attire,  qu'à 
la  raison  qui  nous  détourne  '. J 

392.  J'ai  la  sévérité  en  horreur,  et  ne  la  crois  pas  trop 
utile.  Les  Romains  étaient-ils  sévères?  N' exila- 1- on  pas 
Gicéron,  pour  avoir  fait  mourir  Lentulus,  manifestement 
convaincu  de  trahison^?  Le  Sénat  ne  fit-il  pas  grâce  à  tous 
les  autres  complices  de  Catilina  ?  Ainsi  se  gouvernait  le 
plus  puissant  et  le  plus  redoutable  peuple  de  la  terre  ;  et 
nous,  petit  peuple  barbare,  nous  croyons  qu'il  n'y  a  jamais 
assez  de  gibets  et  de  supplices  ^  ! 

393.  Quelle  affreuse  vertu  que  celle  qui  veut  haïr  et  être 
haïe,  qui  rend  la  sagesse,  non  pas  secourable  aux  infirmes, 
mais  redoutable  aux  faibles  et  aux  malheureux;  une  vertu 
qui,  présumant  follement  de  soi-même,  ignore  que  tous  les 


«  Voyez  les  Maximes  122''  et  287''.  —  G. 

2  Var.  :  [«Que  de  formalités  pour  faire  mourir  un  Romain!  Combien  de 
«  gens  furent  convaincus  d'avoir  trempé  dans  la  conjuration  do  Catilina! 
«  Cependant,  de  tant  de  complices,  le  sénat  ne  punit  que  Lentulus.  •  ' 

5  Rapprochez  de  la  oS''  Réflexion  (sur  la  Tolérance),  page  96.  —  G. 


ET  MAXIMES.  .      435 

devoirs  des  hommes  sont  fondés  sur  leur  faiblesse  réci- 
proque ! 

3ô/i.  [Vantez  la  clémence  à  un  homme  sévère  :  Vous  se- 
rez égorgé  dans  votre  lit,  répondra-t-il,  si  la  justice  n'est 
pas  inexorable.  0  timidité  sanguinaire  !  ] 

395.  [En  considérant  l'extrême  faiblesse  des  hommes, 
les  incompatibilités  de  leur  fortune  avec  leur  humeur,  leurs 
malheurs  toujours  plus  grands  que  leurs  vices ,  et  leurs 
vertus  toujours  moindres  que  leurs  devoirs,  je  conclus  qu'il 
n'y  a  de  juste  que  la  loi  de  l'humanité,  et  que  le  tempéra- 
ment de  l'indulgence.] 

396.  Les  enfants  cassent  des  \itres  et  brisent  des  chai- 
ses, lorsqu'ils  sont  hors  de  la  présence  de  leurs  maîtres; 
les  soldats  mettent  le  feu  à  un  camp  qu'ils  quittent , 
malgré  les  défenses  du  général;  ils  aiment  à  fouler  aux 
pieds  l'espérance  de  la  moisson,  et  à  démolir  de  superbes 
édifices.  Qui  les  pousse  à  laisser  partout  ces  longues  traces 
de  leur  barbarie  ?  Est-ce  seulement  le  plaisir  de  détruire? 
ou  n'est-ce  pas  plutôt  que  les  âmes  faibles  attachent  à  la 
destruction  une  idée  d'audace  et  de  puissance? 

397.  Les  soldats  s'irritent  aussi  contre  le  peuple  chez 
qui  ils  font  la  guerre,  parce  qu'ils  ne  peuvent  le  voler  assez 
librement,  et  que  la  maraude  est  punie  :  tous  ceux  qui  font 
du  mal  aux  autres  hommes  les  haïssent. 

39S.  [Lorsqu'on  est  pénétré  de  quelque  grande  vérité  et 
qu'on  la  sent  vivement,  il  ne  faut  pas  craindre  de  la  dire, 
quoique  d'autres  l'aient  déjà  dite.  Toute  pensée  est  neuve, 
quand  l'auteur  l'exprime  d'une  manière  qui  est  à  lui.] 

399.  11  y  a  beaucoup  de  choses  que  nous  savons  mal,  et 
qu'il  est  très-bon  qu'on  redise. 

/iOO.  [Un  livre  bien  neuf  et  bien  original  serait  celui  qui 
ferait  aimer  de  vieilles  vérités.] 


436  réflp:xions 

AOL  Quelqu'un  a-t-il  dit  que,  pour  peindre  avec  har- 
diesse, il  fallait  surtout  être  vrai  dans  un  sujet  noble,  et  ne 
point  charger  la  nature,  mais  la  montrer  nue?  Si  on  l'a  dit, 
on  peut  le  redire;  car  il  ne  paraît  pas  que  les  hommes  s'en 
souviennent,  et  ils  ont  le  goût  si  gâté,  qu'ils  nomment  hardi, 
je  ne  dis  pas  ce  qui  est  vraisemblable  et  approche  le  plus 
de  la  vérité,  mais  ce  qui  s'en  écarte  le  plus. 

A02.  La  nature  a  ébauché  beaucoup  de  talents  qu'elle 
n'a  pas  daigné  finir.  Ces  faibles  semences  de  génie  abusent 
une  jeunesse  ardente,  qui  leur  sacrifie  les  plaisirs  et  les 
plus  beaux  jours  de  la  vie.  Je  regarde  ces  jeunes  gens  comme 
les  femmes  qui  attendent  leur  fortune  de  leur  beauté  :  le 
mépris  et  la  pauvreté  sont  la  peine  sévère  de  ces  espérances. 
Les  hommes  ne  pardonnent  point  aux  malheureux  l'erreur 
de  la  gloire. 

Zj03.  Il  faut  souffrir  les  critiques  éclairées  et  impartiales 
qu'on  fait  des  hommes  ou  des  ouvrages  les  plus  estimables  : 
je  hais  cette  chaleur  de  quelques  hommes  qui  ne  peuvent 
souffrir  que  l'on  sépare,  dans  ceux  qu'ils  admirent,  les  dé- 
fauts des  beautés,  et  qui  veulent  tout  consacrer  '. 

liOli.  Oserait-on  penser  de  quelques  hommes,  dont  on 
respecte  les  noms,  et  qui  ont  cultivé  leur  esprit  par  un 
grand  usage  du  monde  et  par  des  lectures  sans  choix,  qu'ils 
nous  ont  charmés  par  des  grâces  qui  seront  un  jour  négli- 
gées, ou  qu'ils  nous  ont  imposé  par  un  mérite  qu'on  n'a 
pas  toujours  jugé  digne  d'estime?  Se  parer  de  beaucoup 
de  connaissances  inutiles  ou  superficielles,  affecter  une 
extrême  singularité,  mettre  de  l'esprit  partout  et  hors  de 
propos,  penser  peu  naturellement  et  s'exprimer  de  même, 
s'appelait  autrefois  être  un  pédant'. 


'  Ici  encore,  Vauvenargues  pense  à  Corneille. —  Dans  les  diverses  éditions, 
cette  Maxime  finit  par  une  phrase  que  nous  avons  supprimée,  parce  qu'elle 
se  trouve  déjà  dans  la  25""  Réflexion,  page  85.  —  G. 

-  Rapprochez  de  la  /'jS'"  Uèftexioi},  page  100.  — G. 


ET  MAXIMKS.  437 

AOo.  [La  politique  estia  plus  grande  de  toutes  les  scien- 
ces.] 

hOG.  Les  vrais  politiques  connaissent  mieux  les  hommes 
que  ceux  qui  font  métier  de  la  philosophie;  je  veux  dire 
qu'ils  sont  plus  vrais  philosophes. 

l\07.  [La  plupart  des  grands  politiques  ont  un  système, 
comme  tous  les  grands  philosophes;  cela  fait  qu'ils  sont 
soutenus  dans  leur  conduite,  et  qu'ils  vont  constamment  à 
un  même  but.  Les  gens  légers  méprisent  cet  esprit  de  suite , 
et  prétendent  qu'il  faut  se  gouverner  selon  les  occurrences; 
mais  l'homme  le  plus  capable  de  prendre  toujours  le  meil- 
leur parti  dans  l'occasion,  ne  manquera  pas  pour  cela  de  se 
faire  un  système,  sauf  à  s'en  écarter  dans  les  cas  particu- 
liers.] 

/|08.  Ceux  qui  gouvernent  les  hommes  ont  un  grand 
avantage  sur  ceux  qui  les  instruisent  ;  car  ils  ne  sont  obli- 
gés de  rendre  compte  ni  de  tout,  ni  à  tous;  et,  si  on  les 
blâme  au  hasard  de  beaucoup  de  conduites  qu'on  ignore,  on 
les  loue  aussi  de  bien  des  sottises  peut-être. 

Zi09.  11  est  quelquefois  plus  difficile  de  gouverner  un 
seul  homme  qu'un  grand  peuple. 

/i  J  0.  Faut-il  s'applaudir  de  la  politique,  si  son  plus  grand 
effort  est  de  faire  quelques  heureux  au  prix  du  repos  de 
tant  d'hommes?  Et  quelle  est  la  sagesse  si  vantée  de  ces 
lois,  qui  laissent  tant  de  maux  inévitables,  et  procurent  si 
peu  de  biens  '  ? 

/jM.  Si  l'on  découvrait  le  secret  de  proscrire  à  jamais  la 
guerre,  de  multiplier  le  genre  humain,  et  d'assurer  à  tous 
les  hommes  de  quoi  subsister,  combien  nos  meilleures  lois 
paraîtraient-elles  ignorantes  et  barbares  ! 

/|12.  Il  n'y  a  point  de  violence  ou  d'usurpation  qui  ne 

'  Voir  la  Maxime  '501'.  —  il. 


438  RÉFLEMONS 

s'autorise  de  quelque  Joi  :  quand  il  ne  se  ferait  aucun  traité 
entre  les  princes,  je  doute  qu'il  se  fît  plus  d'injustices  '. 

Zil3.  Ce  que  nous  honorons  du  nom  de  paix  n'est  pro- 
prement qu'une  courte  trêve,  par  laquelle  le  plus  faible 
renonce  à  ses  prétentions,  justes  ou  injustes,  jusqu'à  ce 
qu'il  trouve  l'occasion  de  les  faire  valoir  à  main  armée. 

liih.  Les  empires  élevés  ou  renversés,  l'énorme  puis- 
sance de  quelques  peuples  et  la  chute  de  quelques  autres, 
ne  sont  que  les  caprices  et  les  jeux  de  la  nature.  Ses  efforts, 
et,  si  on  l'ose  dire,  ses  chefs-d'œuvre,  sont  ce  petit  nom- 
bre de  génies  qui,  de  loin  en  loin,  montrés  à  la  terre  pour 
l'éclairer,  et  souvent  négligés  pendant  leur  vie,  augmentent 
d'âge  en  âge  de  réputation,  après  leur  mort,  et  tiennent  plus 
de  place  dans  le  souvenir  des  hommes  que  les  royaumes  qui 
les  ont  vus  naître,  et  qui  leur  disputaient  un  peu  d'estime. 

Zil5.  Plusieurs  architectes  fameux  ayant  été  employés 
successivement  à  élever  un  temple  magnifique,  et  chacun 
d'eux  ayant  travaillé  selon  son  goût  et  son  génie,  sans  avoir 
concerté  ensemble  leur  dessein,  un  jeune  homme  a  jeté  les 
yeux  sur  ce  somptueux  édifice,  et,  moins  touché  de  ses 
beautés,  irrégulières  il  est  vrai,  que  de  ses  défauts,  il  s'est 
cru  longtemps  plus  habile  que  tous  ces  grands  maîtres, 
jusqu'à  ce  qu'enfin,  ayant  été  lui-même  chargé  de  faire 
une  chapelle  dans  le  temjDle,  il  est  tombé  dans  de  plus 
grands  défauts  que  ceux  qu'il  avait  si  bien  saisis,  et  n'a  pu 
atteindre  au  mérite  des  moindres  beautés  \ 

hlQ.  Un  écrivain  qui  n'a  pas  le  talent  de  peindre  doit 
éviter  sur  toutes  choses  les  détails. 

A 17.  Il  n'y  a  point  de  si  petits  caractères  qu'on  ne  puisse 


*  Var.  :  «  Qui  a  fait  les  partages  de  la  terre,  si  ce  n'est  la  force?  Toute 
«  l'occupation  de  la  justice  est  à  maintenir  les  lois  de  la  violence.  » 

-  Védifice  dont  il  s'agit,  c'est,  sans  doute,  la  philosophie,  ou,  au  moins,  la 
morale.  Vauvenargues  a  rarement  employé  ce  ton  d'apologue,  assez  fréquent 
dans  La  Bruyère.  —  G. 


ET   MAXIMES.  4'M) 

rendre  agréables  par  le  coloris  ;  le  Fleuriste  de  La  Bruyèie 
en  est  la  preuve. 

/il 8.  Les  auteurs  qui  se  distinguent  principalement  par 
le  tour  et  la  délicatesse,  sont  plus  tôt  usés  que  les  autres, 

/il9.  Le  même  mérite  qui  fait  copier  quelques  ouvrages, 
les  fait  vieillir. 

/i20.  '  Cependant ,  les  ouvrages  des  grands  hommes,  si 
étudiés  et  si  copiés,  conservent,  malgré  le  temps,  un  ca- 
ractère toujours  original  :  c'est  qu'il  n'appartient  pas  aux 
autres  hommes  de  concevoir  et  d'exprimer  aussi  parfaite- 
ment les  choses  même  qu'ils  savent  le  mieux.  C'est  cette 
manière  si  vive  et  si  parfaite  de  concevoir  et  d'exprimer, 
qui  distingue,  dans  tous  les  genres,  les  hommes  de  génie, 
et  qui  fait  que  les  idées  les  plus  simples  et  les  plus  com- 
munes, dès  qu'ils  y  ont  touché,  ne  peuvent  plus  vieillir'. 

/i21 .  Les  grands  hommes  parlent  comme  la  nature,  sim- 
plement; ils  imposent  à  la  fois  par  leur  simplicité,  et  par 
leur  assurance  :  ils  dogmatisent,  et  le  peuple  croit.  Ceux 
qui  ne  sont  ni  assez  faibles  pour  subir  le  joug,  ni  assez 
forts  pour  l'imposer,  se  rangent  volontiers  au  pyrrhonisme. 
Quelques  ignorants  embrassent  le  doute,  parce  qu'ils  tour- 
nent la  science  en  vanité;  mais  on  voit  peu  d'esprils  altiers 
et  décisifs  qui  s'accommodent  de  l'incertitude,  principale- 
ment s'ils  sont  capables  d'imaginer;  car  ils  se  rendent 
amoureux  de  leurs  systèmes,  séduits  les  premiers  par  leurs 
propres  inventions  \ 

t  Cette  pensée  est  la  suite  de  la  précédente.  ~  G. 

'^  Var.  :  «Il  semble  que  la  raison,  qui  se  communique  aisément  et  se  per- 
((  fectionne  quelquefois,  devrait  perdre  d'autant  plus  vite  son  lustre  et  le  mé- 
«  rite  de  la  nouveauté.  Cependant  ceux  qui  conçoivent  les  choses  dans  toute 
«  leur  force,  et  qui  poussent  la  sagacité  jusqu'au  terme  de  l'esprit  humain, 
«  impriment  leur  haut  caractère  dans  leurs  expressions  ;  et,  comme  le  reste 
«  des  hommes  ne  peut  atteindre  la  perfection  de  leurs  idées  et  de  leurs  dis- 
«  cours,  leurs  écrits  paraissent  toujours  originaux,  pareils  ù,  ces  chefs-d'œu- 
«  vre  de  sculpture,  qui  sont  depuis  tant  de  siècles  sous  les  yeux  de  tout  le 
«  monde,  et  que  personne  ne  peut  imiter.  » 

^  Add.  :  [  <<  Tant  il  est  difficile  de  conserver  la  liberté  de  son  propre  esprit, 


140  liF.  FLEXIONS 

/i2"2.  Le  génie  consiste,  en  tout  genre,  à  concevoir  son 
objet  plus  vivement  et  plus  complètement  que  personne  ; 
et  de  là  vient  qu'on  trouve  dans  les  bons  auteurs,  quelque 
chose  de  si  net  et  de  si  lumineux,  que  l'on  est  d'abord  saisi 
de  leurs  idées. 

/i*2o.  Les  bonnes  maximes  sont  sujettes  à  devenir  tri- 
viales. 

h^lli.  Les  hommes  aiment  les  petites  peintures,  parce 
qu'elles  les  vengent  des  petits  défauts  dont  la  société  est 
infectée;  ils  aiment  encore  plus  le  ridicule  qu'on  jette 
avec  art  sur  les  qualités  éminentes  qui  les  blessent.  Mais 
les  honnêtes  gens  méprisent  le  peintre  qui  flatte  si  basse- 
ment la  jalousie  du  peuple,  ou  la  sienne  propre,  et  qui  fait 
métier  d'avilir  tout  ce  qu'il  faudrait  respecter  '. 

/i25.  La  plupart  des  gens  de  lettres  estiment  beaucoup 
les  arts,  et  nullement  la  vertu  ;  ils  aiment  mieux  la  statue 
d'Alexandre  que  sa  générosité"  ;  l'image  des  choses  les  tou- 
che, mais  l'original  les  laisse  froids.  Ils  ne  veulent  pas 
qu'on  les  traite  comme  des  ouvriers,  et  ils  sont  ouvriers 
jusqu'aux  ongles,  jusqu'à  la  moelle  des  os. 

/i*26.  [Les  grandes  et  premières  règles  sont  trop  hautes, 
pour  les  hommes,  non-seulement  dans  les  beaux-arts  et 
dans  les  lettres,  mais  même  dans  la  religion,  dans  la  mo- 
rale, dans  la  politique,  et  dans  la  pratique  de  presque  tous 
nos  devoirs  ;  elles  sont  surtout  trop  fortes  pour  les  écrivains 
médiocres ,  car  elles  les  réduiraient  à   ne  point  écrire.] 

!\^7.  [Qui  est-ce  qui  dit  qu'il  y  a  eu  autrefois  un  Horace  ? 
Qui  est-ce  qui  croit  qu'il  y  a  présentement  une  reine  de 
Hongrie  ?  Je  lui  ferai  voir  que  des  philosophes  ont  nié  des 
choses  plus  claires.  Ce  n'est  donc  pas  la  preuve  qu'un  fait 


«  lorsqu'on  a  les  passions  et  les  talents  qui  subjuguent  l'esprit  des  autres.»] 
—  Dans  les  éditions  précédentes,  cette  pensée  forme  deux  Maximes  ;  elles 
sont  réunies  dans  le  manuscrit  que  nous  avons  sous  les  j'eux.  —  G. 

'  Rapprochez  de  la  Maxime  286''  et  de  ses  variantes.  —  G. 

-  Voirie  SQ*"  Caractère  (Egée,  ou  le  bon  Esprit).  —  G. 


ET  MAXIMES.  441 

est  obscur,  ou  qu'un  principe  est  douteux,  lorsqu'ils  ont  été 
contredits  ;  on  en  doit  conclure,  au  contraire,  qu'ils  sont  ap- 
parents ;  car  les  gens  d'esprit  ne  s'avisent  guère  de  contester 
que  ce  que  le  reste  des  hommes  croit  incontestable.] 

428.  [Ceux  qui  doutent  de  la  certitude  des  principes  de- 
vraient estimer  davantage  l'éloquence  :  s'il  n'y  a  point  de 
réalités,  les  apparences  augmentent  de  prix  '.] 

429.  Vous  croyez  que  tout  est  problématique;  vous  ne 
voyez  rien  de  certain,  et  vous  n'estimez  ni  les  arts,  ni  la 
probité,  ni  la  gloire  ;  vous  croyez  cependant  devoir  écrire, 
et  vous  pensez  assez  mal  des  hommes  pour  être  persuadé 
qu'ils  voudront  lire  des  choses  inutiles,  que  vous-même 
n'estimez  point  vraies.  Votre  objet  n'est-il  pas  aussi  de  les 
convaincre  que  vous  avez  de  l'esprit?  Il  y  a  donc,  du  moins, 
quelque  vérité,  et  vous  avez  choisi  la  plus  grande  et  la  plus 
importante  pour  les  hommes  :  vous  leur  avez  appris  que 
vous  aviez  plus  de  délicatesse  et  plus  de  subtilité  qu'eux  '. 
C'est  la  principale  instruction  qu'ils  peuvent  retirer  de  vos 
ouvrages  ;  se  lasseront-ils  de  les  lire  ? 

430.  La  prospérité  illumine  la  prudence  \ 

431.  L'intérêt  est  la  règle  de  la  prudence. 

432.  [Il  n'appartient  qu'au  courage  de  régler  la  vie. J 

433.  Les  vrais  maîtres  dans  la  politique  et  dans  la  mo- 
rale sont  ceux  qui  tentent  tout  le  bien  qu'on  peut  exécuter, 
et  rien  au-delà  ^. 

434.  Un  sage  gouvernement  doit  se  régler  sur  la  dispo- 
sition présente  des  esprits. 

1  Voir  la  Maxime  276'.  —G. 

2  Voir  le  52«  Caractère  {fsocnile).  —  G. 

5  C'est  dire  que  la  prudence  est  à  peu  près  nrci.gle  pur  elle-mèine.  \aii- 
venargues,  en  général,  est  aussi  ch'daigncux  pour  la  prudeiue  que  pour  la 
raison,  et  les  maltraite  toutes  deux  également  ;  il  aime  mieux  le  vouKiije,  et 
ce  qu'il  appelle  le  ban  instinct.  —  G. 

*  Happrochoz  des  Maximes  27)^  et  SC/.  —  (;. 


442  RÉFLEXIONS 

/|35.  Tous  les  temps  ne  permettent  pas  de  suivre  tous  les 
bons  exemples  et  toutes  les  bonnes  maximes. 

/i36.  Les  mœurs  se  gâtent  plus  facilement  qu'elles  ne  se 
redressent. 

1x^7.  [C'est  la  preuve  qu'une  innovation  n'est  pas  néces- 
saire, lorsqu'elle  est  trop  difficile  à  établir.] 

/i38.  [Les  changements  nécessaires  aux  États  se  font 
presque  toujours  d'eux-mêmes.] 

/i39.  [C'est,  en  quelque  sorte,  entreprendre  sur  les  droits 
de  Dieu,  que  de  tenter  la  réformation  des  mœurs  et  des  cou- 
tumes dans  un  grand  empire,  et,  cependant,  il  se  trouve 
des  hommes  qui  en  viennent  à  bout.] 

hliO.  La  vertu  ne  s'inspire  point  par  la  violence'. 

l\lil.  L'humanité  est  la  première  des  vertus \ 

lili"2,  La  vertu  ne  peut  faire  le  bonheur  des  méchants. 

/i/i3.  La  paix,  qui  borne  les  talents  et  amollit  les  peuples, 
n'est  un  bien  ni  en  morale,  ni  en  politique. 

aiih.  L'amour  est  le  premier  auteur  du  genre  humain. 

/i/i5.  La  solitude  tente  puissamment  la  chasteté. 

Zi/|().  La  solitude  est  à  l'esprit  ce  que  la  diète  est  au  corps, 
mortelle  lorsqu'elle  est  trop  longue,  quoique  nécessaire. 

Iih7.  L'écueil  ordinaire  des  talents  médiocres  est  l'imi- 
tation des  gens  riches  ;  personne  n'est  si  fat  qu'un  bel-es- 
prit qui  veut  être  un  homme  du  monde. 

liliH,  Une  jeune  femme  a  moins  de  complaisants  qu'un 
homme  riche  qui  fait  bonne  chère. 


