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Full text of "[Oeuvres]"

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FI 


d56 

Liy/re 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresfeval341fv 


LE   PETIT   PARISIEN 


LIBRAIRIE  -  PAPETrPl^- 
J.  JACQUEMOUD 
Cwraterie- GENÈVE 


A  LA  MÊME  LIBRAIRIE,    MÊME  COLLECTION 


PAUL  FÉVAL  PAUL  FÉVAL  Fils 

LE   BOSSU 


I.  Le  Petit  Parisien. 
II.    Lagardère. 


III.  Les    chevauchées    de 

Lagardère . 

IV.  Cocardasse  et  Passepoil. 


PAUL  FÉVAL  Fils 


LE    FILS    DE    LAGARDERE 


I.  Le  Sergent  Belle-Épée 1  vol. 

II.  Le  Duc  de  Nevers 1  vol. 


LES  JUMEAUX  DE  NEVERS 

I.  Le  Parc  aux  Cerfs 1  vol. 

II .  La  Reine  Cotillon 1  vol. 


I.  Le  Fils  de  d'Artagnan 1  vol. 

II.  La  vieillesse  d'Athos 1  vol. 

Mariage  d'Agence 1  vol. 


PAUL  FÉVAL 

Le  Tueur  de  Tigres 1  vol . 

Blancheîleur 1  vol. 


PROCHAINEMENT 
D'Artagnan  contre  Cyrano  de  Bergerac 

G: and   roman   historique   par   Taul    FÉVAL   FiLS. 


PAUL    FÉVAL 


LE  BOSSU 


IJVRK     PREMIER 


LE  PETIT  PARISIEN 


PARIS 


SociHé  d'Éditions  Litiéraires  et  Artistiques 

LIBRAIRIIC    OLLKNDORFF 

=  5o,  CHAUSSÉE  d'antin,  5û         — 


'y^Â^ 


\^  t 


911775. 


LE  BOSSU  ou  LE  PETIT  PARISIEN 


LES   MAITRES    EN    FAIT    D'ARMES 


PREiMIÈRE  PARTIE 


I.  —  La  \  allée  ke  Louron 


Il  y  avait  autrefois  une  ville  en  ce  lieu,  la  cité  de  Lorre,  avco  dos  temples 
païens,  des  amphithéâtres  et  un  capitole.  Maintenant,  c'est  un  val  désert 
où  la  charrue  paresseuse  du  cultivateur  gascon  semble  avoir  peur 
d'émousser  son  fer  contrôle  marbre  des  colonnes  enfouies.  La  montagne  est 
tout  près.  La  haute  chaîne  des  Pyrénées  déchire  juste  en  face  de  vous 
SCS  neigeux  horizons,  et  montre  le  ciel  bleu  du  pays  espagnol  à  travers  la 
coupure  profonde  qui  sert  de  chemin  aux  contrebandiers  de  Venasqiie.  A 
quelques  lieues  de  là,  Paris  tousse,  danse,  ricane  et  rêve  qu'il  guérit  sou 
incurable  bronchite  aux  sources  de  Bagnères-de-Luchon;  un  peu  plus  loin,  de 
l'aiitro  côté,  un  autre  Paris,  Paris  rhumatisant,  croit  lai.s.ser  se.'-,  sciât iques 
au  fond  des  suif ureuses  pi.st  ines  de  Barèges-lcs-Bains.  Eternellement,  la  f<ii 
sauvera  Paris,  malgré  le  fer,  la  magnésie  ou  le  soufre  ! 

C'est  la  vallée  de  Louron,  entre  la  valh'-e  d'Aure  et  la  vallée  do  Barousse, 
la  moins  connue  peut-ôlre  des  ttiurisles  effrénés  qui  viennent  chaque  année 
découvrir  ces  sauvages  contrées;  c'est  la  vallée  de  Louron  avec  ses  oasis 
fleuries,  .ses  torrents  prodigieux,  .ses  roches  fantastiques  et  sa  rivière,  sa 
brune  Clarabide,  sombre  cristal  qui  se  meut  entre  deux  rives  escarpées  avec 
ses  forêts  étranges  et  son  vieux  château  vaniteux,  fanfaron,  invraisemblable 
comme  un  poème  de  chevalerie. 

En  descendant  la  montagne,  à  gauche  de  la  coupure,  sur  le  versant  tlu 
petit  pic  Véjan,  vous  apercevez  d'un  coup  d'oeil  tout  le  paysage.  La  vallée 
do  Louron  forme  l'extrême  pointe  de  la  Gascogne.  Elle  s'étend  en  éventail 
eulro  la  forêt  d'Ens  et  ces  beaux  bois  du  Fréchet  qui  rejoignent,  â  travers 
Jo  val  de  Barousse,  les  paradis  de  Mauléon,  do  Nesles  et  de  Campan.  La 
terre  est  pauvre;  mais  l'aspect  est  riche.  Le  sol  se  fond  pnsqiu^  parlout 
violemment.  Ce  sont  des  gaves  qui  déchirent  la  pelouse,  ciui  déchaussent 
profondémei^t  l^picd  dc^  hêtres  géantp,  qi^i  mettent  à  nu  la  b^sp  du  roc; 
ce  Êôn't  deè  ratapcâ  Verticale'^,  jcii-JcE  de  baUt  en  tas  p^ir  la  l'acmé  cuva- 


6  LE   BOSSU   OU   LE  PETIT  PARISIEN 

hissante  des  pins.  Quelque  troglodyte  a  creusé  sa  demeure  au  pied,  tandis 
qu'un  guide  ou  un  berger  suspend  la  sienne  au  sommet  de  la  falaise.  Vous 
diriez  l'aire  isolée  et  haute  de  l'aigle. 

La  forêt  d'Ens  suit  le  prolongement  d'une  colline  qui  s'arrête  tout  à 
coup,  au  beau  milieu  de  la  vallée,  pour  donner  passage  à  la  Clarabide. 
L'extrémité  orientale  de  cette  colline  présente  un  escarpement  abrupt  où. 
nul  sentier  ne  fut  jamais  tracé.  Le  sens  de  sa  formation  est  à  l'inverse  des 
chaînes  environnantes.  Elle  tendrait  à  fermer  la  vallée,  comme  une  énorme 
barricade  jetée  d'une  montagne  à  l'autre,  si  la  rivière  ne  l'arrêtait  court. 

On  appelle  dans  le  pays  cette  section  miraculeuse  le  Hachaz  (le  coup  de 
hache).  Il  y  a  naturellement  une  légende;  mais  nous  vous  l'épargnerons. 
C'était  là  que  s'élevait  le  capitole  de  la  ville  de  Lorre,  qui  sans  doute  a 
donné  son  nom  au  val  de  Louron.  C'est  là  que  se  voient  encore  les  ruines  du 
château  de  Caylus-Tarrides. 

De  loin,  ces  ruines  ont  un  grand  aspect.  Elles  occupent  un  espace  consi- 
dérable, et,  à  plus  de  cent  pas  du  Hachaz,  on  voit  encore  poindre  parmi  les 
arbres  le  sommet  déchiqueté  des  vieilles  tours.  De  près,  c'est  comme  un 
village  fortifié.  Les  arbres  ont  poussé  partout  dans  les  décombres,  et  tel 
sapin  a  dû  percer,  pour  croître,  une  voûte  en  pierres  de  taille.  Mais  la  plu- 
part de  ces  ruines  appartiennent  à  d'humbles  constractions  où  le  bois  et  la 
terre  battue  remplacent  bien  souvent  le  granit. 

La  tradition  rapporle  qu'un  Caylus-Tarrides  (c'était  le  nom  de  cette  bran- 
che, importante  surtout  par  ses  immenses  richesses)  fit  élever  un  rempart 
autour  du  petit  hameau  de  Tarrides,  pour  proléger  ses  vassaux  huguenots 
après  l'abjuration  d'Henri  IV.  Il  se  nommait  Gaston  de  Tarrides,  et  por- 
tait titre  de  baron.  Si  vous  allez  aux  ruines  de  Caylus,  on  vous  montrera 
l'arbre  du  baron. 

C'est  un  chêne.  Sa  racine  entre  en  terre  au  bord  de  l'ancienne  douve  qui 
défendait  le  château  vers  l'occident.  Une  nuit,  la  foudre  le  frappa.  C'était 
déjà  un  grand  arbre;  il  tomba  au  choc  et  se  coucha  en  travers  de  la  douve. 
Depuis  lors,  il  est  resté  là,  végétant  par  l'écorce,  qui  seule  est  restée  vive 
à  l'endroit  de  la  rupture.  Mais  le  point  curieux,  c'est  qu'une  pousse  s'est 
dégagée  du  tronc,  à  trente  ou  quarante  pieds  des  bords  de  la  douve.  Cette 
pousse  a  grandi;  elle  est  devenue  un  chêne  superbe,  un  chêne  suspendu,  un 
chêne  miracle,  sur  lequel  deux  mille  cinq  cents  touristes  ont  déjà  gravé  leur 
nom. 

Ces  Caylus-Tarrides  se  sont  éteints,  vers  le  commencement  du  dix-hui- 
tième siècle,  en  la  personne  de  François  de  Tarrides,  marquis  de  Caylus, 
l'un  des  personnages  de  notre  histoire.  En  1699,  M.  le  marquis  de  Caylus 
était  un  homme  de  soixante  ans  .  Il  avait  suivi  la  cour  au  commencement  du 
règne  de  Louis  XIV,  mais  sans  beaucoup  de  succès,  et  s'était  retiré  mécon- 
tent. Il  vivait  maintenant  dans  ses  terres  avec  la  belle  Aurore  de  Caylus 
sa  fille  unique.  On  l'avait  surnommé,  dans  le  pays,  Caylus- Verrou.  Voici 
pourquoi  : 

Aux  abords  de  sa  quarantième  année,  M.  le  marquis,  veuf  d'une  première 
femme  qui  ne  lui  avait  point  donné  d'enfants,  était  devenu  amoureux  de  la 
fille  du  comte  do  Soto-Mayor,  gouverneur  do  Pampelune.  Inès  do  Soto- 
Mayor  avait  alors  dix-sept  ans.  C'était  une  fiUc  de  Madrid,  aux  yeux  de  feu,  au 
coBur  plue  ardent  que  ses  j'eus.  Le  laar^uis  passait  p'oùr  n'a^'bir  point  donné 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  7 

beaucoup  de  bonheur  à  sa  première  femme,  toujours  enfermée  dans  le  vieux 
château  de  Caylus,  où  elle  était  morte  à  vingt-cinq  ans.  Inès  déclara  à  son  père 
qu'elle  ne  serait  jamais  la  compagne  de  cet  homme.  Mais  c'était  bien  une 
affaire,  vraiment,  dans  cette  Espagne  de  drames  et  des  comédies,  que  de  forcer 
la  volonté  d'une  jeune  fille  !  Les  alcades,  les  duègnes,  les  valets  coquins  et  la 
sainte  inquisition  n'étaient,  au  dire  des  vaudcvihstes,  institués  que  pour  cela  l 

Un  beau  soir,  la  triste  Inès,  cachée  derrière  sa  jalousie,  dut  écouter  pour 
la  dernière  fois  la  sérénade  du  fds  cadet  du  corrégidor,  lequel  jouait  fort  bien 
de  la  guitare.  Elle  partait  le  lendemain  pour  la  France  avec  M.  le  marquis. 
Celui-ci  prenait  Inès  sans  dot,  et  offrait  en  outre  à  M.  de  Soto-Mayor  je  ne 
sais  combien  de  milliers  de  pistoles. 

L'Espagnol,  plus  noble  que  le  roi  et  plus  gueux  encore  que  noble,  ne  pou- 
vait résister  à  do  semblables  façons.  Quand  M.  le  marquis  ramena  au  châ- 
teau de  Caylus  sa  belle  Madrilène  long  voilée,  ce  fut  une  fièvre  générale  par- 
mi les  jeunes  gentilshommes  de  la  vallée  de  Louron.  Il  n'y  avait  point  alors 
de  touristes,  ces  lovelaces  ambulants  qui  s'en  vont  incendier  les  cœurs  de 
province  partout  où  le  train  de  plaisir  favorise  les  voyages  au  rabais;  mais 
la  guerre  permanente  avec  l'Espagne  entretenait  de  nombreuses  troupes  de 
partisans  à  la  frontière,  et  M.  le  marquis  n'avait  qu'à  se  bien  tenir. 

Il  se  tint  bien;  il  accepta  bravement  la  gageure.  Le  galant  qui  eût  voulu 
tenter  la  conquête  de  la  belle  Inès  aurait  dû  d'abord  se  munir  de  canons  de 
siège.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  d'un  cœur  :  le  cœur  était  à  l'abri  der- 
rière les  remparls  d'une  forteresse.  Les  tendres  billets  n'y  pouvaient  rien, 
les  douces  œillades  y  perdaient  leurs  flammes  et  leurs  langueurs,  la  guitare 
elle-même  était  impuissante.  La  belle  Inès  était  inabordable.  Pas  un  galant, 
chasseurs  d'ours,  hobereau  ou  capitaine,  ne  put  se  vanter  seulement  d'avoir 
vu  le  coin  de  sa  pnmelle. 

C'était  se  bien  tenir.  Au  bout  de  trois  ou  quatre  ans,  la  pauvre  Inès  repas- 
sa enfin  le  seuil  de  ce  terrible  manoir.  Ce  fut  pour  aller  au  cimetière.  Elle 
était  morte  de  solitude  et  d'ennui.  Elle  laissait  une  fille. 

La  rancune  des  galants  vaincus  donna  au  marquis  ce  surnom  de  Verrou. 
De  Tarbes  à  Pampelune,  d'Argelès  à  Saint-Gaudens,  vous  n'eussiez  trouvé 
ni  un  homme,  ni  une  femme,  ni  un  enfant,  qui  appelât  M.  le  marquis  autre- 
ment que  Caylus- Verrou. 

Après  la  mort  de  sa  seconde  femme,  il  essaya  encore  de  se  remarier,  car  il 
avait  cette  bonne  nature  de  Barbe- Bleue  qui  ne  se  décourage  point;  mais 
le  gouverneur  de  Pampelune  n'avait  plus  de  filles,  ot  la  réputation  de  M.  de 
Caylus  était  si  parfaitement  établie,  que  les  plus  intrépides  parmi  les  dcmoi- 
bellee  à  marier  reculèrent  devant  sa  recherche. 

Il  resta  veuf,  attendant  avec  impatience  l'âge  ou  sa  fille  aurait  besoin 
d'être  cadcnae&ée.  Les  gentilshommes  du  pays  ne  l'aimaient  point,  et  mal- 
gré son  opulence  il  manquait  souvent  de  compagnie.  L'ennui  le  chassa  hors 
de  ses  donjons.  Il  prit  l'habiLude  d'aller  chaque  année  à  Paris,  où  les  jeunes 
courtisans  lui  empruntaient  do  l'argent  et  se  moquaient  de  lui. 

Pendant  .ses  absences.  Aurore  restait  à  la  garde  do  deux  ou  trois  duègnes 
et  d'un  vieux  châtelain. 

Aurore  était  belle  comme  sa  mèro.  C'eluildu  sang  espagnol  (jui  coulaK  dans 
bBb  voiftes.  Quand  elle  cul  scuo  ans,  les  bonnes  gens  du  hameau  de  ïarridcs 
enleadirenl  buuvont,  danti  les  nuite  nuircs,  lob  chienb  de  Càylub  qui  burluit^iu. 


8  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Vers  cette  époque,  Philippe  de  Lorraine,  duc  de  Nevers,  undes  plus  bril- 
lants seigneurs  de  la  cour  de  France,  vint  habiter  son  château  de  Buch, 
dans  le  Jurançon.  Il  atteignait  à  peine  sa  vingliùme  année,  et,  pour  avoir 
usé  trop  tôt  de  la  vie,  il  s'en  allait  mourant  d'une  maladie  de  langueur. 
L'air  des  montagnes  lui  fut  bon  :  après  quelques  semaines  de  vert,  on  le  vit 
mener  ses  équipages  de  chasse  jusque  dans  la  vallée  de  Louron. 

La  première  fois  que  les  chiens  de  Caylus  hurlèrent  la  nuit,  le  jeune  duc 
de  Xevers,  harassé  de  fatigue,  avait  demandé  le  couvert  à  un  bûcheron  de 
la  forêt  d'Ens. 

Nevers  resta  un  an  à  son  château  de  Buch.  Les  bergers  de  Tarrides  di- 
saient que  c'était  un  généreux  seigneur. 

Les  bergers  de  Tarrides  racontaient  deux  aventures  nocturnes  qui  eurent 
lieu  pendant  son  séjour  dans  le  pays.  Une  fois,  on  vit,  à  l'heure  de  minuit, 
des  lueurs  à  travers  les  vitraux  de  la  vieille  chapelle  de  Caylus. 

Los  chiens  n'avaient  pas  hurlé;  mais  une  forme  sombre,  que  les  gens  du 
hameau  commençaient  à  connaître  pour  l'avoir  aperçue  souvent,  s'était 
glissée  dans  les  douves  après  la  brune  tombée.  Ces  antiques  châteaux  sont 
tous  pleins  de  fantômes. 

Une  autre  fois,  vers  onze  heures  de  nuit,  dame  Marthe,  la  moins  âgée 
des  duègnes  de  Caylus,  sortit  du  manoir  par  la  grand'porte,  et  courut  à  cette 
cabane  de  bûcheron  où  le  jeune  duc  de  Nevers  avait  naguère  reçu  l'hospita- 
lité. Une  chaise  portée  à  bras  traversa  peu  après  le  bois  d'Ens.  Puis  des  cris 
de  femme  sortirent  de  la  cabane  du  bûcheron.  Le  lendemain,  ce  brave 
homme  avait  disparu.  Sa  cabane  fut  à  qui  voulut  la  prendre.  Dame  Marthe 
quitta  aussi,  le  même  jour,  le  château  de  Caylus. 

Il  y  avait  quatre  ans  que  ces  choses  étaient  passées.  On  n'avait  plus  oui 
parler  jamais  du  bûcheron  ni  de  dame  Marthe.  Philippe  de  Nevers  n'était  plus 
à  son  manoir  de  Buch.  Mais  un  autre  Philippe,  non  moins  brillant,  non  moins 
grand  soigneur,  honorait  la  vallée  de  Louron  de  sa  présence.  C'était  Phihppe 
Polyx«^ne  do  Mantoue,  prince  de  Oonzagne,  à  qui  M.  le  marquis  de  Caj'his 
prétendait  donner  sa  fille  Aurore  en  mariage. 

Gonzagne  était  iu\  homme  de  trente  ans,  un  peu  elTéminé  de  visage,  mais 
d'une  beauté  rare  au  demeurant.  Impossible  de  trouver  plus  noble  tournure 
que  la  sienne.  Ses  cheveux  noirs,  soyeux  et  brillants,  s'enflaient  autour  de 
son  front  plus  blanc  qu'un  front  de  femme,  et  formaient  naturellement 
cette  coiffure  ample  et  \in  peu  lourde  que  les  courtisans  de  Louis  XV  n'ob- 
tenaient guère  qu'en  ajoutant  deux  ou  trois  chevelures  â  celle  qu'ils  avaient 
apportée  en  naissant.  Ses  yeux  noirs  avaient  le  regard  clair  et  orgueilleux 
des  gens  d'Ituhc.  Il  était  grand,  merveilleusement  taillé;  sa  démarche  et  ses 
gestes  avaient  une  majesté  théâtrale. 

Nous  no  disons  rien  de  la  maison  d'où  il  sortait.  Gonzaguc  sonne  aussi 
haut  dans  l'histoire  que  Bouillon,  Este  ou  Montmorency.  Ses  liaisons  va- 
laient sa  noblesse  .11  avait  deux  amis,  d<fu'x  frères,  dont  l'un  était  Lorraine, 
l'autre  Bourbon.  Le  duc  do  Chartres,  neveu  propre  de  Louis  XIV,  depuis 
duc  d'Orléans  et  régent  de  France,  le  duc  de  Nevers  et  le  prince  de  GonZaguo 
étaient  inséparables.  La  cour  les  nommait  les  trois  Philippe.  Leur  tendresse 
mutuelle  rappelait  les  beaux  types  de  l'amitié  antique. 

PMipp'^  do,  Gona|igu9  jetait  J'alné.  i,o  futur^^égcnt  n'avait  que  N-irlgt- 
qualre  une,  û  NeVeVé  <?dmplait  urfe'  arinéé  do  moine. 


LE   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN'  M 

Ou  doit  penser  combien  Tidée  d'avoir  un  gendre  semblable  flaUait  la 
vanité  du  vieux  Caylus.  Le  bruit  public  accordait  à  Gonzague  des  biens 
immenses  en  Italie;  de  plus,  il  était  cousin  germain  et  seul  héritier  de  Xevers, 
que  chacun  regardait  comme  voué  à  une  mort  précoce.  Or,  Philippe  de  Nevers, 
unique  héritier  du  nom,  possédait  un  des  plus  beaux  domaines  de  France. 

Certes,  personne  ne  pouvait  soupçonner  le  prince  de  Gonzague  de  souhai- 
ter la  mort  de  son  ami;  mais  il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  l'empêcher,  et 
le  fait  certain  est  que  cette  mort  le  faisait  dix  ou  douze  fois  millionnaire. 

Le  beau-père  et  le  gendre  était  à  peu  près  d'accord.  Quant  ù  Aurore,  ou 
ne  l'avait  même  pas  consultée.  Système  Verrou. 

C'était  par  une  belle  journée  d'aiitomne,  on  cette  année  1609.  Louis  XIV 
se  faisait  vieux,  et  se  fatiguait  de  la  guerre.  La  paix  de  Ryswick  venait  d'être 
signée;  mais  les  escarmouches  entre  partisans  continuaient  aux  frontières, 
et  la  vallée  de  Louron,  entre  autres,  avait  bon  nombre  de  ces  hôtes  in- 
commodes. 

Dans  la  salle  à  manger  du  château  de  Caylus,  une  demi-douzaine  do 
convives  étaient  assis  autour  de  la  table  amplement  servie.  Le  marquis 
pouvait  avoir  ses  vices;  mais  du  moins  traitait-il  comme  il  faut. 

Outre  le  marquis,  Gonzague  et  M'i^  de  Caylus,  qui  occupaient  le  haut 
bout  de  la  table,  les  assistants  étaient  tous  gens  de  moyen  état  et  à  gages. 
C'était  d'abord  dom  Bernard,  le  chapelain  de  Caylus,  qui  avait  charge  d'âmes 
dans  le  petit  hameau  de  Tarrides,  et  tenait,  en  la  sacristie  de  sa  chapelle, 
registre  des  décès,  naissances  et  mariages;  c'était  ensuite  dame  Isidore, 
du  mas  de  Gabour,  qui  avait  remplacé  dame  Marthe  dans  ses  fonctions 
auprès  d'Aurore;  c'était,  en  troisième  heu,  le  sieur  PeyroUes,  gentilhomme 
attaché  à  la  personne  du  prince  de  Gonzague. 

Nous  devons  faire  connaître  celui-ci,  qui  tiendra  sa  place  dans  notre  récit. 

M.  de  Peyrolles  était  un  homme  entre  deux  âges,  à  figure  maigre  et  pâle, 
h  cheveux  rares,  à  stature  haute  et  un  \)0\i  voûtée.  De  nos  jours,  on  se  re- 
présenterait difficilement  un  personnage  semblable  sans  lunettes;  la  modi' 
n'y  était  point.  Ses  traits  étaient  comme  effacés,  mais  son  regard  myopf 
avait  de  l'effronterie.  Gonzague  assurait  que  de  PeyroUes  se  servait  fort 
bien  de  l'épée  qui  pendait  gauchement  à  son  flanc.  En  somme,  Gonzague 
le  vantait  beaucoup  :  il  avait  besoin  de  lui. 

Les  autres  convives,  officiers  de  Caylus,  pouvaient  passer  po\ir  de  purs 
comparses. 

jVine  Aurore  de  Caylus  faisait  les  honneurs  avec  une  dignité  fruide  et 
taciturne.  Généralement,  on  peut  dire  que  les  fenmics,  vuiro  les  plus  belKs, 
sont  ce  que  leur  sentiment  les  fait.  Telle  peut  être  adorable  auprès  de  co 
qu'elle  aime,  et  presque  déplaisante  ailleurs.  Aurore  était  do  ces  femmes 
qui  plaident  en  dépit  do  leur  vouloir  et  qu'on  admire  malgré  cllcs-mcmot;. 

Elle  avait  le  costume  espagnol.  Trois  rangs  de  dc-ntoUcs  tombaient  parmi 
le  jajt  ondulant  do  ses  cheveux. 

Bien  qu'elle  n'eût  pas  encore  vingt  ans,  les  lignes  pures  ot  fièrcs  do  sa 
bouche  parlaient,  déjà  de  tristcbse;  mais  que  do  luraière  devait  faire  naiiro 
le  sourire  autour  de  ses  jeunes  lèvres  !  ot  que  de  rayons  dans  ses  yeux  lar- 
gement ombragés  par  la  soie  recourbée  des  longs  QJls. 

Il  y^aVait  tien  dce  jcWré  qVi'on  a'A'att  vu  un  sduriï'e  autour  dcp  lùM'ca 
{l'AUrorô. 


10  LE  fiOSSU   OU   LE  PETIT   PARISIEN 

Son  père  disait  : 

—  Tout  cela  changera  quand  elle  sera  madame  la  princesse, 

A  la  fin  du  second  service,  Aurore  se  leva  et  demanda  la  permission  de  se 
retirer.  Dame  Isidore  jeta  un  long  regard  de  regret  sur  les  pâtisseries,  con- 
fitures et  conserves  qu'on  apportait.  Son  devoir  l'obligeait  de  suivre  sa 
jeune  maîtresse.  Dès  qu'Aurore  fut  partie,  le  marquis  prit  un  air  plus  guilleret. 

—  Prince,  dit-il,  vous  me  devez  ma  revanche  aux  échecs...  Etes- vous  prêt? 

—  Toujours  à  vos  ordres,  cher  marquis,  répondit  Gonzague. 

Sur  l'ordre  de  Caylus,  on  apporta  une  table  et  l'échiquier.  Depuis  quinze 
jours  que  le  prince  était  au  château,  c'était  bien  la  cent  cinquantième  par- 
tie qui  allait  recommencer, 

A  trente  ans,  avec  le  nom  et  la  figure  de  Gonzague,  cette  passion  d'échecs 
devait  donner  à  penser.  De  deux  choses  l'une  :  ou  il  était  bien  ardemment 
amoureux  d'Aurore,  ou  il  était  bien  désireux  de  mettre  la  dot  dans  ses  cofi'res. 

Tous  les  jours,  après  le  dîner  comme  après  le  souper,  on  apportait  l'é- 
chiquier. Le  bonhomme  Verrou  était  de  quatorzième  force.  Tous  les  jours 
Gonzague  se  laissait  gagner  une  douzaine  de  parties,  à  la  suite  desquelles 
Verrou,  triomphant,  s'endormait  dans  son  fauteuil,  sans  quitter  le  champ 
de  bataille,  et  ronflait  comme  un  juste. 

C'était  ainsi  que  Gonzague  faisait  sa  cour  à  M''«  Aurore  de  Caylus. 

—  Monsieur  le  prince,  dit  le  marquis  en  rangeant  ses  pièces,  je  vais  vous 
montrer  aujourd'hui  une  combinaison  que  j'ai  trouvée  dans  le  docte  traité 
deCessohs.  Je  ne  joue  pas  aux  échecs  comme  tout  le  monde,  et  je  tâche  de 
puiser  aux  bonnes  sources.  Le  premier  venu  ne  saurait  point  vous  dire  que 
les  échecs  furent  inventés  par  Attalus,  roi  de  Pergame,  pour  divertir  les 
Grecs  durant  le  long  siège  de  Troie.  Ce  sont  des  ignorants  ou  des  gens  de 
mauvaise  foi  qui  en  attribuent  l'honneur  à  Palamède...  Voyons,  attention 
à  votre  jeu,  s'il  vous  plaît. 

—  Je  ne  saurais  vous  exprimer,  monsieur  le  marquis,  répliqua  Gonzague, 
tout  le  plaisir  que  j'ai  à  faire  votre  partie. 

Ils  engagèrent.  Les  convives  étaient  encore  autour  d'eux. 

Après  la  première  partie  perdue,  Gonzague  fit  signe  à  Peyrolles,  qui  jeta 
sa  serviette  et  sortit.  Peu  à-  peu  le  chapelain  et  les  autres  officiers  l'imitè- 
rent, Verrou  et  Gonzague  restèrent  seuls.. 

—  Les  latins,  reprenait  le  bonhomme,  appelaient  cela  le  jeu  de  latrun- 
culi,  ou  petits  voleurs.  Les  Grecs  le  nommaient  latrikion.  Sarrazin  fait 
observer,  dans  son  excellent  livre... 

—  Moneieur  le  marquis,  interrompit  Philippe  de  Gonzague,  je  vous  de- 
mande pardon  de  ma  distraction;  me  permettez- vous  de  relever  cette  pièce? 

Par  mégarde,  il  venait  d'avancer  un  pion  qui  lui  donnait  partie  gagnée. 
Verrou  se  fit  un  peii  tirer  l'oreille;  mais  sa  magnanimité  l'emporta. 

—  Relevez,  dit-il,  monsieur  le  prince;  mais  n'y  revenez  point,  je  vous 
prie.  Los  échecs  ne  sont  point  un  jeu  d'enfant.  —  Gonzague  poussa  un  pro- 
fond soupir.  —  Je  sais,  je  sais,  poursuivit  le  bonhomme  d'uu  accent  gogue- 
nard, nous  sommes  amoureux... 

—  A  en  perdre  re.<>prit,  mon.sieur  le  marquis  ! 

—  Je  connais  cela,  monsieur  lo  prince.  Attention  au  jeu  !  Je  prends  votre 
fou. 

—  Vous  ne  m'achevâtes  point  hi^r.ditGouiague  en  homme  qui  veutsecouer 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  11 

de  pénibles  pensées,  l'histoire  de  ce  gentilhomme  qui  voulut  s'introduire 
dans  votre  maison... 

—  Ah!  rusé  matois!  s'écria  Verrou,  vous  essayez  de  me  distraire;  mais 
je  suis  comme  César,  qui  dictait  cinq  lettres  à  la  fois.  Vous  savez  qu'il  jouait 
aux  échecs?...  Eh  bien,  le  gentilhomme  eut  une  demi-douzaine  de  coups 
d'épée  là-bas,  dans  le  fossé.  Pareille  aventure  a  eu  lieu  plus  d'une  fois;  aussi 
la  médisance  n'a  jamais  trouvé  à  mordre  sur  la  conduite  de  mesdames  de 
Caylus. 

—  Et  ce  que  vous  faisiez  alors  en  qualité  de  mari,  monsieur  le  marquis, 
demanda  néghgemment  Gonzague,  le  feriez-vous  comme  père? 

—  Parfaitement,  reprit  le  bonhomme;  je  ne  connais  pas  d'autre  façon  de 
garder  les  filles  d'Eve...  Schah  moto,  monsieur  le  prince  !  comme  disent  les 
Persans.  Vous  êtes  encore  battu. 

Il  s'étendit  dans  son  fauteuil. 

—  De  ces  deux  mois  schah  moto,  continua- t-il  en  s' arrangeant  pour  dor- 
mir sa  sieste,  qui  signifient  le  roi  est  mort,  nous  avons  fait  échec  et  mat  sui- 
vant Ménage  et  suivant  Frère.  Quant  aux  femmes,  croyez -moi,  de  bonnes 
rapières  autour  de  bonnes  murailles,  voilà  le  plus  clair  de  la  vertu  I 

Il  ferma  les  yeux  et  s'endormit.  Gonzague  c[uitta  précipitamment  la 
salle  à  manger. 

Il  était  à  peu  près  deux  heures  après  rnidi.  M.  de  PeyruUes  attendait  son 
maître  en  rôdant  dans  les  corridors. 

—  Nos  coquins?  fit  Gonzague  dès  qu'il  l'aperçut. 

—  Il  y  en  a  six  d'arrivés,  répondit  PeyroUes. 

—  Où  sont-ils? 

—  A  l'auberge  de  la  Pomme  d'Adam,  de  l'autre  côté  des  douves. 

—  Qui  sont  les  deux  manquants? 

—  Maître  Cocardasse  junior,  de  Tarbes,  et  frère  Passcpoil,  son  prévôt. 

—  Deux  bonnes  lames  1  fit  le  prince.  Et  l'autre  affaire? 

—  Dame  Marthe  est  présentement  chez  W^^  de  Caylus. 

—  Avec  l'enfant? 
•  —  Avec  l'enfant. 

—  Par  où  est-elle  entrée? 

—  Par  la  fenêtre  basse  de  l'étuve  qui  donne  dans  les  fossés,  sous  le  pont, 
Gonzague  réfléchit  un  instant,  puis  il  reprit  : 

—  As-tu  interrogé  dom  Bernard? 

—  Il  est  muet,  répondit  PoyroUes. 

—  Combien  as-tu  offert? 

—  Cinq  cent  pistoles. 

—  Cette  dame  Marthe  doit  savoir  où  est  le  registre...  11  ne  faut  pas  qu'elle 
sorte  du  château. 

—  C'est  bien,  dit  PeyroUes. 
Gonzague  se  promenait  à  grands  pas. 

—  Je  veux  lui  parler  moi-même,  murmura- t-il,  mais  es4u  bien  sûr  que 
mon  cousin  de  Nevers  ait  reçu  le  message  d'Aurore? 

—  C'est  notre  Allemand  qui  l'a  porté. 

—  Et  NovcTfi  doit  uiTivcr? 

—  Çc  soir. 

Us  éthiimit  à  la  porto  de  l'appirtéuaent  de  OoJitaifu€^ 


12  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Au  château  de  Caylus,  trois  corridors  se  coupaient  à  angle  droit  :  un  pour 
le  corps  de  logis,  deux  pour  les  ailes  en  retour. 

L'appartement  du  prince  était  situé  dans  l'aile  occidentale,  terminée 
par  l'escalier  qui  menait  aux  étuves.  Un  bruit  se  fit  dans  la  galerie  centrale. 
C'était  dame  Marthe  qui  sortait  du  logis  de  M''^  de  Caylus.  PeyroUes  et  Gon- 
zaguo  entrèrent  précipitamment  chez  ce  dernier,  laissant  la  porte  entrebâillée. 

L'instant  d'après,  dame  Marthe  traversait  le  corridor  d'un  pas  fugitif 
et  rapide.  Il  faisait  plein  jour;  mais  c'était  l'heure  de  la  sieste,  et  la  mode 
espagnole  avait  franchi  les  Pj^rénées.  Tout  le  monde  dormait  au  château  de 
Caylus.  Dame  Marthe  avait  tout  sujet  d'espérer  qu'elle  ne  feraait  point  de 
fâcheuse  rencontre. 

Comme  elle  passait  devant  la  porte  de  Gonzague,  PeyroUes  s'élança  sur 
elle  à  l'improviste,  et  lui  appuya  fortement  son  mouchoir  contre  la  bouche, 
étouffant  ainsi  son  premier  cri.  Puis  il  la  prit  à  bras  le  corps,  et  l'emporta, 
demi-évanouie,  dans  la  chambre  de  son  maître. 


n.    —    COCARD.VSSE    ET    PaSSEPOIL 


L'un  enfourchait  un  vieux  cheval  de  labour  à  longs  crins  mal  peignés, 
à  jambes  cagneuses  et  poilues;  l'autre  était  assis  sur  un  âne,  à  la  manière 
des  châtelaines  voyageant  au  dos  de  leur  palefroi. 

Le  premier  se  portait  fièrement,  malgré  l'humilité  de  sa  monture,  dont 
la  tête  triste  pendait  entre  les  deux  jambes.  Il  avait  un  pourpoint  de  bufïlc, 
lacé,  à  plastron  taillé  en  cœur,  des  chausses  de  tiretaine  piquées,  et  de  ces 
belles  bottes  en  entonnoir  si  fort  à  la  mode  sous  Louis  XIII.  Il  avait  en  ou- 
tre un  feutre  rodomont  et  une  énorme  rapière.  C'était  maître  Cocardasse 
junior,  natif  de  Toulouse,  ancien  maître  en  fait  d'armes  de  la  ville  de  Paris, 
présentement  établi  à  Tarbes,  où  il  faisait  maigre  chère. 

Le  second  était  d'apparence  timide  et  modeste.  Son  costume  eût  pu 
convenir  à  un  clerc  râpé  :  un  long  pourpoint  noir,  coupé  droit  comme  une 
soutanelle  couvrait  ses  chausses  noires,  que  l'usage  avait  rendues  luisantes. 
Il  était  coifl'é  d'un  bonnet  de  laine  soigneusement  rabattu  sur  ses  oreilles, 
<  t  pour  chaussures,  malgré  la  chaleur  accablante,  il  avait  de  bons  brode- 
quins fourrés. 

A  la  ditlérence  de  maître  Cocardasse  junior,  qui  jouissait  d'une  riche 
chevelure  crépue,  noire  comme  une  toison  de  nègre  et  largement  ébouriffée, 
bon  compagnon  collait  à  ses  tempes  quelques  mèches  d'un  blond  déteint. 
Même  contraste  entre  les  doux  terribles  crocs  qui  servaient  de  moustaches 
au  maître  d'armes  et  trois  poils  blanchâtrcB  hérissés  sur  le  long  nez  du 
prévôt. 

Car  c'était  un  prévôt,  ce  paisible  voyageur,  et  nous  vous  certifions  qu'à 
l'occasion  il  maniait  vigoureusement  la  grande  vilaine  épée  qui  battait  les 
flancs  d(3  sou  ôjç.  |l^  sd^noiçimai!;  Amacbfe  Paisepoil.  ^a  p^atïio  é^ait  Vïllc- 
d?e'a  en  baésé  ^oI'mj^^âlé,  titô  qtii  \e  disp'ulè  ittl  f^tdx  Cru  de  Codcfé-feuf- 


Mi    BOSSU    OU    Lli    PKTIT    TAIUSIEX  IJ 

Noireau  pour  la  production  des  bons  drille».  Ses  amis  l'appclaienl  volontiers 
frère  Passepoil,  soit  à  cause  de  su  tournure  cléricale,  soit  parce  qu'il  avait 
été  valet  de  barbier  et  rat  d'officine  chimique  avant  de  ceindre  l'épée.  Il 
était  laid  de  toutes  pièces,  malgré  l'éclair  sentimental  qui  s'allumait  dans 
ses  petits  yeux  bleus  clignotants  quand  une  jupe  de  futaine  rouge  traver- 
saitle  sentier.  Au  contraire,  Cocardasse  junior  pouvait  passer  par  tous 
payspour  un  très  beau  coquin. 

Ils  allaient  tous  deux,  cahin-caha,  sous  le  soleil  du  Midi.  Chaque  caillou 
de  la  route  faisait  broncher  le  bidet  de  Cocardasse,  et,  tous  les  vingt-cinq 
pas,  le  roussin  de  Passepoil  avait  des  caprices. 

—  Eh  donc  !  mon  bon,  dit  Cocardasse  avec  un  redoutable  accent  gascon, 
voilà  deux  heures  que  nous  apercevons  ce  diable  do  château  sur  la  monta- 
gne maudite.  Il  me  semble  qu'il  marche  aussi  vite  que  nous. 

Passepoil  répondit,  chantant  du  nez  selon  la  gamme  normande  : 

—  Patience  !  patience  !  nous  arriverons  toujours  assez  tôt  pour  ce  que 
que  nous  avons  à  faire  là-bas. 

—  Capédédiou  1  frère  Passepoil,  fit  Cocardasse  avec  un  gros  soupir,  si 
nous  avions  un  peu  de  conduite,  avec  nos  talents,  nous  aurions  pu  choisir 
notre  besogne... 

—  Tu  as  raison,  ami  Cocardasse,  répliqua  le  Normand;  mais  nos  passions 
nous  ont  perdus. 

—  Le  jeu,  caramba  !  le  vin... 

—  Et  les  femmes  !  ajouta  Passepoil  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

Ils  longeaient  en  ce  moment  les  rives  de  la  Clarabide,  au  milieu  du  val  de 
Louron.  Le  Hachaz,  qui  soutenait  comme  un  immense  piédestal  les  cons- 
tructions mas.sives  du  château  de  Caylus,  se  dressait  en  face  d'eux.  Il  n'y 
avait  point  de  remparts  de  ce  côté.  On  découvrait  l'antique  édifice,  de  la 
base  au  fait,  et,  certes,  pour  d'-s  amateurs  de  grandioses  aspects  c'eût  été 
ici  une  halte  obligée. 

Le  château  de  Caylus,  en  effet,  couronnait  dignement  cette  prodigieuse 
muraille,  fille  de  quelque  grande  convul.sion  du  sol  dont  le  souvenir  s'était 
perdu.  Sous  les  mousses  et  les  broussailles  qui  couvraient  ses  assises,  on 
pouvait  reconnaître  les  traces  de  constructions  païennes.  La  robuste  main 
des  soldats  de  Rome  avait  dû  passer  par  là.  Mais  ce  n'étaient  que  des  ves- 
tiges, et  tout  ce  qui  .sortait  de  terre  appartenait  au  style  lombard  des 
dixième  et  onzième  siècles.  Les  deux  tours  principales,  qvi  flanquaient  le 
corps  de  logis  du  sud-est  et  au  nord-est,  étaient  carn'os  et  plutôt  trapuf, 
que  hautes.  Les  fenêtres,  toujours  placées  au-des.sus  d'une  mourlrières 
étaient  pelites,  sans  ornement,  et  leurs  rintres  reposaient  sur  de  simplts 
pilastres  dépourvus  de  moulures.  Le  seul  luxe  que  se  fût  permis  rarchitocfe 
consistait  en  une  sorte  de  mosaïque.  Los  pierres,  taillées  et  dispo.sée3  avec 
symétrie,  était-nt  séparées  par  di  s  briques  saillantes. 

(]'était  le  premier  plan,  et  cette  ordonnant  e  austère  restait  en  harmonie 
avec  la  nudité  du  Hachaz.  Mais  derrière  la  ligne  droite  de  «i-e  vieux  corps  do 
logis,  qui  sf'iublait  bâii  par  Charlemagiu-,  un  foi-illis  de  pigncuis  et  do  tou- 
relles suivait  le  plan  ascendant  do  la  colline  et  se  montrait  en  amphithéâ- 
tre. Le  donjon,  haute  tour  octogone,  terminé  par  \me  galerie  byzantine  à 
arcades  tréflées,  couronnait  celle  eohue  de  toitures, semblable  à  im  géant 
debout  parmi  des  nains. 


14  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Dans  le  pays,  on  disait  que  le  château  était  bien  plus  ancien  que  les  Cay- 
lus  eux-mêmes. 

A  droite  et  à  gauche  des  deux  tours  lombardes,  deux  tranchées  se  creu- 
saient. C'étaient  les  deux  extrémités  des  douves,  qui  étaient  autrefois  bou- 
chées par  des  murailles  afin  de  contenir  l'eau  qui  les  emplissait. 

Au  delà  des  douves  du  nord,  les  dernières  maisons  du  hameau  de  Tarrides 
se  montraient  parmi  les  hêtres.  En  dedans,  on  voyait  la  flèche  de  la  chapelle, 
bâtie  au  commencement  du  treizième  siècle  dans  le  style  ogival,  et  qui 
montrait  ses  croisées  jumelles  avec  les  vitraux  étincelants  de  leurs  quinte 
feuilles  de  granit. 

Le  château  de  Gaylus  était  la  merveille  des  vallées  pyrénéennes. 

Mais  Cocardasse  junior  et  frère  Passepoil  n'avaient  point  le  goût  des 
beauxarls.  Ils  continuèrent  leur  route,  et  le  regard  qu'ils  jetèrent  à  la  som- 
bre citadelle  ne  fut  que  pour  mesurer  le  restant  de  la  route  à  parcourir. 
Ils  allaient  au  château  de  Caylus,  et,  bien  que,  à  vol  d'oiseau,  une  demi- 
lieue  à  peine  les  en  séparât  encore,  la  nécessité  où  ils  étaient  de  tourner  au 
Hachaz  les  menaçait  d'une  bonne  heure  de  marche. 

Ce  Cocardasse  devait  être  un  joyeux  compagnon,  quand  sa  bourse  était 
ronde;  frère  Passepoil  lui-même  avait  sur  sa  figure  naïvement  futée  tous 
les  indices  d'une  bonne  humeur  habituelle;  mais  aujourd'hui  ils  étaient 
tristes,  et  ils  avaient  leurs  raisons  pour  cela. 

Estomac  vide,  gousset  plat,  perspective  d'une  besogne  probablement 
dangereuse.  On  peut  refuser  semblable  besogne,  quand  on  a  du  pain  sur 
la  planche.  Malheureusement  pour  Cocardasse  et  Passepoil,  leurs  passions 
avaient  tout  dévoré.  Aussi  Cocardasse  disait  : 

—  Capédédiou  I  je  ne  toucherai  plus  ni  une  carte  ni  un  verre  ! 

—  Je  renonce  pour  jamais  à  l'amour!  ajoutait  le  sensible  Passepoil. 

Et  tous  deux  bâtissaient  de  beaux  rêves  bien  vertueux  sur  leurs  futures 
économies. 

—  J'achèterai  un  équipage  complet  !  s'écria  Cocardasse  avec  enthousias- 
me, et  je  me  ferai  soldat  dans  la  compagnie  de  notre  petit  Parisien. 

— ■  Moi  de  même,  appuyait  Passepoil,  soldat  ou  valet  du  major  chirurgien. 
— •  Ne  ferais-je  pas  un  beau  chasseur  du  roi? 

—  Le  régiment  où  je  prendrais  du  service  serait  sûr,  au  moins,  d'être 
saigné  proprement. 

Et  tous  deux  reprenaient  : 

—  Nous  verrions  le  petit  Parisien  !  Nous  lui  épargnerions  bien  quelque 
horion  de  temps  on  temps. 

—  Il  m'appellerait  encore  son  vieux  Cocardasse! 

—  Il  se  moquerait  du  frère  Passepoil,  comme  autrefois. 

—  Tron  de  l'air!  s'écria  le  Gascon  en  donnant  un  grand  coup  de  poing 
à  son  bidel,  qui  n'en  pouvait  mais,  nous  sommes  descendus  bien  bas  pour 
dos  gens  d'épée,  mon  bon;  mais  à  tout  péché  miséricorde!  Je  sens  qu'avec 
le  petit  Parisien  je  m'amenderais. 

Passepoil  secoua  la  tête  tristement. 

—  Qui  sait  s'il  voudra  nous  reconnaître?  demanda-t-il  en  jetant  un 
regard  découragé  sur  son  accoutrement. 

—  Eh  !  mon  bon  !  fit  Cocardasse,  c'est  un  cœur  que  ce  garçon-là  1 

—  Quelle  garde  !  soupira  Passepoil,  et  quelle  vitesse  ! 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  15 

—  Quelle  tenue  sous  les  armes  !  et  quelle  rondeur  I 

—  Te  souviens-tu  de  son  coupé  de  revers  en  retraite? 

—  Te  rappelles-tu  ses  trois  coups  droits,  annoncés  dans  l'assaut  chez 
Delespine. 

—  Un  cœur  ! 

Un  vrai  cœur  !  Heureux  au  jeu,  toujours,  capédédiou  1  et  qui  savait  boire  | 

—  Et  qui  tournait  la  tête  des  femmes  1 

A  chaque  réplique,  ils  s'échauffaient.  Ils  s'arrêtèrent  d'un  commun  accord 
pour  échanger  une  poignée  de  main.  Leur  émotion  était  sincère  et  profonde. 

—  Mordioux!  fit  Cocardasse,  nous  serons  ses  domestiques  s'il  veut,  le 
petit  Parisien,  n'est-ce  pas,  mon  bon? 

—  Et  nous  ferons  de  lui  un  grand  seigneur  !  acheva  Passepoil;  comme  ça, 
l'aident  du  PeyroUes  ne  nous  portera  pas  malchance. 

C'était  donc  M.  de  Peyrolles,  l'homme  de  confiance  de  Philippe  de 
Gonzague.  qui  faisait  voyager  ainsi  maître  Cocardasse  et  frère  Passepoil. 

Ils  connaissaient  bien  ce  Peyrolles,  et  mieux  encore  M.  de  Gonzague  son 
patron.  Avant  d'enseigner  aux  hobereaux  de  Tarbes  ce  noble  et  digne  art 
de  l'escrime  italienne,  ils  avaient  tenu  salle  d'armes  à  Paris,  rue  Croix-des- 
Petils-Champs,  à  deux  pas  du  Louvre.  Et,  sans  le  trouble  que  les  passions 
apportaient  dans  leurs  affaires,  peut-être  qu'ils  eussent  fait  fortune,  car 
la  cour  tout  entière  venait  chez  eux. 

C'étaient  deux  bons  diables,  qui  avaient  fait  sans  doute,  en  un  moment  de 
presse,  quelque  terrible  fredaine.  Ils  jouaient  si  bien  de  Tépée  !  Soyons 
cléments,  et  ne  cherchons  pas  trop  pourquoi,  mettant  la  clef  sous  la  porte 
beau  jour,  ils  avaient  quitté  Paris  comme  si  le  feu  eût  été  à  leurs  chausses. 

Il  est  certain  qu'à  Paris,  en  ce  temps-là,  les  maîtres  en  fait  d'armes  se  frot- 
taient aux  plus  grands  seigneurs.  Ils  savaient  souvent  le  dessous  des  cartes 
mieux  que  les  gens  de  cour  eux-mêmes.  C'étaient  de  vivantes  gazettes.  Jugez 
si  Passepoil,  qui  en  outre  avait  été  barbier,  devait  en  connaître  de  belles  ! 

En  cette  circonstance,  ils  comptaient  bien  tous  deux  tirer  parti  de  leur 
sciem  e.  Passepoil  avait  dit,  en  partant  de  Tarbes  : 

—  C'est  une  affaire  où  il  y  a  des  millions.  Nevcrs  est  la  première  lame 
du  monde  après  le  petit  Parisien.  S'il  s'agit  de  Nevers,  il  faut  qu'on  soit 
généreux  I 

Et  Cocardasse  n'avait  pu  qu'approuver  chaudement  un  discours  si  sage. 

Il  était  deux  heures  après  midi  quand  ils  arrivèrent  au  hameau  de  Tar- 
rides,  et  le  premier  paysan  qu'ils  rencontrèrent  leur  indi(iua  l'auberge  do 
la  Pomme  d'Adam. 

A  leur  entrée,  la  petite  salle  basse  de  l'auberge  était  déjà  presque  pleine. 
Une  jeune  fille,  ayant  la  jupe  éclatante  et  le  corsage  lacé  des  paysannes  de 
Foix,  servait  avec  emprossemenl,  apportant  brocs,  gobelets  d'étain,  fou 
pour  les  pipes  dans  un  sabot,  et  tout  ce  que  peuvent  réclamer  six  vaillants 
liommes  après  une  longue  traite  accomplie  sous  le  soleil  dos  vallées  pyré- 
néennes. 

A  la  muraille  pendaient  six  fortes  rapières  avec  leur  atlirail. 

Il  n'y  avait  pas  là  ime  seule  tête  qui  ne  portât  le  mot  spadassin  écrit  en 
lisibles  caractères.  C'étaient  toutes  figures  bronzées,  tous  regards  impudents, 
toutes  effrontées  moustaches.  Un  honnête  bourgeois,  entrant  par  hasard 
en  ce  lieu,  serait  tombé  do  son  haut,  rien  qu'à  voir  ces  prolils  do  bravaches. 


IG  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Ils  étaient  trois  à  la  première  table,  auprès  de  la  porte;  trois  Espagnols, 
on  pouvait  le  juger  à  la  mine.  A  la  table  suivante,  il  y  avait  un  Italien,  ba- 
lafré du  front  au  menton,  et  vis-à-vis  de  lui  un  coquin  sinistre  dont  l'ac- 
cent dénonçait  l'origine  allemande.  Une  troisième  table  était  occupée  par 
une  manière  de  rustre  à  longue  chevelure  inculte  qui  grasseyait  le  patois 
de  Bretagne. 

Les  trois  Espagnols  avaient  nom  Saldagne,  Pinto  et  Pépé,  dit  el  Matador, 
tous  trois  escrimidores,  l'un  de  Murcie,  l'autre  de  Séville,  le  troisième  de 
Pampelune.  L'Italien  était  un  bravo  de  Spolète;  il  s'appelait  Giuseppe 
Faënza.  L'.\llemand  se  nommait  Staupitz,  le  bas-Breton  Joël  de  Jugan. 
C'était  M.  de  Peyrolles  qui  avait  rassemblé  toutes  ces  lames:  il  s'y  connais- 
sait. 

Quand  maître  Cocardasse  et  frère  Passepoil  franchirent  le  seuil  du  cabaret 
de  la  Pomme  d'Adam,  après  avoir  mis  leurs  pauvres  montures  à  l'étable,  ils 
firent  tous  deux  un  mouvement  en  arrière  à  la  vue  de  cette  respectable 
compagnie.  La  salle  basse  n'était  éclairée  que  par  une  seule  fenêtre,  et, 
dans  ce  demi-jour,  la  pipe  mettait  un  nuage.  Nos  deux  amis  ne  virent  d'abord 
que  les  moustaches  en  croc  saillant  hors  des  maigres  profils,  et  les  rapières 
pendues  à  la  muraille.  Mais  six  voix  enrouées  crièrent  à  la  fois  : 

—  Maître  Cocardasse? 

—  Frère  Passepoil  I 

Non  sans  accompagnement  de  jurons  assortis  :  juron  des  États  du  saint- 
père,  juron  des  abords  du  Rhin,  juron  de  Quimper-Corentin,  juron  de  Murcie, 
de  Navarre  et  d'Andalousie. 

Cocardasse  mit  sa  main  en  visière  au-dessus  de  ses  yeux. 

—  As  pas  pur  !  s'écria-t-il,  todos  camaradas  ! 

—  Tous  des  anciens  !  traduisit  Passepoil,  qui  avait  la  voix  encore  un  peu 
tremblante. 

Ce  Passepoil  était  un  poltron  de  naissance  que  le  besoin  avait  fait  brave. 
La  chair  de  poule  lui  venait  pour  un  rien;  mais  il  se  battait  mieux  qu'un 
diable. 

Il  y  eut  des  poignées  de  main  échangées,  de  ces  bonnes  poignées  de  main 
qui  broient  les  phalanges;  il  y  eut  grande  dépense  d'accolades  :  les  pour- 
points de  soie  se  frottèrent  les  uns  contre  les  autres;  le  vieux  drap,  le  velours 
pelé  entrèrent  en  communication.  On  eût  trouvé  de  tout  dans  le  costume 
de  ces  intrépides,  excepté  du  linge  blanc. 

De  nos  jours,  les  maîtres  d'armes,  ou,  pour  parler  leur  langue,  MM.  les 
professeurs  d'escrime,  sont  de  sages  industriels,  bons  époux,  bons  pères, 
exerçant  honnêtement  leur  état. 

Au  dix-septième  siècle,  un  virtuose  d'estoc  et  de  taille  était  une  manière 
de  Mondor,  favori  de  la  cour  et  de  la  ville,  ou  bien  un  pauvre  diable  obligé 
de  faire  pis  que  pendre  pour  boire  son  soûl  de  mauvais  vin  à  la  gargote.  Il 
n'y  avait  pas  de  milieu. 

Nos  camarades  du  cabaret  de  la  Pomme  d'Adam  avaient  eu  peut-être 
leurs  bons  jours.  Mais  le  soleil  de  la  prospérité  s'était  éclipsé  pour  eux  tous. 
Ils  étaient  manifestement  battus  par  le  même  orage. 

Avant  l'arrivée  de  Cucardasse  et  de  Passepoil,  les  trois  groupes  distincts 
n'avaient  point  lié  familiarité.  Le  Breton  ne  connaissait  personne.  L'Alle- 
mand ne  frayait  qu'avec  le  Spolétan,  et  les  trois  Espagnols  se  tenaient  fiè- 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  17 

rement  à  leur  écot.  Mais  Paris  était  déjà  un  centre  pour  les  beaux-arts.  Des 
gens  comme  Cocardasse  junior  et  Amable  Passepoil,  qui  avaient  tenu  table 
ouverte  dans  la  rue  Croix-des-Petits-Champs,  au  revers  du  Palais-Royal, 
devaient  connaître  tous  les  fendants  de  l'Europe.  Ils  servirent  de  traits 
d'union  entre  les  trois  groupe.9,  si  bien  faits  pour  s'apprécier  et  s'entendre. 
La  glace  fut  rompue,  les  tables  se  rapprofhè''ent,  les  brocs  se  mêlèrent,  et 
les  présentations  eurent  lieu  dans  les  formes. 

On  connut  les  titres  de  chacun.  C'était  à  faire  dresser  les  cheveux!  Ces 
six  rapières  accrochées  à  la  muraille  avaient  taillé  plus  de  chair  chrétienne 
que  les  glaives  réunis  de  tous  les  bourreaux  de  France  et  de  Navarre. 

Le  Quimpérois,  s'il  eût  été  Huron,  aurait  porté  deux  ou  trois  douzaines 
de  perruques  à  sa  ceinture;  le  Spolétan  pouvait  voir  vingt  et  quelques  spec- 
tres dans  SCS  rêves;  l'Allemand  avait  massacré  deux  gaugravcs,  trois  mar- 
graves, cinq  rhingraves  et  un  landgrave  :  il  cherchait  un  burgrave. 

Et  ce  n'était  rien  auprès  des  trois  Espagnols,  qui  se  fussent  noyés  aisément 
dans  le  sang  de  leurs  innombrables  victimes.  Pépé  le  Tueur  (tl  Matador) 
ne  parlait  jamais  que  d'embrocher  trois  hommes  à  la  fois. 

Nous  ne  saurions  rien  dire  de  plus  flatteur  à  la  louange  de  notre  Gascon 
et  de  notre  Normand  :  ils  jouissaient  de  la  considération  générale  dans  ce 
conseil  de  tranche-montagnes. 

Quand  on  eut  bu  la  première  tournée  de  brocs  et  que  le  brouhaha  des 
vunteries  se  fut  un  peu  apaisé,  Cocardasse  dit  : 

—  Maintenant,  mes  mignons,  causons  de  nos  affaires. 

On  appela  la  fille  d'auberge,  tremblante  au"  milieu  de  ces  cannibales,  et 
on  lui  commanda  d'apporter  d'autre  vin.  C'était  une  grosse  brune  un  peu 
louche.  Passepoil  avait  déjà  dirigé  vers  elle  l'artillerie  de  ses  regards  amou- 
reux; il  voulut  la  suivre  pour  lui  parler,  sous  prétexte  d'avoir  du  vin  plus 
frais;  mais  Cocardasse  le  saisit  au  collet. 

—  Tu  as  promis  de  maîtriser  tes  passions,  mon  bon,  lui  dit-il  avec  digniié. 
Frère  Passepoil  se  rassit  en  pou.ssant  un  gros  soupir.  Dès  que  le  vin  fut 

apporté,  on  renvoya  la  maritorne  avec  ordre  de  ne  plus  revenir. 

—  Mes  mignons,  reprit  Cocarda.sse  junior,  nous  ne  nous  attendions  pas, 
frère  Pa.ssepoil  et  moi,  à  rencontrer  ici  une  sî  chère  compagnie,  loin  des  villes, 
loin  des  centres  populeux  où  généralement  vous  exercez  vos  talents... 

—  Oïmé  !  interrompit  le  spadassin  de  Spolète;  connais-tu  des  villes  où 
il  y  ait  maintenant  de  la  besogne,  toi,  Cocardasse,  caro  mio? 

Et  tous  secouèrent  la  têto  en  hommes  qui  pensent  que  leur  veriu  n'est 
point  sufiisamment  récompensée. 
Puis  Saldagnc  demanda  : 

—  Ne  sais-tu  point  pourquoi  nous  sommes  en  ce  lieu? 

Le  Gascon  ouvrait  la  bouche  pour  répondre,  lorsque  le  pied  de  frère  Pas- 
sepoil s'appuya  sur  sa  botte. 

Cocardasse  junior,  bien  (jiie  chef  nominal  do  la  communauté,  avait  llia- 
bitude  de  suivre  les  conseils  de  son  prévôt,  qui  était  un  Normand  prudent 
et  sage. 

—  Je  sais,  répli(iua-l-il,  qu'on  noiis  a  convoqués... 

—  C'est  moi,  interrompit  Slaupitz. 

—  Et  que,  dans  les  cas  onlinaircs,  acheva  le  Gascon,  frère  Passepoil  et 
moi,  nous  suffisons  pour  un  coup  de  nuùn. 


18  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Carajo  !  s'écria  !e  Tueur,  quand  je  suis  là,  d'habitude,  on  n'en  appelle 
point  d'autres. 

Chacun  varia  ce  thème  suivant  son  éloquence  ou  son  degré  de  vanité; 
puis  Cocardasse  conclut  : 

—  Allons-nous  donc  avoir  affaire  à  une  armée? 

—  Nous  allons  avoir  affaire,  répondit  Staupitz,  à  un  seul  cavalier. 
Staupitz  était  attaché  à  la  personne  de  M.  de  PeyroUes,  l'homme  de  con- 
fiance dix  prince  Philippe  de  Gonzague. 

Un  bruyant  éclat  de  rire  accueillit  cette  déclaration. 
Cocardasse  et  Passepoil  riaient  plus  haut  que  les  autres  :  mais  le  pied  du 
Normand  était  toujours  sur  la  botte  du  Gascon. 
Cela  voulait  dire  :  «  Laisse-moi  mener  cela.  » 
Passepoil  demanda  candidement  : 

—  Et  quel  est  donc  le  nom  de  ce  géant  qui  combattra  contre  huit  hommes? 

—  Dont  chacun,  sandiéou  !  vaut  une  demi-douzaine  de  bons  drilles  1 
ajouta  Cocardasse. 

Staupitz  répondit  : 

r—  C'est  le  duc  Philippe  de  Nevers. 

—  Mais  on  le  dit  mourant  !  se  récria  Saldagne. 

—  Poussif!  ajouta  Pinto. 

—  Surmené,  cassé,  pulmonaire  !  achevèrent  les  autres. 
Cocardasse  et  Passepoil  ne  disaient  plus  rien. 

Celui-ci  secoua  la  tête  lentement,  puis  il  repoussa  son  verre.  Le  Gascon 
l'imita. 

Leur  gravité  soudaine  ne  put  manquer  d'exciter  l'attention  générale. 

—  Qu'avez-vous?  qu'avez-vous  donc?  demanda-t-on  de  toutes  parts. 
On  vit  Cocardasse  et  son  prévôt  se  regarder  en  silence. 

—  Ah  çà  I  que  diable  signifie  cela?  s'écria  Saldagne  ébahi. 

—  On  dirait,  ajouta  Faënza,  que  vous  avez  envie  d'abandonner  la  partie, 

—  Mes  mignons,  répliqua  gravement  Cocardasse,  on  ne  se  tromperait 
pas  beaucoup. 

Un  tonnerre  de  réclamations  couvrit  sa  voix. 

—  Nous  avons  vu  Philippe  de  Nevers  à  Paris,  reprit  doucement  frère 
Passepoil;  il  venait  à  notre  salle.  C'est  un  mourant  qui  vous  taillera  des 
croupières  ! 

—  A  nous  I  se  récria  le  choeur. 

Et  toutes  les  épaules  de  se  hausser  avec  dédain. 

—  Je  vois,  dit  Cocardasse,  dont  le  regard  fit  le  tour  du  cercle,  que  vous 
n'avez  jamais  entendu  parler  de  la  botte  de  Nevers. 

On  ouvrit  les  yeux  et  les  oreilles. 

—  La  botte  du  vieux  maître  Delapalme,  ajouta  Passepoil,  qui  mit  bas  sept 
prévôts  entre  le  bourg  du  Roule  et  la  porte  Saint-Honoré. 

—  Fadaises  que  ces  bottes  secrètes!  s'écria  le  Tueur. 

—  Bon  pied,  bon  œil,  bonne  garde,  ajouta  le  Breton,  je  me  moque  des 
bottes  secrètes  comme  du  déluge  ! 

—  As  pas  pur  !  fit  Cocardasse  junior  avec  fierté;  je  pense  avoir  bon  pied, 
bon  œil  et  bonne  garde,  mes  mignons... 

—  Moi  aussi,  appuya  Passepoil. 

—  Aussi  bon  pied;  aussi  bonne  garde,  aussi  bon  œil  que  pas  un  de  vous... 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  19 

—  A  preuve,  glissa  Passepoil  avec  sa  douceur  qrdinaire,  que  nous  sommes 
prêts  à  en  faire  l'essai,  si  vous  voulez. 

—  Et  cependant,  reprit  Cocardasse,  la  botte  de  Nevers  ne  me  paraît  pas 
une  fadaise.  J'ai  été  touché  dans  ma  propre  académie...  Eh  donc  I 

—  Moi  de  même. 

—  Touché  en  plein  front,  entre  les  deux  yeux,  et  trois  fois  de  suite... 
■ —  Et  trois  fois,  moi,  entre  les  deux  yeux,  en  plein  front  ! 

—  Trois  fois,  sans  pouvoir  trouver  l'épée  à  la  parade  ! 
Les  six  spadassins  écoutaient  maintenant,  attentifs. 
Personne  ne  riait  plus. 

—  Alors,  dit  Saldagne,  qui  se  signa,  ce  n'est  pas  une  botte  secrète,  c'est 
un  charme. 

Le  bas  Breton  mit  sa  main  dans  sa  poche,  où  il  devait  bien  avoir  un  bout 
de  chapelet. 

—  On  a  bien  fait  de  nous  convoquer  tous,  mes  mignons,  reprit  Cocardasse 
avec  plus  de  solennité.  Vous  parliez  d'armée,  j'aimerais  mieux  une  armée. 
Il  n'y  a,  croyez-moi,  qu'un  seul  homme  au  monde  capable  de  tenir  tête  à 
Philippe  de  Nevers,  l'épée  à  la  main. 

—  Et  cet  homme?  firent  six  voix  en  même  temps. 

—  C'est  le  petit  Parisien,  répondit  Cocardasse. 

—  Ah  !  celui-là,  s'écria  Passepoil  avec  un  enthousiasme  soudain,  c'est 
le  diable! 

—  Le  petit  Parisien?  répétait-on  à  la  ronde;  il  a  un  nom,  votre  petit 
Parisien? 

—  Un  nom  que  vous  connaissez  tous,  mes  maîtres  :  il  s'apelle  le  chevalier 
de  Lagardère. 

Il  paraîtrait  que  les  estafiers  connaissaient  tous  ce  nom,  en  effet,  car  il 
60  fit  parmi  eux  un  grand  silence. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  rencontré,  dit  ensuite  Saldagne. 

—  Tant  mieux  pour  toi,  mon  bon,  répliqua  le  Gascon;  il  n'aime  pas  les 
gens  de  ta  tournure. 

—  C'est  lui  qu'on  appelle  le  beau  Lagardère?  demanda  Pinto. 

—  C'est  lui,  ajouta  Faënza  en  baissant  la  voix,  qui  tua  les  trois  flamands 
sous  les  murs  de  Sentis? 

—  C'est  lui,  voulut  dire  Joël  de  Jugan,  qui... 
Mais  Cocardasse  l'interrompit  en  prononçant  avec  emphase  ces  seuls  mots: 

—  Iln'y  a  pas  deux  Lagardère! 


III.  —  Les  trois  Philippe. 


L'unique  fenêtre  de  la  salle  basse  du  cabaret  do  la  Pomme  d'Adam  donnait 
sur  une  sorte  de  glacis  plante  de  hèlrc;s,  qui  aboutissait  aux  douves  do  Cay- 
lus.  Un  chemin  <'harrclior  Iravorsnit  le  bois  ot  aboutissait  à  un  pont  do 
planches  jeté  sur  les  fossés,  qui  ôlaiont  1res  profondset  très  larges,  lis  fai- 


20  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

saienl  le  tour  du  château  de  trois  côtés,  et  s'ouvraient  sur  le  vide  au-dessus 
du  Hachaz. 

Depuis  qu'on  avait  abattu  les  murs  destinés  à  retenir  l'eau,  le  dessèche- 
ment s'était  opéré  de  lui-même,  et  le  sol  des  douves  donnait  par  année  deux 
magnifiques  récoltes  de  foin  destiné  aux  écuries  du  maître. 

La  seconde  récolte  venait  d'être  coupée.  De  l'endroit  où  se  tenaient  nos 
huit  cstafiers,  on  pouvait  voir  les  faneurs  qui  mettaient  le  foin  en  bottes 
sous  le  pont. 

A  part  l'eau  qui  manquait,  les  douves  étaient  restées  intactes.  Leur  bord 
intérieur  se  relevait  en  pente  roide  jusqu'au  glacis. 

Il  n'y  avait  qu'une  seule  brèche,  pratiquée  pour  donner  passage  aux  char- 
rettes de  foin.  Elle  aboutissait  à  ce  chemin  qui  passait  devant  la  fenêtre  du 
cabaret. 

Du  rez-de-chaussée  au  fond  de  la  douve,  le  rempart  était  percé  de  nom- 
breuses meurtrières;  mais  il  n'y  avait  qu'une  ouverture  capable  de  donner 
passage  à  une  créature  humaine.  C'était  une  fenêtre  basse  située  juste  sous 
le  pont  fixe  qui  avait  remplacé  depuis  longtemps  le  pont-levis.  Cette  fenêtre  ; 
était  fermée  d'une  grille  et  de  forts  contrevents.  Elle  donnait  de  l'air  et  du 
jour  à  l'étuve  de  Caylus,  grande  salle  souterraine  qui  gardait  des  restes  de  ; 
magnificence.  On  sait  que  le  moyen  âge,  dans  le  Midi  principalement,  avait    • 
poussé  très  loin  le  luxe  des  bains. 

Trois  heures  venaient  de  sonner  à  l'horloge  du  donjon.  Ce  terrible  mata- 
more qu'on  appelait  le  beau  Lagardère  n'était  pas  là  en  définitive,  et  ce  n'est 
pas  lui  qu'on  attendait;  aussi,  nos  maîtres  en  fait  d'armes,  après  le  premier 
saisissement  passé,  reprirent  bientôt  leur  forfanterie. 

—  Eh  bien,  s'écria  Saldagne,  je  vais  te  dire,  ami  Cocardasse.  Je  donnerais 
dix  pistoles  pour  le  voir,  ton  chevalier  de  Lagardère. 

—  L'épée  à  la  main?  demanda  le  Gascon,  après  avoir  bu  un  large  trait 
et  fait  claquer  sa  langue.  Eh  bien,  ce  jour-là,  mon  bon,  ajouta-t-il  gravement, 
sois  en  état  de  grâce,  et  mets-toi  à  la  garde  de  Dieu  l 

Saldagne  posa  son  foutre  de  travers.  On  ne  s'était  encore  distribué  aucun 
horion  :  c'était  merveille.  La  danse  allait  peut-être  commencer,  lorsque 
Staupitz,  qui  était  à  la  fenêtre,  s'écria  : 

—  La  paix,  enfants!  voici  M.  de  Peyrolles,  le  factotum  du  prince  de 
Gonzague. 

Celui-ci  arrivait  en  effet  par  le  glacis;  il  était  à  cheval. 

— •  Nous  avons  trop  parlé,  dit  précipitamment  Passepoil,  et  nous  n'a- 
vons rien  dit.  Nevers  et  sa  botte  secrète  valent  de  l'or,  mes  compagnons, 
voilà  ce  qu'il  faut  que  vous  sachiez.  Avez- vous  envie  de  faire  d'un  coup 
votre  fortune? 

Pas  n'est  besoin  de  dire  la  réponse  des  compagnons  de  Passepoil.  Celui-ci 
poursuivit  : 

—  Si  vous  voulez  cela,  laissez  agir  maître  Cocardasse  et  moi.  Quoi  que  nous 
disions  à  ce  Peyrolles,  appuyez-nous. 

—  C'est  entendu  !  s'écria-t-on  en  chœur. 

—  Au  moins,  acheva  frère  Passepoil  en  se  rasseyant,  ceux  qui  n'auront 
pas  ce  soir  le  cuir  troué  par  l'épée  de  Nevers  pourront  faire  dire  des  messes  à 
l'intention  des  défunts. 

Peyrolles  entrait. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  21 

Passepoil  ôta  le  premier  son  bonnet  de  laine  bien  révérencieusement.  Les 
autres  saluèrent  à  l'avenant. 

Peyrolles  avait  un  gros  sac  d'argent  sous  le  bras.  Il  le  jeta  bruyamment 
sur  la  table  en  disant  : 

—  Tenez,  mes  braves,  voici  votre  pâture  ! 
Puis,  les  comptant  de  l'œil. 

—  A  la  bonne  heure,  reprit-il,  vous  voilà  tous  au  grand  complet  !  Je  vais 
vous  dire  en  peu  de  mots  ce  que  vous  avez  à  faire. 

—  Nous  écoutons,  mon  bon  monsieur  de  Peyrolles,  répalit  Gocardasse 
en  mettant  ses  deux  coudes  sur  la  table;  eh  doncl 

Les  autres  répétèrent  : 

—  Nous  écoutons. 

Peyrolles  prit  une  pose  d'orateur. 

—  Ce  soir,  dit-il,  vers  huit  heures,  un  homme  viendra  par  ce  chemin  que 
vous  voyez  ici,  juste  sous  la  fenêtre.  Il  sera  à  cheval;  il  attachera  sa  monture 
aux  piliers  du  pont,  après  avoir  franchi  la  lèvre  du  fossé.  Regardez,  là,  sous 
le  pont,  apercevez-vous  une  croisée  basse,  fermée  par  des  contrevents  de 
chêne? 

—  Parfaitement,  mon  bon  monsieur  de  Peyrolles,  répondit  Gocardasse; 
as  pas  pur  !  nous  ne  sommes  pas  aveugles. 

—  L'homme  s'approchera  de  la  fenêtre... 

—  Et,  à  ce  moment-là,  nous  l'accosterons? 

—  PoHment,  interrompit  Peyrolles  avec  un  sourire  sinistre;  et  votre 
argent  sera  gagné. 

—  Capédédiou  !  s'écria  Gocardasse  ce  bon  monsieur  de  Peyrolles  il  a 
toujours  le  mot  pour  rire  ! 

—  Est-ce  entendu? 

—  Assurément;  mais  vous  ne  nous  quittez  pas  encore  je  suppose? 

—  Mes  bons  amis  je  suis  pressé  dit  Peyrolles  en  faisant  déjà  un  mouve- 
ment de  retraite. 

—  Comment  !  s'écria  le  Gascon,  sans  dire  le  nom  de  celui  que  nous  de- 
vons... accoster? 

—  Ce  nom  ne  vous  regarde  pas. 

Gocardasse  cligna  de  l'œil;  tout  aussitôt  un  murmure  mécontent  s'éleva 
du  groupe  des  cstafiers.  Passepoil  surtout  se  déclara  formalisé. 

—  Sans  même  nous  avoir  appris,  poursuivit  Gocardasse,  quel  est  l'hon- 
nête seigneur  pour  qui  nous  allons  travailler? 

Peyrolles  s'arrêta  pour  le  regarder.  Son  long  visage  eut  une  expression 
d'inquiétude. 

—  Que  vous  importe?  dit-il,  essayant  de  prendre  un  air  de  hauteur. 
.    —  Gela  nous  importe  beaucoup,  mon  bon  monsieur  de  Peyrolles. 

—  Puisque  vous  êtes  bien  payés? 

—  Peut  être  que  nous  ne  nous  trouvons  pas  assez  bien  payés,  nii>n  bon 
monsieur  de  Peyrolles. 

—  Qu'est-ce  à  dire,  l'ami? 

Gocardasse  se  leva,  tous  les  autres  l'imilèront. 

—  Capédédiou!  nion  mignon,  dit-il  en  changeant  de  ton  brusquement, 
parlons  franc.  Nous  sommes  tous  ici  prévôts  d'armes,  cl,  par  conséquent, 
gentilshommes.  Moi  surtout  qui  suis  Gascon,  suumonné  de  Provent;al  I  Nos 


22  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

rapières  (et  il  frappa  sur  la  sienne  qu'il  n'avait  point  quittée),  nos  rapières 

veulent  savoir  ce  qu'elles  font. 

—  Voilà  !  ponctua  frère  Passepoil,  qui  offrit  courtoisement  une  escabelle 
au  confident  de  Philippe  de  Gonzague. 

Les  estafiers  approuvèrent  chaudement  du  bonnet. 
PeyroUes  parut  hésiter  un  instant. 

—  Mes  braves,  dit-il,  puisque  vous  avez  si  bonne  envie  de  savoir,  vous 
auriez  bien  pu  deviner.  A  qui  appartient  ce  château? 

—  A  M.  le  marquis  de  Caylus,  sandiéou  !  un  bon  seigneur  chez  qui  les 
femmes  ne  vieillissent  pas.  A  Caylus- Verrou,  le  château.  Après? 

—  Parbleu?  la  belle  finesse!  fit  bonnement  Peyrolles;  vous  travaillez 
pour  M.  le  marquis  de  Caylus. 

—  Croyez- vous  cela,  vous  autres?  demanda  Cocardasse  d'un  ton  inso- 
lent. 

—  Non,  répondit  frère  Passepoil. 

—  Non,  répéta  aussitôt  la  troupe  docile. 

Un  peu  de  sang  vint  aux  joues  creuses  de  Peyrolles. 

—  Comment,  coquins  1  s'écria-t-il. 

—  Tout  beau!  interrompit  le  Gascon;  mes  nobles  amis  murmurent... 
prenez  garde  !  Discutons  plutôt  avec  calme  et  comme  des  gens  de  bonne  com- 
pagnie. Si  je  vous  comprends  bien,  voici  le  fait  :  M.  le  marquis  de  Caylus 
a  appris  qu'un  gentilhomme  beau  et  bien  fait  pénétrait  de  temps  en  temps, 
la  nuit,  dans  son  château,  par  cette  fenêtre  basse.  Est-ce  cela? 

—  Oui,  fit  Peyrolles. 

—  Il  sait  quemademoiselleAurore  de  Caylus,  safîUe.aimece  gentilhomme... 

—  C'est  rigoureusement  vrai,  dit  encore  le  factotum. 

—  Selon  vous,  monsieur  de  PeyroUes  !  Vous  expliquez  ainsi  notre  réunion 
à  l'auberge  de  la  Pomme  d'Adam.  D'autres  pourraient  trouver  l'explication 
plausible;  mais,  moi,  j'ai  mes  raisons  pour  la  trouver  mauvaise.  Vous  n'avez 
pas  dit  la  vérité,  monsieur  de  Peyrolles. 

—  Parle  diable!  s'écria  celui-ci,  c'est  trop  d'impudence I 
Sa  voix  fut  étouffée  par  celle  des  estafiers,  qui  disaient  : 

—  Parle,  Cocardasse  !  parle,  parle  ! 
Le  Gascon  ne  se  fit  point  prier. 

—  D'abord,  dit-il,  mes  amis  savent  comme  moi  que  ce  visiteur  de  nuit, 
recommandé  à  nos  épées,  n'est  pas  moins  qu'un  prince... 

—  Un  prince  !  fit  Peyrolles  en  haussant  les  épaules. 
Cocardasse  continua  : 

—  Le  prince  Philippe  de  Lorraine,  duc  de  Nevers. 

—  Vous  en  savez  plus  long  que  moi,  voilà  tout  I  dit  Peyrolles. 

—  Non  pas,  capédédiou  !  Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  a  encore  autre  chose,  et 
celle  autre  chose-là,  mes  nobles  amis  ne  la  savent  peut-être  point.  Aurore 
de  Caylus  n'est  pas  la  maîtresse  de  M.  de  Nevers. 

—  Ah  !...  se  récria  le  factotum. 

—  Elle  est  sa  femme  !  acheva  le  Gascon  résolument. 
Peyrolles  pâlit  et  balbutia  : 

—  Comment  sais-tu  cela,  toi? 

—  Je  le  sais,  voilà  qui  est  certain.  Comment  je  le  sais,  peu  vous  importe. 
Tout  à  l'heure,  je  vais  vous  montrer  que  j'en  sais  bien  d'autres.  Un  mariage 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  23 

secret  a  été  célébré,  il  y  a  tantôt  quatre  ans,  à  la  chapelle  de  Caylus,  et,  si  je 
suis  bien  informé,  vous  et  votre  noble  maître... 

Il  s'interrompit  pour  ôter  son  feutre  d'un  air  moqueur,  et,  acheva  : 

—  Vous  étiez  témoins,  monsieur  de  PeyroUes. 
Celui-ci  ne  niait  plus. 

—  Où  en  voulez-vous  venir  avec  tous  ces  commérages?  demanda-t-il 
seulement. 

—  A  découvrir,  répondit  le  Gascon,  le  nom  de  l'illustre  patron  que  nous 
servons  cette  nuit. 

—  Nevers  a  épousé  la  fille  malgré  le  père,  dit  PeyroUes;  M.  de  Caylus  se 
venge.  Quoi  de  plus  simple? 

—  Rien  de  plus  simple,  si  le  bonhomme  Verrou  savait.  Mais  vous  avez 
été  discrets.  M.  de  Caylus  ignore  tout...  Gapédédiou  I  le  vieux  matois  se  gar- 
derait bien  de  faire  dépêcher  ainsi  le  plus  riche  parti  de  Franco  I  Tout  serait 
arrangé  dès  longtemps,  si  M.  de  Nevers  avait  dit  au  bonhomme  :  «  Le  roi 
Louis  veut  me  faire  épouser  M"^  de  Savoie,  sa  nièce;  moi,  je  ne  veux  pas; 
moi,  je  suis  secrètement  le  mari  de  votre  fille.  »  Mais  la  réputation  de  Caylus- 
Verrou  l'a  eiïrayé,  le  pauvre  prince.  Il  a  craint  pour  sa  femme,  qu'il  adore... 

—  La  conclusion?  interrompit  PeyroUes. 

—  La  conclusion,  c'est  que  nous  ne  travaillons  pas  pour  M.  de  Caylus. 

—  C'est  clair!  dit  Passepoil. 

—  Comme  le  jour,  gronda  le  chœur, 

—  Et  pour  qui  pensez-vous  travailler? 

—  Pour  qui  !  ah  !  ah  !  sandiéou  I  pour  qui?  Savez-vous  l'histoire  des  trois 
Philippe?  Non?  je  vais  vous  la  dire  on  deux  mots.  Ce  sont  trois  seigneurs  de 
bonne  maison,  vivadiou  1  L'un  est  Philippe  do  Mantouc,  prince  de  Gonzague, 
votre  maître,  monsieur  de  Peyrollos,  une  altesse  ruinée,  traquée,  qui  se 
vendrait  au  diable  à  bien  bon  marché;  le  second  est  Philippe  do  Nevers, 
que  nous  attendons;  le  troisième  est  Philippe  de  France,  duc  de  Chartres. 
Tous  trois  beaux,  ma  foi  !  trois  jeunes  et  brillants.  Or,  tâchez  de  concevoir 
l'amitié  la  plus  robuste,  la  plus  héroïque,  la  plus  impossible,  vous  n'aurez 
qu'une  faible  idée  de  la  mutuelle  tendresse  que  se  portent  les  trois  Philippe. 
Voilà  ce  qu'on  dit  à  Paris.  Nous  laisserons  de  côté,  s'il  vous  plaît,  pour  cause, 
le  neveu  du  roi.  Nous  ne  nous  occuperons  que  de  Nevers  et  de  Gonzague,  que 
de  Pythias  et  de  Damon. 

—  Eh  I  morbleu  !  s'écria  ici  PeyroUes,  allez-vous  accuser  Damon  de  vou- 
loir assassiner  Pythias  I 

—  Eh  donc  I  fit  le  Gascon,  le  vrai  Damon  était  à  son  aise,  le  Damon  du 
temps  de  Denys,  tyran  de  Syracuse;  et  le  vrai  Pythias  n'avait  pas  six  cent 
mille  écus  de  revenu. 

—  Que  notre  Pythias,  à  nous,  possède,  interrompit  Passepoil,  et  donc 
notre  Damon  est  l'héritier  présomptif. 

—  Vous  sentez,  mon  bon  monsieur  de  PeyroUes,  poursuivit  Cocardasse, 
que  cela  change  bien  la  thèse;  j'ajoute  que  le  vrai  Pythias  n'avait  point  une 
aimable  maître.sse  comme  Aurore  de  Caylus,  et  que  le  vrai  Damon  n'était 
pas  amoureux  de  la  belle,  ou  plutôt  do  sa  dot. 

—  Voih'i  !  conclut  pour  la  seconde  fois  frère  Passepoil. 
Cocardasse  prit  son  vorro  et  l'oinplit. 

—  Messieurs,  rcprit-il,  à  la  santé  do  Damon...  je  veux  dire  do  Gonzague, 


2-i  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN 

qui  aurait  demain  six  cent  mille  écus  de  revenu,  mademoiselle  de  Cyalus 
et  sa  dot,  si  Pythias...  je  veux  dire  Nevers,  s'en  allait  de  vie  à  trépas  cette  nuit  1 

—  A  la  santé  du  prince  Damon  de  Gonzague,  s'écrièrent  tous  les  spadas- 
sins, frère  Passepoil  en  tête. 

—  Eh  donc  1  que  dites- vous  de  cela,  monsieur  de  PeyroUes?  ajouta  Cocar- 
dasse  triomphant. 

—  Rêveries  !  gronda  l'homme  de  confiance,  mensonges  ! 

—  Le  mot  est  dur.  Mes  vaillants  amis  seront  juges  entre  nous.  Je  les  prends 
à  témoin. 

—  Tu  as  dit  vrai.  Gascon,  tu  as  dit  vrai  !  fît-on  autour  de  la  table. 

—  Le  prince  Philippe  de  Gonzague,  déclama  Peyrolles,  qui  essaya  de 
faire  de  la  dignité,  est  trop  au-dessus  de  pareilles  infamies  pour  qu'on  ait 
besoin  de  le  disculper  sérieusement. 

Cocardasse  l'interrompit. 

—  Alors,  asseyez-vous,  mon  bon  monsieur  de  Peyrolles,  dit-il. 

Et,  comme  le  confident  résistait,  il  le  colla  de  force  sur  une  escabelle, 
en  reprenant  : 

—  Nous  allons  arriver  à  de  plus  grosses  infamies,  Passepoil  ? 

—  Cocardasse  !  répondit  le  Normand. 

—  Puisque  M.  de  Peyrolles  ne  se  rend  pas,  à  ton  tour  de  prêcher,  mon 
bon! 

Le  Normand  rougit  jusqu'aux  oreilles,  et  baissa  les  yeux. 
• —  C'est  que,  balbutia-t-il,  je  ne  sais  pas  parler  en  pubhc. 

—  Veux-tu  marcher!  commanda  maître  Cocardasse  en  relevant  sa 
moustache;  as  pas  pur!  ces  messieurs  excuseront  ton  inexpérience  et  ta 
jeunesse. 

—  Je  compte  sur  leur  indulgence,  murmura  le  timide  Passepoil. 

Et,  d'une  voix  de  jeune  fille  interrogée  au  catéchisme,  le  digne  prévôt 
commença  : 

—  M.  de  Peyrolles  a  bien  raison  de  tenir  son  maître  pour  un  parfait 
gentilhomme.  Voici  le  détail  qui  est  parvenu  à  ma  connaissance;  moi,  je 
n'y  vois  point  de  malice,  mais  de  méchanis  esprits  pourraient  en  juger  au- 
trement. Tandis  que  les  trois  Philippe  menaient  joyeuse  vie  à  Paris,  si 
joyeuse  vie,  que  le  roi  Louis  menaça  d'envoyer  son  neveu  dans  ses  terres... 
je  vous  parle  de  deux  ou  trois  ans,  j'étais  au  service  d'un  docteur  italien, 
élève  du  savant  Exili,  nommé  Pierre  Garba. 

—  Pielro  Garba  et  Gaëte!  interrompit  Faënza;  je  l'ai  connu.  C'était  un 
noir  coquin  ! 

Frère  Passepoil  eut  un  doux  sourire. 

—  C'était  un  homme  rangé,  reprit-il,  de  mœurs  tranquilles,  affectant  de 
la  religion,  instruit  comme  les  gros  livres,  et  qui  avait  pour  métier  de  com- 
poser des  breuvages  bienfaisants  qu'il  appelait  la  liqueur  de  longue  vie. 

Les  spadassins  éclatèrent  de  rire  tous  à  la  fois. 

—  As  pas  pur!  fit  Cocardasse,  tu  racontes  comme  un  Dieu  I  marche! 
M.  de  PeyruUos  essuya  son  front,  où  il  y  avait  de  la  sueur, 

—  Le  prince  Philippe  de  Gonzague,  reprit  Passepoil,  venait  voir  très 
souvent  le  bon  Pierre  Garba. 

—  Plus  bas  !  interrompit  le  confident  comme  malgré  lui. 

—  Plus  haut!  s'écrièrent  les  braves. 


LE    UObSU    OU    LK    PliTIÏ    PAniSIKX  2o 

Toul  cela  les  divertissait  infiniment,  d'autant  mieux  qu'ils  voyaient  au 
bout  une  augmentation  de  salaire. 

—  Parle,  Passepoil  ;  parle,  parle  I  firent-ils  en  resserrant  leur  cercle. 

Et  Cocardasse,  caressant  la  nuque  do  son  prévôt,  dit  d'un  accent  tout 
paternel  : 
• —  Lou  couquin  a  du  succès,  capédédiou  I 

—  Je  suis  fâché,  poursuivit  frère  Passepoil,  de  répéter  une  chose  qui 
paraît  déplaire  à  M.  de  Peyrolles;  mais  le  fait  est  que  le  prince  de  Gonzague 
venait  très  souvent  chez  Garba,  sans  doute  pour  s'instruire.  En  ce  temps-là, 
le  jeune  duc  de  Nevers  fut  pris  d'une  maladie  de  langueur. 

• —  Calomnie!  fit  Peyrolles,  odieuse  calomnie! 
Passepoil  demanda  candidement  : 

—  Qui  donc  ai-je  accusé,  mon  maître? 

Et,  comme  le  confident  se  mordit  la  lèvre  jusqu'au  sang,  Cocardasse  ajouta 

—  Ce  bon  M.  de  Peyrolles  n'a  plus  le  verbe  si  haut,  non. 
Celui-ci  se  leva  brusquement. 

—  Vous  me  laisserez  me  retirer,  je  pense  !  dit-il  avec  une  rage  concentrée. 
*—  Certes,  fit  le  Gascon,  qui  riait  de  bon  cœur,  et,  de  plus,  nous  vous  fe- 
rons escorte  jusqu'au  château.  Le  bonhomme  Verrou  doit  avoir  fini  sa  sieste  ; 
nous  irons  nous  expliquer  avec  lui. 

Peyrolles  retomba  sur  son  siège.  Sa  face  prenait  des  tons  verdâtres.  Cocar- 
dasse, impitoyable,  lui  tendit  un  verre. 

—  Buvez  pour  vous  remettre,  dit-il,  car  vous  n'avez  pas  l'air  à  votre 
aise.  Buvez  un  coup.  Non?  Alors,  tenez-vous  en  repos,  et  laissez  parler  lou 
petit  couquin  de  Normand,  qui  prêche  mieux  qu'un  avocat  en  la  grand' 
chambre. 

Frère  Passepoil  salua  son  chef  de  file  avec  reconnaissance,  et  reprit  : 

—  On  commençait  à  dire  partout  :  «  Voici  ce  pauvre  jeune  duc  de  Nevers 
qui  s'en  va.  »  La  cour  et  la  ville  s'inquiétaient.  C'est  une  si  noble  maison 
que  CCS  Lorraine  !  Le  roi  s'informa  de  ses  nouvelles.  Philippe,  duc  de  Char- 
Ires,  était  inconsolable... 

—  Un  homme  plus  inconsolable  encore,  interrompit  Peyrolles,  qui  réussit 
à  prendre  un  accent  pénétré,  c'était  Philippe  prince  de  Gonzague! 

—  Dieu  me  garde  de  vous  contredire  !  fit  Passepoil,  dont  l'aménité  inal- 
térable devrait  servir  d'exemple  à  tous  les  gens  qui  discutent.  Je  crois  bien 
que  le  prince  Philippe  de  Gonzague  avait  beaucoup  de  chagrin;  la  preuve 
c'est  qu'il  venait  tous  les  soirs  chez  maître  Garba,  déguisé  en  homme  de  li- 
vrée, et  qu'il  lui  répétait  toujours  d'un  air  découragé  :  «  C'est  bien  long, 
docteur,  c'est  bien  long!  » 

Il  n'y  avait  pas,  dans  la  salle  basse  du  cabaret  de  la  Pomme  (VAdam,  un 
homme  qui  ne  fût  un  meurtrier,  et  pourtant  rhacun  trcssaillil.  Toutes  les 
veines  eurent  froid.  Le  gros  poing  de  (Cocardasse  frappa  la  table.  r\\vroll(\s 
courba  la  tête  et  resta  muet. 

—  Un  soir,  poursuivit  frèro  Pa.s.sepoil  en  baissant  la  voix  comme  malgré 
lui,  un  .voir,  Philippe  de  Gonzague  vint  de  meilleure  heure.  Garba  lui  lAla  le 
pouls;  il  avait  la  fièvre.  «  Vous  avez  gagné  beaucoup  d'argent  au  jeu,  »  lui 
dit  Garba  qui  le  connaissait  bien.  Gonzague  se  prit  à  rire  v[  répondit  :  <  J'ai 
perdu  doux  mille  pisloles.  »  Mais  il  ajouta  tout  de  suite  après  :  «  Nevers  a 
voulu  faire  assaut  aujourd'hui  à  l'académie,  il  n'est  plus  assez  fort  pour  tenir 


26  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN 

l'épée. — Alors,  murmuraledocteurGarba,  c'est  la  fin.  Peut-être  que  demain...» 
Mais,  se  hâta  d'ajouter  Passepoil  d'un  ton  presque  joyeux,  les  jours  se  sui- 
vent et  ne  se  ressemblent  pas.  Le  lendemain,  précisément,  Philippe,  duc  de 
Chartres,  prit  Nevers  dans  son  carrosse,  et  fouette  cocher  pourlaTouraine  ! 
Son  Altesse  amenait  Nevers  dans  ses  apanages.  Comme  maître  Garba  n'y 
était  point,  Nevers  y  fut  bien.  De  là,  cherchant  le  soleil,  la  chaleur,  la  vie, 
il  passa  la  Méditerranée  et  gagna  le  royaume  de  Naples.  Philippe  de  Gonza- 
gue  vint  trouver  mon  bon  maître  et  le  chargea  d'aller  faire  un  tour  de  ce 
côté.  J'étais  à  préparer  ses  bagages,  lorsque  malheureusement,  une  nuit,  son 
alambic  se  fêla.  Il  mourut  du  coup,  le  pauvre  docteur  Pierre  Garba,  pour 
avoir  respiré  la  vapeur  de  son  élixir  de  longue  vie  1 

—  Ah  1  l'honnête  Italien  !  s'écria-t-on  à  la  ronde. 

—  Oui,  dit  frère  Passepoil  avec  simplicité,  je  l'ai  bien  regretté,  pour  ma 
part;  mais  voici  la  fin  de  l'histoire,  Nevers  fut  dix-huit  mois  hors  de  France. 
Quand  il  revint  à  la  cour,  ce  ne  fut  qu'un  cri  :  Nevers  avait  rajeuni  de  dix 
ans  !  Nevers  était  fort,  alerte,  infatigable  !  Bref,  vous  savez  tous  que,  après 
le  beau  Lagardère,  Nevers  est  aujourd'hui  la  première  épée  du  monde  en- 
tier. 

Frère  Passepoil  se  lut,  après  avoir  pris  une  attitude  modeste,  et  Cocar- 
dasse  conclut  : 

—  Si  bien  que  M.  de  Gonzague  s'est  cru  obhgé  de  prendre  huit  prévôts 
d'armes  pour  avoir  raison  de  lui  seul...  As  pas  pur! 

Il  y  eut  un  silence.  Ce  fut  M.  de  Peyrolles  qui  le  rompit. 

—  Où  tend  ce  bavardage?  demanda-t-il.  A  une  augmentation  de  salaire? 

—  Considérable,  d'abord,  répliqua  le  Gascon.  En  bonne  conscience,  on 
ne  peut  prendre  le  même  prix  pour  un  père  qui  venge  l'honneur  de  sa  fille, 
et  pour  Damon  qui  veut  hériter  trop  tôt  de  Pythias. 

—  Que  demandez-vous? 

—  Qu'on  triple  la  somme. 

—  Soit,  répondit  Peyrolles  sans  hésiter. 

—  En  second  lieu,  que  nous  fassions  tous  partie  de  la  maison  de  Gonzague 
après  l'afTaire. 

—  Soit  !  dit  encore  le  factotum. 
■ —  En  troisième  lieu... 

—  Vous  demandez  trop...  commença  Pej^roUes. 

—  Pécaïré!  s'écria  Cocardasse  en  s'adrossant  à  Passepoil;  il  trouve  que 
nous  demandons  trop  ! 

—  Soyons  juste  !  dit  le  conciliant  prévôt.  Il  se  pourrait  que  le  neveu  du 
roi  voulût  venger  son  ami,  et  alors... 

—  En  ce  cas,  répliqua  Peyrolles,  nous  passons  la  frontière,  Gonzague 
rachète  ses  biens  d'Italie,  et  nous  sommes  tous  en  sûreté  là-bas. 

Cocardasse  consulta  du  regard  frère  Passepoil  d'abord,  puis  ses  acolytes. 

—  Marché  conclu,  dit-il. 
Peyrolles  lui  lendit  la  main. 

Le  Gascon  ne  la  prit  pas.  Il  frappa  sur  son  épée,  et  ajouta  : 

—  Voici  le  tabellion  qui  me  répond  de  vous,  mon  bon  monsieur  de  Pey- 
rolles. As  pas  pur  I  vous  n'essayerez  jamais  de  nous  tromper,  vous  1 

Peyrullcs,  libre  désormais,  gagna  la  porte. 

—  Si  vous  le  manquez,  dit-il  sur  le  seuil,  rien  de  fait. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  27 

—  Gela  va  sans  dire;  dormez  sur  vos  deux  oreilles,  mon  bon  monsieur  de 
Peyrolles  ! 

Un  large  éclat  de  rire  suivit  le  départ  du  confident;    puis    toutes    les 
voix  joyeuses  s'unirent  pour  crier  : 

—  A  boire  !  à  boire  I 


IV.  —  Le  Petit  Parisien 


Il  était  à  peine  quatre  heures  de  relevée.  Nos  estafiers  avaient  du  temps 
devant  eux.  Sauf  Passepoil,  qui  avait  trop  regardé  la  maritorne  louche  et 
qui  soupirait  fort,  tout  le  monde  était  joyeux. 

On  buvait  dans  la  salle  basse  du  cabaret  de  la  Pomme  d'Adam,  on  criait, 
on  chantait.  Au  fond  des  douves  de  Gaylus,  les  faneurs,  après  la  chaleur  pas- 
sée, activaient  le  travail,  et  liaient  en  boites  la  belle  récolte  de  foin. 

Tout  à  coup  un  bruit  de  chevaux  se  fit  sur  la  lisière  du  bois  d'Ens,  et, 
l'instant  d'après,  on  entendit  des  cris  dans  la  douve. 

C'étaient  les  faneurs  qui  fuyaient  en  hurlant  les  coups  de  plat  d'épée 
d'une  troupe  de  partisans.  Ceux-ci  venaient  au  fourrage,  et  certes  ils  ne 
pouvaient  trouver  ailleurs  de  plus  noble  fenaison. 

Nos  huit  braves  s'étaient  mis  à  la  fenêtre  de  l'auberge  pour  mieux  voir. 

—  Les  drôles  sont  hardis  I  dit  Cocardasse  junior. 

—  Venir  ainsi  jusque  sous  les  fenêtres  de  M.  le  marquis  !  ajouta  Passepoil. 

—  Combien  sont-ils?  Trois,  six,  huit... 

—  Juste  autant  que  nous! 

Pendant  cela,  les  fourrageurs  faisaient  leur  provision  tranquillement, 
riant  et  prodiguant  les  gorges  chaudes.  Us  savaient  bien  que  les  vieux  fau- 
conneaux de  Caylus  étaient  muels  depuis  longtemps. 

C'étaient  encore  des  justaucorps  de  bufïle,  des  feutres  belliqueux  et  de 
longiies  rapières;  de  beaux  jeunes  hommes  pour  la  plupart,  parmi  lesquels 
deux  ou  trois  paires  de  moustaches  grises;  seulement,  ils  avaient,  de  plus 
que  nos  prévôts,  des  pistolets  à  l'arçon  de  leurs  selles. 

Leur  accoutrement  n'était  du  reste  point  pareil.  On  reconnaissait  dans  ce 
petit  escadron  les  uniformes  délabrés  de  divers  corps  réguliers.  Il  y  avait 
deux  chasseurs  de  Brancas,  un  canonnier  de  Flandres,  un  miquolcl  d'au 
delà  des  monts,  un  vieil  arbalétrier  qui  avait  dû  voir  la  Fronde.  Le  surplus 
avait  perdu  son  cachet,  comme  sont  les  médailles  frustes.  Le  tout  pouvait 
être  pris  pour  une  belle  et  bonne  bande  de  voleurs  tle  grand  chemin. 

