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(
OEUVRES
DE
WALTER SCOTT.
LE NAIN NOIR.
LE MIROIR DH M\ T.VNTK AIAUGUERITE.— LA. CHAMBRE TAPISSEE.
LA FAMASMOGARIE.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.— LA MORT DE JOCK.
ABBOTSF0Rl).-LA MAISON D'ASPEN.
g"t^^^^
3 ^Olm^^r^
LE NAIN NOIR,
SUIVI
DE ROMAINS VARIÉS ET DE PIÈCES DIVERSES.
]paV WiXlUX ^COtt
TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.
NOUVELLE ÉDITION ,
REVUE ET COUniGÉE d'aPKÈS LA DEIUMÈRE PUBLIÉE A ÉOIMLOURG.
PAnis,
MENARD, LIBRAIRE-EDITEUK ,
PI.ACB 80BB0NNB , 5.
1887.
AVERTISSEME^;•l î.t,t TRADUCTEUR.
Nous avons réuni dans ce volume les plus saillantes des fictions
légères échappées à la plume du romancier calédonien. Plusieurs
n'ont pas encore été produites, en français; telles sont : la Fan-
tasmagorie . l'Eyrbiggia-Saga et la Mort de Jock. Nous y avons
ajouté la description du domaine de "Walter Scott dans son pays
natal, description faite, dit-on, par un Américain. On aime à con-
naître les moindres détails de la vie d'un grand écrivain : Tibur
et Ferney ne cessent d'attirer la foule des visiteurs, amis des arts
et des lettres-, Abbotsford aura inévitablement son tour, et s'il ne
doit pas attirer une foule aussi considérable de pèlerins littéraires,
ils ne seront ni moins fervents ni moins enthousiastes, car ils
viendront dans le but spécial de voir ce lieu retiré , les monta-
gnes nébuleuses de l'Ecosse ne pouvant leur offrir le même at-
trait que les Alpes et les Apennins, sans parler des souvenirs que
réveillent la Suisse et l'Italie, cette terre classique des arts, dont
le beau ciel est déjà, seul, bien plus que suflisant pour motiver
les douces prédilections du voyageur.
Enfin, le peu d'étendue des matières qui composent ce volume
nous ayant permis de rechercher d'autres productions de "Walter
Scott, qui par leur brièveté pussent encore y entrer, nos regards
se sont arrêtés sur un essai de tragédie en prose ayant pour titre
la Maison cVJspen, et nous en présentons de même la traduction
Le motif de notre préférence s'explique par l'analogie du genre
tout à fait germanique de cet opuscule avec le genre sombre de
la Melpomène anglaise. La Maison d'^spen sera , du reste , pour
nos lecteurs un sujet de comparaison avec le Tribunal secret de
M. Léon Thiessé, tragédie qui a été représentée avec succès sur
le théâtre de l'Odéon.
T-E KAi:i KOIR.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/oeuvresdewalters30scot
LE NAIN NOIR.
INTRODUCTION
MISE E^ TÈTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION" DÈDIMBOURG.
« C'est très-bien , dit le prêtre ; apporlez-moi ces
livres, car j'ai envie de les voir. — De tout mon cœur,
répondit l'hôte.» Et allant à sa chambre, il en rapporta
une valise ayant un cadenas et une chaîne ; et l'ouvrant,
il en lira trois gros volumes et un manuscrit en beaux
caractères d'écriture. Doi* Quichotte. Partie I, chap. 32.
Comme je puis sans vanité me flatter que le nom et les qualités
officielles détaillés en tête des présents prolégomènes leur assu-
reront de la part de la portion sensée et réfléchie du genre hu-
main, à laquelle je désire qu'il soit bien entendu que je m'adresse,
toute l'attention qui est due au diligent instructeur de !a jeunesse
et à l'exact observateur de ses devoirs du dimanche, je m'abstien-
drai d'allumer une chandelle en plein jour, ou d'offrir ce produit
de mes travaux comme recommandable aux personnes judi-
cieuses qui l'auront nécessairement jugé tel, d'après la lecture du
frontispice.
Cependant je n'ignore pas que , comme l'envie suit toujours de
près le mérite, il peut se trouver des gens qui disent tout bas
que, bien qu'on ne puisse fie ciel en soit loué I ) me refuser de
l'instruction et de bons principes, néanmoins l'état que j'exerce à
Gandercleugh m'a été plus avantageux sous le rapport du per-
fectionnement de mon savoir que sous celui d'une extension de
connaissance des voies et des œuvres de la génération présente.
A une pareille objection, si par hasard elle m'était faite, je ferais
une triple réponse.
Premièrement, Gandercleugh est, pour ainsi dire, le point
central, le nombril {sifas estdicere, s'il est permis de. parler ainsi;,
du royaume d'Ecosse, notre patrie; de sorte que les voyageurs
qui, de tous les coins du pays, sont appelés par leurs affaires,
les uns du côté de notre métropole de la loi, par laquelle dénomi-
8 LE NAIN NOIR.
nation j'entends Edimbourg, les autres du côté de notre métro-
pole et grand marché du gain, ce qui donne à entendre que c'est
Glasgow, se trouvent fréquemment à même de faire de Gander-
cleugh un lieu de relai et de repos pour !a nuit. Et le sceptique le
plus déterminé devra convenir que moi, qui ai passé pendant
quarante ans mes soirées, hiver et été, excepté celles du di-
manche, assis dans le fauteuil de cuir, au coin gauche de la che-
minée, dans la chambre commune de l'auberge de ïf'allace , je
dois avoir été plus à môme d'étudier les mœurs et coutumes des
diverses tribus et nations, que si j'eusse été obligé de me fatiguer
par des voyages pénibles pour aller faire mes observations dans
les contrées elles-mêmes. C'est comme le percepteur du droit de
péage à la barrière très-fréquentée de la grande route de Well-
brae-Head, qui, assis tout à son aise dans son bureau, fait une re-
cette plus abondante que si, allant et venant sur le chemin, il
demandait une contribution à chaque personne qu'il pourrait
rencontrer dans sa course, tandis que, suivant l'adage vulgaire,
il courrait risque d'être salué de plus de coups de pied dans le
derrière qu'il ne recevrait de demi-sous.
Mais, secondement, supposons que l'on voulût me presser, en
disant qu'Ithacus, le plus sage des Grecs, acquit son grand
renom, comme le poète romain nous l'assure, en visitant les pays
et les hommes, je répondrai au Zoïle qui s'attachera à cette ob-
jection que, de facto, j'ai vu des pays et des hommes, moi aussi;
car j'ai visité les fameuses cités d'Edimbourg et deGlasgo%Y, deux
fois la première, et trois fois la seconde, dans le cours de mon
pèlerinage sur la terre. Et de plus, j'ai eu l'honneur de m'asseoir
à l'assemblée générale (comme auditeur, dans les galeries), et j'y
ai entendu dire de si belles choses sur la loi du pâturage, qu'après
les avoir fait fructifier dans mon esprit, j'ai été considéré comme
un oracle sur cette doctrine, depuis mon heureux retour à Gan-
dercleugh.
Enfin^ et troisièmement, si, malgré tout cela, on prétond que
ma connaissance des hommes, quelque étendue qu'elle soit,
quelque peine qu'elle m'ait donnée à acquérir, par ma persévé-
rance à demander des renseignements dans mon pays, et par mes
voyages à l'étranger, ne me rend cependant pas capable de rem-
plir la tâche de recueillir les agréables récits de mon hôte, je ferai
savoir à ces critiques, à leur éternelle honte et confusion , aussi
bien qu'à l'humiliation et à la déconfiture de tous ceux qui voij-
INTRODUCTION. 9
(Iraient témérairement me contredire, que je ne suis point l'au-
teur, ni le rédacteur, ni le compilateur des Contes de mon hôte, et
que je ne suis pas responsable d'un seul iota de leur contenu, soit
en plus, soit en moins. Et maintenant, ô vous, génération de cri-
tiques, qui vous élevez comme autant de serpents d'airain , pour
siffler avec vos langues et mordre avec vos dents , courbez vos
têtes jusque dans la poussière d'où vous êtes sortis, et recon-
naissez que vos pensées vous ont été suggérées par l'ignorance ,
et vos paroles par la folie. Eh bien ! vous voilà pris dans votre
propre piège ; la fosse que vous aviez creusée s'est ouverte pour
vous. Renoncez donc à une tâche qui est trop pénible pour vous;
ne détruisez pas vos dents en rongeant une lime; n'épuisez pas
vos forces en frappant du pied contre le mur d'une forteresse ; ne
vous essoufflez point en luttant de vitesse contre un agile coursier,
et laissez peser les Contes de mon hôte par ceux qui apporteront
avec eux la balance de la candeur, purifiée de la rouille des pré-
jugés par la main de l'intelligente modestie. C'est pour eux seule-
ment que ces Contes ont été compilés, comme le prouvera le
petit récit suivant, que, dans mon zèle pour la vérité, j'ai cru
devoir ajouter comme supplément à ce préambule.
On sait fort bien que mon hôte était un homme amusant et fa-
cétieux, très-bien vu de tous les habitants de la paroisse de Gan-
dercleugh , à l'exception seulement du laird, du collecteur de
l'accise et de ceux à qui il refusait de donner de la bière à crédit.
Je vais dire quelques mots sur les motifs de mécontentement de
chacun en particulier, et j'y joindrai ma propre réfutation.
Son Honneur le laird accusait notre hôte, prédécesseur de ce-
lui-ci, d'avoir encouragé, en divers temps et lieux, la destruction
des lièvres, lapins, volatiles noirs et gris, perdrix, coqs de bruyère,
chevreuils, daims et autres oiseaux et quadrupèdes, en temps
prohibé, et en contravention aux lois du royaume, qui ont, dans
leur sagesse, réservé le massacre de pareils animaux pour les
grands de la terre, j'en ai fait la remarque, qui y prenaient un
plaisir extraordinaire, auquel, quant à moi, je ne comprends
rien. 3Iaintenant, avec Ihumble déférence que je dois à l'hono-
rable laird, et pour la justification de mon défunt ami , je répon-
drai à cette accusation, que, quelque ressemblance que l'on pût
trouver entre ces animaux et ceux qui sont protégés par la loi,
c'était pourtant une pure deceptio visùs ; car ce que l'on prenait
pour des lièvres était de jeunes moutons, et ce qui paraissait être
10 LE NAIN NOIR.
des coqs de bruyère, était réellement des pigeons ramiers, et
servis et mangés eo nomine , et non autren7ent.
D'un autre côté, le collecteur de l'accise prétendait que feu
mon hôte encourageait cette espèce de manufacture appelée dis-
tillation^ sans avoir une autorisation spéciale de la part des grands,
appelée en termes techniques une licence. Eh bieni je me pré-
sente pour confondre cette fausseté, et en dépit de lui, de sa
jauge, de sa plume et de son écritoire, je lui déclare que je n'ai
jamais vu, ni goûté un verre d'eau-de-vie illicite dans la maison
de mon hôte ,• et je dis plus, c'est qu'au contraire nous n'avions pas
besoin d'user de pareilles supercheries à l'égard d'une liqueur
agréable et un peu séduisante, débitée et consommée à l'auberge
de fVallace , sous le nom de Rosée des Montagnes. S'il y a une
peine prononcée contre la fabrication d'une pareille liqueur,
qu'il me montre la loi, et alors je lui dirai si je veux m'y confor-
mer ou non.
Quant à ceux qui venaient demander à boire à mon hôte , et
qui s'en retournaient le gosier sec , faute d'argent pour le mo-
ment, ou de crédit pour l'avenir, je ne puis m'empôcher de dire
que mes entrailles en ont été émues , comme si la chose m'eût
regardé personnellement. Néanmoins mon hôte avait égard aux
nécessités d'un pauvre diable altéré, et lui permettait, dans un
besoin extrême, et lorsqu'il voyait que son estomac était appauvri
par le manque de moiteur, de boire jusqu'à concurrence de l'en-
tière valeur de sa montre ou de ses habits , à l'exclusion toutefois
des vêtements inférieurs qu'il le forçait inexorablement à garder,
pour l'honneur de sa maison. Quanta moi, je puis bien dire qu'il
ne m'a jamais refusé la petite dose de rafraîchissement avec la-
quelle j'ai l'habitude de ranimer mes esprits, après les fatigues de
mon école. Il est vrai que je donnais à ses cinq garçons des leçons
d'anglais et de latin, d'écriture, détenue des livres, avec une
teinture des mathématiques, et que j'enseignais le plain-chant à
sa fille. Mais, hors ces petits verres, je ne me souviens pas d'avoir
jamais rien reçu de lui, à titre d'appointements, ou d'honora-
rium, pour cet objet ; et néanmoins cette sorte de compensation
convenait parfaitement à mes habitudes, car c'est une terrible
sentence que celle qui condamne un gosier altéré à attendre le
payement du prochain quartier K
Mais, dans le fait, et s'il faut que je dise la chose telle que je la
1 t^ii ADgIelerre ou paie par quartier, et uun par mois. i. m.
INTRODUCTION. tl
conçois , je pense que ce qui engageait principalement mon hôte
à déroger en ma faveur à son habitude d'exiger le payement de
l'écot , c'était le plaisir qu'il prenait ordinairement à ma conver-
sation, qui, quoique au fond solide et édifiante , était comme un
palais bien bâti , parce que je l'entremêlais de récits facétieux et
de bons mots , qui étaient comme des décorations et des orne-
ments de l'édifice. Et won hôte du ^a//ace était si content des répli-
ques qu'il faisait dans ces colloques, qu'il n'y avait pas de district
en Ecosse, que dis-je I il n'y avait, pour ainsi dire , pas une cou-
tume particulière et distinctive, qui ne devînt le sujet d'une dis-
sertation entre nous; au point que ceux qui nous entouraient
avaient coutume de dire que le plaisir de nous entendre nous
communiquer nos idées valait seul une bouteille d'ale. Il arrivait
même que des voyageurs venant de pays éloignés, ou des cantons
les plus reculés de l'Ecosse, se mêlaient à notre conversation , et
nous débitaient des nouvelles recueillies dans les pays étrangers,
ou sauvées de l'oubli dans notre propre patrie.
Or il advint que j'avais fait un engagement, pour l'instruction
des classes supérieures de mon école , avec un jeune homme
nommé Peter, ou Patrick Pattieson, qui avait été élevé pour notre
sainte Eglise, qui même, en vertu de licence de la part du Pres-
bytère, avait fait entendre sa voix comme prédicateur. Jl prenait
plaisir à faire des collections de vieux contes et de vieilles lé-
gendes, et à les orner des fleurs de la poésie, dont il était un vain
et frivole amateur ; car il ne suivait pas l'exemple de ces poètes
nerveux que je lui proposais pour modèle, mais s'attachait à cette
versitication moderne de contexture faible, qui exige fort peu de
travail, et encore moins de présence d'esprit. Aussi m'arrivait-il
de lui chercher querelle, comme se mettant au nombre de ceux
qui veulent opérer la funeste révolution annoncée par sir Robert
Carey, dans sa prophétie sur la mort du célèbre docteur John
Donne :
« A présent que tu es parti, tes lois paraîlrout trop sévères pour les poêles qui se
permettent des licences; au point que la poésie, que lu avais épurée, n'est plus
aujourcftiui qu'une versification de ballade.»
Je disputais aussi avec lui au sujet du trop gi^and penchant qu'il
:avait pour un style coulant et redondant , plutôt que pour une
diction concise et grave dans ses compositions en prase. Mais,
malgré ces symptômes d'un goût dépravé et sa manie de contre-
12 LE NAIN NOIR.
dire ceux qui avaient plus de connaissances que lui sur des pas-
sages d'auteurs latins qui présentaient un sens équivoque, je fus
profondément affligé de la mort de Peter Pattieson , autant que
s'il eût été mon propre enfant ; et comme ses papiers avaient été
confiés à mes soins (pour garantir le payement des frais de mala-
die et d'enterrement), je me crus en droit de disposer d'un paquet
qui avait pour titre : Contes de mon hôte, et de le céder à un
homme expert dans son métier, comme on l'appelait, de vendeur
de livres. C'était un homme d'un caractère gai, d'une petite taille,
habile à contrefaire la voix des autres et à débiter des contes et
des histoires facétieuses, et dont j'ai beaucoup à louer la conduite
qu'il a tenue envers moi.
On peut donc voir maintenant l'injustice qu'il y aurait à m'ac-
cuser d'incapacité pour écrire ces Contes, si l'on considère que,
bien que j'aie prouvé que j'aurais pu les composer, si je l'avais
voulu, cependant, comme je n'en suis réellement pas l'auteur, la
censure, si censure il doit y avoir, retombera avec raison sur la
mémoire de M. Peter Pattieson, tandis que l'éloge, si éloge est
dû, me revient de plein droit, vu que , suivant l'expression spiri-
tuelle et logique du doyen de Saint-Patrice :
La cause dans laquelle une chose n'est pas
Est cause nulle en tous les cas.
L'ouvrage est donc pour moi ce qu'un enfant est pour un père,
dans lequel enfant, s'il tourne à bien , le père trouve honneur et
applaudissements, tandis que, dans le cas contraire, la honte s'at-
taclie justement à l'enfant seul.
Je n'ai plus qu'une observation à faire ^ c'est que M. Peter
Pattieson, en préparant ces Contes pour la presse, a plutôt con-
sulté son caprice que l'exactitude de la narration 5 que même il a
quelquefois réuni deux ou trois histoires, dans le seul but d'ajou-
ter de la grâce à l'ensemble de sa composition. Quoique je désap-
prouve celte infidélité, et que je m'inscrive en faux contre elle,
cependant je n'ai pas pris sur moi de la corriger, attendu que la
volonté du défunt était que son manuscrit fût imprimé sans au-
cun changement, ni aucune diminution-, bizarrerie d'exactitude
de la part de mon défunt ami, qui, s'il eût pensé sagement, aurait
dû me conjurer, par les tendres liens de notre amitié et de nos
études communes, de revoir avec soin, de changer et d'aug-
menter ses écrits, suivant que mon jugement et ma prudence me
INTRODUCTION. 13
l'indiqueraient. 3Iais la volonté des morts doit être scrupuleuse-
ment obéie, môme lorsque nous déplorons leur entêtement et
leurs illusions. Ainsi, mon cher lecteur, je prends congé de vous
au milieu des jouissances que vos montagnes vous procurent;
j'ajouterai seulement que chaque Conte est précédé d'une courte
introduction, faisant mention des personnes par lesquelles les
matériaux ont été rassemblés et des circonstances qui ont amené
leur publication.
Jedediah Cleishbotham.
INTRODUCTION
A L'HISTOIRE DU NAIN NOIR.
L'être idéal que l'on représente ici comme résidant dans une
solitude, et tourmenté par le sentiment intérieur de sa difformité,
ainsi que par l'idée qu'il s'était faite qu'il était l'objet général des
railleries insultantes de ses semblables , n'est pas tout à fait ima-
ginaire. L'auteur se rappelle que, de son temps, quoiqu'il y ait
bien des années, il a existé un individu qui lui a servi de modèle
pour le caractère qu'il a tracé. Le nom de ce pauvre infortuné
était Davie Ritchie, natif de Tweeddale. Son père travaillait dans
la carrière d'ardoise de Stobo^ et il est probable que l'enfant ap-
porta en naissant la difformité de corps et de figure qui le rendait
si remarquable, bien qu'il l'attribuât quelquefois aux mauvais
traitements qu'il avait éprouvés dans son enfance. Il avait été
élevé dans l'état de brossier à Edimbourg , et avait long-temps
erré de ville en ville, toujours exerçant le môme métier, mais tou-
jours renvoyé de chez ses maîtres à cause de l'attention désagréa-
ble qu'il attirait partout par la hideuse singularité de sa taille et
de son visage. L'auteur croit môme avoir entendu dire qu'il avait
été jusqu'à Dublin.
Fatigué , à la fin , de se voir éternellement en butte aux cris ,
aux moqueries et aux insultes, Davie Ritchie résolut, à l'imitation
du daim que le chasseur a séparé de son troupeau , de chercher
une retraite dans quelque solitude où il put avoir le moins de com-
munication possible avec le monde qui l'accablait de ses railleries.
Dans cette vue, il s'établit sur un petit coin de terre sauvage et
marécageuse , au bas d'un teitre de la ferme de Woodhouse, au
vallon solitaire de la petite rivière de Manor , dans le Peebles-
Shire. Quelques personnes qui curent occasion de passer par là
furent très-surprises, et il s'en trouva de superstitieuses qui furent
alarmées en voyant une figure aussi étrange que celle de Bowed
Davie (Davie le tortu ) employé à une tâche qu'il était absolument
incapable de remplir^, celle de bâtir une maison. La cabane qu'il
construisit était extrêmement petite ; mais les murs, ainsi que ceux
du petit jardin qui régnait autour , montraient un certain désir
16 LE NAIN NOIR.
ambitieux de leur donner de la solidité, car ils étaient composés
de grosses pierres et de mottes de gazon ; même quelques-unes
des pierres placées aux angles étaient tellement massives, que les
personnes qui les voyaient ne pouvaient concevoir comment il
avait été possible à un pareil architecte de les élever à cette hau-
teur. Dans le fait, Davie se trouvait grandement aidé par les voya-
geurs qui passaient en cet endroit, et par les personnes qui étaient
attirées par la curiosité ; et, comme aucun d'eux ne savait jusqu'à
quel point il avait été assisté par d'autres, l'étonnement de chaque
individu ne diminuait point.
Le propriétaire du terrain, feu sir James Naesmith , baronnet,
passa par hasard devant cette singulière construction, qui, ayant
été faite là sans aucun droit , sans aucune permission demandée
ni obtenue , était exactement le pendant de la comparaison que
fait FalstafF « d'une belle maison bâtie sur le terrain d'autrui »,
en sorte que le pauvre Davie aurait bien pu perdre son édifice
pour l'avoir élevé sur une propriété qui n'était pas la sienne. Mais
sir James n'eut pas même l'idée d'en exiger la confiscation , et
sanctionna au contraire cet empiétement sans conséquence.
La description de la personne d'EIshender de ÎMucklestane-
Moor a été généralement regardée comme un portrait assez exact
et nullement exagéré de Davie de Manor-Water. Sa taille n'était
pas tout à fait de trois pieds et demi , puisqu'il pouvait se tenir
debout à la porte de sa demeure qui avait justement cette hau-
teur. Les détails suivants relatifs à sa personne et à son caractère
sont extraits des Scots Magazines pour 1817 , et il est à présent
connu qu'ils ont été fournis par le savant sir Robert Chambers
d'Edimbourg , qui a recueilli avec beaucoup de talent les tradi-
tions de la Bonne-Ville , et qui a publié d'autres ouvrages dans
lesquels il a grandement et agréablement ajouté à nos connaissan-
ces en antiquités populaires. Il est originaire du môme district
que Davie Ritchie, et par conséquent a pu mieux qu'un autre ras-
sembler diverses anecdotes sur son compte.
« Son crâne, dit l'auteur, qui avait une forme oblongue, et un
peu hors de proportion , était tellement fort qu'il pouvait enfon-
cer le panneau d'une porte ou le fond d'un baril. Son rire était,
dit-on, horrible, et sa voix de hibou , aiguë, dure et discordante ,
correspondait fort bien à ses autres singularités.
« Son costume n'avait rien de bien extraordinaire. Tl portait ha-
bituellement un chapeau à bords rabattus lorsqu'il sortait , et
INTRODUCTION. 17
quand il était chez lui , un capuchon ou bonnet de nuit. Il n'a-
vait point de souliers, parce qu'il n'aurait pu en adapter à ses
pieds, qui ressemblaient presque à des nageoires de poisson ; ses
jambes et ses pieds étaient enveloppés de morceaux de drap. En
marchant, il s'appuyait sur une sorte de perche ou de pique beau-
coup plus haute que lui. Ses manières étaient singulières sous
plusieurs rapports , et indiquaient un esprit qui saccordait avec
la tournure désagréable de sa personne. Il était d'un caractère ex-
trêmement jaloux, misanthrope et irritable. La connaissance
qu'il avait de sa difformité le poursuivait comme un fantôme; et
les insultes et les railleries auxquelles cette difformité l'exposait,
avaient empoisonné son cœur de sentiments de férocité et d'amer-
tume que, sous d'autres points de vue, la nature ne paraissait pas
lui avoir donnés en plus grande abondance qu'aux autres hommes.
" Il détestait les enfants, à cause de leur penchant à l'insulter
et à le tourmenter. A l'égard des étrangers , il était toujours ré-
servé, bourru et même brutal ; et quoiqu'il ne refusât nullement
un secours ou une aumône, il était rare qu'il exprimât ou qu'il
montrât beaucoup de reconnaissance. Même envers ceux qui
avaient été ses plus grands bienfaiteurs , et qui avaient la plus
grande part dans sa bienveillance, il avait fréquemment des mo-
ments de caprice et de jalousie. Une dame qui l'avait cunnu de-
puis son enfance , et qui a bien voulu nous fournir quelques dé-
tails sur la vie de cet homme, disait que , bien que Davie témoi-
gnât autant de respect et d'attachement pour la famille de son
père qu'il lui était possible d'en témoigner pour qui que ce fût, ce-
pendant on était obligé d'être très-circonspect dans la conduite
qu'on devait tenir envers lui. Un jour , étant allée lui faire une
visite avec une autre dame, il les mena dans son jardin , et leur
montra avec une sorte d'orgueil et beaucoup de bonne humeur
toutes ses plate-bandes et bordures arrangées et diversifiées avec
goût ; tout à coup elles s'arrêtèrent devant un carreau planté de
choux, que les chenilles avaient un peu endommagés. Davie, re-
marquant qu'une des dames souriait , prit à l'instant son air dur
et sauvage, se précipita au milieu des choux et les mit en pièces
avec son bâton, en s" écriant : « Je déteste les chenilles , car elles
se moquent de moi. »
« Une autre dame, qui était également une de ses anciennes
connaissances, commit, bien contre son intention, une offense en-
vers Davie dans une circonstance semblable. Après lavoir intro-
W LE NAIN NOIR.
duite dans le jardin, en marchant devant elle, il se retourna pour
jeter sur elle un regard de jalousie , et se figura qu'il l'avait vue
cracher. Aussitôt il s'écria avec une extrême férocité : « Suis-je
un crapaud, femme, que vous crachiez sur moi... , oui, que vous
crachiez sur moi ? » Et, sans écouter ni réponse ni excuse , il la
chassa du jardin, en vomissant contre elle des imprécations et des
injures. Lorsqu'il était irrité par des personnes pour lesquelles il
avait peu de respect, sa misanthropie se déchauiait en paroles et
quelquefois en actions encore plus grossières , et dans ces occa-
sions il employait un langage d'imprécations et de menaces les
plus extraordinaires et les plus sauvages. »
La nature conserve dans tous ses ouvrages un certain équilibre
entre le bien et le mal, et il n'est peut-être pas de position si com-
plètement misérable qui ne possède quelque source de plaisir pour
en adoucir le désagrément. Ce pauvre homme, dont la misanthro-
pie était fondée sur le sentiment de sa difformité extraordinaire,
avait néanmoins ses jouissances particulières. Forcé de se retirer
dans une solitude , il devint un admirateur des beautés de la na-
ture. Son jardin, qu'il cultivait avec le plus grand soin, et qui,
d'un mauvais terrain de bruyères et de marécages, était devenu
un sol très-productif, lui offrait un sujet d'orgueil et de délices;
mais il était également enchanté de beautés plus naturelles; la
pente douce d'une verte colline , le murmure d'une source lim-
pide, ou le labyrinthe compliqué d'un bosquet sauvage, étaient
des scènes qu'il contemplait, disait-il, avec un plaisir inexprima-
ble pendant des heures entières. C'est peut-être pour cette raison
qu'il aimait à lire les poésies pastorales de Shenstone et quelques
passages du Paradis perdu. L'auteur l'a entendu répéter d'une
voix discordante la fameuse description du Paradis terrestre, et il
paraissait en sentir toute la beauté. Ses autres études étaient d'un
genre différent et avaient principalement rapport à la polémique
rehgieuse. Il n'allait jamais à l'église de sa paroisse, ce qui faisait
qu'on le soupçonnait d'avoir des opinions hétérodoxes, quoiqu'il
soit probable que sa répugnance avait pour motif le désagrément
d'exposer sa tournure difforme aux regards d'un nombre consi-
dérable de personnes. Il parlait de la vie future avec un sentiment
profond de piété, et même en versant des larmes. Il ne pouvait
soutenir l'idée que ses restes seraient mêlés avec les ordures du
cimetière comme il appelait les ossements du vulgaire : aussi, avec
son goût ordinaire , fit-il choix d'un endroit charmant et agreste
INTRODUCTION. 19:
dans le vallon où était situé son ermitage, pour y reposer après sa
mort. Dans la suite cependant il changea d'avis , et finit par être
enterré dans le cimetière commun de la paroisse de Manor.
L'auteur a donné au sage Elshie quelques qualités qui le fai-
saient passer aux yeux du vulgaire pour un homme doué d'un
pouvoir surnaturel. Davie Ritchie jouissait de la môme réputation,
car quelques-uns des paysans pauvres et ignorants , aussi bien
que tous les enfants, dans les environs, le regardaient comme ce
qu'ils appelaient uncunny, non bon, méchant. Lui-même ne cher-
chait pas à détruire tout à fait cette idée ; elle reculait les bornes
très-étroites de son pouvoir , et son amour-propre s'en trouvait
satisfait d'autant ; elle tournait aussi à l'avantage de sa misanthro-
pie, en ce qu'elle lui donnait des moyens plus nombreux d'inspi-
rer la terreur et d'exercer sa méchanceté. Mais déjà, depuis trente
ans , la peur des sorciers avait considérablement diminué , même
dans les cantons les plus sauvages de l'Ecosse.
Davie Hitchie affectait de s'enfoncer dans les lieux le plus so-
litaires , surtout dans ceux que l'on croyait fréquentés par les
esprits, et il se faisait un grand mérite du courage qu'il montrait
dans ces occasions. Il est sûr qu'il courait peu de chance de ren-
contrer un être qui fût plus effrayant que lui-même ; mais , au
fond, il était superstitieux : aussi avait-il planté un grand nom-
bre de frênes autour de sa cabane comme une protection assurée
contre la nécromancie ; c'est aussi , sans doute , pour la même
raison qu'il ordonna que l'on en mît autour de sa tombe.
Nous avons dit que Davie Ritchie aimait les objets de beauté
naturelle. Ses seuls favoris vivants étaient un chien et un chat ,
auxquels il était singulièrement attaché , et ses abeilles , dont il
avait le plus grand soin. Dans les dernières années de sa vie , il
prit avec lui une de ses sœurs qu'il logea dans une hutte atte-
nante à la sienne, mais à qui il ne permit jamais d'entrer chez lui.
Elle était faible d'esprit , mais non difforme dans sa personne ;
simple, ou plutôt bête, mais non d'un caractère bourru et fantas-
que comme son frère. Davie n'eut jamais une grande affection
pour elle, ce n'était pas dans son caractère, mais il l'endurait. Ils
fournissaient à leurs besoins par la vente du produit de leur jar-
din et de leurs ruches, et dans les derniers temps ils obtinrent une
petite pension de la fabrique de la paroisse. Au fait, dans l'état de
simplicité patriarcale où se trouvait alors le pays , ceux qui
étaient dans la position de Davie et de sa sœur étaient sûrs de
20 LE NAIN NOIR.
trouver des secours. Il ne s'agissait que de s'adresser aux pre-
miers propriétaires et fermiers un peu à leur aise , qui étaient
toujours disposés à subvenir à leurs besoins d'ailleurs très-mo-
dérés. Davie recevait souvent de la part des étrangers de petites
douceurs , qu'il ne demandait point, qu'il ne refusait point, mais
pour lesquelles il ne se croyait point obligé de montrer de la re-
connaissance. Effectivement il se considérait avec raison comme
un des pauvres de la nature , à qui elle avait donné un titre pour
être entretenu par les membres de sa propre espèce , lequel titre
était justement cette difformité qui le privait de tout autre moyen
de se suffire par son propre travail. En outre, il y avait un sac qui
était suspendu au moulin pour être rempli au profit de Davie
Ritchie , et ceux qui remportaient leur farine manquaient rare-
ment d'en verser une poignée dans le sac éléemosynaire du pauvre
estropié. En un mot, Davie n'avait jamais besoin d'argent, ex-
cepté pour acheter du tabac à priser, seul plaisir qu'il cherchât à
se procurer, et dont il jouissait amplement. Lorsqu'il mourut, aU
commencement de ce siècle, on trouva qu'il avait amassé une
somme de vingt livres sterling , manie qui s'accordait parfaite-
ment avec son caractère \ car être riche c'est avoir du pouvoir ,
et le pouvoir était ce que Davie Ritchie ambitionnait le plus de
posséder , comme une compensation de son exclusion de la so-
ciété humaine.
Sa sœur lui survécut jusqu'à la publication du conte auquel
cette courte notice sert d'introduction. L'auteur a appris avec
peine qu'une sorte de sympathie locale et la curiosité que le
public manifesta dans le temps concernant l'auteur de ff'averley
et des sujets de ses contes , ont exposé cette pauvre fille à des re-
cherches et à des questions qui lui ont causé des désagréments.
Lorsqu'on la pressait de donner quelques détails sur les singula-
rités de son frère, elle demandait pourquoi on ne voulait pas lais-
ser les morts reposer en paix , et lorsque d'autres personnes lui
demandaient des renseignements au sujet de sa famille , elle ré-
pondait avec le môme sentiment de mauvaise humeur et d'im-
patience.
L'auteur vit ce pauvre, et l'on peut dire malheureux individu,
dans le courant de l'automne de 1797. Etant alors , comme il a le
bonheur de l'être encore, inti.iement lié avec la famille du véné-
rable docteur Adam Ferguson , le philosophe et l'historien , qui
résidait à cette époque ù la maison seigneuriale du Ilalyards, dans
INTRODUCTION. 21
la vallée de Manor , à environ un mille de l'ermitage de Ritchie ,
l'auteur se trouvait à Halyards, où il passa quelques jours , pen-
dant lesquels il lit la connaissance de ce singulier anachorète, que
le docteur Ferguson regardait comme un personnage extraordi-
naire , à qui il rendait service de diverses manières , et à qui il
prêtait , de temps en temps , quelques livres. Quoique le goût du
philosophe et celui du paysan ne s'accordassent pas toujours en-
semble, comme on peut bien se l'imaginer , cependant le docteur
Ferguson le considérait comme un homme d'une grande capacité
et plein d'idées originales , mais dont l'esprit avait été entraîné
hors de sa pente naturelle et juste par un excès d'amour-propre
et de ténacité d'opinion, rendu plus violent par le sentiment amer
du ridicule et du mépris, et vindicatif contre la société, du moins
en idée , par une farouche misanthropie.
Davie Ritchie , outre qu'il a vécu dans une obscurité totale ,
était mort depuis plusieurs années, lorsque l'auteur conçut l'idée
de faire de ce personnage le héros d'un roman. En conséquence
il esquissa le caractère d'Elshie de Mucklestane-Moor. La narra-
lion devait être plus longue , et la catastrophe amenée avec plus
d'art ; mais un critique de mes amis , au jugement de qui je sou-
mis l'ouvrage , pendant que j'y travaillais encore , fut d'avis que
l'idée que je donnais du solitaire était d'un genre trop révoltant
et dégoûterait le lecteur au lieu de l'intéresser. Comme j'avais des
raisons de croire que celui que je consultais était un excellent
juge de l'opinion publique , je me débarrassai de mon sujet, en
précipitant le plus vite possible la conclusion de l'histoire ; et en
serrant pêle-mêle dans un seul volume les matériaux destinés à
en remplir deux, j'ai peut-être produit un ouvrage aussi dispro-
portionné et aussi mal tourné que le Nain Noir qui en est le sujet.
LE N.^IN KOIR.
LE NAIN NOIR.
CHAPITRE PRE3IIER.
PRÉLIMINAIRE.
Y a-t-il quelque philosophie en toi, berger?
SHAJtspEAP.E. Comme il vous flaira.
Dans une belle matinée du mois d'avril, quoiqu'il eût abon-
damment neigé la nuit précédente , et que la terre restât cou-
verte d'un manteau éblouissant de six pouces d'épaisseur, deux
hommes à cheval arrivèrent à l'auberge de U'allace. Le premier
était fort, grand, puissant, vêtu d'une redingote grise, ayant un
chapeau couvert d'une toile cirée, une énorme cravache garnie
en argent, des bottes et par-dessus un pantalon à l'épreuve do
mauvais temps. Il montait une grande et forte jument grise,
au poil rude, mais en bon état, avec une selle à la bourgeoise et
une bride militaire à double mors. Celui qui l'accompagnait pa-
raissait être son domestique; il montait un petit cheval à longs
poils gris, avait un bonnet bleu sur sa tête et une grosse cra-
vate rayée autour du cou , et portait de longs bas de laine bleus,
au lieu de bottes ; ses mains, sans gants, étaient fortement noir-
cies de goudron, et l'on remarquait en lui un air de déférence et
de respect pour son compagnon, sans que les manières de celui-
ci indiquassent cette supériorité et cette exigence pointilleuse
que la haute bourgeoisie manifeste à l'égard de ses domestiques.
Au contraire les deux voyageurs entrèrent de front dans la cour,
et la dernière phrase de la conversation qu'ils avaient tenue pen-
dant long-temps, fut cette exclamation qu'ils firent ensemble :
« Que Dieu nous conduise I Si ce temps-ci dure, que deviendrons-
nous? » Ce que ces mots faisaient entendre suffirent à mon hôte,
qui, s'avançant pour prendre le cheval du principal voyageur, et
tenant la bride pendant qu'il descendait, tandis que le garçon d'é-
curie rendait le même service à son compagnon, dit à l'étranger
qu'il était charmé de le voir à Gandercleugh, et presque sans
reprendre haleine ajouta : « Quelles nouvelles des Highlands
du Sud ?
24 LE NAIN NOIR.
— Quelles nouvelles? dit le fermier, d'assez mauvaises 5 car
nous nous estimerons très-heureux de pouvoir sauver les brebis-,
quant aux agneaux, nous serons forcés de les abandonner aux
soins du Nain Noir,
— Oui , oui, » ajouta le vieux berger ( car c'en était un) , en
secouant la tôte , « il aura fort à faire ce printemps avec les
morts.
— Le Nain Noir ! dit mon savant ami et patron \ M. Jedediah
Cleishbotham ^ et quelle espèce de personnage est ce Nain Noir ?
— Bah I laissez donc , répondit le fermier ; vous devez avoir
entendu parler de Carmy E'.shie, le Nain Noir, ou je serais bien
trompé ; tout le monde fait des histoires sur son compte, mais ce
ne sont que des folies après tout, et quant à moi, je n'en crois
pas un seul mot.
— Votre père y croyait pourtant bien fermement, » dit le vieux
berger, évidemment choqué du scepticisme de son maître.
« Oui, sans doute, Bauldie, répliqua celui-ci; mais c'était du
temps des noirauds ( des faces noires) -, on croyait alors à de bien
drôles de choses : mais depuis que les longs moutons sont venus,
personne n'y ajoute plus foi.
— Tant pis, tant pis, dit le vieillard. Votre père, et je vous
l'ai dit souvent , maître , aurait été furieusement contrarié s'il
avait vu sa vieille maison de tourbe démolie pour faire des bar-
rières autour du parc-, et le joli tertre couvert de genêts, où,
enveloppé de son plaid, il prenait tant de plaisir à s'asseoir à la
fin de la journée, regardant les vaches descendre le loanning;
il n'aurait pas du tout aimé à voir ce charmant tertre, qui était si
bien exposé, bouleversé par la charrue comme il l'est à présent.
— Allons, Bauldie, prends ce petit verre qui t'est ofTert par
l'hôte, dit le fermier, et ne te tourmente pas, tant que pour ton
compte tu n'auras pas à te plaindre des changements qui ont lieu
dans ce monde.
— A votre santé, messieurs, » dit le berger; puis ayant vidé
son verre et fait l'observation que le whisky était de bonne qua-
lité, il continua : « Ce n'est pas à des gens tels que nous qu'il
appartient déjuger, assurément; mais néanmoins, indépendam-
i Waller Scott, fulèle à son premier rôle d'auteur gardant Pincosnito, fait ici
observer que les épitliètcs de savant, et autres données à Jedediah Cleislil)Olham,
paraissent avoir été interpolées dans le texte de M. Patlieson. C'est une manière
d'excuser la redondance de ces mots qui o chatouLUenl du cœur l'orgueilleuse fai-
blesse.»
CHAPITRE I. 2S
ment de la beauté de ce tertre couvert de genêts, c'était aussi
un excellent abri pour les agneaux dans une matinée froide
comme celle-ci.
— Oui , dit son patron ; mais vous savez qu'il nous faut des
navets pour les brebis à longues jambes , et que pour les avoir,
il nous faut fièrement travailler avec la charrue et la herse, et
il nous siérait mal de nous asseoir sur ce tertre et de faire des
contes au sujet de nains noirs et autres sottises pareilles, comme
on le faisait autrefois, lorsque les brebis à jambes courtes étaient
en vogue *.
— Oh bien ! oh bien I maître , dit le berger, les courtes brebis
donnaient de courtes sommes pour loyer, je pense. »
Ici mon digne et savant patron s'interposa de nouveau, et dé-
clara qu'il n'avait jamais pu apercevoir aucune différence maté-
rielle, en fait de longueur, entre une brebis et une autre.
Ceci occasionna un grand éclat de rire de la part du fermier
et un regard d'étonnement de la part du berger. <• C'est la laine,
monsieur, c'est la laine, et non la bête elle-même qui la fait ap-
peler longue ou courte. Je crois que si vous mesuriez leur dos,
la courte brebis serait celle des deux qui aurait le corps le plus
long; mais c'est la laine qui paie le loyer au temps où nous
sommes, et nous en avons grand besoin.
— Ma foi, Bauldie a raison, dit le fermier ; les courtes brebis
faisaient les courts loyers. Mon père payait alors 60 livres sterling
pour notre ferme, qui m'en coûte aujourd'hui 300 tout com-
pris 2, et cela est très-vrai 1 Mais je n'ai pas le temps de m'amuser
ici à conter des histoires ; voyons, l'hôte , donnez-nous à dé-
jeuner, et ayez soin que l'on n'oubhe pas nos chevaux. Il faut
que j'aille chez Christy Wilson, pour voir si nous pouvons nous
mettre d'accord sur le luckpenny (pot-de-vin) que je dois lui
payer pour ses agneaux d'un an. Nous avons bu six pintes pen-
dant que nous faisions le marché à la foire de Saint-Bothwell, et
je ne sais comment cela s'est fait , mais nous n'avons pu nous
entendre exactement sur quelques détails, malgré le long temps
que nous y avons mis-, j'ai bien peur qu'il ne faille en venir à
plaider. Mais écoutez, voisin, » dit-il en s'adressant à mon digne
1 Les moulons à jambes longues sont de l'espèce anglaise,-avec leur laine longue
et fine; les moutons à jambes courtes sont de l'espèce écossaise, avec la laine courte
et rude. a. m.
2 Le texte parle de placks and baichics, anciennes monnaies d'Ecosse qui n'existent
plus que dans les souvenirs, a. m.
26 LE NAIN NOIR.
et savant patron , « si vous voulez savoir quelque chose de plus
sur les brebis longues et courtes , je reviendrai ici manger ma
soupe aux choux vers une heure ; et si vous êtes curieux d'en-
tendre de vieilles histoires sur le Nain Noir et autres de cette
espèce, payez une demi-pinte à Bauldie que voici, il causera
volontiers avec vous comme un fusil de plume \ et moi je vous
régalerai d'une pinte si je termine bien avec Christy Wilson. »
Le fermier revint à l'heure dite , accompagné de Christy Wil-
soTi , leur différend ayant été arrangé à l'amiable , et sans avoir
eu recours aux gens à longue robe. Mon savont et digne patron
ne manqua pas au rendez-vous, à cause du régal qui avait été
promis , tant pour lesprit que pour le corps , quoique, à l'égard
du dernier , il soit bien connu pour n'en user qu'avec beaucoup de
modération , ei la compagnie à laquelle mon hôte s'était joint pro-
longea sa séance assez avant dans la soirée, assaisonnant la liqueur
d'un grand nombre de contes et de chansons choisies. Le dernier
incident que je me rappelle est la chute de mon savant et digne
patron , qui glissa de sa chaise précisément au moment où il ter-
minait une longue dissertation sur la tempérence, et répétait deux
vers du Gentle Shepherd (Gentil Berger) qu'il appliqua fort heu-
reusement à l'ivrognerie au lieu de l'avarice :
L'homme content de peu sait dormir sans faiblesse,
Le superflu ne sert qu'à bâter la yieiUesse.
Dans le cours de la soirée , le Nain Noir 2 ne fut pas oubUé, et
1 Lihe a pcn-gvn, dit le textCj comme im canon de plume , par allnsiun aux
boulettes de pommes de terre qu'il lance à la figure dans les jeux enfantins, a. m.
2 Le >iiin Noir, presque oublié maintenant, éiait autrefois regardé comme un
personnage formidable par les Dalesmen [ les habitants des vallées) du Border (de
la frontière), qui l'accusaient de tout le mal qui arrirait à leurs moutons et à leur
bétail. «Celait,» dit le docteur Leyden, qui lui fait jouer un très-grand rôle dans la
ballade intitulée le Cowt rfe CeeWor, « un démon ou esprit-fée de la race la plus
malfaisante, un vrai Uuergard du Nord.» Ce que Ton raconte de mieux et de plus
authentique au sujet de cet être dangereux et mystérieux se trouve dans une
historiette communiquée à l'auteur par cet émincnt antiquaire, Richard Surtees,
écuyer, demeurant à Mainsfort, auteur de l'histoire de révèché de Dtirham.
Selon cette légende très-bien attestée, deux jeunes gens du A^rlhumberland,
étant à faire une partie de chasse, s'enfoncèrent fort avant au milieu des montagnes
et des marécages qui longent la frontière du Cumberland. Ils s'arrêtèrent, pour
prendre quelques rafraîchissements, dans un vallon solitaire, au bord d'un petit
ruisseau. Apres avoir satisfait leur appétit en mangeant ce ciu'il» avaient apporté,
Pun d'eux s'endormit; l'autre, ue voulant pas troubler le repos de son ami,
s'éloigna sans faire de bruit, dans le dessein d'observer les objets qui étaient aux
environs. Tout à coup, a son grand étonnemeni, il se trouva tout prés d'un être
qui paraissait ne pas appartenir à notre monde, le nain le plus hideux que le soleil
eût jamais éclairé. Sa tête était aussi grosse que celle d'un homme fait, ce qui formait
CHAPITRE I. 27
le vieux berger Bauldie conta plusieurs histoires à ce sujet , qui
excitèrent beaucoup d'intérêt. Il parut aussi , après que nous
eûmes vidé le troisième bol de punch , que le scepticisme du fer-
mier, à cet égard, n'était en grande partie qu'une affectation ,
parce qu'il voulait passer pour un homme à idées libérales , et
exempt des antiques préjugés, ainsi qu'il convenait à celui qui
payait une rente annuelle de trois cents livres , tandis que , dans
le fait , il ajoutait secrètement foi aux traditions de ses ancêtres.
Selon mon usage , je pris de nouveaux renseignements auprès des
personnes qui étaient en rapport avec les habitants du canton
sauvage et pastoral dans lequel se sont passés les événements dont
on va rendre compte , et j'eus le bonheur de retrouver plusieurs
chaînons qui n'étaient pas généralement connus, et qui expli-
quent, du moins jusqu'à un certain point, certaines circonstances
que l'exagération faisait paraître merveilleuses;, et que la supers-
tition avait surchargées d'ornements dans les traditions vulgaires.
un conlrasle effrayant avec sa taille, qui était de beaucoup au-dessous de quatre
pieds. Elle n'avait d'autre couverture que de longs cheveux nattés, ressemblant
pour l'épaisseur aux soies du blaireau, et pour la couleur, qui était d'un brun rou-
geâlre, à la fleur de la bruyère. Ses membres semblaient extrêmement forts; et on
n'apercevait en lui aucune difformité, excepté celle qui provenait de la dispropor-
tion extraordinaire entre leur grosseur et la petitesse du corps. Le chasseur épou-
vanté tint ses regards fixés sur cette horrible apparition, jusqu'à ce que cet être
horrible lui demandât d'une voix courroucée de quel droit il venait parmi ces mon-
tagnes, et en détruisait les paisibles habitants. L'étranger tout déconcerté chercha à
apaiser la colère du nain en offrant de lui livrer son gibier, comme il le ferait au
seigneur terrestre du manoir. Celte proposition ne fit qu'ajouter à l'offense com-
mise envers le nain, qui déclara qu'il était le lord de ces montagnes et le protecteur
des animaux qui trouvaient une retraite dans ces solitudes, et qu'il avait souverai-
nement en horreur toules les dépouilles qui provenaient de leur mort ou de leurs
souffrances. Le chasseur s'humilia devant l'esprit irrité, protestant de son ignorance,
et l'assurant qu'il était bien résolu de s'abstenir dorénavant d'une semblable
intrusion, et parvint ainsi à l'apaiser. Le gnome devint alors communicatif, et parla
de lui-même comme appartenant à une race d'êtres qui tenait en quelque sorte le
milieu entre celle des anges et celle des hommes. Il ajouta en outre, ce à quoi on
n'aurait guère pu s'attendre, qu'il avait l'espoir de participer à la rédemption de la
race d'Adam. Il invita instamment le chasseur à venir visiter sa demeure, qui était,
dit-il, tout près de là, lui donnant sa parole qu'il en reviendrait sain et sauf. Mais
dans ce moment la voix de l'autre chasseur se fit entendre, appelant son ami ; et le
nain, comme s'il eût désiré n'être vu que par une seule personne, disparut à l'instant
où le jeune honmie sortit du vallon pour rejoindre son camarade.
Ceux qui avaient le plus d'expérience dans ces matières étaient généralement d'o-
pinion que, si le chasseur eût accompagné l'esprit, il aurait, malgré toutes les belles
paroles du nain, été mis en pièces, ou enfermé pendant plusieurs années dans quel-
que montagne enchantée.
Tel est le récit le plus authentique et le plus récent de l'apparition du Nain Noir.
28 LE NAIN NOIR.
CHAPITRE ÏI.
LA RENCONTRE.
N'y a-l-il donc que le rôle de Henri le Chasseur qui
puisse vous convenir?
Shakspeare. Les commères du Windsor.
Dans un des cantons les plus reculés du sud de l'Ecosse , où
une ligne, que l'on s'imaginerait tirée le long des sommets glacés
des hautes montagnes, sépare ce pays du royaume voisin , sou-
mis au môme monarque , un jeune homme, nommé Halbert ou
Hobbie EUiot , de Preakin-Tower , ( de la tour de Preakin ) fa-
meux dans les contes et ballades des frontières , revenait de la
chasse au daim. Ces animaux , autrefois si nombreux dans ces
vastes solitudes, étaient alors réduits à quelques troupeaux , qui,
se réfugiant dans les retraites les plus reculées et les plus inac-
cessibles, rendaient la tâche de les poursuivre également labo-
rieuse et précaire ; et néanmoins, il se trouvait un grand nombre
de jeunes gens du pays qui se livraient avec ardeur à cet amuse-
ment, malgré tous ses dangers et toutes ses fatigues. L'épée avait
été remise dans le fourreau , sur la frontière , depuis plus de cent
ans, par la pacifique union des deux couronnes, sous le règne
de Jacques F"" du nom en Angleterre. Toutefois, le pays conser-
vait les traces de ce qu'il avait été jadis ; les habitants, dont les
occupations paisibles avaient été continuellement interrompues
par les guerres civiles du siècle précédent , n'étaient pas encore
parvenus à se faire aux habitudes d'une industrie régulière. L'é-
ducation des bêtes à laine n'était pas encore établie sur une
échelle un peu considérable , et celle du gros bétail était le prin-
cipal objet auquel on appliquait le produit des colUnes et des val-
lées. Tout auprès de son habitation , le fermier s'arrangeait pour
faire venir une quantité d'avoine ou d'orge suflTisante aux besoins
de sa famille , et l'ensemble de ce mode de culture , mal dirigé ,
et par conséquent imparfait, lui laissait , ainsi qu'à ses domesti-
ques, beaucoup de temps inoccupé. Les jeunes gens l'employaient
ordinairement à la chasse et à la pèche , et l'esprit d'aventure qui,
autrefois, donnait lieu à la dévastation et au pillage, se manifes-
tait encore dans l'ardeur avec laquelle ils se livraient à ces diver-
tissements particuliers à la campagne.
CHAPITRE II. 29
A l'époque à laquelle commence notre histoire, ceux des jeunes
gens qui avaient l'àme plus élevée que les autres attendaient ,
avec plus d'espérance que de crainte , l'occasion d'imiter les ex-
ploits militaires de leurs pères , dont le récit faisait le principal
sujet de leurs entretiens particuliers. La publication de Y Acte de
sécurité Écossais avait jeté l'alarme parmi les Anglais, parce qu'il
semblait présager une séparation entre les deux royaumes après
la mort de la reine Anne , souveraine régnante. Gcdolphin, alors
à la tète de l'administration anglaise , prévit que le seul moyen
d'éviter l'extrémité à laquelle il était probable que l'on serait ex-
posé , celle d'une guerre civile, c'était de parvenir à l'incorpora-
tion des deux royaumes. Comment ce traité fut conduit , combien
peu il parut, pendant quelque temps, faire espérer les résultats
avantageux qu'il a produits depuis à un degré aussi éminent ,
c'est ce qu'on peut voir en lisant l'histoire de cette époque. II
nous suffira , dans l'objet qui nous occupe , de dire que toute l'E-
cosse fut indignée en apprenant les conditions auxquelles la lé-
gislature avait sacrifié son indépendance nationale. Le ressenti-
ment général produisit les ligues les plus étranges , les projets
les plus extravagants. Les Caméroniens môme parlaient de pren-
dre les armes pour le rétablissement des Stuarts, qu'ils regar-
daient avec raison comme leurs oppresseurs , et les intrigues de
cette époque présentaient l'étrange spectacle de papistes, d'épis-
copaux et de presbytériens , cabalant entre eux contre le gouver-
nement anglais, tous animés d'un même sentiment, celui de croire
que leur pays était la victime de l'injustice. La fermentation était
universelle; et, comme en général la population de l'Ecosse avait
été élevée au maniement des armes , par suite de l'acte de sécu-
rité , elle se trouvait passablement préparée à la guerre , et n'at-
tendait plus qu'à voir quelques membres de la noblesse se décla-
rer , pour se montrer ouvertement en état d'hostiUté. C'est à cette
époque de confusion générale que commence notre histoire.
Le cleugh, ou ravin sauvage, jusqu'au seuil duquel Hobbie El-
liot avait poursuivi le gibier, était déjà loin derrière lui, et il était
déjà fort avancé dans la route qui le ramenait à son habitation ,
lorsque la nuit commença à l'envelopper. Cette circonstance au-
rait été fort indifférente pour l'expérimenté chasseur, qui aurait
parcouru les yeux bandés chaque pouce de terrain dans des
bruyères qui lui étaient si bien connues , si elle n'eût pas eu lieu
près d'un endroit qui , selon les traditions du pays, était en fort
30 LE NAIN NOIR,
mauvaise réputation, en ce qu'on le croyait le théâtre d'appari-
tions surnaturelles. Hobbie , dans son enfance , avait prêté une
oreille attentive à des récits de cette espèce , et comme aucune
autre partie du pays ne fournissait une aussi grande variété de
légendes , il n'y avait personne qui fût aussi profondément versé
dans la connaissance de toutes ces étonnantes merveilles que l'é-
tait Hobbie de Heugh-Foot ; car c'est ainsi qu'on avait surnommé
notre brave jeune homme , pour le distinguer d'une douzaine
d'autres Elliot qui avaient le môme prénom. Il n'eut donc pas be-
soin de faire de grands efforts pour rappeler à sa mémoire les
épouvantables incidents qui se liaient avec la vaste étendue de ter-
rain inculte qu'il allait parcourir-, et dans le fait ils se retracè-
rent avec une promptitude qui fit naître en lui un sentiment voi-
sin de celui de la terreur.
Cette lande solitaire était appelée Mucklestane-Moor ( Pierre-
Noire ), à cause d'une énorme colonne de granit brut qui élevait
sa tête massive sur une éminence située à peu près au centre de
la bruyère, peut-être pour indiquer l'endroit où de vaillants guer-
riers reposaient en paix, ou pour conserver le souvenir de quel-
que combat sanglant. Au reste, la véritable cause de son érection
était oubliée , et la tradition , souvent aussi prompte à inventer
une fiction que soigneuse à conserver une vérité, avait pourvu à
son remplacement au moyen d'une légende supplémentaire, fruit
de sa propre imagination , qui se présenta tout à coup à la mé-
moire de Hobbie. Le terrain autour de la colonne était jonché ou
plutôt encombré de plusieurs gros fragments du môme granit ,
qui, d'après leur form.e et la manière dont ils étaient dispersés sur
la bruyère , étaient populairement appelés les Oies-Grises de
Mucklestane-Moor.
La légende donnait l'expfication de cette forme et de ce nom
dans le récit qu'elle faisait dé la catastrophe arrivée à une fa-
meuse et formidable sorcière qui fréquentait jadis ces pays mon-
tagneux, faisant avorter les brebis et les vaches, et commettant
tous les actes de méchanceté que l'on attribue à ces êtres malfai-
faisants. C'était sur cette bruyère qu'elle avait coutume de tenir
ses assemblées diaboliques avec ses sœurs en sorcellerie On mon-
trait encore des cercles tracés, en dedans de la circonférence des-
quels jamais ne croissait gazon ni bruyère; le sol était pour ainsi
dire calciné parlo:^ pieds brûlants de leurs as.sociés infernaux.
Un jour, dit-on, cette sorcière eut à traverser ces landes, chas-
CHAPITRE II. 91
sant devant elle on troupeau d'oies qu'elle se proposait de vendre
avantageusement à une foire voisine ; car on sait fort bien que le
diable , quelque libéral qu'il se montre dans sa distribution des
pouvoirs de faire le mal, est assez peu généreux pour laisser ses
alliés dans la nécessité de s'occuper des travaux même les plus
vils afin de pourvoir à leur subsistance. Le jour était très-avancé,
et l'espoir qu'elle avait d'obtenir un bon prix de ses oies dépen-
dait de son arrivée à la foire avant qui ce fût. Mais les oies, qui
jusqu'à ce moment l'avaient précédée dans un assez bon ordre ,
n'eurent pas plus tôt atteint ce vaste communal entrecoupé d'es-
paces marécageux et de flaques d'eau, qu'elles se dispersèrent de
tous côtés pour se plonger dans leur élément favori. Irritée de
Fobstination avec laquelle elles résistaient à tous les efforts qu'elle
faisait pour les rassembler , et ne se souvenant pas des termes
précis du contrat par lequel le malin esprit s'était obligé à obéir
à ses ordres pendant un certain espace de temps, la sorcière s'é-
cria : <> Diable, que je ne sorte plus de ces lieux , ni mes oies ni
moi I » Ces paroles ne furent pas plutôt prononcées que, par une
métamorphose aussi soudaine qu'aucune de celles dont il est fait
mention dans Ovide, la sorcière et son troupeau récalcitrant fo-
rent changés en pierres; l'ange qu'elle servait, étant un rigou-
reux observateur des formes , avait saisi avec avidité l'occasion
d'opérer la ruine complète de son corps et de son âme, en obéis-
sant littéralement à ses ordres. On dit que lorsqu'elle eut la per-
ception et le sentiment de la transformation qui allait avoir lieu ,
elle adressa ces paroles au démon perfide : « Ah ! double traître !
depuis long-temps tu me promettais une robe grise, et mainte-
nant j'en revêts une qui durera à jamais. » Les dimensions de la
colonne et la grosseur des pierres étaient souvent citées comme
preuves de la taille et de la grosseur extraordinaire des vieilles
femmes et des oies dans les temps anciens, par ces louangeurs du
temps passé, qui se plaisaient à maintenir l'opinion dune dégé-
nération graduelle dans le genre humain.
Tous ces détails se présentèrent à l'esprit de Hobbie à mesure
qu'il traversait cet endroit sauvage. Il se rappela aussi que depuis
la castastrophe tout être humain avait évité d'y passer, du moins
à la nuit tombante, parce qu'on regardait ce lieu comme le re-
paire ordinaire des kelpys , ou spunkys et autres démons ;, qui
avaient été autrefois les compagnons des assemblées diaboliques
tenues par la sorcière, et qui môme encore continuaient de s'y
32 LE NAIN NOIR,
rendre , comme pour servir leur maîtresse métamorphosée. Le
naturel courageux de Hobbie lutta néanmoins avec fermeté con-
tre les sentiments de crainte qui semblaient vouloir s'introduire
dans son âme. Il appela auprès de lui les deux gros lévriers qui
avaient partagé avec lui les plaisirs de la chasse , et qui , comme
il le disait lui-môme, ne craignaient ni chiens ni diables ,• il exa-
mina l'amorce de son fusil , et , comme le paysan bouffon dans
Hallowe'en , il se mit à siffler l'air guerrier de Jock of the side ^ ,
de la môme manière qu'un général fait battre le tambour pour
ranimer le courage chancelant de ses soldats.
Dans cette situation d'esprit , il fut charmé d'entendre quel-
qu'un derrière lui , qui , d'une voix amicale , se proposait comme
compagnon de route. Il ralentit sa marche et fut bientôt rejoint
par un jeune homme de sa connaissance , jouissant de quelque
fortune dans le pays , et qui , comme lui , venait de se livrer ce
jour-là au môme genre d'amusement.
Le jeune Earnschff, du domaine de ce nom, avait depuis peu
atteint sa majorité et hérité d'une fortune peu considérable, parce
qu'elle avait beaucoup souffert à cause de la part que ses parents
avaient prise dans les troubles de l'époque. Sa famille était géné-
ralement respectée dans le pays , et il n'y avait pas de doute que
le jeune héritier ne maintînt parfaitement cette réputation, vu la
bonne éducation qu'il avait reçue et les excellentes qualités dont
il était doué.
« Certes , Earnscliff, s'écria Hobbie , je suis toujours charmé
de rencontrer Votre Honneur quelque part que ce soit, et surtout
dans un lieu solitaire comme celui-ci , on est bien aise d'être en
compagnie. Où avez-vous été chasser aujourd'hui?
— Jusqu'au Carle's-Cleugh , Hobbie , » répondit Earnscliff en
lui rendant son salut. « Mais croyez-vous que nos chiens se main-
tiennent en paix ?
— Oh ! ne craignez rien de la part des miens , dit Hobbie, ils
peuvent à peine se tenir sur leurs pattes. Mais, en vérité, je crois
que les daims ont fui le pays. J'ai été jusqu'à Inger-Fill-Foot, et
du diable si j'ai vu une seule corne , sauf trois jeunes daims sau-
vages, qui ne m'ont jamais laissé venir à portée de les tirer,
quoique j'aie fait un détour d'un mille pour prendre le vent et
tout ce qui s'ensuit. Pour mon compte je m'en souciais fort peu ;
seulement j'aurais voulu apporter un peu de gibier à ma vieille
1 Jacques du Côlé. a., m.
CHAPITRE II. 33
bonne mère qui est assise dans son coin là-bas, contant des his-
toires des grands chasseurs et des fameux tireurs du temps passé.
Ma foi, pour ma part, je crois qu'on a tué tous les daims qui
étaient dans le pays.
— Eh bieni Hobbie, je vous dirai que j'ai tué un excellent
chevreuil que j'ai envoyé ce matin à Earnscliif , vous en aurez la
moitié pour votre grand'mère.
— Bien des remercîments , monsieur Patrick, dit Hobbie ; vous
êtes connu dans tout le pays pour votre bon cœur. Cela va réjouir
le cœur de la bonne femme , surtout quand elle saura que c'est à
vous qu'elle le doit , et bien plus encore si vous venez en prendre
votre part, car je m'imagine que vous êtes seul maintenant à la
vieille tour , et que toute votre famille est allée à cet ennuyeux
Edimbourg. Je m'étonne quel plaisir ils peuvent trouver au mi-
lieu de tous ces rangs de maisons en pierres couvertes d'ardoises,
tandis qu'ils pourraient vivre si agréablement au milieu de leurs
vertes collines.
— Mon éducation , ainsi que celle de mes sœurs, a retenu ma
mère à Edimbourg pendant plusieurs années, dit EarnscUff;
mais je vous assure que mon intention est de réparer le temps
perdu.
— Et vous restaurerez un peu la vieille tour , dit Hobbie , et
vous vivrez en bon et agréable voisin avec les vieux amis de la
famille , comme il convient au laird d'EarnsclifT. Je puis vous dire
que ma mère..., ma grand'mère, dis-je , mais depuis que nous
avons perdu notre mère, nous l'appelons tantôt d'une manière ,
tantôt de l'autre ; mais enfin elle pense qu'elle est votre parente
peu éloignée.
— Cela est vrai, Hobbie, répliqua Earnscliff, et demain je vien-
drai dîner à Heugh-Foot, avec grand plaisir.
— Eh bien ! à la bonne heure, dit Hobbie. Nous sommes d'an-
ciens voisins, si nous ne sommes pas parents, et ma bonne mère
a grande envie de vous voir. Elle jase si souvent au sujet de votre
père qui a été tué il y a long-temps.
— Chut , chut , Hobbie ! ne me parlez plus d'un événement
sî malheureux , et ne me rappelez pas ce que je voudrais tant
X)ublier !
— Je n'en sais rien ! répliqua Hobbie ; si cela fût arrivé chez
nous, nous en aurions conservé le souvenir pendant long-temps,
et jusqu'à ce que nous eussions obtenu quelque dédommagement-,
3% LE NAIN NOIR,
mais vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire ,
vous autres lairds. J'ai ouï dire que ce fut l'ami d'EUislaw qui le
frappa, après que le laird lui-même eut saisi son épée.
— Allons, n'en parlons plus, Hobbie. Ce fut une querelle occa-
sionnée par le vin et la politique : plusieurs épées furent tirées ,
et il est impossible de dire qui est celui qui porta le coup.
— Quoi qu'il en soit, répliqua Hobbie, le vieux Ellislaw fat fau-
teur et complice, et je suis bien sûr que si vous étiez disposé à vous
-venger sur lui, personne ne vous désapprouverait, car ses mains
sont encore teintes du sang de votre père , et il n'y a que vous
qui puissiez en tirer vengeance^ d'ailleurs Ellislaw est un épisco-
pal et un jacobite. Je puis vous dire que tous les gens du pays
s'attendent à ce qu'il se passe quelque chose entre vous deux.
— Oh , fi donc , Hobbie ! vous qui prétendez avoir de la reli-
gion , exciter votre ami à contrevenir à la loi , à se venger de ses
propres mains, et dans un lieu désert comme celui-ci , où nous
ne savons par quels êtres nous pouvons être écoutés !
— Chut, chut ! » dit Hobbie , en se rapprochant de lui , « je ne
pensais à rien de tout cela... Mais je devine à peu prés ce qui re-
tient votre bras , monsieur Patrick ; nous savons bien que vous
ne manquez pas de courage. Ce sont certainement les deux yeux
châtains d'une jolie fille, de miss Isabelle Vère, qui vous tiennent
si tranquille.
— Je vous assure, Hobbie , que vous vous trompez, «répondit
Earnscliff d'iin air un peu fâché ^ « et c'est fort mal à vous d'avoir
ou d'exprimer une telle pensée ^ je n'aime pas que l'on s'oublie
au point de lier mon nom à celui d'aucune jeune demoiselle.
— Eh bien I le voilà, maintenant, le voilà, répliqua Elliot; ne
disais-je pas que ce n'était pas le manque de courage qui vous
rendait si doux? Allons, allons, je n'ai pas eu l'intention de vous
offenser-, mais il y a une observation qu'il faut que je vous fasse
en ami. Le vieux laird d'Ellislaw a l'ancien sang du pays plus
chaud dans ses veines que vous. Au fait, il n'entend rien aux
nouvelles idées de paix et de tranquillité 5 il est tout pour les an-
ciennes coutumes de lever le bras et de frapper ; et il a à sa suite
un nombre de jeunes gens vigoureux dont il soutient bien l'ar-
deur, et qui sont aussi pleins de malice que de jeunes poulains. Où
il prend son argent, c'est ce que personne ne sait, mais il vit gran-
dement, et dépense même au-delà de ses revenus : néanmoins il
paye bien. Ainsi , s'il arrive quelque soulèvement dans le pays ,
CHAPITRE II. 3S
H est probable qu'il sera un des premiers à se joindre aux mécon-
tents-, et bien sûrement , il n'oubliera pas ses anciennes querelles
avec votre famille. Je soupçonne fort qu'il voud^ra faire quelque
tentative contre la vieille tour d'Earnscliff.
— Eh bien 1 Hobbie , s'il est assez mal avisé pour l'entrepren-
dre , je ferai mes efforts pour défendre la vieille tour contre lui ,
comme mes ancêtres l'ont fait contre les siens pendant bien'long-
temps.
— Fort bien , très-bien ! voilà parler comme un homme , dit le
brave fermier ; et si les choses en viennent à ce point , vous n'a-
vez qu'à dire à votre domestique de sonner la grosse cloche de la
tour , et vous nous verrez , moi , mes deux frères et le petit Davie
de Stenhouse , arriver auprès de vous avec tous ceux que nous
aurons pu rassembler, en moins de temps qu'il n'en faut pour tirer
une étincelle d'une pierre à fusil.
— Bien des remercîments , Hobbie ; mais j'espère que nous ne
verrons pas de notre temps une guerre aussi dénaturée et aussi
anti-chrétienne.
— Bah I bah ! monsieur Patrick , répUqua Elliot, ce ne serait
qu'un petit bout de guerre entre voisins : certainement le ciel et
la terre savent d'ailleurs que , dans une contrée aussi sauvage ,
c'est la nature du pays et des habitants ; nous ne pouvons pas vi-
vre tranquilles comme les gens de Londres , n'ayant pas autant à
faire qu'eux • c'est une chose impossible.
— En vérité, Hobbie, dit le laird, pour un homme qui croit si
sérieusement que vous aux apparitions surnaturelles, je dois dire
que vous parlez du ciel un peu témérairement , surtout dans un
lieu comme celui où nous nous trouvons.
— Pourquoi le Mucklestane-Moor ferait-il plus d'impression
sur moi que sur vous, monsieur Earnscliff, » dit Hobbie un peu
offensé. « Il est sûr que l'on dit qu'il y a des épouvantails , des
choses avec de longs becs -, mais qu'ai-je à m'inquiéter de tout
cela ? j'ai la conscience nette , et peu de chose à me reprocher ,
excepté peut-être quelques folies avec les jeunes filles , ou une
bamboche dans quelque foire \ mais ça ne vaut pas la peine d'en
parler •, et quoique ce soit moi-même qui vous le dise, croyez que
je suis un garçon aussi tranquille et aussi pacifique...
— Et la tète de Dick TurnbuU que vous avez cassée ^ et "Willie
de Winton s^ur qui vous avez fait feu ? dit son compagnon.
— Ah, diable ! Earnscliff, vous tenez donc registre des fautes
56 LE NAIN NOIR.
de tout le monde? interrompit Hobbie. Mais la tête de Dick est
guérie ; et afin de vider entièrement notre querelle, nous devons
nous battre à Jeddart, le jour de Sainte-Croix ; ainsi voilà une af-
faire arrangée d'une manière très-pacifique ; et puis Willie et moi
nous sommes amis de nouveau ; pauvre garçon ! mais ce n'é-
taient que deux ou trois grains de grêle après tout... Je m'en lais-
serais faire autant par qui que ce fût pour une pinte d'eau-de-
vie. Mais Willie a été élevé dans la plaine ; pauvre petit faon , la
moindre chose l'effraie ; mais, quant à ces épouvantails^ si nous
en rencontrions un dans ce lieu môme...
— Cela n'est pas invraisemblable , dit le jeune EarnsciifF; car
voilà là-bas notre vieille sorcière, Hobbie.
— Je vous dis, » reprit Hobbie comme indigné du soupçon que
son compagnon paraissait avoir, « je vous dis que si la vieille sor-
cière elle-même venait à sortir de dessous la terre, justement ici
devant nous, je n'y ferais pas plus... Mais , Dieu nous préserve !
Earnscliff, qu'est-ce qu'il y a donc là-bas ? »
CHAPITRE m.
l'apparition.
TJain brun ou noir, qui erres dans ces lieux maréca-
geux, dis Ion nom à Keeldar. — L'homme brun du muré-
cage, qui se tient sous la fleur de bruyères.
John Leyden.
L'objet qui alarma le jeune fermier au milieu de sa courageuse
déclaration, fit tressaillir uu moment même son compagnon, quoi-
que moins esclave des préjugés de l'époque. La lune , qui s'était
levée pendant leur conversation , semblait, selon l'expression du
pays, nager ou se débrouiller au milieu des nuages, et ne répan-
dait qu'une lumière douteuse et interrompue. A la faveur d'un
de ses rayons qui vint frapper sur la grosse colonne de granit de
laquelle ils approchaient, ils aperçurent une forme qui parais-
sait être humaine, mais beaucoup au-dessous de la taille ordinaire,
et qui marchait lentement au milieu des pierres grisâtres , non
comme une personne qui se propose d'aller plus loin , mais avec
cette allure lente, irrégulière, serpentante, d'un être qui erre au-
tour d'un lieu qui lui présente de tristes souvenirs ; de temps en
temps il faisait entendre un murmure sourd et totalement in-
distinct.
CHAPITRE III. 57
Ceci ressemblait si fort à l'idée qu'il s'était faite des mouve-
ments d'une apparition , que Hobbie Elliot s'arrêta subitement ;
ses cbeveux se dressèrent sur sa tête, et il dit tout bas à son com-
pagnon : « C'est la vieille Ailie , c'est elle-même I lui tirerai-je
un coup de fusil, au nom de Dieu ?
— N'en faites rien, pour l'amour du ciel I » dit son compagnon
en retenant l'arme qu'il se préparait à mettre enjoué ; « pour Ta-
mour du ciel ! n'en faites rien ; c'est quelque pauvre créature qui
a perdu la raison.
— Tous la perdez vous-même , en voulant vous en approcher
autant, » dit Elliot, retenant à son tour EarnscliCf qui se disposait
à avancer. « Nous aurons le temps de faire une courte prière
avant qu'elle vienne jusqu'ici : si je pouvais seulement m'en rap-
peler une... Ah, mon Dieu I elle n'est pas très-pressée , » conti-
nua-t-il, devenant plus hardi en voyant le calme de son compa-
gnon et le peu d'attention que l'apparition semblait faire à eux.
« Elle marche comme une poule sur une grille brûlante. Je vous
en prie, Earnscliff, » ajouta- t-il d'un ton de voix très-bas, « pre-
nons un détour comme pour mettre le vent contre un chevreuil.
Nous n'enfoncerons pas dans le marais au-dessus du genou , et
mieux vaut encore terrain mou que mauvaise compagnie. »
Earnscliff néanmoins, en dépit de la résistance et des remon-
trances de son compagnon , continua à avancer par le sentier
qu'ils avaient primitivement suivi, et se trouva bientôt en face de
l'objet qui fixait toute leur attention.
La taille de cet être , qui môme semblait décroître à mesure
qu'ils s'en approchaient, paraissait être au-dessous de quatre
pieds, et son corps, autant que la lumière imparfaite du jour leur
permettait d'en juger, était presque aussi large que long, ou plu-
tôt d'une forme sphérique, ce qui ne pouvait être occasionné que
par quelque étrange difformité personnelle. Le jeune chasseur
appela deux fois cet être extraordinaire , qui ne leur fit aucune
réponse -, et sans s'occuper de son compagnon , qui le pinçait
continuellement pour lui faire comprendre qu'ils n'avaient rien
de mieux à faire que de continuer leur route , ni s'inquiéter da-
vantage d'une créature d'un extérieur si singulier et tellement
hors de la nature, il répéta une troisième fois ses questions :
« Qui êtes-vous? Que faites-vous ici à cette heure de la nuit ? »
Aussitôt une voix lui répondit, dont le son aigu , sauvage et dis-
cordant, fit faire à Elliot deux pas en arrière et fit môme tressail-
LE N.AIN NOIR, 3
38 LE NAIN NOIR.
lir son compagnon : « Passe? votre chemin et ne demandez rien
à ceux qui ne vous disent rien. »
— Que faites-vous dans un endroit aussi éloigné de tout abri?
ajouta Earnscliff. La nuit vous a-t-elle surpris en route? voulez-
vous venir chez nous? (Dieu nous en préserve! s'écria Hobbie
involontairement.) Je vous donnerai un logement.
— J'aimerais mieux habiter seul le fond du Tarras-Flour , »
murmura de nouveau Hobbie.
« Passez votre chemin, » répéta cet être étrange, d'un ton que
la colère avait rendu plus rude : « je n'ai besoin, ni de votre loge-
ment, ni que vous me serviez de guide ; cinq ans se sont écoulés
depuis le jour où ma tète ne s'est reposée sous le toit de l'habita-
tion des hommes, et j'espère que ce sera le dernier.
— 11 est fou, dit Earnscbff.
— Il a quelque chose du vieux Humphrey Ettercap , le chau-
dronnier ambulant^ qui périt justement dans cet endroit-ci , il y
a environ cinq ans, » répondit son superstitieux compagnon-,
« mais Humphrey n'était pas d'une grosseur aussi épouvantable.
— Passez votre chemin^ » répéta de nouveau l'objet de leur
curiosité ; « l'haleine des hommes empoisonne l'atmosphère qui
m'environne 5 le son de vos voix entre dans mes oreilles comme
des aiguilles pointues.
— Que le bon Dieu nous bénisse ! » dit tout bas Hobbie ; est-il
possible que les morts portent une aussi grande haine aux vivants?
Son âme doit être en proie à de grandes souffrances.
— Yenez , mon ami , dit Earnscliff; vous paraissez éprouver
quelque grande affliction. L'humanité, et nous ne consultons
qu'elle seule, ne nous permet pas de vous laisser ici.
— L'humanité ! » s'écria l'être inconnu en poussant un éclat
de rire de mépris qui se fit entendre comme un cri perçant 5 « où
avez-vous pris ce vain mot , ce lacet à bécasses , ce voile derrière
lequel sont les trappes à prendre les hommes. L'insensé qui se
laissera prendre à cet appât reconnaîtra bientôt qu'il n'a servi
qu'à voiler un hameçon dont les pointes sont dix fois plus aiguës
encore que celles que vous présentez aux animaux que vous des-
tinez à augmenter le luxe de vos tables !
— Je vous dis , mon ami , » répliqua de nouveau Earnscliff.
« que vous êtes hors d'état de juger de votre propre situation ;
vous périrez dans cet endroit sauvage , et nous devons , par véri-
table compassion , vous forcer à venir avec nous.
CHAPITRE III. • ,19
Je ne m'en mêie pas du tout , dit Hobbie ; pour l'amour de
Dieu I laissez donc l'esprit agir comme il l'entendra.
— Que mon sang retombe sur ma tête , si je péris ici 1 » dit le
petit homme qui, remarquant qu'EarnsclifFavait l'intention de se
saisir de lui , ajouta : « 3Iais n'accusez que vous seul de votre
mort -, si vous aviez le malheur de toucher le bord de mes vête-
ments, ils seraient infectés du poison de la mortalité ! »
La lune brilla de tout son éclat au moment où il prononçait ces
paroles , ce qui fit remarquer à EarnsclifT qu'il tenait à la main
une arme oEfensive , qu'il crut être une longue lame de couteau ,
ou un canon de pistolet. C'eût été une folie de vouloir persister
dans ses tentatives à l'égard d'un être qui était ainsi armé et tenait
un langage aussi déterminé , voyant surtout qu'il avait bien peu
de secours à attendre de la part de son compagnon , qui l'avait
abandonné , lui laissant le soin de se débattre comme il le pour-
rait avec l'être mystérieux , et qui avait déjà repris le chemin de
sa maison. Earnscliff se tourna donc et suivit Hobbie , en jetant
derrière lui un regard sur celui qu'il regardait comme un mania-
que , et qui , comme si cette entrevue l'eût poussé jusqu'à la fré-
nésie, continuait son étrange promenade autour de la colonne, et
s'épuisait à pousser des cris aigus et à vomir des imprécations
prolongées qui retentirent dans toute la vaste étendue de ce
désert.
Les deux chasseurs se retirèrent en silence , jusqu'à ce qu'ils
n'entendissent plus ces sons désagréables, c'est-à-dire jusqu'à ce
qu'ils fussent bien éloignés de la colonne qui avait donné son nom
à l'endroit où elle était élevée. Chacun fit ses commentaires par-
ticuliers sur la scène dont il venait d'être témoin, et Hobbie Elliot
rompit enfin le silence en s'écriant tout à coup : » Eh bien I je
soutiens que cel esprit, si toutefois c'en est un , a fait et souffert
beaucoup de mal lorsqu'il était en vie, puisqu'il est obligé d'errer
ainsi après sa mort.
— C'est , à mes yeux , la vraie rage de la misanthropie , » dit
Earnscliff, en continuant le cours de ses propres réflexions.
« Tous n'avez donc pas cru que ce fût un esprit ? demanda
Hobbie.
— Qui ? moi ? non, assurément, répondit le jeune laird.
— Eh bien ! moi , je crois que ce pourrait bien être une créa-
ture vivante. Et cependant , je n'oserais l'affirmer , car je n'ai ja-
mais rien vu qui ressemblât si fort à un revenant.
40 LE NAIN NOIR.
— Quoi qu'il en soit , dit Earnscliff , je reviendrai ici demain
pour voir ce qu'est devenu ce malheureux.
En plein jour ? dit le fermier ; alors, s'il plaît à Dieu, je vous
accompagnerai. Biais nous sommes ici à deux milles plus près de
Heugh-Foot que de votre maison ; et ne vaudrait-il pas mieux
que vous vinssiez chez nous ? Nous enverrons le garçon sur le
petit cheval avertir que vous êtes à notre ferme, quoique je croie
fort que vous n'avez personne qui vous attende, excepté vos do-
mestiques et le chat.
— Eh bien, soit, mon ami Hobbie ; mais, comme je n'aimerais
pas que mes domestiques fussent inquiets , ou que mon absence
privât minet de son souper , je vous serai obligé d'envoyer votre
garçon, ainsi que vous me le proposez.
— Ah , ma foi ! c'est avoir réellement de la bonté , répliqua
Hobbie -, vous venez donc à Heugh-Foot ; on sera^ je vous assure,
bien charmé de vous y voir. >>
Cette affaire ainsi réglée, ils accélérèrent leur marche jusqu'au
sommet d'une colline un peu escarpée : « Voyez-vous, Earnscliff,
dit Hobbie , je suis toujours content lorsque j'arrive dans cet en-
droit-ci. Distinguez- vous cette lumière là-bas , à la fenêtre de la
salle où ma bonne vieille grand'mère est assise, filant à son rouet ?
Et voyez-vous cette autre lumière qui va et vient d'une fenêtre
à l'autre ? c'est celle de ma cousine , Grâce Armstrong. Elle faie
dans la maison deux fois autant d'ouvrage que mes sœurs ; et
elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles
du monde ; mais elles sont forcées d'avouer , ainsi que ma
grand'mère , qui ne peut plus agir elle-même maintenant , que
c'est elle qui est la plus active , qui fait le mieux les courses en
ville. Quant à mes frères , l'un est parti avec la suite du cham-
bellan , et l'autre est à Moss-Phadraig, notre principale ferme ; il
peut surveiller les travaux tout aussi bien que moi.
— Tous êtes heureux , mon ami , d'avoir des parents aussi es-
timables, dit le jeune laird.
— C'est vrai, grâces en soient rendues au ciel ! je puis dire que
je le suis ; mais voudriez-vous bien me dire, Earnscliff, vous qui
avez été au collège et à la grande école d'Edimbourg , et qui y
avez été à même d'acquérir toutes sortes de connaissances, vou-
driez-vous bien me dire une chose , quoiqu'elle ne me regarde
pourtant pas personnellement ; mais j'ai entendu le prêtre de
Saint-John et notre minisire discuter à ce sujet à la foire de
CHAPITRE III. 4i
Winter , et , ma foi , ils parlaient fort bien tous deux. Le prêtre
disait que maintenant il était contraire à la loi d'épouser sa cou-
sine, mais il m'a semblé qu'il ne citait pas les passages de l'Évan-
gile à beaucoup près aussi bien que notre ministre, qui passe pour
être le meilleur théologien et le meilleur prédicateur qu'il y ait
d'ici à Edimbourg. Ne croyez-vous pas qu'il soit probable qu'il
avait raison ?
— Certainement, le mariage , répondit Earnscliff, est reconnu
par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l'a établi
dans la loi lévitique •, ainsi, Hobbie, il ne peut y avoir d'empôche-
inent, soit légal, soit religieux, entre vous et miss Armstrong.
— Oh I trêve de plaisanterie , Earnscliff, dit Hobbie ; vous qui
êtes si prom.pt à vous fâcher, lorsqu'on vient à vous parler sur un
sujet aussi délicat ! Dans ma question , je n'avais nullement l'in-
tention de parler de Grâce. Elle n'est pas ma cousine germaine ,
d'ailleurs, puisqu'elle est la fille du premier mariage de la femme
de mon oncle -, il n'y a donc pas de parenté entre nous, mais bien
une simple alliance. Nous voici maintenant à la colline de Shee-
ling. Je vais tirer un coup de fusil ; c'est toujours ainsi que j'an-
nonce mon arrivée , et quand j'apporte un daim j'en tire deux ,
un pour le gibier et l'autre pour moi. »
Il déchargea effectivement son fusil , et l'on vit les diverses lu-
mières traverser les appartements et môme quelques-unes briller
devant la maison. Hobbie en fit remarquer une, qui paraissait sor-
tir dans la cour et se diriger vers quelques-uns des bâtiments qui
l'entourent. « C'est Grâce, dit Hobbie ; elle ne viendra pas me re-
cevoir à la porte, je vous en réponds ; mais elle n'en ira pas moins
voir si l'on a préparé le souper de mes chiens , pauvres bêtes !
— Qui m aime , aime mon chien, dit Earnscliff: ah ! Hobbie ,
vous êtes un heureux mortel ! »
Cette observation fut accompagnée de quelque chose qui res-
semblait à un soupir, qui ne parut pas échapper à l'oreille de son
compagnon.
« Mais enfin , il peut y en avoir d'autres que moi ; oh I comme
j'ai vu miss Isabelle Vere tourner la tête pour regarder quelqu'un
qui passait près d'elle, aux conrses de Carlisle ! Qui sait la tour-
nure que prennent les choses dans ce monde. »
Earnscliff prononça tout bas quelques mots qui eurent l'air
d'une réponse , mais dont il ne fut pas facile de saisir le sens , et
il est probable que le jeune laird lui-même ne fut pas fâché
42 LE NAIN NOIR.
qu'elle demeurât enveloppée dans le doute et l'obscufité. Sur ces
entrefaites, ils se trouvèrent au bas du vaste loaning, qui , par
un sentier, côtoyant le pied de la colline ou du Heugh escarpé,
les conduisit en face de la maison couverte de chaume, mais
d'une apparence agréable.
Le seuil de la porte était déjà garni de figures joyeuses ; mais
la vue d'un étranger émoussa la pointe de plus d'un trait de rail-
lerie que l'on s'était préparé à lancer contre le manque de succès
de Hobbie dans sa chasse au daim. Il y eut un moment de tumulte
entre les trois jolies demoiselles , dont chacune s'efforçait de faire
retomber sur l'autre le soin d'introduire l'étranger dans la mai-
son, tandis qu'il était probable qu'il lardait à toutes de pouvoir
s'esquiver pour aller faire quelques changements à leur toilette
avant de se présenter devant lui dans un déshabillé qui n'était
destiné que pour les yeux de leur frère.
Hobbie , cependant, après avoir lancé quelques sarcasmes con-
tre le sexe en général ( Grâce ne se trouvait plus là ) , prit la
chandelle de la main de l'une des coquettes villageoises qui se
donnait un petit air en la tenant , et précéda son hôte dans le
parloir de la famille , ou pour mieux dire , dans la grand'salle ;
car la maison ayant été autrefois une place forte, l'appartement
dans lequel on se tenait habituellement était une chambre voûtée,
pavée, humide et assez triste, en comparaison des habitations de
nos cultivateurs modernes, mais qui, éclairée par un feu pétil-
lant de tourbe et de menu bois des fondrières , parut à Earnscliff
un excellent échange contre l'obscurité et le vent froid de la mon-
tagne. Il fut accueilli avec des expressions affectueuses et sou-
vent répétées par la vénérable vieille dame , la maîtresse de la
famille , qui , avec sa coiffe à barbes, sa robe de laine, filée chez
elle, décemment serrée autour de son corps, mais portant un
large collier d'or et des boucles d'oreilles du même métal , avait
l'air de ce qu'elle était réellement, la dame et la maîtresse de la
ferme. Elle était assise dans son fauteuil d'osier , au coin de la
grande cheminée , dirigeant les occupations de la soirée des jeu-
nes filles et de deux ou trois servantes qui filaient leurs que-
nouilles derrière leurs maîtresses.
Aussitôt qu'Earnscliff eut été accueilli , et que les ordres eu-
rent été donnés à la hâte pour faire une addition au repas du soir,
la grand'mère et les sœurs d'IIobbic commencèrent leur attaque
au sujet de son peu de succès à la chasse au daim.
/CHAPITRE III. 45
« Jenny n'avait pas besoin d'entretenir le feu de sa cuisine pour
tout ce qu'Hobbie a rapporté , dit une des sœurs.
— Non, en vérité, ma chère, dit une autre; le petit tas de
tourbe qui a servi à conserver le feu dans la cheminée , si on le
soufflait bien , eût suffi pour faire rôtir tout le gibier de notre
Hobbie.
— Oui, ou le bout de chandelle , si le vent voulait ne pas en
faire vaciller la flamme , dit la troisième. A sa place, j'aurais pré-
féré rapporter un corbeau, plutôt que de revenir trois fois au logis
sans la eorne d'un chevreuil pour souffler dedans. »
Hobbie se tournait vers l'une et l'autre, les regardant alterna-
tivement avec un froncement de sourcils dont l'augure était dé-
menti par le sourire de bonne humeur qu'il s'efforçait de faire
paraître sur ses lèvres. Il chercha ensuite à les apaiser en leur
annonçant le présent qu'Earnscliff se proposait de leur faire.
« Dans ma jeunesse , dit la vieille dame , un homme aurait eu
honte de revenir de la montagne sans avoir un chevreuil penda
de chaque côté de sa selle , comme un coquetier qui porte des
veaux.
— Je voudrais alors qu'ils nous en eussent laissé quelques-uns,
ma chère grand'mère, répliqua Hobbie; mais ils ont probable-
ment dépeuplé tout le pays, vos vieux amis ?
— Vous voyez cependant qu'il y a d'autres personnes qui sa-
vent en trouver , Hobbie , » dit la sœur aînée en jetant un coup
d'œilsur Earnsclifl.
« Hé bien I hé bien I femme , chaque chien n'a-t-il pas son
jouri Earnscliffme pardonnera d'employer ce vieux proverbe.
Ne puis-je avoir son bonheur et lui ne peut-il éprouver mon mal-
heur une autre fois ? C'est loin d'être agréable pour un homme
qui a couru toute la journée et qui a été effrayé... Non , je ne
veux pas dire cela non plus , mais surpris par des esprits , en re-
venant à la maison, d'avoir encore à se débattre contre une
troupe de femmes qui, toute la journée, n'ont eu qu'à faire tour-
ner un morceau de bois attaché à un tîl , ou à faire des trous à
un tablier de cuisine...
— Effrayé par des esprits I » s'écrièrent à la fois toutes les
femmes qui alors, comme le sont peut-être encore aujourd'hui
les habitants de ces vallées , s'occupaient singulièrement de tou-
tes ces bizarreries de l'imagination.
« Ah : non, je n'ai pas dit effrayé, répliqua Hobbie, j'ai voulu
«4 LE NAIN NOIR.
dire surpris, il n'y avait qu'un seul esprit, non plus; EarnscliflF,
vous l'avez vu aussi bien que moi. »
Et il continua à raconter en détail , à sa manière, et sans trop
d'exagération , la rencontre qu'ils avaient faite de l'être mysté-
rieux à Mucklestane-Moor, et finit par dire qu'il ne pouvait con-
jecturer ce que ce pouvait être , à moins que ce ne fût le grand
Ennemi lui-môme, ou quelqu'un des anciens Peghts, qui pos-
sédaient le pays autrefois.
— Un ancien Peght ! s'écria la grand'mère ^ non non , que Dieu
te préserve de mal , mon enfant ! Cen'estpasunPegthquecela....
c'est l'Homme Brun des Marécages ! O malheureux temps î
Qu'est-ce que ces esprits ont à faire pour venir porter le trouble
dans notre propre pays , maintenant que la tranquillité y est ré-
tablie , ainsi que la bonne intelligence et le respect aux lois? Oh î
que maudit soit-ill il n'a jamais apporté rien de bon ni pour le
pays ni pour les habitants. Mon défunt père m'a souvent dit qu'on
l'avait aperçu l'année de la sanglante bataille de Marston-BIoor ,
ensuite pendant les troubles de Montrose, et enfin avant la dé-
route de Dunbar. De mon temps , on l'a encore vu vers l'époque
de l'affaire de Bothwell-Brigg , et on disait que le laird de Binar-
buck , qui avait le don de seconde vue, eut un entretien avec lui
quelque temps avant le débarquement d'Argyle. Mais , quant à
cela , je ne puis en parler d'une manière bien précise ; c'était
fort loin , dans l'ouest. 0 mes enfants ! jamais il ne lui est permis
de revenir que dans des temps désastreux ; ainsi je recommande
à chacun de vous d'avoir recours à celui qui peut vous protéger
au jour du trouble et du malheur. »
EarnsclifiTprit alors la parole, et manifesta la ferme persuasion
où il était que la personne qu'il avait vue était quelque pauvre
maniaque, et n'était chargée d'aucune mission, de la part de l'au-
tre monde, pour annoncer une guerre ou toute autre calamité;
mais la compagnie accueillit très-froidement ses paroles , et tous
se réunirent pour l'engager à abandonner le dessein qu'il avait
formé de retourner le lendemain à Mucklestane-Moor.
« Oh I mon cher enfant, » dit la vieille dame , dont le cœur na-
turellement bon faisait étendre son style maternel à tous ceux à
qui elle s'intéressait, » vous devez être prudent plus que per-
sonne. Il a été fait une large brèche à votre maison par la mort
sanglante de votre père , les procès et diverses pertes. Yous êtes
la fleur du troupeau, le fils qui doit reconstruire l'ancien édifice,
CHAPITRE IV. 4S
si telle est la volonté du ciel, pour être un honneur pour
le pays et une sauvegarde pour ceux qui l'habitent ; il est de
votre devoir, à vous plus qu'à tout autre , de ne point vous en-
gager dans des aventures téméraires , car vous êtes d'une famille
cjui a toujours été trop aventureuse , et à qui il est arrivé beau-
coup de mal.
— Mais sûrement, ma chère dame, dit Earnscliff, vous ne
voudriez pas que j'eusse peur d'aller dans un Bloor ouvert en
plein jour?
— Je n'en sais trop rien, dit la bonne vieille dame ; je ne conseil-
lerai jamais à un de mes enfants, ni à un de mes amis, de recu-
ler devant une bonne cause, que ce soit celle de leurs amis ou
la leur propre; jamais je ne le ferai, non plus qu'aucun des
miens. Mais on n'ôlera point d'une tête grise comme la mienne,
que chercher le péril en allant là où rien ne nous appelle, c'est
agir directement contre la loi et l'Ecriture. »
Earnscliff abandonna un argument qu'il ne se sentait pas en
fetat de soutenir avec succès, et l'arrivée du souper mit fin à la
conversation. 3Iais Grâce était entrée peu de temps auparavant,
et Hobbie, non sans donner à Earnscliff un coup d'œil d'intelli-
gence, prit place à côté d'elle. Une conversation vive et enjouée,
à laquelle la vieille de la maison prit part avec cette franche
gaieté qui sied si bien à la vieillesse, fit renaître sur les joues des
jeunes personnes les roses que leur frère en avait chassées par
son récit de l'apparition, et l'on dansa et chanta pendant une
heure après le souper, comme s'il n'eût pas existé un seul esprit
ou un seul revenant dans le monde.
CHAPITRE IV.
VISITE AU SOLITAIRE.
Je m'appelle Wisanihropos , el je hais le genre
buinain. Quant à toi, je voudrais que lu fusses un chien,
a(in que je pusse l'aimer un peu.
SUAKSPEAUE. ( Timon of'Athens.)
Le lendemain matin, après le déjeuner, Earnscliff* prit congé
1 Earnscliff est un nom fictif composé de deux mots écossais, carn, qui veut dire
aigle, et cliff^ qui signifle rocher, a. m.
4U LE NAIN NOIR.
de ses aimables hôtes, en leur promettant d'être de retour à
temps pour avoir sa part de la venaison qui était arrivée de chez
lui. Hobbie, qui eut l'air de lui faire ses adieux à la porte de la
ferme, s'esquiva cependant, et le rejoignit au sommet de la colline.
« Vous allez là-bas, monsieur Patrick, lui dit-il ; du diable si
je vous quitte malgré tout ce qu'en dit ma mère. J'ai cependant
cru qu'il valait mieux m'échapper tranquillement, de peur
qu'elle ne soupçonnât ce que nous allions faire ; nous ne rlevons
pas lui causer le moindre chagrin ; c'est une des dernières paro-
les de mon père à son lit de mort.
— A merveille, Hobbie I dit Earuscliff-, elle mérite bien tous
vos égards.
— Et réellement, quant à cela, continua EUiot, elleserai-t pres-
que aussi tourmentée pour vous que pour moi. Mais croyez- vous
véritablement qu'il n'y ait pas de la présomption à nous hasarder
à aller là-bas ? nous n'avons pas de mission spéciale, vous savez.
— Si je pensais comme vous, Hobbie, je ne chercherais peut-
être pas àm'occuper plus long- temps de cette affaire; mais comme
je suis d'opinion que les visites surnaturelles, ou ont cessé tout à
fait, ou sont devenues très-rares de nos jours, je veux approfon-
dir une chose d'où dépend peut-être la vie d'un pauvre malheu-
reux qui a perdu la raison.
— Ah ! ma foi, si vous pensez comme cela. . . » répliqua Hobbie
d"un air de doute. « Et effectivement, il est certain que les fées
elles-mêmes, je veux dire les bonnes voisines ( car on dit qu'il ne
faut pas les appeler fées), qui avaient coutume de venir le soir
sur tous les tertres de verdure, ne se font pas voir de moitié
aussi souvent qu'autrefois. Je ne puis pas affirmer en avoir jamais
vu une; seulement une fois j'en entendis une siffler dans la
bruyère derrière moi, avec un son absolument semblable à celui
du courlis. Mais mon père en a vu souvent, quand il revenait
le soir de la foire, avec une goutte de vin dans la tête, le bivive
homme I »
Earnscliff remarqua avec plaisir l'affaiblissement graduel de
la superstition, en descendant d'une génération à l'autre, ainsi
qu'on pouvait l'inférer de la dernière observation de Hobbie. Hs
continuèrent à raisonner sur ce sujet, jusqu'au moment où ils
arrivèrent en vue de la colonne qui a donné son nom à ce Moor.
« Sur ma foi, dit Hobbie, voilà cette créature qui se traîne en-
core là-bas. Mais il fait grand jour, vous avez votre fusil, et j'ai
CHAPITRE IV. 47
apporté mou bon coateau de chasse, je crois que nous pouvons
nous approcher.
— Très-certainement, dit EarnsclifF; mais, au nom de tout
ce qu'il y a de plus extraordinaire, que peut-il donc faire là?
— Il commence à bâtir un mur, je crois, répondit Hobbie,
avec ces oies grises ou grosses pierres éparses, connue on les ap-
pelle. Ma foi, c'est tout ce que j'ai jamais entendu dire. »
En approchant davantage, Earnschff ne put s'empêcher de
partager l'opinion de Hobbie. L'être qu'ils avaient vu la veille
paraissait travailler lentement et avec beaucoup de fatigue à (pla-
cer les grosses pierres les unes sur les autres, conime pour former
un petit enclos. Il y avait autour de lui des matériaux en abon-
dance • mais le travail qu'il y avait à faire était immense, à cause
de la grosseur de la plupart des pierres ; et il paraissait môme
surprenant qu'il eût réussi à en soulever plusieurs, qu'il avait
déjà arrangées pour les fondements de son édifice. Il faisait des
efforts pour en mouvoir une d'une grosseur énorme, lorsque les
deux jeunes gens arrivèrent près de lui; et il était tellement oc-
cupé à exécuter son dessein, qu'il ne les aperçut que lorsqu'ils
furent tout près de lui. En poussant et en soulevant la pierre
pour la placer comme il le désirait, il déployait un degré de force
qui paraissait totalement incompatible avec sa taille et sa diffor-
mité. En effet, à en juger par les difficultés qu'il avait déjà sur-
montées, il devait avoir une force d'Hercule, car quelques-unes
des pierres qu'il avait réussi à soulever paraissaient avoir exigé le
concours de deux hommes pour en venir à bout. Les soupçons
de Hobbie se renouvelèrent en voyant la force surnaturelle dont
il était doué.
« Je suis presque persuadé, dit-il, que c'est l'esprit d'un maçon;
voyez-vous ces grosses pierres qu'il a placées. Si c'est un
homme, après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par
perche pour construire un mur de digue. On aurait besoin d'en
avoir un entre Cringlehope et les Shaws... Brave homme, »
ajouta-t-il en élevant la voix, « vous faites là un ouvrage bien
solide. »
L'être auquel il s'adressa leva les yeax, jeta sur lui des regards
affreux, et relevant son corps qui était alors penché, se tint de-
bout devant eux dans toute sa hideuse difformité naturelle.
Sa tête était d'une grosseur extraordinaire, couverte de che-
veux longs et crépus, en partie blanchis par l'âge : ses sourcils
98 LE NAIN NOIR.
épais et saillants ombrageaient ses petits yeux noirs et perçants,
profondément enfoncés dans leurs orbites^ et roulant avec une
férocité sauvage qui annonçait une sorte d'absence de raison.
Ses autres traits avaient ce caractère rude, brut, qu'un peintre
donnerait à ceux d'un géant de roman, en y ajoutant cette ex-
pression farouche, irrégulière et si souvent remarquée comme
étant particulière à la physionomie des personnes contrefaites.
Son corps large, et carré, comme celui d'un homme de taille
moyenne, était monté sur deux larges pieds; mais la nature
semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, ou du moins elles
étaient si courtes, qu'elles étaient cachées par les vêtements
qu'il portait. Ses bras étaient longs et charnus, terminés par deux
mains musculeuses, et les endroits qui, dans l'ardeur du travail,
restaient découverts, s'étaient hérissés d'un poil noir et rude.
On aurait dit que la nature avait destiné les parties de son corps,
prises séparément, à être les membres d'un géant, mais qu'en-
suite elle les avait par bizarrerie adaptées au corps d'un nain; tant
il y avait peu de rapport entre la longueur de ses bras et la force
extraordinaire d'un côté, et la petitesse de sa taille de l'autre.
