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Full text of "Œuvres de Walter Scott"

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9ÎTJOinE_^p  UOTlJod  91190  189^3  •9Jn9U91UI  UOnBJl 

-sruTuipTî^p  si9fqo  S9[  snoi  jnod  '  9J9jsiaiui  uos  9p 
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'ajdouqu^îsuo^  ap  sub  s9|  snoj  iiBÂOAua  |i,nb 
xn90  9p  pnb  's9JiBjT|iui  sjno99S  U9  ^suepuad 
-9pur  SBqoTîd  S90  9p  sn^d  9jti9J  sjnofnoi  "B  jn9uS 

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uoissiuinos  ap  la  loadsaa  9p  sjn9iJ9ix9   S9SBai 

-moq  S9[  sibuibC  stbui  i  S9Jiiîaodta9i  anb  aia  sj^ra 

-eÇ  luo^u  sajTîJ  suoiidaoxa  sanbpnb  iajrejisnos 

is  ap   luajBiuai  s|t^s   ^9otaj9s  jn9|   v  sui^unas 

■i  -nui  S9p  jioAT3^p  19  suBuqnsnui  a.iia^p  luaiuaassao 

]  sji^nb  aipi  a^BJoui  aouan^jui  aun  'aoiAaas  jna 

i  B  soanj^  saj  snoi  jns  la  sajpqaj  saa  ans  s.inofnoi 

j  aAjasuoo  vinauSias-puBaS  o\  *9aisiiuB|sij  ap  ajii 

-iiod  uiBjaAnos  ap  no  aqdqcq>[apaiqunb  bs  ug; 
;  •aidÂSgjD  L'qoud  "^qy  iauiaq9j\ 

,'  inq^pjnofne  isg^nb  p]  i9  'qodiaj^  ap  la  siunj^  aç 

0  *J9S[Y^p  sÂap  S9\  î  cuiuuf  ap  uqoBd  'aapqax  ]W 
}  .'aJoy^p-uBac-iuiBg  ap  inpud  '.iBzzafQ  luaiBia^uI 

1  spi  ^suupuadapui  sppddu  suqoBd  sas  la  anau^ 
I  -las-puujS  9\  aJiua  luauiaaanua  sndiuoj  ajia  sieu 

-bC  luaAnad  au  jnb  suaq  sap  no  siJoddBJ  sap  aan 
-BU  Bj  .lus  sajOBxaui  saapi  sap  ado.mg  ua  b  uq 

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OEUVRES 


DE 


WALTER  SCOTT. 


LE  NAIN  NOIR. 


LE  MIROIR  DH  M\  T.VNTK  AIAUGUERITE.— LA.  CHAMBRE  TAPISSEE. 

LA  FAMASMOGARIE. 

EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.— LA  MORT  DE  JOCK. 

ABBOTSF0Rl).-LA  MAISON  D'ASPEN. 


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LE  NAIN  NOIR, 

SUIVI 

DE  ROMAINS  VARIÉS  ET  DE  PIÈCES   DIVERSES. 

]paV  WiXlUX  ^COtt 
TRADUCTION    DE    M.    ALBERT    MONTÉMONT. 

NOUVELLE  ÉDITION  , 

REVUE  ET  COUniGÉE  d'aPKÈS  LA  DEIUMÈRE  PUBLIÉE  A  ÉOIMLOURG. 


PAnis, 


MENARD,    LIBRAIRE-EDITEUK  , 

PI.ACB    80BB0NNB  ,   5. 

1887. 


AVERTISSEME^;•l  î.t,t  TRADUCTEUR. 


Nous  avons  réuni  dans  ce  volume  les  plus  saillantes  des  fictions 
légères  échappées  à  la  plume  du  romancier  calédonien.  Plusieurs 
n'ont  pas  encore  été  produites, en  français;  telles  sont  :  la  Fan- 
tasmagorie .  l'Eyrbiggia-Saga  et  la  Mort  de  Jock.  Nous  y  avons 
ajouté  la  description  du  domaine  de  "Walter  Scott  dans  son  pays 
natal,  description  faite,  dit-on,  par  un  Américain.  On  aime  à  con- 
naître les  moindres  détails  de  la  vie  d'un  grand  écrivain  :  Tibur 
et  Ferney  ne  cessent  d'attirer  la  foule  des  visiteurs,  amis  des  arts 
et  des  lettres-,  Abbotsford  aura  inévitablement  son  tour,  et  s'il  ne 
doit  pas  attirer  une  foule  aussi  considérable  de  pèlerins  littéraires, 
ils  ne  seront  ni  moins  fervents  ni  moins  enthousiastes,  car  ils 
viendront  dans  le  but  spécial  de  voir  ce  lieu  retiré ,  les  monta- 
gnes nébuleuses  de  l'Ecosse  ne  pouvant  leur  offrir  le  même  at- 
trait que  les  Alpes  et  les  Apennins,  sans  parler  des  souvenirs  que 
réveillent  la  Suisse  et  l'Italie,  cette  terre  classique  des  arts,  dont 
le  beau  ciel  est  déjà,  seul,  bien  plus  que  suflisant  pour  motiver 
les  douces  prédilections  du  voyageur. 

Enfin,  le  peu  d'étendue  des  matières  qui  composent  ce  volume 
nous  ayant  permis  de  rechercher  d'autres  productions  de  "Walter 
Scott,  qui  par  leur  brièveté  pussent  encore  y  entrer,  nos  regards 
se  sont  arrêtés  sur  un  essai  de  tragédie  en  prose  ayant  pour  titre 
la  Maison  cVJspen,  et  nous  en  présentons  de  même  la  traduction 
Le  motif  de  notre  préférence  s'explique  par  l'analogie  du  genre 
tout  à  fait  germanique  de  cet  opuscule  avec  le  genre  sombre  de 
la  Melpomène  anglaise.  La  Maison  d'^spen  sera ,  du  reste ,  pour 
nos  lecteurs  un  sujet  de  comparaison  avec  le  Tribunal  secret  de 
M.  Léon  Thiessé,  tragédie  qui  a  été  représentée  avec  succès  sur 
le  théâtre  de  l'Odéon. 


T-E    KAi:i    KOIR. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/oeuvresdewalters30scot 


LE  NAIN  NOIR. 


INTRODUCTION 

MISE  E^  TÈTE  DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION"  DÈDIMBOURG. 


«  C'est  très-bien ,  dit  le  prêtre  ;  apporlez-moi  ces 
livres,  car  j'ai  envie  de  les  voir. — De  tout  mon  cœur, 
répondit  l'hôte.»  Et  allant  à  sa  chambre,  il  en  rapporta 
une  valise  ayant  un  cadenas  et  une  chaîne  ;  et  l'ouvrant, 
il  en  lira  trois  gros  volumes  et  un  manuscrit  en  beaux 
caractères  d'écriture.  Doi*  Quichotte.  Partie  I,  chap.  32. 

Comme  je  puis  sans  vanité  me  flatter  que  le  nom  et  les  qualités 
officielles  détaillés  en  tête  des  présents  prolégomènes  leur  assu- 
reront de  la  part  de  la  portion  sensée  et  réfléchie  du  genre  hu- 
main, à  laquelle  je  désire  qu'il  soit  bien  entendu  que  je  m'adresse, 
toute  l'attention  qui  est  due  au  diligent  instructeur  de  !a  jeunesse 
et  à  l'exact  observateur  de  ses  devoirs  du  dimanche,  je  m'abstien- 
drai d'allumer  une  chandelle  en  plein  jour,  ou  d'offrir  ce  produit 
de  mes  travaux  comme  recommandable  aux  personnes  judi- 
cieuses qui  l'auront  nécessairement  jugé  tel,  d'après  la  lecture  du 
frontispice. 

Cependant  je  n'ignore  pas  que ,  comme  l'envie  suit  toujours  de 
près  le  mérite,  il  peut  se  trouver  des  gens  qui  disent  tout  bas 
que,  bien  qu'on  ne  puisse  fie  ciel  en  soit  loué  I  )  me  refuser  de 
l'instruction  et  de  bons  principes,  néanmoins  l'état  que  j'exerce  à 
Gandercleugh  m'a  été  plus  avantageux  sous  le  rapport  du  per- 
fectionnement de  mon  savoir  que  sous  celui  d'une  extension  de 
connaissance  des  voies  et  des  œuvres  de  la  génération  présente. 
A  une  pareille  objection,  si  par  hasard  elle  m'était  faite,  je  ferais 
une  triple  réponse. 

Premièrement,  Gandercleugh  est,  pour  ainsi  dire,  le  point 
central,  le  nombril  {sifas  estdicere,  s'il  est  permis  de.  parler  ainsi;, 
du  royaume  d'Ecosse,  notre  patrie;  de  sorte  que  les  voyageurs 
qui,  de  tous  les  coins  du  pays,  sont  appelés  par  leurs  affaires, 
les  uns  du  côté  de  notre  métropole  de  la  loi,  par  laquelle  dénomi- 


8  LE  NAIN  NOIR. 

nation  j'entends  Edimbourg,  les  autres  du  côté  de  notre  métro- 
pole et  grand  marché  du  gain,  ce  qui  donne  à  entendre  que  c'est 
Glasgow,  se  trouvent  fréquemment  à  même  de  faire  de  Gander- 
cleugh  un  lieu  de  relai  et  de  repos  pour  !a  nuit.  Et  le  sceptique  le 
plus  déterminé  devra  convenir  que  moi,  qui  ai  passé  pendant 
quarante  ans  mes  soirées,  hiver  et  été,  excepté  celles  du  di- 
manche, assis  dans  le  fauteuil  de  cuir,  au  coin  gauche  de  la  che- 
minée, dans  la  chambre  commune  de  l'auberge  de  ïf'allace ,  je 
dois  avoir  été  plus  à  môme  d'étudier  les  mœurs  et  coutumes  des 
diverses  tribus  et  nations,  que  si  j'eusse  été  obligé  de  me  fatiguer 
par  des  voyages  pénibles  pour  aller  faire  mes  observations  dans 
les  contrées  elles-mêmes.  C'est  comme  le  percepteur  du  droit  de 
péage  à  la  barrière  très-fréquentée  de  la  grande  route  de  Well- 
brae-Head,  qui,  assis  tout  à  son  aise  dans  son  bureau,  fait  une  re- 
cette plus  abondante  que  si,  allant  et  venant  sur  le  chemin,  il 
demandait  une  contribution  à  chaque  personne  qu'il  pourrait 
rencontrer  dans  sa  course,  tandis  que,  suivant  l'adage  vulgaire, 
il  courrait  risque  d'être  salué  de  plus  de  coups  de  pied  dans  le 
derrière  qu'il  ne  recevrait  de  demi-sous. 

Mais,  secondement,  supposons  que  l'on  voulût  me  presser,  en 
disant  qu'Ithacus,  le  plus  sage  des  Grecs,  acquit  son  grand 
renom,  comme  le  poète  romain  nous  l'assure,  en  visitant  les  pays 
et  les  hommes,  je  répondrai  au  Zoïle  qui  s'attachera  à  cette  ob- 
jection que,  de  facto,  j'ai  vu  des  pays  et  des  hommes,  moi  aussi; 
car  j'ai  visité  les  fameuses  cités  d'Edimbourg  et  deGlasgo%Y,  deux 
fois  la  première,  et  trois  fois  la  seconde,  dans  le  cours  de  mon 
pèlerinage  sur  la  terre.  Et  de  plus,  j'ai  eu  l'honneur  de  m'asseoir 
à  l'assemblée  générale  (comme  auditeur,  dans  les  galeries),  et  j'y 
ai  entendu  dire  de  si  belles  choses  sur  la  loi  du  pâturage,  qu'après 
les  avoir  fait  fructifier  dans  mon  esprit,  j'ai  été  considéré  comme 
un  oracle  sur  cette  doctrine,  depuis  mon  heureux  retour  à  Gan- 
dercleugh. 

Enfin^  et  troisièmement,  si,  malgré  tout  cela,  on  prétond  que 
ma  connaissance  des  hommes,  quelque  étendue  qu'elle  soit, 
quelque  peine  qu'elle  m'ait  donnée  à  acquérir,  par  ma  persévé- 
rance à  demander  des  renseignements  dans  mon  pays,  et  par  mes 
voyages  à  l'étranger,  ne  me  rend  cependant  pas  capable  de  rem- 
plir la  tâche  de  recueillir  les  agréables  récits  de  mon  hôte,  je  ferai 
savoir  à  ces  critiques,  à  leur  éternelle  honte  et  confusion  ,  aussi 
bien  qu'à  l'humiliation  et  à  la  déconfiture  de  tous  ceux  qui  voij- 


INTRODUCTION.  9 

(Iraient  témérairement  me  contredire,  que  je  ne  suis  point  l'au- 
teur, ni  le  rédacteur,  ni  le  compilateur  des  Contes  de  mon  hôte,  et 
que  je  ne  suis  pas  responsable  d'un  seul  iota  de  leur  contenu,  soit 
en  plus,  soit  en  moins.  Et  maintenant,  ô  vous,  génération  de  cri- 
tiques, qui  vous  élevez  comme  autant  de  serpents  d'airain ,  pour 
siffler  avec  vos  langues  et  mordre  avec  vos  dents ,  courbez  vos 
têtes  jusque  dans  la  poussière  d'où  vous  êtes  sortis,  et  recon- 
naissez que  vos  pensées  vous  ont  été  suggérées  par  l'ignorance , 
et  vos  paroles  par  la  folie.  Eh  bien  !  vous  voilà  pris  dans  votre 
propre  piège  ;  la  fosse  que  vous  aviez  creusée  s'est  ouverte  pour 
vous.  Renoncez  donc  à  une  tâche  qui  est  trop  pénible  pour  vous; 
ne  détruisez  pas  vos  dents  en  rongeant  une  lime;  n'épuisez  pas 
vos  forces  en  frappant  du  pied  contre  le  mur  d'une  forteresse  ;  ne 
vous  essoufflez  point  en  luttant  de  vitesse  contre  un  agile  coursier, 
et  laissez  peser  les  Contes  de  mon  hôte  par  ceux  qui  apporteront 
avec  eux  la  balance  de  la  candeur,  purifiée  de  la  rouille  des  pré- 
jugés par  la  main  de  l'intelligente  modestie.  C'est  pour  eux  seule- 
ment que  ces  Contes  ont  été  compilés,  comme  le  prouvera  le 
petit  récit  suivant,  que,  dans  mon  zèle  pour  la  vérité,  j'ai  cru 
devoir  ajouter  comme  supplément  à  ce  préambule. 

On  sait  fort  bien  que  mon  hôte  était  un  homme  amusant  et  fa- 
cétieux, très-bien  vu  de  tous  les  habitants  de  la  paroisse  de  Gan- 
dercleugh ,  à  l'exception  seulement  du  laird,  du  collecteur  de 
l'accise  et  de  ceux  à  qui  il  refusait  de  donner  de  la  bière  à  crédit. 
Je  vais  dire  quelques  mots  sur  les  motifs  de  mécontentement  de 
chacun  en  particulier,  et  j'y  joindrai  ma  propre  réfutation. 

Son  Honneur  le  laird  accusait  notre  hôte,  prédécesseur  de  ce- 
lui-ci, d'avoir  encouragé,  en  divers  temps  et  lieux,  la  destruction 
des  lièvres,  lapins,  volatiles  noirs  et  gris,  perdrix,  coqs  de  bruyère, 
chevreuils,  daims  et  autres  oiseaux  et  quadrupèdes,  en  temps 
prohibé,  et  en  contravention  aux  lois  du  royaume,  qui  ont,  dans 
leur  sagesse,  réservé  le  massacre  de  pareils  animaux  pour  les 
grands  de  la  terre,  j'en  ai  fait  la  remarque,  qui  y  prenaient  un 
plaisir  extraordinaire,  auquel,  quant  à  moi,  je  ne  comprends 
rien.  3Iaintenant,  avec  Ihumble  déférence  que  je  dois  à  l'hono- 
rable laird,  et  pour  la  justification  de  mon  défunt  ami ,  je  répon- 
drai à  cette  accusation,  que,  quelque  ressemblance  que  l'on  pût 
trouver  entre  ces  animaux  et  ceux  qui  sont  protégés  par  la  loi, 
c'était  pourtant  une  pure  deceptio  visùs  ;  car  ce  que  l'on  prenait 
pour  des  lièvres  était  de  jeunes  moutons,  et  ce  qui  paraissait  être 


10  LE  NAIN  NOIR. 

des  coqs  de  bruyère,  était  réellement  des  pigeons  ramiers,  et 
servis  et  mangés  eo  nomine  ,  et  non  autren7ent. 

D'un  autre  côté,  le  collecteur  de  l'accise  prétendait  que  feu 
mon  hôte  encourageait  cette  espèce  de  manufacture  appelée  dis- 
tillation^ sans  avoir  une  autorisation  spéciale  de  la  part  des  grands, 
appelée  en  termes  techniques  une  licence.  Eh  bieni  je  me  pré- 
sente pour  confondre  cette  fausseté,  et  en  dépit  de  lui,  de  sa 
jauge,  de  sa  plume  et  de  son  écritoire,  je  lui  déclare  que  je  n'ai 
jamais  vu,  ni  goûté  un  verre  d'eau-de-vie  illicite  dans  la  maison 
de  mon  hôte  ,•  et  je  dis  plus,  c'est  qu'au  contraire  nous  n'avions  pas 
besoin  d'user  de  pareilles  supercheries  à  l'égard  d'une  liqueur 
agréable  et  un  peu  séduisante,  débitée  et  consommée  à  l'auberge 
de  fVallace ,  sous  le  nom  de  Rosée  des  Montagnes.  S'il  y  a  une 
peine  prononcée  contre  la  fabrication  d'une  pareille  liqueur, 
qu'il  me  montre  la  loi,  et  alors  je  lui  dirai  si  je  veux  m'y  confor- 
mer ou  non. 

Quant  à  ceux  qui  venaient  demander  à  boire  à  mon  hôte ,  et 
qui  s'en  retournaient  le  gosier  sec ,  faute  d'argent  pour  le  mo- 
ment, ou  de  crédit  pour  l'avenir,  je  ne  puis  m'empôcher  de  dire 
que  mes  entrailles  en  ont  été  émues ,  comme  si  la  chose  m'eût 
regardé  personnellement.  Néanmoins  mon  hôte  avait  égard  aux 
nécessités  d'un  pauvre  diable  altéré,  et  lui  permettait,  dans  un 
besoin  extrême,  et  lorsqu'il  voyait  que  son  estomac  était  appauvri 
par  le  manque  de  moiteur,  de  boire  jusqu'à  concurrence  de  l'en- 
tière valeur  de  sa  montre  ou  de  ses  habits ,  à  l'exclusion  toutefois 
des  vêtements  inférieurs  qu'il  le  forçait  inexorablement  à  garder, 
pour  l'honneur  de  sa  maison.  Quanta  moi,  je  puis  bien  dire  qu'il 
ne  m'a  jamais  refusé  la  petite  dose  de  rafraîchissement  avec  la- 
quelle j'ai  l'habitude  de  ranimer  mes  esprits,  après  les  fatigues  de 
mon  école.  Il  est  vrai  que  je  donnais  à  ses  cinq  garçons  des  leçons 
d'anglais  et  de  latin,  d'écriture,  détenue  des  livres,  avec  une 
teinture  des  mathématiques,  et  que  j'enseignais  le  plain-chant  à 
sa  fille.  Mais,  hors  ces  petits  verres,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir 
jamais  rien  reçu  de  lui,  à  titre  d'appointements,  ou  d'honora- 
rium,  pour  cet  objet  ;  et  néanmoins  cette  sorte  de  compensation 
convenait  parfaitement  à  mes  habitudes,  car  c'est  une  terrible 
sentence  que  celle  qui  condamne  un  gosier  altéré  à  attendre  le 
payement  du  prochain  quartier  K 

Mais,  dans  le  fait,  et  s'il  faut  que  je  dise  la  chose  telle  que  je  la 

1  t^ii  ADgIelerre  ou  paie  par  quartier,  et  uun  par  mois.  i.  m. 


INTRODUCTION.  tl 

conçois ,  je  pense  que  ce  qui  engageait  principalement  mon  hôte 
à  déroger  en  ma  faveur  à  son  habitude  d'exiger  le  payement  de 
l'écot ,  c'était  le  plaisir  qu'il  prenait  ordinairement  à  ma  conver- 
sation, qui,  quoique  au  fond  solide  et  édifiante ,  était  comme  un 
palais  bien  bâti ,  parce  que  je  l'entremêlais  de  récits  facétieux  et 
de  bons  mots ,  qui  étaient  comme  des  décorations  et  des  orne- 
ments de  l'édifice.  Et  won  hôte  du  ^a//ace  était  si  content  des  répli- 
ques qu'il  faisait  dans  ces  colloques,  qu'il  n'y  avait  pas  de  district 
en  Ecosse,  que  dis-je  I  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire ,  pas  une  cou- 
tume particulière  et  distinctive,  qui  ne  devînt  le  sujet  d'une  dis- 
sertation entre  nous;  au  point  que  ceux  qui  nous  entouraient 
avaient  coutume  de  dire  que  le  plaisir  de  nous  entendre  nous 
communiquer  nos  idées  valait  seul  une  bouteille  d'ale.  Il  arrivait 
même  que  des  voyageurs  venant  de  pays  éloignés,  ou  des  cantons 
les  plus  reculés  de  l'Ecosse,  se  mêlaient  à  notre  conversation ,  et 
nous  débitaient  des  nouvelles  recueillies  dans  les  pays  étrangers, 
ou  sauvées  de  l'oubli  dans  notre  propre  patrie. 

Or  il  advint  que  j'avais  fait  un  engagement,  pour  l'instruction 
des  classes  supérieures  de  mon  école ,  avec  un  jeune  homme 
nommé  Peter,  ou  Patrick  Pattieson,  qui  avait  été  élevé  pour  notre 
sainte  Eglise,  qui  même,  en  vertu  de  licence  de  la  part  du  Pres- 
bytère, avait  fait  entendre  sa  voix  comme  prédicateur.  Jl  prenait 
plaisir  à  faire  des  collections  de  vieux  contes  et  de  vieilles  lé- 
gendes, et  à  les  orner  des  fleurs  de  la  poésie,  dont  il  était  un  vain 
et  frivole  amateur  ;  car  il  ne  suivait  pas  l'exemple  de  ces  poètes 
nerveux  que  je  lui  proposais  pour  modèle,  mais  s'attachait  à  cette 
versitication  moderne  de  contexture  faible,  qui  exige  fort  peu  de 
travail,  et  encore  moins  de  présence  d'esprit.  Aussi  m'arrivait-il 
de  lui  chercher  querelle,  comme  se  mettant  au  nombre  de  ceux 
qui  veulent  opérer  la  funeste  révolution  annoncée  par  sir  Robert 
Carey,  dans  sa  prophétie  sur  la  mort  du  célèbre  docteur  John 
Donne  : 

«  A  présent  que  tu  es  parti,  tes  lois  paraîlrout  trop  sévères  pour  les  poêles  qui  se 
permettent  des  licences;  au  point  que  la  poésie,  que  lu  avais  épurée,  n'est  plus 
aujourcftiui  qu'une  versification  de  ballade.» 

Je  disputais  aussi  avec  lui  au  sujet  du  trop  gi^and  penchant  qu'il 
:avait  pour  un  style  coulant  et  redondant ,  plutôt  que  pour  une 
diction  concise  et  grave  dans  ses  compositions  en  prase.  Mais, 
malgré  ces  symptômes  d'un  goût  dépravé  et  sa  manie  de  contre- 


12  LE  NAIN  NOIR. 

dire  ceux  qui  avaient  plus  de  connaissances  que  lui  sur  des  pas- 
sages d'auteurs  latins  qui  présentaient  un  sens  équivoque,  je  fus 
profondément  affligé  de  la  mort  de  Peter  Pattieson ,  autant  que 
s'il  eût  été  mon  propre  enfant  ;  et  comme  ses  papiers  avaient  été 
confiés  à  mes  soins  (pour  garantir  le  payement  des  frais  de  mala- 
die et  d'enterrement),  je  me  crus  en  droit  de  disposer  d'un  paquet 
qui  avait  pour  titre  :  Contes  de  mon  hôte,  et  de  le  céder  à  un 
homme  expert  dans  son  métier,  comme  on  l'appelait,  de  vendeur 
de  livres.  C'était  un  homme  d'un  caractère  gai,  d'une  petite  taille, 
habile  à  contrefaire  la  voix  des  autres  et  à  débiter  des  contes  et 
des  histoires  facétieuses,  et  dont  j'ai  beaucoup  à  louer  la  conduite 
qu'il  a  tenue  envers  moi. 

On  peut  donc  voir  maintenant  l'injustice  qu'il  y  aurait  à  m'ac- 
cuser  d'incapacité  pour  écrire  ces  Contes,  si  l'on  considère  que, 
bien  que  j'aie  prouvé  que  j'aurais  pu  les  composer,  si  je  l'avais 
voulu,  cependant,  comme  je  n'en  suis  réellement  pas  l'auteur,  la 
censure,  si  censure  il  doit  y  avoir,  retombera  avec  raison  sur  la 
mémoire  de  M.  Peter  Pattieson,  tandis  que  l'éloge,  si  éloge  est 
dû,  me  revient  de  plein  droit,  vu  que ,  suivant  l'expression  spiri- 
tuelle et  logique  du  doyen  de  Saint-Patrice  : 

La  cause  dans  laquelle  une  chose  n'est  pas 
Est  cause  nulle  en  tous  les  cas. 

L'ouvrage  est  donc  pour  moi  ce  qu'un  enfant  est  pour  un  père, 
dans  lequel  enfant,  s'il  tourne  à  bien ,  le  père  trouve  honneur  et 
applaudissements,  tandis  que,  dans  le  cas  contraire,  la  honte  s'at- 
taclie  justement  à  l'enfant  seul. 

Je  n'ai  plus  qu'une  observation  à  faire  ^  c'est  que  M.  Peter 
Pattieson,  en  préparant  ces  Contes  pour  la  presse,  a  plutôt  con- 
sulté son  caprice  que  l'exactitude  de  la  narration  5  que  même  il  a 
quelquefois  réuni  deux  ou  trois  histoires,  dans  le  seul  but  d'ajou- 
ter de  la  grâce  à  l'ensemble  de  sa  composition.  Quoique  je  désap- 
prouve celte  infidélité,  et  que  je  m'inscrive  en  faux  contre  elle, 
cependant  je  n'ai  pas  pris  sur  moi  de  la  corriger,  attendu  que  la 
volonté  du  défunt  était  que  son  manuscrit  fût  imprimé  sans  au- 
cun changement,  ni  aucune  diminution-,  bizarrerie  d'exactitude 
de  la  part  de  mon  défunt  ami,  qui,  s'il  eût  pensé  sagement,  aurait 
dû  me  conjurer,  par  les  tendres  liens  de  notre  amitié  et  de  nos 
études  communes,  de  revoir  avec  soin,  de  changer  et  d'aug- 
menter ses  écrits,  suivant  que  mon  jugement  et  ma  prudence  me 


INTRODUCTION.  13 

l'indiqueraient.  3Iais  la  volonté  des  morts  doit  être  scrupuleuse- 
ment obéie,  môme  lorsque  nous  déplorons  leur  entêtement  et 
leurs  illusions.  Ainsi,  mon  cher  lecteur,  je  prends  congé  de  vous 
au  milieu  des  jouissances  que  vos  montagnes  vous  procurent; 
j'ajouterai  seulement  que  chaque  Conte  est  précédé  d'une  courte 
introduction,  faisant  mention  des  personnes  par  lesquelles  les 
matériaux  ont  été  rassemblés  et  des  circonstances  qui  ont  amené 
leur  publication. 

Jedediah  Cleishbotham. 


INTRODUCTION 

A  L'HISTOIRE  DU  NAIN  NOIR. 


L'être  idéal  que  l'on  représente  ici  comme  résidant  dans  une 
solitude,  et  tourmenté  par  le  sentiment  intérieur  de  sa  difformité, 
ainsi  que  par  l'idée  qu'il  s'était  faite  qu'il  était  l'objet  général  des 
railleries  insultantes  de  ses  semblables ,  n'est  pas  tout  à  fait  ima- 
ginaire. L'auteur  se  rappelle  que,  de  son  temps,  quoiqu'il  y  ait 
bien  des  années,  il  a  existé  un  individu  qui  lui  a  servi  de  modèle 
pour  le  caractère  qu'il  a  tracé.  Le  nom  de  ce  pauvre  infortuné 
était  Davie  Ritchie,  natif  de  Tweeddale.  Son  père  travaillait  dans 
la  carrière  d'ardoise  de  Stobo^  et  il  est  probable  que  l'enfant  ap- 
porta en  naissant  la  difformité  de  corps  et  de  figure  qui  le  rendait 
si  remarquable,  bien  qu'il  l'attribuât  quelquefois  aux  mauvais 
traitements  qu'il  avait  éprouvés  dans  son  enfance.  Il  avait  été 
élevé  dans  l'état  de  brossier  à  Edimbourg ,  et  avait  long-temps 
erré  de  ville  en  ville,  toujours  exerçant  le  môme  métier,  mais  tou- 
jours renvoyé  de  chez  ses  maîtres  à  cause  de  l'attention  désagréa- 
ble qu'il  attirait  partout  par  la  hideuse  singularité  de  sa  taille  et 
de  son  visage.  L'auteur  croit  môme  avoir  entendu  dire  qu'il  avait 
été  jusqu'à  Dublin. 

Fatigué ,  à  la  fin ,  de  se  voir  éternellement  en  butte  aux  cris , 
aux  moqueries  et  aux  insultes,  Davie  Ritchie  résolut,  à  l'imitation 
du  daim  que  le  chasseur  a  séparé  de  son  troupeau  ,  de  chercher 
une  retraite  dans  quelque  solitude  où  il  put  avoir  le  moins  de  com- 
munication possible  avec  le  monde  qui  l'accablait  de  ses  railleries. 
Dans  cette  vue,  il  s'établit  sur  un  petit  coin  de  terre  sauvage  et 
marécageuse ,  au  bas  d'un  teitre  de  la  ferme  de  Woodhouse,  au 
vallon  solitaire  de  la  petite  rivière  de  Manor ,  dans  le  Peebles- 
Shire.  Quelques  personnes  qui  curent  occasion  de  passer  par  là 
furent  très-surprises,  et  il  s'en  trouva  de  superstitieuses  qui  furent 
alarmées  en  voyant  une  figure  aussi  étrange  que  celle  de  Bowed 
Davie  (Davie  le  tortu  )  employé  à  une  tâche  qu'il  était  absolument 
incapable  de  remplir^,  celle  de  bâtir  une  maison.  La  cabane  qu'il 
construisit  était  extrêmement  petite  ;  mais  les  murs,  ainsi  que  ceux 
du  petit  jardin  qui  régnait  autour  ,  montraient  un  certain  désir 


16  LE  NAIN  NOIR. 

ambitieux  de  leur  donner  de  la  solidité,  car  ils  étaient  composés 
de  grosses  pierres  et  de  mottes  de  gazon  ;  même  quelques-unes 
des  pierres  placées  aux  angles  étaient  tellement  massives,  que  les 
personnes  qui  les  voyaient  ne  pouvaient  concevoir  comment  il 
avait  été  possible  à  un  pareil  architecte  de  les  élever  à  cette  hau- 
teur. Dans  le  fait,  Davie  se  trouvait  grandement  aidé  par  les  voya- 
geurs qui  passaient  en  cet  endroit,  et  par  les  personnes  qui  étaient 
attirées  par  la  curiosité  ;  et,  comme  aucun  d'eux  ne  savait  jusqu'à 
quel  point  il  avait  été  assisté  par  d'autres,  l'étonnement  de  chaque 
individu  ne  diminuait  point. 

Le  propriétaire  du  terrain,  feu  sir  James  Naesmith  ,  baronnet, 
passa  par  hasard  devant  cette  singulière  construction,  qui,  ayant 
été  faite  là  sans  aucun  droit ,  sans  aucune  permission  demandée 
ni  obtenue  ,  était  exactement  le  pendant  de  la  comparaison  que 
fait  FalstafF  «  d'une  belle  maison  bâtie  sur  le  terrain  d'autrui  », 
en  sorte  que  le  pauvre  Davie  aurait  bien  pu  perdre  son  édifice 
pour  l'avoir  élevé  sur  une  propriété  qui  n'était  pas  la  sienne.  Mais 
sir  James  n'eut  pas  même  l'idée  d'en  exiger  la  confiscation  ,  et 
sanctionna  au  contraire  cet  empiétement  sans  conséquence. 

La  description  de  la  personne  d'EIshender  de  ÎMucklestane- 
Moor  a  été  généralement  regardée  comme  un  portrait  assez  exact 
et  nullement  exagéré  de  Davie  de  Manor-Water.  Sa  taille  n'était 
pas  tout  à  fait  de  trois  pieds  et  demi ,  puisqu'il  pouvait  se  tenir 
debout  à  la  porte  de  sa  demeure  qui  avait  justement  cette  hau- 
teur. Les  détails  suivants  relatifs  à  sa  personne  et  à  son  caractère 
sont  extraits  des  Scots  Magazines  pour  1817  ,  et  il  est  à  présent 
connu  qu'ils  ont  été  fournis  par  le  savant  sir  Robert  Chambers 
d'Edimbourg ,  qui  a  recueilli  avec  beaucoup  de  talent  les  tradi- 
tions de  la  Bonne-Ville  ,  et  qui  a  publié  d'autres  ouvrages  dans 
lesquels  il  a  grandement  et  agréablement  ajouté  à  nos  connaissan- 
ces en  antiquités  populaires.  Il  est  originaire  du  môme  district 
que  Davie  Ritchie,  et  par  conséquent  a  pu  mieux  qu'un  autre  ras- 
sembler diverses  anecdotes  sur  son  compte. 

«  Son  crâne,  dit  l'auteur,  qui  avait  une  forme  oblongue,  et  un 
peu  hors  de  proportion  ,  était  tellement  fort  qu'il  pouvait  enfon- 
cer le  panneau  d'une  porte  ou  le  fond  d'un  baril.  Son  rire  était, 
dit-on,  horrible,  et  sa  voix  de  hibou ,  aiguë,  dure  et  discordante  , 
correspondait  fort  bien  à  ses  autres  singularités. 

«  Son  costume  n'avait  rien  de  bien  extraordinaire.  Tl  portait  ha- 
bituellement un  chapeau  à  bords  rabattus  lorsqu'il  sortait ,  et 


INTRODUCTION.  17 

quand  il  était  chez  lui  ,  un  capuchon  ou  bonnet  de  nuit.  Il  n'a- 
vait point  de  souliers,  parce  qu'il  n'aurait  pu  en  adapter  à  ses 
pieds,  qui  ressemblaient  presque  à  des  nageoires  de  poisson  ;  ses 
jambes  et  ses  pieds  étaient  enveloppés  de  morceaux  de  drap.  En 
marchant,  il  s'appuyait  sur  une  sorte  de  perche  ou  de  pique  beau- 
coup plus  haute  que  lui.  Ses  manières  étaient  singulières  sous 
plusieurs  rapports  ,  et  indiquaient  un  esprit  qui  saccordait  avec 
la  tournure  désagréable  de  sa  personne.  Il  était  d'un  caractère  ex- 
trêmement jaloux,  misanthrope  et  irritable.  La  connaissance 
qu'il  avait  de  sa  difformité  le  poursuivait  comme  un  fantôme;  et 
les  insultes  et  les  railleries  auxquelles  cette  difformité  l'exposait, 
avaient  empoisonné  son  cœur  de  sentiments  de  férocité  et  d'amer- 
tume que,  sous  d'autres  points  de  vue,  la  nature  ne  paraissait  pas 
lui  avoir  donnés  en  plus  grande  abondance  qu'aux  autres  hommes. 

"  Il  détestait  les  enfants,  à  cause  de  leur  penchant  à  l'insulter 
et  à  le  tourmenter.  A  l'égard  des  étrangers ,  il  était  toujours  ré- 
servé, bourru  et  même  brutal  ;  et  quoiqu'il  ne  refusât  nullement 
un  secours  ou  une  aumône,  il  était  rare  qu'il  exprimât  ou  qu'il 
montrât  beaucoup  de  reconnaissance.  Même  envers  ceux  qui 
avaient  été  ses  plus  grands  bienfaiteurs ,  et  qui  avaient  la  plus 
grande  part  dans  sa  bienveillance,  il  avait  fréquemment  des  mo- 
ments de  caprice  et  de  jalousie.  Une  dame  qui  l'avait  cunnu  de- 
puis son  enfance  ,  et  qui  a  bien  voulu  nous  fournir  quelques  dé- 
tails sur  la  vie  de  cet  homme,  disait  que  ,  bien  que  Davie  témoi- 
gnât autant  de  respect  et  d'attachement  pour  la  famille  de  son 
père  qu'il  lui  était  possible  d'en  témoigner  pour  qui  que  ce  fût,  ce- 
pendant on  était  obligé  d'être  très-circonspect  dans  la  conduite 
qu'on  devait  tenir  envers  lui.  Un  jour  ,  étant  allée  lui  faire  une 
visite  avec  une  autre  dame,  il  les  mena  dans  son  jardin ,  et  leur 
montra  avec  une  sorte  d'orgueil  et  beaucoup  de  bonne  humeur 
toutes  ses  plate-bandes  et  bordures  arrangées  et  diversifiées  avec 
goût  ;  tout  à  coup  elles  s'arrêtèrent  devant  un  carreau  planté  de 
choux,  que  les  chenilles  avaient  un  peu  endommagés.  Davie,  re- 
marquant qu'une  des  dames  souriait ,  prit  à  l'instant  son  air  dur 
et  sauvage,  se  précipita  au  milieu  des  choux  et  les  mit  en  pièces 
avec  son  bâton,  en  s" écriant  :  «  Je  déteste  les  chenilles ,  car  elles 
se  moquent  de  moi.  » 

«  Une  autre  dame,  qui  était  également  une  de  ses  anciennes 
connaissances,  commit,  bien  contre  son  intention,  une  offense  en- 
vers Davie  dans  une  circonstance  semblable.  Après  lavoir intro- 


W  LE  NAIN  NOIR. 

duite  dans  le  jardin,  en  marchant  devant  elle,  il  se  retourna  pour 
jeter  sur  elle  un  regard  de  jalousie  ,  et  se  figura  qu'il  l'avait  vue 
cracher.  Aussitôt  il  s'écria  avec  une  extrême  férocité  :  «  Suis-je 
un  crapaud,  femme,  que  vous  crachiez  sur  moi... ,  oui,  que  vous 
crachiez  sur  moi  ?  »  Et,  sans  écouter  ni  réponse  ni  excuse ,  il  la 
chassa  du  jardin,  en  vomissant  contre  elle  des  imprécations  et  des 
injures.  Lorsqu'il  était  irrité  par  des  personnes  pour  lesquelles  il 
avait  peu  de  respect,  sa  misanthropie  se  déchauiait  en  paroles  et 
quelquefois  en  actions  encore  plus  grossières ,  et  dans  ces  occa- 
sions il  employait  un  langage  d'imprécations  et  de  menaces  les 
plus  extraordinaires  et  les  plus  sauvages.  » 

La  nature  conserve  dans  tous  ses  ouvrages  un  certain  équilibre 
entre  le  bien  et  le  mal,  et  il  n'est  peut-être  pas  de  position  si  com- 
plètement misérable  qui  ne  possède  quelque  source  de  plaisir  pour 
en  adoucir  le  désagrément.  Ce  pauvre  homme,  dont  la  misanthro- 
pie était  fondée  sur  le  sentiment  de  sa  difformité  extraordinaire, 
avait  néanmoins  ses  jouissances  particulières.  Forcé  de  se  retirer 
dans  une  solitude ,  il  devint  un  admirateur  des  beautés  de  la  na- 
ture. Son  jardin,  qu'il  cultivait  avec  le  plus  grand  soin,  et  qui, 
d'un  mauvais  terrain  de  bruyères  et  de  marécages,  était  devenu 
un  sol  très-productif,  lui  offrait  un  sujet  d'orgueil  et  de  délices; 
mais  il  était  également  enchanté  de  beautés  plus  naturelles;  la 
pente  douce  d'une  verte  colline ,  le  murmure  d'une  source  lim- 
pide, ou  le  labyrinthe  compliqué  d'un  bosquet  sauvage,  étaient 
des  scènes  qu'il  contemplait,  disait-il,  avec  un  plaisir  inexprima- 
ble pendant  des  heures  entières.  C'est  peut-être  pour  cette  raison 
qu'il  aimait  à  lire  les  poésies  pastorales  de  Shenstone  et  quelques 
passages  du  Paradis  perdu.  L'auteur  l'a  entendu  répéter  d'une 
voix  discordante  la  fameuse  description  du  Paradis  terrestre,  et  il 
paraissait  en  sentir  toute  la  beauté.  Ses  autres  études  étaient  d'un 
genre  différent  et  avaient  principalement  rapport  à  la  polémique 
rehgieuse.  Il  n'allait  jamais  à  l'église  de  sa  paroisse,  ce  qui  faisait 
qu'on  le  soupçonnait  d'avoir  des  opinions  hétérodoxes,  quoiqu'il 
soit  probable  que  sa  répugnance  avait  pour  motif  le  désagrément 
d'exposer  sa  tournure  difforme  aux  regards  d'un  nombre  consi- 
dérable de  personnes.  Il  parlait  de  la  vie  future  avec  un  sentiment 
profond  de  piété,  et  même  en  versant  des  larmes.  Il  ne  pouvait 
soutenir  l'idée  que  ses  restes  seraient  mêlés  avec  les  ordures  du 
cimetière  comme  il  appelait  les  ossements  du  vulgaire  :  aussi,  avec 
son  goût  ordinaire ,  fit-il  choix  d'un  endroit  charmant  et  agreste 


INTRODUCTION.  19: 

dans  le  vallon  où  était  situé  son  ermitage,  pour  y  reposer  après  sa 
mort.  Dans  la  suite  cependant  il  changea  d'avis ,  et  finit  par  être 
enterré  dans  le  cimetière  commun  de  la  paroisse  de  Manor. 

L'auteur  a  donné  au  sage  Elshie  quelques  qualités  qui  le  fai- 
saient passer  aux  yeux  du  vulgaire  pour  un  homme  doué  d'un 
pouvoir  surnaturel.  Davie  Ritchie  jouissait  de  la  môme  réputation, 
car  quelques-uns  des  paysans  pauvres  et  ignorants ,  aussi  bien 
que  tous  les  enfants,  dans  les  environs,  le  regardaient  comme  ce 
qu'ils  appelaient  uncunny,  non  bon,  méchant.  Lui-même  ne  cher- 
chait pas  à  détruire  tout  à  fait  cette  idée  ;  elle  reculait  les  bornes 
très-étroites  de  son  pouvoir  ,  et  son  amour-propre  s'en  trouvait 
satisfait  d'autant  ;  elle  tournait  aussi  à  l'avantage  de  sa  misanthro- 
pie, en  ce  qu'elle  lui  donnait  des  moyens  plus  nombreux  d'inspi- 
rer la  terreur  et  d'exercer  sa  méchanceté.  Mais  déjà,  depuis  trente 
ans ,  la  peur  des  sorciers  avait  considérablement  diminué ,  même 
dans  les  cantons  les  plus  sauvages  de  l'Ecosse. 

Davie  Hitchie  affectait  de  s'enfoncer  dans  les  lieux  le  plus  so- 
litaires ,  surtout  dans  ceux  que  l'on  croyait  fréquentés  par  les 
esprits,  et  il  se  faisait  un  grand  mérite  du  courage  qu'il  montrait 
dans  ces  occasions.  Il  est  sûr  qu'il  courait  peu  de  chance  de  ren- 
contrer un  être  qui  fût  plus  effrayant  que  lui-même  ;  mais ,  au 
fond,  il  était  superstitieux  :  aussi  avait-il  planté  un  grand  nom- 
bre de  frênes  autour  de  sa  cabane  comme  une  protection  assurée 
contre  la  nécromancie  ;  c'est  aussi ,  sans  doute  ,  pour  la  même 
raison  qu'il  ordonna  que  l'on  en  mît  autour  de  sa  tombe. 

Nous  avons  dit  que  Davie  Ritchie  aimait  les  objets  de  beauté 
naturelle.  Ses  seuls  favoris  vivants  étaient  un  chien  et  un  chat , 
auxquels  il  était  singulièrement  attaché  ,  et  ses  abeilles ,  dont  il 
avait  le  plus  grand  soin.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie ,  il 
prit  avec  lui  une  de  ses  sœurs  qu'il  logea  dans  une  hutte  atte- 
nante à  la  sienne,  mais  à  qui  il  ne  permit  jamais  d'entrer  chez  lui. 
Elle  était  faible  d'esprit ,  mais  non  difforme  dans  sa  personne  ; 
simple,  ou  plutôt  bête,  mais  non  d'un  caractère  bourru  et  fantas- 
que comme  son  frère.  Davie  n'eut  jamais  une  grande  affection 
pour  elle,  ce  n'était  pas  dans  son  caractère,  mais  il  l'endurait.  Ils 
fournissaient  à  leurs  besoins  par  la  vente  du  produit  de  leur  jar- 
din et  de  leurs  ruches,  et  dans  les  derniers  temps  ils  obtinrent  une 
petite  pension  de  la  fabrique  de  la  paroisse.  Au  fait,  dans  l'état  de 
simplicité  patriarcale  où  se  trouvait  alors  le  pays ,  ceux  qui 
étaient  dans  la  position  de  Davie  et  de  sa  sœur  étaient  sûrs  de 


20  LE  NAIN  NOIR. 

trouver  des  secours.  Il  ne  s'agissait  que  de  s'adresser  aux  pre- 
miers propriétaires  et  fermiers  un  peu  à  leur  aise  ,  qui  étaient 
toujours  disposés  à  subvenir  à  leurs  besoins  d'ailleurs  très-mo- 
dérés. Davie  recevait  souvent  de  la  part  des  étrangers  de  petites 
douceurs  ,  qu'il  ne  demandait  point,  qu'il  ne  refusait  point,  mais 
pour  lesquelles  il  ne  se  croyait  point  obligé  de  montrer  de  la  re- 
connaissance. Effectivement  il  se  considérait  avec  raison  comme 
un  des  pauvres  de  la  nature  ,  à  qui  elle  avait  donné  un  titre  pour 
être  entretenu  par  les  membres  de  sa  propre  espèce  ,  lequel  titre 
était  justement  cette  difformité  qui  le  privait  de  tout  autre  moyen 
de  se  suffire  par  son  propre  travail.  En  outre,  il  y  avait  un  sac  qui 
était  suspendu  au  moulin  pour  être  rempli  au  profit  de  Davie 
Ritchie  ,  et  ceux  qui  remportaient  leur  farine  manquaient  rare- 
ment d'en  verser  une  poignée  dans  le  sac  éléemosynaire  du  pauvre 
estropié.  En  un  mot,  Davie  n'avait  jamais  besoin  d'argent,  ex- 
cepté pour  acheter  du  tabac  à  priser,  seul  plaisir  qu'il  cherchât  à 
se  procurer,  et  dont  il  jouissait  amplement.  Lorsqu'il  mourut,  aU 
commencement  de  ce  siècle,  on  trouva  qu'il  avait  amassé  une 
somme  de  vingt  livres  sterling  ,  manie  qui  s'accordait  parfaite- 
ment avec  son  caractère  \  car  être  riche  c'est  avoir  du  pouvoir  , 
et  le  pouvoir  était  ce  que  Davie  Ritchie  ambitionnait  le  plus  de 
posséder ,  comme  une  compensation  de  son  exclusion  de  la  so- 
ciété humaine. 

Sa  sœur  lui  survécut  jusqu'à  la  publication  du  conte  auquel 
cette  courte  notice  sert  d'introduction.  L'auteur  a  appris  avec 
peine  qu'une  sorte  de  sympathie  locale  et  la  curiosité  que  le 
public  manifesta  dans  le  temps  concernant  l'auteur  de  ff'averley 
et  des  sujets  de  ses  contes  ,  ont  exposé  cette  pauvre  fille  à  des  re- 
cherches et  à  des  questions  qui  lui  ont  causé  des  désagréments. 
Lorsqu'on  la  pressait  de  donner  quelques  détails  sur  les  singula- 
rités de  son  frère,  elle  demandait  pourquoi  on  ne  voulait  pas  lais- 
ser les  morts  reposer  en  paix ,  et  lorsque  d'autres  personnes  lui 
demandaient  des  renseignements  au  sujet  de  sa  famille  ,  elle  ré- 
pondait avec  le  môme  sentiment  de  mauvaise  humeur  et  d'im- 
patience. 

L'auteur  vit  ce  pauvre,  et  l'on  peut  dire  malheureux  individu, 
dans  le  courant  de  l'automne  de  1797.  Etant  alors  ,  comme  il  a  le 
bonheur  de  l'être  encore,  inti.iement  lié  avec  la  famille  du  véné- 
rable docteur  Adam  Ferguson  ,  le  philosophe  et  l'historien  ,  qui 
résidait  à  cette  époque  ù  la  maison  seigneuriale  du  Ilalyards,  dans 


INTRODUCTION.  21 

la  vallée  de  Manor ,  à  environ  un  mille  de  l'ermitage  de  Ritchie , 
l'auteur  se  trouvait  à  Halyards,  où  il  passa  quelques  jours  ,  pen- 
dant lesquels  il  lit  la  connaissance  de  ce  singulier  anachorète,  que 
le  docteur  Ferguson  regardait  comme  un  personnage  extraordi- 
naire ,  à  qui  il  rendait  service  de  diverses  manières ,  et  à  qui  il 
prêtait ,  de  temps  en  temps  ,  quelques  livres.  Quoique  le  goût  du 
philosophe  et  celui  du  paysan  ne  s'accordassent  pas  toujours  en- 
semble, comme  on  peut  bien  se  l'imaginer  ,  cependant  le  docteur 
Ferguson  le  considérait  comme  un  homme  d'une  grande  capacité 
et  plein  d'idées  originales  ,  mais  dont  l'esprit  avait  été  entraîné 
hors  de  sa  pente  naturelle  et  juste  par  un  excès  d'amour-propre 
et  de  ténacité  d'opinion,  rendu  plus  violent  par  le  sentiment  amer 
du  ridicule  et  du  mépris,  et  vindicatif  contre  la  société,  du  moins 
en  idée  ,  par  une  farouche  misanthropie. 

Davie  Ritchie  ,  outre  qu'il  a  vécu  dans  une  obscurité  totale  , 
était  mort  depuis  plusieurs  années,  lorsque  l'auteur  conçut  l'idée 
de  faire  de  ce  personnage  le  héros  d'un  roman.  En  conséquence 
il  esquissa  le  caractère  d'Elshie  de  Mucklestane-Moor.  La  narra- 
lion  devait  être  plus  longue  ,  et  la  catastrophe  amenée  avec  plus 
d'art  ;  mais  un  critique  de  mes  amis  ,  au  jugement  de  qui  je  sou- 
mis l'ouvrage ,  pendant  que  j'y  travaillais  encore ,  fut  d'avis  que 
l'idée  que  je  donnais  du  solitaire  était  d'un  genre  trop  révoltant 
et  dégoûterait  le  lecteur  au  lieu  de  l'intéresser.  Comme  j'avais  des 
raisons  de  croire  que  celui  que  je  consultais  était  un  excellent 
juge  de  l'opinion  publique  ,  je  me  débarrassai  de  mon  sujet,  en 
précipitant  le  plus  vite  possible  la  conclusion  de  l'histoire  ;  et  en 
serrant  pêle-mêle  dans  un  seul  volume  les  matériaux  destinés  à 
en  remplir  deux,  j'ai  peut-être  produit  un  ouvrage  aussi  dispro- 
portionné et  aussi  mal  tourné  que  le  Nain  Noir  qui  en  est  le  sujet. 


LE    N.^IN    KOIR. 


LE  NAIN  NOIR. 

CHAPITRE  PRE3IIER. 

PRÉLIMINAIRE. 

Y  a-t-il  quelque  philosophie  en  toi,  berger? 

SHAJtspEAP.E.  Comme  il  vous  flaira. 

Dans  une  belle  matinée  du  mois  d'avril,  quoiqu'il  eût  abon- 
damment neigé  la  nuit  précédente ,  et  que  la  terre  restât  cou- 
verte d'un  manteau  éblouissant  de  six  pouces  d'épaisseur,  deux 
hommes  à  cheval  arrivèrent  à  l'auberge  de  U'allace.  Le  premier 
était  fort,  grand,  puissant,  vêtu  d'une  redingote  grise,  ayant  un 
chapeau  couvert  d'une  toile  cirée,  une  énorme  cravache  garnie 
en  argent,  des  bottes  et  par-dessus  un  pantalon  à  l'épreuve  do 
mauvais  temps.  Il  montait  une  grande  et  forte  jument  grise, 
au  poil  rude,  mais  en  bon  état,  avec  une  selle  à  la  bourgeoise  et 
une  bride  militaire  à  double  mors.  Celui  qui  l'accompagnait  pa- 
raissait être  son  domestique;  il  montait  un  petit  cheval  à  longs 
poils  gris,  avait  un  bonnet  bleu  sur  sa  tête  et  une  grosse  cra- 
vate rayée  autour  du  cou ,  et  portait  de  longs  bas  de  laine  bleus, 
au  lieu  de  bottes  ;  ses  mains,  sans  gants,  étaient  fortement  noir- 
cies de  goudron,  et  l'on  remarquait  en  lui  un  air  de  déférence  et 
de  respect  pour  son  compagnon,  sans  que  les  manières  de  celui- 
ci  indiquassent  cette  supériorité  et  cette  exigence  pointilleuse 
que  la  haute  bourgeoisie  manifeste  à  l'égard  de  ses  domestiques. 
Au  contraire  les  deux  voyageurs  entrèrent  de  front  dans  la  cour, 
et  la  dernière  phrase  de  la  conversation  qu'ils  avaient  tenue  pen- 
dant long-temps,  fut  cette  exclamation  qu'ils  firent  ensemble  : 
«  Que  Dieu  nous  conduise  I  Si  ce  temps-ci  dure,  que  deviendrons- 
nous?  »  Ce  que  ces  mots  faisaient  entendre  suffirent  à  mon  hôte, 
qui,  s'avançant  pour  prendre  le  cheval  du  principal  voyageur,  et 
tenant  la  bride  pendant  qu'il  descendait,  tandis  que  le  garçon  d'é- 
curie rendait  le  même  service  à  son  compagnon,  dit  à  l'étranger 
qu'il  était  charmé  de  le  voir  à  Gandercleugh,  et  presque  sans 
reprendre  haleine  ajouta  :  «  Quelles  nouvelles  des  Highlands 
du  Sud  ? 


24  LE  NAIN  NOIR. 

—  Quelles  nouvelles?  dit  le  fermier,  d'assez  mauvaises 5  car 
nous  nous  estimerons  très-heureux  de  pouvoir  sauver  les  brebis-, 
quant  aux  agneaux,  nous  serons  forcés  de  les  abandonner  aux 
soins  du  Nain  Noir, 

—  Oui ,  oui,  »  ajouta  le  vieux  berger  (  car  c'en  était  un) ,  en 
secouant  la  tôte  ,  «  il  aura  fort  à  faire  ce  printemps  avec  les 
morts. 

—  Le  Nain  Noir  !  dit  mon  savant  ami  et  patron  \  M.  Jedediah 
Cleishbotham  ^  et  quelle  espèce  de  personnage  est  ce  Nain  Noir  ? 

—  Bah  I  laissez  donc ,  répondit  le  fermier  ;  vous  devez  avoir 
entendu  parler  de  Carmy  E'.shie,  le  Nain  Noir,  ou  je  serais  bien 
trompé  ;  tout  le  monde  fait  des  histoires  sur  son  compte,  mais  ce 
ne  sont  que  des  folies  après  tout,  et  quant  à  moi,  je  n'en  crois 
pas  un  seul  mot. 

—  Votre  père  y  croyait  pourtant  bien  fermement,  »  dit  le  vieux 
berger,  évidemment  choqué  du  scepticisme  de  son  maître. 

«  Oui,  sans  doute,  Bauldie,  répliqua  celui-ci;  mais  c'était  du 
temps  des  noirauds  (  des  faces  noires)  -,  on  croyait  alors  à  de  bien 
drôles  de  choses  :  mais  depuis  que  les  longs  moutons  sont  venus, 
personne  n'y  ajoute  plus  foi. 

—  Tant  pis,  tant  pis,  dit  le  vieillard.  Votre  père,  et  je  vous 
l'ai  dit  souvent ,  maître ,  aurait  été  furieusement  contrarié  s'il 
avait  vu  sa  vieille  maison  de  tourbe  démolie  pour  faire  des  bar- 
rières autour  du  parc-,  et  le  joli  tertre  couvert  de  genêts,  où, 
enveloppé  de  son  plaid,  il  prenait  tant  de  plaisir  à  s'asseoir  à  la 
fin  de  la  journée,  regardant  les  vaches  descendre  le  loanning; 
il  n'aurait  pas  du  tout  aimé  à  voir  ce  charmant  tertre,  qui  était  si 
bien  exposé,  bouleversé  par  la  charrue  comme  il  l'est  à  présent. 

—  Allons,  Bauldie,  prends  ce  petit  verre  qui  t'est  ofTert  par 
l'hôte,  dit  le  fermier,  et  ne  te  tourmente  pas,  tant  que  pour  ton 
compte  tu  n'auras  pas  à  te  plaindre  des  changements  qui  ont  lieu 
dans  ce  monde. 

—  A  votre  santé,  messieurs,  »  dit  le  berger;  puis  ayant  vidé 
son  verre  et  fait  l'observation  que  le  whisky  était  de  bonne  qua- 
lité, il  continua  :  «  Ce  n'est  pas  à  des  gens  tels  que  nous  qu'il 
appartient  déjuger,  assurément;  mais  néanmoins,  indépendam- 

i  Waller  Scott,  fulèle  à  son  premier  rôle  d'auteur  gardant  Pincosnito,  fait  ici 
observer  que  les  épitliètcs  de  savant,  et  autres  données  à  Jedediah  Cleislil)Olham, 
paraissent  avoir  été  interpolées  dans  le  texte  de  M.  Patlieson.  C'est  une  manière 
d'excuser  la  redondance  de  ces  mots  qui  o  chatouLUenl  du  cœur  l'orgueilleuse  fai- 
blesse.» 


CHAPITRE  I.  2S 

ment  de  la  beauté  de  ce  tertre  couvert  de  genêts,  c'était  aussi 
un  excellent  abri  pour  les  agneaux  dans  une  matinée  froide 
comme  celle-ci. 

—  Oui ,  dit  son  patron  ;  mais  vous  savez  qu'il  nous  faut  des 
navets  pour  les  brebis  à  longues  jambes ,  et  que  pour  les  avoir, 
il  nous  faut  fièrement  travailler  avec  la  charrue  et  la  herse,  et 
il  nous  siérait  mal  de  nous  asseoir  sur  ce  tertre  et  de  faire  des 
contes  au  sujet  de  nains  noirs  et  autres  sottises  pareilles,  comme 
on  le  faisait  autrefois,  lorsque  les  brebis  à  jambes  courtes  étaient 
en  vogue  *. 

—  Oh  bien  !  oh  bien  I  maître ,  dit  le  berger,  les  courtes  brebis 
donnaient  de  courtes  sommes  pour  loyer,  je  pense.  » 

Ici  mon  digne  et  savant  patron  s'interposa  de  nouveau,  et  dé- 
clara qu'il  n'avait  jamais  pu  apercevoir  aucune  différence  maté- 
rielle, en  fait  de  longueur,  entre  une  brebis  et  une  autre. 

Ceci  occasionna  un  grand  éclat  de  rire  de  la  part  du  fermier 
et  un  regard  d'étonnement  de  la  part  du  berger.  <•  C'est  la  laine, 
monsieur,  c'est  la  laine,  et  non  la  bête  elle-même  qui  la  fait  ap- 
peler longue  ou  courte.  Je  crois  que  si  vous  mesuriez  leur  dos, 
la  courte  brebis  serait  celle  des  deux  qui  aurait  le  corps  le  plus 
long;  mais  c'est  la  laine  qui  paie  le  loyer  au  temps  où  nous 
sommes,  et  nous  en  avons  grand  besoin. 

—  Ma  foi,  Bauldie  a  raison,  dit  le  fermier  ;  les  courtes  brebis 
faisaient  les  courts  loyers.  Mon  père  payait  alors  60  livres  sterling 
pour  notre  ferme,  qui  m'en  coûte  aujourd'hui  300  tout  com- 
pris 2,  et  cela  est  très-vrai  1  Mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'amuser 
ici  à  conter  des  histoires  ;  voyons,  l'hôte ,  donnez-nous  à  dé- 
jeuner, et  ayez  soin  que  l'on  n'oubhe  pas  nos  chevaux.  Il  faut 
que  j'aille  chez  Christy  Wilson,  pour  voir  si  nous  pouvons  nous 
mettre  d'accord  sur  le  luckpenny  (pot-de-vin)  que  je  dois  lui 
payer  pour  ses  agneaux  d'un  an.  Nous  avons  bu  six  pintes  pen- 
dant que  nous  faisions  le  marché  à  la  foire  de  Saint-Bothwell,  et 
je  ne  sais  comment  cela  s'est  fait ,  mais  nous  n'avons  pu  nous 
entendre  exactement  sur  quelques  détails,  malgré  le  long  temps 
que  nous  y  avons  mis-,  j'ai  bien  peur  qu'il  ne  faille  en  venir  à 
plaider.  Mais  écoutez,  voisin,  »  dit-il  en  s'adressant  à  mon  digne 

1  Les  moulons  à  jambes  longues  sont  de  l'espèce  anglaise,-avec  leur  laine  longue 
et  fine;  les  moutons  à  jambes  courtes  sont  de  l'espèce  écossaise,  avec  la  laine  courte 
et  rude.  a.  m. 

2  Le  texte  parle  de  placks  and  baichics,  anciennes  monnaies  d'Ecosse  qui  n'existent 
plus  que  dans  les  souvenirs,  a.  m. 


26  LE  NAIN  NOIR. 

et  savant  patron ,  «  si  vous  voulez  savoir  quelque  chose  de  plus 
sur  les  brebis  longues  et  courtes ,  je  reviendrai  ici  manger  ma 
soupe  aux  choux  vers  une  heure  ;  et  si  vous  êtes  curieux  d'en- 
tendre de  vieilles  histoires  sur  le  Nain  Noir  et  autres  de  cette 
espèce,  payez  une  demi-pinte  à  Bauldie  que  voici,  il  causera 
volontiers  avec  vous  comme  un  fusil  de  plume  \  et  moi  je  vous 
régalerai  d'une  pinte  si  je  termine  bien  avec  Christy  Wilson.  » 

Le  fermier  revint  à  l'heure  dite ,  accompagné  de  Christy  Wil- 
soTi ,  leur  différend  ayant  été  arrangé  à  l'amiable ,  et  sans  avoir 
eu  recours  aux  gens  à  longue  robe.  Mon  savont  et  digne  patron 
ne  manqua  pas  au  rendez-vous,  à  cause  du  régal  qui  avait  été 
promis  ,  tant  pour  lesprit  que  pour  le  corps ,  quoique,  à  l'égard 
du  dernier ,  il  soit  bien  connu  pour  n'en  user  qu'avec  beaucoup  de 
modération ,  ei  la  compagnie  à  laquelle  mon  hôte  s'était  joint  pro- 
longea sa  séance  assez  avant  dans  la  soirée,  assaisonnant  la  liqueur 
d'un  grand  nombre  de  contes  et  de  chansons  choisies.  Le  dernier 
incident  que  je  me  rappelle  est  la  chute  de  mon  savant  et  digne 
patron  ,  qui  glissa  de  sa  chaise  précisément  au  moment  où  il  ter- 
minait une  longue  dissertation  sur  la  tempérence,  et  répétait  deux 
vers  du  Gentle  Shepherd  (Gentil  Berger)  qu'il  appliqua  fort  heu- 
reusement à  l'ivrognerie  au  lieu  de  l'avarice  : 

L'homme  content  de  peu  sait  dormir  sans  faiblesse, 
Le  superflu  ne  sert  qu'à  bâter  la  yieiUesse. 

Dans  le  cours  de  la  soirée ,  le  Nain  Noir  2  ne  fut  pas  oubUé,  et 

1  Lihe  a  pcn-gvn,  dit  le  textCj  comme  im  canon  de  plume ,  par  allnsiun  aux 
boulettes  de  pommes  de  terre  qu'il  lance  à  la  figure  dans  les  jeux  enfantins,  a.  m. 

2  Le  >iiin  Noir,  presque  oublié  maintenant,  éiait  autrefois  regardé  comme  un 
personnage  formidable  par  les  Dalesmen  [  les  habitants  des  vallées)  du  Border  (de 
la  frontière),  qui  l'accusaient  de  tout  le  mal  qui  arrirait  à  leurs  moutons  et  à  leur 
bétail.  «Celait,»  dit  le  docteur  Leyden,  qui  lui  fait  jouer  un  très-grand  rôle  dans  la 
ballade  intitulée  le  Cowt  rfe  CeeWor,  «  un  démon  ou  esprit-fée  de  la  race  la  plus 
malfaisante,  un  vrai  Uuergard  du  Nord.»  Ce  que  Ton  raconte  de  mieux  et  de  plus 
authentique  au  sujet  de  cet  être  dangereux  et  mystérieux  se  trouve  dans  une 
historiette  communiquée  à  l'auteur  par  cet  émincnt  antiquaire,  Richard  Surtees, 
écuyer,  demeurant  à  Mainsfort,  auteur  de  l'histoire  de  révèché  de  Dtirham. 

Selon  cette  légende  très-bien  attestée,  deux  jeunes  gens  du  A^rlhumberland, 
étant  à  faire  une  partie  de  chasse,  s'enfoncèrent  fort  avant  au  milieu  des  montagnes 
et  des  marécages  qui  longent  la  frontière  du  Cumberland.  Ils  s'arrêtèrent,  pour 
prendre  quelques  rafraîchissements,  dans  un  vallon  solitaire,  au  bord  d'un  petit 
ruisseau.  Apres  avoir  satisfait  leur  appétit  en  mangeant  ce  ciu'il»  avaient  apporté, 
Pun  d'eux  s'endormit;  l'autre,  ue  voulant  pas  troubler  le  repos  de  son  ami, 
s'éloigna  sans  faire  de  bruit,  dans  le  dessein  d'observer  les  objets  qui  étaient  aux 
environs.  Tout  à  coup,  a  son  grand  étonnemeni,  il  se  trouva  tout  prés  d'un  être 
qui  paraissait  ne  pas  appartenir  à  notre  monde,  le  nain  le  plus  hideux  que  le  soleil 
eût  jamais  éclairé.  Sa  tête  était  aussi  grosse  que  celle  d'un  homme  fait,  ce  qui  formait 


CHAPITRE  I.  27 

le  vieux  berger  Bauldie  conta  plusieurs  histoires  à  ce  sujet ,  qui 
excitèrent  beaucoup  d'intérêt.  Il  parut  aussi ,  après  que  nous 
eûmes  vidé  le  troisième  bol  de  punch ,  que  le  scepticisme  du  fer- 
mier, à  cet  égard,  n'était  en  grande  partie  qu'une  affectation  , 
parce  qu'il  voulait  passer  pour  un  homme  à  idées  libérales ,  et 
exempt  des  antiques  préjugés,  ainsi  qu'il  convenait  à  celui  qui 
payait  une  rente  annuelle  de  trois  cents  livres  ,  tandis  que ,  dans 
le  fait ,  il  ajoutait  secrètement  foi  aux  traditions  de  ses  ancêtres. 
Selon  mon  usage ,  je  pris  de  nouveaux  renseignements  auprès  des 
personnes  qui  étaient  en  rapport  avec  les  habitants  du  canton 
sauvage  et  pastoral  dans  lequel  se  sont  passés  les  événements  dont 
on  va  rendre  compte ,  et  j'eus  le  bonheur  de  retrouver  plusieurs 
chaînons  qui  n'étaient  pas  généralement  connus,  et  qui  expli- 
quent, du  moins  jusqu'à  un  certain  point,  certaines  circonstances 
que  l'exagération  faisait  paraître  merveilleuses;,  et  que  la  supers- 
tition avait  surchargées  d'ornements  dans  les  traditions  vulgaires. 

un  conlrasle  effrayant  avec  sa  taille,  qui  était  de  beaucoup  au-dessous  de  quatre 
pieds.  Elle  n'avait  d'autre  couverture  que  de  longs  cheveux  nattés,  ressemblant 
pour  l'épaisseur  aux  soies  du  blaireau,  et  pour  la  couleur,  qui  était  d'un  brun  rou- 
geâlre,  à  la  fleur  de  la  bruyère.  Ses  membres  semblaient  extrêmement  forts;  et  on 
n'apercevait  en  lui  aucune  difformité,  excepté  celle  qui  provenait  de  la  dispropor- 
tion extraordinaire  entre  leur  grosseur  et  la  petitesse  du  corps.  Le  chasseur  épou- 
vanté tint  ses  regards  fixés  sur  cette  horrible  apparition,  jusqu'à  ce  que  cet  être 
horrible  lui  demandât  d'une  voix  courroucée  de  quel  droit  il  venait  parmi  ces  mon- 
tagnes, et  en  détruisait  les  paisibles  habitants.  L'étranger  tout  déconcerté  chercha  à 
apaiser  la  colère  du  nain  en  offrant  de  lui  livrer  son  gibier,  comme  il  le  ferait  au 
seigneur  terrestre  du  manoir.  Celte  proposition  ne  fit  qu'ajouter  à  l'offense  com- 
mise envers  le  nain,  qui  déclara  qu'il  était  le  lord  de  ces  montagnes  et  le  protecteur 
des  animaux  qui  trouvaient  une  retraite  dans  ces  solitudes,  et  qu'il  avait  souverai- 
nement en  horreur  toules  les  dépouilles  qui  provenaient  de  leur  mort  ou  de  leurs 
souffrances.  Le  chasseur  s'humilia  devant  l'esprit  irrité, protestant  de  son  ignorance, 
et  l'assurant  qu'il  était  bien  résolu  de  s'abstenir  dorénavant  d'une  semblable 
intrusion,  et  parvint  ainsi  à  l'apaiser.  Le  gnome  devint  alors  communicatif,  et  parla 
de  lui-même  comme  appartenant  à  une  race  d'êtres  qui  tenait  en  quelque  sorte  le 
milieu  entre  celle  des  anges  et  celle  des  hommes.  Il  ajouta  en  outre,  ce  à  quoi  on 
n'aurait  guère  pu  s'attendre,  qu'il  avait  l'espoir  de  participer  à  la  rédemption  de  la 
race  d'Adam.  Il  invita  instamment  le  chasseur  à  venir  visiter  sa  demeure,  qui  était, 
dit-il,  tout  près  de  là,  lui  donnant  sa  parole  qu'il  en  reviendrait  sain  et  sauf.  Mais 
dans  ce  moment  la  voix  de  l'autre  chasseur  se  fit  entendre,  appelant  son  ami  ;  et  le 
nain,  comme  s'il  eût  désiré  n'être  vu  que  par  une  seule  personne,  disparut  à  l'instant 
où  le  jeune  honmie  sortit  du  vallon  pour  rejoindre  son  camarade. 

Ceux  qui  avaient  le  plus  d'expérience  dans  ces  matières  étaient  généralement  d'o- 
pinion que,  si  le  chasseur  eût  accompagné  l'esprit,  il  aurait,  malgré  toutes  les  belles 
paroles  du  nain,  été  mis  en  pièces,  ou  enfermé  pendant  plusieurs  années  dans  quel- 
que montagne  enchantée. 

Tel  est  le  récit  le  plus  authentique  et  le  plus  récent  de  l'apparition  du  Nain  Noir. 


28  LE  NAIN  NOIR. 


CHAPITRE  ÏI. 

LA    RENCONTRE. 

N'y  a-l-il  donc  que  le  rôle  de  Henri  le  Chasseur  qui 
puisse  vous  convenir? 

Shakspeare.    Les  commères  du  Windsor. 

Dans  un  des  cantons  les  plus  reculés  du  sud  de  l'Ecosse  ,  où 
une  ligne,  que  l'on  s'imaginerait  tirée  le  long  des  sommets  glacés 
des  hautes  montagnes,  sépare  ce  pays  du  royaume  voisin ,  sou- 
mis au  môme  monarque  ,  un  jeune  homme,  nommé  Halbert  ou 
Hobbie  EUiot ,  de  Preakin-Tower ,  (  de  la  tour  de  Preakin  )  fa- 
meux dans  les  contes  et  ballades  des  frontières ,  revenait  de  la 
chasse  au  daim.  Ces  animaux  ,  autrefois  si  nombreux  dans  ces 
vastes  solitudes,  étaient  alors  réduits  à  quelques  troupeaux ,  qui, 
se  réfugiant  dans  les  retraites  les  plus  reculées  et  les  plus  inac- 
cessibles, rendaient  la  tâche  de  les  poursuivre  également  labo- 
rieuse et  précaire  ;  et  néanmoins,  il  se  trouvait  un  grand  nombre 
de  jeunes  gens  du  pays  qui  se  livraient  avec  ardeur  à  cet  amuse- 
ment, malgré  tous  ses  dangers  et  toutes  ses  fatigues.  L'épée  avait 
été  remise  dans  le  fourreau ,  sur  la  frontière ,  depuis  plus  de  cent 
ans,  par  la  pacifique  union  des  deux  couronnes,  sous  le  règne 
de  Jacques  F""  du  nom  en  Angleterre.  Toutefois,  le  pays  conser- 
vait les  traces  de  ce  qu'il  avait  été  jadis  ;  les  habitants,  dont  les 
occupations  paisibles  avaient  été  continuellement  interrompues 
par  les  guerres  civiles  du  siècle  précédent ,  n'étaient  pas  encore 
parvenus  à  se  faire  aux  habitudes  d'une  industrie  régulière.  L'é- 
ducation des  bêtes  à  laine  n'était  pas  encore  établie  sur  une 
échelle  un  peu  considérable ,  et  celle  du  gros  bétail  était  le  prin- 
cipal objet  auquel  on  appliquait  le  produit  des  colUnes  et  des  val- 
lées. Tout  auprès  de  son  habitation ,  le  fermier  s'arrangeait  pour 
faire  venir  une  quantité  d'avoine  ou  d'orge  suflTisante  aux  besoins 
de  sa  famille ,  et  l'ensemble  de  ce  mode  de  culture  ,  mal  dirigé , 
et  par  conséquent  imparfait,  lui  laissait ,  ainsi  qu'à  ses  domesti- 
ques, beaucoup  de  temps  inoccupé.  Les  jeunes  gens  l'employaient 
ordinairement  à  la  chasse  et  à  la  pèche ,  et  l'esprit  d'aventure  qui, 
autrefois,  donnait  lieu  à  la  dévastation  et  au  pillage,  se  manifes- 
tait encore  dans  l'ardeur  avec  laquelle  ils  se  livraient  à  ces  diver- 
tissements particuliers  à  la  campagne. 


CHAPITRE  II.  29 

A  l'époque  à  laquelle  commence  notre  histoire,  ceux  des  jeunes 
gens  qui  avaient  l'àme  plus  élevée  que  les  autres  attendaient , 
avec  plus  d'espérance  que  de  crainte  ,  l'occasion  d'imiter  les  ex- 
ploits militaires  de  leurs  pères ,  dont  le  récit  faisait  le  principal 
sujet  de  leurs  entretiens  particuliers.  La  publication  de  Y  Acte  de 
sécurité  Écossais  avait  jeté  l'alarme  parmi  les  Anglais,  parce  qu'il 
semblait  présager  une  séparation  entre  les  deux  royaumes  après 
la  mort  de  la  reine  Anne  ,  souveraine  régnante.  Gcdolphin,  alors 
à  la  tète  de  l'administration  anglaise ,  prévit  que  le  seul  moyen 
d'éviter  l'extrémité  à  laquelle  il  était  probable  que  l'on  serait  ex- 
posé ,  celle  d'une  guerre  civile,  c'était  de  parvenir  à  l'incorpora- 
tion des  deux  royaumes.  Comment  ce  traité  fut  conduit ,  combien 
peu  il  parut,  pendant  quelque  temps,  faire  espérer  les  résultats 
avantageux  qu'il  a  produits  depuis  à  un  degré  aussi  éminent , 
c'est  ce  qu'on  peut  voir  en  lisant  l'histoire  de  cette  époque.  II 
nous  suffira ,  dans  l'objet  qui  nous  occupe ,  de  dire  que  toute  l'E- 
cosse fut  indignée  en  apprenant  les  conditions  auxquelles  la  lé- 
gislature avait  sacrifié  son  indépendance  nationale.  Le  ressenti- 
ment général  produisit  les  ligues  les  plus  étranges  ,  les  projets 
les  plus  extravagants.  Les  Caméroniens  môme  parlaient  de  pren- 
dre les  armes  pour  le  rétablissement  des  Stuarts,  qu'ils  regar- 
daient avec  raison  comme  leurs  oppresseurs  ,  et  les  intrigues  de 
cette  époque  présentaient  l'étrange  spectacle  de  papistes,  d'épis- 
copaux  et  de  presbytériens ,  cabalant  entre  eux  contre  le  gouver- 
nement anglais,  tous  animés  d'un  même  sentiment,  celui  de  croire 
que  leur  pays  était  la  victime  de  l'injustice.  La  fermentation  était 
universelle;  et,  comme  en  général  la  population  de  l'Ecosse  avait 
été  élevée  au  maniement  des  armes  ,  par  suite  de  l'acte  de  sécu- 
rité  ,  elle  se  trouvait  passablement  préparée  à  la  guerre ,  et  n'at- 
tendait plus  qu'à  voir  quelques  membres  de  la  noblesse  se  décla- 
rer ,  pour  se  montrer  ouvertement  en  état  d'hostiUté.  C'est  à  cette 
époque  de  confusion  générale  que  commence  notre  histoire. 

Le  cleugh,  ou  ravin  sauvage,  jusqu'au  seuil  duquel  Hobbie  El- 
liot  avait  poursuivi  le  gibier,  était  déjà  loin  derrière  lui,  et  il  était 
déjà  fort  avancé  dans  la  route  qui  le  ramenait  à  son  habitation , 
lorsque  la  nuit  commença  à  l'envelopper.  Cette  circonstance  au- 
rait été  fort  indifférente  pour  l'expérimenté  chasseur,  qui  aurait 
parcouru  les  yeux  bandés  chaque  pouce  de  terrain  dans  des 
bruyères  qui  lui  étaient  si  bien  connues ,  si  elle  n'eût  pas  eu  lieu 
près  d'un  endroit  qui ,  selon  les  traditions  du  pays,  était  en  fort 


30  LE  NAIN  NOIR, 

mauvaise  réputation,  en  ce  qu'on  le  croyait  le  théâtre  d'appari- 
tions surnaturelles.  Hobbie  ,  dans  son  enfance ,  avait  prêté  une 
oreille  attentive  à  des  récits  de  cette  espèce ,  et  comme  aucune 
autre  partie  du  pays  ne  fournissait  une  aussi  grande  variété  de 
légendes  ,  il  n'y  avait  personne  qui  fût  aussi  profondément  versé 
dans  la  connaissance  de  toutes  ces  étonnantes  merveilles  que  l'é- 
tait Hobbie  de  Heugh-Foot  ;  car  c'est  ainsi  qu'on  avait  surnommé 
notre  brave  jeune  homme ,  pour  le  distinguer  d'une  douzaine 
d'autres  Elliot  qui  avaient  le  môme  prénom.  Il  n'eut  donc  pas  be- 
soin de  faire  de  grands  efforts  pour  rappeler  à  sa  mémoire  les 
épouvantables  incidents  qui  se  liaient  avec  la  vaste  étendue  de  ter- 
rain inculte  qu'il  allait  parcourir-,  et  dans  le  fait  ils  se  retracè- 
rent avec  une  promptitude  qui  fit  naître  en  lui  un  sentiment  voi- 
sin de  celui  de  la  terreur. 

Cette  lande  solitaire  était  appelée  Mucklestane-Moor  (  Pierre- 
Noire  ),  à  cause  d'une  énorme  colonne  de  granit  brut  qui  élevait 
sa  tête  massive  sur  une  éminence  située  à  peu  près  au  centre  de 
la  bruyère,  peut-être  pour  indiquer  l'endroit  où  de  vaillants  guer- 
riers reposaient  en  paix,  ou  pour  conserver  le  souvenir  de  quel- 
que combat  sanglant.  Au  reste,  la  véritable  cause  de  son  érection 
était  oubliée ,  et  la  tradition ,  souvent  aussi  prompte  à  inventer 
une  fiction  que  soigneuse  à  conserver  une  vérité,  avait  pourvu  à 
son  remplacement  au  moyen  d'une  légende  supplémentaire,  fruit 
de  sa  propre  imagination  ,  qui  se  présenta  tout  à  coup  à  la  mé- 
moire de  Hobbie.  Le  terrain  autour  de  la  colonne  était  jonché  ou 
plutôt  encombré  de  plusieurs  gros  fragments  du  môme  granit , 
qui,  d'après  leur  form.e  et  la  manière  dont  ils  étaient  dispersés  sur 
la  bruyère ,  étaient  populairement  appelés  les  Oies-Grises  de 
Mucklestane-Moor. 

La  légende  donnait  l'expfication  de  cette  forme  et  de  ce  nom 
dans  le  récit  qu'elle  faisait  dé  la  catastrophe  arrivée  à  une  fa- 
meuse et  formidable  sorcière  qui  fréquentait  jadis  ces  pays  mon- 
tagneux, faisant  avorter  les  brebis  et  les  vaches,  et  commettant 
tous  les  actes  de  méchanceté  que  l'on  attribue  à  ces  êtres  malfai- 
faisants.  C'était  sur  cette  bruyère  qu'elle  avait  coutume  de  tenir 
ses  assemblées  diaboliques  avec  ses  sœurs  en  sorcellerie  On  mon- 
trait encore  des  cercles  tracés,  en  dedans  de  la  circonférence  des- 
quels jamais  ne  croissait  gazon  ni  bruyère;  le  sol  était  pour  ainsi 
dire  calciné  parlo:^  pieds  brûlants  de  leurs  as.sociés  infernaux. 

Un  jour,  dit-on,  cette  sorcière  eut  à  traverser  ces  landes,  chas- 


CHAPITRE  II.  91 

sant  devant  elle  on  troupeau  d'oies  qu'elle  se  proposait  de  vendre 
avantageusement  à  une  foire  voisine  ;  car  on  sait  fort  bien  que  le 
diable ,  quelque  libéral  qu'il  se  montre  dans  sa  distribution  des 
pouvoirs  de  faire  le  mal,  est  assez  peu  généreux  pour  laisser  ses 
alliés  dans  la  nécessité  de  s'occuper  des  travaux  même  les  plus 
vils  afin  de  pourvoir  à  leur  subsistance.  Le  jour  était  très-avancé, 
et  l'espoir  qu'elle  avait  d'obtenir  un  bon  prix  de  ses  oies  dépen- 
dait de  son  arrivée  à  la  foire  avant  qui  ce  fût.  Mais  les  oies,  qui 
jusqu'à  ce  moment  l'avaient  précédée  dans  un  assez  bon  ordre , 
n'eurent  pas  plus  tôt  atteint  ce  vaste  communal  entrecoupé  d'es- 
paces marécageux  et  de  flaques  d'eau,  qu'elles  se  dispersèrent  de 
tous  côtés  pour  se  plonger  dans  leur  élément  favori.  Irritée  de 
Fobstination  avec  laquelle  elles  résistaient  à  tous  les  efforts  qu'elle 
faisait  pour  les  rassembler ,  et  ne  se  souvenant  pas  des  termes 
précis  du  contrat  par  lequel  le  malin  esprit  s'était  obligé  à  obéir 
à  ses  ordres  pendant  un  certain  espace  de  temps,  la  sorcière  s'é- 
cria :  <>  Diable,  que  je  ne  sorte  plus  de  ces  lieux ,  ni  mes  oies  ni 
moi  I  »  Ces  paroles  ne  furent  pas  plutôt  prononcées  que,  par  une 
métamorphose  aussi  soudaine  qu'aucune  de  celles  dont  il  est  fait 
mention  dans  Ovide,  la  sorcière  et  son  troupeau  récalcitrant  fo- 
rent changés  en  pierres;  l'ange  qu'elle  servait,  étant  un  rigou- 
reux observateur  des  formes ,  avait  saisi  avec  avidité  l'occasion 
d'opérer  la  ruine  complète  de  son  corps  et  de  son  âme,  en  obéis- 
sant littéralement  à  ses  ordres.  On  dit  que  lorsqu'elle  eut  la  per- 
ception et  le  sentiment  de  la  transformation  qui  allait  avoir  lieu  , 
elle  adressa  ces  paroles  au  démon  perfide  :  «  Ah  !  double  traître  ! 
depuis  long-temps  tu  me  promettais  une  robe  grise,  et  mainte- 
nant j'en  revêts  une  qui  durera  à  jamais.  »  Les  dimensions  de  la 
colonne  et  la  grosseur  des  pierres  étaient  souvent  citées  comme 
preuves  de  la  taille  et  de  la  grosseur  extraordinaire  des  vieilles 
femmes  et  des  oies  dans  les  temps  anciens,  par  ces  louangeurs  du 
temps  passé,  qui  se  plaisaient  à  maintenir  l'opinion  dune  dégé- 
nération graduelle  dans  le  genre  humain. 

Tous  ces  détails  se  présentèrent  à  l'esprit  de  Hobbie  à  mesure 
qu'il  traversait  cet  endroit  sauvage.  Il  se  rappela  aussi  que  depuis 
la  castastrophe  tout  être  humain  avait  évité  d'y  passer,  du  moins 
à  la  nuit  tombante,  parce  qu'on  regardait  ce  lieu  comme  le  re- 
paire ordinaire  des  kelpys ,  ou  spunkys  et  autres  démons  ;,  qui 
avaient  été  autrefois  les  compagnons  des  assemblées  diaboliques 
tenues  par  la  sorcière,  et  qui  môme  encore  continuaient  de  s'y 


32  LE  NAIN  NOIR, 

rendre  ,  comme  pour  servir  leur  maîtresse  métamorphosée.  Le 
naturel  courageux  de  Hobbie  lutta  néanmoins  avec  fermeté  con- 
tre les  sentiments  de  crainte  qui  semblaient  vouloir  s'introduire 
dans  son  âme.  Il  appela  auprès  de  lui  les  deux  gros  lévriers  qui 
avaient  partagé  avec  lui  les  plaisirs  de  la  chasse  ,  et  qui ,  comme 
il  le  disait  lui-môme,  ne  craignaient  ni  chiens  ni  diables  ,•  il  exa- 
mina l'amorce  de  son  fusil ,  et ,  comme  le  paysan  bouffon  dans 
Hallowe'en ,  il  se  mit  à  siffler  l'air  guerrier  de  Jock  of  the  side  ^  , 
de  la  môme  manière  qu'un  général  fait  battre  le  tambour  pour 
ranimer  le  courage  chancelant  de  ses  soldats. 

Dans  cette  situation  d'esprit ,  il  fut  charmé  d'entendre  quel- 
qu'un derrière  lui ,  qui ,  d'une  voix  amicale ,  se  proposait  comme 
compagnon  de  route.  Il  ralentit  sa  marche  et  fut  bientôt  rejoint 
par  un  jeune  homme  de  sa  connaissance ,  jouissant  de  quelque 
fortune  dans  le  pays  ,  et  qui ,  comme  lui ,  venait  de  se  livrer  ce 
jour-là  au  môme  genre  d'amusement. 

Le  jeune  Earnschff,  du  domaine  de  ce  nom,  avait  depuis  peu 
atteint  sa  majorité  et  hérité  d'une  fortune  peu  considérable,  parce 
qu'elle  avait  beaucoup  souffert  à  cause  de  la  part  que  ses  parents 
avaient  prise  dans  les  troubles  de  l'époque.  Sa  famille  était  géné- 
ralement respectée  dans  le  pays ,  et  il  n'y  avait  pas  de  doute  que 
le  jeune  héritier  ne  maintînt  parfaitement  cette  réputation,  vu  la 
bonne  éducation  qu'il  avait  reçue  et  les  excellentes  qualités  dont 
il  était  doué. 

«  Certes ,  Earnscliff,  s'écria  Hobbie  ,  je  suis  toujours  charmé 
de  rencontrer  Votre  Honneur  quelque  part  que  ce  soit,  et  surtout 
dans  un  lieu  solitaire  comme  celui-ci ,  on  est  bien  aise  d'être  en 
compagnie.  Où  avez-vous  été  chasser  aujourd'hui? 

—  Jusqu'au  Carle's-Cleugh ,  Hobbie  ,  »  répondit  Earnscliff  en 
lui  rendant  son  salut.  «  Mais  croyez-vous  que  nos  chiens  se  main- 
tiennent en  paix  ? 

—  Oh  !  ne  craignez  rien  de  la  part  des  miens ,  dit  Hobbie,  ils 
peuvent  à  peine  se  tenir  sur  leurs  pattes.  Mais,  en  vérité,  je  crois 
que  les  daims  ont  fui  le  pays.  J'ai  été  jusqu'à  Inger-Fill-Foot,  et 
du  diable  si  j'ai  vu  une  seule  corne ,  sauf  trois  jeunes  daims  sau- 
vages, qui  ne  m'ont  jamais  laissé  venir  à  portée  de  les  tirer, 
quoique  j'aie  fait  un  détour  d'un  mille  pour  prendre  le  vent  et 
tout  ce  qui  s'ensuit.  Pour  mon  compte  je  m'en  souciais  fort  peu  ; 
seulement  j'aurais  voulu  apporter  un  peu  de  gibier  à  ma  vieille 

1  Jacques  du  Côlé.  a.,  m. 


CHAPITRE  II.  33 

bonne  mère  qui  est  assise  dans  son  coin  là-bas,  contant  des  his- 
toires des  grands  chasseurs  et  des  fameux  tireurs  du  temps  passé. 
Ma  foi,  pour  ma  part,  je  crois  qu'on  a  tué  tous  les  daims  qui 
étaient  dans  le  pays. 

—  Eh  bieni  Hobbie,  je  vous  dirai  que  j'ai  tué  un  excellent 
chevreuil  que  j'ai  envoyé  ce  matin  à  Earnscliif ,  vous  en  aurez  la 
moitié  pour  votre  grand'mère. 

—  Bien  des  remercîments ,  monsieur  Patrick,  dit  Hobbie  ;  vous 
êtes  connu  dans  tout  le  pays  pour  votre  bon  cœur.  Cela  va  réjouir 
le  cœur  de  la  bonne  femme ,  surtout  quand  elle  saura  que  c'est  à 
vous  qu'elle  le  doit ,  et  bien  plus  encore  si  vous  venez  en  prendre 
votre  part,  car  je  m'imagine  que  vous  êtes  seul  maintenant  à  la 
vieille  tour ,  et  que  toute  votre  famille  est  allée  à  cet  ennuyeux 
Edimbourg.  Je  m'étonne  quel  plaisir  ils  peuvent  trouver  au  mi- 
lieu de  tous  ces  rangs  de  maisons  en  pierres  couvertes  d'ardoises, 
tandis  qu'ils  pourraient  vivre  si  agréablement  au  milieu  de  leurs 
vertes  collines. 

—  Mon  éducation ,  ainsi  que  celle  de  mes  sœurs,  a  retenu  ma 
mère  à  Edimbourg  pendant  plusieurs  années,  dit  EarnscUff; 
mais  je  vous  assure  que  mon  intention  est  de  réparer  le  temps 
perdu. 

—  Et  vous  restaurerez  un  peu  la  vieille  tour ,  dit  Hobbie ,  et 
vous  vivrez  en  bon  et  agréable  voisin  avec  les  vieux  amis  de  la 
famille ,  comme  il  convient  au  laird  d'EarnsclifT.  Je  puis  vous  dire 
que  ma  mère...,  ma  grand'mère,  dis-je  ,  mais  depuis  que  nous 
avons  perdu  notre  mère,  nous  l'appelons  tantôt  d'une  manière , 
tantôt  de  l'autre  ;  mais  enfin  elle  pense  qu'elle  est  votre  parente 
peu  éloignée. 

—  Cela  est  vrai,  Hobbie,  répliqua  Earnscliff,  et  demain  je  vien- 
drai dîner  à  Heugh-Foot,  avec  grand  plaisir. 

—  Eh  bien  !  à  la  bonne  heure,  dit  Hobbie.  Nous  sommes  d'an- 
ciens voisins,  si  nous  ne  sommes  pas  parents,  et  ma  bonne  mère 
a  grande  envie  de  vous  voir.  Elle  jase  si  souvent  au  sujet  de  votre 
père  qui  a  été  tué  il  y  a  long-temps. 

—  Chut ,  chut ,  Hobbie  !  ne  me  parlez  plus  d'un  événement 
sî  malheureux ,  et  ne  me  rappelez  pas  ce  que  je  voudrais  tant 
X)ublier  ! 

—  Je  n'en  sais  rien  !  répliqua  Hobbie  ;  si  cela  fût  arrivé  chez 
nous,  nous  en  aurions  conservé  le  souvenir  pendant  long-temps, 
et  jusqu'à  ce  que  nous  eussions  obtenu  quelque  dédommagement-, 


3%  LE  NAIN  NOIR, 

mais  vous  savez  mieux  que  personne  ce  que  vous  avez  à  faire , 
vous  autres  lairds.  J'ai  ouï  dire  que  ce  fut  l'ami  d'EUislaw  qui  le 
frappa,  après  que  le  laird  lui-même  eut  saisi  son  épée. 

— Allons,  n'en  parlons  plus,  Hobbie.  Ce  fut  une  querelle  occa- 
sionnée par  le  vin  et  la  politique  :  plusieurs  épées  furent  tirées , 
et  il  est  impossible  de  dire  qui  est  celui  qui  porta  le  coup. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  répliqua  Hobbie,  le  vieux  Ellislaw  fat  fau- 
teur et  complice,  et  je  suis  bien  sûr  que  si  vous  étiez  disposé  à  vous 

-venger  sur  lui,  personne  ne  vous  désapprouverait,  car  ses  mains 
sont  encore  teintes  du  sang  de  votre  père ,  et  il  n'y  a  que  vous 
qui  puissiez  en  tirer  vengeance^  d'ailleurs  Ellislaw  est  un  épisco- 
pal  et  un  jacobite.  Je  puis  vous  dire  que  tous  les  gens  du  pays 
s'attendent  à  ce  qu'il  se  passe  quelque  chose  entre  vous  deux. 

—  Oh ,  fi  donc ,  Hobbie  !  vous  qui  prétendez  avoir  de  la  reli- 
gion ,  exciter  votre  ami  à  contrevenir  à  la  loi ,  à  se  venger  de  ses 
propres  mains,  et  dans  un  lieu  désert  comme  celui-ci ,  où  nous 
ne  savons  par  quels  êtres  nous  pouvons  être  écoutés  ! 

—  Chut,  chut  !  »  dit  Hobbie  ,  en  se  rapprochant  de  lui ,  «  je  ne 
pensais  à  rien  de  tout  cela...  Mais  je  devine  à  peu  prés  ce  qui  re- 
tient votre  bras ,  monsieur  Patrick  ;  nous  savons  bien  que  vous 
ne  manquez  pas  de  courage.  Ce  sont  certainement  les  deux  yeux 
châtains  d'une  jolie  fille,  de  miss  Isabelle  Vère,  qui  vous  tiennent 
si  tranquille. 

—  Je  vous  assure,  Hobbie  ,  que  vous  vous  trompez,  «répondit 
Earnscliff  d'iin  air  un  peu  fâché  ^  «  et  c'est  fort  mal  à  vous  d'avoir 
ou  d'exprimer  une  telle  pensée  ^  je  n'aime  pas  que  l'on  s'oublie 
au  point  de  lier  mon  nom  à  celui  d'aucune  jeune  demoiselle. 

—  Eh  bien  I  le  voilà,  maintenant,  le  voilà,  répliqua  Elliot;  ne 
disais-je  pas  que  ce  n'était  pas  le  manque  de  courage  qui  vous 
rendait  si  doux?  Allons,  allons,  je  n'ai  pas  eu  l'intention  de  vous 
offenser-,  mais  il  y  a  une  observation  qu'il  faut  que  je  vous  fasse 
en  ami.  Le  vieux  laird  d'Ellislaw  a  l'ancien  sang  du  pays  plus 
chaud  dans  ses  veines  que  vous.  Au  fait,  il  n'entend  rien  aux 
nouvelles  idées  de  paix  et  de  tranquillité  5  il  est  tout  pour  les  an- 
ciennes coutumes  de  lever  le  bras  et  de  frapper  ;  et  il  a  à  sa  suite 
un  nombre  de  jeunes  gens  vigoureux  dont  il  soutient  bien  l'ar- 
deur, et  qui  sont  aussi  pleins  de  malice  que  de  jeunes  poulains.  Où 
il  prend  son  argent,  c'est  ce  que  personne  ne  sait,  mais  il  vit  gran- 
dement, et  dépense  même  au-delà  de  ses  revenus  :  néanmoins  il 
paye  bien.  Ainsi ,  s'il  arrive  quelque  soulèvement  dans  le  pays , 


CHAPITRE  II.  3S 

H  est  probable  qu'il  sera  un  des  premiers  à  se  joindre  aux  mécon- 
tents-, et  bien  sûrement ,  il  n'oubliera  pas  ses  anciennes  querelles 
avec  votre  famille.  Je  soupçonne  fort  qu'il  voud^ra  faire  quelque 
tentative  contre  la  vieille  tour  d'Earnscliff. 

—  Eh  bien  1  Hobbie ,  s'il  est  assez  mal  avisé  pour  l'entrepren- 
dre ,  je  ferai  mes  efforts  pour  défendre  la  vieille  tour  contre  lui , 
comme  mes  ancêtres  l'ont  fait  contre  les  siens  pendant  bien'long- 
temps. 

—  Fort  bien  ,  très-bien  !  voilà  parler  comme  un  homme ,  dit  le 
brave  fermier  ;  et  si  les  choses  en  viennent  à  ce  point  ,  vous  n'a- 
vez qu'à  dire  à  votre  domestique  de  sonner  la  grosse  cloche  de  la 
tour ,  et  vous  nous  verrez ,  moi ,  mes  deux  frères  et  le  petit  Davie 
de  Stenhouse ,  arriver  auprès  de  vous  avec  tous  ceux  que  nous 
aurons  pu  rassembler,  en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour  tirer 
une  étincelle  d'une  pierre  à  fusil. 

—  Bien  des  remercîments ,  Hobbie  ;  mais  j'espère  que  nous  ne 
verrons  pas  de  notre  temps  une  guerre  aussi  dénaturée  et  aussi 
anti-chrétienne. 

—  Bah  I  bah  !  monsieur  Patrick  ,  répUqua  Elliot,  ce  ne  serait 
qu'un  petit  bout  de  guerre  entre  voisins  :  certainement  le  ciel  et 
la  terre  savent  d'ailleurs  que  ,  dans  une  contrée  aussi  sauvage , 
c'est  la  nature  du  pays  et  des  habitants  ;  nous  ne  pouvons  pas  vi- 
vre tranquilles  comme  les  gens  de  Londres ,  n'ayant  pas  autant  à 
faire  qu'eux  •  c'est  une  chose  impossible. 

—  En  vérité,  Hobbie,  dit  le  laird,  pour  un  homme  qui  croit  si 
sérieusement  que  vous  aux  apparitions  surnaturelles,  je  dois  dire 
que  vous  parlez  du  ciel  un  peu  témérairement ,  surtout  dans  un 
lieu  comme  celui  où  nous  nous  trouvons. 

—  Pourquoi  le  Mucklestane-Moor  ferait-il  plus  d'impression 
sur  moi  que  sur  vous,  monsieur  Earnscliff,  »  dit  Hobbie  un  peu 
offensé.  «  Il  est  sûr  que  l'on  dit  qu'il  y  a  des  épouvantails  ,  des 
choses  avec  de  longs  becs  -,  mais  qu'ai-je  à  m'inquiéter  de  tout 
cela  ?  j'ai  la  conscience  nette  ,  et  peu  de  chose  à  me  reprocher , 
excepté  peut-être  quelques  folies  avec  les  jeunes  filles  ,  ou  une 
bamboche  dans  quelque  foire  \  mais  ça  ne  vaut  pas  la  peine  d'en 
parler  •,  et  quoique  ce  soit  moi-même  qui  vous  le  dise,  croyez  que 
je  suis  un  garçon  aussi  tranquille  et  aussi  pacifique... 

—  Et  la  tète  de  Dick  TurnbuU  que  vous  avez  cassée  ^  et  "Willie 
de  Winton  s^ur  qui  vous  avez  fait  feu  ?  dit  son  compagnon. 

—  Ah,  diable  !  Earnscliff,  vous  tenez  donc  registre  des  fautes 


56  LE  NAIN  NOIR. 

de  tout  le  monde?  interrompit  Hobbie.  Mais  la  tête  de  Dick  est 
guérie  ;  et  afin  de  vider  entièrement  notre  querelle,  nous  devons 
nous  battre  à  Jeddart,  le  jour  de  Sainte-Croix  ;  ainsi  voilà  une  af- 
faire arrangée  d'une  manière  très-pacifique  ;  et  puis  Willie  et  moi 
nous  sommes  amis  de  nouveau  ;  pauvre  garçon  !  mais  ce  n'é- 
taient que  deux  ou  trois  grains  de  grêle  après  tout...  Je  m'en  lais- 
serais faire  autant  par  qui  que  ce  fût  pour  une  pinte  d'eau-de- 
vie.  Mais  Willie  a  été  élevé  dans  la  plaine  ;  pauvre  petit  faon ,  la 
moindre  chose  l'effraie  ;  mais,  quant  à  ces  épouvantails^  si  nous 
en  rencontrions  un  dans  ce  lieu  môme... 

—  Cela  n'est  pas  invraisemblable  ,  dit  le  jeune  EarnsciifF;  car 
voilà  là-bas  notre  vieille  sorcière,  Hobbie. 

—  Je  vous  dis,  »  reprit  Hobbie  comme  indigné  du  soupçon  que 
son  compagnon  paraissait  avoir,  «  je  vous  dis  que  si  la  vieille  sor- 
cière elle-même  venait  à  sortir  de  dessous  la  terre,  justement  ici 
devant  nous,  je  n'y  ferais  pas  plus...  Mais  ,  Dieu  nous  préserve  ! 
Earnscliff,  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  là-bas  ?  » 


CHAPITRE  m. 
l'apparition. 

TJain  brun  ou  noir,  qui  erres  dans  ces  lieux  maréca- 
geux, dis  Ion  nom  à  Keeldar. — L'homme  brun  du  muré- 
cage,  qui  se  tient  sous  la  fleur  de  bruyères. 
John  Leyden. 

L'objet  qui  alarma  le  jeune  fermier  au  milieu  de  sa  courageuse 
déclaration,  fit  tressaillir  uu  moment  même  son  compagnon,  quoi- 
que moins  esclave  des  préjugés  de  l'époque.  La  lune  ,  qui  s'était 
levée  pendant  leur  conversation ,  semblait,  selon  l'expression  du 
pays,  nager  ou  se  débrouiller  au  milieu  des  nuages,  et  ne  répan- 
dait qu'une  lumière  douteuse  et  interrompue.  A  la  faveur  d'un 
de  ses  rayons  qui  vint  frapper  sur  la  grosse  colonne  de  granit  de 
laquelle  ils  approchaient,  ils  aperçurent  une  forme  qui  parais- 
sait être  humaine,  mais  beaucoup  au-dessous  de  la  taille  ordinaire, 
et  qui  marchait  lentement  au  milieu  des  pierres  grisâtres  ,  non 
comme  une  personne  qui  se  propose  d'aller  plus  loin ,  mais  avec 
cette  allure  lente,  irrégulière,  serpentante,  d'un  être  qui  erre  au- 
tour d'un  lieu  qui  lui  présente  de  tristes  souvenirs  ;  de  temps  en 
temps  il  faisait  entendre  un  murmure  sourd  et  totalement  in- 
distinct. 


CHAPITRE  III.  57 

Ceci  ressemblait  si  fort  à  l'idée  qu'il  s'était  faite  des  mouve- 
ments d'une  apparition  ,  que  Hobbie  Elliot  s'arrêta  subitement  ; 
ses  cbeveux  se  dressèrent  sur  sa  tête,  et  il  dit  tout  bas  à  son  com- 
pagnon :  «  C'est  la  vieille  Ailie ,  c'est  elle-même  I  lui  tirerai-je 
un  coup  de  fusil,  au  nom  de  Dieu  ? 

—  N'en  faites  rien,  pour  l'amour  du  ciel  I  »  dit  son  compagnon 
en  retenant  l'arme  qu'il  se  préparait  à  mettre  enjoué  ;  «  pour  Ta- 
mour  du  ciel  !  n'en  faites  rien  ;  c'est  quelque  pauvre  créature  qui 
a  perdu  la  raison. 

—  Tous  la  perdez  vous-même  ,  en  voulant  vous  en  approcher 
autant,  »  dit  Elliot,  retenant  à  son  tour  EarnscliCf  qui  se  disposait 
à  avancer.  «  Nous  aurons  le  temps  de  faire  une  courte  prière 
avant  qu'elle  vienne  jusqu'ici  :  si  je  pouvais  seulement  m'en  rap- 
peler une...  Ah,  mon  Dieu  I  elle  n'est  pas  très-pressée  ,  »  conti- 
nua-t-il,  devenant  plus  hardi  en  voyant  le  calme  de  son  compa- 
gnon et  le  peu  d'attention  que  l'apparition  semblait  faire  à  eux. 
«  Elle  marche  comme  une  poule  sur  une  grille  brûlante.  Je  vous 
en  prie,  Earnscliff,  »  ajouta- t-il  d'un  ton  de  voix  très-bas,  «  pre- 
nons un  détour  comme  pour  mettre  le  vent  contre  un  chevreuil. 
Nous  n'enfoncerons  pas  dans  le  marais  au-dessus  du  genou  ,  et 
mieux  vaut  encore  terrain  mou  que  mauvaise  compagnie.  » 

Earnscliff  néanmoins,  en  dépit  de  la  résistance  et  des  remon- 
trances de  son  compagnon ,  continua  à  avancer  par  le  sentier 
qu'ils  avaient  primitivement  suivi,  et  se  trouva  bientôt  en  face  de 
l'objet  qui  fixait  toute  leur  attention. 

La  taille  de  cet  être ,  qui  môme  semblait  décroître  à  mesure 
qu'ils  s'en  approchaient,  paraissait  être  au-dessous  de  quatre 
pieds,  et  son  corps,  autant  que  la  lumière  imparfaite  du  jour  leur 
permettait  d'en  juger,  était  presque  aussi  large  que  long,  ou  plu- 
tôt d'une  forme  sphérique,  ce  qui  ne  pouvait  être  occasionné  que 
par  quelque  étrange  difformité  personnelle.  Le  jeune  chasseur 
appela  deux  fois  cet  être  extraordinaire ,  qui  ne  leur  fit  aucune 
réponse  -,  et  sans  s'occuper  de  son  compagnon  ,  qui  le  pinçait 
continuellement  pour  lui  faire  comprendre  qu'ils  n'avaient  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  continuer  leur  route ,  ni  s'inquiéter  da- 
vantage d'une  créature  d'un  extérieur  si  singulier  et  tellement 
hors  de  la  nature,  il  répéta  une  troisième  fois  ses  questions  : 
«  Qui  êtes-vous?  Que  faites-vous  ici  à  cette  heure  de  la  nuit  ?  » 
Aussitôt  une  voix  lui  répondit,  dont  le  son  aigu  ,  sauvage  et  dis- 
cordant, fit  faire  à  Elliot  deux  pas  en  arrière  et  fit  môme  tressail- 

LE    N.AIN    NOIR,  3 


38  LE  NAIN  NOIR. 

lir  son  compagnon  :  «  Passe?  votre  chemin  et  ne  demandez  rien 
à  ceux  qui  ne  vous  disent  rien.  » 

—  Que  faites-vous  dans  un  endroit  aussi  éloigné  de  tout  abri? 
ajouta  Earnscliff.  La  nuit  vous  a-t-elle  surpris  en  route?  voulez- 
vous  venir  chez  nous?  (Dieu  nous  en  préserve!  s'écria  Hobbie 
involontairement.)  Je  vous  donnerai  un  logement. 

—  J'aimerais  mieux  habiter  seul  le  fond  du  Tarras-Flour ,  » 
murmura  de  nouveau  Hobbie. 

«  Passez  votre  chemin,  »  répéta  cet  être  étrange,  d'un  ton  que 
la  colère  avait  rendu  plus  rude  :  «  je  n'ai  besoin,  ni  de  votre  loge- 
ment, ni  que  vous  me  serviez  de  guide  ;  cinq  ans  se  sont  écoulés 
depuis  le  jour  où  ma  tète  ne  s'est  reposée  sous  le  toit  de  l'habita- 
tion des  hommes,  et  j'espère  que  ce  sera  le  dernier. 

—  11  est  fou,  dit  Earnscbff. 

—  Il  a  quelque  chose  du  vieux  Humphrey  Ettercap ,  le  chau- 
dronnier ambulant^  qui  périt  justement  dans  cet  endroit-ci ,  il  y 
a  environ  cinq  ans,  »  répondit  son  superstitieux  compagnon-, 
«  mais  Humphrey  n'était  pas  d'une  grosseur  aussi  épouvantable. 

—  Passez  votre  chemin^  »  répéta  de  nouveau  l'objet  de  leur 
curiosité  ;  «  l'haleine  des  hommes  empoisonne  l'atmosphère  qui 
m'environne  5  le  son  de  vos  voix  entre  dans  mes  oreilles  comme 
des  aiguilles  pointues. 

—  Que  le  bon  Dieu  nous  bénisse  !  »  dit  tout  bas  Hobbie  ;  est-il 
possible  que  les  morts  portent  une  aussi  grande  haine  aux  vivants? 
Son  âme  doit  être  en  proie  à  de  grandes  souffrances. 

—  Yenez ,  mon  ami ,  dit  Earnscliff;  vous  paraissez  éprouver 
quelque  grande  affliction.  L'humanité,  et  nous  ne  consultons 
qu'elle  seule,  ne  nous  permet  pas  de  vous  laisser  ici. 

—  L'humanité  !  »  s'écria  l'être  inconnu  en  poussant  un  éclat 
de  rire  de  mépris  qui  se  fit  entendre  comme  un  cri  perçant  5  «  où 
avez-vous  pris  ce  vain  mot ,  ce  lacet  à  bécasses ,  ce  voile  derrière 
lequel  sont  les  trappes  à  prendre  les  hommes.  L'insensé  qui  se 
laissera  prendre  à  cet  appât  reconnaîtra  bientôt  qu'il  n'a  servi 
qu'à  voiler  un  hameçon  dont  les  pointes  sont  dix  fois  plus  aiguës 
encore  que  celles  que  vous  présentez  aux  animaux  que  vous  des- 
tinez à  augmenter  le  luxe  de  vos  tables  ! 

—  Je  vous  dis  ,  mon  ami ,  »  répliqua  de  nouveau  Earnscliff. 
«  que  vous  êtes  hors  d'état  de  juger  de  votre  propre  situation  ; 
vous  périrez  dans  cet  endroit  sauvage  ,  et  nous  devons  ,  par  véri- 
table compassion ,  vous  forcer  à  venir  avec  nous. 


CHAPITRE  III.  •      ,19 

Je  ne  m'en  mêie  pas  du  tout ,  dit  Hobbie  ;  pour  l'amour  de 

Dieu  I  laissez  donc  l'esprit  agir  comme  il  l'entendra. 

—  Que  mon  sang  retombe  sur  ma  tête  ,  si  je  péris  ici  1  »  dit  le 
petit  homme  qui,  remarquant  qu'EarnsclifFavait  l'intention  de  se 
saisir  de  lui ,  ajouta  :  «  3Iais  n'accusez  que  vous  seul  de  votre 
mort  -,  si  vous  aviez  le  malheur  de  toucher  le  bord  de  mes  vête- 
ments, ils  seraient  infectés  du  poison  de  la  mortalité  !  » 

La  lune  brilla  de  tout  son  éclat  au  moment  où  il  prononçait  ces 
paroles ,  ce  qui  fit  remarquer  à  EarnsclifT  qu'il  tenait  à  la  main 
une  arme  oEfensive  ,  qu'il  crut  être  une  longue  lame  de  couteau  , 
ou  un  canon  de  pistolet.  C'eût  été  une  folie  de  vouloir  persister 
dans  ses  tentatives  à  l'égard  d'un  être  qui  était  ainsi  armé  et  tenait 
un  langage  aussi  déterminé  ,  voyant  surtout  qu'il  avait  bien  peu 
de  secours  à  attendre  de  la  part  de  son  compagnon  ,  qui  l'avait 
abandonné  ,  lui  laissant  le  soin  de  se  débattre  comme  il  le  pour- 
rait avec  l'être  mystérieux  ,  et  qui  avait  déjà  repris  le  chemin  de 
sa  maison.  Earnscliff  se  tourna  donc  et  suivit  Hobbie ,  en  jetant 
derrière  lui  un  regard  sur  celui  qu'il  regardait  comme  un  mania- 
que ,  et  qui ,  comme  si  cette  entrevue  l'eût  poussé  jusqu'à  la  fré- 
nésie, continuait  son  étrange  promenade  autour  de  la  colonne,  et 
s'épuisait  à  pousser  des  cris  aigus  et  à  vomir  des  imprécations 
prolongées  qui  retentirent  dans  toute  la  vaste  étendue  de  ce 
désert. 

Les  deux  chasseurs  se  retirèrent  en  silence  ,  jusqu'à  ce  qu'ils 
n'entendissent  plus  ces  sons  désagréables,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce 
qu'ils  fussent  bien  éloignés  de  la  colonne  qui  avait  donné  son  nom 
à  l'endroit  où  elle  était  élevée.  Chacun  fit  ses  commentaires  par- 
ticuliers sur  la  scène  dont  il  venait  d'être  témoin,  et  Hobbie  Elliot 
rompit  enfin  le  silence  en  s'écriant  tout  à  coup  :  »  Eh  bien  I  je 
soutiens  que  cel  esprit,  si  toutefois  c'en  est  un  ,  a  fait  et  souffert 
beaucoup  de  mal  lorsqu'il  était  en  vie,  puisqu'il  est  obligé  d'errer 
ainsi  après  sa  mort. 

—  C'est ,  à  mes  yeux  ,  la  vraie  rage  de  la  misanthropie  ,  »  dit 
Earnscliff,  en  continuant  le  cours  de  ses  propres  réflexions. 

«  Tous  n'avez  donc  pas  cru  que  ce  fût  un  esprit  ?  demanda 
Hobbie. 

—  Qui  ?  moi  ?  non,  assurément,  répondit  le  jeune  laird. 

—  Eh  bien  !  moi ,  je  crois  que  ce  pourrait  bien  être  une  créa- 
ture vivante.  Et  cependant ,  je  n'oserais  l'affirmer  ,  car  je  n'ai  ja- 
mais rien  vu  qui  ressemblât  si  fort  à  un  revenant. 


40  LE  NAIN  NOIR. 

—  Quoi  qu'il  en  soit ,  dit  Earnscliff ,  je  reviendrai  ici  demain 
pour  voir  ce  qu'est  devenu  ce  malheureux. 

En  plein  jour  ?  dit  le  fermier  ;  alors,  s'il  plaît  à  Dieu,  je  vous 

accompagnerai.  Biais  nous  sommes  ici  à  deux  milles  plus  près  de 
Heugh-Foot  que  de  votre  maison  ;  et  ne  vaudrait-il  pas  mieux 
que  vous  vinssiez  chez  nous  ?  Nous  enverrons  le  garçon  sur  le 
petit  cheval  avertir  que  vous  êtes  à  notre  ferme,  quoique  je  croie 
fort  que  vous  n'avez  personne  qui  vous  attende,  excepté  vos  do- 
mestiques et  le  chat. 

—  Eh  bien,  soit,  mon  ami  Hobbie  ;  mais,  comme  je  n'aimerais 
pas  que  mes  domestiques  fussent  inquiets  ,  ou  que  mon  absence 
privât  minet  de  son  souper  ,  je  vous  serai  obligé  d'envoyer  votre 
garçon,  ainsi  que  vous  me  le  proposez. 

—  Ah ,  ma  foi  !  c'est  avoir  réellement  de  la  bonté ,  répliqua 
Hobbie  -,  vous  venez  donc  à  Heugh-Foot  ;  on  sera^  je  vous  assure, 
bien  charmé  de  vous  y  voir.  >> 

Cette  affaire  ainsi  réglée,  ils  accélérèrent  leur  marche  jusqu'au 
sommet  d'une  colline  un  peu  escarpée  :  «  Voyez-vous,  Earnscliff, 
dit  Hobbie ,  je  suis  toujours  content  lorsque  j'arrive  dans  cet  en- 
droit-ci. Distinguez- vous  cette  lumière  là-bas ,  à  la  fenêtre  de  la 
salle  où  ma  bonne  vieille  grand'mère  est  assise,  filant  à  son  rouet  ? 
Et  voyez-vous  cette  autre  lumière  qui  va  et  vient  d'une  fenêtre 
à  l'autre  ?  c'est  celle  de  ma  cousine  ,  Grâce  Armstrong.  Elle  faie 
dans  la  maison  deux  fois  autant  d'ouvrage  que  mes  sœurs  ;  et 
elles  en  conviennent  elles-mêmes,  car  ce  sont  les  meilleures  filles 
du  monde  ;  mais  elles  sont  forcées  d'avouer  ,  ainsi  que  ma 
grand'mère ,  qui  ne  peut  plus  agir  elle-même  maintenant ,  que 
c'est  elle  qui  est  la  plus  active  ,  qui  fait  le  mieux  les  courses  en 
ville.  Quant  à  mes  frères ,  l'un  est  parti  avec  la  suite  du  cham- 
bellan ,  et  l'autre  est  à  Moss-Phadraig,  notre  principale  ferme  ;  il 
peut  surveiller  les  travaux  tout  aussi  bien  que  moi. 

—  Tous  êtes  heureux  ,  mon  ami ,  d'avoir  des  parents  aussi  es- 
timables, dit  le  jeune  laird. 

—  C'est  vrai,  grâces  en  soient  rendues  au  ciel  !  je  puis  dire  que 
je  le  suis  ;  mais  voudriez-vous  bien  me  dire,  Earnscliff,  vous  qui 
avez  été  au  collège  et  à  la  grande  école  d'Edimbourg  ,  et  qui  y 
avez  été  à  même  d'acquérir  toutes  sortes  de  connaissances,  vou- 
driez-vous bien  me  dire  une  chose  ,  quoiqu'elle  ne  me  regarde 
pourtant  pas  personnellement  ;  mais  j'ai  entendu  le  prêtre  de 
Saint-John  et  notre  minisire  discuter  à  ce  sujet  à  la  foire  de 


CHAPITRE  III.  4i 

Winter ,  et ,  ma  foi ,  ils  parlaient  fort  bien  tous  deux.  Le  prêtre 
disait  que  maintenant  il  était  contraire  à  la  loi  d'épouser  sa  cou- 
sine, mais  il  m'a  semblé  qu'il  ne  citait  pas  les  passages  de  l'Évan- 
gile à  beaucoup  près  aussi  bien  que  notre  ministre,  qui  passe  pour 
être  le  meilleur  théologien  et  le  meilleur  prédicateur  qu'il  y  ait 
d'ici  à  Edimbourg.  Ne  croyez-vous  pas  qu'il  soit  probable  qu'il 
avait  raison  ? 

—  Certainement,  le  mariage  ,  répondit  Earnscliff,  est  reconnu 
par  tous  les  chrétiens  protestants  aussi  libre  que  Dieu  l'a  établi 
dans  la  loi  lévitique  •,  ainsi,  Hobbie,  il  ne  peut  y  avoir  d'empôche- 
inent,  soit  légal,  soit  religieux,  entre  vous  et  miss  Armstrong. 

—  Oh  I  trêve  de  plaisanterie  ,  Earnscliff,  dit  Hobbie  ;  vous  qui 
êtes  si  prom.pt  à  vous  fâcher,  lorsqu'on  vient  à  vous  parler  sur  un 
sujet  aussi  délicat  !  Dans  ma  question  ,  je  n'avais  nullement  l'in- 
tention de  parler  de  Grâce.  Elle  n'est  pas  ma  cousine  germaine  , 
d'ailleurs,  puisqu'elle  est  la  fille  du  premier  mariage  de  la  femme 
de  mon  oncle  -,  il  n'y  a  donc  pas  de  parenté  entre  nous,  mais  bien 
une  simple  alliance.  Nous  voici  maintenant  à  la  colline  de  Shee- 
ling.  Je  vais  tirer  un  coup  de  fusil  ;  c'est  toujours  ainsi  que  j'an- 
nonce mon  arrivée ,  et  quand  j'apporte  un  daim  j'en  tire  deux , 
un  pour  le  gibier  et  l'autre  pour  moi.  » 

Il  déchargea  effectivement  son  fusil ,  et  l'on  vit  les  diverses  lu- 
mières traverser  les  appartements  et  môme  quelques-unes  briller 
devant  la  maison.  Hobbie  en  fit  remarquer  une,  qui  paraissait  sor- 
tir dans  la  cour  et  se  diriger  vers  quelques-uns  des  bâtiments  qui 
l'entourent.  «  C'est  Grâce,  dit  Hobbie  ;  elle  ne  viendra  pas  me  re- 
cevoir à  la  porte,  je  vous  en  réponds  ;  mais  elle  n'en  ira  pas  moins 
voir  si  l'on  a  préparé  le  souper  de  mes  chiens  ,  pauvres  bêtes  ! 

—  Qui  m  aime ,  aime  mon  chien,  dit  Earnscliff:  ah  !  Hobbie  , 
vous  êtes  un  heureux  mortel  !  » 

Cette  observation  fut  accompagnée  de  quelque  chose  qui  res- 
semblait à  un  soupir,  qui  ne  parut  pas  échapper  à  l'oreille  de  son 
compagnon. 

«  Mais  enfin  ,  il  peut  y  en  avoir  d'autres  que  moi  ;  oh  I  comme 
j'ai  vu  miss  Isabelle  Vere  tourner  la  tête  pour  regarder  quelqu'un 
qui  passait  près  d'elle,  aux  conrses  de  Carlisle  !  Qui  sait  la  tour- 
nure que  prennent  les  choses  dans  ce  monde.  » 

Earnscliff  prononça  tout  bas  quelques  mots  qui  eurent  l'air 
d'une  réponse ,  mais  dont  il  ne  fut  pas  facile  de  saisir  le  sens ,  et 
il  est  probable  que  le  jeune  laird  lui-même  ne  fut  pas  fâché 


42  LE  NAIN  NOIR. 

qu'elle  demeurât  enveloppée  dans  le  doute  et  l'obscufité.  Sur  ces 
entrefaites,  ils  se  trouvèrent  au  bas  du  vaste  loaning,  qui ,  par 
un  sentier,  côtoyant  le  pied  de  la  colline  ou  du  Heugh  escarpé, 
les  conduisit  en  face  de  la  maison  couverte  de  chaume,  mais 
d'une  apparence  agréable. 

Le  seuil  de  la  porte  était  déjà  garni  de  figures  joyeuses  ;  mais 
la  vue  d'un  étranger  émoussa  la  pointe  de  plus  d'un  trait  de  rail- 
lerie que  l'on  s'était  préparé  à  lancer  contre  le  manque  de  succès 
de  Hobbie  dans  sa  chasse  au  daim.  Il  y  eut  un  moment  de  tumulte 
entre  les  trois  jolies  demoiselles ,  dont  chacune  s'efforçait  de  faire 
retomber  sur  l'autre  le  soin  d'introduire  l'étranger  dans  la  mai- 
son, tandis  qu'il  était  probable  qu'il  lardait  à  toutes  de  pouvoir 
s'esquiver  pour  aller  faire  quelques  changements  à  leur  toilette 
avant  de  se  présenter  devant  lui  dans  un  déshabillé  qui  n'était 
destiné  que  pour  les  yeux  de  leur  frère. 

Hobbie ,  cependant,  après  avoir  lancé  quelques  sarcasmes  con- 
tre le  sexe  en  général  (  Grâce  ne  se  trouvait  plus  là  ) ,  prit  la 
chandelle  de  la  main  de  l'une  des  coquettes  villageoises  qui  se 
donnait  un  petit  air  en  la  tenant ,  et  précéda  son  hôte  dans  le 
parloir  de  la  famille  ,  ou  pour  mieux  dire ,  dans  la  grand'salle  ; 
car  la  maison  ayant  été  autrefois  une  place  forte,  l'appartement 
dans  lequel  on  se  tenait  habituellement  était  une  chambre  voûtée, 
pavée,  humide  et  assez  triste,  en  comparaison  des  habitations  de 
nos  cultivateurs  modernes,  mais  qui,  éclairée  par  un  feu  pétil- 
lant de  tourbe  et  de  menu  bois  des  fondrières ,  parut  à  Earnscliff 
un  excellent  échange  contre  l'obscurité  et  le  vent  froid  de  la  mon- 
tagne. Il  fut  accueilli  avec  des  expressions  affectueuses  et  sou- 
vent répétées  par  la  vénérable  vieille  dame ,  la  maîtresse  de  la 
famille ,  qui ,  avec  sa  coiffe  à  barbes,  sa  robe  de  laine,  filée  chez 
elle,  décemment  serrée  autour  de  son  corps,  mais  portant  un 
large  collier  d'or  et  des  boucles  d'oreilles  du  même  métal ,  avait 
l'air  de  ce  qu'elle  était  réellement,  la  dame  et  la  maîtresse  de  la 
ferme.  Elle  était  assise  dans  son  fauteuil  d'osier  ,  au  coin  de  la 
grande  cheminée ,  dirigeant  les  occupations  de  la  soirée  des  jeu- 
nes filles  et  de  deux  ou  trois  servantes  qui  filaient  leurs  que- 
nouilles derrière  leurs  maîtresses. 

Aussitôt  qu'Earnscliff  eut  été  accueilli ,  et  que  les  ordres  eu- 
rent été  donnés  à  la  hâte  pour  faire  une  addition  au  repas  du  soir, 
la  grand'mère  et  les  sœurs  d'IIobbic  commencèrent  leur  attaque 
au  sujet  de  son  peu  de  succès  à  la  chasse  au  daim. 


/CHAPITRE  III.  45 

«  Jenny  n'avait  pas  besoin  d'entretenir  le  feu  de  sa  cuisine  pour 
tout  ce  qu'Hobbie  a  rapporté ,  dit  une  des  sœurs. 

—  Non,  en  vérité,  ma  chère,  dit  une  autre;  le  petit  tas  de 
tourbe  qui  a  servi  à  conserver  le  feu  dans  la  cheminée ,  si  on  le 
soufflait  bien  ,  eût  suffi  pour  faire  rôtir  tout  le  gibier  de  notre 
Hobbie. 

—  Oui,  ou  le  bout  de  chandelle ,  si  le  vent  voulait  ne  pas  en 
faire  vaciller  la  flamme ,  dit  la  troisième.  A  sa  place,  j'aurais  pré- 
féré rapporter  un  corbeau,  plutôt  que  de  revenir  trois  fois  au  logis 
sans  la  eorne  d'un  chevreuil  pour  souffler  dedans.  » 

Hobbie  se  tournait  vers  l'une  et  l'autre,  les  regardant  alterna- 
tivement avec  un  froncement  de  sourcils  dont  l'augure  était  dé- 
menti par  le  sourire  de  bonne  humeur  qu'il  s'efforçait  de  faire 
paraître  sur  ses  lèvres.  Il  chercha  ensuite  à  les  apaiser  en  leur 
annonçant  le  présent  qu'Earnscliff  se  proposait  de  leur  faire. 

«  Dans  ma  jeunesse ,  dit  la  vieille  dame ,  un  homme  aurait  eu 
honte  de  revenir  de  la  montagne  sans  avoir  un  chevreuil  penda 
de  chaque  côté  de  sa  selle ,  comme  un  coquetier  qui  porte  des 
veaux. 

—  Je  voudrais  alors  qu'ils  nous  en  eussent  laissé  quelques-uns, 
ma  chère  grand'mère,  répliqua  Hobbie;  mais  ils  ont  probable- 
ment dépeuplé  tout  le  pays,  vos  vieux  amis  ? 

—  Vous  voyez  cependant  qu'il  y  a  d'autres  personnes  qui  sa- 
vent en  trouver ,  Hobbie  ,  »  dit  la  sœur  aînée  en  jetant  un  coup 
d'œilsur  Earnsclifl. 

«  Hé  bien  I  hé  bien  I  femme ,  chaque  chien  n'a-t-il  pas  son 
jouri  Earnscliffme  pardonnera  d'employer  ce  vieux  proverbe. 
Ne  puis-je  avoir  son  bonheur  et  lui  ne  peut-il  éprouver  mon  mal- 
heur une  autre  fois  ?  C'est  loin  d'être  agréable  pour  un  homme 
qui  a  couru  toute  la  journée  et  qui  a  été  effrayé...  Non ,  je  ne 
veux  pas  dire  cela  non  plus ,  mais  surpris  par  des  esprits  ,  en  re- 
venant à  la  maison,  d'avoir  encore  à  se  débattre  contre  une 
troupe  de  femmes  qui,  toute  la  journée,  n'ont  eu  qu'à  faire  tour- 
ner un  morceau  de  bois  attaché  à  un  tîl ,  ou  à  faire  des  trous  à 
un  tablier  de  cuisine... 

—  Effrayé  par  des  esprits  I  »  s'écrièrent  à  la  fois  toutes  les 
femmes  qui  alors,  comme  le  sont  peut-être  encore  aujourd'hui 
les  habitants  de  ces  vallées ,  s'occupaient  singulièrement  de  tou- 
tes ces  bizarreries  de  l'imagination. 

«  Ah  :  non,  je  n'ai  pas  dit  effrayé,  répliqua  Hobbie,  j'ai  voulu 


«4  LE  NAIN  NOIR. 

dire  surpris,  il  n'y  avait  qu'un  seul  esprit,  non  plus;  EarnscliflF, 
vous  l'avez  vu  aussi  bien  que  moi.  » 

Et  il  continua  à  raconter  en  détail ,  à  sa  manière,  et  sans  trop 
d'exagération  ,  la  rencontre  qu'ils  avaient  faite  de  l'être  mysté- 
rieux à  Mucklestane-Moor,  et  finit  par  dire  qu'il  ne  pouvait  con- 
jecturer ce  que  ce  pouvait  être ,  à  moins  que  ce  ne  fût  le  grand 
Ennemi  lui-môme,  ou  quelqu'un  des  anciens  Peghts,  qui  pos- 
sédaient le  pays  autrefois. 

—  Un  ancien  Peght  !  s'écria  la  grand'mère  ^  non  non ,  que  Dieu 
te  préserve  de  mal ,  mon  enfant  !  Cen'estpasunPegthquecela.... 
c'est  l'Homme  Brun  des  Marécages  !  O  malheureux  temps  î 
Qu'est-ce  que  ces  esprits  ont  à  faire  pour  venir  porter  le  trouble 
dans  notre  propre  pays  ,  maintenant  que  la  tranquillité  y  est  ré- 
tablie ,  ainsi  que  la  bonne  intelligence  et  le  respect  aux  lois?  Oh  î 
que  maudit  soit-ill  il  n'a  jamais  apporté  rien  de  bon  ni  pour  le 
pays  ni  pour  les  habitants.  Mon  défunt  père  m'a  souvent  dit  qu'on 
l'avait  aperçu  l'année  de  la  sanglante  bataille  de  Marston-BIoor , 
ensuite  pendant  les  troubles  de  Montrose,  et  enfin  avant  la  dé- 
route de  Dunbar.  De  mon  temps ,  on  l'a  encore  vu  vers  l'époque 
de  l'affaire  de  Bothwell-Brigg ,  et  on  disait  que  le  laird  de  Binar- 
buck ,  qui  avait  le  don  de  seconde  vue,  eut  un  entretien  avec  lui 
quelque  temps  avant  le  débarquement  d'Argyle.  Mais  ,  quant  à 
cela ,  je  ne  puis  en  parler  d'une  manière  bien  précise  ;  c'était 
fort  loin ,  dans  l'ouest.  0  mes  enfants  !  jamais  il  ne  lui  est  permis 
de  revenir  que  dans  des  temps  désastreux  ;  ainsi  je  recommande 
à  chacun  de  vous  d'avoir  recours  à  celui  qui  peut  vous  protéger 
au  jour  du  trouble  et  du  malheur.  » 

EarnsclifiTprit  alors  la  parole,  et  manifesta  la  ferme  persuasion 
où  il  était  que  la  personne  qu'il  avait  vue  était  quelque  pauvre 
maniaque,  et  n'était  chargée  d'aucune  mission,  de  la  part  de  l'au- 
tre monde,  pour  annoncer  une  guerre  ou  toute  autre  calamité; 
mais  la  compagnie  accueillit  très-froidement  ses  paroles  ,  et  tous 
se  réunirent  pour  l'engager  à  abandonner  le  dessein  qu'il  avait 
formé  de  retourner  le  lendemain  à  Mucklestane-Moor. 

«  Oh  I  mon  cher  enfant,  »  dit  la  vieille  dame  ,  dont  le  cœur  na- 
turellement bon  faisait  étendre  son  style  maternel  à  tous  ceux  à 
qui  elle  s'intéressait,  »  vous  devez  être  prudent  plus  que  per- 
sonne. Il  a  été  fait  une  large  brèche  à  votre  maison  par  la  mort 
sanglante  de  votre  père  ,  les  procès  et  diverses  pertes.  Yous  êtes 
la  fleur  du  troupeau,  le  fils  qui  doit  reconstruire  l'ancien  édifice, 


CHAPITRE  IV.  4S 

si  telle  est  la  volonté  du  ciel,  pour  être  un  honneur  pour 
le  pays  et  une  sauvegarde  pour  ceux  qui  l'habitent  ;  il  est  de 
votre  devoir,  à  vous  plus  qu'à  tout  autre  ,  de  ne  point  vous  en- 
gager dans  des  aventures  téméraires  ,  car  vous  êtes  d'une  famille 
cjui  a  toujours  été  trop  aventureuse ,  et  à  qui  il  est  arrivé  beau- 
coup de  mal. 

—  Mais  sûrement,  ma  chère  dame,  dit  Earnscliff,  vous  ne 
voudriez  pas  que  j'eusse  peur  d'aller  dans  un  Bloor  ouvert  en 
plein  jour? 

— Je  n'en  sais  trop  rien,  dit  la  bonne  vieille  dame  ;  je  ne  conseil- 
lerai jamais  à  un  de  mes  enfants,  ni  à  un  de  mes  amis,  de  recu- 
ler devant  une  bonne  cause,  que  ce  soit  celle  de  leurs  amis  ou 
la  leur  propre;  jamais  je  ne  le  ferai,  non  plus  qu'aucun  des 
miens.  Mais  on  n'ôlera  point  d'une  tête  grise  comme  la  mienne, 
que  chercher  le  péril  en  allant  là  où  rien  ne  nous  appelle,  c'est 
agir  directement  contre  la  loi  et  l'Ecriture.  » 

Earnscliff  abandonna  un  argument  qu'il  ne  se  sentait  pas  en 
fetat  de  soutenir  avec  succès,  et  l'arrivée  du  souper  mit  fin  à  la 
conversation.  3Iais  Grâce  était  entrée  peu  de  temps  auparavant, 
et  Hobbie,  non  sans  donner  à  Earnscliff  un  coup  d'œil  d'intelli- 
gence, prit  place  à  côté  d'elle.  Une  conversation  vive  et  enjouée, 
à  laquelle  la  vieille  de  la  maison  prit  part  avec  cette  franche 
gaieté  qui  sied  si  bien  à  la  vieillesse,  fit  renaître  sur  les  joues  des 
jeunes  personnes  les  roses  que  leur  frère  en  avait  chassées  par 
son  récit  de  l'apparition,  et  l'on  dansa  et  chanta  pendant  une 
heure  après  le  souper,  comme  s'il  n'eût  pas  existé  un  seul  esprit 
ou  un  seul  revenant  dans  le  monde. 


CHAPITRE  IV. 

VISITE  AU  SOLITAIRE. 

Je  m'appelle  Wisanihropos ,  el  je  hais  le  genre 
buinain.  Quant  à  toi,  je  voudrais  que  lu  fusses  un  chien, 
a(in  que  je  pusse  l'aimer  un  peu. 

SUAKSPEAUE.  (  Timon  of'Athens.) 

Le  lendemain  matin,  après  le  déjeuner,  Earnscliff*  prit  congé 

1  Earnscliff  est  un  nom  fictif  composé  de  deux  mots  écossais,  carn,  qui  veut  dire 
aigle,  et  cliff^  qui  signifle  rocher,  a.  m. 


4U  LE  NAIN  NOIR. 

de  ses  aimables  hôtes,  en  leur  promettant  d'être  de  retour  à 
temps  pour  avoir  sa  part  de  la  venaison  qui  était  arrivée  de  chez 
lui.  Hobbie,  qui  eut  l'air  de  lui  faire  ses  adieux  à  la  porte  de  la 
ferme,  s'esquiva  cependant,  et  le  rejoignit  au  sommet  de  la  colline. 
«  Vous  allez  là-bas,  monsieur  Patrick,  lui  dit-il  ;  du  diable  si 
je  vous  quitte  malgré  tout  ce  qu'en  dit  ma  mère.  J'ai  cependant 
cru  qu'il  valait  mieux  m'échapper  tranquillement,  de  peur 
qu'elle  ne  soupçonnât  ce  que  nous  allions  faire  ;  nous  ne  rlevons 
pas  lui  causer  le  moindre  chagrin  ;  c'est  une  des  dernières  paro- 
les de  mon  père  à  son  lit  de  mort. 

—  A  merveille,  Hobbie  I  dit  Earuscliff-,  elle  mérite  bien  tous 
vos  égards. 

—  Et  réellement,  quant  à  cela,  continua  EUiot,  elleserai-t  pres- 
que aussi  tourmentée  pour  vous  que  pour  moi.  Mais  croyez- vous 
véritablement  qu'il  n'y  ait  pas  de  la  présomption  à  nous  hasarder 
à  aller  là-bas  ?  nous  n'avons  pas  de  mission  spéciale,  vous  savez. 

—  Si  je  pensais  comme  vous,  Hobbie,  je  ne  chercherais  peut- 
être  pas  àm'occuper  plus  long- temps  de  cette  affaire;  mais  comme 
je  suis  d'opinion  que  les  visites  surnaturelles,  ou  ont  cessé  tout  à 
fait,  ou  sont  devenues  très-rares  de  nos  jours,  je  veux  approfon- 
dir une  chose  d'où  dépend  peut-être  la  vie  d'un  pauvre  malheu- 
reux qui  a  perdu  la  raison. 

—  Ah  !  ma  foi,  si  vous  pensez  comme  cela. . .  »  répliqua  Hobbie 
d"un  air  de  doute.  «  Et  effectivement,  il  est  certain  que  les  fées 
elles-mêmes,  je  veux  dire  les  bonnes  voisines  (  car  on  dit  qu'il  ne 
faut  pas  les  appeler  fées),  qui  avaient  coutume  de  venir  le  soir 
sur  tous  les  tertres  de  verdure,  ne  se  font  pas  voir  de  moitié 
aussi  souvent  qu'autrefois.  Je  ne  puis  pas  affirmer  en  avoir  jamais 
vu  une;  seulement  une  fois  j'en  entendis  une  siffler  dans  la 
bruyère  derrière  moi,  avec  un  son  absolument  semblable  à  celui 
du  courlis.  Mais  mon  père  en  a  vu  souvent,  quand  il  revenait 
le  soir  de  la  foire,  avec  une  goutte  de  vin  dans  la  tête,  le  bivive 
homme  I  » 

Earnscliff  remarqua  avec  plaisir  l'affaiblissement  graduel  de 
la  superstition,  en  descendant  d'une  génération  à  l'autre,  ainsi 
qu'on  pouvait  l'inférer  de  la  dernière  observation  de  Hobbie.  Hs 
continuèrent  à  raisonner  sur  ce  sujet,  jusqu'au  moment  où  ils 
arrivèrent  en  vue  de  la  colonne  qui  a  donné  son  nom  à  ce  Moor. 

«  Sur  ma  foi,  dit  Hobbie,  voilà  cette  créature  qui  se  traîne  en- 
core là-bas.  Mais  il  fait  grand  jour,  vous  avez  votre  fusil,  et  j'ai 


CHAPITRE  IV.  47 

apporté  mou  bon  coateau  de  chasse,  je  crois  que  nous  pouvons 
nous  approcher. 

—  Très-certainement,  dit  EarnsclifF;  mais,  au  nom  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire,  que  peut-il  donc  faire  là? 

—  Il  commence  à  bâtir  un  mur,  je  crois,  répondit  Hobbie, 
avec  ces  oies  grises  ou  grosses  pierres  éparses,  connue  on  les  ap- 
pelle. Ma  foi,  c'est  tout  ce  que  j'ai  jamais  entendu  dire.  » 

En  approchant  davantage,  Earnschff  ne  put  s'empêcher  de 
partager  l'opinion  de  Hobbie.  L'être  qu'ils  avaient  vu  la  veille 
paraissait  travailler  lentement  et  avec  beaucoup  de  fatigue  à  (pla- 
cer les  grosses  pierres  les  unes  sur  les  autres,  conime  pour  former 
un  petit  enclos.  Il  y  avait  autour  de  lui  des  matériaux  en  abon- 
dance •  mais  le  travail  qu'il  y  avait  à  faire  était  immense,  à  cause 
de  la  grosseur  de  la  plupart  des  pierres  ;  et  il  paraissait  môme 
surprenant  qu'il  eût  réussi  à  en  soulever  plusieurs,  qu'il  avait 
déjà  arrangées  pour  les  fondements  de  son  édifice.  Il  faisait  des 
efforts  pour  en  mouvoir  une  d'une  grosseur  énorme,  lorsque  les 
deux  jeunes  gens  arrivèrent  près  de  lui;  et  il  était  tellement  oc- 
cupé à  exécuter  son  dessein,  qu'il  ne  les  aperçut  que  lorsqu'ils 
furent  tout  près  de  lui.  En  poussant  et  en  soulevant  la  pierre 
pour  la  placer  comme  il  le  désirait,  il  déployait  un  degré  de  force 
qui  paraissait  totalement  incompatible  avec  sa  taille  et  sa  diffor- 
mité. En  effet,  à  en  juger  par  les  difficultés  qu'il  avait  déjà  sur- 
montées, il  devait  avoir  une  force  d'Hercule,  car  quelques-unes 
des  pierres  qu'il  avait  réussi  à  soulever  paraissaient  avoir  exigé  le 
concours  de  deux  hommes  pour  en  venir  à  bout.  Les  soupçons 
de  Hobbie  se  renouvelèrent  en  voyant  la  force  surnaturelle  dont 
il  était  doué. 