Et,  do  fait,  ces  aventuriers,  qui  se  décoraient  du  nom  de  volontaires 
royaux,  ne  valaient  guère  mieux  que  dos  bandits. 

Quand  ils  eurent  achevé  leur  besogne  et  chargé  leurs  chevaux,  ils  remon- 
tèrent le  chemin  charretier.  Leur  chef,  qui  était  un  des  deux  chasseurs  do 
Brancas,  po:1anl  les  galons  de  brigadier,  regarda  tout  autour  de  lui,  et  dit: 

—  Par  ici,  messieurs,  voici  justement  notre  affaire. 
11  montrait  du  doigt  le  cabaret  do  la  Pomme  d'Adam. 


28  Lli    BOSSU    OU    LE    PETIT    l'APiISIEN 

—  Bravo  !  crièrent  les  fourrageurs. 

—  Mes  maîtres,  murmura  Cocardasse  junior,  je  vous  conseille  de  décro- 
cher vos  épées. 

En  un  clin  d'œil,  tous  les  ceinturons  furent  rebouclés,  et  les  prévôts  d'ar- 
mes, quittant  la  fenêtres,  se  mirent  autour  des  tables. 

Cela  sentait  la  bagarre  d'une  lieue.  Frère  Passepoil  souriait  paisiblement 
sous  SCS  trois  poils  de  moustache. 

— •  Nous  disions  donc,  commença  Cocardasse  afin  de  faire  bonne  conte- 
nance, que  le  meilleur  moyen  de  tenir  la  garde  à  un  prévôt  gaucher,  ce  qui 
est  toujours  fort  dangereux... 

—  Holà  !  fit  en  ce  moment  le  chef  des  maraudeurs,  dont  le  visage  barbu 
se  montra  à  la  porte;  l'auberge  est  pleine,  enfants  ! 

—  Il  faut  la  vider,  répondirent  ceux  qui  le  suivaient. 

C'était  simple,  c'était  logique.  Le  chef,  qui  se  nommait  Carrigue,  n'eut  point 
d'obj  ec  lions  à  faire.  Ils  descendirent  tous  de  cheval  et  attachèrent  effrontément 
leurs  montures  chargées  de  foin  aux  anneaux  qui  étaient  au  mur  du  cabaret. 

Jusque-là,  nos  prévôts  n'avaient  pas  bougé. 

—  Çà !  dit  Carrigue  en  entrant  le  premier,  qu'on  déguerpisse,  et  vite! 
il  n'y  a  place  ici  que  pour  les  volontaires  du  roi. 

On  ne  répondit  point.  Cocardasse  se  tourna  seulement  vers  les  siens,  et 
murmura  : 

—  De  la  tenue,  enfants  !  Ne  nous  emportons  pas,  et  faisons  danser  en 
mesure  messieurs  les  volontaires  du  roi. 

Les  gens  de  Carrigue  encombraient  déjà  la  porte. 

—  Eh  bien  !  fit  celui-ci,  que  vous  a-t-on  dit? 

Les  maîtres  d'armes  se  levèrent  et  saluèrent  pohment. 

—  Priez-les,  dit  le  canonnier  de  Flandres,  de  passer  par  les  fenêtres. 

En  même  temps  il  prit  le  verre  plein  de  Cocardasse,  et  le  porta  à  ses  lèvres. 
Carrigue  disait  cependant  : 

■ —  Ne  voyez-vous  pas,  mes  rustres,  que  nous  avons  besoin  de  vos  brocs, 
de  vos  tables  et  de  vos  escabelles? 

—  As  pas  pur!  fit  Cocardasse  junior,  nous  allons  vous  donner  tout  cela, 
mes  mignons. 

Il  écrasa  le  broc  sur  la  tête  du  canonnier,  tandis  que  frère  Passepoil  en- 
voyait sa  lourde  escabelle  dans  la  poitrine  de  Carrigue. 

Les  seize  flambergcs  furent  au  vent  au  même  instant.  C'étaient  tous  gens 
d'armes  solides,  braves  et  batailleurs  par  goût.  Ils  allaient  avec  ensemble 
et  de  bon  cœur. 

On  entendait  le  ténor  Cocardasse  dominer  le  tumulte  par  son  juron  favori. 

—  Vivadiou  !  servez-les!  servez-les!  disait-il. 

A  quoi  Carrigue  et  les  siens  répondirent  en  chargeant  tête  baissée. 

—  En  avant  !  Lagardère  !  Lagardère  ! 

Ce  fut  un  coup  de  théâtre.  Cocardasse  et  Passepoil,  qui  étaient  au  premier 
rang,  reculèrent,  et  mirent  la  table  massive  entre  les  deux  armées. 

—  As  pas  pur  !  s'écria  le  Gascon;  bas  les  armes  partout  ! 

Il  y  avait  déjà  trois  ou  quatre  volontaires  fort  maltraités.  L'assaut  ne  leur 
avait  point  réussi,  et  ils  ne  voyaient  que  trop  désormais  à  qui  ils  avaient  affaire. 

Qu'avez-vous  dit  là?  reprit  frère  Pa.ssepoil  dont  la  voix  tremblait  d'émo- 
tion; qu'avez- vous  dit  là? 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN  29 

Les  autres  prévôts  murmuraient  et  disaient  : 

• —  Nous  allions  les  manger  comme  des  mauviettes  I 

—  La  paix  !  fit  Cocardasse  avec  autorité. 
Et  s'adressant  aux  volontaires  en  désarroi  : 

—  Répondez  franc,  dit-il,  pourquoi  avez- vous  crié  Lagardère? 

—  Parce  que  Lagardère  est  notre  chef,  répondit  Garrigue. 

—  Le  chevalier  Henri  de  Lagardère? 

—  Oui. 

—  Notre  petit  Parisien  !  notre  bijou  !  roucoula  frère  Passepoil  qui  avait 
déjà  l'œil  humide. 

—  Un  instant,  fit  Cocardasse;  pas  de  méprise  !  Nous  avons  laissé  Lagar- 
dère à  Paris,  chevau-léger  du  corps. 

—  Eh  bien,  riposta  Garrigue,  Lagardère  s'est  ennuyé  de  cela.  Il  n'a  con- 
servé que  son  uniforme,  et  commande  une  compagnie  de  volontaires  royaux, 
ici  dans  la  vallée. 

—  Alors,  dit  le  Gascon,  halte-là  1  les  épécs  au  fourreau!  Vivadiou  !  les 
amis  du  petit  Parisien  sont  les  nôtres,  et  nous  allons  boire  ensemble  à  la 
première  lame  de  l'univers. 

—  Bien,  cela  !  fit  Garrigue,  qui  sentait  que  sa  troupe  l'échappait  belle. 
Messieurs  les  volontaires  royaux  rengainèrent  avec  empressement. 

—  N'aurons-nous  pas  au  moins  des  excuses?  demanda  Pépé  le  Tueur, 
fier  comme  un  Castillan. 

—  Tu  auras,  mon  vieux  compagnon,  répondit  Cocardasse,  la  satisfaction 
de  te  battre  avec  moi,  si  le  cœur  t'en  dit;  mais,  quant  à  ces  messieurs,  ils 
sont  sous  ma  protection.  A  fable!  du  vin!  Je  ne  me  sens  pas  de  joie.  Eh 
donc  !  —  Il  tendit  .son  verre  à  Garrigue.  —  J'ai  l'honneur,  reprit-il,  de  vous 
présenter  mon  prévôt  Passepoil,  qui,  soit  dit  sans  vous  offenser,  allait  vous 
enseignée  une  courante  dont  vous  n'avez  pas  la  plus  légère  idée.  Il  est, 
comme  moi,  l'ami  dévoué  de  Lagardère. 

—  Et  il  .s'en  vante  !  interrompit  frère  Passepoil. 

—  Quant  à  ces  messieurs,  poursuivit  le  Gascon,  vous  pardonnerez  à 
leur  mauvaise  humeur.  Ils  vous  tenaient,  mes  braves;  je  leur  ai  ôté  le  mor- 
ceau de  la  bouche...  toujours  sans  vous  offenser.  Trinquons. 

On  trinqua.  Les  derniers  mots,  adroitement  jetés  par  Cocardasse,  avaient 
donné  satisfaction  aux  prévôts,  et  messieurs  les  volontaires  ne  semblaient 
point  juger  à  propos  de  les  n  lever.  Ils  avaient  vu  de  trop  près  l'étrille. 

Pendant  que  la  maritorne,  presque  oubliée  par  Passepoil,  allait  chercher 
du  vin  frais  à  la  cave,  on  transporta  escabelles  et  tables  sur  la  pelouse,  car 
la  salle  ba.sse  du  cabaret  de  la  Pomme  cV Adam  n'était  réellement  plus  assez 
grande  pour  contenir  cette  vaillante  compagnie. 

Bientôt  tout  le  monde  fut  à  l'aise  et  commodément  attablé  sur  le  glatis. 

—  Parlons  de  Lagardère,  s'écria  Cocardasse;  c'est  pourtant  moi  qui  lui 
ai  donné  sa  première  leçon  d'armes.  11  n'avait  pas  seize  ans,  mais  quelles 
promesses  d'avenir  ! 

—  Il  en  a  à  i)oinc  dix-huit  aujourd'hui,  dit  (Garrigue,  et  l)icu  sait  qu'il 
tient  parole. 

Malgré  eux,  1rs  prévôts  prenaient  intérêt  à  cette  manière  de  héros  dnut 
on  leur  rebattait  les  oreilles  depuis  le  matin.  Ils  écoutaient,  et  personne 
parmi  eux  ne  souhaitait  j)lus  se  trouver  en  face  de  lui  ailleurs  (]u''i  table. 


30  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Oui,  n'est-ce  pas,  continua  Cocardasse  en  s' animant,  il  a  tenu  parole? 
Pécaïré  1  il  est  toujours  beau,  toujours  brave  comme  un  lion  I 

—  Toujours  heureux  auprès  du  beau  sexe  !  murmura  Passepoil  en  rougis- 
sant jusqu'au  bout  de  ses  longues  oreilles. 

—  Toujours  évaporé,  poursuivit  le  Gascon,  toujours  mauvaise  tête? 

—  Bourreau  des  crânes,  et  si  doux  avec  les  faibles  I 

—  Casseur  de  vitres,  tueur  de  maris  ! 

Ils  alternaient,  nos  deux  prévôts,  comme  les  bergers  de  Virgile  :  Arcades 
ambo. 

—  Beau  joueur  ! 

—  Jetant  l'or  par  les  fenêtres  ! 

—  Tous  les  vices,  capédédiou  ! 

—  Toutes  les  vertus  ! 

—  Pas  de  cervelle. 

—  Un  cœur...  un  cœur  d'or! 

Ce  fut  Passepoil  qui  eut  le  dernier  mot.  Cocardasse  l'embrassa  avec  effusion. 

—  A  la  santé  du  petit  Parisien  1  à  la  santé  de  Lagardère  !  s'écrièrent-ils 
ensemble. 

Carrigue  et  ses  hommes  levèrent  leurs  tasses  avec  enthousiasme.  On  but 
debout.  Les  prévôts  n'en  purent  point  donner  le  démenti. 

—  Mais,  par  le  diable  !  reprit  Joël  de  Jugan,  le  bas  Breton,  en  posant  son 
verre,  apprenez-nous  donc  au  moins  ce  que  c'est  que  votre  Lagardère  ! 

—  Les  oreilles  nous  en  tintent,  ajouta  Saldagne.  Qui  est-il?  d'où  vienl-il? 
que  fait-il? 

—  Mon  bon,  répondit  Cocardasse,  il  est  gentilhomme  aussi  bien  que  le  roi  ; 
il  vient  de  la  rue  Croix-des-Petits-Champs;  il  fait  des  siennes.  Etes- vous 
fixés?  Si  vous  en  voulez  plus  long,  versez  à  boire. 

Passepoil  lui  emplit  son  verre,  et  le  Gascon  reprit,  après  s'être  un  instant 
recueilli  : 

—  Ce  n'est  pas  une  merveilleuse  histoire,  ou  plutôt  cela  ne  se  raconte  pas. 
Il  faut  le  voir  à  l'œuvre.  Quant  à  sa  naissance,  j'ai  dit  qu'il  était  plus  noble 
que  le  roi,  et  je  n'en  démordrai  pas;  mais,  en  somme,  on  n'a  jamais  connu 
ni  son  père  ni  sa  mère.  Quand  je  l'ai  rencontré,  il  avait  douze  ans;  c'était 
dans  la  cour  des  Fontaines,  devant  le  Palais-Royal.  Il  était  en  train  de  se 
faire  assommer  par  une  demi-douzaine  de  vagabonds  plus  grands  que  lui. 
Pourquoi?  Parce  que  ces  jeunes  bandits  avaient  voulu  dévaliser  la  petite 
vieille  qui  vendait  des  talmouses  sous  la  voûte  de  l'hôtel  Montesquieu.  Je 
demandai  son  nom  :  «  Le  petit  Lagardère.  —  Et  ses  parents?  —  Il  n'a  pas 
de  parents.  —  Qui  a  soin  de  lui?  —  Personne.  —  Où  loge-t-il?  —  Dans  le 
pignon  ruiné  de  l'ancien  hôtel  de  Lagardère,  au  coin  de  la  rue  Saint-Honoré. 
—  A-t-il  un  métier?  —  Deux  plutôt  qu'un  :  il  plonge  au  Pont-Neuf,  il  se 
désosse  dans  la  cour  des  Fontaines.  —  As  pas  pur  !  voilà  deux  beaux  métiers  !  » 

Vous  autres,  étrangers,  s'interrompit  ici  Cocardasse,  vous  ne  savez  pas 
quelle  profession  c'est  que  de  plonger  au  Pont-Neuf.  Paris  est  la  ville  des 
badauds.  Les  badauds  de  Paris  lancent  du  parapet  du  Pont-Neuf  des  pièces 
d'argent  dans  la  rivière,  et  il  y  a  des  enfants  i:\lrepides  qui  vont  chercher 
ces  pièces  d'argent  au  péril  de  leur  vie.  Cela  divertit  les  badauds.  Vivadiou  ! 
entre  toutes  les  voluptés  la  meilleure  est  de  bâtonner  une  de  ces  bagasses  de 
boiirgeois  !  Et  çà  ne  coûte  pas  chpr. 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN  31 

Quant  au  métier  de  désossé,  on  en  voit  partout.  Lou  petit  Cuuquin  de  La- 
gardère  faisait  tout  ce  qu'il  voulait  de  son  corps  :  il  se  grandissait  il  se  rape- 
tissait; ses  jambes  étaient  des  bras,  ses  bras  étaient  des  jambes,  et  il  me 
semble  encore  le  voir,  sandiéou  !  quand  il  singeait  le  vieux  bedeau  de  Saint- 
Germain-l'Auxerrois,  qui  était  bossu  par  devant  et  par  derrière. 

Va  bien  !  eh  donc  !  je  le  trouvais  gentil,  moi,  ce  petit  homme,  avec  ses 
cheveux  blonds  et  ses  joues  roses.  Je  le  tirai  des  mains  de  ses  ennemis,  et 
je  lui  dis  :  «  Couquin  !  veux-tu  venir  avec  moi?  » 

Il  me  répondit  :  «  Non,  parce  que  je  veille  la  m('re  Bernard.  »  La  mère 
Bernard  était  une  pauvre  mendiante  qui  s'était  arrangé  un  trou  dans  le  pi- 
gnon en  ruine.  Le  petit  Lagardère  lui  apportait  chaque  soir  le  produit  de 
ses  plongeons  et  de  ses  contorsions. 

Alors  je  lui  fis  un  tableau  complet  des  délices  d'une  salle  d'armes.  Ses 
beaux  yeux  flamboyaient.  Il  me  dit  avec  un  gros  soupir  : 

Quand  la  mère  Bernard  sera  guérie,  j'irai  chez  vous. 

Et  il  s'en  alla.  Ma  foi  !  je  n"y  songeai  plus. 

Trois  ans  après,  Passepoil,  et  moi,  nous  vîmes  arriver  à  notre  salle  un 
grand  chérubin  timide  et  tout  embarrassé. 

—  Je  suis  le  petit  Lagardère,  nous  dit-il  ;  la  mère  Bernard  est  morte. 

Quelques  gentilshommes  qui  étaient  là  eurent  envie  de  rire.  Le  grand 
chérubin  rougit,  baissa  les  yeux,  se  fâcha,  et  les  fit  rouler  sur  le  plancher. 
Un  vrai  Parisien,  quoi  !  mince,  souple,  gracieux  comme  une  femme,  mais 
dur  comme  du  fer. 

Au  bout  de  six  mois,  il  eut  querelle  avec  un  de  nos  prévôts,  qui  lui  avait 
méchamment  rappelé  ses  talents  de  plongeur  et  de  désossé.  Sandiéou  I  le 
prévôt  ne  pesa  pas  une  once. 

Au  bout  d'un  an,  il  jouait  avec  moi  comme  je  jouerais  avec  un  de  mes- 
sieurs les  volontaires  du  roi..,  soit  dit  sans  les  oITenser. 

Alors  il  se  fit  soldat.  Il  tua  son  capitaine;  il  déserta.  Puis  il  s'engagea  dans 
les  Enfants-Perdus  de  Saint-Luc,  pour  la  campagne  d'Allemagne.  11  prit  la 
maîtresse  de  Saint-Luc;  il  déserta.  M.  de  Villars  le  fit  entrer  dans  Fribourg- 
en-Brisgaw;  il  en  sortit  tout  seul,  sans  ordre,  et  ramena  quatre  grands  dia- 
bles de  soldats  allemands  liés  ensemble  comme  des  mwitons.  Villars  le  fit 
cornette;  il  tua  son  colonel;  il  fut  cassé.  Pécaïré  !  quel  enfant  ! 

Mais  M.  de  Villars  l'aimait.  Et  qui  ne  l'aimerait?  M.  de  Villars  le  chargea 
de  porter  au  roi  la  nouvelle  de  la  défaite  du  duc  de  Bade.  Le  duc  d'Anjou 
le  vit,  le  voulut  pour  page.  Quand  il  fut  page,  en  voici  bien  d'une  autre  1  Les 
dames  de  la  Dauphine  se  battirent  pour  l'amour  de  lui,  le  malin  et  le  soir. 
On  le  congédia. 

Enfin  la  fortune  lui  sourit;  le  voilà  chcvau-léger  du  corps.  Gapédédiou  I  je 
no  sais  pas  si  c'est  pour  un  homme  ou  pour  une  femme  qu'il  a  quitté  la  cour; 
mais  si  c'est  une  femme,  tant  mieux  pour  elle  ;  si  c'est  un  homme,  deprofundis  ! 

Gocardasse  se  tut  et  lanipa  un  grand  verre.  11  l'avait  bien  mérité.  Passe- 
poil  lui  serra  la  main  en  manière  de  félicilaliun. 

Le  soleil  s'en  allait  descendant  derrière  les  arbres  de  la  forêt.  Garrigue  et 
ses  gens  parlaient  déjà  de  se  retirer,  et  Ton  allait  boire  une  dorniore  fois  a»i 
bon  hasard  de  la  rencontre,  lorsque  SaKlagnc  apert^uit  un  enfant  qui  se  glis- 
sait dans  les  douves  et  tâchait  évidemment  de  n'être  point  découvert. 

C'était  un  petit  garçon  de  treize  à  quatorze  ans,  à  l'air  (T.iintif  et  tout 


32  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

effaré.  Il  portait  le  costume  de  page,  mais  sans  couleurs,  et  une  ceinture  de 
courrier  lui  ceignait  les  reins. 
Saldagne  montra  l'enfant  à  ses  compagnons. 

—  Parbleu!  s'écria  Garrigue,  voilà  un  gibier  que  nous  avons  déjà  couru. 
Il  a  éreinté  nos  chevaux  tantôt.  Le  gouverneur  de  Venasque  a  des  espions 
ainsi  faits,  et  nous  allons  nous  emparer  de  celui-ci. 

—  D'accord,  répliqua  le  Gascon;  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  jeune  drûle 
appartienne  au  gouverneur  de  Venasque.  Il  y  a  d'autres  anguilles  sous  roche 
de  ce  côté-ci,  monsieur  le  volontaire,  et  ce  gibier-là  est  pour  nous,  soit  dit 
sans  vous  olïenser. 

Chaque  fois  que  le  Gascon  prononçait  cette  formule  impertinente,  il  rega- 
gnait un  point  auprès  de  ses  amis  les  prévôts. 

On  arrivait  de  deux  manières  au  fond  du  fossé  :  par  la  roule  charretière 
et  par  un  escalier  à  pic  pratiqué  à  la  tète  du  pont.  Nos  gens  se  partagèrent 
en  deux  troupes,  et  descendirent  par  les  deux  chemins  à  la  fois.  Quand  le 
pauvre  enfant  se  vit  ainsi  cerné,  il  n'essaya  point  de  fuir,  et  les  larmes  lui 
vinrent  aux  yeux.  Sa  main  se  plongea  furtivement  sous  le  revers  de  son  jus- 
taucorps. 

—  Mes  bons  seigneurs  !  s'écria-t-il,  ne  me  tuez  pas.  Je  n'ai  rien  !  je  n'ai  rien  ! 
Il  prenait  nos  gens  pour  de  purs  et  simples  brigands.  Ils  en  avaient  bien 

l'air. 
- —  Ne  mens  pas,  dit  Garrigue,  tu  as  passé  les  monts,  ce  matin? 

—  Moi?  fit  le  page;  les  monts? 

—  Au  diable!  interrompit  Saldagne;  il  vient  d'Argelès  en  ligne  directe; 
n'est-ce  pas,  petit? 

—  D'Argelès  !  répéta  l'enfant. 

Son  regard,  en  même  temps,  se  dirigeait  vers  la  fenêtre  basse  qui  se  mon- 
trait sous  le  pont. 

—  As  pas  pur!  lui  dit  Gocardasse,  nous  ne  voulons  pas  t'écorcher,  jeune 
homme.  A  qui  portes- tu  cette  lettre  d'amour? 

—  Une  lettre  d'amour?  répéta  encore  le  page. 
Passepoil  s'écria  : 

—  Tu  es  né  en  Normandie,  ma  poule. 
Et  l'enfant  de  répéter  : 

—  En  Normandie,  moi? 

—  Il  n'y  a  qu'à  Je  fouiller,  opina  Garrigue. 

—  Oh  !  non  I  non  !  s'écria  le  petit  page  en  tombant  à  genoux,  ne  me  fouil« 
lez  pas,  mes  bons  seigneurs  ! 

C'était  soufUer  sur  le  feu  pour  l'éteindre.  Passepoil  se  ravisa  et  dit  : 

—  Il  n'est  pas  du  pays;  il  ne  sait  pas  mentir! 

—  Gomment  t'appellos-tu?  interrompit  Gocardasse. 

—  Berrichon,  répondit  l'enfant  sans  hésiter. 

—  Qui  sers-tu? 

Le  page  resta  muet.  Eslafiers  et  volontaires  qui  l'entouraient  commen- 
çaient à  perdre  patience.  Saldagne  le  saisit  au  collet,  tandis  que  tout  le 
monde  répétait  : 

—  Voyons,  réponds!  qui  sers-tu? 

—  Penses-tu,  petit  baga.sse,  reprit  le  Gascon,  que  nous  ayons  le  temps 
de  jouer  avec  foi  !  Fouillez-lo,  mes  mignons,  et  finissons-en. 


LE    BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  33 

On  vit  alors  un  singulier  spectacle  :  le  page,  tout  à  l'heure  si  craintif,  se 
dégagea  brusquement  des  mains  de  Saldagne,  et  tira  de  son  sein,  d'un  air 
résolu,  une  petite  dague  qui  ressemblait  bien  un  peu  à  un  jouet.  D'un  bond, 
il  passa  entre  Faenza  et  Staupitz,  prenant  sa  course  vers  la  partie  orientale 
des  fossés.  Mais  frère  Passepoil  avait  gagné  maintes  fois  le  prix  de  la  course 
aux  foires  de  Villedieu.  Le  jeune  Hippomène,  qui  conquit  en  courant  la 
main  d'Atalante,  ne  détalait  pas  mieux  que  lui.  En  quelques  enjambées  il 
eut  rejoint  le  Berrichon.  Celui-ci  se  défendit  vaillamment.  Il  égratigna  Sal- 
dagne avec  son  petit  poignard;  il  mordit  Garrigue,  et  lança  de  furieux  coups 
de  pieds  dans  les  jambes  de  Staupitz.  Mais  la  partie  était  trop  inégale.  Ber- 
richon, terrassé,  sentait  déjà  près  de  sa  poitrine  la  grosse  main  des  estafiers, 
lorsque  la  foudre  tomba  au  milieu  de  ses  persécuteurs. 

La  foudre  1 

Garrigue  s'en  alla  rouler  à  trois  ou  quatre  pas,  les  jambes  en  l'air;  Saldagne 
pirouetta  sur  lui-même  et  cogna  le  mur  du  rempart;  Staupitz  mugit  et  s'af- 
faissa comme  un  bœuf  assommé;  Gocardasse  lui-même,  Gocardasse  junior 
fit  la  culbute  et  embrassa  rudement  le  sol.  Eh  donc  I 

C'était  un  seul  homme  qui  avait  produit  ce  vacarme  en  un  clin  d'œil,  et 
pour  ainsi  dire  du  même  coup. 

Un  large  cercle  se  fît  autour  du  nouveau  venu  et  de  l'enfant.  Pas  une 
épée  ne  sortit  du  fourreau.  Tous  les  regards  se  baissèrent. 

—  Lou  couquin  !  grommela  Gocardasse  qui  se  relevait  en  frottant  ses 
côtes. 

Il  était  furieux,  mais  un  sourire  naissait  malgré  lui  sous  sa  moustache. 

—  Le  polit  Parisien  I  fit  Passepoil,  tremblant  d'émotion  ou  de  frayeur. 
Les  gens  de  Garrigue,  sans  s'occuper  de  celui-ci,  qui  gisait  étourdi  sur  le 

sol,  touchèrent  leurs  feutres  avec  respect,  et  dirent  : 

—  Le  capitaine  Lagardère  ! 


V.  —  La  Botte  de  Nevers 


C'était  Lagardère,  le  beau  Lagardère,  le  casseur  de  têtes,  le  bourreau  des 
cœurs. 

Il  y  avait  là  seize  épécs  de  prévôts  d'armes  qui  n'osaient  pas  seulement 
sortir  du  fourreau,  seize  spadassins  contre  un  jeune  homme  do  dix-huit  ans 
qui  souriait,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine. 

Mais  c'était  Lagardère  I 

Gocardasse  avait  raison,  Passepoil  aussi;  tous  doux  restaient  au-dossous 
du  vrai.  Ils  avaient  eu  beau  vanter  leur  idole,  ils  n'en  avaient  pas  assez  dit. 
C'était  la  jeunesse  qui  attire  et  qui  séduit,  la  jeunesse  que  regrettent  les 
victorieux;  la  jeunesse  que  ne  peuvent  racheter  ni  la  foriuno  conquise,  ni 
le  génie  planant  sur  le  vulgaire  agenouillé;  la  jeunesse  en  sa  fièrc  cl  divino 
fleur,  avec  l'or  do  sa  chevelure  bouclée,  avec  le  sourire  épannui  d.-  sf>s  lèvres, 
avec  l'éclair  vainqueur  de  ses  yeux  1 

a 


34  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

On  dit  souvent  :  Tout  le  monde  est  jeune  une  fois  dans  sa  vie.  A  quoi  bon 
chanter  si  haut  cette  gloire  qui  ne  manque  à  personne 

En  avez-vous  vu  des  jeunes  hommes?  Et  si  vous  en  avez  vu,  combien? 
Moi  je  connais  des  enfants  de  vingt  ans  et  des  vieillards  de  dix-huit.  Lee 
jeunes  hommes,  je  les  cherche.  J'entends  ceux-là  qui  savent  en  même  temps 
qu'ils  peuvent,  faisant  mentir  le  plus  vrai  des  proverbes;  ceux-là  qui  portent 
comme  les  orangers  bénis  des  paj's  du  soleil,  le  fruit  à  côté  de  la  fleur.  Geux- 
'là  qui  ont  tout  à  foison  :  l'honneur,  le  cœur,  la  sève,  la  folie,  et  qui  s'en  vont, 
brillants  et  chauds  comme  un  rayon,  épandant  à  pleines  mains  l'inépuisa- 
ble trésor  de  leur  vie.  Ils  n'ont  qu'un  jour,  hélas  !  souvent;  car  le  contact 
de  la  foule  est  comme  l'eau  qui  éteint  toute  flamme.  Bien  souvent  aussi 
toute  cette  splendide  richesse  se  prodigue  en  vain,  et  ce  front  que  Dieu  avait 
marqué  du  signe  héroïque  ne  ceint  que  la  couronne  de  l'orgie. 

Bien  souvent. 

C'est  la  loi.  L'humanité  a  sur  son  grand  Uvre,  comme  l'usurier  du  coin, 
sa  colonne  des  profits  et  pertes. 

Henri  de  Lagardère  était  d'une  taille  un  peu  au-dessus  de  la  moyenne. 
Ce  n'était  pas  un  Hercule;  mais  ses  membres  avaient  cette  vigueur  souple 
et  gracieuse  du  type  parisien,  aussi  éloigné  de  la  lourde  musculation  du 
Nord  que  la  maigreur  pointue  de  ces  adolescents  de  nos  places  pubhques, 
immortalisés  par  le  vaudeville  banal.  Il  avait  dos  cheveux  blonds,  légère- 
ment bouclés,  plantés  haut  et  découvrant  un  front  qui  respirait  l'intelli- 
gence et  la  noblesse.  Ses  sourcils  étaient  noirs,  ainsi  que  la  fine  moustache 
retroussée  au-dessus  de  sa  lèvre.  Rien  de  plus  cavalier  que  cette  opposition, 
surtout  quand  des  yeux  bruns  et  rieurs  éclairent  la  pâleur  un  peu  trop  mate 
de  ces  visages. 

La  coupe  de  sa  figure,  réguhère  mais  allongée,  la  hgne  aq\iiline  des  sour- 
cils, le  dessin  ferme  du  nez  et  de  la  bouche,  donnaient  de  la  noblesse  aux 
joyeusetés  de  l'expression  générale.  Le  sourire  du  gai  vivant  n'efîaçait  point 
la  fierté  du  porteur  d'épée.  Mais  ce  qui  ne  se  peut  peindre  à  la  plume,  c'est 
l'attrait,  la  grâce,  la  juvénile  gaiUardise  de  cet  ensemble;  c'est  aussi  la  mo- 
bilité de  cette  physionomie  fine  et  changeante,  qui  pouvait  languir  aux 
heures  d'amour,  comme  un  doux  visage  de  femme,  qui  pouvait  aux  heures 
de  combat  suer  la  terreur  comme  la  têle  de  Méduse. 

Ceux-là  seuls  l'avaient  bien  vu  qu'il  avait  tués,  cellcs-Jà  seules  qu'il  avait 
aimées. 

Il  portait  l'élégant  costume  de' chevau-léger  du  roi.  un  peu  débraiUé,  un 
peu  fané,  mais  relevé  par  un  riche  manteau  de  velours  jeté  négligemment 
sur  son  épaule.  Une  écharpe  de  soie  rouge  à  franges  d'or  indiquait  le  rang 
qu'il  occupait  parmi  les  aventuriers,  C'est  à  peine  si  la  rude  exécution  qu'il 
venait  de  faire  avait  amené  un  peu  de  sang  à  ses  joues. 

—  Vous  n'avez  pas  de  honte  I  dit-il  avec  mépris  :  maltraiter  un  enfant  1 

—  Capitaine...  voulut  répliquer  Garrigue  en  se  remettant  sur  ses  jambes. 

—  Tais-toi.  Qui  sont  ces  bravaches? 

Cocardasse  et  Passepoil  étaient  auprès  de  lui,  le  chapeau  à  la  main, 

—  Eh  1  flt-il  en  se  déridant,  mes  deux  protecteurs  I  Que  diable  faitos-vous 
si  loin  de  la  me  Croix-des-Pcliis-Champs? 

Il  leur  tendit  la  main,  mais  d'un  air  de  prince  qui  donne  le  revers  de  ses 
doigfs  à  baiser.  Maître  Cocardasse  et  frère  Passepoil  touchèrent  cette  main 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  35 

avec  dévotion.  Il  faut  dire  que  cette  main  s'était  bien  souvent  ouverte  pour  eux 
pleine  de  pièces  d'or.  Les  protecteurs  n'avaient  point  à  se  plaindre  du  protégé. 

—  Et  les  autres?  reprit  Henri;  j'ai  vu  cela  quelque  part;  où  donc,  toi? 
Il  s'adressait  à  Staupitz. 

—  A  Cologne,  répliqua  l'Allemand  tout  confus. 

—  C'est  juste,  tu  me  touchas  une  fois. 

—  Sur  douze  I  murmura  l'Allemand  avec  humilité. 

—  Ah  !  ah  !  continua  Lagardère  en  regardant  Saldagne  et  Pinto,  mes 
deux  champions  de  Madrid...  bonnes  gardes! 

—  Ah  !  excellence  !  firent  à  la  fois  les  deux  Espagnols,  c'était  une  gageure. 
Nous  n'avons  point  coutume  de  nous  mettre  deux  contre  un. 

—  Comment  !  comment  !  deux  contre  un  !  s'écria  le  Gascon  de  Provence. 

—  Ils  disaient,  ajouta  Passepoil,  qu'ils  ne  vous  connaissaient  pas. 

—  Et  celui-ci,  reprit  Cocardasse,  montrant  Pépé  le  Tueur,  faisait  des 
vœux  pour  se  trouver  en  face  de  vous. 

Pépé  fit  ce  qu'il  put  pour  soutenir  le  regard  de  Lagardère.  Lagardère  ré- 
péta seulement  : 

—  Celui-ci? 

Et  Pépé  baissa  la  tête  en  grondant. 

—  Quant  à  ces  deux  braves,  reprit  Lagardère  en  désignant  Pinto  et  Sal- 
dagne, je  ne  portais  en  Espagne  que  mon  nom  d'Henri...  Messieurs,  s'inter- 
rompit-il, faisant  du  doigt  le  geste  de  porter  une  botte,  je  vois  que  nous  nous 
sommes  déjà  rencontrés,  plus  ou  moins,  car  voici  un  honnête  gaillard  à  qui 
j'ai  fêlé  le  crâne  une  fois  avec  l'arme  de  son  pays. 

Joël  de  Jugan  se  frotta  la  tempe. 

—  La  marque  y  est,  murmura-t-il  ;  vous  maniez  le  bâton  comme  un  dieu, 
c'est  certain. 

—  Vous  n'avez  eu  de  bonheur  avec  moi  ni  les  uns  ni  les  autres,  mes  cama- 
rades, reprit  Lagardère;  mais  vous  étiez  occupés  ici  à  une  besogne  plus  fa- 
cile. Approche  ici,  enfant. 

Berrichon  obéit. 

Cocardasse  et  Carriguo  prirent  à  la  fois  la  parole,  afin  d'expliquer  pour- 
quoi ils  voulaient  fouiller  le  page.  Lagardère  leur  imposa  silence. 

—  Que  viens-tu  faire  ici?  demanda-t-il  à  l'enfant. 

—  Vous  êtes  bon.  et  je  ne  vous  mentirai  pas,  répondit  Berrichon.  Je  viens 
porter  une  lettre. 

—  A  qui? 

Berrichon  hésita,  et  son  regard  glissa  encore  vers  la  fenêtre  basse. 

—  A  vous,  répondit-il  pourlant. 

—  Donne. 

L'enfant  lui  tendit  un  pli  qu'il  tira  de  son  soin.  Puis,  se  haussant  vivement 
jusqu'à  son  oreille  : 

—  J'ai  une  autre  lettre  à  porter. 

—  A  qui? 

— ■  A  une  dame. 

Lagardère  hii  jeta  sa  bourse. 

—  Va  petit,  lui  dit-il,  personne  ne  l'incpiit'lera. 

L'enfant  partit  en  courant,  et  disparut  bientôt  derrière  le  coude  de  a 
douve.  Dès  que  le  page  eut  disparu  Lagardère  ouvrit  sa  lettre. 


36  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Au  large  !  commanda-t-il  en  se  voyant  entouré  de  trop  près  par  les  vo- 
lontaires et  les  prévôts;  j'aime  dépouiller  seul  ma  correspondance. 

Tout  le  monde  s'écarta  vivement. 

—  Bravo  !  s'écria  Lagardère  après  avoir  lu  les  premières  lignes;  voilà  ce 
que  j'appelle  un  heureux  message  !  C'est  justement  ce  qae  je  venais  cher- 
cher ici.  Par  le  ciel  !  ce  Nevers  est  un  galant  seigneur  ! 

—  Nevers  !  répétèrent  les  estafiers  étonnés. 

—  Qu'est-ce  donc?  demandèrent  Cocardasse  et  Passepoil. 
Lagardère  se  dirigea  vers  la  table. 

—  A  boire,  d'abord,  dit-il;  j'ai  le  cœur  content.  Je  veux  vous  raconter 
l'histoire.  Assieds- toi  là,  maître  Cocardasse,  ici,  frère  Passepoil,  vous  autres, 
où  vous  voudrez. 

Le  Gascon  et  le  Normand,  fiers  d'une  distinction  pareille,  prirent  place 
aux  côtés  de  leur  héros.  Henri  de  Lagardère  but  une  rasade,  et  reprit  : 

—  Il  faut  vous  dire  que  je  suis  exilé;  je  quitte  la  France... 

—  Exilé,  vous  !  interrompit  Cocardasse. 

—  Nous  le  verrons  pendu  !  soupira  Passepoil. 

—  Et  pourquoi  exilé? 

Par  bonheur,  cette  dernière  question  couvrit  l'expression  tendre  mais  irré- 
vérencieuse d'Amable  Passepoil.  Lagardère  ne  souffrait  point  ces  familiarités. 

—  Connaissez- vous  ce  grand  diable  de  Bélissen?  demanda-t-il. 

—  Le  baron  de  Bélissen? 

—  Bélissen  le  bretteur? 

—  Bélissen  le  défunt,  rectifia  le  jeune  chevau-léger. 

—  Il  est  mort?  demandèrent  plusieurs  voix. 

—  Je  l'ai  tué.  Le  roi  m'avait  fait  noble,  vous  savez,  pour  que  je  pusse 
entrer  dans  sa  campagnie.  J'avais  promis  de  me  comporter  prudemment; 
pendant  six  mois,  je  fus  sage  comme  une  image.  On  m'avait  presque  oublié. 
Mais  un  soir  ce  Bélissen  voulut  jouer  au  croquemitaine  avec  un  pauvre 
petit  cadet  de  province  qui  n'avait  pas  seulement  un  poil  de  barbe  au  menton. 

—  Toujours  la  même  histoire,  dit  Passepoil;  un  vrai  chevalier  errant  1 

—  La  paix,  mon  bon  !  ordonna  Cocardasse. 

—  Je  m'approchai  de  Bélissen,  poursuivit  Lagardère,  et  comme  j'avais 
promis  à  Sa  Majesté,  quand  elle  daigna  me  créer  chevalier,  de  ne  plus  lancer 
de  paroles  injurieuses  à  personne,  je  me  bornai  à  tirer  les  oreilles  du  baron, 
comme  on  fait  aux  enfants  méchants  dans  les  écoles.  Cela  ne  lui  plut  point. 

—  Je  crois  bien  I  fit-on  à  la  ronde. 

—  Il  me  le  dit  trop  haut,  poursuivit  Lagardère,  et  je  lui  donnai,  derrière 
l'Arsenal,  ce  qu'il  avait  mérité  depuis  longtemps  :  un  coup  droit  sur  déga- 
gement... à  fond  ! 

—  Ah  I  petit  I  s'écria  Passepoil,  oubliant  que  les  temps  étaient  changés, 
comme  tu  l'allonges  bien,  ce  damné  coup-là  1 

Lagardère  se  mit  à  rire.  Puis  il  frappa  la  table  violemment  de  son  gobelet 
d'étain.  Passepoil  se  crut  perdu. 

—  Voilà  la  justice  1  s'écria  le  chevau-léger,  qui  ne  songeait  déjà  plus  à  lui  ; 
on  me  devait  la  prime,  puisque  j'avais  abattu  une  tête  de  loup.  Eh  bien, 
non,  on  m'exile  1 

Toute  l'honorable  assistance  convint  à  l'unanimité  que  c'était  là  un  abus. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  37 

Cocardasse  jura,  capédédiou,  que  les  arts  n'étaient  pas  suffisamment  proté- 
gés. Lagardère  reprit  : 

—  En  fin  de  compte,  j'obéis  aux  ordres  de  la  cour.  Je  pars.  L'univers  est 
grand,  et  je  fais  serment  de  trouver  quelque  part  à  bien  vivre.  Mais,  avant 
de  passer  la  frontière,  j'ai  une  fantaisie  à  satisfaire...  deux  fantaisies  :  un 
duel  et  une  escapade  galante.  C'est  ainsi  que  je  veux  faire  mes  adieux  au 
beau  pays  de  France  I 

On  se  rapprocha  curieusement. 

—  Contez-nous  cela,  monsieur  le  chevalier,  dit  Cocardasse. 

—  Dites-moi,  mes  vaillants,  demanda  Lagardère  au  lieu  de  répondre, 
avez-vous  ouï  parler,  par  hasard,  de  la  botte  secrète  de  M.  de  Nevers. 

—  Parbleu  !  fit-on  autour  de  la  table. 

—  Elle  était  sur  le  tapis  encore  tout  à  l'heure  ajouta  Passepoil. 
■ —  Et  qu'en  disiez-vous,  s'il  vous  plaît? 

—  Les  avis  étaient  partagés.  Les  uns  disaient  :  Fadaise  !  Les  autres  pré- 
tendaient que  le  vieux  maître  Delapalme  avait  vendu  au  duc  un  coup...  ou 
une  série  de  coups...  au  moyen  desquels  le  duc  était  parfaitement  sûr  de 
toucher  un  homme,  n'importe  lequel,  au  m.ilieu  du  fron  t,  entre  les  deux  yeux. 

Lagardère  était  pensif.  Il  demanda  encore  : 

—  Que  pensez-vous  des  bottes  secrètes  en  général,  vous  qui  êtes  tous 
experts  et  prévôts  d'armes? 

L'avis  unanime  fut  que  les  bottes  secrètes  étaient  des  attrape-nigauds, 
et  que  tout  coup  à  fond  pouvait  èire  évité  à  l'aide  des  parades  connues. 

—  C'était  mon  opinion,  dit  Lagardère,  avant  d'avoir  eu  l'honneur  de 
faire  la  partie  de  M.  de  Nevers. 

—  Et  maintenant?  interrogea-t-on  de  toutes  parts,  car  chacun  était 
fortement  intéressé;  dans  quelques  heures,  cette  fameuse  botte  de  Nevers 
allait  peut-être  coucher  deux  ou  trois  morts  sur  le  carreau. 

—  Maintenant,  repartit  Henri  de  Lagardère,  c'est  différent.  Figurez-vous 
que  cette  botte  maudite  a  été  longtemps  ma  bête  noire.  Sur  ma  parole,  elle 
m'empêchait  de  dormir!  Convenez  que  ce  Nevers  fait  aussi  par  trop  parler 
de  lui.  A  toute  heure,  partout,  depuis  son  retour  d'Italie,  j'entendais  radoter 
autour  de  moi  :  Nevers,  Nevers,  Nevers  !  Nevers  est  le  plus  beau  I  Nevers 
est  le  plus  brave  ! 

—  Après  un  autre  que  nous  connaissons  bien,  interrompit  frère  Passepoil. 
Cette  foi.':,  \\  eut  l'approbation  pleine  et  entière  de  Cocardasse  junior. 

—  Nevers  par-ci,  Nevers  par-là,  continua  Lagardère.  Les  chevaux  do 
Nevers,  les  armes  de  Nevers,  les  domaines  de  Nevers,  !  ses  bons  mots,  son 
bonheur  au  jeu,  la  liste  de  ses  maîtresses...  et  sa  botte  secrète  par-dessus  lo 
marché!  Diable  d'Enfer!  cela  me  rompait  la  tête.  Un  soir,  mon  hôtesse  nui 
servit  des  côtelettes  à  la  Nevers;  je  lançai  le  plat  par  la  fenêtre  et  je  me 
sauvai  sans  souper.  Sur  la  porte,  je  me  heurtai  contre  mon  cordonnier,  qui 
m'apportait  des  bottes  à  la  dernière  mode,  des  bottes  ;\  la  Nevers.  Je  rossai 
mon  bottier;  cela  me  coûta  dix  louis,  que  je  lui  jetai  au  visage.  Le  drôle  me 
dit  :  «  M.  de  Nevers  me  battit  une  fois,  mais  il  mo  donna  cent  pistolos  I...  » 

—  C'était  trop,  prononça  gravement  Cocardasse. 

Pa.ssopoil  suait  à  gro.sscs  gouttes,  tant  il  ressentait  vivement  les  conlr.i- 
riétés  de  son  cher  polit  Parisien. 
'—  Vu^cz-vous,  continua  Lu^urdèrc,  je  seatù  que  la  lulic  me  preuuil.  11 


38  LE   BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

fallait  mettre  un  terme  à  cela.  Je  montai  à  cheval  et  je  m'en  allai  attendre 
M.  de  Nevers  à  la  sortie  du  Louvre.  Quand  il  passa,  je  l'appelai  par  son  nom. 

—  Qu'egt-ce?  me  demanda-t-il, 

—  Monsieur  le  duc,  répondis-je,  j'ai  grande  confiance  en  votre  courtoisie. 
Je  viens  vous  demander  de  m' enseigner  votre  botte  secrète,  au  clair  de  la  lune. 

Il  me  regarda.  Je  pense  qu'il  me  prit  pour  un  échappé  des  Petites-Maisons. 

—  Qui  êtes-vous?  me  demanda-t-il  pourtant. 

—  Chevalier  Henri  de  Lagardère,  répondis-je,  par  la  munificence  du  roi 
chevau-léger  du  corps,  ancien  cornette  de  la  Ferlé,  ancien  enseigne  de  Conti, 
ancien  capitaine  av  régiment  de  Navarre,  toujours  cassé  pour  cause  de  cer- 
velle absente... 

—  Ah  I  m'interrompit-il  en  descendant  de  cheval,  vous  êtes  le  beau 
Lagardère?  On  me  parle  souvent  de  vous,  et  cela  m'ennuie. 

Nous  allions  côte  à  côte  vers  l'église  Saint-Gerraain-l'Auxerrois. 

—  Si  vous  ne  m©  trouviez  point  trop  gentilhomme,  commençoi-je,  pour 
vous  mesurer  avec  moi... 

11  fut  charmant,  ahl  charmant  !  Je  dois  lui  rendre  cette  justice.  Au  lieu  de 
me  répondre,  il  me  planta  sa  rapière  entre  les  deux  sourcils,  si  raide  e  t  si  net,  que 
je  serais  encore  là-bas,  sans  un  saut  de  trois  toises  que  fort  à  propos  je  fis. 

—  Voilà  ma  botte,  me  dit-il. 

Ma  foi  I  je  le  remerciai  de  bon  cœur  ;  c'était  bien  le  moins  que  je  puisse  faire. 

—  Encore  une  petite  leçon,  demandai-je,  si  ce  n'est  pas  abuser? 
— ■  A  votre  service. 

Malepeste  I  cette  fois  il  me  fit  une  piqûre  au  front.  J'étais  touché,  moi 
Lagardère  1 

Les  maîtres  d'armes  échangèrent  des  œillades  inquiètes.  La  botte  de 
Nevers  prenait  en  vérité  d'effrayantes  proportions. 

—  Vous  n'y  aviez  vu  que  du  feu?  insinua  timidement  Cocardasse. 

— •  J'avais  vu  la  feinte,  pardieu  !  s'écria  Lagardère,  mais  je  n'étais  pas 
arrivé  à  la  parade.  Cet  homme  est  vite  comme  la  foudre. 

—  Et  la  fin  de  l'aventure? 

—  Est-ce  que  le  guet  peut  jamais  laisser  en  repos  les  gens  paisibles?  Le 
guet  airiva.  Nous  nous  séparâmes  bons  amis,  M.  le  duc  et  moi,  avec  pro- 
messe de  revanche. 

—  Mais,  sandiéou  !  dit  Cocardasse  qui  suivait  sa  piste,  il  vous  tiendra  tou- 
jours par  cette  botte. 

—  Allons  donc  I  fit  Lagardère. 

—  Vous  avez  le  secret? 

—  Parbleu  I  je  l'ai  étudiée  dans  le  silence  du  cabinet. 

—  Eh  bien? 

—  C'est  un  enfantillage. 

Les  prévôts  respirèrent.  Cocardasse  se  leva. 

— ■  Monsieur  le  chevalier,  dit-il,  si  vous  avez  quelque  bon  souvenir  des 
pauvres  leçons  que  je  vous  ai  données  avec  tant  de  plaisir,  vous  ne  repousse- 
rez pas  ma  requête.  Eh  donc  1 

Instinctivement,  Lagardère  mit  la  main  au  gousset.  Frère  Passepoil  eut 
un  geste  de  dignité. 

—  Ce  n'est  pas  cela  que  maître  Cocardasse  vous  demande,  dit-il. 

—  Parle,  fil  Lagardère;  je  mo  souviens.  Que  veux-tu? 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  39 

—  Je  veux,  répliqua  Cocardass«,  que  vous  m'enseigniez  la  botte  deNevers. 
Lagardère  se  leva  aussitôt. 

—  C'est  trop  juste,  dit-il,  mon  vImjx  Cocardasse,  cela  concerne  ton  état. 
Ils  se  mirent  en  garde.  Les  volontaires  et  les  prévôts  firent  cercle.  Ces 

derniers  surtout  ne  regardaient  pas  à  demi. 

—  Tubleu  1  fit  Lagardère  en  tâtant  le  fer  du  prévôt,  comme  tu  es  devenu 
mou  I  Voyons,  engage  en  tierce,  coup  droit  retenu  1  Pare  !  coup  droit,  remets 
à  fond...  pare  prime  et  riposte  1  passe  sur  l'épée,  et  aux  yeux  I 

Il  joignit  le  geste  à  la  parole. 

— •  Tron  de  l'air  I  fit  Cocardasse  en  sautant  de  côté;  j'ai  vu  un  million  de 
chandelles  I  Et  la  parade?  reprit-il  en  se  mettant  en  garde  de  nouveau. 

—  Oui,  oui,  la  parade  I  firent  les  spadcissins  avidement. 

—  Simple  comme  bonjour  I  reprit  Lagardère.  Y  es-tu?  Tierce  1  à  temps 
sur  la  remise...  prime  deux  fois  1  évite  I  arrête  dans  les  armes,  le  tour  est  fait  1 

Il  rengaina.  Ce  fut  frère  Passepoil  qui  remercia  avec  effusion. 

—  Avez-vous  saisi,  vous  autres?  fit  Cocardasse  en  s' essuyant  le  front. 
Capédédiou  1  ce  Parisien  !  quel  enfant  ! 

Les  prévôts  firent  un  signe  de  tête  afQrmatif,  et  Cocardasse  revint  s'as- 
seoir en  disant  : 

—  Ça  pourra  ser\nr. 

—  Ça  va  servir  tout  de  suite,  répliqua  Lagardère  en  se  versant  à  boire. 
Tous  relevèrent  les  yeux  sur  lui.  Il  but  son  verre  à  petites  gorçées,  puis 

il  déplia  lentement  la  lettre  que  le  page  lui  avait  remise. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit,  reprit-il,  que  M.  de  Nevers  m'avait  promis  ma 
revanche? 

—  Oui,  mais... 

—  Il  fallait  bien  terminer  cette  aventure  avant  de  partir  pour  l'exil.  J'ai 
écrit  à  M.  de  Nevers,  que  je  savais  à  son  château  du  Béarn.  Cette  lettre  est 
la  réponse  de  M.  de  Nevers. 

Un  murmure  d'étonnement  s'éleva  du  groupe  des  estafiers. 

—  Il  est  toujours  charmant  poursuivit  Lagardère;  ah  I  charmant  I  Quand 
je  me  serai  battu  mon  content  avec  ce  parfait  gentilhomme,  je  suis  capable 
de  l'aimer  comme  un  frère.  Il  accepte  tout  ce  que  je  lui  propose  :  l'heure  du 
rendez-vous,  le  lieu... 

—  Et  quelle  est  l'heure?  demanda  Cocardasse  avec  trouble. 

—  La  tombée  de  la  nuit. 

—  Ce  soir? 

—  Ce  soir. 

—  Et  le  lieu? 

—  Les  fossés  du  château  de  Caylus. 

Il  y  eut  un  silenco.  Passepoil  avait  mis  son  doigt  sur  sa  bouche.  Les  esta- 
fiers  lâchaient  do  garder  bonne  contenance. 

—  Pourquoi  choisir  ce  lieu?  fit  cependant  Cocardasse. 

—  Autre  histoire!  dit  Lagardère  en  riant,  secundo  fantaisie!  Je  me  suis 
laissé  dire,  depuis  que  j'ai  l'honneur  de  coiniuandor  ces  bravos  volontaires, 
pour  tuer  un  peu  lo  temps  avant  mon  départ,  jo  me  suis  laissé  dire  que  le 
vieux  marquis  do  Caylus  était  lo  plus  fin  g.ôlior  dti  l'uiuvors!  Il  fatit  bion 
qu'il  ait  quchiuos  talents  pour  avoir  co  boau  nom  do  Caylus- Verrou  !  Or, 
le  mois  passé,  aux  fêtes  do  Tarbos,  j'ai  entrevu  sa  fille  Aurore.  Sur  ma  parole, 


40  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

elle  est  adorablement  belle  !  Après  avoir  causé  avec  M.  de  Nevers,  je  veux 
consoler  un  peu  cette  charmante  recluse. 

—  Avez- vous  donc  la  clef  de  la  prison,  capitaine?  demanda  Garrigue  en 
montrant  le  château. 

—  J'aiprisd'assautbiend'aulresforteresses  !  repartit  le  Parisien.  J'entrerai 
par  la  porte,  par  la  fenêtre,  par  la  cheminée,  enfin  j  e  ne  sais  pas,  mais  j 'entrerai. 

Il  y  avait  déjà  du  temps  que  le  soleil  avait  disparu  derrière  les  futaies 
d'Ens.  La  nuit  venait.  Deux  ou  trois  lueurs  se  montrèrent  aux  fenêtres  infé- 
rieures du  château.  Une  forme  noire  glissa  rapidement  dans  l'ombre  des 
douves.  C'était  Berrichon,  le  petit  page,  qui  sans  doute  avait  fait  sa  commis- 
sion. En  prenant  à  toute  course  le  sentier  qui  conduisait  à  la  forêt,  il  envoya 
de  loin  un  grand  merci  à  Lagardère,  son  sauveur. 

—  Eh  bien  !  s'écria  celui-ci,  pourquoi  ne  riez-vous  plus,  mes  drôles? 
Ne  trouvez-vous  point  l'aventure  gaillarde? 

—  Si  fait,  répondit  frère  Passepoil,  trop  gaillarde  ! 

—  Je  voudrais  savoir,  dit  Cocardasse  gravement,  si  vous  avez  parlé  de 
M"^  de  Caylus  dans  votre  lettre  à  Nevers. 

—  Parbleu  !  je  lui  expHque  mon  affaire  en  grand.  Il  fallait  bien  donner  un 
prétexte  à  ce  lointain  rendez-vous. 

Les  estafiers  échangèrent  un  regard. 

—  Ah  çà  !  qu'avez- vous  donc?  demanda  brusquement  le  Parisien. 

—  Nous  réfléchissons,  répondit  Passepoil  ;  nous  sommes  heureux  de  nous 
trouver  là  pour  vous  rendre  service. 

—  C'est  la  vérité,  capédédiou  !  ajouta  Cocardasse,  nous  allons  vous 
donner  un  bon  coup  d'épaule. 

Lagardère  éclata  de  rire,  tant  l'idée  lui  sembla  bouffonne. 

—  Vous  ne  rirez  plus,  monsieur  le  chevalier,  prononça  le  Gascon  avec 
emphase,  quand  je  vous  aurai  appris  certaine  nouvelle... 

—  Voyons  ta  nouvelle. 

—  Nevers  ne  viendra  pas  seul  au  rendez-vous. 

—  Fi  donc  I  pourquoi  cela? 

—  Parce  que,  après  ce  que  vous  lui  avez  écrit,  il  ne  s'agit  plus  entre  vous 
d'une  partie  de  plaisir  :  l'un  de  vous  deux  doit  mourir  ce  soir.  Nevers  est 
l'époux  de  M'ie  de  Caylus. 

Cocardasse  junior  se  trompait  en  pensant  que  Lagardère  ne  rirait  plus. 
Le  fou  se  tint  les  côtes. 

—  Bravo  !  s'écria-t-il,  un  mariage  secret  !  un  roman  espagnol  I  Pardieu  1 
voilà  qui  me  comble,  et  je  n'espérais  pas  si  bien  pour  ma  dernière  aventure  ! 

—  Et  dire  qu'on  exile  des  hommes  pareils  !  prononça  frère  Passepoil  d'un  ton 
profondément  pénétré. 


VI.  —  La  fenêtre  basse. 


La  nuit  s'annonçait  noire.  Les  masses  sombres  du  château  de  Caylus  se 
détachaient  confusément  sur  le  ciel. 
—  Voyo.is,  chevalier,  dit  Cocardasse,  au  moment  où  Lagardère  se  levait 


LE   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  41 

et  resserrait  le  ceinturon  de  son  épée,  pas  de  fausse  honte,  vivadiou  !  Accep- 
tez nos  services  pour  ce  combat  qui  doit  être  inégal. 
Lagardère  haussa  les  épaules.  Passepoil  lui  toucha  le  bras  par  derrière. 

—  Si  je  pouvais  vous  être  utile,  miirruura-t-il  en  rougissant  outre  mesure, 
pour  la  galante  équipée... 

La  Morale  en  action  afifu'me,  sur  la  foi  d'un  philosophe  grec,  que  le  rouge  est 
la  couleur  de  la  verlu.  Amable  Passepoil  avait  au  plus  haut  degré  la  couleur, 
mais  il  manquait  absolument  de  vertu. 

—  Palsambieu  !  mes  camarades,  s'écria  Lagardère  j'ai  coutume  de  faire 
mes  affaires  tout  seul,  et  vous  le  savez  bien.  La  brune  vient  :  une  dernière 
rasade,  et  décampez;  voilà  le  service  que  je  réclame. 

Les  aventuriers  allèrent  à  leurs  chevaux.  Les  maîtres  d'armes  ne  bougèrent 
pas.  Cocardasso  prit  Lagardère  à  part. 

—  Je  me  ferais  tuer  pour  vous  comme  un  chien,  candiéou  !  chevadier, 
dit-il  avec  embarras...  mais... 

—  Mais  quoi? 

—  Chacun  son  métier,  vous  savez.  Nous  ne  pouvons  pas  quitter  ce  lieu. 

—  Ah  !  ah  !  Et  pourquoi  cela? 

—  Parce  que  nous  attendons  aussi  quelqu'un. 

—  Vraiment  !  qui  est  ce  quelqu'un? 

Ne  vous  fâchez  pas.  Ce  quelqu'un  est  Phihppe  de  Nevers. 
Le  Parisien  tressaillit. 

—  Ah  !  ah  !  fit-il  encore;  et  pourquoi  attendez- vous  M.  de  Nevers? 

—  Pour  le  compte  d'un  digne  gentilhomme... 

Il  n'acheva  pas.  Les  doigts  de  Lagardère  lui  serraient  le  poignet  comme  un 
étau. 

—  Un  guet-apens  !  s'écria  ce  dernier,  et  c'est  à  moi  que  tu  viens  dire  cela  1 

—  Je  vous  fais  observer...  commença  frère  Passepoil. 

—  La  paix,  mes  drôles!  je  vous  défends,  vous  m'entendez  bien,  n'est-ce 
pas?  je  vous  défends  de  toucher  un  cheveu  de  Nevers,  sous  peine  d'avoir 
affaire  à  moi!  Nevers  m'appartient;  s'il  doit  mourir,  ce  sera  de  ma  main, 
en  loyal  combat.  Mais  de  la  vôtre,  non  pas...  tant  que  je  serai  vivant  ! 

Il  s'était  dressé  de  toute  sa  hauteur.  I!  était  de  ceux  dont  la  voix,  dans 
la  colère,  ne  tremble  pas,  mais  vibre  plus  sonore.  Les  spadassins  l'entouraient 
irrésolus. 

—  Ah  !  c'est  pour  cela,  reprit-il,  que  vous  vous  êtes  fait  enseigner  la  botlo 
de  Nevers  !  et  c'est  moi...  Garrigue  ! 

Celui-ci  vint  à  l'ordre,  avec  ses  gens  qui  tenaient  par  la  bride  leurs  che- 
vaux chargés  de  fourrage. 

—  C'est  une  honte,  reprit  Lagardère,  une  honte  que  de  telles  gens  nous 
aient  fait  partager  leur  vin  I 

—  Voilà  un  mot  bien  dur  I  soupira  Passepoil,  dont  les  yeux  se  mouillèrent. 
Cocardasso  junior  bla.sphémait  en  lui-même  tous  les  savants  jurons  que 

put  jamais  produira'  ct-s  deux  fertil<'S  terres,  la  Gascogne  cl  la  Provence. 

—  En  selle,  et  au  galop  I  poursuivit  Lagardère;  je  n'ai  besoin  do  personne 
pour  faire  justice  de  ces  drôles  ! 

Garrigue  et  ses  gens,  qui  avaient  talé  des  rapières  de  prévôt,  ne  deman- 
daieni  pas  mieux  que  d'aller  un  peu  plus  loin  jouir  de  la  fraîcheur  de  la  nuit. 

—  Quant  à  vous,  continua  Lagardère,  vous  allez  déguerpir,  el  vile;  ou, 


42  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

par  la  mort  de  Dieu  !  je  vais  vous  donner  une  seconde  leçon  d'armes...  à  fond  I 
Il  dégaîna.  Cocardasse  et  Passepoil  firent  reculer  les  estafiers,  qui,  forts 
de  leur  nombre,  avaient  des  velléités  de  révolte. 

—  Qu'avons-nous  à  nous  plaindre,  insinua  Passepoil,  s'il  veut  absolu- 
ment faire  notre  besogne? 

Pour  la  logique,  vous  ne  trouverez  pas  beaucoup  de  Normands  plus  ferrés 
que  frère  Passepoil. 

—  Allons  nous-en  I  tel  fut  l'avis  général. 

Il  est  vrai  que  l'épée  de  Lagardère  sifflait  et  fouettait  le  vent. 

—  Capédédiou  I  fit  observer  Cocardasse  en  ouvrant  la  retraite,  le  bon  sens 
dit  que  nous  n'avons  pas  peur;  chevalier,  nous  vous  cédons  la  place. 

—  Pour  vous  faire  plaisir,  ajouta  Passepoil,  adieu  I 

—  Au  diable  !  répliqua  le  Parisien  en  tournant  le  dos. 

Les  fourrageurs  partirent  au  galop,  les  estafiers  disparurent  derrière  l'en- 
clos du  cabaret.  Ils  oublièrent  de  payer;  mais  Passepoil  ravit  en  passant  un 
doux  baiser  à  la  maritome  qui  demandait  son  argent. 

Ce  fut  Lagardère  qui  solda  tous  les  écots. 

—  La  fille  I  dit-il,  ferme  tes  volets  et  mets  les  barres.  Quoi  que  tu  entendes, 
là  dans  la  douve,  cette  nuit,  que  chacun  dans  ta  maison  dorme  sur  les  deux 
oreilles.  Ce  sont  affaires  qui  ne  vous  regardent  point. 

La  maritorne  ferma  ses  volets  et  mit  ses  barres. 

La  nuit  était  presque  complète,  une  nuit  sans  lune  et  sans  étoiles.  Un 
lumignon  fumeux,  placé  à  la  tête  du  pont  de  planches,  sous  la  niche  d'une 
sainte  vierge,  brillait  faiblement,  mais  n'éclairait  point  au  delà  d'un  cercle 
de  dix  ou  douze  pas.  Sa  lumière  d'ailleurs  ne  pouvait  descendre  dans  les 
douves,  à  cause  du  pont  cjui  la  masquait. 

Lagardère  était  seul.  Le  galop  des  chevaux  s'était  étouffé  au  lointain.  La 
vallée  de  Louron  se  plongeait  déjà  dans  une  obscurité  profonde,  où  luisaient 
çà  et  là  quelques  lueurs  rougeâtres  marquant  la  cabane  d'un  laboureur  ou 
la  loge  d'un  berger  Le  son  plaintif  des  clochettes  attachées  au  cou  des 
chèvres  montait,  quand  le  vent  donnait,  avec  les  murmures  sourds  du  gave 
d'Arau,  qui  verse  ses  eaux  dans  la  Clarabide,  au  pied  du  Hachaz. 

—  Huit  contre  un,  les  misérables!  se  disait  le  jeune  Parisien  en  prenant 
le  chemin  charretier  pour  descendre  au  fond  de  la  douve;  un  assassinat! 
Quels  bandits!  C'est  à  dégoûter  de  l'épée. 

Il  donna  contre  les  tas  de  foin  ravagés  par  Carrigue  et  sa  troupe. 

—  Par  le  ciel  !  reprit-il  en  secouant  son  manteau,  voici  une  crainte  qui  me 
pousse.  Le  page  va  prévenir  Nevers  qu'il  y  a  ici  une  bande  d'égorgeurs,  et 
Nevcrs  ne  viendra  pas,  et  ce  sera  une  partie  manquée,  la  plus  belle  partie 
du  monde.  Diable  d'enfer  I  s'il  en  est  ainsi,  demain  il  y  aura  huit  coquins 
d'assommés. 

Il  arrivait  sous  le  pont.  Ses  yeux  s'habituaient  à  l'obscurité. 

Les  fourrageurs  avaient  fait  une  large  place  nette,  juste  à  l'endroit  où 
Lagardère  était  en  ce  moment  devant  la  fenêtre  basse.  11  regarda  cela  d'un 
air  content,  et  pensa  qu'on  serait  bien  en  ce  lieu  pour  jouer  de  la  flamberge. 
Mais  il  pensait  encore  à  autre  chose.  L'idée  de  pénétrer  dans  cet  inabor- 
dable château  le  tenait  au  collet.  Co  sont  de  vrais  diables  que  ces  héros 
qui  ne  tournent  point  vers  le  bien  la  force  exceptionnelle  dont  ils  sont  douéa. 
Murailles,  verrous,  gardiens,  le  beau  Lagardère  69  riait  de  tout  cela.  Il  n'eût 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  43 

point  voulu  d'une  aventure  où  quelqu'un  de  ces  obstacles  eût  manqué. 

—  Faisons  connaissance  arec  le  terrain,  se  disait-il,  r(?ndu  déjà  à  l'es- 
piègle gaîlé  de  sa  nature.  Morbleu  !  M.  le  duc  va  nous  arriver  bien  colère,  et 
nous  n'avons  qu'à  nous  tenir  1  Quelle  nuit  1  il  faudra  ferrailler  au  jugé.  Du 
diable  si  on  pourra  voir  la  pointe  des  épéesl 

Il  était  au  pied  des  grands  murs.  Le  château  dressait  à  pic  au-dessus  de 
sa  tête  sa  masse  énorme,  et  le  pont  traçait  ua  arc  noir  sur  le  ciel.  Escalader 
ce  mur  à  l'aide  du  poignard,  c'était  l'affaire  de  toute  une  nuit.  En  tâtonnant 
la  main  de  Lagardère  rencontra  la  fenêtre  basse. 

—  Bon,  cela  !  s'écria-t-il.  Çà  !  que  vais-je  lui  dire  à  cette  fière  beauté?  Je 
vois  d'ici  l'éclair  méchant  de  ses  yeux  noirs,  ses  sourcils  d'aigle  froncés  par 
l'indignation... 

II  se  firotta  les  mains  de  tout  cœur. 

—  Délicieux  1  délicieux  !  Je  lui  dirai.,  il  faut  quelque  chose  de  bien  tourné. 
Je  lui  dirai...  Palsambleu  !  Epargnons  nos  frais  d'éloquence.  Mais  qu'eit 
cela?  s'interrompit-il  tout  à  coup.  Ce  Nevers  est  charmant  ! 

Il  s'arrêta  pour  écouter.  Un  bruit  avait  frappé  son  oreille. 
Des  pas  sonnaient  en  effet  au  bord  de  la  douve,  des  pas  de  gentilshommes, 
car  on  entendait  le  tintement  argentin  des  éperons. 

—  Oh!  ohl  pensa  Lagardère,  maître  Cocardasse  aurait-il  dit  vrai?  Mon- 
sieur le  duc  se  serait-il  fait  accompagner? 

Le  bruit  de  pas  cessa.  Le  lumignon  placé  à  la  tête  du  pont  éclaira  deux 
hommes  enveloppés  de  longs  manteaux  et  immobiles.  On  voyait  bien  qae 
leurs  regards  cherchaient  à  percer  l'obscurité  de  la  douve. 

—  Je  ne  vois  personne,  dit  l'un  d'eux  à  voix  basse. 

—  Si  fait,  répondit  l'autre,  là  bas,  près  de  la  fenêtre. 
Et  il  appela  avec  précaution. 

—  Cocardasse  ? 
Lagardère  resta  immobile. 

—  Faënza  !  appela  encore  le  second  interlocuteur  c'est  moi...  M.  de  Pey- 
rolles  1 

—  Il  me  semble  que  je  connais  ce  nom  de  coquin  I  pensa  Lagardère. 
PeyroUes  appela  pour  la  troisième  fois  . 

—  Passepoii  ?  Staupitz.  ? 

—  Si  ce  n'était  pas  un  dos  nôtres?...  murmura  son  compagnon. 

—  C'est  impossible,  répliqua  Peyrolles;  j'ai  ordonné  qu'on  laissât  ici  une 
sentinelle.  C'est  Saldagne,  je  le  reconnais...  Saldagne  ? 

—  Présent  I  répondit  Lagardère  qui  prit  à  tout  hasard  l'accent  espagnol. 

—  Voyez- vous  1  s'écria  M.  de  Peyrolles,  j'en  étais  sûri  Descendons  par 
l'escalier...  ici...  voilà  la  première  marche. 

Lagardère  pensait  : 

—  Du  diable  si  je  ne  joue  pas  un  rôle  dans  celte  comédie  ! 

Les  doux  hommes  descendaient.  Le  compagnon  de  Peyrolles  était,  sous 
son  manteau,  d^  ôello  taille  et  de  riche  prestance.  Lagardère  avait  cru 
reconnallrn  dans  son  accent,  quand  il  avait  parlt',  un  léger  ressouvenir  de  la 
gamine  italienne. 

—  Parlons  bas,  s'il  vous  plaît,  dit-il  en  descendant  avec  précaution  l'es- 
calier étroit  et  raide. 

—  Inutile,  monseigneur,  répondit  Peyrolles. 


J 


44  LE    BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

—  Bon  I  fit  Lagardère,  c'est  un  monseigneur. 

—  Inutile,  poursui\nt  le  factotum;  les  drôles  savent  parfaitement  le  nom 
de  celui  qui  les  paye. 

—  Moi  1  je  n'en  sais  rien,  pensa  le  Parisien,  et  je  voudrais  bien  le  savoir. 
J'ai  eu  beau  faire,  reprit  M.  de  PeyroUes,  il  n'ont  pas  voulu  croira  que 

c'était  M.  le  marquis  de  Caylus. 

—  C'est  déjà  précieux  à  savoir,  se  dit  Lagardère;  il  est  évident  que  j'ai 
affaire  ici  à  deux  parfaits  coquins. 

—  Tu  viens  de  la  chapelle?  demanda  celui  qui  semblait  être  le  maître. 

—  Je  suis  arrivé  trop  tard,  répondit  PeyroUes  d'un  air  contrit. 
Le  maître  frappa  du  pied  avec  colère. 

—  Maladroit  !  s'écria-t-il. 

—  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu,  monseigneur.  J'ai  bien  trouvé  le  registre  où 
dom  Bernard  avait  inscrit  le  mariage  de  M"®  de  Caylus  avec  M.  de  Nevers, 
ainsi  que  la  naissance  de  leur  CUe... 

—  Eh  bien? 

—  Les  pages  contenant  ces  inscriptions  ont  été  arrachées 
Lagardère  était  tout  oreilles. 

—  On  nous  a  prévenus  !  dit  le  maître  avec  dépit;  mais  qui?  Aurore?  oui, 
ce  doiJ  être  Aurore.  Elle  pense  voir  Nevers  celte  nuit,  elle  veut  lui  remettre, 
avec  l'enfant,  les  titres  qui  établissent  sa  naissance.  Dame  Marthe  n'a  pu 
me  dire  cela,  puisqu'elle  l'ignorait  elle-même;  mais  je  le  devine. 

—  Eh  bien,  qu'importe?  fit  PeyroUes.  Nous  sommes  à  la  parade.  Une  fois 
Nevers  mort... 

—  Une  fois  Nevers  mort,  repartit  le  maître,  l'héritage  va  tout  droit  à 
l'enfant. 

Il  y  eut  un  silence.  Lagardère  retenait  son  soufïle. 

—  L'enfant...  recommença  très  bas  PeyroUes. 

—  L'enfant  disparaîtra,  interrompit  celui  qu'on  appelait  monseigneur. 
J'aurais  voulu  éviter  cette  extrémité;  mais  eUe  ne  m'arrêtera  pas.  Quel 
homme  est  ce  Saldagne? 

—  Un  déterminé  coquin. 

—  Peut-on  se  fier  à  lui? 

—  Pourvu  qu'on  le  paye  bien,  oui. 
Le  maître  réfléchissait. 

—  J'aurais  voulu,  dit-il,  n'avoir  d'autre  confident  que  nous-mêmes, 
mais  ni  toi  ni  moi  n'avons  la  tournure  de  Nevers. 

—  Vous  êtes  trop  grand,  répliqua  PeyroUes;  je  suis  trop  maigre. 

—  Il  fait  noir  comme  dans  un  four,  reprit  le  maître,  et  ce  Saldagne  est 
à  peu  près  de  la  taiUe  du  duc.  AppeUe-le. 

—  Saldagne?  fit  PeyroUes. 

—  Présent!  répondit  encore  le  Parisien. 

—  Avance  ici  I 

Lagardère  s'avança.  Il  avait  relevé  le  col  de  son  manteau,  et  les  bords  de 
son  feutre  lui  cachaient  le  visage. 

—  Veux-tu  gagner  cinquante  pisloles  outre  ta  part?  lui  demanda  le  maître. 

—  Cinquante  pistolesl  répondit  le  Parisien;  que  faut-il  faire? 

Tout  en  parlant,  il  faisait  ce  qu'il  pouvait  pour  distinguer  les  traits  de 
rincoimu;  mais  ce  dernier  était  aussi  bien  caciié  que  lui. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  45 

—  Devines- tu?  demanda  le  maître  à  Peyrolles. 

—  Oui,  réplicjua  celui-ci. 

—  Approuves-tu? 

—  J'approuve.  Mais  notre  homme  a  un  mot  de  passe, 

—  Dame  Marthe  me  l'a  donné.  C'est  la  devise  de  Nevers. 

—  Adsum?  demanda  Peyrolles. 

—  Il  a  coutume  de  dire  en  français  :  ,/'?/  suis/ 
-  J'y  suis  1  répéta  involontairement  Lagardère. 

—  Tu  prononceras  cela  tout  bas  sous  la  fenêtre,  dit  l'inconnu  qui  se 
pencha  vers  lui.  Les  volets  s'ouvriront,  puis  derrière  la  grille,  qui  est  à  char- 
nière, une  femme  paraîtra;  elle  te  parlera,  tu  ne  sonneras  mot,  mais  tu 
mettras  un  doigt  sur  ta  bouche.  Comprends-tu? 

—  Pour  faire  croire  que  nous  sommes  épiés?  Oui,  je  comprends. 

—  Il  est  intelligent,  ce  garçon-là,  murmura  le  maître. 
Puis  reprenant  : 

—  La  femme  te  remettra  un  fardeau,  tu  le  prendras  en  silence,  tu  me 
l'apporteras... 

—  Et  vous  me  compterez  cinquante  pistoles? 

—  C'est  cela. 

—  Je  suis  votre  homme. 

—  Chut  1  fit  M.  de  Peyrolles. 

Ils  se  prirent  tous  trois  à  écouler.  On  entendait  un  bruit  lointain  dans  la 
campagne. 

—  Séparons-nous,  dit  le  maîire;  où  sont  tes  compagnons? 

Lagardère  montra  sans  hésiter  la  partie  des  douves  qui  tournait,  au  delà 
du  pont,  vers  le  Hachaz. 

—  Ici,  répliqua-t-il,  en  embuscade  dans  le  foin. 

—  C'est  bien;  tu  te  souviens  du  mot  de  passe? 

—  J'y  suis  ! 

—  Bonne  chance,  et  à  bientôt  I 

—  A  bientôt  1 

Peyrolles  et  son  compagnon  remontèrent  l'escalier;  Lagardère  les  sui- 
vait des  yeux.  Il  essuya  son  front  que  la  sueur  trempait. 

—  Dieu  me  tiendra  compte  à  mes  derniers  moments,  se  dit-il,  de  l'elTort 
que  j'ai  fait  pour  ne  pas  mettro  mon  épée  dans  le  ventre  de  ces  misérables! 
Mais  il  faut  aller  jusqu'au  bout.  Dé.sormais  je  veux  savoir! 

11  mit  sa  tête  entre  ses  mains,  car  ses  pensées  bouillaient  dans  son  cerveau. 
Nous  pouvons  affirmer  qu'il  ne  songeait  plus  guère  à  son  duel  ni  a  son  esca- 
pade d'amour. 

—  Que  faire?  se  dit-il;  enlever  la  petite  fille?  car  ce  fardeau,  ce  doit  être 
l'enfant.  Mais  à  qui  la  confier?  je  ne  connais  dans  ce  pays  que  Carriguc  et  ses 
bandouliers,  mauvaises  gouvernantes  pour  une  jeune  demoiselle!  Et  pour- 
tant il  faut  que  je  l'aie  !  Il  le  faut  !  Si  je  ne  la  lire  pas  de  1.^,  les  infAmes 
tueront  l'enfant  comme  ils  comptent  tuerie  père.  Parla  mordicu  1  ce  n'était 
cependant  point  pour  cela  que  j'étais  venu. 

Il  se  promenait  ;\  grands  pas  entre  les  meiiles  de  foin.  Son  agitation  était 
extrême.  A  tout  instant  il  regardait  colle  fenêtre  basse,  pour  voir  si  les 
contrevents  ne  nMilaienl  point  sur  leurs  gros  gonds  rouilli-s.  11  ne  vit  rien; 


46  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

mais  il  entendit  bientôt  un  biniit  faible  à  l'intérieur.  C'était  la  grille  qui  s'ou- 
vrait  derrière   les   volets. 

—  Adsum?  dit  une  voix  douce  de  femme  qui  tremblait. 

Lagardère  enjamba  d'un  saut  les  bottes  de  foin  qui  le  séparaient  du  rem- 
part, et  répondit  sous  la  croisée  : 
■ —  J'y  suis  ! 

—  Dieu  soit  loué  !  fit  la  voix  de  femme. 
Et  les  contrevents  s'ouvrirent  à  leur  tour. 

La  nuit  était  bien  obscure;  mais  les  yeux  du  Parisien  étaient  faits  depuis 
longtemps  aux  ténèbres.  Dans  la  femme  qui  se  pencha  au  dehors  de  la 
fenêtre  il  reconnut  parfaitement  Aurore  de  Caylus,  toujours  belle,  mais  pâle 
et  brisée  par  l'épouvante. 

Si  vous  eussiez  dit  en  ce  moment  à  Lagardère  qu'il  avait  fait  dessein 
d'entrer  dans  la  chambre  de  cette  femme  par  surprise,  il  vous  eût  donné  un 
démenti.  Cela,  de  la  meilleure  foi  du  monde. 

Ne  fût-ce  que  pour  quelques  minutes,  sa  fièvre  folle  faisait  trêve.  Il  était 
sage  en  restant  hardi  comme  un  lion.  Peut-être  qu'à  cette  heure  un  autre 
homme  naissait  en  lui. 

Aurore  regarda  au-devant  d'elle. 

—  Je  ne  vois  rien,  dit-elle.  Philippe,  où  êtes-vous? 

Lagardère  lui  tendit  sa  main,  qu'elle  pressa  contre  son  cœur.  Lagardère 
chancela.  Il  se  sentit  venir  des  larmes. 

—  Philippe,  Philippe,  reprit  la  pauvre  jeune  femme,  êtes-vous  bien  sûr 
de  ne  pas  avoir  été  suivi?  Nous  sommes  vendus,  nous  sommes  trahis  1... 

—  Ayez  courage,  madame,  balbutia  le  Parisien. 

—  Est-ce  toi  qui  as  parlé?  s'écria-t-elle;  tiens,  c'est  certain,  je  deviens 
folle  1  je  ne  reconnais  plus  ta  voix. 

L'une  de  ses  mains  tenait  le  fardeau  dont  M.  de  PeyroUes  et  son  compa- 
gnon avaient  parlé;  de  l'autre  elle  se  pressa  le  front,  comme  pour  fixer  ses 
pensées  en  révolte. 

—  J'ai  tant  de  choses  à  te  dire  I  reprit-elle.  Par  où  commencerai -je? 

—  Nous  n'avons  pas  le  temps,  murmura  Lagardère,  qui  avait  pudeur  de 
surprendre  certains  secrets;  hâtons-nous,  madame. 

—  Pourquoi  ce  ton  glacé?  pourquoi  ne  m'appelles-tu  pas  Aurore?  Est-ce 
que  tu  es  fâché  contre  moi? 

—  Hâtons-nous,  Aurore,  hâtons-nous  I 

—  Je  t'obéis,  mon  Phihppe  bien-aimé,  je  t'obéirai  toujours  I  Voici  notre 
petite  chérie,  prends-la,  elle  n'est  plus  en  sûreté  avec  moi.  Ma  lettre  a  dû 
l'instruire.  Il  se  trame  autour  de  nous  quelque  infamie. 

Elle  tendit  l'enfant,  qui  dormait  enveloppée  dans  une  pelisse  de  soie.  La- 
gardère la  reçut  sans  dire  une  parole. 

—  Que  je  l'embrasse  encore  !  s'écria  la  pauvre  mère  dont  la  poitrine  écla- 
tait en  sanglots;  rends-la-moi,  Philippe...  Ah  !  je  croyais  mon  cœur  plus  fort  \ 
Qui  sait  quand  je  reverrai  ma  fille  1 

Les  larmes  noyèrent  sa  voix.  Lagardère  sentit  qu'elle  lui  tondait  un  ob- 
jet blanc,  et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  ceci? 

— ■  Tu  sais  bien...  Mais  tu  ce  aussi  troublé  que  moi,  mon  pauvre  Philippe.  Ce 
sont  les  pagf'S  arrachées  au  rogistro  de  la  chapelle,  tout  l'avenir  de  notre  enfant  I 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  47 

Lagardère  prit  les  papiers  en  silence.  Il  craignait  de  parler. 

Les  papiers  étaient  dans  une  enveloppe  au  sceau  de  la  chapelle  paroissiale 
de  Caylus.  Au  moment  où  il  les  recevait,  un  son  de  cornet  à  bouquin,  plain- 
tif et  prolongé,  se  fit  entendre  dans  la  vallée. 

—  Ce  doit  être  un  signal,  s'écria  Mi'«  de  Caylus;  sauve-toi,  Philippe, 
sauve-toi  ! 

—  Adieu,  dit  Lagardère,  jouant  son  rôle  jusqu'au  bout  pour  ne  pas  bri- 
ser le  cœur  de  la  jeune  mère;  ne  crains  rien.  Aurore,  ton  enfant  est  en  sûreté. 

Elle  attira  sa  main  jusqu'à  ses  lèvres  et  la  baisa  ardemment. 

—  Je  t'aime  Ifît-elleseulementàtraversseslarmes.Puisellefermalescontre- 
vents  et  disparut. 


VIL  —  Deux  contre  vingt 


C'était  en  effet  un  signal.  Trois  hommes,  portant  des  cornets  de  berger, 
étaient  apostés  sur  la  route  d'Argelès,  que  devait  suivre  M.  le  duc  de  Nevers 
pour  se  rendre  au  château  de  Caylus,  où  l'appelaient  à  la  fois  une  lettre  sup- 
pliante de  sa  jeune  femme  et  l'insolente  missive  du  chevalier  de  Lagardère. 

Le  premier  de  ces  hommes  devait  envoyer  un  son  au  moment  où  Nevers 
passerait  la  Qarabide,  le  second  quand  il  entrerait  en  forêt,  le  troisième 
quand  il  arriverait  aux  premières  maisons  du  hameau  de  Tarrides. 

Il  y  avait,  tout  le  long  de  ce  chemin,  de  bons  endroits  pour  commettre 
un  meurtre.  Mais  Philippe  de  Gonzague  n'avait  point  l'habitude  d'attaquer 
en  face.  Il  voulait  colorer  son  crime.  L'assassinat  devait  s'appeler  ven- 
geance, et  passer,  bon  gré  mal  gré,  sur  le  compte  de  Caylus- Verrou. 

Voici  notre  beau  Lagardère,  notre  incorrigible  batailleur,  notre  triple 
fou,  voici  donc  la  première  lame  de  France  et  de  Navarre  avec  une  petite 
fille  de  deux  ans  sur  les  bras. 

Il  était,  veuillez  en  être  convaincu,  fort  embarrassé  de  sa  personne;  il 
portait  l'enfant  gauchement,  comme  un  notaire  fait  l'exercice;  il  la  berçait 
dans  ses  mains,  maladroites  à  ce  métier  nouveau.  Il  n'avait  plus  qu'une 
préoccupation  en  cet  univers  :  c'était  de  ne  point  éveiller  la  petite  fille  !... 

—  Do,  do  !...  disai  t-il,  les  yeux  humides,  mais  ne  pouvant  s'empêcher  de  rire. 

Vous  l'eussiez  donné  en  mille  à  tous  les  chcvau-légors  du  corps,  ses  an- 
ciens camarades  :  aucun  n'aurait  deviné  ce  que  ce  terrible  brettcur  faisait 
en  ce  moment  sur  la  route  d'exil.  11  était  tout  entier  à  sa  besogne  de  bonne 
d'enfant;  il  regardait  à  ses  pieds  pour  ne  point  donner  de  secousses  à  la  dor- 
meuse, il  eût  voulu  avoir  un  coussin  d'ouate  dans  chaque  main. 

Un  second  signal  plus  rapproché  envoya  sa  note  plaintive  dans  le  silence 
de  la  muit. 

—  Que  diable  est  cela  I  se  dit  Lagardère. 

Mais  il  regardait  la  petite  Auron».  Il  n'osait  pas  l'embrasser.  C'élnil  \\n 
joli  petit  être,  blanc  et  rose;  ses  paupif^res  fermées  montraient  déjà  les  longs 
oiU  de  soie  qu'cll»  héritait  de  sa  mère.  Ln  ange,  un  bel  ange  de  Dieu  endormi  I 
l^ardère  écoutait  sor  soufïle  si  doux  et  si  pur;  Lagardère  admirait  oe  C3i]- 
me  profond,  ce  repos  qui  était  un  long  sourire. 


48  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Et  t-e  calme,  ce  repos,  se  disait-il,  au  moment  où  sa  mère  pleure,  au 
moment  où  son  père...  Ah  I  ah!  s'inlcrrompit-il,  ceci  va  changer  bien  des 
choses.  On  a  confié  un  enfant  à  cet  écorvelé  de  Lagardère...  c'est  bon;  pour 
d'^fendre  l'enfant,  la  cervelle  va  lui  venir. 

Puis  il  reprenait  : 

—  Comme  cela  dort  I  A  quoi  peuvent  penser  ces  petils  fronts  couronnés 
de  leurs  boucles  angéliqucs?  C'est  une  âme  qui  est  là-dedans  Cela  deviendra 
une  femme  capable  de  charmer,  d'aimer,  hélas  I  et  de  souffrir... 

Puis  encore  : 

—  Comme  il  doit  être  bon  de  gagner  peu  à  peu,  à  force  de  soins,  à  force 
de  tendresse,  tout  l'amcur  de  ces  chères  petites  créalures,  de  guetter  le  pre- 
mier sourire,  d'attendre  la  première  caresse,  et  qu'il  doit  être  facile  de  se 
dévouer  tout  entier  à  leur  bonheur! 

Et  mille  autres  folies  que  la  plupart  des  hommes  de  bon  sens  n'auraient 
point  trouvées.  E!  mille  naïvetés  tendres,  qui  feraient  sourire  les  messieurs, 
mais  qui  eussent  mis  des  larmes  dans  les  yeux  de  toutes  les  mères.  Et  enfin 
ce  mot,  ce  dernier  mot,  parti  du  fond  de  son  cœur  comme  un  acte  de  contri- 
tion : 

—  Ah  !  je  n'avais  jamais  tenu  un  enfant  dans  mes  bras  I 

A  ce  moment,  le  troisième  signal  partit  derrière  les  cabanes  du  hameau 
de  Tarrides,  Lagardère  tressaillit  et  s'éveilla.  Il  avait  rêvé  qu'il  était  père. 
Un  pas  vif  et  sonore  se  fil  entendre  au  revers  du  cabaret  de  la  Pomme  cVAdam. 
Gela  ne  pouvait  se  confondre  avec  la  marche  de  ses  soudards  qui  étaient  là 
tout  à  l'heure.  Au  premier  son  de  ce  pas,  Lagardère  se  dit  : 

—  C'est  lui  1 

Nevers  avait  dû  laisser  son  cheval  à  la  lisière  de  la  forêt. 

Au  bout  d'une  minute  à  peine,  Lagardère,  qui  devinait  bien  maintenant 
que  ces  cris  du  cornet  à  bouquin  dans  la  vallée,  sous  bois  et  sur  la  montagne, 
étaient  pour  Nevers,  le  vit  passer  devant  le  lumignon  qui  éclairait  l'image 
de  la  vierge,  à  la  tête  du  pont. 

La  belle  tête  de  Philippe  de  Nevers,  pensive  quoique  toute  jeune,  fut 
illuminée  vivement  durant  une  seconde;  puis  on  ne  vit  plus  que  la  noire 
silhouette  d'un  homme  à  la  taille  fière  et  haute;  puis  encore  l'homme  dis- 
parut. Nevers  descendait  les  degrés  du  petit  escalier  collé  au  rebord  des 
douves.  Quand  il  toucha  le  sol  du  fossé,  le  Parisien  l'entendit  qui  mettait 
l'épée  à  la  main  et  qui  murmurait  entre  ses  dents  : 

—  Deux  porteurs  de  torclies  ne  seraient  pas  mal  ici. 

11  s'avança  en  tâlonnanl.  Les  bottes  de  foin  jetées  çà  et  là  le  faisaient 
trébucher. 

—  Est-ce  que  ce  diable  de  chevalier  me  veut  faire  jouer  à  colin-maillard  I 
dit-il  avec  un  commencement  d'impatience. 

Puis  s'arrêiant  :  ' 

—  Holà!  n'y  a-t-il  personne  ici? 

—  Il  y  a  moi,  répondit  le  Parisien,  et  plût  à  Dieu  qu'il  n'y  eût  que  moi  1 
Nevers  n'entendit  point  la  seconde  moitié  de  cette  réponse.  Il  se  dirigea 

vivement  vers  l'endroit  d'où  la  voix  était  partie. 

—  A  la  besogne,  chevalier!  s'écria-t-il,  livrez-moi  seulement  le  fer,  pour 
que  je  sache  bien  ou  vous  êtes.  Je  n'ai  pas  beaucoup  à  vous  donner. 

Le  Parisien  berçait  toujours  la  petite  fille,  qui  dormait  de  mieux  en  mieux. 


I.E   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  49 

—  Il  faut  d'abord  que  vous  m'écoutiez,  monsieur  le  duc,  commença-t-il. 

—  Je  vous  défie  de  me  persuader  cela,  interrompit  Nevers,  après  le  mes- 
sage que  j'ai  reçu  de  vous  ce  matin.  Voici  que  je  vous  aperçois,  chevalier; 
en  garde  t 

Lagardère  n'avait  pas  seulement  songé  à  dégainer.  Son  épée,  qui  d'or- 
dinaire sautait  toute  seule  hors  du  fourreau,  semblait  sommeiller  comme 
le  beau  petit  ange  qu'il  tenait  dans  ses  bras. 

—  Quand  je  vous  ai  envoyé  mon  message  de  ce  matin,  dit-il,  j'ignorais 
ce  que  je  sais  ce  soir. 

—  Oh  1  oh  !  fit  le  jeune  duc  d'un  accent  railleur,  nous  n'aimons  pas  à  fer- 
railler à  tâtons,  je  vois  cola. 

Il  fit  un  pas  l'épée  haute.  Lagardère  rompit,  et  dégaina  en  disant  : 

—  Ecoutez-moi  seulemenl  ! 

—  Pour  que  vous  insultiez  encore  M"*=  de  Caylus,  n'est-ce  pas? 
La  voix  du  jeune  duc  tremblait  de  colère. 

—  Non,  sur  ma  foi!  non!  je  veux  vous  dire.  Diable  d'homme!  s'intcr» 
rompit-il  en  parant  la  première  attaque  de  Nevers;  prenez  garde  I 

Nevers  furieux  crut  qu'on  se  moquait  de  lui.  Il  fondit  de  tout  son  élan 
sur  son  adversaire,  et  lui  porta  botte  sur  botte  avec  la  prodigieuse  vivacité 
qui  le  faisait  si  tcrnble  sur  le  terrain.  Le  Parisien  para  d'abord  de  pied  ferme 
et  sans  risposter.  Ensuite,  il  se  mit  à  rompre  en  parant  toujours,  et,  à  chaque 
fois  qu'il  rejetait  à  droite  ou  à  gauche  l'épée  de  Nevers,  il  répétait  : 

—  Ecoutez-moi  !  écoutez-moi  !  écoulez-moi  I. 

—  Non,  non,  non  1  répondait  Nevers,  accompagnant  chaque  négation 
d'une  solide  estocade. 

A  force  de  rompre,  le  Parisien  se  sentit  acculé  tout  contre  le  rempart. 
Le  sang  lui  montait  rudement  aux  oreilles.  Résister  si  longtemps  à  l'envie 
de  rendre  un  honnête  horion,  voilà  de  l'héroïsme  I 

—  Ecoutez-moi?  dit-il  une  dernière  fois. 

—  Non!  répondit  Nevers. 

—  Vous  voyez  bien  que  je  ne  puis  plus  reculer!  fit  Lagardère  avec  un 
accent  de  détres.se  qui  avait  son  côté  comique. 

—  Tant  mieux  !  riposta  Nevers. 

—  Diable  d'enfer!  s'écria  Lagardère  à  bout  de  parades  et  de  patience, 
faudra-t-il  vous  fendre  le  crâne  pour  vous  empêcher  de  tuer  votre  enfant  l 

Ce  fut  comme  un  coup  de  foudre.  L'épée  tomba  des  mains  de  Nevers. 

—  Mon  enfant  !  répéta-t-il;  ma  fille  dans  vos  brasl 

Lagardère  avait  enveloppé  de  son  manteau  sa  charge  précieuse.  Dans  les 
ténèbres,  Nevers  avait  cru  jusq\i'alors  que  le  Parisien  se  servait  de  son  man- 
teau roulé  autour  du  bras  gauche  comme  d'un  bouclier.  C'était  la  coutume. 
Son  sang  se  figeait  dans  ses  veines  quand  il  pensait  aux  bottes  furieuses 
qu'il  avait  poussées  au  hasard.  Son  épée  aurait  pu... 

—  Chevalier,  dit-il,  vous  êfes  un  fou,  comme  moi  et  tant  d'autres,  mais 
fou  d'honneur,  fou  de  vaill.mce.  On  viendrait  me  dire  que  vous  vous  êtes 
vendu  au  marquis  de  Caylus,  sur  ma  parole,  je  no  le  croirais  pas. 

—  Bien  obligé,  fit  le  Parisien  qui  soufflait  comme  un  cheval  vaincfueur 
après  la  course,  quelle  grclo  de  coups!  Vous  frtes  un  moulin  à  estocade?, 
monsieur  le  duc. 

—  Rendez-moi  ma  filial 


50  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Nevers,  disant  cela,  voulut  soulever  le  manteau.  Mais  Lagardère  lui  ra- 
battit la  main  d'un  petit  coup  sec. 

—  Doucement  !  fit-il;  vous  allez  me  la  réveiller,  vous! 

—  M' apprendrez- vous  du  moins?... 

—  Diable  d'homme  !  il  ne  voulait  pas  me  laisser  parler,  le  voilà  maintenant 
qu'il  prétend  me  forcer  à  lui  conter  des  histoires.  Embrassez-moi  cela,  père, 
voyons,  légèrement,  bien  légèrement. 

Nevers  macliinalement  fit  comme  on  lui  disait. 

—  Avez-vous  quelquefois  \nj  en  salle  un  tour  d'armes  pareil?  demanda 
Lagardère  avec  un  naïf  orgueil;  soutenir  une  attaque  à  fond,  l'attaque  de 
Nevers,  de  Nevers  en  colère,  sans  rispoter  une  seule  fois,  avec  un  enfant 
endormi  dans  les  bras,  un  enfant  qui  ne  s'éveille  point? 

—  Au  nom  du  ciel!...  supplia  le  jeune  duc. 

—  Dites  au  moins  que  c'est  un  beau  travail  I  Tête-bleu  !  je  suis  en  nage. 
Vous  voudriez  bien  savoir,  pas  vrai?  Assez  d'embrassades,  papa  I  laissez- 
nous  maintenant.  Nous  sommes  déjà  de  vieux  amis  nous  deux  la  minette 
et  moi.  Je  gage  cent  pistoles,  et  du  diable  si  je  les  ai  !  qu'elle  va  me  sourire 
en  s' éveillant. 

Il  la  recouvrit  du  pan  de  son  manteau,  avec  un  soin  et  des  précautions 
que  n'ont  certes  pas  toujours  les  bonnes  nourrices.  Puis  il  la  déposa  dans  le 
foin,  sous  le  pont,  contre  le  rempart. 

—  Monsieur  le  duc,  ajouta-t-il  en  reprenant  tout  à  coup  son  accent  sérieux 
et  mâle,  je  réponds  de  votre  fille  sur  ma  vie,  quoi  qu'il  arrive.  Ce  faisant, 
j'expie  autant  qu'il  est  en  moi  le  tort  d'avoir  parlé  légèrement  de  sa  mère, 
qui  est  une  belle,  une  noble,  une  sainte  femme  ! 

—  Vous  me  ferez  mourir,  gronda  Nevers,  qui  était  à  la  torture;  vous  avez 
donc  vu  Aurore? 

• —  Je  l'ai  vue. 

—  Où  cela? 

—  Ici,  à  cette  fenêtre. 

—  Et  c'est  elle  qui  vous  a  donné  l'enfant  ! 

—  C'est  elle  qui  a  cru  mettre  sa  fille  sous  la  protection  de  son  époux. 

—  Je  m'y  perds  1 

—  Ah  !  monsieur  le  duc,  il  se  passe  ici  d'étranges  choses  !  Puisque  vous  êtes 
en  humeur  de  bataille,  vous  en  aurez,  Dieu  merci  !  tout  à  l'heure  à  cœur 
joie. 

—  Une  attaque?  fit  Nevers. 

Le  Parisien  se  baissa  tout  à  coup,  et  rapprocha  son  oreille  de  la  terre. 

—  J'ai  cru  qu'ils  venaient,  murmura-t-il  en  se  relevant. 

—  De  qui  parlez-vous? 

—  Des  braves  qui  sont  chargés  de  vous  assassiner. 

Il  raconta  en  peu  de  mots  la  conversation  qu'il  avait  surprise,  son  entrevue 
avec  M.  de  PeyroUes  et  un  inconnu,  l'arrivée  d'Aurore,  et  ce  qui  s'en  était 
suivi,  Nevers  l'écoulait,  stupéfait. 

—  De  sorte  qur,  acheva.  Lagardère,  j'ai  gagné  ce  soir  mes  cinquante  pis- 
toles sans  aucunement  me  déranger. 

—  Ce  Peyrolles,  disait  M.  de  Nevers  en  se  parlant  à  lui-même,  est  l'homme 
de  confiance  de  Philippe  de  Gonzague,  mon  meilleur  ami,  m«n  frère,  qui 
est  présentement  dans  ce  château  pour  me  servir  l 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  51 

—  Je  n'ai  jamais  eu  l'honneur  de  me  rencontrer  avec  M.  le  prince  de  Gon- 
zague,  répondit  Lagardère,  je  ne  sais  pas  si  c'était  lui. 