Son vêtement était une tunique brune d'une étoffe grossière, de
la forme d'un froc de moine, serrée autour de ses reins par une
ceinture de peau de chien de mer. Il avait sur la tête un bonnet
fait avec une peau de blaireau, ou de quelque autre fourrure gros-
sière, qui ajoutait singulièrement à l'effet grotesque de son en-
semble, et couvrait en partie ses traits^ dont l'expression
habituelle était celle d'une sombre et sinistre misanthropie.
Ce Nain remarquable tenait ses yeux silencieusement fixés sur
les deux jeunes gens, et leur lançait des regards hargneux et ir-
rités, lorsque Earnscliff, dans l'espoir de le ramener à une dispo-
sition d'esprit moins farouche, lui dit : « Vous avez là une tâche
bien pénible , mon ami ; permettez-nous de vous aider. »
En conséquence, Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placè-
rent la pierre sur le mur qui commençait à s'élever. Le Nain les
surveillait avec l'œil d'un maître, et témoignait par ses gestes son
mécontentement ou son impatience, envoyant le temps qu'ils
mettaient à ajuster la pierre. Il en indiqua une seconde, et ils la
placèrent aussi ; puis une troisième , une quatrième , et ils conti-
nuèrent à le satisfaire , non sans se fatiguer, car il leur indi-
quait, comme à dessein, les morceaux les plus lourds et les plus
éloignés.
CHAPITRE IV. 49
« Oh ! maintenant , l'ami , » dit Elliot, voyant que le Nain dé-
raisonnable en indiquait une autre plus grosse qu'aucune de
celles qu'ils eussent remuées, « EarnsclifF peut faire comme il
voudra-, que vous soyez homme, ou tout autre chose de pire, le
diable me torde les doigts si je vais me casser plus long-temps les
reins à élever des pierres, comme un manœuvre, sans recevoir
seulement un remercîment pour ma peine!
— Remercîment ! » s'écria le Nain avec un geste qui exprimait
le plus profond mépris. << Tenez, prenez-le, et engraissez-vous
avec. Prenez, et puisse-t-il fructifier autant avec vous qu'avec
moi, et avec tout homme, tout reptile qui a entendu ce mot de la
bouche de son semblable. Allons, hors d'ici 1 ou travaillez ;, ou
partez I
— Voilà une belle récompense que nous recevons, Earnscliff,
dit Hobbie, pour avoir construit un tabernacle pour le diable lui-
même , et peut-être compromis nos propres âmes par-dessus le
marché.
— Notre présence, répondit Earnscliff, ne fait qu'irriter sa
frénésie, à ce qu'il paraît; nous ferions mieux de nous retirer, et
d'envoyer quelqu'un lui apporter des vivres et quelques objets de
première nécessité. »
C'est ce qu'ils firent en effet. Le domestique qui fut envoyé
trouva le Nain travaillant encore à son mur, mais ne put en tirer
une seule parole; et comme il était imbu des superstitions du
pays, il n'importuna pas long-temps cet être singulier de ses ques-
tions ou de ses avis, mais après avoir placé sur une pierre un peu
éloignée les objets qu'il avait apportés, il les laissa à la disposition
du misanthrope.
Le Nain continua chaque jour ses travaux avec une activité in-
croyable et qui paraissait presque surnaturelle. Il faisait souvent
en un jour un ouvrage que l'on aurait cru être celui de deux
hommes, et son édifice prit bientôt l'apparence des murs d'une
hutte, qui, quoique très-petite, et construite seulement de pierres,
de mottes de gazon sans mortier, offrait, attendu le volume ex-
traordinaire des pierres employées, un air de solidité peu com-
mune pour une cabane de dimension si petite et d'une construc-
tion si grossière. Earnscliff, attentif à tous ses mouvements, ne se
fut pas plutôt aperçu du but auquel ils tendaient, qu'il fit porter
un certain nombre de pièces de bois propres à une toiture^ et qu'il
fit déposer près de là, se proposant même d'envoyer le lendemain
SO LE NAIN NOIR.
des ouvriers pour les mettre en place. Mais Texécution de son
dessein fut nrévenue par le Nain, qui. dès le soir môme, pendant
la nuit et de bonne heure dans la matinée, avait travaillé avec
tant d'ardeur et d'adresse qu'il avait presque complété l'arrange-
ment des chevrons. Sun second travail fut de couper des joncs et
de couvrir sa demeure, ce qu'il exécuta avec une dextérité ex-
traordinaire.
Comme d'autres secours que ceux qu'il pouvait tirer acciden-
tellement d'un passant paraissaient lui répugner, on lui fournit
des matériaux convenables à son objet, ainsi que des outils, dont
il fit usage avec beaucoup d'habileté. Il construisit la porte et la
fenêtre de sa cabane, arrangea un bois de lit grossier, plaça quel-
ques tablettes, et parut devenir d'une humeur moins bourrue à
mesure que son habitation devenait plus commode.
Il s'occupa ensuite à former une forte clôture et à cultiver aussi
bien qu'il lui fut possible le terrain qu'elle renfermait; et à force
de transporter du terreau et de le travailler avec le sol, il parvint
à se faire un petit jardin. On doit naturellement penser que, ainsi
que nous l'avons déjà fait entendre , cet être solitaire était de
temps en temps aidé par les voyageurs qui traversaient par hasard
le Moor, aussi bien que par diverses personnes que la curiosité
engageait à venir visiter ses travaux. Il était effectivement impos-
sible de voir une créature humaine , qui , au premier coup d'œil,
était si peu propre à des ouvrages de fatigue, travailler avec une
assiduité aussi constante , sans s'arrêter quelques minutes pour
l'aider dans ses opérations; et comme aucun de ces aides acciden-
tels ne connaissait le degré d'assistance que le Nain avait reçu
d'autres personnes, la rapidité de ses progrès ne perdait rien à
leurs yeux de ce qu'elle avait de merveilleux. L'apparence de
force et de solidité de la cabane, construite en un si court espace
de temps et par un tel être, et l'habileté supérieure qu'il montrait
dans la mécanique et dans les autres arts , tout cela contribua à
donner des soupçons aux habitants du voisinage. Ils soutenaient
que, si ce n'était pas un fantôme, opinion qu'ils avaient aban-
donnée , puisqu'il paraissait bien clairement que c'était un être
vivant, il fallait cependant qu'il eut des liaisons étroites avec le
monde invisible, et qu'il eût choisi cet endroit écarté pour entre-
tenir ses relations sans être dérangé. Ils soutenaient aussi ,
quoique dans un sens différent de celui que le philosophe don-
nait à cette phrase, qu'il n'était jamais moins seul que quand il
CHAPITRE IV. SI
était seul, et que, des hauteurs qui dominent au loin sur le Moor,
des voyageurs découvraient souvent une personne qui était à
l'ouvrage avec cet habitant du désert, et qui disparaissait toujours
dès qu'on s'approchait de plus près de la cabane. On voyait de
temps en temps cette personne assise à côté de lui à la porte, se
promenant avec lui dans la plaine, ou l'aidant à aller chercher de
l'eau à la fontaine. Earnschff expliquait ce phénomène en pen-
sant que c'était l'ombre du Nain.
« Du diable s'il a une ombre! » répliqua Hobbie, zélé défenseur
de l'opinion générale; « il est trop avant dans l'intimité du vieux
Satan pour avoir une ombre. D'ailleurs, argumentait-il plus lo-
giquement, qui a jamais vu une ombre entre le corps et le soleil ?
Et cette chose, que ce soit ce qu'on voudra, est plus mince et
plus grande que le corps lui-même ; on Ta vue plus d'une fois et
de deux aussi, s'interposer entre le soleil et lui. »
Ces soupçons, qui , dans d'autres parties du pays , auraient pu
donner lieu à des recherches un peu désagréables pour le prétendu
sorcier, ne servirent ici qu'à remplir les esprits d'un mélange de
crainte et de respect. Le solitaire paraissait éprouver une sorte
de plaisir en voyant les marques de timide vénération avec les-
quelles le voyageur que le hasard conduisait sur cette route^ s'ap-
prochait de sa demeure , le regard d'élonnement avec lequel il
examinait sa personne et sa retraite, et la promptitude avec la-
quelle il s'éloignait de ce lieu d'épouvante. Les plus hardis ne
s'arrêtaient que le temps nécessaire pour jeter à la hâte un coup
d'œil sur les murs de la cabane et sur le jardin, et pour s'excuser
par un salut de politesse auquel le Nain daignait quelquefois ré-
pondre par un mot bu un signe de tête. Earnscliff passait souvent
par là. et rarement sans s'informer de la santé du solitaire, qui
paraissait maintenant avoir fait tous ses arrangements pour le
reste de sa vie.
Il était impossible de l'engager dans aucune conversation sur
ses affaires personnelles. Il n'était, d'ailleurs, ni communicatif,
ni abordable sur aucun sujet, bien qu'il parût avoir considérable-
ment perdu de l'extrême férocité de sa misanthropie, ou plutôt
tomber plus rarement dans des accès d'ahénation mentale , dont
cette férocité était un des principaux symptômes. Aucun raison-
nement ne pouvait le déterminer à accepter quelque chose au-
delà du strict nécessaire, bien qu'Earnscliff lui fît beaucoup d'au-
tres offres par charité, et ses plus superstitieux voisins par d'au-
Ua LE NAIN NOIR.
très motifs. Il récompensait les bienfaits de ces derniers par les
conseils qu'il leur donnait , lorsqu'il était consulté par eux , ainsi
qu'il finit peu à peu par l'être, sur leurs maladies ou celles de leurs
bestiaux. Souvent aussi il leur fournissait des remèdes, et parais-
sait posséder non seulement les simples qui croissaient dans le
pays, mais aussi les drogues qui venaient des pays étrangers. Il
donnait à entendre à ces personnes que son nom était Elshender
le Reclus ; mais bientôt le peuple ne l'appela plus que Curny El-
shie, ou le sage hère de Mucklestane-Moor. Il y avait des person-
nes qui ne se bornaient pas à l'interroger sur leurs maux corpo-
rels , mais qui lui demandaient encore des conseils sur d'autres
sujets , et il les leur donnait avec ce ton de finesse digne d'un ora-
cle, ce qui confirmait à un haut degré l'opinion où l'on était qu'il
était doué de connaissances surnaturelles. Ceux qui le consul-
taient laissaient ordinairement quelque offrande sur une pierre à
quelque distance de la cabane. Si c'était de l'argent , ou quelque
chose qu'il ne trouvait pas à propos d'accepter, ou il le jetait loin
de lui, ou le laissait à l'endroit où il était sans en faire usage. Dans
toutes les occasions^ ses manières étaient rudes et insociables, et
ses paroles en nombre justement suflîsant pour exprimer sa pen-
sée aussi brièvement que possible, et il coupait court à toute com-
munication qui allaita une syllabe de plus que n'en exigeait l'af-
faire dont il était question. Lorsque l'hiver fut passé et que son
jardin lui fournit des herbages et des végétaux , il se borna pres-
que exclusivement à ce genre de nourriture. Il accepta néanmoins
deux chèvres que lui donna Earnsclifï ; elles se nourrissaient sur
ie Moor et lui fournissaient du lait.
Lorsque EarnsclifTvit que son présent avait été accepté, il alla
bientôt après faire une visite à l'ermite. Le vieillard était assis sur
une large pierre plate, à la porte de son jardin ; c'était le siège de
la science, qu'il occupait ordinairement lorsqu'il était disposé à
recevoir ses malades ou ses chents. Il tenait l'intérieur de sa hutte
et celui de son jardin aussi sacrés et aussi inaccessibles à tout
mortel que les naturels d'Otahiti tenaient leur Moraï; probable-
ment il les aurait crus souillés par les pas d'une créature humaine.
Lorsqu'il se renfermait dans son habitation , aucune prière ne
pouvait le déterminer à se rendre visible, ou à donner audience à
qui que ce fût.
EarnsclilT avait passé une partie de la journée à pêcher dans
une petite rivière à quelque distance de là. Il avait sa ligne à la
CHAPITRE IV; ^3
main et son panier rempli de truites sur l'épaule. Il s'assit sur une
pierre , presque en face du Nain, qui , familiarisé avec sa pré-
sence, ne fit d'autre attention à lui qu'en levant sa grosse tète dif-
forme afin de fixer ses regards sur lui, et la laissant ensuite retom-
ber sur sa poitrine, comme s'il eût été occupé de profondes médi-
tations. Earnscliff regarda autour de lui et remarqua que Termite
avait augmenté ses possessions , en construisant un hangar pour
servir d'abri à ses chèvres.
« Tous travaillez beaucoup, Elshie, » dit-il, en cherchant à en-
gager une conversation avec cet être singulier.
« Travailler, répéta le Nain , c'est le moindre des maux atta-
chés à un sort aussi misérable que celui du genre humain ; mieux
vaut travailler comme moi que s'amuser comme vous.
— Je ne soutiendrai pas qu'il y a de l'humanité dans nos amu-
sements ordinaires de la campagne , Elshie, dit Earnscliff, et ce-
pendant....
— Et cependant , interrompit le Nain , ils valent mieux que
votre occupation ordinaire; il vaut mieux exercer votre folte et
vaine cruauté contre des poissons muets que contre vos sembla-
bles. Et néanmoins^ pourquoi parlerais-je ainsi ? Pourquoi ne pas
laisser tout le troupeau des hommes se buter les uns contre les
autres, s'entr'égorger et s'entre-dévorer, jusqu'à ce qu'ils soient
tous détruits, à l'exception d'un énorme et bien gras Beternoth ;
et que celui-ci, après avoir étranglé tous ceux de son espèce et en
avoir rongé les os, sa proie venant à lui manquer , il rugisse des
jours entiers, parce qu'il n'aura plus de nourriture, et finisse par
mourir, pouce par pouce , dans les horreurs de la faim ? ce serait
une consommation digne de cette race.
— Vos actions, Elshie, valent mieux que vos paroles ; cepen-
dant vous cherchez à conserver une race que votre misanthropie
calomnie.
— C'est vrai , répliqua le nain ; mais pourquoi ? Écoutez-moi :
vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût , et je
veux bien, contre mon usage, perdre quelques paroles , par pitié
pour votre aveugle infatuation. Si je ne puis envoyer la maladie
dans les familles , ou la mortalité parmi le bétail , puis-je mieux
arriver au même but qu'en prolongeant la vie de ceux qui peuvent
servir à opérer la destruction d'une manière tout aussi efficace ?
Si Alix de Bower était morte l'hiver dernier , le jeune Ruthwin
auraii-il été tué le printemps suivant pour l'amour d'elle ? Qui
LE >A1N >-OIR. 4
d4 LE NAIN NOIR.
pensait à parquer son bétail au-dessous de la tour, lorsqu'on
croyait que le Red Reiver ' de Westburnflat était sur son lit de
mort ? Mes potions, mon habileté, l'ont guéri ; et maintenant quel
est celui qui ose laisser son troupeau errer dans la plaine sans
gardien, ou se coucher sans avoir déchaîné le chien courant?
— J'avoue , répondit EarnsclifT, que vous n'avez pas rendu un
grand service à la société par la dernière de ces cures. Mais , en
compensation de ce mal, voilà mon ami Hobbie, le brave Hobbie
de Heugh-Foot, que vos remèdes ont guéri, l'hiver dernier, d'une
fièvre qui aurait pu lui coûter la vie.
— Ainsi pensent, dans leur ignorance et leur folie, les êtres for-
més du limon de la terre, » dit le Nain avec un sourire de mali-
gnité. « Avez -vous remarqué le petit du chat sauvage , qui a été
apprivoisé , comme il joue , comme il est folâtre , comme il est
doux? Mais laissez-le avec votre gibier, vos agneaux , votre vo-
laille, sa férocité naturelle reprend son empire-, il saisit, déchire,
ravage et dévore.
— Tel est l'instinct de ranimai, répondit EarnsclifT; mais en
quoi cela peut-il avoir rapport à Hobbie?
— C'est son emblème, c'est son portrait, répliqua le solitaire. Il
est à présent dt)ux , tranquille et apprivoisé , faute d'occasion de
suivre son penchant naturel ; mais que la trompette guerrière
sonne, il sera aussi féroce que le plus sauvage de ses ancêtres du
Border qui ait jamais brûlé la cabane d'un paysan sans défense.
Pouvez- vous nier que, môme à présent , il vous excite souvent à
tirer une vengeance sanglante d'une injure faite à votre famille,
lorsque vous n'étiez qu'un enfant ? » Earnscliff tressaillit 5 le soli-
taire ne parut pas remarquer sa surprise, et continua :
« La trompette sonnera, le jeune limier lapera du sang, et moi
je rirai et je dirai : C'est pour cela que je t'ai guéri. » Il s'arrêta
un instant, puis il contmua : « Telles sont les cures qu3 j'opère;
leur objet, leur but est de perpétuer la masse de misère, et moi-
même je joue, dans ce désert, mon rôle dans la tragédie générale.
Si vous, Earnsclift", si vous étiez sur votre lit de douleur, peut-
être , par pitié, vous enverrais-je une coupe empoisonnée.
— Je vous suis fort obligé, Elshie, dit le jeune laird, et je ne
manquerai certainement pas de vous consulter, ayant un espoir
aussi consolant d'ol)lenir votre secours.
— Ne vous flattez pas trop, répliqua l'ermite, de l'espoir que
1 Red Reiver signifie voleur rouge, a. m.
CHAPITRE IV. Jî-;
je céderais réellement au sentiment de la pitié, que je regarde
comme une faiblesse. Pourquoi chercherais- je à sauver une dupe,
qui est aussi propre que vous l'êtes à endurer les maux de la vie,
de l'état de misère que ses propres visions et la scélératesse du
monde lui préparent. Pourquoi imiterais je la comipassion de l'In-
dien qui , avec son tomahawk , brise la tète du captif, enlevant
par cette action à la race aussi sauvage que moi, fout le plaisir
qu'elle s'était promis pendant trois jours, et cela au moment où
les tisons étaient allumés, les tenailles chauffées, les couteaux
aiguisés , et les chaudrons bouillants , pour déchirer, brûler,
bouillir et sacrifier la victime.
— Yous me présentez là un tableau bien effrayant de la vie,
Elshie , mais je n'en suis pas découragé ^ nous sommes sur cette
terre, en partie potir endurer et pour souffrir, mais en partie aussi
pour agir et pour jouir. La journée de fatigue a sa soirée de re-
pos; même les souffrances que l'on endure avec patience trou-
vent des adoucissements dans l'idée consolante que l'on a rempli
ses devoirs.
~ Je repousse une doctrine aussi servile et aussi brute , dit le
Nain , dont les yeux s'enflamipaient d'une fureur voisine de la
démence ; je la repousse comme digne seulement des bêtes qui
périssent ; mais je ne veux plus perdre de paroles avec vous. »
Il se leva précipitamment; mais, avant de se renfermer dans sa
hutte , il ajouta avec une grande véhémence : « Cependant , de
peur que vous ne pensiez encore que ce qui paraît un bienfait de
ma part envers le genre humain, découle de cette source sotte et
servile qu'on appelle amour de nos semblables, sachez que, s'il
existait un homme qui eût détruit les plus chères espérances de
mon âme, qui eût déchiré mon cœur en mille pièces, et enflammé
mon cerveau jusqu'à en faire un volcan en éruption, et si la for-
tune et la vie de cet homme étaient aussi complètement en mon
pouvoir que ce vase fragile (saisissant un pot de terre qui était à
côté de lui), je ne voudrais pas le réduire en atomes ainsi (le
lançant avec fureur contre la muraille), non, » continua-t-il
avec plus de calme, mais avec la plus grande amertume, « je
le gorgerais de richesses et de puissance , afln d'enflammer ses
viles passions, et le mettre à même d'exécuter ses infâmes pro-
jets ; il ne lui manquerait aucun moyen de satisfaire ses vices et
dexercer sa scélératesse,- il serait le centre d'un gouffre qui
n'aurait lui-même ai repos ni cesse, mais qui bouillonnerait
iî6 LE NAIN NOIR.
avec une fureur continuelle, engloutissant tout vaisseau qui s'ap-
procherait de ses limites : il serait un tremblement de terre ,
capable de bouleverser môme son pays, et de rendre tous ses
habitants délaissés, proscrits et misérables... comme moi ! »
L'infortuné avait à peine prononcé ces dernières paroles qu'il
rentra précipitamment dans sa cabane, dont il ferma la porte
avec la plus grande violence, tira deux verroux^ l'un après
l'autre, comme pour en défendre l'entrée à tout être de cette
odieuse race , qui avait ainsi irrité son àme jusqu'à la frénésie.
Eamscliff s'éloigna du Moor avec un sentiment mêlé de pitié et
d'horreur, cherchant à deviner quelle pouvait être la cause étrange
et désastreuse qui avait réduit à un aussi triste état l'esprit d'un
homme dont les discours faisaient voir qu'il était d'un rang et
d'un genre d'éducation au-dessus du commun du vulgaire. Il
était également surpris qu'un homme qui habitait le pays depuis
si peu de temps, et d'une manière aussi retirée , eût pu recueillir
autant de renseignements précis sur le caractère et les affaires
privées de ses habitants.
« Il n'est pas étonnant, disait- il en lui-môme^ qu'avec une
information aussi étendue, une pareille manière de vivre, une
figure aussi difforme , et des sentiments d'une misanthropie aussi
virulente , cet infortuné passe généralement pour avoir fait un
pacte avec l'ennemi du genre humain. >»
CHAPITRE V.
ISABELLE VÈRE.
Le rocher le plus glacé dans le désert le plus
solitaire éprouve, dans sa stérilité, rinfluence du prin-
temps; et à la rosée d'avril, ou au rayon du soleil de
mai, sa mousse et son lichen se raniment et reverdis-
sent: ainsi le cœur le plus compiélementmort au plaisir
s'attendrit en voyant les pleurs, se réjouit en voyant le
fourire d'une femnie. Beatimont.
A mesure que la saison s'avançait, et le temps devenant plus
doux, on voyait plus souvent le reclus assis sur la large pierre
plate qui était au devant de sa hutte. Un jour, vers l'heure de
midi, une compagnie de dames et de cavaliers, très-bien montés,
et ayant une suite nombreuse, traversa la bruyère à quelque
CHAPITRE V. 37
distance de son habitation. Des chiens, des faucons, des che-
vaux de main , augmentaient la foule , et l'air retentissait des
cris des chasseurs et du son des cors. Le solitaire était au mo-
ment de rentrer dans sa cabane , à la vue d'une troupe aussi
joyeuse, lorsque trois jeunes dames , suivies de leurs domesti-
ques, et qui avaient fait un long circuit, après s'être détachées
de la compagnie, afin de satisfaire leur curiosité par la vue du.
sage hère de Mucklestane-Moor, arrivèrent subitement devant
lui avant qu'il eût pu effectuer son dessein. La première poussa
un cri, et mit sa main devant les yeux , en voyant un objet d'une
difformité aussi extraordinaire. La seconde, avec un ricanement
hystérique, sous lequel elle cherchait à déguiser sa frayeur,
demanda au Nain s'il voulait lui dire la bonne aventure. La
troisième, qui était la mieux montée, la mieux habillée, et san^
contredit celle des trois qui avait la meilleure tournure, s'avança,
comme pour réparer l'incivilité de ses compagnes.
« Nous avons perdu la bonne voie à travers ces lieux maréca-
geux, et nous sommes restées en arrière de notre compagnie,
dit la jeune personnne^ vous voyant, mon père, à la porte de
votre maison, nous avons tourné de ce côté-ci, pour...
— Chut I interrompit le Nain ; si jeune , et déjà si artificieuse!
Vous êtes venue , et vous ne le savez que trop , pour jouir da
triomphe de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté,
par le contraste de la vieillesse, la pauvreté et la difformité. Cette
conduite est digne de la fille de votre père-, mais elle convient bien
peu à la fille de votre mère !
— Avez-Yous donc connu mes parents, et me connaissez-vous?
demanda la jeune dame.
— Oui , répondit le Nain ; voici la première fois que vous avez
frappé mes yeux éveillés, mais je vous ai souvent vue dans
mes rêves.
— Dans vos rêves?
— Oui, Isabelle Yère, répliqua le Nain ; qu'est-ce que toi ou
les tiens ont à démêler avec moi quand je veille?
— Quand vous veillez, monsieur, » dit l'une des compagnes de
miss Vère avec une sorte de gravité moqueuse , « vos pensées
sont fixées sans doute sur la sagesse : la folie ne peut probable-
ment s'introduire chez vous que pendant vos moments de som-
meil?
— Pendant les tiens, » répliqua le Nain , d'un ton plus atra-
88 LE NAIN NOIB.
bilaire qu'il ne convenait à un philosophe ou à un ermite, « la fo-
lie exerce continuellement sur toi un empire illimité, éveillée ou
endormie.
— Dieu nous bénisse 1 dit la dame, c'est un prophète bien cer-
tainement.
— Aussi certainement, continua le Nain , que tu es une
femme .. Une femme, ai-je dit ! j'aurais dû dire une dame... une
belle dame. Vous m'avez demandé de vous dire la bonne aven-
ture; elle est toute simple. Courir sans cesse, pendant toute votre
vie, après des folies qui ne valent pas la peine d'être poursuivies,
«t qui seront mises de côté à mesure que vous les aurez connues;
mais que l'on continue à poursuivre depuis l'enfance, qui est en-
core chancelante, jusqu'à la vieillesse , qui ne se soutient qu'au
moyen de béquilles. Des joujoux et des amusements folâtres dans
Tenfance, l'amour et ses absurdités dans la jeunesse , Spadille et
Basto dans la vieillesse,'se succéderont comme objets de sérieuse
occupation ; des fleurs et des papillons au printemps -, des papil-
lons et du coton de chardon dans l'été : des feuilles flétries dans
l'automne et dans l'hiver; tout cela poursuivi, tout cela saisi,
tout cela jeté loin de soi. Partez maintenant, je vous ai dit la
bonne aventure.
— Tout cela saisi, cependant, » répliqua en riant la jeune per-
sonne, qui était une cousine de miss Vère, « c'est encore quel-
que chose. Nancy , » continua-t-elle en se tournant vers la ti-
mide personne qui s'était approchée la première du Nain, « vou-
lez-vous vous faire dire la bonne fortune ?
— Non pas pour tout au monde , » répondit-elle en se recu-
lant, ce quia été dit me suffit.
— Eh bien donc I » dit miss Ilderson en présentant de l'argent
au Nain, « je veux payer ma bonne aventure comme si c'était un
oracle qui eût parlé à une princesse.
— La vérité, dit 1 > devin, ne saurait ni se vendre ni s'acheter ,
« et il repoussa son offrande d'un air bourru et dédaigneux.
<< Eh bien ! en ce cas, dit la dame, je garderai mon argent pour
m'aider dans la course que j'ai à faire.
— Vous en aurez besoin, répondit le cynique. Sans argent , il
est peu de personnes qui suivent un plan avec succès ; il en est
encore moins qui soient suivies... Arrêtez, » dit-il à miss Vère au
moment où ses compagnes s'en allaient , « j'ai quelque chose de
plus à vous dire. Vous avez ce que vos compagnes désiraient pos-
CHAPITRE V. 89
séder, ou du moins ce que l'on croit qu'elles possèdent , beauté ,
richesse, rang, talents.
— Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père, dit miss
Vère, je suis à l'épreuve de la flatterie et de la bonne aventure.
— Un instant, » continua le Nain en saisissant la bride du che-
val; «je ne suis ni un devinordinaire ni un flatteur. Tous les avan-
tages que je viens de vous détailler, tous , et chacun d'eux, ont
des maux qui leur correspondent • un amour malheureux, des af-
fections contrariées, la sombre tristesse d'un couvent ou un ma-
riage odieux. Moi, qui souhaite du mal à tout le genre humain en
général, je ne puis vous en désirer davantage, tant le cours de vo-
tre vie est assiégé de malheurs.
— Eh bien, mon père ! dit miss Vère , laissez-moi jouir de la
prospérité qui est à ma portée, comme d'un adoucissement à l'ad-
versité dont vous me menacez. Vous êtes vieux, vous êtes pau-
vre ; votre habitation est loin de tout secours humain, dans le cas
où vous seriez malade ou dans le besoin ; votre situation vous
expose, sous plusieurs rapports , aux soupçons du vulgaire , qui
n'est que trop disposé à se porter à des actes de brutalité. Lais-
sez-moi le plaisir de penser que j'ai adouci le sort d'une créature
humaine. Acceptez le secours qu'il est en mon pouvoir de vous
ofîrir; acceptez-le pour l'amour de moi, si ce n'est pas pour l'a-
mour de vous-même, alin que, lorsque jaurai à endurer les maux
que vous ne m'annoncez peut-être que d'une manière trop cer-
taine , je n'aie pas la douleur de réfléchir que les heures d'un
temps plus propice auront été tout à fait perdues. »
Le vieillard répondit d'une voix entrecoupée, et presque sans
s'adresser à la jeune dame :
« Oui, c'est ainsi que tu devrais penser... c'est ainsi que tu de-
vrais parler, si jamais les discours des hommes étaient d'accord
avec leurs pensées. Ils ne le sont pas... non , ils ne le sont pas...
Hélas ! ils ne peuvent pas l'être. Et cependant... Attendez ici un
instant... ne bougez pas jusqu'à mon retour. » Il alla à son petit
jardin, et revint avec une rose à moitié épanouie.
— Tu m'as fait verser une larme , la première qui ait mouillé
ma paupière depuis bien des années. Reçois ce gage de ma re-
connaissance pour un tel bienfait. Ce n'est qu'une rose ordinaire ;
conserve-la cependant, et ne t'en sépare point 1 Viens me trouver
à l'heure de l'adversité. Montre-moi cette rose, ou même une seule
feuille^ fùt-elle aussi flétrie que mon cœur... fût-ce dans les ac-
60 LE NAIN NOIR,
ces les plus violents et les plus terribles de ma rage contre un
monde que j'abhorre, elle fera renaître dans mon sein des pensées
plus douces, et dans le tien peut-être l'espoir d'un avenir plus heu-
reux. Mais point de message. . . point d'intermédiaire.Yiens toi-mê-
me,etmon cœur et ma porte, qui sont fermés pour toutautrehumain,
s'ouvriront pour toi et tes chagrins. Maintenant tu peux partir. »
Il lâcha la bride, et la jeune dame s'éloigna , après avoir témoi-
gné ses remercîments à cet être singulier , autant que put le lui
permettre la surprise que lui avait causée un discours aussi ex-
traordinaire ^ se tournant fréquemment pour regarderie Nain",
qui restait toujours à la porte de son habitation , et observait sa
course à travers le Moor vers le château de son père EUieslaw ,
jusqu'à ce que le revers de la •oUine la dérobât à ses yeux ainsi
que toute la compagnie.
Cependant les dames se mirent à plaisanter avec miss Vère sur
l'étrange entrevue qu'elles venaient d'avoir avec le très-renommé
sorcier de Mucklestane-Moor. Le bonheur est pour Isabelle seule
partout où elle se trouve ^ son faucon abat le coq noir de la
bruyère ; ses yeux blessent le cœur de l'amant; il ne reste plus,
aucune chance pour ses compagnes et ses cousines ; le magiciea
lui-môme n'a pu résister au pouvoir entraînant de ses charmes.
Par pitié, ma chère Isabelle, vous devriez cesser d'accaparer à ce
point-là, ou du moins établir un magasin et vendre à l'une et à
l'autre tout ce que vous n'avez pas l'intention de garder pour vo-
tre propre compte.
« Je vous céderai tout, répliqua miss Vère, et le magicien avec,
à très-bon marché.
— Non, Nancy aura le magicien, dit miss Ilderson , pour sup-
pléer au déficit ; elle n'est pas tout à fait sorcière elle-même ,
vous savez bien.
— Ah I bon Dieu, ma sœur, dit la jeune miss Ilderson, que fe-
rais-jed'un monstre aussi effroyable? J'ai fermé les yeux, après
lui avoir jeté un seul regard , et je vous proteste qu'il me sem-
blait que je le voyais encore , bien que je tinsse mes paupières
aussi serrées que je le pouvais.
— C'est dommage, répondit sa sœur ; souvenez-vous toujours,
Nancy, de choisir un admirateur dont les défauts disparaissent en
fermant les yeux dessus. Eh bien î dans ce cas, je m'imagine qu'il
faut que je le prenne moi-même, et que je le mette dans le cabi-
net où maman tient ses curiosités du Japon, afin de montrer que
CHAPITRE V. 61
l'Ecosse peut produire un spécimen d'argile mortelle , façonnée
de manière à lui donner une forme dix mille fois plus affreuse
que celles que les imaginations de Canton et de Pékin , toutes
fertiles qu'elles sont en représentations de monstres , ont immor-
talisées sur la porcelaine.
— Il y a quelque chose de si triste dans la situation de cet
homme, dit miss Yère , que je ne puis, ma chère Lucy, partager
votre gaieté aussi volontiers que de coutume. S'il est sans res-
sources , comment pourra-t-il subsister dans ce vaste désert, éloi-
gné comme il l'est de tout secours humain ? Et s'il parvient à s'en
procurer quelques-uns accidentellement , le seul soupçon qu'il a
ces moyens ne l'exposera- t-il pas à être pillé et assassiné par
quelqu'un des brigands qui sont dans le voisinage ?
— Mais vous oubliez que l'on dit que c'est un sorcier, dit Nancy
Ilderson.
— Et si sa magie diabolique venait à lui manquer , répliqua sa
sœur , je lui conseillerais de se fier à sa magie naturelle , et de
présenter subitement son énorme tête et son visage hors de na-
ture en dehors de la fenêtre , justement en vue des assaillants. Je
doute que le plus hardi voleur voulût se hasarder à lui jeter un
second coup d'œil. Quant à moi , je voudrais avoir à ma disposi-
tion cel,te tête de Gorgone , seulement pendant une demi-heure.
— Pourquoi faire , Lucy ? demanda miss Yère.
— Oh ! je ferais fuir du château ce sombre , raide et pompeux
sir Frédéric Langley , qui est si fort dans les bonnes grâces de
votre père , et si peu dans les vôtres. Je vous proteste que je serai
toute ma vie reconnaissante envers le sorcier, seulement pour la
demi-heure pendant laquelle nous avons été débarrassées de la
compagnie de cet homme, en nous écartant de la route pour allée
rendre visite à Elshie.
— Que diriez-vous donc ? » dit miss Yère à voix basse , et de
manière à ne pas être entendue de la plus jeune sœur , qui mar-
chait en avant, le sentier étant trop étroit pour admettre trois
personnes de front, «que diriez-vous, ma chère Lucy, si l'on
vous proposait de joindre sa compagnie à la vôtre pour la vie?
— Ce que je dirais ? répondit-elle ; je dirais : Non , wo/i, «o«,
trois fois non, et chaque fois plus haut que la précédente , jusqu'à
ce qu'on m'ait entendue à Carlisle.
— Et sir Frédéric dirait alors que dix-neuf refus sont un demi-
consentement , dit miss Yère.
92 LE NAIN NOIR.
— Cela dépend entièrement, répliqua miss Lucy, de la manière
dont ces refus sont exprimés. Je vous déclare que les miens se-
raient absolument péremptoires.
— Mais, reprit miss Vère, si votre père vous disait : (Consentez,
ou...?
— Je courrais le risque de toutes les conséquences de son ou ,
fût-il le père le plus cruel dont les légendes fassent mention, pour
remplir le blanc de l'alternative , répondit-elle sur-le-cbamp.
« Mais , » dit miss Vère en insistant , « s'il vous menaçait d'une
tante catholique , d'une abbesse et d'un cloître ?
— Alors , répondit miss Ilderson , je le menacerais d'un gendre
protestant et serais charmée de trouver quelque occasion de lui
désobéir en acquit de ma conscience. Et maintenant que Nancy
est hors de portée de nous entendre , je vous dirai sérieusement
que je pense que vous seriez excusable devant Dieu et devant les
hommes, si vous refusiez de donner votre consentement à un
mariage aussi absurde par tous les moyens en votre pouvoir. Un
homme orgueilleux ;, caché , ambitieux, cabalant contre l'Etat,
infâme par son avarice et sa cruauté, mauvais frère, dur et inhu-
main envers ses parents.... Ma chère Isabelle, plutôt la mort que
de l'épouser !
— Faites en sorte que mon père ne sache pas que vous«ne don-
nez un semblable conseil, dit miss Vère, ou bien, ma chère Lucy,
il faudrait dire adieu au château d'Ellieslaw.
— Je dirais adieu au château d'Ellieslaw de bon cœur, dit son
amie, si je vous en voyais une fois dehors et placée sous l'égide
d'un protecteur plus tendre et plus rempli de bonté que celui que
la nature vous a donné. Ah I si mon pauvre père jouissait de son
ancienne santé, avec quel plaisir il vous aurait reçue et vous au-
rait donné un asile , jusqu'à ce que cette ridicule et cruelle per-
sécution eût entièrement cessé !
— Ah ! plût à Dieu que cela fût , répondit Isabelle ; mais je
crains que votre père, avec sa santé si faible , ne soit abso-
lument hors d'état de me protéger contre les moyens que Ton
emploiera tout de suite pour ramener la pauvre fugitive.
— Je le crains en effet . répliqua miss Ilderson ; mais nous ré-
fléchirons là-dessus et nous aviserons à quelque moyen. Mainte-
nant que votre père et ses hôtes paraissent sérieusement occupés
de quelque complot mystérieux, à en jufïcr par le nombre des
mes agers qui vont et viennent, et par les ligures étrangères qui
CHAPITRE V, 65
paraissent et disparaissent sans être annoncées sous aucun nom ,
par l'empressement que l'on met à rassembler et à nettoyer des
armes, par l'air d'inquiétude et de tumulte qui semble agiter tout
ce qu'il y a d'hommes dans le château , il n'y aurait pas d'impos-
sibilité à ce que nous aussi , en supposant toujours que l'on pous-
sât les choses à l'extrémité , nous en vinssions à organiser une
petite conspiration , pour servir de supplément à la leur. J'espère
que ces messieurs ne se sont pas réservé toute la science de la po-
litique , et il y a un associé que je serais bien ^se d'admettre
dans notre conseil.
— Surtout que ce ne soit pas Nancy , dit miss Vère.
— Oh î non , répondit miss Ilderson ; Nancy , quoique excel-
lente fille et tendrement attachée à vos intérêts, serait un insipide
conspirateur , aussi insipide que Renault avec ses conjurés subal-
ternes dans Fenise sauvée. Non, celui-ci est un Jaffîer, ou un
Pierre, si vous préférez son rôle; et cependant, quoique je sache
que je vous ferai plaisir , je n'ose vous dire son nom, de crainte de
vous contrarier en même temps. Ne sauriez-vous deviner ? quel-
que chose qui a rapport à aigle et à rocher , il ne commence pas
par aigle en anglais , mais par quelque chose qui y ressemble
beaucoup en écossais *.
— Ce ne peut être le jeune Earnscliff, que vous voulez dési-
gner, Lucy, » dit miss Vère dont le visage se couvrit d'une forte
rougeur.
« Qui donc voudrais-je dire ? répliqua Lucy-, les Jaffîer et les
Pierre sont rares dans ce pays-ci , quoiqu'il devienne facile d'y
trouver un assez bon nombre de Renault et de Bedamar.
— Comment pouvez-vous parler d'une manière aussi folle .
Lucy ? Vos pièces de théâtre et vos romans vous ont positivement
tourné la tête. Vous ne connaissez pas d'ailleurs les inclinations
de M. Earnscliff ni les miennes; vos conjectures et vos idées bi-
zarres ont pu seules les suggérer ; et mon père , sans le consen-
tement duquel je ne voudrais pas me marier, ne consentirait ja-
mais... indépendamment de tout cela , il y a la fatale querelle.
— J^orsque son père fut tué? répliqua Lucy. Mais il y a très-
long-temps de cela, et j'espère que nous ne vivons plus dgns ces
temps d'animosités féroces, où une querelle entre deux familles
se transmettait de père en fils , comme une partie d'échecs en Es-
pagne, et où il se commettait un meurtre ou deux à chaque gé-
I L'imerlocu'rice joue ici sur le mot Earnscliff, qui a élé expliqué plus haut. a. m.
64 LE NAIN NOIR,
nération , seulement pour empêcher l'affaire de s'assoupir. A
l'égard de nos querelles nous en agissons de môme maintenant
que pour nos vêtements; nous les taillons à notre mode, et les
usons de notre temps ; et nous ne songeons pas plus à venger les
querelles de nos pères qu'à porter leurs pourpoints et leurs hauts-
de-chausses tailladés.
— Vous traitez ceci beaucoup trop légèrement , Lucy, dit miss
Tère.
— Pas du tout , ma chère Isabelle. Considérez que , bien que
votre père fût présent à cette malheureuse affaire, on n'a jamais
cru que ce fût lui qui porta le coup fatal. D'ailleurs , dans les an-
ciens temps, lorsqu'il survenait des massacres entre les clans,
les alliances subséquentes étaient si loin d'être impossibles, que
la main d'une fille ou d'une sœur était souvent le gage d'une ré-
conciliation. Vous riez démon érudition en fait de romans; mais
je vous assure que, si votre histoire était écrite , comme celle de
plus d'une héroïne moins malheureuse et moins digne d'être cé-
lébrée, le lecteur judicieux vous déclarerait la dame et l'amante
d'Earnscliff, d'après l'obstacle même que vous regardez comme
insurmontable.
— Mais nous ne sommes plus au temps des romans, dit miss
Vère, mais bien à celui des réalités, car voilà le château d'El-
lieslaw.
— Et voilà sir Frédéric Langley à la porte, ajouta miss Ilderson,
tout prêt à aider aux dames à descendre de leurs palefrois. J'ai-
merais autant toucher un crapaud, mais je veux le désappointer
et prendre le vieux Horsington, le valet d'écurie^, pour mon grand
écuyer. »
En parlant ainsi, l'enjouée jeune dame donna un coup de
houssine à son cheval, fit en passant un salut familier à sir Fré-
déric, qui se disposait à le saisir par la bride, continua à aller au
petit galop et sauta dans les bras du vieux palefrenier. Isabelle en
aurait bien fait autant si elle eût osé -, mais son père était là , et
un sombre mécontentement se manifestait déjà sur une figure
particulièrement propre à exprimer des passions plus acerbes ;
elle se vit donc forcée de recevoir les soins de son odieux,
adorateur.
CHAPITRE VI. 6S
CHAPITRE VI.
LE MARAUDEUR.
Nous qui sommes les gardes du corps de la nuit, ne
permettons pas qu'on nous appelle les voleurs de butin
du jour. Soyons les forestiers de Diane, les gentils-
hommes de l'ombrage, les favoris de la lune.
Shakspeare. Henri IF, I^c partie.
Le solitaire avait passé dans l'enclos de son jardin le reste du
]Our où il avait eu une entrevue avec les jeunes dames. Le soir
!e trouva assis de nouveau sur sa pierre favorite. Le soleil , qui ,
en se couchant au milieu des flots de nuages roulant les uns sur
les autres, avait pris une teinte rouge, jetait un sombre éclat sur
le Moor et colorait d'une teinte plus foncée le large contour des
montagnes couvertes de bruyères qui entouraient cette affreuse
solitude.
Le Nain contemplait les nuages, qui devenaient continuelle-
ment plus obscurs par l'effet des masses de vapeurs qui s'amon-
celaient les unes sur les autres, et lorsqu'un rayon fort, mais d'un
rouge sombre, du soleil qui était près de disparaître, vint tomber
d'aplomb sur la figure sauvage du solitaire, on aurait bien pu le
prendre pour le démon de l'orage qui se préparait, ou pour quel-
que gnome sorti précipitamment des entrailles de la terre , à la
vue des signes souterrains qui en annonçaient l'approche. Comme
il était dans cette posture, ses regards sombres tournés vers le
ciel qui devenait toujours plus obscur et plus orageux, un cava-
lier arriva au galop près de lui, et s'arretant comme pour donner
à son cheval le temps de reprendre haleine, fit une sorte de salut
à l'anachorète avec un air d'effronterie mêlée de quelque em-
barras.
Le cavalier était grand, mince, sec, mais singulièrement athlé-
tique, ossu et nerveux, comme quelqu'un qui a passé toute sa vie
dans ces exercices violents qui empêchent le corps de prendre
une augmentation de volume, tandis qu'ils endurcissent les mem-
bres et accroissent la force musculaire. Son visage, dont les traits
étaient durs, brûlé par le soleil, tout parsemé de taches de rous-
seur, avait une expression sinistre de violence, d'audace et de
ruse, que l'œil de l'observateur distinguait facilement. Des che-
m LE NAIN NOIR.
veux d'un roux foncé, des sourcils d'une couleur presque rouge,
sous lesquels deux yeux gris lançaient des regards perçants,
complétaient la description du cavalier, dont la présence était
toujours de mauvais augure. Il avait des pistolets à ses arçons ,
et un autre à sa ceinture, malgré le soin qu'il avait pris de les
cacher en boutonnant son pourpoint. Il avait sur sa tête un cas-
que d'acier rouillé, et portait une jaquette de peau de buffle taillée
un peu à l'antique, des gants dont celui de îa main droite était
garni de petites écailles de fer, comme l'ancien gantelet ; et en-
fin un long sabre servait de complément à son équipage.
« Eh bien ! dit le Nain, voilà donc le pillage et le meurtre en-
core une fois à cheval ?
— A cheval ? répondit le bandit ; oui, sans doute, Elshie ; votre
science médicale m'a mis en état de remonter mon bon che-
val bai.
— Et toutes ces promesses d'amendement que vous avez
faites pendant votre maladie sont donc oubliées ? continua
Elshender.
— Tout est parti net, avec les tisanes et la panade, répondit le
convalescent éhonté , vous savez bien, Elshie, car on dit que
vous connaissez parfaitement le personnage :
Le diable, atteint de maladie,
De se faire moine eut envie ;
Mais sitôt qu'il se porta bien,
Il n'en fit rien.
— Tu dis vrai, répliqua le solitaire-, il serait tout aussi facile
d'enlever au loup sa soif du carnage, ou d"empècher le corbeau
de sentir l'odeur des cadavres, que de te guérir de tes maudits
penchants.
— Que voulez-vous que j'y fasse ? c'est inné en moi jusque dans
la moelle de mes os. Mais, mon brave, tous les garçons de la fa-
mille des Westburnilat ont été depuis plus de dix générations des
rôdeurs et des pillards ; ils ont tous bu sec et fait bonne vie, ti-
rant une vengeance cruelle d'une légère offense, et ne man-
quant jamais d'argent, faute d'avoir voulu en gagner.
— Tu as raison, dit le Nain, et tu es bien le loup le plus achevé
que l'on ait jamais vu sauter la nuit dans une bergerie. Pour
quelle mission infernale es-tu en course maintenant?
— Votre science ne saurait-elle vous le faire deviner ?
— Tout ce que je sais, répondit le Nain, c'est que ton dessein
CHAPITRE VI. 67
est mauvais, que ton action sera pire, et que le résultat sera plus
affreux encore.
— Et vous ne m'en aimez que mieux pour cela, n'est-ce pas ,
pèreElshie? reprit Westburnflat^ vous me l'avez toujours dit
d'ailleurs?
— J'ai des raisons pour aimer tous ceux qui sont des fléaux
pour leurs semblables, répliqua le solitaire; et tu es un de ceux
qui se plaisent à répandre le sang I
— Non I non I non I Je ne suis jamais sanguinaire , à moins
qu'on n'oppose de la résistance , car cela irrite un homme , vous
savez. Après tout, ce n'est pas grand'chose que couper la crête à
un jeune coq qui a chanté un peu trop haut et trop fièrement.
— Ce ne serait pas par hasard au jeune Earnscliff? » demanda
le solitaire avec quelque émotion.
" Au jeune Earnscliff? répondit-il; non, pas encore au jeune
Earnscliff; mais son tour pourra venir, s'il ne veut pas se tenir
pour averti, et s'en retourner à la ville de son canton , où il se-
rait mieux à sa place, que de courir le pays et de détruire le peu
de daims qui nous restent ; il prétend agir comme magistrat , et
écrit des lettres aux grands personnages d'Auld-Reckie S sur l'é-
tat de trouble du canton ; qu'il prenne garde à lui I
— Alors ce doit être Hobbie de Heugh-Foot, dit Elshie ; quel
mal ce garçon-là t'a-t-il fait ?
— Quel mal? ohl pas grand mal. Mais j'ai appris qu'il disait
que je m'étais absenté du jeu le soir du mardi-gras, parce que
j'avais peur de lui; tandis que c'était seulement du garde-paix ,
car il y avait un mandat d'arrêt contre moi. Je tiendrai tête à Ti-
nimitié d'Hobbie et de tous ceux de son clan. Mais ce n'est pas
tant pour cela que pour lui donner une leçon et lui apprendre à
ne pas parler trop légèrement de ceux qui valent mieux que lui.
Je vous assure qu'il aura perdu la meilleure plume de son aile
avant demain matin. Adieu, Elshie ; j'ai quelques bons enfants qui
m'attendent dans les bois, là-bas. Je vous verrai en revenant et
vous régalerai d'un beau récit, en retour de vos ordonnances. »
Avant que le Nain eût eu le temps de réfléchir à la réponse
qu'il allait faire , le bandit de Westburnflat donna de l'éperon à
son cheval. L'animal , faisant un écart à la vue d'une des pierres
qui étaient éparses de tous côtés^, s'éloigna du sentier. Le cavalier
le piqua sans modération et sans pitié. Le cheval furieux , se
1 Auld reckie, « la Tieille enfumée, » pour désigner Edimbourg, a. m.
68 LE NAIN NOIR.
dressa , rua , plongea et sauta comme un daim , avec ses quatre
pieds en môme temps au-dessus terre. Ce fut en vain ; le cavalier
impitoyable resta sur la selle, comme s'il eût fait partie du cheval
qu'il montait , et après une lutte courte , mais violente , forç-i
l'animal dompté à avancer dans le sentier et à le parcourir d'une
vitesse qui le déroba bientôt à la vue du solitaire.
« Ce brigand, dit le Nain, ce scélérat, froid, endurci, impitoya-
33le ; ce misérable, qui ne songe qu'à commettre des crimes, a des
muscles , des nerfs , des membres , et assez de force et d'activité
pour contraindre un animal plus noble que lui à le conduire à
l'endroit où il va exécuter son coupable projet ; tandis que moi ,
si j'avais la faiblesse de désirer de mettre sa malheureuse victime
sur ses gardes , et de sauver une famille dénuée de secours^, je me
verrais frustré dans mes bonnes intentions par la décrépitude qui
m'enchaîne dans ce lieu ! Eh ! pourquoi désirerais-je qu'il en fût
autrement ? Qu'ont à voir ma voix de chat-huant , ma taille hi-
deuse , et mes traits difformes avec les plus beaux ouvrages de la
nature ? Ne reçoit-on pas même mes bienfaits avec des sentiments
mal déguisés d'horreur et de dégoût ? Et pourquoi m'intéresserais-
je à une race qui me regarde comme un monstre et un être pros-
crit , et qui m'a traité comme tel ? Non ; par toute l'ingratitude
que j'ai recueillie , par toutes les injures que j'ai souffertes , par
l'emprisonnement que j'ai subi , les coups que j'ai reçus et les
chaînes dont j'ai été chargé , j'étoufferai les sentiments d'huma-
nité qui s'élèvent malgré moi dans mon cœur. Je ne veux plus
être assez insensé pour m'écarter de mes principes , comme cela
m'arrivait toutes les fois qu'on faisait un appel à mes sentiments ;
comme si moi, pour qui personne n'a le plus faible degré de com-
passion , je devais en avoir pour qui que ce fût ! Que le destin
fasse rouler son char armé de faux à travers la masse désolée et
tremblante de l'humanité , et je ne serai pas assez sot pour aller
jeter ce corps décrépit , cette masse informe de mortalité , sous
les roues de son char , pour que le Nain , le sorcier , le bossu ,
puisse sauver du danger quelque être plus beau et plus actif, et
que tout le monde applaudisse à cet échange ? Non , jamais... Et
cependant cet EUiot... Ce pauvre Hobbie , si jeune , si brave , si
franc, si... je ne veux plus y penser. Je ne pourrais le secourir
quand même je le voudrais , et je suis résolu.. . fermement résolu
à ne pas le secourir , quand même le désir que j'en formerais se-
rait le gage de sa sûreté. »
CHAPITRE VII. 6(>
Ayant ainsi terminé son soliloque , il rentra dans sa cabane
pour se mettre à l'abri de l'orage qui s'approchait rapidement , et
de la pluie qui s'annonçait par de lourdes et larges gouttes. Les
derniers rayons du soleil disparurent entièrement , deux ou trois
coups de tonnerre se firent entendre au loin , se succédant à de
courts intervalles , et en faisant retentir les montagnes du voisi-
nage , comme le bruit de quelque bataille qui aurait eu lieu dans
le lointain.
CHAPITRE TII.
l'incendie.
Orgueilleux oiseau de la montagne, les plumes seront
■ arrachées..
Retourne dans la demeure, désormais solitaire ;
retourncs-y, car la noirceur des cendres marquera
l'endroit où elle était placée , aussi bien que les cris
d'une mère au désespoir en voyant ses petits mourants
de faim. Thomas Campbell.
La nuit continua d'être sombre et orageuse , mais le matin se
leva comme rafraîchi par la pluie. Le Mucklestane-iVIoor , avec
ses larges monticules d'un terrain stérile, entrecoupés de flaques
d'eau marécageuses , semblait prendre un aspect riant sous l'in-
fluence d'un ciel serein, de même que la bonne humeur peut ré-
pandre un charme inexprimable sur la physionomie la plus ordi-
naire. La bruyère était très-toutlue et richement fleurie. Les
abeilles , que le solitaire avait ajoutées à son établissement rural ,
sorties alors de leurs ruches, voltigeaient aux environs et rem-
plissaient l'air des murmures de leur industrie. Lorsque le vieil-
lard sortit de sa petite hutte , ses deux chèvres vinrent au devant
de lui, et lui léchèrent les mains en reconnaissance des herbages
qu'il leur fournissait de son jardin.
«< Chez vous du moins , dit-il , chez vous il n'y a point de diffé-
rence de conformation qui puisse altérer vos sentiments de grati-
tude envers votre bienfaiteur. Pour vous , le corps le mieux pro-
portionné que jamais statuaire ait façonné serait un objet
d'indifférence ou d'alarme , s'il se présentait à la place du tronc
informe aux soins duquel vous êtes accoutumées. Lorsque j'étais
dans le monde, ai-je jamais reçu de pareilles preuves de gratitude?
LE VAi:^ WOIR. 5
70 LE NAIN NOIR.
Non ; le domestique que j'avais élevé dès son enfance faisait des
grimaces tout le temps qu'il se tenait derrière ma chaise ; l'ami
que j'avais soutenu de ma fortune , et pour l'amour de qui j'avais
môme souillé... (il s'arrêta, frémissant d'un mouvement forte-
ment convulsif) celui-là même, pensa que j'étais plus fait pour la
société des êtres privés de raison , pour tous les genres de con-
trainte qu'on n'a pas honte de leur imposer , pour les privations
qu'on a la cruauté de leur faire souffrir , que pour aucune com-
munication avec le reste des hommes. Hubert seul..., mais Hubert
•aussi finira un jour par m'abandonner. Ils sont tous les mêmes ;
c'est une masse de méchanceté , d'égoïsme et d'ingratitude ; ce
sont des misérables, qui sont criminels jusque dans leur dévotion,
et d'une telle dureté de cœur, que ce n'est môme pas sans hypo-
crisie qu'ils remercient Dieu du soleil qui les échauffe , et de l'air
pur qu'ils respirent. »
Tandis qu'il était plongé dans ses sombres réflexions, il en-
tendit les pas d'un cheval de l'autre côté de son enclos , et une
forte voix de basse-taille , qui chantait avec la gaieté qu'inspire
un cœur exempt de soucis :
«Bon Ilobbie EUiot, bon Hobbie, écoutez !
Je m'en vais avec vous; venez vile, et partez. >■>
Au même instant , un grand lévrier dressé à la chasse du daim
sauta par-dessus la barrière de l'ermite. Les chasseurs de ces can-
tons savent très-bien que la forme et l'odeur des chèvres ressem-
blent tellement à celles des animaux qui font l'objet ordinaire de
leur chasse, que les lévriers les mieux dressés s'élancent quelque-
fois sur elles. Le chien en question abattit et étrangla en un ins-
tant une des chèvres de Termite, tandis que Hobbie Elliot qui sur-
vint, sauta rapidement à bas de son cheval, mais ne put arracher
l'innocent animal de la gueule du lévrier qu'au moment où la vic-
time était près d'expirer. Le Nain regarda pendant quelques ins-
tants les convulsions de sa favorite expirante , jusqu'à ce que la
pauvre chèvre étendît ses membres , dans les tiraillements et les
frissons de ses derniers moments d'agonie. Alors il fut saisi d'un
accès de frénésie, et tirant du fourreau un long couteau affilé, ou
poignard , qu'il portait sous son habit , il allait le lancer sur le
chien , lorsque Hobbie , s'apercevantde son dessein , s'y opposa ,
lui saisit la main , et s'écria : « Ne touchez pas le chien , brave
homme; ne touchez pas le chien-, non, non-, ce n'est pas non
CHAPITRE Y II. 71
plus de cette manière qu'il faut donner des leçons àKillbuck. »
Le Nain tourna sa rage contre le jeune fermier, et par un ef-
fort soudain, beaucoup plus vigoureux que Hobbie ne l'aurait
attendu d'un aussi petit corps, dégagea son poignet, et dirigea
son poignard vers le cœur d'EUiot. Tout ceci se passa dans un
clin d'œil, et le solitaire irrité aurait pu compléter sa vengeance,
en plongeant le fer dans le sein de Hobbie, s'il n'eût pas été retenu
par un sentiment intérieur qui lui fit jeter le poignard loin de lui.
« TS^on , » s'écria-t-il en se privant ainsi volontairement des
moyens d'assouvir sa rage , « non pas deux fois, non pas deux
fois. »
Hobbie recula d'un ou deux pas, tout surpris, tout décomposé
et tout confus du danger dans lequel l'avait mis un être en appa-
rence aussi méprisable.
« Il a le diable au corps pour la force et la méchanceté , » fu-
rent les premiers mots qui lui échappèrent et qui furent suivis
des excuses qu'il fit sur l'accident qui avait donné lieu à leur que-
relle. « Je ne prétends pas non plus justifier tout à fait Rillbuck,
dit-il, et je vous assure, Elshie, que je suis tout aussi fâché que
vous du malheur qui est arrivé; mais je veux vous envoyer deux
chèvres et deux brebis de deux ou trois ans , mon brave , pour
réparer tout cela. Un homme sensé comme vous ne devrait pas en
vouloir à un pauvre animal privé de la parole et de la raison-,
vous voyez bien que la chèvre est comme la cousine germaine du
daim, en sorte qu'il n'a fait que suivre l'instinct de la nature après
tout. Si c'eût été un petit agneau , il y aurait eu bien plus à dire.
Tous devriez avoir des brebis, Elshie , et non des chèvres, dans
un endroit où il y a tant de chiens employés à la chasse au daim.
Mais je vous enverrai les unes et les autres.
— Misérable ! dit l'ermite, ta cruauté a détruit une des seules
créatures vivantes qui voulussent me regarder avec bonté.
— Cher Elshie, répondit Hobbie , je suis désolé que vous ayez
un motif pour me parler ainsi, et je vous assure que c'est bien
contre ma volonté qu'un pareil malheur est arrivé. Cependant il
est bien vrai que j'aurais dû faire attention à vos chèvres et garder
mes chiens. Je vous proteste que j'aurais préféré qu'ils eussent
mis en pièces le plus beau bélier de mes troupeaux. Allons, mon
brave, oubU et pardon... je suis tout aussi fâché que vous. Mais
je vaism-e marier, voyez-vous, et cela m'ùte toute autre idée de
la tète , je crois. Yoilà mes deux frères qui amènent le repas de
72 LE NAIN NOIR.
noces , ou une bonne partie , sur un traîneau par la route de
River's Slack, trois chevreuils comme on n'en a jamais vu courir
dans la plaine de Dallomlia, comme dit la chanson ; ils n'ont pas
pu venir directement à cause du mauvais chemin. Je vous enver-
rais bien un morceau de venaison, mais vous n'en voudriez peut-
être pas, car c'est Killbuck qui l'a chassée. »
Pendant ce long discours, par lequel le bon Borderer s'efforçait^
partons les raisonnements imaginables, d'apaiser le Nain oflensé,
celui-ci resta quelque temps les yeux baissés, comme plongé dans
la plus profonde méditation. Enfin Hobbie l'entendit s'écrier :
« La nature? oui, c'est effectivement la marche ordinaire de la
nature. Le fort saisit et étrangle le faible; le riche opprime et dé-
pouille le pauvre ; celui qui est heureux, ou celui qui est assez
sot pour le croire, insulte à la misère de l'infortuné et lui enlève
une partie de ses consolations. Ya-t'en , toi qui as trouvé moyen
de mettre le comble à l'affliction du plus misérable des mortels \
toi qui m'as privé de ce que je regardais presque comme une
source de consolation. Retire-toi, et va jouir du bonheur dont tu
comptes jouir chez toil
— Je veux ne point sortir d'ici , dit Hobbie, à moins de vous
emmener avec moi, ou qu'au moins vous me disiez que vous au-
riez du plaisir à assister à la noce lundi prochain. Il y aura une
centaine de bons et vigoureux EUiot pour courir la bronze ^ On
n'aura jamais rien vu de pareil depuis le temps du vieux Martin
de Preakin-Tower ; je pourrais vous envoyer le traîneau avec un
joli poney.
— Comment, c'est à moi que vous proposez de retourner dans
la société du commun des hommes I » dit le reclus, de l'air du
plus profond dédain.
« Commun I répliqua Hobbie ; pas si commun que vous voulez
bien le dire. Les Eiliot sont depuis long-temps connus pour être
une bonne famille.
— Va-t'en I retire-toi ! répéta le Nain ; et puisses-tu trouver
chez toi autant de mal que tu en as fait ici. Si je ne vais pas moi-
môme avec toi , vois si tu peux échapper à ce que mes compa-
gnons, le courroux et la misère , auront apporté sur le seuil de ta
porte avant ton arrivée.
— Ne parlez donc pas ainsi , Elshic. A'^ous savez vous-même
que personne n'a trop bonne opinion de votre bonté 5 je n'ai plus
1 Course ù cheval qui a lieu dans une noce écossaise. A. M.
CHAPITRE VIL 73
qu'un mot à vous dire. Vous me faites entendre par vos discours
que vous me souhaitez du mal , ainsi qu'aux miens ; maintenant,
s'il arrivait quelque malheur à Grâce ^ce qu'à Dieu ne plaise! ou
à moi;, ou à mon pauvre chien) ; ou bien si je ne suis en sûreté, ou
si j'éprouve quelque préjudice en ma personne, mes propriétés
ou mon argent, je n'oublierai point à qui j'en serai redevable.
— Ya-t-en, rustaud ! s'écria le Nain ; va-t'en chez toi , dans ta
demeure, et songe à moi, lorsque tu verras ce qui est arrivé,
— Allons, allons, » dit Hobbie en remontant à cheval ; « on ne
gagne rien à discuter avec des gens contrefaits ; ils sont toujours
tels que la nature les a faits-, mais j'ai à vous dire , voisin , que si
les choses se passent autrement que bien à l'égard de Grâce
Armstrong , je vous ferai une bonne peur, si seulement l'on peut
trouver un baril goudronné dans les cinq paroisses. »
Il avait à peine prononcé ces paroles, qu'il s'éloigna. Elshie,
après l'avoir regardé avec un sourire de mépris et d'indignation ,
prit une bêche et une pioche, et s'occupa à creuser une fosse pour
enterrer sa chèvre favorite.
Un léger coup de sifflet et les mots : « Hist, Elshie, histi «vin-
rent l'interrompre dans cette triste occupation. Il leva les yeux et
vit devant lui le bandit rouge de AVeslburnilat. Comme le meur-
trier de Bangur, il y avait du sang sur son visage, aussi bien
qu'aux molettes de ses éperons et aux flancs de son cheval.
— Eh bien ! brigand, demanda le Nain, ton affaire est-elle faite?
— Oui, oui, n'en doutez pas , répondit le flibustier-, lorsque je
monte à cheval, mes ennemis peuvent se lamenter d'avance. Ils
ont eu plus de lumière que de plaisir, ce matin, à Heugh-Foot. Il
y a là mainlenant une grande étable à vaches vide, et des lamen-
tations, et des cris^ au sujet de la jolie fumcée.
— La fiancée ? demanda le Nain.
— Oui, répondit-il ; Charlie Cheatthe-Woodic ' , comme nous
l'appelons, c'est-à-dire Charlie Foster, de Tinning Beck, a promis
delà garder dans le Cumberland jusqu'à ce que l'orage soit dis-
sipé. Elle m'a vu et m'a reconnu dans la bagarre, car mon masque
est tombé un moment. Je pense que ma personne ne serait plus
en sûreté , si elle revenait ici , caT les EUiol sont nombreux, et
qu'ils aient tort ou raison, ils se soutiennent si bieni Maintenant
le but principal de ma visite est de vous demander comment je
puis la mettre en sûreté,
i Charles-nargue-le-gibet. a. m. •
75 LE NAIN NOIR.
— Youdrais-tu donc l'assassiner? demanda le Nain.
— Oh non, non , répondit AVeslburnflat , je ne le voudrais pas ,
si je pouvais faire aulremenL.. . Mais on dit que l'on peut quelque-
fois envoyer fort joliment des gens aux colonies, en les embar-
quant dans un de nos ports, et qu'il y a même quelque chose de
bon pour ceux qui amènent de johes filles. Le bétail femelle
manque au-delà des mers, tandis qu'ici il n'est pas rare. Je songe
à faire mieux pour elle. Il y a une dame qui, à moins qu'elle ne
devienne meilleure, doit, bon gré mal. gré, être envoyée dans les
pays étrangers^ j'aurais envie de lui donner Grâce pour sui-
vante... c'est une bonne fille. H0i)bie va avoir une matinée bien
gaie lorsqu'il rentrera chez lui, et qu'il ne trouvera ni fiancée ni
propriété I
— Et n'en as-tu pas pitié? dit le Nain.
— Aurait-il pitié de moi s'il me voyait monter la colline du
château ^ à Jeddard ? répondit le brigand. Cependant je suis ua
peu fâché pour la jeune fille; mais il en trouvera une autre, et il
n'y aura pas grand mal de fait 5 l'une est aussi bonne que l'autre.
A présent, vous qui aimez qu'on vous raconte des exploits, en
âv8z-vous jamais entendu un qui vaille celui que j'ai fait cematin?
— L'air , l'océan , le feu , » dit le Nain en se parlant à lui-
môm.e, « le tremblem.ent de terre , la tempête, le volcan , tout
est doux et modéré en comparaison du courroux de l'homme. Et
qu'est-ce que ce scélérat, sinon un homme plus habile que les au-
tres à remplir le but de son existence ! Ecoute , misérable ! va de
nouveau où je t'ai envoyé auparavant.
— Chez l'intendant ? » demanda Westburnflat.
« Oui; et dis-lui qu'Elshender le reclus lui ordonne de te don-
ner de l'or. Mais, écoute-moi bien ; que la fille soit mise en li-
berté, et sans qu'il lui ait été fait aucune insulte ; rends-la à sa
famille , et fais- lui jurer de ne pas dévoiler ta scélératesse.
— Jurer ! dit "Wcstburnllat ; et si elle manque à son serment?
Les femmes ne sont pas réputées pour tenir leurs promesses. Un
homme sage comme vous doit savoir cela. Et sans avoir été in-
sultée? Qui sait ce qui peut arriver si on la laisse long-temps à
Tinning-Beck? Charlie Cheat-the-Woodic est un fier homme.
Cependant si l'or qu'on doit me donner peut monter à vingt
pièces , je crois pouvoir assurer qu'elle sera rendue à sa famille
dans les vingt-quatre heures. »
1 Lieu d'exécution des criminels, a. m.
CHAPITRE VII. 7S
Le Nain tira ses tablettes de sa poche , y traça une ligne , et en
détacha la feuille. « Tiens, » dit-il en la donnant au voleur;
« mais fais-y bien attention 5 tu sais qu'il n'y a pas à te moquer
de moi avec ta perfidie ; si tu oses désobéir à mes ordres , sois sûr
que ta misérable vie m'en répondra.
— Je connais, » dit le brigand en baissant les yeux, <« toute
l'étendue de votre pouvoir sur cette terre, de quelque part qu'il
vous soit venu ; vous pouvez faire ce qu'aucun autre homme ne
peut, soit par vos connaissances en médecine, soit par votre fa-
culté de deviner; et l'or pleut chez vous à votre commandement,
aussi abondamment que j'ai vu tomber les feuilles du frône dans
une froide matinée d'octobre. Je n'ai point l'intention de vous
désobéir.
— Disparais donc, dit le Nain , et délivre-moi de ton odieuse
présence. »
Le voleur donna de l'éperon à son cheval et partit sans faire la
moindre réplique.
Pendant ce temps-là Hobbie EUiot avait continué rapidement
sa route, l'esprit harassé de cette crainte vague mais accablante,
que l'on appelle ordinairement un pressentiment de malheur. Avant
d'arriver au sommet de la hauteur d'où il pouvait voir son habi-
tation , il rencontra sa nourrice, personnage qui était alors d'une
grande importance dans toutes les familles d'Ecosse, tant dans la
haute classe que dans la moyenne. L'union qui s'établissait entre
elle et l'enfant qu'elle nourrissait était regardée comme un lien
trop tendre et trop intime pour être rompu, et il arrivait assez
ordinairement qu'au bout de quelques années la nourrice résidait
définitivement dans la famille de son nourrisson, prêtant son se-
cours dans les soins domestiques, et recevant en échange des
chefs toutes sortes d'égards et d'attentions.
Aussitôt que Hobbie eut reconnu la figure d'Annaple , avec sa
mante rouge et son chapeau noir , il ne put s'empêcher de se dire
à lui-même : « Quel malheur peut avoir amené la vieille nourrice
si loin de la maison, elle qui ne s'éloigne ordinairement de la
porte que d'une portée de fusil ? Oh I ce sera sans doute pour cueil-
lir des airelles , des mûres ou autre chose de cette espèce pour
faire ses pâtés et ses tartes pour la fête de lundi... Mais je ne puis
chasser de ma tête les paroles de ce vieux maudit estropié de
sorcier ; la moindre chose me fait craindre quelque mauvaise
nouvelle. 0 Killbuck, mon garçon! n'y avait-il donc pas assez
76 LE NAIN NOIR.
d'autres daims et de chèvres dans le pays, sans aller justement
déchirer la favorite d'Elshie , de préférence à celle d'un autre ? »
Cependant Annaple, avec un visage aussi triste qu'un recueil
de tragédies, s'était traînée jusqu'à lui et avait saisi son cheval
par la bride. Le désespoir était si bien peint dans ses regards qu'il
ôta tout pouvoir de lui en demander la cause. « O mon enfant,
s'écria-t-elie, ne va pas plus loin ; ne va pas plus loin , c'est un
spectacle à faire mourir, non pas seulement pour toi, mais pour
qui que ce soit !
— Au nom de Dieu! Annaple, qu'est-ce qu'il y a donc? •«
demanda le chevalier stupéfait, et cherchant à dégager la bride
de la main de la vieille femme ; « pour l'amour du ciel laissez-moi
aller voir ce qu'il y a.
— Hélas I dit-elle, faut-il que j'aie été témoin d'un jour comme
celui-ci I La ferme est à bas; la jolie bergerie n'est plus qu'un
monceau de cendres , et tout le troupeau a été emmené. Mais ne
va pas plus loin ; ton jeune cœur se briserait , mon enfant, si tu
voyais ce que mes pauvres yeux ont vu ce matin.
— Et qui a osé faire cela ? Lâche la bride , Annaple; où est ma
grand'mère ? où sont mes sœurs ? où est Grâce Armstrong ? Ciel !
les paroles du sorcier retentissent encore à mon oreille. »
Il sauta à bas de son cheval pour se débarrasser de l'obstacle
que lui imposait Annaple , e( , montant rapidement la colline, il
se trouva bientôt en présence du spectacle dont elle l'avait me-
nacé. C'en était un en effet bien capable de briser le cœur. L'ha-
bitation qu'à son départ il avait laissée dans son lieu primitif d'i-
solement, près du ruisseau qui descendait de la montagne,
entourée de toutes les marques d'une abondance produite par la
culture , n'était plus qu'un monceau de ruines noircies par l'in-
cendie. On voyait encore la fumée qui sortait du milieu des
décombres entourés de quelques débris de murailles. La grange
à fourrages , celle à grains, les étables où il renfermait ses nom-
breux troupeaux, tout ce qui composait la richesse d'un culti-
vateur d'alors avait été dévasté ou enlevé dans une seule nuit. Il
resta un instant immobile, puis il s'écria : « Je suis ruiné, entière-
ment ruiné I Que maudites soient les richesses du monde I Encore
si ce n'eût pas été la semaine avant mon mariage I IMais je ne
veux pas faire l'enfant et rester là à pleurer sur mon malheur; si
je puis seulement être assez heureux pour trouver Cxràce , ma
grand'mère, et mes sœurs ! ch bien I je puis aller servir dans les
CHAPITRE VIL 77
guerres de Flandre , comme fit mon grand'père , sous la bannière
deBellenden, avec le vieux Buccleuch. Mais il faut que je sou-
tienne mon courage, car autrement elles perdraient tout à fait le
leur. »
Hobbie , s'armant de fermeté , descendit la colline, bien résolu
à cacher son propre désespoir et à porter à sa famille des con-
solations dont il avait le plus grand besoin lui-même. Les habi-
tants du voisinage, dans la vallée, ceux surtout qui portaient
son nom, s'y étaient déjà rassemblés. Les plus jeunes étaient
en armes et demandaient hautement vengeance, bien qu'ils
ignorassent sur qui elle devait tomber 5 les plus âgés pre-
naient des mesures pour secourir la famille malheureuse. La
chaumière d'Annaple , située plus bas , au bord du môme ruis-
seau , et à quelque distance de la scène de désolation , avait été
mise à la hâte en état de servir temporairement de refuge à la
grand'mère et à ses filles, au moyen de quelques objets que les
voisins avaient fournis , car on n'avait pu sauver que bien peu
de chose de la fureur des flammes.
«< Eh bien I allons-nous donc rester ici toute la journée, dit un
grand jeune homme, occupés à regarder les débris presque con-
sumés de la maison de notre parent? Chacun de ces débris est une
honte pour nous. Montons à cheval et mettons-nous à la pour-
suite des auteurs de ce désastre. Quel est l'endroit le plus près où
nous trouverons un limier ?
■ — Chez Earnscliff, répondit un autre; mais il y a déjà long-
temps qu'il est parti avec six cavaliers , pour voir s'il ne pourra
pas découvrira trace des brigands.
— Suivons-le donc, reprit le premier, et soulevons tout le pays ;
à mesure que nous avancerons, nous grossirons notre troupe, et
alors nous marcherons contre les brigands du Cumberland, Pil-
lons, brûlons, tuons-, les plus voisins souffriront les premiers.
— Chut ! taisez-vous, jeune étourdi , dit un vieillard ; vous ne
savez ce que vous dites. Quoi I voudriez-vous allumer la guerre
entre deux pays qui sont en paix?
— Et à quoi bon nous retracer si souvent les exploits de nos
pères, répliqua le jeune homme , si nous devons rester là et voir
de sang-froid incendier les maisons de nos amis, sans lever le bras
•pour nous venger? nos pères n'en agissaient pas ainsi ?
— Je ne dis pas du tout qu'il ne faille pas tirer vengeance de
l'injure faite à Hobbie et à sa famille^ le pauvre garçon ! mais, mon
7« I.E NAIN NOIR.
ami Simon , il faut , avant tout , avoir la loi pour nous dans ce
temps-ci, » dit le vieillard plus prudent.
« Et d'ailleurs, dit un autre vieillard, je ne crois pas qu'il existe
maintenant un seul homme qui connaisse le moyen légal de don-
ner suite à une querelle au-delà de la frontière. Tarn de Nhittram
aurait pu seul nous le dire , mais il est mort dans le grand hiver.
— Oui, dit un troisième; il était de la grande expédition qui se
porta jusqu'à Thirlevall, l'année après le comhat de Philiphaug.
— Bah ! » dit un autre de ces conseillers de discorde, « il n'est
pas besoin d'être si savant pour cela. 11 ne s'agit que de mettre
une motte de tourbe enflammée au bout d'une pique, d'une four-
che ou d'une faux, puis de donner du cor, et de faire entendre le
cri de guerre, et alors il est permis de suivre sa propriété en An-
gleterre et de la recouvrer de vive force, ou bien de prendre une
partie de la propriété d'un Anglais, pourvu qu'elle ne soit pas plus
considérable que celle qu'on a perdue. Toilà l'ancienne loi du
Border, faite à Dundrennan, du temps de Douglas le Noir. Il n'y
a pas à en douter, c'est clair comme le jour,
— Allons donc, mes enfants, s'écria S imon, à cheval ; nous pren-
drons avec nous le vieux Cuddie, le chef des domestiques. Il con-
naît la valeur des troupeaux et des meubles qui ont été perdus;
les étables et les granges de Hobbie seront pleines de nouveau
avant la nuit, et si nous ne pouvons rebâtir la vieille maison aussi
vite , nous rendrons celle de quelque Anglais aussi plate que
Heugh-Foot; ce sont là d'ailleurs de justes représailles dans tous
les pays du monde. »
Cette proposition animée fut reçue avec de grands applaudisse-
ments par les jeunes gens qui faisaient partie de l'assemblée, lors-
qu'on entendit murmurer : « Voici Hobbie lui-même, pauvre gar-
çon, laissons-nous guider par lui. »
La principale victime du désastre, Hobbie, étant parvenu au bas
de la colline, s'avança à travers la foule, sans pouvoir, à cause du
tumulte de ses sentiments , faire autre chose que recevoir et
rendre les serrements de main par lesquels ses voisins et ses pa-
rents lui exprimaient, par un langage muet, la part qu'ils prenaient
à son malheur. Quand il pressa la main de Simon de Ilackburn ,
son anxiété lui permit enfin de prononcer quelques paroles :
« Grand merci, Simon ! grand merci, voisins, je sais ce que vous
voudriez tous me dire. Mais où sont-elles? où sont....? " 11 s'ar-
rêta , comme s'il eût craint de nommer les objets de son inquié-
CHAPITRE VII. 78
tude 5 et , avec le même sentiment , et sans lui répondre , ses par
rentslui indiquèrent la chaumière , dans laquelle il se précipita
de l'air désespéré d'un homme qui veut connaître tout de suite
toute l'étendue de son malheur. Une expression générale et pro-
fonde de compassion l'accompagna : « Ah ! pauvre garçon I pau-
vre Hobbie I
— Il va apprendre maintenant ce qu'il y a de pire pour lui, di-
sait l'un.
— 3Iais j'espère qu'Earnscliff sera assez heureux pour recueil-
lir quelques renseignements sur la pauvre fille , » disait un autre.
Telles furent les exclamations de ces gens qui , n'ayant point
de chef reconnu pour diriger leurs mouvements, attendirent pa-
tiemment le retour de Hobbie et résolurent de se laisser guider
par ses instructions.
L'entrevue de Hobbie avec sa famille fut extrêmement atten-
drissante. Ses sœurs se précipitèrent dans ses bras et l'étouficrent
pour ainsi dire de leurs caresses , comme si elles eussent voulu
l'empêcher de regarder autour de lui et de s'apercevoir de l'ab-
sence de celle qui lui était encore plus chère.
« Que Dieu te bénisse, mon fils I II peut nous secourir, quand le
secours du monde est un roseau brisé. » Tel fut l'accueil que fit
la pauvre vieille à son infortuné petit-fils. Il jeta autour de lui
ses regards inquiets , tenant deux de ses sœurs chacune par une
main, tandis que la troisième était suspendue à son cou. « Je vous
vois, dit-il, je vous compte ; ma grand'mère, Lilias. Jeanne et An-
not; mais où est... (il hésita, puis comme s'il eût fait un effort, il
continua } où est Grâce ? sûrement ce n'est pas le moment de se
cacher, ni de plaisanter.
— O mon frère ! notre pauvre Grâce I » Ce fut la seule réponse
qu'il put obtenir à toutes ses questions, jusqu'à ce que sa grand'-
mère se levât, et le dégageant doucement des bras de ses sœurs
qui fondaient en larmes, le fit asseoir, et avec la pathétique sé.-
rénité qu'une piété sincère , comme l'huile que l'un jette sur les
vagues irritées, peut répandre sur les douleurs les plus vives, elle
lui dit : « Mon enfant, lorsque ton grand-père fut tué â la guerre,
et me laissa avec six orphelins autour de moi, et à peine du pain
à manger, ou un toit pour nous abriter, j'eus la force, non pas une
force puisée en moi-même, mais j'eus le courage de dire : Que
la volonté du Seigneur soit faite 1 ÎMon fils, notre paisible habita-
tion fut, hier au soir , enfoncée par des maraudeurs armés et mas-
80 LE NAIN NOIR.
qués ; ils ont tout pris et tout détruit, et ont enlevé notre pauvre
Grâce. Priez Dieu de vous donner la force de dire : Que sa vo-
lonté soit faite !
— IMa mère ! ma mère ! dit Hobbie, ne me pressez point. . . je ne
saurais... non pas à présent... je suis un pécheur, un pécheur en-
durci !... Masqués...! armés...! Grâce enlevée ! Donnez-moi mon
épée et le havresac de mon père. Je veux en tirer vengeance, dus-
sé-je aller la chercher dans l'abîme de ténèbres.
— O mon enfant, mon enfant ! dit la grand'mère , sois patient
sous la verge qui te châtie. Qui sait quand il plaira à Dieu de re-
tirer sa main de dessus nous? Le jeune Earnscliff , que le ciel le
bénisse î s'est mis à la poursuite des brigands avec Davie de Sten-
house et ceux qui se sont présentés les premiers. Je criai de lais-
ser brûler la maison et les meubles et de courir après les brigands
-pour ravoir Grâce ;, et trois heures après l'incendie, Earnsclifï et
ses compagnons avaient déjà passé le Fell. Que le bon Dieu le bé-
nisse I c'est un véritable Earnscliff; c'est le digne fils de son père,
tin loyal ami.
— Oui un véritable ami en effet , que Dieu le bénisse ! s'écria
Hobbie. Allons, partons, suivons-le dans sa poursuite.
— O mon fils ! avant de te jeter dans le danger, laisse-moi t'en-
tendre dire : Que sa volonté soit faite !
— Ne me pressez pas, mère... pas à présent. » Il allait sortir
de la maison , lorsque, tournant la tête, il aperçut sa grand'mère
dans une atitude de muette affliction. Il revint aussitôt, se jeta
dans ses bras, et dit : « Oui ma mère , que sa volonté soit faite ,
puisque cela peut vous consoler.
— Puisse-t-il te précéder, mon enfant! Oh! puisse-t-il te
mettre à même de dire à son tour : Que son nom soit glorifié!
— Adieu , ma mère ! adieu mes chères sœurs ! » s'écria Elliot;
et il sortit en toute hâte de la chaumière.
CHAPITRE YIII. 81
CHAPITRE VIII.
LA POURSUITE.
Maintenant à cheval et la lance à la main 1 cria le
laird; maintenant à cheval, et vite la lance à la main!
que ceux qui ne voudront pas aller à Telfer^s-Kie ne
me regardent jamais en face. Ballade des Frontières.
« A cheval I à cheval I la lance en main , » s'écria Hobbie en
s'adressent à ses parents. Plusieurs avaient déjà le pied à l'étrier •
et tandis qu'EUiot rassemblait à la hâte des armes et des accou-
trements , chose qui n'était pas facile dans cet état de confusion ,
tout le vallon retentissait de l'approbation de ses jeunes amis.
" Oui , oui , s'écria Simon de Hackburn , voilà comme on
doit s'y prendre , Hobbie. Que les femmes restent à la maison ,
et se lamentent, rien de mieux ; mais les hommes doivent faire
aux autres ce que les autres leur ont fait -, c'est l'Écriture qui
le dit.
— Taisez- vous , jeune homme, » s'écria l'un des vieillards d'un
ton sévère ; « vous ne savez ce que vous dites.
— Avez-vous quelques nouvelles ? avez-vous quelques rensei-
gnements , Hobbie? dit le vieux Dick de Dingle. Mes braves , ne
soyez pas trop pressés.
— A quoi bon venir nous prêcher , justement dans un moment
pareil, dit Simon. Si vous ne pouvez porter du secours vous-
même , au moins n'empêchez pas ceux qui le peuvent.
— Comment, jeune homme, dit le vieillard, voudriez-vous vous
venger avant de savoir qui vous a offensé?
— Pensez-vous que nous ne connaissons pas la route d'Angle-
terre aussi bien que nos pères? Tous les maux nous viennent de
ce côté-là ; c'est un vieux proverbe qui est bien vrai : aussi allons-
nous nous diriger sur cette route, comme si le diable nous pous-
sait vers le sud.
— Nous suivrons la trace des chevaux d'Earnsclifî, à travers
la plaine , dit un des EUiot.
— Je les suivrais à travers le Moor le plus obscur, le long du
Border, quand même il s'y serait tenu une foire la veille , » dit
Hugues, le maréchal ferrant deRingleburn, « car c'est toujours
moi-même qui ferre son cheval.
82 LE NAIN NOIR.
— Lâchez les lévriers , cria un autre : où sont-ils?
— Bah I dit encore un autre, le soleil est levé depuis long-
temps , et la rosée n'est plus sur la terre ; la piste ne tiendra ja-
mais. »
Hobbie siflla aussitôt ses chiens qui erraient autour des décom-
bres de la vieille habitation, remplissant l'air de leurs plaintifs
hurlements.
« Maintenant, Killbuck , dit Ilobbie , il faut essayer ton savoir
faire... » Et puis comme si un trait de lumière fût tombé sur lui :
« Cet affreux démon, continua-t-il, m'a dit quelque chose de tout
ceci. Il peut en savoir davantage , soit par les brigands sur la
terre, soit par les diables là-bas. Il faut que je le tire de lui, dus-
sé-je tailler chaque parole sur son vilain corps avec mon sabre. »
Il donna à la hâte quelques instructions à ses camarades. « Que
quatre d'entre vous, avec Simon, s'en aillent tout droit à Grœme's-
Gap. Si ce sont des Anglais, c'est par là qu'ils reviendront. Que
le reste se disperse par troupes de deux, de trois cavaliers sur
toute l'étendue de la lande, et qu'ils viennent me rejoindre à
Trystin-Pool. Dites à mes frères, lorsqu'ils arriveront , de vous
suivre et de venir nous trouver là. Pauvres garçons I leurs cœurs
seront presque aussi désespérés que le mien , car ils ne se doutent
guère dans quelle maison de deuil ils apportent leur venaison I Je
vais passer à Mucklestane-Moor moi-môme.
— Et si j'étais à votre place, dit Dick du Dingle, je parlerais au
sage Elshie. Il peut vous dire tout ce qui se passe dans le pays,
s'il est bien disposé.
— Il faudra bien, » dit Hobbie, tout occupé à mettre ses armes
en ordre , « qu'il me dise ce qu'il sait sur l'affaire de la nuit der-
nière, ou je saurai bien pourquoi.
— Oui , mais parle-lui avec douceur, mon brave garçon, parle-
lui avec douceur, Hobbie • les gens de son espèce n'aiment pas à
être rudoyés , dit le vieillard. Ils ont de si fréquentes communi-
cations avec les démons et les mauvais génies qui sont toujours
hargneux, que leur caractère s'en ressent.
— Oh I laissez-moi faire, pour en venir à bout, répondit Hob-
bie ; j'ai quelque chose en moi aujourd'hui qui me ferait braver
tous les sorciers de la terre et tous les diables de l'enfer. »
Alors , se trouvant complètement équipé, il se jeta sur son che-
val auquel il lit monter rapidement la colline. »
EUiot parvint bientôt au sommet , descendit l'autre côté avec
CHAPITRE VIII. 85
la môme vitesse, traversa un bois, puis une longue vallée, et
arriva enfin à Mucklestane-Moor. Gomme il avait été obligé, dans
le cours de son voyage , de ralentir sa marche , en considération
de la fatigue que son cheval pourrait encore avoir à essuyer, il
avait eu le temps de faire de mûres réflexions sur la manière dont
il devait parler au Nain , afin de tirer de lui tous les renseigne-
ments dont il le croyait en possession sur les auteurs du malheur
qui venait de Taccabler. Hobbie, quoique brusque, franc, et d'un
caractère fort vif, comme la plupart de ses compatriotes, ne man-
quait nullement de cette finesse qui est aussi un de leurs traits
caractéristiques. Il réfléchit que, d'après ce qu'il avait observé
dans la soirée mémorable où il avait vu le Nain pour la première
fois, et d'après la conduite de cet être mystérieux depuis ce temps-
là, il était probable que les menaces et la violence, loin de le domp-
ter, ne feraient que le rendre encore plus farouche.
« Je lui parlerai avec douceur, dit- il, comme le vieux Dickon
me l'a conseillé. Quoiqu'on dise qu'il a fait un pacte avec Satan ,
il ne peut pas être diable incarné au point de ne pas avoir pitié
de la position malheureuse où je me trouve. On dit d'ailleurs qu'il
fait de temps en temps de bonnes actions, des œuvres charitables.
Je me modérerai autant que possible et le caresserai suivant la
direction du poil 5 et au pis aller , je n'aurai qu'à lui tordre le cou,
au bout du compte. »
Dans cette disposition accommodante, il s'approcha de la hutte
du soHtaire.
Le vieillard n'était pas sur son siège d'audience , et Hobbie ne
put l'apercevoir ni dans le jardin ni dans les enclos.
<< Il est renfermé dans sa forteresse, dit Hobbie, peut-être pour
ne pas se laisser voir ^ mais je la démolirai sur sa tête , si ne puis
l'aborder autrement. >•
Après cette réflexion , il éleva la voix et appela Elshie d'un ton
aussi suppliant que le tumulte de ses sentiments le lui permet-
tait. « Elshie , mon bon ami ! » Point de réponse. « Elshie, mon
bon père Elshie ! » Le Nain garda le silence. « Que le chagrin
s'empare de ta carcasse crocliue I » dit le Borderer entre ses dents;
puis reprenant son ton de douceur : « Bon père Elshie , dit-il , le
plus malheureux des hommes vient prendre un conseil de votre
sagesse.
— Tant mieux! répondit la voix grêle et discordante du Nain,
à travers une très-petite fenêtre ressemblant à une fente pour
84 LE NAIN NOIR.
lancer des flèches, qu'il avait pratiquée près de la porte de sa de-
meure, et par laquelle il pouvait voir tous ceux qui s'en appro-
chaient, sans qu'ils pussent eux-mêmes voir dans l'intérieur.
— Tant mieux I » dit Hobbie d'un air d'impatience. « Que si-
gnifie ce tant mieux, Elshie? N'entendez-vous pas que je vous dis
que je suis Tètre le plus malheureux qui existe?
— Et n'entendez-vous pas que je vous dis que c'est tant mieux?
répondit le Nain. Ne vous ai-je pas averti ce matin, lorsque vous
vous croyiez si heureux, de la soirée qui se préparait pour vous?
— Vous me l'avez dit en effet, répliqua Hobbie, et c'est ce qui
fait que je viens maintenant vous demander conseil. Celui qui a
prévu le mal doit en connaître le remède.
— Je ne connais point de remède aux maux de ce monde, dit
le Nain, et si j'en connaissais, pourquoi soulagerais-je les autres,
tandis que personne ne m'a soulagé ? n'ai-je pas perdu une fortune
avec laquelle j'aurais acheté cent fois toutes les montagnes sté-
riles ? un rang auprès duquel le tien est comme celui de paysan ?
une société où se trouvait réuni tout ce qu'il y avait d'aimable,
tout ce qu'il y avait d'intellectuel ? N'ai-je pas perdu tout cela ? Ne
demeurai-je pas ici, comme le plus vil rebut de la nature, dans la
plus hideuse et la plus solitaire de ses retraites , moi-môme plus
hideux que tout ce qui m'environne ? Et pourquoi d'autres ver-
misseaux viendraient-ils se plaindre à moi d'avoir été foulés aux
pieds, quand je me trouve moi-même écrasé sous la roue du char?
— Vous pouvez avoir perdu tout cela , » répondit Hobbie dans
l'amertume de son émotion. « Terres, amis, propriétés et ri-
chesses, vous pouvez avoir perdu tout cela 5 mais votre cœur n'a
jamais été aussi affligé que le mien, car vous n'avez jamais perdu
de Grâce Armstrong ; et maintenant mes dernières espérances se
sont évanouies, je ne la verrai plus ! »
Ces paroles furent prononcées avec l'accent de la plus profonde
émotion. l\ garda le silence, carie nom de sa fiancée avait apaisé
tout autre sentiment haineux ou irritable du pauvre Hobbie.
Avant qu'il eût pu adresser de nouveau la parole au solitaire, une'
main sèche et aux longs doigts tenant un gros sac de cuir, fut
passée hors de la petite fenêtre, et comme elle lâchait le fardeau,
et le laissait tomber avec bruit sur la terre , le Nain dit alors à
EUiot d'une voix rude :
« Tiens, voilà le baume qui guérit tous les maux de l'humanité,
du moins c'est ainsi que pense chaque misérable mortel. Rç-
CHAPITRE VIII. 83
tourne-t'en deux fois aussi riche que tu l'étais avant-hier, et ne me
tourmente plus de quejtions, de plaintes, ou de remercîments,
car tout cela m'est également odieux.
— De par le ciel, tout cela est de l'or I » dit Hobhie après avoir
jeté un coup d'œil sur le contenu du sac. Puis s'adressant de
nouveau à l'ermite : « Je vous remercie beaucoup de votre bonne
volonté, et je vous donnerais môme une obligation pour une
partie de cet argent, ou une hypothèque sur les terres de AVide-
Open; mais je ne sais, Elshie ; à vous parier franchement, je n'ai-
merais pas à faire usage de cet argent à moins de savoir s'il est
légalement acquis. Il pourrait arriver que quelques-unes de ces
pièces se tournassent en ardoises, et que je fisse tort à quelque
pauvre homme.
— Ignorant idiot! répliqua le Nain; cette vilaine ordure que
je te donne est un poison aussi vrai et aussi naturel que jamais
on en ait extrait des entrailles de la terre. Prends-le, fais-en
usage j et puisse-t-il prospérer entre tes mains comme entre les
miennes I
— Mais je vous dis, reprit EUiot! que ce n'était pas pour des
richesses que je venais vous consulter. J'avais une belle grange^
sans doute, et trente tètes de superbe bétail, comme on n'en voit
pas de pareil de ce côté-ci du Cat-Rail; mais je me soucie fort
peu de tout cela; si vous pouviez me donner quelques renseigne-
ments sur la pauvre Grâce , je consentirais à être votre esclave
pour la vie, en tout ce qui ne compromettrait p?s mon salut. O
Elshie I parlez, je vous en prie, parlez !
— Eh bien donc I » répondit le Nain comme fatigué par l'im-
portunité d'Elhot! « puisque tu n'as pas assez de tes propres cha-
grins, et que tu veux absolument te charger de ceux d'une com-
pagne, cherche à Vouest celle que tu as perdue.
— A l'ouest/ répéta Hobbie ; c'est un mot bien vague.
— C'est le dernier que je me résous à prononcer, » dit le Nain,
et il tira les contrevents de sa fenêtre , laissant à Hobbie le soin
de peser ce qu'il lui avait donné à entendre.
« Vouest^ Youest l pensa Elliot; le pays est assez tranquille de
ce côté-là, à moins que ce ne fût Jack des Tod-Holes; mais il est
trop vieux pour de pareilles expéditions. Ouest l sur ma vie , ce
doit être Westburnflat? si je me trompe, dites-le moi. Je ne vou-
drais pas me rendre coupable de violence envers un voisin inno-
cent. Point de réponse? ce doit être le brigand Rony. Je n'aurais
LE >\il,>( NOIR. " 6
Ô6 LE NAIN NOIR.
pas cru cependant qu'il se fût attaqué à moi , qui ai un si grand
nombre de parents. Je crois qu'il est appuyé par d'autres per-
sonnes que ses amis du Cumberland. Adieu , Elshie , et bien des
remercîments. Je ne me charge pas de l'argent pour le moment,
car il faut que j'aille trouver mes amis au Trysting-Pool. Ainsi,
si vous ne vous souciez pas d'ouvrir la fenêtre, vous pouvez venir
le chercher quand je serai parti. »
Le Nain ne répondit encore rien.
« Il est sourd ou fou, ou l'un et l'autre 5 mais je n'ai pas le
temps de disputer avec lui. »
Et il partit pour le lieu du rendez-vous qu'il avait indiqué à
ses amis.
Quatre ou cinq cavaliers étaient déjà réunis au Trysting-Pool.
Ils étaient en consultation sérieuse , pendant qu'ils laissaient
paître leurs chevaux sur les bords de l'étang entouré de peu-
pliers. On vit bientôt arriver une troupe plus nombreuse venant
du côté du sud. C'était Earnscliff avec ses compagnons; ils avaient
suivi la trace du bétail jusqu'à la frontière d'Angleterre, mais ils
avaient ûiit halte sur la nouvelle qu'on leur avait donnée d'un
rassemblement considérable sous les ordres de quelques jacobites
de ce district , à quoi on ajoutait qu'il se préparait des insurrec-
tions dans diverses parties de l'Ecosse.
Ceci était à l'acte de violence qui avait été commis toute idée
d'animosité particulière, ou de soif du pillage, et Earnscliff était
maintenant disposé à le regarder comme un symptôme de guerre
civile. Le jeune homme embrassa Hobbie avec les témoignages
du plus tendre intérêt , et l'informa des nouvelles qu'il avait
reçues.
« Eh bien ! dit EUiot, je veux ne jamais bouger de cette place,
si le vieux Ellieslaw ne fait pas partie de ce complot infernal -, il
est lié, voyez-vous, avec les catholiques du Cumberland, et cela
s'accorde fort bien avec ce qu'Elshie m'a donné à entendre au
sujet de AVeslburnflat-, car Ellieslaw l'a toujours protégé, et il
voudra harasser et désarmer le pays, et s'emparer des armes avant
de se déclarer. »
Quelques cavaliers se rappelèrent alors qu'on avait entendu
dire à ces brigands qu'ils agissaient au nom de Jacques YIII , et
qu'ils étaient chargés de désarmer tous les rebelles. Westburnflat
avait dit, dans des parties de débauche, qu'Ellieslaw serait bientôt
à la tête des troupes du parti jacobite 5 il s'était aussi vanté qu'il
CHAPITRE VIII. 87
aurait lui-même un commandement sous ce chef, et qu'ils se-
raient de mauvais voisins pour le jeune Earnsclifî et pour tous
ceux qui étaient fidèles au gouvernement établi. On crut alors
généralement que Westburnflat s'était mis à la tète des brigands,
sous les ordres d'EUieslaw, et on résolut de se porter sur-le-champ
à la demeure du premier, et, s'il était possible, de s'assurer de sa
personne. Ils furent en ce moment rejoints par un si grand
nombre de leurs amis dispersés ^ que la troupe se trouva forte de
plus de vingt cavaliers bien montés, et passablement, quoique di-
versement , armés.
Un ruisseau, qui- sortait d'un vallon étroit^ parmi les collines,
entrait à Westburnflat sur un terrain plat, ouvert et marécageux,
qui, s'étendant à environ un demi-mille dans tous les sens, donne
son nom à cet endroit ; c'est là que le ruisseau change de carac-
tère ; au lieu d'un torrent descendant assez rapidement de la mon-
tagne, ce n'est plus qu'une eau stagnante, tel qu'un gros serpent
azuré , étendant son corps sinueux sur la plaine marécageuse.
Près de la rive du courant , et à peu près au centre de la plaine,
s'élevait la tour de Westburnflat, un de ces châteaux forts autre-
fois si nombreux sur les frontières^ et dont il ne reste plus qu'un
petit nombre. Le terrain sur lequel elle était construite s'élevait
par une pente douce au-dessus du marais, l'espace d'une centaine
de verges, formant une esplanade de gazon sec qui s'étendait dans
le voisinage immédiat de la tour; mais au-delà, la surface qui se
présentait aux étrangers n'était plus qu'un marais impraticable et
dangereux. Il n'y avait que le propriétaire et les habitants du châ-
teau qui connussent les sentiers tortueux et compliqués, qui.
pratiqués sur un terrain comparativement ferme, conduisaient à
la forteresse ceux qui venaient visiter la famille. Mais parmi les
personnes qui s'étaient réunies sous la conduite d'Earnsclifl", il y
en avait plus d'une qui était en état de servir de guide 5 car, quoi-
que le caractère et le genre de vie du propriétaire fussent géné-
ralement connus, cependant le relâchement de principes avec le-
quel on examinait la source de la propriété éloignait l'aversion
qu'on n'eût pas manqué d'avoir pour lui dans un pays plus civilisé.
Considéré parmi ses voisins plus paisibles comme un joueur de
profession, un amateur de combats de coqs ou un jockey , il pas-
sait pour un homme dont les habitudes étaient blâmables, et dont,
en général, on devait éviter la société, mais que cependant on ne
pouvait regarder comme flétri de l'infamie ineffaçable attachée à
88 LE NAIN NOIR.
sa profession, puisque, assez habituellement, il se conformait aux
lois. Aussi l'indignation excitée contre lui dans cette occasion ne
provenait point de la nature du fait en lui-même qu'on lui attri-
buait, puisque c'était à quoi on devait s'attendre de la part d'un
■maraudeur ; mais, de ce que cet acte de violence avait été com-
mis contre un voisin avec qui il n'avait aucun sujet de querelle,
contre un de leurs amis , et surtout contre un EUiot, qui était le
clan auquel ils appartenaient presque tous. Il n'était donc pas sur-
prenant qu'il se trouvât dans la troupe plusieurs personnes con-
naissant assez bien les localités, pour guider et placer bientôt toute
la bande sur la grande esplanade de terrain ferme, en face de la
tour de Westburnflat.
CHAPITRE IX.
VISITE A WESTBURNFLAT.
Ainsi parla le clievalier. Le géant dit : Emmène avec
toi cette sotte de fille, et délivre-moi de ta présence et
de la sienne. Pour un œil brillant , pour un sourcil
arqué, pour un teint de lis et de roses, il ne me convient
point de me battre avec toi. Romaiice du Faucon.
La tour devant laquelle se trouvait alors la troupe formait un
petit bâtiment carré de l'aspect le plus sombre. Les murs étaient
d'une grande épaisseur , et les fenêtres ou les fentes qui en te-
naient lieu semblaient avoir été faites plutôt pour fournir aux ha-
bitants les moyens de se défendre , que pour admettre l'air ou la
la lumière dans les appartements. Une petite plate-forme, se pro-
jetant en dehors des murs de tous les côtés, donnait un avantage
de plus aux assiégés à cause du parapet formant niche ; à partir
de là, s'élevait brusquement le toit couvert en dalles grises. Une
seule tourelle placée à un des angles, défendue par une porte gar-
nie d'énormes clous de fer, s'élevait jusqu'au-dessus de la plate-
forme, et donnait accès sur le toit par l'escalier en spirale qu'elle
renfermait.