*  Voir  la  Maxime  21^.  -=-  G. 

'^  Voir  les  Maximes  28i;  et  39o^.  —  G, 


ET  MAXIMES.  443 

li!\9,  La  bonne  chère  est  le  premier  lien  delà  bonne  com- 
pagnie. 

/i50.  Labonnechèreapaiselesressenlimentsdujeuetdera- 
mour  ;  elle  réconcilie  tous  les  hommes  avant  qu'  ils  se  couchent. 

liai.  Le  jeu,  la  dévotion,  le  bel-esprit,  sont  trois  grands 
partis  pour  les  femmes  qui  ne  sont  plus  jeunes. 

Zi52.  Les  sots  s' arrêtent  devant  un  homme  d'esprit  comme 
devant  une  statue  de  Bernini,  et  lui  donnent,  en  passant, 
quelque  louange  ridicule. 

/i53.  Tous  les  avantages  de  l'esprit,  et  même  du  cœur, 
sont  presque  aussi  fragiles  que  ceux  de  la  fortune. 

libli.  On  va  dans  la  fortune  et  dans  la  vertu  le  plus  loin 
qu'on  peut;  la  raison  et  la  vertu  même  consolent  du  reste. 

hôb.  [Peu  de  malheurs  sont  sans  ressource;  le  déses- 
poir est  plus  trompeur  que  l'espérance.] 

Zi56.  11  y  a  peu  de  situations  désespérées  pour  un  esprit 
ferme,  qui  combat  à  force  inégale,  mais  avec  courage,  la 
nécessité. 

Zi57.  Nous  louons  souvent  les  hommes  de  leur  faiblesse, 
et  nous  les  blâmons  de  leur  force. 

libS.  Ce  ne  peut  être  un  vice  dans  les  hommes  de  sen- 
tir leur  force  '. 

/i59.  Il  arrive  souvent  qu'on  nous  estime  à  proportion 
que  nous  nous  estimons  nous-mêmes. 

/i60.  La  fatuité  égale  la  roture  aux  meilleurs  noms. 

/i61.  11  y  a  plus  de  faiblesse  que  de  raison  à  être  humilié 
de  ce  qui  nous  manque,  et  c'est  la  source  de  toute  bassesse. 

/i62.  Ce  qui  me  paraît  le  plus  noble  dans  notre  nature, 

'  Rapprochez  des  Maximes  75*  et  285^  —  G 


444  UÉI  LEXIOiNS 

fc'Jest  que  nous  nous  passions  si  aisément  d'une  plus  grande 
perfection  '. 

/i63.  Nous  pouvons  parfaitement  connaître  notre  imper- 
fection, sans  être  humiliés  par  cette  vue. 

Ii6li.  Les  grands  ne  connaissent  pas  le  peuple,  et  n'ont 
aucune  envie  de  le  connaître. 

A65.  La  lumière  est  le  premier  fruit  de  la  naissance, 
pour  nous  enseigner  que  la  vérité  est  le  plus  grand  bien  de 
la  vie. 

/i66.  Rien  ne  dure  que  la  vérité. 

/i67.  11  n'appartient  qu'aux  âmes  fortes  et  pénétrantes 
de  faire  de  la  vérité  le  principal  objet  de  leurs  passions. 

hQS.  La  vérité  n'est  pas  si  usée  que  le  langage,  parce 
qu'il  appartient  à  moins  de  gens  de  la  manier. 

469.  [Ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  vérité  qui  manque  le  plus 
souvent  aux  idées  des  hommes,  m.ais  la  précision  et  l'exac- 
titude. Le  faux  absolu  se  rencontre  rarement  dans  leurs 
pensées,  et  le  vrai,  pur  et  entier,  se  trouve  encore  plus  ra- 
rement dans  leurs  expressions.] 

/i70.  [11  n'y  a  aucune  vérité  qui  ne  nous  arrache  notre 
consentement,  lorsqu'on  la  présente  tout  entière  et  dis- 
tincte à  notre  esprit.] 

Zi71.  [11  n'y  a  aucune  idée  innée,  dans  le  sens  des  Car- 
tésiens; mais  toutes  les  vérités  existent  indépendamment 
de  notre  consentement,  et  sont  éternelles.] 

/j72.  [La  vérité  n'a  point  d'autre  preuve  de  son  existence 
que  l'évidence,  et  la  démonstration  n'est  autre  chose  que 
l'évidence  obtenue  par  le  raisonnement.] 

*  Var.  :  [  «  C'est  peut-être  une  sorte  de  noblesse  dans  les  hommes,  et 
«  un  des  plus  beaux  privilèges  de  leur  être,  de  se  passer  si  aisément  d'une 
(I  plus  grande  perfection.  »] 


ET   MAXIiMES.  445 

A73.  [La  vérité  a  son  accent,  qu'elle  peut  prêter  même  au 
mensonge,  et  qui  est,  selon  moi,  le  vrai  bon  ton\  rien  n'est 
si  loin  de  l'éloquence  que  le  jargon  de  l'esprit. J 

hlh.  L'esprit  ne  tient  pas  lieu  de  savoir. 

A75.  L'esprit  enveloppe  les  simplicités  de  la  nature,  pour 
s'en  attribuer  l'honneur. 

476.  [Il  n'y  a  qu'une  seule  passion  qui  parle  ridicule- 
ment et  sans  éloquence,  et  c'est  la  passion  de  l'esprit. J 

A77.  [Il  n'y  a  de  vrai  et  de  solide  esprit  que  celui  qui 
prend  sa  source  dans  le  cœur.] 

478.  [L'esprit  ne  fait  presque  jamais  le  sel  de  la  conver- 
sation.] 

479.  L'intérêt,  non  l'esprit,  est  le  sel  de  la  conversation; 
l'esprit  n'y  est,  je  crois,  agréable,  qu'autant  qu'il  met  en 
jeu  les  passions,  à  moins  que  lui-même  ne  soit  la  passion 
de  ceux  qui  parlent. 

A80.  [On  ne  s'ennuie  avec  beaucoup  de  gens,  et  on  ne 
s'amuse  avec  quelques  autres,  que  par  vanité.] 

A8I.  L'indigence  contrarie  nos  désirs,  mais  elle  les 
borne;  l'opulence  multiplie  nos  besoins,  mais  elle  aide  à 
les  satisfaire.  Si  on  est  à  sa  place,  on  est  heureux  '. 

/|82.  Il  y  a  des  hommes  qui  vivent  heureux  sans  le  savoir. 

/j83.  Les  passions  des  hommes  sont  autant  de  chemins 
ouverts  pour  aller  jusqu'à  eux. 

4S/|.  Si  nous  voulons  tromper  les  hommes  sur  nos  inté- 
rêts, ne  les  trompons  pas  sur  les  leurs  \ 

485.  Il  y  a  deg  hommes  dont  il  faut  s'emparer  tout  d'a- 
bord, sans  les  laisser  refroidir  ^ 


'  Voyez  la  Maxime  78^'.       (,. 
-  Voir  la  Maxime  276^  -C;. 
"  Voir  la  Maxim<>  ^y'f-  -  (i. 


m  RÉFLEXIONS 

hSQ.  Les  auteurs  médiocres  ont  plus  d'admirateurs  que 
d'envieux. 

/i87.  Il  n'y  a  pas  d'écrivain  si  ridicule,  que  quelqu'un 
n'ait  traité  d'excellent. 

/r88.  On  fait  mal  sa  cour  aux  économes  par  des  présents. 

/i89.  On  fait  plutôt  fortune  auprès  des  grands  en  leur 
facilitant  les  moyens  de  se  ruiner,  qu'en  leur  apprenant  à 
s'enrichir. 

Zi90.  Nous  voulons  faiblement  le  bien  de  ceux  que  nous 
n'assistons  que  de  nos  conseils. 

li9L  La  générosité  donne  moins  de  conseils  que  de  se- 
cours. 

l\92.  La  philosophie  est  une  vieille  mode  que  certaines 
gens  affectent  encore,  comme  d'autres  portent  des  bas  rou- 
ges, pour  morguer  le  public. 

/|93.  Nous  n'avons  pas  assez  de  temps  pour  réfléchir 
toutes  nos  actions. 

Ii9h.  La  gloire  serait  la  plus  vive  de  nos  passions,  sans 
son  incertitude. 

/|95.  La  gloire  remplit  le  monde  des  vertus,  et,  comme 
un  soleil  bienfaisant,  elle  couvre  toute  la  terre  de  fleurs  et 
de  fruits. 

/i96.  La  gloire  embellit  les  héros. 

Zi97.  Il  n'y  a  pas  de  gloire  achevée,  sans  celle  des  armes. 

/|98.  Le  désir  de  la  gloire  prouve  également  et  la  pré- 
somption, et  l'incertitude  où  nous  sommes  de  notre  mérite. 

Ii99.  Nous  ambitionnerions  moins  l'estime  des  hommes, 
si  nous  étions  plus  sûrs  d'en  être  dignes. 

500.  Les  siècles  savants  ne  l'emportent  guère  sur  les  au- 
tres, qu'en  ce  que  leurs  erreurs  sont  plus  utiles. 


ET  MAXIMES.  447 

501.  Nous  ne  passons  les  peuples  qu'on  nomme  bar- 
bares, ni  en  courage,  ni  en  humanité,  ni  en  santé,  ni  en 
plaisirs  ;  et,  n'étant  ainsi  ni  plus  vertueux,  ni  plus  heureux, 
nous  ne  laissons  pas  de  nous  croire  bien  plus  sages. 

50*2.  L'énorme  dilî'érence  que  nous  remarquons  enîre  les 
sauvages  et  nous,  ne  consiste  qu'en  ce  que  nous  sommes 
un  peu  moins  ignorants. 

503 .  [  Nous  savons  plus  de  choses  inutiles,  que  nous  n'en 
ignorons  de  nécessaires.] 

bOli'  Les  simplicités  nous  délassent  des  grandes  spécu- 
lations. 

505.  [Je  crois  qu'il  n'y  a  guère  eu  d'auteurs  qui  aient  été 
contents  de  leur  siècle.] 

506.  Quand  on  ne  regarderait  l'histoire  ancienne  que 
comme  un  roman,  elle  mériterait  encore  d'être  respectée 
comme  une  peinture  charmante  des  plus  belles  mœurs  dont 
les  hommes  puissent  jamais  être  capables. 

507.  N'est-il  pas  impertinent  que  nous  regardions  comme 
une  vanité  ridicule  ce  même  amour  de  la  vertu  et  de  la 
gloire  que  nous  admirons  dans  les  Grecs  et  les  Romains, 
hommes  comme  nous,  et  moins  éclairés  '? 

508.  Chaque  condition  a  ses  erreurs  et  ses  lumières  ; 
chaque  peuple  a  ses  mœurs  et  son  génie,  selon  sa  fortune  ; 
les  Grecs,  que  nous  avons  passés  en  délicatesse,  nous  pas- 
saient en  simplicité. 

509.  Qu'il  y  a  peu  de  pensées  exactes!  et  combien  il  en 
reste  encore  aux  esprits  justes  à  développer  ! 

510.  [Sur  quelque  sujet  qu'on  écrive,  on  ne  parle  jamais 
assez  pour  le  grand  nombre,  et  l'on  dit  toujours  trop  pour 
les  habiles. J 

•  Rapprochez  de  la  ^6'  Riflcxion,  page  103.  —  G. 


448  KÉFLEXIOiNS 

511.  Un  auteur  n'est  jamais  si  faible  que  lorsqu'il  traite 
faiblement  les  grands  sujets. 

512.  Rien  de  grand  ne  comporte  la  médiocrité. 

513.  Il  y  a  des  hommes  qui  veulent  qu'un  auteur  fixe 
leurs  opinions  et  leurs  sentiments,  et  d'autres  qui  n'admi- 
rent un  ouvrage  qu'autant  qu'il  renverse  toutes  leurs  idées, 
et  ne  leur  laisse  aucun  principe  d'assuré. 

51Zi.  Nous  ne  renonçons  pas  aux  biens  que  nous  nous 
sentons  capables  d'acquérir. 

515.  Il  n'y  a  point  de  noms  si  révérés  et  défendus  avec 
tant  de  chaleur,  que  ceux  qui  honorent  un  parti. 

516.  Les  grands  rois,  les  grands  capitaines,  les  grands 
politiques,  les  écrivains  sublimes,  sont  des  hommes;  toutes 
les  épithètes  fastueuses  dont  nous  nous  étourdissons  ne 
veulent  rien  dire  de  plus  '. 

517.  Tout  ce  qui  est  injuste  nous  blesse,  lorsqu'il  ne 
nous  profite  pas  directement. 

518.  Nul  homme  n'est  assez  timide,  ou  glorieux,  ou  in- 
téressé, pour  cacher  toutes  les  vérités  qui  pourraient  lui 
nuire. 

519.  La  dissimulation  est  un  effort  de  la  raison,  bien  loin 
d'être  un  vice  de  la  nature. 

520.  Celui  qui  a  besoin  d'un  motif  pour  être  engagé  à 
mentir,  n'est  pas  né  menteur. 

521.  Tous  les  hommes  naissent  sincères,  et  meurent 
trompeurs. 

522 .  Les  hommes  semblent  être  nés  pour  faire  des  dupes, 
et  l'être  d'eux-mêmes. 


'   Pascal  exprime  la  même  idée  dans  les  3V  et  o3'  Pensées,  de  l'aiticle  IX 
de  la  1""  partie.  —  G. 


ET  MAXliMES.  449 

523.  [L'aversion  contre  les  trompeurs  ne  vient  ordinai- 
rement que  de  la  crainte  d'être  dupe  ;  c'est  par  cette  raison 
que  ceux  qui  manquent  de  sagacité,  s'irritent,  non-seule- 
ment contre  les  artifices  de  la  séduction,  mais  encore  contre 
la  discrétion  et  la  prudence  des  habiles.] 

b2li.  [Qui  donne  sa  parole  légèrement,  y  manque  de 
même.] 

525.  Qu'il  est  difficile  de  faire  un  métier  d'intérêt  sans 
intérêt  !  ' 

526.  Les  prétendus  honnêtes  gens,  dans  tous  les  métiers, 
ne  sont  pas  ceux  qui  gagnent  le  moins. 

527.  Il  est  plaisant  que  de  deux  hommes  qui  veulent  éga- 
lement s'enrichir,  fun  l'entreprenne  par  la  fraude  ouverte, 
l'autre  par  la  bonne  foi,  et  que  tous  les  deux  réussissent. 

528.  [L'intérêt  est  l'âme  des  gens  du  monde.] 

529.  [On  trouve  des  hommes  durs,  que  l'intérêt  achève 
de  rendre  intraitables.] 

530.  S'il  est  facile  de  flatter  les  hommes  en  place,  il  l'est 
encore  plus  de  se  flatter  soi-même  auprès  d'eux  :  l'espé- 
rance fait  plus  de  dupes  que  l'habileté  '. 

531.  Les  grands  vendent  trop  cher  leur  protection,  pour 
que  l'on  se  croie  obligé  à  aucune  reconnaissance. 

532.  Les  grands  n'estiment  pas  assez  les  autres  hommes 
pour  vouloir  se  les  attacher  par  des  bienfaits. 

533.  On  ne  regrette  pas  la  perte  de  tous  ceux  qu'on 
aime. 

53 ^j.  L'intérêt  nous  console  de  la  mort  de  nos  proches, 
comme  l'amitié  nous  consolait  de  leur  vie.  " 


•  Rapprochez  de  la  31  o«.  —  Vauvenargnes  fait  sans  doute  allusion  a  l'espr- 
rnnce  dont  il  .'^'pffiit  pafir,  rf  dniii  il  arnit  rfr  diipr  (niprès  du  ministre  Anio- 
lot.  —  G. 

29 


4ôO  REFLEXIONS 

535.  Nous  blâmons  quelques  hommes  de  trop  s'affliger, 
comme  nous  reprochons  à  d'autres  d'être  trop  modestes, 
quoique  nous  sachions  bien  ce  qu'il  en  est. 

536.  [C'est  jouer  une  impertinente  comédie  que  d'user 
son  éloquence  à  consoler  de  feintes  douleurs,  que  l'on 
connaît  pour  telles.] 

537.  [Quelque  tendresse  que  nous  ayons  pour  nos  aniis 
ou  pour  nos  proches,  il  n'arrive  jamais  que  le  bonheur  d' au- 
trui suffise  pour  faire  le  nôtre.] 

538.  [On  ne  fait  plus  d'amis  dans  la  vieillesse  ;  alors  tou- 
tes les  pertes  sont  irréparables.] 

539.  La  morale  purement  humaine  a  été  traitée  plus  uti 
lement  et  plus  habilement  par  les  anciens,  qu'elle  ne  l'est 
maintenant  par  nos  philosophes. 

5A0.  La  science  des  mœurs  ne  donne  pas  celle  des 
hommes. 

blii.  Lorsqu'un  édifice  a  été  porté  jusqu'à  sa  plus  grande 
hauteur,  tout  ce  qu'on  peut  faire  est  de  l'embellir,  ou  d'y 
changer  des  bagatelles,  sans  toucher  au  fond.  De  même  on 
ne  peut  que  ramper  sur  les  vieux  principes  de  la  morale, 
si  l'on  n'est  soi-même  capable  de  poser  d'autres  fondements, 
qui,  plus  vastes  et  plus  solides,  puissent  porter  plus  de 
conséquences,  et  ouvrir  à  la  réflexion  un  nouveau  champ  '. 

5/i2.  L'invention  est  l'unique  preuve  du  génie. 

5Zi3.  On  n'apprend  aux  hommes  les  vrais  plaisirs  qu'en 
les  dépouillant  des  faux  biens,  comme  on  ne  fait  germer  le 
bon  grain  qu'en  arrachant  l'ivraie  qui  l'environne'. 

blih'  11  n'y  a  point,  nous  dit-on,  de  faux  plaisirs  :  à  la 
bonne  heure  ;  mais  il  y  en  a  de  bas  et  de  méprisables.  Les 
choisirez-vous  ? 

*  Voir  la  Maxime  ^15«.  —  G. 

-  Rapprochez  cette  Maxime  et  la  suivante  de  la  Variante  de  la  272^  —  G. 


ET  MAXIMES.  451 

5/|  5.  [Les  plus  vifs  plaisirs  de  l'âme  sont  ceux  qu*on  attri- 
bue au  corps  ;  car  le  corps  ne  doit  point  sentir,  ou  il  est  âme.] 

5/i6.  [La  plus  grande  perfection  de  l'âme  est  d'être  ca- 
pable de  plaisir.] 

5â7.  La  vanité  est  le  piemier  intérêt  et  le  premier  plai- 
sir des  riches. 

5A8.  C'est  la  faute  des  panégyristes,  ou  de  leurs  héros, 
lorsqu'ils  ennuient. 

549.  Il  faut  savoir  mettre  à  profit  l'indulgence  de  nos 
amis  et  la  sévérité  de  nos  ennemis. 

550.  Pauvre,  on  est  occupé  de  ses  besoins;  riche,  on  est 
dissipé  par  les  plaisirs,  et  chaque  condition  a  ses  devoirs,  ses 
écueils,  et  ses  distractions,  que  le  génie  seul  peut  franchir. 

551 .  [Je  désirerais  de  tout  mon  cœur  que  toutes  les  con- 
ditions fussent  égales;  j'aimerais  beaucoup  mieux  n'avoir 
point  d'inférieurs,  que  de  reconnaître  un  seul  homme  au- 
dessus  de  moi.  Rien  n'est  si  spécieux,  dans  la  spéculation, 
que  l'égalité  ;  mais  rien  n'est  plus  impraticable  et  plus  chi- 
mérique '.] 

552.  Les  grands  hommes  le  sont  quelquefois  jusque 
dans  les  petites  choses. 

553.  Nous  n'osons  pas  toujours  entretenir  les  autres  de 
nos  opinions  ;  mais  nous  saisissons  ordinairement  si  mal 
leurs  idées,  que  nous  perdrions  peut-être  moins  dans  leur 
esprit  à  parler  comme  nous  pensons,  et  nous  serions  moins 
ennuyeux. 

554.  [Il  est  juste  que  ce  qu'on  imagine  n'ait  pas  l'air  si 
original  que  ce  qu'on  pense.] 

555.  [On  parle  et  l'on  écrit  rarement  comme  l'on  pense.] 

556.  Quelle  diversité,  quel  changement  et  quel  intérêt 
dans  les  livres,  si  on  n'écrivait  plus  que  ce  qu'on  pense! 

'  Rapprodiez  de  la  Maxime  "221"  et  de  ses  variantes. 


452  KKFLEXlOiNS 

557.  On  pardonne  aisément  les  maux  passés  et  les  aver- 
sions impuissantes. 

558.  Quiconque  ose  de  grandes  choses  i-isque  inévitable- 
ment sa  réputation. 

559.  [Que  la  fortune  donne  prise  sur  quelqu'un,  la  ma- 
lignité et  la  faiblesse  s'enhardissent,  et  c'est  comme  un 
signal  pour  l'accabler.] 

560.  [Les  qualités  dominantes  des  hommes  ne  sont  pas 
celles  qu'ils  laissent  paraître,  mais,  au  contraire,  celles 
qu'ils  cachent  le  plus  volontiers  ;  car  ce  sont  leurs  passions 
qui  forment  véritablement  leur  caractère,  et  on  n'avoue 
point  les  passions,  à  moins  qu'elles  ne  soient  si  frivoles,  que 
la  mode  les  justifie,  ou  si  modérées,  que  la  raison  n'en  rou- 
gisse point  '.  On  cache  surtout  l'ambition,  parce  qu'elle  est 
une  espèce  de  reconnaissance  humiliante  de  la  supériorité 
des  grands,  et  un  aveu  de  la  petitesse  de  notre  fortune,  ou 
de  la  présomption  de  notre  esprit.  11  n'y  a  que  ceux  qui 
désirent  peu,  ou  ceux  qui  sont  à  portée  de  faire  réussir 
leurs  prétentions,  qui  puissent  les  laisser  paraître  avec  bien- 
séance. Ce  qui  fait  tous  les  ridicules  dans  le  monde,  ce 
sont  les  prétentions  en  apparence  mal  fondées,  ou  démesu- 
rées, et,  parce  que  la  gloire  et  la  fortune  sont  les  avantages 
les  plus  difficiles  à  acquérir,  ils  sont  aussi  la  source  des 
plus  grands  ridicules  pour  ceux  qui  les  manquent.] 

561.  [Si  un  homme  est  né  avec  l'âme  haute  et  coura- 
geuse, s'il  est  laborieux  ,  altier,  ambitieux,  sans  bassesse, 
d'un  esprit  profond  et  caché,  j'ose  dire  qu'il  ne  lui  manque 
rien  pour  être  négligé  des  grands  et  des  gens  en  place,  qui 
craignent,  encore  plus  que  les  autres  hommes,  ceux  qu'ils 
ne  pourraient  dominer  '.] 


«  Voir  la  Maxime  328^  —G. 

-  Il  n'est  pas  possible  de  s'y  méprendre  :  dans  cette  Maxime,  dans  la  pré- 
cédente, et  dans  les  trois  qni  suivent,  il  y  a  des  retours  de  Vauvenargues  sur 
lui-même.  —  Voir  notre  Eloge.  —  G. 


ET  MAXIMES.  453 

562.  [Le  plus  grand  mal  que  la  fortune  puisse  faire  aux 
hommes,  est  de  les  faire  naître  faibles  de  ressources,  et 
ambitieux.] 