—  Lui  !  se  récria  Nevers;  c'est  impossible  1  Ce  PeyroUes  a  une  figure  de 
scélérat;  il  se  sera  fait  acheter  par  le  vieux  Caylus. 

Lagardère  fourbissait  paisiblement  son  épée  avec  le  pan  de  sa  jaquette. 

—  Ce  n'était  pas  M.  de  Caylus,  dit-il;  c'était  un  jeune  homme.  Mais  ne 
nous  perdons  pas  en  suppositions,  monsieur  le  duc;  quel  que  soit  le  nom  do 
ce  misérable,  c'est  un  gaillard  habile,  ses  mesures  étaient  prises  admirable- 
ment :  il  avait  jusqu'à  votre  mot  de  passe.  C'est  à  l'aide  de  ce  mot  que  j'ai 
pu  tromper  Aurore  de  Caylus.  Ah!  cello-là  vous  aime,  entendez- vous!  et 
j'auraiis  voulu  baiser  la  terre  à  ses  pieds  pour  faire  pénitence  de  mes  fatuités 
folles...  Voyons,  n'ai-jc  plus  rien  à  vous  dire?  Rien  sinon  qu'il  y  a  un  pa- 
quet scellé  sous  la  pelisse  de  l'enfant  :  son  acte  de  naissance  et  votre  acte 
de  mariage...  Ah  I  ah  !  ma  belle  !  fit-il  en  admirant  son  épée  fourbie,  qui 
semblait  attirer  tous  les  pâles  rayons  épars  dans  la  nuit,  et  qui  les  renvoyait 
en  une  gerbe  de  fugitives  étincelle^,  voici  notre  toilette  achevée.  Nous  avons 
fait  assez  de  fredaines,  nous  allons  nous  mettre  en  branle  pour  une  bonne 
cause,  mademoiselle...  et  tenez-vous  bien  ! 

Nevers  lui  prit  la  main. 

—  Lagardère,  dit-il  d'une  voix  profondément  émue,  je  ne  vous  connais- 
sais pas.  Vous  êtes  un  noble  cœur. 

—  Moi,  répliqua  le  Parisien  en  riant,  je  n'ai  plus  qu'une  idée,  c'est  de 
me  marier  le  plus  tôt  possible,  afin  d'avoir  un  ange  blond  à  caresser.  Mais  chut  1 

Il  tomba  vivement  sur  ses  genoux. 

—  Celte  fois,  je  ne  me  trompe  pas,  reprit-il. 

—  Nevers  se  pencha  aussi  pour  écouter. 

—  Je  n'entends  rien,  dit-il. 

—  C'est  que  vous  êtes  un  duc,  répliqua  le  Parisien. 
Puis  il  ajouta  en  se  relevant  : 

—  On  rampe  là-bas  du  côté  du  Hachaz,  et  ici,  vers  l'ouest. 

—  Si  je  pouvais  faire  savoir  à  Gonzague  en  quel  état  je  suis,  pensa  tout 
haut  Nevers,  nous  aurions  une  bonne  épée  de  plus. 

Lagardère  secoua  la  tête. 

—  J'aimerais  mieux  Carrigue  et  mes  gens  avec  leurs  carabines,  répli- 
qua-t-il. 

Il  s'interrompit  tout  à  coup  pour  demander  : 
• —  Étes-vous  venu  seul? 

—  Avec  un  enfant,  Berrichon,  mon  page. 

—  Je  le  connais;  il  est  leste  et  adroit.  S'il  était  possible  de  le  faire  venir... 

Nevers  mit  ses  doigts  entre  ses  lèvres,  et  donna  un  coup  de  sifïlet  reten- 
tissant; un  coup  de  sifflet  pareil  lui  répondit  derrière  le  cabaret  de  la  Pomme 
d'Adam. 

—  La  question  est  de  savoir,  murmura  Lagardère,  s'il  pourra  parvenir 
jusqu'à  nous. 

—  Il  passerait  par  un  trou  d'aiguille  I  dit  Nevers. 

L'instant  d'après,  en  effet,  on  vit  apparaître  le  page  au  haut  df  la  berge. 

—  C'est  un  brave  enfant  I  s"écria  le  Parisien  qui  s'avança  vers  lui.  Saute 
commauda-t-il. 

Le  page  obéit  aussitôt,  ot  Lagardère  le  reçut  dans  ses  bras. 


52  LE   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN 

—  Faites  vite,  dit  le  petit  homme;  ils  avancent  là-haut.  Dans  une  minute, 
il  n'y  aura  plus  de  passage. 

—  Je  les  croyais  en  bas,  repartit  Lagardère  étonné. 

—  Il  y  en  a  partout  ! 

—  Mais  ils  ne  sont  que  huit? 

—  Ils  sont  vingt  pour  le  moins.  Quand  ils  ont  vu  que  vous  étiez  deux, 
ils  ont  pris  les  contrebandiers  du  Mialhat. 

—  Bah  1  fit  Lagardère,  vingt  ou  huit,  qu'importe?  Tu  vas  monter  à  cheval 
mon  garçon;  mes  gens  sont  là-bas  au  hameau  de  Gau.  Une  demi-heure  pour 
aller  et  revenir.  Marche  1 

Il  le  saisit  par  les  jambes  et  l'enleva.  L'enfant  se  roidit  et  put  saisir  le 
rebord  du  fossé.  Quelques  secondes  s'écoulèrent,  puis  un  coup  de  sifflet  an- 
nonça son  entrée  en  forêt. 

—  Que  diable!  dit  Lagardère,  nous  tiendrons  bien  une  demi-heure,  s'ils 
nous  laissent  élever  nos  fortifications. 

—  Voyez  !  fit  le  jeune  duc  en  montrant  du  doigt  un  objet  qui  brillait  fai- 
blement de  l'autre  côté  du  pont. 

—  C'est  l'épéc  du  frère  Passepoil,  un  coquin  soigneux,  qui  ne  laisse  ja- 
mais de  rouille  à  sa  lame.  Cocardasse  doit  être  avec  lui.  Ceux-là  ne  m'at- 
taqueront pas.  Un  coup  de  main,  s'il  vous  plaît,  monsieur  le  duc,  pendant 
que  nous  avons  le  temps. 

Il  y  avait  au  fond  du  fossé,  outre  les  bottes  de  foin  éparses  ou  accumulées, 
des  débris  de  toutes  sortes,  des  planches,  des  madriers,  des  branches  mortes. 
Il  y  avait,  de  plus,  une  charette  à  demi  chargée  que  les  faneurs  avaient 
laissée  lors  de  la  descente  de  Carrigue  et  de  ses  gens.  Lagardère  et  Nevers, 
prenant  la  charrette  pour  point  d'appui  et  l'endroit  où  dormait  l'enfant 
pour  centre,  improvisèrent  lestement  un  système  de  barricades,  afin  do 
rompre  au  moins  le  front  d'attaque  des  assaillants. 

Le  Parisien  dirigeait  les  travaux.  Ce  fut  une  citadelle  bien  pauvre  et  bien 
élémentaire,  mais  elle  eut  du  moins  ce  mérite  d'être  bâtie  en  une  minute. 
Lagardère  avait  amassé  des  matériaux  çà  et  là;  Nevers  entassait  les  bottesj 
de  foin  servant  de  fascines.  On  laissait  des  passages  pour  les  sorties.  Vau- 
ban  eût  envié  cet  impromptu  de  forteresse. 

Une  demi-heure!  il  s'agissait  de  tenir  une  demi-heure! 

Tout  en  travaillant,  Nevers  disait  : 

—  Ah  çà!  bien  décidément,  vous  allez  donc  vousbattre  pour  moi,  chevalier? 
— ■  Et  comme  il  faut,  monsieur  le  duc!  Pour  vous  un  peu,  énormément 

pour  la  petite  fille  ! 

Les  fortifications  étaient  achevées.  Ce  n'était  rien  :  mais  dans  les  ténèbres 
cela  pouvait  embarrasser  gravement  l'attaque.  Nos  deux  assiégés  comp- 
taient là-dessus,  mais  ils  comptaient  encore  plus  sur  leurs  bonnes  épées. 

—  Chevalier,  dit  Nevers,  je  n'oublierai  pas  cela.  C'est  désormais  entre 
nous  à  la  vie,  à  la  mort  ! 

Lagardère  lui  tendit  la  main;  le  duc  l'attira  contre  sa  poitrine  et  lui  donna 
l'accolade. 

—  Frère,  reprit-il,  si  jo  vis,  tout  sera  commun  entre  nous;  si  je  meurs... 

—  Vous  ne  mourrez  pas,  interrompit  le  Parisien. 

—  Si  je  meurs...  répéta  Nevers. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  53 

—  Eh  bien,  pour  ma  part  de  paradis,  s'écria  Lagardère  avec  émotion,  je 
serai  son  père  1 

Ils  se  tinrent  un  instant  embrassés,  et  jamais  deux  plus  vaillants  cœurs 
ne  battirent  l'un  sur  l'autre.  Puis  Lagardère  se  dégagea. 

—  A  nos  épées,  dit-il;  les  voici  1 

Des  bruits  sourds  s'étendirent  dans  la  nuit.  Lagardère  et  Nevers  avaient 
l'épée  nue  dans  la  main  droite,  leurs  mains  gauches  restaient  unies. 

Tout  à  coup,  les  ténèbres  semblèrent  s'animer,  et  un  grand  cri  les  enve- 
loppa. Les  assassins  fondaient  sur  eux  de  tous  les  côtés  à  la  fois. 


Vin.  —  Bataille 


Ils  étaient  vingt  pour  le  moins  :  le  page  n'avait  point  menti.  Il  y  avait 
Jà,  non  seulement  des  contrebandiers  du  Mialhat,  mais  une  demi-douzaine  de 
bandouliers  récoltés  dans  la  vallée.  C'est  pour  cela  que  l'attaque  venait  si  tard. 

M.  de  PeyroUes  avait  rencontré  les  estafiers  en  embuscades.  A  la  vue  de 
Soldagne,  il  s'était  grandement  étonné. 

—  Pourquoi  n'es-tu  pas  à  ton  poste?  lui  demanda-t-il. 

—  A  quel  poste? 

—  Ne  t'ai-je  pas  parlé  tout  à  l'heure  dans  le  fossé? 

—  A  moi? 

—  Ne  t'ai-je  pas  promis  cinquante  pistoles? 

On  s'expliqua.  Quand  PeyroUes  sut  qu'il  avait  fait  nn  pas  de  clerc,  quand 
il  connut  le  nom  de  l'homme  à  qui  il  s'était  livré,  il  fut  pris  d'une  grando 
frayeur.  Les  braves  eurent  beau  lui  dire  que  Lagardère  était  là  pour  attaquer 
lui-même,  et  qu'entre  Nevers  et  lui  c'était  guerre  à  mort,  PeyroUes  ne  fut 
point  rassuré.  Il  comprit  d'instinct  l'effet  qu'avait  dû  produire  sur  une  âme 
loyale  et  toute  jeune  la  soudaine  découverte  d'une  trahison.  A  cotte  heure, 
Lagardère  devait  être  un  aUié  du  duc.  A  cette  heure.  Aurore  de  Caylus 
devait  être  prévenue.  Car,  ce  que  PeyroUes  ne  devina  point,  ce  fut  la  con- 
duite du  Parisien.  PeyroUes  ne  put  concevoir  cette  témérité  de  se  charger 
d'un  enfant  à  l'heure  du  combat. 

Staupitz,  Pinto,  le  Matador  et  Saldagne  furent  dépêchés  en  recruteurs. 
PeyroUes,  lui,  se  chargea  d'avertir  son  maître  et  de  surveiUer  Aurore  de 
Caylus.  En  ce  temps,  surtout  vers  les  frontières,  on  trouvait  toujours  suf- 
fisante quantité  de  rapières  à  vendre.  Nos  quatre  prévôts  revinrent  bien 
accompagnés. 

Mais  qui  pourrait  dire  l'embarrojs  profond,  les  peines  de  conscience,  les  dou- 
leurs en  un  mot  de  maître  Cocardassc  junior  et  de  son  a/^er<'go  frère  Passepoil  I 

C'étaient  deux  coqiiins,  nous  accordons  cela  volontiers;  ils  tuaient  pour 
un  prix;  leur  rapière  ne  valait  pas  mieux  qu'un  stylet  do  bravo  ou  qu'\in 
couteau  de  bandit.  Mais  les  pauvrt\s  diables  n'y  niellaient  point  de  malice. 
Ils  gagnaient  leur  vie  A  cela.  C'était  la  faute  du  tomps  et  des  mœurs  bien 
plus  encore  que  leur  faute  à  eux.  En  ce  siècle  si  grand  qu'illuminait  tant  do 


54  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

gloire,  il  n'y  avait  guère  de  brillant  qu'une  certaine  couche  superficielle, 
au-dessous  de  laquelle  était  le  chaos. 

Encore  cette  couche  du  dessus  avait-elle  bien  des  taches  parmi  ses  pail- 
lettes et  sur  son  brocart  !  La  guerre  avait  tout  démoraUsé,  depuis  le  haut 
jusqu'au  bas.  La  guerre  était  mercenaire  au  premier  chef.  On  peut  bien  le 
dire,  pour  la  plupart  des  généraux  comme  pour  les  derniers  soldats  l'épée 
était  purement  un  outil,  et  la  vaillance  un  gagne-pain. 

Cocardasse  et  Passepoil  aimaient  leur  petit  Parisien,  qui  les  dépassait 
de  la  tête.  Quand  l'affection  naît  dans  ces  cœurs  pervertis,  elle  est  tenace 
et  forte.  Cocardasse  et  Passepoil  d'ailleurs,  et  à  part  cette  alTection  dont 
nous  savons  l'origine,  n'étaient  nullement  incapables  de  bien  faire.  Il  y 
avait  de  bons  germes  en  eux,  et  l'affaire  du  petit  orphelin  de  l'hôtel  ruiné 
de  Lagardère  n'était  pas  la  seule  bonne  action  qu'ils  eussent  faite  en  leur 
vie   au  hasard  et  par  mégarde. 

Mais  leur  tendresse  pour  Henri  était  leur  meilleur  sentiment,  et  quoiqu'il 
s'y  mêlât  bien  quelque  peu  d'égoïsme  puisqu'ils  se  miraient  tous  deux  dans 
leur  glorieux  élève,  on  peut  dire  que  leur  amitié  n'avait  point  l'intérêt  pour 
mobile.  Cocardasse  et  Passepoil  auraient  volontiers  exposé  leur  vie  pour 
Lagardère.  Et  voilà  cpie  ce  soir  la  fatalité  les  mettait  en  face  de  lui  1  Pas 
moyen  de  se  dédire  !  Leurs  lames  étaient  à  PeyroUes  qui  les  avaient  payées. 
Fuir  ou  s'abstenir,  c'était  manquer  hautement  au  point  d'honneur,  rigou- 
reusement respecté  par  leurs  pareils. 

Ils  avaient  été  une  heure  entière  sans  s'adresser  la  parole.  Durant  toute 
cette  soirée,  Cocardasse  ne  jura  pas  une  seule  fois  capédédiou  I  lis  poussaient 
tous  deux  de  gros  soupirs,  à  l'unisson.  De  temps  en  temps  ils  se  regardaient 
d'un  air  piteux.  Ce  fut  tout.  Quand  on  se  mit  en  branle  pour  l'assaut,  ils  se 
serrèrent  la  main  tristement.  Passepoil  dit  : 

—  Que  veux-tu?  nous  ferons  de  notre  mieux. 
Et  Cocardasse  soupira  : 

—  Ça  ne  se  peut  pas,  frère  Passepoil,  ça  ne  se  peut  pas.  Fais  comme  moi. 
Il  prit  dans  la  poche  de  ses  chausses  le  bouton  d'acier  qui  lui  servait  en 

salle,  et  l'adapta  au  bout  de  son  épée. 

Passepoil  l'imita. 

Tous  deux  respirèrent  alors  :  ils  avaient  le  cœur  plus  libre. 

Les  estafiers  et  leurs  nouveaux  alliés  s'étaient  divisés  en  trois  troupes. 
La  première  avait  tourné  les  douves  pour  arriver  du  côté  de  l'ouest;  la  se- 
conde gardait  sa  position  au  delà  du  pont;  la  troisième,  composée  principa- 
lement de  bandouliers  et  de  contrebandiers  conduits  par  Saldagne,  devait 
attaquer  de  face,  en  arrivant  par  le  petit  escalier.  Lagardère  et  Nevers  les 
voyaient  distinctement  depuis  quelques  secondes.  Ils  auraient  pu  compter 
ceux  qui  se  glissaient  le  long  de  l'escalier. 

—  Attention!  avait  dit  Lagardère;  dos  à  dos,  toujours  l'appui  au  rem- 
part. L'enfant  n'a  rien  à  craindre,  il  est  protégé  par  le  poteau  du  pont. 
Jouez  serré,  monsieur  le  duc  !  Je  vous  préviens  qu'ils  sont  capables  de  vous 
enseigner  à  vous-même  votre  propre  botte,  si,  par  cas,  vous  l'avez  oubliée. 
C'est  encore  moi,  gronda-t-il  avec  dépit,  c'est  encore  moi  qui  ai  fait  celte 
sottise-là  1  Mais  tenez-vous  ferme.  Quant  à  moi,  j'ai  la  peau  trop  dure  pour 
ces  épôcs  de  malotrus. 


LE   BOSSU   OU  LE  PETIT   PARISIEN  55 

Sans  les  précautions  qu'ils  avaient  prises  à  la  hâte,  ce  premier  choc  des 
cstafiers  eût  été  terrible. 

Ils  s'élancèrent  en  effet  tous  à  la  fois  et  tête  baissée  en  criant  : 

—  A  Nevers  !  à  Nevers  ! 

Et,  par-dessus  ce  cri  général,  on  entendait  les  deux  voix  amies  du  Gascon 
et  du  Normand,  qui  éprouvaient  une  certaine  consolation  à  constater  ainsi 
qu'ils  ne  s'adressaient  point  à  leur  ancien  élève. 

Les  estaûers  n'avaient  aucune  idée  des  obstacles  accumulés  sur  leur  pas- 
sage. Ces  remparts,  qui  ont  pu  sembler  au  lecteur  une  pauvre  et  puérile  res- 
source, firent  d'abord  merveille.  Tous  ces  hommes  à  lourds  accoutrements  et 
à  longues  rapières  vinrent  donner  dans  les  poutres  et  s'embarrasser  parmi 
le  foin.  Bien  peu  arrivèrent  jusqu'à  nos  deux  champions,  et  ceux-là  en 
portèrent  la  marque. 

Il  y  eut  du  bruit,  de  la  confusion;  en  somme,  un  seul  bandoulier  resta 
par  terre.  Mais  la  retraite  ne  ressembla  pas  à  l'attaque.  Dès  que  le  gros  des 
assassins  commença  à  plier,  Nevers  et  son  ami  prirent  à  leur  tour  l'offensive. 

—  J'y  suis  !  j'y  suis  !  crièrent-ils  en  même  temps. 
Et  tous  deux  se  lancèrent  en  avant. 

Le  Parisien  perça  du  premier  coup  un  bandoulier  d'outre  en  outre;  ra- 
menant l'épée  et  coupant  à  revers,  il  trancha  le  bras  d'un  contrebandier; 
puis,  ne  pouvant  arrêter  son  élan,  et  arrivant  sur  le  troisième  de  trop  court, 
il  lui  écrasa  le  crâne  d'un  coup  de  pommeau.  Ce  troisième  était  l'Allemand 
Staupitz,  qui  tomba  lourdement  à  la  renverse. 

Nevers  taillait  aussi  de  son  mieux.  Outre  un  partisan  qu'il  avait  jeté  sous 
les  roues  de  la  charrette,  le  Matador  et  Joël  étaient  grièvement  ble5sés  de  sa 
main.  Mais  comme  il  allait  achever  ce  dernier,  il  vit  deux  ombres  qui  so 
glissaient  le  long  du  mur  dans  la  direction  du  pont. 

—  \  moi,  chevalier  !  cria-t-il  en  retournant  précipitamment  «ur  ses  pas. 

—  J'y  suisi  j'y  suis  ! 

Lagardère  ne  prit  que  le  temps  d'allonger  un  vertueux  fendant  à  Pinte, 
qui,  tout  le  restant  de  sa  vie,  ne  put  montrer  qu'une  seule  oreille. 

—  Vive  Dieu  1  dit-il  en  rejoignant  Nevers,  j'avais  presque  oublié  le  petit 
ange  blond,  mes  amours  I 

Les  deux  ombres  avaient  pris  le  large.  Un  silence  profond  régnait  dans 
les  douves.  Il  y  avait  un  quart  d'heure  de  passé. 

—  Reprenez  haleine  vivement,  monsieur  le  duc,  dit  Lagardère,  les  drOles 
ne  vous  laisseront  pas  longtemps  en  repos.  Êtes-vous  blessé.' 

—  Une  égratignure. 

—  Où  cela? 

—  Au  front. 

Le  Parisien  ferma  les  poings  et  ne  parla  plus.  C'étaient  les  suites  de  sa 
leçon  d'escrime. 

Deux  ou  trois  minutes  se  passèrent  ainsi,  puis  l'assaut  recommença,  mais 
cette  fois  sérieusement  et  avec  ensemble. 

Les  assaillants  arrivaient  sur  deux  lignes,  et  prenaient  Soin  d'écarter  les 
obstacles  avant  de  passer  outre. 

—  C'est  l'heure  de  battre  fort  et  ferme  !  dit  Lagardère  à  demi  voix  :  rur- 
toiit,  ne  vous  occuprx  que  do  vous,  monsieur  le  duc,  je  cuvro  l'enfanl. 

C'était  un  cercle  silencieux  et  sombre  qui  allait  se  rétrécissant  autour  d'eux 


é 


56  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Dix  lames  s'allongèrent. 

—  J'y  suis  1  fit  le  Parisien  qui  bondit  en  avant  encore  une  fois. 

Le  Matador  poussa  un  cri  et  tomba  sur  le  corps  de  deux  bandouliers  fou- 
droyés. Les  estafiers  reculèrent,  mais  de  quelques  semelles  seulement.  Ceux 
qui  venaient  les  derniers  criaient  toujours  : 

—  A  Nevers  !  à  Nevers  1 

Et  Nevers  répondait,  car  il  s'échauffait  au  jeu  : 

—  J'y  suis,  mes  compagnons  !  Voici  de  mes  nouvelles.  Encore!  encore  I 
Et,  chaque  fois,  sa  iam.e  sortait  humide  et  rouge. 

Ah  !  c'étaient  deux  fiers  lutteurs  ! 

—  A  toi,  seigneur  Saldagne  I  criait  le  Parisien;  c'est  le  coup  que  je  t'en- 
seignai à  Ségorbel  A  toi  Faënza!  Mais  approchez  donc;  il  faudrait,  pour 
vous  atteindre,  des  hallebardes  de  cathédrale  1 

Et  il  piquait  1  et  il  fauchait  !  Il  ne  se  trouvait  déjà  plus  un  seul  des  ban- 
douliers qu'on  avait  mis  en  avant. 

Derrière  les  contrevents  de  la  fenêtre  basse,  il  y  avait  quelqu'un. 

Ce  n'était  plus  Aurore  de  Caylus. 

Il  y  avait  deux  hommes,  qui  écoulaient,  le  frisson  dans  les  veines  et  la 
sueur  glacée  au  front. 

C'étaient  M.  de  Peyrolles  et  son  maître. 

—  Les  misérables  !  dit  le  maître,  ils  ne  sont  pas  assez  de  dix  contre  un  I 
Faudra-t-il  que  je  me  mette  de  la  partie? 

—  Prenez  garde,  monseigneur!...  > 

—  Le  danger  est  qu'il  en  reste  un  de  vivant  l  dit  le  maître. 
Au  dehors  : 

—  J'y  suisl  j'y  suisi 

En  vérité,  le  cercle  s'élargissait;  les  coquins  pliaient,  et  il  ne  restait  plus 
que  quelques  minutes  pour  parfaire  la  demi-heure.  Le  secours  allait  venir. 

Lagardère  n'avait  pas  une  écorchure.  Nevers  n'avait  que  sa  piqûre  au  front. 

Et  tous  deux  auraient  pu  ferrailler  pendant  une  heure,  du  même  irain. 

Aussi  la  fièvre  du  triomphe  commençait  à  les  emporter.  Sans  le  savoir, 
ils  s'éloignaient  parfois  de  leur  poste  pour  aborder  le  front  des  spadassins. 
Le  cercle  de  cadavres  et  de  blessés  qui  étaient  autour  d'eux  ne  prouvait-il  pas 
assez  clairement  leur  supériorité?  Cette  \-ue  les  exaltait.  La  prudence  s'en- 
fuit quand  l'ivresse  va  naître.  C'était  l'heure  du  véritable  danger.  Ils  ne 
voyaient  point  que  tous  ces  cadavres  et  ces  gens  hors  de  combat  étaient 
des  auxiliairoa  mis  en  avant  pour  les  lasser.  Les  maîtres  d'armes  restaient 
debout,  sauf  un  seul,  Staupitz,  qui  n'était  qu'évanoui.  Les  maîtres  se  te- 
naient à  distance;  ils  attendaient  leur  belle.  Ils  s'étaient  dit  : 

—  Séparons-les  seulement,  et,  s'ils  sont  de  chair  et  d'os,  nous  les  aurons. 
Toute  leur  manœuvre,  depuis  quelques  instants,  tendait  à  attirer  en 

avant  un  des  deux  champions,  tandis  qu'on  maintiendrait  l'autre  acculé 
à  la  muraille. 

Joël  do  Jugan,  blessé  deux  fois,  Faënza,  Cocardasse  et  Passepoil  furent 
chargés  de  Lagardère;  les  trois  Espagnols  allèrent  contre  Nevers. 

La  première  bande  devait  lâcher  pied  à  un  moment  donné;  l'autre,  au 
contraire,  devait  tenir  quand  mémo.  Elles  s'étaient  partagé  le  restant  des 
auxiliaires. 

Dès  te  premier  choc,  Cocardasse  et  PaswpxJil  se  mirent  en  arrière.  Joël  et 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  57 

l'Italien,  sujet  de  notre  Saint-Père,  reçurent  chacun  un  horion  bien  appliqué. 
En  même  temps,  Lagardère,  se  retournant,  balafra  le  visage  du  Matador, 
qui  serrait  de  trop  près  M.  de  Nevers. 

Un  cri  de  :  Sauve  qui  peut  !  se  fit  entendre. 

—  En  avant  !  dit  le  Parisien  bouillant. 

—  En  avant  !  répéta  le  duc. 
Et  tous  deux  : 

—  J'y  suis  !  j'y  suis  1 

Tout  pha  devant  Lagardère,  qui,  en  un  clin  d'oeil,  fut  au  bout  du  fussi'. 

Mais  le  duc  trouva  devant  lui  un  mur  de  fer.  Tout  au  plus  son  élan  gu- 
gna-t-il  quelques  pas. 

Il  n'était  pas  homme  à  crier  au  secours.  Il  tenait  bon,  et  Dieu  sait  que 
les  trois  Espagnols  avaient  de  la  besogne!  Pinto  et  Saldagne  étaient  déjà 
blessés  tous  les  deux. 

A  ce  moment,  la  grille  de  fer  qui  fermait  la  fenftlre  basse  tourna  sur  ses 
gonds.  Nevers  était  à  trois  toises  environ  de  la  fenêtre.  Les  contrevents 
s'ouvrirent.  Il  n'entendit  pas,  environné  qu'il  était  de  mouvement  et  de 
bruit.  Deux  hommes  descendirent  l'un  après  l'autre  dans  la  douve.  Nevers 
ne  les  vit  point.  Ils  avaient  tous  deux  à  la  main  Teurs  épées  nues.  Le  plus 
grand  avait  un  masque  sur  le  visage. 

—  Victoire  !  cria  le  Parisien  qui  avait  fait  place  nette  autour  de  lui. 
Nevers  lu»  répondit  par  un  cri  d'agonie. 

Un  des  deux  hommes  descendus  par  la  fenêtre  basse,  le  plus  grand,  celui 
qui  avait  un  masque  sur  le  visage,  venait  de  lui  passer  son  épée  à  travers 
du  corps  par  derrière.  Nevers  tomba.  Le  coup  avait  été  porté,  comme  on 
disait  alors,  à  Vitalienne,  c'est-à-dire  savamment,  et  comme  on  fait  une  opé- 
ration de  chirurgie. 

Les  lâches  estocades  qui  vinrent  après  étaient  inutiles.  En  tombant, 
Nevers  put  se  retourner.  Son  regard  mourant  se  fixa  sur  l'homme  au  masque. 
Une  expression  d'amèrc  douleur  décomposa  ses  traits.  La  lune,  à  soii  dernier 
quartier,  se  levait  tardivement  derrière  les  tourelles  du  château. 

On  ne  la  voyait  point  encore;  mais  sa  lumièro  diffuse  éclairait  vaguement 
les  ténèbres. 

—  Toi!  c'est  toi!  murmura  Nevers  expirant  :  loi  Gonzague!  toi,  mon 
ami,  pour  qui  j'aurais  donné  cent  fois  ma  vie  1 

—  Je  ne  la  prends  qu'une  fois,  répondit  froidement  l'homme  au  masque. 
La  tête  du  jeune  duc  se  renversa,  livide. 

—  Il  est  mort,  dit  Gonzague;  à  l'autre  I 

Il  n'était  pas  besoin  d'aller  à  l'autre,  l'autre  venait.  Quand  Lagardère 
entendit  le  râle  du  jeune  duc,  ce  ne  fut  pas  un  cri  qui  sortit  do  sa  poitrine, 
ce  fut  un  nigissemcnt.  Les  maîtres  d'armes  s'étaient  reformés  derrière  lui. 
Arrêtez  donc  un  lion  qui  bondit!  Deux  estaficrs  roulèrent  svir  l'horbe;  il 
passa.  Comme  il  arriva,  Nevers  se  souleva,  et,  d'une  voix  élciiifo  : 

—  Frère,  souviens-toi!  et  venge-moi! 

—  Sur  Dieu,  je  le  jure  !  s'écria  le  Parisien;  tous  ceux  qui  sont  là  mourront 
de  ma  main  1 

L'enfant  rendit  une  plainte  sous  le  pont,  comme  s'il  so  fut  éveillé  uu  der- 
nier rfUe  de  son  père.  Ce  faible  bruit  passa  inaperçu. 

—  Siis!  ^usl  cria  l'homme  masqué. 


5â  LE  BOSSU   OU  LE  PETIT  PARISIEN 

—  Il  n'y  a  que  toi  que  je  ne  connaisse  pas,  dit  Lagardère  en  se  redressant, 
seul  désormais  contre  tous.  J'ai  fait  un  serment,  il  faut  pourtant  que  je 
puisse  te  retrouver  quand  l'heure  sera  venue. 

Entre  l'homme  masqué  et  le  Parisien  se  massaient  cinq  prévôts  d'armes 
et  M.  de  PeyroUes.  Ce  ne  furent  pas  les  estafiers  qui  chargèrent.  Le  Parisien 
saisit  une  botte  de  foin,  dont  il  se  fit  un  bouclier,  et  troua  comme  un  boulet 
le  gros  des  spadassins.  Son  élan  le  porta  au  centre.  Il  ne  restait  plus  que 
Saldagne  et  PeyroUes  au-devant  de  l'homme  masqué,  qui  se  mit  en  garde. 
L'épée  de  Lagardère,  coupant  entre  PeyroUes  et  Gonzague,  fit  à  la  main 
du  maître  une  large  entaille. 

—  Tu  es  marqué  I  s'écria-t-il  en  faisant  retraite. 
Il  avait  entendu,  lui  seul,  lo  premier  cri  de  l'enfant  éveillé.  En  trois  bonds 

il  fut  sous  le  pont.  La  lune  passait  par-dessus  les  tourelles.  Tous  virent  qu'il 
prenait  à  terre  un  fardeau. 

—  Sus  !  sus  !  râla  le  maître,  suffoqué  par  la  rage.  C'est  la  fille  de  Nevers 
Là  fille  de  Nevers  à  tout  prix  ! 

Lagardère  avait  déjà  l'enîant  dans  ses  bras.  Les  estafiers  semblaient  des 
chiens  battus.  Ils  n'allaient  plus  de  bon  cœur  à  la  besogne.  Cocardasse,  aug- 
mentant à  dessein  leur  découragement,  grommelait  : 

—  Lou  coucpiin  va  nous  achever  ici  ! 

Pour  gagner  le  petit  escalier,  Lagardère  n'eut  qu'à  brandir  la  lame  qui 
flamboyait  maintenant  aux  rayons  de  la  lune,  et  à  dire  : 

—  Place,  mes  drôles  ! 

Tous  s'écartèrent  d'instinct.  Il  monta  les  marches  de  l'escaher.  Dans  la 
campagne  on  entendait  le  galop  d'une  troupe  de  cavaliers.  Lagardère,  eh 
haut  des  degrés,  montrant  son  beau  visage  en  pleine  lumière,  leva  l'enfant 
qui,  à  sa  vue,  s'était  prise  à  sourire. 

—  Oui,  s'écria-t-il,  voici  la  fille  de  Nevers  !  Viens  donc  la  chercher  der- 
rière mon  épée,  assassin  I  toi  qui  as  commandé  le  meurtre,  toi  qui  l'as  achevé 
lâchement  par  derrière  !  Qui  que  tu  sois,  ta  main  gardera  ma  marque.  Je 
te  reconnaîtrai.  Et,iquand  il  sera  temps,  si  tu  ne  viens  pas  à  Lagardère,  La- 
gardère ira  à  toi  ! 


DEUXIÈME    PARTIE 


La  maison  d'or 


Louis  XIV  était  mort  depuis  deu:c  ans,  après  avoir  \'u  s'éteindre  deux 
générations  d'héritiers,  le  Dauphin  et  le  duc  de  Bourgogne.  Le  trône  était 
à  son  arrière-petil-flle,  Louis  XV  enfant.  Le  grand  roi  s'en  était  allé  tout 
entier.  Ce  qui  ne  manque  à  personne  après  la  mort  lui  avait  manqué.  Moins 
heureux  que  le  dernier  de  ses  sujets,  il  n'avait  pu  donner  force  à  sa  volonté 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  59 

suprême.  Il  est  vrai  que  la  prétention  pouvait  sembler  exorbitante  :  dis- 
poser par  acte  olographe  de  vingt  ou  trente  millions  de  sujets  !  Mais  combien 
Louis  XIV  vivant  aurait  pu  oser  davantage!  Le  testament  de  Louis  XIV 
mort  n'était,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'un  chiffon  sans  valeur.  On  le  déchira  bel 
et  bien.  Personne  ne  s'en  émut,  sinon  ses  fils  légitimés. 

Pendant  le  règne  de  son  oncle,  Philippe  d'Orléans  avait  joué  au  bouffon, 
comme  Brutus.  Ce  n'était  pas  dans  le  même  but.  A  peine  eut-on  crié  à  la 
porte  de  la  chambre  funèbre  :  Le  roi  est  mort,  vive  le  roi  !  que  Philippe 
d'Orléans  jeta  le  masque.  Le  conseil  de  régence  institué  par  Louis  XIV 
roula  dans  les  limbes.  11  y  eut  un  régent  qui  fut  le  duc  d'Orléans  lui-même. 
Les  princes  jetèrent  les  hauts  cris,  le  duc  du  Maine  s'agita,  la  duchesse  sa 
femme  clabauda;  la  nation,  qui  ne  s'intéressait  guère  à  tous  ces  bâtards 
savonnés,  demeura  en  paix.  Sauf  la  conspiration  de  Gellamare,  que  Philippe 
d'Orléans  étouffa  en  grand  politique,  la  régence  fut  une  époque  tranquille. 

Ce  fut  une  étrange  époque.  Je  ne  sais  si  on  peut  dire  qu'elle  ait  été  calom- 
niée. Quelques  écrivains  protestent  çà  et  là  contre  le  mépris  où  générale- 
ment on  la  tient,  mais  la  majorité  des  porte-plumes  cria  haro  !  avec  un 
ensemble  étourdissant.  Histoire  et  mémoires  sont  d'accord.  En  aucun  autre 
temps,  l'homme,  fait  d'un  peu  de  boue,  ne  Se  souvint  mieux  de  son  origine. 
L'orgie  régna,  l'or  fut  Dieu. 

En  lisant  les  folles  débauches  de  la  spéculation  acharnée  aux  petits  pa- 
piers de  Law,  on  croit  en  vérité  assister  aux  goguettes  financières  de  notre 
âge.  Seulement,  le  Mississipi  était  l'appât  unique.  Nous  avons  maintenant 
bien  d'autres  amorces!  La  civilisation  n'avait  pas  dit  son  dernier  mot.  Ce 
fut  l'art  enfant,  mais  un  enfant  sublime.  Nous  sommes  au  mois  de  septem- 
bre de  l'année  1717.  Dix-neuf  ans  se  sont  écoulés  depuis  les  événements  que 
nous  venons  de  raconter  aux  premières  pages  de  ce  récit.  Cet  inventeur  qui 
institua  la  banque  de  la  Louisiane,  le  fils  de  l'orfèvre  Jean  Law  de  Lauriston, 
était  alors  dans  tout  l'éclat  de  son  su:cès  et  de  sa  puissance.  La  création  de 
ses  billets  d'État,  sa  banque  générale,  enfin  sa  Compagnie  d'Occident,  bientôt 
transformée  en  Compagnie  des  Indes,  faisaient  de  lui  le  véritable  ministre 
des  finances  du  royaume,  bien  que  M.  d'Argenson  eût  le  portefeuille. 

Le  Tcgent,  dont  la  belle  intelligence  était  profondément  gâtée  par  l'édu- 
cation d'abord,  ensuite  par  les  excès  de  tout  genre,  le  régent  se  laissa  prendre, 
dit-on,  de  bonne  foi,  aux  splendidcs  mirages  de  ce  poème  financier.  Law  pré- 
tendait se  passer  d'or  et  changer  tout  en  or. 

Par  le  fait,  un  moment  arriva  où  chaque  spéculateur,  petit  Midas,  put 
manquer  de  pain  avec  des  millions  en  papier  dans  ses  coffres.  Mais  notre 
histoire  ne  va  pas  jusqu'à  la  culbute  de  l'auda'jieux  Écossais,  qui,  du  reste, 
n'est  point  un  de  nos  personnages.  Nous  ne  verrons  que  les  débuts  ébluiiis- 
sanls  de  sa  mécanique. 

Au  mois  de  septembre  1717,  les  actions  nouvelles  de  la  Compagnie  dc« 
Indes,  qu'on  appelait  des  filles,  par  opposition  aux  mères  qui  étaient  les  an- 
ciennes se  vendaient  à  cinf[  reuis  pour  cent  do  prime. 

Les  petites-filles,  créées  quelques  jours  [ihis  tard,  devaient  avoir  une  vogue 
pareille.  Nos  aïeux  achetaient  pour  cinq  mille  livres  tournois,  en  beaux 
écus  sonnants,  une  bande  de  papier  gris  .sur  lequel  était  gravée  promesse 
de  payer  mille  livres  à  vue.  Au  bout  de  trois  ans,  cts  orgueilleux  chiffons 
valurent  quinze  sous   e  cent.  On  en  faisait  des  papillotes,  et  IcUo  pelilo 


60  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

maîtresse  frisée  à  la  bichon  pouvait  avoir  cinq  ou  six  cent  mille  livres  sous 
sa  cornette  de  nuit. 

Philippe  d'Orléans  avait  pour  Law  les  complaisances  les  plus  exagérées. 
Les  mémoires  du  temps  affirment  que  ces  complaisances  n'étaient  point 
gratuites.  A  chaque  création  nouvelle,  Law  faisait  la  part  du  feu,  c'est-à- 
dire  la  part  de  la  cour.  Les  grands  seigneurs  se  disputaient  cette  curée  avec 
une  repoussante  avidité. 

L'abbé  Dubois,  car  il  no  fut  archevêque  de  Cambrai  qu'en  1720,  cardinal 
et  académicien  qu'en  1722,  l'abbé  Guillaume  Dubois  venait  d'être  nommé 
ambassadeur  en  Anlgeterre.  Il  aimait  les  actions,  qu'elles  fussent  mères, 
filles  ou  petites-filles,  d'une  affection  sincère  et  imperturbable. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  des  mœurs  du  temps,  qui  ont  été  peintes  à  sa- 
tiété. La  cour  et  la  ville  prenaient  follement  leur  revanche  du  rigorisme 
apparent  des  dernières  années  de  Louis  XIV.  Paris  était  un  grand  cabaret 
avec  tripot  et  le  reste.  Si  une  grande  nation  pouvait  être  déshonorée,  la 
régence  serait  comme  une  tache  indélébile  à  l'honneur  de  la  France.  Mais 
sous  combien  de  gloires  magnifiques  le  siècle  à  venir  devait  cacher  cette 
imperceptible  souillure  1 

C'était  une  matinée  d'automne,  sombre  et  froide.  Des  ouvriers  char- 
pentiers, menuisiers  et  maçons  montaient  par  groupes  la  rue  Saint-Denis, 
portant  leurs  outils  sur  l'épaule.  Ils  arrivaient  du  quartier  Saint-Jacques, 
où  se  trouvaient,  pour  la  plupart,  les  logis  des  manœuvres,  et  tournaient 
tous  ou  presque  tous  le  coin  de  la  petite  rue  Saint-Magloire.  Vers  le  miheu 
de  cette  rue,  presque  en  face  de  l'église  du  même  nom,  qui  existait  encore 
au  centre  de  son  cimetière  paroissial,  un  portail  de  noble  apparence  s'ou- 
vrait, flanqué  de  deux  murs  à  créneaux  aboutissant  à  des  pignons  chargés 
de  sculptures.  Les  ouvriers  passaient  la  porte  cochère,  et  entraient  dans  une 
grande  cour  pavée  qu'entouraient  de  trois  côtés  de  nobles  et  riches  cons- 
tructions. C'était  l'ancien  hôtel  de  Lorraine,  habité  sous  la  Ligue  par  M.  le 
duc  de  Mercœur.  Depuis  Louis  XIII,  il  portait  le  nom  d'hôtel  de  Nevers. 
On  l'appelait  maintenant  l'hôtel  de  Gonzague.  Philippe  de  Mantoue,  prince 
de  Gonzague,  l'habitait.  C'était  sans  contredit,  après  le  régent  et  Law, 
l'homme  le  plus  riche  et  le  plus  important  de  France.  Il  jouissait  des  biens 
de  Nevers  à  deux  titres  différents  :  d'abord  comme  parent  et  présomptif 
héritier,  ensuite  comme  mari  de  la  veuve  du  dernier  duc,  M^i^  Aurore  de  Gaylus. 

Ce  mariage  lui  donnait  en  outre  l'immence  fortune  de  Caylus-Vcrrou, 
qui  s'en  était  allé  dans  l'autre  monde  rejoindre  ses  deux  femmes. 

Si  le  lecteur  s'étonne  de  ce  mariage,  nous  lui  rappellerons  que  le  château 
de  Caylus  était  isolé,  loin  de  toute  ville,  et  que  deux  jeunes  femmes  y  étaient 
mortes  captives. 

Il  est  des  choses  qui  ne  se  peuvent  expliquer  que  par  la  violence  physique 
ou  morale.  Le  bonhomme  Verrou  n'y  allait  pas  par  quatre  chemins,  et  nous 
devons  être  fixés  suffisamment  sur  la  délicatesse  de  M.  le  prince  de  Gonzague. 

Il  y  avait  dix-huit  ans  que  la  veuve  do  Nevers  portait  ce  nom.  Elle  n'avait 
pas  quitté  le  deuil  un  seul  jour,  pas  même  pour  aller  à  l'autel.  Le  soir  des 
noces,  quand  Gonzague  vint  à  son  chevet,  elle  lui  montra  d'une  main  la 
porte;  son  autre  main  appuyait  un  poignard  contre  son  propre  sein. 

—  Je  vis  pour  la  fille  de  Nevers,  lui  dit-olle,  mais  le  sacrifice  humain  a 
des  bornes.  Faites  un  pas,  et  je  vais  attendre  ma  fille  à  côté  de  son  père. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  61 

Gonzague  avait  besoin  de  sa  femme  pour  toucher  les  revenus  de  Caylus. 
Il  salua  profondément  et  s'éloigna. 

Depuis  ce  soir,  jamais  une  parole  n'était  tombée  de  la  bouche  de  la  prin- 
cesse en  présence  de  son  mari.  Celui-ci  était  courtois,  prévenant,  affectueux. 
Elle  restait  froide  et  muette.  Chaque  jour,  à  l'heure  des  repas,  Gonzague 
envoyait  le  maître  d'hôtel  prévenir  madame  la  princesse.  Il  ne  se  serait 
point  assis  avant  d'avoir  accompli  cette  formalité.  C'était  un  grand  seigneur. 
Chaque  jour,  la  première  femme  de  madame  la  princesse  répondait  que  sa 
maîtresse,  souffrante,  priait  monsieur  le  prince  de  la  dispenser  de  se  mettre 
à  table.  Cela,  trois  cent  soixante-cinq  fois  par  an  pendant  dix-huit  années. 

Du  reste,  Gonzague  parlait  très  souvent  de  sa  femme,  et  en  termes  tout  à 
fait  affectueux.  Il  avait  des  phrases  toutes  faites  qui  commençaient  ainsi: 
«Madame  la  princesse  me  disait...»  ou  bien  :  «  Je  disais  à  madame  la  princes- 
se... »  Et  il  plaçait  ces  phrases  volontiers.  Le  monde  n'était  point  dupe,  tant 
s'en  fallait;  mais  il  faisait  semblant  de  l'être,  ce  qui  est  tout  un  pour  certains 
esprits  forts. 

Gonzague  était  un  esprit  très  fort,  incontestablement  habile,  plein  de  sang- 
froid  et  de  hardiesse.  Il  avait  dans  les  maRières  la  dignité  un  peu  théâtrale 
des  gens  de  son  pays;  il  mentait  avec  une  effronterie  voisine  de  l'héroïsme, 
et,  bien  que  ce  fût  le  plus  éhonté  libertin  de  la  cour,  en  public  chacune  de  ses 
paroles  étaiit  marquée  au  sceau  de  la  rigoureuse  décence.  Le  régent  l'appe- 
lait son  meilleur  ami.  Chacun  lui  savait  très  bon  gré  des  efforts  qu'il  faisait 
pour  retrouver  la  fille  du  malheureux  Nevers,  le  troisième  Philippe,  l'autre 
ami  d'enfance  du  régent.  Elle  était  introuvable;  mais  comme  il  avait  été 
impossible  de  constater  son  décès,  Gonzague  restait  le  tuteur  naturel,  à 
plus  d'un  titre,  de  cette  enfant  qui  sans  doute  n'existait  plus.  Et  c'était  en 
celte  qualité  qu'il  louchait  les  revenus  de  Nevers. 

La  mort  constatée  de  W^°  de  Nevers  l'aurait  rendu  héritier  du  duc  Phi- 
lippe; car  la  veuve  de  ce  dernier,  tout  en  cédant  à  la  pression  paternelle  en 
ce  qui  concernait  le  mariage,  s'était  montrée  inflexible  pour  tout  ce  qui 
regardait  les  intérêts  de  sa  fille.  Elle  s'était  mariée  en  prenant  publique- 
ment q\' alité  de  veuve  de  Philippe  de  Nevers;  elle  avait,  en  outre,  constaté 
la  naissance  de  sa  fille  dans  son  contrat  de  mariage.  Gonzague  avait  proba- 
blement ses  raisons  pour  accepter  tout  cela.  11  cherchait  depuis  dix-huit  ans, 
la  princesse  aussi.  Leurs  démarches,  également  infatigables  bien  qu'elles 
fussent  suscitées  par  des  motifs  bien  différents,  étaient  restées  sans  résiiltat. 

Vers  la  fin  de  cet  été,  Gonzague  avait  parlé  pour  la  première  fois  de  régu- 
lariser cette  position,  et  de  convoquer  un  tribunal  de  famille  qui  pût  régler 
les  questions  d'intérêts  pendantes.  Mais  il  avait  tant  à  faire,  et  il  était  siriolie  ! 

Un  exemple  :  tous  ces  ouvriers  que  nous  venons  do  voir  entrer  ;\  l'ancien 
hôtel  de  Nevers  étaient  à  lui;  tous  les  charpentiers,  les  menuisiers,  les  ma- 
çons, les  lerra.ssiers,  les  serruriers.  Ils  avaient  mission  do  mettre  l'hôtel  sans 
dessus  des.sou5.  Une  superbe  demeure  pourtant,  et  que  Nevers  après  Mer- 
cœur,  Gonzague  lui-même  après  Nevers,  s'étaient  plu  à  embellir.  Trois  corps 
de  logis,  ornés  d'arcades  pyramidales  figurées  sur  toute  la  longueur  du  rez- 
do-chaussée,  avec  une  galerie  régnante  au  premier  étage,  une  galerie  f<>r- 
mée  d'entrelas  sarrasins  qui  faisaient  honto  aux  guirlandes  légères  de 
l'hôtel  do  Quny,  et  laissaient  derrière  eux  bien  loin  les  basses  frises  do 
riiôtel  de  la  Trémoille.  Les  trois  grandes  portes,  taillées  en  cintre  surbaissé 


62  LE   BOSSU  OU    LE   PETIT   PARISIEN 

dans  le  plein  de  l'ogive  pyramidale,  laissaient  voir  des  péristyles  restaurés  par 
Gonzague  dans  le  style  florentin,  de  belles  colonnes  de  marbre  rorge  coif- 
fées de  chapiteaux  fleuris,  debout  sur  leurs  socles  larges  et  carrés,  chargés 
de  quatre  lions  accroupis  aux  angles.  Au-dessus  de  la  galerie,  le  corps  de 
logis  faisant  face  au  portail  avait  deux  étages  de  fenêtres  carrées;  les  deux 
ailes,  de  même  hauteur  pourtant,  ne  portaient  qu'un  étage  aux  croisées 
hautes  et  doubles,  terminées,  au-dessus  du  toit,  par  dv?s  pignons  à  quatre 
pans  en  façon  de  mansardes.  A  l'angle  rentrant  formé  par  le  corps  de  logis 
et  l'aile  orientale,  une  merveilleuse  tourelle  se  collait,  supportée  par  trois 
sirènes  dont  les  queues  s'entortillaient  autour  du  cul-de-lampe.  C'était  vn 
petit  chef-d'œuvre  de  l'art  gothiq\ie,  un  bijou  de  pierre  scluptée.  L'intérieur 
restauré  savamment,  offrait  une  longue  série  de  magnificences  :  Gonzague 
était  orgueilleux  et  artiste  à  la  fois. 

La  façade  qui  donnait  sur  le  jardin  datait  de  cinquante  ans  à  peine. 
C'était  une  ordonnanic  de  hautes  colonnes  italiennes  supportant  les  arcades 
c"un  cloître  régnant.  Le  jardin,  immense,  ombreux  et  peuplé  de  statues, 
allait  rejoindre  à  l'est,  au  sud  et  à  l'ouest  les  rues  Quincampoix,  Aubry-le- 
Boucher  et  Saint-Denis. 

Paris  n'avait  pas  de  palais  plus  princier.  Il  fallait  donc  que  Gonzague, 
prince,  artiste  et  orgueilleux,  eût  un  bien  grave  motif  pour  bouleverser  tout 
Cela.  Voici  le  motif  qu'avait  Gonzague. 

Le  régent,  au  sortir  d'un  souper,  avait  accordé  à  M.  le  prince  de  Carignan 
le  droit  d'étabhr  en  son  hôtel  un  colossal  office  d'agent  de  change.  La  rue 
Quincampoix  chancela  un  instant  sur  la  base  vermoulue  de  ses  bicoques. 
On  disait  que  M.  de  Carignan  avait  le  droit  d'empê^.her  tout  transport  d'ac- 
tions signé  ailleurs  que  chez  lui.  Gonzague  fut  jaloux.  Pour  le  consoler,  au 
Sortir  d'un  autre  souper,  le  régent  lui  accorda,  pour  l'hôtel  de  Gonzague,  le 
monopole  des  échanges  d'actions  contre  marchandises.  C'était  un  cadeau 
étourdissant.  Il  y  avait  là-dedans  des  montagnes  d'or. 

Ce  qu'il  fallait  d'abord,  c'était  faire  de  la  place  pour  tout  le  monde,  puisque 
tout  le  monde  devait  payer  et  même  très  cher.  Le  lendemain  du  jour  où  la 
concession  fut  octroyée,  l'armée  des  démolisseurs  arriva.  On  s'en  prit  d'abord 
au  jardin.  Les  statues  prenaient  de  la  place  et  ne  payaient  point,  on  enleva  les 
statues;  les  arbres  ne  payaient  point  et  prenaient  de  la  place,  on  abattit  les 
arbres. 

Par  un  fenêtre  du  premier  étage,  tendue  de  hautes  tapisseries,  une  femme 
en  deuil  vint  et  regarda  d'un  œil  triste  l'œuvre  de  dévastation.  Elle  était 
belle,  mais  si  pâle  que  les  ouvriers  la  comparaient  à  un  fantôme.  Ils  se 
disaient  entre  eux  que  c'était  la  veuve  du  feu  duc  de  Nevcrs,  la  femme  du 
prince  PhiHppe  de  Gonzague.  Elle  regarda  longtemps.  Il  y  avait  en  face  de 
sa  croisée  un  orme  plus  que  séculaire,  où  les  oiseaux  chantaient  chaque 
malin,  saluant  le  renouveau  du  jour,  l'hiver  comme  l'été.  Quand  le  vieil 
orme  tomba  sous  la  hache,  la  femme  en  deuil  ferma  les  draperies  sombres 
do  la  croisée.  On  ne  la  revit  plus. 

Elles  tombèrent,  tontes  ces  grandes  allées  ombreuses  au  bout  desquelles 
se  voyaient  les  corbeilles  de  rosiers  avec  l'énorme  vase  antique  trônant  sur 
son  piédestal.  Les  corbeilles  furent  foulées,  les  rosiers  arra':ht;S,  les  vases 
jetés  dans  un  coin  du  garde-meuble.  Tout  cela  tenait  de  la  place,  toute  cette 
place  valait  de  l'argent.  Beaucoup  d'arjent,  Dieu  merci  1  Savait-on  jus- 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  63 

qu'où  la  fièvre  de  l'agio  pousserait  chacune  de  ces  loges  que  Gonzague  allait 
faire  construire?  On  ne  pouvait  désormais  jouer  que  là,  et  tout  le  monde 
voulait  jouer.  Telle  baraque  devait  se  louer  assurément  aussi  cher  qu'un  hôtel. 

A  ceux  qui  s'étonnaient  ou  qui  se  moquaient  de  ces  ravages,  Gonzague 
répondait  : 

—  Dans  cinq  ans,  j'aurai  deux  ou  trois  milliards.  J'achèterai  le  château 
des  Tuileries  à  Sa  Majesté  Louis  quinzième,  qui  sera  roi  et  qui  sera  ruiné. 

Ce  matin  où  nous  entrons  pour  la  première  fois  à  l'hôtel,  l'œuvre  de  dévas- 
tation était  à  peu  prés  achevée.  Un  triple  étage  de  cages  en  planches  s'éle- 
vait tout  autour  de  la  cour  d'honneur.  Les  vestibules  étaient  transformés 
on  bureaux,  et  les  maçons  terminaient  les  baraques  du  jardin.  La  cour  était 
littéralement  encombrée  de  loueurs  et  d'acheteurs.  C'était  aujourd'hui 
même  qu'on  devait  entrer  en  jouissance  :  c'était  aujourd'hui  qu'on  devait 
ouvrir  les  comptoirs  de  la  Maison  d'or,  comme  déjà  on  l'appelait. 

Chacun  entrait  comme  il  voulait  ou  à  peu  près  dans  l'intérieur  de  l'hôtel. 
Tout  le  rez-de-chaussée,  tout  le  premier  étage,  sauf  l'appartement  privé  de 
!  madame  la  princesse,  étaient  aménagés  pour  recevoir  marchands  et  mar- 
chandises. L'acre  odeur  du  sapin  raboté  vous  saisissait  partout  à  la  gorge; 
partout  vos  oreilles  étaient  offensées  par  le  bruit  redoublé  du  marteau.  Les 
valets  ne  savaient  auquel  entendre.  Les  préposés  à  la  vente  perdaient  la  tête. 

Sur  le  perron  principal,  au  milieu  d'un  état-major  de  marchands,  on 
vo>ail  un  gentilhomme  chargé  de  velours,  de  soie,  de  dentelles,  avec  des 
bagues  à  tous  les  doigts  et  une  superbe  chaîne  Cxi  orfèvrerie  autour  du  cou. 
C'était  de  Peyrollos,  confident,  conseiller  intime  et  factotum  du  maître  de 
céans.  Il  n'avait  pas  vieilli  beaucoup.  C'était  toujours  le  même  personnage 
maigre,  jaune,  voûté,  dont  les  gros  yeux  effrayés  appelaient  la  mode  des 
lunettes.  Il  avait  ses  flatteurs  et  le  méritait  bien,  car  Gonzague  le  payait  cher. 

Vers  n.uf  heures,  au  moment  où  l'encombrement  diminuait  un  peu,  par 
suite  de  cette  gênante  sujétion  de  l'appétit  à  laquelle  obéissent  même  les 
spéculateurs,  deux  hommes  qui  n'avaient  pas  précisément  tournure  de 
financiers  passèrent  le  seuil  de  la  grande  porte,  à  quelques  pas  l'un  de  l'autre. 
Bien  que  l'entrée  fût  libre,  ces  deux  gaillards  n'avaient  pas  l'air  bien  péné- 
trés de  leur  droit.  Le  premier  di.ssimulait  très  mal  son  inquiétude  sous  un 
grand  air  d'impertinence;  le  second,  au  contraire,  se  faisait  aussi  humble 
qu'il  le  pouvait.  Tous  deux  portaient  l'épée,  de  ces  longues  épées  qui  vous 
sentaient  leur  estafier  à  trois  lieues  à  la  ronde. 

11  faut  bien  l'avouer,  ce  genre  était  un  peu  démodé.  La  régence  avait 
extirpé  le  spadassin.  On  ne  se  tuait  plus  guère,  mémo  en  haut  lieu,  qu'à  coup 
de  friponneries.  Progrès  patent  et  qui  prouvait  en  faveur  de  la  mansuétude 
dos  mœurs  nouvelles. 

Nos  doux  bravos  s'engagèrent  cependant  dans  la  foule,  lo  premier  jouant 
des  coudes  sans  façon,  l'autre  se  glissant  avec  une  adresse  de  chat  au  travers 
des  groupes,  trop  occupés  pour  prendre  souci  de  lui.  Cet  insolent  qui  s'en 
allait  frottant  ses  coudes  troués  contre  tant  de  pourpoints  neufs  portait  de 
mémorables  moustaches  à  la  crâne,  un  feutre  défoncé  qui  se  rabattait  sur 
ses  yeux,  une  cotte  de  buffle,  et  dr's  chausses  dont  la  couleur  première  était 
un  problème.  I^  rapière  en  verruuil  relevait  le  pan  d«'riiiré  du  propre  man- 
teau de  dun  César  de  Uazan.  Notre  homme  venait  de  Madnd. 
L'autre,  l'estafier  humble  et  timide,  avait  trois  poils  blondâtres  hérissés 


64  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

SOUS  son  nez  crochu.  Son  feutre,  privé  de  bords,  le  coiffait  comme  l'éteignoif 
coiffe  la  chandelle.  Un  vieux  (pourpoint,  rattaché  à  l'aide  de  lanières  de  cuir, 
des  chausses  rapiécées,  des  bottes  béantes,  complétaient  ce  costume,  qui  eût 
demandé  pour  accompagnement  une  écritoire  luisante  bien  mieux  qu'une 
flamberge.  Il  en  avait  une  pourtant,  une  flamberge,  mais  qui,  modeste  autant 
que  lui,  battait  humblement  ses  chevilles. 

Après  avoir  traversé  la  cour,  nos  deux  braves  arrivèrent  à  peu  près  en 
même  temps  à  la  porte  du  grand  vestibule,  et  tous  deux,  s'examinant  du 
coin  de  l'œil,  eurent  la  même  pensée. 

—  Voici,  se  dirent-ils  chacun  de  son  côté,  voici  un  triste  sire  qui  ne  vient 
pas  pour  acheter  la  Mai.son  d'orl 


II.  —  Deux  revenants 


Ils  avaient  raison  tous  les  deux.  Robert  Macaire  et  Bertrand,  déguisés  en 
traîneurs  de  brettes  du  temps  de  Louis  XIV,  en  spadassins  affamés  et  râpés, 
n'auraient  point  eu  d'autres  tournures.  Macaire,  cependant,  prenait  en  pitié 
son  collègue,  dont  il  apercevait  seulement  le  profil  perdu  derrière  le  collet 
de  son  pourpoint,  relevé  pour  cacher  la  trahison  de  la  chemise  absente. 

—  On  n'est  pas  misérable  comme  cela  !  disait-il. 

Et  Bertrand,  pour  qui  le  visage  de  son  confrère  disparaissait  derrière  les 
masses  ébouriffées  d'une  chevelure  de  nègre,  pensait  dans  la  bonté  de  son  cœur  : 

—  Le  pauvre  diable  marche  sur  sa  chrétienté.  Il  est  pénible  de  voir  un 
homme  d'épée  dans  ce  piteux  état.  Au  moins,  moi,  je  garde  l'apparence. 

Il  jeta  un  coup  d'œil  satisfait  sur  les  ruines  de  son  accoutrement.  INIacaire, 
se  rendant  un  témoignage  pareil,  ajoutait  à  part  lui  : 

—  Moi,  au  moins,  je  ne  fais  pas  compassion  aux  gens  1 

Et  il  se  redressait,  morbleu  !  plus  fier  qu'Arlaban  les  jours  où  ce  galant 
homme  avait  un  habit  neuf. 

Un  valet  à  mine  haute  et  impertinente  se  présenta  au  seuil  du  vestibule. 
Tous  deux  pensèrent  à  la  fois  : 

—  Le  malheureux  n'entrera  pas  ! 
Macaire  arriva  le  premier. 

—  Je  viens  pour  acheter,  drôle!  répliqua  Macaire  droit  comme  un  I  cl  la 
main  à  la  garde  de  sa  brettc. 

—  Acheter  quoi? 

—  Ce  qu'il  me  plaira,  coquin.  Regarde-moi  bien  !  Je  suis  ami  de  ton  maître 
el  liomme  d'argent,  vivadiou  ! 

Il  prit  le  valet  par  l'oreille,  le  fit  tourner,  et  passa  en  ajoutant  : 

—  Cela  se  voit,  que  diable  I 

Le  valet  pirouetta,  et  se  trouva  en  face  de  Bertrand,  qui  lui  tira  son  étei- 
gnoir  avec  poUtesse. 

—  Mow  ami,  lui  dit  Bertrand  d'un  ton  confidentiel,  je  suis  un  ami  do 
monsieur  le  prince;  je  viens  pour  affaires...  de  finances. 


I 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  65 

Le  valet,  encore  tout  étourdi,  le  laissa  passer. 

Macaire  était  déjà  dans  la  première  salle,  et  jetant  à  droite  et  à  gauche 
des  regards  dédaigneux  : 

—  Ce  n'est  pas  mal,  fit-il;  on  logerait  ici  à  la  rigueur  1 
Bertrand,  derrière  lui  : 

—  Monsieur  de  Gonzague  me  paraît  assez  bien  établi  pour  un  Italien  I 
Ils  étaient  chacun  à  un  bout  de  la  salle.  Macaire  aperçut  Bertrand. 

—  Par  exemple  !  s'écria-t-il,  voilà  qui  est  incroyable.  On  a  laissé  entrer 
ce  bon  garçon.  Ah  !  capédédiou  !  quelle  tournure  I 

Il  se  mit  à  rire  de  tout  son  cœur. 

—  Ma  parole,  pensa  Bertrand,  il  se  moque  de  moil  Croirait-on  cela? 
Il  se  détourna  pour  se  tenir  les  côtes,  et  ajouta  : 

—  Il  est  magnifique  ! 

Macaire  cependant,  le  voyant  rire,  se  ravisa,  et  pensa  : 

—  Après  tout,  c'est  ici  la  foire.  Ce  grotesque  a  peut-être  assassiné  quelque 
traitant  au  coin  d'ane  rue.  S'il  avait  les  poches  pleines  !  J'ai  envie  d'entamer 
l'entretien,  sandiéou  ! 

—  Qui  sait  !  réfléchissait  en  même  temps  Bertrand,  on  doit  en  voir  ici  de 
toutes  les  couleurs.  L'habit  ne  fait  pas  le  moine.  Ce  croquemitaine  a  peut- 
être  fait  quelque  coup  hier  soir.  S'il  y  avait  4e  bons  écus  dans  ces  vilaines 
poches?  Fantaisie  me  prend  de  faire  un  peu  connaissance. 

Macaire  s'avançait. 

—  Mon  gentilhomme...  dit-il  en  saluant  avec  raideur, 

—  Mon  gentilhomme...  faisait  au  même  instant  Bertrand  courbé  jusqu'à 
terre. 

Ils  se  relevèrent  comme  deux  ressorts  et  d'un  commun  mouvement. 
L'accent  de  Macaire  avait  frappé  Bertrand;  la  mélopée  nasale  de  Bertrand 
avait  fait  tressaillir  Macaire. 

—  As  pas  pur!  s'écria  ce  dernier;  je  crois  que  c'est  c'ia  couquin  de  Pas- 
sepoil  ! 

—  Cocardasse  1  Cocardasse  junior!  repartit  le  Normand,  dont  les  yeux 
habitués  aux  larmes,  s'inondaient  déjà,  est-ce  bien  toi  que  je  revois? 

—  En  chair  et  en  os,  mon  bon,  capédédiou  !  Embrasse-moi,  ma  caillou. 

11  ouvrit  ses  bras,  Passepoil  se  précipita  sur  son  sein.  A  eux  deux  ils  fai- 
saient un  véritable  tas  de  loques.  Ils  restèrent  longtemps  embrassés.  Leur 
émotion  était  sincère  et  profonde. 

—  Assez  1  dit  enfin  le  Gascon.  Parle  un  peu  voir,  que  j'entende  la  voix, 
couquinasse. 

—  Dix-neuf  ans  de  séparation  !  murmura  Passepoil  en  essuyant  ses  yeux 
avec  sa  manche. 

—  Troun  de  l'air!  se  récria  le  Gascon,  lu  n'as  donc  pas  de  mouchoir, 
mon  nevoux  ! 

—  On  me  l'aura  volé  dans  cette  cohue,  répliqua  doucement  l'ancien  prévôt. 
Cocardasse  fouilla  dans  sa  poche  avec  vivacité.  Bien  entendu  qu'il  n'y 

trouva  rien. 

—  Bagasse  I  fit-il  d'un  air  indigné;  le  monde  est  plein  de  filous!  Ah  I  ma 
?aillou  I  repfit-il,  dix-neuf  ans  !  Nous  étions  jeunes  tous  dmix  ! 

—  L'âge  des  folles  amours!  Hélas!  mon  cœur  n'a  pas  vieilli  ! 

—  Moi,  jo  bois  aussi  honnêtement  qu'autrefois. 

5 


66  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Ils  se  regardèrent  dans  le  blanc  des  yeux. 

—  Dites  donc,  maître  Cocardasse,  prononça  Passepoil  avec  regret,"  ça  ne 
vous  a  pas  embelli,  les  années. 

—  Franchement,  mon  vieux  Passepoil,  riposta  le  Gascon,  frotté  de  pro- 
vençal, je  suis  fâché  de  t'avouer  cela,  mais  tu  es  encore  plus  laid  qu'autre- 
fois, eh  donc  nevoux  ! 

Frère  Passepoil  eut  un  sourire  d'orgueilleuse  modestie  et  murmura  : 

—  Ce  n'est  pas  l'avis  de  ces  dames!  Mais,  reprit-il,  en  vieillissant  tu  as 
gardé  tes  belles  allures  :  toujours  la  jambe  bien  tendue,  la  poitrine  en  avant, 
les  épaules  effacées,  et  tout  à  l'heure,  en  t' apercevant,  je  me  disais  à  part 
moi  :  Jarnibleu  !  voilà  un  gentilhomme  de  grande  mine. 

—  Comme  moi,  comme  moi,  ma  caillou  !  interrompit  Cocardasse.  Aus- 
sitôt que  je  t'ai  vu,  j'ai  pensé  :  Oimé  que  voilà  un  cavalier  qui  a  une  grande 
tournure  ! 

—  Que  veux-tu  !  fît  le  Normand  en  minaudant,  la  fréquentation  du  beau 
sexe,  ça  ne  se  perd  jamais  tout  à  fait. 

—  Ah  çà  !  que  diable  es-tu  devenu,  mon  pigeoun,  depuis  l'affaire? 

—  L'affaire  des  fossés  de  Caylus?  acheva  Passepoil,  qui  baissa  la  voix 
malgré  lui.  Ne  m'en  parle  pas,  j'ai  toujours  devant  les  yeux  le  regard  flam- 
boyant du  petit  Parisien. 

—  Il  avait  beau  faire  nuit,  capédédiou  !  on  voyait  les  éclairs  de  sa  prunelle. 

—  Comme  il  les  menait  ! 

—  Huit  morts  dans  la  douve  1 

—  Sans  compter  les  blessés. 

—  Ah  !  sandiéou  !  quelle  grêle  de  horions  !  C'était  beau  à  voir.  Et  quand 
je  pense  que  si  nous  avions  pris  franchement  notre  parti,  comme  des  hommes, 
si  nous  avions  jeté  l'argent  reçu  à  la  tête  de  ce  Peyrolles,  pour  nous  mettri 
derrière  Lagardère,  Nevers  ne  serait  pas  mort;  c'est  pour  le  coup  que  notr< 
fortune  était  faite  ! 

—  Oui,  dit  Passepoil,  avec  un  gros  soupir;  nous  aurions  dû  faire  cela. 

—  Ce  n'était  pas  assez  que  de  mettre  des  boutons  à  nos  lames,  il  fallait 
défendre  Lagardère,  notre  élève  chéri. 

—  Notre  maître!  fit  Passepoil  en  se  découvrant  d'un  geste  involontaire. 
Le  Gascon  lui  serra  la  main,  et  tous  deux  restèrent  un  instant  pensifs. 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait,  dit  enfin  Cocardasse.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  t'est  .| 
arrivé  depuis,  ma  caillou,  mais  moi  ça  ne  m'a  pas  porté  bonheur.  Quand  les  - 
coquins  de  Garrigue  nous  chargèrent  avec  leurs  carabines,  je  rentrai  au 
château.  Tu  avais  disparu.  Au  lieu  de  tenir  ses  promesses,  le  Peyrolles  nous 
licencia  le  lendemain,  sous  prétexte  que  notre  présence  dans  le  pays  confir- 
merait des  soupçons  déjà  éveillés.  C'était  juste.  On  nous  paya  tant  bien 
que  mal.  Nous  partîmes.  Je  passai  la  frontière,  demandant  partout  de  tes 
nouvelles,  chemin  faisant.  Rien  !  Je  m'établis  d'abord  à  Pampelune,  puis 

à  Burgos,  puis  à  Salamanque.  Je  descendis  sur  Madrid... 

—  Bon  pays  pourtant. 

—  Le  stylet  y  fait  tort  à  l'épée;  c'est  comme  l'Italie,  qui  sans  cela  serait 
un  vrai  paradis.  De  Madrid  je  passai  à  Tolède,  de  Tolède  à  Ciudad-Réal; 
puis,  las  de  la  Castille,  où  je  m'étais  fait  malgré  moi  de  mauvaises  affaires 
avec  les  alcades,  j'entrai  dans  le  royaume  de  Valence.  Capédédiou  I  j'ai  bu 
du  bon  vin,  de  Mayorque  à  Ségorbe.  Je  m'en  allai  do  là  pour  avoir  servi  un 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  67 

vieux  licencié  qui  voulait  se  défaire  d'un  sien  cousin.  La  Catalogne  vaut 
aussi  son  prix...  Il  y  a  dos  gentilshommes  tout  le  long  de  routes  entre 
Torlose,  Taragonne  et  Barcelone...  mais  bourses  vides  et  longues  rapières. 
Enfin,  j"ai  repassé  les  monts;  je  n'avais  plus  un  maravédis.  J'ai  senti  que  la 
voix  de  ma  patrie  me  rappelait.  Voilà  mon  histoire,  mon  pigeoun. 
Le  Gascon  retourna  ses  poches. 

—  Et  toi,  demanda-t-il,  précaire? 

—  Moi,  répondit  le  Normand,  je  fus  poursuivi  par  les  chevaux  de  Gar- 
rigue jusqu'à  Bagnères-de-Luchon,  ou  à  peu  près.  L'idée  me  vint  aussi  de 
passer  en  Espagne;  mais  je  trouvai  un  bénédictin  qui,  sur  mon  air  décent, 
me  prit  à  son  service.  Il  allait  à  Kelh,  sur  le  Rhin,  faire  un  héritage  au  nom 
de  sa  communauté.  Je  crois  que  je  lui  emportai  sa  malle  et  sa  valise,  et 
peut-être  aussi  son  argent. 

—  Cùuquinasse!  fit  le  Gascon  avec  tendresse-. 

—  J'enirai  en  Allemagne.  Voilà  un  brigand  de  pays?  Tu  parles  de  sty- 
let? C'est  au  moins  de  l'acier.  Là-bas,  ils  ne  se  battent  qu'à  coups  de  pots, 
de  bière.  La  femme  d'un  aubergiste  de  Mayence  me  débarrassa  des  ducats 
du  bénédictin.  Elle  était  gentille  et  elle  m'aimait.  Ah  1  s'interrompit-il, 
Cocardasse,  mon  brave  compagnon,  pourquoi  ai-je  le  malheur  de  plaire  ainsi 
aux  femmes  !  Sans  les  femmes,  j'aurais  pu  acheter  une  maison  de  campagne 
où  passer  mes  vieux  jours  :  un  petit  jardin,  une  prairie  parsemée  de  pâque- 
rettes rosées,  un  ruisseau  avec  un  moulin. 

—  Et  dans  le  moulin  une  meunière,  interrompit  le  Gascon,  Tu  es  de 
l'amadou  ! 

Passepoil  se  frappa  la  poitrine  : 

—  Les  passions  !  s'écria-l-il  en  levant  les  yeux  au  ciel;  les  passions  font  le 
tourment  de  la  vie  et  empêchent  un  jeune  homme  de  mettre  de  côté  1 

Ayant  ainsi  formulé  la  saine  morale  de  sa  philosophie,  frère  Passepoil 
reprit  : 

—  J'ai  fait  comme  loi,  j'ai  couru  de  ville  en  ville,  pays  plat,  gros,  bête  et 
ennuyei'x;  des  éti  diants  maigres  et  couleur  de  safran;  des  nigauds  de  poètes 
qui  bayent  au  clair  de  la  lune;  dos  bourgmestres  obèses  qui  n'ont  jamais 
le  plus  petit  neveu  à  mettre  en  terre,  des  églises  où  on  ne  "-hante  pas  la  messe, 
des  femmes...  mais  je  ne  saurais  médire  de  ce  sexe  dont  les  enchantements 
ont  embelli  et  brisé  ma  carrière  !  enfin  de  la  viande  crue  et  de  la  bière  au  lieu 
de  vin  ! 

—  As  pas  pur!  prononça  résolument  Cocardasse,  je  n'irai  jamais  dans 
celte  baga.ssC  do  pays-là. 

—  J'ai  vu  Cologne,  Framforl,  Vieniio,  Berlin,  Munich  et  un  las  d'aulres 
villes  noiros,  où  l'on  ronoonlre  dos  Iroupos  dn  grands  nigauds  qui  chanl-'ut 
l'air  du  diable  qu'on  porte  on  lorro.  J'ai  fait  comme  loi,  j'ai  pris  le  mal  du 
pays,  j'ai  lraver.sé  les  Flandres,  et  nie  voilà  1 

—  La  France  1  s'écria  Cocardasse,  il  n'y  a  que  la  France,  mon  péliou. 

—  Noble  pays  1 

—  Patrie  du  vin  I 

—  Mère  des  amours!  Mon  cher  maitro,  se  reprit  frère  Passojioil  après  ot^ 
duo  où  ils  avaient  lullé  do  lyrique  élan,  osl-co  srtiloment  le  niaiu|Ut'  ab.solu 
de  maravédis,  joint  à  l'amour  do  la  pairie,  rpii  t'a  fait  ropa.«;.«5er  la  frontière? 

—  El  li^i?  est-ce  UMi([nornonl  h-  nuil  du  pays? 


68  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Frère  Passepoil  secoua  la  tête,  Cocardasse  baissa  ses  terribles  yeux, 

—  Il  y  a  bien  autre  chose,  fit-il.  Un  soir,  au  détour  d'une  rue,  je  me  suis 
trouvé  face  à  face  avec...  devine  qui? 

—  Je  devine,  repartit  Passepoil.  Pareille  rencontre  m'a  fait  quitter 
Bruxelles  au  pas  de  course. 

• —  A  cet  aspect,  mon  bon,  je  sentis  que  l'air  de  la  Catalogne  ne  me  valait 
plus  rien.  Ce  n'est  pas  une  honte  que  de  céder  le  pas  à  Lagardère,  eh  donc  ! 

• —  Je  ne  sais  pas  si  c'est  honte,  mais  c'est  assurément  prudence.  Tu  con- 
nais l'histoire  de  nos  compagnons  dans  l'affaire  des  douves  de  Caylus? 

Passepoil  baissa  la  voix  pour  demander  cela. 

—  Oui,  oui,  fit  le  Gascon,  je  sais  l'histoire.  Lou  couquin  l'avait  dit  :  Vous 
mourrez  tous  de  ma  main  ! 

—  L'ouvrage  avance.  Nous  étions  neuf  à  l'attaque  en  comptant  le  capi- 
taine Lorrain,  chef  des  bandouliers.  Je  ne  parle  même  pas  de  ses  gens. 

—  Neuf  bonnes  lames  !  dit  Cocardasse  d'un  air  pensif.  Ils  s'étaient  tous 
relevés  dans  les  fossés,  tailladés,  balafrés,  saignés,  —  mais  vivants. 

—  Sur  les  neuf,  Staupitz  et  le  capitaine  Lorrain  sont  partis  les  premiers. 
Staupitz  était  de  famille,  bien  qu'il  eût  l'air  d'un  rustaud.  Le  capitaine 
Lorrain  était  un  homme  de  guerre,  et  le  roi  d'Espagne  lui  avait  donné  un 
régiment.  Staupitz  mourut  sous  les  murs  de  son  propre  manoir,  auprès  de 
Nuremberg;  il  mourut  d'un  coup  de  pointe,  là,  entre  les  deux  yeux! 

Passepoil  posa  son  doigt  à  l'endroit  indiqué. 
D'instinct,  Cocardasse  fit  de  même  en  disant. 

—  Le  capitaine  Lorrain  mourut  à  Naples  d'un  coup  de  pointe  entre  les 
deux  yeux,  là  !  sandiéou.  Pour  ceux  qui  savent  et  qui  se  souviennent,  c'est 
comme  le  cachet  du  vengeur. 

—  Les  autres  avaient  fait  leur  chemin,  reprit  Passepoil,  car  M.  de  Gon- 
zague  n'a  oublié  que  nous  dans  ses  largesses.  Pinto  avait  épousé  une  madona 
de  Turin,  le  Matador  tenait  une  académie  en  Ecosse,  Joël  de  Jugan  avait 
acheté  une  gentilhommière  au  fond  de  la  basse  Bretagne. 

—  Oui,  oui,  fit  encore  Cocardasse;  ils  étaient  Vranquilles  et  à  leur  aise. 
Mais  Pinto  fut  tué  à  Turin,  le  Matador  fut  tué  à  Glascow.       ^ 

—  Joël  de  Jugan  fut  tué  à  Morlaix,  continua  frère  Passepoil;  tous  du 
même  coup  ! 

—  La  botte  de  Nevers,  mortédédiou  ! 

—  La  terrible  botte  de  Nevers  ! 

Ils  gardèrent  un  instant  le  silence.  Cocardasse  releva  le  bord  abaissé  de 
son  feutre  pour  essuyer  son  front  en  sueur. 

—  Il  reste  encore  Faënza,  dit-il  ensuite. 

—  Et  Saldagne,  ajouta  frère  Passepoil. 

—  Gonzaguc  avait  fait  beaucoup  pour  ces  deux-là,  Faënza  estchcvaher. 

—  Et  Saldagne  est  baron.  Leur  tour  viendra. 

—  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  murmura  le  Gascon,  et  le  nôtre  1 

—  Le  nôtre  aussi  1  répéta  Passepoil  en  frissonnant. 
Cocardasse  se  redressa. 

—  Eh  donc  I  s'écria-t-il  en  homme  qui  prend  son  parti,  sais-tu,  mon  bon? 
quand  il  m'aura  couché  sur  le  pavé  ou  sur  l'herbe,  avec  ce  trou  entre  les  deux 
sourcils,  car  je  sais  bien  qu'on  ne  lui  résiste  pas,  je  lui  dirai  comme  autrefois  : 
«  Hé  !  lou  petit  coquin  !  tends-moi  seulement  la  main,  et,  pour  que  je  meure 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  G9 

content,  pardonne  au  vieux  Cocardasse  !  »  Capédédiou  !  voilà  tout  ce  qu'il 
en  sera. 

Passepoil  ne  put  retenir  une  grimace. 

—  Je  tâcherais  qu'il  me  pardonnât  aussi,  dit-il,  mais  pas  si  tard. 

—  Au  petit  bonheur,  ma  caillou  !  En  attendant,  il  est  exilé  de  France.  A 
Paris,  du  moins,  on  est  sûr  de  ne  pas  le  rencontrer. 

—  Sûr  !  répéta  le  Normand  d'un  air  peu  convaincu. 

—  Enfin,  c'est,  en  cet  univers,  l'endroit  où  l'on  a  le  plus  de  chance  de  l'é- 
viter. J'y  suis  venu  pour  cela. 

—  Moi  de  même. 

—  Et  aussi  pour  me  recommander  au  bon  souvenir  de  M.  de  Gonzague. 

—  Il  nous  doit  bien  quelque  chose,  celui-là. 

—  Saldagne  et  Faënza  nous  protégeront. 

—  Jusqu'à  ce  que  nous  soyons  grands  seigneurs  comme  eux. 

—  Sandiéou  !  ferons-nous  une  belle  paire  de  galants,  mon  bon  ! 
Le  Gascon  fit  une  pirouette,  et  le  Normand  répondit  sérieusement  : 

—  Je  porte  très  bien  la  toilette. 

—  Quand  j'ai  demandé  Faënza,  reprit  Cocardasse,  on  m'a  répondu  : 
«  Monsieur  le  chevalier  n'est  pas  visible.  »  Monsieur  le  chevalier!  répéta-t-il 
en  haussant  les  épaules,  pas  visible  !  J'ai  vu  le  temps  où  je  le  faisais  tourner 
comme  une  toupie. 

—  Quand  je  me  suis  présenté  à  la  porte  de  Saldagne,  repartit  Passepoil, 
un  grand  laquais  m'a  toisé  fort  malhonnêtement  et  m'a  dit  :  «  Monsieur  le 
baron  ne  reçoit  pas.  » 

—  Hein  !  s'écria  Cocardasse,  quand  nous  aurons,  nous  aussi,  de  grands 
laquais,  mordiou  !  je  veux  que  le  mien  soit  insolent  comme  un  valet  de  bour- 
reau. 

—  Ah  1  soupira  Passepoil,  si  j'avais  seulement  une  gouvernante  ! 

—  As  pas  pur!  mon  bon,  cela  viendra.  Si  je  comprends  bien,  tu  n'as  pas 
encore  vu  M.  de  PeyroUes. 

—  Non;  je  veux  m'adresser  au  prince  lui-même. 

—  On  dit  qu'il  est  maintenant  riche  à  millions  ! 

—  A  milliards  !  C'est  ici  la  Maison  d'or,  comme  on  l'appelle.  Moi,  je  ne  suis 
pas  fier,  je  me  ferai  financier  si  on  veut. 

—  Fi  donc  !  homme  d'argent  !  mon  prévôt  ! 

Tel  fut  le  premier  cri  qui  s'échappa  du  noble  cœur  de  Cocardasse  junior. 
Mais  il  se  ravisa  et  ajouta. 

—  Trislc  chute!  Cependant,  s'il  est  vrai  qu'on  fasse  fortune  là-dedans, 
mon  pigeoun... 

—  Si  c'est  vrai  !  s'écria  Passepoil  avec  enthousiasme;  mais  lu  ne  sais  donc 
pasi 

—  J'ai  entendu  parler  de  bien  des  choses,  mais  je  ne  crois  pas  aux  pro- 
diges, moi  1 

—  Il  te  faudra  bien  y  croire.  Les  merveilles  abondent.  As-tu  oui  paHer  du 
bossu  de  la  rue  Quincanipoix?... 

—  Celui  qui  prêle  sa  bosse  aux  endosseurs  d'actions. 

—  Il  ne  la  prêle  pas,  il  la  loue,  cl  depuis  doux  ans  il  a  g;igné,  dit -on, 
quinze  cent  mille  livns. 

—  Pas  possible  I  s'écria  le  Gascon  en  éclatant  de  rire. 


70  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Tellement  possible  qu'il  va  épouser  une  comtesse. 

Quinze  cent  mille  livres  !  répétait  Cocardasse  ;  une  simple  bosse  I  ven- 

irediéou  ! 

—  Ah  !  mon  ami,  fit  Passepoil  avec  effusion,  nous  avons  perdu  là-bas  de 
bien  belles  années,  mais  enfin  nous  arrivons  au  bon  moment.  Figure-toi 
qu'il  n'y  a  qu'à  se  baisser  pour  prendre.  C'est  la  pêche  miraculeuse.  Demain, 
les  louis  d'or  ne  vaudront  plus  que  six  blancs.  En  venant  ici,  j'ai  vu  des 
marmots  qui  jouaient  au  bouchon  avec  des  écus  de  six  livres. 

Cocardasse  passa  sa  langue  sur  ses  lèvres. 

—  Ah  çà  !  dit-il,  par  ce  temps  de  Cocagne,  combien  peut  valoir  un  coup 
de  pointe  allongé  proprement  et  savamment,  à  fond,  là,  dans  toutes  les  règles 
de  l'art?  Eh  !  petiou? 

Il  effaça  sa  poitrine,  fit  un  appel  bruyant  du  pied  droit  et  se  fendit  à  fond. 
Passepoil  cligna  de  l'œil. 

—  Pas  tant  de  bruit,  dit-il;  voici  des  gens  qui  viennent. 
Puis,  se  rapprochant  et  baissant  la  voix  : 

—  Mon  opinion,  dit-il  à  l'oreille  de  son  ancien  patron,  est  que  ça  doit  valoir 
encore  un  bon  prix.  Avant  qu'il  soit  une  heure,  j'espère  bien  savoir  cela  au 
Juste  de  la  bouche  même  de  M.  de  Gonzague. 


II!.  —  Les  enchères 


La  salle  où  notre  Normand  et  notre  Gascon  agrémenté  de  provençal  s'en- 
tretenaient ainsi  paisiblement  était  située  au  centre  du  bâtiment  principal. 
Les  fenêtres,  tendues  de  lourdes  tapisseries  de  Flandre,  donnaient  sur  une 
étroite  bande  de  gazon  fermée  par  un  treillage  et  qui  devait  s'appeler  pom- 
peusement désormais  «  le  jardin  réservé  de  madame  la  princesse  ».  A  la  dif- 
férence des  autres  appartements  du  rez-de-chaussée  et  du  premier  étage, 
déjà  envahis  parles  ouvriers  de  toute  sorte,  rien  ici  n'avait  encore  été  changé. 

C'était  bien  le  grand  salon  d'apparat  d'un  hôtel  princier,  avec  son  ameu- 
blement opulent  mais  sévère.  C'était  un  salon  qui  n'avait  pas  dû  servir  seu- 
lement aux  divertissements  et  aux  fêtes,  car,  vis-à-vis  de  l'immense  chemi- 
née de  marbre  noir,  une  estrade  s'élevait,  recouverte  d'un  lapis  de  Turquie, 
et  donnait  à  la  pièce  tout  entière  je  ne  sais  quelle  physionomie  de  tribunal. 

Là,  en  effet,  s'étaient  réunis  plus  d'une  fois  les  illustres  membres  de  la 
maison  de  Lorraine,  Chevreuse,  Joyeuse,  Aumale,  Elbeuf,  Nevers,  Mercœur, 
Mayenne  et  les  Guise,  au  temps  où  les  hauts  barons  faisaient  la  destinée  du 
royaume.  Il  fallait  toute  la  confusion  qui  régnait  aujourd'hui  à  l'hôtel  de  Gon- 
zague pour  qu'on  eût  laissé  pénétrer  nos  deux  bravos  dans  un  lieu  pareil. 
Une  fois  entrés,  par  exemple,  ils  devaient  y  être  plus  en  repos  que  partout 
ailleurs. 

Le  grand  salon  gardait,  pour  un  jour  encore,  son  inviolabilité.  Une  solen- 
nelle réunion  de  famille  qui  devait  avoir  lieu  dans  la  journée,  et  le  lendemain 
seulement  les  menuisiers  faiseurs  de  cases  devaient  en  prendre  possession. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  71 

—  Un  mot  encore  sur  Lagardère,  dit  Gocardasse  quand  le  bruit  de  pas  qui 
avait  interrompu  leur  entretien  se  fut  éloigné.  Quand  tu  le  rencontras  en  la 
ville  de  Bruxelles,  était-il  seul? 

—  Non,  répondit  frère  Passepoil.  Et  toi,  quand  tu  le  trouvas  sur  ton  che- 
min à  Barcelone? 

—  Il  n'était  pas  seul  non  plus. 

—  Avec  qui  était-il? 

—  Avec  une  jeune  fille. 

—  Belle? 

—  Très  belle. 

—  C'est  singulier,  il  était  aussi  avec  une  jeune  fille  belle,  très  belle,  quand 
je  le  vis  là-bas,  en  Flandre.  Te  souviens- tu  de  sa  tournure,  à  la  jeune  fille, 
de  son  visage,  de  son  costume? 

Gocardasse  répondit  : 

—  Le  costume,  la  tournure,  le  visage  d'une  charmante  gitana  d'Espagne. 
Et  la  tienne? 

—  La  tournure  modeste,  le  visage  d'un  ange,  le  costume  d'une  fille  noble  ! 

—  C'est  singulier  I  dit  à  son  tour  Gocardasse  ;  et  quel  âge  à  peu  près? 

—  L'âge  qu'aurait  l'enfant. 

—  L'autre  aussi.  Tout  n'est  pas  dit  là-dessus,  ma  caillou.  Et  dans  ceux 
qui  attendent  leur  tour,  après  nous  deux,  après  M.  le  chevalier  de  Faënza 
et  M.  le  baron  de  Saldagne,  nous  n'avons  compté  ni  M.  de  PeyroUes,  ni  le 
prince  Philippe  de  Gonzague. 

La  porte  s'ouvrait,  Passepoil  n'eut  que  le  temps  de  répondre  : 

—  Qui  vivra  verra  ! 

Un  domestique  en  grande  livrée  entra,  suivi  de  deux  ouvriers  toiseurs.  H 
ne  regarda  même  pas,  tant  il  était  atîairé,  du  côté  de  nos  braves,  qui  se 
glissèrent  inaperçus  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre. 

—  Et  vite  !  fit  le  valet,  tracez  la  besogne  de  demain.  Quatre  pieds  carrés 
partout. 

Les  deux  ouvriers  se  mirent  aussitôt  au  travail.  Pendant  que  l'un  d'eux 
toisait,  l'autre  marquait  à  la  craie  chaque  division  et  y  attachait  un 
numéro  d'ordre.  Le  premier  numéro  attaché  fut  927.  Puis  l'on  suivit. 

—  Que  diable  font-ils  là,  mon  bon?  demanda  le  Gascon  en  se  penchant 
hors  de  son  abri. 

—  Tu  ne  sais  donc  rien?  repartit  Passepoil;  chacune  de  ces  lignes  indique 
la  place  d'une  cloison,  et  le  numéro  927  prouve  qu'il  y  a  déjà  près  de  mille 
cases  dans  la  maison  de  M.  de  Gonzague. 

—  Et  à  quoi  servent  ces  cases? 

—  A  faire  de  l'or. 

Gocardasse  ouvrit  de  grands  yeux.  Frèro  Passepoil  entreprit  de  lui  expli- 
quer le  cadeau  grandiose  que  Philippe  d'Orléans  venait  de  faire  à  son  ami  de 
cœur. 

—  Gomment  !  s'écria  le  Gascon,  chacune  do  ces  boîtes  vaudrait  autant 
qu'une  ferme  en  Beauco  ou  en  Bric  !  Ah  I  mon  bon,  mon  bon,  attachons-nous 
solidement  à  ce  digne  M.  de  Gonzague  ! 

On  toisait,  on  manpiait.  Le  valet  disait  : 

—  Numéros  935,  9;î6,  937,  vous  faites  tri)i)  bi>nno  mesure,  l'iKimmo 
Songez  que  chaque  pièce  vaut  de  l'or  ! 


72  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN 

—  Bénédiction!  fit  Cocardasse;  c'est  donc  bien  bon,  ces  petits  papiers? 

—  C'est  si  bon,  répliqua  Passepoil,  que  l'or  et  l'argent  sont  sur  le  point 
d'être  dégommés. 

—  Vils  métaux!  prononça  gravement  le  Gascon;  ils  l'ont  bien  mérité. 
As  pas  pur!  s'interrompit-il,  je  ne  sais  pas  si  c'est  vieille  habitude,  mais  je 
conserve  un  faible  pour  les  pistoles. 

—  Numéro  941,  fit  le  valet. 

—  Il  reste  deux  pieds  et  demi,  dit  le  toiseur,  fausse  coupe  1 

—  Oïmé  !  fit  observer  Cocardasse  :  ce  sera  pour  un  homme  maigre. 

—  Vous  enverrez  les  menuisiers  tout  de  suite  après  l'assemblée. 

—  Assemblée  de  quoi?  demanda  Cocardasse. 

—  Tâchons  de  le  savoir,  quand  on  est  au  fait  de  ce  qui  se  passe  dans  une 
maison,  la  besogne  est  bien  avancée. 

Cocardasse,  à  cette  observation  pleine  de  justesse,  caressa  le  menton  de 
Passepoil,  comme  un  père  tendre  qui  sourit  à  la  naissante  intelligence  de 
son  fils  préféré. 

Le  valet  et  les  foiseurs  étaient  partis.  Il  se  fit  tout  à  coup  un  grand  bruit 
du  côté  du  vestibule.  On  entendit  un  concert  de  voix  qui  criaient  : 

—  A  moi  !  à  moi  !  j'ai  mon  inscription.  Pas  de  passedroit,  s'il  vous  plaît  1 

—  A  d'autres,  fit  le  Gascon;  nous  allons  voir  du  nouveau  ! 

—  La  paix,  pour  Dieu  !  la  paix  1  ordonna  une  voix  impérieuse  au  seuil 
même  de  la  salle. 

—  M.  de  Peyrolles,  dit  frère  Passepoil;  ne  nous  montrons  pas  ! 

Ils  s'enfoncèrent  davantage  dans  l'embrasure,  et  tirèrent  la  draperie. 

M.  de  Peyrolles  en  ce  moment  franchissait  le  seuil,  suivi  ou  plutôt  pressé 
par  une  foule  compacte  de  solliciteurs.  Solliciteurs  d'espèce  rare  et  précieuse, 
qui  demandaient  à  donner  beaucoup  d'argent  pour  un  peu  de  fumée. 

M.  de  Peyrolles  avait  un  costume  d'une  richesse  extrême.  Au  milieu  du 
flot  de  dentelles  qui  couvrait  ses  mains  sèches,  on  voyait  les  diamants  étin- 
celer. 

—  Voyons,  voyons,  messieurs,  dit-il  en  entrant  et  en  s'éventant  avec  son 
mouchoir  garni  de  point  d'Alençon,  tenez- vous  à  distance;  vous  perdez, 
en  vérité,  le  respect. 

—  Ah  !  lou  couquin,  est-il  superbe  !  soupira  Cocardasse. 

—  Il  a  le  fil  !  déclara  frère  Passepoil. 

C'était  vrai.  Ce  Peyrolles  avait  le  fil.  Il  se  servait  ma  foi,  de  la  canne  qu'il 
tenait  à  la  main  pour  écarter  cette  cohue  d'écus  animés.  A  sa  droite  et  à  sa 
gauche  marchaient  deux  secrétaires,  armés  d'énormes  carnets. 

—  Gardez  au  moins  votre  dignité  !  reprit-il  en  secouant  quelques  grains 
de  tabac  d'Espagne  qui  étaient  sur  la  maline  de  son  jabot  :  se  peut-il  que 
la  passion  du  gain?... 

Il  fît  un  geste  si  beau  que  nos  deux  prévôts,  placés  comme  des  dilettanti 
en  loge  grillée,  curent  envie  d'applaudir.  Mais  les  marchands  qui  étaient  là 
ne  se  payaient  point  de  cette  monnaie. 

■ —  A  moi  !  criait-on,  moi  le  premier  !  j'ai  mon  tour  1 

Peyrolles  se  posa  et  dit  : 

—  Messieurs  I 
Aussitôt  le  silence  se  fit. 

—  Je  vous  ai  demandé  un  pou  de  calme,  continua  Peyrolles.  Je  repré- 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  73 

sente  ici  directement  la  personne  de  M.  le  prince  de  Gonzague,  je  suis  son 
intendant.  Je  vois  çà  et  là  des  têtes  couvertes. 
Tous  les  feutres  tombèrent. 

—  A  la  bonne  heure  I  reprit  PeyroUes.  Voici,  messieurs,  ce  que  j'ai  à  vous 
dire. 

—  Chut  !  chut  I  écoulons  !  fit  la  masse. 

—  Les  comptoirs  de  cette  galerie  seront  construits  et  livrés  demain. 

—  Bravo  I 

—  C'est  la  seule  salle  qui  nous  reste.  Ce  sont  les  dernières  places.  Tout  le 
surplus  est  arrêté,  sauf  les  appartements  privés  do  monseigneur  et  ceux  de 
madame  la  princesse. 

Il  salua. 

Le  chœur  reprit  : 

—  A  moi  !  Je  suis  inscrit.  Palsambleu  !  je  ne  me  laisserai  pas  prendre  mon 
tour! 

—  Ne  me  poussez  pas,  vous  ! 

—  Allez- vous  maltraiter  une  femme  I 

Car  il  y  avait  des  femmes,  les  aïeules  de  ces  dames  laides  qui,  de  nos  jours, 
effrayent  les  passants,  vers  deux  heures  de  relevée,  aux  abords  de  la  Bourse. 

—  Maladroit  ! 

—  Malappris  ! 

—  Malotru  I 

Puis  des  jurons  et  des  glapissements  de  femmes  d'affaires.  Le  moment 
était  venu  de  se  prendre  aux  cheveux.  Cocardasse  et  Passepoil  avançaient 
la  tête  pour  mieux  voir  la  bagarre,  lorsque  la  porte  du  fond  située  derrière 
l'estrade  s'ouvrit  à  deux  battants. 

—  Gonzague  !  murmura  le  Gascon. 

—  Un  homme  d'un  milliard  !  ajouta  le  Normand. 
D'instinct  ils  se  découvrirent  tous  deux. 

Gonzague  apparut  en  effet  au  haut  de  l'estrade,  accompagné  de  deux 
jeunes  seigneurs.  Il  était  toujours  beau,  bien  qu'il  approchât  de  la  cinquan- 
taine. Sa  haute  taille  gardait  toute  sa  riche  souplesse.  Il  n'avait  pas  une  ride 
au  front,  et  sa  chevelure  admirable,  lourde  d'essence,  tombait  en  anneaux 
brillants  comme  le  jais  sur  son  frac  de  velours  noir  tout  simple. 

Son  luxe  ne  ressemblait  pas  au  luxe  de  Peyrolles.  Son  jabot  valait  cin- 
quante mille  livres,  et  il  avait  pour  un  million  de  diamants  à  son  collier  de 
l'ordre,  dont  un  petit  coin  seulement  se  montrait  sous  sa  vesle  de  satin  blanc. 

Les  deux  jeunes  seigneurs  qui  le  suivaient,  Chaverny  le  roué,  son  cousin 
par  les  Nevers,  et  le  cadet  de  Navailles,  portaient  tous  deux  poudre  et  mou- 
ches. C'étaient  deux  charmants  jeunes  gi'ns,  un  peu  elTéminés,  un  peu  fa- 
tigués, mais  égayés  déjà,  malgré  l'heure  matinale,  par  une  petite  pointe  do 
Champagne,  et  portant  leur  soie  et  leur  velours  avec  une  adnurablo  insolence. 

Le  cadet  de  Navailles  avait  bien  vingt-cinq  ans;  le  marquis  de  Chavrrny 
allait  sur  sa  vingtième  année,  ils  s'arrêtèrent  tous  doux  pour  regarder  la 
cohue,  et  partirent  d'un  franc  éclat  de  rire. 