Les cavaliers crurent s'apercevoir que leurs mouvements étaient
observés par quelqu'un caché dans la tourelle, et leurs soupçons
furent bientôt confirmés, lorsque, à travers une petite ouverture,
ils virent passer le bras d'une femme agitant un mouchoir, comme
CHAPITRE IX. S9
une espèce de signal de détresse. Hobbie se sentit presque tout
hors de lui de joie et d'impatience.
« C'est la main et le bras de Giàce , dit-il ^ je les reconnaîtrais
entre mille ; il n'y en a pas de semblables de ce côté-ci des Low-
dens. jSous la délivrerons, mes amis, dussions-nous démolir la
tour de Westburnflat, pierre par pierre. »
Earnscliff, bien qu'il doutât qu'il fût possible à un amant de re-
connaître à une aussi grande distance le bras de sa belle, ne vou-
lut cependant rien dire qui pût diminuer les vives espérances de
son ami ; et l'on résolut de sommer la garnison.
Les cris de la troupe et les sons d'un ou deux cors amenèrent
enfin , à une des meurtrières qui flanquaient l'entrée, le visage
farouche d'une vieille femme.
« C'est la mère du brigand, dit un des EUiot; et elle est dix fois
plus méchante que lui , et coupable d'une grande partie du mal
qu'il fait dans le pays.
— Qui êtes-vous? Que demandez-vous ici? » telles furent les
questions delà respectable matrone.
« William Grœmede AVestburnflat, répondit Earnscliff.
— Il n'est pas ici, répondit la vieille dame.
— Qunnd en est-il parti? poursuivit Earnscliff.
— Je ne saurais vous le dire, répondit la portière.
— Quand reviendra-t-il? » demanda Hobie EUiot.
— Je n'en sais rien du tout , » répondit l'inexorable gardienne
de la forteresse.
— Y a-t-il quelqu'un dans la tour avec vous? demanda encore
Earnscliff.
— Personne que moi et des chats.
— Eh bien ! ouvrez la porte et laissez-nous entrer , dit Earns-
cliff-, je suis juge de paix , et à la recherche de renseignements
au sujet d'un crime de félonie.
— Que le diable soit aux doigts de ceux qui tireront un verrou
pour cela , répliqua la portière, car les miens n'en feront jamais
rien. N'avez-vons pas de honte de venir ici avec une bande aussi
nombreuse, avec vos épées et vos lances , et vos casques d'acier,
pour effrayer une pauvre veuve qui est toute seule?
— îsotre information , dit Earnscliff , est positive 5 nous cher-
chonsdes objets qui ont été enlevés de vive force, et qui sont d'une
valeur considérable.
— Et une jeune tille qui a été cruellement faite prisonnière, et
90 LE NAIN NOIR.
qui vaut plus du double de toute la propriété , dit llobbie.
— Je vous préviens, continua EarnsclifT^ que le seul moyen de
prouver l'innocence de votre fils , est de nous laisser entrer tran-
quillement et visiter la maison.
— Et que ferez-vous, si je ne veux pas vous jeter les clefs, ou
tirer les verroux, ou bien ouvrir la grille à de la canaille ? » dit la
vieille d'un ton railleur.
«< Nous entrerons de force avec les clefs du roi, et nous rom-
prons le cou à tout être vivant que nous trouverons dans la mai-
son, si vous n'ouvrez pas sur-le-champ, » répondit llobbie irrité,
et en lui faisant des menaces.
« Gens menacés vivent long-temps, » dit la vieille sorcière avec
le môme ton d'ironie ; « voilà la grille de fer , essayez vos forces
contre elle; elle a résisté à des gens qui valaient mieux que vous.»
En parlant ainsi, elle se mit à rire , et se retira de l'ouverture
à travers laquelle elle avait parlementé.
Les assiégeants commencèrent alors une consultation sérieuse.
L'immense épaisseur des murs et la petitesse des fenêtres aurait
pu résister quelque temps , même à une batterie de canons :
l'entrée était défendue d'abord par une forte grille , entièrement
composée de barres de fer travaillées au marteau , et tellement
lourdes et solides, qu'il paraissait qu'aucune force humaine n'au-
rait pu venir à bout de la rompre.
« Ni tenailles , ni marteaux ne pourront jamais y mordre , »
dit Hugues, le maréchal ferrant de Ringleburn ; « autant vouloir
la battre en ruine avec des tuyaux de pipe. »
En dedans de l'allée par laquelle on entrait, et à la distance de
neuf pieds , que formait la solide épaisseur du mur , était une se-
conde porte en bois de chêne , garnie , dans sa longueur et dans
sa largeur, de barres de fer qui se croisaient et qui étaient rivées
l'une sur l'autre ; tous les intervalles étaient remplis de clous à
large tête. Indépendamment de toutes ces défenses , ils n'ajou-
taient pas beaucoup de foi au dire de la vieille , qu'elle compo-
sait à elle seule toute la garnison. Les plus rusés de la troupe
avaient remarqué des traces de pieds de chevaux dans le sentier
par lequel ils étaient parvenus auprès de la tour, ce qui paraissait
indiquer que plusieurs personnes étaient récemment passées dans
cette direction.
A toutes ces difllcultés venait se joindre le manque de moyens
pour attaquer la place. Il n'y avait pas d'espoir de se procurer des
CHAPITRE IX. 9j
échelles assez longues pour atteindre la plate-forme ; et les fenê-
tres, outre qu'elles étaient fort étroites, étaient défendues par des
barres de fer. Il ne fallait donc pas songer à escalader , encore
moins à miner, faute d'instruments et de poudre. D'un autre
côté , les assiégeants n'avaient ni vivres , ni moyens d'abri , ni
autres objets convenables pour les mettre à même de convertir le
siège en blocus, outre qu'ils auraient à courir le risque de se voir
attaqués par quelques-uns des camarades du maraudeur , qui
viendraient à son secours. Hobbie grinçait les gents en marchant
autour de la forteresse, et en voyant qu'il ne pouvait trouver au-
cun moyen d'y entrer de force. EnOn il s'écria tout à coup : « Et
pourquoi ne pas faire comme nos pères ont fait autrefois ? A
l'ouvrage , mes enfants ; coupons des buissons et des ronces, em-
pilons-les contre la porte , mettons-y le feu , et enfumons la
vieille fille du diable comme si nous voulions griller sa peau pour
en faire du lard. »
Tous applaudirent à cette proposition , et se mirent aussitôt à
l'ouvrage , les uns avec leurs sabres , les autres avec leurs cou-
teaux, coupant des touffes d'aune et des buissons d'aubépine qui
croissaient sur les bords du ruisseau, et dont quelques-uns étaient
assez vieux et assez secs pour cet objet , tandis que d'autres se
mirent à les rassembler en un grand tas , aussi près que possible
de la grille de fer. On se procura bientôt du feu avec un fusil,
et Iiobbie s'avançait déjà vers le bûcher avec un tison enflammé ,
lorsque la figure brutale du voleur et le bout du mousqueton se
montrèrent en partie à une meurtrière qui flanquait l'entrée.
« Grand merci,» dit-il d'un ton moqueur, «pour avoir rassemblé
une aussi grande provision propre à nous servir pendant l'hiver ;
mais, si vous avancez un pas de plus avec ce tison, aucun ne vous
aura coûté plus cher dans toute votre vie.
— C'est ce que nous allons voir , » dit Hobbie , avançant intré-
pidement avec sa torche.
Le maraudeur tira sur lui ; mais, fort heureusement pour notre
brave ami, le coup ne partit point ; tandis qu'EarnsclifT, tirant en
môme temps, en visant à l'étroite ouverture, et à la faible marque
que lui fournissait la ligure du voleur , effleura le côté de sa tète
avec une balle. Il parut qu'il avait compté sur le poste auquel il
s'était placé , comme présentant plus de sûreté , car A n'eut pas
plutôt senti la blessure, quoique très-légère, qu'il demanda à par-
lementer , et à savoir pourquoi on venait ainsi attaquer un hon-
92 LE NAIN NOIR.
note homme, un homme paisible, et répandre son sang d'une ma-
nière aussi illégale.
« Nous voulons, ditEarnscliff, que votre pri.sonnière nous soit
rendue saine et sauve.
— Et quel intérêt prenez-vous à elle ? demanda le maraudeur.
— C'est une question que vous, qui la retenez par force, n'avez
pas le droit de nous faire, répliqua EarnsclifT.
— Ah ! ah ! je crois que je puis deviner, dit le brigand 5 eh bien !
messieurs, il me répugne d'entrer avec vous en inimitié mortelle,
en versant le sang d'aucun de vous, quoique EarnsclifT n'ait pas
craint de verser le mien , et qu'il n'ait pas manqué le but de
l'épaisseur d'une pièce de huit sous ; ainsi , pour éviter de plus
grands malheurs , je consens à rendre ma prisonnière , puisque
moins que cela ne saurait vous satisfaire.
— Et la propriété d'PIobbie ? dit Simon de Stackburn ; pensez-
vous qu'il vous soit permis de piller les troupeaux et lesétablesà
vaches d'un brave Elliot, comme le poulailler d'une vieille femme?
— Aussi vrai que c'est le pain qui me fait vivre , répliqua
Willie de Westburnflat , aussi vrai que c'est le pain qui me fait
vivre, je n'en ai pas une seule vache I Tout cela est en route de-
puis long-temps -, il n'y en a pas la corne d'une dans toute la tour.
Mais je verrai ce qu'il sera possible d'en ramener, et je m'engage
à me trouver avec Hobbie au Castleton , avec deux amis de cha-
que côté, afin de trouver quelque voie d'accommodement propre
à le dédommager du tort qu'il m'accuse de lui avoir fait.
— Oui, oui, dit Elliot ; cela ira assez bien 5 » i)uis, s'adressantà
son parent : « Que le bétail s'en aille au diable ! Pour l'amour de
Dieu , mon ami , ne parle plus de cela -, songeons seulement à
tirer la pauvre Grâce des griffes de cet infernal brigand.
— Voulez-vous me donner votre parole, Earnscliff, » dit le
maraudeur qui était toujours à la meurtrière, « et me promettre
sur votre foi et votre honneur, sur voire main et votre gant, que
je serai libre d'aller et de venir pendant cinq minutes pour ouvrir
la grille , et cinq minutes pour la fermer et tirer les verroux?
Moins de temps ne me sulîîrait, car tout cela a bien besoin d'être
graissé. Y consentez-vous ?
— Vous aurez tout le temps nécessaire, dit Earnscliff; j'engage
ma foi, mon honneur, ma main et mon gant.
— Attendez donc là un moment, dit Westburnflat , ou bien ,
écoutez : je préférerais que vous fissiez reculer vos gens à une
CHAPITRE TX. 93
portée de pistolet de la porte -, ce n'est pas que je n'aie confiance
en votre parole, mais il vaut mieux prendre ses sûretés.
— O mon ami , pensa Hobbie en lui-môme , si je te tenais seu-
lement à Turner's-Holm , et personne autour de nous que deux
honnêtes garçons pour voir que tout se passe dans les règles , je
vous ferais souhaiter que vous vous fussiez cassé la jambe, avant
d'avoir touché à quelque animal , ou à quelque personne qui
m'aurait appartenu.
— Il a une plume blanche à son aile', ce AVeslburnflat , après
tout, » dit Simon de Hackburn , un peu scandalisé de ce qu'il
s'était rendu si facilement ; « il ne mettra jamais les bottes de son
père. »
Pendant ce temps-là , la porte intérieure de la tourelle s'ouvrit,
et la mère du flibustier parut dans l'espace qui était entre cette
porte et la grille extérieure. Willie lui-môme parut ensuite, con-
duisant une femme, et la vieille, tirant soigneusement les verroux
derrière eux, resta à son poste, comme une sorte de sentinelle.
« Qu'un ou deux de vous s'approchent, dit le brigand, et la re-
çoivent de moi saine et sauve. »
Hobbie s'avança avec empressement pour recevoir sa jolie fian-
cée. Earnscliff suivait plus lentement, pour se garantir de toute
trahison. Tout à coup ïLobbie ralentit sa marche avec l'air de la
plus grande mortification ; tandis qu'Earnscliff précipita la sienne
avec l'impatience de la surprise. Ce n'était pas Grâce Armstrong,
mais miss Isabelle Yère , dont la délivrance avait été effectuée par
la présence de la troupe devant la tour.
« Où est Grâce ? où est Grâce Armstrong , » s'écria Hobbie au
comble de la rage et de l'indignation.
« Elle n'est pas entre mes mains , répondit Westburnflat ; vous
pouvez visiter la tour, si vous ne voulez pas m'en croire.
— Maudit coquin, tu me diras ce qu'elle est devenue, ou tu
meurs à Tinstant, » dit EUiot en le couchant en joue.
Mais ses compagnons, qui accoururent aussitôt, lui ôtèrent
son fusil en s'écriant tous à la fois : « Main et gant î foi et hon-
neur I Prends garde, Hobbie -, nous devons tenir la parole donnée
à Westburnflat, fùt-il le plus grand coquin de la terre. »
Fort de celte protection, le maraudeur reprit toute son audace,
qui avait été un peu intimidée par le geste menaçant d'EUiot.
1 Formule proverbiale équiyalente à celle-ci : «.H n'est pas aussi noir qu'on le
croit. » A. M.
94 LE NAIN NOIR.
— J'ai tenu ma parole , messieurs, dit-il , et j'espère qu'il ne
me sera fait aucune injure de la part d'aucun de vous. Si ce n'est
pas là la prisonnière que vous cherchez , vous allez me la rendre ;
j'en suis responsable envers ceux à qui elle appartient.
— Pour l'amour de Dieu, monsieur Earnsclifî, protégez-moil »
dit miss Yère en se serrant contre son libérateur. N'abandonnez
pas une infortunée qui semble être délaissée de tout le monde.
— Ne craignez rien, >• dit tout bas Earnsclifî; «< je vous proté-
gerai au péril de ma vie. » Puis , se tournant vers VVestburnflat :
<« Scélérat , dit il , comment avez-vous osé insulter cette dame ?
— Quanta cela, Earnsclilï, répondit Westburnflat , je saurai
répondre à ceux qui ont plus de droit de me le demander que
vous. Mais , si vous venez avec une force armée pour l'enlever à
ceux chez qui ses amis l'avaient placée, comment répondrez-vous
à cela ? Mais c'est votre affaire. Un homme seul ne peut défendre
une tour contre vingt. Tous les hommes des ]>Iearns < ne font pas
plus qu'ils ne peuvent 2.
— C'est un mensonge abominable , dit Isabelle 5 il m'a enlevée
avec violence des bras de mon père.
— Peut-être a-t-il l'intention de vous le faire croire, ma petite,
répliqua le brigand ; mais ce ne sont pas mes affaires ; il en ad-
viendra ce qui pourra. Vous ne voulez donc pas me la rendre?
—Vous la rendre, misérable ! assurément non, répondit Earns-
cliff ; je protégerai miss Vère , et je l'escorterai jusqu'à l'endroit
où il lui plaira que je la conduise.
— Oui , oui ; peut-être tout cela est-il déjà convenu entre vous
deux , dit Willie de Westburnflat.
— Et Grâce? » reprit îlobbie en se dégageant du milieu de ses
amis , qui lui rappelaient la sainteté du sauf-conduit sur la foi du-
quel le flibustier s'était hasardé à sortir de sa tour. «Ouest
Grâce? » Et il se précipita sur le maraudeur, le sabre à la main.
Westburnflat , ainsi pressé , s'écria : « Pour l'amour de Dieu !
Hobbie , écoutez-moi un instant. » Et se tournant tout à coup , il
se mit à fuir. Sa mère tenait la grille en tr'ou verte-, mais Hobbie
porta un coup si violent au flibustier , au moment où il entrait ,
que le sabre lit une fente considérable au linteau de la porte voû-
tée 5 on la montre encore aujourd'hui , comme une preuve de la
force extraordinaire de ceux qui vivaient dans les anciens temps.
1 Province d'Ecosse, a. m.
2 C'csl-à-diic, «leur bravoure doil céder au nombre.» A. m.
CHAPITRE IX. OS
Avant qu'Hobbie eût pu porter un second coup , la porte fut fer-
mée et mise à l'abri de toute attaque , et il fut obligé de retourner
vers ses compagnons , qui se préparèrent à lever le siège de West-
burnflat. Ils insistèrent pour qu'il les accompagnât dans leur re-
traite.
« Vous avez déjà rompu la trêve , Hobbie , dit le vieux Dick du
Dingle, et si nous n'y prenions garde, vous joueriez de nouveaux
tours, et non-seulement vos amis seraient accusés d'avoir com-
mis un meurtre contre la foi jurée, mais encore vous vous ren-
driez la fable de tout le pays. Attendez l'entrevue du Castleton ,
comme vous en êtes covvenu , et s'il ne vous donne pas une sa-
tisfaction , alors vous aurez raison d"en tirer une vengeance san-
glante. Mais marchons comme des gens raisonnables, soyons
fidèles à notre parole , et je vous réponds que nous retrouverons
Grâce , votre bétail et tout ce que vous avez perdu. »
Ce froid raisonnement ne fut pas três-goûté du malheureux
amant; mais comme il ne pouvait obtenir d'assistance de la part
de ses voisins et de ses parents qu'en subissant leurs propres con-
ditions , il fut forcé de partager leurs maximes , d'y mettre de la
bonne foi , et de procéder d'une manière régulière.
EarnschfTpria alors quelques gens de la troupe de se joindre à
lui pour accompagner miss Vêre chez son père, au château d'El-
lieslaw, où elle voulut absolument être conduite. Cette demande
fut accueillie avec empressement , et cinq ou six jeunes gens se
présentèrent pour lui servir d'escorte.
Hobbie ne fut point du nombre. Le cœur presque déchiré par
les événements de la journée et par le désappointement qu'il ve-
nait d'éprouver , il s'en retournait tristement chez lui pour pren-
dre les mesures nécessaires à la subsistance et à la protection de
sa famille et convenir avec ses voisins des nouvelles démarches à
faire pour retrouver Grâce Armstrong. Le reste de la troupe
se dispersa de différents côtés, après avoir passé le marais. Le bri-
gand et sa mère les suivirent des yeux du haut de la tour, jusqu'à
ce qu'ils eussent entièrement disparu.
»G LE NAIN NOIR.
CHAPITRE X.
GRACE RETROUVÉE.
J'ai quitté le papillon de ma maîtresse hier au soir;
il était garni de guirlandes de neige. J'y retournerai
lorsque le soleil sera brillant, et quand les roses, en s'é'
panouiàsanl, répaiulront un doux parfum.
Ancienne Ballade.
Irrité par ce qu'il appelait l'insouciance de ses amis , surtout
dans une affaire qui le touchait de si près, Hobbie s'était débar-
rassé d'eux, et suivait la route solitaire qui le conduisait chez
lui. « C'est le diable , » dit-il avec impatience en donnant de l'é-
peron à son cheval très-fatigaé et qui faisait des faux pas, « tues
comme tout le reste. Ne t'ai-je pas élevé ? ne t'ai-je pas nourri ?
ne t'ai-je pas pansé de mes propres mains? et maintenant vas-tu
broncher, au risque de me faire rompre le cou, au moment où j'ai
le plus besoin de toi? Mais tu es comme mes autres parents -, le
plus éloigné est mon cousin au dixième degré, et cependant, jour
et nuit, je les aurais servis du plus pur de mon sang. Je crois
qu'ils ont plus d'égards pour l'infâme voleur de WeslburnAat que
pour leur parent. Mais je devrais distinguer à présent les lumières
d'Heugh-Foot... Ahl malheureux, » continua-t-il en se recueil-
lant, «ni charbon ni chandelle ne brilleront plus désormais à
Heugh-Foot. Si ce n'était pour ma mère et mes sœurs , et la pau-
vre Grâce , je crois que j'aurais le courage de donner de Téperon
à cet animal et de sauter par-dessus le rempart dans la rivière ,
pour en finir tout à fait. » Ce fut dans cette triste disposition d'es-
prit qu'il tourna la bride de son cheval vers la chaumière où sa
famille avait trouvé un asile.
En approchant de la porte , il entendit ses sœurs qui chucho-
taient et riaient tout bas. <* Les femmes ont le diable au corps, dit
le pauvre Hnbbie; elles babilleraient, riraient et ricaneraient,
quand môme leur meilleur ami serait mort... et cependant je suis
bien aise qu'elles ne perdent pas courage. Pauvres créatures!...
Mais tout le fardeau tombe sur moi , il est vrai , et non sur elles.
En réfléchissant ainsi il attacha son cheval sous un hangar. « II
faut que tu te passes de couverture, maintenant, dit-il à l'ani-
mal ; toi et moi nous avons fait une même chute 5 il aurait mieux
CHAPITRE X. ^
valu que nous fussions tombés dans le gouffre le plus profond du
Tarras. »
Il fut interrompu par la plus jeune de ses sœurs , qui vint à lui
en courant et parlant d'une voix contrainte, comme si elle eut
voulu cacher quelque émotion : « Que faites-vous donc là , Hob-
bie, à vous amuser avec le cheval, pendant qu'il y a quelqu'un
arrivé de Cumberland , qui vous attend depuis plus d'une heure.
Dépôchez-vous d'entrer-, je vais desseller votre cheval.
— Quelqu'un du Cumberland I » s'écria Elhot 5 et mettant la
bride du cheval dans la main de sa sœur, il s'élança dans la chau-
mière. « Où est-il , où est-il? » s'écriait-il en regardant de tous
côtés , et ne voyant que des femmes ; « a-t-il apporté des nouvel-
les de Grâce ?
— Il n'a pu attendre un instant de plus, » dit sa sœur aînée en
étouffant une envie de rire.
« Oh ! fi , mes enfants, » dit la vieille grand'mère avec un air
de douce réprimande ; « vous ne devriez pas tourmenter ainsi
votre Billy Hobbie. Regarde autour de toi , mon enfant , et vois
s'il n'y a pas une personne de plus que celles que tu y as laissées
ce matin. »
Hobbie regarda avec inquiétude. « Vous voilà vous, puis les
trois petites filles.
— Nous sommes quatre maintenant, Hobbie , mon garçon , »
dit la plus jeune qui entra en ce moment.
En un instant Hobbie serra dans ses bras Grâce Armstrong ,
qu'il n'avait pas reconnue en entrant parce qu'elle s'était couverte
du plaid d'une des sœurs de Hobbie. « Comment avez-vous osé
agir ainsi? » dit celui-ci tout ému de surprise.
« Ce n'est pas ma faute I » répondit Grâce en cherchant à se
couvrir le visage avec ses mains , pour cacher sa rougeur et pour
éviter le torrent de tendres baisers dont son fiancé punissait son
petit stratagème- « ce n'est pas ma faute ! Hobbie; vous devriez
embrasser Jeany et les autres, car ce sont elles qui sont cou-
pables.
— C'est ce que je vais faire, » dit Hobbie ; et il embrassa cent
fois ses sœurs et sa grand'mère. tandis que toute la famille, dans
l'excès de sa joie , riait et pleurait en môme temps. « Je suis le
plus heureux des hommes , » dit Hobbie , presque épuisé , et se
jetant sur un siège ; « je suis l'homme le plus heureux qui existe
dans le monde.
08 LE NAIN NOIR.
— Alors, mon cher enfant, » dit la bonne vieille dame, qui ne
laissait jamais échapper l'occasion de donner une leçon de reli-
gion, dans les moments où le cœur est mieux disposé à l'accueil-
lir; « alors, mon fils, adressez vos louanges à celui qui change
ainsi les pleurs en joie , comme il a tiré la lumière des ténèbres
et le monde du néant. Ne vous avais-je pas prévenu que si vous
pouviez dire : Que sa volonté soit faite, vous pourriez avoir des
motifs de dire : Que son nom soit glorifié!
— C'est vrai, grand'mère, et je le glorifie pour sa miséricorde,
et pour m'avoir laissé une seconde mère quand je perdis la mien-
ne, » dit le bon Hobbie lui prenant la main ^ « et qui me fait rap-
peler de penser à lui dans le bonheur comme dans le malheur. »
Il se fit un silence solennel d'une ou deux minutes, employées
à l'exercice d'une dévotion mentale, qui exprimait, dans la pu-
reté et la sincérité du cœur, la reconnaissance de cette famille
affectueuse envers la divine Providence qui avait rendu si ino-
pinément à ses embrassements l'amie qu'elle avait perdue.
Les premières questions de Ilobbie furent de prier Grâce de
raconter ce qui lui était arrivé. Elle fit un long détail, qui se ré-
duisait à ceci : « qu'elle fut réveillée par le bruit que firent
les brigands en entrant dans la maison et par la résistance deve-
nue bientôt inutile qu'opposèrent un ou deux domestiques ; que
s'étant habillée en toute hâte , elle était descendue , et qu'ayant
vu , dans la mêlée, tomber le masque de Westburnflat, elle avait
imprudemment prononcé son nom en implorant sa pitié; que le
brigand lui avait aussitôt fermé la bouche, l'avait entraînée hors
de la maison , et placée sur un cheval , derrière un de ses com-
pagnons.
« Je lui casserai sa maudite tête, dit Hobbie, n'y eût-il pas un
autre Grœme dans le pays , hors lui. »
Grâce raconta ensuite qu'elle avait été emmenée du côté du
sud avec la troupe, qui conduisait le bétail devant elle , jusqu'à
ce qu'on eût dépassé la frontière ; que tout à coup une personne,
qu'elle connaissait pour être un parent de AVestburnflat, était ac-
courue à toute bride à la suite des maraudeurs et avait dit à leur
chef que son cousin avait appris de bonne part que les choses
tourneraient mal si la jeune fille n'était pas rendue à ses parents;
qu'après quelques moments de discussion , le chef de la troupe
ayant paru y consentir, on l'avait placée derrière un autre cava-
lier , qui avait suivi, en silence et avec rapidité, la route la moins
CHAPITRE X. S9
fréquentée qui conduit à Heugh-Foot ^ et qu'à la nuit tombante ,
il l'avait fait descendre , fatiguée et terrifiée , à environ un quart
de mille de la demeure de ses parents. Ce récit fut suivi de mille
félicitations de part et d'autre.
A ces ^vives et tendres émotions succédèrent bientôt des ré-
ilexions bien moins agréables.
« C'est un triste endroit que celui-ci , pour vous toutes , » dit
Hobbie en jetant ses yeux autour de lui. « Je pourrai fort bien
dormir debors, à côté de mon cbeval , comme cela m'est arrivé,
plus d'une longue nuit, dans les montagnes ; mais vous, comment
allez-vous faire ? c'est ce que je ne vois pas , et demain et après ,
vous serez probablement encore dans la môme position sans que
je puisse y apporter de remède.
— C'est une action lâche et cruelle , » dit une des sœurs, que
de chasser ainsi une pauvre famille au milieu des champs, où l'on
ne trouve rien .
— Et de ne nous laisser ni taureau ni bœuf, >> dit le plus jeune
frère, qui entrait en ce moment; « ni brebis, ni agneau, ni rien
qui mange de l'herbe ou du grain.
— S'ils avaient quelque vieille rancune contre nous , » dit
Henri , le second frère , « n'étions-nous pas là pour la vider? Et il
a fallu que nous fussions tous hors de la maison , tous sur la mon-
tagne ! Parbleu ! si nous eussions été au logis, l'estomac de Grœme
n'aurait pas eu besoin de son déjeuner ; mais il n'y perdra rien
pour attendre , n'est-ce pas, Hobbie?
— Nos voisins ont fixé un jour pour se rendre à Castleton , et
s'arranger avec lui , en présence de tout le monde , » dit triste-
ment Hobbie -, « il a fallu faire comme ils ont voulu , sans quoi on
ne devait s'attendre à aucun secours de leur part ?
— Pour s'arranger avec lui ! » s'écrièrent à la fois les deux
frères, « après un acte de scélératesse comme on n'en a jamais vu
dans le pays , depuis les temps de maraude I
— Cela est vrai , mes enfants , dit Hobbie ^ mon sang bouillait
dans mes veines lorsque j'entendis faire une pareille proposition ,
mais. .. la vue de Grâce m'a bien calmé.
— Elles instruments aratoires et autres, Hobbie, dit John Elliot.
Nous sommes complètement ruinés. Henri et moi , nous avons
été voir si on pouvait trouver quelque chose dans les décombres
épars dans les champs, mais on a laissé à peine un clou. Je ne
sais que faire. H nous faudra , je crois , aller tous à la guerre.
100 LE NAIN NOIR.
Westburnflat n'a pas les moyens, quand môme il le voudrait , de
nous indemniser de notre perte. Il n'y a rien à tirer de lui qu'à
nous venger sur sa peau. Il n'a pas un seul quadrupède, excepté
le cheval mauvais qu'il monte, et encore est-il très-harassé par
ses courses nocturnes. Nous sommes totalement ruinés. »
Hobbie jeta un regard de tristesse sur Grâce Amstrong , qui
ne lui répondit qu'en baissant les yeux et en poussant un léger
soupir.
« Ne vous découragez pas, mes enfants, dit la grand'mère,
nous avons de bons parents, qui ne nous abandonneront pas dans
l'adversité. Sir Thomas Kittlehoof , qui est mon cousin au troi-
sième degré du côté maternel ; il a reçu une bonne somme d'ar-
gent, et a môme été créé chevalier comme un des commissaires
de l'Union.
— Il ne donnerait pas une épingle pour nous empocher de
mourir de faim, dit Hobbie ; et quand il le ferait , je ne pourrais
digérer le pain que j'achèterais avec son argent, en songeant
qu'il fait partie du prix auquel on a vendu la couronne et l'in-
dépendance de la pauvre vieille Ecosse.
— Et le iaird de Dunder, une des plus anciennes familles de
Teviotdale, continua la grand'mère.
— Il est dans la Tolbooth ^, ma mère, répliqua Hobbie; il est
dans le Heart of Mid-Lothian, pour mille marcs qu'il a empruntés
de Saunders Wyliecoat, le procureur.
— Le pauvre homme! s'écria mistress Elliot ; ne pourrions-
nous lui envoyer quelque chose, Hobbie?
— Vous oubliez , grand'mère , vous oubliez que nous avons
nous-mêmes besoin de secours, » dit Hobbie avec un peu d'iiu-
meur.
« Ce n'est que trop vrai, mon enfant , dit la bonne dame-, jus-
tement dans ces moments-là il est si naturel de songer à ses pa-
rents plutôt qu'à soi-même! Mais le jeune EarnsclifT?
— Il n'a que peu de chose à lui, dit Hobbie, et il a un nom si
onéreux à soutenir, que ce serait une honte d'avoir recours à
lui dans notre détresse. IVIais je vous dirai, grand'mère, qu'il est
inutile de tant nous occuper de nos parents, de nos proches et
de nos alliés, comme s'il y avait un charme attaché à leurs noms
qui pût nous procurer quelque avantage; ceux qui sont devenus
1 Nom de la prison d'Edimbourg, comme aussi le Ilcart of Mid-Lothian, c'est-à-
dire le cœur, le ccnlre du comté ppelc Mid-Lolhian, le milieu du Lothiau. a. m.
CHAPITRE X. 101
riches nous ont oubliés, et ceux de notre rang n'ont que le strict
nécessaire : nous n'avons pas un seul ami qui puisse ou qui
veuille rétablir la ferme comme elle était.
— Alors, Hobbie, dit la grand'mère, il faut mettre notre con-
fiance dans celui qui peut faire sortir des amis et de la fortune
du Moor le plus stérile, comme on dit. »
Hobbie se leva à l'instant. <( Yous avez raison, s'écria-t-il, vous
avez raison. Je connais un ami sur le Moor stérile, qui peut et
qui veut nous secourir. Les événements me l'avaient totalement
fait oublier. J'ai laissé , ce matin , au Mucklestane-IMoor assez
d'or pour rebâtir deux fois la ferme de Heugh-Foot et la garnir
de bétail et d'instruments , et je suis sûr qu'Elshie ne s'opposera
pas à ce que nous en fassions usage.
— Elshie I » dit la grand'mère étonnée ; « de quel Elshie voulez-
vous parler ?
— Duquel, si ce n'est Cunny Elshie, l'ermite de Mucklestane ?
dit Hobbie.
— Dieu nous préserve, mon fils, dit la grand'mère^ que vous
alliez puiser de l'eau dans des citernes corrompues, ou que vous
demandiez du secours à ceux qui ont fait pacte avec l'esprit
malin! Il n'y a jamais eu de bonheur dans leurs dons, ni de
grâce dans leurs sentiers. Tout le pays sait que cet Elshie est un
sorcier. Oh 1 s'il y avait des lois et une paisible administration de
la justice, qui fait qu'un royaume fleurit et marche dans la
bonne voie, on ne laisserait pas vivre des gens de cette espèce.
Sorciers et sorcières sont l'abomination et le fléau de la terre.
— En vérité , ma mère, répondit Hobbie, vous direz ce que
vous voudrez^ mais je suis d'avis que les sorciers et les sorcières
n'ont pas la moitié du pouvoir qu'ils avaient autrefois -, au moins
suis-je certain qu'un homme qui complote le mal , comme le
vieux Ellieslaw, ou un brigand comme ce Westburnflat, sont un
grand fléau et une plus grande abomination dans un pays qu'une
bande infernale des plus méchantes sorcières qui aient jamais
chevauché sur un manche à balai , ou tenu leur sabbat le soir
du mardi gras. Elshie n'aurait jamais eu l'intention d'incendier
ma maison et mes granges, et je suis résolu à essayer s'il veut
faire quelque chose pour nous aider à les rebâtir. Il est bien
connu pour habile homme dans toute la contrée jusqu'à Brough-
sous-Stanmore.
— Prends garde, mon enfant, dit mistress EUiot; considère
LE >A1N NOIh. 7
(fS^ LE NAIN NOIR.
que ses bienfaits n'ont profité à personne. Jock Howden est mort
vers le temps de la chute des feuilles précisément de la maladie
dont Elshie prétendait l'avoir guéri; et quoiqu'il ait empêché la
vache de Lambside de mourir d'une épizootie, néanmoins le haut
mal a été plus cruel parmi ses moutons que dans aucune des
saisons précédentes ^ Et puis j'ai ouï dire qu'il se servait de
paroles si offensantes envers les hommes, que c'est insulter la
Providence elle-même. Souvenez-vous que vous dîtes vous-même,
la première fois que vous le vîtes , qu'il ressemblait plutôt à un
fantôme qu'à un être vivant.
— Laissez donc, ma mère, dit Hobbie, Elshie n'est pas aussi
mauvais que cela. Il est vrai que son corps tout difforme n'est
pas un objet fort agréable à voir, et que son langage est rude;
mais il n'est pas aussi dangereux en effets qu'en paroles. Si
j'avais quelque chose à manger, car je n'ai rien pris de toute
la journée, je me coucherais pour deux ou trois heures à côté de
mon cheval, et demain, au point du jour, je partirais pour
Mucklestane.
—Et pourquoi pas ce soir? dit Henri; j'irai avec vous.
— Mon cheval est fatigué, répondit Hobbie.
— En ce cas vous pouvez prendre le mien, dit John.
— Mais je suis moi-même très-fatigué, » dit Hobbie en in-
sistant.
« Vous, fatigué! dit Henri; fi donc ! je vous ai vu rester en
selle pendant vingt-quatre heures de suite sans jamais prononcer
ce mot.
— La nuit est bien obscure, » dit Hobbie en regardant par la
fenêtre de la chaumière; «« mais, à parler franchement, quoique
Elshie soit réellement un brave homme , cependant j'aime mieux
qu'il fasse grand jour quand je vais lui faire une visite. »
Cette franchise de la part de Hobbie empêcha toute discussion
ultérieure; conciliant ainsi la trop grande précipitation du con-
seil de son frère avec les mesures d'une prudence trop timide
recommandées par sa grand'mère, il. prit les rafraîchissements
que la chaumière put fournir, et après avoir embrassé cordia-
lement toutes les personnes qui Tentouraient , il se retira sous
le hangar et s'étendit à côté de son fidèle palefroi. Ses frères se
partagèrent quelques bottes de paille propre qu'ils trouvèrent
1 Le texte (lit mnor-ill et lonpi/ig-ill. ta première île ces maladies cause des
tourments aigus; la seconde fait sauter Tanimal comme s'il était ivre. a. m.
CHAPITRE X. " iOb
dans rétable ordinairement occupée par la vache d'Annaple;
quant aux femmes, elles s'arrangèrent pour prendre du repos
comme l'état de la chaumière put le leur permettre.
A la pointe du jour, Hohbie se leva, et, après avoir pansé
et sellé son cheval, il partit pour Mucklestane-Moor. Il évita
la compagnie de l'un ou de l'autre de ses frères, pensant que le
Nain était plus propice à ceux qui venaient le visiter seuls.
« Notre voisin, » pensait-il en lui-même à mesure qu'il avan-
çait, « n'est pas très-commode, et il y a des moments où il
n'est pas très-facile de l'endurer. Qui sait s'il sera sorti de sa
cabane pour ramasser le sac d'argent? S'il ne l'a pas fait, c'a
été une bonne aubaine pour quelqu'un, et je serai bien attrapé.
Allons, Tarras, « dit-il à son cheval en lui donnant un coup d'é-
peron, « dépèchons-nous, mon ami. Il faut, s'il se peut, que nous
arrivions les premiers. »
Il se trouvait alors sur la vaste lande, qui commençait à être
éclairée par les premiers rayons du soleil ; la pente douce par la-
quelle il descendait lui montrait distinctement, quoique loin , la
demeure du Nain. La porte s'ouvrit^ et Hobbie vit de ses propres
yeux le phénomène dont il avait si souvent entendu parler. Deux
figures humaines, si l'on pouvait donner ce nom à celle du Nain,
sortirent de la retraite solitaire du reclus, et parurent converser
ensemble en plein air. Puis la grande figure se pencha, comme
pour ramasser quelque chose qui était à terre près de la porte de
la hutte ; ensuite elles s'avancèrent toutes les deux à une petite
distance, et s'arrètèrent de nouveau, comme si elles étaient en
grande conversation. Toutes les terreurs superstitieuses de Hob-
bie se réveillèrent à cette vue, et il lui paraissait impossible que
le Nain laissât pénétrer quelqu'un dans sa demeure, et qu'il y eût
des êtres assez hardis pour venir le visiter la nuit. Dans l'intime
persuasion qu'il avait vu un sorcier s'entretenir familièrement
avec un esprit, Hobbie retint son haleine et la bride de son che-
val, ré.solu à ne pas encourir l'indignation de l'un ou de l'aiitre
par une interruption indiscrète de leur conférence. Ils s'aperçu-
rent sans doute de son approche; car à peine avait-il fait halte, que
le Nain rentra dans sa cabane, et la grande figure qui l'avait ac-
compagné parut se glisser le long de l'enclos du jardin et s'éva-
nouir aux yeux du stupéfait Hobbie.
« Vit-on jamais chose pareille? dit Elliot -, mais je suis dans une
position désespérée, et quand ce serait Beelzébuth lui-môme.
«04 LE NAIN NOIR.
il faut que je me hasarde à descendre la colline jusqu'à lui. »
Cependant, malgré son prétendu courage, il ralentit sa marche
lorsque, tout près de l'endroit où il avait vu cette grande figure ,
il aperçut, comme tapi dans une toufîe de bruyère, un corps mince,
noir et bourru, semblable à celui d'un chien basset.
" Il n'a jamais eu de chien que je sache, dit Hobbie, mais plus
d'un diable à son service, que Dieu me pardonne d'avoir prononcé
un tel mot 1... Il ne bouge pas, quelque animal que ce soit... J'ai
ridée que c'est un blaireau-, mais, pour effrayer^ les fantômes
prennent des formes si bizarres! Cela vase changer peut-être en
un lion ou en un crocodile, lorsque je m'avancerai de plus près.
Je vais lui jeter une pierre ; car, s'il vient à prendre une autre
forme quand je serai trop près , Tarras n'y tiendra jamais ,
et j'aurais trop affaire à lui tenir tête , et au diable en
même temps. »
En conséquence, il jeta prudemment une pierre sur l'objet en
question, qui n'en resta pas moins immobile. «< Ce n'est pas un
être vivant, après tout, dit Hobbie, mais bien le sac d'argent qu'il
m'a jeté hier au soir par la fenêtre ! Et c'est cette drôle de figure
grêle qui me l'a transporté jusqu'ici ? » Alors il s'avança, et sou-
leva la lourde sacoche qui était toute pleine d'or. « Miséricorde I »
dit Hobbie, dont le cœur palpitait en sentant revivre ses espéran-
ces et ses projets pour l'avenir, en même temps qu'il soupçonnait
à quel dessein ce secours lui était offert ; « miséricorde ! c'est une
terrible chose que de toucher à ce qui a été récemment entre les
griffes de quelqu'un qui n'est pas de très-bon aloi. Je ne saurais
me tirer de l'idée qu'il y a quelque manigance de Satan dans tout
ceci 5 mais je suis résolu à me comporter en honnête homme et
en bon chrétien, arrive ce qu'il voudra ! »
En conséquence, il s'approcha de la porte de la cabane, et,
après avoir frappé à plusieurs reprises sans recevoir aucune ré-
ponse, " Elshie I » dit-il en élevant la voix, « père Elshie ! je sais
que vous y êtes, et éveillé, car je vous ai vu sur le seuil de votre
porte comme je descendais la colline : voulez-vous sortir et parler
un moment avec quelqu'un qui a beaucoup de remercîmenls à
vous faire. Tout ce que vous m'avez dit relativement à Westhurn-
flat n'était que trop vrai ! mais il m'a renvoyé Grâce saine et
sauve-, et ainsi il n'est rien arrivé de mal qui ne puisse être fa-
cilement enduré. Si vous vouliez sortir seulement un moment, ou
me dire que vous m'écoulez ... Eh bien ! puisque vous ne voulez
CHAPITRE X. 103
pas, je vais continuer mon histoire. J'ai pensé, voyez-vous, que ce
serait une terrible chose pour deux jeunes gens, comme Grâce et
moi, de remettre notre mariage à plusieurs années, jusqu'à ce
que j'eusse été à l'étranger, et que j'en fusse revenu avec quel-
que peu d'argent ; on prétend d'ailleurs généralement que l'on ne
peut pas espérer rapporter du butin de la guerre comme autrefois ;
la paye de la reine est bien peu de chose, et il n'y a pas de quoi
s'enrichir à ce métier ; et puis ma grand'mère est vieille , et mes
sœurs resteraient à languir et à se consumer, parce qu'elles ne
m'auraient pas auprès d'elles pour leur donner du courage. Et
enfin Earnscliff, ou les voisins, vous-même peut-être, Elshie,
pourriez avoir besoin de quelque service que Hob EUiot serait en
état de vous rendre.... C'est bien dommage que la vieille ferme de
Heugh-Foot soit si complètement ruinée ! J'avais donc pensé.. .;
Mais le diable m'emporte !. . . Dieu me pardonne cette expression I »
ajouta-t-il en se retenant, « si je puis me décider à demander une
faveur à quelqu'un qui ne veut pas seulement me répondre ou
me faire connaître s'il m'entend.
— Dis ce que tu voudras... fais ce que tu voudras, » dit le
Nain, de l'intérieur de la cabane ^ « mais va-t'en, et laisse-moi
en repos.
— Eh bien, eh bien ! répliqua EUiot, puisque vous m'écoutez ,'
je vais abréger mon histoire. Puisque vous êtes assez bon pour me
prêter l'argent qui me sera nécessaire pour rebâtir et regarnir la
ferme de Heugh-Foot, je consens, de mon côté, àaccepter votre
offre avec empressement-, et, en vérité, je crois qu'il sera tout
autant en sûreté entre mes mains qu'entre les vôtres, puisque
vous le laissez dehors, exposé à être pris par le premier passant,
sans compter les mauvais voisins, qui peuvent enfoncer les portes
et forcer les endroits les mieux fermés, chose que je puis malheu-
reusement dire à mes dépens. Puisque vous avez autant d'égards
pour moi, je serai charmé d'accepter cette preuve de bonté 5 et
ma mère et moi (elle est usufruitière, et moi j'ai la substitution
du domaine de Wide-Open), nous vous donnerons une hypothè-
que ou une obligation transmissible pour la somme, en vous
payant les intérêts tous les six mois. Saunders-W\liecoat dres-
serait l'acte, et vous n'auriez rien à payer pour les frais.
— Cesse ce jargon et va-t'en, dit le Nain ; la probité franche
et bavarde est pour moi une peste plus insupportable que la fri-
ponnerie d'un grand qui dépouillerait un homme de tout ce qu'il
iOe LE NAÏN NOIR,
possède, sans remerdments, complications, ni excuses. Va-t'en ,
dis-je, tu es un de ces paysans grossiers dont la parole est aussi
bonne que leur contrat. Garde l'argent, principal et intérêts, jus-
qu'à ce que je te les deman-de.
— Mais, continua l'obstiné Borderer, nous \ivons aujourd'hui,
et nous pouvons mourir demain-, réellement il devrait y avoir du
hoir sur du blanc dans une transaction comme celle-ci ; aiïisi
faites-moi un modèle ou une minute dans la forme qui vous con-
viendra, je la mettrai au net et la signerai devant d'excellents
témoins. Seulement, Elshie, n'y glissez rien qui puisse être pré-
judiciable à mon honneur; car Je le ferai lire au ministre, et je
ne voudrais pas que vous vous exposassiez inutilement. Mais je
m'en vais^ car vous seriez fatigué de mes discours , et moi ,
je le suis de vous parler sans recevoir de réponse.. . . Je vous ap-
porterai un de ces jours un morceau du gâteau de la mariée , et
peut-être amènerai-je Grâce pour vous faire une visite. Vous
serez charmé de voir Grâce, brave homme, quelque bourru que
vous soyez... Eh, mon Dieu I quel soupir il vient de pousser I se-
rait-il incommodé par hasard ? ou peut-être a-t-il pensé que je
parlais de la grâce divine, et non pas de Grâce Armstrong ? Pauvre
homme ! je ne sais pas trop ce que je dois penser de lui ; mais je
suis sûr qu'il est aussi bon pour moi que si j'étais son fils : quel
drôle de père que j'aurais eu s'il en était ainsi ! »
Hobbie alors délivra son bienfaiteur de sa présence, et s'en re-
tourna gaiement chez lui pour étaler son trésor , et conférer sur
les moyens de réparer le dommage qu'il avait souffert dans .sa
fortune par l'agression du Red Reiver de Westburnflat.
CHAPITRE XI
L ENLEVEMENT.
Trois briganùs me saisirent hier malin, pauvre CUe
abandonnée ; ils cloiilTcrenl nies cris avec foi ce et
méchancelé, et nie lièrenl sur un blanc palefroi. Aussi
sùicuicnt que j'cspérc que le ciel aura piiié de moi, je
ne saurais dire quels hommes c'étaient. Chi istalcUa,
La marche de notre histoire doit rétrograder un peu , afin de
pouvoir détailler les circonstances qui avaient placé miss Yère
dy.ns la fâcheuse situation d'où elle avait été délivrée, sans
CHAPITRE XI. 107
qu'elle s'y attendît , et , dans le fait , sans qu'il y eût intention ,
par l'apparition d'Earnscliff et d'ElIiot , avec leurs amis et leurs
compagnons, devant la tour de Westburnflat.
•La veille de la nuit pendant laquelle la maison de Hobbie avait
été brûlée , miss Vère fut invitée par son père à l'accompagne*
dans une promenade qu'il se proposait de faire dans une partie
■éloignée des sites romantiques qui se trouvaient aux environs de
^on château d'Ellieslaw. « Entendre , c'était obéir , » dans le vrai
style du despotisme oriental. Mais Isabelle tremblait en silence ,
pendant qu'elle suivait son père à travers d'étroits sentiers, tantôt
le long d'un ruisseau qui serpentait , tantôt grimpant les collines
qui lui servaient de rives. Un seul domestique, choisi peut-être
à cause de sa stupidité , les accompagnait. D'après le silence de
son père, Isabelle ne douta point qu'il n'eût fait choix d'un lieu
aussi éloigne et aussi solitaire pour reprendre la discussion qui
avait si fréquemment eu lieu relativement à la demande en ma-
riage de sir Frédéric , et qu'il ne méditât sur les moyens les plus
propres à lui faire sentir la nécessité de l'admettre comme un
prétendant. 3Iais pendant quelque temps ses craintes parurent
être sans fondement. Les seules phrases que son père lui adres-
sait de temps à autre avaient rapport aux beautés du paysage ro-
mantique qu'ils parcouraient, et dont les scènes variaient à cha-
que pas. A ces observations, quoiqu'elles parussent venir d'un
cœur rempli de soins plus sombres et plus importants, Isabelle
tâchait de répondre d'une manière libre et sans contrainte, au-
tant qu'il lui était possible au milieu des craintes involontaires qui
se présentaient en foule à son imagination.
Tout en soutenant avec une difficulté mutuelle une conversa-
tion qui n'avait pas de suite régulière , ils parvinrent enfin au
centre d'un petit bois composé de gros chênes entremêlés de
bouleaux , de frênes , de coudriers , de houx et d'une grande va-
riété de bois taillis. Les branches des grands arbres s'entrelaçaient
dans le haut , et leurs troncs garnissaient le terrain du taillis.
L'endroit où se trouvaient Ellieslaw et sa fille était plus ouvert, et
cependant couronné par une arcade naturelle de grands arbres ,
et assombrie , à une certaine profondeur sur les côtés, par une
quantité d'arbrisseaux et de buissons.
« C'est ici , Isabelle, » dit M. Vère, en continuant la conversa-
tion si souvent reprise et si souvent suspendue , « c'est ici que je
voudrais élever un autel à l'amitié.
108 LE NAIN NOIR.
— A l'amitié, monsieur ^ I dit miss Yère , et pourquoi dans ce
lieu sombre et écarté plutôt qu'ailleurs ?
— Oh 1 il est facile de prouver que le local lui conviendrait , »
répliqua son père avec un ris moqueur. « Yous savez , miss Yère
( car vous êtes , je le sais fort bien , une jeune femme savante) ,
vous savez que les Romains ne se contentaient pas dans leur
culte de personnifier chaque qualité utile , chaque vertu morale
à laquelle ils pouvaient affecter un nom, mais qu'en outre ils
adoraient la même vertu sous différents titres et attributs qui
pouvaient lui donner une nuance distincte ou un caractère par-
ticulier. Eh bien I par exemple , l'amitié à laquelle je voudrais
dédier ici un temple n'est pas l'amitié des hommes, qui abhorre
et dédaigne la duplicité, l'artifice et le déguisement, mais l'a-
mitié des femmes , qui ne consiste guère que dans une disposi-
tion mutuelle de la part des amies, comme elles s'appellent, à se
soutenir les unes les autres dans leurs ruses cachées et dans leurs
petites intrigues.
— Yous êtes sévère , monsieur.
— Je ne suis que juste, un humble copiste d'après nature, qui
a l'avantage de contempler deux études excellentes , telles que
Lucy Ilderson et vous.
— Si j'ai eu le malheur de vous offenser, monsieur, je peux en
conscience justifier miss Ilderson. Elle n'a été ni ma conseillère
ni ma confidente.
— Yraiment ? et d'où vous venait donc cette pétulance de lan-
gage , cette impertinence de raisonnement qui a tant déplu à sir
Frédéric , et qui m'a tant offensé depuis quelque temps ?
— Si le ton que j'ai pris vous a déplu, monsieur, je ne saurais
en éprouver un regret trop vif ni trop sincère ; mais il n'en se-
rait pas de môme pour avoir répondu avec vivacité à sir Frédéric,
lorsqu'il me parlait d'une manière si grossière; puisqu'il oubliait
que j étais une dame, je devais lui faire voir que j'étais au moins
une femme.
— Réservez donc vos impertinentes réponses pour ceux qui
vous presseront sur cet objet , » dit froidement son père -, quant
à moi , j'en suis las et n'en reparlerai plus jamais.
— Que le ciel vous bénisse, mon cher père! » dit Isabelle en
lui prenant la main , qu'il cherchait à retirer ; « hors la tâche de
souffrir les persécutions de cet homme, il n'est rien que vous
i En Anjjlelerre on dit plus souvent monsieur que 7iion pcrc. a. m,
CHAPITRE XI. 109
puissiez me commander , et à quoi je ne me soumette sans la
moindre répugnance.
— Tous êtes très-complaisante , miss Tère , lorsqu'il vous ar-
rive de penser qu'il vous convient d'écouter votre devoir , » dit
son inflexible père en arrachant sa main de la tendre étreinte de
sa lille ; « mais dorénavant, mon enfant, je m'épargnerai la peine
de vous donner des conseils désagréables sur quelque sujet que
ce soit ; c'est à vous à vous gouverner vous-même. »
En ce moment, quatre brigands fondirent sur eux. 31. Yère
et son domestique tirèrent leurs couteaux de chasse , qu'on
était dans l'usage de porter à cette époque, et essayèrent
de se défendre et de protéger Isabelle ; mais , pendant que cha-
cun d'eux était aux prises avec son antagoniste, elle fut entraînée
dans l'épaisseur du bois par les deux autres bandits qui la placè-
rent sur un cheval et montèrent sur les leurs qui se trouvaient
tout à portée derrière le taillis. Ils la placèrent au milieu d'eux ,
chacun tenant la bride du cheval qu'elle montait , et se mirent à
galoper bon train, par des sentiers sombres et tortueux, à tra-
vers les vallons et les collines, la bruyère et les marécages, et la
conduisirent à la tour de Westburnflat, où elle fut strictement
surveillée , sans être autrement maltraitée , et confiée à la garde
de la vieille femme dont le fils était propriétaire de la forteresse.
Ni prières, ni supplications ne furent capables de tirer de la
vieille sorcière le moindre renseignement sur le motif de son enlè-
vement forcé et de son emprisonnement dans un lieu aussi écarté.
L'arrivée d'Earnscliff et d'une troupe nombreuse de cavaliers
devant la tour alarma le brigand. Comme il avait déjà donné des
ordres pour que Grâce Armstrong fût rendue à .ses parents, il ne
lui vint pas dans l'esprit que ce fût elle qui occasionnât cette vi-
site désagréable; et voyant à la tête de la troupe Earnscliff;, dont
l'attachement pour miss Yère était un sujet de conversation dans
le pays, il ne douta pas que sa délivrance ne fût l'unique objet de
cette attaque contre la tour. La crainte des conséquences person-
nelles le força à rendre sa prisonnière, comme nous l'avons dit
plus haut.
Au moment où le bruit des pas des chevaux qui emmenaient la
fille d'EUieslaw se fit entendre , son père tomba , et son domes-
tique, jeune homme robuste, qui gagnait du terrain sur le bri-
gand qu'il poursuivait, abandonna le combat pour venir au secours
de son maître, ne doutant pas qu'il n'eût reçu une blessure mor-
ii^ LE NAIN NOIR.
telle. Les deux scélérats se désistèrent aussitôt de toute attaque
ou défense ultérieure, et s'enfonçant dans le plus épais du bois,
montèrent sur leurs chevaux et se mirent à galoper après leurs
compagnons. Cependant Dixon eut la satisfaction de trouver que
M. yère, non-seulement était en vie, mais n'avait pas même été
blessé. Il avait fait un trop grand effort, et avait heurté, disait-il,
contre une racine d'arbre, en voulant porter un coup trop vio-
lent à son antagoniste. Le désespoir qu'il manifesta à la dispari-
tion de sa fille fut tel, que, suivant l'expression de Dixon, il aurait
attendri le cœur d'une pierre; et il fut tellement épuisé par ses
sensations et les vaines recherches pour découvrir la trace des
ravisseurs, qu'il s'écoula un temps considérable avant qu'il ren-
trât chez lui et qu'il donnât l'alarme à sa famille.
Toute sa conduite, tous ses mouvements étaient ceux d'un
homme au désespoir.
«' Ne me parlez donc pas, sir Frédéric,» dit-il avec impatience;
« vous n'êtes pas père.., c'était mon enfant... une fille ingrate
peut-être, mais enfin ma fille... mon unique enfant. Où est miss
Ilderson ? Elle doit savoir quelque chose de cette affaire. Ceci
s'accorde avec les informations que j'ai de ses machinations.
Allez, Dixon, priez M. Ratcliffe de venir à la minute... »
La personne qu'il venait de nommer entra en ce moment dans
la chambre.
« Je vous répète, Dixon, » continua M. Yère en changeant
de ton, « de faire savoir à M. Ratcliffe que je le prie de me favori-
ser de sa compagnie pour une affaire toute particulière. Ah!
mon cher monsieur, » ajouta-l-il comme s'il ne l'avait pas encore
aperçu, <• vous êtes justement la personne dont les conseils me
sont le plus nécessaires (îans l'extrémité où je me trouve.
— Que vous est-il donc arrivé, monsieur, pour vous troubler
ainsi? » dit M. Ratcliffe d'un ton grave; et pendant que le laird
d'Ellieslawlui donne, avec toutes les marques de douleur et d'in-
dignation, les détails de l'aventure de la matinée , nous profite-
rons de cette occasion pour faire connaître à nos lecteurs les rap-
ports que ces deux personnages avaient entre eux.
Dès sa première jeunesse, M. Vère d'Ellieslaw s'était fait re-
marquer par une vie dissipée, que, dans un âge plus avancé, il
avait échangée contre une non moins destructive de profonde et
tumultueuse ambition. Dans l'un et dans l'autre cas, il avait sa-
tisfait sa passion prédominante^ sans avoir égard à la diminution
CHAPITRE XI. 414
de sa fortune particulière, bien que, dans les circonstances où il
n'était pas mû par les mêmes motifs, il passait pour être serré,
âvare et peu scrupuleux sur les moyens de se procurer de l'ar-
gent. Ses affaires se trouvaient très-embarrassées par suite de ses
extravagances de jeunesse ; il alla en Angleterre, où, suivant
Topinion générale, il fit un mariage avantageux. Il fut plusieurs
années absent du domaine de sa famille. Tout à coup, et sans
qu'on s'y attendît, il revint, veuf, amenant avec lui sa fille, alors
âgée d'environ dix ans. Depuis ce moment, ses dépenses parurent
excessives aux yeux des simples habitants des montagnes aa
milieu desquelles il était né, et Ton supposait généralement qu'il
était fortement endetté. Néanmoins il continua de vivre avec la
môme prodigalité jusqu'à l'époque qui précéda de quelques mois
le commencement de notre histoire, époque à laquelle l'opinion
publique sur le mauvais état de ses affaires fut confirmée par la
résidence au château d'EUieslaw de M. Ratcliffe, qui, du consen-
tement tacite, quoique évidemment au grand déplaisir du sei-
gneur du manoir, parut, dès le moment de son arrivée, prendre
et exercer une influence prédominante et inconcevable dans la
conduite de ses affaires particulières.
Ce M. Piatcliffe était un homme grave, réfléchi et réservé, et
déjà avancé en âge. Les personnes qui avaient occasion de lui
parler d'affaires le trouvaient fort entendu dans tout ce qui y
avait rapport. Il était peu communicatif, mais lorsqu'une occasion
particulière se présentait, ou bien en conversation, il montrait un
esprit actif et plein d'instruction. Pendant quelque temps, avant
de fixer sa résidence au château, il y avait fait quelques visites,
et dans ces occasions, M. Tère, contre son usage habituel envers
ceux qui étaient d'un rang inférieur au sien, avait eu pour lui
de grandes attentions et même de la déférence. Cependant son
arrivée semblait toujours lui causer une sorte d'embarras, et son
départ lui donner du soulagement ; et il ne fut pas difficile de re-
marquer le mécontentement qu'éprouva M. Yère lorsque Rat-
cliffe se fixa entièrement dans sa famille. Au fait il y avait dans
leurs rapports un singulier mélange de confiance et de contrainte.
Les affaires les plus importantes de M. Yère étaient réglées par
M. Ratcliffe-, et quoiqu'il ne fût pas de ces riches indolents, qui,
trop nonchalants pour s'occuper de leurs propres affaires, sont
bien aises de s'en décharger sur les autres, cependant on le voyait
dans plusieurs circonstances renoncer à son propre jugement
112 . LE NAIN NOIR.
pour se soumettre aux opinions contraires de M. Ratcliffe qui
n'hésitait pas à les exprimer franchement.
M. Tère ne paraissait jamais plus mortifié que lorsque des
étrangers faisaient quelque observation sur l'espèce de tutelle
sous laquelle il paraissait vivre. Lorsque sir Frédéric ou quel-
que autre de ses amis lui en parlait, tantôt il repoussait la remar-
que avec hauteur et indignation, tantôt il évitait une explication
directe, en disant, avec un sourire forcé : « Que M. Ratcliffe
connaissait son importance, mais que personne au monde n'était
plus honnête et plus habile , et qu'il lui serait impossible
de conduire ses affaires avec l'Angleterre sans ses avis et son
secours. »
Tel était le personnage qui entra dans l'appartement, au mo-
ment où M. Yère le faisait appeler auprès de lui, et qui entendit,
avec une surprise évidemment mêlée d'incrédulité, le récit qui
lui fut fait à la hâte de ce qui était arrivé à Isabelle.
« Maintenant, mes amis, » dit M. Yère en s'adressant à sir
Frédéric et aux autres personnages qui l'entouraient, et qui
étaient toutes plus surprises les unes que les autres; « vous
voyez le père le plus malheureux de l'Ecosse. Prétez-moi votre
secours, messieurs; donnez-moi votre avis, monsieur Ratcliffe.
après un événement aussi malheureux, je suis incapable d'agir,
ou de penser.
— Montons à cheval, prenons nos domestiques et parcourons
la campagne, à la poursuite des brigands, dit sir Frédéric.
— N'y a-t-il personne que vous puissiez soupçonner, » dit
gravement Ratcliffe, « d'avoir eu quelque motif de commettre
cet étrange attentat? Nous ne vivons pas dans le siècle des ro-
mans, où l'on enlevait les dames uniquement pour leur beauté.
— Je crains, dit M. Yère, de ne pouvoir que trop bien expli-
quer cet étrange accident. Lisez cette lettre, que miss Lucy
Itderson a jugé à propos d'écrire de mon château d'Ellieslaw au
jeune M. Earnscliff, que j'ai le droit héréditaire d'appeler mon
ennemi. Yous voyez qu'elle vous écrit comme confidente d'une
passion qu'il a eu l'effronterie de concevoir pour ma fille; elle lui
dit qu'elle plaide sa cause auprès de son amie avec la plus grande
ardeur; mais qu'il a dans la place un ami qui le sert d'une,nia-
nière plus efficace. Remarquez surtout les passages marqués au
crayon, monsieur Ratcliffe, dans lesquels cette fille intrigante
conseille d'avoir recours à des mesures hardies, en l'assurant que
CHAPITRE XI. fis
son amour sera couronné de succès partout ailleurs que dans
les limites de la baronnie d'EUieslaw.
— Et vous concluez, monsieur Yère, dit Piatcliffe, d'après cette
lettre romanesque d'une jeune fille très-romanesque elle-même,
que le jeune EarnsclifT a enlevé votre fille , et a commis un acte
aussi criminel de violence , sans autre meilleur avis, s ms autre
assurance plus positive que l'avis qui lui a été donné par miss
Lucy Ilderson ?
— Comment penser différemment? dit Ellieslaw.
— Qui pouvez-vous accuser? dit sir Frédéric ; ou quelle autre
personne avait intérêt à commettre un tel crime ?
— Quand ce serait là le meilleur moyen d'établir quel est le
coupable, » dit 31. Ratcliffe avec calme , « il serait facile d'indi-
quer des personnes dont le caractère a plus d'affinité avec de pa-
reilles actions , et qui ont aussi des motifs suffisants pour les com-
mettre. Supposons qu'il ait été jugé convenable de placer miss
Yère dans quelque endroit où l'on pût exercer sur ses inclina-
tions un degré de contrainte que l'on ne pouvait tenter sous le
toit du château d'EUieslaw. . . Que dit sir Frédéric Langley de cette
supposition ?
— Je dis, répondit sir Frédéric, que si 31. Tère trouve à propos
d'endurer de la part de M. Ratcliffe des libertés qui sont tout à
fait incompatibles avec sa position sociale , je ne souffrirai pas
qu'une pareifie licence de sourde insinuation , soit par un mot ,
soit par un regard , s'étende impunément jusqu'à moi.
—Et je dis, moi , » reprit le jeune Mareschal de Mareschal-
"VVells , l'interrompant, et qui était également au château, « que
vous êtes des fous, tous tant que vous êtes, de vous arrêter ici et
de vous quereller, au lieu d'aller à la poursuite des brigands.
— J'ai déjà donné ordre aux domestiques d'aller en avant sur
la route, où il est le plus probable que nous pourrons les attein-
dre, dit 31. yère; si vous voulez m'accompagner , nous allons les
suivre et les aider dans leurs recherches. "
Leurs efforts n'eurent aucun succès, probablement parce qu'El-
lieslaw dirigea la poursuite du côté d'Earnscliff-Tcwer , suppo-
sant que le propriétaire était l'auteur de cet acte de violence, en
sorte que l'on prit une route diamétralement opposée à celle que
les brigands avaient réellement suivie. La troupe revint le soir
harassée et découragée. 3Iais, dans l'intervalle, il était arrivé de
nouveaux hôtes, et après que l'on eut raconté le malheur récem-
114 LE NAIN NOIR,
ment arrivé au propriétaire, qu'on en eut témoigné de Tutonne-
ment et qu'on l'eut bien déploçé, on finit par l'oublier complète-
ment pour s'occuper exclusivement de la discussion des impor-
tantes intrigues politiques, dont la crise et l'explosion étaient
attendues d'un moment à l'autre.
Plusieurs de ceux qui prirent part à ce divan étaient catholi-
ques et tous jacobites déclarés; leurs espérances étaient alors plus
vives que jamais , parce qu'on s'attendait chaque jour à une in-
vasion de la part de la France en faveur du prétendant , et que
l'Ecosse, d'après l'état de dénùment de ses places fortes et de leurs
garnisons, ainsi que d'après le mécontentement de ses habitants,
était plus disposé à l'accueillir qu'à lui opposer de la résistance.
RatclifTe, qui ne cherchait pas à assister à leurs consultations sur
ce sujet, et qui n'y était pas invité , s'était dans l'intervalle retiré
dans son appartement. Miss Ilderson fut séquestrée de la société
dans une sorte d'honorable captivité, » jusqu'à ce que, dit M. Vère,
elle pût être conduite en sûreté chez son père ; » et y.ne occasion
favorable se présenta le lendemain.
Les domestiques ne pouvaient s'empêcher de trouver bien éton-
nant que les autres habitants du château eussent oublié en si peu
de temps le malheur arrivé à miss Vère, et l'étrange manière dont
les choses s'étaient passées. Ils ne savaient pas que ceux que son
sort intéressait le plus connaissaient fort bien le motif de son en-
lèvement et le lieu de sa re-lraite, et que les autres, dans les mo-
ments d'inquiétude et de doute qui précèdent l'instant où une
conspiration peut éclater, n'éprouvaient guère d'autres sentiments
que ceux qui naissaient immédiatement de leurs propres machi-
nations.
CHAPITRE XII.
MISS VÈRE RENDUE A S0.\ PERE.
Les uns d'un côté, les autres d'un autre... Sayez-vous
dans quel endroit nous pouvons la rencontrer?
A/ioiiijme.
Les tcntavives pour retrouver miss Yère ( peut-être était-ce
pour sauver les apparences) furent renouvelées le lendemain,
mais avec aussi peu de succès, et dans la soirée on se mit en route
pour EUieslaw.
CHAPITRE Xir. Ilg
<( Il est singulier, dit Mareschal à Ratcliffe , que quatre cava-
liers et une femme prisonnière aient passé dans le pays sans lais-
ser la plus légère trace de leur passage. On dirait qu'ils ont tra-
versé les airs, ou qu'ils se sont enfoncés en terre.
— On peut souvent, répondit RatclifFe, arriver à la connais-
sance de ce qui est par la découverte de ce qui n'est pas. Nous
avons maintenant parcouru tous les chemins , toutes les routes,
tous les sentiers qui, partant du château, se dirigent vers tous les
points de l'horizon , à l'exception seulement du passage difficile
et dangereux qui conduit, à travers les marais, à Westburnflat.
— Et pourquoi n'avons-nous pas examiné celui-là ? demanda
Mareschal.
— Oh I M. Vère peut répondre à cette question beaucoup mieux
que moi, » répliqua son compagnon, d'un ton sec.
« Alors je vais le lui demander de suite, » dit 3Iareschal; puis
s'adressant à M. Vère : «Je suis informé, monsieur, que nous
n'avons pas examiné la route qui conduit à AVestburnflat.
— Oh ! » dit sir Frédéric en riant, » nous connaissons fort bien
le propriétaire de Westburntlat-, un franc étourdi, qui fait peu de
différence entre la propriété d'autrui et la sienne ; mais qui, mal-
gré tout, a des principes; il ne toucherait à rien de ce qui appar-
tient à EUieslaw.
— D'ailleurs, » dit M. Yère en souriant d'un air de mystère,
« sa quenouille était chargée d'une autre espèce d'étoupe hier soir.
N'avez-vous pas appris que le jeune ElUotde Ileugh-Foot a eu sa
maison incendiée et ses troupeaux enlevés , parce qu'il a refusé
de livrer ses armes à quelques braves gens qui se proposent de
faire un mouvement en faveur du roi ? »
Toute la compagnie sourit en apprenant un exploit qui entrait
si bien dans leurs vues.
« Et cependant, reprit Mareschal , je crois que nous devons
aussi aller de ce côté-là -, sans quoi on nous accuserait de négli-
gence. »
On ne pouvait faire aucune objection raisonnable à celte pro-
position, et on tourna bride pour aller à Westburnflat.
Ils venaient à peine de se diriger de ce côté, qu'ils entendirent
le bruit des pas de chevaux et aperçurent une petite troupe de
cavaliers qui venaient vers eux.
< Yoilà Earnscliff , dit Mareschal; je reconnais son beau che-
val bai, avec une étoile sur le front.
H6 LE NAIN NOIR.
— Et ma fille est avec lui ! » s'écria Vère d'un ton furieux. « Qui
dira maintenant que mes soupçons étaient faux ou injurieux?
Messieurs , mes amis , prêtez-moi le secours de vos épées pour
m'aider à délivrer mon enfant. »
Il tira son épée •. sir Frédéric et plusieurs autres en firent au-
tant, et se préparèrent à charger ceux qui s'avançaient vers eux;
mais le plus grand nombre hésita.
« Ils viennent à nous paisiblement et en parfaite sécurité, dit
Mareschal- Wells ; écoutons d abord ce qu'ils nous diront de cette
affaire mystérieuse. Si miss Yère a souffert la moindre insulte ou
la moindre injure de la part d'Earnscliff, je serai le premier à en
tirer vengeance ; mais sachons avant ce qu'il en est.
— Yos soupçons me font tort, Mareschal^ continua Vère ; vous
ôtes le tliernier de qui je me serais attendu à les entendre.
— Vous vous faites tort à vous-même, EUieslaw, par votre vio-
lence, quoique la cause puisse vous servir d'excuse , » répliqua
Mareschal.
Alors il s'avança un peu à la tête de la troupe , et dit à haute
voix : « Arrêtez, monsieur Earnscliff, ou bien, vous et miss Yère,
avancez seuls à notre rencontre. On vous accuse d'avoir enlevé
cette demoiselle de la maison de son père, et nous sommes ici en
armes prêts à verser notre sang le plus pur pour la délivrer, et
pour faire punir suivant les lois ceux qui l'ont insultée.
— Et qui le ferait plus volontiers que moi , monsieur Mares-
chal, » répondit Earnscliff d'un ton de hauteur ; « moi qui ai eu,
ce matin , la satisfaction de la délivrer du donjon où je l'ai trou-
vée enfermée, et qui l'escorte maintenant jusqu'au château d'El-
lieslaw.
— La chose s'est-elle passée ainsi, miss Yère? dit Mareschal,
— Oui , » répondit vivement Isabelle. « Pour l'amour de Dieu!
remettez vos épées dans le fourreau. Je jure, par tout ce qu'il y
a de plus sacré, que j'ai été enlevée par des brigands , dont les
personnes et les projets m'étaient également inconnus, et que je
suis maintenant rendue à la liberté par l'intervention de ce brave
gentilhomme.
— Par qui , et à quel dessein cet attentat a-t-il pu être commis?
3N^'avez-vous aucune connaissance du lieu où vous avez été con-
duite ? Earnscliff, où avez-vous trouvé miss Yère ? »
Mais avant que l'on pût répondre à l'une ou l'autre de ces qucs-
CHAPITRE XII. 117
tiens, Ellieslaw s'avança, et remettant son épée dans le fourreau,
mit fin à la conférence.
« Lorsque je saurai exactement , dit-il, jusqu'où peuvent s'é-
tendre mes obligations envers M. EarnsclifT, il peut compter sur
une reconnaissance proportionnée de ma part; en attendant, »
ajouta-t-il, en prenant la bride du cheval de miss Vère, « je le remer-
cie d'avoir remis ma fille entre les mains de son protecteur naturel . »
Earnscbff répondit avec une égale hauteur, par une légère in-
clination de tète ; et Ellieslaw, reprenant avec sa fille le chemin
du château , parut engagé avec elle dans une conférence si sé-
rieuse, que le reste de la compagnie jugea qu'il serait inconve-
nant de les gêner en s'approchant d'eux. Pendant ce temps-là,
Earnscliff, en prenant congé des autres personnes qui composaient
la troupe d"EUiesla^y , dit à haute voix : » Quoique je sois intime-
ment convaincu qu'il n'y a rien dans ma conduite qui puisse au-
toriser ce soupçon, je ne puis m'empècher de remarquer que
M. Tère paraît croire que j'ai eu quelque part à la violence airoce
qui a été faite à sa fille. Je vous prie, messieurs, de prendre note
de la dénégation formelle que je fais d'une accusation aussi désho-
norante, et que, bien que je puisse pardonner l'égarement d'un
père dans un tel moment, néanmoins, si quelque autre d'entre
vous, messieurs (il fixa vivement les yeux sur sir Frédéric Lan-
gley), pense que ma parole et celle de miss Tère, avec le témoi-
gnage des amis qui m'accompagnent, ne sufiîsent pas pour ma
justification , je serai charmé, très-charmé, de repousser l'accu-
sation, comme il convient à un homme à qui l'honneur est plus
cher que la vie.
— Et je lui servirai de second, dit Simon de Ilackburn , et je
me battrai contre deux d'entre vous, quels qu'ils soient , nobles
ou roturiers, lairdsou paysans, c'est tout un pour Simon.
— Quel est ce bourru ? dit sir Frédéric Langley , et qu'a-t-il à
voir aux querelles des gentilshommes ?
— Je suis un garçon du haut Teviot , dit Simon ^ et je me que-
relle avec qui il me plaît, hors le roi et le laird sous lequel je vis.
— Allons, dit 3Iareschal , n'ayons pas de disputes. Monsieur
Earnscbff, quoique nous ne pensions pas de la môme manière
sur quelques points, je me fiai te néanmoins que nous pouvons
être antagonistes, ou même ennemis, si la fortune le veut ainsi ,
sans perdre néanmoins les égards que nousi devons à la naissance,
à l'égalité d'avantages , et à nous-mêmes l'un envers l'autre. Je
LE NAIN KOIR. 8
H8 LE NAIN NOIR.
VOUS crois tout aussi innocent dans cette affjiire que je le suis moi-
même, et je vous garantis que mon cousin Ellieslaw, aussitôt que
l'état d'inquiétude qui accompagne ces événements inattendus lui
aura laissé sa liberté d'esprit et de réflexion , saura reconnaître
dignement l'important service que vous lui avez rendu aujour-
d'hui.
— Le plaisir d'avoir été utile à votre cousin est par lui-même
une récompense sulTisante. Bonsoir, messieurs, continua Earns-
clifT-, je vois que la majeure partie de votre troupe est déjà en
marche pour Ellieslaw. »
Alors, saluant Mareschal avec politesse, et les autres avec in-
différence , Earnscliff tourna la bride de son cheval, et se mit en
Toute pour Heugh-Foot, afin de concerter avec Hobbie les mesu-
res à prendre pour continuer les recherches de sa fiancée , dont
il ignorait encore le retour dans sa famille.
«< Le voilà ! dit Mareschal ; sur mon âme, c'est un brave et aima-
ble garçon 5 et néanmoins , j'aimerais à échanger une botte ou
deux avec lui sur le vert gazon. J'étais regardé au collège comme
à peu près de sa force au fleuret , et je serais bien aise de m'es-
sayer avec lui à Tépée.
— Suivant moi, répondit sir Frédéric Langley, nous avons mal
fait de le laisser passer, lui et les hommes qui raccompagnaient
sans nous emparer de leurs armes; caries Whigs pourraient bien
former un parti, sous la conduite d'un jeune homme plein d'ar-
deur comme celui-là.
— Fi donc, sir Frédéric I s'écria Mareschal -, pensez-vous qu'El-
lieslaw aurait pu , en honneur, souffrir qu'il fût fait aucune vio-
lence à Earnscliff, lorsqu'il n'était entré sur ses terres que pour
ramener sa fille ? Et , en supposant qu'il eût été de votre opinion,
ï)ensez-vous que le reste de ces messieurs et moi nous nous fus-
sions déshonorés en nous prêtant à une pareille action î Non ,
non ; égalité d'avantages et la vieille Ecosse pour toujours ! Lors-
que l'épée sera tirée, je serai aussi disposé à m'en servir que qui
que ce soit ; mais tant qu'elle est dans le fourreau, conduisons-
nous en gentilshommes et en bons voisins. »
Peu après ce colloque ils arrivèrent au château , où Ellieslaw
était entré depuis quelques minutes , et les attendait dans la salle.
« Comment se trouve miss Vère ? Avez-vous appris la cause de
son enlèvement ? » demanda vivement Mareschal.
« Elle s'est retirée dans son appartement, extrômemeût fali-
CHAPITRE XII. 119
guée , répondit Ellieslaw, et je ne puis m'attendre à avoir d'elle
beaucoup de renseignements sur son aventure , jusqu'à ce que
son esprit soit un peu plus calme. Nous n'en sommes pas moins
reconnaissants envers vous et mes autres amis, monsieur Mares-
chal, de l'intérêt que vous voulez bien nous témoigner. Mais je
dois faire taire, pour quelques moments les sentiments du père
pour me livrer à ceux du patriote. Vous savez que c'est aujour-
d'hui que nous devons prendre une décision définitive... Le temps
presse.... Toilà nos amis qui arrivent, et j'ai fait maison ouverte,
non-seulement pour la noblesse et la bourgeoisie, mais encore
pour les gens de la classe inférieure que nous devons nécessaire-
ment employer. Nous n'avons que fort peu de temps pour nous
préparer à les recevoir : jetez un coup d'œil sur ces listes, Mar-
chie ( nom abrégé, sous lequel 3Iareschal-Wells était connu par-
mi ses amis ), et vous, sir Frédéric , lisez ces lettres que j'ai re-
çues du Lothian et des cantons de l'Ouest ; tous les blés sont mûrs
et n'attendent que la faucille ; il ne reste plus qu'à réunir des
moissonneurs.
— De tout mon cœur, dit Marescbal ; plus il y aura de mal, plus
nous nous amuserons. »
Sir Frédéric prit un air grave et déconcerté.
«« Venez avec moi , mon bon ami , » dit Ellieslaw au sombre
baronnet-, »j'ai à vous annoncer en particulier quelque chose qui
vous fera plaisir, j'en suis sûr.»
Ils entrèrent dans la maison , laissant ensemble Ratcliffe et Ma-
rescbal dans la cour.
« Ainsi donc, dit Ratcliffe, ceux qui partagent vos opinions po-
litiques regardent la chute du gouvernement comme tellement
certaine, qu'ils dédaignent même de jeter le voile du mystère sur
les machinations de leur parti.
— Ma foi, monsieur RatclitTe, répondit 3Iareschal, il est possi-
ble que les actions et les sentiments de vos amis aient besoin d'être
voilés ; moi, j'aime mieux que les nôtres se montrent à découvert.
— Mais se peut-il, continua RatclilTe, que vous, qui , malgré
votre étourderie et l'ardeur de votre caractère. . . je vous demande
pardon, monsieur Marescbal, mais je suis un homme franc... que
vous, qui, malgré ces défauts qui tiennent à votre constitution,
possédez néanmoins un bon sens naturel et des connaissances
acquises, vous vous laissiez infatuer au point de vous mêler à des
entreprises aussi désespérées ? Comment se troi^ve votre tète lors-
120 LE NAIN NOIR.
que vous êtes engagé dans ces conférences dangereuses ?
— Pas aussi assurée sur mes épaules, répondit JMareschal, que
si je' parlais de chasse. Je ne suis pas d'un naturel aussi indiffé-
rent que mon cousin Ellieslaw, qui parle de trahison comme un
bambin de ses contes de nourrice, et qui perd et retrouve sa douce
et charmante fille avec beaucoup moins d'émotion , dans l'un et
dans l'autre cas , que je n'en éprouverais si j'avais perdu et re-
trouvé un de mes jeunes lévriers. Mon caractère n'est pas assez
roide, et ma haine pour le gouvernement n'est pas assez invété-
rée pour m'aveugler sur le danger de l'entreprise.
— Alors, pourquoi vous y exposer ? dit Ratcliffe.
— Que voulez-vous que je vous dise ? J'aime de tout mon cœur
ce roi exilé, dit Mareschal ; mon père était un des vieux guerriers
de Killiecrankie, et il me tarde de voir quelque vengeance exer-
cée contre ces courtisans de TUnion , qui ont acheté et vendu la
vieille Ecosse dont la couronne a été si long-temps indépendante.
— Et c'est pour courir après de telles chimères, dit Ratcliffe ,
que vous allez plonger votre pays dans la guerre , et vous-même
dans l'embarras ?
— Moi dit Mareschal; pas du tout; mais embarras pour em-
barras, j'aime autant que ce soit demain que dans un mois que le
moment arrive, puisqu'il doit arriver ; comme disent nos gens de
la campagne, il vaut mieux plus tôt que plus tard ; je ne serai
jamais plus jeune ; et quant à être pendu , comme dit sir John
Falstaff , je figurerai à la potence tout aussi bien qu'un autre.
Vous connaissez la dernière strophe de la vieille ballade :
IS'olre homme s'en fut si gaiement,
En répétant une cadence,
Qu'il fit encore avec aisance
Un entrechat en arrivant
Au pied de la potence.
— Monsieur Mareschal, j'en suis fâché pour vous, dit son grave
conseiller.
— Je vous en suis reconnaissant , monsieur Ratcliffe; mais je
ne voudrais pas vous voir juger de notre entreprise parla manière
dont je cherche à la justifier; il y a des tètes plus sages que la
mienne qui s'en occupent.
— Des têtes plus sages que la vôtre peuvent descendre aussi
bas ? » reprit Ratcliffe d'un ton qui semblait dire : Prenez garde !
« C'est possible, dit Mareschal ; mais non avec une plus grande
CHAPITRE XIII. 121
gaieté de cœur-, et pour éviter d'être trop pris de tristesse en
écoutant vos remontrances, je prendrai congé de vous, monsieur
Ratcliffe, jusqu'à l'heure du dîner, où vous verrez que mes crain-
tes ne m'ont point ôté l'appétit. »
CHAPITRE XIII.
B.4.i\QUET DES CONSPIRATEURS.
Pour orner les vêteiiients de la rébellion de quelque
couleur brillante qui puisse plaire aux yeux des sots
inconslanls et des pauvres mécontents, qui sont bouche
béante et se frottant les mains à la nouvelle de quelque
changement imaginaire.
Shakspeare. Henri if, partie ii.
On avait fait de grands préparatifs au château d'Ellieslaw pour
l'assemblée qui devait avoir lieu dans ce jour important , et à la-
quelle on attendait non-seulement les gentilshommes de distinc-
tion du voisinage, attachés au parti jacobite, mais aussi plusieurs
mécontents subordonnés, que le dérangement de leurs affaires,
l'amour du changement, le ressentiment contre l'Angleterre , ou
quelqu'une des causes nombreuses qui enflammaient à cette épo-
que les passions des hommes, invitaient à prendre part à une en-
treprise périlleuse. Les personnes distinguées par leur rang ou
leur fortune s'y trouvèrent en petit nombre, car presque tous les
grands propriétaires se tenaient à l'écart , et la plupart des bons
bourgeois et des fermiers professaient la religion presbytérienne,
et par conséquent, quoiqu'ils ne fussent pas partisans de l'Union,
n'étaient pas disposés à s'engager dans une conspiration jacobite.
Mais il y avait quelques riches gentilshommes qui, soit par les
principes qu'on leur avait inspirés de bonne heure , soit par des
motifs de religion , partagaient les vues ambitieuses d'Ellieslaw ,
ou avaient donné une sorte d'appui à son plan ; puis quelques
jeunes gens d'un caractère bouillant, tels que 3Iareschal , ambi-
tieux de se signaler en prenant part à une entreprise hardie ,
dans l'espoir de rétablir l'indépendance de leur patrie. Les autres
membres du parti étaient des hommes d'un rang inférieur , qui
avaient dissipé leur fortune, et qui étaient prêts à se soulever dans
cette partie du royaume, comme ils le firent ensuite en 1715 .
sous Poster et Derwentwater . lorsqu'une troupe commandée par
122 LE NAIN NOIR.
un gentilhomme du Border, appelé Douglas, était presque ent'è-
rement composée de flibustiers, parmi lesquels le fameux Luc-
in-a-Bag, comme on le nommait, avait un grade distingué. ÎVous
croyons qu'il est nécessaire de donner ces détails, qui ne s'appli-
quent qu'à la province où se passe notre histoire, parce que dans
d'autres parties de ce royaume le parti jacobite était composé de
membres incontestablement plus formidables, plus nombreux, et
en même temps plus respectables.
Une longue table s'étendait dans la vaste salle du château d'El-
lieslaw, qui était encore à peu près dans le môme état que cent
ans auparavant, s'étendant, en sombre longueur, sur tout un côté
du château voûté en arceaux de pierres de taille^ d'où sortaient
des figures saillantes qui, sculptées sous toutes les formes bizar-
res que l'imagination fantastique d'un architecte du temps des Gos-
ses avait pu enfanter , grinçaient des dents, et semblaient mena-
cer les convives. La salledu banquet était éclairée par des fenêtres
longues et étroites , garnies en verres de couleur, au travers des-
uels le soleil ne pouvait faire percer que quelques rayons faibles
et décomposés. Une bannière, que la tradition affirmait avoir été
prise aux Anglais à la bataille de Sarck, flottait au-dessus du fau-
teuil dans lequel Ellieslaw siégeait en sa qualité de président,
comme pour enflammer le courage des convives, en leur l'appe-
lant le souvenir des anciennes victoires remportées sur leurs voi-
sins. Lui-même, avec un maintien plein de dignité, vêtu en cette
occasion avec un soin extraordinaire, et avec des traits qui , bien
qu'ils eussent une expression farouche et sinistre, pouvaient,
néanmoins, être appelés beaux, représentait'parfaitement l'ancien
baron féodal. Sir Frédéric Langley était à sa droite, et M. Ma-
reschal de Mareschal- Wells à sa gauche. Quelques personnages
de considération, avec leurs fils, leurs frères et leurs neveux, oc-
cupaient le haut bout de la table, et parmi ceux-ci était placé M,
Ratclifl'e. Au delà de la salière (pièce massive d'argenterie qui oc-
cupait le milieu de la table) , étaient assis ce que l'on pouvait ap-
peler sine nomine turba, gens dont la vanité était flattée par l'idée
d'être assis à cette noble table, en même temps que , même reje-
tés avec une distinction marquée à la partie inférieure, leur pré-
sence diminuait l'orgueil de leurs supérieurs. On peut juger des
individus qui composaient l'extrémité de la table, puisque Willie
de Westburnflat se trouvait parmi eux. L'audacieuse elTronterie
de cet homme , en osant se présenter dans la maison d'une per-
CHAPITRE XIII. i23
sonne à laquelle il venait de faire l'insulte la plus insigne, ne peut
s'expliquer qu'en supposant qu'il se croyait bien sûr que la part
qu'il avait eue à l'enlèvement de miss Yère était un secret soi-
gneusement renfermé dans le cœur du père et dans celui de la
nue.
Ce fut devant cette compagnie nombreuse et mèiée que Ton
servit un dîner composé, non pas , à la vérité , des délicatesses de
la saison, suivant l'expression des journaux, mais d'énormes pièces
de viande, dont le poids faisait gémir la table. La gaieté ne fut pas
proportionnée à la bonne clière. Les convives du bas bout furent,
pendant quelque temps, glacés par la contrainte et le respect
qu'ils éprouvaient en se voyant membres d'une assemblée aussi
auguste, et étaient saisis du môme sentiment de crainte que P. P.,
clerc de la paroisse , avoue avoir ressenti la première fois qu'il
entonna l'air du psaume devant ces très-honorables personnages,
M. le juge Freeman, la bonne lady Jones, et le grand sir Thomas
Truby. Cette glace cérémonieuse se fondit cependant bientôt à la
chaleur des excitants à la joie , qui furent libéralement servis et
aussi libéralement consommés parles convives de la classe infé-
rieure : leur gaieté devint causeuse , bruyante et même tumul-
tueuse.
Mais il n'était pas au pouvoir du vin ni de l'eau-de-vie
d'échauffer les esprits de ceux qui occupaient des places plus dis-
tinguées au banquet. Ils éprouvaient ce froid glacial dont on est
souvent saisi lorsque l'on est forcé de prendre une résolu lioa
désespérée , après s'être mis en une position dans laquelle il est
aussi diflîcile d'avancer que de reculer. Le précipice leur paraissait
plus profond et plus dangereux à mesure qu'ils s'approchaient du
bord, et chacun attendait avec un sentiment de crainte et d'hési-
tation que l'un ou Tautre des confédérés donnât l'exemple en s'y
précipitant lui-même. Ce sentiment intérieur agissait différem-
ment, selon les diverses habitudes et les divers caracltyes des
membres de l'assemblée : l'un était grave et sérieux, l'autre sot
et désappointé; un troisième jetait des regards inquiets sur les
places restées vides au haut bout de la table^ qui avaient été ré-
servées pour des membres de la conspiration dont la prudence
l'avait emporté sur le zèle politique, et qui s'étaient absentés de
l'assemblée dans ce moment. Quelques-uns paraissaient môme
chercher à établir dans leur esprit une comparaison entre le rang
et les intérêts des membres absents et de ceux présents. Sir Fré-
m LE NAIN NOIR.
tiéric Langley était froid, bourru et mécontent. Ellieslaw, de son
côté, faisait des efforts tellement pénibles pour animer ses con-
vives, que l'on voyait clairement qu'il était lui-même découragé.
Ratcliffe examinait l'ensemble de cette scène avec le sang-froid
d'un spectateur attentif mais désintéressé. Mareschalseul, fidèle à
son caractère de vivacité et d'étourderie, mangeait et buvait, riait
et plaisantait,et paraissait s'amuser de l'embarras de la compagnie.
«< Qui donc a pu abattre notre noble courage? leur dit-il-, on
nous croirait à un enterrement, où ceux qui mènent le deuil ne
doivent parler qu'à voix basse, tandis que les muets et les ve-
dettes funéraires (en indiquant des yeux l'autre bout de la table)
font bombance là-bas. Ellieslaw, quand commencerez-vous à
mettre le convoi en marche ? votre esprit sommeille 5 qui a pu
refroidir les hautes espérances du chevalier de Langley-Dale?
— Tous parlez comme un fou, dit Ellieslaw 5 ne voyez-vous
pas combien de membres sont absents ?
— Eh bien, après? dit Mareschal; ne saviez- vous pas d'avance
qu'une moitié du genre humain parle mieux qu'elle n'agit? Quant
à moi, je me sens beaucoup encouragé en voyant que les deux
tiers au moins de nos amis ont été exacts au rendez-vous, quoique
je soupçonne fort qu'une moitié est venue pour, au pis aller, s'as-
surer au moins d'un dîner.
— Xous n'avons point de nouvelles de la côte que l'on puisse
regarder comme donnant la certitude de l'arrivée du roi^ » dit
quelqu'un de la compagnie de ce ton équivoque et faible qui in-
dique un manque de résolution.
— Pas un mot de la part du comte deD..., ni d'un seul gentil-
homme de la partie méridionale du Border, dit un troisième.
— Quel est celui qui désire avoir un plus grand nombre
d'hommes de l'Angleterre? » s'écria Mareschal avec le ton théâ-
tral d'un héroïsme affecté :
Mon cousin EUyslaw? Non, malgré ton soupir,
Si le deslin nous condamne à mourir.
— Pour l'amour de Dieu, Mareschal! dit Ellieslaw, faites-nous
grâce de vos folies en ce moment.
— Eh bien donc , dit son cousin , je vais vous donner ma sa-
gesse, telle qu'elle est. Puisque nous nous sommes avancés
comme des fous, nous ne pouvons pas reculer comme des lâches.
Nous avons assez fait pour attirer sur nous les soupçons et la ven-
CHAPITRE XIII. 123
geance du gouvernement, ne discontinuons pas jusqu'à ce que
nous ayons fait quelque chose pour la mériter... Quoi! personne
ne parle? Alors je franchirai le pas le premier. » Aussitôt il se
leva , prit un verre à bière , qu'il rempUt entièrement de vin de
Bordeaux, et, faisant signe de la main, commanda que tout le
monde se levât et suivît son exemple. Tous obéirent, les grands
personnages d'une manière à peu près passive, et les autres avec
enthousiasme. « Eh bien, mes amisi dit-il, je vais vous donner le
toast du jour : A l'indépendance de TÉcosse, et à la santé de notre
légitime souverain , le roi Jacques TIII, maintenant débarqué
dans le Lothian, et sans doute en pleine possession de son an-
cienne capitale! »
Il vida son verre et le jeta par-dessus sa tête.
« Au moins il ne sera jamais profané par une santé moins pré-
cieuse, ajouta-t-il.
Tous suivirent son exemple, et au milieu du choc des verres
et des applaudissements de la compagnie, prirent l'engagement
de rester fidèles aux principes et aux intérêts que le toast avait
exprimés.
« Vous avez sauté le fossé, ma foi ! » dit Ellieslaw à part à Ma-
reschal; « mais je crois que tout est pour le mieux; dans tous les
cas , nous pouvons maintenant renoncer à notre entreprise. Un
seul homme, » ajouta-t-il en regardant Ratclifle, « a refusé de
porter la santé; nous en parlerons plus lard. »
Alors se levant, il adressa à la compagnie un discours plein de
virulentes invectives contre le gouvernement et contre ses me-
sures, mais particulièrement contre l'Union, traité par lequel, as-
surait-il, l'Ecosse avait été indignement dépouillée de son indé-
pendance, de son commerce et de son honneur, et abattue, comme
une esclave enchaînée aux pieds de sa rivale , contre laquelle,
pendant une si longue suite de siècles, à travers un si grand
nombre de dangers, et par la perte de tant de sang , elle avait si
honorablement défendu ses droits. C'était toucher un sujet qui
trouva une corde correspondante dans le sein de chaque membre
présent.
«» Notre commerce est détruit, » cria le vieux John Newcastle,
contrebandier de Jedburgh, qui était assis au bas bout delà table.
« Notre agriculture est ruinée , » dit le laird de Brokert-Girth
Flow , « territoire qui, depuis Adam , n'avait jamais produit que
de la bruyère et de l'airelle.
12G LE NAIN NOIR.
« Notre religion est entièrement bouleversée , « dit le pasteur,
au nez bourgeonné, de la chapelle épiscopale de Nirkwhistle.
« Nous n'oserons bientôt plus tuer un daim, ni embrasser une
jeune fille, ditMareschal-Wells, sans un certificat du presbytère
et du marguillier.
— Ou faire un jéroboam d'eau-de-vie dans unematinée d'hiver,
sans une licence du commis de l'excise, dit le contrebandier.
— Ou faire une promenade à cheval dans une nuit obscure, dit
Westburnflat, sans en avoir obtenu la permission du jeune Earns-
cliff ou de quelque juge de paix devenu Anglais; c'était le bon
temps sur la frontière, lorsqu'il n'était question ni de paix, ni de
justice!
— Souvenons-nous des injures que nous avons souffertes, à Da-
rien et à Gleneve, continua EUieslaw, et prenons les armes pour
défendre nos droits, nos propriétés, nos vies et nos familles.
— Songez à la pure et véritable ordination épiscopale, sans la-
quelle il ne peut y avoir de clergé légitime, dit l'homme d'église.
— Songez aux pirateries commises sur notre commerce des In-
des Orientales par Green et les corsaires anglais , » dit William
Willieson , propriétaire pour une moitié et seul armateur d'un
brick, qui faisait annuellement quatre voyages entre Cockpool et
Whitchawn.
— Souvenez-vous de vos libertés, " reprit Mareschal, qui sem-
blait prendre un malin plaisir à précipiter les mouvements de
l'enthousiasme qu'il avait excité, comme un jeune espiègle, qui,
ayant levé l'écluse de l'abée d'un moulin , jouit du plaisir d'en-
tendre le bruit des roues qu'il a mises en mouvement, sans songer
au mal qu'il peut avoir occasionné : « souvenez-vous de vos liber-
tés, s'écria-t-il, et que le diable confonde taxes, presse et presby-
térianisme , ainsi que la mémoire du vieux Willie , qui nous les
apporta le premier !
— Au diable le jaugeur ! » cria à son tour le vieux Newcastic
« je l'exterminerai de ma propre main.
— Et que maudits soient le garde-champôtre et le constable î
répéta AVesburnflat; je leur ferai passer une couple de balles à
travers le corps avant demain matin.
— II est donc convenu , » dit EUieslaw , lorsque le calme fut
un peu établi, << que nous ne voulons pas souffrir plus long-temps
cet état de choses ?
CHAPITRE XII r. 127
— Convenu ; nous sommes tous d'accord jusqu'au dernier, ré-
pondirent les convives.
— Il n'en est pas tout à fait ainsi, dit M. Ratclifïe 5 car, quoique
je ne puisse espérer de calmer ces violents transports qui semblent
s'être emparés si subitement des membres de cette assemblée ,
cependant, autant que peut avoir de poids l'opinion d'un seul, je
vous prie de remarquer que je ne partage pas entièrement votre
avis sur l'énumération des abus dont vous venez de vous plaindre,
et que je proteste de la manière la plus formelle contre les me-
sures insensées que vous paraissez disposés à adopter pour en ob-
tenir la réforme. Je puis aisément supposer qu'une grande partie
de ce qui a été dit était l'effet de la chaleur du moment, ou peut-
être avec l'intention d'en faire une plaisanterie. Mais il y a des
plaisanteries qui sont de nature à avoir des conséquences au de-
hors, et vous devez vous rappeler , messieurs , que les murs ont
des oreilles.
— Les murs peuvent avoir des oreilles ? » répliqua Ellieslaw en
le regardant d'un air de malignité triomphante ; « mais les espions
domestiques , monsieur RatclifTe , se trouveront bientôt sans en
avoir , si quelqu'un d'eux ose continuer plus long-temps son sé-
jour dans une famille, où son arrivée a été une intrusion non au-
torisée, sa conduite celle d'un homme présomptueux qui se mêle
de ce qui ne le regarde pas, et d'où sa sortie sera celle d'un varlet
désappointé, s'il ne sait pas profiter de l'avertissement qu'on lui
donne.
— Monsieur Yère, » répondit Ratcliffe avec un sang froid dé-
daigneux, « je sais parfaitement que, du moment que ma présence
vous sera inutile, ce qui doit nécessairement arriver par suite de
la démarche imprudente que vous vous proposez de faire, elle
deviendra aussi dangereuse pour moi qu'elle a toujours été
odieuse pour vous. Mais j'ai une protection, et elle est puissante ;
et vous ne seriez sans doute pasbienaise de m'entendre détailler
devant ces messieurs, devant des hommes d'honneur, les circons-
tances particulières qui furent le principe de nos liaisons. Au
reste, je suis charmé d'en voir la fin-, et comme je pense que
M. Mareschal et quelques autres messieurs voudront bien me ga-
rantir pour cette nuit surtout mes oreilles et ma gorge, pour la-
quelle j'ai plus de raison de craindre, je ne quitterai votre château
que demain matin.
— Soit, monsieur, répliqua 31. Tère ; vous êtes parfaitement en
J28 LE NAIN NOIR.
sûreté, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment , et
non parce que je crains que vous ne révéliez quelque secret de fa-
mille, quoique je vous engage pour votre propre intérêt à avoir
grand soin de n'en rien faire. Yos soins et votre intervention ne sau-
raient être d'une grande importance pour un homme qai a tout
à perdre ou à gagner , suivant que le droit légitime ou l'usurpa-
tion injuste l'emportera dans la lutte qui va s'engager. Adieu. «
M. Ratcliffe se leva , lança sur lui un regard que Vère parut
avoir beaucoup de peine à soutenir, et saluant les personnes qui
étaient autour de lui, quitta l'appartement.
Cette conversation fit sur plusieurs membres de la compagnie
ne impression qu'Ellieslaw s'empressa de détruire en renouve-
lant la conférence sur les affaires du jour. Le résultat de leurs dé-
libérations précipitées fut qu'il fallait organiser sur-le-champ une
insurrection. Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en fu-
rent nommés les chefs, avec pouvoir de diriger les mesures ulté-
rieures. On fixa un lieu de rendez-vous , auquel tous promirent
de se trouver le lendemain de bonne heure , avec les amis et les
partisans de la cause que chacun de son côté aurait pu réunir.
Plusieurs des convives se retirèrent pour faire les préparatifs
nécessaires , et Ellieslaw s'excusa auprès des autres qui , avec
Westburnflat et le vieux contrebandier, continuaient à faire cir-
culer rondement la bouteille, de ce qu'il quittait la présidence de
la table, attendu qu'il fallait nécessairement qu'il eût une confé-
rence sérieuse et séparée avec les collègues qu'on lui avait donnés
dans le commandement. Cette excuse fut acceptée d'autant plus
volontiers qu'Ellieslaw les invita en même temps à continuer à
user des rafraîchissements que les caves du château pourraient
leur fournir. Leur retraite fut suivie de bruyantes acclamations ;
et les noms de Yère, de Langley et surtout de Mareschal furent
proclamés en chorus et leurs santés arrosées de copieuses liba-
tions pendant le reste de la'soirée.
Lorsque les principaux conspirateurs se furent retirés dans un
appartement séparé, ils se regardèrent un instant avec une sorte
d'emliarras , qui donnait aux traits sombres de sir Frédéric l'ex-
pression d'un violent mécontentement. Mareschal fut le premier
qui rompit le silence , en disant , avec un éclat de rire : « Eh
bien! messieurs, nous voilà décidément embarqués... vogue la
galère !
— C'est vous que nous devons remercier, dit Ellieslaw.
CHAPITRE XIII. 129
— Oui, mais je ne sais jusqu'à quel point vous m'aurez obli-
gation, répondit Mareschal, lorsque je vous montrerai cette lettre
que j'ai reçue précisément au moment où nous allions nous met-
tre à table. Mon domestique m'a dit l'avoir reçue d'un homme
qu'il n'avait jamais vu auparavant et qui était reparti au grand
galop , après lui avoir recommandé de me la remettre en mains
propres. »
Ellieslaw ouvrit la lettre avec un air d'impatience et lut à haute
voix :
Edimbourg.