563.  [Nul  n'est  content  de  son  état  seulement  par  modes- 
tie; il  n'y  a  que  la  religion  ou  que  la  force  des  choses  qui 
puisse  borner  l'ambition.] 

56/i.  [Les  hommes  médiocres  craignent  quelquefois  les 
grandes  places,  et,  quand  ils  n'y  visent  point  ou  les  refu- 
sent, tout  ce  qu'on  en  peut  conclure,  c'est  qu'ils  savent 
qu'ils  sont  médiocres  '.] 

565.  [Ceux  qui  ont  le  plus  de  vertu  ne  peuvent  quelque- 
fois se  défendre  de  respecter,  comme  le  peuple,  les  dons  de 
la  fortune,  tant  ils  sentent  quelle  est  la  force  et  l'utilité  du 
pouvoir;  mais  ils  se  cachent  de  ce  sentiment  comme  d'un 
vice,  et  comme  d'un  aveu  de  leur  faiblesse.] 

566.  [Si  le  mérite  donnait  une  partie  de  l'autorité  qui 
est  attachée  à  la  fortune,  il  n'y  a  personne  qui  ne  lui  accor- 
dât la  préférence.] 

567.  [Il  y  a  plus  de  grandes  fortunes  que  de  grands  ta- 
lents.] 

568.  Il  n'est  pas  besoin  d'un  long  apprentissage  pour  se 
rendre  capable  de  négocier,  toute  notre  vie  n'étant  qu'une 
pratique  non  interrompue  d'artifices  et  d'intérêts  '. 

569.  Les  grandes  places  instruisent  promptement  les 
grands  esprits. 

570.  La  présence  d'esprit  est  plus  nécessaire  à  un  négo- 
ciateur qu'à  un  ministre  :  les  grandes  places  dispensent 
quelquefois  des  moindres  talents. 

571.  Si  les  armes  prospèrent,  et  que  l'État  souffre,  on 


»  Rapprochez  de  la  Maxime  88^  —  G. 

-*  Faïu-il  rappeler,  h  propos  de  cotte  Maxime  et  des  suivantes,  que  Vauve- 
uargues  avait  voulu  entrer  dans  la  diplomatie?  —  G. 


454  REFLEXIONS 

peut  en  blâmer  le  ministre,  non  autrement  ;  à  moins  qu'il  ne 
choisisse  de  mauvais  généraux,  ou  qu'il  ne  traverse  les  bons. 

572.  Il  faudrait  qu'on  pût  limiter  les  pouvoirs  d'un  né- 
gociateur sans  trop  resserrer  ses  talents,  ou  du  moins,  ne 
pas  le  gêner  dans  l'exécution  de  ses  ordres.  On  le  réduit  à 
traiter,  non  selon  son  propre  génie,  mais  selon  l'esprit  du 
ministre,  dont  il  ne  fait  que  porter  les  paroles,  souvent  oppo- 
sées à  ses  lumières.  Est-il  si  difficile  de  trouver  des  hommes 
assez  fidèles  et  assez  habiles,  pour  leur  confier  le  secret  et 
la  conduite  d'une  négociation?  ou  serait-ce  que  les  ministres 
veulent  être  l'âme  de  tout,  et  ne  partager  leur  ministère  avec 
personne'?  Cette  jalousie  de  l'autorité  a  été  portée  si  loin 
par  quelques-uns,  qu'ils  ont  prétendu  conduire,  de  leur 
cabinet,  jusqu'aux  guerres  les  plus  éloignées,  les  généraux 
étant  tellement  asservis  aux  ordres  de  la  cour,  qu'il  leur 
était  presque  impossible  de  profiter  de  la  faveur  des  occa- 
sions, quoiqu'on  les  rendît  responsables  des  mauvais  succès. 

573.  Nul  traité  qui  ne  soit  comme  un  monument  de  la 
mauvaise  foi  des  souverains  ^ 

57/1.  On  dissimule  quelquefois  dans  un  traité,  de  part  et 
d'autre,  beaucoup  d'équivoques  qui  prouvent  que  chacun 
des  contractants  s'est  proposé  formellement  de  le  violer, 
dès  qu'il  en  aurait  le  pouvoir. 

575.  La  guerre  se  fait  aujourd'hui  entre  les  peuples  de 
l'Europe  si  humainement,  si  habilement,  et  avec  si  peu  de 
profit,  qu'on  peut  la  comparer,  sans  paradoxe,  aux  procès 
des  particuliers,  où  les  frais  emportent  le  fonds,  et  où  l'on 
agit  moins  par  force  que  par  ruse. 

576.  Quelque  service  que  l'on  rende  aux  hommes,  on  ne 
leur  fait  jamais  autant  de  bien  qu'ils  croient  en  mériter. 

•  Il  est  douteux  qu'un  ministre  se  fût  long-temps  accommodé  de  ces  idées 
crindépendance,  et  que  Vauvenargues  eût  été  bien  loin  dans  la  carrière  des 
négociations.  —  G. 

-  Rapprochez  de  la  Maxime  hiT.  —  G. 


ET  MAXIMES.  455 

577.  La  familiarité  et  l'amitié  font  beaucoup  d'ingrats. 

578.  Les  grandes  vertus  excitent  les  grandes  jalousies  ; 
les  grandes  générosités  produisent  les  grandes  ingratitu- 
des :  il  en  coûte  trop  d'être  juste  envers  le  mérite  émi- 
nent. 

579.  Ni  la  pauvreté  ne  peut  avilir  les  âmes  fortes,  ni  la 
richesse  ne  peut  élever  les  âmes  basses  ;  on  cultive  la  gloire 
dans  l'obscurité;  on  souffre  l'opprobre  dans  la  grandeur  : 
la  fortune,  qu'on  croit  si  souveraine,  ne  peut  presque  rien 
sans  la  nature  '. 

580.  [L'ascendant  sur  les  hommes  vaut  mieux  que  la 
richesse.] 

581.  [On  en  voit  que  les  plus  grands  intérêts  ne  peu- 
vent engager  à  se  dessaisir  des  moindres  biens.] 

582.  Qu'importe  à  un  homme  ambitieux,  qui  a  manqué 
sa  fortune  sans  retour,  de  mourir  plus  pauvre  '  ! 

583.  [Le  plus  grand  effort  de  l'esprit  est  de  se  tenir  à 
la  hauteur  de  la  fortune,  ou  au  niveau  des  richesses.] 

58/i.  Il  y  a  de  fort  bonnes  gens  qui  ne  peuvent  se  dés- 
ennuyer qu'aux  dépens  de  la  société. 

585.  Quelques-uns  entretiennent,  familièrement  et  sans 
façon,  le  premier  homme  qu'ils  rencontrent,  comme  on 
s'appuierait  sur  son  voisin,  si  on  se  trouvait  mal  dans  une 
église. 

586.  N'avoir  nulle  vertu  ou  nul  défaut  est  également  sans 
exemple. 

587.  Si  la  vertu  se  suffisait  h  elle-même,  elle  ne  serait 
plus  une  qualité  humaine,  mais  surnaturelle. 


*  Rapprochez  de  la  Maxime  182^  —  G. 
2  Voir  la  2'  note  de  la  page  80.  —  G. 


456  RKFLEXIONS 

588.  [Ce  qui  constitue  ordinairement  une  âme  forte, 
c'est  qu'elle  soit  dominée  par  quelque  passion  altière  et  cou- 
rageuse, à  laquelle  toutes  les  autres,  quoique  vives,  soient 
subordonnées  ;  mais  je  ne  veux  pas  en  conclure  que  les  âmes 
partagées  soient  toujours  faibles;  on  peut  seulement  pré- 
sumer qu'elles  sont  moins  constantes  que  les  autres.] 

589.  [Ce  n'est  pas  toujours  par  faiblesse  que  les  hommes 
ne  sont  ni  tout  à  fait  bons,  ni  tout  à  fait  méchants;  c'est 
parce  qu'ils  ont  des  vertus  mêlées  de  vices.  Leurs  passions 
contraires  se  croisent,  et  ils  sont  entraînés  tour  à  tour  par 
leurs  bonnes  et  par  leurs  mauvaises  qualités.  Ceux  qui  vont 
le  plus  loin  dans  le  bien  ou  dans  le  mal  ne  sont  ni  les  plus 
sages  ni  les  plus  fous,  mais  ceux  qui  sont  poussés  par  quel- 
que passion  dominante  qui  les  empêche  de  se  partager. 
Plus  on  a  de  passions  prépondérantes,  quoique  différentes, 
moins  on  est  propre  à  primer,  en  quelque  genre  que  ce  soit.j 

590.  [Les  hommes  sont  tellement  nés  pour  dépendre, 
que  les  lois  même,  qui  gouvernent  leur  faiblesse,  ne  leur 
suffisent  pas;  la  fortune  ne  leur  a  pas  donné  assez  de  maî- 
tres; il  faut  que  la  mode  y  supplée,  et  qu'elle  règle  jusqu'à 
leur  chaussure  '.1 

591.  [Je  consentirais  à  vivre  sous  un  tyran,  à  condition 
de  ne  dépendre  que  de  ses  caprices,  et  d'être  affranchi  de 
la  tyrannie  des  modes,  des  coutumes  et  des  préjugés;  la 
moindre  de  nos  servitudes  est  celle  des  lois.] 

592.  [La  nécessité  nous  délivre  de  l'embarras  du  choix.] 

593.  [Le  dernier  triomphe  de  la  nécessité  est  de  faire  ^Ê 
fléchir  l'orgueil;  la  vertu  est  plus  aisée  à  abattre  que  la  ^^ 
vanité.  Peut-être  aussi  que  cette  vanité,  qui  résiste  au  pou- 
voir de  la  fortune,  est  elle-même  une  vertu  '.] 

'  Var.  :  [  «  Un  homme  qui  n'oserait  porter  des  bas  gris,  si  la  mode  est  d'en 
«  porter  de  blancs,  se  plaint  que  le  gouvernement  ne  laisse  pas  assez  de  li- 
'<  berté  aux  hommes.  Eh!  les  hommes  en  sont-ils  capables,  eux  qui  se  font, 
«  sur  leur  chaussure,  des  lois  auxquelles  ils  n'auraient  'garde  de  désobéir?» 

-  Rapprochez  cotre  Maxime  et  la  précc'dente  des  2'i8'"  et  2^9''.  —  G. 


I 


I 


ET  MAXIMES.  457 

59/i.  [Qui  condamne  l'activité,  condamne  la  fécondité. 
Agir  n'est  autre  chose  que  produire  ;  chaque  action  est  un 
nouvel  être  qui  commence,  et  qui  n'était  pas.  Plus  nous 
agissons,  plus  nous  produisons,  plus  nous  vivons,  car  le 
sort  des  choses  humaines  est  de  ne  pouvoir  se  maintenir  que 
par  une  génération  continuelle'.] 

595.  [Les  êtres  physiques  ne  dépendent  pas  d'un  pre- 
mier principe  et  d'une  cause  universelle,  comme  on  le  sup- 
pose; car  moi,  qui  suis  un  être  libre,  je  n'ai  qu'à  souffler 
sur  de  la  neige,  et  voilà  que  je  dérange  tout  le  système  de 
l'univers.  Plaisante  chimère,  de  croire  que  toute  la  nature 
se  gouverne  par  la  même  loi,  pendant  que  la  terre  est  cou- 
verte de  cent  mille  millions  de  petits  agents,  qui  traversent, 
selon  leur  caprice,  cette  autorité!  ] 

596.  [Qui  travaillera  pour  le  théâtre?  Qui  fera  des  por- 
traits ou  des  satires?  Qui  osera  prétendre  à  instruire  ou  à 
divertir  les  hommes  ?  Mille  gens  se  tourmentent  dans  ce 
but,  et  l'on  n'ajamais  vu  autant  d'artistes  :  mais  les  hommes 
n'estiment  que  ce  qui  est  nouveau  ou  ce  qui  est  rare.  Nous 
avons,  d'ailleurs,  des  chefs-d'œuvre  en  tout  genre  ;  tous  les 
grands  sujets  sont  traités;  eût-on  même  assez  de  génie  pour 
se  soutenir  à  côté  des  modèles,  je  doute  qu'on  obtînt  dans 
le  monde  le  même  succès,  et  que  les  plus  habiles  fissent  un 
grand  chemin  de  ce  côté-là'.] 

597.  [Les  meilleures  choses  devenues  communes,  on  s'en 
dégoûte.] 

598.  [Les  meilleures  choses  sont  les  plus  communes;  on 
achète  l'esprit  de  Pascal  pour  un  écu;  on  vend,  à  meilleur 
marché,  des  plaisirs  à  ceux  qui  peuvent  s'y  livrer  ;  il  n'y  a 
que  les  superfluités  et  les  objets  de  caprice  qui  soient  rares 
et  difficiles  ;  mais,  malheureusement,  ce  sont  les  seules  cho- 


'  Voir  la  35'  Ilêflexion  ^  page  9,'i. 

^  happroclh'z  rotte  pensée  et  les  quatre  qui  suivent  du  60'  Caractère  {Sé- 


i58  REFLEXIOlNS 

ses  qui  touchent  la  curiosité  et  le  goût  du  commun  des 
hommes.] 

599.  [Se  flattera-t-on  de  briller  par  la  philosophie,  ou 
par  les  lettres,  dont  si  peu  de  gens  sont  capables  de  ju- 
ger, pendant  que  la  gloire  des  politiques,  si  palpable,  et  si 
utile  à  tout  le  monde,  trouve  des  contempteurs  et  des  aveu- 
gles, qui  protestent  publiquement  contre  ses  titres?] 

600.  [Les  hommes  méprisent  les  lettres  parce  qu'ils  en 
jugent  comme  des  métiers,  par  leur  utilité  pour  la  for- 
tune.] 

601.  [  Il  faut  être  né  raisonnable;  car  on  tire  peu  de  fruit 
des  lumières  et  de  l'expérience  d' autrui.] 

602.  [On  ne  peut  avoir  beaucoup  de  raison  et  peu  d'es- 
prit.] 

603.  [Une  maxime  qui  a  besoin  de  preuves,  n'est  pas 
bien  rendue.] 

60/i.  [Nous  avons  d'assez  bons  préceptes,  mais  peu  de 
bons  maîtres.] 

605.  [Un  petit  vase  est  bientôt  plein  ;  il  y  a  peu  de  bons 
estomacs,  mais  beaucoup  de  bons  aliments.] 

606.  [Le  métier  des  armes  fait  moins  de  fortunes  qu'il 
n'en  détruit'.] 

607.  [On  ne  peut  avancer  les  gens  de  guerre  que  selon 
leur  grade  ou  leurs  talents  :  deux  prétextes  ouverts  à  la 
faveur,  pour  colorer  l'injustice.] 

608.  [11  y  a  des  gens  qui  n'auraient  jamais  fait  connaître 
leurs  talents,  sans  leurs  défauts.] 

609.  [Les  écrivains  nous  prennent  notre  bien,  et  le  dé- 
guisent, pour  nous  donner  le  plaisir  de  le  retrouver.] 

*  Vauvenargues  avait  grandement  endommagé  sa  modeste  fortune  au  ser- 
vice, qui  était  alors  fort  onéreux  pour  les  officiers.  (Voir  la  /jS*  Réjlexioîi, 
page  10fi.)  —  G. 


ET   MAXIMES.  459 

610.  [Il  ne  faut  pas  laisser  prévoir  à  un  lecteur  ce  qu'on 
veut  lui  dire,  mais  le  lui  faire  penser,  afin  qu'il  puisse  nous 
estimer  d'avoir  pensé  comme  lui,  mais  après  lui.] 

611.  [L'art  de  plaire,  l'art  de  penser,  l'art  d'aimer,  l'art 
de  parler,  beaux  préceptes,  mais  peu  utiles,  quand  ils  ne  sont 
pas  enseignés  par  la  nature.] 

612.  [Nous  ne  pensons  pas  si  bien  que  nous  agissons.] 

613.  [Ceux  qui  échappent  aux  misères  delà  pauvreté 
Il 'échappent  pas  à  celles  de  l'orgueil.] 

61/i.  [L'orgueil  est  le  consolateur  des  faibles.] 

615.  [Nous  délibérons  quelquefois  lorsque  nous  voulons 
faire  une  sottise,  et  nous  assemblons  nos  amis,  pour  les 
consulter,  comme  les  princes  affectent  toutes  les  formalités 
de  la  justice,  lorsqu'ils  sont  le  plus  déterminés  à  la  violer.] 

616.  [Les  beaux-esprits  se  vengent  du  dédain  des  riches 
sur  ceux  qui  n'ont  encore  que  du  mérite.] 

617.  [L'esprit  n'est  aujourd'hui  à  si  bas  prix,  que  parce 
qu'il  y  en  a  beaucoup.] 

618.  [La  plaisanterie  des  philosophes  est  si  mesurée, 
qu'on  ne  la  distingue  pas  de  la  raison.] 

619.  [Il  échappe  quelquefois  à  un  homme  ivre  des  sail- 
lies plus  agréables  que  celles  des  meilleurs  plaisants.] 

620.  [Quelques  hommes  seraient  bien  étonnés  d'appren- 
dre ce  qui  leur  fait  estimer  d'autres  hommes.] 

621.  [Le  corps  ne  soutire  jamais  seul  des  austérités  de 
l'esprit;  l'âme  s'endurcit  avec  le  corps.] 

622.  [On  voit  de  misérables  corps  victimes  languissantes 
d'un  esprit  infatigable,  qui  les  tourmente  inexorablement 
Jusqu'à  la  mort.  Je  me  représente  alors  un  grand  empire, 
que  l'ambition  inquiète  d'un  seul  homme  agite  et  ravage, 
jusqu'à  ce  que  tout  soit  détruit,  et  que  l'État  périsse.] 


m  RÉFLEXIONS 

623 .  [Le  soleil  est  moins  éclatant,  lorsqu'il  reparait  après 
des  jours  d'orage,  que  la  vertu  qui  triomphe  d'une  longue 
et  envieuse  persécution.] 

62l\.  [Les  jours  sombres  et  froids  de  l'automne  représen- 
tent les  approches  de  la  vieillesse  ;  il  n'est  rien  dans  la  na- 
ture qui  ne  soit  une  image  de  la  vie  humaine,  parce  que 
la  vie  humaine  est  elle-même  une  image  de  toutes  choses, 
et  que  tout  l'univers  est  gouverné  parles  mêmes  lois.] 

625.  [L'amour  se  fait  sentir  aux  enfants,  comme  l'am- 
bition, avant  qu'ils  aient  fait  aucun  choix;  les  hommes 
même  s'attendrissent  par  avance,  sans  objet  réel,  et  cher- 
chent  souvent  leur  défaite  sans  la  rencontrer  '.] 

626.  [Ceux  qui  médisent  toujours,  nuisent  rarement; 
ils  méditent  plus  de  mal  qu'ils  n'en  peuvent  faire.] 

627.  [Une  préface  est  ordinairement  un  plaidoyer,  où 
toute  l'éloquence  de  l'auteur  ne  peut  rendre  sa  cause  meil- 
leure, aussi  inutile  pour  faire  valoir  un  bon  ouvrage,  que 
pour  en  justifier  un  mauvais.] 

628.  [Le  défaut  unique,  en  un  sens,  de  tous  les  ouvra- 
ges, c'est  d'être  trop  longs  '.] 

629.  [Ce  qui  fait  que  beaucoup  de  gens  de  lettres  dissi- 
mulent le  bien  qu'ils  pensent  les  uns  des  autres,  c'est  qu'ils 
peuvent  craindre  que  celui  qu'ils  loueraient  ne  les  loue  pas 
de  même  par  la  suite,  et  qu'il  ne  soit  cru,  sur  cette  même 
autorité  qu'ils  auraient  contribué  à  lui  assurer.] 

630.  [Boileau  était  plein  de  génie,  et  n'avait  pas,  je 
crois,  un  grand  génie;  tel  homme,  au  contraire,  a  écrit, 
dont  on  ne  saurait  dire  qu'il  eût  du  génie,  et  qui,  cepen- 
dant, était  un  grand  génie;  le  cardinal  de  Richelieu,  par 
exemple.  ] 

'  Voir  la  Maxime  37*".  —  G. 

2  Rapprochez  de  la  Maxime  115*». —  G. 


ET  MAXIMES.  161 

631.  [Rousseau  a  manqué  d'invention  dans  l'expression, 
et  de  grandeur  dans  la  pensée.  Ses  poèmes  manquent  par 
le  fond;  ils  sont  travaillés  avec  art,  mais  froids.] 

63*2.  [Qui  a  plus  écrit  que  César,  et  qui  a  exécuté  de 
plus  grandes  choses  ?  ] 

633.  [On  peut  rendre  l'esprit  plus  vif  et  plus  souple,  de 
même  que  le  corps;  il  n'y  a  pour  cela  qu'à  exercer  l'un, 
comme  on  exerce  l'autre'.] 

63/i.  [Un  homme  éloquent  est  celui  qui,  même  sans  le 
vouloir,  fait  passer  sa  créance  ou  ses  passions  dans  l'esprit 
ou  dans  le  cœur  d' autrui.] 

635.  [Si  un  homme  parle  faiblement,  quand  il  est  animé 
et  à  son  aise,  il  est  impossible  qu'il  écrive  bien.] 

636.  [Qu'un  homme  parle  longuement  d'un  grand  pro- 
cès, qu'il  cite  les  lois,  qu'il  en  fasse  l'application  au  cas  qui 
l'intéresse,  ceux  qui  l'écoutent  croiront  qu'il  est  un  bon 
juge;  qu'un  autre  parle  de  tranchées,  de  glacis  et  de  che- 
mins couverts,  qu'il  crayonne  devant  des  femmes  la  dispo- 
sition d'une  bataille  où  il  n'était  point,  on  dira  qu'il  sait  son 
métier,  et  qu'il  y  a  plaisir  à  l'entendre.  Les  hommes  se 
piquent  de  mépriser  la  science,  et  se  laissent  toujours  im- 
poser par  ses  apparences.] 

637.  [Que  sert  à  un  homme  de  robe,  de  savoir  comme 
on  prend  une  place?  Pourquoi  un  financier  veut- il  appren- 
dre la  mécanique  des  vers?  Si  les  hommes  se  contentaient 
des  connaissances  dont  ils  ont  besoin,  et  qui  entrent  dans 
leur  génie,  ils  auraient  assez  de  temps  pour  les  approfon- 
dir; mais  la  mode  est,  aujourd'hui,  d'avoir  une  teinture 
de  toutes  les  sciences.  Un  homme  qui  n'a  rien  à  dire  sur  un 
autre  métier  que  le  sien,  n'oserait  penser  qu'il  peut  avoir 
de  l'esprit.] 

»   Voij-  la  Ma\im'>  lO'i*.    -    C. 


462  KÉFLEXIOÎSS 

638.  [J'approuverais  fort  la  science  universelle,  si  les 
hommes  en  étaient  capables;  mais  j'estime  plus  un  menui- 
sier, qui  sait  son  métier,  qu'un  bavard,  qui  pense  tout  sa- 
voir, et  qui  ne  possède  rien.] 

639.  [On  n'a  jamais  chargé  l'esprit  des  hommes  d'autant 
de  connaissances  inutiles  et  superficielles  qu'on  le  fait  au- 
jourd'hui ;  on  a  mis  à  la  place  de  l'ancienne  érudition  une 
science  d'ostentation  et  de  paroles.  Qu'avons-nous  gagné  à 
cela?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  être  encore  pédant  comme 
Huet,  et  comme  Ménage?] 