—  Messieurs,  messieurs,  fit  Peyrolles  en  se  découvrant,  un  peu  de  respect, 
au  moins,  pour  M.  le  prince  I 

La  foule,  toute  prête  à  en  venir  aux  mains,  se  calma  comme  par  enchan- 
tement; tous  les  candidats  à  la  possession  des  cases  s'inclinèrent  d'un  coni- 


74  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

mun  mouvement;  toutes  ces  dames  firent  la  révérence.  Gonzague  salua 
légèrement  de  la  main  et  passa  en  disant  : 

—  Dépêchez.  Peyrolles,  j'ai  besoin  de  cette  salle. 

—  Oh!  lesbonnesfigures!  disaitlepetitChavernj'enlorgnantàboutportant. 
Navailles  riait  aux  larmes  et  répétait  : 

—  Oh  !  les  bonnes  figures  ! 
Peyrolles  s'était  approché  de  son  maître. 

—  Ils  sont  chauffés  à  blanc,  murmura-t-il  ;  ils  payeront  ce  qu'on  voudra. 

—  Mettez  aux  enchères  !  s'écria  Chaverny,  ça  va  nous  amuser  ! 

—  Chut  !  fit  Gonzague,  nous  ne  sommes  pas  ici  à  table,  maître  fou  ! 
Mais  l'idée  lui  sembla  bonne,  et  il  ajouta  : 

—  Soit  !  aux  enchères  !  Combien  de  mise  à  prix? 

—  Cinq  cents  livres  par  mois  pour  quatre  pieds  carrés,  répondit  Navailles 
qui  pensait  surfaire. 

—  Mille  livres  pour  une  semaine  !  dit  Chaverny. 

—  Mettons  quinze  cents  livres,  dit  Gonzague;  allez,  Peyrolles. 

—  Messieurs,  reprit  celui-ci  en  s'adressant  aux  postulants,  comme  ce 
sont  les  dernières  places  et  les  meilleures...  on  les  donnera  au  plus  offrant. 
N"  927,  quinze  cents  hvres  ! 

Il  y  eut  un  murmure  et  pas  une  voix  ne  s'éleva. 

—  Palsambleu  !  cousin,  dit  Chaverny,  je  vais  vous  donnerun  coup  d'épaule. 
Et  s'approchant  : 

—  Deux  mille  livres!  s'écria-t-il. 

Les  prétendants  se  regardèrent  avec  détresse. 

—  Deux  mille  cinq  cents  !  fit  le  cadet  de  Navailles  qui  se  piqua  d'honneur. 
Les  candidats  sérieux  étaient  dans  la  consternation. 

—  Trois  mille  !  cria  d'une  voix  étranglée  un  gros  marchand  de  laine. 

—  Adjugé  !  fit  Peyrolles  avec  empressement. 

Gonzague  lui  lança  un  regard  terrible.  Ce  Peyrolles  était  un  esprit  étroit. 
Il  craignait  de  trouver  le  bout  de  la  folie  humaine. 

—  Ça  va  bien  !  dit  Cocardasse. 

Passepoil  avait  les  mains  jointes.  Il  écoutait,  il  regardait. 

—  Numéro  928,  reprit  l'intendant. 

—  Quatre  mille  livres,  prononça  néghgemment  Gonzague. 

—  Mais,  objecta  une  revendeuse  à  la  toilette  dont  la  nièce  venait  d'épou- 
ser un  comte,  au  prix  de  vingt  mille  louis  qu'elle  avait  gagnés  rue  Quincara- 
poix,  c'est  le  pareil  ! 

—  Je  le  prends  I  s'écria  un  apothicaire. 

—  J'en  donne  quatre  mille  cinq  cents!  surfit  un  quincaillier. 

—  Cinq  mille! 

—  Six  mille  I 

—  Adjugé  !  fit  Peyrolles.  Numéro  929... 
Sur  un  regard  de  Gonzague  il  ajouta  : 

—  A  dix  mille  livres  ! 

—  Quatre  pieds  carrés  !  fit  Passepoil  éperdu. 
Cocardasse  ajouta  gravement  : 

—  Les  deux  tiers  d'une  tombe  ! 

Cependant  l'enchère  était  lancée.  Le  vertige  venait.  On  se  disputa  le  nu- 
méro 929  comme  une  fortune,  et  quand  Gonzague  mit  le  suivant  à  quinza 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  75 

mille  livres,  personne  ne  s'étonna.  Notez  qu'on  payait  comptant,  en  belles 
espèces  sonnantes  ou  en  billets  d'État. 

L'un  des  secrétaires  de  PeyroUes  recevait  l'argent,  l'autre  notait  sur  son  car- 
net le  nom  des  acheteurs.  Chaverny  et  Navaillcs  ne  riaient  plus  ;  ils  admiraient. 

■ —  Incroyable  folie  !  disait  le  marquis. 

—  Il  faut  voir  pour  le  croire,  ripostait  Navailles. 
Et  Gonzague  ajoutait,  gardant  son  sourire  railleur  : 

—  Ah  I  messieurs,  la  France  est  un  beau  pays.  Finissons-en,  interrompit- 
il;  tout  le  reste  à  vingt  mille  Hvres  ! 

—  C'est  pour  rien  I  s'écria  le  petit  Chaverny. 

—  A  moi  !  à  moi  1  à  moi  !  fit-on  dans  la  cohue. 

Les  hommes  se  battaient,  les  femmes  tombaient  étouffées  ou  écrasées. 
Mais  elles  criaient  aussi  du  fond  de  leur  détresse  : 

—  A  moi  !  à  moi  !  à  moi  ! 

Puis  des  enchères  encore,  des  cris  de  joie  et  des  cris  de  rage.  L'or  ruisse- 
lait à  flols  sur  les  degrés  de  l'estrade  qui  servait  de  comptoir.  Celait  plaisir 
et  stupeur  que  de  voir  avec  quelle  allégresse  toutes  ces  poches  gonflées  se 
vidaient.  Ceux  qui  avaient  obtenu  quittance  les  brandissaient  au-dessus 
de  leurs  têtes.  Ils  s'en  allaient  ivres  et  fous,  essayer  leurs  places  et  se  carrer 
dedans.  Les  vaincus  s'arrachaient  les  cheveux. 

—  A  moi  1  à  moi  !  à  moi  ! 

PeyroUes  et  ses  acolytes  ne  savaient  plus  auquel  entendre.  La  frénésie 
venait.  Aux  dernières  cases,  le  sang  coula  sur  le  parquet.  Enfin  le  numéro 
942,  celui  qui  n'avait  que  deux  pieds  et  demi,  la  fausse  coupe,  fut  adjugé  à 
vingt-huit  mille  livres.  El  PeyroUes,  refermant  bruyamment  son  carnet,  dit  : 

—  Messieurs,  l'enchère  est  close. 

Il  y  eut  un  moment  de  grand  silence.  Les  heureux  possesseurs  des  cases 
se  regardèrent  tout  abasourdis. 
Gonzague  appela  PeyroUes. 

—  Il  va  falloir  faire  place  nette  I  dit-il. 

Mais  à  ce  moment  une  autre  foule  se  montra  à  la  porte  du  vestibule,  foule 
de  courtisans,  traitants,  gentilshommes,  qui  venaient  rendre  leurs  devoirs 
à  M.  le  prince  de  Gonzague.  Ils  s'arrêtèrent  <à  la  vue  de  la  place  occupée. 

—  Entrez,  entrez,  mes.sicurs,  leur  dit  Gonzague;  nous  allons  renvoyer 
tout  ce  monde. 

—  Entrez,  ajouta  Chaverny;  ces  bonnes  gens  vous  revendront  leurs  em- 
plettes, si  vous  le  voulez,  à  cent  pour  cent  de  bénéfice. 

—  Ils  auraient  fort  !  décida  Navailles.  Bonjour,  gros  Oriol. 

—  C'est  ici  le  Pactole!  fit  celui-ci  en  saluant  profondément  Gonzague. 

Cet  Oriol  était  un  jeune  traitant  de  beaucoup  d'espérance.  Parmi  les  au- 
tres, on  remarquait  Albret  et  Taranne,  deux  linanciers  aussi;  le  baron  de 
Balz,  bon  Allemand  qui  était  venu  à  Paris  pour  lâcher  de  se  pervertir;  lo 
vicomte  de  la  Fare,  Montaubert,  Noce,  Gironnc,  tous  roués,  tous  parents 
éloignés  de  Nevers  ou  chargés  de  procuration,  tous  convoqués  par  Gon- 
zague pour  une  solennité  à  laquelle  nous  assisterons  bientôt,  rassemblée 
dont  avait  parlé  M.  de  PoyroUe.s. 

—  Et  cette  vente?  demanda  Orii)l. 

—  Mal  faite,  répondit  froidement  Gonzague. 

—  Entends-tu  1  Ut  Cocardasso  dans  son  coin. 


7G  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN 

Passepoil,  qui  suait  à  grosses  gouttes,  répondit  : 

—  Il  a  raison.  Ces  poules  lui  auraient  donné  le  restant  de  leurs  plumes  1 

—  Vous,  monsieur  de  Gonzague,  se  récria  Oriol,  une  maladresse  en  affai- 
res 1  Impossible  ! 

—  Jugez-en!  j'ai  livré  mes  dernières  cases  à  vingt-trois  mille  livres, 
l'une  dans  l'autre. 

—  Pour  un  an? 

—  Pour  huit  jours  ! 

Les  nouveaux  venus  regardèrent  alors  les  cases  et  les  acheteurs. 

—  Vingt-trois  mille  livres  !  répétèrent-ils  dans  leurs  ébahissement  profond. 

—  Il  eût  fallu  commencer  par  ce  chiffre,  dit  Gonzague;  j'avais  en  main 
près  de  mille  numéros.  C'était  une  matinée  de  vingt-trois  milhons,  clair  et  net. 

—  Mais  c'est  donc  une  rage? 

—  Une  frénésie  !  Et  nous  en  verrons  bien  d'autres  !  J'ai  [loué  la  cour 
d'abord,  puis  le  jardin,  puis  le  vestibule,  les  escaliers,  les  écuries,  les  com- 
muns, les  remises.  J'en  suis  aux  appartements,  et,  morbleu  !  j'ai  envie  d'al- 
ler vivre  à  l'auberge.  ' 

—  Cousin,  interrompit  Chavernj^  je  te  loue  ma  chambre  à  coucher  au 
cours  du  jour. 

—  A  mesure  que  l'espace  manque,  continuait  Gonzague  au  miheu  de  ses 
hôtes  nouveaux,  la  fièvre  chaude  augmente.  Il  ne  me  reste  plus  rien. 

—  Cherche  bien,  cousin  !  Donnons  à  ces  messieurs  le  plaisir  d'une  petite 
enchère. 

A  ce  mot  enchère,  ceux  qui  n'avaient  pu  louer  se  rapprochèrent  vivement, 

—  Rien,  répéta  Gonzague. 
Puis  se  ravisant  : 

—  Ah  !  si  fait  ! 

—  Quoi  donc?  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  La  loge  de  mon  chien. 

On  éclata  de  rire  dans  le  groupe  des  gens  de  cour;  mais  les  bonnes  gens, 
les  marchands  ne  riaient  pas.  Ils  réfléchissaient. 

—  Vous  croyez  que  je  raille,  messieurs,  s'écria  Gonzague;  je  parie  que, 
si  je  veux,  on  m'en  donne  dix  mille  écus  séance  tenante. 

—  Trente  mille  livres  !  s'écria-t-on,  la  loge  d'un  chien  I 
Et  les  rires  de  redoubler. 

Mais  tout  à  coup  apparut  une  étrange  figure  entre  Navailles  et  Chaverny, 
qui  riaient  plus  fort  que  tous  les  autres,  un  visage  de  bossu  aux  cheveux 
drôlement  ébouriffés.  Une  voix  grêle  et  cassée  en  même  temps  s'éleva.  Le 
petit  bossu  disait  : 

—  Je  prends  la  loge  du  chien  pour  trente  mille  livres  I 


IV.   —   LARGESSES 


Ce  devait  être  un  bossu  de  beaucoup  d'esprit,  malgré  l'extravagance 
qu'il  commettait  en  ce  moment.  Il  avait  l'œil  vif  et  le  nez  aquilin.  Son  front 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  77 

;e  dessinait  bien  sous  sa  perruque  grotesquement  révoltée,  et  le  sourire  fin 
qui  raillait  autour  de  ses  lèvres  annonçait  une  malice  d'enfer.  Un  vrai  bossu  ! 

Quant  à  la  bosse  elle-même,  elle  était  riche,  bien  plantée  au  milieu  du  dos, 
et  se  relevant  pour  caresser  la  nuque.  Par  devant,  son  menton  touchait  sa 
poitrine.  Les  jambes  étaient  bizarrement  contournées,  mais  n'avaient  point 
cette  maigreur  proverbiale  qui  est  l'accompagnement  obligé  de  la  bosse. 

Cette  singulière  créature  portait  un  costume  noir  complet,  de  la  plus  ri- 
goureuse décence,  manchettes  et  jabots  de  mousseline  plisséc  d'une  écla- 
tante blancheur.  Tous  les  regards  étaient  fixés  sur  lui,  et  cela  ne  semblait 
point  l'incommoder. 

—  Bravo!  sage  Esope!  s'écria  Chaverny;  tu  me  parais  un  spéculateur 
hardi  et  adroit  ! 

—  Hardi,  répéta  Esope  en  le  regardant  fixement;  assez...  Adroit,  nous 
verrons  bien  ! 

—  Sapetitevoixgrinçaitcommeunecrécelled'enfant.  Toutlemonderépéta: 

—  Bravo,  Esope  !  bravo  ! 

Cocardasse  et  Passepoil  ne  pouvaient  plus  s'étonner  de  rien.  Leurs  bras 
étaient  tombés  depuis  longtemps;  mais  le  Gascon  demanda  tout  bas  : 

—  N'avons-nous  jamais  connu  de  bossu,  mon  bon? 

—  Pas  que  je  me  souvienne. 

—  Vivadiou  !  il  me  semble  que  j'ai  vu  ces  yeux-là  quelque  part. 
Gonzague  aussi  regardait  le  petit  homme  avec  une  remarquable  attention 

>    —  L'ami,  dit-il,  on  paye  comptant,  vous  savez? 

—  Je  sais,  répondit  Esope,  car,  à  dater  de  ce  moment,  il  n'eut  plus  d'autre 
nom. 

Chaverny  était  son  parrain. 

Esope  tira  un  portefeuille  de  sa  poche  et  mit  aux  mains  de  Peyrolles 
soixante  billets  d'État  de  cinq  cents  livres.  On  s'attendait  presque  à  voir  ces 
papiers  se  changer  en  feuilles  sèches,  tant  l'apparition  du  petit  homme  avait 
été  fantastique.  Mais  c'étaient  de  belles  et  bonnes  cédules  de  la  compagnie. 

—  Mon  reçu,  dit-il. 

Peyrolles  lui  donna  son  reçu.  Esope  le  plia  et  le  mit  dans  son  portefeuille, 
à  la  place  des  billets.  Puis,  frappant  sur  le  carnet  : 

—  Bonne  affaire!  dit-il.  A  vous  revoir,  messieurs! 
Il  salua  bien  poliment  Gonzague  et  la  compagnie. 
Tout  le  monde  s'écarta  pour  le  laisser  passer. 

On  riait  encore,  mais  je  ne  sais  quel  froid  courait  dans  toutes  les  veines. 
Gonzague  était  pensif. 

Peyrolles  et  ses  gens  commençaient  à  faire  sortir  les  acheteurs,  qui  déjà 
eussent  voulu  être  au  lendemain.  Les  amis  du  prince  regardaient  encore, 
et  machinalement,  la  porte  par  où  le  petit  homme  noir  venait  de  disparaître. 

—  Messieurs,  dit  Gonzague,  pendant  qu'on  va  disposer  la  salle,  je  vous 
prie  de  me  suivre  dans  mes  appartements. 

—  Allons  !  dit  Cocardasse  derrière  la  draperie,  c'est  le  moment  ou  jamais, 
marchons  I 

—  J'ai  peur,  fit  le  timide  Passepoil. 

—  Eh  donc  I  je  passerai  le  prcnuer. 

Il  prit  Passepoil  par  lu  niaiu,  et  s'avança  vers  Gonzague,  clKipemi  bas. 

—  Parbleu  I  s'écria  Chaverny  en  les  apercevant,  mon  cousin  a  voulu  nous 


78  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

donner  ia  comédie  !  c'est  la  journée  des  mascarades.  Le  bossu  n'étaicpas  mal, 

mais  voici  bien  la  plus  belle  paire  de  coupe-jarrets  que  j'aie  vus  de  ma  vie  1 

Cocardasse  junior  le  regarda  de  travers.  Navailles,  Oriol  et  consorts  se 

mirent  à  tourner  autour  de  nos  deux  amis  en  les  considérant  curieusement. 

—  Sois  prudent  !  murmura  Passepoil  à  l'oreille  du  Gascon. 

—  Capédédiou  !  fit  ce  dernier,  ceux-ci  n'ont  donc  jamais  vu  deux  gen- 
tilshommes, qu'ils  no«s  dévisagent  ainsi  1 

—  Le  grand  est  de  toute  beauté  !  dit  Navailles. 

—  Moi,  repartit  Oriol,  j'aime  mieux  le  petit. 

—  Il  n'y  a  plus  de  niche  à  louer;  que  viennent-ils  faire  ici? 
Heureusement  qu'ilo  arrivaient  auprès  de  Gonzague,  qui  les  aperçut  et 

tressaillit. 

—  Ah  !  fit-il,  que  veulent  ces  braves? 

Gocardasse  salua  avec  cette  grâce  noble  qui  accompagnait  chacune  de 
ses  actions.  Passepoil  s'incUna  plus  modestement,  mais  en  homme  cependant 
qui  a  vu  le  monde.  Gocardasse  junior,  d'une  voix  haute  et  claire,  parcourant 
de  l'œil  cette  foule  pailletée  qui  venait  de  le  railler,  prononça  ces  paroles  : 

—  Ce  gentilhomme  et  moi,  vieilles  connaissances  de  monseigneur,  nous 
venons  lui  présenter  nos  hommages. 

—  Ah  !  fit  encore  Gonzague. 

—  Si  monseigneur  est  occupé  d'afïaires  trop  importantes,  reprit  le  Gascon 
qui  s'inclina  de  nouveau,  nous  reviendrons  à  l'heure  qu'il  voudra  bien  nous 
indiquer. 

—  C'est  cela,  balbutia  Passepoil;  nous  aurons  l'honneur  de  revenir. 
Troisième  sahit,  puis  ils  se  redressèrent  tous  deux,  la  main  à  la  poignée 

de  la  brette. 

—  PeyroUes  !  appela  Gonzague. 

L'intendant  venait  de  faire  sortir  le  dernier  adjudicataire. 

—  Reconnais- tu  ces  beaux  garçons?  lui  demanda  Gonzague.  Mène- les  à 
l'ofTice,  qu'ils  mangent  et  qu'ils  boivent.  Donne-leur  à  chacun  un  habit  neuf, 
et  qu'ils  attendent  mes  ordres  ! 

—  Ah  !  monseigneur  !  s'écria  Gocardasse. 

—  Généreux  prince  !  fit  Passepoil. 

—  Allez  !  ordonna  Gonzague. 

Ils  s'éloignèrent  à  reculons,  saluant  à  toute  outrance  et  balayant  la  terre 
avec  les  vieilles  plumes  de  leurs  feutres.  Quand  ils  arrivèrent  en  face  des 
rieurs,  Gocardasse  le  premier  planta  son  feutre  sur  l'oreille,  et  releva  du 
bout  de  sa  rapière  le  bord  frangé  de  son  manteau.  Frère  Passepoil  l'imita 
de  son  mieux.  Tous  deux,  hautains,  superbes,  le  nez  au  vent,  le  poing  sur 
la  hanche,  foudroyant  les  railleurs  de  leurs  regards  terribles,  ils  traversè- 
rent la  salle  sur  les  pas  de  Peyrolles,  et  gagnèrent  l'ofTice,  où  leur  coup  de 
fourchette  étonna  tous  les  serviteurs  du  prince. 

En  mangeant,  Cocardasse  junior  disait  : 

—  Mon  bon,  notre  fortune  est  faite  I 

—  Dieu  le  veuille!  répondait,  la  bouche  pleine,  frère  Passepoil  toujours 
moins  fougueux. 

—  Ah  çà!  cou.sin,  fil  Chavcrny  au  prince  quand  ils  furent  partis,  depuis 
quand  le  sers-tu  de  semblables  outils? 

Gonzague  i»romona  autour  de  lui  un  regard  rêveur,  et  ne  répondit  point. 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  79 

Ces  messieurs,  cependant,  parlant  assez  haut  pour  que  le  prince  pût  les 
entendre,  chantaient  un  dithyrambe  à  sa  louange  et  faisaient  honnêtement 
leur  cour.  C'étaient  tous  nobles  un  peu  ruinés,  flnanciers  un  peu  tarés  :  au- 
:  un  d'eux  n'avait  encore  commis  d'action  absolument  punissable  selon  la 
loi,  mais  aucun  d'eux  n'avait  gardé  la  blancheur  de  la  robe  nuptiale.  Tous, 
depuis  le  premier  jusqu'au  dernier,  ils  avaient  besoin  de  Gonzague,  l'un 
]fOur  une  chose,  l'autre  pour  une  autre;  Gonzague  était  au  miheu  d'eux 
seigneur  et  roi,  comme  certains  patriciens  de  l'ancienne  Rome  parmi  la 
foule  famélique  de  leurs  clients.  Gonzague  les  tenait  par  l'ambition,  par  l'in- 
térêt, par  leurs  besoins  et  par  leurs  vices. 

Le  seul  qui  eût  gardé  une  portion  de  son  indépendance  était  le  jeune  mar- 
quis de  Chaverny,  trop  fou  pour  spéculer,  trop  insoucieux  pour  se  vendre, 

La  suite  de  ce  récit  montrera  ce  que  Gonzague  voulait  faire  d'eux,  car, 
au  premier  aspect,  placé  comme  il  était  à  l'apogée  de  la  richesse,  de  la  puis- 

uce  et  de  la  faveur,  Gonzague  semblait  n'avoir  besoin  de  personne. 

—  Et  Ton  parle  des  mines  du  Pérou  !  disait  le  gros  Oriol  pendant  que  le 
maître  se  tenait  à  l'écart.  L'hôtel  de  monsieur  le  prince  vaut  à  lui  seul  le 
Pérou  et  toutes  ses  mines  ! 

Il  était  rond  comme  une  boule,  ce  traitant;  il  était  haut  en  couleur,  joufïlu, 
(  ssoufïlé.  Ces  demoiselles  de  l'Opéra  consentaient  à  se  moquer  de  lui  amica- 
lement pourvu  qu'il  fût  en  fonds  cl  d'humeur  donnante. 

—  Ma  foi,  répliqua  Taranne,  financier  maigre  et  plat,  c'est  ici  l'Eldorado. 

—  La  Maison  d'or  !  ajouta  monsieur  de  Montaubert,  ou  plutôt  la  Maison 
rie  diamant  ! 

—  Ya!  traduisit  le  baron  de  Ba(z,  tê  iiamant  blitôL 

—  Plus  d'un  grand  seigneur,  reprit  Gironne,  vivrait  toute  une  année  avec 
une  semaine  du  revenu  du  prince  de  Gonzague. 

—  C'est  que,  dit  Oriol,  le  prince  de  Gonzague  est  leroi  desgrands  seigneurs  I 

—  Gonzague,  mon  cousin,  s'écria  Chavernj'  d'un  air  plaisamment  piteux, 
jnr  grâce,  demande  quartier,  ou  cet  ennuyeux  hosanna  durera  jusqu'à  demain. 

Le  prince  sembla  s'éveiller. 

—  Messieurs,  dit-il,  sans  répondre  au  petit  marquis,  car  il  n'aimait  pas 
I  i  raillerie,  prenez  la  peine  de  me  suivre  dans  mon  appartement;  il  faut 
(|ue  cette  salle  soit  libre. 

Quand  on  fut  dans  le  cabinet  de  Gonzague. 

—  Vous  savez  pourquoi  je  vous  ai  convoqués,  messieurs,  reprit-il. 

—  J'ai  entendu  parler  d'un  conseil  de  famille,  répondit  Navailles. 

—  Mieux  que  cela,  messieurs,  une  assemblée  solennelle,  un  tribunal 
de  famille  où  Son  Altesse  royale  le  régent  f^era  représenté  par  trois  des  pre- 
miers dignitaires  de  l'État  :  le  président  do  Lamoignon,  le  maréchal  do  Vil- 
leroy  et  le  vice-président  d'Argenson. 

—  Peste!  fit  Chaverny.  S'agit-il  donc  de  la  succession  ;\  la  couronne? 

—  Marquis,  prononça  sèchement  le  prince,  nous  allons  parler  de  choses 
sérieuses,  épargnez-nous  I 

—  N'auriez-vous  point,  cousin,  demanda  Chaverny  en  bâillant  par  avance, 
quelques  livres  d'estampes  pour  me  distraire  pendant  que  vous  serez  sérieux? 

Gonzague  sourit  afin  de  le  faire  taire. 

—  Et  de  quoi  s'agit-il,  prince?  demanda  M.  do  Afontauborl. 

—  Il  s'agit  de  me  prou  ver  votre  dévouement,  messieurs,  répondit  Gonzagxie. 


80  LE    BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

Ce  ne  fut  qu'un  cri  : 

—  Nous  sommes  prêts  I 
Le  prince  salua  et  sourit. 

—  Je  vous  ai  fait  convoquer,  spécialement  vous,  Navailles,  Gironne, 
Chaverny,  Noce,  Montaubert,  Choisy,  Lavallade,  etc.,  en  votre  qualité  de 
parents  de  Nevers;  vous,  Oriol,  comme  chargé  d'affaires  de  notre  cousin  de 
Châtillon  ;  vous,  Taranne  et  Albret,  comme  mandataires  des  deux  Ghâlellux... 

—  Si  ce  n'est  la  succession  de  Bourbon,  interrompit  Chaverny,  ce  sera 
donc  la  succession  de  Nevers  qui  sera  mise  sur  le  tapis? 

—  On  décidera,  répondit  Gonzague,  l'affaire  des  biens  de  Nevers,  et 
d'autres  affaires  encore. 

—  Et  que  diable  avez-vous  besoin  des  biens  de  Nevers,  vous,  mon  cou- 
sin, qui  gagnez  un  miUion  par  heure? 

Gonzague  fut  un  instant  avant  de  répondre. 

—  Suis-je  seul?  demanda-t-il  ensuite  d'un  accent  pénétré.  N'ai-je  pas 
votre  fortune  à  faire? 

Il  y  eut  un  vif  mouvement  de  reconnaissance  dans  l'assemblée.  Tous  les 
visages  étaient  plus  ou  moins  attendris. 

—  Vous  savez,  prince,  dit  Navailles,  vous  pouvez  compter  sur  moi  1 

—  Et  sur  moi  !  s'écria  Gironne. 

—  Et  sur  moi  !  et  sur  moi  ! 

—  Sur  moi  aussi,  pardieu  !  fit  Qiaverny  après  tous  les  autres.  Je  voudrais 
seulement  savoir... 

Gonzague  l'interrompit  pour  dire  avec  une  hauteur  sévère  : 

—  Toi,  tu  es  trop  curieux,  petit  cousin  1  cela  te  perdra.  Ceux  qui  sont 
avec  moi,  comprends  bien  ceci,  doivent  entrer  résolument  dans  mon  che- 
min bon  ou  mauvais,  droit  ou  tortueux. 

—  Mais  cependant... 

—  C'est  ma  volonté  !  Chacun  est  libre  de  me  suivre  ou  de  rester  en  arrière; 
mais  quiconque  s'arrête  a  rompu  volontairement  le  pacte;  je  ne  le  connais 
plus.  Ceux  qui  sont  avec  moi  doivent  voir  par  mes  yeux,  entendre  par  mes 
oreilles,  penser  avec  mon  intelligence.  La  responsabilité  n'est  pas  pour  ceux 
qui  ont  les  bras,  mais  pour  moi  qui  suis  la  tête.  Tu  m'entends  bien,  mar- 
quis, je  ne  veux  pas  d'amis  faits  autrement  que  cela  ! 

—  Et  nous  ne  demandons  qu'une  chose,  ajouta  Navailles,  c'est  que  notre 
illustre  parent  nous  montre  la  route. 

—  Puissant  cousin,  dit  Chaverny,  m'est-il  permis  de  vous  adresser  hum- 
blement et  modestement  une  question?  Qu'aurai-je  à  faire? 

—  A  garder  le  silence  et  à  me  donner  ta  voix  dans  le  conseil. 

—  Dussé-je  blesser  le  touchant  dévouement  de  nos  amis,  je  vous  dirai, 
cousin,  que  je  tiens  à  ma  voix  à  peu  près  autant  qu'à  un  verre  de  Champagne 
vide,  mais... 

—  Point  de  mais!  interrompit  Gonzague. 
Et  tous  avec  enthousiasme  : 

—  Point  do  mais  I 

—  Nous  nous  serrerons  autour  de  monseigneur,  ajouta  lourdement  Oriol. 

—  Monseigneur,  ajouta  Taranne,  le  financier  d'épée,  sait  si  bien  se  sou- 
venir de  ceux  qui  le  servent  ! 

L'invite  pouvait  n'êiro  pas  adroite,  mais  elle  était  au  moins  directe.  Cha- 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  81 

Clin  prit  un  air  froid,  pour  n'avoir  point  l'air  d'être  complice.  Chaverny 
adressait  à  Gonzague  un  sourire  triomphant  et  moqueur.  Gonzague  le  me- 
iLiça  du  doigt,  comme  on  fait  à  un  enfant  méchant.  Sa  colère  était  passée. 

—  C'est  le  dévouement  de  Taranne  que  j'aime  le  mieux,  dit-il  avec  une 
ligère  nuance  de  mépris  dans  la  voix.  Taranne,  mon  ami,  vous  avez  la  ferme 
d'Épernay. 

—  Ah  !  prince  !  fit  le  traitant. 

—  Point  de  remercîments,  interrompit  Gonzague;  mais  je  vous  prie, 
Jîontaubert,  ouvrez  la  fenêtre,  je  me  sens  mal. 

Chacun  se  précipita  vers  les  croisées.  Gonzague  était  fort  pâle,  et  des  goul- 

I  flottes  de  sueur  perlaient  sous  ses  cheveux.  Il  trempa  son  mouchoir  dans 
11'  verre  d'eau  que  lui  présentait  Gironne,  et  se  l'appliqua  sur  le  front. 

(Chaverny  s'était  rapproché  avec  un  véritable  empressement. 

—  Ce  ne  sera  rien,  dit  le  prince;  la  fatigue...  J'avais  passé  la  nuit,  et  j'ai 
étM  obligé  d'assister  au  petit  lever  du  roi. 

—  Et  que  diable  avez-vous  besoin  de  vous  tuer  ainsi,  cousin?,  s'écria 
(  .haverny  ;  que  peut  pour  vous  le  roi?  je  dirais  presque  :  que  peut  pour  vous 

II  l»on  Dieu? 

A  l'égard  du  bon  Dieu,  il  n'y  avait  rien  à  reprocher  à  Gonzague.  S'il  so 

I  i\;iil  trop  malin,  ce  n'était  certes  point  pour  faire  ses  dévotions.  Il  .serra 

II  main  do  Chaverny.  Nous  pouvons  bien  dire  qu'il  eût  payé  Vfijnutiers  un 
Ihiii  prix  la  question  que  Chaverny  venait  de  lui  faire. 

—  Ingrat  !  murmura-l-il,  est-ce  pour  moi  que  je  sitllicite? 

IjCS  courtisans  de  Gonzague  furent  sur  le  point  de  s'ogenouiller.  Chaverny 
riil  bouche  close. 

-  Ah  !  messieurs  !  reprit  le  prince,  ([ue  noire  jeune  roi  est  un  enfant  char- 
1 1  : 1  ut  !  Il  sait  vos  noms,  et  me  demande  toujours  des  non  vellesde  mes  bons  amis. 

—  En  vérité  1  fit  le  chœur. 

—  Quand  monsieur  le  régent,  qui  était  dans  la  ruelle  avec  Madame  Pa- 
liiine,  a  ouvert  les  rideaux,  le  jeune  Louis  a  soulevé  ses  belles  paupières, 
I   iifes  chargées  de  sommeil,  et  il  nous  a  semblé  que  l'aurore  se  levait. 

—  L'Aurore  aux  doigts  de  roses!  fit  l'incorrigible  Chaverny. 
Personne  n'était  sans  avoir  un  peu  envie  de  le  lapider. 

—  Notre  jeune  roi,  poursuivit  Gonzague,  a  tendu  la  main  à  Son  Altesse 
lînyale,  puis  m'apcrcevant  :  «  Eh!  bonjour,  prince;  je  vous  ai  rencontré 
l'autre  soir  au  Cours-la-Reine,  entouré  de  votre  cour.  Il  faudra  que  vous  mo 
donniez  mon.sieur  de  Gironne,  qui  est  un  superbe  cavalier!...  » 

Gironne  mit  la  main  sur  son  cœur.  Les  autres  so  pineOrent  les  lèvres. 

—  «  Monsieur  do  Noce  me  plait  aussi  »  continua  Gonzague,  rapportant  les 
paroles  authentitiucs  de  Sa  Majesté.  «  Et  ce  monsieur  de  Saldagne,  tudieu  1  co 
doit  être  un  foudre  de  guerre.  » 

—  A  quoi  bon  ceci?  lui  glissa  Chaverny  à  l'oreille;  Saldagne  est  absent. 
On  n'avait  vu,  en  effet,  depuis  la  veille  au  soir,  ni  M.  le  baron  de  Saldagne, 

ni  M.  le  chevalier  de  Faënza.  Gonzague  poursuivit  sans  prendre  garde  ;\  l'in- 
lerruption  : 

—  Sa  Majesté  m'a  parlé  de  vous,  Moiilauberl;  de  viuis  au.«;si,  Choi.«;y,  et 
d'autres  encore. 

—  Et  Sa  Majesté,  iuterroiupit  le  polit  miirquis,  a-l-ellc  daigné  ronu\rquer 
im  peu  la  galante  et  noble  tournure  de  M.  de  Peyrolles? 

6 


§2  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PAIUSIKN 

—  Sa  Majesté,  répliqua  sèchement  Gonzague,  n'a  oublié  personne,  excep- 
té vous, 

—  C'est  bien  fait  pour  moi  !  dit  Chaverny  ;  cela  m'apprendra  1 

—  On  sait  déjà  votre  affaire  des  mines,  à  la  cour,  Albret,  poursuivit  Gon- 
zague. «  Et  votre  Oriol  «,  m'a  dit  le  roi  en  riant,  «  savez-vous  qu'on  me  l'a 
donné  comme  étant  bientôt  plus  riche  que  moi  !  »     - 

—  Que  d'esprit  !  Quel  maître  nous  aurons  là  ! 
Ce  fut  un  cri  d'admiration  générale. 

—  Mais,  reprit  Gonzague  avec  un  fin  et  bon  sourire,  ce  ne  sont  là  que  dos 
paroles;  nous  avons  eu  mieux,  Dieu  merci!  Je  vous  annonce,  ami  Albret, 
que  votre  concession  va  être  signée. 

—  Qui  ne  serait  à  vous,  prince?  s'écria  Albret. 

—  Oriol,  ajouta  le  prince,  vous  avez  votre  charge  noble;  vous  pouvez  voir 
d'Hozier  pour  votre  écusson. 

Le  gros  petit  traitant  s'enfla  comme  une  boule,  et  faillit  crever  du  coup. 

—  Oriol,  s'écria  Chaverny,  te  voilà  cousin  du  roi,  toi  qui  es  déjà  cousin 
de  toute  la  rue  Saint-Denis...  Ton  écusson  est  tout  fait  :  d'or,  aux  trois  bas  de 
chausses  d'azur,  deux  et  un;  et,  sur  le  tout,  un  bonnet  de  nuit  flamboyant,  avec 
cette  devise  :  «  Utile  dulci  !  » 

On  rit  un  peu,  sauf  Oriol  et  Gonzague.  Oriol  avait  reçu  le  jour  au  coin  de  la 
rue  Mauconseil,  dans  une  boutique  de  bonneterie.  Si  Chaverny  eût  gardé  ce 
mot  pour  le  souper,  il  aurait  eu  un  succès  fou, 

—  Vous  avez  votre  pension,  Navailles,  reprit  cependant  M.  de  Gonzague, 
cette  vivante  providence;  Montaubert,  vous  avez  votre  brevet, 

Montaubert  et  Navailles  se  repentirent  d'avoir  ri. 

—  Noce,  continua  le  prince,  vous  monterez  demain  dans  les  carrosses. 
Vous,  Gironne,  je  vous  dirai,  quand  nous  serons  seuls  tous  deux,'ce  que  j'ai 
obtenu  pour  vous. 

Noce  fut  content,  Gironne  le  fut  davantage. 

Gonzague,  poursuivant  le  cours  de  ses  largesses,  qui  ne  lui  coûtaient  rien, 
nomma  chacun  par  son  nom.  Personne  ne  fut  oublié,  pas  même  le  baron  de 
Batz. 

—  Viens  çà,  marquis,  dit-il  enfin, 

—  Moi  !  fit  Chaverny. 

—  Viens  çà,  enfant  gâté  ! 

—  Cousin,  je  connais  mon  sort  !  s'écria  plaisamment  le  marquis;  tous  nos 
jeunes  condisciples  qui  ont  été  sages  ont  eu  des  satisfecit...  moi,  le  moins  que 
je  risque,  c'est  d'être  au  pain  et  à  l'eau.  Ah  I  ajouta-t-il  en  se  frappant  la 
poitrine,  je  sens  que  je  l'ai  bien  mérité  ! 

—  Monsieur  de  FIcury,  gouverneurdu  roi,  était  au  pctitlever,  dit  Gonzague. 

—  Naturellement,  repartit  le  marquis,  c'est  sa  charge. 
Monsieur  de  Fleury  est  sévère. 

—  C'est  son  métier. 

—  Monsieur  de  Fleury  a  su  ton  histoire  aux  Feuillantines  avec  M"^  de 
Clormont. 

—  Aïe  I  fit  Navailles. 

—  Aïe  !  aïe  !  répétèrent  Oriol  et  consorts. 

—  Et  tu  m'as  empêché  d'être  exilé,  cousin?  dit  Chaverny;  grand  merci  1 

—  Il  ne  s'agissait  pas  d'exil,  marquis. 


LE    BOSSU    OU   LE   PETIT    PARISIEN  83 

—  De  quoi  donc  s'agissait-il,  cousin? 

—  Il  s'agissait  de  la  Bastille. 

—  Et  tu  m'as  épargné  la  Bastille?  Deux  fois  grand  merci. 

—  J'ai  fait  mieux,  marquis. 

—  Mieux  encore,  cousin?  Il  faudra  donc  que  je  me  prosterne? 

—  Ta  terre  de  Chaneilles  fut  confisquée  sous  le  feu  roi. 

—  Lors  de  l'édit  de  Nantes,  oui. 

—  Elle  était  d'un  beau  revenu,  cette  terre  de  Chaneilles  ? 

—  Vingt  mille  écus,  cousin,  pour  moitié  moins  je  me  donnerais  au  diable, 
~  Ta  terre  de  Chaneilles  t'est  rendue. 

— ■  En  vérité  !  s'écria  le  petit  marquis. 

Puis  tendant  la  main  à  Gonzague  et  d'un  grand  sérieux  : 

—  Alors,  c'est  dit,  je  me  donne  au  diable  1 

Gonzague  fronça  le  sourcil.  Le  cénacle  entier  n'attendait  qu'un  signe  pour 
crier  au  scandale.  Chaverny  promena  tout  autour  de  lui  son  regard  dédaigneux. 

—  Cousin,  prononça-t-il  lentement  et  à  voix  basse,  je  ne  vous  souhaite 
que  du  bonheur.  Mais  si  les  mauvais  jours  venaient,  la  foule  s'éclaircirait 
jiutour  de  vous.  Je  n'insulte  personne;  c'est  la  règle;  dussé-je  rester  seul, 
(alors,  cousin,  moi  je  resterai  I 


Ou    EST    EXPMQKÉE    l'aESENCE    DE    FaENZa\:T    DE    SaLDAGNE 


La  distribution  était  faite,  Noce  combinait  son  costume  pour  monter 
le  lendemain  dans  les  caresses  du  roi.  Oriol,  gentilhomme  depuis  cinq  minu- 
tes, cherchait  déjà  quels  ancêtres  il  avait  bien  pu  avoir  au  temps  de  saint 
Louis.  Tout  le  monde  était  content.  M.  de  Gonzague  n'avait  certes  point 
perdu  sa  peine  au  lever  de  Sa  Majesté, 

—  Cousin,  dit  pourtant  le  petit  marquis,  je  ne  te  tiens  pas  quitte,  malgré 
le  magnifique  cadeau  que  tu  viens  de  me  faire. 

—  Que  te  faut-il  encore? 

—  Je  ne  sais  si  c'est  à  cause  des  Feuillantines  et  de  M'"^  de  Clermont; 
mais  Bois-Rosé  m'a  refusé  obstinément  une  invitation  pour  la  fêle  do  ce  soir 
au  Palais-Royal.  11  m'a  dit  que  toutes  les  cédulcs  étaient  distribuées. 

—  Je  crois  bien  !  s'écria  Orid,  elles  faisaient  dix  louis  de  prime  rue  Quiii- 
campoix,  ce  malin,  Bois-Roséadùgagnerlà-dcssuscinqousixconlniillolivres. 

—  Dont  moitié  pour  ce  bon  abbé  Dubois,  son  maître  ! 

—  J'en  ai  vu  vendre  une  cinquante  louis,  ajouta  Albret. 

—  On  n'a  pas  voulu  m'en  donner  une  à  soixante  I  enchérit  Taranne. 

—  On  se  les  arrache. 

' —  A  l'heure  qu'il  est,  elles  n'ont  plus  de  prix. 

—  C'est  que  la  fêle  sorasplendido,  messieurs,  dit  Gonzague;  tous  ceux  qui 
seront  là  auront  leur  brevet  de  fortune  ou  de  noblesse.  Je  ne  pense  pas  qu'il 
«oit  entré  dans  la  pensée  de  monsieur  le  Régent  de  livrer  ces  cédules  à  la  spé- 
culation; mais  ceci  est  le  petit  malheur  des  temps,  et,  ma  foi  !  je  ne  vois  point 


84  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN 

de  mal  à  ce  que  Bois-Rosé  ou  l'abbé  fassent  leurs  affaires  avec  ces  bagatelles. 

—  Dussent  les  salons  du  régent,  fit  observer  Chaverny,  s'emplir  cette 
nuit  de  courtiers  et  de  trafiquants  ! 

—  C'est  la  noblesse  de  demain,  répliqua  Gonzague;  le  mouvement  est  là  1 
Chaverny  frappa  sur  l'épaule  d'Oriol. 

—  Toi  qui  es  d'aujourd'hui,  dit-il,  comme  tu  les  regarderas  par-dessus 
l'épaule,  ces  gens  de  demain? 

Il  nous  faut  bien  dire  un  mot  de  cette  fête.  C'était  l'Écossais  Law  qui  en 
avait  eu  l'idée,  et  c'était  aussi  l'Écossais  Law  qui  en  faisait  les  frais 
énormes.  Ce  devait  être  le  triomphe  symbolique  du  système,  comme  on  disait 
alors,  la  constatation  officielle  et  bruyante  de  la  victoire  du  crédit  sur  les 
espèces  monnayées.  Pour  que  cette  ovation  eût  plus  de  solennité,  Law  avait 
obtenu  que  Phihppe  d'Orléans  lui  prêtât  les  salons  et  les  jardins  du  Palais- 
Royal.  Bien  plus,  les  invitations  étaient  faites  au  nom  du  Régent,  et,  pour 
ce  seul  fait,  le  triomphe  du  dieu-panier  devenait  une  fête  nationale, 

Law  avait  mis,  dit-on,  des  sommes  folles  à  la  disposition  de  la  maison  du 
régent,  pour  que  rien  ne  manquât  au  prestige  de  ces  réjouissances.  Tout  ce 
que  la  prodigalité  la  plus  large  peut  produire  en  fait  de  merveilles  devant 
éblouir  les  yeux  des  invités.  On  parlait  surtout  du  feu  d'artifice  et  du  ballet. 
Le  feu  d'artifice,  commandé  au  cavalier  Gioja,  devait  représenter  le  palais 
gigantesque  bâti,  en  projet,  par  Law  sur  les  bords  du  Mississipi.  Le  monde, 
on  le  savait  bien,  ne  devait  plus  avoir  qu'une  merveille  :  c'était  ce  palais  de 
marbre,  orné  de  tout  l'or  inutile  que  le  crédit  vainqueur  jetait  hors  de  la 
circulation.  Un  palais  grand  comme  une  ville,  où  seraient  prodiguées  toutes 
les  richesses  métalliques  du  globe  !  L'argent  et  l'or,  n'étaient  plus  bons  qu'à* 
cela.  Le  ballet,  œuvre  allégorique  dans  le  goût  du  temps,  devait  encore  re- 
présenter le  crédit,  personnifiant  le  bon  ange  de  la  France  et  la  plaçant 
à  la  tête  des  nations.  Plus  de  famines,  plus  de  misère,  plus  de  guerres  !  Le 
crédit,  cet  autre  messie  envoyé  par  Dieu  clément,  allait  étendre  au  globe 
entier  les  délices  reconquises  du  paradis  terrestre. 

Après  la  fête  de  cette  nuit,  le  crédit  déifié  n'avait  plus  besoin  que  d'un 
temple.  Les  pontifes  existaient  d'avance. 

Monsieur  le  Régent  avait  fixé  à  trois  mille  le  nombre  des  entrées.  Dubois 
tierça  sous  mains  le  compte;  Bois-Rosé,  maître  des  cérémonies,  le  doubla  en 
tapinois. 

A  ces  époques  ©ù  règne  la  contagion  de  l'agio,  l'agio  se  fourre  partout, 
rien  n'échappe  à  son  envahissante  influence.  De  même  que  vous  voyez  dans 
les  bas  quartiers  du  négoce  les  petits  enfants,  marchant  à  peine,  trafiquer 
déjà  de  leurs  jouets  et  faire  Vartide  en  bégayant  sur  un  pain  d'épice  entamé, 
sur  un  cerf- volant  en  lambeaux,  sur  une  demi-douzaine  de  billes;  de  même,  .j 
quand  la  fièvre  de  spéculer  prend  un  peuple,  les  grands  enfants  se  mettent 
à  survendre  tout  ce  qu'on  recherche,  tout  ce  qui  a  vogue  :  les  cartes  du  res- 
taurant à  la  mode,  les  stalles  du  théâtre  heureux,  les  chaises  de  l'église  en- 
combrée. Et  ces  choses  ont  lieu  tout  uniment,  sans  que  personne  s'en  formalise. 

Mon  Dieu  !  M.  de  Gonzague  pensait  comme  tout  le  monde  en  disant  :  «  Il 
n'y  a  point  de  mal  à  ce  que  Bois-Rosé  gagne  cinq  ou  six  cent  mille  livres  avec 
ces  bagatelles  !  » 

—  Il  me  semble  avoir  entendu  dire  à  Peyrolles,  reprit-il  en  atteignant 
son  portefeuille,  qu'on  lui  a  offert  deux  ou  trois  mille  louis  du  paquet  dôj 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  85 

cédules  que  Son  Altesse  a  bien  voulu  m'envoyer;  mais  fi  donc!  je  les  ai 
gardées  pour  mes  amis. 

Il  y  eut  un  long  bravo.  Plusi(?urs  de  ces  messieurs  avaient  déjà  des  cartes 
dans  leurs  poches;  mais  abondance  de  cartes  ne  nuit  pas,  quand  elles  valent 
cent  pistoles  la  pièce.  On  n'était  vraiment  pas  plus  aimable  que  M.  de  Gon- 
zague  ce  matin. 

Il  ouvrit  son  portefeuille,  et  jeta  sur  la  tabl;  un  gros  paquet  de  lettres 
roses,  ornées  de  ravissantes  vignettes  qui  toutes  représentaient,  parmi  des 
Amours  entrelacés  et  des  fouillis  de  fleurs,  le  Crédit,  le  grand  Crédit,  tenant 
à  la  main  une  corne  d'abondance.  On  fit  le  partage.  Chacun  en  prit  pour  soi 
et  ses  amis,  sauf  le  petit  marquis,  qui  était  encore  un  peu  gentilhomme  et 
ne  revendait  point  ce  qu'on  lui  donnait.  Le  noble  Oriol  avait,  à  ce  qu'il  paraît, 
un  nombre  considérable  d'amis,  car  il  emplit  ses  poches.  Gonzague  les  regar- 
dait faire.  Son  œil  rencontra  celui  de  Chaverny,  et  tous  deux  se  prirent  à  rire. 

Si  quelqu'un  de  ces  messieurs  croyait  prendre  Gonzague  pour  dupe,  celui- 
là  se  trompait;  Gonzague  avait  son  idée  :  il  était  plus  fort  dans  son  petit 
doigt  qu'une  douzaine  d'Oriols  mulliplics  par  un  dcmi-cent  de  Gironnes  ou 
de  Montauberts. 

—  Veuillez,  messieurs,  dit-il,  laisser  deux  de  ces  cartes  pour  Faënza  et 
pour  Saldagne.  Je  m'étonne  en  vérité,  de  ne  les  point  voir  ici. 

Il  était  sans  exemple  que  Faënza  et  Saldagne  eussent  manqué  à  l'appel. 

—  Je  suis  heureux,  reprit  Gonzague,  pendant  qu'avait  lieu  la  curée  d'in- 
vitations cotées  rue  Quincampoix,  je  suis  heureux  d'avoir  pu  faire  encore 
pour  vous  cette  misère.  Souvenez-vous  bien  de  ceci  :  partout  où  je  passerai 
vous  passerez.  Vous  êtes  autour  de  moi  un  bataillon  sacré  :  votre  intérêt 
est  de  me  suivre,  mon  intérêt  est  de  vous  tenir  toujours  la  tête  au-dessus. 
de  la  foule. 

Il  n'y  avait  plus  sur  la  table  que  les  deux  lettres  de  Saldagne  et  de  Faënza. 
On  se  remit  à  écouter  le  maître  attentivement  et  respectueusement. 

—  Je  n'ai  plus  qu'une  chose  à  vous  dire,  acheva  Gonzague  :  des  événe- 
ments vont  avoir  lieu  sous  peu  qui  seront  pour  vous  des  énigmes.  Ne  cherchez 
jamais,  je  ne  demande  point  ceci,  je  l'exige,  ne  cherchez  jamais  les  raisons 
de  ma  conduite;  prenez  .sfulement  le  mot  d'ordre,  et  faites.  Si  la  rdute  est 
longue  et  difllcilo,  peu  vous  importe,  puisque  je  vous  allirnie  sur  mon  hon- 
neur que  la  fortune  est  au  bout. 

—  Nous  vous  suivrons  !  s'écria  Navailles. 

—  Tous,  tant  que  nous  sommes!  ajouta  Gironne. 

Et  Oriol,  rond  comme  un  ballon,  conclut  avec  vm  geste  chevaleresque  : 

—  Fût-ce  en  enfer  ! 

—  La  peste  !  cousin,  fit  Chaverny  entre  haut  et  bas,  les  chauds  amis  que 
nous  avons  là  I  Je  voudrais  gngcr  que... 

Un  en  de  surprise  et  d'admiration  l'interrompit.  Lui-même  resta  b'iuchc 
béante  à  regarder  une  jeune  (ille  d'une  admirable  beauté  qui  venait  de  se 
montrer  clourdiment  au  seuil  de  la  chambre  à  coucher  de  Gonzague.  Évi- 
demment, elle  n'avait  point  cru  trouver  là  si  nombreuse  compagnie. 

Comme  elle  franchissait  le  seuil,  son  visage  tout  jeuuf,  tout  brillant 
d'espiègle  gaîté,  avait  un  pétillant  sourire.  A  la  vue  dfs  c.»inp;ignons  de 
Gonzague,  elle  s'iurêl.i,  rabattit  vivement  son  voile  de  donlrllo  épaissi  par 
la  broderie,  et  resta  immobile  connue  une  oharmanle  statue.  Chaverny  la 


ê6  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

dévorait  des  yeux.  Les  autres  avaient  toutes  les  peines  du  monde  à  répri- 
mer leurs  regards  curieux.  Gonzague,  qui  d'abord  avait  fait  un  mouvement- 
se  remit  aussitôt  et  alla  droit  à  la  nouvelle  venue.  Il  prit  sa  main  qu'il  porta 
vers  ses  lèvres  avec  plus  de  respect  que  de  galanterie.  La  jeune  fille  resta 
muette. 

—  C'est  la  belle  recluse  !  murmura  Chaverny. 

—  L'Espagnole  !  ajouta  Navailles. 

—  Celle  pour  qui  monsieur  le  prince  tient  close  sa  petite  maison  derrière 
Saint-Magloire  ! 

Et  ils  admiraient,  en  connaisseurs  qu'ils  étaient,  cette  taille  souple  et 
noble  à  la  fois,  ce  bas  de  jambe  adorable  attaché  à  un  pied  de  fée,  cette  splen* 
dide  couronne  de  cheveux  abondants,  soyeux  et  plus  noirs  que  le  jais. 

L'inconnue  portait  une  toilette  de  ville  dont  la  richesse  simple  sentait 
la  grande  dame.  Elle  la  portait  bien. 

—  Messieurs,  dit  le  prince,  vous  deviez  voir  aujourd'hui  même  cette 
jeune  et  chère  enfant,  car  elle  m'est  chère  à  plus  d'un  titre;  et,  je  le  proclame, 
je  ne  comptais  point  que  ce  serait  si  tôt.  Je  ne  me  donne  pas  l'honneur  de 
vous  présenter  à  elle  en  ce  moment;  il  n'est  pas  temps.  Attendez-moi,  ici, 
je  vous  prie.  Tout  à  l'heure  nous  aurons  besoin  de  vous. 

Il  prit  la  main  de  la  jeune  fille,  et  la  fit  entrer  dans  son  appartement  dont 
la  porte  se  referma  sur  eux.  Vous  eussiez  vu  aussitôt  tous  les  visages  changer, 
sauf  celui  du  petit  marquis  de  Chaverny,  qui  resta  impertinent  comme  devant. 

Le  maître  n'était  plus  là;  tous  ces  écoliers  barbus  avaient  vacances. 

—  A  la  bonne  heure  I  s'écria  Gironne. 

—  Ne  nous  gênons  pas  1  fit  Montaubert. 

— •  Messieurs,  reprit  Noce,  le  roi  fit  une  sortie  semblable  avec  M"»'  de 
Montespan,  devant  toute  la  cour  assemblée...  Choisy,  c'est  ton  vénérable 
onîle  qui  raconte  cela  dans  ses  mémoires.  Monseigneur  de  Paris  était  pré- 
sent, le  chancelier,  les  princes,  trois  cardinaux  et  deux  abbesses,  sans  comp- 
ter le  père  Letellier.  Le  roi  et  la  comtesse  devaient  échanger  solennellement 
leurs  adieux  pour  rentrer,  chacun  de  son  côté,  dans  le  giron  de  la  vertu. 
Mais  pas  du  tout  :  M^^  de  Montespan  pleura,  Louis  le  Grand  larmoya,  puis 
tous  deux  tirèrent  leur  révérence  à  l'austère  assemblée. 

—  Qu'elle  est  belle  !  dit  Chaverny  tout  rêveur. 

—  Ah  çà  !  fit  Oriol,  savez-vous  une  idée  qui  me  vient  ?  Cette  assemblée 
famille,  si  c'était  pour  un  divorce! 

On  se  récria,  puis  chacun  convint  que  la  chose  n'était  pas  impossible. 
Personne  n'ignorait  la  profonde  séparation  qui  existait  entre  le  prince  de 
Gonzague  et  sa  femme. 

—  Ce  diable  d'homme  est  fin  comme  l'ailibrei  reprit  Taranne,  il  est  capa- 
ble de  laisser  la  femme  et  de  garder  la  dôt  ! 

—  Et  c'est  là-dessus,  ajouta  Gironne,  que  nous  allons  donner  n<58  votes. 

—  Qu'en  dis-tu,  toi,  Chaverny?  demanda  le  gros  Oriol. 

—  Je  dis,  répliqua  le  petit  marquis,  que  vous  seriez  des  infâmes,  si  vous 
n'étiez  des  sols. 

—  De  par  Dieu  1  petit  cousin,  s'écria  Noce,  tu  es  à  l'âge  où  Ton  corrige 
Jes  mauvaises  habitudes;  j'ai  envie... 

—  Là,  là!  s'interposa  le  paisible  Oriol. 
Chaverny  n'avait  pas  même  regardé  Noce. 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  87 

—  Qu'elle  est  belle  !  fit-il  une  seconde  fois. 

—  Chaverny  est  amoureux!  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  C'est  pourquoi  je  lui  pardonne,  ajouta  Noce. 

—  Mais,  en  somme,  demanda  Gironne,  que  sait-on  sur  cette  jeune  fille? 
• —  Rien,  répondit  Navailles,  sinon  que  M.  de  Gonzague  la  cache  soigneu- 

srment,  et  que  PeyroUes  est  l'esclave  chargé  d'obéir  aux  caprices  de  cette 
1  elle  personne. 

—  Peyrolles  n'a  pas  parlé? 

—  Peyrolles  ne  parle  jamais. 

—  C'est  pour  cela  qu'on  le  garde. 

—  Elle  doit  être  à  Paris,  reprit  Noce,  depuis  une  ou  doux  semaines  tout 
an  plus,  car  le  mois  passé,  la  Nivelle  était  reine  et  maîtresse  dans  la  petite 
maison  de  notre  cher  prince. 

—  Depuis  lors,  ajouta  Oriol,  nous  n'avons  pas  soupe  une  seule  fois  à  la 
petite  maison. 

—  Il  y  a  une  manière  de  corps  de  garde  dans  le  jardin,  dit  Montaubert; 
1'  s  chefs  de  poste  sont  tantôt  Faënza,  tantôt  Saldagne. 

—  Mystère  !  mystère  ! 

—  Prenons  patience.  Nousallonssavoir  cela  aujourd'hui.  lïolà  !  Chavefny  ! 
Le  petit  marquis  tressaillit  comme  si  on  l'eût  éveillé  en  sursaut. 

—  Chaverny,  tu  rêves  ! 

—  Chaverny,  tu  es  muet! 

—  Chaverny,  parle,  parle,  quand  même  ce  serait  pour  nous  dire  des  injures  ! 
Le  petit  marquis  appuya  son  menton  contre  sa  main  blanchettc. 

—  Messieurs,  dit-il,  vous  vous  damnez  tous  les  jours  trois  ou  quatre  fois 
pour  quelques  chiffons  de  banque;  moi,  pour  cette  belle  fille-là,  je  me  dam- 
nerais une  fois,  voilà  tout. 

En  cpjiltant  Cocardasse  junior  et  Amable  Passepoil,  installés  commodé- 
ment à  l'office  devant  un  copieux  repas,  M.  de  Peyrolles  était  sorti  de  l'hô- 
tel par  la  porte  du  jardin.  Il  prit  la  rue  Saint-Denis,  et,  passant  derrière 
l'église  Saint-Magloire,  il  s'arrèla  devant  la  porte  d'un  aulre  jardin  dont  les 
murs  disparaissaient  presque  sous  les  branches  énormes  et  pendantes  d'une 
allée  de  vieux  ormes.  M.  de  Peyrolles  avait  dans  la  poche  de  son  beau  pour- 
point la  clef  de  cette  porte.  Il  entra.  Le  jardin  était  solitaire.  On  voyait,  au 
bout  d'une  allée  en  berceau,  ombreuse  jusqu'au  mystère,  un  pa\nllon  fout 
neuf,  bâti  dans  le  slyle  grec,  et  dont  le  péristyle  .«s'entourait  de  statues.  Un 
bijou. que  ce  pavillon!  La  dernière  œuvre  de  l'architecte  Oppenorf  !  M.  de 
Peyrolles  s'engagea  dans  la  sombre  allée  et  gagna  le  pavillon.  Dans  le  veS' 
tibule  étaient  plusieurs  valets  en  livrée. 

—  Où  est  Saldagne?  demanda  Peyrolles. 

On  n'avait  point  vu  M.  le  baron  do  Saldagne  depuis  la  veille. 

—  Et  Faenza? 

Môme  réponse  que  pour  Saldagne.  La  maigre  figure  de  l'intendant  prit  une 
expression  d'inriuiétude. 

—  Que  veut  dire  ceci?  pcnsa-l-il. 

Sans  interroger  aulremcnt  les  valets,  il  demanda  si  mademoiselle  était  visi- 
ble. Il  y  eut  un  va-et-vient  do  dofnesfiqucf!.  On  entendit  la  vni.x  de  la  pre- 
mière caménste.  Mademoiselle  attendait  M.  dô  Peyrolles  dans  ion  boUdoir. 


88  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Je  n'ai  pas  dormi,  s' écria- 1- elle  dès  qu'elle  l'aperçut,  je  n'ai  pas  fermé 
l'œil  de  la  nuit  !  Je  ne  veux  plus  demeurer  dans  cette  maison  !  La  ruelle  qui 
est  de  l'autre  côté  du  mur  est  un  coupe-gorge. 

C'était  la  jeune  fille  admirablement  belle  que  nous  avons  vue  entrer  tout 
à  l'heure  chez  M.  de  Gonzague.  Sans  faire  tort  à  sa  toilette,  elle  était  plus 
charmante  encore,  s'il  est  possible,  dans  son  déshabillé  du  matin.  Son  pei- 
gnoir blanc  flottant  laissait  deviner  les  perfections  de  sa  taille,  légère  et  ro- 
buste à  la  fois;  ses  beaux  et  grands  cheveux  noirs  dénoués  tombaient  à 
flots  abondants  sur  ses  épaules,  et  ses  petits  pieds  nus  jouaient  dans  des 
mule"  de  satin.  Pour  approcher  de  si  près  et  sans  danger  pareille  enchan- 
teresc..-,  il  fallait  être  de  marbre.  M.  de  Peyrolles  avait  toutes  les  qualités  de 
l'emploi  de  confiance  qu'il  remplissait  auprès  de  son  maître.  Il  eût  disputé  le 
prix  de  l'impassibilité  à  Mesrour,chef  des  eunuques  noirs  du  calife  Harâoun- 
al-Raschid.  Au  lieu  d'admirer  les  charmes  de  sa  belle  compagne,  il  lui  dit  : 

—  Dona  Cruz,  monsieur  le  prince  désire  vous  voir  à  son  hôtel  ce  matin. 

—  Miracle  !  s'écria  la  jeune  fille;  moi  sortir  de  ma  prison  !  moi  traverser 
la  rue  !  moi,  moi  !  Etes- vous  bien  sûr  de  ne  pas  rêver  debout,  monsieur  de 
Peyrolles? 

Elle  le  regarda  en  face,  puis  elle  éclata  de  rire,  en  exécutant  une  pirouette 
double.  L'intendant  ajouta  sans  sourciUer  : 

—  Pour  vous  rendre  à  l'hôtel,  monsieur  le  prince  désire  que  vous  fassiez 
toilette. 

—  Moi,  se  récria  encore  la  jeune  fille,  faire  toilette  !  Santa  Virgen!  je  ne 
crois  pas  un  mot  de  ce  que  vous  me  dites. 

—  Je  parle  pourtant  très  sérieusement,  dona  Cruz;  dans  une  heure,  il 
faut  que  vous  soyez  prête. 

Dona  Cruz  se  regarda  dans  une  glace  et  se  rit  au  nez  à  elle-même.  Puis, 
pétulante  comme  la  poudre  : 

—  Angélique  !  Justine  !  Madame  Langlois  !  Sont-elles  lentes,  ces  Fran- 
çaises !  fit-elle,  en  colère  de  ne  les  point  voir  arriver  avant  d'avoir  été  appe- 
lées. Madame  Langlois  !  Justine  !  Angéhque  ! 

—  Il  faut  le  temps,  voulut  dire  le  flegmatique  factotum. 

—  Vous,  allez- vous-en  !  s'écria  dona  Cruz;  vous  avez  fait  votre  commis- 
sion. J'irai. 

—  C'est  moi  qui  vous  conduirai,  rectifia  Peyrolles. 

—  Ohl  l'ennui!  Santa  Maria!  soupira  dona  Cruz;  si  vous  saviez  comme 
je  voudrais  voir  une  autre  figure  que  la  vôtre,  mon  bon  monsieur  de  Peyrolles  1 

Madame  Langlois,  Angélique  et  JusLine,  trois  chambrières  parisiennes, 
entrèrent  ensemble  à  ce  moment.  Dona  Cruz  ne  songeait  plus  à  elles. 

—  Je  ne  veux  pas,  dit-elle,  que  ces  deux  hommes  restent  la  nuit  dans  ma 
maison;  ils  me  font  peur. 

Il  ^'agissait  de  Faënza  et  de  Saldague. 

—  C'est  la  volonté  de  monseigneur,  réphqua  l'intendant. 

—  Suis-je  esclave?  s'écria  la  pétulante  enfant,  déjà  rouge  de  colère;  ai-je 
demandé  à  venir  ici?  Si  je  suis  prisonnière,  c'est  bien  le  moins  que  je  puisse 
choisir  mes  geôliers  !  Dites-moi  que  je  ne  reverrai  plus  ces  deux  hommes,  ou 
je  n'irai  pas  à  l'hôtel. 

Madame  Langlois,  première  camériste  de  dona  Cniz,  s'approcha  de  M.  do 
Peyrolles  et  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  89 

Le  visage  de  l'intendant,  qui  était  naturellement  très  pâle,  devint  livide. 

—  Avez-vous  vu  cela?  demanda-t-il  d'une  voix  qui  tremblait. 

—  Je  l'ai  vu,  répondait  la  camériste. 

—  Quand  donc? 

—  Tout  à  l'heure.  On  vient  de  les  trouver  tous  deux. 
~  Où  cela? 

—  En  dehors  de  la  poterne  qui  donne  sur  la  ruelle. 

—  Je  n'aime  pas  qu'on  parle  à  voix  basse  en  ma  présence  !  dit  dona  Cruz 
avec  hauteur. 

—  Pardon,  madame,  repartit  humblement  l'intendant;  qu'il  vous  suffise  de 
savoir  que  ces  deux  hommes  qui  vous  déplaisent,  vous  ne  les  reverrez  plus. 

—  Alors,  qu'on  m'habille  !  ordonna  la  belle  fille. 

—  Ils  ont  soupe  hier  soir  en  bas  tous  les  deu.x;,  racontait  cependant  Ma- 
dame Langlois  en  reconduisant  PeyroUes  sur  l'escalier.  Saldagne,  qui  était 
de  garde,  a  voulu  reconduire  M.  de  Faënza.  Nous  avons  entendu  dans  la 
ruelle  un  cliquetis  d'épées. 

—  Dona  Cruz  m'a  parlé  de  cela,  interrompit  Pcyrolles. 

—  Le  bruit  n"a  pas  duré  longtemps,  reprit  la  camériste;  tout  à  l'heure, 
\'.n  valet  sortant  par  la  ruelle  s'est  heurté  contre  deux  cadavres. 

—  Langlois  !  Langlois  !  appela  en  ce  moment  la  belle  recluse. 

—  Allez,  ajouta  la  camériste,  remontant  les  degrés  précipitamment;  ils 
tint  là,  au  bout  du  jardin. 

Dans  le  boudoir,  les  trois  chambrières  commencèrent  l'œuvre  facile  et 
(  harmante  de  la  toilette  d'une  jolie  fille.  Dona  Cruz  se  livra  bientôt  tout  en- 
tière au  bonheur  de  se  voir  si  belle.  Son  miroir  lui  souriait.  Santa  Virgen  I 
clh-  n'avait  jamais  été  si  heureuse  depuis  son  arrivée  dans  cette  grande  ville 
(!'■  Paris,  dont  elle  n'avait  vu  les  rues  longues  et  noires  que  par  une  sombre 
nuit  d'automne. 

—  Enfin  1  se  disait-elle,  mon  beau  prince  va  tenir  sa  promesse.  Je  vais 
voir,  être  vue  !  Paris,  qu'on  m'a  tant  vanté,  va  être  pour  moi  autre  chose 
qu'un  pavillon  isolé  dans  un  froid  jardin  entouré  de  murs  ! 

Et,  toute  joyeuse,  elle  échappait  aux  mains  de  ses  caméristcs  pour  danser 
en  rond  autour  de  la  chambre  comme  une  folle  enfant  qu'elle  était. 

M.  de  Peyrolles,  lui,  avait  gagné  tout  d'un  temps  le  bout  du  jardin.  Au 
fond  d'une  charmille  sombre,  sur  un  tas  de  feuilles  sèches,  il  y  avait  di^ux 
manteaux  étendus.  Sous  les  manteaux  on  devinait  la  furme  de  doux  twirps 
humains.  Peyrolles  souleva  en  frissonnant  le  premier  manteau,  puis  l'an  Ire. 
Sous  le  premier  était  Faënza,  sous  le  second  Saldagne.  Tous  deux  avaient 
une  blessure  pareille  au  front,  entre  les  deux  yeux.  Les  dents  de  P^yrulles 
s'entrc-choquèrent  avec  bruit.  Il  laissa  retomber  les  manteaux. 


VI.  —  Dona  Cruz 


Il  y  a  une  fatale  histoire  que  tous  les  romanciers  ont  ractntre  au  moiriâ 
une  fois  en  leur  vie;  c'est  l'histoire  du  l.i  pauvre  enfant  eiilevie  à  sa  luùro 


90  LE   BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

qui  était  duchesse,  par  les  gypsies  d'Ecosse,  par  les  zingari  de  lu  Calabre, 
par  les  rômes  du  Rhin,  par  les  tziganes  de  Hongrie  ou  par  les  gitanes  d'Es- 
pagne. Nous  ne  savons  absolument  pas,  et  nous  prenons  l'engagement  de 
ne  point  l'aller  demander,  si  notre  belle  dona  Cruz  était  une  duchesse  volée 
ou  une  véritable  fille  de  bohémienne.  La  chose  certaine,  c'est  qu'elle  avait 
passé  sa  vie  entière  parmi  les  gitanos,  allant  comme  eux  de  ville  en  ville, 
de  hameau  en  bourgade,  en  dansant  sur  la  place  publique  tant  qu'on  vou- 
lait pour  un  maravédis.  C'est  elle-même  qui  nous  dira  comment  elle  avait 
quitté  ce  métier  libre,  mais  peu  lucratif,  pour  venir  habiter  à  Paris  la  petite 
maison  de  M.  de  Gonzague. 

Une  demi-heure  après  sa  toilette  achevée,  nous  la  retrouvons  dans  la 
chambre  de  ce  dernier,  émue  malgré  sa  hardiesse,  et  toute  confuse  de  la 
belle  entrée  qu'elle  venait  de  faire  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel  de  Nevers. 

■ —  Pourquoi  PeyroUes  ne  vous  a-t-il  pas  accompagnée?  lui  demanda 
Gonzague. 

—  Votre  Pej'rolles,  répondit  la  jeune  fille,  a  perdu  la  parole  et  le  sens 
pendant  que  je  faisais  ma  toilette.  Il  ne  m'a  quittée  qu'un  seul  instant  pour 
se  promener  au  jardin.  Quand  il  est  revenu,  il  ressemblait  à  un  homme 
frappé  de  la  foudre.  Mais,  interrompit-elle  d'une  voix  caressante,  ce  n'est 
pas  pour  parler  de  votre  PeyroUes  que  vous  m'avez  fait  venir,  n'est-ce  pas, 
monseigneur? 

—  Non,  répondit  Gonzague  en  riant,  ce  n'est  pas  pour  parler  de  mon  Pey- 
roUes. 

—  Dites  vite  !  s'écria  dona  Cruz;  vous  voyez  bien  que  je  suis  impatiente  I 
Dites  vite  ! 

Gonzague  la  regardait  attentivement. 
Il  pensait  : 

—  J'ai  cherché  longtemps;  mais  pouvais-je  trouver  mieux?  Elle  lui  res- 
semble, sur  ma  foi  !  ce  n'est  pas  une  illusion  que  je  me  fais. 

■ —  Eh  bien  !  reprit  dona  Cruz,  dites  donc  ! 

—  Asseyez- vous,  chère  enfant,  reprit  Gonzague. 

—  Retournerai-je  dans  ma  prison? 

—  Pas  pour  longtemps. 

■• — 'Ah!  fit  la  jeune  fille  avec  regret,  j'y  retournerai!  Pour  la  première 
fois  aujourd'hui,  j'ai  vu  un  coin  de  la  ville  au  soleil.  C'est  beau.  Ma  solitude 
me  semblera  plus  triste. 

—  Nous  ne  sommes  pas  ici  à  Madrid,  objecta  Gonzague;  il  faut  des  pré- 
cautions. 

—  Et  pourquoi,  pourquoi  des  précautions?  Fais-je  du  mal  pour  que  l'oTi 
me  cache? 

—  Non,  assurément,  dona  Cruz,  mais... 

—  Ah  1  tenez,  monseigneur,  interrompit-elle  avec  feu,  il  faut  que  je  vous 
parle.  J'ai  le  cœur  trop  plein.  Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le  rappeler,  je 
vois  bien  que  nous  ne  sommes  plus  à  Madrid,  où  j'étais  pauvre,  c'est  vrai, 
orpheline,  abandonnée,  c'est  vrai  encore,  mais  où  j'étais  libre,  libre  comme 
l'air  du  ciel  I 

Elle  s'interrompit,  et  ses  sourcils  noirs  se  froncèrent  légèrement. 

—  Savcz-vous,  monseigneur,  dit-elle,  que  vous  m'avez  promis  bien  des 
choses? 


LE    BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  91 

—  Je  tiendrai  plus  que  je  n'ai  promis,  repartit  Gonzague. 

—  Ceci  est  encore  une  promesse,  et  je  commence  à  ne  plus  croire  aux 
Iiromesses. 

Ses  sourcils  se  détendirent,  et  un  voile  de  rêverie  vint  adoucir  l'éclair 
aigu  de  son  regard. 

—  Ils  me  connaissaient  tous,  dit-elle,  les  gens  du  peuple  et  les  seigneurs; 
ils  m'aimaient,  et  quand  j'arrivais,  on  criait  :  a  Venez,  venez  voir  la  gitana 
qui  va  danser  le  bamboleo  de  Xérès  !  »  Et  si  je  tardais  à  venir  il  y  avait  tou- 
jours du  monde,  beaucoup  de  monde  à  m'attendre  sur  la  Plaza-Santa,  der- 
rière l'Alcazar.  Quand  je  rêve  la  nuit,  je  revois  ces  grands  orangers  du  pa- 
lais qui  embaumaient  l'air  du  soir,  et  ces  maisons  à  tourelles  brodées  où  se 
relevait  à  demi  la  jalousie  vers  la  brune.  Ah  !  ah  I  j'ai  prêté  ma  mandoline 
il  plus  d'un  grand  d'Espagne  !  Beau  pays  !  se  reprit-elle,  les  larmes  aux  yeux, 
pays  des  parfums  et  des  sérénades!  Ici,  l'ombre  de  vos  arbres  est  froide  et 
l;iit  frissonner! 

Sa  tête  se  pencha  sur  sa  main.  Gonzague  la  laissait  dire  et  semblait  songer. 

—  Vous  souvenez- vous?  dit-elle  tout  à  coup;  c'était  un  soir,  j''avais  danser 
plus  tard  que  de  coutume;  au  détour  de  la  rue  sombre  qui  monte  à  l'Assomp- 
tion, je  vous  vis  soudain  près  de  moi;  j'eus  peur  et  j'eus  espoir.  Quand  vous 
])arlâtes,  votre  voix  grave  et  douce  me  serra  le  cœur,  mais  je  ne  songeai 
point  à  m'enfuir.  Vous  me  dites,  en  vous  plaçant  devant  moi  pour  me  barrer 
!'■  passage  :  «  Comment  vous  appelez- vous,  mon  enfant?  —  Santa-Cniz,  » 
lépondis-je.  On  m'appelait  Flor  quand  j'étais  avec  mes  frères,  les  gitanes 
lie  Grenade;  mais  le  prêtre  m'avait  donné  avec  le  baptême  le  nom  de  Marie 
lie  la  Sainte-Croix.  «  Ah!  me  dites-vous,  vous  êtes  chrétienne?  »  Peut-être 
ne  vous  souvenez-vous  plus  de  tout  cela,  monseigneur! 

—  Si  fait,  dit  Gonzague  avec  distraction,  je  n'ai  rien  oublié. 

—  Moi,  reprit  doua  Cruz  dont  la  voix  eut  un  tremblement,  je  me  sou- 
\iendrai  de  cette  heure-là  toute  ma  vie.  Je  vous  aimais  déjà;  comment? 
.le  ne  sais.  Par  votre  âge  vous  pourriez  être  mon  père  :  mais  où  trouverai-je 
un  amoureux  plus  beau,  plus  noble,  plus  brillant  que  vous? 

Elle  dit  cela  sans  rougir.  Elle  ne  savait  pas  ce  que  c'est  que  notre  pudeur. 
Ce  fut  un  baiser  de  père  que  Gonzague  déposa  .sur  .son  front.  Doua  Cruz 
laissa  échapper  un  gros  so\q)ir. 

—  Vous  me  dites,  reprit-elle  :  «  Tu  es  trop  belle,  ma  lille,  pour  danser 
ainsi  sur  la  place  publique,  avec  un  tambour  do  basque  et  une  ceinture  da 
laux  scqnins.  Viens  avec  moi.  »  Je  me  mis  à  vous  suivre.  Je  n'avais  iléjà  plus 
(le  volonté.  En  entrant  dans  voire  demeure,  je  reconnus  bien  que  c'était  lo 
propre  palais  d'Alberoni.  On  me  dit  que  vous  étiez  l'ambassadeur  du  régent 
fU'i  France  auprès  de  la  cour  de  Madrid.  Que  m'importait  cela!  Nous  par- 
tîmes le  lendemain.  Vous  ne  me  donnâtes  point  place  dans  votre  chaise. 
Oh  !  je  ne  vous  ai  jamais  dit  ces  choses,  monseigneur,  car  c'est  à  peine  si  je 
vous  entrevois  à  des  rares  intervalles.  Je  suis  seule,  je  suis  Irislo,  je  suis  aban- 
donnée. Je  fis  celte  IdUguo  routo  de  Madrid  à  Paris,  cette  roule  sans  tin, 
dans  un  cairo.sse  à  rideaux  épais  et  toujours  formés;  jela  lis  en  pleurant,  jo 
la  fis  avec  des  regrets  plein  lo  cœur!  Je  sentais  bien  déjà  que  j'étais  une  exi- 
lée. Et  conibieii  do  fois,  combu'U  de  fois,  sainte  Vierge,  durant  tes  houres 
silencieuses,  n'ai-je  pas  regretté  mes  hbres  soirées,  inu  dunso  fullo  el  mon 
rire  perdu  1 


92  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Gonzague  ne  l'écoutait  plus  :  sa  pensée  était  ailleurs. 

—  Paris  !  Paris  !  s'écria-t-elle  avec  une  pétulance  qui  le  fit  tressaillir. 
Vous  souvenez-vous  quel  tableau  vous  m'aviez  fait  de  Paris?  Paris,  le  pa- 
radis des  belles  filles  !  Paris,  le  rêve  enchanté,  la  richesse  inépuisable,  le  luxe 
éblouissant;  un  bonheur  qui  ne  se  rassasie  pas,  une  fête  de  toute  la  vie  1 
Vous  souvenez-vous  comme  vous  m'aviez  enivrée? 

Elle  prit  la  main  de  Gonzague  et  la  tint  entre  les  siennes. 

—  Monseigneur  !  monseigneur  !  fit-elle  plaintivement,  j'ai  vu  de  nos  belles 
fleurs  d'Espagne  dans  votre  jardin  :  elles  sont  bien  faibles  et  bien  tristes; 
elles  vont  mourir.  Voulez-vous  donc  me  tuer,  monseigneur? 

Et  se  redressant  soudain  pour  rejeter  en  arrière  l'opulente  parure  de  ses 
cheveux,  elle  alluma  un  rapide  éclair  dans  sa  prunelle. 

—  Écoutez,  s'écria-t-elle,  je  ne  suis  pas  votre  esclave.  J'aime  la  foule, 
moi;  la  solitude  m'effraye.  J'aime  le  bruit;  le  silence  me  glace.  Il  me  faut  la 
lumière,  le  mouvement,  le  plaisir  surtout,  le  plaisir  qui  fait  vivre  !  La  gaieté 
m'attire,  le  rire  m'enivre,  les  chansons  me  charment.  L'or  du  vin  de  Rota 
met  des  diamants  dans  mes  yeux,  et,  quand  je  ris,  je  sens  bien  que  je  suis 
plus  belle.  ! 

—  Charmante  folle  !  murmura  Gonzague  avec  une  caresse  toute  paternelle. 
Don  a  Cruz  retira  ses  mains. 

—  Vous  n'étiez  pas  ainsi  à  Madrid,  fit-elle. 
Puis,  avec  colère  : 

—  Vous  avez  raison,  je  suis  folle,  mais  je  veux  devenir  sage  Je  m'en  irai. 

—  Dona  Cruz,  fit  le  prince. 

Elle  pleurait.  11  prit  son  mouchoir  brodé  pour  essuyer  doucement  ses 
belles  larmes.  Sous  ces  larmes  qui  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se  her  vint 
an  fier  sourire. 

— ■  D'autres  m'aimeront,  dit-elle  avec  menace.  Ce  paradis,  reprit-elle 
avec  amertume,  c'était  une  prison  !  Vous  m'avez  trompée,  prince.  Un  mer- 
veilleux boudoir  m'attendait  ici  dans  un  pavillon  qui  semble  détaché  d'un 
palais  de  fée.  Du  marbre,  des  peintures  délicieuses,  des  draperies  de  velours 
brodées  d'or;  de  l'or  aussi  aux  lambris,  et  des  sculptures;  des  cristaux  aux 
voûtes...  mais  à  l'entour,  poursuivit-elle,  des  ombrages  sombres  et  mouillés, 
des  pelouses  noires  où  tombent  une  à  une  les  pauvres  feuilles  mortes  de  ce 
froid  qui  me  glace,  des  caméristes  muettes,  des  valets  discrets,  des  gardes 
du  corps  farouches,  et  pour  majordome  cet  homme  livide,  ce  Peyrolles! 

—  Avez-vous  à  vous  plaindre  de  M.  de  Peyrolles?  demanda  Gonzague. 

—  Non,  il  est  l'esclave  de  mes  moindres  désirs.  Il  me  parle  avec  douceur 
avec  respect  même,  et,  chaque  fois  qu'il  m'aborde,  la  plume  de  son  feutre 
balaye  la  terre. 

—  Eh  bien  ! 

—  Vous  raillez,  monsieur  1  Ne  savez-vous  pas  qu'il  rive  les  verrous  à  ma 
porte,  et  qu'il  joue  près  de  moi  le  rôle  d'un  gardien  de  sérail? 

—  Vous  exagérez  tout,  dona  Cruz  ! 

—  Prince,  l'oiseau  captif  ne  regarde  même  pas  les  dorures  de  sa  cage. 
Je  me  déplais  chez  vous.  J'y  suis  prisonnière,  ma  patience  est  à  bout.  Je  vous 
somme  de  me  rendre  la  liberté  1 

Gunzaguc  ,se  prit  à  sourire. 

—  Pourquoi  mecaoher  ainsi  à  touslcsyouy?  reprit-elle,  Uépundez,  joie  veux  I 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  93 

Sa  tête  charmante  se  dressait  impérieuse.  Gonzague  souriait  toujours. 

—  Vous  ne  m'aimez  pas  !  poursuivait-elle  en  rougissant,  non  point  de 
honte,  mais  de  dépit.  Puisque  vous  ne  m'aimez  pas,  vous  ne  pouvez  être 
jaloux  de  moi  1 

Gonzague  lui  prit  la  main  et  la  porta  à  ses  lèvres.  Elle  rougit  davantage, 

—  J'ai  cru...  murmura-t-elle  en  baissant  les  yeux,  vous  m'aviez  dit  une 
fois  que  vous  n'étiez  pas  marié.  A  toutes  mes  questions  sur  ce  sujet,  ceux 
qui  m'entourent  répondent  par  le  silence...  j'ai  cioi,  quand  j'ai  vu  que  vous 
me  donniez  des  maîtres  de  toute  sorte,  quand  j'ai  vu  que  vous  me  faisiez 
enseigner  tout  ce  qui  fait  le  charme  des  dames  françaises,  pourquoi  ne  le 
dirais-je  pas?  je  me  suis  crue  aimée. 

Elle  s'arrêta  pour  glisser  à  la  dérobée  un  regard  vers  Gonzague,  dont  les 
yeux  exprimaient  le  plaisir  et  l'admiration. 

—  Et  je  travaillais,  continua-t-elle,  pour  me  rendre  plus  digne  et  meilleure  ; 
je  travaillais  avec  courage,  avec  ardeur.  Rien  ne  me  coûtait.  Il  me  semblait 
qu'il  n'y  avait  point  d'obstacle  assez  fort  pour  entraver  ma  volonté.  Vous 
souriez  !  s'écria-t-elle  avec  un  véritable  mouvement  de  fureur.  Santa  Virgen, 
ne  souriez  pas  ainsi,  prince,  ou  vous  me  rendrez  folle  ! 

Elle  se  plaça  devant  lui,  et,  d'un  ton  qui  n'admcttail  plus  de  faux-fuyants  : 
• —  Si  vous  ne  m'aimez  pas,  que  voulez- vous  de  moi? 

—  Jeveuxvousfaircheureuso,donaCruz,  répondit  Gonzague  doucement; 
je  veux  vous  faire  heureuse  et  puissante. 

—  Faites-moi  libre  d'abord!  s'écria  la  belle  captive  en  pleine  révolte. 
Et  comme  Gonzague    cherchait  à  la  calmer  : 

—  Faites-moi  libre!  répéla-t-elle;  libre,  libre!  cela  me  suffit,  je  ne  veux 
que  cela. 

Puis  donnant  cours  à  sa  turbulente  fantaisie  : 

—  Je  veux  Paris?  je  veux  le  Paris  de  vos  promesses  !  ce  Paris  bruyant  et 
brillant  que  je  devine  à  travers  les  murs  de  ma  prison.  Je  veux  sortir  ;  je  veux 
me  montrer  partout.  A  quoi  me  servent  mes  parures  entre  quatre  murailles? 
Regardez-moi  !  Pensicz-vous  que  j'allais  m'étcindre  dans  mes  larmes? 

Elle  eut  un  retentissant  éclat  de  rire. 

—  Regardez-moi,  prince,  me  voilà  consolée.  Je  ne  pleurerai  plus  jamais, 
je  rirai  toujours,  pourvu  qu'on  me  montre  l'Opéra,  dont  je  ne  sais  que  le 
nom,  les  fêles,  les  danses... 

—  Ce  soir,  dona  Cruz,  interrompit  Gonzague  froidement,  vous  mettrez 
votre  plus  riche  parure. 

Elle  releva  sur  lui  son  regard  défiant  et  curieux. 

—  Et  je  vous  conduirai,  poursuivit  Gonzague,  au  bal  de  monsieur  le  Ré- 
gent. 

Dona  Cruz  demeura  comme  abasourdie. 

Son  visage,  mobile  et  charmant,  »  hangca  doux  ou  trois  fois  de  couleur. 

—  Est-ce  vrai  cela?  dcmauda-l-olle  enfin,  car  elle  doutait  encore. 

—  C'est  vrai,   répondit  Gonzague. 

—  Vous  ferez  cela,  vous  I  s'écria-l-olio.  Oli  !  je  vous  pardoinu-  tout,  prince  1 
vous  êtes  bon,  vous  êtes  mon  ami. 

Elle  se  jeta  à  son  cou;  puis,  le  (juitlanl,  file  se  mit  ù  gambader  comme 
une  folle.  Tout  en  dansant,  elle  disait  : 

—  Le  bal  du  Régent  !  nous  irons  au  bal  du  régintl  Les  clôtures  ont  beau 


94  LE   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN 

être  épaisses,  le  jardin  froid  et  désert,  les  fenêtres  closes,  j'ai  entendu  parler 
du  bai  du  régent,  je  sais  qu'on  y  verra  des  merveilles.  Et  moi,  je  serai  làl 
Oh  !  merci  !  merci  I  prince,  interrompit-elle  ;  si  vous  saviez  comme  vous  êtes 
beau,  quand  vous  êtes  bon  !  C'est  au  Palais-Royal,  n'est-ce  pas?  Moi  qui 
mourais  d'envie  de  voir  le  Palais-Royal  ! 

Elle  était  au  bout  de  la  chambre.  D'un  bond,  elle  fut  auprès  de  Gonzague 
et  s'agenouilla  sur  un  coussin  à  ses  pieds.  Et,  toute  sérieuse,  elle  demanda 
en  croisant  ses  deux  belles  mains  sur  le  genou  du  prince  et  en  le  regardant 
fixement  : 

—  Quelle  toilette  ferai-je? 
Gonzague  secoua  la  tête  gravement. 

—  Aux  bals  de  la  cour  de  France,  dona  Cniz,  répondit-il,  il  y  a  quelque 
chose  qui  rehausse  et  pare  un  beau  visage  encore  plus  que  la  toilette  la  plus 
recherchée. 

Dona  Cruz  essaya  de  deviner. 

—  C'est  le  sourire?  dit-elle  comme  un  enfant  à  qui  on  propose  une  naïve 
énigme. 

—  Non,  réphqua  Gonzague. 

—  C'est  la  grâce? 

—  Non,  vous  avez  le  sourire  et  la  grâce,  dona  Cruz;  la  chose  dont  je  vous 
parle... 

—  Je  ne  l'ai  pas.  Qu'est-ce  donc? 

Et  comme  Gonzague  tardait  à  répondre,  elle  ajouta  impatiente  déjà  : 

—  Me  la  donnerez-vous? 

■ —  Je  vous  la  donnerai,  dona  Cruz. 

—  Mais  qu'est-ce  donc  que  je  n'ai  pas?  interrogea  la  coquette,  qui  en 
même  temps  jeta  son  triomphant  regard  vers  le  miroir. 

Certes,  le  miroir  ne  pouvait  suppléer  à  la  réponse  de  Gonzague. 
Gonzague  répondit  : 

—  Un  nom  ! 

Et  voilà  dona  Cruz  précipitée  du  sommet  de  sa  joie.  Un  nom  !  Elle  n'avait 
pas  de  nom  !  Le  Palais-Royal,  ce  n'était  pas  la  Plaza-Santa,  derrière  l'Al- 
cazar.  Il  ne  s'agissait  plus  ici  de  danser  au  son  du  tambour  de  basque,  avec 
une  ceinture  de  faux  sequins  autour  des  hanches.  O  la  pauvre  dona  Cruz  1 
Gonzague  venait  bien  de  lui  faire  une  promesse;  mais  les  promesses  de  Gon- 
zague... Et  d'ailleurs,  un  nom,  cela  se  donne-t-il?  Le  prince  sembla  marcher 
de  lui-même  au-devant  de  cette  objection. 

—  Si  vous  n'aviez  pas  de  nom,  chère  enfant,  dit-il,  toute  ma  tendi'e 
affection  serait  impuissante.  Mais  votre  nom  n'est  qu'égaré;  c'est  moi  qui 
le  retrouve.  Vous  avez  un  nom  illustre  parmi  les  plus  illustres  noms  dâ 
France. 

—  Que  dites-vous?  s'écria  la  fillette  éblouie. 

—  Vous  avez  une  famille,  poursuivit  Gonzague  dont  le  ton  était  so- 
lennel, une  famille  puissante  et  alliée  à  nos  rois.  Votre  père  était  duc. 

—  Mon  père  I  répéta  dona  Cruz;  il  était  duc,  dites- vous?  il  est  donc  mort? 
Gonzague  courba  la  tête. 

—  Et  ma  mère? 

La  voix  de  la  pauvre  enfant  tremblait. 

—  Votre  mère,  repartit  Gonzague,  est  princesse. 


LE    BOSSU    OU    Li:    PETIT   PARISIEN  05 

—  Elle  vit  !  s'écria  dona  Cruz,  dont  le  cœur  bondit;  vous  avez  dit  :  Elle 
est  princesse  !  Elle  vit  !  ma  mère  !  Je  vous  en  prie,  parlez-moi  de  ma  mèrel 

Gonzague  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

—  Pas  à  présent,  murmura-t-il. 

Mais  dona  Ci'uz  n'était  pas  faite  pour  se  laisser  prendre  à  ces  airs  de  mys- 
tère. Elle  saisit  les  deux  mains  de  Gonzague. 

—  Vous  allez  me  parler  de  ma  mère,  dit-elle,  et  tout  de  suite  !  Mon  Dieu! 
(  imme  je  vais  l'aimer.  Elle  est  bien  bonne,  n'est-ce  pas?  et  bien  belle?  C'est 
une  chose  singulière,  interrompit-elle  avec  gravité;  j'ai  toujours  rêvé  cela. 
Une  voix  en  moi  me  disait  que  j'étais  la  fille  d'une  princesse. 

Gonzague  eut  grand'peine  à  garder  son  sérieux. 

—  Elles  sont  toutes  les  mêmes,  pensa-t-il. 

—  Oui,  continua  dona  Cruz,  quand  je  m'endormais,  le  soir,  je  la  voyais, 
ma  mère,  toujours,  toujours  penchée  à  mon  chevet,  de  grands  beaux  che- 
veux noirs,  un  collier  de  perles,  de  fiers  sourcils,  des  pendants  d'oreilles 
en  diamants,  et  un  regard  si  doux  !  Comment  s'appelle  ma  mère? 

—  Vous  ne  pouvez  le  savoir  encore,  dona  Cmz. 

—  Pouquoi  cela? 

—  Un  grand  danger... 

—  Je  comprends!  Je  comprends!  interrompit-elle,  prise  tout  à  coup 
par  quelque  romanesque  souvenir;  j'ai  vu  au  théâtre  de  Madrid  des  comé- 
dies, c'était  ainsi  :  on  ne  disait  jamais  du  premier  coup  aux  jeunes  filles 
le  nom  de  leur  mère. 

—  Jamais,  approuva  Gonzague. 

—  Un  grand  danger,  reprit  dona  Cruz,  et  cependant  j'ai  de  la  discré- 
tion, allez  !  J'aurais  gardé  mon  secret  jusqu'à  la  mort  ! 

Elle  se  campa,  belle  et  fiùre  comme  Chimène. 

—  Je  n'en  doule  pas,  repartit  Gonzague;  mais  vous  n'attendrez  pas  long- 
temps, chère  enfant.  Dans  quelques  heures  le  secret  de  votre  mère  vous 
sera  révélé.  En  ce  moment,  continua  Gonzague,  vous  ne  devez  savoir  qu'une 
seule  chose  :  c'est  que  vous  ne  vous  appelez  pas  Maria  de  Santa  Cruz. 

—  Mon  vrai  nom  était  Flor? 

—  Pas  davantage. 

—  Comment  donc  m'appelais-jo? 

—  Vous  reçûtes  au  berceau  le  nom  de  votre  mère,  qui  était  Espagnole. 
Vous  vous  nommez  Aurore. 

Dona  Cruz  tressaillit  et  répéta  : 

—  Aurore  ! 

Puis  elle  ajouta,  en  frappant  ses  mains  l'une  contre  l'autre  : 

—  Voilà  un  hasard  étrange  ! 

Gonzague  la  regarda  attentivement.  11  attendait  qu'elle  parlai. 

—  Pourquoi  cette  surprise?  fit-il. 

Parce  que  ce  nom  est  rare,  reparti I  la  jeune  fille  devenue  rèvouso,  et  mo 
rappelle... 

—  Et  vous  rappelle?  interrogea  Gonzague  avec  anxiété. 

—  Pauvre  pclile  Aurore  !  murmura  duna. Cruz,  les  yeux  humides,  comme 
elle  était  bonne!  et  jolie!  et  comme  je  l'aimais! 

Gonzague  faisait  évidemment  elTort  pour  cacher  sa  fiévreuse  curiosité. 
Heureusement  que  dona  Cruz  était  tout  entière  à  ses  souvenirs. 


96  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Vous  avez  connu,  dit  le  prince  en  affectant  une  froide  indifférence, 
une  jeune  fille  qui  s'appelait  Aurore? 

—  Oui. 

—  Quel  âge  avait-elle? 

—  Mon  âge;  nous  étions  toutes  deux  enfants,  et  nous  nous  aimions  ten- 
drement, bien  qu'elle  fût  heureuse  et  moi  bien  pauvre. 

—  Y  a-t-il  longtemps  de  cela? 

—  Des  années. 

Elle  regarda  Gonzague  en  face  et  ajouta  : 

—  Mais  cela  vous  intéresse  donc,  monsieur  le  prince? 

Gonzague  était  de  ces  hommes  qu'on  ne  trouve  jamais  hors  de  garde. 
Il  prit  la  main  de  dona  Cruz  et  répondit  avec  bonté  : 

—  Je  m'intéresse  à  tout  ce  que  vous  aimez,  ma  fille.  Parlez-moi  de  cette 
jeune  Aurore  qui  fut  votre  amie  autrefois. 


VII.  —  Le  PniiNCE  DE  Gonzague 


La  chambre  à  coucher  de  Gonzague,  riche  et  du  plus  beau  luxe,  comme 
tout  le  reste  de  l'hôtel,  s'ouvrait  d'un  côté,  sur  un  entre-deux  servant  de 
boudoir,  qui  donnait  dans  le  petit  salon  où  nous  avons  laisser  nos  traitants 
et  nos  gentilshommes;  de  l'autre  côté,  elle  communiquait  avec  la  biblio- 
thèque, riche  et  nombreuse  collection  qui  n'avait  pas  de  rivale  à  Paris. 

Gonzague  était  un  homme  très  lettré,  savant  latiniste,  famiher  avec  les 
grands  littérateurs  d'Athènes  et  de  Rome,  théologien  subtil  à  l'occasion, 
et  profondément  versé  dans  les  études  philosophiques.  S'il  eût  été  honnête 
homme  avec  cela,  rien  ne  lui  eût  résisté.  Mais  le  sens  de  la  droiture  lui  man- 
quait. Plus  on  est  fort,  quand  on  n'a  point  de  règle,  plus  on  s'écarte  de  la 
vraie  voie. 

Il  était  comme  ce  prince  des  contes  de  l'enfance,  qui  naît  dans  un  berceau 
d'or  entouré  de  fées  amies.  Les  fées  lui  donnent  tout,  à  cet  heureux  petit  prince, 
tout  ce  qui  peut  faire  la  gloire  et  le  bonheur  d'un  homme.  Mais  on  a  oublié 
une  fée;  celle-ci  se  fâche,  elle  arrive  en  colère,  et  dit  :  Tu  garderas  tout  ce 
que  nos  sœurs  t'ont  donné,  mais... 

Ce  mais  suffit  pour  rendre  le  petit  prince  malheureux  entre  les  plus  misé- 
rables. 

Gonzague  était  beau,  Gonzague  était  né  puissamment  riche.  Gonzague 
était  de  race  souveraine,  il  avait  de  la  bravoure,  ses  preuves  étaient  faites; 
il  avait  de  la  science  et  de  l'intelligence,  peu  d'hommes  maniaient  la  parole 
avec  autant  d'autorité  que  lui,  sa  valeur  diplomatique  était  connue  et  citée 
fort  haut,  à  la  cour  tout  le  monde  subissait  son  charme,  mais...  Mais  il  n'a- 
ni  foi  ni  loi,  et  son  passé  tyrannisait  déjà  son  présent.  Il  n'était  plus  le  maî- 
tre de  s'arrêter  sur  la  ponte  où  il  avait  mis  le  pied  dès  ses  plus  jeunes  années. 
Fatalement,  il  était  entraîné  à  mal  faire  pour  couvrir  et  cacher  ses  anciens 
méfaits.  C'eût  été  une  riche  organisation  pour  le  bien,  c'était  pour  le  mal 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  97 

une  machine  vigoureuse.  Rien  ne  lui  coûtait.  Après  vingt-cinq  ans  de  ba- 
tailles, il  ne  sentait  point  encore  la  fatigue. 

Quant  au  remords,  Gonzague  n'y  croyait  pas  plus  qu'à  Dieu.  Nous  n'a- 
vons pas  besoin  d'apprendre  au  lecteur  que  dona  Cruz  était  pour  lui  un  ins- 
trument, instrument  fort  habilement  choisi,  et  qui,  selon  toute  apparence, 
devait  fonctionner  à  merveille. 