Mon très-ho>oré monsieur ,
« Ayant des obligations à votre famille , dont je ne vous don-
nerai point' le détail , et apprenant que vous faites partie de la
compagnie d'aventuriers qui font des affaires pour la maison Jac-
ques et compagnie , ci-devant négociants à Londres , et mainte-
nant à Dunkerque, je crois devoir vous informer promptement et
secrètement que les navires que vous attendiez ont été repoussés
de la côte sans pouvoir débarquer la moindre partie de leurs car-
gaisons, et que les associés du pays de l'ouest ont résolu de retirer
leurs noms de la société; attendu que l'entreprise ne présente que
de la perte. Dans l'espoir que vous profiterez de cet avis et que
vous prendrez les mesures nécessaires pour mettre vos intérêts à
couvert ,
Je suis votre très-humble serviteur ,
NiHiL Nameless*.
A RiLPH Maeeschal, de Mareschal-Wells,
ayec soin et promptitude.»
Le visage de sir Frédéric s'allongea , et sa figure devint sombre
à mesure qu'il entendait la lecture de la lettre et quand Ellieslaw
b'écria : « Eh quoi I si la flotte française, ayant le roi abord, a été
repoussée par les Anglais , comme ce maudit griffonnage semble
e donner à entendre , ceci détruit le but principal de notre en-
treprise ; et où en sommes-nous maintenant ?
— Exactement où nous en étions ce matin, je pense « dit Ma-
reschal toujours en riant.
« Pardon , monsieur Mareschal , et trêve , je vous prie , à votre
g aielé déplacée ; ce matin nous ne nous étions pas publiquement
i C'est-a-dire,sù?i sans nom. a. m.
130 LE NAIN NOIR.
compromis , comme nous l'avons fait depuis, grâce à votre acte
d'inconséquence , surtout lorsque vous aviez dans votre poche
une lettre qui vous avertissait que votre entreprise était déses-
pérée.
— Oui, oui, je savais que vous me diriez cela, répondit Mares-
chal ; maiS;, d'abord, mon ami , Nihil Nameless et sa lettre , tout
cela peut fort bien n'être qu'un conte, et d'un autre côté je suis
bien aise que vous sachiez que je suis las d'un parti qui ne fait
autre chose que prendre le soir des résolutions hardies, et qui les
oublie en cuvant son vin pendant la nuit. Dans ce moment le
gouvernement est dépourvu d'hommes et de munitions, en quel-
ques semaines il aura abondamment tout ce qui lui sera néces-
saire. Présentement il a tout le pays contre lui, dans quelques se-
maines, soit intérêt personnel, soit crainte , soit timide indiffé-
rence , cette première ferveur sera aussi froide que Noël ; ainsi ,
comme j'étais bien déterminée faire le saut périlleux, j'ai eu soin
de vous entraîner dans ma chute. Vous voilà complètement en-
foncés dans le bourbier , et il faudra bien que vous cherchiez à
en sortir.
— Vous vous trompez à l'égard de l'un de nous, monsieur Ma-
reschal, » dit sir Frédéric ; puis tirant le cordon de la sonnette ,
il pria la personne qui entra de dire à ses gens de se tenir prêts à
partir avec les chevaux.
— Il ne faut pas que vous nous quittiez , sir Frédéric , dit
Ellieslaw, nous avons notre revue à passer.
— Je partirai ce soir , monsieur Yère , dit sir Frédéric , et je
vous écrirai mes intentions lorsque je serai arrivé chez moi.
— Oui , dit Mareschal ; et vous les enverrez de Carlisle par un
escadron de cavalerie pour nous faire prisonniers ? Écoutez , sir
Frédéric, pour ma part je ne veux être ni abandonné ni trahi, et
si vous quittez le château d'EUieslaw ce soir, ceiie sera qu'en
passant sur mon cadavre.
— Allons donc , Mareschal , dit M. Yère , pourquoi être aussi
facile à donner une fausse interprétation aux sentiments de notre
ami ? Je suis sûr que sir Frédéric n'a fait que plaisanter ; car, en
supposant qu'il fût assez peu homme d'honneur pour songer à
déserter notre cause , il ne saurait oublier que nous avons des
preuves évidentes de son adhésion , et de l'activité avec laquelle
il a favorisé nos projets. Il ne peut non plus se dissimuler que la
première information sera accueillie avec avidité par le gouver-
CHAPITRE XIII. 131
nement , et que , s'il s'agit de savoir qui sera le premier à la don-
ner, nous pouvons facilement gagner quelques heures sur lui.
— Vous auriez dii dire moi et non pas nous, lorsque vous parlez
de priorité dans une pareille trahison ; quant à moi , je ne ferai
pas enregistrer mon cheval pour chercher à gagner le prix , » dit
Mareschal ; puis il ajouta entre ses dents : « Un joli couple
d'amis , vraiment , pour lui donner sa tète à garder !
— On ne m'intimidera jamais au point de m'empêcher d'agir
selon que je le jugerai convenable, dit sir Frédéric Langley, et la
première chose que je ferai sera de quitter Ellieslaw. Je n'ai pas
de motif, » ajouta-t-il en regardant M. Yère, « qui m'engage à
tenir ma parole envers celui qui ne m'a pas tenu la sienne.
— En quoi^ » dit Ellieslaw, en imposant silence par un geste à
son impétueux cousin , « en quoi vous ai-je manqué de parole ,
sir Frédéric ?
— En ce que j'avais de plus cher et de plus tendre, répondit sir
Frédéric. Yous m'avez joué pour cette alliance projetée qui ,
comme vous le savez fort bien , était le gage de notre liaison po-
litique. Cet enlèvement, et ce retour de miss Yère ; l'accueil
glacé qu'elle m'a fait, et les excuses dont vous avez voulu le cou-
vrir , tout cela n'est que pure évasion , un prétexte pour conser-
ver vous-même la possession des biens qui lui appartiennent de
droit , et pendant ce temps-là , faire de moi un instrument pour
votre entreprise sans ressources , en me donnant des espérances
que vous êtes bien résolu à ne jamais réaliser.
— Sir Frédéric , dit Ellieslaw , je vous proteste par tout ce
qu'il y a de plus sacré. . .
— Je n'écoute plus de protestations ; j'en ai été trop long-temps
la dupe.
— Si vous nous abandonnez, dit Ellieslaw, vous savez fort bien
que votre ruine est aussi sûre que la notre ; l'union fait notre
force.
— Laissez-moi le soin de pourvoir à ma propre sûreté , ré-
pondit sir Frédéric ; mais quand même ce que vous dites serait
vrai, j'aimerais mieux périr que d'être votre jouet plus long-temps.
— N'y a-t-il rien... n'y a-t-il aucune sûreté que je puisse vous
donner pour vous convaincre de ma sincérité ? » dit EUieslaw
d'un air inquiet. « Ce matin j'aurais repoussé vos injustes soup-
çons comme une insulte ; mais dans la position où nous nous
trouvons à présent...
ir>2 LE NAIN NOIR.
— Vous sentez la nécessité d'être sincère, répliqua sir Fré*-
déric. Si vous voulez que je croie que vous l'êtes , il n'est qu'un
moyen de m'en convaincre ; que votre fille m'accorde sa main
dès ce soir.
— Si promptement... impossible , repondit Vère ; songez à l'a:-
larme qu'elle vient d'éprouver, songez à notre entreprise actuelle.
— Je ne veux rien écouler , rien que son consentement donné
à l'autel, dit sir Frédéric. Vous avez une chapelle dans le château ;
le docteur Hobbler est au nombre de vos hôtes 5 donnez-moi cette
preuve de votre bonne foi , ce soir môme , et nous voilà de nou-
veau nés, cœurs et bras. Si vous me refusez aujourd'hui que vous
avez le plus grand intérêt à consentir , comment pourrai-je me
fier à vous demain , lorsque je serai compromis dans votre entre-
prise, et par conséquent dans l'impossibilité de reculer ?
— Et puis-je compter que, si je vous fais mon gendre ce soir,
notre amitié sera solidement renouée? demanda Ellieslaw.
— Sans aucun doute, et de la manière la plus inviolable, ré-
pondit sir Frédéric.
— Eh bien, quoique ce que vous demandez soit prématuré, peu
délicat, et injurieux à mon caractère^ sir Frédéric, donnez-moi
la main ; ma fille sera votre épouse.
— Ce soir ?
— Ce soir même, avant minuit sonné.
— De son propre consentement, j'espère, dit Mareschal; car je
puis vous assurer, messieurs, que je ne resterai pas paisible spec-
tateur de la violence que l'on exerçait sur la volonté de ma
jolie parente.
— Autre peste que cette tête chaude ! » dit tout bas Ellieslaw.
Puis, élevant la voix : << De son propre consentement ? Pour qui
me prenez-vous, Mareschal, pour penser que votre intervention
soit nécessaire pour protéger ma fille contre son père ? Soyez
sur qu'elle n'a aucune répugnance à épouser sir Frédéric
Langley.
— Ou plutôt à être appelée lady Langley, dit Mareschal; ma
foi, c'est assez probable. Il y a bien des femmes qui penseraient
comme elle, et je vous demande pardon -, mais ces demandes
et ces concessions précipitées m'avaient un peu alarmé sur son
compte.
—Il n'y a qu'une seule chose qui m'embarrasse, dit Ellieslaw,'
c'est d'avoir à lui faire une proposition qui demande un assenti-
CHAPITRE XIV. 133
ment aussi prompt^ mais peut-être que, si elle se montre intrai- "°
table, sir Frédéric aura égard. . .
— Je n'aurai égard à rien, monsieur Tère 5 ou la main de votre
fille ce soir, ou je pars, quand ce serait à minuit ; voilà mon
ultimatum.
— Je l'accepte, répliqua Ellieslaw, et je vous laisse tous deux
causer de nos dispositions militaires, tandis que je vais préparer
ma tille à un changement aussi subit. »
En disant ces mots, il quitta la compagnie.
CHAPITRE XIV.
LA FIANCEE PAR CONTRAINTE.
11 amène le comte Osmond pour recevoir mes vœux.
G changement épouvantable ! à la place de Tancrède,
l'orgueilleux' Osmond ! Tancrède et Sigismonde.
M, Yère, à qui une longue pratique dans l'art de la dissimula-
tion avait donné le pouvoir de composer son air, ses manières et
jusqu'à sa démarche, pour favoriser ses projets de déception , s'a-
vança le long de la galerie de pierre et monta la première rampe
de l'escalier qui conduisait à l'appartement d'Isabelle, du pas
alerte, ferme et décidé de l'homme qui est occupé d'une affaire
importante, à la vérité, mais dont il ne doute nullement qu'il
ne vienne à bout. 3Iais, lorsqu'il fut hors de portée d'être entendu
des personnes qu'il venait de quitter, sa marche devint plus lente
et plus irrésolue, comme étant en harmonie avec ses incertitudes
et ses craintes. A la fin, il s'arrêta dans une antichambre, pour
recueillir ses idées et former son plan de raisonnement avant de
se présenter chez sa fille.
" Vit-on jamais un père infortuné se trouver dans une alterna-
tive plus affreuse et plus embarrassante ! « Telles furent ses pre-
mières réflexions. « Si nos projets échouent par suite de notre
désunion, il n'est point douteux que le gouvernement ne me sa-
crifie comme le premier moteur de l'insurrection. Ou bien , en
supposant que je puisse m'abaisser jusqu'à sauver ma vie par une
prompte soumission, ne suis-je pas, même alors, complètement
ruiné? J'ai rompu avec Ratcliffe d'une manière irréconciliable ,
et de ce cùté-là je ne puis attendre qu'insulte et persécution. li
LE NAI>- >OIR. 9
154 LE NAIN NOIR.
me faudra donc errer, pauvre et déshonoré, sans aucun moyen
d'existence, et encore moins sans avoir une fortune sutïisante
pour contrebalancer l'infamie que mes compatriotes, ainsi que
ceux dont j'aurai épouse et détesté le parti, attacheront au nom
du renégat politique. Cette idée n'est pas supportable. Et, cepen-
dant, quel clwix me reste-t-il entre cette destinée et la honte de
l'échafaud? Rien ne peut me sauver qu'une réconciliation avec
ces deux hommes ; et, pour relTectuer , j'ai promis à Langley
qu'Isabelle l'épouserait avant minuit, et à Mareschal que ce serait
sans contrainte. Je n'ai plus qu'une porte de salut; c'est qu'elle
consente à recevoir la main d'un homme qui lui déplaît, et dans
un laps de temps qu'elle trouverait déjà trop court, quand môme
il serait amant favorisé. Mais je dois compter sur la générosité
romanesque de son caractère, et, de quelque vives couleurs que
je lui peigne la nécessité de son obéissance, elles seront au-des-
sous de la réalité. »
Après avoir terminé cette suite mélancolique de réflexions sur
sa position périlleuse, il entra dans l'appartement de sa fille, cha-
que nerf tendu pour le soutien du raisonnement qu'il avait à lui
faire. Quoique faux et ambitieux, il n'était pas tellement dépourvu
de tendresse paternelle qu'il n'éprouvât quelques remords en ré-
fléchissant au rôle qu'il allait jouer, en abusant des sentiments
d'une fille tendre et soumise : mais en se rappelant que, s'il réus-
sissait, le résultat de sa ruse serait au moins d'avoir procuré à sa
fille un mariage avantageux, tandis que, dans le cas contraire , il
était un homme perdu, tousses scrupules s'évanouirent.
Il trouva miss Yère assise près de la fenêtre de son cabinet de
toilette, la tête appuyée sur une main ; ou elle sommeillait , ou
était tellement plongéedans la méditation, qu'elle n'entendit point
le bruit qu'il fit en entrant. Il s'approcha en donnant à ses traits
une expression profonde de chagrin et de sympathie, et, s'asse-
yant auprès d'elle, appela son attention en lui prenant doucement
la main, mouvement qu'il ne manqua pas d'accompagner d'un
profond soupir.
« Mon père! » dit Isabelle avec une sorte de tressaillement qui
exprimait autant de frayeur que de joie et de tendresse.
— Oui, Isabelle, votre malheureux père qui, plein de repentir,
vient demander pardon à sa fille d'une offense dont il s'est rendu
coupable envers elle par excès de tendresse, et lui faire ses adieux
pour toujours.
CHAPITRE XIV. 136
— Mon père ! une offense envers moi ? Faire vos adieux pour
toujours ! Que signifie tout ceci ?
— Oui, Isabelle, je parle sérieusement-, mais, avant tout, je
vous demanderai si vous ne soupçonnez pas que j'étais dans le
secret de l'aventure qui vous est arrivée hier matin ?
— Vous, monsieur ! » dit en bégayant Isabelle, partagée entre
la conviction qu'il avait justement deviné sa pensée, et la honte ,
aussi bien que la crainte, qui lui défendaient d'avouer un soupçon
aussi humiliant et aussi peu naturel.
« Oui, continua-t-il, votre hésitation est un aveu tacite que
vous aviez cette pensée, et j'ai maintenant la tâche pénible de
reconnaître que vos soupçons n'étaient point mal fondés. Mais ,
écoutez mes raisons. Dans un moment malheureux, j'encourageai
la recherche que sir Frédéric Langley faisait de votre main.
ne concevant pas qu'il fût possible que vous eussiez aucune ob-
jection valable à me faire contre un mariage dans lequel tous les
avantages étaient, pour ainsi dire, de votre côté. Dans un mo-
ment plus malheureux encore, je pris avec lui des mesures pro-
pres à rétablir notre monarque banni sur son trône et à rendre à
ma patrie son indépendance. Il a profité de mon imprudente
confiance, et maintenant ma vie est entre ses mains.
— Votre vie , monsieur ! » dit Isabelle d'une voix faible.
» Oui , Isabelle , la vie de votre père. Dès que je prévis les
excès dans lesquels sa passion impétueuse pouvait le jeter (car je
lui rends la justice de croire que sa conduite peu raisonnable vient
de son grand attachement pour vous) , je cherchai , sous le pré-
texte plausible de votre absence pendant quelques semaines , à
m'affranchir de l'alternative dans laquelle je me trouve placé; à
cet effet , je me proposais , dans le cas où vous continueriez à avoir
une répugnance insurmontable pour ce mariage, de vous en-
voyer secrètement passer quelques mois au couvent de votre tante
maternelle , à Paris. Un concours d'erreurs vous a tirée du lieu
sur et secret que je vous avais destiné comme asile temporaire.
Le sort m'a enlevé ma dernière chance de salut , et il ne me reste
plus maintenant qu'à vous donner ma bénédiction et à vous faire
sortir du château , avec M. Ratcliffe , qui se dispose à le quitter ;
mon sort sera bientôt décidé.
— Juste ciel , monsieur ! est-il possible? s'écria Isabelle. Oh I
pourquoi ai-je été délivrée de la retraite dans laquelle vous m'a-
Iô6 LE NAIN NOIR.
viez placée? ou pourquoi ne m'avez-vous pas fait connaître vos
intentions ?
— Réfléchissez un instnnt, Isabelle, répondit M. Vère. You-
liez-vous que je cherchasse à nuire dans votre esprit à l'ami que
je désirais le plus vivement servir , en vous faisant connaître l'ar-
deur opiniâtre avec laquelle il poursuivait ses projets? Pouvais-je
le faire avec honneur, après lui avoir promis de l'appuyer? Mais
tout est fini. 3Iareschal et moi nous sommes décidés à mourir
avec courage -, il ne me reste plus qu'à vous faire partir sous
bonne escorte.
— Puissances du ciel! n'y a-t-il donc aucun moyen? » dit la
jeune fille tout épouvantée.
« Aucun , mon enfant , » répondit M. Yère avec douceur, « à
l'exception d'un seul, que vous ne voudriez pas conseiller à votre
père d'employer, celui d'être le premier à trahir ses amis.
— Oh ! non , non ! » repli qua-t-elle avec horreur, et cependant
avec précipitation, comme pour repousser la tentation que l'alter-
native lui présentait. « Mais n'y a-t-il pas d'autre espoir, la fuite,
la médiation , les prières ? J'irai me jeter au genoux de sir Fré-
déric.
— Ce serait une humiliation inutile , répondit M. Vère ; il est
déterminé à suivre la route qu'il s'est tracée, et je suis également
résolu à courir les hasards de mon sort ; à une condition seule il
renoncerait à ses projets , et cette condition , vous ne l'entendrez
jamais de ma bouche.
— Faites-la-moi connaître ; je vous en conjure, mon cher père !
s'écria Isabelle ; que peut-il demander que nous ne devions ac-
corder, pour prévenir la malheureuse catastrophe dont vous êtes
menacé ?
— C'est ce que vous ne saurez, Isabelle, » dit M. Vère d'un ton
solennel , « que lorsque la tête de votre père aura roulé sur l'é-
chafaud ; alors vous apprendrez qu'il y avait effectivement un sa-
crifice qui pouvait le sauver.
— Et pourquoi ne pas le dire à présent ? Craignez-vous que
j'hésite à faire le sacrifice de ma fortune pour vous sauver? Ou
bien voulez-vous me léguer l'affreux héritage d'un remords éter-
nel, toutes les fois que je songerais que vous avez péri, tandis
qu'il y avait moyen de prévenir lemulheur épouvantable qui est
prêt à fondre sur vous.
— Eh bien ! mon enfant, dit M. Vère, puisque vous voulez ab-
CHAPITRE XIV. 137
solument connaître une chose que j'aimerais mille fois mieux que
vous ignorassiez, je dois vous informer qu'il ne veut accepter
d'autre rançon que la possession de vo'.re main , ce soir même ,
avant minuit.
— Ce soir , monsieur? dit la jeune personne saisie d'horreur,
en entendant une pareille proposition ; « et à un homme comme
celui-là 1 A un homme , ai-je dit I à un monstre qui voudrait obte-
nir la fille en menaçant la vie du père ! c'est impossible.
— Tous avez raison , mon enfant, répondit son père, cela est
effectivement impossible, et je n'ai ni le droit, ni le désir d'exiger
de vous un pareil sacrifice. II est dans l'ordre de la nature que les
vieillards meurent et soient oubliés , et que les enfants vivent et
soient heureux.
— Mon père mourrait , et sa fille aurait pu le sauver I dit Isa-
belle. Mais non... non, mon cher père, pardon, c'est impossible;
vous ne cherchez qu'à m'amener à vos vues ; je sais que vous avez
pour but ce mariage que vous croyez devoir faire mon bonheur,
et vous ne m'avez fait cet épouvantable récit que pour influencer
ma conduite et vaincre ma répugnance.
— Ma fille , » répliqua EUieslaw d'un ton de voix dans lequel
l'autorité blessée semblait devoir être aux prises avec la tendresse
paternelle , « ma fille me soupçonne d'inventer une fable pour
influencer ses sentiments I Mais il faut que je soufTre encore ceci-,
et il faut que je descende jusqu'à me laver de cet indigne soup-
çon. Vous connaissez l'honneur sans tache de votre cousin Ma-
reschal, Remarquez bien ce que je vais lui écrire , et vous ju-
gerez , d'après sa réponse , si le danger dans lequel je me trouve
n'est pas réel , et si je n'ai pas fait usage de tous les moyens pos-
sibles pour le détourner. »
Il s'assit, écrivit à la hâte quelques lignes qu'il présenta à Isa-
belle, qui, après plusieurs efîorts pénibles, parvint à sécher ses
larmes et à calmer son agitation à un degré suflisant qui lui per-
mit dehre ce qui suit :
« Mon cher cousin , je trouve que ma fille est , comme je m'y
étais attendu , dans le plus grand désespoir en voyant la précipi-
tation extraordinaire de sir Frédéric Langley. Elle ne peut môme
concevoir le péril dans lequel nous sommes et jusqu'à quel point
nous sommes liés envers lui. Pour l'amour de Dieu, faites usage
de toute votî-e influence sur lui^ afin de l'engager à modifier des
propositions que je ne peux ni ne veux presser ma fille d'accep-
138 LE NAIN NOIR.
ter, contre ses propres sentiments, et au mépris de ceux de la dé-
licatesse et des convenances. Vous obligerez votre aflectionné
cousin R. V. »
Dans l'état d'agitation où elle était en ce moment, ses yeux
baignés de pleurs et sa tête toute étourdie , pouvant à peine com-
prendre le sens de ce qu'elle lisait, il n'est pas étonnant que miss
Vère ne se soit pas aperçue que cette lettre semblait donner à en-
tendre que sa répugnance au mariage proposé portait plutôt sur
/a manière et sur le temps, que sur une haine décidée pour l'é-
poux qu'on lui présentait. M. Vère sonna et donna la lettre à un
domestique , avec ordre de la remettre à M. Mareschal ; puis se
levant, il continua à se promener dans l'appartement, en gardant
le silence, et l'esprit en proie à la plus vive agitation, jusqu'à l'ar-
rivée de la réponse. Il jeta un coup d'oeil sur son contenu , et
pressa fortement la main de sa fille en lui donnant la lettre, qui
était ainsi conçue :
'< Mon cher parent, j'ai déjà parlé au chevalier dans les termes
les plus pressants de l'objet en question, mais je le trouve aussi
inébranlable que Cyeviot. Je suis réellement peiné de voir que
l'on presse ma belle cousine de renoncer à ses privilèges de de-
moiselle. Sir Frédéric consent néanmoins à quitter le château
avec moi à l'instant où la cérémonie sera achevée ; puis nous réu-
nirons nos partisans, et nous commencerons ht danse. Ainsi, il y
a grand espoir que sir Frédéric fiancé aura la tète cassée avant
qu'il se retrouve avec sa fiancée. Ainsi Bell court une grande
chance d'être lady Langley à très-bon marche. Au reste . tout ce
que je puis dire , c'est que si elle peut seulement se déterminera
cette alliance, ce n'est pas le moment de se laisser arrêter par des
scrupules de délicatesse • il faut que ma jolie cousine consente à
se marier à la hâte , ou bien nous nous en repentirons tous à loi-
sir , ou plutôt nous n'aurons guère le loisir de nous en repentir.
C'est tout ce que peut vous dire pour le moment votre affectionné
parent. . R. M. »>
« P. S. Dites à Isabelle que j'aimerais mieux , après tout, cou-
per la gorge au chevalier, et terminer ainsi le différend , que de
la voir contrainte à l'épouser malgré elle. »
Lorsque Isabelle eut lu celte lettre , elle la laissa tomber de sa
main, et serait tombée elle-même, si elle n'eût été soutenue par
son père.
« Grand Dieu , mon enfant se meurt î » s'écria M. Vère , les
CHAPITRE XIV. 139
sentiments de la nature l'emportant, même dans son cœur , sur
ceux d'une politique égoïste : « regardez-moi , Isabelle, regardez-
moi , mon enfant-, quoi qu'il puisse arriver , vous ne serez point
sacrifiée. Je périrai moi-même, avec la certitude que vous êtes
heureuse. Ma fille pourra pleurer sur ma tombe ; mais , du
moins... mais, dans cette occasion... elle ne maudira point ma
mémoire. » Il appela un domestique. <* Allez dire à Ratcliffe de ve-
nir ici suHe-champ. »
Pendant cet intervalle , le visage de miss Vère se couvrit d'une
pâleur mortelle ; elle serrait les mains , les pressait fortement
rtme contre l'autre , fermait les yeux, et comprimait ses lèvres ,
comme si la dure contrainte qu'elle imposait à ses sentiments
intérieurs s'étendait même à son organisation musculaire.
Puis, levant la tête, et retenant fortement sa respiration avant
de parler, elle dit avec fermeté : « Mon père , je consens à ce
saariage.
— Non, ce ne sera pas... non, mon enfant.,, mon cher enfant,
vous ne vous plongerez pas dans un malheur certain , pour vou-
loir me tirer d'un danger que l'on peut éviter. »
Telles étaient les exclamations d'EUieslaw; et , étranges et in-
conséquentes créatures que nous sommes ! il exprimait les senti-
ments réels , quoique instantanés , de son cœur.
«< Mon père, répéta Isabelle , je consens à ce mariage.
— Non, mon enfant, non... non, pas à présent du moins ,
nous nous humilierons devant lui pour obtenir un délai; et ce-
pendant, Isabelle, si vous pouviez vaincre une répugnance, qui
n'a pas de fondement réel , vous sauriez reconnaître que ce ma-
riage vous présente , sous d'autres rapports , la richesse, le rang
et l'importance.
— Mon père, répéta Isabelle , j'ai consenti. »
On aurait dit qu'elle avait perdu tout pouvoir d'articuler d'au-
tres paroles , ou même de varier une phrase qu'elle n'avait réussi
à prononcer qu'après un si grand efTort.
'< Que le ciel te bénisse , mon enfant! dit M. Tère ; que le ciel
te bénisse ! Et il te bénira en te comblant de richesses, de plaisirs
et d'honneurs. »
Miss Vère demanda , d'une voix faible, qu'on la laissât seule
pendant le reste de la soirée.
" Mais ne voulez-vous pas voir sir Frédéric ? » demanda son
père avec inquiétude.
140 LE NAIN NOIR.
« Je le verrai, répondit-elle, je le verrai... , quand H le faudra
et où il faudra; mais épargnez-moi maintenant.
— Soit, ma chère enfant ; vous n'éprouverez aucune contra-
riété qu'il soit en mon pouvoir d'empêcher. JNe jugez pas trop sé-
vèrement la conduite de sir Frédéric par ce qu'il fait à présent ,
c'est l'excès de sa passion qui l'y entraîne. »
Isabelle fît avec la main un signe d'impatience.
•< Pardon , Isabelle , dit IM. Vère , je te laisse. Que le ciel te bé-
niss3 ! Si vous ne me faites pas appeler plus tôt, à onze heures je
viendrai vous prendre. »
Lorsqu'il fut parti, elle se jeta à genoux. « Que le ciel, dit-elle,
me donne la force d'exécuter la résolution que je viens de pren-
dre I Le ciel peut seul me la donner... O pauvre Earnscliffl qui le
consolera ? Et avec quel mépris ne prononcera-t-il pas le nom de
celle qui ce matin Técoutait encore, et qui se donne à un autre
ce soir? Mais qu'il me méprise... encore vaut-il mieux qu'il en
soit ainsi que de lui découvrir la vérité. Qu'il me méprise ; si son
mépris peut apaiser son chagrin , je me sentirai consolée de la
perte de son estime. »
Elle pleura amèrement , essayant de temps en temps , mais en
vain , de commencer la prière qu'elle avait eu l'intention de faire
en se mettant à genoux; mais elle ne put calmer sufllsamment
ses esprits pour s'occuper d'actes de dévotion. Tandis qu'elle était
plongée dans cet état de désespoir , la porte de sa chambre s'ou-
vrit lentement.
CHAPITRE XV.
VISITE NOCTURNE.
Ils entrèrent dans la sombre caverne, où ils trouvè-
rent l'hoinnie accablé de tristesse, assis par terre,
réflécbissanl tristement dans son esprit oppressé.
Spenseb. Fairi/ Queen, ancienne ballade.
La personne qui venait troubler miss Vère , dans un moment
où elle était en proie à un chagrin si violent , fut 31. Ratcliffe. El-
lieslaw , dans son agitation , avait oublié de contremander son
ordre de le faire venir , en sorte qu'il ouvrit la porte en disant :
u Vous m'avez fait appeler , monsieur Vère. » Puis regardant au-
tour de lui : « Miss Vère seule ! à genoux I et en pleurs I
CHAPITRE XV. 141
— Laissez-moi... laissez-moi, monsieur Ratcliff, dit l'infortu-
née Isabelle.
—Je ne dois pas vous laisser. J'ai plusieurs fois demandé la per-
mission de vous faire mes adieux , et l'on m'a refusé , jusqu'à ce
que votre père lui-même m'ait envoyé chercher. Ne m'en voulez
point, si je prends la hardiesse de vous importuner; j"ai un de-
voir à remplir qui me servira d'excuse.
— Je ne puis vous écouter. . . je ne puis vous parler , monsieur
RatclifTe , dit Isabelle : recevez mes vœux les plus sincères , et ,
pour l'amour de Dieu , laissez-moi.
— Dites-moi seulement, répliqua Ratcliffe, s'il est vrai que ce
mariage monstrueux doive se faire, et ce soir même ? J'ai entendu
les domestiques en parler ouvertement pendant que je montais le
grand escalier ; j'ai entendu donner l'ordre de débarrasser la cha-
pelle.
— Epargnez-moi , monsieur Ratcliffe , répliqua la malheureuse
fiancée ; et par l'état où vous me voyez, jugez de la cruauté de
ces questions.
— Mariée ? à sir Frédéric Langley ? et ce soir ? s'écria M. Rat-
chffe. Cela ne doit pas être... ne peut pas être... et ne sera point.
— Il faut cependant que cela soit , monsieur RatcUffe , ou mon
père est perdu.
— Ah I j'entends , répliqua M. Ratcliffe ; et vous vous sacrifiez
pour sauver celui qui... ; mais que la vertu de la fille serve de ré-
paration pour les fautes du père; ce n'est pas le moment de les
montrer à découvert. Que peut-on faire? Le temps presse... Je
ne connais qu'un moyen... dans l'espace de vingt-quatre heures
J'en trouverais plusieurs... Miss Yère, il faut que vous imploriez
la protection du seul être humain qui ait le pouvoir d'empêcher
le cours des événements qui menacent de vous précipiter dans le
malheur.
— Et quel est l'être humain qui a ce pouvoir , demanda miss
Yère.
— Ne vous effrayez pas lorsque je vous le nommerai, » répon-
dit Ratcliffe en se rapprochant d'elle ; puis il ajouta à vois basse ,
mais distincte : « C'est celui qu'on appelle Elshender , le Reclus
de 3Iucklestane-Moor.
— Tous êtes fou, monsieur Ratchffe , dit Isabelle, ou vous
voulez insulter à mon malheur par une plaisanterie déplacée.
— J'ai autant mon bon sens que vous, jeune dame , répliqua
m LE NAIN NOIR.
son conseiller , je ne plaisante point sur des choses indifférentes,
encore moins sur le malheur , et bien moins encore sur le vôtre.
Je vous jure que cet être, qui est tout autre que ce qu'il paraît,
possède réellement les moyens d'empêcher cet odieux mariage.
— Et d'assurer les jours de mon père ? demanda Isabelle.
— Oui, môme cela, répondit Ratcliffe, si vous plaidez sa cause
auprès de lui... Mais cependant comment obtenir d'être reçue
par le Reclus ?
— Que cela ne vous inquiète pas , » dit miss Vère, se rappelant
tout à coup l'aventure de la rose ; « je me souviens qu'il m'a en-
gagée à aller réclamer son secours dans mon extrême détresse, et
il m'a donné celte fleur pour gage de la sincérité de ses paroles.
Avant qu'elle soit fanée , m'a-t-il dit, vous aurez besoin de mon
assistance. Est-il possible que ses discours aient été autre chose
que le délire d'un esprit en démence ?
— N'en doutez pas... Ne le craignez pas... Mais surtout, dit
Ratcliffe, ne perdons pas de temps... Êtes-vous libre? ôtes-vous
à l'ûbri des surveillants ?
— Je le crois, dit Isabelle ; mais que voulez- vous que je fasse?
— Que vous sortiez du château à l'instant, répondit Ratcliffe ;
que vous alliez vous jeter aux pieds de cet homme extraordinaire,
qui, dans un état qui semble annoncer l'excès de la pauvreté la
plus abjecte, a néanmoins une influence presque absolue sur vo-
tre destinée. Les convives et les domestiques sont plongés dans la
débauche -, les chefs sont en grande conférence sur leurs plans de
trahison ; mon cheval est prêt dans l'écurie ; je vais en seller un
autre pour vous, et vous attendrai à la petite porte du jardin. Oh !
qu'aucun doute sur ma prudence et ma fidélité ne vous empêche
de faire la seule démarche qui soit en votre pouvoir pour vous
soustraire au sort affreux qui ne peut manquer d'accabler l'é-
pouse de sir Frédéric Langley I
— Monsieur Ratcliffe, dit miss Vère, vous avez toujours passé
pour un homme d'honneur et de probité, et le malheureux qui se
noie est toujours prêta saisir le plus faible rameau... Je mets en
vous toute ma confiance; je veux suivre vos conseils... je me
rendrai à la porte du jardin. »
Elle tira Icsvcnoux de la porte extérieure de son appartement
aussitôt que M. Ratcliffe l'eut quittée, et descendit dans le jardin
par un escalier qui communiquait à son cabinet de toilette. Dans
sa marche, elle se sentit portée à rétracter le consentement qu'elle
CHAPITRE XV. 143
avait si précipitamment donné à une démarche aussi hasardée et
aussi extravagante. Mais, dans ce moment où en descendant elle
passait devant une porte particulière qui donnait dans la chapelle,
elle entendit la voix des servantes occupées à la mettre en état.
« Mariée ! et à un homme aussi détestable ! ah, grand Dieu l
tout au monde plutôt qu'un tel mariage ! »
•t EUes disent vrai... elles ont raison , dit miss Tère; tout
au monde plutôt... »
Elle traversa rapidement le jardin. M. Ratcliffe fut exact au
rendez- vous ; les chevaux se trouvèrent prêts à la porte du jar-
din, et quelques minutes après les deux voyageurs se trouvèrent
en marche vers lahutte du solitaire.
Tant qu'ils n'eurent qu'une plaine à parcourir , la rapidité de
la course leur offrit peu d'occasions de se communiquer leurs
idées ; mais lorsqu'un terrain escarpé les obligea à ralentir leur
marche, un nouveau motif de crainte vint se présenter à l'esprit
de miss Yère.
« Monsieur Ratcliffe, » dit-elle en tirant la bride de son cheval,
« ne poussons pas plus loin un voyage que rien que l'extrême
agitation de mon esprit ne peut me laver du reproche d'avoir en-
trepris. Je n'ignore pas que cet homme passe, dans le bas peuple,
pour être doué d'une puissance surnaturelle, et qu'il a des liaisons
avec les habitants d'un autre monde ; mais je veux que vous sa-
chiez aussi que je ne crains pas de pareilles folies, et que , quand
même il en serait ainsi, je n'oserais, avec les sentiments religieux
qui m'animent, m'adresser à cet être dans l'état malheureux
où je me trouve.
— J'aurais cru , répliqua Ratcliffe, que mon caractère et ma
manière de penser vous étaient trop connus pour vous imaginer
que j'ajoute foi à de telles absurdités.
— Mais de quelle autre manière, dit Isabelle, un être aussi mi-
sérable en apparence peut-il posséder le pouvoir de me secourir ?
— Miss Yère, » répondit Ratcliffe après un moment de silence,
» un serment solennel m'empêche de parler ; il faut que, sans au-
tre explication, vous vous contentiez de l'assurance que je vous
donne qu'il a ce pouvoir si vous pouvez lui en inspirer la volonté,
et c'est ce dont je n'ai pas le moindre doute.
— M. Ratcliffe , vous pouvez vous tromper , vous exigez de
moi une confiance sans bornes.
— Souvenez-vous, miss Yère , que, lorsque, par un sentiment
1\4 LE NAIN NOIR.
d'humanité, vous me priâtes d'intercéder auprès de votre père en
faveur de Hastwell et de sa malheureuse famille; lorsque vous
m'engageâtes à lâcher d'obtenir de lui la chose qui répugnait le
plus à son caractère, le pardon d'une offense et la remise du châ-
timent, je convins avec vous qu'il ne me serait fait aucune ques-
tion sur la cause de mon influence. Vous n'eûtes alors aucun mo-
tif de me refuser votre confiance 5 pourquoi me la refuser au-
jourd'hui ?
— Mais son genre de vie extraordinaire , dit miss Yère , sa re-
traite, sa figure, cette sombre misanthropie que l'on dit qu'il ex-
prime dans son langaga !... Monsieur RatclifTe, que dois-je pen-
ser de lui , s'il pos.sède réellement le pouvoir que vous lui attri-
buez ?
— Cet homme , miss^, a été élevé dans la religion catholique ,
secte qui fournit mille exemples de personnes qui ont renoncé à
une vie de luxe et de société, pour se condamner à des privations
plus cruelles que celles qu'il s'est imposées.
— Mais il n'allègue aucun motif religieux.
— Non, le dégoût du monde a été la cause de sa retraite, sans
la couvrir du voile de la superstition. Tout ce que je puis vous
dire , c'est qu'il était né avec une grande fortune que son père et
sa mère se proposaient d'augmenter en lui faisant épouser une
parente que, dans ce dessein, ils élevaient sous leurs yeux. Vous
connaissez sa figure ; j ugez ce que devait penser la jeune personne
du sort qu'on lui destinait. Néanmoins, habituée à le voir , elle
ne montrait aucune répugnance , et les amis de... de la personne
dont je parle ne doutaient point que l'excès de son attachement,
la culture variée de son esprit, les nombreuses et aimables quali-
tés de son cœur, n'eussent surmonté l'horreur naturelle qu'un
extérieur aussi repoussant devait lui inspirer.
— Et se trompaient-ils dans leur jugement ? demanda Isabelle.
— Tous allez l'apprendre , continua Ratcliffe. Lui, du moins ,
connaissait parfaitement ses défauts corporels , et cette idée le
poursuivait comme un fantôme... Je suis , c'est ainsi qu'il s'ex-
primait en me parlant... Je veux dire à la personne qui possédait
sa confiance... je suis, malgré tout ce que vous pourriez me dire,
un pauvre misérable proscrit, qu'il aurait mieux valu étouffer au
berceau que le laisser vivre pour épouvanter le monde dans le-
quel je rampe. La personne à laquelle il parlait s'eflbrçait, mais
en vain, de lui inspirer cette indifférence pour les formes extérieu-
CHAPITRE XV. 143
res, qui est le résulf.at naturel de la philosophie, ou de l'engager
à considérer que les qualités de l'esprit sont bien supérieures à
celles qui sont plus attrayantes sans doute , mais qui sont
purement personnelles. Je vous entends, disait-il ; vous parlez le
langage d'un froid stoïque, ou du moins celui d'une partiale ami-
tié. 3Iais voyez tous les livres que nous avons lus , à l'exemple
de ceux qui traitent de cette philosophie abstraite qui ne saurait se
faire entendre de nos sentiments naturels. L'extérieur de la per-
sonne, tel au moins que l'on puisse le voir sans horreur et sans
dégoût, n'est-il pas toujours représenté comme partie essentielle
de l'idée qne nous nous faisons d'un ami, à plus forte raison d'un
amant ? Un monstre difforme tel que moi n'est-il pas exclu, par la
volonté môme de la nature , des plus belles jouissances qu'elle
nous offre ? Qu'y a-t-il, excepté mes richesses, qui empêche tout
le monde, peut-être même Letilia , ou vous de me fuir, comme
un être étranger à votre nature , inspirant même l'horreur par
cette informe ressemblance avec l'humanité que nous observons
dans les tribus d'animaux qui sont insupportables aux yeux de
l'homme, parce qu'ils semblent en être la caricature?
— Ce sont là les discours d'un insensé, dit miss Yère.
— Non , répliqua RatclifTe, à moins qu'on ne puisse regarder
comme démence une sensibilité aussi grande. Je ne nierai pas
cependant que ce sentiment et cette crainte qui le dominent ne
l'aient entraîné à des écarts qui annonçaient une imagination
dérangée. Il paraissait croire qu'il était nécessaire qu'il cherchât,
par des actes extraordinaires, et quelquefois peu réfléchis, de gé-
nérosité et même de profusion, à se rattacher au genre humain,
duquel il se regardait comme naturellement séparé. Les bienfaits
qu'il répandait, par suite de son caractère extraordinairement
philanthropique , étaient exagérés par l'effet de la réflexion poi-
gnante qu'il était nécessaire qu'il fit plus que les autres, en sorte
qu'il prodiguait ses trésors comme un moyen de corruption
propre à engager les hommes à l'admettre parmi eux. Il est
presque inutile de dire que sa générosité , qui avait une source
aussi capricieuse, fut souvent trompée, et que sa confiance fut
plus d'une fois trahie. Ces désappointements, qui arrivent plus
ou moins à tout le monde, et surtout à ceux qui répandent leurs
faveurs sans discernement, son imagination malade les attribuait
à la haine et au mépris inspirés par sa difformité corporelle...
Mais je vous fatigue , miss Yère ?
146 LE NAIN NOIR.
— Non , pas du tout , répondit-elle ; car je vous écoute avec
une religieuse attention ; continuez, je vous prie.
— A la fin , poursuivit Ralcliffe , il devint l'être le plus ingé-
nieux à se tourmenter dont j'aie jamais entendu parler; les rail-
leries de la haute classe, et le ris moqueur du vulgaire encore
plus brutal de son naturel, étaient pour lui ce qu'éprouve un
criminel agonisant sur la roue. Il regardait les moqueries du bas
peuple lorsqu'il était dans la rue , et le rire contraint, ou ce qui
était plus cruel encore, la terreur des jeunes personnes auprès
desquelles il se trouvait en compagnie, comme autant de preuves
que le monde le considérait réellement comme un monstre nul-
lement fait pour être admis dans la société, et comme autant de
motifs qui justifiaient le projet qu'il avait de s'en séparer. Il n'y
avait que deux personnes sur la bonne foi et la sincérité des-
quelles il paraissait compter sans réserve ; la jeune personne qui
lui était promise en mariage, et un ami, doué d'éminentes qua-
lités personnelles, qui paraissait lui être sincèrement attaché,
et qui l'était probablement-, il le devait du moins, car il l'avait
sans cesse comblé de bienfaits. Les parents de l'infortuné héros
de mon histoire moururent à peu d'intervalle l'un de l'autre.
Leur mort fit différer le mariage, dont le jour avait été fixé. La
jeune personne ne parut pas très-afïligée de ce délai... peut-être
ne devait-on pas trop s'y attendre ; mais elle ne témoigna aucun
changement d'intention , lorsqu'après un laps de temps conve-
nable on indiqua un autre jour pour la célébration. L'ami dont je
vous ai parlé résidait alors constamment dans la maison. Un jour,
il eut le malheur de céder aux instances que lui fit cet ami de
l'accompagner à un lieu de rendez-vous où se trouvèrent des
personnes de diverses opinions politiques, et où l'on but lar-
gement. Une querelle survint; l'ami du reclus tira l'épée comme
les autres, et fut renversé et désarmé par un antagoniste plus
vigoureux. Dans la lutte, ils tombèrent tous deux aux pieds du
reclus, qui, tout estropié et mutilé qu'il le paraît , a néanmoins
une grande force , aussi bien que des passions violentes. Il ra-
massa une épée, et perça le cœur de l'antagoniste de son ami.
On lui fit son procès, et ce ne fut pas sans peine qu'on obtint
qu'il ne fût condamné qu'à un an d'emprisonnement , comn>c
coupable d'homicide sans préméditation. Cet événement l'affecta
vivement , et d'autant plus que la personne qu'il avait tuée jouis-
sait d'une excellente réputation , et ava«t été grossièrement in-
CHAPITRE XV. 147
suUée et provoquée avant de tirer l'épée. Je crus remarquer dès
ce moment... pardon... Depuis ce moment, les accès de cette
cruelle sensibilité, qui avait fait le tourment de cet homme mal-
heureux, furent rendus plus pénibles par le remords, sentiment
auquel de tous les hommes du monde il était le moins capable
de s'exposer, ou qu'il avait le moins la force de supporter, lorsque
son malheureux destin le condamna à l'éprouver. On ne put
empêcher que sa future ne fût instruite de ces paroxysmes de
douleur, et il faut avouer qu'ils étaient d'une nature extrême-
ment alarmante. Il se consolait en pensant qu'à l'expiration de
son année d'emprisonnement il pourrait former avec son épouse
et son ami une société dans laquelle il se renfermerait comme
dans un cercle, hors duquel il pourrait se dispenser d'étendre
ses communications avec le monde. Il se trompait ; avant que ce
terme fût écoulé, son ami et sa fiancée étaient devenus mari et
femme. Les effets d'un coup aussi terrible sur un tempérament
aussi ardent, sur un caractère déjà aigri par l'amertume du
remords, et détaché du reste des hommes par son abandon aux
folles bizarreries d'une sombre imagination, ne sauraient se dé-
crire. C'était comme si le câble de la dernière des ancres sur
lesquelles son navire était affourché se fût rompu, et l'eût aban-
donné à toute la fureur de la tempête. Il fut placé dans une
maison rigoureusement surveillée par le médecin. Comme mesure
temporaire, cette sorte de détention pouvait être justifiée; mais
son barbare ami, qui, par son mariage, était devenu son plus
proche aUié, prolongea sa détention pour conserver la jouis-
sance de son immense fortune. Il y avait un homme qui devait
tout à cette victime infortunée, ami peu important, mais recon-
naissant et fidèle. A force de démarches, à force d'invoquer
la j ustice, il réussit enfin à obtenir la hberté de son bienfaiteur, et
à le rétablir dans la possession de ses propriétés, auxquelles se
joignirent bientôt celles de la personne qu'il avait dû épouser,
parce qu'étant morte sans enfants mâles, ses biens lui revenaient
par droit de substitution. Mais ni la liberté, ni la fortune, ne
purent rétablir l'équilibre de son esprit ; son chagrin le rendait
indifférent pour la première, et la dernière n'avait de prix à ses
yeux qu'autant qu'elle lui fournissait les moyens de satisfaire les
étranges et bizarres caprices de son imagination. Il avait renoncé
à la religion catholique ^ mais peut-être quelques-unes de ses doc-
trines continuaient-elles à exercer leur intluence sur son esprit,
148 LÉ NATN NOIR.
qui paraissait en même temps dominé presque despotiquement
par le remords et la misanthropie. Sa vie a depuis lors été alterna-
tivement celle d'un pèlerin et d'un ermite, s'imposant les plus sévè-
res privations, non par principe d'exercice ascétique, mais d'hor-
reur pour le genre humain. Cependantjamais homme n'a présenté
une aussi grande différence entre sa manière de parler et d'agir,
et jamais misérable hypocrite n'a été plus ingénieux à assigner les
meilleurs motifs à ses actions les plus viles que ne l'est cet être
infortuné à attribuer à ses principes abstraits de misanthropie une
conduite qui prend sa source dans sa générosité naturelle et dans
ses sentiments de bienveillance.
— Encore une fois, dit Isabelle , encore une fois, vous me dé-
taillez les absurdités d'un être dépourvu de raison.
— Nullement , répliqua Ratcliffe. Que l'imagination de cet
homme soit un peu en désordre, c'est ce que je ne prétends pas
disputer-, je vous ai déjà dit qu'elle a parfois éprouvé des crises
qui indiquaient une sorte d'aliénation mentale^ mais c'est de l'état
habituel de son esprit que je parle \ il est irrégulier, mais non pas
dérangé ; les teintes en sont aussi graduellement distinctes que
celles qui divisent la lumière de midi d'avec celle de minuit. Le
courtisan qui sacrifie toute sa fortune pour obtenir un titre qui
ne lui rapporte rien, ou un pouvoir dont il ne peut faire un usage
qui lui procure honneur et crédit, l'avare qui entasse des trésors
qui lui sont inutiles, et le prodigue qui les dissipe, sont tous en-
tachés d'une légère teinte de démence . La même observation s'ap-
plique aux criminels qui se rendent coupables d'énormes forfaits,
tandis qu'aux yeux d'un homme qui est dans son bon sens , la
tentation n'est nullement proportionnée à l'horreur du crime, ou
à la probabilité de la découverte et du châtiment ; et toute passion
violente, aussi bien que la colère, peut être appelée une courte
démence.
— Tout cela peut fort bien être de la bonne philosophie, mon-
sieur PiatclilTe; mais pardon, je vous prie, elle ne me donne pas
le courage de visiter, à une heure comme celle-ci, une personne
dont vous ne pouvez vous-même que pallier l'extravagance.
— Eh bien donc, dit Ratcliffe, recevez plutôt l'assurance so-
lennelle que je vous donne que vous ne courez pas le moindre
danger. IMaisce que jusqu'à présent je n'ai point voulu vous dire,
dans la crainte de vous alarmer, c'est que maintenant que nous
approchons de sa retraite, car je la découvre à la faveur de la lu-
CHAPITRE XVI. 149*
mière du crépuscule, je ne puis pas vous accompagner plus loin -,
il faut que vous avanciez seule.
— Seule ! jamais je n'oserais.
— Il le faut, je resterai ici, et je vous attendrai.
— Vous ne bougerez donc pas, dit miss Yère, et cependant la
distance est si grande ;, vous ne pourriez m'entendre si j'appelais
aiv secours.
— Ne craignez rien, lui dit son guide, ou du moins ayez le plus
grand soin de réprimer tout sentiment de timidité. Souvenez-vous
que la crainte cruelle qui le domine provient de la connaissance
qu'il a de la forme hideuse de son extérieur. Suivez le sentier
qui conduit tout droit à côté de ce saule à demi renversé : prenez
à gauche, le marais est à droite. Adieu pour quelques instants.
Souvenez-vous du malheur dont vous êtes menacée^ et que ce
souvenir l'emporte et sur vos craintes et sur vos scrupules.
— Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle; si vous avez trompé
une personne aussi malheureuse que moi, vous avez pour jamais
perdu tout droit à votre caractère de probité et d'honneur auquel
je me suis confiée.
— Sur ma vie... sur mon âme, » continua RatclifTe en élevant
la voix à mesure qu'Isabelle s'éloignait, « vous n'avez rien, abso-
lument rien à craindre. »
CHAPITRE XYI.
ENTRETIEN ET PROMESSES.
C'est le temps, ce sont les chagrins qui i'onl rendu
tel. Le tetnps, de sa niaia favorable, lui rendant la
fortune quil avait autrefois, peut en faire le même
homme qu'il était alors. Conduisez-nous vers lui : il en
arrivera ce qui pourra. vieille Coviédie.
Le son de la voix de Ratcliffe avait cessé de frapper l'oreille
d'Isabelle ; mais comme elle regardait souvent derrière elle , elle
trouvait une sorte de consolation à distinguer sa personne qui
peu à peu se perdait dans Tobscurité. Avant qu'elle fût bien loin
cependant, elle cessa totalement de l'apercevoir. A la dernière
lueur du crépuscule, elle se trouva devant la hutte du solitaire.
Deux fois elle étendit la main vers la porte, et deux fois elle la
relira. Lorsqu'enfin elle parvint à faire l'efifort, le coup qu'elle
LE NAIN >01R, 10
ISO LE NAIN NOIR.
donna n'égala pas en violence la palpitation de son cœur. Celui
qui suivit fut plus fort, et elle en frappa un troisième ^ car la
crainte de ne pas obtenir la protection sur laquelle Ratclifle fon-
dait les plus grandes espérances commençait à surmonter la ter-
reur que lui inspirait l'idée de la présence de celui de qui elle de-
vait l'implorer. A la fin, ne recevant encore aucune réponse , ell«
appela à plusieurs reprises le Nain par le nom qu'il avait pris, le
suppliant de lui répondre et de lui ouvrir la porte.
« Quel est l'être misérable, » dit la voix effrayante du solitaire,
« qui est réduit à venir chercber ici un refuge ? Va-t'en : lorsque
l'oiseau de la bruyère a besoin d'un abri^, il ne va pas le chercher
dans le nid du corbeau.
— Je viens à vous, mon père, dit Isabelle, dans l'heure de mon
adversité, ainsi que vous me l'avez commandé vous-même. Vous
m'avez promis que votre porte et votre cœur me seraient ouverts
dans ma détresse , mais je crains...
— Ah I dit le solitaire; alors tu es Isabelle Vère ; donne-m'en
la preuve.
— Je vous ai rapporté la rose que vous m'avez donnée, répon-
dit Isabelle ; elle n'a pas eu le temps de se faner avant que le sort
cruel que vous m'aviez prédit soit venu fondre sur moi.
— Puisque tu as ainsi conservé ce gage, dit le reclus, je ne
veux pas qu'il t'ait été donné en vain ; le cœur et la porte qui
sont fermés à toute autre personne au monde seront ouverts pour
toi et tes chagrins. »
Elle l'entendit se mouvoir dans la hutte, et bientôt après battre
le briquet pour avoir de la lumière. Ensuite les verroux et la
barre furent tirés l'un après l'autre. Le cœur d'Isabelle palpitait
toujours plus vivement à mesure que le moment de son entrevue
avec le Nain approchait. La porte s'ouvrit et le Solitaire parut
devant elle, tenant à la main une lampe de fer, dont la lumière
faisait ressortir l'horrible difformité de son corps et de ses traits.
« Entre, fille de l'affliction, dit-il, entre dans la demeure du
malheur. »
Elle entra , et remarqua avec un redoublement de frayeur la
précaution avec laquelle, après avoir posé la lampe sur la table,
le reclus commença par replacer les nombreux verroux qui fer-
maient la porte de sa cabane. Elle tressaillit en entendant le bruit
qui accompagnait cette opération de mauvais augure-, toutefois,
se souvenant des avis de Ratcliffe, elle s'efforça de cacher toute
CHAPITRE XVI. ^Sl
apparence de crainte. La lumière de la lampe était faible et vacil-
lante, mais le solitaire, sans s'occuper immédiatement d'Isabelle
autrement qu'en lui faisant signe de se placer sur un petit siège à
côté de la cheminée, se hâta d'allumer quelques branches sèches,
qui bientôt répandirent la clarté dans la chambre. Des planches
qui soutenaient quelques livres, des paquets de plantes séchées,
et une ou deux coupes et écuellesde bois, étaient d'un côté de la
cheminée-, de l'autre, on voyait quelques instruments de jardi-
nage , mêlés avec des outils employés dans les arts mécaniques.
A l'endroit où aurait dû être le lit, il y avait un cadre en bois sur
lequel on avait étendu de la mousse sèche et des joncs, lit de repos
de l'ascétique. Toute l'étendue de la cabane n'excédait pas dix
pieds sur six en dedans des murs , et il n'y avait d'autres meu-
bles, outre ceux dont nous avons parlé, qu'une table et deux ta-
bourets formés de planches brutes.
C'est dans cette enceinte étroite qu'Isabelle se trouvait main-
tenant enfermée avec un être dont l'histoire n'avait rien de rassu-
rant pour elle, et dont la conformation horrible et la figure hi-
deuse inspiraient une terreur presque superstitieuse. Il occupait
un siège vis-à-vis d'elle , et baissant ses énormes sourcils touffus
sur ses yeux noirs et perçants, il la regardait en silence , comme
'S'il eût été agité par une foule de sentiments opposés. De l'autre
côté était Isabelle, pâle comme la mort, les boucles de ses longs
cheveux défaites par l'humidité de la nuit, et tombant sur ses
épaules et sur son sein , comme les banderoles mouillées retom-
bent le long du mât, lorsque la tempête est passée et a laissé le
navire échoué sur la plage. Le Nain rompit le premier le silence
par cette brusque, soudaine et alarmante question : « Femme,
quel mauvais destin t'a amenée ici ?
— Le danger de mon père et votre propre recommandation, »>
répondit-elle d'une voix faible, mais avec fermeté.
« Et vous attendez de moi du secours? dit le Solitaire.
— Si vous pouvez m'en accorder, » répondit-elle du même ton
de douceur et de soumission.
« Et comment le pourrai-je? » dit le Nain avec un sourire
amer. « Ai-je la tournure, l'air d'un redresseur de torts ? Est-il
probable qu'un homme assez puissant pour qu'une belle sup-
pliante vienne lui faire une visite ait choisi ce château pour le
lieu de sa résidence? Je n'ai fait que me moquer de toi, jeune
fille, lorsque je t'ai dit que je voulais te secourir.
152 LE NAIN NOIR.
— Alors il faut que je parte, et que j'affronte ma destinée avec
autant de courage que je pourrai, » répondit Isabelle en faisant
un mouvement pour s'en aller.
« Non, » dit le Nain et se levant en se plaçant entre elle et la
porte, et lui faisant un signe impératif de reprendre sa place :
« Non, vous ne me quitterez point ainsi ; il faut que nous ayons
une plus longue conférence ensemble. Pourquoi un être deman-
de-t-il du secours à un autre? Pourquoi ne se sufiit-il pas à lui-
même ? Regardez autour de vous. Moi, l'être le plus méprisé et
le plus disgracié de la nature, je n'ai demandé ni compassion ni
secours à qui que ce soit. Ces pierres, c'est moi qui les ai entas-
sées les unes sur les autres-, ces miCubles, c'est moi qui les ai fabri-
qués de mes propres mains; et avec ceci, » ajouta-t-il en posant
la main sur la longue dague qu'il portait toujours sous son vête-
ment, et qu'il tira assez pour que la lame brillât à la lueur du
feu; avec ceci, » poursuivit-il en la replongeant dans le fourreau
et en se montrant, « je puis au besoin défendre l'étincelle de vie
renfermée dans cette misérable machine, contre l'être le plus fé-
roce et le plus fort qui oserait m'attaquer. »
Isabelle eut bien de la peine à s'empêcher de pousser un cri ;
cependant elle réussit à se contenir.
« Telle est, continua le reclus, la vie de l'homme de la nature,
du solitaire, se suffisant à lui-même et indépendant. Le loup n'en
appelle pas un autre à son aide pour creuser son repaire, et le
vautour n'invite pas un autre vautour à lui prêter son assistance
pour fondre sur sa proie.
Et lorsqu'ils sont incapables de se procurer par eux-mêmes les
moyens de subsistance, » dit Isabelle, pensant judicieusement
qu'il récouterait plus favorablement si elle employait le môme
style métaphorique, « que peuvent-ils devenir?
— Qu'ils meurent de. faim et qu'ils soient oubliés, c'est le com-
mun destin de l'humanité.
— C'est le destin des tribus sauvages de la nature, dit Isabelle,
mais principalement de celles qui ne peuvent se nourrir que par
la rapine qui n'admet point de copartageant; mais ce n'est pas gé-
néral-, même les classes inférieures se liguent entre elles pour la
défense commune. Le genre humain, les hommes périraient
tous, s'ils cessaient de s'aider les uns les autres. Depuis le mo-
ment que la mère enveloppe la tête de l'enfant jusqu'à celui où
une main compatissante essuie la sueur froide qui couvre le front
CHAPITRE XVI. 1^3
du mourant, nous ne pouvons exister sans secours mutuel. Ainsi,
tous ceux qui ont besoin d'aide sont en droit d'en exiger de leurs
semblables, et celui qui a le pouvoir de l'accorder ne saurait le
refuser sans crime.
— Et c'est dans ce frivole espoir, pauvre jeune fille, que tu es
venue dans ce désert pour chercher un homme dont le désir se-
rait de voir la ligue dont tu as parlé rompue pour toujours,
et la race toute entière effectivement anéantie ? ÎS'as-tu pas été
effrayée ?
— Le malheur, » dit Isabelle avec fermeté , « dissipe bien-
tôt toute crainte.
— N'as-tu pas entendu dire dans ce bas monde que tu habites,
que je suis ligué avec d'autres êtres aussi difformes et aussi mal
disposés envers le genre humain que moi ?\e l'as-tu pas entendu
dire? et tu viens me trouver dans ma cellule au milieu de la nuit?
— L'Être que j'adore me soutient contre ces vaines terreurs, »
dit Isabelle, mais l'agitation croissante de son sein démentait le
courage qu'elle s'efforçait d'exprimer par ses paroles.
« Oh I oh ! tu prétends parler le langage de la philosophie ! Et
cependant n'aurais-tu pas dû songer au péril auquel tu allais
t'exposer en te livrant, jeune et belle comme tu l'es, au pouvoir
d'un être qui a conçu contre le genre humain une haine si forte,
qu'il mettrait son plus grand plaisir à défigurer, détruire et dé-
grader les plus beaux ouvrages de la nature ? »
Isabelle, quoique extrêmement alarmée, continua néanmoins
à répondre avec fermeté: « Quelques injures que vous puissiez
avoir souffertes dans le monde, vous êtes incapable de vous en
venger sur quelqu'un qui ne vous a jamais offensé, ni, môme vo-
lontairement, sur qui que ce soit.
— Oui ; mais vous ne savez pas, jeune fille, » poursuivit-il, ses
yeux noirs étincelant d'une expression de malignité qui se com-
muniquait avec ses traits sauvages et difformes, que la vengeance
est un loup affamé qui ne cherche qu'à dévorer la chair et à laper
le sang. « Penses-tu qu'il voulût écouter l'agneau qui alléguerait
son innocence ?
— Monsieur, "dit Isabelle en se levant et parlant avec dignité :
« Les idées horribles que vous voudriez faire naître dans mon es-
prit ne sauraient m'effrayer; je les repousse loin de moi avec
dédain. Qui que vous soyez, mortel ou démon, vous ne voudriez
point faire injure à une personne qui est venue chez vous~ en
1S4 LE NAIN NOIR.
qualité de suppliante, dans son besoin le plus pressant. Vous ne
le voudriez point; vous ne l'oseriez point.
— Tu dis vrai, jeune fille, je n'oserais. . . je ne le voudrais point.
Retourne dans ta demeure. Ne crains rien de ce dont tu es me^
nacée. Tu as demandé ma protection ; tu la trouveras elTicace...
— Mais, monsieur, dit Isabelle, c'est ce soir môme qu'il faut
que je consente à épouser l'homme que j'abhorre, sans quoi la
ruine de mon père est inévitable.
— Ce soir ? A quelle heure ?
— Avant minuit.
— Et le crépuscule est déjà fini. Mais ne crains rien; j'aurai
encore assez de temps pour te protéger.
— Et mon père? » demanda Isabelle d'un ton suppliant.
« Ton père a été et est encore mon plus cruel ennemi. Mais ne
crains rien, ta vertu le sauvera. Maintenant, pars ^ si je te gar-
dais plus long^ temps, auprès de moi, je retomberais peut-être
dans ces rôves absurdes sur la vertu de l'homme, dont j'ai été
réveillé d'une manière aussi affreuse. Mais ne crains rien. C'est
au pied de l'aulel môme que je veux te délivrer. Adieu, le temps
presse, il faut que j'agisse. »
Il la conduisit à la porte de sa hutte, qu'il ouvrit pour la laisser
partir. Elle remonta sur son cheval qu'elle trouva paissant dans
l'enclos extérieur, et se hâta, à la faveur de la clarté de la lune,
qui se levait en ce moment, d'aller rejoindre Ratcliffe à l'endroit
où elle l'avait laissé.
Avez-vous réussi ? » demanda-t-il avec empressement.
« J'ai obtenu des promesses de celui vers qui vous m'avez
envoyée, répondit Isabelle; mais comment est-il possible qu'il les
remplisse ?
— Que Dieu soit loué! ne doutez pas qu'il n'ait le pouvoir de les
remplir. »
En ce moment un coup de sifilet aigu se fit entendre le long de
la bruyère.
« Écoutez, dit Ratcliffe; il m'appelle. Retournez au château,
miss; ne tirez pas le verrou de la porte de derrière le jardin; quant
à celle qui communique avec l'escalier dérobé, j'ai une clé
particulière. »
Un second coup de sifflet se fit entendre, plus aigu et plus pro-
longé que le premier.
« J'y vais , j'y vais , » et donnant de l'éperon à son cheval , il
CHAPITRE XVII. iSS
se dirigea vers la cabane du reclus. Miss Vère retourna au châ-
teau , où la vitesse de l'animal qu'elle montait et l'inquiétude de
son esprit contribuèrent à la faire ai^river promptement.
Elle suivit les instructions de Ratcliffe , sans trop en compren-
dre le but , et laissant son cheval paître en liberté dans un en-
clos près du jardin , se hâta de regagner son appartement , ce
quelle lit sans avoir été observée ; elle retira les verroux de sa
porte et sonna pour demander de la lumière. Son père parut avec
le domestique qui avait répondu à l'appel.
« Il était venu écouler ù la porte , dit-il , deux fuis pendant les
deux heures qui s'étaient écoulées depuis qu'il l'avait quittée , et
ne l'entendant point parler , il avait craint qu'elle ne fût in-
commodée^.
— Maintenant, mon cher père, permettez que je réclame l'exé-
cution de la promesse que vous avez eu la bonté de me faire , je
désire ne pas être interrompue pendant les derniers moments
qui me restent à jouir de ma liberté , et vous prie de prolonger
jusqu'au dernier instant le répit qui m'est accordé.
— Volontiers, ma fille ; vous ne serez plus interrompue. Mais
cette parure en désordre... ces cheveux qui sont tout dérangés ;
que je ne vous trouve pas ainsi , lorsque je reviendrai ; le sacri-
fice, pour être méritoire , doit être volontaire.
— Le faut-il ? eh bien ! soyez tranquille, mon père , la victime
sera parée. »
CHAPITRE XYII.
SURPRISE.
Ceci n'a pas Tair d'une noce.
Shakspeaee. Beaucoup de bruit pour rien.
La chapelle qui était dans le château d'Ellieslaw était un bâti-
ment beaucoup plus ancien que le château lui-même, quoique la
construction de celui-ci remontât à une haute antiquité. Avant
que les guerres entre l'Angleterre et FÉcosse fussent devenues si
fréquentes et si longues, que les bâtiments qui se trouvaient des
deux côtés de la frontière fussent destinés à des forteresses, il s'é-
tait formé un petit établissement de moines à Ellieslaw , dé-
pendant , à ce que croient les antiquaires , de la riche abbaye de
1S6 LE NAIN NOIR .
Jedburgh. Leurs possessions avaient depuis long-temps subi tous
les cliangements occasionnés par les guerres et les ravages de
l'un et de l'autre parti. Un château féodal s'était élevé sur les rui-
nes de leurs cellules, et la chapelle avait été renfermée dans son
enceinte.
L'édifice , par ses arches arrondies et ses piliers massifs , dont
la simplicité reportait leur date à ce que l'on a appelé l'architec-
ture gothique, présentait dans tous les temps un aspect sombre et
lugubre, et il avait souvent servi de sépulture à la famille des lords
féodaux, comme autrefois aux religieux de la communauté. Mais
cet aspect était maintenant rendu doublement sombre par l'eflet
d'un petit nombre de torches qu'on y avait placées , pour l'é-
clairer dans la circonstance présente, et qui, répandant un éclat
de lumière jaunâtre autour d'elles, étaient entourées un peu plus
loin par une hàle rouge pourpré , produit par leur propre fumée,
et encore au delà par une zone d'obscurité qui agrandissait l'éten-
due de la chapelle , en sorte qu'il était impossible d'en distinguer
les limites. Des ornements choisis sans goût par une occasion
semblable ne faisaient qu'ajouter à la tristesse de ce lieu. De
vieux lambeaux de tapisserie, arrachés aux murailles d'autres
appartements , avaient été disposés à la hâte dans diverses parties
de la chapelle , autour de ceux qu'elle avait déjà , et se mêlaient
d'une manière ridicule avec les écussons et les emblèmes funé-
raires. De chaque côté de l'autel, qui était en pierre , on voyait
un monument, qui formaitavec la cérémonie qui devait avoir lieu
un contraste non moins étrange. Sur l'un était la statue en pierre
de quelque ermite , ou moine , à mine refrognée , qui était mort
en odeur de sainteté ; il était représenté ayant le corps penché,
revêtu de son scapulaire , et la tête couverte de son capuce , le
visage tourné vers le ciel, dans une attitude de dévotion , et les
mains jointes , tenant un chapelet. De l'autre côté était un tom-
beau , dans le goût italien , du plus beau marbre statuaire et re-
gardé comme unchef-d'œuvre de l'art moderne. II avait été élevé à
la mémoire de la mère d'Isabelle , feu mistress Vère d'Ellieslaw ,
qui était représentée dans la posture d'une personne mourante ,
tandis qu'un chérubin en pleurs, et détournant les yeux , pa-
raissait éteindre une lampe, comme emblème d'une prompte dis-
solution. C'était, il est vrai , un chef-d'œuvre de l'art, mais dé-
placé sous la voûte grossière où on l'avait relégué. Plusieurs
personnes étaient surprises, et se trouvaient même scandalisées
CHAPITRE XVII. Ib7
de voir qu'EUieslaw, qui ne s'était jamais fait remarquer pour ses
égards envers son épouse de son vivant, lui eût fait ériger, après
sa mort , un mausolée dispendieux, pour preuve d'une douleur
qui n'était que prétendue ; mais d'autres le justifiaient de toute
accusation d'hypocrisie , en assurant que le monument avait été
construit sous les ordres et aux frais de M. Ratcliffe seul.
C'est là que les personnes invitées à la noce étaient assemblées.
Elles étaient peu nombreuses, car plusieurs de celles qui avaient
assisté au festin avaient quitté le château pour se préparer à la
prochaine explosion politique, et, dans la circonstance actuelle,
Ellieslaw était loin de vouloir étendre ses invitations au delà des
proches parents dont les usages du pays rendaient la présence
indispensable. Tout à côté de l'autel était sir Frédéric Langley,
sombre , pensif et de mauvaise humeur , même plus que d'habi-
tude, et auprès de lui Mareschal, qui devait jouer le rôle de gar-
çon de la noce, ou paranymphe , comme on l'appelait. Le carac-
tère d'étourderie et debonne humeur dece jeune gentilhomme, au-
quelil nedaignait jamais imposeraucunecontrainte,faisaitencore
ressortir le sombre nuage qui couvrait le front du futur époux.
« La fiancée n'est pas encore sortie de sa chambre, » dit-il tout
bas à sir Frédéric. « J'espère que nous ne serons pas obligés d'a-
voir recours aux mesures violentes des Romains dont j'ai entendu
parler au collège. Il serait pénible pour ma jolie cousine de se
voir enlevée deux fois en dix jours, quoique je ne connaisse per-
sonne qui soit plus digne de cette honorable violence. »
Sir Frédéric feignit de ne pas entendre ce discours , fredonna
un air et regarda d'un autre côté ; mais Mareschal continua sur
le même ton :
« Ce délai doit contrarier le docteur Hobbler, qui a été dérangé
pour accélérer les préparatifs de ce joyeux événement , au mo-
ment où il venait de réussir à déboucher sa troisième bouteille.
J'espère que vous le mettrez à l'abri de la censure de ses supé-
rieurs, car je crois fort que cette heure-ci n'est pas très-canonique.
Mais voici Ellieslaw, avec ma jolie cousine... plus jolie que ja-
mais, je crois, si ce n'est qu'elle paraît bien faible, et bien pâle..
Ecoutez , sir chevalier, si elle ne dit pas oui de son bon et plein
gré, il n'y a pas de mariage, en dépit de tout ce qui a été dit et fait.
— Pas de mariage , monsieur? > dit sir Frédéric d'un ton qui
n'était pas très-élevé, mais qui indiquait qu'il avait peine à rete-
nir sa colère.
iS8 LE NAIN NOIR.
«< Non , point de mariage , répliqua Mareschal , j'en donne ma
main et mon gant pour gage. »
Sir Frédéric Langley lui saisit la main , la serra fortement , et
lui dit à voix basse : « Mareschal , vous me rendrez raison. »
Puis il repoussa sa main loin de lui.
« Très- volontiers, car jamais mes lèvres n'ont laissé échapper
un mot que mon bras n'ait été prêt à soutenir. Parlez hardiment,
ma jolie cousine, et dites-moi si c'est de votre entière volonté, et
sans aucune contrainte que vous acceptez ce vaillant chevalier
pour votre seigneur et époux -, car si vous avez la dixième .partie
d'un scrupule à cet égard, quelque chose qu'il en arrive, il ne vous
aura pas.
— Etes-vous fou, monsieur Mareschal, » lui dit Ellieslaw, qui,
ayant été son tuteur pendant sa minorité, prenait souvent un ton
d'autorité avec lui ; « pouvez-vous supposer que je voulusse con-
duire ma fille à l'autel contre son gré ?
— Laissez donc, Ellieslaw, ne me parlez pas du contraire; ses
yeux sont pleins de larmes , et ses joues plus pâles que ses vête-
ments blancs. Je dois insister, au nom de 1 humanité, pour que la
cérémonie soit différée jusqu'à demain.
— Elle va te dire elle-même, incorrigible étourdi que tu es, qui
te môles de choses qui ne te regardent point, dit M. Yère^ elle va
te dire elle-même qu'elle dé.sire que la cérémonie ait lieu. . . Est-ce
vrai, Isabelle, ma chère enfant?
— C'est vrai , » répondit-elle, pouvant à peine se soutenir ,
« puisque je n'ai de secours à attendre ni de Dieu ni des hommes. »
Il n'y eut que le premier mot qui fut entendu bien distinctement.
Mareschal leva les épaules et se retira en arrière. Ellieslaw con-
duisit, ou plutôt soutint sa fille jusqu'à l'autel. Sir Frédéric s'a-
vança et se plaça à côté d'elle. Le prêtre ouvrit le livre de prières
et regarda Ellieslaw, attendant le signal pour commencer la cé-
rémonie.
« Commencez, » dit M. Yère.
Mais une voix qui semblait sortir du tombeau de sa défunte
épouse prononça d'un ton si fort et si aigre ce mot : « Arrêtez ! »
que tous les échos de la chapelle en furent réveillés.
Chacun resta muet et immobile, jusqu'à ce qu'un bruit sourd,
un cliquetis d'armes , ou quel.jue chose qui y ressemblait , se lil
entendre dans les appait^ments du château, même les plus éloi-
gnés. Ce bruit cessa presque au môme instant.
CHAPITRE XVII. 139
« Que signifle ce nouveau stratagème ? » demanda sir Frédéric
d'un ton farouche, en lançant sur Ellieslaw et IVIareschal un coup
d'œil qui exprimait le plus violent soupçon.
« Ce ne peut être qu'un trait de gaieté de la part de quelque
convive échauffé par le vin, » dit Ellieslaw, quoique vivement dé-
concerté^ «nous devons avoir beaucoup d'indulgence pour ceux
qui se sont un peu trop livrés au plaisir en ce jour de fête. Com-
mencez la cérémonie. »
Mais, avant que le prêtre put obéir, la même défense qui s'était
fait entendre auparavant se renouvela, et semblait sortir du même
endroit. Les femme.5 de la future épouse poussèrent un cri , et
s'enfuirent -. les hommes portèrent la main à leur épée. Le premier
moment de surprise n'était point encore passé, que le Nain sortit
de derrière le monument, et se plaça précisément en face de
M. Yère. Une apparition aussi étrange et aussi affreuse,
dans un pareil lieu et dans une pareille circonstance , épouvanta
tous ceux qui en furent témoins, mais parut surtout anéantir le
laird d'Ellieslaw. Il laissa aller la main de sa fille, recula en chan-
celant jusqu'au pilier le plus voisin, et l'entoura de ses bras comme
pour se soutenir, appuya son front contre la colonne.
« Qui est cet homme? dit sir Frédéric , et qu'entend-il faire en
s'introduisant ici de cette manière ?
— C'est un homme qui vient vous dire, répondit le Nain avec
ce ton d'aigreur ordinaire avec lequel il avait coutume de s'expri-
mer, « qu'en épousant cette jeune personne, vous n'épousez l'hé-
ritière ni d'Ellieslaw, ni deMauley-Hall, ni de Polverton, à moins
qu'elle ne se marie avec mon consentement, et je ne le lui don-
nerai jamais en ta faveur. A genoux, tombe à genoux, et remer-
cie le ciel de ce que je t'empêche d'épouser des qualités avec les-
quelles tu n'as aucun rapport, la vérité, la vertu et l'innocence ,
sans fortune. Et toi , vil ingrat, » continua-t-il, en s'adressant à
Ellieslaw, « à quel subterfuge auras-tu recours maintenant? toi
qui voulais veniire ta fille, pour te sauver du danger, comme dans
un temps de famine , tu l'aurais égorgée et dévorée pour conser-
ver ta misérable vie! Tu as raison; cache ton visage dans tes
mains • tu dois effectivement rougir en voyant celui dont tu as
chargé le corps de chaînes , dont tu as plongé la main dans le
crime, et dont tu as livré l'âme au remords et au malheur. Sauvé
encore une fois par les vertus de celle qui t'appelle son père, re-
tire-toi d'ici, et puissent le pardon et les bienfaits que je t'accorde
160 LE NAIN NOIR.
devenir sur ta tète de véritables charbons ardents jusqu'à ce que
ton cerveau soit desséché et brûlé comme le mien ! »
Ellieslaw sortit de la chapelle avec un geste de muet désespoir.
«« Suis-le , Hubert Ratclifle , continua le Nain , et fais-lui con-
naître son sort à venir. Il s'en réjouira, car pour lui, respirer l'air
et manier de l'or, c'est le suprême bonheur.
— Je n'entends rien à tout ceci, dit sir Frédéric Langley ^ mais
nous sommes ici bon nombre de gentilshommes en armes, et sous
l'autorité du roi Jacques; ainsi, monsieur^ que vous soyez réelle-
ment ce sir Edouard Mauley, que l'on disait être mort en prison,
ou bien un imposteur usurpant son nom et son titre, nous pren-
drons la liberté de vous retenir, jusqu'à ce que vous ayez justifié
d'une manière plus satifaisante votre apparition dans ce lieu et
dans un moment comme celui-ci. Nous ne voulons pas d'espions
parmi nous. Saisissez -le, mes amis.
Mais les domestiques reculèrent , d'un air d'incertitude et d'a-
larme. Sir Frédéric s'avançait lui-même vers le reclus , comme
pour mettre la main sur sa personne, lorsque sa marche se trouva
tout à coup arrêtée par le bout d'une pertuisane que la main ro-
buste de Hobbie EUiot lui fit briller sur sa poitrine.
« Je verrai le jour à travers votre corps, si vous avez le malheur
de le toucher, dit le brave Borderer. En arrière, ou je vous perce de
part en part. Que personne ne mette un doigt seulement sur El-
shie; c'est un excellent voisin, toujours prêt à venir au secours d.'un
ami ; et quoique vous le preniez pour un faible agneau, cependant,
gripper pour gripper, mon ami , je parierais un bélier qu'il vous
ferait sortir le sang sous les ongles. C'est un vigoureux gaillard
que notre Elshie : il serre comme la vis d'un forgeron.
— Qu'est-ce qui vous a amené ici, Ellioi? dit Mareschal; qui
vous a prié de vous mêler de nos affaires ?
— Ma foi! Mareschal- Wells, je suis venu seulement ici avec une
vingtaine ou une trentaine de mes camarades, en mon propre
nom, et en celui du roi ou de la reine, comme on voudra l'appe-
ler, et de Cunny Elshie, par-dessus le marché, pour maintenir la
paix et payer Ellieslaw des mauvais traitements qu'il m'a fait es-
suyer. C'est un fameux déjeuner que les brigands m'ont donné
l'autre jour, et il y était pour quelque chose. Pensez-vous que je
ne fusse pas prêt à lui donner un souper, à mon tour?... Il est inu-
tile que vous mettiez Tépée à la main, messieurs ; le château est
à nous, sans que nous ayons eu besoin de faire beaucoup de bruit;
CHAPITRE XVII. iGI
car les portes étaient ouvertes , et vos convives avaient bu une
bonne quantité de punch ; nous les avons dépouillés de leurs
épéeset de leurs pistolets aussi facilement que nous aurions écossé
des pois. »
Mareschal sortit précipitamment et rentra presque aussitôt dans
la chapelle.
« De par le ciel I c'est la vérité , sir Frédéric, dit-il ; la maison
est remplie d'hommes d'armes, et nos ivrognes sont tous désar-
més. Allons messieurs , l'épée à la main , c'est le seul moyen de
nous en tirer.
— Doucement, doucement ! pas de coups de tète I s'écria Hob-
bie; écoutez, écoutez un instant. Nous ne voulons vous faire
aucun mal ; mais^ comme vous êtes en armes pour le roi Jacques,
ainsi que vous l'appelez, et pour les prélats, nous avons jugé à
propos de continuer la guerre contre notre vieux voisin, et de
soutenir notre autre souverain et l'Eglise; mais nous ne touche-
rons pas à un cheveu de vos tètes, si vous voulez vous retirer
tranquillement chez vous. C'est le meilleur parti que vous puissiez
prendre ; car nous recevons de Londres la nouvelle certaine que
Bang, ou Byng, comment l'appelle-t-on ? a repoussé de la côte la
flotte française et le nouveau roi ; ainsi vous ferez mieux de vous
contenter de notre vieille Nancy (Anne;, faute d'une meilleure
reine. »
RatcIifTe, qui entra dans ce moment, contirma ces nouvelles, si
peu favorables au parti jacobite. Sir Frédéric, presque au môme
instant et sans prendre congé de personne, quitta le château, avec
ceux de ses gens qu'il trouva prêts à le suivre.
» Et vous, monsieur Mareschal, que vous proposez-vous de
faire ? demanda RatcIifTe.
— 3Ia foi I » répondit-il en souriant, « je n'en sais trop rien; je
suis trop fier et trop peu fortuné pour suivre l'exemple du vail-
lant fiancé. Cela n'entre pas dans mon caractère, et ne vaut pas la
peine que je m'en occupe.
— Eh bieni alors dispersez vos gens, et restez tranquille; at-
tendu qu'il n'y a pas eu d'acte public, il n'en sera point question.
— Eh! sans doute, dit Hobbie; ce qui est passé est passé,
soyons tous amis de nouveau. Du diable si je veux de mal à per-
sonne, excepté à Westburnflat, et je lui ai donné du chaud et du
froid; car j'avais à peine échangé avec lui trois coups de sabre
qu'il a sauté par la fenêtre dans le fossé du château, qu'il a tra-
462 LE NAIN NOIR.
versé à la nage comme un canard sauvage. C'est un fameux
gaillard que cet homme-là, vraiment ! Il enlève une jolie fille le.
matin, et une autre le soir; il ne lui faut rien moins que cela;
mais s'il ne s'enlève pas lui-môme hors du pays, je l'enlèverai,
moi, avec une corde de chanvre; car le rendez-vous au Castleton
est tout à fait rompu; ses amis ne veulent pas le soutenir. »
Pendant cette confusion générale, Isabelle s'était jetée aux
pieds de son parent, sir Edouard Mauley, car c'est le nom que
nous devons maintenant donner au solitaire, pour lui exprimer
sa reconnaissance, et en môme temps implorer le pardon de son
père. Les yeux de tous ceux qui étaient présents commencèrent
à se fixer sur eux, aussitôt que leur propre agitation et le tumulte
des domestiques se furent un peu calmés. Miss Yère était à ge-
noux à côté du tombeau de sa mère, dont la statue offrait des
traits d'une ressemblance marquée avec les siens. Elle tenait la
main du Nain, et ne cessait de la baiser et de la baigner de larmes.
Pour lui, il était debout et immobile, portant alternativement ses
regards sur la statue et sur la figure animée de son affligée sup-
pliante : enfin de grosses larmes qui se rassemblaient dans ses
yeux l'obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.
« J'avais cru, dit-il, que les larmes et moi avions fait divorce
ensemble ; mais nous en versons à notre naissance, et leursource
ne tarit que lorsque que nous descendons au tombeau. Toutefois,
il n'est point d'attendrissement capable de me faire changer de
résolution. Je me sépare ici entièrement et pour toujours, de tout
ce dont le souvenir (jetant un regard sur le tombeau) et la pré-
sence (serrant la main d'Isabelle) me sont chers. ..Ne me parlez
point; ne cherchez point à changer ma détermination ; ce serait
inutile. Tous n'entendrez plus parler de moi ; vous ne verrez plus
cette masse de difformité. Je serai mort pour vous avant que je
sois réellement dans la tombe, et vous ne vous souviendrez de
moi que comme d'un ami débarrassé des peines et des crimes de
l'existence. »
Il baisa le front d'Isabelle, imprima un autre baiser sur celui de
la statue devant laquelle elle était agenouillée, et sortit de la cha-
pelle, suivi de Ratcliffe. Isabelle, presque épuisée par les émotions
qu'elle avait éprouvées dans la journée, fut transportée par ses
femmes dans son appartement. La plupart d*fs autres conviés se
dispersèrent, après avoir, chacun de son côté, essayéde persuader
à qui voulait les entendre, combien ils désapprouvaient tout com-
CHAPITRE XVIII. 163
plot formé contre le gouvernement, et leur regret qu'ils éprou-
vaient d'y avoir pris part. Hobbie Elliot prit le commandement
du château pour la nuit, et fit monter une garde régulière. Il ne
se faisait pas peu de gloire de la promptitude avec laquelle ses amis
et lui s'étaient rendus à l'appel qui leur avait été fait par Elshie,
au moyen de l'entremise du fidèle Ratcliffe -, et c'était une cir-
constance fort heureuse, disait-il, car ce jour-là ils avaient appris
que Westburnflat n'était nullement-dans l'intention d'être exact
au rendez-vous de Castleton, mais plutôt de les narguer tous
ensemble ; en sorte qu'une troupe considérable s'était réunie à
Heugh-Foot, avec le dessein de faire le lendemain matin une
visite à la tour du brigand, et que leur marche se dirigea facile-
ment vers le château d'EUieslaw.
CHAPITRE XVIII.
CONCLUSION.
Dernière scène qui termine celte histoire étrange et
fertile en événements.
Shakspeake. Comme il vous plcnra.
Le lendemain matin, M. Ratcliffe remit à miss Vère une lettre
de son père, dont voici le contenu :
" Ma très-chère enfant ,
« La perversité d'un gouvernement persécuteur me force, pour
ma propre sûreté, à quitter mon pays et à passer quelque temps
à l'étranger. Je ne vous demande ni de m'accompagner ni de ve-
nir m'y joindre; vous soignerez mes intérêts et les vôtres d'un©
manière plus efficace , en restant là où vous êtes.
« Il serait inutile d'entrer dans un détail minutieux des étranges
événements qui ont eu lieu hier. Je crois avoir droit de me plain-
dre du mauvais traitement que j'ai reçu de la part de sir Edouard
Mauley , qui est votre plus proche parent du côté de votre mère ;
mais, comme il vous a déclarée son héritière , et qu'il va vous
mettre de suite en possession d'une grande partie de sa fortune ,
je regarde cet acte comme une ample réparation de ses torts en-
vers moi. Jesais qu'il n'a jamais pardonné la préférence que votre
mère m'a donnée sur lui, au lieu d'exécuter les clauses d'une es-
pèce de pacte de famille, absurde et tyrannique, qui l'obligeaient
104 LE NAIN NOIR.
à épouser un parent aussi difTorme. Le chagrin que lui causa cet
événement suffit pour opérer le dérangement total de son esprit,
qui n'avait jamais été bien sain, et j'eus, comme mari de sa plus
proche parente héritière, la tâche délicate d'avoir soin de sa per-
sonne et de ses biens, jusqu'à ce qu'il fut rétabli dans la libre
disposition de ces derniers par ceux qui croyaient sans doute qu'ils
faisaient un acte de justice, quoique, si Ton examine certaines
circonstances de sa conduite subséquente, on voie que, pour son
propre intérêt, il aurait mieux valu qu'on eût continué à le sou-
mettre à une crainte modérée etsaluLaire.
« Sous un rapport, cependant, il fit voir qu'il avait des égards
pour les liens du sang, et qu'il reconnaissait sa propre faiblesse 5
car,en se séquestrant entièrement de la sociétéjsous divers noms et
divers déguisements, et en exigeant que l'on répandît le bruit da
sa mort, ce à quoi je consentis pour lui complaire, il laissa à ma
disposition les revenus d'une grande partie de ses domaines ^ et
particulièrement de ceux qui, ayant appartenu à votre mère , lui
revenaient , comme fiefs appartenant à la ligne masculine. Il
croyait sans doute, en agissant ainsi, faire preuve d'une extrême
générosité, tandis qu'aux yeux de tout homme impartial il ne
faisait que remplir une obligation naturelle, puisque, suivant les
règles de la justice, sinon de droit étroit, vous deviez être regar-
dée comme l'héritière de votre mère, et moi comme administra-
teur de vos biens. Ainsi, au lieu de croire que sir Edouard m'a
comblé de faveurs à cet égard, je pense au contraire avoir raison
de me plaindre de ce que les remises que je recevais ne m'étaient
faites que sous le bon plaisir de M. RatclifFe, qui d'ailleurs exi-
geait des hypothèques sur mon propre patrimoine d'EUieslaw ,
pour les sommes que je le priais de m'avancer, et c'est de cette
manière qu'il est parvenu insensiblement à avoir la direction ab-
solue et l'administration de mes propriétés. Ou bien, si sir
Edouard ne m'a témoigné toute cette prétendue amitié que dans
le dessein d'exercer une autorité despotique sur mes affaires et
d'acquérir le pouvoir de me ruiner quand il le voudrait , je me
sens, je le répète, encore moins disposé à reconnaître que je lui
aie aucune obligation.
« Ters l'automne de l'année dernière , ainsi que je l'ai appris ,
soit que son imagination déréglée le lui suggérât, soit dans le but
d'exécuter le plan dont je vous parle, il arriva en notre district,
donnant pour motif, à ce qu'il paraît , son désir de voir un monu-
CHAPITRE XVIII. les
ment qu'il avait donné ordre de construire sur le tombeau de votre
mère. A cette époque, M. Ratcliffe m'avait fait l'honneur de s'é-
tablir dans ma maison et eut la complaisance de l'introduire se-
crètement à la chapelle. Il en résulta, ainsi qu'il me l'a raconté
depuis , une sorte de frénésie qui dura plusieurs heures, pendant
lesquelles il s'enfuit dans les lieux marécageux ou couverts de
bruyères, et les plus sauvages, au sein desquels il trouva à propcs,
après qu'il eut un peu recouvré ses sens, de fixer sa demeure et
de se donner pour un empirique de campagne , rôle que , dans
ses jours de prospérité , il s'était souvent plù à jouer. Il est à re-
marquer que M. Ratcliffe, au lieu de m'informer de cette circons-
tance et me mettre à même de prendre du parent de ma défunte
épouse les soins qu'exigeait sa malheureuse position , eut la cou-
pable faiblesse d'entrer dans ses vues extravagantes et de lui pro-
mettre , même sous serment , de n'en point parler. Il fit de fré-
quentes visites à sir Edouard et l'aid-a dans l'étrange projet qu'il
avait formé de se construire un ermitage. Il paraît qu'ils ne re-
doutaient rien tant que la découverte des rapports qu'ils avaient
entre eux.
« Le terrain était ouvert dans tous les sens autour de la hutte ,
et un petit caveau, que, dans leurs recherches, ils avaient dé-
couvert près de la colonne de granit , probablement un lieu de
sépulture , servait à cacher Ratcliffe à l'approche de quelque
étranger. Il est également à remarquer que , tandis que je croyais
que mon malheureux ami était dans le couvent des moines de la
Trappe , il vivait depuis plusieurs mois à environ cinq milles de
ma maison , sous ce bizarre déguisement, et était régulièrement
instruit de mes mouvements les plus secrets , par le moyen de
Ratcliffe, de Westburnflat ou d'autres, qu'il avait d'amples moyens
de suborner. Il me fait un crime d'avoir cherché à vous faire épou-
ser sir Frédéric. Je croyais ne pouvoir faire mieux ; mais , si sir
Edouard Mauley pensait autrement , pourquoi ne pas se présen-
ter hardiment , déclarer son intention de contribuer à la consti-
tution de votre dot, et réclamer l'exercice des droits que lui don-
nait votre qualité d'héritière de sa grande fortune ?
' Même à présent, malgré la lenteur que votre bizarre et in-
considéré parent a mise à faire connaître cette intention , je suis
loin d'opposer mon autorité à ses désirs, quoique la personne qu'il
veut que vous regardiez comme votre futur époux soit le jeune
Earnschff, de tous les hommes du monde le dernier auquel j'au-
LE NAIN NOIR. 11
4C6 LE NAIN NOIR.
rais cru probable qu'il eût jamais pensé , d'après certain événe-
ment funeste qui eut lieu dans le temps. Mais j'y donne volontiers
mon consentement , pourvu que les clauses du contrat soient sti-
pulées en termes tellement irrévocables, que ma fille soit à l'abri
de se trouver dans cet état de dépendance et de suppression de
revenus dont j'ai tant de raison de me plaindre. Quant à sir Fré-
déric Langley, je pense que vous n'en entendrez jamais plus par-
ler; il n'est pas homme à venir réclamer la main d'une personne
qui ne lui apporte point de dot. Je vous confie donc , ma chère
Isabelle, à la sagesse de la Providence et à votre propre pruderice,
me contentant de vous engager à ne pas perdre de temps à vous
assurer des avantages dont le caractère inconstant de votre parent
lïi'a dépouillé pour les faire rejaillir sur vous.
« M. Ratciiffe m'a fait part que sir Edouard avait l'intention de
m'assurer une somme annuelle considérable, pendant mon séjour
dans l'étranger; mais je suis trop fier pour accepter la moindre
chose de lui. Je lui ai dit que j'avais une fille chérie , qui , tant
qu'elle serait dans l'opulence , ne souffrirait pas que son père vé-
cût dans la pauvreté; et j'ai cru devoir en môme temps lui faire
entendre bien clairement que , quelle que fût la dot qu'il se pro-
posait de vous donner, il devait faire entrer dans son calcul une
dépense aussi nécessaire et aussi naturelle. Je vous assurerais
même très-volontiers le château et le domaine d'Ellieslaw , pour
vous prouver mon affection paternelle et mon désir désintéressé
de favoriser votre établissement dans le monde. L'intérêt annuel
des hypothèques dont ce bien est chargé en excède un peu le re-
venu, quoiqu'on l'ait déjà soumis à une rente assez forte ; mais
comme toutes ces hypothèques sont au nom de M. Ratcliffe, en
qualité de curateur de votre parent , vous n'aurez pas en lui un
créancier bien exigeant. Et , à cette occasion , je dois vous dire
que , bien que j'aie à me plaindre de la conduite de M. Ratcliffe
envers moi personnellement , je le crois néanmoins un homme
juste et probe, que vous pouvez consulter en toute sûreté dans
vos affaires ; et en vous conformant à ses avis vous êtes toujours
sûre de conserver la bienveillance de sir Edouard. Rappelez-moi
au souvenir de Marchie... j'espère que nos dernières affaires ne
lui feront éprouver aucun désagrément. Je vous écrirai plus
longuement lorsque je serai arrivé sur le continent. En atten-
dant , croyez-moi toujours votre tendre père ,
Richard Vère. »
CHAPITRE XVIir. 167
La lettre qu'on vient de lire contient les seuls éclaircissements
que nous ayons pu nous procurer sur les incidents de la première
partie de notre histoire. L'opinion d'Hobbie , comme peut-être
celle de la plupart de nos lecteurs , était que le reclus de Muck-
lestane-Moor avait un esprit qui n'était éclairé que d'une lumière
douteuse que l'on pourrait comparer à celle du crépuscule , et
qu'il n'avait pas des idées bien fixes de ce qu'il désirait, non plus
que l'aptitude nécessaire pour parvenir à son but par les moyens
les plus courts et les plus directs ; en un mot, chercher à démêler
le (il de sa conduite , c'était , disait Hobbie , chercher une route
en droite ligne au milieu d'une plaine couverte de bruyères , où
l'on aperçoit bien un grand nombre de sentiers qui se croisent
en tous sens, mais pas un seul qui se prolonge d'une manière dis-
tincte.
Lorsque Isabelle eut lu cette lettre , son premier soin fut de
demander des nouvelles de son père. On lui dit qu'il avait quitté
le château de bonne heure , après avoir eu une longue entrevue
avec M. Pvatclifïe , et qu'il était déjà loin sur la route qui condui-
sait au port le plus voisin , où il pouvait espérer s'embarquer pour
le continent.
« Et où est sir Edouard Mauley ? » car personne n'avait vu le
Nain depuis la scène extraordinaire de la soirée précédente.
« Ah , mon Dieu ! pourvu qu'il ne soit rien arrivé de mal au
pauvre Elshie ! dit Hobbie ; j'aimerais m.ieux être ruiné encore
une seconde fois. »
Il monta aussitôt à cheval et courut à la cabane du Solitaire ;
la chèvre accourut à lui en bêlant, car l'heure de la traite était
passée depuis long-temps. Le Solitaire ne se trouva nulle part ;
la porte de sa hutte était ouverte, contre l'ordinaire, le feu éteint,
et tout était resté dans le même état où Isabelle l'avait vu lors-
qu'elle était venue lui faire sa visite. Il était clair que les mêmes
moyens de transport qui l'avaient amené à Ellieslaw avaient servi
à le conduire du château dans une autre demeure. Hobbie s'en
retourna tout consterné.
« Je crains, monsieur Ratcliffe, que nous n'ayons perdu Cunny
Elshie.
— Oui , il l'est en effet , » lui répondit-il en lui remettant un
papier ; « lisez , et vous verrez que vous n'avez rien perdu à le
connaître. »
C'était un acte fort court , par lequel sir Edouard Mauley , au-
168 LE NAIN NOIR.
trement appelé Elshender le Reclus, donnait en toute propriété à
Halbert, ou Hobbie Elliot, et à Grâce Armstrong une somme con-
sidérable, que ledit Elliot lui avait empruntée.
La joie d'Hobbie fut mêlée de sentiments qui lui firent répan-
dre d'abondantes larmes.
« C'est singulier, dit-il ; mais je ne puis me réjouir de posséder
cette fortune , à moins que je ne sache si celui qui me la donne
est heureux aussi.
— Après le sentiment de plaisir qui naît dans notre propre
bonheur , dit Ratclifîe , le plus vif est celui que nous éprouvons
en sachant que nous avons contribué à celui des autres. Si tous
les bienfaits de mon maître eussent été répandus comme celui-ci,
combien différemment il en aurait été récompensé I mais la pro-
fusion inconsidérée qui voudrait assouvir l'avarice ou fournir à la
prodigalité, ne produit aucun bien et n'offre point en retour la re-
connaissance. C'est semer le vent pour recueillir le tourbillon.
— Et ce serait une récolte bien légère, dit Hobbie. Mais avec
la permission de ma jeune lady , je voudrais bien prendre les ru-
ches d'abeilles d'Elshie et les placer dans le petit parterre de
Grâce, à Heugh-Foot ; elles ne seront jamais inquiétées par au-
cun de nous. Et la pauvre chèvre, elle serait néghgée dans un
grand village comme celui-ci, tandis qu'elle pourrait paître à son
aise dans notre pré fleuri, le long du ruisseau \ les chiens la con-
naîtraient dans l'espace d'une journée, et ne lui feraient jamais de
mal , et Grâce la trairait elle-même tous les matins pour l'amour
d'Elshie , car , quoique bourru et mordant dans ses discours , il
était attaché à ces pauvres bêtes. »
On accueillit volontiers les demandes d'Hobbie, non sans ad-
mirer la délicatesse du sentiment naturel qui lui indiquait ce
moyen de prouver sa reconnaissance. Il fut enchanté lorsque
Ratcliffe lui dit qu'il ne laisserait pas ignorer'à son bienfaiteur le
soin qu'il voulait prendre de ses animaux favoris.
« Ayez bien soin de lui dire aussi, ajouta Hobbie, que ma
grand'mère, mes sœurs, et surtout Grâce et moi, nous sommes
tous bien portants et heureux, et que tout est son ouvrage; cela
ne peut que lui faire plaisir, je pense.»
En efTet, Elliot, ainsi que sa famille à Heugh-Foot, continua
long-temps à être aussi heureux et content qu'elle le méritait
par son intacte probité, sa délicatesse et son courage.
Tous les obstacles qui auraient pu s'opposer au mariage
CHAPITRE XVIII. 169
d'Earnscliff et d'Isabelle se trouvèrent levés, et les actes que
Ratcliffe produisit de la part de sir Edouard Mauley, pour assurer
la fortune de sa parente, auraient pu satisfaire la cupidité
d'EllieslaNY lui-môme. Mais miss Vère et Ratcliffe crurent inutile
de faire connaître à Earnscliff qu'un des grands motifs de sir
Edouard en comblant ainsi le jeune couple de ses bienfaits, était
d'expier le crime qu'il avait commis plusieurs années auparavant,
en versant le sang de son père dans l'emportement d'une querelle.
S'il est vrai, comme l'assura Ratcliffe, que l'extrême misanthropie
du Nain ait semblé se relâcher un peu par la certitude qu'il avait
d'avoir répandu le bonheur sur tant de personnes, la malheureuse
circonstance dont nous parlons fut probablement la principale
cause du refus obstiné qu'il ne cessa de faire de jouir de leur
bonheur.
Mareschal chassa, tua du gibier et but du bordeaux; puis,
s'ennuyant du pays, il passa sur le continent, fit trois campagnes,
revint et épousa Lucy Ilderson.
Les années passèrent successivement sur la tête d'Earnscliff
et de son épouse : elles les trouvèrent et les laissèrent satisfaits et
heureux.
L'impatiente ambition de sir Frédéric Langley l'entraîna dans
la malheureuse insurrection de 1715. Il fut fait prisonnier à
Preston, dans le Lancashire, avec le comte de Dirwenswaser et
autres. On trouve dans le recueil des procès des criminels d'État
sa défense et le discours qu'il fit au moment de son exécution.
M. Yère, à qui sa fille faisait un revenu considérable, continua à
résider sur le continent, prit une part active dans le système de
banque de Law, sous la régence du duc d'Orléans, et il y eut un
temps où il passa pour être immensément riche ; mais cette
fameuse bulle étant venue à crever, il éprouva tant de chagrin de
se trouver de nouveau réduit à un médiocre revenu, quoiqu'il vît
plusieurs de ses compagnons d'infortune entièrement dans le
besoin, qu'il en eut une attaque d'apoplexie, dont il mourut,
après avoir langui quelques semaines.