6ZiO.  [Les  gens  du  monde  ont  une  espèce  d'érudition; 
c'est-à-dire  qu'ils  savent  assez  de  toutes  choses  pour  en 
parler  de  travers.  Quelle  manie  de  sortir  des  bornes  de  notre 
esprit  et  de  nos  besoins,  pour  charger  notre  mémoire  de  tant 
de  choses  inutiles!  Et  par  quelle  fatalité  faut-il,  qu'après 
avoir  guéri  d'un  respect  exagéré  pour  la  vraie  érudition, 
nous  soyons  épris  de  la  fausse?] 

6/il.  [Le  duel  avait  un  bon  côté,  qui  était  de  mettre  un 
frein  à  l'insolence  des  grands  ';  aussi,  je  m'étonne  qu'ils 
n'aient  pas  encore  trouvé  le  moyen  de  l'abolir  entière- 
ment.] 

6Zi2.  [Le  peuple  en  vient  aux  mains  pour  peu  de  chose  ; 
mais  les  magistrats  et  les  prêtres  ne  poussent  jamais  leurs 
querelles  jusqu'à  cette  indécence.  La  noblesse  ne  pourrait-, 
elle  en  venir  à  ce  point  de  politesse?  Pourquoi  non,  puis- 
que déjà  deux  corps  aussi  considérables  y  sont  parvenus?] 

6/i3.  [Si  quelqu'un  trouve  que  je  me  contredis,  je  ré- 
ponds :  Parce  que  je  me  suis  trompé  une  fois,  ou  plusieurs 
fois,  je  ne  prétends  point  me  tromper  toujours.] 

6/iZi.  [Quand  je  vois  un  homme  engoué  de  la  raison,  je 
parie  aussitôt  qu'il  n'est  pas  raisonnable.] 

•  Voir  la  note  de  la  page  100.  —  G. 


ET  MAX.IMES.  463 

6/i5.  [J'ai  bonne  opinion  d'un  jeune  homme,  quand  je 
vois  qu'il  a  l'esprit  juste,  et  que,  néanmoins,  la  raison  ne 
le  maîtrise  point  ;  je  me  dis  :  Voici  une  âme  forte  et  auda- 
cieuse ;  ses  passions  la  tromperont  souvent,  mais,  du  moins, 
elle  ne  sera  trompée  que  par  ses  passions,  et  non  par  celles 
d' autrui.] 

6/16.  [Ce  qu'il  y  a  de  plus  embarrassant,  quand  on  n'est 
pas  né  riche,  c'est  d'être  né  fier  '.] 

i5li7.  [On  s'étonne  toujours  qu'un  homme  supérieur  ait 
des  ridicules,  ou  qu'il  soit  sujet  à  de  grandes  erreurs;  et 
moi  je  serais  très-surpris  qu'une  imagination  forte  et  har- 
die ne  fît  pas  commettre  de  très-grandes  fautes.] 

QhS.  [Je  mets  une  fort  grande  différence  entre  faire  des 
sottises  et  faire  des  folies;  un  homme  médiocre  peut  ne 
pas  faire  de  folies,  mais  il  ne  saurait  éviter  de  faire  beau- 
coup de  sottises.] 

6/i9.  [Le  plus  sot  de  tous  les  hommes  est  celui  qui  fait 
des  folies  par  air.] 

650.  [Nous  méprisons  les  fables  de  notre  pays,  et  nous 
apprenons  aux  enfants  les  fables  de  l'antiquité.] 

651.  [Nous  dédaignons  les  fables  de  notre  pays,  et  beau- 
coup de  gens  les  ignorent;  mais  j'espère  qu'elles  feront  un 
jour  partie  de  l'éducation  des  enfants.  Il  est  juste  qu'elles 
aillent  à  nos  neveux,  et  il  faut  bien  que  cela  arrive,  puisque 
nous  apprenons  aujourd'hui,  avec  tant  de  soin,  les  fables 
de  l'antiquité.] 

652.  [L'objet  de  la  prose  est  de  dire  des  choses  ;  mais 
les  sots  s'imaginent  que  la  rime  est  l'unique  objet  de  la 
poésie,  et,  dès  que  leurs  vers  ont  le  nombre  ordinaire  de 
syllabes,  ils  pensent  que  ce  qu'ils  ont  fait  avec  tant  de  peine 
mérite  qu'on  se  donne  celle  de  le  lire.] 

'  r\a])i)roclicz  de  la  Miiximc  5012*'.  —  G. 


464  RÉFLEXIONS 

653.  [Pourquoi  un  jeune  homme  nous  plaît-il  plus  qu'un 
vieillard?  Il  n'y  a  presque  point  d'homme  qui  puisse  se  dire 
pourquoi  il  aime  ou  il  estime  un  autre  homme,  et  pourquoi 
lui-m.ême  s'adore.] 

65/i.  [Un  philosophe  est  un  personnage  froid  ou  un  per- 
sonnage menteur;  il  ne  doit  donc  figurer  qu'un  moment 
dans  un  poème,  qui  doit  être  un  tableau  vrai  et  passionné 
de  la  nature'.] 

655.  [La  plupart  des  grands  hommes  ont  passé  la  meil- 
leure partie  de  leur  vie  avec  d'autres  hommes  qui  ne  les 
comprenaient  point,  ne  les  aimaient  point,  et  ne  les  esti- 
maient que  médiocrement.] 

656.  [N'est-ce  pas  une  chose  singulière  qu'on  ne  puisse 
pas  même  primer  dans  l'art  du  chant  avec  impunité  et  sans 
contestation?] 

657.  [Il  y  a  des  gens  qui,  se  croyant  au  plus  haut  degré 
de  l'esprit,  assurent  qu'ils  aiment  les  bagatelles  et  les  riens, 
que  les  folies  d'Arlequin  les  réjouissent,  qu'ils  aiment  les 
farces,  l'opéra-comique,  et  les  pantomimes  :  pour  moi,  cela 
ne  m'étonne  en  aucune  manière,  et  je  crois  ces  gens-là  sur 
leur  parole.] 

658.  [Quand  je  suis  entré  dans  le  monde,  j'étais  étonné 
de  la  rapidité  avec  laquelle  on  glissait  sur  une  infinité  de 
choses  assez  importantes,  et  je  disais  en  moi-même  :  Ce.s 
gens-ci,  qui  ont  beaucoup  d'esprit,  jugent  qu'il  y  a  beau- 
coup de  réflexions  qu'il  n'est  pas  besoin  d'exprimer,  parce 
qu'ils  voient  tout  d'abord  le  bout  des  choses,  et  ils  ont  raison . 
Je  me  suis  détrompé  depuis,  et  j'ai  vu  qu'en  bonne  compa- 
gnie, on  pouvait  s'étendre  et  s'appesantir,  autant  qu'ail- 
leurs, sur  tous  les  sujets,  pourvu  qu'on  sût  les  choish'-] 

'  Sans  s'en  apercevoir,  Vauvenargues  fait  du  tort  à  la  Henriade  et  aux 
Tragédies  de  Voltaire  ;  je  doute  que  celui-ci  eût  fort  goûté  cette  Maxime.  —  G. 

-  Le  principal  intérêt  de  ces  Maximes  inédites,  notamment  de  celle-ci,  de 
)a  suivante  et  des  ô6l%  662*'  et  603'',  c'est  que  l'auteur  y  est  lui-même  partie 


ET  MAXIMES.  165 

659.  [J'avais  un  laquais,  qui  était  fort  jeune  ;  j'étais  en 
voyage;  il  me  dit  que  je  venais  de  souper  avec  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit.  Je  lui  demandai  à  quoi  il  connaissait 
qu'un  homme  avait  de  l'esprit  :  —  «  C'est  quand  il  dit 
toujours  la  vérité.  —  Voulez-vous  dire  que  c'est  quand  il 
ne  trompe  personne  ?  —  Non,  Monsieur,  mais  quand  il  ne 
se  trompe  pas  lui-même.  »  Je  pensai  aussitôt  que  ce  jeune 
homme  '  pouvait  bien  avoir  lui-même  plus  d'esprit  que 
Voiture  et  que  Benserade;  il  est  bien  sûr,  au  moins,  qu'un 
bel-esprit  n'aurait  pas  rencontré  aussi  juste.] 

660.  [Presque  toutes  les  choses  où  les  hommes  ont  atta- 
ché de  la  honte,  sont  très-innocentes  :  on  rougit  de  n'être 
pas  riche,  de  n'être  pas  noble,  d'être  bossu  ou  boiteux,  et 
d'une  infinité  d'autres  choses  dont  je  ne  veux  pas  parler. 
Ce  mépris,  par  lequel  on  comble  les  disgrâces  des  malheu- 
reux, est  la  plus  forte  preuve  de  l'extravagance  et  de  la  bar- 
barie de  nos  opinions.] 

661.  [Je  ne  puis  mépriser  un  homme,  à  moins  que  je 
n'aie  le  malheur  de  le  haïr  pour  quelque  mal  qu'il  m'a  fait  ; 
je  ne  comprends  pas  le  dédain  paisible  que  Ton  nourrit  de 
sang-froid  pour  d'autres  hommes.] 

662.  [Lorsque  j'ai  été  à  Plombières,  et  que  j'ai  vu  des 
personnes  de  tout  sexe,  de  tout  âge,  et  de  toute  condition, 


intervenante.  Mieux  que  toutes  celles  qu'il  a  publiées,  elles  nous  montrent  le 
procédé  de  Vauvenargues  :  au  théâtre,  en  voj'age,  aux  eaux,  partout,  il 
observait  tout,  et  tous,  jusqu'à  son  laquais.  Il  jetait  d'abord  sur  le  papier 
ses  observations,  telles  qu'il  venait  de  les  recueillir;  puis, lorsqu'il  s'agissait  de 
les  faire  entrer  dans  son  livre,  il  en  ôtait  la  forme  personnelle,  afin  de  leur 
donner  une  couleur  plus  générale.  Le  lecteur  n'aura  qu'à  comparer  la  386^ 
Pensée  avec  ses  trois  variantes,  dont  la  dernière,  seule,  a  été  publiée,  pour 
se  rendre  un  compte  exact  du  procédé  dont  nous  parlons,  et  peut-être  regret- 
tera-t-il  avec  nous  de  n'avoir  pas  pour  toutes  les  Maximes,  comme  pour  celles 
dont  nous  parlons,  l'expression  première  de  la  pensée  de  Vauvenargues.  —  G. 

'  Ce  mot  est  à  noter;  il  marque  le  respect  de  Vauvenargues  pour  l'intelli- 
gence; ici  le  laquais  a  disparu,  l'égalité  est  rétablie.  Ajoutons  que  Vauvenar- 
gues méritait  plus  que  personne  d'avoir  à  son  service  un  homme  d'autant  de 
sens.  N'est-ce  pas  aussi  le  cas  de  ranpeler  que,  veis  le  mO-mc  temps,  il  y  avait 
quelque  part  un  autre  laquais,  qui  s'appelait  J.-J.  Rousseau?  —  G. 


466  RÉFLEXIONS 

se  baigner  humblement  dans  la  même  eau,  j'ai  compris 
tout  d'un  coup  ce  qu'on  m'avait  dit  si  souvent,  et  ce  que 
je  ne  voulais  pas  croire,  que  les  faiblesses  ou  les  malheurs 
des  hommes  les  rapprochent,  et  les  rendent  souvent  plus  so- 
ciables. Des  malades  sont  plus  humains  et  moins  dédaigneux 
que  d'autres  hommes.] 

663.  [Je  remarquai  encore  dans  ces  bains  que  les  nu- 
dités ne  me  touchaient  point;  c'est  parce  que  j'étais  ma- 
lade. Depuis  lors,  quand  je  vois  un  homme  qui  n'est  point 
frappé  de  la  pure  nature,  en  quelque  sujet  que  ce  soit,  je 
dis  que  son  goût  est  malade.] 

Q6!i.  [C'est  quelquefois  peine  perdue,  que  de  traiter  les 
grands  sujets  et  les  vérités  générales.  Que  de  volumes  sur 
l'immortalité  de  l'âme,  sur  l'essence  des  corps  et  des  esprits, 
sur  le  mouvement,  sur  l'espace,  elc.  !  Les  grands  sujets 
imposent  à  l'imagination  des  hommes,  et  l'on  s'attire  le 
respect  du  monde,  en  l'entretenant  de  matières  qui  passent 
la  portée  de  son  esprit  ;  mais  il  y  a  peu  de  ces  discours  qui 
soient  vraiment  utiles.  11  vaut  mieux  s'attacher  à  des  cho- 
ses vraies,  instructives,  et  profitables,  qu'à  ces  grandes 
spéculations,  dont  on  ne  peut  rien  conclure  de  raisonnable 
et  de  décisif.  Les  hommes  ont  besoin  de  savoir  beaucoup 
de  très-petites  choses,  et  il  faut  les  en  instruire  avant 
tout.] 

665.  [Il  ne  faut  point  que  ce  soit  la  finesse  qui  domine 
dans  un  ouvrage.  Un  livre  est  un  monument  public  ;  or, 
tout  monument  doit  être  grand  et  solide.  La  finesse  doit  se 
produire  avec  tant  de  simplicité  qu'on  la  sente,  en  quelque 
manière,  sans  la  remarquer.  Il  n'y  a,  selon  moi,  que  les 
choses  qu'on  ne  peut  dire  uniment,  qu'il  est  permis  dédire 
avec  finesse.] 

666.  [Il  y  a  des  gens  d'un  esprit  naturel,  facile,  abon- 
dant, impétueux,  qui  rejettent  absolument  le  style  court, 
serré,  et  qui  oblige  à  réfléchir;  ils  voudraient  toujours 


ET  MAXIMES.  467 

courir  dans  leurs  lectures,  et  n'être  jamais  arrêtés;  ils  res- 
semblent à  ceux  qui  se  fatiguent  en  se  promenant  trop  len- 
tement.] 

667.  [Lorsqu'on  n'entend  pas  ce  qu'on  lit,  il  ne  faut 
pas  s'obstiner  à  le  comprendre;  il  faut,  au  contraire, 
quitter  son  livre;  on  n'aura  qu'à  le  reprendre  un  autre 
jour  ou  à  une  autre  heure,  et  on  l'entendra  sans  effort. 
La  pénétration,  ainsi  que  l'invention,  ou  tout  autre  ta- 
lent humain,  n'est  pas  une  vertu  de  tous  les  moments; 
on  n'est  pas  toujours  disposé  à  entrer  dans  l'esprit  d'au- 
trui'.] 

668.  [Il  suffit  qu'un  auteur  soit  toujours  sérieux,  et 
humblement  soumis  à  tous  les  préjugés,  pour  qu'on  lui  croie 
l'esprit  beaucoup  plus  juste  qu'à  tous  les  poètes:  je  suis 
persuadé  que  beaucoup  de  gens  croient  Rollin  plus  grand 
philosophe  que  Voltaire.] 

669.  [Les  sophistes  n'estiment  pasFénelon,  parce  qu'ils 
ne  le  trouvent  pas  assez  philosophe;  et  moi  j'aime  mieux 
un  auteur  qui  me  donne  un  beau  sentiment,  qu'un  recueil 
de  pensées  subtiles.] 

670.  [On  voit  des  auteurs  qui  ont  dit  de  grandes  choses; 
mais  on  voit  aussi  qu'ils  les  ont  cherchées;  elles  n'étaient 
pas  dans  leur  esprit;  ils  les  y  ont  appelées  et  ncrustées; 
aussi,  malgré  les  grandes  choses  qu'ils  ont  dites,  on  ne 
peut  se  défendre  de  les  trouver  encore  petits.] 

671.  [On  appelait  Bayard  le  chevalier  sans  peur;  c'est  sur 
ce  modèle  que  sont  faits  la  plupart  des  héros  de  notre  théâtre. 
Autres  sont  les  héros  d'Homère  :  Hector  a,  d'ordinaire,  du 
courage,  mais  il  a  peur  quelquefois.] 

672.  [La  fierté  est  sans  doute  une  passion  fort  théâtrale, 
mais  il  faut  qu'elle  soit  provoquée  :  un  fat  est  insolent,  sans 

«  Voir  la  Maxime  •282'-.  —  G. 


46S  H  Kl' [.EXIONS 

qu'on  l'y  pousse;  mais  une  âme  forte  ne  manifeste  point  sa 
hauteur,  qu'elle  n'y  soit  contrainte  '.j 

(373.  [Les  fautes  de  détail  sont  fautes  de  jugement  :  par 
exemple,  lorsque,  dans  un  poème  dramatique,  les  person- 
nages disent  ce  qu'ils  devraient  taire,  lorsqu'ils  ne  sou- 
tiennent point  leur  caractère,  ou  l'avilissent  par  des  discours 
bas,  ou  longs,  ou  inutiles,  toutes  ces  fautes  sont  contre  le 
jugement.  Qu'un  auteur  fasse  un  plan  judicieux,  mais  qu'il 
pèche  dans  le  détail,  il  ne  va  pas  moins  contre  la  justesse, 
que  celui  qui  réussit  clans  le  détail,  mais  qui  s'est  trompé 
dans  le  plan.] 

67 /i.  [Quand  les  détails  sont  faibles  dans  une  tragédie, 
l'attention  des  spectateurs  se  relâche  nécessairement,  et 
leur  esprit  se  refroidit  si  fort,  que,  s'il  vient  ensuite  une 
grande  beauté,  elle  ne  les  trouve  plus  préparés,  et  manque 
son  impression.  Si  l'on  arrivait  au  théâtre  pour  le  5^  acte 
d'une  tragédie,  serait-on  aussi  touché  de  la  catastrophe,  que 
sil'on  eûtécouté  attentivement  toute  la  pièce,  et  que  si  l'on 
fût  entré  dans  les  intérêts  des  personnages?] 

675.  [S'il  pouvait  y  avoir  une  république  sage,  ce  de- 
vrait être,  ce  semble,  la  république  des  lettres,  puisqu'elle 
n'est  composée  que  de  gens  d'esprit;  mais  qui  dit  une  ré- 
publique, dit  peut-être  un  état  mal  gouverné;  ce  qui 
fait  aussi,  je  crois,  qu'on  y  rencontre  des  vertus  d'un  ca- 
ractère plus  haut;  car  les  hommes  ne  font  jamais  de  si 
grandes  choses,  que  lorsqu'ils  peuvent  faire  impunément 
bien  des  sottises.] 

676.  [L'ambition  est  habileté,  le  courage  est  sagesse,  les 
passions  sont  esprit,  l'esprit  est  science,  ou  c'est  tout  le 
contraire;  car  il  n'y  a  rien  qui  ne  puisse  être  bon  ou  mau- 
vais, utile  ou  nuisible,  selon  l'occasion  et  les  circons- 
tances.] 

1  La  même  pen^iéu  se  retrouve  dans  les  liéflexioiis  sur  Corneille.  —  Voir 
mise  2^1 6.  —  G. 


ET  MAXIMES.  409 

677.  [L'amour  est  plus  violent  que  l'amour-propre,  puis- 
qu'on peut  aimer  une  femme  malgré  ses  mépris.] 

078.  [Je  plains  un  vieillard  amoureux  ;  les  passions  de 
la  jeunesse  font  un  affreux  ravage  dans  un  corps  usé  et 
flétri.] 

079.  [Une  faut  point  apprendre  àdanser  en  cheveux  giis, 
ni  entrer  trop  tard  dans  le  monde.  ] 

680.  [Une  femme  laide,  qui  a  quelque  esprit,  est  sou- 
vent méchante  par  le  chagrin  qu'elle  a  de  n'être  pas  belle, 
quand  elle  voit  que  la  beauté  tient  lieu  de  tout.] 

681.  [Les  femmes  ont,  pour  l'ordinaire,  plus  de  vanité 
que  de  tempérament,  et  plus  de  tempérament  que  de 
vertu.  ] 

682.  [C'est  être  bien  dupe  d'aimer  le  monde,  quand  on 
n'aime  ni  les  femmes,  ni  le  jeu.] 

683.  [Qui  est  aussi  léger  qu'un  Français?  Qui  va,  comme 
lui,  à  Venise,  pour  voir  des  gondoles?  J 

68/i.  [Il  est  si  naturel  aux  hommes  de  tirer  à  soi  et  de 
s'approprier  tout,  qu'ils  s'approprient  jusqu'à  la  volonté  de 
leurs  amis,  et  se  font  de  leurs  complaisances  même  un  titre 
pour  les  dominer  avec  tyrannie  '.] 

685.  [Qui  fait  tant  de  mauvais,  de  ridicules  et  d'insipi- 
des plaisants?  Est-ce  sottise,  ou  malice?  ou  l'un  et  l'autre 
à  la  fois  =*  ?  ] 

686.  [La  même  différence  qui  est  entre  la  franchise  et 
lu  grossièreté,  se  trouve  entre  l'adresse  et  le  mensonge  : 
l'on  n'est  grossier,  ou  menteur,  que  par  quelque  défaut 
d'esprit;  le  mensonge  n'est  que  la  grossièreté  des  hommes 
faux;  c'est  la  lie  de  la  fausseté \] 

<  Rapprochez  de  la  Maxime  179^  —  G. 
-  Voir  la  Maxime  200*^.  --  G. 
"  Voir  la  Maxime  277^  —  G. 


470 


RÉFLEXIONS 


C87.  [L'imperfection  est  le  principe  nécessaire  de  tout 
vice;  mais  la  perfection  est  une,  et  incommunicable.] 

688.  [Que  ceux  qui  ne  peuvent  atteindre  à  la  véritable 
gloire,  s'en  fassent  une  fausse,  rien  ne  me  semble  plus  par- 
donnable; mais  un  homme  qui  a  des  lumières,  et  qui  se 
dissipe  et  s'éteint  dans  des  occupations  frivoles,  me  paraît 
ressembler  à  ces  gens  opulents  qui  se  ruinent  en  colifichets. 
Il  est  le  plus  insensé  de  tous  les  hommes,  s'il  espère  de 
réussir  encore,  dans  son  déclin,  par  les  qualités  qui  lui  ont' 
réussi  dans  ses  beaux  jours  :  les  qualités  les  plus  aimables 
dans  les  jeunes  gens  deviennent  un  opprobre  dans  la  vieil- 
lesse.] 

689.  [La  vieillesse  ne  peut  couvrir  sa  nudité  que  par  la 
véritable  gloire;  la  gloire,  seule,  tient  lieu  des  talents 
qu'une  longue  vie  a  usés  ".] 

690.  [L'espérance  est  le  seul  bien  que  le  dégoût  res- 
pecte.] 

691.  [Une  mode  en  exclut  une  autre;  les  hommes  ont 
l'esprit  trop  étroit  pour  estimer  à  la  fois  plusieurs  choses.] 

69*2.  [Ceux  qui  sauraient  tirer  avantage  de  Tartde  plaire, 
n'en  ont  pas  le  don,  et  ceux  qui  ont  le  don  de  plaire  n'ont 
pas  le  talent  d'en  profiter.  11  en  est  de  même  de  l'esprit, 
des  richesses,  de  la  santé,  etc.  :  les  dons  de  la  nature  et  de 
la  fortune  ne  sont  pas  si  rares  que  l'art  d'en  jouir.] 