«  Je  suis  presque  persuadé,  dit-il,  que  c'est  l'esprit  d'un  maçon; 
voyez-vous  ces  grosses  pierres  qu'il  a  placées.  Si  c'est  un 
homme,  après  tout,  je  voudrais  savoir  combien  il  prendrait  par 
perche  pour  construire  un  mur  de  digue.  On  aurait  besoin  d'en 
avoir  un  entre  Cringlehope  et  les  Shaws...  Brave  homme,  » 
ajouta-t-il  en  élevant  la  voix,  «  vous  faites  là  un  ouvrage  bien 
solide.  » 

L'être  auquel  il  s'adressa  leva  les  yeax,  jeta  sur  lui  des  regards 
affreux,  et  relevant  son  corps  qui  était  alors  penché,  se  tint  de- 
bout devant  eux  dans  toute  sa  hideuse  difformité  naturelle. 

Sa  tête  était  d'une  grosseur  extraordinaire,  couverte  de  che- 
veux longs  et  crépus,  en  partie  blanchis  par  l'âge  :  ses  sourcils 


98  LE  NAIN  NOIR. 

épais  et  saillants  ombrageaient  ses  petits  yeux  noirs  et  perçants, 
profondément  enfoncés  dans  leurs  orbites^  et  roulant  avec  une 
férocité  sauvage  qui  annonçait  une  sorte  d'absence  de  raison. 
Ses  autres  traits  avaient  ce  caractère  rude,  brut,  qu'un  peintre 
donnerait  à  ceux  d'un  géant  de  roman,  en  y  ajoutant  cette  ex- 
pression farouche,  irrégulière  et  si  souvent  remarquée  comme 
étant  particulière  à  la  physionomie  des  personnes  contrefaites. 
Son  corps  large,  et  carré,  comme  celui  d'un  homme  de  taille 
moyenne,  était  monté  sur  deux  larges  pieds;  mais  la  nature 
semblait  avoir  oublié  les  jambes  et  les  cuisses,  ou  du  moins  elles 
étaient  si  courtes,  qu'elles  étaient  cachées  par  les  vêtements 
qu'il  portait.  Ses  bras  étaient  longs  et  charnus,  terminés  par  deux 
mains  musculeuses,  et  les  endroits  qui,  dans  l'ardeur  du  travail, 
restaient  découverts,  s'étaient  hérissés  d'un  poil  noir  et  rude. 
On  aurait  dit  que  la  nature  avait  destiné  les  parties  de  son  corps, 
prises  séparément,  à  être  les  membres  d'un  géant,  mais  qu'en- 
suite elle  les  avait  par  bizarrerie  adaptées  au  corps  d'un  nain;  tant 
il  y  avait  peu  de  rapport  entre  la  longueur  de  ses  bras  et  la  force 
extraordinaire  d'un  côté,  et  la  petitesse  de  sa  taille  de  l'autre. 
Son  vêtement  était  une  tunique  brune  d'une  étoffe  grossière,  de 
la  forme  d'un  froc  de  moine,  serrée  autour  de  ses  reins  par  une 
ceinture  de  peau  de  chien  de  mer.  Il  avait  sur  la  tête  un  bonnet 
fait  avec  une  peau  de  blaireau,  ou  de  quelque  autre  fourrure  gros- 
sière, qui  ajoutait  singulièrement  à  l'effet  grotesque  de  son  en- 
semble, et  couvrait  en  partie  ses  traits^  dont  l'expression 
habituelle  était  celle  d'une  sombre  et  sinistre  misanthropie. 

Ce  Nain  remarquable  tenait  ses  yeux  silencieusement  fixés  sur 
les  deux  jeunes  gens,  et  leur  lançait  des  regards  hargneux  et  ir- 
rités, lorsque  Earnscliff,  dans  l'espoir  de  le  ramener  à  une  dispo- 
sition d'esprit  moins  farouche,  lui  dit  :  «  Vous  avez  là  une  tâche 
bien  pénible ,  mon  ami  ;  permettez-nous  de  vous  aider.  » 

En  conséquence,  Elliot  et  lui,  réunissant  leurs  efforts,  placè- 
rent la  pierre  sur  le  mur  qui  commençait  à  s'élever.  Le  Nain  les 
surveillait  avec  l'œil  d'un  maître,  et  témoignait  par  ses  gestes  son 
mécontentement  ou  son  impatience,  envoyant  le  temps  qu'ils 
mettaient  à  ajuster  la  pierre.  Il  en  indiqua  une  seconde,  et  ils  la 
placèrent  aussi  ;  puis  une  troisième ,  une  quatrième  ,  et  ils  conti- 
nuèrent à  le  satisfaire ,  non  sans  se  fatiguer,  car  il  leur  indi- 
quait, comme  à  dessein,  les  morceaux  les  plus  lourds  et  les  plus 
éloignés. 


CHAPITRE  IV.  49 

«  Oh  !  maintenant ,  l'ami ,  »  dit  Elliot,  voyant  que  le  Nain  dé- 
raisonnable en  indiquait  une  autre  plus  grosse  qu'aucune  de 
celles  qu'ils  eussent  remuées,  «  EarnsclifF  peut  faire  comme  il 
voudra-,  que  vous  soyez  homme,  ou  tout  autre  chose  de  pire,  le 
diable  me  torde  les  doigts  si  je  vais  me  casser  plus  long-temps  les 
reins  à  élever  des  pierres,  comme  un  manœuvre,  sans  recevoir 
seulement  un  remercîment  pour  ma  peine! 

—  Remercîment  !  »  s'écria  le  Nain  avec  un  geste  qui  exprimait 
le  plus  profond  mépris.  <<  Tenez,  prenez-le,  et  engraissez-vous 
avec.  Prenez,  et  puisse-t-il  fructifier  autant  avec  vous  qu'avec 
moi,  et  avec  tout  homme,  tout  reptile  qui  a  entendu  ce  mot  de  la 
bouche  de  son  semblable.  Allons,  hors  d'ici  1  ou  travaillez ;,  ou 
partez  I 

—  Voilà  une  belle  récompense  que  nous  recevons,  Earnscliff, 
dit  Hobbie,  pour  avoir  construit  un  tabernacle  pour  le  diable  lui- 
même  ,  et  peut-être  compromis  nos  propres  âmes  par-dessus  le 
marché. 

—  Notre  présence,  répondit  Earnscliff,  ne  fait  qu'irriter  sa 
frénésie,  à  ce  qu'il  paraît;  nous  ferions  mieux  de  nous  retirer,  et 
d'envoyer  quelqu'un  lui  apporter  des  vivres  et  quelques  objets  de 
première  nécessité.  » 

C'est  ce  qu'ils  firent  en  effet.  Le  domestique  qui  fut  envoyé 
trouva  le  Nain  travaillant  encore  à  son  mur,  mais  ne  put  en  tirer 
une  seule  parole;  et  comme  il  était  imbu  des  superstitions  du 
pays,  il  n'importuna  pas  long-temps  cet  être  singulier  de  ses  ques- 
tions ou  de  ses  avis,  mais  après  avoir  placé  sur  une  pierre  un  peu 
éloignée  les  objets  qu'il  avait  apportés,  il  les  laissa  à  la  disposition 
du  misanthrope. 

Le  Nain  continua  chaque  jour  ses  travaux  avec  une  activité  in- 
croyable et  qui  paraissait  presque  surnaturelle.  Il  faisait  souvent 
en  un  jour  un  ouvrage  que  l'on  aurait  cru  être  celui  de  deux 
hommes,  et  son  édifice  prit  bientôt  l'apparence  des  murs  d'une 
hutte,  qui,  quoique  très-petite,  et  construite  seulement  de  pierres, 
de  mottes  de  gazon  sans  mortier,  offrait,  attendu  le  volume  ex- 
traordinaire des  pierres  employées,  un  air  de  solidité  peu  com- 
mune pour  une  cabane  de  dimension  si  petite  et  d'une  construc- 
tion si  grossière.  Earnscliff,  attentif  à  tous  ses  mouvements,  ne  se 
fut  pas  plutôt  aperçu  du  but  auquel  ils  tendaient,  qu'il  fit  porter 
un  certain  nombre  de  pièces  de  bois  propres  à  une  toiture^  et  qu'il 
fit  déposer  près  de  là,  se  proposant  même  d'envoyer  le  lendemain 


SO  LE  NAIN  NOIR. 

des  ouvriers  pour  les  mettre  en  place.  Mais  Texécution  de  son 
dessein  fut  nrévenue  par  le  Nain,  qui.  dès  le  soir  môme,  pendant 
la  nuit  et  de  bonne  heure  dans  la  matinée,  avait  travaillé  avec 
tant  d'ardeur  et  d'adresse  qu'il  avait  presque  complété  l'arrange- 
ment des  chevrons.  Sun  second  travail  fut  de  couper  des  joncs  et 
de  couvrir  sa  demeure,  ce  qu'il  exécuta  avec  une  dextérité  ex- 
traordinaire. 

Comme  d'autres  secours  que  ceux  qu'il  pouvait  tirer  acciden- 
tellement d'un  passant  paraissaient  lui  répugner,  on  lui  fournit 
des  matériaux  convenables  à  son  objet,  ainsi  que  des  outils,  dont 
il  fit  usage  avec  beaucoup  d'habileté.  Il  construisit  la  porte  et  la 
fenêtre  de  sa  cabane,  arrangea  un  bois  de  lit  grossier,  plaça  quel- 
ques tablettes,  et  parut  devenir  d'une  humeur  moins  bourrue  à 
mesure  que  son  habitation  devenait  plus  commode. 

Il  s'occupa  ensuite  à  former  une  forte  clôture  et  à  cultiver  aussi 
bien  qu'il  lui  fut  possible  le  terrain  qu'elle  renfermait;  et  à  force 
de  transporter  du  terreau  et  de  le  travailler  avec  le  sol,  il  parvint 
à  se  faire  un  petit  jardin.  On  doit  naturellement  penser  que,  ainsi 
que  nous  l'avons  déjà  fait  entendre ,  cet  être  solitaire  était  de 
temps  en  temps  aidé  par  les  voyageurs  qui  traversaient  par  hasard 
le  Moor,  aussi  bien  que  par  diverses  personnes  que  la  curiosité 
engageait  à  venir  visiter  ses  travaux.  Il  était  effectivement  impos- 
sible de  voir  une  créature  humaine ,  qui ,  au  premier  coup  d'œil, 
était  si  peu  propre  à  des  ouvrages  de  fatigue,  travailler  avec  une 
assiduité  aussi  constante ,  sans  s'arrêter  quelques  minutes  pour 
l'aider  dans  ses  opérations;  et  comme  aucun  de  ces  aides  acciden- 
tels ne  connaissait  le  degré  d'assistance  que  le  Nain  avait  reçu 
d'autres  personnes,  la  rapidité  de  ses  progrès  ne  perdait  rien  à 
leurs  yeux  de  ce  qu'elle  avait  de  merveilleux.  L'apparence  de 
force  et  de  solidité  de  la  cabane,  construite  en  un  si  court  espace 
de  temps  et  par  un  tel  être,  et  l'habileté  supérieure  qu'il  montrait 
dans  la  mécanique  et  dans  les  autres  arts ,  tout  cela  contribua  à 
donner  des  soupçons  aux  habitants  du  voisinage.  Ils  soutenaient 
que,  si  ce  n'était  pas  un  fantôme,  opinion  qu'ils  avaient  aban- 
donnée ,  puisqu'il  paraissait  bien  clairement  que  c'était  un  être 
vivant,  il  fallait  cependant  qu'il  eut  des  liaisons  étroites  avec  le 
monde  invisible,  et  qu'il  eût  choisi  cet  endroit  écarté  pour  entre- 
tenir ses  relations  sans  être  dérangé.  Ils  soutenaient  aussi , 
quoique  dans  un  sens  différent  de  celui  que  le  philosophe  don- 
nait à  cette  phrase,  qu'il  n'était  jamais  moins  seul  que  quand  il 


CHAPITRE  IV.  SI 

était  seul,  et  que,  des  hauteurs  qui  dominent  au  loin  sur  le  Moor, 
des  voyageurs  découvraient  souvent  une  personne  qui  était  à 
l'ouvrage  avec  cet  habitant  du  désert,  et  qui  disparaissait  toujours 
dès  qu'on  s'approchait  de  plus  près  de  la  cabane.  On  voyait  de 
temps  en  temps  cette  personne  assise  à  côté  de  lui  à  la  porte,  se 
promenant  avec  lui  dans  la  plaine,  ou  l'aidant  à  aller  chercher  de 
l'eau  à  la  fontaine.  Earnschff  expliquait  ce  phénomène  en  pen- 
sant que  c'était  l'ombre  du  Nain. 

«  Du  diable  s'il  a  une  ombre!  »  répliqua  Hobbie,  zélé  défenseur 
de  l'opinion  générale;  «  il  est  trop  avant  dans  l'intimité  du  vieux 
Satan  pour  avoir  une  ombre.  D'ailleurs,  argumentait-il  plus  lo- 
giquement, qui  a  jamais  vu  une  ombre  entre  le  corps  et  le  soleil  ? 
Et  cette  chose,  que  ce  soit  ce  qu'on  voudra,  est  plus  mince  et 
plus  grande  que  le  corps  lui-même  ;  on  Ta  vue  plus  d'une  fois  et 
de  deux  aussi,  s'interposer  entre  le  soleil  et  lui.  » 

Ces  soupçons,  qui ,  dans  d'autres  parties  du  pays ,  auraient  pu 
donner  lieu  à  des  recherches  un  peu  désagréables  pour  le  prétendu 
sorcier,  ne  servirent  ici  qu'à  remplir  les  esprits  d'un  mélange  de 
crainte  et  de  respect.  Le  solitaire  paraissait  éprouver  une  sorte 
de  plaisir  en  voyant  les  marques  de  timide  vénération  avec  les- 
quelles le  voyageur  que  le  hasard  conduisait  sur  cette  route^  s'ap- 
prochait de  sa  demeure ,  le  regard  d'élonnement  avec  lequel  il 
examinait  sa  personne  et  sa  retraite,  et  la  promptitude  avec  la- 
quelle il  s'éloignait  de  ce  lieu  d'épouvante.  Les  plus  hardis  ne 
s'arrêtaient  que  le  temps  nécessaire  pour  jeter  à  la  hâte  un  coup 
d'œil  sur  les  murs  de  la  cabane  et  sur  le  jardin,  et  pour  s'excuser 
par  un  salut  de  politesse  auquel  le  Nain  daignait  quelquefois  ré- 
pondre par  un  mot  bu  un  signe  de  tête.  Earnscliff  passait  souvent 
par  là.  et  rarement  sans  s'informer  de  la  santé  du  solitaire,  qui 
paraissait  maintenant  avoir  fait  tous  ses  arrangements  pour  le 
reste  de  sa  vie. 

Il  était  impossible  de  l'engager  dans  aucune  conversation  sur 
ses  affaires  personnelles.  Il  n'était,  d'ailleurs,  ni  communicatif, 
ni  abordable  sur  aucun  sujet,  bien  qu'il  parût  avoir  considérable- 
ment perdu  de  l'extrême  férocité  de  sa  misanthropie,  ou  plutôt 
tomber  plus  rarement  dans  des  accès  d'ahénation  mentale  ,  dont 
cette  férocité  était  un  des  principaux  symptômes.  Aucun  raison- 
nement ne  pouvait  le  déterminer  à  accepter  quelque  chose  au- 
delà  du  strict  nécessaire,  bien  qu'Earnscliff  lui  fît  beaucoup  d'au- 
tres offres  par  charité,  et  ses  plus  superstitieux  voisins  par  d'au- 


Ua  LE  NAIN  NOIR. 

très  motifs.  Il  récompensait  les  bienfaits  de  ces  derniers  par  les 
conseils  qu'il  leur  donnait ,  lorsqu'il  était  consulté  par  eux ,  ainsi 
qu'il  finit  peu  à  peu  par  l'être,  sur  leurs  maladies  ou  celles  de  leurs 
bestiaux.  Souvent  aussi  il  leur  fournissait  des  remèdes,  et  parais- 
sait posséder  non  seulement  les  simples  qui  croissaient  dans  le 
pays,  mais  aussi  les  drogues  qui  venaient  des  pays  étrangers.  Il 
donnait  à  entendre  à  ces  personnes  que  son  nom  était  Elshender 
le  Reclus  ;  mais  bientôt  le  peuple  ne  l'appela  plus  que  Curny  El- 
shie,  ou  le  sage  hère  de  Mucklestane-Moor.  Il  y  avait  des  person- 
nes qui  ne  se  bornaient  pas  à  l'interroger  sur  leurs  maux  corpo- 
rels ,  mais  qui  lui  demandaient  encore  des  conseils  sur  d'autres 
sujets ,  et  il  les  leur  donnait  avec  ce  ton  de  finesse  digne  d'un  ora- 
cle, ce  qui  confirmait  à  un  haut  degré  l'opinion  où  l'on  était  qu'il 
était  doué  de  connaissances  surnaturelles.  Ceux  qui  le  consul- 
taient laissaient  ordinairement  quelque  offrande  sur  une  pierre  à 
quelque  distance  de  la  cabane.  Si  c'était  de  l'argent ,  ou  quelque 
chose  qu'il  ne  trouvait  pas  à  propos  d'accepter,  ou  il  le  jetait  loin 
de  lui,  ou  le  laissait  à  l'endroit  où  il  était  sans  en  faire  usage.  Dans 
toutes  les  occasions^  ses  manières  étaient  rudes  et  insociables,  et 
ses  paroles  en  nombre  justement  suflîsant  pour  exprimer  sa  pen- 
sée aussi  brièvement  que  possible,  et  il  coupait  court  à  toute  com- 
munication qui  allaita  une  syllabe  de  plus  que  n'en  exigeait  l'af- 
faire dont  il  était  question.  Lorsque  l'hiver  fut  passé  et  que  son 
jardin  lui  fournit  des  herbages  et  des  végétaux  ,  il  se  borna  pres- 
que exclusivement  à  ce  genre  de  nourriture.  Il  accepta  néanmoins 
deux  chèvres  que  lui  donna  Earnsclifï  ;  elles  se  nourrissaient  sur 
ie  Moor  et  lui  fournissaient  du  lait. 

Lorsque  EarnsclifTvit  que  son  présent  avait  été  accepté,  il  alla 
bientôt  après  faire  une  visite  à  l'ermite.  Le  vieillard  était  assis  sur 
une  large  pierre  plate,  à  la  porte  de  son  jardin  ;  c'était  le  siège  de 
la  science,  qu'il  occupait  ordinairement  lorsqu'il  était  disposé  à 
recevoir  ses  malades  ou  ses  chents.  Il  tenait  l'intérieur  de  sa  hutte 
et  celui  de  son  jardin  aussi  sacrés  et  aussi  inaccessibles  à  tout 
mortel  que  les  naturels  d'Otahiti  tenaient  leur  Moraï;  probable- 
ment il  les  aurait  crus  souillés  par  les  pas  d'une  créature  humaine. 
Lorsqu'il  se  renfermait  dans  son  habitation  ,  aucune  prière  ne 
pouvait  le  déterminer  à  se  rendre  visible,  ou  à  donner  audience  à 
qui  que  ce  fût. 

EarnsclilT  avait  passé  une  partie  de  la  journée  à  pêcher  dans 
une  petite  rivière  à  quelque  distance  de  là.  Il  avait  sa  ligne  à  la 


CHAPITRE  IV;  ^3 

main  et  son  panier  rempli  de  truites  sur  l'épaule.  Il  s'assit  sur  une 
pierre ,  presque  en  face  du  Nain,  qui ,  familiarisé  avec  sa  pré- 
sence, ne  fit  d'autre  attention  à  lui  qu'en  levant  sa  grosse  tète  dif- 
forme afin  de  fixer  ses  regards  sur  lui,  et  la  laissant  ensuite  retom- 
ber sur  sa  poitrine,  comme  s'il  eût  été  occupé  de  profondes  médi- 
tations. Earnscliff  regarda  autour  de  lui  et  remarqua  que  Termite 
avait  augmenté  ses  possessions  ,  en  construisant  un  hangar  pour 
servir  d'abri  à  ses  chèvres. 

«  Tous  travaillez  beaucoup,  Elshie,  »  dit-il,  en  cherchant  à  en- 
gager une  conversation  avec  cet  être  singulier. 

«  Travailler,  répéta  le  Nain  ,  c'est  le  moindre  des  maux  atta- 
chés à  un  sort  aussi  misérable  que  celui  du  genre  humain  ;  mieux 
vaut  travailler  comme  moi  que  s'amuser  comme  vous. 

—  Je  ne  soutiendrai  pas  qu'il  y  a  de  l'humanité  dans  nos  amu- 
sements ordinaires  de  la  campagne ,  Elshie,  dit  Earnscliff,  et  ce- 
pendant.... 

—  Et  cependant ,  interrompit  le  Nain  ,  ils  valent  mieux  que 
votre  occupation  ordinaire;  il  vaut  mieux  exercer  votre  folte  et 
vaine  cruauté  contre  des  poissons  muets  que  contre  vos  sembla- 
bles. Et  néanmoins^  pourquoi  parlerais-je  ainsi  ?  Pourquoi  ne  pas 
laisser  tout  le  troupeau  des  hommes  se  buter  les  uns  contre  les 
autres,  s'entr'égorger  et  s'entre-dévorer,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient 
tous  détruits,  à  l'exception  d'un  énorme  et  bien  gras  Beternoth  ; 
et  que  celui-ci,  après  avoir  étranglé  tous  ceux  de  son  espèce  et  en 
avoir  rongé  les  os,  sa  proie  venant  à  lui  manquer  ,  il  rugisse  des 
jours  entiers,  parce  qu'il  n'aura  plus  de  nourriture,  et  finisse  par 
mourir,  pouce  par  pouce  ,  dans  les  horreurs  de  la  faim  ?  ce  serait 
une  consommation  digne  de  cette  race. 

—  Vos  actions,  Elshie,  valent  mieux  que  vos  paroles  ;  cepen- 
dant vous  cherchez  à  conserver  une  race  que  votre  misanthropie 
calomnie. 

—  C'est  vrai ,  répliqua  le  nain  ;  mais  pourquoi  ?  Écoutez-moi  : 
vous  êtes  un  de  ceux  que  je  vois  avec  le  moins  de  dégoût ,  et  je 
veux  bien,  contre  mon  usage,  perdre  quelques  paroles  ,  par  pitié 
pour  votre  aveugle  infatuation.  Si  je  ne  puis  envoyer  la  maladie 
dans  les  familles ,  ou  la  mortalité  parmi  le  bétail ,  puis-je  mieux 
arriver  au  même  but  qu'en  prolongeant  la  vie  de  ceux  qui  peuvent 
servir  à  opérer  la  destruction  d'une  manière  tout  aussi  efficace  ? 
Si  Alix  de  Bower  était  morte  l'hiver  dernier ,  le  jeune  Ruthwin 
auraii-il  été  tué  le  printemps  suivant  pour  l'amour  d'elle  ?  Qui 

LE    >A1N    >-OIR.  4 


d4  LE  NAIN  NOIR. 

pensait  à  parquer  son  bétail  au-dessous  de  la  tour,  lorsqu'on 
croyait  que  le  Red  Reiver  '  de  Westburnflat  était  sur  son  lit  de 
mort  ?  Mes  potions,  mon  habileté,  l'ont  guéri  ;  et  maintenant  quel 
est  celui  qui  ose  laisser  son  troupeau  errer  dans  la  plaine  sans 
gardien,  ou  se  coucher  sans  avoir  déchaîné  le  chien  courant? 

—  J'avoue ,  répondit  EarnsclifT,  que  vous  n'avez  pas  rendu  un 
grand  service  à  la  société  par  la  dernière  de  ces  cures.  Mais ,  en 
compensation  de  ce  mal,  voilà  mon  ami  Hobbie,  le  brave  Hobbie 
de  Heugh-Foot,  que  vos  remèdes  ont  guéri,  l'hiver  dernier,  d'une 
fièvre  qui  aurait  pu  lui  coûter  la  vie. 

—  Ainsi  pensent,  dans  leur  ignorance  et  leur  folie,  les  êtres  for- 
més du  limon  de  la  terre,  »  dit  le  Nain  avec  un  sourire  de  mali- 
gnité. «  Avez -vous  remarqué  le  petit  du  chat  sauvage  ,  qui  a  été 
apprivoisé ,  comme  il  joue ,  comme  il  est  folâtre ,  comme  il  est 
doux?  Mais  laissez-le  avec  votre  gibier,  vos  agneaux  ,  votre  vo- 
laille, sa  férocité  naturelle  reprend  son  empire-,  il  saisit,  déchire, 
ravage  et  dévore. 

—  Tel  est  l'instinct  de  ranimai,  répondit  EarnsclifT;  mais  en 
quoi  cela  peut-il  avoir  rapport  à  Hobbie? 

—  C'est  son  emblème,  c'est  son  portrait,  répliqua  le  solitaire.  Il 
est  à  présent  dt)ux ,  tranquille  et  apprivoisé ,  faute  d'occasion  de 
suivre  son  penchant  naturel  ;  mais  que  la  trompette  guerrière 
sonne,  il  sera  aussi  féroce  que  le  plus  sauvage  de  ses  ancêtres  du 
Border  qui  ait  jamais  brûlé  la  cabane  d'un  paysan  sans  défense. 
Pouvez- vous  nier  que,  môme  à  présent ,  il  vous  excite  souvent  à 
tirer  une  vengeance  sanglante  d'une  injure  faite  à  votre  famille, 
lorsque  vous  n'étiez  qu'un  enfant  ?  »  Earnscliff  tressaillit  5  le  soli- 
taire ne  parut  pas  remarquer  sa  surprise,  et  continua  : 

«  La  trompette  sonnera,  le  jeune  limier  lapera  du  sang,  et  moi 
je  rirai  et  je  dirai  :  C'est  pour  cela  que  je  t'ai  guéri.  »  Il  s'arrêta 
un  instant,  puis  il  contmua  :  «  Telles  sont  les  cures  qu3  j'opère; 
leur  objet,  leur  but  est  de  perpétuer  la  masse  de  misère,  et  moi- 
même  je  joue,  dans  ce  désert,  mon  rôle  dans  la  tragédie  générale. 
Si  vous,  Earnsclift",  si  vous  étiez  sur  votre  lit  de  douleur,  peut- 
être  ,  par  pitié,  vous  enverrais-je  une  coupe  empoisonnée. 

—  Je  vous  suis  fort  obligé,  Elshie,  dit  le  jeune  laird,  et  je  ne 
manquerai  certainement  pas  de  vous  consulter,  ayant  un  espoir 
aussi  consolant  d'ol)lenir  votre  secours. 

—  Ne  vous  flattez  pas  trop,  répliqua  l'ermite,  de  l'espoir  que 

1  Red  Reiver  signifie  voleur  rouge,  a.  m. 


CHAPITRE  IV.  Jî-; 

je  céderais  réellement  au  sentiment  de  la  pitié,  que  je  regarde 
comme  une  faiblesse.  Pourquoi  chercherais- je  à  sauver  une  dupe, 
qui  est  aussi  propre  que  vous  l'êtes  à  endurer  les  maux  de  la  vie, 
de  l'état  de  misère  que  ses  propres  visions  et  la  scélératesse  du 
monde  lui  préparent.  Pourquoi  imiterais  je  la  comipassion  de  l'In- 
dien qui ,  avec  son  tomahawk ,  brise  la  tète  du  captif,  enlevant 
par  cette  action  à  la  race  aussi  sauvage  que  moi,  fout  le  plaisir 
qu'elle  s'était  promis  pendant  trois  jours,  et  cela  au  moment  où 
les  tisons  étaient  allumés,  les  tenailles  chauffées,  les  couteaux 
aiguisés ,  et  les  chaudrons  bouillants ,  pour  déchirer,  brûler, 
bouillir  et  sacrifier  la  victime. 

—  Yous  me  présentez  là  un  tableau  bien  effrayant  de  la  vie, 
Elshie ,  mais  je  n'en  suis  pas  découragé  ^  nous  sommes  sur  cette 
terre,  en  partie  potir  endurer  et  pour  souffrir,  mais  en  partie  aussi 
pour  agir  et  pour  jouir.  La  journée  de  fatigue  a  sa  soirée  de  re- 
pos; même  les  souffrances  que  l'on  endure  avec  patience  trou- 
vent des  adoucissements  dans  l'idée  consolante  que  l'on  a  rempli 
ses  devoirs. 

~  Je  repousse  une  doctrine  aussi  servile  et  aussi  brute ,  dit  le 
Nain ,  dont  les  yeux  s'enflamipaient  d'une  fureur  voisine  de  la 
démence  ;  je  la  repousse  comme  digne  seulement  des  bêtes  qui 
périssent  ;  mais  je  ne  veux  plus  perdre  de  paroles  avec  vous.  » 

Il  se  leva  précipitamment;  mais,  avant  de  se  renfermer  dans  sa 
hutte  ,  il  ajouta  avec  une  grande  véhémence  :  «  Cependant ,  de 
peur  que  vous  ne  pensiez  encore  que  ce  qui  paraît  un  bienfait  de 
ma  part  envers  le  genre  humain,  découle  de  cette  source  sotte  et 
servile  qu'on  appelle  amour  de  nos  semblables,  sachez  que,  s'il 
existait  un  homme  qui  eût  détruit  les  plus  chères  espérances  de 
mon  âme,  qui  eût  déchiré  mon  cœur  en  mille  pièces,  et  enflammé 
mon  cerveau  jusqu'à  en  faire  un  volcan  en  éruption,  et  si  la  for- 
tune et  la  vie  de  cet  homme  étaient  aussi  complètement  en  mon 
pouvoir  que  ce  vase  fragile  (saisissant  un  pot  de  terre  qui  était  à 
côté  de  lui),  je  ne  voudrais  pas  le  réduire  en  atomes  ainsi  (le 
lançant  avec  fureur  contre  la  muraille),  non,  »  continua-t-il 
avec  plus  de  calme,  mais  avec  la  plus  grande  amertume,  «  je 
le  gorgerais  de  richesses  et  de  puissance ,  afln  d'enflammer  ses 
viles  passions,  et  le  mettre  à  même  d'exécuter  ses  infâmes  pro- 
jets ;  il  ne  lui  manquerait  aucun  moyen  de  satisfaire  ses  vices  et 
dexercer  sa  scélératesse,-  il  serait  le  centre  d'un  gouffre  qui 
n'aurait  lui-même  ai  repos  ni  cesse,  mais  qui  bouillonnerait 


iî6  LE  NAIN  NOIR. 

avec  une  fureur  continuelle,  engloutissant  tout  vaisseau  qui  s'ap- 
procherait de  ses  limites  :  il  serait  un  tremblement  de  terre , 
capable  de  bouleverser  môme  son  pays,  et  de  rendre  tous  ses 
habitants  délaissés,  proscrits  et  misérables...  comme  moi  !  » 

L'infortuné  avait  à  peine  prononcé  ces  dernières  paroles  qu'il 
rentra  précipitamment  dans  sa  cabane,  dont  il  ferma  la  porte 
avec  la  plus  grande  violence,  tira  deux  verroux^  l'un  après 
l'autre,  comme  pour  en  défendre  l'entrée  à  tout  être  de  cette 
odieuse  race ,  qui  avait  ainsi  irrité  son  àme  jusqu'à  la  frénésie. 

Eamscliff  s'éloigna  du  Moor  avec  un  sentiment  mêlé  de  pitié  et 
d'horreur,  cherchant  à  deviner  quelle  pouvait  être  la  cause  étrange 
et  désastreuse  qui  avait  réduit  à  un  aussi  triste  état  l'esprit  d'un 
homme  dont  les  discours  faisaient  voir  qu'il  était  d'un  rang  et 
d'un  genre  d'éducation  au-dessus  du  commun  du  vulgaire.  Il 
était  également  surpris  qu'un  homme  qui  habitait  le  pays  depuis 
si  peu  de  temps,  et  d'une  manière  aussi  retirée ,  eût  pu  recueillir 
autant  de  renseignements  précis  sur  le  caractère  et  les  affaires 
privées  de  ses  habitants. 

«  Il  n'est  pas  étonnant,  disait- il  en  lui-môme^  qu'avec  une 
information  aussi  étendue,  une  pareille  manière  de  vivre,  une 
figure  aussi  difforme ,  et  des  sentiments  d'une  misanthropie  aussi 
virulente ,  cet  infortuné  passe  généralement  pour  avoir  fait  un 
pacte  avec  l'ennemi  du  genre  humain.  >» 


CHAPITRE  V. 

ISABELLE  VÈRE. 

Le  rocher  le  plus  glacé  dans  le  désert  le  plus 
solitaire  éprouve,  dans  sa  stérilité,  rinfluence  du  prin- 
temps; et  à  la  rosée  d'avril,  ou  au  rayon  du  soleil  de 
mai,  sa  mousse  et  son  lichen  se  raniment  et  reverdis- 
sent: ainsi  le  cœur  le  plus  compiélementmort  au  plaisir 
s'attendrit  en  voyant  les  pleurs,  se  réjouit  en  voyant  le 
fourire  d'une  femnie.  Beatimont. 

A  mesure  que  la  saison  s'avançait,  et  le  temps  devenant  plus 
doux,  on  voyait  plus  souvent  le  reclus  assis  sur  la  large  pierre 
plate  qui  était  au  devant  de  sa  hutte.  Un  jour,  vers  l'heure  de 
midi,  une  compagnie  de  dames  et  de  cavaliers,  très-bien  montés, 
et  ayant  une  suite  nombreuse,  traversa  la  bruyère  à  quelque 


CHAPITRE    V.  37 

distance  de  son  habitation.  Des  chiens,  des  faucons,  des  che- 
vaux de  main ,  augmentaient  la  foule ,  et  l'air  retentissait  des 
cris  des  chasseurs  et  du  son  des  cors.  Le  solitaire  était  au  mo- 
ment de  rentrer  dans  sa  cabane ,  à  la  vue  d'une  troupe  aussi 
joyeuse,  lorsque  trois  jeunes  dames ,  suivies  de  leurs  domesti- 
ques, et  qui  avaient  fait  un  long  circuit,  après  s'être  détachées 
de  la  compagnie,  afin  de  satisfaire  leur  curiosité  par  la  vue  du. 
sage  hère  de  Mucklestane-Moor,  arrivèrent  subitement  devant 
lui  avant  qu'il  eût  pu  effectuer  son  dessein.  La  première  poussa 
un  cri,  et  mit  sa  main  devant  les  yeux ,  en  voyant  un  objet  d'une 
difformité  aussi  extraordinaire.  La  seconde,  avec  un  ricanement 
hystérique,  sous  lequel  elle  cherchait  à  déguiser  sa  frayeur, 
demanda  au  Nain  s'il  voulait  lui  dire  la  bonne  aventure.  La 
troisième,  qui  était  la  mieux  montée,  la  mieux  habillée,  et  san^ 
contredit  celle  des  trois  qui  avait  la  meilleure  tournure,  s'avança, 
comme  pour  réparer  l'incivilité  de  ses  compagnes. 

«  Nous  avons  perdu  la  bonne  voie  à  travers  ces  lieux  maréca- 
geux, et  nous  sommes  restées  en  arrière  de  notre  compagnie, 
dit  la  jeune  personnne^  vous  voyant,  mon  père,  à  la  porte  de 
votre  maison,  nous  avons  tourné  de  ce  côté-ci,  pour... 

— Chut  I  interrompit  le  Nain  ;  si  jeune ,  et  déjà  si  artificieuse! 
Vous  êtes  venue  ,  et  vous  ne  le  savez  que  trop ,  pour  jouir  da 
triomphe  de  votre  jeunesse,  de  votre  opulence  et  de  votre  beauté, 
par  le  contraste  de  la  vieillesse,  la  pauvreté  et  la  difformité.  Cette 
conduite  est  digne  de  la  fille  de  votre  père-,  mais  elle  convient  bien 
peu  à  la  fille  de  votre  mère  ! 

—  Avez-Yous  donc  connu  mes  parents,  et  me  connaissez-vous? 
demanda  la  jeune  dame. 

—  Oui ,  répondit  le  Nain  ;  voici  la  première  fois  que  vous  avez 
frappé  mes  yeux  éveillés,  mais  je  vous  ai  souvent  vue  dans 
mes  rêves. 

—  Dans  vos  rêves? 

—  Oui,  Isabelle  Yère,  répliqua  le  Nain  ;  qu'est-ce  que  toi  ou 
les  tiens  ont  à  démêler  avec  moi  quand  je  veille? 

—  Quand  vous  veillez,  monsieur,  »  dit  l'une  des  compagnes  de 
miss  Vère  avec  une  sorte  de  gravité  moqueuse ,  «  vos  pensées 
sont  fixées  sans  doute  sur  la  sagesse  :  la  folie  ne  peut  probable- 
ment s'introduire  chez  vous  que  pendant  vos  moments  de  som- 
meil? 

—  Pendant  les  tiens,  »  répliqua  le  Nain  ,  d'un  ton  plus  atra- 


88  LE  NAIN  NOIB. 

bilaire  qu'il  ne  convenait  à  un  philosophe  ou  à  un  ermite,  «  la  fo- 
lie exerce  continuellement  sur  toi  un  empire  illimité,  éveillée  ou 
endormie. 

—  Dieu  nous  bénisse  1  dit  la  dame,  c'est  un  prophète  bien  cer- 
tainement. 

—  Aussi  certainement,  continua  le  Nain  ,  que  tu  es  une 
femme  ..  Une  femme,  ai-je  dit  !  j'aurais  dû  dire  une  dame...  une 
belle  dame.  Vous  m'avez  demandé  de  vous  dire  la  bonne  aven- 
ture; elle  est  toute  simple.  Courir  sans  cesse,  pendant  toute  votre 
vie,  après  des  folies  qui  ne  valent  pas  la  peine  d'être  poursuivies, 
«t  qui  seront  mises  de  côté  à  mesure  que  vous  les  aurez  connues; 
mais  que  l'on  continue  à  poursuivre  depuis  l'enfance,  qui  est  en- 
core chancelante,  jusqu'à  la  vieillesse  ,  qui  ne  se  soutient  qu'au 
moyen  de  béquilles.  Des  joujoux  et  des  amusements  folâtres  dans 
Tenfance,  l'amour  et  ses  absurdités  dans  la  jeunesse  ,  Spadille  et 
Basto  dans  la  vieillesse,'se  succéderont  comme  objets  de  sérieuse 
occupation  ;  des  fleurs  et  des  papillons  au  printemps  -,  des  papil- 
lons et  du  coton  de  chardon  dans  l'été  :  des  feuilles  flétries  dans 
l'automne  et  dans  l'hiver;  tout  cela  poursuivi,  tout  cela  saisi, 
tout  cela  jeté  loin  de  soi.  Partez  maintenant,  je  vous  ai  dit  la 
bonne  aventure. 

—  Tout  cela  saisi,  cependant,  »  répliqua  en  riant  la  jeune  per- 
sonne, qui  était  une  cousine  de  miss  Vère,  «  c'est  encore  quel- 
que chose.  Nancy  ,  »  continua-t-elle  en  se  tournant  vers  la  ti- 
mide personne  qui  s'était  approchée  la  première  du  Nain,  «  vou- 
lez-vous vous  faire  dire  la  bonne  fortune  ? 

—  Non  pas  pour  tout  au  monde  ,  »  répondit-elle  en  se  recu- 
lant, ce  quia  été  dit  me  suffit. 

—  Eh  bien  donc  I  »  dit  miss  Ilderson  en  présentant  de  l'argent 
au  Nain,  «  je  veux  payer  ma  bonne  aventure  comme  si  c'était  un 
oracle  qui  eût  parlé  à  une  princesse. 

—  La  vérité,  dit  1  >  devin,  ne  saurait  ni  se  vendre  ni  s'acheter , 
«  et  il  repoussa  son  offrande  d'un  air  bourru  et  dédaigneux. 

<<  Eh  bien  !  en  ce  cas,  dit  la  dame,  je  garderai  mon  argent  pour 
m'aider  dans  la  course  que  j'ai  à  faire. 

—  Vous  en  aurez  besoin,  répondit  le  cynique.  Sans  argent ,  il 
est  peu  de  personnes  qui  suivent  un  plan  avec  succès  ;  il  en  est 
encore  moins  qui  soient  suivies...  Arrêtez,  »  dit-il  à  miss  Vère  au 
moment  où  ses  compagnes  s'en  allaient ,  «  j'ai  quelque  chose  de 
plus  à  vous  dire.  Vous  avez  ce  que  vos  compagnes  désiraient  pos- 


CHAPITRE  V.  89 

séder,  ou  du  moins  ce  que  l'on  croit  qu'elles  possèdent ,  beauté , 
richesse,  rang,  talents. 

—  Permettez-moi  de  suivre  mes  compagnes,  bon  père,  dit  miss 
Vère,  je  suis  à  l'épreuve  de  la  flatterie  et  de  la  bonne  aventure. 

—  Un  instant,  »  continua  le  Nain  en  saisissant  la  bride  du  che- 
val; «je  ne  suis  ni  un  devinordinaire  ni  un  flatteur.  Tous  les  avan- 
tages que  je  viens  de  vous  détailler,  tous ,  et  chacun  d'eux,  ont 
des  maux  qui  leur  correspondent  •  un  amour  malheureux,  des  af- 
fections contrariées,  la  sombre  tristesse  d'un  couvent  ou  un  ma- 
riage odieux.  Moi,  qui  souhaite  du  mal  à  tout  le  genre  humain  en 
général,  je  ne  puis  vous  en  désirer  davantage,  tant  le  cours  de  vo- 
tre vie  est  assiégé  de  malheurs. 

—  Eh  bien,  mon  père  !  dit  miss  Vère  ,  laissez-moi  jouir  de  la 
prospérité  qui  est  à  ma  portée,  comme  d'un  adoucissement  à  l'ad- 
versité dont  vous  me  menacez.  Vous  êtes  vieux,  vous  êtes  pau- 
vre ;  votre  habitation  est  loin  de  tout  secours  humain,  dans  le  cas 
où  vous  seriez  malade  ou  dans  le  besoin  ;  votre  situation  vous 
expose,  sous  plusieurs  rapports ,  aux  soupçons  du  vulgaire ,  qui 
n'est  que  trop  disposé  à  se  porter  à  des  actes  de  brutalité.  Lais- 
sez-moi le  plaisir  de  penser  que  j'ai  adouci  le  sort  d'une  créature 
humaine.  Acceptez  le  secours  qu'il  est  en  mon  pouvoir  de  vous 
ofîrir;  acceptez-le  pour  l'amour  de  moi,  si  ce  n'est  pas  pour  l'a- 
mour de  vous-même,  alin  que,  lorsque  jaurai  à  endurer  les  maux 
que  vous  ne  m'annoncez  peut-être  que  d'une  manière  trop  cer- 
taine ,  je  n'aie  pas  la  douleur  de  réfléchir  que  les  heures  d'un 
temps  plus  propice  auront  été  tout  à  fait  perdues.  » 

Le  vieillard  répondit  d'une  voix  entrecoupée,  et  presque  sans 
s'adresser  à  la  jeune  dame  : 

«  Oui,  c'est  ainsi  que  tu  devrais  penser...  c'est  ainsi  que  tu  de- 
vrais parler,  si  jamais  les  discours  des  hommes  étaient  d'accord 
avec  leurs  pensées.  Ils  ne  le  sont  pas...  non ,  ils  ne  le  sont  pas... 
Hélas  !  ils  ne  peuvent  pas  l'être.  Et  cependant...  Attendez  ici  un 
instant...  ne  bougez  pas  jusqu'à  mon  retour.  »  Il  alla  à  son  petit 
jardin,  et  revint  avec  une  rose  à  moitié  épanouie. 

—  Tu  m'as  fait  verser  une  larme  ,  la  première  qui  ait  mouillé 
ma  paupière  depuis  bien  des  années.  Reçois  ce  gage  de  ma  re- 
connaissance pour  un  tel  bienfait.  Ce  n'est  qu'une  rose  ordinaire  ; 
conserve-la  cependant,  et  ne  t'en  sépare  point  1  Viens  me  trouver 
à  l'heure  de  l'adversité.  Montre-moi  cette  rose,  ou  même  une  seule 
feuille^  fùt-elle aussi  flétrie  que  mon  cœur...  fût-ce  dans  les  ac- 


60  LE  NAIN  NOIR, 

ces  les  plus  violents  et  les  plus  terribles  de  ma  rage  contre  un 
monde  que  j'abhorre,  elle  fera  renaître  dans  mon  sein  des  pensées 
plus  douces,  et  dans  le  tien  peut-être  l'espoir  d'un  avenir  plus  heu- 
reux. Mais  point  de  message. . .  point  d'intermédiaire.Yiens  toi-mê- 
me,etmon  cœur  et  ma  porte, qui  sont  fermés  pour  toutautrehumain, 
s'ouvriront  pour  toi  et  tes  chagrins.  Maintenant  tu  peux  partir.  » 

Il  lâcha  la  bride,  et  la  jeune  dame  s'éloigna ,  après  avoir  témoi- 
gné ses  remercîments  à  cet  être  singulier ,  autant  que  put  le  lui 
permettre  la  surprise  que  lui  avait  causée  un  discours  aussi  ex- 
traordinaire ^  se  tournant  fréquemment  pour  regarderie  Nain", 
qui  restait  toujours  à  la  porte  de  son  habitation ,  et  observait  sa 
course  à  travers  le  Moor  vers  le  château  de  son  père  EUieslaw , 
jusqu'à  ce  que  le  revers  de  la  •oUine  la  dérobât  à  ses  yeux  ainsi 
que  toute  la  compagnie. 

Cependant  les  dames  se  mirent  à  plaisanter  avec  miss  Vère  sur 
l'étrange  entrevue  qu'elles  venaient  d'avoir  avec  le  très-renommé 
sorcier  de  Mucklestane-Moor.  Le  bonheur  est  pour  Isabelle  seule 
partout  où  elle  se  trouve  ^  son  faucon  abat  le  coq  noir  de  la 
bruyère  ;  ses  yeux  blessent  le  cœur  de  l'amant;  il  ne  reste  plus, 
aucune  chance  pour  ses  compagnes  et  ses  cousines  ;  le  magiciea 
lui-môme  n'a  pu  résister  au  pouvoir  entraînant  de  ses  charmes. 
Par  pitié,  ma  chère  Isabelle,  vous  devriez  cesser  d'accaparer  à  ce 
point-là,  ou  du  moins  établir  un  magasin  et  vendre  à  l'une  et  à 
l'autre  tout  ce  que  vous  n'avez  pas  l'intention  de  garder  pour  vo- 
tre propre  compte. 

«  Je  vous  céderai  tout,  répliqua  miss  Vère,  et  le  magicien  avec, 
à  très-bon  marché. 

—  Non,  Nancy  aura  le  magicien,  dit  miss  Ilderson ,  pour  sup- 
pléer au  déficit  ;  elle  n'est  pas  tout  à  fait  sorcière  elle-même , 
vous  savez  bien. 

—  Ah  I  bon  Dieu,  ma  sœur,  dit  la  jeune  miss  Ilderson,  que  fe- 
rais-jed'un  monstre  aussi  effroyable?  J'ai  fermé  les  yeux,  après 
lui  avoir  jeté  un  seul  regard  ,  et  je  vous  proteste  qu'il  me  sem- 
blait que  je  le  voyais  encore ,  bien  que  je  tinsse  mes  paupières 
aussi  serrées  que  je  le  pouvais. 

—  C'est  dommage,  répondit  sa  sœur  ;  souvenez-vous  toujours, 
Nancy,  de  choisir  un  admirateur  dont  les  défauts  disparaissent  en 
fermant  les  yeux  dessus.  Eh  bien  î  dans  ce  cas,  je  m'imagine  qu'il 
faut  que  je  le  prenne  moi-même,  et  que  je  le  mette  dans  le  cabi- 
net où  maman  tient  ses  curiosités  du  Japon,  afin  de  montrer  que 


CHAPITRE  V.  61 

l'Ecosse  peut  produire  un  spécimen  d'argile  mortelle ,  façonnée 
de  manière  à  lui  donner  une  forme  dix  mille  fois  plus  affreuse 
que  celles  que  les  imaginations  de  Canton  et  de  Pékin  ,  toutes 
fertiles  qu'elles  sont  en  représentations  de  monstres ,  ont  immor- 
talisées sur  la  porcelaine. 

—  Il  y  a  quelque  chose  de  si  triste  dans  la  situation  de  cet 
homme,  dit  miss  Yère ,  que  je  ne  puis,  ma  chère  Lucy,  partager 
votre  gaieté  aussi  volontiers  que  de  coutume.  S'il  est  sans  res- 
sources ,  comment  pourra-t-il  subsister  dans  ce  vaste  désert,  éloi- 
gné comme  il  l'est  de  tout  secours  humain  ?  Et  s'il  parvient  à  s'en 
procurer  quelques-uns  accidentellement ,  le  seul  soupçon  qu'il  a 
ces  moyens  ne  l'exposera- t-il  pas  à  être  pillé  et  assassiné  par 
quelqu'un  des  brigands  qui  sont  dans  le  voisinage  ? 

— Mais  vous  oubliez  que  l'on  dit  que  c'est  un  sorcier,  dit  Nancy 
Ilderson. 

—  Et  si  sa  magie  diabolique  venait  à  lui  manquer ,  répliqua  sa 
sœur ,  je  lui  conseillerais  de  se  fier  à  sa  magie  naturelle ,  et  de 
présenter  subitement  son  énorme  tête  et  son  visage  hors  de  na- 
ture en  dehors  de  la  fenêtre  ,  justement  en  vue  des  assaillants.  Je 
doute  que  le  plus  hardi  voleur  voulût  se  hasarder  à  lui  jeter  un 
second  coup  d'œil.  Quant  à  moi ,  je  voudrais  avoir  à  ma  disposi- 
tion cel,te  tête  de  Gorgone  ,  seulement  pendant  une  demi-heure. 

—  Pourquoi  faire  ,  Lucy  ?  demanda  miss  Yère. 

—  Oh  !  je  ferais  fuir  du  château  ce  sombre ,  raide  et  pompeux 
sir  Frédéric  Langley  ,  qui  est  si  fort  dans  les  bonnes  grâces  de 
votre  père ,  et  si  peu  dans  les  vôtres.  Je  vous  proteste  que  je  serai 
toute  ma  vie  reconnaissante  envers  le  sorcier,  seulement  pour  la 
demi-heure  pendant  laquelle  nous  avons  été  débarrassées  de  la 
compagnie  de  cet  homme,  en  nous  écartant  de  la  route  pour  allée 
rendre  visite  à  Elshie. 

—  Que  diriez-vous  donc  ?  »  dit  miss  Yère  à  voix  basse  ,  et  de 
manière  à  ne  pas  être  entendue  de  la  plus  jeune  sœur  ,  qui  mar- 
chait en  avant,  le  sentier  étant  trop  étroit  pour  admettre  trois 
personnes  de  front,  «que  diriez-vous,  ma  chère  Lucy,  si  l'on 
vous  proposait  de  joindre  sa  compagnie  à  la  vôtre  pour  la  vie? 

—  Ce  que  je  dirais  ?  répondit-elle  ;  je  dirais  :  Non ,  wo/i,  «o«, 
trois  fois  non,  et  chaque  fois  plus  haut  que  la  précédente ,  jusqu'à 
ce  qu'on  m'ait  entendue  à  Carlisle. 

—  Et  sir  Frédéric  dirait  alors  que  dix-neuf  refus  sont  un  demi- 
consentement  ,  dit  miss  Yère. 


92  LE  NAIN  NOIR. 

—  Cela  dépend  entièrement,  répliqua  miss  Lucy,  de  la  manière 
dont  ces  refus  sont  exprimés.  Je  vous  déclare  que  les  miens  se- 
raient absolument  péremptoires. 

—  Mais,  reprit  miss  Vère,  si  votre  père  vous  disait  :  (Consentez, 
ou...? 

—  Je  courrais  le  risque  de  toutes  les  conséquences  de  son  ou , 
fût-il  le  père  le  plus  cruel  dont  les  légendes  fassent  mention,  pour 
remplir  le  blanc  de  l'alternative  ,  répondit-elle  sur-le-cbamp. 

«  Mais ,  »  dit  miss  Vère  en  insistant ,  «  s'il  vous  menaçait  d'une 
tante  catholique ,  d'une  abbesse  et  d'un  cloître  ? 

—  Alors ,  répondit  miss  Ilderson  ,  je  le  menacerais  d'un  gendre 
protestant  et  serais  charmée  de  trouver  quelque  occasion  de  lui 
désobéir  en  acquit  de  ma  conscience.  Et  maintenant  que  Nancy 
est  hors  de  portée  de  nous  entendre ,  je  vous  dirai  sérieusement 
que  je  pense  que  vous  seriez  excusable  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes,  si  vous  refusiez  de  donner  votre  consentement  à  un 
mariage  aussi  absurde  par  tous  les  moyens  en  votre  pouvoir.  Un 
homme  orgueilleux  ;,  caché  ,  ambitieux,  cabalant  contre  l'Etat, 
infâme  par  son  avarice  et  sa  cruauté,  mauvais  frère,  dur  et  inhu- 
main envers  ses  parents....  Ma  chère  Isabelle,  plutôt  la  mort  que 
de  l'épouser  ! 

—  Faites  en  sorte  que  mon  père  ne  sache  pas  que  vous«ne  don- 
nez un  semblable  conseil,  dit  miss  Vère,  ou  bien,  ma  chère  Lucy, 
il  faudrait  dire  adieu  au  château  d'Ellieslaw. 

—  Je  dirais  adieu  au  château  d'Ellieslaw  de  bon  cœur,  dit  son 
amie,  si  je  vous  en  voyais  une  fois  dehors  et  placée  sous  l'égide 
d'un  protecteur  plus  tendre  et  plus  rempli  de  bonté  que  celui  que 
la  nature  vous  a  donné.  Ah  I  si  mon  pauvre  père  jouissait  de  son 
ancienne  santé,  avec  quel  plaisir  il  vous  aurait  reçue  et  vous  au- 
rait donné  un  asile  ,  jusqu'à  ce  que  cette  ridicule  et  cruelle  per- 
sécution eût  entièrement  cessé  ! 

—  Ah  !  plût  à  Dieu  que  cela  fût ,  répondit  Isabelle  ;  mais  je 
crains  que  votre  père,  avec  sa  santé  si  faible ,  ne  soit  abso- 
lument hors  d'état  de  me  protéger  contre  les  moyens  que  Ton 
emploiera  tout  de  suite  pour  ramener  la  pauvre  fugitive. 

—  Je  le  crains  en  effet .  répliqua  miss  Ilderson  ;  mais  nous  ré- 
fléchirons là-dessus  et  nous  aviserons  à  quelque  moyen.  Mainte- 
nant que  votre  père  et  ses  hôtes  paraissent  sérieusement  occupés 
de  quelque  complot  mystérieux,  à  en  jufïcr  par  le  nombre  des 
mes  agers  qui  vont  et  viennent,  et  par  les  ligures  étrangères  qui 


CHAPITRE  V,  65 

paraissent  et  disparaissent  sans  être  annoncées  sous  aucun  nom  , 
par  l'empressement  que  l'on  met  à  rassembler  et  à  nettoyer  des 
armes,  par  l'air  d'inquiétude  et  de  tumulte  qui  semble  agiter  tout 
ce  qu'il  y  a  d'hommes  dans  le  château  ,  il  n'y  aurait  pas  d'impos- 
sibilité à  ce  que  nous  aussi ,  en  supposant  toujours  que  l'on  pous- 
sât les  choses  à  l'extrémité  ,  nous  en  vinssions  à  organiser  une 
petite  conspiration ,  pour  servir  de  supplément  à  la  leur.  J'espère 
que  ces  messieurs  ne  se  sont  pas  réservé  toute  la  science  de  la  po- 
litique ,  et  il  y  a  un  associé  que  je  serais  bien  ^se  d'admettre 
dans  notre  conseil. 

—  Surtout  que  ce  ne  soit  pas  Nancy  ,  dit  miss  Vère. 

—  Oh  î  non ,  répondit  miss  Ilderson  ;  Nancy ,  quoique  excel- 
lente fille  et  tendrement  attachée  à  vos  intérêts,  serait  un  insipide 
conspirateur ,  aussi  insipide  que  Renault  avec  ses  conjurés  subal- 
ternes dans  Fenise  sauvée.  Non,  celui-ci  est  un  Jaffîer,  ou  un 
Pierre,  si  vous  préférez  son  rôle;  et  cependant,  quoique  je  sache 
que  je  vous  ferai  plaisir ,  je  n'ose  vous  dire  son  nom,  de  crainte  de 
vous  contrarier  en  même  temps.  Ne  sauriez-vous  deviner  ?  quel- 
que chose  qui  a  rapport  à  aigle  et  à  rocher  ,  il  ne  commence  pas 
par  aigle  en  anglais ,  mais  par  quelque  chose  qui  y  ressemble 
beaucoup  en  écossais  *. 

—  Ce  ne  peut  être  le  jeune  Earnscliff,  que  vous  voulez  dési- 
gner, Lucy,  »  dit  miss  Vère  dont  le  visage  se  couvrit  d'une  forte 
rougeur. 

«  Qui  donc  voudrais-je  dire  ?  répliqua  Lucy-,  les  Jaffîer  et  les 
Pierre  sont  rares  dans  ce  pays-ci ,  quoiqu'il  devienne  facile  d'y 
trouver  un  assez  bon  nombre  de  Renault  et  de  Bedamar. 

—  Comment  pouvez-vous  parler  d'une  manière  aussi  folle . 
Lucy  ?  Vos  pièces  de  théâtre  et  vos  romans  vous  ont  positivement 
tourné  la  tête.  Vous  ne  connaissez  pas  d'ailleurs  les  inclinations 
de  M.  Earnscliff  ni  les  miennes;  vos  conjectures  et  vos  idées  bi- 
zarres ont  pu  seules  les  suggérer  ;  et  mon  père  ,  sans  le  consen- 
tement duquel  je  ne  voudrais  pas  me  marier,  ne  consentirait  ja- 
mais... indépendamment  de  tout  cela ,  il  y  a  la  fatale  querelle. 

—  J^orsque  son  père  fut  tué?  répliqua  Lucy.  Mais  il  y  a  très- 
long-temps  de  cela,  et  j'espère  que  nous  ne  vivons  plus  dgns  ces 
temps  d'animosités  féroces,  où  une  querelle  entre  deux  familles 
se  transmettait  de  père  en  fils ,  comme  une  partie  d'échecs  en  Es- 
pagne, et  où  il  se  commettait  un  meurtre  ou  deux  à  chaque  gé- 

I  L'imerlocu'rice  joue  ici  sur  le  mot  Earnscliff,  qui  a  élé  expliqué  plus  haut.  a.  m. 


64  LE  NAIN  NOIR, 

nération  ,  seulement  pour  empêcher  l'affaire  de  s'assoupir.  A 
l'égard  de  nos  querelles  nous  en  agissons  de  môme  maintenant 
que  pour  nos  vêtements;  nous  les  taillons  à  notre  mode,  et  les 
usons  de  notre  temps  ;  et  nous  ne  songeons  pas  plus  à  venger  les 
querelles  de  nos  pères  qu'à  porter  leurs  pourpoints  et  leurs  hauts- 
de-chausses  tailladés. 

—  Vous  traitez  ceci  beaucoup  trop  légèrement ,  Lucy,  dit  miss 
Tère. 

—  Pas  du  tout ,  ma  chère  Isabelle.  Considérez  que ,  bien  que 
votre  père  fût  présent  à  cette  malheureuse  affaire,  on  n'a  jamais 
cru  que  ce  fût  lui  qui  porta  le  coup  fatal.  D'ailleurs ,  dans  les  an- 
ciens temps,  lorsqu'il  survenait  des  massacres  entre  les  clans, 
les  alliances  subséquentes  étaient  si  loin  d'être  impossibles,  que 
la  main  d'une  fille  ou  d'une  sœur  était  souvent  le  gage  d'une  ré- 
conciliation. Vous  riez  démon  érudition  en  fait  de  romans;  mais 
je  vous  assure  que,  si  votre  histoire  était  écrite  ,  comme  celle  de 
plus  d'une  héroïne  moins  malheureuse  et  moins  digne  d'être  cé- 
lébrée, le  lecteur  judicieux  vous  déclarerait  la  dame  et  l'amante 
d'Earnscliff,  d'après  l'obstacle  même  que  vous  regardez  comme 
insurmontable. 

—  Mais  nous  ne  sommes  plus  au  temps  des  romans,  dit  miss 
Vère,  mais  bien  à  celui  des  réalités,  car  voilà  le  château  d'El- 
lieslaw. 

—  Et  voilà  sir  Frédéric  Langley  à  la  porte,  ajouta  miss  Ilderson, 
tout  prêt  à  aider  aux  dames  à  descendre  de  leurs  palefrois.  J'ai- 
merais autant  toucher  un  crapaud,  mais  je  veux  le  désappointer 
et  prendre  le  vieux  Horsington,  le  valet  d'écurie^,  pour  mon  grand 
écuyer.   » 

En  parlant  ainsi,  l'enjouée  jeune  dame  donna  un  coup  de 
houssine  à  son  cheval,  fit  en  passant  un  salut  familier  à  sir  Fré- 
déric, qui  se  disposait  à  le  saisir  par  la  bride,  continua  à  aller  au 
petit  galop  et  sauta  dans  les  bras  du  vieux  palefrenier.  Isabelle  en 
aurait  bien  fait  autant  si  elle  eût  osé  -,  mais  son  père  était  là ,  et 
un  sombre  mécontentement  se  manifestait  déjà  sur  une  figure 
particulièrement  propre  à  exprimer  des  passions  plus  acerbes  ; 
elle  se  vit  donc  forcée  de  recevoir  les  soins  de  son  odieux, 
adorateur. 


CHAPITRE  VI.  6S 


CHAPITRE  VI. 

LE    MARAUDEUR. 

Nous  qui  sommes  les  gardes  du  corps  de  la  nuit,  ne 
permettons  pas  qu'on  nous  appelle  les  voleurs  de  butin 
du  jour.  Soyons  les  forestiers  de  Diane,  les  gentils- 
hommes de  l'ombrage,  les  favoris  de  la  lune. 

Shakspeare.  Henri  IF,  I^c  partie. 

Le  solitaire  avait  passé  dans  l'enclos  de  son  jardin  le  reste  du 
]Our  où  il  avait  eu  une  entrevue  avec  les  jeunes  dames.  Le  soir 
!e  trouva  assis  de  nouveau  sur  sa  pierre  favorite.  Le  soleil ,  qui , 
en  se  couchant  au  milieu  des  flots  de  nuages  roulant  les  uns  sur 
les  autres,  avait  pris  une  teinte  rouge,  jetait  un  sombre  éclat  sur 
le  Moor  et  colorait  d'une  teinte  plus  foncée  le  large  contour  des 
montagnes  couvertes  de  bruyères  qui  entouraient  cette  affreuse 
solitude. 

Le  Nain  contemplait  les  nuages,  qui  devenaient  continuelle- 
ment plus  obscurs  par  l'effet  des  masses  de  vapeurs  qui  s'amon- 
celaient les  unes  sur  les  autres,  et  lorsqu'un  rayon  fort,  mais  d'un 
rouge  sombre,  du  soleil  qui  était  près  de  disparaître,  vint  tomber 
d'aplomb  sur  la  figure  sauvage  du  solitaire,  on  aurait  bien  pu  le 
prendre  pour  le  démon  de  l'orage  qui  se  préparait,  ou  pour  quel- 
que gnome  sorti  précipitamment  des  entrailles  de  la  terre ,  à  la 
vue  des  signes  souterrains  qui  en  annonçaient  l'approche.  Comme 
il  était  dans  cette  posture,  ses  regards  sombres  tournés  vers  le 
ciel  qui  devenait  toujours  plus  obscur  et  plus  orageux,  un  cava- 
lier arriva  au  galop  près  de  lui,  et  s'arretant  comme  pour  donner 
à  son  cheval  le  temps  de  reprendre  haleine,  fit  une  sorte  de  salut 
à  l'anachorète  avec  un  air  d'effronterie  mêlée  de  quelque  em- 
barras. 

Le  cavalier  était  grand,  mince,  sec,  mais  singulièrement  athlé- 
tique, ossu  et  nerveux,  comme  quelqu'un  qui  a  passé  toute  sa  vie 
dans  ces  exercices  violents  qui  empêchent  le  corps  de  prendre 
une  augmentation  de  volume,  tandis  qu'ils  endurcissent  les  mem- 
bres et  accroissent  la  force  musculaire.  Son  visage,  dont  les  traits 
étaient  durs,  brûlé  par  le  soleil,  tout  parsemé  de  taches  de  rous- 
seur, avait  une  expression  sinistre  de  violence,  d'audace  et  de 
ruse,  que  l'œil  de  l'observateur  distinguait  facilement.  Des  che- 


m  LE  NAIN  NOIR. 

veux  d'un  roux  foncé,  des  sourcils  d'une  couleur  presque  rouge, 
sous  lesquels  deux  yeux  gris  lançaient  des  regards  perçants, 
complétaient  la  description  du  cavalier,  dont  la  présence  était 
toujours  de  mauvais  augure.  Il  avait  des  pistolets  à  ses  arçons  , 
et  un  autre  à  sa  ceinture,  malgré  le  soin  qu'il  avait  pris  de  les 
cacher  en  boutonnant  son  pourpoint.  Il  avait  sur  sa  tête  un  cas- 
que d'acier  rouillé,  et  portait  une  jaquette  de  peau  de  buffle  taillée 
un  peu  à  l'antique,  des  gants  dont  celui  de  îa  main  droite  était 
garni  de  petites  écailles  de  fer,  comme  l'ancien  gantelet  ;  et  en- 
fin un  long  sabre  servait  de  complément  à  son  équipage. 

«  Eh  bien  !  dit  le  Nain,  voilà  donc  le  pillage  et  le  meurtre  en- 
core une  fois  à  cheval  ? 

—  A  cheval  ?  répondit  le  bandit  ;  oui,  sans  doute,  Elshie  ;  votre 
science  médicale  m'a  mis  en  état  de  remonter  mon  bon  che- 
val bai. 

—  Et  toutes  ces  promesses  d'amendement  que  vous  avez 
faites  pendant  votre  maladie  sont  donc  oubliées  ?  continua 
Elshender. 

—  Tout  est  parti  net,  avec  les  tisanes  et  la  panade,  répondit  le 
convalescent  éhonté  ,  vous  savez  bien,  Elshie,  car  on  dit  que 
vous  connaissez  parfaitement  le  personnage  : 

Le  diable,  atteint  de  maladie, 
De  se  faire  moine  eut  envie  ; 
Mais  sitôt  qu'il  se  porta  bien, 
Il  n'en  fit  rien. 

—  Tu  dis  vrai,  répliqua  le  solitaire-,  il  serait  tout  aussi  facile 
d'enlever  au  loup  sa  soif  du  carnage,  ou  d"empècher  le  corbeau 
de  sentir  l'odeur  des  cadavres,  que  de  te  guérir  de  tes  maudits 
penchants. 

—  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ?  c'est  inné  en  moi  jusque  dans 
la  moelle  de  mes  os.  Mais,  mon  brave,  tous  les  garçons  de  la  fa- 
mille des  Westburnilat  ont  été  depuis  plus  de  dix  générations  des 
rôdeurs  et  des  pillards  ;  ils  ont  tous  bu  sec  et  fait  bonne  vie,  ti- 
rant une  vengeance  cruelle  d'une  légère  offense,  et  ne  man- 
quant jamais  d'argent,  faute  d'avoir  voulu  en  gagner. 

—  Tu  as  raison,  dit  le  Nain,  et  tu  es  bien  le  loup  le  plus  achevé 
que  l'on  ait  jamais  vu  sauter  la  nuit  dans  une  bergerie.  Pour 
quelle  mission  infernale  es-tu  en  course  maintenant? 

—  Votre  science  ne  saurait-elle  vous  le  faire  deviner  ? 

—  Tout  ce  que  je  sais,  répondit  le  Nain,  c'est  que  ton  dessein 


CHAPITRE  VI.  67 

est  mauvais,  que  ton  action  sera  pire,  et  que  le  résultat  sera  plus 
affreux  encore. 

—  Et  vous  ne  m'en  aimez  que  mieux  pour  cela,  n'est-ce  pas  , 
pèreElshie?  reprit  Westburnflat^  vous  me  l'avez  toujours  dit 
d'ailleurs? 

—  J'ai  des  raisons  pour  aimer  tous  ceux  qui  sont  des  fléaux 
pour  leurs  semblables,  répliqua  le  solitaire;  et  tu  es  un  de  ceux 
qui  se  plaisent  à  répandre  le  sang  I 

—  Non  I  non  I  non  I  Je  ne  suis  jamais  sanguinaire  ,  à  moins 
qu'on  n'oppose  de  la  résistance ,  car  cela  irrite  un  homme  ,  vous 
savez.  Après  tout,  ce  n'est  pas  grand'chose  que  couper  la  crête  à 
un  jeune  coq  qui  a  chanté  un  peu  trop  haut  et  trop  fièrement. 

—  Ce  ne  serait  pas  par  hasard  au  jeune  Earnscliff?  »  demanda 
le  solitaire  avec  quelque  émotion. 

"  Au  jeune  Earnscliff?  répondit-il;  non,  pas  encore  au  jeune 
Earnscliff;  mais  son  tour  pourra  venir,  s'il  ne  veut  pas  se  tenir 
pour  averti,  et  s'en  retourner  à  la  ville  de  son  canton ,  où  il  se- 
rait mieux  à  sa  place,  que  de  courir  le  pays  et  de  détruire  le  peu 
de  daims  qui  nous  restent  ;  il  prétend  agir  comme  magistrat ,  et 
écrit  des  lettres  aux  grands  personnages  d'Auld-Reckie  S  sur  l'é- 
tat de  trouble  du  canton  ;  qu'il  prenne  garde  à  lui  I 

—  Alors  ce  doit  être  Hobbie  de  Heugh-Foot,  dit  Elshie  ;  quel 
mal  ce  garçon-là  t'a-t-il  fait  ? 

—  Quel  mal?  ohl  pas  grand  mal.  Mais  j'ai  appris  qu'il  disait 
que  je  m'étais  absenté  du  jeu  le  soir  du  mardi-gras,  parce  que 
j'avais  peur  de  lui;  tandis  que  c'était  seulement  du  garde-paix  , 
car  il  y  avait  un  mandat  d'arrêt  contre  moi.  Je  tiendrai  tête  à  Ti- 
nimitié  d'Hobbie  et  de  tous  ceux  de  son  clan.  Mais  ce  n'est  pas 
tant  pour  cela  que  pour  lui  donner  une  leçon  et  lui  apprendre  à 
ne  pas  parler  trop  légèrement  de  ceux  qui  valent  mieux  que  lui. 
Je  vous  assure  qu'il  aura  perdu  la  meilleure  plume  de  son  aile 
avant  demain  matin.  Adieu,  Elshie  ;  j'ai  quelques  bons  enfants  qui 
m'attendent  dans  les  bois,  là-bas.  Je  vous  verrai  en  revenant  et 
vous  régalerai  d'un  beau  récit,  en  retour  de  vos  ordonnances.  » 

Avant  que  le  Nain  eût  eu  le  temps  de  réfléchir  à  la  réponse 
qu'il  allait  faire  ,  le  bandit  de  Westburnflat  donna  de  l'éperon  à 
son  cheval.  L'animal ,  faisant  un  écart  à  la  vue  d'une  des  pierres 
qui  étaient  éparses  de  tous  côtés^,  s'éloigna  du  sentier.  Le  cavalier 
le  piqua  sans  modération  et  sans  pitié.  Le  cheval  furieux  ,  se 

1  Auld  reckie,  «  la  Tieille  enfumée,  »  pour  désigner  Edimbourg,  a.  m. 


68  LE  NAIN  NOIR. 

dressa ,  rua  ,  plongea  et  sauta  comme  un  daim  ,  avec  ses  quatre 
pieds  en  môme  temps  au-dessus  terre.  Ce  fut  en  vain  ;  le  cavalier 
impitoyable  resta  sur  la  selle,  comme  s'il  eût  fait  partie  du  cheval 
qu'il  montait ,  et  après  une  lutte  courte ,  mais  violente  ,  forç-i 
l'animal  dompté  à  avancer  dans  le  sentier  et  à  le  parcourir  d'une 
vitesse  qui  le  déroba  bientôt  à  la  vue  du  solitaire. 

«  Ce  brigand,  dit  le  Nain,  ce  scélérat,  froid,  endurci,  impitoya- 
33le  ;  ce  misérable,  qui  ne  songe  qu'à  commettre  des  crimes,  a  des 
muscles  ,  des  nerfs  ,  des  membres  ,  et  assez  de  force  et  d'activité 
pour  contraindre  un  animal  plus  noble  que  lui  à  le  conduire  à 
l'endroit  où  il  va  exécuter  son  coupable  projet  ;  tandis  que  moi , 
si  j'avais  la  faiblesse  de  désirer  de  mettre  sa  malheureuse  victime 
sur  ses  gardes ,  et  de  sauver  une  famille  dénuée  de  secours^,  je  me 
verrais  frustré  dans  mes  bonnes  intentions  par  la  décrépitude  qui 
m'enchaîne  dans  ce  lieu  !  Eh  !  pourquoi  désirerais-je  qu'il  en  fût 
autrement  ?  Qu'ont  à  voir  ma  voix  de  chat-huant ,  ma  taille  hi- 
deuse ,  et  mes  traits  difformes  avec  les  plus  beaux  ouvrages  de  la 
nature  ?  Ne  reçoit-on  pas  même  mes  bienfaits  avec  des  sentiments 
mal  déguisés  d'horreur  et  de  dégoût  ?  Et  pourquoi  m'intéresserais- 
je  à  une  race  qui  me  regarde  comme  un  monstre  et  un  être  pros- 
crit ,  et  qui  m'a  traité  comme  tel  ?  Non  ;  par  toute  l'ingratitude 
que  j'ai  recueillie  ,  par  toutes  les  injures  que  j'ai  souffertes ,  par 
l'emprisonnement  que  j'ai  subi ,  les  coups  que  j'ai  reçus  et  les 
chaînes  dont  j'ai  été  chargé ,  j'étoufferai  les  sentiments  d'huma- 
nité qui  s'élèvent  malgré  moi  dans  mon  cœur.  Je  ne  veux  plus 
être  assez  insensé  pour  m'écarter  de  mes  principes ,  comme  cela 
m'arrivait  toutes  les  fois  qu'on  faisait  un  appel  à  mes  sentiments  ; 
comme  si  moi,  pour  qui  personne  n'a  le  plus  faible  degré  de  com- 
passion ,  je  devais  en  avoir  pour  qui  que  ce  fût  !  Que  le  destin 
fasse  rouler  son  char  armé  de  faux  à  travers  la  masse  désolée  et 
tremblante  de  l'humanité  ,  et  je  ne  serai  pas  assez  sot  pour  aller 
jeter  ce  corps  décrépit ,  cette  masse  informe  de  mortalité  ,  sous 
les  roues  de  son  char  ,  pour  que  le  Nain  ,  le  sorcier  ,  le  bossu  , 
puisse  sauver  du  danger  quelque  être  plus  beau  et  plus  actif,  et 
que  tout  le  monde  applaudisse  à  cet  échange  ?  Non ,  jamais...  Et 
cependant  cet  EUiot...  Ce  pauvre  Hobbie  ,  si  jeune  ,  si  brave ,  si 
franc,  si...  je  ne  veux  plus  y  penser.  Je  ne  pourrais  le  secourir 
quand  même  je  le  voudrais ,  et  je  suis  résolu.. .  fermement  résolu 
à  ne  pas  le  secourir ,  quand  même  le  désir  que  j'en  formerais  se- 
rait le  gage  de  sa  sûreté.  » 


CHAPITRE  VII.  6(> 

Ayant  ainsi  terminé  son  soliloque  ,  il  rentra  dans  sa  cabane 
pour  se  mettre  à  l'abri  de  l'orage  qui  s'approchait  rapidement ,  et 
de  la  pluie  qui  s'annonçait  par  de  lourdes  et  larges  gouttes.  Les 
derniers  rayons  du  soleil  disparurent  entièrement ,  deux  ou  trois 
coups  de  tonnerre  se  firent  entendre  au  loin  ,  se  succédant  à  de 
courts  intervalles  ,  et  en  faisant  retentir  les  montagnes  du  voisi- 
nage ,  comme  le  bruit  de  quelque  bataille  qui  aurait  eu  lieu  dans 
le  lointain. 


CHAPITRE  TII. 
l'incendie. 

Orgueilleux  oiseau  de  la  montagne,  les  plumes  seront 
■  arrachées.. 

Retourne  dans  la  demeure,  désormais  solitaire  ; 
retourncs-y,  car  la  noirceur  des  cendres  marquera 
l'endroit  où  elle  était  placée ,  aussi  bien  que  les  cris 
d'une  mère  au  désespoir  en  voyant  ses  petits  mourants 
de  faim.  Thomas  Campbell. 

La  nuit  continua  d'être  sombre  et  orageuse  ,  mais  le  matin  se 
leva  comme  rafraîchi  par  la  pluie.  Le  Mucklestane-iVIoor  ,  avec 
ses  larges  monticules  d'un  terrain  stérile,  entrecoupés  de  flaques 
d'eau  marécageuses ,  semblait  prendre  un  aspect  riant  sous  l'in- 
fluence d'un  ciel  serein,  de  même  que  la  bonne  humeur  peut  ré- 
pandre un  charme  inexprimable  sur  la  physionomie  la  plus  ordi- 
naire. La  bruyère  était  très-toutlue  et  richement  fleurie.  Les 
abeilles ,  que  le  solitaire  avait  ajoutées  à  son  établissement  rural , 
sorties  alors  de  leurs  ruches,  voltigeaient  aux  environs  et  rem- 
plissaient l'air  des  murmures  de  leur  industrie.  Lorsque  le  vieil- 
lard sortit  de  sa  petite  hutte ,  ses  deux  chèvres  vinrent  au  devant 
de  lui,  et  lui  léchèrent  les  mains  en  reconnaissance  des  herbages 
qu'il  leur  fournissait  de  son  jardin. 

«<  Chez  vous  du  moins  ,  dit-il ,  chez  vous  il  n'y  a  point  de  diffé- 
rence de  conformation  qui  puisse  altérer  vos  sentiments  de  grati- 
tude envers  votre  bienfaiteur.  Pour  vous  ,  le  corps  le  mieux  pro- 
portionné que  jamais  statuaire  ait  façonné  serait  un  objet 
d'indifférence  ou  d'alarme  ,  s'il  se  présentait  à  la  place  du  tronc 
informe  aux  soins  duquel  vous  êtes  accoutumées.  Lorsque  j'étais 
dans  le  monde,  ai-je  jamais  reçu  de  pareilles  preuves  de  gratitude? 

LE   VAi:^   WOIR.  5 


70  LE  NAIN  NOIR. 

Non  ;  le  domestique  que  j'avais  élevé  dès  son  enfance  faisait  des 
grimaces  tout  le  temps  qu'il  se  tenait  derrière  ma  chaise  ;  l'ami 
que  j'avais  soutenu  de  ma  fortune ,  et  pour  l'amour  de  qui  j'avais 
môme  souillé...  (il  s'arrêta,  frémissant  d'un  mouvement  forte- 
ment convulsif)  celui-là  même,  pensa  que  j'étais  plus  fait  pour  la 
société  des  êtres  privés  de  raison ,  pour  tous  les  genres  de  con- 
trainte qu'on  n'a  pas  honte  de  leur  imposer  ,  pour  les  privations 
qu'on  a  la  cruauté  de  leur  faire  souffrir  ,  que  pour  aucune  com- 
munication avec  le  reste  des  hommes.  Hubert  seul...,  mais  Hubert 
•aussi  finira  un  jour  par  m'abandonner.  Ils  sont  tous  les  mêmes  ; 
c'est  une  masse  de  méchanceté  ,  d'égoïsme  et  d'ingratitude  ;  ce 
sont  des  misérables,  qui  sont  criminels  jusque  dans  leur  dévotion, 
et  d'une  telle  dureté  de  cœur,  que  ce  n'est  môme  pas  sans  hypo- 
crisie qu'ils  remercient  Dieu  du  soleil  qui  les  échauffe ,  et  de  l'air 
pur  qu'ils  respirent.  » 

Tandis  qu'il  était  plongé  dans  ses  sombres  réflexions,  il  en- 
tendit les  pas  d'un  cheval  de  l'autre  côté  de  son  enclos  ,  et  une 
forte  voix  de  basse-taille ,  qui  chantait  avec  la  gaieté  qu'inspire 
un  cœur  exempt  de  soucis  : 

«Bon  Ilobbie  EUiot,  bon  Hobbie,  écoutez  ! 
Je  m'en  vais  avec  vous;  venez  vile,  et  partez. >■> 

Au  même  instant ,  un  grand  lévrier  dressé  à  la  chasse  du  daim 
sauta  par-dessus  la  barrière  de  l'ermite.  Les  chasseurs  de  ces  can- 
tons savent  très-bien  que  la  forme  et  l'odeur  des  chèvres  ressem- 
blent tellement  à  celles  des  animaux  qui  font  l'objet  ordinaire  de 
leur  chasse,  que  les  lévriers  les  mieux  dressés  s'élancent  quelque- 
fois sur  elles.  Le  chien  en  question  abattit  et  étrangla  en  un  ins- 
tant une  des  chèvres  de  Termite,  tandis  que  Hobbie  Elliot  qui  sur- 
vint, sauta  rapidement  à  bas  de  son  cheval,  mais  ne  put  arracher 
l'innocent  animal  de  la  gueule  du  lévrier  qu'au  moment  où  la  vic- 
time était  près  d'expirer.  Le  Nain  regarda  pendant  quelques  ins- 
tants les  convulsions  de  sa  favorite  expirante ,  jusqu'à  ce  que  la 
pauvre  chèvre  étendît  ses  membres ,  dans  les  tiraillements  et  les 
frissons  de  ses  derniers  moments  d'agonie.  Alors  il  fut  saisi  d'un 
accès  de  frénésie,  et  tirant  du  fourreau  un  long  couteau  affilé,  ou 
poignard ,  qu'il  portait  sous  son  habit ,  il  allait  le  lancer  sur  le 
chien ,  lorsque  Hobbie  ,  s'apercevantde  son  dessein  ,  s'y  opposa , 
lui  saisit  la  main ,  et  s'écria  :  «  Ne  touchez  pas  le  chien  ,  brave 
homme;  ne  touchez  pas  le  chien-,  non,  non-,  ce  n'est  pas  non 


CHAPITRE  Y II.  71 

plus  de  cette  manière  qu'il  faut  donner  des  leçons  àKillbuck.  » 

Le  Nain  tourna  sa  rage  contre  le  jeune  fermier,  et  par  un  ef- 
fort soudain,  beaucoup  plus  vigoureux  que  Hobbie  ne  l'aurait 
attendu  d'un  aussi  petit  corps,  dégagea  son  poignet,  et  dirigea 
son  poignard  vers  le  cœur  d'EUiot.  Tout  ceci  se  passa  dans  un 
clin  d'œil,  et  le  solitaire  irrité  aurait  pu  compléter  sa  vengeance, 
en  plongeant  le  fer  dans  le  sein  de  Hobbie,  s'il  n'eût  pas  été  retenu 
par  un  sentiment  intérieur  qui  lui  fit  jeter  le  poignard  loin  de  lui. 

«  TS^on ,  »  s'écria-t-il  en  se  privant  ainsi  volontairement  des 
moyens  d'assouvir  sa  rage ,  «  non  pas  deux  fois,  non  pas  deux 
fois.  » 

Hobbie  recula  d'un  ou  deux  pas,  tout  surpris,  tout  décomposé 
et  tout  confus  du  danger  dans  lequel  l'avait  mis  un  être  en  appa- 
rence aussi  méprisable. 

«  Il  a  le  diable  au  corps  pour  la  force  et  la  méchanceté ,  »  fu- 
rent les  premiers  mots  qui  lui  échappèrent  et  qui  furent  suivis 
des  excuses  qu'il  fit  sur  l'accident  qui  avait  donné  lieu  à  leur  que- 
relle. «  Je  ne  prétends  pas  non  plus  justifier  tout  à  fait  Rillbuck, 
dit-il,  et  je  vous  assure,  Elshie,  que  je  suis  tout  aussi  fâché  que 
vous  du  malheur  qui  est  arrivé;  mais  je  veux  vous  envoyer  deux 
chèvres  et  deux  brebis  de  deux  ou  trois  ans ,  mon  brave ,  pour 
réparer  tout  cela.  Un  homme  sensé  comme  vous  ne  devrait  pas  en 
vouloir  à  un  pauvre  animal  privé  de  la  parole  et  de  la  raison-, 
vous  voyez  bien  que  la  chèvre  est  comme  la  cousine  germaine  du 
daim,  en  sorte  qu'il  n'a  fait  que  suivre  l'instinct  de  la  nature  après 
tout.  Si  c'eût  été  un  petit  agneau  ,  il  y  aurait  eu  bien  plus  à  dire. 
Tous  devriez  avoir  des  brebis,  Elshie  ,  et  non  des  chèvres,  dans 
un  endroit  où  il  y  a  tant  de  chiens  employés  à  la  chasse  au  daim. 
Mais  je  vous  enverrai  les  unes  et  les  autres. 

—  Misérable  !  dit  l'ermite,  ta  cruauté  a  détruit  une  des  seules 
créatures  vivantes  qui  voulussent  me  regarder  avec  bonté. 

—  Cher  Elshie,  répondit  Hobbie ,  je  suis  désolé  que  vous  ayez 
un  motif  pour  me  parler  ainsi,  et  je  vous  assure  que  c'est  bien 
contre  ma  volonté  qu'un  pareil  malheur  est  arrivé.  Cependant  il 
est  bien  vrai  que  j'aurais  dû  faire  attention  à  vos  chèvres  et  garder 
mes  chiens.  Je  vous  proteste  que  j'aurais  préféré  qu'ils  eussent 
mis  en  pièces  le  plus  beau  bélier  de  mes  troupeaux.  Allons,  mon 
brave,  oubU  et  pardon...  je  suis  tout  aussi  fâché  que  vous.  Mais 
je  vaism-e  marier,  voyez-vous,  et  cela  m'ùte  toute  autre  idée  de 
la  tète ,  je  crois.  Yoilà  mes  deux  frères  qui  amènent  le  repas  de 


72  LE  NAIN  NOIR. 

noces ,  ou  une  bonne  partie ,  sur  un  traîneau  par  la  route  de 
River's  Slack,  trois  chevreuils  comme  on  n'en  a  jamais  vu  courir 
dans  la  plaine  de  Dallomlia,  comme  dit  la  chanson  ;  ils  n'ont  pas 
pu  venir  directement  à  cause  du  mauvais  chemin.  Je  vous  enver- 
rais bien  un  morceau  de  venaison,  mais  vous  n'en  voudriez  peut- 
être  pas,  car  c'est  Killbuck  qui  l'a  chassée.  » 

Pendant  ce  long  discours,  par  lequel  le  bon  Borderer  s'efforçait^ 
partons  les  raisonnements  imaginables,  d'apaiser  le  Nain  oflensé, 
celui-ci  resta  quelque  temps  les  yeux  baissés,  comme  plongé  dans 
la  plus  profonde  méditation.  Enfin  Hobbie  l'entendit  s'écrier  : 
«  La  nature? oui,  c'est  effectivement  la  marche  ordinaire  de  la 
nature.  Le  fort  saisit  et  étrangle  le  faible;  le  riche  opprime  et  dé- 
pouille le  pauvre  ;  celui  qui  est  heureux,  ou  celui  qui  est  assez 
sot  pour  le  croire,  insulte  à  la  misère  de  l'infortuné  et  lui  enlève 
une  partie  de  ses  consolations.  Ya-t'en ,  toi  qui  as  trouvé  moyen 
de  mettre  le  comble  à  l'affliction  du  plus  misérable  des  mortels  \ 
toi  qui  m'as  privé  de  ce  que  je  regardais  presque  comme  une 
source  de  consolation.  Retire-toi,  et  va  jouir  du  bonheur  dont  tu 
comptes  jouir  chez  toil 

—  Je  veux  ne  point  sortir  d'ici ,  dit  Hobbie,  à  moins  de  vous 
emmener  avec  moi,  ou  qu'au  moins  vous  me  disiez  que  vous  au- 
riez du  plaisir  à  assister  à  la  noce  lundi  prochain.  Il  y  aura  une 
centaine  de  bons  et  vigoureux  EUiot  pour  courir  la  bronze  ^  On 
n'aura  jamais  rien  vu  de  pareil  depuis  le  temps  du  vieux  Martin 
de  Preakin-Tower  ;  je  pourrais  vous  envoyer  le  traîneau  avec  un 
joli  poney. 

—  Comment,  c'est  à  moi  que  vous  proposez  de  retourner  dans 
la  société  du  commun  des  hommes I  »  dit  le  reclus,  de  l'air  du 
plus  profond  dédain. 

«  Commun  I  répliqua  Hobbie  ;  pas  si  commun  que  vous  voulez 
bien  le  dire.  Les  Eiliot  sont  depuis  long-temps  connus  pour  être 
une  bonne  famille. 

—  Va-t'en  I  retire-toi  !  répéta  le  Nain  ;  et  puisses-tu  trouver 
chez  toi  autant  de  mal  que  tu  en  as  fait  ici.  Si  je  ne  vais  pas  moi- 
môme  avec  toi ,  vois  si  tu  peux  échapper  à  ce  que  mes  compa- 
gnons, le  courroux  et  la  misère ,  auront  apporté  sur  le  seuil  de  ta 
porte  avant  ton  arrivée. 

—  Ne  parlez  donc  pas  ainsi ,  Elshic.  A'^ous  savez  vous-même 
que  personne  n'a  trop  bonne  opinion  de  votre  bonté  5  je  n'ai  plus 

1  Course  ù  cheval  qui  a  lieu  dans  une  noce  écossaise.  A.  M. 


CHAPITRE  VIL  73 

qu'un  mot  à  vous  dire.  Vous  me  faites  entendre  par  vos  discours 
que  vous  me  souhaitez  du  mal ,  ainsi  qu'aux  miens  ;  maintenant, 
s'il  arrivait  quelque  malheur  à  Grâce  ^ce  qu'à  Dieu  ne  plaise!  ou 
à  moi;,  ou  à  mon  pauvre  chien)  ;  ou  bien  si  je  ne  suis  en  sûreté,  ou 
si  j'éprouve  quelque  préjudice  en  ma  personne,  mes  propriétés 
ou  mon  argent,  je  n'oublierai  point  à  qui  j'en  serai  redevable. 

—  Ya-t-en,  rustaud  !  s'écria  le  Nain  ;  va-t'en  chez  toi ,  dans  ta 
demeure,  et  songe  à  moi,  lorsque  tu  verras  ce  qui  est  arrivé, 

—  Allons,  allons,  »  dit  Hobbie  en  remontant  à  cheval  ;  «  on  ne 
gagne  rien  à  discuter  avec  des  gens  contrefaits  ;  ils  sont  toujours 
tels  que  la  nature  les  a  faits-,  mais  j'ai  à  vous  dire ,  voisin ,  que  si 
les  choses  se  passent  autrement  que  bien  à  l'égard  de  Grâce 
Armstrong ,  je  vous  ferai  une  bonne  peur,  si  seulement  l'on  peut 
trouver  un  baril  goudronné  dans  les  cinq  paroisses.  » 

Il  avait  à  peine  prononcé  ces  paroles,  qu'il  s'éloigna.  Elshie, 
après  l'avoir  regardé  avec  un  sourire  de  mépris  et  d'indignation , 
prit  une  bêche  et  une  pioche,  et  s'occupa  à  creuser  une  fosse  pour 
enterrer  sa  chèvre  favorite. 

Un  léger  coup  de  sifflet  et  les  mots  :  «  Hist,  Elshie,  histi  «vin- 
rent l'interrompre  dans  cette  triste  occupation.  Il  leva  les  yeux  et 
vit  devant  lui  le  bandit  rouge  de  AVeslburnilat.  Comme  le  meur- 
trier de  Bangur,  il  y  avait  du  sang  sur  son  visage,  aussi  bien 
qu'aux  molettes  de  ses  éperons  et  aux  flancs  de  son  cheval. 

—  Eh  bien  !  brigand,  demanda  le  Nain,  ton  affaire  est-elle  faite? 

—  Oui,  oui,  n'en  doutez  pas  ,  répondit  le  flibustier-,  lorsque  je 
monte  à  cheval,  mes  ennemis  peuvent  se  lamenter  d'avance.  Ils 
ont  eu  plus  de  lumière  que  de  plaisir,  ce  matin,  à  Heugh-Foot.  Il 
y  a  là  mainlenant  une  grande  étable  à  vaches  vide,  et  des  lamen- 
tations, et  des  cris^  au  sujet  de  la  jolie  fumcée. 

—  La  fiancée  ?  demanda  le  Nain. 

—  Oui,  répondit-il  ;  Charlie  Cheatthe-Woodic  ' ,  comme  nous 
l'appelons,  c'est-à-dire  Charlie  Foster,  de  Tinning  Beck,  a  promis 
delà  garder  dans  le  Cumberland  jusqu'à  ce  que  l'orage  soit  dis- 
sipé. Elle  m'a  vu  et  m'a  reconnu  dans  la  bagarre,  car  mon  masque 
est  tombé  un  moment.  Je  pense  que  ma  personne  ne  serait  plus 
en  sûreté ,  si  elle  revenait  ici ,  caT  les  EUiol  sont  nombreux,  et 
qu'ils  aient  tort  ou  raison,  ils  se  soutiennent  si  bieni  Maintenant 
le  but  principal  de  ma  visite  est  de  vous  demander  comment  je 
puis  la  mettre  en  sûreté, 

i  Charles-nargue-le-gibet.  a.  m.  • 


75  LE  NAIN  NOIR. 

—  Youdrais-tu  donc  l'assassiner?  demanda  le  Nain. 

—  Oh  non,  non ,  répondit  AVeslburnflat ,  je  ne  le  voudrais  pas , 
si  je  pouvais  faire  aulremenL.. .  Mais  on  dit  que  l'on  peut  quelque- 
fois envoyer  fort  joliment  des  gens  aux  colonies,  en  les  embar- 
quant dans  un  de  nos  ports,  et  qu'il  y  a  même  quelque  chose  de 
bon  pour  ceux  qui  amènent  de  johes  filles.  Le  bétail  femelle 
manque  au-delà  des  mers,  tandis  qu'ici  il  n'est  pas  rare.  Je  songe 
à  faire  mieux  pour  elle.  Il  y  a  une  dame  qui,  à  moins  qu'elle  ne 
devienne  meilleure,  doit,  bon  gré  mal. gré,  être  envoyée  dans  les 
pays  étrangers^  j'aurais  envie  de  lui  donner  Grâce  pour  sui- 
vante... c'est  une  bonne  fille.  H0i)bie  va  avoir  une  matinée  bien 
gaie  lorsqu'il  rentrera  chez  lui,  et  qu'il  ne  trouvera  ni  fiancée  ni 
propriété  I 

—  Et  n'en  as-tu  pas  pitié?  dit  le  Nain. 

—  Aurait-il  pitié  de  moi  s'il  me  voyait  monter  la  colline  du 
château  ^  à  Jeddard  ?  répondit  le  brigand.  Cependant  je  suis  ua 
peu  fâché  pour  la  jeune  fille;  mais  il  en  trouvera  une  autre,  et  il 
n'y  aura  pas  grand  mal  de  fait  5  l'une  est  aussi  bonne  que  l'autre. 
A  présent,  vous  qui  aimez  qu'on  vous  raconte  des  exploits,  en 
âv8z-vous  jamais  entendu  un  qui  vaille  celui  que  j'ai  fait  cematin? 

—  L'air ,  l'océan  ,  le  feu ,  »  dit  le  Nain  en  se  parlant  à  lui- 
môm.e,  «  le  tremblem.ent  de  terre  ,  la  tempête,  le  volcan  ,  tout 
est  doux  et  modéré  en  comparaison  du  courroux  de  l'homme.  Et 
qu'est-ce  que  ce  scélérat,  sinon  un  homme  plus  habile  que  les  au- 
tres à  remplir  le  but  de  son  existence  !  Ecoute ,  misérable  !  va  de 
nouveau  où  je  t'ai  envoyé  auparavant. 

—  Chez  l'intendant  ?  »  demanda  Westburnflat. 

«  Oui;  et  dis-lui  qu'Elshender  le  reclus  lui  ordonne  de  te  don- 
ner de  l'or.  Mais,  écoute-moi  bien  ;  que  la  fille  soit  mise  en  li- 
berté, et  sans  qu'il  lui  ait  été  fait  aucune  insulte  ;  rends-la  à  sa 
famille ,  et  fais- lui  jurer  de  ne  pas  dévoiler  ta  scélératesse. 

—  Jurer  !  dit  "Wcstburnllat  ;  et  si  elle  manque  à  son  serment? 
Les  femmes  ne  sont  pas  réputées  pour  tenir  leurs  promesses.  Un 
homme  sage  comme  vous  doit  savoir  cela.  Et  sans  avoir  été  in- 
sultée? Qui  sait  ce  qui  peut  arriver  si  on  la  laisse  long-temps  à 
Tinning-Beck?  Charlie  Cheat-the-Woodic  est  un  fier  homme. 
Cependant  si  l'or  qu'on  doit  me  donner  peut  monter  à  vingt 
pièces ,  je  crois  pouvoir  assurer  qu'elle  sera  rendue  à  sa  famille 
dans  les  vingt-quatre  heures.  » 

1  Lieu  d'exécution  des  criminels,  a.  m. 


CHAPITRE  VII.  7S 

Le  Nain  tira  ses  tablettes  de  sa  poche ,  y  traça  une  ligne ,  et  en 
détacha  la  feuille.  «  Tiens,  »  dit-il  en  la  donnant  au  voleur; 
«  mais  fais-y  bien  attention  5  tu  sais  qu'il  n'y  a  pas  à  te  moquer 
de  moi  avec  ta  perfidie  ;  si  tu  oses  désobéir  à  mes  ordres  ,  sois  sûr 
que  ta  misérable  vie  m'en  répondra. 

—  Je  connais,  »  dit  le  brigand  en  baissant  les  yeux,  <«  toute 
l'étendue  de  votre  pouvoir  sur  cette  terre,  de  quelque  part  qu'il 
vous  soit  venu  ;  vous  pouvez  faire  ce  qu'aucun  autre  homme  ne 
peut,  soit  par  vos  connaissances  en  médecine,  soit  par  votre  fa- 
culté de  deviner;  et  l'or  pleut  chez  vous  à  votre  commandement, 
aussi  abondamment  que  j'ai  vu  tomber  les  feuilles  du  frône  dans 
une  froide  matinée  d'octobre.  Je  n'ai  point  l'intention  de  vous 
désobéir. 

—  Disparais  donc,  dit  le  Nain  ,  et  délivre-moi  de  ton  odieuse 
présence.  » 

Le  voleur  donna  de  l'éperon  à  son  cheval  et  partit  sans  faire  la 
moindre  réplique. 

Pendant  ce  temps-là  Hobbie  EUiot  avait  continué  rapidement 
sa  route,  l'esprit  harassé  de  cette  crainte  vague  mais  accablante, 
que  l'on  appelle  ordinairement  un  pressentiment  de  malheur.  Avant 
d'arriver  au  sommet  de  la  hauteur  d'où  il  pouvait  voir  son  habi- 
tation ,  il  rencontra  sa  nourrice,  personnage  qui  était  alors  d'une 
grande  importance  dans  toutes  les  familles  d'Ecosse,  tant  dans  la 
haute  classe  que  dans  la  moyenne.  L'union  qui  s'établissait  entre 
elle  et  l'enfant  qu'elle  nourrissait  était  regardée  comme  un  lien 
trop  tendre  et  trop  intime  pour  être  rompu,  et  il  arrivait  assez 
ordinairement  qu'au  bout  de  quelques  années  la  nourrice  résidait 
définitivement  dans  la  famille  de  son  nourrisson,  prêtant  son  se- 
cours dans  les  soins  domestiques,  et  recevant  en  échange  des 
chefs  toutes  sortes  d'égards  et  d'attentions. 

Aussitôt  que  Hobbie  eut  reconnu  la  figure  d'Annaple  ,  avec  sa 
mante  rouge  et  son  chapeau  noir ,  il  ne  put  s'empêcher  de  se  dire 
à  lui-même  :  «  Quel  malheur  peut  avoir  amené  la  vieille  nourrice 
si  loin  de  la  maison,  elle  qui  ne  s'éloigne  ordinairement  de  la 
porte  que  d'une  portée  de  fusil  ?  Oh  I  ce  sera  sans  doute  pour  cueil- 
lir des  airelles  ,  des  mûres  ou  autre  chose  de  cette  espèce  pour 
faire  ses  pâtés  et  ses  tartes  pour  la  fête  de  lundi...  Mais  je  ne  puis 
chasser  de  ma  tête  les  paroles  de  ce  vieux  maudit  estropié  de 
sorcier  ;  la  moindre  chose  me  fait  craindre  quelque  mauvaise 
nouvelle.  0  Killbuck,  mon  garçon!  n'y  avait-il  donc  pas  assez 


76  LE  NAIN  NOIR. 

d'autres  daims  et  de  chèvres  dans  le  pays,  sans  aller  justement 
déchirer  la  favorite  d'Elshie  ,  de  préférence  à  celle  d'un  autre  ?  » 
Cependant  Annaple,  avec  un  visage  aussi  triste  qu'un  recueil 
de  tragédies,  s'était  traînée  jusqu'à  lui  et  avait  saisi  son  cheval 
par  la  bride.  Le  désespoir  était  si  bien  peint  dans  ses  regards  qu'il 
ôta  tout  pouvoir  de  lui  en  demander  la  cause.  «  O  mon  enfant, 
s'écria-t-elie,  ne  va  pas  plus  loin  ;  ne  va  pas  plus  loin ,  c'est  un 
spectacle  à  faire  mourir,  non  pas  seulement  pour  toi,  mais  pour 
qui  que  ce  soit  ! 

—  Au  nom  de  Dieu!  Annaple,  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  •« 
demanda  le  chevalier  stupéfait,  et  cherchant  à  dégager  la  bride 
de  la  main  de  la  vieille  femme  ;  «  pour  l'amour  du  ciel  laissez-moi 
aller  voir  ce  qu'il  y  a. 

—  Hélas  I  dit-elle,  faut-il  que  j'aie  été  témoin  d'un  jour  comme 
celui-ci  I  La  ferme  est  à  bas;  la  jolie  bergerie  n'est  plus  qu'un 
monceau  de  cendres ,  et  tout  le  troupeau  a  été  emmené.  Mais  ne 
va  pas  plus  loin  ;  ton  jeune  cœur  se  briserait ,  mon  enfant,  si  tu 
voyais  ce  que  mes  pauvres  yeux  ont  vu  ce  matin. 

—  Et  qui  a  osé  faire  cela  ?  Lâche  la  bride ,  Annaple;  où  est  ma 
grand'mère  ?  où  sont  mes  sœurs  ?  où  est  Grâce  Armstrong  ?  Ciel  ! 
les  paroles  du  sorcier  retentissent  encore  à  mon  oreille.  » 

Il  sauta  à  bas  de  son  cheval  pour  se  débarrasser  de  l'obstacle 
que  lui  imposait  Annaple  ,  e( ,  montant  rapidement  la  colline,  il 
se  trouva  bientôt  en  présence  du  spectacle  dont  elle  l'avait  me- 
nacé. C'en  était  un  en  effet  bien  capable  de  briser  le  cœur.  L'ha- 
bitation qu'à  son  départ  il  avait  laissée  dans  son  lieu  primitif  d'i- 
solement, près  du  ruisseau  qui  descendait  de  la  montagne, 
entourée  de  toutes  les  marques  d'une  abondance  produite  par  la 
culture  ,  n'était  plus  qu'un  monceau  de  ruines  noircies  par  l'in- 
cendie. On  voyait  encore  la  fumée  qui  sortait  du  milieu  des 
décombres  entourés  de  quelques  débris  de  murailles.  La  grange 
à  fourrages ,  celle  à  grains,  les  étables  où  il  renfermait  ses  nom- 
breux troupeaux,  tout  ce  qui  composait  la  richesse  d'un  culti- 
vateur d'alors  avait  été  dévasté  ou  enlevé  dans  une  seule  nuit.  Il 
resta  un  instant  immobile,  puis  il  s'écria  :  «  Je  suis  ruiné,  entière- 
ment ruiné  I  Que  maudites  soient  les  richesses  du  monde  I  Encore 
si  ce  n'eût  pas  été  la  semaine  avant  mon  mariage  I  IMais  je  ne 
veux  pas  faire  l'enfant  et  rester  là  à  pleurer  sur  mon  malheur;  si 
je  puis  seulement  être  assez  heureux  pour  trouver  Cxràce ,  ma 
grand'mère,  et  mes  sœurs  !  ch  bien  I  je  puis  aller  servir  dans  les 


CHAPITRE  VIL  77 

guerres  de  Flandre ,  comme  fit  mon  grand'père ,  sous  la  bannière 
deBellenden,  avec  le  vieux  Buccleuch.  Mais  il  faut  que  je  sou- 
tienne mon  courage,  car  autrement  elles  perdraient  tout  à  fait  le 
leur.  » 

Hobbie ,  s'armant  de  fermeté ,  descendit  la  colline,  bien  résolu 
à  cacher  son  propre  désespoir  et  à  porter  à  sa  famille  des  con- 
solations dont  il  avait  le  plus  grand  besoin  lui-même.  Les  habi- 
tants du  voisinage,  dans  la  vallée,  ceux  surtout  qui  portaient 
son  nom,  s'y  étaient  déjà  rassemblés.  Les  plus  jeunes  étaient 
en  armes  et  demandaient  hautement  vengeance,  bien  qu'ils 
ignorassent  sur  qui  elle  devait  tomber  5  les  plus  âgés  pre- 
naient des  mesures  pour  secourir  la  famille  malheureuse.  La 
chaumière  d'Annaple  ,  située  plus  bas ,  au  bord  du  môme  ruis- 
seau ,  et  à  quelque  distance  de  la  scène  de  désolation ,  avait  été 
mise  à  la  hâte  en  état  de  servir  temporairement  de  refuge  à  la 
grand'mère  et  à  ses  filles,  au  moyen  de  quelques  objets  que  les 
voisins  avaient  fournis ,  car  on  n'avait  pu  sauver  que  bien  peu 
de  chose  de  la  fureur  des  flammes. 

«<  Eh  bien  I  allons-nous  donc  rester  ici  toute  la  journée,  dit  un 
grand  jeune  homme,  occupés  à  regarder  les  débris  presque  con- 
sumés de  la  maison  de  notre  parent?  Chacun  de  ces  débris  est  une 
honte  pour  nous.  Montons  à  cheval  et  mettons-nous  à  la  pour- 
suite des  auteurs  de  ce  désastre.  Quel  est  l'endroit  le  plus  près  où 
nous  trouverons  un  limier  ? 

■ —  Chez  Earnscliff,  répondit  un  autre;  mais  il  y  a  déjà  long- 
temps qu'il  est  parti  avec  six  cavaliers  ,  pour  voir  s'il  ne  pourra 
pas  découvrira  trace  des  brigands. 

— Suivons-le  donc,  reprit  le  premier,  et  soulevons  tout  le  pays  ; 
à  mesure  que  nous  avancerons,  nous  grossirons  notre  troupe,  et 
alors  nous  marcherons  contre  les  brigands  du  Cumberland,  Pil- 
lons, brûlons,  tuons-,  les  plus  voisins  souffriront  les  premiers. 

—  Chut  !  taisez-vous,  jeune  étourdi ,  dit  un  vieillard  ;  vous  ne 
savez  ce  que  vous  dites.  Quoi  I  voudriez-vous  allumer  la  guerre 
entre  deux  pays  qui  sont  en  paix? 

—  Et  à  quoi  bon  nous  retracer  si  souvent  les  exploits  de  nos 
pères,  répliqua  le  jeune  homme  ,  si  nous  devons  rester  là  et  voir 
de  sang-froid  incendier  les  maisons  de  nos  amis,  sans  lever  le  bras 
•pour  nous  venger?  nos  pères  n'en  agissaient  pas  ainsi  ? 

—  Je  ne  dis  pas  du  tout  qu'il  ne  faille  pas  tirer  vengeance  de 
l'injure  faite  à  Hobbie  et  à  sa  famille^  le  pauvre  garçon  !  mais,  mon 


7«  I.E  NAIN  NOIR. 

ami  Simon ,  il  faut ,  avant  tout ,  avoir  la  loi  pour  nous  dans  ce 

temps-ci,  »  dit  le  vieillard  plus  prudent. 

«  Et  d'ailleurs,  dit  un  autre  vieillard,  je  ne  crois  pas  qu'il  existe 
maintenant  un  seul  homme  qui  connaisse  le  moyen  légal  de  don- 
ner suite  à  une  querelle  au-delà  de  la  frontière.  Tarn  de  Nhittram 
aurait  pu  seul  nous  le  dire ,  mais  il  est  mort  dans  le  grand  hiver. 

— Oui,  dit  un  troisième;  il  était  de  la  grande  expédition  qui  se 
porta  jusqu'à  Thirlevall,  l'année  après  le  comhat  de  Philiphaug. 

—  Bah  !  »  dit  un  autre  de  ces  conseillers  de  discorde,  «  il  n'est 
pas  besoin  d'être  si  savant  pour  cela.  11  ne  s'agit  que  de  mettre 
une  motte  de  tourbe  enflammée  au  bout  d'une  pique,  d'une  four- 
che ou  d'une  faux,  puis  de  donner  du  cor,  et  de  faire  entendre  le 
cri  de  guerre,  et  alors  il  est  permis  de  suivre  sa  propriété  en  An- 
gleterre et  de  la  recouvrer  de  vive  force,  ou  bien  de  prendre  une 
partie  de  la  propriété  d'un  Anglais,  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  plus 
considérable  que  celle  qu'on  a  perdue.  Toilà  l'ancienne  loi  du 
Border,  faite  à  Dundrennan,  du  temps  de  Douglas  le  Noir.  Il  n'y 
a  pas  à  en  douter,  c'est  clair  comme  le  jour, 

— Allons  donc,  mes  enfants,  s'écria  S  imon,  à  cheval  ;  nous  pren- 
drons avec  nous  le  vieux  Cuddie,  le  chef  des  domestiques.  Il  con- 
naît la  valeur  des  troupeaux  et  des  meubles  qui  ont  été  perdus; 
les  étables  et  les  granges  de  Hobbie  seront  pleines  de  nouveau 
avant  la  nuit,  et  si  nous  ne  pouvons  rebâtir  la  vieille  maison  aussi 
vite  ,  nous  rendrons  celle  de  quelque  Anglais  aussi  plate  que 
Heugh-Foot;  ce  sont  là  d'ailleurs  de  justes  représailles  dans  tous 
les  pays  du  monde.  » 

Cette  proposition  animée  fut  reçue  avec  de  grands  applaudisse- 
ments par  les  jeunes  gens  qui  faisaient  partie  de  l'assemblée,  lors- 
qu'on entendit  murmurer  :  «  Voici  Hobbie  lui-même,  pauvre  gar- 
çon, laissons-nous  guider  par  lui.  » 

La  principale  victime  du  désastre,  Hobbie,  étant  parvenu  au  bas 
de  la  colline,  s'avança  à  travers  la  foule,  sans  pouvoir,  à  cause  du 
tumulte  de  ses  sentiments ,  faire  autre  chose  que  recevoir  et 
rendre  les  serrements  de  main  par  lesquels  ses  voisins  et  ses  pa- 
rents lui  exprimaient,  par  un  langage  muet,  la  part  qu'ils  prenaient 
à  son  malheur.  Quand  il  pressa  la  main  de  Simon  de  Ilackburn  , 
son  anxiété  lui  permit  enfin  de  prononcer  quelques  paroles  : 
«  Grand  merci,  Simon  !  grand  merci,  voisins,  je  sais  ce  que  vous 
voudriez  tous  me  dire.  Mais  où  sont-elles?  où  sont....?  "  11  s'ar- 
rêta ,  comme  s'il  eût  craint  de  nommer  les  objets  de  son  inquié- 


CHAPITRE  VII.  78 

tude  5  et ,  avec  le  même  sentiment ,  et  sans  lui  répondre ,  ses  par 
rentslui  indiquèrent  la  chaumière  ,  dans  laquelle  il  se  précipita 
de  l'air  désespéré  d'un  homme  qui  veut  connaître  tout  de  suite 
toute  l'étendue  de  son  malheur.  Une  expression  générale  et  pro- 
fonde de  compassion  l'accompagna  :  «  Ah  !  pauvre  garçon  I  pau- 
vre Hobbie  I 

—  Il  va  apprendre  maintenant  ce  qu'il  y  a  de  pire  pour  lui,  di- 
sait l'un. 

—  3Iais  j'espère  qu'Earnscliff  sera  assez  heureux  pour  recueil- 
lir quelques  renseignements  sur  la  pauvre  fille  ,  »  disait  un  autre. 

Telles  furent  les  exclamations  de  ces  gens  qui ,  n'ayant  point 
de  chef  reconnu  pour  diriger  leurs  mouvements,  attendirent  pa- 
tiemment le  retour  de  Hobbie  et  résolurent  de  se  laisser  guider 
par  ses  instructions. 

L'entrevue  de  Hobbie  avec  sa  famille  fut  extrêmement  atten- 
drissante. Ses  sœurs  se  précipitèrent  dans  ses  bras  et  l'étouficrent 
pour  ainsi  dire  de  leurs  caresses ,  comme  si  elles  eussent  voulu 
l'empêcher  de  regarder  autour  de  lui  et  de  s'apercevoir  de  l'ab- 
sence de  celle  qui  lui  était  encore  plus  chère. 

«  Que  Dieu  te  bénisse,  mon  fils  I  II  peut  nous  secourir,  quand  le 
secours  du  monde  est  un  roseau  brisé.  »  Tel  fut  l'accueil  que  fit 
la  pauvre  vieille  à  son  infortuné  petit-fils.  Il  jeta  autour  de  lui 
ses  regards  inquiets  ,  tenant  deux  de  ses  sœurs  chacune  par  une 
main,  tandis  que  la  troisième  était  suspendue  à  son  cou.  «  Je  vous 
vois,  dit-il,  je  vous  compte  ;  ma  grand'mère,  Lilias.  Jeanne  et  An- 
not;  mais  où  est...  (il  hésita,  puis  comme  s'il  eût  fait  un  effort,  il 
continua }  où  est  Grâce  ?  sûrement  ce  n'est  pas  le  moment  de  se 
cacher,  ni  de  plaisanter. 

—  O  mon  frère  !  notre  pauvre  Grâce  I  »  Ce  fut  la  seule  réponse 
qu'il  put  obtenir  à  toutes  ses  questions,  jusqu'à  ce  que  sa  grand'- 
mère se  levât,  et  le  dégageant  doucement  des  bras  de  ses  sœurs 
qui  fondaient  en  larmes,  le  fit  asseoir,  et  avec  la  pathétique  sé.- 
rénité  qu'une  piété  sincère ,  comme  l'huile  que  l'un  jette  sur  les 
vagues  irritées,  peut  répandre  sur  les  douleurs  les  plus  vives,  elle 
lui  dit  :  «  Mon  enfant,  lorsque  ton  grand-père  fut  tué  â  la  guerre, 
et  me  laissa  avec  six  orphelins  autour  de  moi,  et  à  peine  du  pain 
à  manger,  ou  un  toit  pour  nous  abriter,  j'eus  la  force,  non  pas  une 
force  puisée  en  moi-même,  mais  j'eus  le  courage  de  dire  :  Que 
la  volonté  du  Seigneur  soit  faite  1  ÎMon  fils,  notre  paisible  habita- 
tion fut,  hier  au  soir ,  enfoncée  par  des  maraudeurs  armés  et  mas- 


80  LE  NAIN  NOIR. 

qués  ;  ils  ont  tout  pris  et  tout  détruit,  et  ont  enlevé  notre  pauvre 
Grâce.  Priez  Dieu  de  vous  donner  la  force  de  dire  :  Que  sa  vo- 
lonté soit  faite  ! 

—  IMa  mère  !  ma  mère  !  dit  Hobbie,  ne  me  pressez  point. . .  je  ne 
saurais...  non  pas  à  présent...  je  suis  un  pécheur,  un  pécheur  en- 
durci !...  Masqués...!  armés...!  Grâce  enlevée  !  Donnez-moi  mon 
épée  et  le  havresac  de  mon  père.  Je  veux  en  tirer  vengeance,  dus- 
sé-je  aller  la  chercher  dans  l'abîme  de  ténèbres. 

—  O  mon  enfant,  mon  enfant  !  dit  la  grand'mère  ,  sois  patient 
sous  la  verge  qui  te  châtie.  Qui  sait  quand  il  plaira  à  Dieu  de  re- 
tirer sa  main  de  dessus  nous?  Le  jeune  Earnscliff ,  que  le  ciel  le 
bénisse  î  s'est  mis  à  la  poursuite  des  brigands  avec  Davie  de  Sten- 
house  et  ceux  qui  se  sont  présentés  les  premiers.  Je  criai  de  lais- 
ser brûler  la  maison  et  les  meubles  et  de  courir  après  les  brigands 
-pour  ravoir  Grâce  ;,  et  trois  heures  après  l'incendie,  Earnsclifï  et 
ses  compagnons  avaient  déjà  passé  le  Fell.  Que  le  bon  Dieu  le  bé- 
nisse I  c'est  un  véritable  Earnscliff;  c'est  le  digne  fils  de  son  père, 
tin  loyal  ami. 

—  Oui  un  véritable  ami  en  effet ,  que  Dieu  le  bénisse  !  s'écria 
Hobbie.  Allons,  partons,  suivons-le  dans  sa  poursuite. 

—  O  mon  fils  !  avant  de  te  jeter  dans  le  danger,  laisse-moi  t'en- 
tendre  dire  :  Que  sa  volonté  soit  faite  ! 

—  Ne  me  pressez  pas,  mère...  pas  à  présent.  »  Il  allait  sortir 
de  la  maison  ,  lorsque,  tournant  la  tête,  il  aperçut  sa  grand'mère 
dans  une  atitude  de  muette  affliction.  Il  revint  aussitôt,  se  jeta 
dans  ses  bras,  et  dit  :  «  Oui  ma  mère ,  que  sa  volonté  soit  faite , 
puisque  cela  peut  vous  consoler. 

—  Puisse-t-il  te  précéder,  mon  enfant!  Oh!  puisse-t-il  te 
mettre  à  même  de  dire  à  son  tour  :  Que  son  nom  soit  glorifié! 

—  Adieu ,  ma  mère  !  adieu  mes  chères  sœurs  !  »  s'écria  Elliot; 
et  il  sortit  en  toute  hâte  de  la  chaumière. 


CHAPITRE  YIII.  81 


CHAPITRE  VIII. 


LA    POURSUITE. 


Maintenant  à  cheval  et  la  lance  à  la  main  1  cria  le 
laird;  maintenant  à  cheval,  et  vite  la  lance  à  la  main! 
que  ceux  qui  ne  voudront  pas  aller  à  Telfer^s-Kie  ne 
me  regardent  jamais  en  face.     Ballade  des  Frontières. 

«  A  cheval  I  à  cheval  I  la  lance  en  main  ,  »  s'écria  Hobbie  en 
s'adressent  à  ses  parents.  Plusieurs  avaient  déjà  le  pied  à  l'étrier  • 
et  tandis  qu'EUiot  rassemblait  à  la  hâte  des  armes  et  des  accou- 
trements ,  chose  qui  n'était  pas  facile  dans  cet  état  de  confusion , 
tout  le  vallon  retentissait  de  l'approbation  de  ses  jeunes  amis. 

"  Oui ,  oui ,  s'écria  Simon  de  Hackburn ,  voilà  comme  on 
doit  s'y  prendre ,  Hobbie.  Que  les  femmes  restent  à  la  maison  , 
et  se  lamentent,  rien  de  mieux  ;  mais  les  hommes  doivent  faire 
aux  autres  ce  que  les  autres  leur  ont  fait  -,  c'est  l'Écriture  qui 
le  dit. 

—  Taisez- vous ,  jeune  homme,  »  s'écria  l'un  des  vieillards  d'un 
ton  sévère  ;  «  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites. 

—  Avez-vous  quelques  nouvelles  ?  avez-vous  quelques  rensei- 
gnements ,  Hobbie?  dit  le  vieux  Dick  de  Dingle.  Mes  braves ,  ne 
soyez  pas  trop  pressés. 

—  A  quoi  bon  venir  nous  prêcher ,  justement  dans  un  moment 
pareil,  dit  Simon.  Si  vous  ne  pouvez  porter  du  secours  vous- 
même  ,  au  moins  n'empêchez  pas  ceux  qui  le  peuvent. 

— Comment,  jeune  homme,  dit  le  vieillard,  voudriez-vous  vous 
venger  avant  de  savoir  qui  vous  a  offensé? 

—  Pensez-vous  que  nous  ne  connaissons  pas  la  route  d'Angle- 
terre aussi  bien  que  nos  pères?  Tous  les  maux  nous  viennent  de 
ce  côté-là  ;  c'est  un  vieux  proverbe  qui  est  bien  vrai  :  aussi  allons- 
nous  nous  diriger  sur  cette  route,  comme  si  le  diable  nous  pous- 
sait vers  le  sud. 

—  Nous  suivrons  la  trace  des  chevaux  d'Earnsclifî,  à  travers 
la  plaine  ,  dit  un  des  EUiot. 

—  Je  les  suivrais  à  travers  le  Moor  le  plus  obscur,  le  long  du 
Border,  quand  même  il  s'y  serait  tenu  une  foire  la  veille ,  »  dit 
Hugues,  le  maréchal  ferrant  deRingleburn,  «  car  c'est  toujours 
moi-même  qui  ferre  son  cheval. 


82  LE  NAIN  NOIR. 

—  Lâchez  les  lévriers ,  cria  un  autre  :  où  sont-ils? 

—  Bah  I  dit  encore  un  autre,  le  soleil  est  levé  depuis  long- 
temps ,  et  la  rosée  n'est  plus  sur  la  terre  ;  la  piste  ne  tiendra  ja- 
mais.  » 

Hobbie  siflla  aussitôt  ses  chiens  qui  erraient  autour  des  décom- 
bres de  la  vieille  habitation,  remplissant  l'air  de  leurs  plaintifs 
hurlements. 

«  Maintenant,  Killbuck ,  dit  Ilobbie ,  il  faut  essayer  ton  savoir 
faire...  »  Et  puis  comme  si  un  trait  de  lumière  fût  tombé  sur  lui  : 
«  Cet  affreux  démon,  continua-t-il,  m'a  dit  quelque  chose  de  tout 
ceci.  Il  peut  en  savoir  davantage ,  soit  par  les  brigands  sur  la 
terre,  soit  par  les  diables  là-bas.  Il  faut  que  je  le  tire  de  lui,  dus- 
sé-je  tailler  chaque  parole  sur  son  vilain  corps  avec  mon  sabre.  » 
Il  donna  à  la  hâte  quelques  instructions  à  ses  camarades.  «  Que 
quatre  d'entre  vous,  avec  Simon,  s'en  aillent  tout  droit  à  Grœme's- 
Gap.  Si  ce  sont  des  Anglais,  c'est  par  là  qu'ils  reviendront.  Que 
le  reste  se  disperse  par  troupes  de  deux,  de  trois  cavaliers  sur 
toute  l'étendue  de  la  lande,  et  qu'ils  viennent  me  rejoindre  à 
Trystin-Pool.  Dites  à  mes  frères,  lorsqu'ils  arriveront ,  de  vous 
suivre  et  de  venir  nous  trouver  là.  Pauvres  garçons  I  leurs  cœurs 
seront  presque  aussi  désespérés  que  le  mien ,  car  ils  ne  se  doutent 
guère  dans  quelle  maison  de  deuil  ils  apportent  leur  venaison  I  Je 
vais  passer  à  Mucklestane-Moor  moi-môme. 

—  Et  si  j'étais  à  votre  place,  dit  Dick  du  Dingle,  je  parlerais  au 
sage  Elshie.  Il  peut  vous  dire  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  pays, 
s'il  est  bien  disposé. 

—  Il  faudra  bien,  »  dit  Hobbie,  tout  occupé  à  mettre  ses  armes 
en  ordre  ,  «  qu'il  me  dise  ce  qu'il  sait  sur  l'affaire  de  la  nuit  der- 
nière, ou  je  saurai  bien  pourquoi. 

—  Oui ,  mais  parle-lui  avec  douceur,  mon  brave  garçon,  parle- 
lui  avec  douceur,  Hobbie  •  les  gens  de  son  espèce  n'aiment  pas  à 
être  rudoyés  ,  dit  le  vieillard.  Ils  ont  de  si  fréquentes  communi- 
cations avec  les  démons  et  les  mauvais  génies  qui  sont  toujours 
hargneux,  que  leur  caractère  s'en  ressent. 

—  Oh  I  laissez-moi  faire,  pour  en  venir  à  bout,  répondit  Hob- 
bie ;  j'ai  quelque  chose  en  moi  aujourd'hui  qui  me  ferait  braver 
tous  les  sorciers  de  la  terre  et  tous  les  diables  de  l'enfer.  » 

Alors  ,  se  trouvant  complètement  équipé,  il  se  jeta  sur  son  che- 
val auquel  il  lit  monter  rapidement  la  colline.  » 
EUiot  parvint  bientôt  au  sommet ,  descendit  l'autre  côté  avec 


CHAPITRE  VIII.  85 

la  môme  vitesse,  traversa  un  bois,  puis  une  longue  vallée,  et 
arriva  enfin  à  Mucklestane-Moor.  Gomme  il  avait  été  obligé,  dans 
le  cours  de  son  voyage  ,  de  ralentir  sa  marche ,  en  considération 
de  la  fatigue  que  son  cheval  pourrait  encore  avoir  à  essuyer,  il 
avait  eu  le  temps  de  faire  de  mûres  réflexions  sur  la  manière  dont 
il  devait  parler  au  Nain ,  afin  de  tirer  de  lui  tous  les  renseigne- 
ments dont  il  le  croyait  en  possession  sur  les  auteurs  du  malheur 
qui  venait  de  Taccabler.  Hobbie,  quoique  brusque,  franc,  et  d'un 
caractère  fort  vif,  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes,  ne  man- 
quait nullement  de  cette  finesse  qui  est  aussi  un  de  leurs  traits 
caractéristiques.  Il  réfléchit  que,  d'après  ce  qu'il  avait  observé 
dans  la  soirée  mémorable  où  il  avait  vu  le  Nain  pour  la  première 
fois,  et  d'après  la  conduite  de  cet  être  mystérieux  depuis  ce  temps- 
là,  il  était  probable  que  les  menaces  et  la  violence,  loin  de  le  domp- 
ter, ne  feraient  que  le  rendre  encore  plus  farouche. 

«  Je  lui  parlerai  avec  douceur,  dit- il,  comme  le  vieux  Dickon 
me  l'a  conseillé.  Quoiqu'on  dise  qu'il  a  fait  un  pacte  avec  Satan  , 
il  ne  peut  pas  être  diable  incarné  au  point  de  ne  pas  avoir  pitié 
de  la  position  malheureuse  où  je  me  trouve.  On  dit  d'ailleurs  qu'il 
fait  de  temps  en  temps  de  bonnes  actions,  des  œuvres  charitables. 
Je  me  modérerai  autant  que  possible  et  le  caresserai  suivant  la 
direction  du  poil  5  et  au  pis  aller ,  je  n'aurai  qu'à  lui  tordre  le  cou, 
au  bout  du  compte.  » 

Dans  cette  disposition  accommodante,  il  s'approcha  de  la  hutte 
du  soHtaire. 

Le  vieillard  n'était  pas  sur  son  siège  d'audience  ,  et  Hobbie  ne 
put  l'apercevoir  ni  dans  le  jardin  ni  dans  les  enclos. 

<<  Il  est  renfermé  dans  sa  forteresse,  dit  Hobbie,  peut-être  pour 
ne  pas  se  laisser  voir  ^  mais  je  la  démolirai  sur  sa  tête  ,  si  ne  puis 
l'aborder  autrement.  >• 

Après  cette  réflexion ,  il  éleva  la  voix  et  appela  Elshie  d'un  ton 
aussi  suppliant  que  le  tumulte  de  ses  sentiments  le  lui  permet- 
tait. «  Elshie  ,  mon  bon  ami  !  »  Point  de  réponse.  «  Elshie,  mon 
bon  père  Elshie  !  »  Le  Nain  garda  le  silence.  «  Que  le  chagrin 
s'empare  de  ta  carcasse  crocliue  I  »  dit  le  Borderer  entre  ses  dents; 
puis  reprenant  son  ton  de  douceur  :  «  Bon  père  Elshie ,  dit-il ,  le 
plus  malheureux  des  hommes  vient  prendre  un  conseil  de  votre 
sagesse. 

—  Tant  mieux!  répondit  la  voix  grêle  et  discordante  du  Nain, 
à  travers  une  très-petite  fenêtre  ressemblant  à  une  fente  pour 


84  LE  NAIN  NOIR. 

lancer  des  flèches,  qu'il  avait  pratiquée  près  de  la  porte  de  sa  de- 
meure, et  par  laquelle  il  pouvait  voir  tous  ceux  qui  s'en  appro- 
chaient, sans  qu'ils  pussent  eux-mêmes  voir  dans  l'intérieur. 

—  Tant  mieux  I  »  dit  Hobbie  d'un  air  d'impatience.  «  Que  si- 
gnifie ce  tant  mieux,  Elshie?  N'entendez-vous  pas  que  je  vous  dis 
que  je  suis  Tètre  le  plus  malheureux  qui  existe? 

— Et  n'entendez-vous  pas  que  je  vous  dis  que  c'est  tant  mieux? 
répondit  le  Nain.  Ne  vous  ai-je  pas  averti  ce  matin,  lorsque  vous 
vous  croyiez  si  heureux,  de  la  soirée  qui  se  préparait  pour  vous? 

—  Vous  me  l'avez  dit  en  effet,  répliqua  Hobbie,  et  c'est  ce  qui 
fait  que  je  viens  maintenant  vous  demander  conseil.  Celui  qui  a 
prévu  le  mal  doit  en  connaître  le  remède. 

—  Je  ne  connais  point  de  remède  aux  maux  de  ce  monde,  dit 
le  Nain,  et  si  j'en  connaissais,  pourquoi  soulagerais-je  les  autres, 
tandis  que  personne  ne  m'a  soulagé  ?  n'ai-je  pas  perdu  une  fortune 
avec  laquelle  j'aurais  acheté  cent  fois  toutes  les  montagnes  sté- 
riles ?  un  rang  auprès  duquel  le  tien  est  comme  celui  de  paysan  ? 
une  société  où  se  trouvait  réuni  tout  ce  qu'il  y  avait  d'aimable, 
tout  ce  qu'il  y  avait  d'intellectuel  ?  N'ai-je  pas  perdu  tout  cela  ?  Ne 
demeurai-je  pas  ici,  comme  le  plus  vil  rebut  de  la  nature,  dans  la 
plus  hideuse  et  la  plus  solitaire  de  ses  retraites ,  moi-môme  plus 
hideux  que  tout  ce  qui  m'environne  ?  Et  pourquoi  d'autres  ver- 
misseaux viendraient-ils  se  plaindre  à  moi  d'avoir  été  foulés  aux 
pieds,  quand  je  me  trouve  moi-même  écrasé  sous  la  roue  du  char? 

—  Vous  pouvez  avoir  perdu  tout  cela ,  »  répondit  Hobbie  dans 
l'amertume  de  son  émotion.  «  Terres,  amis,  propriétés  et  ri- 
chesses, vous  pouvez  avoir  perdu  tout  cela  5  mais  votre  cœur  n'a 
jamais  été  aussi  affligé  que  le  mien,  car  vous  n'avez  jamais  perdu 
de  Grâce  Armstrong  ;  et  maintenant  mes  dernières  espérances  se 
sont  évanouies,  je  ne  la  verrai  plus  !  » 

Ces  paroles  furent  prononcées  avec  l'accent  de  la  plus  profonde 
émotion.  l\  garda  le  silence,  carie  nom  de  sa  fiancée  avait  apaisé 
tout  autre  sentiment  haineux  ou  irritable  du  pauvre  Hobbie. 
Avant  qu'il  eût  pu  adresser  de  nouveau  la  parole  au  solitaire,  une' 
main  sèche  et  aux  longs  doigts  tenant  un  gros  sac  de  cuir,  fut 
passée  hors  de  la  petite  fenêtre,  et  comme  elle  lâchait  le  fardeau, 
et  le  laissait  tomber  avec  bruit  sur  la  terre  ,  le  Nain  dit  alors  à 
EUiot  d'une  voix  rude  : 

«  Tiens,  voilà  le  baume  qui  guérit  tous  les  maux  de  l'humanité, 
du  moins  c'est  ainsi  que  pense  chaque  misérable  mortel.  Rç- 


CHAPITRE  VIII.  83 

tourne-t'en  deux  fois  aussi  riche  que  tu  l'étais  avant-hier,  et  ne  me 
tourmente  plus  de  quejtions,  de  plaintes,  ou  de  remercîments, 
car  tout  cela  m'est  également  odieux. 

—  De  par  le  ciel,  tout  cela  est  de  l'or  I  »  dit  Hobhie  après  avoir 
jeté  un  coup  d'œil  sur  le  contenu  du  sac.  Puis  s'adressant  de 
nouveau  à  l'ermite  :  «  Je  vous  remercie  beaucoup  de  votre  bonne 
volonté,  et  je  vous  donnerais  môme  une  obligation  pour  une 
partie  de  cet  argent,  ou  une  hypothèque  sur  les  terres  de  AVide- 
Open;  mais  je  ne  sais,  Elshie  ;  à  vous  parier  franchement,  je  n'ai- 
merais pas  à  faire  usage  de  cet  argent  à  moins  de  savoir  s'il  est 
légalement  acquis.  Il  pourrait  arriver  que  quelques-unes  de  ces 
pièces  se  tournassent  en  ardoises,  et  que  je  fisse  tort  à  quelque 
pauvre  homme. 

—  Ignorant  idiot!  répliqua  le  Nain;  cette  vilaine  ordure  que 
je  te  donne  est  un  poison  aussi  vrai  et  aussi  naturel  que  jamais 
on  en  ait  extrait  des  entrailles  de  la  terre.  Prends-le,  fais-en 
usage  j  et  puisse-t-il  prospérer  entre  tes  mains  comme  entre  les 
miennes  I 

—  Mais  je  vous  dis,  reprit  EUiot!  que  ce  n'était  pas  pour  des 
richesses  que  je  venais  vous  consulter.  J'avais  une  belle  grange^ 
sans  doute,  et  trente  tètes  de  superbe  bétail,  comme  on  n'en  voit 
pas  de  pareil  de  ce  côté-ci  du  Cat-Rail;  mais  je  me  soucie  fort 
peu  de  tout  cela;  si  vous  pouviez  me  donner  quelques  renseigne- 
ments sur  la  pauvre  Grâce ,  je  consentirais  à  être  votre  esclave 
pour  la  vie,  en  tout  ce  qui  ne  compromettrait  p?s  mon  salut.  O 
Elshie  I  parlez,  je  vous  en  prie,  parlez  ! 

—  Eh  bien  donc  I  »  répondit  le  Nain  comme  fatigué  par  l'im- 
portunité  d'Elhot!  «  puisque  tu  n'as  pas  assez  de  tes  propres  cha- 
grins, et  que  tu  veux  absolument  te  charger  de  ceux  d'une  com- 
pagne, cherche  à  Vouest  celle  que  tu  as  perdue. 

—  A  l'ouest/  répéta  Hobbie ;  c'est  un  mot  bien  vague. 

—  C'est  le  dernier  que  je  me  résous  à  prononcer,  »  dit  le  Nain, 
et  il  tira  les  contrevents  de  sa  fenêtre ,  laissant  à  Hobbie  le  soin 
de  peser  ce  qu'il  lui  avait  donné  à  entendre. 

«  Vouest^  Youest  l  pensa  Elliot;  le  pays  est  assez  tranquille  de 
ce  côté-là,  à  moins  que  ce  ne  fût  Jack  des  Tod-Holes;  mais  il  est 
trop  vieux  pour  de  pareilles  expéditions.  Ouest  l  sur  ma  vie ,  ce 
doit  être  Westburnflat?  si  je  me  trompe,  dites-le  moi.  Je  ne  vou- 
drais pas  me  rendre  coupable  de  violence  envers  un  voisin  inno- 
cent. Point  de  réponse?  ce  doit  être  le  brigand  Rony.  Je  n'aurais 

LE    >\il,>(     NOIR.  "  6 


Ô6  LE  NAIN  NOIR. 

pas  cru  cependant  qu'il  se  fût  attaqué  à  moi ,  qui  ai  un  si  grand 
nombre  de  parents.  Je  crois  qu'il  est  appuyé  par  d'autres  per- 
sonnes que  ses  amis  du  Cumberland.  Adieu ,  Elshie ,  et  bien  des 
remercîments.  Je  ne  me  charge  pas  de  l'argent  pour  le  moment, 
car  il  faut  que  j'aille  trouver  mes  amis  au  Trysting-Pool.  Ainsi, 
si  vous  ne  vous  souciez  pas  d'ouvrir  la  fenêtre,  vous  pouvez  venir 
le  chercher  quand  je  serai  parti.  » 
Le  Nain  ne  répondit  encore  rien. 

«  Il  est  sourd  ou  fou,  ou  l'un  et  l'autre 5  mais  je  n'ai  pas  le 
temps  de  disputer  avec  lui.  » 

Et  il  partit  pour  le  lieu  du  rendez-vous  qu'il  avait  indiqué  à 
ses  amis. 

Quatre  ou  cinq  cavaliers  étaient  déjà  réunis  au  Trysting-Pool. 
Ils  étaient  en  consultation  sérieuse ,  pendant  qu'ils  laissaient 
paître  leurs  chevaux  sur  les  bords  de  l'étang  entouré  de  peu- 
pliers. On  vit  bientôt  arriver  une  troupe  plus  nombreuse  venant 
du  côté  du  sud.  C'était Earnscliff  avec  ses  compagnons;  ils  avaient 
suivi  la  trace  du  bétail  jusqu'à  la  frontière  d'Angleterre,  mais  ils 
avaient  ûiit  halte  sur  la  nouvelle  qu'on  leur  avait  donnée  d'un 
rassemblement  considérable  sous  les  ordres  de  quelques  jacobites 
de  ce  district ,  à  quoi  on  ajoutait  qu'il  se  préparait  des  insurrec- 
tions dans  diverses  parties  de  l'Ecosse. 

Ceci  était  à  l'acte  de  violence  qui  avait  été  commis  toute  idée 
d'animosité  particulière,  ou  de  soif  du  pillage,  et  Earnscliff  était 
maintenant  disposé  à  le  regarder  comme  un  symptôme  de  guerre 
civile.  Le  jeune  homme  embrassa  Hobbie  avec  les  témoignages 
du  plus  tendre  intérêt ,  et  l'informa  des  nouvelles  qu'il  avait 
reçues. 

«  Eh  bien  !  dit  EUiot,  je  veux  ne  jamais  bouger  de  cette  place, 
si  le  vieux  Ellieslaw  ne  fait  pas  partie  de  ce  complot  infernal  -,  il 
est  lié,  voyez-vous,  avec  les  catholiques  du  Cumberland,  et  cela 
s'accorde  fort  bien  avec  ce  qu'Elshie  m'a  donné  à  entendre  au 
sujet  de  AVeslburnflat-,  car  Ellieslaw  l'a  toujours  protégé,  et  il 
voudra  harasser  et  désarmer  le  pays,  et  s'emparer  des  armes  avant 
de  se  déclarer.  » 

Quelques  cavaliers  se  rappelèrent  alors  qu'on  avait  entendu 
dire  à  ces  brigands  qu'ils  agissaient  au  nom  de  Jacques  YIII ,  et 
qu'ils  étaient  chargés  de  désarmer  tous  les  rebelles.  Westburnflat 
avait  dit,  dans  des  parties  de  débauche,  qu'Ellieslaw  serait  bientôt 
à  la  tête  des  troupes  du  parti  jacobite  5  il  s'était  aussi  vanté  qu'il 


CHAPITRE  VIII.  87 

aurait  lui-même  un  commandement  sous  ce  chef,  et  qu'ils  se- 
raient de  mauvais  voisins  pour  le  jeune  Earnsclifî  et  pour  tous 
ceux  qui  étaient  fidèles  au  gouvernement  établi.  On  crut  alors 
généralement  que  Westburnflat  s'était  mis  à  la  tète  des  brigands, 
sous  les  ordres  d'EUieslaw,  et  on  résolut  de  se  porter  sur-le-champ 
à  la  demeure  du  premier,  et,  s'il  était  possible,  de  s'assurer  de  sa 
personne.  Ils  furent  en  ce  moment  rejoints  par  un  si  grand 
nombre  de  leurs  amis  dispersés  ^  que  la  troupe  se  trouva  forte  de 
plus  de  vingt  cavaliers  bien  montés,  et  passablement,  quoique  di- 
versement ,  armés. 