Gonzague  n'avait  point  pris  cette  jeune  fdle  au  hasard.  Il  avait  hésité 
longtemps  avant  de  fixer  son  choix.  Dona  Cniz  réunissait  toutes  les  (jua- 
lités  qu'il  avait  rêvées,  y  compris  certaine  ressemblance,  assez  vague  assu- 
rément, mais  suffisante  pour  que  les  indifférents  pussent  prononcer  ce  mot 
si  précieux  :  Il  y  a  un  air  de  famille.  Cela  donne  tout  de  suite  à  l'imposture 
une  terrible  vraisemblance.  Mais  une  circonstance  se  présentait  tout  à  coup 
sur  laquelle  Gonzague  n'avait  pas  compté.  En  ce  moment,  malgré  l'étrange 
révélation,  que  dona  Cruz  venait  de  recevoir,  ce  n'était  pas  elle  qui  était  la 
plus  émue,  Gonzague  avait  besoin  de  toute  sa  diplomatie  pour  cacher  son 
trouble.  Et,  malgré  cette  diplomatie,  la  jeune  fille  découvrit  le  trouble  et 
s'en  étonna. 

La  dernière  parole  du  prince,  tout  adroite  qu'elle  était,  laissa  un  doute 
dans  l'esprit  de  dona  Cruz.  Le  soupçon  s'éveilla  en  elle.  Les  femmes  n'ont 
pas  besoin  de  comprendre  pour  se  défier.  Mais  qu'y  avait-il  donc  pour  émou- 
voir ainsi  un  homme  fort,  surtout  par  son  sang-froid?  Un  nom  prononcé  : 
Aurore...  Qu'est-ce  qu'un  nom?  D'abord,  comme  l'a  dit  notre  belle  recluse, 
le  nom  était  rare;  ensuite,  ii  y  a  des  pressentiments.  Ce  nom  l'avait  violem- 
ment frappé.  C'était  l'appréciation  môme  de  la  violence  du  choc  qui  trou- 
blait maintenant  Gonzague  superstitieux.  Il  se  disait  :  «  C'est  un  avertis- 
sement !  »  Avertissement  de  qui?  Gonzague  croyait  aux  étoiles,  ou  du  moins 
à  son  étoile.  Les  étoiles  ont  une  voix  :  son  étoile  avait  parlé.  Si  c'était  une 
découverte,  ce  nom  tombé  par  hasard,  les  conséquences  de  cette  découverte 
étaient  si  graves  que  l'étonncment  et  le  trouble  du  prince  ne  doivent  plus 
être  un  sujet  de  surprise.  Il  y  avait  dix-huit  ans  qu'il  cherchait  !  Il  se  leva, 
prenant  pour  prétexte  un  grand  bruit  qui  montait  des  jardins,  mais  en  réa- 
lité pour  calmer  son  agitation  et  composer  son  visage. 

Sa  chambre  était  située  à  l'angle  rentrant  formé  par  l'aile  droite  de  la 
façade  de  l'hôtel  donnant  sur  le  jardin  et  le  principal  corps  de  logis.  En  face 
de  ses  fenêtres  étaient  celles  de  l'appartement  occupé  par  Mme  la  princesse 
de  Gonzague.  Là,  d'épais  rideaux  retombaient  sur  les  vitres  de  toutes  les 
croisées  closes.  Dona  Cruz  voyant  le  mouvement  de  Gonzague,  se  leva  aussi, 
et  voulut  aller  à  la  fenêtre,  Ce  n'était  chez  elle  que  curiosité  d'enfant. 

—  Restez,  lui  dit  Gonzague;  il  ne  faut  pas  encore  qu'on  vous  voie. 
Au-dessus  de  la  fenêtre  et  dans  toute  l'étendue  du  jardin  dévasté,  une 

foule  compacte  s'agitait.  Le  prince  ne  donna  pas  même  un  coup  d'oeil  à  cela, 
son  regard  s'attacha,  pensif  et  sombre,  aux  croisées  de  sa  femme. 

—  Viendra-l-elle?  se  dit-il. 

Dona  Cruz  avait  repris  sa  place  d'un  air  boudeur. 

—  Quand  môme  !  se  dit  encore  Gonzague;  la  bataille  serait  au  moins  dôci- 
Bive. 

Pui.s,  prenant  son  parti  : 

—  A  tout  prix  il  faut  que  je  sache... 

Au  moment  où  il  allait  revenir  vers  sa  jeune  compagne,  il  crut  reconnat 

7 


9S  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN 

tre  dans  la  foule  cet  étrange  petit  personnage  dont  l'excentrique  fantaisie 
avait  fait  sensation  ce  matin  dans  le  salon  d'apparat  :  le  bossu  adjudica- 
taire de  la  niche  de  Médor.  Le  bossu  tenait  un  livre  d'heures  à  la  main,  et 
regardait,  lui  aussi,  les  fenêtres  de  Mme  de  Gonzague.  En  toute  autre  cir- 
constance, Gonzague  eût  peut-être  donné  quelque  attention  à  ce  fait,  car 
il  ne  négligeait  rien,  d'ordinaire;  mais  il  voulait  savoir.  S'il  fut  resté  une  mi- 
nute de  plus  à  la  croisée,  voici  ce  qu'U  aurait  vu  :  une  femme  descendit  le 
perron  de  l'aile  gauche,  une  camériste  de  la  princesse;  elle  s'approcha  du 
bossu,  qui  lui  dit  rapidement  quelques  mois  et  lui  remit  le  livre  d'heures. 
Puis  la  camériste  rentra  chez  madame  la  princesse,  et  le  bossu  disparut. 

—  Ce  bruit  venait  d'une  dispute  entre  mes  nouveaux  locataires,  dit  Gon- 
zague en  reprenant  sa  place  auprès  de  dona  Cruz.  Où  en  étions-nous,  chère 
enfant? 

—  Au  nom  que  je  dois  porter  désormais. 

—  Au  nom  qui  est  le  vôtre.  Aurore.  Mais  quelque  chose  est  venu  à  la 
traverse.  Qu'est-ce  donc? 

• —  Avez- vous  oublié  déjà?  fit  dona  Cruz  avec  un  mahcieux  sourire. 
Gonzague  fit  semblant  de  chercher. 

—  Ah  !  s'écria-t-il,  nous  y  sommes  :  une  jeune  fille  que  vous  aimiez  et 
qui  portait  aussi  le  nom  d'Aurore. 

—  Une  belle  jeune  fille,  orpheline  comme  moi. 

—  Vraiment  !  et  c'est  à  Madrid? 

—  A  Madrid.  ^^ 

—  Elle  était  Espagnole? 

—  Non,  elle  était  Française. 

—  Française?  répéta  Gonzague,  qui  jouait  admirablement  l'indifTérence. 
Il  étouffa  même  un  léger  bâillement.  Vous  eussiez  dit  qu'il  poursuivait 

ce  sujet  d'entretien  par  complaisance.  Seidement,  toute  son  adresse  était 
en  pure  perte;  l'espiègle  sourire  de  dona  Cruz  aurait  dû  l'en  avertir. 

—  Et  qui  prenait  .soin  d'elle?  demanda-t-il  d'un  air  distrait. 

—  Une  vieille  femme. 

—  J'entends  bien;  mais  qui  payait  la  duègne. 

—  Un  gentilhomme. 

—  Français  aussi? 

—  Oui,  Français. 

—  Jeune  ou  vieux? 

—  Jeune  et  très  beau. 

Elleleregardaitenface.  Gonzague  feignit  de  réprimer  un  second  bâillement. 

—  Mais  pourquoi  me  parlez- vous  de  ces  choses  qui  vous  ennuient,  prince? 
s'écria  dona  Cruz  en  riant.  Vous  ne  connaissez  pas  le  gentilhomme.  Je  ne 
vous  aurais  pas  cru  si  curieux  que  cela. 

Gonzague  vit  bien  qu'il  fallait  prendre  la  peine  de  jouer  plus  serré. 

—  Je  ne  suis  pas  curieux,  mon  enfant,  répondit-il  en  changeant  de  ton; 
vous  ne  me  connaissez  pas  encore.  Il  est  certain  que  je  ne  m'intéresse  per- 
sonnellement ni  à  cotte  jeune  fille  ni  à  ce  gentilhomme,  quoique  je  con- 
naisse beaucoup  de  monde  à  Madrid;  mais,  quand  j'interroge,  j'ai  mes  raisons 
pour  cela.  Voulez-vous  mo  dire  le  nom  de  ce  gentilhomme. 

—  Cette  fois,  les  beaux  yeux  de  dona  Cruz  exprimèrent  une  véritable 
défiance. 


LE    BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN  99 

—  Je  l'ai  oublié,  répondit-elle  sèchement. 

—  Je  crois  que  si  vous  vouliez  bien...  insista  Gonzague  en  souriant. 

—  Je  vous  répète  que  je  l'ai  oublié. 

—  Voyons,  en  rassemblant  vos  souvenirs...  Cherchons  tous  deux. 

—  Mais  que  vous  importe  le  nom  de  ce  gentilhomme? 

—  Cherchons,  vous  dis-je;  vous  allez  voir  ce  que  j'en  veux  faire.  Ne 
serait-ce  point...? 

—  Monsieur  le  prince,  interrompit  la  jeune  flUe,  j'aurais  beau  chercher, 
je  ne  trouverais  pas. 

Cela  fut  dit  si  résolument,  que  toute  insistance  devenait  impossible. 

—  N'en  parlons  plus,  fit  Gonzague;  c'est  fâcheux,  voilà  tout,  et  je  vais 
le  lui  dire  pourquoi  cela  est  fâcheux.  Un  gentilhomme  français  établi  en 
Espagne  ne  peut  être  qu'un  exilé.  Il  y  en  a  malheureusement  beaucoup. 
'Vous  n'avez  point  de  compagne  de  votre  âge  ici,  ma  chère  enfant,  et  l'ami- 
tié ne  s'improvise  pas.  Je  me  disais  :  J'ai  du  crédit;  je  ferai  gracier  le  gentil- 
homme, qui  ramènera  la  jeune  fille  et  ma  chère  petite  dona  Cruz  ne  sera 
plus  seule. 

Il  y  avait  dans  ces  paroles  un  tel  accent  de  simplicité  vraie,  que  la  pauvre 
fillette  en  fut  touchée  jusqu'au  fond  du  cœur. 

—  Ah  !  fit-elle  vous  êtes  bon  ! 

—  Je  n'ai  pas  de  rancune,  dit  Gonzague  en  souriant;  il  est  encore  temps. 

—  Ce  que  vous  me  proposez  là,  dit  dona  Cruz,  je  n'osais  pas  vous  le  de- 
mander, mais  j'en  mourais  d'envie!  Mais  vous  n'avez  pas  besoin  de  savoir 
le  nom  du  gentilhomme;  vous  n'avez  pas  besoin  d'écrire  en  Espagne,  j'ai 
revue  mon  amie. 

—  Depuis  peu? 

—  Tout  récemment. 

—  Où  donc? 

—  A  Paris. 

—  Ici  !  fit  Gonzague. 

Dona  Cruz  ne  se  défiai  l  plus.  Gonzague  gardai  t  son  sourire  ;  mais  il  et  ait  pâle. 

—  Mon  Dieu  !  reprit  la  fillette  sans  être  interrogée,  ce  fut  le  jour  de  noire 
arrivée.  Depuis  que  nous  avions  passé  la  porte  Saint-Honoré,  je  me  disputais 
avec  M.  de  PeyroUes  pour  ouvrir  les  rideaux  qu'il  tenait  obstinément  fer- 
més. Il  m'empêcha  ainsi  de  voir  le  Palais-Royal,  et  je  ne  le  lui  pardonnerai 
jamais,  Au  détour  dune  petite  cour,  non  loin  de  là,  le  carrosse  frôlait  les 
maisons.  J'entendis  qu'on  chantait  dans  une  salle  basse.  M.  de  PeyroUes 
avait  la  main  sur  le  rideau,  mais  sa  main  se  retira,  parce  que  j'avais  brisé 
dessus  mon  éventail.  J'avais  reconnu  la  voix;  je  soulevai  le  rideau.  Ma 
petite  Aurore,  toujours  la  même,  mais  bien  plus  belle,  était  à  la  fenêtre  do 
la  salle  basse. 

Gonzague  tira  ses  tablettes  do  sa  poche. 

—  Je  poussai  un  cri,  poursuivit  dona  Cruz.  Le  carrosse  avait  repris  le 
grand  trot;  je  voulus  descendre,  je  fis  le  diable.  Ah  !  si  j'avais  été  assez  forte 
pour  étrangler  votre  PeyroUes  ! 

—  C'était,  dites-vous,  inlerroMipil  Goiiz;igue,  une  rue  aux  environs  ihi 
Palais-Royal. 

—  Tout  près. 

—  La  rccoanaîlriez-vous? 


100  LE    BOSSU    du   LE    PETIT   PARISIEN 

—  Oh  !  fit  dona  Cruz,  je  sais  comment  on  l'appelle.  Mon  premier  soin 
fut  de  le  demander  à  M.  de  PeyroUes. 

—  Et  comment  l'appelie-t-on? 

—  La  rue  du  Chantre.  Mais  qu'écrivez-vous  donc  là,  prince? 
Gonzague  traçait  en  effet  quelques  mots  sur  ses  tablettes.  Il  répondit  : 

—  Ce  qu'il  faut  pour  que  vous  puissiez  revoir  votre  amie. 

Dona  Cruz  se  leva,  le  rouge  du  plaisir  au  front,  la  joie  dans  les  yeux. 

—  Vous  êtes  bon,  répéta-t-elle;  vous  êtes  donc  véritablement  bon! 

—  Gonzague  ferma  ses  tablettes  et  les  serra. 

—  Chère  enfant,  vous  en  pourrez  juger  bientôt,  répondit-il.  Maintenant 
il  faut  nous  séparer  pour  quelques  instants.  Vous  allez  assister  à  une  céré- 
monie solennelle.  Ne  craignez  point  d'y  montrer  votre  embarras  ou  votre 
trouble,  c'est  naturel,  on  vous  en  saura  gré. 

Il  se  leva  et  prit  la  main  de  dona  Cruz. 

—  Dans  une  demi-heure  tout  au  plus,  reprit-il,  vous  allez  voir  votre  mère. 
Dona  Cruz  mit  la  main  sur  son  cœur. 

—  Que  dirai-je?  fit-elle. 

—  Vous  n'avez  rien  à  cacher  des  misères  de  votre  enfance,  rien,  enten- 
dez-vous? Vous  n'avez  rien  à  dire,  sinon  la  vérité,  la  vérité  tout  entière. 

Il  souleva  une  draperie  derrière  laquelle  était  un  boudoir. 
• —  Entrez  ici  dit-il,. 

—  Oui,  murmura  la  jeune  fille;  et  je  vais  prier  Dieu,  pour  ma  mère. 

—  Priez,  dona  Cruz,  priez.  Cette  heure  est  solennelle  dans  votre  vie. 
Elle  entra  dans  le  boudoir.  La  draperie  retomba  sur  elle,  après  que  Gon- 
zague lui  eût  baisé  la  m.ain. 

—  Mon  rêve  !  pensait-elle  tout  haut;  ma  mère  est  princesse! 
Gonzague  resté,  seul,  s'assit  devant  son  bureau,  la  tête  entre  ses  deux 

mains.  C'était  lui  qui  avait  besoin  de  se  recueillir  :  un  monde  de  pensées 
s'agitait  dans  son  cerveau. 

—  Rue  du  Chantre  !  murmura-t-il.  Est-elle  seule?  l'a-t-il  suivie?  Ce  se- 
rait audacieux.  Mais  est-ce  bien  elle? 

Il  resta  un  instant  les  yeux  fixés  dans  le  vide,  puis  il  s'écria  : 

—  C'est  ce  dont  il  faut  s'assurer  tout  d'abord  ! 

Il  sonna.  Personne  ne  répondit.  Il  appela  Peyrolles  par  son  nom.  Nou- 
veau silence.  Gonzague  se  leva,  et  passa  vivement  dans  la  bibliothèque,  où 
d'ordinaire  le  factotum  attendait  ses  ordres.  La  bibliothèque  était  déserte. 
Sur  la  table,  seulement,  il  y  avait  un  pli  à  l'adresse  de  Gonzague.  Celui-ci 
l'ouvrit.  Le  billet  était  de  la  main  de  PeyroUes;  il  contenait  ces  mots  :  «  Je 
suis  venu;  j'avais  beaucoup  à  vous  dire.  11  s'est  passé  d'étranges  choses  au 
pavillon.  »  Puis,  en  forme  de  post-scriptum  :  «  Monsieur  le  cardinal  de  Bissy 
est  chez  la  princesse.  Je  veille.  »  Gonzague  froissa  le  billet. 

—  Ils  vont  tous  lui  dire,  murmura-t-il  :  «  Assistez  au  conseil,  pour  vous- 
même,  pour  votre  enfant,  s'il  existe...  »  Elle  se  raidira;  elle  ne  viendra  pas. 
C'est  une  femme  morte  1  Et  qui  l'a  tuée?  s'interrompit-il,  le  front  plus  pâle 
et  l'œil  baissé. 

Il  pensait  tout  haut  malgré  lui  : 

—  Fière  créature  autrefois  !  belle  au-dessus  des  plus  belles;  douce  comme 
les  anges,  vaillante  autant  qu'un  chevalier  !  C'est  la  seule  femme  que  j'eusse 
aimée,  si  j'avais  pu  aimer  une  femme  I 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  101 

Il  se  redressa,  et  le  sourire  sceptique  revint  à  ses  lèvres. 

—  Chacun  pour  soi  !  fit-il.  Est-ce  ma  faute  si,  pour  s'élever  au-dessus 
de  certain  niveau,  il  faut  mettre  le  pied  sur  des  marches  qui  sont  des  têtes 
et  des  cœurs? 

Comme  il  rentrait  dans  sa  chambre,  son  regard  tomba  sur  les  draperies 
du  boudoir  où  dona  Cruz  était  renfermée. 

—  Celle-là  prie,  dit-il  :  eh  bien  !  j'aurais  presque  envie  de  croire  main- 
tenant à  cette  billevesée  qu'on  nomme  la  voix  du  sang.  Elle  a  été  émue,  mais 
pas  trop,  pas  comme  une  vraie  fille  à  qui  on  eût  dit  les  mêmes  paroles  :  Tu 
vas  revoir  ta  mère.  Bah  !  une  petite  bohémienne  :  elle  a  songé  aux  diamants, 
aux  fêtes.  On  ne  peut  pas  apprivoiser  les  loups  ! 

Il  alla  mettre  son  oreille  à  la  porte  du  boudoir. 

—  C'est  qu'elle  prie,  s'écria-t-il,  tout  de  bon  !  C'est  une  chose  singulière! 
tous  ces  enfants  du  hasard  ont  dans  un  coin  de  leur  extravagante  cervelle 
une  idée  qui  naît  avec  leur  première  dent  et  qui  ne  meurt  qu'avec  leur  der- 
nier soupir,  ridée  que  leur  mère  est  princesse.  Tous  ils  cherchent,  la  hotto 
sur  le  dos,  le  roi  leur  père.  Celle-ci  est  charmante,  se  reprit-il,  un  vrai 
bijou  !  Comme  elle  va  me  servir  naïvement  et  sans  le  savoir!  Si  une  bonne 
paysanne,  sa  vraie  mère,  venait  aujoud'hui  lui  tendre  les  bras,  palsambleu  ! 
elle  se  fâcherait  toute  rouge.  Nous  allons  avoir  des  larmes  au  récit  de  son 
enfance.  La  comédie  .se  glisse  partout... 

Sur  son  bureau  il  y  avait  un  flacon  de  cristal  plein  de  vin  d'Espagne  et  un 
verre.  II  se  versa  une  rasade  et  but. 

—  Allons,  Philippe  !  dit-il  en  s' asseyant  devant  ses  papiers  épars,  ceci  est 
le  grand  coup  de  dés!  Nous  allons  jeter  un  voile  sur  le  passé  aujourd'hui 
ou  jamais!  Belle  partie!  Riche  enjeu!  Les  millions  de  la  banque  de  Law 
peuvent  faire  comme  les  sequins  des  Mille  et  une  nuits  et  se  changer  en 
feuilles  sèches;  mais  les  immenses  domaines  de  Nevers,  voilà  le  solide  ! 

Il  mit  en  ordre  ses  notes,  préparées  longtemps  à  l'avance,  Peu  à  peu  sou 
front  se  rembrunissait,  comme  si  une  pensée  terrifiante  se  fût  emparée  de  lui. 

—  Il  n'y  a  pas  à  se  faire  ilkision,  dit-il  en  cessant  de  travailler  pour  rédé- 
chir  encore,  la  vengeance  du  régent  serait  implacable.  Il  est  léger,  il  est  ou- 
blieux, mais  il  se  souvient  de  Philippe  de  Nevers,  qu'il  aimait  plus  qu'un 
frère;  j'ai  vu  des  larmes  dans  ses  yeux  quand  il  regardait  ma  femme  en  deuil, 
ma  femme  qui  est  la  veuve  de  Nevers.  —  Mais  quelle  apparence  !  Il  y  a  dix- 
neuf  ans,  et  pas  une  voix  ne  s'est  élevée  contre  moi  I 

Il  passa  le  revers  de  sa  main  sur  son  front  comme  pour  chasser  celte  obsé- 
dante pensée. 

C'est  égal,  conclut-il,  j'aviserai  à  cela.  Je  trouverai  un  conpable;  et,  le 
coupable  puni,  tout  sera  dit,  je  dormirai  tranquille. 

Parmi  les  papiers  étalés  devant  lui,  et  presque  tous  écrits  en  chiffres,  il  y 
en  avait  un  qui  portait  :  «  Savoir  si  Mme  de  Gonzague  croit  sa  fille  morte 
ou  vivante.  »  El  au-dessous  :  «  Savoir  si  l'acte  de  naissance  est  en  son  pouvoir,  a 

—  Pour  cela,  il  faudrait  qii'elle  vînt,  pensa  Gonzague.  Je  donnerais  cent 
mille  livres  pour  savoir  seulement  si  elle  a  l'acte  de  nai.ssance,  ou  même  si 
racle  de  nai.ssance  existe;  car  s'il  existait,  je  l'aurais  !  Et  qui  sait?  roprit-il, 
emporté  par  ses  espoirs  renaissants;  qui  sait?  les  nu''res  sont  un  pou  ctunnif; 
ces  bâtards  dont  je  parlais  tout  à  l'heure  et  (jui  voient  partout  leurs  parents  : 
elles  voient  leurs  enfants  partout.  Je  ne  crois  pas  lo  moins  du  mond''  à  Tin- 


102  LE   BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

faiilibililé  des  mères.  Qui  sait?  elle  va  peut-être  ouvrir  les  bras  à  ma  petite 
gitana...  Ah  !  par  exemple,  victoire  !  victoire  en  ce  cas-là  1  Des  fêtes,  des 
cantiques  d'action  de  grâces,  des  banquets!  un  Te  Deum,  si  on  veut!  Et 
salut  à  l'héritière  de  Nevers  ! 

Il  riait.  Quand  son  rire  cessa,  il  poursuivit  : 

—  Puis,  dans  quelque  temps,  une  jeune  et  belle  princesse  peut  mourir.  Il 
en  meurt  tant  de  ces  jeunes  filles  !  Deuil  général,  oraison  funèbre  par  un  ar- 
chevêque. Et,  pour  moi,  un  héritage  énorme  que  j'aurais,  palsambleu  1  bien 
gagné  ! 

Deux  heures  de  relevée  sonnèrent  à  l'horloge  de  Saint-Magloire,  C'était 
le  moment  fixé  pour  l'ouverture  du  tribunal  de  famille. 


VIII.  —  La  veuve  de  Nevers 


Certes  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  noble  hôtel  de  Lorraine  fût  prédestiné 
à  devenir  un  tripot  d'agioteurs;  cependant  il  faut  bien  avouer  qu'il  était 
admirablement  situé  et  disposé  pour  cela.  Les  trois  faces  du  jardin,  longeant 
les  rues  Quincampoix,  Saint-Denis  et  Aubry-le-Boucher,  fournissaient  trois 
entrées  précieuses.  La  première  surtout  valait  en  or  le  pesant  des  pierres  de 
taille  de  son  portail  tout  neuf.  Ce  champ  de  foire  n'était-il  pas  bien  plus 
commode  que  la  rue  Quincampoix  elle-même,  toujours  boueuse  et  bordée 
d'affreux  bouges  où  l'on  assassinait  volontiers  les  traitants?  Les  jardins  de 
Gonzague  étaient  évidemment  destinés  à  détrôner  la  rue  Quincampoix. 
Tout  le  monde  prédisait  cela,  et,  par  hasard,  tout  le  monde  avait  raison. 

On  avait  parlé  du  défunt  bossu,  Esope  I^r,  pendant  vingt-quatre  heures. 
Un  ancien  soldat  aux  gardes,  nommé  Gruel  et  surnommé  la  Baleine,  avait 
essayé  de  prendre  sa  place;  mais  la  Baleine  avait  six  pieds  et  demi  :  c'était 
gênant.  La  Baleine  avait  beau  se  baisser,  son  dos  était  toujours  trop  haut 
pour  faire  un  pupitre  commode.  Seulement,  la  Baleine  avait  annoncé  fran- 
chement qu'elle  dévorerait  tout  Jonas  qui  lui  ferait  concurrence.  Cette  me- 
nace arrêtait  les  bossus  de  la  capitale.  La  Baleine  était  de  taille  et  de  vi- 
gueur à  les  avaler  tous  les  uns  après  les  autres.  Ce  n'était  pas  un  garçon  mé- 
chant, mais  il  buvait  six  ou  huit  pots  de  vin  par  jour,  et  le  vin  était  cher  en 
cette  année  1717  :  la  Baleine  avait  besoin  de  gagner  sa  vie. 

Quand  notre  bossu  adjudicataire  de  la  niche  de  Médor  vint  prendre  pos- 
session de  son  domaine,  on  rit  beaucoup  dans  le  jardin  de  Nevers.  Toute  la 
rue  Quincampoix  vint  le  voir.  On  le  baptisa  du  premier  coup  Esope  II,  et 
son  dos,  à  gibbosilé  parfaitement  confortable,  eut  un  succès  fou.  Mais  la 
Baleine  gronda;  Médor  aussi. 

La  Baleine  vit  tout  de  suite  dans  Esope  II  un  rival  vainqueur.  Comme 
Médor  n'était  pas  moins  maltraité  que  lui,  ces  deux  grandes  rancunes  s'uni- 
rent entre  elles.  La  Baline  devint  le  protecteur  de  Médor,  dont  les  longues 
dents  se  montraient  du  haut  en  bas  chaque  fois  qu'il  voyait  le  nouveau 
possesseur  de  sa  niche.  Tout  ceci  était  gros  d'événements  tragiques.  On  ne 


LE   BOSSU   OU    LE    PETIT   PABISIEN  103 

douta  pas  un  seul  instant  que  le  bossu  ne  fut  destiné  à  devenir  la  pâture 
de  la  Baleine.  En  conséquence,  poui'  se  conformer  aux  iraditions  bibliques, 
on  lui  donna  le  second  sobriquet  de  Jonas.  Bien  des  gens  droits  sur  leur  échine 
n'ont  pas  une  si  longue  étiquette.  Il  n'y  avait  pourtant  rien  de  trop  : 
Esope  II,  dit  Jonas,  exprimait  d'une  façon  élégante  et  précise  l'idée  d'un 
bossu  digéré  par  une  baleine.  C'était  toute  une  oraison  funèbre  faite  à  l'a- 
vance. 

Esope  II  ne  semblait  point  s'inquiéter  beaucoup  du  sort  affreux  qui  l'at- 
tendait. II  avait  pris  possession  de  sa  niche,  et  l'avait  meublée  fort  propre- 
ment d'un  petit  banc  et  d'un  coffre.  A  tout  prendre,  Diogène  dans  son  ton- 
neau, qui  était  une  amphore,  n'était  pas  encore  si  bien  logé.  Et  Diogène 
avait  cinq  pieds  six  pouces,  au  dire  de  tous  les  historiens. 

Esope  II  ceignit  ses  reins  d'une  corde  à  laquelle  pendait  un  bon  sac  de 
grasse  toile.  Il  acheta  une  planche,  une  écritoire  et  des  plumes.  Son  fonds 
était  monté.  Quand  il  voyait  un  marché  près  de  se  conclure,  il  s'approchait 
discrètement,  tout  à  fait  comme  Esope  I^f,  son  regrettable  prédécesseur; 
il  mouillait  d'encre  sa  plume  et  attendait.  Le  marché  conclut,  il  présentait 
la  planche  sur  sa  bosse;  on  mettait  les  titres  sur  la  planche,  et  on  signait 
au.ssi  commodément  que  dans  l'échoppe  d'un  écrivain  public.  Ceci  fait, 
Esope  II  reprenait  son  écritoire  d'une  main,  sa  planche  de  l'autre;  la  plan- 
che servait  de  sébile,  et  recevait  l'offrande,  qui  finalement  s'en  allait  dans 
le  sac  de  grosse  toile. 

Il  n'y  avait  point  de  tarif.  Esope  II,  à  l'exemple  de  .son  modèle,  recevait 
tout,  excepté  la  monnaie  de  cuivre.  Mais  connaissait-on  le  cuivre,  rue  de 
Quincampoix?  Le  cuivre,  en  ce  temps  bienheureux,  ne  servait  plus  qu'à 
faire  du  vcrt-de-gris  pour  empoi.sonner  les  oncles  riches. 

Esope  II  était  là  depuis  dix  heures  du  matin.  Vers  une  heure  après  midi, 
il  appela  un  des  nombreux  marchands  de  viande  froide  qui  allaient  et  ve- 
naient dans  cette  foire  au  papier;  il  acheta  un  bon  pain  à  la  croûte  dorée, 
une  poularde  qui  faisait  plaisir  à  voir,  et  une  bouteille  de  chamberlin.  Que 
voulez-vous!  il  voyait  que  le  métier  marchait. 

Son  devancier  n'aurait  pas  fait  cela. 

Esope  II  s'assit  .sur  son  petit  banc,  étala  ses  vivres  .sur  son  coffre,  et  dîna 
magistralement  à  la  face  des  spéculateurs  qui  attendaient  son  bon  plaisir. 
Les  pupitres  vivants  ont  ce  désavantage,  c'est  qu'ils  dînent.  ]\Iais  voyez 
l'engouement  !  on  fit  queue  à  la  porte  de  la  niche,  et  personne  ne  s'avisa 
d'emprunter  le  grand  dos  de  la  Baleine.  Le  géant,  obligé  de  boire  à  crédit, 
buvait  double;  il  poussait  des  rugissements.  Médor,  son  affîdé,  grinçait  des 
dents  avec  rage. 

—  Holàl  Jonas,  criait-on  de  foutes  parts,  as-lu  bientôt  fini  de  dîner? 
Jonas  était  bon  prince  :  il  renvoyait  les  pratiques  à  la  Baleine;  mais  on 

voulait  Jonas.  C'était  plaisir  de  signer  sur  sa  bosse.  Et  puis,  Jonas  n'avait 
pas  la  langue  dans  sa  poche.  Ces  bossus,  vous  savez,  ont  tant  d'esprit  !  On 
citait  déjà  ses  bons  mots.  Aus.si  la  Baleine  le  guettait. 

Quand  Jonas  cul  fini  de  dîner,  il  cria  do  sa  petite  voix  aigrelette  : 

—  Soldat,  mon  ami,  veux-tu  de  mon  poulet? 

La  Baleine  avait  faim;  mais  la  jalousie  le  tenait. 

—  Petit  maraud  I  .s'écria-l-il,  tandis  que  Médor  poussait  dos  hurlements, 
mo  prends-tu  pn\ir  un  mangiur  de  restes? 


104  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Alors  envoie  Ion  chien,  soldat,  repartit  paisiblement  Jonas,  et  ne  me 
dis  pas  d'injures. 

—  Ah  !  tu  veux  mon  chien  !  rugit  la  Baleine;  tu  vas  l'avoir,  tu  vas  l'avoir  ! 
Il  siffla  et  dit  : 

—  Pille  Médor  1  Pille  ! 

Il  y  avait  déjà  cinq  ou  six  jours  que  la  Baleine  l'exerçait  dans  les  jardins. 
D'ailleurs,  il  est  de  ces  sympathies  qui  naissent  à  première  vue  :  Médor  et 
la  Baleine  s'entendaient.  Médor  poussa  un  hurlement  rauque  et  s'élança. 

—  Gare-toi,  bossu,  crièrent  les  agioteurs. 

Jonas  attendit  le  chien  de  pied  ferme.  Au  moment  où  Médor  allait  ren- 
trer dans  son  ancienne  niche  comme  en  pays  conquis,  Jonas,  saisissant  son 
poulet  par  les  deux  pattes,  lui  en  appliqua  un  maître  coup  sur  le  museau. 
O  prodige  !  Médor,  au  lieu  de  se  fâcher,  se  mit  à  se  lécher  les  babines.  Sa  lan- 
gue allait  de  ci,  de  là,  cherchant  les  bribes  de  volaille  qui  restaient  attachées 
à  son  poil. 

Un  large  éclat  de  rire  accueillit  ce  beau  stratagème  de  guerre.  Cent  voix 
crièrent  à  la  fois  : 

—  Bravo,  bossu  1  bravo  I 

—  Médor,  gredin,  pille  !  pille  !  faisait  de  son  côté  le  géant. 

Mais  le  lâche  Médor  trahissait  définitivement.  Esope  II  venait  de  l'ache- 
ter au  prix  d'une  cuisse  de  poulet  offerte  à  la  volée.  Ce  que  voyant,  le  géant 
ne  mit  plus  de  bornes  à  sa  fureur.  Il  se  rua  à  son  tour  vers  la  niche. 

—  Ah  !  Jonas,  pauvre  Jonas  !  cria  le  chœur  des  marchands. 

Jonas  sortit  de  sa  niche,  et  se  mit  en  face  de  la  Baleine,  qu'il  regarda  en 
riant.  La  Baleine  le  prit  par  la  nuque  et  l'enleva  de  terre.  Jonas  riait  tou- 
jours. Au  moment  où  la  Baleine  allait  le  rejeter  à  terre,  on  vit  Jonas  se 
roidir,  poser  la  pointe  de  son  pied  sur  le  genou  du  colosse,  et  rebondir  comme 
un  chat.  Personne  n'aurait  trop  su  dire  comment  cela  se  fit,  tant  le  mouve- 
vement  fut  rapide.  La  chose  certaine,  c'est  que  Jonas  était  à  califourchon 
sur  le  gros  cou  de  la  Baleine,  et  qu'il  riait  encore.  Il  y  eut  dans  la  foule  un 
long  murmure  de  satisfaction.  Esope  II  dit  tranquillement  : 

—  Soldat,  demande  grâce,  ou  je  vais  t'étrangler. 

Le  géant,  rougissant,  écumant,  suant,  faisait  des  efforts  insensés  pour 
dégager  son  cou.  Esope  II,  voyant  qu'on  ne  lui  demandait  point  grâce, 
serra  les  genoux.  Le  géant  tira  la  langue.  On  le  vit  devenir  écarlate,  puis 
bleuir;  il  paraît  que  ce  bossu  avait  de  vigoureux  muscles.  Au  bout  de  quel- 
ques secondes,  la  Baleine  vomit  un  dernier  blasphème,  et  cria  grâce  d'une 
voix  strangulée.  La  foule  trépigna.  Jonas  lâcha  prise  aussitôt,  sauta  à  terre 
lestement,  jeta  une  pièce  d'or  sur  les  genoux  du  vaincu,  et  courut  chercher 
sa  planche,  ses  plumes,  son  écritoire,  en  disant  gaiement  : 

—  Allons,  pratiques,  à  la  besogne  ! 

Aurore  de  Caylus,  veuve  du  duc  de  Nevcrs,  femme  du  prince  de  Gon- 
zague,  était  assise  sur  un  beau  fauteuil  à  dossier  droit,  en  bois  d'ébène  comme 
l'ameublement  entier  de  son  oratoire.  EUo  portait  le  deuil  sur  elle  et  autour 
d'elle.  Son  costume,  simple  jusqu'à  l'austérité,  allait  bien  à  l'austère  sim- 
plicité de  sa  retraite. 

C'était  une  chambre  à  voûte  carrée,  dont  les  quatre  pans  encadraient  un 
médaillon  central  peint  par  Eustache  Lesueur,  dans  cette  manière  ascé- 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  105 

tique  qui  marqua  la  deuxième  époque  de  sa  vie.  Les  boiseries  en  chêne  noir, 
sans  dorures,  avaient  au  centre  de  leurs  panneaux  de  belles  tapisseries  re- 
présentant des  sujets  de  piété.  Entre  les  deux  croisées,  un  autel  était  dressé. 
L'autel  était  en  deuil,  comme  si  le  dernier  office  qu'on  y  avait  célébré  eut 
été  la  messe  des  morts.  Vis-à-vis  de  l'autel,  était  un  portrait  en  pied  du  duc 
Philippe  de  Nevers  à  l'âge  de  vingt  ans. -Le  portrait  était  signé  5lignard.  Le 
duc  y  avait  son  costume  de  colonel-général  des  gardes  suisses.  Autour  du 
cadre  se  drapait  un  crêpe  noir.  C'était  un  peu  la  retraite  d'une  veuve  païenne 
malgré  les  pieux  emblèmes  qui  s'y  montraient  de  toutes  parts.  Artémise 
baptisée  eût  rendu  un  culte  moins  éclatant  au  souvenir  du  roi  Mausole.  Le 
christianisme  veut  dans  la  douleur  plus  de  résignation  et  moins  d'emphase. 
Mais  il  est  si  rare  qu'on  soit  obligé  d'adresser  pareil  reproche  aux  veuves  ! 
D'ailleurs,  il  ne  faut  point  perdre  de  vue  la  position  particulière  de  la  prin- 
cesse, qui  avait  cédé  à  la  force  en  épousant  M.  de  Gonzague.  Ce  deuil  était 
comme  un  drapeau  de  séparation  et  de  résistance. 

Il  y  avait  dix-huit  ans  qu'Aurore  de  Caylus  était  la  femme  de  Gonzague. 
On  peut  dire  qu'elle  ne  le  connaissait  pas  ;  elle  n'avait  jamais  voulu  ni  le  voir 
ni  l'entendre. 

Gonzague  avait  fait  tout  au  monde  pour  obtenir  un  entretien.  Il  est  cer- 
tain que  Gonzague  l'avait  aimée;  peut-être  l'aimai t-il  encore,  à  sa  manière. 
Il  avait  grande  opinion  de  lui-même,  et  avec  raison.  Il  pensait,  tant  il  était 
sûr  de  son  éloquence,  que  si  une  fois  la  princesse  consentait  à  l'écouter,  il 
sortirait  vainqueur  de  l'épreuve.  Mais  la  princesse,  inflexible  dans  son  déses- 
poir, ne  voulait  point  être  consolée.  Elle  était  seule  dans  la  vie.  Elle  se  com- 
plaisait dans  cet  abandon.  Elle  n'avait  ni  un  ami,  ni  une  confidente,  et  le 
directeur  de  sa  conscience  lui-même  n'avait  que  le  secret  de  ses  péchés. 
C'était  une  femme  fière  et  endurcie  à  souffrir.  Un  seul  sentiment  restait 
vivant  dans  ce  cœur  cuirassé  :  l'amour  maternel.  Elle  aimait  uniquement, 
passionnément,  le  souvenir  de  sa  fille.  La  mémoire  de  Nevers  était  pour  elle 
comme  une  religion.  La  pensée  do  sa  fille  la  ressuscitait  et  lui  rendait  de 
vagues  rêves  d'avenir.  Personne  n'ignore  l'influence  profonde  exercée  sur  notre 
être  par  les  objets  matériels.  La  princesse  de  Gonzague,  toujours  seule  avec 
ses  femmes  qui  avaient  défense  de  lui  parler,  toujours  entourée  de  tableaux 
muets  et  lugubres,  était  amoindrie  dans  son  intelligence  et  dans  sa  sensi- 
bilité. Elle  disait  parfois  au  prêtre  qui  la  confessait  : 

—  Je  suis  une  morte. 

C'était  vrai.  La  pauvre  femme  restait  dans  la  vie  comme  un  fantôme.  Son 
existence  ressemblait  à  un  douloureux  çommcil.  Le  matin,  q\iand  elle  se 
levait,  les  femmes  silencieuses  procédaient  à  sa  .sombre  toilette;  puis  sa 
lectrice  ouvrait  un  livre  de  piété.  A  neuf  heures,  le  chapelain  venait  dire  la 
messe  des  morts.  Tout  le  reste  de  la  journée  elle  était  a.ssise,  immobile,  froide, 
seule.  Elle  n'était  pas  sortie  de  l'hôtel  une  seule  fois  depuis  son  mariage.  Le 
monde  l'avait  crue  folle.  Peu  c'en  était  fallu  que  la  cour  ne  dressât  un  autre 
autel  à  Gonzague  pour  son  dévouement  conjugal.  Jamais,  en  effet,  uno 
plainte  n'était  tombée  de  la  bouche  de  Gonzague. 

Une  fois  la  princesse  dit  à  son  confesseur,  qui  lui  voyait  les  yeux  rougis  par 
les  larmes  : 

—  J'ai  rêvé  que  je  revoyais  ma  lillo.  Elle  n'était  plus  digne  de  s'appeler 
Mlle  de  Nevers. 


106  LE   BOSSU   OtJ   LE   PETIT   PARISIEM 

—  Et  qu'avez-vous  fait  dans  votre  rêve?  demanda  le  prêtre. 
La  princesse,  plus  pâle  qu'une  morte,  et  oppressée,  répondit  : 

—  J'ai  fait,  dans  mon  rêve,  ce  que  je  ferais  en  réalité,  je  l'ai  chassée  ! 

Elle  fut  plus  triste  et  plus  morne  depuis  ce  moment.  Cette  idée  la  pour- 
suivit sans  relâche.  Elle  n'avait  jamais  cessé,  cependant,  de  faire  les  plus 
activeb  recherches  en  France  et  à  l'étranger.  Gonzague  avait  toujours 
caisse  ouverte  pour  les  désirs  de  sa  femme.  Seulement,  il  s'arrangeait  de 
manière  à  ce  que  tout  le  monde  fut  dans  le  secret  de  ses  générosités. 

Au  commencement  de  la  saison,  le  confesseur  de  la  princesse  avait  pour- 
tant placé  près  d'elle  une  femme  de  son  âge,  veuve  comme  elle,  qui  lui  ins- 
pirait de  l'intérêt.  Cette  femme  se  nommait  Madeleine  Giraud.  Elle  était 
douce  et  dévouée. 

La  princesse  avait  fait  choix  d'elle  pour  l'attacher  plus  parliculièrement 
à  sa  personne.  C'était  Madeleine  Giraud  qui  répondait  maintenant  à  M.  de 
Peyrolles  chargé  deux  fois  par  jour  de  venir  chercher  des  nouvelles  de  la 
princesse,  de  solliciter  pour  Gonzague  la  faveur  de  présenter  ses  hommages 
ges,  et  d'annoncer  que  le  couvert  de  madame  la  princesse  était  mis. 

Nous  connaissons  la  réponse  quotidienne  et  uniforme  de  Madeleine  : 
Madame  la  princesse  remerciait  M.  de  Gonzague;  elle  ne  recevait  pas;  elle 
était  trop  souffrante  pour  se  mettre  à  table. 

Ce  matin,  Madeleine  avait  eu  beaucoup  d'ouvrage.  Contre  à  l'ordinaire, 
de  nombreux  visiteurs  s'étaient  présentés,  demandant  à  être  introduits 
auprès  de  la  princesse.  C'étaient  tous  gens  graves  et  considérables  :  M.  de 
Lamoignon,  le  chancelier  d'Aguesseau,  le  cardinal  de  Bissy;  MM.  les  ducs  de 
Foix  et  de  Montmorency-Luxembourg,  ses  cousins;  le  prince  de  Monaco 
avec  M.  le  duc  de  Valentinois  son  fils,  et  bien  d'autres.  Ils  venaient  tous  la 
voir  à  l'occasion  de  ce  solennel  conseil  de  famille  qui  devait  avoir  lieu  au- 
jourd'hui même,  et  dont  ils  étaient  membres. 

Sans  s'être  donné  le  mot,  ils  désiraient  s'éclairer  sur  la  situation  présente 
de  madame  la  princesse,  et  savoir  si  elle  n'avait  point  quelque  grief  secret 
contre  le  prince  son  époux.  La  princesse  refusa  de  les  recevoir. 

Un  seul  fut  introduit,  ce  fut  le  vieux  cardinal  de  Bissy,  qui  venait  de  la 
part  du  régent.  Philippe  d'Orléans  faisait  dire  à  sa  noble  cousine  que  le  sou- 
venir de  Nevers  vivait  toujours  en  lui.  Tout  ce  qui  pourrait  être  fait  en  fa- 
veur de  la  veuve  de  Nevers  serait  fait. 

—  Parlez,  madame,  acheva  le  cardinal..  Monsieur  le  régent  vous  appar- 
tient. Que  voulez-vous? 

—  Je  ne  veux  rien,  répondit  Aurore  de  Caylus. 

Le  cardinal  essaya  de  la  sonder.  Il  provoqua  ses  confidences  ou  même  ses 
plaintes.  Elle  garda  le  silence  obstinément.  Le  cardinal  sortit  avec  cette 
impression  qu'il  venait  de  voir  une  femme  à  demi  folle.  Certes,  ce  Gonzague 
avait  bien  du  mérite  ! 

Le  cardinal  venait  de  prendre  congé  au  moment  où  nous  entrons  dans 
l'oratoire  de  la  princesse.  Elle  était  immobile  et  morue,  suivant  son  habitude. 
Ses  yeux  fixes  n'avaient  point  de  pensée.  Vous  eussiez  dit  une  image  de 
marbre.  Madeleine  Giraud  traversa  la  chambre  sans  qu'elle  y  prît  garde. 
Madeleine  s'approcha  du  prie-Dieu  qui  était  auprès  de  la  princesse,  et  y  dé- 
posa un  livre  d'heures  qu'elle  tenait  caché  sous  sa  mante.  Puis  elle  vint  se 


i 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  107 

metîre  devant  sa  maîtresse,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  attendant  une 
parole  ou  un  ordre.  La  princesse  leva  sur  elle  son  regard  et  dit  : 

—  D'où  venez-vous,  Madeleine? 

—  De  ma  chambre,  répondit  celle-ci. 

Les  yeux  de  la  princesse  se  baissèrent.  Elle  s'était  levée  tout  à  l'heure  pour 
saluer  le  cardinal.  Par  la  fenêtre,  elle  avait  vu  Madeleine  dans  le  jardin  de 
l'hôtel,  au  milieu  de  la  foule  des  agioteurs.  C'était  assez  pour  réveiller  toutes 
les  défiances  de  la  veuve  de  Nevers.  Madeleine,  cependant,  avait  quelque 
chose  à  dire  et  n'osait  point.  C'était  une  bonne  âme,  qui  s'était  prise  d'une 
sincère  et  respectueuse  pitié  pour  cette  grande  douleur. 

— j\Iadamelaprincesse,murmura-t-elle,  veut-elle  me  permettre  de  lui  parler? 

Aurore  de  Caylus  eut  un  sourire  et  pensa  : 

• —  Encore  une  qu'on  a  payée  pour  mentir  ! 

Elle  avait  été  trompée  si  souvent  ! 

—  Parlez,  ajouta-l-elle  tout  haut. 

— •  Madame  la  princesse,  reprit  Madeleine,  j'ai  un  enfant,  c'est  ma  vie; 
je  donnerais  tout  ce  que  je  possède  au  monde,  excepté  mon  enfant,  pour  que 
vous  soyez  une  heureuse  mère  comme  moi. 

—  La  veuve  de  Nevers  ne  répondit  rien. 

—  Je  suis  pauvre,  poursuivit  Madeleine,  et,  avant  les  bontés  de  madame 
la  princesse,  mon  petit  Chariot  manquait  souvent  du  nécessaire.  Ah  1  si  je 
pouvais  payer  madame  la  princesse  de  tout  ce  qu'elle  a  fait  pour  moi  ! 

—  Avez-vous  besoin  de  quelque  chose,  Madeleine? 

—  Non  !  oh  I  non,  s'écria  celle-ci;  il  s'agit  de  vous,  madame,  rien  que  do 
vous.  Ce  tribunal  de  famille... 

—  Je  vous  défends  de  me  parler  de  cela,  Madeleine. 

—  Madame  s'écria  celle-ci,  ma  chère  maîtresse  quand  vous  devriez  me 
chasser... 

—  Je  vous  chasserai,  Madeleine. 

—  J'aurai  fait  mon  devoir,  madame,  je  vous  aurai  dit  :  «  Ne  voulez-vous 
point  retrouver  votre  enfant?  » 

La  princesse,  tremblante  et  plus  pâle,  mit  ses  deux  mains  sur  les  bras  de 
son  fauteuil.  Elle  se  leva  à  demi.  Dans  ce  mouvement,  son  mouchoir  tomba. 
Madeleine  se  baissa  rapidement  pour  le  lui  rendre.  La  poche  de  son  tablier 
rendit  un  son  argentin.  La  princesse  fixa  sur  elle  son  regard  froid  et  pur. 

—  Vous  avez  de  l'or,  murmura-t-ello. 

Puis,  d'un  geste  qui  n'appartenait  ni  à  sa  haute  naissance  ni  h  la  fierté 
réelle  de  son  caractère,  d'un  geste  de  femme  soupçonneuse  qui  veut  savoir 
à  tout  prix,  elle  plongea  sa  main  vivement  dans  la  poche  de  Madeleine. 
Celle-ci  joignit  les  mains  en  pleurant.  La  princesse  relira  une  poignée  d'or  : 
dix  ou  douze  quadruples  d'Espagne. 

—  Monsieur   de   Gonzague   arrive   d'Espagne  I    nmrmura-t-oile    encore. 
Madeleine  se  jeta  h  genoux. 

—  Madame,  niadan\e;  s'é(  ria-t-clle  en  pleurant;  mon  petit  Chariot  élti- 
dicra,  grâce  à  cet  or.  Celui  c[ui  me  l'a  donné  vient  aussi  d'Espagne.  Au  n'>ni  do 
Dieu,  madame,  ne  me  renvoyez  qu'après  m'avoir  écoutée. 

—  Sortez  !  ordonna  la  princesse. 

Madeleine  voulut  supplier  encore,  La  princesse  lin  ninnlra  la  porlo  d'un 
gosie  impérieux,  et  répéta  : 


108  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Sortez  ! 

Quand  elle  eut  obéi,  la  princesse  se  laissa  retomber  sur  son  fauteuil. 
Ses  deux  mains  blanches  et  maigres  couvrirent  son  visage. 

—  J'allais  aimer  cette  femme  !  murmura-t-elle  avec  un  frémissement  d'effroi. 

—  Oh  1  se  reprit-elle,  tandis  que  son  visage  exprimait  l'angoisse  profonde 
de  l'isolement:  personne,  personne!  faites,  mon  Dieu!  que  je  ne  me  fie  à 
personne  ! 

Elle  resta  un  instant  ainsi,  la  figure  couverte  de  ses  deux  mains;  puis 
un  sanglot  souleva  sa  poitrine. 

—  Ma  fille  !  ma  fille  !  dit-elle  d'un  accent  déchirant  :  Sainte  Vierge,  je 
souhaite  qu'elle  soit  morte  !  Au  moins  près  de  vous  je  la  retrouverai. 

Les  accès  violents  étaient  rares  chez  cette  nature  éteinte.  Quand  ils  ve- 
naient, la  pauvre  femme  restait  longtemps  brisée.  Elle  fut  quelques  minutes 
avant  de  pouvoir  modérer  ses  sanglots.  Quand  elle  recouvra  la  voix,  ce  fut 
pour  dire  : 

—  La  mort  !  mon  Sauveur,  donnez-moi  la  mort  ! 
Puis,  regardant  le  crucifix  sur  son  autel  : 

—  Seigneur  Dieu!  n'ai-je  pas  assez  souffert?  Combien  de  temps  durera 
encore  ce  martyre? 

Elle  étendit  les  bras,  et  de  toute  l'expression  de  son  àme  torturée  : 

—  La  mort!  Seigneur  Jésus!  répéta-t-elle;  Christ  saint,  par  vos  plaies 
et  par  votre  passion  sur  la  croix.  Vierge  mère,  par  vos  larmes,  la  mort,  la  mort  ! 

Les  bras  lui  tombèrent,  ses  paupières  se  fermèrent,  et  elle  s'affaissa  ren- 
versée sur  le  dossier  de  son  fauteuil.  Un  instant,  on  eût  pu  croire  que  le  ciel 
clément  l'avait  exaucée;  mais  bientôt  des  tressaillements  faibles  agitèrent 
tout  son'corps  :  ses  mains  crispées  remuèrent.  Elle  rouvrit  les  yeux  et  regarda 
le  portrait  de  Nevers.  Ses  yeux  restèrent  secs,  et  reprirent  cette  immobile 
fixité  qui  avait  quelque  chose  d'effrayant. 

Il  y  avait,  dans  ce  livre  d'heures  que  Madeleine  Giraud  venait  de  poser  sur 
le  coin  du  prie-Dieu,  une  page  où  le  volume  s'ouvrait  tout  seul,  tant  l'ha- 
bitude avait  fatigué  la  rehure.  Cette  page  contenait  le  traduction  française 
du  psaume  Miserere  mei,  Domine.  La  princesse  de  Gonzague  le  récitait  plu- 
sieurs fois  chaque  jour.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  elle  étendit  la  main  pour 
prendre  le  livre  d'heures.  Le  livre  s'ouvrit  à  la  page  qui  contenait  le  psaume. 
Durant  un  instant,  les  yeux  fatigués  de  la  princesse  regardèrent  sans  voir. 
Mais  tout  à  coup  elle  tressaillit,  et  poussa  un  cri. 

Elle  se  frotta  les  yeux,  elle  promena  son  regard  tout  autour  d'elle  pour  se 
bien  convaincre  qu'elle  ne  rêvait  point. 

—  Le  livre  n'a  pas  bougé  de  là,  murmura-t-elle. 

Si  elle  l'avait  vu  entre  les  mains  de  Madeleine,  elle  aurait  cessé  de  croire 
au  miracle.  Car  elle  crut  à  un  miracle.  Sa  riche  taille  se  redressa  de  toute  sa 
hauteur,  l'éclair  de  ses  yeux  se  ralluma;  elle  fut  belle  comme  aux  jours  de  sa 
jeunesse.  Belle  et  fièro,  et  forte.  Elle  se  mit  à  genoux  devant  le  prie-Dieu.  Le 
livre  ouvert  était  sous  ses  yeux.  Elle  lut,  pour  la  dixième  fois,  en  marge  du 
psaume,  ces  lignes  tracées  par  une  main  inconnue,  et  faisant  une  réponse  au 
premier  verset  qui  dit  :  Ayez  pitié  de  moi.  Seigneur.  L'écriture  inconnue 
répondait  :  «  Dieu  aura  pitié,  si  vous  avez  foi.  Ayez  du  courage  pour  défendre 
votre  fille;  rendez- vous  au  tribunal  de  famille,  fussiez- vous  malade  ou  mou- 
rante... et  souvenez- vous  du  signal  convenu  autrefois  entre  vous  et  Nevers,  i 


I 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  109 

—  Sa  devise  !  balbutia  Aurore  de  Caylus  :  Ty  suis  !  Mon  enfant  1  reprit-elle 
les  larmes  aux  yeux  :  ma  fille  ! 

Puis  avec  éclat  : 

—  Du  courage,  pour  la  défendre  !  J'ai  du  courage  et  je  la  défendrai  1 


IX,  —  Le  plaidoyer 


Cette  grande  salle  de  l'hôtel  de  Lorraine,  qui  avait  été  déshonorée  ce 
matin  par  l'ignoble  enchère,  qui  demain  devait  être  polluée  par  le  troupeau 
des  brocanteurs  adjudicataires,  semblait  jeter  à  cette  heure  son  dernier  et 
l)rillant  éclat.  Jamais,  assurément,  fût-ce  au  temps  des  grands  ducs  de 
Guise,  assemblée  plus  illustre  n'avait  siégé  sous  sa  voûte. 

Gonzague  avait  eu  ses  raisons  pour  vouloir  que  rien  ne  manquât  à  l'im- 
posante solennité  de  cette  cérémonie.  Les  lettres  de  convocation,  lahcées  au 
nom  du  roi,  dataient  de  la  veille  au  soir.  On  eût  dit,  en  vérité,  une  affaire 
d'État,  un  de  ces  fameux  lits  de  justice  où  s'agitaient  en  famille  les  destins 
d'une  grande  nation.  Outre  le  président  de  Lamoignon,  le  maréchal  de  Ville- 
roy,  et  le  vice-chancelier  d'Argenson,  qui  étaient  là  pour  le  régent,  on  voyait 
au  gradin  d'honneur,  le  cardinal  de  Bissy  entre  le  prince  de  Conti  et  l'ambas- 
sadeur d'Espagne,  le  vieux  duc  de  Beaumont-Montmorency  auprès  de  son 
cousin  Montmorency-Luxembourg;  Grimaldi,  prince  de  Monaco;  les  deux  La 
Rochechouart,  dont  l'un  du;  de  Mortemart,  l'autre  prince  de  Tonnay-Cha- 
rente;  Cossé,  Brissac,  Grammont,  Harcourl,  Croy,  Clermont-Tonnerre. 

Nous  ne  citons  ici  que  les  princes  et  les  ducs.  Quant  aux  marquis  et  aux 
comtes,  ils  étaient  par  douzaines. 

Les  simples  gentilhommes  et  les  fondés  de  pouvoir  avaient  leurs  sièges  au 
bas  de  l'estrade.  Il  y  en  avait  beaucoup. 

Cette  vénérable  assemblée  se  divisait  tout  naturellement  en  deux  parts  : 
ceux  que  Gonzagui  avait  gagnés  et  ceux  qui  étaient  indépendants. 

Parmi  les  premiers,  on  comptait  un  duc  et  un  prince,  plusieurs  marquis, 
bon  nombre  de  comtes,  et  presque  tout  le  menu  fretin  titré.  Gonzague  espé- 
rait en  sa  parole  et  en  son  bon  droit  pour  conquérir  les  autres. 

Avant  l'ouverture  de  la  séance,  on  causa  familièrement.  Personne  ne  savait 
bien  au  juste  pourquoi  la  convocation  avait  lieu.  Beaucoup  pensaient  que 
c'était  un  arbitrage  entre  le  prince  et  la  princesse,  au  sujet  des  biens  de 
Nevcrs. 

Gonzague  avait  ses  chauds  partisans;  Mme  de  Gonzague  était  défendue 
par  quelques  vieux  honnêtes  seigneurs  et  par  (luchpios  jeunes  chevalière 
errants. 

Une  autre  opinion  se  fil.  jour  après  l'arrivée  du  cardinal.  Le  rapport  que 
fit  ce  prélat,  touchant  la  situation  d'esprit  actuelle  de  madame  la  princesse, 
engendra  l'idée  qu'il  s'agis.sait  d'une  interdiction. 

Le  cardinal,  qui  ne  ménageait  point  ses  expressions,  avait  dit  : 

«  La  bonne  dame  est  au  trois  quarts  folle  1  » 


110  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

La  croyance  générale  était,  d'après  cela,  qu'elle  ne  se  présenterait  point 
devant  le_;tribunal.  On  l'attendit  pourtant  comme  cela  était  convenable. 
Gonzague  lui-même  exigea  ce  délai  avec  une  sorte  de  hauteur  dont  on  lui 
sut  très  bon  gré.  A  deux  heures  et  demie,  M.  le  président  de  Lamoignon  prit 
place  au  fauteuil;  ses  assesseurs  furent  le  cardinal,  le  vice-chancelier,  MM.de 
Villeroy  et  Clermont-Tonnerre.  Le  greffier  en  chef  du  parlement  de  Paris 
prit  la  plume  en  qualité  de  secrétaire;  quatre  notaires  royaux  l'a.çsistèrent 
comme  contrôleurs-greffiers.  Tous  les  cinq  prêtèrent  serment  en  cette 
qualité.  Jacques  Thallement,  le  greffier  en  chef,  fut  requis  de  donner  lecture 
de  l'acte  de  convocation. 

L'acte  portait  en  substance  que  Philippe  de  France,  duc  d'Orléans,  régent, 
avait  compté  présider  de  sa  personne  cette  assemblée  de  famille,  tant  pour 
l'amitié  qu'il  portait  à  M.  le  prince  de  Gonzague  que  pour  la  fraternelle 
affection  qui  l'avait  lié  jadis  à  feu  M.  le  duc  de  Nevers,  mais  que  les  soins 
de  l'administration,  dont  il  ne  pouvait  abandonner  les  rênes,  ne  fut-ce  que 
pendant  un  jour,  au  profit  d'un  intérêt  particulier,  l'avaient  retenu  au  Palais- 
Royal.  En  place  de  Son  Altesse  Royale  étaient  institués  commissaires  et  juges 
royaux  MM.  de  Lamoignon,  de  Villeroy  et  d'Argenson.  M.  le  cardinal  de- 
vant servir  de  curateur  royal  à  madame  la  princesse.  Le  conseil  était  cons- 
titué en  cour  souveraine,  pouvant  décider  arbitrairem-ent  en  dernier  ressort 
et  sans  appel  de  toutes  les  questions  relatives  à  la  succession  du  feu  duc  de 
Nevers,  pouvant  trancher  notamment  toutes  questions  d'État,  pouvant  mê- 
me au  besoin  ordonner  au  profit  de  qui  de  droit  l'envoi  en  possession  défini- 
tive des  biens  de  Nevers,  Gonzague  lui-même  eût  rédigé  de  sa  main  ce  pro- 
tocole que  la  lettre  n'en  eût  pu  lui  être  plus  complètement  favorable. 

On  écouta  la  lecture  dans  un  religieux  silence,  puis  M.  le  cardinal  au  pré- 
sident de  Lamoignon  : 

—  Mme  la  princesse  de  Gonzague  a-t-elle  un  procureur? 

Le  président  répéta  la  question  à  haute  voix.  Comme  Gonzague  allait  ré- 
pondre lui-même  pour  demander  qu'on  en  nommât  un  d'office  et  qu'il  fût 
passé  outre,  la  grande  porte  s'ouvrit  à  deux  battants,  et  les  huissiers  de  ser- 
vice entrèrent  sans  annoncer. 

Chacun  se  leva.  Il  n'y  avait  que  Gonzague  ou  sa  femme  qui  pût  faire  ainsi 
son  entrée.  Mme  la  princesse  de  Gonzague  se  montra  en  effet  sur  le  seuil,  habil- 
lée de  deuil  comme  à  l'ordinaire,  mais  si  fière  et  si  belle  qu'un  long  murmure 
d'admiration  courut  de  rang  en  rang  à  sa  vue.  Personne  ne  s'attendait  à  la 
voir;  personne  surtout  ne  s'attendait  à  la  voir  ainsi. 

—  Que  disiez-vous  donc,  mon  cousin?  dit  Mortemart  à  l'oreille  de  Bissy 

—  Sur  ma  foi  !  répondit  le  prélat,  que  je  sois  lapidé  !  j'ai  blasphémé.  Il 
y  a  là-dessous  du  miracle. 

Du  seuil,  la  princesse  dit  d'une  voix  calme  et  distincte  : 

—  Messieurs,  point  n'est  besoin  de  procureur.  Me  voici. 

Gonzague  quitta  précipitamment  son  siège,  et  s'élança  au-devant  de  sa 
femme.  Il  lui  offrit  la  main  avec  une  galanterie  pleine  de  respect.  Madame 
la  princesse  ne  refusa  point,  mais  on  la  vit  tressaillir  au  contact  de  la  main 
du  prince,  et  ses  joues  pâles  ciiangèrent  de  couleur. 

Au  bas  de  l'estrade  se  trouvait  «  la  maison  »,  Navailles,  Gironne,  Montau- 
bcrt,  Noce,  Oriol,  etc.  ;  ils  furent  les  premiers  à  se  ranger  pour  faire  un  large 
passage  aux  deux  époux. 


î 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  Hj 

—  Bon  petit  ménage!  dit  Noce  pendant  qu'ils  montaient  les  degrés  de 
l'estrade, 

—  Chut  !  fit  Oriol,  je  ne  sais  si  le  patron  est  content  ou  fâché  de  cette  appa- 
rition. 

Le  patron,  c'était  Gonzague.  Gonzague  ne  le  savait  lui-même  peut-être 
pas.  Il  y  avait  un  fauteuil  préparé  d'avance  pour  la  princesse.  Ce  siège  était 
ù  l'extrême  droite  de  l'estrade,  près  de  la  stalle  occupée  par  M.  le  cardinal. 
A  droite  de  la  princesse  se  trouvait  immédiatement  la  draperie  couvrant 
la  porte  particulière  de  l'hémicyde.  La  porte  était  fermée  et  la  draperie  tom- 
ijait.  L'agitation  produite  par  l'arrivée  de  Mme  de  Gonzague  fut  un  temps 
à  se  calmer.  Gonzague  avait  sans  doute  quehrue  changement  à  faire  dans 
.^on  plan  de  bataille,  car  il  semblait  plongé  dans  un  recueillement  profond. 
Le  président  fit  donner  une  seconde  fois  lecture  de  l'acte  de  convocation,  puis 
il  dit  : 

—  M.  le  prince  de  Gonzague  ayant  à  nous  exposer  ce  qu'il  veut  de  fait  et 
de  droit,  nous  attendons  son  bon  plaisir. 

Gonzague  se  leva  aussitôt.  Il  salua  profondément  sa  femme  d'abord,  puis 
les  juges  pour  le  roi,  puis  le  reste  de  l'assistance.  La  princesse  avait  baissé 
les  yeux  après  un  rapide  regard  jeté  à  la  ronde.  Elle  reprenait  son  immobi- 
lité de  statue. 

C'était  un  bel  orateur  que  ce  Gonzague  :  tète  haut  portée,  traits  largement 
sculptés,  teint  brillant,  œil  de  feu.  Il  commença  d'une  voix  retenue  et  presque 
iiinide  : 

—  Personne  ici  ne  pense  que  j'aie  pu  réunir  une  pareille  assemblée  pour 
nue  communication  d'un  intérêt  ordinaire,  et  cependant,  avant  d'entamer, 
un  sujet  bien  grave,  je  sens  le  besoin  d'exprimer  une  crainte  qui  est  en  moi, 
une  crainte,  presque  puérile.  Quand  je  pense  que  je  suis  obligé  de  prendre  la 
parole  devant  tant  de  beaux  et  illustres  esprits,  ma  faiblesse  s'efiraye,  cl  il 
n'y  a  pas  jusqu'à  cette  habitude  de  langage,  cette  façon  de  prononcer  les 
nintsdontjam  fils  de  l'Italie  ne  peut  jamais  se  défaire;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  mou 
.11  cent  qui  ne  me  soit  obstacle.  Je  reculerais,  en  vérité,  devant  ma  tâche,  si 
j  ■  ne  réfléchissais  que  la  force  est  indulgente,  et  que  votre  supériorité  même 
UK!  sera  une  assurée  sauvegarde. 

A  ce  début  hyperacadémiqiie,  il  y  eut  des  sourires  sur  les  gredins  d'élite. 
Gonzague  ne  faisait  rien  à  l'étourdie. 

—  Qu'(m  me  permette  d'abord,  reprit-il,  de  remercier  tous  ceux  qui,  en 
cette  occasion,  ont  honoré  notre  famille  de  leur  bienveillante  sollicitude. 
Monsieur  le  régent  le  premier,  monsieur  le  régent,  dont  on  peut  parler  à 
cœur  ouvert,  puis(}u'il  n'est  pas  au  milieu  de  nous,  ce  noble,  cet  excellent 
prince,  toujours  en  tête  quand  il  s'agit  d'une  action  digne  et  bonne... 

Des  marques  d'approbation  non  équivoipie  se  firent  jour.  «  La  [maison  » 
applaudit  chaleureusement  du  bonnet. 

—  Quel  avocat  eût  fait  notre  cher  c(Uisiu  !  dit  Chaverny  à  Choisy  qui  était 
près  de  lui. 

—  En  second  lieu,  poursuivit  Gonzague,  madame  la  j)rincesse,  qui,  malgré 
sa  santé  languissante  et  son  amour  p(jur  la  retraite,  a  bien  voulu  se  faire 
violence  à  ello-uiême  et  redescendre  des  hauteurs  (}ù  elle  vil  jus(iu'au  niveau 
de  nus  |)auvres  iuti'>rèls  humains.  En  tmisième  lien,  ces  grands  dignitaires 
de  la  plus  belle  couronne  du  monde  :  les  deux  chefs  de  ce  Iribuiial  auguslo 


112  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN 

qui  rend  la  justice  et  règle  en  même  temps  les  destinées  de  l'État,  un  glorieux 
capitaine,  un  de  ces  soldats  géants  dont  les  victoires  serviront  de  thème  aux 
Plutarques  à  venir,  un  prince  de  l'Eglise,  et  tous  ces  pairs  du  royaume,  si 
bien  dignes  de  s'asseoir  sur  les  marches  du  trône.  Enfin,  vous  tous,  messieurs, 
quel  que  soit  le  rang  que  vous  occupez.  Je  suis  pénétré  de  reconnaissance,  et 
mes  actions  de  grâces,  mal  exprimées,  partent  au  moins  du  fond  du  cœur. 

Tout  cela  fut  prononcé  avec  une  mesure  parfaite,  de  cette  voix  nombreuse 
et  sonore  qui  est  le  privilège  des  Itahens  du  nord.  C'était  l'exode.  Gonzague 
sembla  se  recueillir.  Son  front  s'inclina  et  ses  yeux  s'abaissèrent. 

—  Philippe  de  Lorraine,  duc  de  Nevers,  continua-t-il  d'un  accent  plus 
sourd,  était  mon  cousin  par  le  sang,  mon  frère  par  le  cœur.  Nous  avions  mis 
en  commun  les  jours  de  notre  jeunesse.  Je  puis  dire  que  nos  deux  âmes,  n'en 
faisaient  qu'une,  tant  nous  partagions  étroitement  nos  peines  comme  nos 
joies.  C'était  un  généreux  prince,  et  Dieu  sait  quelle  gloire  était  réservée  à 
son  âge  mûr  !  Celui  qui  tient  dans  sa  main  puissante  la  destinée  des  grands 
de  la  terre  voulut  arrêter  le  jeune  aigle  à  l'heure  même  où  il  prenait  son 
vol.  Nevers  mourut  avant  que  son  cinquième  lustre  fut  achevé.  Dans  ma 
vie,  souvent  et  durement  éprouvée,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  reçu  un 
coup  plus  cruel.  Je  puis  parler  ici  pour  tout  le  monde.  Dix-huit  ans  écoulés 
depuis  la  nuit  fatale  n'ont  point  adouci  l'amertume  de  nos  regrets...  Sa  mé- 
moire est  là  !  interrompit-il  en  posant  la  main  sur  son  cœur  et  en  faisant 
trembler  sa  voix  ;  sa  mémoire  vivante,  éternelle,  comme  le  deuil  de  la  noble 
femme  qui  n'a  pas  dédaigné  de  porter  mon  nom  après  le  nom  de  Nevers  1 

Tous  les  yeux  se  dirigèrent  vers  la  princesse.  Celle-ci  avait  le  rouge  au  front. 
Une  émotion  terrible  décomposait  son  visage. 

—  Ne  parlez  pas  de  cela!  fit-elle  entre  ses  dents  serrées;  voilà  dix-huit 
ans  que  je  passe  dans  la  retraite  et  dans  les  larmes  ! 

Ceux  qui  étaient  là  pour  juger  sérieusement,  les  magistrats,  les  princes  et 
pairs  de  France,  tendirent  l'oreille  à  ce  mot.  Les  clients,  ceux  que  nous  avons 
vus  réunis  dans  l'appartement  de  Gonzague,  firent  entendre  un  long  mur- 
mure. Cette  chose  hideuse  qu'on  nomme  la  claque  dans  le  langage  usuel  n'a 
pas  été  inventée  par  les  théâtres.  Noce,  Gironne,  Montaubcrt,  Taranne,  etc., 
faisaient  leur  métier  en  conscience.  M.  le  cardinal  de  Bissy  se  leva. 

—  Je  requiers,  dit-il,  monsieur  le  président  de  réclamer  le  silence.  Les  dires 
de  madame  la  princesse  doivent  être  écoutés  ici  au  même  titre  que  ceux 
de  M.  de  Gonzague., 

Et,  en  se  rasseyant,  il  glissa  dans  l'oreille  de  son  voisin  IMortemart,  avec 
toute  la  joie  d'une  vieille  commère  qui  se  sent  sur  la  piste  d'un  monstrueux 
cancan  : 

—  Monsieur  le  duc,  j'ai  idée  que  nous  allons  en  apprendre  de  belles  I 

—  Silence!  ordonna  M.  de  Lamoignon,  dont  le  regard  sévère  fit  baisser 
les  yeux  à  tous  les  amis  imprudents  de  Gonzague. 

Celui-ci  reprit,  répondant  à  l'observation  du  cardinal  : 

—  Non  pas  au  même  titre.  Votre  Emincnce,  s'il  m'est  permis  de  vous  con- 
tredire, mais  à  titre  supérieur,  puisque  madame  la  princesse  est  femme  et 
veuve  de  Nevers.  Je  m'étonne  qu'il  se  soit  trouve  parmi  nous  quelqu'un 
pour  oublier,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  le  respect  profond  qui  est  dû  à  madame 
la  princesse  de  Gonzague. 

Chavcrny  se  mit  à  rire  dans  sa  barbe. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PAFxISIEN  ll3 

—  Si  le  diable  avait  des  saints,  pensa-t-il,  je  plaiderais  en  cours  de  Rome 
pour  que  mon  cousin  fût  canonisé  ! 

Le  silence  se  rétablit.  L'escarmouche  effrontée  que  Gonzague  venait 
de  tenter  sur  un  terrain  brûlant  avait  réussi.  Non  seulement  sa  femme  ne 
l'avait  point  accusé  d'une  manière  précise,  mais  il  avait  pu  se  parer  lui-même 
d'un  tremblant  de  générosité  chevaleresque.  C'était  un  point  marqué.  Il 
releva  la  tête  et  reprit  d'un  ton  affermi  : 

—  Philippe  de  Nevers  mourut  victime  d'une  vengeance  ou  d'une  trahi- 
son. Je  dois  glisser  très  légèrement  sur  les  mystères  de  celte  nuit  tragique. 
M.  de  Caylus,  père  de  madame  la  princesse,  est  mort  depuis  longtemps,  et  le 
respect  me  ferme  la  bouche. 

Comme  il  vit  que  madame  de  Gonzague  s'agitait  sur  son  siège,  prête  à  se 
trouver  mal,  il  devina  qu'un  nouveau  défi  resterait  sans  réponse.  Il  s'inter- 
rompit donc  pour  dire  avec  un  ton  d'exquise  et  bienveillante  courtoisie  : 

—  Si  madame  la  princesse  avait  ici  quelque  communication  à  nous  faire, 
je  m'empresserais  de  lui  céder  la  parole. 

Aurore  de  Caylus  fit  effort  pour  parler,  mais  sa  gorge,  convulsivement 
serrée,  ne  put  donner  passage  à  aucun  son.  Gonzague  attendit  quelques  se- 
condes, puis  il  poursuivit  : 

—  La  mort  de  M.  le  marquis  de  Caylus,  qui,  sans  nul  doute,  aurait  pu 
fournir  de  précieux  témoignages,  la  situation  éloignée  du  lieu  où  le  crime 
fut  commis,  la  fuite  des  assassins,  et  d'autres  raison  que  la  plupart  d'entre 
vous  connaissent,  ne  permirent  pas  à  l'instruction  criminelle  d'éclaircir 
complètement  cette  sanglante  affaire.  Il  y  eut  des  doutes;  un  soupçon  plana, 
enfin  justice  ne  put  être  faite.  Et  pourtant,  messieurs,  Philippe  de  Nevers 
avait  un  autre  ami  que  moi,  un  ami  plus  puissant.  Cet  ami,  ai-je  besoin  de 
le  nommer?  vous  le  connaissez  tous  :  il  a  nom  Philippe  d'Orléans,  il  est 
régent  de  France.  Qui  oserait  dire  que  Nevers  assassiné  a  manqué  de  ven- 
geurs? 

II  y  eut  un  silence.  Les  clients  du  dernier  banc  échangeaient  entre  eux  de 
vives  pantomines.  On  entendait  partout  ces  mots,  répétés  à  voix  basse  : 

—  C'est  plus  clair  que  le  jour  ! 

Aurore  de  Caylus  collait  son  mouchoir  sur  ses  lèvres  où  le  sang  venait, 
tant  l'indignation  lui  serrait  la  poitrine. 

—  Messieurs,  reprit  Gonzague,  j'arrive  aux  faits  qui  ont  motivé  votre 
convocation.  Ce  fut  en  m'épousant  que  madame  la  princesse  déclara  son 
mariage  secret,  mais  légitime,  avec  le  feu  duc  de  Nevors.  Ce  fut  en  m'épou- 
sant qu'elle  constata  légalement  l'existence  d'une  fille  issue  de  cette  union. 
Les  preuves  écrites  man([uaient;  le  registre  paroissial  lacéré  en  deux  en- 
droits, ne  portait  aucune  constatation,  et  je  suis  forcé  de  dire  encore  que 
M.  de  Caylus  seul  au  monde  aurait  pu  nous  donner  quelque^'  éclaircissements 
à  cet  égard.  Mais  M.  de  Caylus  vivant  garda  toujours  lu  silence.  A  Theuro 
qu'il  est,  nul  ne  peut  interroger  sa  tombe.  La  constatation  dut  se  faire  au 
moyen  du  témoignage  sacramentel  de  dom  Bernard,  chapelain  de  Caylus, 
lequel  inscrivit  mention  du  premier  mariage  et  de  la  naissance  de  Mlle  do 
Nevers  en  marge  de  l'acte  qui  donna  mon  nom  à  la  veuve  de  Novirs.  Je 
voudrais  que  madame  la  princes.se  voulût  bien  prêter  à  mes  paroles  l'auto- 
rité de  son  adhésion. 

Tout  ce  qu'il  venait  de  dire  était  d'une  exactitude  rigoureuse.  Aurore  do 

8 


114  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Caylus  resta  muette.  Mais  le  cardinal  de  Bissy,  s'étant  penché  vers  elle,  se 
releva  et  dit  : 

—  Madame  la  princesse  ne  conteste  point. 
Gonzague  s'inclina  el  poursuivit  : 

—  L'enfant  disparut  la  nuit  même  du  meurtre.  Vous  savez,  messieurs, 
quel  inépuisable  trésor  de  patience  et  de  tendresse  renferme  le  cœur  d'une 
mère.  Depuis  dix-huit  ans,  l'unique  soin  de  madame  la  princesse,  le  travail 
de  chacun  de  ses  jours,  de  chacune  de  ses  heures,  est  de  chercher  sa  fille.  Je 
dois  le  dire,  les  recherches  de  madame  la  princesse  ont  été  jusqu'à  présent 
complètement  inutiles.  Pas  une  trace,  pas  un  indice,  madame  la  princesse 
n'est  pas  plus  avancée  qu'au  premier  jour. 

Ici  Gonzague  jeta  encore  un  regard  vers  sa  femme. 

Aurore  de  Caylus  avait  les  yeux  au  ciel.  Dans  sa  prunelle  humide,  Gon- 
zague chercha  en  vain  ce  désespoir  que  devaient  provoquer  ses  dernières 
paroles.  Le  coup  n'avait  pas  porté.  Pourquoi?  Gonzague  eut  peur. 

—  Il  faut  maintenant,  reprit-il  en  faisant  appel  à  tout  son  sang-froid,  il 
faut,  messieurs,  malgré  ma  vive  répugnance,  que  je  vous  parle  de  moi.  Après 
mon  mariage,  sous  le  règne  du  feu  roi,  le  parlement  de  Paris,  à  l'instigation  de 
feu  M.  le  duc  d'Elbœuf,  oncle  paternel  de  notre  malheureux  parent  et  ami, 
rendit,  toutes  chambres  assemblées,  un  arrêt  qui  suspendait  indéfiniment 
(sauf  les  limites  posées  par  la  loi)  mes  droits  à  l'héritage  de  Nevers.  C'était 
sauvegarder  les  intérêts  de  la  jeune  Aurore  de  Nevers,  si  elle  fût  encore  de 
ce  monde;  je  fus  bien  loin  de  m'en  plaindre.  Mais  cet  arrêt,  messieurs,  n'en  a 
pas  moins  été  la  cause  de  mon  profond  et  incurable  malheur. 

Tout  le  monde  redoubla  d'attention. 

—  Écoutez  !  écoutez  !  fit-on  sur  les  petits  bancs. 

Un  coup  d'œil  de  Gonzague  venait  d'apprendre  à  Montaubert,  Gironne  et 
compagnie,  que  c'était  là  l'instant  critique. 

—  J'étais  jeune  encore,  continua  Gonzague,  assez  bien  en  cour,  riche, 
très  riche  déjà.  Ma  noblesse  était  de  celles  qu'on  ne  conteste  point.  J'avais 
pour  femme  un  trésor  de  beauté,  d'esprit  et  de  vertu.  Comment  échapper,  je 
vous  demande,  aux  sourdes  et  lâches  attaques  de  l'envie?  Sur  un  point  j'étais 
vulnérable  :  le  talon  d'Achille  !  L'arrêt  du  parlement  avait  fait  ma  position 
fausse,  en  ce  sens  que,  pour  certaines  âmes  basses,  pour  ces  coeurs  vils  dont 
l'intérêt  est  le  seul  maître,  il  semblait  que  je  devais  désirer  la  mort  de  la 
jeune  fille  de  Nevers. 

On  se  récria  dans  la  juste  mesure. 

—  Eh  !  messieurs,  dit  Gonzague  avant  que  M.  de  Lamoignon  eût  imposé 
silence  aux  interrupteurs,  le  monde  est  ainsi  fait  !  Nous  ne  changerons  pas  le 
monde.  J'avais  intérêt,  intérêt  matériel,  donc  je  devais  avoir  une  arrière- 
pensée.  La  calomnie  avait  beau  jeu  contre  moi,  la  calomnie  ne  se  fit  pas  faute 
d'exploiter  ce  filon.  Un  seul  obstacle  me  séparait  d'un  immense  héritage. 
Périsse  robiacle  !  Qu'importe  le  long  témoignage  de  toute  ma  vie  pure?  On 
me  soupçonna  des  intentions  les  plus  perverses,  les  plus  infâmes!  On  mit 
(je  dois  tout  dire  au  conseil),  on  mit  la  froideur,  la  défiance,  presque  la  haine 
entre  madame  la  princesse  et  moi.  On  prit  à  témoin  cette  image  en  deuil 
qui  orne  la  retraite  d'une  sainte  femme;  on  opposa  au  mari  vivant  l'époux 
mort;  et,  pour  employer  un  mot  trivial,  messieurs,  un  pauvre  mot  qui  est 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PAniSIEN  115 

l'expression  du  bonheur  des  humbles,  hélas  !  et  qui  ne  semble  pas  fait  pour 
nous  autres  qu'on  appelle  grands,  on  troubla  mon  ménage  ! 
Il  appuya  fortement  sur  ce  mot. 

—  Mon  ménage,  entendez-vous  [bien;  mon  intérieur,  mon  repos,  ma 
famille,  mon  cœur  !  Oh  !  si  vous  saviez  quelles  tortures  les  méchants  peuvent 
infliger  aux  bons  !  si  vous  saviez  les  larmes  de  sang  qu'on  pleure  en  invoquant 
la  sourde  Providence  !  si  vous  saviez  1  Tenez,  j  e  vous  affirme  ceci  sur  mon  hon- 
neur et  sur  mon  salut,  je  vous  le  jure!  j'aurais  donné  mon  nom,  j'aurais 
donné  ma  fortune  pour  être  heureux  à  la  façon  des  petites  gens  qui  ont  un 
ménage,  c'est-à-dire  une  femme  dévouée,  un  cœur  ami,  des  enfants  qui  vous 
aiment  et  qu'on  adore,  la  famille  enfin,  la  famille,  cette  parcelle  de  félicité 
céleste  que  E)ieu  bon  laisse  tomber  parmi  nous  ! 

Vous  eussiez  dit  qu'il  avait  mis  son  âme  tout  entière  dans  son  débit.  Ses 
dernières  paroles  furent  prononcées  avec  un  entraînement  tel  qu'il  y  eut  dans 
l'assemblée  comme  une  grande  commotion.  L'assemblée  était  touchée  au 
cœur.  Il  y  avait  plus  que  de  l'intérêt,  il  y  avait  une  respectueuse  compassion 
pour  cet  homme  tout  à  l'heure  si  hautain,  pour  ce  grand  de  la  terre,  pour  ce 
prince  qui  venait  de  mettre  à  nu,  avec  des  larmes  dans  la  voix  et  dans  les 
yeux,  la  plaie  terrible  de  son  existence.  Ces  juges  étaient  pour  bon  nombre 
des  gens  ayant  de  la  famille. 

Malgré  les  mœurs  du  jour,  la  fibre  du  père  et  de  l'époux  remua  en  eux  vio- 
lemment. 

Les  autres,  roués  ou  agioteurs,  ressentirent  je  ne  sais  quelle  vague  émo- 
tion, comme  des  aveugles  qui  devineraient  les  couleurs,  ou  comme  ces  filles 
perdues  qui  s'en  vont  au  théâtre  pleurer  toutes  leurs  larmes  aux  accents  de 
la  vertu  persécutée. 

Il  n'y  avait  que  deux  êtres  pour  rester  frntds  au  milieu  de  l'attendrissement 

inéral  :  M'"'^  la  princesse  de  Gonzague  et  M.  de  Chaverny.  La  princesse  avait 
les  yeux  baissés.  Elle  semblait  rêver,  et  certes  cette  tenue  glacée  ne  plaidait 
point  en  sa  faveur  auprès  de  ses  juges  prévenus.  Quant  au  petit  marquis,  il  se 
dandinait  sur  son  fauteuil  et  mâchait  entre  ses  dents  : 

—  Mon  illustre  cousin  est  un  coquin  sublime  1 

Les  autres  comprenaient,  à  l'attitude  même  de  M""^  de  Gonzague,  ce  que 
l'inforluné  prince  avait  dû  souffrir. 

—  C'est  trop!  dit  M.  de  Morlemart  au  cardinal  de  Bissy;  soyons  justes, 
s'est  trop  ! 

M.  do  Morlemart  s'appelait  Viclurnien  de  son  nom  de  baptême,  comme 
,ous  les  membres  de  l'illustre  maison  de  la  Rochechouart.  Ces  divers  Viclur- 
lien  étaient  généralement  de  b(ms  hommes.  Les  mémoires  méchants  leur 
'ont  celte  querelle  d'Allemand  qu'aucun  d'eux  n'inventa  la  poudre.  Les 
lames,  par  exemple... 

Le  cardinal  de  Bi.ssy  secoua  son  rabat  chargé  de  tabac  d'Espagne.  Chaque 
nembro  du  respectable  sénat  faisait  ce  qu'il  pouvait  pour  gardiT  sa  gravité 
luslère.  Mais  aux  petits  bancs  on  ne  se  gênait  point.  Gironne  s'ossuyail  les 
^eux  qu'il  avait  secs;  Oriol,  plus  tendre  ou  plus  habile,  pleurait  à  chaudes 
armes;  le  baron  de  Batz  sanglotait. 

—  Quelle  âme!  dit  'raranue. 

—  Quclh;  belle  âme?  ame.i   a  .M.  de  Peyrolles  qui  venait  d'entrer. 

—  Ah  I  lit  Oriol  avec  sonlimenl,  f)n  n'a  pas  Cdinpris  ce  cœur-U\  I 


116  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Quand  je  vous  disais,  murmura  le  cardinal  un  peu  remis,  que  nous 
allions  en  apprendre  de  belles  !  Mais  écoutons  :  Gonzague  n'a  pas  fmi. 

Gonzague,  en  efîet,  reprit,  pâle  et  beau  d'émotion  : 

- —  Je  n'ai  point  de  rancune,  messieurs.  Dieu  me  garde  d'en  vouloir  à  celte 
pauvre  mère,  abusée.  Les  mères  sont  crédules  parce  qu'elles  aiment  ardem- 
ment. Et'si  j'ai  soufîert,  n'a-t-elle  pas  eu,  elle  aussi,  de  cruelles  tortures? 
L'esprit  le  plus  robuste  s' affaiblit  à  la  longue  dans  le  martyre.  L'intelligence 
se  lasse.  Ils  lui  ont  dit  que  j'étais  l'ennemi  de  sa  fille,  que  j'avais  des  intérêts... 
comprenez  bien  cela,  messieurs,  des  intérêts,  moi  Gonzague,  le  prince  de 
Gonzague,  l'homme  de  France  le  plus  riche  après  Law  ! 

—  Avant  Law,  glissa  Oriol. 

Et  certes  il  n'y  avait  là  personne  pour  le  contredire. 

—  Ils  lui  ont  dit,  poursuivit  Gonzague  :  «  Cet  homme  a  des  émissaires 
partout;  ses  agents  sillonnent  en  tous  sens  la  France,  l'Espagne,  l'Italie...  Cet 
homme  s'occupe  de  votre  fille  plus  cfue  vous-même...  > 

Il  se  retourna  vers  la  princesse  et  ajouta  : 

—  On  vous  a  dit  cela,  n'est-ce  pas,  madame? 

Aurore  de  Caylus,  sans  lever  les  yeux  et  sans  bouger  laissa  tomber  ces  mots. 

—  On  me  l'a  dit. 

—  Voyez  !  s'écria  Gonzague  en  s'adressant  au  conseil. 
Puis,  se  tournant  de  nouveau  vers  sa  femme  : 

—  On  vous  a  dit  aussi,  pauvre  mère  :  «  Si  vous  cherchez  en  vain  votre 
fille,  si  vos  efforts  sont  restés  inutiles,  c'est  que  la  marn  de  cet  homme  est  là, 
dans  l'ombre,  sa  main  qui  donne  le  change  à  vos  recherches,  qui  égare  vos 
poursuites,  sa  main  perfide.  »  N'est-il  pas  vrai,  madame,  qu'on  vous  a  dit  cela? 

—  On  me  l'a  dit,  repartit  encore  la  princesse. 

—  Voyez  !  voyez,  mes  juges  et  mes  pairs  !  fit  Gonzague.  Et  ne  vous  a-t-on 
pas  dit  quelque  chose  encore,  madame?  que  cette  main  qui  agit  dans  l'ombre, 
cette  main  perfide,  est  la  main  de  votre  mari?  Ne  vous  a-t-on  pas  dit  que 
peut-être  l'enfant  n'était  plus,  qu'il  y  avait  des  hommes  assez  infâmes  pour 
tuer  un  enfant,  et  que  peut-être...  Je  n'achève  pas,  madame,  mais  on  vous 
a  dit  cela. 

Aurore  de  Caylus,  pâle  autant  qu'une  morte,  répondit  pour  la  troisième  fois: 

—  On  me  l'a  dit . 

—  Et  vous  l'avez  cru,  madame?  interrogea  le  prince  dont  l'indignation 
altérait  la  voix. 

■ —  Je  l'ai  cru,  répartit  froidement  la  princesse. 

De  toutes  les  parties  de  la  salle  s'élevèrent,  à  ce  mot,  des  exclamations. 

—  Vous  vous  perdez,  madame,  dit  tout  bas  le  cardinal  à  l'oreille  de  la 
princesse;  à  quelque  conclusion  que  puisse  arriver  M.  de  Gonzague,  vous  êtes 
sûre  d'être  condamnée. 

Elle  avait  repris  son  immobilité  silencieuse.  Le  président  de  Lamoignon 
ouvrait  la  bouche  pour  lui  adresser  quelque  remontrance,  lorsque  Gonzague 
l'arrêta  d'un  geste  respectueux. 

—  Laissez,  monsieur  le  président,  je  vous  en  prie,  dit-il;  laissez,  messieurs. 
Je  me  suis  imposé  sur  cette  terre  un  devoir  pénible;  je  le  remplis  de  mon 
mieux;  Dieu  me  tiendra  compte  de  mes  efforts.  S'il  faut  vous  dire  la  vérité 
tout  entière,  cette  convocation  solennelle  avait  pour  but  principal  de  forcer 
madame  la  princesse  à  m'écoufor  une  fois  en  sa  vie.  Depuis  dix-huit  ans  que 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN  117 

nous  sommes  époux,  je  n'avais  pu  obtenir  cette  faveur.  Je  voulais  parvenir 
jusqu'à  elle,  moi  l'exilé  du  premier  jour  de  noces;  je  voulais  me  montrer  tel 
que  je  suis,  à  elle  qui  ne  me  connaît  pas.  J'ai  réussi;  grâces  vous  en  soient 
:•  adues;  mais  ne  vous  mettez  pas  entre  elle  et  moi,  car  j'ai  le  talisman  qui  va 
lui  ouvrir  enfin  les  yeux. 

Puis,  parlant  désormais  pour  la  princesse  toute  seule,  et  s' adressant  à  elle 
directement,  au  milieu  du  silence  profond  qui  régnait  dans  la  salle  : 

—  On  vous  a  dit  vrai,  madame  :  j'avais  plus  d'agents  que  vous  en  France, 
en  Espagne,  en  Italie,  car,  pendant  que  vous  écoutiez  ces  accusations  infâmes 
portées  contre  moi,  je  travaillais  pour  vous.  Je  répondais  à  toutes  ces  calom- 
nies par  une  poursuite  plus  ardente,  plus  obstinée  que  la  vôtre.  Je  cherchais, 
moi  aussi,  je  cherchais  sans  cesse  et  sans  repos,  avec  ce  que  j'ai  de  crédit  et 
de  puissance,  avec  mon  or,  avec  mon  cœur!  Et  aujourd'hui  (vous  voilà  qui 
m'écoutez  maintenant)  aujourd'hui,  récompensé  enfin  de  tant  d'années  de 
peines,  je  viens  à  vous,  qui  me  méprisez  et  me  haïssez,  moi  qui  vous  respecte 
et  qui  vous  aime...  je  viens  à  vous  et  je  vous  dis  :  Ouvrez  vos  bras,  heureuse 
mère,  je  vais  y  mettre  votre  enfant  ! 

En  même  temps,  il  se  tourna  vers  Peyrolles  qui  attendait  ses  ordres  : 

—  Qu'on  amène,  ordonna-t-il  à  haute  voix,  M'i®  Aurore  de  Nevers! 


X.  —  J'y  SUIS 


Nous  avons  pu  rapporter  les  paroles  prononcées  par  Gonzague;  ce  qu'il 
n'est  pas  donné  de  rendre  avec  la  plume,  c'est  le  feu  du  débit,  l'ampleur  de  la 
pose,  la  profonde  conviction  que  rayonnait  le  regard. 

Ce  Gonzague  était  un  prodigieux  comédien.  Il  s'imprégnait  de  son  rôle 
appris,  à  ce  point  que  l'émotion  le  dominait  lui-même,  et  que  c'étaient  de 
vrais  élans  qui  jaillissaient  de  son  âme.  C'est  le  comble  de  l'art.  Placé  autre- 
ment et  doué  d'une  autre  ambition,  cet  homme  eût  remué  un  monde. 

Parmi  ceux  qui  l'écoutaient,  il  y  avait  des  gens  sans  cœur,  des  gens  rom- 
pus à  toutes  les  roueries  de  l'éloquence,  des  magistrats  blasés  sur  les  effets  de 
parole,  des  financiers  d'autant  plus  difficiles  à  tromper  que,  d'avance,  ils 
étaient  complices  du  mensonge. 

Gonzague  jouant  avec  l'impossible,  produisit  un  véritable  miracle.  Tout 
le  monde  le  crut  ;  tout  le  monde  eût  juré  qu'il  avait  dit  vrai.  Oriol,  Gironne, 
Albret,  Tarannc  et  autres  ne  faisaient  plus  leur  métier;  ils  étaient  pris.  Tous 
se  disaient  : 

—  Plus  lard,  il  mentira;  mais  à  présent,  il  dit  vrai  ! 
Tous  ajoutaient  : 

—  Se  peut-il  (pi'il  y  ait  dans  cet  homme,  tant  do  grandeur  avec  tant  de 
perversité? 

Ses  pairs,  ce  groupe  de  grands  seigneurs  qui  étaient  là  pour  le  juger,  regret- 
taient d'avoir  pu  parfois  douter  de  lui.  Co  qui  le  grandissait,  c'était  cet 
amour  chevaleresque  pour  sa  femme,  ce  magnanime  pardon  do  la  longue 


118  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN 

injure.  Dans  les  siècles  les  plus  perdus,  les  vertus  de  la  famille  font  à  qui  veut 
un  haut  piédestal.  Il  n'y  avait  pas  là  un  seul  cœur  qui  ne  battit  violemment. 
M.  de  Lamoignon  essuya  une  larme,  et  Villeroy,  le  vieux  guerrier,  s'écria  : 

—  Palsambleu  !  prince,  vous  êtes  un  galant  homme  ! 

Mais  le  résultat  le  plus  complet,  ce  fut  la  conversion  du  sceptique  Chaverny 
et  l'effet  foudroyant  produit  sur  la  princesse  elle-même.  Chaverny  se  raidit 
tant  qu'il  pût;  mais  aux  dernières  paroles  du  prince,  on  le  vit  rester  bouche 
béante. 

—  S'il  a  fait  cela,  dit-il  à  Choisy,  du  diable  si  je  ne  lui  pardonne  pas  tout 
le  reste  ! 

Quant  à  Aurore  de  Caylus,  elle  s'était  levée  tremblante,  pâle,  semblable 
à  un  fantôme.  Le  cardinal  de  Bissy  fut  obligé  de  la  soutenir  dans  ses  bras. 
Elle  restait  Tœil  fixé  sur  la  porte  par  où  venait  de  sortir  M.  de  PeyroUes. 
L'effroi,  l'espoir  se  peignaient  tour  à  tour  sur  ses  traits.  Allait-elle  voir  sa 
fille?  L'avertissement  trouvé  par  elle  dans  son  livre  d'heures,  à  la  page  du 
Miserere,  annonçait-il  cela?  On  lui  avait  dit  de  venir;  elle  était  venue.  Allait- 
elle  défendre  sa  fille?  Quel  que  fût  le  danger  inconnu,  c'était  de  joie  surtout 
que  son  cœur  battait.  Sa  fille  !  oh  !  comme  son  âme  allait  s'élancer  vers  elle 
à  première  vue  !  Dix-huit  ans  de  larmes  payés  par  un  seul  sourire  !  Elle  atten- 
dait. Tout  le  monde  attendait  comme  elle. 

PeyroUes  était  sorti  par  la  terrasse  donnant  sur  l'appartement  du  prince. 
Il  rentra  bientôt,  tenant-  dona  Cruz  par  la  main.  Gonzague  se  rendit  à  sa 
rencontre.  Ce  ne  fut  qu'un  cri  :  «  Qu'elle  est  belle  !  »  Puis  les  affi dés  rentrant 
dans  leur  rôle,  prononcèrent  à  demi  voix  ce  mot  qu'on  leur  avait  appris  : 
«  Quel  air  de  famille  !  » 

Mais  il  se  trouva  que  les  gens  de  bonne  foi  allèrent  plus  loin  que  les  stipen- 
diés. Les  deux  présidents,  le  maréchal,  le  cardinal  et  tous  les  ducs,  regardant 
tour  à  tour  madame  la  princesse,  puis  dona  Cruz,  firent  cette  déclaration 
spontanée  : 

—  Elle  ressemble  à  sa  mère  ! 

Il  était  donc  acquis  déjà,  pour  eux  qui  avaient  mission  de  juger,  que 
madame  la  princesse  était  la  mère  de  dona  Cruz.  Et  pourtant  madame  la 
princesse  changeant  encore  une  fois  de  visage  avait  repris  son  air  de  trouble 
et  d'anxiété.  Elle  regardait  cette  belle  jeune  fille,  et  c'était  une  sorte  d'effroi 
qui  se  peignait  sur  ses  traits. 

Ce  n'était  pas  ainsi,  oh  !  non  !  qu'elle  avait  rêvé  sa  fille.  Sa  fille  ne  pouvait 
pas  être  plus  belle;  mais  sa  fille  devait  être  autrement.  Et  cette  froideur  sou- 
daine qu'elle  sentait  en  dedans  d'elle-même,  à  cet  instant  où  tout  son  cœur 
aurait  dû  s'élancer  vers  l'enfant  retrouvé,  cette  froideur  l'épouvantait. 
Était-elle  donc  une  mauvaise  mère? 

A  cette  frayeur,  une  autre  s'ajoutait.  Quel  avait  dû  être  le  passé  de  cette 
charmante  enfant,  dont  les  yeux  brillaient  hardiment,  dont  la  taille  souple 
avait  d'étranges  ondulations,  dont  toute  la  personne  enfin  était  marquée  de 
ce  cachet  gracieux,  trop  gracieux,  que  l'austère  éducation  de  famille  ne 
donne  point  d'ordinaire  aux  héritières  des  ducs? 

Chaverny,  qui  était  déjà  parfaitement  remis  de  son  émotion  et  qui  regret- 
tait fort  d'avoir  cru  à  Gonzague  pendant  une  minute,  Chaverny  exprima 
l'idée  de  la  princesse  autrement  et  mieux  qu'elle  n'eût  pu  le  faire  elle  -même. 

—  Elle  est  adorable  !  dit-il  à  Choisy  en  la  reconnaissant. 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  119 

—  Tu  es  décidément  amoureux?  demanda  Choisy. 