693.  [La  meilleure  manière  d'élever  les  princes  serait, 
je  crois,  de  leur  faire  connaître  familièrement  un  grand 
nombre  d'hommes  de  tout  caractère  et  de  tout  état;  leur 
malheur  ordinaire  est  de  ne  point  connaître  leur  peuple. 
On  est  toujours  masqué  autour  d'eux ,  quand  ils  sont  les 
maîtres;  ils  voient  beaucoup  de  sujets,  mais  ne  voient  point 
d'hommes.  De  là,  le  mauvais  choix  des  favoris  et  des  mi- 


'   Voir  la  Maximo  2^i0^  —  G. 


ET  MAXIMES.  471 

nistres,  qui  flétrit  la  gloire  des  princes,  et  ruine  les  peu- 
ples'.] 

69/i.  [Apprenez  à  un  prince  à  être  sobre,  chaste,  pieux, 
libéral,  vous  faites  beaucoup  pour  lui,  mais  peu  pour  son  état; 
vous  ne  lui  enseignez  pas  à  être  roi;  lui  enseigner  à  aimer 
son  peuple  et  sa  gloire,  c'est  lui  inspirera  la  fois  toutes  les 
vertus.] 

695.  [  Il  faut  mettre  de  petits  hommes  dans  les  petits 
emplois;  ils  y  travaillent  de  génie  et  avec  amour-propre; 
loin  de  mépriser  leurs  fonctions  subalternes,  ils  s'en  hono- 
rent. Il  y  en  a  qui  aiment  à  faire  distribuer  de  la  paille,  à 
mettre  en  prison  un  soldat  qui  n'a  pas  bien  mis  sa  cravate, 
ou  à  donner  des  coups  de  canne  à  l'exercice;  ils  sont  ro- 
gnes, suffisants,  altiers,  et  tout  contents  de  leur  petit  poste  ; 
un  homme  de  plus  de  mérite  se  trouverait  humilié  de  ce 
qui  fait  leur  joie,  et  négligerait  peut-être  son  devoir.] 

696.  [Les  soldats  marchent  à  l'ennemi,  comme  les  ca- 
pucins vont  à  matines.  Ce  n'est  ni  l'intérêt  de  la  guerre,  ni 
l'amour  de  la  gloire  ou  de  la  patrie,  qui  animent  aujour- 
d'hui nos  armées;  c'est  le  tambour  qui  les  mène  et  les 
ramène,  comme  la  cloche  fait  lever  et  coucher  les  moines. 
On  se  fait  encore  religieux  par  dévotion,  et  soldat  par  liber- 
tinage; mais,  dans  la  suite,  on  ne  pratique  guère  ses  de- 
voirs que  par  nécessité  ou  par  habitude  \] 

697.  [Il  faut  convenir  qu'il  y  a  des  maux  inévitables:  ainsi, 
on  tue  un  homme,  au  bruit  des  tambours  et  des  trompettes, 
pour  empêcher  la  désertion  dans  les  armées,  et  cette  bar- 
barie est  nécessaire.] 

698.  [Rien  de  long  n'est  fort  agréable,  pas  même  la  vie  ; 
cependant  on  l'aime.] 

699.  [Il  est  permis  de  regretter  la  vie,  quand  on  la  re- 


'  Rapprochez  cette  Maxime  et  la  suivante  des  375f-.'î77«'.  —  C. 
-  Rapprochez  de  Ka  ^|8''  Réflexion,  pa^re  lO'i.  —  G. 


472  UÉI  Li:XIONS 

grette  pour  elle-même,  et  non  par  timidité  devant  la  mort.] 
700.  [Oh  !  qu'il  est  difficile  de  se  résoudre  à  mourir' ÎJ 


701.  Les  premiers  écrivains  travaillaient  sans  modèles,  et  n'emprun- 
taient rien  que  d'eux-mêmes,  ce  qui  fait  qu'ils  sont  inégaux,  et  mêlés 
de  mille  endroits  faibles,  avec  un  génie  tout  divin.  Ceux  qui  ont  réussi 
après  eux  ont  puisé  dans  leurs  inventions,  et  par  là  sont  plus  soute- 
nus ^  ;  nul  ne  trouve  tout  dans  son  propre  fonds. 

702.  Qui  saura  penser  de  soi-même,  et  former  de  nobles  idées,  qu'il 
prenne,  s'il  peut,  hardiment,  la  manière  et  le  tour  des  maîtres  :  toutes 
les  richesses  de  l'expression  appartiennent  de  droit  à  ceux  qui  savent 
les  mettre  à  leur  place. 

703.  Il  ne  faut  pas  craindre  non  plus  de  redire  une  vérité  ancienne  ^, 
lorsqu'on  peut  la  rendre  plus  sensible  par  un  meilleur  tour,  ou  la  join- 
dre à  une  autre  vérité  qui  l'éclaircisse,  et  former  un  corps  de  raisons. 
C'est  le  propre  des  inventeurs  de  saisir  le  rapport  des  choses,  et  de 
savoir  les  rassembler;  et  les  découvertes  anciennes  sont  moins  à  leurs 
premiers  auteurs  qu'à  ceux  qui  les  rendent  utiles. 

70Zi.  On  fait  un  ridicule  à  un  homme  du  monde  du  talent  et  du  goût 
d'écrire  ''.  Je  demande  aux  gens  raisonnables  :  Que  font  ceux  qui  n'é- 
crivent pas  ^  ? 

705.  C'est  un  mauvais  parti  pour  une  femme  que  d'être  coquette  :  il 
est  rare  que  celles  de  ce  caractère  allument  de  grandes  passions;  et  ce 
n'est  pas  à  cause  qu'elles  sont  légères,  comme  on  le  croit  communé- 

*  Dans  la  seconde  édition  de  son  livre,  Vauvenargues,  conseillé  par  Voltaire, 
avait  supprimé  les  Maximes  qui  suivent  (voir  l'Avertissement,  page  373)  ; 
cependant,  les  divers  éditeurs  les  ont  rétablies,  de  leur  chef,  sans  même  en 
avertir  le  lecteur.  Comme  elles  étaient  acquises  à  la  publicité,  nous  en  avons 
déjà  donné  un  grand  nombre,  à  titre  de  variantes  aux  Maximes  remaniées  par 
l'auteur,  et  nous  donnons  ici  les  autres,  mais  en  caractères  plus  petits,  afin 
de  les  distinguer  de  celles  qu'il  maintenait  définitivement.  Nous  y  joignons 
les  notes  inédites  de  Voltaire,  qui  ont  motivé  la  plupart  des  suppressions 
faites  par  Vauvenargues.  Qu'il  n'y  ait  rien  à  regretter  dans  ces  suppres- 
sions, et  que  les  critiques  de  Voltaire  soient  toutes  également  heureuses,  c'est 
ce  dont  le  lecteur  pourra  juger.  —  G. 

^  Add.  :  [«  Nous  qui  ne  savons  pas  les  langues  mortes,  nous  puisons  parmi 
«  ces  derniers;  on  dit  là-dessus  que  rien  n'est  plus  facile;  mais  c'est  une 
erreur  très-injuste.  »] 
3  Rapprochez  de  la  Maxime  398^  —  G. 

*  [Oui,  mais  imprimer?  —  V.] 

^  Dans  les  éditions  précédentes,  cette  Maxime  est  suivie  d'une  pensée  ré- 
pétée, mot  pour  mot,  du  28^  chap.  de  Vlntroduction  à  la  Connaissance  de 
l'Esptit  Itiimain,  ot  que,  pour  cotte  raison,  nous  avons  supprimée.  — G. 


ET  MAXIMES.  473 

ment,  mais  parce  que  personne  ne  veut  être  dupe.  La  vertu  nous  fait 
mépriser  la  fausseté,  et  Tamour-propre  nous  la  fait  haïr. 

706.  Est-ce  force  dans  les  hommes  d'avoir  des  passions,  ou  insuffi- 
sance et  faiblesse?  Est-ce  grandeur  d'être  exempt  de  passions,  ou  mé- 
diocrité de  génie  ?  Ou  tout  est-il  mêlé  de  faiblesse  et  de  force,  de  gran- 
deur et  de  petitesse  '  ? 

707.  Qui  est  [le]  plus  nécessaire  au  maintien  d'une  société  d'hommes 
faibles,  5t  que  leur  faiblesse  a  unis,  la  douceur,  ou  l'austérité?  Il  faut 
employer  l'une  et  l'autre  :  que  la  loi  soit  sévère,  et  les  hommes  indul- 
gents. 

708.  La  sévérité  dans  les  lois  est  humanité  pour  les  peuples;  dans 
les  hommes,  elle  est  la  marque  d'un  génie  étroit  et  cruel  :  il  n'y  a  que 
la  nécessité  qui  puisse  la  rendre  innocente^. 

709.  S'il  n'y  avait  de  domination  légitime  que  celle  qui  s'exerce  avec 
justice,  nous  ne  devrions  rien  aux  mauvais  rois. 

710.  Comptez  rarement  sur  l'estime  et  sur  la  confiance  d'un  homme 
qui  entre  dans  tous  vos  intérêts,  s'il  ne  vous  parle  aussi  des  siens. 

711.  C'est  la  conviction  manifeste  de  notre  incapacité  que  le  hasard 
dispose  si  universellement  et  si  absolument  de  tout.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  rare  dans  le  monde  que  les  grands  talents  et  que  le  mérite  des  em- 
plois :  la  fortune  est  plus  partiale  qu'elle  n'est  injuste  '\ 

712.  Le  mystère  dont  on  enveloppe  ses  desseins  marque  quelquefois 
plus  de  faiblesse  que  l'indiscrétion,  et  souvent  nous  fait  plus  de  tort  ^. 

713.  Ceux  qui  font  des  métiers  infâmes,  comme  les  voleurs,  les  fem- 
mes perdues,  se  font  gloire  de  leurs  crimes,  et  regardent  les  honnêtes 

*  Ici,  Vauvenargues  ne  conclut  pas;  mais,  partout  ailleurs,  il  déclare  que 
le  manque  de  passions  n'est  que  faiblesse,  et  médiocrité  de  (jénie.  — G. 

2  Rapprochez  cette  Maxime  et  la  précédente  des  392«-395^  —  G. 

^  [Obscur,  et  peu  hé.  —  V.]  —  Cette  pensée  est  obscure;  l'auteur  veut 
dire,  je  crois,  que  c'est  la  conviction  que  nous  avons  de  notre  incapacité,  qui 
nous  fait  abandonner  tant  de  choses  au  hasard.  Il  n'y  a  rien  de  plus  rare 
dans  le  monde,  dit-il  ensuite,  que  les  grands  talents  et  que  le  mérite  des 
emplois  .  le  mérite  des  emplois  est  une  ellipse  forcée.  L'auteur  ajoute  ;  la 
fortune  est  plus  partiale  quelle  n'est  injuste,  c'est-à-dire  qu'entre  des  con- 
currents sans  moyens,  elle  n'est  pas  injuste  en  refusant  un  emploi  à  tel  qui 
ne  le  mérite  pas,  mais  partiale,  en  l'accordant  à  tel  autre,  qui  ne  le  mérite 
])as  davantage.  —  S.  —  Suard  explique  très-bien  la  dernière  phrase  ;  mais  il 
n'a  pas  compris  la  première;  conviction  est  employé  par  Vauvenargues  dans 
le  sens  de  preuve,  et,  en  substituant  ce  dernier  mot  à  l'autre,  la  phrase  de- 
vient très-claire.  —  G. 

*  Rapprochez  de  la  Maxime  lOV.  —  G. 


174  RÉFLEXIONS 

gens  comme  des  dupes  :  la  plupart  des  hommes,  dans  le  fond  du  cœur, 
méprisent  la  vertu,  peu  la  gloire  ^ 

71/i.  La  Fontaine  était  persuadé  %  comme  il  le  dit,  que  l'apologue 
était  un  art  divin  :  jamais  peut-être  de  véritablement  grands  hommes 
ne  se  sont  amusés  à  tourner  des  fables. 

715.  Une  mauvaise  préface  allonge  considérablement  un  mauvais 
livre;  mais  ce  qui  est  bien  pensé  est  bien  pensé,  et  ce  qui  est  bien  écrit 
est  bien  écrit ^. 

716.  Ce  sont  les  ouvrages  médiocres  qu'il  faut  abréger  :  je  n'ai  jamais 
vu  de  préface  ennuyeuse  devant  un  bon  livre. 

717.  Toute  hauteur  affectée  est  puérile;  si  elle  se  fonde  sur  des  titres 
supposés,  elle  est  ridicule;  et  si  ces  titres  sont  frivoles,  elle  est  basse  *  : 
le  caractère  de  la  vraie  hauteur  est  d'être  toujours  à  sa  place  l 

718.  Nous  n'attendons  pas  d'un  malade  qu'il  ait  l'enjouement  de  la 
santé  et  la  force  du  corps;  s'il  conserve  même  sa  raison  jusqu'à  la  fin, 
nous  nous  en  étonnons;  et  s'il  fait  paraître  quelque  fermeté,  nous  di- 
sons qu'il  y  a  de  l'affectation  dans  cette  mort  :  tant  cela  est  rare  et 
difficile.  Cependant,  s'il  arrive  qu'un  autre  homme  démente,  en  mou- 
rant, ou  la  fermeté,  ou  les  principes  qu'il  a  professés  pendant  sa  vie; 
si,  dans  l'état  du  monde  le  plus  faible,  il  donne  quelque  marque  de  fai- 
blesse.... ô  aveugle  malice  de  l'esprit  humain!  il  n'y  a  point  de  con- 
tradictions si  manifestes  que  l'envie  n'assemble  pour  nuire  ^. 

<  [Cela  est-il  bien  vrai?  —  V.]  —  Var.  :  [  «  II  n'est  donc  pas  décidé  qu'ils 
«  soient  plus  sensibles  au  gain  qu'à  riionneur,  tel  qu'ils  l'imaginent.  »] 

-  On  ne  voit  pas  quelle  est  la  liaison  des  deux  parties  de  cette  Maxime,  ce 
qui  la  rend  très-obscure.  En  disant  que  jamais  de  véritablement  grands 
hommes  ne  se  sont  amusés  à  tourner  des  fables,  veut-il  dire  que  c'est  un  art 
dHîisHnct,  d'inspiration?  Mais  cela  pourrait  se  dire  de  beaucoup  d'autres 
genres  de  talents  poétiques.  Faut-il  le  prendre  dans  un  sens  défavorable?  On 
a  peine  à  le  concevoir  d'après  les  éloges  qu'il  donne  à  La  Fontaine  dans  ses" 
Réflexions  sur  les  poètes.  On  voit  plus  vivement  encore,  dans  ses  Lettres  à 
Voltaire ,  l'admiration  que  lui  inspirait  le  talent  de  La  Fontaine,  qu'il  a 
môme  défendu  contre  Voltaire.  — S.  —  La  liaison  des  deux  parties  de  cette 
pensée  est  immédiate.  Vauvenargues  faisait  grand  cas  du  génie  de  La  Fon- 
taine (voir  la  l'^''  Réflexion  critique^  page  233),  mais  il  n'estimait  que  médio- 
crement la  fable,  de  même  que  le  roman^  Vallégorie  et,  en  général,  tous  les 
genres  de  fiction.  —  (Voir  des  Romans,  page  70  ;  Sur  le  merveilleux,  page  102, 
et  un  passage  sur  les  Allégories  de  Rousseau,  page  260.)  Du  reste,  Voltaire 
qui,  certes,  n'était  pas  prévenu  en  faveur  de  La  Fontaine,  trouvait  cette  ré- 
flexion mauvaise  (exemplaire  d'Aix),  et  c'est  lui  qui  l'a  fait  retrancher  à  Vau- 
venargues. —  G. 

^  [Mauvais.  —  V.] 

4  iNon.  — V.] 

•"•  Voyez  la  Maxime  G72*-'.  —  G. 

*'  Rapprochez  de  la  Maxime  J/il*.  — G. 


ET  MAXIMES.  475 

719.  On  n'est  pas  appelé  à  la  conduite  des  grandes  affaires,  ni  aux 
sciences ,  ni  aux  beaux-arts,  ni  à  la  vertu ,  quand  on  n'aime  pas  ces 
choses  pour  elles-mêmes,  indépendamment  de  la  considération  qu'elles 
attirent  ;  on  les  cultiverait  donc  inutilement  dans  ces  dispositions  :  ni 
l'esprit,  ni  la  vanité,  ne  peuvent  donner  le  génie'. 

720.  Les  femmes  ne  peuvent  comprendre  qu'il  y  ait  des  hommes  dés- 
intéressés à  leur  égard  ^. 

721.  Il  n'est  pas  libre  à  un  homme  qui  vit  dans  le  monde  de  n'être 
pas  galant''. 

722.  Quels  que  soient  ordinairement  les  avantages  de  la  jeunesse,  un 
jeune  homme  n'est  pas  bien  venu  auprès  des  femmes,  jusqu'à  ce  qu'elles 
en  aient  fait  un  fat  *. 

723.  Il  est  plaisant  qu'on  ait  fait  une  loi  de  la  pudeur  aux  femmes, 
qui  n'estiment  dans  les  hommes  que  l'effronterie. 

72/i.  On  ne  loue  une  femme  ni  un  auteur  médiocre  comme  eux-mêmes 
se  louent. 

725.  Une  femme  qui  croit  se  bien  mettre  ne  soupçonne  pas,  dit  un 
auteur,  que  son  ajustement  deviendra  un  jour  aussi  ridicule  que  la 
coiffure  de  Catherine  de  JVlédicis  :  toutes  les  modes  dont  nous  sommes 
prévenus  vieilliront  peut-être  avant  nous,  et  même  le  bon  ton  ^. 

726.  Il  y  a  peu  de  choses  que  nous  sachions  bien  *5. 

727.  Si  on  n'écrit  point  parce  qu'on  pense",  il  est  inutile  de  penser 
pour  écrire. 

728.  Tout  ce  qu'on  n'a  pensé  que  pour  les  autres  est  ordinairement 
peu  naturel  ^. 

729.  La  clarté  est  la  bonne  foi  des  philosophes^. 

730.  La  netteté  est  le  vernis  des  maîtres  *^. 

731.  La  netteté  épargne  les  longueurs,  et  tient  lieu  de  preuves  aux 
idées  ". 

732.  La  marque  d'une  expression  propre  est  que ,  même  dans  les 
équivoques,  on  ne  puisse  lui  donner  qu'un  sens  *  ^. 


i_3_3_4_s  [Faible. —  V.] 
^'  [La  belle  nouvelle  !  —  V.] 
■  [Louche.  —  V.] 

8  Var.  :  «  11  n'y  a  rien  de  si  froid  au  monde  que  ce  qu'on  a  pensé  pour  les 
«  autres.  » 
9_to.u  [Mauvais.  — V.] 
'-'  [Loucho.  — V.] 


476  RÉFLEXIONS 

7.')3.  Les  grands  philosophes  sont  les  génies  de  la  raison  '. 

734.  Pour  savoir  si  une  pensée  est  nouvelle,  il  n'y  a  qu'à  l'exprimer 
bien  simplement  ^. 

735.  Il  y  a  peu  de  pensées  synonymes,  mais  beaucoup  d'appro- 
chantes^. 

736.  Lorsqu'un  bon  esprit  ne  voit  pas  qu'une  pensée  puisse  être  utile, 
il  y  a  grande  apparence  qu'elle  est  fausse  *. 

737.  Nous  recevons  quelquefois  de  grandes  louanges,  avant  d'en  mé- 
riter de  raisonnables. 

738.  Les  réputations  mal  acquises  se  changent  en  mépris. 

739.  L'espérance  est  le  plus  utile  ou  le  plus  pernicieux  des  biens. 

7/i0.  L'erreur  est  la  nuit  des  esprits,  et  le  piège  de  l'innocence  ^. 

7/il.  Les  demi-philosophes  ne  louent  Terreur,  que  pour  faire,  malgré 
eux,  les  honneurs  de  la  vérité  ^, 

7/i2.  C'est  être  bien  impertinent  de  vouloir  faire  croire  qu'on  n'a  pas 
assez  d'illusions  pour  être  heureux. 

7/i3.  Celui  qui  souhaiterait  sérieusement  des  illusions,  aurait  au-delà 

de  ses  vœux. 

• 

7lik.  Les  corps  politiques  ont  leurs  défauts  inévitables,  comme  les 
divers  âges  de  la  vie  humaine.  Qui  peut  garantir  la  vieillesse  des  infir- 
mités, hors  la  mort  "  ? 

7/i5.  La  sagesse  est  le  tyran  des  faibles  ^. 

7/i6.  Les  regards  affables  ornent  le  visage  des  rois. 


*  Ici,  Voltaire  emploie  ironiquement  l'affirmation  allemande  ia,  comme 
pour  signifier  que  la  proposition  de  Vauvenargues  va  de  soi,  et  n'a  pas  besoin 
d'être  énoncée.  —  G. 

■^  [Non.  — V.] 

'-  [On  le  sait.  —  V.] 

*  [Fausse,  non;  mais  fade.  —  V.] 
3  [Obscur.  — V.] 

«-■'  [Faible.  — V.] 

*  [Obscur.  —  V.]  —  Il  faut  chercher  dans  quelques  Maximes  précédentes, 
notamment  dans  la  20*  et  ses  variantes,  l'explication  de  celle-ci.  Vauvenar- 
gues ne  fait  pas  grand  état  de  la  raison,  de  la  réflexion,  de  la  prudence,  de 
la  sagesse.,  etc.  :  il  leur  préfère  le  sentiment,  Vinstinct,  le  courage,  ou  ce  qu'il 
appelle  la  vertu,  en  prenant  le  mot  dans  le  sens  de  force  active;  et,  comme 
il  a  déclaré  plus  haut  que  la  raison  est  inutile  ou  impuissante  pour  les  faibles, 
il  déclare  ici  que  la  sagesse  n'est  bonne  qu'à  les  tourmenter,  sans  profit  pour 
eux,  parce  que  la  faiblesse  est  un  mal  sans  remède.  —  Voir  aussi  la 
Maxime  /(30'',  et  la  note  qui  s'y  rapporte.  —  G. 


\:T  maximes.  477 

7^7.  La  licence  étend  toutes  les  vertus  et  tous  les  vices'. 

7/i8.  La  paix  rend  les  peuples  plus  heureux,  et  les  hommes  plus 
faibles. 

7Û9.  Le  premier  soupir  de  Pcnfance  est  pour  la  liberté. 

750.  L'indolence  est  le  sommeil  des  esprits. 

751.  Les  passions  [les]  plus  vives  sont  celles  dont  rol)jet  est  le  plus 
prochain,  comme  le  jeu,  l'amour,  etc. 

752.  Lorsque  la  beauté  règne  sur  les  yeux,  il  est  probable  qu'elle 
règne  encore  ailleurs  ^. 

753.  Tous  les  sujets  de  la  beauté  ne  connaissent  pas  leur  souveraine  '. 

75/i.  Si  les  faiblesses  de  l'amour  sont  pardonnables,  c'est  principa- 
lement aux  femmes,  qui  régnent  par  lui. 

755.  La  constance  est  la  chimère  de  l'amour*. 

756.  Ceux  qui  ne  sont  plus  en  état  de  plaire  aux  femmes,  et  qui  le 
savent,  s'en  corrigent^. 

757.  Les  premiers  jours  du  printemps  ont  moins  de  grâce  que  la  vertu 
naissante  d'un  jeune  homme''. 

758.  Les  feux  de  l'aurore  ne  sont  pas  si  doux  que  les  premiers  regards 
de  la  gloire  '. 

759.  L'utilité  de  la  vertu  est  si  manifeste,  que  les  méchants  la  prati- 
quent par  intérêt. 

760.  Rien  n'est  si  utile  que  la  réputation,  et  rien  ne  donne  la  répu- 
tation si  sûrement  que  le  mérite  ^. 