Un  ruisseau,  qui- sortait  d'un  vallon  étroit^  parmi  les  collines, 
entrait  à  Westburnflat  sur  un  terrain  plat,  ouvert  et  marécageux, 
qui,  s'étendant  à  environ  un  demi-mille  dans  tous  les  sens,  donne 
son  nom  à  cet  endroit  ;  c'est  là  que  le  ruisseau  change  de  carac- 
tère ;  au  lieu  d'un  torrent  descendant  assez  rapidement  de  la  mon- 
tagne, ce  n'est  plus  qu'une  eau  stagnante,  tel  qu'un  gros  serpent 
azuré  ,  étendant  son  corps  sinueux  sur  la  plaine  marécageuse. 
Près  de  la  rive  du  courant ,  et  à  peu  près  au  centre  de  la  plaine, 
s'élevait  la  tour  de  Westburnflat,  un  de  ces  châteaux  forts  autre- 
fois si  nombreux  sur  les  frontières^  et  dont  il  ne  reste  plus  qu'un 
petit  nombre.  Le  terrain  sur  lequel  elle  était  construite  s'élevait 
par  une  pente  douce  au-dessus  du  marais,  l'espace  d'une  centaine 
de  verges,  formant  une  esplanade  de  gazon  sec  qui  s'étendait  dans 
le  voisinage  immédiat  de  la  tour;  mais  au-delà,  la  surface  qui  se 
présentait  aux  étrangers  n'était  plus  qu'un  marais  impraticable  et 
dangereux.  Il  n'y  avait  que  le  propriétaire  et  les  habitants  du  châ- 
teau qui  connussent  les  sentiers  tortueux  et  compliqués,  qui. 
pratiqués  sur  un  terrain  comparativement  ferme,  conduisaient  à 
la  forteresse  ceux  qui  venaient  visiter  la  famille.  Mais  parmi  les 
personnes  qui  s'étaient  réunies  sous  la  conduite  d'Earnsclifl",  il  y 
en  avait  plus  d'une  qui  était  en  état  de  servir  de  guide  5  car,  quoi- 
que le  caractère  et  le  genre  de  vie  du  propriétaire  fussent  géné- 
ralement connus,  cependant  le  relâchement  de  principes  avec  le- 
quel on  examinait  la  source  de  la  propriété  éloignait  l'aversion 
qu'on  n'eût  pas  manqué  d'avoir  pour  lui  dans  un  pays  plus  civilisé. 
Considéré  parmi  ses  voisins  plus  paisibles  comme  un  joueur  de 
profession,  un  amateur  de  combats  de  coqs  ou  un  jockey  ,  il  pas- 
sait pour  un  homme  dont  les  habitudes  étaient  blâmables,  et  dont, 
en  général,  on  devait  éviter  la  société,  mais  que  cependant  on  ne 
pouvait  regarder  comme  flétri  de  l'infamie  ineffaçable  attachée  à 


88  LE  NAIN  NOIR. 

sa  profession,  puisque,  assez  habituellement,  il  se  conformait  aux 
lois.  Aussi  l'indignation  excitée  contre  lui  dans  cette  occasion  ne 
provenait  point  de  la  nature  du  fait  en  lui-même  qu'on  lui  attri- 
buait, puisque  c'était  à  quoi  on  devait  s'attendre  de  la  part  d'un 
■maraudeur  ;  mais,  de  ce  que  cet  acte  de  violence  avait  été  com- 
mis contre  un  voisin  avec  qui  il  n'avait  aucun  sujet  de  querelle, 
contre  un  de  leurs  amis  ,  et  surtout  contre  un  EUiot,  qui  était  le 
clan  auquel  ils  appartenaient  presque  tous.  Il  n'était  donc  pas  sur- 
prenant qu'il  se  trouvât  dans  la  troupe  plusieurs  personnes  con- 
naissant assez  bien  les  localités,  pour  guider  et  placer  bientôt  toute 
la  bande  sur  la  grande  esplanade  de  terrain  ferme,  en  face  de  la 
tour  de  Westburnflat. 


CHAPITRE  IX. 

VISITE  A  WESTBURNFLAT. 

Ainsi  parla  le  clievalier.  Le  géant  dit  :  Emmène  avec 
toi  cette  sotte  de  fille,  et  délivre-moi  de  ta  présence  et 
de  la  sienne.  Pour  un  œil  brillant  ,  pour  un  sourcil 
arqué,  pour  un  teint  de  lis  et  de  roses,  il  ne  me  convient 
point  de  me  battre  avec  toi.      Romaiice  du  Faucon. 

La  tour  devant  laquelle  se  trouvait  alors  la  troupe  formait  un 
petit  bâtiment  carré  de  l'aspect  le  plus  sombre.  Les  murs  étaient 
d'une  grande  épaisseur ,  et  les  fenêtres  ou  les  fentes  qui  en  te- 
naient lieu  semblaient  avoir  été  faites  plutôt  pour  fournir  aux  ha- 
bitants les  moyens  de  se  défendre ,  que  pour  admettre  l'air  ou  la 
la  lumière  dans  les  appartements.  Une  petite  plate-forme,  se  pro- 
jetant en  dehors  des  murs  de  tous  les  côtés,  donnait  un  avantage 
de  plus  aux  assiégés  à  cause  du  parapet  formant  niche  ;  à  partir 
de  là,  s'élevait  brusquement  le  toit  couvert  en  dalles  grises.  Une 
seule  tourelle  placée  à  un  des  angles,  défendue  par  une  porte  gar- 
nie d'énormes  clous  de  fer,  s'élevait  jusqu'au-dessus  de  la  plate- 
forme, et  donnait  accès  sur  le  toit  par  l'escalier  en  spirale  qu'elle 
renfermait. 

Les  cavaliers  crurent  s'apercevoir  que  leurs  mouvements  étaient 
observés  par  quelqu'un  caché  dans  la  tourelle,  et  leurs  soupçons 
furent  bientôt  confirmés,  lorsque,  à  travers  une  petite  ouverture, 
ils  virent  passer  le  bras  d'une  femme  agitant  un  mouchoir,  comme 


CHAPITRE  IX.  S9 

une  espèce  de  signal  de  détresse.  Hobbie  se  sentit  presque  tout 
hors  de  lui  de  joie  et  d'impatience. 

«  C'est  la  main  et  le  bras  de  Giàce  ,  dit-il  ^  je  les  reconnaîtrais 
entre  mille  ;  il  n'y  en  a  pas  de  semblables  de  ce  côté-ci  des  Low- 
dens.  jSous  la  délivrerons,  mes  amis,  dussions-nous  démolir  la 
tour  de  Westburnflat,  pierre  par  pierre.  » 

Earnscliff,  bien  qu'il  doutât  qu'il  fût  possible  à  un  amant  de  re- 
connaître à  une  aussi  grande  distance  le  bras  de  sa  belle,  ne  vou- 
lut cependant  rien  dire  qui  pût  diminuer  les  vives  espérances  de 
son  ami  ;  et  l'on  résolut  de  sommer  la  garnison. 

Les  cris  de  la  troupe  et  les  sons  d'un  ou  deux  cors  amenèrent 
enfin  ,  à  une  des  meurtrières  qui  flanquaient  l'entrée,  le  visage 
farouche  d'une  vieille  femme. 

«  C'est  la  mère  du  brigand,  dit  un  des  EUiot;  et  elle  est  dix  fois 
plus  méchante  que  lui ,  et  coupable  d'une  grande  partie  du  mal 
qu'il  fait  dans  le  pays. 

—  Qui  êtes-vous?  Que  demandez-vous  ici?  »  telles  furent  les 
questions  delà  respectable  matrone. 

«  William  Grœmede  AVestburnflat,  répondit  Earnscliff. 

—  Il  n'est  pas  ici,  répondit  la  vieille  dame. 

—  Qunnd  en  est-il  parti?  poursuivit  Earnscliff. 

—  Je  ne  saurais  vous  le  dire,  répondit  la  portière. 

—  Quand  reviendra-t-il?  »  demanda  Hobie  EUiot. 

—  Je  n'en  sais  rien  du  tout ,  »  répondit  l'inexorable  gardienne 
de  la  forteresse. 

—  Y  a-t-il  quelqu'un  dans  la  tour  avec  vous?  demanda  encore 
Earnscliff. 

—  Personne  que  moi  et  des  chats. 

—  Eh  bien  !  ouvrez  la  porte  et  laissez-nous  entrer ,  dit  Earns- 
cliff-, je  suis  juge  de  paix  ,  et  à  la  recherche  de  renseignements 
au  sujet  d'un  crime  de  félonie. 

—  Que  le  diable  soit  aux  doigts  de  ceux  qui  tireront  un  verrou 
pour  cela  ,  répliqua  la  portière,  car  les  miens  n'en  feront  jamais 
rien.  N'avez-vons  pas  de  honte  de  venir  ici  avec  une  bande  aussi 
nombreuse,  avec  vos  épées  et  vos  lances ,  et  vos  casques  d'acier, 
pour  effrayer  une  pauvre  veuve  qui  est  toute  seule? 

—  îsotre  information  ,  dit  Earnscliff ,  est  positive  5  nous  cher- 
chonsdes  objets  qui  ont  été  enlevés  de  vive  force,  et  qui  sont  d'une 
valeur  considérable. 

—  Et  une  jeune  tille  qui  a  été  cruellement  faite  prisonnière,  et 


90  LE  NAIN  NOIR. 

qui  vaut  plus  du  double  de  toute  la  propriété ,   dit  llobbie. 

—  Je  vous  préviens,  continua  EarnsclifT^  que  le  seul  moyen  de 
prouver  l'innocence  de  votre  fils ,  est  de  nous  laisser  entrer  tran- 
quillement et  visiter  la  maison. 

—  Et  que  ferez-vous,  si  je  ne  veux  pas  vous  jeter  les  clefs,  ou 
tirer  les  verroux,  ou  bien  ouvrir  la  grille  à  de  la  canaille  ?  »  dit  la 
vieille  d'un  ton  railleur. 

«<  Nous  entrerons  de  force  avec  les  clefs  du  roi,  et  nous  rom- 
prons le  cou  à  tout  être  vivant  que  nous  trouverons  dans  la  mai- 
son, si  vous  n'ouvrez  pas  sur-le-champ,  »  répondit  llobbie  irrité, 
et  en  lui  faisant  des  menaces. 

«  Gens  menacés  vivent  long-temps,  »  dit  la  vieille  sorcière  avec 
le  môme  ton  d'ironie  ;  «  voilà  la  grille  de  fer ,  essayez  vos  forces 
contre  elle;  elle  a  résisté  à  des  gens  qui  valaient  mieux  que  vous.» 

En  parlant  ainsi,  elle  se  mit  à  rire  ,  et  se  retira  de  l'ouverture 
à  travers  laquelle  elle  avait  parlementé. 

Les  assiégeants  commencèrent  alors  une  consultation  sérieuse. 
L'immense  épaisseur  des  murs  et  la  petitesse  des  fenêtres  aurait 
pu  résister  quelque  temps ,  même  à  une  batterie  de  canons  : 
l'entrée  était  défendue  d'abord  par  une  forte  grille  ,  entièrement 
composée  de  barres  de  fer  travaillées  au  marteau ,  et  tellement 
lourdes  et  solides,  qu'il  paraissait  qu'aucune  force  humaine  n'au- 
rait pu  venir  à  bout  de  la  rompre. 

«  Ni  tenailles ,  ni  marteaux  ne  pourront  jamais  y  mordre  ,  » 
dit  Hugues,  le  maréchal  ferrant  de  Ringleburn  ;  «  autant  vouloir 
la  battre  en  ruine  avec  des  tuyaux  de  pipe.  » 

En  dedans  de  l'allée  par  laquelle  on  entrait,  et  à  la  distance  de 
neuf  pieds ,  que  formait  la  solide  épaisseur  du  mur ,  était  une  se- 
conde porte  en  bois  de  chêne ,  garnie  ,  dans  sa  longueur  et  dans 
sa  largeur,  de  barres  de  fer  qui  se  croisaient  et  qui  étaient  rivées 
l'une  sur  l'autre  ;  tous  les  intervalles  étaient  remplis  de  clous  à 
large  tête.  Indépendamment  de  toutes  ces  défenses ,  ils  n'ajou- 
taient pas  beaucoup  de  foi  au  dire  de  la  vieille  ,  qu'elle  compo- 
sait à  elle  seule  toute  la  garnison.  Les  plus  rusés  de  la  troupe 
avaient  remarqué  des  traces  de  pieds  de  chevaux  dans  le  sentier 
par  lequel  ils  étaient  parvenus  auprès  de  la  tour,  ce  qui  paraissait 
indiquer  que  plusieurs  personnes  étaient  récemment  passées  dans 
cette  direction. 

A  toutes  ces  difllcultés  venait  se  joindre  le  manque  de  moyens 
pour  attaquer  la  place.  Il  n'y  avait  pas  d'espoir  de  se  procurer  des 


CHAPITRE  IX.  9j 

échelles  assez  longues  pour  atteindre  la  plate-forme  ;  et  les  fenê- 
tres, outre  qu'elles  étaient  fort  étroites,  étaient  défendues  par  des 
barres  de  fer.  Il  ne  fallait  donc  pas  songer  à  escalader ,  encore 
moins  à  miner,  faute  d'instruments  et  de  poudre.  D'un  autre 
côté ,  les  assiégeants  n'avaient  ni  vivres  ,  ni  moyens  d'abri ,  ni 
autres  objets  convenables  pour  les  mettre  à  même  de  convertir  le 
siège  en  blocus,  outre  qu'ils  auraient  à  courir  le  risque  de  se  voir 
attaqués  par  quelques-uns  des  camarades  du  maraudeur  ,  qui 
viendraient  à  son  secours.  Hobbie  grinçait  les  gents  en  marchant 
autour  de  la  forteresse,  et  en  voyant  qu'il  ne  pouvait  trouver  au- 
cun moyen  d'y  entrer  de  force.  EnOn  il  s'écria  tout  à  coup  :  «  Et 
pourquoi  ne  pas  faire  comme  nos  pères  ont  fait  autrefois  ?  A 
l'ouvrage ,  mes  enfants  ;  coupons  des  buissons  et  des  ronces,  em- 
pilons-les contre  la  porte ,  mettons-y  le  feu ,  et  enfumons  la 
vieille  fille  du  diable  comme  si  nous  voulions  griller  sa  peau  pour 
en  faire  du  lard.  » 

Tous  applaudirent  à  cette  proposition  ,  et  se  mirent  aussitôt  à 
l'ouvrage ,  les  uns  avec  leurs  sabres  ,  les  autres  avec  leurs  cou- 
teaux, coupant  des  touffes  d'aune  et  des  buissons  d'aubépine  qui 
croissaient  sur  les  bords  du  ruisseau,  et  dont  quelques-uns  étaient 
assez  vieux  et  assez  secs  pour  cet  objet ,  tandis  que  d'autres  se 
mirent  à  les  rassembler  en  un  grand  tas ,  aussi  près  que  possible 
de  la  grille  de  fer.  On  se  procura  bientôt  du  feu  avec  un  fusil, 
et  Iiobbie  s'avançait  déjà  vers  le  bûcher  avec  un  tison  enflammé , 
lorsque  la  figure  brutale  du  voleur  et  le  bout  du  mousqueton  se 
montrèrent  en  partie  à  une  meurtrière  qui  flanquait  l'entrée. 

«  Grand  merci,»  dit-il  d'un  ton  moqueur,  «pour  avoir  rassemblé 
une  aussi  grande  provision  propre  à  nous  servir  pendant  l'hiver  ; 
mais,  si  vous  avancez  un  pas  de  plus  avec  ce  tison,  aucun  ne  vous 
aura  coûté  plus  cher  dans  toute  votre  vie. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir ,  »  dit  Hobbie  ,  avançant  intré- 
pidement avec  sa  torche. 

Le  maraudeur  tira  sur  lui  ;  mais,  fort  heureusement  pour  notre 
brave  ami,  le  coup  ne  partit  point  ;  tandis  qu'EarnsclifT,  tirant  en 
môme  temps,  en  visant  à  l'étroite  ouverture,  et  à  la  faible  marque 
que  lui  fournissait  la  ligure  du  voleur ,  effleura  le  côté  de  sa  tète 
avec  une  balle.  Il  parut  qu'il  avait  compté  sur  le  poste  auquel  il 
s'était  placé  ,  comme  présentant  plus  de  sûreté  ,  car  A  n'eut  pas 
plutôt  senti  la  blessure,  quoique  très-légère,  qu'il  demanda  à  par- 
lementer ,  et  à  savoir  pourquoi  on  venait  ainsi  attaquer  un  hon- 


92  LE  NAIN  NOIR. 

note  homme,  un  homme  paisible,  et  répandre  son  sang  d'une  ma- 
nière aussi  illégale. 

«  Nous  voulons,  ditEarnscliff,  que  votre  pri.sonnière  nous  soit 
rendue  saine  et  sauve. 

—  Et  quel  intérêt  prenez-vous  à  elle  ?  demanda  le  maraudeur. 

—  C'est  une  question  que  vous,  qui  la  retenez  par  force,  n'avez 
pas  le  droit  de  nous  faire,  répliqua  EarnsclifT. 

—  Ah  !  ah  !  je  crois  que  je  puis  deviner,  dit  le  brigand  5  eh  bien  ! 
messieurs,  il  me  répugne  d'entrer  avec  vous  en  inimitié  mortelle, 
en  versant  le  sang  d'aucun  de  vous,  quoique  EarnsclifT  n'ait  pas 
craint  de  verser  le  mien  ,  et  qu'il  n'ait  pas  manqué  le  but  de 
l'épaisseur  d'une  pièce  de  huit  sous  ;  ainsi ,  pour  éviter  de  plus 
grands  malheurs ,  je  consens  à  rendre  ma  prisonnière  ,  puisque 
moins  que  cela  ne  saurait  vous  satisfaire. 

—  Et  la  propriété  d'PIobbie  ?  dit  Simon  de  Stackburn  ;  pensez- 
vous  qu'il  vous  soit  permis  de  piller  les  troupeaux  et  lesétablesà 
vaches  d'un  brave  Elliot,  comme  le  poulailler  d'une  vieille  femme? 

—  Aussi  vrai  que  c'est  le  pain  qui  me  fait  vivre ,  répliqua 
Willie  de  Westburnflat ,  aussi  vrai  que  c'est  le  pain  qui  me  fait 
vivre,  je  n'en  ai  pas  une  seule  vache  I  Tout  cela  est  en  route  de- 
puis long-temps  -,  il  n'y  en  a  pas  la  corne  d'une  dans  toute  la  tour. 
Mais  je  verrai  ce  qu'il  sera  possible  d'en  ramener,  et  je  m'engage 
à  me  trouver  avec  Hobbie  au  Castleton  ,  avec  deux  amis  de  cha- 
que côté,  afin  de  trouver  quelque  voie  d'accommodement  propre 
à  le  dédommager  du  tort  qu'il  m'accuse  de  lui  avoir  fait. 

—  Oui,  oui,  dit  Elliot  ;  cela  ira  assez  bien  5  »  i)uis,  s'adressantà 
son  parent  :  «  Que  le  bétail  s'en  aille  au  diable  !  Pour  l'amour  de 
Dieu ,  mon  ami  ,  ne  parle  plus  de  cela  -,  songeons  seulement  à 
tirer  la  pauvre  Grâce  des  griffes  de  cet  infernal  brigand. 

—  Voulez-vous  me  donner  votre  parole,  Earnscliff,  »  dit  le 
maraudeur  qui  était  toujours  à  la  meurtrière,  «  et  me  promettre 
sur  votre  foi  et  votre  honneur,  sur  voire  main  et  votre  gant,  que 
je  serai  libre  d'aller  et  de  venir  pendant  cinq  minutes  pour  ouvrir 
la  grille ,  et  cinq  minutes  pour  la  fermer  et  tirer  les  verroux? 
Moins  de  temps  ne  me  sulîîrait,  car  tout  cela  a  bien  besoin  d'être 
graissé.  Y  consentez-vous  ? 

—  Vous  aurez  tout  le  temps  nécessaire,  dit  Earnscliff;  j'engage 
ma  foi,  mon  honneur,  ma  main  et  mon  gant. 

—  Attendez  donc  là  un  moment,  dit  Westburnflat ,  ou  bien  , 
écoutez  :  je  préférerais  que  vous  fissiez  reculer  vos  gens  à  une 


CHAPITRE  TX.  93 

portée  de  pistolet  de  la  porte  -,  ce  n'est  pas  que  je  n'aie  confiance 
en  votre  parole,  mais  il  vaut  mieux  prendre  ses  sûretés. 

—  O  mon  ami ,  pensa  Hobbie  en  lui-môme  ,  si  je  te  tenais  seu- 
lement à  Turner's-Holm  ,  et  personne  autour  de  nous  que  deux 
honnêtes  garçons  pour  voir  que  tout  se  passe  dans  les  règles  ,  je 
vous  ferais  souhaiter  que  vous  vous  fussiez  cassé  la  jambe,  avant 
d'avoir  touché  à  quelque  animal ,  ou  à  quelque  personne  qui 
m'aurait  appartenu. 

—  Il  a  une  plume  blanche  à  son  aile',  ce  AVeslburnflat ,  après 
tout,  »  dit  Simon  de  Hackburn  ,  un  peu  scandalisé  de  ce  qu'il 
s'était  rendu  si  facilement  ;  «  il  ne  mettra  jamais  les  bottes  de  son 
père.  » 

Pendant  ce  temps-là  ,  la  porte  intérieure  de  la  tourelle  s'ouvrit, 
et  la  mère  du  flibustier  parut  dans  l'espace  qui  était  entre  cette 
porte  et  la  grille  extérieure.  Willie  lui-môme  parut  ensuite,  con- 
duisant une  femme,  et  la  vieille,  tirant  soigneusement  les  verroux 
derrière  eux,  resta  à  son  poste,  comme  une  sorte  de  sentinelle. 

«  Qu'un  ou  deux  de  vous  s'approchent,  dit  le  brigand,  et  la  re- 
çoivent de  moi  saine  et  sauve.  » 

Hobbie  s'avança  avec  empressement  pour  recevoir  sa  jolie  fian- 
cée. Earnscliff  suivait  plus  lentement,  pour  se  garantir  de  toute 
trahison.  Tout  à  coup  ïLobbie  ralentit  sa  marche  avec  l'air  de  la 
plus  grande  mortification  ;  tandis  qu'Earnscliff  précipita  la  sienne 
avec  l'impatience  de  la  surprise.  Ce  n'était  pas  Grâce  Armstrong, 
mais  miss  Isabelle  Yère ,  dont  la  délivrance  avait  été  effectuée  par 
la  présence  de  la  troupe  devant  la  tour. 

«  Où  est  Grâce  ?  où  est  Grâce  Armstrong ,  »  s'écria  Hobbie  au 
comble  de  la  rage  et  de  l'indignation. 

«  Elle  n'est  pas  entre  mes  mains ,  répondit  Westburnflat  ;  vous 
pouvez  visiter  la  tour,  si  vous  ne  voulez  pas  m'en  croire. 

—  Maudit  coquin,  tu  me  diras  ce  qu'elle  est  devenue,  ou  tu 
meurs  à  Tinstant,  »  dit  EUiot  en  le  couchant  en  joue. 

Mais  ses  compagnons,  qui  accoururent  aussitôt,  lui  ôtèrent 
son  fusil  en  s'écriant  tous  à  la  fois  :  «  Main  et  gant  î  foi  et  hon- 
neur I  Prends  garde,  Hobbie  -,  nous  devons  tenir  la  parole  donnée 
à  Westburnflat,  fùt-il  le  plus  grand  coquin  de  la  terre.  » 

Fort  de  celte  protection,  le  maraudeur  reprit  toute  son  audace, 
qui  avait  été  un  peu  intimidée  par  le  geste  menaçant  d'EUiot. 

1  Formule  proverbiale  équiyalente  à  celle-ci  :  «.H  n'est  pas  aussi  noir  qu'on  le 
croit.  »  A.  M. 


94  LE  NAIN  NOIR. 

—  J'ai  tenu  ma  parole  ,  messieurs,  dit-il ,  et  j'espère  qu'il  ne 
me  sera  fait  aucune  injure  de  la  part  d'aucun  de  vous.  Si  ce  n'est 
pas  là  la  prisonnière  que  vous  cherchez ,  vous  allez  me  la  rendre  ; 
j'en  suis  responsable  envers  ceux  à  qui  elle  appartient. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  monsieur  Earnsclifî,  protégez-moil  » 
dit  miss  Yère  en  se  serrant  contre  son  libérateur.  N'abandonnez 
pas  une  infortunée  qui  semble  être  délaissée  de  tout  le  monde. 

—  Ne  craignez  rien,  >•  dit  tout  bas  Earnsclifî;  «<  je  vous  proté- 
gerai au  péril  de  ma  vie.  »  Puis ,  se  tournant  vers  VVestburnflat  : 
<«  Scélérat ,  dit  il ,  comment  avez-vous  osé  insulter  cette  dame  ? 

—  Quanta  cela,  Earnsclilï,  répondit  Westburnflat ,  je  saurai 
répondre  à  ceux  qui  ont  plus  de  droit  de  me  le  demander  que 
vous.  Mais ,  si  vous  venez  avec  une  force  armée  pour  l'enlever  à 
ceux  chez  qui  ses  amis  l'avaient  placée,  comment  répondrez-vous 
à  cela  ?  Mais  c'est  votre  affaire.  Un  homme  seul  ne  peut  défendre 
une  tour  contre  vingt.  Tous  les  hommes  des  ]>Iearns  <  ne  font  pas 
plus  qu'ils  ne  peuvent  2. 

—  C'est  un  mensonge  abominable ,  dit  Isabelle  5  il  m'a  enlevée 
avec  violence  des  bras  de  mon  père. 

—  Peut-être  a-t-il  l'intention  de  vous  le  faire  croire,  ma  petite, 
répliqua  le  brigand  ;  mais  ce  ne  sont  pas  mes  affaires  ;  il  en  ad- 
viendra ce  qui  pourra.  Vous  ne  voulez  donc  pas  me  la  rendre? 

—Vous  la  rendre,  misérable  !  assurément  non,  répondit  Earns- 
cliff  ;  je  protégerai  miss  Vère ,  et  je  l'escorterai  jusqu'à  l'endroit 
où  il  lui  plaira  que  je  la  conduise. 

—  Oui ,  oui  ;  peut-être  tout  cela  est-il  déjà  convenu  entre  vous 
deux ,  dit  Willie  de  Westburnflat. 

—  Et  Grâce?  »  reprit  îlobbie  en  se  dégageant  du  milieu  de  ses 
amis ,  qui  lui  rappelaient  la  sainteté  du  sauf-conduit  sur  la  foi  du- 
quel le  flibustier  s'était  hasardé  à  sortir  de  sa  tour.  «Ouest 
Grâce?  »  Et  il  se  précipita  sur  le  maraudeur,  le  sabre  à  la  main. 

Westburnflat ,  ainsi  pressé ,  s'écria  :  «  Pour  l'amour  de  Dieu  ! 
Hobbie ,  écoutez-moi  un  instant.  »  Et  se  tournant  tout  à  coup ,  il 
se  mit  à  fuir.  Sa  mère  tenait  la  grille  en tr'ou verte-,  mais  Hobbie 
porta  un  coup  si  violent  au  flibustier  ,  au  moment  où  il  entrait , 
que  le  sabre  lit  une  fente  considérable  au  linteau  de  la  porte  voû- 
tée 5  on  la  montre  encore  aujourd'hui ,  comme  une  preuve  de  la 
force  extraordinaire  de  ceux  qui  vivaient  dans  les  anciens  temps. 

1  Province  d'Ecosse,  a.  m. 

2  C'csl-à-diic,  «leur  bravoure  doil  céder  au  nombre.»  A.  m. 


CHAPITRE  IX.  OS 

Avant  qu'Hobbie  eût  pu  porter  un  second  coup ,  la  porte  fut  fer- 
mée et  mise  à  l'abri  de  toute  attaque ,  et  il  fut  obligé  de  retourner 
vers  ses  compagnons ,  qui  se  préparèrent  à  lever  le  siège  de  West- 
burnflat.  Ils  insistèrent  pour  qu'il  les  accompagnât  dans  leur  re- 
traite. 

«  Vous  avez  déjà  rompu  la  trêve  ,  Hobbie ,  dit  le  vieux  Dick  du 
Dingle,  et  si  nous  n'y  prenions  garde,  vous  joueriez  de  nouveaux 
tours,  et  non-seulement  vos  amis  seraient  accusés  d'avoir  com- 
mis un  meurtre  contre  la  foi  jurée,  mais  encore  vous  vous  ren- 
driez la  fable  de  tout  le  pays.  Attendez  l'entrevue  du  Castleton , 
comme  vous  en  êtes  covvenu ,  et  s'il  ne  vous  donne  pas  une  sa- 
tisfaction ,  alors  vous  aurez  raison  d"en  tirer  une  vengeance  san- 
glante. Mais  marchons  comme  des  gens  raisonnables,  soyons 
fidèles  à  notre  parole ,  et  je  vous  réponds  que  nous  retrouverons 
Grâce  ,  votre  bétail  et  tout  ce  que  vous  avez  perdu.  » 

Ce  froid  raisonnement  ne  fut  pas  três-goûté  du  malheureux 
amant;  mais  comme  il  ne  pouvait  obtenir  d'assistance  de  la  part 
de  ses  voisins  et  de  ses  parents  qu'en  subissant  leurs  propres  con- 
ditions ,  il  fut  forcé  de  partager  leurs  maximes ,  d'y  mettre  de  la 
bonne  foi ,  et  de  procéder  d'une  manière  régulière. 

EarnschfTpria  alors  quelques  gens  de  la  troupe  de  se  joindre  à 
lui  pour  accompagner  miss  Vêre  chez  son  père,  au  château  d'El- 
lieslaw,  où  elle  voulut  absolument  être  conduite.  Cette  demande 
fut  accueillie  avec  empressement ,  et  cinq  ou  six  jeunes  gens  se 
présentèrent  pour  lui  servir  d'escorte. 

Hobbie  ne  fut  point  du  nombre.  Le  cœur  presque  déchiré  par 
les  événements  de  la  journée  et  par  le  désappointement  qu'il  ve- 
nait d'éprouver ,  il  s'en  retournait  tristement  chez  lui  pour  pren- 
dre les  mesures  nécessaires  à  la  subsistance  et  à  la  protection  de 
sa  famille  et  convenir  avec  ses  voisins  des  nouvelles  démarches  à 
faire  pour  retrouver  Grâce  Armstrong.  Le  reste  de  la  troupe 
se  dispersa  de  différents  côtés,  après  avoir  passé  le  marais.  Le  bri- 
gand et  sa  mère  les  suivirent  des  yeux  du  haut  de  la  tour,  jusqu'à 
ce  qu'ils  eussent  entièrement  disparu. 


»G  LE  NAIN  NOIR. 


CHAPITRE  X. 

GRACE   RETROUVÉE. 

J'ai  quitté  le  papillon  de  ma  maîtresse  hier  au  soir; 
il  était  garni  de  guirlandes  de  neige.  J'y  retournerai 
lorsque  le  soleil  sera  brillant,  et  quand  les  roses,  en  s'é' 
panouiàsanl,  répaiulront  un  doux  parfum. 

Ancienne  Ballade. 

Irrité  par  ce  qu'il  appelait  l'insouciance  de  ses  amis  ,  surtout 
dans  une  affaire  qui  le  touchait  de  si  près,  Hobbie  s'était  débar- 
rassé d'eux,  et  suivait  la  route  solitaire  qui  le  conduisait  chez 
lui.  «  C'est  le  diable ,  »  dit-il  avec  impatience  en  donnant  de  l'é- 
peron à  son  cheval  très-fatigaé  et  qui  faisait  des  faux  pas,  «  tues 
comme  tout  le  reste.  Ne  t'ai-je  pas  élevé  ?  ne  t'ai-je  pas  nourri  ? 
ne  t'ai-je  pas  pansé  de  mes  propres  mains?  et  maintenant  vas-tu 
broncher,  au  risque  de  me  faire  rompre  le  cou,  au  moment  où  j'ai 
le  plus  besoin  de  toi?  Mais  tu  es  comme  mes  autres  parents  -,  le 
plus  éloigné  est  mon  cousin  au  dixième  degré,  et  cependant,  jour 
et  nuit,  je  les  aurais  servis  du  plus  pur  de  mon  sang.  Je  crois 
qu'ils  ont  plus  d'égards  pour  l'infâme  voleur  de  WeslburnAat  que 
pour  leur  parent.  Mais  je  devrais  distinguer  à  présent  les  lumières 
d'Heugh-Foot...  Ahl  malheureux,  »  continua-t-il  en  se  recueil- 
lant, «ni  charbon  ni  chandelle  ne  brilleront  plus  désormais  à 
Heugh-Foot.  Si  ce  n'était  pour  ma  mère  et  mes  sœurs ,  et  la  pau- 
vre Grâce  ,  je  crois  que  j'aurais  le  courage  de  donner  de  Téperon 
à  cet  animal  et  de  sauter  par-dessus  le  rempart  dans  la  rivière , 
pour  en  finir  tout  à  fait.  »  Ce  fut  dans  cette  triste  disposition  d'es- 
prit qu'il  tourna  la  bride  de  son  cheval  vers  la  chaumière  où  sa 
famille  avait  trouvé  un  asile. 

En  approchant  de  la  porte ,  il  entendit  ses  sœurs  qui  chucho- 
taient et  riaient  tout  bas.  <*  Les  femmes  ont  le  diable  au  corps,  dit 
le  pauvre  Hnbbie;  elles  babilleraient,  riraient  et  ricaneraient, 
quand  môme  leur  meilleur  ami  serait  mort...  et  cependant  je  suis 
bien  aise  qu'elles  ne  perdent  pas  courage.  Pauvres  créatures!... 
Mais  tout  le  fardeau  tombe  sur  moi ,  il  est  vrai ,  et  non  sur  elles. 

En  réfléchissant  ainsi  il  attacha  son  cheval  sous  un  hangar.  «  II 
faut  que  tu  te  passes  de  couverture,  maintenant,  dit-il  à  l'ani- 
mal ;  toi  et  moi  nous  avons  fait  une  même  chute  5  il  aurait  mieux 


CHAPITRE  X.  ^ 

valu  que  nous  fussions  tombés  dans  le  gouffre  le  plus  profond  du 
Tarras.  » 

Il  fut  interrompu  par  la  plus  jeune  de  ses  sœurs ,  qui  vint  à  lui 
en  courant  et  parlant  d'une  voix  contrainte,  comme  si  elle  eut 
voulu  cacher  quelque  émotion  :  «  Que  faites-vous  donc  là ,  Hob- 
bie,  à  vous  amuser  avec  le  cheval,  pendant  qu'il  y  a  quelqu'un 
arrivé  de  Cumberland  ,  qui  vous  attend  depuis  plus  d'une  heure. 
Dépôchez-vous  d'entrer-,  je  vais  desseller  votre  cheval. 

—  Quelqu'un  du  Cumberland  I  »  s'écria  Elhot  5  et  mettant  la 
bride  du  cheval  dans  la  main  de  sa  sœur,  il  s'élança  dans  la  chau- 
mière. «  Où  est-il ,  où  est-il?  »  s'écriait-il  en  regardant  de  tous 
côtés ,  et  ne  voyant  que  des  femmes  ;  «  a-t-il  apporté  des  nouvel- 
les de  Grâce  ? 

—  Il  n'a  pu  attendre  un  instant  de  plus,  »  dit  sa  sœur  aînée  en 
étouffant  une  envie  de  rire. 

«  Oh  !  fi ,  mes  enfants,  »  dit  la  vieille  grand'mère  avec  un  air 
de  douce  réprimande  ;  «  vous  ne  devriez  pas  tourmenter  ainsi 
votre  Billy  Hobbie.  Regarde  autour  de  toi ,  mon  enfant ,  et  vois 
s'il  n'y  a  pas  une  personne  de  plus  que  celles  que  tu  y  as  laissées 
ce  matin.  » 

Hobbie  regarda  avec  inquiétude.  «  Vous  voilà  vous,  puis  les 
trois  petites  filles. 

—  Nous  sommes  quatre  maintenant,  Hobbie  ,  mon  garçon ,  » 
dit  la  plus  jeune  qui  entra  en  ce  moment. 

En  un  instant  Hobbie  serra  dans  ses  bras  Grâce  Armstrong  , 
qu'il  n'avait  pas  reconnue  en  entrant  parce  qu'elle  s'était  couverte 
du  plaid  d'une  des  sœurs  de  Hobbie.  «  Comment  avez-vous  osé 
agir  ainsi?  »  dit  celui-ci  tout  ému  de  surprise. 

«  Ce  n'est  pas  ma  faute  I  »  répondit  Grâce  en  cherchant  à  se 
couvrir  le  visage  avec  ses  mains ,  pour  cacher  sa  rougeur  et  pour 
éviter  le  torrent  de  tendres  baisers  dont  son  fiancé  punissait  son 
petit  stratagème-  «  ce  n'est  pas  ma  faute  !  Hobbie;  vous  devriez 
embrasser  Jeany  et  les  autres,  car  ce  sont  elles  qui  sont  cou- 
pables. 

—  C'est  ce  que  je  vais  faire,  »  dit  Hobbie  ;  et  il  embrassa  cent 
fois  ses  sœurs  et  sa  grand'mère.  tandis  que  toute  la  famille,  dans 
l'excès  de  sa  joie ,  riait  et  pleurait  en  môme  temps.  «  Je  suis  le 
plus  heureux  des  hommes ,  »  dit  Hobbie ,  presque  épuisé ,  et  se 
jetant  sur  un  siège  ;  «  je  suis  l'homme  le  plus  heureux  qui  existe 
dans  le  monde. 


08  LE  NAIN  NOIR. 

—  Alors,  mon  cher  enfant,  »  dit  la  bonne  vieille  dame,  qui  ne 
laissait  jamais  échapper  l'occasion  de  donner  une  leçon  de  reli- 
gion, dans  les  moments  où  le  cœur  est  mieux  disposé  à  l'accueil- 
lir; «  alors,  mon  fils,  adressez  vos  louanges  à  celui  qui  change 
ainsi  les  pleurs  en  joie ,  comme  il  a  tiré  la  lumière  des  ténèbres 
et  le  monde  du  néant.  Ne  vous  avais-je  pas  prévenu  que  si  vous 
pouviez  dire  :  Que  sa  volonté  soit  faite,  vous  pourriez  avoir  des 
motifs  de  dire  :  Que  son  nom  soit  glorifié! 

—  C'est  vrai,  grand'mère,  et  je  le  glorifie  pour  sa  miséricorde, 
et  pour  m'avoir  laissé  une  seconde  mère  quand  je  perdis  la  mien- 
ne, »  dit  le  bon  Hobbie  lui  prenant  la  main  ^  «  et  qui  me  fait  rap- 
peler de  penser  à  lui  dans  le  bonheur  comme  dans  le  malheur.  » 

Il  se  fit  un  silence  solennel  d'une  ou  deux  minutes,  employées 
à  l'exercice  d'une  dévotion  mentale,  qui  exprimait,  dans  la  pu- 
reté et  la  sincérité  du  cœur,  la  reconnaissance  de  cette  famille 
affectueuse  envers  la  divine  Providence  qui  avait  rendu  si  ino- 
pinément à  ses  embrassements  l'amie  qu'elle  avait  perdue. 

Les  premières  questions  de  Ilobbie  furent  de  prier  Grâce  de 
raconter  ce  qui  lui  était  arrivé.  Elle  fit  un  long  détail,  qui  se  ré- 
duisait à  ceci  :  «  qu'elle  fut  réveillée  par  le  bruit  que  firent 
les  brigands  en  entrant  dans  la  maison  et  par  la  résistance  deve- 
nue bientôt  inutile  qu'opposèrent  un  ou  deux  domestiques  ;  que 
s'étant  habillée  en  toute  hâte  ,  elle  était  descendue  ,  et  qu'ayant 
vu  ,  dans  la  mêlée,  tomber  le  masque  de  Westburnflat,  elle  avait 
imprudemment  prononcé  son  nom  en  implorant  sa  pitié;  que  le 
brigand  lui  avait  aussitôt  fermé  la  bouche,  l'avait  entraînée  hors 
de  la  maison ,  et  placée  sur  un  cheval ,  derrière  un  de  ses  com- 
pagnons. 

«  Je  lui  casserai  sa  maudite  tête,  dit  Hobbie,  n'y  eût-il  pas  un 
autre  Grœme  dans  le  pays ,  hors  lui.  » 

Grâce  raconta  ensuite  qu'elle  avait  été  emmenée  du  côté  du 
sud  avec  la  troupe,  qui  conduisait  le  bétail  devant  elle ,  jusqu'à 
ce  qu'on  eût  dépassé  la  frontière  ;  que  tout  à  coup  une  personne, 
qu'elle  connaissait  pour  être  un  parent  de  AVestburnflat,  était  ac- 
courue à  toute  bride  à  la  suite  des  maraudeurs  et  avait  dit  à  leur 
chef  que  son  cousin  avait  appris  de  bonne  part  que  les  choses 
tourneraient  mal  si  la  jeune  fille  n'était  pas  rendue  à  ses  parents; 
qu'après  quelques  moments  de  discussion  ,  le  chef  de  la  troupe 
ayant  paru  y  consentir,  on  l'avait  placée  derrière  un  autre  cava- 
lier ,  qui  avait  suivi,  en  silence  et  avec  rapidité,  la  route  la  moins 


CHAPITRE  X.  S9 

fréquentée  qui  conduit  à  Heugh-Foot  ^  et  qu'à  la  nuit  tombante , 
il  l'avait  fait  descendre  ,  fatiguée  et  terrifiée  ,  à  environ  un  quart 
de  mille  de  la  demeure  de  ses  parents.  Ce  récit  fut  suivi  de  mille 
félicitations  de  part  et  d'autre. 

A  ces  ^vives  et  tendres  émotions  succédèrent  bientôt  des  ré- 
ilexions  bien  moins  agréables. 

«  C'est  un  triste  endroit  que  celui-ci ,  pour  vous  toutes  ,  »  dit 
Hobbie  en  jetant  ses  yeux  autour  de  lui.  «  Je  pourrai  fort  bien 
dormir  debors,  à  côté  de  mon  cbeval ,  comme  cela  m'est  arrivé, 
plus  d'une  longue  nuit,  dans  les  montagnes  ;  mais  vous,  comment 
allez-vous  faire  ?  c'est  ce  que  je  ne  vois  pas ,  et  demain  et  après  , 
vous  serez  probablement  encore  dans  la  môme  position  sans  que 
je  puisse  y  apporter  de  remède. 

—  C'est  une  action  lâche  et  cruelle  ,  »  dit  une  des  sœurs,  que 
de  chasser  ainsi  une  pauvre  famille  au  milieu  des  champs,  où  l'on 
ne  trouve  rien . 

—  Et  de  ne  nous  laisser  ni  taureau  ni  bœuf,  >>  dit  le  plus  jeune 
frère,  qui  entrait  en  ce  moment;  «  ni  brebis,  ni  agneau,  ni  rien 
qui  mange  de  l'herbe  ou  du  grain. 

—  S'ils  avaient  quelque  vieille  rancune  contre  nous ,  »  dit 
Henri ,  le  second  frère ,  «  n'étions-nous  pas  là  pour  la  vider?  Et  il 
a  fallu  que  nous  fussions  tous  hors  de  la  maison ,  tous  sur  la  mon- 
tagne !  Parbleu  !  si  nous  eussions  été  au  logis,  l'estomac  de  Grœme 
n'aurait  pas  eu  besoin  de  son  déjeuner  ;  mais  il  n'y  perdra  rien 
pour  attendre ,  n'est-ce  pas,  Hobbie? 

—  Nos  voisins  ont  fixé  un  jour  pour  se  rendre  à  Castleton ,  et 
s'arranger  avec  lui ,  en  présence  de  tout  le  monde  ,  »  dit  triste- 
ment Hobbie  -,  «  il  a  fallu  faire  comme  ils  ont  voulu  ,  sans  quoi  on 
ne  devait  s'attendre  à  aucun  secours  de  leur  part  ? 

—  Pour  s'arranger  avec  lui  !  »  s'écrièrent  à  la  fois  les  deux 
frères,  «  après  un  acte  de  scélératesse  comme  on  n'en  a  jamais  vu 
dans  le  pays ,  depuis  les  temps  de  maraude  I 

—  Cela  est  vrai ,  mes  enfants ,  dit  Hobbie  ^  mon  sang  bouillait 
dans  mes  veines  lorsque  j'entendis  faire  une  pareille  proposition , 
mais. ..  la  vue  de  Grâce  m'a  bien  calmé. 

— Elles  instruments  aratoires  et  autres,  Hobbie,  dit  John  Elliot. 
Nous  sommes  complètement  ruinés.  Henri  et  moi ,  nous  avons 
été  voir  si  on  pouvait  trouver  quelque  chose  dans  les  décombres 
épars  dans  les  champs,  mais  on  a  laissé  à  peine  un  clou.  Je  ne 
sais  que  faire.  H  nous  faudra  ,  je  crois  ,  aller  tous  à  la  guerre. 


100  LE  NAIN  NOIR. 

Westburnflat  n'a  pas  les  moyens,  quand  môme  il  le  voudrait ,  de 
nous  indemniser  de  notre  perte.  Il  n'y  a  rien  à  tirer  de  lui  qu'à 
nous  venger  sur  sa  peau.  Il  n'a  pas  un  seul  quadrupède,  excepté 
le  cheval  mauvais  qu'il  monte,  et  encore  est-il  très-harassé  par 
ses  courses  nocturnes.  Nous  sommes  totalement  ruinés.  » 

Hobbie  jeta  un  regard  de  tristesse  sur  Grâce  Amstrong ,  qui 
ne  lui  répondit  qu'en  baissant  les  yeux  et  en  poussant  un  léger 
soupir. 

«  Ne  vous  découragez  pas,  mes  enfants,  dit  la  grand'mère, 
nous  avons  de  bons  parents,  qui  ne  nous  abandonneront  pas  dans 
l'adversité.  Sir  Thomas  Kittlehoof ,  qui  est  mon  cousin  au  troi- 
sième degré  du  côté  maternel  ;  il  a  reçu  une  bonne  somme  d'ar- 
gent, et  a  môme  été  créé  chevalier  comme  un  des  commissaires 
de  l'Union. 

—  Il  ne  donnerait  pas  une  épingle  pour  nous  empocher  de 
mourir  de  faim,  dit  Hobbie  ;  et  quand  il  le  ferait ,  je  ne  pourrais 
digérer  le  pain  que  j'achèterais  avec  son  argent,  en  songeant 
qu'il  fait  partie  du  prix  auquel  on  a  vendu  la  couronne  et  l'in- 
dépendance de  la  pauvre  vieille  Ecosse. 

—  Et  le  iaird  de  Dunder,  une  des  plus  anciennes  familles  de 
Teviotdale,  continua  la  grand'mère. 

—  Il  est  dans  la  Tolbooth  ^,  ma  mère,  répliqua  Hobbie;  il  est 
dans  le  Heart  of  Mid-Lothian,  pour  mille  marcs  qu'il  a  empruntés 
de  Saunders  Wyliecoat,  le  procureur. 

—  Le  pauvre  homme!  s'écria  mistress  Elliot ;  ne  pourrions- 
nous  lui  envoyer  quelque  chose,  Hobbie? 

—  Vous  oubliez ,  grand'mère ,  vous  oubliez  que  nous  avons 
nous-mêmes  besoin  de  secours,  »  dit  Hobbie  avec  un  peu  d'iiu- 
meur. 

«  Ce  n'est  que  trop  vrai,  mon  enfant ,  dit  la  bonne  dame-,  jus- 
tement dans  ces  moments-là  il  est  si  naturel  de  songer  à  ses  pa- 
rents plutôt  qu'à  soi-même!  Mais  le  jeune  EarnsclifT? 

—  Il  n'a  que  peu  de  chose  à  lui,  dit  Hobbie,  et  il  a  un  nom  si 
onéreux  à  soutenir,  que  ce  serait  une  honte  d'avoir  recours  à 
lui  dans  notre  détresse.  IVIais  je  vous  dirai,  grand'mère,  qu'il  est 
inutile  de  tant  nous  occuper  de  nos  parents,  de  nos  proches  et 
de  nos  alliés,  comme  s'il  y  avait  un  charme  attaché  à  leurs  noms 
qui  pût  nous  procurer  quelque  avantage;  ceux  qui  sont  devenus 

1  Nom  de  la  prison  d'Edimbourg,  comme  aussi  le  Ilcart  of  Mid-Lothian,  c'est-à- 
dire  le  cœur,  le  ccnlre  du  comté    ppelc  Mid-Lolhian,  le  milieu  du  Lothiau.  a.  m. 


CHAPITRE  X.  101 

riches  nous  ont  oubliés,  et  ceux  de  notre  rang  n'ont  que  le  strict 
nécessaire  :  nous  n'avons  pas  un  seul  ami  qui  puisse  ou  qui 
veuille  rétablir  la  ferme  comme  elle  était. 

—  Alors,  Hobbie,  dit  la  grand'mère,  il  faut  mettre  notre  con- 
fiance dans  celui  qui  peut  faire  sortir  des  amis  et  de  la  fortune 
du  Moor  le  plus  stérile,  comme  on  dit.  » 

Hobbie  se  leva  à  l'instant.  <(  Yous  avez  raison,  s'écria-t-il,  vous 
avez  raison.  Je  connais  un  ami  sur  le  Moor  stérile,  qui  peut  et 
qui  veut  nous  secourir.  Les  événements  me  l'avaient  totalement 
fait  oublier.  J'ai  laissé ,  ce  matin  ,  au  Mucklestane-IMoor  assez 
d'or  pour  rebâtir  deux  fois  la  ferme  de  Heugh-Foot  et  la  garnir 
de  bétail  et  d'instruments ,  et  je  suis  sûr  qu'Elshie  ne  s'opposera 
pas  à  ce  que  nous  en  fassions  usage. 

—  Elshie  I  »  dit  la  grand'mère  étonnée  ;  «  de  quel  Elshie  voulez- 
vous  parler  ? 

—  Duquel,  si  ce  n'est  Cunny  Elshie,  l'ermite  de  Mucklestane  ? 
dit  Hobbie. 

—  Dieu  nous  préserve,  mon  fils,  dit  la  grand'mère^  que  vous 
alliez  puiser  de  l'eau  dans  des  citernes  corrompues,  ou  que  vous 
demandiez  du  secours  à  ceux  qui  ont  fait  pacte  avec  l'esprit 
malin!  Il  n'y  a  jamais  eu  de  bonheur  dans  leurs  dons,  ni  de 
grâce  dans  leurs  sentiers.  Tout  le  pays  sait  que  cet  Elshie  est  un 
sorcier.  Oh  1  s'il  y  avait  des  lois  et  une  paisible  administration  de 
la  justice,  qui  fait  qu'un  royaume  fleurit  et  marche  dans  la 
bonne  voie,  on  ne  laisserait  pas  vivre  des  gens  de  cette  espèce. 
Sorciers  et  sorcières  sont  l'abomination  et  le  fléau  de  la  terre. 

—  En  vérité  ,  ma  mère,  répondit  Hobbie,  vous  direz  ce  que 
vous  voudrez^  mais  je  suis  d'avis  que  les  sorciers  et  les  sorcières 
n'ont  pas  la  moitié  du  pouvoir  qu'ils  avaient  autrefois  -,  au  moins 
suis-je  certain  qu'un  homme  qui  complote  le  mal ,  comme  le 
vieux  Ellieslaw,  ou  un  brigand  comme  ce  Westburnflat,  sont  un 
grand  fléau  et  une  plus  grande  abomination  dans  un  pays  qu'une 
bande  infernale  des  plus  méchantes  sorcières  qui  aient  jamais 
chevauché  sur  un  manche  à  balai ,  ou  tenu  leur  sabbat  le  soir 
du  mardi  gras.  Elshie  n'aurait  jamais  eu  l'intention  d'incendier 
ma  maison  et  mes  granges,  et  je  suis  résolu  à  essayer  s'il  veut 
faire  quelque  chose  pour  nous  aider  à  les  rebâtir.  Il  est  bien 
connu  pour  habile  homme  dans  toute  la  contrée  jusqu'à  Brough- 
sous-Stanmore. 

—  Prends  garde,  mon  enfant,  dit  mistress  EUiot;  considère 

LE    >A1N    NOIh.  7 


(fS^  LE  NAIN  NOIR. 

que  ses  bienfaits  n'ont  profité  à  personne.  Jock  Howden  est  mort 
vers  le  temps  de  la  chute  des  feuilles  précisément  de  la  maladie 
dont  Elshie  prétendait  l'avoir  guéri;  et  quoiqu'il  ait  empêché  la 
vache  de  Lambside  de  mourir  d'une  épizootie,  néanmoins  le  haut 
mal  a  été  plus  cruel  parmi  ses  moutons  que  dans  aucune  des 
saisons  précédentes  ^  Et  puis  j'ai  ouï  dire  qu'il  se  servait  de 
paroles  si  offensantes  envers  les  hommes,  que  c'est  insulter  la 
Providence  elle-même.  Souvenez-vous  que  vous  dîtes  vous-même, 
la  première  fois  que  vous  le  vîtes ,  qu'il  ressemblait  plutôt  à  un 
fantôme  qu'à  un  être  vivant. 

—  Laissez  donc,  ma  mère,  dit  Hobbie,  Elshie  n'est  pas  aussi 
mauvais  que  cela.  Il  est  vrai  que  son  corps  tout  difforme  n'est 
pas  un  objet  fort  agréable  à  voir,  et  que  son  langage  est  rude; 
mais  il  n'est  pas  aussi  dangereux  en  effets  qu'en  paroles.  Si 
j'avais  quelque  chose  à  manger,  car  je  n'ai  rien  pris  de  toute 
la  journée,  je  me  coucherais  pour  deux  ou  trois  heures  à  côté  de 
mon  cheval,  et  demain,  au  point  du  jour,  je  partirais  pour 
Mucklestane. 

—Et  pourquoi  pas  ce  soir?  dit  Henri;  j'irai  avec  vous. 

—  Mon  cheval  est  fatigué,  répondit  Hobbie. 

—  En  ce  cas  vous  pouvez  prendre  le  mien,  dit  John. 

—  Mais  je  suis  moi-même  très-fatigué,  »  dit  Hobbie  en  in- 
sistant. 

«  Vous,  fatigué!  dit  Henri;  fi  donc  !  je  vous  ai  vu  rester  en 
selle  pendant  vingt-quatre  heures  de  suite  sans  jamais  prononcer 
ce  mot. 

—  La  nuit  est  bien  obscure,  »  dit  Hobbie  en  regardant  par  la 
fenêtre  de  la  chaumière;  ««  mais,  à  parler  franchement,  quoique 
Elshie  soit  réellement  un  brave  homme ,  cependant  j'aime  mieux 
qu'il  fasse  grand  jour  quand  je  vais  lui  faire  une  visite.  » 

Cette  franchise  de  la  part  de  Hobbie  empêcha  toute  discussion 
ultérieure;  conciliant  ainsi  la  trop  grande  précipitation  du  con- 
seil de  son  frère  avec  les  mesures  d'une  prudence  trop  timide 
recommandées  par  sa  grand'mère,  il.  prit  les  rafraîchissements 
que  la  chaumière  put  fournir,  et  après  avoir  embrassé  cordia- 
lement toutes  les  personnes  qui  Tentouraient ,  il  se  retira  sous 
le  hangar  et  s'étendit  à  côté  de  son  fidèle  palefroi.  Ses  frères  se 
partagèrent  quelques  bottes  de  paille  propre  qu'ils  trouvèrent 

1  Le  texte  (lit  mnor-ill  et  lonpi/ig-ill.  ta  première  île  ces  maladies  cause  des 
tourments  aigus;  la  seconde  fait  sauter  Tanimal  comme  s'il  était  ivre.  a.  m. 


CHAPITRE  X.  "  iOb 

dans  rétable  ordinairement  occupée  par  la  vache  d'Annaple; 
quant  aux  femmes,  elles  s'arrangèrent  pour  prendre  du  repos 
comme  l'état  de  la  chaumière  put  le  leur  permettre. 

A  la  pointe  du  jour,  Hohbie  se  leva,  et,  après  avoir  pansé 
et  sellé  son  cheval,  il  partit  pour  Mucklestane-Moor.  Il  évita 
la  compagnie  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ses  frères,  pensant  que  le 
Nain  était  plus  propice  à  ceux  qui  venaient  le  visiter  seuls. 

«  Notre  voisin,  »  pensait-il  en  lui-même  à  mesure  qu'il  avan- 
çait, «  n'est  pas  très-commode,  et  il  y  a  des  moments  où  il 
n'est  pas  très-facile  de  l'endurer.  Qui  sait  s'il  sera  sorti  de  sa 
cabane  pour  ramasser  le  sac  d'argent?  S'il  ne  l'a  pas  fait,  c'a 
été  une  bonne  aubaine  pour  quelqu'un,  et  je  serai  bien  attrapé. 
Allons,  Tarras,  «  dit-il  à  son  cheval  en  lui  donnant  un  coup  d'é- 
peron, «  dépèchons-nous,  mon  ami.  Il  faut,  s'il  se  peut,  que  nous 
arrivions  les  premiers.  » 

Il  se  trouvait  alors  sur  la  vaste  lande,  qui  commençait  à  être 
éclairée  par  les  premiers  rayons  du  soleil  ;  la  pente  douce  par  la- 
quelle il  descendait  lui  montrait  distinctement,  quoique  loin  ,  la 
demeure  du  Nain.  La  porte  s'ouvrit^  et  Hobbie  vit  de  ses  propres 
yeux  le  phénomène  dont  il  avait  si  souvent  entendu  parler.  Deux 
figures  humaines,  si  l'on  pouvait  donner  ce  nom  à  celle  du  Nain, 
sortirent  de  la  retraite  solitaire  du  reclus,  et  parurent  converser 
ensemble  en  plein  air.  Puis  la  grande  figure  se  pencha,  comme 
pour  ramasser  quelque  chose  qui  était  à  terre  près  de  la  porte  de 
la  hutte  ;  ensuite  elles  s'avancèrent  toutes  les  deux  à  une  petite 
distance,  et  s'arrètèrent  de  nouveau,  comme  si  elles  étaient  en 
grande  conversation.  Toutes  les  terreurs  superstitieuses  de  Hob- 
bie se  réveillèrent  à  cette  vue,  et  il  lui  paraissait  impossible  que 
le  Nain  laissât  pénétrer  quelqu'un  dans  sa  demeure,  et  qu'il  y  eût 
des  êtres  assez  hardis  pour  venir  le  visiter  la  nuit.  Dans  l'intime 
persuasion  qu'il  avait  vu  un  sorcier  s'entretenir  familièrement 
avec  un  esprit,  Hobbie  retint  son  haleine  et  la  bride  de  son  che- 
val, ré.solu  à  ne  pas  encourir  l'indignation  de  l'un  ou  de  l'aiitre 
par  une  interruption  indiscrète  de  leur  conférence.  Ils  s'aperçu- 
rent sans  doute  de  son  approche;  car  à  peine  avait-il  fait  halte,  que 
le  Nain  rentra  dans  sa  cabane,  et  la  grande  figure  qui  l'avait  ac- 
compagné parut  se  glisser  le  long  de  l'enclos  du  jardin  et  s'éva- 
nouir aux  yeux  du  stupéfait  Hobbie. 

«  Vit-on  jamais  chose  pareille?  dit  Elliot  -,  mais  je  suis  dans  une 
position  désespérée,  et  quand  ce  serait  Beelzébuth  lui-môme. 


«04  LE  NAIN  NOIR. 

il  faut  que  je  me  hasarde  à  descendre  la  colline  jusqu'à  lui.  » 

Cependant,  malgré  son  prétendu  courage,  il  ralentit  sa  marche 
lorsque,  tout  près  de  l'endroit  où  il  avait  vu  cette  grande  figure  , 
il  aperçut,  comme  tapi  dans  une  toufîe  de  bruyère,  un  corps  mince, 
noir  et  bourru,  semblable  à  celui  d'un  chien  basset. 

"  Il  n'a  jamais  eu  de  chien  que  je  sache,  dit  Hobbie,  mais  plus 
d'un  diable  à  son  service,  que  Dieu  me  pardonne  d'avoir  prononcé 
un  tel  mot  1...  Il  ne  bouge  pas,  quelque  animal  que  ce  soit...  J'ai 
ridée  que  c'est  un  blaireau-,  mais,  pour  effrayer^  les  fantômes 
prennent  des  formes  si  bizarres!  Cela  vase  changer  peut-être  en 
un  lion  ou  en  un  crocodile,  lorsque  je  m'avancerai  de  plus  près. 
Je  vais  lui  jeter  une  pierre  ;  car,  s'il  vient  à  prendre  une  autre 
forme  quand  je  serai  trop  près ,  Tarras  n'y  tiendra  jamais  , 
et  j'aurais  trop  affaire  à  lui  tenir  tête ,  et  au  diable  en 
même  temps.  » 

En  conséquence,  il  jeta  prudemment  une  pierre  sur  l'objet  en 
question,  qui  n'en  resta  pas  moins  immobile.  «<  Ce  n'est  pas  un 
être  vivant,  après  tout,  dit  Hobbie,  mais  bien  le  sac  d'argent  qu'il 
m'a  jeté  hier  au  soir  par  la  fenêtre  !  Et  c'est  cette  drôle  de  figure 
grêle  qui  me  l'a  transporté  jusqu'ici  ?  »  Alors  il  s'avança,  et  sou- 
leva la  lourde  sacoche  qui  était  toute  pleine  d'or.  «  Miséricorde  I  » 
dit  Hobbie,  dont  le  cœur  palpitait  en  sentant  revivre  ses  espéran- 
ces et  ses  projets  pour  l'avenir,  en  même  temps  qu'il  soupçonnait 
à  quel  dessein  ce  secours  lui  était  offert  ;  «  miséricorde  !  c'est  une 
terrible  chose  que  de  toucher  à  ce  qui  a  été  récemment  entre  les 
griffes  de  quelqu'un  qui  n'est  pas  de  très-bon  aloi.  Je  ne  saurais 
me  tirer  de  l'idée  qu'il  y  a  quelque  manigance  de  Satan  dans  tout 
ceci  5  mais  je  suis  résolu  à  me  comporter  en  honnête  homme  et 
en  bon  chrétien,  arrive  ce  qu'il  voudra  !  » 

En  conséquence,  il  s'approcha  de  la  porte  de  la  cabane,  et, 
après  avoir  frappé  à  plusieurs  reprises  sans  recevoir  aucune  ré- 
ponse, "  Elshie  I  »  dit-il  en  élevant  la  voix,  «  père  Elshie  !  je  sais 
que  vous  y  êtes,  et  éveillé,  car  je  vous  ai  vu  sur  le  seuil  de  votre 
porte  comme  je  descendais  la  colline  :  voulez-vous  sortir  et  parler 
un  moment  avec  quelqu'un  qui  a  beaucoup  de  remercîmenls  à 
vous  faire.  Tout  ce  que  vous  m'avez  dit  relativement  à  Westhurn- 
flat  n'était  que  trop  vrai  !  mais  il  m'a  renvoyé  Grâce  saine  et 
sauve-,  et  ainsi  il  n'est  rien  arrivé  de  mal  qui  ne  puisse  être  fa- 
cilement enduré.  Si  vous  vouliez  sortir  seulement  un  moment, ou 
me  dire  que  vous  m'écoulez ...  Eh  bien  !  puisque  vous  ne  voulez 


CHAPITRE  X.  103 

pas,  je  vais  continuer  mon  histoire.  J'ai  pensé,  voyez-vous,  que  ce 
serait  une  terrible  chose  pour  deux  jeunes  gens,  comme  Grâce  et 
moi,  de  remettre  notre  mariage  à  plusieurs  années,  jusqu'à  ce 
que  j'eusse  été  à  l'étranger,  et  que  j'en  fusse  revenu  avec  quel- 
que peu  d'argent  ;  on  prétend  d'ailleurs  généralement  que  l'on  ne 
peut  pas  espérer  rapporter  du  butin  de  la  guerre  comme  autrefois  ; 
la  paye  de  la  reine  est  bien  peu  de  chose,  et  il  n'y  a  pas  de  quoi 
s'enrichir  à  ce  métier  ;  et  puis  ma  grand'mère  est  vieille ,  et  mes 
sœurs  resteraient  à  languir  et  à  se  consumer,  parce  qu'elles  ne 
m'auraient  pas  auprès  d'elles  pour  leur  donner  du  courage.  Et 
enfin  Earnscliff,  ou  les  voisins,  vous-même  peut-être,  Elshie, 
pourriez  avoir  besoin  de  quelque  service  que  Hob  EUiot  serait  en 
état  de  vous  rendre.... C'est  bien  dommage  que  la  vieille  ferme  de 
Heugh-Foot  soit  si  complètement  ruinée  !  J'avais  donc  pensé.. .; 
Mais  le  diable  m'emporte  !. . .  Dieu  me  pardonne  cette  expression  I  » 
ajouta-t-il  en  se  retenant,  «  si  je  puis  me  décider  à  demander  une 
faveur  à  quelqu'un  qui  ne  veut  pas  seulement  me  répondre  ou 
me  faire  connaître  s'il  m'entend. 

—  Dis  ce  que  tu  voudras...  fais  ce  que  tu  voudras,  »  dit  le 
Nain,  de  l'intérieur  de  la  cabane  ^  «  mais  va-t'en,  et  laisse-moi 
en  repos. 

—  Eh  bien,  eh  bien  !  répliqua  EUiot,  puisque  vous  m'écoutez ,' 
je  vais  abréger  mon  histoire.  Puisque  vous  êtes  assez  bon  pour  me 
prêter  l'argent  qui  me  sera  nécessaire  pour  rebâtir  et  regarnir  la 
ferme  de  Heugh-Foot,  je  consens,  de  mon  côté,  àaccepter  votre 
offre  avec  empressement-,  et,  en  vérité,  je  crois  qu'il  sera  tout 
autant  en  sûreté  entre  mes  mains  qu'entre  les  vôtres,  puisque 
vous  le  laissez  dehors,  exposé  à  être  pris  par  le  premier  passant, 
sans  compter  les  mauvais  voisins,  qui  peuvent  enfoncer  les  portes 
et  forcer  les  endroits  les  mieux  fermés,  chose  que  je  puis  malheu- 
reusement dire  à  mes  dépens.  Puisque  vous  avez  autant  d'égards 
pour  moi,  je  serai  charmé  d'accepter  cette  preuve  de  bonté  5  et 
ma  mère  et  moi  (elle  est  usufruitière,  et  moi  j'ai  la  substitution 
du  domaine  de  Wide-Open),  nous  vous  donnerons  une  hypothè- 
que ou  une  obligation  transmissible  pour  la  somme,  en  vous 
payant  les  intérêts  tous  les  six  mois.  Saunders-W\liecoat  dres- 
serait l'acte,  et  vous  n'auriez  rien  à  payer  pour  les  frais. 

—  Cesse  ce  jargon  et  va-t'en,  dit  le  Nain  ;  la  probité  franche 
et  bavarde  est  pour  moi  une  peste  plus  insupportable  que  la  fri- 
ponnerie d'un  grand  qui  dépouillerait  un  homme  de  tout  ce  qu'il 


iOe  LE  NAÏN  NOIR, 

possède,  sans  remerdments,  complications,  ni  excuses.  Va-t'en , 
dis-je,  tu  es  un  de  ces  paysans  grossiers  dont  la  parole  est  aussi 
bonne  que  leur  contrat.  Garde  l'argent,  principal  et  intérêts,  jus- 
qu'à ce  que  je  te  les  deman-de. 

—  Mais,  continua  l'obstiné  Borderer,  nous  \ivons  aujourd'hui, 
et  nous  pouvons  mourir  demain-,  réellement  il  devrait  y  avoir  du 
hoir  sur  du  blanc  dans  une  transaction  comme  celle-ci  ;  aiïisi 
faites-moi  un  modèle  ou  une  minute  dans  la  forme  qui  vous  con- 
viendra, je  la  mettrai  au  net  et  la  signerai  devant  d'excellents 
témoins.  Seulement,  Elshie,  n'y  glissez  rien  qui  puisse  être  pré- 
judiciable à  mon  honneur;  car  Je  le  ferai  lire  au  ministre,  et  je 
ne  voudrais  pas  que  vous  vous  exposassiez  inutilement.  Mais  je 
m'en  vais^  car  vous  seriez  fatigué  de  mes  discours ,  et  moi , 
je  le  suis  de  vous  parler  sans  recevoir  de  réponse.. . .  Je  vous  ap- 
porterai un  de  ces  jours  un  morceau  du  gâteau  de  la  mariée ,  et 
peut-être  amènerai-je  Grâce  pour  vous  faire  une  visite.  Vous 
serez  charmé  de  voir  Grâce,  brave  homme,  quelque  bourru  que 
vous  soyez... Eh,  mon  Dieu  I  quel  soupir  il  vient  de  pousser  I  se- 
rait-il incommodé  par  hasard  ?  ou  peut-être  a-t-il  pensé  que  je 
parlais  de  la  grâce  divine,  et  non  pas  de  Grâce  Armstrong  ?  Pauvre 
homme  !  je  ne  sais  pas  trop  ce  que  je  dois  penser  de  lui  ;  mais  je 
suis  sûr  qu'il  est  aussi  bon  pour  moi  que  si  j'étais  son  fils  :  quel 
drôle  de  père  que  j'aurais  eu  s'il  en  était  ainsi  !  » 

Hobbie  alors  délivra  son  bienfaiteur  de  sa  présence,  et  s'en  re- 
tourna gaiement  chez  lui  pour  étaler  son  trésor ,  et  conférer  sur 
les  moyens  de  réparer  le  dommage  qu'il  avait  souffert  dans  .sa 
fortune  par  l'agression  du  Red  Reiver  de  Westburnflat. 


CHAPITRE  XI 


L  ENLEVEMENT. 


Trois  briganùs  me  saisirent  hier  malin,  pauvre  CUe 
abandonnée  ;  ils  cloiilTcrenl  nies  cris  avec  foi  ce  et 
méchancelé,  et  nie  lièrenl  sur  un  blanc  palefroi.  Aussi 
sùicuicnt  que  j'cspérc  que  le  ciel  aura  piiié  de  moi,  je 
ne  saurais  dire  quels  hommes  c'étaient.     Chi  istalcUa, 

La  marche  de  notre  histoire  doit  rétrograder  un  peu  ,  afin  de 
pouvoir  détailler  les  circonstances  qui  avaient  placé  miss  Yère 
dy.ns  la  fâcheuse  situation  d'où  elle  avait  été  délivrée,  sans 


CHAPITRE  XI.  107 

qu'elle  s'y  attendît ,  et ,  dans  le  fait ,  sans  qu'il  y  eût  intention , 
par  l'apparition  d'Earnscliff  et  d'ElIiot ,  avec  leurs  amis  et  leurs 
compagnons,  devant  la  tour  de  Westburnflat. 

•La  veille  de  la  nuit  pendant  laquelle  la  maison  de  Hobbie  avait 
été  brûlée ,  miss  Vère  fut  invitée  par  son  père  à  l'accompagne* 
dans  une  promenade  qu'il  se  proposait  de  faire  dans  une  partie 
■éloignée  des  sites  romantiques  qui  se  trouvaient  aux  environs  de 
^on  château  d'Ellieslaw.  «  Entendre ,  c'était  obéir ,  »  dans  le  vrai 
style  du  despotisme  oriental.  Mais  Isabelle  tremblait  en  silence  , 
pendant  qu'elle  suivait  son  père  à  travers  d'étroits  sentiers,  tantôt 
le  long  d'un  ruisseau  qui  serpentait ,  tantôt  grimpant  les  collines 
qui  lui  servaient  de  rives.  Un  seul  domestique,  choisi  peut-être 
à  cause  de  sa  stupidité ,  les  accompagnait.  D'après  le  silence  de 
son  père,  Isabelle  ne  douta  point  qu'il  n'eût  fait  choix  d'un  lieu 
aussi  éloigne  et  aussi  solitaire  pour  reprendre  la  discussion  qui 
avait  si  fréquemment  eu  lieu  relativement  à  la  demande  en  ma- 
riage de  sir  Frédéric ,  et  qu'il  ne  méditât  sur  les  moyens  les  plus 
propres  à  lui  faire  sentir  la  nécessité  de  l'admettre  comme  un 
prétendant.  3Iais  pendant  quelque  temps  ses  craintes  parurent 
être  sans  fondement.  Les  seules  phrases  que  son  père  lui  adres- 
sait de  temps  à  autre  avaient  rapport  aux  beautés  du  paysage  ro- 
mantique qu'ils  parcouraient,  et  dont  les  scènes  variaient  à  cha- 
que pas.  A  ces  observations,  quoiqu'elles  parussent  venir  d'un 
cœur  rempli  de  soins  plus  sombres  et  plus  importants,  Isabelle 
tâchait  de  répondre  d'une  manière  libre  et  sans  contrainte,  au- 
tant qu'il  lui  était  possible  au  milieu  des  craintes  involontaires  qui 
se  présentaient  en  foule  à  son  imagination. 

Tout  en  soutenant  avec  une  difficulté  mutuelle  une  conversa- 
tion qui  n'avait  pas  de  suite  régulière  ,  ils  parvinrent  enfin  au 
centre  d'un  petit  bois  composé  de  gros  chênes  entremêlés  de 
bouleaux ,  de  frênes ,  de  coudriers ,  de  houx  et  d'une  grande  va- 
riété de  bois  taillis.  Les  branches  des  grands  arbres  s'entrelaçaient 
dans  le  haut ,  et  leurs  troncs  garnissaient  le  terrain  du  taillis. 
L'endroit  où  se  trouvaient  Ellieslaw  et  sa  fille  était  plus  ouvert,  et 
cependant  couronné  par  une  arcade  naturelle  de  grands  arbres , 
et  assombrie ,  à  une  certaine  profondeur  sur  les  côtés,  par  une 
quantité  d'arbrisseaux  et  de  buissons. 

«  C'est  ici ,  Isabelle,  »  dit  M.  Vère,  en  continuant  la  conversa- 
tion si  souvent  reprise  et  si  souvent  suspendue  ,  «  c'est  ici  que  je 
voudrais  élever  un  autel  à  l'amitié. 


108  LE  NAIN  NOIR. 

—  A  l'amitié,  monsieur  ^  I  dit  miss  Yère ,  et  pourquoi  dans  ce 
lieu  sombre  et  écarté  plutôt  qu'ailleurs  ? 

—  Oh  1  il  est  facile  de  prouver  que  le  local  lui  conviendrait ,  » 
répliqua  son  père  avec  un  ris  moqueur.  «  Yous  savez ,  miss  Yère 
(  car  vous  êtes ,  je  le  sais  fort  bien ,  une  jeune  femme  savante) , 
vous  savez  que  les  Romains  ne  se  contentaient  pas  dans  leur 
culte  de  personnifier  chaque  qualité  utile ,  chaque  vertu  morale 
à  laquelle  ils  pouvaient  affecter  un  nom,  mais  qu'en  outre  ils 
adoraient  la  même  vertu  sous  différents  titres  et  attributs  qui 
pouvaient  lui  donner  une  nuance  distincte  ou  un  caractère  par- 
ticulier. Eh  bien  I  par  exemple ,  l'amitié  à  laquelle  je  voudrais 
dédier  ici  un  temple  n'est  pas  l'amitié  des  hommes,  qui  abhorre 
et  dédaigne  la  duplicité,  l'artifice  et  le  déguisement,  mais  l'a- 
mitié des  femmes ,  qui  ne  consiste  guère  que  dans  une  disposi- 
tion mutuelle  de  la  part  des  amies,  comme  elles  s'appellent,  à  se 
soutenir  les  unes  les  autres  dans  leurs  ruses  cachées  et  dans  leurs 
petites  intrigues. 

—  Yous  êtes  sévère ,  monsieur. 

—  Je  ne  suis  que  juste,  un  humble  copiste  d'après  nature,  qui 
a  l'avantage  de  contempler  deux  études  excellentes ,  telles  que 
Lucy  Ilderson  et  vous. 

—  Si  j'ai  eu  le  malheur  de  vous  offenser,  monsieur,  je  peux  en 
conscience  justifier  miss  Ilderson.  Elle  n'a  été  ni  ma  conseillère 
ni  ma  confidente. 

—  Yraiment  ?  et  d'où  vous  venait  donc  cette  pétulance  de  lan- 
gage ,  cette  impertinence  de  raisonnement  qui  a  tant  déplu  à  sir 
Frédéric ,  et  qui  m'a  tant  offensé  depuis  quelque  temps  ? 

—  Si  le  ton  que  j'ai  pris  vous  a  déplu,  monsieur,  je  ne  saurais 
en  éprouver  un  regret  trop  vif  ni  trop  sincère  ;  mais  il  n'en  se- 
rait pas  de  môme  pour  avoir  répondu  avec  vivacité  à  sir  Frédéric, 
lorsqu'il  me  parlait  d'une  manière  si  grossière;  puisqu'il  oubliait 
que  j  étais  une  dame,  je  devais  lui  faire  voir  que  j'étais  au  moins 
une  femme. 

—  Réservez  donc  vos  impertinentes  réponses  pour  ceux  qui 
vous  presseront  sur  cet  objet ,  »  dit  froidement  son  père  -,  quant 
à  moi ,  j'en  suis  las  et  n'en  reparlerai  plus  jamais. 

—  Que  le  ciel  vous  bénisse,  mon  cher  père!  »  dit  Isabelle  en 
lui  prenant  la  main  ,  qu'il  cherchait  à  retirer  ;  «  hors  la  tâche  de 
souffrir  les  persécutions  de  cet  homme,  il  n'est  rien  que  vous 

i  En  Anjjlelerre  on  dit  plus  souvent  monsieur  que  7iion  pcrc.  a.  m, 


CHAPITRE  XI.  109 

puissiez  me  commander  ,  et  à  quoi  je  ne  me  soumette  sans  la 
moindre  répugnance. 

—  Tous  êtes  très-complaisante  ,  miss  Tère  ,  lorsqu'il  vous  ar- 
rive de  penser  qu'il  vous  convient  d'écouter  votre  devoir ,  »  dit 
son  inflexible  père  en  arrachant  sa  main  de  la  tendre  étreinte  de 
sa  lille  ;  «  mais  dorénavant,  mon  enfant,  je  m'épargnerai  la  peine 
de  vous  donner  des  conseils  désagréables  sur  quelque  sujet  que 
ce  soit  ;  c'est  à  vous  à  vous  gouverner  vous-même.  » 

En  ce  moment,  quatre  brigands  fondirent  sur  eux.  31.  Yère 
et  son  domestique  tirèrent  leurs  couteaux  de  chasse ,  qu'on 
était  dans  l'usage  de  porter  à  cette  époque,  et  essayèrent 
de  se  défendre  et  de  protéger  Isabelle  ;  mais  ,  pendant  que  cha- 
cun d'eux  était  aux  prises  avec  son  antagoniste,  elle  fut  entraînée 
dans  l'épaisseur  du  bois  par  les  deux  autres  bandits  qui  la  placè- 
rent sur  un  cheval  et  montèrent  sur  les  leurs  qui  se  trouvaient 
tout  à  portée  derrière  le  taillis.  Ils  la  placèrent  au  milieu  d'eux  , 
chacun  tenant  la  bride  du  cheval  qu'elle  montait ,  et  se  mirent  à 
galoper  bon  train,  par  des  sentiers  sombres  et  tortueux,  à  tra- 
vers les  vallons  et  les  collines,  la  bruyère  et  les  marécages,  et  la 
conduisirent  à  la  tour  de  Westburnflat,  où  elle  fut  strictement 
surveillée ,  sans  être  autrement  maltraitée ,  et  confiée  à  la  garde 
de  la  vieille  femme  dont  le  fils  était  propriétaire  de  la  forteresse. 
Ni  prières,  ni  supplications  ne  furent  capables  de  tirer  de  la 
vieille  sorcière  le  moindre  renseignement  sur  le  motif  de  son  enlè- 
vement forcé  et  de  son  emprisonnement  dans  un  lieu  aussi  écarté. 

L'arrivée  d'Earnscliff  et  d'une  troupe  nombreuse  de  cavaliers 
devant  la  tour  alarma  le  brigand.  Comme  il  avait  déjà  donné  des 
ordres  pour  que  Grâce  Armstrong  fût  rendue  à  .ses  parents,  il  ne 
lui  vint  pas  dans  l'esprit  que  ce  fût  elle  qui  occasionnât  cette  vi- 
site désagréable;  et  voyant  à  la  tête  de  la  troupe  Earnscliff;,  dont 
l'attachement  pour  miss  Yère  était  un  sujet  de  conversation  dans 
le  pays,  il  ne  douta  pas  que  sa  délivrance  ne  fût  l'unique  objet  de 
cette  attaque  contre  la  tour.  La  crainte  des  conséquences  person- 
nelles le  força  à  rendre  sa  prisonnière,  comme  nous  l'avons  dit 
plus  haut. 

Au  moment  où  le  bruit  des  pas  des  chevaux  qui  emmenaient  la 
fille  d'EUieslaw  se  fit  entendre  ,  son  père  tomba ,  et  son  domes- 
tique, jeune  homme  robuste,  qui  gagnait  du  terrain  sur  le  bri- 
gand qu'il  poursuivait,  abandonna  le  combat  pour  venir  au  secours 
de  son  maître,  ne  doutant  pas  qu'il  n'eût  reçu  une  blessure  mor- 


ii^  LE  NAIN  NOIR. 

telle.  Les  deux  scélérats  se  désistèrent  aussitôt  de  toute  attaque 
ou  défense  ultérieure,  et  s'enfonçant  dans  le  plus  épais  du  bois, 
montèrent  sur  leurs  chevaux  et  se  mirent  à  galoper  après  leurs 
compagnons.  Cependant  Dixon  eut  la  satisfaction  de  trouver  que 
M.  yère,  non-seulement  était  en  vie,  mais  n'avait  pas  même  été 
blessé.  Il  avait  fait  un  trop  grand  effort,  et  avait  heurté,  disait-il, 
contre  une  racine  d'arbre,  en  voulant  porter  un  coup  trop  vio- 
lent à  son  antagoniste.  Le  désespoir  qu'il  manifesta  à  la  dispari- 
tion de  sa  fille  fut  tel,  que,  suivant  l'expression  de  Dixon,  il  aurait 
attendri  le  cœur  d'une  pierre;  et  il  fut  tellement  épuisé  par  ses 
sensations  et  les  vaines  recherches  pour  découvrir  la  trace  des 
ravisseurs,  qu'il  s'écoula  un  temps  considérable  avant  qu'il  ren- 
trât chez  lui  et  qu'il  donnât  l'alarme  à  sa  famille. 

Toute  sa  conduite,  tous  ses  mouvements  étaient  ceux  d'un 
homme  au  désespoir. 

«'  Ne  me  parlez  donc  pas,  sir  Frédéric,»  dit-il  avec  impatience; 
«  vous  n'êtes  pas  père..,  c'était  mon  enfant...  une  fille  ingrate 
peut-être,  mais  enfin  ma  fille...  mon  unique  enfant.  Où  est  miss 
Ilderson  ?  Elle  doit  savoir  quelque  chose  de  cette  affaire.  Ceci 
s'accorde  avec  les  informations  que  j'ai  de  ses  machinations. 
Allez,  Dixon,  priez  M.  Ratcliffe  de  venir  à  la  minute...  » 

La  personne  qu'il  venait  de  nommer  entra  en  ce  moment  dans 
la  chambre. 

«  Je  vous  répète,  Dixon,  »  continua  M.  Yère  en  changeant 
de  ton,  «  de  faire  savoir  à  M.  Ratcliffe  que  je  le  prie  de  me  favori- 
ser de  sa  compagnie  pour  une  affaire  toute  particulière.  Ah! 
mon  cher  monsieur,  »  ajouta-l-il  comme  s'il  ne  l'avait  pas  encore 
aperçu,  <•  vous  êtes  justement  la  personne  dont  les  conseils  me 
sont  le  plus  nécessaires  (îans  l'extrémité  où  je  me  trouve. 

—  Que  vous  est-il  donc  arrivé,  monsieur,  pour  vous  troubler 
ainsi?  »  dit  M.  Ratcliffe  d'un  ton  grave;  et  pendant  que  le  laird 
d'Ellieslawlui  donne,  avec  toutes  les  marques  de  douleur  et  d'in- 
dignation, les  détails  de  l'aventure  de  la  matinée  ,  nous  profite- 
rons de  cette  occasion  pour  faire  connaître  à  nos  lecteurs  les  rap- 
ports que  ces  deux  personnages  avaient  entre  eux. 

Dès  sa  première  jeunesse,  M.  Vère  d'Ellieslaw  s'était  fait  re- 
marquer par  une  vie  dissipée,  que,  dans  un  âge  plus  avancé,  il 
avait  échangée  contre  une  non  moins  destructive  de  profonde  et 
tumultueuse  ambition.  Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  il  avait  sa- 
tisfait sa  passion  prédominante^  sans  avoir  égard  à  la  diminution 


CHAPITRE  XI.  414 

de  sa  fortune  particulière,  bien  que,  dans  les  circonstances  où  il 
n'était  pas  mû  par  les  mêmes  motifs,  il  passait  pour  être  serré, 
âvare  et  peu  scrupuleux  sur  les  moyens  de  se  procurer  de  l'ar- 
gent. Ses  affaires  se  trouvaient  très-embarrassées  par  suite  de  ses 
extravagances  de  jeunesse  ;  il  alla  en  Angleterre,  où,  suivant 
Topinion  générale,  il  fit  un  mariage  avantageux.  Il  fut  plusieurs 
années  absent  du  domaine  de  sa  famille.  Tout  à  coup,  et  sans 
qu'on  s'y  attendît,  il  revint,  veuf,  amenant  avec  lui  sa  fille,  alors 
âgée  d'environ  dix  ans.  Depuis  ce  moment,  ses  dépenses  parurent 
excessives  aux  yeux  des  simples  habitants  des  montagnes  aa 
milieu  desquelles  il  était  né,  et  Ton  supposait  généralement  qu'il 
était  fortement  endetté.  Néanmoins  il  continua  de  vivre  avec  la 
môme  prodigalité  jusqu'à  l'époque  qui  précéda  de  quelques  mois 
le  commencement  de  notre  histoire,  époque  à  laquelle  l'opinion 
publique  sur  le  mauvais  état  de  ses  affaires  fut  confirmée  par  la 
résidence  au  château  d'EUieslaw  de  M.  Ratcliffe,  qui,  du  consen- 
tement tacite,  quoique  évidemment  au  grand  déplaisir  du  sei- 
gneur du  manoir,  parut,  dès  le  moment  de  son  arrivée,  prendre 
et  exercer  une  influence  prédominante  et  inconcevable  dans  la 
conduite  de  ses  affaires  particulières. 

Ce  M.  Piatcliffe  était  un  homme  grave,  réfléchi  et  réservé,  et 
déjà  avancé  en  âge.  Les  personnes  qui  avaient  occasion  de  lui 
parler  d'affaires  le  trouvaient  fort  entendu  dans  tout  ce  qui  y 
avait  rapport.  Il  était  peu  communicatif,  mais  lorsqu'une  occasion 
particulière  se  présentait,  ou  bien  en  conversation,  il  montrait  un 
esprit  actif  et  plein  d'instruction.  Pendant  quelque  temps,  avant 
de  fixer  sa  résidence  au  château,  il  y  avait  fait  quelques  visites, 
et  dans  ces  occasions,  M.  Tère,  contre  son  usage  habituel  envers 
ceux  qui  étaient  d'un  rang  inférieur  au  sien,  avait  eu  pour  lui 
de  grandes  attentions  et  même  de  la  déférence.  Cependant  son 
arrivée  semblait  toujours  lui  causer  une  sorte  d'embarras,  et  son 
départ  lui  donner  du  soulagement  ;  et  il  ne  fut  pas  difficile  de  re- 
marquer le  mécontentement  qu'éprouva  M.  Yère  lorsque  Rat- 
cliffe se  fixa  entièrement  dans  sa  famille.  Au  fait  il  y  avait  dans 
leurs  rapports  un  singulier  mélange  de  confiance  et  de  contrainte. 
Les  affaires  les  plus  importantes  de  M.  Yère  étaient  réglées  par 
M.  Ratcliffe-,  et  quoiqu'il  ne  fût  pas  de  ces  riches  indolents,  qui, 
trop  nonchalants  pour  s'occuper  de  leurs  propres  affaires,  sont 
bien  aises  de  s'en  décharger  sur  les  autres,  cependant  on  le  voyait 
dans  plusieurs  circonstances  renoncer  à  son  propre  jugement 


112        .  LE  NAIN  NOIR. 

pour  se  soumettre  aux  opinions  contraires  de  M.  Ratcliffe  qui 
n'hésitait  pas  à  les  exprimer  franchement. 

M.  Tère  ne  paraissait  jamais  plus  mortifié  que  lorsque  des 
étrangers  faisaient  quelque  observation  sur  l'espèce  de  tutelle 
sous  laquelle  il  paraissait  vivre.  Lorsque  sir  Frédéric  ou  quel- 
que autre  de  ses  amis  lui  en  parlait,  tantôt  il  repoussait  la  remar- 
que avec  hauteur  et  indignation,  tantôt  il  évitait  une  explication 
directe,  en  disant,  avec  un  sourire  forcé  :  «  Que  M.  Ratcliffe 
connaissait  son  importance,  mais  que  personne  au  monde  n'était 
plus  honnête  et  plus  habile ,  et  qu'il  lui  serait  impossible 
de  conduire  ses  affaires  avec  l'Angleterre  sans  ses  avis  et  son 
secours.  » 

Tel  était  le  personnage  qui  entra  dans  l'appartement,  au  mo- 
ment où  M.  Yère  le  faisait  appeler  auprès  de  lui,  et  qui  entendit, 
avec  une  surprise  évidemment  mêlée  d'incrédulité,  le  récit  qui 
lui  fut  fait  à  la  hâte  de  ce  qui  était  arrivé  à  Isabelle. 

«  Maintenant,  mes  amis,  »  dit  M.  Yère  en  s'adressant  à  sir 
Frédéric  et  aux  autres  personnages  qui  l'entouraient,  et  qui 
étaient  toutes  plus  surprises  les  unes  que  les  autres;  «  vous 
voyez  le  père  le  plus  malheureux  de  l'Ecosse.  Prétez-moi  votre 
secours,  messieurs;  donnez-moi  votre  avis,  monsieur  Ratcliffe. 
après  un  événement  aussi  malheureux,  je  suis  incapable  d'agir, 
ou  de  penser. 

—  Montons  à  cheval,  prenons  nos  domestiques  et  parcourons 
la  campagne,  à  la  poursuite  des  brigands,  dit  sir  Frédéric. 

—  N'y  a-t-il  personne  que  vous  puissiez  soupçonner,  »  dit 
gravement  Ratcliffe,  «  d'avoir  eu  quelque  motif  de  commettre 
cet  étrange  attentat?  Nous  ne  vivons  pas  dans  le  siècle  des  ro- 
mans, où  l'on  enlevait  les  dames  uniquement  pour  leur  beauté. 

—  Je  crains,  dit  M.  Yère,  de  ne  pouvoir  que  trop  bien  expli- 
quer cet  étrange  accident.  Lisez  cette  lettre,  que  miss  Lucy 
Itderson  a  jugé  à  propos  d'écrire  de  mon  château  d'Ellieslaw  au 
jeune  M.  Earnscliff,  que  j'ai  le  droit  héréditaire  d'appeler  mon 
ennemi.  Yous  voyez  qu'elle  vous  écrit  comme  confidente  d'une 
passion  qu'il  a  eu  l'effronterie  de  concevoir  pour  ma  fille;  elle  lui 
dit  qu'elle  plaide  sa  cause  auprès  de  son  amie  avec  la  plus  grande 
ardeur;  mais  qu'il  a  dans  la  place  un  ami  qui  le  sert  d'une,nia- 
nière  plus  efficace.  Remarquez  surtout  les  passages  marqués  au 
crayon,  monsieur  Ratcliffe,  dans  lesquels  cette  fille  intrigante 
conseille  d'avoir  recours  à  des  mesures  hardies,  en  l'assurant  que 


CHAPITRE  XI.  fis 

son  amour  sera  couronné  de  succès  partout  ailleurs  que  dans 
les  limites  de  la  baronnie  d'EUieslaw. 

—  Et  vous  concluez,  monsieur  Yère,  dit  Piatcliffe,  d'après  cette 
lettre  romanesque  d'une  jeune  fille  très-romanesque  elle-même, 
que  le  jeune  EarnsclifT  a  enlevé  votre  fille ,  et  a  commis  un  acte 
aussi  criminel  de  violence  ,  sans  autre  meilleur  avis,  s  ms  autre 
assurance  plus  positive  que  l'avis  qui  lui  a  été  donné  par  miss 
Lucy  Ilderson  ? 

—  Comment  penser  différemment?  dit  Ellieslaw. 

—  Qui  pouvez-vous  accuser?  dit  sir  Frédéric  ;  ou  quelle  autre 
personne  avait  intérêt  à  commettre  un  tel  crime  ? 

—  Quand  ce  serait  là  le  meilleur  moyen  d'établir  quel  est  le 
coupable,  »  dit  31.  Ratcliffe  avec  calme ,  «  il  serait  facile  d'indi- 
quer des  personnes  dont  le  caractère  a  plus  d'affinité  avec  de  pa- 
reilles actions ,  et  qui  ont  aussi  des  motifs  suffisants  pour  les  com- 
mettre. Supposons  qu'il  ait  été  jugé  convenable  de  placer  miss 
Yère  dans  quelque  endroit  où  l'on  pût  exercer  sur  ses  inclina- 
tions un  degré  de  contrainte  que  l'on  ne  pouvait  tenter  sous  le 
toit  du  château  d'EUieslaw. . .  Que  dit  sir  Frédéric  Langley  de  cette 
supposition  ? 

—  Je  dis,  répondit  sir  Frédéric,  que  si  31.  Tère  trouve  à  propos 
d'endurer  de  la  part  de  M.  Ratcliffe  des  libertés  qui  sont  tout  à 
fait  incompatibles  avec  sa  position  sociale ,  je  ne  souffrirai  pas 
qu'une  pareifie  licence  de  sourde  insinuation  ,  soit  par  un  mot , 
soit  par  un  regard ,  s'étende  impunément  jusqu'à  moi. 

—Et  je  dis,  moi ,  »  reprit  le  jeune  Mareschal  de  Mareschal- 
"VVells  ,  l'interrompant,  et  qui  était  également  au  château,  «  que 
vous  êtes  des  fous,  tous  tant  que  vous  êtes,  de  vous  arrêter  ici  et 
de  vous  quereller,  au  lieu  d'aller  à  la  poursuite  des  brigands. 

—  J'ai  déjà  donné  ordre  aux  domestiques  d'aller  en  avant  sur 
la  route,  où  il  est  le  plus  probable  que  nous  pourrons  les  attein- 
dre, dit  31.  yère;  si  vous  voulez  m'accompagner  ,  nous  allons  les 
suivre  et  les  aider  dans  leurs  recherches.  " 

Leurs  efforts  n'eurent  aucun  succès,  probablement  parce  qu'El- 
lieslaw  dirigea  la  poursuite  du  côté  d'Earnscliff-Tcwer  ,  suppo- 
sant que  le  propriétaire  était  l'auteur  de  cet  acte  de  violence,  en 
sorte  que  l'on  prit  une  route  diamétralement  opposée  à  celle  que 
les  brigands  avaient  réellement  suivie.  La  troupe  revint  le  soir 
harassée  et  découragée.  3Iais,  dans  l'intervalle,  il  était  arrivé  de 
nouveaux  hôtes,  et  après  que  l'on  eut  raconté  le  malheur  récem- 


114  LE  NAIN  NOIR, 

ment  arrivé  au  propriétaire,  qu'on  en  eut  témoigné  de  Tutonne- 
ment  et  qu'on  l'eut  bien  déploçé,  on  finit  par  l'oublier  complète- 
ment pour  s'occuper  exclusivement  de  la  discussion  des  impor- 
tantes intrigues  politiques,  dont  la  crise  et  l'explosion  étaient 
attendues  d'un  moment  à  l'autre. 

Plusieurs  de  ceux  qui  prirent  part  à  ce  divan  étaient  catholi- 
ques et  tous  jacobites  déclarés;  leurs  espérances  étaient  alors  plus 
vives  que  jamais ,  parce  qu'on  s'attendait  chaque  jour  à  une  in- 
vasion de  la  part  de  la  France  en  faveur  du  prétendant ,  et  que 
l'Ecosse,  d'après  l'état  de  dénùment  de  ses  places  fortes  et  de  leurs 
garnisons,  ainsi  que  d'après  le  mécontentement  de  ses  habitants, 
était  plus  disposé  à  l'accueillir  qu'à  lui  opposer  de  la  résistance. 
RatclifTe,  qui  ne  cherchait  pas  à  assister  à  leurs  consultations  sur 
ce  sujet,  et  qui  n'y  était  pas  invité  ,  s'était  dans  l'intervalle  retiré 
dans  son  appartement.  Miss  Ilderson  fut  séquestrée  de  la  société 
dans  une  sorte  d'honorable  captivité,  »  jusqu'à  ce  que,  dit  M.  Vère, 
elle  pût  être  conduite  en  sûreté  chez  son  père  ;  »  et  y.ne  occasion 
favorable  se  présenta  le  lendemain. 

Les  domestiques  ne  pouvaient  s'empêcher  de  trouver  bien  éton- 
nant que  les  autres  habitants  du  château  eussent  oublié  en  si  peu 
de  temps  le  malheur  arrivé  à  miss  Vère,  et  l'étrange  manière  dont 
les  choses  s'étaient  passées.  Ils  ne  savaient  pas  que  ceux  que  son 
sort  intéressait  le  plus  connaissaient  fort  bien  le  motif  de  son  en- 
lèvement et  le  lieu  de  sa  re-lraite,  et  que  les  autres,  dans  les  mo- 
ments d'inquiétude  et  de  doute  qui  précèdent  l'instant  où  une 
conspiration  peut  éclater,  n'éprouvaient  guère  d'autres  sentiments 
que  ceux  qui  naissaient  immédiatement  de  leurs  propres  machi- 
nations. 


CHAPITRE  XII. 

MISS  VÈRE  RENDUE  A  S0.\  PERE. 

Les  uns  d'un  côté,  les  autres  d'un  autre...  Sayez-vous 
dans  quel  endroit  nous  pouvons  la  rencontrer? 

A/ioiiijme. 

Les  tcntavives  pour  retrouver  miss  Yère  (  peut-être  était-ce 
pour  sauver  les  apparences)  furent  renouvelées  le  lendemain, 
mais  avec  aussi  peu  de  succès,  et  dans  la  soirée  on  se  mit  en  route 
pour  EUieslaw. 


CHAPITRE  Xir.  Ilg 

<(  Il  est  singulier,  dit  Mareschal  à  Ratcliffe ,  que  quatre  cava- 
liers et  une  femme  prisonnière  aient  passé  dans  le  pays  sans  lais- 
ser la  plus  légère  trace  de  leur  passage.  On  dirait  qu'ils  ont  tra- 
versé les  airs,  ou  qu'ils  se  sont  enfoncés  en  terre. 

—  On  peut  souvent,  répondit  RatclifFe,  arriver  à  la  connais- 
sance de  ce  qui  est  par  la  découverte  de  ce  qui  n'est  pas.  Nous 
avons  maintenant  parcouru  tous  les  chemins  ,  toutes  les  routes, 
tous  les  sentiers  qui,  partant  du  château,  se  dirigent  vers  tous  les 
points  de  l'horizon ,  à  l'exception  seulement  du  passage  difficile 
et  dangereux  qui  conduit,  à  travers  les  marais,  à  Westburnflat. 

—  Et  pourquoi  n'avons-nous  pas  examiné  celui-là  ?  demanda 
Mareschal. 

— Oh  I  M.  Vère  peut  répondre  à  cette  question  beaucoup  mieux 
que  moi,  »  répliqua  son  compagnon,  d'un  ton  sec. 

«  Alors  je  vais  le  lui  demander  de  suite,  »  dit  3Iareschal;  puis 
s'adressant  à  M.  Vère  :  «Je  suis  informé,  monsieur,  que  nous 
n'avons  pas  examiné  la  route  qui  conduit  à  AVestburnflat. 

—  Oh  !  »  dit  sir  Frédéric  en  riant,  »  nous  connaissons  fort  bien 
le  propriétaire  de  Westburntlat-,  un  franc  étourdi,  qui  fait  peu  de 
différence  entre  la  propriété  d'autrui  et  la  sienne  ;  mais  qui,  mal- 
gré tout,  a  des  principes;  il  ne  toucherait  à  rien  de  ce  qui  appar- 
tient à  EUieslaw. 

—  D'ailleurs,  »  dit  M.  Yère  en  souriant  d'un  air  de  mystère, 
«  sa  quenouille  était  chargée  d'une  autre  espèce  d'étoupe  hier  soir. 
N'avez-vous  pas  appris  que  le  jeune  ElUotde  Ileugh-Foot  a  eu  sa 
maison  incendiée  et  ses  troupeaux  enlevés ,  parce  qu'il  a  refusé 
de  livrer  ses  armes  à  quelques  braves  gens  qui  se  proposent  de 
faire  un  mouvement  en  faveur  du  roi  ?  » 

Toute  la  compagnie  sourit  en  apprenant  un  exploit  qui  entrait 
si  bien  dans  leurs  vues. 

«  Et  cependant,  reprit  Mareschal ,  je  crois  que  nous  devons 
aussi  aller  de  ce  côté-là  -,  sans  quoi  on  nous  accuserait  de  négli- 
gence. » 

On  ne  pouvait  faire  aucune  objection  raisonnable  à  celte  pro- 
position, et  on  tourna  bride  pour  aller  à  Westburnflat. 

Ils  venaient  à  peine  de  se  diriger  de  ce  côté,  qu'ils  entendirent 
le  bruit  des  pas  de  chevaux  et  aperçurent  une  petite  troupe  de 
cavaliers  qui  venaient  vers  eux. 

<  Yoilà  Earnscliff ,  dit  Mareschal;  je  reconnais  son  beau  che- 
val bai,  avec  une  étoile  sur  le  front. 


H6  LE  NAIN  NOIR. 

— Et  ma  fille  est  avec  lui  !  »  s'écria  Vère  d'un  ton  furieux.  «  Qui 
dira  maintenant  que  mes  soupçons  étaient  faux  ou  injurieux? 
Messieurs ,  mes  amis ,  prêtez-moi  le  secours  de  vos  épées  pour 
m'aider  à  délivrer  mon  enfant.  » 

Il  tira  son  épée  •.  sir  Frédéric  et  plusieurs  autres  en  firent  au- 
tant, et  se  préparèrent  à  charger  ceux  qui  s'avançaient  vers  eux; 
mais  le  plus  grand  nombre  hésita. 

«  Ils  viennent  à  nous  paisiblement  et  en  parfaite  sécurité,  dit 
Mareschal- Wells  ;  écoutons  d  abord  ce  qu'ils  nous  diront  de  cette 
affaire  mystérieuse.  Si  miss  Yère  a  souffert  la  moindre  insulte  ou 
la  moindre  injure  de  la  part  d'Earnscliff,  je  serai  le  premier  à  en 
tirer  vengeance  ;  mais  sachons  avant  ce  qu'il  en  est. 

—  Yos  soupçons  me  font  tort,  Mareschal^  continua  Vère  ;  vous 
ôtes  le  tliernier  de  qui  je  me  serais  attendu  à  les  entendre. 

—  Vous  vous  faites  tort  à  vous-même,  EUieslaw,  par  votre  vio- 
lence, quoique  la  cause  puisse  vous  servir  d'excuse ,  »  répliqua 
Mareschal. 

Alors  il  s'avança  un  peu  à  la  tête  de  la  troupe ,  et  dit  à  haute 
voix  :  «  Arrêtez,  monsieur  Earnscliff,  ou  bien,  vous  et  miss  Yère, 
avancez  seuls  à  notre  rencontre.  On  vous  accuse  d'avoir  enlevé 
cette  demoiselle  de  la  maison  de  son  père,  et  nous  sommes  ici  en 
armes  prêts  à  verser  notre  sang  le  plus  pur  pour  la  délivrer,  et 
pour  faire  punir  suivant  les  lois  ceux  qui  l'ont  insultée. 

—  Et  qui  le  ferait  plus  volontiers  que  moi ,  monsieur  Mares- 
chal, »  répondit  Earnscliff  d'un  ton  de  hauteur  ;  «  moi  qui  ai  eu, 
ce  matin ,  la  satisfaction  de  la  délivrer  du  donjon  où  je  l'ai  trou- 
vée enfermée,  et  qui  l'escorte  maintenant  jusqu'au  château  d'El- 
lieslaw. 

—  La  chose  s'est-elle  passée  ainsi,  miss  Yère?  dit  Mareschal, 
— Oui ,  »  répondit  vivement  Isabelle.  «  Pour  l'amour  de  Dieu! 

remettez  vos  épées  dans  le  fourreau.  Je  jure,  par  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  sacré,  que  j'ai  été  enlevée  par  des  brigands ,  dont  les 
personnes  et  les  projets  m'étaient  également  inconnus,  et  que  je 
suis  maintenant  rendue  à  la  liberté  par  l'intervention  de  ce  brave 
gentilhomme. 

—  Par  qui ,  et  à  quel  dessein  cet  attentat  a-t-il  pu  être  commis? 
3N^'avez-vous  aucune  connaissance  du  lieu  où  vous  avez  été  con- 
duite ?  Earnscliff,  où  avez-vous  trouvé  miss  Yère  ?  » 

Mais  avant  que  l'on  pût  répondre  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  qucs- 


CHAPITRE  XII.  117 

tiens,  Ellieslaw  s'avança,  et  remettant  son  épée  dans  le  fourreau, 
mit  fin  à  la  conférence. 

«  Lorsque  je  saurai  exactement ,  dit-il,  jusqu'où  peuvent  s'é- 
tendre mes  obligations  envers  M.  EarnsclifT,  il  peut  compter  sur 
une  reconnaissance  proportionnée  de  ma  part;  en  attendant,  » 
ajouta-t-il,  en  prenant  la  bride  du  cheval  de  miss  Vère,  «  je  le  remer- 
cie d'avoir  remis  ma  fille  entre  les  mains  de  son  protecteur  naturel .  » 

Earnscbff  répondit  avec  une  égale  hauteur,  par  une  légère  in- 
clination de  tète  ;  et  Ellieslaw,  reprenant  avec  sa  fille  le  chemin 
du  château  ,  parut  engagé  avec  elle  dans  une  conférence  si  sé- 
rieuse, que  le  reste  de  la  compagnie  jugea  qu'il  serait  inconve- 
nant de  les  gêner  en  s'approchant  d'eux.  Pendant  ce  temps-là, 
Earnscliff,  en  prenant  congé  des  autres  personnes  qui  composaient 
la  troupe  d"EUiesla^y ,  dit  à  haute  voix  :  »  Quoique  je  sois  intime- 
ment convaincu  qu'il  n'y  a  rien  dans  ma  conduite  qui  puisse  au- 
toriser ce  soupçon,  je  ne  puis  m'empècher  de  remarquer  que 
M.  Tère  paraît  croire  que  j'ai  eu  quelque  part  à  la  violence  airoce 
qui  a  été  faite  à  sa  fille.  Je  vous  prie,  messieurs,  de  prendre  note 
de  la  dénégation  formelle  que  je  fais  d'une  accusation  aussi  désho- 
norante, et  que,  bien  que  je  puisse  pardonner  l'égarement  d'un 
père  dans  un  tel  moment,  néanmoins,  si  quelque  autre  d'entre 
vous,  messieurs  (il fixa  vivement  les  yeux  sur  sir  Frédéric  Lan- 
gley),  pense  que  ma  parole  et  celle  de  miss  Tère,  avec  le  témoi- 
gnage des  amis  qui  m'accompagnent,  ne  sufiîsent  pas  pour  ma 
justification  ,  je  serai  charmé,  très-charmé,  de  repousser  l'accu- 
sation, comme  il  convient  à  un  homme  à  qui  l'honneur  est  plus 
cher  que  la  vie. 

—  Et  je  lui  servirai  de  second,  dit  Simon  de  Ilackburn  ,  et  je 
me  battrai  contre  deux  d'entre  vous,  quels  qu'ils  soient ,  nobles 
ou  roturiers,  lairdsou  paysans,  c'est  tout  un  pour  Simon. 

—  Quel  est  ce  bourru  ?  dit  sir  Frédéric  Langley ,  et  qu'a-t-il  à 
voir  aux  querelles  des  gentilshommes  ? 

—  Je  suis  un  garçon  du  haut  Teviot ,  dit  Simon  ^  et  je  me  que- 
relle avec  qui  il  me  plaît,  hors  le  roi  et  le  laird  sous  lequel  je  vis. 

—  Allons,  dit  3Iareschal ,  n'ayons  pas  de  disputes.  Monsieur 
Earnscbff,  quoique  nous  ne  pensions  pas  de  la  môme  manière 
sur  quelques  points,  je  me  fiai  te  néanmoins  que  nous  pouvons 
être  antagonistes,  ou  même  ennemis,  si  la  fortune  le  veut  ainsi , 
sans  perdre  néanmoins  les  égards  que  nousi  devons  à  la  naissance, 
à  l'égalité  d'avantages ,  et  à  nous-mêmes  l'un  envers  l'autre.  Je 

LE    NAIN    KOIR.  8 


H8  LE  NAIN  NOIR. 

VOUS  crois  tout  aussi  innocent  dans  cette  affjiire  que  je  le  suis  moi- 
même,  et  je  vous  garantis  que  mon  cousin  Ellieslaw,  aussitôt  que 
l'état  d'inquiétude  qui  accompagne  ces  événements  inattendus  lui 
aura  laissé  sa  liberté  d'esprit  et  de  réflexion  ,  saura  reconnaître 
dignement  l'important  service  que  vous  lui  avez  rendu  aujour- 
d'hui. 

—  Le  plaisir  d'avoir  été  utile  à  votre  cousin  est  par  lui-même 
une  récompense sulTisante.  Bonsoir,  messieurs,  continua  Earns- 
clifT-,  je  vois  que  la  majeure  partie  de  votre  troupe  est  déjà  en 
marche  pour  Ellieslaw.  » 

Alors,  saluant  Mareschal  avec  politesse,  et  les  autres  avec  in- 
différence ,  Earnscliff  tourna  la  bride  de  son  cheval,  et  se  mit  en 
Toute  pour  Heugh-Foot,  afin  de  concerter  avec  Hobbie  les  mesu- 
res à  prendre  pour  continuer  les  recherches  de  sa  fiancée  ,  dont 
il  ignorait  encore  le  retour  dans  sa  famille. 

«<  Le  voilà  !  dit  Mareschal  ;  sur  mon  âme,  c'est  un  brave  et  aima- 
ble garçon  5  et  néanmoins ,  j'aimerais  à  échanger  une  botte  ou 
deux  avec  lui  sur  le  vert  gazon.  J'étais  regardé  au  collège  comme 
à  peu  près  de  sa  force  au  fleuret ,  et  je  serais  bien  aise  de  m'es- 
sayer  avec  lui  à  Tépée. 

—  Suivant  moi,  répondit  sir  Frédéric  Langley,  nous  avons  mal 
fait  de  le  laisser  passer,  lui  et  les  hommes  qui  raccompagnaient 
sans  nous  emparer  de  leurs  armes;  caries  Whigs  pourraient  bien 
former  un  parti,  sous  la  conduite  d'un  jeune  homme  plein  d'ar- 
deur comme  celui-là. 

—  Fi  donc,  sir  Frédéric  I  s'écria  Mareschal  -,  pensez-vous  qu'El- 
lieslaw  aurait  pu ,  en  honneur,  souffrir  qu'il  fût  fait  aucune  vio- 
lence à  Earnscliff,  lorsqu'il  n'était  entré  sur  ses  terres  que  pour 
ramener  sa  fille  ?  Et ,  en  supposant  qu'il  eût  été  de  votre  opinion, 
ï)ensez-vous  que  le  reste  de  ces  messieurs  et  moi  nous  nous  fus- 
sions déshonorés  en  nous  prêtant  à  une  pareille  action  î  Non  , 
non  ;  égalité  d'avantages  et  la  vieille  Ecosse  pour  toujours  !  Lors- 
que l'épée  sera  tirée,  je  serai  aussi  disposé  à  m'en  servir  que  qui 
que  ce  soit  ;  mais  tant  qu'elle  est  dans  le  fourreau,  conduisons- 
nous  en  gentilshommes  et  en  bons  voisins.  » 

Peu  après  ce  colloque  ils  arrivèrent  au  château  ,  où  Ellieslaw 
était  entré  depuis  quelques  minutes ,  et  les  attendait  dans  la  salle. 

«  Comment  se  trouve  miss  Vère  ?  Avez-vous  appris  la  cause  de 
son  enlèvement  ?  »  demanda  vivement  Mareschal. 

«  Elle  s'est  retirée  dans  son  appartement,  extrômemeût  fali- 


CHAPITRE  XII.  119 

guée ,  répondit  Ellieslaw,  et  je  ne  puis  m'attendre  à  avoir  d'elle 
beaucoup  de  renseignements  sur  son  aventure ,  jusqu'à  ce  que 
son  esprit  soit  un  peu  plus  calme.  Nous  n'en  sommes  pas  moins 
reconnaissants  envers  vous  et  mes  autres  amis,  monsieur  Mares- 
chal,  de  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  nous  témoigner.  Mais  je 
dois  faire  taire,  pour  quelques  moments  les  sentiments  du  père 
pour  me  livrer  à  ceux  du  patriote.  Vous  savez  que  c'est  aujour- 
d'hui que  nous  devons  prendre  une  décision  définitive...  Le  temps 
presse....  Toilà  nos  amis  qui  arrivent,  et  j'ai  fait  maison  ouverte, 
non-seulement  pour  la  noblesse  et  la  bourgeoisie,  mais  encore 
pour  les  gens  de  la  classe  inférieure  que  nous  devons  nécessaire- 
ment employer.  Nous  n'avons  que  fort  peu  de  temps  pour  nous 
préparer  à  les  recevoir  :  jetez  un  coup  d'œil  sur  ces  listes,  Mar- 
chie  (  nom  abrégé,  sous  lequel  3Iareschal-Wells  était  connu  par- 
mi ses  amis  ),  et  vous,  sir  Frédéric ,  lisez  ces  lettres  que  j'ai  re- 
çues du  Lothian  et  des  cantons  de  l'Ouest  ;  tous  les  blés  sont  mûrs 
et  n'attendent  que  la  faucille  ;  il  ne  reste  plus  qu'à  réunir  des 
moissonneurs. 

—  De  tout  mon  cœur,  dit  Marescbal  ;  plus  il  y  aura  de  mal,  plus 
nous  nous  amuserons.  » 

Sir  Frédéric  prit  un  air  grave  et  déconcerté. 

««  Venez  avec  moi ,  mon  bon  ami ,  »  dit  Ellieslaw  au  sombre 
baronnet-,  »j'ai  à  vous  annoncer  en  particulier  quelque  chose  qui 
vous  fera  plaisir,  j'en  suis  sûr.» 

Ils  entrèrent  dans  la  maison ,  laissant  ensemble  Ratcliffe  et  Ma- 
rescbal dans  la  cour. 

«  Ainsi  donc,  dit  Ratcliffe,  ceux  qui  partagent  vos  opinions  po- 
litiques regardent  la  chute  du  gouvernement  comme  tellement 
certaine,  qu'ils  dédaignent  même  de  jeter  le  voile  du  mystère  sur 
les  machinations  de  leur  parti. 

—  Ma  foi,  monsieur  RatclitTe,  répondit  3Iareschal,  il  est  possi- 
ble que  les  actions  et  les  sentiments  de  vos  amis  aient  besoin  d'être 
voilés  ;  moi,  j'aime  mieux  que  les  nôtres  se  montrent  à  découvert. 

—  Mais  se  peut-il,  continua  RatclilTe,  que  vous,  qui ,  malgré 
votre  étourderie  et  l'ardeur  de  votre  caractère. . .  je  vous  demande 
pardon,  monsieur  Marescbal,  mais  je  suis  un  homme  franc...  que 
vous,  qui,  malgré  ces  défauts  qui  tiennent  à  votre  constitution, 
possédez  néanmoins  un  bon  sens  naturel  et  des  connaissances 
acquises,  vous  vous  laissiez  infatuer  au  point  de  vous  mêler  à  des 
entreprises  aussi  désespérées  ?  Comment  se  troi^ve  votre  tète  lors- 


120  LE  NAIN  NOIR. 

que  vous   êtes  engagé   dans    ces    conférences    dangereuses  ? 

—  Pas  aussi  assurée  sur  mes  épaules,  répondit  JMareschal,  que 
si  je'  parlais  de  chasse.  Je  ne  suis  pas  d'un  naturel  aussi  indiffé- 
rent que  mon  cousin  Ellieslaw,  qui  parle  de  trahison  comme  un 
bambin  de  ses  contes  de  nourrice,  et  qui  perd  et  retrouve  sa  douce 
et  charmante  fille  avec  beaucoup  moins  d'émotion  ,  dans  l'un  et 
dans  l'autre  cas ,  que  je  n'en  éprouverais  si  j'avais  perdu  et  re- 
trouvé un  de  mes  jeunes  lévriers.  Mon  caractère  n'est  pas  assez 
roide,  et  ma  haine  pour  le  gouvernement  n'est  pas  assez  invété- 
rée pour  m'aveugler  sur  le  danger  de  l'entreprise. 

—  Alors,  pourquoi  vous  y  exposer  ?  dit  Ratcliffe. 

—  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise  ?  J'aime  de  tout  mon  cœur 
ce  roi  exilé,  dit  Mareschal  ;  mon  père  était  un  des  vieux  guerriers 
de  Killiecrankie,  et  il  me  tarde  de  voir  quelque  vengeance  exer- 
cée contre  ces  courtisans  de  TUnion  ,  qui  ont  acheté  et  vendu  la 
vieille  Ecosse  dont  la  couronne  a  été  si  long-temps  indépendante. 

—  Et  c'est  pour  courir  après  de  telles  chimères,  dit  Ratcliffe , 
que  vous  allez  plonger  votre  pays  dans  la  guerre  ,  et  vous-même 
dans  l'embarras  ? 

—  Moi  dit  Mareschal;  pas  du  tout;  mais  embarras  pour  em- 
barras, j'aime  autant  que  ce  soit  demain  que  dans  un  mois  que  le 
moment  arrive,  puisqu'il  doit  arriver  ;  comme  disent  nos  gens  de 
la  campagne,  il  vaut  mieux  plus  tôt  que  plus  tard  ;  je  ne  serai 
jamais  plus  jeune  ;  et  quant  à  être  pendu  ,  comme  dit  sir  John 
Falstaff ,  je  figurerai  à  la  potence  tout  aussi  bien  qu'un  autre. 
Vous  connaissez  la  dernière  strophe  de  la  vieille  ballade  : 

IS'olre  homme  s'en  fut  si  gaiement, 
En  répétant  une  cadence, 
Qu'il  fit  encore  avec  aisance 
Un  entrechat  en  arrivant 
Au  pied  de  la  potence. 

—  Monsieur  Mareschal,  j'en  suis  fâché  pour  vous,  dit  son  grave 
conseiller. 

—  Je  vous  en  suis  reconnaissant ,  monsieur  Ratcliffe;  mais  je 
ne  voudrais  pas  vous  voir  juger  de  notre  entreprise  parla  manière 
dont  je  cherche  à  la  justifier;  il  y  a  des  tètes  plus  sages  que  la 
mienne  qui  s'en  occupent. 

—  Des  têtes  plus  sages  que  la  vôtre  peuvent  descendre  aussi 
bas  ?  »  reprit  Ratcliffe  d'un  ton  qui  semblait  dire  :  Prenez  garde  ! 

«  C'est  possible,  dit  Mareschal  ;  mais  non  avec  une  plus  grande 


CHAPITRE  XIII.  121 

gaieté  de  cœur-,  et  pour  éviter  d'être  trop  pris  de  tristesse  en 
écoutant  vos  remontrances,  je  prendrai  congé  de  vous,  monsieur 
Ratcliffe,  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  où  vous  verrez  que  mes  crain- 
tes ne  m'ont  point  ôté  l'appétit.  » 


CHAPITRE  XIII. 

B.4.i\QUET   DES   CONSPIRATEURS. 

Pour  orner  les  vêteiiients  de  la  rébellion  de  quelque 
couleur  brillante  qui  puisse  plaire  aux  yeux  des  sots 
inconslanls  et  des  pauvres  mécontents,  qui  sont  bouche 
béante  et  se  frottant  les  mains  à  la  nouvelle  de  quelque 
changement  imaginaire. 

Shakspeare.  Henri  if,  partie  ii. 

On  avait  fait  de  grands  préparatifs  au  château  d'Ellieslaw  pour 
l'assemblée  qui  devait  avoir  lieu  dans  ce  jour  important ,  et  à  la- 
quelle on  attendait  non-seulement  les  gentilshommes  de  distinc- 
tion du  voisinage,  attachés  au  parti  jacobite,  mais  aussi  plusieurs 
mécontents  subordonnés,  que  le  dérangement  de  leurs  affaires, 
l'amour  du  changement,  le  ressentiment  contre  l'Angleterre  ,  ou 
quelqu'une  des  causes  nombreuses  qui  enflammaient  à  cette  épo- 
que les  passions  des  hommes,  invitaient  à  prendre  part  à  une  en- 
treprise périlleuse.  Les  personnes  distinguées  par  leur  rang  ou 
leur  fortune  s'y  trouvèrent  en  petit  nombre,  car  presque  tous  les 
grands  propriétaires  se  tenaient  à  l'écart ,  et  la  plupart  des  bons 
bourgeois  et  des  fermiers  professaient  la  religion  presbytérienne, 
et  par  conséquent,  quoiqu'ils  ne  fussent  pas  partisans  de  l'Union, 
n'étaient  pas  disposés  à  s'engager  dans  une  conspiration  jacobite. 
Mais  il  y  avait  quelques  riches  gentilshommes  qui,  soit  par  les 
principes  qu'on  leur  avait  inspirés  de  bonne  heure  ,  soit  par  des 
motifs  de  religion  ,  partagaient  les  vues  ambitieuses  d'Ellieslaw , 
ou  avaient  donné  une  sorte  d'appui  à  son  plan  ;  puis  quelques 
jeunes  gens  d'un  caractère  bouillant,  tels  que  3Iareschal ,  ambi- 
tieux de  se  signaler  en  prenant  part  à  une  entreprise  hardie , 
dans  l'espoir  de  rétablir  l'indépendance  de  leur  patrie.  Les  autres 
membres  du  parti  étaient  des  hommes  d'un  rang  inférieur  ,  qui 
avaient  dissipé  leur  fortune,  et  qui  étaient  prêts  à  se  soulever  dans 
cette  partie  du  royaume,  comme  ils  le  firent  ensuite  en  1715  . 
sous  Poster  et  Derwentwater  .  lorsqu'une  troupe  commandée  par 


122  LE  NAIN  NOIR. 

un  gentilhomme  du  Border,  appelé  Douglas,  était  presque  ent'è- 
rement  composée  de  flibustiers,  parmi  lesquels  le  fameux  Luc- 
in-a-Bag,  comme  on  le  nommait,  avait  un  grade  distingué.  ÎVous 
croyons  qu'il  est  nécessaire  de  donner  ces  détails,  qui  ne  s'appli- 
quent qu'à  la  province  où  se  passe  notre  histoire,  parce  que  dans 
d'autres  parties  de  ce  royaume  le  parti  jacobite  était  composé  de 
membres  incontestablement  plus  formidables,  plus  nombreux,  et 
en  même  temps  plus  respectables. 

Une  longue  table  s'étendait  dans  la  vaste  salle  du  château  d'El- 
lieslaw,  qui  était  encore  à  peu  près  dans  le  môme  état  que  cent 
ans  auparavant,  s'étendant,  en  sombre  longueur,  sur  tout  un  côté 
du  château  voûté  en  arceaux  de  pierres  de  taille^  d'où  sortaient 
des  figures  saillantes  qui,  sculptées  sous  toutes  les  formes  bizar- 
res que  l'imagination  fantastique  d'un  architecte  du  temps  des  Gos- 
ses avait  pu  enfanter  ,  grinçaient  des  dents,  et  semblaient  mena- 
cer les  convives.  La  salledu  banquet  était  éclairée  par  des  fenêtres 
longues  et  étroites ,  garnies  en  verres  de  couleur,  au  travers  des- 
uels  le  soleil  ne  pouvait  faire  percer  que  quelques  rayons  faibles 
et  décomposés.  Une  bannière,  que  la  tradition  affirmait  avoir  été 
prise  aux  Anglais  à  la  bataille  de  Sarck,  flottait  au-dessus  du  fau- 
teuil dans  lequel  Ellieslaw  siégeait  en  sa  qualité  de  président, 
comme  pour  enflammer  le  courage  des  convives,  en  leur  l'appe- 
lant le  souvenir  des  anciennes  victoires  remportées  sur  leurs  voi- 
sins. Lui-même,  avec  un  maintien  plein  de  dignité,  vêtu  en  cette 
occasion  avec  un  soin  extraordinaire,  et  avec  des  traits  qui ,  bien 
qu'ils  eussent  une  expression  farouche  et  sinistre,  pouvaient, 
néanmoins,  être  appelés  beaux,  représentait'parfaitement  l'ancien 
baron  féodal.  Sir  Frédéric  Langley  était  à  sa  droite,  et  M.  Ma- 
reschal  de  Mareschal- Wells  à  sa  gauche.  Quelques  personnages 
de  considération,  avec  leurs  fils,  leurs  frères  et  leurs  neveux,  oc- 
cupaient le  haut  bout  de  la  table,  et  parmi  ceux-ci  était  placé  M, 
Ratclifl'e.  Au  delà  de  la  salière  (pièce  massive  d'argenterie  qui  oc- 
cupait le  milieu  de  la  table) ,  étaient  assis  ce  que  l'on  pouvait  ap- 
peler sine  nomine  turba,  gens  dont  la  vanité  était  flattée  par  l'idée 
d'être  assis  à  cette  noble  table,  en  même  temps  que  ,  même  reje- 
tés avec  une  distinction  marquée  à  la  partie  inférieure,  leur  pré- 
sence diminuait  l'orgueil  de  leurs  supérieurs.  On  peut  juger  des 
individus  qui  composaient  l'extrémité  de  la  table,  puisque  Willie 
de  Westburnflat  se  trouvait  parmi  eux.  L'audacieuse  elTronterie 
de  cet  homme  ,  en  osant  se  présenter  dans  la  maison  d'une  per- 


CHAPITRE  XIII.  i23 

sonne  à  laquelle  il  venait  de  faire  l'insulte  la  plus  insigne,  ne  peut 
s'expliquer  qu'en  supposant  qu'il  se  croyait  bien  sûr  que  la  part 
qu'il  avait  eue  à  l'enlèvement  de  miss  Yère  était  un  secret  soi- 
gneusement renfermé  dans  le  cœur  du  père  et  dans  celui  de  la 

nue. 

Ce  fut  devant  cette  compagnie  nombreuse  et  mèiée  que  Ton 
servit  un  dîner  composé,  non  pas ,  à  la  vérité ,  des  délicatesses  de 
la  saison,  suivant  l'expression  des  journaux,  mais  d'énormes  pièces 
de  viande,  dont  le  poids  faisait  gémir  la  table.  La  gaieté  ne  fut  pas 
proportionnée  à  la  bonne  clière.  Les  convives  du  bas  bout  furent, 
pendant  quelque  temps,  glacés  par  la  contrainte  et  le  respect 
qu'ils  éprouvaient  en  se  voyant  membres  d'une  assemblée  aussi 
auguste,  et  étaient  saisis  du  môme  sentiment  de  crainte  que  P.  P., 
clerc  de  la  paroisse ,  avoue  avoir  ressenti  la  première  fois  qu'il 
entonna  l'air  du  psaume  devant  ces  très-honorables  personnages, 
M.  le  juge  Freeman,  la  bonne  lady  Jones,  et  le  grand  sir  Thomas 
Truby.  Cette  glace  cérémonieuse  se  fondit  cependant  bientôt  à  la 
chaleur  des  excitants  à  la  joie ,  qui  furent  libéralement  servis  et 
aussi  libéralement  consommés  parles  convives  de  la  classe  infé- 
rieure :  leur  gaieté  devint  causeuse ,  bruyante  et  même  tumul- 
tueuse. 

Mais  il  n'était  pas  au  pouvoir  du  vin  ni  de  l'eau-de-vie 
d'échauffer  les  esprits  de  ceux  qui  occupaient  des  places  plus  dis- 
tinguées au  banquet.  Ils  éprouvaient  ce  froid  glacial  dont  on  est 
souvent  saisi  lorsque  l'on  est  forcé  de  prendre  une  résolu lioa 
désespérée ,  après  s'être  mis  en  une  position  dans  laquelle  il  est 
aussi  diflîcile  d'avancer  que  de  reculer.  Le  précipice  leur  paraissait 
plus  profond  et  plus  dangereux  à  mesure  qu'ils  s'approchaient  du 
bord,  et  chacun  attendait  avec  un  sentiment  de  crainte  et  d'hési- 
tation que  l'un  ou  Tautre  des  confédérés  donnât  l'exemple  en  s'y 
précipitant  lui-même.  Ce  sentiment  intérieur  agissait  différem- 
ment, selon  les  diverses  habitudes  et  les  divers  caracltyes  des 
membres  de  l'assemblée  :  l'un  était  grave  et  sérieux,  l'autre  sot 
et  désappointé;  un  troisième  jetait  des  regards  inquiets  sur  les 
places  restées  vides  au  haut  bout  de  la  table^  qui  avaient  été  ré- 
servées pour  des  membres  de  la  conspiration  dont  la  prudence 
l'avait  emporté  sur  le  zèle  politique,  et  qui  s'étaient  absentés  de 
l'assemblée  dans  ce  moment.  Quelques-uns  paraissaient  môme 
chercher  à  établir  dans  leur  esprit  une  comparaison  entre  le  rang 
et  les  intérêts  des  membres  absents  et  de  ceux  présents.  Sir  Fré- 


m  LE  NAIN  NOIR. 

tiéric  Langley  était  froid,  bourru  et  mécontent.  Ellieslaw,  de  son 
côté,  faisait  des  efforts  tellement  pénibles  pour  animer  ses  con- 
vives, que  l'on  voyait  clairement  qu'il  était  lui-même  découragé. 
Ratcliffe  examinait  l'ensemble  de  cette  scène  avec  le  sang-froid 
d'un  spectateur  attentif  mais  désintéressé.  Mareschalseul,  fidèle  à 
son  caractère  de  vivacité  et  d'étourderie,  mangeait  et  buvait,  riait 
et  plaisantait,et  paraissait  s'amuser  de  l'embarras  de  la  compagnie. 
«<  Qui  donc  a  pu  abattre  notre  noble  courage?  leur  dit-il-,  on 
nous  croirait  à  un  enterrement,  où  ceux  qui  mènent  le  deuil  ne 
doivent  parler  qu'à  voix  basse,  tandis  que  les  muets  et  les  ve- 
dettes funéraires  (en  indiquant  des  yeux  l'autre  bout  de  la  table) 
font  bombance  là-bas.  Ellieslaw,  quand  commencerez-vous  à 
mettre  le  convoi  en  marche  ?  votre  esprit  sommeille  5  qui  a  pu 
refroidir  les  hautes  espérances  du  chevalier  de  Langley-Dale? 

—  Tous  parlez  comme  un  fou,  dit  Ellieslaw  5  ne  voyez-vous 
pas  combien  de  membres  sont  absents  ? 

—  Eh  bien,  après?  dit  Mareschal;  ne  saviez- vous  pas  d'avance 
qu'une  moitié  du  genre  humain  parle  mieux  qu'elle  n'agit?  Quant 
à  moi,  je  me  sens  beaucoup  encouragé  en  voyant  que  les  deux 
tiers  au  moins  de  nos  amis  ont  été  exacts  au  rendez-vous,  quoique 
je  soupçonne  fort  qu'une  moitié  est  venue  pour,  au  pis  aller,  s'as- 
surer au  moins  d'un  dîner. 

—  Xous  n'avons  point  de  nouvelles  de  la  côte  que  l'on  puisse 
regarder  comme  donnant  la  certitude  de  l'arrivée  du  roi^  »  dit 
quelqu'un  de  la  compagnie  de  ce  ton  équivoque  et  faible  qui  in- 
dique un  manque  de  résolution. 

—  Pas  un  mot  de  la  part  du  comte  deD...,  ni  d'un  seul  gentil- 
homme de  la  partie  méridionale  du  Border,  dit  un  troisième. 

—  Quel  est  celui  qui  désire  avoir  un  plus  grand  nombre 
d'hommes  de  l'Angleterre?  »  s'écria  Mareschal  avec  le  ton  théâ- 
tral d'un  héroïsme  affecté  : 

Mon  cousin  EUyslaw?  Non,  malgré  ton  soupir, 
Si  le  deslin  nous  condamne  à  mourir. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  Mareschal!  dit  Ellieslaw,  faites-nous 
grâce  de  vos  folies  en  ce  moment. 

—  Eh  bien  donc ,  dit  son  cousin ,  je  vais  vous  donner  ma  sa- 
gesse, telle  qu'elle  est.  Puisque  nous  nous  sommes  avancés 
comme  des  fous,  nous  ne  pouvons  pas  reculer  comme  des  lâches. 
Nous  avons  assez  fait  pour  attirer  sur  nous  les  soupçons  et  la  ven- 


CHAPITRE  XIII.  123 

geance  du  gouvernement,  ne  discontinuons  pas  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  fait  quelque  chose  pour  la  mériter...  Quoi!  personne 
ne  parle?  Alors  je  franchirai  le  pas  le  premier.  »  Aussitôt  il  se 
leva ,  prit  un  verre  à  bière ,  qu'il  rempUt  entièrement  de  vin  de 
Bordeaux,  et,  faisant  signe  de  la  main,  commanda  que  tout  le 
monde  se  levât  et  suivît  son  exemple.  Tous  obéirent,  les  grands 
personnages  d'une  manière  à  peu  près  passive,  et  les  autres  avec 
enthousiasme.  «  Eh  bien,  mes  amisi  dit-il,  je  vais  vous  donner  le 
toast  du  jour  :  A  l'indépendance  de  TÉcosse,  et  à  la  santé  de  notre 
légitime  souverain ,  le  roi  Jacques  TIII,  maintenant  débarqué 
dans  le  Lothian,  et  sans  doute  en  pleine  possession  de  son  an- 
cienne capitale!  » 

Il  vida  son  verre  et  le  jeta  par-dessus  sa  tête. 

«  Au  moins  il  ne  sera  jamais  profané  par  une  santé  moins  pré- 
cieuse, ajouta-t-il. 

Tous  suivirent  son  exemple,  et  au  milieu  du  choc  des  verres 
et  des  applaudissements  de  la  compagnie,  prirent  l'engagement 
de  rester  fidèles  aux  principes  et  aux  intérêts  que  le  toast  avait 
exprimés. 

«  Vous  avez  sauté  le  fossé,  ma  foi  !  »  dit  Ellieslaw  à  part  à  Ma- 
reschal;  «  mais  je  crois  que  tout  est  pour  le  mieux;  dans  tous  les 
cas ,  nous  pouvons  maintenant  renoncer  à  notre  entreprise.  Un 
seul  homme,  »  ajouta-t-il  en  regardant  Ratclifle,  «  a  refusé  de 
porter  la  santé;  nous  en  parlerons  plus  lard.  » 

Alors  se  levant,  il  adressa  à  la  compagnie  un  discours  plein  de 
virulentes  invectives  contre  le  gouvernement  et  contre  ses  me- 
sures, mais  particulièrement  contre  l'Union,  traité  par  lequel,  as- 
surait-il, l'Ecosse  avait  été  indignement  dépouillée  de  son  indé- 
pendance, de  son  commerce  et  de  son  honneur,  et  abattue,  comme 
une  esclave  enchaînée  aux  pieds  de  sa  rivale  ,  contre  laquelle, 
pendant  une  si  longue  suite  de  siècles,  à  travers  un  si  grand 
nombre  de  dangers,  et  par  la  perte  de  tant  de  sang ,  elle  avait  si 
honorablement  défendu  ses  droits.  C'était  toucher  un  sujet  qui 
trouva  une  corde  correspondante  dans  le  sein  de  chaque  membre 
présent. 

«»  Notre  commerce  est  détruit,  »  cria  le  vieux  John  Newcastle, 
contrebandier  de  Jedburgh,  qui  était  assis  au  bas  bout  delà  table. 

«  Notre  agriculture  est  ruinée  ,  »  dit  le  laird  de  Brokert-Girth 
Flow ,  «  territoire  qui,  depuis  Adam  ,  n'avait  jamais  produit  que 
de  la  bruyère  et  de  l'airelle. 


12G  LE  NAIN  NOIR. 

«  Notre  religion  est  entièrement  bouleversée  ,  «  dit  le  pasteur, 
au  nez  bourgeonné,  de  la  chapelle  épiscopale  de  Nirkwhistle. 

«  Nous  n'oserons  bientôt  plus  tuer  un  daim,  ni  embrasser  une 
jeune  fille,  ditMareschal-Wells,  sans  un  certificat  du  presbytère 
et  du  marguillier. 

— Ou  faire  un  jéroboam  d'eau-de-vie  dans  unematinée  d'hiver, 
sans  une  licence  du  commis  de  l'excise,  dit  le  contrebandier. 

—  Ou  faire  une  promenade  à  cheval  dans  une  nuit  obscure,  dit 
Westburnflat,  sans  en  avoir  obtenu  la  permission  du  jeune  Earns- 
cliff  ou  de  quelque  juge  de  paix  devenu  Anglais;  c'était  le  bon 
temps  sur  la  frontière,  lorsqu'il  n'était  question  ni  de  paix,  ni  de 
justice! 

—  Souvenons-nous  des  injures  que  nous  avons  souffertes,  à  Da- 
rien  et  à  Gleneve,  continua  EUieslaw,  et  prenons  les  armes  pour 
défendre  nos  droits,  nos  propriétés,  nos  vies  et  nos  familles. 

—  Songez  à  la  pure  et  véritable  ordination  épiscopale,  sans  la- 
quelle il  ne  peut  y  avoir  de  clergé  légitime,  dit  l'homme  d'église. 

—  Songez  aux  pirateries  commises  sur  notre  commerce  des  In- 
des Orientales  par  Green  et  les  corsaires  anglais ,  »  dit  William 
Willieson ,  propriétaire  pour  une  moitié  et  seul  armateur  d'un 
brick,  qui  faisait  annuellement  quatre  voyages  entre  Cockpool  et 
Whitchawn. 

—  Souvenez-vous  de  vos  libertés,  "  reprit  Mareschal,  qui  sem- 
blait prendre  un  malin  plaisir  à  précipiter  les  mouvements  de 
l'enthousiasme  qu'il  avait  excité,  comme  un  jeune  espiègle,  qui, 
ayant  levé  l'écluse  de  l'abée  d'un  moulin  ,  jouit  du  plaisir  d'en- 
tendre le  bruit  des  roues  qu'il  a  mises  en  mouvement,  sans  songer 
au  mal  qu'il  peut  avoir  occasionné  :  «  souvenez-vous  de  vos  liber- 
tés, s'écria-t-il,  et  que  le  diable  confonde  taxes,  presse  et  presby- 
térianisme ,  ainsi  que  la  mémoire  du  vieux  Willie  ,  qui  nous  les 
apporta  le  premier  ! 

—  Au  diable  le  jaugeur  !  »  cria  à  son  tour  le  vieux  Newcastic 
«  je  l'exterminerai  de  ma  propre  main. 

—  Et  que  maudits  soient  le  garde-champôtre  et  le  constable  î 
répéta  AVesburnflat;  je  leur  ferai  passer  une  couple  de  balles  à 
travers  le  corps  avant  demain  matin. 

—  II  est  donc  convenu ,  »  dit  EUieslaw ,  lorsque  le  calme  fut 
un  peu  établi,  <<  que  nous  ne  voulons  pas  souffrir  plus  long-temps 
cet  état  de  choses  ? 


CHAPITRE  XII r.  127 

—  Convenu  ;  nous  sommes  tous  d'accord  jusqu'au  dernier,  ré- 
pondirent les  convives. 

— Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi,  dit  M.  Ratclifïe  5  car,  quoique 
je  ne  puisse  espérer  de  calmer  ces  violents  transports  qui  semblent 
s'être  emparés  si  subitement  des  membres  de  cette  assemblée , 
cependant,  autant  que  peut  avoir  de  poids  l'opinion  d'un  seul,  je 
vous  prie  de  remarquer  que  je  ne  partage  pas  entièrement  votre 
avis  sur  l'énumération  des  abus  dont  vous  venez  de  vous  plaindre, 
et  que  je  proteste  de  la  manière  la  plus  formelle  contre  les  me- 
sures insensées  que  vous  paraissez  disposés  à  adopter  pour  en  ob- 
tenir la  réforme.  Je  puis  aisément  supposer  qu'une  grande  partie 
de  ce  qui  a  été  dit  était  l'effet  de  la  chaleur  du  moment,  ou  peut- 
être  avec  l'intention  d'en  faire  une  plaisanterie.  Mais  il  y  a  des 
plaisanteries  qui  sont  de  nature  à  avoir  des  conséquences  au  de- 
hors, et  vous  devez  vous  rappeler  ,  messieurs ,  que  les  murs  ont 
des  oreilles. 

— Les  murs  peuvent  avoir  des  oreilles  ?  »  répliqua  Ellieslaw  en 
le  regardant  d'un  air  de  malignité  triomphante  ;  «  mais  les  espions 
domestiques ,  monsieur  RatclifTe  ,  se  trouveront  bientôt  sans  en 
avoir  ,  si  quelqu'un  d'eux  ose  continuer  plus  long-temps  son  sé- 
jour dans  une  famille,  où  son  arrivée  a  été  une  intrusion  non  au- 
torisée, sa  conduite  celle  d'un  homme  présomptueux  qui  se  mêle 
de  ce  qui  ne  le  regarde  pas,  et  d'où  sa  sortie  sera  celle  d'un  varlet 
désappointé,  s'il  ne  sait  pas  profiter  de  l'avertissement  qu'on  lui 
donne. 

—  Monsieur  Yère,  »  répondit  Ratcliffe  avec  un  sang  froid  dé- 
daigneux, «  je  sais  parfaitement  que,  du  moment  que  ma  présence 
vous  sera  inutile,  ce  qui  doit  nécessairement  arriver  par  suite  de 
la  démarche  imprudente  que  vous  vous  proposez  de  faire,  elle 
deviendra  aussi  dangereuse  pour  moi  qu'elle  a  toujours  été 
odieuse  pour  vous.  Mais  j'ai  une  protection,  et  elle  est  puissante  ; 
et  vous  ne  seriez  sans  doute  pasbienaise  de  m'entendre  détailler 
devant  ces  messieurs,  devant  des  hommes  d'honneur,  les  circons- 
tances particulières  qui  furent  le  principe  de  nos  liaisons.  Au 
reste,  je  suis  charmé  d'en  voir  la  fin-,  et  comme  je  pense  que 
M.  Mareschal  et  quelques  autres  messieurs  voudront  bien  me  ga- 
rantir pour  cette  nuit  surtout  mes  oreilles  et  ma  gorge,  pour  la- 
quelle j'ai  plus  de  raison  de  craindre,  je  ne  quitterai  votre  château 
que  demain  matin. 

— Soit,  monsieur,  répliqua  31.  Tère  ;  vous  êtes  parfaitement  en 


J28  LE  NAIN  NOIR. 

sûreté,  parce  que  vous  êtes  au-dessous  de  mon  ressentiment ,  et 
non  parce  que  je  crains  que  vous  ne  révéliez  quelque  secret  de  fa- 
mille, quoique  je  vous  engage  pour  votre  propre  intérêt  à  avoir 
grand  soin  de  n'en  rien  faire.  Yos  soins  et  votre  intervention  ne  sau- 
raient être  d'une  grande  importance  pour  un  homme  qai  a  tout 
à  perdre  ou  à  gagner  ,  suivant  que  le  droit  légitime  ou  l'usurpa- 
tion injuste  l'emportera  dans  la  lutte  qui  va  s'engager.  Adieu.  « 

M.  Ratcliffe  se  leva  ,  lança  sur  lui  un  regard  que  Vère  parut 
avoir  beaucoup  de  peine  à  soutenir,  et  saluant  les  personnes  qui 
étaient  autour  de  lui,  quitta  l'appartement. 