AVillie AVesthurufiat chercha à se soustraire au courroux
d'Hobbie Elliot, comme ses chefs à la vengeance des lois. Son
patriotisme l'excitait à servir son pays dans la guerre continentale,
tandis que sa répugnance à quitter son sol natal l'engageait à
rester plutôt dans son île chérie, et à faire sur les grands chemins
une collection de bourses, de bagues et de montres. Heureusement
170 LE NATN NOIR.
pour lui, la première impulsion prévalut; il alla joindre l'armée
commandée par Marlhorough, obtint un grade pour récompenser
les services qu'il rendait, en procurant du bétail pour la commis-
sion des vivres; revint, après plusieurs années, avec quelque
argent acquis, Dieu sait comment ! démolit la tour de Westburn-
flat, et bâtit à la place une maison étroite à trois étages avec une
cheminée à chaque bout. Il but de l'eau-de-vie avec les voisins
qu'il avait pillés dans sa jeunesse, mourut d-ins son Ut, et eut une
épitaphe gravée sur son tombeau, qui existe encore à Rirkcohistle.
Elle le représente comme ayant été brave soldat, bon voisin et
chrétien sincère.
M. Ratcliffe résidait habituellement avec la famille à Ellieslaw;
mais au printemps et en automne, il s'absentait régulièrement
pendant environ un mois. Quant au lieu vers lequel il se dirigeait
et au motif de ce voyage périodique, il garda constamment le
silence; mais personne ne doutait que ce ne fût pour se rendre
auprès de son patron. A la fin, après une de ces visites, son air
triste et son costume de grand deuil firent connaître à la famille
d'Ellieslaw que son bienfaiteur n'existait plus. La mort de sir
Edouard n'ajouta rien à la fortune d'Earnsclif et de son épouse,
car il s'était dépouillé pendant sa vie de tout ce qu'il possédait, et
principalement en leur faveur. RatclifTe, son unique confident,
parvint à un âge assez avancé, mais sans jamais faire connaître le
lieu où il s'était retiré, ni son genre de mort, ni l'endroit où il
avait été enterré. On pensait généralement que son bienfaiteur
avait exigé de lui qu'il gardât à ce sujet le secret le plus inviolable.
La disparition subite d'Elshie de son étrange ermitage confirma
les bruits que les gens du peuple avaient fait courir sur son
compte. Il y en eut plusieurs qui crurent qu'ayant osé entrer
dans un édifice consacré, malgré son pacte avec le malin esprit,
il avait été enlevé corporellement pendant qu'il retournait à sa
chaumière; mais la plupart sont d'avis qu'il ne disparut que pour
un temps, et qu'on le voit encore quelquefois sur les montagnes;
et comme, suivant l'usage, on conserve un souvenir plus vif de
ses discours étranges et violents que du sentiment de bienveil-
lance qui inspirait la plupart de ses actions, on croit assez ordi-
nairement qu'il est le môme que le mécliant démon appelé
V Homme des Marécages, dont mistress Elliot racontait les mau-
vais tours à ses petits-fils : aussi le représente-t-on généralement
comme jetant un sort sur les moutons, faisant avorter les brebis,
CHAPITRE XVIII. 171
OU détachant les masses de neige pour les précipiter sur ceux qui
cherchent un abri contre un ouragan sous la rive caverneuse d'un
torrent ou dans un profond ravin. En un mot, les malheurs les
plus redoutés, et dont les habitants de cette contrée pastorale
demandent au ciel de les préserver, sont attribués à l'invention
du Nain noir.
FIN DU NAIN NOIR.
LE MIROIR
DE
MA TANTE MARGLERITE.
PRELIMINAIRE.
11 est des temps où IMmagination s'égare en dépit
même de la surveillance de nos sens, où les corps sem-
blent des ombres , el les ombres des corps ; où le mur
solide et élevé qui sépare le domaine de la réalité de
celui de la fable semble renversé, comme si l'œil d'un
mortel pouvait voir au-delà des limites du monde
existant. Eh bien! je préfère ces rêves aux ombres
légères, à toutes les réalités matérielles de la vie.
Anonyme.
Ma tante Marguerite était de cette respectable congrégation
des vieilles filles à laquelle échoient en partage les peines et les
douleurs attachées à la possession des enfants, excepté cependant
celle de les mettre au monde.
Notre famille était nombreuse et composée d'enfants de carac-
tères très-opposés. Quelques-uns étaient stupides et bourrus ; on
les envoyait à la tante Marguerite afin qu'elle les amusât. D'autres
étaient grossiers et bruyants, on les envoyait à la tante Margue-
rite pour qu'elle les fît rester tranquilles et qu'ils ne troublassent
pas la paix de la maison paternelle ; ceux qui étaient malades lui
étaient envoyés pour être soignés , et ceux qui étaient d'un ca-
ractère entêté , pour qu'elle les domptât. Enfin la tante Mar-
guerite remplissait tous les devoirs d'une mère de famille sans en
avoir la gloire et la dignité. Ces moments occupés par des soins si
doux sont maintenant passés : des faibles et des forts, des bons et
des méchants, des mécontents et de ceux qu'aisément elle pouvait
satisfaire, qui occupèrent son petit salon du matin au soir , moi
seul je vis encore , quoique infirme dès mon enfance.
174 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
J'ai l'habitude, et la conserverai autant que je le pourrai, d'al-
ler visiter ma respectable parente au moins trois fois la semaine ;
elle demeure à un quart de lieue du faubourg de la ville que j'b.a-
bite ; on arrive chez elle, non-seulement par le grand chemin ,
mais encore par un petit sentier à travers de jolies prairies; ma
vie est tellement exempte de peines qu'un de mes grands ciiagrins
est de voir que quelques-unes de ces prairies soient destinées à
être couvertes de maisons. Déjà, dans celle qui est près de la ville,
des brouettes sans nombre sont occupées depuis plusieurs semai-
nes ; je crois , en vérité, qu'en surface et en profondeur dix-huit
pouces de matériaux au moins sont jetés au môme moment dans
ces petites voitures et transportés d'un endroit à un autre; de
grandes planches sont entassées en forme triangulaire dans diffé-
rents endroits, et un joli petit groupe d'arbres qui embellit encore
le côté de l'orient vient d'être marqué par un barbouillage blanc,
preuve irrécusable qu'il doit être abattu et probablement rem-
placé par une forêt de cheminées.
Beaucoup de gens, à ma place, éprouveraient un véritable cha-
grin en réfléchissant que cette petite portion de pàturagesapparte-
nait à mon frère, dont la famille était fort considérée, et qu'elle
fut vendue pour parer à des entreprises de commerce dans les-
quelles l'espérance de rétablir sa foitune délabrée l'avait fait en-
gager.
Pendant que ces projets de construction étaient en pleine acti-
vité^ cette circonstance me fut souvent rappelée par ces amis qui
sont enchantés qu'aucun de vos malheurs n'échappe à votre es-
prit : « Quel terrain pour des pâturages I disait l'un; et tout près
de la ville I disait Tautre : en y semant des navets et des pommçs
de terre , il rapporterait au moins 20 livres sterling * par arpent ,
et si on le louait pour des constructions, ce serait une véritable
mine d'or ! Et tout cela vendu pour une vieille chanson par l'an-
cien propriétaire I » Ces êtres en apparence compatissants ne sau-
raient m'engager à la plainte sur un tel sujet, car ils me rappel-
lent le passé sans pouvoir m'en distraire, et je cède volontiers les
revenus actuels et projetés aux personnes qui ont acheté le ter-
rain de mon père 5 je regrette seulement le changement qu'on
lui fait subir, parce qu'il détruit pour moi le charme attaché auî
souvenirs de mon jeune âge, et je verrais avec plus de plaisir ces
prairies en des mains étrangères conservant leur a[icien aspect,
1 Ciuq cents fraocs. i.. M.
LE WmOIR DE MA TANTE MARGUERITE. 17o
que si je les possédais renversées par l'agriculture ou couvertes
déniaisons: j'éprouve dans cette circonstance les mêmes sensa-
tions que le pauvre Logan :
Le soc iinpityyable a dé'.ruit le gazon
Où l'écolier venaii oublier sa leçon;
Ella hache a délruil l'aubépine sauvage
Qui Paitirait l'élé sous son modeste ombrage.
J'espère cependant que la dévastation dont ces charmantes
prairies sont menacées n'aura pas lieu de mon vivant, et malgré
l'esprit de spéculation qui domine aujourd'hui , j'aime à me per-
suader que celui du changement qui n'a pas moins de puissance,
viendra renverser leurs projets destructeurs, ou qu'au moins on
laissera telle qu'elle est la partie du sentier qui n'a pas été touchée
pendant la vie de nia tante Marguerite et la mienne. J'y suis gran-
dement intéressé, car chaque pas rappelle à ma mémoire des sou-
venirs d'enfance : voilà la barrière par-dessus laquelle une servante
maussade me fit passer en me grondant de ne pouvoir la franchir
à cause de mon infirmité , tandis que mes frères la sautaient avec
facihlé ; je me souviens de la pénible émotion que j'éprouvais
dans ce moment, et, convaincu de ma propre infériorité, je re-
gardais avec un œil d'envie les mouvements souples et élastiques
de mes frères , plus heureusement constitués que moi. Hélas ces
gracieux navires ont tous péri sur le grand océan de la vie , et
celui qui semblait devoir échouer a, comme dit le matelot, atteint
le port après la tempête I Voilà aussi l'étang sur lequel nous fai-
sions manœuvrer notre petite flotte construite avec la large feuille
de l'iris. Un de mes frères, destiné plus tard à mourir sous la
bannière de Nelson, faillit s'y noyer. Ici sont les taillis de cou-
driers, où mon frère Henri cueillait des noisettes , ne pensant
point qu'il dût mourir un jour dans les jungles indiens S à la re-
cherche des roupies. Ce sentier me rappelle encore bien d'autres
souvenirs ! Et lorsque, appuyé sur ma béquille, je m'arrête en
comparant le passé au présent , je doute presque que ce soit moi,
jusqu'à ce que me tournant en face de la petite porte couverte de
chèvrefeuille de la maison de ma tante , je reconnais son aspect
irrégulier-, les fenêtres couvertes de treillage paraissent faites
avec un art tout particulier, afin qu'aucune d'elles ne se ressemble
en forme, en grandeur ou par leur gothique entablement de
1 Endroits marérageux et couverts de broussailles, sur les bords du Gange, où le
tigre établit son repaire, a. m.
170 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
pierre et les tablettes qui les ornent. Cette habitation autrefois ap-
pelée maison des Clos-du-Comte nous appartient encore, et , par
un arrangement de famille, ma tante Marguerite a le droit d'y
rester pendant sa vie. Ce droit précaire n'est plus que la dernière
ombre de la famille Bothwell des Clos-du-Comte , et le reste de
l'héritage paternel ; après la mort de ma tante , il ne restera de
cette famille qu'un vieillard infirme, cheminant doucement , et
sans regret, vers la tombe qui renferme tout ce qui lui fut cher
sur cette terre.
Après m'ôtre livré pendant quelques minutes à de semblables
pensées, j'entre dans cette habitation qui, dit-on , n'était autre-
fois que le logement du concierge du bâtiment originaire, et j'y
trouve un être sur lequel le temps semble avoir fait peu d'im-
pression ; car l'âge de ma tante Marguerite me paraît aujour-
d'hui être celui qu'elle avait lorsque j'étais dans ma première
jeunesse ; un enfant de dix ans qui voit un homme ou une femme
de cinquante ne s'aperçoit pas du changement que le temps ap-
porte dans une personne qu'il a toujours vue vieille.
Le costume de la vieille dame contribue sans doute aussi beau-
coup à me persuader que le temps n'a pas marché pour elle. La
robe de soie couleur chocolat, manchettes pareilles jusqu'au
coude, et par-dessus lesquelles sont d'autres manchettes en mous-
seline, les gants de soie noire , ou mitaines , ses cheveux blancs
roulés sur un coussin et le bonnet de blanche batiste serré autour
de son vénérable front: tout ce costume n'était pas celui de 1826-,
c'était un genre qui n'appartenait qu'à ma tante Marguerite. La
voilà assise comme elle l'était il y a trente ans, avec son rouet ou
son tricot, auprès du feu dans l'hiver, et dans l'été auprès de la
fenêtre, et quelquefois se hasardant jusqu'à la porte dans les bel-
les soirées d'été. Son corps, semblable à une parfaite mécanique,
exécute les opérations pour lesquelles il est formé, avec la même
activité qu'autrefois, et qui, tout en diminuant graduellement, ne
montre cependant aucune probabilité qu'elle doive finir bientôt.
La sollicitude et Taffection qui rendirent ma tante JMarguerite
esclave volontaire des caprices d'un grand nombre d'enfants, ont
maintenant pour objet la santé et le bien-ôtre d'un faible et in-
firme vieillard, le dernier parent de sa famille, et le seul qui trouve
encore de l'intérêt dans les vieilles traditions qu'elle a recueillies
et amassées comme l'avare cache son or afin que nul être ne puisse
en jouir après sa mort.
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 177
Ma conversation avec ma tante roulait peu sur sur le présent
ou l'avenir-, car le présent ne nous laisse rien à désirer du passé,
et l'avenir ne nous donne ni crainte ni espérances. Yoiià pour-
quoi nous nous occupons plus volontiers du passé, et nous ou-
blions notre mauvaise fortune en nous rappelant l'importance de
notre famille et sa brillante prospérité.
Celte légère mais exacte introduction suffira au lecteur pour
lui faire connaître la tante Marguerite et son neveu, et lui faire
comprendre la conversation et Fhistoire qui va suivre.
La semaine dernière, par une belle soirée d'été , j'allai un peu
tard lui faire une visite ; elle me reçut avec sa bonté ordinaire ;
mais elle paraissait distraite et préoccupée ; je lui en demandai la
cause. « Ils viennent, me dit-elle, de nettoyer la vieille chapelle 5
Jean Clayhudgeons a pensé que les décombres de l'intérieur qui,
je suppose, sont les restes de nos ancêtres; seraient excellents
pour fumer ses prairies. »
A cette nouvelle, je me levai avec plus de vivacité que je n'en
avais montré depuis quelques années. Je repris ma place, tandis
que ma tante, posant sa main sur ma manche, continua :
« La chapelle , mon cher neveu, est depuis long-temps regar-
dée comme un bien commun à tousj on l'emploie même comme
un lieu propre à y renfermer les moutons ; d'ailleurs , que peut-
on exiger d'un homme qui se sert de ce qui lui appartient ? Et puis,
je lui ai parlé, et il m'a promis très-honnêtement que s'il trouvait
des ossements , ou quelque monument , ils seraient soigneuse-
ment respectés et replacés : que pouvais-je demander de plus?
La première pierre qui a été trouvée porte le nom de Marguerite
Bothwell, 1585 ; je l'ai fait mettre de côté, persuadée que cette
découverte présage ma mort. Cette pierre ayant servi à une per-
sonne qui portait le même nom que moi , il y a deux cents ans ,
semble avoir été déterrée à propos pour me rendre le même ser-
vice; mes affaires terrestres sont arrangées depuis long-temps;
mais qui peut s'assurer que celles qui regardent le ciel le soient
suffisamment ?
— Après tout ce que vous venez de me dire, ma tante, je de-
vrais prendre mon chapeau et m'en aller; et je le ferais, si je ne
voyais qu'il y a un peu de superstition mêlée à votre pitié. Pen-
ser à la mort est un devoir en tout temps ; mais la croire près de
soi parce que l'on a trouvé une vieille pierre sépulcrale, voilà qui
est déraisonner, et vous dont le jugement et le bon sens ont été
i78 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
utiles à notre malheureuse famille, vous êtes la dernière personne
que j'eusse soupçonnée d'une telle faiblesse.
— Je ne mériterais pas ces reproches, mon cher neveu , répli-
qua ma tante, si nous parlions d'un incident ordinaire dans les
choses humaines. Mais j'éprouve un certain pressentiment que je
ne voudrais pas rejeter, c'est un sentiment qui me sépare de ce
monde et m'enchaîne à celui auquel j'appartiendrai bientôt, et
quand il me conduit au bord de la tombe et m'engage à en re-
garder la profondeur, je n'aime pas à m'en distraire ; il occupe
doucement mon imagination, et cela sans influer sur ma raison
et ma conduite.
— Je vous assure, ma bonne dame, que si une autre que vous
m'eût fait un pareil aveu, je l'aurais crue au.ssi fantasque que le
ministre qui, sans défendre sa mauvaise manière de lire^ préférerait
son vieux mumpsimus à son moderne sumpsimus ^.
— Eh bien I il faut que je t'explique mon inconséquence dans
cette circonstance, en la comparant à une autre. Je suis, comme
vous le savez bien , un reste de cette vieille caste hors de mode
qu'on appelle jVrcobîVe; mais je ne le suis que de sentiment, car
jamais sujet plus loyal ne pria de meilleur cœur pour la santé et
la prospérité du roi George lY, que Dieu protège! mais je crois
bien que le bon prince ne penserait pas que je puisse lui faire in-
jure, si en me reposant dans mon fauteuil au coucher du soleil
comme dans ce moment, je pensais aux hommes courageux qui
crurent de leur devoir de prendre les armes contre son grand-
père, et pour une cause qu'ils regardaient comme celle de leur
prince légitime et de leur patrie :
Hs coniljatlirent vaiilaiiiiiient,
Tous jusqu'au funeste moment
Où leur ii'.ain, d'un sang noir trempée,
Dut se coller à leur épée.
i\Iais en luttant contre le sort,
Dans la lenipHe, leur courage
En ce combai ne fit naufrage
Qu'en atteignant le dernier porl.
" Ne venez pas dans un semblable moment, lorsque ma tête est
remplie de plaids 2 , de pibrochs ^ et de claymores '* , demander à
1 Ceci nous fait naturellement souvenir du grave Oldbuck dans le roman de
VAnliqxtaire. a. M.
2 Manteaux écossais, a. m. •
ô Chants écossais des clans des montagnes, k. m.
4Epées à deux tranchants des anciens guerriers écossais, a. m.
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 179
ma raison d'admettre ce que je crains bien qu'elle ne veuille nier;
je veux dire que le bien public voulait que ces choses cessassent
d'exister. Je ne puis non plus refuser d'avouer la justesse de votre
raisonnement; mais étant convaincue contre ma volonté, vous
gagnerez peu par vos observations • vous pourriez tout aussi bien
énumérerà nn amant bien épris les imperfections de sa maîtresse:
après en avoir déroulé la liste , vous n'aurez pour toute réponse
que ; c'est une raison pour lui de Taimer davantage. »
Je ne fus pas fâché de changer les tristes idées de ma tante; je
répondis donc sur le même ton : « Je suis bien persuadé que no-
tre excellent roi est d'autant plus certain de l'affection loyale de
mistress Bothwell qu'il a en sa faveur le droit de naissance des
Sluarts autant que par l'acte de succession.
— Il est possible que mon attachement soit plus vif à raison
des droits dont vous parlez, répondit la tante Marguerite -, mais
en vérité il serait aussi sincère que si le droit du roi n'était fondé
que sur la volonté delà nation, comme l'a prouvé la révolution.
Je ne suis pas un de vos gens jure divinoK
— Et malgré cela, vous êtes une jacobite.
— Tant que vous voudrez, ou plutôt je vous promets de nf ap-
peler comme ceux de leur parti, qu'on nommait, sous le règne
de la reine Anne, les TVhimsiccds'^^ parce qu'ils agissaient aussi
souvent par sentiment que par principe. Après tout, il est assez
singulier que vous ne vouliez pas permettre à une vieille femme
d'être inconséquente dans ses sentiments politiques, tandis que
presque tous les hommes le sont dans toutes les affaires de la vie;
car vous ne pouvez m'en citer un seul chez qui les passions et les
préjugés ne viennent pas éloigner ou déranger les idées justes et
raisonnables.
— Cela est vrai, ma tante; mais vous, vous vous égarez vo-
lontairement, et je veux vous engager à rentrer dans la bonne
voie.
— Epargnez-moi, je vous prie -, vous vous rappelez la chanson
celtique dont je prononce incorrectement les paroles 5, et dont
voici le sens :
Je dors, mais ne m'éveillez pas.
« Je vous assure, mon cher parent, que cette espèce à^rêve tout
1 Partisans du droit divin, a. m.
2 Les fantasques, a. m.
3 Hatil mohatil, na dowski mi, porte le texte, a. m.
180 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
éveillé ' que mon imagination aime à nourrir, et que votre poète
favori, AVordsworth, appelle les Caprices de notre esprit^, va-
lent tout le charme de mes vieux jours. Maintenant^ au lieu de
m'élancer dans l'avenir, comme je faisais dans ma jeunesse, ou
de faire des châteaux en Espagne lorsque j'arrive sur le bord de
ma tombe, je porte ma pensée, je songe aux jours, aux habitudes
de mon jeune âge ; de tristes et toutefois de consolants souvenirs
me touchent, m'attendrissent ; ils me sont si chers que je regar-
derais comme un sacrilège d'avoir plus de raison et d'abandon-
ner des préjugés qui me dirigeaient et que je révérais môme dans
ma jeunesse.
— Je crois maintenant vous comprendre, répliquai-je, et je
vois pourquoi vous préférez quelquefois la lueur douteuse de
l'illusion à la vive lumière de la raison.
— N'ayant plus rien à faire, reprit ma tante, on peut rester dans
Tobscurité si l'on s'y plaît. Si nous avions à nous occuper, alors
la lumière deviendrait nécessaire.
— Et dans cette obscurité I lui répondis-je, l'imagination crée
des visions ravissantes, que souvent on a la faiblesse de prendre
pour des réalités.
— C'est vrai, » répliqua la tante Marguerite, qui avait beau-
coup lu ^ ce sont surtout ceux qui ressemblent au traducteur
du Tasse ,
Poète ingénieux, dont l'espril exalté
Aux merveilles qu'il peint prête une vérité.
•< On n'exige pas cependant que vous éprouviez les sensations
pénibles que ces prodiges peuvent faire naître ; une semblable
crédulité dans ces temps-ci n'appartient qu'aux sots et aux en-
fants. Il est inutile que vos oreilles éprouvent un espèce de tinte-
ment, ou que vous changiez de couleur comme Théodore à
l'apparition du spectre du Chasseur ^. Tout ce qui est indispen-
sable pour jouir de la douce impression d'une crainte surnatu-
relle, c'est que vous soyez susceptible de ce léger tressaillement
ou frissonnement, qu'un conte terrible fait éprouver, surtout
lorsque le narrateur prévient d'avance qu'il doute de ce qu'il
1 Tf'aliintj dreams, dit en elTet le texte, a. m.
2 Mûods of mi/ owii mind. Wordsworlh est le poète des lacs ; il se plaît à chanter
au milieu des brouillards, et quelquefois ses vers s'en ressenlcnl. a. m.
5 BallaJe anglaise, a. m.
LE MIROIR DE 31 A TA^fTE MARGUERITE. 181
avance, mais qu'il trouve cependant inexplicable.il existe un
autre symptôme, c'est l'hésitation momentanée avec laquelle on
regarde autour de soi lorsque l'intérêt du conte est porté au plus
haut degré-, et le troisième point est de craindre de se regarder
dans un miroir lorsqu'on se trouve seul le soir dans sa chambre.
Voilà les signes qui attestent que l'imagination d'une femme est
montée au point d'exaltation nécessaire, pour qu'un conte de
revenant produise chez elle cet effet. Je ne chercherai point à
dépeindre les impressions analogues chez un homme.
— Cette particularité d'éviter les miroirs, ma chère tante, doit
être assez rare parmi votre sexe.
— En fait de toilette, mon cher neveu, vous n'êtes encore que
novice. Toutes les femmes consultent leur miroir avec empresse-
ment avant d'aller dans le monde; mais de retour chez elles, le
miroir n'a plus pour elles le môme charme. Le dé a été jeté; la
personne a eu ou n'a pas eu de succès dans l'impression qu'elle a
désiré produire; mais sans entrer davantage dans les mystères
delà toilette, je vous dirai que moi-même, comme bien d'autres
personnes, je n'aime pas à voir la surface noire et confuse d'ans
grande glace dans un appartement mal éclairé, et où la réflexion
de la lumière paraît plutôt se perdre dans la profonde obscurité
delà glace que de réfléchir sa lumière dans l'appartement. Une
glace dans l'obscurité est un vaste champ pour le jeu de l'imagi-
nation; elle peut y faire voir d'autres traits que les nôtres, ou,
comme dans les apparitions de la veille de la Toussaint, dont on
amuse notre enfance, on croit apercevoir quelque forme étran-
gère regardant par-dessus notre épaule. Enfin, quand je me sens
l'esprit disposé à voir des revenants, je dis à ma femme de cham-
bre de tirer le rideau vert sur le miroir avant d'entrer dans ma
chambre, afin que s'il doit en effet en paraître un, elle soit la pre-
mière à le voir. Mais à dire vrai, cette répugnance de regarder
dans un miroir, en certains temps ou en certains endroits, doit
son origine à un conte que me fit ma grand'mère, qui fut partie
intéressée dans les scènes que je vais vous raconter.
LE MIROIR DE MA T.iXTE MARGUiBITE. 12
182 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
PREMIERE PARTIE.
Enfants, prêtez l'oreille.
Anonfime.
« Vous aimez, mon neveu, les esquisses de la société du temps
passé. Je voudrais pouvoir vous dépeindre le chevalier Philippe
Forester, le libertin modèle de la bonne compagnie d'Ecosse vers
la fin du siècle dernier. Je ne l'ai jamais vu ; mais, d'après ce que
m'a dit ma mère, de son esprit, de sa galanterie, et de son goût
pour la dépense, ce gai chevalier vivait à la fin du xvir siècle et
au commencement du xviii''. C'était le sir Charles Easy * et le
Lovelace ^ du jour et de son pays. Ses duels, ses bonnes fortunes
et quelques actions sur lesquelles (si les lois s'appUquaientà tout
le monde) il eût mérité d'être pendu, lui avaient acquis une cé-
lébrité dans le beau monde, et éloignaient facilement ses rivaux.
Une telle réputation nous montre ou que nos mœurs actuelles
sont meilleures, ou seulement plus décentes que celles d'autre-
fois, ou que le bon ton était plus difficile à atteindre que mainte-
nant, et que par conséquent on était plus indulgent pour l'heureux
possesseur de ces avantages. Nul petit-maître de nos jours ne se
serait soumis avec autant de sang froid à la honte que lui attira
l'affaire de la jolie Peggy Grindstonne, la fille du meunier de
Sillermills. Si elle fut arrivée à tout autre qu'à lui, elle eût néces-
sairement donné de la besogne au bourreau du roi ; mais elle ne
fit pas plus de tort à sir Philippe que la grêle ne cause de dom-
mage à la pierre du foyer. On le recevait tout aussi bien qu'au-
paravant ^ il a même dîné chez le duc d'Argyle le jour de l'enter-
rement de cette malheureuse fille, qui mourut de chagrin. Mais
ceci n'a aucun rapport avec mon conte.
« Avant tout , j'ai un mot à vous dire de ses parents et de ses
alliés; prêtez-moi toute votre attention, et je vous promets de ne
pas être longue. Il est nécessaire à l'authenticité de mon histoire
que vous sachiez qu'avec sa belle figure, ses talents et ses maniè-
res élégantes , sir Philippe épousa la plus jeune des demoiselles
Jaleoner de Rings Copland. La sœur aînée de cette dame avait
été la femme de mon grand-père , sir Geoffrey Bothwell -, cette
1 Personnage d'une comédie de Libber. a. m.
2 Personnage de la Clarisse lludoice de Ricbardson. A. M.
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 183
union fit jouir notre famille d'une belle fortune. Miss Jemina ou
miss Jemmie Falconer , ainsi qu'on rappelait, apporta en dot à
son mari 10,000 livres sterl. , dot très- considérable alors.
« Les deux sœurs . quoiqu'elles eussent toutes deux leurs ad-
mirateurs étant demoiselles , ne se ressemblaient guère. Le sang
bouillant du vieux roi Copland coulait dans les veines de milady
Botbwell. Elle était hardie, sans effronterie , ambitieuse^ dési-
rant élever sa maison et sa famille aux honneurs. Elle excita, dit-
on, mon grand-père, qui étaif naturellement indolent, à se mê-
ler des affaires politiques, ce qu'il aurait bien mieux fait d'éviter.
Cependant c'était une femme qui avait des principes solides , un
bon sens supérieur , ainsi que le prouvent ses lettres qui sont
renfermées dans mon cabinet.
« Jemina Falconer était tout à fait l'opposé de sa sœur ; son
intelligence , si toutefois elle en avait , était des plus ordinaires.
Sa beauté, qu'elle conserva fort peu de temps , ne consistait que
dans une grande délicatesse de traits et de teint, mais sans au-
cune expression. Les chagrins dune union mal assortie détruisi-
rent bientôt ses charmes. Elle aimait passionnément son mari ,
qui la traitait avec une indifférence poUe. Une telle conduite en-
vers une personne tendre et d'un jugement faible produisit sur
elle un effet peut-être plus pénible que s'il l'avait traitée plus du-
rement. Sir Philippe était voluptueux, ou plutôt parfait égoïste ;
son caractère était comme son épée, poli , tranchant et brillant,
mais inflexible et sans pitié. Quoiqu'il observât soigneusement
toutes les formes de la politesse envers sa femme, il ne se faisait
pas scrupule de la priver même de la compassion du monde ; et
bien qu'elle serve peu à ceux qui la possèdent , il était pénible à
un esprit comme celui de lay dForester de voir qu'elle n'en pou-
vait jouir.
« Dans le monde , on excusait le mari coupable aux dépens do
la femme maltraitée. Quelques personnes l'accusaient de fai-
blesse, et déclaraient que si elle avait eu un peu de la fermeté de
sa sœur _, elle aurait fait ce qu'elle aurait voulu de son mari ,
fùt-il un autre Falconbridge *. Une grande partie de leurs con-
naissances affectaient de la franchise , et disaient que les fautes
étaient réciproques, quoiqu'en vérité il n'existât pas d'oppresseur
ni d'opprimée. « Certainement, ajoutaient-ils , personne ne jus-
tifiera sir Philippe Foresler ; mais on le connaissait , et Jemina
1 Personnage d'an drame de Shakspeare. x. m.
104 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
Falconer devait s'attendre à ce qui lui arrive. Pourquoi voulut-
elle l'épouser? Il ne l'aurait jamais remarquée si elle ne s'était
pas jetée à sa tète avec ses 10,000 livres sterling, et sans l'argent
qu'il cherchait il aurait pu trouver mieux. Et puis, ayant épousé
cet homme, pourquoi n'essaye-t-elle pas de rendre sa maison
plus agréable en invitant plus souvent ses amis et en ne le tour-
mentant pas du bruit de ses enfants criards, et en ne l'entourant
que de choses élégantes et de bon goût. Je le déclare, je crois que
si on savait bien mener sir Philippe, il ferait un excellent mari. »
« Les critiques peu indulgents ne pensent pas qu'en élevant
cet édifice de bonheur conjugal ils oublient que la principale
pierre y manquait , et que pour recevoir honorablement bonne
compagnie , il faut une fortune considérable , et que celle de sir
Philippe était fort délabrée. Aussi , malgré les conseils qu'on lui
donna et les sages réflexions qu'on lui fit, sir Philippe chercha le
plaisir loin de chez lui , et abandonna sa femme triste et désolée.
« Enfin, gêné dans sa fortune, fatigué de l'ennui qu'il trouvait
dans son intérieur , il se décida à parcourir le continent comme
volontaire. Il était d'usage alors parmi les hommes de l'aristo-
cratie de prendre ce parti ; mais il est possible que notre cheva-
lier ait pensé qu'une légère teinte du caractère militaire ajoute-
rait à ses avantages , sans pour cela le rendre fat ; sa quaUté
d'homme à la mode lui était nécessaire pour conserver sa posi-
tion dans le monde.
« Cette résolution de Sir Philippe mit sa femme au désespoir.
Il en fut tellement touché que , contre son habitude , il prit la
peine de la tranquilliser. Cette fois , les larmes qu'elle versa ne
furent pas sans quelque douceur. Lady Bothwell lui demanda
comme une grâce la permission de prendre pendant son absence
sa femme et ses enfants chez elle. Sir Philippe accepta avec plai-
sir cette proposition, qui d'abord lui était favorable comme éco-
nomie , puis mettait fin aux propos des gens qui se permettaient
de le blâmer de quitter sa famille. Par cette condescendance , il
se rendait d'ailleurs agréable à lady Bothwell, pour qui il avait
un certain respect j car elle était la seule personne qui ôsat lui
parler avec franchise et sévérité , sans redouter sa raillerie ou le
prestige attaché à sa réputation.
» Quelques jours avant le départ de sir Philippe, lady Bothwell
prit la liberté de lui faire , en présence de sa sœur , une question
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 181J
directe que sa femme n'avait jamais osé lui adresser , quoiqu en
ayant le plus grand désir.
— Je vous prie , sir Philippe , de nous dire quelle route vous
prendrez lorsque vous serez sur le continent.
— J'irai de Leith à Helvoet, par le paquebot qui porte les dé-
pèches.
— Cela s'entend, » répliqua froidement lady Bothwell; « mais
vous ne comptez pas rester long-temps à Helvoet, je pense, et je
désire savoir vers quel point vous vous dirigerez ensuite.
— Vous me demandez, répondit sir Philippe, ce que je ne sais
pas encore moi-même ; cela dépend des hasards de la guerre.
J'irai au quartier général probablement ; là je présenterai mes let-
tres de recommandation ; j'apprendrai autant de l'art militaire
qu'il sera nécessaire pour un amateur comme moi ; je me lancerai
dans la carrière des armes , et peut-être chercherai-je à voir ce
que c'est qu'une bataille , comme les gazettes nous en en-
tretiennent.
— J'espère , sir Philippe, que vous vous rappellerez que vous
avez une femme et un enfant ; et que malgré votre goût pour la
carrière militaire , vous éviter ez un danger inutile et ne vous
aventurerez pas comme un soldat.
— Lady Bothwell me fait trop d'honneur en daignant prendre
tant d'intérêt à ma conservation ; mais, pour dissiper cette crainte
si flatteuse pour moi , je la prie de se rappeler que je ne pourrais
exposer le vénérable personnage qu'elle recommande à ma pro-
tection sans mettre en péril l'honneur d'un individu appelé Phi-
lippe Forester , avec lequel je suis lié depuis trente ans , et
quoiqu'on le regarde généralement comme petit-maître , je ne
veux pas m'en séparer.
— Pardon , sir Philippe , vous êtes le meilleur juge de vos af-
faires ; et j'ai peu le droit de m'en mêler : d'ailleurs , vous n'êtes
pas encore mon mari.
— Que Dieu m'en préserve I » répondit vivement sir Philippe ,
ajoutant cependant , « que Dieu me préserve de vouloir priver
mon ami sir Geoffrey d'un pareil trésor.
— Mais vous êtes le mari de ma sœur , ajouta lady Bothwell ,
et il me semble que vous ne pouvez ignorer tout le chagrin que
votre absence va lui causer.
— Puisque j'en entends parler du matin au soir , répliqua sir
Philippe , je dois certainement en savoir quelque chose.
186 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
— Je ne prétends pas riposter à cette saillie spirituelle, sir
Philippe ; mais vous devez bien savoir que tout son chagrin vient
des craintes qu'elle éprouve pour vous, pour les dangers que
vous allez courir.
— S'il en est ainsi , je suis au moins surpris que lady Bothwell
témoigne autant d'intérêt à un individu qui en est si peu digne.
— L'intérêt que je porte à ma sœur explique le désir que j'ai
d'apprendre vos intentions, sir Philippe-, je suis bien persuadé»
<]ue vous pouvez vous passer du mien -, la sûreté de mon frère
m'occupe aussi.
— Vous voulez parler du major Falconer , votre frère du côté
maternel ; quelle part peut-il avoir dans cette agréable conver-
sation ?
— Vous avez eu quelques mots ensemble , sir Philippe.
— Tout naturellement -. nous sommes parents, et comme tels
nous avons eu des affaires à régler.
— Vous ne répondez pas à ma question, reprit lady Bothwell :
je veux dire que par suite de quelques observations qu'il vous fit
relativement à votre conduite envers votre femme , vous vous
«tes querellés.
— Si vous supposez le major Falconer assez simple pour se
mêler de mes affaires particulières , lady Bothwell , vous avez en
vérité raison de croire que cette liberté me déplairait , et bien
plus, je le prierais de garder ses avis jusqu'à ce que je les lui de-
mandasse.
— Et c'est avec de pareilles dispositions que vous allez joindre
l'armée où se trouve mon frère ?
Il n'y a pas d'homme qui observe mieux les devoirs de l'hon-
neur que le major Falconer , répliqua sir Philippe. Et un aspi-
rant comme moi ne peut choisir un meilleur guide. »
« Lady Bothwell se leva et alla vers la fenêtre les larmes aux
yeux.
— Comment! c'est par une froide raillerie que vous répondez
aux craintes que nous vous manifestons sur les suites inévitables
d'une querelle qui pourrait se terminer d'une manière fatale !
Grand Dieu I de quoi sont formés les cœurs des hommes, pour se
jouer ainsi du désespoir des autres ?
« Sir Philippe en fut touché 5 il quitta son ton moqueur, et, sai-
sissant sa main , lui dit :
— Ma chère lady Bothwell , nous avons tort tous deux : vous
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 187
êtes beaucoup trop sérieuse , et moi je ne le suis pas assez peut-
être. La querelle que j'ai eue avec le major Falconer était de peu
d'importance ; si quelque chose de grave nous eût obligés de la
vider par voie de fait , comme nous disons en France, ni l'un ni
Tautre n'aurions manqué à ce devoir. Permettez-moi de vous dire
que si on savait que vous ou lady Forester avez des craintes d'une
telle catastrophe , ce serait le plus sûr moyen de la faire arriver ,
et pour le moment , il n'en est nullement question. Je connais
votre bon sens, milady Bothwell, et vous me comprendrez lors-
que je vous dirai que mes afTaires exigent que je m'absente quel-
que temps. Jemina ne peut en entendre parler ; elle me fait tou-
jours les mômes questions : « Pourquoi ne faites-vous pas ceci ou
cela? Pourquoi?... » Et lorsque je lui ai expliqué que toutes ses
ressources seraient sans effet, il me faut recommencer les mêmes
explications. Dites à votre sœur, je vous prie, ma chère lady
Bothwell , que vous êtes maintenant rassurée et tranquille. Vous
savez qu'elle est une de ces personnes sur qui l'autorité produit
plus d'effet que le raisonnement. Ayez un peu de confiance en
moi , et vous verrez que j'en serai digne. »
« Lady Bothwell secoua la tête comme quelqu'un qui n'est qu'à
demi satisfait : « Il est bien difllcile , reprit-elle , d'avoir quelque
confiance , quand la base sur laquelle elle doit être assise a été si
souvent ébranlée ; mais je ferai tout ce qui dépendra de moi pour
tranquiUiser ma sœur. Songez^ vos promesses, car vous en serez
responsable envers Dieu et les hommes.
— Ne craignez pas que je vous trompe, milady, le plus sûr
moyen pour me faire passer vos lettres sera de les adresser à Hel-
voetsluys ; je donnerai des ordres pour qu"on me les expédie ;
quant à ce qui regarde Falconer, notre première rencontre aura
lieu devant une bouteille de bourgogne ; ainsi tranquillisez-vous.»
<< Lady Bothwell ne pouvait pas être rassurée, mais elle sentait
bien que sa sœur gâtait sa cause en laissant trop paraître le cha-
grin et le mécontentement que lui causait le voyage de son mari,
surtout devant les étrangers qui ne manquaient pas de le répéter
à sir Philippe , et c'est ce qui lui déplaisait beaucoup. Mais per-
sonne ne pouvait empêcher ces querelles conjugales, qui ne ces-
sèrent que le jour du départ.
«Je suis fâchée de ne pouvoir vous dire précisément dans quelle
année sir Philippe passa en Flandre. Seulement c'était une de
celles où la campagne s'ouvrit avec une fureur extraordinaire ; et
188 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE,
plusieurs sanglantes escarmouches eurent lieu entre les Français
et les alliés. De toutes nos modernes améliorations ;, il n'y en a pas
de plus grande que l'exactitude et la promptitude avec laquelle
les nouvelles sont transmises. Dans les campagnes de Marlborough
le chagrin de ceux qui y avaient des parents était bien augmenté
par l'inquiétude de ne pas en recevoir de nouvelles , surtout sa-
chant qu'il y avait eu des batailles sanglantes livrées; et il était
probable que ceux qui excitaient notre intérêt y avaient pris
part. Parmi les personnes qui souffraient le plus de cette horrible
inquiétude était... j'allais dire la femme abandonnée de l'élégant;
sir Philippe : une seule lettre l'avait informée de son arrivée sur
le continent, et on n'en reçut point d'autres. Seulement on ap-
prit par la gazette que le volontaire sir Philippe, ayant été envoyé
comme chargé d'une reconnaissance dangereuse, avait déployé
dans cette mission le plus grand courage et la plus active intelli-
gence. On ajoutait en outre , qu'il avait reçu de son officier com-
mandant les plus grands éloges. La pensée de la gloire qu'il avait
acquise fit naître un instant une légère rougeur d'émotion sur la
Joue pâle de sa femme , mais bientôt aussi elle reprit sa pâleur ha-
bituelle en songeant au danger qu'il avait couru. Après cette nou-
velle on n'en reçut ni de sir Philippe ni de leur frère le major Fal-
coner. La position de lady Forester ne différait pas de celle de
beaucoup d'autres-, mais un esprit faible est toujours irritable, et
l'incertitude que quelques personnes supportent avec une indif-
férence qui tient souvent de leur constitution , ou d'une résigna-
tion philosophique, ou enfin de l'heureuse disposition de voir tout
en beau, était insupportable pour lady Forester qui en môme
temps était sensible, triste et dépourvue de la moindre force
d'âme naturelle ou acquise.
SECONDE PARTIE.
La fatalité nous entraîne.
Annnijmc.
« Comme on ne recevait point de nouvelles de sir Philippe di-
rectement ni indirectement, elle éprouvait une espèce de conso-
lation en songeant à cette môme insouciance qui lui causait tant
de peine. « Tl est si étourdi , disait-elle cent fois par jour à sa
sœur ; il n'écrit jamais lorsque tout va bien , c'est son habitude j
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 189
si quelque chose d'extraordinaire lui était arrivé , il nous l'aurait
bien certainement appris. »
« Lady Bothwell écoutait sa sœur sans chercher à la consoler;
elle pensait probablement que môme les plus mauvaises nouvelles
de Flandre pourraient offrir quelque genre de consolation, et que
la douairière lady Forester, si le hasard le voulait, pourrait jouir
d'un bonheur inconnu à la femme du plus beau et du plus bril-
lant chevalier de l'Ecosse. Cette conviction ne faisait qu'accroître
de jour en jour, surtout depuis qu'on avait appris du quartier
général que sir Philippe n'était plus avec l'armée , soit qu'il eût
été tué, ou fait prisonnier à une des escarmouches dans lesquelles
il aimait à se montrer , ou bien soit que , par quelque nouveau
caprice, il eût quitté le service sans que personne pût l'assurer.
Ce fut alors que ses créanciers se montrèrent exigeants ; ils s'em-
parèrent de ses biens, et menaçaient même de le faire prendre,
s'il osait se montrer en Ecosse. Ces désagréments mettaient le
comble à la mauvaise humeur de lady Bothwell contre le mari fu-
gitif, et sa sœur ne voyait dans tout cela qu'un motif de plus pour
ajouter à la douleur qu'elle ressentait de l'absence de celui que
son imagination , dans ce moment , lui représentait galant , bril-
lant, tendre enfin comme il était avant son mariage.
« A cette époque vint se fixer à Edimbourg un homme d'un
singulier caractère. On lui donnait le nom de docteur de Padoue,
parce qu'il avait fait ses études à cette célèbre université. On le
disait possesseur de plusieurs recettes en médecine avec les-
quelles, prétendait-on , il avait fait des cures merveilleuses ; mais
en même temps que les médecins d'Edimbourg lui donnaient le
nom de charlatan, il y eut beaucoup de personnes et une partie du
clergé qui, tout en admettant la vérité de ses cures et la puissance
de ses remèdes, affirmèrent que le docteur Battisto d'Amiotti se
servait de charmes et d'un art illicite pour obtenir de grands succès
dans sa profession. On défendit en chaire de recourir à lui pour
recouvrer la santé par des moyens surnaturels; mais la protection
que le docteur trouva auprès d'amis puissants lui permit de braver
ces fâcheuses imputations, et il passa, môme dans la cité d'Edim-
bourg, renommée par son horreur de la sorcellerie et des nécro-
manciens , pour le dangereux interprète de l'avenir. Enfin , on
allait jusqu'à dire, que pour certaines gratifications, qui bien en-
tendu devaient être considérables, le docteur Battisto pouvait
prédire le sort des absents et leur occupation du moment. Cette
198 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
nouvelle parvint aux oreilles de lady Forester dont le désespoir
était arrivé à un point où l'on risque tout pour obtenir une certi-
tude quelconque. Douce et timide dans toutes les circonstances
ordinaires de la vie, l'état de son esprit la rendit énergique et
pleine de hardiesse. Lady Bothwell ne fut pas peu surprise de
l'entendre exprimer la résolution qu'elle avait prise de faire une
visite à cet homme, pour qu'il lui fit connaître le sort de son mari.
Lady Bothwell essaya de la convaincre de toute l'inconvenance
d'une pareille démarche et de l'imposiure de cet étranger.
« Il m'importe peu, » dit la malheureuse femme abandonnée,
.< qu'on me blâme ou qu'on me trouve ridicule; s'il y a une
chance sur cent pour que je puisse avoir quelques renseignements
sur le sort de mon mari , je ne manquerai pas de le tenter, au
prix de tout ce que le monde pourrait m'ofîrir. »
«Lady Bothwell chercha ensuite à lui persuader qu'elle ofTensait
Dieu en ayant recours à de tels moyens.
« Ma sœur, lui disait-elle, celui qui meurt de soif ne craint pas
de se désaltérer môme à une source empoisonnée: celle qui
souftre de l'incertitude doit chercher à en sortir, quand môme les
moyens qu'elle emploie sont défendus et viendraient de l'enfer.
Je veux connaître mon sort ce soir; le soleil qui se lèvera demain
me verra, sinon plus heureuse, au moins plus résignée.
— Ma sœur, si vous ôtes décidée à faire cette étrange dé-
marche, répliqua lady Bothwell, vous n'irez pas seule. Si cet
homme est un imposteur, vous seriez trop émue pour vous en
apercevoir ; et s'il y a de la vérité dans ce qu'il pourrait dire , je
ne voudrais p.is que vous vous exposassiez seule à entendre
quelque chose d'aussi extraordinaire. Je vous y accompagnerai
si vous ôtes toujours déterminée à y aller ; mais réfléchissez en-
core à ce parti, et puissiez-vous renoncer à un moyen coupable,
et qui peut-ôtre n'est pas sans danger. »
«t Lady Forester se jeta dans les bras de sa sœur, la pressa
contre son cœur, la remercia mille fois de son oH're, mais en
môme temps refusa avec tristesse de suivre les conseils dont elle
était accompagnée.
« Après le coucher du soleil, heure à laquelle le docteur de
Padoue recevait les visites de ceux qui venaient le consulter, les
deux dames quittèrent leur appartement, habillées comme des
femmes d'une condition inférieure et la figure enveloppée de
leurs plaids ; car, dans ces temps d'aristocratie, on reconnaissait
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 191
la qualilé des gens à la manière dont ils le portaient , et à la
finesse de son tissu. Lady Bothwell engagea sa sœur à prendre
cette espèce de déguisement, d'abord pour échapper aux obser-
vations des curieux qui les verraient aller à la maison du sorcier,
et surtout pour juger de la pénétration de cet homme en parais-
sant devant lui sous des dehors qui n'appartenaient point à
leur position dans le monde.
" Lady Bothwell l'avait fait payer par un domestique de
confiance qui l'avertit en même temps que la femme d'un
pauvre soldat désirait savoir ce qu'était devenu son mari ,
sujet sur lequel probablement le philosophe était souvent
consulté.
« Jusqu'au dernier moment, et lorsque l'horloge du palais
eut sonné huit heures, lady Bothwell regarda attentivement sa
sœur , dans l'espoir qu'elle renoncerait à sa téméraire entreprise;
mais la douceur et même la timidité sont capables quelquefois
de volontés fermes et de fortes déterminations. Elle trouva
sa sœur résolue, inébranlable et opiniâtre, quand l'instant du
départ arriva. Mécontente de ce projet, mais décidée à ne pas
quitter sa sœur en un semblable moment, lady Bothwell et lady
Forester parcoururent plusieurs allées obscures et des rues
sombres; le domestique leur servit de guide. Enfin il tourna
subitement dans une petite cour, et frappa à une porte en forme
d'arceau, qui paraissait appartenir à un antique bâtiment. Elle
s'ouvrit, quoiqu'on ne vit point de portier, et le domestique se
mettant de côté, fit signe aux dames d'entrer. A peine furent-
elles entrées , que la porte se ferma et les sépara de leur guide.
Les deux dames se trouvèrent dans un petit vestibule éclairé par
une seule lampe qui répandait une faible lueur -, la porte fermée,
il n'y avait aucune communication avec l'air ou la lumière ex-
térieure. Dans la partie éloignée du vestibule elles aperçurent une
porte entr'ouverte.
« Ce n'est pas le moment d'hésiter, Jemina, » lui dit lady
Bothwell; et se dirigeant vers cet appartement, elles y trou-
vèrent le docteur entouré de livres, de cartes géographiques,
d'instruments de physique, et d'autres machines de forme et
d'apparence particulières.
« il n'y avait lien d'extraordinaire dans la personne de l'Italien;
il avait le teint et les traits de son pays ; il paraissait âgé d'en-
viron cinquante ans, était bien mis , mais simplement , et comme
102' LE MIROIR DE iMA TANTE MARGUERITE,
tous les médecins d'alors, il portait un habit noir. La chambre,
fort bien meublée, était éclairée par des bougies dans des flam-
beaux d'argent. Il se leva à l'entrée des dames , et , malgré leurs
vêtements, les reçut avec le respect du à leur rang, et que les
étrangers ne manquent pas de rendre aux personnes à qui revien-
nent de tels honneurs.
" Lady Bothwell essaya de garder l'incognito qu'elle s'était
proposé; et comme le docteur les conduisait au haut bout de la
chambre , elle fit un geste pour refuser cette politesse , comme
n'étant pas digne de cet honneur : « Nous sommes de pauvres
femmes, monsieur, lui dit-elle- le chagrin de ma sœur est la
cause pour laquelle nous venons vous consulter. »
« Le docteur sourit, et interrompant lady Bothwell , il lui dit :
« Je connais le chagrin de madame votre sœur et sa cause ; je
sais aussi que j'ai l'honneur de parler à deux dames de haut rang ,
milady Bothwell et milady Forester. Si je n'avais pas le pouvoir
de les distinguer de la classe que leur costume indique, il y aurait
peu de probabilité que je pusse leur donner les renseignements
qu'elles sont venues chercher.
— Je comprends facilement, lui répondit lady Forester.
— Pardonnez ma hardiesse, d'interrompre Votre Seigneurie ;
vous vouliez sans doute me dire que j'avais appris vos noms par
votre domestique : cette pensée serait contraire à la vérité ; elle
ferait injure à sa fidélité, et permettez-moi d'ajouter, au talent
de votre humble serviteur, Battisto d'Amiotti.
— Je n'ai l'intention de faire ni l'un ni l'autre, monsieur, » ré-
pondit lady Bothwell en s'efîorçant de garder son air calme,
quoiqu'elle fût cependant assez surprise ; « mais la position dans
laquelle je suis est toute nouvelle pour moi -, si vous nous con-
naissez, monsieur, vous devez savoir quel désir nous amène ici,
— Le désir de connaître le sort d'un Ecossais distingué, qui
est en ce moment, ou qui était encore il y a quelque temps sur le
continent, répliqua le docteur. Il s'appelle le chevalier Philippe
Forester^ il a l'honneur d'être le mari de cette dame, et, avec la
permission de Vos Seigneuries, j'ajouterai, qu'il a le malheur
de ne pas apprécier comme il le devrait cet insigne avantage. >'
« Lady Forester soupira, et lady Bothwell répondit :
« Puisque vous connaissez mes intentions, la seule question
qui me reste à vous faire est de savoir si vous avez le pouvoir de
calmer l'inquiétude de ma sœur.
LE -AIIROIR DE MA TAATE 3IARGUERITE. 193
— Je l'ai, madame; mais j'ai aussi une autre question à vous
faire. Auriez-vous le courage de voir de vos propres yeux ce que
le chevalier Philippe Forester fait dans ce moment? ou voulez-
vous vous en rapporter à mon témoignage ?
— Ma sœur peut seule répondre à cette question, répliqua lady
Bothwell.
— Je suis décidée à contempler tout ce que vous avez le pouvoir
de me montrer, » répondit lady Forester, avec le même courage
qu'elle n'avait cessé de montrer depuis qu'elle avait pris cette
résolution.
«« Il peut y avoir du danger.
— Si l'or peut le compenser.... » répliqua lady Forester en sor-
tant sa bourse.
— Je n'agis pas par intérêt, milady. Je n'emploie pas mon art
dans un tel but 5 si j'accepte l'or du riche, ce n'est que pour sou-
lager le pauvre; je n'accepte même pas ce que j'ai reçu de votre
domestique. Yeuillez garder votre bourse, madame ; un adepte
n'a pas besoin de votre or. »
« Lady Bothwell, croyant que ce refus n'était qu'un tour de
charlatan afin de se faire donner une plus forte somme, et dési-
rant voir le commencement de cette scène, lui offrit de l'or à son
tour, en lui faisant observer que c'était dans l'intention d'agrandir
la sphère de ses charités.
« Que milady Bothwell agrandisse la sphère de ses propres
charités, répondit le docteur, non-seulement en faisant les au-
mônes dont elle n'est pas avare, mais en jugeant le caractère des
autres 5 et qu'elle fasse l'honneur à Battisto d'Amiotti de le croire
honnête homme jusqu'à ce qu'elle ait le droit de le soupçonner
de friponnerie. Ne soyez pas surprise , madame , si je réponds
plutôt à vos pensées qu'à vos expressions , et veuillez me répéter
si vous aurez assez de courage pour voir ce que j'ai l'intention
devons montrer.
— J'avoue , monsieur , que vos paroles ne laissent pas que de
m'effrayer un peu ; mais je suis prête à regarder tout ce que ma
sœur désire voir.
— Il n'y a de danger qu'autant que vous viendrez à manquer
de résolution ; la représentation que j'ai l'intention de vous don-
ner ne peut durer que sept minutes. Si vous interrompiez la vision
par une seule parole , non-seulement elle en détruirait tout le
charme , mais il pourrait eu résulter du danger our les specta-
194 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE,
teurs ; si , au contraire, vous pouvez rester silencieuse pendant
seulement les sept minutes , votre curiosité sera satisfaite sans le
moindre risque , je vous en donne ma parole. «
« Lady Bothwell n'eut pas beaucoup de confiance en cette pro-
messe; mais elle cacha ses soupçons comme si elle croyait vrai-
ment que l'adepte, dont les traits sombres exprimaient un léger
sourire, pouvait réellement lire dans ses plus secrètes pensées. Il
se fit un moment de silence solennel, jusqu'à ce que lady Fores-
ter reprît assez de courage pour répondre au médecin ( titre qu'il
se donnait) , qu'elle contemplerait avec fermeté et en silence ce
qu'il promettait de leur montrer ; alors il leur fit une profonde
salutation, en leur disant qu'il allait préparer tout ce qui était
nécessaire pour la réalisation de ses promesses.
" Les deux sœurs se tenaient par la main , comme si elles s'é-
tudiaient par cette union à détourner le danger qui pouvait les
menacer ; elles s'assirent sur des sièges placés l'un contre l'autre.
Jemina cherchait un appui dans le courage mâle de lady Bothwell;
cette dernière, plus agitée qu'elle ne le pensait d'abord, essayait
de se fortifier dans la résolution désespérée que le malheur de sa
sœur l'avait forcée de prendre. L'une pensait intérieurement que
sa sœur n'avait jamais rien craint , et l'autre réfléchissait que si
une personne d'un esprit aussi faible que Jemina n'était pas ef-
frayée, elle , dont l'esprit était plus fort, ne pouvait l'être.
« Quelques moments après, leurs réflexions furent interrom-
pues par une musique si douce et si solennelle en même temps,
qu'elle paraissait calculée pour éloigner et dissiper tout sentiment
qui ne serait pas en rapport avec son harmonie , et pour ajouter
en même temps à l'émotion que l'entrevue précédente avait
causée. L'instrument qui produisait des sons aussi agréables était
inconnu aux deux sœurs-, dans la suite, tout fit croire à ma
grand'mère que c'était un harmonica, instrument qu'elle entendit
long-temps après.
« Lorsque ces sons mélodieux cessèrent, une porte s'ouvrit,
et elles virent d'Amiotti debout, élevé sur quelques marches , et
qui leur faisait signe d'avancer. Son costume était si différent de
celui qu'il portait quelques minutes auparavant, qu'elles purent à
peine le reconnaître. La pâleur de son visage et quelque chose
de sévère contractait ses muscles, comme chez quelqu'un qui
vient de prendre une résolution violente ^ et l'expression satirique
avec laquelle il les avait regardées, particuhèremcut lady
LE IMIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. iSH
Bothwell, avait totalement changé. Il avait les pieds nus, et por-
tait une espèce de sandale antique , ses jambes aussi étaient dé-
couvertes jusqu'aux genoux-, il avait une culotte et un gilet de
soie collants couleur cramoisie, et par-dessus une robe de lin tlot-
tante , blanche comme la neige , et qui ressemblait à un surplis ;
il était décolleté, et ses longs cheveux noirs et plats étaient pei-
gnés avec soin dans toute leur longueur.
« Lorsque les dames s'approchèrent, d'après son ordre, il n'o1>
serva plus envers elles cette politesse cérémonieuse qu'il leur
avait témoignée; au contraire il leur fit signe d'avancer d'un air
impérieux. Les deux sœurs obtempérèrent à cet ordre d'un pas
incertain , en se donnant le bras, et elles s'approchèrent du lieu
où il était. Il posa son doigt sur sa bouche en fronçant les sourcils,
comme pour leur rappeler qu'elles devaient garder un silence
absolu , et marchant devant elles, il les conduisit dans l'apparte-
ment voisin.
« C'était une chambre immense , tendue de noir comme pour
un service funèbre. Au haut bout de cette chambre était une ta-
ble , ou plutôt une espèce d'autel couvert de noir , et sur lequel
étaient placés plusieurs instruments à l'usage des sorciers. Lors-
qu'elles entrèrent dans la chambre, elles ne purent d'abord dis-
tinguer ces objets ; car, n'étant éclairée que par la lueur de deux
lampes expirantes, il y faisait extrêmement sombre. Le maître,
pour me servir de l'expression des Italiens à l'égard de ces per-
sonnes, s'approcha de l'espèce d'autel en faisant une génuflexion
comme celle d'im catholique devant un crucifix. Les deux dames
avancèrent en silence, se donnant toujours le bras. Deux ou trois
marches fort basses conduisaient à une plate-forme sur le devant
de cet autel , si toutefois on pouvait l'appeler ainsi. Là le maître
s'arrêta et plaça les deux dames à côté de lui , leur recomman-
dant de nouveau de garder le silence. Alors l'Italien étendant son
bras droit de dessous son manteau , avança l'index vers cinq
grands flambeaux ou torches placés à chaque côté de l'autel , ils
s'allumèrent à l'approche de sa main ou plutôt du doigt, et ré-
pandirent une vive clarté dans toute la chambre. Alors les deux
sœurs purent distinguer sur cette espèce d'autel deux épées nues
et croisées, un grand livre ouvert , qu'elles pensèrent être la Bi-
ble, mais dans un langage qui leur était inconnu ; et à côté de ce
volume mystérieux était un crâne humain. Mais ce qui les étonna
le plus, ce fut un grand miroir qui occupait tout l'espace derrière
19G LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE,
l'autel, éclairé par les torches, et qui réfléchissait les objets mys-
térieux qui se trouvaient dessus.
« Le maître se plaça ensuite entre les deux dames, et leur
montrant le mJroir , les prit chacune par la main sans leur dire
un mot. Elles fixèrent leurs yeux sur la surface polie vers laquelle
il dirigeait leur attention : tout à coupelle réfléchit non-seulement
les objets placés devant elle ; mais, comme si elle contenait inté-
rieurement des scènes qui lui étaient propres, d'abord les objets
parurent d'une manière confuse , comme des formes vagues sor-
tant d'un chaos , et s'arrangèrent ensuite distinctement. Ce fut
ainsi qu'après quelques changements de lumière et d'ombre sur
la surface de cette glace extraordinaire, on vit se former de cha-
que côté du miroir une longue perspective d'arches et de colon-
nes, avec un plafond voûté. Enfin , après plusieurs oscillations ,
la vision entière prit une forme fixe et stationnaire , et représen-
tant l'intérieur d'une église étrangère. Les colonnes étaient d'une
grande beauté, ornées d'écussons; les arches étaient majestueuses
et magnifiques ; le pavé était couvert d'inscriptions funéraires ;
mais on ne voyait aucune relique , point d'images, point de calice
ni crucifix sur l'autel ; ce qui faisait nécessairement supposer que
c'était une église protestante. Un ministre revêtu d'une robe de
Genève et d'un rabat se tenait debout près de la table de la com-
munion ; une Bible était ouverte devant lui , son clerc était der-
rière, et il semblait se préparer à procéder à quelque cérémonie
de l'église à laquelle il appartenait.
« Enfin , une nombreuse société entra dans l'église ; elle parais-
sait former le cortège d'une noce, car un jeune homme et une
jeune femme se tenaient par la main , marchaient les premiers ,
suivis d'un grand nombre de personnes des deux sexes parées
d'une manière brillante et somptueuse. La mariée , dont on pou-
vait apercevoir distinctement les traits , pouvait avoir au plus
seize ans et semblait d'une grande beauté • le marié pendant quel-
ques instants tournait la tête, ce qui empêchait qu'on ne vît sa
ligure 5 mais l'élégance de sa taille et sa démarche frappèrent les
deux sœurs d'étonnement; il tourna soudain la tête, et leurs
doutes furent cruellement expliqués. Elles virent dans le brillant
marié qui était devant elles sir Philippe Forester. Lady Forester
fit entendre une faible exclamation , qui parut mettre en mouve-
ment toute la scène et sembla devoir rompre le charme.
« Je ne puis comparer ce spectacle , » dit lady Both^Yell , lors-
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 197
qu'elle raconta cette merveilleuse histoire, « qu'à l'agitation du
reflet d'un étang calme et profond, lorsqu'on y jette une pierre
et que les rayons se dispersent et s'effacent. »
« Le maître pressa les mains des deux dames avec sévérité ,
comme pour leur rappeler leur promesse et le danger qu'elles
avaient couru. L'exclamation quelady Forester était prête à faire
s'arrêta, et la scène du m.iroir, après une fluctuation d'une minute,
reprit encore sa première apparence d'une véritable scène repré-
sentée dans un tableau, excepté que les figures étaient mouvantes
au lieu d'être stationnaires.
« La figure de sir Philippe était alors visible ; il parut conduire
vers le ministre la jeune personne qui s'avançait en même temps
avec une timidité mêlée d'une tendre fierté. Au moment où le
ministre venait de placer la société et était prêt à commencer le
service, un autre groupe, dans lequel étaient deux ou trois ofli-
' ciers, entra dans f église. Ils s'avançaient comme poussés par la
curiosité , pour être témoins de la cérémonie ; mais tout à coup
un d'entre eux, qui tournait le dos aux spectateurs, se détacha
de sa société et se précipita vers les mariés, et tous se regardèrent,
comme étonnés par l'exclamation qu'il venait de faire. Aussitôt
cet officier et le marié tirèrent leurs épées , et ils marchèrent l'un
sur l'autre ; il y eut aussi des épées tirées de part et d'autre. Alors
il se fit un grand tum.ulte ; le ministre et les personnes âgées pa-
raissaient vouloir rétablir la paix. Enfin , tandis que les plus ani-
més des deux partis brandissaient encore leurs armes, le court
espace de temps que le devin avait promis des effets de son art
expira. Les vapeurs se mêlèrent, la voûte et les colonnes de l'é-
glise se séparèrent et disparurent graduellement, et la surface du
miroir ne réfléchit plus rien que les lumières des torches et les
tristes appareils placés sur l'autel.
<i Le docteur ramena les dames, qui eurent grand besoin de son
secours dans l'appartement où elles étaient déjà entrées. Elles y
trouvèrent des vins , des essences et tout ce qui était nécessaire
pour leur rendre des forces. Il leur offrit des chaises qu'elles
acceptèrent en silence. Lady Forester surtout , plus affectée ,
donna des marques d'un violent désespoir, éleva les yeux au ciel,
sans prononcer une parole , comme si elle voyait toujours le fatal
tableau.
<• Serait- ce une réalité ? » demanda lady Bothwell qui commen-
çait à recouvrer ses sens.
LE MltOm DE MA TANTE MARGUERITE. 13
198 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
« Je ne puis le certifier positivement, répondit Battisto
d'Amiotti ; mais cela se passe ou vient de se passer depuis peu ; et
c'est le dernier événement remarquable arrivé à sir Philippe. »
Lady Bothwell exprima alors son inquiétude sur sa sœur , dont
les traits changés et l'apparente insensibilité rendaient impossible
son retour cliez elle à pied.
« J'ai tout prévu , répliqua le devin ; j'ai ordonné à votre do-
mestique de faire venir votre équipage aussi près que possible de
ma maison et autant que le permet la largeur de la rue. Ne crai-
gnez rien pour madame votre sœur. Lorsque vous serez retour-
nées chez vous , donnez-lui celte potion calmante , et elle sera
mieux demain. Peu de gens, » ajouta le docteur d'un ton rêveur,
« quittent ma maison en aussi bonne santé que lorsqu'ils y en*
trent : telles sont les conséquences de l'étude de l'avenir par des
moyens mystérieux. Je vous laisse à penser ce que doit éprouver
celui qui a le pouvoir de satisfaire une impardonnable curiosité.
Adieu, mesdames , n'oubhez pas la potion.
— Je ne lui donnerai rien qui vienne de vous , répondit lady
Bothwell au docteur. J'ai suffisamment apprécié votre art ; il est
possible que vous nous empoisonniez toutes deux pour cacher
vos sortilèges ; mais nous ne manquons pas de moyens ni d'amis
pour venger les torts dont vous pourriez vous rendre coupables
envers nous.
— Vous ne pouvez rien me reprocher , milady ; vous avez cher-
ché un homme qui est fort peu ambitieux d'un tel honneur; il
n'engage personne , ne répond qu'à ceux qui le questionnent et
qui viennent le trouver. Après tout vous n'avez appris qu'un peu
plus tôt les mauvaises nouvelles que vous ne tarderez pas à con-
naître. J'entends votre domestique à la porte ; je ne veux pas re-
tenir plus long-temps Vos Seigneuries. Le prochain courrier vous
expliquera ce que vous avez déjà vu en partie. Si vous me per-
mettez de vous donner un conseil, ne laissez pas sans précaution
tomber entre les mains de madame votre sœur les lettres qui vien-
dront du continent. »
« En prononçant ces mots, il souhaita le bonsoir à lady Both-
well, et, l'éclairant jusqu'au vestibule, il jeta un manteau sur son
costume singulier; puis, ouvrant la porte, il abandonna les deux
dames aux soins de leur domestique.
« Lady Bothwell eut beancoup de peine à conduire sa sœur
jusqu'à leur voiture , quoiqu'elle ne fût qu'à vingt pas de là.
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 199
« Rentrées chez elles, on fut obligé de faire appeler le médecin -,
c'était celui de la famille. Il tâta le pouls de la malade, et il dit en
secouant la tète :
« Les nerfs de lady Forester ont éprouvé une forte secousse, je
désire en savoir la cause. »
« Lady Bothwell avoua qu'elles avaient été voir l'enchanteiii' ,
et que lady Forester avait appris de mauvaises nouvelles concer-
nant sir Philippe.
« Le coquin de charlatan ferait ma fortune s'il restait à Edim-
bourg, répondit le médecin : voici le septième cas nerveux que
j'ai eu de sa façon, et tous causés par la terreur. >•
« Il examina ensuite la potion que lady Bothwell avait apportée
sans s'en douter. Il la goûta, trouva qu'elle convenait à l'état de
la malade , et qu'elle rendrait inutile une course chez l'apo-
thicaire.
« Il réfléchit un instant en regardant lady Bothwell d'une ma-
nière significative, et dit enfin :
.< Je pense qu'il ne faut pas que je vous questionne sur la con-
duite de cet Italien.
— En vérité, docteur, répondit lady Bothwell, je regarde ce
qui s'est passé comme une confidence ; et quoique cet homme
puisse être un fourbe, ayant été assez sottes pour le consulter,
nous devons, il me semble, être assez honnêtes pour garder le
secret.
— Puisse être un fourbe'. Allons, répliqua le docteur, je suis
charmé que Votre Seigneurie convienne de cette possibilité d'un
homme venant d'Italie.
— Ce qui vient d'Italie, docteur, peut être aussi bon que ce
qui vient de Hanovre * 5 mais nous devons rester bons amis , et
pour cela nous ne parlerons ni de whigs ni de torys.
— Eh bien, » répondit le médecin en recevant ses honoraires
et prenant son chapeau, « un carolus m'est aussi agréable qu'un
guillaume. Mais je voudrais pourtant bien savoir pourquoi cette
vieille lady Saint-Ringan et toute sa société mettent tant d'em-
pressement à vanter ce charlatan étranger?
— Tous feriez mieux de l'appeler jésuite. » A ces mots ils se
séparèrent.
« La pauvre malade, dont les nerfs avaient éprouvé une forte
1 C'est de là que vient la famille royale actuelle il' ingleterre, comme le Prétendant,
fils de Jacques H et père de Charles-Edouard, venait d'Ualie. &. ji.
SWO LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
secousse, se calma peu à peu ; elle combattit contre une espèce de
stupeur, conséquences naturelles d'une terreur superstitieuse.
Enfin l'affreuse vérité arriva de la Hollande, et réalisa ses terribles
craintes.
« Ces nouvelles furent envoyées parle fameux lord Stair; elles
apprirent qu'un duel avait eu lieu entre sir Philippe et son frère
le capitaine Falconer, capitaine dans l'armée scoto-hollandaise ,
et qu'il avait été tué. La cause de cette querelle rendait cet acci-
dent encore plus affreux. Il paraissait que sir Philippe avait quitté
tout à coup l'armée, pour n'avoir pu payer une forte somme qu'il
avait perdue au jeu. Il avait changé de nom, et s'était retiré à
Rotterdam, où il était parvenu à obtenir les bonnes grâces d'un
riche bourgmestre par ses avantages physiques et ses manières
élégantes, et il avait captivé les affections de son unique enfant,
jeune personne d'une grande beauté et héritière d'une immense
fortune.
« Enchanté des dons séduisants de celui qui se proposait pour
son gendre, le riche négociant, qui avait une trop haute idée du
caractère anglais pour prendre des informations sur les mœurs et
sur la fortune de l'aspirant à la main de sa fille, consentit sans
peine à ce mariage. La cérémonie était prête à être conclue, lors-
qu'elle fut interrompue par unesinguUère circonstance.
« Le capitaine Falconer ayant été envoyé à Rotterdam pour
chercher une partie de la brigade des auxiliaires écossais qui te-
naient garnison dans la ville, une personne de sa connaissance ,
jouissant dans ce pays d'une grande considération, lui proposa,
pour le distraire, de le mener à l'Eglise pour y voir un de ses
compatriotes épouser la fille d'un riche bourgmestre.
« Le capitaine Falconer accepta l'offre d'accompagner le Hollan-
dais avec quelques amis et deux ou trois officiers de la brigade
écossaise. On peut juger de son étonnement lorsqu'il vit son pro-
pre beau-frère, un homme marié, sur le point d'être uni à une
belle et innocente créature, qu'il allait tromper si indignement.
Le capitaine Falconer proclama sur le lieu la perfidie de sir Phi-
lippe, et le mariage fut interrompu.
« Quoique beaucoup de gens sensés pensassent que sir Philippe
était à jamais banni de la classe des gens d'honneur , le capitaine
Falconer lui permit d'en avoir encore les privilèges en acceptant
le cartel qu'il lui envoya, et dans le duel qui s'ensuivit le capi-
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 201
taine reçut une blessure mortelle. Tels sont les mystères de la
Providence.
« Lad y Forester succomba au coup de cette horrible nouvelle, »
CONCLUSIOiN.
« Et cette tragédie, demandai-je à ma tante Marguerite,
arriva-t-elle en même temps qu'on vit la scène dans le miroir ?
— Il est pénible d'être obligée de discréditer ma propre his-
toire, me répondit-elle ; mais pour vous dire la vérité, elle arriva
quelque temps avant l'apparition.
— Ainsi il est probable que l'adepte en avait été instruit secrè-
tement.
— Les incrédules le disaient du moins.
— Et que devint le charlatan?
— Peu de temps après, un ordre arriva pour l'arrêter comme
coupable de haute trahison et comme agent du chevalier Saint-
George*^ alors lady Bothwell se rappela ce que lui avait dit le
médecin, ami sincère de la succession protestante, et qui de plus
avait découvert que l'adepte était particulièrement prôné parmi
les vieilles matrones qui partageaient la même opinion politique
que la sienne. Il semblait certainement probable que des nou-
velles du continent, envoyées par un actif et puissant agent, le
mirent en état de préparer cette scène de fantasmagorie que lady
Bothwell et sa sœur avaient vue. Cependant il était si difficile
d'expliquer positivement la chose, que, jusqu'à sa mort , elle en
conserva des doutes, et souvent môme elle fut tentée de couper
le nœud gordien, en admettant l'existence d'un pouvoir surna-
turel.
— Mais, ma chère tante, que devint cet homme habile?
— Oh I c'était un trop habile devin pour ne pas prévoir que sa
propre destinée serait tragique s'il attendait l'arrivée de l'homme
qui portait un lévrier en argent sur sdi manche-. Il disparut sans
qu'on sût où il s'était enfui, et on n'entendit plus parler de lui. Il
courut le bruit que quelques papiers ou lettres avaient été trou-
vés chez lui 5 mais bientôt on ne parla pas plus de Battisto d'A-
raiotti que de Galien ou d'Hippocrate.
« Nom que l'on donnait au prétendant au trône d'Ecosse, a. m. •
S Signe distinclif de l'agent de police ou du messager du roi d'Angleterre. A. M.
202 LE MirxOIR DE MA TANTE MARGUERITE,
— Et sir Philippe disparut-il aussi ? ne fut-il plus question
de lui ?
— Non, » répondit ma complaisante narratrice, << on en entendit
parler encore une fois, et ce fut dans une circonstance assez re-
marquable : on disait que nous autres Ecossais, lorsqu'existait une
belle nalion, nous possédions de nombreuses vertus, un ou deux
légers vices, mais surtout celui de ne jamais pardonner et de ne
jamais oublier les injures ', que nous nous faisons une idole de
notre ressentiment comme la pauvre lady Constance' s'en fit une
de son chagrin, et enfin, comme le dit le poète Burns, que nous
avons coutume de nourrir notre colère pour lui conserver sa
chaleur 2.
« Lady Bothwell partageait ces sentiments, et je crois que rien
au monde , excepté la restauration des Stuarts, ne lui aurait été
plus agréable que d'avoir une occasion de se venger de la con-
duite impérieuse et cruelle de sir Philippe, qui l'avait privée d'un
frère et d'une sœur chérie ; mais on n'entendit parler de sir Phi-
lippe que bien des années après.
« Enfin un jour de carnaval, à une assemblée où se trouvaient
réunies toutes les premières familles d'Edimbourg, et dans la^
quelle lady Bothwell était une des dames protectrices, un domes-
tique vint l'avertir qu'un monsieur désirait lui parler en parti-^
culier.
« En particulier ! répondit-elle, et cela dans une assemblée ! II
faut que ce monsieur soit fou. Dites-lui de se rendre chez moi
demain matin.
— Je l'y ai déjà invité, milady, répondit le domestique : alors
il m'a prié de vous remettre ce papier. »
« Lady Bothwell ouvrit le billet, qui était singulièrement plié
et cacheté ; elle n'y trouva que ces mots : Sur une affaire de vie
et de mort, tracés d'une écriture qu'elle ne connaissait pas.
« Tout à coup il lui vient dans la pensée que cela pouvait
intéresser la sûreté politique de quelques-uns de ses amis; elle
suivit donc le messager vers une petite chambre où on avait pré-
paré les rafraîchissements et où personne de la société n'entrait.
Elle y trouva un vieillard qui, à son approche, se leva et la salua
profondément. Son aspect annonçait une santé délabrée, et sa
mise, quoique convenable pour un salon, était flétrie, usée, et
\ Personnage d'une des pii^ccs de SLakspeare. A. M.
2 Aursinij our wratfi to kcep li warm.
LE MIROIR DE MA TAXTE MARGUERITE. 203
trop large pour son corps amaigri. Lady Bothwell, espérant pou-
voir se débarrasser de l'importun avec de l'argent, chercha sa
bourse; mais la crainte de se tromper l'arrêta, et elle lui donna
le temps de s'expliquer.
» Ai-je l'honneur de parler à milady Bothwell ? demanda l'é-
tranger.
— Oui, monsieur; mais permettez-moi de vous faire observer
que ce n'est ni le lieu ni le temps pour une longue explication.
Que désirez-vous?
—Votre Seigneurie avait autrefois une sœur ?
— C'est vrai, monsieur, une sœur que j'aimais de toute mon
âme.
— Vous aviez aussi un frère ?
— Le plus brave, le meilleur et le plus tendre des frères.
— Vous perdîtes ces êtres si chers par la faute d'un mal-
heureux ?
— Par le crime d'un vil et barbare assassin, s'écria la dame.
— Cette réponse me suffit^ » répliqua le vieillard en saluant
comme pour se retirer.
" Arrêtez, monsieur, je vous l'ordonne ; qui êtes- vous d'abord ?
et qui ose, en ce moment et en un lieu semblable, venir me
rappeler de si horribles souvenirs ? je veux le savoir.
— Je suis un homme qui ne veux faire à lady Bothwell aucune
injure j bien au contraire, je désire lui offrir une occasion d'un
acte de charité que le monde pourrait trouver extraordinaire,
mais que le ciel récompenserait. Hélas I je ne la trouve pas dispo-
sée à un sacrifice tel que je pourrais le lui demander.
— Parlez donc, monsieur. Que voulez-vous dire ?
— Le misérable qui vous a fait tant de mal, répondit Tin-
connu , est maintenant sur son Ut de mort -, ses jours ont été de5
jours de douleur et ses nuits des heures d'angoisses et sans som-
meil. Cependant il ne peut mourir sans que vous lui accordiez
Totre pardon. Sa vie a été une vie de pénitence ; mais il ne peut
quitter la terre emportant avec lui votre malédiction.
— Dites-lui , » répondit lady Bothwell d'un air sévère , « de
demander pardon à ce Dieu qu'il a tant offensé : 1! ne doit
attacher aucune importance à celui d'une mortelle comme moi.
— Au contraire, milady, le vôtre serait une garantie pour celui
qu'il demandera à Dieu. Rappelez-vous, milady Bothwell, que
vous serez aussi un jour sur votre lit de mort ; votre àme, comme
204 LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE,
celle des autres, ne comparaîtra qu'en tremblant devant le juge
suprême, avec une conscience peu tranquille et accusatrice : que
fera-t-elle alors de celte pensée : « Je n'ai pas accordé de pardon,
comment donc puis-je espérer de l'obtenir ?
— Homme! qui que tu sois, reprit lady Bothwell, ne me presse
pas si cruellement : ce serait un blasphème d'hypocrisie de pro-
noncer un pardon que mon cœur démentirait et qui serait capable
de faire sortir de sa tombe ma malheureuse sœur, ainsi que
l'ombre sanglante de mon frère assassiné. Lui pardonner! jamais I
jamais !
— Grand Dieu ! » s'écria le vieillard en levant les mains au
ciel, « est-ce ainsi que des reptiles sortis de la poussière obéissent
à les commandements? Adieu, orgueilleuse et malheureuse
femme! vante-loi d'avoir ajouté aux angoisses d'un mourant dé-
voré de misère et de chagrin les tourments de la religion , en le
laissant implorer en vain ton pardon. »
« Le vieillard allait se retirer.
» Arrêtez! s'écria lady Bothwell-, j'essaierai, oui, j'essaierai de
lui pardonner.
— Gracieuse dame, répliqua le vieillard, vous soulagez une
âme accablée qui n'ose pas quitter cette terre sans avoir fait la
paix avec vous; que sais-je même? votre pardon pourra peut-être
lui conserver des jours employés à faire pénitence.
— Ah! » reprit lady Bothwell, comme tout à coup éclairée,
« c'est le scélérat lui-môme qui est devant moi, » et saisissant sir
Philippe par le collet, car c'était bien lui, elle s'écria : « Au
meurlre ! au meurtre! arrêtez l'assassin! »
« A une exclamation si extraordinaire et dans un tel endroit,
toute la société se précipita dans la chambre ; mais sir Philippe
était parti; il s'était débarrassé de lady Bothwell, et s'était sauvé
de l'appartement, qui s'ouvrait sur le palier de l'escalier. Il était
presque impossible de fuir par cet endroit, car plusieurs per-
sonnes montaient et descendaient continuellement ; mais ce mal-
heureux était déterminé, il se précipita par-dessus la rampe de
l'escalier, et tomba sans accident dans le vestibule, malgré un
saut de quinze pieds, se lança dans la rue, et se perdit dans
l'obscurité.
« Quelques membres de la famille de lady Bothwell le poursui-
vaient, et s'ils avaient saisi le fugitif, ils l'auraient probable-
ment massacré-, car dans ces jouis-là le sang qui coulait dans
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE. 20o
les veines des hommes était bouillant. Mais la police n'intervint
pas , l'affaire criminelle s'étant passée depuis bien des années et
sur une terre étrangère. On a toujours pensé que cette scène
extraordinaire était un subterfuge hypocrite dont sir Philippe
s'était servi pour s'assurer s'il pourrait revenir dans son pays
natal, sans danger et sans craindre le ressentiment d'une famille
qu'il avait tant outragée. Le résultat fut si contraire à son at-
tente, que l'on croit qu'il retourna sur le continent où il mourut
dans l'exil. »
Ainsi se termina l'histoire du mystérieux Miroir de ma tante
Marguerite.
FIN DU MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE.
LA CHAMBRE TAPISSÉE,
ou
LA DAME EN SAC .
Nous avançons de prodige en prodige.
Jnony7nc.
L'auteur de cette narration ne prétend ni à la louange ni au
blâme. Il la livre au public telle qu'elle lui est parvenue, et c'est
de mémoire qu'il l'a écrite. Il a évité d'employer un style trop
recherché, afin de conserver à son conte toute la simplicité qu'il
veut lui donner; il ne peut donc être condamné qu'en raison de
son jugement dans le choix des matières.
Cependant on doit convenir que les contes qui tendent au mer-
veilleux produisent une impression plus forte lorsqu'ils sont ra-
contés que lorsqu'on les lit. Tout prête à l'intérêt quand on écoute
le conteur autour du feu; les détails augmentent l'authenticité de
la légende, les inflexions de la voix , le ton mystérieux lorsqu'il
arrive aux passages terribles et extraordinaires de son histoire.
Ce fut avec ces avantages que l'écrivain entendit , il y a plus de
vingt ans, raconter l'aventure suivante par la célèbre miss Se-
ward de Litchfield , qui ajoutait à ses nombreuses perfections
celle de bien raconter.
Ce même conte écrit perd beaucoup de l'intérêt qui y était at-
taché par la voix flexible et les traits séduisants de l'aimable con-
teuse que nous ne pouvons pas rendre. Cependant en le lisant à
un auditoire composé de chiens et de loups, dans un appartement
mal éclairé et solitaire , on pourrait encore le regarder comme
une bonne histoire de revenant.
1 In the sacque, dil le texte Le sac est une espèce de robe pareille à une blouse,
atlacliée autour du cou, et tombant en plis sur le corps, sans ceinture, a. m.
208 LA CHAMBRE TAPISSÉE.
Miss Seward m'a assuré qu'elle la tenait de source authentique,
quoiqu'elle évitât de me dire les noms des principaux person-
nages. Je ne veux rien ajouter de ce que j'ai pu avoir appris plus
tard des localités de ce conte -, je le donne tel qu'on me l'a donné,
sans l'augmenter ni le diminuer -, je le rapporte simplement comme
une histoire de terreur surnaturelle.
Vers la fin de la guerre d'Amérique , lorsque les oflîciers de
l'armée du lord Cornwallis qui s'étaient rendus à York-Town, et
d'autres qui avaient été faits prisonniers pendant l'impolitique et
fatale querelle , retournaient dans leur pays natal pour y jouir du
repos et raconter leurs aventures , il se trouvait parmi eux un of-
ficier général à qui miss Seward donna le nom de Browne , seu-
lement , m'a-t-elle dit , pour éviter le désagrément d'avoir un
héros sans nom dans son histoire. Ce général Browne était un of-
ficier de grand mérite, de bonne famille, et très-instruit.
Quelques affaires avaient obligé le général Browne de parcourir
les comtés de l'ouest. Il s'arrêta pour changer de chevaux, et se
trouva dans les environs d'une petite ville qui offrait aux regards
un site d'une beauté peu ordinaire et d'un genre tout à fait
anglais.
Cette petite ville , et son église antique qui portait les marques
de la dévotion des siècles passés , se trouvaient au milieu de pâ-
turages et de champs de blé de peu d'étendue, mais entourés et
divisés par de vieux arbres d'une grandeur immense. Il y avait
peu de marques des progrès modernes ; rien n'indiquait ni la cer-
titude des ruines ni le mouvement de la nouveauté. Les maisons
étaient vieilles, mais en bon état, et la jolie petite rivière qui
coulait librement près de la ville n'était resserrée ni par une
écluse, ni gâtée sur les bords par les chevaux qui tirent les ba-
teaux.
Sur une petite pente, à un mille à peu près vers le sud de la
môme ville, on apercevait, parmi plusieurs vénérables chênes et
d'ép;iis buissons, les tours d'un château aussi ancien que les
guerres d'York et de Lancaster , mais qui paraissait avoir éprouvé
quelques importants changements dans le siècle d'Elisabeth et de
ses successeurs. Cette humble cité n'a jamais été considérable;
mais elle offrait tous les agréments qu'on pouvait désirer. Telles
furent au moins les remarques que fit le général en observant la
fumée qui sortait des cheminées du château. Le mur du parc le
séparait de la grande route, et entre les chemins tracés dans le
LA CHAMBRE TAPISSÉE. 209
bois on pouvait voir qu'il était bien touffu. Il y avait d'autres
points de vue en perspective. La façade du château , quoique of-
frant les bizarreries magnifiques du siècle d'Elisabeth , tandis que
la construction simple, mais solide, des autres parties du bâti-
ment semblait indiquer qu'elles avaient été bâties plutôt pour la
défense que par luxe.
Ravi du coup d'œil superbe qu'il y avait du château à travers
les bois et les vallons qui entouraient cette ancienne forteresse ,
notre voyageur militaire voulait savoir s'il y avait des objets de
curiosité propres à mériter l'attention particulière, quelques ta-
bleaux ou autres choses dignes d'être vues.
En quittant les environs du parc, il passa par une rue bien
propre et bien pavée, et s'arrêta à la porte d'une auberge de bonne
apparence.
Avant de demander d'autres chevaux de poste pour continuer
son voyage, le général BroAvne s'informa du nom du propriétaire
de ce château qui l'avait tant intéressé. Il ne fut pas peu satisfait
d'apprendre qu'il appartenait à un grand seigneur du nom de
Woodville. Quelle heureuse rencontre 1 car tous les souvenirs de
sa jeunesse, de pension et de collège, l'unissaient au jeune Wood-
ville. Il put se convaincre par toutes les questions qu'il fit que
c'était bien la même personne qui était le propriétaire de ce beau
domaine ; son père étant mort , il lui était échu en qualité d'hé-
ritier de sa pairie. L'aubergiste apprit au général , que le deuil
étant terminé, le nouveau pair devait venir prendre possession
de son bien dans la jolie saison d'automne , accompagné de quel-
ques-uns de ses amis, pour y jouir du plaisir de la chasse. Le pays
était renommé pour son gibier.
Ces nouvelles furent très-agréables à notre voyageur. Frank
Woodville avait été le compagnon de jeux * de Richard Browne
à Éton 2, et son ami de collège de Christ-Church. Leurs plaisirs et
leurs études avaient été les mômes , et le cœur de notre brave
soldat s'échauffait à l'idée de trouver son ami d'enfance en pos-
session d'une si belle propriété. L'aubergiste lui assurant qu'il
avait assez de fortune pour soutenir l'entretien de cette maison ,
il était bien naturel que notre voyageur suspendît son voyage ,
i Fa<j, dit le texte, pour désigner celui qui remplit les devoirs de domestique,
parce que dans les collèges anglais un élève sert véritablement de domestiquée
Taulre. a. m.
2 Collège près de Londres, a. h.
210 LA CHAMBRE TAPISSÉE.
qui d'ailleurs n'avait rien de pressé, pour se trouver avec un vieil
ami.
Les chevaux frais ne servirent donc qu'à conduire la voiture de
voyage du général au château de Woodville. Le portier qui habi-
tait une loge gothique , bâtie dans le môme style que le château,
sonna pour avertir les autres domestiques de l'arrivée d'une vi-
site ; apparemment que le son de la cloche suspendit le départ de
la société du château, qui venait de délibérer sur le genre de plai-
sir auquel on se livrerait ce jour-là, car en entrant dans la cour
du château plusieurs jeunes gens s'amusaient, en costume de
chasse, à passer en revue les chiens que les gardes tenaient en
laisse et qui devaient les accompagner.
Comme le général Browne descendait de sa voiture, le jeune
lord avança vers l'entrée du vestibule et regarda fixement l'é-
tranger, que les fatigues de la guerre et ses blessures avaient
beaucoup changé. Aussitôt que le général parla, son incertitude
cessa ; le plaisir d'une telle reconnaissance et d'une entrevue aussi
inattendue ne peut être senti que par ceux qui ont comme eux
passé ensemble leurs premières années.
« Si j'avais pu former un souhait, mon cher Browne, lui dit
milord Woodville, c'eût été celui de vous avoir parmi nous pour
une occasion que mes amis sont assez bons pour fêter. Ne croyez
pas que je vous aie jamais oublié pendant les longues années que
vous avez été absent; je vous ai suivi de la pensée à travers vos
dangers, vos triomphes et vos malheurs, et j'étais toujours heu-
reux et fier de voir que, lors môme que nos armées étaient vic-
torieuses ou battues, le nom de mon ami était toujours cité ho-
norablement. »
Le général fit une réponse convenable en pareil cas, et fit com-
pliment à son ami de ses nouvelles dignités et du bonheur qu'il
avait de posséder ce beau domaine.
« Oh I vous n'avez pas tout vu encore^ répliqua lord Woodville,
et j'espère que vous ne nous quitterez pas avant d'avoir fait avec
lui plus ample connaissance. J'avoue que dans ce moment j'ai
heaucoup de monde chez moi , et la vieille maison semblable à
bien d'autres du môme genre, ne possède pas autant de commo-
dités que l'extérieur pourrait le faire croire ^ mais nous pouvons
vous donner une bonne chambre à coucher, quoique bien anti-
que, et je pense (jue dans vos nombreuses campagnes vous avez
trouvé de plus mauvais gîtes. »
LA CHAMBRE TAPISSÉE. 211
Le général se mit à rire et lui dit : « Je crois sans peine, mon
ami, que la plus mauvaise chambre de votre château est bien pré-
férable au vieux tonneau dans lequel j'étais forcé de passer une
nuit lorsque je me trouvai au bivouac avec mes troupes légères.
Là, j'étais couché comme Diogène, et si content d'être ainsi à
l'abri, que je voulais à toute force le faire rouler au quartier gé-
néral ; mais mon commandant ne permit pas un tel luxe , et , les
larmes aux yeux, je fus obligé de faire mes adieux au cher
tonneau.
— Eh bien I puisque vous ne craignez pas d'être mal logé;, vous
resterez avec moi une semaine au moins ; vous trouverez ici des
fusils, des chiens, des lignes pour la pêche et tout ce qu'il faut
pour un armement par terre ou par mer ; on vous procurera tous
les plaisirs que vous voudrez choisir. Mais si vous préférez la
chasse, je vous accompagnerai afin de juger si vous avez fait des
progrès parmi les Indiens. »
Le général accepta avec joie les offres de son ami, et après une
matinée passée dans les champs et dans les bois, tout le monde se
trouva réuni pour le dîner.
Lord Woodville prit le plus grand soin de faire ressortir toutes
les excellentes qualités de son ami, afin que les autres convives,
qui étaient tous des hommes de la plus haute distinction, lui ren-
dissent les honneurs qu'il méritait. Il amena adroitement le gé-
néral à parler des scènes dont il avait été témoin , et comme
chaque parole marquait également le brave soldat et l'homme
sensible qui conserve le sang-froid dans les plus grands dangers,
les convives regardèrent le soldat avec respect et admiration,
comme un homme qui décelait le courage que chacun désire
qu'on lui attribue.
La journée se passa à Woodville comme il est ordinairement
d'usage dans les grandes maisons. Et comme le jeune seigneur
était bon musicien, on fît de la musique au dessert ; des cartes et
le billard furent laissés à ceux qui préféraient de tels am.use-
ments. Mais l'exercice du matin ayant fatigué les musiciens, il
était tout au plus onze heures lorsqu'ils se séparèrent pour aller
se coucher.
Le jeune seigneur conduisit lui-même le général à la chambre
qui lui était destinée, et qui répondait parfaitement à la descrip-
tion qu'on lui en avait faite. Elle était commode, mais tout à fait
antique j le lit était d'une forme massive, comme ceux dont on se
212 LA CHAMBRE TAPISSEE,
servait dans le xvir siècle, et les rideaux de soie fanée garnis de
franges en or terni; mais les draps, les oreillers et les couver-
tures paraissaient délicieux au soldat, lorsqu'il les comparait à
son tonneau. Les tapisseries qui couvraient les murs de la chambre
étaient vieilles et usées, et répandaient un air sombre dans l'ap-
partement. La brise d'automne les agitait légèrement. La table
de toilette avec sa glace drapée, d'après la mode du commence-
ment du xvir siècle, d'une soie couleur foncée, et une centaine
de petites boîtes pour différents usages dont on ne se servait plus
depuis cinquante ans, avait un aspect antique et môme assez
triste. Deux bougies allumées éclairaient fort agréablement l'ap-
partement , et ce qui était encore mieux , un excellent feu de
bois, qui non-seulement répandait la clarté dans la chambre,
mais la réchauffait à merveille. En un mot on y trouvait, en con-
traste avec ses formes anciennes, toutes les commodités que le
goût moderne a rendues nécessaires.
«Yoici une antique chambre à coucher , mon général ; mais
j'espère que vous n'aurez pas lieu d'y regretter votre tonneau.
— Je ne suis pas difficile pour mon logement ; mais si j'avais
eu le choix , j'aurais donné la préférence à cette chambre sur
toutes les plus modernes de votre château. Croyez-moi, mon ami,
quand je rapproche son air moderne et ses commodités avec son
antiquité vénérable, je me rappelle que cela appartient à Votre
Seigneurie, et je m'y trouverai mieux que dans le meilleur hôtel
de Londres. # •
— Je l'espère, et je ne doute môme pas que vous ne vous y
trouviez bien, mon cher ami, » répondit lord Wood ville ; et lui
souhaitant encore une fois bonne nuit, il lui serra la main, et il
partit.
Le général, regardant autour de lui, se félicita de se trouver
encore dans son pays heureux et tranquille, après toutes les fa-
tigues qu'il avait éprouvées, se déshabilla et se prépara à passer
une excellente nuit.
Ici, contrairement à la coutume de ces sortes d'histoires, nous
laisserons le général dans sa chambre jusqu'au lendemain.
La compagnie s'assembla de bon matin pour le déjeuner, mais
le général ne parut point. Comme c'était le convive à qui lord
Woodville désirait témoigner le plus d'égards, il exprima plus
d'une fois son étonnement de cette absence, et envoya un do-
mestique pour l'avertir qu'on l'attendait.
LA CHAMBRE TAPISSÉE. 2|5
L'homme revint, et apprit à ces messieurs que le général était
sorti à pied, de grand matin, malgré le mauvais temps.
« L'habitude d'un soldat, » dit le jeune seigneur à ses amis,
« est de ne pouvoir dormir après l'heure où le devoir le forçai**
de se lever. »
Cependant cette explication que lord Woodville offrait à ses
amis ne paraissait pas le satisfaire lui-même, et il attendait le
retour du général en silence et avec inquiétude. Enfin il arriva
une heure après que la cloche du déjeuner avait sonné. Il parais-
sait souffrant et fatigué. Ses cheveux, qu'il arrangeait avec un
soin et une propreté qui marquaient l'homme de bon goût ,
étaient défrisés, sans poudre et mouillés par la rosée du matin.
Sa cravate était dérangée, ses habits avaient été mis avec négli-
gence, ce qui était surprenant pour un militaire dont le devoir
est de soigner sa toilette; ses yeux étaient hagards et terribles
au dernier degré.
<i II paraît , mon cher général , lui dit lord Woodville , que vous
nous avez devancés le matin, ou que vous n'avez pas trouvé votre
lit aussi bon que vous sembliez l'espérer ? Comment avez-vous
passé la nuit?
Oh ! fort bien, extrêmement bien, jamais mieux dans ma vie ! »
répondit promptement le général , ayant cependant l'air fort em-
barrassé , ce qui ne put échapper à son ami. Il prit à la hâte une
tasse de thé , et négligeant ou refusant de prendre autre chose ,
il sembla absorbé dans ses rêveries.
<< Tous m'accompagnerez à la chasse aujourd'hui , général ? »
lui demanda son hôte -, mais il fut obligé de lui répéter la même
question , qui lui valut cette brusque réponse :
« Non , milord, j'en suis fâché ; mais je ne puis avoir l'honneur
de rester plus long-temps chez Votre Seigneurie ; je viens de
commander des chevaux de poste, et ils seront ici dans l'instant. »
Tous les assistants furent très-surpris de ce changement , et
lord Woodville répliqua aussitôt :
« Pourquoi ce changement , mon cher ami ? Ne m'avez-vous
pas promis de rester avec moi au moins une semaine ? »
—Oui, » répondit le général avec beaucoup d'embarras;» dans
le premier mouvement ne songeant qu'au plaisir d'être avec vous,
je croyais pouvoir vous donner quelques jours ; mais j'ai pensé
depuis que c'était impossible.
— Cela est bien extraordinaire ; hier vous paraissiez tout à fait
LA CHAJIBRE X.^PlSSÉE. 14
214 LA CHAMRRE TAPISSÉE.
libre de vos actions ; vous n'auriez pas pu recevoir d'ordre pour
partir depuis , car la poste n'est pas encore arrivée , et par consé-
quent on ne vous a point apporté de lettre. »
Le général, sans entrer dans aucune explication, marmottait
entre ses dents que des affaires indispensables l'obligeaient de
partir , sans que son hôte put l'en empêcher d'aucune manière ;
et en etTet il s'aperçut que la résolution du général était bien
prise. En conséquence il ne lui fit plus la moindre instance.
« Au moins, mon cher Browne, puisque vous êtes décidé à par-
tir, faites-moi le plaisir de venir sur la terrasse avec moi pour jouir
delà perspective que le brouillard qui se lève va nous laisser voir.»
Lord Woodville ouvrit une fenêtre, et passa sur la terrasse ; le
général le suivit machinalement , mais semblait faire peu d'atten-
tion à ce que son hôte lui disait en lui montrant les différents ob-
jets qui se présentaient à leurs regards. Ils se retirèrent ainsi du
reste de la compagnie. Alors, se tournant vers le général avec un
air solennel , il lui adressa ces paroles :
« Richard Browne , mon vieux et très-cher ami , nous sommes
maintenant seuls , veuillez me répondre avec la véracité d'un
ami et l'honneur d'un soldat 5 franchement, comment avez-vous
passé la nuit?
— D'une manière affreuse, milord : je ne voudrais pas courir le
risque d'une seconde , non-seulement pour tout ce que vous pos-
sédez, mais encore quand on devrait me rendre maître de tout ce
pays.
— Ceci est bien extraordinaire ! » dit le jeune lord comme par -
lant à lui-même. « Alors il faut qu'il y ait quelque chose de vrai
sur ce qu'on dit de cet appartement ; » puis, se tournant vers le
général, il lui dit : « De grâce , mon cher ami , soyez franc avec
moi , et apprenez-moi les désagréments que vous avez éprouvés
sous ce toit hospitalier. »
Le général, paraissant mécontent de cette question, garda
quelques moments le silence avant d'y répondre.
« Mon cher lord, dit-il enfin, ce qui m'est arrivé dans la nuit
est si étonnant, si pénible , que j'ai réellement de la peine à vous
le confier. Je désire pourtant vous complaire; mais je crois que
ma sincérité pourrait me conduire à expliquer des circonstances
fâcheuses et mystérieuses , et que tout autre que moi , après les
communications que j'ai à faire, passerait infailliblement pour un
liomme faible et un sot superstitieux , dont Timagination est ou
LA CHAMBRE TAPISSÉE. ÎIS
trompée ou égarée ; mais vous m'avez connu enfant et jeune
homme , et vous ne me croyez pas capable d'avoir adopté , dans
mon âge viril, des défauts dont mes jeunes ans étaient exempts. »
Ici il s'arrêta , et son ami répliqua :
« j\e doutez pas que je n'ajoute foi à tout ce que vous allez me
dire . général ; je connais trop bien la fermeté de votre caractère
pour penser qu'on ait pu vous en imposer, et je suis persuadé que
vous n'exagérez en rien tout ce que vous avez véritablement vu.
— Alors je vais commencer ma singulière histoire aussi bien
que je le pourrai , comptant sur votre indulgence , et j'aimerais
cent fois mieux me trouver devant une batterie que de me rap-
peler ce qui mest arrivé hier au soir. »
Il garda le silence encore quelque temps ; mais , voyant que
lord Wood ville ne lui répondait pas, et qu'il semblait attendre
qu'il continuât , il commença, non sans quelque répugnance,
l'histoire de son aventure dans la chambre tapissée.
" Lorsque Votre Seigneurie me quitta , je me déshabillai, et me
mis au lit. Le feu brûlait vivement ; les souvenirs de mon enfance
et de ma jeunesse, rappelés par le plaisir de vous revoir, m'em-
pêchèrent de m'endormir de suite. Je dois cependant ajouter que
ces souvenirs étaient tous très-agréables ; j'éprouvais aussi une
vive joie d'avoir vu échangés les fatigues et les dangers de ma
profession contre tous les agréments d'une vie tranquille , et ces
doux liens d'amitié que je trouvais après en avoir été privé lors-
que je dus marcher à la voix de l'honneur et du devoir. Pendant
que mon esprit était occupé par ces agréables réflexions , et que
je commençais à m'assoupir, je fus tout à coup réveillé par le
bruit d'une robe de soie et le claquement d'une paire de souliers
à hauts talons , comme si des femmes se promenaient dans la
chambre. Avant que j'eusse pu tirer le rideau pour voir ce qui se
passait , la figure d'une petite femme passa entre le ht et la che-
minée , qui me tournait le dos , mais je vis bien , à son cou et à
ses épaules , que cette femme était vieille ; son habillement était
antique ; elle portait une robe qu'on appelle un sac ou une blouse,
c'est-à-dire une espèce de robe sans cordon autour de la taille,
mais attachée autour du cou , formant des plis qui tombent des
épaules, et qui descendent jusqu'à terre avec une espèce de
queue.