'  La  pensée  de  Vauven argues  est  que  :  si  la  liberté  illimitée  étend  tous  les 
vices ^  elle  étend  aussi  toutes  les  vertus;  dans  la  675"  Maxime,  il  dit  à  pou 
près  de  même  que  les  hommes  ne  font  jamais  de  si  grandes  choses,  que  lors- 
qu'ils peuvent  faire  impunément  bien  des  sottises.  Tel  est  son  goût  pour  le 
mouvement,  que  la  licence  môme  ne  lui  déplaît  pas;  les  5''  et  42*^  Caractères 
[Lentulus  et  Clodius)  en  fournissent  la  preuve,  et  pourraient  servir  de  com- 
mentaire aux  deux  Maximes  dont  nous  parlons.  —  G. 

2  [Mauvais.  —  V.] 

3  [Obscur. — V.j  —  La  Maxime  625'"  fait  comprendre  celle-ci.  — G. 
*  [Trivial.  —  V.  1 

'*  [Commun.  — V.] 

6-"  [Faible;  poésie. ^—V.] — Voilà  les  deux  célèbres  Maximes  dont  nous 
|)arlons  dans  notre  Eloqe;  Voltaire  les  biffe  sur  l'exemplaire  d'Aix,  et  Vau- 
venargucs  les  met  au  rebut;  en  effet,  elles  ont  disparu  de  la  2*'  édition. 
—  Voir  la  note  de  la  Maxime  159'.  —  G. 

^  Var.  :  «  Qui  fait  plus  do  fortunes  que  la  réputation  ?  et  qui  donne  si  sùrc- 
«  ment  la  rrjiutation  que  le  mérite?  » 


478  RÉFLEXIONS 

761.  La  g/oire  est  la  preuve  de  la  vertu. 

762.  La  trop  grande  économie  fait  plus  de  dupes  que  la  profusion  '. 

763.  La  libéralité  de  l'indigent  est  nommée  prodigalité. 
76/i.  La  profusion  n'avilit  que  ceux  qu'elle  n'illustre  pas. 

765.  Si  un  homme,  obéré  et  sans  enfants,  se  fait  quelques  rentes  via- 
gères, et  jouit  par  celte  conduite  des  commodités  de  la  vie,  nous  disons 
que  c'est  un  fou  qui  a  mangé  son  bien. 

766.  La  libéralité  et  l'amour  des  lettres  ne  ruinent  personne;  mais 
les  esclaves  de  la  fortune  trouvent  toujours  la  vertu  trop  achetée. 

767.  On  fait  bon  marché  d'une  médaille,  lorsqu'on  n'est  pas  curieux 
d'antiquités  :  ainsi,  ceux  qui  n'ont  pas  de  sentiment  pour  le  mérite, 
ne  tiennent  presque  pas  de  compte  des  plus  grands  talents. 

768.  Le  grand  avantage  des  talents  paraît  en  ce  que  la  fortune,  sans 
mérite,  est  presque  inutile. 

769.  On  tente  d'ordinaire  sa  fortune  par  les  talents  qu'on  n'a  pas. 

770.  Il  vaut  mieux  déroger  à  sa  qualité  qu'à  son  génie  :  ce  serait  être 
fou  de  conserver  un  état  médiocre,  au  prix  d'une  grande  fortune  ou  de 
la  gloire  ^, 

771.  Il  n'y  a  point  de  vice  qui  ne  soit  nuisible,  dénué  d'esprit  ^. 

11%  J'ai  cherché  s'il  n'y  avait  point  de  moyen  de  faire  sa  fortune 
sans  mérite,  et  je  n'en  ai  trouvé  aucun*. 

773.  Moins  on  veut  mériter  sa  fortune,  plus  il  faut  se  donner  de  peine 
pour  la  faire. 

11  h.  Les  beaux-esprits  ont  une  place  dans  la  bonne  compagnie, 
mais  la  dernière. 


>  Rapprochez  cette  Maxime,  et  les  quatre  suivantes,  de  la  51'.  —  G. 

"■^  Voltaire  trouve  cette  Maxime  obscure.  Rappelons  que  Vauvenargiies 
l'écrivait,  sans  doute,  au  moment  où  il  aspirait  à  la  gloire  des  lettres;  elle 
devient  très-claire.  —  G. 

3  Cette  Maxime  laisse  à  penser,  par  contre,  que  le  vice,  accompagné  de 
quelque  esprit,  peut  encore  être  utile,  et,  en  effet,  Vauvenargues  a  plusieurs 
fois  exprimé  cette  idée,  sous  différentes  formes.  (Voir  la  4"  note  de  la  page  53.) 
—  G. 

*  Var.:  «  J'ai  cherché  s'il  n'y  avait  aucun  moyen  de  faire  sa  fortune  sans 
((  mérite;  et,  me  proposant  tour  à  tour  le  service  des  grands,  celui  des 
«  femmes,  la  souplesse  et  l'adulation,  etc.,  j'ai  conclu  de  tous  ces  chemins 
«  ce  qu'on  dit  ordinairement  des  jeux  de  hasard,  qu'ils  ne  conviennent 
«  proprement  qu'à  ceux  qui  n'ont  rien  à  perdre.  »  —  Happrochcz  des 
Maximes  380^,  700%  et  768^  —  G. 


ET  MAXIMES.  479 

775.  Les  sols  usent  (les  gens  d'esprit  comme  les  petits  liommes  por- 
tent de  grands  talons  '. 

776.  Il  y  a  des  hommes  dont  il  vaut  mieux  se  taire  que  de  les  louer 
selon  leur  mérite*. 

777.  Il  ne  faut  pas  tâcher  de  contenter  les  envieux. 

778.  Le  mépris  de  notre  nature  est  une  erreur  de  notre  raison  ^. 

779.  Un  peu  de  café  après  le  repas  fait  qu'on  s'estime  ;  il  ne  faut  aussi, 
quelquefois,  qu'une  petite  plaisanterie  pour  abattre  une  grande  pré- 
somption. 

780.  On  oblige  les  jeunes  gens  à  user  de  leurs  biens  comme  s'il  était 
sur  qu'ils  dussent  vieillir. 

781.  A  mesure  que  l'âge  multiplie  les  besoins  de  la  nature,  il  res- 
serre ceux  de  l'imagination. 

782.  Tout  le  monde  empiète  sur  un  malade,  prêtres,  médecins,  do- 
mestiques, étrangers,  amis;  et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  sa  garde  qui  ne  se 
croie  en  droit  de  le  gouverner  '*. 

783.  Quand  on  devient  vieux,  il  faut  se  parer  ^. 

78/i.  L'avarice  annonce  le  déclin  de  l'àge  et  la  fuite  précipitée  des 
plaisirs. 

785.  L'avarice  est  la  dernière  et  la  plus  absolue  de  nos  passions. 

786.  Les  plus  grands  ministres  ont  été  ceux  que  la  fortune  avait 
placés  le  plus  loin  du  ministère  <^. 

787.  La  science  des  projets  consiste  à  prévenir  les  difficultés  de 
Texécution. 

788.  La  timidité  dans  l'exécution  fait  échouer  les  entreprises  témé- 
raires ". 

789.  On  promet  beaucoup,  pour  se  dispenser  de  donner  peu  ^. 

•  |Un  sot  est-il  jamais  monté  sur  un  homme  d'esprit?  —  V.] 

-  C'est-à-dire,  je  crois,  qu'il  y  a  des  gens  dont  le  mérite  est  dans  un  genre 
si  frivole  et  si  misérable,  que  les  louer  selon  leur  mérite  serait  les  rendre 
ridicules.  —  S. 

^  Rapprochez  des  Maximes  75^,  285%  /i58%  ^j6Pet  liQ3^  ;  cette  idée  est  chère 
à  Vauvenargues.  —  G. 

4-^  [Faible.  —W^ 

'*  La  môme  pensée  se  retrouve,  presque  en  niCmos  termes,  dans  la  lettre 
de  Vauvenargues  au  Roi,  datée  d'Arras,  le  12  décembre  17.'io.  —  G. 

'-^  [Commun. — Y.j 


480  KtILEXIO.NS 

790.  L'inlérèl  et  la  paresse  anéantissent  les  promesses  quelquefois 
sincères  de  la  vanité  '. 

791.  La  patience  obtient  quelquefois  des  lioinnies  ce  qu'ils  n'ont  ja- 
mais eu  l'intention  d'accorder  -^  ;  l'occasion  peut  même  obliger  les  plus 
trompeurs  à  effectuer  de  fausses  promesses. 

792.  Les  dons  intéressés  sont  importuns. 

793.  S'il  était  possible  de  donner  sans  perdre,  il  se  trouverait  encore 
des  hommes  inaccessibles. 

79/i.  L'impie  endurci  dit  à  Dieu  :  Pourquoi  as-tu  fait  des  miséra- 
bles 5  ? 

795.  Les  avares  ne  se  piquent  pas  ordinairement  de  beaucoup  de 

choses  *. 

796.  La  folie  de  ceux  qui  réussissent  est  de  se  croire  habiles. 

797.  La  raillerie  est  l'épreuve  de  l'amour-propi'e. 

798.  La  gaîté  est  la  mère  des  saillies. 

799.  Les  sentences  sont  les  saillies  des  philosophes. 

800.  Les  hommes  pesants  sont  opiniâtres. 

801.  Nos  idées  sont  plus  imparfaites  que  la  langue. 

802.  La  langue  et  l'esprit  ont  leurs  bornes  ;  la  vérité  est  inépuisable. 

803.  La  nature  a  donné  aux  hommes  des  talents  divers  :  les  uns  nais- 
sent pour  inventer,  et  les  autres  pour  embellir;  mais  le  doreur  attire 
plus  de  regards  que  l'architecte. 

SOli.  Un  peu  de  bon  sens  ferait  évanouir  beaucoup  d'esprit. 

805.  Le  caractère  du  faux-espi-it  est  de  ne  paraître  qu'aux  dépens  de 
la  raison. 

806.  On  est  d'autant  moins  raisonnable- sans  justesse,  qu'on  a  plus 
d'esprit  ^. 

'--  [Commun.  —  V.] 

"'  C'est  demander  à  Dieu  pourquoi  il  a  fait  des  hommes;  car  s'il  y  avait 
seulement  deux  êtres  parfaitement  heureux,  il  y  aurait  deux  dieux,  ce  qui 
impliquerait  contradiction.  Puisqu'il  existe  des  êtres  qui  ne  sont  pas  de^ 
dieux,  il  doit  exister  des  malheureux.  —  F.  — Mais  si  l'on  demandait  à  M.  de 
Fortia  :  pourquoi  les  uns,  plutôt  que  les  autres?  —  G. 

*  Sans  doute,  parce  que  toutes  leurs  passions  sont  concentrées  en  une 
seule,  ou  peut-être  parce  qu'ils  craindraient  qu'on  ne  les  crût  riches.  — G. 

^  C'est-à-dire  que,  lorsqu'on  n'a  point  de  jugement,  plus  on  a  d'e'^prit  et 
plus  on  déraisonne.  —  S. 


ET  MAXIMES  481 

807.  L'esprit  a  besoin  d'être  occupé;  et  c'est  une  raison  de  parler 
beaucoup,  que  de  penser  peu. 

808.  Quand  on  ne  sait  pas  s'entretenir  et  s'amuser  soi-même,  on  veut 
entretenir  et  amuser  les  autres. 

809.  Vous  trouverez  fort  peu  de  paresseux  que  l'oisiveté  n'incom- 
mode; et,  si  vous  entrez  dans  un  café,  vous  verrez  qu'on  y  joue  aux 
dames. 

810.  Les  paresseux  ont  toujours  envie  de  faire  quelque  chose. 

811.  La  raison  ne  doit  pas  régler,  mais  suppléer  la  vertu. 

812.  Socrate  savait  beaucoup  moins  que  Bayle  et  que  F.  *  ;  il  y  a  peu 
de  sciences  utiles. 

813.  Aidons-nous  des  mauvais  motifs  pour  nous  fortifier  dans  les 
bons  desseins  ^. 

81/i.  Les  conseils  les  plus  faciles  à  pratiquer  sont  les  plus  utiles  ^. 

815.  Conseiller,  c'est  donner  aux  hommes  des  motifs  d'agir  qu'ils 
ignorent  *. 

816.  Nous  nous  défions  de  la  conduite  des  meilleurs  esprits,  et  nous 
ne  nous  défions  pas  de  nos  conseils  ^. 

817.  L'âge  peut-il  donner  droit  de  gouverner  la  raison  ? 

818.  Nous  croyons  avoir  droit  de  rendre  un  homme  heureux  à  ses 
dépens,  et  nous  ne  voulons  pas  qu'il  l'ait  lui-même.» 

1  Fontenelle.  —  G.  —  L'auteur  veut  dire  que  Socrate  était  plus  sage,  et 
Bayle  plus  savant.  La  vie  de  ces  deux  hommes  a  été  si  différente,  qu'elle  ne 
peut  guère  être  mise  en  opposition,  et  il  fallait  un  fait  pins  évident  pour 
prouver  qu'il  y  a  peu  de  sciences  utiles.  Sans  doute,  celui  qui  n'est  que  sa- 
vant, et  qui  reste  enfermé  dans  son  cabinet,  sans  instruire  ses  semblables 
par  un  ouvrage  véritablement  utile,  ne  vaut  pas  l'homme  vertueux  qui  a  lu 
peu  de  livres,  mais  qui  a  consacré  sa  vie  à  faire  du  bien  à  ses  semblables.  Si 
cette  vérité  est  celle  que  l'auteur  a  voulu  prouver  par  cette  Maxime,  elle 
n'avait  besoin  que  d'ôtre  énoncée  ;  mais  il  semble  que  Vauvenargues  avait 
une  sorte  d'animosité  contre  Bayle.  —  F.  —  Vauvenargues  n'a  pas  plus  d'a?ii~ 
mosité  contre  Bayle  que  contre  Fontenelle;  mais  il  n'a  jamais  varié  dans 
cette  opinion  que  le  bon  sens  vaut  mieux  que  le  savoir,  de  même  que  l'instinct, 
ou  le  sentiment,  vaut  mieux  que  la  raison.  Voltaire  ne  reprend  rien  à  cette 
Maxime,  quant  au  fond  ;  il  remarque  seulement  qu'elle  n'est  pas  bien  écrite. 
—  G. 

-  [Mauvais.  — V.]  —  Rapprochez  de  la  Maxime  157^;  voir  aussi  la  4*  note 
de  la  page  53.  —  G. 

^-^  [Commun,  mauvais. — V.] 

s  [Obscur.  —  V.  ]  —  Voici,  je  crois,  le  sens  de  cette  pensée,  dont,  en  effet, 
l'expression  n'est  pas  assez  nette  :  Nous  ne  voulons  nous  laisser  gouverner 
par  personne  y  mais  nous  n'en  voulons  pas  moins  gouverner  les  autres.  —  Gc 

31 


182  REFLE.VIOJNS 

819.  Si  un  lioniine  est  souvent  malade,  et  qu'ayant  mangé  une  cerise, 
il  soit  enrhumé  le  lendemain,  on  ne  manque  pas  de  lui  dire,  pour  le 
ronsoler,  que  cesl  sa  faute  '. 

820.  Il  y  a  plus  de  sévérité  que  de  justice. 

8'2i.  11  faudrait  qu'on  nous  pardonnât,  au  moins,  les  fautes  qui  n'en 
seraient  pas,  sans  nos  malheurs. 

822.  L'adversité  fait  beaucoup  de  coupables  et  d'imprudents. 

823.  On  n'est  pas  toujours  si  injuste  envers  ses  ennemis  qu'envers 
ses  proches  -. 

82^1.  La  haine  des  faibles  n'est  pas  si  dangereuse  que  leur  amitié  ^. 

825.  En  amitié,  en  mariage,  en  amour,  en  tel  aulj-e  commerce  que 
ce  soit,  nous  voulons  gagner;  et,  comme  le  commerce  des  parents,  des 
frères,  des  amis,  des  amants,  etc.,  est  plus  continu,  plus  étroit  et  plus 
\if  que  tout  autre,  il  ne  faut  pas  être  surpris  d'y  trouver  plus  d'ingra- 
titude et  d'injustice. 

826.  La  haine  n'est  pas  moins  volage  que  l'amitié. 

827.  La  pitié  est  moins  tendre  que  l'amour. 

828.  Les  choses  que  Ton  sait  le  mieux  sont  celles  qu'on  n'a  pas 
apprises  *.  > 

829.  Au  défaut  des  choses  extraordinaires,  nous  aimons  qu'on  nous 
propose  à  croire  celles  qui  en  ont  l'air. 

830.  L'esprit  développe  les  simplicités  du  sentiment,  pour  s'en  attri- 
buer l'honneur^. 

«  [Trivial.  —  V.]  —  P»approclicz  de  la  Maxime  559''.  —  G. 

2  [Mauvais.  — V.J  —  Cette  Maxime  n'est  pas  aussi  mauvaise  que  le  dit  Vol- 
taire, pour  ceux  qui  l'entendent  à  demi-mot  :  Vauvenargues  avait  à  se  plaindre, 
de  SCS  proches^  qui  ne  se  défiaient  pas  de  leurs  conseils  (Maxime  816*),  qui, 
par  leur  âge,  se  croyaient  en  droit  de  gouverner  sa  raison  (Maxime  81 7^),  qui 
voulaient  le  rendre  heureux  à  ses  dépens  (Maxime  818^),  en  cherchant  à  le 
retenir,  malgré  lui,  en  Provence  (voir  la  3^  note  de  la  page  371),  qui  lui  repro- 
chaient la  cerise  imprudemment  mangée  (Maxime  819^),  qui  se  montraient, 
à  son  égard,  plus  sévères  quQ.  justes  (Maxime  820''),  qui  lui  reprochaient  des 
fautes  qui  n'en  eussent  pas  été,  sans  ses  malheurs  (Maximes  821'"),  car  c'est 
Vadversité^  seule,  qui  l'a  fait  paraître  imprudent  et  coupable  (Maxime  822*), 
tandis  que  le  succès  l'eût  justifié.  Rien  n'est  plus  logique  et  plus  intéressant 
que  cette  suite  de  pensées  qui  s'expliquent  les  unes  par  les  autres.  —  G. 

5  [Commun.  —  V.]    ■ 

'*'  [On  a  cependant  appris  à  lire.  —  V.J 

••  [Mauvais.  —  V..]  —  Voir  la  Maxime  ^75'^,  qui  ne  ditlcre  de  celle-ci  que 
que  par  deux  mots.  —  G. 


LT  MAXhMLS.  483 

831.  On  lourne  une  pensée  comme  un  liabil,  pour  s'en  servir  plu- 
sieurs fois'. 

832.  Nous  sommes  flattés  ([u'on  nous  propose  comme  un  mystère  ce 
que  nous  avons  pensé  naturellement. 

833.  Ce  qui  fait  qu'on  goûte  médiocrement  les  philosophes,  c'est 
qu'ils  ne  nous  parlent  pas  assez  des  choses  que  nous  savons. 

Soli.  La  paresse  et  la  crainte  de  se  compromettre  ont  introduit  Thon- 
nèteté  dans  la  dispute. 

835.  Quelque  mérite  qu'il  puisse  y  avoir  à  négliger  les  grandes  pla- 
ces, il  y  en  a  peut-être  encore  plus  à  les  bien  remplir  -. 

836.  Si  les  grandes  pensées  nous  trompent,  elles  nous  amusent^. 

837.  Il  n'y  a  point  de  faiseur  de  stances  qui  ne  se  préfère  à  Bossuel, 
simple  auteur  de  prose;  et,  dans  l'ordre  de  la  nature,  nul  ne  doit  penser 
aussi  peu  juste  qu'un  génie  manqué. 

838.  Ln  versificateur  ne  connaît  point  de  juge  compétent  de  ses 
écrits  :  si  on  ne  fait  pas  de  vers,  on  ne  s'y  connaît  pas;  si  on  en  fait, 
on  est  son  rival. 

839.  Le  même  croit  parler  la  langue  des  dieux,  lorsqu'il  ne  parle 
pas  celle  des  hommes;  c'est  comme  un  mauvais  comédien  qui  ne  peut 
déclamer  comme  l'on  parle. 

SliO,  Un  autre  défaut  de  la  mauvaise  poésie  est  d'allonger  la  prose, 
comme  le  caractère  de  la  bonne  est  de  l'abréger. 

8^1.  Il  n'y  a  personne  qui  ne  pense  d'un  ouvrage  en  prose  :  Si  je 
me  donnais  de  la  peine,  je  le  ferais  mieux.  Je  dirais  à  beaucoup  de 
gens  :  Faites  seulement  une  réflexion  digne  d'être  écrite. 

8^'2.  Tout  ce  que  nous  prenons  dans  la  morale  pour  défaut  n'est 
pas  tel  *. 

8/i3.  Nous  remarquons  beaucoup  de  vices,  pour  admettre  peu  de 
vertus  ^. 

Shli.  L'esprit  est  borné  jusque  dans  l'erreur,  qu'on  dit  son  domaine  ^. 

Sko.  L'intérêt  d'une  seule  passion,  souvent  malheureuse,  tient  quel- 

'  [Mauvais.  — V.] 

-  [Horace  l'a  dit,  et  mieux.  — V.] 

"'  [Obscur.  —  V.j  —  L'auteur  veut  dire  (ju'alurs  tncnie  que.  l'occasion  de  les 
exécuter  nous  manque,  et  que,  par  conséquent,  ils  restent  à  l'état  de  chimères, 
les  grands  desseins  nous  consolent,  du  moins,  de  la  réalité.  Dans  cette  Maxime, 
Vauvenargues  traliit  une  fois  de  plus  la  secrète  ambiiion  qu'il  a  couvée  pen- 
dant toute  sa  \ie.  —  (i. 

i.;._(j  [Inutile.— V. 


484  REFLEXIONS 

quefois  toutes  les  autres  en  captivité;  et  la  raison  porte  ses  chaînes  sans 
pouvoir  les  rompre  '. 

8/i6.  Il  y  a  des  faiblesses,  si  on  l'ose  dire,  inséparables  de  notre  na- 
ture -. 

SM.  Si  on  aime  la  vie,  on  craint  la  mort^ 

8/i8.  La  gloire  et  la  stupidité  cachent  la  mort,  sans  triompher  d'elle  *. 

8Zi9.  Le  terme  du  courage  est  l'intrépidité  à  la  vue  d'une  mort  sûre. 

850.  La  noblesse  est  un  monument  de  la  vertu,  immortelle  comme 
la  gloire^. 

851.  Lorsque  nous  appelons  les  réflexions,  elles  nous  fuient  ;  et  quand 
nous  voulons  les  chasser,  elles  nous  obsèdent,  et  tiennent  malgré  nous 
nos  yeux  ouverts  pendant  la  nuit  ^. 

852.  Trop  de  dissipation  et  trop  d'étude  épuisent  également  l'esprit, 
et  le  laissent  à  sec  ;  les  traits  hardis  en  tout  genre  ne  s'offrent  pas  à  un 
esprit  tendu  et  fatigué'. 

853.  Comme  il  y  a  des  âmes  volages  que  toutes  les  passions  domi- 
nent tour  à  tour,  on  voit  des  esprits  vifs  et  sans  assiette  que  toutes  les 
opinions  entraînent  successivement,  ou  qui  se  partagent  entre  les  con- 
traires, sans  oser  décider^. 