Cette  conversation  fit  sur  plusieurs  membres  de  la  compagnie 

ne  impression  qu'Ellieslaw  s'empressa  de  détruire  en  renouve- 
lant la  conférence  sur  les  affaires  du  jour.  Le  résultat  de  leurs  dé- 
libérations précipitées  fut  qu'il  fallait  organiser  sur-le-champ  une 
insurrection.  Ellieslaw,  Mareschal  et  sir  Frédéric  Langley  en  fu- 
rent nommés  les  chefs,  avec  pouvoir  de  diriger  les  mesures  ulté- 
rieures. On  fixa  un  lieu  de  rendez-vous  ,  auquel  tous  promirent 
de  se  trouver  le  lendemain  de  bonne  heure ,  avec  les  amis  et  les 
partisans  de  la  cause  que  chacun  de  son  côté  aurait  pu  réunir. 

Plusieurs  des  convives  se  retirèrent  pour  faire  les  préparatifs 
nécessaires  ,  et  Ellieslaw  s'excusa  auprès  des  autres  qui ,  avec 
Westburnflat  et  le  vieux  contrebandier,  continuaient  à  faire  cir- 
culer rondement  la  bouteille,  de  ce  qu'il  quittait  la  présidence  de 
la  table,  attendu  qu'il  fallait  nécessairement  qu'il  eût  une  confé- 
rence sérieuse  et  séparée  avec  les  collègues  qu'on  lui  avait  donnés 
dans  le  commandement.  Cette  excuse  fut  acceptée  d'autant  plus 
volontiers  qu'Ellieslaw  les  invita  en  même  temps  à  continuer  à 
user  des  rafraîchissements  que  les  caves  du  château  pourraient 
leur  fournir.  Leur  retraite  fut  suivie  de  bruyantes  acclamations  ; 
et  les  noms  de  Yère,  de  Langley  et  surtout  de  Mareschal  furent 
proclamés  en  chorus  et  leurs  santés  arrosées  de  copieuses  liba- 
tions pendant  le  reste  de  la'soirée. 

Lorsque  les  principaux  conspirateurs  se  furent  retirés  dans  un 
appartement  séparé,  ils  se  regardèrent  un  instant  avec  une  sorte 
d'emliarras  ,  qui  donnait  aux  traits  sombres  de  sir  Frédéric  l'ex- 
pression d'un  violent  mécontentement.  Mareschal  fut  le  premier 
qui  rompit  le  silence ,  en  disant ,  avec  un  éclat  de  rire  :  «  Eh 
bien!  messieurs,  nous  voilà  décidément  embarqués...  vogue  la 
galère  ! 

—  C'est  vous  que  nous  devons  remercier,  dit  Ellieslaw. 


CHAPITRE  XIII.  129 

—  Oui,  mais  je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  vous  m'aurez  obli- 
gation, répondit  Mareschal,  lorsque  je  vous  montrerai  cette  lettre 
que  j'ai  reçue  précisément  au  moment  où  nous  allions  nous  met- 
tre à  table.  Mon  domestique  m'a  dit  l'avoir  reçue  d'un  homme 
qu'il  n'avait  jamais  vu  auparavant  et  qui  était  reparti  au  grand 
galop  ,  après  lui  avoir  recommandé  de  me  la  remettre  en  mains 
propres.  » 

Ellieslaw  ouvrit  la  lettre  avec  un  air  d'impatience  et  lut  à  haute 
voix  : 

Edimbourg. 

Mon  très-ho>oré  monsieur  , 

«  Ayant  des  obligations  à  votre  famille ,  dont  je  ne  vous  don- 
nerai point'  le  détail ,  et  apprenant  que  vous  faites  partie  de  la 
compagnie  d'aventuriers  qui  font  des  affaires  pour  la  maison  Jac- 
ques et  compagnie  ,  ci-devant  négociants  à  Londres  ,  et  mainte- 
nant à  Dunkerque,  je  crois  devoir  vous  informer  promptement  et 
secrètement  que  les  navires  que  vous  attendiez  ont  été  repoussés 
de  la  côte  sans  pouvoir  débarquer  la  moindre  partie  de  leurs  car- 
gaisons, et  que  les  associés  du  pays  de  l'ouest  ont  résolu  de  retirer 
leurs  noms  de  la  société;  attendu  que  l'entreprise  ne  présente  que 
de  la  perte.  Dans  l'espoir  que  vous  profiterez  de  cet  avis  et  que 
vous  prendrez  les  mesures  nécessaires  pour  mettre  vos  intérêts  à 
couvert , 

Je  suis  votre  très-humble  serviteur , 

NiHiL  Nameless*. 

A  RiLPH  Maeeschal,  de  Mareschal-Wells, 
ayec  soin  et  promptitude.» 

Le  visage  de  sir  Frédéric  s'allongea  ,  et  sa  figure  devint  sombre 
à  mesure  qu'il  entendait  la  lecture  de  la  lettre  et  quand  Ellieslaw 
b'écria  :  «  Eh  quoi  I  si  la  flotte  française,  ayant  le  roi  abord,  a  été 
repoussée  par  les  Anglais ,  comme  ce  maudit  griffonnage  semble 
e  donner  à  entendre  ,  ceci  détruit  le  but  principal  de  notre  en- 
treprise ;  et  où  en  sommes-nous  maintenant  ? 

—  Exactement  où  nous  en  étions  ce  matin,  je  pense  «  dit  Ma- 
reschal toujours  en  riant. 

«  Pardon ,  monsieur  Mareschal ,  et  trêve ,  je  vous  prie ,  à  votre 
g  aielé  déplacée  ;  ce  matin  nous  ne  nous  étions  pas  publiquement 

i  C'est-a-dire,sù?i  sans  nom.  a.  m. 


130  LE  NAIN  NOIR. 

compromis  ,  comme  nous  l'avons  fait  depuis,  grâce  à  votre  acte 
d'inconséquence  ,  surtout  lorsque  vous  aviez  dans  votre  poche 
une  lettre  qui  vous  avertissait  que  votre  entreprise  était  déses- 
pérée. 

—  Oui,  oui,  je  savais  que  vous  me  diriez  cela,  répondit  Mares- 
chal  ;  maiS;,  d'abord,  mon  ami ,  Nihil  Nameless  et  sa  lettre ,  tout 
cela  peut  fort  bien  n'être  qu'un  conte,  et  d'un  autre  côté  je  suis 
bien  aise  que  vous  sachiez  que  je  suis  las  d'un  parti  qui  ne  fait 
autre  chose  que  prendre  le  soir  des  résolutions  hardies,  et  qui  les 
oublie  en  cuvant  son  vin  pendant  la  nuit.  Dans  ce  moment  le 
gouvernement  est  dépourvu  d'hommes  et  de  munitions,  en  quel- 
ques semaines  il  aura  abondamment  tout  ce  qui  lui  sera  néces- 
saire. Présentement  il  a  tout  le  pays  contre  lui,  dans  quelques  se- 
maines, soit  intérêt  personnel,  soit  crainte  ,  soit  timide  indiffé- 
rence ,  cette  première  ferveur  sera  aussi  froide  que  Noël  ;  ainsi , 
comme  j'étais  bien  déterminée  faire  le  saut  périlleux,  j'ai  eu  soin 
de  vous  entraîner  dans  ma  chute.  Vous  voilà  complètement  en- 
foncés dans  le  bourbier  ,  et  il  faudra  bien  que  vous  cherchiez  à 
en  sortir. 

—  Vous  vous  trompez  à  l'égard  de  l'un  de  nous,  monsieur  Ma- 
reschal,  »  dit  sir  Frédéric  ;  puis  tirant  le  cordon  de  la  sonnette  , 
il  pria  la  personne  qui  entra  de  dire  à  ses  gens  de  se  tenir  prêts  à 
partir  avec  les  chevaux. 

—  Il  ne  faut  pas  que  vous  nous  quittiez  ,  sir  Frédéric ,  dit 
Ellieslaw,  nous  avons  notre  revue  à  passer. 

—  Je  partirai  ce  soir ,  monsieur  Yère  ,  dit  sir  Frédéric  ,  et  je 
vous  écrirai  mes  intentions  lorsque  je  serai  arrivé  chez  moi. 

—  Oui ,  dit  Mareschal  ;  et  vous  les  enverrez  de  Carlisle  par  un 
escadron  de  cavalerie  pour  nous  faire  prisonniers  ?  Écoutez  ,  sir 
Frédéric,  pour  ma  part  je  ne  veux  être  ni  abandonné  ni  trahi,  et 
si  vous  quittez  le  château  d'EUieslaw  ce  soir,  ceiie  sera  qu'en 
passant  sur  mon  cadavre. 

—  Allons  donc  ,  Mareschal ,  dit  M.  Yère ,  pourquoi  être  aussi 
facile  à  donner  une  fausse  interprétation  aux  sentiments  de  notre 
ami  ?  Je  suis  sûr  que  sir  Frédéric  n'a  fait  que  plaisanter  ;  car,  en 
supposant  qu'il  fût  assez  peu  homme  d'honneur  pour  songer  à 
déserter  notre  cause  ,  il  ne  saurait  oublier  que  nous  avons  des 
preuves  évidentes  de  son  adhésion  ,  et  de  l'activité  avec  laquelle 
il  a  favorisé  nos  projets.  Il  ne  peut  non  plus  se  dissimuler  que  la 
première  information  sera  accueillie  avec  avidité  par  le  gouver- 


CHAPITRE  XIII.  131 

nement ,  et  que ,  s'il  s'agit  de  savoir  qui  sera  le  premier  à  la  don- 
ner, nous  pouvons  facilement  gagner  quelques  heures  sur  lui. 

—  Vous  auriez  dii  dire  moi  et  non  pas  nous,  lorsque  vous  parlez 
de  priorité  dans  une  pareille  trahison  ;  quant  à  moi ,  je  ne  ferai 
pas  enregistrer  mon  cheval  pour  chercher  à  gagner  le  prix  ,  »  dit 
Mareschal  ;  puis  il  ajouta  entre  ses  dents  :  «  Un  joli  couple 
d'amis ,  vraiment ,  pour  lui  donner  sa  tète  à  garder  ! 

—  On  ne  m'intimidera  jamais  au  point  de  m'empêcher  d'agir 
selon  que  je  le  jugerai  convenable,  dit  sir  Frédéric  Langley,  et  la 
première  chose  que  je  ferai  sera  de  quitter  Ellieslaw.  Je  n'ai  pas 
de  motif,  »  ajouta-t-il  en  regardant  M.  Yère,  «  qui  m'engage  à 
tenir  ma  parole  envers  celui  qui  ne  m'a  pas  tenu  la  sienne. 

—  En  quoi^  »  dit  Ellieslaw,  en  imposant  silence  par  un  geste  à 
son  impétueux  cousin ,  «  en  quoi  vous  ai-je  manqué  de  parole , 
sir  Frédéric  ? 

—  En  ce  que  j'avais  de  plus  cher  et  de  plus  tendre,  répondit  sir 
Frédéric.  Yous  m'avez  joué  pour  cette  alliance  projetée  qui , 
comme  vous  le  savez  fort  bien  ,  était  le  gage  de  notre  liaison  po- 
litique. Cet  enlèvement,  et  ce  retour  de  miss  Yère  ;  l'accueil 
glacé  qu'elle  m'a  fait,  et  les  excuses  dont  vous  avez  voulu  le  cou- 
vrir ,  tout  cela  n'est  que  pure  évasion ,  un  prétexte  pour  conser- 
ver vous-même  la  possession  des  biens  qui  lui  appartiennent  de 
droit ,  et  pendant  ce  temps-là ,  faire  de  moi  un  instrument  pour 
votre  entreprise  sans  ressources  ,  en  me  donnant  des  espérances 
que  vous  êtes  bien  résolu  à  ne  jamais  réaliser. 

—  Sir  Frédéric ,  dit  Ellieslaw ,  je  vous  proteste  par  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  sacré. . . 

—  Je  n'écoute  plus  de  protestations  ;  j'en  ai  été  trop  long-temps 
la  dupe. 

—  Si  vous  nous  abandonnez,  dit  Ellieslaw,  vous  savez  fort  bien 
que  votre  ruine  est  aussi  sûre  que  la  notre  ;  l'union  fait  notre 
force. 

—  Laissez-moi  le  soin  de  pourvoir  à  ma  propre  sûreté  ,  ré- 
pondit sir  Frédéric  ;  mais  quand  même  ce  que  vous  dites  serait 
vrai,  j'aimerais  mieux  périr  que  d'être  votre  jouet  plus  long-temps. 

—  N'y  a-t-il  rien...  n'y  a-t-il  aucune  sûreté  que  je  puisse  vous 
donner  pour  vous  convaincre  de  ma  sincérité  ?  »  dit  EUieslaw 
d'un  air  inquiet.  «  Ce  matin  j'aurais  repoussé  vos  injustes  soup- 
çons comme  une  insulte  ;  mais  dans  la  position  où  nous  nous 
trouvons  à  présent... 


ir>2  LE  NAIN  NOIR. 

—  Vous  sentez  la  nécessité  d'être  sincère,  répliqua  sir  Fré*- 
déric.  Si  vous  voulez  que  je  croie  que  vous  l'êtes ,  il  n'est  qu'un 
moyen  de  m'en  convaincre  ;  que  votre  fille  m'accorde  sa  main 
dès  ce  soir. 

—  Si  promptement...  impossible  ,  repondit  Vère  ;  songez  à  l'a:- 
larme  qu'elle  vient  d'éprouver,  songez  à  notre  entreprise  actuelle. 

—  Je  ne  veux  rien  écouler  ,  rien  que  son  consentement  donné 
à  l'autel,  dit  sir  Frédéric.  Vous  avez  une  chapelle  dans  le  château  ; 
le  docteur  Hobbler  est  au  nombre  de  vos  hôtes  5  donnez-moi  cette 
preuve  de  votre  bonne  foi ,  ce  soir  môme  ,  et  nous  voilà  de  nou- 
veau nés,  cœurs  et  bras.  Si  vous  me  refusez  aujourd'hui  que  vous 
avez  le  plus  grand  intérêt  à  consentir  ,  comment  pourrai-je  me 
fier  à  vous  demain  ,  lorsque  je  serai  compromis  dans  votre  entre- 
prise, et  par  conséquent  dans  l'impossibilité  de  reculer  ? 

—  Et  puis-je  compter  que,  si  je  vous  fais  mon  gendre  ce  soir, 
notre  amitié  sera  solidement  renouée?  demanda  Ellieslaw. 

—  Sans  aucun  doute,  et  de  la  manière  la  plus  inviolable,  ré- 
pondit sir  Frédéric. 

—  Eh  bien,  quoique  ce  que  vous  demandez  soit  prématuré,  peu 
délicat,  et  injurieux  à  mon  caractère^  sir  Frédéric,  donnez-moi 
la  main  ;  ma  fille  sera  votre  épouse. 

—  Ce  soir  ? 

—  Ce  soir  même,  avant  minuit  sonné. 

—  De  son  propre  consentement,  j'espère,  dit  Mareschal;  car  je 
puis  vous  assurer,  messieurs,  que  je  ne  resterai  pas  paisible  spec- 
tateur de  la  violence  que  l'on  exerçait  sur  la  volonté  de  ma 
jolie  parente. 

—  Autre  peste  que  cette  tête  chaude  !  »  dit  tout  bas  Ellieslaw. 
Puis,  élevant  la  voix  :  <<  De  son  propre  consentement  ?  Pour  qui 
me  prenez-vous,  Mareschal,  pour  penser  que  votre  intervention 
soit  nécessaire  pour  protéger  ma  fille  contre  son  père  ?  Soyez 
sur  qu'elle  n'a  aucune  répugnance  à  épouser  sir  Frédéric 
Langley. 

—  Ou  plutôt  à  être  appelée  lady  Langley,  dit  Mareschal;  ma 
foi,  c'est  assez  probable.  Il  y  a  bien  des  femmes  qui  penseraient 
comme  elle,  et  je  vous  demande  pardon  -,  mais  ces  demandes 
et  ces  concessions  précipitées  m'avaient  un  peu  alarmé  sur  son 
compte. 

—Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  qui  m'embarrasse,  dit  Ellieslaw,' 
c'est  d'avoir  à  lui  faire  une  proposition  qui  demande  un  assenti- 


CHAPITRE  XIV.  133 

ment  aussi  prompt^  mais  peut-être  que,  si  elle  se  montre  intrai-  "° 
table,  sir  Frédéric  aura  égard. . . 

—  Je  n'aurai  égard  à  rien,  monsieur  Tère  5  ou  la  main  de  votre 
fille  ce  soir,  ou  je  pars,  quand  ce  serait  à  minuit  ;  voilà  mon 
ultimatum. 

—  Je  l'accepte,  répliqua  Ellieslaw,  et  je  vous  laisse  tous  deux 
causer  de  nos  dispositions  militaires,  tandis  que  je  vais  préparer 
ma  tille  à  un  changement  aussi  subit.  » 

En  disant  ces  mots,  il  quitta  la  compagnie. 


CHAPITRE  XIV. 


LA  FIANCEE  PAR   CONTRAINTE. 


11  amène  le  comte  Osmond  pour  recevoir  mes  vœux. 
G  changement  épouvantable  !  à  la  place  de  Tancrède, 
l'orgueilleux' Osmond  !        Tancrède  et  Sigismonde. 

M,  Yère,  à  qui  une  longue  pratique  dans  l'art  de  la  dissimula- 
tion avait  donné  le  pouvoir  de  composer  son  air,  ses  manières  et 
jusqu'à  sa  démarche,  pour  favoriser  ses  projets  de  déception  ,  s'a- 
vança le  long  de  la  galerie  de  pierre  et  monta  la  première  rampe 
de  l'escalier  qui  conduisait  à  l'appartement  d'Isabelle,  du  pas 
alerte,  ferme  et  décidé  de  l'homme  qui  est  occupé  d'une  affaire 
importante,  à  la  vérité,  mais  dont  il  ne  doute  nullement  qu'il 
ne  vienne  à  bout.  3Iais,  lorsqu'il  fut  hors  de  portée  d'être  entendu 
des  personnes  qu'il  venait  de  quitter,  sa  marche  devint  plus  lente 
et  plus  irrésolue,  comme  étant  en  harmonie  avec  ses  incertitudes 
et  ses  craintes.  A  la  fin,  il  s'arrêta  dans  une  antichambre,  pour 
recueillir  ses  idées  et  former  son  plan  de  raisonnement  avant  de 
se  présenter  chez  sa  fille. 

"  Vit-on  jamais  un  père  infortuné  se  trouver  dans  une  alterna- 
tive plus  affreuse  et  plus  embarrassante  !  «  Telles  furent  ses  pre- 
mières réflexions.  «  Si  nos  projets  échouent  par  suite  de  notre 
désunion,  il  n'est  point  douteux  que  le  gouvernement  ne  me  sa- 
crifie comme  le  premier  moteur  de  l'insurrection.  Ou  bien  ,  en 
supposant  que  je  puisse  m'abaisser  jusqu'à  sauver  ma  vie  par  une 
prompte  soumission,  ne  suis-je  pas,  même  alors,  complètement 
ruiné?  J'ai  rompu  avec  Ratcliffe  d'une  manière  irréconciliable  , 
et  de  ce  cùté-là  je  ne  puis  attendre  qu'insulte  et  persécution.  li 

LE    NAI>-    >OIR.  9 


154  LE  NAIN  NOIR. 

me  faudra  donc  errer,  pauvre  et  déshonoré,  sans  aucun  moyen 
d'existence,  et  encore  moins  sans  avoir  une  fortune  sutïisante 
pour  contrebalancer  l'infamie  que  mes  compatriotes,  ainsi  que 
ceux  dont  j'aurai  épouse  et  détesté  le  parti,  attacheront  au  nom 
du  renégat  politique.  Cette  idée  n'est  pas  supportable.  Et,  cepen- 
dant, quel  clwix  me  reste-t-il  entre  cette  destinée  et  la  honte  de 
l'échafaud?  Rien  ne  peut  me  sauver  qu'une  réconciliation  avec 
ces  deux  hommes  ;  et,  pour  relTectuer ,  j'ai  promis  à  Langley 
qu'Isabelle  l'épouserait  avant  minuit,  et  à  Mareschal  que  ce  serait 
sans  contrainte.  Je  n'ai  plus  qu'une  porte  de  salut;  c'est  qu'elle 
consente  à  recevoir  la  main  d'un  homme  qui  lui  déplaît,  et  dans 
un  laps  de  temps  qu'elle  trouverait  déjà  trop  court,  quand  môme 
il  serait  amant  favorisé.  Mais  je  dois  compter  sur  la  générosité 
romanesque  de  son  caractère,  et,  de  quelque  vives  couleurs  que 
je  lui  peigne  la  nécessité  de  son  obéissance,  elles  seront  au-des- 
sous de  la  réalité.  » 

Après  avoir  terminé  cette  suite  mélancolique  de  réflexions  sur 
sa  position  périlleuse,  il  entra  dans  l'appartement  de  sa  fille,  cha- 
que nerf  tendu  pour  le  soutien  du  raisonnement  qu'il  avait  à  lui 
faire.  Quoique  faux  et  ambitieux,  il  n'était  pas  tellement  dépourvu 
de  tendresse  paternelle  qu'il  n'éprouvât  quelques  remords  en  ré- 
fléchissant au  rôle  qu'il  allait  jouer,  en  abusant  des  sentiments 
d'une  fille  tendre  et  soumise  :  mais  en  se  rappelant  que,  s'il  réus- 
sissait, le  résultat  de  sa  ruse  serait  au  moins  d'avoir  procuré  à  sa 
fille  un  mariage  avantageux,  tandis  que,  dans  le  cas  contraire ,  il 
était  un  homme  perdu,  tousses  scrupules  s'évanouirent. 

Il  trouva  miss  Yère  assise  près  de  la  fenêtre  de  son  cabinet  de 
toilette,  la  tête  appuyée  sur  une  main  ;  ou  elle  sommeillait ,  ou 
était  tellement  plongéedans  la  méditation,  qu'elle  n'entendit  point 
le  bruit  qu'il  fit  en  entrant.  Il  s'approcha  en  donnant  à  ses  traits 
une  expression  profonde  de  chagrin  et  de  sympathie,  et,  s'asse- 
yant  auprès  d'elle,  appela  son  attention  en  lui  prenant  doucement 
la  main,  mouvement  qu'il  ne  manqua  pas  d'accompagner  d'un 
profond  soupir. 

«  Mon  père!  »  dit  Isabelle  avec  une  sorte  de  tressaillement  qui 
exprimait  autant  de  frayeur  que  de  joie  et  de  tendresse. 

—  Oui,  Isabelle,  votre  malheureux  père  qui,  plein  de  repentir, 
vient  demander  pardon  à  sa  fille  d'une  offense  dont  il  s'est  rendu 
coupable  envers  elle  par  excès  de  tendresse,  et  lui  faire  ses  adieux 
pour  toujours. 


CHAPITRE  XIV.  136 

—  Mon  père  !  une  offense  envers  moi  ?  Faire  vos  adieux  pour 
toujours  !  Que  signifie  tout  ceci  ? 

—  Oui,  Isabelle,  je  parle  sérieusement-,  mais,  avant  tout,  je 
vous  demanderai  si  vous  ne  soupçonnez  pas  que  j'étais  dans  le 
secret  de  l'aventure  qui  vous  est  arrivée  hier  matin  ? 

—  Vous,  monsieur  !  »  dit  en  bégayant  Isabelle,  partagée  entre 
la  conviction  qu'il  avait  justement  deviné  sa  pensée,  et  la  honte  , 
aussi  bien  que  la  crainte,  qui  lui  défendaient  d'avouer  un  soupçon 
aussi  humiliant  et  aussi  peu  naturel. 

«  Oui,  continua-t-il,  votre  hésitation  est  un  aveu  tacite  que 
vous  aviez  cette  pensée,  et  j'ai  maintenant  la  tâche  pénible  de 
reconnaître  que  vos  soupçons  n'étaient  point  mal  fondés.  Mais , 
écoutez  mes  raisons.  Dans  un  moment  malheureux,  j'encourageai 
la  recherche  que  sir  Frédéric  Langley  faisait  de  votre  main. 
ne  concevant  pas  qu'il  fût  possible  que  vous  eussiez  aucune  ob- 
jection valable  à  me  faire  contre  un  mariage  dans  lequel  tous  les 
avantages  étaient,  pour  ainsi  dire,  de  votre  côté.  Dans  un  mo- 
ment plus  malheureux  encore,  je  pris  avec  lui  des  mesures  pro- 
pres à  rétablir  notre  monarque  banni  sur  son  trône  et  à  rendre  à 
ma  patrie  son  indépendance.  Il  a  profité  de  mon  imprudente 
confiance,  et  maintenant  ma  vie  est  entre  ses  mains. 

—  Votre  vie ,  monsieur  !  »  dit  Isabelle  d'une  voix  faible. 

»  Oui ,  Isabelle ,  la  vie  de  votre  père.  Dès  que  je  prévis  les 
excès  dans  lesquels  sa  passion  impétueuse  pouvait  le  jeter  (car  je 
lui  rends  la  justice  de  croire  que  sa  conduite  peu  raisonnable  vient 
de  son  grand  attachement  pour  vous) ,  je  cherchai ,  sous  le  pré- 
texte plausible  de  votre  absence  pendant  quelques  semaines  ,  à 
m'affranchir  de  l'alternative  dans  laquelle  je  me  trouve  placé;  à 
cet  effet ,  je  me  proposais ,  dans  le  cas  où  vous  continueriez  à  avoir 
une  répugnance  insurmontable  pour  ce  mariage,  de  vous  en- 
voyer secrètement  passer  quelques  mois  au  couvent  de  votre  tante 
maternelle ,  à  Paris.  Un  concours  d'erreurs  vous  a  tirée  du  lieu 
sur  et  secret  que  je  vous  avais  destiné  comme  asile  temporaire. 
Le  sort  m'a  enlevé  ma  dernière  chance  de  salut ,  et  il  ne  me  reste 
plus  maintenant  qu'à  vous  donner  ma  bénédiction  et  à  vous  faire 
sortir  du  château ,  avec  M.  Ratcliffe  ,  qui  se  dispose  à  le  quitter  ; 
mon  sort  sera  bientôt  décidé. 

—  Juste  ciel ,  monsieur  !  est-il  possible?  s'écria  Isabelle.  Oh  I 
pourquoi  ai-je  été  délivrée  de  la  retraite  dans  laquelle  vous  m'a- 


Iô6  LE  NAIN  NOIR. 

viez  placée?  ou  pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  fait  connaître  vos 

intentions  ? 

—  Réfléchissez  un  instnnt,  Isabelle,  répondit  M.  Vère.  You- 
liez-vous  que  je  cherchasse  à  nuire  dans  votre  esprit  à  l'ami  que 
je  désirais  le  plus  vivement  servir ,  en  vous  faisant  connaître  l'ar- 
deur opiniâtre  avec  laquelle  il  poursuivait  ses  projets?  Pouvais-je 
le  faire  avec  honneur,  après  lui  avoir  promis  de  l'appuyer?  Mais 
tout  est  fini.  3Iareschal  et  moi  nous  sommes  décidés  à  mourir 
avec  courage  -,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  faire  partir  sous 
bonne  escorte. 

—  Puissances  du  ciel!  n'y  a-t-il  donc  aucun  moyen?  »  dit  la 
jeune  fille  tout  épouvantée. 

«  Aucun ,  mon  enfant ,  »  répondit  M.  Yère  avec  douceur,  «  à 
l'exception  d'un  seul,  que  vous  ne  voudriez  pas  conseiller  à  votre 
père  d'employer,  celui  d'être  le  premier  à  trahir  ses  amis. 

— Oh  !  non ,  non  !  »  repli  qua-t-elle  avec  horreur,  et  cependant 
avec  précipitation,  comme  pour  repousser  la  tentation  que  l'alter- 
native lui  présentait.  «  Mais  n'y  a-t-il  pas  d'autre  espoir,  la  fuite, 
la  médiation  ,  les  prières  ?  J'irai  me  jeter  au  genoux  de  sir  Fré- 
déric. 

—  Ce  serait  une  humiliation  inutile ,  répondit  M.  Vère  ;  il  est 
déterminé  à  suivre  la  route  qu'il  s'est  tracée,  et  je  suis  également 
résolu  à  courir  les  hasards  de  mon  sort  ;  à  une  condition  seule  il 
renoncerait  à  ses  projets ,  et  cette  condition  ,  vous  ne  l'entendrez 
jamais  de  ma  bouche. 

—  Faites-la-moi  connaître  ;  je  vous  en  conjure,  mon  cher  père  ! 
s'écria  Isabelle  ;  que  peut-il  demander  que  nous  ne  devions  ac- 
corder, pour  prévenir  la  malheureuse  catastrophe  dont  vous  êtes 
menacé  ? 

—  C'est  ce  que  vous  ne  saurez,  Isabelle,  »  dit  M.  Vère  d'un  ton 
solennel ,  «  que  lorsque  la  tête  de  votre  père  aura  roulé  sur  l'é- 
chafaud  ;  alors  vous  apprendrez  qu'il  y  avait  effectivement  un  sa- 
crifice qui  pouvait  le  sauver. 

—  Et  pourquoi  ne  pas  le  dire  à  présent  ?  Craignez-vous  que 
j'hésite  à  faire  le  sacrifice  de  ma  fortune  pour  vous  sauver?  Ou 
bien  voulez-vous  me  léguer  l'affreux  héritage  d'un  remords  éter- 
nel, toutes  les  fois  que  je  songerais  que  vous  avez  péri,  tandis 
qu'il  y  avait  moyen  de  prévenir  lemulheur  épouvantable  qui  est 
prêt  à  fondre  sur  vous. 

—  Eh  bien  !  mon  enfant,  dit  M.  Vère,  puisque  vous  voulez  ab- 


CHAPITRE  XIV.  137 

solument  connaître  une  chose  que  j'aimerais  mille  fois  mieux  que 
vous  ignorassiez,  je  dois  vous  informer  qu'il  ne  veut  accepter 
d'autre  rançon  que  la  possession  de  vo'.re  main  ,  ce  soir  même , 
avant  minuit. 

—  Ce  soir  ,  monsieur?  dit  la  jeune  personne  saisie  d'horreur, 
en  entendant  une  pareille  proposition  ;  «  et  à  un  homme  comme 
celui-là  1  A  un  homme ,  ai-je  dit  I  à  un  monstre  qui  voudrait  obte- 
nir la  fille  en  menaçant  la  vie  du  père  !  c'est  impossible. 

—  Tous  avez  raison  ,  mon  enfant,  répondit  son  père,  cela  est 
effectivement  impossible,  et  je  n'ai  ni  le  droit,  ni  le  désir  d'exiger 
de  vous  un  pareil  sacrifice.  II  est  dans  l'ordre  de  la  nature  que  les 
vieillards  meurent  et  soient  oubliés ,  et  que  les  enfants  vivent  et 
soient  heureux. 

—  Mon  père  mourrait ,  et  sa  fille  aurait  pu  le  sauver  I  dit  Isa- 
belle. Mais  non...  non,  mon  cher  père,  pardon,  c'est  impossible; 
vous  ne  cherchez  qu'à  m'amener  à  vos  vues  ;  je  sais  que  vous  avez 
pour  but  ce  mariage  que  vous  croyez  devoir  faire  mon  bonheur, 
et  vous  ne  m'avez  fait  cet  épouvantable  récit  que  pour  influencer 
ma  conduite  et  vaincre  ma  répugnance. 

—  Ma  fille  ,  »  répliqua  EUieslaw  d'un  ton  de  voix  dans  lequel 
l'autorité  blessée  semblait  devoir  être  aux  prises  avec  la  tendresse 
paternelle ,  «  ma  fille  me  soupçonne  d'inventer  une  fable  pour 
influencer  ses  sentiments  I  Mais  il  faut  que  je  soufTre  encore  ceci-, 
et  il  faut  que  je  descende  jusqu'à  me  laver  de  cet  indigne  soup- 
çon. Vous  connaissez  l'honneur  sans  tache  de  votre  cousin  Ma- 
reschal,  Remarquez  bien  ce  que  je  vais  lui  écrire  ,  et  vous  ju- 
gerez ,  d'après  sa  réponse  ,  si  le  danger  dans  lequel  je  me  trouve 
n'est  pas  réel ,  et  si  je  n'ai  pas  fait  usage  de  tous  les  moyens  pos- 
sibles pour  le  détourner.  » 

Il  s'assit,  écrivit  à  la  hâte  quelques  lignes  qu'il  présenta  à  Isa- 
belle, qui,  après  plusieurs  efîorts  pénibles,  parvint  à  sécher  ses 
larmes  et  à  calmer  son  agitation  à  un  degré  suflisant  qui  lui  per- 
mit dehre  ce  qui  suit  : 

«  Mon  cher  cousin  ,  je  trouve  que  ma  fille  est ,  comme  je  m'y 
étais  attendu  ,  dans  le  plus  grand  désespoir  en  voyant  la  précipi- 
tation extraordinaire  de  sir  Frédéric  Langley.  Elle  ne  peut  môme 
concevoir  le  péril  dans  lequel  nous  sommes  et  jusqu'à  quel  point 
nous  sommes  liés  envers  lui.  Pour  l'amour  de  Dieu,  faites  usage 
de  toute  votî-e  influence  sur  lui^  afin  de  l'engager  à  modifier  des 
propositions  que  je  ne  peux  ni  ne  veux  presser  ma  fille  d'accep- 


138  LE  NAIN  NOIR. 

ter,  contre  ses  propres  sentiments,  et  au  mépris  de  ceux  de  la  dé- 
licatesse et  des  convenances.  Vous  obligerez  votre  aflectionné 
cousin  R.  V.   » 

Dans  l'état  d'agitation  où  elle  était  en  ce  moment,  ses  yeux 
baignés  de  pleurs  et  sa  tête  toute  étourdie  ,  pouvant  à  peine  com- 
prendre le  sens  de  ce  qu'elle  lisait,  il  n'est  pas  étonnant  que  miss 
Vère  ne  se  soit  pas  aperçue  que  cette  lettre  semblait  donner  à  en- 
tendre que  sa  répugnance  au  mariage  proposé  portait  plutôt  sur 
/a  manière  et  sur  le  temps,  que  sur  une  haine  décidée  pour  l'é- 
poux qu'on  lui  présentait.  M.  Vère  sonna  et  donna  la  lettre  à  un 
domestique ,  avec  ordre  de  la  remettre  à  M.  Mareschal  ;  puis  se 
levant,  il  continua  à  se  promener  dans  l'appartement,  en  gardant 
le  silence,  et  l'esprit  en  proie  à  la  plus  vive  agitation,  jusqu'à  l'ar- 
rivée de  la  réponse.  Il  jeta  un  coup  d'oeil  sur  son  contenu ,  et 
pressa  fortement  la  main  de  sa  fille  en  lui  donnant  la  lettre,  qui 
était  ainsi  conçue  : 

'<  Mon  cher  parent,  j'ai  déjà  parlé  au  chevalier  dans  les  termes 
les  plus  pressants  de  l'objet  en  question,  mais  je  le  trouve  aussi 
inébranlable  que  Cyeviot.  Je  suis  réellement  peiné  de  voir  que 
l'on  presse  ma  belle  cousine  de  renoncer  à  ses  privilèges  de  de- 
moiselle. Sir  Frédéric  consent  néanmoins  à  quitter  le  château 
avec  moi  à  l'instant  où  la  cérémonie  sera  achevée  ;  puis  nous  réu- 
nirons nos  partisans,  et  nous  commencerons  ht  danse.  Ainsi,  il  y 
a  grand  espoir  que  sir  Frédéric  fiancé  aura  la  tète  cassée  avant 
qu'il  se  retrouve  avec  sa  fiancée.  Ainsi  Bell  court  une  grande 
chance  d'être  lady  Langley  à  très-bon  marche.  Au  reste .  tout  ce 
que  je  puis  dire  ,  c'est  que  si  elle  peut  seulement  se  déterminera 
cette  alliance,  ce  n'est  pas  le  moment  de  se  laisser  arrêter  par  des 
scrupules  de  délicatesse  •  il  faut  que  ma  jolie  cousine  consente  à 
se  marier  à  la  hâte ,  ou  bien  nous  nous  en  repentirons  tous  à  loi- 
sir ,  ou  plutôt  nous  n'aurons  guère  le  loisir  de  nous  en  repentir. 
C'est  tout  ce  que  peut  vous  dire  pour  le  moment  votre  affectionné 
parent.  .  R.  M.  »> 

«  P.  S.  Dites  à  Isabelle  que  j'aimerais  mieux ,  après  tout,  cou- 
per la  gorge  au  chevalier,  et  terminer  ainsi  le  différend  ,  que  de 
la  voir  contrainte  à  l'épouser  malgré  elle.  » 

Lorsque  Isabelle  eut  lu  celte  lettre ,  elle  la  laissa  tomber  de  sa 
main,  et  serait  tombée  elle-même,  si  elle  n'eût  été  soutenue  par 
son  père. 
«  Grand  Dieu  ,  mon  enfant  se  meurt  î  »  s'écria  M.  Vère ,  les 


CHAPITRE  XIV.  139 

sentiments  de  la  nature  l'emportant,  même  dans  son  cœur ,  sur 
ceux  d'une  politique  égoïste  :  «  regardez-moi ,  Isabelle,  regardez- 
moi  ,  mon  enfant-,  quoi  qu'il  puisse  arriver  ,  vous  ne  serez  point 
sacrifiée.  Je  périrai  moi-même,  avec  la  certitude  que  vous  êtes 
heureuse.  Ma  fille  pourra  pleurer  sur  ma  tombe  ;  mais ,  du 
moins...  mais,  dans  cette  occasion...  elle  ne  maudira  point  ma 
mémoire.  »  Il  appela  un  domestique.  <*  Allez  dire  à  Ratcliffe  de  ve- 
nir ici  suHe-champ.  » 

Pendant  cet  intervalle ,  le  visage  de  miss  Vère  se  couvrit  d'une 
pâleur  mortelle  ;  elle  serrait  les  mains ,  les  pressait  fortement 
rtme  contre  l'autre ,  fermait  les  yeux,  et  comprimait  ses  lèvres , 
comme  si  la  dure  contrainte  qu'elle  imposait  à  ses  sentiments 
intérieurs  s'étendait  même  à  son  organisation  musculaire. 
Puis,  levant  la  tête,  et  retenant  fortement  sa  respiration  avant 
de  parler,  elle  dit  avec  fermeté  :  «  Mon  père  ,  je  consens  à  ce 
saariage. 

—  Non,  ce  ne  sera  pas...  non,  mon  enfant.,,  mon  cher  enfant, 
vous  ne  vous  plongerez  pas  dans  un  malheur  certain ,  pour  vou- 
loir me  tirer  d'un  danger  que  l'on  peut  éviter.  » 

Telles  étaient  les  exclamations  d'EUieslaw;  et ,  étranges  et  in- 
conséquentes créatures  que  nous  sommes  !  il  exprimait  les  senti- 
ments réels ,  quoique  instantanés ,  de  son  cœur. 

«<  Mon  père,  répéta  Isabelle ,  je  consens  à  ce  mariage. 

— Non,  mon  enfant,  non...  non,  pas  à  présent  du  moins , 
nous  nous  humilierons  devant  lui  pour  obtenir  un  délai;  et  ce- 
pendant, Isabelle,  si  vous  pouviez  vaincre  une  répugnance,  qui 
n'a  pas  de  fondement  réel ,  vous  sauriez  reconnaître  que  ce  ma- 
riage vous  présente  ,  sous  d'autres  rapports ,  la  richesse,  le  rang 
et  l'importance. 

—  Mon  père,  répéta  Isabelle ,  j'ai  consenti.  » 

On  aurait  dit  qu'elle  avait  perdu  tout  pouvoir  d'articuler  d'au- 
tres paroles  ,  ou  même  de  varier  une  phrase  qu'elle  n'avait  réussi 
à  prononcer  qu'après  un  si  grand  efTort. 

'<  Que  le  ciel  te  bénisse  ,  mon  enfant!  dit  M.  Tère  ;  que  le  ciel 
te  bénisse  !  Et  il  te  bénira  en  te  comblant  de  richesses,  de  plaisirs 
et  d'honneurs.  » 

Miss  Vère  demanda ,  d'une  voix  faible,  qu'on  la  laissât  seule 
pendant  le  reste  de  la  soirée. 

"  Mais  ne  voulez-vous  pas  voir  sir  Frédéric  ?  »  demanda  son 
père  avec  inquiétude. 


140  LE  NAIN  NOIR. 

«  Je  le  verrai,  répondit-elle,  je  le  verrai... ,  quand  H  le  faudra 
et  où  il  faudra;  mais  épargnez-moi  maintenant. 

—  Soit,  ma  chère  enfant  ;  vous  n'éprouverez  aucune  contra- 
riété qu'il  soit  en  mon  pouvoir  d'empêcher.  JNe  jugez  pas  trop  sé- 
vèrement la  conduite  de  sir  Frédéric  par  ce  qu'il  fait  à  présent , 
c'est  l'excès  de  sa  passion  qui  l'y  entraîne.  » 

Isabelle  fît  avec  la  main  un  signe  d'impatience. 

•<  Pardon  ,  Isabelle ,  dit  IM.  Vère ,  je  te  laisse.  Que  le  ciel  te  bé- 
niss3  !  Si  vous  ne  me  faites  pas  appeler  plus  tôt,  à  onze  heures  je 
viendrai  vous  prendre.  » 

Lorsqu'il  fut  parti,  elle  se  jeta  à  genoux.  «  Que  le  ciel,  dit-elle, 
me  donne  la  force  d'exécuter  la  résolution  que  je  viens  de  pren- 
dre I  Le  ciel  peut  seul  me  la  donner...  O  pauvre  Earnscliffl  qui  le 
consolera  ?  Et  avec  quel  mépris  ne  prononcera-t-il  pas  le  nom  de 
celle  qui  ce  matin  Técoutait  encore,  et  qui  se  donne  à  un  autre 
ce  soir?  Mais  qu'il  me  méprise...  encore  vaut-il  mieux  qu'il  en 
soit  ainsi  que  de  lui  découvrir  la  vérité.  Qu'il  me  méprise  ;  si  son 
mépris  peut  apaiser  son  chagrin ,  je  me  sentirai  consolée  de  la 
perte  de  son  estime.  » 

Elle  pleura  amèrement ,  essayant  de  temps  en  temps ,  mais  en 
vain ,  de  commencer  la  prière  qu'elle  avait  eu  l'intention  de  faire 
en  se  mettant  à  genoux;  mais  elle  ne  put  calmer  sufllsamment 
ses  esprits  pour  s'occuper  d'actes  de  dévotion.  Tandis  qu'elle  était 
plongée  dans  cet  état  de  désespoir ,  la  porte  de  sa  chambre  s'ou- 
vrit lentement. 


CHAPITRE  XV. 

VISITE  NOCTURNE. 

Ils  entrèrent  dans  la  sombre  caverne,  où  ils  trouvè- 
rent l'hoinnie   accablé   de   tristesse,   assis  par  terre, 
réflécbissanl  tristement  dans  son  esprit  oppressé. 
Spenseb.  Fairi/  Queen,  ancienne  ballade. 

La  personne  qui  venait  troubler  miss  Vère  ,  dans  un  moment 
où  elle  était  en  proie  à  un  chagrin  si  violent ,  fut  31.  Ratcliffe.  El- 
lieslaw  ,  dans  son  agitation  ,  avait  oublié  de  contremander  son 
ordre  de  le  faire  venir ,  en  sorte  qu'il  ouvrit  la  porte  en  disant  : 
u  Vous  m'avez  fait  appeler ,  monsieur  Vère.  »  Puis  regardant  au- 
tour de  lui  :  «  Miss  Vère  seule  !  à  genoux  I  et  en  pleurs  I 


CHAPITRE  XV.  141 

—  Laissez-moi...  laissez-moi,  monsieur  Ratcliff,  dit  l'infortu- 
née Isabelle. 

—Je  ne  dois  pas  vous  laisser.  J'ai  plusieurs  fois  demandé  la  per- 
mission de  vous  faire  mes  adieux ,  et  l'on  m'a  refusé ,  jusqu'à  ce 
que  votre  père  lui-même  m'ait  envoyé  chercher.  Ne  m'en  voulez 
point,  si  je  prends  la  hardiesse  de  vous  importuner;  j"ai  un  de- 
voir à  remplir  qui  me  servira  d'excuse. 

—  Je  ne  puis  vous  écouter. . .  je  ne  puis  vous  parler ,  monsieur 
RatclifTe ,  dit  Isabelle  :  recevez  mes  vœux  les  plus  sincères ,  et , 
pour  l'amour  de  Dieu ,  laissez-moi. 

—  Dites-moi  seulement,  répliqua  Ratcliffe,  s'il  est  vrai  que  ce 
mariage  monstrueux  doive  se  faire,  et  ce  soir  même  ?  J'ai  entendu 
les  domestiques  en  parler  ouvertement  pendant  que  je  montais  le 
grand  escalier  ;  j'ai  entendu  donner  l'ordre  de  débarrasser  la  cha- 
pelle. 

—  Epargnez-moi ,  monsieur  Ratcliffe  ,  répliqua  la  malheureuse 
fiancée  ;  et  par  l'état  où  vous  me  voyez,  jugez  de  la  cruauté  de 
ces  questions. 

—  Mariée  ?  à  sir  Frédéric  Langley  ?  et  ce  soir  ?  s'écria  M.  Rat- 
chffe.  Cela  ne  doit  pas  être...  ne  peut  pas  être...  et  ne  sera  point. 

—  Il  faut  cependant  que  cela  soit ,  monsieur  RatcUffe ,  ou  mon 
père  est  perdu. 

—  Ah  I  j'entends  ,  répliqua  M.  Ratcliffe  ;  et  vous  vous  sacrifiez 
pour  sauver  celui  qui...  ;  mais  que  la  vertu  de  la  fille  serve  de  ré- 
paration pour  les  fautes  du  père;  ce  n'est  pas  le  moment  de  les 
montrer  à  découvert.  Que  peut-on  faire?  Le  temps  presse...  Je 
ne  connais  qu'un  moyen...  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures 
J'en  trouverais  plusieurs...  Miss  Yère,  il  faut  que  vous  imploriez 
la  protection  du  seul  être  humain  qui  ait  le  pouvoir  d'empêcher 
le  cours  des  événements  qui  menacent  de  vous  précipiter  dans  le 
malheur. 

—  Et  quel  est  l'être  humain  qui  a  ce  pouvoir ,  demanda  miss 
Yère. 

—  Ne  vous  effrayez  pas  lorsque  je  vous  le  nommerai,  »  répon- 
dit Ratcliffe  en  se  rapprochant  d'elle  ;  puis  il  ajouta  à  vois  basse , 
mais  distincte  :  «  C'est  celui  qu'on  appelle  Elshender ,  le  Reclus 
de  3Iucklestane-Moor. 

—  Tous  êtes  fou,  monsieur  Ratchffe ,  dit  Isabelle,  ou  vous 
voulez  insulter  à  mon  malheur  par  une  plaisanterie  déplacée. 

—  J'ai  autant  mon  bon  sens  que  vous,  jeune  dame ,  répliqua 


m  LE  NAIN  NOIR. 

son  conseiller ,  je  ne  plaisante  point  sur  des  choses  indifférentes, 
encore  moins  sur  le  malheur ,  et  bien  moins  encore  sur  le  vôtre. 
Je  vous  jure  que  cet  être,  qui  est  tout  autre  que  ce  qu'il  paraît, 
possède  réellement  les  moyens  d'empêcher  cet  odieux  mariage. 

—  Et  d'assurer  les  jours  de  mon  père  ?  demanda  Isabelle. 

—  Oui,  môme  cela,  répondit  Ratcliffe,  si  vous  plaidez  sa  cause 
auprès  de  lui...  Mais  cependant  comment  obtenir  d'être  reçue 
par  le  Reclus  ? 

—  Que  cela  ne  vous  inquiète  pas ,  »  dit  miss  Vère,  se  rappelant 
tout  à  coup  l'aventure  de  la  rose  ;  «  je  me  souviens  qu'il  m'a  en- 
gagée à  aller  réclamer  son  secours  dans  mon  extrême  détresse,  et 
il  m'a  donné  celte  fleur  pour  gage  de  la  sincérité  de  ses  paroles. 
Avant  qu'elle  soit  fanée  ,  m'a-t-il  dit,  vous  aurez  besoin  de  mon 
assistance.  Est-il  possible  que  ses  discours  aient  été  autre  chose 
que  le  délire  d'un  esprit  en  démence  ? 

—  N'en  doutez  pas...  Ne  le  craignez  pas...  Mais  surtout,  dit 
Ratcliffe,  ne  perdons  pas  de  temps...  Êtes-vous  libre?  ôtes-vous 
à  l'ûbri  des  surveillants  ? 

—  Je  le  crois,  dit  Isabelle  ;  mais  que  voulez- vous  que  je  fasse? 

—  Que  vous  sortiez  du  château  à  l'instant,  répondit  Ratcliffe  ; 
que  vous  alliez  vous  jeter  aux  pieds  de  cet  homme  extraordinaire, 
qui,  dans  un  état  qui  semble  annoncer  l'excès  de  la  pauvreté  la 
plus  abjecte,  a  néanmoins  une  influence  presque  absolue  sur  vo- 
tre destinée.  Les  convives  et  les  domestiques  sont  plongés  dans  la 
débauche  -,  les  chefs  sont  en  grande  conférence  sur  leurs  plans  de 
trahison  ;  mon  cheval  est  prêt  dans  l'écurie  ;  je  vais  en  seller  un 
autre  pour  vous,  et  vous  attendrai  à  la  petite  porte  du  jardin.  Oh  ! 
qu'aucun  doute  sur  ma  prudence  et  ma  fidélité  ne  vous  empêche 
de  faire  la  seule  démarche  qui  soit  en  votre  pouvoir  pour  vous 
soustraire  au  sort  affreux  qui  ne  peut  manquer  d'accabler  l'é- 
pouse de  sir  Frédéric  Langley  I 

—  Monsieur  Ratcliffe,  dit  miss  Vère,  vous  avez  toujours  passé 
pour  un  homme  d'honneur  et  de  probité,  et  le  malheureux  qui  se 
noie  est  toujours  prêta  saisir  le  plus  faible  rameau...  Je  mets  en 
vous  toute  ma  confiance;  je  veux  suivre  vos  conseils...  je  me 
rendrai  à  la  porte  du  jardin.  » 

Elle  tira  Icsvcnoux  de  la  porte  extérieure  de  son  appartement 
aussitôt  que  M.  Ratcliffe  l'eut  quittée,  et  descendit  dans  le  jardin 
par  un  escalier  qui  communiquait  à  son  cabinet  de  toilette.  Dans 
sa  marche,  elle  se  sentit  portée  à  rétracter  le  consentement  qu'elle 


CHAPITRE  XV.  143 

avait  si  précipitamment  donné  à  une  démarche  aussi  hasardée  et 
aussi  extravagante.  Mais,  dans  ce  moment  où  en  descendant  elle 
passait  devant  une  porte  particulière  qui  donnait  dans  la  chapelle, 
elle  entendit  la  voix  des  servantes  occupées  à  la  mettre  en  état. 

«  Mariée  !  et  à  un  homme  aussi  détestable  !  ah,  grand  Dieu  l 
tout  au  monde  plutôt  qu'un  tel  mariage  !  » 

•t  EUes  disent  vrai...  elles  ont  raison  ,  dit  miss  Tère;  tout 
au  monde  plutôt...  » 

Elle  traversa  rapidement  le  jardin.  M.  Ratcliffe  fut  exact  au 
rendez- vous  ;  les  chevaux  se  trouvèrent  prêts  à  la  porte  du  jar- 
din, et  quelques  minutes  après  les  deux  voyageurs  se  trouvèrent 
en  marche  vers  lahutte  du  solitaire. 

Tant  qu'ils  n'eurent  qu'une  plaine  à  parcourir ,  la  rapidité  de 
la  course  leur  offrit  peu  d'occasions  de  se  communiquer  leurs 
idées  ;  mais  lorsqu'un  terrain  escarpé  les  obligea  à  ralentir  leur 
marche,  un  nouveau  motif  de  crainte  vint  se  présenter  à  l'esprit 
de  miss  Yère. 

«  Monsieur  Ratcliffe,  »  dit-elle  en  tirant  la  bride  de  son  cheval, 
«  ne  poussons  pas  plus  loin  un  voyage  que  rien  que  l'extrême 
agitation  de  mon  esprit  ne  peut  me  laver  du  reproche  d'avoir  en- 
trepris. Je  n'ignore  pas  que  cet  homme  passe,  dans  le  bas  peuple, 
pour  être  doué  d'une  puissance  surnaturelle,  et  qu'il  a  des  liaisons 
avec  les  habitants  d'un  autre  monde  ;  mais  je  veux  que  vous  sa- 
chiez aussi  que  je  ne  crains  pas  de  pareilles  folies,  et  que ,  quand 
même  il  en  serait  ainsi,  je  n'oserais,  avec  les  sentiments  religieux 
qui  m'animent,  m'adresser  à  cet  être  dans  l'état  malheureux 
où  je  me  trouve. 

—  J'aurais  cru  ,  répliqua  Ratcliffe,  que  mon  caractère  et  ma 
manière  de  penser  vous  étaient  trop  connus  pour  vous  imaginer 
que  j'ajoute  foi  à  de  telles  absurdités. 

—  Mais  de  quelle  autre  manière,  dit  Isabelle,  un  être  aussi  mi- 
sérable en  apparence  peut-il  posséder  le  pouvoir  de  me  secourir  ? 

—  Miss  Yère,  »  répondit  Ratcliffe  après  un  moment  de  silence, 
»  un  serment  solennel  m'empêche  de  parler  ;  il  faut  que,  sans  au- 
tre explication,  vous  vous  contentiez  de  l'assurance  que  je  vous 
donne  qu'il  a  ce  pouvoir  si  vous  pouvez  lui  en  inspirer  la  volonté, 
et  c'est  ce  dont  je  n'ai  pas  le  moindre  doute. 

—  M.  Ratcliffe  ,  vous  pouvez  vous  tromper  ,  vous  exigez  de 
moi  une  confiance  sans  bornes. 

—  Souvenez-vous,  miss  Yère ,  que,  lorsque,  par  un  sentiment 


1\4  LE  NAIN  NOIR. 

d'humanité,  vous  me  priâtes  d'intercéder  auprès  de  votre  père  en 
faveur  de  Hastwell  et  de  sa  malheureuse  famille;  lorsque  vous 
m'engageâtes  à  lâcher  d'obtenir  de  lui  la  chose  qui  répugnait  le 
plus  à  son  caractère,  le  pardon  d'une  offense  et  la  remise  du  châ- 
timent, je  convins  avec  vous  qu'il  ne  me  serait  fait  aucune  ques- 
tion sur  la  cause  de  mon  influence.  Vous  n'eûtes  alors  aucun  mo- 
tif de  me  refuser  votre  confiance  5  pourquoi  me  la  refuser  au- 
jourd'hui ? 

—  Mais  son  genre  de  vie  extraordinaire ,  dit  miss  Yère  ,  sa  re- 
traite, sa  figure,  cette  sombre  misanthropie  que  l'on  dit  qu'il  ex- 
prime dans  son  langaga  !...  Monsieur  RatclifTe,  que  dois-je  pen- 
ser de  lui ,  s'il  pos.sède  réellement  le  pouvoir  que  vous  lui  attri- 
buez ? 

—  Cet  homme  ,  miss^,  a  été  élevé  dans  la  religion  catholique , 
secte  qui  fournit  mille  exemples  de  personnes  qui  ont  renoncé  à 
une  vie  de  luxe  et  de  société,  pour  se  condamner  à  des  privations 
plus  cruelles  que  celles  qu'il  s'est  imposées. 

—  Mais  il  n'allègue  aucun  motif  religieux. 

—  Non,  le  dégoût  du  monde  a  été  la  cause  de  sa  retraite,  sans 
la  couvrir  du  voile  de  la  superstition.  Tout  ce  que  je  puis  vous 
dire  ,  c'est  qu'il  était  né  avec  une  grande  fortune  que  son  père  et 
sa  mère  se  proposaient  d'augmenter  en  lui  faisant  épouser  une 
parente  que,  dans  ce  dessein,  ils  élevaient  sous  leurs  yeux.  Vous 
connaissez  sa  figure  ;  j  ugez  ce  que  devait  penser  la  jeune  personne 
du  sort  qu'on  lui  destinait.  Néanmoins,  habituée  à  le  voir  ,  elle 
ne  montrait  aucune  répugnance  ,  et  les  amis  de...  de  la  personne 
dont  je  parle  ne  doutaient  point  que  l'excès  de  son  attachement, 
la  culture  variée  de  son  esprit,  les  nombreuses  et  aimables  quali- 
tés de  son  cœur,  n'eussent  surmonté  l'horreur  naturelle  qu'un 
extérieur  aussi  repoussant  devait  lui  inspirer. 

—  Et  se  trompaient-ils  dans  leur  jugement  ?  demanda  Isabelle. 

—  Tous  allez  l'apprendre ,  continua  Ratcliffe.  Lui,  du  moins , 
connaissait  parfaitement  ses  défauts  corporels ,  et  cette  idée  le 
poursuivait  comme  un  fantôme...  Je  suis  ,  c'est  ainsi  qu'il  s'ex- 
primait en  me  parlant...  Je  veux  dire  à  la  personne  qui  possédait 
sa  confiance...  je  suis,  malgré  tout  ce  que  vous  pourriez  me  dire, 
un  pauvre  misérable  proscrit,  qu'il  aurait  mieux  valu  étouffer  au 
berceau  que  le  laisser  vivre  pour  épouvanter  le  monde  dans  le- 
quel je  rampe.  La  personne  à  laquelle  il  parlait  s'eflbrçait,  mais 
en  vain,  de  lui  inspirer  cette  indifférence  pour  les  formes  extérieu- 


CHAPITRE  XV.  143 

res,  qui  est  le  résulf.at  naturel  de  la  philosophie,  ou  de  l'engager 
à  considérer  que  les  qualités  de  l'esprit  sont  bien  supérieures  à 
celles  qui  sont  plus  attrayantes  sans  doute  ,  mais  qui  sont 
purement  personnelles.  Je  vous  entends,  disait-il  ;  vous  parlez  le 
langage  d'un  froid  stoïque,  ou  du  moins  celui  d'une  partiale  ami- 
tié. 3Iais  voyez  tous  les  livres  que  nous  avons  lus  ,  à  l'exemple 
de  ceux  qui  traitent  de  cette  philosophie  abstraite  qui  ne  saurait  se 
faire  entendre  de  nos  sentiments  naturels.  L'extérieur  de  la  per- 
sonne, tel  au  moins  que  l'on  puisse  le  voir  sans  horreur  et  sans 
dégoût,  n'est-il  pas  toujours  représenté  comme  partie  essentielle 
de  l'idée  qne  nous  nous  faisons  d'un  ami,  à  plus  forte  raison  d'un 
amant  ?  Un  monstre  difforme  tel  que  moi  n'est-il  pas  exclu,  par  la 
volonté  môme  de  la  nature ,  des  plus  belles  jouissances  qu'elle 
nous  offre  ?  Qu'y  a-t-il,  excepté  mes  richesses,  qui  empêche  tout 
le  monde,  peut-être  même  Letilia ,  ou  vous  de  me  fuir,  comme 
un  être  étranger  à  votre  nature  ,  inspirant  même  l'horreur  par 
cette  informe  ressemblance  avec  l'humanité  que  nous  observons 
dans  les  tribus  d'animaux  qui  sont  insupportables  aux  yeux  de 
l'homme,  parce  qu'ils  semblent  en  être  la  caricature? 

—  Ce  sont  là  les  discours  d'un  insensé,  dit  miss  Yère. 

—  Non  ,  répliqua  RatclifTe,  à  moins  qu'on  ne  puisse  regarder 
comme  démence  une  sensibilité  aussi  grande.  Je  ne  nierai  pas 
cependant  que  ce  sentiment  et  cette  crainte  qui  le  dominent  ne 
l'aient  entraîné  à  des  écarts  qui  annonçaient  une  imagination 
dérangée.  Il  paraissait  croire  qu'il  était  nécessaire  qu'il  cherchât, 
par  des  actes  extraordinaires,  et  quelquefois  peu  réfléchis,  de  gé- 
nérosité et  même  de  profusion,  à  se  rattacher  au  genre  humain, 
duquel  il  se  regardait  comme  naturellement  séparé.  Les  bienfaits 
qu'il  répandait,  par  suite  de  son  caractère  extraordinairement 
philanthropique ,  étaient  exagérés  par  l'effet  de  la  réflexion  poi- 
gnante qu'il  était  nécessaire  qu'il  fit  plus  que  les  autres,  en  sorte 
qu'il  prodiguait  ses  trésors  comme  un  moyen  de  corruption 
propre  à  engager  les  hommes  à  l'admettre  parmi  eux.  Il  est 
presque  inutile  de  dire  que  sa  générosité ,  qui  avait  une  source 
aussi  capricieuse,  fut  souvent  trompée,  et  que  sa  confiance  fut 
plus  d'une  fois  trahie.  Ces  désappointements,  qui  arrivent  plus 
ou  moins  à  tout  le  monde,  et  surtout  à  ceux  qui  répandent  leurs 
faveurs  sans  discernement,  son  imagination  malade  les  attribuait 
à  la  haine  et  au  mépris  inspirés  par  sa  difformité  corporelle... 
Mais  je  vous  fatigue ,  miss  Yère  ? 


146  LE  NAIN  NOIR. 

—  Non ,  pas  du  tout ,  répondit-elle  ;  car  je  vous  écoute  avec 
une  religieuse  attention  ;  continuez,  je  vous  prie. 

—  A  la  fin ,  poursuivit  Ralcliffe ,  il  devint  l'être  le  plus  ingé- 
nieux à  se  tourmenter  dont  j'aie  jamais  entendu  parler;  les  rail- 
leries de  la  haute  classe,  et  le  ris  moqueur  du  vulgaire  encore 
plus  brutal  de  son  naturel,  étaient  pour  lui  ce  qu'éprouve  un 
criminel  agonisant  sur  la  roue.  Il  regardait  les  moqueries  du  bas 
peuple  lorsqu'il  était  dans  la  rue ,  et  le  rire  contraint,  ou  ce  qui 
était  plus  cruel  encore,  la  terreur  des  jeunes  personnes  auprès 
desquelles  il  se  trouvait  en  compagnie,  comme  autant  de  preuves 
que  le  monde  le  considérait  réellement  comme  un  monstre  nul- 
lement fait  pour  être  admis  dans  la  société,  et  comme  autant  de 
motifs  qui  justifiaient  le  projet  qu'il  avait  de  s'en  séparer.  Il  n'y 
avait  que  deux  personnes  sur  la  bonne  foi  et  la  sincérité  des- 
quelles il  paraissait  compter  sans  réserve  ;  la  jeune  personne  qui 
lui  était  promise  en  mariage,  et  un  ami,  doué  d'éminentes  qua- 
lités personnelles,  qui  paraissait  lui  être  sincèrement  attaché, 
et  qui  l'était  probablement-,  il  le  devait  du  moins,  car  il  l'avait 
sans  cesse  comblé  de  bienfaits.  Les  parents  de  l'infortuné  héros 
de  mon  histoire  moururent  à  peu  d'intervalle  l'un  de  l'autre. 
Leur  mort  fit  différer  le  mariage,  dont  le  jour  avait  été  fixé.  La 
jeune  personne  ne  parut  pas  très-afïligée  de  ce  délai...  peut-être 
ne  devait-on  pas  trop  s'y  attendre  ;  mais  elle  ne  témoigna  aucun 
changement  d'intention ,  lorsqu'après  un  laps  de  temps  conve- 
nable on  indiqua  un  autre  jour  pour  la  célébration.  L'ami  dont  je 
vous  ai  parlé  résidait  alors  constamment  dans  la  maison.  Un  jour, 
il  eut  le  malheur  de  céder  aux  instances  que  lui  fit  cet  ami  de 
l'accompagner  à  un  lieu  de  rendez-vous  où  se  trouvèrent  des 
personnes  de  diverses  opinions  politiques,  et  où  l'on  but  lar- 
gement. Une  querelle  survint;  l'ami  du  reclus  tira  l'épée  comme 
les  autres,  et  fut  renversé  et  désarmé  par  un  antagoniste  plus 
vigoureux.  Dans  la  lutte,  ils  tombèrent  tous  deux  aux  pieds  du 
reclus,  qui,  tout  estropié  et  mutilé  qu'il  le  paraît ,  a  néanmoins 
une  grande  force ,  aussi  bien  que  des  passions  violentes.  Il  ra- 
massa une  épée,  et  perça  le  cœur  de  l'antagoniste  de  son  ami. 
On  lui  fit  son  procès,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'on  obtint 
qu'il  ne  fût  condamné  qu'à  un  an  d'emprisonnement ,  comn>c 
coupable  d'homicide  sans  préméditation.  Cet  événement  l'affecta 
vivement ,  et  d'autant  plus  que  la  personne  qu'il  avait  tuée  jouis- 
sait d'une  excellente  réputation  ,  et  ava«t  été  grossièrement  in- 


CHAPITRE  XV.  147 

suUée  et  provoquée  avant  de  tirer  l'épée.  Je  crus  remarquer  dès 
ce  moment...  pardon...  Depuis  ce  moment,  les  accès  de  cette 
cruelle  sensibilité,  qui  avait  fait  le  tourment  de  cet  homme  mal- 
heureux, furent  rendus  plus  pénibles  par  le  remords,  sentiment 
auquel  de  tous  les  hommes  du  monde  il  était  le  moins  capable 
de  s'exposer,  ou  qu'il  avait  le  moins  la  force  de  supporter,  lorsque 
son  malheureux  destin  le  condamna  à  l'éprouver.  On  ne  put 
empêcher  que  sa  future  ne  fût  instruite  de  ces  paroxysmes  de 
douleur,  et  il  faut  avouer  qu'ils  étaient  d'une  nature  extrême- 
ment alarmante.  Il  se  consolait  en  pensant  qu'à  l'expiration  de 
son  année  d'emprisonnement  il  pourrait  former  avec  son  épouse 
et  son  ami  une  société  dans  laquelle  il  se  renfermerait  comme 
dans  un  cercle,  hors  duquel  il  pourrait  se  dispenser  d'étendre 
ses  communications  avec  le  monde.  Il  se  trompait  ;  avant  que  ce 
terme  fût  écoulé,  son  ami  et  sa  fiancée  étaient  devenus  mari  et 
femme.  Les  effets  d'un  coup  aussi  terrible  sur  un  tempérament 
aussi  ardent,  sur  un  caractère  déjà  aigri  par  l'amertume  du 
remords,  et  détaché  du  reste  des  hommes  par  son  abandon  aux 
folles  bizarreries  d'une  sombre  imagination,  ne  sauraient  se  dé- 
crire. C'était  comme  si  le  câble  de  la  dernière  des  ancres  sur 
lesquelles  son  navire  était  affourché  se  fût  rompu,  et  l'eût  aban- 
donné à  toute  la  fureur  de  la  tempête.  Il  fut  placé  dans  une 
maison  rigoureusement  surveillée  par  le  médecin.  Comme  mesure 
temporaire,  cette  sorte  de  détention  pouvait  être  justifiée;  mais 
son  barbare  ami,  qui,  par  son  mariage,  était  devenu  son  plus 
proche  aUié,  prolongea  sa  détention  pour  conserver  la  jouis- 
sance de  son  immense  fortune.  Il  y  avait  un  homme  qui  devait 
tout  à  cette  victime  infortunée,  ami  peu  important,  mais  recon- 
naissant et  fidèle.  A  force  de  démarches,  à  force  d'invoquer 
la  j  ustice,  il  réussit  enfin  à  obtenir  la  hberté  de  son  bienfaiteur,  et 
à  le  rétablir  dans  la  possession  de  ses  propriétés,  auxquelles  se 
joignirent  bientôt  celles  de  la  personne  qu'il  avait  dû  épouser, 
parce  qu'étant  morte  sans  enfants  mâles,  ses  biens  lui  revenaient 
par  droit  de  substitution.  Mais  ni  la  liberté,  ni  la  fortune,  ne 
purent  rétablir  l'équilibre  de  son  esprit  ;  son  chagrin  le  rendait 
indifférent  pour  la  première,  et  la  dernière  n'avait  de  prix  à  ses 
yeux  qu'autant  qu'elle  lui  fournissait  les  moyens  de  satisfaire  les 
étranges  et  bizarres  caprices  de  son  imagination.  Il  avait  renoncé 
à  la  religion  catholique  ^  mais  peut-être  quelques-unes  de  ses  doc- 
trines continuaient-elles  à  exercer  leur  intluence  sur  son  esprit, 


148  LÉ  NATN  NOIR. 

qui  paraissait  en  même  temps  dominé  presque  despotiquement 
par  le  remords  et  la  misanthropie.  Sa  vie  a  depuis  lors  été  alterna- 
tivement celle  d'un  pèlerin  et  d'un  ermite,  s'imposant  les  plus  sévè- 
res privations,  non  par  principe  d'exercice  ascétique,  mais  d'hor- 
reur pour  le  genre  humain.  Cependantjamais  homme  n'a  présenté 
une  aussi  grande  différence  entre  sa  manière  de  parler  et  d'agir, 
et  jamais  misérable  hypocrite  n'a  été  plus  ingénieux  à  assigner  les 
meilleurs  motifs  à  ses  actions  les  plus  viles  que  ne  l'est  cet  être 
infortuné  à  attribuer  à  ses  principes  abstraits  de  misanthropie  une 
conduite  qui  prend  sa  source  dans  sa  générosité  naturelle  et  dans 
ses  sentiments  de  bienveillance. 

—  Encore  une  fois,  dit  Isabelle ,  encore  une  fois,  vous  me  dé- 
taillez les  absurdités  d'un  être  dépourvu  de  raison. 

—  Nullement ,  répliqua  Ratcliffe.  Que  l'imagination  de  cet 
homme  soit  un  peu  en  désordre,  c'est  ce  que  je  ne  prétends  pas 
disputer-,  je  vous  ai  déjà  dit  qu'elle  a  parfois  éprouvé  des  crises 
qui  indiquaient  une  sorte  d'aliénation  mentale^  mais  c'est  de  l'état 
habituel  de  son  esprit  que  je  parle  \  il  est  irrégulier,  mais  non  pas 
dérangé  ;  les  teintes  en  sont  aussi  graduellement  distinctes  que 
celles  qui  divisent  la  lumière  de  midi  d'avec  celle  de  minuit.  Le 
courtisan  qui  sacrifie  toute  sa  fortune  pour  obtenir  un  titre  qui 
ne  lui  rapporte  rien,  ou  un  pouvoir  dont  il  ne  peut  faire  un  usage 
qui  lui  procure  honneur  et  crédit,  l'avare  qui  entasse  des  trésors 
qui  lui  sont  inutiles,  et  le  prodigue  qui  les  dissipe,  sont  tous  en- 
tachés d'une  légère  teinte  de  démence .  La  même  observation  s'ap- 
plique aux  criminels  qui  se  rendent  coupables  d'énormes  forfaits, 
tandis  qu'aux  yeux  d'un  homme  qui  est  dans  son  bon  sens ,  la 
tentation  n'est  nullement  proportionnée  à  l'horreur  du  crime,  ou 
à  la  probabilité  de  la  découverte  et  du  châtiment  ;  et  toute  passion 
violente,  aussi  bien  que  la  colère,  peut  être  appelée  une  courte 
démence. 

—  Tout  cela  peut  fort  bien  être  de  la  bonne  philosophie,  mon- 
sieur PiatclilTe;  mais  pardon,  je  vous  prie,  elle  ne  me  donne  pas 
le  courage  de  visiter,  à  une  heure  comme  celle-ci,  une  personne 
dont  vous  ne  pouvez  vous-même  que  pallier  l'extravagance. 

—  Eh  bien  donc,  dit  Ratcliffe,  recevez  plutôt  l'assurance  so- 
lennelle que  je  vous  donne  que  vous  ne  courez  pas  le  moindre 
danger.  IMaisce  que  jusqu'à  présent  je  n'ai  point  voulu  vous  dire, 
dans  la  crainte  de  vous  alarmer,  c'est  que  maintenant  que  nous 
approchons  de  sa  retraite,  car  je  la  découvre  à  la  faveur  de  la  lu- 


CHAPITRE  XVI.  149* 

mière  du  crépuscule,  je  ne  puis  pas  vous  accompagner  plus  loin  -, 
il  faut  que  vous  avanciez  seule. 

—  Seule  !  jamais  je  n'oserais. 

—  Il  le  faut,  je  resterai  ici,  et  je  vous  attendrai. 

—  Vous  ne  bougerez  donc  pas,  dit  miss  Yère,  et  cependant  la 
distance  est  si  grande ;,  vous  ne  pourriez  m'entendre  si  j'appelais 
aiv  secours. 

—  Ne  craignez  rien,  lui  dit  son  guide,  ou  du  moins  ayez  le  plus 
grand  soin  de  réprimer  tout  sentiment  de  timidité.  Souvenez-vous 
que  la  crainte  cruelle  qui  le  domine  provient  de  la  connaissance 
qu'il  a  de  la  forme  hideuse  de  son  extérieur.  Suivez  le  sentier 
qui  conduit  tout  droit  à  côté  de  ce  saule  à  demi  renversé  :  prenez 
à  gauche,  le  marais  est  à  droite.  Adieu  pour  quelques  instants. 
Souvenez-vous  du  malheur  dont  vous  êtes  menacée^  et  que  ce 
souvenir  l'emporte  et  sur  vos  craintes  et  sur  vos  scrupules. 

—  Adieu,  monsieur  Ratcliffe,  dit  Isabelle;  si  vous  avez  trompé 
une  personne  aussi  malheureuse  que  moi,  vous  avez  pour  jamais 
perdu  tout  droit  à  votre  caractère  de  probité  et  d'honneur  auquel 
je  me  suis  confiée. 

—  Sur  ma  vie...  sur  mon  âme,  »  continua  RatclifTe  en  élevant 
la  voix  à  mesure  qu'Isabelle  s'éloignait,  «  vous  n'avez  rien,  abso- 
lument rien  à  craindre.  » 


CHAPITRE  XYI. 

ENTRETIEN   ET   PROMESSES. 

C'est  le  temps,  ce  sont  les  chagrins  qui  i'onl  rendu 
tel.  Le  tetnps,  de  sa  niaia  favorable,  lui  rendant  la 
fortune  quil  avait  autrefois,  peut  en  faire  le  même 
homme  qu'il  était  alors.  Conduisez-nous  vers  lui  :  il  en 
arrivera  ce  qui  pourra.  vieille  Coviédie. 

Le  son  de  la  voix  de  Ratcliffe  avait  cessé  de  frapper  l'oreille 
d'Isabelle  ;  mais  comme  elle  regardait  souvent  derrière  elle ,  elle 
trouvait  une  sorte  de  consolation  à  distinguer  sa  personne  qui 
peu  à  peu  se  perdait  dans  Tobscurité.  Avant  qu'elle  fût  bien  loin 
cependant,  elle  cessa  totalement  de  l'apercevoir.  A  la  dernière 
lueur  du  crépuscule,  elle  se  trouva  devant  la  hutte  du  solitaire. 
Deux  fois  elle  étendit  la  main  vers  la  porte,  et  deux  fois  elle  la 
relira.  Lorsqu'enfin  elle  parvint  à  faire  l'efifort,  le  coup  qu'elle 

LE   NAIN    >01R,  10 


ISO  LE  NAIN  NOIR. 

donna  n'égala  pas  en  violence  la  palpitation  de  son  cœur.  Celui 
qui  suivit  fut  plus  fort,  et  elle  en  frappa  un  troisième ^  car  la 
crainte  de  ne  pas  obtenir  la  protection  sur  laquelle  Ratclifle  fon- 
dait les  plus  grandes  espérances  commençait  à  surmonter  la  ter- 
reur que  lui  inspirait  l'idée  de  la  présence  de  celui  de  qui  elle  de- 
vait l'implorer.  A  la  fin,  ne  recevant  encore  aucune  réponse ,  ell« 
appela  à  plusieurs  reprises  le  Nain  par  le  nom  qu'il  avait  pris,  le 
suppliant  de  lui  répondre  et  de  lui  ouvrir  la  porte. 

«  Quel  est  l'être  misérable,  »  dit  la  voix  effrayante  du  solitaire, 
«  qui  est  réduit  à  venir  chercber  ici  un  refuge  ?  Va-t'en  :  lorsque 
l'oiseau  de  la  bruyère  a  besoin  d'un  abri^,  il  ne  va  pas  le  chercher 
dans  le  nid  du  corbeau. 

—  Je  viens  à  vous,  mon  père,  dit  Isabelle,  dans  l'heure  de  mon 
adversité,  ainsi  que  vous  me  l'avez  commandé  vous-même.  Vous 
m'avez  promis  que  votre  porte  et  votre  cœur  me  seraient  ouverts 
dans  ma  détresse  ,  mais  je  crains... 

—  Ah  I  dit  le  solitaire;  alors  tu  es  Isabelle  Vère  ;  donne-m'en 
la  preuve. 

—  Je  vous  ai  rapporté  la  rose  que  vous  m'avez  donnée,  répon- 
dit Isabelle  ;  elle  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  faner  avant  que  le  sort 
cruel  que  vous  m'aviez  prédit  soit  venu  fondre  sur  moi. 

—  Puisque  tu  as  ainsi  conservé  ce  gage,  dit  le  reclus,  je  ne 
veux  pas  qu'il  t'ait  été  donné  en  vain  ;  le  cœur  et  la  porte  qui 
sont  fermés  à  toute  autre  personne  au  monde  seront  ouverts  pour 
toi  et  tes  chagrins.  » 

Elle  l'entendit  se  mouvoir  dans  la  hutte,  et  bientôt  après  battre 
le  briquet  pour  avoir  de  la  lumière.  Ensuite  les  verroux  et  la 
barre  furent  tirés  l'un  après  l'autre.  Le  cœur  d'Isabelle  palpitait 
toujours  plus  vivement  à  mesure  que  le  moment  de  son  entrevue 
avec  le  Nain  approchait.  La  porte  s'ouvrit  et  le  Solitaire  parut 
devant  elle,  tenant  à  la  main  une  lampe  de  fer,  dont  la  lumière 
faisait  ressortir  l'horrible  difformité  de  son  corps  et  de  ses  traits. 

«  Entre,  fille  de  l'affliction,  dit-il,  entre  dans  la  demeure  du 
malheur.  » 

Elle  entra ,  et  remarqua  avec  un  redoublement  de  frayeur  la 
précaution  avec  laquelle,  après  avoir  posé  la  lampe  sur  la  table, 
le  reclus  commença  par  replacer  les  nombreux  verroux  qui  fer- 
maient la  porte  de  sa  cabane.  Elle  tressaillit  en  entendant  le  bruit 
qui  accompagnait  cette  opération  de  mauvais  augure-,  toutefois, 
se  souvenant  des  avis  de  Ratcliffe,  elle  s'efforça  de  cacher  toute 


CHAPITRE  XVI.  ^Sl 

apparence  de  crainte.  La  lumière  de  la  lampe  était  faible  et  vacil- 
lante, mais  le  solitaire,  sans  s'occuper  immédiatement  d'Isabelle 
autrement  qu'en  lui  faisant  signe  de  se  placer  sur  un  petit  siège  à 
côté  de  la  cheminée,  se  hâta  d'allumer  quelques  branches  sèches, 
qui  bientôt  répandirent  la  clarté  dans  la  chambre.  Des  planches 
qui  soutenaient  quelques  livres,  des  paquets  de  plantes  séchées, 
et  une  ou  deux  coupes  et  écuellesde  bois,  étaient  d'un  côté  de  la 
cheminée-,  de  l'autre,  on  voyait  quelques  instruments  de  jardi- 
nage ,  mêlés  avec  des  outils  employés  dans  les  arts  mécaniques. 
A  l'endroit  où  aurait  dû  être  le  lit,  il  y  avait  un  cadre  en  bois  sur 
lequel  on  avait  étendu  de  la  mousse  sèche  et  des  joncs,  lit  de  repos 
de  l'ascétique.  Toute  l'étendue  de  la  cabane  n'excédait  pas  dix 
pieds  sur  six  en  dedans  des  murs ,  et  il  n'y  avait  d'autres  meu- 
bles, outre  ceux  dont  nous  avons  parlé,  qu'une  table  et  deux  ta- 
bourets formés  de  planches  brutes. 

C'est  dans  cette  enceinte  étroite  qu'Isabelle  se  trouvait  main- 
tenant enfermée  avec  un  être  dont  l'histoire  n'avait  rien  de  rassu- 
rant pour  elle,  et  dont  la  conformation  horrible  et  la  figure  hi- 
deuse inspiraient  une  terreur  presque  superstitieuse.  Il  occupait 
un  siège  vis-à-vis  d'elle  ,  et  baissant  ses  énormes  sourcils  touffus 
sur  ses  yeux  noirs  et  perçants,  il  la  regardait  en  silence ,  comme 
'S'il  eût  été  agité  par  une  foule  de  sentiments  opposés.  De  l'autre 
côté  était  Isabelle,  pâle  comme  la  mort,  les  boucles  de  ses  longs 
cheveux  défaites  par  l'humidité  de  la  nuit,  et  tombant  sur  ses 
épaules  et  sur  son  sein ,  comme  les  banderoles  mouillées  retom- 
bent le  long  du  mât,  lorsque  la  tempête  est  passée  et  a  laissé  le 
navire  échoué  sur  la  plage.  Le  Nain  rompit  le  premier  le  silence 
par  cette  brusque,  soudaine  et  alarmante  question  :  «  Femme, 
quel  mauvais  destin  t'a  amenée  ici  ? 

—  Le  danger  de  mon  père  et  votre  propre  recommandation,  »> 
répondit-elle  d'une  voix  faible,  mais  avec  fermeté. 

«  Et  vous  attendez  de  moi  du  secours?  dit  le  Solitaire. 

—  Si  vous  pouvez  m'en  accorder,  »  répondit-elle  du  même  ton 
de  douceur  et  de  soumission. 

«  Et  comment  le  pourrai-je?  »  dit  le  Nain  avec  un  sourire 
amer.  «  Ai-je  la  tournure,  l'air  d'un  redresseur  de  torts  ?  Est-il 
probable  qu'un  homme  assez  puissant  pour  qu'une  belle  sup- 
pliante vienne  lui  faire  une  visite  ait  choisi  ce  château  pour  le 
lieu  de  sa  résidence?  Je  n'ai  fait  que  me  moquer  de  toi,  jeune 
fille,  lorsque  je  t'ai  dit  que  je  voulais  te  secourir. 


152  LE  NAIN  NOIR. 

—  Alors  il  faut  que  je  parte,  et  que  j'affronte  ma  destinée  avec 
autant  de  courage  que  je  pourrai,  »  répondit  Isabelle  en  faisant 
un  mouvement  pour  s'en  aller. 

«  Non,  »  dit  le  Nain  et  se  levant  en  se  plaçant  entre  elle  et  la 
porte,  et  lui  faisant  un  signe  impératif  de  reprendre  sa  place  : 
«  Non,  vous  ne  me  quitterez  point  ainsi  ;  il  faut  que  nous  ayons 
une  plus  longue  conférence  ensemble.  Pourquoi  un  être  deman- 
de-t-il  du  secours  à  un  autre?  Pourquoi  ne  se  sufiit-il  pas  à  lui- 
même  ?  Regardez  autour  de  vous.  Moi,  l'être  le  plus  méprisé  et 
le  plus  disgracié  de  la  nature,  je  n'ai  demandé  ni  compassion  ni 
secours  à  qui  que  ce  soit.  Ces  pierres,  c'est  moi  qui  les  ai  entas- 
sées les  unes  sur  les  autres-,  ces  miCubles,  c'est  moi  qui  les  ai  fabri- 
qués de  mes  propres  mains;  et  avec  ceci,  »  ajouta-t-il  en  posant 
la  main  sur  la  longue  dague  qu'il  portait  toujours  sous  son  vête- 
ment, et  qu'il  tira  assez  pour  que  la  lame  brillât  à  la  lueur  du 
feu;  avec  ceci,  »  poursuivit-il  en  la  replongeant  dans  le  fourreau 
et  en  se  montrant,  «  je  puis  au  besoin  défendre  l'étincelle  de  vie 
renfermée  dans  cette  misérable  machine,  contre  l'être  le  plus  fé- 
roce et  le  plus  fort  qui  oserait  m'attaquer.  » 

Isabelle  eut  bien  de  la  peine  à  s'empêcher  de  pousser  un  cri  ; 
cependant  elle  réussit  à  se  contenir. 

«  Telle  est,  continua  le  reclus,  la  vie  de  l'homme  de  la  nature, 
du  solitaire,  se  suffisant  à  lui-même  et  indépendant.  Le  loup  n'en 
appelle  pas  un  autre  à  son  aide  pour  creuser  son  repaire,  et  le 
vautour  n'invite  pas  un  autre  vautour  à  lui  prêter  son  assistance 
pour  fondre  sur  sa  proie. 

Et  lorsqu'ils  sont  incapables  de  se  procurer  par  eux-mêmes  les 
moyens  de  subsistance,  »  dit  Isabelle,  pensant  judicieusement 
qu'il  récouterait  plus  favorablement  si  elle  employait  le  môme 
style  métaphorique,  «  que  peuvent-ils  devenir? 

—  Qu'ils  meurent  de. faim  et  qu'ils  soient  oubliés,  c'est  le  com- 
mun destin  de  l'humanité. 

—  C'est  le  destin  des  tribus  sauvages  de  la  nature,  dit  Isabelle, 
mais  principalement  de  celles  qui  ne  peuvent  se  nourrir  que  par 
la  rapine  qui  n'admet  point  de  copartageant;  mais  ce  n'est  pas  gé- 
néral-, même  les  classes  inférieures  se  liguent  entre  elles  pour  la 
défense  commune.  Le  genre  humain,  les  hommes  périraient 
tous,  s'ils  cessaient  de  s'aider  les  uns  les  autres.  Depuis  le  mo- 
ment que  la  mère  enveloppe  la  tête  de  l'enfant  jusqu'à  celui  où 
une  main  compatissante  essuie  la  sueur  froide  qui  couvre  le  front 


CHAPITRE  XVI.  1^3 

du  mourant,  nous  ne  pouvons  exister  sans  secours  mutuel.  Ainsi, 
tous  ceux  qui  ont  besoin  d'aide  sont  en  droit  d'en  exiger  de  leurs 
semblables,  et  celui  qui  a  le  pouvoir  de  l'accorder  ne  saurait  le 
refuser  sans  crime. 

—  Et  c'est  dans  ce  frivole  espoir,  pauvre  jeune  fille,  que  tu  es 
venue  dans  ce  désert  pour  chercher  un  homme  dont  le  désir  se- 
rait de  voir  la  ligue  dont  tu  as  parlé  rompue  pour  toujours, 
et  la  race  toute  entière  effectivement  anéantie  ?  ÎS'as-tu  pas  été 
effrayée  ? 

—  Le  malheur,  »  dit  Isabelle  avec  fermeté ,  «  dissipe  bien- 
tôt toute  crainte. 

—  N'as-tu  pas  entendu  dire  dans  ce  bas  monde  que  tu  habites, 
que  je  suis  ligué  avec  d'autres  êtres  aussi  difformes  et  aussi  mal 
disposés  envers  le  genre  humain  que  moi  ?\e  l'as-tu  pas  entendu 
dire?  et  tu  viens  me  trouver  dans  ma  cellule  au  milieu  de  la  nuit? 

—  L'Être  que  j'adore  me  soutient  contre  ces  vaines  terreurs,  » 
dit  Isabelle,  mais  l'agitation  croissante  de  son  sein  démentait  le 
courage  qu'elle  s'efforçait  d'exprimer  par  ses  paroles. 

«  Oh  I  oh  !  tu  prétends  parler  le  langage  de  la  philosophie  !  Et 
cependant  n'aurais-tu  pas  dû  songer  au  péril  auquel  tu  allais 
t'exposer  en  te  livrant,  jeune  et  belle  comme  tu  l'es,  au  pouvoir 
d'un  être  qui  a  conçu  contre  le  genre  humain  une  haine  si  forte, 
qu'il  mettrait  son  plus  grand  plaisir  à  défigurer,  détruire  et  dé- 
grader les  plus  beaux  ouvrages  de  la  nature  ?  » 

Isabelle,  quoique  extrêmement  alarmée,  continua  néanmoins 
à  répondre  avec  fermeté:  «  Quelques  injures  que  vous  puissiez 
avoir  souffertes  dans  le  monde,  vous  êtes  incapable  de  vous  en 
venger  sur  quelqu'un  qui  ne  vous  a  jamais  offensé,  ni,  môme  vo- 
lontairement, sur  qui  que  ce  soit. 

—  Oui  ;  mais  vous  ne  savez  pas,  jeune  fille,  »  poursuivit-il,  ses 
yeux  noirs  étincelant  d'une  expression  de  malignité  qui  se  com- 
muniquait avec  ses  traits  sauvages  et  difformes,  que  la  vengeance 
est  un  loup  affamé  qui  ne  cherche  qu'à  dévorer  la  chair  et  à  laper 
le  sang.  «  Penses-tu  qu'il  voulût  écouter  l'agneau  qui  alléguerait 
son  innocence  ? 

—  Monsieur, "dit Isabelle  en  se  levant  et  parlant  avec  dignité  : 
«  Les  idées  horribles  que  vous  voudriez  faire  naître  dans  mon  es- 
prit ne  sauraient  m'effrayer;  je  les  repousse  loin  de  moi  avec 
dédain.  Qui  que  vous  soyez,  mortel  ou  démon,  vous  ne  voudriez 
point  faire  injure  à  une  personne  qui  est  venue  chez  vous~  en 


1S4  LE  NAIN  NOIR. 

qualité  de  suppliante,  dans  son  besoin  le  plus  pressant.  Vous  ne 

le  voudriez  point;  vous  ne  l'oseriez  point. 

—  Tu  dis  vrai,  jeune  fille,  je  n'oserais. . .  je  ne  le  voudrais  point. 
Retourne  dans  ta  demeure.  Ne  crains  rien  de  ce  dont  tu  es  me^ 
nacée.  Tu  as  demandé  ma  protection  ;  tu  la  trouveras  elTicace... 

—  Mais,  monsieur,  dit  Isabelle,  c'est  ce  soir  môme  qu'il  faut 
que  je  consente  à  épouser  l'homme  que  j'abhorre,  sans  quoi  la 
ruine  de  mon  père  est  inévitable. 

—  Ce  soir  ?  A  quelle  heure  ? 

—  Avant  minuit. 

—  Et  le  crépuscule  est  déjà  fini.  Mais  ne  crains  rien;  j'aurai 
encore  assez  de  temps  pour  te  protéger. 

—  Et  mon  père?  »  demanda  Isabelle  d'un  ton  suppliant. 

«  Ton  père  a  été  et  est  encore  mon  plus  cruel  ennemi.  Mais  ne 
crains  rien,  ta  vertu  le  sauvera.  Maintenant,  pars  ^  si  je  te  gar- 
dais plus  long^ temps,  auprès  de  moi,  je  retomberais  peut-être 
dans  ces  rôves  absurdes  sur  la  vertu  de  l'homme,  dont  j'ai  été 
réveillé  d'une  manière  aussi  affreuse.  Mais  ne  crains  rien.  C'est 
au  pied  de  l'aulel  môme  que  je  veux  te  délivrer.  Adieu,  le  temps 
presse,  il  faut  que  j'agisse.  » 

Il  la  conduisit  à  la  porte  de  sa  hutte,  qu'il  ouvrit  pour  la  laisser 
partir.  Elle  remonta  sur  son  cheval  qu'elle  trouva  paissant  dans 
l'enclos  extérieur,  et  se  hâta,  à  la  faveur  de  la  clarté  de  la  lune, 
qui  se  levait  en  ce  moment,  d'aller  rejoindre  Ratcliffe  à  l'endroit 
où  elle  l'avait  laissé. 

Avez-vous  réussi  ?  »  demanda-t-il  avec  empressement. 

«  J'ai  obtenu  des  promesses  de  celui  vers  qui  vous  m'avez 
envoyée,  répondit  Isabelle;  mais  comment  est-il  possible  qu'il  les 
remplisse  ? 

—  Que  Dieu  soit  loué!  ne  doutez  pas  qu'il  n'ait  le  pouvoir  de  les 
remplir.  » 

En  ce  moment  un  coup  de  sifilet  aigu  se  fit  entendre  le  long  de 
la  bruyère. 

«  Écoutez,  dit  Ratcliffe;  il  m'appelle.  Retournez  au  château, 
miss;  ne  tirez  pas  le  verrou  de  la  porte  de  derrière  le  jardin;  quant 
à  celle  qui  communique  avec  l'escalier  dérobé,  j'ai  une  clé 
particulière.  » 

Un  second  coup  de  sifflet  se  fit  entendre,  plus  aigu  et  plus  pro- 
longé que  le  premier. 

«  J'y  vais ,  j'y  vais ,  »  et  donnant  de  l'éperon  à  son  cheval ,  il 


CHAPITRE  XVII.  iSS 

se  dirigea  vers  la  cabane  du  reclus.  Miss  Vère  retourna  au  châ- 
teau ,  où  la  vitesse  de  l'animal  qu'elle  montait  et  l'inquiétude  de 
son  esprit  contribuèrent  à  la  faire  ai^river  promptement. 

Elle  suivit  les  instructions  de  Ratcliffe  ,  sans  trop  en  compren- 
dre le  but ,  et  laissant  son  cheval  paître  en  liberté  dans  un  en- 
clos près  du  jardin  ,  se  hâta  de  regagner  son  appartement ,  ce 
quelle  lit  sans  avoir  été  observée  ;  elle  retira  les  verroux  de  sa 
porte  et  sonna  pour  demander  de  la  lumière.  Son  père  parut  avec 
le  domestique  qui  avait  répondu  à  l'appel. 

«  Il  était  venu  écouler  ù  la  porte  ,  dit-il ,  deux  fuis  pendant  les 
deux  heures  qui  s'étaient  écoulées  depuis  qu'il  l'avait  quittée  ,  et 
ne  l'entendant  point  parler ,  il  avait  craint  qu'elle  ne  fût  in- 
commodée^. 

—  Maintenant,  mon  cher  père,  permettez  que  je  réclame  l'exé- 
cution de  la  promesse  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  faire  ,  je 
désire  ne  pas  être  interrompue  pendant  les  derniers  moments 
qui  me  restent  à  jouir  de  ma  liberté ,  et  vous  prie  de  prolonger 
jusqu'au  dernier  instant  le  répit  qui  m'est  accordé. 

—  Volontiers,  ma  fille  ;  vous  ne  serez  plus  interrompue.  Mais 
cette  parure  en  désordre...  ces  cheveux  qui  sont  tout  dérangés  ; 
que  je  ne  vous  trouve  pas  ainsi ,  lorsque  je  reviendrai  ;  le  sacri- 
fice, pour  être  méritoire  ,  doit  être  volontaire. 

—  Le  faut-il  ?  eh  bien  !  soyez  tranquille,  mon  père ,  la  victime 
sera  parée.  » 


CHAPITRE  XYII. 

SURPRISE. 

Ceci  n'a  pas  Tair  d'une  noce. 
Shakspeaee.  Beaucoup  de  bruit  pour  rien. 

La  chapelle  qui  était  dans  le  château  d'Ellieslaw  était  un  bâti- 
ment beaucoup  plus  ancien  que  le  château  lui-même,  quoique  la 
construction  de  celui-ci  remontât  à  une  haute  antiquité.  Avant 
que  les  guerres  entre  l'Angleterre  et  FÉcosse  fussent  devenues  si 
fréquentes  et  si  longues,  que  les  bâtiments  qui  se  trouvaient  des 
deux  côtés  de  la  frontière  fussent  destinés  à  des  forteresses,  il  s'é- 
tait formé  un  petit  établissement  de  moines  à  Ellieslaw ,  dé- 
pendant ,  à  ce  que  croient  les  antiquaires  ,  de  la  riche  abbaye  de 


1S6  LE  NAIN  NOIR  . 

Jedburgh.  Leurs  possessions  avaient  depuis  long-temps  subi  tous 
les  cliangements  occasionnés  par  les  guerres  et  les  ravages  de 
l'un  et  de  l'autre  parti.  Un  château  féodal  s'était  élevé  sur  les  rui- 
nes de  leurs  cellules,  et  la  chapelle  avait  été  renfermée  dans  son 
enceinte. 

L'édifice  ,  par  ses  arches  arrondies  et  ses  piliers  massifs ,  dont 
la  simplicité  reportait  leur  date  à  ce  que  l'on  a  appelé  l'architec- 
ture gothique,  présentait  dans  tous  les  temps  un  aspect  sombre  et 
lugubre,  et  il  avait  souvent  servi  de  sépulture  à  la  famille  des  lords 
féodaux,  comme  autrefois  aux  religieux  de  la  communauté.  Mais 
cet  aspect  était  maintenant  rendu  doublement  sombre  par  l'eflet 
d'un  petit  nombre  de  torches  qu'on  y  avait  placées ,  pour  l'é- 
clairer dans  la  circonstance  présente,  et  qui,  répandant  un  éclat 
de  lumière  jaunâtre  autour  d'elles,  étaient  entourées  un  peu  plus 
loin  par  une  hàle  rouge  pourpré ,  produit  par  leur  propre  fumée, 
et  encore  au  delà  par  une  zone  d'obscurité  qui  agrandissait  l'éten- 
due de  la  chapelle ,  en  sorte  qu'il  était  impossible  d'en  distinguer 
les  limites.  Des  ornements  choisis  sans  goût  par  une  occasion 
semblable  ne  faisaient  qu'ajouter  à  la  tristesse  de  ce  lieu.  De 
vieux  lambeaux  de  tapisserie,  arrachés  aux  murailles  d'autres 
appartements ,  avaient  été  disposés  à  la  hâte  dans  diverses  parties 
de  la  chapelle  ,  autour  de  ceux  qu'elle  avait  déjà ,  et  se  mêlaient 
d'une  manière  ridicule  avec  les  écussons  et  les  emblèmes  funé- 
raires. De  chaque  côté  de  l'autel,  qui  était  en  pierre  ,  on  voyait 
un  monument,  qui  formaitavec  la  cérémonie  qui  devait  avoir  lieu 
un  contraste  non  moins  étrange.  Sur  l'un  était  la  statue  en  pierre 
de  quelque  ermite ,  ou  moine ,  à  mine  refrognée ,  qui  était  mort 
en  odeur  de  sainteté  ;  il  était  représenté  ayant  le  corps  penché, 
revêtu  de  son  scapulaire ,  et  la  tête  couverte  de  son  capuce  ,  le 
visage  tourné  vers  le  ciel,  dans  une  attitude  de  dévotion ,  et  les 
mains  jointes  ,  tenant  un  chapelet.  De  l'autre  côté  était  un  tom- 
beau ,  dans  le  goût  italien ,  du  plus  beau  marbre  statuaire  et  re- 
gardé comme  unchef-d'œuvre  de  l'art  moderne.  II  avait  été  élevé  à 
la  mémoire  de  la  mère  d'Isabelle ,  feu  mistress  Vère  d'Ellieslaw  , 
qui  était  représentée  dans  la  posture  d'une  personne  mourante  , 
tandis  qu'un  chérubin  en  pleurs,  et  détournant  les  yeux  ,  pa- 
raissait éteindre  une  lampe,  comme  emblème  d'une  prompte  dis- 
solution. C'était,  il  est  vrai ,  un  chef-d'œuvre  de  l'art,  mais  dé- 
placé sous  la  voûte  grossière  où  on  l'avait  relégué.  Plusieurs 
personnes  étaient  surprises,  et  se  trouvaient  même  scandalisées 


CHAPITRE  XVII.  Ib7 

de  voir  qu'EUieslaw,  qui  ne  s'était  jamais  fait  remarquer  pour  ses 
égards  envers  son  épouse  de  son  vivant,  lui  eût  fait  ériger,  après 
sa  mort ,  un  mausolée  dispendieux,  pour  preuve  d'une  douleur 
qui  n'était  que  prétendue  ;  mais  d'autres  le  justifiaient  de  toute 
accusation  d'hypocrisie ,  en  assurant  que  le  monument  avait  été 
construit  sous  les  ordres  et  aux  frais  de  M.  Ratcliffe  seul. 

C'est  là  que  les  personnes  invitées  à  la  noce  étaient  assemblées. 
Elles  étaient  peu  nombreuses,  car  plusieurs  de  celles  qui  avaient 
assisté  au  festin  avaient  quitté  le  château  pour  se  préparer  à  la 
prochaine  explosion  politique,  et,  dans  la  circonstance  actuelle, 
Ellieslaw  était  loin  de  vouloir  étendre  ses  invitations  au  delà  des 
proches  parents  dont  les  usages  du  pays  rendaient  la  présence 
indispensable.  Tout  à  côté  de  l'autel  était  sir  Frédéric  Langley, 
sombre ,  pensif  et  de  mauvaise  humeur  ,  même  plus  que  d'habi- 
tude, et  auprès  de  lui  Mareschal,  qui  devait  jouer  le  rôle  de  gar- 
çon de  la  noce,  ou  paranymphe  ,  comme  on  l'appelait.  Le  carac- 
tère d'étourderie  et  debonne  humeur  dece  jeune  gentilhomme,  au- 
quelil  nedaignait  jamais  imposeraucunecontrainte,faisaitencore 
ressortir  le  sombre  nuage  qui  couvrait  le  front  du  futur  époux. 

«  La  fiancée  n'est  pas  encore  sortie  de  sa  chambre,  »  dit-il  tout 
bas  à  sir  Frédéric.  «  J'espère  que  nous  ne  serons  pas  obligés  d'a- 
voir recours  aux  mesures  violentes  des  Romains  dont  j'ai  entendu 
parler  au  collège.  Il  serait  pénible  pour  ma  jolie  cousine  de  se 
voir  enlevée  deux  fois  en  dix  jours,  quoique  je  ne  connaisse  per- 
sonne qui  soit  plus  digne  de  cette  honorable  violence.  » 

Sir  Frédéric  feignit  de  ne  pas  entendre  ce  discours  ,  fredonna 
un  air  et  regarda  d'un  autre  côté  ;  mais  Mareschal  continua  sur 
le  même  ton  : 

«  Ce  délai  doit  contrarier  le  docteur  Hobbler,  qui  a  été  dérangé 
pour  accélérer  les  préparatifs  de  ce  joyeux  événement ,  au  mo- 
ment où  il  venait  de  réussir  à  déboucher  sa  troisième  bouteille. 
J'espère  que  vous  le  mettrez  à  l'abri  de  la  censure  de  ses  supé- 
rieurs, car  je  crois  fort  que  cette  heure-ci  n'est  pas  très-canonique. 
Mais  voici  Ellieslaw,  avec  ma  jolie  cousine...  plus  jolie  que  ja- 
mais, je  crois,  si  ce  n'est  qu'elle  paraît  bien  faible,  et  bien  pâle.. 
Ecoutez  ,  sir  chevalier,  si  elle  ne  dit  pas  oui  de  son  bon  et  plein 
gré,  il  n'y  a  pas  de  mariage,  en  dépit  de  tout  ce  qui  a  été  dit  et  fait. 

—  Pas  de  mariage  ,  monsieur?  >  dit  sir  Frédéric  d'un  ton  qui 
n'était  pas  très-élevé,  mais  qui  indiquait  qu'il  avait  peine  à  rete- 
nir sa  colère. 


iS8  LE  NAIN  NOIR. 

«<  Non ,  point  de  mariage  ,  répliqua  Mareschal ,  j'en  donne  ma 
main  et  mon  gant  pour  gage.  » 

Sir  Frédéric  Langley  lui  saisit  la  main  ,  la  serra  fortement ,  et 
lui  dit  à  voix  basse  :  «  Mareschal ,  vous  me  rendrez  raison.  » 
Puis  il  repoussa  sa  main  loin  de  lui. 

«  Très- volontiers,  car  jamais  mes  lèvres  n'ont  laissé  échapper 
un  mot  que  mon  bras  n'ait  été  prêt  à  soutenir.  Parlez  hardiment, 
ma  jolie  cousine,  et  dites-moi  si  c'est  de  votre  entière  volonté,  et 
sans  aucune  contrainte  que  vous  acceptez  ce  vaillant  chevalier 
pour  votre  seigneur  et  époux  -,  car  si  vous  avez  la  dixième  .partie 
d'un  scrupule  à  cet  égard,  quelque  chose  qu'il  en  arrive,  il  ne  vous 
aura  pas. 

—  Etes-vous  fou,  monsieur  Mareschal,  »  lui  dit  Ellieslaw,  qui, 
ayant  été  son  tuteur  pendant  sa  minorité,  prenait  souvent  un  ton 
d'autorité  avec  lui  ;  «  pouvez-vous  supposer  que  je  voulusse  con- 
duire ma  fille  à  l'autel  contre  son  gré  ? 

—  Laissez  donc,  Ellieslaw,  ne  me  parlez  pas  du  contraire;  ses 
yeux  sont  pleins  de  larmes ,  et  ses  joues  plus  pâles  que  ses  vête- 
ments blancs.  Je  dois  insister,  au  nom  de  1  humanité,  pour  que  la 
cérémonie  soit  différée  jusqu'à  demain. 

—  Elle  va  te  dire  elle-même,  incorrigible  étourdi  que  tu  es,  qui 
te  môles  de  choses  qui  ne  te  regardent  point,  dit  M.  Yère^  elle  va 
te  dire  elle-même  qu'elle  dé.sire  que  la  cérémonie  ait  lieu. . .  Est-ce 
vrai,  Isabelle,  ma  chère  enfant? 

—  C'est  vrai ,  »  répondit-elle,  pouvant  à  peine  se  soutenir  , 
«  puisque  je  n'ai  de  secours  à  attendre  ni  de  Dieu  ni  des  hommes.  » 
Il  n'y  eut  que  le  premier  mot  qui  fut  entendu  bien  distinctement. 
Mareschal  leva  les  épaules  et  se  retira  en  arrière.  Ellieslaw  con- 
duisit, ou  plutôt  soutint  sa  fille  jusqu'à  l'autel.  Sir  Frédéric  s'a- 
vança et  se  plaça  à  côté  d'elle.  Le  prêtre  ouvrit  le  livre  de  prières 
et  regarda  Ellieslaw,  attendant  le  signal  pour  commencer  la  cé- 
rémonie. 

«  Commencez,  »  dit  M.  Yère. 

Mais  une  voix  qui  semblait  sortir  du  tombeau  de  sa  défunte 
épouse  prononça  d'un  ton  si  fort  et  si  aigre  ce  mot  :  «  Arrêtez  !  » 
que  tous  les  échos  de  la  chapelle  en  furent  réveillés. 

Chacun  resta  muet  et  immobile,  jusqu'à  ce  qu'un  bruit  sourd, 
un  cliquetis  d'armes ,  ou  quel.jue  chose  qui  y  ressemblait ,  se  lil 
entendre  dans  les  appait^ments  du  château,  même  les  plus  éloi- 
gnés. Ce  bruit  cessa  presque  au  môme  instant. 


CHAPITRE  XVII.  139 

«  Que  signifle  ce  nouveau  stratagème  ?  »  demanda  sir  Frédéric 
d'un  ton  farouche,  en  lançant  sur  Ellieslaw  et  IVIareschal  un  coup 
d'œil  qui  exprimait  le  plus  violent  soupçon. 

«  Ce  ne  peut  être  qu'un  trait  de  gaieté  de  la  part  de  quelque 
convive  échauffé  par  le  vin,  »  dit  Ellieslaw,  quoique  vivement  dé- 
concerté^ «nous  devons  avoir  beaucoup  d'indulgence  pour  ceux 
qui  se  sont  un  peu  trop  livrés  au  plaisir  en  ce  jour  de  fête.  Com- 
mencez la  cérémonie.  » 

Mais,  avant  que  le  prêtre  put  obéir,  la  même  défense  qui  s'était 
fait  entendre  auparavant  se  renouvela,  et  semblait  sortir  du  même 
endroit.  Les  femme.5  de  la  future  épouse  poussèrent  un  cri ,  et 
s'enfuirent  -.  les  hommes  portèrent  la  main  à  leur  épée.  Le  premier 
moment  de  surprise  n'était  point  encore  passé,  que  le  Nain  sortit 
de  derrière  le  monument,  et  se  plaça  précisément  en  face  de 
M.  Yère.  Une  apparition  aussi  étrange  et  aussi  affreuse, 
dans  un  pareil  lieu  et  dans  une  pareille  circonstance ,  épouvanta 
tous  ceux  qui  en  furent  témoins,  mais  parut  surtout  anéantir  le 
laird  d'Ellieslaw.  Il  laissa  aller  la  main  de  sa  fille,  recula  en  chan- 
celant jusqu'au  pilier  le  plus  voisin,  et  l'entoura  de  ses  bras  comme 
pour  se  soutenir,  appuya  son  front  contre  la  colonne. 

«  Qui  est  cet  homme?  dit  sir  Frédéric  ,  et  qu'entend-il  faire  en 
s'introduisant  ici  de  cette  manière  ? 

—  C'est  un  homme  qui  vient  vous  dire,  répondit  le  Nain  avec 
ce  ton  d'aigreur  ordinaire  avec  lequel  il  avait  coutume  de  s'expri- 
mer, «  qu'en  épousant  cette  jeune  personne,  vous  n'épousez  l'hé- 
ritière ni  d'Ellieslaw,  ni  deMauley-Hall,  ni  de  Polverton,  à  moins 
qu'elle  ne  se  marie  avec  mon  consentement,  et  je  ne  le  lui  don- 
nerai jamais  en  ta  faveur.  A  genoux,  tombe  à  genoux,  et  remer- 
cie le  ciel  de  ce  que  je  t'empêche  d'épouser  des  qualités  avec  les- 
quelles tu  n'as  aucun  rapport,  la  vérité,  la  vertu  et  l'innocence , 
sans  fortune.  Et  toi ,  vil  ingrat,  »  continua-t-il,  en  s'adressant  à 
Ellieslaw,  «  à  quel  subterfuge  auras-tu  recours  maintenant?  toi 
qui  voulais  veniire  ta  fille,  pour  te  sauver  du  danger,  comme  dans 
un  temps  de  famine ,  tu  l'aurais  égorgée  et  dévorée  pour  conser- 
ver ta  misérable  vie!  Tu  as  raison;  cache  ton  visage  dans  tes 
mains  •  tu  dois  effectivement  rougir  en  voyant  celui  dont  tu  as 
chargé  le  corps  de  chaînes ,  dont  tu  as  plongé  la  main  dans  le 
crime,  et  dont  tu  as  livré  l'âme  au  remords  et  au  malheur.  Sauvé 
encore  une  fois  par  les  vertus  de  celle  qui  t'appelle  son  père,  re- 
tire-toi d'ici,  et  puissent  le  pardon  et  les  bienfaits  que  je  t'accorde 


160  LE  NAIN  NOIR. 

devenir  sur  ta  tète  de  véritables  charbons  ardents  jusqu'à  ce  que 

ton  cerveau  soit  desséché  et  brûlé  comme  le  mien  !  » 

Ellieslaw  sortit  de  la  chapelle  avec  un  geste  de  muet  désespoir. 

««  Suis-le  ,  Hubert  Ratclifle  ,  continua  le  Nain ,  et  fais-lui  con- 
naître son  sort  à  venir.  Il  s'en  réjouira,  car  pour  lui,  respirer  l'air 
et  manier  de  l'or,  c'est  le  suprême  bonheur. 

—  Je  n'entends  rien  à  tout  ceci,  dit  sir  Frédéric  Langley  ^  mais 
nous  sommes  ici  bon  nombre  de  gentilshommes  en  armes,  et  sous 
l'autorité  du  roi  Jacques;  ainsi,  monsieur^  que  vous  soyez  réelle- 
ment ce  sir  Edouard  Mauley,  que  l'on  disait  être  mort  en  prison, 
ou  bien  un  imposteur  usurpant  son  nom  et  son  titre,  nous  pren- 
drons la  liberté  de  vous  retenir,  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  justifié 
d'une  manière  plus  satifaisante  votre  apparition  dans  ce  lieu  et 
dans  un  moment  comme  celui-ci.  Nous  ne  voulons  pas  d'espions 
parmi  nous.  Saisissez -le,  mes  amis. 

Mais  les  domestiques  reculèrent ,  d'un  air  d'incertitude  et  d'a- 
larme. Sir  Frédéric  s'avançait  lui-même  vers  le  reclus  ,  comme 
pour  mettre  la  main  sur  sa  personne,  lorsque  sa  marche  se  trouva 
tout  à  coup  arrêtée  par  le  bout  d'une  pertuisane  que  la  main  ro- 
buste de  Hobbie  EUiot  lui  fit  briller  sur  sa  poitrine. 

«  Je  verrai  le  jour  à  travers  votre  corps,  si  vous  avez  le  malheur 
de  le  toucher,  dit  le  brave  Borderer.  En  arrière,  ou  je  vous  perce  de 
part  en  part.  Que  personne  ne  mette  un  doigt  seulement  sur  El- 
shie;  c'est  un  excellent  voisin,  toujours  prêt  à  venir  au  secours  d.'un 
ami  ;  et  quoique  vous  le  preniez  pour  un  faible  agneau,  cependant, 
gripper  pour  gripper,  mon  ami ,  je  parierais  un  bélier  qu'il  vous 
ferait  sortir  le  sang  sous  les  ongles.  C'est  un  vigoureux  gaillard 
que  notre  Elshie  :  il  serre  comme  la  vis  d'un  forgeron. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  a  amené  ici,  Ellioi?  dit  Mareschal;  qui 
vous  a  prié  de  vous  mêler  de  nos  affaires  ? 

— Ma  foi!  Mareschal- Wells,  je  suis  venu  seulement  ici  avec  une 
vingtaine  ou  une  trentaine  de  mes  camarades,  en  mon  propre 
nom,  et  en  celui  du  roi  ou  de  la  reine,  comme  on  voudra  l'appe- 
ler, et  de  Cunny  Elshie,  par-dessus  le  marché,  pour  maintenir  la 
paix  et  payer  Ellieslaw  des  mauvais  traitements  qu'il  m'a  fait  es- 
suyer. C'est  un  fameux  déjeuner  que  les  brigands  m'ont  donné 
l'autre  jour,  et  il  y  était  pour  quelque  chose.  Pensez-vous  que  je 
ne  fusse  pas  prêt  à  lui  donner  un  souper,  à  mon  tour?...  Il  est  inu- 
tile que  vous  mettiez  Tépée  à  la  main,  messieurs  ;  le  château  est 
à  nous,  sans  que  nous  ayons  eu  besoin  de  faire  beaucoup  de  bruit; 


CHAPITRE  XVII.  iGI 

car  les  portes  étaient  ouvertes  ,  et  vos  convives  avaient  bu  une 
bonne  quantité  de  punch  ;  nous  les  avons  dépouillés  de  leurs 
épéeset  de  leurs  pistolets  aussi  facilement  que  nous  aurions  écossé 
des  pois.  » 

Mareschal  sortit  précipitamment  et  rentra  presque  aussitôt  dans 
la  chapelle. 

«  De  par  le  ciel  I  c'est  la  vérité ,  sir  Frédéric,  dit-il  ;  la  maison 
est  remplie  d'hommes  d'armes,  et  nos  ivrognes  sont  tous  désar- 
més. Allons  messieurs ,  l'épée  à  la  main ,  c'est  le  seul  moyen  de 
nous  en  tirer. 

—  Doucement,  doucement  !  pas  de  coups  de  tète  I  s'écria  Hob- 
bie;  écoutez,  écoutez  un  instant.  Nous  ne  voulons  vous  faire 
aucun  mal  ;  mais^  comme  vous  êtes  en  armes  pour  le  roi  Jacques, 
ainsi  que  vous  l'appelez,  et  pour  les  prélats,  nous  avons  jugé  à 
propos  de  continuer  la  guerre  contre  notre  vieux  voisin,  et  de 
soutenir  notre  autre  souverain  et  l'Eglise;  mais  nous  ne  touche- 
rons pas  à  un  cheveu  de  vos  tètes,  si  vous  voulez  vous  retirer 
tranquillement  chez  vous.  C'est  le  meilleur  parti  que  vous  puissiez 
prendre  ;  car  nous  recevons  de  Londres  la  nouvelle  certaine  que 
Bang,  ou  Byng,  comment  l'appelle-t-on  ?  a  repoussé  de  la  côte  la 
flotte  française  et  le  nouveau  roi  ;  ainsi  vous  ferez  mieux  de  vous 
contenter  de  notre  vieille  Nancy  (Anne;,  faute  d'une  meilleure 
reine.  » 

RatcIifTe,  qui  entra  dans  ce  moment,  contirma  ces  nouvelles,  si 
peu  favorables  au  parti  jacobite.  Sir  Frédéric,  presque  au  môme 
instant  et  sans  prendre  congé  de  personne,  quitta  le  château,  avec 
ceux  de  ses  gens  qu'il  trouva  prêts  à  le  suivre. 

»  Et  vous,  monsieur  Mareschal,  que  vous  proposez-vous  de 
faire  ?  demanda  RatcIifTe. 

—  3Ia  foi  I  »  répondit-il  en  souriant,  «  je  n'en  sais  trop  rien;  je 
suis  trop  fier  et  trop  peu  fortuné  pour  suivre  l'exemple  du  vail- 
lant fiancé.  Cela  n'entre  pas  dans  mon  caractère,  et  ne  vaut  pas  la 
peine  que  je  m'en  occupe. 

—  Eh  bieni  alors  dispersez  vos  gens,  et  restez  tranquille;  at- 
tendu qu'il  n'y  a  pas  eu  d'acte  public,  il  n'en  sera  point  question. 

—  Eh!  sans  doute,  dit  Hobbie;  ce  qui  est  passé  est  passé, 
soyons  tous  amis  de  nouveau.  Du  diable  si  je  veux  de  mal  à  per- 
sonne, excepté  à  Westburnflat,  et  je  lui  ai  donné  du  chaud  et  du 
froid;  car  j'avais  à  peine  échangé  avec  lui  trois  coups  de  sabre 
qu'il  a  sauté  par  la  fenêtre  dans  le  fossé  du  château,  qu'il  a  tra- 


462  LE  NAIN  NOIR. 

versé  à  la  nage  comme  un  canard  sauvage.  C'est  un  fameux 
gaillard  que  cet  homme-là,  vraiment  !  Il  enlève  une  jolie  fille  le. 
matin,  et  une  autre  le  soir;  il  ne  lui  faut  rien  moins  que  cela; 
mais  s'il  ne  s'enlève  pas  lui-môme  hors  du  pays,  je  l'enlèverai, 
moi,  avec  une  corde  de  chanvre;  car  le  rendez-vous  au  Castleton 
est  tout  à  fait  rompu;  ses  amis  ne  veulent  pas  le  soutenir.  » 

Pendant  cette  confusion  générale,  Isabelle  s'était  jetée  aux 
pieds  de  son  parent,  sir  Edouard  Mauley,  car  c'est  le  nom  que 
nous  devons  maintenant  donner  au  solitaire,  pour  lui  exprimer 
sa  reconnaissance,  et  en  môme  temps  implorer  le  pardon  de  son 
père.  Les  yeux  de  tous  ceux  qui  étaient  présents  commencèrent 
à  se  fixer  sur  eux,  aussitôt  que  leur  propre  agitation  et  le  tumulte 
des  domestiques  se  furent  un  peu  calmés.  Miss  Yère  était  à  ge- 
noux à  côté  du  tombeau  de  sa  mère,  dont  la  statue  offrait  des 
traits  d'une  ressemblance  marquée  avec  les  siens.  Elle  tenait  la 
main  du  Nain,  et  ne  cessait  de  la  baiser  et  de  la  baigner  de  larmes. 
Pour  lui,  il  était  debout  et  immobile,  portant  alternativement  ses 
regards  sur  la  statue  et  sur  la  figure  animée  de  son  affligée  sup- 
pliante :  enfin  de  grosses  larmes  qui  se  rassemblaient  dans  ses 
yeux  l'obligèrent  à  retirer  sa  main  pour  les  essuyer. 

«  J'avais  cru,  dit-il,  que  les  larmes  et  moi  avions  fait  divorce 
ensemble  ;  mais  nous  en  versons  à  notre  naissance,  et  leursource 
ne  tarit  que  lorsque  que  nous  descendons  au  tombeau.  Toutefois, 
il  n'est  point  d'attendrissement  capable  de  me  faire  changer  de 
résolution.  Je  me  sépare  ici  entièrement  et  pour  toujours,  de  tout 
ce  dont  le  souvenir  (jetant  un  regard  sur  le  tombeau)  et  la  pré- 
sence (serrant la  main  d'Isabelle)  me  sont  chers. ..Ne  me  parlez 
point;  ne  cherchez  point  à  changer  ma  détermination  ;  ce  serait 
inutile.  Tous  n'entendrez  plus  parler  de  moi  ;  vous  ne  verrez  plus 
cette  masse  de  difformité.  Je  serai  mort  pour  vous  avant  que  je 
sois  réellement  dans  la  tombe,  et  vous  ne  vous  souviendrez  de 
moi  que  comme  d'un  ami  débarrassé  des  peines  et  des  crimes  de 
l'existence.  » 

Il  baisa  le  front  d'Isabelle,  imprima  un  autre  baiser  sur  celui  de 
la  statue  devant  laquelle  elle  était  agenouillée,  et  sortit  de  la  cha- 
pelle, suivi  de  Ratcliffe.  Isabelle,  presque  épuisée  par  les  émotions 
qu'elle  avait  éprouvées  dans  la  journée,  fut  transportée  par  ses 
femmes  dans  son  appartement.  La  plupart  d*fs  autres  conviés  se 
dispersèrent,  après  avoir,  chacun  de  son  côté,  essayéde  persuader 
à  qui  voulait  les  entendre,  combien  ils  désapprouvaient  tout  com- 


CHAPITRE  XVIII.  163 

plot  formé  contre  le  gouvernement,  et  leur  regret  qu'ils  éprou- 
vaient d'y  avoir  pris  part.  Hobbie  Elliot  prit  le  commandement 
du  château  pour  la  nuit,  et  fit  monter  une  garde  régulière.  Il  ne 
se  faisait  pas  peu  de  gloire  de  la  promptitude  avec  laquelle  ses  amis 
et  lui  s'étaient  rendus  à  l'appel  qui  leur  avait  été  fait  par  Elshie, 
au  moyen  de  l'entremise  du  fidèle  Ratcliffe  -,  et  c'était  une  cir- 
constance fort  heureuse,  disait-il,  car  ce  jour-là  ils  avaient  appris 
que  Westburnflat  n'était  nullement-dans  l'intention  d'être  exact 
au  rendez-vous  de  Castleton,  mais  plutôt  de  les  narguer  tous 
ensemble  ;  en  sorte  qu'une  troupe  considérable  s'était  réunie  à 
Heugh-Foot,  avec  le  dessein  de  faire  le  lendemain  matin  une 
visite  à  la  tour  du  brigand,  et  que  leur  marche  se  dirigea  facile- 
ment vers  le  château  d'EUieslaw. 


CHAPITRE  XVIII. 

CONCLUSION. 

Dernière  scène  qui  termine  celte  histoire  étrange  et 
fertile  en  événements. 

Shakspeake.  Comme  il  vous  plcnra. 

Le  lendemain  matin,  M.  Ratcliffe  remit  à  miss  Vère  une  lettre 
de  son  père,  dont  voici  le  contenu  : 

"  Ma  très-chère  enfant  , 

«  La  perversité  d'un  gouvernement  persécuteur  me  force,  pour 
ma  propre  sûreté,  à  quitter  mon  pays  et  à  passer  quelque  temps 
à  l'étranger.  Je  ne  vous  demande  ni  de  m'accompagner  ni  de  ve- 
nir m'y  joindre;  vous  soignerez  mes  intérêts  et  les  vôtres  d'un© 
manière  plus  efficace  ,  en  restant  là  où  vous  êtes. 

«  Il  serait  inutile  d'entrer  dans  un  détail  minutieux  des  étranges 
événements  qui  ont  eu  lieu  hier.  Je  crois  avoir  droit  de  me  plain- 
dre du  mauvais  traitement  que  j'ai  reçu  de  la  part  de  sir  Edouard 
Mauley ,  qui  est  votre  plus  proche  parent  du  côté  de  votre  mère  ; 
mais,  comme  il  vous  a  déclarée  son  héritière ,  et  qu'il  va  vous 
mettre  de  suite  en  possession  d'une  grande  partie  de  sa  fortune , 
je  regarde  cet  acte  comme  une  ample  réparation  de  ses  torts  en- 
vers moi.  Jesais  qu'il  n'a  jamais  pardonné  la  préférence  que  votre 
mère  m'a  donnée  sur  lui,  au  lieu  d'exécuter  les  clauses  d'une  es- 
pèce de  pacte  de  famille,  absurde  et  tyrannique,  qui  l'obligeaient 


104  LE  NAIN  NOIR. 

à  épouser  un  parent  aussi  difTorme.  Le  chagrin  que  lui  causa  cet 
événement  suffit  pour  opérer  le  dérangement  total  de  son  esprit, 
qui  n'avait  jamais  été  bien  sain,  et  j'eus,  comme  mari  de  sa  plus 
proche  parente  héritière,  la  tâche  délicate  d'avoir  soin  de  sa  per- 
sonne et  de  ses  biens,  jusqu'à  ce  qu'il  fut  rétabli  dans  la  libre 
disposition  de  ces  derniers  par  ceux  qui  croyaient  sans  doute  qu'ils 
faisaient  un  acte  de  justice,  quoique,  si  Ton  examine  certaines 
circonstances  de  sa  conduite  subséquente,  on  voie  que,  pour  son 
propre  intérêt,  il  aurait  mieux  valu  qu'on  eût  continué  à  le  sou- 
mettre à  une  crainte  modérée  etsaluLaire. 

«  Sous  un  rapport,  cependant,  il  fit  voir  qu'il  avait  des  égards 
pour  les  liens  du  sang,  et  qu'il  reconnaissait  sa  propre  faiblesse  5 
car,en  se  séquestrant  entièrement  de  la  sociétéjsous  divers  noms  et 
divers  déguisements,  et  en  exigeant  que  l'on  répandît  le  bruit  da 
sa  mort,  ce  à  quoi  je  consentis  pour  lui  complaire,  il  laissa  à  ma 
disposition  les  revenus  d'une  grande  partie  de  ses  domaines  ^  et 
particulièrement  de  ceux  qui,  ayant  appartenu  à  votre  mère  ,  lui 
revenaient ,  comme  fiefs  appartenant  à  la  ligne  masculine.  Il 
croyait  sans  doute,  en  agissant  ainsi,  faire  preuve  d'une  extrême 
générosité,  tandis  qu'aux  yeux  de  tout  homme  impartial  il  ne 
faisait  que  remplir  une  obligation  naturelle,  puisque,  suivant  les 
règles  de  la  justice,  sinon  de  droit  étroit,  vous  deviez  être  regar- 
dée comme  l'héritière  de  votre  mère,  et  moi  comme  administra- 
teur de  vos  biens.  Ainsi,  au  lieu  de  croire  que  sir  Edouard  m'a 
comblé  de  faveurs  à  cet  égard,  je  pense  au  contraire  avoir  raison 
de  me  plaindre  de  ce  que  les  remises  que  je  recevais  ne  m'étaient 
faites  que  sous  le  bon  plaisir  de  M.  RatclifFe,  qui  d'ailleurs  exi- 
geait des  hypothèques  sur  mon  propre  patrimoine  d'EUieslaw  , 
pour  les  sommes  que  je  le  priais  de  m'avancer,  et  c'est  de  cette 
manière  qu'il  est  parvenu  insensiblement  à  avoir  la  direction  ab- 
solue et  l'administration  de  mes  propriétés.  Ou  bien,  si  sir 
Edouard  ne  m'a  témoigné  toute  cette  prétendue  amitié  que  dans 
le  dessein  d'exercer  une  autorité  despotique  sur  mes  affaires  et 
d'acquérir  le  pouvoir  de  me  ruiner  quand  il  le  voudrait ,  je  me 
sens,  je  le  répète,  encore  moins  disposé  à  reconnaître  que  je  lui 
aie  aucune  obligation. 

«  Ters  l'automne  de  l'année  dernière ,  ainsi  que  je  l'ai  appris , 
soit  que  son  imagination  déréglée  le  lui  suggérât,  soit  dans  le  but 
d'exécuter  le  plan  dont  je  vous  parle,  il  arriva  en  notre  district, 
donnant  pour  motif,  à  ce  qu'il  paraît ,  son  désir  de  voir  un  monu- 


CHAPITRE  XVIII.  les 

ment  qu'il  avait  donné  ordre  de  construire  sur  le  tombeau  de  votre 
mère.  A  cette  époque,  M.  Ratcliffe m'avait  fait  l'honneur  de  s'é- 
tablir dans  ma  maison  et  eut  la  complaisance  de  l'introduire  se- 
crètement à  la  chapelle.  Il  en  résulta,  ainsi  qu'il  me  l'a  raconté 
depuis ,  une  sorte  de  frénésie  qui  dura  plusieurs  heures,  pendant 
lesquelles  il  s'enfuit  dans  les  lieux  marécageux  ou  couverts  de 
bruyères,  et  les  plus  sauvages,  au  sein  desquels  il  trouva  à  propcs, 
après  qu'il  eut  un  peu  recouvré  ses  sens,  de  fixer  sa  demeure  et 
de  se  donner  pour  un  empirique  de  campagne ,  rôle  que  ,  dans 
ses  jours  de  prospérité ,  il  s'était  souvent  plù  à  jouer.  Il  est  à  re- 
marquer que  M.  Ratcliffe,  au  lieu  de  m'informer  de  cette  circons- 
tance et  me  mettre  à  même  de  prendre  du  parent  de  ma  défunte 
épouse  les  soins  qu'exigeait  sa  malheureuse  position ,  eut  la  cou- 
pable faiblesse  d'entrer  dans  ses  vues  extravagantes  et  de  lui  pro- 
mettre ,  même  sous  serment ,  de  n'en  point  parler.  Il  fit  de  fré- 
quentes visites  à  sir  Edouard  et  l'aid-a  dans  l'étrange  projet  qu'il 
avait  formé  de  se  construire  un  ermitage.  Il  paraît  qu'ils  ne  re- 
doutaient rien  tant  que  la  découverte  des  rapports  qu'ils  avaient 
entre  eux. 

«  Le  terrain  était  ouvert  dans  tous  les  sens  autour  de  la  hutte , 
et  un  petit  caveau,  que,  dans  leurs  recherches,  ils  avaient  dé- 
couvert près  de  la  colonne  de  granit ,  probablement  un  lieu  de 
sépulture  ,  servait  à  cacher  Ratcliffe  à  l'approche  de  quelque 
étranger.  Il  est  également  à  remarquer  que ,  tandis  que  je  croyais 
que  mon  malheureux  ami  était  dans  le  couvent  des  moines  de  la 
Trappe  ,  il  vivait  depuis  plusieurs  mois  à  environ  cinq  milles  de 
ma  maison  ,  sous  ce  bizarre  déguisement,  et  était  régulièrement 
instruit  de  mes  mouvements  les  plus  secrets ,  par  le  moyen  de 
Ratcliffe,  de  Westburnflat  ou  d'autres,  qu'il  avait  d'amples  moyens 
de  suborner.  Il  me  fait  un  crime  d'avoir  cherché  à  vous  faire  épou- 
ser sir  Frédéric.  Je  croyais  ne  pouvoir  faire  mieux  ;  mais ,  si  sir 
Edouard  Mauley  pensait  autrement ,  pourquoi  ne  pas  se  présen- 
ter hardiment  ,  déclarer  son  intention  de  contribuer  à  la  consti- 
tution de  votre  dot,  et  réclamer  l'exercice  des  droits  que  lui  don- 
nait votre  qualité  d'héritière  de  sa  grande  fortune  ? 

'  Même  à  présent,  malgré  la  lenteur  que  votre  bizarre  et  in- 
considéré parent  a  mise  à  faire  connaître  cette  intention ,  je  suis 
loin  d'opposer  mon  autorité  à  ses  désirs,  quoique  la  personne  qu'il 
veut  que  vous  regardiez  comme  votre  futur  époux  soit  le  jeune 
Earnschff,  de  tous  les  hommes  du  monde  le  dernier  auquel  j'au- 

LE    NAIN    NOIR.  11 


4C6  LE  NAIN  NOIR. 

rais  cru  probable  qu'il  eût  jamais  pensé ,  d'après  certain  événe- 
ment funeste  qui  eut  lieu  dans  le  temps.  Mais  j'y  donne  volontiers 
mon  consentement ,  pourvu  que  les  clauses  du  contrat  soient  sti- 
pulées en  termes  tellement  irrévocables,  que  ma  fille  soit  à  l'abri 
de  se  trouver  dans  cet  état  de  dépendance  et  de  suppression  de 
revenus  dont  j'ai  tant  de  raison  de  me  plaindre.  Quant  à  sir  Fré- 
déric Langley,  je  pense  que  vous  n'en  entendrez  jamais  plus  par- 
ler; il  n'est  pas  homme  à  venir  réclamer  la  main  d'une  personne 
qui  ne  lui  apporte  point  de  dot.  Je  vous  confie  donc  ,  ma  chère 
Isabelle,  à  la  sagesse  de  la  Providence  et  à  votre  propre  pruderice, 
me  contentant  de  vous  engager  à  ne  pas  perdre  de  temps  à  vous 
assurer  des  avantages  dont  le  caractère  inconstant  de  votre  parent 
lïi'a  dépouillé  pour  les  faire  rejaillir  sur  vous. 

«  M.  Ratciiffe  m'a  fait  part  que  sir  Edouard  avait  l'intention  de 
m'assurer  une  somme  annuelle  considérable,  pendant  mon  séjour 
dans  l'étranger;  mais  je  suis  trop  fier  pour  accepter  la  moindre 
chose  de  lui.  Je  lui  ai  dit  que  j'avais  une  fille  chérie  ,  qui ,  tant 
qu'elle  serait  dans  l'opulence ,  ne  souffrirait  pas  que  son  père  vé- 
cût dans  la  pauvreté;  et  j'ai  cru  devoir  en  môme  temps  lui  faire 
entendre  bien  clairement  que ,  quelle  que  fût  la  dot  qu'il  se  pro- 
posait de  vous  donner,  il  devait  faire  entrer  dans  son  calcul  une 
dépense  aussi  nécessaire  et  aussi  naturelle.  Je  vous  assurerais 
même  très-volontiers  le  château  et  le  domaine  d'Ellieslaw ,  pour 
vous  prouver  mon  affection  paternelle  et  mon  désir  désintéressé 
de  favoriser  votre  établissement  dans  le  monde.  L'intérêt  annuel 
des  hypothèques  dont  ce  bien  est  chargé  en  excède  un  peu  le  re- 
venu, quoiqu'on  l'ait  déjà  soumis  à  une  rente  assez  forte  ;  mais 
comme  toutes  ces  hypothèques  sont  au  nom  de  M.  Ratcliffe,  en 
qualité  de  curateur  de  votre  parent ,  vous  n'aurez  pas  en  lui  un 
créancier  bien  exigeant.  Et ,  à  cette  occasion  ,  je  dois  vous  dire 
que ,  bien  que  j'aie  à  me  plaindre  de  la  conduite  de  M.  Ratcliffe 
envers  moi  personnellement ,  je  le  crois  néanmoins  un  homme 
juste  et  probe,  que  vous  pouvez  consulter  en  toute  sûreté  dans 
vos  affaires  ;  et  en  vous  conformant  à  ses  avis  vous  êtes  toujours 
sûre  de  conserver  la  bienveillance  de  sir  Edouard.  Rappelez-moi 
au  souvenir  de  Marchie...  j'espère  que  nos  dernières  affaires  ne 
lui  feront  éprouver  aucun  désagrément.  Je  vous  écrirai  plus 
longuement  lorsque  je  serai  arrivé  sur  le  continent.  En  atten- 
dant ,  croyez-moi  toujours  votre  tendre  père , 

Richard  Vère.  » 


CHAPITRE  XVIir.  167 

La  lettre  qu'on  vient  de  lire  contient  les  seuls  éclaircissements 
que  nous  ayons  pu  nous  procurer  sur  les  incidents  de  la  première 
partie  de  notre  histoire.  L'opinion  d'Hobbie ,  comme  peut-être 
celle  de  la  plupart  de  nos  lecteurs ,  était  que  le  reclus  de  Muck- 
lestane-Moor  avait  un  esprit  qui  n'était  éclairé  que  d'une  lumière 
douteuse  que  l'on  pourrait  comparer  à  celle  du  crépuscule  ,  et 
qu'il  n'avait  pas  des  idées  bien  fixes  de  ce  qu'il  désirait,  non  plus 
que  l'aptitude  nécessaire  pour  parvenir  à  son  but  par  les  moyens 
les  plus  courts  et  les  plus  directs  ;  en  un  mot,  chercher  à  démêler 
le  (il  de  sa  conduite  ,  c'était ,  disait  Hobbie ,  chercher  une  route 
en  droite  ligne  au  milieu  d'une  plaine  couverte  de  bruyères ,  où 
l'on  aperçoit  bien  un  grand  nombre  de  sentiers  qui  se  croisent 
en  tous  sens,  mais  pas  un  seul  qui  se  prolonge  d'une  manière  dis- 
tincte. 

Lorsque  Isabelle  eut  lu  cette  lettre  ,  son  premier  soin  fut  de 
demander  des  nouvelles  de  son  père.  On  lui  dit  qu'il  avait  quitté 
le  château  de  bonne  heure  ,  après  avoir  eu  une  longue  entrevue 
avec  M.  Pvatclifïe ,  et  qu'il  était  déjà  loin  sur  la  route  qui  condui- 
sait au  port  le  plus  voisin ,  où  il  pouvait  espérer  s'embarquer  pour 
le  continent. 

«  Et  où  est  sir  Edouard  Mauley  ?  »  car  personne  n'avait  vu  le 
Nain  depuis  la  scène  extraordinaire  de  la  soirée  précédente. 

«  Ah  ,  mon  Dieu  !  pourvu  qu'il  ne  soit  rien  arrivé  de  mal  au 
pauvre  Elshie  !  dit  Hobbie  ;  j'aimerais  m.ieux  être  ruiné  encore 
une  seconde  fois.  » 

Il  monta  aussitôt  à  cheval  et  courut  à  la  cabane  du  Solitaire  ; 
la  chèvre  accourut  à  lui  en  bêlant,  car  l'heure  de  la  traite  était 
passée  depuis  long-temps.  Le  Solitaire  ne  se  trouva  nulle  part  ; 
la  porte  de  sa  hutte  était  ouverte,  contre  l'ordinaire,  le  feu  éteint, 
et  tout  était  resté  dans  le  même  état  où  Isabelle  l'avait  vu  lors- 
qu'elle était  venue  lui  faire  sa  visite.  Il  était  clair  que  les  mêmes 
moyens  de  transport  qui  l'avaient  amené  à  Ellieslaw  avaient  servi 
à  le  conduire  du  château  dans  une  autre  demeure.  Hobbie  s'en 
retourna  tout  consterné. 

«  Je  crains,  monsieur  Ratcliffe,  que  nous  n'ayons  perdu  Cunny 
Elshie. 

—  Oui ,  il  l'est  en  effet ,  »  lui  répondit-il  en  lui  remettant  un 
papier  ;  «  lisez  ,  et  vous  verrez  que  vous  n'avez  rien  perdu  à  le 
connaître.  » 
C'était  un  acte  fort  court ,  par  lequel  sir  Edouard  Mauley ,  au- 


168  LE  NAIN  NOIR. 

trement  appelé  Elshender  le  Reclus,  donnait  en  toute  propriété  à 
Halbert,  ou  Hobbie  Elliot,  et  à  Grâce  Armstrong  une  somme  con- 
sidérable, que  ledit  Elliot  lui  avait  empruntée. 

La  joie  d'Hobbie  fut  mêlée  de  sentiments  qui  lui  firent  répan- 
dre d'abondantes  larmes. 

«  C'est  singulier,  dit-il  ;  mais  je  ne  puis  me  réjouir  de  posséder 
cette  fortune ,  à  moins  que  je  ne  sache  si  celui  qui  me  la  donne 
est  heureux  aussi. 

—  Après  le  sentiment  de  plaisir  qui  naît  dans  notre  propre 
bonheur  ,  dit  Ratclifîe ,  le  plus  vif  est  celui  que  nous  éprouvons 
en  sachant  que  nous  avons  contribué  à  celui  des  autres.  Si  tous 
les  bienfaits  de  mon  maître  eussent  été  répandus  comme  celui-ci, 
combien  différemment  il  en  aurait  été  récompensé  I  mais  la  pro- 
fusion inconsidérée  qui  voudrait  assouvir  l'avarice  ou  fournir  à  la 
prodigalité,  ne  produit  aucun  bien  et  n'offre  point  en  retour  la  re- 
connaissance. C'est  semer  le  vent  pour  recueillir  le  tourbillon. 

—  Et  ce  serait  une  récolte  bien  légère,  dit  Hobbie.  Mais  avec 
la  permission  de  ma  jeune  lady  ,  je  voudrais  bien  prendre  les  ru- 
ches d'abeilles  d'Elshie  et  les  placer  dans  le  petit  parterre  de 
Grâce,  à  Heugh-Foot  ;  elles  ne  seront  jamais  inquiétées  par  au- 
cun de  nous.  Et  la  pauvre  chèvre,  elle  serait  néghgée  dans  un 
grand  village  comme  celui-ci,  tandis  qu'elle  pourrait  paître  à  son 
aise  dans  notre  pré  fleuri,  le  long  du  ruisseau  \  les  chiens  la  con- 
naîtraient dans  l'espace  d'une  journée,  et  ne  lui  feraient  jamais  de 
mal ,  et  Grâce  la  trairait  elle-même  tous  les  matins  pour  l'amour 
d'Elshie  ,  car  ,  quoique  bourru  et  mordant  dans  ses  discours  ,  il 
était  attaché  à  ces  pauvres  bêtes.  » 

On  accueillit  volontiers  les  demandes  d'Hobbie,  non  sans  ad- 
mirer la  délicatesse  du  sentiment  naturel  qui  lui  indiquait  ce 
moyen  de  prouver  sa  reconnaissance.  Il  fut  enchanté  lorsque 
Ratcliffe  lui  dit  qu'il  ne  laisserait  pas  ignorer'à  son  bienfaiteur  le 
soin  qu'il  voulait  prendre  de  ses  animaux  favoris. 