—  Je  l'étais,  répondit  le  petit  marquis,  mais  ce  nom  de  Nevers  l'écrase 
et  lui  va  mal. 

Les  beaux  casques  de  nos  cuirassiers  iraient  mal  à  un  gamin  de  Paris,  mièvre 
et  sans  gêne  dans  ses  mouvements.  Il  y  a  des  déguisements  impossibles. 

Gonzague  n'avait  point  \u  cela,  Chaverny  le  voyait  :  Pourquoi? 

Chaverny  était  Français  et  Gonzague  Italien, d'abord.  De  tous  les  habi- 
tants de  notre  globe,  le  Français  est  le  plus  près  de  la  femme  pour  la  délica- 
tesse et  le  juger  des  nuances.  Ensuite,  ce  beau  prince  de  Gonzague  avait  bien 
près  de  cinquante  ans.  Chaverny  était  tout  jeune.  Plus  l'homme  vieillit 
moins  il  est  femme,  Gonzague  n'avait  point  vu  cela;  il  ne  pouvait  pas  le  voir 
Sa  finesse  milanaise  était  de  la  diplomatie,  non  point  de  l'esprit.  Pour  aper- 
cevoir ces  détails,  il  faut  avoir  un  sens  exquis  comme  Aurore  de  Caylus, 
femme  et  mère,  ou  bien  être  un  peu  myope  et  regarder  de  tout  près  comme 
le  petit  marquis. 

Dona  Cruz,  cependant,  le  rouge  au  front,  les  yeux  baissés,  le  sourire  aux 
lèvres,  était  au  bas  de  l'estrade.  Chaverny  seul  et  la  princesse  devinaient 
l'efTort  qu'elle  faisait  pour  tenir  ses  paupières  fermées.  Elle  avait  si  grande 
envie  de  voir! 

—  Mademoiselle  de  Nevers,  lui  dit  Gonzague,  allez  embrasser  votre  mère  ! 
Dona  Cruz  eut  un  moment  de  sincère  allégresse;  son  élan  ne  fut  point  joué 

Là  était  l'habileté  suprême  de  Gonzague,  qui  n'avait  pas  voulu  d'une  comé- 
dienne pour  remplir  ce  premier  rôle.  Dona  Cruz  était  de  bonne  foi.  Son  regard 
carressant  se  tourna  tout  de  suite  vers  celle  qu'elle  croyait  sa  mère.  Elle  fitun 
pas  et  ses  bras  s'ouvrirent  d'avance.  Mais  ses  bras  retombèrent,  ses  paupières 
aussi.  Un  geste  froid  de  la  princesse,  venait  de  la  clouer  à  sa  place. 

La  princesse,  revenue  aux  défiances  qui  naguère  navraient  sa  solitude,  la 
princesse,  répondant  à  cette  pensée  qu'elle  venait  d'avoir  et  que  l'aspectde 
dona  Cruz  lui  avait  inspirée,  la  princesse  dit  entre  haut  et  bas  : 

—  Qu'a-t-on  fait  de  la  fille  de  Nevers? 
Puis  élevant  la  voix,  elle  ajouta. 

—  Dieu  m' est" témoin  que  j'ai  le  cœur  d'une  mère.  Mais  si  la  fille  de  Nevers 
me  revenait  flétrie  d'une  seule  tache,  n'eût-elle  oublié  qu'une  minule  la  fierté 
de  sa  rare,  je  voilerais  m.on  vi.sagc  et  je  dirais  :  Nevers  est  mort  tout  entier  I 

—  Vontrebleu  !  pr-n.sa  Chaverny,  je  parierais  pour  plusieurs  minutes  1 

Il  était  seul  de  son  avis  en  ce  moment.  La  sévérité  de  M^^^  de  Gonzague 
semblait  intempestive  et  même  dénaturée.  Pendant  qu'elleparlait,  un  petit 
bruit  se  lit  à  droite,  comme  si  la  porto  voisine  tournait  doucement  sur   ses 
gonds  derrière  la  drnporie.  Elle  n'y  prit  point  garde. 

Gonzague  répondait,  joignant  les  main.s,  comme  si  le  doute  eût  été  ici  un 
blasphème. 

—  Ohl  madame,  madame!  est-ce  bien  votre  cœur  qui  a  parlé?  M"«  de 
Nevers,  votre  fille,  madame,  est  plus  pure  que  les  anges. 

Une  larme  était  dans  les  yeux  de  la  pauvre  dona  Cruz. 
Le  cardinal  se  peiuha  vers  Aurore  de  Caylus. 

—  A  moins  que  vous  n'ayez  pour  douter  encore  d^s  rai.«;ons  précises  et 
avouables...  commença-l-il. 

—  Des  raisons!  interrompit  laprinresse;  mon  cœur  est  resté  froid,  mes 
yeux  .secs,  mes  bras  immobiles,  ne  sont-co  pas  des  rai.sons  cela? 


120  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Belle  dame,  si  vousn'enavez pas  d'autres,  jenepourrai,  en  conscience, 
combattre  l'opinion  évidemment  unanime  du  conseil. 

Aurore  de  Caylus  jeta  autour  d'elle  un  sombre  regard. 

—  Vous  voyez  bien,  je  ne  m'étais  pas  trompé,  fit  le  cardinal  à  l'oreille  du 
duc  de  Mortemart,  il  y  a  là  un  grain  de  folie. 

—  Messieurs  !  messieurs  !  s'écria  la  princesse,  est-ce  que  déjà  vous  m'avez 
Jugée? 

—  Rassurez-vous,  madame,  et  calmez-vous,  répliqua  le  président  de 
Lamoignon;  tous  ceux  qui  sont  dans  cette  enceinte  vous  respectent  et  vous 
aiment,  tous  et  au  premier  rang  l'illustre  prince  qui  vous  a  donné  son  nom... 

La  princesse  baissa  la  tête.  Le  président  de  Lamoignon  poursuivit,  avec 
une  nuance.de  sévérité  dans  la  voix  : 

—  Agissez  suivant  votre  conscience,  madame,  et  ne  craignez  rien.  Notre 
tribunal  n'a  point  mission  de  punir.  L'erreur  n'est  point  crime,  mais  malheur. 
Vos  parents  et  vos  amis  auront  compassion  de  vous,  si  vous  vous  êtes  trompée. 

—  Trompée  !  répéta  la  princesse  sans  relever  la  tête;  oh  !  oui,  j'ai  été  bien 
souvent  trompée;  mais  si  personne  n'est  ici  pour  me  défendre,  je  me  défen- 
drai moi-même.  Ma  fille  doit  porter  avec  elle  la  preuve  de  sa  naissance. 

—  Quelle  preuve?  demanda  le  président  de  Lamoignon. 

—  La  preuve  désignée  par  M.  de  Gonzague  lui-même,  la  feuille  arrachée 
au  registre  de  la  chapelle  de  Caylus.  Arrachée  de  ma  propre  main,  messieurs  1 
ajouta-t-elle  en  se  redressant. 

—  Voilà  ce  que  je  voulais  savoir,  pensa  Gonzague.  Cette  preuve,  reprit-il 
tout  haut,  votre  fille  l'aura  madame. 

—  Elle  ne  l'a  donc  pas?  s'écria  Aurore  de  Caylus. 

Un  long  murmure  s'éleva  dans  l'assemblée  à  cette  exclamation. 

—  Emmenez-moi  !  emmenez-moi  !  balbutia  dona  Cruz  en  larmes. 
Quelque  chose  remua  au  fond  du  cœur  de  la  princesse  en  écoutant  la  voix 

désolée  de  cette  pauvre  enfant. 

—  Mon  Dieu,  dit-elle  en  levant  ses  mains  vers  le  ciel,  mon  Dieu,  inspirez- 
moi  !  Mon  Dieu,  ce  serait  un  malheur  horrible  et  un  grand  crime  que  de 
repousser  mon  enfant!  Mon  Dieu,  je  vous  implore  du  fond  de  ma  misère, 
répondez-moi  ! 

On  vit  tout  à  coup  sa  figure  s'éclairer,  tandis  que  tout  son  corps  tressaillit 
violemment. 

Elle  avait  interrogé  Dieu.  Une  voix  que  personne  n'entendit  hormis  elle- 
même,  une  voix  mystérieuse  et  qui  semblait  répondre  à  ce  suprême  appel, 
prononça  derrière  la  draperie  les  trois  mots  de  la  devise  de  Nevers  : 

—  J'y  suis  ! 

La  princesse  s'appuya  au  bras  du  cardinal  pour  ne  point  tomber  à  la  ren- 
verse. 

Elle  n'osait  se  retourner. 

Cette  voix  venait-elle  du  ciel? 

Gonzague  se  méprit  à  cette  émotion  soudaine.  Il  voulut  frapper  le  dernier 
coup. 

—  Madame,  s'écria-t-il,  vous  avez  fait  appel  au  maître  de  toutes  choses; 
Dieu  vous  répond  :  je  le  vois,  je  le  sens.  Votre  bon  ange  est  en  vous  qui 
combat  les  suggestions  du  mal.  Madame,  ne  repoussez  pas  le  bonheur  après 
vos  longues  souffrances  si  noblement  supportées;  madame,  oubliez  la  main 


LE   BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  121 

qui  met  dans  la  vôtre  un  trésor.  Je  ne  réclame  pas  mon  salaire;  je  ne  vous 
demande  qu'une  chose,  regardez  votre  enfant.  La  voici  bien  tremblante,  la 
voici  toute  brisée  de  l'accueil  de  sa  mère.  Écoutez  au  dedans  de  vous-même, 
madame,  la  voix  de  l'âme  vous  répondra. 

La  princesse  regarda  dona  Cruz.  Et  Gonzague  poursuivit  avec  entraîne- 
ment : 

—  Maintenant  que  vous  l'avez  vue,  au  nom  du  Dieu  vivant  !  je  vous  le 
demande,  n'est-ce  pas  là  votre  fille? 

La  princesse  ne  répondit  pas  tout  de  suite.  Involontairement,  elle  se 
tourna  à  demi  vers  la  draperie.  La  voix,  distincte  pour  elle  seule,  car  per- 
sonne ne  soupçonna  qu'on  avait  parlé,  prononça  ce  seul  mot  : 

—  Non. 

—  Non  !  répéta  la  princesse  avec  force. 

Et  son  regard  résolu  fit  le  tour  de  l'assemblée.  Elle  n'avait  plus  peur. 
Quel  que  fût  ce  mystérieux  conseiller  qui  était  là  derrière  la  draperie,  elle 
avait  confiance  en  lui,  car  il  combattait  Gonzague.  Et  d'ailleurs  il  accom- 
plissait la  muette  promesse  du  livre  d'heures.  Il  avait  dit  :  «  J'y  suis  »;  il 
venait  avec  la  devise  de  Nevers. 
Mille  exclamations  cependant  se  croisaient  dans  la  salle. 
L'indignation  d'Oriol  et  C"=  ne  connaissait  plus  de  bornes. 

—  C'en  est  trop  !  dit  Gonzague  en  apaisant  de  la  main  le  zèle  trop  bruyant 
du  bataillon  sacré;  la  patience  humaine  a  des  bornes.  Je  m'adresserai  une 
dernière  fois  à  madame  la  princesse,  et  je  lui  dirai  :  Il  faut  de  bonnes  raisons, 
des  raisons  graves  et  fortes  pour  repousser  la  vérité  évidente. 

—  Hélas  !  soupira  le  bon  cardinal,  ce  sont  mes  propres  paroles  !  mais 
quand  les  dames  se  sont  mis  qiiolque  chose  en  tête... 

—  Ces  raisons,  acheva  Gonzague,  madame,  les  avez- vous? 

—  Oui,   répondit  la  voix  mystérieuse, 

—  Oui,  répliqua  la  princesse  à  son  tour. 

Gonzague  était  hvide  et  ses  lèvres  s'agitaient  convulsivement.  Il  sentait 
qu'il  y  avait  là,  au  sein  même  de  cette  assemblée  convoquée  par  lui  une 
influence  hostile  mais  insaisissable  :  Il  la  sentait,  mais  il  la  cherchait  en  vain. 

Depuis  quelques  minutes,  tout  était  changé  dans  la  personne  de  la  veuve 
de-Nevers.  Le  marbre  s'était  fait  chair.  La  statue  vivait.  D'où  provenait  ce 
miracle?  Le  changement  s'était  opéré  au  moment  même  où  la  princesse 
éperdue  avait  invoqué  le  secours  de  Dieu.  Mais  Gonzague  ne  croyait  point 
à  Dieu. 

Il  essuya  la  sueur  qui  coulait  de  son  front. 

—  Avez-vous  donc  des  nouvelles  de  votre  fille,  madame?  demanda-l-il, 
cachant  son  anxiété  de  son  mieux. 

La  princesse  garda  le  silence. 

—  Il  y  a  des  imposteurs,  reprit  Gonzague;  la  fortune  de  Nevers  est  une 
belle  proie.  Vous  a-t-on  présenté  quelque  autre  jeune  fille? 

Nouveau  silence. 

—  En  vous  disant,  poursuivit  Gonzague  :  «  Celle-ci  est  la  véritable,  on  l'a 
sauvée,  on  l'a  prolégée.  »  Ils  disent  tous  cela  ! 

Les  plus  fins  diplomates  se  laissent  entraîner.  Le  président  de  Lanmignon 
©t  ses  graves  assesseurs  regardaionl  maintenant  Gonzague  avec  étonnenjent. 

—  Cache  les  griffes,  chat- tigre  I  murmura  Chaverny. 


122  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Assurément,  le  silence  de  la  voix  mystérieuse  était  souverainement 
habile.  Tant  qu'elle  ne  parlait  point,  cette  voix,  la  princesse  ne  pouvait 
répondre,  et  Gonzague  furieux  perdait  la  prudence.  Au  milieu  de  sa  face 
pâle,  on  voyait  ses  yeux  brûlants  et  sanglants. 

—  Elle  est  là,  quelque  part,  poursuivit-il  entre  ses  dents  serrées,  toute 
prête  à  paraître,  on  vous  l'a  affirmé,  n'est-ce  pas,  madame?  vivante,  répon- 
dez !  vivante  ! 

La  princesse  s'appuya  d'une  main  au  bras  de  son  fauteuil.  Elle  chancelait. 
Elle  eût  donné  deux  ans  de  sa  vie  pour  soulever  cette  draperie  derrière 
laquelle  était  l'oracle,  muet  désormais. 

—  Répondez  !  répondez  !  fit  Gonzague. 
Et  les  juges  eux-mêmes  répétaient  : 

—  Madame,  répondez  ! 

Aurore  de  Caylus  écoutait.  Sa  poitrine  n'avait  plus  de  souffle.  Oh  1  que 
l'oracle  tardait  ! 

—  Pitié  !  murmura-t-elle  enfin  en  se  tournant  à  demi, 
La  draperie  s'agita  faiblement. 

—  Comment  pourrait-elle  répondre?  disaient  cependant  les  affîdés. 

—  Vivante?  fit  Aurore  de  Caylus  interrogeant  l'oracle  d'une  voix  brisée. 

—  Vivante,  lui  fut-il  répondu. 

Elle  se  redressa,  radieuse,  ivre  de  joie. 

—  Oui,  vivante  !  vivante  !  fit-elleavec  éclat,  vivante  malgré  vous  et  par  la 
protection  de  Dieu  I 

Tout  le  monde  se  leva  en  tumulte.  Pendant  un  instant,  l'agitation  fut  à 
son  comble.  Les  affidés  parlaient  tous  à  la  fois  et  réclamaient  justice.  Au 
banc  des  commissaires  royaux,  on  se  consultait. 

—  Quand  je  vous  disais,  répétait  le  cardinal,  quand  je  vous  disais,  mon- 
sieur le  duc!  Mais  nous  ne  savons  pas  tout,  et  je  commence  à  croire  que 
madame  la  princesse  n'est  point  folle  ! 

Au  milieu  de  la  confusion  générale,  la  voix  de  la  tapisserie  dit  : 

—  Ce  soir,  au  bal  du  ragent,  on  vous  dira  la  devise  de  Nevers. 

—  Et  je  verrai  ma  fille?  balbutia  la  princesse  prête  à  se  trouver  mal. 

Le  bruit  faible  d'une  porte  qui  se  refermait  se  fit  entendre  derrière  la  dra- 
perie. Puis  plus  rien.  Il  était  temps.  Chaverny,  curieux  comme  une  femme  et 
pris  d'un  vague  soupçon,  s'était  glissé  derrière  le  cardinal  de  Bissy.  Il  sou- 
leva brusquement  la  portière,  il  n'y  avait  rien,  mais  la  princesse  poussa  un  cri 
étouffé.  C'était  assez.  Chaverny  ouvrit  la  porte  et  s'élança  dans  le  corridor. 

Le  corridor  était  sombre,  car  la  nuit  commençait  à  tomber.  Chaverny  ne 
vit  rien,  sinon,  tout  au  bout  de  la  galerie,  la  silhouette  cahotante  du  petit 
bossu  aux  jambes  torses,  qui  disparut  descendant  l'escalier  tranquillement, 

Chaverny  se  prit  à  réfléchir. 

—  Le  cousin  aura  voulu  jouer  quelque  méchant  tour  au  diable,  se  dit-il,  et 
le  diable  prend  sa  revanche. 

Pendant  cela,  dans  la  salle  des  délibérations,  sur  un  signe  du  président 
de  Lamoignon,  les  conseillers  avaient  repris  leurs  places  :  Gonzague  avait 
fait  sur  lui-même  un  terrible  effort.  11  était  calme  en  apparence.  Il  salua  le 
conseil,  et  dit  : 

—  Messieurs,  je  rougirais  d'ajouter  une  parole.  Décidez,  s'il  vous  plaît, 
entre  M"""  la  princesse  et  moi. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  123 

—  Délibérons,  firent  quelques  voix. 
M.  de  Lamoignon  se  leva  et  se  couvrit. 

■  —  Prince,  dit-il,  l'avis  des  commissaires  royaux,  après  avoir  entendu 
M.  le  cardinal  pour  M""^  la  princesse,  est  qu'il  n'y  a  point  lieu  à  jugement. 
Puisque  M™^  de  Gonzague  sait  où  est  sa  fille,  qu'elle  la  présente.  M.  de 
Gonzague  représentera  également  celle  qu'il  dit  être  héritière  de  Nevers,  La 
preuve  écrite,  désignée  par  M.  le  prince,  invoquée  par  M"»^  la  princesse,  cette 
page  enlevée  au  registre  de  la  chapelle  de  Caylus  sera  produite  et  rendra  la 
décision  facile.  Nous  ajournons,  au  nom  du  roi,  le  conseil  à  trois  jours. 

—  J'accepte,  réparlit  Gonzague  avec  empressement;  j'aurai  la  preuve. 

—  J'aurai  ma  fille  et  j'aurai  la  preuve,  dit  pareillement  la  princesse; 
j'accepte. 

Les  commissaires  royaux  levèrent  aussitôt  la  séance. 

—  Quant  à  vous,  enfant,  pauvre  enfant,  dit  Gonzague  à  dona  Cruz  en  la 
remettant  aux  mains  de  PeyroUes,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu.  Dieu  seul,  à  pré- 
sent, peut  vous  rendre  le  cœur  de  votre  mère  ! 

Dona  Cruz  rabatit  son  voile  et  s'éloigna.  Mais  avant  de  passer  le  seuil, 
elle  se  ravisa  tout  à  coup.  Elle  s'élança  vers  la  princesse. 

—  Madame  I  s'écria-l-elle  en  prenant  sa  main  qu'elle  baisa,  que  vous 
soyez  ou  non  ma  mère,  je  vous  respecte  et  je  vous  aime  ! 

La  princesse  sourit  et  effleura  son  front  de  ses  lèvres. 

—  Tu  n'es  pas  complice,  enfant,  dit-elle,  j'ai  vu  cela;  je  ne  t'en  veux 
point.  Moi  aussi,  je  t'aime. 

Pej-rolk-s  entraîna  dona  Cruz.  Toute  cette  noble  foule  qui  naguère  emplis- 
sait l'hémicycle  s'était  écoulée.  Le  jour  baissait  rapidement.  Gonzague,  qui 
venait  de  reconduire  les  juges  royaux,  rentra  comme  la  princesse  allait  sor- 
tir entourée  de  ses  femmes. 

Sur  un  geste  impérieux  qu'il  fit,  elles  s'écartèrent.  Gonzague  s'approcha 
de  la  princesse,  et  avec  ses  grands  airs  de  courtoisie  qu'il  ne  quittait  jamais, 
il  se  pencha  jusqu'à  sa  main  pour  la  baiser. 

—  Madame,  lui  dit-il  ensuite  d'un  ton  léger,  c'est  donc  la  guerre  déclarée 
entre  nous? 

—  Je  n'ai  garde  d'attaquer,  monsieur,  répondit  Aurore  de  Caylus;  je  me 
défends. 

—  En  tête-à-tête,  reprit  Gonzague  qui  avait  peine  à  cacher  sous  sa  froi- 
deur polie  la  rage  qu'il  avait  dans  le  cœur,  nous  ne  discuterons  point,  s'il 
vous  plaît  :  je  tiens  à  vous  épargner  cette  inutile  fatigue,  Maisvnus  avez 
donc  de  mystérieux  protecteurs,  madame? 

—  J'ai  la  bonté  du  ciol,  monsieur,  qui  est  l'appui  dos  mères. 
Gonzague  eut  im  sourire. 

—  Giraud,  dit  la  princesse  à  sa  suivante  Madeleine,  fuites  qu'on  prépare 
ma  litière. 

—  Y  a-t-il  donc  office  du  soir  à  la  paroisse  Saint-Magloirc?  demanda 
Gonzague  étonné. 

—  Je  ne  sais,  monsieur,  répondit  la  princps.sc  avec  calme  ;  ce  n'est  pas  à  la 
paroisse  Saint-Magloirc  (|ueje  me  rends.  Félicité,  vousaltoindrez  mes  éorins. 

—  Vos  diamants,  iiiadaïue  !  fit  le  prince  avec  raillerie;  la  cour,  qui  vous 
rcgrcUe  depuis  si  hjiigtemps,  vu-l-elle  jouir  enfin  du  boiilicur  de  vous  n'vnir? 

—  Jo  vois  ce  soir  au  biJ  du  régent,  dit-elle. 


124  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN 

Pour  le  coup,  Gonzague  demeura  stupéfait. 

—  Vous,  balbutia-t-il;  vous  ! 

"Elle  se  redressa  si  belle  et  si  hautaine,  que  Gonzague  baissa  les  yeux  mal- 
gré lui. 

—  Moi  !  répondit-elle. 

Et  en  prenant  le  pas  sur  ses  femmes  pour  sortir  : 

—  Mon  deuil  est  fini  d'aujourd'hui,  monsieur  le  prince,  Faites  ce  que  vous 
voudrez  contre  moi,  je  n'ai  plus  peur  de  vous. 


XI.    —    Ou    LE    BOSSU    SE    FAIT    INVITER   AU  BAL    DE    LA  CoUR 


Gonzague  demeura  un  instant  immobile  à  regarder  sa  femme  qui  traver- 
sait la  galerie  pour  rentrer  dans  son  appartement. 

—  C'est  une  résurrection  !  pensa-t-il;  j'ai  pourtant  bien  joué  cette  grande 
partie.  Pourquoi  l'ai-je  perdue?  Évidemment  elle  avait  un  dessous  de  cartes. 
Gonzague,  vous  n'avez  pas  tout  vu,  il  y  a  quelque  chose  qui  vous  échappe... 

Il  se  prit  à  parcourir  la  chambre  à  grands  pas. 

—  En  tous  cas,  poursuivit-il,  nous  n'avons  pas  une  minute  à  perdre.  Que 
veut-elle  faire  au  bal  du  Palais-Royal?  Parler  à  monsieur  le  Régent?  Évidem- 
ment, elle  sait  où  est  sa  fille...  Et  moi  aussi,  je  le  sais,  interrompit-il  en 
ouvrant  ses  tablettes;  en  ceci  du  moins  le  hasard  m'a  servi. 

Il  frappa  sur  un  timbre  et  dit  au  domestique  qui  accourut. 
M.  de  PeyroUes  !  qu'on  m'envoie  sur-le-champ  M.  de  Peyrolles  ! 
Le  domestique  sortit.  Gonzague  reprit  sa  promenade  solitaire,  et  reve- 
nant à  sa  première  pensée,  il  dit  : 

—  Elle  a  un  auxiliaire  nouveau.  Quelqu'un  est  caché  derrière  la  toile. 

—  Prince,  s'écria  PeyroUes  en  entrant,  je  puis  enfin  vous  parler.  Mauvaises 
nouvelles  !  en  s'en  allant,  le  cardinal  de  Bissy  disait  aux  commissaires 
royaux  :  «  Il  y  a  là-dessous  quelque  mystère  d'iniquité...  » 

—  Laisse  dire  le  cardinal,  fit  Gonzague. 

—  Dona  Cruz  est  en  pleine  révolte.  On  lui  a  fait  jouer,  dit-elle,  un  rôle 
indigne.  Elle  veut  quitter  Paris. 

—  Laisse  faire  dona  Cruz,  et  tâche  dem'écouter. 

—  Pas  avant  de  vous  avoir  appris  ce  qui  se  pa.sse,  Lagardère  est  à  Paris. 

—  Bah  !  je  m'en  doutais,  depuis  quand? 

—  Depuis  hier  pour  le  moins. 

—  La  princesse  a  dû  le  voir  pensa  Gonzague. 
Puis  il  ajouta  : 

—  Comment  sais-tu  cela? 
PeyroUes  baissa  la  voix  et  répondit  : 

—  Saldague  et  Faënza  sont  morts. 

Manifestement,  M.  de  Gonzague  ne  s'attendait  point  à  cela.  Les  muscles 
de  sa  face  tressaillirent,  et  il  eut  comme  un  éblouissement.  Ce  fut  l'afTaire 
d'une  seconde.  Quand  PeyroUes  releva  les  yeux  sur  lui,  il  était  remis  déjà. 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  125 

—  Deux  d'un  coup  !  fit-il;  c'est  le  diable  que  cet  homme-là  I 
Pej^roUes  tremblait. 

—  Et  où  a-t-on  retrouvé  leurs  cadavres?  demanda  Gonzague. 

—  Dans  la  ruelle  qui  longe  le  jardin  de  votre  petite  maison. 

—  Ensemble? 

—  Saldagne  contre  la  porte.  Faënza  à  quinze  pas  de  là.  Saldagne  est  mort 
d'un  coup  de  pointe... 

—  Là  n'est-ce  pas?  fit  Gonzague  en  plaçant  son  doigt  entre  ses  deux  sourcils. 
Peyrolles  fit  le  même  geste  et  répéta  : 

—  Là  !  Faënza  est  1ombé  frappé  à  la  même  place  et  du  même  coup. 

—  Et  pas  d'autre  blessure? 

—  Pas  d'autre.  La  botte  de  Nevers  est  toujours  mortelle. 
Gonzague  disposa  les  dentelles  de  son  jabot  devant  une  glace. 

—  C'est  bien,  dit-il,  M.  le  chevalier  de  Lagardère  se  fait  inscrire  deux  fois 
à  ma  porte.  Je  suis  content  qu'il  soit  à  Paris,  nous  allons  le  faire  prendre. 

• —  La  corde  qui  étranglera  celui-là...  commença  Peyrolles. 

—  N'est  pas  encore  filée,  n'est-ce  pas?  Je  crois  que  si.  Tudieu  !  pense-donc, 
ami  Peyrolles,  il  est  grand  temps  !  De  tous  ceux  qui  se  promenèrent  au  clair 
de  lune  dans  les  fossés  de  Caylus  nous  ne  sommes  plus  que  quatre. 

—  Oui,  fit  le  factotum  en  frissonnant,  il  est  grand  temps. 

—  Deux  bouchées,  reprit  Gonzague  en  rebouclant  son  ceinturon  :  nous 
deux  d'un  coup;  de  l'autre,  ces  deux  pauvres  diables... 

—  CocardasseetPassepoil  !  interrompitPeyrolles.IlsontpeurdcLagardère. 

—  Ils  sont  donc  comme  toi.  C'est  égal,  nous  n'avons  pas  le  choix.  Va  me 
les  chercher  !  va  ! 

M.  de  Peyrolles  se  dirigea  vers  l'office. 
Gonzague  pensait  : 

—  Je  disais  bien  qu'il  fallait  agir,  tout  de  suite.  Voici  une  nuit  qui  verra 
d'étranges  choses  ! 

—  Et  vite!  dit  Peyrolles  en  arrivant  à  rufllce,  monseigneur  a  besoin  de 
vous. 

Cocardasse  et  Passopoil  avaient  dîné  depuis  midi  jusqu'à  la  brune. 
C'étaient  deux  héroïques  estomacs.  Cocardasse  était  rouge  comme  le  restant 
du  vin  oublié  dans  son  verre;  Passepoil  avait  le  teint  tout  blême.  La  bou- 
teille produit  ce  double  résultat,  .suivant  le  tempérament  des  preneurs.  Mais, 
au  point  de  vue  des  oreilles,  le  vin  n'a  pas  deux  manières  d'agir  :  Cocardasse 
et  Passepoil  n'étaient  pas  plus  endurants  l'un  que  l'autre  après  boire. 

D'ailleurs,  le  temps  d'être  humbles  était  passé.  On  les  avait  habillés  de 
neuf  de  la  tête  aux  pieds;  ils  avaient  do  superbes  bottes  de  rencontre,  et 
des  feutres  qui  n'avaient  été  relapés  chacun  que  trois  fois.  Les  chau.sses  et 
les  pourpoints  étaient  dignes  de  ces  brillants  accessoires. 

—  Eh  donc  !  mon  bon,  fit  Cocardasse  je  crois  que  cette  nuiraudaille,  c'est 
à  nous  qu'elle  .s'adresse. 

—  Si  je  pensais  que  ce  faquin...  riposta  le  tendre  Amable  en  saisissant  une 
cruche  à  deux  mains. 

—  Sois  calme,  ma  caillt)U,  reprit  le  Ga-sion,  je  le  le  donne,  mais  baga.sse  1 
ne  ca.ssc  pas  la  faïence. 

Il  avait  pris  M.  de  Peyrolles  par  une  oreille,  et  l'avait  envoyé  pirouettant 
ù  Pas.sepoil.  Passepoil  lo  sai.sit  par  l'autre  oreille  et  le  renvoya  à  .son  ancien 


X26  LE   BOSSU   ou   LE   PETIT   PARISIEN 

patron.  JM.  de  Peyrolles  fit  ainsi  deux  ou  trois  fois  le  voyage,  puis  Cocardasse 
junior  lui  dit,  avec  cette  gravité  des  casseurs  d'assiettes  : 

—  Mon  tout  doux,  vous  avez  oublié  un  instant  que  vous  aviez  affaire  à 
des  gentilshommes  :  tâchez  dorénavant  de  vous  en  souvenir  ! 

—  Voilà  !  appuya  le  Normand,  selon  son  ancienne  habitude. 

Puis  tous  deux  se  levèrent,  tandis  que  M.  de  Peyrolles  réparait  de  son 
mieux  les  désordres  de  sa  toilette. 

—  Les  deux  coquins  sont  ivres,  grommela-t-il. 

—  Eh  donc  !  fit  Cocardasse,  je  crois  que  le  pécaïré  il  a  parlé? 

—  J'en  ai  comme  une  vague  idée,  reprit  Passepoil. 

Ils  s'avancèrent  tous  deux,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche,  pour  appré- 
hender de  nouveau  le  factotum  aux  oreilles;  mais  celui-ci  prit  la  fuite  pru- 
demment, et  rejoignit  Gonzague  sans  se  vanter  de  sa  mésaventure.  Gon- 
zague  lui  ordonna  de  nepoint  parler  àces  braves  amis  de  la  fin  malheureuse 
de  Saldagne  et  de  Faënza.  Cela  était  superHu,  M.  de  Peyrolles  n'avait  aucune 
envie  de  lier  conversation  avec  Cocardasse  et  Passepoil. 

On  les  vit  arriver  l'instant  d'après,  annoncés  par  un  terrible  bruit  de^fer- 
raile;  ils  avaient  le  feutre  à  la  diable,  les  chausses  débraillées,  du  vin  tout  le 
long  de  la  chemise  :  bref,  une  belle  et  bonne  tenue  de  coupe-jarrets.  Ils 
entrèrent  en  se  pavanant,  le  manteau  retroussé  par  l'épée  :  Cocardasse  tou- 
jours superbe,  Passepoil  toujours  gauche  et  irréprochable  de  laideur. 

—  Salue,  mon  bon,  dit  le  Gascon,  naturalisé  Provençal,  et  remercie 
monseigneur. 

—  Assez  !  fit  Gonzague  en  les  regardant  de  travers. 

Ils  restèrent  aussitôt  immobiles.  Avec  ces  vaillants,  l'homme'qui  paie  peut 
tout  se  permettre. 
— Etes-vous  fermes  sur  vos  jambes?  demanda  Gonzague. 

—  J'ai  bu  seulement  un  verre  de  vin  à  la  santé  de  monseigneur,  répondit 
effrontément  Cocardasse.  Capédédiou  !  pour  la  sobriété  je  ne  connais  pas 
mon  pareil... 

—  Il  dit  vrai,  monseigneur,  prononça  timidement  Passepoil,  car  je  le 
surpasse,  je  n'ai  bu  que  de  l'eau  rougie. 

—  Mon  bon,  fit  Cocardasse  en  le  regardant  sévèrement,  tu  as  bu  comme 
moi,  ni  plus,  ni  moins.  As  pas  pur  !  je  t'engage  à  ne  jamais  fausser  la  vérité 
devant  moi,  le  mensonge,  il  me  rend  malade  ! 

—  Vos  rapières  sont-elles  toujours  bonnes?  demanda  encore  Gonzague. 

—  Meilleures,  répliqua  le  Gascon. 

—  Et  bien  au  service  de  monseigneur,  ajouta  le  Normand,  qui  fit  la  révé- 
rence. 

—  C'est  bien,  dit  Gonzague. 

Et  il  tourna  le  dos,  tandis  que  nos  deux  amis  le  saluaient  par  derrière. 

—  G'tacouquinasse,  murmura  Cocardasse,  il  sait  parler  auxhommesd'épée! 
Gonzague  avait  fait  signe  à  Peyrolles  d'approcher.  Tous  deux  étaient 

remontés  jusqu'au  fond  de  la  salle,  près  de  la  porte  de  sortie.  Gonzague 
venait  de  déchirer  la  page  de  ses  tablettes  où  il  avait  inscrit  les  renseigne- 
ments donnés  par  dona  Cruz.  Au  moment  où  il  remettait  ce  papier  au  fac- 
totum, le  visage  hétéroclite  du  bossu  se  montra  derrière  les  battants  de  la 
porte  entrebâillée.  Personne  ne  le  voyait,  et  il  le  savait  bien,  car  ses  yeux 
brillaient  d'une  intelligence  extraordinaire,   toute  sa  physionomie  avait 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  127 

changé  d'aspect.  A  la  vue  de  Gonzague  et  de  son  âme  damnée  causant  à 
deux  pas  de  lui,  le  bossu  se  jeta  vivement  en  arrière,  puis  il  mit  son  oreille 
à  l'ouverture  de  la  porte. 

Voici  ce  que  d'abord  il  entendit  :  Peyrolles  épelait  péniblement  les  mots 
tracés  au  crayon  par  son  maître. 

—  Rue  du  Chantre,  disait-il,  une  jeune  fille  nommée  Aurore... 
Vous  eussiez  été  effrayé  de  l'expression  que  prit  le  visage  du  bossu. 
Un  feu  sombre  s'alluma  dans  ses  yeux. 

—  Il  sait  cela  !  pcnsa-t-il.  Comment  sait-il  cela? 

—  Vous  comprenez?  dit  Gonzague. 

—  Oui,  je  comprends,  répondit  Peyrolles;  c'est  de  la  chance  ! 

—  Les  gens  de  ma  sorte  ont  leur  étoile,  reprit  M.  de  Gonzague. 

—  Où  mettra-t-on  la  jeune  fille? 

—  Au  pavillon  de  dona  Craz. 
Le  bossu  se  toucha  sur  le  front. 

—  La  gitana  !  murmura-t-il;  mais  elle-même,  comment  a-t-elle  pu  savoir? 

—  Il  faudra  tout  simplement  l'enlever?  disait  eh  ce  moment  Peyrolles. 
• —  Pas  d'éclat,  repartit  Gonzague;  nous  ne  sommes  pas  en  position  de 

nous  faire  des  affaires.  De  la  nise,  de  l'adresse  !  c'est  ton  fort,  ami  Peyrolles. 
Je  ne  m'adresserais  pas  à  toi  s'il  y  avait  des  coups  à  donner  ou  à  recevoir. 
Notre  homme  doit  habiter  cette  maison,  j'en  ferais  la  gageure. 

—  Lagardère  !  murmura  le  factotum  avec  un  visible  effroi. 

—  Tu  ne  l'affronteras  pas,  ce  matamore.  La  première  chose,  c'est  de  savoir 
s'il  €st  absent,  et  je  parierais  bien  qu'il  est  absent  à  cette  heure. 

—  Il  aimait  boire  autrefois. 

—  S'il  est  absent,  voici  un  plan  tout  simple  :  tu  vas  prendre  cette  carte... 
Gonzague  mit  dans  la  main  de  son  factotum  une  des  deux  cartes  d'invita- 
tion au  bal  du  régent,  réservées  pour  Saldagne  et  Faënza. 

—  Tu  te  procureras,  poursuivit-il,  une  toilette  de  bal  fraîche  et  galante, 
pareille  à  celle  que  j'ai  commandée  pour  dona  Cruz.  Tu  auras  une  litière 
toute  prête  dans  la  rue  du  Chantre,  et  tu  te  présenteras  chez  la  jeune  fille 
au  nom  de  Lagardère  lui-même. 

—  C'est  jouer  sa  vie  à  pair  ou  non,  dit  M.  de  Peyrolles. 

—  Allons  donc  !  rien  que  la  vue  de  la  robe  et  des  bijoux  la  rendrafolle; 
tu  n'auras  qu'un  mot  à  dire  :  «  Lagardère  vous  envoie  ceci  et  vous  attend.  » 

—  Mauvais  expédient!  dit  une  voix  aigrelette  entre  eux  deux,  la  jeune 
fille  ne  bougera  pas. 

Peyrolles  sauta  de  côté,  Gonzague  mit  la  main  à  son  épée. 

—  A  pas  pur!  fit  de  loin  Cocardasse; vois  donc,  frère  Passepoil,  voisdonc 
ce  petit  homme  I 

—  Ah!  répondit  Passepoil,  si  la  nature  m'avait  disgracié  ainsi,  et  qu'il 
fallût  renoncer  à  l'espoir  de  plaire  aux  belles,  j'attenterais  à  mes  propres  jours. 

Peyrolles  s(  prit  à  rire,  comme  tous  les  poltrons  qui  ont  eu  grand'peur. 

—  Esope  II,  dit  Jonas!  s'crria-t-il. 

—  Encore  cette  créature?  fit  Gonzague  avec  humeur.  En  louant  la  nicho 
de  mon  chien,  crois-lu  avoir  acheté  le  droit  de  parcourir  mon  hôtel?  Que 
viens-tu  faire  ici? 

—  Et  vous  demanda  elTronlément  le  hos.su  qu'allez-vous  faire  là-bas? 
C'était  là  un  adversaire  selon  le  cœur  de  Peyrolles. 


128  LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN 

—  Mons  Esope  !  dit-il  en  se  campant,  nous  allons  vous  apprendre,  séance 
tenante,  le  danger  que  l'on  court  en  se  mêlant  des  affaires  d'autrui  ! 

Gonzague  regardait  déjà  du  côté  des  deux  braves.  Tant  pis  pour  Esope  II, 
dit  Jonas,  s'il  s'était  avisé  d'écouter  aux  portes  !  Mais,  à  ce  moment,  l'atten- 
tion de  Gonzague  fut  détournée  par  la  conduite  bizarre  et  vraiment  auda-' 
cieuse  du  petit  homme,  qui  prit  sans  façon  des  mains  de  Peyrolles  la  carte 
d'invitation  qu'on  venait  de  lui  remettre. 

—  Que  fais-tu,  drôle  s'écria  Gonzague. 

Le  bossu  tirait  paisiblement  de  sa  poche  sa  plume  et  son  écritoire. 

—  Il  est  fou  !  dit  Peyrolles. 

—  Pas  tant  !  pas  tant  !  fit  Ésope  II,  qui  mit  un  genou  en  terre  et  s'installa 
le  plus  commodément  qu'il  put  pour  écrire. 

—  Lisez  !  fit-il  d'un  accent  de  triomphe  en  se  relevant. 
Il  tendit  le  papier  à  Gonzague. 

Celui-ci  lut  : 

«  Chère  enfant,  ces  panires  viennent  de  moi;  j'ai  voulu  vous  faire  une 
surprise.  Faites- vous  belle  :  une  litière  et  deux  laqxiais  viendront  de  ma  part  . 
pour  vous  conduire  au  bal,  où  je  vous  attendrai. 

«  Henri  de  Lagardèee.» 

Cocardasse  junior  et  frère  Passepoil,  placés  trop  loin  pour  entendre,  sui- 
vaient de  l'œil  cette  scène  et  n'y  comprenaient  rien. 

—  Sandiéou  !  dit  le  Gascon,  monseigneur  à  l'air  d'un  homme  qui  ala 
berlue  1 

—  Mais  ce  petit  bossu,  répartit  le  Normand,  regarde  donc  sa  figure  !  Cette 
fois  comme  la  première,  je  soutiens  que  j'ai  vu  ces  yeux-là  quelque  part. 

Cocardasse  haussa  les  épaules  et  dit  : 

—  Je  ne  m'occupe  que  des  hommes  au-dessus  de  cinq  pieds  quatre  pouces. 

—  Je  n'ai  que  cinq  pieds  tout  juste,  fit  observer  Passepoil  avec  reproche. 
Cocardasse  junior  lui  tendit  la  main,  et  prononça  ces  bienveillantes 

paroles  : 

—  Une  fois  pour  toute,  ma  caillou,  souviens-toi  que  tu  es  en  dehors.  L'a- 
mitié, capédédiou  !  est  un  prisme  de  cristal  à  travers  lequel  je  te  vois 
tout  blanc,  tout  rose  et  plus  dodu  que  Cupidon,  fils  unique  de  Vénussorlant 
du  sein  de  l'onde. 

Passepoil  reconnaissant  serra  la  main  qu'on  lui  tendait. 
C'était  bien  vrai,  Gonzague,  avait  l'air  d'un  homme  frappé  de  stupéfac- 
tion. Il  regardait  Ésope  II  dit  Jonas  avec  une  sorte  d'effroi. 

—  Que  veut  dire  cela?  murmura-t-il. 

—  Cela  veut  dire,  répliqua  le  bossu  bonnement,  qu'avec  ce  mot  d'écrit 
la  jeune  fille  aura  confiance. 

—  Tu  as  donc  deviné  notre  dessein? 

—  J'ai  compris  que  vous  vouliez  avoir  la  jeune  fille. 

—  Et  sais-tu  ce  qu'on  risque  à  surprendre  certains  secrets? 

—  On  risque  de  gagner  gros,  répondit  le  bossu  qui  se  frotta  les  mains. 
Gonzague  et  Peyrolles  échangèrent  un  regard. 

—  Mais,  fil  Gonzague  à  voix  basse,  cette  écriture?... 

—  J'ai  mes  petits  talents,  repartit  Esope  II;  je  vous  garantis  l'imitation 
parfaite.  Quand  une  fois  je  connais  Técriluro  d'un  homme... 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  12§ 

—  Oui-dà  !  cela  peut  te  mener  loin  !  et  l'homme? 

—  Oh  1  l'homme,  interrompit  le  bossu  en  riant,  il  est  trop  grand  et  je  suis 
trop  petit;  je  ne  peux  pas  le  contrefaire. 

—  Le  connais- tu? 

—  Assez  bien. 

—  Comment  le  connais-tu? 
;    —  Relations  d'affaires. 

—  Peux-tu  nous  donner  quelques  renseignements? 

—  Un  seul  :  il  a  frappé  hier  deux  coups;  il  en  frappera  deux  demain. 
Peyrolles  frissonna  de  la  tête  aux  pieds. 

Gonzague  dit  : 

• —  Il  y  a  de  bonnes  prisons  dans  les  caveaux  de  mon  hôtel  I 

Le  bossu  ne  prit  point  garde  à  son  air  menaçant  et  répondit  : 

—  Terrain  perdu.  Failes-y  des  caves,  et  vous  les  louerez  aux  marchands 
de  vin. 

—  J'ai  idée  que  tu  es  un  espion. 

—  Pauvre  idée.  L'homme  en  question  n'a  pas  un  écu  vaillant,  et  vous 
êtes  riche  à  millions.  Voulez-vous  que  je  vous  le  livre? 

Gonzague  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Donnez-moi  cette  carte,  reprit  Esope  II,  en  montrant  la  dernière  invi- 
tation c[ue  Gonzague  tenait  encore  à  la  main. 

—  Qu'en  ferais-tu? 

—  'J'en  ferais  bon  usage.  Je  la  donnerais  à  l'homme,  et  l'homme  tiendrait 
la  promesse  que  je  vous  fais  ici  enson  nom.  Il  irait  au  bal  de  monsieur  le  Régent. 

—  Vive  Dieu  !  l'ami,  s'écria  Gonzague,  tu  dois  cire  un  infernal  coquin  ! 

—  Oh  I  oh  !  fit  le  bossu  d'un  air  modeste,  il  y  a  plus  coquin  que  moi. 

—  Pourquoi  cette  chaleur  à  me  servir? 

—  Je  suis  comme  cela,  très  dévoué  à  ceux  qui  me  plaisent. 

—  Et  nous  avons  l'heur  de  te  plaire? 

—  Beaucoup. 

—  Et  c'est  pour  nous  témoigner  de  plus  près  ton  dévouement  que  tu  as 
payé  dix  mille  écus? 

—  La  niche?  interrompit  le  bossu;  non  pns,  s'il  vous  plaît!  spéculation, 
iffaire  d'or!... 

Puis  il  ajouta  en  ricanant  : 

—  Le  bossu  était  mort,  vive  le  bossu;  Esope  P'  a  gagné  un  million  et 
iemi  sous  un  vieux  parapluie,  moi,  du  moins,  j'ai  mon  élude. 

Gonzague  fit  signe  à  Gocardassc  et  à  Passcpoil,  qui  s'approchèrent  en  sen- 
tant le  vieux  fer. 

—  Qui  sont  ceux-là?  demanda  Jonas. 

—  Des  gens  qui  vont  te  suivre,  si  j'accepte  les  services. 
Le  bossu  salua  cérémonieusement. 

—  Serviteur,  serviteur,  dit-il;  alors  refusez  mes  services.  Mes  bons  mes- 
ieurs,  ajoula-l-il  en  s'adressaul  aux  deux  bravos,  no  prenez  pas  la  peine  de 
léménager  vos  bric-à-brac;  nous  m;  nous  en  irons  point  de  compagnie. 

—  Cependant...  fil  Gonzague  d'un  air  de  menace. 

—  Il  n'y  a  point  de  cependant.  Diable  I  vous  connaissez  l'homme  aussi 
ien  que  moi.  11  est  brusque,  excossivemenl  bruscpie,  on  pourrait  môme  dire 
rulal.  S'il  voyait  deniùr(?moi  ces  tournures  de  gibier  do  polencc... 

0 


130  LE   BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

—  Pécaïré  I  fit  Cocardasse  indigné. 

—  Peut-on  manquer  ainsi  de  politesse?  ajouta  frère  Passepoil. 

—  Je  prétends  agir  seul  ou  ne  pas  agir  du  tovt,  acheva  Esope  II  d'un  ton 
péremptoire. 

Gonzague  et  PeyroUes  se  consultaient. 

—  Tu  tiens  donc  à  ton  dos?  fit  le  premier  en  raillant. 
Le  bossu  salua  et  répondit  : 

—  Comme  ces  braves  à  leurs  rouillardes;  c'est  mon  gagne-pain. 

—  Qui  me  répond  de  toi,  prononça  Gonzague  en  le  regardant  fixement.  Tu 
m'entends  :  sers-moi  fidèlement,  et  tu  seras  récompensé;  au  cas  contraire... 

Il  n'acheva  pas  et  lui  présenta  la  carte.  Le  bossu  la  prit  et  se  dirigea  vers 
la  porte  à  reculons.  Il  saluait  de  trois  pas  en  trois  pas  et  disait  : 

—  La  confiance  de  monseigneur  m'honore.  Cette  nuit,  monseigneur 
entendra  parler  de  moi. 

Et  comme,  sur  un  signe  sournois  de  Gonzague,  Cocardasse  et  Passepoil 
allaient  l'accompagner  : 

—  Doucement,  fit-il,  doucement  I  Et  nos  conventions? 

Il  écarta  Cocardasse  et  Passepoil  d'une  main  qu'ils  n'eussent  certes  point 
ciiie  si  vigoureuse,  salua  une  dernière  fois  profondément  et  passa  le  seuil. 
Cocardasse  et  Passepoil  voulurent  le  suivre.  Il  leur  jeta  la  porte  sur  le  nez.. 

Quand  ils  se  remirent  à  sa  poursuite,  le  corridor  était  vide. 

—  Et  vite  !  fit  M.  de  Gonzague  en  s' adressant  à  Feyrolles  :  que  la  maison 
de  la  rue  du  Chantre  soit  cernée  dans  une  demi-heure,  et  le  reste  comme  il  a 
été  convenu. 

Dans  la  rue  Quincampoix,  déserte  à  cette  heure,  le  bossu  s'en  allait  trot- 
tinant. 

—  Les  fonds  étaient  en  baisse,  murmura-t-il.  Du  diable  si  je  savais  où 
prendre  nos  cartes  d'entrées  et  la  toilette  de  bal  1 


TROISIÈME  PARTIE 
La  maison  aux  deux  entrées 


C'était  dans  cette  étroite  et  vieille  rje  du  Chantre,  qui  naguère  salissait 
encore  les  abords  du  Palais-Royal.  Elles  étaient  trois,  ers  ruelles  qui  allaien 
de  la  rue  Sainl-Honoré  à  la  montagne  du  Louvre  :  la  ine  Pierre-Lescot,  1 
rue  de  la  Bibliothèque  et  la  rue  du  Chantre;  toutes  les  trois  noires,  humidQJ! 
mal  hantées;  toutes  les  trois  insultant  aux  splendeurs  de  Paris,  élonné  dl 
ne  pouvoir  guérir  cette  lèpre  honteuse  qui  lui  faisait  une  tâche  on  plein 
visage.  De  temps  en  temps,  de  nos  jours  surtout,  on  entendait  dire  :  «  Un 
crime  s'est  commis  là-bas,  dans  les  profondeurs  de  cette  nuit  que  le  soleil  lui- 


it 

I 


i 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  131 

même  ne  perce  qu'aux  beaux  jours  de  l'été.  »  Tantôt  c'était  une  prêtresse 
de  la  Vénus  boueuse  assommée  par  des  brigands  en  goguette.  Tantôt  c'était 
quelque  pauvre  bourgeois  de  province  dont  le  cadavre  se  retrouvait  scellé 
dans  un  vieux  mur.  Cela  faisait  horreur  et  dégoût.  L'odeur  ignoble  de  ces 
tripots  venait  jusque  sous  les  fenêtres  de  ce  charmant  palais,  demeure  des 
cardinaux,  des  princes  et  des  rois.  Mais  la  pudeur  du  Palais-Royal  lui-même 
date-t-elle  de  si  loin?  Et  nos  pères  no  nous  ont-ils  pas  dit  ce  qui  se  passait 
dans  les  galeries  de  bois  et  dans  les  galeries  de  pierre? 

Maintenant,  le  Palais-Royal  est  un  bien  honnête  carré  de  maçonnerie. 
Les  galeries  de  bois  ne  sont  plus.  Les  autres  galeries  forment  la  promenade  la 
plus  sage  du  monde  entier.  Paris  n'y  vient  jamais.  Tous  les  parapluies  des 
déparlemenîs  s'y  donnent  rendez-vous.  Mais,  danslesrestauranîs  à  prix  fixe 
qui  foisonnent  aux  étages  supérieurs,  les  oncles  de  Quimper  ou  de  Carpen- 
tras  se  plaisent  encore  à  rappeler  les  étranges  mœurs  du  Palais-Royal  de 
l'Empire  et  de  la  Resfauration.  L'eau  leur  vient  à  la  bouche,  à  ces  oncles, 
tandis  que  les  nièces  timides  dévorent  le  somptueux  festin  à  deux  francs,  en 
faisant  mine  de  ne  point  écouter. 

Maintenant,  à  la  place  même  où  coulaient  ces  trois  ruisseaux  fangeux  du 
Chantre,  Pierre  Lescot  et  la  Bibliothèque,  un  immense  hôtel,  conviant  l'Eu- 
rope à  sa  table  de  mille  couverts,  étale  ses  quatre  façades  sur  la  place  du 
Palais-Royal,  sur  la  rue  Saint-IIonoré  alignée,  sur  la  rue  du  Coq  élargie,  sur 
la  rue  de  Rivoli  allongée.  Des  fenêtres  de  cet  hôtel  on  voit  le  Louvre  neuf, 
fils  légitime  et  ressemblant  du  vieux  Louvre.  La  lumière  et  l'air  s'épandcnt 
iiartout  librement;  la  boue  s'en  est  allée  on  ne  sait  où,  les  tripots  ont  disparu; 
la  lèpre  hideuse,  soudainement  guérie,  n'a  pas  même  laissé  de  cicatrices. 
Mais  où  donc  demeurent  à  présent  les  brigands  et  leurs  dames? 

Au  dix-huitième  siècle,  ces  trois  rues  que  nous  venons  de  flétrir  dédaigneu- 
sement étaient  déjà  fort  laides;  mais  elles  n'étaient  pas  beaucoup  plus 
étroites  ni  plus  souillées  que  la  grande  rue  Saint-Honoré,  leur  voisine.  Il  y 
avait  sur  leurs  voies  mal  pavées  quelques  beaux  portails  :  des  hôtels  nobles 
çà  et  là,  parmi  les  masures. 

Les  habitants  de  ces  rues  étaient  tout  pareils  aux  habitants  des  carrefours 
voisins  :  en  général  de  petits  bourgeois,  merciers,  revendeurs  ou  tailleurs  do 
soupe.  Il  se  rencontrait  dans  Paris  beaucoup  plus  vilains  endroits. 

A  l'angle  de  la  rue  du  Chantre  et  de  la  rue  Saint-Honoré,  s'élevait  une 
maison  de  modeste  apparence,  proprette  et  presque  neuve.  L'entrée  était 
par  la  rue  du  Chanire  :  une  petite  porte  cintrée  au  seuil  de  laquelle  on  arri- 
vait par  un  perron  de  trois  marches.  Depuis  (jnelques  jours  seulement,  cette 
maison  était  occupée  par  une  jeune  famille  dont  les  allures  intriguaient  passa- 
l)lftment  lo  voisinage  curieux.  C'était  un  homme,  un  jeune  homme,  du  moins 
•SI  l'on  s'en  rapportait  à  la  beauté  toute  juvénile  de  son  visage,  au  fcudcson 
ivgard,  à  la  richesse  de  sa  chevelure  blonde  encadrant  un  front  ouvert  et  pur. 
Il  s'appelait  maître  Louis,  et  ciselait  dos  gardes  d'épées.  Avec  lui  demeurait 
une  toule  jriHu.'  fille,  belle  et  douce  comme  les  anges,  dont  personne  ne  savait 
It»  nom.  On  les  avait  entendus  se  parler.  Ils  ne  se  tutoyaient  point  et  no 
vivaient  point  en  époux.  Ils  avaient  pour  serviteurs  une  vieille  femme  qui 
ne  causait  jamais,  et  un  garçonnet  de  seize  à  dix-sept  ans  qui  faisait  bien  ce 
'lu'il  pouvait  pour  être  (li.';cret.  La  jeune  personne  ne  sortait  jamais,  au 
grand  jamais,  si  bien  qu'on  aurait  pu  la  croire  prisonnière,  si,  à  toulo  heure, 


132  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

on  n'avait  entendu  sa  voix  fraîche  et  jolie  qui  chantait  des  cantiques  ou  des 
chansons. 

Maître  Louis  sortait  au  contraire  fort  souvent,  et  rentrait  même  assez  tard 
dans  la  nuit.  En  ces  occasions,  il  ne  passait  point  par  la  porte  du  perron.  La 
maison  avait  deux  enirées  :  la  seconde  était  par  l'escalier  de  la  propriété  voi- 
sine. C'était  par  là  que  maître  Louis  revenait  en  son  logis. 

Depuis  qu'ils  étaient  habitants  de  la  maison,  aucun  étranger  n'en  avait 
passé  le  seuil,  sauf  un  petit  bossu  à  figure  douce  et  sérieuse,  qui  entrait  et 
sortait  sans  mot  dire  à  personne,  toujours  par  l'escalier,  jamais  par  le  per- 
ron. C'était  une  connaissance  particulière  à  maître  Louis,  sans  doute,  et  les 
curieux  ne  l'avaient  jamais  aperçu  dans  la  salle  basse  où  se  tenait  la  jeune 
fille  avec  la  vieille  femme  et  le  garçonnet.  Avant  l'arrivée  de  maître  Louis  et 
sa  famille,  personne  ne  se  souvenait  d'avoir  rencontré  ce  bossu  dans  le  quar- 
tier. Aussi  intnguait-il  la  curiosité  générale  presque  autant  que  maître  Louis 
lui-même,  le  beau  et  taciturne  ciseleur.  Le  soir,  quand  les  petits  bourgeois  du 
voisinage  bavardaient  au  pas  de  leurs  portes,  après  la  tâche  finie, on  était 
bien  sûr  que  le  bossu  et  les  nouveaux  habitanls  de  la  maison  faisaient  les 
frais  de  l'entretien.  Qui  étaient-ils?  d'où  venaient-ils?  et  à  quelle  heure 
mystérieuse  ce  maître  Louis,  qui  avait  les  mains  si  blanches,  taillait-il  ses 
gardes  d'épée. 

La  maison  était  ainsi  aménagée  :  une  grande  salle  basse  avec  la  petite 
cuisine  à  droite,  sur  la  cour,  et  la  chambre  de  la  jeune  fille  ouvrant  sa  croisée 
sur  la  rue  Saint-Honoré;  dans  la  cuisine,  deux  soupentes,  une  pour  la  vieille 
Françoise  Berrichon,  l'autre  pour  Jean-Marie  Berrichon  son  petit-fils.  Tout 
ce  rez-de  chaussée  n'avait  qu'une  sortie  :  la  porte  du  perron.  Mais,  au  fond  de 
la  salle  basse,  tout  contre  la  cuisine,  était  adossé  un  escaher  à  vis  qui  montait 
à  l'étage  supérieur.  L'étage  supérieur  était  composé  de  deux  chambres,  celle 
de  maître  Louis,  qui  s'ouvrait  sur  l'escalier,  et  une  autre  qui  n'avait  ni  issue 
ni  destination  connue.  Cette  deuxième  chambre  était  constamment  fer- 
mée à  clef.  Ni  la  vieille  Françoise,  ni  Berrichon,  ni  même  la  charmante  jeune 
fille,  n'avaient  pu  obtenir  la  permission  d'y  entrer.  A  cet  égard,  maître  Louis, 
le  plus  doux  des  hommes,  se  montrait  d'une  rigueur  inflexible. 

La  jeune  fille,  cependant,  eiit  bien  voulu  savoir  ce  qu'il  y  avait  derrière 
cette  porte  close;  Françoise  Berrichon  en  mourait  d'envie,  bien  que  ce  fût 
une  femme  discrète  et  prudente.  Quant  au  petit  Jean-Marie,  il  aurait  donné 
deux  doigts  de  sa  main  pour  mettre  seulement  son  œil  à  la  serrure.  Mais  la 
serrure  avait  par  derrière  une  plaque  qui  interceptait  le  regard.  Une  seule 
créature  humaine  partageait,  au  sujet  de  cette  chambre,  le  secret  si  bien 
gardé  de  maître  Louis  :  c'était  le  bossu.  On  avait  vu  le  bossu  entrer  dans  la 
chambre  et  en  sortir.  Mais  comme  tout  ce  qui  se  rapportait  à  ce  mystère 
devait  être  inexplicable  et  bizarre,  chaque  fois  que  le  bossu  rentrait  dans  la 
chambre,  on  en  voyait  bientôt  sortir  maître  Louis.  Réciproquement  après 
l'entrée  de  maître  Louis,  le  bossu  parfois  sortait  tout  à  coup.  Jamais  per- 
sonne n'avait  vu  réunis  ces  deux  amis  inséparables. 

Parmi  les  voisins  curieux  était  un  poète,  habitant  naturellement  le  der- 
nier étage  de  la  maison.  Ce  poète,  après  avoir  mis  son  esprit  à  la  torture 
expliqua  aux  com.mères  do  la  rue  du  Chantre  que,  à  Rome,  les  prêtresses  do 
Vesta,  Ops,  Rhée  ou  Cybèle,  la  bonne  déesse,  fille  du  ciel  et  de  la  terre, 
femme  de  Saturne  et  mère  dos  dieux,  étaient  chargées  d'entretenir  un  feu 


LE   BOSSU   OU    LE    PETIT   PARISIEN  133 

.sacré  qui  jamais  ne  devait  s'éteindre.  En  conséquence,  au  dire  du  poète,  ces 
demoiselles  se  relayaient  :  quand  l'une  veillait  au  feu,  l'autre  allait  à  ses 
affaires.  Le  bossu  et  maître  Louis  devaient  très  certainement  avoir  fait  entre 
eux  quelque  pacte  analogue.  Il  y  avait  là-haut  quelque  chose  qu'on  ne  pou- 
vait quitter  d'une  seconde.  Maître  Louis  et  le  bossu  montaient  la  garde 
à  tour  de  rôle  auprès  de  ce  quelque  chose-là.  C'étaient  deux  manières  de  ves- 
tales, sauf  le  sexe  et  le  baptême.  La  version  du  poète  ne  fut  pas  sans  avoir  du 
succès.  Il  passait  pour  être  un  peu  fou;  désormais  on  le  regarda  comme  un 
parfait  idiot.  Mais  on  ne  trouva  point  d'explication  meilleure  que  la  sienne. 

Le  jour  même  où  avait  lieu  en  l'hôtel  de  M.  de  Gonzague  cette  solennelle 
assemblée  de  famille,  vers  la  brune,  la  jeune  fille  qui  tenait  la  maison  de 
maître  Louis  était  seule  dans  sa  chambrette.  C'était  une  jolie  petite  pièce 
toute  simple,  mais  où  chaque  objet  avait  son  éloquence  et  sa  propreté  recher- 
chée. Le  lit,  en  bois  de  merisier,  s'entourait  de  rideaux  de  percale  éclatant 
de  blancheur.  Dans  la  ruelle,  un  petit  bénitier  pendait,  couronné  d'un  double 
rameau  de  buis.  Quelques  livres  pieux  sur  des  rayons  attenant  à  la  boiserie, 
un  métier  à  broder,  des  chaises,  une  guitare  sur  l'une  d'elles,  à  la  fenêtre  un 
oiseau  mignon  dans  une  cage,  tels  étaient  les  objets  meublant  ou  ornant  cet 
humble  et  gracieux  réduit.  Nous  oublions  pourtant  une  table  ronde,  et  sur  la 
table  quelques  feuilles  de  papiers  éparses.  La  jeune  fille  était  en  train  d'écrire. 

Vous  savez  comme  elles  abusent  de  leurs  yeux,  les  jeunes  folles  1  laissant 
courir  leur  aiguille  ou  leur  plume  bien  longtemps  après  le  jour  tombé.  On  n'y 
voyait  presque  plus,  et  la  jeune  fille  écrivait  encore. 

Les  derniers  rayons  du  jour  arrivant  par  la  fenêtre,  dont  les  rideaux 
venaient  d'être  relevés,  éclairaient  en  plein  son  visage,  et  nous  pouvons  dire 
du  moins  comme  elle  était  faite.  C'était  une  rieuse,  une  de  ces  douces  filles 
dont  la  gaieté  rayonne  si  bien  qu'elle  suffît  toute  seule  à  la  joie  d'une  famille. 
Chacun  de  ses  traits  semblait  fait  pour  le  plaisir  ;  son  front  d'enfant,  son  nez  aux 
belles  narines  roses,  sa  bouche  dont  le  sourire  montrait  la  parure  nacrée.  Mais 
ses  yeux  rêvaient,  de  grands  yeux  d'un  bleu  sombre,  don  t  les  cils  semblaient  une 
longue  frange  de  soie.  Sans  le  regard  pensif  de  ses  beaux  yeux,  à  peine  lui  eussicz- 
vous  donné  l'âge  d'aimer.  Elle  était  grande,  sa  taille  était  un  peu  trop  frêle. 
Quand  nul  ne  l'observait,  ses  poses  avaient  de  chastes  et  délicieuses  langueurs. 

L'expression  générale  de  sa  figure  était  la  douceur;  mais  il  y  avait  dans  sa 
prunelle,  brillant  sous  l'arc  de  ses  sourcils  noirs  dessinés  hardiment,  une 
fierté  calme  et  vaillante.  Ses  cheveux,  noirs  aussi,  à  chaud  reflet  dor  fauve; 
ses  cheveux  longs  et  riches,  si  longs  qu'on  eût  dit  parfois  que  sa  tête  s'incli- 
nait sous  leur  poids,  ondulaient  en  masses  larços  sur  son  cou  et  sur  ses 
épaules,  faisant  à  son  adorable  beauté  un  cadre  et  une  auréole. 

Il  y  en  a  qui  doivent  être  aimées  ardemment,  mais  un  seul  jour;  il  y  en  a 
d'autres  qu'on  chérit  longtemps  d'une  tranquille  tendresse.  Celle-ci  devait 
être  aimée  passionnément  et  toujours.  Elle  était  ange,  mais  surtout  femme. 

Son  nom,  que  les  voisins  ignoraient,  et  que  dame  Françoise  et  Jean-Marie 
Berrichon  avaient  défense  de  prononcer  depuis  l'arrivée  à  Paris,  était  Aurore. 
Nom  prétentieux  et  sot  pour  une  belle  demoiselle  des  salons,  nom  grolesq\io 
pour  une  fille  à  mains  rouges  ou  pour  une  laute  dont  la  voix  chevrolle,  nom 
ravi.ssant  pour  celles  qui  peuvent  l'enlacer,  comme  une  fleur  de  plus,  à  leur 
diadème  do  clu-re  pn('.si(\  L(\s  noms  son!  comme  les  parures,  qui  écrasent  les 
uues  cl  que  les  uulrob  rehaussent. 


134  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

Elle  était  là  toute  seule.  Quand  l'ombre  du  crépuscule  lui  cacha  le  bout  de 
sa  plume,  elle  cessa  d'écrire  et  se  mit  à  rêver.  Les  mille  bruits  de  la  rue  arri- 
vaient jusqu'à  elle  et  ne  l'éveillaient  point.  Sa  belle  main  blanche  était 
dans  ses  ch  veux,  sa  tête  s'inchnait,  ses  yeux  regardaient  le  ciel.  C'était 
comme  une  muette  prière. 

Elle  souriait  à  Dieu. 

Puis,  parmi  son  sourire,  une  larme  vint,  une  perle,  qui  un  moment  tremb.a 
au  bord  de  sa  paupière  pour  rouler  ensuite  lentement  sur  le  satin  de  sa  joue. 

—  Com-me  il  tarde  1  murmura-t-elle. 

Elle  rassembla  les  pages  éparses  sur  la  table,  et  les  serra  dans  une  petite 
cassette  qu'elle  poussa  derrière  le  chevet  de  son  lit. 

—  A  demain  !  dit-elle,  comme  si  elle  eût  prit  congé  d'un  compagnon  de 
chaque  jour. 

Puis  elle  ferma  sa  fenêtre  et  prit  sa  guitare,  dont  elle  tira  quelques  accords 
au  hasard.  Elle  attendait.  Aujourd'hui,  elle  avait  relu  toutes  ces  pages  enfer- 
mées maintenant  dans  la  cassette.  Hélas  !  elle  avait  le  temps  de  lire.  Ces  pages 
contenaient  son  histoire,  ce  qu'elle  savait  de  son  histoire.  L'histoire  de  ses 
impressions,  de  son  cœur. 

Pourquoi  avait-elle  écrit  cela?  Les  premières  lignes  du  manuscrit  répon- 
daient à  celte  question,  Aurore  disait  : 

«  Je  commence  d'écrire  un  soir  où  je  suis  seule,  après  avoir  attendu  tout 
le  jour.  Ceci  n'est  point  pour  lui.  C'est  la  première  chose  que  je  fais  qui  ne  lui 
soit  point  destinée.  Je  ne  voudrais  pas  qu'il  vît  ces  pages  où  je  parlerai  de  lui 
sans  cesse,  où  je  ne  parlerai  que  de  lui.  Pourquoi?  Je  ne  sais  pourquoi  : 
j'aurai  peine  à  le  dire. 

«  Elles  sont  heureuses,  celles  qui  ont  des  compagnes  à  qui  confier  le  trop 
plein  de  leur  âme  :  peine  et  bonheur.  Moi,  je  n'ai  point  d'amie;  je  suis  seule 
toute  seule;  je  n'ai  que  lui.  Quand  je  le  vois,  je  deviens  muette.  Que  lui 
dirais-je  I  II  ne  me  demande  rien. 

«  Et  pourtant  ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  prends  la  plume.  Je  n'écrirais 
pas  si  je  n'avais  l'espoir  d'être  lue,  sinon  de  mon  vivant,  au  moins  après  ma 
mort.  Je  crois  que  je  mourrai  bien  jeune.  Je  ne  le  souhaite  pas  :  Dieu  me 
garde  de  le  craindre  1  Si  je  mourais,  il  me  regretterait,  moi  je  le  regretterais 
même  au  ciel.  Mais,  d'en  haut,  je  verrais  peut-être  le  dedans  de  son  cœur. 
Quand  cette  idée  me  vient  je  voudrais  mourir. 

«  Il  m'a  dit  que  mon  père  était  mort.  Ma  mère  doit  vivre.  Ma  mère,  j'écris 
pour  vous.  Mon  cœur  est  à  lui  tout  entier,  mais  il  est  tout  à  vous  aussi.  Je 
voudrais  demander  à  ceux  qui  le  savent  le  mystère  de  cette  double  tendresse. 
Avons-nous  donc  deux  cœurs? 

«  J'écris  pour  vous.  Il  me  semble  qu'à  vous  je  ne  cacherais  rien,  et  que  j'ai- 
merais à  vous  montrer  les  plus  secrets  replis  de  mon  âme.  Me  trompé-je?  Une 
mère  n'cst-elle  pas  l'amie  qui  doit  tout  savoir,  le  médecin  qui  peut  tout  gué- 
rir? 

«  Je  vis  une  fois,  par  la  fenêtre  ouverte  d'une  maison,  une  jeune  fille  age- 
nouillée devant  une  femme  à  la  beauté  douce  et  grave.  L'enfant  pleurait, 
mais  c'étaient  de  bonnes  larmes;  la  mère  émue  et  souriante,  se  penchait  pour 
baiser  ses  cheveux.  Oh  1  le  divin  bonheur,  ma  mère  I  je  crois  sentir  votre 
baiser  sur  mon  front.  Vous  aussi,  vous  êtes  bien  douce  et  bien  belle  !  Vous 
aussi  vous  devez  savoir  consoler  en  souriant  !  Ce  tableau  est  toujours  dans 


LE    BOSSU   OU    LE   PETIT   PARISIEN  135 

mes  rêves.  Je  suis  jalouse  des  larmes  de  la  jeune  fille.  Ma  mère,  si  j'étais  enire 
vous  et  lui,  que  pourrais-je  envier  au  ciel? 

«  Moi,  je  ne  me  suis  agenouillée  jamais  que  devant  un  prêire.  La  parole 
d'un  prêtre  fait  du  bien,  mais  c'est  par  la  bouche  des  mères  que  parle  la 
voix  de  Dieu. 

«  M'attendez-vous,  me  cherchez- vous,  me  regrettez-vous?  Suis-je  dans 
vos  prières  du  matin  et  du  soir?  Me  voyez- vous,  vous  aussi,  dans  vos  songes? 

«  Il  me  semble,  quand  je  pense  à  vous,  que  vous  devez  penser  à  moi. 
Parfois,  mon  cœur  vous  parle;  m'en  tendez-vous?  Si  Dieu  m'accorde  jamais 
ce  grand  bonheur  de  vous  voir,  ma  mère  chérie,  je  vous  demanderai  s'il 
n'était  pas  des  instants  où  votre  cceur  tressaillait  sans  motif.  Je  vous  dirai  : 
C'est  que  vous  entendiez  le  cri  de  mon  cœur,  ma  mère  1 

«  ...Je  suis  née  en  France;  on  ne  m'a  pas  dit  où.  Je  ne  sais  pas  mon  âge  au 
juste;  mais  je  dois  avoir  aux  environs  de  vingt  ans.  Est-ce  rêve,  est-ce  réa- 
lité? Ce  souvenir,  si  c'en  est  un,  est  si  lointain  et  si  vague  !  Je  crois  me  rap- 
peler parfois  une  femme  au  visage  angélique,  qui  penchait  son  sourire  au- 
dessus  de  mon  berceau.  Était-ce  vous,  ma  mère? 

«  ...Puis,  dans  les  ténèbres,  un  grand  bruit  de  bataille.  Peut-être  la  nuit  de 
fièvre  d'un  enfant.  Quelqu'un  me  portait  dans  ses  bras.  Une  voix  de  tonnerre 
me  fit  trembler.  Nous  courûmes  dans  l'obscurité.  J'avais  froid. 

«  Il  y  eut  une  brume  au  tour  de  tout  cela.  Mon  ami  doit  tout  savoir;  mais, 
quand  je  l'interroge  sur  mon  enfance,  il  sourit  tristement  et  se  tait. 

«  Je  me  vois  pour  la  première  fois  distinctement  habillée  en  petit  garçon, 
dans  les  Pyrénées  espagnoles.  Je  menais  paître  les  chèvres  d'un  quintcro 
montagnard  qui  nous  donnait  sans  doute  l'hospitalité.  Mon  ami  était 
malade,  et  j'cn'endais  dire  souvent  qu'il  mourrait.  Je  l'appelais  alors  mon 
père.  Quand  je  revenais  le  soir,  il  me  faisait  mettre  à  genoux  prèsdesonlit, 
joignant  lui-même  mes  petites  mains,  et  me  disais  en  français  : 

a  —  Aurore,  prie  le  bon  Dieu  que  je  vive. 

«  Une  nuit  le  prêtre  vint  lui  apporter  l'extrêmc-onction.  Il  se  confessa  et 
pleura.  Il  croyait  que  je  ne  l'entendais  pas,  il  dit  : 

«  —  Voilà  ma  pauvre  petite  fille  qui  va  rester  seule. 

«  —  Songez  à  Dieu,  mon  fils!  exhortait  le  prêtre. 

«  —  Oui,  mon  père;  oh  !  oui,  je  songe  à  Dieu.  Dieu  est  bon;  je  ne  m'in- 
quiète point  de  moi.  Mais  ma  pauvre  petite  fille  qui  va  rester  seule  sur  la  ferre. 
Serait-ce  un  grand  péché,  mon  père,  que  de  l'emmener  avec  moi? 

«  —  Latucr  !  serécrialcprêlreavecépouvanle;  mon  fils,  vousavezledélire  I 

«  Il  secoua  la  tête  et  ne  répondit  point.  Moi  je  m'approchai  tout  doucement. 

«  —  Ami  Henri,  dis-je  en  le  regardant  fixement  (et  si  vous  saviez,  ma 
mère,  comme  sa  pauvre  figure  était  maigre  et  hâve),  ami  Henri,  je  n'ai  pas 
peur  de  mourir,  et  je  veux  bien  aller  avec  toi  au  cimetière. 

«  Il  me  prit  dans  ses  bras  que  brûlaient  la  fièvre.  Et  je  me  souviens  qu'il 
répétait  : 

«  —  La  laisser  seule!  la  laisser  toute  seule! 

«  Il  s'endormit,  mo  tenant  toujours  dans  ses  bras.  On  voulait  m'arrachcr 
de  là,  mais  il  eût  fallu  me  tuer.  Je  pensais  : 

«  —  S'il  s'en  va,  on  m'emportera  avec  lui. 

«  Au  bout  de  quelques  heures,  il  s'éveilla.  J'étais  baignée  de  sa  sueur. 


136  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

«  —  Je  suis  sauvé,  dit-il. 

«  Et,  me  voyant  serrée  contre  lui,  il  ajouta  : 

a  —  Beau  petit  ange,  c'est  toi  qui  m'as  guéri  1 

K  ...Je  ne  l'avais  jamais  bien  regardé.  Un  jour,  je  le  vis  beau  comme  il  est 
et  comme  je  le  vois  toujours  depuis. 

«  Nous  avions  quitté  la  ferme  du  quintero  pour  aller  un  peu  plus  avant 
dans  le  pays.  Mon  ami  avait  repris  ses  forces  et  travaillait  aux  champs 
eomme  un  manœuvre.  J'ai  su  depuis  que  c'était  pour  m.e  nourrir. 

«  C'était  dans  une  riche  alqueria  des  environs  de  Venasque.  Le  maître 
cultivait  la  terre  et  vendait  en  outre  à  boire  aux  contrebandiers. 

«  Mon  ami  m'avait  bien  recommandé  de  ne  point  sortir  du  petit  enclos 
qui  était  derrière  la  maison,  et  de  ne  jamais  entrer  dans  la  salle  commune. 
Mais,  un  soir,  des  seigneurs  vinrent  manger  à  l'alqueria,  des  seigneurs  qui 
arrivaient  de  France.  J'étais  à  jouer  avec  les  enfants  du  maître  dans  le  clos. 
Les  enfants  voulurent  voir  les  seigneurs,  je  les  suivis  étourdiment.  Ils  étaient 
deux  à  table,  entourés  de  valets  et  de  gens  d'armes  :  sept  en  tout.  Celui  qui 
commandait  aux  autres  fit  un  signe  à  son  compagnon.  Tous  deux  me  regar- 
dèrent. Le  premier  seigneur  m'appela  et  me  caressa,  tandis  que  l'autre  allait 
parler  tout  bas  au  maître  de  la  métairie. 

«  Quant  il  revint,  je  l'entendis  qui  disait  : 

«  —  C'est  elle  ! 

«  —  A  cheval  !  commanda  le  grand  seigneur. 

«  En  même  temps,  il  jeta  au  maître  de  l'alqueria  une  bourse  pleine  d'or. 

«  A  moi  il  me  dit  : 

«  —  Viens  jusqu'aux  champs,  petite,  viens  chercher  ton  père. 

«  Le  voir  un  instant  plus  tôt,  m.oi,  je  ne  demandais  pas  mieux. 

«  Je  montai  bravement  en  croupe  derrière  un  des  gentilshommes. 

«  La  route  pour  aller  aux  champs  où  travaillait  mon  père,  je  ne  la  savais 
pas.  Pendant  une  demi-heure,  j'allais,  riant,  chantant,  me  balançant  au  trot 
du  grand  cheval.  J'étais  heureuse  comme  une  reine  1 
r    «  Puis,  je  demandai  : 

fa  —  Arriverons-nous  bientôt  auprès  de  mon  ami? 
;    «  —  Bientôt,  bientôt,  me  fut-il  répondu.  Et  nous  allions  toujours.  Le 
crépuscule  du  soir  venait.  J'eus  peur.  Je  voulus  descendre  de  cheval.  Le 
grand  seigneur  commanda  : 

«  Au  galop  ! 

«  Et  l'homme  qui  me  tenait  me  mit  sa  main  sur  la  bouche  pour  étouffer 
mes  cris.  Mais  tout  à  coup,  à  travers  champs,  nous  vîmes  accourir  un  cava- 
lier qui  fendait  l'espace  comme  un  tourbillon.  11  était  sur  un  cheval  de 
labour,  sans  selle  et  sans  bride;  ses  cheveux  allaient  au  vent  avec  les  lam- 
beaux de  sa  chemise  déchirée.  La  route  tournait  autour  d'un  bois  taillis, 
coupé  par  une  rivière;  il  avait  traversé  la  rivière  à  la  nage  et  coupé  le  taillis. 

«  Il  arrivait,  il  arrivait.  Je  ne  reconnaissais  pas  mon  père  si  doux  et  si 
calme,  je  ne  reconnaissais  pas  mon  ami  Henri  toujours  souriant  près  de  moi. 
Celui-là  était  terrible,  beau  comme  un  ciel  d'orage.  Il  arrivait.  D"un  dernier 
bond,  le  cheval  franchit  le  talus  de  la  route  et  tomba  épuisé.  Mon  ami  tenait 
à  la  main  le  soc  de  sa  charme. 

«  —  Chargez-le  I  cria  le  grand  seigneur. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  137 

a  Mais  mon  ami  l'avait  prévenu.  Le  soc  de  charrue,  brandi  à  deux  mains, 
avait  frappé  deux  coups.  Deux  valets  armés  d'épées  étaient  tombés  par  terre 
et  gisaient  dans  leur  sang,  et,  à  chaque  fois  que  mon  ami  frappait,  il  criait  : 

«  —  J'y  suis  !  j'y  suis  1  Lagardère  1  Lagardère  I 

«  L'homme  qui  me  tenait,  voulait  prendre  la  fuite;  mais  mon  ami  ne  l'a- 
vait pas  perdu  de  vue.  Il  l'atteignit  en  passant  par-dessus  les  corps  des  deux 
valets  et  l'assomma  d'un  coup  de  soc.  Je  ne  m'évanouis  pas,  ma  mère.  Plus 
tard,  je  n'aurais  pas  été  si  brave,  peut-être.  Mais  pendant  toute  cette  terrible 
bagarre,  je  tins  mes  yeux  grands  ouverts,  agitant  mes  petites  mains  tant  que 
■je  pouvais  en  criant  : 

0  —  Courage,  ami  Henri  !  courage  !  courage  1 

«  Je  ne  sais  pas  si  le  combat  dura  plus  d'une  minute.  Au  bout  de  ce  temps, 
il  avait  enfourché  la  monture  de  l'un  des  morts,  et  la  lançait  au  galop,  me 
tenant  dans  ses  bras. 

«  Nous  ne  retournâmes  point  à  l'alqueria.  Mon  ami  me  dit  que  le  maître 
l'avait  trahi.  Et  il  ajouta  : 

«  On  ne  peut  se  bien  cacher  que  dans  une  ville. 

«  Nous  avions  donc  intérêt  à  nous  cacher.  Jamais  je  n'avais  réfléchi  à  cela. 
La  cvriosité  s'éveillait  en  moi  en  même  temps  que  le  vague  désir  de  lui  tout 
devoir.  Je  l'interrogeai;  il  me  serra  dans  ses  bras  en  me  disant  : 

«  —  Plus  tard,  plus  tard. 

«  Puis,  avec  une  nuance  de  mélancolie  : 

«  Es-tu  donc  fatiguée  déjà  de  m' appeler  (on  père? 

«  Il  ne  faut  pas  être  jalouse,  ma  mère  chérie.  11  a  été  pour  moi  toute  la 
famille  :  mon  père  et  ma  mère  à  la  fois.  Ce  n'est  pas  do  ta  faute  :  tu  n'étais 
pas  là. 

«  Mais  quand  je  me  souviens  de  mon  enfance,  j'ai  les  larmes  aux  yeux.  Il 
a  été  bon,  il  a  été  tendre,  et  tes  baisers,  ma  mère,  n'auraient  pas  pu  être  plus 
douxquesescaresses.Luisi terrible  !  lui  si  vaillant  I  Oh  !  situ  le  voyais, comme 
tu  l'aimerais  1 


II.  —  Souvenirs  d'enfance 


«  Je  n'étais  jamais  entrée  dans  les  murs  d'une  ville.  Quand  nous  aper- 
çûmes do  loin  les  clochers  de  Pampclune,  je  demandai  ce  que  c'était  que  cela. 

«  Ce  sont  des  églises,  me  répondit  mon  ami.  Tu  vas  voir  là  beaucoup  do 
monde,  ma  petite  Aurore  :  de  beaux  seigneurs  cL  de  belles  dames;  mais  tu 
n'auras  plus  les  (leurs  du  jardin. 

«  Je  ne  regrettai  point  les  fleurs  du  jardin  dans  le  premier  moment.  L'i- 
dée de  voir  tant  de  beaux  seigneurs  et  tant  do  belles  dames  mo  transpor- 
tait. Nous  franchîmes  les  portes.  Deux  rangées  de  maisons  liantes  etsombres 
nous  dérobèrent  la  vue  du  ciel.  Avec  le  peu  d'argent  qu'il  avait,  nu>n 
ami  loua  une  chambnitte.  Jo  fus  prisonnière. 

«  Dans  les  montages,  ot  aussi  à  l'alqueria,  j'avais  lo  griind  air  et  le  soleil, 
les  arbres  tleuris,  lus  grandes  pelouses,  ot  aussi  lu  compagnie  dos  eufaats  do 


138  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

mon  âge.  Ici,  quatre  murs;  au  dehors,  le  long  profil  des  maisons  grises  a\ec  le 
morne  silence  des  villes  espagnoles;  au  dedans,  la  solitude.  Car  mon  ami 
Henrisortait  dès  le  matin  et  ne  revenait  que  le  soir.  Il  rentrait  les  mains 
noires  et  le  front  en  sueur.  Il  était  triste.  Mes  caresses  seules  pouvaient  lui 
rendre  son  sourire. 

«  Nous  étions  pauvres  et  nous  mangions  notre  pain  dur;  mais  il  trouvait 
encore  moyen  parfois  de  m' apporter  du  chocolat,  ce  régal  espagnol,  et  d'autres 
friandises.  Ces  jours-là,  je  revoyais  son  pauvre  visage  heureux  et  souriant. 

a  —  Aurore,  me  dit-il  un  soir,  je  m'appelle  don  Luiz  à  Pampelune,  et  si 
l'on  \ient  demander  votre  nom,  vous  répondrez  :  Mariquita. 

«  Je  ne  savais  que  ce  nom  d'Henri  qu'on  lui  avait  donné  jusqu'alors. 
Jamais  il  ne  m'a  dit  lui-même  qu'il  était  le  chevaher  de  Lagardère.  Il  m'a 
fallu  l'apprendre  par  hasard.  Il  m'a  fallu  deviner  aussi  ce  qu'il  avait  fait 
pour  moi  quand  j'étais  toute  petite.  Je  pense  qu'il  voulait  me  laisser  ignorer 
combien  je  lui  suis  redevable.  _ 

«  Henri  est  fait  ainsi,  ma  mère;  c'est  la  noblesse,  l'abnégation,  la  généro- 
sité, la  bravoure  poussée  jusfîu'à  la  folie.  Il  vous  suffirait  de  le  voir  pour  l'ai- 
mer presque  autant  que  je  l'aime. 

«  J'eusse  préféré  en  ce  temps-là  moins  de  déUcatesse  et  plus  de  complai- 
sance à  répondre  à  mes"  questions. 

«  Il  changeait  de  nom  :  pourquoi?  lui  si  franc  et  si  hardi  !  Une  idée  me 
poursuivait  ;je  me  disais  sans  cesse  :  C'est  pour  moi,  c'est  moi  qui  fait  son 
malheur. 

«  Voici  comment  je  sus  quel  métier  il  faisait  à  Pampelune,  et  comment 
j'appris  du  même  coup  le  vrai  nom  qu'il  portait  jadis  en  France. 

«  Un  soir,  vers  l'heure  où  d'ordinaire  il  rentrait,  deux  gentilshommes 
frappèrent  à  notre  porte.  J'étais  à  mettre  les  assiettes  de  bois  sur  la  table. 
Nous  n'avions  point  de  nappe.  Je  crus  que  c'était  mon  ami  Henri.  Je  courus 
ouvrir.  A  la  vue  de  deux  inconnus,  je  reculai  épouvantée.  Personne  n'était 
encore  venu  nous  voir  depuis  que  nous  étions  à  Pampelune.  C'étaient  deux 
cavaliers  hauts  sur  jambes,  maigres  jaunes  comme  des  fiévreux,  et  portant  de 
longues  moustaches  en  crochets  aiguisés.  Leurs  rapières  fines  et  longues 
relevaient  le  pan  de  leurs  manteaux  noirs.  L'un  était  vieux  et  très  bavard; 
l'autre  était  jeune  et  taciturne. 

«  —  Adiôs  1  ma  belle  enfant,  me  dit  le  premier  :  n'est-ce  pas  ici  la 
demeure  du  seigneur  don  Henri? 

«  Non,  serior,  répondis-je. 

«  Les  deux  Navarrais  se  regardèrent.  Le  jeune  haussa  les  épaules,  et  grom- 
mela : 

«  —  Don  Luiz  ! 

«  —  Don  Luiz,  valgame  Diosl  s'écria  le  plus  âgé,  don  Luiz!  c'est  don 
Luiz  que  je  voulais  dire. 

«  Et  comme  j'hésitais  à  répondre  : 

«  —  Entrez,  don  Sanche,  mon  neveu,  reprit-il,  entrez  I  Nous  attendrons 
ici  le  seigneur  don  Luiz.  Ne  vous  inquiétez  pas  de  nous,  conejita.  Nous  voilà 
bien.  Asseyez-vous,  mon  neveu  don  Sanche.  Il  csl  médiocrement  logé  cô 
gentilhomme;  mais  cela  ne  nous  regarde  pas.  Allumez-vous  un  cigarillo, 
mon  neveu  don  Sanche?  Non  1  Ce  sera  comme  vous  voudrez. 

0  Le  neveu  don  Sanche  ne  répondait  mot.  Il  avait  une  figure  de  deux 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  139 

aunes,  et  de  temps  en  temps  se  grattait  l'oreille,  comme  un  grand  garçon 
fort  en  peine.  L'oncle,  qui  s'appelait  don  Miguel,  alluma  une  pajita,  et  se 
mit  à  fumer  en  causant  avec  une  imperturbable  volubilité.  Je  mourais  de 
peur  que  mon  ami  ne  me  grondât. 

«  Quand  j'entendis  son  pas  dans  l'escalier,  je  courus  à  sa  rencontre;  mais 
l'oncle  don  Miguel  avait  les  jambes  plus  longues  que  moi,  et,  du  haut  de 
l'escalier  : 

«  —  Arrivez  donc,  seigneur  don  Luiz  !  s'écria-t-il,  mon  neveu  don  Sanche 
vous  attend  depuis  une  demi-heure.  Gracias  a  Dios  1  enchanté  de  faire  votre 
connaissance,  mon  neveu  don  Sanche  aussi.  Je  me  nomme  don  Miguel  de  la 
Crencha.  Je  suis  de  Santiago,  près  de  Ronceveaux,  où  Roland  le  Preux  fut 
occis.  Mon  neveu  don  Sanche  est  du  même  nom  et  du  même  pays  :  c'est  le 
fils  de  mon  frère,  don  Ramon  de  la  Crencha,  alcade  mayor  de  Tolède.  Et 
nous  vous  baisons  bien  les  mains,  seigneur  don  Luiz,  de  bon  cœur,  Trinidad 
santa  !  de  bon  cœur  1 

«  Le  neveu  don  Sanche  s'était  levé,  mais  il  ne  parlait  point. 

«  Mon  ami  s'arrêta  au  haut  des  marches.  Ses  sourcils  étaient  froncés,  et 
une  expression  d'inquiétude  se  montrait  sur  son  visage. 

«  —  Que  voulez-vous?  demanda-t-il. 

K  —  Entrez  donc  !  fit  l'oncle  dont  Miguel,  qui  s'efîaça  courtoisement  pour 
lui  livrer  passage. 

t(  — •  Que  voulez-vous?  demanda  encore  Henri. 

«  —  D'abord,  je  vous  présente  mon  neveu  don  Sanche. 

K  —  Par  le  diable  !  s'écria  Henri  en  frappant  du  pied,  que  voulez-vous? 

K  II  me  faisait  trembler  quand  il  était  ainsi. 

Il  L'oncle  Miguel  recula  d'un  pas  en  voyant  son  visage;  mais  il  se  remit 
bien  vite.  C'était  un  heureux  caractère  d'hidalgo. 

«  —  Voici  ce  qui  nous  amène,  répliqua-t-il,  puisque  vous  n'êtes  pas  en 
humeur  de  causer.  Notre  cousin  Carlos,  de  Burgos,  qui  a  suivi  l'ambassade 
de  Madrid  en  l'an  quatre-vingt-quinze,  vous  a  reconnu  chez  Cuença  l'arque- 
busier. Vous  êtes  le  chevalier  Henri  de  Lagardère. 

<  Henri  pâlit  et  baissa  les  yeux.  Je  crus  qu'il  allait  dire  non. 
(  —  La  première  épée  de  l'univers!  continua  l'oncle  Miguel,  l'homme  à 

qui  nul  ne  résiste  I  Ne  niez  pas,  chevalier,  je  suis  sûr  de  ce  que  j'avance. 

(  —  Je  ne  nie  pas,  dit  Henri  d'un  air  sombre;  mais  sciïores,  il  vous  en 
coûtera  peut-être  cher  pour  avoir  découvert  mon  secret. 

«  En  même  temps,  il  alla  fermer  la  porte  de  l'escalier. 

«  Le  grand  escogriffe  de  don  Sanche  se  mit  h  trembler  de  tous  ses  membres. 

«  —  Por  DiosI  s'écria  l'oncle  don  Miguel  sans  se  déconcericr,  cela  nous 
coûtera  ce  que  vous  voudrez,  seigneur  chevalier,  nous  arrivons  chez  vous  les 
poches  pleines...  Allons,  mon  neveu,  vidons  la  boisa/ 

«  Le  neveu  don  Sanche,  dont  les  longues  dents  claquaient,  posa  sur  sa 
table,  sans  mot  dire,  deux  ou  trois  bonnes  poignées  do  quadruples;  l'oncle 
en  fit  autant. 

(  Henri  les  regardait  avec  étonnement. 

<  —  Hél  hél  fit  l'oncle  on  remuant  le  las  d'or,  on  n'en  gagne  pas  tant 
que  cela,  n'est-ce  pas,  h  limer  di-s  gardes  d'épéo  chez  mafiro  Cuftii^a?  Ne 
Vous  fâchez  pas,  seigneur  elievalior,  noue  no  bdiiudhs  pas  ici  pour  surprendre 
votre  secret.  Nous  ne  voulons  point  savoir  pourquoi  le  brillant  Lagardôro 


140  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

s'abaisse  à  ce  métier  qui  gâte  la  blancheur  des  mains  et  fatigue  la  poitrine, 
n'est-ce  pas,  neveu? 

«  Le  neveu  s'inclina  gauchement. 

«  —  Nous  venons,  acheva  le  verbeux  hidalgo,  pour  vous  entretenir 
d'une  affaire  de  famille. 

«  —  J'écoute,  dit  Henri. 

«  —  L'oncle  prit  un  siège  et  ralluma  sa  pajîelito. 

«  —  Une  affaire  de  famille,  conîinua-t-il,  une  simple  affaire  de  famille. 
N'est-ce  pas,  mon  neveu?  Il  faut  donc  vous  dire,  seigneur  chevalier,  que  nous 
sommes  tous  braves  dans  notre  maison,  comme  le  Cid,  pour  ne  pas  dire 
davantage.  Moi,  qui  vous  parle,  je  rencontrai  un  jour  deux  hidalgos  de 
Tolose,  en  Biscaye.  C'étaient  deux  grands  et  forts  lurons.  Mais  je  vous 
conterai  l'anecdote  un  autre  jour.  Il  ne  s'agit  pas  de  moi,  il  s'agit  de  mon 
neveu  don  Sanche.  Mon  neveu  don  Sanche  courtisait  honnêtement  une  jolie 
fille  de  Salvatierra.  Quoiqu'il  soit  bien  fait  de  sa  personne,  riche  et  pas  sot, 
non,  la  fillette  fut  longtemps  à  se  décider.  Enfin  elle  prit  de  l'amour,  mais 
ce  fut  pour  un  autre  que  lui,  figurez- vous,  seigneur  chevalier.  N'est-ce  pas, 
mon  neveu? 

«  Le  taciturne  don  Sanche  fit  entendre  un  grognement  approbateur. 

«  —  Vous  savez,  reprit  l'oncle  don  Miguel,  deux  coqs  pour  une  poule, 
c'est  bataille!  La  ville  n'est  pas  grande;  nos  deux  jeunes  gens  se  rencon- 
traient tous  les  jours.  Les  têtes  s'échauffèrent.  Mon  neveu,  à  bout  de  patience 
leva  la  main,  mais  il  manqua  de  promptitude,  seigneur  chevalier:  ce  fut  lui 
qui  reçut  un  soufflet.  Or,  vous  sentez,  interrompit-il,  un  Crencha,  qui  reçoit 
un  soufflet  1  mort  et  sang  !  n'est-ce  pas,  mon  neveu  don  Sanche?  il  faut  du 
fer  pour  venger  cette  injure  ! 

«  L'oncle  Miguel  ayant  ainsi  parlé,  regarda  Henri  et  chgna  de  l'œil  d'un 
air  bonhomme  et  terrible  à  la  fois. 

a  Iln'y aquecertainsEspagnolspourréimirCroquemitaineàSanchoPança. 

«  —  Vousnem'avezpasencore  appris  ce  que  vovs  voulez  de  moi,  ditHenri. 

«  Deux  ou  trois  fois  ses  yeux  étaient  tournés  malgré  lui  vers  l'or  étalé  sur 
la  table.  Nous  étions  si  pauvres  ! 

«  —  Eh  bien  !  eh  bien  !  fit  l'oncle  Miguel,  cela  se  devine,  que  diable  1 
N'est-ce  pas,  mon  neveu  don  Sanche?  Les  Crencha  n'ont  jamais  reçu  de 
soufflet.  C'est  la  première  fois  que  cela  se  voit  dans  Thistoire.  Les  Crencha 
sont  dos  lions,  voyez-vous,  seigneur  chevalier  !  et  spécialement  mon  neveu 
don  Sanche;  mais... 

«  Il  fit  une  pause  après  ce  mais. 

«  La  figure  de  mon  ami  Henri  s'éclaira,  tandis  que  son  regard  ghssaitde 
nouveau  sur  le  tas  do  truadniples  pis!  oies 

«  —  Je  crois  comprendre,  dit-il,  et  je  suis  prêt  à  vous  servir. 

«  —  A  la  bonne  heure  1  s'écria  l'oncle  don  Miguel,  par  saint  Jacques  ! 
voici  un  digne  chevalier. 

«  Le  neveu  don  Sanche,  perdant  son  flegme,  se  frotta  les  mains  d'un  air 
tout  content. 

«  —  Je  savais  bien  que  nous  allions  nous  entendre!  poursuivit  l'oncle; 
don  Ramon  ne  pouvait  pas  nous  tromper.  Le  faquin  se  nomme  don  Mamiro 
Nufiez  Tonadilla,  du  hameau  de  San  José.  Il  est  petit,  barbu,  les  épaulos 
hautes. 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN  141 

«  —  Je  n'ai  pas  besoin  de  savoir  tout  cela,  interrompit  Henri. 

«  —  Si  fait,  si  fait  I  Diable  !  il  ne  faudrait  pas  commettre  d'erreur  I  L'an 
iernier,  j'allais  chez  le  dentiste  de  Fontarabie,  n'est-ce  pas,  mon  neveu  don 
■^rinche?  et  je  lui  donnais  un  doublon  pour  qu'il  m'enlevât  une  dent  dont  je 
iuuffrais  dans  le  fond  de  la  bouche.  Le  drôle  garda  ma  double  pistole  et 
m'arracha  une  dent  saine  au  lieu  de  la  mauvaise  que  j'avais. 

«  Je  voyais  le  front  d'Henri  se  rembininir  et  ses  sourcils  se  rapprocher. 
L'oncle  don  Miguel  ne  prenait  point  garde. 

«  ■ —  Nous  payons,  continua-t-il,  nous  voulons  que  la  besogne  soit  faite 
mûrement  et  comme  il  faut.  N'est-ce  pas.juste?  Don  Ramiro  est  roux  de  che- 
veux et  porte  toujours  un  feutre  gris  à  plumes  noires.  Il  passe  tous  les  soirs, 
VIS  7  heures,  devant  l'auberge  des  Trois-Maures,  entre  San-José  et  Roncevaux. 

«  —  Assez,  sefiores,  interrompit  Henri  ;  nous  ne  nous  sommes  pas  compris. 

'<  —  Comment  1  comment  I  fit  l'oncle. 

«  —  J'ai  cm  qu'il  s'agissait  d'apprendre  au  seigneur  don  Sanche  à  tenir 
>on  épée. 

—  Santa-Trinidadl  s'écria  don  Miguel;  nous  sommes  tous  de  première 
force  dans  la  maison  de  la  Crencha.  L'enfant  s'escrime  en  salle  comme 
-aint  Michel  archange,  mais  sur  le  terrain  il  peut  arriver  des  accidents.  Nous 
ivous  pensé  que  vous  vous  chargeriez  d'attendre  don  Ramiro  Nuiiez  à  l'au- 
ji  rge  des  Trois- Maures,  et  de  venger  l'honneur  de  mon  neveu  don  Sanche. 