« Je trouvai cette visite assez singulière-, mais je pensai que ce
ne pouvait être qu'une vieille femme de la maison , qui se plaisaiÉ
2IG LA CHAMBRE TAPISSÉE.
à se mettre à la mode de sa grand'mère ; que peut-être ( comme
.Yotre Seigneurie m'avait dit que vous n'aviez pas trop de cham-
bres libres ) , ayant été obligée de quitter la sienne pour moi, elle
l'avait oublié, et qu'elle revenait en prendre possession ; sur cette
conjecture, je fis un mouvement dans mon lit, je toussai môme
pour que cette femme s'aperçut que quelqu'un y était; alors elle
se tourna lentem.ent vers moi ; mais , grand Dieu , milord ! quelle
figure elle me fit voir ! Il n'y avait plus à douter de ce qu'elle
était, et rien ne laissait croire que ce fût un être vivant : cette
figure portait les traces d'un cadavre et l'empreinte des plus viles
et des plus hideuses passions qui l'avaient animée pendant sa vie.
Le corps de quelque affieux criminel semblait sortir de son tom-
beau , et une âme revenir des enfers pour former une union avec
son complice criminel.
<i Je m'assis sur mon séant , et m'appuyant sur mes mains pour
regarder cet horrible spectre, cette sorcière fit un vif mouvement
vers le lit où j'étais couché , et s'assit dessus dans la même posi-
tion que j'avais prise moi-môme , avançant sa figure diabolique
près de la mienne en faisant une grimace affreuse , qui semblait
venir de quelque diable incarné. »
Le général s'arrêta, essuya de son front les gouttes de sueur qui
en tombaient en songeant seulement à cette horrible vision.
« Milord, dit-il, je ne suis pas poltron; je me suis trouvé dans
tous les dangers inévitables de ma profession. Je puis même me
vanter que jamais un seul homme n'a vu Richard Browne désho-
norer son épée ; mais, dans cette horrible circonstance, sous les
yeux et presque dans les bras d'un mauvais esprit, tout mon cou-
rage disparut comme la cire dans le feu ; je sentis mes cheveux
se dresser sur ma tête, mon sang se glaça dans mes veines, et je
me suis trouvé mal vraiment de frayeur, comme un enfant de dix
ans. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté dans
cet état.
« Quand je repris mes sens, l'horloge du château sonna une
heure avec un bruit aussi fort que si la cloche eut été dans ma
chambre. J'osais à peine ouvrir les yeux, tellement je craignais
de revoir ce spectre! cependant j'eus la force de regarder autour
de moi, et il n'était plus visible. Ma première pensée fiit de son-
ner les domestiques et d'aller chercher le repos dans un grenier,
plutôt que d'être exposé à recevoir une seconde visite de cet être
mystérieux ; j'ai presque honte d'avouer que je changeai de réso-
LA CHAMBRE TAPISSÉE. 217
lution, non par l'idée qu'on se moqueraitde moi, mais plutôt dans
la craiate que j'avais de rencontrer l'être infernal dans quelque
coin de la chambre.
« Je n'essayerai pas de vous dépeindre tout ce que j'ai souffert
pendant cette longue nuit ; quelques légers assoupissements à
chaque instant interrompus, un réveil fatigant, cet état incertain,
et de plus, cent objets terribles semblaient m'entourer ; mais il y
avait encore une grande différence entre la vision que je vous ai
décrite et celle qui s'ensuivit, et qui ne fut produite que par ma
propre imagination et l'agitation de mes nerfs.
« Le jour parut enfin, et je quittai mon lit, malade et humilié à
j'avais honte de moi-même comme homme et comme soldat, et
surtout d'éprouver ce grand désir de m'échapper de ma chambre,
ce qui fut plus fort que tout le reste. Ainsi, m'habillant à la hâte
et sans soin, je sortis du château avec toute la vitesse possible,
espérant trouver dans l'air du secours contre ces attaques de nerfs
provenues, sans aucun doute , de Taffreuse vision d'un autre
monde, car je ne puis croire autre chose. Votre Seigneurie con-
naît maintenant la cause de mon malaise et le motif qui me fait
vivement désirer de quitter son toit hospitalier. Nous nous re-
verrons, je l'espère, en d'autres lieux. Dieu me garde de passer
ici une seconde nuit ! »
Quelque étrange que parût cette histoire que le général raconta
avec un tel air de vérité qu'il arrêta tous les commentaires qu'on
eut pu faire en pareil cas, lord AVoodville ne lui demanda pas
même s'il était convaincu qu'il n'avait pas rêvé ce qu'il disait avoir
vu. Il trouva même impossible qu'il fût trompé par des idées fan-
tastiques ou une déception d'optique; au contraire, il parut con-
vaincu de la vérité de tout ce qu'il venait d'entendre; et , après
avoir gardé le silence quelque temps, il témoigna les plus vifs
regrets que son ami eût éprouvé et souffert chez lui autant de dé-
sagréments.
« Je suis d'autant plus fâché de ce que vous avez souffert cette
nuit, mon cher BroNvne, que c'est un malheureux essai que j'ai
voulu faire. Il faut que vous sachiez que, depuis la mort de mon
grand-père et de mon père , la chambre que je vous ai donnée
avait été fermée d'après tous les bruits qui couraient qu'il s'y pas-
sait quelque chose d'extraordinaire. Je pris possession de ce
château il y a quelques semaines, et ne trouvant pas assez de
chambres pour mes amis Je ne voulus pas permettre aux habitants
218 LA CHAMBRE TAPISSÉE.
de l'autre monde d'occuper celle qui était la plus commode. Je
lis donc ouvrir cette chambre tapissée, comme on l'appelle, et,
sans apporter aucun changement à son air d'antiquité, je Gs pla-
cer quelques meubles un peu plus modernes; mais, comme le bruit
courait parmi les domestiques et dans le voisinage qa'il y avai$
des revenants dans cette pièce, je craignais que ce préjugé n'em-
pêchât qui que ce tut de consentir à y passer la nuit, et que cela,
en confirmant mieux encore tous les bruits qui couraient, ne per-
mît pas de faire habiter cette pièce. Il faut que je vous avoue,
mon cher ami, que votre arrivée hier, agréable sous tous les rap-
ports, me semblait une bonne occasion pour détruire les bruits
lacheux que l'on avait pu faire courir, votre courage n'étant pas
douteux, et votre esprit étant exempt de toute faiblesse sur ce
sujet. Je ne pouvais choisir quelqu'un qui convînt mieux pour l'es-
sai que je désirais faire.
— En vérité, » répliqua le général un peu vivement, « je vous
suis infiniment obligé, milord; il est probable que je me rappel-
lerai long-temps les conséquences de l'épreuve, puisque Votre
Seigneurie veut bien l'appeler ainsi, pour laquelle vous avez at-
tendu mon arrivée.
— Vous êtes injuste, mon cher ami-, réfléchissez un instant, et
Yous serez convaincu que je ne pouvais pas prévoir la possibilité
du désagrément que vous venez d'éprouver. Hier encore je ne
pouvais croire aux revenants, et je suis bien persuadé que si je
vous avais averti de tout ce qu'on disait de cette chambre, vous
l'auriez choisie pour y coucher. C'est un malheur, peut-être une
erreur de ma part , mais assurément vous ne pouvez pas croire
que ce soit ma faute que vous ayez été si étrangement tourmenté,
— Etrangement est le mot, » répondit le général en recouvrant
sa bonne humeur; « et j'avoue que je n'ai aucun droit d'être of-
fensé contre Votre Seigneurie, en me croyant un homme ferme
et courageux, comme je me plaisais aussi à me croire tel. IMais
je vois mes chevaux qui arrivent, et je ne veux plus vous retenir,
milord.
— Mon cher ami, puisque vous ne voulez pas rester avec nous
un jour de plus, et que je n'ose plus vous y engager, donnez-moi
au moins une demi-heure. Vous aimez les tableaux, j'en ai quel-
ques-uns, dans ma galerie, de Van-Dyck, et des portraits de mes
ancêtres, peut-être aussi de lui ; je crois que vous les Irouvcrez
bons. »
LA CHAMBRE TAPISSÉE. 219
Le général accepta l'invitation, quoiqu'un peu malgré lui-,
il était évident qu'il ne devait respirer librement que hors du
château. Cependant il ne pouvait refuser son ami, surtout vou-
lant le dédommager de la mauvaise humeur qu'il lui avait déjà
montrée.
Le général suivit donc lord Woodville à travers phisieurs
chambres, dans une longue galerie remplie de portraits que son
hùte lui montra du doigt en les désignant par leurs noms et don-
nant quelques détails sur les individus qu'ils représentaient. Le
général prêta peu d'attention à ces détails, qui étaient les mêmes
que ceux qu'on trouve dans toutes les familles : ici un cavalier
qui avait perdu son patrimoine en défendant la cause de son roi ;
là une belle dame qui l'avait fait rétablir dans ses droits, en don-
nant sa main à quelque homme puissant; là encore pendait un
galant chevalier qui avait couru risque de perdre sa tète en cor-
respondant avec la famille exilée à Saint-Germain ^ ; ici un autre
qui avait pris les armes pour Guillaume à la révolution ; et enfin
un troisième qui avait été dans les deux partis, les whigs et
les tory s.
Pendant que lord Woodville accablait son ami de ces détails ,
et qu'ils gagnaient le milieu de la galerie, il vit le général tressail-
lir avec l'air de la plus grande surprise mêlée même d'effroi, lors-
que ses yeux furent arrêtés et fixés sur le portrait d'une vieille
dame dans un sac^ habillée, comme nous l'avons dit plus haut, à
la mode des derniers temps du XVIP siècle.
« La voilà! s'écria-t-il -, voilà sa forme et ses traits ! mais ils
n'ont pas à beaucoup près l'expression diabolique de ceux de
cette vieille sorcière qui m'a visité la nuit dernière.
— S'il en est ainsi, reprit le jeune lord, il n'y a plus de doute
sur l'horrible apparition que vous avez eue ; c'était le portrait
d'une de mes coupables ancêtres dont les crimes sont écrits sur
le catalogue de l'histoire de ma famille, et que je garde dans mon
coffre-fort. Le récit en serait trop long : qu'il vous suflise de sa-
voir que, dans cette chambre fatale, l'inceste et un crime déna-
turé furent commis. Je la rendrai à la solitude à laquelle le
jugement meilleur de ceux qui m'ont précédé l'avait condamnée,
et personne autre n'y pénétrera , au moins durant ma vie , pour
subir les angoisses qui ont sbattu un courage aussi éprouvé que
le vôtre. »
1 Celle des Stuarts. a. m.
220 LA CHAMBRE TAPISSÉE.
Les deux amis, qui s'étaient rencontrés avec tant de plaisir,
se séparèrent dans bien d'autres dispositions. Lord Woodville fit
démeubler la chambre tapissée et condamner la porte, et le géné-
ral alla chercher un pays moins beau, des amis moins distingués,
pour effacer de sa mémoire la douloureuse nuit qu'il avait passée
au château de Woodville,
FIN DE LA CHAMBRE TAPISSEE.
LA
FANTASMAGORIE
AU DIRECTEUR ANONYME
du journal littéraire de blackwood '.
Monsieur ,
Il y a peu de choses qui se ressentent autant du changement de
mœurs et de circonstances que la nature et les effets des preuves:
Nous sommes quelquefois disposés à nier positivement des faits
que nos pères étaient portés à croire sur le simple témoignage
d'un oui-dire , lors même que ces faits sont appuyés par tout ce
qui est regardé comme preuve , par l'aveu de l'auteur du délit ,
par les dépositions de ses victimes, par le témoignage oculaire et
le serment de témoins impartiaux, ou par tout ce qui peut, dans
un cas ordinaire , faire foi ( pour me servir d'une expression de
jurisconsulte) entre l'homme et l'homme. Dans le siècle où nous
vivons , on couvrirait de huées comme un imbécile celui qui
croirait une vieille femme coupable de sorcellerie, sur des té-
moignages dont la dixième partie suflirait pour qu'un jury de
Middlesex condamnât un homme pour félonie, et nos ancêtres au-
raient regardé comme un sadducéen ou un infidèle celui qui , sur la
vingtième partie des témoignages ainsi rejetés, n'aurait pas con-
damné les accusés aux fagots et au bûcher. Afin d'arranger ceux
qui aiment les termes moyens en fait de jugement , ou qui sont
disposés à décider avec le singede Gilles Passamont que les aventu-
res du souterrain de Montésino sont moitié vraies moitié fausses, le
docteur Ferriar de Manchester a inventé un nouveau moyen de
4 Blackwood est un riche libraire éditeur à Edimbourg, où il publie une revue
mensuelle ayant pour titre : Blackwood' s Ma</azine, ou lUayasin de Blackwood;
c"est un recueil rédigé dans une opinion entièrement aristocratique, et Walter Scott
en était un des piincipaux collaborateurs, a. si.
222 LA FANTASMAGORIE.
juger les faits qui passent pour être évidents dans ces sortes d'af-
faires surnaturelles , moyen par lequel, sans attaquer la véracité
du narrateur ou môme récuser le témoignage des yeux à l'évi-
dence desquels il en appelle, vous pouvez attribuer les préten-
dus prodiges qui l'ont frappé aux effets de préventions fortement
enracinées et agissant sur des organes faibles ou malades. Je n'ai
malheureusement pas les moyens , monsieur , de me mettre à la
tête d'aucune secte de croyants ou d'incrédules sur ces points
mystérieux ; car il est évident que des récits d'un genre si mer-
veilleux doivent être vrais ou faux , ou plutôt en partie vrais , et
en partie fabuleux ; et chacune de ces classes a déjà son chef et
son patron. Comme vous êtes cependant vous-même , monsieur ,
un être mystérieux , et , selon quelques personnes , appartenant
au néant , vous ne pouvez manquer de trouver de l'intérêt dans
des exemples où il s'agit de choses mystiques , et dans ces faits
qui, étant difficiles à croire, sont souvent rejetés comme incroya-
bles. Etant vous-même un personnage très-peu communicatif,
vous n'avez peut-être pas le droit d'attendre de la part de vos cor-
respondants de très-grandes confidences. Je suis cependant dis-
posé à vous donner les détails suivants , qui serviront de préface
à ma correspondance présente et future.
Mon père , sir Michaelmas l'Ombre , habitait une vallée que le
soleil n'éclairait guère plus de dix fois par an , quoique nous
n'eussions aucune raison pour nous plaindre du manque de pluie.
Il avait coutume de dire qu'il était descendu du célèbre Simon
l'Ombre, que le fameux sir John Falstaff désirait avoir dans son
régiment, parce qu'il espérait avoir en lui un soldat toujours frais,
et qu'il serait agréable de se reposer auprès de lui après une fati-
gante journée de marche. Mon père abrégea ses jours en s'expo-
sant à l'ardeur du soleil de midi , heure fatale à notre famille.
Son intention était de rendre hommage à une éclipse qu'un co-
quin d'almanach avait annoncée comme étant sur le point de vi-
siter notre globe. J'héritai^ monsieur, de ses habitudes solitaires et
de son goût pour l'incertain, le vague et le mystérieux. Averti par
la fin prématurée de mon pauvre père , je ne me hasardai jamais
à sortir en plein jour ; mais, s'il vous arrivait, monsieur, de quit-
te r votre maison au soleil levant ou au soleil couchant, comme
votre prototype le prophète anonyme de Moore, vous pourriez
rencontrer ou distinguer votre correspondant à son grand corps
maigre et efflanqué , à ses jambes longues comme des écliasses,
LA FANTASMAGORIE. 2SB
et à la disproportion de ses pieds; car je dois vous avertir, dans
le cas d'une surprise désagréable , que mon extérieur est tout à
fait l'opposé de celui de 3Iichaelmas et des anciens sorciers dont
il est dit que le diable avait volé l'ombre , au lieu qu'il paraîtrait
plutôt, quant à ce qui me regarde, qu'il m'aurait volé la substance
et ne m'aurait laissé que l'ombre sur cette terre. Mon éducation
et mes lectures ont été aussi extraordinaires que ma personne, et,
d'après un goût de famille pour ces histoires , qui , comme l'ex-
trémité du pont dans la vision de Mirza, sont cachées par des om-
bres , des nuages et des ténèbres , elles se sont toutes dirigées
vers les sciences secrètes et vers les points mystiques de l'étude.
Ma bibliothèque est remplie d'auteurs qui parlent de la baguette
divinatoire , du miroir magique ; d'onguent miraculeux pour les
blessures , de charmes , de sceaux , de cristaux , de pentacles ,
de talismans et de sortilèges. Mon domaine héréditaire , appelé
château Shadowy , a une tour de laquelle je puis observer les as-
tres, étant un peu amateur en astrologie, comme le vaillant Guy
Mannering ; il possède aussi un souterrain habité par l'esprit in-
quiet d'un tonnelier qui y fut autrefois renfermé jusqu'à sa mort
par un de mes ancêtres , pour n'avoir mis que deux faibles cer-
ceaux à un baril de bière de mars , ce qui fut cause que toute
cette liqueur généreuse fut perdue. Ce revenant fera un bruit
qui imitera les coups de marteau ou de baguette sur le tambour ;
il agitera ses chaînes et poussera des gémissements tout aussi
bien qu'un autre, depuis le château de l'Ermitage jusqu'à celui
de Gernigo , et cela pour un pari de cent livres sterling , que les
choses arrivent ou non.
Indépendamment de tout ceci , je prétends connaître tous les
esprits qui habitent la terre , qui nagent dans les eaux , ou qui
volent dans l'air; les esprits- follets , les cauchemars, les vieilles
sorcières , les vampires , les loups-garoux , les hommes noirs et
les femmes vertes, et les lutins familiers, Oberon et tous ses dan-
seurs du clair de la lune. Le Juif errant, le grand-prêtre de Rose-
Croix , le génie de Socrate , le démon de 3Ioscou , le tambour de
Ledrourth , me sont tous connus , ainsi que leur caractère réel ,
leur essence et leur véritable histoire. Outre ces points qui trai-
tent de sciences secrètes, je faisais aussi ma société des vieilles
filles et des veuves qui me pardonnent d'avoir de grands pieds, des
jambes en fuseaux et ma ressemblance frappante avec un sque-
lette suspendu par des chaînes , en considération de mes talents
224 LA FANTASMAGORIE.
pour la conversation , qui consistent à garder un silence absolu;
C'est de cette manière que, dès mon enfance, mon esprit s'est
rempli de choses profondes et louables, dont la lecture ou la nar-
ration doit être faite quand l'aiguille de l'horloge marque minuit
et que les chandelles ont la mèche longue. Le temps appro-
che bientôt , monsieur , où , selon le cours de la nature , je
dois m'attendre à passer dans cet état immense et obscur qui ,
n'ayant pas de lumière, ne peut par conséquent avoir d'ombre.
Je ne veux pas que tant de connaissances utiles et intéressantes
m'accompagnent dans ma sombre demeure. C'est à votre carac-
tère mystérieux et anonyme que vous devez, monsieur , comme
je l'ai déjà fait entendre , la préférence que je donne à votre re-
cueil pour rapporter ces merveilles. Il ne faut pas craindre que je
vous accable de trop de prodiges à la fois , car je sais par expé-
rience quelle indigestion peut en résulter après s'être, comme
Macbeth , rassasié d'horreur. De plus , vous pouvez donner toute
votre confiance aux éclaircissements que je puis donner concer-
nant mes autorités , me flattant de vous faire agréer cette offre ,
et que dans un moment où vous remuez ciel et terre pour ins-
truire et amuser vos lecteurs, vous ne mépriserez pas non plus
les secours des régions inférieures. Je vous envoie le premier ar-
ticle de mon traité , que j'intitulerai , avec votre permission ,
LA FANTASMAGORIE.
Venez comme des ombres, et partez de même.
L'incident que je me dispose à raconter est parvenu aux oreil-
les de votre très-humble correspondant par la voix la plus propre
à de semblables renseignements. Je veux parler de celle d'une
vieille femme. Je dois cependant ajouter que, quoique cette dame
portât véritablement une robe noire, les paniers et les manchettes
à triple étage , costume qui convenait le plus à son état assuré-
ment, elle surpassait de beaucoup en bon sens, en esprit, ea
fermeté et en intelligence, plusieurs individus de la môme classe
qui m'ont été montrés, soit qu'ils portassent la robe de pourpre
ou l'uniforme militaire, soit qu'ils eussent un chapeau retroussé
ou une perruque à trois marteaux. Je n'ai pas le plus petit doute
qu'elle ne m'ait rapporté ce conte dans les propres termes de la
personne de qui elle le tenait, et qui y joue le premier rôle. Elle
ne prétendait pas par là forcer personne d'y ajouter foi dans
LA FANTASMAGORIE. 22S
toute son étendue, comme à une vision surnaturelle, mais elle
paraissait fortement convaincue que la dame à laquelle l'événe-
ment arriva n'était pas une femme à se laisser facilement tromper
par son imagination, quelque exaltée qu'elle fût, et que la
trempe de son caractère , ainsi que le cours de sa vie , la mettait
à l'abri du plus léger soupçon d'avoir jamais essayé d'en imposer
aux autres. Sans chercher plus de détours, et sans faire aucun
effort pour orner ou embellir, je continue ma narration, avertis-
sant seulement que, quoique je supprime le nom de la dame par
respect pour des parents qui lui survivent encore, je n'en sais
pas moins positivement qu'une dame, dont le mari possédait
une assez belle propriété sur les conGns du comté d'Argyle,
resta veuve vers le milieu du dernier siècle, chargée de la direc-
tion d'un bien grevé d'hypothèques et de l'éducation d'un fils
unique. Le jeune homme approchait de cette époque de la
vie où il était nécessaire qu'il fût envoyé dans le monde pour
embrasser une profession active. Son goût naturel, ainsi que
celui de la plupart des jeunes gens de son âge , le portait à
embrasser le parti des armes-, disposition que sa mère voyait
avec inquiétude. Sa tendresse maternelle lui exagérait les
dangers attachés à cette profession , et le sentiment pénible de
l'isolement et de l'abandon dans lequel elle devait nécessaire-
ment se trouver. Il se présenta cependant une circonstance
qui la força de consentir avec moins de répugnance que dans
toute autre à ce que son fils prît cette résolution. Un gen-
tilhomme highlandais, nommé Campbell (nous nous abste-
nons de le désigner autrement;, et très-proche parent de
mistress..., fut à cette époque nommé au commandement d'une
des compagnies indépendantes qui avaient été levées pour
protéger la paix des Highlandais, et pour réprimer la maraude et
les déprédations auxquelles les livrait de temps en temps la
jeunesse des clans les moins civilisés. Ces compagnies étaient
appelées Sedier-d'Em , (les soldats noirs,, pour les distinguer des
Sedier-Proy, ou soldats rouges de l'armée royaliste, et qui
furent incorporés dans le régiment de ligne 'le A-l" bien connu}.
Le corps conserva long-temps et conserve encore, à l'époque de
mon histoire, le nom de gardes noires. Les compagnies indé-
pendantes conservèrent leur première occupation et étaient
généralement considérées comme n'étant obligées à servir que
dans leur pays natal. Chaque corps était à peu près composé de
226 LA FANTASMAGORIE.
300 hommes , revêtus du costume et des armes des Highlandais,
et commandés par des hommes capables d'inspirer une parfaite
confiance au gouvernement de Brunswick. Ils ne s'étaient crus
engagés qu'à sortir dans les hautes terres, et étaient plutôt con-
sidérés comme volontaires que comme soldats.
Ce genre de service si facile, qui semblait ne pas devoir ex-
poser son fils à de bien grands dangers et se borner aux frontières
du pays, était bien fait pour détruire une partie des objections
qu'une mère aussi tendre ne pouvait manquer de faire à son fils
pour le détourner de la carrière militaire. Elle avait aussi la plus
grande confiance dans l'obligeance et l'attachement de son parent
le capitaine Campbell, qui, tout en offrant de recevoir le jeune hom-
me comme cadet dans sa compagnie indépendante, lui donnait en
outre l'assurance solennelle de s'en occuper comme de son pro-
pre fils, et d'empêcher qu'il ne fût exposé à d'inutiles hasards
jusqu'à ce qu'il eût atteint l'âge et l'expérience nécessaires pour
se conduire. IMistress. , . s'étant réconciliée avec l'idée de se séparer
de son fils d'après les assurances amicales de son futur comman-
dant, il fut arrêté que le jeune homme joindrait son corps à une
époque déterminée; et pendant ce temps-là, mistress..., qui
demeurait alors à Edimbourg, fit les préparatifs nécessaires pour
son équipement. Ils étaient déjà presque achevés lorsque mis-
tress... reçut une triste nouvelle qui la fit hésiter de nouveau,
et qui, en la pénétrant du chagrin le plus vif pour son parent, ré-
veillait en elle , de la manière la plus cruelle , toutes les craintes
et les incertitudes que ses promesses avaient assoupies. Un corps
de katern ou maraudeurs, appartenant , si je ne me trompe , au
pays de Lochiel , avait fait une descente dans un district voisin
d'Argyleshire , et enlevé un creagh ou un butin considérable en
bétail. Le capitaine Campbell s'était mis à la poursuite des marau-
deurs, accompagné de tous ceux de sa compagnie indépendante
qu'il put assembler dans un moment d'alarme, et les avait rejoints
après une marche fatigante. Il s'en était suivi une escarmouche
dont le résultat avait été de recouvrer le bétail, mais dans laquelle
le capitaine avait été grièvement blessé. La blessure, dans le
principe, n'avait pas paru mortelle, mais le devint bientôt faute
d'abri et du secours du chirurgien-, et le même courrier qui avait
apporté à Edimbourg la nouvelle de l'escarmouche avait aussi
donné à mistress celle de la mort de son parent. Au chagrin de
l'avoir perdu se mêlait encore la pénible pcnsàe de voir son fils
LA FANTASMAGORIE. 227
privé de l'appui, de la protection et des conseils d'une personne
aux soins de laquelle elle avait résolu de le confier comme à ceux
d'un père, s'il persistait à suivre la carrière qui lui avait été tracée;
et cet événement , qui la jetait dans le chagrinet l'embarras ,
servait à lui prouver en outré que le service des compagnies in-
dépendantes, quelque illimité qu'il fût dans son étendue , n'em-
pêchait pas que ceux qui s'y étaient engagés ne fussent exposés
alors à de grands dangers. Elle employa plus d'un argument pour
retirer son consentement ou changer un plan qui avait déjà été
poussé si loin. Il lui semblait d'une part que c'était sacrifier la
vie de son fils que lui permettre de joindre son corps, et de l'autre
que son honneur et son courage pourraient être mis en doute,
si elle le forçait de renoncer à cette profession. Veuve, sans con-
seil, et mère d'un fils unique dont le sort dépendait entièrement
du sage parti qu'elle prendrait, ces pensées excitèrent chez elle
des émotions tumultueuses qui jetèrent son esprit dans les plus
cruelles angoisses, et qui paraîtront peut-être suffisantes au lec-
teur pour expliquer d'une manière satisfaisante la vision extra-
ordinaire que je vais rapporter.
Je n'ai pas besoin de rappeler à mes amis d'Edimbourg que,
dans l'ancien temps, leurs pères habitaient, comme c'est encore
l'usage à Paris, des appartements de plain-pied auxquels on avait
accès par un escalier commun. L'appartement occupé parla dame
était au-dessus de celui d'une famille avec laquelle elle était inti-
mement liée , et chez qui elle avait l'habitude de prendre le thé
tous les soirs. Il commençait à faire nuit, et elle réfléchissait que
l'agitation de son esprit lui avait fait oublier l'heure à laquelle elle
aurait dû rejoindre ses amis , quand, en ouvrant la porte de son
petit parloir pour quitter son appartement, elle aperçut dans le
passage, précisément en face d'elle , quelqu'un qui ressemblait
exactement au capitaine Campbell , revêtu de son costume irlan-
dais, avec la ceinture écossaise, le poignard , les pistolets , la gi-
berne et le sabre , tout équipé enfin. Effrayée de cette vision, elle
tressaillit en se reculant , ferma la porte de sa chambre , gagna
une chaise en chancelant, et essaya de se convaincre que l'appa-
rition qu'elle avait vue n'était que l'effet d'une imagination exal-
tée ; elle y réussit, car elle était femme d'un esprit fort. Elle
ne pouvait cependant se décider à ouvrir encore une fois la porte
qui semblait la séparer de son parent, jusqu'à ce qu'elle entendît
frapper au-dessus d'elle, ce qui était le signal ordinaire de ses amis
228 LA FANTASMAGORIE.
pour l'avertir de venir prendre le thé. Elle s'arma de courage ,
marcha fermement à la porte de l'appartement, l'ouvrit entière-
ment , et vit encore une fois le spectre sous l'uniforme de l'olli-
cier défunt des gardes noires. Il semblait se tenir à une toise de
distance d'elle, et étendait sa main , non d'une manière mena-
çante, mais comme pour l'empêcher de passer devant lui. C'était
trop pour son courage ; elle s'évanouit, et le bruit de sa chute fit
craindre à ses amis qu'il ne lui fût arrivé quelque accident en se
hâtant de monter pour se rendre à l'appartement de mistress. Ils
ne virent rien d'extraordinaire dans le corridor ; mais en entrant
dans le parloir, ils trouvèrent la dame dans de violentes convul-
sions. On la fit revenir à elle avec peine ; mais elle cacha la cause
extraordinaire de cet accident. Ses amis l'attribuaient naturelle-
ment à la nouvelle désagréable qu'elle avait reçue depuis peu
d'Argyleshire , et restèrent avec elle très-avant dans la nuit, s'ef-
forçant de la distraire et de soulager son esprit. L'heure de se re-
tirer arriva cependant, et il y avait pour madame... une nécessité
qu'elle considérait comme très-alarmante : c'était celle d'aller
seule dans son appartement. Elle avait à peine déposé sur une
table la lumière qu'elle tenait à la main^ et se préparait à rassurer
son esprit en invoquant la protection de la Divinité contre les
dangers de la nuit, quand, en tournant la tête, elle aperçut dans
l'appartement la môme vision qui lui avait apparu dans le corri-
dor. En cette extrémité, elle rassembla tout son courage, et, ap-
pelant le spectre par son nom et surnom , le conjura , pour l'a-
mour du ciel, de lui dire pourquoi il la poursuivait ainsi. L'appa-
rition répondit sur-le-champ d'un air et d'un ton qui ne différait
en rien de celui qu'il avait de son vivant : « Ma cousine, pour-
quoi n'avez-vous pas parlé plutôt ? je ne vous rendais visite que
pour vous être agréable; votre chagrin trouble le repos de ma
tombe -, et c'est avec la permission du père de l'orphelin et du
mari de la veuve que je viens vous dire de ne pas vous laisser dé-
courager par mon sort, mais de poursuivre le plan que mes avis
vous avaient dicté. Votre fils trouvera un protecteur plus capable
et aussi dévoué que je l'aurais été moi-môme ; il obtiendra un
avancement rapide dans la carrière militaire, et vivra pour vous
fermer les yeux. » En prononçant ces paroles, l'ombre du capi-
taine Campbell disparut tout à coup. Mistress.. soutint avec con-
viction qu'elle était parfaitement éveillée quand le spectre se
présenta à elle, et que ses oreilles ne l'avaient pas plus trompée
LA FANTASMAGORIE. 229
que ses yeux quand il lui avait adressé la parole. Elle répondit à
la dame qui m'a raconté cette histoire et qui lui adressa encore
d'autres questions, que Tensemble de son extérieur ne différait
aucunement de celui qu'il avait dans la force de l'âge et de la
santé -, mais que dans cette dernière occasion , pendant que ses
yeux considéraientle spectre avec effroi et anxiété, mais cependant
avec une curiosité qui prouvait qu'elle était en quelque sorte fa-
miliarisée avec sa présence , elle remarqua une ou deux taches
de sang sur sa poitrine , sur ses manchettes et sur ses mains, et
qu'il s'efforçait de cacher quand il s'apercevait qu'elle le regar-
dait. Il changea plus d'une fois d'attitude , mais légèrement et
sans quitter sa première position. Le sort du jeune homme par la
suite sembla justifier cette prophétie. Il entra au service, parvint
à un grade très-élevé , et mourut en paix et honoré long-temps
après avoir fermé les yeux de la vieille bonne dame qui avait
choisi ou qui du moins disait avoir fixé l'état qui lui était destiné
dans le monde d'après cette merveilleuse suggestion.
Il eût été facile à un habile narrateur de donner plus d'effet à
ce conte en se permettant d'y faire quelques légers changements,
ou d'exagérer un peu les circonstances ; mais l'auteur, dans la
relation de ce fait, comme dans tous ceux qu'il pourra fournir
par la suite, a résolu de s'en tenir strictement à ses autorités.
J'ai l'honneur d'être votre très-humble serviteur.
SiMO> Shadow ^
1 Shadow signiBe omirc ou fantôme, a. m.
FL\ DE LA FA-NTASaiAGORIE.
LA FAMASMAGORIE. l5
EXTRAIT
DE
L'EYRBIGGIA-SAGA ,
C EST- A-DIRE,
DES PREMIÈRES AISNALES DE CE DISTRICT DE
L'ISLANDE. QUI EST SITUÉ
AUTOUR DU PROÎVIONTOIRE APPELÉ SNOEFELLS.
Nota. Cet arlicle a paru dans un ouvrage inlilulé : Illustrations des Antiquilés du
i\'o/(/j publié sous la surveillance de deux antiquaires distingués, Robert Jamieson
d'Edimbourg, ccuyer, et feu Henri Weber. Les détails extrêmement curieux con-
tenus dans ce volume (et l'on supp sera facilement que Tauteur ne veut pas parler
de la faible part qu'il y eut) méritaient un meilleur accueil du public, qui ne
donna aucun encouragement à la continuation de cet ouvrage.
Parmi les diverses annales de l'Iiistoire d'Islande , il n'y en a
pas de plus intéressante que l'Eyrbiggia-Saga, composée (suivant
les conjectures du savant Torkelin) avant 1264, et lorsque l'Is-
lande était encore soumise à la domination de la INorwége. Le
nom de l'auteur est inconnu \ mais la simplicité de ses Annales
semble une garantie suITisante de leur fidélité. Elles contiennent
l'histoire d'un territoire particulier de l'Islande, situé autour du
promontoire appelé Snoefells , à compter du premier établisse-
ment qu'y formèrent des émigrés de la IN'orwége, et les détails
historiques d'une grande étendue des haines qui divisèrent les
familles par qui le pays était occupé , les progrès que firent les
habitants vers un état plus régulier de société, leurs coutumes,
leurs superstitions, leurs lois et leurs habitudes domestiques. Si
les événements qui sont consignés dans ces annales provinciales
ne sont pas en eux-mêmes d'une grande importance, le lecteur
peut en revanche puiser dans les détails minutieux qui en sont
donnés, une connaissance des mœurs des nations du Nord, qui
ne s'acquiert pas ordinairement par la lecture d'une histoire plus
2ô2 EXTRAIT DE L EYRBIGGIA-SaGA.
générale. On peut donc présumer qu'un extrait des morceaux les
plus intéressants del'Eyrbiggia-Saga sera agréable aux amateurs
des antiquités du Nord. Le savant Torkelin publia une édition
correcte de cette histoire en 1787, qui fut imprimée aux frais de
Salun, l'illustre et généreux protecteur de la littérature du Nord.
Une version latine, faite avec l'exactitude bien connue du traduc-
teur, vient au secours de ceux qui ne connaissent qu'imparfaite-
ment l'islandais original.
L'an de grâce 883, un seigneur norwégien nommé Broin. ayant
été banni par Harold, roi de Norwége, eut recours à la protection
de Rolf, ou Rollo, qui réunissait le double caractère de prêtre et
de guerrier, et gardait le temple de Thor, dans l'île de Mertur.
Broin fut bientôt accueilli, et on lui fournit au retour du prin-
temps un vaisseau pour tenter la fortune-, mais Rolf, ou , comme
on l'appelait d'après la sainteté de ses fonctions, Thorolf {quasi
Tors Rolf), voyant que par cette action il avait encouru le res-
sentiment de Harold, résolut d'abandonner son habitation et de
mettre à la voile pour l'Islande , où , dix ans auparavant , ïngolf-
Fols-Uarne avait fondé une colonie. Thorolf fit un grand sacrifice
à Thor avant de s'occuper des préparatifs de son départ, et ayant
reçu ou fabriqué un oracle qui autorisait son changement de ré-
sidence, il partit emportant avec lui la terre sur laquelle le trône
de Thor avait été placé, l'image de son dieu lui-même et la char-
pente de bois de son temple.
Lorsque le vaisseau de l'aventurier s'approcha de l'Islande ,
Thorolf jeta les colonnes du sanctuaire de l'idole dans la mer, et
déclara son dessein d'établir sa nouvelle habitation sur l'endroit
du rivage où le hasard les conduirait. Le courant dirigea ces co-
lonnes vers un promontoire ou une péninsule, qui , d'après cette
circonstance, fut appelée Thorness '. Ce fut donc là que Thorolf
s'étabUt avec sa suite, et, reconnaissant envers son dieu tutélaire,
il lui éleva un temple dont la vaste dimension était un témoignage
de son ardente piété. Ln sanctuaire intérieur renfermait l'autel
du dieu sur lequel était placé un cercle d'argent qui pesait deux
onces. Il l'employait toutes les fois qu'il s'agissait de prêter un
serment solennel, et ornait la personne de Thor dans toutes les
1 Thorness paraît être cette petite péninsule dont parle sir Georges Mackenzic
dans son examen du Golbringo, Si/stcl Ap l'Islande, qui est lui même un vaste
promontoire sur la côte sud-ouest de cette île. Auprès de la péninsule les voyageurs
virent le Helgafels, sur lequel il existe encore un petit liauieau, qui lire son !iom>
à ce qu'ils observent, des usages superstitieux qui y eurent lieu autrefois.
EXTRAIT DE L'EYRBTGGIA-SAGA. 235
occasions de réunion publique. Là était aussi déposé le vase qui
contenait le sang des sacrifices, et les in struments sacrés pour en
arroser l'autel et les adorateurs du dieu. Des idoles représentant
les différentes déités de la mythologie Scandinave étaient placées
autour de l'autel, et une taxe était imposée à tous les colons pour
l'entretien des rites et des sacrifices solennels destinés à les rendre
propices. Thorolf se réserva la charge de grand-prètre et le soin
d'entretenir le temple, ainsi que de présider aux cérémonies.
Une suite d'ordonnances curieuses marque la fondation et
l'étendue de son autorité. Tout le promontoire de Thorness était
sous la protection de la divinité. Mais une petite éminence ap-
pelée Nelgafels (le Saint Mont), était regardée comme tellement
sacrée qu'aucun des habitants ne devait y jeter les yeux avant
d'avoir fait ses ablutions du matin , et toute créature vivante qui
aurait osé mettre le pied sur ses limites aurait encouru la peine
de mort. Aux terreurs de la religion se joignait tout ce qu'a d'im-
portant l'autorité légale. Près du Saint Mont, on avait établi le
lieu de justice où se tenaient les assemblées populaires * : ce lieu
n'était pas moins sacré, et ne devait pas être souillé par le sang;
Il était également défendu d'y satisfaire aux besoins les plus vils
de la nature , un rocher voisin ayant été choisi pour cet usage.
Nous reconnaissons dans ces institutions les commencements
grossiers de l'ordre social et des lois publiques. La colonie nais-
sante de Thorolf fut augmentée par l'arrivée de Broin, ce môme
fugitif à cause duquel il s'était attiré le courroux du roi Harold ,
et par celle de plusieurs autres chefs du Nord que le sort de la
guerre et l'amour des aventures avaient bannis de leurs pays
respectifs. Chacun choisit son habitation suivant son goût, et
l'établissement commença à se diviser en trois districts appelés
Eyrarvert, Alpta-Tiord et Breida-Wick, qui tous reconnurent
l'autorité du pontife Thorolf et la sainteté de ses institutions.
La mort de Thorolf cependant donna lieu à des dissensions in-
térieures. Un patriarche nommé , à cause de sa nombreuse fa-
mille, Brama Kiallak (riche en enfants) , fut tenté de contester la
sainteté du territoire de Thorness, qui avait été soigneusement
i Chaque petit district d'habitants avait son assemblée provinciale, dont le but
était de faire des lois, d'imposer des châtiments et d'apaiser les querelles. A une
époque moins reculée, des assemblées générales de tout le peuple islandais, appelées
aZ//rt//</, se tenaient dans un lieu nommé Tliingwalla, sur les bords d'un lac d'e^u
salée. Voyez les roija(jes do Mackenzie. Le mol thiiij répond au nogoiitim des
Komains.
234 EXTRAIT DE L'EYTIBIGGIA-SAGA..
stipulée. Sa tribu, conliante dans son propre nombre, disputa ou-
vertement le pouvoir à Thornstein, qui avait succédé à son père
Thorolf, comme pontife, et déclara que quand l'occasion l'exige-
rait, il ne respecterait pas plus le sol du territoire sacré que le
terrain qui ne l'était pas, et qu'ils ne prendraient pas la peine de
se retirer sur le roc désigné pour les usages ordinaires de la vie.
Dans ces intentions hostiles, ils marchèrent effectivement sur
Thorness et rencontrèrent Thornstein à la tête de sa tribu, de ses
serviteurs et de ses amis, et , après une escarmouche assez vive,
il eut pourtant le bonheur de parvenir à empêcher la profanation
qui menaçait le sol sacré. Mais comme aucun des deux partis ne
put se vanter d'un succès décisif, on conclut nn armistice et où
fjuvrit un congrès sous la médiation d'un vieux colon nommé
Thordus. Cet arbitre ingénieux détruisit dans le principe le motif
■ostensible de la dispute, en déclarant que le territoire, ayant été
souillé par le sang humain répandu dans le combat, il perdait toute
sa sainteté, et pour anéantir également la cause secrète de cette
querelle, il déclara que Thorgrein, un des fils de Kiallak , parta-
gerait avec Thornstein la garde du temple deThor, qu'ils seraient
de moitié dans les droits et revenus des fonctions de pontife ert;
dans la charge de protéger contre le sacrilège un nouveau sanc-
tuaire de la justice qui serait établi. On décrit ce lieu comme une
rangée circulaire de pierres se tenant debout, dans l'enceinte
desquelles il s'en trouvait une plus remarquable appelée la pierre
de Thor, sur laquelle on immolait au dieu foudroyant des vic-
times humaines, en leur rompant l'épine dorsale. Cette descrip-
tion peut servir à réfuter ces antiquaires qui sont d'avis d'attri-
buer ces enceintes de pierres exclusivement aux tribus celtiques
et à leurs prêtres , les druides.
Thornstein, fils de Tliorolf, périt dans un naufrage. Son petit-
fils Snorro devint le soutien le plus distingué de sa famille, et le
commencement de son histoire, que nous allons rapporter, fait
connaître le singuUer système des lois ([ui régnait déjà en Islande,
et à quel point le sexe féminin était honoré dans ce pays à cette
époque reculée de la société. La tutelle de Snorro. qui perdit son
père étant encore jeune, avait été confiée à Lorivo le Gras, frère
de son père, qui épousa Thordisa sa mère, et par ce mariage joi-
gnit le titre de beiu-père à celui d'oncle. A l'âge de quatorze
ans, Snorro avec deux compagnons fit le voyage de Norwé.^e
pour y aller voir quelques parents, et revint eu Islande après une
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 23a
absence d'un an. Un de ses compagnons, Thorlef, avait un cos-
tume, des armes et un équipement brillants : à sa ceinture pen-
dait une épée d'un travail admirable, et il portait un bouclier
peint en bleu et richement doré , avec une lance dont le manche
était plaqué en or. Snorro , au contraire , était vêtu de deuil ; il
montait une jument noire, et tout en lui annonçait la misère et
l'abattement. Cette pauvreté feinte ne fit que lui procurer une
meilleure réception à Helfels, qui était l'habitation de son oncle
Borko ; car, par la loi d'hérédité, Snorro avait droit à la moitié des
biens de son grand-père, alors administrés par Borko, et son mi-
sérable extérieur fit penser à son oncle que le besoin le forcerait
à vendre son héritage à vil prix. Il ne fut donc pas fâché de voir
revenir son neveu dans un état qui semblait annoncer qu'il n'au-
rait pas les moyens de se dérober à sa sûreté. Un incident singu-
lier cependant vint troubler la bonne intelligence de la famille.
Il n'y avait pas long-temps que Snorro habitait avec son oncle,
quand une troupe de douze hommes commandée par Eyfulf Gray
parut tout à coup à Nelgafels, et leur chef aunonça qu'il venait
de tuer un parent de Thordisa , mère de Snorro. Borko, à qui ce
meurtre était indifférent, et qui était allié avec Eyfulf, le reçut
avec un grand plaisir, et commanda même à sa femme de lui faire
bon accueil. Pendant qu'elle obéissait à cet ordre avec une répu-
gnance qu'elle ne pouvait déguiser, Eyfulf laissa tomber par
hasard la cuiller avec laquelle il mangeait. Lorsqu'il se baissa
pour la relever, la vindicatrice matrone lui arracha son épée et le
blessa grièvement avant qu'il eût le temps de se remettre. Borko,
irrité d'une pareille conduite envers son hôte, frappa sa femme,
et allait redoubler, lorsque Snorro, se jetant entre lui et sa mère,
repoussa ses coups et déclara hautement qu'il avait l'intention de
la proléger. Eyfulf s'échappa avec peine, et se fit ensuite payer
une amende à titre de dommages intérêts par Borko, pour la
blessure qu'il avait reçue. Alors l'oncle et le neveu furent obligés
d'avoir recours à la justice pour régler leurs droits respectifs,
cette querelle ayant rendu plus difficile encore tout arrangement
à l'amiable entre eux.
Lorsque les plaideurs parurent devant les patriarches assem-
blés de rétablissement, Borko convint qiie son neveu, en vertu
de ses droits à la succession de son père , pouvait prétendre à la
possession de la moitié du territoire de Nelgafels, et il admit
aussi qu'il était impossible qu'ils pussent en jouir en commun
256 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
sans inconvénient. Il offrit donc d'acheter la part de Snorro et
de lui en payer un prix équivalent. A cette proposition, Snorro
répondit que son oncle devait commencer par fixer le prix qu'il
avait l'intention de lui donner, et qu'alors il verrait s'il lui con-
venait de vendre sa part de la propriété , ou d'acheter celle de
Borko au prix que lui-même aurait fixé. Borko, se fiant à la pau-
vreté où il supposait son neveu, estima la moitié du bien soixante
onces d'argent, somme bien au-dessous de la valeur réelle de la
propriété, et à son grand étonnement, Snorro lui compta immé-
diatement cet argent, et devint de cette manière seul propriétaire
de sa maison et de ses biens patrimoniaux.
Les chagrins de Borko ne finirent pas là. Au moment où il
allait quitter Nelgafels , sa femme Thordisa déclara solennelle-
ment devant témoins qu'elle divorçait, alléguant comme motif
suffisant que son époux avait levé la main sur elle. Effective-
ment les droits de ces mères de famille islandaises étaient si bien
établis, que le divorce et la division des biens eurent lieu immé-
diatement entre elle et son mari, quoiqu'il fût naturel de sup-
poser que la tentative qu'elle avait faite d'assassiner un hôte en
présence de son mari eût pu servir à celui-ci de justification sa-
tisfaisante. Snorro, ayant sans plus de peine obtenu la possession
de son héritage paternel d'Helgafels, chercha aussitôt à se revêtir
du caractère sacré de prêtre de Thor, et par sa hardiesse , son
adresse et sa ruse, il continua à jouer un rôle important dans les
différentes divisions qui agitaient les habitants de ce pays stérile
et sauvage avec autant de fureur que s'ils se fussent disputé les
mines du Pérou ou les vignobles de l'Italie. On peut donc re-
garder la suite de cette histoire comme les annales du pontificat
de Snorro.
Notre annaliste n'a pas laissé de donner quelque variété à ses
tableaux. Des guerres et des contestations devant l'assemblée du
peuple forment bien à la vérité le fond de son ouvrage, mais les
enchantements et les incidents surnaturels auxquels le siècle
ajoutait foi y sont rapportés comme les augures et les miracles
de l'histoire classique. La superstition ne peut manquer déjouer
un rôle dans l'histoire d'un siècle grossier, et l'on doit soupçonner
sérieusement l'authenticité des chroniques qui ne présentent pas
ces exemples de la crédulité humaine. Le rapport suivant des
preuves que donnèrent deux sorcières de leur savoir-faire occupe
plusieurs pages de VEyrbirjrjia-Saya.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 237
(à-moi , demandait Katia , veuve belle et enjouée , à Gun-
^r, jeune guerrier, brave et aimable , dis-moi pourquoi tu
as si souvent à Mahfahlida ? est-ce pour y caresser une vieille
^femme ?
— Ton âge. Katla , » répondit le jeune homme étourdiment,
« devrait t'empècher toi-même de reprocher à Geirrida le sien.
« Je ne me serais pas imaginé , » reprit la matrone offensée ,
« que l'on put nous comparer l'une à l'autre. Mais toi qui supposes
que Geirrida est la science infuse, tu pourrais éprouver un jour
que d'autres l'égalent dans son art. »
Effectivement , il arriva dans le cours de l'hiver suivant que
Gunlaugar, se trouvant avec Oddo , fils de Katla, renouvela à
Geirrida une de ces visites que Katla lui avait reprochées. « Ta
ne t'en retourneras pas ce soir , lui dit la sage matrone. Il y a de
malins esprits au dehors , et ton mauvais sort pourrait t'être fu-
neste. — Nous sommes deux, répondit Gunlaugar, et nous ne
.pouvons rien avoir à craindre. — Oddo , répliqua Geirrida ne te
sera d'aucun secours ; mais va , puisque tu le veux , tu payeras
la peine de ta témérité. » En ''oute ils s'arrêtèrent pour faire une
visite à la matrone rivale, et Gunlaugar fut invité à passer la nuit
chez elle. Il refusa cette invitation , et étant reparti seul, il fut
trouvé le lendemain étendu devant la porte de son père , dange-
reusement blessé , et privé totalement de l'usage de ses sens. On
attribua ce malheur à différentes causes ; mais Oddo, ayant affirmé
qu'ils s'étaient ce soir-là séparés de Geirrida en mauvaise intelli-
gence , soutint que l'accident arrivé à son camarade était l'effet
de quelques-uns de ses sortilèges. Geirrida fut donc citée devant
l'assemblée du peuple et accusée de magie. Mais douze témoins ou
compurgators ^ ayant affirmé sur serment l'innocence de l'accu-
sée, Geirrida fut honorablement acquittée de l'accusation inten-
tée contre elle. Son acquittement ne mit cependant pas un terme
à la rivalité des deux sorcières, car Geirrida, étant issue de la
famille de Killiakan , et Katla de celle du pontife Snorro, l'ani-
mosité qui subsistait encore entre ces races se réveilla par cette
querelle.
i La langue française n'a pas de terme pour rendre ce mot. Ce sont des lémoÏDS
à décharge. Celle cérémonie delà coOTp»r(/a/i07j est la première origine du juge-
ment par jury. Les com/nirijatnrs n'élaienl d'abord que des espèces de témoins qui,
d'aprôs la connaissance générale qu'ils avaient du caractère de l'accusé, déclaraient
qu'il étail incapable d'avoir commis le crime qui lui était imputé, et qui obtinreut
par degrés le caractère de juges, formant leur opinion sur les déclarations que
d'autres léinoins tinrent faire en leur présence, a. m.
233 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
Tliorbion , (appelé Digri ou le Corpulent), membre de la famille
de Snorro , avait quelques chevaux qui paissaient dans la mon-
tagne près de ceux de Thorarin , surnommé le noir , fils de la ma-
gicienne Geirrida. Quand l'automne arriva, et que l'on alla cher-
cher les chevaux pour les retirer de la montagne et les renfermer
pour l'hiver, ceux de Thorbion ne se retrouvèrent nulle part, et
Oddo , fils de Ratla , ayant été envoyé consulter un sorcier , en
rapporta une réponse qui semblait donner à entendre qu'ils
avaient été volés par Thorarin.
En conséquence Thorbion, avec Oddo et une troupe d'hommes
armés , partirent immédiatement pour Mahfalihda , demeure de
Geirrida et de son fils Thorarin. Arrivés devant la porte , ils de-
mandèrent permission de chercher les chevaux qui leur man-
quaient. Thorarin s'y refusa, alléguant que la perquisition qu'ils
voulaient faire n'était pas autorisée par la loi , qu'on n'avait pas
cité les témoins qui doivent y assister ordinairement, et que Thor-
bion n'offrait pas une garantie suffisante pour réclamer l'exercice
d'un privilège aussi délicat. Thorbion répondit que dès que Tho-
rarin se refusait à autoriser cette recherche , il devait être consi-
déré comme avouant le crime; et constituant à cet effet une cour
de justice temporaire en choisissant six juges, il accusa solennel-
lement Thorarin de vol devant la porte de sa maison. Ce fut alors
que la patience de Geirrida l'abandonna. « Eh bien , dit-elle à son
fils, souffriras-tu que l'on dise de toi que tu es plutôt femme
qu'homme , pour supporter sans rien dire un pareil affront ? »
Thorarin , enflammé par ce reproche , sortit précipitamment de
chez lui avec ses serviteurs et ses amis. Une escarmouche trou-
bla bientôt le procès légal qui venait d'être commencé, et il y avait
déjà eu de chaque côtô un ou deux blessés ou tués , quand la
femme de Thoravin, accompagnée de ses se. vantes, réussit à faire
cesser le carnage en jetant leurs manteaux sur les armes des com-
battants. Thorbion et sa troupe s'étant retiré.^ Thorarin examina
le champ de bataille. Hélas ! parmi les traces du combat, il y avait
une main sanglante trop délicate et trop blanche pour avoir ap-
partenu à aucun des combattants. C'était celle de sa femme Ada,
à qui ce malheur était arrivé en cherchant à faire cesser l'escar-
mouche. Irrité au dernier point , Thorai in , oubliant la modéra-
tion dont il avait fait preuve jusqu'alors, monta à cheval avec ses
alliés et ses serviteurs, poursuivit ses ennemis et les rencontra
dans un pré où ils avaient fait halte pour reposer leurs chevaux
EXTRAIT DE L'EYR^IGGIA-SAGA. 230
et se réjouir da mal qu'ils avaient fait. En ce moment Thorarin
les asf lillit avec tant de fureur qu'il laissa sur la place Thorbion
ainsi que plusieurs des gens de sa suite.
Cependant Oddo , ayant été revêtu par sa mère d'un vêtement
qui le rendait invulnérable , s'était échappé sans blessure. Après
cette action plus sanglante que ne l'étaient ordinairement les coia-
bats islandais , Thorarin retourna à Mahfalihda , et sa mère lui
ayant demandé des détails sur cette escarmouche, il répondit par
une de ces improvisations poétiques et obscures , familières à
son siècle et à son pays :
Loin, loin de moi le triste blâme,
Par lequel la yoix d'une femme
A la guerre un jour excita !
De moi, dont le brûlant courage
Se fit un glorieux passage
Sur l'ennemi qu'il immola
(Car il est prédit que de l'aigle
Les rejetons, brisant la règle,
Sur les corps à peine égorgés
D'aliments frais seront gorgés) ; "
De moi, qui durant la mêlée
Agitais ma lance ébranlée.
Et qui peux, à l'autel d'Odin
Apportant ma part du butin,
Réclamer la juste louange
Qu'a des exploits tels que les miens
Le dispensateur de tous biens
Permet d'accorder sans mélange.
A cette citation Geirrida répondit : « Tes vers sont-ils destinés
àm'apprendre la mort de Thorbion ? » Et Thorarin , faisant allu-
sion au procès légal que Thorbion avait intenté contre lui , con-
tinua à chanter :
L'épéc a frappé ru'lcment
Le capuchon de celui dont le zèle
Poursuivit sa propre querelle ;
Il fallut des tofrcnls de sang,
Avant que le glaive effroyable.
Rentré dan» le fourreau, redevînt exorable;
Et sur le bouclier de mort
Assis maintenant par le sort.
Le corbeau fylt un repas exécrable.
Il est noyé de sang, le visage hardi
De ce guerrier qui vient ici
Pour oser défier ma vailiance indomptable.
Comme il étaii probable que Snorro ne souffrirait pas ce mas-
sacre sans en poursuivre l'auteur, Thorarin s'empressa d'avoir
240 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIASAGA.
recours à ses alliés et à ses parents dont les plus puissants étaient
Arnkiil , son oncle maternel , et Yerimond , qui promirent avec
empressement leur secours , soit sur le champ de bataille , soit
dans les comices ou assemblées populaires qui étaient convoquées
au printemps , époque avant laquelle on présumait que Snorro
citerait Thorarin à comparaître pour se justilier du meurtre de
son parent. Arnkiil ne put cependant s'empêcher de demander à
son neveu comment il avait pu perdre à ce point l'empire qu'il
avait sur ses passions ; il lui fit la réponse suivante :
Jusqu'ici de mon caraclére
J'étais resté le maître austère.
Partout on louait ma bonté,
Ma douceur, mon urbanité;
Mais de celte femme arr. gante
La langue ennemie et piquante
Pendant l'biver pourrait soudain
Éveiller dans son vil repaire,
Bien que glacée, une vipère,
Et lui dérober son venin.
Thorarin passa l'hiver avec son oncle Arnkiil, et sa mère Geir-
rida lui fit savoir qu'Oddo , fils de son ancienne rivale Katla, était
celui qui avait coupé la main d'Ada , et qu'il s'en glorifiait. Tho-
rarin et Arnkiil se décidèrent immédiatement à en tirer vengean-
ce , et se mettant aussitôt en campagne , ils surprirent la maison
de Katla. L'imperturbable sorcière, les entendant approcher, or-
donna à son fils de rester assis auprès d'elle ; et quand les assail-
lants entrèrent, ils ne virent que Katla occupée à filer un lin gros-
sier sur ce qui leur parut une grosse quenouille , et ses servantes
assises autour d'elle. Son fils, leur dit-elle, était parti pour un
voyage , et Thorarin et Arnkiil ayant fait une perquisition inu-
tile dans la maison , furent obligés de s'enj'etourner avec cette
réponse.
Ils venaient à peine de s'éloigner, que se rappelant à quel point
Katla était habile dans l'art du sortilège et de fasciner les yeux par
des prestiges , ils résolurent de faire chez elle une seconde per-
quisition plus exacte. A leur retour ils trouvèrent Katla occupée,
suivant toute apparence, à tondre le poil d'un chevreau familier,
tandis qu'en réalité elle coupait les cheveux de son fils Oddo. En
entrant dans un des appartements de la maison , ils trouvèrent la
grosse quenouille négligemment jetée sur un banc. Ils revinrent
une troisième fois et furent dupes d'une troisième illusion qui
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 241
leur avait été préparée , car Katla avait donné à son fils la forme
d'un cochon occupé à fouiller dans un monceau de cendres. Arn-
kil saisit a'ors et brisa la quenouille qui avait été l'objet de ses
soupçons , ce qui fit observer à Katla avec mépris que si leurs vi-
sites avaient été aussi fréquentes pendant cette soirée, on ne pou-
vait pas dire qu'elles eussent été tout à fait infructueuses puis-
qu'ils avaient brisé une quenouille.
Ils s'en revenaient donc complètement joués , lorsque Geirrida
les rencontra et leur reprocha la négligence avec laquelle ils
avaient cherché leur ennemi. << Retournez-y encore une fois, leur
dit-elle, atje vous accompagnerai. » Les suivantes de Katla, qui
continuèrent à faire guet, lui annoncèrent le retour du parti en-
nemi dont le nombre était augmenté de quelqu'un qui portait un
manteau bleu. « Hélas ! s'écria Katla, c'est la sorcière Geirrida
contre laquelle mes enchantements ne me serviront à rien. » Se
levant alors du banc où elle était assise , qui était haut et fermé
par des planches , elle cacha Oddo dessous , le recouvrit de cous-
sins comme auparavant et s'y étendit en se plaignant d'être ma-
lade. A l'entrée de la troupe hostile , Geirrida, sans dire un mot,
jeta son manteau de côté , prit un morceau de peau de veau ma-
rin dont elle enveloppa la tête de Katla , et ordonna à quelques
gens de sa suite de la tenir dans cette position ; elle fit ensuite bri-
ser les planches qji recouvraient l'espace dans lequel Oddo était
caché ; ils se saisirent de lui , le lièrent, et l'emmenèrent captif
avec sa mère. Le lendemain matin, Oddo fut pendu , et Katla la-
pidée , mais après toutefois lui avoir arraché l'aveu que c'était à
ses sortilèges qu'on devait le malheur de Gunlaugar qui avait
amené toutes ces querelles. Cette exécution est remarquable en
ce qu'elle paraît avoir eu lieu sans aucune des formes préalables
de procédure judiciaire que les Islandais considéraient pourtant
comme des préliminaires indispensables à la condamnation et à
l'exécution des criminels.
Le printemps approchait , et il devenait nécessaire que Thora-
rin prît un parti, car quoiqu'il parût possible que le carnage qui
avait eu heu à l'occasion de ces malheureuses querelles pût être
expié par une imposition pécuniaire, cependant tant de personnes
avaient été tuées, que les amendes ordinaires proportionnées à
leur rang étaient plus que suffisantes pour épuiser sa fortune. Afin
de hâter sa résolution, Snorro, accompagné d'une troupe de qua-
tre-vingts cavaliers , parut devant la maison d'Arnkill pour som-
242 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
mer Thorarin de répondre du meurtre de Thorbion . Cette citation
fut faite conformément à la loi islandaise , qui ne permettait pas
qu'aucune accusation fût portée contre un individu, à moins de
l'en avoir informé préalablement par une sommation ^ faite à sa
personne ou dans son habitation. Cette cérémonie s'étant passée
tranquillement, Thorarin remarquant la troupe nombreuse qui
entourait Snorro, se livra de nouveau à une effusion poétique :
Ce n'est point la main (l'une femme,
Ce n'est point un faible pouvoir
Qui vient par une lutte infâme
M'exiler du natal manoir.
Une troupe ardente et nombreuse
Accable ma main valeureuse ;
En vain des hommes et des dieux
J'atteste la puiss ance ou l'ombre :
Hélas ! je dois céder au nombre
Et me cacher sous d'autres cieux.
En conséquence, avant que l'assemblée populaire pût s'assem-
bler, Thorarin s'embarqua avec son parent Yerimond , sur un
vaisseau qui partait pour la Scandinavie. L'histoire ne nous ap-
prend pas ce que devint le premier ; mais A'erimond, qui s'en sé-
para et qui passa l'hiver suivant à la cour du comte Haco , fils de
Sigard, alors régent de Norwége, continua de ligu.er dans l'Eyr-
biggia-Saga.
Il paraît que Haco avait alors à sa cour deux de ces champions
remarquables, appelés Ber.sekir , hommes qui, par des excitants
ou moraux ou physiques, s'exaltaient au point de tomber dans un
état de frénésie pendant lequel ils accomplissaient des actions
surnaturelles, et se précipitaient, sans aucun égard pour le dan-
ger ou pour la douleur, dans tous les genres de péril qu'on pou-
vait leur opposer. Ils ne se servaient pas d'armures défensives , et
combattaient quelquefois couverts seulement de leurs vêtements
de dessous ; de là leur vient peut-être leur nom Bersekir , qui
veut dire nu , excepté le sark' ou chemise. Verimond contracta
une espèce de liaison avec ces guerriers qui , à moins qu'ils ne
fussent en proie à leurs accès de fureur, n'étaient pas tout à fait
dépourvus de courtoisie et d'humanité 5 mais comme toute con-
tradiction était d?ns le cas d'oxciter leurs passions orageuses, on
ne pouvait regarder leur compagnie comme très-agréable, ni très-
I n est souvent question de la loi des sommations, et il paraît qu'on insistait beau-
coup sur son exécution. Elle n'était cependant pas sans dangers pour celui qri si-
hasardait à la faire, car elle se terminait presque toujours par une escarmouche.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 243
sûre. Terimond cependant, qui désirait retourner en Islande, s'i-
magina que dans les combats qu'il pourrait avoir à soutenir, l'ap-
pui des deux Bersekir lui serait de la plus grande utilité. En con-
séquence , lorsqu'Haco , à son départ , l'autorisa à lui demander
quelque chose qu'il put raisonnablement lui accorder, il le pria
de permettre que ces deux champions l'accompagnassent dans
son pays natal. Le comte y consentit, non sans lui montrer pour-
tant le danger de celte requête. Ils sont accoutumés , dit Haco ,
ne se soumettre qu'à des hommes de grand pouvoir et de haut
rang, et ce seront des salariés intraitables, et réfractaires pour un
individu d'une condition inférieure.
Yerimond profita cependant de la permission que le comte lui
accordait, quoique à regret, et fit de grandes promesses à Halli
et àLeikner pour les déterminer à l'accompagner en Islande. Ils
lui objectèrent avec franchise la pauvreté du pays^ cependant ils
consentirent à l'y suivre , prévenant en môme temps leur guide
que leur amitié ne serait pas de longue durée s'il leur refusait ja-
mais aucune grâce qu'ils pourraient lui demander, et qu'il serait
en son pouvon- de leur accorder. Yerimond les assura de nouveau
du désir ardent qu'il avait de les satisfaire sur tous les points, et
les emmena avec lui en Islande , où il ne fut pas long-temps sans
s'apercevoir qu'il s'était chargé d'un fardeau bien pénible. La pre-
mière demande d'Halli fut qu'on lui procurât une épouse riche ,
noble et belle. Mais comme il n'était pas facile de trouver une
jeune fille qui possédât tous ces dons, et qui consentît à unir son
sort à celui d'un étranger de basse naissance qui était en même
temps un Bersekir , Yerimond fut contraint d'éluder la demande
du guerrier.
Cette circonstance menaçait de faire naître entre eux une telle
inimitié que Yerimond commença à penser qu'il lui conviendrait
fort de céder ces intraitables et incommodes satellites à son frère
Arngrim , homme d'un caractère dur , féroce et rétif, qui s'était
engagé dans plusieurs combats, et qui dans plusieurs circons-
tances avait refusé de faire des compensations pécuniaires pour
les meurtres qu'il avait commis. C'est pourquoi il était générale-
ment appelé Styr le Remuant ou le Turbulent, de môme que
Yerimond était surnommé Miofei ou le Délicat. Styr, cependant,
tout turbulent qu'il était, ne put se décider à devenir le patron
des Bersekirs. Ce fut en vain que Yerimond lui protesta qu'il Ii''
faisait don de deux champions qui le mettraient en état de triom-
2U EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
pher facilement dans tous les combats qu'il pourrait avoir à sou-
tenir , et qu'il devait regarder ce présent jomme un .^age de leur
union fraternelle. Styr , tout en professant une confiance sincère
dans l'afTection de son frère , lui fît entendre qu'il en savait assez
sur le caractère de ces guerriers étrangers pour être certain qu'ils
lui seraient plus embarrassants qu'utiles, et qu'il était fermement
décidé à ne jamais les recevoir dans sa famille.
Yerimond fut donc obligé de changer de ton , et avouant l'ef-
froi que lui inspiraient les Bersekirs, il demanda à son frère son
avis et son appui pour l'aider à s'en débarrasser.
'< Yoilà , dit Styr , une proposition toute différente ; je ne les
aurais jamais acceptés comme don ou gage d'amitié ; mais pour te
débarrasser d'une difficulté et d'un danger, je consens à m'en
charger. » Le point embarrassant était maintenant de réconcilier
avec ce changement de maîtres les Bersekirs qui pourraient
s'offenser de se voir ainsi cédés comme des esclaves d'un frère
à l'autre.
Le caractère hardi et belliqueux de Styr était plus analogue au
leur que celui de Yerimond ; ils consentirent promptement à ré-
change , et ayant accompagné leur nouveau patron dans une
excursion nocturne , ils donnèrent un échantillon de leur force ,
en brisant une forte charpente de bois en forme de lit dans lequel
un de ses ennemis s'était réfugié , et le firent ainsi tomber entre
les mains de Styr, qui le tua. La présomption d'Halli cependant
troubla bientôt leur bonne intelligence. Le guerrier plaça ses
affections sur Asdisa, fille de son patron, demoiselle fière, hardie
et robuste , et bien faite en un mot pour captiver le cœur d'un
Bersekir. Il annonça formelleiuent à Slyr qu'il la lui demandait
en mariasfe ; qu'un refus mettrait un ternie à leur amitié , mais
que s'il voulait accepter son alliance, son fi'ère et lui deviendraient
les plus puissants de toute l'Islande.
A cette proposition inattendue Styr resta quelque temps silen-
cieux, réfléchissant de quelle manière il pourrait éluder la de-
mande présomptueu.se de ce champion frénétique, à qui il répondit
qu'il devait consulter les amis de sa famille pour l'établissement
de sa fille. « Trois jours , dit Ilalli , te suffiront pour cela , et sou-
viens-toique notre amitié dépend de tu réponse. » Styr, plein
d'incertitude et de soucis, se rendit à Nclgafels pour consulter
l'expérience du pontife Snorro. Quand Snorro apprit qu'il venait
lui demander avis : «< Gravissons, lui dit- il , le mont sacré ; il est
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 243
rare que les résolutions qu'on prend dans ce saint lieu ne tour-
nent d'une manière favorable. » Ils restèrent en conférence sé-
rieuse sur le mont de Thor jusqu'au soir et satis que personne
pût savoir le dessein qui les occupait -, mais ce qui va suivre don-
nera une idée suflisante de la nature des conseils qui leur furent
suggérés sur les mont sacré.
Aussitôt que Styr fut de retour chez lui, il annonça à Halli que
puisqu'il ne pouvait pas acheter sa fiancée parle payement d'une
somme d'argent, selon l'usage établi alors, il attendait de lui
qu'il y substituât , suivant l'ancien droit et l'ancienne coutume »
l'exécution de quelque tâche extraordinaire et difllcile.
« Et laquelle? demanda le prétendant.
— Tu pratiqueras, dit Styr, un sentier à travers les rochers
de Biarnachaf, et tu élèveras une palissade entre mes domaines
et ceux de mes voisins. Tu construiras aussi une maison pour
recevoir mes troupeaux, et ces tâches une fois accomplies tu au-
ras Asdisa pour femme.
— Quoique inaccoutumé à des travaux serviles , j'accepte
néanmoins tes conditions, » k'i répondit HaUi • en effet, avec l'aide
de son frère , il pratiqua le sentier demandé , ouvrage de la plus
grande diiïlculté, et il éleva la palissade dont il restait encore des
vestiges du temps de notre historien.
Les Bersekirs travaillèrent ensuite à l'étable pour les troupeaux,
tandis que les serviteurs de Styr s'occupaient à la construction
d'un bain souterrain, imaginé de telle sorte qu'il pouvait être tout
à coup inondé d'eau bouillante, ou échauffé à un degré excessif.
Le dernier jour , et lorsque les frères approchaient du terme de
leurs travaux, Asdisa, fille de Styr, passa auprès d'eux richement
parée. Halli lui chanta ceci :
ne quel côté, fille angélique,
Sous ce vêtement magnifiiiue,
Vas-tu donc diriger les pas?
Jamais encor je ne t'ai vue
loin du logis, ainsi vêtue.
Promener tes divins appas.
Leikner chanta ensuite.
Jusquà présent, ô jeune fille,
Tu n'avais dun manteau d'éclat
Revêtu ton corps délicat.
Apprends-nous donc, beauté gentille,
La cause de pareils apprêts ;
EXTRAIT Df: L'ETaBIGGIA-SAGA. 16
24« EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA SAGA.
N'évile point notre présence,
Les yiux fiers, la bouche en silence,
Et Taine enfin de tes attraits.
Mais Asdisa , à laquelle ne plaisait pas sans doute le poète ou
îa poésie, et peut-être tous les deux, passa son chemin sans leur
faire de réponse.
Le soir approchait , et la tâche convenue étant accomplie , les
champions retournèrent à l'habitation de Styr. Les Bersekirs
étaient extrêmement fatigués , circonstance ordinaire aux per-
sonnes de leur constitution , qui , ayant donné de grandes preu-
ves de force et d'activité , éprouvent un degré proportionnel de
relâchement après un travail pénible. Ils acceptèrent donc avec
empressement la proposition de Styr de faire usage du bain nou-
vellement construit. Lorsqu'ils y furent entrés , leur perfide pa-
tron fit bloquer la porte et étendre devant l'entrée la peau d'un
bœuf nouvellement écorché , ensuite il fit verser de l'eau par
l'ouverture qui avait été réservée pour cet usage, et chauffer le
bain à un degré de chaleur insupportable. L'infortuné Bersekir
essaya de s'échapper, et Halli réussit à forcer la porte ; mais son
pied s'étant embarrassé dans la peau glissante du taureau , il fut
frappé par Styr avant de pouvoir se défendre ; son frère , en
essayant de passer aussi, fut fortement repoussé et précipité dans
le bain. De cette manière ils périrent tous deux. Styr fit enterrer
leurs corps dans une étroite et profonde vallée , et composa la
chanson suivante sur cet exploit :
'( Ces champions venus de l'autre côté de TOcéan étaient le fléau des enfants de
l'Islande. Je ne craignis pas de m'exposer moi-même à la fureur frénétique de leurs
armes ; mais les ayant vaincus, je destinai cette vallée ténébreuse ù devenir le
tombeau des farouches Bersekirs.»
Quand le pontife Snorro eut appris l'heureux résultat du stra-
tagème de Styr , il lui fit une visite , et après un jour de consulta-
tion , Asdisa , fille de Styr , lui fut donnée en mariage. Il fut cé-
lébré peu de temps après, et l'activité et l'intrépidité de Styr étant
soutenues par la sagesse et l'expérience de Snorro, qu'il soutenait
à son tour, le pouvoir de chacun s'étendit et se fortifia beaucoup
par cette alliance.
Laissant de côté quelques combats qui offrent peu d'intérêt ,
nous passerons à l'histoire de Thorolf Bœgifot. Ce chef avait dans
sa jeunesse défié en combat singulier un vieux guerrier nommé
Ulfar , dans le but de devenir maître de son territoire. Ulfar ,
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 047
quoique vieux et ayant la vue affaiblie , préféra la mort au dés-
honneur et accepta le combat. L'ifar fut tué , mais Thorolf reçut
une blessure à la jambe, dont il resta toujours boiteux par la
suite, ce qui lui valut le nom de Bœgifot, ou pied tourné. Thorolf
eut un fils, ce même Arnkill qui figure dans l'histoire de Tho-
narrir le Noir, et deux filles, dont l'une était la célèbre magi-
cienne Geirrida. Thorolf, en vieillissant , devint d'un carac-
tère sauvage et acrimonieux , et aussi mal fait d'esprit que de
corps. Plusieurs causes de discorde s'élevèrent entre son fils et
lui . jusqu'à ce qu'ils en vinssent enfin à un point d'inimitié com-
plète.
Le plus proche voisin de Thorolf Bœgifot était Ulfar , affranchi
de Thornbrand , et qui possédait une belle propriété. On disait
de ce cultivateur qu'il entendait l'art de faire le foin mieux que
tout homme en Islande , et que sa récolte ne souffrait jamais de la
pluie , ni ses bestiaux des orages. Thorolf alla consulter ce sage
sur ce qu'il y avait à faire au sujet d'un champ de luzerne qu'ils
avaient en commun. «< Cette semaine, dit Ulfar, il y aura de la
pluie ; employons-la à couper le foin ; elle sera suivie d'une quin-
zaine de sécheresse dont nous profiterons pour le sécher. » Tho-
rolf cependant s'impatienta , et doutant du changement de temps,
il ordonna que son foin fût porté dans sa cour , et mis en meule ,
tandis que celui d'Ulfar était encore sur le pré, et en même
temps, soit cupidité, caprice ou jalousie, il fit enlever aussi une
partie de la récolte qui appartenait au prévoyant Ulfar. Ce der-
nier réclama son bien -, après quelques altercations, il ne vit pas
de plus sur moyen d'obtenir une réparation que de s'adresser à
la justice d'Arnkill, fils de Thorolf. Arnkill, après avoir fait vai-
nement appel à l'avarice de son père , consentit enfin à indemni-
ser Ulfar en lui payant la valeur du foin , proposition à laquelle
son père avait refusé d'accéder, disant, dans toute la plénitude
du pouvoir oppressif, que le manant n'était déjà que trop riche.
Arnkill cependant s'indemnisa du prix du foin en s'anpropriant
douze bœufs gras appartenant à son père , qui firent compensa-
tion , dit-il , à l'argent qu'il avait avancé pour lui à Ulfar.
La fête de Jol arriva, et Thorolf, qui avait beaucoup bu et
avait fait donner' à ses serfs une assez grande quantité de liqueurs
fortes, se trouva si irrité contre Ulfar, qu'il otTrit la liberté à
celui de ses esclaves qui brûlerait sa maison et le ferait périr au
milieu des flammes. Six de ses serfs partirent pour exécuter ee
248 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
charitable exploit 5 mais les flammes , en s'élevant , furent aper-
çues d'Arnkill , qui accourut avec ses serviteurs à la maison d'Ul-
far, éteignit le feu et fit les incendiaires prisonniers. Il les fit con-
duire chez lui , et les pendit le lendemain matin sans cérémonie,
ce qui augmenta encore le ressentiment de son père. Ulfar, d'un
autre côté , se réjouissant d'avoir acquis un protecteur si puissant
et si actif, choisit Arnkill pour son patron, au grand déplaisir de
la famille de son premier maître , Thornbrand , qui vit avec mé-
contentement le risque qu'elle courait de perdre l'héritage de
l'affranchi de leur père.
Cette circonstance irrita à un tel point Thorolf contre son fils,
qu'il alla trouver le pontife Snorro pour le décider à se venger
sur Arnkill du meurtre de ses six serfs. Snorro refusa d'abord
d'intervenir dans cette affaire , alléguant la bonne réputation
dont jouissait Arnkill , et la noire trahison dans laquelle les serfs
de Thorolf avaient été surpris quand ils furent arrêtés et exécu-
tés. « Je devine bien la cause de tes égards pour Arnkill, répondit
Thorolf: tu penses qu'il te payera ta protection dans l'assemblée
plus généreusement que moi. Mais écoute, je connais le désir
que tu as de posséder les beaux bois de Rrakeness, qui m'appar-
tiennent; je te les donnerai, si tu veux poursuivre l'affaire du
meurtre de mes affranchis avec la plus grande sévérité , sans
avoir de ménagement pour les liens de parenté qui existent entre
lui et moi , ni pour l'amitié qu'il te porte. » Snorro ne put résister
à la perspective d'un avantage qui lui était si artificieusement
promis , et s'engagea à faire tous ses efforts pour en tirer une
vengeance éclatante.
Les plaidoiries furent ingénieuses, en considération du siècle
et du pays , et elles montrent quelques progrès dans les subtilités
pointilleuses de la jurisprudence municipale. Snorro s'appuya sur
ce qu'on avait mis à mort les esclaves sans leur faire légalement
leur procès. L'accusé fit valoir avec chaleur qu'ils avaient été
pris à incendier l'habitation d'Ulfar. On lui répliqua que quoique
ceci eût pu justifier la mort qu'ils auraient reçue sur le lieu môme,
cependant cela ne donnait pas à ceux qui les avaient pris le droit
de les exécuter après un jour d'intervalle. A la fin, l'affaire fut
confiée à l'arbitrage des deux frères Styr et Yerimond , qui con-
damnèrent Arnkill à payer onze onces d'or par chaque domesti-
que. Thorolf, irrité au dernier point de la modération de cette
amende ,. s'exhala en plaintes contre Snorro, qu'il regarda comme
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 240
ayant trahi sa cause , et se retira de l'assemblée en méditant une
vengeance sanglante contre tous ses ennemis.
Ulfar, le plus faible et le plus innocent, fut le premier à éprou-
ver les eflets de cette colère. Il avait assisté à un banquet chez
son patron Arnkill . et était parti chargé d'armes et d'autres pré-
sents, lorsqu'il fut égaré dans son chemin et assassiné par un
nommé Spagil , scélérat que Thorolf avait payé largement pour
commettre ce crime. Arnkill, étant sorti ce soir-là, aperçut à
quelque distance un homme portant le bouclier qu'il avait donné
à Ulfar. « Il ne se sera point séparé volontairement de ce bou-
clier, » dit-il à un des gens de sa suite -, « poursuivez celui qui le
porte , et si , comme je le crains, il a assassiné mon client à l'in-
stigation de mon père , ne me l'amenez pas devant moi , mais
tuez-le sur-le-champ. » On se mit immédiatement à la poursuite
de Spagil , et Tayant ainsi forcé d'avouer son crime , et de faire
connaître celui qui l'avait porté à le commettre, ils le tuèrent sur
le lieu même , et rapportèrent à Arnkill la dépouille du malheu-
reux Ulfar.
Les disputes qui s'élevèrent au sujet de sa succession augmen-
tèrent encore la division de la colonie. Elle était réclamée par la
famille de Thornbrand , dont Ulfar avait été l'affranchi , et par
Arnkill, comme son patron et son protecteur direct. Les premiers
furent pourtant les plus faibles, et, s'étant adressés à Snorro , ils
l'engagèrent fortement à ne pas plaider contre Arnkill. « Vous
subissez seulement , » leur dit le rusé pontife , « le sort général
de la tribu , qui , tant qu'Arnkill vivra , doit supporter de telles
agressions sans en tirer vengeance. — Yoilà une grande vérité,
répondirent les fils de Thornbrand , et nous ne pouvons nous
plaindre, Snorro, de ton refus d'épouser notre cause, toi qui es
si timide et si froid quand il s'agit de la tienne-, » et lui ayant
adressé ce reproche , ils quittèrent l'assemblée très-mécontents.
Thorolf Bœgifot commença alors à se repentir d'avoir donné à
Snorro les bois de Rrakeness sans en obtenir la satisfaction qui
devait en être le prix. Il alla trouver le pontife, et lui en demanda
la restitution , alléguant qu'il n'avait eu l'intention que de les lui
prêter , et non de les lui donner. Mais Snorro refusa d'écouter
cette demande , et en appela au témoignage de ceux qui avaient
été présents à cette transaction , qu'il avait reçu les bois en toute
propriété. Dans ce moment d'irritation , Thorolf eut alors recours
à son fils , et lui proposa de renouveler leur alliance naturelle, et
QSO EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
pour gage de leur union , de reprendre à Snorro les bois de Kra-
keness. « Ce ne fut que par amour pour moi, dit Arnkiil , que tu
donnas à Snorro la possession de ces biens , et, quoique je sacbe
qu'il n'y avait pas de titres valables, cepandant je ne chercherai
pas à déclarer la guerre au pontife pour satisfaire Ion ressenti-
ment.— Ta lâcheté , répondit Thorolf, est, plus que tout autre
motif, la cause de ta modération prétendue. — Pense tout ce que
tu voudras de celte affaire , lui répliqua Arnkiil , mais je ne veux
pas me mettre mal avec Snorro pour cela. »
Ainsi repoussé de tous côtés et dévoré d'une rage impuissante,
Thorolf Bœgifot s'en retourna chez lui. Il ne parla à personne,
ne soupa pas, laissa partir ses domestiques sans quitter lui-même
son siège, et le lendemain il fut trouvé mort à la même place et
dans la même posture qu'il avait prise.
Un messager fut immédiatement envoyé à Arnkiil pour lui ap-
prendre la nouvelle de la mort de son père. Lorsqu'il arriva , le
corps était encore assis dans l'attitude où il avait rendu le dernier
soupir, et la famille, terrifiée, supposa qu'il avait péri du genre
de mort qui est de tous le plus redouté des Islandais ^ Anrkill
entra dans l'appartement, mais de manière à n'approcher du ca-
davre que par derrière, et il recommanda à tous les gens de la
maison de ne pas regarder le corps en face avant que les rites
expiatoires eussent été accomplis. Ce ne fut pas sans avoir re-
cours à la force qu'on parvint à enlever le cadavre du siège qu'il
avait occupé. La ligure était alors voilée , et on rendit au mort
les devoirs ordinaires. Les cérémonies achevées, Arnkiil ordonna
que le mur de la chambre fût abattu derrière l'endroit où Tho-
rolf avait expiré ; et le corps ayant été soulevé avec quelque
peine, on le fît sortir par cette brèche ^ , pour le déposer dans un
tombeau solidement construit.
Mdis les honneurs qu'on lui rendit, et ce tombeau , tout forti-
fié qu'il était , ne purent ni apaiser ni contenir l'esprit turbulent
de Thorolf Bœgifot. Il apparut dans le district, de nuit et de jour,
tua des hommes et des bestiaux , harcela tellement le pays par
ses fréquentes apparitions et ses exploits malfaisants, que son fils
1 II paraît qu'il est question de suicide, a. m.
2 C'est encore un article de superstition populaire en Ecosse, que le carps d'un
suicidé ne doit pas être transporté hors de l'appartement par la porte, mais qu'il
£aul le descendre par une fenêtre, ouïe faire sortir par une brècUe ouverte dans le
mur. Onsuppose que négliger cette coutume serait exposer la maison à être hantée
par des revenants.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 2ot
Arnkill, sur les plaintes réitérées des habitants , résolat de chan-
ger le lieu de la sépulture de son père. Il rencontra quelque op-
position de la part des héritiers de Thornbrand, qui voulaient re-
fuser de laisser passer le corps sur leur domaine , si leur père ne
leur eût rappelé qu'il était illégal de refuser le passage à ceux qui
remplissaient un devoir prescrit par la loi , et que tel était d'ail-
ieurs l'enterrement des morts. En creusant le tombeau , on y
trouva le corps de Thorolf ; mais son aspect avait quelque chose
d'effrayant et de farouche au dernier point. Il fut placé dans un
cercueil porté sur deux bœuCs robustes, qui néanmoins furent
épuisés avant de l'avoir transporté à un mille de là. On les rem-
plaça par d'autres; mais quand ils eurent atteint le sommet d'une
montagne à quelque distance du lieu désigné pour la sépulture,
ces animaux devinrent furieux, et, rompant leur joug, ils se
précipitèrent au bas de la montagne, où ils périrent. Le corps
était aussi devenu d'un poids tel qu'il fut impossible de le trans-
porter plus loin ; Arnkill fut obligé de le faire déposer à terre sur
la cime de la colline où il était parvenu , et qui prit, dès cet épo-
que, le nom de Bœgifot. Arnkill fit élever un monticule d'une
hauteur considérable sur le tombeau : et Thorolf , pendant la vie
de son fils, vécut paisiblement dans sa nouvelle demeure , quoi-
<ïue, comme nous le verrons par la suite, il ait recommencé à
causer de nouveaux désordres après la mort d'Arnkill.
Thorolf ayant cessé de vivre , Arnkill eut plusieurs contesta-
tions avec le pontife Snorro pour la restitution des biens de Kra-
keness, et avec les fils de Thornbrand à cause de leurs anciennes
querelles. Il eut le dessus dans plusieurs escarmouches qui s'en-
suivirent, et dans différentes discussions devant l'assemblée na-
tionale. Snorro lui-même, pendant long-temps , ne put réussir
dans les divers efforts qu'il fit pour se débarrasser de ce puissant
rival ; car, quoique prêtre , il ne fut nullement délicat dans le
choix des moyens qu'il pouvait employer en pareille occasion 5 il
attenta môme plusieurs fois à la vie d'Arnkill, en cherchant à le
faire assassiner. A la fin, cependant , extrêmement exaspéré d'a-
voir entendu des étrangers exalter le courage et la puissance
d'Arnkill comme supérieurs aux siens, le pontife résolut de faire
servir à sa vengeance les fils de Thornbrand. Il remit à Thorelf
Kimbi, le plus fort de ces guerriers , une hache de guerre qu'il
avait choisie, et lui faisant remarquer la longueur du manche, il
ajouta : « Cependant c'est tout au plus si elle est assez longue
2S2 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
pour atteindre la tôte d'Arnkill pendant qu'il fait les foins à la fer-
me d'UIfar. » Nous ferons remarquer qu'Arnkill n'osait pas oc-
cuper la ferme d'UIfar, qui avait été le sujet de tant de contesta-
tions entre les fils de Thornbrand et lui ; il se contentait d'y en-
voyer des faucheurs dans le jour , et de les en faire revenir avant
la nuit. Dans le temps des foins, cependant, il employait aussi ses
serfs au clair de la lune pour transporter le foin de ces domaines
dans les siens. Les fils de Thornbrand, d'après les conseils du pon-
tife, épièrent tous ses mouvements, et apprenant que pendant une
nuit éclairée par la lune, Arnkill avait accompagné lui-même ses
serfs dans ce but, ils dépêchèrent un messager à Snorro pour l'in-
former que le vieil aigle avait pris son essor vers Orligstad. Le
pontife se leva immédiatement, et, accompagné de neuf hommes
armés, il traversa la place à AUipord, où il rejoignit la troupe des
fils de Thornbrand , qui étaient au ^nombre de six. Arnkill , qui
avait aperçu ses ennemis s'avancer vers lui , envoya chez lui ses
compagnons qui n'étaient pas armés, pour appeler ses serviteurs
à son aide. « En attendant, dit-il , je me défendrai sur ce tas de
foin , et je ne laisserai pas à mes ennemis une victoire facile. »
Mais l'un de ses messagers se noya en traversant un torrent , et
l'autre s'amusa en chemin. Pendant ce temps, Arnkill se défen-
dait vaillamment ; mais étant enfin accablé par le nombre, il suc-
comba, et fut tué. C'est le sujet d'un des chants du scalde Thor-
moda Ulfilson :
Aux petits de l'aigle sauvage
Le pontife assure un repas;
Un cadavre ennoblit la tombe
Quand le vaillant Arnkill qui tombe
Se fraye un glorieux trépas.
Arnkill est regretté par Tannaliste comme le modèle des quali-
tés les plus admirées chez un chef islandais. Il excellait dans l'ob-
servation exacte des anciens rites et coutumes-, il était ferme et
vaillant dans une entreprise, et si sage et d'une éloquence si en-
traînante, qu'il gagna toujours toutes les causes qu'il plaida de-
vant les assemblées du peuple. Ces qualités attirèrent sur lui cette
jalousie qui fut la cause de sa mort. Le monticule qui recouvrait
sa tombe était encore visible du temps de notre historien. Les biens
d'Arnkill , et le soin de venger le meurtre dont il avait été victi-
me, passèrent à des femmes, ce qui fut cause que ce dernier de-
voir fut assez mal rempli. Thorelf Kimbi, qui avait porté le coup
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 2S3
mortel, fut banni pour trois ans de l'Islande , faible expiation de
l'assassinat d'un tel gu errier. Et c'est ce qui fut cause, dit l'anna-
liste, qu'on décréta qu'aucune femme ni aucun jeune homme au-
dessous de seize ans ne poursuivrait à l'avenir une cause qui au-
rait pour but la vengeance d'un meurtre.
Sans nous arrêter sur un combat furieux entre les fils de Thorn-
brand et ceux de Thorlac , nous ferons seulement remarquer la
précision avec laquelle le compensatio injuriarum fut pesé dans
les comices d'Helgafels quand cette querelle fut arrangée. Chaque
malheur arrivé à un parti fut balancé par un autre du même
genre souffert par l'autre. Vie pour vie, blessure pour blessure,
œil pour œil, dent pour dent, tout fut pesé avec la plus scrupu-
leuse exactitude ; et la balance s'étant élevée en faveur d'une des
familles belligérantes, le surplus fut évalué et acquitté par une
amende pécuniaire. Cet arrangement , qui fut suivi d'une paix
intérieure d'une durée extraordinaire, eut lieu en 999.
L'an 1000 , la religion chrétienne fut introduite en Islande par
ses apôtres Gizur le Blanc etHialto'. Snorro se convertit, et con-
tribua puissamment à propager la nouvelle croyance 2. Il n'est pas
facile de comprendre quel motif pouvait avoir le prêtre de Thor
de renoncer à un culte , auquel il présidait lui-môme, pour une
nouvelle religion 5 car le caractère d'égoisme, de ruse et d'immo-
ralité complète dont Snorro était revêtu, ne permet pas qu'on lui
fasse l'honneur de croire qu'il agît en cette circonstance d'après
sa conviction. Cependant il fit ériger une église chrétienne à Hel-
gafels, au lieu môme où était le temple de Thor, et fît preuve sur
tous les autres points d'une conversion sincère. Comme c'était
pour la troisième fois qu'on essayait de prêcher le christianisme
en Islande, il paraît probable que le bon sens de ses habitants avait
déjà rejeté sérieusement les superstitions du paganisme , et que
■1 Hiulto était Islandais de naissance; mais il avait été banni pour avoir composi
une cliansoK en mépris des divinités païennes; en voici la traduction littérale :
« Je ne veux pas servir urie idole de bois : Tune et l'autre sont les mêmes à mes
yeux ; car, ou Odin est un chien, ou Freya est une chienne. o a. m.
2 Nous apprenons d'une autre autorité que les prêlres païens et les nobles tinrent
une conférence publique avec les missionnaires chrétiens, dans l'assemblée générale
<ies tribus d'Islande Pendant qu'on discutait, la nouvelle arriva qu'une éruption de
Jave venait de désoler un district voisin. « C'est l'effet de la colère de nos divinités
offensées,» s'écrièrent les adorateurs d'Odin et de Thor. «Et quel motif excitait
donc leur colère ? » répondit Snorro, le héros de l'Eyrbiggia-Saga, quoique encore
païen lui-même, «quel motif excitait donc leur colère quand ces rochers de lave
que nous foulons maintenant étaient eux-mêmes des torrents enflammés? ;) La
promptitude de cette réponse imposa silence aux défenseurs du paganisme.
2S4 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
le culte (le Thor avait perdu dans l'estime du peuple ; Snorro donc
aura pu, conséquemment avec son caractère , se mettre à l'abri
d'une révolution religieuse à laquelle il prévit qu'il ne pourrait
s'opposer.
La même année est indiquée comme étant la date d'un légende
fort curieuse. Un vaisseau islandais vint hiverner dans un port
auprès d'IIclgafels. Parmi les passagers était une femme native
des Hébrides , qui passait parmi les matelots pour posséder des
vêtements et des meubles bien au-dessus de ceux qui étaient alors
en usage en Islande. Le bruit en étant parvenu à Thurida, sœur
du pontife Snorro et épouse de Thorodd , femme d'un caractère
vain et cupide , et, disait-on aussi , de mœurs licencieuses, elle
alla faire une visite à l'étrangère , mais ne put la décider à lui
montrer ses trésors. Persistant cependant dans ses importunités,
elle pressa Thorgunna d'accepter un logement dans la maison
de Thorodd. Cette dernière n'y consentit qu'avec répugnance^
mais elle ajouta que comme elle connaissait tous les genres d'in-
dustrie qui pouvaient être utiles dans un ménage, elle espérait de
cette manière acquitter les obligations qu'elle pourrait contracter
envers cette famille , sans pour cela rien céder des effets qu'elle
possédait en dédommagement de son logement. Comme Thurida
continuait de la presser d'accepter cette invitation, Thorgunna
l'accompagna à Troda, habitation de Thorodd, où les matelots
déposèrent une grande boîte et une énorme armoire qui conte-
naient les effets de l'étrangère, et sur lesquels Thurida jeta des
regards pleins de curiosité et de convoitise. Aussitôt qu'on lui
eut assigné sa chambre à coucher, elle ouvrit son coffre et
en tira une belle courte-pointe brodée et une tenture magni-
fique et complète de tapisserie, avec une garniture de lit de
linge d'Angleterre mêlée de soie, commeon n'en avait jamais vu en
Islande. << Yendez-moi cette belle garniture de lit , lui dit Ten-
vieuse matrone. — Crois-moi, lui répondit Thorgunna, je n'ai
point envie de coucher sur la paille pour satisfaire ton goût luxu-
rieux et ta vanité. » Cette réponse déplut tellement à Thurida,
qu'elle ne lui renouvela jamais sa demande.
Thorgunna , au caractère de laquelle les événements suivants
prêtèrent une espèce d'importance mystique , est représentée
comme une femme d'une taille haute et imposante, avec un teint
brun et une épaisse chevelure noire. Elle était d'un âge avancé,
assidue dans les travaux des champs et de Taiguille , assistant
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 2o5^
exactement au service divin , grave , silencieuse et solennelle
dans ses rapports avec la société. Elle était peu comn^unicative
avec les habitants de la maison de Thorodd , et il y en avait deux
surtout pour lesquels elle montrait une aversion décidée. L'un
était Thorer, qui, ayant perdu une jambe dans l'escarmouche en-
tre Thorbion et Thorarin le Noir, était appelé Thorer Wildlegr, à
cause de celle qu'il lui avait substituée, et l'autre, sa femme
Thorgunna , appelée Galldra-Kinna (méchante sorcière ) d'après
Fart qu'on lui prétait des enchantements. Riartan , jeune garçon
de belle espérance , était le seul être de la maison auquel Thor-
gunna montrât de l'affection , et elle était fort affectée toutes les
fois que le petit garçon , emporté parla pétulance de l'enfance, se
montrait peu reconnaissant de ses bontés.
Nous sommes obligés de faire ici une petite digression en faveur
de ce jeune Kiartan. Il était fils de Thurida , sœur du pontife
Snorro, et passait aussi pour l'être de son époux Thorodd ; mais ce
fait était moins certain. Biorn , étranger qui avait acquis le sur-
nom de héros de Bradwick, avait été très-assidu dans ses visites à
ThuriJa l'année qui précéda la naissance de Kiartan. Elles avaient
éveillé la jalousie du mari , qui eut recours à une sorcière pour
évoquer une tempête nocturne dans le but de faire périr Biorn
pendant qu'il se rendrait chez sa maîtresse. Cette tentative , ce-
pendant, fut infructueuse, ainsi que quelques autres qui furent
faites contre sa vie. A la fin, lorsque Snorro, qui croyait son hon-
neur intéressé à défendre sa sœur Thurida , était sur le point de
cerner Biorn avec une troupe de cavaliers , le guerrier , s'étant
aperçu de son dessein, saisit le pontife à l'improviste, et lui met-
tant le poignard sur la gorge, il le força à consentir à un traité par
lequel il s'engageait à retirer ses gens , et Biorn, de son côté, pro-
mettait de cesser de porter atteinte à la réputation de Thurida,
en quittant immédiatement l'Islande. Il tint parole, car pendant
fort long -temps on n'en entendit plus parler. Bien des années
après, cependant, un vaisseau islandais qui était sur la côte occi-
dentale d'Lslande fut surpris par une tempête qui le jeta dans des
parages de l'océan Atlantique inconnus au pilote. Après avoir
long-temps navigué à l'ouest, ils atteignirent une terre inconnue
habitée par un peuple sauvage qui s'empara aussitôt des mar-
chands et de l'équipage du vaisseau ; il s'éleva alors entre eux de
grandes discussions , les uns voulant les réduire à un état d'escla-
vage, les autres les tuer sur le lieu même. En ce moment arriva
2i56 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
un corps de cavaliers commandés par un homme d'une haute sta-
ture et d'un aspect distingué , que les naturels assemblés sem-
blaient respecter comme leur chef. Il s'adressa aux marchands
dans la langue norse , et apprenant qu'ils venaient d'Islande , il
leur fit beaucoup de questions sur le pontife Snorro, sa sœur Thu-
rida, mais surtout sur son fils Kiartan. Leurs réponses ayant été
satisfaisantes sur tous les points, il leur fit part de l'intention qu'il
avait de leur rendre la liberté, en les avertissant de ne jamais re-
venir dans cette ile , les habitants étant ennemis des étrangers.
Alors les marchands se hasardèrent à demander le nom de leur
bienfaiteur. Il refusa de leur dire, dans la crainte que ses amis d'Is-
lande, en venant le chercher, ne s'exposassent au danger dont il
les délivrait, dans un moment où il n'aurait peut-être plus les mô-
mes moyens de les protéger comme il convenait de le faire ; car il
y avait dans ce pays, leur dit-il , des chefs plus puissants que lui.
Lorsqu'ils furent sur le point de partir, il les pria de remettre pour
lui une épée à Kiartan et une bague à Thurida , comme venant de
la part de quelqu'un qui aimait la sœur de Snorro plus qu'elle n'é-
tait aimée de Snorro lui-môme. On crut reconnaître dans ces pa-
roles Biorn, le héros de Bradwick et le père de Kiartan par suite
de son intrigue secrète avec Thurida, et toute cette histoire sert
à "prouver que les Islandais avaient quelque tradition obscure,
fondée sur des conjectures ou sur des relations accidentelles , de
l'existence d'un pays à l'ouest de l'Atlantique.
Revenons maintenant à Thorgunna que nous avons laissée ha-
bitant la maison de Thorodd et de sa femme. Il y avait déjà quelque
temps qu'elle demeurait à Froda lorsqu'un jour qu'elle travaillait
à faire les foins avec quelques membres de la famille, un nuage
s'élevant tout à coup des montagnes du nord fit craindre à Tho-
rodd une forte averse. Il ordonna à l'instant aux faucheurs de re-
lever en meules tout ce qu'ils avaient déjà fauché. On se rappela
ensuite que Thorgunna ne fit pas un las de sa portion de foin,
mais le laissa étendu sur le pré. Le nuage approchait avec une
grande rapidité , et couvrant les environs de la ferme , les enve-
loppa dans une telle obscurité qu'on pouvait à peine voir au delà
des limites du pré. Une violente averse tomba ensuite, et aussitôt
que les nuages se furent dispersés, on remarqua qu'il avait plu
du sang. Ce qui était tombé de cet affreux orage sur les meules
des autres faucheurs ne tarda pas à sécher, mais le foin que Thor-
gunna avait fauché n'ayant pas été relevé, resta humide de sang.
EXTRAIT DE L'EYEBIGGIA-SAGA. 2S7
La malheureuse Hébridienne, terrifiée de ce sinistre augure^ se
mit au lit, et fut saisie d'une maladie mortelle. Aux approches de
la mort, elle demanda Thorodd, son propriétaire , et lui confia la
disposition de ses biens et efîets : « Je désire, lui dit-elle, que
mon corps soit transporté à Skalhot, car mon esprit présage qu'il
sera fondé dans ce lieu l'église la plus remarquable de l'île. Que
mon anneau d'or soit donné aux prêtres qui célébreront mes ob-
sèques, et indemnise-toi des dépenses que mes funérailles occa-
sionneront sur le reste de mes effets. Je lègue à ta femme mon
manteau de pourpre, afin d'obtenir par ce sacrifice fait à son ava-
rice de pouvoir disposer de mes autres effets comme bon me sem-
blera. Mais quant à mon lit avec sa garniture et ses tentures de
tapisserie^, je te conjure de les livrer aux flammes. Ce désir ne
vient pas du. regret que j'aurais de penser que quelqu'un le pos-
séderait après ma mort, mais parce que je veux éviter les mal-
heurs que je prévois devoir arriver si la moindre chose est chan-
gée dans l'exécution de mes dernières volontés. »
Thorodd promit d'exécuter fidèlement et de point en pointée
testament extraordinaire.