«  Ayez  bien  soin  de  lui  dire  aussi,  ajouta  Hobbie,  que  ma 
grand'mère,  mes  sœurs,  et  surtout  Grâce  et  moi,  nous  sommes 
tous  bien  portants  et  heureux,  et  que  tout  est  son  ouvrage;  cela 
ne  peut  que  lui  faire  plaisir,  je  pense.» 

En  efTet,  Elliot,  ainsi  que  sa  famille  à  Heugh-Foot,  continua 
long-temps  à  être  aussi  heureux  et  content  qu'elle  le  méritait 
par  son  intacte  probité,  sa  délicatesse  et  son  courage. 

Tous  les  obstacles  qui   auraient  pu  s'opposer   au   mariage 


CHAPITRE  XVIII.  169 

d'Earnscliff  et  d'Isabelle  se  trouvèrent  levés,  et  les  actes  que 
Ratcliffe  produisit  de  la  part  de  sir  Edouard  Mauley,  pour  assurer 
la  fortune  de  sa  parente,  auraient  pu  satisfaire  la  cupidité 
d'EllieslaNY  lui-môme.  Mais  miss  Vère  et  Ratcliffe  crurent  inutile 
de  faire  connaître  à  Earnscliff  qu'un  des  grands  motifs  de  sir 
Edouard  en  comblant  ainsi  le  jeune  couple  de  ses  bienfaits,  était 
d'expier  le  crime  qu'il  avait  commis  plusieurs  années  auparavant, 
en  versant  le  sang  de  son  père  dans  l'emportement  d'une  querelle. 
S'il  est  vrai,  comme  l'assura  Ratcliffe,  que  l'extrême  misanthropie 
du  Nain  ait  semblé  se  relâcher  un  peu  par  la  certitude  qu'il  avait 
d'avoir  répandu  le  bonheur  sur  tant  de  personnes,  la  malheureuse 
circonstance  dont  nous  parlons  fut  probablement  la  principale 
cause  du  refus  obstiné  qu'il  ne  cessa  de  faire  de  jouir  de  leur 
bonheur. 

Mareschal  chassa,  tua  du  gibier  et  but  du  bordeaux;  puis, 
s'ennuyant  du  pays,  il  passa  sur  le  continent,  fit  trois  campagnes, 
revint  et  épousa  Lucy  Ilderson. 

Les  années  passèrent  successivement  sur  la  tête  d'Earnscliff 
et  de  son  épouse  :  elles  les  trouvèrent  et  les  laissèrent  satisfaits  et 
heureux. 

L'impatiente  ambition  de  sir  Frédéric  Langley  l'entraîna  dans 
la  malheureuse  insurrection  de  1715.  Il  fut  fait  prisonnier  à 
Preston,  dans  le  Lancashire,  avec  le  comte  de  Dirwenswaser  et 
autres.  On  trouve  dans  le  recueil  des  procès  des  criminels  d'État 
sa  défense  et  le  discours  qu'il  fit  au  moment  de  son  exécution. 
M.  Yère,  à  qui  sa  fille  faisait  un  revenu  considérable,  continua  à 
résider  sur  le  continent,  prit  une  part  active  dans  le  système  de 
banque  de  Law,  sous  la  régence  du  duc  d'Orléans,  et  il  y  eut  un 
temps  où  il  passa  pour  être  immensément  riche  ;  mais  cette 
fameuse  bulle  étant  venue  à  crever,  il  éprouva  tant  de  chagrin  de 
se  trouver  de  nouveau  réduit  à  un  médiocre  revenu,  quoiqu'il  vît 
plusieurs  de  ses  compagnons  d'infortune  entièrement  dans  le 
besoin,  qu'il  en  eut  une  attaque  d'apoplexie,  dont  il  mourut, 
après  avoir  langui  quelques  semaines. 

AVillie  AVesthurufiat  chercha  à  se  soustraire  au  courroux 
d'Hobbie  Elliot,  comme  ses  chefs  à  la  vengeance  des  lois.  Son 
patriotisme  l'excitait  à  servir  son  pays  dans  la  guerre  continentale, 
tandis  que  sa  répugnance  à  quitter  son  sol  natal  l'engageait  à 
rester  plutôt  dans  son  île  chérie,  et  à  faire  sur  les  grands  chemins 
une  collection  de  bourses,  de  bagues  et  de  montres.  Heureusement 


170  LE  NATN  NOIR. 

pour  lui,  la  première  impulsion  prévalut;  il  alla  joindre  l'armée 
commandée  par  Marlhorough,  obtint  un  grade  pour  récompenser 
les  services  qu'il  rendait,  en  procurant  du  bétail  pour  la  commis- 
sion des  vivres;  revint,  après  plusieurs  années,  avec  quelque 
argent  acquis,  Dieu  sait  comment  !  démolit  la  tour  de  Westburn- 
flat,  et  bâtit  à  la  place  une  maison  étroite  à  trois  étages  avec  une 
cheminée  à  chaque  bout.  Il  but  de  l'eau-de-vie  avec  les  voisins 
qu'il  avait  pillés  dans  sa  jeunesse,  mourut  d-ins  son  Ut,  et  eut  une 
épitaphe  gravée  sur  son  tombeau,  qui  existe  encore  à  Rirkcohistle. 
Elle  le  représente  comme  ayant  été  brave  soldat,  bon  voisin  et 
chrétien  sincère. 

M.  Ratcliffe  résidait  habituellement  avec  la  famille  à  Ellieslaw; 
mais  au  printemps  et  en  automne,  il  s'absentait  régulièrement 
pendant  environ  un  mois.  Quant  au  lieu  vers  lequel  il  se  dirigeait 
et  au  motif  de  ce  voyage  périodique,  il  garda  constamment  le 
silence;  mais  personne  ne  doutait  que  ce  ne  fût  pour  se  rendre 
auprès  de  son  patron.  A  la  fin,  après  une  de  ces  visites,  son  air 
triste  et  son  costume  de  grand  deuil  firent  connaître  à  la  famille 
d'Ellieslaw  que  son  bienfaiteur  n'existait  plus.  La  mort  de  sir 
Edouard  n'ajouta  rien  à  la  fortune  d'Earnsclif  et  de  son  épouse, 
car  il  s'était  dépouillé  pendant  sa  vie  de  tout  ce  qu'il  possédait,  et 
principalement  en  leur  faveur.  RatclifTe,  son  unique  confident, 
parvint  à  un  âge  assez  avancé,  mais  sans  jamais  faire  connaître  le 
lieu  où  il  s'était  retiré,  ni  son  genre  de  mort,  ni  l'endroit  où  il 
avait  été  enterré.  On  pensait  généralement  que  son  bienfaiteur 
avait  exigé  de  lui  qu'il  gardât  à  ce  sujet  le  secret  le  plus  inviolable. 

La  disparition  subite  d'Elshie  de  son  étrange  ermitage  confirma 
les  bruits  que  les  gens  du  peuple  avaient  fait  courir  sur  son 
compte.  Il  y  en  eut  plusieurs  qui  crurent  qu'ayant  osé  entrer 
dans  un  édifice  consacré,  malgré  son  pacte  avec  le  malin  esprit, 
il  avait  été  enlevé  corporellement  pendant  qu'il  retournait  à  sa 
chaumière;  mais  la  plupart  sont  d'avis  qu'il  ne  disparut  que  pour 
un  temps,  et  qu'on  le  voit  encore  quelquefois  sur  les  montagnes; 
et  comme,  suivant  l'usage,  on  conserve  un  souvenir  plus  vif  de 
ses  discours  étranges  et  violents  que  du  sentiment  de  bienveil- 
lance qui  inspirait  la  plupart  de  ses  actions,  on  croit  assez  ordi- 
nairement qu'il  est  le  môme  que  le  mécliant  démon  appelé 
V Homme  des  Marécages,  dont  mistress  Elliot  racontait  les  mau- 
vais tours  à  ses  petits-fils  :  aussi  le  représente-t-on  généralement 
comme  jetant  un  sort  sur  les  moutons,  faisant  avorter  les  brebis, 


CHAPITRE  XVIII.  171 

OU  détachant  les  masses  de  neige  pour  les  précipiter  sur  ceux  qui 
cherchent  un  abri  contre  un  ouragan  sous  la  rive  caverneuse  d'un 
torrent  ou  dans  un  profond  ravin.  En  un  mot,  les  malheurs  les 
plus  redoutés,  et  dont  les  habitants  de  cette  contrée  pastorale 
demandent  au  ciel  de  les  préserver,  sont  attribués  à  l'invention 
du  Nain  noir. 


FIN  DU  NAIN   NOIR. 


LE  MIROIR 


DE 


MA    TANTE    MARGLERITE. 


PRELIMINAIRE. 

11  est  des  temps  où  IMmagination  s'égare  en  dépit 
même  de  la  surveillance  de  nos  sens,  où  les  corps  sem- 
blent des  ombres  ,  el  les  ombres  des  corps  ;  où  le  mur 
solide  et  élevé  qui  sépare  le  domaine  de  la  réalité  de 
celui  de  la  fable  semble  renversé,  comme  si  l'œil  d'un 
mortel  pouvait  voir  au-delà  des  limites  du  monde 
existant.  Eh  bien! je  préfère  ces  rêves  aux  ombres 
légères,  à  toutes  les  réalités  matérielles  de  la  vie. 

Anonyme. 

Ma  tante  Marguerite  était  de  cette  respectable  congrégation 
des  vieilles  filles  à  laquelle  échoient  en  partage  les  peines  et  les 
douleurs  attachées  à  la  possession  des  enfants,  excepté  cependant 
celle  de  les  mettre  au  monde. 

Notre  famille  était  nombreuse  et  composée  d'enfants  de  carac- 
tères très-opposés.  Quelques-uns  étaient  stupides  et  bourrus  ;  on 
les  envoyait  à  la  tante  Marguerite  afin  qu'elle  les  amusât.  D'autres 
étaient  grossiers  et  bruyants,  on  les  envoyait  à  la  tante  Margue- 
rite pour  qu'elle  les  fît  rester  tranquilles  et  qu'ils  ne  troublassent 
pas  la  paix  de  la  maison  paternelle  ;  ceux  qui  étaient  malades  lui 
étaient  envoyés  pour  être  soignés  ,  et  ceux  qui  étaient  d'un  ca- 
ractère entêté ,  pour  qu'elle  les  domptât.  Enfin  la  tante  Mar- 
guerite remplissait  tous  les  devoirs  d'une  mère  de  famille  sans  en 
avoir  la  gloire  et  la  dignité.  Ces  moments  occupés  par  des  soins  si 
doux  sont  maintenant  passés  :  des  faibles  et  des  forts,  des  bons  et 
des  méchants,  des  mécontents  et  de  ceux  qu'aisément  elle  pouvait 
satisfaire,  qui  occupèrent  son  petit  salon  du  matin  au  soir ,  moi 
seul  je  vis  encore  ,  quoique  infirme  dès  mon  enfance. 


174  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

J'ai  l'habitude,  et  la  conserverai  autant  que  je  le  pourrai,  d'al- 
ler visiter  ma  respectable  parente  au  moins  trois  fois  la  semaine  ; 
elle  demeure  à  un  quart  de  lieue  du  faubourg  de  la  ville  que  j'b.a- 
bite  ;  on  arrive  chez  elle,  non-seulement  par  le  grand  chemin  , 
mais  encore  par  un  petit  sentier  à  travers  de  jolies  prairies;  ma 
vie  est  tellement  exempte  de  peines  qu'un  de  mes  grands  ciiagrins 
est  de  voir  que  quelques-unes  de  ces  prairies  soient  destinées  à 
être  couvertes  de  maisons.  Déjà,  dans  celle  qui  est  près  de  la  ville, 
des  brouettes  sans  nombre  sont  occupées  depuis  plusieurs  semai- 
nes ;  je  crois ,  en  vérité,  qu'en  surface  et  en  profondeur  dix-huit 
pouces  de  matériaux  au  moins  sont  jetés  au  môme  moment  dans 
ces  petites  voitures  et  transportés  d'un  endroit  à  un  autre;  de 
grandes  planches  sont  entassées  en  forme  triangulaire  dans  diffé- 
rents endroits,  et  un  joli  petit  groupe  d'arbres  qui  embellit  encore 
le  côté  de  l'orient  vient  d'être  marqué  par  un  barbouillage  blanc, 
preuve  irrécusable  qu'il  doit  être  abattu  et  probablement  rem- 
placé par  une  forêt  de  cheminées. 

Beaucoup  de  gens,  à  ma  place,  éprouveraient  un  véritable  cha- 
grin en  réfléchissant  que  cette  petite  portion  de  pàturagesapparte- 
nait  à  mon  frère,  dont  la  famille  était  fort  considérée,  et  qu'elle 
fut  vendue  pour  parer  à  des  entreprises  de  commerce  dans  les- 
quelles l'espérance  de  rétablir  sa  foitune  délabrée  l'avait  fait  en- 
gager. 

Pendant  que  ces  projets  de  construction  étaient  en  pleine  acti- 
vité^ cette  circonstance  me  fut  souvent  rappelée  par  ces  amis  qui 
sont  enchantés  qu'aucun  de  vos  malheurs  n'échappe  à  votre  es- 
prit :  «  Quel  terrain  pour  des  pâturages I  disait  l'un;  et  tout  près 
de  la  ville  I  disait  Tautre  :  en  y  semant  des  navets  et  des  pommçs 
de  terre ,  il  rapporterait  au  moins  20  livres  sterling  *  par  arpent , 
et  si  on  le  louait  pour  des  constructions,  ce  serait  une  véritable 
mine  d'or  !  Et  tout  cela  vendu  pour  une  vieille  chanson  par  l'an- 
cien propriétaire  I  »  Ces  êtres  en  apparence  compatissants  ne  sau- 
raient m'engager  à  la  plainte  sur  un  tel  sujet,  car  ils  me  rappel- 
lent le  passé  sans  pouvoir  m'en  distraire,  et  je  cède  volontiers  les 
revenus  actuels  et  projetés  aux  personnes  qui  ont  acheté  le  ter- 
rain de  mon  père  5  je  regrette  seulement  le  changement  qu'on 
lui  fait  subir,  parce  qu'il  détruit  pour  moi  le  charme  attaché  auî 
souvenirs  de  mon  jeune  âge,  et  je  verrais  avec  plus  de  plaisir  ces 
prairies  en  des  mains  étrangères  conservant  leur  a[icien  aspect, 

1  Ciuq  cents  fraocs.  i..  M. 


LE  WmOIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  17o 

que  si  je  les  possédais  renversées  par  l'agriculture  ou  couvertes 
déniaisons:  j'éprouve  dans  cette  circonstance  les  mêmes  sensa- 
tions que  le  pauvre  Logan  : 

Le  soc  iinpityyable  a  dé'.ruit  le  gazon 
Où  l'écolier  venaii  oublier  sa  leçon; 
Ella  hache  a  délruil  l'aubépine  sauvage 
Qui  Paitirait  l'élé  sous  son  modeste  ombrage. 

J'espère  cependant  que  la  dévastation  dont  ces  charmantes 
prairies  sont  menacées  n'aura  pas  lieu  de  mon  vivant,  et  malgré 
l'esprit  de  spéculation  qui  domine  aujourd'hui ,  j'aime  à  me  per- 
suader que  celui  du  changement  qui  n'a  pas  moins  de  puissance, 
viendra  renverser  leurs  projets  destructeurs,  ou  qu'au  moins  on 
laissera  telle  qu'elle  est  la  partie  du  sentier  qui  n'a  pas  été  touchée 
pendant  la  vie  de  nia  tante  Marguerite  et  la  mienne.  J'y  suis  gran- 
dement intéressé,  car  chaque  pas  rappelle  à  ma  mémoire  des  sou- 
venirs d'enfance  :  voilà  la  barrière  par-dessus  laquelle  une  servante 
maussade  me  fit  passer  en  me  grondant  de  ne  pouvoir  la  franchir 
à  cause  de  mon  infirmité ,  tandis  que  mes  frères  la  sautaient  avec 
facihlé  ;  je  me  souviens  de  la  pénible  émotion  que  j'éprouvais 
dans  ce  moment,  et,  convaincu  de  ma  propre  infériorité,  je  re- 
gardais avec  un  œil  d'envie  les  mouvements  souples  et  élastiques 
de  mes  frères ,  plus  heureusement  constitués  que  moi.  Hélas  ces 
gracieux  navires  ont  tous  péri  sur  le  grand  océan  de  la  vie ,  et 
celui  qui  semblait  devoir  échouer  a,  comme  dit  le  matelot,  atteint 
le  port  après  la  tempête  I  Voilà  aussi  l'étang  sur  lequel  nous  fai- 
sions manœuvrer  notre  petite  flotte  construite  avec  la  large  feuille 
de  l'iris.  Un  de  mes  frères,  destiné  plus  tard  à  mourir  sous  la 
bannière  de  Nelson,  faillit  s'y  noyer.  Ici  sont  les  taillis  de  cou- 
driers, où  mon  frère  Henri  cueillait  des  noisettes ,  ne  pensant 
point  qu'il  dût  mourir  un  jour  dans  les  jungles  indiens  S  à  la  re- 
cherche des  roupies.  Ce  sentier  me  rappelle  encore  bien  d'autres 
souvenirs  !  Et  lorsque,  appuyé  sur  ma  béquille,  je  m'arrête  en 
comparant  le  passé  au  présent ,  je  doute  presque  que  ce  soit  moi, 
jusqu'à  ce  que  me  tournant  en  face  de  la  petite  porte  couverte  de 
chèvrefeuille  de  la  maison  de  ma  tante  ,  je  reconnais  son  aspect 
irrégulier-,  les  fenêtres  couvertes  de  treillage  paraissent  faites 
avec  un  art  tout  particulier,  afin  qu'aucune  d'elles  ne  se  ressemble 
en  forme,  en  grandeur  ou  par  leur  gothique  entablement  de 

1  Endroits  marérageux  et  couverts  de  broussailles,  sur  les  bords  du  Gange,  où  le 
tigre  établit  son  repaire,  a.  m. 


170  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

pierre  et  les  tablettes  qui  les  ornent.  Cette  habitation  autrefois  ap- 
pelée maison  des  Clos-du-Comte  nous  appartient  encore,  et ,  par 
un  arrangement  de  famille,  ma  tante  Marguerite  a  le  droit  d'y 
rester  pendant  sa  vie.  Ce  droit  précaire  n'est  plus  que  la  dernière 
ombre  de  la  famille  Bothwell  des  Clos-du-Comte ,  et  le  reste  de 
l'héritage  paternel  ;  après  la  mort  de  ma  tante  ,  il  ne  restera  de 
cette  famille  qu'un  vieillard  infirme,  cheminant  doucement ,  et 
sans  regret,  vers  la  tombe  qui  renferme  tout  ce  qui  lui  fut  cher 
sur  cette  terre. 

Après  m'ôtre  livré  pendant  quelques  minutes  à  de  semblables 
pensées,  j'entre  dans  cette  habitation  qui,  dit-on  ,  n'était  autre- 
fois que  le  logement  du  concierge  du  bâtiment  originaire,  et  j'y 
trouve  un  être  sur  lequel  le  temps  semble  avoir  fait  peu  d'im- 
pression ;  car  l'âge  de  ma  tante  Marguerite  me  paraît  aujour- 
d'hui être  celui  qu'elle  avait  lorsque  j'étais  dans  ma  première 
jeunesse  ;  un  enfant  de  dix  ans  qui  voit  un  homme  ou  une  femme 
de  cinquante  ne  s'aperçoit  pas  du  changement  que  le  temps  ap- 
porte dans  une  personne  qu'il  a  toujours  vue  vieille. 

Le  costume  de  la  vieille  dame  contribue  sans  doute  aussi  beau- 
coup à  me  persuader  que  le  temps  n'a  pas  marché  pour  elle.  La 
robe  de  soie  couleur  chocolat,  manchettes  pareilles  jusqu'au 
coude,  et  par-dessus  lesquelles  sont  d'autres  manchettes  en  mous- 
seline, les  gants  de  soie  noire  ,  ou  mitaines  ,  ses  cheveux  blancs 
roulés  sur  un  coussin  et  le  bonnet  de  blanche  batiste  serré  autour 
de  son  vénérable  front:  tout  ce  costume  n'était  pas  celui  de  1826-, 
c'était  un  genre  qui  n'appartenait  qu'à  ma  tante  Marguerite.  La 
voilà  assise  comme  elle  l'était  il  y  a  trente  ans,  avec  son  rouet  ou 
son  tricot,  auprès  du  feu  dans  l'hiver,  et  dans  l'été  auprès  de  la 
fenêtre,  et  quelquefois  se  hasardant  jusqu'à  la  porte  dans  les  bel- 
les soirées  d'été.  Son  corps,  semblable  à  une  parfaite  mécanique, 
exécute  les  opérations  pour  lesquelles  il  est  formé,  avec  la  même 
activité  qu'autrefois,  et  qui,  tout  en  diminuant  graduellement,  ne 
montre  cependant  aucune  probabilité  qu'elle  doive  finir  bientôt. 

La  sollicitude  et  Taffection  qui  rendirent  ma  tante  JMarguerite 
esclave  volontaire  des  caprices  d'un  grand  nombre  d'enfants,  ont 
maintenant  pour  objet  la  santé  et  le  bien-ôtre  d'un  faible  et  in- 
firme vieillard,  le  dernier  parent  de  sa  famille,  et  le  seul  qui  trouve 
encore  de  l'intérêt  dans  les  vieilles  traditions  qu'elle  a  recueillies 
et  amassées  comme  l'avare  cache  son  or  afin  que  nul  être  ne  puisse 
en  jouir  après  sa  mort. 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  177 

Ma  conversation  avec  ma  tante  roulait  peu  sur  sur  le  présent 
ou  l'avenir-,  car  le  présent  ne  nous  laisse  rien  à  désirer  du  passé, 
et  l'avenir  ne  nous  donne  ni  crainte  ni  espérances.  Yoiià  pour- 
quoi nous  nous  occupons  plus  volontiers  du  passé,  et  nous  ou- 
blions notre  mauvaise  fortune  en  nous  rappelant  l'importance  de 
notre  famille  et  sa  brillante  prospérité. 

Celte  légère  mais  exacte  introduction  suffira  au  lecteur  pour 
lui  faire  connaître  la  tante  Marguerite  et  son  neveu,  et  lui  faire 
comprendre  la  conversation  et  Fhistoire  qui  va  suivre. 

La  semaine  dernière,  par  une  belle  soirée  d'été ,  j'allai  un  peu 
tard  lui  faire  une  visite  ;  elle  me  reçut  avec  sa  bonté  ordinaire  ; 
mais  elle  paraissait  distraite  et  préoccupée  ;  je  lui  en  demandai  la 
cause.  «  Ils  viennent,  me  dit-elle,  de  nettoyer  la  vieille  chapelle  5 
Jean  Clayhudgeons  a  pensé  que  les  décombres  de  l'intérieur  qui, 
je  suppose,  sont  les  restes  de  nos  ancêtres;  seraient  excellents 
pour  fumer  ses  prairies.  » 

A  cette  nouvelle,  je  me  levai  avec  plus  de  vivacité  que  je  n'en 
avais  montré  depuis  quelques  années.  Je  repris  ma  place,  tandis 
que  ma  tante,  posant  sa  main  sur  ma  manche,  continua  : 

«  La  chapelle ,  mon  cher  neveu,  est  depuis  long-temps  regar- 
dée comme  un  bien  commun  à  tousj  on  l'emploie  même  comme 
un  lieu  propre  à  y  renfermer  les  moutons  ;  d'ailleurs  ,  que  peut- 
on  exiger  d'un  homme  qui  se  sert  de  ce  qui  lui  appartient  ?  Et  puis, 
je  lui  ai  parlé,  et  il  m'a  promis  très-honnêtement  que  s'il  trouvait 
des  ossements  ,  ou  quelque  monument ,  ils  seraient  soigneuse- 
ment respectés  et  replacés  :  que  pouvais-je  demander  de  plus? 
La  première  pierre  qui  a  été  trouvée  porte  le  nom  de  Marguerite 
Bothwell,  1585  ;  je  l'ai  fait  mettre  de  côté,  persuadée  que  cette 
découverte  présage  ma  mort.  Cette  pierre  ayant  servi  à  une  per- 
sonne qui  portait  le  même  nom  que  moi ,  il  y  a  deux  cents  ans  , 
semble  avoir  été  déterrée  à  propos  pour  me  rendre  le  même  ser- 
vice; mes  affaires  terrestres  sont  arrangées  depuis  long-temps; 
mais  qui  peut  s'assurer  que  celles  qui  regardent  le  ciel  le  soient 
suffisamment  ? 

—  Après  tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  ma  tante,  je  de- 
vrais prendre  mon  chapeau  et  m'en  aller;  et  je  le  ferais,  si  je  ne 
voyais  qu'il  y  a  un  peu  de  superstition  mêlée  à  votre  pitié.  Pen- 
ser à  la  mort  est  un  devoir  en  tout  temps  ;  mais  la  croire  près  de 
soi  parce  que  l'on  a  trouvé  une  vieille  pierre  sépulcrale,  voilà  qui 
est  déraisonner,  et  vous  dont  le  jugement  et  le  bon  sens  ont  été 


i78  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

utiles  à  notre  malheureuse  famille,  vous  êtes  la  dernière  personne 
que  j'eusse  soupçonnée  d'une  telle  faiblesse. 

—  Je  ne  mériterais  pas  ces  reproches,  mon  cher  neveu  ,  répli- 
qua ma  tante,  si  nous  parlions  d'un  incident  ordinaire  dans  les 
choses  humaines.  Mais  j'éprouve  un  certain  pressentiment  que  je 
ne  voudrais  pas  rejeter,  c'est  un  sentiment  qui  me  sépare  de  ce 
monde  et  m'enchaîne  à  celui  auquel  j'appartiendrai  bientôt,  et 
quand  il  me  conduit  au  bord  de  la  tombe  et  m'engage  à  en  re- 
garder la  profondeur,  je  n'aime  pas  à  m'en  distraire  ;  il  occupe 
doucement  mon  imagination,  et  cela  sans  influer  sur  ma  raison 
et  ma  conduite. 

—  Je  vous  assure,  ma  bonne  dame,  que  si  une  autre  que  vous 
m'eût  fait  un  pareil  aveu,  je  l'aurais  crue  au.ssi  fantasque  que  le 
ministre  qui,  sans  défendre  sa  mauvaise  manière  de  lire^  préférerait 
son  vieux  mumpsimus  à  son  moderne  sumpsimus  ^. 

—  Eh  bien  I  il  faut  que  je  t'explique  mon  inconséquence  dans 
cette  circonstance,  en  la  comparant  à  une  autre.  Je  suis,  comme 
vous  le  savez  bien  ,  un  reste  de  cette  vieille  caste  hors  de  mode 
qu'on  appelle jVrcobîVe;  mais  je  ne  le  suis  que  de  sentiment,  car 
jamais  sujet  plus  loyal  ne  pria  de  meilleur  cœur  pour  la  santé  et 
la  prospérité  du  roi  George  lY,  que  Dieu  protège!  mais  je  crois 
bien  que  le  bon  prince  ne  penserait  pas  que  je  puisse  lui  faire  in- 
jure, si  en  me  reposant  dans  mon  fauteuil  au  coucher  du  soleil 
comme  dans  ce  moment,  je  pensais  aux  hommes  courageux  qui 
crurent  de  leur  devoir  de  prendre  les  armes  contre  son  grand- 
père,  et  pour  une  cause  qu'ils  regardaient  comme  celle  de  leur 
prince  légitime  et  de  leur  patrie  : 

Hs  coniljatlirent  vaiilaiiiiiient, 

Tous  jusqu'au  funeste  moment 

Où  leur  ii'.ain,  d'un  sang  noir  trempée, 

Dut  se  coller  à  leur  épée. 

i\Iais  en  luttant  contre  le  sort, 

Dans  la  lenipHe,  leur  courage 

En  ce  combai  ne  fit  naufrage 

Qu'en  atteignant  le  dernier  porl. 

"  Ne  venez  pas  dans  un  semblable  moment,  lorsque  ma  tête  est 
remplie  de  plaids  2  ,  de  pibrochs  ^  et  de  claymores  '* ,  demander  à 

1  Ceci  nous  fait  naturellement  souvenir   du   grave   Oldbuck  dans  le  roman  de 
VAnliqxtaire.  a.  M. 

2  Manteaux  écossais,  a.  m.  • 
ô  Chants  écossais  des  clans  des  montagnes,  k.  m. 

4Epées  à  deux  tranchants  des  anciens  guerriers  écossais,  a.  m. 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  179 

ma  raison  d'admettre  ce  que  je  crains  bien  qu'elle  ne  veuille  nier; 
je  veux  dire  que  le  bien  public  voulait  que  ces  choses  cessassent 
d'exister.  Je  ne  puis  non  plus  refuser  d'avouer  la  justesse  de  votre 
raisonnement;  mais  étant  convaincue  contre  ma  volonté,  vous 
gagnerez  peu  par  vos  observations  •  vous  pourriez  tout  aussi  bien 
énumérerà  nn  amant  bien  épris  les  imperfections  de  sa  maîtresse: 
après  en  avoir  déroulé  la  liste  ,  vous  n'aurez  pour  toute  réponse 
que  ;  c'est  une  raison  pour  lui  de  Taimer  davantage.  » 

Je  ne  fus  pas  fâché  de  changer  les  tristes  idées  de  ma  tante;  je 
répondis  donc  sur  le  même  ton  :  «  Je  suis  bien  persuadé  que  no- 
tre excellent  roi  est  d'autant  plus  certain  de  l'affection  loyale  de 
mistress  Bothwell  qu'il  a  en  sa  faveur  le  droit  de  naissance  des 
Sluarts  autant  que  par  l'acte  de  succession. 

—  Il  est  possible  que  mon  attachement  soit  plus  vif  à  raison 
des  droits  dont  vous  parlez,  répondit  la  tante  Marguerite  -,  mais 
en  vérité  il  serait  aussi  sincère  que  si  le  droit  du  roi  n'était  fondé 
que  sur  la  volonté  delà  nation,  comme  l'a  prouvé  la  révolution. 
Je  ne  suis  pas  un  de  vos  gens  jure  divinoK 

—  Et  malgré  cela,  vous  êtes  une  jacobite. 

—  Tant  que  vous  voudrez,  ou  plutôt  je  vous  promets  de  nf  ap- 
peler comme  ceux  de  leur  parti,  qu'on  nommait,  sous  le  règne 
de  la  reine  Anne,  les  TVhimsiccds'^^  parce  qu'ils  agissaient  aussi 
souvent  par  sentiment  que  par  principe.  Après  tout,  il  est  assez 
singulier  que  vous  ne  vouliez  pas  permettre  à  une  vieille  femme 
d'être  inconséquente  dans  ses  sentiments  politiques,  tandis  que 
presque  tous  les  hommes  le  sont  dans  toutes  les  affaires  de  la  vie; 
car  vous  ne  pouvez  m'en  citer  un  seul  chez  qui  les  passions  et  les 
préjugés  ne  viennent  pas  éloigner  ou  déranger  les  idées  justes  et 
raisonnables. 

—  Cela  est  vrai,  ma  tante;  mais  vous,  vous  vous  égarez  vo- 
lontairement, et  je  veux  vous  engager  à  rentrer  dans  la  bonne 
voie. 

—  Epargnez-moi,  je  vous  prie  -,  vous  vous  rappelez  la  chanson 
celtique  dont  je  prononce  incorrectement  les  paroles  5,  et  dont 
voici  le  sens  : 

Je  dors,  mais  ne  m'éveillez  pas. 

«  Je  vous  assure,  mon  cher  parent,  que  cette  espèce  à^rêve  tout 

1  Partisans  du  droit  divin,  a.  m. 

2  Les  fantasques,  a.  m. 

3  Hatil  mohatil,  na  dowski  mi,  porte  le  texte,  a.  m. 


180  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

éveillé  '  que  mon  imagination  aime  à  nourrir,  et  que  votre  poète 
favori,  AVordsworth,  appelle  les  Caprices  de  notre  esprit^,  va- 
lent tout  le  charme  de  mes  vieux  jours.  Maintenant^  au  lieu  de 
m'élancer  dans  l'avenir,  comme  je  faisais  dans  ma  jeunesse,  ou 
de  faire  des  châteaux  en  Espagne  lorsque  j'arrive  sur  le  bord  de 
ma  tombe,  je  porte  ma  pensée,  je  songe  aux  jours,  aux  habitudes 
de  mon  jeune  âge  ;  de  tristes  et  toutefois  de  consolants  souvenirs 
me  touchent,  m'attendrissent  ;  ils  me  sont  si  chers  que  je  regar- 
derais comme  un  sacrilège  d'avoir  plus  de  raison  et  d'abandon- 
ner des  préjugés  qui  me  dirigeaient  et  que  je  révérais  môme  dans 
ma  jeunesse. 

—  Je  crois  maintenant  vous  comprendre,  répliquai-je,  et  je 
vois  pourquoi  vous  préférez  quelquefois  la  lueur  douteuse  de 
l'illusion  à  la  vive  lumière  de  la  raison. 

—  N'ayant  plus  rien  à  faire,  reprit  ma  tante,  on  peut  rester  dans 
Tobscurité  si  l'on  s'y  plaît.  Si  nous  avions  à  nous  occuper,  alors 
la  lumière  deviendrait  nécessaire. 

—  Et  dans  cette  obscurité  I  lui  répondis-je,  l'imagination  crée 
des  visions  ravissantes,  que  souvent  on  a  la  faiblesse  de  prendre 
pour  des  réalités. 

—  C'est  vrai,  »  répliqua  la  tante  Marguerite,  qui  avait  beau- 
coup lu  ^  ce  sont  surtout  ceux  qui  ressemblent  au  traducteur 
du  Tasse , 

Poète  ingénieux,  dont  l'espril  exalté 

Aux  merveilles  qu'il  peint  prête  une  vérité. 

•<  On  n'exige  pas  cependant  que  vous  éprouviez  les  sensations 
pénibles  que  ces  prodiges  peuvent  faire  naître  ;  une  semblable 
crédulité  dans  ces  temps-ci  n'appartient  qu'aux  sots  et  aux  en- 
fants. Il  est  inutile  que  vos  oreilles  éprouvent  un  espèce  de  tinte- 
ment, ou  que  vous  changiez  de  couleur  comme  Théodore  à 
l'apparition  du  spectre  du  Chasseur  ^.  Tout  ce  qui  est  indispen- 
sable pour  jouir  de  la  douce  impression  d'une  crainte  surnatu- 
relle, c'est  que  vous  soyez  susceptible  de  ce  léger  tressaillement 
ou  frissonnement,  qu'un  conte  terrible  fait  éprouver,  surtout 
lorsque  le  narrateur  prévient  d'avance  qu'il  doute  de  ce  qu'il 

1  Tf'aliintj  dreams,  dit  en  elTet  le  texte,  a.  m. 

2  Mûods  of  mi/  owii  mind.  Wordsworlh  est  le  poète  des  lacs  ;  il  se  plaît  à  chanter 
au  milieu  des  brouillards,  et  quelquefois  ses  vers  s'en  ressenlcnl.  a.  m. 

5  BallaJe  anglaise,  a.  m. 


LE  MIROIR  DE  31 A  TA^fTE  MARGUERITE.  181 

avance,  mais  qu'il  trouve  cependant  inexplicable.il  existe  un 
autre  symptôme,  c'est  l'hésitation  momentanée  avec  laquelle  on 
regarde  autour  de  soi  lorsque  l'intérêt  du  conte  est  porté  au  plus 
haut  degré-,  et  le  troisième  point  est  de  craindre  de  se  regarder 
dans  un  miroir  lorsqu'on  se  trouve  seul  le  soir  dans  sa  chambre. 
Voilà  les  signes  qui  attestent  que  l'imagination  d'une  femme  est 
montée  au  point  d'exaltation  nécessaire,  pour  qu'un  conte  de 
revenant  produise  chez  elle  cet  effet.  Je  ne  chercherai  point  à 
dépeindre  les  impressions  analogues  chez  un  homme. 

—  Cette  particularité  d'éviter  les  miroirs,  ma  chère  tante,  doit 
être  assez  rare  parmi  votre  sexe. 

—  En  fait  de  toilette,  mon  cher  neveu,  vous  n'êtes  encore  que 
novice.  Toutes  les  femmes  consultent  leur  miroir  avec  empresse- 
ment avant  d'aller  dans  le  monde;  mais  de  retour  chez  elles,  le 
miroir  n'a  plus  pour  elles  le  môme  charme.  Le  dé  a  été  jeté;  la 
personne  a  eu  ou  n'a  pas  eu  de  succès  dans  l'impression  qu'elle  a 
désiré  produire;  mais  sans  entrer  davantage  dans  les  mystères 
delà  toilette,  je  vous  dirai  que  moi-même,  comme  bien  d'autres 
personnes,  je  n'aime  pas  à  voir  la  surface  noire  et  confuse  d'ans 
grande  glace  dans  un  appartement  mal  éclairé,  et  où  la  réflexion 
de  la  lumière  paraît  plutôt  se  perdre  dans  la  profonde  obscurité 
delà  glace  que  de  réfléchir  sa  lumière  dans  l'appartement.  Une 
glace  dans  l'obscurité  est  un  vaste  champ  pour  le  jeu  de  l'imagi- 
nation; elle  peut  y  faire  voir  d'autres  traits  que  les  nôtres,  ou, 
comme  dans  les  apparitions  de  la  veille  de  la  Toussaint,  dont  on 
amuse  notre  enfance,  on  croit  apercevoir  quelque  forme  étran- 
gère regardant  par-dessus  notre  épaule.  Enfin,  quand  je  me  sens 
l'esprit  disposé  à  voir  des  revenants,  je  dis  à  ma  femme  de  cham- 
bre de  tirer  le  rideau  vert  sur  le  miroir  avant  d'entrer  dans  ma 
chambre,  afin  que  s'il  doit  en  effet  en  paraître  un,  elle  soit  la  pre- 
mière à  le  voir.  Mais  à  dire  vrai,  cette  répugnance  de  regarder 
dans  un  miroir,  en  certains  temps  ou  en  certains  endroits,  doit 
son  origine  à  un  conte  que  me  fit  ma  grand'mère,  qui  fut  partie 
intéressée  dans  les  scènes  que  je  vais  vous  raconter. 


LE    MIROIR    DE    MA    T.iXTE    MARGUiBITE.  12 


182  LE  MIROIR  DE  MA   TANTE  MARGUERITE. 


PREMIERE  PARTIE. 

Enfants,  prêtez  l'oreille. 
Anonfime. 

«  Vous  aimez,  mon  neveu,  les  esquisses  de  la  société  du  temps 
passé.  Je  voudrais  pouvoir  vous  dépeindre  le  chevalier  Philippe 
Forester,  le  libertin  modèle  de  la  bonne  compagnie  d'Ecosse  vers 
la  fin  du  siècle  dernier.  Je  ne  l'ai  jamais  vu  ;  mais,  d'après  ce  que 
m'a  dit  ma  mère,  de  son  esprit,  de  sa  galanterie,  et  de  son  goût 
pour  la  dépense,  ce  gai  chevalier  vivait  à  la  fin  du  xvir  siècle  et 
au  commencement  du  xviii''.  C'était  le  sir  Charles  Easy  *  et  le 
Lovelace  ^  du  jour  et  de  son  pays.  Ses  duels,  ses  bonnes  fortunes 
et  quelques  actions  sur  lesquelles  (si  les  lois  s'appUquaientà  tout 
le  monde)  il  eût  mérité  d'être  pendu,  lui  avaient  acquis  une  cé- 
lébrité dans  le  beau  monde,  et  éloignaient  facilement  ses  rivaux. 
Une  telle  réputation  nous  montre  ou  que  nos  mœurs  actuelles 
sont  meilleures,  ou  seulement  plus  décentes  que  celles  d'autre- 
fois, ou  que  le  bon  ton  était  plus  difficile  à  atteindre  que  mainte- 
nant, et  que  par  conséquent  on  était  plus  indulgent  pour  l'heureux 
possesseur  de  ces  avantages.  Nul  petit-maître  de  nos  jours  ne  se 
serait  soumis  avec  autant  de  sang  froid  à  la  honte  que  lui  attira 
l'affaire  de  la  jolie  Peggy  Grindstonne,  la  fille  du  meunier  de 
Sillermills.  Si  elle  fut  arrivée  à  tout  autre  qu'à  lui,  elle  eût  néces- 
sairement donné  de  la  besogne  au  bourreau  du  roi  ;  mais  elle  ne 
fit  pas  plus  de  tort  à  sir  Philippe  que  la  grêle  ne  cause  de  dom- 
mage à  la  pierre  du  foyer.  On  le  recevait  tout  aussi  bien  qu'au- 
paravant ^  il  a  même  dîné  chez  le  duc  d'Argyle  le  jour  de  l'enter- 
rement de  cette  malheureuse  fille,  qui  mourut  de  chagrin.  Mais 
ceci  n'a  aucun  rapport  avec  mon  conte. 

«  Avant  tout ,  j'ai  un  mot  à  vous  dire  de  ses  parents  et  de  ses 
alliés;  prêtez-moi  toute  votre  attention,  et  je  vous  promets  de  ne 
pas  être  longue.  Il  est  nécessaire  à  l'authenticité  de  mon  histoire 
que  vous  sachiez  qu'avec  sa  belle  figure,  ses  talents  et  ses  maniè- 
res élégantes  ,  sir  Philippe  épousa  la  plus  jeune  des  demoiselles 
Jaleoner  de  Rings  Copland.  La  sœur  aînée  de  cette  dame  avait 
été  la  femme  de  mon  grand-père ,  sir  Geoffrey  Bothwell  -,  cette 

1  Personnage  d'une  comédie  de  Libber.  a.  m. 

2  Personnage  de  la  Clarisse  lludoice  de  Ricbardson.  A.  M. 


LE  MIROIR   DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  183 

union  fit  jouir  notre  famille  d'une  belle  fortune.  Miss  Jemina  ou 
miss  Jemmie  Falconer ,  ainsi  qu'on  rappelait,  apporta  en  dot  à 
son  mari  10,000  livres  sterl. ,  dot  très- considérable  alors. 

«  Les  deux  sœurs .  quoiqu'elles  eussent  toutes  deux  leurs  ad- 
mirateurs étant  demoiselles  ,  ne  se  ressemblaient  guère.  Le  sang 
bouillant  du  vieux  roi  Copland  coulait  dans  les  veines  de  milady 
Botbwell.  Elle  était  hardie,  sans  effronterie ,  ambitieuse^  dési- 
rant élever  sa  maison  et  sa  famille  aux  honneurs.  Elle  excita,  dit- 
on,  mon  grand-père,  qui  étaif  naturellement  indolent,  à  se  mê- 
ler des  affaires  politiques,  ce  qu'il  aurait  bien  mieux  fait  d'éviter. 
Cependant  c'était  une  femme  qui  avait  des  principes  solides ,  un 
bon  sens  supérieur ,  ainsi  que  le  prouvent  ses  lettres  qui  sont 
renfermées  dans  mon  cabinet. 

«  Jemina  Falconer  était  tout  à  fait  l'opposé  de  sa  sœur  ;  son 
intelligence  ,  si  toutefois  elle  en  avait ,  était  des  plus  ordinaires. 
Sa  beauté,  qu'elle  conserva  fort  peu  de  temps ,  ne  consistait  que 
dans  une  grande  délicatesse  de  traits  et  de  teint,  mais  sans  au- 
cune expression.  Les  chagrins  dune  union  mal  assortie  détruisi- 
rent bientôt  ses  charmes.  Elle  aimait  passionnément  son  mari , 
qui  la  traitait  avec  une  indifférence  poUe.  Une  telle  conduite  en- 
vers une  personne  tendre  et  d'un  jugement  faible  produisit  sur 
elle  un  effet  peut-être  plus  pénible  que  s'il  l'avait  traitée  plus  du- 
rement. Sir  Philippe  était  voluptueux,  ou  plutôt  parfait  égoïste  ; 
son  caractère  était  comme  son  épée,  poli ,  tranchant  et  brillant, 
mais  inflexible  et  sans  pitié.  Quoiqu'il  observât  soigneusement 
toutes  les  formes  de  la  politesse  envers  sa  femme,  il  ne  se  faisait 
pas  scrupule  de  la  priver  même  de  la  compassion  du  monde  ;  et 
bien  qu'elle  serve  peu  à  ceux  qui  la  possèdent ,  il  était  pénible  à 
un  esprit  comme  celui  de  lay  dForester  de  voir  qu'elle  n'en  pou- 
vait jouir. 

«  Dans  le  monde  ,  on  excusait  le  mari  coupable  aux  dépens  do 
la  femme  maltraitée.  Quelques  personnes  l'accusaient  de  fai- 
blesse, et  déclaraient  que  si  elle  avait  eu  un  peu  de  la  fermeté  de 
sa  sœur  _,  elle  aurait  fait  ce  qu'elle  aurait  voulu  de  son  mari , 
fùt-il  un  autre  Falconbridge  *.  Une  grande  partie  de  leurs  con- 
naissances affectaient  de  la  franchise ,  et  disaient  que  les  fautes 
étaient  réciproques,  quoiqu'en  vérité  il  n'existât  pas  d'oppresseur 
ni  d'opprimée.  «  Certainement,  ajoutaient-ils  ,  personne  ne  jus- 
tifiera sir  Philippe  Foresler  ;  mais  on  le  connaissait ,  et  Jemina 

1  Personnage  d'an  drame  de  Shakspeare.  x.  m. 


104  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

Falconer  devait  s'attendre  à  ce  qui  lui  arrive.  Pourquoi  voulut- 
elle  l'épouser?  Il  ne  l'aurait  jamais  remarquée  si  elle  ne  s'était 
pas  jetée  à  sa  tète  avec  ses  10,000  livres  sterling,  et  sans  l'argent 
qu'il  cherchait  il  aurait  pu  trouver  mieux.  Et  puis,  ayant  épousé 
cet  homme,  pourquoi  n'essaye-t-elle  pas  de  rendre  sa  maison 
plus  agréable  en  invitant  plus  souvent  ses  amis  et  en  ne  le  tour- 
mentant pas  du  bruit  de  ses  enfants  criards,  et  en  ne  l'entourant 
que  de  choses  élégantes  et  de  bon  goût.  Je  le  déclare,  je  crois  que 
si  on  savait  bien  mener  sir  Philippe,  il  ferait  un  excellent  mari.  » 

«  Les  critiques  peu  indulgents  ne  pensent  pas  qu'en  élevant 
cet  édifice  de  bonheur  conjugal  ils  oublient  que  la  principale 
pierre  y  manquait ,  et  que  pour  recevoir  honorablement  bonne 
compagnie  ,  il  faut  une  fortune  considérable ,  et  que  celle  de  sir 
Philippe  était  fort  délabrée.  Aussi ,  malgré  les  conseils  qu'on  lui 
donna  et  les  sages  réflexions  qu'on  lui  fit,  sir  Philippe  chercha  le 
plaisir  loin  de  chez  lui ,  et  abandonna  sa  femme  triste  et  désolée. 

«  Enfin,  gêné  dans  sa  fortune,  fatigué  de  l'ennui  qu'il  trouvait 
dans  son  intérieur ,  il  se  décida  à  parcourir  le  continent  comme 
volontaire.  Il  était  d'usage  alors  parmi  les  hommes  de  l'aristo- 
cratie de  prendre  ce  parti  ;  mais  il  est  possible  que  notre  cheva- 
lier ait  pensé  qu'une  légère  teinte  du  caractère  militaire  ajoute- 
rait à  ses  avantages ,  sans  pour  cela  le  rendre  fat  ;  sa  quaUté 
d'homme  à  la  mode  lui  était  nécessaire  pour  conserver  sa  posi- 
tion dans  le  monde. 

«  Cette  résolution  de  Sir  Philippe  mit  sa  femme  au  désespoir. 
Il  en  fut  tellement  touché  que ,  contre  son  habitude  ,  il  prit  la 
peine  de  la  tranquilliser.  Cette  fois  ,  les  larmes  qu'elle  versa  ne 
furent  pas  sans  quelque  douceur.  Lady  Bothwell  lui  demanda 
comme  une  grâce  la  permission  de  prendre  pendant  son  absence 
sa  femme  et  ses  enfants  chez  elle.  Sir  Philippe  accepta  avec  plai- 
sir cette  proposition,  qui  d'abord  lui  était  favorable  comme  éco- 
nomie ,  puis  mettait  fin  aux  propos  des  gens  qui  se  permettaient 
de  le  blâmer  de  quitter  sa  famille.  Par  cette  condescendance  ,  il 
se  rendait  d'ailleurs  agréable  à  lady  Bothwell,  pour  qui  il  avait 
un  certain  respect  j  car  elle  était  la  seule  personne  qui  ôsat  lui 
parler  avec  franchise  et  sévérité  ,  sans  redouter  sa  raillerie  ou  le 
prestige  attaché  à  sa  réputation. 

»  Quelques  jours  avant  le  départ  de  sir  Philippe,  lady  Bothwell 
prit  la  liberté  de  lui  faire ,  en  présence  de  sa  sœur ,  une  question 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  181J 

directe  que  sa  femme  n'avait  jamais  osé  lui  adresser ,  quoiqu  en 
ayant  le  plus  grand  désir. 

—  Je  vous  prie ,  sir  Philippe ,  de  nous  dire  quelle  route  vous 
prendrez  lorsque  vous  serez  sur  le  continent. 

—  J'irai  de  Leith  à  Helvoet,  par  le  paquebot  qui  porte  les  dé- 
pèches. 

—  Cela  s'entend,  »  répliqua  froidement  lady  Bothwell;  «  mais 
vous  ne  comptez  pas  rester  long-temps  à  Helvoet,  je  pense,  et  je 
désire  savoir  vers  quel  point  vous  vous  dirigerez  ensuite. 

—  Vous  me  demandez,  répondit  sir  Philippe,  ce  que  je  ne  sais 
pas  encore  moi-même  ;  cela  dépend  des  hasards  de  la  guerre. 
J'irai  au  quartier  général  probablement  ;  là  je  présenterai  mes  let- 
tres de  recommandation  ;  j'apprendrai  autant  de  l'art  militaire 
qu'il  sera  nécessaire  pour  un  amateur  comme  moi  ;  je  me  lancerai 
dans  la  carrière  des  armes ,  et  peut-être  chercherai-je  à  voir  ce 
que  c'est  qu'une  bataille ,  comme  les  gazettes  nous  en  en- 
tretiennent. 

—  J'espère  ,  sir  Philippe,  que  vous  vous  rappellerez  que  vous 
avez  une  femme  et  un  enfant  ;  et  que  malgré  votre  goût  pour  la 
carrière  militaire ,  vous  éviter  ez  un  danger  inutile  et  ne  vous 
aventurerez  pas  comme  un  soldat. 

—  Lady  Bothwell  me  fait  trop  d'honneur  en  daignant  prendre 
tant  d'intérêt  à  ma  conservation  ;  mais,  pour  dissiper  cette  crainte 
si  flatteuse  pour  moi ,  je  la  prie  de  se  rappeler  que  je  ne  pourrais 
exposer  le  vénérable  personnage  qu'elle  recommande  à  ma  pro- 
tection sans  mettre  en  péril  l'honneur  d'un  individu  appelé  Phi- 
lippe Forester ,  avec  lequel  je  suis  lié  depuis  trente  ans ,  et 
quoiqu'on  le  regarde  généralement  comme  petit-maître ,  je  ne 
veux  pas  m'en  séparer. 

—  Pardon  ,  sir  Philippe ,  vous  êtes  le  meilleur  juge  de  vos  af- 
faires ;  et  j'ai  peu  le  droit  de  m'en  mêler  :  d'ailleurs  ,  vous  n'êtes 
pas  encore  mon  mari. 

—  Que  Dieu  m'en  préserve  I  »  répondit  vivement  sir  Philippe , 
ajoutant  cependant ,  «  que  Dieu  me  préserve  de  vouloir  priver 
mon  ami  sir  Geoffrey  d'un  pareil  trésor. 

—  Mais  vous  êtes  le  mari  de  ma  sœur ,  ajouta  lady  Bothwell , 
et  il  me  semble  que  vous  ne  pouvez  ignorer  tout  le  chagrin  que 
votre  absence  va  lui  causer. 

—  Puisque  j'en  entends  parler  du  matin  au  soir ,  répliqua  sir 
Philippe  ,  je  dois  certainement  en  savoir  quelque  chose. 


186  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

—  Je  ne  prétends  pas  riposter  à  cette  saillie  spirituelle,  sir 
Philippe  ;  mais  vous  devez  bien  savoir  que  tout  son  chagrin  vient 
des  craintes  qu'elle  éprouve  pour  vous,  pour  les  dangers  que 
vous  allez  courir. 

—  S'il  en  est  ainsi ,  je  suis  au  moins  surpris  que  lady  Bothwell 
témoigne  autant  d'intérêt  à  un  individu  qui  en  est  si  peu  digne. 

—  L'intérêt  que  je  porte  à  ma  sœur  explique  le  désir  que  j'ai 
d'apprendre  vos  intentions,  sir  Philippe-,  je  suis  bien  persuadé» 
<]ue  vous  pouvez  vous  passer  du  mien  -,  la  sûreté  de  mon  frère 
m'occupe  aussi. 

—  Vous  voulez  parler  du  major  Falconer ,  votre  frère  du  côté 
maternel  ;  quelle  part  peut-il  avoir  dans  cette  agréable  conver- 
sation ? 

—  Vous  avez  eu  quelques  mots  ensemble ,  sir  Philippe. 

—  Tout  naturellement  -.  nous  sommes  parents,  et  comme  tels 
nous  avons  eu  des  affaires  à  régler. 

—  Vous  ne  répondez  pas  à  ma  question,  reprit  lady  Bothwell  : 
je  veux  dire  que  par  suite  de  quelques  observations  qu'il  vous  fit 
relativement  à  votre  conduite  envers  votre  femme ,  vous  vous 
«tes  querellés. 

—  Si  vous  supposez  le  major  Falconer  assez  simple  pour  se 
mêler  de  mes  affaires  particulières  ,  lady  Bothwell ,  vous  avez  en 
vérité  raison  de  croire  que  cette  liberté  me  déplairait ,  et  bien 
plus,  je  le  prierais  de  garder  ses  avis  jusqu'à  ce  que  je  les  lui  de- 
mandasse. 

—  Et  c'est  avec  de  pareilles  dispositions  que  vous  allez  joindre 
l'armée  où  se  trouve  mon  frère  ? 

Il  n'y  a  pas  d'homme  qui  observe  mieux  les  devoirs  de  l'hon- 
neur que  le  major  Falconer ,  répliqua  sir  Philippe.  Et  un  aspi- 
rant comme  moi  ne  peut  choisir  un  meilleur  guide.  » 

«  Lady  Bothwell  se  leva  et  alla  vers  la  fenêtre  les  larmes  aux 
yeux. 

—  Comment!  c'est  par  une  froide  raillerie  que  vous  répondez 
aux  craintes  que  nous  vous  manifestons  sur  les  suites  inévitables 
d'une  querelle  qui  pourrait  se  terminer  d'une  manière  fatale  ! 
Grand  Dieu  I  de  quoi  sont  formés  les  cœurs  des  hommes,  pour  se 
jouer  ainsi  du  désespoir  des  autres  ? 

«  Sir  Philippe  en  fut  touché  5  il  quitta  son  ton  moqueur,  et,  sai- 
sissant sa  main ,  lui  dit  : 

—  Ma  chère  lady  Bothwell ,  nous  avons  tort  tous  deux  :  vous 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  187 

êtes  beaucoup  trop  sérieuse ,  et  moi  je  ne  le  suis  pas  assez  peut- 
être.  La  querelle  que  j'ai  eue  avec  le  major  Falconer  était  de  peu 
d'importance  ;  si  quelque  chose  de  grave  nous  eût  obligés  de  la 
vider  par  voie  de  fait ,  comme  nous  disons  en  France,  ni  l'un  ni 
Tautre  n'aurions  manqué  à  ce  devoir.  Permettez-moi  de  vous  dire 
que  si  on  savait  que  vous  ou  lady  Forester  avez  des  craintes  d'une 
telle  catastrophe ,  ce  serait  le  plus  sûr  moyen  de  la  faire  arriver , 
et  pour  le  moment ,  il  n'en  est  nullement  question.  Je  connais 
votre  bon  sens,  milady  Bothwell,  et  vous  me  comprendrez  lors- 
que je  vous  dirai  que  mes  afTaires  exigent  que  je  m'absente  quel- 
que temps.  Jemina  ne  peut  en  entendre  parler  ;  elle  me  fait  tou- 
jours les  mômes  questions  :  «  Pourquoi  ne  faites-vous  pas  ceci  ou 
cela?  Pourquoi?...  »  Et  lorsque  je  lui  ai  expliqué  que  toutes  ses 
ressources  seraient  sans  effet,  il  me  faut  recommencer  les  mêmes 
explications.  Dites  à  votre  sœur,  je  vous  prie,  ma  chère  lady 
Bothwell ,  que  vous  êtes  maintenant  rassurée  et  tranquille.  Vous 
savez  qu'elle  est  une  de  ces  personnes  sur  qui  l'autorité  produit 
plus  d'effet  que  le  raisonnement.  Ayez  un  peu  de  confiance  en 
moi ,  et  vous  verrez  que  j'en  serai  digne.  » 

«  Lady  Bothwell  secoua  la  tête  comme  quelqu'un  qui  n'est  qu'à 
demi  satisfait  :  «  Il  est  bien  difllcile ,  reprit-elle ,  d'avoir  quelque 
confiance ,  quand  la  base  sur  laquelle  elle  doit  être  assise  a  été  si 
souvent  ébranlée  ;  mais  je  ferai  tout  ce  qui  dépendra  de  moi  pour 
tranquiUiser  ma  sœur.  Songez^  vos  promesses,  car  vous  en  serez 
responsable  envers  Dieu  et  les  hommes. 

—  Ne  craignez  pas  que  je  vous  trompe,  milady,  le  plus  sûr 
moyen  pour  me  faire  passer  vos  lettres  sera  de  les  adresser  à  Hel- 
voetsluys  ;  je  donnerai  des  ordres  pour  qu"on  me  les  expédie  ; 
quant  à  ce  qui  regarde  Falconer,  notre  première  rencontre  aura 
lieu  devant  une  bouteille  de  bourgogne  ;  ainsi  tranquillisez-vous.» 
<<  Lady  Bothwell  ne  pouvait  pas  être  rassurée,  mais  elle  sentait 
bien  que  sa  sœur  gâtait  sa  cause  en  laissant  trop  paraître  le  cha- 
grin et  le  mécontentement  que  lui  causait  le  voyage  de  son  mari, 
surtout  devant  les  étrangers  qui  ne  manquaient  pas  de  le  répéter 
à  sir  Philippe ,  et  c'est  ce  qui  lui  déplaisait  beaucoup.  Mais  per- 
sonne ne  pouvait  empêcher  ces  querelles  conjugales,  qui  ne  ces- 
sèrent que  le  jour  du  départ. 

«Je  suis  fâchée  de  ne  pouvoir  vous  dire  précisément  dans  quelle 
année  sir  Philippe  passa  en  Flandre.  Seulement  c'était  une  de 
celles  où  la  campagne  s'ouvrit  avec  une  fureur  extraordinaire  ;  et 


188  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE, 

plusieurs  sanglantes  escarmouches  eurent  lieu  entre  les  Français 
et  les  alliés.  De  toutes  nos  modernes  améliorations  ;,  il  n'y  en  a  pas 
de  plus  grande  que  l'exactitude  et  la  promptitude  avec  laquelle 
les  nouvelles  sont  transmises.  Dans  les  campagnes  de  Marlborough 
le  chagrin  de  ceux  qui  y  avaient  des  parents  était  bien  augmenté 
par  l'inquiétude  de  ne  pas  en  recevoir  de  nouvelles ,  surtout  sa- 
chant qu'il  y  avait  eu  des  batailles  sanglantes  livrées;  et  il  était 
probable  que  ceux  qui  excitaient  notre  intérêt  y  avaient  pris 
part.  Parmi  les  personnes  qui  souffraient  le  plus  de  cette  horrible 
inquiétude  était...  j'allais  dire  la  femme  abandonnée  de  l'élégant; 
sir  Philippe  :  une  seule  lettre  l'avait  informée  de  son  arrivée  sur 
le  continent,  et  on  n'en  reçut  point  d'autres.  Seulement  on  ap- 
prit par  la  gazette  que  le  volontaire  sir  Philippe,  ayant  été  envoyé 
comme  chargé  d'une  reconnaissance  dangereuse,  avait  déployé 
dans  cette  mission  le  plus  grand  courage  et  la  plus  active  intelli- 
gence. On  ajoutait  en  outre ,  qu'il  avait  reçu  de  son  officier  com- 
mandant les  plus  grands  éloges.  La  pensée  de  la  gloire  qu'il  avait 
acquise  fit  naître  un  instant  une  légère  rougeur  d'émotion  sur  la 
Joue  pâle  de  sa  femme ,  mais  bientôt  aussi  elle  reprit  sa  pâleur  ha- 
bituelle en  songeant  au  danger  qu'il  avait  couru.  Après  cette  nou- 
velle on  n'en  reçut  ni  de  sir  Philippe  ni  de  leur  frère  le  major  Fal- 
coner.  La  position  de  lady  Forester  ne  différait  pas  de  celle  de 
beaucoup  d'autres-,  mais  un  esprit  faible  est  toujours  irritable,  et 
l'incertitude  que  quelques  personnes  supportent  avec  une  indif- 
férence qui  tient  souvent  de  leur  constitution ,  ou  d'une  résigna- 
tion philosophique,  ou  enfin  de  l'heureuse  disposition  de  voir  tout 
en  beau,  était  insupportable  pour  lady  Forester  qui  en  môme 
temps  était  sensible,  triste  et  dépourvue  de  la  moindre  force 
d'âme  naturelle  ou  acquise. 


SECONDE  PARTIE. 

La  fatalité  nous  entraîne. 
Annnijmc. 

«  Comme  on  ne  recevait  point  de  nouvelles  de  sir  Philippe  di- 
rectement ni  indirectement,  elle  éprouvait  une  espèce  de  conso- 
lation en  songeant  à  cette  môme  insouciance  qui  lui  causait  tant 
de  peine.  «  Tl  est  si  étourdi ,  disait-elle  cent  fois  par  jour  à  sa 
sœur  ;  il  n'écrit  jamais  lorsque  tout  va  bien ,  c'est  son  habitude  j 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  189 

si  quelque  chose  d'extraordinaire  lui  était  arrivé ,  il  nous  l'aurait 
bien  certainement  appris.  » 

«  Lady  Bothwell  écoutait  sa  sœur  sans  chercher  à  la  consoler; 
elle  pensait  probablement  que  môme  les  plus  mauvaises  nouvelles 
de  Flandre  pourraient  offrir  quelque  genre  de  consolation,  et  que 
la  douairière  lady  Forester,  si  le  hasard  le  voulait,  pourrait  jouir 
d'un  bonheur  inconnu  à  la  femme  du  plus  beau  et  du  plus  bril- 
lant chevalier  de  l'Ecosse.  Cette  conviction  ne  faisait  qu'accroître 
de  jour  en  jour,  surtout  depuis  qu'on  avait  appris  du  quartier 
général  que  sir  Philippe  n'était  plus  avec  l'armée ,  soit  qu'il  eût 
été  tué,  ou  fait  prisonnier  à  une  des  escarmouches  dans  lesquelles 
il  aimait  à  se  montrer ,  ou  bien  soit  que  ,  par  quelque  nouveau 
caprice,  il  eût  quitté  le  service  sans  que  personne  pût  l'assurer. 
Ce  fut  alors  que  ses  créanciers  se  montrèrent  exigeants  ;  ils  s'em- 
parèrent de  ses  biens,  et  menaçaient  même  de  le  faire  prendre, 
s'il  osait  se  montrer  en  Ecosse.  Ces  désagréments  mettaient  le 
comble  à  la  mauvaise  humeur  de  lady  Bothwell  contre  le  mari  fu- 
gitif, et  sa  sœur  ne  voyait  dans  tout  cela  qu'un  motif  de  plus  pour 
ajouter  à  la  douleur  qu'elle  ressentait  de  l'absence  de  celui  que 
son  imagination  ,  dans  ce  moment ,  lui  représentait  galant ,  bril- 
lant, tendre  enfin  comme  il  était  avant  son  mariage. 

«  A  cette  époque  vint  se  fixer  à  Edimbourg  un  homme  d'un 
singulier  caractère.  On  lui  donnait  le  nom  de  docteur  de  Padoue, 
parce  qu'il  avait  fait  ses  études  à  cette  célèbre  université.  On  le 
disait  possesseur  de  plusieurs  recettes  en  médecine  avec  les- 
quelles, prétendait-on ,  il  avait  fait  des  cures  merveilleuses  ;  mais 
en  même  temps  que  les  médecins  d'Edimbourg  lui  donnaient  le 
nom  de  charlatan,  il  y  eut  beaucoup  de  personnes  et  une  partie  du 
clergé  qui,  tout  en  admettant  la  vérité  de  ses  cures  et  la  puissance 
de  ses  remèdes,  affirmèrent  que  le  docteur  Battisto  d'Amiotti  se 
servait  de  charmes  et  d'un  art  illicite  pour  obtenir  de  grands  succès 
dans  sa  profession.  On  défendit  en  chaire  de  recourir  à  lui  pour 
recouvrer  la  santé  par  des  moyens  surnaturels;  mais  la  protection 
que  le  docteur  trouva  auprès  d'amis  puissants  lui  permit  de  braver 
ces  fâcheuses  imputations,  et  il  passa,  môme  dans  la  cité  d'Edim- 
bourg, renommée  par  son  horreur  de  la  sorcellerie  et  des  nécro- 
manciens ,  pour  le  dangereux  interprète  de  l'avenir.  Enfin ,  on 
allait  jusqu'à  dire,  que  pour  certaines  gratifications,  qui  bien  en- 
tendu devaient  être  considérables,  le  docteur  Battisto  pouvait 
prédire  le  sort  des  absents  et  leur  occupation  du  moment.  Cette 


198  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

nouvelle  parvint  aux  oreilles  de  lady  Forester  dont  le  désespoir 
était  arrivé  à  un  point  où  l'on  risque  tout  pour  obtenir  une  certi- 
tude quelconque.  Douce  et  timide  dans  toutes  les  circonstances 
ordinaires  de  la  vie,  l'état  de  son  esprit  la  rendit  énergique  et 
pleine  de  hardiesse.  Lady  Bothwell  ne  fut  pas  peu  surprise  de 
l'entendre  exprimer  la  résolution  qu'elle  avait  prise  de  faire  une 
visite  à  cet  homme,  pour  qu'il  lui  fit  connaître  le  sort  de  son  mari. 
Lady  Bothwell  essaya  de  la  convaincre  de  toute  l'inconvenance 
d'une  pareille  démarche  et  de  l'imposiure  de  cet  étranger. 

«  Il  m'importe  peu,  »  dit  la  malheureuse  femme  abandonnée, 
.<  qu'on  me  blâme  ou  qu'on  me  trouve  ridicule;  s'il  y  a  une 
chance  sur  cent  pour  que  je  puisse  avoir  quelques  renseignements 
sur  le  sort  de  mon  mari ,  je  ne  manquerai  pas  de  le  tenter,  au 
prix  de  tout  ce  que  le  monde  pourrait  m'ofîrir.  » 

«Lady  Bothwell  chercha  ensuite  à  lui  persuader  qu'elle  ofTensait 
Dieu  en  ayant  recours  à  de  tels  moyens. 

«  Ma  sœur,  lui  disait-elle,  celui  qui  meurt  de  soif  ne  craint  pas 
de  se  désaltérer  môme  à  une  source  empoisonnée:  celle  qui 
souftre  de  l'incertitude  doit  chercher  à  en  sortir,  quand  môme  les 
moyens  qu'elle  emploie  sont  défendus  et  viendraient  de  l'enfer. 
Je  veux  connaître  mon  sort  ce  soir;  le  soleil  qui  se  lèvera  demain 
me  verra,  sinon  plus  heureuse,  au  moins  plus  résignée. 

—  Ma  sœur,  si  vous  ôtes  décidée  à  faire  cette  étrange  dé- 
marche, répliqua  lady  Bothwell,  vous  n'irez  pas  seule.  Si  cet 
homme  est  un  imposteur,  vous  seriez  trop  émue  pour  vous  en 
apercevoir  ;  et  s'il  y  a  de  la  vérité  dans  ce  qu'il  pourrait  dire ,  je 
ne  voudrais  p.is  que  vous  vous  exposassiez  seule  à  entendre 
quelque  chose  d'aussi  extraordinaire.  Je  vous  y  accompagnerai 
si  vous  ôtes  toujours  déterminée  à  y  aller  ;  mais  réfléchissez  en- 
core à  ce  parti,  et  puissiez-vous  renoncer  à  un  moyen  coupable, 
et  qui  peut-ôtre  n'est  pas  sans  danger.  » 

«t  Lady  Forester  se  jeta  dans  les  bras  de  sa  sœur,  la  pressa 
contre  son  cœur,  la  remercia  mille  fois  de  son  oH're,  mais  en 
môme  temps  refusa  avec  tristesse  de  suivre  les  conseils  dont  elle 
était  accompagnée. 

«  Après  le  coucher  du  soleil,  heure  à  laquelle  le  docteur  de 
Padoue  recevait  les  visites  de  ceux  qui  venaient  le  consulter,  les 
deux  dames  quittèrent  leur  appartement,  habillées  comme  des 
femmes  d'une  condition  inférieure  et  la  figure  enveloppée  de 
leurs  plaids  ;  car,  dans  ces  temps  d'aristocratie,  on  reconnaissait 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  191 

la  qualilé  des  gens  à  la  manière  dont  ils  le  portaient ,  et  à  la 
finesse  de  son  tissu.  Lady  Bothwell  engagea  sa  sœur  à  prendre 
cette  espèce  de  déguisement,  d'abord  pour  échapper  aux  obser- 
vations des  curieux  qui  les  verraient  aller  à  la  maison  du  sorcier, 
et  surtout  pour  juger  de  la  pénétration  de  cet  homme  en  parais- 
sant devant  lui  sous  des  dehors  qui  n'appartenaient  point  à 
leur  position  dans  le  monde. 

"  Lady  Bothwell  l'avait  fait  payer  par  un  domestique  de 
confiance  qui  l'avertit  en  même  temps  que  la  femme  d'un 
pauvre  soldat  désirait  savoir  ce  qu'était  devenu  son  mari , 
sujet  sur  lequel  probablement  le  philosophe  était  souvent 
consulté. 

«  Jusqu'au  dernier  moment,  et  lorsque  l'horloge  du  palais 
eut  sonné  huit  heures,  lady  Bothwell  regarda  attentivement  sa 
sœur  ,  dans  l'espoir  qu'elle  renoncerait  à  sa  téméraire  entreprise; 
mais  la  douceur  et  même  la  timidité  sont  capables  quelquefois 
de  volontés  fermes  et  de  fortes  déterminations.  Elle  trouva 
sa  sœur  résolue,  inébranlable  et  opiniâtre,  quand  l'instant  du 
départ  arriva.  Mécontente  de  ce  projet,  mais  décidée  à  ne  pas 
quitter  sa  sœur  en  un  semblable  moment,  lady  Bothwell  et  lady 
Forester  parcoururent  plusieurs  allées  obscures  et  des  rues 
sombres;  le  domestique  leur  servit  de  guide.  Enfin  il  tourna 
subitement  dans  une  petite  cour,  et  frappa  à  une  porte  en  forme 
d'arceau,  qui  paraissait  appartenir  à  un  antique  bâtiment.  Elle 
s'ouvrit,  quoiqu'on  ne  vit  point  de  portier,  et  le  domestique  se 
mettant  de  côté,  fit  signe  aux  dames  d'entrer.  A  peine  furent- 
elles  entrées ,  que  la  porte  se  ferma  et  les  sépara  de  leur  guide. 
Les  deux  dames  se  trouvèrent  dans  un  petit  vestibule  éclairé  par 
une  seule  lampe  qui  répandait  une  faible  lueur  -,  la  porte  fermée, 
il  n'y  avait  aucune  communication  avec  l'air  ou  la  lumière  ex- 
térieure. Dans  la  partie  éloignée  du  vestibule  elles  aperçurent  une 
porte  entr'ouverte. 

«  Ce  n'est  pas  le  moment  d'hésiter,  Jemina,  »  lui  dit  lady 
Bothwell;  et  se  dirigeant  vers  cet  appartement,  elles  y  trou- 
vèrent le  docteur  entouré  de  livres,  de  cartes  géographiques, 
d'instruments  de  physique,  et  d'autres  machines  de  forme  et 
d'apparence  particulières. 

«  il  n'y  avait  lien  d'extraordinaire  dans  la  personne  de  l'Italien; 
il  avait  le  teint  et  les  traits  de  son  pays  ;  il  paraissait  âgé  d'en- 
viron cinquante  ans,  était  bien  mis ,  mais  simplement ,  et  comme 


102'  LE  MIROIR  DE  iMA  TANTE  MARGUERITE, 

tous  les  médecins  d'alors,  il  portait  un  habit  noir.  La  chambre, 
fort  bien  meublée,  était  éclairée  par  des  bougies  dans  des  flam- 
beaux d'argent.  Il  se  leva  à  l'entrée  des  dames  ,  et ,  malgré  leurs 
vêtements,  les  reçut  avec  le  respect  du  à  leur  rang,  et  que  les 
étrangers  ne  manquent  pas  de  rendre  aux  personnes  à  qui  revien- 
nent de  tels  honneurs. 

"  Lady  Bothwell  essaya  de  garder  l'incognito  qu'elle  s'était 
proposé;  et  comme  le  docteur  les  conduisait  au  haut  bout  de  la 
chambre ,  elle  fit  un  geste  pour  refuser  cette  politesse ,  comme 
n'étant  pas  digne  de  cet  honneur  :  «  Nous  sommes  de  pauvres 
femmes,  monsieur,  lui  dit-elle-  le  chagrin  de  ma  sœur  est  la 
cause  pour  laquelle  nous  venons  vous  consulter.  » 

«  Le  docteur  sourit,  et  interrompant  lady  Bothwell ,  il  lui  dit  : 
«  Je  connais  le  chagrin  de  madame  votre  sœur  et  sa  cause  ;  je 
sais  aussi  que  j'ai  l'honneur  de  parler  à  deux  dames  de  haut  rang , 
milady  Bothwell  et  milady  Forester.  Si  je  n'avais  pas  le  pouvoir 
de  les  distinguer  de  la  classe  que  leur  costume  indique,  il  y  aurait 
peu  de  probabilité  que  je  pusse  leur  donner  les  renseignements 
qu'elles  sont  venues  chercher. 

—  Je  comprends  facilement,  lui  répondit  lady  Forester. 

—  Pardonnez  ma  hardiesse,  d'interrompre  Votre  Seigneurie  ; 
vous  vouliez  sans  doute  me  dire  que  j'avais  appris  vos  noms  par 
votre  domestique  :  cette  pensée  serait  contraire  à  la  vérité  ;  elle 
ferait  injure  à  sa  fidélité,  et  permettez-moi  d'ajouter,  au  talent 
de  votre  humble  serviteur,  Battisto  d'Amiotti. 

—  Je  n'ai  l'intention  de  faire  ni  l'un  ni  l'autre,  monsieur,  »  ré- 
pondit lady  Bothwell  en  s'efîorçant  de  garder  son  air  calme, 
quoiqu'elle  fût  cependant  assez  surprise  ;  «  mais  la  position  dans 
laquelle  je  suis  est  toute  nouvelle  pour  moi  -,  si  vous  nous  con- 
naissez, monsieur,  vous  devez  savoir  quel  désir  nous  amène  ici, 

—  Le  désir  de  connaître  le  sort  d'un  Ecossais  distingué,  qui 
est  en  ce  moment,  ou  qui  était  encore  il  y  a  quelque  temps  sur  le 
continent,  répliqua  le  docteur.  Il  s'appelle  le  chevalier  Philippe 
Forester^  il  a  l'honneur  d'être  le  mari  de  cette  dame,  et,  avec  la 
permission  de  Vos  Seigneuries,  j'ajouterai,  qu'il  a  le  malheur 
de  ne  pas  apprécier  comme  il  le  devrait  cet  insigne  avantage.  >' 

«  Lady  Forester  soupira,  et  lady  Bothwell  répondit  : 

«  Puisque  vous  connaissez  mes  intentions,  la  seule  question 

qui  me  reste  à  vous  faire  est  de  savoir  si  vous  avez  le  pouvoir  de 

calmer  l'inquiétude  de  ma  sœur. 


LE  -AIIROIR  DE  MA  TAATE  3IARGUERITE.  193 

— Je  l'ai,  madame;  mais  j'ai  aussi  une  autre  question  à  vous 
faire.  Auriez-vous  le  courage  de  voir  de  vos  propres  yeux  ce  que 
le  chevalier  Philippe  Forester  fait  dans  ce  moment?  ou  voulez- 
vous  vous  en  rapporter  à  mon  témoignage  ? 

—  Ma  sœur  peut  seule  répondre  à  cette  question,  répliqua  lady 
Bothwell. 

— Je  suis  décidée  à  contempler  tout  ce  que  vous  avez  le  pouvoir 
de  me  montrer,  »  répondit  lady  Forester,  avec  le  même  courage 
qu'elle  n'avait  cessé  de  montrer  depuis  qu'elle  avait  pris  cette 
résolution. 

««  Il  peut  y  avoir  du  danger. 

—  Si  l'or  peut  le  compenser....  »  répliqua  lady  Forester  en  sor- 
tant sa  bourse. 

—  Je  n'agis  pas  par  intérêt,  milady.  Je  n'emploie  pas  mon  art 
dans  un  tel  but  5  si  j'accepte  l'or  du  riche,  ce  n'est  que  pour  sou- 
lager le  pauvre;  je  n'accepte  même  pas  ce  que  j'ai  reçu  de  votre 
domestique.  Yeuillez  garder  votre  bourse,  madame  ;  un  adepte 
n'a  pas  besoin  de  votre  or.  » 

«  Lady  Bothwell,  croyant  que  ce  refus  n'était  qu'un  tour  de 
charlatan  afin  de  se  faire  donner  une  plus  forte  somme,  et  dési- 
rant voir  le  commencement  de  cette  scène,  lui  offrit  de  l'or  à  son 
tour,  en  lui  faisant  observer  que  c'était  dans  l'intention  d'agrandir 
la  sphère  de  ses  charités. 

«  Que  milady  Bothwell  agrandisse  la  sphère  de  ses  propres 
charités,  répondit  le  docteur,  non-seulement  en  faisant  les  au- 
mônes dont  elle  n'est  pas  avare,  mais  en  jugeant  le  caractère  des 
autres  5  et  qu'elle  fasse  l'honneur  à  Battisto  d'Amiotti  de  le  croire 
honnête  homme  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  le  droit  de  le  soupçonner 
de  friponnerie.  Ne  soyez  pas  surprise ,  madame ,  si  je  réponds 
plutôt  à  vos  pensées  qu'à  vos  expressions  ,  et  veuillez  me  répéter 
si  vous  aurez  assez  de  courage  pour  voir  ce  que  j'ai  l'intention 
devons  montrer. 

—  J'avoue ,  monsieur ,  que  vos  paroles  ne  laissent  pas  que  de 
m'effrayer  un  peu  ;  mais  je  suis  prête  à  regarder  tout  ce  que  ma 
sœur  désire  voir. 

—  Il  n'y  a  de  danger  qu'autant  que  vous  viendrez  à  manquer 
de  résolution  ;  la  représentation  que  j'ai  l'intention  de  vous  don- 
ner ne  peut  durer  que  sept  minutes.  Si  vous  interrompiez  la  vision 
par  une  seule  parole ,  non-seulement  elle  en  détruirait  tout  le 
charme ,  mais  il  pourrait  eu  résulter  du  danger    our  les  specta- 


194  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE, 

teurs  ;  si ,  au  contraire,  vous  pouvez  rester  silencieuse  pendant 
seulement  les  sept  minutes ,  votre  curiosité  sera  satisfaite  sans  le 
moindre  risque ,  je  vous  en  donne  ma  parole.  « 

«  Lady  Bothwell  n'eut  pas  beaucoup  de  confiance  en  cette  pro- 
messe; mais  elle  cacha  ses  soupçons  comme  si  elle  croyait  vrai- 
ment que  l'adepte,  dont  les  traits  sombres  exprimaient  un  léger 
sourire,  pouvait  réellement  lire  dans  ses  plus  secrètes  pensées.  Il 
se  fit  un  moment  de  silence  solennel,  jusqu'à  ce  que  lady  Fores- 
ter  reprît  assez  de  courage  pour  répondre  au  médecin  (  titre  qu'il 
se  donnait) ,  qu'elle  contemplerait  avec  fermeté  et  en  silence  ce 
qu'il  promettait  de  leur  montrer  ;  alors  il  leur  fit  une  profonde 
salutation,  en  leur  disant  qu'il  allait  préparer  tout  ce  qui  était 
nécessaire  pour  la  réalisation  de  ses  promesses. 

"  Les  deux  sœurs  se  tenaient  par  la  main  ,  comme  si  elles  s'é- 
tudiaient par  cette  union  à  détourner  le  danger  qui  pouvait  les 
menacer  ;  elles  s'assirent  sur  des  sièges  placés  l'un  contre  l'autre. 
Jemina  cherchait  un  appui  dans  le  courage  mâle  de  lady  Bothwell; 
cette  dernière,  plus  agitée  qu'elle  ne  le  pensait  d'abord,  essayait 
de  se  fortifier  dans  la  résolution  désespérée  que  le  malheur  de  sa 
sœur  l'avait  forcée  de  prendre.  L'une  pensait  intérieurement  que 
sa  sœur  n'avait  jamais  rien  craint ,  et  l'autre  réfléchissait  que  si 
une  personne  d'un  esprit  aussi  faible  que  Jemina  n'était  pas  ef- 
frayée, elle  ,  dont  l'esprit  était  plus  fort,  ne  pouvait  l'être. 

«  Quelques  moments  après,  leurs  réflexions  furent  interrom- 
pues par  une  musique  si  douce  et  si  solennelle  en  même  temps, 
qu'elle  paraissait  calculée  pour  éloigner  et  dissiper  tout  sentiment 
qui  ne  serait  pas  en  rapport  avec  son  harmonie ,  et  pour  ajouter 
en  même  temps  à  l'émotion  que  l'entrevue  précédente  avait 
causée.  L'instrument  qui  produisait  des  sons  aussi  agréables  était 
inconnu  aux  deux  sœurs-,  dans  la  suite,  tout  fit  croire  à  ma 
grand'mère  que  c'était  un  harmonica,  instrument  qu'elle  entendit 
long-temps  après. 

«  Lorsque  ces  sons  mélodieux  cessèrent,  une  porte  s'ouvrit, 
et  elles  virent  d'Amiotti  debout,  élevé  sur  quelques  marches  ,  et 
qui  leur  faisait  signe  d'avancer.  Son  costume  était  si  différent  de 
celui  qu'il  portait  quelques  minutes  auparavant,  qu'elles  purent  à 
peine  le  reconnaître.  La  pâleur  de  son  visage  et  quelque  chose 
de  sévère  contractait  ses  muscles,  comme  chez  quelqu'un  qui 
vient  de  prendre  une  résolution  violente  ^  et  l'expression  satirique 
avec   laquelle  il  les  avait  regardées,    particuhèremcut    lady 


LE  IMIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  iSH 

Bothwell,  avait  totalement  changé.  Il  avait  les  pieds  nus,  et  por- 
tait une  espèce  de  sandale  antique ,  ses  jambes  aussi  étaient  dé- 
couvertes jusqu'aux  genoux-,  il  avait  une  culotte  et  un  gilet  de 
soie  collants  couleur  cramoisie,  et  par-dessus  une  robe  de  lin  tlot- 
tante  ,  blanche  comme  la  neige ,  et  qui  ressemblait  à  un  surplis  ; 
il  était  décolleté,  et  ses  longs  cheveux  noirs  et  plats  étaient  pei- 
gnés avec  soin  dans  toute  leur  longueur. 

«  Lorsque  les  dames  s'approchèrent,  d'après  son  ordre,  il  n'o1> 
serva  plus  envers  elles  cette  politesse  cérémonieuse  qu'il  leur 
avait  témoignée;  au  contraire  il  leur  fit  signe  d'avancer  d'un  air 
impérieux.  Les  deux  sœurs  obtempérèrent  à  cet  ordre  d'un  pas 
incertain ,  en  se  donnant  le  bras,  et  elles  s'approchèrent  du  lieu 
où  il  était.  Il  posa  son  doigt  sur  sa  bouche  en  fronçant  les  sourcils, 
comme  pour  leur  rappeler  qu'elles  devaient  garder  un  silence 
absolu  ,  et  marchant  devant  elles,  il  les  conduisit  dans  l'apparte- 
ment voisin. 

«  C'était  une  chambre  immense  ,  tendue  de  noir  comme  pour 
un  service  funèbre.  Au  haut  bout  de  cette  chambre  était  une  ta- 
ble ,  ou  plutôt  une  espèce  d'autel  couvert  de  noir ,  et  sur  lequel 
étaient  placés  plusieurs  instruments  à  l'usage  des  sorciers.  Lors- 
qu'elles entrèrent  dans  la  chambre,  elles  ne  purent  d'abord  dis- 
tinguer ces  objets  ;  car,  n'étant  éclairée  que  par  la  lueur  de  deux 
lampes  expirantes,  il  y  faisait  extrêmement  sombre.  Le  maître, 
pour  me  servir  de  l'expression  des  Italiens  à  l'égard  de  ces  per- 
sonnes, s'approcha  de  l'espèce  d'autel  en  faisant  une  génuflexion 
comme  celle  d'im  catholique  devant  un  crucifix.  Les  deux  dames 
avancèrent  en  silence,  se  donnant  toujours  le  bras.  Deux  ou  trois 
marches  fort  basses  conduisaient  à  une  plate-forme  sur  le  devant 
de  cet  autel ,  si  toutefois  on  pouvait  l'appeler  ainsi.  Là  le  maître 
s'arrêta  et  plaça  les  deux  dames  à  côté  de  lui ,  leur  recomman- 
dant de  nouveau  de  garder  le  silence.  Alors  l'Italien  étendant  son 
bras  droit  de  dessous  son  manteau ,  avança  l'index  vers  cinq 
grands  flambeaux  ou  torches  placés  à  chaque  côté  de  l'autel ,  ils 
s'allumèrent  à  l'approche  de  sa  main  ou  plutôt  du  doigt,  et  ré- 
pandirent une  vive  clarté  dans  toute  la  chambre.  Alors  les  deux 
sœurs  purent  distinguer  sur  cette  espèce  d'autel  deux  épées  nues 
et  croisées,  un  grand  livre  ouvert ,  qu'elles  pensèrent  être  la  Bi- 
ble, mais  dans  un  langage  qui  leur  était  inconnu  ;  et  à  côté  de  ce 
volume  mystérieux  était  un  crâne  humain.  Mais  ce  qui  les  étonna 
le  plus,  ce  fut  un  grand  miroir  qui  occupait  tout  l'espace  derrière 


19G  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE, 

l'autel,  éclairé  par  les  torches,  et  qui  réfléchissait  les  objets  mys- 
térieux qui  se  trouvaient  dessus. 

«  Le  maître  se  plaça  ensuite  entre  les  deux  dames,  et  leur 
montrant  le  mJroir  ,  les  prit  chacune  par  la  main  sans  leur  dire 
un  mot.  Elles  fixèrent  leurs  yeux  sur  la  surface  polie  vers  laquelle 
il  dirigeait  leur  attention  :  tout  à  coupelle  réfléchit  non-seulement 
les  objets  placés  devant  elle  ;  mais,  comme  si  elle  contenait  inté- 
rieurement des  scènes  qui  lui  étaient  propres,  d'abord  les  objets 
parurent  d'une  manière  confuse  ,  comme  des  formes  vagues  sor- 
tant d'un  chaos  ,  et  s'arrangèrent  ensuite  distinctement.  Ce  fut 
ainsi  qu'après  quelques  changements  de  lumière  et  d'ombre  sur 
la  surface  de  cette  glace  extraordinaire,  on  vit  se  former  de  cha- 
que côté  du  miroir  une  longue  perspective  d'arches  et  de  colon- 
nes, avec  un  plafond  voûté.  Enfin ,  après  plusieurs  oscillations  , 
la  vision  entière  prit  une  forme  fixe  et  stationnaire ,  et  représen- 
tant l'intérieur  d'une  église  étrangère.  Les  colonnes  étaient  d'une 
grande  beauté,  ornées  d'écussons;  les  arches  étaient  majestueuses 
et  magnifiques  ;  le  pavé  était  couvert  d'inscriptions  funéraires  ; 
mais  on  ne  voyait  aucune  relique ,  point  d'images,  point  de  calice 
ni  crucifix  sur  l'autel  ;  ce  qui  faisait  nécessairement  supposer  que 
c'était  une  église  protestante.  Un  ministre  revêtu  d'une  robe  de 
Genève  et  d'un  rabat  se  tenait  debout  près  de  la  table  de  la  com- 
munion ;  une  Bible  était  ouverte  devant  lui ,  son  clerc  était  der- 
rière, et  il  semblait  se  préparer  à  procéder  à  quelque  cérémonie 
de  l'église  à  laquelle  il  appartenait. 

«  Enfin ,  une  nombreuse  société  entra  dans  l'église  ;  elle  parais- 
sait former  le  cortège  d'une  noce,  car  un  jeune  homme  et  une 
jeune  femme  se  tenaient  par  la  main  ,  marchaient  les  premiers , 
suivis  d'un  grand  nombre  de  personnes  des  deux  sexes  parées 
d'une  manière  brillante  et  somptueuse.  La  mariée ,  dont  on  pou- 
vait apercevoir  distinctement  les  traits ,  pouvait  avoir  au  plus 
seize  ans  et  semblait  d'une  grande  beauté  •  le  marié  pendant  quel- 
ques instants  tournait  la  tête,  ce  qui  empêchait  qu'on  ne  vît  sa 
ligure  5  mais  l'élégance  de  sa  taille  et  sa  démarche  frappèrent  les 
deux  sœurs  d'étonnement;  il  tourna  soudain  la  tête,  et  leurs 
doutes  furent  cruellement  expliqués.  Elles  virent  dans  le  brillant 
marié  qui  était  devant  elles  sir  Philippe  Forester.  Lady  Forester 
fit  entendre  une  faible  exclamation  ,  qui  parut  mettre  en  mouve- 
ment toute  la  scène  et  sembla  devoir  rompre  le  charme. 

«  Je  ne  puis  comparer  ce  spectacle ,  »  dit  lady  Both^Yell ,  lors- 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  197 

qu'elle  raconta  cette  merveilleuse  histoire,  «  qu'à  l'agitation  du 
reflet  d'un  étang  calme  et  profond,  lorsqu'on  y  jette  une  pierre 
et  que  les  rayons  se  dispersent  et  s'effacent.  » 

«  Le  maître  pressa  les  mains  des  deux  dames  avec  sévérité , 
comme  pour  leur  rappeler  leur  promesse  et  le  danger  qu'elles 
avaient  couru.  L'exclamation  quelady  Forester  était  prête  à  faire 
s'arrêta,  et  la  scène  du  m.iroir,  après  une  fluctuation  d'une  minute, 
reprit  encore  sa  première  apparence  d'une  véritable  scène  repré- 
sentée dans  un  tableau,  excepté  que  les  figures  étaient  mouvantes 
au  lieu  d'être  stationnaires. 

«  La  figure  de  sir  Philippe  était  alors  visible  ;  il  parut  conduire 
vers  le  ministre  la  jeune  personne  qui  s'avançait  en  même  temps 
avec  une  timidité  mêlée  d'une  tendre  fierté.  Au  moment  où  le 
ministre  venait  de  placer  la  société  et  était  prêt  à  commencer  le 
service,  un  autre  groupe,  dans  lequel  étaient  deux  ou  trois  ofli- 
'  ciers,  entra  dans  f  église.  Ils  s'avançaient  comme  poussés  par  la 
curiosité ,  pour  être  témoins  de  la  cérémonie  ;  mais  tout  à  coup 
un  d'entre  eux,  qui  tournait  le  dos  aux  spectateurs,  se  détacha 
de  sa  société  et  se  précipita  vers  les  mariés,  et  tous  se  regardèrent, 
comme  étonnés  par  l'exclamation  qu'il  venait  de  faire.  Aussitôt 
cet  officier  et  le  marié  tirèrent  leurs  épées  ,  et  ils  marchèrent  l'un 
sur  l'autre  ;  il  y  eut  aussi  des  épées  tirées  de  part  et  d'autre.  Alors 
il  se  fit  un  grand  tum.ulte  ;  le  ministre  et  les  personnes  âgées  pa- 
raissaient vouloir  rétablir  la  paix.  Enfin ,  tandis  que  les  plus  ani- 
més des  deux  partis  brandissaient  encore  leurs  armes,  le  court 
espace  de  temps  que  le  devin  avait  promis  des  effets  de  son  art 
expira.  Les  vapeurs  se  mêlèrent,  la  voûte  et  les  colonnes  de  l'é- 
glise se  séparèrent  et  disparurent  graduellement,  et  la  surface  du 
miroir  ne  réfléchit  plus  rien  que  les  lumières  des  torches  et  les 
tristes  appareils  placés  sur  l'autel. 

<i  Le  docteur  ramena  les  dames,  qui  eurent  grand  besoin  de  son 
secours  dans  l'appartement  où  elles  étaient  déjà  entrées.  Elles  y 
trouvèrent  des  vins  ,  des  essences  et  tout  ce  qui  était  nécessaire 
pour  leur  rendre  des  forces.  Il  leur  offrit  des  chaises  qu'elles 
acceptèrent  en  silence.  Lady  Forester  surtout ,  plus  affectée , 
donna  des  marques  d'un  violent  désespoir,  éleva  les  yeux  au  ciel, 
sans  prononcer  une  parole ,  comme  si  elle  voyait  toujours  le  fatal 
tableau. 

<•  Serait-  ce  une  réalité  ?  »  demanda  lady  Bothwell  qui  commen- 
çait à  recouvrer  ses  sens. 

LE  MltOm  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  13 


198  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

«  Je  ne  puis  le  certifier  positivement,  répondit  Battisto 
d'Amiotti  ;  mais  cela  se  passe  ou  vient  de  se  passer  depuis  peu  ;  et 
c'est  le  dernier  événement  remarquable  arrivé  à  sir  Philippe.  » 

Lady  Bothwell  exprima  alors  son  inquiétude  sur  sa  sœur ,  dont 
les  traits  changés  et  l'apparente  insensibilité  rendaient  impossible 
son  retour  cliez  elle  à  pied. 

«  J'ai  tout  prévu  ,  répliqua  le  devin  ;  j'ai  ordonné  à  votre  do- 
mestique de  faire  venir  votre  équipage  aussi  près  que  possible  de 
ma  maison  et  autant  que  le  permet  la  largeur  de  la  rue.  Ne  crai- 
gnez rien  pour  madame  votre  sœur.  Lorsque  vous  serez  retour- 
nées chez  vous  ,  donnez-lui  celte  potion  calmante ,  et  elle  sera 
mieux  demain.  Peu  de  gens,  »  ajouta  le  docteur  d'un  ton  rêveur, 
«  quittent  ma  maison  en  aussi  bonne  santé  que  lorsqu'ils  y  en* 
trent  :  telles  sont  les  conséquences  de  l'étude  de  l'avenir  par  des 
moyens  mystérieux.  Je  vous  laisse  à  penser  ce  que  doit  éprouver 
celui  qui  a  le  pouvoir  de  satisfaire  une  impardonnable  curiosité. 
Adieu,  mesdames  ,  n'oubhez  pas  la  potion. 

—  Je  ne  lui  donnerai  rien  qui  vienne  de  vous ,  répondit  lady 
Bothwell  au  docteur.  J'ai  suffisamment  apprécié  votre  art  ;  il  est 
possible  que  vous  nous  empoisonniez  toutes  deux  pour  cacher 
vos  sortilèges  ;  mais  nous  ne  manquons  pas  de  moyens  ni  d'amis 
pour  venger  les  torts  dont  vous  pourriez  vous  rendre  coupables 
envers  nous. 

—  Vous  ne  pouvez  rien  me  reprocher ,  milady  ;  vous  avez  cher- 
ché un  homme  qui  est  fort  peu  ambitieux  d'un  tel  honneur;  il 
n'engage  personne  ,  ne  répond  qu'à  ceux  qui  le  questionnent  et 
qui  viennent  le  trouver.  Après  tout  vous  n'avez  appris  qu'un  peu 
plus  tôt  les  mauvaises  nouvelles  que  vous  ne  tarderez  pas  à  con- 
naître. J'entends  votre  domestique  à  la  porte  ;  je  ne  veux  pas  re- 
tenir plus  long-temps  Vos  Seigneuries.  Le  prochain  courrier  vous 
expliquera  ce  que  vous  avez  déjà  vu  en  partie.  Si  vous  me  per- 
mettez de  vous  donner  un  conseil,  ne  laissez  pas  sans  précaution 
tomber  entre  les  mains  de  madame  votre  sœur  les  lettres  qui  vien- 
dront du  continent.  » 

«  En  prononçant  ces  mots,  il  souhaita  le  bonsoir  à  lady  Both- 
well, et,  l'éclairant  jusqu'au  vestibule,  il  jeta  un  manteau  sur  son 
costume  singulier;  puis,  ouvrant  la  porte,  il  abandonna  les  deux 
dames  aux  soins  de  leur  domestique. 

«  Lady  Bothwell  eut  beancoup  de  peine  à  conduire  sa  sœur 
jusqu'à  leur  voiture ,  quoiqu'elle  ne  fût  qu'à  vingt  pas  de  là. 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  199 

«  Rentrées  chez  elles,  on  fut  obligé  de  faire  appeler  le  médecin  -, 
c'était  celui  de  la  famille.  Il  tâta  le  pouls  de  la  malade,  et  il  dit  en 
secouant  la  tète  : 

«  Les  nerfs  de  lady  Forester  ont  éprouvé  une  forte  secousse,  je 
désire  en  savoir  la  cause.  » 

«  Lady  Bothwell  avoua  qu'elles  avaient  été  voir  l'enchanteiii' , 
et  que  lady  Forester  avait  appris  de  mauvaises  nouvelles  concer- 
nant sir  Philippe. 

«  Le  coquin  de  charlatan  ferait  ma  fortune  s'il  restait  à  Edim- 
bourg, répondit  le  médecin  :  voici  le  septième  cas  nerveux  que 
j'ai  eu  de  sa  façon,  et  tous  causés  par  la  terreur.  >• 

«  Il  examina  ensuite  la  potion  que  lady  Bothwell  avait  apportée 
sans  s'en  douter.  Il  la  goûta,  trouva  qu'elle  convenait  à  l'état  de 
la  malade ,  et  qu'elle  rendrait  inutile  une  course  chez  l'apo- 
thicaire. 

«  Il  réfléchit  un  instant  en  regardant  lady  Bothwell  d'une  ma- 
nière significative,  et  dit  enfin  : 

.<  Je  pense  qu'il  ne  faut  pas  que  je  vous  questionne  sur  la  con- 
duite de  cet  Italien. 

—  En  vérité,  docteur,  répondit  lady  Bothwell,  je  regarde  ce 
qui  s'est  passé  comme  une  confidence  ;  et  quoique  cet  homme 
puisse  être  un  fourbe,  ayant  été  assez  sottes  pour  le  consulter, 
nous  devons,  il  me  semble,  être  assez  honnêtes  pour  garder  le 
secret. 

—  Puisse  être  un  fourbe'.  Allons,  répliqua  le  docteur,  je  suis 
charmé  que  Votre  Seigneurie  convienne  de  cette  possibilité  d'un 
homme  venant  d'Italie. 

—  Ce  qui  vient  d'Italie,  docteur,  peut  être  aussi  bon  que  ce 
qui  vient  de  Hanovre  *  5  mais  nous  devons  rester  bons  amis  ,  et 
pour  cela  nous  ne  parlerons  ni  de  whigs  ni  de  torys. 

—  Eh  bien,  »  répondit  le  médecin  en  recevant  ses  honoraires 
et  prenant  son  chapeau,  «  un  carolus  m'est  aussi  agréable  qu'un 
guillaume.  Mais  je  voudrais  pourtant  bien  savoir  pourquoi  cette 
vieille  lady  Saint-Ringan  et  toute  sa  société  mettent  tant  d'em- 
pressement à  vanter  ce  charlatan  étranger? 

—  Tous  feriez  mieux  de  l'appeler  jésuite.  »  A  ces  mots  ils  se 
séparèrent. 

«  La  pauvre  malade,  dont  les  nerfs  avaient  éprouvé  une  forte 

1  C'est  de  là  que  vient  la  famille  royale  actuelle  il' ingleterre,  comme  le  Prétendant, 
fils  de  Jacques  H  et  père  de  Charles-Edouard,  venait  d'Ualie.  &.  ji. 


SWO  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 

secousse,  se  calma  peu  à  peu  ;  elle  combattit  contre  une  espèce  de 
stupeur,  conséquences  naturelles  d'une  terreur  superstitieuse. 
Enfin  l'affreuse  vérité  arriva  de  la  Hollande,  et  réalisa  ses  terribles 
craintes. 

«  Ces  nouvelles  furent  envoyées  parle  fameux  lord  Stair;  elles 
apprirent  qu'un  duel  avait  eu  lieu  entre  sir  Philippe  et  son  frère 
le  capitaine  Falconer,  capitaine  dans  l'armée  scoto-hollandaise  , 
et  qu'il  avait  été  tué.  La  cause  de  cette  querelle  rendait  cet  acci- 
dent encore  plus  affreux.  Il  paraissait  que  sir  Philippe  avait  quitté 
tout  à  coup  l'armée,  pour  n'avoir  pu  payer  une  forte  somme  qu'il 
avait  perdue  au  jeu.  Il  avait  changé  de  nom,  et  s'était  retiré  à 
Rotterdam,  où  il  était  parvenu  à  obtenir  les  bonnes  grâces  d'un 
riche  bourgmestre  par  ses  avantages  physiques  et  ses  manières 
élégantes,  et  il  avait  captivé  les  affections  de  son  unique  enfant, 
jeune  personne  d'une  grande  beauté  et  héritière  d'une  immense 
fortune. 

«  Enchanté  des  dons  séduisants  de  celui  qui  se  proposait  pour 
son  gendre,  le  riche  négociant,  qui  avait  une  trop  haute  idée  du 
caractère  anglais  pour  prendre  des  informations  sur  les  mœurs  et 
sur  la  fortune  de  l'aspirant  à  la  main  de  sa  fille,  consentit  sans 
peine  à  ce  mariage.  La  cérémonie  était  prête  à  être  conclue,  lors- 
qu'elle fut  interrompue  par  unesinguUère  circonstance. 

«  Le  capitaine  Falconer  ayant  été  envoyé  à  Rotterdam  pour 
chercher  une  partie  de  la  brigade  des  auxiliaires  écossais  qui  te- 
naient garnison  dans  la  ville,  une  personne  de  sa  connaissance , 
jouissant  dans  ce  pays  d'une  grande  considération,  lui  proposa, 
pour  le  distraire,  de  le  mener  à  l'Eglise  pour  y  voir  un  de  ses 
compatriotes  épouser  la  fille  d'un  riche  bourgmestre. 

«  Le  capitaine  Falconer  accepta  l'offre  d'accompagner  le  Hollan- 
dais avec  quelques  amis  et  deux  ou  trois  officiers  de  la  brigade 
écossaise.  On  peut  juger  de  son  étonnement  lorsqu'il  vit  son  pro- 
pre beau-frère,  un  homme  marié,  sur  le  point  d'être  uni  à  une 
belle  et  innocente  créature,  qu'il  allait  tromper  si  indignement. 
Le  capitaine  Falconer  proclama  sur  le  lieu  la  perfidie  de  sir  Phi- 
lippe, et  le  mariage  fut  interrompu. 

«  Quoique  beaucoup  de  gens  sensés  pensassent  que  sir  Philippe 
était  à  jamais  banni  de  la  classe  des  gens  d'honneur ,  le  capitaine 
Falconer  lui  permit  d'en  avoir  encore  les  privilèges  en  acceptant 
le  cartel  qu'il  lui  envoya,  et  dans  le  duel  qui  s'ensuivit  le  capi- 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  201 

taine  reçut  une  blessure  mortelle.  Tels  sont  les  mystères  de  la 
Providence. 
«  Lad  y  Forester  succomba  au  coup  de  cette  horrible  nouvelle,  » 


CONCLUSIOiN. 

«  Et  cette  tragédie,  demandai-je  à  ma  tante  Marguerite, 
arriva-t-elle  en  même  temps  qu'on  vit  la  scène  dans  le  miroir  ? 

—  Il  est  pénible  d'être  obligée  de  discréditer  ma  propre  his- 
toire, me  répondit-elle  ;  mais  pour  vous  dire  la  vérité,  elle  arriva 
quelque  temps  avant  l'apparition. 

—  Ainsi  il  est  probable  que  l'adepte  en  avait  été  instruit  secrè- 
tement. 

—  Les  incrédules  le  disaient  du  moins. 

—  Et  que  devint  le  charlatan? 

—  Peu  de  temps  après,  un  ordre  arriva  pour  l'arrêter  comme 
coupable  de  haute  trahison  et  comme  agent  du  chevalier  Saint- 
George*^  alors  lady  Bothwell  se  rappela  ce  que  lui  avait  dit  le 
médecin,  ami  sincère  de  la  succession  protestante,  et  qui  de  plus 
avait  découvert  que  l'adepte  était  particulièrement  prôné  parmi 
les  vieilles  matrones  qui  partageaient  la  même  opinion  politique 
que  la  sienne.  Il  semblait  certainement  probable  que  des  nou- 
velles du  continent,  envoyées  par  un  actif  et  puissant  agent,  le 
mirent  en  état  de  préparer  cette  scène  de  fantasmagorie  que  lady 
Bothwell  et  sa  sœur  avaient  vue.  Cependant  il  était  si  difficile 
d'expliquer  positivement  la  chose,  que,  jusqu'à  sa  mort ,  elle  en 
conserva  des  doutes,  et  souvent  môme  elle  fut  tentée  de  couper 
le  nœud  gordien,  en  admettant  l'existence  d'un  pouvoir  surna- 
turel. 

—  Mais,  ma  chère  tante,  que  devint  cet  homme  habile? 

—  Oh  I  c'était  un  trop  habile  devin  pour  ne  pas  prévoir  que  sa 
propre  destinée  serait  tragique  s'il  attendait  l'arrivée  de  l'homme 
qui  portait  un  lévrier  en  argent  sur  sdi  manche-.  Il  disparut  sans 
qu'on  sût  où  il  s'était  enfui,  et  on  n'entendit  plus  parler  de  lui.  Il 
courut  le  bruit  que  quelques  papiers  ou  lettres  avaient  été  trou- 
vés chez  lui  5  mais  bientôt  on  ne  parla  pas  plus  de  Battisto  d'A- 
raiotti  que  de  Galien  ou  d'Hippocrate. 

«  Nom  que  l'on  donnait  au  prétendant  au  trône  d'Ecosse,  a.  m.  • 

S  Signe  distinclif  de  l'agent  de  police  ou  du  messager  du  roi  d'Angleterre.  A.  M. 


202  LE  MirxOIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE, 

—  Et  sir  Philippe  disparut-il  aussi  ?  ne  fut-il  plus  question 
de  lui  ? 

—  Non,  »  répondit  ma  complaisante  narratrice,  <<  on  en  entendit 
parler  encore  une  fois,  et  ce  fut  dans  une  circonstance  assez  re- 
marquable :  on  disait  que  nous  autres  Ecossais,  lorsqu'existait  une 
belle  nalion,  nous  possédions  de  nombreuses  vertus,  un  ou  deux 
légers  vices,  mais  surtout  celui  de  ne  jamais  pardonner  et  de  ne 
jamais  oublier  les  injures  ',  que  nous  nous  faisons  une  idole  de 
notre  ressentiment  comme  la  pauvre  lady  Constance'  s'en  fit  une 
de  son  chagrin,  et  enfin,  comme  le  dit  le  poète  Burns,  que  nous 
avons  coutume  de  nourrir  notre  colère  pour  lui  conserver  sa 
chaleur  2. 

«  Lady  Bothwell  partageait  ces  sentiments,  et  je  crois  que  rien 
au  monde ,  excepté  la  restauration  des  Stuarts,  ne  lui  aurait  été 
plus  agréable  que  d'avoir  une  occasion  de  se  venger  de  la  con- 
duite impérieuse  et  cruelle  de  sir  Philippe,  qui  l'avait  privée  d'un 
frère  et  d'une  sœur  chérie  ;  mais  on  n'entendit  parler  de  sir  Phi- 
lippe que  bien  des  années  après. 

«  Enfin  un  jour  de  carnaval,  à  une  assemblée  où  se  trouvaient 
réunies  toutes  les  premières  familles  d'Edimbourg,  et  dans  la^ 
quelle  lady  Bothwell  était  une  des  dames  protectrices,  un  domes- 
tique vint  l'avertir  qu'un  monsieur  désirait  lui  parler  en  parti-^ 
culier. 

«  En  particulier  !  répondit-elle,  et  cela  dans  une  assemblée  !  II 
faut  que  ce  monsieur  soit  fou.  Dites-lui  de  se  rendre  chez  moi 
demain  matin. 

—  Je  l'y  ai  déjà  invité,  milady,  répondit  le  domestique  :  alors 
il  m'a  prié  de  vous  remettre  ce  papier.  » 

«  Lady  Bothwell  ouvrit  le  billet,  qui  était  singulièrement  plié 
et  cacheté  ;  elle  n'y  trouva  que  ces  mots  :  Sur  une  affaire  de  vie 
et  de  mort,  tracés  d'une  écriture  qu'elle  ne  connaissait  pas. 

«  Tout  à  coup  il  lui  vient  dans  la  pensée  que  cela  pouvait 
intéresser  la  sûreté  politique  de  quelques-uns  de  ses  amis;  elle 
suivit  donc  le  messager  vers  une  petite  chambre  où  on  avait  pré- 
paré les  rafraîchissements  et  où  personne  de  la  société  n'entrait. 
Elle  y  trouva  un  vieillard  qui,  à  son  approche,  se  leva  et  la  salua 
profondément.  Son  aspect  annonçait  une  santé  délabrée,  et  sa 
mise,  quoique  convenable  pour  un  salon,  était  flétrie,  usée,  et 

\  Personnage  d'une  des  pii^ccs  de  SLakspeare.  A.  M. 
2  Aursinij  our  wratfi  to  kcep  li  warm. 


LE  MIROIR  DE  MA  TAXTE  MARGUERITE.  203 

trop  large  pour  son  corps  amaigri.  Lady  Bothwell,  espérant  pou- 
voir se  débarrasser  de  l'importun  avec  de  l'argent,  chercha  sa 
bourse;  mais  la  crainte  de  se  tromper  l'arrêta,  et  elle  lui  donna 
le  temps  de  s'expliquer. 

»  Ai-je  l'honneur  de  parler  à  milady  Bothwell  ?  demanda  l'é- 
tranger. 

—  Oui,  monsieur;  mais  permettez-moi  de  vous  faire  observer 
que  ce  n'est  ni  le  lieu  ni  le  temps  pour  une  longue  explication. 
Que  désirez-vous? 

—Votre  Seigneurie  avait  autrefois  une  sœur  ? 

—  C'est  vrai,  monsieur,  une  sœur  que  j'aimais  de  toute  mon 
âme. 

—  Vous  aviez  aussi  un  frère  ? 

—  Le  plus  brave,  le  meilleur  et  le  plus  tendre  des  frères. 

—  Vous  perdîtes  ces  êtres  si  chers  par  la  faute  d'un  mal- 
heureux ? 

—  Par  le  crime  d'un  vil  et  barbare  assassin,  s'écria  la  dame. 

—  Cette  réponse  me  suffit^  »  répliqua  le  vieillard  en  saluant 
comme  pour  se  retirer. 

"  Arrêtez,  monsieur,  je  vous  l'ordonne  ;  qui  êtes- vous  d'abord  ? 
et  qui  ose,  en  ce  moment  et  en  un  lieu  semblable,  venir  me 
rappeler  de  si  horribles  souvenirs  ?  je  veux  le  savoir. 

—  Je  suis  un  homme  qui  ne  veux  faire  à  lady  Bothwell  aucune 
injure  j  bien  au  contraire,  je  désire  lui  offrir  une  occasion  d'un 
acte  de  charité  que  le  monde  pourrait  trouver  extraordinaire, 
mais  que  le  ciel  récompenserait.  Hélas  I  je  ne  la  trouve  pas  dispo- 
sée à  un  sacrifice  tel  que  je  pourrais  le  lui  demander. 

—  Parlez  donc,  monsieur.  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Le  misérable  qui  vous  a  fait  tant  de  mal,  répondit  Tin- 
connu  ,  est  maintenant  sur  son  Ut  de  mort  -,  ses  jours  ont  été  de5 
jours  de  douleur  et  ses  nuits  des  heures  d'angoisses  et  sans  som- 
meil. Cependant  il  ne  peut  mourir  sans  que  vous  lui  accordiez 
Totre  pardon.  Sa  vie  a  été  une  vie  de  pénitence  ;  mais  il  ne  peut 
quitter  la  terre  emportant  avec  lui  votre  malédiction. 

—  Dites-lui ,  »  répondit  lady  Bothwell  d'un  air  sévère ,  «  de 
demander  pardon  à  ce  Dieu  qu'il  a  tant  offensé  :  1!  ne  doit 
attacher  aucune  importance  à  celui  d'une  mortelle  comme  moi. 

—  Au  contraire,  milady,  le  vôtre  serait  une  garantie  pour  celui 
qu'il  demandera  à  Dieu.  Rappelez-vous,  milady  Bothwell,  que 
vous  serez  aussi  un  jour  sur  votre  lit  de  mort  ;  votre  àme,  comme 


204  LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE, 

celle  des  autres,  ne  comparaîtra  qu'en  tremblant  devant  le  juge 
suprême,  avec  une  conscience  peu  tranquille  et  accusatrice  :  que 
fera-t-elle  alors  de  celte  pensée  :  «  Je  n'ai  pas  accordé  de  pardon, 
comment  donc  puis-je  espérer  de  l'obtenir  ? 

—  Homme!  qui  que  tu  sois,  reprit  lady  Bothwell,  ne  me  presse 
pas  si  cruellement  :  ce  serait  un  blasphème  d'hypocrisie  de  pro- 
noncer un  pardon  que  mon  cœur  démentirait  et  qui  serait  capable 
de  faire  sortir  de  sa  tombe  ma  malheureuse  sœur,  ainsi  que 
l'ombre  sanglante  de  mon  frère  assassiné.  Lui  pardonner!  jamais  I 
jamais  ! 

—  Grand  Dieu  !  »  s'écria  le  vieillard  en  levant  les  mains  au 
ciel,  «  est-ce  ainsi  que  des  reptiles  sortis  de  la  poussière  obéissent 
à  les  commandements?  Adieu,  orgueilleuse  et  malheureuse 
femme!  vante-loi  d'avoir  ajouté  aux  angoisses  d'un  mourant  dé- 
voré de  misère  et  de  chagrin  les  tourments  de  la  religion ,  en  le 
laissant  implorer  en  vain  ton  pardon.  » 

«  Le  vieillard  allait  se  retirer. 

»  Arrêtez!  s'écria  lady  Bothwell-,  j'essaierai,  oui,  j'essaierai  de 
lui  pardonner. 

—  Gracieuse  dame,  répliqua  le  vieillard,  vous  soulagez  une 
âme  accablée  qui  n'ose  pas  quitter  cette  terre  sans  avoir  fait  la 
paix  avec  vous;  que  sais-je  même?  votre  pardon  pourra  peut-être 
lui  conserver  des  jours  employés  à  faire  pénitence. 

—  Ah!  »  reprit  lady  Bothwell,  comme  tout  à  coup  éclairée, 
«  c'est  le  scélérat  lui-môme  qui  est  devant  moi,  »  et  saisissant  sir 
Philippe  par  le  collet,  car  c'était  bien  lui,  elle  s'écria  :  «  Au 
meurlre  !  au  meurtre!  arrêtez  l'assassin!  » 

«  A  une  exclamation  si  extraordinaire  et  dans  un  tel  endroit, 
toute  la  société  se  précipita  dans  la  chambre  ;  mais  sir  Philippe 
était  parti;  il  s'était  débarrassé  de  lady  Bothwell,  et  s'était  sauvé 
de  l'appartement,  qui  s'ouvrait  sur  le  palier  de  l'escalier.  Il  était 
presque  impossible  de  fuir  par  cet  endroit,  car  plusieurs  per- 
sonnes montaient  et  descendaient  continuellement  ;  mais  ce  mal- 
heureux était  déterminé,  il  se  précipita  par-dessus  la  rampe  de 
l'escalier,  et  tomba  sans  accident  dans  le  vestibule,  malgré  un 
saut  de  quinze  pieds,  se  lança  dans  la  rue,  et  se  perdit  dans 
l'obscurité. 

«  Quelques  membres  de  la  famille  de  lady  Bothwell  le  poursui- 
vaient, et  s'ils  avaient  saisi  le  fugitif,  ils  l'auraient  probable- 
ment massacré-,  car  dans  ces  jouis-là  le  sang  qui  coulait  dans 


LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE.  20o 

les  veines  des  hommes  était  bouillant.  Mais  la  police  n'intervint 
pas ,  l'affaire  criminelle  s'étant  passée  depuis  bien  des  années  et 
sur  une  terre  étrangère.  On  a  toujours  pensé  que  cette  scène 
extraordinaire  était  un  subterfuge  hypocrite  dont  sir  Philippe 
s'était  servi  pour  s'assurer  s'il  pourrait  revenir  dans  son  pays 
natal,  sans  danger  et  sans  craindre  le  ressentiment  d'une  famille 
qu'il  avait  tant  outragée.  Le  résultat  fut  si  contraire  à  son  at- 
tente, que  l'on  croit  qu'il  retourna  sur  le  continent  où  il  mourut 
dans  l'exil.  » 

Ainsi  se  termina  l'histoire  du  mystérieux  Miroir  de  ma  tante 
Marguerite. 


FIN  DU  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE. 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE, 


ou 


LA    DAME    EN    SAC  . 


Nous  avançons  de  prodige  en  prodige. 
Jnony7nc. 

L'auteur  de  cette  narration  ne  prétend  ni  à  la  louange  ni  au 
blâme.  Il  la  livre  au  public  telle  qu'elle  lui  est  parvenue,  et  c'est 
de  mémoire  qu'il  l'a  écrite.  Il  a  évité  d'employer  un  style  trop 
recherché,  afin  de  conserver  à  son  conte  toute  la  simplicité  qu'il 
veut  lui  donner;  il  ne  peut  donc  être  condamné  qu'en  raison  de 
son  jugement  dans  le  choix  des  matières. 

Cependant  on  doit  convenir  que  les  contes  qui  tendent  au  mer- 
veilleux produisent  une  impression  plus  forte  lorsqu'ils  sont  ra- 
contés que  lorsqu'on  les  lit.  Tout  prête  à  l'intérêt  quand  on  écoute 
le  conteur  autour  du  feu;  les  détails  augmentent  l'authenticité  de 
la  légende,  les  inflexions  de  la  voix ,  le  ton  mystérieux  lorsqu'il 
arrive  aux  passages  terribles  et  extraordinaires  de  son  histoire. 

Ce  fut  avec  ces  avantages  que  l'écrivain  entendit ,  il  y  a  plus  de 
vingt  ans,  raconter  l'aventure  suivante  par  la  célèbre  miss  Se- 
ward  de  Litchfield ,  qui  ajoutait  à  ses  nombreuses  perfections 
celle  de  bien  raconter. 

Ce  même  conte  écrit  perd  beaucoup  de  l'intérêt  qui  y  était  at- 
taché par  la  voix  flexible  et  les  traits  séduisants  de  l'aimable  con- 
teuse que  nous  ne  pouvons  pas  rendre.  Cependant  en  le  lisant  à 
un  auditoire  composé  de  chiens  et  de  loups,  dans  un  appartement 
mal  éclairé  et  solitaire ,  on  pourrait  encore  le  regarder  comme 
une  bonne  histoire  de  revenant. 

1  In  the  sacque,  dil  le  texte  Le  sac  est  une  espèce  de  robe  pareille  à  une  blouse, 
atlacliée  autour  du  cou,  et  tombant  en  plis  sur  le  corps,  sans  ceinture,  a.  m. 


208  LA  CHAMBRE  TAPISSÉE. 

Miss  Seward  m'a  assuré  qu'elle  la  tenait  de  source  authentique, 
quoiqu'elle  évitât  de  me  dire  les  noms  des  principaux  person- 
nages. Je  ne  veux  rien  ajouter  de  ce  que  j'ai  pu  avoir  appris  plus 
tard  des  localités  de  ce  conte  -,  je  le  donne  tel  qu'on  me  l'a  donné, 
sans  l'augmenter  ni  le  diminuer  -,  je  le  rapporte  simplement  comme 
une  histoire  de  terreur  surnaturelle. 

Vers  la  fin  de  la  guerre  d'Amérique  ,  lorsque  les  oflîciers  de 
l'armée  du  lord  Cornwallis  qui  s'étaient  rendus  à  York-Town,  et 
d'autres  qui  avaient  été  faits  prisonniers  pendant  l'impolitique  et 
fatale  querelle ,  retournaient  dans  leur  pays  natal  pour  y  jouir  du 
repos  et  raconter  leurs  aventures ,  il  se  trouvait  parmi  eux  un  of- 
ficier général  à  qui  miss  Seward  donna  le  nom  de  Browne  ,  seu- 
lement ,  m'a-t-elle  dit ,  pour  éviter  le  désagrément  d'avoir  un 
héros  sans  nom  dans  son  histoire.  Ce  général  Browne  était  un  of- 
ficier de  grand  mérite,  de  bonne  famille,  et  très-instruit. 

Quelques  affaires  avaient  obligé  le  général  Browne  de  parcourir 
les  comtés  de  l'ouest.  Il  s'arrêta  pour  changer  de  chevaux,  et  se 
trouva  dans  les  environs  d'une  petite  ville  qui  offrait  aux  regards 
un  site  d'une  beauté  peu  ordinaire  et  d'un  genre  tout  à  fait 
anglais. 

Cette  petite  ville ,  et  son  église  antique  qui  portait  les  marques 
de  la  dévotion  des  siècles  passés ,  se  trouvaient  au  milieu  de  pâ- 
turages et  de  champs  de  blé  de  peu  d'étendue,  mais  entourés  et 
divisés  par  de  vieux  arbres  d'une  grandeur  immense.  Il  y  avait 
peu  de  marques  des  progrès  modernes  ;  rien  n'indiquait  ni  la  cer- 
titude des  ruines  ni  le  mouvement  de  la  nouveauté.  Les  maisons 
étaient  vieilles,  mais  en  bon  état,  et  la  jolie  petite  rivière  qui 
coulait  librement  près  de  la  ville  n'était  resserrée  ni  par  une 
écluse,  ni  gâtée  sur  les  bords  par  les  chevaux  qui  tirent  les  ba- 
teaux. 

Sur  une  petite  pente,  à  un  mille  à  peu  près  vers  le  sud  de  la 
môme  ville,  on  apercevait,  parmi  plusieurs  vénérables  chênes  et 
d'ép;iis  buissons,  les  tours  d'un  château  aussi  ancien  que  les 
guerres  d'York  et  de  Lancaster ,  mais  qui  paraissait  avoir  éprouvé 
quelques  importants  changements  dans  le  siècle  d'Elisabeth  et  de 
ses  successeurs.  Cette  humble  cité  n'a  jamais  été  considérable; 
mais  elle  offrait  tous  les  agréments  qu'on  pouvait  désirer.  Telles 
furent  au  moins  les  remarques  que  fit  le  général  en  observant  la 
fumée  qui  sortait  des  cheminées  du  château.  Le  mur  du  parc  le 
séparait  de  la  grande  route,  et  entre  les  chemins  tracés  dans  le 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  209 

bois  on  pouvait  voir  qu'il  était  bien  touffu.  Il  y  avait  d'autres 
points  de  vue  en  perspective.  La  façade  du  château  ,  quoique  of- 
frant  les  bizarreries  magnifiques  du  siècle  d'Elisabeth ,  tandis  que 
la  construction  simple,  mais  solide,  des  autres  parties  du  bâti- 
ment semblait  indiquer  qu'elles  avaient  été  bâties  plutôt  pour  la 
défense  que  par  luxe. 

Ravi  du  coup  d'œil  superbe  qu'il  y  avait  du  château  à  travers 
les  bois  et  les  vallons  qui  entouraient  cette  ancienne  forteresse  , 
notre  voyageur  militaire  voulait  savoir  s'il  y  avait  des  objets  de 
curiosité  propres  à  mériter  l'attention  particulière,  quelques  ta- 
bleaux ou  autres  choses  dignes  d'être  vues. 

En  quittant  les  environs  du  parc,  il  passa  par  une  rue  bien 
propre  et  bien  pavée,  et  s'arrêta  à  la  porte  d'une  auberge  de  bonne 
apparence. 

Avant  de  demander  d'autres  chevaux  de  poste  pour  continuer 
son  voyage,  le  général  BroAvne  s'informa  du  nom  du  propriétaire 
de  ce  château  qui  l'avait  tant  intéressé.  Il  ne  fut  pas  peu  satisfait 
d'apprendre  qu'il  appartenait  à  un  grand  seigneur  du  nom  de 
Woodville.  Quelle  heureuse  rencontre  1  car  tous  les  souvenirs  de 
sa  jeunesse,  de  pension  et  de  collège,  l'unissaient  au  jeune  Wood- 
ville. Il  put  se  convaincre  par  toutes  les  questions  qu'il  fit  que 
c'était  bien  la  même  personne  qui  était  le  propriétaire  de  ce  beau 
domaine  ;  son  père  étant  mort ,  il  lui  était  échu  en  qualité  d'hé- 
ritier de  sa  pairie.  L'aubergiste  apprit  au  général ,  que  le  deuil 
étant  terminé,  le  nouveau  pair  devait  venir  prendre  possession 
de  son  bien  dans  la  jolie  saison  d'automne ,  accompagné  de  quel- 
ques-uns de  ses  amis,  pour  y  jouir  du  plaisir  de  la  chasse.  Le  pays 
était  renommé  pour  son  gibier. 

Ces  nouvelles  furent  très-agréables  à  notre  voyageur.  Frank 
Woodville  avait  été  le  compagnon  de  jeux  *  de  Richard  Browne 
à  Éton  2,  et  son  ami  de  collège  de  Christ-Church.  Leurs  plaisirs  et 
leurs  études  avaient  été  les  mômes ,  et  le  cœur  de  notre  brave 
soldat  s'échauffait  à  l'idée  de  trouver  son  ami  d'enfance  en  pos- 
session d'une  si  belle  propriété.  L'aubergiste  lui  assurant  qu'il 
avait  assez  de  fortune  pour  soutenir  l'entretien  de  cette  maison  , 
il  était  bien  naturel  que  notre  voyageur  suspendît  son  voyage  , 

i  Fa<j,  dit  le  texte,  pour  désigner  celui  qui  remplit  les  devoirs  de  domestique, 
parce  que  dans  les  collèges  anglais  un  élève  sert  véritablement  de  domestiquée 
Taulre.  a.  m. 

2  Collège  près  de  Londres,  a.  h. 


210  LA  CHAMBRE  TAPISSÉE. 

qui  d'ailleurs  n'avait  rien  de  pressé,  pour  se  trouver  avec  un  vieil 
ami. 

Les  chevaux  frais  ne  servirent  donc  qu'à  conduire  la  voiture  de 
voyage  du  général  au  château  de  Woodville.  Le  portier  qui  habi- 
tait une  loge  gothique ,  bâtie  dans  le  môme  style  que  le  château, 
sonna  pour  avertir  les  autres  domestiques  de  l'arrivée  d'une  vi- 
site ;  apparemment  que  le  son  de  la  cloche  suspendit  le  départ  de 
la  société  du  château,  qui  venait  de  délibérer  sur  le  genre  de  plai- 
sir auquel  on  se  livrerait  ce  jour-là,  car  en  entrant  dans  la  cour 
du  château  plusieurs  jeunes  gens  s'amusaient,  en  costume  de 
chasse,  à  passer  en  revue  les  chiens  que  les  gardes  tenaient  en 
laisse  et  qui  devaient  les  accompagner. 

Comme  le  général  Browne  descendait  de  sa  voiture,  le  jeune 
lord  avança  vers  l'entrée  du  vestibule  et  regarda  fixement  l'é- 
tranger, que  les  fatigues  de  la  guerre  et  ses  blessures  avaient 
beaucoup  changé.  Aussitôt  que  le  général  parla,  son  incertitude 
cessa  ;  le  plaisir  d'une  telle  reconnaissance  et  d'une  entrevue  aussi 
inattendue  ne  peut  être  senti  que  par  ceux  qui  ont  comme  eux 
passé  ensemble  leurs  premières  années. 

«  Si  j'avais  pu  former  un  souhait,  mon  cher  Browne,  lui  dit 
milord  Woodville,  c'eût  été  celui  de  vous  avoir  parmi  nous  pour 
une  occasion  que  mes  amis  sont  assez  bons  pour  fêter.  Ne  croyez 
pas  que  je  vous  aie  jamais  oublié  pendant  les  longues  années  que 
vous  avez  été  absent;  je  vous  ai  suivi  de  la  pensée  à  travers  vos 
dangers,  vos  triomphes  et  vos  malheurs,  et  j'étais  toujours  heu- 
reux et  fier  de  voir  que,  lors  môme  que  nos  armées  étaient  vic- 
torieuses ou  battues,  le  nom  de  mon  ami  était  toujours  cité  ho- 
norablement. » 

Le  général  fit  une  réponse  convenable  en  pareil  cas,  et  fit  com- 
pliment à  son  ami  de  ses  nouvelles  dignités  et  du  bonheur  qu'il 
avait  de  posséder  ce  beau  domaine. 

«  Oh  I  vous  n'avez  pas  tout  vu  encore^  répliqua  lord  Woodville, 
et  j'espère  que  vous  ne  nous  quitterez  pas  avant  d'avoir  fait  avec 
lui  plus  ample  connaissance.  J'avoue  que  dans  ce  moment  j'ai 
heaucoup  de  monde  chez  moi ,  et  la  vieille  maison  semblable  à 
bien  d'autres  du  môme  genre,  ne  possède  pas  autant  de  commo- 
dités que  l'extérieur  pourrait  le  faire  croire ^  mais  nous  pouvons 
vous  donner  une  bonne  chambre  à  coucher,  quoique  bien  anti- 
que, et  je  pense  (jue  dans  vos  nombreuses  campagnes  vous  avez 
trouvé  de  plus  mauvais  gîtes.  » 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  211 

Le  général  se  mit  à  rire  et  lui  dit  :  «  Je  crois  sans  peine,  mon 
ami,  que  la  plus  mauvaise  chambre  de  votre  château  est  bien  pré- 
férable au  vieux  tonneau  dans  lequel  j'étais  forcé  de  passer  une 
nuit  lorsque  je  me  trouvai  au  bivouac  avec  mes  troupes  légères. 
Là,  j'étais  couché  comme  Diogène,  et  si  content  d'être  ainsi  à 
l'abri,  que  je  voulais  à  toute  force  le  faire  rouler  au  quartier  gé- 
néral ;  mais  mon  commandant  ne  permit  pas  un  tel  luxe ,  et ,  les 
larmes  aux  yeux,  je  fus  obligé  de  faire  mes  adieux  au  cher 
tonneau. 

—  Eh  bien  I  puisque  vous  ne  craignez  pas  d'être  mal  logé;,  vous 
resterez  avec  moi  une  semaine  au  moins  ;  vous  trouverez  ici  des 
fusils,  des  chiens,  des  lignes  pour  la  pêche  et  tout  ce  qu'il  faut 
pour  un  armement  par  terre  ou  par  mer  ;  on  vous  procurera  tous 
les  plaisirs  que  vous  voudrez  choisir.  Mais  si  vous  préférez  la 
chasse,  je  vous  accompagnerai  afin  de  juger  si  vous  avez  fait  des 
progrès  parmi  les  Indiens.  » 

Le  général  accepta  avec  joie  les  offres  de  son  ami,  et  après  une 
matinée  passée  dans  les  champs  et  dans  les  bois,  tout  le  monde  se 
trouva  réuni  pour  le  dîner. 

Lord  Woodville  prit  le  plus  grand  soin  de  faire  ressortir  toutes 
les  excellentes  qualités  de  son  ami,  afin  que  les  autres  convives, 
qui  étaient  tous  des  hommes  de  la  plus  haute  distinction,  lui  ren- 
dissent les  honneurs  qu'il  méritait.  Il  amena  adroitement  le  gé- 
néral à  parler  des  scènes  dont  il  avait  été  témoin ,  et  comme 
chaque  parole  marquait  également  le  brave  soldat  et  l'homme 
sensible  qui  conserve  le  sang-froid  dans  les  plus  grands  dangers, 
les  convives  regardèrent  le  soldat  avec  respect  et  admiration, 
comme  un  homme  qui  décelait  le  courage  que  chacun  désire 
qu'on  lui  attribue. 

La  journée  se  passa  à  Woodville  comme  il  est  ordinairement 
d'usage  dans  les  grandes  maisons.  Et  comme  le  jeune  seigneur 
était  bon  musicien,  on  fît  de  la  musique  au  dessert  ;  des  cartes  et 
le  billard  furent  laissés  à  ceux  qui  préféraient  de  tels  am.use- 
ments.  Mais  l'exercice  du  matin  ayant  fatigué  les  musiciens,  il 
était  tout  au  plus  onze  heures  lorsqu'ils  se  séparèrent  pour  aller 
se  coucher. 

Le  jeune  seigneur  conduisit  lui-même  le  général  à  la  chambre 
qui  lui  était  destinée,  et  qui  répondait  parfaitement  à  la  descrip- 
tion qu'on  lui  en  avait  faite.  Elle  était  commode,  mais  tout  à  fait 
antique  j  le  lit  était  d'une  forme  massive,  comme  ceux  dont  on  se 


212  LA  CHAMBRE  TAPISSEE, 

servait  dans  le  xvir  siècle,  et  les  rideaux  de  soie  fanée  garnis  de 
franges  en  or  terni;  mais  les  draps,  les  oreillers  et  les  couver- 
tures paraissaient  délicieux  au  soldat,  lorsqu'il  les  comparait  à 
son  tonneau.  Les  tapisseries  qui  couvraient  les  murs  de  la  chambre 
étaient  vieilles  et  usées,  et  répandaient  un  air  sombre  dans  l'ap- 
partement. La  brise  d'automne  les  agitait  légèrement.  La  table 
de  toilette  avec  sa  glace  drapée,  d'après  la  mode  du  commence- 
ment du  xvir  siècle,  d'une  soie  couleur  foncée,  et  une  centaine 
de  petites  boîtes  pour  différents  usages  dont  on  ne  se  servait  plus 
depuis  cinquante  ans,  avait  un  aspect  antique  et  môme  assez 
triste.  Deux  bougies  allumées  éclairaient  fort  agréablement  l'ap- 
partement ,  et  ce  qui  était  encore  mieux ,  un  excellent  feu  de 
bois,  qui  non-seulement  répandait  la  clarté  dans  la  chambre, 
mais  la  réchauffait  à  merveille.  En  un  mot  on  y  trouvait,  en  con- 
traste avec  ses  formes  anciennes,  toutes  les  commodités  que  le 
goût  moderne  a  rendues  nécessaires. 

«Yoici  une  antique  chambre  à  coucher ,  mon  général  ;  mais 
j'espère  que  vous  n'aurez  pas  lieu  d'y  regretter  votre  tonneau. 

—  Je  ne  suis  pas  difficile  pour  mon  logement  ;  mais  si  j'avais 
eu  le  choix ,  j'aurais  donné  la  préférence  à  cette  chambre  sur 
toutes  les  plus  modernes  de  votre  château.  Croyez-moi,  mon  ami, 
quand  je  rapproche  son  air  moderne  et  ses  commodités  avec  son 
antiquité  vénérable,  je  me  rappelle  que  cela  appartient  à  Votre 
Seigneurie,  et  je  m'y  trouverai  mieux  que  dans  le  meilleur  hôtel 
de  Londres.  #  • 

—  Je  l'espère,  et  je  ne  doute  môme  pas  que  vous  ne  vous  y 
trouviez  bien,  mon  cher  ami,  »  répondit  lord  Wood ville  ;  et  lui 
souhaitant  encore  une  fois  bonne  nuit,  il  lui  serra  la  main,  et  il 
partit. 

Le  général,  regardant  autour  de  lui,  se  félicita  de  se  trouver 
encore  dans  son  pays  heureux  et  tranquille,  après  toutes  les  fa- 
tigues qu'il  avait  éprouvées,  se  déshabilla  et  se  prépara  à  passer 
une  excellente  nuit. 

Ici,  contrairement  à  la  coutume  de  ces  sortes  d'histoires,  nous 
laisserons  le  général  dans  sa  chambre  jusqu'au  lendemain. 

La  compagnie  s'assembla  de  bon  matin  pour  le  déjeuner,  mais 
le  général  ne  parut  point.  Comme  c'était  le  convive  à  qui  lord 
Woodville  désirait  témoigner  le  plus  d'égards,  il  exprima  plus 
d'une  fois  son  étonnement  de  cette  absence,  et  envoya  un  do- 
mestique pour  l'avertir  qu'on  l'attendait. 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  2|5 

L'homme  revint,  et  apprit  à  ces  messieurs  que  le  général  était 
sorti  à  pied,  de  grand  matin,  malgré  le  mauvais  temps. 

«  L'habitude  d'un  soldat,  »  dit  le  jeune  seigneur  à  ses  amis, 
«  est  de  ne  pouvoir  dormir  après  l'heure  où  le  devoir  le  forçai** 
de  se  lever.  » 

Cependant  cette  explication  que  lord  Woodville  offrait  à  ses 
amis  ne  paraissait  pas  le  satisfaire  lui-même,  et  il  attendait  le 
retour  du  général  en  silence  et  avec  inquiétude.  Enfin  il  arriva 
une  heure  après  que  la  cloche  du  déjeuner  avait  sonné.  Il  parais- 
sait souffrant  et  fatigué.  Ses  cheveux,  qu'il  arrangeait  avec  un 
soin  et  une  propreté  qui  marquaient  l'homme  de  bon  goût , 
étaient  défrisés,  sans  poudre  et  mouillés  par  la  rosée  du  matin. 
Sa  cravate  était  dérangée,  ses  habits  avaient  été  mis  avec  négli- 
gence, ce  qui  était  surprenant  pour  un  militaire  dont  le  devoir 
est  de  soigner  sa  toilette;  ses  yeux  étaient  hagards  et  terribles 
au  dernier  degré. 

<i  II  paraît ,  mon  cher  général ,  lui  dit  lord  Woodville ,  que  vous 
nous  avez  devancés  le  matin,  ou  que  vous  n'avez  pas  trouvé  votre 
lit  aussi  bon  que  vous  sembliez  l'espérer  ?  Comment  avez-vous 
passé  la  nuit? 

Oh  !  fort  bien,  extrêmement  bien,  jamais  mieux  dans  ma  vie  !  » 
répondit  promptement  le  général ,  ayant  cependant  l'air  fort  em- 
barrassé ,  ce  qui  ne  put  échapper  à  son  ami.  Il  prit  à  la  hâte  une 
tasse  de  thé ,  et  négligeant  ou  refusant  de  prendre  autre  chose , 
il  sembla  absorbé  dans  ses  rêveries. 

<<  Tous  m'accompagnerez  à  la  chasse  aujourd'hui ,  général  ?  » 
lui  demanda  son  hôte  -,  mais  il  fut  obligé  de  lui  répéter  la  même 
question  ,  qui  lui  valut  cette  brusque  réponse  : 

«  Non ,  milord,  j'en  suis  fâché  ;  mais  je  ne  puis  avoir  l'honneur 
de  rester  plus  long-temps  chez  Votre  Seigneurie  ;  je  viens  de 
commander  des  chevaux  de  poste,  et  ils  seront  ici  dans  l'instant.  » 

Tous  les  assistants  furent  très-surpris  de  ce  changement ,  et 
lord  Woodville  répliqua  aussitôt  : 

«  Pourquoi  ce  changement ,  mon  cher  ami  ?  Ne  m'avez-vous 
pas  promis  de  rester  avec  moi  au  moins  une  semaine  ?  » 

—Oui,  »  répondit  le  général  avec  beaucoup  d'embarras;»  dans 
le  premier  mouvement  ne  songeant  qu'au  plaisir  d'être  avec  vous, 
je  croyais  pouvoir  vous  donner  quelques  jours  ;  mais  j'ai  pensé 
depuis  que  c'était  impossible. 

—  Cela  est  bien  extraordinaire  ;  hier  vous  paraissiez  tout  à  fait 

LA    CHAJIBRE   X.^PlSSÉE.  14 


214  LA  CHAMRRE  TAPISSÉE. 

libre  de  vos  actions  ;  vous  n'auriez  pas  pu  recevoir  d'ordre  pour 
partir  depuis ,  car  la  poste  n'est  pas  encore  arrivée  ,  et  par  consé- 
quent on  ne  vous  a  point  apporté  de  lettre.  » 

Le  général,  sans  entrer  dans  aucune  explication,  marmottait 
entre  ses  dents  que  des  affaires  indispensables  l'obligeaient  de 
partir ,  sans  que  son  hôte  put  l'en  empêcher  d'aucune  manière  ; 
et  en  etTet  il  s'aperçut  que  la  résolution  du  général  était  bien 
prise.  En  conséquence  il  ne  lui  fit  plus  la  moindre  instance. 

«  Au  moins,  mon  cher  Browne,  puisque  vous  êtes  décidé  à  par- 
tir, faites-moi  le  plaisir  de  venir  sur  la  terrasse  avec  moi  pour  jouir 
delà  perspective  que  le  brouillard  qui  se  lève  va  nous  laisser  voir.» 

Lord  Woodville  ouvrit  une  fenêtre,  et  passa  sur  la  terrasse  ;  le 
général  le  suivit  machinalement ,  mais  semblait  faire  peu  d'atten- 
tion à  ce  que  son  hôte  lui  disait  en  lui  montrant  les  différents  ob- 
jets qui  se  présentaient  à  leurs  regards.  Ils  se  retirèrent  ainsi  du 
reste  de  la  compagnie.  Alors,  se  tournant  vers  le  général  avec  un 
air  solennel ,  il  lui  adressa  ces  paroles  : 

«  Richard  Browne ,  mon  vieux  et  très-cher  ami ,  nous  sommes 
maintenant  seuls ,  veuillez  me  répondre  avec  la  véracité  d'un 
ami  et  l'honneur  d'un  soldat  5  franchement,  comment  avez-vous 
passé  la  nuit? 