85/i.  Les  héros  de  Corneille  étalent  des  maximes  fastueuses  et  par- 
lent magnifiquement  d'eux-mêmes,  et  cette  enflure  de  leurs  discours 
passe  pour  vertu  parmi  ceux  qui  n'ont  point  de  règle  dans  le  cœur  pour 
distinguer  la  grandeur  d'âme  de  l'ostentation  ^. 

855.  L'esprit  ne  fait  pas  connaître  la  vertu  *o. 

856.  Il  n'y  a  point  d'homme  qui  ait  assez  d'esprit  pour  n'être  jamais 
ennuyeux. 

857.  La  plus  charmante  conversation  lasse  l'oreille  d'un  homme  oc- 
cupé de  quelque  passion  **. 

»  Voir  la  Maxime  16'^.  —G. 

-  [Faible  et  répété.  — V.] 

^  [Faible.  — V.]  —  Cela  paraît  hors  de  doute.  Cependant  on  rencontre  sou- 
vent telle  ou  telle  personne  qui  aime  peu  la  vie,  et  qui  craint  infiniment  la 
mort. —  F.— Voir  les  Maximes  698^-700^  — G. 

^  Il  faut,  je  crois,  Vamour  de  la  gloire.  Sans  triompher  d'elle,  c'est-à-dire, 
je  pense,  sans  la  faire  mépriser.  —  S. —  Gloire  veut  dire  ici,  je  crois,  forfan- 
terie, et  sans  triompher  d'elle  signifie  sans  parvenir  à  la  mépriser^  ou  à  ne 
pas  la  craindre. — G. 

5  [Faux.  —  V.]  Rapprochez  des  Maximes  36/i*  et  365*.  —  G. 

G-7-S  [Commun.— V.] 

9-10  [Répété.]  —En  effet,  Vauvenargues  revient  bien  souvent  sur  la  première 
de  ces  deux  pensées.  —  G. 

1»  [Commun.]  —  V. 


ET  MAXIMES.  485 

858.  Les  passions  nous  séparent  quelquefois  de  la  société,  et  nous 
rendent  tout  l'esprit  qui  est  au  monde  aussi  inutile  que  nous  le  deve- 
nons nous-mêmes  aux  plaisirs  d'autrui  '. 

859.  Le  monde  est  rempli  de  ces  hommes  qui  imposent  aux  autres 
par  leur  réputation  ou  leur  fortune;  s'ils  se  laissent  trop  approcher,  on 
passe  tout  à  coup  à  leur  égard  de  la  curiosité  jusqu'au  mépris,  comme 
on  guérit  quelquefois,  en  un  moment,  d'une  femme  qu'on  a  recherchée 
avec  ardeur  *. 

860.  On  est  encore  bien  éloigné  de  plaire,  lorsqu'on  n'a  que  de  l'es- 
prit '\ 

861.  L'esprit  ne  nous  garantit  pas  des  sottises  de  notre  humeur  *. 

862.  Le  désespoir  est  la  plus  grande  de  nos  erreurs  ^. 

863.  La  nécessité  de  mourir  est  la  plus  amère  de  nos  afflictions  ^. 

86/i.  Si  la  vie  n'avait  point  de  fin,  qui  désespérerait  de  sa  fortune? 
La  mort  comble  l'adversité  "'. 

865.  Combien  les  meilleurs  conseils  sont-ils  peu  utiles,  si  nos  propres 
expériences  nous  instruisent  si  rarement  ^  ! 

866.  Les  conseils  qu'on  croit  les  plus  sages  sont  les  moins  propor- 
tionnés à  notre  état  ^. 

867.  .Nous  avons  des  règles  pour  le  théâtre  qui  passent  peut-être  les 
forces  de  l'esprit  humain,  et  que  les  plus  heureux  génies  n'exécutent 
que  faiblement. 

868.  Lorsqu'une  pièce  est  faite  pour  être  jouée,  il  est  injuste  de  n'en 
juger  que  par  la  lecture  *^. 

869.  Il  peut  plaire  à  un  traducteur  •  *  d'admirer  jusqu'aux  défauts  de 
son  original,  et  d'attribuer  toutes  ses  sottises  à  la  barbarie  de  son  siè- 
cle. Lorsque  je  crois  toujours  apercevoir  dans  un  auteur  les  mêmes 

1-2  [Commun. —V.] 

--*  [Répété  et  faible.— V.] 

2  [Trivial.  —  V.]  —  C'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  qu'il  n'y  a  point  de 
mal  sans  remède,  et  que  le  suicide  est  un  acte  de  folie.  —  F.  —  Il  est  douteux 
que  Vauvenargues  pense  ici  au  suicide;  son  idée  est  plus  générale,  — Rap- 
prochez des  Maximes  252'',  ^55''  et  456''.  — G. 

6.7.8.9  [2  et  2  font  4.  —  V.] 

*o  Var.  :  «  Si  une  pièce  est  faite  pour  être  jouée,  il  n'en  faut  pas  juger  par 
la  lecture,  mais  par  l'effet  des  représentations.  » 

*'  Il  semble  que  dans  cette  remarque  l'auteur  a  en  vue  M.  et  Madame 
Dacier,  traducteurs  d'Homère  et  d'autres  anciens  écrivains  grecs  et  latins. 
C'est  principalement  Homère  dont  il  paraît  qu'il  est  ici  question.  Si  cela 


48C  RÉFLEXIONS 

beautés  et  les  mêmes  fautes,  il  me  paraît  plus  raisonnable  d'en  con- 
clure que  c'est  un  écrivain  qui  joint  de  grands  défauts  à  des  qualités 
éminentes,  une  grande  imagination  et  peu  de  jugement,  ou  beaucoup 
de  force  et  peu  d'art,  etc.  ;  et,  quoique  je  n'admire  pas  beaucoup  l'esprit 
humain,  je  ne  puis  cependant  le  dégrader  jusqu'à  mettre  dans  le  pre- 
mier rang  un  génie  si  défectueux,  qui  choque  continuellement  le  sens 
commun. 

870.  Nous  voudrions  dépouiller  de  ses  vertus  l'espèce  humaine,  pour 
nous  justifier  nous-mêmes  de  nos  vices,  et  les  mettre  à  la  place  des  ver- 
tus détruites;  semblables  à  ceux  qui  se  révoltent  contre  les  puissances 
légitimes,  non  pour  égaler  tous  les  hommes  par  la  liberté  ',  mais  pour 
usurper  la  même  autorité  qu'ils  calomnient» 

871.  Un  peu  de  culture  et  beaucoup  de  mémoire,  avec  quelque  har- 
diesse dans  les  opinions  et  contre  les  préjugés,  font  paraître  l'esprit 
étendu. 

872.  Il  ne  faut  pas  jeter  du  ridicule  sur  les  opinions  respectées;  car 
on  blesse  par  là  leurs  partisans,  sans  les  confondre  2. 

873."  La  plaisanterie  la  mieux  fondée  ne  persuade  point,  tant  on  est 
accoutumé  ^  qu'elle  s'appuie  sur  de  faux  principes. 

87/i.  L'incrédulité  a  ses  enthousiastes,  ainsi  que  la  superstition  :  et, 
comme  l'on  voit  des  dévots  qui  refusent  à  Cromwell  jusqu'au  bon  sens, 
on  trouve  d'autres  hommes  qui  traitent  Pascal  et  Bossuet  de  petits 
esprits*. 

875.  Le  plus  sage  et  le  plus  courageux  de  tous  les  hommes,  M.  de 
Turenne,  a  respecté  la  religion  ;  et  une  infinité  d'hommes  obscurs  se 
placent  au  rang  des  génies  et  des  âmes  fortes,  seulement  à  cause  qu'ils 
la  méprisent  ^. 

876.  Ainsi",  nous  lirons  vanité  de  nos  faiblesses  et  de  nos  folles  erreurs.' 

est,  Vauvenargues  a  eu  raison  de  supprimer  dans  sa  seconde  édition  un  juge- 
ment qui  ne  fait  pas  lioiineur  à  son  goût.  —  S.  — Nous  croyons  que  Vau- 
venargues veut  parler  de  Shakespeare,  et  non  pas  d'Homère  que,  dans  le 
Discours  sur  le  Caractère  des  dilférents  siècles^  il  défend  précisément  contre 
les  reproches  qu'il  lui  ferait  ici.  —  G. 

i  II  faut  égaliser.  —  S.  —  Voyez  les  Maximes  219'^  et  288^.  —  G. 

'-i  [Trivial.  — V.] 

"^  il  faut,  je  crois,  accoutumé  à  voir  ou  à  croire  qu'elle  s'appuie,  etc.  Il 
faudrait  aussi,  je  crois,  au  lieu  de  qu'elle  s'appuie^  répéter  que  la  plaisan- 
terie s'appuie,  autrement  la  phrase  n'est  pas  claire.  —  S. 

4  [Faux.  — V.] 

5  [Déclamation  triviale.  —  V.]  —  Voltaire,  en  effet,  ne  devait  guère  goûter 
cette  Maxime,  pas  plus  que  les  quatre  qui  précèdent. —  G. 

0  Cette  Maxime  est  la  conclusion  de  la  précédente.  —  G. 


ET  MAXIMES.  487 

Osons  Tavouer  :  la  raison  l'ait  des  philosophes,  et  la  gloire  fait  des 
héros;  la  seule  vertu  fait  des  sages. 

877.  Si  nous  avons  écrit  quelque  chose  pour  notre  instruction,  ou 
j)our  le  soulagement  de  notre  cœur,  il  y  a  grande  apparence  que  nos 
réflexions  seront  encore  utiles  à  beaucoup  d'autres;  car  personne  n'est 
seul  dans  son  espèce,  et  jamais  nous  ne  sommes  ni  si  vrais,  ni  si  vifs,  ni 
si  pathétiques,  que  lorsque  nous  traitons  les  choses  pour  nous-mêmes  ' . 

878.  Lorsque  notre  âme  est  pleine  de  sentiments,  nos  discours  sont 
pleins  d'intérêt. 

879.  Le  faux,  présenté  avec  art,  nous  surprend  et  nous  éblouit;  mais 
le  vrai  nous  persuade  et  nous  maîtrise. 

880.  On  ne  peut  contrefaire  le  génie. 

881.  Il  ne  faut  pas  beaucoup  de  réflexions  pour  faire  cuire  un  pou- 
let -,  et  cependant  nous  voyons  des  hommes  qui  sont  toute  leur  vie  mau- 
vais rôtisseurs  ;  tant  il  est  nécessaire,  dans  tous  les  métiers,  d'y  être 
appelé  par  un  instinct  particulier  et  comme  indépendant  de  la  raison. 

882.  Nous  sommes  tellement  occupés  de  nous  et  de  nos  semblables, 
que  nous  ne  faisons  pas  la  moindre  attention  h  tout  le  reste,  quoique 
sous  nos  yeux,  et  autour  de  nous^. 

883.  Qu'il  y  a  peu  de-choses  dont  nous  jugions  bien  *  ! 

88Zi.  Nous  n'avons  pas  assez  d'amour-propre  pour  dédaigner  le  mé- 
pris d'autrui  ^. 

885.  Personne  ne  nous  blâme  si  sévèrement  que  nous  nous  con- 
damnons souvent  nous-mêmes  ^. 

886.  L'amour  n'est  pas  si  délicat  que  l'amour-propre'. 

887.  Nous  prenons  ordinairement  sur  nous  nos  bons  et  nos  mau- 
vais succès;  et  nous  nous  accusons  ou  nous  nous  louons  des  caprices 
de  la  fortune^. 

'  Rapprochez  de  la  Maxime  306^  et,  de  la  note  qui  s'y  rapporte.  —  (î. 

•■i  [Bas.  —  V.] 

">  En  efiet,  jusqu'à  ce  que  J.-J.  Ilousseau  le  rappelle  au  spectacle  de  la 
nature,  le  xvni*  siècle  n'est  guère  occupé  que  du  spectacle  de  la  société.  —  G. 

^  [Trivial.  —  V.]  —  Voir  la  Maxime  12Q'.  —  G. 

^-f»  [Commun  et  répété.  —  V.]  —  Il  faut,  je  crois,  (luasi  sérèreiiieiit^  et  en- 
suite, que  nous  ne  nous  condamnons.  —  S. 

'  [2  et  2  font  /i.  —  V..]  —  La  Maxime  67 7t;  est  le  commentaire  de  celle-ci. 
—  G. 

s  [Mauvais.  —  V.  ; 


488  RÉFLEXIONS 

888.  Personne  ne  peut  se  vanter  de  n'avoir  jamais  été  méprisé  '. 

889.  Il  s'en  faut  bien  que  toutes  nos  liabiletés  ou  que  toutes  nos 
fautes  portent  coup;  tant  il  y  a  peu  de  choses  qui  dépendent  de  notre 
conduite^  ! 

890.  Combien  de  vertus  et  de  vices  sont  sans  conséquence  ^  ! 

891.  Nous  ne  sommes  pas  contents  d'être  habiles,  si  on  ne  sait  pas 
que  nous  le  sommes;  et,  pour  ne  pas  en  perdre  le  mérite,  nous  en  per- 
dons quelquefois  le  fruit  ^. 

892.  Les  gens  vains  ne  peuvent  être  habiles,  car  ils  n'ont  pas  la 
force  de  se  taire  ^. 

893.  C'est  souvent  un  grand  avantage  pour  un  négociateur,  s'il  peut 
faire  croire  qu'il  n'entend  pas  les  intérêts  de  son  maître,  et  que  la  pas- 
sion le  conseille;  il  évite  par  là  qu'on  le  pénètre,  et  réduit  ceux  qui  ont 
envie  de  finir  à  se  relâcher  de  leurs  prétentions,  les  plus  habiles  se 
croyant  quelquefois  obligés  de  céder  à  un  homme  qui  résiste  lui-même 
à  la  raison,  et  qui  échappe  à  toutes  leurs  prises*^. 

89/i.  Tout  le  fruit  qu'on  a  pu  tirer  de  mettre  quelques  hommes  dans 
les  grandes  places,  s'est  réduit  à  savoir  qu'ils  étaient  habiles. 

895.  Il  ne  faut  pas  autant  d'acquis  pour  être  habile  que  pour  le  pa- 
raître ^. 

896.  Rien  n'est  plus  facile  aux  hommes  en  place  que  de  s'approprier 
le  savoir  d'autrui. 

897.  Il  est  peut-être  plus  utile,  dans  les  grandes  places,  de  savoir  et 
de  vouloir  se  servir  de  gens  instruits,  que  de  l'être  soi-même. 

898.  Celui  qui  a  un  grand  sens  sait  beaucoup  ^. 

899.  Quelque  amour  qu'on  ait  pour  les  grandes  affaires,  il  y  a  peu 


'  [Qu'importe  ?  —  V.]  —  II  importait  beaucoup  à  Vauvenargues,  dont  l'âme 
douce,  mais  fière,  était  sensible  aux  affronts.  Voir  la  2*  Lettre  à  M.  Amelot, 
et  les  !'■'■  et  60*  Caractères  {Clawmène  et  Sénèque).  —  G. 

2-5-4  [Commun  et  dit.  —  V.] 

5  [La  Fontaine  l'a  mieux  dit.  — V.]  —  Sans  doute,  dans  le  Reîiard  el  le 
Corbeau.  —  G. 

c  [Mieux  dit  dans  Saint-Réal,  et  dans  Manlius  —V.]  —  Voltaire  fait  allu- 
sion à  la  Conjuration  de  Venise  de  Saint-Réal,  et  à  la  tragédie  de  La  Fosse. 
—  Rapprochez  des  Maximes  568''-57/i'',  qui  ont  également  trait  à  la  diplo- 
matie. —  G. 

■^  [Faux.  —  V.]  —  La  Maxime  942''  est  le  développement  de  celle-ci.  —  G. 

8  [2  et  2  font  II.  —V.] 


ET  MAXIMES.  489 

de  lectures  si  ennuyeuses  et  si  fatigantes  que  celle  d'un  traité  entre 
des  princes  '. 

900.  L'essence  de  la  paix  est  d'être  éternelle,  et  cependant  nous  n'en 
voyons  durer  aucune  Tàge  d'un  homme,  et  à  peine  y  a-t-il  quelque 
règne  où  elle  n'ait  été  renouvelée  plusieurs  fois.  Mais  faut-il  s'étonner 
que  ceux  qui  ont  eu  besoin  de  lois  pour  être  justes,  soient  capables  de 
les  violer^? 

90:1.  La  politique  fait  entre  les  princes  ce  que  les  tribunaux  de  la 
justice  font  entre  les  particuliers  :  plusieurs  faibles ,  ligués  contre  un 
puissant,  lui  imposent  la  nécessité  de  modérer  son  ambition  et  ses 
violences  '\ 

902.  Il  était  plus  facile  aux  Romains  et  aux  Grecs  *  de  subjuguer  de 
grandes  nations,  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui  de  conserver  une  petite  pro- 
vince justement  conquise,  au  milieu  de  tant  de  voisins  jaloux,  et  de 
peuples  également  instruits  dans  la  politique  et  dans  la  guerre,  et  aussi 
liés  par  leurs  intérêts,  par  les  arts,  ou  par  le  commerce,  qu'ils  sont  sé- 
parés par  leurs  limites. 

903.  M.  de  Voltaire  ^  ne  regarde  l'Europe  que  comme  une  républi- 
que formée  de  différentes  souverainetés.  Ainsi,  un  esprit  étendu  dimi- 
nue en  apparence  les  objets,  en  les  confondant  dans  un  tout  qui  les  ré- 
duit à  leur  juste  étendue;  mais  il  les  agrandit  réellement,  en  dévelop- 
pant leurs  rapports,  et  en  ne  formant  de  tant  de  parties  irrégulières 
qu'un  seul  et  magnifique  tableau. 

90Zi.  C'est  une  politique  utile,  mais  bornée,  de  se  déterminer  toujours 
par  le  présent,  et  de  préférer  le  certain  à  l'incertain,  quoique  moins 

*  [C'est  bien  la  peine  d'imprimer  celai  —  V.] 
-'-■>  [2  et  2  font  II,  —V.] 

*  On  sait  que  les  Grecs  ont  renversé  et  conquis  le  royaume  de  Perse,  et 
que  les  Romains  ont  envahi  presque  toute  la  partie  du  monde  connue  de  leur 
temps.  Il  est  vraisemblable  que  l'auteur  veut  mettre  ici  en  opposition,  avec 
ces  conquêtes,  l'acquisition  de  la  Lorraine  faite  par  Louis  XV,  roi  de  France, 
en  1736.  —  F. 

^  Dans  son  Siècle  de  Louis  XI V^  ch.  II,  Voltaire  développe  effectivement 
cette  grande  et  belle  idée.  Vauvenargues  ne  le  désignait  ici  que  par  la  lettre 
initiale  de  son  nom.  —  F.  —  Var.  :  «  L'équilibre  que  les  souverains  tâchent 
«  de  maintenir  dans  l'Europe,  les  oblige  à  n'être  pas  plus  injustes  que  leurs 
«  sujets,  et  ne  fait,  en  quelque  manière,  qu'une  république  de  tant  de  royau- 
«  mes.» — Vauvenargues  ajoute,  en  note  :  «  On  trouvera  cette  pensée  mieux 
«  développée  dans  un  ouvrage  de  M.  de  Voltaire,  où  je  l'ai  prise.»  —  Il  est  à 
propos  de  remarquer  que  Vauvenargues  n'a  pu  trouver  la  pensée  dont  il 
s'agit  que  dans  V Essai  sur  le  siècle  de  Louis  XIV,  et  non  pas  dans  le  Siècle  de 
Louis  XIV  lui-même,  ainsi  que  Fortia  semble  l'indiquer;  ce  dernier  ouvrage 
n'a  paru  qu'en  1751,  quatre  ans  après  la  mort  de  Vauvenargues,  tandis  que  le 
premier  est  de  la  fin  de  1739.  —  G. 


490  RÉFLEXIONS 

flalteur;  et  ce  n'est  pas  ainsi  que  les  États  s'élèvent,  ni  même  les  par- 
ticuliers. 

905.  Les  hommes  sont  ennemis-nés  les  uns  des  autres,  non  à  cause 
qu'ils  se  haïssent,  mais  parce  qu'ils  ne  peuvent  s'agrandir  sans  se  tra- 
verser; de  sorte  qu'en  observant  religieusement  les  bienséances,  qui 
sont  les  lois  de  la  guerre  tacite  qu'ils  se  font,  j'ose  dire  que  c'est  pres- 
que toujours  injustement  qu'ils  se  taxent  de  part  et  d'autre  d'injustice  '. 

906.  Les  particuliers  négocient,  font  des  alliances,  des  traités,  des 
ligues,  la  paix  et  la  guerre,  en  un  mot,  tout  ce  que  les  rois  et  les  plus 
puissants  peuples  peuvent  faire  -. 

907.  Dire  également  du  bien  de  tout  le  monde  est  une  petite  et  mau- 
vaise politique  ^. 

908.  La  méchanceté  tient  lieu  d'esprit  *. 

909.  La  fatuité  dédommage  du  défaut  de  cœur  ^. 

910.  Celui  qui  s'impose  à  soi-même,  impose  à  d'autres^. 

911.  Le  lâche  a  moins  d'affronts  à  dévorer  que  l'ambitieux. 

912.  On  ne  manque  jamais  de  raisons,  lorsqu'on  a  fait  fortune,  pour 
oublier  un  bienfaiteur  ou  un  ancien  ami;  et  on  rappelle  alors  avec  dé- 
pit tout  ce  que  l'on  a  si  longtemps  dissimulé  de  leur  humeur'. 

913.  Tel  que  soit  un  bienfait,  et  quoi  qu'il  en  coûte,  lorsqu'on  l'a 
reçu  à  ce  litre,  on  est  obligé  de  s'en  revancher,  comme  on  tient  un  mau- 
vais marché,  quand  on  a  donné  sa  parole  ^. 

91/i.  Il  n'y  a  point  d'injure  qu'on  ne  pardonne,  quand  on  s'est  vengé. 

915.  On  oublie  un  affront  souffert,  jusqu'à  s'en  attirer  un  autre  par 
son  insolence  ^. 

916.  S'il  est  vrai  que  nos  joies  soient  courtes,  la  plupart  de  nos  afflic- 
tions ne  sont  pas  longues  "'. 

*  [Vous  contredites  le  chap.  du  Bien  et  du  mal  moral.  —  V.]—  Voltaire  a 
voulu  diie  vous  contredisez,,  et  il  fait  allusion  au  43'  chap.  de  V Introduction 
à  la  Connaissance  de  l'Esprit  humain.  Il  faut  remarquer  que  cette  idée  se  re- 
trouve à  peu  près  identique  dans  la  Maxime  31  f,  où  Voltaire,  loin  d'y  rien 
reprendre,  l'a  notée  du  mot  Bien.  —  G. 

-^  [C'est  dans  la  Préface  du  plat  livre  de  Pecquet.  —  V.]  —  Pecquet  est  un 
obscur  écrivain  du  18^  siècle,  qui  a  laissé,  entr'autres  ouvrages,  un  traité  sur 
V Art  de  négocier.  —  G. 

^-*-5  [Commun.  —  V.] 

'•  [Obscur.  —V.]  — Cette  pensée  nous  paraît  très-claire;  on  en  peut,  d'ail- 
leurs, trouver  l'explication  dans  la  Maxime  /i39''.  —  G. 