En conséquence, aussitôt que Thorgunna fut morte, son fidèle
exécuteur prépara un bûcher pour brûler ce lit somptueux. Thu-
rida entra et apprit avec étonnement et colère le but de ces pré-
paratifs. Elle répondit aux représentations que lui fit son mari,
que ces menaces de danger futur n'étaient occasionnées que par
un sentiment d'envie et d^égoïsme de la part de Thorgunna qui
ne voulait pas que personne jouît de ses trésors après sa mort,
Yoyant que ses arguments ne pouvaient rien sur l'esprit de son
mari, elle eut recours aux caresses et aux subterfuges, et à la fin
obtint de lui la permission de détacher de la garniture du lit les
rideaux en tapisserie et le couvre-pied. Le reste fut livré aux
flammes par obéissance pour la volonté de la défunte.
Le corps de Thorgunna , après avoir été enveloppé et placé
dans une bière, devait ensuite être transporté à travers les préci-
pices et les marais de l'Islande dans un district éloigné qu'elle
avait désigné pour le lieu de sa sépulture. Un incident remar-
quable se présenta pendant le trajet. Ceux qui portaient le corps
arrivèrent fort tard le soir, fatigués et trempés par la pluie , dans
une maison appelée Nelher-Ners , où l'avare hospitalité du pro-
priétaire ne leur accorda que l'abri de son toit, sans y ajouter ni
feu ni nourriture. Mais aussitôt qu'ils entrèrent , un bruit ex-
^i>8 EXTRAIT DE L'EYRBIGGTA-SAGA.
traordinaire se fit entendre dans la cuisine de la maison, et la li-
gure d'une femme qu'on reconnut bientôt pour être celle de la
défunte Thorgunna parut, et se mita préparer à manger avec ac-
tivité. Cette effrayante apparition ayant été rapportée à leur hôte
inhospitalier, il consentit aussitôt à leur donner tout ce qui pou-
vait leur être nécessaire , et la vision disparut sur-le-champ. Le
bruit de cette apparition s'étant répandu, ceux qui transportaient
le corps ne furent plus exposés à demander deux fois l'hospitalité
sur leur route, et ils arrivèrent sans accident à Skalhoî, où Thor-
gunna, après l'accomplissement de toutes les cérémonies voulues
par la religion, fut paisiblement déposée dans la tombe. Mais les
résultats de la violation de son testament se firent cruellement
sentir àFroda.
L'auteur, pour mieux faire comprendre les prodiges qui s'en
suivirent, donne des détails sur la maison de Froda et le genre de
vie qu'on y menait. C'était un édifice d'une construction simple
et patriarcale, et bâti d'après la mode en usage parmi les familles
riches de l'Islande. La salle à manger était très-vaste , et une
partie qui en était séparée par une cloison contenait les lits de la
famille. De chaque côté était une espèce de magasin, dont l'un
contenait de la farine et l'autre du poisson séché. Tous les soirs
on allumait de grands feux dans cet appartement pour préparer
les aliments, et les serviteurs de la famille s'asseyaient ordinaire-
ment autour jusqu'à ce que le souper fût fait.
Le soir où les gens qui avaient transporté le corps de Thor-
gunna revinrent à Froda, tout le monde vit une espèce de mé-
téore ou corps lumineux, ressemblant à une demi-lune, qui se
glissa le long des boiseries de la salle, dans une direction opposée
au cowrs du soleil ^, et continua à accomplir sa révolution jusqu'à
ce que les domestiques allassent se livrer au repos. La môme ap-
parition se renouvela une semaine entière, et Thorer à la jambe
de bois décida bientôt que ce devait être un présage d'épidémie
et de mortalité. Bientôt après , un pâtre donna des symptômes
i C'était Ik une circonstance iiiiporlantc. T'iul ce qui suivait le p.iouvcmenl du
soleil était regardé comme d'un heureux présage. De même les Highiandais, en
faisant leur dcahl, espèce de bénédiction qu'ils donnent en tournant autour de la
personne à laquelle ils veult-nt être favorables, observaient toujours le cours du
soleil. D'autre part, les sorcières faisaient leurs cercles, idildcnhins , comme
l'exprime le dialecte écossais, ou en opposition avec le mouvement de l'astre du
jour. L'apparition de la demi-lune nous rappelle Hécate, les mystères d'isis dans
Apulée, et un passage des Alcntcnis de Lucien, où la lune csl évoquée par des
opérations magiques.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 299
d'aliénation mentale , et on crut reconnaître à plusieurs signes
qu'il avait subi les persécutions des esprits malins. Un matin cet
homme fut trouvé mort dans son lit, et alors commencèrent des
apparitions de revenants, énoncées dans les annales de la super-
stition.
La première victime fut Thorer, qui avait prédit ces calamités.
Un soir qu'il était sorti, il fut assailli par le spectre du berger au
moment où il cherchait à rentrer dans la maison; sa jambe lui fut
bien peu utile dans une pareille lutte, car il fut terrassé et si hor-
riblement maltraité qu'il mourut des suites de ses contusions.
Thorer ne fut pas plutôt mort, que son spectre s'associa à celui
du pâtre, et l'aida à attaquer et à poursuivre les habitants de
Froda. En môme temps une maladie épidémique se répandit ra-
pidement, et plusieurs serfs en furent atteints successivement, et
des présages sinistres se manifestèrent dans l'intérieur de la mai-
son. La farine était déplacée et mêlée, et le poisson séché dispersé
de toutes parts, sans qu'on ait pu découvrir qui l'avait fait. A la
fin, un soir que les domestiques formaient cercle autour du feu,
un spectre, dont la tête ressemblait à celle d'un veau marin , ap-
parut sortant du plancher de la salle, et fixant ses yeux ronds et
noirs sur les rideaux du lit de Thorgunna. Quelques-uns des do-
mestiques se hasardèrent à frapper cette figure; mais, loin de
céder à leurs efforts, elle sembla s'élever davantage du plancher,
jusqu'à ce que Kiartan, qui paraît avoir été doué d'une influence
dominante sur ces apparitions surnaturelles , saisit un gros mar-
teau de forge, frappa à plusieurs reprises cette tête de veau ma-
rin ;, et l'obligea de disparaître en la faisant rentrer en terre à
coups redoublés, comme s'il eût enfoncé un pieu.
Ce prodige , à ce qu'on vit ensuite, annonçait une autre cala-
mité. Thorodd , le chef de la famille, avait entrepris quelque
temps auparavant un voyage sur mer pour apporter une cargaison
de poisson séché; mais en traversant la rivière de Cuna, l'esquif
fit naufrage et il périt avec toute sa suite. Une cérémonie eut lieu
à Froda en mémoire du défunt, et, au grand étonnement des con-
vives, les ombres de Thorodd et de ses compagnons apparurent
dans l'appartement, qui était tout rempli d'eau. Cependant cette
vision excita moins d'horreur qu'on aurait pu s'y attendre, car
les Islandais, quoique chrétiens de nom, conservaient, parmi
d'autres superstitions païennes , la croyance que les spectres de
ceux des noyés qui avaient été bien reçus par la déesse Rana
260 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIASAGA.
avaient l'habitude d'apparaître à leurs funérailles. Ils virent donc
sans crainte Thorodd et ses compagnons tout trempés s'établir
autour du feu dont tous les conviés, probablement par humanité,
se retirèrent pour leur faire place.
On supposait que cette apparition ne se renouvellerait pas après
la fin de la fête; mais cet espoir fut bien trompé, car, aussitôt que
tous les convives funèbres furent partis, le feu étant allumé,
Thorodd et ses compagnons allèrent se mettre d'un côté, toujours
tout trempés, et de l'autre entra Thorer à la tête de tous ceux
qui étaient morts de l'épidémie, et qui parurent couverts dépous-
sière. Les deux bandes occupèrent les sièges qui étaient à l'en-
tour du feu, et les domestiques, à moitié morts de terreur et de
froid, passèrent toute la nuit sans lumière et sans feu. Le môme
phénomène se présenta le lendemain soir, quoique les feux eus-
sent été allumés dans une maison séparée, et Kiartan fut enfin
obligé de transiger avec les spectres, en leur faisant allumer un
grand feu dans l'appartement principal, et un autre, pour la fa-
mille et les domestiques, dans un bâtiment séparé. Ces prodiges
continuèrent pendant toute la fête de Jol. D'autres augures sinis-
tres vinrent alarmer cette famille malheureuse. La maladie con-
tagieuse reparut de nouveau , et , quand elle faisait une victime ,
son spectre ne manquait pas de se joindre à la troupe de ceux
qui persécutaient la maison de Froda, et qui s'en étaient déjà
presque entièrement emparés. Thorgunna Galldra-Kinna, femme
de Thorer, succomba aussi à son tour. En un mot, de trente do-
mestiques, dix-huit moururent, et cinq s'enfuirent par frayeur
des apparitions , de sorte qu'il n'en resta que sept au service de
Kiartan.
Kiartan eut alors recours aux avis de son oncle maternel Snorro,
d'après le conseil duquel (conseil qui paraîtra peut-être sin-
gulier au lecteur), on prit des mesures judiciaires contre les spec-
tres. Un prêtre chrétien , cependant, fut joint à Thordo-Kausa ,
fils de Snorro, et à Kiartan, pour présider à ces mesures et les
sanctifier. Les habitants furent régulièrement cités à comparaître
sur l'enquête, comme il est d'usage dans une cause entre un
homme et un autre, et le tribunal fut constitué devant la porte de
la maison, au moment où les spectres venaient de prendre leur
place accoutumée auprès du feu. Kiartan se risqua hardiment à
les approcher, et saisissant dans le feu un tison, il ordonna que
la tapisserie, appartenant à Thorgunna, fût portée au dehors, et
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 261
là il y mit le feu, et la réduisit en cendres avec les autres orne-
ments du lit, qui avaient été si indiscrètement conservés d'après
le grand désir de Thurida. Un tribunal ayant été constitué ', une
accusation fut portée par Kiartan contre Thorer à la jambe de
bois, par Thordo-Kausa contre Thorodd, et par d'autres accusa-
teurs contre les dix spectres présents , les accusant de porter le
trouble et le désordre dans la maison, et d'introduire la maladie
et la mort parmi ses habitants. Toutes les formes les plus solen-
nelles de la procédure judiciaire furent observées dans cette sin-
gulière occasion; les preuves furent produites, les charges résu-
mées H la cause formellement décidée. Il ne paraît pas cepen-
dant que les spectres se soient défendus, de sorte que la sentence
d'expulsion fut prononcée contre eux individuellement^ en bonne
et due forme.
Quand Thorer entendit le prononcé du jugement, il se leva en
disant : « Je suis resté ici tant qu'il m'a été permis de le faire; »
et il quitta l'appartement par la porte opposée à celle auprès de
laquelle le tribunal s'était assemblé. Chacun des spectres, en en-
tendant sa sentence respective, quitta la place en disant quelque
chose qui indiquait sa répugnance , et Thorodd lui-même ,
ayant été solennellement averti de partir^ disparut en disant :
" Cette habitation n'étant plus tranquille, nous allons la quitter.»
Kiartan entra dans la salle avec ses compagnons, et le prêtre,
avec de l'eau bénite et la célébration de l'office, acheva de rem-
porter sur les spectres une victoire qu'avaient déjà décidée le
pouvoir et l'autorité de la loi islandaise.
Nous nous sommes peut-être trop étendu sur cette légende;
mais c'est le seul exemple où l'on voie l'administration ordinaire
de la justice se supposer du pouvoir jusque sur les habitants de
l'autre monde, et où la charge d'exorciser les esprits ait été
transférée du prêtre au juge. Ceci , joint aux divers exemples
qu'on trouve dans l'Eyrbiggia-Saga, d'une espèce de respect pour
les formes de la jurisprudence, même au milieu des divisions les
plus violentes, semble prouver quelle influence extraordinaire
était attribuée aux lois municipales par ce singulier peuple, même
dans l'état le plus reculé de la société.
1 11 ne paraît pas que les juges en Islande formaient un ordre séparé; au con-
traire, chaque tribunal semblerait avoir été constitué par choix, ex asduntibvs, et
en cela ces cours de justice ressemblaient à un jury choisi pour décider une cauiC
spéciale, et dissous une fois cette tâche remplie.
EXTRAIT DE l/fiYRBIGGIA-SAGA. 17
tes EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
Snorro, qui au total peut être considéré comme le héros pria-
cipal de l'histoire, fut jeté dans de nouveaux embarras et de nou-
velles dissensions par la mort de son frère Styr , qui fut tué par
les habitants d'un district voisin; et, malgré toute l'éloquence de
Snorro dans l'assemblée populaire, et les forces guerrières qu'il
déploya, il ne put se venger dignement de ce meurtre. Il se tira
de la querelle qu'il eut avec Ospakar d'une manière qui lui fait
plus d'honneur.
Cet Ospakar, homme d'uue haute stature et d'une grande force
personnelle, toujours entouré des satellites du même genre, dif-
férait des autres chefs islandais par le mépris qu'il professait ou-
vertement pour les lois de la propriété. Il entretenait un bon
vaisseau toujours prêt pour des excursions de piraterie , et avait
entouré sa maison de hauteurs , qui en faisaient une espèce de
citadelle. Il arriva qu'une baleine fut jetée sur le rivage de la
mer dans une portion de l'île où la loi en assignait une partie à
Snorro, et l'autre partie à son voisin Thorer. Mais, pendant que
ceThorer, etAlfar, surnommé le petit, intendant de Snorro,
étaient occupés à se la partager, Ospakar parut à la tête d'une
suite de gens armés, et après avoir étourdi Thorer par un coup
de hache, il s'appropria toute la baleine. Il y eut escarmouche
sur escarmouche^ et le sang coula des deux côtés, jusqu'à ce
qu'enfin Snorro songeât à invoquer la justice des comices contre
ce brigand sans frein, et obtînt une sentence contre Ospakar, qui
le condamnait au banissement avec ses compagnons. Ils se sou-
mirent à cet arrêt pendant quelque temps, et Snorro fit parta-
ger les effets d'Ospakar parmi ceux qui avaient le plus souITert
de ses rapines; Thorer et Alfar furent ceux qui obtinrent la plus
grande partie de ses dépouilles. Ce fut cependant un don fatal
pour le premier. Ospakar , qui continuait toujours sa profession
de pirate, fit une brusque descente sur la côte, et s'emparant de
Thorer, le fit périr devant la porte de sa maison. Alfar, lui échap-
pant avec peine, se réfugia auprès de Snorro , et Ospakar, mal-
gré la sentence prononcée contre lui , reprit possession de sa
maison fortifiée, et la mit en état de soutenir un siège. Snorro
déploya dans cette occasion la prudence qui le caractérisait or-
dinairement. On a pu voir qu'une meule de foin ordinaire était
regardée comme un poste très-sûr dans la tactique islandaise,
mais une maison entourée d'un banc de terre était une fortiûca-
iion bien plus respectable encore; aussi Snorro ne regarda-t-il
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 263
pas comme prudent d'attaquer la forteresse du pirate avant
d'avoir assemblé ses amis et ses satellites les plus distingués.
Parmi ces derniers était un nommé Tliraudar, que l'on appe-
lait Bersekir, avant qu'il eût embrassé la foi chrétienne; et quoi
qu'il eût perdu la force surnaturelle que déployaient ces indivi-
dus, qui, d'après le dire de ^Fauteur, était l'efîet naturel du
baptême, probablement parce que le champion, en devenant
chrétien, avait abandonné l'usage des drogues qui l'excitaient à
la fureur; cependant il conservait toujours une vigueur et un
courage naturels qui étaient encore très-formidables.
Au premier avis que lui donna le messager de Snorro, Thraudar
accompagna le pontife armé, comme quelqu'un qui se trouve im-
pliqué dans une mauvaise affaire. Les autres aUiés de Snorro
marchèrent rapidement vers la forteresse d'Ospakar, et le sommè-
rent de se rendre à discrétion. Le brigand ayant refusé de se sou-
mettre, le mont fut vaillamment assailli, mais aussi bravement
défendu. Thraudar, en enfonçant le fer de sa hache d'armes dans
le haut du rempart, parvint à l'escaher en se servant de la poi-
gnée pour se soulever, et il se défît de Rafen, pirate fort renommé,
qui l'avait attaqué pendant qu'il gravissait la hauteur. Ospakar
lui-môme périt d'un coup de lance, et ses compagnons se rendi-
rent à la seule condition qu'on les laisserait s'échapper avec la vie
sauve. Derscalde Thonnodar composa sur ce combat un poëme
appelé Rafinaul ou la mort de Rafen.
Les oiseaux d'Odin, dans leur joie,
Onl à la fin trouvé leur proie;
Car ilans le golfe de Bilra
Un carnage horrible régna.
On vit étendus dans la plaine
Les trois voleurs de la baleine ;
El puis le terrible Rafen,
Après ses dangers, ses rapines,
A rencontré dans les collines
Sous le fer une digne fin .
Après la mort du brave Arnkill, l'esprit de son père Thorolf
Boôgifot, ou au pied contourné, commença, comme nous l'avons
déjà fait entendre, à redevenir incommode. Il sortait de nuit de
dessous le mont que l'on avait élevé sur lui, et errait dans le pays,
ravageant les récoltes, estropiant les bestiaux, et terrifiant au
plus haut point les habitants, de sorte que le pays était menacé
de devenir désert. Des plaintes ayant été faites de toutes parts à
264 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
Thorodd, il résolut de prendre des mesures pour pacifier cet es-
prit turbulent et implacable.
Ayant emmené avec lui une troupe d'hommes, Thorodd gravit
le sommet sur lequel Arnkill avait enterré le corps de son père.
On pratiqua ensuite une ouverture dans le monticule qui le cou-
vrait, et le corps de Thorolf fut trouvé bien conservé, mais pro-
digieusement enflé, et offrant un visage horrible, et d'une ef-
frayante lividité. Comme il était évident que l'àme du vindicatif
suicidé, ou de quelque mauvais démon qui avait pris sa place, se
servait de ses dépouilles mortelles, de môme que le vampire hon-
grois, pour commettre ses forfaits nocturnes, Thorodd résolut
d'agir d'après cette supposition. En conséquence il ordonna qu'on
sortît de la tombe ce corps, qui fut trouvé d'un poids si considé-
rable, qu'on ne put le soulever qu'avec un levier. Il fit ensuite
transporter sur le rivage de la mer ce cadavre maudit, qui fut
dépo.sé sur un vaste bûcher, où il le fit brûler. On n'y réussit pas
sans peine, car, pendant quelque temps, le feu parut n'avoir au-
cune influence sur Thorolf. Cependant il fut enfin réduit en cen-
dres, dont une partie fut jetée au vent, et l'autre dans la mer.
Cette cérémonie achevée, le spectre au pied crochu ne parut plus,
cependant ses restes continuèrent à occasionner de nouveaux
prodiges.
^ Il était à peu près neuf heures du soir, heure à laquelle on
trait les vaches, quand Thorodd revint après avoir brûlé le corps
de Thorolf, et, en s'approchant de l'étable, une vache, qui cou-
rait devant lui, se démit le pied. Cette vache, qui était stérile, fut
prise, et, comme elle était trop maigre pour être tuée, Thorodd
lui lit bander le pied, et, aussitôt qu'eUe fut en état de faire le
voyage, il l'envoya à Ulfarsfell pour y être engraissée, les pâtura-
ges étant aussi bons là que dans les marais. Pendant que cette
vache paissait dans ce lieu, elle allait souvent sur le bord de la
mer où le bûcher funèbre de Thorolf avait été élevé, et léchait les
pierres qui étaient sur le rivage où le vent avait fait voler une
partie des cendres. Quelques personnes prétendent que des insu-
laires, qui portaient leur poisson dans la partie intérieure de la
1 La légende suivante du Bœuf surnaturel était omise dan» IVsquisse originale de
ce petit ouvrage, parce que cette histoire se trouve dans une autre partie dcg
Antiquités du Nord, a l'appui de la cuiiei:sc Iiallade danoise de Rosnicr Uannand.
Elle est mainlenanl rendue à l'ouvrage dont elle fait partie, et il convient de dire
que cette légende est donnée, à l'exception des rimes, d'après la version de
H. Robert Jauiieson, qui la traduisit de l'islandais.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 263
baie pour l'y faire sécher^ virent avec cette vache, sur le bord du
bois, un taureau fort étrange, couleur de souris, et que personne
ne reconnaissait. L'automne suivant, Thorodd songea à tuer la
vache, mais ceux qu'il envoya la chercher ne la purent trouver
nulle part. Après l'avoir long-temps cherchée inutilement, ils fi-
nirent par la regarder- comme perdue, supposant qu'elle était
morte ou avait été volée. Un peu avant le temps de Jol, un matia
que le vacher de Kœrstead allaita l'étable comme à l'ordinaire, il
vit devant la porte la vache au pied démis, et qu'on avait tant
cherchée ; il la fit entrer dans l'étable, et alla en porter la nou-
velle. Thorodd vint la voir en personne, et l'ayant bien examinée
et tàtée, il découvrit qu'elle était pleine, et par conséquent peu
propre à tuer et à mettre sur le marché, d'autant plus qu'il avait
assez de viande sans cela pour lui et sa famille. Yers la fin du prin-
temps suivant, elle eut une génisse, et bientôt après un veau, qui
était si gros, que la vache mourut après avoir vêlé. Ce veau
énorme fut emmené dans la maison, il était couleur de souris , et
paraissait valoir la peine d'être élevé. Les deux veaux ayant été
portés dans la chambre, il s'y trouva par hasard un vieille
paysanne qui avait été mère nourrice de Thorodd, et était deve-
nue aveugle. Dans son jeune temps, elle avait la réputation d'être
douée de seconde vue, mais quand elle vieillit ses prédictions
furent regardées comme le radotage insensé de la vieillesse, quoi-
que plusieurs eussent été justifiées par l'événement. Le veau,
ayant été posé par terre les jambes liées, commença à mugir, sur
quoi la vieille femme s'écria avec la plus grande terreur : « C'est
là le mugissement du petit d'un lutin, et non d'une créature ter-
restre, et vous ferez bien de le tuer sur-le-champ. Thorodd fit
observer que ce serait dommage de sacrifier un veau«qui, s'il était
élevé avec soin, pouvait devenir un excellent bœuf de charrue.
Le veau beugla alors une seconde fois, et la vieille laissa tomber
ce qu'elle tenait à la main, en s'écriant : « Mon enfant! fais tuer
ce veau, car, si on l'élève, nous aurons un jour grand sujet de nous
en repentir. — Eh bien, nourrice I puisque vous le voulez, répon-
dit Thorodd, on le tuera. » Les deux veaux furent alors emme-
nés hors de la chambre, et Thorodd donna l'ordre qu'on tuât la
génisse, et qu'on portât le veau dans l'étable pour y être élevé
avec injonction sévère de ne pas en parler à la vieille nourrice.
Le veau devint si gras, qu'avant le printemps il était aussi gro
que ceux qui a valent plusieurs mois de plus que lui. Quand on le
266 EXTRAIT DE L'EYRlilGGIA-SAGA.
laissa sortir, il se mit à courir dans la prairie et beugla comme un
taureau , et si haut , qu'on l'entendit delà maison. Ce qui fit dire
à la vieille femme : « Puisque ce monstre n'a pas été tué, il fera
assurément plus de mal qu'on ne peut l'exprimer par des paro-
les. » Le veau grossit à vue d'œil, et l'été on le mit dans un champ
où on laissait croître l'herbe. Quand l'automne arriva , il était
d'une taille telle que peu de veaux âgés de deux ou trois ans pou-
vaient lui être comparés. Il avait de belles cornes et la peau bien
luisante, et de tout le troupeau c'était le plus bel animal qu'on
pût voir; c'est ce qui fut cause qu'on l'appela Glœsir. Avant d'a-
voir deux ans, il était aussi gros qu'un bœuf qui en avait cinq*,
il paissait au milieu des autres non loin delà maison, et toutes les
fois que Thorodd allait voir le troupeau , Glœsir s'approchait de
lui , le sentait et léchait ses habits , et Thorodd le caressait. Il
était doux comme un agneau pour les gens et pour les bêtes ;
mais quand il beuglait , il était effrayant , et la vieille femme ne
l'entendait jamais sans exprimer la plus grande consternation et
la plus grande horreur. Quand Glœsir eut quatre ans, si les fem-
mes , les enfants , ou les jeunes gens passaient près de lui , il n'y
faisait aucune attention ; mais si c'étaient des hommes, il écumait
et devenait menaçant , si méchant et si fougueux , qu'ils avaient
beaucoup de peine à l'éloigner d'eux.
Glœsir continuant d'être intraitable et de beugler aussi terri-
blement, Thorodd , touché des avis continuels et des craintes de
sa nourrice , promit enfin sérieusement de le tuer l'automne sui-
vant , aussitôt qu'il serait assez gras. Biais la vieille devineresse
lui prédit que ce serait trop tard, et l'entendant encore une fois
mugir avec fureur, elle s'abandonna , comme il arrive souvent
aux Islandais, à une sorte de transport poétique.
Pu Iroiipeau le roi mugissant
Menace les gens du vîliage;
Ses cornes et sun front sauvage
.annoncent la mort et le sang.
Dans l'horrible nuigissement
l'ont il re.n.iplil au loin la plaine.
De ta mort funeste et prochaine
Tu (lois voir le pressectiincnt.
« Vous radotez, nourrice, au lieu de prophétiser, » répondit
Thorodd ; alors elle répliqua :
Quand la vieille parle ou murmure,
Elle est folle, dit-on tout bas.
EXTRAIT DE I.'EYRBIGGI A-SAGA. 267
Je vois ta sanglante blessure ;
Mais pour loi, tu ne la vois pas.
' Je ne sais quelle peur soudaine
Me glace en voyant ce taureau ;
Mais avant la moisson prochaine
Tu verras creuser ton tombeau.
Un jour de ce même été, que Thorodd avait fait rassembler sur
le pré et relever tout le foin en meules , il plut beaucoup. Le len-
demain matin les domestiques , en sortant , remarquèrent que
Glœsir était dans le champ ; il s'était débarrassé de la planche
qu'on lui avait mise devant les cornes depuis qu'il était devenu
méchant , et il courait çà et là , dispersant le foin par tout le pré,
ce qu'on ne lui avait jamais vu faire ; et ses beuglements et ses
mugissements terrifièrent tellement les domestiques , qu'aucun
n'osa aller le chasser. Lorsqu'ils avertirent Thorodd de ce que
faisait Glœsir , il sortit , et saisissant une grande fourche , il se
hâta d'aller dans le pré avec cette arme sur l'épaule pour attaquer
le taureau. Glœsir, s'en étant aperçu, cessa ses dégâts, et s'avança
à la rencontre de son maître , sans faire attention à ses menaces
et au bruit qu'il faisait pour l'intimider. Thorodd le frappa si fort
entre les cornes que les fourches de son pieu se brisèrent. Glœsir
se précipita alors sur Thorodd , qui , le saisissant par les corne?,
lui détourna la tète : de cette manière ils luttèrent ensemble pen-
dant quelque temps, Glœsir poussant toujours Thorodd , et ce-
lui-ci l'évitant jusqu'à ce qu'enfin il commençât à se fatiguer;
alors il lui sauta au cou, et s'appuyant sur ses cornes il l'étreignit,
le serra de toute sa force, espérant l'étouffer ou le fatiguer au
moins ; et de cette manière le taureau se mit à courir dans le pré
le portant sur son cou.
Les domestiques voyant leur maître dans un si grand danger
et n'osant se hasarder sans moyens de défense, rentrèrent à la
maison pour prendre des piques et d'autres armes. Alors le bœuf
baissa la tète entre ses jambes et la secoua jusqu'à ce qu'il par-
vînt à passer une de ses cornes sous Thorodd , puis la releva par
une secousse si violente qu'il le jeta les jambes en l'air , de sorte
qu'il se trouva , pour ainsi dire , la tête en bas sur le cou du tau-
reau. Lorsqu'il retomba sur ses jambes , Glœsir, baissant encore
une fois la tête, le frappa au ventre de son autre corne, si fort que
le sang en jaillit avec abondance et que Thorodd fui obhgô de
lâcher prise. Le taureau alors , mugissant avec furie , courut le
long du pré vers la rivière. Les domestiques le poursuivirent à
268 EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA.
travers un ravin de la montagne, appelé Geirvaur , jusqu'à l'ins-
tant où ils le virent atteindre un marais situé au-dessous de la
ferme de Nello , et là , se précipitant dans un étangs il disparut,
et l'on ne le revit jamais. Depuis lors on donna à ce marais le
nom de Glœscirkellda Les domestiques, en rentrant dans la mai-
son, trouvèrent Thorodd mort de sa blessure '.
Les annales nous apprennent ensuite la mort de Snorro, pendant
l'hiver qui suivit celle de saint Olave ; il laissa après lui une famille
nombreuse et florissante pour soutenir sa réputation. Il fut en-
terré dans l'église de Tunga qu'il avait fondée lui-môme, mais
quand elle fut transférée, on transporta aussi ses os dans le nouvel
emplacement. D'après ses dépouilles, le célèbre Snorro paraîtrait
avoir été un homme d'une stature ordinaire , et en effet , on ne
voit nulle part qu'il ait acquis l'ascendant qu'il possédait dans l'île
par sa force personnelle , mais plutôt par la subtilité de l'esprit
qu'il déployait dans la conduite de ses entreprises , et par son
adresse et son éloquence dans les assemblées populaires. Quoique
souvent mêlé dans des combats , sa valeur paraît avoir été tem-
pérée par une prudence raisonnable , et les exploits guerriers
qu'on chanta en sa faveur devaient plutôt être attribués au bras
vigoureux de quelque allié ou de quelque satellite. Il avait une
si grande égalité de manières, qu'il était diflicile de distinguer ce
qui lui plaisait de ce qui lui était désagréable. Lent et prudent à
se décider à la vengeance , une fois résolu , il la poursuivait avec
ténacité et d'une manière implacable. Il était d'excellent conseil
pour ses amis , mais habile à insinuer à ses ennemis les mesures
qui devaient ensuite leur devenir fatales. Enfin , comme le dit
l'historien ecclésiastique de l'Islande, en faisant le résumé de ses
bonnes et mauvaises qualités, si on ne pouvait vanter dans Snorro
ni la bonté, ni la piété , il était du moins regardé comme possé-
dant plus de sagesse, de prudence et de sagacité que n'en ont or-
dinairement les autres hommes. Ce pontife ou préfet est cité avec
beaucoup de distinction dans d'autres chroniques islandaises que
1 ^"ous renverrons le lecteur curieux aux notes de M. Jamieson, et nous nous
contenterons de dire ici qu'il n'y a pas de tradition universelle dans les hautes e
basses terres d'F.cosse, aussi bien qu'en Islande, que celle du taureau marin, anima
surnaturel sous quelque rapports, mais regardé cependant comme faisant partie des
créatures terrestres. Les peuples parmi lesquels cette légende passe pour un article
de foi s'accordent merveilleusement entre eux sur les facultés et les habitudes qu'ils
lui attribuent, de sorte qu'on pourrait penser que cette croyance a été fondée sur
''existence d'une espèce d'ai.imal amphibie qui remoulerail à une époque très-
éloignée, et dont la race serait maintenant éteinte.
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA. 269
dans celle de l'Eyrhiggia-Saga. Le livre du Laudnama, seconde
partie, troisième chapitre , renferme aussi plusieurs des événe-
ments dont on a parlé plus haut , ainsi que le Laxdœla-Saga et le
Saga de Olu Tryggaton.
En voyant un homme , dont le caractère tenait plus du juris-
consulte ou du poUtique que du guerrier , s'élever si haut à une
époque si reculée , on reconnaît la préférence que les Islandais
accordaient déjà à la supériorité intellectuelle sur les attributs
grossiers de la force et.du courage, et l'on y trouve une nouvelle
preuve de la civilisation prématurée de cette république extraor-
dinaire. Sous d'autres rapports le caractère de Snorro n'avait rien
d'estimable, et offrait des rapports frappants avec celui des sau-
vages. La ruse et la subtilité lui tenaient lieu de sagesse, et sou-
vent le soin jaloux avec lequel il ne cessait de s'occuper de ses
propres intérêts, comme dans la dispute qui s'éleva entre Arnkill
et son père, lui lit oublier les liens du sang et de l'amitié. Cepen-
dant l'égoisme de sa conduite semble avoir été plus utile à l'éta-
blissement qu'il gouvernait que n'eût été celle d'un guerrier vail"
lant et généreux qui se serait laissé diriger par l'impulsion du
moment. Son ascendant , quoique lent , acquis par des moyens
peu estimables, semble avoir produit dans ce petit canton à peu
près le même effet que celui d'Auguste sur l'empire romain.
Quoique moins coupable que ce grand empereur, le pontife d'Hel-
gafels n'a pas détruit la liberté de son pays ni légué la puissance
qu'il avait acquise à un successeur tyrannique. Ses fils lui succé-
dèrent dans l'administration de ses domaines, mais non dans ses
charges politiques, et ses biens ayant été également partagés en-
tre eux , ils fondèrent plusieurs familles long-temps respectées
en Islande comme descendant du pontife Snorro.
^!botsford, ce 13 octobre 1813.
FliN DE l'EYRBIGGIA-SAGA.
au
MORT DE JOCK,
FILS DU LAIRD.
A L'EDITEUR DU KEEPSAKE 2
Vous m'avez demandé, monsieur, de vous fournir un sujet pour
!a peinture ; quoique je puisse me flatter d'avoir quelque habitude
des compositions littéraires, et que je ne puisse me dire entière-
ment étranger aux trésors de l'histoire et de la tradition qui of-
frent les meilleurs modèles aux pinceaux de l'artiste , cependant
je sens toute la diflîculté de répondre à votre demande. Mais ,
bien que sicut pictura poesis soit un axiome ancien et incontesta-
ble , et que la poésie et la peinture aient toutes deux le même
but , celui d'exalter l'imagination de l'homme en lui présentant
des images agréables ou sublimes de scènes idéales , cependant
l'une passant à l'esprit par les oreilles , et l'autre ne s'adressant
qu'aux yeux, les sujets qui conviennent le mieux au poète et au
narrateur sont quelquefois totalement impropres à la peinture ,
où l'artiste doit nous faire voir d'un seul coup d'œil tout ce que
son art a la puissance de nous dire. Le peintre ne peut ni réca-
pituler le passé , ni Taire pressentir l'avenir , le présent seul est
tout ce qu'il peut nous montrer, et de là sans doute plusieurs su-
jets, soit réels, soit fictifs, qui nous charment en poésie ou dans
une narration , ne peuvent pas être avec effet représentés sur la
toile.
Comprenant une partie de cesdiffîcultés, quoique ignorant sans
doute leur étendue, et les moyens par lesquels on pourrait les di-
minuer on les vaincre, j'ai cependant essayé de vous présenter la
narration suivante d'une tradition qui offre une histoire , dont ,
une fois les détails généraux connus, l'intérêt se concentre sur
une situation si forte, et est d'un pathétique si déchirant , qu'un
seul coup d'œil suffît pour la comprendre et en être touché. J'ai
1 Lilléralement, Mort du Jock du laird. En écossais Jock est peur Jean. a. m.
2 Souvenir, a. m.
272 MORT DE JOCK.
donc présumé qu'elle pourrait être agréable , et fournir peut-être
plusieurs idées à quelqu'un des nombreux artistes qui se sont
distingués depuis quelques années et qui ont formé Técole an-
glaise dont ils sont les soutiens.
On a assez parlé en prose et en vers
De la terre exposée aux lances meurtrières
El des belliqueuses frontières,
pour rendre les mœurs de ceux qui les habitaient avant l'union
de l'Ecosse avec l'Angle terre familières à la plupart de vos lecteurs.
Les traits les plus rudes et les plus grossiers de leur caractère
étaient adoucis par leur amour pour les beaux arts, qui avaient
donné lieu à ce dicton, que sur les frontières chaque vallée était
rendue mémorable par un combat, chaque rivière avait été célé-
brée dans un chant poétique. Une sorte de chevalerie grossière
continuait encore d'être en usage, et les combats singuliers étaient
les amusements qui remplissaient les courts intervalles de trêve
qui interrompaient la durée presque constante de la guerre. On
peut juger par Tincident qui va suivre à quel point cette coutume
était invétérée.
Bernard Gilpin, l'apôtre du Nord, le premier qui entreprit de
prêcher les doctrines protestantes aux habitants des frontières ,
fut très-surpris un jour, en entrant dans leurs églises, de voir un
gantelet ou gant de mailles pendu au-dessus de l'autel. Ayant de-
mandé ce que signifiait l'étalage peu respectueux de ce symbole
de guerre dans le lieu sacré , il apprit que ce gant appartenait à
un fameux homme d'épée qui l'avait pendu là comme gage de
bataille et de défi général à quiconque oserait l'en ôter. « Don-
nez-le-moi, » demanda le révérend éclésiastique. Le clerc et le
sacristain ayant refusé tous deux de se charger de cette tâche
dangereuse; Bernard Gilpin fut obligé de détacher lui-même le
gant, et il pria ceux qui en furent témoins de dire au champion
que c'était lui, et lui seul , qui s'était emparé de ce gage de défi.
Mais le champion craignit autant de regarder en face Bernard Gil-
pin que les deux fonctionnaires de l'église avaient hésité à dépla-
cer ce gage de combat.
L'histoire suivante date à peu près des dernières annéesdu règne
d'Elisabeth , et les événements se passèrent dans le Liddesdale,
canton agreste et montueux du comté de Roseburg, qui d'un côté
de ses lirai tes n'est séparé de l'Angleterre que par une petite rivière.
MORT DE JOCK. 273
Pendant le bon vieux temps où les hommes n'étaient occupés
qu'à se harceler et à se battre * , cette vallée était principalement
cultivée par la famille ou clan des Armstrong. Le chef de cette
race belliqueuse était le laird de Mangerton. A l'époque dont je
parle, le domaine de Mangerton, avec le pouvoir et la dignité du
chef, appartenait à John Armstrong, homme d'une haute stature
et doué de beaucoup de force et de courage. Tant que son père
vécut, il fut distingué des autres membres de son clan par l'épi-
thètede Jock du Laird, c'est-à-dire Jack ou Jock, fils du Laird. Il
rendit ce nom célèbre par tant d'exploits hardis et courageux ,
qu'il le conserva môme après la mort de son père , et qu'il est
ainsi désigné et dans des annales authentiques, et dans la tradi-
tion. Quelques-uns de ces hauts faits sont rapportés dans les poé-
sies des frontières écossaises, et d'autres sont cités dans les chro-
niques du temps.
Dans l'espèce de combat singulier que nous avons décrit , le
Jock de Laird était sans rivaux, et aucun champion du Cumber-
land, du Westmoreland ou du Northumberland, ne pouvait ré-
sister au poids de sa large épée à double poignée qu'il brandis-
sait avec aisance , et que peu d'hommes auraient pu même sou-
lever. Cette terrible épée, comme disait le peuple , lui était aussi
chère que Uurusdane ou Fushberta à leurs maîtres respectifs, et
était presque aussi formidable à ses ennemis que ces armes si re-
nommées le furent aux ennemis du christianisme. Cet arme lui
avait été léguée par un proscrit anglais , nommé Hobbie-Noble ,
qui, ayant commis quelque action qui l'exposait à la poursuite
de la justice , se réfugia dans le Liddesdale, et devint le compa-
gnon et le frère d'armes du célèbre Jock, jusqu'au moment où s'é-
tant risqué à reparaître sur le territoire d'Angleterre avec une
faible escorte, un guide infidèle, et une mauvaise épée à poignée
simple, au lieu de l'arme pesante qu'il portait ordinairement, Jlob-
bie-Noble, attaqué par un nombre supérieur au sien, fut fait pri-
sonnier et exécuté.
Avec son arme , et au moyen de sa force et de son adresse , le
Jock du Laird maintint la réputation du meilleur homme d'épée
des frontières , et défit ou tua plusieurs individus qui voulurent
ui disputer ce titre formidable.
\ Of riiyginy and riviny, dit le texte ; mot à mol, de tirer et de déchirer. Ceci est
«ne allusion aux temps des guerres civiles et des querelles intestines des XIV^ et
XV« siècles en Ecosse; et Tauleur emploie à cet effet des expressions qui ont pour
équivalents des désordres et des Lriyandanes. A. m.
274 MORT DE JOCK.
Mais les années s'écoulent pour les hommes vigoureux et bra-
ves, comme pour les faibles et les timides. Un temps vint où Jock
fut incapable de manier ses armes , et même de toute effort actif
plus ordinaire encore. Le guerrier impotent fut enfin réduite
garderie lit, et n'eut pour toute consolation que les soins assidus
d'une fille unique, sa garde et sa compagne fidèle.
Indépendamment de cette vertueuse enfant, le Jock du Laird
avait un fils unique sur lequel reposait la charge périlleuse de
guider le clan au combat^ et de soutenir le renom guerrier desoa
pays natal, qui avait été disputé par les Anglais dans différentes
occasions. Le jeune Armstrong était actif, brave et vigoureux, et
rapporta dans ses foyers, après plusieurs aventures, des gages as-
surés de succès. Cependant, il paraît que le vieux chef ne crut pas
que l'âge et l'expérience de son fils lui donnassent encore le droit
de se voir confier l'épée à double poignée, avec laquelle il s'était
lui-même distingué d'une manière si redoutable.
A la fin, un guerrier Anglais, du nom de Foster (si je me rap-
pelle bien), eut l'audace d'envoyer un défia la meilleure lame du
Liddesdale, et le jeune Armstrong, soupirant après la gloire che-
valeresque, accepta le défi. "
Le cœur du vieillard impotent se gonfla de joie lorsqu'il apprit
que le défi avait été donné et accepté, et que la rencontre devait
avoir lieu sur un terrain neutre qui servait d'emplacement en
pareille occasion^, et que lui-môme avait déjà rendu célèbre par
plusieurs triomphes. Il éprouvait d'avance une joie si orgueil-
leuse de la victoire qu'il espérait que son fils remporterait, que,
pour exiler encore davantage ses vaillants efforts, il lui donna ,
comme au champion de son clan et de sa province, la célèbre
épée qu'il avait jusque-là gardée lui-même.
Ce n'est p.ss tout : quand le jour du combat arriva^ le Jock du
Laird^ en dépit des tendres prières de sa fille, résolut, quoiqu'il
n'eût pas quitté le lit depuis deux anS; d'être lui-même témoin du
duel, sa volonté était encore une loi pour ses gens^ qui le portè-
rent sur leurs épaules, envoloppé de plaids et de couvertures, au
lieu où le combat devait seUvrer; là on l'assit surup fraguement
de rocher, appelé encore aujourd'hui la pircre du Laird Jock; et il
resta les yeux fixés sur l'arène où les deux champions allaient se
mesurer. Sa fille, après avoir fait tout ce qu'elle put pour qu'il fut
placé commodément, était immobile à côté de lui, partagée entre
les craintes qu'excitaient en elle la santé de son vieux père et l'is-
MORT DE JOCK. 273-
sue du combat où allait s'engager son frère bien aimé. Avant
môme que le combat commençât, les vieux guerriers qui y assis-
tèrent fixaient les yeux sur leur chef, qu'ils revoyaient alors pour
la première fois depuis des annnées, et comparaient tristement
ses traits flétris et ses membres décharnés, avec le modèle de
vigueur et de beauté qu'ils se rappelaient avoir vu en lui. Les
jeunes contemplaient sa haute stature et sa robuste constitution,
comme s'il eût été quelque antique géant échappé au déluge.
Mais le son des trompettes des deux côtés rappela sur l'arène
l'attention générale, et elle était entourée d'une foule de specta-
teurs des deux nations curieux d'assister à un pareil événement.
II est inutile de décrire le combat : le champion écossais fut vaincu,
Foster, posant le pied sur son antagoniste, saisit l'épée redoutée,
si chère aux yeux de celui qui l'avait possédée si long-temps, et
la brandit au dessus de sa tête comme un trophée de sa con-
quête. Les Anglais poussèrent des cris de triomphe; mais le cri
de désespoir du vieux guerrier qui voyait son pays déshonoré, et
son épée long-temps la terreur de leur race, en la possession
d'un Anglais, s'entendit au-dessus des acclamations de la victoire.
Il parut un moment animé de toute son ancienne vigueur, car il
s'élança du rocher sur lequel il était assis, et tandis que les vête-
ments dont on l'avait entouré tombaient à ses pieds et laissaient
à découvert ses membres décharnés et les débris de son ancienne
force, il élevait ses bras au ciel d'un air égaré, en poussant un cri
d'indignation, d'horreur et de désespoir, qui, suivant la tradition,
fut entendu à une distance extraordinaire, et ressemblait plutôt
au rugissement d'un lion mourantqu'au son d'une voix humaine
Ses amis le reçurent dans leurs bras lorsqu'il retomba entière-
ment épuisé de cet effort, et le portèrent dans son château avec
une douleur muette, tandis que sa fille_, tout en pleurant sur son
frèrC;, cherchait à adoucir et à calmer le désespoir de son père ;
mais c'était une chose impossible, le seul Uen qui attachait le
vieillard à la vie venait d'être brusquement rompu, et son cœur
en avait été brisé. La mort de son fils n'était pour rien dans sa
douleur, et il ne voyait en lui que l'enfant dégénéré, par lequel
l'honneur de son pays et de son clan avait été perdu. Il mourut
trois jours après, sans avoir prononcé une fois le nom de son fils,
mais ne cessant de s'exhaler en plaintes sur la perte de sa noble
épée.
Il me semble que le moment où les facultés du chef intime, ré-
276 MORT DE JOCK.
veillées par le désespoir du moment, l'entraînent à un dernier
effort, offrirait au peintre un sujet heureux. Il pourrait obtenir
l'avantage de faire contraster la figure farouche du vieillard dans
l'accès du plus furieux désespoir^, avec la douceur et la beauté
d'une figure de femme. Le champ fatal pourrait être représenté
en perspective de manière à donner un plein effet à ces deux figu-
res principales ; et avec la seule explication que le tableau repré-
sente un guerrier contemplant la mort de son fils et la perte de
l'honneur de son pays, il me semble qu'il serait suflisamment
intelligible au premier coup-d'œil^ si l'on croyait nécesssaire
d'indiquer plus clairement la nature du combat, on pourrait le
faire en représentant un pennon de Saint-Georges déployé à une
des extrémités de la lice, et celui de Saint-André de l'autre.
Je suis, monsieur,
Voire obéissant serviteur,
L'Auteur de Wawerley.
FIN DE L.\ MORT DE JOCK.
ABBOTSFORD,
ou
DESCRIPTIOiN DU DOMAINE
DE WALTER SCOTT'.
IVoTA. Une lettre particulière d'un Américain distingué nous fait connaître la
description du château de Walter Scott. Nous l'offrons arec plaisir à nos lecteurs.
La renommée de l'illustre propriétaire a volé dans toutes les parties du globe; son
nom est devepu un passe-port pour ses compatriotes partout où la gloire du génie
est reconnue. L'admiration que ses nombreux ouvrages ont excitée nous fait pré-
sumer que l'on verra avec intérêt quelque chose de plus de celui qui nous procure
tant de charmes. Le lieu et les promenades où il médite, le cabinet d'étude où il
conçoit et écrit ses productions magiques, la plume de notre ami nous donne ces
détails avec beaucoup de vivacité et d'énergie. ( l'Editeur amjlais.)
J'ai été très-malheureux dans un des principaux motifs qui
m'engagèrent à faire mon expédition du nord, car j'ai justement
choisi pour ma visite en Ecosse le seul mois où sir Walter s'en
fût absenté depuis des années. Mon bon ami R... m'avait assuré
que vers le 12 ou le 13 sir Walter Scott serait sur les bords de la
Tweed. J'avais bon nombre de lettres de recommandation. Je
quittai la malle à Silkirk ' le 15, bien convaincu que j'arriverais
près du château du grand poète. Les gens de l'auberge me con-
firmèrent dans cette croyance-, le shérifF^ (comme ils l'appe-
laient ), me dirent-ils, était bien certainement chez lui; car
la cour de justice étant terminée, il devait prendre ses va-
cances. Jamais il ne restait dans la poussière^ d'Edimbourg,
i jibbol s ford, mot à mot gué de Vahhé, est la maison de campagne de Walter
Scott, située sur les bords de la Tweed, au midi de l'Kcosse, à trente lieues d'Edim-
bourg. La Tweed se jetie dans la n.er du Nord, près de Berwick, >ille qui n'est ni
écossaise ni angL ise, quoique sur la rive écossaise de ce fleuve, qui autrefois servait
«le limite aux deux royaumes d'Angleterre et d'Ecosse a. m.
2 Ville du midi de l'Ecosse, a. m
3 Premier magistrat d'un comté civil, a. m.
-i C'est-à-dire dans la foule à Edimbourg, ville dont la poiKsîèrc n'incommode
gtiére, puisqu'elle a des rues magnifiques, bien pavées et bien arrosées, in dép «o
damaient de trottoirs de quinze à vingt pieds de large, en dalles, a. m.
ABBOTSFORD. 18
278 ABBOTSFOKD.
lorsque ses devoirs lui permettaient de retourner à la campagne.
Je m'avançais donc avec de grandes espérances. De loin on
me montra du doigt les tours d'Abbotsford, au milieu d'un su-
perbe bois de jeunes chênes et de bouleaux, peu éloigné de la
rivière ; mais , pour abréger mon histoire, je trouvai les grilles
fermées et verrouillées. Après avoir frappé et sonné long-temps,
je n'entendis d'autre bruit que les aboiements des chiens de l'in-
térieur. Enfin un paysan se présenta, suivi d'un chien de chasse
et une hache sur l'épaule II m'apprit, dans un langage peu in-
telligible, que sir Walter et sa famille étaient partis pour l'Ir-
lande , et qu'on né les attendait que dans quelques semaines.
Cette nouvelle était contrariante-, mais enfin, comme elle était
sans remède, je demandai à voir la maison et les jardins. Il me
répondit que les gens qui montraient le château étaient tous
partis pour une foire dans le voisinage, mais que tout autre
jour ils pourraient me satisfaire. Après quelques moments de
réflexion, je me déterminai à visiter la belle Melrose ^ et à revenir
le lendemain à Abbotsford.
J'avais été assez heureux dans mon voyage pour faire la con-
naissance d'un monsieur qui m'offrit poliment de me servir de
cicérone, et je crois qu'en l'absence des gens du poète , per-
sonne n'était plus capable de s'acquitter de ces fonctions.
Je déjeunai avec lui, et il me conduisit ensuite à la grille
du parc.
Cette fois je la trouvai moins rebelle à tourner sur ses gonds. Il
me montra toute la maison et ses dépendances. Ensuite je passai
une charmante soirée sous son toit hospitalier, situé sur l'autre
rive de la Tweed.
Il me dit : « Il y a quinze ou seize ans, rien n'était moins re-
marquable que ce coin du monde , où maintenant Abbotsford
étale sa singulière architecture, ses bois et les beaux jardins qui
l'entourent. A l'endroit où est bâti l'édifice actuel était une mau-
vaise petite ferme ; cette belle cour a remplacé un jardin potager,
et cette florissante plantation qui couvre plusieurs milliers d'ar-
pents, et qui paraît avoir doublé son importance , a succédé à une
vilaine rangée de sapins. La rivière, toutefois, est restée dans le
môme état , et j'ai peine à croire qu'une terre aussi près de ses
5 Superbes ru-ncs tlHin alibayc de moines. C'est là que Wal er Scott a placé une
grande parlie la scène da son poème inlilulé the Lui/ of thclast Uinstrel, le Chant
du dernier ménestrel, a. m.
ABBOTSFORD. 279
eaux limpides fût totalement dépourvue de charmes. Cependant
l'aspect était des plus sauvages ; un terrain meuble et couvert de
petits champs de navets , une chaumière et une petite ferme
écossaises, et quelques sapins d'Ecosse, voilà tout ce que l'on
pouvait y voir; et il serait difficile d'imaginer un contraste plus
frappant entre l'Abbotsford de ces temps peu éloignés et celui
de 1825.
Vous savez sans doute que sir Walter est grand agriculteur et
amateur de plantations. On assure qu'il a obtenu de ses terres des
produits étonnants et presque miraculeux. On pourrait penser,
en voyant ces merveilles, qu'il ne s'est jamais livré à d'autre oc-
cupation depuis qu'il a pris le titre de laird d'Abbotsford. Il pos-
sède des terres labourables sur les bords de la Tweed, et vers la
petite ville de Melrose , qui est à trois milles de son château ,
mais l'ensemble de cette propriété est m.ontagneux ; elle est en-
tourée de vallons profonds et étroits ; il a mis la plus grande
partie en plantations d'arbres utiles, et l'on est forcé de convenir
que cette forêt naissante a été disposée avec un goût et un soin
qui ne laissent rien à désirer. La vue de la Tweed, qui s'étend à
quelques milles, est tout à fait changée-, elle s'est embellie par
ces gracieuses plantations, dont dans vingt ou trente ans le pro-
duit ajoutera considérablement au revenu annuel de la propriété.
L'abri que les bois procurent en même temps aux moutons a
amélioré le pâturage. Déjà la moitié de la surface produit le
double du revenu de ce qu'on espérait de la totalité dans son
état primitif. A travers cette forêt sont de grandes avenues en
gazon , si bien établies qu'on pourrait s'y promener pendant
des semaines entières sans pouvoir en découvrir toutes les beau-
tés. Il y a plus de vingt cascades dans les ravins, et près de cha-
cune d'elles des sièges et des bosquets placés de manière à pro-
curer des vues pittoresques. Il y a deux ou trois petits lacs de
montagne dans le domaine; l'un d'eux cependant n'est pas très-
petit, car il a près d'une demi-lieue de circonférence: on en a
tiré le parti le plus avantageux. Au total, c'est un très-beau
coup d'œil , et qui ne peut que gagner à mesure que les arbres
acquerront de la hauteur.
Mon guide me fit observer que le propriétaire passait plusieurs
heures de la journée à parcourir ses bois, soit à pied ou monté
sur son petit cheval , sa hachette et sa serpe à la main. C'est ici
280 ABBOTSFORD.
(i'j'il établit son cabinet d'étude ; et, comme Jacques ^ il trouve
toujours ses livres dans ses arbres,
Nul poète jamais n''a rencontré sa muse,
Tant qu'il n'a pasxippris, clans l'erreur qui l'abuse,
Solitaire, à longer un ruisseau murmurant
Sans éprouver d'ennui, quoique toujours errant,
comme dit le poète Burns, et un de ces Burns ♦ , pour le dire en
passant, est le Huntley-Burn ou Thomas d'Exceidonne^, qui ren-
contra la reine des fées. Ce fut près de l'arbre d'Eildon que cette
rencontre eut lieu, dit le vieux poète-, mais depuis long-temps
cet arbre a disparu. Presque toutes les promenades de sir Walter
ont les montagnes d'Eildon en perspective ; mais je vous tiens
trop long-temps éloigné de Monkbarns, situé sur la dernière
chaîne de ces montagnes irrégulières, semblables à de grands es-
caliers descendant du haut d'Eildon vers la Tweed. La maison ,
de tous les côtés, excepté celui de la rivière, est entourée de jar-
dins, suivant la vieille coutume. L'habitation ne manque par ce
moyen ni d'air ni d'étendue ; mais le bâtiment est d'une telle bi-
zarrerie que personne autre que sir AValter Scott n'aurait pu en
faire construire un pareil sans courir le risque d'être tourné en
ridicule. Cependant son aspect est imposant, plusieurs de ses dé-
tails sont d'une grande beauté, et le tout n'est pas dénué d'intérêt
historique. Il est construit, on peut le dire, de pièces et de mor-
ceaux, mais calcules habilement. On pourrait rire de cette fan-
taisie, si elle eût été celle d'un homme ordinaire j mais les goûts et
même les bizarreries d'un grand homme inspirent tout autre sen-
timent. Les esquisses et les ornements, tels qu'une porte d'entrée
de Linlitgow, un toit du château de Roslin, une cheminée de l'ab-
baye de IMelrose , ont été empruntés de toutes les parties de
l'Ecosse.
Ce bâtiment, par ses détails, ne ressemble à rien de ce qui existe
en Angleterre; mais, en général, comme je l'ai déjà dit, il est no-
ble et d'une grande beauté. On en peut concevoir cette opinion
1 Personnage d'une comédie de Shakspeare. a. m.
1 A hum, en écossais, veut dire vn ruisseav. L'auteur fait donc ici un jeu de mots
à prtipos de Burns le barde, un des trois plus grands poètes qui aient écrit dans
Piriioriie écossais; savoir : Fcrguson, auteur de poésies diverses; Ramsay, auteur da
Centlr Sheplurd (le gentil Berger ou le Berger noble) ; et le même Burns, auteur
d'un recueil de compositions lyriques cl presque toutes en langage écossais, a. m.
2 le domaine de Thomas le Finicur, auteur de prophéties el de vers en écossais
très-ancien, a. m.
ABBOTSFORD. 281
en l'observant, que sir Walter eût été aussi habile architecte que
grand écrivain, s'il se fût adonné à cet art.
Par l'entrée principale, vous arrivez brusquement au bâtiment,
et, comme on dit en France , vous tombez sur le château; mais le
mal, si c'en est un, était inévitable, à cause de la proximité de la
voie publique , qui sépare le château et les dépendances de la
principale partie du bois et du parc.
Le chemin est assez droit : vous vous trouvez , après quelques
minutes, en quittant la grande route , à la porte principale dont
nous avons déjà parlé : cette porte est une arche élevée d'un mur
crénelé d'une hauteur considérable , et les sougs ^, comme on les
appelle , bien connus dans les temps féodaux , y pendent , mais
rongés par la rouille ; ce sont, des restes de la grande citadelle des
Douglas, de leur château du comté de Galloway.
En entrant, est un enclos de plus d'un demi-arpent 5 deux cô-
tés sont protégés par le grand mur dont nous avons déjà égale-
ment parlé. Ce chemin est couvert de treilles, de roses et de chè-
vre-feuille ; sur le troisième côté , on voit un mur d'arches sépa-
rées, dans le style gothique ^ chacun des vides est garni de fils de
fer qu'on n'aperçoit qu'en approchant de très-près , ce qui ne
nuit point aux jolies vues des jardins qui s'étendent en montant,
et sont couverts d'ornements d'architecture, de tours , d'arcs,
d'urnes, de vases, d'un genre qui ferait palpiter le cœur du vieux
Price le pittoresque.
Le mur est non seulement d'un nouveau genre, mais très-gra-
cieux 5 et si jamais la vieille école devient encore de mode, il trou-
vera plus d'un amateur qui voudra Timiter. Il aboutit au côté
oriental de la maison et se prolonge jusqu'au nord et une partie
de l'occident du grand clos. Rien ne m'a paru plus beau que l'ef-
fet de ce clos dans l'état paisible et solitaire où je l'ai vu. Il est
couvert de gazon et planté de rosiers de toutes les espèces , qui
lient graduellement ce pavé vert avec le toit de treilles de verdure
sur lequel on aperçoit le mur grisâtre avec les petites tours.
Tout ce tableau est dominé par le chêne, l'orme, le bouleau et
le coudrier. Un des côtés est si élevé que les arbres, quoique jeu-
nes, offrent déjà l'efTet d'un amphithéâtre de bois. L'arrière plan
de ce côté est tout en forêt-, à l'est, le jardin se perd par degrés 5
à l'occident, il y a aussi bois sur bois -, mais on a plusieurs vues
ô Sougs, espèces de carcans attachés aux murs des châteaux, où les seignwrs,
dans le bon vieux temps, attachaient les vassaux pour de légùres fautes a. m.
282 ABBOTSFORD.
de la Tweed , et dans le lointain , à quelques milles une sierra *
complète de cimes de montagnes , entre la Tweed et le Yanow.
Le plus élevé de ces sommets est celui de Newark, au bas duquel
est le vieux château où le dernier ménestrel a chanté ces mots :
On aperçoit encor quelques nobles ruines ^.
Vous me pardonnerez si je ne vous donne pas de plus grands
détails sur la construction de cette maison ; mais je ne suis pas
habile en style d'architecture ^ seulement je pourrais ajouter
qu'elle a été bâtie à plusieurs reprises, qu'elle a une tour élevée
de chaque côté , toutes les deux de formes différentes , et offrant
aux regards un singulier contraste: les parapets et les bords du
toit dentelés, un grand nombre de vitres peintes, des groupes de
cheminées à l'Elisabeth , des balcons de toutes grandeurs et de
formes fantastiques, des pierres scidptées avec des inscriptions
héraldiques placées çà et là dans les murs; enfin une porte d'en-
trée des plus imposantes, fac-similé, dit-on, d'un certain palais en
ruines qui jadis avait frappé l'imagination du poète , ainsi que le
prouvent les vers suivants :
Entre les palais élevés
Pour de royales résidences,
Au-dessus des mieux achevés
Je place Linlithgow avec ses dépendances.
Les gravures vous donneront , beaucoup mieux que je ne puis
le faire^ une idée de tout cela ; une lettre ne peut rendre les dé-
tails minutieux, et par parenthèse, la meilleure gravure est celle
qu'on trouve sur l'enveloppe d'un taffetas en coupures.
De ce portique , qui est grand et ouvert par devant , orné en
haut de quelques cornes de cerf pétrifiées, vous entrez par deux
porte sbat tantes dans le vestibule , et alors le premier coup-d'œil
de l'intérieur du château du poète se présente d'une manière im-
posante. Deux fenêtres très-élevées sont couvertes d'écussons ; en
plein jour cet endroit est aussi sombre que le douzième siècle;
mais la délicieuse fraîcheur de l'atmosphère vous serait bien agréa-
ble pour quelques instants; et lorsque vos yeux s'accoutument
par degrés à l'effet de ces vitraux historiques, vous vous aperce-
vez que vous êtes dans l'appartement le plus pittoresque.
Le vestibule peut avoir quarante pieds de long, vingt de haut et
1 Mol cspaj;nol pour fiionlaync ou yory». a. m.
2Sli.ll cahibits sortie noble rnins.
ABBOTSFORD. 285
de large ; les boiseries sont en chêne richement sculpté et très-
foncé ; elles viennent, à ce qu'il paraît, du vieux château de Dum*
ferline. Le plafond est une rangée d'arches à pointe de chêne.
Aussi chaque poutre représente-t-elle un écusson richement bla-
sonné. Le nombre de ces écussons est suffisant pour contenir tous
les faits d'armes d'une généalogie entière , si le poète voulait la
montrer; mais à l'extrémité il y a deux ou trois vides ; ils ont été
couverts par des exquisses de Loudland , avec cette inscription :
A'os alta velat. Les boucliers sont remplis des noms de familles cé-
lèbres ; ce sont d'un côté les descendants de Scott d'Arden, et de
l'autre de Rutherford. Mais tout cela ne se trouve-l-il pas dans
les chroniques de Douglas et de Nisbet ?
Il y a aussi une entrée à l'est du vestibule, au dessus et autour
de laquelle le baronnet a placé une autre rangée d'écussons sur
toutes les corniches de cette noble salle : ce sont les armoiries de
ses amis et de ses compagnons \ je les ai remarqués avec autant
d'intérêt que les siens. On y voit d'autres écussons différemment
blasonnés. Au centre d'une des extrémités de la chambre, j'ai vu
le cœur sanglant de Douglas , et vis-à-vis le lis royal d'Ecosse;
entre les côtés, il y a une inscription en lettres gothiques que
j'ai déchiffrée avec quelque difllculté ; je regrette de ne l'avoir pas
copiée ; mais , autant que je puis m'en souvenir, en voici à pea
près le sens : « Toici les armoiries des tribus et des chefs de tribu
qui ont défendu les frontières de l'Ecosse pour servir leur roi ,
dans le vieux temps. Ily a près de trente à quarante ans qu'ils se
sont ainsi distingués ; ils furent braves ; ils firent leur devoir et
Dieu les protégea. Douglas, Sunher, Buccleugh, 3Iaxwell, Johns-
tone, Glendoning, Herries, Butherford-Kerr , EUiot , Pringle ,
Home, et tous les autres héros et ministres de l'Ecosse. »
Le vestibule est pavé de dalles de marbre blanc et noir des Hé-
brides, en forme de losanges, et la partie supérieure des murs est
totalement couverte d'armes et d'armures; deux armures en bel
acier occupent deux niches à l'est de la salle; une autre, d'un
Anglais du temps de Henri V; une troisième , moins ancienne,
d'un Italien. Les variétés de cuirasses noires et blanches, unies
et sculptées, sont sans nombre. Une grande quantité de casques,
des élriers, des éperons de toutes espèces, sont suspendus autour
d'épées de toutes les formes et de tous les ordres, depuis l'arme à
deux masses, avec laquelle le paysan suisse osa braver les lances
de la cavalerie autrichienne, jusqu'à la claymore de quarante-cinq
284 ABBOTSFORD.
et la rapière de Dittingen. Au fait, je pourrais aller encore plus
loin; car, entre autres dépouilles, j'ai vu des lances polonaises re-
cueillies sur le champ de bataille de Waterloo, par l'auteur des
Lettres à Paul; une armure entière , ou cotte de mailles, prise
sur le cadavre d'un garde du corps de Tippo, à Seringapatam , et
un grand nombre d'épéesdont se servent les bourreaux en Alle-
magne. Sur une des lances, j'ai vu les armes d'Augsbourg avec
une légende qui peut être ainsi expliquée.
Lorsque je frappe, la poussière
Dit à la poussière : « Arrêtez !
G doux Jésus qui m'écoutez,
Sauvez une ànie en sa misère.»
Je regrette qu'il n'y ait pas de catalogue de cette ancienne et
curieuse collection ; sir Walter devrait en faire un lui-même-, car
mon cicérone m'a appris qu'il y avait une histoire particulière
attachée à chaque pièce d'armure, et connue de lui seul.
Marchant à l'ouest de ce vestibule, comme dit Wordsworth,
vous arrivez à une chambre bien basse et voûtée, qui s'étend sous
toute la longueur de la maison, ayant à chaque extrémité une
fenêtre blasonnée, couverte d'armures et d'armes plus petites que
les autres, telles que des épées, des fusils, des lances, des dards,
des poignards, etc., etc. On trouve dans cet endroit les pièces les
plus estimées, en raison de leur histoire respective. J'ai remarqué
entre autres choses le fusil de Rob-Roy, avec son chiffre dessus,
R. M. C, c'est-à-dire Robert Mac-Grégor, Campbell. Le gros
mousqueton de Hofer est un cadeau que fit sir Humphrey Davy à
sir Walter Scott, une superbe épée montée magnifiquement est
un don de Charles I" au grand Montrose. La poignée porte les
armes du prince Henri; le flacon de chasse du beau roi Jacques;
les pistolets de Napoléon, trouvés dans sa voiture à Waterloo, je
e crois cum multis aliis, concourent à enrichir cette collection.
Je devrais ajouter les reliques du vieux monstre de la mon-
tagne, les cornes de cerf et de taureau suspendues en grand
nombre au-dessus des portes de la salle.
Dans un des coins les plus sombres (ce qui doit être), il y a un
assortiment complet de vieux instruments écossais de torture,
sans oublier les poucettes, et que le cardinal Castairs souffrit sans
aucune émotion : la couronne de fer de Wisehart le martyr; une
espèce de machine avec des barres de fer, vissées sur la victime
pour l'empêcher de crier au fort de ses souffrances, lorsqu'il était
ABBOTSFORD. 28S
au poteau. Enfin , sans doute semblable à Grose , de joyeuse mé-
moire, le grand ménestrel possède :
Assez de casques tout rouilles,
De cuissards, de cottes de mailles,
Débris du vingt et vingt batailles,
Pour fournir de clous eflSlés,
Pendant douze mois écoulés
Les trois Lothians assemblés,
Armés de marteaux et tenailles.
Ces antiquailles des temps obscurs sont disposées avec tant de
grâce et d'élégance que M. Hope lui-même ne pourrait trouver
rien à redire dans les belles salles qui les renferment.
On passe ensuite dans une des plus petites salles qui communi-
quent au salon et à la salle à manger. Cette pièce est meublée de
divans bien bas , ce qui est assez agréable quand l'appartement
est occupé; mais, malheureusement pour moi, je l'ai trouvé vide.
Lorsqu'il fait chaud, le baronnet dîne dans le vestibule, qui est
CTicore un superbe réfectoire , où un candélabre peint est sus-
pendu au plafond. Le dessin de la cheminée est le même que celui
de la salle de l'abbaye de Melrose. Cette cheminée est si vaste
qu'elle contient assez de bois pour les grands feux de Noël de
l'ancien temps. Si la société portait des costumes analogues , le
diner ressemblerait à une des fêtes des mystères d'Udolphe.
Au delà de la plus petite salle d'armes se trouve une superbe
salle à manger, et quoiqu'il n'y ait rien ici d'udolphique , je con-
çois que si elle était bien éclairée et les rideaux baissés, elle nous
donnerait l'idée d'une petite salle de quelque haut et puissant
abbé des comtes de Cantorbéry. La chambre est très-belle -, le
plafond est un peu bas, en bois de chêne foncé, richement sculpté;
elle a une immense fenêtre cintrée, un dais élevé, maj'e ma-
jorum. Les plafonds sont bien ornés, et il y a des niches pour les
lampes , etc., etc. Enfin tous les petits détails sont , je crois, des
fac-similé d'après Melrose.
La chambre est tapissée en couleur cramoisie, mais presque
couverte de tableaux. Les plus remarquables sont : le portrait du
g énéral parlementaire lord d'Essex à cheval , de grandeur natu-
relle; le duc de Monmouth , par Lely-, Hogarth par lui-même;
Prior et Guy, tous deux par Gervas ; et Marie , reine d'Ecosse ,
sur un plateau peint par Amias Carood le lendemain du jour où
elle fut décapitée à Folheringay ; portrait envoyé, il y a quelquCg
286 ABBOTSFORD.
années , à Walter Scott par un noble Prussien , dans la famille
duquel ce tableau se trouvait depuis deux cents ans; c'est un
chef-d'œuvre d'horreur, et les traits ressemblent assez aux mé-
dailles de cette victime, mais nullement aux portraits que j'ai
vus ; je crois qu'on ne peut douter de l'authenticité de ce portrait
curieux.
Parmi les nombreux portraits de famille, j'ai surtout remarqué
le bisaïeul de sir Walter Scott ; le vieux chevalier dont il parle
dans une des épîtres de Marmion, qui laisse croître sa barbe après
l'exécution de Charles P"", et qu'on voit représenté avec une
barbe blanche, tombant jusqu'à la ceinture. Le portrait du fils
de ce vieux gentilhomme est à côté de lui, et sous ce costumC;, je
l'aurais pris pour celui de Walter Scott lui-même. Il ressemble
beaucoup aux portraits ordinaires du poète-, mais il n'a aucun
rapport avec celui de Thomas Lawrence ou avec le buste de
Chautrey. Il y a aussi un magnifique portrait de Lacy Walers,
mère du duc de Monmouth ; et un autre , parfaitement exécuté,
d'Anne, duchesse de Buccleugh , la môme qui
Dans l'orgueil de la jeunesse
Et dans la fleur de la beauté,
Sur le tombeau sanglant de Monmouth regretté
Epanchait dans les pleurs sa profonde tristesse.
Tous les meubles de cette chambre sont gothiques, en bois de
chêne massif, et comme je l'ai déjà dit, quand cette salle est bien
éclairée, avec son argenterie et les cristaux, elle doit ^voir une
noble et antique apparence.
Plus loin et à côté de cette salle sont d'étroits couloirs qui font
croire qu'on est dans quelque vieux monastère ; les plafonds , les
murs et les fenêtres serrées , longues et ovales , sont sculptés en
pierres provenant des précieux restes de Melrose et de la chapelle
de Roslin.
Un de ces couloirs conduit à une charmante salle à déjeûner
qui donne sur la Tweed d'un côté , et de l'autre sur la Yarrow ,
et sur l'Ettrick renommé par ses chansons.
Une autre pièce est remplie de romans et de poésies d'une part,
de l'autre par une belle collection d'aquarelles, principalement
de Turner , de Thompson et de Duddingstone ; enfin par des des-
sins formant le magnifique ouvrage intitulé : les Jntiquités pro-
vinciales d'Ecosse. Sur la cheminée il y a un grand tableau peint
ABBOTSFORD. 287
à l'huile , Eastcastle , par Thompson , alias , le Wofs-Grag, de la
Fiancée de Lammermoor ; un autre tableau de marine , le plus
triste et le plus beau que j'aie jamais vu , et quelques dessins en
noir et blanc ; des visions de don Roderick par sir James Stewart
d'AUanback, dont vous avez vu les illustrations, ou dont vous
avez entendu parler.
La chambre est encombrée de singuliers coffrets et boîtes.
Dans une niche est le buste du vieux Henri Mackenzie , par Jo-
seph , d'Edimbourg.
En retournant vers la salle d'armes, est un corridor d'un côté ,
à demi éclairé, puis une serre et une fontaine devant , la même
qui jadis ornait la place d'Edimbourg, et qu'on remplissait de vin
de Bordeaux les jours de couronnement des Stuarts : c'est un joli
dessin et un monument de la barbarie de l'innovation moderne.
De la petite salle d'armes on va , comme je vous l'ai dit , dans
le salon : c'est une grande et très-belle pièce meublée à l'antique,
en ébène , et des rideaux en soie cramoisie , des cabinets en la-
que , de la porcelaine de la Chine , des glaces en quantité , quel-
ques portraits, entre autres celui du célèbre JohnDryden, par
sir Peter Lely , avec ses cheveux gris flottants sur ses épaules
d'une manière très-pittoresque, ses yeux égarés , représentant le
vieux barde dans un moment d'irritation nerveuse qu'il éprouvait
lorsqu'il fut interrompu au milieu de la composition de sa Fête
d' Alexandre .
Ce salon conduit à la plus grande pièce de la maison : c'est la
bibliothèque, très-belle et noble salle , il faut l'avouer. Elle est
oblongue, a cinquante pieds de long sur trente de large ; une pro-
jection au centre vis-à-vis la cheminée , une fenêtre circulaire
couverte aussi de divises et représentant une espèce de chapelle
d'église ; le plafond est de chêne sculpté d'un riche dessin à la
Roslin. Les tablettes où sont placés les livres sont aussi en chêne
sculpté jusqu'au plafond. Tout autour de la chambre se trouve la
collection de livres, qui se monte à quinze ou vingt mille volumes,
tous placés suivant leur sujet. L'histoire de la Grande-Bretagne
et ses antiquités tapissent le mur principal de la chambre \ les
poètes, les auteurs dramatiques , classiques, anglais , et divers
autres livres sont à une extrémité de l'appartement ; la littérature
étrangère , surtout française et allemande , est à l'extrémité op-
posée. Les rayons vis-à-vis de la cheminée ont une grille fermée
à clé; cette partie renferme des objets plus précieux et portatifs,
288 ABBOTSFORD.
des livres et des manuscrits relatifs aux insurrections de 1715 et
1745. Une autre partie, dans l'embrasure de la fenêtre, contient
les traités de magie , et ces rayons sont tous, comme on me l'a
dit, et je le crois sans peine, des collections très-curieuses et
très-rares. IMon ciceron me fit surtout remarquer les OEuvres de
Montfaucon , en dix volumes in-folio , reliés magnifiquement en
écarlate , revêtus des armes royales : c'est un don du roi actuel.
On trouve dans cette précieuse bibliothèque presque tous les ou-
vrages des auteurs vivants, ofTerts par eux-mêmes. Mon ami me
montra toutes sortes d'inscriptions dans toutes les langues euro-
péennes. Tous les livres sont reliés , et ce sont les meilleures
éditions.
Il n'y a dans cette salle qu'un seul portrait, c'est celui du fils
aîné de sir Walter Scott, en costume de hussard, tenant son che-
val. Il est de Allan , d'Edimbourg. Un beau buste , celui de
Shakspeare , repose dans une petite niche , dans le centre du
côté de l'est-, c'est le seul de ce genre.
Sur un riche piédestal de porphyre, dans un coin, est placée
une urne en argent , remplie d'ossements de difîérents poètes , et
portant cette inscription : « Donné par George Gordon , lord
Byron , à sir Walter Scott. » Cette urne contenait les lettres qui
accompagnèrent ce présent, mais elles ont disparu, sans que
personne ait pu savoir qui les avait prises. Mais , comme l'obser-
vait mon guide , on les a emportées pour le seul plaisir de les
prendre ; car c'est un vol qu'on ne peut avouer, puisqu'il est im-
possible de les montrer ; le voleur se poignarderait sans doute
plutôt que de se déclarer un infâme voyageur.
Cette chambre , meublée de riches et commodes secrétaires et
de fauteuils, m'a semblé trop élégante pour un cabinet de travail.
Je trouvai , en passant la porte , un sanctum , lieu de retraite , en
dedans et au delà de cette bibliothèque, ce qui, comme vous
pouvez bien le penser , ne fut pas pour moi la partie la moins in-
téressante de toute la maison , quoique ce soit assurément la
moins belle.
L'antre véritable du lion littéraire est une chambre de vingt-
cinq pieds carrés sur vingt de hauteur, contenant peu de meu-
bles : une seule petite table pour écrire est placée au centre , un
fauteuil couvert en maroquin noir, fort commode ( car je m'y suis
assis pour l'essayer), et une seule chaise, preuve irrécusable
qu'il n'y reçoit personne. De chaque côté de la cheminée il y a des
ABBOTSFORD. 289
rayons remplis de livres in-douze et d'in-folios consacrés aux re-
cherches ; mais, excepté ceux-ci, il n'y a que ceux qui sont placés
dans une espèce de galerie qui fassent le tour des trois côtés de la
chambre. On y parvient par un escaUer en chêne sculpté.
Puisque vous avez été à l'Elysée Bourbon et à la Malmaison,
vous vous en rappellerez sans doute la bibliothèque. Cette galerie
est à peu près semblable à l'une de celles de ces maisons royales ;
mais je ne saurais positivement dire à laquelle des deux. Cette
pièce ne renferme que deux portraits : l'un est original, c'est-
à-dire celui de la belle et mélancolique tête de Claverhouse -,
l'autre est un petit portrait en pied de Rob-Roy. Plusieurs petits
cabinets antiques Tenvironnent, chacun ayant un buste placé au-
dessus.
Dans un coin j'ai vu des armes fort utiles dans une forêt , telles
que des haches et des serpes de toute espèce ; il n'y a qu'une
seule fenêtre percée dans un mur très-épais , ce qui rend la pièce
un peu sombre. Le léger travail au-dessus de la galerie est bien
en harmonie avec les livres. La chambre est commode, et ne
ressemble à aucune de ce'les que j'ai déjà vues. Je ne dois pas
oublier les claymores des montagnards groupées autour , un bou-
clier de Cantorbéry , ni un nécessaire à écrire , en bois séulpté ,
doublé en velours cramoisi et rempli d'argenterie, nécessaire qui
paraissait avoir appartenu au vieux Chancer lui-même; mais
les armes gravées sur le couvercle laissaient apercevoir qu'il
venait avant de quelque prince italien du temps de Léon le Ma-
gnifique.
A un coin du sanctum est un petit sanctum sayiclorum en forme
de cabinet, qui ressemble à l'oratoire de quelque vieille dame de
roman : il donne sur les jardins. Le rez-de-chaussée de cette tour
est fermé par un escalier qui conduit à la galerie au-dessus , et
même aux étages supérieurs que j'ai aussi visités 5 mais je pense
que la description des chambres à coucher et des cabinets de toi-
lette ne vous serait d'aucune utilité.
Des principaux appartements on peut jouir de la vue de la
Tweed, qui est superbe. Vous regardez au travers des bosquets
par-dessus une pièce de beau gazon sur la rivière , excessivement
claire et bordée de bois de bouleaux • on aperçoit dans le lointain
les collines de la forêt d'Étrick , et l'on peut facilement se faire
une idée du reste.
Cet endroit, au total, es4 destiné à des pèlerinages ; il renferme
1i90 ABBOTSFORD.
des beautés naturelles dignes des ouvrages qui s'y enfantent. Nul
poète n'habita un aussi agréable séjour , et jamais aucun n'en a
créé un semblable ; c'est la réalisation d'un rêve. Quelques Fran-
çais, m'a-t-on dit, lui on donné le nom de roman en pierres et en
plâtre.
FIN DE LA DESCRIPTIOM D'ABBOTSFORD.
LA MAISON D'ASPEN,
TRAGÉDIE.
AVERTISSEMENT.
Celte e'Laucbe dramatique fut composée 'o'po'jne o"i les œuvres sublimes de Goethe
et de Schiller parurent pour la première fois en Angleterre , et y furent reçues , comme
on peut se le rappeler , avec un enthousiasme universel. On cherche ge'ne'ralement à imi-
ter ce qu'on admire , et l'auteur , ne se fiant pas à ses propres efforts , a emprunté le fond
de l'histoire et une partie de la diction à un roman dramatique, intitulé : Die Heilige
'vefime , c'est-i-dire , le tri/>unal secret , qui remplit le ^sixième volume des sageuden
'Vuizeit ^ ou Contes de l'antiquité ^ àe Beit Weher. Ce drame peut être regardé plutôt
comme une imitation de l'original que comme une traduction, puisqu'il n'en est , pour
ainsi dire , que l'extrait , et que les incidents et le dialogue en diflèrent souvent beaucoup .
L'imitateur ignore le véritable nom de son ingénieux auteur, ayant appris que celui de
Beit AVeher esx fictif.
Feu M. John Kemble avait eu le désir de faire représenter cette pièce à Drury-Lane l ,
qui devait alors tout son éclat à ses talents et à ceux de son iacumparable sœur, et c'étaient
eux qui auraient rempli les rôles de la mère et du fils ioforinné : mais de grands obslacles
s'opposèrent à la représentation de celte pièce. Il y avait à craindre que le sort priucipal
de l'action , les engagements obligatoires formés par les membres du tribunal secret, ne
fussent pas suffisamment compris par un auditoire anglais , qui n'avait pas été familiarisé
de Ljnne heure avec la nature de celte institution singulière et mystérieuse: il y avait
aussi, d'après l'expérience de M. KemLle, trop de sang répandu, et quelque chose de trop
semblable à la catastrophe de Tom Tbumb où tout le monde meurt sur la scène. On re-
gardait d'ailleurs comme dangereux de mettie le cinquième acte el l'apparat solennel du
conclave secret à la merci des décorateurs el des figurants, qni par un mouvement, un
geste ou un accent ridicule auraient pu faire perdre à cette scène de sa gravité.
L'auteur ou plutôt le traducteur se rendit à ce raisonnement, el n'essaya jamais, de-
puis , de briguer les honneurs du cothurne. Le genre allemand aussi défiguré par un nom-
bre d'imitateurs qui , incapables de s'élever à la sublimité des grands niait-es de l'école ,
y suppléèienl par des extravagances et des déclamations ampoulées , tomba bientôt en
défavenr el reçut le coup de grâce des efforts réunis de feu M. Canning et de M. Frère.
L'effet de celte spirituelle et piquante satire , appelée les Piudeurs (parodie qui parut dans
l'Anli-Jacobin^ , fut que l'école avec ses beautés et ses défauts passa complètement de
lut'de , et que la pièce suivante fut condamnée à l'obscurité cl à l'oubli. Dernièrement,
cependant , l'auteur la vil avec des sentiments bien différents de ceux qui appartenaient à
l'époque aventureuse de sa vie littéraire où elle fut écrite , mais avec des sensations assez
semblables peut-être à celles que pourrait éprouver un libertin converti, en regardant le
fruit illégitime d'un premier amour. Il y a sans doute en lui quelque chose qui lui inspire
de la honte , mais après tout la vanité paternelle lui dit tout bas que l'enfant ressemble
:i son père.
i>0U5 ajouterons seulement ici qu'il existe un si grand nombre de copies manuserifcs
du drame suivant, que si l'auteur n'avait pas livré lui-même cette pièce au public,
•lie ne pouvait manquer de paraître lorsqu'il n'aurait plus été là pour corriger les épreu-
ves , et par conséquent se serait montrée d'une manière plus désavantageuse qu'en ce mo-
ment.
Abbotsford , l«>' avril l83o.
t Un des grands théâtres de Londres, a. m.
PEaSONNAGES.
HOMMES.
RUDIGER, l)aron d'AsPEN, vieux guerrier allemand.
GEORGE D'ASPEN, ■» ^i j u j-
HENRI D'ASPEN, / «1^ de Rud.ger.
RODE'UG, comte de Maltingen, chef d'un de'partement du tribunal intisible, et en-
nemi liëréditaire de la maison d'Aspen.
GUILLAUME, haron de WoLFFSTElN, et allie du comte Rodeiic.
BERTRAM D'EBERSDORF, frère du premier mari de la haronne d'Aspen, déguise eu
me'nestrel.
LE DUC DE BAVIÈRE.
WICKERD, > . , , ,,.
RFYiVOin f partisans de la maison a Aspen.
CONRAD, page de Henri d'Aspen.
MARTIN, e'cuver de George d'Aspen.
HUGO, écuvér du comte Rnderic.
PETER, ancien domestique de Rudiger.
Le père LUDOVIC, cbapeiain du Rudiger.
FEM3JES.
ISABELLE, autrefois mariée à Arnolf d'Eliersdorf. maintenant femme de Rudiacr.
GERTRUDE, nièce d'Isabelle, fiancée à Henri.
Soldats. Juges du tribunal secret.
La scène se passe au cliâteau d'Ebersdorf, en B->vière, dans les ruines de Gricnfchans
et dans le pays adjacent.
LA
MAISON D'ASPEN.
ACTE PREMIER
SCENE PRExMIERÉ.
Le théâtre repre'seute unp cliamlire gothique dans le château d'Ehersdorf ; des lances, des
arhalèles et d'autres armes, avec des cornes de huflle cl de daim, sont suspendues aux
murailles. On y voit un antique huffet avec des verres et des bouteilles en grès.
TILDIGER5 baron d'Aspen, et loABELLE, si femme^ sont assis auprès d'une
grande talile de chêne.
RUDIGER.
Peste soit de ce cheval rouan ! s'il n'était pas tombé avec moi
dans le gué je serais maintenant avec mes fils.
Ils sont à peine à trois milles de moi qui se battent avec le comte
Roderic, et il faut que leur père reste ici comme un manuscrit
rongé des vers dans la bibliothèque d'un couvent I 3Ialheur à
moi 1 n'est-il pas bien dur pour un guerrier qui a fait tant de lieues
pour aller déployer la bannière de la croix sur les murs de Sion,
d'être maintenant incapable de lever une lance devant la porte
de son propre château ?
ISABELLE.
Cher époux, votre impatience retarde votre rétablissement.
RUDIGER.
C'est possible, mais votre silence et votre mélancolie y sont
aussi pour beaucoup; il y a un mois et plus que je suis condamné
à rester là; depuis cette chute maudite il n'y a eu pour moi ni
chasse, ni festin, ni tournoi I Et mes fils ? George entre ici avec
une froideur et une réserve 1 comme si ses épaules étaient char-
gées du poids de l'empire, nous demandant par monosyllabes et
d'un air froid, « Comment vous portez- vous? » puis il va se ren-
fermer tout seul dans sa chambre pendant des jours entiers. Au
moins Henri, mon jovial Henri...
i-A MAiso>j d'aspex. 19
294 LA MAISON D'ASPEN.
ISABELLE.
Assurément lui^ du moins. . .
RUDIGER.
Lui aussi m'abandonne, et plus prompt que l'éclair, il gravit
l'escalier de la tour pour aller joindre votre belle pupille sur les
remparts. Je ne puis pas le blâmer ^ car, foi de chevalier, si j'étais
à sa place, il me semble qu'en dépit de mes contusions et de mes
os brisés, j'aurais de la peine à ne pas la suivre. Mais après tout,
il n'en faut pas moins que je reste ici tout seul.
ISABELLE.
Non pas tout seul, cher époux. Le ciel sait ce que je voudrais
faire pour adoucir l'ennui de votre captivité.
RUDIGER.
Ne me dites pas cela, madame. Lorsque je te connus d'abord,
Isabelle, la belle fille d'Amheim, la joie de ses compagnes, elle
portait la vie partout où elle se montrait. Ton père te fit épouser
Arnolf d'Ebersdorf, un peu contre ta volonté, il est vrai; (eiieseca-
d,c le vis.is0'5 allons, pardonne-moi, Isabelle, tout cela est mainte-
nant passé; il mourut, et nos liens que ton mariage avait rompus
se renouvelèrent ; mais mon Isabelle ne retrouva pas avec eux sa
sérénité et sa gaieté.
ISABELLE pleurant.
Rudiger, mon bien aimé, tu pénètres dans les replis de mon
âmel pourquoi rappeler des temps passés, des jours de printemps
qui ne peuvent jamais renaître? Ne t'aimais-je pas plus que femme
n'aima jamais son mari?
RUDIGER, lui tcndanlles bros et l'embrassarit .
Et c'est pourquoi tu seras toujours mon Isabelle chérie. Mais
dis-moi, n'est-il pas vrai ? ta gaieté ne s'est-elle pas évanouie
depuis que tu es devenue dame d'Aspen? ne te repens-tu pas de
ton amour pour Piudiger ?
ISABELLE.
Ah, non I jamais I jamais I
RUDIGER.
Eh bien donc, pourquoi t'entourer de moines et de prêtres et
laisser ton vieux chevalier tout seul, quand pour la première fois
de sa vie orageuse il a pu se reposer pendant plusieurs semaines
dans l'enceinte de son château? As-tu commis un crime dont
l'amour de Rudiger ne puisse t'absoudre.
LA MAISON D'ASPEN. 99S
ISABELLE.
Ohl trop grand ! trop grand î
RUDÏGER.
Eh bien, que ce baiser te serve de pénitence. Mais dis-moi,
Isabelle, n'as-tu pas fondé un couvent, et ne l'as-tu pas doté des
meilleures terres de ton premier époux ? et même d'une vigne que
j'aurais su apprécier tout aussi bien que ces bons moines. Ne
fais-tu pas distribuer tous les jours des aumônes à vingt pèlerins?
Ne fais-tu pas chanter chaque nuit dix messes pour le repos de
l'àme de feu ton mari.
ISABELLE.
Elle ne peut en avoir.
RUDIGER.
En ce cas, que la paix de Dieu soit avec Arnolf d'Ebersdorf ! son
nom te rend toujours triste, quoique tant d'années se soient
écoulées depuis sa mort.
ISABELLE.
Mais à présent, cher époux, n'ai-je pas de trop justes sujets
d'inquiétude? Henri et George, nos fils bien-aimés, ne sont-ils
pas en ce moment même engagés dans un combat, dont nous ne
pouvons prévoir l'issue, avec notre ennemi héréditaire, le comte
Roderic de Maltingen.
RUDIGER.
Yoilà précisément en quoi consiste la différence : tu t'affliges
de les savoir en danger, et moi de ne pouvoir le partager avec
eux. Mais, j'entends les pieds des chevaux sur le pont-levis,
regarde par la fenêtre, Isabelle.
ISABELLE, à la fenêtre.
C'est Wickerd, votre écuyer.
RUDIGER.
Alors nous allons avoir des nouvelles de George et de Henri.
(Wickerd entre.) Eh bien, Wickerd, en êtes- vous déjà venus aux
coups.
WICKERD.
Pas encore, noble sire.
RUDIGER.
Pas encore? honte à mes fils de tant tarder! qu'attendent-ils
donc 1
WICKERD.
L'ennemi est dans une position trop forte, sire chevalier; il
296 LA MAISON D'ASPEN.
est à Wolfshill, près des ruines de Griefenhaus ; c'est pourquoi
votre noble fils George d'Aspen vous salue, et requiert de vous
vingt hommes d'armes de plus^ et avec ce renfort, il espère^ avec
l'aide de saint Théodore, vous envoyer la nouvelle de la victoire.
RUDIGER essaie brusquement de se lever.
Sellez mon barbe noir , j'en prendrai le commandement.
c II se rassied. ) Quc la pcstc étoufTe ce maudit cheval rouan ! j'avais
oublié ma chute. Appelez Reynold, AVickerd, et dites-lui de
prendre tous ceux dont il peut se passer pour la défense du châ-
teau ; puis emmenez avec vous mon barbe noir, et dites à George
de le monter pour charger l'ennemi. (Wickerd sort.) Maintenant,
vois, Isabelle, si je néglige la sûreté de mon fils ; je lui envoie le
meilleur cheval que chevalier ait jamais monté. Quand nous
étions devant Ascalon , j'avais à la vérité un beau cheval bai
persan, mais tu ne m'écoutes pas...
ISABELLE.
Pardon, cher époux, mais nos fils sont en danger, ne porte-
ront-ils pas la peine de nos fautes? Dans leur situation actuelle...
RUDIGER.
Leur situation, je la connais bien, ils occupent un champ de
bataille aussi favorable qu'aucun de ceux que j'aie jamais par-
courus. ( n trace des lignes sur la taide.) Ici sout Ics rulncs dc l'ancicn
château de Griefenhaus, ici le Wolfshill, et là le marais à droite.
ISABELLE.
Le marais de Griefenhaus.
RUDIGER.
Nos enfants doivent le traverser.
ISABELLE.
Le traverser! (à pan.) Ciel vengeur, ta main est sur nous.
(Elle sort à la hâte.)
RUDIGER.
Eh bien, où cours-tu donc? La voilà partie, cela finit toujours
par là. (Peler entre.) Aidc-moi à marcher jusqu'à la galerie, que je
puisse les voir à cheval.
(11 sort, apjniyc' sur Peler.)
LA MAISON D'ASPEN. 2ff7
SCÈNE II.
Le théâtre repre'senle l'inle'rieur de la cour d'Ehersdorf , c'est un carré environne' de Lâ-
timenls gothiques; des soldats et des partisans de Rudiger passent à la hâte, comme se
pre'parant à une excursion.
WICKERD.
Allons donc, Reynold, Reynold, par Notre-Dame, l'esprit des
sept dormeurs s'est emparé de lui; pas encore à cheval, Rey-
nold.
REYXOLD entre.
Me voici, me voici. Que Le diable t'étouffe avec tes cris, crois-
tu que le vieux Reynold ne soit pas aussi disposé que toi pour
une escarmouche ?
WICKERD.
Je voulais plaisanter, Reynold. 3Iais, par ma foi, ce serait une
honte que nos jeunes gens en fussent venus aux mains avec le
comte Roderic, avant que nous autres barbes grises fussions
arrivés.
REYAOLD.
Que le ciel nous en préserve ! nos hommes sellent leurs che-
vaux, encore cinq minutes et nous serons prêts; alors, que le
comte Roderic se tienne ferme.
^YICKERD.
Peste soit de lui ! il a toujours serré de près notre noble maître
REYNOLD.
Surtout depuis qu'on lui a refusé la main de la nièce de notre
maîtresse, la belle lady Gertrude.
WICKERD.
Oui-da, ma foi ! fallait-il au renard de Maltingen un morceau
aussi friand que le charmant agneau de notre jeune baron Henri.
Par ma foi, Reynold, quand je regarde ces deux amants, ils me
rajeunissent de vingt ans, et quand je rencontre l'homme qui
aurait voulu les séparer... je ne dis rien, mais qu'il prenne garde
à lui.
REYNOLD.
Et comment se trouvent nos jeunes lords ?
WICKERD.
Tous deux fort bien dans leur genre -, le baron George froid et
sévère suivant son habitude, et son frère aussi gai que jambes.
298 LA MAISON D'ASPEN.
REYNOLD.
Oh I parle-moi donc du baron Henri.
^YICKERD.
Et cependant George t'a sauvé la vie.
REYNOLD.
C'est vrai, mais avec autant d'indifférence que s'il avait tiré un
marron du feu, tandis que le baron Henri pleurait sur mes dan-
gers et sur mes blessures. C'est pourquoi ma vie appartient à
George, mais tout mon attachement est pour Henri.
TN'ICKERD.
Le baron George montre son humeur sombre jusque dans le
choix d'un favori.
REYKOLD.
Oui, dans celui qu'il fit de Martin , jadis écuyer d'Arnolf
d'Ébersdorf^ le premier mari de sa mère. Je m'étonne qu'il n'ait
pas su choisir un écuyer parmi les fidèles serviteurs de son digne
père, qu'Arnolf et ses partisans haïssaient autant que le diable
hait l'eau bénite. Mais Martin est bon soldat, et il a soutenu de
pied ferme le choc de plus d'un rude combat, aux côtés de
George.
WICKERD.
Le drôle est assez solide, mais il est si rechigné ! J'ai remarqué,
frère Reynold, que lorsque Martin montrait sa figure fâcheuse
dans un banquet, notre noble maîtresse laissait tomber la coupe
qu'elle portait à ses lèvres, et que de sombres nuages remplaçaient
son sourire, comme si le chagrin devait se communiquer à la
ronde, de même que le baiser qui est le signe de l'amitié et de la
faveur.
REYNOLD.
Sa présence lui rappelle son premier mari, et tu sais bien que
ce souvenir l'attriste toujours.
WICKERD.
Faut-il s'en étonner? elle fut mariée à Arnold ponr ainsi dire
par force, et l'on dit qu'avant sa mort il la força à s'engager par
serment à ne jamais épouser Rudiger. Les prêtres ne veulent pas
l'absoudre pour la violation de ce vœu, et c'est ce qui trouble son
esprit; car vois-tu, Reynold...
(On entend le son du cor.)
REYNOLD.
Trêve à tes discours, à cheval, et que Dieu bénisse nos armes.
LA MAISON D'ASPEN. 299
WICKERD.
Que saint George intercède pour nous.
SCENE III.
(Ils sortent.)
Le ihe'àtre repre'sente la galerie du château, lermine'e par un grand balcon qui domine une
vue e'ioigne'e. On entend an dehors des voix, le son du cor, des timbales, les pas des
chevaux , etc.
RUDIGER^ appuyé sur Peter, est au balcon ; GERTPlLDE et ISABELLE
sont près de lui.
RUDIGER.
Les voilà partis enfin ; regarde , Isabelle ; regarde , Gertrude ,
voilà les guerriers au bras de fer, qui apprendront à Roderic
ce qu'il doit lui en coûter pour avoir voulu t'arracher à ma pro-
tection. (On entend des fanfares, Rudiger au balcon étendant les bras) :, AlICZ, HICS
enfants, que la bénédiction de Dieu vous accompagne I regarde
mon barbe noir, Gertrude, ce cheval là se ferait jour dans une
phalange , eùt-elle vingt piques d'épaisseur. Quel regret pour
moi de ne pouvoir le monter. Vois comme le vieux Reynold à
l'air fier.
GERTRUDE.
J'ai de la peine à reconnaître mes amis sous leurs armures.
(Les cors et les timbales s'éloignent.)
RUDIGER.
Et moi je pourrai te les désigner tous par leurs noms môme à
cette distance, et quand ils seraient couverts, comme je les ai
vus quelquefois, de poussière et de sang. Celui qui monte le
cheval gris pommelé est Wickerd^, vigoureux drôle, mais un peu
bavard. Celui qui galope si bien, est le jeune Conrad, le page de
ton Henri, ma fille.
[L.e son des cors s'éloigne de plus en plus.)
GERTRUDE.
• Que le ciel les protège. Hélas 1 cette voix de la guerre qui
anime vos joues de rougeur et réchaufTe votre sang arrête au
contraire et glace le mien.
RUDIGER.
Ne parle pas ainsi, c'est un glorieux spectacle, ma fille. Vois
comme leurs armures brillent, tandis qu'ils suivent les détours
de cette montagne! vois comme leurs lances étincellent au
milieu de cette "longue traînée de poussière; écoute, tu peux
encore entendre les dernières notes de leurs trompettes, et
300 LA MAISON D'ASPEN.
Rudiger, le vieux Rudiger au bras de fer, ainsi que les croisés
l'avaient surnommé, doit rester ici avec des prêtres et des femmes.
Eh bien, eh bien!
Ml clianlc.)
Un chevalier allait à la bataille,
Et tandis qu'il montait son ardent dcx trier...
Remplis-moi une coupe de vin, Gertrude ; et toi. Peter, appelle
le ménestrel qui est venu hier soir.
[Il clianlc.)
Le cavalier r;alopait,
Tra tra;
Relevant ses niouslaclies,
Tra tra;
(Peter sort, Rudiger s'assied cl Gertrude lui verse du vin.)
Grand merci, mon amour, versé de ta main il me paraît meil-
leur. Isabelle, à la gloire et au triomphe de nos enfants I
(Il Imt.)
ISABELLE.
A leur salut, et que Dieu nous l'accorde.
(Elle boit : Bertram entre de'guise' en me'nestiel avec un garçon portant sa
Larpe, et Peter.)
RUDIGER.
Ton nom, ménestrel ?
BERTRAM.
Minhold, sous votre bon plaisir.
RUDIGER.
Es-tu Allemand ?
BERTRAM.
Oui, noble sire., et de cette province.
RUDIGER.
Chante-moi une chanson guerrière ?
(Bertram chante eu s'accompagnant de la harpe.)
Fort bien, ménestrel, voilà qui est vaillamment chanté.
Qu'en dis-tu, Isabelle ?
ISABELLE.
Je ne l'ai point écouté,
RUDIGER.
En vérité, tu es par trop inquiète ; calme toi, et loi aussi, ma
belle Gertrude. Dans quelques heures ton Henri sera de retour ;
il te tressera de ses lauriers une guirlande pour parer ta tête ;
combattant pour toi il doit être vainqueur.
LA MAISON D'ASPEN. 301
GERTRUDE.
Hélas I pourquoi verser du sang pour une jeune fille ?
RUDIGRR.
Cela ne peut être autrement, car les chevaliers ne rompraient
pas de lances si ce n'était pour l'honneur et l'amour des dames,
n'est-ce pas, ménestrel ?
BERTRAM.
Et ne vous en déplaise, aussi pour punir le crime.
RUDIGER.
Fi donc ! voudrais-tu faire de nous des bourreaux? De telles
œuvres déshonoreraient nos épées. Nous abandonnons les malfai-
teurs au tribunal secret.
ISABELLE.
Dieu de bonté, quel mot viens-tu de prononcer, Rudiger !
GERTRUDE.
On dit qu'inconnus et invisibles eux-mêmes, ces juges terribles
sont toujours présents aux coupables ; que les crimes passés et
présents, les secrets du confessionnal, les pensées même les plus
secrètes du cœur leur sont connues ^ que leur arrêt est aussi sûr
que celui du sort, quoique les moyens et les exécutions en soient
ignorés.
KUDIGER.
On ne se trompe pas; les secrets de cette association elles
noms de ceux qui la composent sont aussi impénétrables que le
tombeau. Nous savons seulement qu'elle a pris de profondes
racines et qu'elle étend au loin ses branches. Chaque jour, tran-
quillement assis dans la salle de mon château, sais-je si je n'y
suis pas entouré de plusieurs de ces juges secrets, tous engagés
par le serment le plus solennel à venger le crime. Une fois, une
seule fois, un chevalier, sur la demande et à la prière instante de
l'empereur, fit entendre qu'il appartenait à cette société ; le len-
demain matin on le trouva assassiné dans une forêt; le poignard
était resté dans la blessure et portait cette inscription : « C'est ainsi
que les juges invisibles punissent la trahison.»
GERTRUDE.
Grand Dieu ! ma tante, comme vous pâlissez !
ISABELLE.
Ce n'est qu'une légère indisposition.
RUDIGER,
Et que vous importe après tout : nous savons que le ciel lit
302 LA MAISON D'ASPEN.
dans nos cœurs ; craindrons-nous que quelque mortel y pénètre?
Allons sur les remparts ; de là nous découvrirons plus tôt le
retour de nos guerriers.