—  D'une  manière  affreuse,  milord  :  je  ne  voudrais  pas  courir  le 
risque  d'une  seconde ,  non-seulement  pour  tout  ce  que  vous  pos- 
sédez, mais  encore  quand  on  devrait  me  rendre  maître  de  tout  ce 
pays. 

—  Ceci  est  bien  extraordinaire  !  »  dit  le  jeune  lord  comme  par  - 
lant  à  lui-même.  «  Alors  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  de  vrai 
sur  ce  qu'on  dit  de  cet  appartement  ;  »  puis,  se  tournant  vers  le 
général,  il  lui  dit  :  «  De  grâce ,  mon  cher  ami ,  soyez  franc  avec 
moi ,  et  apprenez-moi  les  désagréments  que  vous  avez  éprouvés 
sous  ce  toit  hospitalier.  » 

Le  général,  paraissant  mécontent  de  cette  question,  garda 
quelques  moments  le  silence  avant  d'y  répondre. 

«  Mon  cher  lord,  dit-il  enfin,  ce  qui  m'est  arrivé  dans  la  nuit 
est  si  étonnant,  si  pénible ,  que  j'ai  réellement  de  la  peine  à  vous 
le  confier.  Je  désire  pourtant  vous  complaire;  mais  je  crois  que 
ma  sincérité  pourrait  me  conduire  à  expliquer  des  circonstances 
fâcheuses  et  mystérieuses ,  et  que  tout  autre  que  moi ,  après  les 
communications  que  j'ai  à  faire,  passerait  infailliblement  pour  un 
liomme  faible  et  un  sot  superstitieux ,  dont  Timagination  est  ou 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  ÎIS 

trompée  ou  égarée  ;  mais  vous  m'avez  connu  enfant  et  jeune 
homme ,  et  vous  ne  me  croyez  pas  capable  d'avoir  adopté  ,  dans 
mon  âge  viril,  des  défauts  dont  mes  jeunes  ans  étaient  exempts.  » 
Ici  il  s'arrêta ,  et  son  ami  répliqua  : 

«  j\e  doutez  pas  que  je  n'ajoute  foi  à  tout  ce  que  vous  allez  me 
dire  .  général  ;  je  connais  trop  bien  la  fermeté  de  votre  caractère 
pour  penser  qu'on  ait  pu  vous  en  imposer,  et  je  suis  persuadé  que 
vous  n'exagérez  en  rien  tout  ce  que  vous  avez  véritablement  vu. 

—  Alors  je  vais  commencer  ma  singulière  histoire  aussi  bien 
que  je  le  pourrai ,  comptant  sur  votre  indulgence ,  et  j'aimerais 
cent  fois  mieux  me  trouver  devant  une  batterie  que  de  me  rap- 
peler ce  qui  mest  arrivé  hier  au  soir.  » 

Il  garda  le  silence  encore  quelque  temps  ;  mais ,  voyant  que 
lord  Wood ville  ne  lui  répondait  pas,  et  qu'il  semblait  attendre 
qu'il  continuât ,  il  commença,  non  sans  quelque  répugnance, 
l'histoire  de  son  aventure  dans  la  chambre  tapissée. 

"  Lorsque  Votre  Seigneurie  me  quitta ,  je  me  déshabillai,  et  me 
mis  au  lit.  Le  feu  brûlait  vivement  ;  les  souvenirs  de  mon  enfance 
et  de  ma  jeunesse,  rappelés  par  le  plaisir  de  vous  revoir,  m'em- 
pêchèrent de  m'endormir  de  suite.  Je  dois  cependant  ajouter  que 
ces  souvenirs  étaient  tous  très-agréables  ;  j'éprouvais  aussi  une 
vive  joie  d'avoir  vu  échangés  les  fatigues  et  les  dangers  de  ma 
profession  contre  tous  les  agréments  d'une  vie  tranquille ,  et  ces 
doux  liens  d'amitié  que  je  trouvais  après  en  avoir  été  privé  lors- 
que je  dus  marcher  à  la  voix  de  l'honneur  et  du  devoir.  Pendant 
que  mon  esprit  était  occupé  par  ces  agréables  réflexions  ,  et  que 
je  commençais  à  m'assoupir,  je  fus  tout  à  coup  réveillé  par  le 
bruit  d'une  robe  de  soie  et  le  claquement  d'une  paire  de  souliers 
à  hauts  talons ,  comme  si  des  femmes  se  promenaient  dans  la 
chambre.  Avant  que  j'eusse  pu  tirer  le  rideau  pour  voir  ce  qui  se 
passait ,  la  figure  d'une  petite  femme  passa  entre  le  ht  et  la  che- 
minée ,  qui  me  tournait  le  dos ,  mais  je  vis  bien  ,  à  son  cou  et  à 
ses  épaules ,  que  cette  femme  était  vieille  ;  son  habillement  était 
antique  ;  elle  portait  une  robe  qu'on  appelle  un  sac  ou  une  blouse, 
c'est-à-dire  une  espèce  de  robe  sans  cordon  autour  de  la  taille, 
mais  attachée  autour  du  cou  ,  formant  des  plis  qui  tombent  des 
épaules,  et  qui  descendent  jusqu'à  terre  avec  une  espèce  de 
queue. 

«  Je  trouvai  cette  visite  assez  singulière-,  mais  je  pensai  que  ce 
ne  pouvait  être  qu'une  vieille  femme  de  la  maison ,  qui  se  plaisaiÉ 


2IG  LA  CHAMBRE  TAPISSÉE. 

à  se  mettre  à  la  mode  de  sa  grand'mère  ;  que  peut-être  (  comme 
.Yotre  Seigneurie  m'avait  dit  que  vous  n'aviez  pas  trop  de  cham- 
bres libres  ) ,  ayant  été  obligée  de  quitter  la  sienne  pour  moi,  elle 
l'avait  oublié,  et  qu'elle  revenait  en  prendre  possession  ;  sur  cette 
conjecture,  je  fis  un  mouvement  dans  mon  lit,  je  toussai  môme 
pour  que  cette  femme  s'aperçut  que  quelqu'un  y  était;  alors  elle 
se  tourna  lentem.ent  vers  moi  ;  mais ,  grand  Dieu  ,  milord  !  quelle 
figure  elle  me  fit  voir  !  Il  n'y  avait  plus  à  douter  de  ce  qu'elle 
était,  et  rien  ne  laissait  croire  que  ce  fût  un  être  vivant  :  cette 
figure  portait  les  traces  d'un  cadavre  et  l'empreinte  des  plus  viles 
et  des  plus  hideuses  passions  qui  l'avaient  animée  pendant  sa  vie. 
Le  corps  de  quelque  affieux  criminel  semblait  sortir  de  son  tom- 
beau ,  et  une  âme  revenir  des  enfers  pour  former  une  union  avec 
son  complice  criminel. 

<i  Je  m'assis  sur  mon  séant ,  et  m'appuyant  sur  mes  mains  pour 
regarder  cet  horrible  spectre,  cette  sorcière  fit  un  vif  mouvement 
vers  le  lit  où  j'étais  couché ,  et  s'assit  dessus  dans  la  même  posi- 
tion que  j'avais  prise  moi-môme  ,  avançant  sa  figure  diabolique 
près  de  la  mienne  en  faisant  une  grimace  affreuse  ,  qui  semblait 
venir  de  quelque  diable  incarné.  » 

Le  général  s'arrêta,  essuya  de  son  front  les  gouttes  de  sueur  qui 
en  tombaient  en  songeant  seulement  à  cette  horrible  vision. 

«  Milord,  dit-il,  je  ne  suis  pas  poltron;  je  me  suis  trouvé  dans 
tous  les  dangers  inévitables  de  ma  profession.  Je  puis  même  me 
vanter  que  jamais  un  seul  homme  n'a  vu  Richard  Browne  désho- 
norer son  épée  ;  mais,  dans  cette  horrible  circonstance,  sous  les 
yeux  et  presque  dans  les  bras  d'un  mauvais  esprit,  tout  mon  cou- 
rage disparut  comme  la  cire  dans  le  feu  ;  je  sentis  mes  cheveux 
se  dresser  sur  ma  tête,  mon  sang  se  glaça  dans  mes  veines,  et  je 
me  suis  trouvé  mal  vraiment  de  frayeur,  comme  un  enfant  de  dix 
ans.  Je  ne  saurais  dire  combien  de  temps  je  suis  resté  dans 
cet  état. 

«  Quand  je  repris  mes  sens,  l'horloge  du  château  sonna  une 
heure  avec  un  bruit  aussi  fort  que  si  la  cloche  eut  été  dans  ma 
chambre.  J'osais  à  peine  ouvrir  les  yeux,  tellement  je  craignais 
de  revoir  ce  spectre!  cependant  j'eus  la  force  de  regarder  autour 
de  moi,  et  il  n'était  plus  visible.  Ma  première  pensée  fiit  de  son- 
ner les  domestiques  et  d'aller  chercher  le  repos  dans  un  grenier, 
plutôt  que  d'être  exposé  à  recevoir  une  seconde  visite  de  cet  être 
mystérieux  ;  j'ai  presque  honte  d'avouer  que  je  changeai  de  réso- 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  217 

lution,  non  par  l'idée  qu'on  se  moqueraitde  moi,  mais  plutôt  dans 
la  craiate  que  j'avais  de  rencontrer  l'être  infernal  dans  quelque 
coin  de  la  chambre. 

«  Je  n'essayerai  pas  de  vous  dépeindre  tout  ce  que  j'ai  souffert 
pendant  cette  longue  nuit  ;  quelques  légers  assoupissements  à 
chaque  instant  interrompus,  un  réveil  fatigant,  cet  état  incertain, 
et  de  plus,  cent  objets  terribles  semblaient  m'entourer  ;  mais  il  y 
avait  encore  une  grande  différence  entre  la  vision  que  je  vous  ai 
décrite  et  celle  qui  s'ensuivit,  et  qui  ne  fut  produite  que  par  ma 
propre  imagination  et  l'agitation  de  mes  nerfs. 

«  Le  jour  parut  enfin,  et  je  quittai  mon  lit,  malade  et  humilié  à 
j'avais  honte  de  moi-même  comme  homme  et  comme  soldat,  et 
surtout  d'éprouver  ce  grand  désir  de  m'échapper  de  ma  chambre, 
ce  qui  fut  plus  fort  que  tout  le  reste.  Ainsi,  m'habillant  à  la  hâte 
et  sans  soin,  je  sortis  du  château  avec  toute  la  vitesse  possible, 
espérant  trouver  dans  l'air  du  secours  contre  ces  attaques  de  nerfs 
provenues,  sans  aucun  doute ,  de  Taffreuse  vision  d'un  autre 
monde,  car  je  ne  puis  croire  autre  chose.  Votre  Seigneurie  con- 
naît maintenant  la  cause  de  mon  malaise  et  le  motif  qui  me  fait 
vivement  désirer  de  quitter  son  toit  hospitalier.  Nous  nous  re- 
verrons, je  l'espère,  en  d'autres  lieux.  Dieu  me  garde  de  passer 
ici  une  seconde  nuit  !  » 

Quelque  étrange  que  parût  cette  histoire  que  le  général  raconta 
avec  un  tel  air  de  vérité  qu'il  arrêta  tous  les  commentaires  qu'on 
eut  pu  faire  en  pareil  cas,  lord  AVoodville  ne  lui  demanda  pas 
même  s'il  était  convaincu  qu'il  n'avait  pas  rêvé  ce  qu'il  disait  avoir 
vu.  Il  trouva  même  impossible  qu'il  fût  trompé  par  des  idées  fan- 
tastiques ou  une  déception  d'optique;  au  contraire,  il  parut  con- 
vaincu de  la  vérité  de  tout  ce  qu'il  venait  d'entendre;  et ,  après 
avoir  gardé  le  silence  quelque  temps,  il  témoigna  les  plus  vifs 
regrets  que  son  ami  eût  éprouvé  et  souffert  chez  lui  autant  de  dé- 
sagréments. 

«  Je  suis  d'autant  plus  fâché  de  ce  que  vous  avez  souffert  cette 
nuit,  mon  cher  BroNvne,  que  c'est  un  malheureux  essai  que  j'ai 
voulu  faire.  Il  faut  que  vous  sachiez  que,  depuis  la  mort  de  mon 
grand-père  et  de  mon  père ,  la  chambre  que  je  vous  ai  donnée 
avait  été  fermée  d'après  tous  les  bruits  qui  couraient  qu'il  s'y  pas- 
sait quelque  chose  d'extraordinaire.  Je  pris  possession  de  ce 
château  il  y  a  quelques  semaines,  et  ne  trouvant  pas  assez  de 
chambres  pour  mes  amis  Je  ne  voulus  pas  permettre  aux  habitants 


218  LA  CHAMBRE  TAPISSÉE. 

de  l'autre  monde  d'occuper  celle  qui  était  la  plus  commode.  Je 
lis  donc  ouvrir  cette  chambre  tapissée,  comme  on  l'appelle,  et, 
sans  apporter  aucun  changement  à  son  air  d'antiquité,  je  Gs  pla- 
cer quelques  meubles  un  peu  plus  modernes;  mais,  comme  le  bruit 
courait  parmi  les  domestiques  et  dans  le  voisinage  qa'il  y  avai$ 
des  revenants  dans  cette  pièce,  je  craignais  que  ce  préjugé  n'em- 
pêchât qui  que  ce  tut  de  consentir  à  y  passer  la  nuit,  et  que  cela, 
en  confirmant  mieux  encore  tous  les  bruits  qui  couraient,  ne  per- 
mît pas  de  faire  habiter  cette  pièce.  Il  faut  que  je  vous  avoue, 
mon  cher  ami,  que  votre  arrivée  hier,  agréable  sous  tous  les  rap- 
ports, me  semblait  une  bonne  occasion  pour  détruire  les  bruits 
lacheux  que  l'on  avait  pu  faire  courir,  votre  courage  n'étant  pas 
douteux,  et  votre  esprit  étant  exempt  de  toute  faiblesse  sur  ce 
sujet.  Je  ne  pouvais  choisir  quelqu'un  qui  convînt  mieux  pour  l'es- 
sai que  je  désirais  faire. 

—  En  vérité,  »  répliqua  le  général  un  peu  vivement,  «  je  vous 
suis  infiniment  obligé,  milord;  il  est  probable  que  je  me  rappel- 
lerai long-temps  les  conséquences  de  l'épreuve,  puisque  Votre 
Seigneurie  veut  bien  l'appeler  ainsi,  pour  laquelle  vous  avez  at- 
tendu mon  arrivée. 

—  Vous  êtes  injuste,  mon  cher  ami-,  réfléchissez  un  instant,  et 
Yous  serez  convaincu  que  je  ne  pouvais  pas  prévoir  la  possibilité 
du  désagrément  que  vous  venez  d'éprouver.  Hier  encore  je  ne 
pouvais  croire  aux  revenants,  et  je  suis  bien  persuadé  que  si  je 
vous  avais  averti  de  tout  ce  qu'on  disait  de  cette  chambre,  vous 
l'auriez  choisie  pour  y  coucher.  C'est  un  malheur,  peut-être  une 
erreur  de  ma  part ,  mais  assurément  vous  ne  pouvez  pas  croire 
que  ce  soit  ma  faute  que  vous  ayez  été  si  étrangement  tourmenté, 

—  Etrangement  est  le  mot,  »  répondit  le  général  en  recouvrant 
sa  bonne  humeur;  «  et  j'avoue  que  je  n'ai  aucun  droit  d'être  of- 
fensé contre  Votre  Seigneurie,  en  me  croyant  un  homme  ferme 
et  courageux,  comme  je  me  plaisais  aussi  à  me  croire  tel.  IMais 
je  vois  mes  chevaux  qui  arrivent,  et  je  ne  veux  plus  vous  retenir, 
milord. 

—  Mon  cher  ami,  puisque  vous  ne  voulez  pas  rester  avec  nous 
un  jour  de  plus,  et  que  je  n'ose  plus  vous  y  engager,  donnez-moi 
au  moins  une  demi-heure.  Vous  aimez  les  tableaux,  j'en  ai  quel- 
ques-uns, dans  ma  galerie,  de  Van-Dyck,  et  des  portraits  de  mes 
ancêtres,  peut-être  aussi  de  lui  ;  je  crois  que  vous  les  Irouvcrez 
bons.  » 


LA  CHAMBRE  TAPISSÉE.  219 

Le  général  accepta  l'invitation,  quoiqu'un  peu  malgré  lui-, 
il  était  évident  qu'il  ne  devait  respirer  librement  que  hors  du 
château.  Cependant  il  ne  pouvait  refuser  son  ami,  surtout  vou- 
lant le  dédommager  de  la  mauvaise  humeur  qu'il  lui  avait  déjà 
montrée. 

Le  général  suivit  donc  lord  Woodville  à  travers  phisieurs 
chambres,  dans  une  longue  galerie  remplie  de  portraits  que  son 
hùte  lui  montra  du  doigt  en  les  désignant  par  leurs  noms  et  don- 
nant quelques  détails  sur  les  individus  qu'ils  représentaient.  Le 
général  prêta  peu  d'attention  à  ces  détails,  qui  étaient  les  mêmes 
que  ceux  qu'on  trouve  dans  toutes  les  familles  :  ici  un  cavalier 
qui  avait  perdu  son  patrimoine  en  défendant  la  cause  de  son  roi  ; 
là  une  belle  dame  qui  l'avait  fait  rétablir  dans  ses  droits,  en  don- 
nant sa  main  à  quelque  homme  puissant;  là  encore  pendait  un 
galant  chevalier  qui  avait  couru  risque  de  perdre  sa  tète  en  cor- 
respondant avec  la  famille  exilée  à  Saint-Germain  ^  ;  ici  un  autre 
qui  avait  pris  les  armes  pour  Guillaume  à  la  révolution  ;  et  enfin 
un  troisième  qui  avait  été  dans  les  deux  partis,  les  whigs  et 
les  tory s. 

Pendant  que  lord  Woodville  accablait  son  ami  de  ces  détails , 
et  qu'ils  gagnaient  le  milieu  de  la  galerie,  il  vit  le  général  tressail- 
lir avec  l'air  de  la  plus  grande  surprise  mêlée  même  d'effroi,  lors- 
que ses  yeux  furent  arrêtés  et  fixés  sur  le  portrait  d'une  vieille 
dame  dans  un  sac^  habillée,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  à 
la  mode  des  derniers  temps  du  XVIP  siècle. 

«  La  voilà!  s'écria-t-il -,  voilà  sa  forme  et  ses  traits  !  mais  ils 
n'ont  pas  à  beaucoup  près  l'expression  diabolique  de  ceux  de 
cette  vieille  sorcière  qui  m'a  visité  la  nuit  dernière. 

—  S'il  en  est  ainsi,  reprit  le  jeune  lord,  il  n'y  a  plus  de  doute 
sur  l'horrible  apparition  que  vous  avez  eue  ;  c'était  le  portrait 
d'une  de  mes  coupables  ancêtres  dont  les  crimes  sont  écrits  sur 
le  catalogue  de  l'histoire  de  ma  famille,  et  que  je  garde  dans  mon 
coffre-fort.  Le  récit  en  serait  trop  long  :  qu'il  vous  suflise  de  sa- 
voir que,  dans  cette  chambre  fatale,  l'inceste  et  un  crime  déna- 
turé furent  commis.  Je  la  rendrai  à  la  solitude  à  laquelle  le 
jugement  meilleur  de  ceux  qui  m'ont  précédé  l'avait  condamnée, 
et  personne  autre  n'y  pénétrera ,  au  moins  durant  ma  vie ,  pour 
subir  les  angoisses  qui  ont  sbattu  un  courage  aussi  éprouvé  que 
le  vôtre.  » 

1  Celle  des  Stuarts.  a.  m. 


220  LA  CHAMBRE  TAPISSÉE. 

Les  deux  amis,  qui  s'étaient  rencontrés  avec  tant  de  plaisir, 
se  séparèrent  dans  bien  d'autres  dispositions.  Lord  Woodville  fit 
démeubler  la  chambre  tapissée  et  condamner  la  porte,  et  le  géné- 
ral alla  chercher  un  pays  moins  beau,  des  amis  moins  distingués, 
pour  effacer  de  sa  mémoire  la  douloureuse  nuit  qu'il  avait  passée 
au  château  de  Woodville, 


FIN  DE  LA  CHAMBRE  TAPISSEE. 


LA 


FANTASMAGORIE 


AU  DIRECTEUR  ANONYME 
du  journal  littéraire  de  blackwood  '. 

Monsieur  , 

Il  y  a  peu  de  choses  qui  se  ressentent  autant  du  changement  de 
mœurs  et  de  circonstances  que  la  nature  et  les  effets  des  preuves: 
Nous  sommes  quelquefois  disposés  à  nier  positivement  des  faits 
que  nos  pères  étaient  portés  à  croire  sur  le  simple  témoignage 
d'un  oui-dire ,  lors  même  que  ces  faits  sont  appuyés  par  tout  ce 
qui  est  regardé  comme  preuve  ,  par  l'aveu  de  l'auteur  du  délit , 
par  les  dépositions  de  ses  victimes,  par  le  témoignage  oculaire  et 
le  serment  de  témoins  impartiaux,  ou  par  tout  ce  qui  peut,  dans 
un  cas  ordinaire ,  faire  foi  (  pour  me  servir  d'une  expression  de 
jurisconsulte)  entre  l'homme  et  l'homme.  Dans  le  siècle  où  nous 
vivons ,  on  couvrirait  de  huées  comme  un  imbécile  celui  qui 
croirait  une  vieille  femme  coupable  de  sorcellerie,  sur  des  té- 
moignages dont  la  dixième  partie  suflirait  pour  qu'un  jury  de 
Middlesex  condamnât  un  homme  pour  félonie,  et  nos  ancêtres  au- 
raient regardé  comme  un  sadducéen  ou  un  infidèle  celui  qui ,  sur  la 
vingtième  partie  des  témoignages  ainsi  rejetés,  n'aurait  pas  con- 
damné les  accusés  aux  fagots  et  au  bûcher.  Afin  d'arranger  ceux 
qui  aiment  les  termes  moyens  en  fait  de  jugement ,  ou  qui  sont 
disposés  à  décider  avec  le  singede  Gilles  Passamont  que  les  aventu- 
res du  souterrain  de  Montésino  sont  moitié  vraies  moitié  fausses,  le 
docteur  Ferriar  de  Manchester  a  inventé  un  nouveau  moyen  de 

4  Blackwood  est  un  riche  libraire  éditeur  à  Edimbourg,  où  il  publie  une  revue 
mensuelle  ayant  pour  titre  :  Blackwood' s  Ma</azine,  ou  lUayasin  de  Blackwood; 
c"est  un  recueil  rédigé  dans  une  opinion  entièrement  aristocratique,  et  Walter  Scott 
en  était  un  des  piincipaux  collaborateurs,  a.  si. 


222  LA  FANTASMAGORIE. 

juger  les  faits  qui  passent  pour  être  évidents  dans  ces  sortes  d'af- 
faires surnaturelles ,  moyen  par  lequel,  sans  attaquer  la  véracité 
du  narrateur  ou  môme  récuser  le  témoignage  des  yeux  à  l'évi- 
dence desquels  il  en  appelle,  vous  pouvez  attribuer  les  préten- 
dus prodiges  qui  l'ont  frappé  aux  effets  de  préventions  fortement 
enracinées  et  agissant  sur  des  organes  faibles  ou  malades.  Je  n'ai 
malheureusement  pas  les  moyens ,  monsieur  ,  de  me  mettre  à  la 
tête  d'aucune  secte  de  croyants  ou  d'incrédules  sur  ces  points 
mystérieux  ;  car  il  est  évident  que  des  récits  d'un  genre  si  mer- 
veilleux doivent  être  vrais  ou  faux ,  ou  plutôt  en  partie  vrais  ,  et 
en  partie  fabuleux  ;  et  chacune  de  ces  classes  a  déjà  son  chef  et 
son  patron.  Comme  vous  êtes  cependant  vous-même ,  monsieur , 
un  être  mystérieux ,  et ,  selon  quelques  personnes  ,  appartenant 
au  néant ,  vous  ne  pouvez  manquer  de  trouver  de  l'intérêt  dans 
des  exemples  où  il  s'agit  de  choses  mystiques  ,  et  dans  ces  faits 
qui,  étant  difficiles  à  croire,  sont  souvent  rejetés  comme  incroya- 
bles. Etant  vous-même  un  personnage  très-peu  communicatif, 
vous  n'avez  peut-être  pas  le  droit  d'attendre  de  la  part  de  vos  cor- 
respondants de  très-grandes  confidences.  Je  suis  cependant  dis- 
posé à  vous  donner  les  détails  suivants  ,  qui  serviront  de  préface 
à  ma  correspondance  présente  et  future. 

Mon  père ,  sir  Michaelmas  l'Ombre  ,  habitait  une  vallée  que  le 
soleil  n'éclairait  guère  plus  de  dix  fois  par  an  ,  quoique  nous 
n'eussions  aucune  raison  pour  nous  plaindre  du  manque  de  pluie. 
Il  avait  coutume  de  dire  qu'il  était  descendu  du  célèbre  Simon 
l'Ombre,  que  le  fameux  sir  John  Falstaff  désirait  avoir  dans  son 
régiment,  parce  qu'il  espérait  avoir  en  lui  un  soldat  toujours  frais, 
et  qu'il  serait  agréable  de  se  reposer  auprès  de  lui  après  une  fati- 
gante journée  de  marche.  Mon  père  abrégea  ses  jours  en  s'expo- 
sant  à  l'ardeur  du  soleil  de  midi ,  heure  fatale  à  notre  famille. 
Son  intention  était  de  rendre  hommage  à  une  éclipse  qu'un  co- 
quin d'almanach  avait  annoncée  comme  étant  sur  le  point  de  vi- 
siter notre  globe.  J'héritai^  monsieur,  de  ses  habitudes  solitaires  et 
de  son  goût  pour  l'incertain,  le  vague  et  le  mystérieux.  Averti  par 
la  fin  prématurée  de  mon  pauvre  père ,  je  ne  me  hasardai  jamais 
à  sortir  en  plein  jour  ;  mais,  s'il  vous  arrivait,  monsieur,  de  quit- 
te r  votre  maison  au  soleil  levant  ou  au  soleil  couchant,  comme 
votre  prototype  le  prophète  anonyme  de  Moore,  vous  pourriez 
rencontrer  ou  distinguer  votre  correspondant  à  son  grand  corps 
maigre  et  efflanqué  ,  à  ses  jambes  longues  comme  des  écliasses, 


LA  FANTASMAGORIE.  2SB 

et  à  la  disproportion  de  ses  pieds;  car  je  dois  vous  avertir,  dans 
le  cas  d'une  surprise  désagréable  ,  que  mon  extérieur  est  tout  à 
fait  l'opposé  de  celui  de  3Iichaelmas  et  des  anciens  sorciers  dont 
il  est  dit  que  le  diable  avait  volé  l'ombre ,  au  lieu  qu'il  paraîtrait 
plutôt,  quant  à  ce  qui  me  regarde,  qu'il  m'aurait  volé  la  substance 
et  ne  m'aurait  laissé  que  l'ombre  sur  cette  terre.  Mon  éducation 
et  mes  lectures  ont  été  aussi  extraordinaires  que  ma  personne,  et, 
d'après  un  goût  de  famille  pour  ces  histoires ,  qui ,  comme  l'ex- 
trémité du  pont  dans  la  vision  de  Mirza,  sont  cachées  par  des  om- 
bres ,  des  nuages  et  des  ténèbres ,  elles  se  sont  toutes  dirigées 
vers  les  sciences  secrètes  et  vers  les  points  mystiques  de  l'étude. 
Ma  bibliothèque  est  remplie  d'auteurs  qui  parlent  de  la  baguette 
divinatoire  ,  du  miroir  magique  ;  d'onguent  miraculeux  pour  les 
blessures  ,  de  charmes ,  de  sceaux ,  de  cristaux ,  de  pentacles , 
de  talismans  et  de  sortilèges.  Mon  domaine  héréditaire  ,  appelé 
château  Shadowy  ,  a  une  tour  de  laquelle  je  puis  observer  les  as- 
tres, étant  un  peu  amateur  en  astrologie,  comme  le  vaillant  Guy 
Mannering  ;  il  possède  aussi  un  souterrain  habité  par  l'esprit  in- 
quiet d'un  tonnelier  qui  y  fut  autrefois  renfermé  jusqu'à  sa  mort 
par  un  de  mes  ancêtres  ,  pour  n'avoir  mis  que  deux  faibles  cer- 
ceaux à  un  baril  de  bière  de  mars ,  ce  qui  fut  cause  que  toute 
cette  liqueur  généreuse  fut  perdue.  Ce  revenant  fera  un  bruit 
qui  imitera  les  coups  de  marteau  ou  de  baguette  sur  le  tambour  ; 
il  agitera  ses  chaînes  et  poussera  des  gémissements  tout  aussi 
bien  qu'un  autre,  depuis  le  château  de  l'Ermitage  jusqu'à  celui 
de  Gernigo ,  et  cela  pour  un  pari  de  cent  livres  sterling ,  que  les 
choses  arrivent  ou  non. 

Indépendamment  de  tout  ceci ,  je  prétends  connaître  tous  les 
esprits  qui  habitent  la  terre ,  qui  nagent  dans  les  eaux ,  ou  qui 
volent  dans  l'air;  les  esprits- follets ,  les  cauchemars,  les  vieilles 
sorcières ,  les  vampires ,  les  loups-garoux ,  les  hommes  noirs  et 
les  femmes  vertes,  et  les  lutins  familiers,  Oberon  et  tous  ses  dan- 
seurs du  clair  de  la  lune.  Le  Juif  errant,  le  grand-prêtre  de  Rose- 
Croix  ,  le  génie  de  Socrate ,  le  démon  de  3Ioscou  ,  le  tambour  de 
Ledrourth  ,  me  sont  tous  connus ,  ainsi  que  leur  caractère  réel , 
leur  essence  et  leur  véritable  histoire.  Outre  ces  points  qui  trai- 
tent de  sciences  secrètes,  je  faisais  aussi  ma  société  des  vieilles 
filles  et  des  veuves  qui  me  pardonnent  d'avoir  de  grands  pieds,  des 
jambes  en  fuseaux  et  ma  ressemblance  frappante  avec  un  sque- 
lette suspendu  par  des  chaînes ,  en  considération  de  mes  talents 


224  LA  FANTASMAGORIE. 

pour  la  conversation  ,  qui  consistent  à  garder  un  silence  absolu; 
C'est  de  cette  manière  que,  dès  mon  enfance,  mon  esprit  s'est 
rempli  de  choses  profondes  et  louables,  dont  la  lecture  ou  la  nar- 
ration doit  être  faite  quand  l'aiguille  de  l'horloge  marque  minuit 
et  que  les  chandelles  ont  la  mèche  longue.  Le  temps  appro- 
che bientôt ,  monsieur  ,  où ,  selon  le  cours  de  la  nature ,  je 
dois  m'attendre  à  passer  dans  cet  état  immense  et  obscur  qui  , 
n'ayant  pas  de  lumière,  ne  peut  par  conséquent  avoir  d'ombre. 
Je  ne  veux  pas  que  tant  de  connaissances  utiles  et  intéressantes 
m'accompagnent  dans  ma  sombre  demeure.  C'est  à  votre  carac- 
tère mystérieux  et  anonyme  que  vous  devez,  monsieur ,  comme 
je  l'ai  déjà  fait  entendre ,  la  préférence  que  je  donne  à  votre  re- 
cueil pour  rapporter  ces  merveilles.  Il  ne  faut  pas  craindre  que  je 
vous  accable  de  trop  de  prodiges  à  la  fois ,  car  je  sais  par  expé- 
rience quelle  indigestion  peut  en  résulter  après  s'être,  comme 
Macbeth  ,  rassasié  d'horreur.  De  plus ,  vous  pouvez  donner  toute 
votre  confiance  aux  éclaircissements  que  je  puis  donner  concer- 
nant mes  autorités  ,  me  flattant  de  vous  faire  agréer  cette  offre , 
et  que  dans  un  moment  où  vous  remuez  ciel  et  terre  pour  ins- 
truire et  amuser  vos  lecteurs,  vous  ne  mépriserez  pas  non  plus 
les  secours  des  régions  inférieures.  Je  vous  envoie  le  premier  ar- 
ticle de  mon  traité ,  que  j'intitulerai ,  avec  votre  permission , 

LA  FANTASMAGORIE. 

Venez  comme  des  ombres,  et  partez  de  même. 

L'incident  que  je  me  dispose  à  raconter  est  parvenu  aux  oreil- 
les de  votre  très-humble  correspondant  par  la  voix  la  plus  propre 
à  de  semblables  renseignements.  Je  veux  parler  de  celle  d'une 
vieille  femme.  Je  dois  cependant  ajouter  que,  quoique  cette  dame 
portât  véritablement  une  robe  noire,  les  paniers  et  les  manchettes 
à  triple  étage ,  costume  qui  convenait  le  plus  à  son  état  assuré- 
ment, elle  surpassait  de  beaucoup  en  bon  sens,  en  esprit,  ea 
fermeté  et  en  intelligence,  plusieurs  individus  de  la  môme  classe 
qui  m'ont  été  montrés,  soit  qu'ils  portassent  la  robe  de  pourpre 
ou  l'uniforme  militaire,  soit  qu'ils  eussent  un  chapeau  retroussé 
ou  une  perruque  à  trois  marteaux.  Je  n'ai  pas  le  plus  petit  doute 
qu'elle  ne  m'ait  rapporté  ce  conte  dans  les  propres  termes  de  la 
personne  de  qui  elle  le  tenait,  et  qui  y  joue  le  premier  rôle.  Elle 
ne  prétendait  pas  par  là  forcer  personne  d'y  ajouter  foi  dans 


LA  FANTASMAGORIE.  22S 

toute  son  étendue,  comme  à  une  vision  surnaturelle,  mais  elle 
paraissait  fortement  convaincue  que  la  dame  à  laquelle  l'événe- 
ment arriva  n'était  pas  une  femme  à  se  laisser  facilement  tromper 
par  son  imagination,  quelque  exaltée  qu'elle  fût,  et  que  la 
trempe  de  son  caractère ,  ainsi  que  le  cours  de  sa  vie ,  la  mettait 
à  l'abri  du  plus  léger  soupçon  d'avoir  jamais  essayé  d'en  imposer 
aux  autres.  Sans  chercher  plus  de  détours,  et  sans  faire  aucun 
effort  pour  orner  ou  embellir,  je  continue  ma  narration,  avertis- 
sant seulement  que,  quoique  je  supprime  le  nom  de  la  dame  par 
respect  pour  des  parents  qui  lui  survivent  encore,  je  n'en  sais 
pas  moins  positivement  qu'une  dame,  dont  le  mari  possédait 
une  assez  belle  propriété  sur  les  conGns  du  comté  d'Argyle, 
resta  veuve  vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  chargée  de  la  direc- 
tion d'un  bien  grevé  d'hypothèques  et  de  l'éducation  d'un  fils 
unique.  Le  jeune  homme  approchait  de  cette  époque  de  la 
vie  où  il  était  nécessaire  qu'il  fût  envoyé  dans  le  monde  pour 
embrasser  une  profession  active.  Son  goût  naturel,  ainsi  que 
celui  de  la  plupart  des  jeunes  gens  de  son  âge ,  le  portait  à 
embrasser  le  parti  des  armes-,  disposition  que  sa  mère  voyait 
avec  inquiétude.  Sa  tendresse  maternelle  lui  exagérait  les 
dangers  attachés  à  cette  profession ,  et  le  sentiment  pénible  de 
l'isolement  et  de  l'abandon  dans  lequel  elle  devait  nécessaire- 
ment se  trouver.  Il  se  présenta  cependant  une  circonstance 
qui  la  força  de  consentir  avec  moins  de  répugnance  que  dans 
toute  autre  à  ce  que  son  fils  prît  cette  résolution.  Un  gen- 
tilhomme highlandais,  nommé  Campbell  (nous  nous  abste- 
nons de  le  désigner  autrement;,  et  très-proche  parent  de 
mistress...,  fut  à  cette  époque  nommé  au  commandement  d'une 
des  compagnies  indépendantes  qui  avaient  été  levées  pour 
protéger  la  paix  des  Highlandais,  et  pour  réprimer  la  maraude  et 
les  déprédations  auxquelles  les  livrait  de  temps  en  temps  la 
jeunesse  des  clans  les  moins  civilisés.  Ces  compagnies  étaient 
appelées  Sedier-d'Em ,  (les  soldats  noirs,,  pour  les  distinguer  des 
Sedier-Proy,  ou  soldats  rouges  de  l'armée  royaliste,  et  qui 
furent  incorporés  dans  le  régiment  de  ligne  'le  A-l"  bien  connu}. 
Le  corps  conserva  long-temps  et  conserve  encore,  à  l'époque  de 
mon  histoire,  le  nom  de  gardes  noires.  Les  compagnies  indé- 
pendantes conservèrent  leur  première  occupation  et  étaient 
généralement  considérées  comme  n'étant  obligées  à  servir  que 
dans  leur  pays  natal.  Chaque  corps  était  à  peu  près  composé  de 


226  LA  FANTASMAGORIE. 

300  hommes ,  revêtus  du  costume  et  des  armes  des  Highlandais, 
et  commandés  par  des  hommes  capables  d'inspirer  une  parfaite 
confiance  au  gouvernement  de  Brunswick.  Ils  ne  s'étaient  crus 
engagés  qu'à  sortir  dans  les  hautes  terres,  et  étaient  plutôt  con- 
sidérés comme  volontaires  que  comme  soldats. 

Ce  genre  de  service  si  facile,  qui  semblait  ne  pas  devoir  ex- 
poser son  fils  à  de  bien  grands  dangers  et  se  borner  aux  frontières 
du  pays,  était  bien  fait  pour  détruire  une  partie  des  objections 
qu'une  mère  aussi  tendre  ne  pouvait  manquer  de  faire  à  son  fils 
pour  le  détourner  de  la  carrière  militaire.  Elle  avait  aussi  la  plus 
grande  confiance  dans  l'obligeance  et  l'attachement  de  son  parent 
le  capitaine  Campbell, qui,  tout  en  offrant  de  recevoir  le  jeune  hom- 
me comme  cadet  dans  sa  compagnie  indépendante,  lui  donnait  en 
outre  l'assurance  solennelle  de  s'en  occuper  comme  de  son  pro- 
pre fils,  et  d'empêcher  qu'il  ne  fût  exposé  à  d'inutiles  hasards 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  atteint  l'âge  et  l'expérience  nécessaires  pour 
se  conduire.  IMistress. , .  s'étant  réconciliée  avec  l'idée  de  se  séparer 
de  son  fils  d'après  les  assurances  amicales  de  son  futur  comman- 
dant, il  fut  arrêté  que  le  jeune  homme  joindrait  son  corps  à  une 
époque  déterminée;  et  pendant  ce  temps-là,  mistress...,  qui 
demeurait  alors  à  Edimbourg,  fit  les  préparatifs  nécessaires  pour 
son  équipement.  Ils  étaient  déjà  presque  achevés  lorsque  mis- 
tress... reçut  une  triste  nouvelle  qui  la  fit  hésiter  de  nouveau, 
et  qui,  en  la  pénétrant  du  chagrin  le  plus  vif  pour  son  parent,  ré- 
veillait en  elle ,  de  la  manière  la  plus  cruelle  ,  toutes  les  craintes 
et  les  incertitudes  que  ses  promesses  avaient  assoupies.  Un  corps 
de  katern  ou  maraudeurs,  appartenant ,  si  je  ne  me  trompe  ,  au 
pays  de  Lochiel ,  avait  fait  une  descente  dans  un  district  voisin 
d'Argyleshire ,  et  enlevé  un  creagh  ou  un  butin  considérable  en 
bétail.  Le  capitaine  Campbell  s'était  mis  à  la  poursuite  des  marau- 
deurs, accompagné  de  tous  ceux  de  sa  compagnie  indépendante 
qu'il  put  assembler  dans  un  moment  d'alarme,  et  les  avait  rejoints 
après  une  marche  fatigante.  Il  s'en  était  suivi  une  escarmouche 
dont  le  résultat  avait  été  de  recouvrer  le  bétail,  mais  dans  laquelle 
le  capitaine  avait  été  grièvement  blessé.  La  blessure,  dans  le 
principe,  n'avait  pas  paru  mortelle,  mais  le  devint  bientôt  faute 
d'abri  et  du  secours  du  chirurgien-,  et  le  même  courrier  qui  avait 
apporté  à  Edimbourg  la  nouvelle  de  l'escarmouche  avait  aussi 
donné  à  mistress  celle  de  la  mort  de  son  parent.  Au  chagrin  de 
l'avoir  perdu  se  mêlait  encore  la  pénible  pcnsàe  de  voir  son  fils 


LA  FANTASMAGORIE.  227 

privé  de  l'appui,  de  la  protection  et  des  conseils  d'une  personne 
aux  soins  de  laquelle  elle  avait  résolu  de  le  confier  comme  à  ceux 
d'un  père,  s'il  persistait  à  suivre  la  carrière  qui  lui  avait  été  tracée; 
et  cet  événement ,  qui  la  jetait  dans  le  chagrinet  l'embarras , 
servait  à  lui  prouver  en  outré  que  le  service  des  compagnies  in- 
dépendantes, quelque  illimité  qu'il  fût  dans  son  étendue ,  n'em- 
pêchait pas  que  ceux  qui  s'y  étaient  engagés  ne  fussent  exposés 
alors  à  de  grands  dangers.  Elle  employa  plus  d'un  argument  pour 
retirer  son  consentement  ou  changer  un  plan  qui  avait  déjà  été 
poussé  si  loin.  Il  lui  semblait  d'une  part  que  c'était  sacrifier  la 
vie  de  son  fils  que  lui  permettre  de  joindre  son  corps,  et  de  l'autre 
que  son  honneur  et  son  courage  pourraient  être  mis  en  doute, 
si  elle  le  forçait  de  renoncer  à  cette  profession.  Veuve,  sans  con- 
seil, et  mère  d'un  fils  unique  dont  le  sort  dépendait  entièrement 
du  sage  parti  qu'elle  prendrait,  ces  pensées  excitèrent  chez  elle 
des  émotions  tumultueuses  qui  jetèrent  son  esprit  dans  les  plus 
cruelles  angoisses,  et  qui  paraîtront  peut-être  suffisantes  au  lec- 
teur pour  expliquer  d'une  manière  satisfaisante  la  vision  extra- 
ordinaire que  je  vais  rapporter. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  à  mes  amis  d'Edimbourg  que, 
dans  l'ancien  temps,  leurs  pères  habitaient,  comme  c'est  encore 
l'usage  à  Paris,  des  appartements  de  plain-pied  auxquels  on  avait 
accès  par  un  escalier  commun.  L'appartement  occupé  parla  dame 
était  au-dessus  de  celui  d'une  famille  avec  laquelle  elle  était  inti- 
mement liée ,  et  chez  qui  elle  avait  l'habitude  de  prendre  le  thé 
tous  les  soirs.  Il  commençait  à  faire  nuit,  et  elle  réfléchissait  que 
l'agitation  de  son  esprit  lui  avait  fait  oublier  l'heure  à  laquelle  elle 
aurait  dû  rejoindre  ses  amis ,  quand,  en  ouvrant  la  porte  de  son 
petit  parloir  pour  quitter  son  appartement,  elle  aperçut  dans  le 
passage,  précisément  en  face  d'elle ,  quelqu'un  qui  ressemblait 
exactement  au  capitaine  Campbell ,  revêtu  de  son  costume  irlan- 
dais, avec  la  ceinture  écossaise,  le  poignard  ,  les  pistolets  ,  la  gi- 
berne et  le  sabre  ,  tout  équipé  enfin.  Effrayée  de  cette  vision,  elle 
tressaillit  en  se  reculant ,  ferma  la  porte  de  sa  chambre ,  gagna 
une  chaise  en  chancelant,  et  essaya  de  se  convaincre  que  l'appa- 
rition qu'elle  avait  vue  n'était  que  l'effet  d'une  imagination  exal- 
tée ;  elle  y  réussit,  car  elle  était  femme  d'un  esprit  fort.  Elle 
ne  pouvait  cependant  se  décider  à  ouvrir  encore  une  fois  la  porte 
qui  semblait  la  séparer  de  son  parent,  jusqu'à  ce  qu'elle  entendît 
frapper  au-dessus  d'elle,  ce  qui  était  le  signal  ordinaire  de  ses  amis 


228  LA  FANTASMAGORIE. 

pour  l'avertir  de  venir  prendre  le  thé.  Elle  s'arma  de  courage  , 
marcha  fermement  à  la  porte  de  l'appartement,  l'ouvrit  entière- 
ment ,  et  vit  encore  une  fois  le  spectre  sous  l'uniforme  de  l'olli- 
cier  défunt  des  gardes  noires.  Il  semblait  se  tenir  à  une  toise  de 
distance  d'elle,  et  étendait  sa  main  ,  non  d'une  manière  mena- 
çante, mais  comme  pour  l'empêcher  de  passer  devant  lui.  C'était 
trop  pour  son  courage  ;  elle  s'évanouit,  et  le  bruit  de  sa  chute  fit 
craindre  à  ses  amis  qu'il  ne  lui  fût  arrivé  quelque  accident  en  se 
hâtant  de  monter  pour  se  rendre  à  l'appartement  de  mistress.  Ils 
ne  virent  rien  d'extraordinaire  dans  le  corridor  ;  mais  en  entrant 
dans  le  parloir,  ils  trouvèrent  la  dame  dans  de  violentes  convul- 
sions. On  la  fit  revenir  à  elle  avec  peine  ;  mais  elle  cacha  la  cause 
extraordinaire  de  cet  accident.  Ses  amis  l'attribuaient  naturelle- 
ment à  la  nouvelle  désagréable  qu'elle  avait  reçue  depuis  peu 
d'Argyleshire ,  et  restèrent  avec  elle  très-avant  dans  la  nuit,  s'ef- 
forçant  de  la  distraire  et  de  soulager  son  esprit.  L'heure  de  se  re- 
tirer arriva  cependant,  et  il  y  avait  pour  madame...  une  nécessité 
qu'elle  considérait  comme  très-alarmante  :  c'était  celle  d'aller 
seule  dans  son  appartement.  Elle  avait  à  peine  déposé  sur  une 
table  la  lumière  qu'elle  tenait  à  la  main^  et  se  préparait  à  rassurer 
son  esprit  en  invoquant  la  protection  de  la  Divinité  contre  les 
dangers  de  la  nuit,  quand,  en  tournant  la  tête,  elle  aperçut  dans 
l'appartement  la  môme  vision  qui  lui  avait  apparu  dans  le  corri- 
dor. En  cette  extrémité,  elle  rassembla  tout  son  courage,  et,  ap- 
pelant le  spectre  par  son  nom  et  surnom  ,  le  conjura ,  pour  l'a- 
mour du  ciel,  de  lui  dire  pourquoi  il  la  poursuivait  ainsi.  L'appa- 
rition répondit  sur-le-champ  d'un  air  et  d'un  ton  qui  ne  différait 
en  rien  de  celui  qu'il  avait  de  son  vivant  :  «  Ma  cousine,  pour- 
quoi n'avez-vous  pas  parlé  plutôt  ?  je  ne  vous  rendais  visite  que 
pour  vous  être  agréable;  votre  chagrin  trouble  le  repos  de  ma 
tombe  -,  et  c'est  avec  la  permission  du  père  de  l'orphelin  et  du 
mari  de  la  veuve  que  je  viens  vous  dire  de  ne  pas  vous  laisser  dé- 
courager par  mon  sort,  mais  de  poursuivre  le  plan  que  mes  avis 
vous  avaient  dicté.  Votre  fils  trouvera  un  protecteur  plus  capable 
et  aussi  dévoué  que  je  l'aurais  été  moi-môme  ;  il  obtiendra  un 
avancement  rapide  dans  la  carrière  militaire,  et  vivra  pour  vous 
fermer  les  yeux.  »  En  prononçant  ces  paroles,  l'ombre  du  capi- 
taine Campbell  disparut  tout  à  coup.  Mistress.. soutint  avec  con- 
viction qu'elle  était  parfaitement  éveillée  quand  le  spectre  se 
présenta  à  elle,  et  que  ses  oreilles  ne  l'avaient  pas  plus  trompée 


LA  FANTASMAGORIE.  229 

que  ses  yeux  quand  il  lui  avait  adressé  la  parole.  Elle  répondit  à 
la  dame  qui  m'a  raconté  cette  histoire  et  qui  lui  adressa  encore 
d'autres  questions,  que  Tensemble  de  son  extérieur  ne  différait 
aucunement  de  celui  qu'il  avait  dans  la  force  de  l'âge  et  de  la 
santé  -,  mais  que  dans  cette  dernière  occasion  ,  pendant  que  ses 
yeux  considéraientle  spectre  avec  effroi  et  anxiété,  mais  cependant 
avec  une  curiosité  qui  prouvait  qu'elle  était  en  quelque  sorte  fa- 
miliarisée avec  sa  présence  ,  elle  remarqua  une  ou  deux  taches 
de  sang  sur  sa  poitrine ,  sur  ses  manchettes  et  sur  ses  mains,  et 
qu'il  s'efforçait  de  cacher  quand  il  s'apercevait  qu'elle  le  regar- 
dait. Il  changea  plus  d'une  fois  d'attitude  ,  mais  légèrement  et 
sans  quitter  sa  première  position.  Le  sort  du  jeune  homme  par  la 
suite  sembla  justifier  cette  prophétie.  Il  entra  au  service,  parvint 
à  un  grade  très-élevé ,  et  mourut  en  paix  et  honoré  long-temps 
après  avoir  fermé  les  yeux  de  la  vieille  bonne  dame  qui  avait 
choisi  ou  qui  du  moins  disait  avoir  fixé  l'état  qui  lui  était  destiné 
dans  le  monde  d'après  cette  merveilleuse  suggestion. 

Il  eût  été  facile  à  un  habile  narrateur  de  donner  plus  d'effet  à 
ce  conte  en  se  permettant  d'y  faire  quelques  légers  changements, 
ou  d'exagérer  un  peu  les  circonstances  ;  mais  l'auteur,  dans  la 
relation  de  ce  fait,  comme  dans  tous  ceux  qu'il  pourra  fournir 
par  la  suite,  a  résolu  de  s'en  tenir  strictement  à  ses  autorités. 

J'ai  l'honneur  d'être  votre  très-humble  serviteur. 

SiMO>  Shadow    ^ 

1  Shadow  signiBe  omirc  ou  fantôme,  a.  m. 


FL\   DE   LA   FA-NTASaiAGORIE. 


LA    FAMASMAGORIE.  l5 


EXTRAIT 


DE 


L'EYRBIGGIA-SAGA , 


C  EST- A-DIRE, 

DES    PREMIÈRES    AISNALES    DE    CE    DISTRICT    DE 

L'ISLANDE.  QUI  EST  SITUÉ 

AUTOUR  DU  PROÎVIONTOIRE  APPELÉ  SNOEFELLS. 


Nota.  Cet  arlicle  a  paru  dans  un  ouvrage  inlilulé  :  Illustrations  des  Antiquilés  du 
i\'o/(/j  publié  sous  la  surveillance  de  deux  antiquaires  distingués,  Robert  Jamieson 
d'Edimbourg,  ccuyer,  et  feu  Henri  Weber.  Les  détails  extrêmement  curieux  con- 
tenus dans  ce  volume  (et  l'on  supp  sera  facilement  que  Tauteur  ne  veut  pas  parler 
de  la  faible  part  qu'il  y  eut)  méritaient  un  meilleur  accueil  du  public,  qui  ne 
donna  aucun  encouragement  à  la  continuation  de  cet  ouvrage. 

Parmi  les  diverses  annales  de  l'Iiistoire  d'Islande ,  il  n'y  en  a 
pas  de  plus  intéressante  que  l'Eyrbiggia-Saga,  composée  (suivant 
les  conjectures  du  savant  Torkelin)  avant  1264,  et  lorsque  l'Is- 
lande était  encore  soumise  à  la  domination  de  la  INorwége.  Le 
nom  de  l'auteur  est  inconnu  \  mais  la  simplicité  de  ses  Annales 
semble  une  garantie  suITisante  de  leur  fidélité.  Elles  contiennent 
l'histoire  d'un  territoire  particulier  de  l'Islande,  situé  autour  du 
promontoire  appelé  Snoefells ,  à  compter  du  premier  établisse- 
ment qu'y  formèrent  des  émigrés  de  la  IN'orwége,  et  les  détails 
historiques  d'une  grande  étendue  des  haines  qui  divisèrent  les 
familles  par  qui  le  pays  était  occupé ,  les  progrès  que  firent  les 
habitants  vers  un  état  plus  régulier  de  société,  leurs  coutumes, 
leurs  superstitions,  leurs  lois  et  leurs  habitudes  domestiques.  Si 
les  événements  qui  sont  consignés  dans  ces  annales  provinciales 
ne  sont  pas  en  eux-mêmes  d'une  grande  importance,  le  lecteur 
peut  en  revanche  puiser  dans  les  détails  minutieux  qui  en  sont 
donnés,  une  connaissance  des  mœurs  des  nations  du  Nord,  qui 
ne  s'acquiert  pas  ordinairement  par  la  lecture  d'une  histoire  plus 


2ô2  EXTRAIT  DE  L  EYRBIGGIA-SaGA. 

générale.  On  peut  donc  présumer  qu'un  extrait  des  morceaux  les 
plus  intéressants  del'Eyrbiggia-Saga  sera  agréable  aux  amateurs 
des  antiquités  du  Nord.  Le  savant  Torkelin  publia  une  édition 
correcte  de  cette  histoire  en  1787,  qui  fut  imprimée  aux  frais  de 
Salun,  l'illustre  et  généreux  protecteur  de  la  littérature  du  Nord. 
Une  version  latine,  faite  avec  l'exactitude  bien  connue  du  traduc- 
teur, vient  au  secours  de  ceux  qui  ne  connaissent  qu'imparfaite- 
ment l'islandais  original. 

L'an  de  grâce  883,  un  seigneur  norwégien  nommé  Broin.  ayant 
été  banni  par  Harold,  roi  de  Norwége,  eut  recours  à  la  protection 
de  Rolf,  ou  Rollo,  qui  réunissait  le  double  caractère  de  prêtre  et 
de  guerrier,  et  gardait  le  temple  de  Thor,  dans  l'île  de  Mertur. 
Broin  fut  bientôt  accueilli,  et  on  lui  fournit  au  retour  du  prin- 
temps un  vaisseau  pour  tenter  la  fortune-,  mais  Rolf,  ou ,  comme 
on  l'appelait  d'après  la  sainteté  de  ses  fonctions,  Thorolf  {quasi 
Tors  Rolf),  voyant  que  par  cette  action  il  avait  encouru  le  res- 
sentiment de  Harold,  résolut  d'abandonner  son  habitation  et  de 
mettre  à  la  voile  pour  l'Islande ,  où ,  dix  ans  auparavant ,  ïngolf- 
Fols-Uarne  avait  fondé  une  colonie.  Thorolf  fit  un  grand  sacrifice 
à  Thor  avant  de  s'occuper  des  préparatifs  de  son  départ,  et  ayant 
reçu  ou  fabriqué  un  oracle  qui  autorisait  son  changement  de  ré- 
sidence, il  partit  emportant  avec  lui  la  terre  sur  laquelle  le  trône 
de  Thor  avait  été  placé,  l'image  de  son  dieu  lui-même  et  la  char- 
pente de  bois  de  son  temple. 

Lorsque  le  vaisseau  de  l'aventurier  s'approcha  de  l'Islande , 
Thorolf  jeta  les  colonnes  du  sanctuaire  de  l'idole  dans  la  mer,  et 
déclara  son  dessein  d'établir  sa  nouvelle  habitation  sur  l'endroit 
du  rivage  où  le  hasard  les  conduirait.  Le  courant  dirigea  ces  co- 
lonnes vers  un  promontoire  ou  une  péninsule,  qui ,  d'après  cette 
circonstance,  fut  appelée  Thorness  '.  Ce  fut  donc  là  que  Thorolf 
s'étabUt  avec  sa  suite,  et,  reconnaissant  envers  son  dieu  tutélaire, 
il  lui  éleva  un  temple  dont  la  vaste  dimension  était  un  témoignage 
de  son  ardente  piété.  Ln  sanctuaire  intérieur  renfermait  l'autel 
du  dieu  sur  lequel  était  placé  un  cercle  d'argent  qui  pesait  deux 
onces.  Il  l'employait  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  prêter  un 
serment  solennel,  et  ornait  la  personne  de  Thor  dans  toutes  les 

1  Thorness  paraît  être  cette  petite  péninsule  dont  parle  sir  Georges  Mackenzic 
dans  son  examen  du  Golbringo,  Si/stcl  Ap  l'Islande,  qui  est  lui  même  un  vaste 
promontoire  sur  la  côte  sud-ouest  de  cette  île.  Auprès  de  la  péninsule  les  voyageurs 
virent  le  Helgafels,  sur  lequel  il  existe  encore  un  petit  liauieau,  qui  lire  son  !iom> 
à  ce  qu'ils  observent,  des  usages  superstitieux  qui  y  eurent  lieu  autrefois. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBTGGIA-SAGA.  235 

occasions  de  réunion  publique.  Là  était  aussi  déposé  le  vase  qui 
contenait  le  sang  des  sacrifices,  et  les  in  struments  sacrés  pour  en 
arroser  l'autel  et  les  adorateurs  du  dieu.  Des  idoles  représentant 
les  différentes  déités  de  la  mythologie  Scandinave  étaient  placées 
autour  de  l'autel,  et  une  taxe  était  imposée  à  tous  les  colons  pour 
l'entretien  des  rites  et  des  sacrifices  solennels  destinés  à  les  rendre 
propices.  Thorolf  se  réserva  la  charge  de  grand-prètre  et  le  soin 
d'entretenir  le  temple,  ainsi  que  de  présider  aux  cérémonies. 

Une  suite  d'ordonnances  curieuses  marque  la  fondation  et 
l'étendue  de  son  autorité.  Tout  le  promontoire  de  Thorness  était 
sous  la  protection  de  la  divinité.  Mais  une  petite  éminence  ap- 
pelée Nelgafels  (le  Saint  Mont),  était  regardée  comme  tellement 
sacrée  qu'aucun  des  habitants  ne  devait  y  jeter  les  yeux  avant 
d'avoir  fait  ses  ablutions  du  matin ,  et  toute  créature  vivante  qui 
aurait  osé  mettre  le  pied  sur  ses  limites  aurait  encouru  la  peine 
de  mort.  Aux  terreurs  de  la  religion  se  joignait  tout  ce  qu'a  d'im- 
portant l'autorité  légale.  Près  du  Saint  Mont,  on  avait  établi  le 
lieu  de  justice  où  se  tenaient  les  assemblées  populaires  *  :  ce  lieu 
n'était  pas  moins  sacré,  et  ne  devait  pas  être  souillé  par  le  sang; 
Il  était  également  défendu  d'y  satisfaire  aux  besoins  les  plus  vils 
de  la  nature ,  un  rocher  voisin  ayant  été  choisi  pour  cet  usage. 
Nous  reconnaissons  dans  ces  institutions  les  commencements 
grossiers  de  l'ordre  social  et  des  lois  publiques.  La  colonie  nais- 
sante de  Thorolf  fut  augmentée  par  l'arrivée  de  Broin,  ce  môme 
fugitif  à  cause  duquel  il  s'était  attiré  le  courroux  du  roi  Harold  , 
et  par  celle  de  plusieurs  autres  chefs  du  Nord  que  le  sort  de  la 
guerre  et  l'amour  des  aventures  avaient  bannis  de  leurs  pays 
respectifs.  Chacun  choisit  son  habitation  suivant  son  goût,  et 
l'établissement  commença  à  se  diviser  en  trois  districts  appelés 
Eyrarvert,  Alpta-Tiord  et  Breida-Wick,  qui  tous  reconnurent 
l'autorité  du  pontife  Thorolf  et  la  sainteté  de  ses  institutions. 

La  mort  de  Thorolf  cependant  donna  lieu  à  des  dissensions  in- 
térieures. Un  patriarche  nommé ,  à  cause  de  sa  nombreuse  fa- 
mille, Brama  Kiallak  (riche  en  enfants) ,  fut  tenté  de  contester  la 
sainteté  du  territoire  de  Thorness,  qui  avait  été  soigneusement 

i  Chaque  petit  district  d'habitants  avait  son  assemblée  provinciale,  dont  le  but 
était  de  faire  des  lois,  d'imposer  des  châtiments  et  d'apaiser  les  querelles.  A  une 
époque  moins  reculée,  des  assemblées  générales  de  tout  le  peuple  islandais,  appelées 
aZ//rt//</,  se  tenaient  dans  un  lieu  nommé  Tliingwalla,  sur  les  bords  d'un  lac  d'e^u 
salée.  Voyez  les  roija(jes  do  Mackenzie.  Le  mol  thiiij  répond  au  nogoiitim  des 
Komains. 


234  EXTRAIT  DE  L'EYTIBIGGIA-SAGA.. 

stipulée.  Sa  tribu,  conliante  dans  son  propre  nombre,  disputa  ou- 
vertement le  pouvoir  à  Thornstein,  qui  avait  succédé  à  son  père 
Thorolf,  comme  pontife,  et  déclara  que  quand  l'occasion  l'exige- 
rait, il  ne  respecterait  pas  plus  le  sol  du  territoire  sacré  que  le 
terrain  qui  ne  l'était  pas,  et  qu'ils  ne  prendraient  pas  la  peine  de 
se  retirer  sur  le  roc  désigné  pour  les  usages  ordinaires  de  la  vie. 
Dans  ces  intentions  hostiles,  ils  marchèrent  effectivement  sur 
Thorness  et  rencontrèrent  Thornstein  à  la  tête  de  sa  tribu,  de  ses 
serviteurs  et  de  ses  amis,  et ,  après  une  escarmouche  assez  vive, 
il  eut  pourtant  le  bonheur  de  parvenir  à  empêcher  la  profanation 
qui  menaçait  le  sol  sacré.  Mais  comme  aucun  des  deux  partis  ne 
put  se  vanter  d'un  succès  décisif,  on  conclut  nn  armistice  et  où 
fjuvrit  un  congrès  sous  la  médiation  d'un  vieux  colon  nommé 
Thordus.  Cet  arbitre  ingénieux  détruisit  dans  le  principe  le  motif 
■ostensible  de  la  dispute,  en  déclarant  que  le  territoire,  ayant  été 
souillé  par  le  sang  humain  répandu  dans  le  combat,  il  perdait  toute 
sa  sainteté,  et  pour  anéantir  également  la  cause  secrète  de  cette 
querelle,  il  déclara  que  Thorgrein,  un  des  fils  de  Kiallak ,  parta- 
gerait avec  Thornstein  la  garde  du  temple  deThor,  qu'ils  seraient 
de  moitié  dans  les  droits  et  revenus  des  fonctions  de  pontife  ert; 
dans  la  charge  de  protéger  contre  le  sacrilège  un  nouveau  sanc- 
tuaire de  la  justice  qui  serait  établi.  On  décrit  ce  lieu  comme  une 
rangée  circulaire  de  pierres  se  tenant  debout,  dans  l'enceinte 
desquelles  il  s'en  trouvait  une  plus  remarquable  appelée  la  pierre 
de  Thor,  sur  laquelle  on  immolait  au  dieu  foudroyant  des  vic- 
times humaines,  en  leur  rompant  l'épine  dorsale.  Cette  descrip- 
tion peut  servir  à  réfuter  ces  antiquaires  qui  sont  d'avis  d'attri- 
buer ces  enceintes  de  pierres  exclusivement  aux  tribus  celtiques 
et  à  leurs  prêtres ,  les  druides. 

Thornstein,  fils  de  Tliorolf,  périt  dans  un  naufrage.  Son  petit- 
fils  Snorro  devint  le  soutien  le  plus  distingué  de  sa  famille,  et  le 
commencement  de  son  histoire,  que  nous  allons  rapporter,  fait 
connaître  le  singuUer  système  des  lois  ([ui  régnait  déjà  en  Islande, 
et  à  quel  point  le  sexe  féminin  était  honoré  dans  ce  pays  à  cette 
époque  reculée  de  la  société.  La  tutelle  de  Snorro.  qui  perdit  son 
père  étant  encore  jeune,  avait  été  confiée  à  Lorivo  le  Gras,  frère 
de  son  père,  qui  épousa  Thordisa  sa  mère,  et  par  ce  mariage  joi- 
gnit le  titre  de  beiu-père  à  celui  d'oncle.  A  l'âge  de  quatorze 
ans,  Snorro  avec  deux  compagnons  fit  le  voyage  de  Norwé.^e 
pour  y  aller  voir  quelques  parents,  et  revint  eu  Islande  après  une 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  23a 

absence  d'un  an.  Un  de  ses  compagnons,  Thorlef,  avait  un  cos- 
tume, des  armes  et  un  équipement  brillants  :  à  sa  ceinture  pen- 
dait une  épée  d'un  travail  admirable,  et  il  portait  un  bouclier 
peint  en  bleu  et  richement  doré ,  avec  une  lance  dont  le  manche 
était  plaqué  en  or.  Snorro ,  au  contraire ,  était  vêtu  de  deuil  ;  il 
montait  une  jument  noire,  et  tout  en  lui  annonçait  la  misère  et 
l'abattement.  Cette  pauvreté  feinte  ne  fit  que  lui  procurer  une 
meilleure  réception  à  Helfels,  qui  était  l'habitation  de  son  oncle 
Borko  ;  car,  par  la  loi  d'hérédité,  Snorro  avait  droit  à  la  moitié  des 
biens  de  son  grand-père,  alors  administrés  par  Borko,  et  son  mi- 
sérable extérieur  fit  penser  à  son  oncle  que  le  besoin  le  forcerait 
à  vendre  son  héritage  à  vil  prix.  Il  ne  fut  donc  pas  fâché  de  voir 
revenir  son  neveu  dans  un  état  qui  semblait  annoncer  qu'il  n'au- 
rait pas  les  moyens  de  se  dérober  à  sa  sûreté.  Un  incident  singu- 
lier cependant  vint  troubler  la  bonne  intelligence  de  la  famille. 

Il  n'y  avait  pas  long-temps  que  Snorro  habitait  avec  son  oncle, 
quand  une  troupe  de  douze  hommes  commandée  par  Eyfulf  Gray 
parut  tout  à  coup  à  Nelgafels,  et  leur  chef  aunonça  qu'il  venait 
de  tuer  un  parent  de  Thordisa ,  mère  de  Snorro.  Borko,  à  qui  ce 
meurtre  était  indifférent,  et  qui  était  allié  avec  Eyfulf,  le  reçut 
avec  un  grand  plaisir,  et  commanda  même  à  sa  femme  de  lui  faire 
bon  accueil.  Pendant  qu'elle  obéissait  à  cet  ordre  avec  une  répu- 
gnance qu'elle  ne  pouvait  déguiser,  Eyfulf  laissa  tomber  par 
hasard  la  cuiller  avec  laquelle  il  mangeait.  Lorsqu'il  se  baissa 
pour  la  relever,  la  vindicatrice  matrone  lui  arracha  son  épée  et  le 
blessa  grièvement  avant  qu'il  eût  le  temps  de  se  remettre.  Borko, 
irrité  d'une  pareille  conduite  envers  son  hôte,  frappa  sa  femme, 
et  allait  redoubler,  lorsque  Snorro,  se  jetant  entre  lui  et  sa  mère, 
repoussa  ses  coups  et  déclara  hautement  qu'il  avait  l'intention  de 
la  proléger.  Eyfulf  s'échappa  avec  peine,  et  se  fit  ensuite  payer 
une  amende  à  titre  de  dommages  intérêts  par  Borko,  pour  la 
blessure  qu'il  avait  reçue.  Alors  l'oncle  et  le  neveu  furent  obligés 
d'avoir  recours  à  la  justice  pour  régler  leurs  droits  respectifs, 
cette  querelle  ayant  rendu  plus  difficile  encore  tout  arrangement 
à  l'amiable  entre  eux. 

Lorsque  les  plaideurs  parurent  devant  les  patriarches  assem- 
blés de  rétablissement,  Borko  convint  qiie  son  neveu,  en  vertu 
de  ses  droits  à  la  succession  de  son  père  ,  pouvait  prétendre  à  la 
possession  de  la  moitié  du  territoire  de  Nelgafels,  et  il  admit 
aussi  qu'il  était  impossible  qu'ils  pussent  en  jouir  en  commun 


256  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

sans  inconvénient.  Il  offrit  donc  d'acheter  la  part  de  Snorro  et 
de  lui  en  payer  un  prix  équivalent.  A  cette  proposition,  Snorro 
répondit  que  son  oncle  devait  commencer  par  fixer  le  prix  qu'il 
avait  l'intention  de  lui  donner,  et  qu'alors  il  verrait  s'il  lui  con- 
venait de  vendre  sa  part  de  la  propriété ,  ou  d'acheter  celle  de 
Borko  au  prix  que  lui-même  aurait  fixé.  Borko,  se  fiant  à  la  pau- 
vreté où  il  supposait  son  neveu,  estima  la  moitié  du  bien  soixante 
onces  d'argent,  somme  bien  au-dessous  de  la  valeur  réelle  de  la 
propriété,  et  à  son  grand  étonnement,  Snorro  lui  compta  immé- 
diatement cet  argent,  et  devint  de  cette  manière  seul  propriétaire 
de  sa  maison  et  de  ses  biens  patrimoniaux. 

Les  chagrins  de  Borko  ne  finirent  pas  là.  Au  moment  où  il 
allait  quitter  Nelgafels ,  sa  femme  Thordisa  déclara  solennelle- 
ment devant  témoins  qu'elle  divorçait,  alléguant  comme  motif 
suffisant  que  son  époux  avait  levé  la  main  sur  elle.  Effective- 
ment les  droits  de  ces  mères  de  famille  islandaises  étaient  si  bien 
établis,  que  le  divorce  et  la  division  des  biens  eurent  lieu  immé- 
diatement entre  elle  et  son  mari,  quoiqu'il  fût  naturel  de  sup- 
poser que  la  tentative  qu'elle  avait  faite  d'assassiner  un  hôte  en 
présence  de  son  mari  eût  pu  servir  à  celui-ci  de  justification  sa- 
tisfaisante. Snorro,  ayant  sans  plus  de  peine  obtenu  la  possession 
de  son  héritage  paternel  d'Helgafels,  chercha  aussitôt  à  se  revêtir 
du  caractère  sacré  de  prêtre  de  Thor,  et  par  sa  hardiesse ,  son 
adresse  et  sa  ruse,  il  continua  à  jouer  un  rôle  important  dans  les 
différentes  divisions  qui  agitaient  les  habitants  de  ce  pays  stérile 
et  sauvage  avec  autant  de  fureur  que  s'ils  se  fussent  disputé  les 
mines  du  Pérou  ou  les  vignobles  de  l'Italie.  On  peut  donc  re- 
garder la  suite  de  cette  histoire  comme  les  annales  du  pontificat 
de  Snorro. 

Notre  annaliste  n'a  pas  laissé  de  donner  quelque  variété  à  ses 
tableaux.  Des  guerres  et  des  contestations  devant  l'assemblée  du 
peuple  forment  bien  à  la  vérité  le  fond  de  son  ouvrage,  mais  les 
enchantements  et  les  incidents  surnaturels  auxquels  le  siècle 
ajoutait  foi  y  sont  rapportés  comme  les  augures  et  les  miracles 
de  l'histoire  classique.  La  superstition  ne  peut  manquer  déjouer 
un  rôle  dans  l'histoire  d'un  siècle  grossier,  et  l'on  doit  soupçonner 
sérieusement  l'authenticité  des  chroniques  qui  ne  présentent  pas 
ces  exemples  de  la  crédulité  humaine.  Le  rapport  suivant  des 
preuves  que  donnèrent  deux  sorcières  de  leur  savoir-faire  occupe 
plusieurs  pages  de  VEyrbirjrjia-Saya. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  237 

(à-moi ,  demandait  Katia ,  veuve  belle  et  enjouée ,  à  Gun- 
^r,  jeune  guerrier,  brave  et  aimable ,  dis-moi  pourquoi  tu 
as  si  souvent  à  Mahfahlida  ?  est-ce  pour  y  caresser  une  vieille 
^femme  ? 

—  Ton  âge.  Katla  ,  »  répondit  le  jeune  homme  étourdiment, 
«  devrait  t'empècher  toi-même  de  reprocher  à  Geirrida  le  sien. 

«  Je  ne  me  serais  pas  imaginé  ,  »  reprit  la  matrone  offensée  , 
«  que  l'on  put  nous  comparer  l'une  à  l'autre.  Mais  toi  qui  supposes 
que  Geirrida  est  la  science  infuse,  tu  pourrais  éprouver  un  jour 
que  d'autres  l'égalent  dans  son  art.  » 

Effectivement ,  il  arriva  dans  le  cours  de  l'hiver  suivant  que 
Gunlaugar,  se  trouvant  avec  Oddo  ,  fils  de  Katla,  renouvela  à 
Geirrida  une  de  ces  visites  que  Katla  lui  avait  reprochées.  «  Ta 
ne  t'en  retourneras  pas  ce  soir  ,  lui  dit  la  sage  matrone.  Il  y  a  de 
malins  esprits  au  dehors ,  et  ton  mauvais  sort  pourrait  t'être  fu- 
neste. —  Nous  sommes  deux,  répondit  Gunlaugar,  et  nous  ne 
.pouvons  rien  avoir  à  craindre.  —  Oddo  ,  répliqua  Geirrida  ne  te 
sera  d'aucun  secours  ;  mais  va ,  puisque  tu  le  veux ,  tu  payeras 
la  peine  de  ta  témérité.  »  En  ''oute  ils  s'arrêtèrent  pour  faire  une 
visite  à  la  matrone  rivale,  et  Gunlaugar  fut  invité  à  passer  la  nuit 
chez  elle.  Il  refusa  cette  invitation ,  et  étant  reparti  seul,  il  fut 
trouvé  le  lendemain  étendu  devant  la  porte  de  son  père  ,  dange- 
reusement blessé  ,  et  privé  totalement  de  l'usage  de  ses  sens.  On 
attribua  ce  malheur  à  différentes  causes  ;  mais  Oddo,  ayant  affirmé 
qu'ils  s'étaient  ce  soir-là  séparés  de  Geirrida  en  mauvaise  intelli- 
gence ,  soutint  que  l'accident  arrivé  à  son  camarade  était  l'effet 
de  quelques-uns  de  ses  sortilèges.  Geirrida  fut  donc  citée  devant 
l'assemblée  du  peuple  et  accusée  de  magie.  Mais  douze  témoins  ou 
compurgators  ^  ayant  affirmé  sur  serment  l'innocence  de  l'accu- 
sée, Geirrida  fut  honorablement  acquittée  de  l'accusation  inten- 
tée contre  elle.  Son  acquittement  ne  mit  cependant  pas  un  terme 
à  la  rivalité  des  deux  sorcières,  car  Geirrida,  étant  issue  de  la 
famille  de  Killiakan  ,  et  Katla  de  celle  du  pontife  Snorro,  l'ani- 
mosité  qui  subsistait  encore  entre  ces  races  se  réveilla  par  cette 
querelle. 

i  La  langue  française  n'a  pas  de  terme  pour  rendre  ce  mot.  Ce  sont  des  lémoÏDS 
à  décharge.  Celle  cérémonie  delà  coOTp»r(/a/i07j  est  la  première  origine  du  juge- 
ment par  jury.  Les  com/nirijatnrs  n'élaienl  d'abord  que  des  espèces  de  témoins  qui, 
d'aprôs  la  connaissance  générale  qu'ils  avaient  du  caractère  de  l'accusé,  déclaraient 
qu'il  étail  incapable  d'avoir  commis  le  crime  qui  lui  était  imputé,  et  qui  obtinreut 
par  degrés  le  caractère  de  juges,  formant  leur  opinion  sur  les  déclarations  que 
d'autres  léinoins  tinrent  faire  en  leur  présence,  a.  m. 


233  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

Tliorbion ,  (appelé  Digri  ou  le  Corpulent), membre  de  la  famille 
de  Snorro ,  avait  quelques  chevaux  qui  paissaient  dans  la  mon- 
tagne près  de  ceux  de  Thorarin ,  surnommé  le  noir ,  fils  de  la  ma- 
gicienne Geirrida.  Quand  l'automne  arriva,  et  que  l'on  alla  cher- 
cher les  chevaux  pour  les  retirer  de  la  montagne  et  les  renfermer 
pour  l'hiver,  ceux  de  Thorbion  ne  se  retrouvèrent  nulle  part,  et 
Oddo  ,  fils  de  Ratla ,  ayant  été  envoyé  consulter  un  sorcier ,  en 
rapporta  une  réponse  qui  semblait  donner  à  entendre  qu'ils 
avaient  été  volés  par  Thorarin. 

En  conséquence  Thorbion,  avec  Oddo  et  une  troupe  d'hommes 
armés ,  partirent  immédiatement  pour  Mahfalihda ,  demeure  de 
Geirrida  et  de  son  fils  Thorarin.  Arrivés  devant  la  porte  ,  ils  de- 
mandèrent permission  de  chercher  les  chevaux  qui  leur  man- 
quaient. Thorarin  s'y  refusa,  alléguant  que  la  perquisition  qu'ils 
voulaient  faire  n'était  pas  autorisée  par  la  loi ,  qu'on  n'avait  pas 
cité  les  témoins  qui  doivent  y  assister  ordinairement,  et  que  Thor- 
bion n'offrait  pas  une  garantie  suffisante  pour  réclamer  l'exercice 
d'un  privilège  aussi  délicat.  Thorbion  répondit  que  dès  que  Tho- 
rarin se  refusait  à  autoriser  cette  recherche  ,  il  devait  être  consi- 
déré comme  avouant  le  crime;  et  constituant  à  cet  effet  une  cour 
de  justice  temporaire  en  choisissant  six  juges,  il  accusa  solennel- 
lement Thorarin  de  vol  devant  la  porte  de  sa  maison.  Ce  fut  alors 
que  la  patience  de  Geirrida  l'abandonna.  «  Eh  bien ,  dit-elle  à  son 
fils,  souffriras-tu  que  l'on  dise  de  toi  que  tu  es  plutôt  femme 
qu'homme  ,  pour  supporter  sans  rien  dire  un  pareil  affront  ?  » 
Thorarin ,  enflammé  par  ce  reproche  ,  sortit  précipitamment  de 
chez  lui  avec  ses  serviteurs  et  ses  amis.  Une  escarmouche  trou- 
bla bientôt  le  procès  légal  qui  venait  d'être  commencé,  et  il  y  avait 
déjà  eu  de  chaque  côtô  un  ou  deux  blessés  ou  tués ,  quand  la 
femme  de  Thoravin,  accompagnée  de  ses  se.  vantes,  réussit  à  faire 
cesser  le  carnage  en  jetant  leurs  manteaux  sur  les  armes  des  com- 
battants. Thorbion  et  sa  troupe  s'étant  retiré.^  Thorarin  examina 
le  champ  de  bataille.  Hélas  !  parmi  les  traces  du  combat,  il  y  avait 
une  main  sanglante  trop  délicate  et  trop  blanche  pour  avoir  ap- 
partenu à  aucun  des  combattants.  C'était  celle  de  sa  femme  Ada, 
à  qui  ce  malheur  était  arrivé  en  cherchant  à  faire  cesser  l'escar- 
mouche. Irrité  au  dernier  point ,  Thorai  in  ,  oubliant  la  modéra- 
tion dont  il  avait  fait  preuve  jusqu'alors,  monta  à  cheval  avec  ses 
alliés  et  ses  serviteurs,  poursuivit  ses  ennemis  et  les  rencontra 
dans  un  pré  où  ils  avaient  fait  halte  pour  reposer  leurs  chevaux 


EXTRAIT  DE  L'EYR^IGGIA-SAGA.  230 

et  se  réjouir  da  mal  qu'ils  avaient  fait.  En  ce  moment  Thorarin 
les  asf  lillit  avec  tant  de  fureur  qu'il  laissa  sur  la  place  Thorbion 
ainsi  que  plusieurs  des  gens  de  sa  suite. 

Cependant  Oddo  ,  ayant  été  revêtu  par  sa  mère  d'un  vêtement 
qui  le  rendait  invulnérable  ,  s'était  échappé  sans  blessure.  Après 
cette  action  plus  sanglante  que  ne  l'étaient  ordinairement  les  coia- 
bats  islandais ,  Thorarin  retourna  à  Mahfalihda  ,  et  sa  mère  lui 
ayant  demandé  des  détails  sur  cette  escarmouche,  il  répondit  par 
une  de  ces  improvisations  poétiques  et  obscures ,  familières  à 
son  siècle  et  à  son  pays  : 

Loin,  loin  de  moi  le  triste  blâme, 
Par  lequel  la  yoix  d'une  femme 
A  la  guerre  un  jour  excita  ! 
De  moi,  dont  le  brûlant  courage 
Se  fit  un  glorieux  passage 
Sur  l'ennemi  qu'il  immola 
(Car  il  est  prédit  que  de  l'aigle 
Les  rejetons,  brisant  la  règle, 
Sur  les  corps  à  peine  égorgés 
D'aliments  frais  seront  gorgés)  ;   " 
De  moi,  qui  durant  la  mêlée 
Agitais  ma  lance  ébranlée. 
Et  qui  peux,  à  l'autel  d'Odin 
Apportant  ma  part  du  butin, 
Réclamer  la  juste  louange 
Qu'a  des  exploits  tels  que  les  miens 
Le  dispensateur  de  tous  biens 
Permet  d'accorder  sans  mélange. 

A  cette  citation  Geirrida  répondit  :  «  Tes  vers  sont-ils  destinés 
àm'apprendre  la  mort  de  Thorbion  ?  »  Et  Thorarin  ,  faisant  allu- 
sion au  procès  légal  que  Thorbion  avait  intenté  contre  lui ,  con- 
tinua à  chanter  : 

L'épéc  a  frappé  ru'lcment 
Le  capuchon  de  celui  dont  le  zèle 
Poursuivit  sa  propre  querelle  ; 
Il  fallut  des  tofrcnls  de  sang, 
Avant  que  le  glaive  effroyable. 
Rentré  dan»  le  fourreau,  redevînt  exorable; 
Et  sur  le  bouclier  de  mort 
Assis  maintenant  par  le  sort. 
Le  corbeau  fylt  un  repas  exécrable. 
Il  est  noyé  de  sang,  le  visage  hardi 

De  ce  guerrier  qui  vient  ici 
Pour  oser  défier  ma  vailiance  indomptable. 

Comme  il  étaii  probable  que  Snorro  ne  souffrirait  pas  ce  mas- 
sacre sans  en  poursuivre  l'auteur,  Thorarin  s'empressa  d'avoir 


240  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIASAGA. 

recours  à  ses  alliés  et  à  ses  parents  dont  les  plus  puissants  étaient 
Arnkiil ,  son  oncle  maternel ,  et  Yerimond  ,  qui  promirent  avec 
empressement  leur  secours  ,  soit  sur  le  champ  de  bataille  ,  soit 
dans  les  comices  ou  assemblées  populaires  qui  étaient  convoquées 
au  printemps ,  époque  avant  laquelle  on  présumait  que  Snorro 
citerait  Thorarin  à  comparaître  pour  se  justilier  du  meurtre  de 
son  parent.  Arnkiil  ne  put  cependant  s'empêcher  de  demander  à 
son  neveu  comment  il  avait  pu  perdre  à  ce  point  l'empire  qu'il 
avait  sur  ses  passions  ;  il  lui  fit  la  réponse  suivante  : 

Jusqu'ici  de  mon  caraclére 
J'étais  resté  le  maître  austère. 
Partout  on  louait  ma  bonté, 
Ma  douceur,  mon  urbanité; 
Mais  de  celte  femme  arr.  gante 
La  langue  ennemie  et  piquante 
Pendant  l'biver  pourrait  soudain 
Éveiller  dans  son  vil  repaire, 
Bien  que  glacée,  une  vipère, 
Et  lui  dérober  son  venin. 

Thorarin  passa  l'hiver  avec  son  oncle  Arnkiil,  et  sa  mère  Geir- 
rida  lui  fit  savoir  qu'Oddo  ,  fils  de  son  ancienne  rivale  Katla,  était 
celui  qui  avait  coupé  la  main  d'Ada  ,  et  qu'il  s'en  glorifiait.  Tho- 
rarin et  Arnkiil  se  décidèrent  immédiatement  à  en  tirer  vengean- 
ce ,  et  se  mettant  aussitôt  en  campagne ,  ils  surprirent  la  maison 
de  Katla.  L'imperturbable  sorcière,  les  entendant  approcher,  or- 
donna à  son  fils  de  rester  assis  auprès  d'elle  ;  et  quand  les  assail- 
lants entrèrent,  ils  ne  virent  que  Katla  occupée  à  filer  un  lin  gros- 
sier sur  ce  qui  leur  parut  une  grosse  quenouille ,  et  ses  servantes 
assises  autour  d'elle.  Son  fils,  leur  dit-elle,  était  parti  pour  un 
voyage  ,  et  Thorarin  et  Arnkiil  ayant  fait  une  perquisition  inu- 
tile dans  la  maison ,  furent  obligés  de  s'enj'etourner  avec  cette 
réponse. 

Ils  venaient  à  peine  de  s'éloigner,  que  se  rappelant  à  quel  point 
Katla  était  habile  dans  l'art  du  sortilège  et  de  fasciner  les  yeux  par 
des  prestiges ,  ils  résolurent  de  faire  chez  elle  une  seconde  per- 
quisition plus  exacte.  A  leur  retour  ils  trouvèrent  Katla  occupée, 
suivant  toute  apparence,  à  tondre  le  poil  d'un  chevreau  familier, 
tandis  qu'en  réalité  elle  coupait  les  cheveux  de  son  fils  Oddo.  En 
entrant  dans  un  des  appartements  de  la  maison  ,  ils  trouvèrent  la 
grosse  quenouille  négligemment  jetée  sur  un  banc.  Ils  revinrent 
une  troisième  fois  et  furent  dupes  d'une  troisième  illusion  qui 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  241 

leur  avait  été  préparée ,  car  Katla  avait  donné  à  son  fils  la  forme 
d'un  cochon  occupé  à  fouiller  dans  un  monceau  de  cendres.  Arn- 
kil  saisit  a'ors  et  brisa  la  quenouille  qui  avait  été  l'objet  de  ses 
soupçons ,  ce  qui  fit  observer  à  Katla  avec  mépris  que  si  leurs  vi- 
sites avaient  été  aussi  fréquentes  pendant  cette  soirée,  on  ne  pou- 
vait pas  dire  qu'elles  eussent  été  tout  à  fait  infructueuses  puis- 
qu'ils avaient  brisé  une  quenouille. 

Ils  s'en  revenaient  donc  complètement  joués ,  lorsque  Geirrida 
les  rencontra  et  leur  reprocha  la  négligence  avec  laquelle  ils 
avaient  cherché  leur  ennemi.  <<  Retournez-y  encore  une  fois,  leur 
dit-elle,  atje  vous  accompagnerai.  »  Les  suivantes  de  Katla,  qui 
continuèrent  à  faire  guet,  lui  annoncèrent  le  retour  du  parti  en- 
nemi dont  le  nombre  était  augmenté  de  quelqu'un  qui  portait  un 
manteau  bleu.  «  Hélas  !  s'écria  Katla,  c'est  la  sorcière  Geirrida 
contre  laquelle  mes  enchantements  ne  me  serviront  à  rien.  »  Se 
levant  alors  du  banc  où  elle  était  assise  ,  qui  était  haut  et  fermé 
par  des  planches ,  elle  cacha  Oddo  dessous  ,  le  recouvrit  de  cous- 
sins comme  auparavant  et  s'y  étendit  en  se  plaignant  d'être  ma- 
lade. A  l'entrée  de  la  troupe  hostile  ,  Geirrida,  sans  dire  un  mot, 
jeta  son  manteau  de  côté ,  prit  un  morceau  de  peau  de  veau  ma- 
rin dont  elle  enveloppa  la  tête  de  Katla ,  et  ordonna  à  quelques 
gens  de  sa  suite  de  la  tenir  dans  cette  position  ;  elle  fit  ensuite  bri- 
ser les  planches  qji  recouvraient  l'espace  dans  lequel  Oddo  était 
caché  ;  ils  se  saisirent  de  lui ,  le  lièrent,  et  l'emmenèrent  captif 
avec  sa  mère.  Le  lendemain  matin,  Oddo  fut  pendu ,  et  Katla  la- 
pidée ,  mais  après  toutefois  lui  avoir  arraché  l'aveu  que  c'était  à 
ses  sortilèges  qu'on  devait  le  malheur  de  Gunlaugar  qui  avait 
amené  toutes  ces  querelles.  Cette  exécution  est  remarquable  en 
ce  qu'elle  paraît  avoir  eu  lieu  sans  aucune  des  formes  préalables 
de  procédure  judiciaire  que  les  Islandais  considéraient  pourtant 
comme  des  préliminaires  indispensables  à  la  condamnation  et  à 
l'exécution  des  criminels. 

Le  printemps  approchait ,  et  il  devenait  nécessaire  que  Thora- 
rin  prît  un  parti,  car  quoiqu'il  parût  possible  que  le  carnage  qui 
avait  eu  heu  à  l'occasion  de  ces  malheureuses  querelles  pût  être 
expié  par  une  imposition  pécuniaire,  cependant  tant  de  personnes 
avaient  été  tuées,  que  les  amendes  ordinaires  proportionnées  à 
leur  rang  étaient  plus  que  suffisantes  pour  épuiser  sa  fortune.  Afin 
de  hâter  sa  résolution,  Snorro,  accompagné  d'une  troupe  de  qua- 
tre-vingts cavaliers ,  parut  devant  la  maison  d'Arnkill  pour  som- 


242  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

mer  Thorarin  de  répondre  du  meurtre  de  Thorbion .  Cette  citation 
fut  faite  conformément  à  la  loi  islandaise ,  qui  ne  permettait  pas 
qu'aucune  accusation  fût  portée  contre  un  individu,  à  moins  de 
l'en  avoir  informé  préalablement  par  une  sommation  ^  faite  à  sa 
personne  ou  dans  son  habitation.  Cette  cérémonie  s'étant  passée 
tranquillement,  Thorarin  remarquant  la  troupe  nombreuse  qui 
entourait  Snorro,  se  livra  de  nouveau  à  une  effusion  poétique  : 

Ce  n'est  point  la  main  (l'une  femme, 
Ce  n'est  point  un  faible  pouvoir 
Qui  vient  par  une  lutte  infâme 
M'exiler  du  natal  manoir. 
Une  troupe  ardente  et  nombreuse 
Accable  ma  main  valeureuse  ; 
En  vain  des  hommes  et  des  dieux 
J'atteste  la  puiss  ance  ou  l'ombre  : 
Hélas  !  je  dois  céder  au  nombre 
Et  me  cacher  sous  d'autres  cieux. 

En  conséquence,  avant  que  l'assemblée  populaire  pût  s'assem- 
bler, Thorarin  s'embarqua  avec  son  parent  Yerimond  ,  sur  un 
vaisseau  qui  partait  pour  la  Scandinavie.  L'histoire  ne  nous  ap- 
prend pas  ce  que  devint  le  premier  ;  mais  A'erimond,  qui  s'en  sé- 
para et  qui  passa  l'hiver  suivant  à  la  cour  du  comte  Haco ,  fils  de 
Sigard,  alors  régent  de  Norwége,  continua  de  ligu.er  dans  l'Eyr- 
biggia-Saga. 

Il  paraît  que  Haco  avait  alors  à  sa  cour  deux  de  ces  champions 
remarquables,  appelés  Ber.sekir ,  hommes  qui,  par  des  excitants 
ou  moraux  ou  physiques,  s'exaltaient  au  point  de  tomber  dans  un 
état  de  frénésie  pendant  lequel  ils  accomplissaient  des  actions 
surnaturelles,  et  se  précipitaient,  sans  aucun  égard  pour  le  dan- 
ger ou  pour  la  douleur,  dans  tous  les  genres  de  péril  qu'on  pou- 
vait leur  opposer.  Ils  ne  se  servaient  pas  d'armures  défensives ,  et 
combattaient  quelquefois  couverts  seulement  de  leurs  vêtements 
de  dessous  ;  de  là  leur  vient  peut-être  leur  nom  Bersekir ,  qui 
veut  dire  nu  ,  excepté  le  sark'  ou  chemise.  Verimond  contracta 
une  espèce  de  liaison  avec  ces  guerriers  qui ,  à  moins  qu'ils  ne 
fussent  en  proie  à  leurs  accès  de  fureur,  n'étaient  pas  tout  à  fait 
dépourvus  de  courtoisie  et  d'humanité  5  mais  comme  toute  con- 
tradiction était  d?ns  le  cas  d'oxciter  leurs  passions  orageuses,  on 
ne  pouvait  regarder  leur  compagnie  comme  très-agréable,  ni  très- 

I  n  est  souvent  question  de  la  loi  des  sommations,  et  il  paraît  qu'on  insistait  beau- 
coup sur  son  exécution.  Elle  n'était  cependant  pas  sans  dangers  pour  celui  qri  si- 
hasardait  à  la  faire,  car  elle  se  terminait  presque  toujours  par  une  escarmouche. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  243 

sûre.  Terimond  cependant,  qui  désirait  retourner  en  Islande,  s'i- 
magina que  dans  les  combats  qu'il  pourrait  avoir  à  soutenir,  l'ap- 
pui des  deux  Bersekir  lui  serait  de  la  plus  grande  utilité.  En  con- 
séquence ,  lorsqu'Haco ,  à  son  départ ,  l'autorisa  à  lui  demander 
quelque  chose  qu'il  put  raisonnablement  lui  accorder,  il  le  pria 
de  permettre  que  ces  deux  champions  l'accompagnassent  dans 
son  pays  natal.  Le  comte  y  consentit,  non  sans  lui  montrer  pour- 
tant le  danger  de  celte  requête.  Ils  sont  accoutumés ,  dit  Haco  , 
ne  se  soumettre  qu'à  des  hommes  de  grand  pouvoir  et  de  haut 
rang,  et  ce  seront  des  salariés  intraitables,  et  réfractaires  pour  un 
individu  d'une  condition  inférieure. 

Yerimond  profita  cependant  de  la  permission  que  le  comte  lui 
accordait,  quoique  à  regret,  et  fit  de  grandes  promesses  à  Halli 
et  àLeikner  pour  les  déterminer  à  l'accompagner  en  Islande.  Ils 
lui  objectèrent  avec  franchise  la  pauvreté  du  pays^  cependant  ils 
consentirent  à  l'y  suivre ,  prévenant  en  môme  temps  leur  guide 
que  leur  amitié  ne  serait  pas  de  longue  durée  s'il  leur  refusait  ja- 
mais aucune  grâce  qu'ils  pourraient  lui  demander,  et  qu'il  serait 
en  son  pouvon-  de  leur  accorder.  Yerimond  les  assura  de  nouveau 
du  désir  ardent  qu'il  avait  de  les  satisfaire  sur  tous  les  points,  et 
les  emmena  avec  lui  en  Islande ,  où  il  ne  fut  pas  long-temps  sans 
s'apercevoir  qu'il  s'était  chargé  d'un  fardeau  bien  pénible.  La  pre- 
mière demande  d'Halli  fut  qu'on  lui  procurât  une  épouse  riche , 
noble  et  belle.  Mais  comme  il  n'était  pas  facile  de  trouver  une 
jeune  fille  qui  possédât  tous  ces  dons,  et  qui  consentît  à  unir  son 
sort  à  celui  d'un  étranger  de  basse  naissance  qui  était  en  même 
temps  un  Bersekir  ,  Yerimond  fut  contraint  d'éluder  la  demande 
du  guerrier. 

Cette  circonstance  menaçait  de  faire  naître  entre  eux  une  telle 
inimitié  que  Yerimond  commença  à  penser  qu'il  lui  conviendrait 
fort  de  céder  ces  intraitables  et  incommodes  satellites  à  son  frère 
Arngrim  ,  homme  d'un  caractère  dur ,  féroce  et  rétif,  qui  s'était 
engagé  dans  plusieurs  combats,  et  qui  dans  plusieurs  circons- 
tances avait  refusé  de  faire  des  compensations  pécuniaires  pour 
les  meurtres  qu'il  avait  commis.  C'est  pourquoi  il  était  générale- 
ment appelé  Styr  le  Remuant  ou  le  Turbulent,  de  môme  que 
Yerimond  était  surnommé  Miofei  ou  le  Délicat.  Styr,  cependant, 
tout  turbulent  qu'il  était,  ne  put  se  décider  à  devenir  le  patron 
des  Bersekirs.  Ce  fut  en  vain  que  Yerimond  lui  protesta  qu'il  Ii'' 
faisait  don  de  deux  champions  qui  le  mettraient  en  état  de  triom- 


2U  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

pher  facilement  dans  tous  les  combats  qu'il  pourrait  avoir  à  sou- 
tenir ,  et  qu'il  devait  regarder  ce  présent  jomme  un  .^age  de  leur 
union  fraternelle.  Styr  ,  tout  en  professant  une  confiance  sincère 
dans  l'afTection  de  son  frère  ,  lui  fît  entendre  qu'il  en  savait  assez 
sur  le  caractère  de  ces  guerriers  étrangers  pour  être  certain  qu'ils 
lui  seraient  plus  embarrassants  qu'utiles,  et  qu'il  était  fermement 
décidé  à  ne  jamais  les  recevoir  dans  sa  famille. 

Yerimond  fut  donc  obligé  de  changer  de  ton ,  et  avouant  l'ef- 
froi que  lui  inspiraient  les  Bersekirs,  il  demanda  à  son  frère  son 
avis  et  son  appui  pour  l'aider  à  s'en  débarrasser. 

'<  Yoilà  ,  dit  Styr ,  une  proposition  toute  différente  ;  je  ne  les 
aurais  jamais  acceptés  comme  don  ou  gage  d'amitié  ;  mais  pour  te 
débarrasser  d'une  difficulté  et  d'un  danger,  je  consens  à  m'en 
charger.  »  Le  point  embarrassant  était  maintenant  de  réconcilier 
avec  ce  changement  de  maîtres  les  Bersekirs  qui  pourraient 
s'offenser  de  se  voir  ainsi  cédés  comme  des  esclaves  d'un  frère 
à  l'autre. 

Le  caractère  hardi  et  belliqueux  de  Styr  était  plus  analogue  au 
leur  que  celui  de  Yerimond  ;  ils  consentirent  promptement  à  ré- 
change ,  et  ayant  accompagné  leur  nouveau  patron  dans  une 
excursion  nocturne ,  ils  donnèrent  un  échantillon  de  leur  force , 
en  brisant  une  forte  charpente  de  bois  en  forme  de  lit  dans  lequel 
un  de  ses  ennemis  s'était  réfugié  ,  et  le  firent  ainsi  tomber  entre 
les  mains  de  Styr,  qui  le  tua.  La  présomption  d'Halli  cependant 
troubla  bientôt  leur  bonne  intelligence.  Le  guerrier  plaça  ses 
affections  sur  Asdisa,  fille  de  son  patron,  demoiselle  fière,  hardie 
et  robuste ,  et  bien  faite  en  un  mot  pour  captiver  le  cœur  d'un 
Bersekir.  Il  annonça  formelleiuent  à  Slyr  qu'il  la  lui  demandait 
en  mariasfe  ;  qu'un  refus  mettrait  un  ternie  à  leur  amitié ,  mais 
que  s'il  voulait  accepter  son  alliance,  son  fi'ère  et  lui  deviendraient 
les  plus  puissants  de  toute  l'Islande. 

A  cette  proposition  inattendue  Styr  resta  quelque  temps  silen- 
cieux, réfléchissant  de  quelle  manière  il  pourrait  éluder  la  de- 
mande présomptueu.se  de  ce  champion  frénétique,  à  qui  il  répondit 
qu'il  devait  consulter  les  amis  de  sa  famille  pour  l'établissement 
de  sa  fille.  «  Trois  jours ,  dit  Ilalli ,  te  suffiront  pour  cela  ,  et  sou- 
viens-toique  notre  amitié  dépend  de  tu  réponse.  »  Styr,  plein 
d'incertitude  et  de  soucis,  se  rendit  à  Nclgafels  pour  consulter 
l'expérience  du  pontife  Snorro.  Quand  Snorro  apprit  qu'il  venait 
lui  demander  avis  :  «<  Gravissons,  lui  dit- il ,  le  mont  sacré  ;  il  est 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  243 

rare  que  les  résolutions  qu'on  prend  dans  ce  saint  lieu  ne  tour- 
nent d'une  manière  favorable.  »  Ils  restèrent  en  conférence  sé- 
rieuse sur  le  mont  de  Thor  jusqu'au  soir  et  satis  que  personne 
pût  savoir  le  dessein  qui  les  occupait  -,  mais  ce  qui  va  suivre  don- 
nera une  idée  suflisante  de  la  nature  des  conseils  qui  leur  furent 
suggérés  sur  les  mont  sacré. 

Aussitôt  que  Styr  fut  de  retour  chez  lui,  il  annonça  à  Halli  que 
puisqu'il  ne  pouvait  pas  acheter  sa  fiancée  parle  payement  d'une 
somme  d'argent,  selon  l'usage  établi  alors,  il  attendait  de  lui 
qu'il  y  substituât ,  suivant  l'ancien  droit  et  l'ancienne  coutume  » 
l'exécution  de  quelque  tâche  extraordinaire  et  difllcile. 

«  Et  laquelle?  demanda  le  prétendant. 

—  Tu  pratiqueras,  dit  Styr,  un  sentier  à  travers  les  rochers 
de  Biarnachaf,  et  tu  élèveras  une  palissade  entre  mes  domaines 
et  ceux  de  mes  voisins.  Tu  construiras  aussi  une  maison  pour 
recevoir  mes  troupeaux,  et  ces  tâches  une  fois  accomplies  tu  au- 
ras Asdisa  pour  femme. 

—  Quoique  inaccoutumé  à  des  travaux  serviles ,  j'accepte 
néanmoins  tes  conditions,  »  k'i  répondit  HaUi  •  en  effet,  avec  l'aide 
de  son  frère  ,  il  pratiqua  le  sentier  demandé ,  ouvrage  de  la  plus 
grande  diiïlculté,  et  il  éleva  la  palissade  dont  il  restait  encore  des 
vestiges  du  temps  de  notre  historien. 

Les  Bersekirs  travaillèrent  ensuite  à  l'étable  pour  les  troupeaux, 
tandis  que  les  serviteurs  de  Styr  s'occupaient  à  la  construction 
d'un  bain  souterrain,  imaginé  de  telle  sorte  qu'il  pouvait  être  tout 
à  coup  inondé  d'eau  bouillante,  ou  échauffé  à  un  degré  excessif. 
Le  dernier  jour ,  et  lorsque  les  frères  approchaient  du  terme  de 
leurs  travaux,  Asdisa,  fille  de  Styr,  passa  auprès  d'eux  richement 
parée.  Halli  lui  chanta  ceci  : 

ne  quel  côté,  fille  angélique, 
Sous  ce  vêtement  magnifiiiue, 
Vas-tu  donc  diriger  les  pas? 
Jamais  encor  je  ne  t'ai  vue 
loin  du  logis,  ainsi  vêtue. 
Promener  tes  divins  appas. 

Leikner  chanta  ensuite. 

Jusquà  présent,  ô  jeune  fille, 
Tu  n'avais  dun  manteau  d'éclat 
Revêtu  ton  corps  délicat. 
Apprends-nous  donc,  beauté  gentille, 
La  cause  de  pareils  apprêts  ; 
EXTRAIT    Df:    L'ETaBIGGIA-SAGA.  16 


24«  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA  SAGA. 

N'évile  point  notre  présence, 

Les  yiux  fiers,  la  bouche  en  silence, 

Et  Taine  enfin  de  tes  attraits. 

Mais  Asdisa ,  à  laquelle  ne  plaisait  pas  sans  doute  le  poète  ou 
îa  poésie,  et  peut-être  tous  les  deux,  passa  son  chemin  sans  leur 
faire  de  réponse. 

Le  soir  approchait ,  et  la  tâche  convenue  étant  accomplie ,  les 
champions  retournèrent  à  l'habitation  de  Styr.  Les  Bersekirs 
étaient  extrêmement  fatigués ,  circonstance  ordinaire  aux  per- 
sonnes de  leur  constitution  ,  qui ,  ayant  donné  de  grandes  preu- 
ves de  force  et  d'activité ,  éprouvent  un  degré  proportionnel  de 
relâchement  après  un  travail  pénible.  Ils  acceptèrent  donc  avec 
empressement  la  proposition  de  Styr  de  faire  usage  du  bain  nou- 
vellement construit.  Lorsqu'ils  y  furent  entrés  ,  leur  perfide  pa- 
tron fit  bloquer  la  porte  et  étendre  devant  l'entrée  la  peau  d'un 
bœuf  nouvellement  écorché ,  ensuite  il  fit  verser  de  l'eau  par 
l'ouverture  qui  avait  été  réservée  pour  cet  usage,  et  chauffer  le 
bain  à  un  degré  de  chaleur  insupportable.  L'infortuné  Bersekir 
essaya  de  s'échapper,  et  Halli  réussit  à  forcer  la  porte  ;  mais  son 
pied  s'étant  embarrassé  dans  la  peau  glissante  du  taureau ,  il  fut 
frappé  par  Styr  avant  de  pouvoir  se  défendre  ;  son  frère ,  en 
essayant  de  passer  aussi,  fut  fortement  repoussé  et  précipité  dans 
le  bain.  De  cette  manière  ils  périrent  tous  deux.  Styr  fit  enterrer 
leurs  corps  dans  une  étroite  et  profonde  vallée ,  et  composa  la 
chanson  suivante  sur  cet  exploit  : 

'(  Ces  champions  venus  de  l'autre  côté  de  TOcéan  étaient  le  fléau  des  enfants  de 
l'Islande.  Je  ne  craignis  pas  de  m'exposer  moi-même  à  la  fureur  frénétique  de  leurs 
armes  ;  mais  les  ayant  vaincus,  je  destinai  cette  vallée  ténébreuse  ù  devenir  le 
tombeau  des  farouches  Bersekirs.» 

Quand  le  pontife  Snorro  eut  appris  l'heureux  résultat  du  stra- 
tagème de  Styr ,  il  lui  fit  une  visite ,  et  après  un  jour  de  consulta- 
tion ,  Asdisa  ,  fille  de  Styr ,  lui  fut  donnée  en  mariage.  Il  fut  cé- 
lébré peu  de  temps  après,  et  l'activité  et  l'intrépidité  de  Styr  étant 
soutenues  par  la  sagesse  et  l'expérience  de  Snorro,  qu'il  soutenait 
à  son  tour,  le  pouvoir  de  chacun  s'étendit  et  se  fortifia  beaucoup 
par  cette  alliance. 

Laissant  de  côté  quelques  combats  qui  offrent  peu  d'intérêt , 
nous  passerons  à  l'histoire  de  Thorolf  Bœgifot.  Ce  chef  avait  dans 
sa  jeunesse  défié  en  combat  singulier  un  vieux  guerrier  nommé 
Ulfar ,  dans  le  but  de  devenir  maître  de  son  territoire.  Ulfar , 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  047 

quoique  vieux  et  ayant  la  vue  affaiblie  ,  préféra  la  mort  au  dés- 
honneur et  accepta  le  combat.  L'ifar  fut  tué ,  mais  Thorolf  reçut 
une  blessure  à  la  jambe,  dont  il  resta  toujours  boiteux  par  la 
suite,  ce  qui  lui  valut  le  nom  de  Bœgifot,  ou  pied  tourné.  Thorolf 
eut  un  fils,  ce  même  Arnkill  qui  figure  dans  l'histoire  de  Tho- 
narrir  le  Noir,  et  deux  filles,  dont  l'une  était  la  célèbre  magi- 
cienne Geirrida.  Thorolf,  en  vieillissant ,  devint  d'un  carac- 
tère sauvage  et  acrimonieux ,  et  aussi  mal  fait  d'esprit  que  de 
corps.  Plusieurs  causes  de  discorde  s'élevèrent  entre  son  fils  et 
lui .  jusqu'à  ce  qu'ils  en  vinssent  enfin  à  un  point  d'inimitié  com- 
plète. 

Le  plus  proche  voisin  de  Thorolf  Bœgifot  était  Ulfar ,  affranchi 
de  Thornbrand  ,  et  qui  possédait  une  belle  propriété.  On  disait 
de  ce  cultivateur  qu'il  entendait  l'art  de  faire  le  foin  mieux  que 
tout  homme  en  Islande ,  et  que  sa  récolte  ne  souffrait  jamais  de  la 
pluie  ,  ni  ses  bestiaux  des  orages.  Thorolf  alla  consulter  ce  sage 
sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  au  sujet  d'un  champ  de  luzerne  qu'ils 
avaient  en  commun.  «<  Cette  semaine,  dit  Ulfar,  il  y  aura  de  la 
pluie  ;  employons-la  à  couper  le  foin  ;  elle  sera  suivie  d'une  quin- 
zaine de  sécheresse  dont  nous  profiterons  pour  le  sécher.  »  Tho- 
rolf cependant  s'impatienta ,  et  doutant  du  changement  de  temps, 
il  ordonna  que  son  foin  fût  porté  dans  sa  cour ,  et  mis  en  meule , 
tandis  que  celui  d'Ulfar  était  encore  sur  le  pré,  et  en  même 
temps,  soit  cupidité,  caprice  ou  jalousie,  il  fit  enlever  aussi  une 
partie  de  la  récolte  qui  appartenait  au  prévoyant  Ulfar.  Ce  der- 
nier réclama  son  bien  -,  après  quelques  altercations,  il  ne  vit  pas 
de  plus  sur  moyen  d'obtenir  une  réparation  que  de  s'adresser  à 
la  justice  d'Arnkill,  fils  de  Thorolf.  Arnkill,  après  avoir  fait  vai- 
nement appel  à  l'avarice  de  son  père ,  consentit  enfin  à  indemni- 
ser Ulfar  en  lui  payant  la  valeur  du  foin  ,  proposition  à  laquelle 
son  père  avait  refusé  d'accéder,  disant,  dans  toute  la  plénitude 
du  pouvoir  oppressif,  que  le  manant  n'était  déjà  que  trop  riche. 
Arnkill  cependant  s'indemnisa  du  prix  du  foin  en  s'anpropriant 
douze  bœufs  gras  appartenant  à  son  père ,  qui  firent  compensa- 
tion ,  dit-il ,  à  l'argent  qu'il  avait  avancé  pour  lui  à  Ulfar. 

La  fête  de  Jol  arriva,  et  Thorolf,  qui  avait  beaucoup  bu  et 
avait  fait  donner' à  ses  serfs  une  assez  grande  quantité  de  liqueurs 
fortes,  se  trouva  si  irrité  contre  Ulfar,  qu'il  otTrit  la  liberté  à 
celui  de  ses  esclaves  qui  brûlerait  sa  maison  et  le  ferait  périr  au 
milieu  des  flammes.  Six  de  ses  serfs  partirent  pour  exécuter  ee 


248  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

charitable  exploit  5  mais  les  flammes ,  en  s'élevant ,  furent  aper- 
çues d'Arnkill ,  qui  accourut  avec  ses  serviteurs  à  la  maison  d'Ul- 
far,  éteignit  le  feu  et  fit  les  incendiaires  prisonniers.  Il  les  fit  con- 
duire chez  lui ,  et  les  pendit  le  lendemain  matin  sans  cérémonie, 
ce  qui  augmenta  encore  le  ressentiment  de  son  père.  Ulfar,  d'un 
autre  côté ,  se  réjouissant  d'avoir  acquis  un  protecteur  si  puissant 
et  si  actif,  choisit  Arnkill  pour  son  patron,  au  grand  déplaisir  de 
la  famille  de  son  premier  maître ,  Thornbrand ,  qui  vit  avec  mé- 
contentement le  risque  qu'elle  courait  de  perdre  l'héritage  de 
l'affranchi  de  leur  père. 

Cette  circonstance  irrita  à  un  tel  point  Thorolf  contre  son  fils, 
qu'il  alla  trouver  le  pontife  Snorro  pour  le  décider  à  se  venger 
sur  Arnkill  du  meurtre  de  ses  six  serfs.  Snorro  refusa  d'abord 
d'intervenir  dans  cette  affaire ,  alléguant  la  bonne  réputation 
dont  jouissait  Arnkill ,  et  la  noire  trahison  dans  laquelle  les  serfs 
de  Thorolf  avaient  été  surpris  quand  ils  furent  arrêtés  et  exécu- 
tés. «  Je  devine  bien  la  cause  de  tes  égards  pour  Arnkill,  répondit 
Thorolf:  tu  penses  qu'il  te  payera  ta  protection  dans  l'assemblée 
plus  généreusement  que  moi.  Mais  écoute,  je  connais  le  désir 
que  tu  as  de  posséder  les  beaux  bois  de  Rrakeness,  qui  m'appar- 
tiennent; je  te  les  donnerai,  si  tu  veux  poursuivre  l'affaire  du 
meurtre  de  mes  affranchis  avec  la  plus  grande  sévérité ,  sans 
avoir  de  ménagement  pour  les  liens  de  parenté  qui  existent  entre 
lui  et  moi ,  ni  pour  l'amitié  qu'il  te  porte.  »  Snorro  ne  put  résister 
à  la  perspective  d'un  avantage  qui  lui  était  si  artificieusement 
promis ,  et  s'engagea  à  faire  tous  ses  efforts  pour  en  tirer  une 
vengeance  éclatante. 

Les  plaidoiries  furent  ingénieuses,  en  considération  du  siècle 
et  du  pays ,  et  elles  montrent  quelques  progrès  dans  les  subtilités 
pointilleuses  de  la  jurisprudence  municipale.  Snorro  s'appuya  sur 
ce  qu'on  avait  mis  à  mort  les  esclaves  sans  leur  faire  légalement 
leur  procès.  L'accusé  fit  valoir  avec  chaleur  qu'ils  avaient  été 
pris  à  incendier  l'habitation  d'Ulfar.  On  lui  répliqua  que  quoique 
ceci  eût  pu  justifier  la  mort  qu'ils  auraient  reçue  sur  le  lieu  môme, 
cependant  cela  ne  donnait  pas  à  ceux  qui  les  avaient  pris  le  droit 
de  les  exécuter  après  un  jour  d'intervalle.  A  la  fin,  l'affaire  fut 
confiée  à  l'arbitrage  des  deux  frères  Styr  et  Yerimond  ,  qui  con- 
damnèrent Arnkill  à  payer  onze  onces  d'or  par  chaque  domesti- 
que. Thorolf,  irrité  au  dernier  point  de  la  modération  de  cette 
amende ,. s'exhala  en  plaintes  contre  Snorro,  qu'il  regarda  comme 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  240 

ayant  trahi  sa  cause ,  et  se  retira  de  l'assemblée  en  méditant  une 
vengeance  sanglante  contre  tous  ses  ennemis. 

Ulfar,  le  plus  faible  et  le  plus  innocent,  fut  le  premier  à  éprou- 
ver les  eflets  de  cette  colère.  Il  avait  assisté  à  un  banquet  chez 
son  patron  Arnkill .  et  était  parti  chargé  d'armes  et  d'autres  pré- 
sents, lorsqu'il  fut  égaré  dans  son  chemin  et  assassiné  par  un 
nommé  Spagil ,  scélérat  que  Thorolf  avait  payé  largement  pour 
commettre  ce  crime.  Arnkill,  étant  sorti  ce  soir-là,  aperçut  à 
quelque  distance  un  homme  portant  le  bouclier  qu'il  avait  donné 
à  Ulfar.  «  Il  ne  se  sera  point  séparé  volontairement  de  ce  bou- 
clier,  »  dit-il  à  un  des  gens  de  sa  suite  -,  «  poursuivez  celui  qui  le 
porte  ,  et  si ,  comme  je  le  crains,  il  a  assassiné  mon  client  à  l'in- 
stigation de  mon  père ,  ne  me  l'amenez  pas  devant  moi ,  mais 
tuez-le  sur-le-champ.  »  On  se  mit  immédiatement  à  la  poursuite 
de  Spagil ,  et  Tayant  ainsi  forcé  d'avouer  son  crime ,  et  de  faire 
connaître  celui  qui  l'avait  porté  à  le  commettre,  ils  le  tuèrent  sur 
le  lieu  même ,  et  rapportèrent  à  Arnkill  la  dépouille  du  malheu- 
reux Ulfar. 

Les  disputes  qui  s'élevèrent  au  sujet  de  sa  succession  augmen- 
tèrent encore  la  division  de  la  colonie.  Elle  était  réclamée  par  la 
famille  de  Thornbrand ,  dont  Ulfar  avait  été  l'affranchi ,  et  par 
Arnkill,  comme  son  patron  et  son  protecteur  direct.  Les  premiers 
furent  pourtant  les  plus  faibles,  et,  s'étant  adressés  à  Snorro ,  ils 
l'engagèrent  fortement  à  ne  pas  plaider  contre  Arnkill.  «  Vous 
subissez  seulement ,  »  leur  dit  le  rusé  pontife ,  «  le  sort  général 
de  la  tribu ,  qui ,  tant  qu'Arnkill  vivra ,  doit  supporter  de  telles 
agressions  sans  en  tirer  vengeance.  — Yoilà  une  grande  vérité, 
répondirent  les  fils  de  Thornbrand ,  et  nous  ne  pouvons  nous 
plaindre,  Snorro,  de  ton  refus  d'épouser  notre  cause,  toi  qui  es 
si  timide  et  si  froid  quand  il  s'agit  de  la  tienne-,  »  et  lui  ayant 
adressé  ce  reproche ,  ils  quittèrent  l'assemblée  très-mécontents. 

Thorolf  Bœgifot  commença  alors  à  se  repentir  d'avoir  donné  à 
Snorro  les  bois  de  Rrakeness  sans  en  obtenir  la  satisfaction  qui 
devait  en  être  le  prix.  Il  alla  trouver  le  pontife,  et  lui  en  demanda 
la  restitution  ,  alléguant  qu'il  n'avait  eu  l'intention  que  de  les  lui 
prêter ,  et  non  de  les  lui  donner.  Mais  Snorro  refusa  d'écouter 
cette  demande ,  et  en  appela  au  témoignage  de  ceux  qui  avaient 
été  présents  à  cette  transaction ,  qu'il  avait  reçu  les  bois  en  toute 
propriété.  Dans  ce  moment  d'irritation ,  Thorolf  eut  alors  recours 
à  son  fils  ,  et  lui  proposa  de  renouveler  leur  alliance  naturelle,  et 


QSO  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

pour  gage  de  leur  union  ,  de  reprendre  à  Snorro  les  bois  de  Kra- 
keness.  «  Ce  ne  fut  que  par  amour  pour  moi,  dit  Arnkiil ,  que  tu 
donnas  à  Snorro  la  possession  de  ces  biens ,  et,  quoique  je  sacbe 
qu'il  n'y  avait  pas  de  titres  valables,  cepandant  je  ne  chercherai 
pas  à  déclarer  la  guerre  au  pontife  pour  satisfaire  Ion  ressenti- 
ment.— Ta  lâcheté  ,  répondit  Thorolf,  est,  plus  que  tout  autre 
motif,  la  cause  de  ta  modération  prétendue.  —  Pense  tout  ce  que 
tu  voudras  de  celte  affaire  ,  lui  répliqua  Arnkiil ,  mais  je  ne  veux 
pas  me  mettre  mal  avec  Snorro  pour  cela.  » 

Ainsi  repoussé  de  tous  côtés  et  dévoré  d'une  rage  impuissante, 
Thorolf  Bœgifot  s'en  retourna  chez  lui.  Il  ne  parla  à  personne, 
ne  soupa  pas,  laissa  partir  ses  domestiques  sans  quitter  lui-même 
son  siège,  et  le  lendemain  il  fut  trouvé  mort  à  la  même  place  et 
dans  la  même  posture  qu'il  avait  prise. 

Un  messager  fut  immédiatement  envoyé  à  Arnkiil  pour  lui  ap- 
prendre la  nouvelle  de  la  mort  de  son  père.  Lorsqu'il  arriva  ,  le 
corps  était  encore  assis  dans  l'attitude  où  il  avait  rendu  le  dernier 
soupir,  et  la  famille,  terrifiée,  supposa  qu'il  avait  péri  du  genre 
de  mort  qui  est  de  tous  le  plus  redouté  des  Islandais  ^  Anrkill 
entra  dans  l'appartement,  mais  de  manière  à  n'approcher  du  ca- 
davre que  par  derrière,  et  il  recommanda  à  tous  les  gens  de  la 
maison  de  ne  pas  regarder  le  corps  en  face  avant  que  les  rites 
expiatoires  eussent  été  accomplis.  Ce  ne  fut  pas  sans  avoir  re- 
cours à  la  force  qu'on  parvint  à  enlever  le  cadavre  du  siège  qu'il 
avait  occupé.  La  ligure  était  alors  voilée  ,  et  on  rendit  au  mort 
les  devoirs  ordinaires.  Les  cérémonies  achevées,  Arnkiil  ordonna 
que  le  mur  de  la  chambre  fût  abattu  derrière  l'endroit  où  Tho- 
rolf avait  expiré  ;  et  le  corps  ayant  été  soulevé  avec  quelque 
peine,  on  le  fît  sortir  par  cette  brèche  ^  ,  pour  le  déposer  dans  un 
tombeau  solidement  construit. 

Mdis  les  honneurs  qu'on  lui  rendit,  et  ce  tombeau  ,  tout  forti- 
fié qu'il  était ,  ne  purent  ni  apaiser  ni  contenir  l'esprit  turbulent 
de  Thorolf  Bœgifot.  Il  apparut  dans  le  district,  de  nuit  et  de  jour, 
tua  des  hommes  et  des  bestiaux  ,  harcela  tellement  le  pays  par 
ses  fréquentes  apparitions  et  ses  exploits  malfaisants,  que  son  fils 

1  II  paraît  qu'il  est  question  de  suicide,  a.  m. 

2  C'est  encore  un  article  de  superstition  populaire  en  Ecosse,  que  le  carps  d'un 
suicidé  ne  doit   pas  être  transporté  hors   de  l'appartement  par  la  porte,  mais  qu'il 
£aul  le  descendre  par  une  fenêtre,  ouïe  faire  sortir  par  une  brècUe  ouverte   dans   le 
mur.  Onsuppose  que  négliger  cette  coutume  serait  exposer  la  maison  à  être  hantée 

par  des  revenants. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  2ot 

Arnkill,  sur  les  plaintes  réitérées  des  habitants ,  résolat  de  chan- 
ger le  lieu  de  la  sépulture  de  son  père.  Il  rencontra  quelque  op- 
position de  la  part  des  héritiers  de  Thornbrand,  qui  voulaient  re- 
fuser de  laisser  passer  le  corps  sur  leur  domaine ,  si  leur  père  ne 
leur  eût  rappelé  qu'il  était  illégal  de  refuser  le  passage  à  ceux  qui 
remplissaient  un  devoir  prescrit  par  la  loi ,  et  que  tel  était  d'ail- 
ieurs  l'enterrement  des  morts.  En  creusant  le  tombeau ,  on  y 
trouva  le  corps  de  Thorolf  ;  mais  son  aspect  avait  quelque  chose 
d'effrayant  et  de  farouche  au  dernier  point.  Il  fut  placé  dans  un 
cercueil  porté  sur  deux  bœuCs  robustes,  qui  néanmoins  furent 
épuisés  avant  de  l'avoir  transporté  à  un  mille  de  là.  On  les  rem- 
plaça par  d'autres;  mais  quand  ils  eurent  atteint  le  sommet  d'une 
montagne  à  quelque  distance  du  lieu  désigné  pour  la  sépulture, 
ces  animaux  devinrent  furieux,  et,  rompant  leur  joug,  ils  se 
précipitèrent  au  bas  de  la  montagne,  où  ils  périrent.  Le  corps 
était  aussi  devenu  d'un  poids  tel  qu'il  fut  impossible  de  le  trans- 
porter plus  loin  ;  Arnkill  fut  obligé  de  le  faire  déposer  à  terre  sur 
la  cime  de  la  colline  où  il  était  parvenu  ,  et  qui  prit,  dès  cet  épo- 
que, le  nom  de  Bœgifot.  Arnkill  fit  élever  un  monticule  d'une 
hauteur  considérable  sur  le  tombeau  :  et  Thorolf ,  pendant  la  vie 
de  son  fils,  vécut  paisiblement  dans  sa  nouvelle  demeure  ,  quoi- 
<ïue,  comme  nous  le  verrons  par  la  suite,  il  ait  recommencé  à 
causer  de  nouveaux  désordres  après  la  mort  d'Arnkill. 

Thorolf  ayant  cessé  de  vivre  ,  Arnkill  eut  plusieurs  contesta- 
tions avec  le  pontife  Snorro  pour  la  restitution  des  biens  de  Kra- 
keness,  et  avec  les  fils  de  Thornbrand  à  cause  de  leurs  anciennes 
querelles.  Il  eut  le  dessus  dans  plusieurs  escarmouches  qui  s'en- 
suivirent, et  dans  différentes  discussions  devant  l'assemblée  na- 
tionale. Snorro  lui-même,  pendant  long-temps  ,  ne  put  réussir 
dans  les  divers  efforts  qu'il  fit  pour  se  débarrasser  de  ce  puissant 
rival  ;  car,  quoique  prêtre  ,  il  ne  fut  nullement  délicat  dans  le 
choix  des  moyens  qu'il  pouvait  employer  en  pareille  occasion  5  il 
attenta  môme  plusieurs  fois  à  la  vie  d'Arnkill,  en  cherchant  à  le 
faire  assassiner.  A  la  fin,  cependant ,  extrêmement  exaspéré  d'a- 
voir entendu  des  étrangers  exalter  le  courage  et  la  puissance 
d'Arnkill  comme  supérieurs  aux  siens,  le  pontife  résolut  de  faire 
servir  à  sa  vengeance  les  fils  de  Thornbrand.  Il  remit  à  Thorelf 
Kimbi,  le  plus  fort  de  ces  guerriers  ,  une  hache  de  guerre  qu'il 
avait  choisie,  et  lui  faisant  remarquer  la  longueur  du  manche,  il 
ajouta  :  «  Cependant  c'est  tout  au  plus  si  elle  est  assez   longue 


2S2  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

pour  atteindre  la  tôte  d'Arnkill  pendant  qu'il  fait  les  foins  à  la  fer- 
me d'UIfar.  »  Nous  ferons  remarquer  qu'Arnkill  n'osait  pas  oc- 
cuper la  ferme  d'UIfar,  qui  avait  été  le  sujet  de  tant  de  contesta- 
tions entre  les  fils  de  Thornbrand  et  lui  ;  il  se  contentait  d'y  en- 
voyer des  faucheurs  dans  le  jour ,  et  de  les  en  faire  revenir  avant 
la  nuit.  Dans  le  temps  des  foins,  cependant,  il  employait  aussi  ses 
serfs  au  clair  de  la  lune  pour  transporter  le  foin  de  ces  domaines 
dans  les  siens.  Les  fils  de  Thornbrand,  d'après  les  conseils  du  pon- 
tife, épièrent  tous  ses  mouvements,  et  apprenant  que  pendant  une 
nuit  éclairée  par  la  lune,  Arnkill  avait  accompagné  lui-même  ses 
serfs  dans  ce  but,  ils  dépêchèrent  un  messager  à  Snorro  pour  l'in- 
former que  le  vieil  aigle  avait  pris  son  essor  vers  Orligstad.  Le 
pontife  se  leva  immédiatement,  et,  accompagné  de  neuf  hommes 
armés,  il  traversa  la  place  à  AUipord,  où  il  rejoignit  la  troupe  des 
fils  de  Thornbrand ,  qui  étaient  au  ^nombre  de  six.  Arnkill ,  qui 
avait  aperçu  ses  ennemis  s'avancer  vers  lui ,  envoya  chez  lui  ses 
compagnons  qui  n'étaient  pas  armés,  pour  appeler  ses  serviteurs 
à  son  aide.  «  En  attendant,  dit-il ,  je  me  défendrai  sur  ce  tas  de 
foin ,  et  je  ne  laisserai  pas  à  mes  ennemis  une  victoire  facile.  » 
Mais  l'un  de  ses  messagers  se  noya  en  traversant  un  torrent ,  et 
l'autre  s'amusa  en  chemin.  Pendant  ce  temps,  Arnkill  se  défen- 
dait vaillamment  ;  mais  étant  enfin  accablé  par  le  nombre,  il  suc- 
comba, et  fut  tué.  C'est  le  sujet  d'un  des  chants  du  scalde  Thor- 
moda  Ulfilson  : 

Aux  petits  de  l'aigle  sauvage 
Le  pontife  assure  un  repas; 
Un  cadavre  ennoblit  la  tombe 
Quand  le  vaillant  Arnkill  qui  tombe 
Se  fraye  un  glorieux  trépas. 

Arnkill  est  regretté  par  Tannaliste  comme  le  modèle  des  quali- 
tés les  plus  admirées  chez  un  chef  islandais.  Il  excellait  dans  l'ob- 
servation exacte  des  anciens  rites  et  coutumes-,  il  était  ferme  et 
vaillant  dans  une  entreprise,  et  si  sage  et  d'une  éloquence  si  en- 
traînante, qu'il  gagna  toujours  toutes  les  causes  qu'il  plaida  de- 
vant les  assemblées  du  peuple.  Ces  qualités  attirèrent  sur  lui  cette 
jalousie  qui  fut  la  cause  de  sa  mort.  Le  monticule  qui  recouvrait 
sa  tombe  était  encore  visible  du  temps  de  notre  historien.  Les  biens 
d'Arnkill ,  et  le  soin  de  venger  le  meurtre  dont  il  avait  été  victi- 
me, passèrent  à  des  femmes,  ce  qui  fut  cause  que  ce  dernier  de- 
voir fut  assez  mal  rempli.  Thorelf  Kimbi,  qui  avait  porté  le  coup 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  2S3 

mortel,  fut  banni  pour  trois  ans  de  l'Islande  ,  faible  expiation  de 
l'assassinat  d'un  tel  gu  errier.  Et  c'est  ce  qui  fut  cause,  dit  l'anna- 
liste, qu'on  décréta  qu'aucune  femme  ni  aucun  jeune  homme  au- 
dessous  de  seize  ans  ne  poursuivrait  à  l'avenir  une  cause  qui  au- 
rait pour  but  la  vengeance  d'un  meurtre. 

Sans  nous  arrêter  sur  un  combat  furieux  entre  les  fils  de  Thorn- 
brand  et  ceux  de  Thorlac  ,  nous  ferons  seulement  remarquer  la 
précision  avec  laquelle  le  compensatio  injuriarum  fut  pesé  dans 
les  comices  d'Helgafels  quand  cette  querelle  fut  arrangée.  Chaque 
malheur  arrivé  à  un  parti  fut  balancé  par  un  autre  du  même 
genre  souffert  par  l'autre.  Vie  pour  vie,  blessure  pour  blessure, 
œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  tout  fut  pesé  avec  la  plus  scrupu- 
leuse exactitude  ;  et  la  balance  s'étant  élevée  en  faveur  d'une  des 
familles  belligérantes,  le  surplus  fut  évalué  et  acquitté  par  une 
amende  pécuniaire.  Cet  arrangement  ,  qui  fut  suivi  d'une  paix 
intérieure  d'une  durée  extraordinaire,  eut  lieu  en  999. 

L'an  1000 ,  la  religion  chrétienne  fut  introduite  en  Islande  par 
ses  apôtres  Gizur  le  Blanc  etHialto'.  Snorro  se  convertit,  et  con- 
tribua puissamment  à  propager  la  nouvelle  croyance  2.  Il  n'est  pas 
facile  de  comprendre  quel  motif  pouvait  avoir  le  prêtre  de  Thor 
de  renoncer  à  un  culte ,  auquel  il  présidait  lui-môme,  pour  une 
nouvelle  religion  5  car  le  caractère  d'égoisme,  de  ruse  et  d'immo- 
ralité complète  dont  Snorro  était  revêtu,  ne  permet  pas  qu'on  lui 
fasse  l'honneur  de  croire  qu'il  agît  en  cette  circonstance  d'après 
sa  conviction.  Cependant  il  fit  ériger  une  église  chrétienne  à  Hel- 
gafels,  au  lieu  môme  où  était  le  temple  de  Thor,  et  fît  preuve  sur 
tous  les  autres  points  d'une  conversion  sincère.  Comme  c'était 
pour  la  troisième  fois  qu'on  essayait  de  prêcher  le  christianisme 
en  Islande,  il  paraît  probable  que  le  bon  sens  de  ses  habitants  avait 
déjà  rejeté  sérieusement  les  superstitions  du  paganisme  ,  et  que 

■1  Hiulto  était  Islandais  de  naissance;  mais  il  avait  été  banni  pour  avoir  composi 
une  cliansoK  en  mépris  des  divinités  païennes;  en  voici  la  traduction  littérale  : 

«  Je  ne  veux  pas  servir  urie  idole  de  bois  :  Tune  et  l'autre  sont  les  mêmes  à  mes 
yeux  ;  car,  ou  Odin  est  un  chien,  ou  Freya  est  une  chienne. o  a.  m. 

2  Nous  apprenons  d'une  autre  autorité  que  les  prêlres  païens  et  les  nobles  tinrent 
une  conférence  publique  avec  les  missionnaires  chrétiens,  dans  l'assemblée  générale 
<ies  tribus  d'Islande  Pendant  qu'on  discutait,  la  nouvelle  arriva  qu'une  éruption  de 
Jave  venait  de  désoler  un  district  voisin.  «  C'est  l'effet  de  la  colère  de  nos  divinités 
offensées,»  s'écrièrent  les  adorateurs  d'Odin  et  de  Thor.  «Et  quel  motif  excitait 
donc  leur  colère  ?  »  répondit  Snorro,  le  héros  de  l'Eyrbiggia-Saga,  quoique  encore 
païen  lui-même,  «quel  motif  excitait  donc  leur  colère  quand  ces  rochers  de  lave 
que  nous  foulons  maintenant  étaient  eux-mêmes  des  torrents  enflammés?  ;)  La 
promptitude  de  cette  réponse  imposa  silence  aux  défenseurs  du  paganisme. 


2S4  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

le  culte  (le  Thor  avait  perdu  dans  l'estime  du  peuple  ;  Snorro  donc 

aura  pu,  conséquemment  avec  son  caractère ,  se  mettre  à  l'abri 

d'une  révolution  religieuse  à  laquelle  il  prévit  qu'il  ne  pourrait 

s'opposer. 

La  même  année  est  indiquée  comme  étant  la  date  d'un  légende 
fort  curieuse.  Un  vaisseau  islandais  vint  hiverner  dans  un  port 
auprès  d'IIclgafels.  Parmi  les  passagers  était  une  femme  native 
des  Hébrides  ,  qui  passait  parmi  les  matelots  pour  posséder  des 
vêtements  et  des  meubles  bien  au-dessus  de  ceux  qui  étaient  alors 
en  usage  en  Islande.  Le  bruit  en  étant  parvenu  à  Thurida,  sœur 
du  pontife  Snorro  et  épouse  de  Thorodd ,  femme  d'un  caractère 
vain  et  cupide  ,  et,  disait-on  aussi ,  de  mœurs  licencieuses,  elle 
alla  faire  une  visite  à  l'étrangère ,  mais  ne  put  la  décider  à  lui 
montrer  ses  trésors.  Persistant  cependant  dans  ses  importunités, 
elle  pressa  Thorgunna  d'accepter  un  logement  dans  la  maison 
de  Thorodd.  Cette  dernière  n'y  consentit  qu'avec  répugnance^ 
mais  elle  ajouta  que  comme  elle  connaissait  tous  les  genres  d'in- 
dustrie qui  pouvaient  être  utiles  dans  un  ménage,  elle  espérait  de 
cette  manière  acquitter  les  obligations  qu'elle  pourrait  contracter 
envers  cette  famille ,  sans  pour  cela  rien  céder  des  effets  qu'elle 
possédait  en  dédommagement  de  son  logement.  Comme  Thurida 
continuait  de  la  presser  d'accepter  cette  invitation,  Thorgunna 
l'accompagna  à  Troda,  habitation  de  Thorodd,  où  les  matelots 
déposèrent  une  grande  boîte  et  une  énorme  armoire  qui  conte- 
naient les  effets  de  l'étrangère,  et  sur  lesquels  Thurida  jeta  des 
regards  pleins  de  curiosité  et  de  convoitise.  Aussitôt  qu'on  lui 
eut  assigné  sa  chambre  à  coucher,  elle  ouvrit  son  coffre  et 
en  tira  une  belle  courte-pointe  brodée  et  une  tenture  magni- 
fique et  complète  de  tapisserie,  avec  une  garniture  de  lit  de 
linge  d'Angleterre  mêlée  de  soie,  commeon  n'en  avait  jamais  vu  en 
Islande.  <<  Yendez-moi  cette  belle  garniture  de  lit ,  lui  dit  Ten- 
vieuse  matrone.  — Crois-moi,  lui  répondit  Thorgunna,  je  n'ai 
point  envie  de  coucher  sur  la  paille  pour  satisfaire  ton  goût  luxu- 
rieux et  ta  vanité.  »  Cette  réponse  déplut  tellement  à  Thurida, 
qu'elle  ne  lui  renouvela  jamais  sa  demande. 

Thorgunna  ,  au  caractère  de  laquelle  les  événements  suivants 
prêtèrent  une  espèce  d'importance  mystique ,  est  représentée 
comme  une  femme  d'une  taille  haute  et  imposante,  avec  un  teint 
brun  et  une  épaisse  chevelure  noire.  Elle  était  d'un  âge  avancé, 
assidue  dans  les  travaux  des  champs  et  de  Taiguille ,  assistant 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  2o5^ 

exactement  au  service  divin ,  grave ,  silencieuse  et  solennelle 
dans  ses  rapports  avec  la  société.  Elle  était  peu  comn^unicative 
avec  les  habitants  de  la  maison  de  Thorodd ,  et  il  y  en  avait  deux 
surtout  pour  lesquels  elle  montrait  une  aversion  décidée.  L'un 
était  Thorer,  qui,  ayant  perdu  une  jambe  dans  l'escarmouche  en- 
tre Thorbion  et  Thorarin  le  Noir,  était  appelé  Thorer  Wildlegr,  à 
cause  de  celle  qu'il  lui  avait  substituée,  et  l'autre,  sa  femme 
Thorgunna  ,  appelée  Galldra-Kinna  (méchante  sorcière  )  d'après 
Fart  qu'on  lui  prétait  des  enchantements.  Riartan  ,  jeune  garçon 
de  belle  espérance ,  était  le  seul  être  de  la  maison  auquel  Thor- 
gunna montrât  de  l'affection ,  et  elle  était  fort  affectée  toutes  les 
fois  que  le  petit  garçon  ,  emporté  parla  pétulance  de  l'enfance,  se 
montrait  peu  reconnaissant  de  ses  bontés. 

Nous  sommes  obligés  de  faire  ici  une  petite  digression  en  faveur 
de  ce  jeune  Kiartan.  Il  était  fils  de  Thurida ,  sœur  du  pontife 
Snorro,  et  passait  aussi  pour  l'être  de  son  époux  Thorodd  ;  mais  ce 
fait  était  moins  certain.  Biorn  ,  étranger  qui  avait  acquis  le  sur- 
nom de  héros  de  Bradwick,  avait  été  très-assidu  dans  ses  visites  à 
ThuriJa  l'année  qui  précéda  la  naissance  de  Kiartan.  Elles  avaient 
éveillé  la  jalousie  du  mari ,  qui  eut  recours  à  une  sorcière  pour 
évoquer  une  tempête  nocturne  dans  le  but  de  faire  périr  Biorn 
pendant  qu'il  se  rendrait  chez  sa  maîtresse.  Cette  tentative  ,  ce- 
pendant, fut  infructueuse,  ainsi  que  quelques  autres  qui  furent 
faites  contre  sa  vie.  A  la  fin,  lorsque  Snorro,  qui  croyait  son  hon- 
neur intéressé  à  défendre  sa  sœur  Thurida  ,  était  sur  le  point  de 
cerner  Biorn  avec  une  troupe  de  cavaliers ,  le  guerrier ,  s'étant 
aperçu  de  son  dessein,  saisit  le  pontife  à  l'improviste,  et  lui  met- 
tant le  poignard  sur  la  gorge,  il  le  força  à  consentir  à  un  traité  par 
lequel  il  s'engageait  à  retirer  ses  gens ,  et  Biorn,  de  son  côté,  pro- 
mettait de  cesser  de  porter  atteinte  à  la  réputation  de  Thurida, 
en  quittant  immédiatement  l'Islande.  Il  tint  parole,  car  pendant 
fort  long -temps  on  n'en  entendit  plus  parler.  Bien  des  années 
après,  cependant,  un  vaisseau  islandais  qui  était  sur  la  côte  occi- 
dentale d'Lslande  fut  surpris  par  une  tempête  qui  le  jeta  dans  des 
parages  de  l'océan  Atlantique  inconnus  au  pilote.  Après  avoir 
long-temps  navigué  à  l'ouest,  ils  atteignirent  une  terre  inconnue 
habitée  par  un  peuple  sauvage  qui  s'empara  aussitôt  des  mar- 
chands et  de  l'équipage  du  vaisseau  ;  il  s'éleva  alors  entre  eux  de 
grandes  discussions ,  les  uns  voulant  les  réduire  à  un  état  d'escla- 
vage, les  autres  les  tuer  sur  le  lieu  même.  En  ce  moment  arriva 


2i56  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

un  corps  de  cavaliers  commandés  par  un  homme  d'une  haute  sta- 
ture et  d'un  aspect  distingué ,  que  les  naturels  assemblés  sem- 
blaient respecter  comme  leur  chef.  Il  s'adressa  aux  marchands 
dans  la  langue  norse  ,  et  apprenant  qu'ils  venaient  d'Islande ,  il 
leur  fit  beaucoup  de  questions  sur  le  pontife  Snorro,  sa  sœur  Thu- 
rida,  mais  surtout  sur  son  fils  Kiartan.  Leurs  réponses  ayant  été 
satisfaisantes  sur  tous  les  points,  il  leur  fit  part  de  l'intention  qu'il 
avait  de  leur  rendre  la  liberté,  en  les  avertissant  de  ne  jamais  re- 
venir dans  cette  ile  ,  les  habitants  étant  ennemis  des  étrangers. 
Alors  les  marchands  se  hasardèrent  à  demander  le  nom  de  leur 
bienfaiteur.  Il  refusa  de  leur  dire,  dans  la  crainte  que  ses  amis  d'Is- 
lande, en  venant  le  chercher,  ne  s'exposassent  au  danger  dont  il 
les  délivrait,  dans  un  moment  où  il  n'aurait  peut-être  plus  les  mô- 
mes moyens  de  les  protéger  comme  il  convenait  de  le  faire  ;  car  il 
y  avait  dans  ce  pays,  leur  dit-il ,  des  chefs  plus  puissants  que  lui. 
Lorsqu'ils  furent  sur  le  point  de  partir,  il  les  pria  de  remettre  pour 
lui  une  épée  à  Kiartan  et  une  bague  à  Thurida  ,  comme  venant  de 
la  part  de  quelqu'un  qui  aimait  la  sœur  de  Snorro  plus  qu'elle  n'é- 
tait aimée  de  Snorro  lui-môme.  On  crut  reconnaître  dans  ces  pa- 
roles Biorn,  le  héros  de  Bradwick  et  le  père  de  Kiartan  par  suite 
de  son  intrigue  secrète  avec  Thurida,  et  toute  cette  histoire  sert 
à  "prouver  que  les  Islandais  avaient  quelque  tradition  obscure, 
fondée  sur  des  conjectures  ou  sur  des  relations  accidentelles  ,  de 
l'existence  d'un  pays  à  l'ouest  de  l'Atlantique. 