(<  Henri  ne  répondit  point  cette  fois.  Le  froid  sourire  qui  vint  à  ses  lèvres 
■xprimait  un  dédain  si  profond  que  l'oncle  et  le  neveu  échangèrent  un  regard 
iiii)arrasçé,  Henri  montra  du  doigt  les  quadruples  qui  étaient  sur  la  table. 
-;!iis  mot  dire,  l'oncle  et  le  neveu  les  remirent  dans  leurs  poches.  Henri  éten- 
lil  ensuite  la  main  vers  la  porte.  L'oncle  et  le  neveu  passèrent  devant  lui  le 
liipeau  bas  et  l'échiné  courbée.  Ils  descendirent  l'escalier  quatre  à  quatre. 

K  Ce  jour-là,  nous  mangeâmes  notre  pain  sec.  Henri  n'avait  rien  apporté 
[)niir  mettre  dans  nos  assiettes  de  bois. 

J'étais  trop  petite  assurément  pour  comprendre  toute  la  portée  de  cette 
ic.  Cependant,  elle  m'avait  frappé  vivement.  J'ai  pensé  longtemps  à  ce 
•  ward  que  mon  ami  Henri  avait  jeté  à  l'or  des  deux  hidalgos  de  Navarre. 

"  Quant  au  nom  de  Lagardèrc,  mon  âge  encore  et  la  solitude  où  j'avais 

vi'i  u  m'empêchaient  de  connaître  l'étrange  renommée  qui  le  suivait.  Mais  ce 

miu  eut  au  dedans  de  moi  comme  un  retentissement  sonore.  J'écoutais  une 

Tmifare  de  guerre.  Je  me  souvins  de  l'effroi  de  mes  ravisseurs  lorsque  mon  ami 

III  iiri  leur  avait  jeté  ce  nom  à  la  face,  lui  seul  contre  eux  tous.  Plus  tard, 

i';i|)prisccquec'était  quelechcvalier  Henri  deLagardère.  J'cnfus  triste.  Son 

jM  '■  avait  joué  avec  la  vie  des  hommes;  son  caprice  avait  joué  avec  le  cœur 

il  s  femmes.  J'en  fus  triste,  bien  triste  I  mais  cela  m'enpècha-t-il  de  l'aimer  1 

Mère  chérie,  je  ne  sais  rien  au  monde.  Peut-être  les  autres  jeunes  filles 

Mil! -elles  faites  autrement  que  moi.  Je  l'aimais  davantage  quand  je  sus 

Miiihien  il  avait  péché.  Il  me  sembla  qu'il  avait  besoin  dn  mes  prières  au  près 

li:  Dieii.  Il  me  sembla  que  j'étais  im  grand  élément  dans  sa  vie.  Il  avait  si 

bien  changé  depuis  (ju'il  s'était  fait  mon  i)èro  adoptif  1 

«  Mère,  ne  m'accuse  pas  d'être  une  orgueilleuse,  je  sentais  que  j'étais  sa 
doutujur,  sa  sagesse  et  sa  vertu.  Quand  je  dis  que  je  l'aimais  davantage,  je  me 
trompe  peut-être  :  je  l'aimais  autrement.  Ses  baisers  palcrnels  me  firent 
rougir,  et  je  commençai  à  pleurer  tout  bas  dans  ma  solitude. 


142  LB   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

«  Mais  j'anticipe,  et  je  te  parle  des  choses  d'hier... 

a  Ce  fut  à  Pampelune  que  mon  ami  Henri  entreprit  mon  éducation.  II 
n'avait  guère  de  temps  pour  m'instruire,  et  point  d'argent  pour  acheter  des 
livres,  car  ces  journées  étaient  longues  et  bien  peu  rétribuées.  Il  faisait  alors 
l'apprentissage  de  cet  art  qui  l'a  rendu  célèbre  dans  tous  les  Espagnes.sous 
le  nom  du  Cincelador.  Il  était  lent  et  maladroit.  Son  maître  ne  le  traitait 
guère  bien. 

«  Et  lui,  l'ancien  chevau-léger  du  roi  Louis  XIV,  lui  le  hautain  jeune 
homme  qui  tuait  naguère  pour  un  mot,  pour  un  regard,  supportait  patiem- 
ment les  reproches  et  les  injures  d'un  artisan  espagnol!  Il  avait  une  fille! 
Quand  il  rentrait  à  la  maison  avec  quelques  maravédis  gagnés  à  la  sueur  de 
son  front,  il  était  heureux  comme  un  roi,  parce  que  je  lui  souriais. 

«  Une  autre  que  vous  rirait  de  pitié,  ma  mère;  mais  je  suis  bien  sûre  qu'ici 
vous  allez  verser  une  larme.  Lagardère  n'avait  qu'un  livre  :  c'était  un  vieux 
Traité  d'escrime  par  maître  François  Delapalme,  de  Paris,  prévôt  juré, 
diplômé  de  Parme  et  de  Florence,  membre  du  Handegenbund  deManheim  et 
de  l'Académie  délia  scrima  de  Naples,  maître  en  fait  d'armes  de  monseigneur 
le  Dauphin,  etc.,  etc.,  suivi  de  la  Description  des  différents  coups,  bottes  et 
pointes  courtises  en  usage  dans  Vassaut  de  pied  ferme,  par  Gio-Maria  Ventura, 
de  ladite  Académie  délia  scrima  de  Naples,  corrigé  et  amendé  par  J.-F. 
Delambre-Saulxure,  prévôt  aux  cadets,  Paris,  1667. 

«  Ne  vous  étonnez  point  de  ma  mémoire.  Ce  sont  les  premières  lignes  que 
j'ai  épelées.  Je  m'en  souviens  comme  de  mon  catéchisme. 

0  Mon  ami  Henri  m'apprit  à  lire  dans  son  vieux  traité  d'escrime.  Je  n'ai 
jamais  tenu  d'épée  dans  ma  main,  mais  je  suis  forte  en  théorie,  je  connais  la 
tierce  et  la  quarte,  parades  naturelles;  prime  et  seconde,  parades  de  demi- 
instinct;  les  deux  contres,  parades  universelles  et  composées;  le  demi-cercle, 
les  coupés  simples  et  de  revers,  le  coup  droit,  les  feintes,  les  dégagements. 

«  La  croix  de  Dieu  ne  vint  que  quand  mon  ami  Henri  eût  économisé  cinq 
douros  pour  m'acheter  Valfabeto  de  Salamanca. 

«  Le  livre  n'y  faisait  rien,  croyez-moi,  ma  mère.  Tout  dépend  du  profes- 
seur. J'appris  bien  \nte  à  déchifïrer  cet  absurde  fatras,  rédigé  par  un  trio  de 
spadassins  ignorants.  Que  m'importaient  ces  grossiers  principes  de  l'art  de 
tuer?  Mon  ami  Henri  me  montrait  les  lettres  patiemment  et  doucement. 
J'étais  sur  ses  genoux.  Il  tenait  le  livre,  j'avais  à  la  main  une  paille,  et  je 
suivais  chaque  lettre  en  la  nommant.  Ce  n'était  pas  un  travail,  c'était  une 
joie.  Quand  j'avais  bienlu,il  m'embrassait.  Puis  nous  nous  mettions  à  genoux 
tous  les  deux  et  il  me  récitait  la  prière  du  soir.  Je  vous  dis  que  c'était  une 
mère  I  une  mère  tendre  et  coquette  pour  sa  petite  fille  chérie  1  Ne  m'habil- 
lait-il pas,  ne  lissait-il  pas  lui-même  mes  cheveux?  Son  pourpoint  s'en  allait, 
mais  j'avais  toujours  de  bonnes  robes. 

«  Une  fois,  je  le  surpris  l'aiguille  à  la  main,  essayant  une  reprise  à  ma  jupe 
déchirée.  Oh  1  ne  riez  pas,  ne  riez  pas,  ma  mère  I  C'était  Lagardère  qui 
faisait  cela,  le  chevalier  Henri  de  Lagardère,  l'homme  devant  qui  tombent 
ou  s'abaissent  les  plus  redoutables  épées  I 

«  Le  dimanche,  quand  il  avait  bouclé  mes  cheveux  et  noué  ma  résillr, 
quand  il  avait  rendu  brillants  comme  l'or  les  boutons  de  cuivre  de  m^n 
petit  corsage  et  noué  autour  de  mon  cou  ma  croix  d'acier,  son  premier  pré- 
sent, à  l'aide  d'un  ruban  de  velours,  il  me  conduisait,  bien  brave  et  bien  fière, 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  143 

à  l'église  des  Dominicains  de  la  basse  ville. Nous  entendions  la  messe;  il  était 
devenu  pieux  par  moi  et  pour  moi.  Puis,  la  messe  finie,  nous  franchissions 
les  murs,  laissant  derrière  nous  la  cité  sombre  et  triste.  Comm.e  le  grand  air 
(Hait  bon  à  nos  pauvres  poitrines  prisonnières  1  Comm.e  le  soleil  était  radieux 
et  doux  1 

«  Nous  allions  par  les  campagnes  désertes.  Il  voulait  être  de  mes  jeux. 
Il  était  plus  enfant  que  moi. 

«  Vers  le  haut  du  jour,  quand  la  fatigue  me  prenait,  il  me  conduisait  à 
l'ombre  d'un  bois  touffu.  Il  s'asseyait  au  pied  d'un  arbre  et  je  m'endormais 
dans  ses  bras.  Il  veillait, lui,  écartant  de  moi  les  mosquitos  et  les  lances  ailées. 
Parfois  je  faisais  semblant  de  dormir,  et  je  le  regardais  à  travers mespaupières 
demi-closes.  Ses  yeux  étaient  toujours  sur  moi;  en  me  berçant  il  souriait. 

«  Je  n'ai  qu'à  fermier  les  yeux  pour  le  revoir  ainsi,  mon  ami,  mon  père, 
mon  noble  Henri  !  L'aimez-vous  à  présent,  ma  mère  ? 

«  Avant  le  sommeil  ou  après,  selon  mon  caprice, car  j'étais  reine,  le  dîner 
^'tait  servi  sur  l'herbe; un  peu  de  paia  noir  dans  du  lait.  Souvenez-vous  de  vos 
plus  délicieux  festins,  ma  mère.  Vous  me  les  décrirez  à  moi  qui  ne  les  connais 
pas.  Je  suis  bien  sûre  que  nos  fêtes  valaient  mieux  que  les  vôtres,  notre  pain 
]iotrelait,  le  dictame  trempé  dans  l'ambroisie  !  La  joie  du  cœur,  les  bonnes 
I  jiresscs,  le  rire  fou  à  propos  de  rien,  les  chers  enfantillages,  les  chansons,  que 
;is-je?  Puis,  le  jeu  encore;  il  voulait  me  faire  forte  et  grande.  Puis,  le  long 
(;o  la  route, au  retour,  la  calme  causerie,  interrompue  par  celte  fleur  qu'il  fal- 
lait conquérir,  par  ce  papillon  brillant  qu'on  voulait  faire  captif,  par  cette 
Manche  chèvre  qui  bêlait  là-bas,  comme  si  elle  eût  demandé  une  caresse. 

«  Dans  ces  entretiens,  il  formait  à  son  insu  mon  esprit  et  mon  cœur.  Il 
'  'ait  en  cachette,  et  se  faisait  femme  pour  m'instruire.  J'appris  à  connaître 

icu  et  l'histoire  de  son  peuple,  les  merveilles  du  ciel  et  de  la  terre. 

«  Parfois,  dans  ces  instants  où  nous  étions  seuls  tous  deux,  j'essayais  de 
l'interroger  et  de  savoir  ce  qu'était  ma  famille  ;  souvent,  je  lui  parlais  de  vous, 
ma  mère.  Il  devenait  triste  et  ne  répondait  pas.  Seulement  il  me  disait  : 

«  —  Aurore,  je  vous  promets  que  vous  connaîtrez  votre  mère. 

«  Cette  promesse,  faite  depuis  si  longtemps,  s'accomplira,  je  Tespère,  j'en 
suis  sûre,  car  Henri  n'a  jamais  menti.  Et  si  j'en  crois  les  averlissemcnts  do 
mon  cœur,  l'instant  est  proche.  Oh  1  ma  mère,  comme  je  vais  vous  adorer. 
Mais  je  veux  finir  tout  de  suite  ce  qui  a  rapport  à  mon  éducation.  Je  conti- 
nuai à  recevoir  ses  leçons  bien  longtemps  après  que  nous  eûmes  quitté  Pam- 
pelune  et  la  Navarre.  Jamais  je  n'ai  eu  d'autre  maître  que  lui. 

«  Ce  ne  fut  point  sa  faute.  Quand  son  merveilleux  talent  d'artiste  eut 
percé,  quand  chaque  grand  d'Espagne  voulut  avoir,  à  prix  d'or,  la  poignée  do 
sa  rapière  ciselée  par  don  Luiz,  el  Cincelador,  il  me  dit  : 

«  —  Vous  allez  être  savante,  ma  fille  chérie;  Madrid  a  dos  pensions  cé- 
lèbres où  les  jeunes  filles  apprennent  tout  ce  qu'une  femme  doit  plus  tard 
connaître. 

«  —  Je  veux  que  vous  soyez  vous-même  mon  professeur,  répondis-je, 
toujours,  toujours  1 

«  11  sourit,  el  répliqua  : 

«  —  Je  vous  ai  appris  tout  ce  que  je  savais,  ma  pauvre  Aurore. 

«  —  Eh  bien,  ni'écriai-jo,  bon  ami,  je  n'en  veux  point  savoir  plus  long  que 
vous. 


144  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 


ÎII.  —  La  gitana 


-  Je  pleure  souvent,  ma  mère,  depuis  que  je  suis  grande;  mais  je  suis  faite 
comme  les  enfants  :  le  sourire  chez  moi  n'attends  pas  les  larmes  séchées. 

«  Vous  vous  êtes  dit  peut-être,  en  lisant  ce  bavardage  incohérent,  mes 
impressions  de  bataille,  l'histoire  des  deux  hidalgos,  l'oncle  don  Miguel  et  le 
neveu  don  Sanche,  mes  premières  études  dans  un  livre  d'escrime,  le  récit 
de  mes  pauvres  plaisirs  d'enfant;  vous  vous  êtes  dit  peut-être  :  C'est  uns 
folle  1 

«  C'est  vrai,  la  joie  me  rend  folle;  mais  je  ne  suis  pas  lâche  dans  la  douleur. 
La  joie  m'enivre.  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  le  plaisir  mondain,  et  peu 
m'importe;  ce  qui  m'attire,  c'est  la  joie  du  cœur.  Je  suis  gaie,  je  suis  enfant, 
je  m'amuse  avec  tout,  hélas!  comme  si  je  n'avais  pas  bien  souffert. 

«  Il  fallut  quitter  Pampelune,  où  nous  commencions  à  être  moins  pauvres. 
Henri  avait  même  pu  amasser  une  petite  épargne,  et  bien  lui  en  prit. 

«  Je  pense  que  j'avais  alors  dix  ans  ou  à  peu  près. 

«  Il  rentra  un  soir,  inquiet  et  tout  soucieux.  J'augmentai  sa  préoccupa- 
tion en  lui  disant  que  tout  le  jour  un  homme,  enveloppé  d'un  manteau 
sombre,  avait  fait  sentinelle  dans  la  rue,  sous  ma  croisée.  Henri  ne  se  mit 
point  à  table.  Il  prépara  ses  armes  et  s'habilla  comme  pour  un  long  voyage. 
La  nuit  venue,  il  me  fit  passer  à  mon  tour  un  corsage  de  drap,  et  me  laça  mes 
brodequins.  Il  sortit  avec  son  épée.  J'étais  dans  les  transes.  Depuis  long- 
temps je  ne  l'avais  pas  w.  si  agité.  Quand  il  revint,  ce  fut  pour  faire  un  pa- 
quet de  ses  bardes  et  des  miennes. 

«  —  Nous  allons  partir,  Aurore,  me  dit-il. 

«  —  Pour  longtemps?  demandai-je. 

«  —  Pour  toujours. 

«  —  Quoi  1  m'écriai-je  en  regardant  notre  pauvre  petit  ménage,  nous 
allons  laisser  tout  cela  ! 

«  —  Oui,  tout  cela,  fit-il  en  souriant  tristement;  je  viens  d'aller  chercher 
au  coin  do  la  rue  un  pauvre  homme  qui  sera  notre  héritier.  Il  est  content 
comme  un  roi,  lui.  Ainsi  va  le  monde  1 

«  —  Mais  où  allons-nous,  ainsi?  demandai-je  encore? 

«  —  Dieu  le  sait,  me  répondit-il  en  essayant  de  paraître  gai;  en  route, 
ma  petite  Aurore,  il  est  temps. 

«  Nous  sortîmes. 

«  Ici  se  place  quelq\ie  chose  de  terrible,  ma  mère.  Ma  plume  s'est  arrêtée 
un  instant,  mais  je  ne  veux  rien  vous  cacher. 

«  Comme  nous  descendions  les  marches  du  perron,  je  vis  un  objet  sombre 
au  milieu  de  la  rue  déserte.  Henri  voulut  m'ont raîner  dans  la  direction  des 
remparts;  mais  je  lui  échappai,  embarrassé  qu'il  était  par  ses  bagages,  et  je 
m'élançai  vers  l'objet  qui  avait  attiré  mon  attention.  Henri  poussa  un  cri; 
c'était  pour  m'arrêter.  Je  ne  lui  avais  jamais  désobéi; mais  il  était  trop  tard. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT    PARISIEN  145 

Je  distinguais  déjà  une  forme  humaine  sous  un  manteau,  et  je  croyais  recon- 
naître le  manteau  de  la  mystérieuse  sentinelle  qui  s'était  promenée  sous  mes 
fenêtres  durant  le  jour.  Je  soulevai  le  manteau.  C'était  bien  l'homme  que 
j'avais  vu  dans  la  journée.  Il  était  mort,  et  son  sang  l'inondait.  Je  tombai  à 
la  renverse,  comme  si  j'eusse  moi-même  reçu  le  coup  de  la  mort.  Il  y  avait  eu 
combatjlà  tout  près  de  moi, car  en  sortant  Henri  avait  pris  son  épée.  Henri 
livait  encore  une  fois  risqué  sa  vie  pour  moi...  Pour  moi,  j'en  étais  sûre. 

«  ...Je  m'éveillai  au  milieu  de  la  nuit.  J'étais  seule,  ou  du  moins  je  me 
croyais  seule.  C'était  une  chambre  encore  plus  pauvre  que  celle  dont  nous  sor- 
tions, cette  chambre  qui  se  trouve  d'ordinaire  au  premier  étage  des  fermes 
espagnoles  dont  les  maîtres  sont  de  pauvres  hildagos.  Il  y  avait  un  bruit  de 
vuix  à  peine  sensible  dans  la  pièce  située  au-dessous,  sans  doute  la  salle 
commune  de  la  ferme. 

J'étais  couchée  dans  un  lit  à  colonnes  vermoulues,  sur  une  paillasse  recou- 
verte d'une  serpillière  en  lambeaux.  La  lumière  de  la  lune  entrait  par  les 
fiiiêtres  sans  carreaux.  Je  voyais  en  face  du  lit  le  feuillage  léger  de  deux 
prands  chênes-lièges  qui  se  balançaient  à  la  brise  nocturne.  J'appelai  douce- 
ment Henri,  mon  ami;  on  ne  me  répondit  point.  Mais  je  vis  une  ombre  qui 
1  iimpait  sur  le  sol  et  l'instant  d'après,  Henri  se  dressait  à  mon  chevet.  Il  me 
fit  signe  de  la  main  de  me  taire,  et  me  dit  tout  bas  à  l'oreille  : 

((  —  Ils  ont  découvert  nos  traces.  Ils  sont  en  bas. 

X  —  Qui  donc?  demandai-je. 

«  —  Les  compagnons  de  celui  qui  était  sous  le  manteau. 

«  Le  mort  1  Je  me  sentis  frémir  de  la  tête  aux  pieds,  et  je  crus  que  j'allais 
iiiévanouir  de  nouveau.  Henri  me  serra  le  bras  et  reprit  : 

'(  —  Ils  étaient  là  tout  à  l'heure  derrière  la  porte.  Ils  ont  essayé  de  l'ou- 
M  ir.  J'ai  passé  mon  bras  comme  une  barre  dans  les  anneaux.  Ils  n'ont  pas 
deviné  la  nature  de  l'obstacle.  Ils  sont  descendus  pour  chercher  une  place, 
aria  de  jeter  la  porte  en  dedans;  ils  vont  revenir  I 

«  —  Mais  que  leur  avez-vous  donc  fait,  Henri  mon  ami,  m'écriai-je,  pour 
qu'ils  vous  poursuive. .t  avec  tant  d'acharnement? 

a  —  Je  leur  ai  arraché  la  proie  qu'ils  allaient  déchirer,  les  loups  1  me 
r.  pondit-il. 

«  Moi?  c'était  moi!  je  le  comprenais  bien;  cette  pensée  m'emplissait  le 
(leur  et  le  navrait.  J'étais  cause  de  tout,  j'avais  brisé  sa  vie.  Cet  homme  si 
i)i'au,  naguère  si  brillant,  si  heureux,  se  cachait  maintenant  comme  un  cri- 
minel. Il  m'avait  donné  son  existence  tout  entière.  Pourquoi? 

«  —  Père,  lui  dis-jc,  père  chéri,  laissez-moi  ici  et  sauvez-vous,  je  vous  en 
fciipplic. 

Il  II  mit  sa  main  sur  ma  bouche. 

«  —  Petite  folle  1  nuirmura-t-il,  s'ils  me  tuent,  je  serai  bien  forcé  de  t'aban- 
(inimcr,  mais  ils  ne  me  tiennent  pas  encore.  Lève-toi  I 

«  Je  fis  effort  pour  obéir;  j'étais  bien  faible. 

«  J'ai  su  depuis  que  mon  ami  Henri,  harassé  do  fafisfue,  car  il  m'avait 
[Mirlé  dans  ses  bras,  demi-morle  que  j'étais,  depuis  Pampeluno  jusqu'à  cctto 
maisfin  éloignée,  était  entré  15  pour  demander  un  gîte.  C'étaient  de  pauvres 
gens.  On  lui  donna  cctto  (;hambre  où  nous  étions. 

»  Henri  allait  s'élcndro  sur  une  ■".oucho  de  paille  préparée  pour  lai,  lors- 
qu'il entendit  un  bruit  do  chevaux  dans  la  campagne.  Les  chevaux  s'arrôtù- 

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146  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

rent  à  la  porte  de  la  maison  isolée.  Henri  devina  bien  tout  de  suite  qui 
lallait  remettre  le  sommeil  à  une  autre  nuit.  Au  lieu  de  se  coucher,  il  ouvrit 
tout  doucement  la  porte  et  descendit  quelques  marches  de  l'escalier. 

c  On  causait  dans  la  salle  basse.  Le  fermier  en  haillons  disait  : 

«  —  Je  suis  gentilhomme  et  je  ne  livrerai  pas  mes  hôtes. 

*  Henri  entendit  le  bruit  d'une  poignée  d'or  qu'on  jetait  sur  la  table.  Le 
fermier-gentilhomme  eut  la  bouche  fermée, 

«  Une  voix  qu'il  connaissait  ordonna  : 

«  —  A  la  besogne,  et  que  ce  soit  vite  fait  1 

«  Henri  rentra  précipitamment  et  ferma  la  porte  de  son  mieux.  Il  s'élança 
vers  la  fenêtre  pour  voir  s'il  y  avait  moyen  de  fuir.  Les  branches  des  deux 
grands  hègfts  frôlaient  la  croisée  sans  carreaux.  C'était  un  petit  potager,  clos 
d'une  petite  haie.  Au  delà  une  prairie,  puis  la  rivière  d'Arga,  que  la  lune 
montrait  au  travers  des  arbres. 

«  —  Te  voilà  bien  pâle,  ma  petite  Aurore,  reprit  Henri  quand  il  me  vit 
levée;  mais  tu  es  brave  et  tu  me  seconderas. 

a  —  Oh  !  oui,  m'écriai-je,  transportée  d'aise  à  la  pensée  de  le  servir. 

a  II  m'entraîna  vers  la  fenêtre. 

t  —  Descendrais-tu  bien  dans  le  verger  par  cet  espalier-là?  me  demanda- 
t-il,  en  me  montrant  les  branches  et  le  tronc  de  l'un  des  hèges. 

«  —  Oui,  répondis-je,  oui,  père,  si  tu  me  promets  de  me  rejoindre  bien 
vite. 

«  —  Je  te  le  promets,  ma  petite  Aurore.  Bien  vite  ou  jamais,  pauvre  ché- 
rie 1  ajonta-t-il  à  voix  basse  en  me  prenant  dans  ses  bras. 

«  J'étais  bien  ébranlée.  Je  ne  compris  point;  ce  fut  heureux.  Henri  ouvrit 
le  châssis  au  moment  où  les  pas  se  faisaient  entendre  de  nouveau  dans  l'es- 
caher.  Je  m'accrochai  aux  branches  du  hège,  tandis  qi^'il  s'élançait  vers  la 
porte, 

«  —  Quand  tu  seras  en  bas,  me  dit-il  encore,  tu  jetteras  un  petit  caillou 
dans  la  chambre,  ce  sera  le  signal;  ensuite  tu  te  glisseras  le  long  de  la  haie 
jusqu'à  la  rivière. 

«  On  montait  l'escalier.  Henri  remplaça  la  barre  absente  par  son  bras 
qa'il  mit  en  travers.  On  essaya  d'ouvrir,  on  poussa,  on  pesa,  on  jura;  mais 
le  bras  d'Henri  valait  une  barre  de  fer 

«  J'étais  encore  tout  contre  la  fenêtre  lorsque  j'entendis  le  bruit  de  la 
pince  qu'on  introduisait  sous  la  porte.  Je  restai;  je  voulais  voir. 

«  —  Descends  !  descends  1  fit  Henri  avec  impatience. 

«  J'obéis.  En  bas,  je  pris  un  petit  caillou  que  je  lançai  par  l'ouverture  de 
la  croisée.  J'entendis  aussitôt  un  sourd  fracas  à  l'étage  supérieur.  Ce  devait 
être  la  porte  que  l'on  forçait.  Cela  m'ôta  mes  jambes;  je  restai  clouée  à  ma 
place.  Deux  coups  de  feu  retentirent  dans  la  chambre,  puis  Henri  m'apparut 
debout  s\ir  l'appui  de  la  croisée.  D'un  saut,  et  sans  s'aider  du  liège,  il 
fut  auprès  de  moi. 

«  —  Ah  !  malheureuse  I  fit-il  en  me  voyant,  je  te  croyais  déjà  sauvée  !  Ils 
vont  tirer. 

«  Il  m'enlevait  déjà  dans  ses  bras.  Plusieurs  détonations  se  firent  entendre 
à  la  croisée.  Je  le  sentis  violemment  tressaillir. 

t  —  Êtes-vous  blessé?  m'écriai-je. 

«  Il  était  au  milieu  du  verger.  Il  s'arrêta  en  pleine  lumière,  et,  tournant  sa 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  147 

poitrine  vers  les  bandits  qui  rechargeaient  leurs  armes  à  la  croisée,  il  cria  par 
deux  fois  : 
«  —  Lagardère  1  Lagardère  I 
a  Puis  il  franchit  la  haie  et  gagna  la  rivière. 

«  On  nous  poursuivait.  L'Arga  est  en  ce  lieu  rapide  et  profonde.  Je  cher- 
chais déjà  des  yeux  un  batelet,  lorsque  Henri,  sans  ralentir  sa  course  et  me 
tenant  toujours  dans  ses  bras,  se  jeta  au  miliei  du  courant.  C'était  un  jeu 
pour  lui,  je  le  vis  bien.  D'une  main  il  m' élevait  au-dessus  de  sa  têle,  de 
l'autre  il  fendait  le  fil  de  l'eau.  Nous  gagnâmes  la  rive  opposée  en  quelques 
Kccondes. 
«  Nos  ennemis  se  consultaient  sur  l'autre  bord. 

a  —  Ils  vont  chercher  le  gué,  dit  Henri,  nous  ne  sommes  pas  encore 
sauvés. 

«  Ifme  réchauffait  contre  sa  poitrine;  car  j'étais  trempée  et  je  grelottais. 
Nous  entendîmes  les  chevaux  galoper  sur  l'autre  rive.  Nos  ennemis  cher- 
chaient le  gué  pour  passer  l'Arga,  et  nous  poursuivre.  Ils  comptaient  bien 
que  nous  ne  pourrions  leur  échapper  longtemps.  Quand  le  bruit  de  leur 
course  s'étoufïa  au  lointain,  Henri  rentra  dans  l'eau  et  traversa  de  nouveau 
l'Arga  en  ligne  droite. 

«  —  Nous  voici  en  sûreté,  ma  petite  Aurore  me  dit-il  en  touchant  le  bord 
à  l'endroit  même  d'où  nous  étioUiS  partis.  Maintenant,  il  faut  te  sécher  et  me 
{lanser. 
«  —  Je  savais  bien  que  vous  étiez  blessé  1  m'écriai-je. 
«  —  Bagatelle.  Viens  I 

«  Il  se  dirigeait  vers  la  maison  du  fermier  qui  nous  avait  trahis.  Le  mari 
r  t  sa  femme  riaient  en  causant  dans  leur  salle  basse,  ayant  entre  eux  un  bon 
Liasier  ardent.  Terrasser  l'homme  et  lo  garrotter  en  un  seul  paquet  avec  sa 
fi  lame  fut  pour  Henri  l'affaire  d'un  instant. 

«  —  Taisez-vous,  leur  dit-il,  car  ils  croyaient  qu'on  allait  les  tuer  et  pous- 
saient des  cris  lamentables.  J'ai  vu  le  temps  où  j'aurais  mis  le  feu  à  votre 
taudis,  comme  vous  l'avez  mérité  si  bien.  Mais  il  ne  vous  sera  point  fait  de 
mal  :  voici  l'ange  qui  vous  garde  1 

«  Il  passait  sa  main  dans  mes  cheveux  mouillés.  Je  voulus  l'aider  à  se 
(MUser.  Sa  blessure  était  à  l'épaule  et  saignait  abondamment  par  les  efforts 
f|u'il  avait  faits.  Pendant  que  mes  habits  séchaiont,  j'étais  enveloppée  dans 
.'^■n  grand  manteau,  qu'il  avait  laissé,  en  fuyant,  dans  la  chambre  du  haut, 
.Ir  fis  de  la  charpie;  je  bandai  la  plaie. 
«  Il  me  dit  : 

"  —  Je  ne  souffre  plus,  tu  ni'as  guéri  I 

Le  fermier-gcnlilhomnie  et  sa  fenur\e  no  bougeaient  pas  plus  que  s'ils 

sent  été  moris.  Henri  moula  à  noire  chambre  et  redescendit  bientôt 

c,  notre  polit  bagage.  Vers  trois  heures  de  nuit,  nous  quiltAmes  la  maison, 

III  uités  sur  une  grande  vieille  nuile  ([u'IIenri  avait  prise  ii  ré(;urie;  et  pour 

i  M|iii!le  il  jeta  deux  pièces  d'or  sur  la  table.  Eu  partant,  il  dit  au  mari  et 

1.1  Icmme  : 

S'ils  reviennent,  présenlez-leur  les  compliments  du  chevalier  de  Lagar- 
<l'  !•(!,  et  dites-leur  ceci  :  «  Dieu  et  la  Vierge  prolègcront  l'orpheline.  Eu  ce 
«  moment,  Lagardère  n'a  pas  lo  loisir  de  s'occuper  d'eux,  maiti  l'heure  vicn- 
«  (Ira  I  » 


148  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN 

«  La  vieille  grande  mule  valait  bien  mieux  qu'elle  n'en  avait  l'air.  Nous 
arrivâmes  à  Estrella  vers  le  point  du  jour,  et  nous  fîmes  marché  avec  un 
arriero  pour  gagner  Burgos  de  l'autre  côté  de  la  montagne.  Henri  voulait 
s'éloigner  définitivement  des  frontières  de  France.  Ses  ennemis  étaient  des 
Français. 

«  Il  avait  dessein  de  ne  s'arrêter  qu'à  Madrid. 

«  Nous  autres,  pauvres  enfants,  nous  avons  le  champ  libre.  Notre  ima- 
gination travaille  toujours,  dès  qu'il  s'agit  de  nos  parents  inconnus.  Etes- 
vous  bien  riche,  ma  mère?  Il  faut  que  vous  soyez  grande,  pour  que  cette 
poursuite  obstinée  se  soit  attachée  à  votre  fille. 

«  Si  vous  êtes  riche,  vous  ne  pouvez  guère  vous  faire  idée  d'un  long 
voyage  à  travers  cette  belle  et  noble  terre  d'Espagne,  étalant  sa  misère  or- 
gueilleuse sous  les  splendides  éblouissemenis  de  son  ciel.  La  misère  est 
mauvaise  au  cœur  de  l'homme.  Je  sais  cela,  quoique  je  sois  bien  jeune. 
Cette  chevaleresque  race  des  vainqueurs  du  ilaure  est  déchue  en  ce  moment. 
De  toutes  leurs  anciennes  et  illustres  quahtés,  ils  n'ont  guère  gardé  que  leur 
oi^eil  de  comédie,  drapé  dans  des  lambeaux. 

«  Le  paysage  est  merveilleux;  les  habitants  sont  tristes  paresseux,  plon- 
gés jusqu'au  cou  dans  la  malpropreté  honteuse.  Cette  belle  fille  qui  passe, 
poétique  de  loin  et  portant  avec  grâce  sa  corbeille  de  fruits,  ce  n'est  pas  la 
peau  de  son  visage  que  vous  voyez,  c'est  un  masque  épais  de  souillures.  Il 
y  a  des  fleuves  pourtant;  mais  l'Espagne  n'a  pas  encore  découvert  l'usage 
de  l'eau. 

«  Quand  il  y  a  quelque  part  cent  voleurs  de  grand  chemin,  cela  s'appelle 
un  village.  On  nomme  un  alcade.  L'alcade  et  tous  ses  administrés  sont  éga- 
lement gentilshommes.  Autour  du  village,  la  terre  reste  en  friche.  Il  passe 
toujours  bien  assez  de  voyageurs,  si  déserte  que  soit  la  route,  pour  que  les 
cent  et  un  gentilhommes  et  leurs  familles  aient  un  oignon  à  manger  par  jour. 

«  L'alcade,  meilleur  gentilhomme  que  ses  citoyens,  est  aussi  plus  voleur 
et  plus  gourmand.  On  a  vu  de  ces  autocrates  manger  jusqu'à  deux  oignons 
en  vingt-c[uatre  heures.  Mais  ceux  qui  font  ainsi  un  dieu  de  leur  ventre 
finissent  mal.  L'espingole  les  guette.  Il  ne  faut  pas  que  l'opulence  abuse 
ÏBSolemment  des  dons  du  ciel.  ____ 

a  II  est  rare  qu'on  trouve  à  manger  dans  les  aubergesT  Elles  sont  insti- 
tuées pour  couper  la  gorge  aux  voyageurs,  qui  s'en  vont  sans  souper  dans  ; 
l'autre  monde.  Le  posadero,  homme  fier  et  taciturne,  vous  fournit  un  petit 
tas  de  paille  recouvert  d'une  loque  grise.  C'est  un  lit.  Si  par  hasard  on  ne 
TOUS  a  pas  égorgé  pendant  la  nuit,  vous  payez  et  vous  partez  sans  déjeuner. 

«  Inutile  de  parler  des  moines  et  des  alguazils. 

«  Les  gueux  à  escopettes  sont  également  connus  dans  l'univers  entier. 
Personne  n'ignore  que  les  muletiers  sont  les  associés  naturels  des  bri. 
gands  de  la  montagne.  Un  Espagnol  qui  a  trois  lieues  à  faire  dans  une  direc- 
tion quelconque  envoie  chercher  le  garde-note  et  dicte  son  testament. 

«  De  Pampelune  à  Burgos,  nous  eûmes  des  centaines  d'aventures,  mais 
aucune  qui  eût  trait  à  nos  persécuteurs.  C'est  de  celles-là  seulement,  ma 
mère,  que  je  veux  vous  entretenir.  Nous  devions  les  retrouver  encore  une 
fois  avant  d'arriver  à  Madrid. 

«  Nous  avions  pris  par  Burgos  afin  d'éviter  le  voisinage  des  sierras  de  la 
Vieille-Caslille.  L'épargne  de  mon  ami  s'épuisait  rapidement,  et  nous  avan- 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  14§ 

cions  pe"j,  tant  la  route  était  pavée  d'obstacles.  Le  récit  d'un  voyage  e» 
Espagne  ressemble  à  un  entassement  d'accidents  réunis  à  plaisir  par  une 
imagination  romanesque  et  moqueuse. 

«  Enfin  nous  laissâmes  derrière  nous  Valladolid  et  les  dentelles  de  son 
clocher  sarrasin.  Nous  avions  fait  plus  de  la  moitié  de  la  route. 

«  C'était  le  soir,  nous  allions  côtoyant  les  frontières  du  Léon  pour  arriver 
à  Ségovie.  Nous  étions  montés  tous  deux  sur  la  même  mule,  et  nous  n'a- 
^  ions  point  de  guide.  La  route  était  belle.  On  nous  avait  enseigné  une  au- 
berge sur  l'Adaja    où  nous  devions  faire  grande  chère. 

«  Cependant  le  soleil  se  couchait  derrière  les  arbres  maigres  de  la  forêt 
qui  va  vers  Salamanque  et  nous  n'apercevions  nulle  trace  de  posada.  Le 
juur  baissait;  les  muletiers  devenaient  plus  rares  sur  le  chemin;  c'était 
l'heure  des  mauvaises  rencontres.  Nous  n'en  devions  point  faire  ce  soir, 
grâce  à  Dieu  :  il  n'y  avait  qu'une  bonne  action  sur  notre  route.  Ce  fut  ce 
soir-là,  ma  mère,  que  nous  trouvâmes  ma  petite  Flor,  ma  chère  gitana, 
ma  première  et  ma  seule  amie. 

«  Voilà  bien  longtemps  que  nous  sommes  séparées,  et  pourtant  je  suis 
sûre  qu'elle  se  souvient  de  moi.  Deux  ou  trois  jour,  après  notre  arrivée  à 
Paris,  j'étais  dans  la  salle  basse  et  je  chantais.  Tout  à  coup  j'entendis  un 
cri  dans  la  rue  :  je  crus  reconnaître  la  voix  de  Flor.  Un  carrosse  passait,  un 
un  grand  carrosse  de  voyage  sans  armoieries.  Les  stores  en  étaient  baissés. 
Je  m'étais  sans  doute  trompée.  Mais  bien  souvent,  depuis  lors,  je  me  suis 
mise  à  la  fenêtre  espérant  voir  sa  fine  taille  si  souple,  son  pied  de  fée  efileu- 
rant  la  pointe  des  pavés,  et  son  œil  noir  brillant  derrière  son  voile  de  den- 
telles. Je  suis  folle  !  Pourquoi  Flor  serait-elle  à  Paris? 

«  La  route  passait  au-dessus  d'un  précipice.  Au  bord  même  du  préci- 
pice, il  y  avait  une  enfant  qui  dormait.  Je  l'aperçus  la  première,  et  je  priai 
Henri,  mon  ami,  d'arrêter  la  mule.  Je  sautai  à  terre,  et  j'allai  me  mettre 
f^enoux  auprès  de  l'enfant.  C'était  une  petite  bohémienne  de  mon  âge,  et 
jiiiel  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  mignon  que  Flor  :  c'était  la  grâce,  la  fi- 
nesse, la  douce  espièglerie. 

«  Flor  doit  être  maintenant  une  adorable  jeune  fille. 

«  Je  ne  sais  pas  pourquoi  j'eus  tout  de  suite  envie  de  l'embrasser.  Mon 
baiser  l'éveilla.  Elle  me  le  rendit  en  souriant,  mais  la  vue  d'Henri  l'effraya. 

«  —  Ne  crains  rien,  lui  dis-je,  c'est  mon  bon  ami,  mon  père  chéri,  qui 
l'aimera,  puisque  déjà  je  t'aime.  Comment  t'appelles-tu? 

«  —  Flor.  Et  toi? 

«  —  Aurore. 

«  Elle  reprit  son  sourire. 

«  —  Le  vieux  poète,  murmura-f-elle,  celui  qui  fait  nos  chansons,  parlo 
souvent  des  pleurs  d'Aurore  qui  brillent  comme  dos  perles  au  calice  de  la 
fleur.  Tu  n'as  jamais  pleuré,  loi,  je  parie;  moi  je  pleure  souvent. 

«  Je  ne  savais  ce  qu'elle  voulait  dire  avec  son  vieux  poète.  Henri  nous 
appelait.  Elle  mit  la  main  sur  sa  poitrine  et  s'écria  tout  à  coup  : 

«  —  Oh  l    que   j'ai    faim  I 

«  Et  je  la  vis  toute  pâle.  Je  la  pris  dans  mes  bras.  Henri  nul  pied  à  terrai 
à  son  tour.  Flor  nous  dit  qu'elle  n'avait  pas  mangé  depuis  la  veille  au  malin. 
Henri  avait  un  peu  de  pum  qu'il  lui  donna  avec  le  vin  de  Xérès  qui  était  au 


150  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

fond  de  sa  gourde.  Elle  mangea  avidement.  Quand  elle  eut  ba,  elle  re- 
garda Henri  en  face,  puis  moi. 

a  —  Vous  ne  vous  ressemblez  pas,  murmura-t-elle.  Pourquoi  n'ai-je 
personne  à  aimer,  moi? 

o  Ses  lèvres  effleurèrent  la  main  d'Henri,  tandis  qu'elle  ajoutait  : 

«  —  Merci,  seigneur  cavalier,  vous  êles  aussi  bon  que  beau.  Je  vous  en 
prie,  ne  me  laissez  pas  la  nuit  sur  le  chemin  1 

«  Henri  hésitait  :  les  gitanos  sont  de  dangereux  et  subtilscoquins  L'aban- 
don de  cet  enfant  pouvait  être  un  piège;  mais  je  fis  tant  et  j'intercédai  si 
bien  qu'Henri  finit  par  consentir  à  emmener  la  petite  bohémienne 

«  Nous  voilà  bien  heureuses  !  au  contraire  de  la  pauvre  mule,  qui  avait 
maintenant  trois  fardeaux. 

«  En  route,  Flor  nous  raconta  son  histoire.  Elle  appartenait  à  une  troupe 
de  gitanos  qui  venaient  de  Léon,  et  qui  allaient,  eux  aussi,  à  Madrid.  La 
veille  au  matin,  je  ne  sais  à  quel  propos,  la  bande  avait  été  poursuivie  par 
une  escouade  de  la  Sainte-Hermandad.  Flor  s'était  cachée  dans  les  buissons 
pendant  que  ses  compagnons  fuyaient.  Une  fois  l'alerte  passée,  Flor  voulut 
rejoindre  ses  compagnons;  mais  elle  eut  beau  marcher,  elle  eut  beau  courir, 
elle  ne  les  trouva  plus  sur  sa  route.  Les  passants  à  qui  elle  les  demandait 
lui  jetaient  des  pierres.  De  singuliers  chrétiens,  parce  qu'elle  n'était  point 
baptisée,  lui  enlevèrent  ses  pendants  d'oreilles  en  cuivre  argenté  et  son 
colUer  de   fausses  perles. 

o  La  nuit  \'int.  Flor  la  passa  dans  une  meule.  Qui  dort  dîne,  heureuse- 
ment 1  car  la  pauvre  petite  Flor  n'avait  point  dîner.  Le  lendemain,  elle  mar- 
cha tout  le  jour  sans  rien  se  mettre  sous  la  dent.  Les  chiens  des  quinterias 
aboyaient  derrière  elle,  et  les  petits  enfants  lui  envoyaient  leurs  huées.  De 
temps  en  temps,  elle  trouvait  sur  la  route  l'empreinte  conservée  d'une  san- 
dale égj'ptienne;  cela  la  soutenait. 

«  Les  gitanos,  en  campagne,  ont  généralement  un  lieu  de  halte  et  de  ren- 
dez-vous entre  le  point  de  départ  et  le  but  du  voyage.  Flor  savait  où  trouver 
les  siens,  mais  bien  loin,  bien  loin,  dans  une  gorge  du  mont  Baladron,  si- 
I  tué  en  face  de  l'Escurial,  à  sept  ou  huit  heues  de  Madrid. 

«  C'était  notre  route  :  j'obtins  de  mon  ami  Henri  qu'il  conduirait  la  pe- 
tite Flor  jusque-là.  Elle  eut  place  auprès  de  moi  sur  la  paille,  à  l'hôtellerie; 
elle  eut  part  de  la  splendide  marmite  pourrie  qui  nous  fut  servie  pour  notre 
souper. 

«  Ces  oUas  podridas  de  la  Castille  sont  les  mets  qu'on  se  procurerait 
difficilement  dans  le  reste  de  l'Europe.  Il  faut  pour  les  faire,  un  jarret  de 
porc,  un  peu  de  cuir  de  bœuf,  la  moitié  de  la  corne  d'une  chèvre  morte  de 
maladie,  des  tiges  de  choux,  des  éplnchures  de  rave,  une  souris  de  terre, 
et  un  boisseau  et  dom;  de  gousses  d'ail.  Tels  furent  du  moins  les  ingrédients 
que  nous  reconnûmes  dans  notre  fameuse  marmite  pourrie  du  bourg  de 
Saint-Lucar,  entre  Pesquera  et  Ségovie,  dans  l'une  des  plus  somptueuses 
auberges  qui  se  puissent  trouver  dans  les  États  du  roi  d'Espagne. 

«  A  dater  du  moment  où  la  jolie  petite  Flor  fut  notre  compagne,  la  rodte 
devint  moins  monotone.  Elle  était  gaie  presque  autant  que  moi,  et  bien 
plus  avisée.  Elle  savait  danser,  elle  savait  chanter.  Elle  nous  amusait  en 
uous  racontant  les  tours  pendables  de  ses  frères  les  gitanos. 

f"  Nous  lui  demandâmea  quel  Dieu  ils  adoraient. 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT  PARISIEN  I5i 

a  Elle  nous  répondit  :  une  cruche. 

«  Mais  à  Zamore,  dans  le  pays  de  Léon,  elle  avait  rencontré  un  bon  frère 
de  la  Miséricorde  qui  lui  avait  dit  les  grandeurs  du  Dieu  des  chrétiens. 
Flor  désirait  le  baptême. 

«  Elle  fut  huit  jours  entiers  avec  nous  :  le  temps  d'aller  de  Saint-Lucar  de 
Castille  au  mont  Baladron.  Quand  nous  arrivâmes  en  vue  de  cette  montagne 
sombre  et  rocheuse  où  je  devais  me  séparer  de  ma  petite  Flor,  je  devins 
triste;  je  ne  savais  pas  que  c'était  un  pressentiment.  J'étais  habituée  à 
Flor.  Nous  allions  depuis  huit  jours  assises  sur  la  même  mule,  nous  tenant 
l'une  à  l'autre,  et  babillant  tout  le  long  du  chemin.  Elle  m'aimait  bien, 
moi  je  la  regardais  comme  ma  sœur. 

«  Il  faisait  chaud.  Le  ciel  avait  été  couvert  tout  le  jour;  l'air  pesait  comme 
aux  approches  d'un  orage.  Dès  le  bas  de  la  montagne,  de  larges  gouttes  de 
pluie  commencèrent  à  tomber,  Henri  nous  donna  son  manteau  pour  nous 
envelopper  toutes  deux,  et  nous  continuâmes  de  grimper,  pressant  notre 
mule  paresseuse  sous  une  torrentielle  averse. 

«  Flor  nous  avait  promis  hospitalité  la  plus  cordiale  au  nom  de  ses  frères, 
une  ondée  n'était  pas  faite  pour  effrayer  mon  ami  Henri,  et  nous  deux, 
lier  et  moi,  nous  étions  d'humeur  à  partager  la  plus  terrible  tempête  sous 
l'abri    flottant    qui    nous   unissait. 

«  Les  nuées  couraient  roulant  l'une  sur  l'autre,  et  laissant  parfois  entre 
(lies  des  déchirures  où  apparaissait  le  bleu  profond  du  ciel.  La  hgne  d'ho- 
lizon,  vers  le  couchant,  semblait  un  chaos  empourpré.  C'était  la  seule  lu- 
mière qui  restât  au  ciel.  Elle  teignait  tous  les  objets  en  rouge.  La  route  grim- 
pait en  spirale  une  rampe  raide  et  pierreuse.  Les  rafales  étaient  si  fortes, 
(jue  notre  mule  tremblait  sur  ses  jambes. 

«  —  C'est  drôle  I  m'écriai-je  I  comme  cette  lumière  fait  voir  toutes  sortes 
(îubjets.  Là  bas,  à  la  crête  de  ce  roc,  j'ai  cru  apercevoir  deux  hommes 
taillés  dans  la  pierre. 

«  Henri  regarda  vivement  de  ce  côté. 

«  —  Je  ne  vois  rien,  dit-il. 

K  —  Ils  n'y  sont  plus,  prononça  Flor  à  voix  basse. 

a  —  Il  y  avait  donc  réellement  deux  hommes?  deriianda  Henri. 

«  Je  sentis  venir  en  moi  une  vague  terreur  que  la  réponse  de  Flor  aui^ 
menta. 

«  —  Non  pas  deux,  répliqua-t-elle,  mais  dix  p'-nr  li^  muin-, 

«  —  Armés? 

«  -—  Armés. 

«  —  Ce  ne  sont  pas  les  frères? 

«  —  Non,    certes. 

«  —  Et  nous  guettent-ils  depuis  long'tcmjps? 

«  Depuis  liicr  matin  ils  rôdent  autour  de  nous. 

«  Henri  regardait  Flor  avec  défiance;  nioi-mômo  je  no  pus  me  défcndro 
d'un  soupçon.  Pourquoi  ne  nous  avail-cllo  pas  prévenus. 

«  —  J'ai  cru  d'abord  que  c'élaionl  des  voyageurs  cununc  vous,  dit-elle, 
répondant  d'ello-mômc  cl  d'avance  à  notre  pensée;  ils  suivaient  le  vieux 
sentier  vers  l'ouest;  nos  hidalgos  font  presque  tous  ainsi.  11  n'y  a  guèro 
que  le  menu  peuple  à  fréquenter  les  roules  nouvelles.  C'est  seulement  depuis 
notre  entrée  dans  la  monl;igno  que  leurs  mouvements  uio  sont  devenus 


152  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

suspects.  Je  ne  vous  ai  point  avertis  parce  qu'ils  sont  en  avant  de  nous 
désormais,  et  engagés  dans  une  voie  où  nous  ne  pouvons  plus  les  rencontrer. 

«  Elle  nous  expliqua  que  la  vieille  route,  abandonnée  à  cause  de  ses  diffi- 
cultés, passait  du  côté  nord  de  Baladron,  tandis  que  la  nôtre  tournait  de 
plus  en  plus  vers  le  sud  à  mesure  qu'on  approchait  des  gorges.  Les  deux 
routes  se  réunissaient  à  un  passage  unique,  appelé  el  paso  de  los  Rapadores, 
bien  au  delà  du  campement  des  bohémiens. 

«  Par  le  fait,  en  avançant  dans  l'intérieur  de  la  montagne,  nous  n'aper- 
çûmes plus  ces  fantastiques  silhouettes  découpant  leurs  profils  sur  le  ciel 
écarlate  Les  roches  étaient  désertes  aussi  loin  que  l'œil  pouvait  se  porter. 
On  n'apercevait  d'autre  mouvement  que  le  frémissement  des  hêtres  agités 
par  la  rafale. 


IV.  —  Ou  Flor  emploie  un  charme 


«  La  nuit  tomba.  Nous  ne  songions  plus  à  nos  rôdeurs  inconnus.  D'énormes 
ravins  et  des  défilés  infranchissables  les  séparaient  de  nous  maintenant. 
Toute  notre  attention  était  pour  notre  mule,  dont  le  pied  avait  grand'peine 
à  surmonter  les  obstacles  du  chemin. 

«  Il  était  nuit  close  quand  un  cri  de  joie  de  Flor  nous  annonça  la  fin  de 
nos  peines.  Nous  avions  devant  les  yeux  un  grand  et  magnifique  spectacle. 

«  Depuis  quelques  minutes,  nous  marchions  entre  deux  hautes  rampes 
qui  nous  cachaient  l'horizon  et  le  ciel.  On  aurait  dit  deux  gigantesques 
rettnparts.  L'averse  avait  cessé.  Le  vent  du  nord-ouest  chassant  devant  lui 
les  nuées,  balayaient  le  firmament,  toujours  plus  étincelant  après  l'orage. 
La  lune  répandait  à  flots  sa  blanche  lumière. 

«  Au  sortir  du  défilé,  nous  nous  trouvâmes  en  face  d'une  sorte  de  vallée 
circulaire,  entourée  de  pics  dentelés  où  croissaient  encore  çà  et  là  quelques 
bouquets  de  pins  de  montagne  :  c'était  la  Taza  del  diabbillo  (la  Tasse  du 
diablotin),  point  central  du  mont  Baladron,  dont  les  plus  hauts  sommets 
sont  jetés  de  côté  et  penchent  vei"?  l'Escurial. 

a  La  Taza  del  diabbillo  nous  apparaissait  en  ce  moment  comme  un  gouf- 
fre sans  fond.  Les  rayons  de  la  lune,  qui  éclairaient  vivement  le  tour  de  la 
Tasse  et  ses  dentelures,  laissaient  le  vallon  dans  l'ombre  et  lui  donnaient 
une  effrayante  profondeur. 

«  Juste  vis-à-vis  de  nous  s'ouvrait  une  gorge  pareille  à  celle  que  nous 
quittions,  de  telle  sorte  que  l'une  continuait  l'autre,  et  que  la  Tasse  située 
entre  elles  deux  était  évidemment  le  produit  de  quelque  grande  convulsion 
du  sol.  Autour  du  feu,  des  hommes  et  des  femmes  étaient  assis.  Leurs  figures 
maigres  et  vigoureusement  accentuées  se  rougissaient  aux  lueurs  du  bra- 
sier, ainsi  que  les  saillies  des  rocs  voisins,  tandis  que,  tout  près  de  là,  les 
reflets  blafards  de  la  lune  glissaient  sur  les  rampes  mouillées. 

«  A  peine  sorllmcs-njous  du  défilé,  que  notre  présence  fut  signalée.  Ces 
^auva'ges  ont  une  finesse  de  sens  qui  ric'iié  ds^  inc^ônnliè.  On  bé  c^'a  p'dint 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  153 

de  boire, de  fumer  et  de  causer  autour  du  feu,  mais  deux  éclaireurs  se  je- 
tèrent rapidement  à  droite  et  à  gauche.  L'instant  d'après,  Flor  nous  les 
montra  rampant  vers  nous  dans  la  vallée.  Elle  poussa  un  cri  particulier. 
Les  éclaireurs  s'arrêtèrent.  A  un  second  cri,  ils  rebroussèrent  chemin  et 
vinrent  paisiblement  reprendre  leur  place  au-devant  du  brasier. 

«  C'était  loin  de  nous  encore,  ce  brasier.  Au  premier  moment,  j'avais 
cru  apercevoir  des  ombres  noires  derrière  le  cercle  pailleté  des  gitanes;  mais 
j'étais  en  garde  désormais  contre  les  illusions  de  la  montagne.  Je  me  tus, 
et,  en  approchant,  je  ne  vis  plus  rien.  Plût  à  Dieu  que  j'eusse  parlé  ! 

«  Nous  étions  à  peu  près  au  milieu  de  la  vallée,  lorsqu'un  grand  gaillard 
à  face  basanée  se  dressa  au-devant  du  bûcher,  tenant  à  la  main  une  esco- 
petle  d'une  longueur  démesurée.  Il  cria  en  langue  orientale  une  sorte  de 
qui-vive,  et  Flor  lui  répondit  dans  la  même  langue. 

«  —  Soyez  les  bienvenus!  dit  l'homme  à  l'escopette;  nous  vous  don- 
nerons le  pain  et  le  sel,  puisque  notre  sœur  vous  amène. 

«  Ceci  était  pour  nous.  Les  gitanes  d'Espagne,  et  généralement  toutes 
les  bandes  qui  vivent  en  dehors  de  la  loi  dans  les  différents  royaumes  de 
l'Europe,  jouissent  d'une  réputation  méritée  sous  le  rapport  de  l'hospita- 
lité. Le  plus  sanguinaire  brigand  respecte  son  hôte;  ceci  même  en  Italie, 
où  les  brigands  ne  sont  pas  des  lions,  même  des  hyènes. 

«  Une  fois  promis  le  sel  et  l'eau,  nous  n'avions  plus  rien  à  craindre,  selon 
la  commune  croyance.  Nous  approchâmes  sans  défiance.  On  nous  fit  bon 
accueil.  Flor  baisa  les  genoux  du  chef,  qui  lui  imposa  les  mains  fort  solen- 
nellement. Après  quoi  ce  même  chef  fit  verser  du  brandevin  dans  une  coupe 
de  bois  sculptée,  et  le  présenta  à  Henri  en  grande  cérémonie.  Henri  but. 
Le  cercle  se  reforma  autour  du  foyer.  Une  gitana  vint  chanter  et  danser 
à  l'intérieur  du  cercle,  se  jouant  avec  la  flammeetfaisantvoltigerson  écharpe 
au-dessus  du  brasier.  Dix  minutes  s'écoulèrent,  puis  la  voix  d'Henri 
s'éleva,  rauque  et  changée? 

«  —  Coquins  !  s'écria-t-il,  qu'avez  vous  mis  dans  ce  breuvage? 

a  II  voulut  se  lever;  mais  ses  jambes  chancelèrent,  et  il  tomba  lourde- 
ment sur  le  sol.  Je  sentis  que  mon  cœur  ne  battait  plus.  Henri  était  6  terre 
et  luttait  contre  un  engourdissement  qui  garrottait  cii.acun  de  ses  membres. 
Ses  paupières  alourdies  allaient  se   fermer. 

0  Les  gilanos  riaient  silencieusement  autour  du  feu.  Derrière  eux,  je  vis 
surgir  de  grandes  formes  sombres  :  cinq  ou  six  hommes  enveloppés  dans 
leurs  manteaux,  et  dont  les  visages  disparaissaient  complètement  sous  les 
larges  bords  de  leurs  feutres. 

«  Ceux-là  n'étaient  pas  des  bohémiens. 

«  Quand  mon  ami  Henri  cessa  de  lutter,  je  le  crus  mort. 

«  Je  demandai  à  Dieu  ardemment  de  mourir. 

«  Un  des  hommes  à  manteau  jeta  une  lourde  bourse  au  mihcu  du  cercle. 

a  —  Finissez-en  et  vous  aurez  le  double  I  dit-il. 

«  Je  ne  reconnus  point  la  voix  de  cet  homme. 

a  Le  chef  dos  bohémiens  répondit  : 

«  —  Il  faut  le  temps  et  la  distance,  douze  heures  et  dovizo  milles.  La 
mort  no  peut  être  donnée  ni  au  même  lieu  ni  lo  même  jour  que  riiospitalil(^. 

«  —  MOraeries  que  tout  celai  fit  l'homme  çn  haujJSant  les  épaulc'S;  en 
beso^c,  ou  laissèî-nous  faire  I 


154  Lfi  BOSSU   ou   LE   PETIT   PARISIEN 

«  En  même  temps,  il  s'avança  vers  Henri  gisant  sur  la  terre.  Le  bohé- 
mien se  mit  au-devant  de  lui. 

«  —  Tant  que  douze  heures  ne  seront  pas  écoulées,  prononça- t-il  résolu* 
ment,  tant  que  douze  milles  ne  seront  pas  franchis,  nous  défendrons  notre 
hôte,  fût-ce  contre  le  roi  1 

«  Singulière  foi  !  étrange  honneur  1  Tous  les  gitanos  se  rangèrent  autour 
d'Henri. 

0  J'entendis  Flor  qui  murmurait  à  mon  oreille  : 

8  —  Je  vous  sauverai  tous  les  deux  ou  je  mourrai  1 

t  i..  C'était  vers  le  milieu  de  la  nuit.  On  m'avait  couchée  sur  un  sac  de 
toile  plein  de  mousse  desséchée,  dans  la  tente  du  chef,  qui  dormait  non  loin 
de  moi.  Il  y  avait  auprès  de  lui  son  escopette  d'un  côté,  son  cimeterre  de 
l'autre.  Je  voyais,  à  la  lueur  de  la  lampe  allumée,  ses  yeux  dont  les  pau- 
pières demi-ouvertes  semblaient  avoir  des  regards,  même  dans  le  sommeil. 
Aux  pieds  du  chef,  un  gitano  était  blotti  comme  un  chien  et  ronllait.  J'igno- 
rais où  l'on  avait  mis  mon  ami  Henri,  et  Dieu  sait  que  je  n'avais  garde  de 
fermer  les  yeux. 

«  J'étais  sous  la  surveillance  d'une  vieille  bohémienne  faisant  près  de 
moi  l'ofFice  de  geôlière.  Elle  s'était  couchée  en  travers,  la  tête  sur  mon 
épaule,  et,  par  surcroît  de  précaution,  elle  tenait  en  dormant  ma  main 
droite  entre  les  siennes. 

«  Ce  n'était  pas  tout  :  au  dehors,  j'entendais  le  pas  réguliers  de  deux 
sentinelles.  L'horloge  à  sable  marquait  une  heure  après  minuit  lorsque 
j'entendis  un  bruit  léger  vers  l'entrée  de  la  tente.  Je  me  tournai  pour  voir. 
Ce  simple  mouvement  fit  ouvrir  les  yeux  de  ma  duègne  noire.  Elle  s'éveilla 
à  demi  en  grondant.  Je  ne  vis  rien  et  le  bruit  cessa.  Seulement,  je  n'entendis 
bientôt  plus  qu'un  pas  de  sentinelle.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  l'autre 
sentinelle  cessa  aussi  de  se  promener.  Un  silence  complet  régnait  autour 
de  la  tente. 

«  Je  vis  la  toile  osciller  entre  deux  piquets,  puis  se  soulever  lentement, 
puis  un  visage  espiègle  et  souriant  apparaître.  C'était  Flor.  Elle  me  fit  un 
petit  signe  de  tête.  Elle  n'avait  pas  peur.  Son  corps  souple  et  fluet  passa 
après  sa  tête.  Quand  elle  se  mit  sur  ses  pieds,  ses  beaux  yeux  noirs  triom- 
phaient. 

«  —  Le  plus  fort  est  fait  1  prononça-t-elle  des  lèvres  seulement. 

«  Je  n'avais  pu  retenir  un  léger  mouvement  de  surprise,  et  ma  duègne 
s'était  encore  réveillée.  Flor  resta  deux  ou  trois  minutes  immobile,  un  doigt 
sur  la  bouche.  La  duègne  était  rendormie.  Je  pensais  : 

«  —  Il  faudrait  être  fée  pour  dégager  mon  épaule  et  ma  main. 

«  J'avais  bien  raison.  Ma  petite  Flor  était  fée.  Elle  fit  un  pas  bien  dou- 
cement, puis  deux.  Elle  ne  venait  pas  à  moi,  elle  allait  vers  la  natte  où  dor- 
mait le  chef  entre  son  sabre  et  son  escopette.  Elle  se  plaça  devant  lui  et  le 
regarda  un  instant  fixement.  La  respiration  du  chef  devint  plus  tranquille. 
Flor  se  pencha  sur  lui  au  bout  de  quelques  secondes,  et  appuya  légèrement 
Jie  pouce  et  l'index  contre  ses  tempes.  Les  paupières  du  chef  se  fermèrent. 

«  Elle  me  regarda;  ses  yeux  pétillaient  comme  deux  gerbes  d'étincelles. 

»  —  Et   d'un  I   fll-elle. 

«  Le  gitano  ronflait  toujours,  la  tête  sur  ses  genôuX, 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  155 

«  "Elle  lui  posa  la  main  sur  le  front,  tandis  que  son  regard  impérieux  le 
couvrait.  Peu  à  peu  les  jambes  du  gitano  s'allongèrent,  et  sa  tête  renversée 
toucha  le  sol;  vous  eussiez  dit  un  mort. 

«  —  Et  de  deux  !  fit-elle. 

«  Restait  ma  terrible  duègne.  Flor  prit  avec  elle  plus  de  précautions. 
Elle  s'approcha  lentement,  lentement,  la  couvant  du  regard  comme  le  ser- 
pent qui  veut  fasciner  l'oiseau.  Quand  elle  fut  à  portée,  elle  étendit  une  seule 
main  qu'elle  tint  étendue  à  la  hauteur  des  yeux  de  l'Egyptienne.  Je  sentis 
colle-ci  tressaillir  intérieurement.  A  un  moment,  elle  fit  effort  pour  se  dres- 
ser,  Flor  dit  : 

«  —  Je   ne   veux  pas  I 

«  La  vieille  poussa  un  grand  soupir. 

«  La  main  de  Flor  descendit  lentement  du  front  à  l'estomac,  et  s'y 
arrêta.  Un  de  ses  doigts  faisait  la  pointe  et  semblait  émettre  je  ne  sais  quel 
fluide  mystérieux.  Je  sentais  moi-même  à  travers  le  corps  de  la  duègne 
l'influence  étrange  de  ce  fluide.  Mes  paupières  voulaient  se  fermer. 

«  —  Reste  éveillée  !  me  commanda  Flor  avec  un  coup  d'œil  de  reine. 

«  Les  ombres  qui  voltigeaient  déjà  autour  de  mes  yeux  disparurent. 
Mais  je  croyais  rêver. 

«  La  main  de  Flor  se  releva,  ghssa  une  seconde  fois  au-dessus  du  front 
de  la  bohémienne,  et  revint  pointer  entre  ses  deux  yeux.  Tout  le  corps  de  la 
^ieille  s'affaissa.  Je  la  sentis  plus  lourde. 

«  Flor  était  droite,  grave,  impérieuse.  Sa  main  descendit  encore  pour  se 
relever  de  nouveau.  Au  bout  de  deux  ou  trois  minutes  elle  se  rappn  cha, 
cl  fit  comme  un  mouvement  de  brusque  aspersion  au-dessus  du  crâne  de  la 
vieille.  Ce  crâne  était  de  plomb. 

«  —  Dors-tu  Mabel?  demflnda-t-elle  tout  bas. 

«  —  Oui,  je  dors,  répondit  la  vieille. 

«  Mon  premier  mouvement  fut  de  croire  à  une  comédie. 

a  Avant  de  regagner  le  campement,  Flor  avait  pris  de  mes  cheveux  et 
do  ceux  d'Henri  pour  les  mettre  dans  un  petit  médaillon  qu'elle  portait 
au  cou.  Elle  ouvrit,  le  médaillon  et  plaça  les  cheveux  d'Henri  dans  la  main 
inerte  do  la  vieille. 

«  —  Je  veux  savoir  où  il  est,  dit  elle  encore. 

«  La  vieille  s'agita  et  gronda.  J'eus  crainte  de  la  voir  s'éveiller.  Flor  I«t 
poussa  du  pied  rudement,  comme  pour  me  prouver  la  profondeur  de  son 
sommeil.    Puis   elle   répéta   : 

«  —  Entends-tu,  Mabel,  je  veux  savoir  où  il  est. 

«  —  J'entends,  reprit  la  Ibohéniionne;  je  le  cherche.  Quel  est  donc  ce 
lieu?  une  prntte?  un  souterrain?  On  l'a  di'pouillé  de  son  manteau  el.  do  son 
pourpoint.  Ah  !  s'interrompit-ellc  en  frissonnant,  je  vois  co  que  c'est.  C'est 
une  tombe  1 

«  Tous  mes  pores  rendirent  une  sueur  glacée. 

«  —  Il    vit    cependant?    interrogea    Flur. 

0  —  Il  vit,   répliiiua  Mabel.   Il  dort. 

tt  —  Et  la  tombe,  où  ost-oUc? 

«  —  Au  nord  du  camp.  Voilà  deux  ans  qu'on  y  enterra  le  vieux  'ladji. 
L'homme  à  la  tête  appuyée  conlro  les  os  d'Hadji. 

«  —  Je  veux  aller  à  celte  tombe,  dit  Flur. 


156  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

«  —  Au  nord  du  camp,  répéta  la  vieille  femme,  la  première  fissure  entre 
les  roches;  une  pierre  à  soulever,  trois  marches  à  descendre. 

«  —  Et    comment    l'éveilier? 

«  —  Tu  as  ton  poignard. 

«  —  Viens  !  me  dit  Flor. 

«  Et  sans  prendre  aucune  précaution,  elle  rejeta  de  côté  la  tête  de  Mabel, 
qui  tomba  sur  le  sac  de  mousse.  La  vieille  resta  là  comme  une  masse.  Je  vis 
avec  stupéfaction  qu'elle  avait  les  yeux  grands  ouverts.  Nous  sortîmes  de 
la  tente.  Autour  du  feu,  qui  allait  s'éteignant,  il  y  avait  un  cercle  de  gitanos 
endormis.  Flor  avait  pris  à  la  main  la  lampe,  qu'elle  couvrait  d'un  pan  de  sa 
mante.  Elle  me  montra  une  seconde  tente  au  loin  et  me  dit  : 

«  —  C'est  là  que  sont  les  chrétiens. 

«  Ceux  qui  voulaient  assassiner  Henri,  mon  pauvre  ami  I 

«  Nous  allâmes  au  nord  du  camp.  Chemin  faisant,  Flor  me  fit  détacher 
trois  petits  chevaux  de  la  Galice  qui  paissaient  les  basses  branches  des 
arbres,  retenus  à  des  piquets  par  leur  Ucol.  Les  gitanos  ne  se  servent  jamais 
de  mules. 

«  Au  bout  de  quelques  pas,  nous  trouvâmes  la  fissure  entre  deux  roches. 
Nous  nous  y  engageâmes.  Trois  degrés  taillés  dans  le  granit  descendaient  à 
l'entrée  du  caveau  fermé  par  une  grosse  pierre  que  nos  efforts  réunis  firent 
tomber.  Derrière  la  pierre,  la  lueur  de  la  lampe  nous  montra  Henri  à  demi 
dépouillé,  plongé  dans  un  sommeil  de  mort  et  couché  sur  la  terre  humide,  la 
tête  appuyée  contre  un  squelette  humain.  Je  m'élançai,  j'entourai  de  mes 
bras,  le  cou  d'Henri,  je  l'appelai.  Rienl 

a  Flor  était  derrière  nous. 

«  —  Tu  l'aimes  bien,  Aurore,  me  dit-elle;  tu  l'aimeras  mieux  I 

«  —  Réveille-le  !  réveille-le  1  m'écriai-je,  au  nom  de  Dieu,  réveille-le  I 

«  Elle  prit  les  deux  mains  d'Henri  après  avoir  déposé  la  lampe  sur  le  sol. 

«  —  Mon  charme  ne  peut  rien  ici,  répondit-elle  ;  il  a  bu  le  psaw  des  gypsies 
d'Ecosse;  il  dormira  jusqu'à  ce  que  le  fer  chaud  ait  touché  le  creux  de  ses 
mains  et  la  plante  de  ses  pieds. 

«  —  Le  fer  chaud  1  répétai-je  sans  comprendre. 

«  —  Et  dépêchons!  ajouta  Flor,  car  maintenant  je  risque  ma  vie  tout 
autant  que  vous  deux  ! 

«  Elle  souleva  sa  basquine  et  tira  des  plis  de  son  jupon,  alourdi  par  les 
morceaux  de  plomb  cousus  dans  l'ourlet,  un  petit  poignard  à  manche  de 
corne. 

«  —  Déchausse-le  1  commanda-t-elle. 

«  J'obéis  machinalement.  Henri  portait  des  sandales  avec  des  guêtres  de 
majo.  Ma  main  tremblait  si  fort  que  je  ne  pouvais  délacer  les  courroies. 

«  —  Vite  !  vite  !  répétait  Flor. 

«  Pondant  cela  elle  faisait  rougir  la  pointe  de  son  petit  poignard  à  la 
flamme  de  la  lampe.  J'entendis  un  frémissement  court  :  c'était  le  poignard 
brûlant  qui  s'enfonçait  dans  la  paume  de  la  main  d'Henri.  Le  fer,  mis  au  feu 
de  nouveau,  perça  également  le  creux  de  l'autre  main.  Henri  ne  fit  aucun 
mouvement. 

«  —  A  la  plante  des  pieds!  s'écria  Flor;  vite!  vite!  il  faut  les  quatre 
douleurs  à  la  fois. 

f  La  pointe  du  poignard  sépara  encoro  une  fois  la  flamme  de  la  lampe. 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  157 

Flor  se  prit  à  chanter  un  chant  dans  sa  langue  inconnue.  Puis  elle  piqua  les 
pieds  d'Henri  dont  les  lèvres  se  crispèrent. 

«  —  Je  lui  devais  bien  cela,  disait  Flor  en  guettant  son  réveil,  ce  cher 
jeune  seigneur!  et  à  toi  aussi,  ma  rieuse  Aurore.  Sans  vous,  je  serais  morte 
de  faim.  Sans  moi  vous  n'auriez  point  pris  cette  route,  c'est  moi  qui  vous 
ai  attirés  dans  le  piège. 

«  Le  psaw  des  sorcières  d'Ecosse  est  fait  avec  le  suc  de  cette  laitue  rousse 
et  frisée  que  les  Espagnols  nomment  lechuga  pequena,  joint  à  une  certaine 
quantité  de  tabac  distillé  et  à  l'extrait  simple  du  pavot  des  champs.  C'est  un 
narcotique  foudroyant.  Quant  à  la  manière  de  mettre  fin  à  ce  sommeil,  qui 
ressemble  à  la  mort,  je  vous  dis  ce  que  j'ai  vu,  ma  mère.  Les  piqûres  de  fer 
rouge  sans  le  chant  bohème  (au  dire  de  ma  petite  Flor)  ne  produiraient  abso- 
lument aucun  résultat.  De  même  que,  dans  les  contes  hongrois  que  disait  si 
bien  ma  johe'compagne,  la  clé  du  trésor  d'Ofen  ne  saurait  point  ouvrir  la 
porte  de  cristal  de  roche,  si  celui  qui  la  porte  ne  connaissait  point  le  mot-fée  : 
mara  moradno. 

e  Quand  Henri  rouvrit  les  yeux,  mes  lèvres  étaient  sur  son  front.  Il  regarda 
autour  de  lui  d'un  air  égaré.  Nous  eûmes  chacune  un  sourire  de  sa  pauvre 
bouche  pâle.  Quand  ses  yeux  tombèrent  sur  le  squelette  du  vieux  Hadji,  il 
reprit  son  air  sérieux  et  froid. 

«  Oh  !  oh  !  dit-il,  voici  donc  le  compagnon  qu'ils  m'avaient  choisi.  Dans  un 
mois,  nous  aurions  fait  la  paire. 

«  —  En  route,  s'écria  Flor;  il  faut  qu'au  lever  du  soleil  nous  soyons  hors 
de  la  montagne. 

«  Henri  était  déjà  debout. 

«  Les  petits  chevaux  nous  attendaient  à  l'entrée  de  la  fissure.  Flor  se  mit 
en  avant  comme  guide,  car  elle  était  déjà  venue  plusieurs  fois  en  ce  lieu. 
Nous  commençâmes  à  gravir  au  clair  de  la  lune  les  derniers  sommets  du  Ba- 
ladron.  Au  soleil  levant,  nous  étions  en  face  de  l'Escurial.  Le  soir,  nous 
arrivions  dans  la  capitale  des  Espagnes. 

«  Je  fus  bien  heureuse,  car  il  fut  convenu  que  Flor  resterait  avec  nous. 
Elle  ne  pouvait  retourner  avec  ses  frères  après  ce  qu'elle  a.vait  fait.  Henri 
me  dit  : 

«  —  Ma  petite  Aurore,  tu  auras  une  sœur. 

«  Ceci  alla  très  bien  pendant  un  mois.  Flor  avait  désiré  être  instruite  dans 
la  religion  chrétienne;  elle  fut  baptisée  au  couvent  de  l'Incarnation,  et  fit 
sa  première  communion  avec  moi  dans  la  chapelle  des  mineures.  Elle  était 
pieuse  à  sa  façon  et  de  bon  cœur;  mais  les  religieuses  de  l'Incarnation,  dont 
elle  dépendait  en  sa  qualité  de  convertie  voulaient  une  autre  piété. 

«  Ma  pauvre  Flor,  ou  plutôt  Maria  de  la  Santa-Cruz,  ne  pouvait  leur  don- 
ner ce  qu'elle  n'avait  point. 

«  Un  beau  matin,  nous  la  vîmes  avec  son  ancien  costume  de  gitana.  Henri 
se  mit  à  sourire  et  lui  dit  :  * 

«  —  Gentil  oiseau,  tu  as  bien  lardé  à  prendre  ta  volée. 

a  Moi  je  pleurais,  ma  mère,  car  je  l'aimais,  ma  chère  petite  Flor,  je  l'ai- 
mais de  toute  mon  âme  I 

«  Quand  elle  m'embrassa,  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  aussi,  mais 
c|élait  plus  fort  qu'elle.  Elle  partit  en  promettant  bien  do  revenir.  Hélas! 
le  soir,  je  la  vis  sur  la  Plaza-Sanla,  au  milieu  d'un  groupe  de  gens  du  peuple. 


158  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Elle  dansait  au  son  d'un  tambour  de  basque,  avant  de  dire  la  bonne  aven- 
ture aux  passants. 

«  Nous  demeurions  au  revers  de  la  calle  Real,  dans  une  petite  me  de  mo- 
deste apparence  dont  les  derrières  donnaient  sur  de  vastes  et  beaux  jardins. 
«  C'est  parce  que  je  suis  Française,  ma  mère,  que  je  ne  regrette  pas  à 
Paris  le  climat  enchanté  de  l'Espagne. 

«  Nous  ne  souffrions  plus  du  besoin.  Henri  avait  pris  sa  place  tout  de  suite 
parmi  les  premiers  ciseleurs  de  Madrid.  Il  n'avait  pas  encore  cette  grande 
renommée  qui  lui  eût  permis  de  faire  si  facilement  sa  fortune,  mais  les  armu- 
riers intelligents  appréciaient  son  habileté. 

«  Ce  fut  une  période  de  calme  et  de  bonheur.  Flor  venait  les  matins.  Nous 
causions.  Elle  regrettait  de  ne  plus  être  ma  compagne,  mais  quand  je  lui 
proposait  de  reprendre  notre  vie  d'autrefois,  elle  se  sauvait  en  riant. 
«  Une  fois,  Henri  me  dit  : 

«  —  Aurore,  cette  enfant  n'est  pas  l'amie  qu'il  vous  faut. 
«  Je  ne  sais  ce  qui  eut  heu,  mais  Flor  ne  vint  plus  que  de  loin  en  loin. 
Nous  étions  plus  froides  en  face  l'une  de  l'autre.  Quand  Henri,  mon  ami,  a 
parlé,  c'est  mon  cœur  qui  obéit.  Les  choses  et  les  personnes  qu'il  n'aim»e  plus 
cessent  d3  me  plaire. 
«  Ma  mère,  n'est-ce  pas  ainsi  qu'il  faut  aimer? 

«  Pauvre  petite  Florl  si  je  la  voyais,  je  ne  pourrais  cependant  m'empê- 
cher  de  tomber  dans  ses  bras... 

«  Que  je  vous  dise,  ma  mère,  une  chose  qui  précéda  bien  peu  le  départ  de 
mon  ami,  car  je  devais  éprouver  bientôt  la  plus  grande  douleur  de  ma  vie  : 
Henri  allait  me  quitter,  j'allais  rester  seule  et  longtemps,  bien  longtemps 
sans  le  voir.  Deux  ans,  bonne  mère,  deux  ans,  comprenez-vous  cela?  Moi 
qui,  chaque  matin,  m'éveillais  par  son  baiser  de  pèrel  moi  qui  n'avais 
jamais  été  un  jour  entier  sans  le  voir  I  Quand  je  songe  à  ces  deux  années,  elles 
me  semblent  plus  longues  que  tout  le  reste  de  mon  existence. 

0  Je  savais  qu'Henri  amassait  un  petit  trésor  pour  entreprendre  un 
voyage;  il  devait  visiter  l'Allemagne  et  l'Italie.  La  France  seule  lui  était 
fermée,  et  j'ignorais  pourquoi.  Les  motifs  de  ce  voyage  étaient  aussi  un 
secret  pour  moi. 

a  Un  jour  qu'il  était  sorti  dès  le  matin,  selon  sa  coutume,  j'entrai  chez  lui 
pour  mettre  sa  chambre  en  ordre.  Son  secrétaire  était  ouvert,  un  secrétaire 
dont  il  emportait  toujours  la  clé.  Sur  la  table  du  secrétaire,  il  y  avait  un 
paquet  de  papiers  enfermés  dans  une  enveloppe  jaunie  par  le  temps.  A  cette 
enveloppe  pendaient  deux  cachets  pareils  portant  des  armoiries  avec  un 
mot  latin  pour  devise  :  Adsum.  Mon  confesseur,  à  qui  je  demandai  l'expli- 
cation de  ce  mot,  me  répondit  :  J'y  suis  ! 

«  Vous  vous  souvenez,  ma  mère?  quand  Henri,  mon  ami,  courut  après 
moi  à  Venasque,  il  prononça  ces  mots  en  se  ruant  sur  mes  ravisseurs  :  a  J'y 
suis  !  j'y  suis  I  » 

«  L'enveloppe  portait  un  troisième  sceau  qui  semblait  appartenir  à  une 
chapelle  nu  à  une  église.  J'avais  déjà  vu  ces  papiers  une  fois.  Le  jour  où  nous 
nous  échappâmes  do  la  maison  du  bord  de  l'Arga,  en  soriatit  de  Pampelune, 
ce  fut  pour  ravoir  ce  paquet  précieux  qu'Henri  voulut  retourner  à  la  ferme. 
«  Quand  il  le  retrouva  intact,  sa  figure  rayonna  de  joie.  Je  me  rappelais 
tout  cela. 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  159 

a  Auprès  du  paquet,  dont  l'enveloppe  ne  montrait  aucune  écriture,  il 
y  avait  une  sorte  de  liste,  écrite  récemment.  Je  fis  mal,  je  la  lus.  Hélas  !  ma 
m  ère,  j'avais  tant  d'envie  de  savoir  pourquoi  mon  ami  Henri  me  quittait. 
La  liste  ne  m'apprit  rien  que  des  noms  et  des  demeures.  Je  ne  connaissais 
aucun  de  ces  noms.  C'était  sans  doute  ceux  des  gens  qu'Henri  devait  voir 
dans  .son  voyage. 

La  liste  était  ainsi  faite  : 

1.  Le  capitaine  Lorrain.  —  Naples,  ^        '       ^ 

a  2.  Staupitz.  —  Nuremberg. 

«  3.  Pinto.  —  Turin. 

a  4.  El  Matador.  —  Glascow. 

«  5.  Joël  de  Jugan.  —  Morlaix,  .      - 

6.  Faënza.  — •  Paris. 

7.  Saldagne.  —  Paris. 

«  Puis  deux  numéros  encore  qui  n'avaient  point  de  nom  au  bout  :  les 
n"»  8  et  9. 


V.  —  Ou  Aurore  s'occupe  d'un  petit  marquis 


«t  Je  veux  vous  finir  tout  de  suite,  ma  mère,  l'aventure  de  cette  liste. 
Quand  Henri  revint  de  son  voyage,  après  deux  ans,  je  re\is  la  liste. 
a  des  noms  y  étaient  effacés,  sans  doute  les  noms  de  ceux  qu'il  avait  pu 
jiiiidre.  Par  contre,  il  y  avait  deux  noms  nouveaux  qui  remplissaient  les 
Mihcs. 

Le  capitaine  Lorrain  était  effacé,  le  numéro  1.  —  Le  numéro  2,  Staupitz, 

L  une  largo  barre;  Pinto  aussi,  le  Matador  aussi,  Joël  de  Jugan  de  même 

I-  s  cinq  barres  étaient  à  l'encre  rouge.  Faënza  et  Saldagno  restaient  intacts. 

Li   numéro  8  portait  le  nom  de  Peyrolles;  Je  numéro  9,  celui  de  Gonzague, 

1(1  i!S  deux  à  Paris. 

«  ...Je  fus  deux  ans  sans  le  voir,  ma  mère.  Que  fit-il  pondant  ces  deux 
ruinées,  et  pourquoi  sa  conduite  fut-elle  toujours  un  mystère  pour  moi? 

"  Deux  siècles,  deux  longs  siècles  1  Je  ne  sais  pas  comment  j'ai  fait  pour 

vi\  vù  tant  de  jours  sans  mon  ami.  Si  l'on  me  séparait  de  lui  maintenant,  je 

bien  sûre  que  je  mourrais!  J'étais  retirée  au  couvent  do  riiicarnalion. 

religieuses  furent  bonnes  pour  moi;  mais  elles  ne  pouvaient  pas  mo 

-^i)ler.  Toute  ma  joie  s'était  envolée  avec  mon  ami.  Jo  ne  savais  plus  ni 

!iter  ni  sourire. 

Qh  I  mais  quand  il  revint,  que  jo  fus  bien  payée  de  ma  peine!  Ce  long 
I  iyro  était  fini  I  Mon  père  chéri,  mon  ami,  mon  proleclour  in'éluil  rendu, 
1  avais  point  do  parole  pour  lui  dire  combien  j'étais  heureiiso. 
Après  le  proniier  baiser,  il  me  regarda,  et  je  fus  étonnée  do  l'ixpression 
|ii.;  prit  ton  visage. 

"  —  Vous  voilà  grande,  Aurore,  nio  dit-il,  et  je   no  pensais  pas   vos 
•i  Irouver  si  belle. 


160  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

«  J'étais  donc  belle  !  il  me  trouvait  belle  !  La  beauté  est  un  don  de  Dieu, 
ma  mère;  je  remerciai  Dieu  dans  mon  cœur.  J'avais  seize  ou  dix-sept  ans 
quand  il  me  dit  cela.  Je  n'avais  pas  encore  deviné  qu'on  pût  éprouver  tant 
de  bonheur  à  s'entendre  dire:  Vous  êtesbelle.  Henri  ne  mel'avait  pas  encore  dit. 

«  Je  sortis  du  couvent  de  l'Incarnation  le  jour  même,  et  nous  retour- 
nâmes à  notre  ancienne  demeure.  Tout  y  était  bien  changé. 

«  Nous  ne  devions  plus  vivre  seuls,  Henri  et  moi,  j'étais  une  demoiselle. 

«  Je  trouvai  à  la  maison  une  bonne  vieille  femme  Françoise  Berrichon,  et 
son  petit-fils  Jean-Marie. 

«  La  vieille  Françoise  dit  en  me  voyant  : 

a  —  Elle  lui  ressemble  1 

«  A  qui  ressemblais-je?  Il  y  a  des  choses  sans  doute  que  je  ne  dois  pas 
savoir,  car  on  a  été  là  mon  égard  d'une  discrétion  inflexible. 

«  Je  pensais  tout  de  suite,  et  cette  opinion  s'est  fortifiée' en  moi  depuis, 
que  Françoise  Berrichon  était   quelque  ancienne  servante  de  ma  famille.  Elle  " 
a  dû  connaître  mon  père,  elle  a  dû  vous  connaître  ma  mère  1  Combien  de  foiS; 
n'ai-je  pas  essayé  de  savoir.  Mais  Françoise,  qui  parle   si  volontiers  d'ordi- 
naire, devient  muette  dès  qu'on  aborde  certains  sujets.  ; 

«  Quant  à  son  petit-fils  Jean-Marie,  il  est  plus  jeune  que  moi  et  ne  sait  pas. 

«  Je  n'avais  pas  revu  ma  petite  Flor  une  seule  fois  au  couvent  de  l'Incar-  ' 
nation.  Je  la  fis  chercher  aussitôt  que  je  fus  libre.  On  me  dit  qu'elle  avait 
quitté  Madrid.  Gela  n'était  pas,  car  je  la  vis  peu  de  jours  après  chantant  et 
dansant  sur  la  Plaza-Santa.  Je  m'en  plaignis  à  Henri,  qui  me  dit  : 

«  —  On  a  eu  tort  de  vous  tromper.  Aurore.  On  a  bien  fait  de  ne  point 
vous  rapprocher  de  cette  pauvre  enfant.  Souvenez-vous  qu'il  est  des  choses 
qui  éloigneraient  de  vous  ceux  que  vous  devez  aimer. 

«  Qui  donc  dois-je  aimer? 

«  Vous,  ma  mère,  vous  d'abord,  vous  surtout!  Eh  bien;  vous  déplairait-il' 
que  j'eusse  de  l'affection  pour  ma  première  amie,  de  la  reconnaissance  pour 
celle  qui  nous  sauva  d'un  grand  péril?  Je  ne  crois  pas  cela.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  je  vous  aime. 

«  Mon  ami  s'exagère  vos  sévérités.  Vous  êtes  bonne  encore  plus  que  fière. 
Et  puis  je  vous  aimerai  si  bien  !  Est-ce  que  mes  caresses  vous  laisseront  le 
temps  d'être  sévère  !  ; 

J'étais  donc  une  demoiselle.  On  me  servait.  Le  petit  Jean-Marie  pouvait  \ 
passer  pour  mon  page.  La  vieille  Françoise  me  tenait  fidèle  compagnie,  i 
J'étais  bien  moins  seule  qu'autrefois;  j'étais  bien  loin  d'être  aussi  heureuse. 

«  Mon  ami  avait  changé;  ses  manières  n'étaient  plus  les  mêmes;  je  le 
trouvais  froid  toujours,  et  parfois  bien  triste.  Il  semblait  qu'il  y  eût  désor-  ! 
mais  une  barrière  entre  nous. 

«  Je  vous  l'ai  dit,  ma  mère,  une  explication  avec  Henri,  était  chose 
impossible.  Henri  garde  son  secret,  même  vis-à-vis  de  moi.  Je  devinais  bien 
qu'il  souffrait  et  qu'il  se  consolait  par  le  travail.  De  tous  côtés  on  venait 
solliciter  son  aide.  L'aisance  était  chez  nous,  presque  le  luxe.  Les  armuriers 
de  Madrid  mettaient  en  quelq\i'.  sorte  le  Cincelador  aux  enchères. 

«  Medina-Sidonia,  le  favori  de  Philippe  V,  avait  dit  :  «  J'ai  trois  épées;  la 
première  est  d'or,  je  la  donnerais  à  mon  ami;  la  seconde  est  ornée  de  dia- 
mants, je  la  donnerais  à  ma  maîtres.se;  la  troisième  est  d'acier  bruni,  mais  si 
Cincelador  l'a  taillée,  je  ne  la  donnerais  qu'au  roi  1  » 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT   PARISIEN  161 

ï  Les  mois  s'écoulèrent.  Je  pris  de  la  tristesse.  Henri  s'en  aperçut  et 
devint  malheureux. 

«  ...Ma  chambre  donnait  sur  les  immenses  jardins  qui  étaient  derrière  la 
calle  Real.  Le  plus  grand  et  le  plus  beau  de  ces  jardins  appartenait  à  l'ancien 
palais  du  duc  d'Ossuna,  tué  en  duel  par  M.  de  Favas,  gentilhomme  de  la 
reine.  Depuis  la  mort  du  maître,  le  palais  était  désert. 

«  Un  jour  je  vis  se  relever  les  jalousies  tombées.  Les  salles  vides  s'emplirent 
de  meubles  somptueux,  et  de  magnifiques  draperies  flottèrent  aux  croisées. 
En  même  temps  le  jardin  abandonné  s'emplit  de  fleurs  nouvelles.  Le  palais 
avait  un  hôte. 

«  J'étais  curieuse  comme  toutes  les  recluses.  Je  voulus  savoir  son  nom. 
Quand  j'appris  le  nom,  il  me  frappa;  celui  qui  venait  habiter  le  palais 
d  Ossuna  se  nommait  Philippe  de  Mantoue,  prince  de  Gonzague. 

«  Gonzague  1  j'avais  vu  ce  nom  sur  la  Hste  de  mon  ami  Henri.  C'était  le 
second  des  deux  noms  inscrits  pendant  le  voyage.  C'était  le  dernier  des 
quatre  qui  restaient  Faënza,Saldagne,  Peyrolles  et  Gonzague. 

«  Je  pensai  que  mon  ami  Henri  devait  être  l'ami  de  ce  grand  seigneur,  et 
Je  m'attendis  presque  à  le  voir. 

«  Le  lendemain,  Henri  fit  clouer  des  jalousies  à  mes  fenêtres  qui  n'en 
avaient  point. 

«  —  Aurore,  me  dit-il,  je  vous  prie  de  ne  point  vous  montrer  à  ceux  qui 
viendront  se  promener  dans  ce  jardin. 
«  Je  confesse,  ma  mère,  qu'après  cette  défense,  ma  curiosité  redoubla. 
«  Il  n'était  pas  diflicile  d'avoir  des  renseignements  sur  le  prince  de  Gon- 
zague :  tout  le  monde  parlait  de  lui. 

M  C'était  l'un  des  hommes  les  plus  riches  de  France,  et  l'ami  particulier 
du  Régent.  Il  venait  à  Madrid  pour  une  mission  intime.  On  le  traitait  en 
ambassadeur;  il  avait  une  cour. 

«  Tous  les  matins,  le  petit  Jean-Marie  venait  me  raconter  ce  qui  se  disait 
(i.ms  le  quartier.  Le  prince  était  beau,  le  prince  avait  de  belles  maîtresses,  le 
prince  jetait  les  millions  pur  la  fenêtre.  Ses  compagnons  étaient  tous  do 
j  unes  fous  qui  faisaient  dans  Madrid  des  équipées  nocturnes,  escaladant  les 
Maçons,  brisant  les  lanternes,  défonçant  les  portes  et  battant  les  tuteurs 

jaloux. 

«  Il  y  en  avait  un  qui  avait  dix-huit  sans  à  peine,  un  démon  1  il  se  nom- 
mait le  marquis  de  Chavcrny. 

«  On  le  disait  frais  et  rose  comme  une  jeune  fille,  et  l'air  si  doux  !  de  grands 
I  Imvcux  blonds  sur  un  front  blanc,  une  lèvre  imberbe,  des  yeux  espiègles 
iMiiirne  ceux  des  jeunes  filles.  C'était  le  plus  terrible  de  tous  1  Ce  chérubin 
I  r  ;ublait  tous  les  cœurs  des  senoritas  de  Madrid. 

'  Par  les  fentes  de  ma  jalousie,  moi,  je  voyais  parfois,  sous  les  ombrages  de 

I  '  l)eau  jardin  d'Ossuna,  un  jeune  gentilhomme  à  la  mine  élégante,  à  la  tour- 
nure un  peu  cfTéminée,  mais  ce  ne  pouvait  êirc  ce  diablotin  do  Chavcrny. 
^|^n  petit  gentilhomme  avait  l'apparence  si  sage  et  si  modeste  1  II  se  prome- 
nait dès  le  matin.  Ce  Chavcrny,' lui,  devait  so  lever  lard,  après  avoir  passé 

II  nuit  à  mal  faire. 

'<  Tantôt  sur  un  banc,  tantôt  couché  dans  l'herbe,  tantôt  allant  pensif  et 
I  .  lèle  inclinée,  mon  petit  gentilhomme  avait  pres(iue  toujours  un  livre  t\  la 
main.  C'était  un  adolescent  studieux. 

11 


162  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

«  Ce  Chaverny  ne  se  fût  pas  ainsi  embarrassé  d'un  livre  I 

«  Il  y  avait  là  impossibilité.  Ce  petit  gentilhomme  était  exactement 
l'opposé  de  M.  le  marquis  de  Chaverny,  à  moins  que  la  renommée  n'eût 
déplorablement  calomnié  monsieur  le  marquis. 

«  La  renommée  n'avait  eu  garde.  Mais  mon'  petit  gentilhomme  était 
cependant  bien  le  marquis  de  Chaverny. 

«  Le  diablotin,  le  démon  !  Je  crois  que  je  l'aurais  aimé  si  Henri  n'eût  point 
été  sur  terre, 

«  Un  bon  cœur,  ma  mère,  un  cœur  perdu  par  ceux  qui  égarait  sa  jeunesse, 
mais  noble  encore,  ardent  et  généreux.  Je  pense  que  le  vent  avait  dû  soulever 
par  hasard  un  coin  de  ma  jalousie,  car  il  m'avait  vue,  et,  depuis  lors,  il  ne 
quittait  plus  le  jardin. 

«  Ah  1  certes,  je  lui  ai  épargné  bien  des  folies  !  Dans  le  jardin,  il  était  doux 
comme  un  petit  saint.  Tout  au  plus  s'enhardissait-il  parfois  jusqu'à  baiser 
une  fleur  cueiUie  qu'il  lançait  ensuite  dans  la  direction  de  ma  fenêtre. 

«  Une  fois,  je  le  vis  venir  avec  une  sarbacane  :  il  visa  ma  jalousie, et  très 
adroitement  il  fit  passer  un  petit  billet  à  travers  les  planchettes. 

«  Le  charmant  petit  billet,  si  vous  saviez,  ma  mère.  11  voulait  m' épouser, 
et  me  disait  que  j'arracherais  une  âme  à  l'enfer.  J'eus  grand'peine  à  me 
retenir  de  répondre,  car  c'eût  été  là  une  bonne  œuvre.  Mais  la  pensée  d'Henri 
m'arrêta,  et  je  ne  donnai  même  pas  signe  de  vie. 

«  Le  pauvre  petit  marquis  attendit  longtemps,  les  yeux  fixés  sur  ma 
jalousie,  puis  je  le  vis  essuyer  sa  paupière,  où  sans  doute,  il  y  avait  des 
larmes.  Mon  cœur  se  serra,  mais  je  tins  bon. 

«  Le  soir  de  ce  jour,  j'étais  au  balcon  de  la  tourelle  en  colimaçon  qui  flan- 
quait notre  maison,  à  l'angle  de  la  calle  Real.  Le  balcon  avait  vue  sur  la 
grande  rue  et  sur  la  ruelle  obscure.  Henri  tardait  :  je  l'attendais,  j'entendis 
tout  à  coup  que  l'on  parlait  à  voix  basse  dans  la  ruelle.  Je  me  tournai. 
J'aperçus  deux  ombres  le  long  du  mur  :  Henri  et  le  petit  marquis.  Les  voix 
bientôt  s'élevèrent. 

«  —  Savez-vous  à  qui  vous  parlez,  l'ami?  dit  fièrement  Chaverny,  Je 
suis  le  cousin  de  M.  le  prince  de  Gonzague  ! 

«  A  ce  nom,  l'épée  d'Henri  sembla  sauter  d'elle-même  hors  du  foureau. 

«  Chaverny  dégaina  de  même,  et  se  mit  en  garde  d'un  petit  air  crâne.  La 
lutte  me  sembla  si  disproportionnée,  que  je  ne  pus  m'enpêcher  de  crier  : 

«  —  Henri  !  Henri  !  c'est  un  enfant  ! 

«  Henri  baissa  aussitôt  son  épée.  Le  marquis  de  Chaverny  me  salua,  et 
je  l'entendis  qui  disait  : 

«  Nous  nous  retrouverons? 

«  J'eus  peine  à  reconnaître  Henri  quand  il  rentra  l'instant  d'après.  Sa 
figure  était  toute  bouleversée.  Au  lieu  de  me  parler,  il  se  promenait  à  grands 
pas  dans  la  chambre. 

«  —  Aurore,  me  dit-il  enfin  d'une  voix  changée,  je  ne  suis  pas  votre  père. 

«  Je  le  savais  bien.  Je  crus  qu'il  allait  poursuivre,  et  j'étais  tout  oreilles. 
Il  se  tut.  Il  reprit  sa  promenade.  Je  le  vis  qui  essuyait  son  front  en  sueur. 

«  —  Qu'avcz-vous  donc  mon  ami?  domandai-je  bien  doucement. 

«  Au  lieu  de  répondre,  il  interrogea  lui-même  et  me  dit  : 

«  —  Connaissez-vous  ce  gentilhomme? 

«  Je  dus  rougir  un  peu  en  répondant. 


LE    BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  163 

a  —  Non,  bon  ami,  je  ne  le  connais  pas. 

«  Et  pourtant,  c'était  la  vérité;  Henri  reprit  après  un  silence  : 

«  —  Aurore;  je  vous  avais  priée  de  tenir  vos  jalousies  closes. 

«  Il  ajouta,  non  sans  une  certaine  nuance  d'amertume  dans  la  voix  : 

a  —  Ce  n'était  pas  pour  moi,  c'était  pour  vous. 

«  J'étais  piquée;  je  répondis  : 

«  —  Ai -je  donc  commis  quelque  crime  pour  être  obligée  de  me  cacher 
toujours  ainsi? 

«  —  Ah  !  fit-il  en  se  couvrant  le  visage  de  ses  mains,  cela  devait  venir  I 
Que  Dieu  ait  pitié  de  moi  1 

«  Je  compris  seulement  alors  que  je  l'avais  blessé.  Les  larmes  inon- 
dèrent ma  joue. 