(Rudiger sort avec Gertrudc et Peter.)
ISABELLE.
Ménestrel, envoyez-moi ici le chapelain. (Benram son.) Dieu de
miséricorde ! l'aimable innocence de ma nièce, la mâle énergie de
mon loyal Rudiger me font éprouver tous les jours de nouvelles
tortures. Pendant qu'il était engagé dans des expéditions actives
et dangereuses, mes craintes pour sa sûreté et ma joie quand il
était de retour an château me permettaient de déguiser aux
autres les angoisses secrètes qui me déchirent. Maisai-je pu jamais
me les dissimuler à moi-même ? Oh ! juges de sang qui vous
cachez en plein jour comme au milieu de la nuit ; vous qui vous
vantez de découvrir les crimes secrets et de pénétrer dans les
proiondeurs du cœur humain, combien votre pénétration est
aveugle ; combien sont vains vos poignaads et vos tortures ,
comparés à la conscience du pécheur !
[Le père Ludovic entre.)
LUDOVIC.
Que la paix soit avec vous, madame!
ISABELLE.
Elle n'est point avec moi ; je l'attends de toi.
LUDOVIC.
Et c'est l'absence des jeunes chevaliers qui cause ton inquié-
tude?
ISABELLE.
Leur absence et leur danger.
LUDOVIC.
Ma fille, ta main s'est étendue avec bonté sur le pauvre et sur
le malade, tu n'as pas refusé un asile aux voyageur fatigué, ni
une larme aux malheureux, aie confiance en leurs prières et
dans celles du saint couvent que tu as fondé j peut-être te ren-
dront-elles tes enfants sains et saufs.
ISABELLE.
Tes frères ne peuvent prier ni pour moi ni pour les miens;
leur vœu les oblige à prier jour et nuit pour un autre, à supplier
sans cesse la miséricorde éternelle pour l'âme de celui qui... Oh I
le ciel seul sait à quel point il a besoin de leurs prières I
LA MAISON D'ASPEN. 505
LUDOVIC.
La miséricorde du ciel est sans bornes. L'àme de ton premier
mari...
ISABKLLE.
Je t'en conjare, prêtre, ne le nomme point, (a. pan.) Malheureuse
que je suis 1 le plus humble des gens de ma maison à le pouvoir
de me torturer jusqu'à la folie.
LUDOVIC.
Écoute-moi, ma fille : la faute que tu as commise envers
Arnolf d'Ebersdorf n'est pas aux yeux du ciel aussi crimindle
que tu te le figures.
ISABELLE.
Répète-le-moi encore une fois-, dis-moi que je ne puis paraître
aussi criminelle aux yeux du ciel 1 Prouve-moi que des siècles de
la plus austère pénitence, que des larmes de sang peuvent effacer
un tel crime; prouve le moi seulement, je te ferai bâtir une
abbaye qui fera honte à la plus belle de la chrétienté.
LUDOVIC.
Allons, allons, ma fille, votre conscience est trop timorée, en
supposant que par crainte du sévère Arnolf, vous avez juré de ne
jamais épouser votre mari actuel 5 il ne lui était pas permis
d'exiger de vous un tel serment, et la violation en est vénielle.
ISABELLE, rrpronaol du calme.
Ainsi soit-il, mon père ! Je cède à tes justes raisons-, et main-
tenant, dis-moi, tes pieux soins ont-ils accompU la tâche que je
t'avais confiée ?
LUDOVIC.
De surveiller le nouvel hôpital que tu as fait bâtir pour les
pèlerins? Oui, noble dame; et la nuit dernière le ménestrel qui
est maintenant au château y a logé.
ISABELLE.
Pourquoi donc alors est-il venu au château ?
LUDOVIC.
Reynold l'y a amené par ordre du baron.
ISABELLE.
D'où vient-il, et qui est-il? Quand il chanta devant Rudiger, il
me sembla avoir entendu autrefois ses accents; cette figure ne
m'était pas inconnue.
LUDOVIC.
If est possible que vous l'ayez vu, noble dame , car il se vante
304 LA MAISON D'ASPEN.
d'avoirétéconnudArnolfd'Ebersdorf,etd'avoir vécu autrefois dans
ce château. Il s'est beaucoup informé de Martin, écuyer d'Arnolf.
ISABELLE.
Allez, Ludovic, allez vite, bon père, cherchez-le ; remettez-lui
cette bourse; dites-lui de quitter de suite le château, et veillez à
hâter vous-même son départ.
LUDOVIC.
Puis-je savoir pourquoi, noble dame ?
ISABELLE.
Tu est curieux, prêtre. J'honore les serviteurs de Dieu, mais
je n'approuve pas l'esprit de curiosité dans un moine. Sors.
LUDOVIC.
Mais le baron ^ noble dame , voudra savoir pourquoi j'ai con-
gédié son hôte.
ISABELLE.
C'est vrai; pardonne ma vivacité, mon père-, je pensais au cou-
cou qui, lorsqu'il devient trop gros pour le nid du moineau, étran-
gle la mère qui l'a nourri. Ces oiseaux ne font-ils point leur nid
dans les murs des couvents ?
LUDOVIC.
Madame, je ne vous comprend pas.
ISABELLE.
Hé bien donc, dis au baron que j'ai renvoyé depuis long-temps
tous ceux qui servaient l'homme dont tu as parlé tout à l'heure ,
et que désormais je n'en veux avoir aucun sous mon toit.
LUDOVIC, avec curiosité.
Excepté Martin.
ISABELLE, sèclicment.
Oui, excepté Martin, qui sauva la vie à mon fils George. Fais
ce que je te commande.
Elle sort.
LUDOVIC, seul
Toujours la môme, aussi impérieuse, aussi sévère pour les
autres que rigoureuse pour elle-même ; hautaine même avec
moi, devant qui, dans un autre moment, elle s'agenouillera pour
obtenir l'absolution, et dont elle baignera les genoux de larmes.
Je ne puis réellement la pénétrer. Le zèle extraordinaire avec
lequel elle remplit ses terribles pénitences ne peut-être de la reli-
gion, car je soupçonne fort qu'elle ne croît pas à leur bienheu-
reuse elTicacité. Il est vraiment heureux pour elle qu'elle soit la
LA MAISON D'ASPEN. ÔOS
fondatrice de notre couvent, autrement je ne crois pas que nous
nous fussions trompés en la dénonçant comme hérétique.
(Il sort.)
ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
I.e lliéâtre représente une forêt à traverJ une longue avenue oLstrue'e cle Lroussailles ; on
(le'couvTC dans le fond les ruines de l'ancien château de Gri»;fenhaus, On entend pendant
cette scène le bruit éloigne' d'une Lataille.
GEORGE D ASPEN entre, portant une Iiaclie d'armes comme s'il venait de descen-
dre de clieval, il soutient MARTIN et l'aiile à mai-cher.
GEORGE.
Couche-toi là, mon vieil ami. Les chevaux de l'ennemi auront
de la peine à se frayer un passage au milieu de ces broussailles à
travers lesquelles je t'ai traîné ici.
MARTIN.
Oh! ne me quittez pas, ne me quittez pas d'un instant^ mes mo-
ments sont comptés, et je voudrais profiter de ceux qui me restent.
GEORGE.
Martin, vous vous oubliez, vous m'oubliez moi-môme; il faut
que je retourne au combat.
MARTIN, essayant de se lever.
Alors, traînez-moi avec vous sur le champ de bataille-, je ne
puis mourir qu'en votre présence; je n'ose me trouver seul; res-
tez pour donner la paix à mon âme qui est prête à s'échapper.
GEORGE.
Je ne suis point prêtre , Martin.
(Il s'en va.)
MARTIN, se relevant avec difficulté.
Baron George d'Aspen, je t'ai sauvé la vie dans les combats
Au nom de ce service, écoute-moi un seul moment.
GEORGE, revenant.'
Je t' écoute, mon pauvre ami.
MARTIN.
3Iais approche, approche plus près de moi. Vois-tu, sire che-
valier, cette blessure, je l'ai reçue pour toi; et celle ci, et encore
celle-ci : ne te le rappelles-tu pas?
906 LA MAISON D'ASPEN.
GEORGE.
Je me les rappelle.
MARTIN.
Je t'ai servi quand tu n'étais encore qu'enfant, servi fiaèlemenl;
jamais je ne t'ai quitté.
GEORGE.
Il est vrai.
31ARTL\.
Et maintenant, je meurs pour ton service.
GEORGE.
Tu peux guérir.
MARTIN.
Je ne le puis; mais en faveur de mes longs services, de mes
cicatrices , de cette blessure mortelle, et de la mort dont j'ap-
proche, oh! ne me hais point pour ce que je vais te révéler.
GEORGE.
Sois assuré que je ne puis jamais te haïr.
MARTIN .
Ahl c'est ce que tu ne peux savoir.... mais jure-moi que tu
diras un mot de consolation à mon âme défaillante.
GEORGE , lui prenant la main.
Je te le jure. (Oa entend une alarme et des cris). MaiS, SOiS brCf, tU SalS
combien le temps presse.
MARTIN.
Écoute-moi donc. J'étais l'écuyer, le compagnon de prédilec-
tion d'Arnolf d'Ebersdorf. Arnolf était ferouche comme l'ours de
la montagne. Il était amoureux de la dame Isabelle, qui ne le
payait pas de retour, car elle aimait ton père-, mais le sien, le
vieux sire de Arnhein était l'Arnolf, et elle fut forcée de l'épou.^er.
Ce fut à minuit, dans la chapelle d'Ebersdorf que cette cérémonie
sinistre fut accomplie; sa résistance, ses cris furent inutiles. Ces
bras la retinrent de force à l'autel jusqu'à ce que la bénédiction
nuptiale eût été prononcée. Peux-tu me pardonner?
GEORGE.
Je te pardonne ; ton obéissance envers un maître féroce a été
expiée par les longs services que tu as rendus à sa veuve.
MAKTL\.
Des services, tu peux dire, de sanglants services, car ils ont
commencé (Ne quine pas ma main), ïls out comiiicncé par le meurtre
LA MAISON D'ASPEN. S07
(Je mon maître! (George laisse aller sa main et reste pétrifié d'horreur.) FOUlC-
moi aux pieds, frappe-moi de ton poignard , j'ai aidé ta mère à
empoisonner son premier mari! Grâce au ciel! l'aveu en est fait!
GEORGE.
Ma mère, juste ciel! Martin, tu perd la tête; la fièvre qui ac-
compagne ta blessure a troublé ta raison.
MARTIN.
Non, elle n'est point égarée. Plût au ciel qu'elle le fût. Mets-
moi à l'épreuve. Ici est le Wolfsbill , là-bas le vieux château de
Griefenhaus, et plus loin et plus bas le marais rempli de ciguë
où j'ai cueilli la plante fatale qui porta la mort dans le sein d'Ar-
nOlf. (George traverse le théâtre dans la plus grande agilalion, et quelquefois s'arrête
auprès de Martin, les mains jointes avec forée.) Oh! Sl VOUS l'aViCZ VU lOrS-
que le breuvage produisit son effet! Si vous aviez entendu les cris
de son délire ; si vous aviez vu les convulsions de son eff'^ayant
visage! Il mourut comme il avait vécu, dans la rage et l'impéni-
tence, et il est allé où j'irai bientôt moi-même. Yous ne parlez
pas, vous ne me dites rien.
GEORGE avec efi'ort.
Misérable! comment le pourrais-je?
5IARTIN.
Ne pouvez-vous me pardonner?
GEORGE.
Puisse Dieu te pardonner, quant à moi jamais!
MARTIN.
Je t'ai sauvé la vie.
GEORGE.
Reçois malédiction en récompense d'un tel service, (ii saisu sa
liaclic cl s'élance du côté ou l'on entend le bruit du combat.)
3IARTIN.
Ecoute-moi, ce n'es pas tout 5 encore de nouvelles horreurs.
Il c'iierche à se relever, et retombe pesamment; bruyante alarme, Wickerd entre à la
hite.
WICKERD.
Au nom de Dieu! Martin, prête-moi ton fer.
MARTIN.
Prends-le.
WICKERD.
Où est -il?
308 LA MAISON D'ASPEN.
MARTI N, le regardant d'un air égare.
Dans la chapelle d'Ebersdorf , ou englouti dans le marais à la
ciguë.
W'ICKERD.
Les blessures du vieux grondeur lui ont donné le délire. Mar-
tin , s'il te reste une étincelle de raison, donne- moi ton épée. Le
sort nous poursuit cruellement aujourd'hui.
MARTIN.
La voilà : plonge- la dans le cœur de ton maître, George , tu lui
rendras un vrai service , celui d'un bon serviteur.
(Conrad entre.)
CONRAD,
Allons, Wickerd, à cheval et à la poursuite. Le baron George
a changé le sort de la journée, il se bat plus en démon qu'en
homme : il a désarçonné Roderic et tué six de ses guerriers-, ils
fuient à toute bride et en désordre ; le marais à la ciguë est teint
de leur sang. (Martin pousse un profond gi'misscnient et perd connaissance.)
Partons, partons.
(Ils sortent à la liâte.)
(Roderic de Malliugcu entre sans casque, ses aimes en de'sordre et brisées; il tient à Ij
main le tronçon dune lance; il est suivi du baron de M olfslein.)
RODERIC.
Maudit soit la fortune, et doub'ement maudit soit George d'As-
pen ! Jamais , jamais je ne lui pardonnerai ma disgrâce. Me voir
renversé comme un tronc d'arbre pourri par un tourbillon de
vent I...
>VOLFSTEIN.
Consolez-vous , comte Roderic ; il est heureux que nous n'ayons
été faits prisonniers. Voyez comme les guerriers d'Aspen se ré-
pandent dans la plaine, tels que les vagues du Rhin ! C'est un
bonheur pour nous d'être cachés dans ce taillis.
RODERIC.
Pourquoi ne m'arracha-t-il pas la vie quand il m'enleva l'hon-
neur et l'objet de mon amour ? Pourquoi sa lance ne me perça-
t-elle pas le cœur, quand la mienne se brisa sur ses armes comme
un frêle roseau ?cii jeiie sa lance briscc.) Ciel et terre! soyez-moi
témoins que si je survis à cette disgrâce, c'est dans le seul espoir
d'en tirer vengeance!
W'OLFSTEIN.
Consolez-vous : cette victoire a coûté du sang aux chevaliers
LA MAISON D'ASPEN. 3 09
d'Aspen 5 et voyez, ici même, gît un des compagnons de George.
(Apercevant Marlin.)
RODERIC.
C'est son écuyer Martin ; s'il n'est pas mort , il faut nous assu^
rer de lui. Il est le dépositaire des secrets de son maître. Lève-
toi , fidèle serviteur de la maison d'Aspen.
MARTIN, revenant à lui.
Ne me quittez pas, ne me quittez pas, baron George; mes
yeux sont obscurcis par les approches de la mort. Je n'ai pas en-
core tout dit.
WOLFSTEIN.
Ce vieillard vous prend pour son maître !
RODERIC.
Qu'as-tu encore à dire ?
MARTIN.
Oh ! je voudrais dire ce qui m'engagea à commettre le meurtre
d'Ébersdorf.
RODERIC.
Le meurtre? voilà qui mérite qu'on y fasse attention. Continue.
MARTIN.
J'aimais la fille de l'intendant d'Arnolf; mon maître la séduisit;
elle fut chassée, bannie , et mourut dans la misère. Je jurai ven-
geance, et je la vengeai en effet.
RODERIC.
Avais-tu des complices ?
Pas d'autre que ta mère.
La dame Isabelle I
MARTIN.
RODERIC.
3IARTIN.
Elle-même : elle haïssait son mari ; il connaissait son amour
pour Rudiger; et quand elle apprit que ton père était revenu de
la Palestine , sa vie se trouva menacée par la jalousie de son
époux ; ainsi préparés au mal, le démon nous tenta , et nous suc-
combâmes.
RODERIC, avec transpor!.
O fortune I tu répares aujourd'hui toutes tes rigueurs. Ma ven-
geance et mon amour seront satisfaits! Wolfstein , rappelle nos
guerriers ! Hàte-toi , sonne du cor.
(Volfitein sonne du cor.)
LA MAISON d'aSPEN. 20
510 LA MAISON D'ASPEN.
MARTIN5 regardant avec ctonnemciit autour de lui.
Ce n'est pas là le cor de la maison d'Aspen. Que vois-je? Le
comte Roderic de Maltingen î Dieu ! qu'ai-je dit?
RODERIC.
Ce que tu ne peux plus révoquer.
MARTIN.
Alors c'en est fait de moi ! Cela devait être ! C'est dans ce môme
lieu que le poison fut recueilli , c'est une juste rétribution î
(Entrent trois ou quairesoldals de Roderic.)
RODERIC.
Assurez- VOUS de ce guerrier blessé; pansez-le, et gardez-le
bien. Portez-le aux ruines de Griefenhaus, et ayez soin de l'y bien
cacher jusqu'à ce que les troupes d'Aspen aient cessé leurs pour-
suites. Surveillez-le si vous tenez à la vie.
MARTIN, emmené' parles soldats.
Ministre de vengeance , ma dernière heure est sonnée.
(Ils sortent.)
RODERIC.
Espoir , joie et triomphe , vous m'apparaissez encore une fois I
vous êtes accueillis avec transport de ce cœur dont vous fûtes ab-
sents si long-temps ! Une chance heureuse vient de faire pencher
!a balance en faveur de la maison de Maltingen.
WOLFSTEIN.
Je prévois, en effet, que la maison d'Aspen va être déshonorée
si cet écuyer blessé soutient ce qu'il a dit.
RODERIC.
Et de quelle manière crois-tu que ce déshonneur l'atteindra ?
WOLFSTEIN.
Sans doute par le châtiment public de la dame Isabelle.
RODERIC.
Et voilà tout ?
WOLFSTEIN.
Que veux-tu de plus ?
RODERIC.
Homme peu clairvoyant I George d'Aspen , ainsi que toi , mem-
bre du cercle invisible et sacré auquel je préside moi-même...
"VSOLFSTEIN.
Parle plus bas , pour l'amour de Dieu ? ce sont de ces choses
qui ne peuvent être mises au grand jour.
LA MAISON D'ASPEN. 5!l
RODERIC.
Il est vrai : mais n'est-il pas lié par le serment le plus solennel
que la religion puisse prescrire, à découvrir au tribunal toutes
les iniquités cachées dont il aurait connaissance, quel qu'en soit
l'auteur? Oui, quand môme ce serait son père ou sa propre mère ;
peux-tu douter qu'il ait entendu la confession de Martin ?
WOLFSTEIN.
C'est pos-ible ; mais , bienheureuse vierge ! crois-tu qn'il ac-
cuse sa propre mère devant les juges invisibles?
BODERIC.
S'il ne le fait pas^, il devient parjure; et , d'après notre loi , il
doit mourir. D'un côté comme de l'autre ma vengeance est ac-
complie ; que ce soit comme parjure ou comme parricide , peu
m'importe- mais, comme l'un ou comme l'autre, j'écraserai l'or-
gueilleux George d'Aspen.
WOLFSTEIN.
Ta vengeance médite des coups terribles.
RODERIC.
Aussi terribles que les blessures que j'ai reçues de cette hau-
taine famille. Rudiger tua mon père dans un combat , George a
deux fois vaincu et déshonoré mes armes , et Henri m'a enlevé le
cœur de ma bien-aimée : mais Gertrude ne peut rester plus long-
temps sous la protection de cette femme criminelle, de la mère
sanguinaire de cette race de loups ; bien moins encore épouser ce
jeune imberbe quand tant de scélératesse sera dévoilée.
(On entend le son du cor.}
WOLFSTEI.N.
Ecoute? on sonne une retraite-, enfonçons-nous dans le bois.
RODERIC.
Les vainqueurs approchent! Je détruirai leur triomphe I Fais
afficher les sommations secrètes pour convoquer les membres de
la société cette nuit même ; je vais m'occuper des autres mesures.
WOLFSTEIN.
Dans quel lieu ?
RODERIC.
Comme à l'ordinaire, dans la vieille chapelle des ruines de
Griefenhaus.
(Ih sortent.)
SIS LA MAISON D'ASPEN.
SCÈNE IL
GEORGE D ASPEN, revenant de la poursulle.
GEORGE5 s'avançani lentement.
Que de malheureux sont aujourd'hui tombés sous mes coups j
auxquels la vie pouvait être chère, quoique misérables serfs du
comte Roderic ! Et moi , moi qui ai cherché la mort en présentant
ma tête à toutes les haches, ma poitrine à tous les traits, suis-je
assez malheureux pour n'avoir pu trouver que la victoire. C'est
ici que j'ai laissé ce misérable Martin! Martin! holà, Martin!
3Ière de Dieu ! il est parti ! S'il répétait à quelque autre l'affreux
récit qu'il m'a fait I Martin ! Il ne répond point. Peut-être s'est-il
enfoncé dans le taillis et y est-il mort. S'il en était ainsi , je suis
seul dépositaire de cet horrible secret.
(Henri il'Aspen entre avec \V'ickertl, Reynold el d'autres.)
HENRI.
Je te félicite , mon frère , quoique , de par saint François , je
ne voudrais pas remporter une autre victoire s'il fallait encore te
voir combattre avec tant de désespoir et de mépris pour la vie.
Ton salut est presque un miracle.
REYKOLD.
De par Notre-Dame ! quand le baron George frappait, on aurait
dit qu'il avait oublié que ses ennemis étaient des créatures de
Dieu. Je n'avais jamais vu porter des coups si furieux, et il y aura
pourtant quarante-deux ans à la Saint-Barnabe que je suis soldat.
GEORGE.
Paix ! Quelqu'un de vous a-t-il vu Martin ?
. AVICKERD.
Noble sire , il n'y a pas long-temps que je le laissai ici.
GEORGE.
Mort, ou vivant ?
WICKERD.
vivant, noble sire, mais cruellement blessé. Je présume qu'il
est prisonnier ; car il lui aurait été impossible de bouger d'ici tout
seul.
GEORGE.
Serviteur imprévoyant ! Et pourquoi l'as-tu quitté?
HENRI.
Mon cher frère, Wickerd a fait pour le mieux ; il est venu à
notre secours , et à l'aide de ses compagnons...
LA MAISON D'ASPEN. 313
GEORGE.
Je te dis , Henri , que la sûreté de Martin était bien plus impor-
tante que la vie de dix de ceux qui sont ici.
WICKERD, marniollanl.
Voilà bien du bruit pour un vieux domestique à moitié fou.
GEORGE.
Que murmures-tu là?
WICKERD.
Rien , sire chevalier, si ce n'est que Martin paraissait avoir la
tête égarée lorsque je le quittai , et que peut-être il s'est enfoncé
dans le marais et y a péri.
GEORGE.
Comment I la tête égarée? (avec inquiétude.) T'a-til parlé?
WLCKERD.
Oui , noble sire.
GEORGE.
Cher Henri , avance-toi un peu sous ces arbres^ et de là tu
pourras voir si l'ennemi se rallie sur le Wulfshili. (iienri s'cioigne.)
Et vous, retirez-vous! (Aux soldats.) Cn amène AVickerd sur le devant du théâtre.)
Que t'a dit Martin, Wickerd, dis-le-moi, au nom de l'obéissance
que tu me doisi
WICKERD.
n m'a parlé comme un homme complètement en délire, sire
chevalier; il m'a présenté son épée pour vous tuer.
GEORGE.
N'a-t-il pas parlé de tuer quelque autre?
WICKERD.
Non ; mais la douleur de sa blessure lui avait donné la fièvre et
le transport.
GEORGE, joignant les mains.
(A part.) Je respire! J'entrevois une consolation. Pourquoi ne
penserais-je pas comme cet homme, que le malheureux blessé
pouvait être en délire? cherchons à le croire du moins jusqu'à ce
que j'aie la preuve du contraire (Haut.) Wickerd, ne songe pas à
ce que je t'ai dit; l'emportement de la bataille avait échauffé
mon sang. Tu as désiré la ferme située au bas d'Ébersdorf-, elle
t'appartient.
WICKERD.
Grand merci ! mon noble seigneur !
(Henri rentre.)
,114 LA MAISON D'ASPEN.
HENRI.
Non, ils ne se rallient pas, ils en ont eu assez comme cela ;
mais Wickerd et Conrad resteront avec vingt soldats et autant
d'archers, pour battr*^ les bois de Griefenhaus , afin d'empêcher
les fuyards de se rassembler et de nous tenir tôte. Nous nous ren-
drons avec le reste à Ebersdorf ; qu'en dis-tu , mon frère?
GEORGE.
C'est bien pensé. AVickerd, aie soin de chercher Martin partout
et de me l'amener mort ou vif. Ne laisse pas un coin du bois sans
être examiné.
WICKERD.
Je vous réponds , noble sire, que je le trouverai, dût-il être
enseveli sous terre comme une marmotte.
HENRI.
Je pense qu'il doit être prisonnier.
GEORGE.
Que le ciel nous en préserve I (Auh des horamcs d'armes.) Prenez une
trompette, Eustache, et galopez au château de Maltingen I vous
demanderez à parlementer-, offrez quelque rançon que ce soit;
offrez dix, vingt; offrez môme, s'il le faut, tous nos prisonniers
en échange.
EUSTACHE.
Vous pouvez compter sur moi, sire chevaUer.
HENRI.
auparavant, sonnez, trompette, et entonnez le chant de la
victoire.
CHANT GUERRIER.
Joie aux vainqueurs! aux fils du vieil Aspea ,
Dans les combats la race sans rivale !
Elle a conquis la palme triomphale
Que la victoire offre au guerrier pour gain.
On les a vus ces enfants intrépides.
D'exploits nouveaux do plus en plus avides.
Au clianip d'honneur forcer des rangs épais,
El pour.sui\ant Uodeiic et ses armes,
Semer partout les sanglantes alarmes.
Et de lauriers ceindre l'aimahle paix .'
Joie aux vainqueurs, qui dans celte journée
De gloire ont vu leur marche couronne'e.
Cure aux blesses palpitants de douleur,
Et paix à ceux que la haclio oI)Slinée
A dévorés dans ja juste fureur !
LA MAISON D'ASPEN. SIS
Ton» défiant Roderic et sa lance ,
Ont ce malin signalé leur vaillance ;
El lous encore à leur dernier momenl,
De Maltingen ont pu voir la déroule ;
El leuc Irioniplie alors aura, sansdoule.
Mêlé son baume à leur souffle expirant.
Heureux vainqueurs, nous reportons la vue
Vers le séjour du belliqueux Aspen.
Jeune guerrier, la présence imprévue
D'une beauté, damoiselle ingénue,
Saura combler le forluné destin.
Elle essuira ton front parc de gloire ;
De la tourelle elle te tend la main :
Goûte en ses bras le bonheur sou\erala.
Lorsque la coupe, en signal de victoire.
Aura gaîment animé le festin,
Et que ta voix aura d'un doux refrain
Fait résonner le joyeux réfectoire.
HENRI, après le cbanl.
Maintenant déployons nos bannières, et rendons-nous en:
triomphe à Ebersdorf , nous allons y calmer bien des inquiétudes
et y porter la joie dans le cœur de notre vieux père, frère George.
GEORGE, à part.
Ou peut-être la douleur et la mort.
(Ils s'éloignent ; les trompettes sonnent, et les soldaU do la maison d'Aspen défilent sur le-
ibéâtre. La toile tombe.)
ACTE TROISIÈME.
SCÈNE PREMIERE.
Le ibéâlre représente une salle du château d'Kbersdorf.
RUDIGER j ISABELLE , GERTRUDE.
RUDIGER.
Je t'en prie , chère femme , reprends un peu de gaieté i tout
doit être flni maintenant , et avec honneur, car autrement les-
mauvaises nouvelles nous seraient déjà parvenues.
ISABELLE.
Et si elles étaient bonnes, ne devrions-nous pas déjà en être
informés ?
RUDIGER.
Oh I elles ne se communiquent pas aussi facilement que vous
pouvez le penser; d'ailleurs, je gage qu'ils sont tous à la poursuite
316 LA MAISON D'ASPEN.
des fuyards. Oh ! il n'y a point un page qui ait voulu abandonner
leurs talons qu'ils n'aient été forcés de rentrer dans leur retraite-,
mais si mes enfants eussent perdu la bataille , il serait déjà arrivé
quelque fugitif au château. Yaàla croisée, Gertrude; ne vois-la
rien ?
GERTRUDE.
Il me semble que je vois un cavalier.
ISABELLE.
Un seul cavalier ! alors nous avons tout à craindre.
GERTRUDE.
Ce n'est que le père Ludovic.
RUDIGER.
Peste soit de toi ! comment peux-tu prendre un gros moine sur
sa mule pour un des guerriers de la maison d'Aspen ?
GERTRUDE.
Mais je vois s'élever là-bas un gros nuage de poussière.
RUDIGER, avec vivacité.
Vraiment !
GERTRUDE.
Ce ne sont que des chariots chargés de vin qui se dirigent vers
le couvent de ma tante.
RUDIGER.
Le diable confonde les chariots de vin, les mules et les moines!
Ote-toi de la croisée , et ne me parle pas plus long-temps de ces
choses étranges que tu y vois.
GERTRUDE,
Cher oncle, que puis-je faire pour vous amuser maintenant?
vous dirai-je ce que j'ai rêvé cette nuit ?
RUDIGER.
Quelle sottise ! mais parle, cela vaut mieux que de ne rien dire.
GERTRUDE.
Hé bien donc , j'ai rêvé que j'étais dans la chapelle , et qu'on y
enterrait ma tante Isabelle toute vive ; et qui croyez-vous , ma
tante , qui vous servait de fossoyeur et vous recouvrait de terre?
c'était le baron George et le vieux Martin.
ISABELLE, paiaissaiil frappée.
Dieu , quelle idée I
GERTRUDE.
Songez quelle était ma terreur, etMinhold le ménestrel jouait
pendant tout le temps pour couvrir vos cris.
LA MAISON D'ASPEN. SI7
RUDIGER.
Et le vieux père Ludovic sans doute dansait la sarabande avec
le cloctier du nouveau couvent sur sa tête en guise de mitre.
Trêve à ces fariboles : chante-nous quelque chose, mon amour,
et mets de côté tes rêves et tes visions.
GERTRUDE.
Que -vous chanterai-je?
RUDIGER.
Quelque chose de guerrier.
GERTRUDE.
Je ne puis pas chanter les batailles; mais vous allez entendre
la complainte d'Eléonore de Toro, dont l'amant fut tué à la guerre.
ISABELLE.
Ah ! pas de complainte, Gertrude.
RUDIGER.
Alors chante-nous une chanson joviale.
ISABELLE.
Cher époux , est-ce le moment de se livrer ainsi à la gaieté ?
RUDIGER.
Il paraît que ce n'est le moment de chanter ni rien de triste ni
rien de gai. Je crois qu'Isabelle aimerait mieux entendre le père
Ludovic entonner le De profundis.
GERTRUDE.
Cher oncle , ne vous fâchez pas. A présent je ne saurais chanter
que le lai de la pauvre Éléonore. Cet air me touche le cœur dans
ce moment , comme si la pauvre affligée était ma propre sœur.
LAI D'AMOUR.
Sur le lac de Toro le doux soleil a lui ;
La forêt sombre à peine élevait son murmure ;
Une beauté', d'amour e'proavant la blessure,
Aux flots mêlait ses pleurs, aux vents son doux ennui.
-« G TOUS qui souriez dans la paix éternelle.
Vierge sainte, écoulez les vœux d'une mortelle ;
ïxaucez ma prière, accueillez mon désir ;
Rendez-moi Frédéric, ou laissez moi mourir.»
Le bruit de la bataille était lointain encore,
JDaus le souffle des vents tout le bruit s'évapore.
Il revient plus terrible, et de vastes clameurs
Annoncent du combat les dernières fureurs.
La jeune fille attend, immobile, en silence ;
Elle aperçoit enfin un guerrier qui s'avance.
318 LA MAISON D'ASPEN.
La source do ses jours s'e'puise à chaque pas;
La douleur le saisit, son cas([ue est en e'clats.
"Sauve-toi, jeune fille, à mon aspect Irouble'e,
Ton Fréde'ric n'est plus; un farouche ennemi
S'approche et renouvelle une adiense niéle'e ;
Tu pe'riras loi-même ; éloigne- toi d'ici ! »
(La voix de Gertrude s'affaiblit par degrés jusqu'au moment oîi elle fond en larmes.J
RUDIGER.
Eh bien ! qu'est-ce donc Gertrude ?
GERTRUDE.
Hélas I le sort de la pauvre Eléonore ne peut-il pas en ce mo-
ment être le mien.
RUDIGER.
Jamais, ma fille! jamais. (On entend une musique militaire.) Écoute,
ces sons te le confirment. (Tous se lèvent et se dirigent vers la croisée.) O
bonheur! ils reviennent et ils sont victorieux. (Le refrain du cham se.
lait entendre.) O bienhcureux spectacle ! mes pauvres yeux ont donc
pu voir encore une fois la bannière de la maison de Maltingen
traînée dans la poussière. Isabelle, fais percer nos plus vieilles
barriques, le vin paraît bon après le combat.
^Henri entre suiii de Reynold et des soldats.)
RUDIGER.
Je te félicite , mon fils , que ton vieux père te presse contre son
cœur.
ISABELLE.
Je te bénis, ô mon fils! 'Eiieremhras>e.) Oh ! combien d'heures
passées dans l'amertume sont payées par cet embrassement ! Je te
bénis, mon Henri. Où as- tu laissé ton frère ?
HENRI.
Tout près d'ici , en ce moment il doit traverser le pont-levis.
N'as-tu pas de féUcitations à m'adresser , Gertrude ?
(Il s'approche d'elle.)
GERTRUDE.
Les combats ne me causent aucune joie.
RUDIGER.
Mais elle avait des larmes pour tes dangers.
HENRI.
Grand merci, ma douce Gertrude : vois, j'ai rapporté ton
écharpe d'un combat qui n'a pas été sans gloire.
GERTRUDE, «pouvanlce,
Elle est ensanglantée.
LA MAISON D'ASPEN". 319
RUDIGER,
Est-ce une raison pour que cela te fasse tressaillir , ma fille ?
Quand ce serait son propre sang au lieu de celui de ses ennemis,
tu devrais t'en glorifier. Va , Reynold , va faire bonne chère avec
ces hommes.
(Reynolil sort avec les soldats.)
'George tntre il'un air pensif.)
GEORGE, allant droit à Rudiger.
Mon père , ta bénédiction.
RUDIGER.
Je te la donne , mon fils.
ISABELLE, s'élance pour l'embrasser, il se de'lourne.
Comment ! es-tu blessé ?
GEORGE.
Non.
RUDIGER.
Tu es pâle comme la mort.
GEORGE.
Ce n'est rien.
ISABELLE.
Que la bénédiction du ciel se répande sur mon brave George i
GEORGE à part.
Elle ose me donner une bénédiction? Oh ! le récit de Martin ne
pouvait être que l'effet du délire.
ISABELLE.
Daigne donc nous sourire une fois , mon fils ; que ton front ne
s'obscurcisse pas dans ce jour de réjouissance : nos moments de
joie sont rares ^ mes fils ne doivent-ils pas les partager ?
GEORGE à part.
Elle a des moments de joie, c'était donc l'effet du délire ?
ISABELLE.
Gertrude, mon amour, viens m'aider à désarmer le chevalier.
^Elle detaclie son casque.)
GERTRUDE.
Il y a jusqu'à trois entailles sur le casque , sans que l'acier en
ait été percé.
RUDIGER.
Voyons, voyons, voilà un bon casque 1
GERTRUDE.
Sans cela tu étais perdu.
3«0 LA MAISON D'ASPEN.
ISABELLE.
i Je récompenserai rarmurier en lui en donnant le poids en or.
GEORGE à part.
Elle doit être innocente.
GERTRUDE.
Et le bouclier d'Henri est entamé aussi. Laissez-moi vous le
montrer, mon oncle.
(Elle porte le bouclier d'Henri à Rudiger)
RUDIGER.
Montre , mon amour ; et toi , viens ici, Henri ; tu me raconte-
ras les détails de la journée.
(Henri et Gertrudc causent à part avec Rudiger; George s'avance , Isabelle s'approcbe de
lui)
ISABELLE.
H faut assurément qu'il soit arrivé quelque malheur, George?
Tu es ordinairement grave; mais cette sombre tristesse...
GEORGE.
Un malheur , en effet, (a part.) Maintenant venons-en à l'é-
preuve.
ISABELLE.
Votre perte a-t-elle été grande ?
GEORGE.
Non... Oui. (A part.-) Je ne saurais.
ISABELLE.
Peut-être as-tu à déplorer la perte de quelque ami ?
GEORGE à paît.
Il le faut. (Haut.) Martin est mort.
(Il la regarde avec iuquie'lude, mais fiscment, en prononçant ces mots.)
ISABELLE, tressaillant et montrant une expression de joie elirayanlc.
Mort !
GEORGE à part cl accable' par la force de ses sensation».
Elle est coupable! coupable !
ISABELLE , sans remarquer son émotion.
As-tu dit qu'il était mort ?
GEORGE.
Moi, non ; j'ai dit seulement qu'il était blessé à mort.
ISABELLE.
Blessé, seulement blessé ? Où est-il, que je vole vers lui ?
CLUc va pour sortir.)
LA MAISON D'ASPEN. 32|
GEORGE, d'un air sc'vèrc.
Arrêtez, madame, ne parlez pas si haut ; vous ne pouvez le voir ^
il est prisonnier.
ISABELLE.
Prisonnier et blessé, voilà de quoi le délivrer! Offre de l'or,
des terres, des châteaux, tous nos biens pour sa rançon. Jamais
je ne saurais trouver de repos que ces murs ou le cercueil ne le
renferment.
GEORGE à part.
Coupable I coupable!
(Ptter entre.)
PETER.
Hugo, l'écuyer du comte de Maltingen, vient d'arriver; il est
porteur d'un message.
RUDIGER.
Je le recevrai dans la grande salle.
(Il sort, apiUjésur Certiude et sur Henii.)
ISABELLE.
Va, George, va chercher Martin.
GEORGE arrc fermeté.
Non, j'ai avant une tâche à remplir ; et quand même la terre
s ouvrirait pour me dévorer vivant , il faut que je l'accomplisse.
Mais d'abord, d'abord... O nature! prends ton tribut.
(Il tombe sur le sein de sa mère, et pleure amèrement.)
ISABELLE.
George, mon fils, pour l'amour du ciel, que signifie cette horri-
ble frénésie ?
GEORGE traverse deux fois le ihéâtrcet reprend un air ralme.
Écoutez, ma mère. J'ai connu un chevalier en Hongrie, brave
dans les combats, hospitalier et généreux pendant la paix. Le roi
lui avait donné son amitié et l'administration d'une province ;
cette province était ravagée par des brigands et des meurtriers.
Vousm'écoutez, n'est-ce pas?
ISABELLE.
Avec la plus grande attention.
GEORGE.
Ce chevalier s'était lié, lié par le serment le plus terrible qu'un
homme puisse faire, d'agir à l'égard de tous les malfaiteurs avec
la justice la plus impartiale et la plus sévère en môme temps. N'é-
tait-ce pas un vœu terrible?
Ô22 LA MAISON D'ASPEN.
ISABELLE) avec une aflectation de calme.
C'était un serment solennel, sans doute , comme celui de tout
magistrat.
GEORGE.
Et inviolable ?
ISABELLE.
Sûrement, inviolable.
GEORGE.
Eh bien ! il arriva que, tout en poursuivant les brigands, il lit
un prisonnier. Et qui pensez-vous que pouvait être ce prison-
nier ?
ISABELLE, avec une teneur croissante
Je ne saurais dire !
GEORGE, treniljlant, mais coiilinuanl rapidement.
Son propre frère jumeau, celui qui avait sucé le même lait que
lui et reposé sur le sein de la môme mère; un frère qu'il chéris-
sait autant que son âme... Comment devait agir ce chevalier à
J'égard de son frère ?
ISABELLE, éperdue.
Hélas ! que fit-il ?
GEORGE, de'lournant la têle les mains serées.
Il fit ce à quoi je ne pourrai jamais me déterminer : il fit son
devoir.
ISABELLE.
Mon fils I mon fils ! miséricorde I miséricorde !
(Elle s'altaclie à lui.)
GEORGE.
Cela est donc vrai?
ISABELLE.
Quoi?
GEORGE.
Ce que Martin m'a dit (isaheiie se cache la figure.) serait donc vrai ?
IS.\BELLE , relevant la tèlc avec un air de dignité'.
Écoute : ô toi qui instituas les lois de la nature ! vois la mère
jugée par son enfant (eiiesereioume vers lui.) Oui, il est vrai que crai-
gant pour ma propre vie, je l'ai assurée par le meurtre de mon
tyran. Fatale lâcheté ! funeste erreur ! je ne savais guère à quelle
terreur je m'exposais pour éviter l'agonie d'un moment. Tu as
mon secret.
LA MAISON D'ASPEN. 32S
GEORGE.
Sais-tu à qui tu viens de le révéler ?
ISABELLE.
A mon fils !
GEORGE.
Non, non, à un bourreau.
ISABELLE.
Soit! va proclamer mon crime, et n'oubie pas mon châtiment ;
n'oublie pas que celle qui assasssina son époux a été dévorée de
remords secrets pendant de longues années, pour être enfin con-
duite à l'échafaud par un fils qu'elle chérissait. Tu gardes le si-
lence.
GEORGE.
Le langage de la nature m'est interdit , et comment pourrai-je
en employer un autre?
ISABELLE.
Regarde-moi, George. Le bourreau doit-il trembler devant le
criminel ; regarde-moi -, moi, mon fils, je te pardonne du fond de
mon àme.
GEORGE.
Que me pardonnes-tu ?
ISABELLE.
Le projet que tu médites : que la vengeance soit sévère , mais
qu'elle soit secrète ; n'ajoute pas la mort d'un père à celle d'une
femme coupable. O P.udiger I.... Rudiger, cause innocente de
mon forfait et de mes malheurs , quel sera ton désespoir lorsque
tu apprendras le crime de celle que tu as si souvent pressée sur
ton cœur , lorsque tu entendras proclamer son infamie par le fils
sur qui tu fondais tes plus chères espérances.
(Elle pleure.)
GEORGE , avec e'raoliou.
La nature se fait entendre par force ; ma mère, ma mère bien-
aimée , je vous sauverai ou je périrai, (ii se jeiie dans ses bras.) C'est
ainsi que s'évanouissent mes serments.
ISABELLE.
Redeviens homme, je ne te demande point la vie. Il ne sera ja-
mais dit qu'Isabelle d'Aspen ait détourné son fils du sentier du de-
voir, quoique pour le parcourir il dût fouler aux pieds son corps
sanglant. Redeviens homme.
9£4 LA MAISON D'ASPEN.
GKORGE.
Non , non , les liens de la nature furent formés par Dieu môme.
Maudit soit l'orgueil stoïque qui voudrait les briser, et appelle-r
rait cela une vertu 1
ISABELLE.
Mon fils I mon fils I comment pourrai-je te regarder jamais î
(On entend trois coups à la porte de l'appartement.)
GEORGE.
Écoute : un, deux, trois ^ (-à part.) Roderic, tu n'as pas perdu de
temps.
ISABELLE , ouvrant la porte.
Un parchemin piqué à l'extrémité, avec un poignard ! fEiie ouvre
le parcUemin.) Cicl ct tcrrc, unc citation des juges invisibles I
(Elle le laisse tomber,)
GEORGE , lisant avec e'motion.
« Isabelle d'Aspen, accusée de meurtre par le poison, nous t'ad-
« jurons par la corde et par le fer à paraîlre cette nuit devant les
« vengeurs du sang, qui jugent et punissent en secret , comme la
"Divinité. Selon que tu seras innocente ou coupable, tu seras ab^
« soute ou condamnée. » Martin , Martin, tu nous a trahis !
ISABELLE.
Hélas I où fuirai-je?
GEORGE.
Tu ne peux pas fuir : une mort immédiate en suivrait la tenta-
tive 5 cent mille bras seraient levés contre ta vie , chaque mor-
ceau destiné à apaiser ta faim , chaque goutte d'eau dont tu vou-
drais désaltérer tes lèvres, la brise même du ciel, faite pour te ra-
fraîchir, contribueraient à ta perte. Il ne te reste qu'une chance de
salut, obéis à la sommation.
ISABELLE.
Pour périr! Et cependant, pourquoi craindrais-je la mort...
Soit I
GEORGE.
Non ; j'ai juré de vous sauver, et je saurai accomplir mon ser-
ment. Quelqu'un, autre que Martin, connaît-il ce funeste secret ?
ISABELLE.
Personne.
GEORGE.
Allez donc, anîrmcz que vous èles innocente, et abandonnez-
moi le reste.
LA MAISON DASPEN. 3SS
ISABELLE.
Malheureuse que je suis î comment pourrais-je soutenir la tâ-
che que tu voudrais m'imposer ?
GEORGE.
Songe à mon père : vis pour lui. Il aura besoin de toutes les
consolations que tu pourras lui offrir. Que la pensée que sa ruine
suivrait la tienne te soutienne pendant cette terrible épreuve.
ISABELLE.
Soit! c'est pour Rudiger que j'ai vécu... c'est pour lui que je
continuerai à porter le fardeau de l'existence. Mais le moment où
il viendrait à connaître mon crime serait le dernier de ma vie.
Avant de recevoir de lui un seul regard de mépris ou de haine, ce
poignard se sera abreuvé de mon sang.
Œlle met le poignard dans son sein.)
GEORGE.
Ne craignez pas... Il ne peut jamais le savoir... Aucun témoin
ne peut déposer contre vous.
ISABELLE.
Comment obéirai-je à cette citation? et où trouverai-je le siège
de ce tribunal redoutable ?
GEORGE.
Laissez cela aux juges, et songez seulement à obéir; vous trou-
verez un guide. Allez à la chapelle -, allez y prier pour vos péchés
et les miens 5 ( ii la conduit dehors et revient.) Oul , mcs péchés. Je viole
un serment terrible, mais je sauve la vie d'une mère , et la péni-
tence que je ferai pour mon parjure effrayera jusqu'à ces juges
sanguinaires.
(Reynold enlie.)
REY>OLD.
Sire chevalier , le messager du comte Roderic désire vous
parler.
GEORGE,
Fais-le entrer.
(Hugo enlre.)
HUGO.
Le comte Roderic de Maltingen vous salue ; il vous fait dire
qu'il écoutera cette nuit le vol de la chauve-souris et les cris du
hibou , et demande s'il vous plaira aussi d'y assister.
GEORGE.
Je comprends : je m'y trouverai.
LA MA1S0>Î d'aSPE>". 21
Sae LA MAISON DASPEN.
HUGO.
Et le comte vous fait dire qu'il ne veut point de rançon pour
votre écuyer blessé , quand vous lui donneriez le poids de son
meilleur cheval en or. Mais vous pouvez lui envoyer un confes-
seur, car il assure qu'il en aura besoin .
GEORGE.
Est-il si près de la mort ?
HUGO.
Non pas, à ce qu'il me semble ; il est affaibli par la perte de son
sang ; mais depuis que sa blessure a été pansée , il peut se tenir
et marcher : notre comte a un baume bienfaisant qui lui a fait
grand bien.
GEORGE.
C'est assez 5 j'enverrai un prêtre, (iin-o sort.) Je pénètre son des-
sein , il voudrait avoir un autre témoin de la déposition de Mar-
tin ; mais aucun prêtre ne l'approchera. Reynold , ne penses-tu
pas que nous pourrions envoyer un de nos hommes d'armes pour
protéger la fuite de Martin.
REYiXOLD.
Noble sire , les gens de votre maison sont si bien connus de
ceux de Maltingen, que je crains que ce ne soit impossible.
GEORGE.
Ne connais-tu aucun étranger qu'on puisse employer ? Il sera
récompensé au delà de ses espérances.
REYNOLD.
Sauf votre bon plaisir, je pense que le ménestrel serait bien ca-
pable de se charger d'une telle mission. Il est fin et adroit, et il
5ait lire et écrire comme un prêtre.
GEORGE.
Appelle-le... (Rcynoid sorr.) Si ce moyen ne me réussit pas , il fau-
dra que j'emploie la force ouverte. Martin une fois éloigné, au-
cune voix ne pourrait allîrmer cette vérité sanglante.
(Le munestrel entre.)
GEORGE.
Approche, Minhold, as-tu le courage d'exécuter une entre-
prise dangereuse ?
BERTRAM.
Ma vie , sir chevalier , n'a été qu'une série de périls et de dan-
gers. J'ai oublié comment on craint.
LA MAISON D'ASPEN. 327
GEORGE.
Ton langage est au-dessus de ta condition I Qui es-tu ?
BERTRAM.
Un malheureux chevalier obligé de se cacher sous ce dégui-
sement.
GEORGE.
Quelle est la cause de tes malheurs ?
BERTRAM.
J'ai tué un prince dans un tournoi , et j'ai été mis au ban de
l'empire.
GEORGE.
J'ai du crédit auprès de l'empereur. Jure d'accomplir la tâche
que je t'imposerai, et j'obtiendrai pour toi la levée du ban.
BERTRAM.
Je le jure !
GEORGE.
Alors , prends le déguisement d'un moine , et accompagne l'é-
cuyer du comte Roderic , comme pour aller confesser Martin ,
mon écuyer blessé. Change avec lui de costume et reste en prison
à sa place. Ta captivité sera courte , et je te donne ma parole de
chevalier, que je travaillerai à exécuter ma promesse , quand tu
te seras décidé à me confier ton histoire.
BERTRAM.
Je suivrai vos ordres. La vie de votre écuyer est-elle en dan-
ger ?
GEORGE.
Oui , à moins que tu ne puisses réussir à protéger sa fuite.
BERTRA3I.
Je vais le tenter.
(nsort.)
GEORGE.
Tels sont les vils expédients auxquels George d'Aspen doit
maintenant avoir recours. Ce n'est plus sur le champ de bataille
que je puis me mesurer avec Roderic. Un chevalier corrompu
et parjure ne doit lutter avec lui que d'artifice, de dissimulation
et de perfidie. Oh , ma mère , ma mère I la plus amère conséquen-
ce de ton crime a été la naissance de ton premier enfant 1 Mais il
faut que j'avertisse mon frère de l'orage qui s'approche. Pauvre
Henri , dans son humeur enjouée , combien il est loin de prévoir
328 LA MAIbON D'ASPEN.
tant de malheurs !... Holà, quelqu'un. (Un domestique emie.) Où est le
baron Henri ?
LE DOMESTIQUE.
Noble sire, après avoir pris quelque rafraîchissement, il est
monté à cheval pour aller rejoindre le détachement resté sur le
champ de bataille.
GEORGE.
Selle mon coursier , je vais le suivre.
LE DOMESTIQUE.
Sauf votre bon plaisir , votre noble père vous a deux fois récla-
mé au banquet.
GEORGE.
N'importe, tu diras que je suis allé au Wolfshill. Où est ta maî-
tresse ?
LE DOMESTIQUE.
Dans la chapelle , sire chevalier.
GEORGE.
Selle mon cheval bai ; (à pan.) c'est probablement pour la der-
nière fois.
(Ils sortent.)
ACTE QUATRIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le tkc'âtre reprc'sente le Lois de Griefenliaus avec les ruines du château vu d'un peu plus
près que dans le second acte, mais encore dans le lointain.
RODERIG ^ *V01jrSTElJN , suivis de soldats venant d'une reconnaissance.
WOLFSTEIN.
Ils veulent profiter de leurs succès , et ils pousseront leurs
avantages. U faut nous retirer de bonne heure, comte Roderic.
RODERIC.
Nous sommes en sûreté ici pour le moment. Ils ne semblent pas
vouloir s'avancer immédiatement. Je ne crois pas que George ni
Henri soient avec le détachement qui est dans le bois.
[Hugo entre.)
HUGO.
Noble sire , comment vous apprendrai-je ce qui vient d'ar-
river ?
LA MAISON D'ASPEN. 329
RODERIC.
Qu'est-ce ?
HUGO.
Martin s'est échappé.
RODERIC.
Misérable I ta vie me le payera.
(Il frappe Hugo : AVolfslein le relient.)
WOLFSTELX.
Arrêtez, arrêtez, comte Roderic ; Hugo peut n'avoir aucun tort.
RODERIC.
Infidèle esclave I Comment a-t-il fait pour s'échapper ?
HUGO.
Il a changé d'habit avec le moine , que , d'après vos ordres ,
nous avons amené pour le confesser.
RODERIC.
Y a-t-il long-temps qu'il est parti ?
HUGO.
Il y a un peu plus d'une heure qu'il est passé devant nos sen-
tinelles, déguisé sous l'habit du chapelain d'Aspen ; mais il mar-
chait si lentement et d'un pas si faible, que je ne crois pas qu'il
puisse encore avoir atteint les postes de l'ennemi.
RODERIC.
Où est ce prêtre perfide ?
HUGO.
Il attend son arrêt.
RODERIC.
Qu'on me l'amène ici. Le mécréant qui a arraché au lion de
Maltingen la proie sur laquelle il allait assouvir sa vengeance ex-
pirera dans les tortures.
(Hugo, rertram, suite.)
RODERIC.
Scélérat ! qui a pu te tenter, sous l'habit d'un ministre de la
rehgion , à dérober un criminel à la main de la justice ?
BERTRAM.
Je ne suis point un scélérat , comte Roderic , et je n'ai fait que
proléger la fuite d'un malheureux blessé que tu voulais tuer lâ-
chement.
RODERIC.
Esclave vil et menteur I tu as favorisé un meurtrier sur qui la
justice avait des droits sacrés.
550 LA Maison d'aspen.
BERTRAM.
Je ne suis ni menteur ni esclave; j'espère bientôt te prouver
que je suis encore une fois ton égal.
RODERIC.
Toi , toi !
BERTRA3I.
Oui , le nom de Bertram d'Ebersdorf jadis ne te fut pas in-
connu.
RODERIC étonné.
Toi , Bertram , le frère d'Arnolf d'Ebersdorf, le premier mari
d'Isabelle d'Aspen.
BERTRAM.
Lui-même.
RODERIC.
Qui , il y a bien des années, dans une querelle à un tournoi ,
tua le parent de l'empereur et fut mis au ban ?
BERTRAM.
Lui-môme.
RODERIC.
Et qui maintenant, sous le déguisement d'un prêtre , "vient de
favoriser la fuite de Martin, écuyer de George d'Aspen?
BERTRAM.
Lui-même, lui-môme.
RODERIC.
Alors, par la sainte croix de Cologne, tu as mis en liberté le
meurtrier de ton père Arnolf.
BERTRAM.
* Comment? Je ne t'entends pas, je ne te comprends pas.
RODERIC.
Misérable dupe I Martin , d'après son propre aveu , et Wolfstein
l'a entendu , a confessé qu'il avait aidé Isabelle à assassiner son
mari. J'avais préparé un plan de vengeance qui avait fait frémir
toute l'Allemagne ; et tu viens de le faire échouer , toi , le frère
delà victime !
BERTRAM.
Est-ce bien possible, Wolfstein?
AVOLFSTEIN.
J'ai entendu Martin avouer le meurtre.
LA MAISON D'ASPEN. 331
BERTRA3I.
Alors , je suis vraiment infortuné !
RODERIC.
Au nom de l'esprit de mal , qui t'a amené ici ?
BERTRAM.
Je suis le dernier de ma race. Lorsque je fus proscrit , comme
tu le sais, les terres d'Ébersdorf, mon héritage légitime, furent
confisquées , et l'empereur les donna à Rudiger quand il épousa
Isabelle. J'essayai de défendre mes domaines ; mais Rudiger, que
l'enfer l'en remercie , soutint le ban contre moi à la tête de ses
vassaux , et je fus forcé de fuir. Depuis lors, j'ai fait la guerre
contre le Sarrasin en Espagne et dans la Palestine.
RODERIC.
Mais pourquoi es-tu venu dans un pays où tu ne peux éviter
une mort certaine , si tu viens à être découvert ?
BERTRAM.
Je ne pus résister au désir impatient de revoir une terre natal'
et les tours d'Ébersdorf. Je suis arrivé hier ici sous le nom d
ménestrel Minhold.
RODERIC.
Et qui a pu te décidera entreprendre la délivrance de Martin ?
BERTRAM.
George, quoique je ne lui aie pas dit mon nom, s'était engagé à
me procurer en échange la levée du ban ; d'ailleurs il me dit que
la vie de Martin était en danger, et je ne considérai que ce vieux
scélérat, le dernier serviteur qui restât de notre maison. Mais,
comme Dieu me jugera un jour, je ne pouvais pas même soup-
çonner le récit plein d'horreur que tu viens de me faire; le bruit
avait couru que mon frère était mort de la peste.
^voLFSTEI^^
Ce bruit avait été propagé sans doute afin qu'on n'entourât par
son lit de mort et qu'on ne procédât pas à son autopsie.
BERTRAM.
La vengeance sera aussi terrible que le crime. Les usurpateurs
de mon héritage, ceux qui m'ont ravi l'honneur, et qui ont assas-
siné mon frère, seront détruits jusqu'à la racine.
RODERIC.
Alors, sois le bienvenu ici., surtout si tu es encore un véritable
frère de notre ordre invisible.
352 LA 3IAIS0N D'ASPEN.
BERTRAM.
Je le suis.
RODERIC.
Une assemblée a été convoquée ici pour cette nuit, relativement
à la mort de ton frère. Voici quelques-uns des nôtres qui arrivent,
il faut que je les envoie à la poursuite de Martin.
(Hugo entre.)
HUGO.
L'ennemi s'avance, sire chevalier.
RODERIC.
En arrière, en arrièrelaux ruines .'Tiens avec nous, Bertram,
nous t'apprendrons en route cette terrible histoire.
(Us sortent : ou voit entrer du côte' oppose' George, Henri, Wickerd, Conrad et des
scIJals.J
GEORGE.
On n'a pas encore des nouvelles de IMartin .
WICKERD.
Aucune, sire chevalier.
GEORGE.
Isi du ménestrel ?
WICKERD.
Non plus.
GEORGE.
Alors il m'a trahi, ou il est prisonnier, des deux côtés le malheur
est égal. Pars, et va battre le bois, Wickerd.
(AVickerd sort suivi des soldats.)
HENRI.
Toujours cette affreuse tristesse sur ton front, mon frère ?
GEORGE.
Que veux-tu?
HENRI.
Autrefois tu me jugeais digne de ton amitié.
GEORGE.
Henri, tu es bien jeune. . .
HENRI.
Est-ce une raison pour trahir ta confiance?
GEORGE.
Non; mais tu es d'un naturel doux et tendre; ton esprit n'a
pas assez de force pour supporter le fardeau qui accable le mien,
bien moins encore pour approuver les moyens que je veux
employer pour m'en débarrasser.
LA MAISON D'ASPEN. 833
HE.^RI.
Mets-moi à l'épreuve,
GEORGE.
Je ne le puis.
HE-NRI. ' •
Alors tu ne m'aimes plus.
GEORGE.
C'est parce que je t'aime, au contraire, que je ne veux pas
l'entraîner dans mes malheurs.
HENRI.
Je les supporterai avec toi.
GEORGE.
Si tu les partageais, ils me paraîtraient doubles.
HENRI.
Ne crains point, je trouverai un remède.
GEORGE.
Il t'en coûterait la paix de ton âme à présent et à jamais.
HENRI.
J'en courrai le risque.
GEORGE.
Cela ne se peut, Henri. Tu deviendrais le confident de crimes
passés, et le complice de crimes à venir.
HENRI.
Devinerai-je ?
GEORGE.
IS^on, je t'en conjure.
HENRI.
Il le faut 5 tu es un des juges secrets.
GEORGE.
Malheureux jeune homme, qu'as-tu dit ?
HENRI. ""
N'est-il pas vrai ?
GEORGE.
Sais-tu ce que cette découverte te coûte?
HENRI.
Peu m'importe.
GEORGE.
Celui qui découvre quelque membre de nos mystères doit lui-
même faire partie de notre société.
554 LA MAISON D ASPEN.
HENRI.
Comment ?
GEORGE.
S'il n'y consent pas, sa mort nous assure bientôt de sa discré-
tion-, nous en avons fait serment. Choisis maintenant.
HENRI
Hé bien I n'ôtes-vous pas alliés en secret pour punir ces malfai-
teurs que le glaive ne peut atteindre, ou qui sont mis à l'abri de
ses coups par l'égide du pouvoir ?
GEORGE.
Tel est en effet le but de notre association-, mais ce but, elle
le poursuit à travers des sentiers obscurs, tortueux et souvent
teints de sang-, quel est celui qui peut les parcourir sans danger?
Maudite soit l'heure où j'entrai dans ce sombre labyrinthe , et
doublement maudite celle où tu dois perdre aussi la douce séré-
nité d'une âme qui ne connut jamais la dissimulation I
HENRI.
Et cependant, pour l'amour de toi, je deviendrai membre des
francs-juges.
GEORGE.
Henri, lorsque tu t'es levé ce matin, tu étais libre-, personne
n'aurait eu le droit de te demander compte de la moindre de tes
actions, et ce soir tu te coucheras l'esclave le plus misérable qui
ait jamais manié la rame; l'esclave d'hommes dont les actions te
paraîtront incompréhensibles et féroces, et que tu seras engagé
à aider contre le monde entier au péril de ta propre vie.
HENRI.
N'importe , je partagerai ton sort.
GEORGE.
Hélas, Henri! que le ciel t'en préserve ! Mais, puisque par une
parole précipitée tu viens de te lier à nous, je profiterai de l'offre
de tes services. Prends ton meilleur cheval, et rends-toi cette nuit
môma auprès du duc de Bavière : il est chef souverain de notre
chapitre; montre-lui ce cachet et cette lettre, dis-lui qu'on doit
discuter cette nuit des affaires qui concernent la maison d'Aspen,
et prie-le de se rendre en toute hâte à l'assemblée, car il sait bien
que le président est notre ennemi mortel. H te recevra membre
de notre sainte association.
HENRI.
Quel est renncmi que vous craignez?
LA MAISON D'aSPEN. 3Sf
GEORGE.
Jeune homme, le premier devoir que tu as à remplir est celui
d'une obéissance passive et aveugle.
HENRI.
Hé bien , je serai bientô*: de retour , et je ne tarderai pas à te
revoir.
GEORGE.
De retour, oui-, mais quant au reste.... N'importe, ne parlons
pas de cela.
HENRI.
Je pars. Tu placeras ici une sentinelle.
GEORGE.
Oui. (Henri s'éloigne. ) Rcvicns, mou cher Henri ; laisse-moi t'em-
brasser, dans le cas où tu ne pourrais plus me revoir.
HENRI.
Ciel ! que veux-tu dire ?
GEORGE.
Pden. La vie des mortels est précaire, et si nous ne nous re-
voyons plus, reçois ma bénédiction et cet embrassement, et en-
core celui-ci. (Il l'embrasse teiiaremeni. ) Maintenant rcuds-tol en toute
hâte chez le duc. (Henri son. i Pauvre jeune homme^, tu ne sais
guère ce que tu as entrepris ! Mais si Martin s'est échappé et que
le duc arrive on n'osera pas procéder sans preuve.
(Wickerd entre suivi de soldats.)
\YICKERD.
Nous avons fait prisonnier un homme de Mùltingen , baron
George, et il vient de nous apprendre que Martin s'est échappé.
GEORGE.
O joie I joie! la seule que je puisse maintenant éprouver ! Ren-
dez-lui la liberté pour cette bonne nouvelle. Et vous, Wickerd ,
gr'-dez-moi ce poste avec vigilance toute la nuit^ envoyez des
vedettes en avant pour chercher Martin, dans le cas où il ne serait
p?s en état d'arriver à Ebersdorf.
WICKERD.
Vous serez obéi, noble sire.
(Fanfares de trompellcs et de lymbales. La toile lomlje,'^
330 LA MAISON D'ASPEN.
SCÈNE II.
Le lliéâlrc repre'seiilc la chapelle d'Eberadorf , ancien Lâliment golliique.
ISABELLE ; se relevant de devant l'aulel sur lequel brûlent deux cierges.
Je ne puis pas prier; la terreur et les remords ne laissent plus
de place à la dévotion. Il faut avoir le cœur en paix et les mains
pures pour les élever vers le ciel. Minuit est l'heure de la som-
mation. Comment pourrais-je prier quand je vais paraître devant
mes juges, résolue à nier un crime que tout ce que j'ai de sang
dans les veines ne pourrait effacer I Et mon fils ! oh I il sera vic-
time de mes forfaits! Arnolf, Arnolf! que tu es bien vengé I
(On frappe à la porte.) J'eutcnds Ics pas de mon redoutable guide.
( On frappe encore. ) MOU COUragC m'abaudonue ! (Gertrude entre.) Ger-
trude, est-ce toi? es-tu seule ?
(Elle l'embrasse.)
GERTRUDE.
ÎMa chère tante, quittez ce lieu ; il glace le sang I Ma tante m'a
envoyée vous chercher pour vous faire venir chez elle.
ISABELLE.
Qui est avec elle?
GERTRUDE.
• Reynold seule et la famille, avec qui mon oncle se livre
à la joie.
ISABELLE.
N'as-tu pas vu de figures étrangères?
GERTRUDE.
Non ; personne que des amis.
ISABELLE.
Es- tu sûre décela? George y est- il ?
GERTRUDE.
Non, ni Henri; tous deux sont sortis à cheval. Je pense qu'ils
pourraient rester un jour, au moins. Mais venez, ma tante, je
hais ce lieu ; il me rappelle mon rêve. Yoyez, là-bas est l'endroit
où il m'a semblé qu'on vous enterrait vivante sous un mo-
nument.
(Elle montre du doigt le point qu'elle veut indiquer.)
ISABELLE , tiLSsalUanl.
Le monument de mon premier mari I Laisse-moi, laisse-moi,
Gertrude; je te suis dnns un moment. (Genruieson. ) Oui, c'est là
qu'il repose I oublieux à la fois de ses crimes et de ses outrages I
LA MAISON D'ASPEN. 337
insensible, comme si celte chapelle n'eût jamais retenti de mes
gémissements, ou le château répété le râle de ses derniers soupirs !
Quand dormirai-je de ce dernier sommeil ? ( Comme eiu aiudie ics jeux
sur le monument, une figure cnveloppe'e de noir apparaît de derrière.) UlCU mi~
séricordieux ! est-ce une vision comme celle qui a hanté ma
couche ? ( Elle approche : elle avance avec un sentiment mêlé de terreur et de résolution.)
Esprit ou fantôme, es-tu l'esprit sans repos de celui qui expira
dans les tourments de l'agonie? ou bien es-tu l'être mystérieux
qui me guida pour commettre mon crime? (La figure s'incline, ei fait un
signe aiinmatif.) Demain I demain! je ne puis te suivre à présent !
( La figure montre un poignard cacbe' sous son manteau. ) 1 U m y COUtramS . JC
te comprends : je te suivrai.
(Elle suit la fiijure quelques pas; le fantôme se retourne, et arracUe de sa têle un voile noir
et lu: prend la main : ils sortent ensemlile, et passent derrière le monument.)
SCENE m.
La forêl de Gricfenliaus.
lo coin de feu autour duquel s'asseyent VVl(jK.Ei\lJ, CUAlvAL) et autres, en
veloppés dans leurs manteaux.)
WICKERD.
La nuit est bien froide,
COXRAD.
Oui ; mais tu t'en es garanti avec ton manteau et le vieux nec-
tar du Rhin.
WICKERD.
C'est vrai ; et je vais vous en donner un preuve.
(Il chante.)
LE VO DU RHIN.
Qui sait de vaillanti bataillons
Soudain réchauffer le courage?
Le raisin des riants vallons
Qui du Rhin forment le rivage.
Oli .' béni soit donc le raisin
Qui croît au rivage du Rhin !
Que les ornements, les fourrures ^
Que les dépouilles d'animaux.
Despotes, couvrent les troupeaux
Des soldats dont mille blessures
Signalent les exploits rivaux.
Je serais glacé sans la ilamme
Du ■(in qui réjouit mon âme.
Lorsque le givre des forêts
Est descendu sur les marais. •
358 LA MAISON D'ASPEN.
Oui, sur le Bhin, sur le Rhin naissent.
Les grappes de ce jus divin,
Qui, lorsque les soldais s'affaissent,
Yienl re'veillcr leur cœur souAiin :
Béni soit le nectar du Rhin !
CONRAD.
Bien chanté, Wickerd! tu eus toujours un cœur jovial;
(Ln soldat ou deux entrent. 1
WICKERD.
As-tu fait les rondes, Franck ?
FRANCK.
Oui-, jusqu'au marais delà Ciguë. Il fait une nuit bien ora-
geuse^ la lune brillait sur la colline du Loup', et sur les corps
morts dont le travail du jour a couvert ce lieu. Nous avons en-
tendu l'esprit de la maison de Maltingen, éveillé sur le carnage de
ses adhérents; je n'ai osé aller plus loin.
WICKERD.
Misérable cœur de poule ! L'esprit de quelques vieux corbeaux
qui a sur leurs os recueilli sa pâture.
corsRAD.
Non, Wickerd ; les gens d'église prétendent qu'il existe de pa-
reilles choses.
FRANK.
Oui ; et le père Ludovic nous a dit dans son dernier sermon
comment le diable tordit le cou à dix fermiers à Kletterback ,
pour avoir refusé le denier de saint Pierre.
WICKERD.
Oui, quelque diable d'église, sans doute.
FRANK.
Non 5 le vieux Reynold nous a dit qu'en passant près de la
vieille chapelle de notre château, il l'a vue tout éclairée, et il a
entendu chanter en chœur le service funéraire.
AUTRE SOLDAT.
Le père Lodovic l'a aussi entendu.
WICKERD.
Écoutez-moi, vous enfants à cœur de lièvre I pouvez-vous re-
garder la mort en face sur le champ de bataille, et craindre une
telle nourriture de spectres? Le vieux Reynold était entre deux
vins lorsqu'il eut cette vision. Quant au chapelain, loin de moi
\fFolf's Ilill, dit le texte pour exprimer une localité, a. m.
LA MAISON D'ASPEN. gg»
l'idée de nommer esprit qui le visite-, mais je sais que penser,
lorsque je le trouve confessant la jolie petite Agnès, fille de Ber-
trand, dans le bosquet de noisetiers.
CONRAD.
Mais , Wickerd , bien que souvent j'aie ouï faire des contes
étranges auxquels je ne saurais ajouter foi, pourtant, dans notre
famille, il en est un si bien attesté, que j'ai peine à le croire.
Vous ledirai-je?
TOUS LES SOLDATS.
Oui ; dites-le, brave Conrad.
V^ICKERD.
Je prendrai un autre verre de vin du Rhin pour me fortifier
contre les horreurs du récit.
CONRAD.
C'est à peu près mon oncle et mon grand père Albert de
Horsheim.
"NVICKERD.
Je l'ai VU; c'était un vaillant guerrier.
CONRAD.
Bien I II fut long-temps absent, et fut employé dans les guerres
de Bohême. Lors d'une expédition, il fut pris par la nuit, et il vint
à une maison sur la fisière de la forêt : lui et les siens heurtèrent
vainement plusieurs fois à la porte. Ils l'enfoncèrent , m.ais ne
trouvèrent personne.
FRANK.
Et eurent-ils de bons quartiers?
CONRAD.
Oui ; et Albert se retira pour se reposer dans une chambre
au premier étage. En face du lit sur lequel il se jeta était un
miroir. A minuit, il fut éveillé par de profonds gémissements; il
porta les yeux sur le miroir, et vit. . .
FRANK.
Juste ciel! n'entendez-vous rien?
WICKERD.
Oui, le vent qui souffle parmi les feuilles flétries des arbres.
Continuez, Conrad. Votre oncle était un sage.
CONRAD.
Plus que d'autres à cheveux blancs.
AVICKERD.
Ah! jeune homme, es-tu si impertinent? Quoique page de
340 LA MAISON D'ASPEN.
lord Henri , je t'apprendrai qui commande le parti que tu veux
mépriser.
TOUS LES SOLDATS.
Paix ! paix I bon AVickerd-, que Conrad continue.
CO^RAD.
Où en étais-je?
FRAiNK.
Au miroir.
CONRAD.
C'est vrai. Mon oncle aperçut dans le miroir la réflexion d'une
figure humaine, tordue et couverte de sang. Une voix prononça
distinctement ces mots : « Il en est temps encore. » Ils étaient à
peine prononcés , que mon oncle reconnut dans le visage du
spectre les traits de son père.
UN SOLDAT.
Chut! par saint François, j'entends un gémissement.
(Ils tiessaillenl tous à l'exception de AVickerd.)
AVICKERD.
C'est le coassement d'une grenouille, qui a eu froid cette nuit,
et qui chante d'une manière plus dure que de coutume.
FRAIS K.
Tu n'es sûrement pas chrétien.
Mis s'asseyent en se rapprochant du feu,)
COxNRAD.
Bien. Mon oncle appela ses domestiques, et ils firent des per-
quisitions infructueuses dans tous les coins de la chambre. Ils
cachèrent le miroir avec un drap, laissèrent de nouveau Albert
seul ; mais à peine eut-il fermé les yeux, que la même voix cria :
« Il est maintenant trop tard. » Le drap fut levé, et il vit de re-
chef la figure...
FRANK.
Sainte Vierge Marie I Elle paraît.
(Tous se lèvent.)
■\VICKERD.
OÙ? quoi?
CONRAD.
Yoyez-vous la figure venir du bosquet?
Martin entre sous l'iiajjit de moine, en grand desordre; il a la ligure pile et la dc'niaiclio
très-Icnte.
AVICKERD levant sa pique"
Homme ou démon , qui que lu sois , tu vas sentir la pointe de
LA MAISON D'ASPEN. 541
mon fer, si tu avances un pas de plus. (Mania sarrêie.) Qui es-tu
que cherches- tu ?
MARTIN.
Je voudrais me chauffer à votre foyer, car il fait terriblement
froid.
WICKEI^D.
Voyez là-bas, vous autres, poltrons! cette prétendue vision
n'est qu'un pauvre moine anuité : assieds-toi, père. ( lu piacen:
MariiD piès au feu.) Par le ciel, c'est Martin, notre Martin. Martin,
où es-tu donc allé? nous t'avons cherché toute la nuit.
MARTIN'.
Comme font beaucoup d'autres encore.
CONRAD.
Oui, ton maître.
L'avez-vous vu aussi ?
Qui ? le baron George ?
MARTIN.
CONRAD.
MARTIN.
Non, mon premier maître , Arnolf d'Ebersdorf.
AVICKERD.
Il extravague.
MARTIN.
Il m'a dépassé tout à l'heure dans le bois, monté sur son vieux
cheval noir, ses narines soufflaient la fumée et la flamme : ni
arbres ni rochers ne pouvaient l'arrêter. Il m'a dit : « Martin, tu
rentreras celte nuit à mon service. >•
WiCKERD.
Dépouille-toi de ton manteau, Francis ; il est tout raide de froid.
Ne te souviens-tu pas de moi, vieil ami?
31ARTIN.
Oui, Vous êtes le sommelier d'Ebersdorf : c'est vous qui êtes
chargé du soin de la coupe dorée, ornée des portraits des douze
apôtres. C'était la coupe favorite de mon vieux maître.
CONRAD.
Par Notre-Dame, Martin, il faut que tu sois distrait pour
penser que notre maître confierait à Wickerd le soin de la cave.
MARTIN.
11 y a une figure semblable à l'apostat Judas gravée sur la
LA MAISON d'aSPEN. 22
342 LA MAISON D'ASPEN.
coupe. Je remarque cette ressemblance en regardant dans le
miroir.
■WICKERD.
Essaye d'aller te reposer, cher Martin, tu en as besoin. (Oo entend
des pas d'hommes dans le bois.) AUX armCS !
(Ils prennent leurs armes.)
(Deux memljies du trijiunal invisible enveloppe's dans leurs manteaux.)
CONRAD.
Arrêtez ! qui êtes-vous ?
PREMIER MEMBRE.
Des voyageurs égarés dans la forêt.
WICKERD.
Êtes-vous amis d'Aspen ou de Maltingen?
PREMIER MEMBRE.
Nous n'épousons pas leur querelle : nous sommes des amis
<lu bon droit.
AVICKERD.
Alors, vous êtes des nôtres, et vous serez les bienvenus de
passer la nuit près de notre foyer.
SECOND MEMBRE.
Merci.
(Ils s'approchent du feu, et regardent Martin très-6xemeul.)
COîSRAD.
N'avez-vous aucune nouvelle du dehors?
SECOND MEMBRE.
Aucune, si ce n'est que l'oppression et la scélératesse dominent
plus que jamais.
V^ICKERD.
C'est ce dont on se plaint depuis long-temps.
PREMIER MEMBRE.
Non. Jamais les temps anciens n'ont vu autant de méchanceté
que le nôtre 5 et cependant, comme si Ténormité des crimes qui
se commettent ne suffisait pas pour tacher le soleil, chaque
heure découvre de nouveaux forfaits que la plume se refuse à
tracer.
CONRAD.
Il est fâcheux que le saint tribunal sommeille dans ses devoirs.
SECOND MEMBRE.
Jeune homme, il ne sommeille pas-, lorsque le moment de
LA MAISON D'ASPEN. 343
la vengeance est arrivé, il tombe sur eux comme la foudre
du ciel.
MARTIN, essajani de se lever.
Laissez-moi partir.
CONARD, le relenant.
Pour aller où, Martin ?
MARTIN.
A la messe.
PREMIER MEMBRE.
Même en ce moment nous écoutons un misérable qui, ingrat
comme la froide couleuvre, piqua le sein qui l'avait réchauffé.
MARTIN.
Conrad, emporte-moi : je voudrais m'éloigner de ces hommes.
CONRAD.
Sois tranquille , et tâche de sommeiller.
SECOND MEMBRE.
Le misérable dont nous parlons devint, par vengeance ou par
cupidité, le meurtrier du maître qui le nourrissait.
WICKERD.
Loin de nous, le monstre I
PREMIER MEMBRE.
Depuis près de trente ans, il a pu embarrasser la terre.'.Le mi-
sérable s'imaginait que son crime était caché ; mais la terre qui
gémissait sous ses pas, les vents qui soufflaient sur sa tête mau-
dite, le ruisseau qu'il souillait de ses lèvres, le feu auquel il ré-
chauffait ses mains teintes de sang, tous ces éléments réunis ont
été témoins de son crime.
MARTIN.
Conrad, bon jeune homme, conduis-moi dehors, et je te mon-
trerai le lieu où, il y a trente ans, j'ai déposé un présent d'un
grand prix.
CONRAD.
Prends pâli ence, bon Martin .
WICKERD.
I-t où le mécréant fut-il saisi ?
(Les deux membres mettent Lrusquement la main sur Martin, et tirent leurs poignartîs ;
les soldais courent à leurs armes.)
PREMIER MEMBRE.
A cet endroit =
544 LA MAISON D'ASPEN.
WICKERD.
Traîtres ! renoncez à votre prise.
PREMIER MEMBRE.
Au nom de l'invisible tribunal, je vous l'ordonne, n'entravez
pas l'accomplissement de notre devoir.
(Tous Ijaissent leurs glaives et se tiennent sans nionvemcnl.)
MARTIN.
Au secours I au secours î
PREMIER MEMBRE.
Aidez-le de vos prières.
(Il est entraîné. La toile se Laisse.)
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE PREMIÈRE.
La scène représente la chapelle souterraine du château de Griefenliaus. Elle paraît déserte
et en ruines. Il y a quatre entrées, dont chacune est défendue par une porte en fer. A
chaque porte se tient un garde, tcIu en noir et masqué, armé d'une épée nue. Durant
toute la scène, ils restent immobiles à leurs postes. Au centre de la chapelle est un
autel délabré, moitié renversé sur le sol, où l'on voit un gros livre, un poignard et
un paquet de cordes , oulre deux flambeaux allumés; des bancs de pierre antiques de
différente hauteur sont placés autour de la tliapelle. Au fond de la scène on aperçoit
l'entrée en ruine de la sacristie^ qui est tout à fait sombre. Divers membres du tribunal
invisible entrent par les quatre différentes portes. Chacun d'eux parle bas à l'oreille du
garde en passant près de lui, et le garde répond par un signe de tète. Le costume des
membres consiste en une longue robe noire, propre à envelopper la figure : quelques-
uns la portent ainsi ; d'autres ont la figure découverte, à moins qu'il n'entre un étrangei:
ils s'ajseycnt dans un prolond silence sur les bancs de pierre.
JjE comte RODERICi entre , 'vélu d'un manteau d'écarlate delà même forme que
ceux des autres membres. Il prend sa place sur le banc le plus élevé.
R0DER1C.
Gardes, assurez-vous des portes.
(Les portes sont barrées avec le plus grand soin.J
Héraut, à ton devoir!
(Les membres se lèvent : le héraut se lient près de l'autel.)
LE HÉRAUT.
Membres du tribunal invisible, qui jugez en secret, et vengez
de même en secret, comme les dieux, vos cœurs sont-ils exempts
de malice, et vos mains sont-elles vierges de sang?
(Tous les membres font un signe de lélc.)
LE HÉRAUT.
Que ma voix s'entende de l'est à l'ouest, du nord au sud, là où
se cache la trahison, où existe un forfait sanglant, un sacrilège,
LA MAISON D'ASPEN. 34o
une sorcellerie, un vol, un parjure; là, que la malédiction plane,
et qu'elle perce la moelle et les os. Elevez donc vos voix, et dites
avec moi : Malheur! malheur aux coupables !
TOUS.
Malheur I malheur!
(Tous s'assej-enl.)
LE HÉRAUT.
Que celui qui connaît un crime impuni se souvienne du ser-
ment qu'il fit lorsqu'il posa la main sur le glaive et la corde, et
qu'il appelle l'assemblée à la vengeance î
UN MEMBRE, se levant la face découverte.
Vengeance ! vengeance! vengeance !
RODERIC.
Et sur qui?
l'accusateur.
Sur un frère de cetordre qui en a transgressé et violé les lois.
RODERIC.
Apprenez-nous son crime.
l'accusateur.
Ce frère parjure a juré sur le glaive et sur la corde, de dénoncer
les malfaiteurs à ce tribunal, fût-ce l'épouse de son cœur, ou son
iils chéri : cependant il a caché le crime de celui qui lui était
cher ; il a dérobé le forfait à la connaissance du tribunal : il a
éloigné l'évidence du délit et arraché le coupable à la justice.
Alors, que mérite son parjure?
RODERIC.
Accusateur, viens devant l'autel; pose ta main sur la corde et
sur le poignard, et jure que ton accusation est conforme à la
vérité.
L ACCUSATEUR, la main sur l'autel.
Je le jure.
RODERIC.
Veux- tu prendre sur toi la pénalité du parjure, dans le cas où
ton accusation serait fausse?
l'accusateur.
Oui.
RODERIC.
Frères, quelle est votre sentence?
(Les membres confèrent ua moment r. demi-voi.-c ; silence.)
46 LA MAISON D'ASPEN.
LE MEMBRE LE PLUS AGE.
Notre avis est que le parjure mérite la mort.
RODERIC.
Accusateur, tu as entendu la voix de l'assemblée ; nomme le
coupable.
l'accusateur.
George, baron d'Aspen.
(Murmures dans l'assemlilee.)
UN ME3IBRE, se levant soudain.
Je suis prêt, suivant nos saintes lois, à jurer sur la corde et sur
le glaive, que George d'Aspen n'est pas coupable, et que c'est
une calomnie.
l'accusateur.
Misérable ! peux-tu faire aussi légèrement un pareil serment.
LE MEMBRE.
Je ne le fais pas légèrement. Je défends l'innocence et la vertu.
l'accusateur.
Et si George d'Aspen reconnaissait lui-môme l'accusation?
un juge.
Alors je ne me fierais plus à aucun homme.
l'accusateur.
Écoutez-le donc rendre témoignage contre lui-même.
(11 jette son manteau en arrière.)
RODERIC.
George d'Aspen ?
GEORGE.
Lui-môme, prôt à expier le crime dont on vient de l'accuser.
RODERIC.
Et cependant, si tu veux découvrir le nom du criminel que tu
as dérobé à la justice^ à cette condition seule tes frères peuvent
te sauver la vie.
GEORGE.
Crois-tu que pour l'amour de la vie je trahirais un secret que
j'ai conservé en violant ma parole ?Non, j'ai pesé la valeur de
mon obligation : je ne veux pas la remplir ; mais me voici disposé
à en payer la peine.
RODERIC.
Retire-toi, George d'Aspen, jusqu'à ce que l'assemblée ait pro-
noncé le jugement.
LA MAISON D'ASPEN. 547
GEORGE.
Votre sentence sera bien accueillie par moi. Je suis las de votre
joug de fer. Un rayon de lumière a éclairé mon àme. Malheur à
celui qui cherche la justice dans le sombre dédale du mystère et
de la cruauté. Cette fille du ciel ne doit se montrer qu 'au brillant
éclat du soleil, et la clémence l'accompagne toujours . Malheur à
ceux qui voudraient travailler au bien général en foulant aux
pieds les affections sociales ! Ils aspirent à être plus que des
hommes ; ils deviendront pires que des tigres. Je pars : j'aime
mieux que vos autels soient tachés de mon sang que mon àme
noircie par vos crimes.
(George sort parla porte ruinc'e qui donne dans la sacristie.^
RODERIC.
Frères, qui avez juré sur le fer et sur la corde de venger en
secret, sans faveur et sans pitié : quel jugement prononcerez-
vous contre George d'Aspen, qui s'accuse lui-môme de parjure et
de résistance aux lois de notre association ?
(On entend de longs et profonds murmures dans l'assemble'e.)
RODERIC.
Prononcez votre arrêt.
LE PLUS ANCIEN JUGE.
George d'Aspen s'est déclaré parjure; et la peine du parjure
est la mort !
RODERIC.
Père des francs juges, toi le plus ancien de ceux qui vengent
en secret, arme-toi du fer et de la corde , que le coupable dispa-
raisse de la terre I
LE VIEUX JUGE.
J'ai quatre-vingt-huit ans. Mes yeux sont troubles et ma main
est faible : bientôt je vais être appelé devant le trône de mon
Créateur ; comment m'y présenterai-je souillé du sang d'un tel
homme?
RODERIC.
Comment te présenteras- tu devant ce trône, chargé du crime
d'un serment violé? Que le joug du criminel retombe sur nous
et les nôtres I
LE VIEUX JUGE.
Ainsi soit-il au nom de Dieu !
(Il prend le poignard sur rau'.el,et s'avance lentement et avec re'pognance vers la sacristie.)
648 LA MAISON D'ASPEN.
LE VIEUX JUGE , acnièie le théâtre.
Me pardonnes-tu?
GEORGE , derrière le théâlre.
Oui, je te pardonne.
(On l'entend tomber pesamment : le vieux juge rentre de la sacristie', il porte sur l'aulre
le poignard sanglant.)
RODERIC.
As-tu fait ton devoir ?
LE VIEUX JUGE.
Je l'ai fait, (ii s'évanouit).
RODERIC.
Il se trouve mal, qu'on l'emporte.
(On l'emmène : pendant ce temps quatre des juges entrent dans la sacristie et en rapportent
une bière couverte d'un drap mortuaire, qu'ils pi % ent sur les degrés de l'autel : profond
silence.)
RODERIC.
Juges du crime, vous qui condamnez et vengez en secret
comme la Divinité , que Dieu détourne vos pensées du mal , et
vos mains du crime.
BERTRAM.
J élève ma voix dans cette assemblée , et je crie vengeance I
vengeance I vengeance I
RODERIC.
C'est assez pour cette nuit. (Il se lève et amène Bertram en avant.) PcnSe
à ce que tu fais, George a péri ; ce serait un meurtre de tuer à la
fois la mère et le fils.
BERTRAM.
George d'Aspen était ta victime : tu l'as sacrifié à ta haine et à
ta jalousie. Je réclame la mienne : elle appartient à la justice et à
mon frère assassiné ! Reprends ton siège I Tu ne peux pas arrêter
le rocher que tu as mis en mouvement.
(Rodeiic se rasseyant.)
RODERIC.
Contre qui demandes-tu vengeance?
BERTR.Ul.
Contre Isabelle d'Aspen.
RODERIC.
Elle a été sommée.
UN HÉRAUT.
Isabelle d'Aspen, accusée de meurtre par poison, je te com-
mande de paraître et de te préparer à te défendre.
LA MAISON D'ASPEN. 5W
(On entend trois coups à une des portes; un garde l'ouvre : Isabelle entre la tête toujouis
enveloppe'e d'un voile, et conduite par son guide : tous les juges se couvrent le visaec.)
RODERIC.
Découvrez-lui les yeux.
(On lui ôte son voile; Isabelle regarde avec e'garement autour d'elle.)
RODERIC.
Sais-tu OÙ tu es, dame châtelaine?
ISABELLE
Je le devine.
RODERIC.
l)is ce que tu crois.
ISABELLE.
Devant les vengeurs du sang.
RODERIC.
Sais-tu pourquoi tu es appelée en leur présence ?
ISABELLE.
Non.
RODERIC.
Parle, accusateur.
BERTRAM,
Je t'accuse, Isabelle d'Aspen . devant cette redoutable assem-
blée, d'avoir fait mourir, secrètement et par le poison, Arnolf
d'Ébersdorf, ton premier mari.
RODERIC.
Peux-tu attester cette accusation par serment ?
BERTRAM, la main sur l'autel.
Je mets la main sur le fer et sur la corde, et je le jure.
RODERIC.
Isabelle d'Aspen, tu as entendu l'accusation. Qu'as-tu à ré-
pondre ?
ISABELLE.
Que le serment d'un accusateur n'est pas la preuve d'un crime.'
RODERIC.
As-tu quelque autre chose à dire?
ISABELLE.
Oui.
RODERIC.
Parle donc.
ISABELLE.
Juges invisibles au soleil, et que contemplent seulement lésas»
Sm LA MAISON D'ASPEN.
très de la nuit, je parais devant vous accusée d'un crime énorme^
d'un crime inouï et prémédité. Je n'avais encore que dix-huit ans
lorsque je fus mariée à Arnolf; Arnolf était défiant et jaloux, tou-
jours prêt à me soupçonner sans cause, sans autre cause que de
m'avoir lui-même offensée. Comment donc aurais-je pu com-
ploter et exécuter une telle action ? L'agneau ne vient pas se jeter
sur le loup, quoique prisonnier dans son antre.
RODERIC.
Avez-vous fini ?
ISABELLE.
Un moment. Des années se sont écoulées sans qu'il fut ques-
tion de cet odieux soupçon 5 Arnolf avait laissé un frère ; et quand
même l'opinion publique se serait tue, l'amitié fraternelle se serait
fait entendre contre moi. Pourquoi donc ne m'accusa-t-il pas ?
Et ma conduite même a-t-elle justifié cette horrible imputation ?
Je puis répondre non aux juges redoutables : j'ai fondé des cloî-
tres, j'ai doté des hôpitaux ; les biens que le ciel m'avait accordés,
je ne les ai point refusés aux malheureux. J'en appelle à vous,
juges du crime, ces preuves d'innocence peuvent- elles être ba-
lancées par l'assertion d'un accusateur inconnu, déguisé, et
peut-être malveillant.
BERTRAM.'
Je renonce à ce déguisement, (njcucson manteau.) Me connais-tu
maintenant ?
ISABELLE.
Oui, je reconnais en toi un ménestrel vagabond, objet de la
charité de mon mari.
BERTRAM.
Non , perfide ! reconnais en moi Bertram d'Ebersdorf, le frère
de celui que tu assassinas. — Appelez son complice Martin. Ah !
tu pâlis maintenant I
ISABELLE.
Puis-je avoir un peu d'eau, (à pan.) Juste ciel! quel souvenir ce
regard vindicatif me rappelle !
Ui\ JUGE.
Martin est mort entre les mains de nos frères.
RODERIC.
Connais-tu l'accusateur, châtelaine?
ISABELLE se ranimanl.
Que la nature qui succombe pendant cet afTreux jugement ne
LA MAISON D'ASPEN. SSf"
passe pas ici pour la conscience du crime. — Je connais l'accusa-
teur ; il est proscrit pour homicide et au ban de l'empire , et son
témoignage ne peut être reçu.
UN VIEUX JUGE.
Elle a raison.
BERTRAM à Roderic
Alors je te somme toi et William de Wolfstein de rendre té-
moignage de ce que vous savez.
RODERIC.
Wolfstein n'est pas présent , et ma place m'empêche de dépo-
ser comme témoin.
BERTRA3r.
Alors j'en appellerai un autre. En attendant, que l'accusé soit
éloignée.
RODERIC.
Retirez-vous , madame.
(On conduit IsaKelle à la sacristie.)
ISABELLE en sortant.
La terre est humide et glissante ; Dieu I elle est baignée de sang î
RODERIC i part à Bcr'ram.
Qui veux-tu appeler ?
fBertram lui parle tout b^s.)
RODERIC.
Ceci me passe. ( Après un moment de rëiirxion. ) Mals, solt ! Maltingen
verra Aspen humilié dans la poussière. (Haut.) Mes frères , l'accu-
sateur demande un témoin qui est resté dehors. On va l'admettre.
(Tous se couvrent le visage).
(Riuliger entre les yeux bandes, appuyé' sur deux juges : on lui donne un tabouret, et on
lui Ole son bandeau.)
RODERIC.
Sais-tu où tu es , et devant qui ?
RUDIGER.
Je l'ignore, et m'en inquiète peu . Deux étrangers m'ont sommé
de quitter mon château pour aider, m'ont-ils d;t, à un grand acte
de justice. Je suis monté dans la litière qu'ils avaient amenée ,
et me voici.
RODERIC.
C'est pour coopérer au châtiment du parjure, et à la découverte
d'un meurtre. Es-tu disposé à nous prêter ton appui ?
RUDIGER.
Très-volontiers , comme mon devoir m'y oblige.
312 LA MAISON D'ASPËN.
RODERIC.
Et si ce crime était celui d'un ami ?
RUDIGER.
Il cesserait dès-lors de l'être.
RODERIC.
S'il avait été commis par ton propre sang?
RUDIGER.
Je le répandrais avec le poignard.
RODERIC.
Alors tu ne pourrais nous blâmer de cet acte de justice. Enle-
vez le drap mortuaire.
(Le drap est ôlc', el laisse voir le corps sanglant de George : Rudiger s'en approcke en
cliancclanl.)
RUDIGER.
George, mon fils George ! et tu n'as pas péri de lamort glorieuse
des batailles, mais tu es tombé sous le poignard d'assassins ju-
diciaires ! O mon fils bien aimé I tu seras l'objet éternel de mes
regrets; mais ce n'est pas ici le moment de m'y abandonner. Je
ne verserai pas une larme sur ta mort que je n'aie d'abord vengé
ta gloire. Ecoutez-moi , assassins nocturnes : il était innocent et
droit comme la vérité elle-même. Que celui qui oserait le nier ra-
masse ce gage ! Si le Tout-Puissant ne rend pas à ces membres
vieillis la force nécessaire pour soutenir la cause d'un père, il me
reste un autre fils qui vengera l'honneur de la maison d'Aspen ,
ou qui joindra sa dépouille sanglante à celle de son frère.
RODERIC.
Homme audacieux et insensé , écoute-s-en d'abord la cause I
apprends le déshonneur de ta maison.
ISABELLE , de la sacristie.
Non, jamais il ne l'apprendra, que celle qui en fut l'auteur
n'ait cessé d'exister.
(Rudiger cliercbc à s'élancer vcrj la sacristie, ou l'en empêclie . Isaludle entic hlesse'e et se
jette sur le corps de George.)
ISABELLE.
Assassiné pour moi 1 pour moi ! oh mon fils I mon cher fils!
RLDIGER f qu'on relient toujours.
Lâche > scélérats ! laissez-moi j Maltingen, voilà de tes œuvres;
tifl peux déguiser tes traits , mais non tes actions. Je te défie im-
médiatement au combat à mort.
ISABELLE^ levant le? veux.
Ohl non ^ non I n'expose pas ta vie pour moi I c'est moi . moi-
LA MAISOT D'ASPEN. 5S3
même. . . Je n'ai pu supporter la pensée que tu l'apprendrais.
(Elle meurt.)
RUDIGER.
Oh ! laissez-moi , laissez-moi seulement essayer d'arrêter son
sang, et je pardonnerai tout.
RODERIC.
Entrainez-le , et gardez-le à vue. Les accents de la plainte ne
doivent pas troubler les sévères délibérations de la justice.
RUDIGER.
Tigre de Maltingen ! cette basse vengeance est digne de toi i
Les marqu es de la lance de mon fils sont encore sur ton cimier
déshonoré I vengeance sur vous tous I
(On traîne Rudiger à la sacristie.)
RODERIC.
Frères, nous sommes découverts! que doit-il être fait à celui
qui a pénétré nos mystères ?
UX VIEUX JUGE.
Il faut qu'il devienne un membre de notre ordre, ou qu'il meure.
RODERIC.
Cet homme ne se réunira jamais à nous. Il ne peut pas donner la
main à ceux qui les ont teintes du sang de sa femme et de son fils ;
c'est pourquoi il doit mourir ! (murmures dans rassemblée.) Mes frères,
je ne m'étonne pas de votre répugnance -, mais cet homme est
puissant , il a des amis et des alliés pour soutenir sa cause ; nous
sommes perdus ainsi que notre société , si nos lois ne sont exé-»
cutées ! ' les murmures s'affaiblissent.) D'aïllcurs, HC uous sommcs-nous
pas engagés par un serment terrible à obéir à ses statuts? (profona
sUcnce) (au vieux juge.) Prcuds le fcr ct la corde.
LE VIEUX JUGE.
Il n'a fait aucun mal-, il a été mon compagnon d'armes, je refuse.
RODERIC à un autre.
Eh bien ! va , toi , et succède à celui qui a désobéi. Rappelez-
vous vos serments I
(Le juge prend le poignard, et s'éloigne d'un pas irre'solu : il regarde dans la sacris'.ie et
revi et.)
LE JUGE.
Il s'est évanoui , évanoui de douleur pour sa femme et son fils.
La terre ensanglantée est jonchée de ses cheveux blancs, arrachés
par ses vaillantes mains, qui combattirent pour la chrétienl é. Je ne
veux pas être son bourreau,
(Il jette le poignard.)
5.14 LA RIAISON D'ASPEN.
BERTRAM.
Homme parjure et sans courage, le spoliateur de mon héritage,
Fauteur de mon exil , mourra de ma main !
RODERIC.
Grâces te soient rendues , Bertram ; exécute l'arrêt , assure la
tranquillité du saint tribunal.
(Bertram saisit le poignard et va s'élancer dans la sacristie, quand trois coups frappes très-
fort se font entendre à la porte.)
TOUS.
Arrêtez ! arrêtez !
(Le duc de Bavière, suivi de plusieurs memLres du tribunal secret, entre. Il est revêtu
d'un manteau d'écarlate, garni d'hermine, et porte la couronne ducale et une baguett^
ù la main : tout le monde se lève ; un murmure se fait entendre parmi les juges, qui s
disent à voix basse les uns aux autres : C'est le duc .' c'est le cbefl)
RODERIC,
Le duc de Bavière I je suis perdu !
LE DUC 5 voyant les corps.
Je suis arrivé trop tard ; les victimes ont péri.
HENRI ) qui entre avec le duc.
Bonté du ciel ! George !
RUDIGER, delà sacristie.
Henri, j'entends ta voix : sauve-moi,
(Henri s'e'lance dans la sacristie.)
LE DUC.
Roderic de Maltingen, descends de ce siège que tu as déshonoré.
(Rodetic quille son siège , sur lequel le duc se place. ) Tu CS aCCUSé d'aVOlr pCr-
verti les lois de notre ordre, et comme ennemi mortel de la mai-
son d'Aspen , d'avoir abusé d'une autorité sacrée pour satisfaire
ta vengeance particulière , et Wolfstein s'en porte ici témoin.
RODERIC.
Chef parmi nos cercles, je n'ai fait que me conformer à nos lois.
LE DUC.
Tu as en efTet suivi nos statuts à la lettre , et je dois déplorer
que leur triste conséquence ait été la sanglante tragédie de cette
nuit. Je ne puis pas te traiter comme je le voudrais, mais je ferai
du moins tout ce qu'il m'est permis de faire. Tu n'as pas en effet
transgressé nos lois , mais tu les as torturées , et tu en a abusé.
Agenouille-toi donc , et place tes mains dans les miennes. (Roderic
béit. ^ Je te dégrade de ton oflice sacré I (ii repousse Roderic.) et si dans
deux jours tu oses encore souiller de tes pas le territoire de Ba-
vière , que ce soit au péril de ta vie , à la merci du fer et de la
corde. (Roderic se lève,) Je diSSOUS cette assemblée. CToulIe monde se lève).
LA MAISON D'ASPEN. 5S5
Juges et condamnateurs des autres , que Dieu vous apprenne à
vous connaître vous-mêmes.
(Tous s'inclinent, le duc Lrise sa baguelle et s'avance.)
BODERIC.
Seigneur duc , lu m'as accusé de trahison. Tu es mon prince
souverain , mais je dirais de tout autre qui oserait soutenir cette
accusation qu'il en a menti.
HENRI ) s'élançant de la sacristie.
Scélérat ! j'accepte ton défi I
RODERIC.
Jeune présomptueux I ma lance te châtiera dans la lice ; voici
mon gage I
LE DUC.
Henri , par l'obéissance que tu me dois , je te défends de le ra-
masser I ( A Roderic. ) Tu ne dois plus entrer dans la lice , désormais
tu ne manieras plus de lance, (ii lui ure son épee. ) Avec cette épée je
l'ai fait chevalier ,• avec cette épée je te dégrade ! Moi , ton prince
(R le frappe légèreraeni du plat de son cpce ) , je t'enlèvc le raug dc chcvahcr
et les privilèges de la chevalerie -, tu n'es plus un baron allemand
libre ; te voilà dépouillé de tes dignités et de tes prérogatives. Tes
funérailles seront célébrées , car tu es mort quant aux honneurs
et à la gloire chevaleresque ; tes éperons te seront arrachés , tes
armes flétries et renversées par le bourreau. Va, traître déshonoré,
va cacher ta honte dans une terre étrangère. (Boderic exprime par ses
gestes une rage muette.) Assurcz-vous dc Bertram d'Ebersdorf; de par
le ciel , il portera la peine attachée à la violation de son ban.
Henri , occupons-nous d'éloigner ton père de cette scène déchi-
rante-, qu'il ignore à jamais ce terrible secret. Je m'efforcerai au-
tant qu'il sera en mon pouvoir d'adoucir ses chagrins, et de
rétablir l'honneur de la maison d'Aspen.
(La toile toniLe.)
riN DE LA MAISON D ASPEN.
TABLE
DES PIÈCES COTEMES DANS CE VOLUME.
Avertissement du Traducteur Page 5
LE NAIN NOIR 7
LE MIROIR DE MA TANTE MARGUERITE 173
LA CHAMBRE TAPISSÉE, ou LA DAME EN SAC 207 .'
LA FANTASMAGORIE 225
EXTRAIT DE L'EYRBIGGIA-SAGA 231
MORT DE JOCK, FILS DU LAIRD 271
ABBOTSFORD , ou DESCRIPTION DU DOMAINE DE
WALTER-SCOTT 277
LA MAISON D'ASPEN, tragédie 393
IMPRIMERIE DE MOQUET ET C'" , PtE PE tA HARPE, 00.
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