Revenons  maintenant  à  Thorgunna  que  nous  avons  laissée  ha- 
bitant la  maison  de  Thorodd  et  de  sa  femme.  Il  y  avait  déjà  quelque 
temps  qu'elle  demeurait  à  Froda  lorsqu'un  jour  qu'elle  travaillait 
à  faire  les  foins  avec  quelques  membres  de  la  famille,  un  nuage 
s'élevant  tout  à  coup  des  montagnes  du  nord  fit  craindre  à  Tho- 
rodd une  forte  averse.  Il  ordonna  à  l'instant  aux  faucheurs  de  re- 
lever en  meules  tout  ce  qu'ils  avaient  déjà  fauché.  On  se  rappela 
ensuite  que  Thorgunna  ne  fit  pas  un  las  de  sa  portion  de  foin, 
mais  le  laissa  étendu  sur  le  pré.  Le  nuage  approchait  avec  une 
grande  rapidité  ,  et  couvrant  les  environs  de  la  ferme ,  les  enve- 
loppa dans  une  telle  obscurité  qu'on  pouvait  à  peine  voir  au  delà 
des  limites  du  pré.  Une  violente  averse  tomba  ensuite,  et  aussitôt 
que  les  nuages  se  furent  dispersés,  on  remarqua  qu'il  avait  plu 
du  sang.  Ce  qui  était  tombé  de  cet  affreux  orage  sur  les  meules 
des  autres  faucheurs  ne  tarda  pas  à  sécher,  mais  le  foin  que  Thor- 
gunna avait  fauché  n'ayant  pas  été  relevé,  resta  humide  de  sang. 


EXTRAIT  DE  L'EYEBIGGIA-SAGA.  2S7 

La  malheureuse  Hébridienne,  terrifiée  de  ce  sinistre  augure^  se 
mit  au  lit,  et  fut  saisie  d'une  maladie  mortelle.  Aux  approches  de 
la  mort,  elle  demanda  Thorodd,  son  propriétaire ,  et  lui  confia  la 
disposition  de  ses  biens  et  efîets  :  «  Je  désire,  lui  dit-elle,  que 
mon  corps  soit  transporté  à  Skalhot,  car  mon  esprit  présage  qu'il 
sera  fondé  dans  ce  lieu  l'église  la  plus  remarquable  de  l'île.  Que 
mon  anneau  d'or  soit  donné  aux  prêtres  qui  célébreront  mes  ob- 
sèques, et  indemnise-toi  des  dépenses  que  mes  funérailles  occa- 
sionneront sur  le  reste  de  mes  effets.  Je  lègue  à  ta  femme  mon 
manteau  de  pourpre,  afin  d'obtenir  par  ce  sacrifice  fait  à  son  ava- 
rice de  pouvoir  disposer  de  mes  autres  effets  comme  bon  me  sem- 
blera. Mais  quant  à  mon  lit  avec  sa  garniture  et  ses  tentures  de 
tapisserie^,  je  te  conjure  de  les  livrer  aux  flammes.  Ce  désir  ne 
vient  pas  du.  regret  que  j'aurais  de  penser  que  quelqu'un  le  pos- 
séderait après  ma  mort,  mais  parce  que  je  veux  éviter  les  mal- 
heurs que  je  prévois  devoir  arriver  si  la  moindre  chose  est  chan- 
gée dans  l'exécution  de  mes  dernières  volontés.  » 

Thorodd  promit  d'exécuter  fidèlement  et  de  point  en  pointée 
testament  extraordinaire. 

En  conséquence,  aussitôt  que  Thorgunna  fut  morte,  son  fidèle 
exécuteur  prépara  un  bûcher  pour  brûler  ce  lit  somptueux.  Thu- 
rida  entra  et  apprit  avec  étonnement  et  colère  le  but  de  ces  pré- 
paratifs. Elle  répondit  aux  représentations  que  lui  fit  son  mari, 
que  ces  menaces  de  danger  futur  n'étaient  occasionnées  que  par 
un  sentiment  d'envie  et  d^égoïsme  de  la  part  de  Thorgunna  qui 
ne  voulait  pas  que  personne  jouît  de  ses  trésors  après  sa  mort, 
Yoyant  que  ses  arguments  ne  pouvaient  rien  sur  l'esprit  de  son 
mari,  elle  eut  recours  aux  caresses  et  aux  subterfuges,  et  à  la  fin 
obtint  de  lui  la  permission  de  détacher  de  la  garniture  du  lit  les 
rideaux  en  tapisserie  et  le  couvre-pied.  Le  reste  fut  livré  aux 
flammes  par  obéissance  pour  la  volonté  de  la  défunte. 

Le  corps  de  Thorgunna ,  après  avoir  été  enveloppé  et  placé 
dans  une  bière,  devait  ensuite  être  transporté  à  travers  les  préci- 
pices et  les  marais  de  l'Islande  dans  un  district  éloigné  qu'elle 
avait  désigné  pour  le  lieu  de  sa  sépulture.  Un  incident  remar- 
quable se  présenta  pendant  le  trajet.  Ceux  qui  portaient  le  corps 
arrivèrent  fort  tard  le  soir,  fatigués  et  trempés  par  la  pluie ,  dans 
une  maison  appelée  Nelher-Ners ,  où  l'avare  hospitalité  du  pro- 
priétaire ne  leur  accorda  que  l'abri  de  son  toit,  sans  y  ajouter  ni 
feu  ni  nourriture.  Mais  aussitôt  qu'ils  entrèrent ,  un  bruit  ex- 


^i>8  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGTA-SAGA. 

traordinaire  se  fit  entendre  dans  la  cuisine  de  la  maison,  et  la  li- 
gure d'une  femme  qu'on  reconnut  bientôt  pour  être  celle  de  la 
défunte  Thorgunna  parut,  et  se  mita  préparer  à  manger  avec  ac- 
tivité. Cette  effrayante  apparition  ayant  été  rapportée  à  leur  hôte 
inhospitalier,  il  consentit  aussitôt  à  leur  donner  tout  ce  qui  pou- 
vait leur  être  nécessaire ,  et  la  vision  disparut  sur-le-champ.  Le 
bruit  de  cette  apparition  s'étant  répandu,  ceux  qui  transportaient 
le  corps  ne  furent  plus  exposés  à  demander  deux  fois  l'hospitalité 
sur  leur  route,  et  ils  arrivèrent  sans  accident  à  Skalhoî,  où  Thor- 
gunna, après  l'accomplissement  de  toutes  les  cérémonies  voulues 
par  la  religion,  fut  paisiblement  déposée  dans  la  tombe.  Mais  les 
résultats  de  la  violation  de  son  testament  se  firent  cruellement 
sentir  àFroda. 

L'auteur,  pour  mieux  faire  comprendre  les  prodiges  qui  s'en 
suivirent,  donne  des  détails  sur  la  maison  de  Froda  et  le  genre  de 
vie  qu'on  y  menait.  C'était  un  édifice  d'une  construction  simple 
et  patriarcale,  et  bâti  d'après  la  mode  en  usage  parmi  les  familles 
riches  de  l'Islande.  La  salle  à  manger  était  très-vaste ,  et  une 
partie  qui  en  était  séparée  par  une  cloison  contenait  les  lits  de  la 
famille.  De  chaque  côté  était  une  espèce  de  magasin,  dont  l'un 
contenait  de  la  farine  et  l'autre  du  poisson  séché.  Tous  les  soirs 
on  allumait  de  grands  feux  dans  cet  appartement  pour  préparer 
les  aliments,  et  les  serviteurs  de  la  famille  s'asseyaient  ordinaire- 
ment autour  jusqu'à  ce  que  le  souper  fût  fait. 

Le  soir  où  les  gens  qui  avaient  transporté  le  corps  de  Thor- 
gunna revinrent  à  Froda,  tout  le  monde  vit  une  espèce  de  mé- 
téore ou  corps  lumineux,  ressemblant  à  une  demi-lune,  qui  se 
glissa  le  long  des  boiseries  de  la  salle,  dans  une  direction  opposée 
au  cowrs  du  soleil  ^,  et  continua  à  accomplir  sa  révolution  jusqu'à 
ce  que  les  domestiques  allassent  se  livrer  au  repos.  La  môme  ap- 
parition se  renouvela  une  semaine  entière,  et  Thorer  à  la  jambe 
de  bois  décida  bientôt  que  ce  devait  être  un  présage  d'épidémie 
et  de  mortalité.  Bientôt  après ,  un  pâtre  donna  des  symptômes 

i  C'était  Ik  une  circonstance  iiiiporlantc.  T'iul  ce  qui  suivait  le  p.iouvcmenl  du 
soleil  était  regardé  comme  d'un  heureux  présage.  De  même  les  Highiandais,  en 
faisant  leur  dcahl,  espèce  de  bénédiction  qu'ils  donnent  en  tournant  autour  de  la 
personne  à  laquelle  ils  veult-nt  être  favorables,  observaient  toujours  le  cours  du 
soleil.  D'autre  part,  les  sorcières  faisaient  leurs  cercles,  idildcnhins ,  comme 
l'exprime  le  dialecte  écossais,  ou  en  opposition  avec  le  mouvement  de  l'astre  du 
jour.  L'apparition  de  la  demi-lune  nous  rappelle  Hécate,  les  mystères  d'isis  dans 
Apulée,  et  un  passage  des  Alcntcnis  de  Lucien,  où  la  lune  csl  évoquée  par  des 
opérations  magiques. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  299 

d'aliénation  mentale ,  et  on  crut  reconnaître  à  plusieurs  signes 
qu'il  avait  subi  les  persécutions  des  esprits  malins.  Un  matin  cet 
homme  fut  trouvé  mort  dans  son  lit,  et  alors  commencèrent  des 
apparitions  de  revenants,  énoncées  dans  les  annales  de  la  super- 
stition. 

La  première  victime  fut  Thorer,  qui  avait  prédit  ces  calamités. 
Un  soir  qu'il  était  sorti,  il  fut  assailli  par  le  spectre  du  berger  au 
moment  où  il  cherchait  à  rentrer  dans  la  maison;  sa  jambe  lui  fut 
bien  peu  utile  dans  une  pareille  lutte,  car  il  fut  terrassé  et  si  hor- 
riblement maltraité  qu'il  mourut  des  suites  de  ses  contusions. 
Thorer  ne  fut  pas  plutôt  mort,  que  son  spectre  s'associa  à  celui 
du  pâtre,  et  l'aida  à  attaquer  et  à  poursuivre  les  habitants  de 
Froda.  En  môme  temps  une  maladie  épidémique  se  répandit  ra- 
pidement, et  plusieurs  serfs  en  furent  atteints  successivement,  et 
des  présages  sinistres  se  manifestèrent  dans  l'intérieur  de  la  mai- 
son. La  farine  était  déplacée  et  mêlée,  et  le  poisson  séché  dispersé 
de  toutes  parts,  sans  qu'on  ait  pu  découvrir  qui  l'avait  fait.  A  la 
fin,  un  soir  que  les  domestiques  formaient  cercle  autour  du  feu, 
un  spectre,  dont  la  tête  ressemblait  à  celle  d'un  veau  marin ,  ap- 
parut sortant  du  plancher  de  la  salle,  et  fixant  ses  yeux  ronds  et 
noirs  sur  les  rideaux  du  lit  de  Thorgunna.  Quelques-uns  des  do- 
mestiques se  hasardèrent  à  frapper  cette  figure;  mais,  loin  de 
céder  à  leurs  efforts,  elle  sembla  s'élever  davantage  du  plancher, 
jusqu'à  ce  que  Kiartan,  qui  paraît  avoir  été  doué  d'une  influence 
dominante  sur  ces  apparitions  surnaturelles ,  saisit  un  gros  mar- 
teau de  forge,  frappa  à  plusieurs  reprises  cette  tête  de  veau  ma- 
rin ;,  et  l'obligea  de  disparaître  en  la  faisant  rentrer  en  terre  à 
coups  redoublés,  comme  s'il  eût  enfoncé  un  pieu. 

Ce  prodige ,  à  ce  qu'on  vit  ensuite,  annonçait  une  autre  cala- 
mité. Thorodd ,  le  chef  de  la  famille,  avait  entrepris  quelque 
temps  auparavant  un  voyage  sur  mer  pour  apporter  une  cargaison 
de  poisson  séché;  mais  en  traversant  la  rivière  de  Cuna,  l'esquif 
fit  naufrage  et  il  périt  avec  toute  sa  suite.  Une  cérémonie  eut  lieu 
à  Froda  en  mémoire  du  défunt,  et,  au  grand  étonnement  des  con- 
vives, les  ombres  de  Thorodd  et  de  ses  compagnons  apparurent 
dans  l'appartement,  qui  était  tout  rempli  d'eau.  Cependant  cette 
vision  excita  moins  d'horreur  qu'on  aurait  pu  s'y  attendre,  car 
les  Islandais,  quoique  chrétiens  de  nom,  conservaient,  parmi 
d'autres  superstitions  païennes ,  la  croyance  que  les  spectres  de 
ceux  des  noyés  qui  avaient  été  bien  reçus  par  la  déesse  Rana 


260  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIASAGA. 

avaient  l'habitude  d'apparaître  à  leurs  funérailles.  Ils  virent  donc 
sans  crainte  Thorodd  et  ses  compagnons  tout  trempés  s'établir 
autour  du  feu  dont  tous  les  conviés,  probablement  par  humanité, 
se  retirèrent  pour  leur  faire  place. 

On  supposait  que  cette  apparition  ne  se  renouvellerait  pas  après 
la  fin  de  la  fête;  mais  cet  espoir  fut  bien  trompé,  car,  aussitôt  que 
tous  les  convives  funèbres  furent  partis,  le  feu  étant  allumé, 
Thorodd  et  ses  compagnons  allèrent  se  mettre  d'un  côté,  toujours 
tout  trempés,  et  de  l'autre  entra  Thorer  à  la  tête  de  tous  ceux 
qui  étaient  morts  de  l'épidémie,  et  qui  parurent  couverts  dépous- 
sière. Les  deux  bandes  occupèrent  les  sièges  qui  étaient  à  l'en- 
tour  du  feu,  et  les  domestiques,  à  moitié  morts  de  terreur  et  de 
froid,  passèrent  toute  la  nuit  sans  lumière  et  sans  feu.  Le  môme 
phénomène  se  présenta  le  lendemain  soir,  quoique  les  feux  eus- 
sent été  allumés  dans  une  maison  séparée,  et  Kiartan  fut  enfin 
obligé  de  transiger  avec  les  spectres,  en  leur  faisant  allumer  un 
grand  feu  dans  l'appartement  principal,  et  un  autre,  pour  la  fa- 
mille et  les  domestiques,  dans  un  bâtiment  séparé.  Ces  prodiges 
continuèrent  pendant  toute  la  fête  de  Jol.  D'autres  augures  sinis- 
tres vinrent  alarmer  cette  famille  malheureuse.  La  maladie  con- 
tagieuse reparut  de  nouveau  ,  et ,  quand  elle  faisait  une  victime  , 
son  spectre  ne  manquait  pas  de  se  joindre  à  la  troupe  de  ceux 
qui  persécutaient  la  maison  de  Froda,  et  qui  s'en  étaient  déjà 
presque  entièrement  emparés.  Thorgunna  Galldra-Kinna,  femme 
de  Thorer,  succomba  aussi  à  son  tour.  En  un  mot,  de  trente  do- 
mestiques, dix-huit  moururent,  et  cinq  s'enfuirent  par  frayeur 
des  apparitions ,  de  sorte  qu'il  n'en  resta  que  sept  au  service  de 
Kiartan. 

Kiartan  eut  alors  recours  aux  avis  de  son  oncle  maternel  Snorro, 
d'après  le  conseil  duquel  (conseil  qui  paraîtra  peut-être  sin- 
gulier au  lecteur),  on  prit  des  mesures  judiciaires  contre  les  spec- 
tres. Un  prêtre  chrétien ,  cependant,  fut  joint  à  Thordo-Kausa  , 
fils  de  Snorro,  et  à  Kiartan,  pour  présider  à  ces  mesures  et  les 
sanctifier.  Les  habitants  furent  régulièrement  cités  à  comparaître 
sur  l'enquête,  comme  il  est  d'usage  dans  une  cause  entre  un 
homme  et  un  autre,  et  le  tribunal  fut  constitué  devant  la  porte  de 
la  maison,  au  moment  où  les  spectres  venaient  de  prendre  leur 
place  accoutumée  auprès  du  feu.  Kiartan  se  risqua  hardiment  à 
les  approcher,  et  saisissant  dans  le  feu  un  tison,  il  ordonna  que 
la  tapisserie,  appartenant  à  Thorgunna,  fût  portée  au  dehors,  et 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  261 

là  il  y  mit  le  feu,  et  la  réduisit  en  cendres  avec  les  autres  orne- 
ments du  lit,  qui  avaient  été  si  indiscrètement  conservés  d'après 
le  grand  désir  de  Thurida.  Un  tribunal  ayant  été  constitué  ',  une 
accusation  fut  portée  par  Kiartan  contre  Thorer  à  la  jambe  de 
bois,  par  Thordo-Kausa  contre  Thorodd,  et  par  d'autres  accusa- 
teurs contre  les  dix  spectres  présents ,  les  accusant  de  porter  le 
trouble  et  le  désordre  dans  la  maison,  et  d'introduire  la  maladie 
et  la  mort  parmi  ses  habitants.  Toutes  les  formes  les  plus  solen- 
nelles de  la  procédure  judiciaire  furent  observées  dans  cette  sin- 
gulière occasion;  les  preuves  furent  produites,  les  charges  résu- 
mées H  la  cause  formellement  décidée.  Il  ne  paraît  pas  cepen- 
dant que  les  spectres  se  soient  défendus,  de  sorte  que  la  sentence 
d'expulsion  fut  prononcée  contre  eux  individuellement^  en  bonne 
et  due  forme. 

Quand  Thorer  entendit  le  prononcé  du  jugement,  il  se  leva  en 
disant  :  «  Je  suis  resté  ici  tant  qu'il  m'a  été  permis  de  le  faire;  » 
et  il  quitta  l'appartement  par  la  porte  opposée  à  celle  auprès  de 
laquelle  le  tribunal  s'était  assemblé.  Chacun  des  spectres,  en  en- 
tendant sa  sentence  respective,  quitta  la  place  en  disant  quelque 
chose  qui  indiquait  sa  répugnance ,  et  Thorodd  lui-même , 
ayant  été  solennellement  averti  de  partir^  disparut  en  disant  : 
"  Cette  habitation  n'étant  plus  tranquille,  nous  allons  la  quitter.» 

Kiartan  entra  dans  la  salle  avec  ses  compagnons,  et  le  prêtre, 
avec  de  l'eau  bénite  et  la  célébration  de  l'office,  acheva  de  rem- 
porter sur  les  spectres  une  victoire  qu'avaient  déjà  décidée  le 
pouvoir  et  l'autorité  de  la  loi  islandaise. 

Nous  nous  sommes  peut-être  trop  étendu  sur  cette  légende; 
mais  c'est  le  seul  exemple  où  l'on  voie  l'administration  ordinaire 
de  la  justice  se  supposer  du  pouvoir  jusque  sur  les  habitants  de 
l'autre  monde,  et  où  la  charge  d'exorciser  les  esprits  ait  été 
transférée  du  prêtre  au  juge.  Ceci ,  joint  aux  divers  exemples 
qu'on  trouve  dans  l'Eyrbiggia-Saga,  d'une  espèce  de  respect  pour 
les  formes  de  la  jurisprudence,  même  au  milieu  des  divisions  les 
plus  violentes,  semble  prouver  quelle  influence  extraordinaire 
était  attribuée  aux  lois  municipales  par  ce  singulier  peuple,  même 
dans  l'état  le  plus  reculé  de  la  société. 

1  11  ne  paraît  pas  que  les  juges  en  Islande  formaient  un  ordre  séparé;  au  con- 
traire, chaque  tribunal  semblerait  avoir  été  constitué  par  choix,  ex  asduntibvs,  et 
en  cela  ces  cours  de  justice  ressemblaient  à  un  jury  choisi  pour  décider  une  cauiC 
spéciale,  et  dissous  une  fois  cette  tâche  remplie. 

EXTRAIT    DE    l/fiYRBIGGIA-SAGA.  17 


tes  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

Snorro,  qui  au  total  peut  être  considéré  comme  le  héros  pria- 
cipal  de  l'histoire,  fut  jeté  dans  de  nouveaux  embarras  et  de  nou- 
velles dissensions  par  la  mort  de  son  frère  Styr ,  qui  fut  tué  par 
les  habitants  d'un  district  voisin;  et,  malgré  toute  l'éloquence  de 
Snorro  dans  l'assemblée  populaire,  et  les  forces  guerrières  qu'il 
déploya,  il  ne  put  se  venger  dignement  de  ce  meurtre.  Il  se  tira 
de  la  querelle  qu'il  eut  avec  Ospakar  d'une  manière  qui  lui  fait 
plus  d'honneur. 

Cet  Ospakar,  homme  d'uue  haute  stature  et  d'une  grande  force 
personnelle,  toujours  entouré  des  satellites  du  même  genre,  dif- 
férait des  autres  chefs  islandais  par  le  mépris  qu'il  professait  ou- 
vertement pour  les  lois  de  la  propriété.  Il  entretenait  un  bon 
vaisseau  toujours  prêt  pour  des  excursions  de  piraterie ,  et  avait 
entouré  sa  maison  de  hauteurs  ,  qui  en  faisaient  une  espèce  de 
citadelle.  Il  arriva  qu'une  baleine  fut  jetée  sur  le  rivage  de  la 
mer  dans  une  portion  de  l'île  où  la  loi  en  assignait  une  partie  à 
Snorro,  et  l'autre  partie  à  son  voisin  Thorer.  Mais,  pendant  que 
ceThorer,  etAlfar,  surnommé  le  petit,  intendant  de  Snorro, 
étaient  occupés  à  se  la  partager,  Ospakar  parut  à  la  tête  d'une 
suite  de  gens  armés,  et  après  avoir  étourdi  Thorer  par  un  coup 
de  hache,  il  s'appropria  toute  la  baleine.  Il  y  eut  escarmouche 
sur  escarmouche^  et  le  sang  coula  des  deux  côtés,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  Snorro  songeât  à  invoquer  la  justice  des  comices  contre 
ce  brigand  sans  frein,  et  obtînt  une  sentence  contre  Ospakar,  qui 
le  condamnait  au  banissement  avec  ses  compagnons.  Ils  se  sou- 
mirent à  cet  arrêt  pendant  quelque  temps,  et  Snorro  fit  parta- 
ger les  effets  d'Ospakar  parmi  ceux  qui  avaient  le  plus  souITert 
de  ses  rapines;  Thorer  et  Alfar  furent  ceux  qui  obtinrent  la  plus 
grande  partie  de  ses  dépouilles.  Ce  fut  cependant  un  don  fatal 
pour  le  premier.  Ospakar ,  qui  continuait  toujours  sa  profession 
de  pirate,  fit  une  brusque  descente  sur  la  côte,  et  s'emparant  de 
Thorer,  le  fit  périr  devant  la  porte  de  sa  maison.  Alfar,  lui  échap- 
pant avec  peine,  se  réfugia  auprès  de  Snorro ,  et  Ospakar,  mal- 
gré la  sentence  prononcée  contre  lui ,  reprit  possession  de  sa 
maison  fortifiée,  et  la  mit  en  état  de  soutenir  un  siège.  Snorro 
déploya  dans  cette  occasion  la  prudence  qui  le  caractérisait  or- 
dinairement. On  a  pu  voir  qu'une  meule  de  foin  ordinaire  était 
regardée  comme  un  poste  très-sûr  dans  la  tactique  islandaise, 
mais  une  maison  entourée  d'un  banc  de  terre  était  une  fortiûca- 
iion  bien  plus  respectable  encore;  aussi  Snorro  ne  regarda-t-il 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  263 

pas  comme  prudent  d'attaquer  la  forteresse  du  pirate  avant 
d'avoir  assemblé  ses  amis  et  ses  satellites  les  plus  distingués. 

Parmi  ces  derniers  était  un  nommé  Tliraudar,  que  l'on  appe- 
lait Bersekir,  avant  qu'il  eût  embrassé  la  foi  chrétienne;  et  quoi 
qu'il  eût  perdu  la  force  surnaturelle  que  déployaient  ces  indivi- 
dus, qui,  d'après  le  dire  de  ^Fauteur,  était  l'efîet  naturel  du 
baptême,  probablement  parce  que  le  champion,  en  devenant 
chrétien,  avait  abandonné  l'usage  des  drogues  qui  l'excitaient  à 
la  fureur;  cependant  il  conservait  toujours  une  vigueur  et  un 
courage  naturels  qui  étaient  encore  très-formidables. 

Au  premier  avis  que  lui  donna  le  messager  de  Snorro,  Thraudar 
accompagna  le  pontife  armé,  comme  quelqu'un  qui  se  trouve  im- 
pliqué dans  une  mauvaise  affaire.  Les  autres  aUiés  de  Snorro 
marchèrent  rapidement  vers  la  forteresse  d'Ospakar,  et  le  sommè- 
rent de  se  rendre  à  discrétion.  Le  brigand  ayant  refusé  de  se  sou- 
mettre, le  mont  fut  vaillamment  assailli,  mais  aussi  bravement 
défendu.  Thraudar,  en  enfonçant  le  fer  de  sa  hache  d'armes  dans 
le  haut  du  rempart,  parvint  à  l'escaher  en  se  servant  de  la  poi- 
gnée pour  se  soulever,  et  il  se  défît  de  Rafen,  pirate  fort  renommé, 
qui  l'avait  attaqué  pendant  qu'il  gravissait  la  hauteur.  Ospakar 
lui-môme  périt  d'un  coup  de  lance,  et  ses  compagnons  se  rendi- 
rent à  la  seule  condition  qu'on  les  laisserait  s'échapper  avec  la  vie 
sauve.  Derscalde  Thonnodar  composa  sur  ce  combat  un  poëme 
appelé  Rafinaul  ou  la  mort  de  Rafen. 

Les  oiseaux  d'Odin,  dans  leur  joie, 
Onl  à  la  fin  trouvé  leur  proie; 
Car  ilans  le  golfe  de  Bilra 
Un  carnage  horrible  régna. 
On  vit  étendus  dans  la  plaine 
Les  trois  voleurs  de  la  baleine  ; 
El  puis  le  terrible  Rafen, 
Après  ses  dangers, ses  rapines, 
A  rencontré  dans  les  collines 
Sous  le  fer  une  digne  fin . 

Après  la  mort  du  brave  Arnkill,  l'esprit  de  son  père  Thorolf 
Boôgifot,  ou  au  pied  contourné,  commença,  comme  nous  l'avons 
déjà  fait  entendre,  à  redevenir  incommode.  Il  sortait  de  nuit  de 
dessous  le  mont  que  l'on  avait  élevé  sur  lui,  et  errait  dans  le  pays, 
ravageant  les  récoltes,  estropiant  les  bestiaux,  et  terrifiant  au 
plus  haut  point  les  habitants,  de  sorte  que  le  pays  était  menacé 
de  devenir  désert.  Des  plaintes  ayant  été  faites  de  toutes  parts  à 


264  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

Thorodd,  il  résolut  de  prendre  des  mesures  pour  pacifier  cet  es- 
prit turbulent  et  implacable. 

Ayant  emmené  avec  lui  une  troupe  d'hommes,  Thorodd  gravit 
le  sommet  sur  lequel  Arnkill  avait  enterré  le  corps  de  son  père. 
On  pratiqua  ensuite  une  ouverture  dans  le  monticule  qui  le  cou- 
vrait, et  le  corps  de  Thorolf  fut  trouvé  bien  conservé,  mais  pro- 
digieusement enflé,  et  offrant  un  visage  horrible,  et  d'une  ef- 
frayante lividité.  Comme  il  était  évident  que  l'àme  du  vindicatif 
suicidé,  ou  de  quelque  mauvais  démon  qui  avait  pris  sa  place,  se 
servait  de  ses  dépouilles  mortelles,  de  môme  que  le  vampire  hon- 
grois, pour  commettre  ses  forfaits  nocturnes,  Thorodd  résolut 
d'agir  d'après  cette  supposition.  En  conséquence  il  ordonna  qu'on 
sortît  de  la  tombe  ce  corps,  qui  fut  trouvé  d'un  poids  si  considé- 
rable, qu'on  ne  put  le  soulever  qu'avec  un  levier.  Il  fit  ensuite 
transporter  sur  le  rivage  de  la  mer  ce  cadavre  maudit,  qui  fut 
dépo.sé  sur  un  vaste  bûcher,  où  il  le  fit  brûler.  On  n'y  réussit  pas 
sans  peine,  car,  pendant  quelque  temps,  le  feu  parut  n'avoir  au- 
cune influence  sur  Thorolf.  Cependant  il  fut  enfin  réduit  en  cen- 
dres, dont  une  partie  fut  jetée  au  vent,  et  l'autre  dans  la  mer. 
Cette  cérémonie  achevée,  le  spectre  au  pied  crochu  ne  parut  plus, 
cependant  ses  restes  continuèrent  à  occasionner  de  nouveaux 
prodiges. 

^  Il  était  à  peu  près  neuf  heures  du  soir,  heure  à  laquelle  on 
trait  les  vaches,  quand  Thorodd  revint  après  avoir  brûlé  le  corps 
de  Thorolf,  et,  en  s'approchant  de  l'étable,  une  vache,  qui  cou- 
rait devant  lui,  se  démit  le  pied.  Cette  vache,  qui  était  stérile,  fut 
prise,  et,  comme  elle  était  trop  maigre  pour  être  tuée,  Thorodd 
lui  lit  bander  le  pied,  et,  aussitôt  qu'eUe  fut  en  état  de  faire  le 
voyage,  il  l'envoya  à  Ulfarsfell  pour  y  être  engraissée,  les  pâtura- 
ges étant  aussi  bons  là  que  dans  les  marais.  Pendant  que  cette 
vache  paissait  dans  ce  lieu,  elle  allait  souvent  sur  le  bord  de  la 
mer  où  le  bûcher  funèbre  de  Thorolf  avait  été  élevé,  et  léchait  les 
pierres  qui  étaient  sur  le  rivage  où  le  vent  avait  fait  voler  une 
partie  des  cendres.  Quelques  personnes  prétendent  que  des  insu- 
laires, qui  portaient  leur  poisson  dans  la  partie  intérieure  de  la 

1  La  légende  suivante  du  Bœuf  surnaturel  était  omise  dan»  IVsquisse  originale  de 
ce  petit  ouvrage,  parce  que  cette  histoire  se  trouve  dans  une  autre  partie  dcg 
Antiquités  du  Nord,  a  l'appui  de  la  cuiiei:sc  Iiallade  danoise  de  Rosnicr  Uannand. 
Elle  est  mainlenanl  rendue  à  l'ouvrage  dont  elle  fait  partie,  et  il  convient  de  dire 
que  cette  légende  est  donnée,  à  l'exception  des  rimes,  d'après  la  version  de 
H.  Robert  Jauiieson,  qui  la  traduisit  de  l'islandais. 


EXTRAIT    DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  263 

baie  pour  l'y  faire  sécher^  virent  avec  cette  vache,  sur  le  bord  du 
bois,  un  taureau  fort  étrange,  couleur  de  souris,  et  que  personne 
ne  reconnaissait.  L'automne  suivant,  Thorodd  songea  à  tuer  la 
vache,  mais  ceux  qu'il  envoya  la  chercher  ne  la  purent  trouver 
nulle  part.  Après  l'avoir  long-temps  cherchée  inutilement,  ils  fi- 
nirent par  la  regarder-  comme  perdue,  supposant  qu'elle  était 
morte  ou  avait  été  volée.  Un  peu  avant  le  temps  de  Jol,  un  matia 
que  le  vacher  de  Kœrstead  allaita  l'étable  comme  à  l'ordinaire,  il 
vit  devant  la  porte  la  vache  au  pied  démis,  et  qu'on  avait  tant 
cherchée  ;  il  la  fit  entrer  dans  l'étable,  et  alla  en  porter  la  nou- 
velle. Thorodd  vint  la  voir  en  personne,  et  l'ayant  bien  examinée 
et  tàtée,  il  découvrit  qu'elle  était  pleine,  et  par  conséquent  peu 
propre  à  tuer  et  à  mettre  sur  le  marché,  d'autant  plus  qu'il  avait 
assez  de  viande  sans  cela  pour  lui  et  sa  famille.  Yers  la  fin  du  prin- 
temps suivant,  elle  eut  une  génisse,  et  bientôt  après  un  veau,  qui 
était  si  gros,  que  la  vache  mourut  après  avoir  vêlé.  Ce  veau 
énorme  fut  emmené  dans  la  maison,  il  était  couleur  de  souris ,  et 
paraissait  valoir  la  peine  d'être  élevé.  Les  deux  veaux  ayant  été 
portés  dans  la  chambre,  il  s'y  trouva  par  hasard  un  vieille 
paysanne  qui  avait  été  mère  nourrice  de  Thorodd,  et  était  deve- 
nue aveugle.  Dans  son  jeune  temps,  elle  avait  la  réputation  d'être 
douée  de  seconde  vue,  mais  quand  elle  vieillit  ses  prédictions 
furent  regardées  comme  le  radotage  insensé  de  la  vieillesse,  quoi- 
que plusieurs  eussent  été  justifiées  par  l'événement.  Le  veau, 
ayant  été  posé  par  terre  les  jambes  liées,  commença  à  mugir,  sur 
quoi  la  vieille  femme  s'écria  avec  la  plus  grande  terreur  :  «  C'est 
là  le  mugissement  du  petit  d'un  lutin,  et  non  d'une  créature  ter- 
restre, et  vous  ferez  bien  de  le  tuer  sur-le-champ.  Thorodd  fit 
observer  que  ce  serait  dommage  de  sacrifier  un  veau«qui,  s'il  était 
élevé  avec  soin,  pouvait  devenir  un  excellent  bœuf  de  charrue. 
Le  veau  beugla  alors  une  seconde  fois,  et  la  vieille  laissa  tomber 
ce  qu'elle  tenait  à  la  main,  en  s'écriant  :  «  Mon  enfant!  fais  tuer 
ce  veau,  car,  si  on  l'élève,  nous  aurons  un  jour  grand  sujet  de  nous 
en  repentir.  —  Eh  bien,  nourrice I  puisque  vous  le  voulez,  répon- 
dit Thorodd,  on  le  tuera.  »  Les  deux  veaux  furent  alors  emme- 
nés hors  de  la  chambre,  et  Thorodd  donna  l'ordre  qu'on  tuât  la 
génisse,  et  qu'on  portât  le  veau  dans  l'étable  pour  y  être  élevé 
avec  injonction  sévère  de  ne  pas  en  parler  à  la  vieille  nourrice. 

Le  veau  devint  si  gras,  qu'avant  le  printemps  il  était  aussi  gro 
que  ceux  qui  a  valent  plusieurs  mois  de  plus  que  lui.  Quand  on  le 


266  EXTRAIT  DE  L'EYRlilGGIA-SAGA. 

laissa  sortir,  il  se  mit  à  courir  dans  la  prairie  et  beugla  comme  un 
taureau  ,  et  si  haut ,  qu'on  l'entendit  delà  maison.  Ce  qui  fit  dire 
à  la  vieille  femme  :  «  Puisque  ce  monstre  n'a  pas  été  tué,  il  fera 
assurément  plus  de  mal  qu'on  ne  peut  l'exprimer  par  des  paro- 
les. »  Le  veau  grossit  à  vue  d'œil,  et  l'été  on  le  mit  dans  un  champ 
où  on  laissait  croître  l'herbe.  Quand  l'automne  arriva ,  il  était 
d'une  taille  telle  que  peu  de  veaux  âgés  de  deux  ou  trois  ans  pou- 
vaient lui  être  comparés.  Il  avait  de  belles  cornes  et  la  peau  bien 
luisante,  et  de  tout  le  troupeau  c'était  le  plus  bel  animal  qu'on 
pût  voir;  c'est  ce  qui  fut  cause  qu'on  l'appela  Glœsir.  Avant  d'a- 
voir deux  ans,  il  était  aussi  gros  qu'un  bœuf  qui  en  avait  cinq*, 
il  paissait  au  milieu  des  autres  non  loin  delà  maison,  et  toutes  les 
fois  que  Thorodd  allait  voir  le  troupeau  ,  Glœsir  s'approchait  de 
lui ,  le  sentait  et  léchait  ses  habits  ,  et  Thorodd  le  caressait.  Il 
était  doux  comme  un  agneau  pour  les  gens  et  pour  les  bêtes  ; 
mais  quand  il  beuglait ,  il  était  effrayant ,  et  la  vieille  femme  ne 
l'entendait  jamais  sans  exprimer  la  plus  grande  consternation  et 
la  plus  grande  horreur.  Quand  Glœsir  eut  quatre  ans,  si  les  fem- 
mes ,  les  enfants  ,  ou  les  jeunes  gens  passaient  près  de  lui ,  il  n'y 
faisait  aucune  attention  ;  mais  si  c'étaient  des  hommes,  il  écumait 
et  devenait  menaçant ,  si  méchant  et  si  fougueux ,  qu'ils  avaient 
beaucoup  de  peine  à  l'éloigner  d'eux. 

Glœsir  continuant  d'être  intraitable  et  de  beugler  aussi  terri- 
blement, Thorodd ,  touché  des  avis  continuels  et  des  craintes  de 
sa  nourrice ,  promit  enfin  sérieusement  de  le  tuer  l'automne  sui- 
vant ,  aussitôt  qu'il  serait  assez  gras.  Biais  la  vieille  devineresse 
lui  prédit  que  ce  serait  trop  tard,  et  l'entendant  encore  une  fois 
mugir  avec  fureur,  elle  s'abandonna ,  comme  il  arrive  souvent 
aux  Islandais,  à  une  sorte  de  transport  poétique. 

Pu  Iroiipeau  le  roi  mugissant 
Menace  les  gens  du  vîliage; 
Ses  cornes  et  sun  front  sauvage 
.annoncent  la  mort  et  le  sang. 
Dans  l'horrible  nuigissement 
l'ont  il  re.n.iplil  au  loin  la  plaine. 
De  ta  mort  funeste  et  prochaine 
Tu  (lois  voir  le  pressectiincnt. 

«  Vous  radotez,  nourrice,  au  lieu  de  prophétiser,  »  répondit 
Thorodd  ;  alors  elle  répliqua  : 

Quand  la  vieille  parle  ou  murmure, 
Elle  est  folle,  dit-on  tout  bas. 


EXTRAIT  DE  I.'EYRBIGGI A-SAGA.  267 

Je  vois  ta  sanglante  blessure  ; 
Mais  pour  loi,  tu  ne  la  vois  pas. 
'  Je  ne  sais  quelle  peur  soudaine 

Me  glace  en  voyant  ce  taureau  ; 
Mais  avant  la  moisson  prochaine 
Tu  verras  creuser  ton  tombeau. 

Un  jour  de  ce  même  été,  que  Thorodd  avait  fait  rassembler  sur 
le  pré  et  relever  tout  le  foin  en  meules ,  il  plut  beaucoup.  Le  len- 
demain matin  les  domestiques  ,  en  sortant ,  remarquèrent  que 
Glœsir  était  dans  le  champ  ;  il  s'était  débarrassé  de  la  planche 
qu'on  lui  avait  mise  devant  les  cornes  depuis  qu'il  était  devenu 
méchant ,  et  il  courait  çà  et  là  ,  dispersant  le  foin  par  tout  le  pré, 
ce  qu'on  ne  lui  avait  jamais  vu  faire  ;  et  ses  beuglements  et  ses 
mugissements  terrifièrent  tellement  les  domestiques  ,  qu'aucun 
n'osa  aller  le  chasser.  Lorsqu'ils  avertirent  Thorodd  de  ce  que 
faisait  Glœsir ,  il  sortit ,  et  saisissant  une  grande  fourche  ,  il  se 
hâta  d'aller  dans  le  pré  avec  cette  arme  sur  l'épaule  pour  attaquer 
le  taureau.  Glœsir,  s'en  étant  aperçu,  cessa  ses  dégâts,  et  s'avança 
à  la  rencontre  de  son  maître ,  sans  faire  attention  à  ses  menaces 
et  au  bruit  qu'il  faisait  pour  l'intimider.  Thorodd  le  frappa  si  fort 
entre  les  cornes  que  les  fourches  de  son  pieu  se  brisèrent.  Glœsir 
se  précipita  alors  sur  Thorodd  ,  qui ,  le  saisissant  par  les  corne?, 
lui  détourna  la  tète  :  de  cette  manière  ils  luttèrent  ensemble  pen- 
dant quelque  temps,  Glœsir  poussant  toujours  Thorodd  ,  et  ce- 
lui-ci l'évitant  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  commençât  à  se  fatiguer; 
alors  il  lui  sauta  au  cou,  et  s'appuyant  sur  ses  cornes  il  l'étreignit, 
le  serra  de  toute  sa  force,  espérant  l'étouffer  ou  le  fatiguer  au 
moins  ;  et  de  cette  manière  le  taureau  se  mit  à  courir  dans  le  pré 
le  portant  sur  son  cou. 

Les  domestiques  voyant  leur  maître  dans  un  si  grand  danger 
et  n'osant  se  hasarder  sans  moyens  de  défense,  rentrèrent  à  la 
maison  pour  prendre  des  piques  et  d'autres  armes.  Alors  le  bœuf 
baissa  la  tète  entre  ses  jambes  et  la  secoua  jusqu'à  ce  qu'il  par- 
vînt à  passer  une  de  ses  cornes  sous  Thorodd  ,  puis  la  releva  par 
une  secousse  si  violente  qu'il  le  jeta  les  jambes  en  l'air  ,  de  sorte 
qu'il  se  trouva ,  pour  ainsi  dire ,  la  tête  en  bas  sur  le  cou  du  tau- 
reau. Lorsqu'il  retomba  sur  ses  jambes  ,  Glœsir,  baissant  encore 
une  fois  la  tête,  le  frappa  au  ventre  de  son  autre  corne,  si  fort  que 
le  sang  en  jaillit  avec  abondance  et  que  Thorodd  fui  obhgô  de 
lâcher  prise.  Le  taureau  alors  ,  mugissant  avec  furie  ,  courut  le 
long  du  pré  vers  la  rivière.  Les  domestiques  le  poursuivirent  à 


268  EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA. 

travers  un  ravin  de  la  montagne,  appelé  Geirvaur ,  jusqu'à  l'ins- 
tant où  ils  le  virent  atteindre  un  marais  situé  au-dessous  de  la 
ferme  de  Nello  ,  et  là ,  se  précipitant  dans  un  étangs  il  disparut, 
et  l'on  ne  le  revit  jamais.  Depuis  lors  on  donna  à  ce  marais  le 
nom  de  Glœscirkellda  Les  domestiques,  en  rentrant  dans  la  mai- 
son, trouvèrent  Thorodd  mort  de  sa  blessure  '. 

Les  annales  nous  apprennent  ensuite  la  mort  de  Snorro,  pendant 
l'hiver  qui  suivit  celle  de  saint  Olave  ;  il  laissa  après  lui  une  famille 
nombreuse  et  florissante  pour  soutenir  sa  réputation.  Il  fut  en- 
terré dans  l'église  de  Tunga  qu'il  avait  fondée  lui-môme,  mais 
quand  elle  fut  transférée,  on  transporta  aussi  ses  os  dans  le  nouvel 
emplacement.  D'après  ses  dépouilles,  le  célèbre  Snorro  paraîtrait 
avoir  été  un  homme  d'une  stature  ordinaire  ,  et  en  effet ,  on  ne 
voit  nulle  part  qu'il  ait  acquis  l'ascendant  qu'il  possédait  dans  l'île 
par  sa  force  personnelle ,  mais  plutôt  par  la  subtilité  de  l'esprit 
qu'il  déployait  dans  la  conduite  de  ses  entreprises ,  et  par  son 
adresse  et  son  éloquence  dans  les  assemblées  populaires.  Quoique 
souvent  mêlé  dans  des  combats ,  sa  valeur  paraît  avoir  été  tem- 
pérée par  une  prudence  raisonnable ,  et  les  exploits  guerriers 
qu'on  chanta  en  sa  faveur  devaient  plutôt  être  attribués  au  bras 
vigoureux  de  quelque  allié  ou  de  quelque  satellite.  Il  avait  une 
si  grande  égalité  de  manières,  qu'il  était  diflicile  de  distinguer  ce 
qui  lui  plaisait  de  ce  qui  lui  était  désagréable.  Lent  et  prudent  à 
se  décider  à  la  vengeance  ,  une  fois  résolu ,  il  la  poursuivait  avec 
ténacité  et  d'une  manière  implacable.  Il  était  d'excellent  conseil 
pour  ses  amis ,  mais  habile  à  insinuer  à  ses  ennemis  les  mesures 
qui  devaient  ensuite  leur  devenir  fatales.  Enfin ,  comme  le  dit 
l'historien  ecclésiastique  de  l'Islande,  en  faisant  le  résumé  de  ses 
bonnes  et  mauvaises  qualités,  si  on  ne  pouvait  vanter  dans  Snorro 
ni  la  bonté,  ni  la  piété ,  il  était  du  moins  regardé  comme  possé- 
dant plus  de  sagesse,  de  prudence  et  de  sagacité  que  n'en  ont  or- 
dinairement les  autres  hommes.  Ce  pontife  ou  préfet  est  cité  avec 
beaucoup  de  distinction  dans  d'autres  chroniques  islandaises  que 

1  ^"ous  renverrons  le  lecteur  curieux  aux  notes  de  M.  Jamieson,  et  nous  nous 
contenterons  de  dire  ici  qu'il  n'y  a  pas  de  tradition  universelle  dans  les  hautes  e 
basses  terres  d'F.cosse,  aussi  bien  qu'en  Islande,  que  celle  du  taureau  marin,  anima 
surnaturel  sous  quelque  rapports,  mais  regardé  cependant  comme  faisant  partie  des 
créatures  terrestres.  Les  peuples  parmi  lesquels  cette  légende  passe  pour  un  article 
de  foi  s'accordent  merveilleusement  entre  eux  sur  les  facultés  et  les  habitudes  qu'ils 
lui  attribuent,  de  sorte  qu'on  pourrait  penser  que  cette  croyance  a  été  fondée  sur 
''existence  d'une  espèce  d'ai.imal  amphibie  qui  remoulerail  à  une  époque  très- 
éloignée,  et  dont  la  race  serait  maintenant  éteinte. 


EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA.  269 

dans  celle  de  l'Eyrhiggia-Saga.  Le  livre  du  Laudnama,  seconde 
partie,  troisième  chapitre  ,  renferme  aussi  plusieurs  des  événe- 
ments dont  on  a  parlé  plus  haut ,  ainsi  que  le  Laxdœla-Saga  et  le 
Saga  de  Olu  Tryggaton. 

En  voyant  un  homme  ,  dont  le  caractère  tenait  plus  du  juris- 
consulte ou  du  poUtique  que  du  guerrier ,  s'élever  si  haut  à  une 
époque  si  reculée ,  on  reconnaît  la  préférence  que  les  Islandais 
accordaient  déjà  à  la  supériorité  intellectuelle  sur  les  attributs 
grossiers  de  la  force  et.du  courage,  et  l'on  y  trouve  une  nouvelle 
preuve  de  la  civilisation  prématurée  de  cette  république  extraor- 
dinaire. Sous  d'autres  rapports  le  caractère  de  Snorro  n'avait  rien 
d'estimable,  et  offrait  des  rapports  frappants  avec  celui  des  sau- 
vages. La  ruse  et  la  subtilité  lui  tenaient  lieu  de  sagesse,  et  sou- 
vent le  soin  jaloux  avec  lequel  il  ne  cessait  de  s'occuper  de  ses 
propres  intérêts,  comme  dans  la  dispute  qui  s'éleva  entre  Arnkill 
et  son  père,  lui  lit  oublier  les  liens  du  sang  et  de  l'amitié.  Cepen- 
dant l'égoisme  de  sa  conduite  semble  avoir  été  plus  utile  à  l'éta- 
blissement qu'il  gouvernait  que  n'eût  été  celle  d'un  guerrier  vail" 
lant  et  généreux  qui  se  serait  laissé  diriger  par  l'impulsion  du 
moment.  Son  ascendant ,  quoique  lent ,  acquis  par  des  moyens 
peu  estimables,  semble  avoir  produit  dans  ce  petit  canton  à  peu 
près  le  même  effet  que  celui  d'Auguste  sur  l'empire  romain. 
Quoique  moins  coupable  que  ce  grand  empereur,  le  pontife  d'Hel- 
gafels  n'a  pas  détruit  la  liberté  de  son  pays  ni  légué  la  puissance 
qu'il  avait  acquise  à  un  successeur  tyrannique.  Ses  fils  lui  succé- 
dèrent dans  l'administration  de  ses  domaines,  mais  non  dans  ses 
charges  politiques,  et  ses  biens  ayant  été  également  partagés  en- 
tre eux ,  ils  fondèrent  plusieurs  familles  long-temps  respectées 
en  Islande  comme  descendant  du  pontife  Snorro. 

^!botsford,  ce  13  octobre  1813. 


FliN  DE  l'EYRBIGGIA-SAGA. 


au 


MORT  DE  JOCK, 


FILS  DU  LAIRD. 


A  L'EDITEUR  DU  KEEPSAKE  2 

Vous  m'avez  demandé,  monsieur,  de  vous  fournir  un  sujet  pour 
!a  peinture  ;  quoique  je  puisse  me  flatter  d'avoir  quelque  habitude 
des  compositions  littéraires,  et  que  je  ne  puisse  me  dire  entière- 
ment étranger  aux  trésors  de  l'histoire  et  de  la  tradition  qui  of- 
frent les  meilleurs  modèles  aux  pinceaux  de  l'artiste ,  cependant 
je  sens  toute  la  diflîculté  de  répondre  à  votre  demande.  Mais , 
bien  que  sicut  pictura poesis  soit  un  axiome  ancien  et  incontesta- 
ble ,  et  que  la  poésie  et  la  peinture  aient  toutes  deux  le  même 
but ,  celui  d'exalter  l'imagination  de  l'homme  en  lui  présentant 
des  images  agréables  ou  sublimes  de  scènes  idéales ,  cependant 
l'une  passant  à  l'esprit  par  les  oreilles  ,  et  l'autre  ne  s'adressant 
qu'aux  yeux,  les  sujets  qui  conviennent  le  mieux  au  poète  et  au 
narrateur  sont  quelquefois  totalement  impropres  à  la  peinture  , 
où  l'artiste  doit  nous  faire  voir  d'un  seul  coup  d'œil  tout  ce  que 
son  art  a  la  puissance  de  nous  dire.  Le  peintre  ne  peut  ni  réca- 
pituler le  passé ,  ni  Taire  pressentir  l'avenir  ,  le  présent  seul  est 
tout  ce  qu'il  peut  nous  montrer,  et  de  là  sans  doute  plusieurs  su- 
jets, soit  réels,  soit  fictifs,  qui  nous  charment  en  poésie  ou  dans 
une  narration ,  ne  peuvent  pas  être  avec  effet  représentés  sur  la 
toile. 

Comprenant  une  partie  de  cesdiffîcultés,  quoique  ignorant  sans 
doute  leur  étendue,  et  les  moyens  par  lesquels  on  pourrait  les  di- 
minuer on  les  vaincre,  j'ai  cependant  essayé  de  vous  présenter  la 
narration  suivante  d'une  tradition  qui  offre  une  histoire  ,  dont , 
une  fois  les  détails  généraux  connus,  l'intérêt  se  concentre  sur 
une  situation  si  forte,  et  est  d'un  pathétique  si  déchirant ,  qu'un 
seul  coup  d'œil  suffît  pour  la  comprendre  et  en  être  touché.  J'ai 

1  Lilléralement,  Mort  du  Jock  du  laird.  En  écossais  Jock  est  peur  Jean.  a.  m. 

2  Souvenir,  a.  m. 


272  MORT  DE  JOCK. 

donc  présumé  qu'elle  pourrait  être  agréable ,  et  fournir  peut-être 
plusieurs  idées  à  quelqu'un  des  nombreux  artistes  qui  se  sont 
distingués  depuis  quelques  années  et  qui  ont  formé  Técole  an- 
glaise dont  ils  sont  les  soutiens. 
On  a  assez  parlé  en  prose  et  en  vers 

De  la  terre  exposée  aux  lances  meurtrières 
El  des  belliqueuses  frontières, 

pour  rendre  les  mœurs  de  ceux  qui  les  habitaient  avant  l'union 
de  l'Ecosse  avec  l'Angle  terre  familières  à  la  plupart  de  vos  lecteurs. 
Les  traits  les  plus  rudes  et  les  plus  grossiers  de  leur  caractère 
étaient  adoucis  par  leur  amour  pour  les  beaux  arts,  qui  avaient 
donné  lieu  à  ce  dicton,  que  sur  les  frontières  chaque  vallée  était 
rendue  mémorable  par  un  combat,  chaque  rivière  avait  été  célé- 
brée dans  un  chant  poétique.  Une  sorte  de  chevalerie  grossière 
continuait  encore  d'être  en  usage,  et  les  combats  singuliers  étaient 
les  amusements  qui  remplissaient  les  courts  intervalles  de  trêve 
qui  interrompaient  la  durée  presque  constante  de  la  guerre.  On 
peut  juger  par  Tincident  qui  va  suivre  à  quel  point  cette  coutume 
était  invétérée. 

Bernard  Gilpin,  l'apôtre  du  Nord,  le  premier  qui  entreprit  de 
prêcher  les  doctrines  protestantes  aux  habitants  des  frontières  , 
fut  très-surpris  un  jour,  en  entrant  dans  leurs  églises,  de  voir  un 
gantelet  ou  gant  de  mailles  pendu  au-dessus  de  l'autel.  Ayant  de- 
mandé ce  que  signifiait  l'étalage  peu  respectueux  de  ce  symbole 
de  guerre  dans  le  lieu  sacré ,  il  apprit  que  ce  gant  appartenait  à 
un  fameux  homme  d'épée  qui  l'avait  pendu  là  comme  gage  de 
bataille  et  de  défi  général  à  quiconque  oserait  l'en  ôter.  «  Don- 
nez-le-moi, »  demanda  le  révérend  éclésiastique.  Le  clerc  et  le 
sacristain  ayant  refusé  tous  deux  de  se  charger  de  cette  tâche 
dangereuse;  Bernard  Gilpin  fut  obligé  de  détacher  lui-même  le 
gant,  et  il  pria  ceux  qui  en  furent  témoins  de  dire  au  champion 
que  c'était  lui,  et  lui  seul ,  qui  s'était  emparé  de  ce  gage  de  défi. 
Mais  le  champion  craignit  autant  de  regarder  en  face  Bernard  Gil- 
pin que  les  deux  fonctionnaires  de  l'église  avaient  hésité  à  dépla- 
cer ce  gage  de  combat. 

L'histoire  suivante  date  à  peu  près  des  dernières  annéesdu  règne 
d'Elisabeth  ,  et  les  événements  se  passèrent  dans  le  Liddesdale, 
canton  agreste  et  montueux  du  comté  de  Roseburg,  qui  d'un  côté 
de  ses  lirai  tes  n'est  séparé  de  l'Angleterre  que  par  une  petite  rivière. 


MORT  DE  JOCK.  273 

Pendant  le  bon  vieux  temps  où  les  hommes  n'étaient  occupés 
qu'à  se  harceler  et  à  se  battre  * ,  cette  vallée  était  principalement 
cultivée  par  la  famille  ou  clan  des  Armstrong.  Le  chef  de  cette 
race  belliqueuse  était  le  laird  de  Mangerton.  A  l'époque  dont  je 
parle,  le  domaine  de  Mangerton,  avec  le  pouvoir  et  la  dignité  du 
chef,  appartenait  à  John  Armstrong,  homme  d'une  haute  stature 
et  doué  de  beaucoup  de  force  et  de  courage.  Tant  que  son  père 
vécut,  il  fut  distingué  des  autres  membres  de  son  clan  par  l'épi- 
thètede  Jock  du  Laird,  c'est-à-dire  Jack  ou  Jock,  fils  du  Laird.  Il 
rendit  ce  nom  célèbre  par  tant  d'exploits  hardis  et  courageux  , 
qu'il  le  conserva  môme  après  la  mort  de  son  père ,  et  qu'il  est 
ainsi  désigné  et  dans  des  annales  authentiques,  et  dans  la  tradi- 
tion. Quelques-uns  de  ces  hauts  faits  sont  rapportés  dans  les  poé- 
sies des  frontières  écossaises,  et  d'autres  sont  cités  dans  les  chro- 
niques du  temps. 

Dans  l'espèce  de  combat  singulier  que  nous  avons  décrit ,  le 
Jock  de  Laird  était  sans  rivaux,  et  aucun  champion  du  Cumber- 
land,  du  Westmoreland  ou  du  Northumberland,  ne  pouvait  ré- 
sister au  poids  de  sa  large  épée  à  double  poignée  qu'il  brandis- 
sait avec  aisance ,  et  que  peu  d'hommes  auraient  pu  même  sou- 
lever. Cette  terrible  épée,  comme  disait  le  peuple ,  lui  était  aussi 
chère  que  Uurusdane  ou  Fushberta  à  leurs  maîtres  respectifs,  et 
était  presque  aussi  formidable  à  ses  ennemis  que  ces  armes  si  re- 
nommées le  furent  aux  ennemis  du  christianisme.  Cet  arme  lui 
avait  été  léguée  par  un  proscrit  anglais  ,  nommé  Hobbie-Noble , 
qui,  ayant  commis  quelque  action  qui  l'exposait  à  la  poursuite 
de  la  justice  ,  se  réfugia  dans  le  Liddesdale,  et  devint  le  compa- 
gnon et  le  frère  d'armes  du  célèbre  Jock,  jusqu'au  moment  où  s'é- 
tant  risqué  à  reparaître  sur  le  territoire  d'Angleterre  avec  une 
faible  escorte,  un  guide  infidèle,  et  une  mauvaise  épée  à  poignée 
simple,  au  lieu  de  l'arme  pesante  qu'il  portait  ordinairement,  Jlob- 
bie-Noble,  attaqué  par  un  nombre  supérieur  au  sien,  fut  fait  pri- 
sonnier et  exécuté. 

Avec  son  arme ,  et  au  moyen  de  sa  force  et  de  son  adresse  ,  le 
Jock  du  Laird  maintint  la  réputation  du  meilleur  homme  d'épée 
des  frontières ,  et  défit  ou  tua  plusieurs  individus  qui  voulurent 
ui  disputer  ce  titre  formidable. 

\  Of  riiyginy  and  riviny,  dit  le  texte  ;  mot  à  mol,  de  tirer  et  de  déchirer.  Ceci  est 
«ne  allusion  aux  temps  des  guerres  civiles  et  des  querelles  intestines  des  XIV^  et 
XV«  siècles  en  Ecosse;  et  Tauleur  emploie  à  cet  effet  des  expressions  qui  ont  pour 
équivalents  des  désordres  et  des  Lriyandanes.  A.  m. 


274  MORT  DE  JOCK. 

Mais  les  années  s'écoulent  pour  les  hommes  vigoureux  et  bra- 
ves, comme  pour  les  faibles  et  les  timides.  Un  temps  vint  où  Jock 
fut  incapable  de  manier  ses  armes ,  et  même  de  toute  effort  actif 
plus  ordinaire  encore.  Le  guerrier  impotent  fut  enfin  réduite 
garderie  lit,  et  n'eut  pour  toute  consolation  que  les  soins  assidus 
d'une  fille  unique,  sa  garde  et  sa  compagne  fidèle. 

Indépendamment  de  cette  vertueuse  enfant,  le  Jock  du  Laird 
avait  un  fils  unique  sur  lequel  reposait  la  charge  périlleuse  de 
guider  le  clan  au  combat^  et  de  soutenir  le  renom  guerrier  desoa 
pays  natal,  qui  avait  été  disputé  par  les  Anglais  dans  différentes 
occasions.  Le  jeune  Armstrong  était  actif,  brave  et  vigoureux,  et 
rapporta  dans  ses  foyers,  après  plusieurs  aventures,  des  gages  as- 
surés de  succès.  Cependant,  il  paraît  que  le  vieux  chef  ne  crut  pas 
que  l'âge  et  l'expérience  de  son  fils  lui  donnassent  encore  le  droit 
de  se  voir  confier  l'épée  à  double  poignée,  avec  laquelle  il  s'était 
lui-même  distingué  d'une  manière  si  redoutable. 

A  la  fin,  un  guerrier  Anglais,  du  nom  de  Foster  (si  je  me  rap- 
pelle bien),  eut  l'audace  d'envoyer  un  défia  la  meilleure  lame  du 
Liddesdale,  et  le  jeune  Armstrong,  soupirant  après  la  gloire  che- 
valeresque, accepta  le  défi.    " 

Le  cœur  du  vieillard  impotent  se  gonfla  de  joie  lorsqu'il  apprit 
que  le  défi  avait  été  donné  et  accepté,  et  que  la  rencontre  devait 
avoir  lieu  sur  un  terrain  neutre  qui  servait  d'emplacement  en 
pareille  occasion^,  et  que  lui-môme  avait  déjà  rendu  célèbre  par 
plusieurs  triomphes.  Il  éprouvait  d'avance  une  joie  si  orgueil- 
leuse de  la  victoire  qu'il  espérait  que  son  fils  remporterait,  que, 
pour  exiler  encore  davantage  ses  vaillants  efforts,  il  lui  donna  , 
comme  au  champion  de  son  clan  et  de  sa  province,  la  célèbre 
épée  qu'il  avait  jusque-là  gardée  lui-même. 

Ce  n'est  p.ss  tout  :  quand  le  jour  du  combat  arriva^  le  Jock  du 
Laird^  en  dépit  des  tendres  prières  de  sa  fille,  résolut,  quoiqu'il 
n'eût  pas  quitté  le  lit  depuis  deux  anS;  d'être  lui-même  témoin  du 
duel,  sa  volonté  était  encore  une  loi  pour  ses  gens^  qui  le  portè- 
rent sur  leurs  épaules,  envoloppé  de  plaids  et  de  couvertures,  au 
lieu  où  le  combat  devait  seUvrer;  là  on  l'assit  surup  fraguement 
de  rocher,  appelé  encore  aujourd'hui  la  pircre  du  Laird  Jock;  et  il 
resta  les  yeux  fixés  sur  l'arène  où  les  deux  champions  allaient  se 
mesurer.  Sa  fille,  après  avoir  fait  tout  ce  qu'elle  put  pour  qu'il  fut 
placé  commodément,  était  immobile  à  côté  de  lui,  partagée  entre 
les  craintes  qu'excitaient  en  elle  la  santé  de  son  vieux  père  et  l'is- 


MORT  DE  JOCK.  273- 

sue  du  combat  où  allait  s'engager  son  frère  bien  aimé.  Avant 
môme  que  le  combat  commençât,  les  vieux  guerriers  qui  y  assis- 
tèrent fixaient  les  yeux  sur  leur  chef,  qu'ils  revoyaient  alors  pour 
la  première  fois  depuis  des  annnées,  et  comparaient  tristement 
ses  traits  flétris  et  ses  membres  décharnés,  avec  le  modèle  de 
vigueur  et  de  beauté  qu'ils  se  rappelaient  avoir  vu  en  lui.  Les 
jeunes  contemplaient  sa  haute  stature  et  sa  robuste  constitution, 
comme  s'il  eût  été  quelque  antique  géant  échappé  au  déluge. 

Mais  le  son  des  trompettes  des  deux  côtés  rappela  sur  l'arène 
l'attention  générale,  et  elle  était  entourée  d'une  foule  de  specta- 
teurs des  deux  nations  curieux  d'assister  à  un  pareil  événement. 
II  est  inutile  de  décrire  le  combat  :  le  champion  écossais  fut  vaincu, 
Foster,  posant  le  pied  sur  son  antagoniste,  saisit  l'épée  redoutée, 
si  chère  aux  yeux  de  celui  qui  l'avait  possédée  si  long-temps,  et 
la  brandit  au  dessus  de  sa  tête  comme  un  trophée  de  sa  con- 
quête. Les  Anglais  poussèrent  des  cris  de  triomphe;  mais  le  cri 
de  désespoir  du  vieux  guerrier  qui  voyait  son  pays  déshonoré,  et 
son  épée  long-temps  la  terreur  de  leur  race,  en  la  possession 
d'un  Anglais,  s'entendit  au-dessus  des  acclamations  de  la  victoire. 
Il  parut  un  moment  animé  de  toute  son  ancienne  vigueur,  car  il 
s'élança  du  rocher  sur  lequel  il  était  assis,  et  tandis  que  les  vête- 
ments dont  on  l'avait  entouré  tombaient  à  ses  pieds  et  laissaient 
à  découvert  ses  membres  décharnés  et  les  débris  de  son  ancienne 
force,  il  élevait  ses  bras  au  ciel  d'un  air  égaré,  en  poussant  un  cri 
d'indignation,  d'horreur  et  de  désespoir,  qui,  suivant  la  tradition, 
fut  entendu  à  une  distance  extraordinaire,  et  ressemblait  plutôt 
au  rugissement  d'un  lion  mourantqu'au  son  d'une  voix  humaine 
Ses  amis  le  reçurent  dans  leurs  bras  lorsqu'il  retomba  entière- 
ment épuisé  de  cet  effort,  et  le  portèrent  dans  son  château  avec 
une  douleur  muette,  tandis  que  sa  fille_,  tout  en  pleurant  sur  son 
frèrC;,  cherchait  à  adoucir  et  à  calmer  le  désespoir  de  son  père  ; 
mais  c'était  une  chose  impossible,  le  seul  Uen  qui  attachait  le 
vieillard  à  la  vie  venait  d'être  brusquement  rompu,  et  son  cœur 
en  avait  été  brisé.  La  mort  de  son  fils  n'était  pour  rien  dans  sa 
douleur,  et  il  ne  voyait  en  lui  que  l'enfant  dégénéré,  par  lequel 
l'honneur  de  son  pays  et  de  son  clan  avait  été  perdu.  Il  mourut 
trois  jours  après,  sans  avoir  prononcé  une  fois  le  nom  de  son  fils, 
mais  ne  cessant  de  s'exhaler  en  plaintes  sur  la  perte  de  sa  noble 
épée. 
Il  me  semble  que  le  moment  où  les  facultés  du  chef  intime,  ré- 


276  MORT  DE  JOCK. 

veillées  par  le  désespoir  du  moment,  l'entraînent  à  un  dernier 
effort,  offrirait  au  peintre  un  sujet  heureux.  Il  pourrait  obtenir 
l'avantage  de  faire  contraster  la  figure  farouche  du  vieillard  dans 
l'accès  du  plus  furieux  désespoir^,  avec  la  douceur  et  la  beauté 
d'une  figure  de  femme.  Le  champ  fatal  pourrait  être  représenté 
en  perspective  de  manière  à  donner  un  plein  effet  à  ces  deux  figu- 
res principales  ;  et  avec  la  seule  explication  que  le  tableau  repré- 
sente un  guerrier  contemplant  la  mort  de  son  fils  et  la  perte  de 
l'honneur  de  son  pays,  il  me  semble  qu'il  serait  suflisamment 
intelligible  au  premier  coup-d'œil^  si  l'on  croyait  nécesssaire 
d'indiquer  plus  clairement  la  nature  du  combat,  on  pourrait  le 
faire  en  représentant  un  pennon  de  Saint-Georges  déployé  à  une 
des  extrémités  de  la  lice,  et  celui  de  Saint-André  de  l'autre. 
Je  suis,  monsieur, 

Voire  obéissant  serviteur, 

L'Auteur  de  Wawerley. 


FIN  DE   L.\    MORT  DE  JOCK. 


ABBOTSFORD, 


ou 


DESCRIPTIOiN  DU  DOMAINE 

DE  WALTER  SCOTT'. 


IVoTA.  Une  lettre  particulière  d'un  Américain  distingué  nous  fait  connaître  la 
description  du  château  de  Walter  Scott.  Nous  l'offrons  arec  plaisir  à  nos  lecteurs. 
La  renommée  de  l'illustre  propriétaire  a  volé  dans  toutes  les  parties  du  globe;  son 
nom  est  devepu  un  passe-port  pour  ses  compatriotes  partout  où  la  gloire  du  génie 
est  reconnue.  L'admiration  que  ses  nombreux  ouvrages  ont  excitée  nous  fait  pré- 
sumer que  l'on  verra  avec  intérêt  quelque  chose  de  plus  de  celui  qui  nous  procure 
tant  de  charmes.  Le  lieu  et  les  promenades  où  il  médite,  le  cabinet  d'étude  où  il 
conçoit  et  écrit  ses  productions  magiques,  la  plume  de  notre  ami  nous  donne  ces 
détails  avec  beaucoup  de  vivacité  et  d'énergie.  (  l'Editeur  amjlais.) 

J'ai  été  très-malheureux  dans  un  des  principaux  motifs  qui 
m'engagèrent  à  faire  mon  expédition  du  nord,  car  j'ai  justement 
choisi  pour  ma  visite  en  Ecosse  le  seul  mois  où  sir  Walter  s'en 
fût  absenté  depuis  des  années.  Mon  bon  ami  R...  m'avait  assuré 
que  vers  le  12  ou  le  13  sir  Walter  Scott  serait  sur  les  bords  de  la 
Tweed.  J'avais  bon  nombre  de  lettres  de  recommandation.  Je 
quittai  la  malle  à  Silkirk  '  le  15,  bien  convaincu  que  j'arriverais 
près  du  château  du  grand  poète.  Les  gens  de  l'auberge  me  con- 
firmèrent dans  cette  croyance-,  le  shérifF^  (comme  ils  l'appe- 
laient ),  me  dirent-ils,  était  bien  certainement  chez  lui;  car 
la  cour  de  justice  étant  terminée,  il  devait  prendre  ses  va- 
cances. Jamais  il  ne  restait  dans    la  poussière^  d'Edimbourg, 

i  jibbol s ford,  mot  à  mot  gué  de  Vahhé,  est  la  maison  de  campagne  de  Walter 
Scott,  située  sur  les  bords  de  la  Tweed,  au  midi  de  l'Kcosse,  à  trente  lieues  d'Edim- 
bourg. La  Tweed  se  jetie  dans  la  n.er  du  Nord,  près  de  Berwick,  >ille  qui  n'est  ni 
écossaise  ni  angL  ise,  quoique  sur  la  rive  écossaise  de  ce  fleuve, qui  autrefois  servait 
«le  limite  aux  deux  royaumes  d'Angleterre  et  d'Ecosse    a.  m. 

2  Ville  du  midi  de  l'Ecosse,  a.  m 

3  Premier  magistrat  d'un  comté  civil,  a.  m. 

-i  C'est-à-dire  dans  la  foule  à  Edimbourg,  ville  dont  la  poiKsîèrc  n'incommode 
gtiére,  puisqu'elle  a  des  rues  magnifiques,  bien  pavées  et  bien  arrosées,  in  dép  «o 
damaient  de  trottoirs  de  quinze  à  vingt  pieds  de  large,  en  dalles,  a.  m. 

ABBOTSFORD.  18 


278  ABBOTSFOKD. 

lorsque  ses  devoirs  lui  permettaient  de  retourner  à  la  campagne. 

Je  m'avançais  donc  avec  de  grandes  espérances.  De  loin  on 
me  montra  du  doigt  les  tours  d'Abbotsford,  au  milieu  d'un  su- 
perbe bois  de  jeunes  chênes  et  de  bouleaux,  peu  éloigné  de  la 
rivière  ;  mais ,  pour  abréger  mon  histoire,  je  trouvai  les  grilles 
fermées  et  verrouillées.  Après  avoir  frappé  et  sonné  long-temps, 
je  n'entendis  d'autre  bruit  que  les  aboiements  des  chiens  de  l'in- 
térieur. Enfin  un  paysan  se  présenta,  suivi  d'un  chien  de  chasse 
et  une  hache  sur  l'épaule  II  m'apprit,  dans  un  langage  peu  in- 
telligible, que  sir  Walter  et  sa  famille  étaient  partis  pour  l'Ir- 
lande ,  et  qu'on  né  les  attendait  que  dans  quelques  semaines. 
Cette  nouvelle  était  contrariante-,  mais  enfin,  comme  elle  était 
sans  remède,  je  demandai  à  voir  la  maison  et  les  jardins.  Il  me 
répondit  que  les  gens  qui  montraient  le  château  étaient  tous 
partis  pour  une  foire  dans  le  voisinage,  mais  que  tout  autre 
jour  ils  pourraient  me  satisfaire.  Après  quelques  moments  de 
réflexion,  je  me  déterminai  à  visiter  la  belle  Melrose  ^  et  à  revenir 
le  lendemain  à  Abbotsford. 

J'avais  été  assez  heureux  dans  mon  voyage  pour  faire  la  con- 
naissance d'un  monsieur  qui  m'offrit  poliment  de  me  servir  de 
cicérone,  et  je  crois  qu'en  l'absence  des  gens  du  poète ,  per- 
sonne n'était  plus  capable  de  s'acquitter  de  ces  fonctions. 
Je  déjeunai  avec  lui,  et  il  me  conduisit  ensuite  à  la  grille 
du  parc. 

Cette  fois  je  la  trouvai  moins  rebelle  à  tourner  sur  ses  gonds.  Il 
me  montra  toute  la  maison  et  ses  dépendances.  Ensuite  je  passai 
une  charmante  soirée  sous  son  toit  hospitalier,  situé  sur  l'autre 
rive  de  la  Tweed. 

Il  me  dit  :  «  Il  y  a  quinze  ou  seize  ans,  rien  n'était  moins  re- 
marquable que  ce  coin  du  monde ,  où  maintenant  Abbotsford 
étale  sa  singulière  architecture,  ses  bois  et  les  beaux  jardins  qui 
l'entourent.  A  l'endroit  où  est  bâti  l'édifice  actuel  était  une  mau- 
vaise petite  ferme  ;  cette  belle  cour  a  remplacé  un  jardin  potager, 
et  cette  florissante  plantation  qui  couvre  plusieurs  milliers  d'ar- 
pents, et  qui  paraît  avoir  doublé  son  importance ,  a  succédé  à  une 
vilaine  rangée  de  sapins.  La  rivière,  toutefois,  est  restée  dans  le 
môme  état ,  et  j'ai  peine  à  croire  qu'une  terre  aussi  près  de  ses 

5  Superbes  ru-ncs  tlHin  alibayc  de  moines.  C'est  là  que  Wal  er  Scott  a  placé  une 
grande  parlie  la  scène  da  son  poème  inlilulé  the  Lui/  of  thclast  Uinstrel,  le  Chant 
du  dernier  ménestrel,  a.  m. 


ABBOTSFORD.  279 

eaux  limpides  fût  totalement  dépourvue  de  charmes.  Cependant 
l'aspect  était  des  plus  sauvages  ;  un  terrain  meuble  et  couvert  de 
petits  champs  de  navets ,  une  chaumière  et  une  petite  ferme 
écossaises,  et  quelques  sapins  d'Ecosse,  voilà  tout  ce  que  l'on 
pouvait  y  voir;  et  il  serait  difficile  d'imaginer  un  contraste  plus 
frappant  entre  l'Abbotsford  de  ces  temps  peu  éloignés  et  celui 
de  1825. 

Vous  savez  sans  doute  que  sir  Walter  est  grand  agriculteur  et 
amateur  de  plantations.  On  assure  qu'il  a  obtenu  de  ses  terres  des 
produits  étonnants  et  presque  miraculeux.  On  pourrait  penser, 
en  voyant  ces  merveilles,  qu'il  ne  s'est  jamais  livré  à  d'autre  oc- 
cupation depuis  qu'il  a  pris  le  titre  de  laird  d'Abbotsford.  Il  pos- 
sède des  terres  labourables  sur  les  bords  de  la  Tweed,  et  vers  la 
petite  ville  de  Melrose ,  qui  est  à  trois  milles  de  son  château , 
mais  l'ensemble  de  cette  propriété  est  m.ontagneux  ;  elle  est  en- 
tourée de  vallons  profonds  et  étroits  ;  il  a  mis  la  plus  grande 
partie  en  plantations  d'arbres  utiles,  et  l'on  est  forcé  de  convenir 
que  cette  forêt  naissante  a  été  disposée  avec  un  goût  et  un  soin 
qui  ne  laissent  rien  à  désirer.  La  vue  de  la  Tweed,  qui  s'étend  à 
quelques  milles,  est  tout  à  fait  changée-,  elle  s'est  embellie  par 
ces  gracieuses  plantations,  dont  dans  vingt  ou  trente  ans  le  pro- 
duit ajoutera  considérablement  au  revenu  annuel  de  la  propriété. 
L'abri  que  les  bois  procurent  en  même  temps  aux  moutons  a 
amélioré  le  pâturage.  Déjà  la  moitié  de  la  surface  produit  le 
double  du  revenu  de  ce  qu'on  espérait  de  la  totalité  dans  son 
état  primitif.  A  travers  cette  forêt  sont  de  grandes  avenues  en 
gazon  ,  si  bien  établies  qu'on  pourrait  s'y  promener  pendant 
des  semaines  entières  sans  pouvoir  en  découvrir  toutes  les  beau- 
tés. Il  y  a  plus  de  vingt  cascades  dans  les  ravins,  et  près  de  cha- 
cune d'elles  des  sièges  et  des  bosquets  placés  de  manière  à  pro- 
curer des  vues  pittoresques.  Il  y  a  deux  ou  trois  petits  lacs  de 
montagne  dans  le  domaine;  l'un  d'eux  cependant  n'est  pas  très- 
petit,  car  il  a  près  d'une  demi-lieue  de  circonférence:  on  en  a 
tiré  le  parti  le  plus  avantageux.  Au  total,  c'est  un  très-beau 
coup  d'œil ,  et  qui  ne  peut  que  gagner  à  mesure  que  les  arbres 
acquerront  de  la  hauteur. 

Mon  guide  me  fit  observer  que  le  propriétaire  passait  plusieurs 
heures  de  la  journée  à  parcourir  ses  bois,  soit  à  pied  ou  monté 
sur  son  petit  cheval ,  sa  hachette  et  sa  serpe  à  la  main.  C'est  ici 


280  ABBOTSFORD. 

(i'j'il  établit  son  cabinet  d'étude  ;  et,  comme  Jacques  ^  il  trouve 

toujours  ses  livres  dans  ses  arbres, 

Nul  poète  jamais  n''a  rencontré  sa  muse, 
Tant  qu'il  n'a  pasxippris,  clans  l'erreur  qui  l'abuse, 
Solitaire,  à  longer  un  ruisseau  murmurant 
Sans  éprouver  d'ennui,  quoique  toujours  errant, 

comme  dit  le  poète  Burns,  et  un  de  ces  Burns  ♦ ,  pour  le  dire  en 
passant,  est  le  Huntley-Burn  ou  Thomas  d'Exceidonne^,  qui  ren- 
contra la  reine  des  fées.  Ce  fut  près  de  l'arbre  d'Eildon  que  cette 
rencontre  eut  lieu,  dit  le  vieux  poète-,  mais  depuis  long-temps 
cet  arbre  a  disparu.  Presque  toutes  les  promenades  de  sir  Walter 
ont  les  montagnes  d'Eildon  en  perspective  ;  mais  je  vous  tiens 
trop  long-temps  éloigné  de  Monkbarns,  situé  sur  la  dernière 
chaîne  de  ces  montagnes  irrégulières,  semblables  à  de  grands  es- 
caliers descendant  du  haut  d'Eildon  vers  la  Tweed.  La  maison , 
de  tous  les  côtés,  excepté  celui  de  la  rivière,  est  entourée  de  jar- 
dins, suivant  la  vieille  coutume.  L'habitation  ne  manque  par  ce 
moyen  ni  d'air  ni  d'étendue  ;  mais  le  bâtiment  est  d'une  telle  bi- 
zarrerie que  personne  autre  que  sir  AValter  Scott  n'aurait  pu  en 
faire  construire  un  pareil  sans  courir  le  risque  d'être  tourné  en 
ridicule.  Cependant  son  aspect  est  imposant,  plusieurs  de  ses  dé- 
tails sont  d'une  grande  beauté,  et  le  tout  n'est  pas  dénué  d'intérêt 
historique.  Il  est  construit,  on  peut  le  dire,  de  pièces  et  de  mor- 
ceaux, mais  calcules  habilement.  On  pourrait  rire  de  cette  fan- 
taisie, si  elle  eût  été  celle  d'un  homme  ordinaire  j  mais  les  goûts  et 
même  les  bizarreries  d'un  grand  homme  inspirent  tout  autre  sen- 
timent. Les  esquisses  et  les  ornements,  tels  qu'une  porte  d'entrée 
de  Linlitgow,  un  toit  du  château  de  Roslin,  une  cheminée  de  l'ab- 
baye de  IMelrose ,  ont  été  empruntés  de  toutes  les  parties  de 
l'Ecosse. 

Ce  bâtiment,  par  ses  détails,  ne  ressemble  à  rien  de  ce  qui  existe 
en  Angleterre;  mais,  en  général,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  il  est  no- 
ble et  d'une  grande  beauté.  On  en  peut  concevoir  cette  opinion 

1  Personnage  d'une  comédie  de  Shakspeare.  a.  m. 

1  A  hum,  en  écossais,  veut  dire  vn  ruisseav.  L'auteur  fait  donc  ici  un  jeu  de  mots 
à  prtipos  de  Burns  le  barde,  un  des  trois  plus  grands  poètes  qui  aient  écrit  dans 
Piriioriie  écossais;  savoir  :  Fcrguson,  auteur  de  poésies  diverses;  Ramsay,  auteur  da 
Centlr  Sheplurd  (le  gentil  Berger  ou  le  Berger  noble)  ;  et  le  même  Burns,  auteur 
d'un  recueil  de  compositions  lyriques  cl  presque  toutes  en  langage  écossais,  a.  m. 

2  le  domaine  de  Thomas  le  Finicur,  auteur  de  prophéties  el  de  vers  en  écossais 
très-ancien,  a.  m. 


ABBOTSFORD.  281 

en  l'observant,  que  sir  Walter  eût  été  aussi  habile  architecte  que 
grand  écrivain,  s'il  se  fût  adonné  à  cet  art. 

Par  l'entrée  principale,  vous  arrivez  brusquement  au  bâtiment, 
et,  comme  on  dit  en  France  ,  vous  tombez  sur  le  château;  mais  le 
mal,  si  c'en  est  un,  était  inévitable,  à  cause  de  la  proximité  de  la 
voie  publique ,  qui  sépare  le  château  et  les  dépendances  de  la 
principale  partie  du  bois  et  du  parc. 

Le  chemin  est  assez  droit  :  vous  vous  trouvez  ,  après  quelques 
minutes,  en  quittant  la  grande  route  ,  à  la  porte  principale  dont 
nous  avons  déjà  parlé  :  cette  porte  est  une  arche  élevée  d'un  mur 
crénelé  d'une  hauteur  considérable ,  et  les  sougs  ^,  comme  on  les 
appelle ,  bien  connus  dans  les  temps  féodaux ,  y  pendent ,  mais 
rongés  par  la  rouille  ;  ce  sont,  des  restes  de  la  grande  citadelle  des 
Douglas,  de  leur  château  du  comté  de  Galloway. 

En  entrant,  est  un  enclos  de  plus  d'un  demi-arpent  5  deux  cô- 
tés sont  protégés  par  le  grand  mur  dont  nous  avons  déjà  égale- 
ment parlé.  Ce  chemin  est  couvert  de  treilles,  de  roses  et  de  chè- 
vre-feuille ;  sur  le  troisième  côté  ,  on  voit  un  mur  d'arches  sépa- 
rées, dans  le  style  gothique  ^  chacun  des  vides  est  garni  de  fils  de 
fer  qu'on  n'aperçoit  qu'en  approchant  de  très-près ,  ce  qui  ne 
nuit  point  aux  jolies  vues  des  jardins  qui  s'étendent  en  montant, 
et  sont  couverts  d'ornements  d'architecture,  de  tours  ,  d'arcs, 
d'urnes,  de  vases,  d'un  genre  qui  ferait  palpiter  le  cœur  du  vieux 
Price  le  pittoresque. 

Le  mur  est  non  seulement  d'un  nouveau  genre,  mais  très-gra- 
cieux 5  et  si  jamais  la  vieille  école  devient  encore  de  mode,  il  trou- 
vera plus  d'un  amateur  qui  voudra  Timiter.  Il  aboutit  au  côté 
oriental  de  la  maison  et  se  prolonge  jusqu'au  nord  et  une  partie 
de  l'occident  du  grand  clos.  Rien  ne  m'a  paru  plus  beau  que  l'ef- 
fet de  ce  clos  dans  l'état  paisible  et  solitaire  où  je  l'ai  vu.  Il  est 
couvert  de  gazon  et  planté  de  rosiers  de  toutes  les  espèces  ,  qui 
lient  graduellement  ce  pavé  vert  avec  le  toit  de  treilles  de  verdure 
sur  lequel  on  aperçoit  le  mur  grisâtre  avec  les  petites  tours. 

Tout  ce  tableau  est  dominé  par  le  chêne,  l'orme,  le  bouleau  et 
le  coudrier.  Un  des  côtés  est  si  élevé  que  les  arbres,  quoique  jeu- 
nes, offrent  déjà  l'efTet  d'un  amphithéâtre  de  bois.  L'arrière  plan 
de  ce  côté  est  tout  en  forêt-,  à  l'est,  le  jardin  se  perd  par  degrés  5 
à  l'occident,  il  y  a  aussi  bois  sur  bois  -,  mais  on  a  plusieurs  vues 

ô  Sougs,  espèces  de  carcans  attachés  aux  murs  des  châteaux,  où  les  seignwrs, 
dans  le  bon  vieux  temps,  attachaient  les  vassaux  pour  de  légùres  fautes   a.  m. 


282  ABBOTSFORD. 

de  la  Tweed  ,  et  dans  le  lointain ,  à  quelques  milles  une  sierra  * 
complète  de  cimes  de  montagnes  ,  entre  la  Tweed  et  le  Yanow. 
Le  plus  élevé  de  ces  sommets  est  celui  de  Newark,  au  bas  duquel 
est  le  vieux  château  où  le  dernier  ménestrel  a  chanté  ces  mots  : 

On  aperçoit  encor  quelques  nobles  ruines  ^. 

Vous  me  pardonnerez  si  je  ne  vous  donne  pas  de  plus  grands 
détails  sur  la  construction  de  cette  maison  ;  mais  je  ne  suis  pas 
habile  en  style  d'architecture  ^  seulement  je  pourrais  ajouter 
qu'elle  a  été  bâtie  à  plusieurs  reprises,  qu'elle  a  une  tour  élevée 
de  chaque  côté ,  toutes  les  deux  de  formes  différentes ,  et  offrant 
aux  regards  un  singulier  contraste:  les  parapets  et  les  bords  du 
toit  dentelés,  un  grand  nombre  de  vitres  peintes,  des  groupes  de 
cheminées  à  l'Elisabeth  ,  des  balcons  de  toutes  grandeurs  et  de 
formes  fantastiques,  des  pierres  scidptées  avec  des  inscriptions 
héraldiques  placées  çà  et  là  dans  les  murs;  enfin  une  porte  d'en- 
trée des  plus  imposantes,  fac-similé,  dit-on,  d'un  certain  palais  en 
ruines  qui  jadis  avait  frappé  l'imagination  du  poète ,  ainsi  que  le 
prouvent  les  vers  suivants  : 

Entre  les  palais  élevés 
Pour  de  royales  résidences, 
Au-dessus  des  mieux  achevés 
Je  place  Linlithgow  avec  ses  dépendances. 

Les  gravures  vous  donneront ,  beaucoup  mieux  que  je  ne  puis 
le  faire^  une  idée  de  tout  cela  ;  une  lettre  ne  peut  rendre  les  dé- 
tails minutieux,  et  par  parenthèse,  la  meilleure  gravure  est  celle 
qu'on  trouve  sur  l'enveloppe  d'un  taffetas  en  coupures. 

De  ce  portique  ,  qui  est  grand  et  ouvert  par  devant ,  orné  en 
haut  de  quelques  cornes  de  cerf  pétrifiées,  vous  entrez  par  deux 
porte  sbat tantes  dans  le  vestibule ,  et  alors  le  premier  coup-d'œil 
de  l'intérieur  du  château  du  poète  se  présente  d'une  manière  im- 
posante. Deux  fenêtres  très-élevées  sont  couvertes  d'écussons  ;  en 
plein  jour  cet  endroit  est  aussi  sombre  que  le  douzième  siècle; 
mais  la  délicieuse  fraîcheur  de  l'atmosphère  vous  serait  bien  agréa- 
ble pour  quelques  instants;  et  lorsque  vos  yeux  s'accoutument 
par  degrés  à  l'effet  de  ces  vitraux  historiques,  vous  vous  aperce- 
vez que  vous  êtes  dans  l'appartement  le  plus  pittoresque. 

Le  vestibule  peut  avoir  quarante  pieds  de  long,  vingt  de  haut  et 

1  Mol  cspaj;nol  pour  fiionlaync  ou  yory».  a.  m. 
2Sli.ll  cahibits  sortie  noble  rnins. 


ABBOTSFORD.  285 

de  large  ;  les  boiseries  sont  en  chêne  richement  sculpté  et  très- 
foncé  ;  elles  viennent,  à  ce  qu'il  paraît,  du  vieux  château  de  Dum* 
ferline.  Le  plafond  est  une  rangée  d'arches  à  pointe  de  chêne. 
Aussi  chaque  poutre  représente-t-elle  un  écusson  richement  bla- 
sonné.  Le  nombre  de  ces  écussons  est  suffisant  pour  contenir  tous 
les  faits  d'armes  d'une  généalogie  entière  ,  si  le  poète  voulait  la 
montrer;  mais  à  l'extrémité  il  y  a  deux  ou  trois  vides  ;  ils  ont  été 
couverts  par  des  exquisses  de  Loudland  ,  avec  cette  inscription  : 
A'os  alta  velat.  Les  boucliers  sont  remplis  des  noms  de  familles  cé- 
lèbres ;  ce  sont  d'un  côté  les  descendants  de  Scott  d'Arden,  et  de 
l'autre  de  Rutherford.  Mais  tout  cela  ne  se  trouve-l-il  pas  dans 
les  chroniques  de  Douglas  et  de  Nisbet  ? 

Il  y  a  aussi  une  entrée  à  l'est  du  vestibule,  au  dessus  et  autour 
de  laquelle  le  baronnet  a  placé  une  autre  rangée  d'écussons  sur 
toutes  les  corniches  de  cette  noble  salle  :  ce  sont  les  armoiries  de 
ses  amis  et  de  ses  compagnons  \  je  les  ai  remarqués  avec  autant 
d'intérêt  que  les  siens.  On  y  voit  d'autres  écussons  différemment 
blasonnés.  Au  centre  d'une  des  extrémités  de  la  chambre,  j'ai  vu 
le  cœur  sanglant  de  Douglas  ,  et  vis-à-vis  le  lis  royal  d'Ecosse; 
entre  les  côtés,  il  y  a  une  inscription  en  lettres  gothiques  que 
j'ai  déchiffrée  avec  quelque  difllculté  ;  je  regrette  de  ne  l'avoir  pas 
copiée  ;  mais ,  autant  que  je  puis  m'en  souvenir,  en  voici  à  pea 
près  le  sens  :  «  Toici  les  armoiries  des  tribus  et  des  chefs  de  tribu 
qui  ont  défendu  les  frontières  de  l'Ecosse  pour  servir  leur  roi , 
dans  le  vieux  temps.  Ily  a  près  de  trente  à  quarante  ans  qu'ils  se 
sont  ainsi  distingués  ;  ils  furent  braves  ;  ils  firent  leur  devoir  et 
Dieu  les  protégea.  Douglas,  Sunher,  Buccleugh,  3Iaxwell,  Johns- 
tone,  Glendoning,  Herries,  Butherford-Kerr ,  EUiot ,  Pringle  , 
Home,  et  tous  les  autres  héros  et  ministres  de  l'Ecosse.  » 

Le  vestibule  est  pavé  de  dalles  de  marbre  blanc  et  noir  des  Hé- 
brides, en  forme  de  losanges,  et  la  partie  supérieure  des  murs  est 
totalement  couverte  d'armes  et  d'armures;  deux  armures  en  bel 
acier  occupent  deux  niches  à  l'est  de  la  salle;  une  autre,  d'un 
Anglais  du  temps  de  Henri  V;  une  troisième  ,  moins  ancienne, 
d'un  Italien.  Les  variétés  de  cuirasses  noires  et  blanches,  unies 
et  sculptées,  sont  sans  nombre.  Une  grande  quantité  de  casques, 
des  élriers,  des  éperons  de  toutes  espèces,  sont  suspendus  autour 
d'épées  de  toutes  les  formes  et  de  tous  les  ordres,  depuis  l'arme  à 
deux  masses,  avec  laquelle  le  paysan  suisse  osa  braver  les  lances 
de  la  cavalerie  autrichienne,  jusqu'à  la  claymore  de  quarante-cinq 


284  ABBOTSFORD. 

et  la  rapière  de  Dittingen.  Au  fait,  je  pourrais  aller  encore  plus 
loin;  car,  entre  autres  dépouilles,  j'ai  vu  des  lances  polonaises  re- 
cueillies sur  le  champ  de  bataille  de  Waterloo,  par  l'auteur  des 
Lettres  à  Paul;  une  armure  entière ,  ou  cotte  de  mailles,  prise 
sur  le  cadavre  d'un  garde  du  corps  de  Tippo,  à  Seringapatam ,  et 
un  grand  nombre  d'épéesdont  se  servent  les  bourreaux  en  Alle- 
magne. Sur  une  des  lances,  j'ai  vu  les  armes  d'Augsbourg  avec 
une  légende  qui  peut  être  ainsi  expliquée. 

Lorsque  je  frappe,  la  poussière 
Dit  à  la  poussière  :  «  Arrêtez  ! 
G  doux  Jésus  qui  m'écoutez, 
Sauvez  une  ànie  en  sa  misère.» 

Je  regrette  qu'il  n'y  ait  pas  de  catalogue  de  cette  ancienne  et 
curieuse  collection  ;  sir  Walter  devrait  en  faire  un  lui-même-,  car 
mon  cicérone  m'a  appris  qu'il  y  avait  une  histoire  particulière 
attachée  à  chaque  pièce  d'armure,  et  connue  de  lui  seul. 

Marchant  à  l'ouest  de  ce  vestibule,  comme  dit  Wordsworth, 
vous  arrivez  à  une  chambre  bien  basse  et  voûtée,  qui  s'étend  sous 
toute  la  longueur  de  la  maison,  ayant  à  chaque  extrémité  une 
fenêtre  blasonnée,  couverte  d'armures  et  d'armes  plus  petites  que 
les  autres,  telles  que  des  épées,  des  fusils,  des  lances,  des  dards, 
des  poignards,  etc.,  etc.  On  trouve  dans  cet  endroit  les  pièces  les 
plus  estimées,  en  raison  de  leur  histoire  respective.  J'ai  remarqué 
entre  autres  choses  le  fusil  de  Rob-Roy,  avec  son  chiffre  dessus, 
R.  M.  C,  c'est-à-dire  Robert  Mac-Grégor,  Campbell.  Le  gros 
mousqueton  de  Hofer  est  un  cadeau  que  fit  sir  Humphrey  Davy  à 
sir  Walter  Scott,  une  superbe  épée  montée  magnifiquement  est 
un  don  de  Charles  I"  au  grand  Montrose.  La  poignée  porte  les 
armes  du  prince  Henri;  le  flacon  de  chasse  du  beau  roi  Jacques; 
les  pistolets  de  Napoléon,  trouvés  dans  sa  voiture  à  Waterloo,  je 
e  crois  cum  multis  aliis,  concourent  à  enrichir  cette  collection. 

Je  devrais  ajouter  les  reliques  du  vieux  monstre  de  la  mon- 
tagne, les  cornes  de  cerf  et  de  taureau  suspendues  en  grand 
nombre  au-dessus  des  portes  de  la  salle. 

Dans  un  des  coins  les  plus  sombres  (ce  qui  doit  être),  il  y  a  un 
assortiment  complet  de  vieux  instruments  écossais  de  torture, 
sans  oublier  les  poucettes,  et  que  le  cardinal  Castairs  souffrit  sans 
aucune  émotion  :  la  couronne  de  fer  de  Wisehart  le  martyr;  une 
espèce  de  machine  avec  des  barres  de  fer,  vissées  sur  la  victime 
pour  l'empêcher  de  crier  au  fort  de  ses  souffrances,  lorsqu'il  était 


ABBOTSFORD.  28S 

au  poteau.  Enfin  ,  sans  doute  semblable  à  Grose ,  de  joyeuse  mé- 
moire, le  grand  ménestrel  possède  : 

Assez  de  casques  tout  rouilles, 
De  cuissards,  de  cottes  de  mailles, 
Débris  du  vingt  et  vingt  batailles, 
Pour  fournir  de  clous  eflSlés, 
Pendant  douze  mois  écoulés 
Les  trois  Lothians  assemblés, 
Armés  de  marteaux  et  tenailles. 

Ces  antiquailles  des  temps  obscurs  sont  disposées  avec  tant  de 
grâce  et  d'élégance  que  M.  Hope  lui-même  ne  pourrait  trouver 
rien  à  redire  dans  les  belles  salles  qui  les  renferment. 

On  passe  ensuite  dans  une  des  plus  petites  salles  qui  communi- 
quent au  salon  et  à  la  salle  à  manger.  Cette  pièce  est  meublée  de 
divans  bien  bas ,  ce  qui  est  assez  agréable  quand  l'appartement 
est  occupé;  mais,  malheureusement  pour  moi,  je  l'ai  trouvé  vide. 

Lorsqu'il  fait  chaud,  le  baronnet  dîne  dans  le  vestibule,  qui  est 
CTicore  un  superbe  réfectoire ,  où  un  candélabre  peint  est  sus- 
pendu au  plafond.  Le  dessin  de  la  cheminée  est  le  même  que  celui 
de  la  salle  de  l'abbaye  de  Melrose.  Cette  cheminée  est  si  vaste 
qu'elle  contient  assez  de  bois  pour  les  grands  feux  de  Noël  de 
l'ancien  temps.  Si  la  société  portait  des  costumes  analogues ,  le 
diner  ressemblerait  à  une  des  fêtes  des  mystères  d'Udolphe. 

Au  delà  de  la  plus  petite  salle  d'armes  se  trouve  une  superbe 
salle  à  manger,  et  quoiqu'il  n'y  ait  rien  ici  d'udolphique ,  je  con- 
çois que  si  elle  était  bien  éclairée  et  les  rideaux  baissés,  elle  nous 
donnerait  l'idée  d'une  petite  salle  de  quelque  haut  et  puissant 
abbé  des  comtes  de  Cantorbéry.  La  chambre  est  très-belle  -,  le 
plafond  est  un  peu  bas,  en  bois  de  chêne  foncé,  richement  sculpté; 
elle  a  une  immense  fenêtre  cintrée,  un  dais  élevé,  maj'e  ma- 
jorum.  Les  plafonds  sont  bien  ornés,  et  il  y  a  des  niches  pour  les 
lampes ,  etc.,  etc.  Enfin  tous  les  petits  détails  sont ,  je  crois,  des 
fac-similé  d'après  Melrose. 

La  chambre  est  tapissée  en  couleur  cramoisie,  mais  presque 
couverte  de  tableaux.  Les  plus  remarquables  sont  :  le  portrait  du 
g  énéral  parlementaire  lord  d'Essex  à  cheval ,  de  grandeur  natu- 
relle; le  duc  de  Monmouth ,  par  Lely-,  Hogarth  par  lui-même; 
Prior  et  Guy,  tous  deux  par  Gervas  ;  et  Marie ,  reine  d'Ecosse , 
sur  un  plateau  peint  par  Amias  Carood  le  lendemain  du  jour  où 
elle  fut  décapitée  à  Folheringay  ;  portrait  envoyé,  il  y  a  quelquCg 


286  ABBOTSFORD. 

années ,  à  Walter  Scott  par  un  noble  Prussien ,  dans  la  famille 
duquel  ce  tableau  se  trouvait  depuis  deux  cents  ans;  c'est  un 
chef-d'œuvre  d'horreur,  et  les  traits  ressemblent  assez  aux  mé- 
dailles de  cette  victime,  mais  nullement  aux  portraits  que  j'ai 
vus  ;  je  crois  qu'on  ne  peut  douter  de  l'authenticité  de  ce  portrait 
curieux. 

Parmi  les  nombreux  portraits  de  famille,  j'ai  surtout  remarqué 
le  bisaïeul  de  sir  Walter  Scott  ;  le  vieux  chevalier  dont  il  parle 
dans  une  des  épîtres  de  Marmion,  qui  laisse  croître  sa  barbe  après 
l'exécution  de  Charles  P"",  et  qu'on  voit  représenté  avec  une 
barbe  blanche,  tombant  jusqu'à  la  ceinture.  Le  portrait  du  fils 
de  ce  vieux  gentilhomme  est  à  côté  de  lui,  et  sous  ce  costumC;,  je 
l'aurais  pris  pour  celui  de  Walter  Scott  lui-même.  Il  ressemble 
beaucoup  aux  portraits  ordinaires  du  poète-,  mais  il  n'a  aucun 
rapport  avec  celui  de  Thomas  Lawrence  ou  avec  le  buste  de 
Chautrey.  Il  y  a  aussi  un  magnifique  portrait  de  Lacy  Walers, 
mère  du  duc  de  Monmouth  ;  et  un  autre ,  parfaitement  exécuté, 
d'Anne,  duchesse  de  Buccleugh ,  la  môme  qui 

Dans  l'orgueil  de  la  jeunesse 

Et  dans  la  fleur  de  la  beauté, 
Sur  le  tombeau  sanglant  de  Monmouth  regretté 
Epanchait  dans  les  pleurs  sa  profonde  tristesse. 

Tous  les  meubles  de  cette  chambre  sont  gothiques,  en  bois  de 
chêne  massif,  et  comme  je  l'ai  déjà  dit,  quand  cette  salle  est  bien 
éclairée,  avec  son  argenterie  et  les  cristaux,  elle  doit  ^voir  une 
noble  et  antique  apparence. 

Plus  loin  et  à  côté  de  cette  salle  sont  d'étroits  couloirs  qui  font 
croire  qu'on  est  dans  quelque  vieux  monastère  ;  les  plafonds ,  les 
murs  et  les  fenêtres  serrées ,  longues  et  ovales ,  sont  sculptés  en 
pierres  provenant  des  précieux  restes  de  Melrose  et  de  la  chapelle 
de  Roslin. 

Un  de  ces  couloirs  conduit  à  une  charmante  salle  à  déjeûner 
qui  donne  sur  la  Tweed  d'un  côté  ,  et  de  l'autre  sur  la  Yarrow , 
et  sur  l'Ettrick  renommé  par  ses  chansons. 

Une  autre  pièce  est  remplie  de  romans  et  de  poésies  d'une  part, 
de  l'autre  par  une  belle  collection  d'aquarelles,  principalement 
de  Turner  ,  de  Thompson  et  de  Duddingstone  ;  enfin  par  des  des- 
sins formant  le  magnifique  ouvrage  intitulé  :  les  Jntiquités  pro- 
vinciales d'Ecosse.  Sur  la  cheminée  il  y  a  un  grand  tableau  peint 


ABBOTSFORD.  287 

à  l'huile ,  Eastcastle  ,  par  Thompson ,  alias ,  le  Wofs-Grag,  de  la 
Fiancée  de  Lammermoor  ;  un  autre  tableau  de  marine  ,  le  plus 
triste  et  le  plus  beau  que  j'aie  jamais  vu ,  et  quelques  dessins  en 
noir  et  blanc  ;  des  visions  de  don  Roderick  par  sir  James  Stewart 
d'AUanback,  dont  vous  avez  vu  les  illustrations,  ou  dont  vous 
avez  entendu  parler. 

La  chambre  est  encombrée  de  singuliers  coffrets  et  boîtes. 
Dans  une  niche  est  le  buste  du  vieux  Henri  Mackenzie ,  par  Jo- 
seph ,  d'Edimbourg. 

En  retournant  vers  la  salle  d'armes,  est  un  corridor  d'un  côté , 
à  demi  éclairé,  puis  une  serre  et  une  fontaine  devant ,  la  même 
qui  jadis  ornait  la  place  d'Edimbourg,  et  qu'on  remplissait  de  vin 
de  Bordeaux  les  jours  de  couronnement  des  Stuarts  :  c'est  un  joli 
dessin  et  un  monument  de  la  barbarie  de  l'innovation  moderne. 

De  la  petite  salle  d'armes  on  va  ,  comme  je  vous  l'ai  dit ,  dans 
le  salon  :  c'est  une  grande  et  très-belle  pièce  meublée  à  l'antique, 
en  ébène ,  et  des  rideaux  en  soie  cramoisie  ,  des  cabinets  en  la- 
que ,  de  la  porcelaine  de  la  Chine ,  des  glaces  en  quantité ,  quel- 
ques portraits,  entre  autres  celui  du  célèbre  JohnDryden,  par 
sir  Peter  Lely ,  avec  ses  cheveux  gris  flottants  sur  ses  épaules 
d'une  manière  très-pittoresque,  ses  yeux  égarés ,  représentant  le 
vieux  barde  dans  un  moment  d'irritation  nerveuse  qu'il  éprouvait 
lorsqu'il  fut  interrompu  au  milieu  de  la  composition  de  sa  Fête 
d' Alexandre . 

Ce  salon  conduit  à  la  plus  grande  pièce  de  la  maison  :  c'est  la 
bibliothèque,  très-belle  et  noble  salle  ,  il  faut  l'avouer.  Elle  est 
oblongue,  a  cinquante  pieds  de  long  sur  trente  de  large  ;  une  pro- 
jection au  centre  vis-à-vis  la  cheminée ,  une  fenêtre  circulaire 
couverte  aussi  de  divises  et  représentant  une  espèce  de  chapelle 
d'église  ;  le  plafond  est  de  chêne  sculpté  d'un  riche  dessin  à  la 
Roslin.  Les  tablettes  où  sont  placés  les  livres  sont  aussi  en  chêne 
sculpté  jusqu'au  plafond.  Tout  autour  de  la  chambre  se  trouve  la 
collection  de  livres,  qui  se  monte  à  quinze  ou  vingt  mille  volumes, 
tous  placés  suivant  leur  sujet.  L'histoire  de  la  Grande-Bretagne 
et  ses  antiquités  tapissent  le  mur  principal  de  la  chambre  \  les 
poètes,  les  auteurs  dramatiques  ,  classiques,  anglais  ,  et  divers 
autres  livres  sont  à  une  extrémité  de  l'appartement  ;  la  littérature 
étrangère ,  surtout  française  et  allemande ,  est  à  l'extrémité  op- 
posée. Les  rayons  vis-à-vis  de  la  cheminée  ont  une  grille  fermée 
à  clé;  cette  partie  renferme  des  objets  plus  précieux  et  portatifs, 


288  ABBOTSFORD. 

des  livres  et  des  manuscrits  relatifs  aux  insurrections  de  1715  et 
1745.  Une  autre  partie,  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  contient 
les  traités  de  magie  ,  et  ces  rayons  sont  tous,  comme  on  me  l'a 
dit,  et  je  le  crois  sans  peine,  des  collections  très-curieuses  et 
très-rares.  IMon  ciceron  me  fit  surtout  remarquer  les  OEuvres  de 
Montfaucon  ,  en  dix  volumes  in-folio  ,  reliés  magnifiquement  en 
écarlate ,  revêtus  des  armes  royales  :  c'est  un  don  du  roi  actuel. 
On  trouve  dans  cette  précieuse  bibliothèque  presque  tous  les  ou- 
vrages des  auteurs  vivants,  ofTerts  par  eux-mêmes.  Mon  ami  me 
montra  toutes  sortes  d'inscriptions  dans  toutes  les  langues  euro- 
péennes. Tous  les  livres  sont  reliés ,  et  ce  sont  les  meilleures 
éditions. 

Il  n'y  a  dans  cette  salle  qu'un  seul  portrait,  c'est  celui  du  fils 
aîné  de  sir  Walter  Scott,  en  costume  de  hussard,  tenant  son  che- 
val. Il  est  de  Allan ,  d'Edimbourg.  Un  beau  buste ,  celui  de 
Shakspeare ,  repose  dans  une  petite  niche ,  dans  le  centre  du 
côté  de  l'est-,  c'est  le  seul  de  ce  genre. 

Sur  un  riche  piédestal  de  porphyre,  dans  un  coin,  est  placée 
une  urne  en  argent ,  remplie  d'ossements  de  difîérents  poètes ,  et 
portant  cette  inscription  :  «  Donné  par  George  Gordon ,  lord 
Byron  ,  à  sir  Walter  Scott.  »  Cette  urne  contenait  les  lettres  qui 
accompagnèrent  ce  présent,  mais  elles  ont  disparu,  sans  que 
personne  ait  pu  savoir  qui  les  avait  prises.  Mais ,  comme  l'obser- 
vait mon  guide ,  on  les  a  emportées  pour  le  seul  plaisir  de  les 
prendre  ;  car  c'est  un  vol  qu'on  ne  peut  avouer,  puisqu'il  est  im- 
possible de  les  montrer  ;  le  voleur  se  poignarderait  sans  doute 
plutôt  que  de  se  déclarer  un  infâme  voyageur. 

Cette  chambre ,  meublée  de  riches  et  commodes  secrétaires  et 
de  fauteuils,  m'a  semblé  trop  élégante  pour  un  cabinet  de  travail. 
Je  trouvai ,  en  passant  la  porte ,  un  sanctum ,  lieu  de  retraite  ,  en 
dedans  et  au  delà  de  cette  bibliothèque,  ce  qui,  comme  vous 
pouvez  bien  le  penser ,  ne  fut  pas  pour  moi  la  partie  la  moins  in- 
téressante de  toute  la  maison ,  quoique  ce  soit  assurément  la 
moins  belle. 

L'antre  véritable  du  lion  littéraire  est  une  chambre  de  vingt- 
cinq  pieds  carrés  sur  vingt  de  hauteur,  contenant  peu  de  meu- 
bles :  une  seule  petite  table  pour  écrire  est  placée  au  centre ,  un 
fauteuil  couvert  en  maroquin  noir,  fort  commode  (  car  je  m'y  suis 
assis  pour  l'essayer),  et  une  seule  chaise,  preuve  irrécusable 
qu'il  n'y  reçoit  personne.  De  chaque  côté  de  la  cheminée  il  y  a  des 


ABBOTSFORD.  289 

rayons  remplis  de  livres  in-douze  et  d'in-folios  consacrés  aux  re- 
cherches ;  mais,  excepté  ceux-ci,  il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  placés 
dans  une  espèce  de  galerie  qui  fassent  le  tour  des  trois  côtés  de  la 
chambre.  On  y  parvient  par  un  escaUer  en  chêne  sculpté. 

Puisque  vous  avez  été  à  l'Elysée  Bourbon  et  à  la  Malmaison, 
vous  vous  en  rappellerez  sans  doute  la  bibliothèque.  Cette  galerie 
est  à  peu  près  semblable  à  l'une  de  celles  de  ces  maisons  royales  ; 
mais  je  ne  saurais  positivement  dire  à  laquelle  des  deux.  Cette 
pièce  ne  renferme  que  deux  portraits  :  l'un  est  original,  c'est- 
à-dire  celui  de  la  belle  et  mélancolique  tête  de  Claverhouse  -, 
l'autre  est  un  petit  portrait  en  pied  de  Rob-Roy.  Plusieurs  petits 
cabinets  antiques  Tenvironnent,  chacun  ayant  un  buste  placé  au- 
dessus. 

Dans  un  coin  j'ai  vu  des  armes  fort  utiles  dans  une  forêt ,  telles 
que  des  haches  et  des  serpes  de  toute  espèce  ;  il  n'y  a  qu'une 
seule  fenêtre  percée  dans  un  mur  très-épais ,  ce  qui  rend  la  pièce 
un  peu  sombre.  Le  léger  travail  au-dessus  de  la  galerie  est  bien 
en  harmonie  avec  les  livres.  La  chambre  est  commode,  et  ne 
ressemble  à  aucune  de  ce'les  que  j'ai  déjà  vues.  Je  ne  dois  pas 
oublier  les  claymores  des  montagnards  groupées  autour ,  un  bou- 
clier de  Cantorbéry  ,  ni  un  nécessaire  à  écrire  ,  en  bois  séulpté , 
doublé  en  velours  cramoisi  et  rempli  d'argenterie,  nécessaire  qui 
paraissait  avoir  appartenu  au  vieux  Chancer  lui-même;  mais 
les  armes  gravées  sur  le  couvercle  laissaient  apercevoir  qu'il 
venait  avant  de  quelque  prince  italien  du  temps  de  Léon  le  Ma- 
gnifique. 

A  un  coin  du  sanctum  est  un  petit  sanctum  sayiclorum  en  forme 
de  cabinet,  qui  ressemble  à  l'oratoire  de  quelque  vieille  dame  de 
roman  :  il  donne  sur  les  jardins.  Le  rez-de-chaussée  de  cette  tour 
est  fermé  par  un  escalier  qui  conduit  à  la  galerie  au-dessus ,  et 
même  aux  étages  supérieurs  que  j'ai  aussi  visités  5  mais  je  pense 
que  la  description  des  chambres  à  coucher  et  des  cabinets  de  toi- 
lette ne  vous  serait  d'aucune  utilité. 

Des  principaux  appartements  on  peut  jouir  de  la  vue  de  la 
Tweed,  qui  est  superbe.  Vous  regardez  au  travers  des  bosquets 
par-dessus  une  pièce  de  beau  gazon  sur  la  rivière ,  excessivement 
claire  et  bordée  de  bois  de  bouleaux  •  on  aperçoit  dans  le  lointain 
les  collines  de  la  forêt  d'Étrick  ,  et  l'on  peut  facilement  se  faire 
une  idée  du  reste. 

Cet  endroit,  au  total,  es4  destiné  à  des  pèlerinages  ;  il  renferme 


1i90  ABBOTSFORD. 

des  beautés  naturelles  dignes  des  ouvrages  qui  s'y  enfantent.  Nul 
poète  n'habita  un  aussi  agréable  séjour ,  et  jamais  aucun  n'en  a 
créé  un  semblable  ;  c'est  la  réalisation  d'un  rêve.  Quelques  Fran- 
çais, m'a-t-on  dit,  lui  on  donné  le  nom  de  roman  en  pierres  et  en 
plâtre. 


FIN  DE  LA  DESCRIPTIOM  D'ABBOTSFORD. 


LA  MAISON  D'ASPEN, 

TRAGÉDIE. 


AVERTISSEMENT. 


Celte  e'Laucbe  dramatique  fut  composée 'o'po'jne  o"i  les  œuvres  sublimes  de  Goethe 
et  de  Schiller  parurent  pour  la  première  fois  en  Angleterre  ,  et  y  furent  reçues  ,  comme 
on  peut  se  le  rappeler  ,  avec  un  enthousiasme  universel.  On  cherche  ge'ne'ralement  à  imi- 
ter ce  qu'on  admire  ,  et  l'auteur ,  ne  se  fiant  pas  à  ses  propres  efforts ,  a  emprunté  le  fond 
de  l'histoire  et  une  partie  de  la  diction  à  un  roman  dramatique,  intitulé  :  Die  Heilige 
'vefime  ,  c'est-i-dire  ,  le  tri/>unal  secret ,  qui  remplit  le  ^sixième  volume  des  sageuden 
'Vuizeit  ^  ou  Contes  de  l'antiquité ^  àe  Beit  Weher.  Ce  drame  peut  être  regardé  plutôt 
comme  une  imitation  de  l'original  que  comme  une  traduction,  puisqu'il  n'en  est  ,  pour 
ainsi  dire  ,  que  l'extrait ,  et  que  les  incidents  et  le  dialogue  en  diflèrent  souvent  beaucoup . 
L'imitateur  ignore  le  véritable  nom  de  son  ingénieux  auteur,  ayant  appris  que  celui  de 
Beit  AVeher  esx  fictif. 

Feu  M.  John  Kemble  avait  eu  le  désir  de  faire  représenter  cette  pièce  à  Drury-Lane  l  , 
qui  devait  alors  tout  son  éclat  à  ses  talents  et  à  ceux  de  son  iacumparable  sœur,  et  c'étaient 
eux  qui  auraient  rempli  les  rôles  de  la  mère  et  du  fils  ioforinné  :  mais  de  grands  obslacles 
s'opposèrent  à  la  représentation  de  celte  pièce.  Il  y  avait  à  craindre  que  le  sort  priucipal 
de  l'action  ,  les  engagements  obligatoires  formés  par  les  membres  du  tribunal  secret,  ne 
fussent  pas  suffisamment  compris  par  un  auditoire  anglais  ,  qui  n'avait  pas  été  familiarisé 
de  Ljnne  heure  avec  la  nature  de  celte  institution  singulière  et  mystérieuse:  il  y  avait 
aussi,  d'après  l'expérience  de  M.  KemLle,  trop  de  sang  répandu,  et  quelque  chose  de  trop 
semblable  à  la  catastrophe  de  Tom  Tbumb  où  tout  le  monde  meurt  sur  la  scène.  On  re- 
gardait d'ailleurs  comme  dangereux  de  mettie  le  cinquième  acte  el  l'apparat  solennel  du 
conclave  secret  à  la  merci  des  décorateurs  el  des  figurants,  qni  par  un  mouvement,  un 
geste  ou  un  accent  ridicule  auraient  pu  faire  perdre  à  cette  scène  de  sa  gravité. 

L'auteur  ou  plutôt  le  traducteur  se  rendit  à  ce  raisonnement,  el  n'essaya  jamais,  de- 
puis ,  de  briguer  les  honneurs  du  cothurne.  Le  genre  allemand  aussi  défiguré  par  un  nom- 
bre d'imitateurs  qui  ,  incapables  de  s'élever  à  la  sublimité  des  grands  niait-es  de  l'école  , 
y  suppléèienl  par  des  extravagances  et  des  déclamations  ampoulées  ,  tomba  bientôt  en 
défavenr  el  reçut  le  coup  de  grâce  des  efforts  réunis  de  feu  M.  Canning  et  de  M.  Frère. 
L'effet  de  celte  spirituelle  et  piquante  satire  ,  appelée  les  Piudeurs  (parodie  qui  parut  dans 
l'Anli-Jacobin^  ,  fut  que  l'école  avec  ses  beautés  et  ses  défauts  passa  complètement  de 
lut'de ,  et  que  la  pièce  suivante  fut  condamnée  à  l'obscurité  cl  à  l'oubli.  Dernièrement, 
cependant  ,  l'auteur  la  vil  avec  des  sentiments  bien  différents  de  ceux  qui  appartenaient  à 
l'époque  aventureuse  de  sa  vie  littéraire  où  elle  fut  écrite  ,  mais  avec  des  sensations  assez 
semblables  peut-être  à  celles  que  pourrait  éprouver  un  libertin  converti,  en  regardant  le 
fruit  illégitime  d'un  premier  amour.  Il  y  a  sans  doute  en  lui  quelque  chose  qui  lui  inspire 
de  la  honte  ,  mais  après  tout  la  vanité  paternelle  lui  dit  tout  bas  que  l'enfant  ressemble 
:i  son  père. 

i>0U5  ajouterons  seulement  ici  qu'il  existe  un  si  grand  nombre  de  copies  manuserifcs 
du  drame  suivant,  que  si  l'auteur  n'avait  pas  livré  lui-même  cette  pièce  au  public, 
•lie  ne  pouvait  manquer  de  paraître  lorsqu'il  n'aurait  plus  été  là  pour  corriger  les  épreu- 
ves ,  et  par  conséquent  se  serait  montrée  d'une  manière  plus  désavantageuse  qu'en  ce  mo- 
ment. 

Abbotsford  ,  l«>'  avril  l83o. 

t  Un  des  grands  théâtres  de  Londres,  a.  m. 


PEaSONNAGES. 


HOMMES. 

RUDIGER,  l)aron  d'AsPEN,  vieux  guerrier  allemand. 
GEORGE  D'ASPEN,    ■»      ^i    j    u    j- 
HENRI  D'ASPEN,        /     «1^  de  Rud.ger. 

RODE'UG,  comte  de  Maltingen,  chef  d'un  de'partement  du  tribunal  intisible,  et  en- 
nemi liëréditaire  de  la  maison  d'Aspen. 

GUILLAUME,  haron  de  WoLFFSTElN,  et  allie  du  comte  Rodeiic. 

BERTRAM  D'EBERSDORF,  frère  du  premier  mari  de  la  haronne  d'Aspen,  déguise  eu 
me'nestrel. 

LE  DUC  DE  BAVIÈRE. 

WICKERD,    >  .  ,    ,  ,,. 

RFYiVOin       f      partisans  de  la  maison  a  Aspen. 

CONRAD,  page  de  Henri  d'Aspen. 
MARTIN,  e'cuver  de  George  d'Aspen. 
HUGO,  écuvér  du  comte  Rnderic. 
PETER,  ancien  domestique  de  Rudiger. 
Le  père  LUDOVIC,  cbapeiain  du  Rudiger. 

FEM3JES. 

ISABELLE,  autrefois  mariée  à  Arnolf  d'Eliersdorf.  maintenant  femme  de  Rudiacr. 
GERTRUDE,  nièce  d'Isabelle,  fiancée  à  Henri. 
Soldats.  Juges  du  tribunal  secret. 


La  scène  se  passe  au  cliâteau  d'Ebersdorf,  en  B->vière,  dans  les  ruines  de  Gricnfchans 
et  dans  le  pays  adjacent. 


LA 

MAISON  D'ASPEN. 


ACTE  PREMIER 


SCENE  PRExMIERÉ. 

Le  théâtre  repre'seute  unp  cliamlire  gothique  dans  le  château  d'Ehersdorf ;  des  lances,  des 
arhalèles  et  d'autres  armes,  avec  des  cornes  de  huflle  cl  de  daim,  sont  suspendues  aux 
murailles.  On  y  voit  un  antique  huffet  avec  des  verres  et  des  bouteilles  en  grès. 

TILDIGER5  baron    d'Aspen,  et  loABELLE,  si  femme^  sont  assis  auprès  d'une 
grande  talile  de  chêne. 

RUDIGER. 

Peste  soit  de  ce  cheval  rouan  !  s'il  n'était  pas  tombé  avec  moi 
dans  le  gué  je  serais  maintenant  avec  mes  fils. 

Ils  sont  à  peine  à  trois  milles  de  moi  qui  se  battent  avec  le  comte 
Roderic,  et  il  faut  que  leur  père  reste  ici  comme  un  manuscrit 
rongé  des  vers  dans  la  bibliothèque  d'un  couvent  I  3Ialheur  à 
moi  1  n'est-il  pas  bien  dur  pour  un  guerrier  qui  a  fait  tant  de  lieues 
pour  aller  déployer  la  bannière  de  la  croix  sur  les  murs  de  Sion, 
d'être  maintenant  incapable  de  lever  une  lance  devant  la  porte 
de  son  propre  château  ? 

ISABELLE. 

Cher  époux,  votre  impatience  retarde  votre  rétablissement. 

RUDIGER. 

C'est  possible,  mais  votre  silence  et  votre  mélancolie  y  sont 
aussi  pour  beaucoup;  il  y  a  un  mois  et  plus  que  je  suis  condamné 
à  rester  là;  depuis  cette  chute  maudite  il  n'y  a  eu  pour  moi  ni 
chasse,  ni  festin,  ni  tournoi  I  Et  mes  fils  ?  George  entre  ici  avec 
une  froideur  et  une  réserve  1  comme  si  ses  épaules  étaient  char- 
gées du  poids  de  l'empire,  nous  demandant  par  monosyllabes  et 
d'un  air  froid,  «  Comment  vous  portez- vous?  »  puis  il  va  se  ren- 
fermer tout  seul  dans  sa  chambre  pendant  des  jours  entiers.  Au 
moins  Henri,  mon  jovial  Henri... 

i-A  MAiso>j  d'aspex.  19 


294  LA  MAISON  D'ASPEN. 

ISABELLE. 

Assurément  lui^  du  moins. . . 

RUDIGER. 

Lui  aussi  m'abandonne,  et  plus  prompt  que  l'éclair,  il  gravit 
l'escalier  de  la  tour  pour  aller  joindre  votre  belle  pupille  sur  les 
remparts.  Je  ne  puis  pas  le  blâmer  ^  car,  foi  de  chevalier,  si  j'étais 
à  sa  place,  il  me  semble  qu'en  dépit  de  mes  contusions  et  de  mes 
os  brisés,  j'aurais  de  la  peine  à  ne  pas  la  suivre.  Mais  après  tout, 
il  n'en  faut  pas  moins  que  je  reste  ici  tout  seul. 

ISABELLE. 

Non  pas  tout  seul,  cher  époux.  Le  ciel  sait  ce  que  je  voudrais 
faire  pour  adoucir  l'ennui  de  votre  captivité. 

RUDIGER. 

Ne  me  dites  pas  cela,  madame.  Lorsque  je  te  connus  d'abord, 
Isabelle,  la  belle  fille  d'Amheim,  la  joie  de  ses  compagnes,  elle 
portait  la  vie  partout  où  elle  se  montrait.  Ton  père  te  fit  épouser 
Arnolf  d'Ebersdorf,  un  peu  contre  ta  volonté,  il  est  vrai;  (eiieseca- 
d,c  le  vis.is0'5  allons,  pardonne-moi,  Isabelle,  tout  cela  est  mainte- 
nant passé;  il  mourut,  et  nos  liens  que  ton  mariage  avait  rompus 
se  renouvelèrent  ;  mais  mon  Isabelle  ne  retrouva  pas  avec  eux  sa 
sérénité  et  sa  gaieté. 

ISABELLE  pleurant. 

Rudiger,  mon  bien  aimé,  tu  pénètres  dans  les  replis  de  mon 
âmel  pourquoi  rappeler  des  temps  passés,  des  jours  de  printemps 
qui  ne  peuvent  jamais  renaître?  Ne  t'aimais-je  pas  plus  que  femme 
n'aima  jamais  son  mari? 

RUDIGER,   lui  tcndanlles  bros  et  l'embrassarit . 

Et  c'est  pourquoi  tu  seras  toujours  mon  Isabelle  chérie.  Mais 
dis-moi,  n'est-il  pas  vrai  ?  ta  gaieté  ne  s'est-elle  pas  évanouie 
depuis  que  tu  es  devenue  dame  d'Aspen?  ne  te  repens-tu  pas  de 
ton  amour  pour  Piudiger  ? 

ISABELLE. 

Ah,  non  I  jamais I  jamais  I 

RUDIGER. 

Eh  bien  donc,  pourquoi  t'entourer  de  moines  et  de  prêtres  et 
laisser  ton  vieux  chevalier  tout  seul,  quand  pour  la  première  fois 
de  sa  vie  orageuse  il  a  pu  se  reposer  pendant  plusieurs  semaines 
dans  l'enceinte  de  son  château?  As-tu  commis  un  crime  dont 
l'amour  de  Rudiger  ne  puisse  t'absoudre. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  99S 

ISABELLE. 

Ohl  trop  grand  !  trop  grand  î 

RUDÏGER. 

Eh  bien,  que  ce  baiser  te  serve  de  pénitence.  Mais  dis-moi, 
Isabelle,  n'as-tu  pas  fondé  un  couvent,  et  ne  l'as-tu  pas  doté  des 
meilleures  terres  de  ton  premier  époux  ?  et  même  d'une  vigne  que 
j'aurais  su  apprécier  tout  aussi  bien  que  ces  bons  moines.  Ne 
fais-tu  pas  distribuer  tous  les  jours  des  aumônes  à  vingt  pèlerins? 
Ne  fais-tu  pas  chanter  chaque  nuit  dix  messes  pour  le  repos  de 
l'àme  de  feu  ton  mari. 

ISABELLE. 

Elle  ne  peut  en  avoir. 

RUDIGER. 

En  ce  cas,  que  la  paix  de  Dieu  soit  avec  Arnolf  d'Ebersdorf  !  son 
nom  te  rend  toujours  triste,  quoique  tant  d'années  se  soient 
écoulées  depuis  sa  mort. 

ISABELLE. 

Mais  à  présent,  cher  époux,  n'ai-je  pas  de  trop  justes  sujets 
d'inquiétude?  Henri  et  George,  nos  fils  bien-aimés,  ne  sont-ils 
pas  en  ce  moment  même  engagés  dans  un  combat,  dont  nous  ne 
pouvons  prévoir  l'issue,  avec  notre  ennemi  héréditaire,  le  comte 
Roderic  de  Maltingen. 

RUDIGER. 

Yoilà  précisément  en  quoi  consiste  la  différence  :  tu  t'affliges 
de  les  savoir  en  danger,  et  moi  de  ne  pouvoir  le  partager  avec 
eux.  Mais,  j'entends  les  pieds  des  chevaux  sur  le  pont-levis, 
regarde  par  la  fenêtre,  Isabelle. 

ISABELLE,  à  la  fenêtre. 

C'est  Wickerd,  votre  écuyer. 

RUDIGER. 

Alors  nous  allons  avoir  des  nouvelles  de  George  et  de  Henri. 
(Wickerd  entre.)  Eh  bien,  Wickerd,  en  êtes- vous  déjà  venus  aux 
coups. 

WICKERD. 

Pas  encore,  noble  sire. 

RUDIGER. 

Pas  encore?  honte  à  mes  fils  de  tant  tarder!  qu'attendent-ils 
donc  1 

WICKERD. 

L'ennemi  est  dans  une  position  trop  forte,  sire  chevalier;  il 


296  LA  MAISON  D'ASPEN. 

est  à  Wolfshill,  près  des  ruines  de  Griefenhaus  ;  c'est  pourquoi 
votre  noble  fils  George  d'Aspen  vous  salue,  et  requiert  de  vous 
vingt  hommes  d'armes  de  plus^  et  avec  ce  renfort,  il  espère^  avec 
l'aide  de  saint  Théodore,  vous  envoyer  la  nouvelle  de  la  victoire. 

RUDIGER    essaie   brusquement  de  se  lever. 

Sellez  mon  barbe  noir ,  j'en  prendrai  le  commandement. 
c  II  se  rassied.  )  Quc  la  pcstc  étoufTe  ce  maudit  cheval  rouan  !  j'avais 
oublié  ma  chute.  Appelez  Reynold,  AVickerd,  et  dites-lui  de 
prendre  tous  ceux  dont  il  peut  se  passer  pour  la  défense  du  châ- 
teau ;  puis  emmenez  avec  vous  mon  barbe  noir,  et  dites  à  George 
de  le  monter  pour  charger  l'ennemi.  (Wickerd  sort.)  Maintenant, 
vois,  Isabelle,  si  je  néglige  la  sûreté  de  mon  fils  ;  je  lui  envoie  le 
meilleur  cheval  que  chevalier  ait  jamais  monté.  Quand  nous 
étions  devant  Ascalon ,  j'avais  à  la  vérité  un  beau  cheval  bai 
persan,  mais  tu  ne  m'écoutes  pas... 

ISABELLE. 

Pardon,  cher  époux,  mais  nos  fils  sont  en  danger,  ne  porte- 
ront-ils pas  la  peine  de  nos  fautes?  Dans  leur  situation  actuelle... 

RUDIGER. 

Leur  situation,  je  la  connais  bien,  ils  occupent  un  champ  de 
bataille  aussi  favorable  qu'aucun  de  ceux  que  j'aie  jamais  par- 
courus. (  n  trace  des  lignes  sur  la  taide.)  Ici  sout  Ics  rulncs  dc  l'ancicn 
château  de  Griefenhaus,  ici  le  Wolfshill,  et  là  le  marais  à  droite. 

ISABELLE. 

Le  marais  de  Griefenhaus. 

RUDIGER. 

Nos  enfants  doivent  le  traverser. 

ISABELLE. 

Le  traverser!  (à pan.)  Ciel  vengeur,  ta  main  est  sur  nous. 

(Elle  sort  à  la  hâte.) 
RUDIGER. 

Eh  bien,  où  cours-tu  donc?  La  voilà  partie,  cela  finit  toujours 
par  là.  (Peler  entre.)  Aidc-moi  à  marcher  jusqu'à  la  galerie,  que  je 
puisse  les  voir  à  cheval. 

(11  sort,  apjniyc'  sur  Peler.) 


LA  MAISON  D'ASPEN.  2ff7 

SCÈNE  II. 

Le  théâtre  repre'senle  l'inle'rieur  de  la  cour  d'Ehersdorf ,  c'est  un  carré  environne'  de  Lâ- 
timenls  gothiques;  des  soldats  et  des  partisans  de  Rudiger  passent  à  la  hâte,  comme  se 
pre'parant  à  une  excursion. 

WICKERD. 

Allons  donc,  Reynold,  Reynold,  par  Notre-Dame,  l'esprit  des 
sept  dormeurs  s'est  emparé  de  lui;  pas  encore  à  cheval,  Rey- 
nold. 

REYXOLD   entre. 

Me  voici,  me  voici.  Que  Le  diable  t'étouffe  avec  tes  cris,  crois- 
tu  que  le  vieux  Reynold  ne  soit  pas  aussi  disposé  que  toi  pour 
une  escarmouche  ? 

WICKERD. 

Je  voulais  plaisanter,  Reynold.  3Iais,  par  ma  foi,  ce  serait  une 
honte  que  nos  jeunes  gens  en  fussent  venus  aux  mains  avec  le 
comte  Roderic,  avant  que  nous  autres  barbes  grises  fussions 
arrivés. 

REYAOLD. 

Que  le  ciel  nous  en  préserve  !  nos  hommes  sellent  leurs  che- 
vaux, encore  cinq  minutes  et  nous  serons  prêts;  alors,  que  le 
comte  Roderic  se  tienne  ferme. 

^YICKERD. 

Peste  soit  de  lui  !  il  a  toujours  serré  de  près  notre  noble  maître 

REYNOLD. 

Surtout  depuis  qu'on  lui  a  refusé  la  main  de  la  nièce  de  notre 
maîtresse,  la  belle  lady  Gertrude. 

WICKERD. 

Oui-da,  ma  foi  !  fallait-il  au  renard  de  Maltingen  un  morceau 
aussi  friand  que  le  charmant  agneau  de  notre  jeune  baron  Henri. 
Par  ma  foi,  Reynold,  quand  je  regarde  ces  deux  amants,  ils  me 
rajeunissent  de  vingt  ans,  et  quand  je  rencontre  l'homme  qui 
aurait  voulu  les  séparer...  je  ne  dis  rien,  mais  qu'il  prenne  garde 
à  lui. 

REYNOLD. 

Et  comment  se  trouvent  nos  jeunes  lords  ? 

WICKERD. 

Tous  deux  fort  bien  dans  leur  genre  -,  le  baron  George  froid  et 
sévère  suivant  son  habitude,  et  son  frère  aussi  gai  que  jambes. 


298  LA  MAISON  D'ASPEN. 

REYNOLD. 

Oh  I  parle-moi  donc  du  baron  Henri. 

^YICKERD. 

Et  cependant  George  t'a  sauvé  la  vie. 

REYNOLD. 

C'est  vrai,  mais  avec  autant  d'indifférence  que  s'il  avait  tiré  un 
marron  du  feu,  tandis  que  le  baron  Henri  pleurait  sur  mes  dan- 
gers et  sur  mes  blessures.  C'est  pourquoi  ma  vie  appartient  à 
George,  mais  tout  mon  attachement  est  pour  Henri. 

TN'ICKERD. 

Le  baron  George  montre  son  humeur  sombre  jusque  dans  le 
choix  d'un  favori. 

REYKOLD. 

Oui,  dans  celui  qu'il  fit  de  Martin ,  jadis  écuyer  d'Arnolf 
d'Ébersdorf^  le  premier  mari  de  sa  mère.  Je  m'étonne  qu'il  n'ait 
pas  su  choisir  un  écuyer  parmi  les  fidèles  serviteurs  de  son  digne 
père,  qu'Arnolf  et  ses  partisans  haïssaient  autant  que  le  diable 
hait  l'eau  bénite.  Mais  Martin  est  bon  soldat,  et  il  a  soutenu  de 
pied  ferme  le  choc  de  plus  d'un  rude  combat,  aux  côtés  de 
George. 

WICKERD. 

Le  drôle  est  assez  solide,  mais  il  est  si  rechigné  !  J'ai  remarqué, 
frère  Reynold,  que  lorsque  Martin  montrait  sa  figure  fâcheuse 
dans  un  banquet,  notre  noble  maîtresse  laissait  tomber  la  coupe 
qu'elle  portait  à  ses  lèvres,  et  que  de  sombres  nuages  remplaçaient 
son  sourire,  comme  si  le  chagrin  devait  se  communiquer  à  la 
ronde,  de  même  que  le  baiser  qui  est  le  signe  de  l'amitié  et  de  la 
faveur. 

REYNOLD. 

Sa  présence  lui  rappelle  son  premier  mari,  et  tu  sais  bien  que 
ce  souvenir  l'attriste  toujours. 

WICKERD. 

Faut-il  s'en  étonner?  elle  fut  mariée  à  Arnold  ponr  ainsi  dire 
par  force,  et  l'on  dit  qu'avant  sa  mort  il  la  força  à  s'engager  par 
serment  à  ne  jamais  épouser  Rudiger.  Les  prêtres  ne  veulent  pas 
l'absoudre  pour  la  violation  de  ce  vœu,  et  c'est  ce  qui  trouble  son 
esprit;  car  vois-tu,  Reynold... 

(On  entend  le  son  du  cor.) 
REYNOLD. 

Trêve  à  tes  discours,  à  cheval,  et  que  Dieu  bénisse  nos  armes. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  299 

WICKERD. 


Que  saint  George  intercède  pour  nous. 


SCENE  III. 


(Ils  sortent.) 


Le  ihe'àtre  repre'sente  la  galerie  du  château,  lermine'e  par  un  grand  balcon  qui  domine  une 
vue  e'ioigne'e.  On  entend  an  dehors  des  voix,  le  son  du  cor,  des  timbales,  les  pas  des 
chevaux  ,  etc. 

RUDIGER^  appuyé  sur  Peter,  est  au  balcon  ;  GERTPlLDE  et  ISABELLE 

sont  près  de  lui. 

RUDIGER. 

Les  voilà  partis  enfin  ;  regarde ,  Isabelle  ;  regarde ,  Gertrude , 
voilà  les  guerriers  au  bras  de  fer,  qui  apprendront  à  Roderic 
ce  qu'il  doit  lui  en  coûter  pour  avoir  voulu  t'arracher  à  ma  pro- 
tection. (On  entend  des  fanfares,  Rudiger  au  balcon  étendant  les  bras)  :,  AlICZ,  HICS 

enfants,  que  la  bénédiction  de  Dieu  vous  accompagne  I  regarde 
mon  barbe  noir,  Gertrude,  ce  cheval  là  se  ferait  jour  dans  une 
phalange ,  eùt-elle  vingt  piques  d'épaisseur.  Quel  regret  pour 
moi  de  ne  pouvoir  le  monter.  Vois  comme  le  vieux  Reynold  à 
l'air  fier. 

GERTRUDE. 

J'ai  de  la  peine  à  reconnaître  mes  amis  sous  leurs  armures. 

(Les  cors  et  les  timbales  s'éloignent.) 
RUDIGER. 

Et  moi  je  pourrai  te  les  désigner  tous  par  leurs  noms  môme  à 
cette  distance,  et  quand  ils  seraient  couverts,  comme  je  les  ai 
vus  quelquefois,  de  poussière  et  de  sang.  Celui  qui  monte  le 
cheval  gris  pommelé  est  Wickerd^,  vigoureux  drôle,  mais  un  peu 
bavard.  Celui  qui  galope  si  bien,  est  le  jeune  Conrad,  le  page  de 
ton  Henri,  ma  fille. 

[L.e  son  des  cors  s'éloigne  de  plus  en  plus.) 
GERTRUDE. 

•  Que  le  ciel  les  protège.  Hélas  1  cette  voix  de  la  guerre  qui 
anime  vos  joues  de  rougeur  et  réchaufTe  votre  sang  arrête  au 
contraire  et  glace  le  mien. 

RUDIGER. 

Ne  parle  pas  ainsi,  c'est  un  glorieux  spectacle,  ma  fille.  Vois 
comme  leurs  armures  brillent,  tandis  qu'ils  suivent  les  détours 
de  cette  montagne!  vois  comme  leurs  lances  étincellent  au 
milieu  de  cette  "longue  traînée  de  poussière;  écoute,  tu  peux 
encore  entendre  les  dernières  notes  de  leurs  trompettes,  et 


300  LA  MAISON  D'ASPEN. 

Rudiger,  le  vieux  Rudiger  au  bras  de  fer,  ainsi  que  les  croisés 
l'avaient  surnommé,  doit  rester  ici  avec  des  prêtres  et  des  femmes. 
Eh  bien,  eh  bien! 

Ml  clianlc.) 


Un  chevalier  allait  à  la  bataille, 

Et  tandis  qu'il  montait  son  ardent  dcx trier... 

Remplis-moi  une  coupe  de  vin,  Gertrude  ;  et  toi.  Peter,  appelle 
le  ménestrel  qui  est  venu  hier  soir. 

[Il  clianlc.) 

Le  cavalier  r;alopait, 

Tra  tra; 
Relevant  ses  niouslaclies, 

Tra  tra; 

(Peter  sort,  Rudiger  s'assied  cl  Gertrude  lui  verse  du  vin.) 

Grand  merci,  mon  amour,  versé  de  ta  main  il  me  paraît  meil- 
leur. Isabelle,  à  la  gloire  et  au  triomphe  de  nos  enfants  I 

(Il  Imt.) 
ISABELLE. 