7-8-9  [Commun. —  V.l 

<o  [2  et  2  font  /(.  —  V.  1  —  Pascal  avait  dit  :  »  Peu  do  chose  noiLs  console, 


ET  MAXIMES.  491 

917.  La  plus  grande  force  d'esprit  nous  console  moins  promptement 
que  sa  faiblesse  ' . 

918.  il  n'y  a  point  de  perte  que  Ton  sente  si  vivement,  et  si  peu  de 
temps,  que  celle  d'une  femme  aimée-. 

919.  Peu  d'affligés  savent  feindre  tout  le  temps  qu'il  faut  pour  leur 
honneur  ^ 

920.  Nos  consolations  sont  une  flatterie  envers  les  affligés  *. 

921.  Si  les  hommes  ne  se  flattaient  pas  les  uns  les  autres,  il  n'y  au- 
rait guère  de  société  ^. 

922.  Il  ne  tient  qu'à  nous  d'admirer  la  religieuse  franchise  de  nos 
pères,  qui  nous  ont  appris  h  nous  égorger  pour  un  démenti";  un  tel  res- 
pect de  la  vérité,  parmi  des  barbares  qui  ne  connaissaient  que  la  loi  de 
la  nature,  est  glorieux  pour  l'humanité. 

923.  Nous  souffrons  peu  d'injures  par  bonté  \ 

924.  Nous  nous  persuadons  quelquefois  nos  propres  mensonges  pour 
n'en  avoir  pas  le  démenti,  et  nous  nous  trompons  nous-mêmes  poiu' 
tromper  les  autres  ^. 

925.  La  vérité  est  le  soleil  des  intelligences^. 

926.  Pendant  qu'une  partie  de  la  nation  atteint  le  terme  de  la  poli- 
tesse et  du  bon  goût,  l'autre  moitié  est  barbare  h  nos  yeux,  sans 
qu'un  spectacle  si  singulier  puisse  nous  ôter  le  mépris  de  la  culture  *". 

927.  Tout  ce  qui  flatte  le  plus  notre  vanité  n'est  fondé  que  sur  la 
culture,  que  nous  méprisons. 

928.  Ti'expérience  que  nous  avons  des  bornes  de  notre  raison  nous 
rend  dociles  aux  préjugés,  et  ouvre  notre  esprit  aux  soupçons  et  aux 
fantômes  de  lapeur  *'. 

parce  que  peu  de  chose  nous  afflige.»  —Pensées,  V  Partie,  ai't.IX,  25. 
—  G. 

i.2_r,  [Trivial.  —  V.] —  Rapprochez  cette  dernière  pensée  et  la  suivante 
des  Maximes  535"'  et  536'.  —  G. 

*-'•  [Commun.  —  V.]  —  La  Rochefoucauld  a  dit  à  peu  près  de  même  (xMax. 
ST*")  :  Les  hommes  ne  vivraient  pas  longtemps  en  société,  s'ils  n'étaient  les 
dupes  les  uns  des  autres.  —  G. 

6  [Kt  aussi,  pour  s'envoyer /j/oy/<ener. — V.]  —  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  le  texte 
de  la  note  de  Voltaire;  nous  avons  adouci  l'expression,  celle  dont  il  se  sert 
étant  à  ce  point  énenjique,  (lu'il  n'était  pas  possible  de  la  transcrire.  —  G. 

'-8  [Commun.  —  V.] 

y  [Mauvais.  —  V.] 

*"  Culture  désigne,  comme  l'on  voit,  dans  cette  pensée  et  la  suivante, 
Vétal  d'un  esprit  cultivé  par  l'instruction.  — F.  ~  Voir  la  Maxime  303'.  -    G. 

''  Voir  la  note  de  la  Maxime  317'". 


492  RÉFLEXIONS 

929.  La  conviction  de  Tesprit  n'entraîne  pas  toujours  celle  du  cœur  '. 

930.  Les  hommes  ne  se  comprennent  pas  les  uns  les  autres  :  il  y  a 
moins  de  fous  qu'on  ne  croit  ^. 

931.  Pour  peu  qu'on  se  donne  carrière  sur  la  religion  et  sur  les  mi- 
sères de  l'homme,  on  ne  fait  pas  difficulté  de  se  placer  parmi  les  esprits 
supérieurs  ^. 

932.  Des  hommes  inquiets  et  tremblants  pour  les  plus  petits  intérêts 
affectent  de  braver  la  mort  '*. 

933.  Si  les  moindres  périls  dans  les  affaires  nous  donnent  de  vaines 
terreurs,  dans  quelles  alarmes  la  mort  ne  doit-elle  pas  nous  plonger, 
lorsqu'il  est  question  pour  toujours  de  tout  notre  être,  et  que  l'unique 
intérêt  qui  nous  reste,  il  n'est  plus  en  notre  puissance  de  le  ménager, 
ni  même  quelquefois  de  le  connaître  ^  î 

93Zi.  Newton,  Pascal,  Bossuet,  Racine,  Fénelon,  c'est-à-dire  les  hom- 
mes de  la  terre  les  plus  éclairés,  dans  le  plus  philosophe  de  tous  les 
siècles,  et  dans  la  force  de  leur  esprit  et  de  leur  âge,  ont  cru  Jésus- 
Christ;  et  le  grand  Condé,  en  mourant,  répétait  ces  nobles  paroles  : 
«  Oui,  nous  verrons  Dieu  comme  il  est,  sicuti  est,  facie  ad  faciem  ^.  » 

935.  Les  maladies  suspendent  nos  vertus  et  nos  vices  ^ 

936.  Le  silence  et  la  réflexion  épuisent  les  passions,  comme  le  travail 
et  le  jeûne  consument  les  humeurs  ^. 

937.  Les  hommes  actifs  supportent  plus  impatiemment  l'ennui  que 
le  travail  ^. 

938.  Toute  peinture  vraie  nous  charme,  jusqu'aux  louanges  d'autrui. 

939.  Les  images  embellissent  la  raison,  et  le  sentiment  la  per- 
suade *o. 

9ZiO.  L'éloquence  vaut  mieux  que  le  savoir. 

1.2.5.4  [Commun.  — V.]  —  Var.  :  «  Nous  sied-il  de  braver  la  mort,  nous 
t  qu'on  voit  inquiets  et  tremblants  pour  les  plus  misérables  intérêts?» 

^  [Vieux  sermons.  —  V.]  —  Vauvenargues  a  sacrifié  cette  version  à  Vol- 
taire; mais  il  ne  lui  a  pas  sacrifié  l'idée,  car  on  la  retrouve,  sous  une  forme 
plus  vive  encore,  dans  la  Maxime  322^,  qui  appartient  à  la  seconde  édition. 
—  G. 

6  [Capucin  !  —  V,]  —  Voir  la  lettre  datée  du  mois  de  février  1746,  où  Vol- 
taire se  sert  du  môme  mot.  —  G. 

'  [Répété.— V.] 

8  [A  examiner.  —  V.] 

9.10  [Trivial  ;  répété  mille  fois.  ~  V.] 


ET  MAXIMES.  493 

9/il.  Ce  qui  fait  que  nous  préférons  très-justement  l'esprit  au  savoir, 
c'est  que  celui-ci  est  mal  nommé,  et  qu'il  n'est,  ordinairement,  ni  si  utile 
ni  si  étendu  que  ce  que  nous  connaissons  par  expérience,  ou  pouvons 
acquérir  par  réflexion.  Nous  regardons  aussi  l'esprit  comme  la  cause 
du  savoir,  et  nous  estimons  plus  la  cause  que  son  efl'et  :  cela  est  raison- 
nable. Cependant,  celui  qui  n'ignorerait  rien  aurait  tout  l'esprit  qu'on 
peut  avoir;  le  plus  grand  esprit  du  monde  n'étant  que  science',  ou 
capacité  d'en  acquérir. 

9/i2.  Les  hommes  ne  s'approuvent  pas  assez  pour  s'attribuer  les  uns 
aux  autres  la  capacité  des  grands  emplois;  c'est  tout  ce  qu'ils  peuvent, 
pour  ceux  qui  les  occupent  avec  succès,  de  les  en  estimer  après  leur 
mort.  Mais  proposez  l'homme  du  monde  qui  a  le  plus  d'esprit  :  oui, 
dit-on,  s'il  avait  plus  d'expérience,  ou  s'il  était  moins  paresseux,  ou 
s'il  n'avait  pas  de  l'humeur,  ou  tout  au  contraire  ;  car  il  n'y  a  point  de 
prétexte  qu'on  ne  prenne  pour  donner  l'exclusion  à  l'aspirant,  jusqu'à 
dire  qu'il  est  trop  honnête  homme,  supposé  qu'on  ne  puisse  rien  lui 
reprocher  de  plus  plausible  :  tant  cette  maxime  est  peu  vraie,  qu'il  est 
plus  aisé  (le  paraître  digne  des  grandes  places,  que  de  les  remplir^. 

9/i3.  Ceux  qui  méprisent  l'homme  se  croient  de  grands  hommes. 

9ZiZi.  Nous  sommes  bien  plus  appliqués  k  noter  les  contradictions, 
souvent  imaginaires,  et  les  autres  fautes  d'un  auteur,  qu'à  profiter  de 
ses  vues,  vraies  ou  fausses. 

9Zi5.  Pour  décider  qu'un  auteur  se  contredit,  il  faut  qu'il  soit  impos- 
sible de  le  concilier. 

1  [Faux  ;  on  peut  savoir  tous  les  vers,  et  en  faire  mal.  —  V.] 

2  [Contradiction.  —  V.]  —  Il  n'y  a  là  aucune  contradiction  ;  la  pensée  est 
que,  s'il  est  difficile  de  remplir  les  grandes  places,  il  est  plus  difficile  encore 
d'en  être  jugé  capable,  tant  les  hommes  ont  de  peine  à  croire  au  mérite  qui 
n'a  pu  faire  encore  ses  preuves.  Cette  Maxime  n'est,  sans  doute,  comme  beau- 
coup d'autres,  qu'un  retour  de  Vauvenargues  sur  lui-môme,  au  moment  où  il 
sollicitait  un  emploi  dans  les  affaires,  et  où  ses  amis  l'accusaient  peut-être  de 
présomption.  Quant  à  la  dernière  phrase,  que  Vauvenargues  souligne,  comme 
une  citation,  nous  ne  savons  à  qui  l'attribuer;  mais  La  Rochefoucauld  exprime 
une  idée  à  peu  près  semblable  dans  sa  16/j*  Maxime  :  //  est  plus  facile  de  pa- 
raître digne  des  emplois  qu'on  n'a  pas^  que  de  ceux  que  l'on  exerce.  —  G. 


TABLE 


DES   3IAÏ1ÈRES 


CONTl-NLIiS    DANS   CE    VOLUME. 


Ai'ertissemetif  sur  celte  nouvelle  édition. 
Eloge  de  Vauuenargiiei<. 

L>JTR0DLCT10\  A  LA  CONIVAISSANCK  DE  L'ESP1\H    lU  MAIN. 

Discours  préliminaire 1 

LIVnr.   PREMIEIl 

1.  De  l'Esprit  eu  général 5 

2.  Imagination,  Réflexion,  Mémoire 6 

3.  Fécondité 7 

i.  Vivacité 8 

5.  Pénétration 9 

6.  De  la  Justesse,  de  la  Netteté,  du  Jugement Ib. 

7 .  Du  Bon  Sens 11 

8.  De  la  Profondeur Ih. 

'.).  De  la  Délicatesse,  de  la  Finesse  et  de  la  Force 12 

10.  De  l'Étendue  de  l'esprit 13 

11.  Des  Saillies Ik 

12.  Du  Goût 15 

13.  Du  Langage  et  de  l'Éloquence 18 

\!i.  De  l'Invention 19 

15.  Du  Génie  et  de  l'Esprit 20 

1(3.  Du  Caractère 2'i 

17.  Du  Sérieux Ib. 

18.  Du  Sang-Froid 25 

19.  De  la  Présence  d'esprit Ib. 

20.  De  la  Distraction 26 

21.  De  l'Esprit  du  jeu Ib. 

LIVRE   DEUXIÈME. 

22.  Des  Passions 27 

23.  De  la  Gaité,  de  lu  Joie,  de  la  Mélancolie 29 


496  TABLE 

24.  De  l'Amour-propre  et  de  l'Amour  de  nous-mêmes 29 

25.  De  l'Ambition 3" 

26.  De  l'Amour  du  monde Ib. 

27.  Sur  l'Amour  de  la  gloire 33 

28.  De  l'Amour  des  sciences  et  des  lettres ; 34 

29.  De  l'Avarice 35 

30.  De  Ja  Passion  du  jeu 36 

31.  De  la  Passion  des  exercices Ib. 

32.  De  l'Amour  paternel 37 

33.  De  l'Amour  filial  et  fraternel Ib. 

34.  De  l'Amitié  que  l'on  a  pour  les  bètes 38 

35.  De  l'Amitié 39 

36.  De  l'Amour kl 

37.  De  )a  Physionomie 42 

38.  De  la  Pitié 43 

39.  De  la  Haine Ib. 

40.  De  l'Estime,  du  Respect  et  du  Mépris 44 

41.  De  l'Amour  des  objets  sensibles 47 

42 .  Des  Passions  en  général 48 

LIVRE   TROISIÈME. 

43.  Du  Bien  et  du  Mal  moral 50 

44.  De  la  Grandeur  d'âme 56 

45.  Du  Courage 59 

46.  Du  Beau  et  du  Bon 62 


RÉFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS. 

Avertissement 63 

1.  Sur  le  Pyrrhonisme Ib. 

2.  Sur  la  Nature  et  la  Coutume 65 

3.  Nulle  jouissance  sans  action 67 

4.  De  la  Certitude  des  principes 68 

5.  Du  Défaut  de  la  plupart  des  choses 69 

6.  De  l'Ame Ib. 

7.  Des  Romans 70 

8.  Contre  la  Médiocrité 71 

9.  Sur  la  Noblesse Ib. 

10.  Sur  la  Fortune 72 

11.  Contre  la  Vanité Ib. 

12.  Ne  point  sortir  de  son  caractère 73 

13.  Du  pouvoir  de  l'activité 74 

14.  Sur  la  Dispute Ib. 

15.  Sujétion  de  l'esprit  de  l'homme 75 

16.  On  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu 76 


DES  MATIÈRES.  497 

17.  Sur  la  Familiarité 77 

18.  Nécessité  de  faire  des  fautes 78 

19.  Sur  la  Libéralité 79 

L»0.  Maxime  de  Pascal  expliquée &1 

21.  L'Esprit  naturel  et  le  Simple 82 

22.  Du  Bonheur 83 

23.  L'homme  vertueux  dépeint  par  son  génie Ib. 

2k.  Sur  l'Histoire  des  hommes  illustres 84 

23.  [Sur  l'Injustice  envers  les  grands  hommes]. 85 

26.  [Sur  les  Gens  de  lettres] 80 

27.  [Sur  l'Liipuissance  du  mérite] ;......     87 

28.  [La  Nécessité  console  dans  le  malheur] 89 

29.  [Sur  les  Hasards  de  la  fortune] Ib. 

30.  [La  Vertu  est  plus  chère  que  le  bonheur] 91 

31 .  Il  ne  faut  pas  toujours  s'en  prendre  à  la  fortune Ih. 

32.  [Sur  la  Dureté  des  hommes] 92 

33.  [Sur  la  Fermeté  dans  la  conduite] 93 

3'u  La  Raison  n'est  pas  juge  du  sentiment 94 

35.  L'Activité  est  dans  l'ordi'e  de  la  nature Ib. 

36.  [Contre  le  Mépris  des  choses  humaines] 95 

37.  [Sur  la  Politesse] 96 

38.  [Sur  la  Tolérance] Ib. 

39.  [Sur  la  Compassion] 97 

40.  [Sur  les  Misères  cachées] Ib. 

41.  [Sur  la  Frivolité  du  monde]   98 

42.  [Sur  le  Bel-esprit] 100 

43.  [Sur  le  Ton  à  la  mode] Ib. 

44.  [Sur  l'Incapacité  des  lecteurs] 101 

45.  [Sur  le  Merveilleux] 1 02 

46.  Sur  les  Anciens  et  les  Modernes 103 

47.  [On  peut  rougir  d'une  vertu] 104 

48.  [Sur  les  Armées  d'à-présent] Ib. 

49.  Regarder  moins  aux  Actions  qu'aux  Sentiments 105 

50.  [Contre  l'Esprit  d'emprunt] 106 

51.  Sur  la  Simplicité  et  contre  l'Abus  de  l'art 107 

52.  Il  est  profitable  et  permis  d'écrire 108 

53.  [Les  Préceptes  corrigent  peu] 109 

54.  Sur  la  Morale  et  la  Physique 110 

55.  [Sur  l'Etude  des  sciences] 112 


CONSEILS  A  UN  JEUNE  HOMME. 

J .  Sur  les  Conséquences  de  la  conduite 114 

2.  Sur  Ce  que  les  femmes  appellent  un  homme  aimable 11.-) 

3.  Ne  pas  se  laisser  décourager  par  le  sentiment  de  ses  faiblesses 116 

4.  Sur  le  Bien  de  la  familiarité 117 

5.  Sur  les  Moyens  de  vivre  en  paix  avec  les  hommes //>. 

32 


498  TABLE 

6.  Sur  une  Maxime  du  Cardinal  de  Retz 118 

7.  Sur  l'Empressement  des  hommes  à  se  rechercher,  et  leur  Facilité  à  se 

dégoûter 120 

8.  Sur  le  Mépris  des  petites  finesses 122 

9.  Aimer  les  passions  nobles Ib. 

10.  Quand  il  faut  sortir  de  sa  sphère 123 

11.  Du  Faux  jugement  que  l'on  porte  des  choses 124 

12.  [Il  faut  avoir  les  talents  de  son  état]. 126 


Discours  sur  la  Gloire 128 

Discours  sur  les  Plaisirs 138 

Eloge  de  Paul-Hippolyte-Emmanuel  de  Seytres 141 

Discours  sur  le  Caractère  des  différents  siècles 151 

Discours  sur  les  Mœurs  du  siècle 165 

Discours  sur  l'Inégalité  des  richesses 171 

Éloge  de  Louis  XV 184 

Traité  sur  le  Libre-arbitre 190 

Réponses  aux  Conséquences  de  la  nécessité 209 

Sur  la  Justice 217 

Sur  la  Providence 218 

Sur  l'Economie  de  l'univers Ib. 

Imitation  de  Pascal 220 

Méditation  sur  la  Foi 225 

RÉFLEXIONS  CRITIQUES  SUR  QUELQUES  POÈTES. 

1.  La  Fontaine 233 

2.  Boileau ^ 234 

3.  Chaulieu 236 

4.  Molière 237 

5-6,  Corneille  et  Racine : 239 

7.  Quinault 253 

8.  J.  B.  Rousseau 255 

9.  Sur  quelques  ouvrages  de  M.  de  Voltaire 262 

FRAGMENTS. 

1 .  Les  Orateurs 269 

2.  Sur  La  Bruyère 271 

3.  Sur  Fénelon 272 

4.  Sur  Pascal  et  Bossuet 273 

5.  Sur  les  Prosateurs  du  17e  siècle 274 

6.  [Sur  Descartes] Ib. 

7.  Sur  Montaigne  et  Pascal Ib. 

8.  Sur  Fontenelle 276 

9.  [Sur  les  Mauvais  écrivains] 277 


DES  MATIÈRES.  499 

10.  Sur  un  Défaut  des  poètes 279 

11.  Sur  l'Ode l'>- 

12.  Sur  la  Poésie  et  l'Éloquence -*0 

13.  Sur  la  Vérité  et  l'Éloquence 28.'i 

llx.  Sur  l'Expression  dans  le  style /•^• 

15.  Sur  la  Difficulté  de  peindre  les  caractères Ib. 

ESSAI  SUR  QUELQUES  GARAGTÈKES. 

Préface • 286 

1.  Clazomène,  ou  la  Vertu  malheureuse 288 

2.  [Phérécide,  ou  l'Ambition  trompée] 200 

o.  Thersite 291 

'i.  Pison,  ou  l'Impertinent 29:3 

5.  Lentulus,  ou  le  Factieux 294 

6.  Oronte,  ou  le  Vieux  Fou 29(5 

7.  [Othon,  ou  le  Débauché] 297 

8.  Les  Jeunes  gens ; 299 

9.  Aceste,  ou  l'Amour  ingénu 300 

10.  Phalante,  ou  le  Scélérat 302 

1 1.  [Termosiris] 303 

12.  Lipse,  011  l'Homme  sans  principes. 30^ 

1 3.  [Masis]. 305 

l 'i.  Thyeste 306 

1 5.  Erasme,  ou  l'Esprit  présomptueux 307 

16.  Callisthène 308 

17.  L'Étourdi 300 

18.  Alcippe Ib. 

1 9.  L'Homme  du  monde 310 

20.  Thrasille,  ou  les  Gens  à  la  mode 31 1 

21.  Phocas,  ou  la  Fausse  singularité 312 

22.  [Le  Rieur] 3]  '4 

23.  Horace,  ou  l'Enthousiaste 315 

24.  [Hégésippe] 316 

25.  Titus,  ou  l'Activité 318 

26.  L'Homme  pesant 319 

27.  [Erox,  ou  le  Fat] 320 

28.  [Varus,  ou  la  Libéralité] 321 

29.  [Polidore,  ou  l'Homme  faible] 323 

30.  [L'Homme  inconséquent] 325 

31 .  [Lycas,  ou  l'Homme  ferme] 326 

32.  [Tryphon] [b. 

33.  [L'Esprit  de  manège] 328 

34.  Ergaste,  ou  l'Officieux  par  vanilé 329 

35.  Cyrus,  ou  l'Esprit  agité 330 

36.  [Ménalque,  ou  l'Esprit  moyen] 331 

37.  Théophilo,  ou  l'Esprit  profond 332 


oOO  TAHLE   DES  MATIÈRES. 

38.  [Euryniaquc,   ou  le  Fourbe] 33^1 

39.  Turnus,  ou  le  Chef  do  parti 335 

40.  [Hermas,  ou  la  Sotte  ambition] 339 

41 .  Cléon,  ou  la  Folle  ambition 340 

42.  Clodius,  ou  le  Séditieux 342 

'i3.  [Les  Grands] 34G 

44.  [La  Bourgeoisie] 348 

45.  [Les  Bas-Fonds] 349 

46.  [Inconstance  des  Hommes] 350 

47.  [Anselme] Ib. 

48.  Midas,  ou  le  Sot  qui  est  glorieux " 351 

49.  Lacon,  ou  le  Petit  homme 352 

50.  Le  Flatteur  insipide 354 

51.  Caritès,  ou  le  Grammairien 355 

52.  Isocrate,  ou  le  Bel-esprit  moderne Ih. 

53 .  Lysias,  ou  la  Fausse  éloquence 358 

54.  Le  Lecteur-auteur 360 

55.  [Eumolpe,  ou  le  Mauvais  poète] 362 

56.  [Théobalde,  ou  le  Grimaud] 363 

57.  Bathylle,  ou  l'Auteur  frivole 364 

58.  Cotin,  ou  la  Fausse  grandeur 365 

59.  Egée,  ou  le  Bon  esprit 368 

60.  Senèque,  ou  l'Orateur  de  la  vertu , .  .  369 

RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES 373 


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BJ  704  «VS  1857 

VflUVENPRGUESn  LUC 


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OEUVRES    DE    VPUVENARGUE 


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Cfc  ej   C7C4 

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COO   VALVENARGUES  CEUVRES  DE  V  p\{ 
^CQM    1022346  f    ^'^ 


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