A  leur  salut,  et  que  Dieu  nous  l'accorde. 

(Elle  boit  :  Bertram  entre  de'guise'  en  me'nestiel  avec  un  garçon  portant  sa 
Larpe,  et  Peter.) 

RUDIGER. 

Ton  nom,  ménestrel  ? 

BERTRAM. 

Minhold,  sous  votre  bon  plaisir. 

RUDIGER. 

Es-tu  Allemand  ? 

BERTRAM. 

Oui,  noble  sire.,  et  de  cette  province. 

RUDIGER. 

Chante-moi  une  chanson  guerrière  ? 

(Bertram  chante  eu  s'accompagnant  de  la  harpe.) 

Fort  bien,  ménestrel,  voilà  qui  est  vaillamment  chanté. 
Qu'en  dis-tu,  Isabelle  ? 

ISABELLE. 

Je  ne  l'ai  point  écouté, 

RUDIGER. 

En  vérité,  tu  es  par  trop  inquiète  ;  calme  toi,  et  loi  aussi,  ma 
belle  Gertrude.  Dans  quelques  heures  ton  Henri  sera  de  retour  ; 
il  te  tressera  de  ses  lauriers  une  guirlande  pour  parer  ta  tête  ; 
combattant  pour  toi  il  doit  être  vainqueur. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  301 

GERTRUDE. 

Hélas  I  pourquoi  verser  du  sang  pour  une  jeune  fille  ? 

RUDIGRR. 

Cela  ne  peut  être  autrement,  car  les  chevaliers  ne  rompraient 
pas  de  lances  si  ce  n'était  pour  l'honneur  et  l'amour  des  dames, 
n'est-ce  pas,  ménestrel  ? 

BERTRAM. 

Et  ne  vous  en  déplaise,  aussi  pour  punir  le  crime. 

RUDIGER. 

Fi  donc  !  voudrais-tu  faire  de  nous  des  bourreaux?  De  telles 
œuvres  déshonoreraient  nos  épées.  Nous  abandonnons  les  malfai- 
teurs au  tribunal  secret. 

ISABELLE. 

Dieu  de  bonté,  quel  mot  viens-tu  de  prononcer,  Rudiger  ! 

GERTRUDE. 

On  dit  qu'inconnus  et  invisibles  eux-mêmes,  ces  juges  terribles 
sont  toujours  présents  aux  coupables  ;  que  les  crimes  passés  et 
présents,  les  secrets  du  confessionnal,  les  pensées  même  les  plus 
secrètes  du  cœur  leur  sont  connues  ^  que  leur  arrêt  est  aussi  sûr 
que  celui  du  sort,  quoique  les  moyens  et  les  exécutions  en  soient 
ignorés. 

KUDIGER. 

On  ne  se  trompe  pas;  les  secrets  de  cette  association  elles 
noms  de  ceux  qui  la  composent  sont  aussi  impénétrables  que  le 
tombeau.  Nous  savons  seulement  qu'elle  a  pris  de  profondes 
racines  et  qu'elle  étend  au  loin  ses  branches.  Chaque  jour,  tran- 
quillement assis  dans  la  salle  de  mon  château,  sais-je  si  je  n'y 
suis  pas  entouré  de  plusieurs  de  ces  juges  secrets,  tous  engagés 
par  le  serment  le  plus  solennel  à  venger  le  crime.  Une  fois,  une 
seule  fois,  un  chevalier,  sur  la  demande  et  à  la  prière  instante  de 
l'empereur,  fit  entendre  qu'il  appartenait  à  cette  société  ;  le  len- 
demain matin  on  le  trouva  assassiné  dans  une  forêt;  le  poignard 
était  resté  dans  la  blessure  et  portait  cette  inscription  :  «  C'est  ainsi 
que  les  juges  invisibles  punissent  la  trahison.» 

GERTRUDE. 

Grand  Dieu  !  ma  tante,  comme  vous  pâlissez  ! 

ISABELLE. 

Ce  n'est  qu'une  légère  indisposition. 

RUDIGER, 

Et  que  vous  importe  après  tout  :  nous  savons  que  le  ciel  lit 


302  LA  MAISON  D'ASPEN. 

dans  nos  cœurs  ;  craindrons-nous  que  quelque  mortel  y  pénètre? 
Allons  sur  les  remparts  ;  de  là  nous  découvrirons  plus  tôt  le 
retour  de  nos  guerriers. 

(Rudiger  sort  avec  Gertrudc  et  Peter.) 
ISABELLE. 

Ménestrel,  envoyez-moi  ici  le  chapelain.  (Benram  son.)  Dieu  de 
miséricorde  !  l'aimable  innocence  de  ma  nièce,  la  mâle  énergie  de 
mon  loyal  Rudiger  me  font  éprouver  tous  les  jours  de  nouvelles 
tortures.  Pendant  qu'il  était  engagé  dans  des  expéditions  actives 
et  dangereuses,  mes  craintes  pour  sa  sûreté  et  ma  joie  quand  il 
était  de  retour  an  château  me  permettaient  de  déguiser  aux 
autres  les  angoisses  secrètes  qui  me  déchirent.  Maisai-je  pu  jamais 
me  les  dissimuler  à  moi-même  ?  Oh  !  juges  de  sang  qui  vous 
cachez  en  plein  jour  comme  au  milieu  de  la  nuit  ;  vous  qui  vous 
vantez  de  découvrir  les  crimes  secrets  et  de  pénétrer  dans  les 
proiondeurs  du  cœur  humain,  combien  votre  pénétration  est 
aveugle  ;  combien  sont  vains  vos  poignaads  et  vos  tortures , 
comparés  à  la  conscience  du  pécheur  ! 

[Le  père  Ludovic  entre.) 
LUDOVIC. 

Que  la  paix  soit  avec  vous,  madame! 

ISABELLE. 

Elle  n'est  point  avec  moi  ;  je  l'attends  de  toi. 

LUDOVIC. 

Et  c'est  l'absence  des  jeunes  chevaliers  qui  cause  ton  inquié- 
tude? 

ISABELLE. 

Leur  absence  et  leur  danger. 

LUDOVIC. 

Ma  fille,  ta  main  s'est  étendue  avec  bonté  sur  le  pauvre  et  sur 
le  malade,  tu  n'as  pas  refusé  un  asile  aux  voyageur  fatigué,  ni 
une  larme  aux  malheureux,  aie  confiance  en  leurs  prières  et 
dans  celles  du  saint  couvent  que  tu  as  fondé  j  peut-être  te  ren- 
dront-elles tes  enfants  sains  et  saufs. 

ISABELLE. 

Tes  frères  ne  peuvent  prier  ni  pour  moi  ni  pour  les  miens; 
leur  vœu  les  oblige  à  prier  jour  et  nuit  pour  un  autre,  à  supplier 
sans  cesse  la  miséricorde  éternelle  pour  l'âme  de  celui  qui...  Oh  I 
le  ciel  seul  sait  à  quel  point  il  a  besoin  de  leurs  prières  I 


LA  MAISON  D'ASPEN.  505 

LUDOVIC. 

La  miséricorde  du  ciel  est  sans  bornes.  L'àme  de  ton  premier 
mari... 

ISABKLLE. 

Je  t'en  conjare,  prêtre,  ne  le  nomme  point,  (a.  pan.)  Malheureuse 
que  je  suis  1  le  plus  humble  des  gens  de  ma  maison  à  le  pouvoir 
de  me  torturer  jusqu'à  la  folie. 

LUDOVIC. 

Écoute-moi,  ma  fille  :  la  faute  que  tu  as  commise  envers 
Arnolf  d'Ebersdorf  n'est  pas  aux  yeux  du  ciel  aussi  crimindle 
que  tu  te  le  figures. 

ISABELLE. 

Répète-le-moi  encore  une  fois-,  dis-moi  que  je  ne  puis  paraître 
aussi  criminelle  aux  yeux  du  ciel  1  Prouve-moi  que  des  siècles  de 
la  plus  austère  pénitence,  que  des  larmes  de  sang  peuvent  effacer 
un  tel  crime;  prouve  le  moi  seulement,  je  te  ferai  bâtir  une 
abbaye  qui  fera  honte  à  la  plus  belle  de  la  chrétienté. 

LUDOVIC. 

Allons,  allons,  ma  fille,  votre  conscience  est  trop  timorée,  en 
supposant  que  par  crainte  du  sévère  Arnolf,  vous  avez  juré  de  ne 
jamais  épouser  votre  mari  actuel  5  il  ne  lui  était  pas  permis 
d'exiger  de  vous  un  tel  serment,  et  la  violation  en  est  vénielle. 

ISABELLE,   rrpronaol  du  calme. 

Ainsi  soit-il,  mon  père  !  Je  cède  à  tes  justes  raisons-,  et  main- 
tenant, dis-moi,  tes  pieux  soins  ont-ils  accompU  la  tâche  que  je 
t'avais  confiée  ? 

LUDOVIC. 

De  surveiller  le  nouvel  hôpital  que  tu  as  fait  bâtir  pour  les 
pèlerins?  Oui,  noble  dame;  et  la  nuit  dernière  le  ménestrel  qui 
est  maintenant  au  château  y  a  logé. 

ISABELLE. 

Pourquoi  donc  alors  est-il  venu  au  château  ? 

LUDOVIC. 

Reynold  l'y  a  amené  par  ordre  du  baron. 

ISABELLE. 

D'où  vient-il,  et  qui  est-il?  Quand  il  chanta  devant  Rudiger,  il 
me  sembla  avoir  entendu  autrefois  ses  accents;  cette  figure  ne 
m'était  pas  inconnue. 

LUDOVIC. 

If  est  possible  que  vous  l'ayez  vu,  noble  dame ,  car  il  se  vante 


304  LA  MAISON  D'ASPEN. 

d'avoirétéconnudArnolfd'Ebersdorf,etd'avoir  vécu  autrefois  dans 
ce  château.  Il  s'est  beaucoup  informé  de  Martin,  écuyer  d'Arnolf. 

ISABELLE. 

Allez,  Ludovic,  allez  vite,  bon  père,  cherchez-le  ;  remettez-lui 
cette  bourse;  dites-lui  de  quitter  de  suite  le  château,  et  veillez  à 
hâter  vous-même  son  départ. 

LUDOVIC. 

Puis-je  savoir  pourquoi,  noble  dame  ? 

ISABELLE. 

Tu  est  curieux,  prêtre.  J'honore  les  serviteurs  de  Dieu,  mais 
je  n'approuve  pas  l'esprit  de  curiosité  dans  un  moine.  Sors. 

LUDOVIC. 

Mais  le  baron  ^  noble  dame  ,  voudra  savoir  pourquoi  j'ai  con- 
gédié son  hôte. 

ISABELLE. 

C'est  vrai;  pardonne  ma  vivacité,  mon  père-,  je  pensais  au  cou- 
cou qui,  lorsqu'il  devient  trop  gros  pour  le  nid  du  moineau,  étran- 
gle la  mère  qui  l'a  nourri.  Ces  oiseaux  ne  font-ils  point  leur  nid 
dans  les  murs  des  couvents  ? 

LUDOVIC. 

Madame,  je  ne  vous  comprend  pas. 

ISABELLE. 

Hé  bien  donc,  dis  au  baron  que  j'ai  renvoyé  depuis  long-temps 
tous  ceux  qui  servaient  l'homme  dont  tu  as  parlé  tout  à  l'heure , 
et  que  désormais  je  n'en  veux  avoir  aucun  sous  mon  toit. 

LUDOVIC,   avec  curiosité. 

Excepté  Martin. 

ISABELLE,  sèclicment. 

Oui,  excepté  Martin,  qui  sauva  la  vie  à  mon  fils  George.  Fais 
ce  que  je  te  commande. 

Elle  sort. 
LUDOVIC,  seul 

Toujours  la  môme,  aussi  impérieuse,  aussi  sévère  pour  les 
autres  que  rigoureuse  pour  elle-même  ;  hautaine  même  avec 
moi,  devant  qui,  dans  un  autre  moment,  elle  s'agenouillera  pour 
obtenir  l'absolution,  et  dont  elle  baignera  les  genoux  de  larmes. 
Je  ne  puis  réellement  la  pénétrer.  Le  zèle  extraordinaire  avec 
lequel  elle  remplit  ses  terribles  pénitences  ne  peut-être  de  la  reli- 
gion, car  je  soupçonne  fort  qu'elle  ne  croît  pas  à  leur  bienheu- 
reuse elTicacité.  Il  est  vraiment  heureux  pour  elle  qu'elle  soit  la 


LA  MAISON  D'ASPEN.  ÔOS 

fondatrice  de  notre  couvent,  autrement  je  ne  crois  pas  que  nous 
nous  fussions  trompés  en  la  dénonçant  comme  hérétique. 

(Il  sort.) 


ACTE  DEUXIÈME. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

I.e  lliéâtre  représente  une  forêt  à  traverJ  une  longue  avenue  oLstrue'e  cle  Lroussailles  ;  on 
(le'couvTC  dans  le  fond  les  ruines  de  l'ancien  château  de  Gri»;fenhaus,  On  entend  pendant 
cette  scène  le  bruit  éloigne'  d'une  Lataille. 

GEORGE  D  ASPEN  entre,  portant  une  Iiaclie   d'armes  comme  s'il  venait  de  descen- 
dre de  clieval,  il  soutient   MARTIN  et  l'aiile  à  mai-cher. 
GEORGE. 

Couche-toi  là,  mon  vieil  ami.  Les  chevaux  de  l'ennemi  auront 
de  la  peine  à  se  frayer  un  passage  au  milieu  de  ces  broussailles  à 
travers  lesquelles  je  t'ai  traîné  ici. 

MARTIN. 

Oh!  ne  me  quittez  pas,  ne  me  quittez  pas  d'un  instant^  mes  mo- 
ments sont  comptés,  et  je  voudrais  profiter  de  ceux  qui  me  restent. 

GEORGE. 

Martin,  vous  vous  oubliez,  vous  m'oubliez  moi-môme;  il  faut 
que  je  retourne  au  combat. 

MARTIN,  essayant  de  se  lever. 

Alors,  traînez-moi  avec  vous  sur  le  champ  de  bataille-,  je  ne 
puis  mourir  qu'en  votre  présence;  je  n'ose  me  trouver  seul;  res- 
tez pour  donner  la  paix  à  mon  âme  qui  est  prête  à  s'échapper. 

GEORGE. 

Je  ne  suis  point  prêtre ,  Martin. 

(Il  s'en  va.) 
MARTIN,  se  relevant  avec  difficulté. 

Baron  George  d'Aspen,  je  t'ai  sauvé  la  vie  dans  les  combats 
Au  nom  de  ce  service,  écoute-moi  un  seul  moment. 

GEORGE,  revenant.' 

Je  t' écoute,  mon  pauvre  ami. 

MARTIN. 

3Iais approche,  approche  plus  près  de  moi.  Vois-tu,  sire  che- 
valier, cette  blessure,  je  l'ai  reçue  pour  toi;  et  celle  ci,  et  encore 
celle-ci  :  ne  te  le  rappelles-tu  pas? 


906  LA  MAISON  D'ASPEN. 

GEORGE. 

Je  me  les  rappelle. 

MARTIN. 

Je  t'ai  servi  quand  tu  n'étais  encore  qu'enfant,  servi  fiaèlemenl; 
jamais  je  ne  t'ai  quitté. 

GEORGE. 

Il  est  vrai. 

31ARTL\. 

Et  maintenant,  je  meurs  pour  ton  service. 

GEORGE. 

Tu  peux  guérir. 

MARTIN. 

Je  ne  le  puis;  mais  en  faveur  de  mes  longs  services,  de  mes 
cicatrices ,  de  cette  blessure  mortelle,  et  de  la  mort  dont  j'ap- 
proche, oh!  ne  me  hais  point  pour  ce  que  je  vais  te  révéler. 

GEORGE. 

Sois  assuré  que  je  ne  puis  jamais  te  haïr. 

MARTIN . 

Ahl  c'est  ce  que  tu  ne  peux  savoir....  mais  jure-moi  que  tu 
diras  un  mot  de  consolation  à  mon  âme  défaillante. 

GEORGE  ,   lui   prenant    la    main. 
Je  te  le  jure.    (Oa   entend   une   alarme   et  des  cris).  MaiS,  SOiS  brCf,  tU  SalS 

combien  le  temps  presse. 

MARTIN. 

Écoute-moi  donc.  J'étais  l'écuyer,  le  compagnon  de  prédilec- 
tion d'Arnolf  d'Ebersdorf.  Arnolf  était  ferouche  comme  l'ours  de 
la  montagne.  Il  était  amoureux  de  la  dame  Isabelle,  qui  ne  le 
payait  pas  de  retour,  car  elle  aimait  ton  père-,  mais  le  sien,  le 
vieux  sire  de  Arnhein  était  l'Arnolf,  et  elle  fut  forcée  de  l'épou.^er. 
Ce  fut  à  minuit,  dans  la  chapelle  d'Ebersdorf  que  cette  cérémonie 
sinistre  fut  accomplie;  sa  résistance,  ses  cris  furent  inutiles.  Ces 
bras  la  retinrent  de  force  à  l'autel  jusqu'à  ce  que  la  bénédiction 
nuptiale  eût  été  prononcée.  Peux-tu  me  pardonner? 

GEORGE. 

Je  te  pardonne  ;  ton  obéissance  envers  un  maître  féroce  a  été 
expiée  par  les  longs  services  que  tu  as  rendus  à  sa  veuve. 

MAKTL\. 

Des  services,  tu  peux  dire,  de  sanglants  services,  car  ils  ont 
commencé  (Ne  quine  pas  ma  main),  ïls  out  comiiicncé  par  le  meurtre 


LA  MAISON  D'ASPEN.  S07 

(Je  mon   maître!  (George  laisse  aller  sa  main   et  reste  pétrifié  d'horreur.)  FOUlC- 

moi  aux  pieds,  frappe-moi  de  ton  poignard  ,  j'ai  aidé  ta  mère  à 
empoisonner  son  premier  mari!  Grâce  au  ciel!  l'aveu  en  est  fait! 

GEORGE. 

Ma  mère,  juste  ciel!  Martin,  tu  perd  la  tête;  la  fièvre  qui  ac- 
compagne ta  blessure  a  troublé  ta  raison. 

MARTIN. 

Non,  elle  n'est  point  égarée.  Plût  au  ciel  qu'elle  le  fût.  Mets- 
moi  à  l'épreuve.  Ici  est  le  Wolfsbill ,  là-bas  le  vieux  château  de 
Griefenhaus,  et  plus  loin  et  plus  bas  le  marais  rempli  de  ciguë 
où  j'ai  cueilli  la  plante  fatale  qui  porta  la  mort  dans  le  sein  d'Ar- 

nOlf.  (George  traverse  le  théâtre  dans  la  plus  grande  agilalion,  et  quelquefois  s'arrête 
auprès  de  Martin,  les   mains  jointes  avec  forée.)  Oh!   Sl  VOUS    l'aViCZ   VU   lOrS- 

que  le  breuvage  produisit  son  effet!  Si  vous  aviez  entendu  les  cris 
de  son  délire  ;  si  vous  aviez  vu  les  convulsions  de  son  eff'^ayant 
visage!  Il  mourut  comme  il  avait  vécu,  dans  la  rage  et  l'impéni- 
tence,  et  il  est  allé  où  j'irai  bientôt  moi-même.  Yous  ne  parlez 
pas,  vous  ne  me  dites  rien. 

GEORGE  avec  efi'ort. 

Misérable!  comment  le  pourrais-je? 

5IARTIN. 

Ne  pouvez-vous  me  pardonner? 

GEORGE. 

Puisse  Dieu  te  pardonner,  quant  à  moi  jamais! 

MARTIN. 

Je  t'ai  sauvé  la  vie. 

GEORGE. 

Reçois  malédiction  en  récompense  d'un  tel  service,  (ii  saisu  sa 

liaclic  cl  s'élance  du  côté  ou  l'on  entend  le  bruit  du  combat.) 

3IARTIN. 

Ecoute-moi,  ce  n'es  pas  tout 5  encore  de  nouvelles  horreurs. 

Il  c'iierche  à  se  relever,  et  retombe  pesamment;  bruyante  alarme,  Wickerd  entre  à  la 
hite. 

WICKERD. 

Au  nom  de  Dieu!  Martin,  prête-moi  ton  fer. 

MARTIN. 

Prends-le. 

WICKERD. 

Où  est -il? 


308  LA  MAISON  D'ASPEN. 

MARTI N,  le  regardant  d'un  air  égare. 

Dans  la  chapelle  d'Ebersdorf ,  ou  englouti  dans  le  marais  à  la 
ciguë. 

W'ICKERD. 

Les  blessures  du  vieux  grondeur  lui  ont  donné  le  délire.  Mar- 
tin ,  s'il  te  reste  une  étincelle  de  raison,  donne- moi  ton  épée.  Le 
sort  nous  poursuit  cruellement  aujourd'hui. 

MARTIN. 

La  voilà  :  plonge- la  dans  le  cœur  de  ton  maître,  George ,  tu  lui 
rendras  un  vrai  service ,  celui  d'un  bon  serviteur. 

(Conrad  entre.) 
CONRAD, 

Allons,  Wickerd,  à  cheval  et  à  la  poursuite.  Le  baron  George 
a  changé  le  sort  de  la  journée,  il  se  bat  plus  en  démon  qu'en 
homme  :  il  a  désarçonné  Roderic  et  tué  six  de  ses  guerriers-,  ils 
fuient  à  toute  bride  et  en  désordre  ;  le  marais  à  la  ciguë  est  teint 

de  leur  sang.  (Martin    pousse     un     profond    gi'misscnient    et    perd   connaissance.) 

Partons,  partons. 

(Ils  sortent  à  la  liâte.) 

(Roderic  de  Malliugcu  entre  sans  casque,  ses  aimes  en  de'sordre  et  brisées;  il  tient  à  Ij 
main  le  tronçon  dune  lance;  il  est  suivi  du  baron  de  M  olfslein.) 

RODERIC. 

Maudit  soit  la  fortune,  et  doub'ement  maudit  soit  George  d'As- 
pen  !  Jamais ,  jamais  je  ne  lui  pardonnerai  ma  disgrâce.  Me  voir 
renversé  comme  un  tronc  d'arbre  pourri  par  un  tourbillon  de 
vent  I... 

>VOLFSTEIN. 

Consolez-vous ,  comte  Roderic  ;  il  est  heureux  que  nous  n'ayons 
été  faits  prisonniers.  Voyez  comme  les  guerriers  d'Aspen  se  ré- 
pandent dans  la  plaine,  tels  que  les  vagues  du  Rhin  !  C'est  un 
bonheur  pour  nous  d'être  cachés  dans  ce  taillis. 

RODERIC. 

Pourquoi  ne  m'arracha-t-il  pas  la  vie  quand  il  m'enleva  l'hon- 
neur et  l'objet  de  mon  amour  ?  Pourquoi  sa  lance  ne  me  perça- 
t-elle  pas  le  cœur,  quand  la  mienne  se  brisa  sur  ses  armes  comme 
un  frêle  roseau ?cii  jeiie  sa  lance  briscc.)  Ciel  et  terre!  soyez-moi 
témoins  que  si  je  survis  à  cette  disgrâce,  c'est  dans  le  seul  espoir 
d'en  tirer  vengeance! 

W'OLFSTEIN. 

Consolez-vous  :  cette  victoire  a  coûté  du  sang  aux  chevaliers 


LA  MAISON  D'ASPEN.  3  09 

d'Aspen  5  et  voyez,  ici  même,  gît  un  des  compagnons  de  George. 

(Apercevant  Marlin.) 
RODERIC. 

C'est  son  écuyer  Martin  ;  s'il  n'est  pas  mort ,  il  faut  nous  assu^ 
rer  de  lui.  Il  est  le  dépositaire  des  secrets  de  son  maître.  Lève- 
toi  ,  fidèle  serviteur  de  la  maison  d'Aspen. 

MARTIN,  revenant  à  lui. 

Ne  me  quittez  pas,  ne  me  quittez  pas,  baron  George;  mes 
yeux  sont  obscurcis  par  les  approches  de  la  mort.  Je  n'ai  pas  en- 
core tout  dit. 

WOLFSTEIN. 

Ce  vieillard  vous  prend  pour  son  maître  ! 

RODERIC. 

Qu'as-tu  encore  à  dire  ? 

MARTIN. 

Oh  !  je  voudrais  dire  ce  qui  m'engagea  à  commettre  le  meurtre 
d'Ébersdorf. 

RODERIC. 

Le  meurtre?  voilà  qui  mérite  qu'on  y  fasse  attention.  Continue. 

MARTIN. 

J'aimais  la  fille  de  l'intendant  d'Arnolf;  mon  maître  la  séduisit; 
elle  fut  chassée,  bannie ,  et  mourut  dans  la  misère.  Je  jurai  ven- 
geance, et  je  la  vengeai  en  effet. 

RODERIC. 


Avais-tu  des  complices  ? 
Pas  d'autre  que  ta  mère. 
La  dame  Isabelle  I 


MARTIN. 
RODERIC. 


3IARTIN. 

Elle-même  :  elle  haïssait  son  mari  ;  il  connaissait  son  amour 
pour  Rudiger;  et  quand  elle  apprit  que  ton  père  était  revenu  de 
la  Palestine ,  sa  vie  se  trouva  menacée  par  la  jalousie  de  son 
époux  ;  ainsi  préparés  au  mal,  le  démon  nous  tenta ,  et  nous  suc- 
combâmes. 

RODERIC,  avec  transpor!. 

O  fortune  I  tu  répares  aujourd'hui  toutes  tes  rigueurs.  Ma  ven- 
geance et  mon  amour  seront  satisfaits!  Wolfstein  ,  rappelle  nos 
guerriers  !  Hàte-toi ,  sonne  du  cor. 

(Volfitein  sonne  du  cor.) 
LA    MAISON    d'aSPEN.  20 


510  LA  MAISON  D'ASPEN. 

MARTIN5  regardant  avec  ctonnemciit  autour  de  lui. 

Ce  n'est  pas  là  le  cor  de  la  maison  d'Aspen.  Que  vois-je?  Le 
comte  Roderic  de  Maltingen  î  Dieu  !  qu'ai-je  dit? 

RODERIC. 

Ce  que  tu  ne  peux  plus  révoquer. 

MARTIN. 

Alors  c'en  est  fait  de  moi  !  Cela  devait  être  !  C'est  dans  ce  môme 
lieu  que  le  poison  fut  recueilli ,  c'est  une  juste  rétribution  î 

(Entrent  trois  ou  quairesoldals  de  Roderic.) 
RODERIC. 

Assurez- VOUS  de  ce  guerrier  blessé;  pansez-le,  et  gardez-le 
bien.  Portez-le  aux  ruines  de  Griefenhaus,  et  ayez  soin  de  l'y  bien 
cacher  jusqu'à  ce  que  les  troupes  d'Aspen  aient  cessé  leurs  pour- 
suites. Surveillez-le  si  vous  tenez  à  la  vie. 

MARTIN,  emmené'  parles  soldats. 

Ministre  de  vengeance ,  ma  dernière  heure  est  sonnée. 

(Ils  sortent.) 
RODERIC. 

Espoir ,  joie  et  triomphe ,  vous  m'apparaissez  encore  une  fois  I 
vous  êtes  accueillis  avec  transport  de  ce  cœur  dont  vous  fûtes  ab- 
sents si  long-temps  !  Une  chance  heureuse  vient  de  faire  pencher 
!a  balance  en  faveur  de  la  maison  de  Maltingen. 

WOLFSTEIN. 

Je  prévois,  en  effet,  que  la  maison  d'Aspen  va  être  déshonorée 
si  cet  écuyer  blessé  soutient  ce  qu'il  a  dit. 

RODERIC. 

Et  de  quelle  manière  crois-tu  que  ce  déshonneur  l'atteindra  ? 

WOLFSTEIN. 

Sans  doute  par  le  châtiment  public  de  la  dame  Isabelle. 

RODERIC. 

Et  voilà  tout  ? 

WOLFSTEIN. 

Que  veux-tu  de  plus  ? 

RODERIC. 

Homme  peu  clairvoyant  I  George  d'Aspen  ,  ainsi  que  toi ,  mem- 
bre du  cercle  invisible  et  sacré  auquel  je  préside  moi-même... 

"VSOLFSTEIN. 

Parle  plus  bas ,  pour  l'amour  de  Dieu  ?  ce  sont  de  ces  choses 
qui  ne  peuvent  être  mises  au  grand  jour. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  5!l 

RODERIC. 

Il  est  vrai  :  mais  n'est-il  pas  lié  par  le  serment  le  plus  solennel 
que  la  religion  puisse  prescrire,  à  découvrir  au  tribunal  toutes 
les  iniquités  cachées  dont  il  aurait  connaissance,  quel  qu'en  soit 
l'auteur?  Oui,  quand  môme  ce  serait  son  père  ou  sa  propre  mère  ; 
peux-tu  douter  qu'il  ait  entendu  la  confession  de  Martin  ? 

WOLFSTEIN. 

C'est  pos-ible  ;  mais ,  bienheureuse  vierge  !  crois-tu  qn'il  ac- 
cuse sa  propre  mère  devant  les  juges  invisibles? 

BODERIC. 

S'il  ne  le  fait  pas^,  il  devient  parjure;  et ,  d'après  notre  loi ,  il 
doit  mourir.  D'un  côté  comme  de  l'autre  ma  vengeance  est  ac- 
complie ;  que  ce  soit  comme  parjure  ou  comme  parricide  ,  peu 
m'importe-  mais,  comme  l'un  ou  comme  l'autre,  j'écraserai  l'or- 
gueilleux George  d'Aspen. 

WOLFSTEIN. 

Ta  vengeance  médite  des  coups  terribles. 

RODERIC. 

Aussi  terribles  que  les  blessures  que  j'ai  reçues  de  cette  hau- 
taine famille.  Rudiger  tua  mon  père  dans  un  combat ,  George  a 
deux  fois  vaincu  et  déshonoré  mes  armes  ,  et  Henri  m'a  enlevé  le 
cœur  de  ma  bien-aimée  :  mais  Gertrude  ne  peut  rester  plus  long- 
temps sous  la  protection  de  cette  femme  criminelle,  de  la  mère 
sanguinaire  de  cette  race  de  loups  ;  bien  moins  encore  épouser  ce 
jeune  imberbe  quand  tant  de  scélératesse  sera  dévoilée. 

(On  entend  le  son  du  cor.} 
WOLFSTEI.N. 

Ecoute?  on  sonne  une  retraite-,  enfonçons-nous  dans  le  bois. 

RODERIC. 

Les  vainqueurs  approchent!  Je  détruirai  leur  triomphe  I  Fais 
afficher  les  sommations  secrètes  pour  convoquer  les  membres  de 
la  société  cette  nuit  même  ;  je  vais  m'occuper  des  autres  mesures. 

WOLFSTEIN. 

Dans  quel  lieu  ? 

RODERIC. 

Comme  à  l'ordinaire,  dans  la  vieille  chapelle  des  ruines  de 
Griefenhaus. 

(Ih  sortent.) 


SIS  LA  MAISON  D'ASPEN. 

SCÈNE  IL 

GEORGE    D  ASPEN,  revenant   de  la  poursulle. 
GEORGE5   s'avançani    lentement. 

Que  de  malheureux  sont  aujourd'hui  tombés  sous  mes  coups  j 
auxquels  la  vie  pouvait  être  chère,  quoique  misérables  serfs  du 
comte  Roderic  !  Et  moi ,  moi  qui  ai  cherché  la  mort  en  présentant 
ma  tête  à  toutes  les  haches,  ma  poitrine  à  tous  les  traits,  suis-je 
assez  malheureux  pour  n'avoir  pu  trouver  que  la  victoire.  C'est 
ici  que  j'ai  laissé  ce  misérable  Martin!  Martin!  holà,  Martin! 
3Ière  de  Dieu  !  il  est  parti  !  S'il  répétait  à  quelque  autre  l'affreux 
récit  qu'il  m'a  fait  I  Martin  !  Il  ne  répond  point.  Peut-être  s'est-il 
enfoncé  dans  le  taillis  et  y  est-il  mort.  S'il  en  était  ainsi ,  je  suis 
seul  dépositaire  de  cet  horrible  secret. 

(Henri  il'Aspen  entre  avec  \V'ickertl,  Reynold  el  d'autres.) 

HENRI. 

Je  te  félicite ,  mon  frère ,  quoique  ,  de  par  saint  François ,  je 
ne  voudrais  pas  remporter  une  autre  victoire  s'il  fallait  encore  te 
voir  combattre  avec  tant  de  désespoir  et  de  mépris  pour  la  vie. 
Ton  salut  est  presque  un  miracle. 

REYKOLD. 

De  par  Notre-Dame  !  quand  le  baron  George  frappait,  on  aurait 
dit  qu'il  avait  oublié  que  ses  ennemis  étaient  des  créatures  de 
Dieu.  Je  n'avais  jamais  vu  porter  des  coups  si  furieux,  et  il  y  aura 
pourtant  quarante-deux  ans  à  la  Saint-Barnabe  que  je  suis  soldat. 

GEORGE. 

Paix  !  Quelqu'un  de  vous  a-t-il  vu  Martin  ? 

.  AVICKERD. 

Noble  sire ,  il  n'y  a  pas  long-temps  que  je  le  laissai  ici. 

GEORGE. 

Mort,  ou  vivant  ? 

WICKERD. 

vivant,  noble  sire,  mais  cruellement  blessé.  Je  présume  qu'il 
est  prisonnier  ;  car  il  lui  aurait  été  impossible  de  bouger  d'ici  tout 
seul. 

GEORGE. 

Serviteur  imprévoyant  !  Et  pourquoi  l'as-tu  quitté? 

HENRI. 

Mon  cher  frère,  Wickerd  a  fait  pour  le  mieux  ;  il  est  venu  à 
notre  secours  ,  et  à  l'aide  de  ses  compagnons... 


LA  MAISON  D'ASPEN.  313 

GEORGE. 

Je  te  dis ,  Henri ,  que  la  sûreté  de  Martin  était  bien  plus  impor- 
tante que  la  vie  de  dix  de  ceux  qui  sont  ici. 

WICKERD,   marniollanl. 

Voilà  bien  du  bruit  pour  un  vieux  domestique  à  moitié  fou. 

GEORGE. 

Que  murmures-tu  là? 

WICKERD. 

Rien  ,  sire  chevalier,  si  ce  n'est  que  Martin  paraissait  avoir  la 
tête  égarée  lorsque  je  le  quittai ,  et  que  peut-être  il  s'est  enfoncé 
dans  le  marais  et  y  a  péri. 

GEORGE. 

Comment  I  la  tête  égarée?  (avec  inquiétude.)  T'a-til  parlé? 

WLCKERD. 

Oui ,  noble  sire. 

GEORGE. 

Cher  Henri ,  avance-toi  un  peu  sous  ces  arbres^  et  de  là  tu 
pourras  voir  si  l'ennemi  se  rallie  sur  le  Wulfshili.  (iienri  s'cioigne.) 

Et  vous,  retirez-vous!  (Aux  soldats.)  Cn  amène  AVickerd  sur  le  devant  du  théâtre.) 

Que  t'a  dit  Martin,  Wickerd,  dis-le-moi,  au  nom  de  l'obéissance 
que  tu  me  doisi 

WICKERD. 

n  m'a  parlé  comme  un  homme  complètement  en  délire,  sire 
chevalier;  il  m'a  présenté  son  épée  pour  vous  tuer. 

GEORGE. 

N'a-t-il  pas  parlé  de  tuer  quelque  autre? 

WICKERD. 

Non  ;  mais  la  douleur  de  sa  blessure  lui  avait  donné  la  fièvre  et 
le  transport. 

GEORGE,  joignant  les  mains. 

(A part.)  Je  respire!  J'entrevois  une  consolation.  Pourquoi  ne 
penserais-je  pas  comme  cet  homme,  que  le  malheureux  blessé 
pouvait  être  en  délire?  cherchons  à  le  croire  du  moins  jusqu'à  ce 
que  j'aie  la  preuve  du  contraire  (Haut.)  Wickerd,  ne  songe  pas  à 
ce  que  je  t'ai  dit;  l'emportement  de  la  bataille  avait  échauffé 
mon  sang.  Tu  as  désiré  la  ferme  située  au  bas  d'Ébersdorf-,  elle 
t'appartient. 

WICKERD. 

Grand  merci  !  mon  noble  seigneur  ! 

(Henri  rentre.) 


,114  LA  MAISON  D'ASPEN. 

HENRI. 

Non,  ils  ne  se  rallient  pas,  ils  en  ont  eu  assez  comme  cela  ; 
mais  Wickerd  et  Conrad  resteront  avec  vingt  soldats  et  autant 
d'archers,  pour  battr*^  les  bois  de  Griefenhaus  ,  afin  d'empêcher 
les  fuyards  de  se  rassembler  et  de  nous  tenir  tôte.  Nous  nous  ren- 
drons avec  le  reste  à  Ebersdorf  ;  qu'en  dis-tu  ,  mon  frère? 

GEORGE. 

C'est  bien  pensé.  AVickerd,  aie  soin  de  chercher  Martin  partout 
et  de  me  l'amener  mort  ou  vif.  Ne  laisse  pas  un  coin  du  bois  sans 
être  examiné. 

WICKERD. 

Je  vous  réponds ,  noble  sire,  que  je  le  trouverai,  dût-il  être 
enseveli  sous  terre  comme  une  marmotte. 

HENRI. 

Je  pense  qu'il  doit  être  prisonnier. 

GEORGE. 

Que  le  ciel  nous  en  préserve  I  (Auh  des  horamcs  d'armes.)  Prenez  une 
trompette,  Eustache,  et  galopez  au  château  de  Maltingen  I  vous 
demanderez  à  parlementer-,  offrez  quelque  rançon  que  ce  soit; 
offrez  dix,  vingt;  offrez  môme,  s'il  le  faut,  tous  nos  prisonniers 
en  échange. 

EUSTACHE. 

Vous  pouvez  compter  sur  moi,  sire  chevaUer. 

HENRI. 

auparavant,  sonnez,  trompette,  et  entonnez  le  chant  de  la 
victoire. 

CHANT  GUERRIER. 

Joie  aux  vainqueurs!  aux  fils  du  vieil  Aspea   , 

Dans  les  combats  la  race  sans  rivale  ! 

Elle  a  conquis  la  palme  triomphale 

Que  la  victoire  offre  au  guerrier  pour  gain. 

On  les  a  vus  ces  enfants  intrépides. 

D'exploits  nouveaux  do  plus  en  plus  avides. 

Au  clianip  d'honneur  forcer  des  rangs  épais, 

El  pour.sui\ant  Uodeiic  et  ses  armes, 

Semer  partout  les  sanglantes  alarmes. 

Et  de  lauriers  ceindre  l'aimahle  paix  .' 

Joie  aux  vainqueurs,  qui  dans  celte  journée 
De  gloire  ont  vu  leur  marche  couronne'e. 
Cure  aux  blesses  palpitants  de  douleur, 
Et  paix  à  ceux  que  la  haclio  oI)Slinée 
A  dévorés  dans  ja  juste  fureur  ! 


LA  MAISON  D'ASPEN.  SIS 

Ton»  défiant  Roderic  et  sa  lance , 
Ont  ce  malin  signalé  leur  vaillance  ; 
El  lous  encore  à  leur  dernier  momenl, 
De  Maltingen  ont  pu  voir  la  déroule  ; 
El  leuc  Irioniplie  alors  aura,  sansdoule. 
Mêlé  son  baume  à  leur  souffle  expirant. 

Heureux  vainqueurs,  nous  reportons  la  vue 
Vers  le  séjour  du  belliqueux  Aspen. 
Jeune  guerrier,  la  présence  imprévue 
D'une  beauté,  damoiselle  ingénue, 
Saura  combler  le  forluné  destin. 
Elle  essuira  ton  front  parc  de  gloire  ; 
De  la  tourelle  elle  te  tend  la  main  : 
Goûte  en  ses  bras  le  bonheur  sou\erala. 
Lorsque  la  coupe,  en  signal  de  victoire. 
Aura  gaîment  animé  le  festin, 
Et  que  ta  voix  aura  d'un  doux  refrain 
Fait  résonner  le  joyeux  réfectoire. 

HENRI,  après  le  cbanl. 

Maintenant  déployons  nos  bannières,  et  rendons-nous  en: 
triomphe  à  Ebersdorf ,  nous  allons  y  calmer  bien  des  inquiétudes 
et  y  porter  la  joie  dans  le  cœur  de  notre  vieux  père,  frère  George. 

GEORGE,  à   part. 

Ou  peut-être  la  douleur  et  la  mort. 

(Ils  s'éloignent  ;  les  trompettes  sonnent,  et  les  soldaU  do  la  maison  d'Aspen  défilent   sur  le- 
ibéâtre.  La  toile  tombe.) 


ACTE  TROISIÈME. 

SCÈNE  PREMIERE. 

Le  ibéâlre  représente  une  salle  du  château  d'Kbersdorf. 

RUDIGER  j   ISABELLE  ,   GERTRUDE. 
RUDIGER. 

Je  t'en  prie ,  chère  femme ,  reprends  un  peu  de  gaieté  i  tout 
doit  être  flni  maintenant ,  et  avec  honneur,  car  autrement  les- 
mauvaises  nouvelles  nous  seraient  déjà  parvenues. 

ISABELLE. 

Et  si  elles  étaient  bonnes,  ne  devrions-nous  pas  déjà  en  être 
informés  ? 

RUDIGER. 

Oh  I  elles  ne  se  communiquent  pas  aussi  facilement  que  vous 
pouvez  le  penser;  d'ailleurs,  je  gage  qu'ils  sont  tous  à  la  poursuite 


316  LA  MAISON  D'ASPEN. 

des  fuyards.  Oh  !  il  n'y  a  point  un  page  qui  ait  voulu  abandonner 
leurs  talons  qu'ils  n'aient  été  forcés  de  rentrer  dans  leur  retraite-, 
mais  si  mes  enfants  eussent  perdu  la  bataille ,  il  serait  déjà  arrivé 
quelque  fugitif  au  château.  Yaàla  croisée,  Gertrude;  ne  vois-la 
rien  ? 

GERTRUDE. 

Il  me  semble  que  je  vois  un  cavalier. 

ISABELLE. 

Un  seul  cavalier  !  alors  nous  avons  tout  à  craindre. 

GERTRUDE. 

Ce  n'est  que  le  père  Ludovic. 

RUDIGER. 

Peste  soit  de  toi  !  comment  peux-tu  prendre  un  gros  moine  sur 
sa  mule  pour  un  des  guerriers  de  la  maison  d'Aspen  ? 

GERTRUDE. 

Mais  je  vois  s'élever  là-bas  un  gros  nuage  de  poussière. 

RUDIGER,  avec  vivacité. 

Vraiment  ! 

GERTRUDE. 

Ce  ne  sont  que  des  chariots  chargés  de  vin  qui  se  dirigent  vers 
le  couvent  de  ma  tante. 

RUDIGER. 

Le  diable  confonde  les  chariots  de  vin,  les  mules  et  les  moines! 
Ote-toi  de  la  croisée ,  et  ne  me  parle  pas  plus  long-temps  de  ces 
choses  étranges  que  tu  y  vois. 

GERTRUDE, 

Cher  oncle,  que  puis-je  faire  pour  vous  amuser  maintenant? 
vous  dirai-je  ce  que  j'ai  rêvé  cette  nuit  ? 

RUDIGER. 

Quelle  sottise  !  mais  parle,  cela  vaut  mieux  que  de  ne  rien  dire. 

GERTRUDE. 

Hé  bien  donc  ,  j'ai  rêvé  que  j'étais  dans  la  chapelle  ,  et  qu'on  y 
enterrait  ma  tante  Isabelle  toute  vive  ;  et  qui  croyez-vous ,  ma 
tante ,  qui  vous  servait  de  fossoyeur  et  vous  recouvrait  de  terre? 
c'était  le  baron  George  et  le  vieux  Martin. 

ISABELLE,   paiaissaiil  frappée. 

Dieu  ,  quelle  idée  I 

GERTRUDE. 

Songez  quelle  était  ma  terreur,  etMinhold  le  ménestrel  jouait 
pendant  tout  le  temps  pour  couvrir  vos  cris. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  SI7 

RUDIGER. 

Et  le  vieux  père  Ludovic  sans  doute  dansait  la  sarabande  avec 
le  cloctier  du  nouveau  couvent  sur  sa  tête  en  guise  de  mitre. 
Trêve  à  ces  fariboles  :  chante-nous  quelque  chose,  mon  amour, 
et  mets  de  côté  tes  rêves  et  tes  visions. 

GERTRUDE. 

Que -vous  chanterai-je? 

RUDIGER. 

Quelque  chose  de  guerrier. 

GERTRUDE. 

Je  ne  puis  pas  chanter  les  batailles;  mais  vous  allez  entendre 
la  complainte  d'Eléonore  de  Toro,  dont  l'amant  fut  tué  à  la  guerre. 

ISABELLE. 

Ah  !  pas  de  complainte,  Gertrude. 

RUDIGER. 

Alors  chante-nous  une  chanson  joviale. 

ISABELLE. 

Cher  époux ,  est-ce  le  moment  de  se  livrer  ainsi  à  la  gaieté  ? 

RUDIGER. 

Il  paraît  que  ce  n'est  le  moment  de  chanter  ni  rien  de  triste  ni 
rien  de  gai.  Je  crois  qu'Isabelle  aimerait  mieux  entendre  le  père 
Ludovic  entonner  le  De  profundis. 

GERTRUDE. 

Cher  oncle ,  ne  vous  fâchez  pas.  A  présent  je  ne  saurais  chanter 
que  le  lai  de  la  pauvre  Éléonore.  Cet  air  me  touche  le  cœur  dans 
ce  moment ,  comme  si  la  pauvre  affligée  était  ma  propre  sœur. 

LAI  D'AMOUR. 

Sur  le  lac  de  Toro  le  doux  soleil  a  lui  ; 

La  forêt  sombre  à  peine  élevait  son  murmure  ; 

Une  beauté',  d'amour  e'proavant  la  blessure, 

Aux  flots  mêlait  ses  pleurs,  aux  vents  son  doux  ennui. 

-«  G  TOUS  qui  souriez  dans  la  paix  éternelle. 
Vierge  sainte,  écoulez  les  vœux  d'une  mortelle  ; 
ïxaucez  ma  prière,  accueillez  mon  désir  ; 
Rendez-moi  Frédéric,  ou  laissez  moi  mourir.» 

Le  bruit  de  la  bataille  était  lointain  encore, 
JDaus  le  souffle  des  vents  tout  le  bruit  s'évapore. 
Il  revient  plus  terrible,  et  de  vastes  clameurs 
Annoncent  du  combat  les  dernières  fureurs. 

La  jeune  fille  attend,  immobile,  en  silence  ; 
Elle  aperçoit  enfin  un  guerrier  qui  s'avance. 


318  LA  MAISON  D'ASPEN. 

La  source  do  ses  jours  s'e'puise  à  chaque  pas; 
La  douleur  le  saisit,  son  cas([ue  est  en  e'clats. 

"Sauve-toi,  jeune  fille,  à  mon  aspect  Irouble'e, 
Ton  Fréde'ric  n'est  plus;  un  farouche  ennemi 
S'approche  et  renouvelle  une  adiense  niéle'e  ; 
Tu  pe'riras  loi-même  ;  éloigne- toi  d'ici  !  » 

(La  voix  de  Gertrude  s'affaiblit  par  degrés  jusqu'au  moment  oîi  elle  fond  en   larmes.J 

RUDIGER. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  donc  Gertrude  ? 

GERTRUDE. 

Hélas  I  le  sort  de  la  pauvre  Eléonore  ne  peut-il  pas  en  ce  mo- 
ment être  le  mien. 

RUDIGER. 

Jamais,  ma  fille!  jamais.  (On  entend  une  musique  militaire.)  Écoute, 

ces     sons     te     le     confirment.  (Tous  se  lèvent  et  se  dirigent  vers  la  croisée.)  O 

bonheur!  ils  reviennent  et  ils  sont  victorieux.  (Le  refrain  du  cham  se. 
lait  entendre.)  O  bienhcureux  spectacle  !  mes  pauvres  yeux  ont  donc 
pu  voir  encore  une  fois  la  bannière  de  la  maison  de  Maltingen 
traînée  dans  la  poussière.  Isabelle,  fais  percer  nos  plus  vieilles 
barriques,  le  vin  paraît  bon  après  le  combat. 

^Henri  entre  suiii  de  Reynold  et  des  soldats.) 
RUDIGER. 

Je  te  félicite ,  mon  fils ,  que  ton  vieux  père  te  presse  contre  son 
cœur. 

ISABELLE. 

Je  te  bénis,  ô  mon  fils! 'Eiieremhras>e.)  Oh  !  combien  d'heures 
passées  dans  l'amertume  sont  payées  par  cet  embrassement  !  Je  te 
bénis,  mon  Henri.  Où  as- tu  laissé  ton  frère  ? 

HENRI. 

Tout  près  d'ici ,  en  ce  moment  il  doit  traverser  le  pont-levis. 
N'as-tu  pas  de  féUcitations  à  m'adresser ,  Gertrude  ? 

(Il  s'approche  d'elle.) 
GERTRUDE. 

Les  combats  ne  me  causent  aucune  joie. 

RUDIGER. 

Mais  elle  avait  des  larmes  pour  tes  dangers. 

HENRI. 

Grand  merci,  ma  douce  Gertrude  :  vois,  j'ai  rapporté  ton 
écharpe  d'un  combat  qui  n'a  pas  été  sans  gloire. 

GERTRUDE,    «pouvanlce, 

Elle  est  ensanglantée. 


LA  MAISON  D'ASPEN".  319 

RUDIGER, 

Est-ce  une  raison  pour  que  cela  te  fasse  tressaillir  ,  ma  fille  ? 
Quand  ce  serait  son  propre  sang  au  lieu  de  celui  de  ses  ennemis, 
tu  devrais  t'en  glorifier.  Va  ,  Reynold ,  va  faire  bonne  chère  avec 
ces  hommes. 

(Reynolil  sort  avec  les  soldats.) 
'George  tntre  il'un  air  pensif.) 

GEORGE,    allant  droit  à  Rudiger. 

Mon  père ,  ta  bénédiction. 

RUDIGER. 

Je  te  la  donne ,  mon  fils. 

ISABELLE,   s'élance  pour  l'embrasser,  il  se  de'lourne. 

Comment  !  es-tu  blessé  ? 

GEORGE. 

Non. 

RUDIGER. 

Tu  es  pâle  comme  la  mort. 

GEORGE. 

Ce  n'est  rien. 

ISABELLE. 

Que  la  bénédiction  du  ciel  se  répande  sur  mon  brave  George  i 

GEORGE  à  part. 

Elle  ose  me  donner  une  bénédiction?  Oh  !  le  récit  de  Martin  ne 
pouvait  être  que  l'effet  du  délire. 

ISABELLE. 

Daigne  donc  nous  sourire  une  fois  ,  mon  fils  ;  que  ton  front  ne 
s'obscurcisse  pas  dans  ce  jour  de  réjouissance  :  nos  moments  de 
joie  sont  rares  ^  mes  fils  ne  doivent-ils  pas  les  partager  ? 

GEORGE    à  part. 

Elle  a  des  moments  de  joie,  c'était  donc  l'effet  du  délire  ? 

ISABELLE. 

Gertrude,  mon  amour,  viens  m'aider  à  désarmer  le  chevalier. 

^Elle  detaclie  son  casque.) 
GERTRUDE. 

Il  y  a  jusqu'à  trois  entailles  sur  le  casque  ,  sans  que  l'acier  en 
ait  été  percé. 

RUDIGER. 

Voyons,  voyons,  voilà  un  bon  casque  1 

GERTRUDE. 

Sans  cela  tu  étais  perdu. 


3«0  LA  MAISON  D'ASPEN. 

ISABELLE. 

i    Je  récompenserai  rarmurier  en  lui  en  donnant  le  poids  en  or. 

GEORGE    à    part. 

Elle  doit  être  innocente. 

GERTRUDE. 

Et  le  bouclier  d'Henri  est  entamé  aussi.  Laissez-moi  vous  le 
montrer,  mon  oncle. 

(Elle  porte  le  bouclier  d'Henri  à  Rudiger) 
RUDIGER. 

Montre ,  mon  amour  ;  et  toi ,  viens  ici,  Henri  ;  tu  me  raconte- 
ras les  détails  de  la  journée. 

(Henri  et  Gertrudc  causent  à  part  avec  Rudiger;  George  s'avance  ,  Isabelle  s'approcbe  de 

lui) 

ISABELLE. 

H  faut  assurément  qu'il  soit  arrivé  quelque  malheur,  George? 
Tu  es  ordinairement  grave;  mais  cette  sombre  tristesse... 

GEORGE. 

Un  malheur ,  en  effet,  (a  part.)  Maintenant  venons-en  à  l'é- 
preuve. 

ISABELLE. 

Votre  perte  a-t-elle  été  grande  ? 

GEORGE. 

Non...  Oui.  (A  part.-)  Je  ne  saurais. 

ISABELLE. 

Peut-être  as-tu  à  déplorer  la  perte  de  quelque  ami  ? 

GEORGE  à  paît. 

Il  le  faut.  (Haut.)  Martin  est  mort. 

(Il  la  regarde  avec  iuquie'lude,  mais  fiscment,  en  prononçant  ces  mots.) 
ISABELLE,  tressaillant  et  montrant  une  expression  de  joie  elirayanlc. 

Mort  ! 

GEORGE  à  part  cl  accable'  par  la  force  de  ses  sensation». 

Elle  est  coupable!  coupable  ! 

ISABELLE  ,  sans  remarquer  son  émotion. 

As-tu  dit  qu'il  était  mort  ? 

GEORGE. 

Moi,  non  ;  j'ai  dit  seulement  qu'il  était  blessé  à  mort. 

ISABELLE. 

Blessé,  seulement  blessé  ?  Où  est-il,  que  je  vole  vers  lui  ? 

CLUc  va  pour  sortir.) 


LA  MAISON  D'ASPEN.  32| 

GEORGE,   d'un  air  sc'vèrc. 

Arrêtez,  madame,  ne  parlez  pas  si  haut  ;  vous  ne  pouvez  le  voir  ^ 
il  est  prisonnier. 

ISABELLE. 

Prisonnier  et  blessé,  voilà  de  quoi  le  délivrer!  Offre  de  l'or, 
des  terres,  des  châteaux,  tous  nos  biens  pour  sa  rançon.  Jamais 
je  ne  saurais  trouver  de  repos  que  ces  murs  ou  le  cercueil  ne  le 
renferment. 

GEORGE  à  part. 

Coupable I  coupable! 

(Ptter  entre.) 
PETER. 

Hugo,  l'écuyer  du  comte  de  Maltingen,  vient  d'arriver;  il  est 
porteur  d'un  message. 

RUDIGER. 

Je  le  recevrai  dans  la  grande  salle. 

(Il  sort,  apiUjésur  Certiude  et  sur  Henii.) 
ISABELLE. 

Va,  George,  va  chercher  Martin. 

GEORGE  arrc  fermeté. 

Non,  j'ai  avant  une  tâche  à  remplir  ;  et  quand  même  la  terre 
s  ouvrirait  pour  me  dévorer  vivant ,  il  faut  que  je  l'accomplisse. 
Mais  d'abord,  d'abord...  O nature!  prends  ton  tribut. 

(Il  tombe  sur  le  sein  de  sa  mère,  et  pleure  amèrement.) 
ISABELLE. 

George,  mon  fils,  pour  l'amour  du  ciel,  que  signifie  cette  horri- 
ble frénésie  ? 

GEORGE  traverse  deux  fois  le  ihéâtrcet  reprend  un  air  ralme. 

Écoutez,  ma  mère.  J'ai  connu  un  chevalier  en  Hongrie,  brave 
dans  les  combats,  hospitalier  et  généreux  pendant  la  paix.  Le  roi 
lui  avait  donné  son  amitié  et  l'administration  d'une  province  ; 
cette  province  était  ravagée  par  des  brigands  et  des  meurtriers. 
Vousm'écoutez,  n'est-ce  pas? 

ISABELLE. 

Avec  la  plus  grande  attention. 

GEORGE. 

Ce  chevalier  s'était  lié,  lié  par  le  serment  le  plus  terrible  qu'un 
homme  puisse  faire,  d'agir  à  l'égard  de  tous  les  malfaiteurs  avec 
la  justice  la  plus  impartiale  et  la  plus  sévère  en  môme  temps.  N'é- 
tait-ce pas  un  vœu  terrible? 


Ô22  LA  MAISON  D'ASPEN. 

ISABELLE)    avec  une  aflectation  de  calme. 

C'était  un  serment  solennel,  sans  doute  ,  comme  celui  de  tout 
magistrat. 

GEORGE. 

Et  inviolable  ? 

ISABELLE. 

Sûrement,  inviolable. 

GEORGE. 

Eh  bien  !  il  arriva  que,  tout  en  poursuivant  les  brigands,  il  lit 
un  prisonnier.  Et  qui  pensez-vous  que  pouvait  être  ce  prison- 
nier ? 

ISABELLE,   avec  une  teneur  croissante 

Je  ne  saurais  dire  ! 

GEORGE,   treniljlant,   mais  coiilinuanl  rapidement. 

Son  propre  frère  jumeau,  celui  qui  avait  sucé  le  même  lait  que 
lui  et  reposé  sur  le  sein  de  la  môme  mère;  un  frère  qu'il  chéris- 
sait autant  que  son  âme...  Comment  devait  agir  ce  chevalier  à 
J'égard  de  son  frère  ? 

ISABELLE,  éperdue. 

Hélas  !  que  fit-il  ? 

GEORGE,  de'lournant  la  têle  les  mains  serées. 

Il  fit  ce  à  quoi  je  ne  pourrai  jamais  me  déterminer  :  il  fit  son 
devoir. 

ISABELLE. 

Mon  fils  I  mon  fils  !  miséricorde  I  miséricorde  ! 

(Elle  s'altaclie  à  lui.) 
GEORGE. 

Cela  est  donc  vrai? 

ISABELLE. 

Quoi? 

GEORGE. 

Ce  que  Martin  m'a  dit  (isaheiie  se  cache  la  figure.)  serait  donc  vrai  ? 

IS.\BELLE  ,     relevant   la  tèlc  avec  un  air   de  dignité'. 

Écoute  :  ô  toi  qui  instituas  les  lois  de  la  nature  !  vois  la  mère 
jugée  par  son  enfant  (eiiesereioume  vers  lui.)  Oui,  il  est  vrai  que  crai- 
gant  pour  ma  propre  vie,  je  l'ai  assurée  par  le  meurtre  de  mon 
tyran.  Fatale  lâcheté  !  funeste  erreur  !  je  ne  savais  guère  à  quelle 
terreur  je  m'exposais  pour  éviter  l'agonie  d'un  moment.  Tu  as 
mon  secret. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  32S 

GEORGE. 

Sais-tu  à  qui  tu  viens  de  le  révéler  ? 

ISABELLE. 

A  mon  fils  ! 

GEORGE. 

Non,  non,  à  un  bourreau. 

ISABELLE. 

Soit!  va  proclamer  mon  crime,  et  n'oubie  pas  mon  châtiment  ; 
n'oublie  pas  que  celle  qui  assasssina  son  époux  a  été  dévorée  de 
remords  secrets  pendant  de  longues  années,  pour  être  enfin  con- 
duite à  l'échafaud  par  un  fils  qu'elle  chérissait.  Tu  gardes  le  si- 
lence. 

GEORGE. 

Le  langage  de  la  nature  m'est  interdit ,  et  comment  pourrai-je 
en  employer  un  autre? 

ISABELLE. 

Regarde-moi,  George.  Le  bourreau  doit-il  trembler  devant  le 
criminel  ;  regarde-moi  -,  moi,  mon  fils,  je  te  pardonne  du  fond  de 
mon  àme. 

GEORGE. 

Que  me  pardonnes-tu  ? 

ISABELLE. 

Le  projet  que  tu  médites  :  que  la  vengeance  soit  sévère  ,  mais 
qu'elle  soit  secrète  ;  n'ajoute  pas  la  mort  d'un  père  à  celle  d'une 
femme  coupable.  O  P.udiger  I....  Rudiger,  cause  innocente  de 
mon  forfait  et  de  mes  malheurs  ,  quel  sera  ton  désespoir  lorsque 
tu  apprendras  le  crime  de  celle  que  tu  as  si  souvent  pressée  sur 
ton  cœur ,  lorsque  tu  entendras  proclamer  son  infamie  par  le  fils 
sur  qui  tu  fondais  tes  plus  chères  espérances. 

(Elle  pleure.) 
GEORGE  ,  avec  e'raoliou. 

La  nature  se  fait  entendre  par  force  ;  ma  mère,  ma  mère  bien- 
aimée  ,  je  vous  sauverai  ou  je  périrai,  (ii  se  jeiie  dans  ses  bras.)  C'est 
ainsi  que  s'évanouissent  mes  serments. 

ISABELLE. 

Redeviens  homme,  je  ne  te  demande  point  la  vie.  Il  ne  sera  ja- 
mais dit  qu'Isabelle  d'Aspen  ait  détourné  son  fils  du  sentier  du  de- 
voir, quoique  pour  le  parcourir  il  dût  fouler  aux  pieds  son  corps 
sanglant.  Redeviens  homme. 


9£4  LA  MAISON  D'ASPEN. 

GKORGE. 

Non ,  non ,  les  liens  de  la  nature  furent  formés  par  Dieu  môme. 
Maudit  soit  l'orgueil  stoïque  qui  voudrait  les  briser,  et  appelle-r 
rait  cela  une  vertu  1 

ISABELLE. 

Mon  fils  I  mon  fils  I  comment  pourrai-je  te  regarder  jamais  î 

(On   entend   trois  coups  à  la  porte  de  l'appartement.) 
GEORGE. 

Écoute  :  un,  deux,  trois  ^  (-à  part.)  Roderic,  tu  n'as  pas  perdu  de 
temps. 

ISABELLE  ,  ouvrant  la  porte. 

Un  parchemin  piqué  à  l'extrémité,  avec  un  poignard  !  fEiie  ouvre 
le  parcUemin.)  Cicl  ct  tcrrc,  unc  citation  des  juges  invisibles  I 

(Elle  le  laisse  tomber,) 
GEORGE  ,  lisant  avec  e'motion. 

«  Isabelle  d'Aspen,  accusée  de  meurtre  par  le  poison,  nous  t'ad- 
«  jurons  par  la  corde  et  par  le  fer  à  paraîlre  cette  nuit  devant  les 
«  vengeurs  du  sang,  qui  jugent  et  punissent  en  secret ,  comme  la 
"Divinité.  Selon  que  tu  seras  innocente  ou  coupable,  tu  seras  ab^ 
«  soute  ou  condamnée.  »  Martin ,  Martin,  tu  nous  a  trahis  ! 

ISABELLE. 

Hélas  I  où  fuirai-je? 

GEORGE. 

Tu  ne  peux  pas  fuir  :  une  mort  immédiate  en  suivrait  la  tenta- 
tive 5  cent  mille  bras  seraient  levés  contre  ta  vie ,  chaque  mor- 
ceau destiné  à  apaiser  ta  faim  ,  chaque  goutte  d'eau  dont  tu  vou- 
drais désaltérer  tes  lèvres,  la  brise  même  du  ciel,  faite  pour  te  ra- 
fraîchir, contribueraient  à  ta  perte.  Il  ne  te  reste  qu'une  chance  de 
salut,  obéis  à  la  sommation. 

ISABELLE. 

Pour  périr!  Et  cependant,  pourquoi  craindrais-je  la  mort... 
Soit  I 

GEORGE. 

Non  ;  j'ai  juré  de  vous  sauver,  et  je  saurai  accomplir  mon  ser- 
ment. Quelqu'un,  autre  que  Martin,  connaît-il  ce  funeste  secret  ? 

ISABELLE. 

Personne. 

GEORGE. 

Allez  donc,  anîrmcz  que  vous  èles  innocente,  et  abandonnez- 
moi  le  reste. 


LA  MAISON  DASPEN.  3SS 

ISABELLE. 

Malheureuse  que  je  suis  î  comment  pourrais-je  soutenir  la  tâ- 
che que  tu  voudrais  m'imposer  ? 

GEORGE. 

Songe  à  mon  père  :  vis  pour  lui.  Il  aura  besoin  de  toutes  les 
consolations  que  tu  pourras  lui  offrir.  Que  la  pensée  que  sa  ruine 
suivrait  la  tienne  te  soutienne  pendant  cette  terrible  épreuve. 

ISABELLE. 

Soit!  c'est  pour  Rudiger  que  j'ai  vécu...  c'est  pour  lui  que  je 
continuerai  à  porter  le  fardeau  de  l'existence.  Mais  le  moment  où 
il  viendrait  à  connaître  mon  crime  serait  le  dernier  de  ma  vie. 
Avant  de  recevoir  de  lui  un  seul  regard  de  mépris  ou  de  haine,  ce 
poignard  se  sera  abreuvé  de  mon  sang. 

Œlle  met  le  poignard  dans  son  sein.) 
GEORGE. 

Ne  craignez  pas...  Il  ne  peut  jamais  le  savoir...  Aucun  témoin 
ne  peut  déposer  contre  vous. 

ISABELLE. 

Comment  obéirai-je  à  cette  citation?  et  où  trouverai-je  le  siège 
de  ce  tribunal  redoutable  ? 

GEORGE. 

Laissez  cela  aux  juges,  et  songez  seulement  à  obéir;  vous  trou- 
verez un  guide.  Allez  à  la  chapelle  -,  allez  y  prier  pour  vos  péchés 
et  les  miens  5  (  ii  la  conduit  dehors  et  revient.)  Oul ,  mcs  péchés.  Je  viole 
un  serment  terrible,  mais  je  sauve  la  vie  d'une  mère ,  et  la  péni- 
tence que  je  ferai  pour  mon  parjure  effrayera  jusqu'à  ces  juges 
sanguinaires. 

(Reynold  enlie.) 
REY>OLD. 

Sire  chevalier ,  le  messager  du  comte  Roderic  désire  vous 
parler. 

GEORGE, 

Fais-le  entrer. 

(Hugo  enlre.) 
HUGO. 

Le  comte  Roderic  de  Maltingen  vous  salue  ;  il  vous  fait  dire 
qu'il  écoutera  cette  nuit  le  vol  de  la  chauve-souris  et  les  cris  du 
hibou ,  et  demande  s'il  vous  plaira  aussi  d'y  assister. 

GEORGE. 

Je  comprends  :  je  m'y  trouverai. 

LA    MA1S0>Î    d'aSPE>".  21 


Sae  LA  MAISON  DASPEN. 

HUGO. 

Et  le  comte  vous  fait  dire  qu'il  ne  veut  point  de  rançon  pour 
votre  écuyer  blessé ,  quand  vous  lui  donneriez  le  poids  de  son 
meilleur  cheval  en  or.  Mais  vous  pouvez  lui  envoyer  un  confes- 
seur, car  il  assure  qu'il  en  aura  besoin . 

GEORGE. 

Est-il  si  près  de  la  mort  ? 

HUGO. 

Non  pas,  à  ce  qu'il  me  semble  ;  il  est  affaibli  par  la  perte  de  son 
sang  ;  mais  depuis  que  sa  blessure  a  été  pansée ,  il  peut  se  tenir 
et  marcher  :  notre  comte  a  un  baume  bienfaisant  qui  lui  a  fait 
grand  bien. 

GEORGE. 

C'est  assez  5  j'enverrai  un  prêtre,  (iin-o  sort.)  Je  pénètre  son  des- 
sein ,  il  voudrait  avoir  un  autre  témoin  de  la  déposition  de  Mar- 
tin ;  mais  aucun  prêtre  ne  l'approchera.  Reynold ,  ne  penses-tu 
pas  que  nous  pourrions  envoyer  un  de  nos  hommes  d'armes  pour 
protéger  la  fuite  de  Martin. 

REYiXOLD. 

Noble  sire ,  les  gens  de  votre  maison  sont  si  bien  connus  de 
ceux  de  Maltingen,  que  je  crains  que  ce  ne  soit  impossible. 

GEORGE. 

Ne  connais-tu  aucun  étranger  qu'on  puisse  employer  ?  Il  sera 
récompensé  au  delà  de  ses  espérances. 

REYNOLD. 

Sauf  votre  bon  plaisir,  je  pense  que  le  ménestrel  serait  bien  ca- 
pable de  se  charger  d'une  telle  mission.  Il  est  fin  et  adroit,  et  il 
5ait  lire  et  écrire  comme  un  prêtre. 

GEORGE. 

Appelle-le...  (Rcynoid  sorr.)  Si  ce  moyen  ne  me  réussit  pas  ,  il  fau- 
dra que  j'emploie  la  force  ouverte.  Martin  une  fois  éloigné,  au- 
cune voix  ne  pourrait  allîrmer  cette  vérité  sanglante. 

(Le  munestrel  entre.) 
GEORGE. 

Approche,  Minhold,  as-tu  le  courage  d'exécuter  une  entre- 
prise dangereuse  ? 

BERTRAM. 

Ma  vie  ,  sir  chevalier ,  n'a  été  qu'une  série  de  périls  et  de  dan- 
gers. J'ai  oublié  comment  on  craint. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  327 

GEORGE. 

Ton  langage  est  au-dessus  de  ta  condition  I  Qui  es-tu  ? 

BERTRAM. 

Un  malheureux  chevalier  obligé  de  se  cacher  sous  ce  dégui- 
sement. 

GEORGE. 

Quelle  est  la  cause  de  tes  malheurs  ? 

BERTRAM. 

J'ai  tué  un  prince  dans  un  tournoi ,  et  j'ai  été  mis  au  ban  de 
l'empire. 

GEORGE. 

J'ai  du  crédit  auprès  de  l'empereur.  Jure  d'accomplir  la  tâche 
que  je  t'imposerai,  et  j'obtiendrai  pour  toi  la  levée  du  ban. 

BERTRAM. 

Je  le  jure  ! 

GEORGE. 

Alors ,  prends  le  déguisement  d'un  moine ,  et  accompagne  l'é- 
cuyer  du  comte  Roderic  ,  comme  pour  aller  confesser  Martin  , 
mon  écuyer  blessé.  Change  avec  lui  de  costume  et  reste  en  prison 
à  sa  place.  Ta  captivité  sera  courte ,  et  je  te  donne  ma  parole  de 
chevalier,  que  je  travaillerai  à  exécuter  ma  promesse  ,  quand  tu 
te  seras  décidé  à  me  confier  ton  histoire. 

BERTRAM. 

Je  suivrai  vos  ordres.  La  vie  de  votre  écuyer  est-elle  en  dan- 
ger ? 

GEORGE. 

Oui ,  à  moins  que  tu  ne  puisses  réussir  à  protéger  sa  fuite. 

BERTRA3I. 

Je  vais  le  tenter. 

(nsort.) 
GEORGE. 

Tels  sont  les  vils  expédients  auxquels  George  d'Aspen  doit 
maintenant  avoir  recours.  Ce  n'est  plus  sur  le  champ  de  bataille 
que  je  puis  me  mesurer  avec  Roderic.  Un  chevalier  corrompu 
et  parjure  ne  doit  lutter  avec  lui  que  d'artifice,  de  dissimulation 
et  de  perfidie.  Oh ,  ma  mère ,  ma  mère  I  la  plus  amère  conséquen- 
ce de  ton  crime  a  été  la  naissance  de  ton  premier  enfant  1  Mais  il 
faut  que  j'avertisse  mon  frère  de  l'orage  qui  s'approche.  Pauvre 
Henri ,  dans  son  humeur  enjouée ,  combien  il  est  loin  de  prévoir 


328  LA  MAIbON  D'ASPEN. 

tant  de  malheurs  !...  Holà,  quelqu'un.  (Un  domestique  emie.)  Où  est  le 

baron  Henri  ? 

LE   DOMESTIQUE. 

Noble  sire,  après  avoir  pris  quelque  rafraîchissement,  il  est 
monté  à  cheval  pour  aller  rejoindre  le  détachement  resté  sur  le 
champ  de  bataille. 

GEORGE. 

Selle  mon  coursier ,  je  vais  le  suivre. 

LE    DOMESTIQUE. 

Sauf  votre  bon  plaisir ,  votre  noble  père  vous  a  deux  fois  récla- 
mé au  banquet. 

GEORGE. 

N'importe,  tu  diras  que  je  suis  allé  au  Wolfshill.  Où  est  ta  maî- 
tresse ? 

LE    DOMESTIQUE. 

Dans  la  chapelle ,  sire  chevalier. 

GEORGE. 

Selle  mon  cheval  bai  ;  (à  pan.)  c'est  probablement  pour  la  der- 
nière fois. 

(Ils  sortent.) 


ACTE  QUATRIEME. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

Le  tkc'âtre  reprc'sente  le  Lois  de  Griefenliaus  avec  les  ruines  du  château  vu  d'un  peu  plus 
près  que  dans  le  second  acte,  mais  encore  dans  le  lointain. 

RODERIG  ^     *V01jrSTElJN  ,    suivis  de  soldats  venant  d'une  reconnaissance. 

WOLFSTEIN. 

Ils  veulent  profiter  de  leurs  succès ,  et  ils  pousseront  leurs 
avantages.  U  faut  nous  retirer  de  bonne  heure,  comte  Roderic. 

RODERIC. 

Nous  sommes  en  sûreté  ici  pour  le  moment.  Ils  ne  semblent  pas 
vouloir  s'avancer  immédiatement.  Je  ne  crois  pas  que  George  ni 
Henri  soient  avec  le  détachement  qui  est  dans  le  bois. 

[Hugo  entre.) 
HUGO. 

Noble  sire ,  comment  vous  apprendrai-je  ce  qui  vient  d'ar- 
river ? 


LA  MAISON  D'ASPEN.  329 

RODERIC. 

Qu'est-ce  ? 

HUGO. 

Martin  s'est  échappé. 

RODERIC. 

Misérable  I  ta  vie  me  le  payera. 

(Il   frappe  Hugo  :  AVolfslein  le  relient.) 
WOLFSTELX. 

Arrêtez,  arrêtez,  comte  Roderic  ;  Hugo  peut  n'avoir  aucun  tort. 

RODERIC. 

Infidèle  esclave  I  Comment  a-t-il  fait  pour  s'échapper  ? 

HUGO. 

Il  a  changé  d'habit  avec  le  moine ,  que ,  d'après  vos  ordres , 
nous  avons  amené  pour  le  confesser. 

RODERIC. 

Y  a-t-il  long-temps  qu'il  est  parti  ? 

HUGO. 

Il  y  a  un  peu  plus  d'une  heure  qu'il  est  passé  devant  nos  sen- 
tinelles, déguisé  sous  l'habit  du  chapelain  d'Aspen  ;  mais  il  mar- 
chait si  lentement  et  d'un  pas  si  faible,  que  je  ne  crois  pas  qu'il 
puisse  encore  avoir  atteint  les  postes  de  l'ennemi. 

RODERIC. 

Où  est  ce  prêtre  perfide  ? 

HUGO. 

Il  attend  son  arrêt. 

RODERIC. 

Qu'on  me  l'amène  ici.  Le  mécréant  qui  a  arraché  au  lion  de 
Maltingen  la  proie  sur  laquelle  il  allait  assouvir  sa  vengeance  ex- 
pirera dans  les  tortures. 

(Hugo,  rertram,  suite.) 
RODERIC. 

Scélérat  !  qui  a  pu  te  tenter,  sous  l'habit  d'un  ministre  de  la 
rehgion ,  à  dérober  un  criminel  à  la  main  de  la  justice  ? 

BERTRAM. 

Je  ne  suis  point  un  scélérat ,  comte  Roderic ,  et  je  n'ai  fait  que 
proléger  la  fuite  d'un  malheureux  blessé  que  tu  voulais  tuer  lâ- 
chement. 

RODERIC. 

Esclave  vil  et  menteur  I  tu  as  favorisé  un  meurtrier  sur  qui  la 
justice  avait  des  droits  sacrés. 


550  LA  Maison  d'aspen. 

BERTRAM. 

Je  ne  suis  ni  menteur  ni  esclave;  j'espère  bientôt  te  prouver 
que  je  suis  encore  une  fois  ton  égal. 

RODERIC. 

Toi ,  toi  ! 

BERTRA3I. 

Oui ,  le  nom  de  Bertram  d'Ebersdorf  jadis  ne  te  fut  pas  in- 
connu. 

RODERIC   étonné. 

Toi ,  Bertram  ,  le  frère  d'Arnolf  d'Ebersdorf,  le  premier  mari 
d'Isabelle  d'Aspen. 

BERTRAM. 

Lui-même. 

RODERIC. 

Qui ,  il  y  a  bien  des  années,  dans  une  querelle  à  un  tournoi , 
tua  le  parent  de  l'empereur  et  fut  mis  au  ban  ? 

BERTRAM. 

Lui-môme. 

RODERIC. 

Et  qui  maintenant,  sous  le  déguisement  d'un  prêtre ,  "vient de 
favoriser  la  fuite  de  Martin,  écuyer  de  George  d'Aspen? 

BERTRAM. 

Lui-même,  lui-môme. 

RODERIC. 

Alors,  par  la  sainte  croix  de  Cologne,  tu  as  mis  en  liberté  le 
meurtrier  de  ton  père  Arnolf. 

BERTRAM. 

*     Comment?  Je  ne  t'entends  pas,  je  ne  te  comprends  pas. 

RODERIC. 

Misérable  dupe  I  Martin ,  d'après  son  propre  aveu ,  et  Wolfstein 
l'a  entendu  ,  a  confessé  qu'il  avait  aidé  Isabelle  à  assassiner  son 
mari.  J'avais  préparé  un  plan  de  vengeance  qui  avait  fait  frémir 
toute  l'Allemagne  ;  et  tu  viens  de  le  faire  échouer ,  toi ,  le  frère 
delà  victime  ! 

BERTRAM. 

Est-ce  bien  possible,  Wolfstein? 

AVOLFSTEIN. 

J'ai  entendu  Martin  avouer  le  meurtre. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  331 

BERTRA3I. 

Alors ,  je  suis  vraiment  infortuné  ! 

RODERIC. 

Au  nom  de  l'esprit  de  mal ,  qui  t'a  amené  ici  ? 

BERTRAM. 

Je  suis  le  dernier  de  ma  race.  Lorsque  je  fus  proscrit ,  comme 
tu  le  sais,  les  terres  d'Ébersdorf,  mon  héritage  légitime,  furent 
confisquées ,  et  l'empereur  les  donna  à  Rudiger  quand  il  épousa 
Isabelle.  J'essayai  de  défendre  mes  domaines  ;  mais  Rudiger,  que 
l'enfer  l'en  remercie ,  soutint  le  ban  contre  moi  à  la  tête  de  ses 
vassaux  ,  et  je  fus  forcé  de  fuir.  Depuis  lors,  j'ai  fait  la  guerre 
contre  le  Sarrasin  en  Espagne  et  dans  la  Palestine. 

RODERIC. 

Mais  pourquoi  es-tu  venu  dans  un  pays  où  tu  ne  peux  éviter 
une  mort  certaine ,  si  tu  viens  à  être  découvert  ? 

BERTRAM. 

Je  ne  pus  résister  au  désir  impatient  de  revoir  une  terre  natal' 
et  les  tours  d'Ébersdorf.  Je  suis  arrivé  hier  ici  sous  le  nom  d 
ménestrel  Minhold. 

RODERIC. 

Et  qui  a  pu  te  décidera  entreprendre  la  délivrance  de  Martin  ? 

BERTRAM. 

George,  quoique  je  ne  lui  aie  pas  dit  mon  nom,  s'était  engagé  à 
me  procurer  en  échange  la  levée  du  ban  ;  d'ailleurs  il  me  dit  que 
la  vie  de  Martin  était  en  danger,  et  je  ne  considérai  que  ce  vieux 
scélérat,  le  dernier  serviteur  qui  restât  de  notre  maison.  Mais, 
comme  Dieu  me  jugera  un  jour,  je  ne  pouvais  pas  même  soup- 
çonner le  récit  plein  d'horreur  que  tu  viens  de  me  faire;  le  bruit 
avait  couru  que  mon  frère  était  mort  de  la  peste. 
^voLFSTEI^^ 

Ce  bruit  avait  été  propagé  sans  doute  afin  qu'on  n'entourât  par 
son  lit  de  mort  et  qu'on  ne  procédât  pas  à  son  autopsie. 

BERTRAM. 

La  vengeance  sera  aussi  terrible  que  le  crime.  Les  usurpateurs 
de  mon  héritage,  ceux  qui  m'ont  ravi  l'honneur,  et  qui  ont  assas- 
siné mon  frère,  seront  détruits  jusqu'à  la  racine. 

RODERIC. 

Alors,  sois  le  bienvenu  ici.,  surtout  si  tu  es  encore  un  véritable 
frère  de  notre  ordre  invisible. 


352  LA  3IAIS0N  D'ASPEN. 

BERTRAM. 

Je  le  suis. 

RODERIC. 

Une  assemblée  a  été  convoquée  ici  pour  cette  nuit,  relativement 
à  la  mort  de  ton  frère.  Voici  quelques-uns  des  nôtres  qui  arrivent, 
il  faut  que  je  les  envoie  à  la  poursuite  de  Martin. 

(Hugo  entre.) 
HUGO. 

L'ennemi  s'avance,  sire  chevalier. 

RODERIC. 

En  arrière,  en  arrièrelaux  ruines  .'Tiens  avec  nous,  Bertram, 
nous  t'apprendrons  en  route  cette  terrible  histoire. 

(Us  sortent  :  ou   voit    entrer  du   côte'    oppose'   George,    Henri,  Wickerd,    Conrad    et  des 

scIJals.J 

GEORGE. 

On  n'a  pas  encore  des  nouvelles  de  IMartin . 

WICKERD. 

Aucune,  sire  chevalier. 

GEORGE. 

Isi  du  ménestrel  ? 

WICKERD. 

Non  plus. 

GEORGE. 

Alors  il  m'a  trahi,  ou  il  est  prisonnier,  des  deux  côtés  le  malheur 
est  égal.  Pars,  et  va  battre  le  bois,  Wickerd. 

(AVickerd  sort  suivi  des  soldats.) 
HENRI. 

Toujours  cette  affreuse  tristesse  sur  ton  front,  mon  frère  ? 

GEORGE. 

Que  veux-tu? 

HENRI. 

Autrefois  tu  me  jugeais  digne  de  ton  amitié. 

GEORGE. 

Henri,  tu  es  bien  jeune. . . 

HENRI. 

Est-ce  une  raison  pour  trahir  ta  confiance? 

GEORGE. 

Non;  mais  tu  es  d'un  naturel  doux  et  tendre;  ton  esprit  n'a 
pas  assez  de  force  pour  supporter  le  fardeau  qui  accable  le  mien, 
bien  moins  encore  pour  approuver  les  moyens  que  je  veux 
employer  pour  m'en  débarrasser. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  833 

HE.^RI. 

Mets-moi  à  l'épreuve, 

GEORGE. 

Je  ne  le  puis. 

HE-NRI.  '      • 

Alors  tu  ne  m'aimes  plus. 

GEORGE. 

C'est  parce  que  je  t'aime,  au  contraire,  que  je  ne  veux  pas 
l'entraîner  dans  mes  malheurs. 

HENRI. 

Je  les  supporterai  avec  toi. 

GEORGE. 

Si  tu  les  partageais,  ils  me  paraîtraient  doubles. 

HENRI. 

Ne  crains  point,  je  trouverai  un  remède. 

GEORGE. 

Il  t'en  coûterait  la  paix  de  ton  âme  à  présent  et  à  jamais. 

HENRI. 

J'en  courrai  le  risque. 

GEORGE. 

Cela  ne  se  peut,  Henri.  Tu  deviendrais  le  confident  de  crimes 
passés,  et  le  complice  de  crimes  à  venir. 

HENRI. 

Devinerai-je  ? 

GEORGE. 

IS^on,  je  t'en  conjure. 

HENRI. 

Il  le  faut  5  tu  es  un  des  juges  secrets. 

GEORGE. 

Malheureux  jeune  homme,  qu'as-tu  dit  ? 

HENRI.  "" 

N'est-il  pas  vrai  ? 

GEORGE. 

Sais-tu  ce  que  cette  découverte  te  coûte? 

HENRI. 

Peu  m'importe. 

GEORGE. 

Celui  qui  découvre  quelque  membre  de  nos  mystères  doit  lui- 
même  faire  partie  de  notre  société. 


554  LA  MAISON  D  ASPEN. 

HENRI. 

Comment  ? 

GEORGE. 

S'il  n'y  consent  pas,  sa  mort  nous  assure  bientôt  de  sa  discré- 
tion-, nous  en  avons  fait  serment.  Choisis  maintenant. 

HENRI 

Hé  bien  I  n'ôtes-vous  pas  alliés  en  secret  pour  punir  ces  malfai- 
teurs que  le  glaive  ne  peut  atteindre,  ou  qui  sont  mis  à  l'abri  de 
ses  coups  par  l'égide  du  pouvoir  ? 

GEORGE. 

Tel  est  en  effet  le  but  de  notre  association-,  mais  ce  but,  elle 
le  poursuit  à  travers  des  sentiers  obscurs,  tortueux  et  souvent 
teints  de  sang-,  quel  est  celui  qui  peut  les  parcourir  sans  danger? 
Maudite  soit  l'heure  où  j'entrai  dans  ce  sombre  labyrinthe ,  et 
doublement  maudite  celle  où  tu  dois  perdre  aussi  la  douce  séré- 
nité d'une  âme  qui  ne  connut  jamais  la  dissimulation  I 

HENRI. 

Et  cependant,  pour  l'amour  de  toi,  je  deviendrai  membre  des 
francs-juges. 

GEORGE. 

Henri,  lorsque  tu  t'es  levé  ce  matin,  tu  étais  libre-,  personne 
n'aurait  eu  le  droit  de  te  demander  compte  de  la  moindre  de  tes 
actions,  et  ce  soir  tu  te  coucheras  l'esclave  le  plus  misérable  qui 
ait  jamais  manié  la  rame;  l'esclave  d'hommes  dont  les  actions  te 
paraîtront  incompréhensibles  et  féroces,  et  que  tu  seras  engagé 
à  aider  contre  le  monde  entier  au  péril  de  ta  propre  vie. 

HENRI. 

N'importe ,  je  partagerai  ton  sort. 

GEORGE. 

Hélas,  Henri!  que  le  ciel  t'en  préserve  !  Mais,  puisque  par  une 
parole  précipitée  tu  viens  de  te  lier  à  nous,  je  profiterai  de  l'offre 
de  tes  services.  Prends  ton  meilleur  cheval,  et  rends-toi  cette  nuit 
môma  auprès  du  duc  de  Bavière  :  il  est  chef  souverain  de  notre 
chapitre;  montre-lui  ce  cachet  et  cette  lettre,  dis-lui  qu'on  doit 
discuter  cette  nuit  des  affaires  qui  concernent  la  maison  d'Aspen, 
et  prie-le  de  se  rendre  en  toute  hâte  à  l'assemblée,  car  il  sait  bien 
que  le  président  est  notre  ennemi  mortel.  H  te  recevra  membre 
de  notre  sainte  association. 

HENRI. 

Quel  est  renncmi  que  vous  craignez? 


LA  MAISON  D'aSPEN.  3Sf 

GEORGE. 

Jeune  homme,  le  premier  devoir  que  tu  as  à  remplir  est  celui 
d'une  obéissance  passive  et  aveugle. 

HENRI. 

Hé  bien ,  je  serai  bientô*:  de  retour ,  et  je  ne  tarderai  pas  à  te 
revoir. 

GEORGE. 

De  retour,  oui-,  mais  quant  au  reste....  N'importe,  ne  parlons 
pas  de  cela. 

HENRI. 

Je  pars.  Tu  placeras  ici  une  sentinelle. 

GEORGE. 

Oui.  (Henri  s'éloigne.  )  Rcvicns,  mou  cher  Henri  ;  laisse-moi  t'em- 
brasser,  dans  le  cas  où  tu  ne  pourrais  plus  me  revoir. 

HENRI. 

Ciel  !  que  veux-tu  dire  ? 

GEORGE. 

Pden.  La  vie  des  mortels  est  précaire,  et  si  nous  ne  nous  re- 
voyons plus,  reçois  ma  bénédiction  et  cet  embrassement,  et  en- 
core celui-ci.  (Il  l'embrasse  teiiaremeni.  )  Maintenant  rcuds-tol  en  toute 
hâte  chez  le  duc.  (Henri son. i  Pauvre  jeune  homme^,  tu  ne  sais 
guère  ce  que  tu  as  entrepris  !  Mais  si  Martin  s'est  échappé  et  que 
le  duc  arrive  on  n'osera  pas  procéder  sans  preuve. 

(Wickerd  entre  suivi  de  soldats.) 
\YICKERD. 

Nous  avons  fait  prisonnier  un  homme  de  Mùltingen ,  baron 
George,  et  il  vient  de  nous  apprendre  que  Martin  s'est  échappé. 

GEORGE. 

O  joie  I  joie!  la  seule  que  je  puisse  maintenant  éprouver  !  Ren- 
dez-lui la  liberté  pour  cette  bonne  nouvelle.  Et  vous,  Wickerd , 
gr'-dez-moi  ce  poste  avec  vigilance  toute  la  nuit^  envoyez  des 
vedettes  en  avant  pour  chercher  Martin,  dans  le  cas  où  il  ne  serait 
p?s  en  état  d'arriver  à  Ebersdorf. 

WICKERD. 

Vous  serez  obéi,  noble  sire. 

(Fanfares  de  trompellcs  et  de  lymbales.  La  toile  lomlje,'^ 


330  LA  MAISON  D'ASPEN. 

SCÈNE  II. 

Le  lliéâlrc  repre'seiilc  la  chapelle  d'Eberadorf ,  ancien  Lâliment  golliique. 
ISABELLE  ;    se  relevant  de  devant  l'aulel  sur  lequel  brûlent  deux  cierges. 

Je  ne  puis  pas  prier;  la  terreur  et  les  remords  ne  laissent  plus 
de  place  à  la  dévotion.  Il  faut  avoir  le  cœur  en  paix  et  les  mains 
pures  pour  les  élever  vers  le  ciel.  Minuit  est  l'heure  de  la  som- 
mation. Comment  pourrais-je  prier  quand  je  vais  paraître  devant 
mes  juges,  résolue  à  nier  un  crime  que  tout  ce  que  j'ai  de  sang 
dans  les  veines  ne  pourrait  effacer  I  Et  mon  fils  !  oh  I  il  sera  vic- 
time de  mes  forfaits!  Arnolf,  Arnolf!  que  tu  es  bien  vengé  I 
(On  frappe  à  la  porte.)  J'eutcnds  Ics  pas  de  mon  redoutable  guide. 

(  On  frappe  encore.  )   MOU  COUragC  m'abaudonue  !    (Gertrude   entre.)     Ger- 

trude,  est-ce  toi?  es-tu  seule  ? 

(Elle  l'embrasse.) 
GERTRUDE. 

ÎMa  chère  tante,  quittez  ce  lieu  ;  il  glace  le  sang  I  Ma  tante  m'a 
envoyée  vous  chercher  pour  vous  faire  venir  chez  elle. 

ISABELLE. 

Qui  est  avec  elle? 

GERTRUDE. 

•    Reynold  seule  et  la  famille,  avec  qui  mon  oncle  se  livre 
à  la  joie. 

ISABELLE. 

N'as-tu  pas  vu  de  figures  étrangères? 

GERTRUDE. 

Non  ;  personne  que  des  amis. 

ISABELLE. 

Es- tu  sûre  décela?  George  y  est- il  ? 

GERTRUDE. 

Non,  ni  Henri;  tous  deux  sont  sortis  à  cheval.  Je  pense  qu'ils 
pourraient  rester  un  jour,  au  moins.  Mais  venez,  ma  tante,  je 
hais  ce  lieu  ;  il  me  rappelle  mon  rêve.  Yoyez,  là-bas  est  l'endroit 
où  il  m'a  semblé  qu'on  vous  enterrait  vivante  sous  un  mo- 
nument. 

(Elle  montre  du  doigt  le  point  qu'elle  veut  indiquer.) 
ISABELLE  ,    tiLSsalUanl. 

Le  monument  de  mon  premier  mari  I  Laisse-moi,  laisse-moi, 
Gertrude;  je  te  suis  dnns  un  moment.  (Genruieson.  )  Oui,  c'est  là 
qu'il  repose  I  oublieux  à  la  fois  de  ses  crimes  et  de  ses  outrages  I 


LA  MAISON  D'ASPEN.  337 

insensible,  comme  si  celte  chapelle  n'eût  jamais  retenti  de  mes 
gémissements,  ou  le  château  répété  le  râle  de  ses  derniers  soupirs  ! 
Quand  dormirai-je  de  ce  dernier  sommeil  ?  (  Comme  eiu  aiudie  ics  jeux 

sur  le   monument,   une  figure  cnveloppe'e  de  noir  apparaît  de   derrière.)    UlCU   mi~ 

séricordieux  !  est-ce  une  vision  comme  celle  qui  a  hanté  ma 

couche  ?  (  Elle  approche  :  elle  avance  avec  un  sentiment  mêlé  de  terreur  et  de  résolution.) 

Esprit  ou  fantôme,  es-tu  l'esprit  sans  repos  de  celui  qui  expira 
dans  les  tourments  de  l'agonie?  ou  bien  es-tu  l'être  mystérieux 
qui  me  guida  pour  commettre  mon  crime?  (La  figure  s'incline,  ei  fait  un 
signe aiinmatif.)  Demain I  demain!  je  ne  puis  te  suivre  à  présent  ! 

(  La  figure  montre  un  poignard  cacbe'  sous  son  manteau.  )    1  U    m  y    COUtramS  .    JC 

te  comprends  :  je  te  suivrai. 

(Elle  suit  la  fiijure  quelques  pas;  le  fantôme  se  retourne,  et  arracUe  de  sa  têle  un  voile  noir 
et  lu:  prend  la  main  :  ils  sortent  ensemlile,  et  passent  derrière  le  monument.) 

SCENE  m. 

La  forêl  de  Gricfenliaus. 

lo  coin  de  feu  autour  duquel  s'asseyent     VVl(jK.Ei\lJ,     CUAlvAL)     et   autres,   en 
veloppés  dans  leurs  manteaux.) 
WICKERD. 

La  nuit  est  bien  froide, 

COXRAD. 

Oui  ;  mais  tu  t'en  es  garanti  avec  ton  manteau  et  le  vieux  nec- 
tar du  Rhin. 

WICKERD. 

C'est  vrai  ;  et  je  vais  vous  en  donner  un  preuve. 

(Il  chante.) 

LE  VO  DU  RHIN. 

Qui  sait  de  vaillanti  bataillons 
Soudain  réchauffer  le  courage? 
Le  raisin  des  riants  vallons 
Qui  du  Rhin  forment  le  rivage. 
Oli  .'  béni  soit  donc  le  raisin 
Qui  croît  au  rivage  du  Rhin  ! 

Que  les  ornements,  les  fourrures  ^ 

Que  les  dépouilles   d'animaux. 

Despotes,  couvrent  les  troupeaux 

Des  soldats  dont  mille   blessures 

Signalent  les  exploits  rivaux. 

Je  serais  glacé  sans  la  ilamme 

Du  ■(in  qui  réjouit  mon  âme. 

Lorsque  le  givre  des  forêts 

Est  descendu  sur  les  marais.  • 


358  LA  MAISON  D'ASPEN. 

Oui,  sur  le  Bhin,  sur  le  Rhin  naissent. 
Les  grappes  de  ce  jus  divin, 
Qui,  lorsque  les  soldais  s'affaissent, 
Yienl    re'veillcr  leur  cœur  souAiin  : 
Béni  soit  le  nectar  du  Rhin  ! 

CONRAD. 

Bien  chanté,  Wickerd!  tu  eus  toujours  un  cœur  jovial; 

(Ln  soldat  ou  deux  entrent. 1 
WICKERD. 

As-tu  fait  les  rondes,  Franck  ? 

FRANCK. 

Oui-,  jusqu'au  marais  delà  Ciguë.  Il  fait  une  nuit  bien  ora- 
geuse^ la  lune  brillait  sur  la  colline  du  Loup',  et  sur  les  corps 
morts  dont  le  travail  du  jour  a  couvert  ce  lieu.  Nous  avons  en- 
tendu l'esprit  de  la  maison  de  Maltingen,  éveillé  sur  le  carnage  de 
ses  adhérents;  je  n'ai  osé  aller  plus  loin. 

WICKERD. 

Misérable  cœur  de  poule  !  L'esprit  de  quelques  vieux  corbeaux 
qui  a  sur  leurs  os  recueilli  sa  pâture. 

corsRAD. 

Non,  Wickerd  ;  les  gens  d'église  prétendent  qu'il  existe  de  pa- 
reilles choses. 

FRANK. 

Oui  ;  et  le  père  Ludovic  nous  a  dit  dans  son  dernier  sermon 
comment  le  diable  tordit  le  cou  à  dix  fermiers  à  Kletterback  , 
pour  avoir  refusé  le  denier  de  saint  Pierre. 

WICKERD. 

Oui,  quelque  diable  d'église,  sans  doute. 

FRANK. 

Non  5  le  vieux  Reynold  nous  a  dit  qu'en  passant  près  de  la 
vieille  chapelle  de  notre  château,  il  l'a  vue  tout  éclairée,  et  il  a 
entendu  chanter  en  chœur  le  service  funéraire. 

AUTRE    SOLDAT. 

Le  père  Lodovic  l'a  aussi  entendu. 

WICKERD. 

Écoutez-moi,  vous  enfants  à  cœur  de  lièvre  I  pouvez-vous  re- 
garder la  mort  en  face  sur  le  champ  de  bataille,  et  craindre  une 
telle  nourriture  de  spectres?  Le  vieux  Reynold  était  entre  deux 
vins  lorsqu'il  eut  cette  vision.  Quant  au  chapelain,  loin  de  moi 

\fFolf's  Ilill,  dit  le  texte  pour  exprimer  une  localité,  a.  m. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  gg» 

l'idée  de  nommer  esprit  qui  le  visite-,  mais  je  sais  que  penser, 
lorsque  je  le  trouve  confessant  la  jolie  petite  Agnès,  fille  de  Ber- 
trand, dans  le  bosquet  de  noisetiers. 

CONRAD. 

Mais ,  Wickerd ,  bien  que  souvent  j'aie  ouï  faire  des  contes 
étranges  auxquels  je  ne  saurais  ajouter  foi,  pourtant,  dans  notre 
famille,  il  en  est  un  si  bien  attesté,  que  j'ai  peine  à  le  croire. 
Vous  ledirai-je? 

TOUS   LES   SOLDATS. 

Oui  ;  dites-le,  brave  Conrad. 

V^ICKERD. 

Je  prendrai  un  autre  verre  de  vin  du  Rhin  pour  me  fortifier 
contre  les  horreurs  du  récit. 

CONRAD. 

C'est  à  peu  près  mon  oncle  et  mon  grand  père  Albert  de 
Horsheim. 

"NVICKERD. 

Je  l'ai  VU;  c'était  un  vaillant  guerrier. 

CONRAD. 

Bien  I  II  fut  long-temps  absent,  et  fut  employé  dans  les  guerres 
de  Bohême.  Lors  d'une  expédition,  il  fut  pris  par  la  nuit,  et  il  vint 
à  une  maison  sur  la  fisière  de  la  forêt  :  lui  et  les  siens  heurtèrent 
vainement  plusieurs  fois  à  la  porte.  Ils  l'enfoncèrent ,  m.ais  ne 
trouvèrent  personne. 

FRANK. 

Et  eurent-ils  de  bons  quartiers? 

CONRAD. 

Oui  ;  et  Albert  se  retira  pour  se  reposer  dans  une  chambre 
au  premier  étage.  En  face  du  lit  sur  lequel  il  se  jeta  était  un 
miroir.  A  minuit,  il  fut  éveillé  par  de  profonds  gémissements;  il 
porta  les  yeux  sur  le  miroir,  et  vit. . . 

FRANK. 

Juste  ciel!  n'entendez-vous  rien? 

WICKERD. 

Oui,  le  vent  qui  souffle  parmi  les  feuilles  flétries  des  arbres. 
Continuez,  Conrad.  Votre  oncle  était  un  sage. 

CONRAD. 

Plus  que  d'autres  à  cheveux  blancs. 

AVICKERD. 

Ah!  jeune  homme,  es-tu  si  impertinent?  Quoique  page  de 


340  LA  MAISON  D'ASPEN. 

lord  Henri ,  je  t'apprendrai  qui  commande  le  parti  que  tu  veux 

mépriser. 

TOUS    LES   SOLDATS. 

Paix  !  paix  I  bon  AVickerd-,  que  Conrad  continue. 

CO^RAD. 

Où  en  étais-je? 

FRAiNK. 

Au  miroir. 

CONRAD. 

C'est  vrai.  Mon  oncle  aperçut  dans  le  miroir  la  réflexion  d'une 
figure  humaine,  tordue  et  couverte  de  sang.  Une  voix  prononça 
distinctement  ces  mots  :  «  Il  en  est  temps  encore.  »  Ils  étaient  à 
peine  prononcés ,  que  mon  oncle  reconnut  dans  le  visage  du 
spectre  les  traits  de  son  père. 

UN    SOLDAT. 

Chut!  par  saint  François,  j'entends  un  gémissement. 

(Ils  tiessaillenl  tous  à  l'exception  de  AVickerd.) 
AVICKERD. 

C'est  le  coassement  d'une  grenouille,  qui  a  eu  froid  cette  nuit, 
et  qui  chante  d'une  manière  plus  dure  que  de  coutume. 

FRAIS  K. 

Tu  n'es  sûrement  pas  chrétien. 

Mis  s'asseyent  en  se  rapprochant  du  feu,) 
COxNRAD. 

Bien.  Mon  oncle  appela  ses  domestiques,  et  ils  firent  des  per- 
quisitions infructueuses  dans  tous  les  coins  de  la  chambre.  Ils 
cachèrent  le  miroir  avec  un  drap,  laissèrent  de  nouveau  Albert 
seul  ;  mais  à  peine  eut-il  fermé  les  yeux,  que  la  même  voix  cria  : 
«  Il  est  maintenant  trop  tard.  »  Le  drap  fut  levé,  et  il  vit  de  re- 
chef la  figure... 


FRANK. 

Sainte  Vierge  Marie  I  Elle  paraît. 


(Tous  se  lèvent.) 


■\VICKERD. 

OÙ?  quoi? 

CONRAD. 

Yoyez-vous  la  figure  venir  du  bosquet? 

Martin    entre  sous  l'iiajjit  de  moine,  en  grand  desordre;  il  a  la  ligure  pile  et  la  dc'niaiclio 

très-Icnte. 

AVICKERD     levant  sa  pique" 

Homme  ou  démon ,  qui  que  lu  sois ,  tu  vas  sentir  la  pointe  de 


LA  MAISON  D'ASPEN.  541 

mon  fer,  si  tu  avances  un  pas  de  plus.  (Mania  sarrêie.)  Qui  es-tu 
que  cherches-  tu  ? 

MARTIN. 

Je  voudrais  me  chauffer  à  votre  foyer,  car  il  fait  terriblement 
froid. 

WICKEI^D. 

Voyez  là-bas,  vous  autres,  poltrons!  cette  prétendue  vision 
n'est  qu'un  pauvre  moine  anuité  :  assieds-toi,  père.  (  lu  piacen: 
MariiD  piès  au  feu.)  Par  le  ciel,  c'est  Martin,  notre  Martin.  Martin, 
où  es-tu  donc  allé?  nous  t'avons  cherché  toute  la  nuit. 

MARTIN'. 

Comme  font  beaucoup  d'autres  encore. 

CONRAD. 


Oui,  ton  maître. 
L'avez-vous  vu  aussi  ? 
Qui  ?  le  baron  George  ? 


MARTIN. 


CONRAD. 


MARTIN. 

Non,  mon  premier  maître  ,  Arnolf  d'Ebersdorf. 

AVICKERD. 

Il  extravague. 

MARTIN. 

Il  m'a  dépassé  tout  à  l'heure  dans  le  bois,  monté  sur  son  vieux 
cheval  noir,  ses  narines  soufflaient  la  fumée  et  la  flamme  :  ni 
arbres  ni  rochers  ne  pouvaient  l'arrêter.  Il  m'a  dit  :  «  Martin,  tu 
rentreras  celte  nuit  à  mon  service.  >• 

WiCKERD. 

Dépouille-toi  de  ton  manteau,  Francis  ;  il  est  tout  raide  de  froid. 
Ne  te  souviens-tu  pas  de  moi,  vieil  ami? 

31ARTIN. 

Oui,  Vous  êtes  le  sommelier  d'Ebersdorf  :  c'est  vous  qui  êtes 
chargé  du  soin  de  la  coupe  dorée,  ornée  des  portraits  des  douze 
apôtres.  C'était  la  coupe  favorite  de  mon  vieux  maître. 

CONRAD. 

Par  Notre-Dame,  Martin,  il  faut  que  tu  sois  distrait  pour 
penser  que  notre  maître  confierait  à  Wickerd  le  soin  de  la  cave. 

MARTIN. 

11  y  a  une  figure  semblable  à  l'apostat  Judas  gravée  sur  la 

LA    MAISON    d'aSPEN.  22 


342  LA  MAISON  D'ASPEN. 

coupe.  Je  remarque  cette  ressemblance  en  regardant  dans  le 

miroir. 

■WICKERD. 

Essaye  d'aller  te  reposer,  cher  Martin,  tu  en  as  besoin.  (Oo  entend 

des  pas  d'hommes  dans  le  bois.)  AUX  armCS  ! 

(Ils  prennent  leurs  armes.) 
(Deux  memljies  du  trijiunal  invisible  enveloppe's  dans  leurs  manteaux.) 

CONRAD. 

Arrêtez  !  qui  êtes-vous  ? 

PREMIER   MEMBRE. 

Des  voyageurs  égarés  dans  la  forêt. 

WICKERD. 

Êtes-vous  amis  d'Aspen  ou  de  Maltingen? 

PREMIER   MEMBRE. 

Nous  n'épousons  pas  leur  querelle  :  nous  sommes  des  amis 
<lu  bon  droit. 

AVICKERD. 

Alors,  vous  êtes  des  nôtres,  et  vous  serez  les  bienvenus  de 
passer  la  nuit  près  de  notre  foyer. 

SECOND   MEMBRE. 

Merci. 

(Ils  s'approchent  du  feu,  et  regardent  Martin  très-6xemeul.) 
COîSRAD. 

N'avez-vous  aucune  nouvelle  du  dehors? 

SECOND   MEMBRE. 

Aucune,  si  ce  n'est  que  l'oppression  et  la  scélératesse  dominent 
plus  que  jamais. 

V^ICKERD. 

C'est  ce  dont  on  se  plaint  depuis  long-temps. 

PREMIER   MEMBRE. 

Non.  Jamais  les  temps  anciens  n'ont  vu  autant  de  méchanceté 
que  le  nôtre  5  et  cependant,  comme  si  Ténormité des  crimes  qui 
se  commettent  ne  suffisait  pas  pour  tacher  le  soleil,  chaque 
heure  découvre  de  nouveaux  forfaits  que  la  plume  se  refuse  à 
tracer. 

CONRAD. 

Il  est  fâcheux  que  le  saint  tribunal  sommeille  dans  ses  devoirs. 

SECOND    MEMBRE. 

Jeune  homme,  il  ne  sommeille  pas-,  lorsque  le  moment  de 


LA  MAISON  D'ASPEN.  343 

la  vengeance  est  arrivé,  il  tombe  sur  eux  comme  la  foudre 
du  ciel. 

MARTIN,  essajani  de  se  lever. 

Laissez-moi  partir. 

CONARD,   le  relenant. 

Pour  aller  où,  Martin  ? 

MARTIN. 

A  la  messe. 

PREMIER  MEMBRE. 

Même  en  ce  moment  nous  écoutons  un  misérable  qui,  ingrat 
comme  la  froide  couleuvre,  piqua  le  sein  qui  l'avait  réchauffé. 

MARTIN. 

Conrad,  emporte-moi  :  je  voudrais  m'éloigner  de  ces  hommes. 

CONRAD. 

Sois  tranquille ,  et  tâche  de  sommeiller. 

SECOND  MEMBRE. 

Le  misérable  dont  nous  parlons  devint,  par  vengeance  ou  par 
cupidité,  le  meurtrier  du  maître  qui  le  nourrissait. 

WICKERD. 

Loin  de  nous,  le  monstre  I 

PREMIER  MEMBRE. 

Depuis  près  de  trente  ans,  il  a  pu  embarrasser  la  terre.'.Le  mi- 
sérable s'imaginait  que  son  crime  était  caché  ;  mais  la  terre  qui 
gémissait  sous  ses  pas,  les  vents  qui  soufflaient  sur  sa  tête  mau- 
dite, le  ruisseau  qu'il  souillait  de  ses  lèvres,  le  feu  auquel  il  ré- 
chauffait ses  mains  teintes  de  sang,  tous  ces  éléments  réunis  ont 
été  témoins  de  son  crime. 

MARTIN. 

Conrad,  bon  jeune  homme,  conduis-moi  dehors,  et  je  te  mon- 
trerai le  lieu  où,  il  y  a  trente  ans,  j'ai  déposé  un  présent  d'un 
grand  prix. 

CONRAD. 

Prends  pâli  ence,  bon  Martin . 

WICKERD. 

I-t  où  le  mécréant  fut-il  saisi  ? 

(Les  deux  membres  mettent  Lrusquement  la  main   sur  Martin,  et  tirent  leurs  poignartîs  ; 
les   soldais   courent  à  leurs  armes.) 

PREMIER  MEMBRE. 

A  cet  endroit = 


544  LA  MAISON  D'ASPEN. 

WICKERD. 

Traîtres  !  renoncez  à  votre  prise. 

PREMIER  MEMBRE. 

Au  nom  de  l'invisible  tribunal,  je  vous  l'ordonne,  n'entravez 
pas  l'accomplissement  de  notre  devoir. 

(Tous  Ijaissent  leurs  glaives  et  se  tiennent  sans  nionvemcnl.) 
MARTIN. 

Au  secours  I  au  secours  î 

PREMIER  MEMBRE. 

Aidez-le  de  vos  prières. 

(Il  est  entraîné.  La  toile  se  Laisse.) 


ACTE  CINQUIÈME 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

La  scène  représente  la  chapelle  souterraine  du  château  de  Griefenliaus.  Elle  paraît  déserte 
et  en  ruines.  Il  y  a  quatre  entrées,  dont  chacune  est  défendue  par  une  porte  en  fer.  A 
chaque  porte  se  tient  un  garde,  tcIu  en  noir  et  masqué,  armé  d'une  épée  nue.  Durant 
toute  la  scène,  ils  restent  immobiles  à  leurs  postes.  Au  centre  de  la  chapelle  est  un 
autel  délabré,  moitié  renversé  sur  le  sol,  où  l'on  voit  un  gros  livre,  un  poignard  et 
un  paquet  de  cordes ,  oulre  deux  flambeaux  allumés;  des  bancs  de  pierre  antiques  de 
différente  hauteur  sont  placés  autour  de  la  tliapelle.  Au  fond  de  la  scène  on  aperçoit 
l'entrée  en  ruine  de  la  sacristie^  qui  est  tout  à  fait  sombre.  Divers  membres  du  tribunal 
invisible  entrent  par  les  quatre  différentes  portes.  Chacun  d'eux  parle  bas  à  l'oreille  du 
garde  en  passant  près  de  lui,  et  le  garde  répond  par  un  signe  de  tète.  Le  costume  des 
membres  consiste  en  une  longue  robe  noire,  propre  à  envelopper  la  figure  :  quelques- 
uns  la  portent  ainsi  ;  d'autres  ont  la  figure  découverte,  à  moins  qu'il  n'entre  un  étrangei: 
ils  s'ajseycnt  dans  un   prolond  silence  sur  les  bancs  de  pierre. 

JjE  comte  RODERICi  entre  ,  'vélu  d'un  manteau  d'écarlate  delà  même  forme  que 
ceux  des  autres  membres.  Il  prend  sa  place  sur  le  banc  le  plus  élevé. 

R0DER1C. 

Gardes,  assurez-vous  des  portes. 

(Les  portes  sont  barrées  avec  le  plus  grand  soin.J 

Héraut,  à  ton  devoir! 

(Les  membres  se  lèvent  :  le  héraut  se  lient  près  de  l'autel.) 
LE  HÉRAUT. 

Membres  du  tribunal  invisible,  qui  jugez  en  secret,  et  vengez 
de  même  en  secret,  comme  les  dieux,  vos  cœurs  sont-ils  exempts 
de  malice,  et  vos  mains  sont-elles  vierges  de  sang? 

(Tous  les  membres  font  un  signe  de  lélc.) 
LE  HÉRAUT. 

Que  ma  voix  s'entende  de  l'est  à  l'ouest,  du  nord  au  sud,  là  où 
se  cache  la  trahison,  où  existe  un  forfait  sanglant,  un  sacrilège, 


LA  MAISON  D'ASPEN.  34o 

une  sorcellerie,  un  vol,  un  parjure;  là,  que  la  malédiction  plane, 
et  qu'elle  perce  la  moelle  et  les  os.  Elevez  donc  vos  voix,  et  dites 
avec  moi  :  Malheur!  malheur  aux  coupables  ! 

TOUS. 

Malheur I  malheur! 

(Tous  s'assej-enl.) 
LE  HÉRAUT. 

Que  celui  qui  connaît  un  crime  impuni  se  souvienne  du  ser- 
ment qu'il  fit  lorsqu'il  posa  la  main  sur  le  glaive  et  la  corde,  et 
qu'il  appelle  l'assemblée  à  la  vengeance  î 

UN  MEMBRE,  se  levant  la  face  découverte. 

Vengeance  !  vengeance!  vengeance  ! 

RODERIC. 

Et  sur  qui? 

l'accusateur. 
Sur  un  frère  de  cetordre  qui  en  a  transgressé  et  violé  les  lois. 

RODERIC. 

Apprenez-nous  son  crime. 

l'accusateur. 

Ce  frère  parjure  a  juré  sur  le  glaive  et  sur  la  corde,  de  dénoncer 
les  malfaiteurs  à  ce  tribunal,  fût-ce  l'épouse  de  son  cœur,  ou  son 
iils  chéri  :  cependant  il  a  caché  le  crime  de  celui  qui  lui  était 
cher  ;  il  a  dérobé  le  forfait  à  la  connaissance  du  tribunal  :  il  a 
éloigné  l'évidence  du  délit  et  arraché  le  coupable  à  la  justice. 
Alors,  que  mérite  son  parjure? 

RODERIC. 

Accusateur,  viens  devant  l'autel;  pose  ta  main  sur  la  corde  et 
sur  le  poignard,  et  jure  que  ton  accusation  est  conforme  à  la 
vérité. 

L  ACCUSATEUR,  la  main  sur  l'autel. 

Je  le  jure. 

RODERIC. 

Veux- tu  prendre  sur  toi  la  pénalité  du  parjure,  dans  le  cas  où 
ton  accusation  serait  fausse? 

l'accusateur. 
Oui. 

RODERIC. 

Frères,  quelle  est  votre  sentence? 

(Les  membres  confèrent  ua  moment  r.  demi-voi.-c  ;  silence.) 


46  LA  MAISON  D'ASPEN. 

LE  MEMBRE  LE  PLUS  AGE. 

Notre  avis  est  que  le  parjure  mérite  la  mort. 

RODERIC. 

Accusateur,  tu  as  entendu  la  voix  de  l'assemblée  ;  nomme  le 
coupable. 

l'accusateur. 
George,  baron  d'Aspen. 

(Murmures  dans  l'assemlilee.) 
UN  ME3IBRE,   se  levant  soudain. 

Je  suis  prêt,  suivant  nos  saintes  lois,  à  jurer  sur  la  corde  et  sur 
le  glaive,  que  George  d'Aspen  n'est  pas  coupable,  et  que  c'est 
une  calomnie. 

l'accusateur. 

Misérable  !  peux-tu  faire  aussi  légèrement  un  pareil  serment. 

LE  MEMBRE. 

Je  ne  le  fais  pas  légèrement.  Je  défends  l'innocence  et  la  vertu. 

l'accusateur. 
Et  si  George  d'Aspen  reconnaissait  lui-môme  l'accusation? 

un  juge. 
Alors  je  ne  me  fierais  plus  à  aucun  homme. 

l'accusateur. 
Écoutez-le  donc  rendre  témoignage  contre  lui-même. 

(11  jette  son  manteau  en  arrière.) 
RODERIC. 

George  d'Aspen  ? 

GEORGE. 

Lui-môme,  prôt  à  expier  le  crime  dont  on  vient  de  l'accuser. 

RODERIC. 

Et  cependant,  si  tu  veux  découvrir  le  nom  du  criminel  que  tu 
as  dérobé  à  la  justice^  à  cette  condition  seule  tes  frères  peuvent 
te  sauver  la  vie. 

GEORGE. 

Crois-tu  que  pour  l'amour  de  la  vie  je  trahirais  un  secret  que 
j'ai  conservé  en  violant  ma  parole  ?Non,  j'ai  pesé  la  valeur  de 
mon  obligation  :  je  ne  veux  pas  la  remplir  ;  mais  me  voici  disposé 
à  en  payer  la  peine. 

RODERIC. 

Retire-toi,  George  d'Aspen,  jusqu'à  ce  que  l'assemblée  ait  pro- 
noncé le  jugement. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  547 

GEORGE. 

Votre  sentence  sera  bien  accueillie  par  moi.  Je  suis  las  de  votre 
joug  de  fer.  Un  rayon  de  lumière  a  éclairé  mon  àme.  Malheur  à 
celui  qui  cherche  la  justice  dans  le  sombre  dédale  du  mystère  et 
de  la  cruauté.  Cette  fille  du  ciel  ne  doit  se  montrer  qu  'au  brillant 
éclat  du  soleil,  et  la  clémence  l'accompagne  toujours .  Malheur  à 
ceux  qui  voudraient  travailler  au  bien  général  en  foulant  aux 
pieds  les  affections  sociales  !  Ils  aspirent  à  être  plus  que  des 
hommes  ;  ils  deviendront  pires  que  des  tigres.  Je  pars  :  j'aime 
mieux  que  vos  autels  soient  tachés  de  mon  sang  que  mon  àme 
noircie  par  vos  crimes. 

(George  sort  parla  porte  ruinc'e  qui  donne  dans  la  sacristie.^ 
RODERIC. 

Frères,  qui  avez  juré  sur  le  fer  et  sur  la  corde  de  venger  en 
secret,  sans  faveur  et  sans  pitié  :  quel  jugement  prononcerez- 
vous  contre  George  d'Aspen,  qui  s'accuse  lui-môme  de  parjure  et 
de  résistance  aux  lois  de  notre  association  ? 

(On   entend  de  longs  et  profonds  murmures  dans  l'assemble'e.) 
RODERIC. 

Prononcez  votre  arrêt. 

LE  PLUS   ANCIEN   JUGE. 

George  d'Aspen  s'est  déclaré  parjure;  et  la  peine  du  parjure 
est  la  mort  ! 

RODERIC. 

Père  des  francs  juges,  toi  le  plus  ancien  de  ceux  qui  vengent 
en  secret,  arme-toi  du  fer  et  de  la  corde ,  que  le  coupable  dispa- 
raisse de  la  terre  I 

LE  VIEUX  JUGE. 

J'ai  quatre-vingt-huit  ans.  Mes  yeux  sont  troubles  et  ma  main 
est  faible  :  bientôt  je  vais  être  appelé  devant  le  trône  de  mon 
Créateur  ;  comment  m'y  présenterai-je  souillé  du  sang  d'un  tel 
homme? 

RODERIC. 

Comment  te  présenteras- tu  devant  ce  trône,  chargé  du  crime 
d'un  serment  violé?  Que  le  joug  du  criminel  retombe  sur  nous 
et  les  nôtres  I 

LE  VIEUX   JUGE. 

Ainsi  soit-il  au  nom  de  Dieu  ! 

(Il  prend  le  poignard  sur  rau'.el,et  s'avance  lentement  et  avec  re'pognance  vers  la  sacristie.) 


648  LA  MAISON  D'ASPEN. 

LE    VIEUX    JUGE  ,    acnièie  le  théâtre. 

Me  pardonnes-tu? 

GEORGE  ,    derrière  le  théâlre. 

Oui,  je  te  pardonne. 

(On  l'entend  tomber  pesamment  :  le  vieux  juge  rentre  de  la  sacristie',  il  porte  sur  l'aulre 
le  poignard  sanglant.) 

RODERIC. 

As-tu  fait  ton  devoir  ? 

LE   VIEUX   JUGE. 

Je  l'ai  fait,  (ii  s'évanouit). 

RODERIC. 

Il  se  trouve  mal,  qu'on  l'emporte. 

(On l'emmène  :  pendant  ce  temps  quatre  des  juges  entrent  dans  la  sacristie  et  en  rapportent 
une  bière  couverte  d'un  drap  mortuaire,  qu'ils  pi  %  ent  sur  les  degrés  de  l'autel  :  profond 
silence.) 

RODERIC. 

Juges  du  crime,  vous  qui  condamnez  et  vengez  en  secret 
comme  la  Divinité ,  que  Dieu  détourne  vos  pensées  du  mal ,  et 
vos  mains  du  crime. 

BERTRAM. 

J  élève  ma  voix  dans  cette  assemblée ,  et  je  crie  vengeance  I 
vengeance  I  vengeance  I 

RODERIC. 

C'est  assez  pour  cette  nuit.    (Il  se  lève  et  amène  Bertram  en  avant.)  PcnSe 

à  ce  que  tu  fais,  George  a  péri  ;  ce  serait  un  meurtre  de  tuer  à  la 
fois  la  mère  et  le  fils. 

BERTRAM. 

George  d'Aspen  était  ta  victime  :  tu  l'as  sacrifié  à  ta  haine  et  à 
ta  jalousie.  Je  réclame  la  mienne  :  elle  appartient  à  la  justice  et  à 
mon  frère  assassiné  !  Reprends  ton  siège  I  Tu  ne  peux  pas  arrêter 
le  rocher  que  tu  as  mis  en  mouvement. 

(Rodeiic  se  rasseyant.) 
RODERIC. 

Contre  qui  demandes-tu  vengeance? 

BERTR.Ul. 

Contre  Isabelle  d'Aspen. 

RODERIC. 

Elle  a  été  sommée. 

UN   HÉRAUT. 

Isabelle  d'Aspen,  accusée  de  meurtre  par  poison,  je  te  com- 
mande de  paraître  et  de  te  préparer  à  te  défendre. 


LA  MAISON  D'ASPEN.  5W 

(On  entend  trois  coups  à  une  des  portes;  un   garde  l'ouvre  :  Isabelle  entre  la  tête  toujouis 
enveloppe'e  d'un  voile,  et  conduite  par  son  guide  :  tous   les  juges  se  couvrent  le  visaec.) 

RODERIC. 

Découvrez-lui  les  yeux. 

(On  lui  ôte  son  voile;  Isabelle  regarde   avec   e'garement  autour  d'elle.) 
RODERIC. 

Sais-tu  OÙ  tu  es,  dame  châtelaine? 

ISABELLE 

Je  le  devine. 

RODERIC. 

l)is  ce  que  tu  crois. 

ISABELLE. 

Devant  les  vengeurs  du  sang. 

RODERIC. 

Sais-tu  pourquoi  tu  es  appelée  en  leur  présence  ? 

ISABELLE. 

Non. 

RODERIC. 

Parle,  accusateur. 

BERTRAM, 

Je  t'accuse,  Isabelle  d'Aspen .  devant  cette  redoutable  assem- 
blée, d'avoir  fait  mourir,  secrètement  et  par  le  poison,  Arnolf 
d'Ébersdorf,  ton  premier  mari. 

RODERIC. 

Peux-tu  attester  cette  accusation  par  serment  ? 

BERTRAM,    la  main  sur  l'autel. 

Je  mets  la  main  sur  le  fer  et  sur  la  corde,  et  je  le  jure. 

RODERIC. 

Isabelle  d'Aspen,  tu  as  entendu  l'accusation.  Qu'as-tu  à  ré- 
pondre ? 

ISABELLE. 

Que  le  serment  d'un  accusateur  n'est  pas  la  preuve  d'un  crime.' 

RODERIC. 

As-tu  quelque  autre  chose  à  dire? 

ISABELLE. 

Oui. 

RODERIC. 

Parle  donc. 

ISABELLE. 

Juges  invisibles  au  soleil,  et  que  contemplent  seulement  lésas» 


Sm  LA  MAISON  D'ASPEN. 

très  de  la  nuit,  je  parais  devant  vous  accusée  d'un  crime  énorme^ 
d'un  crime  inouï  et  prémédité.  Je  n'avais  encore  que  dix-huit  ans 
lorsque  je  fus  mariée  à  Arnolf;  Arnolf  était  défiant  et  jaloux,  tou- 
jours prêt  à  me  soupçonner  sans  cause,  sans  autre  cause  que  de 
m'avoir  lui-même  offensée.  Comment  donc  aurais-je  pu  com- 
ploter et  exécuter  une  telle  action  ?  L'agneau  ne  vient  pas  se  jeter 
sur  le  loup,  quoique  prisonnier  dans  son  antre. 

RODERIC. 

Avez-vous  fini  ? 

ISABELLE. 

Un  moment.  Des  années  se  sont  écoulées  sans  qu'il  fut  ques- 
tion de  cet  odieux  soupçon  5  Arnolf  avait  laissé  un  frère  ;  et  quand 
même  l'opinion  publique  se  serait  tue,  l'amitié  fraternelle  se  serait 
fait  entendre  contre  moi.  Pourquoi  donc  ne  m'accusa-t-il  pas  ? 
Et  ma  conduite  même  a-t-elle  justifié  cette  horrible  imputation  ? 
Je  puis  répondre  non  aux  juges  redoutables  :  j'ai  fondé  des  cloî- 
tres, j'ai  doté  des  hôpitaux  ;  les  biens  que  le  ciel  m'avait  accordés, 
je  ne  les  ai  point  refusés  aux  malheureux.  J'en  appelle  à  vous, 
juges  du  crime,  ces  preuves  d'innocence  peuvent- elles  être  ba- 
lancées par  l'assertion  d'un  accusateur  inconnu,  déguisé,  et 
peut-être  malveillant. 

BERTRAM.' 

Je  renonce  à  ce  déguisement,  (njcucson  manteau.)  Me  connais-tu 
maintenant  ? 

ISABELLE. 

Oui,  je  reconnais  en  toi  un  ménestrel  vagabond,  objet  de  la 
charité  de  mon  mari. 

BERTRAM. 

Non ,  perfide  !  reconnais  en  moi  Bertram  d'Ebersdorf,  le  frère 
de  celui  que  tu  assassinas.  —  Appelez  son  complice  Martin.  Ah  ! 
tu  pâlis  maintenant  I 

ISABELLE. 

Puis-je  avoir  un  peu  d'eau,  (à  pan.)  Juste  ciel!  quel  souvenir  ce 
regard  vindicatif  me  rappelle  ! 

Ui\  JUGE. 

Martin  est  mort  entre  les  mains  de  nos  frères. 

RODERIC. 

Connais-tu  l'accusateur,  châtelaine? 

ISABELLE  se  ranimanl. 

Que  la  nature  qui  succombe  pendant  cet  afTreux  jugement  ne 


LA  MAISON  D'ASPEN.  SSf" 

passe  pas  ici  pour  la  conscience  du  crime.  —  Je  connais  l'accusa- 
teur ;  il  est  proscrit  pour  homicide  et  au  ban  de  l'empire  ,  et  son 
témoignage  ne  peut  être  reçu. 

UN   VIEUX   JUGE. 

Elle  a  raison. 

BERTRAM  à  Roderic 

Alors  je  te  somme  toi  et  William  de  Wolfstein  de  rendre  té- 
moignage de  ce  que  vous  savez. 

RODERIC. 

Wolfstein  n'est  pas  présent ,  et  ma  place  m'empêche  de  dépo- 
ser comme  témoin. 

BERTRA3r. 

Alors  j'en  appellerai  un  autre.  En  attendant,  que  l'accusé  soit 

éloignée. 

RODERIC. 

Retirez-vous ,  madame. 

(On   conduit  IsaKelle  à  la   sacristie.) 
ISABELLE  en  sortant. 

La  terre  est  humide  et  glissante  ;  Dieu  I  elle  est  baignée  de  sang  î 

RODERIC  i  part  à  Bcr'ram. 

Qui  veux-tu  appeler  ? 

fBertram  lui  parle  tout  b^s.) 
RODERIC. 

Ceci  me  passe.  (  Après  un  moment  de  rëiirxion.  )  Mals,  solt  !  Maltingen 
verra  Aspen  humilié  dans  la  poussière.  (Haut.)  Mes  frères  ,  l'accu- 
sateur demande  un  témoin  qui  est  resté  dehors.  On  va  l'admettre. 

(Tous  se  couvrent  le  visage). 
(Riuliger  entre  les  yeux  bandes,  appuyé'  sur   deux  juges  :  on  lui    donne  un  tabouret,  et  on 
lui  Ole  son  bandeau.) 

RODERIC. 

Sais-tu  où  tu  es ,  et  devant  qui  ? 

RUDIGER. 

Je  l'ignore,  et  m'en  inquiète  peu .  Deux  étrangers  m'ont  sommé 
de  quitter  mon  château  pour  aider,  m'ont-ils  d;t,  à  un  grand  acte 
de  justice.  Je  suis  monté  dans  la  litière  qu'ils  avaient  amenée  , 
et  me  voici. 

RODERIC. 

C'est  pour  coopérer  au  châtiment  du  parjure,  et  à  la  découverte 
d'un  meurtre.  Es-tu  disposé  à  nous  prêter  ton  appui  ? 

RUDIGER. 

Très-volontiers ,  comme  mon  devoir  m'y  oblige. 


312  LA  MAISON  D'ASPËN. 

RODERIC. 

Et  si  ce  crime  était  celui  d'un  ami  ? 

RUDIGER. 

Il  cesserait  dès-lors  de  l'être. 

RODERIC. 

S'il  avait  été  commis  par  ton  propre  sang? 

RUDIGER. 

Je  le  répandrais  avec  le  poignard. 

RODERIC. 

Alors  tu  ne  pourrais  nous  blâmer  de  cet  acte  de  justice.  Enle- 
vez le  drap  mortuaire. 

(Le  drap  est  ôlc',  el   laisse  voir   le   corps   sanglant  de  George  :  Rudiger    s'en   approcke   en 

cliancclanl.) 

RUDIGER. 

George,  mon  fils  George  !  et  tu  n'as  pas  péri  de  lamort  glorieuse 
des  batailles,  mais  tu  es  tombé  sous  le  poignard  d'assassins  ju- 
diciaires !  O  mon  fils  bien  aimé  I  tu  seras  l'objet  éternel  de  mes 
regrets;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  moment  de  m'y  abandonner.  Je 
ne  verserai  pas  une  larme  sur  ta  mort  que  je  n'aie  d'abord  vengé 
ta  gloire.  Ecoutez-moi ,  assassins  nocturnes  :  il  était  innocent  et 
droit  comme  la  vérité  elle-même.  Que  celui  qui  oserait  le  nier  ra- 
masse ce  gage  !  Si  le  Tout-Puissant  ne  rend  pas  à  ces  membres 
vieillis  la  force  nécessaire  pour  soutenir  la  cause  d'un  père,  il  me 
reste  un  autre  fils  qui  vengera  l'honneur  de  la  maison  d'Aspen  , 
ou  qui  joindra  sa  dépouille  sanglante  à  celle  de  son  frère. 

RODERIC. 

Homme  audacieux  et  insensé  ,  écoute-s-en  d'abord  la  cause  I 
apprends  le  déshonneur  de  ta  maison. 

ISABELLE  ,   de  la  sacristie. 

Non,  jamais  il  ne  l'apprendra,  que  celle  qui  en  fut  l'auteur 
n'ait  cessé  d'exister. 

(Rudiger  cliercbc  à  s'élancer  vcrj  la  sacristie,  ou  l'en  empêclie  .  Isaludle  entic  hlesse'e  et  se 
jette  sur  le  corps  de  George.) 

ISABELLE. 

Assassiné  pour  moi  1  pour  moi  !  oh  mon  fils  I  mon  cher  fils! 

RLDIGER  f   qu'on  relient  toujours. 

Lâche >  scélérats  !  laissez-moi  j  Maltingen,  voilà  de  tes  œuvres; 
tifl  peux  déguiser  tes  traits  ,  mais  non  tes  actions.  Je  te  défie  im- 
médiatement au  combat  à  mort. 

ISABELLE^  levant  le?  veux. 

Ohl  non  ^  non  I  n'expose  pas  ta  vie  pour  moi  I  c'est  moi .  moi- 


LA  MAISOT  D'ASPEN.  5S3 

même. . .  Je  n'ai  pu  supporter  la  pensée  que  tu  l'apprendrais. 

(Elle  meurt.) 
RUDIGER. 

Oh  !  laissez-moi ,  laissez-moi  seulement  essayer  d'arrêter  son 
sang,  et  je  pardonnerai  tout. 

RODERIC. 

Entrainez-le  ,  et  gardez-le  à  vue.  Les  accents  de  la  plainte  ne 
doivent  pas  troubler  les  sévères  délibérations  de  la  justice. 

RUDIGER. 

Tigre  de  Maltingen  !  cette  basse  vengeance  est  digne  de  toi  i 
Les  marqu  es  de  la  lance  de  mon  fils  sont  encore  sur  ton  cimier 
déshonoré  I  vengeance  sur  vous  tous  I 

(On  traîne  Rudiger  à  la  sacristie.) 
RODERIC. 

Frères,  nous  sommes  découverts!  que  doit-il  être  fait  à  celui 
qui  a  pénétré  nos  mystères  ? 

UX   VIEUX  JUGE. 

Il  faut  qu'il  devienne  un  membre  de  notre  ordre,  ou  qu'il  meure. 

RODERIC. 

Cet  homme  ne  se  réunira  jamais  à  nous.  Il  ne  peut  pas  donner  la 
main  à  ceux  qui  les  ont  teintes  du  sang  de  sa  femme  et  de  son  fils  ; 
c'est  pourquoi  il  doit  mourir  !  (murmures  dans  rassemblée.)  Mes  frères, 
je  ne  m'étonne  pas  de  votre  répugnance  -,  mais  cet  homme  est 
puissant ,  il  a  des  amis  et  des  alliés  pour  soutenir  sa  cause  ;  nous 
sommes  perdus  ainsi  que  notre  société  ,  si  nos  lois  ne  sont  exé-» 
cutées  !  '  les  murmures  s'affaiblissent.)  D'aïllcurs,  HC  uous  sommcs-nous 
pas  engagés  par  un  serment  terrible  à  obéir  à  ses  statuts?  (profona 
sUcnce)  (au  vieux  juge.)  Prcuds  le  fcr  ct  la  corde. 

LE  VIEUX  JUGE. 

Il  n'a  fait  aucun  mal-,  il  a  été  mon  compagnon  d'armes,  je  refuse. 

RODERIC  à  un  autre. 

Eh  bien  !  va  ,  toi ,  et  succède  à  celui  qui  a  désobéi.  Rappelez- 
vous  vos  serments  I 

(Le  juge  prend  le  poignard,  et  s'éloigne  d'un  pas  irre'solu  :  il  regarde  dans    la    sacris'.ie   et 

revi  et.) 

LE   JUGE. 

Il  s'est  évanoui ,  évanoui  de  douleur  pour  sa  femme  et  son  fils. 
La  terre  ensanglantée  est  jonchée  de  ses  cheveux  blancs,  arrachés 
par  ses  vaillantes  mains,  qui  combattirent  pour  la  chrétienl é.  Je  ne 
veux  pas  être  son  bourreau, 

(Il  jette  le  poignard.) 


5.14  LA  RIAISON  D'ASPEN. 

BERTRAM. 

Homme  parjure  et  sans  courage,  le  spoliateur  de  mon  héritage, 
Fauteur  de  mon  exil ,  mourra  de  ma  main  ! 

RODERIC. 

Grâces  te  soient  rendues  ,  Bertram  ;  exécute  l'arrêt ,  assure  la 
tranquillité  du  saint  tribunal. 

(Bertram  saisit  le  poignard  et  va  s'élancer  dans  la  sacristie,  quand  trois  coups  frappes  très- 
fort  se  font  entendre  à  la  porte.) 

TOUS. 

Arrêtez  !  arrêtez  ! 

(Le  duc  de  Bavière,  suivi   de   plusieurs  memLres  du  tribunal  secret,  entre.  Il  est  revêtu 
d'un  manteau  d'écarlate,  garni  d'hermine,  et  porte  la    couronne    ducale  et  une  baguett^ 
ù  la  main  :  tout  le  monde  se  lève  ;  un  murmure  se  fait  entendre  parmi  les  juges,  qui  s 
disent  à  voix  basse  les  uns  aux  autres  :  C'est  le  duc  .'  c'est  le  cbefl) 

RODERIC, 

Le  duc  de  Bavière  I  je  suis  perdu  ! 

LE    DUC  5  voyant  les  corps. 

Je  suis  arrivé  trop  tard  ;  les  victimes  ont  péri. 

HENRI  )  qui  entre  avec  le  duc. 

Bonté  du  ciel  !  George  ! 

RUDIGER,  delà  sacristie. 

Henri,  j'entends  ta  voix  :  sauve-moi, 

(Henri  s'e'lance  dans  la  sacristie.) 
LE  DUC. 

Roderic  de  Maltingen,  descends  de  ce  siège  que  tu  as  déshonoré. 

(Rodetic  quille  son  siège  ,  sur  lequel  le  duc  se  place.  )  Tu  CS  aCCUSé  d'aVOlr  pCr- 

verti  les  lois  de  notre  ordre,  et  comme  ennemi  mortel  de  la  mai- 
son d'Aspen  ,  d'avoir  abusé  d'une  autorité  sacrée  pour  satisfaire 
ta  vengeance  particulière ,  et  Wolfstein  s'en  porte  ici  témoin. 

RODERIC. 

Chef  parmi  nos  cercles,  je  n'ai  fait  que  me  conformer  à  nos  lois. 

LE  DUC. 

Tu  as  en  efTet  suivi  nos  statuts  à  la  lettre  ,  et  je  dois  déplorer 
que  leur  triste  conséquence  ait  été  la  sanglante  tragédie  de  cette 
nuit.  Je  ne  puis  pas  te  traiter  comme  je  le  voudrais,  mais  je  ferai 
du  moins  tout  ce  qu'il  m'est  permis  de  faire.  Tu  n'as  pas  en  effet 
transgressé  nos  lois ,  mais  tu  les  as  torturées ,  et  tu  en  a  abusé. 
Agenouille-toi  donc ,  et  place  tes  mains  dans  les  miennes.  (Roderic 
béit.  ^  Je  te  dégrade  de  ton  oflice  sacré  I  (ii  repousse  Roderic.)  et  si  dans 
deux  jours  tu  oses  encore  souiller  de  tes  pas  le  territoire  de  Ba- 
vière ,  que  ce  soit  au  péril  de  ta  vie  ,  à  la  merci  du  fer  et  de  la 

corde.  (Roderic  se  lève,)  Je  diSSOUS  cette  assemblée.  CToulIe  monde  se  lève). 


LA  MAISON  D'ASPEN.  5S5 

Juges  et  condamnateurs  des  autres ,  que  Dieu  vous  apprenne  à 
vous  connaître  vous-mêmes. 

(Tous  s'inclinent,  le  duc  Lrise  sa  baguelle  et  s'avance.) 
BODERIC. 

Seigneur  duc  ,  lu  m'as  accusé  de  trahison.  Tu  es  mon  prince 
souverain  ,  mais  je  dirais  de  tout  autre  qui  oserait  soutenir  cette 
accusation  qu'il  en  a  menti. 

HENRI  )  s'élançant  de  la  sacristie. 

Scélérat  !  j'accepte  ton  défi  I 

RODERIC. 

Jeune  présomptueux  I  ma  lance  te  châtiera  dans  la  lice  ;  voici 
mon  gage  I 

LE   DUC. 

Henri ,  par  l'obéissance  que  tu  me  dois ,  je  te  défends  de  le  ra- 
masser I  (  A  Roderic.  )  Tu  ne  dois  plus  entrer  dans  la  lice ,  désormais 
tu  ne  manieras  plus  de  lance,  (ii  lui  ure  son  épee.  )  Avec  cette  épée  je 
l'ai  fait  chevalier  ,•  avec  cette  épée  je  te  dégrade  !  Moi ,  ton  prince 
(R  le  frappe  légèreraeni  du  plat  de  son  cpce  ) ,  je  t'enlèvc  le  raug  dc  chcvahcr 
et  les  privilèges  de  la  chevalerie  -,  tu  n'es  plus  un  baron  allemand 
libre  ;  te  voilà  dépouillé  de  tes  dignités  et  de  tes  prérogatives.  Tes 
funérailles  seront  célébrées  ,  car  tu  es  mort  quant  aux  honneurs 
et  à  la  gloire  chevaleresque  ;  tes  éperons  te  seront  arrachés ,  tes 
armes  flétries  et  renversées  par  le  bourreau.  Va,  traître  déshonoré, 
va  cacher  ta  honte  dans  une  terre  étrangère.  (Boderic  exprime  par  ses 
gestes  une  rage  muette.)  Assurcz-vous  dc  Bertram  d'Ebersdorf;  de  par 
le  ciel ,  il  portera  la  peine  attachée  à  la  violation  de  son  ban. 
Henri ,  occupons-nous  d'éloigner  ton  père  de  cette  scène  déchi- 
rante-, qu'il  ignore  à  jamais  ce  terrible  secret.  Je  m'efforcerai  au- 
tant qu'il  sera  en  mon  pouvoir  d'adoucir  ses  chagrins,  et  de 
rétablir  l'honneur  de  la  maison  d'Aspen. 

(La  toile  toniLe.) 


riN   DE   LA   MAISON   D  ASPEN. 


TABLE 

DES    PIÈCES  COTEMES  DANS  CE  VOLUME. 


Avertissement  du  Traducteur Page      5 

LE  NAIN  NOIR 7 

LE  MIROIR  DE  MA  TANTE  MARGUERITE 173 

LA  CHAMBRE  TAPISSÉE,  ou  LA  DAME  EN  SAC 207  .' 

LA  FANTASMAGORIE 225 

EXTRAIT  DE  L'EYRBIGGIA-SAGA 231 

MORT  DE  JOCK,  FILS  DU  LAIRD 271 

ABBOTSFORD ,  ou    DESCRIPTION  DU  DOMAINE  DE 

WALTER-SCOTT 277 

LA  MAISON  D'ASPEN,  tragédie 393 


IMPRIMERIE   DE   MOQUET    ET  C'"  ,  PtE  PE  tA  HARPE,  00. 


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