«  —  Henri,   mon  ami,  mécriai-je,  pardonnez-moi,  pardonnez-moi  ! 

«  —  Et  que  faut-il  vous  pardonner,  Aurore?  s'écria-t-il  en  relevant  sur 
moi  son  regard  élincelant. 

«  La  peine  que  je  vous  ai  faite,  Henri.  Je  vous  vois  triste,  je  dois  avoir  tort. 

«  Il  s'arrêta  tout  à  coup  pour  me  regarder  encore. 

«  —  Il  est  temps  !  m.urmura-t-il. 

«  Puis  il  vint  s'asseoir  auprès  de  moi. 

«  Parlez  franchement  et  ne  craignez  rien.  Aurore,  dit-il;  je  ne  veux  qu'une 
chose  en  ce  monde  :  votre  bonheur.  Auriez- vous  quelque  peine  à  quitter  le  sé- 
jour de  Madrid? 

«  —  Avec  vous?  demandai-je. 

«  —  Avec  moi. 

«  —  Partout  où  vous  serez,  ami,  répondis-je  lentement  et  en  le  regardant 
bien  en  face,  j'irai  avec  plaisir.  J'aime  Madrid  parce  que  vous  y  êtes. 

0  II  me  baisa  la  main. 

«  —  Mais,  fit-il  avec  embarras,  ce  jeune  homme?... 

a  Je  mis  ma  main  sur  sa  bouche  en  riant. 

«  —  Je  vous  pardonne,  ami,  l'inferrompis-je;  mais  n'ajoutez  pas  un  mot, 
et,  si  vous  le  voulez,  partons. 

«  Je  vis  ses  yeux  qui  devenaient  humides.  Ses  bras  faisaient  effort  pour  ne 
point  s'ouvrir.  Je  crus  que  son  émotion  allait  l'entraîner.  Mais  il  est  fort 
conlre  lui-même.  Il  me  baisa  la  main  une  seconde  l'ois  en  disant  avec  une 
bonlé  touie  palorni'lle  : 

«  —  Puisque  cela  no  vous  contrarie  point,  Aurore,  nous  allons  parîir  ce 
soir  même. 

«  —  Et  c'est  sans  doule  pour  moi,  m'écriai-jc  avec  une  véritable  colère, 
non  point  pour  vous  ! 

«  —  Pour  vous,  non  point  puur  moi,  répondit-il  en  prenant  congé. 

0  II  sorti!.  Je  fundis  en  lai  mes. 

«  —  Ah  !  me  disais-jo,  il  ne  m'aime  pas,  il  no  m'aimera  jamais  1 

«  Cependant... 

«  Ilélas  !  on  <h«ivlic  à  se  trompor  soi-niênii\  Il  me  chérit  comme  si  j'élais 
sa  fille.  Il  m'aime  pour  moi,  non  pour  lui.  Je  mourrai  jeune. 

«  Le  départ  fut  fixt';  à  dix  hiurcs  de  nuit.  Je  devais  monter  en  chaise  do 
poste  avec  Françoise.  Henri  devait  nous  escorter  en  compagnie  de  quatre 
espadins.  II  était  riche. 

«  Pendant  que  je  faisais  mes  malles,  le  jardin  d'Ossuna  s'illuminait.  M.  lo 


164  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

prince  de  Gonzague  donnait  une  grande  fête,  cette  nuit-là.  J'étais  triste  et 
découragée.  La  pensée  me  vint  que  les  plaisirs  de  ce  monde  brillant  trompe- 
raient peut-être  ma  peine.  Vous  savez  cela,  vous,  ma  mère  :  sont-elles 
soulagées,  celles  qui  souffrent  et  peuvent  se  réfugier  dans  ces  joies? 

«  Je  vous  parle  maintenant  de  choses  toutes  récentes.  C'était  hier.  Quel- 
ques mois  se  sont  à  peine  écoulés  depuis  que  nous  avons  quitté  Madrid. 
Mais  le  temps  m'a  semblé  long.  Il  y  a  quelque  chose  entre  mon  ami  et  moi. 
Oh  !  que  j'aurais  besoin  de  votre  cœur  pour  y  verser  le  mien,  ma  mère  ! 

f(  Nous  partîmes  à  l'heure  dite,  pendant  que  l'orchestre  jouait  ses  premiers 
accords  sous  les  grands  orangers  du  palais.  Henri  chevauchait  à  la  portière. 
Il  me  dit  : 

«  —  Ne  regrettez- vous  rien,  Aurore? 

«  —  Je  regrette  mon  amie  d'autrefois,  répondis-je. 

«  Notre  itinéraire  était  fixé  d'avance.  Nous  allions  en  droite  ligne  à  Sara- 
gosse,  pour  gagner  de  là  les  frontières  de  France,  franchir  les  Pyrénées  vis-à- 
vis  de  Venasque,  et  redescendre  à  Bayonne,  où  nous  devions  prendre  la  mer 
et  retenir  passage  pour  Ostende. 

«  Henri  avait  besoin  de  faire  cette  pointe  en  France;  il  devait  s'arrêter 
dans  la  vallée  de  Louron,  entre  Lux  et  Bagnères-de-Luchon. 

«  De  Madrid  à  Saragosse,  aucun  incident  ne  marqua  notre  voyage.  Même 
absence  d'événements  de  Saragosse  à  la  frontière.  Et,  sans  la  visite  que  nous 
fîmes  au  vieux  château  de  Caylus,  après  avoir  passé  les  monts,  je  n'aurais 
plus  rien  à  vous  dire,  ma  mère. 

«  Mais,  sans  que  je  puisse  expliquer  pourquoi,  cette  visite  a  été  l'une  des 
pages  les  plus  émouvantes  de  ma  vie.  Je  n'ai  couru  aucun  danger,  à  propre- 
ment parler;  rien  ne  m'y  est  advenu,  et  pourtant,  dussé-je  vivre  cent  ans, 
je  me  souviendrai  des  impressions  que  ce  lieu  a  fait  naître  en  moi. 

«  Henri  voulait  s'entretenir  avec  un  vieux  prêtre  nommé  dom  Bernard, 
et  qui  avait  été  chapelain  de  Cayiiis  sous  le  dernier  seigneur  de  ce  nom. 

«  Une  fois  passés  la  frontière,  nous  laissâmes  Françoise  et  Jean-Marie 
dans  un  petit  village  fu  bord  de  la  Clarabide.  Nos  quatre  espadins  étaient 
restés  de  l'autre  côté  des  Pyrénées.  Nous  nous  dirigeâmes  seuls,  Henri  et 
moi  à  cheval,  vers  la  bizarre  éminence  qu'on  appelle  dans  le  pays  le  Hachaz, 
et  qui  sert  de  base  à  la  noire  forteresse. 

«  C'était  par  une  matinée  de  février,  froide,  triste,  mais  sans  brume.  Les 
sommets  neigeux  que  nous  avions  traversé  la  veille  détachaient  à  l'horizon, 
sur  le  ciel  sombre,  l'éclatante  dentelle  de  leurs  crêtes.  A  l'orient,  un  soleil 
pâle  brillait  et  blanchissait  encore  les  pics  couverts  de  frimas. 

«  Le  vent  venait  de  l'ouest  et  amenait  lentement  les  grands  nuages,  sus- 
pendus comme  un  terne  rideau  derrière  la  chaîne  des  Pyrénées. 

«  Nous  voyions  se  dresser  devant  nous,  repoussé  par  le  ciel  blafard  de  l'est, 
et  debout  sur  son  piédestal  géant,  ce  noir  colosse  de  granit,  le  château  de 
Caylus-Tarrides. 

«  On  chercherait  longtemps  avant  de  trouver  un  édifice  qui  parle  plus 
éloquemment  des  lugubres  grandeurs  du  passé.  Au  temps  jadis,  il  était  là 
comme  une  sentinelle,  ce  manoir  assassin  et  pillard;  il  guettait  le  voyageur 
passant  dans  la  vallée.  Ses  fauconneaux  muets  et  ses  meurtrières  silencieuses 
avaient  alors  une  voix;  les  chênes  ne  croissaient  pas  dans  ses  tours  cre- 


LE    BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  165 

vassés;  ses  remparts  n'avaient  point  ce  glacial  manteau  de  lierre  mouillé, 
ses  tourelles  montraient  encore  leurs  menaçants  créneaux,  cachés  aujour- 
d'hui par  cette  couronne  rougtâtre  ou  doré  que  leur  font  les  giroflées  et  les 
énormes  touffes  de  gueules-de-loup.  Rien  qu'à  le  voir,  l'esprit  s'ouvre  à  mille 
pensées  mélancoliques  ou  terribles.  C'est  grand,  c'est  effrayant.  Là-dedans, 
personne  n'a  jamais  dû  être  heureux. 

«  Aussi  le  pays  est  plein  de  légendes  noires  comme  de  l'encre.  A  lui  tout 
seul,  le  dernier  seigneur,  qu'on  appelait  Caylus- Verrou,  a  tué,  dit-on  ses  deux 
femmes,  sa  fille,  son  gendre,  etc.  Les  autres,  ses  ancêtres  avaient  fait  de  leur 
mieux  avant  lui. 

«  Nous  arrivâmes  au  plateau  du  Hachaz  par  une  route  étroite  et  tortueuse, 
qui  autrefois  aboutissait  au  pont-levis.  Il  n'y  a  plus  de  pont-levis.  On  voit 
seulement  les  débris  d'une  passerelle  en  bois  dont  les  poutres  vermoulues 
pendent  dans  le  fossé.  A  la  tête  du  pont  est  une  petite  Vierge  dans  sa  niche. 

«  Le  château  de  Caylus  est  maintenant  inhabité.  Il  a  pour  gardien  un 
vieillard  grondeur  et  d'abord  repoussant,  qui  est  à  demi  sourd  et  tout  à  fait 
aveugle.  Il  nous  dit  que  le  maître  actuel  n'y  était  pas  venu  depuis  seize  ans. 

«  C'est  le  prince  Philippe  de  Gonzaguc.  Remarquez-vous  ma  mère, 
c(»mme  ce  nom  semble  me  poursuivre  depuis  quelque  temps. 

«  Le  vieillard  apprit  à  Henri  que  doni  Bernard,  l'ancien  chapelain  de 
('aylus,  était  mort  depuis  plusieurs  années.  11  ne  voulut  point  nous  laisser 
voir  l'intérieur  du  (;hàteau. 

«  Je  pensais  que  nous  allions  retourner  dans  la  vallée;  il  n'en  fut  rien,  et 
je  dus  bientôt  m'apercevoir  que  ce  lieu  rappelait  à  mon  ami  quelque  tragique 
et  touchant  souvenir. 

«  Nous  nous  rendîmes  pour  déjeuner  au  hameau  de  Tarrides,  dont  les 
dernières  maisons  touchent  pfesque  les  douves  du  manoir.  La  maison  la  plus 
proche  des  douves  et  de  cette  ruine  de  pont  dont  je  vous  ai  parlé  était  juste- 
ment une  auberge.  Nous  nous  assîmes  sur  deux  escabellcs,  devant  une 
pauvre  table  en  bois  de  hêlre,  et  une  femme  de  quarante  à  quarante-cinq 
ans  vint  nous  servir. 

«  Henri  la  regarda  attentivement. 

«  —  Bonne  femme,  lui  dit-il  tout-à-eoup,  vous  étiez  déjà  ici  la  nuit  du 
meurtre? 

«  Elle  laissa  tomber  un  broc  do  vin  qu'elle  tenait  à  la  main.  Pui.«:,  fixant  sur 
Henri  son  œil  plein  de  défiance  : 

«  —  Oh  !  oh  !  fit-elle,  pour  en  parler,  vous,  est-ce  que  vous  y  étiez  aussi? 

«  J'avais  froid  dans  h\s  veines,  mais  une  curiosité  invincible  me  tenait. 
Que  s'était-il  donc  passé  en  ce  heu? 

«  —  Peut-être,  répliqua  Henri;  mais  cela  ne  vous  importe  point,  bonne 
femme.  Il  y  a  des  choses  que  je  veux  savoir.  Je  payerai  pour  cola. 

«  Elle  ramassa  son  broc  en  grommelant  ces  étranges  paroles  : 

«  —  Nous  fermâmes  nos  portes  à  double  tour  et  les  volets  de  nos  croisées. 
Le  mieux  était  de  ne  rien  voir  dans  ces  affaires-là. 

«  —  Combien  frouva-t-on  de  morts  dans  le  fossé  le  lendemain?  demanda 
Henri? 

«  —  Sept,  on  comptant  lo  jeune  seigneur, 

«  —  Et  la  justice  vint-fUc? 

«  —  Le  baiili  d'Argelcs,  cl  le  lieutenant  crinuacl  de  Taibcs,  et  d'autroi;. 


166  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Oui,  oui,  la  justice  vint,  la  justice  vient  toujours  assez,  mais  elle  s'en  retourne, 
les  juges  dirent  que  notre  vieux  monsieur  avait  eu  raison,  à  cause  de  cette 
petite  fenètre-là,  qu'on  avait  trouvée  ouverte. 

«  Elle  montrait  du  doigt  une  fenêire  basse,  pçrcée  dans  la  douve  même, 
sous  l'assise  chancelante  du  pont. 

«  Je  compris  que  les  gens  de  justice  accusèrent  le  jeune  seigneur  défunt 
d'avoir  voulu  s'introduire  dans  le  château  par  cette  voie.  Mais  pourquoi? 
La  vieille  femme  répondit  elle-même  à  cette  question  que  je  m'adressais. 

«  —  Et  parce  que,  acheva-t-elle,  notre  jeune  demoiselle  était  riche. 

«  C'était  une  lamentale  histoire  racontée  en  quelques  paroles.  Cette  fenêtre 
basse  me  fascinait.  Je  n'en  pouvais  détacher  les  yeux.  Là,  sans  doute, 
s'étaient  donné  les  rendez-vous  d  amour.  Je  repoussai  l'assiette  de  bois 
qu'on  avait  placée  devant  moi.  Henri  fit  de  même.  Il  paya  noire  repas  et 
nous  sortîmes  de  l'auberge.  Devant  la  porte  passait  un  chemin  qui  conduisait 
dans  les  douves.  Nous  prîmes  ce  chemin.  La  bonne  femme  nous  suivait. 

«  —  Ce  fut  là,  dit-elle  en  montrant  le  poteau  qui  faisait  une  des  assises 
du  pont  du  côté  du  rempart,  ce  fut  là  que  le  jeune  seigneur  déposa  son  enfant. 

«  —  Ah  !  m'écriai-je,  il  y  avait  un  enfant  ! 

«  Le  regard  qu'Henri  tourna  vers  moi  fut  extraordinaire,  et  je  ne  puis 
encore  le  définir.  Parfois,  mes  paroles  les  plus  simples  lui  causaient  ainsi  des 
émotions  soudaines  et  qui  me  paraissaient  n'avoir  point  de  motif. 

«  Cela  donnait  carrière  à  mon  imagination.  Je  passais  ma  vie  à  chercher 
en  vain  le  mot  de  toutes  ces  énigmes  qui  étaient  autour  de  moi. 

«  Ma  mère,  on  se  rnoque  volontiers  des  pauvres  orphelines  qui  voient 
partout  un  indice  de  leur  naissance.  Moi,  je  vois  dans  cet  instinct  quelque 
chose  de  providentiel  et  de  souverainement  touchant.  Eh  bien  1  oui,  notre 
rôle  est  de  chercher  sans  cesse  et  de  ne  nous  point  lasser  dans  notre  tâche 
difficile  et  ingrate.  Si  l'ostbacle  que  nous  avons  soulevé  à  demi  retombe 
et  nous  terrasse,  nous  nous  redressons  plus  vaillantes,  jusqu'à  l'heure  où  le 
désespoir  nous  prend.  Cette  heure-là,  c'est  la  mort.  Que  d'espoirs  trompés 
avant  que  cette  heure  arrive  !  que  de  chimères  !  que  de  déceptions  l 

«  Le  regard  d'Henri  semblait  me  dire  : 

«  —  L'enfant,  Aurore,  c'était  vous  1  » 

«  Mon  cœur  battit,  et  ce  fut  avec  d'autres  yeux  que  je  regardai  le  vieux 
manoir. 

«  Mais,  tout  de  suite  après,  Henri  demanda  : 

K  —  Qu'est  devenu  l'enfant? 

K  Et  la  bonne  femme  répondit  : 

»  —  11  est  mort  !» 


\  I.  — -  En  mettant  le  couvert 


"  L(;  fijiid  d-s  (louves  élulL  une  prairie.  Du  point  où  nous  étions,  au  delà 
de  l'arche  bri.séo  du  pont  do  bois,  on  voyait  s'abaisser  la  lèvre  du  fc>ssé 
qui  découvrait  lo  petit  village  do  Tarrides  et  les  premières  futaies  de  la  fo- 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  167 

rêt  d'Ens.  A  droite,  par-dessus  le  rempart,  la  vieille  chapelle  de  Caylus 
montrait  sa  flèche  aiguë  et  dentelée, 

«  Henri  promenait  sur  ce  paysage  un  long  et  mélancolique  regard.  Il 
semblait  parfois  s'orienter.  Son  épée,  qu'il  tenait  à  la  main  comme  une  canne 
traçait  des  lignes  dans  l'herbe.  Sa  bouche  remuait  comme  s'il  se  fût  parlé 
à  lui-même.  Il  désigna  enfin  du  doigt  l'endroit  où  j'étais  debout,  et  s'écria  : 

«  —  C'est  là;  ce  doit  être  là. 

«  —  Oui,  dit  la  bonne  femme,  c'est  là  que  nous  trouvâmes  étendu  le 
corps  du  jeune  seigneur. 

«  Je  me  reculai  en  frissonnant  de  la  tête  aux  pieds. 

«  Henri  demanda; 

«  —  Que  fit-on  du  corps? 

«  —  J'ai  ouï  dire  qu'on  l'emmena  à  Paris  pour  être  enterré  au  cimetière 
Saint-Magloire. 

«  —  Oui,  pensa  tout  haut  Henri,  Saint-Magloire  était  fief  de  Lorraine. 

«  Ainsi,  ma  mère,  ce  pauvre  jeune  seigneur,  mis  à  mort  dans  cette  ter- 
rible nuit,  était  de  la  noble  maison  de  Lorraine. 

«  Henri  avait  la  tête  penchée  sur  sa  poitrine.  Il  rêvait.  De  temps  en 
temps,  je  voyais  qu'il  me  regardait  à  la  dérobée.  Il  essaya  de  monter  le 
petit  escalier  placé  à  la  tête  du  pont;  mais  les  marches  vermoulues  cédèrent 
sous  SCS  pieds.  Il  revint  vers  le  rempart,  et,  du  pommeau  de  son  épée,  il 
éprouva  les  contrevents   do  la   fenêtre  basse. 

«  La  bonne  femme  qui  le  suivait  comme  un  cicérone,  dit  : 

«  —  C'est  solide  et  doublé  de  fer.  On  n'a  pas  ouvert  la  fenêtre  depuis  le 
jour  où  les  magistrats  vinrent. 

«  —  Et  qu'entendîtes- vous  cette  nuit-là,  bonne  femme,  demanda  Henri, 
à  travers  vos  volels  fermés? 

«  —  Ah  I  seigneur  Dieu!  mon  gentilhomme,  tous  les  démons  semblaient 
déchaînés  sous  le  rempart.  Nous  ne  pûmes  fermer  l'œil.  Les  brigands  étaient 
venus  boire  chez  nous  dans  la  journée.  J'avais  dit  en  me  couchant  :  «  Que 
«  Dieu  prenne  en  sa  garde  ceux  qui  no  verront  point  demain  le  lever  du 
soleil  !  i>  Nous  entendîmes  un  grand  bruit  de  fer,  des  cris,  des  blasphèmes, 
et  deux  voix  mâles  qui  disaient  de  temps  en  temps  :  «  J'y  suis  !  » 

«  Un  monde  de  pensées  s'agitaient  en  moi,  ma  mère.  Je  connaissais  ce 
mot  ou  cette  devise.  Dès  mon  enfance,  je  l'avais  entendu  sortir  de  la  bouche 
d'Henri  et  je  l'avais  retrouvé  traduit  on  langue  latine  sur  les  sceaux  qui 
fermaient  celte  mystérieuse  enveloppe  que  mon  ami  conservait  comme  un 
trésor. 

«  Henri  avait  été  mêlé  à  tout  ce  drame. 

«  Lui  seul  eût  pu   me  lo  dire. 

«  ...  \m  Soleil  descendait  à  l'horizon  quand  nous  reprîmes  le  chemin  de  la 
vallée.  J'avais  le  cœur  serré.  Je  me  retournai  bien  des  fois  pour  voir  encore 
le  sombre  géant  do  granit,  debout  sur  son  énorme  base. 

«  Cette  nuit,  je  vis  des  fantômes  :  une  femme  en  deuil,  portant  un  petit 
enfant  dans  ses  bras  o\  penchée  au-dessus  d'un  pâle  jeime  homme  qui  avait 
le  flanc  ouvert. 

«  Etait-ce  vous,  ma  mère? 

K  Le  Icndemam,  sur  In  pont  du  naviro  qui  d<>vait  n(»us  porter,  à  IravcT» 
i'Océan  et  lu  Manche,  jusqu'aux  rivagt*s  de  Flandre,  Henri  me  dit  : 


168  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT    PARISIEN 

«  —  Bientôt,  vous  saurez  tout,  Aurore.  Fasse  Dieu  que  vous  en  soyez 
plus  heureuse  ! 

«  Sa  voix  était  triste,  en  disant  cela.  Se  pourrait-il  que  le  malheur  me 
vint  avec  la  connaissance  de  ma  famille  !  Dût-ce  être  la  vérité,  je  veux  vous 
connaître,  ma  mère... 

«  Nous  débarquâmes  à  Ostende.  A  Bruxelles,  Henri  reçut  une  large 
missive  cachetée  aux  armes  de  France.  Lelendemain,  nous  partîmespourParis. 

«  Il  faisait  noir  déjà  quand  nous  franchîmes  l'Arc  de  triomphe  qui  borne 
la  route  de  Flandre  et  commence  la  grande  ville.  J'étais  en  chaise  avec 
Françoise.  Henri  chevauchait  au-devant  de  nous.  Je  me  recueillais  en  moi- 
même,  ma  mère.  Quelque  chose  me  disait  :  «  Elle  est  là  !  » 

«  Vous  êtes  à  Paris,  ma  mère,  j'en  suis  sûre.  Je  reconnais  l'air  que  vous 
respirez. 

«  Nous  descendîmes  une  longue  rue,  bordée  de  maisons  hautes  et  grises; 
puis  nous  entrâmes  dans  une  ruelle  étroite  qui  nous  conduisit  au-devant 
d'une  église  qu'un  cimetière  entourait.  J'ai  su  depuis  que  c'étaient  l'éghse 
et  le  cimetière  Saint-Magloire. 

«  En  face  s'élevait  un  grand  hôtel  d'aspect  fier  et  seigneurial,  l'hôtel  de 
Gonzague. 

«  Henri  mit  pied  à  terre  et  vint  m'offrir  la  main  pour  descendre.  Nous 
entrâmes  dans  le  cimetière.  Au  revers  de  l'église,  un  espace,  clos  par  une 
simple  grille  de  bois,  contient  une  rotonde  ouverte  où  se  voient  plusieurs 
tombes  monumentales  à  travers  les  arcades. 

«  Nous  franchîmes  la  grille  de  bois.  Une  lampe  pendue  à  la  voûte  éclai- 
rait faiblement  la  rotonde.  Henri  s'arrêta  devant  un  mausolée  de  marbre 
sur  lequel  était  sculptée  l'image  d'un  jeune  homme.  Henri  mit  un  long 
baiser  au  front  de  la  statue.  Je  l'entendis  qui  disait  avec  des  larmes  dans  la 
voix   : 

«  —  Frère,  me  voici.  Dieu  m'est  témoin  que  j'ai  accompli  ma  promesse 
de  mon  mieux. 

«  Un  bnnt  léger  se  fit  derrière  nous.  Je  me  retournai.  La  vieille  Fran- 
çoise Berrichon  et  Jean-Marie  son  petit-fils  étaient  agenouillés  dans  l'herbe, 
de  l'autre  côté  de  la  grille  de  bois.  Henri  était  aussi  agenouillé.  Il  pria  si- 
lencieusement et  longtemps.  En  se  relevant,  il  me  dit  : 

«  —  Baisez  cette  imago,  Aurore. 

«  J'obéis  et  je  demandais  pourquoi.  Sa  bouche  s'ouvrit  pour  me  répondre; 
puis  il  hésita;  puis  il  dit  enfin  : 

«  —  Parce  que  c'était  un  noble  cœur,  ma  fille,  et  parce  que  je  l'aimais! 

«  Je  mis  un  second  baiser  au  front  glacé  de  la  statue.  Henri  me  remercia 
en  posant  ma  main  contre  son  cœur. 

«  Comme  il  aime,  quand  il  aime,  ma  mère  I  Peut  être  est-il  écrit  qu'il  ne 
peut   pas   m'aimer. 

«  Quelques  minutes  après,  nous  étions  dans  la  maison  où  j'achève  de 
vous  écrire  ces  lignes,  ma  mère  chérie.  Henri  l'avait  fait  retenir  d'avance. 

«  Depuis  que  j'en  ai  franchi  le  seuil,  je  ne  l'ai  plus  quittée. 

«  Je  suis  là  plus  seule  que  jamais,  car  Henri  a  plus  d'affaires  à  Paris 
qu'ailleurs.  C'est  à  peine  .si  je  le  vois  aux  heures  des  repas.  Il  m'est  défendu 
<Je  sortir.  Je  dois  prendre  des  précautions  pour  me  mettre  à  la  croisée. 

<i  Ah  I  s'il  était  jaloux,  ma  mère,  comme  je  serais  heureuse  de  lui  obéir^ 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  169 

de  me  voiler,  de  me  cacher,  de  me  garder  toute  à  lui  !  Mais  je  me  souviens 
de  la  phrase  de  Madrid  :  Ce  n'est  pas  pour  moi,  c'est  pour  vous. 

«  Ce  n'est  pas  pour  lui,  ma  mère,  on  est  jaloux  seulement  de  celle  qu'on  aime. 

«  Je  suis  seule.  A  travers  mes  rideaux  baissés,  je  vois  la  foule  aiïairée 
et  bniyante.  Tous  ces  gens  sont  libres.  Je  vois  les  maisons  de  l'autre  côté 
de  la  rue. 

«  A  chaque  étage  il  y  a  une  famille,  des  jeunes  femmes  qui  ont  de  beaux 
enfants  souriants.  Elles  sont  heureuses.  Je  vois  encore  les  fenêtres  du  Pa- 
lois-Royal,  bien  souvent  éclairées,  le  soir,  pour  les  fêtes  du  Régent.  Les 
dames  de  la  Cour  passent  dans  leurs  chaises  avec  de  beaux  cavaliers  aux 
portières.  J'entends  la  musique  des  danses.  Parfois  mes  nuits  n'ont  point 
(le  sommeil.  Mais,  si  seulement  il  me  fait  une  caresse,  s'il  lui  échappe  une 
douce  parole,  j'oublie  tout  cela,  ma  mère,  et  je  suis  heureuse. 

«  J'ai  l'air  de  me  plaindre.  N'allez  pas  croire,  ma  mère,  qu'il  me  manque 
(juelque  chose.  Henri  me  comble  toujours  de  bontés  et  de  prévenances. 
S'il  est  froid  avec  moi  depuis  longtemps,  peut-on  lui  en  faire  un  crime  ! 

«  Tenez,  ma  mère,  une  idée  m'est  venue  parfois.  J'ai  pensé,  car  je  con- 
nais la  chevaleresque  délicatesse  de  son  cœur,  j'ai  pensé  que  ma  race  était 
au-dessus  de  la  sienne;  ma  fortune  aussi  peut-être.  Cela  l'éloigné  de  moi. 
Il  a  peur  de  m'aimer. 

«  Oh  !  si  j'étais  sûre  de  cela,  comme  je  renoncerais  à  ma  fortune,  comme 
jij  foulerais  aux  pieds  ma  noblesse  !  Que  sont  donc  les  avantages  de  la  nais- 
.vancc  auprès  des  joies  du  cœur? 

«  Est-ce  que  je  vous  aimerais  moins,  ma  mère,  si  vous  étiez  une  pauvre 
frmme  ! 

«  ...  Il  y  a  deux  jours,  le  bossu  vint  le  voir.  Mais  je  ne  vous  ai  pas  parlé 
I  ncore  de  ce  gnome  mystérieux,  le  seul  être  qui  ait  entrée  dans  notre  solitude. 
(Je  bossu  vient  chez  nous  à  toute  heure,  c'est-à-dire  chez  Henri,  dans  l'ap- 
]Mirtemcnt  du  premier  étage.  On  le  voit  entrer  et  sortir.  Les  gens  du  quar- 
iicr  le  regardent  un  peu  comme  un  lutin.  Jamais  on  n'a  vu  Henri  et  lui 
I  nsemble,  et  ils  ne  se  quittent  pas  1  Tel  est  le  mot  des  commères  de  la  rue 
du  Chantre. 

«  Par  le  fait,  jamais  liaison  ne  fut  plus  bizarre  et  plus  mystérieuse.  Nous- 
mêmes,  j'entends  Françoise,  Jean-Marie  et  moi,  nous  n'avons  jamais  aperçu 
réunis  ces  deux  inséparables.  Ils  restent  enfermés  des  journées  entières 
dans  la  chambre  du  haut,  puis  l'un  d'eux  sort,  tandis  que  l'autre  reste  à 
la  garde  de  je  ne  sais  que)  trésor  inconnu.  Cela  dure  depuis  quinze  grands 
jours  que  nous  sommes  arrivés,  et,  malgré  les  promesses  d'Henri,  je  n'en 
sais  pas  plus  qu'à  la  première  heure. 

«  Je  voulais  donc  vous  dire  :  le  bossu  vint  voir  Henri  l'autre  soir;  il  no 
ressortit  point.  Toute  la  nuit,  ils  restèrent  enfermés  ensemble.  Le  lendemain, 
Henri  était  plus  triste.  En  déjeunant,  la  conversation  tomba  sur  les  grands 
seigneurs  et  les  grandes  dames,  Henri  dit  avec  une  amertume  profonde  : 

«  —  Ceux  qui  sont  placés  trop  haut  ont  le  vertige.  Il  ne  faut  pas  compter 
sur  la  reconnaissance  des  princes.  Et  d'ailleurs,  interrompit-il  en  baissant 
les  yeux,  quel  service  peiit^m  payer  avec  cette  monnaie  odieuse,  la  recon- 
naissance? Si  la  grande  dame  pour  qui  j'aurais  risqué  mon  lionneur  et  ma 
vie  ne  pouvait  pas  m'aimer, parce  qu'elle  serait  en  hautot  moi  en  bas,  je  m'en 


170  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

irais  si  Join,  que  je  ne  saurais  même  pas  si  elle  m'insulte  de  sa  reconnaissance. 

«  Ma  mère,  je  suis  sûre  que  le  bossu  lui  avait  parlé  de  vous. 

«  Ah  !  c'est  que  c'est  bien  vrai.  Il  a  risqué  pour  votre  fille  son  honneur 
et  sa  vie.  Il  a  fait  plus,  beaucoup  plus  :  il  a  donné  à  votre  fille  dix-huit 
années  de  sa  fière  jeunesse.  Avec  quoi  payer  Cette  largesse  inouïe? 

«  Ma  mère  !  ma  mère  !  comme  il  se  trompe,  n'est-ce  pas?  Comme  vous 
l'aimerez,  comme  vous  me  mépriseriez,  si  tout  mon  cœur,  sauf  la  part  qui 
est  à  vous,  n'était  pas  à  lui  !  Je  n'osais  dire  cela,  parce  que,  en  sa  présence, 
quelque  chose Tne  retient  souvent  de  parler.  Je  sens  que  je  redeviens  timide 
autrement,  mais  bien  plus  qu'au  temps  de  mon  enfance. 

«  Mais  ce  ne  serait  pas  de  l'ingratitude,  cela;  ce  serait  de  l'infamie  I  Mais 
je  suis  à  lui;  il  m'a  sauvée,  il  m'a  laite.  Sans  lui,  que  serais-je?  Un  peu  de 
poussière  au  fond  d'une  pauvre  petite  tombe. 

«  Et  quelle  mère,  fût-elle  duchesse  et  cousine  du  roi,  quelle  mère  ne  serait 
donc  orgueilleuse  d'avoir  pour  gendre  le  chevalier  Henri  de  Lagardère,  le 
plus  beau,  le  plus  brave,  le  plus  loyal  des  hommes? 

«  Certes,  je  ne  suis  qu'une  pauvre  enfant  :  je  ne  puis  juger  les  grands  de 
la  terre,  je  ne  les  connais  pas;  mais  s'il  y  avait  parmi  ces  grands  seigneurs 
et  ces  grandes  dames  un  cœur  assez  perdu,  une  âme  assez  pervertie  pour 
me  dire,  à  moi,  Aurore  : 

«  —  OubUe  Henri,   ton  ami... 

«  Tenez,  ma  mère,  cela  me  rend  folle  !  une  idée  extravagante  vient  de 
me  donner  la  sueur  froide.  Je  me  suis  dit  :  Si  ma  mère... 

«  Mais  Dieu  me  garde  d'exprimer  cela  par  des  paroles.  Je  croirais  blas- 
phémer. 

«  Oh  !  non,  vous  êtes  telle  que  je  vous  ai  rêvée  et  adorée,  ma  mère.  J'au- 
rai de  vous  des  baisers  et  puis  des  sourires.  Quel  que  soit  le  grand  nom  que 
le  ciel  vous  ait  donné,  vous  avez  quelque  chose  de  meilleur  que  votre  nom, 
c'est  votre  cœur.  L'a  pensée  que  j'ai  eue  vous  outrage,  et  je  me  mets  à  vos 
genoux  pour  avoir  mon  pardon. 

«  Tenez,  le  jour  me  manque;  je  quitte  la  plume  et  je  ferme  les  yeux  pour 
voir  votre  doux  visage  dans  mon  rêve.  Venez,  mère  bien-aimée venez!...  » 

C'étaient  là  les  dernières  paroles  du  manuscrit  d'Aurore.  Ces  pages,  sa 
meilleure  compagnie,  elle  les  aimait.  En  les  renfermant  dans  sa  cassette, 
elle  leur  dit  : 

—  A  demain  I 

La  nuit  était  tout  à  fait  venue.  Les  maisons  s'éclairaient  de  l'autre  côté 
de  la  rue  Saint-Honoré.  La  porte  s'ouvrit  bien  doucement,  et  la  figure 
simplette  de  Jean-Marie  Berrichon  se  détacha  en  noir  sur  le  lambris  plus 
clair  de  la  pièce  voisine,  où  il  y  avait  une  lampe. 

Jean-Marie  était  le  fils  de  c^  page  mignon  que  nous  vîmes,  aux  premiers 
chapitres  de  cette  histoire,  apporter  la  lettre  de  Nevers  au  chevalier  de  Lagar- 
dère. Le  page  était  mort  soldat;  sa  vieille  mère  n'avait  plus  qu'un  petit-fils. 

—  Notre  demoiselle,  dit  Jean-Marie,  grand'maman  demande  comme  ça 
s'il  faut  mettre  le  couvert  ici  ou  dans  la  salle. 

—  Quelle  heure  est-il  donc  1  fit  Aurore  réveillée  en  sursaut. 

—  L'heure  du  souper,   notre  demoiselle,  répondit  Berrichon, 

—  Comme  il  tardai  pensa  Aurore, 
Puis  elle  ajouta  : 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  171 

—  Mets  le  couvert  ici. 

—  Je  veux  bien,   notre  demoiselle. 

Berrichon  apporta  la  lampe,  qu'il  posa  sur  la  cheminée.  Du  fond  de  la 
cuisine,  qui  était  au  bout  de  la  salle,  la  voix  mâle  de  Françoise  s'éleva  : 

—  Les  rideaux  ne  sont  pas  bien  fermés,  petiot,  dit-elle;  rapproche-les  1 
Berrichon  haussa  un  petit  peu  les  épaules,  tout  en  se  hâtant  d'obéir. 

—  Ma  parole  grommela-t-il,  on  dirait  que  nous  avons  peur  des  galères  1 
Berrichon  était  un  peu  dans  la  position  d'Aurore.  Il  ignorait  tout  et  avait 

grande  envie  de  savoir. 

—  Tu  es  sûr  qu'il  n'est  pas  rentré  par  l'escalier?  demanda  la  jeune  fille. 

—  Sûr?  répéta  Jean-Marie.  Est-ce  qu'on  est  jamais  sûr  de  rien  chez  nous? 
J'ai  vu  entrer  le  bossu  sur  le  tard.  J'ai  été  écouter. 

—  Tu  as  eu  tort,  interrompit  Aurore  sévèrement. 

—  Histoire  de  savoir  si  maître  Louis  était  arrivé.  Quant  à  être  curieux, 
pas  de  ça  1 

—  Et  tu  n'as  rien  entendu? 

—  Rien  de  rien. 

Il  étendait  la  nappe  sur  la  table. 

—  Où  peut-il  être  allé?  se  demandait  cependant  Aurore. 

—  Ah  !  dame,  fit  Berrichon,  il  n'y  a  que  le  bossu  pour  savoir  ça,  notre 
<lomoiselle,  et  c'est  bien  drôle  tout  de  même  de  voir  un  homme  si  droit  que 
M.  le  chevalier,  je  veux  dire  maître  Louis,  fréquenter  un  bancroche,  tordu 
comme  un  tire-bouchon!  Nous  autres,  nous  n'y  voyons  que  du  feu,  c'est 
'  ortain.  Il  va,  il  vient  par  sa  porte  de  derrière. 

—  N'est-il  pas  le  maître?  interrompit  encore  la  jeune  fille. 

—  Pour  ça,  il  est  maître,  répliqua  Berrichon;  le  maître  d'entrer,  le 
maître  de  sortir,  le  maître  de  se  renfermer  avec  son  singe,  et  il  ne  s'en  gène 
pas,  non  !  N'empêche  que  les  voisins  jasent  pas  mal,  nctre  demoiselle. 

— '  Vous  causez  trop  avec  les  voisins,  Berrichon,  dit  Aurore. 

—  Moi  1  se  récria  l'enfant.  Ah  1  Seigneur  Dieu,  si  on  peut  dire  I  Alors,  je 
suis  un  bavard,  pas  vrai?  Merci.  Dis  donc  grand'mère,  continua-t-il  en 
mettant  sa  tôtc  blonde  à  la  porte,  voilà  que  je  suis  un  bavard! 

—  Je  sais  ça  depuis  longtemps,  petiot,  reprit  la  brave  femme;  et  un  pares- 
seux aussi. 

Berrichon  se  croisa  les  bras  sur  la  poitrine. 

—  Bon  1  fit-il,  ah  1  dame,  voilà  qui  est  bon.  Alors,  faut  me  pendre,  si 
j'ai  tous  les  vices,  ce  .sera  plus  tôt  fait.  Moi  qui  jamais,  au  grand  jamais,  no 
dis  un  mot  à  pcreonne.  En  passant,  j'écoute  le  monde,  voilà  tout.  Est-ce 
un  péché?  Et  je  vous  promets  qu'ils  en  disent  1  Mais  pour  mo  mêler  à  la 
conversation  du  tous  ces  échoppiers,  fi  donc  I  je  tiens  mon  rang.  Quoi(iue 
ça,  repril-il  plus  bas,  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  s'empêcher,  quand  le  monde 
Vous  font  des  questions. 

—  On  t'a  donc  fait  des  questions,  Jean-Marie? 

—  En   masse,   notre  demoiselle. 
---  Quollos   questions? 

—  Des  questions  bien  embarassanlcs,  allez. 

—  Mais  enfin,  dit  Aurore  avec,  impatience,  que  l'a-t-nn  d  'luaiidé? 
B(rrii;h(iii  se  mit  à  rire  d'un  air  iiinocoul. 

—  On  m'a  demandé  tout,  répliqua-l-il;  ce  que  nous  sommes,  ce  que  nous 


172  LE    BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

faisons,  d'où  nous  venons,  où  nous  allons,  votre  âge,  l'âge  de  M.  le  cheva- 
lier, je  veux  dire  maître  Louis,  si  nous  sommes  Français,  si  nous  sommes 
catholiques,  si  nous  comptons  nous  établir  ici,  si  nous  nous  déplaisions  dans 
l'endroit  que  nous  avons  quitté,  si  vous  faites  maigre  le  vendredi  et  le  sa- 
medi, vous,  mademoiselle,  si  votre  confesseur  est  à  Saint-Eustache  ou  à 
Saint-Germain-l'Auxerrois. 

Il  reprit  haleine,  et  continua  tout  d'un  trait  : 

—  Et  ci  et  l'autre,  patati,  patata;  pourqoui  nous  sommes  venus  demeurer 
justement  rue  du  Chantre,  au  lieu  d'aller  demeurer  ailleurs;  pourquoi  vous 
ne  sortez  jamais  :  et,  à  ce  sujet,  Mme  Moyneret,  la  sage-fem.me,  a  parié 
avec  la  Guichard  que  vous  n'aviez  qu'une  jambe  de  bonne;  pourquoi  maître 
Louis  sort  si  souvent;  pourquoi  le  bossu..  Ah  !  s'interrompit-il,  c'est  le  bossu 
qui  les  intrigue  !  La  mère  Balahault  dit  qu'il  a  l'air  d'un  quelqu'un  qui  a 
commerce  avec  le  Mauvais... 

—  Et  tu  te  mêles  à  tous  ces  cancans,  toi  Berrichon  !  fit  Aurore. 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe,  notre  demoiselle;  n'y  a  pas  comme  moi  pour 
savoir  garder  son  quant  à  soi.  Mais  faut  les  entendre,  les  femmes  surtout. 
Ah  1  Dieu  de  Dieu  !  les  femmes  !  N'y  a  pas  à  dire,  je  ne  peux  pas  mettre 
tant  seulement  les  pieds  dans  la  rue  sans  avoir  les  oreilles  toutes  chaudes... 
«  Holà  1  Berrichon  !  chérubin  du  bon  Dieu  !  me  crie  la  regrattière  d'en  face, 
viens  ça  que  je  te  fasse  goûter  de  mon  moust.  »  Elle  en  a  du  bon,  notre 
demoiselle.  «  Tiens,  tiens  1  fait  la  grosse  gargotière,  il  humerait  bien  un 
bouillon,  cet  ange-là  »  Et  la  beurrière  !  et  la  qui  raccommode  les  vieilles 
fourrures  !  et  jusqu'à  la  femme  du  procureur,  quoi  !  Moi,  je  passe  fier  comme 
un  valet  d'apothicaire.  La  Guichard  et  la  Moyneret,  la  Balahault,  la  re- 
grattière d'en  face,  la  beurrière,  la  qui  rafistole  les  fourrures,  et  les  autres, 
y  perdent  leurs  peines.  Ça  ne  les  corrige  pas.  Écoutez  voir  comme  elles  font, 
notre  demoiselle,  s'interrompit-il;  ça  va  vous  amuser.  Voilà  la  Balahault, 
une  maigre  et  noire  avec  des  lunettes  sur  le  nez.  «  Elle  est  tout  de  même 
mignonnette  et  bien  tournée,  cette  enfant-là  !  »  C'est  de  vous  qu'elle  parle. 
«  Ça  a  vingt  ans,  pas  vrai,  l'amour?  —  Je  ne  sais  pas  !  »  répondait  Berri- 
chon prenant  sa  grosse  voix.  Puis,  en  fausset  :  «  Pour  mignonnette,  elle 
est  mignonnette;  (voilà  la  Moyneret  qui  dégoise)  et  l'on  ne  dirait  pas  que 
c'est  la  nièce  d'un  simple  forgeron.  Au  fait,  est-elle  sa  nièce,  mon  poulet? 
—  Non  »  fit  Berrchon  basse-taille. 

Berrichon  ténor  poursuivait  :  «  Sa  fille,  alors,  bien  sûr?  Pas  vrai,  minet? 
Non  I  »  Et  j'essaye  de  passer,  notre  demoiselle.  Mais  je  t'en  souhaite  !  Elles 
se  mettent  en  cercle  autour  de  moi.  La  Guichard,  la  Durand,  la  Morin,  la 
Bertrand.  «  Mais,  si  ce  n'est  pas  sa  fille,  qu'elles  font,  c'est  donc  sa  femme, 
alors?  —  Non.  —  Sa  petite  sœur?  —  Non.  —  Comment  !  comment  1  ce  n'est 
ni  sa  femme,  ni  sa  sœur,  ni  sa  fille,  ni  sa  nièce  !  C'est  donc  une  orpheline 
qu'il  a  recueillie...  Une  enfant  élevée  par  charité?  —  Non  1  non  1  non  !  non  1  » 
cria  ici   Berrichon   à  tue-tête. 

Aurore  mit  sa  belle  main  blanche  sur  son  bras. 

—  Tu  as  eu  tort,  Berrichon,  dit-elle  d'une  voix  douce  et  triste;  tu  as 
menti.  Je  suis  une  enfant  qu'il  a  recueihlc,  je  suis  une  orphehne  élevée  par 
charité. 

—  Par  exemple  !  voulut  se  récrier  Jean-Marie. 

y  —  La  prochaine  fois  qu'elles  l'interrogeront,  porusuivit  Aurore,  tu  leur 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  173 

répondras  cela.  Jen'ai  point  honte.  Pourquoi  cacher  les  bienfaits  de  mon  ami? 

—  Mais   notre   demoiselle,... 

—  Ne  suis-je  pas  une  pauvre  fille  abandonnée?  continuait  Aurore  en 
rêvant.  Sans  lui,   sans  ses  bienfaits... 

—  Pour  le  coup,  s'écria  Berrichon,  si  maître  Louis,  comme  il  faut  l'ap- 
peler, entendait  cela,  il  se  mettrait  dans  une  belle  colère  !  De  la  charité  l 
des  bienfaits  1  fi  donc,  notre  demoiselle  ! 

—  Plût  à  Dieu  qu'on  ne  prononçât  pas  d'autres  paroles  en  parlant  de 
lui  et  de  moi  !  murmura  la  jeune  fille,  dont  le  beau  front  pâle  prit  des  nuances 
rusées. 

Berrichon  se  rapprocha  vivement. 

—  Vous   savez    donc,    balbutia-t-il. 

—  Quoi?  demanda  Aurore  tremblante. 

—  Dame  !    notre    demoiselle... 

—  Parle,   Berrichon,  je  le  veux! 

Et,  comme  l'enfant  hésitait,  elle  se  dressa  impérieuse  et  dit  : 

—  Je  t'ai  ordonné  de  parler,  j'attends. 

Berrichon  baissa  les  yeux,  tortillant  avec  embarras  la  serviette  qu'il 
tenait  à  la  main. 

—  Quoi  donc  !  fit-il,  c'est  des  cancans,  rien  que  des  cancans  1  Elles  disent 
comme  ça  :  «  nous  savons  bien  !  il  est  trop  jeune  pour  être  son  père.  Puis- 
({u'il  prend  tant  de  précautions,  il  n'est  pas  son  mari...  » 

—  Achève,  dit  Aurore,  dont  le  front  livide  était  mouillé  de  sueur. 

—  Dame,  notre  demoiselle,  quand  on  n'est  ni  le  père,  ni  le  frère,  ni  le  mari... 
Aurore  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains. 


VII.  —  Maître  Louis 


Berrichon  se  repentait  amèrement  déjà  de  ce  qu'il  avait  dit. 
II  regardait  avec  effroi  la  poitrine  d'Aurore  soulevée  par  les  sanglots, 
et  il  pensait  : 

—  S'il  allait  entrer  en  ce  moment! 

Aurore  avait  la  tête  baissée.  Ses  beaux  cheveux  tombaient  par  masses 
sur  ses  mains,  au  travers  desquelles  les  larmes  coulaient.  Quand  elle  se 
redressa,  ses  yeux  étaient  baignés,  mais  le  sang  était  revenu  à  ses  joues. 

—  Quand  on  n'est  ni  le  père,  ni  le  frère,  ni  le  mari  d'une  pauvre  enfant 
abandonnée  prononça-t-elle  lentement,  et  qu'on  s'appelle  Henri  de  Lagar- 
dère,  on  est  .son  ami,  on  est  son  sauveur  et  son  bienfaiteur.  Oh  !  s'éi,ria-t-elle 
en  joignant  ses  mains  qu'elle  leva  vers  le  ciel,  leurs  calomnies  mêmes  me 
montrent  combien  il  est  au-dessus  des  autres  hommes.  Puisqu'on  le  soup- 
çonne, c'est  que  los  autres  ft)nl  ce  qu'il  n'a  pas  fait.  Je  l'aime  bien,  ils  seront 
la  cause  que  je  l'adorerai  comme  un  Dieu. 

—  C'est  ça,  notre  demoiselle,  fit  Berrichon,  adore;i-lc  rien  que  pour  les 
faire  enrager! 


174  LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

—  Henri,  murmurait  la  Jeune  fille,  le  seul  être  au  monde  qui  m'ait  pro- 
tégée et  qui  m'ait  aimée  ! 

—  Oh  !  pour  vous  aimer,  s'écria  Berrichon,  qui  revenait  à  son  couvert   . 
f  trop  longtemps  négligé,  ça  va  bien,  c'est  moi  qui  vous  le  dis.  Tous  les  ma- 

*  tins,  nous  voyons  ça,  nous  deux  grand'mam%n.  «  Comment  a-t-elle  passé 
la  nuit?  Son  sommeil  a-t^été  tranquille?  Lui  avez- vous  bien  tenu  compa- 
gnie hier?  Est-elle  triste?  Souhaite-t-elle  quelque  chose?  »  Et,  quand  nous 
avons  pu  surprendre  un  de  vos  désirs,  il  est  si  content,  si  heureux.  Ah  1 
dame,  pour  vous  aimer,  ça  y  est  1 

—  Oui,  fit  Aurore  en  se  parlant  à  elle-même,  il  est  bon,  il  m'aime  comme 
sa  fille. 

—  Et  encore  autrement,  glissa  Berrichon  d'un  air  malin. 

Aurore  secoua  la  tête.  Aborder  ce  sujet  était  un  si  grand  besoin  de  son 
cœur,  qu'elle  ne  réfléchissait  ni  à  l'âge  ni  à  la  condition  de  son  interlocuteur. 

Jean-Marie  Berrichon,  en  train  de  mettre  son  couvert,  passait  à  l'état 
de   confident. 

—  Je  suis  seule,  dit-elle,  seule  et  triste  toujours. 

—  Bah  !  riposta  l'enfant,  notre  demoiselle,  dès  qu'il  sera  rentré,  vous 
retrouverez   votre   sourire. 

—  La  nuit  est  venue,  poursuivit  Aurore  et  j'attends  toujours,  et  cela 
ainsi  chaque  soir,  depuis  que  nous  sommes  dans  ce  Paris... 

—  Ah  !  dame,  fit  Berrichon,  c'est  l'effet  de  la  capitale.  Là  1  voilà  mon 
couvert  mis,  et  un  peu  bien.  Le  souper  est-il  prêt,  la  mère? 

—  Depuis  une  heure  au  moins,  répondit  le  viril  organe  de  Françoise  au 
fond  de  la  cuisine. 

Berrichon   se  gratta  l'oreille. 

—  Il  y  a  pourtant  gros  à  parier  qu'il  est  là-haut,  fit-il,  avec  son  diable 
•  de  bossu.  Et  ça  m'ennuie  de  voir  que  notre  demoiselle  se  fait  comme  ça  de 

la    peine.    Si   j'osais... 

Il  avait  traversé  la  salle  basse.  Son  pied  toucha  la  première  marche  de 
l'escalier  qui  conduisait  à  l'appartement  de  maître  Louis. 

—  C'est  défendu,  ponsa-t-il;  je  n'aimerai  pas  à  voir  M.  le  chevalier  en 
colère  comme  l'autre  fois.  Dieu  de  Dieu  !  Ah  !  ça  notre  demoiselle,  reprit-il 
en  se  rapprochant,  pourquoi  donc  qu'il  se  cache  tout  de  même?  Ça  faii 
jaser.  Moi  d'abord,  je  sais  que  je  jaserais  si  j'étais  à  la  place  des  voisins,  e' 
pourtant,  certes,  je  ne  suis  pas  un  bavard,  je  dirais  comme  les  autres  : 
«  C'est  un  conspirateur,  »  ou  bien  «  C'est  un  sorcier.  » 

—  Ils  disent  donc  cela?   demanda  Aurore. 
Au  lieu  de  répondre,  Berrichon  se  mit  à  rire. 

—  Ah  1  Seigneur  Dieu  !  s'écria-t-il,  s'ils  savaient  comme  moi  ce  qu'il  y 
a  là-haut  :  un  lit,  un  bahut,  deux  chaises,  une  épée  pendue  au  mur,  voilà 
tout  le  mobilier.  Par  exemple,  interrompit-il,  dans  la  pièce  fermée  je  ne 
sais  pas,  je  n'ai  vu  qu'une  chose. 

—  Quoi    donc?   interrompit   Aurore  vivement. 

—  Oh  !  fit  Berrichon,  pas  la  mer  à  boire.  C'était  un  soir  qu'il  avait  oublié 
de  mettre  la  petite  plaque  qui  bouche  la  serrure  par  derrière,  vous  savez  1 

—  Je  sais.  Mais  osas-tu  bien  regarder  par  le  trou? 

—  Mon  Dieu  !  noire  demoiselle,  je  n'y  mis  point  de  malice,  allez.  J'étais 
monté  pour  l'appeler  de  votre  part,  le  trou  brillait.  J'y  mis  mon  œil. 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  175 

—  Et   que  vis-tu? 

—  Je  vous  dis,  pas  le  Pérou  !  Le  bossu  n'était  pas  là.  Il  n'y  avait  que 
maître  Louis,  assis  devant  une  table.  Sur  la  table  était  une  cassette,  la 
petite  cassette  qui  ne  le  quitte  jamais  en  voyage.  J'avais  toujours  eu  envie 
de  savoir  ce  qu'elle  renfermait.  Ma  foi  !  il  y  tiendrait  encore  pas  mal  de 
quadruples  pistoles;  mais  ce  ne  sont  pas  des  pistoles  que  maître  Louis  met 
dans  sa  cassette,  c'est  un  paquet  de  paperasses,  comme  qui  dirait  une  grande 
lettre  carrée,  avec  trois  cachets  de  cire  rouge  qui  pendent,  larges  chacun 
comme  un  écu  de  six  livres. 

Aurore  reconnaissait  cette  description.  Elle  garda  le  silence. 

—  Voilà,  reprit  Berrichon,  et  ce  paquet-là  faillit  me  coûter  gros.  Il  paraît 
que  j'avais  fait  du  bruit,  quoique  je  sois  adroit  de  mes  pieds.  Il  vint  ouvrir 
la  porte.  Je  n'eus  que  le  temps  de  me  jeter  en  bas  de  l'escalier,  et  je  tombai 
sur  mes  reins,  que  ça  me  fait  encore  mal  quand  j'y  touche.  On  ne  m'y  re- 
prendra plus...  Mais  vous,  notre  demoiselle,  vous  à  qui  tout  est  permis, 
vous  qui  ne  pouvez  rien  craindre,  je  vas  vous  dire,  j'aimerais  bien  qu'on 
soupe  un  peu  de  bonne  heure  pour  aller  voir  entrer  le  monde  au  bal  du  Pa- 
lais-Royal. Si  vous  montiez,  si  vous  alliez  l'appeler  un  petit  peu  avec  votre 
voix  si  douce?... 

Aurore  ne  répondit  point. 

—  Avez-vous  vu,  continua  Berrichon,  qui  n'était  pas  bavard,  avez-vous 
vu  passer,  toute  la  journée,  les  voitures  de  fleurs  et  de  feuillages,  les  four- 
gons de  lampions,  les  pâtisseries  et  les  liqueurs? 

Il  passa  le  bout  de  sa  langue  gourmande  sur  ses  lèvres. 

—  Ça  sera  beau  !  s'écria-t-il.  Ah  !  si  j'étais  seulement  là-dedans,  comme 
je  m'en  donnerais  1 

—  Va  aider  ta  grand'mère,  Berrichon,  dit  Aurore. 

—  Pauvre  petite  demoiselle,  pensa-t-il  en  se  retirant,  elle  meurt  d'envie 
d'aller  danser! 

La  tête  pensive  d'Aurore  s'inclinait  sur  sa  main.  Elle  ne  songeait  guère 
au  bal  ni  à  la  danse.  Elle  se  disait  en  elle-même  : 

—  L'appeler?  à  quoi  bon  l'appeler?  Il  n'y  est  pas,  j'en  suis  sûre.  Chaque 
jour  ses  absences  se  prolongent  davantage.  J'ai  peur,  interrompit-elle  en 
frissonnant;  oui,  j'ai  peur  quand  je  réfléchis  à  tout  cela.  Ce  mystère  m'épou- 
vante. Il  me  défend  de  sortir,  de  voir,  de  recevoir  personne.  Il  cache  son 
nom,  il  dissimule  ses  démarches.  Tout  cela,  je  le  comprends  bien,  c'est  le 
danger  d'autrefois  qui  est  revenu,  c'est  l'éternelle  menace  autour  de  nous  : 
la  guerre  sourde  des  assassins. 

Qui  sonl-ils,  les  assassins?  fit-elle  après  un  silence;  ils  sont  puissants,  ils 
l'ont  prouvé;  ce  sont  ses  ennemis  implacables,  ou  plutôt  les  miens.  C'est 
parce  qu'il  mo  défend  qu'ils  en  veulent  à  sa  vie  I  et  il  ne  me  dit  rien,  s'écria- 
t-ellc,  jamais  rien  !  comme  si  mon  cœur  ne  devait  pas  tout  deviner,  comme 
s'il  était  possible  de  fermer  des  yeux  qui  aiment!  Il  entre,  il  reçoit  mon 
baiser,  il  s'assied,  il  fait  ce  qu'il  peut  pour  sourire.  Il  ne  voit  pas  que  son 
âme  est  devant  moi  toute  nue,  que  d'un  regard  je  sais  lire  dans  ses  j'eux 
son  triompiie  ou  sa  défaite.  Il  se  défie  de  moi;  il  ne  veut  pas  que  je  sache 
l'effort  qu'il  fait,  le  combat  qu'il  livre,  il  ne  comprend  donc  pas,  mon  Dieu  1 
qu'il  me  faut  mille  fois  plus  de  courage  pour  dévorer  mes  pleurs  qu'il  no 
m'en  faudrait  pour  partager  sa  tâche  et  combattre  à  ses  côtés! 


176  LE    BOSSU    OV    LE    PETIT   PARISIEN 

Un  bruit  se  fit  dans  la  salle  basse,  un  bruit  bien  connu  sans  doute,  car 
elle  se  leva  tout  à  coup,  radieuse.  Ses  lèvres  s'entr'ouvrirent  pour  laisser 
passer  un  petit  cri  de  joie.  Le  bruit,  c'était  une  porte  qui  s'ouvrait  au  haut 
de  l'escalier  intérieur. 

Oh  1  que  Berrichon  avait  bien  raison  !  Sur  ce  délicieux  visage  de  vierge, 
vous  n'eussiez  retrouvé  en  ce  moment  aucune  trace  de  larmes,  aucun  re- 
flet de  tristesse.  Tout  était  sourire.  Le  sein  battait,  mais  de  plaisir.  Le  corps 
affaissé  se  relevait  gracieux  et  souple.  C'était  cette  chère  fleur  de  nos  par- 
terres que  la  nuit  penche  demi-flétrie  sur  sa  tige,  et  qui  s'épanouit  plus 
fraîche  et  plus  parfumée  au  premier  rayon  du  soleil. 

Aurore  se  leva  et  s'élança  vers  son  miroir.  En- ce  moment,  elle  avait  peur 
de  ne  pas  être  assez  belle.  Elle  maudissait  les  larmes  qui  battent  les  yeux 
et  qui  éteignent  le  feu  diamanté  des  prunelles.  Deux  fois  par  jour  ainsi  elle 
était  coquette.  Mais  son  miroir  lui  dit  que  son  inquiétude  était  vaine.  Son 
miroir  lui  renvoya  un  sourire  si  jeune,  si  tendre  si  charmant,  qu'elle  remer- 
cia Dieu  dans  son  cœur. 

Maître  Louis  descendit  l'escalier.  En  bas  des  degrés,  Berrichon  tenait  une 
lampe  et  l'éclairait.  Maître  Louis,  q\ielque  fût  son  âge,  était  un  jeune  homme. 
Ses  cheveux  blonds,  légers  et  bouclés,  jouaient  autour  d'un  front  pur  comme 
celui  d'un  adolescent.  Ses  tempes  larges  et  pleines  n'avaient  point  subi  l'in- 
jure du  ciel  espagnol  :  c'était  un  Gaulois,  un  homme  d'ivoire,  et  il  fallait  le 
mâle  dessin  de  ses  traits  pour  corriger  ce  que  cette  carnation  avait  d'un  peu 
efféminé.  -Mais  ses  yeux  de  feu,  sous  la  ligne  fière  de  ses  sourcils,  son  nez 
droit,  arrêté  vivement,  sa  bouche,  dont  les  lèvres  semblaient  sculptées  dans 
le  bronze  et  qu'ombrageait  une  fine  moustache  retroussée  légèrement,  son 
menton  à  la  courbe  puissante,  donnaient  à  sa  tête  un  admirable  caractère 
de  résolution  et  de  force. 

Son  costume  entier,  chausses,  soubreveste  et  pourpoint  était  de  velours  noir, 
avec  des  boutons  de  jais  unis.  Il  avait  la  tête  nue  et  ne  portait  point  d'épée. 

Il  était  encore  au  haut  de  l'escalier,  que  son  regard  cherchait  déjà  Aurore. 
Quand  il  la  vit,  il  réprima  un  mouvement.  Ses  yeux  se  baissèrent  de  force, 
et  son  pas,  qui  voulait  se  presser,  s'attarda.  Un  de  ces  observateurs  qui 
voient  tout  pour  tout  analyser,  eût  découvert  peut-être  du  premier  coup 
d'œil  le  secret  de  cet  homme.  Sa  vie  se  passait  à  se  contraindre.  Il  était  près 
du  bonheur  et  ne  le  voulait  point  toucher.  Or,  la  volonté  de  maître  Louis 
était  de  fer.  Elle  était  assez  forte  pour  donner  une  trempe  stoïque  à  ce  cœur 
tendre,  passionné,  brûlant  comme  un  cœur  de  femme. 

—  Vous  m'avez  attendu.  Aurore?  dit-il  en  descendant  les  marches. 
Françoise  Berrichon  vint  montrer  son  visage  hautement  coloré  à  la  porte 

de  la  cuisine.  EUe  dit  de  sa  voix  retentissante,  et  qui  eût  fait  honneur  à  un 
sergent  commandant  l'exercice  : 

—  Si  ça  a  du  bon  sens,  maître  Louis,  de  faire  pleurer  ainsi  une  pauvre  enfant  1 

—  Vous  avez  pleuré.  Aurore?  dit  vivement  le  nouvel  arrivant. 

11  était  au  bas  des  marches.  La  jeune  fille  lui  jeta  ses  bras  autour  du  cou. 

—  Henri,  mon  ami,  fit-elle  en  lui  tendant  son  front  à  baiser,  vous  savez 
bien  que  les  jeunes  filles  sont  folles.  La  bonne  Françoise  a  mal  vu,  je  n'ai 
point  pleuré,  regardez  mes  yeux,  Henri;  voyez  s'il  y  a  dos  larmes. 

Elle  souriait  si  heureuse,  si  pleinement  heureuse,  que  maître  Louis  resta 
un  instant  à  la  contempler  malgré  lui. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  177 

—  Que  m'as-tu  donc  dit,  petiot?  fit  dame  Françoise  en  regardant  sévè- 
rement Jean-Marie,  que  noire  demoiselle  n'avait  fait  que  pleurer? 

—  Ah  !  dame,  fit  Berrichon,  écoutez  donc,  grand'maman,  m.oi,  je  ne  sais 
pas,  vous  avez  peut-être  mal  entendu,  ou  bien,  moi,  j'ai  mal  vu,  à  moins  que 
noire  demoiselle  n'ait  pas  envie  qu'on  sache  qu'elle  a  pleuré. 

Ce  Berrichon  était  une  graine  de  bas  Normand. 

Françoise  traversa  la  chambre,  portant  le  principal  plat  du  souper. 

—  N'empêche,  dit-elle,  que  notre  demoiselle  est  toujours  seule,  et  que  ça 
n'est  pas  une  existence. 

—  Vous  ai -je  priée  de  faire  mes  plaintes,  m.urmura  Aurore,  rouge  de  dépit. 
Maître  Louis  lui  ofTrit  la  main  pour  passer  dans  la  pièce  où  la  table  était 

servie.  Ils  s'assirent  l'un  en  face  de  l'autre.  Berrichon,  comme  c'était  sa  cou- 
tume, se  plaça  derrière  Aurore  pour  la  servir.  Au  bout  de  quelques  minutes 
employées  à  faire  semblant  de  manger,  maître  Louis  dit  : 

—  Laissez-nous,   mon  enfant,  nous  n'avons  plus  besoin  de  vous. 

—  Faudra-t-il  apporter  les  autres  plats?  demanda  Berrichon. 

—  Non,  s'empressa  de  répondre  Aurore. 

—  Alors  je  vais  vous  donner  le  dessert. 

—  Allez  !  fit  maître  Louis,  qui  lui  montra  la  porto. 
Berrichon  sortit  en  riant  sous  cape. 

—  Grand'maman,  dit-il  à  Françoise  en  rentrant  dans  la  cuisine,  m'est 
avis  qu'ils  vont  s'en  dire  de  rudes  tous  les  deux. 

La  bonne  femme  haussa  les  épaules. 

—  Maître  Louis  a  l'air  bien  fâché,  reprit  Jean-Marie. 

—  A  ta  vaisselle  !  fil  Françoise;  maître  Louis  en  sait  plus  long  que  nous 
tous;  il  est  fort  comme  un  taureau,  malgré  sa  fine  taille,  et  plus  brave  qu'un 
lion;  mais  sois  tranquille,  notre  petite  demoiselle  Aurore  en  battrait  quatre 
comme  lui  1 

—  Bah!  s'écria  Berrichon  stupéfait,  elle  n'en  a  pas  l'air. 

—  C'est  justement!  répartit  la  bonne  femme. 
Et,  fermant  la  discussion,  elle  ajouta  : 

—  Tu  n'as  pas  l'âge.  A  ta  besogne  I 

—  Vous  n'êtes  pas  heureuse,  à  ce  qu'il  paraît,  Aurore?  dit  maîîre  Louis, 
quand  Berrichon  eut  quitté  la  chambre  à  coucher. 

—  Je  vous  vois  bien  rarement  !  répondit  la  jeune  fille. 

—  Et  m'accusez-vous,  chère  enfant? 

—  Dieu  m'en  préserve  1  Je  souffre  parfois,  c'est  vrai;  mais  qui  peut  em- 
pocher les  folles  idées  de  naître  dans  la  pauvre  tète  d'une  récluse?  Vo\is  sa- 
vez, Henri,  dans  les  ténèbres,  les  enfants  ont  peur,  et,  dès  que  vient  le  jour, 
ils  oublient  leurs  craintes.  Je  suis  de  même,  et  il  suHU  de  voire  présence  pour 
dissiper  mes  capricieux  ennuis. 

—  Vous  avez  pour  moi  la  lcndres.se  d'une  fille  soumise,  Aurore,  dit  maîlro 
Louis  en  détournant  les  yeux,  je  vous  en  remercie. 

—  Avcz-vous  pour  moi  la  tendresse  d'un  père,  Henri?  demanda  la  jeune 
fille. 

Maître  Louis  se  leva  et  fit  le  tour  de  la  table.  Aurore  lui  avança  d'oUo- 
môme  un  siège,  et  dit  avec  une  joie  non  équivoque  : 

—  C'est  cela  1  venez  I  II  y  a  bien  longtemps  que  nous  n'avons  causé  ainsi. 
Vous  souvenez- vous  comme  aulrofois  les  heures  passaient? 

12 


178  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Mais  Henri  était  rêveur  et  triste.  Il  répondit  : 

—  Les  heures  ne  sont  plus  à  nous. 

Aurore  lui  prit  les  deux  mains  et  le  regarda  en  face,  si  doucement,  que  ce 
pauvre  maître  Louis  eut  sous  les  paupières  cette  brûlure  qui  précède  et  pro- 
voque les  larmes. 

—  Vous  aussi,  vous  souffrez,  Henri?  murmura-t-elle. 
Il  secoua  la  tête  en  essayant  de  sourire,  et  répondit  : 

—  Vous  vous  trompez,  Aurore.  Il  y  eut  un  jour  où  je  fis  un  beau  rêve, 
un  rêve  si  beau,  qu'il  me  prit  tout  mon  repos.  Mais  ce  ne  fut  qu'un  jour  et  ce 
n'était  qu'un  rêve.  Je  suis  éveillé,  je  n'espère  plus,  j'ai  fait  un  serment,  je 
remplis  ma  tâche.  Le  moment  arrive  où  ma  vie  va  changer.  Je  suis  bien 
vieux  à  présent,  mon  enfant  chérie,  pour  recommencer  une  existence  nou- 
velle. 

■ —  Bien  vieux  I  répéta  Aurore,  cjui  montra  toutes  ses  belles  dents  en  un 
franc  éclat  de  rire. 
Maître  Louis  ne  riait  pas. 

—  A  mon  âge,  prononça- t-il  tout  bas,  les  autres  ont  déjà  une  famille. 
Aurore  devint  tout  à  coup  sérieuse. 

—  Et  vous  n'avez  rien  de  tout  cela,  Hepri,  mon  ami,  vous  n'avez  que  moi  1 
Maître  Louis  ouvrit  la  bouche  vivement,  mais  la  parole  s'arrêta  entre  ses 

lèvres.  Il  baissa  les  yeux  encore  une  fois. 

—  Vous  n'avez  que  moi,  répéta  Aurore;  et  que  suis-je  pour  vous?  Un 
obstacle  au  bonheur  1 

Il  voulut  l'arrêter,  mais  elle  poursuivit  : 

—  Savez-vous  ce  qu'ils  disent?  Ils  disent  :  «  Celle-là  n'est  ni  sa  fille,  ni  sa 
sœur,  ni  sa  femme...  »  Ils  disent... 

—  Aurore,  interrompit  maître  Louis  à  son  tour,  depuis  dix-huit  ans, 
vous  avez  été  tout  mon  bonheur. 

—  Vous  êtes  généreux  et  je  vous  rends  grâces,  murmura  la  jeune  fille. 
Ils  restèrent  un  instant  silencieux.  L'embarras  de  maître  Louis  était  vi- 
sible. Ce  fut  Aurore  qui  rompit  la  première  le  silence. 

• —  Henri,  dit-elle,  je  ne  sais  rien  de  vos  pensées  ni  de  vos  actions;  et  de 
quel  droit  vous  ferais-je  un  reproche?  Mais  je  suis  toujours  seule,  et  tou- 
jours je  pense  à  vous,  mon  unique  ami.  Je  suis  bien  sûre  qu'il  y  a  des  heures 
où  je  devine.  Quand  mon  cœur  se  serre,  quand  les  pleurs  me  viennent  aux 
yeux,  c'est  que  je  me  dis  :  «  Sans  moi,  une  femme  aimée  égayerait  sa  soli- 
tude; sans  moi,  sa  maison  serait  grande  et  riche;  sans  moi,  il  pourrait  se 
montrer  partout  à  visage  découvert.  »  Henri,  vous  faites  plus  que  m'aimer 
comme  un  bon  père;  vous  me  respectez,  et  vous  avez  dû  réprimer  à  cause 
de  moi  l'élan  de  votre  cœur. 

Cela  partait  de  l'âme.  Aurore  l'avait  en  effet  pensé.  Mais  la  diplomatie  est 
innée  chez  les  filles  d'Eve.  Cela  était  surtout  un  stratagème  pour  savoir.  Le 
coup  ne  porta  point. 

Aurore  n'eut  que  cette  froide  réponse  : 

—  Chère  enfanl,  vous  vous  trompez. 

Le  regard  de  maître  Louis  se  perdait  dans  le  vido. 

■ —  Le  temps  passe,  murmura-t-il. 

Puis  soudain,  et  comme  s'il  lui  eût  été  impossible  de  se  retenir  : 

■ —  Quand  vous  ne  me  verrez  plus,  Aurore,  vous  souviendrcz-vous  de  moi? 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  179 

Les  fraîches  couleurs  de  la  jeune  fille  s'évanouirent.  Si  maître  Louis  eût 
relevé  les  yeux,  il  aurait  vu  toute  son  âme  dans  le  regard  profond  qu'elle 
lui  jeta. 

—  Est-ce  que  vous  allez  me  quitter  encore?  balbutia-t-elle. 

—  Non.  fit  maître  Louis  d'une  voix  mal  assurée;  je  ne  sais...  peut-être... 

—  Je  vous  en  prie!  je  vous  en  prie!  murmura-t-elle,  ayez  pitié  de  moi, 
Henri!  Si  vous  partez,  emmenez-moi  avec  vous. 

Comme  il  ne  répondit  point,  elle  reprit,  les  larmes  aux  yeux  : 

—  Vous  m'en  voulez  peut-être  parce  que  j'ai  été  exigeante,  injuste.  Ohl 
Henri,  mon  ami,  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  ai  parlé  de  mes  larmes.  Je  ne  le 
ferai  plus,  Henri  !  écoutez-moi  et  croyez-moi,  je  ne  le  ferai  plus  !  ^lon  Dieu  l 
je  sais  bien  que  j'ai  eu  tort.  Je  suis  heureuse,  puisque  je  vous  vois  chaque 
jour.  Henri  vous  ne  répondez  pas?  Henri,  m'écoutez-vous? 

Il  avait  la  tête  tournée.  Elle  lui  prit  le  cou  avec  un  geste  d'enfant  pour  le 
forcer  à  la  regarder.  Les  yeux  de  maître  Louis  étaient  baignés  de  larmes. 
Aurore  se  laissa  glisser  hors  de  .son  siège  et  se  mit  à  genoux. 

— Henri,  Henri,  dit-elle,  mon  cher  ami,  mon  père,  le  bonheur  serait  à  vous 
tout  seul  si  vous  étiez  heureux;  mais  je  veux  ma  part  de  vos  larmes  ! 

Il  l'attira  contre  lui  d'un  mouvement  plein  de  passion.  Mais  tout  à  coup 
ses  bras  se  détendirent. 

—  Nous  sommes  deux  fous,  Aurore  !  prononça-t-il  avec  un  sourire  amer 
et  contraint.  Si  l'on  nous  voyait  !  Que  signifie  tout  cela? 

—  Gela  signifie,  répliqua  la  jeune  fille,  qui  ne  renonçait  pas  ainsi,  cela 
signifie  que  vous  êtes  égoïste  et  méchant  ce  soir,  Henri.  Depuis  le  jour  où 
vous  m'avez  dit  :  «  Tu  n'es  pas  ma  fille,  »  vous  avez  bien  changé  1 

—  Le  jour  où  vous  me  demandâtes  la  grâf^e  de  M.  le  marquis  de  Chavcrny? 
Je  me  souviens  de  cela.  Aurore,  et  je  vous  annonce  que  M.  le  marquis  est  de 
retour  à  Paris. 

Elle  ne  repartit  point  ;  mais  son  noble  et  doux  regard  eut  de  si  éloquentes 
surprises,  que  maître  Henri,  se  mordit  la  lèvre. 

Il  prit  sa  main,  qu'il  baisa  comme  s'il  eût  voulu  s'éloigner.  Elle  le  retint 
de  force. 

—  Restez,  dit-elle;  si  cela  continue,  un  jour,  en  rentrant,  vous  ne  me  trou- 
verez plus  dans  votre  maison.  Je  vois  que  je  vous  gêne,  je  m'en  irai.  Mon 
Dieu  I  je  ne  sais  ce  que  je  ferai,  mais  vous  serez  délivré,  vous,  d'un  fardeau 
qui  devient  trop  lourd. 

—  Vous  n'aurez  pas  lu  temps,  nuirinura  maître  Louis.  Pour  me  quitter, 
Aurore,  vous  n'aurez  pas  besoin  de  fuir. 

—  Est-ce  que  vous  me  chasseriez  !  s'écria  la  pauvre  fille,  qui  se  redressa 
comme  si  elle  eût  reçu  un  choc  violent  dans  la  poitrine. 

Maître  Louis  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains.  Ils  étaient  encore  l'un 
auprès  de  l'autre  :  Aurore,  assise  sur  un  coussin  et  la  tête  appuyée  contre 
les  genoux  do  maître  Louis. 

—  Ce  qu'il  me  faudrait,  murmura-l-ello,  pour  être  heureuse,  mais  bien 
heureuse,  hélas!  Henri,  bien  peu  de  chose.  Y  a-t-il  donc  si  longtemps  que 
j'ai  perdu  mon  sourire?  N'élais-jo  pas  toujours  contente  et  gaie  quand  je 
m'élançais  à  votre  rencontre  autrefois? 

Les  doigts  do  maître  Louis  lissaient  les  belles  masses  do  ses  cheveux,  où 
la  lumière  de  la  lampe  mettait  des  rellets  d'or  bruni. 


180  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Faites  oomme  autrefois,  poursuivait-elle,  je  ne  vous  demande  que  cela. 
Dites-moi  quand  vous  avez  été  heureux,  dites-moi  surtout  quand  vous  avez 
eu  de  la  peine,  afin  que  je  me  réjouisse  avec  vous,  ou  que  toute  votre  tris- 
tesse passe  dans  mon  cœur.  Allez  !  cela  soulage.  Si  vous  aviez  une  fille,  Henri, 
une  fille  bien-aimée,  n'est-ce  pas  comme  cela  que  vous  feriez  avec  elle? 

—  Une  fille  !  répéta  maître  Louis,  dont  le  front  se  rembrunit. 
■ —  Je  ne  vous  suis  rien,  je  le  sais,  ne  me  le  dites  plus. 
Maître  Louis  passa  le  revers  de  sa  main  sur  son  front. 

—  Aurore,  dit-il,  comme  s'il  n'eût  point  entendu  ses  dernières  paroles. 
Il  est  une  vie  brillante,  une  vie  de  plaisirs,  d'honneurs,  de  richesses,  la  vie 
des  heureux  de  ce  monde.  Vous  ne  la  connaissez  pas,  chère  enfant. 

—  Et  qu'ai-je  besoin  de  la  connaître? 

—  Je  veux  que  vous  la  connaissiez.  Il  le  faut. 
Il  ajouta  en  baissant  la  voix  malgré  lui  : 

• —  Vous  aurez  peut-être  à  faire  un  choix;  pour  choisir,  il  faut  connaître... 
Il  se  leva.  L'expression  de  son  noble  visage  était  désormais  une  résolution 
ferme  et  réfléchie. 

—  C'est  votre  dernier  jour  de  doute  et  d'ignorance.  Aurore,  prononça-t-il 
lentement;  moi,  c'est  peut-être  mon  dernier  jour  de  jeunesse  et  d'espoir! 

—  Henri,  au  nom  de  Dieu!  expliquez-vous!  s'écria  la  jeune  fille. 
Maître  Louis  leva  les  yeux  au  ciel. 

—  J'ai  fait  selon  ma  conscience,  murmura-t-il  ;  celui  qui  est  là-haut  me 
voit;  je  n'ai  rien  à  lui  cacher.  Adieu,  Aurore,  reprit-il;  vous  ne  dormirez 
point  cette  nuit...  Voyez  et  réfléchissez,  consultez  votre  raison  avant  votre 
cœur.  Je  ne  veux  rien  vous.dire;  je  veux  que  votre  impression  soit  soudaine 
et  entière.  Je  craindrais,  en  vous  prévenant,  d'agir  dans  un  but  d'égoisme. 
Souvenez-vous  seulement  que,  si  étranges  qu'elles  soient,  vos  aventures  de 
cette  nuit,  auront  pour  origine  ma  volonté,  pour  but  votre  intérêt.  Si  vous 
tardiez  à  me  revoir,  ayez  confiance.  De  près  ou  de  loin,  je  veille  sur  vous. 

Il  lui  baisa  la  main,  et  reprit  le  chemin  de  son  appartement  particulier. 

Aurore,  muette  et  toute  saisie,  le  suivait  des  yeux.  En  arrivant  au  haut 
de  l'escalier,  maître  Louis,  avant  de  franchir  le  seuil  de  la  porte,  lui  envoya 
un  signe  de  tête  paternel  avec  un  baiser. 


VIII.  —  Deux  jeunes  filles 


Aurore  ôtait  seule.  L'entretien  qu'elle  venait  d'avoir  avec  Henri,  son  ami, 
s'était  dénoué  d'une  façon  tellement  imprévue,  qu'elle  restait  là  stupéfaite 
et  comme  aveuglée  moralement.  Ses  pensées  confuses  se  mêlaient  en  désor- 
dre. Sa  tête  était  en  feu.  Son  cœur  mécontent  et  blessé,  se  rephait  sur  lui- 
même. 

Elle  venait  de  faire  effort  pour  savoir;  elle  avait  provoqué  une  explication 
de  son  mieux;  elle  l'avait  poursuivie  avec  toutes  ces  ingénieuses  finesses 
que  l'ingénuité  môme  n'exclut  point  chez  la  femme.  Non  seulement  l'ex- 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  181 

plication  n'avait  point  abouti,  mais  encore,  menace  ou  promesse,  tout  un 
mystérieux  horizon  s'ouvrait  au-devant  d'elle. 

Il  lui  avait  dit  :  v.  Vous  ne  dormirez  point  cette  nuit.  Il  lui  avait  dit  en- 
core :  «  Si  étranges  que  puissent  vous  paraître  vos  aventures  de  cette  nuit, 
elles  auront  pour  origine  ma  volonté,  pour  but  votre  intérêt.  » 

Des  aventures  !  Certes,  la  vie  errante  d'Aurore  avait  été  jusque-là  pleine 

d'aventures.  Mais  son  ami  en  avait  la  responsabilité  1  son  ami,  placé  près 

d'elle  toujours  comme  un  viligant  garde  du  corps,  comme  un  sauveur  in- 

.  faillible,  lui  épargnait  jusqu'à  la  terreur.  Les  aventures  de  cette  nuit  devaient 

changer  d'aspect.  Elle  allait  les  affronter  seule. 

Mais  quelles  aventures?  et  pourquoi  ces  demi-mots?  Il  fallait  connaître  une 
vie  toute  différente  de  celle  que  jusqu'alors  elle  avait  menée  :  une  vie  bril- 
lante, une  vie  luxueuse,  la  vie  des  grands  et  des  heureux.  «  Pour  choisir,  » 
lui  avait-on  dit.  Choisir  sans  doute  entre  cette  vie  inconnue  et  sa  vie  actuelle. 
Le  choix  n'est-il  pas  tout  fait? 

Il  s'agissait  de  savoir  de  quel  côté  de  la  balance  était  Henri,  son  ami. 
L'idée  de  sa  mère  vint  à  la  traverse  de  son  trouble.  Elle  sentit  ses  genoux 
fléchir.  Choisir  1  pour  la  première  fois  naquit  en  elle  cette  navrante  pensée  : 
Si  sa  mère  était  d'un  côté  de  la  balance  et  Henri  de  l'autre?... 

—  C'est  impossible  !  s'écria-t-elle  en  repoussant  celte  pensée  de  toute  sa 
force;  Dieu  ne  peut  vouloir  cela. 

Elle  entr'ouvit  les  rideaux  de  sa  fenêtre  et  s'accouda  sur  le  balcon  pour 
donner  un  peu  d'air  à  son  front  en  feu.  Il  y  avait  un  grand  mouvement  dans 
la  rue.  La  foule  se  massait  autour  de  l'entrée  du  Palais-Royal  pour  voir 
passer  les  invités.  Déjà  la  queue  des  litières  et  des  chaises  se  faisait  entre 
deux  haies  de  curieux.  Au  premier  abord,  Aurore  ne  donna  pas  grande  atten- 
tion à  tout  cela.  Que  lui  importaient  ce  mouvement  et  ce  bruit  1  Mais  elle 
vit  dans  une  chaise  qui  passait  deux  femmes  parées  pour  la  fête  :  une  mère 
et  sa  fille.  Les  larmes  lui  vinrent;  puis  une  sorte  d'éblouissemcnt  se  fit  au- 
devant  de  ses  yeux. 

—  Si  ma  mère  était  là  !  pensa-t-elle. 

C'était  possible;  c'était  probable.  Alors  clic  regarda  plus  attentivement 
ce  que  l'on  pouvait  voir  des  splendeurs  de  la  fête.  Au  delà  des  murailles  du 
palais,  elle  devina  des  splendeurs  autres  et  plus  grandes.  Elle  eut  comme 
un  vague  désir  qui  bientôt  alla  grandissant.  Elle  envia  ces  jeunes  filles  splen- 
didement parées  qui  avaient  des  perles  autour  du  cou,  des  perles  encore 
et  des  fleurs  dans  les  cheveux,  non  pour  leurs  fleurs,  non  pour  leurs  perles, 
non  pour  leurs  parures,  mais  parce  qvi'elles  étaient  assises  auprès  de  leurs 
mères.  Puis  elle  ne  voulut  plus  voir,  car  toutes  ces  joies  insultaient  à  sa 
tristesse.  Ces  cris  contents,  ce  monde  qui  s'agitait,  ce  fracas,  ces  rires,  ces 
étincelles,  les  échos  de  l'orchestre  qui  déjà  chantait  au  lointain,  tout  cela 
lui  pesait.  Elle  cacha  sa  tête  brûlante  entre  ses  mains. 

Dans  la  cuisine,  Jean-Marie  Berrichon  remplissait  auprès  do  la  mâlo 
Françoise,  sa  grand'maman,  le  rôle  de  serpent  tentateur.  Il  n'y  avait  pas 
eu.  Dieu  merci  1  beaucoup  de  vaisello  à  laver.  Aurore  cl  maître  Louis  n'avaient 
fait  usage  que  d'une  seule  assiette  chacun.  En  revanche,  le  repas  avait  été 
planturcHix  à  lu  cuisine.  Françoise  et  liorrichon  en  avaient  eu  pour  quatre 
à  eux  deux. 

—  Quoique  çà,  dit  Jean-Marie,  je  vas  iUler  jusqu'au  bout  de  la  rue  regarder 


182  LE   BOSSU   OU   LK   PETIT   PARISIEN 

voir.  M"*®  Balahaut  dit  que  c'est  les  délices  des  enchantements,  là-bas,  de 
tous  les  palais  des  fées  et  métamorphoses  de  la  Fable.  J'ai  envie  d'y  jeter 
un  coup  d'œil. 

—  Et  ne  sois  pas  longtemps,  fiUot,  grommela  la  grand'mère. 
Elle  était  faible,  malgré  l'ampleur  profonde  de  sa  basse-taille. 
Berrichon  s'envola.  La  Guichard,  la  Balahault,  la  Morin  et  d'autres  lui 

firent  fête  dès  qu'il  eut  touché  le  pavé  malpropre  de  la  rue  du  Chantre. 
Françoise  vint  à  la  porte  de  sa  cuisine  et  regarda  dans  la  chambre  d'Aurore. 

—  Tiens!  fit-elle,  déjà  parti!  La  pauvre  ange  est  encore  toute  seule! 
La  bonne  pensée  lui  vint  d'aller  tenir  compagnie  à  sa  jeune  maîtresse; 

mais  Jean-Marie  rentrait  en  ce  moment. 

—  Grand'mère  1  s'écria-t-il,  des  ifs,  des  banderoles,  des  lanternes,  des 
soldats  à  cheval,  des  femmes  tout  en  diamants,  que  celles  qui  ne  sont  qu'en 
satin  broché  sont  de  la  Saint- Jean  !  Viens  voir  ça,  grand'mère  1 

La  bonne  femme  haussa  les  épaules. 

—  Ça  ne  me  fait  rien,  dit-elle. 

—  Ah  !  grand'mère,  rien  qu'au  bout  de  la  rue,  M""^  Balahault  dit  les  noms 
et  raconte  l'histoire  de  tous  les  seigneurs  et  de  toutes  les  dames  qui  passent. 
C'est  joliment  édifiant!  Viens  voir,  le  temps  de  jeter  un  coup  de  pied  au 
coin  de  la  rue. 

—  Et  qui  gardera  la  maison?  demanda  la  vieille  Françoise  un  peu  ébranlée. 

—  Nous  serons  à  dix  pas.  Nous  veillerons  sur  la  porte.  Viens,  grand'mère, 
viens!... 

Il  la  saisit  à  bras-le-corps  et  l'entraîna. 

La  porte  resta  ouverte. 

Ils  étaient  à  dix  pas.  Mais  la  Balahault,  la  Guichard,  la  Durand,  la  Morin 
et  le  reste  étaient  de  fières  femmes.  Une  fois  qu'elles  eurent  conquis  Fran- 
çoise, elles  ne  la  lâchèrent  point.  Cela  entrait-il  dans  les  plans  mystérieux 
de  maître  Louis?  Nous  nous  permettrons  d'en  douter. 

Le  flot  des  commères,  entraînant  Jean-Marie  Berrichon  vers  la  place  du 
Palais-Royal  toute  éblouissante  de  lumière,  dut  passer  sous  la  fenêtre  d'Au- 
rore, mais  elle  n'eut  garde  de  les  voir.  Sa  rêverie  l'aveuglait. 

—  Pas  une  amie  !  se  disait-elle,  pas  une  compagne  à  qui  demander  conseil  ! 
Elle  entendit  un  léger  bruit  derrière  elle,  dans  la  chambre  à  coucher. 

Elle  se  retourna  vivement.  Puis  elle  poussa  un  cri  de  frayeur  auquel  répondit 
un  joyeux  éclat  de  rire.  Une  femme  était  devant  elle  en  domino  de  satin 
rose,  masquée  et  coiffée  pour  le  bal. 

—  MUe  Aurore?  dit-elle  avec  une  cérémonieuse  révérence. 

—  Est-ce  que  je  rêve?  s'écria  Aurore.  Cette  voix!... 

Le  masque  tomba  et  l'espiègle  visage  de  dona  Cruz  se  montra  parmi  les 
frais  chiffons, 

—  Flor  !  s'écria  Aurore,  est-il  possible  !  est-ce  bien  toi? 

Dona  Cruz,  légère  comme  une  sylphide,  vint  vers  elle  les  bras  ouverts. 
On  échangea  ces  légers  et  rapides  baisers  do  jeunes  filles.  Avez-vous  vu  deux 
colombes  se  becqueter  en  jouant? 

—  Moi  qui  justement  me  plaignait  de  n'avoir  point  de  compagne!  dit 
Aurore.  Flor,  ma  petite  Flor,  que  je  suis  contente  de  te  voir! 

Puis,  saisie  d'un  scrupule  subit,  elle  ajouta  : 

—  Mais  qui  t'a  laissé  entrer?  J'ai  défense  de  recevoir  personne. 


LE   BOSSU   OU    LE   PETIT   PARISIEN  183 

—  Défense,  répéta  dona  Cmz  d'un  air  mulin. 

—  Prière,  si  tu  aimes  mieux,  dil  Auror-?  en  rougissant. 

—  Voici  ce  que  j'appciie  une  prison  bien  gardée,  s'écria  Flor;  la  porte 
grande  ouverte,  et  personne  pour  dire  gare  ! 

A'.irore  en'ra  vivemont  dans  la  salle  liasse.  îl  n'y  avait  personne  eu  effet, 
et  les  doux  battanis  de  la  porte  étaient  ouverts.  Elle  appela  Françoise  cl 
Jean-Marie.  Point  de  réponse.  Nor.s  savons  où  étaient  en  ce  moment  Jean- 
Marie  et  Françoise.  Mais  Aurore  l'ignorait.  Après  la  sortie  singulière  de 
maître  Louis,  qui  l'avait  prévenue  que  la  nuit  serait  remplie  de  bizarres 
aventures,  elle  ne  put  penser  que  ceci  : 

—  C'est  lui  sans  doute  qui  l'a  voulu. 

Elle  ferma  la  porte  au  loquet  seulement,  et  revint  vers  dona  Cruz  occupée, 
à  faire  des  grâces  devant  le  miroir. 

—  Que  je  te  regarde  à  mon  aise!  dit  celle-ci;  mon  Dieu,  que  te  voilà 
grandit  et  embellie  ! 

—  Et  toi,  donc  !  repartit  Aurore. 

Elles  se  contemplèrent  toutes  deux  avec  une  joyeuse  admiration. 

—  Mais  ce  costume?  reprit  Aurore. 

—  Ma  toilette  de  bal,  ma  toute  belle,  repartit  dona  Cruz  avec  un  petit 
air  suffisant;  t'y  connais-tu?  Te  semble-t-elle  jolie? 

—  Charmante!  répondit  Aurore. 

Elle  écarta  le  domino  pour  voir  la  jupe  et  le  corsage. 

—  Charmante  !  répéta-t-elle;  c'est  d'une  richesse.  Je  parie  que  je  devine. 
Tu  joues  la  comédie  ici,  ma  petite  Flor? 

—  Fi  donc  !  s'écria  dona  Cruz,  moi  jouer  la  comédie  !  Je  vais  au  bal,  voilà 
tout. 

—  A  quel  bal? 

—  Il  n'y  a  qu'un  bal  ce  soir, 

—  Au  bal  du  Régent? 

—  Mon  Dieu  !  oui,  au  bal  du  Régent,  ma  toute  belle,  on  m'attend  au  Pa- 
lais-Royal pour  être  présentée  à  Son  Altesse  Royale  par  la  princesse  Pala- 
tine, sa  mère,  toute  simplement,  bonne  petite. 

Aurore  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Cela  t'étonne?  reprit  dona  Cruz  en  repoussant  du  pied  la  queue  de  sa 
robe  de  cour;  pourquoi  cela  t'étonne-t-il?  Mais,  au  fait,  cela  m'étonne  bien 
moi-même.  Des  histoires,  vois-tu,  ma  mignonne,  il  y  a  des  histoires  I  Les 
histoires  pleuvent,  je  lo  conterai  tout  cela, 

—  Mais  comment  as-tu  trouvé  ma  demeure?  demanda  Aurore. 

—  Je  la  savais.  J'avais  permission  de  le  voir;  car,  moi  aussi,  j'ai  un  maître.,. 

—  Moi,  je  n'ai  pas  de  maître,  interrompit  Aurore  avec  un  mouvement 
de  fierté, 

—  Un  esclave,  si  tu  veux,  un  esclave  qui  commande.  Je  devais  venir 
demain  matin;  mais  je  me  suis  dit  :  «  Comme  j'irais  bien  faire  une  visite  à 
ma  petite  Aurore  !  » 

—  Tu  m'aimes  donc  toujours? 

—  A  la  folie  I  Mais  lai.sse-moi  le  conter  ma  première  histoire;  après  celle-ci, 
une  autre.  Je  te  di.s  qu'il  en  pleut.  Il  s'agissait,  iî\ni  (jui  n'ai  pas  encore  mis 
lo  pied  dehors  depuis  mon  arrivée,  il  s'agissait  de  trouver  ma  route  dans  ro 
grand  Paris  inconnu,  drpuis  l'égli-se  Sainl-Magloire  jusqu'ici. 


184  LE   BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

—  L'église  Saint-Magloire  !  interrompit  Aurore,  tu  demeures  de  ce  côté? 

—  Oui,  j'ai  ma  cage  comme  tu  as  la  tienne,  gentil  oiseau.  Seulement,  la 
mienne  est  plus  jolie.  Mon  Lagardère,  à  moi,  fait  mieux  les  choses. 

—  Chut  !  fit  Aurore  en  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche. 

—  Bien  !  bien  !  je  vois  que  nous  habitons  toujours  le  pays  des  mystères 
J'étais  donc  assez  embarrassée,  lorsque  j'entends  gratter  à  ma  porte.  On 
entre  avant  que  j'aie  pu  aller  ouvrir.  C'était  un  petit  homme  tout  noir,  tout 
laid,  tout  contrefait.  Il  me  salue  jusqu'à  terre,  je  lui  rends  son  salut  sans 
rire  et  je  prétends  que  c'est  un  beau  trait.  Il  me  dit  :  «  Si  mademoiselle  veut 
bien  me  suivre,  je  la  conduirai  où  elle  souhaite  aller...  » 

—  Un  bossu?  dit  Aurore,  qui  rêvait. 

—  Oui,  un  bossu.  C'est  toi  qui  l'as  envoyé? 

—  Non,  pas  moi. 

—  Tu  le  connais? 

—  Je  ne  lui  ai  jamais  parlé. 

—  Ma  foi,  je  n'avais  pas  prononcé  une  parole  qui  pût  apprendre  à  âme 
qui  vive  que  je  voulais  avancer  ma  visite  projetée  pour  demain  matin.  Je 
suis  fâchée  que  tu  connaisses  ce  gnome,  j'aurais  aimé  à  le  regarder  jusqu'au 
bout  comme  un  être  surnaturel.  Du  reste,  il  faut  bien  qu'il  soit  un  peu  sorcier 
pour  avoir  trompé  la  surveillance  de  mes  Argus.  Sans  vanité,  vois-tu,  ma 
toute  belle,  je  suis  autrement  gardée  que  toi...  Tu  sais  que  je  suis  brave;  la 
proposition  du  petit  homme  noir  chatouille  ma  manie  d'aventures;  je  l'ac- 
cepte sans  hésiter.  Il  me  fait  un  second  salut  plus  respectueux  que  le  premier, 
ouvre  un  petite  porte,  à  moi  inconnue,  dans  ma  propre  chambre,  conçois-tu 
cela?  Puis  il  me  fait  passer  par  des  couloirs  que  je  ne  soupçonnais  absolu- 
ment pas.  Nous  sortons  sans  être  vus,  un  carrosse  stationnait  dans  la  rue, 
il  me  donne  la  main  pour  y  monter;  dans  le  carrosse,  il  est  d'une  convenance 
parfaite.  Nous  descendons  tous  deux  à  ta  porte,  le  carrosse  repart  au  galop, 
je  monte  les  degrés,  et,  quand  je  me  retourne  pour  le  remercier,  personne  1 

Aurore  écoutait  toute  rêveuse. 

—  C'est  lui,  murmura-t-ellc,  ce  doit  être  lui  1 

—  Que  dis-tu?  fit  dona  Cruz. 

—  Rien...  mais  sous  quel  prétexte  vas-tu  être  présentée  au  régent,  Flor, 
ma  gitana? 

Dona  Cruz  se  pinça  les  lèvres. 

—  Ma  bonne  petite,  répondit-elle  en  s'installant  dans  une  bergère,  il  n'y 
a  pas  ici  plus  de  gitana  que  dans  le  creux  de  la  main;  il  n'y  a  jamais  eu  de 
gitana,  c'est  une  chimère,  une  illusion,  un  mensonge,  un  songe.  Nous  sommes 
la  noble  fille  d'une  princesse,  tout  uniment. 

—  Toi?  fit  Aurore  stupéfaite. 

—  Eh  bien,  qui  donc,  répondit  dona  Cruz,  à  moins  que  ce  ne  soit  toi? 
Vois- tu,  chère  belle,  les  bohémiens  n'en  font  jamais  d'autres.  Ils  s'intro- 
duisent dans  les  palais  par  le  tuyau  des  cheminées,  à  l'heure  où  le  feu  est 
éteint,  ils  s'emparent  de  quelques  objets  de  prix,  et  ne  manquent  jamais 
d'emporter  avec  eux  le  berceau  où  dort  la  jeune  héritière.  Je  suis  l'héritière 
volée  par  les  bohémiens...  la  plus  riche  héritière  de  l'Europe  à  ce  que  je  me 
suis  laissé  dire. 

On  ne  savait  si  elle  raillait  ou  si  elle  parlait  sérieusement.  Peut-être  ne  le 
savait-elle  point  elle-même.  La  volubilité  de  son  débit  mettait  de  belles 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  185 

couleurs  à  ses  joues  un  peu  brunes.  Ses  yeux  plus  noirs  que  le  jais,  pétillaient 
d'intelligence  et  de  hardiesse.  Aurore  écoutait  bouche  béante.  Son  charmant 
visage  peignait  la  naïveté  crédule,  et  le  plaisir  qu'elle  éprouvait  du  bonheur 
de  sa  petite  amie  se  hsait  franchement  dans  ses  beaux  jenx. 

—  Charmant  !  fit-elle.  Et  comment  te  nommes-tu,  Flor? 

Dona  Cruz  disposa  les  larges  pUs  de  sa  robe  et  répondit  noblement  : 

—  Mademoiselle  de  Nevers. 

—  Nevers  !  s'écria  Aurore  !  un  des  plus  grands  noms  de  France  ! 

—  Hélas  !  oui,  ma  bonne.  Il  paraît  cjue  nous  sommes  un  peu  cousins  de 
Sa  Majesté. 

—  Mais  comment?... 

—  Ah  !  comment?  comment?  s'écria  dona  Cruz  quittant  tout  à  coup  ses 
grands  airs  pour  revenir  à  sa  gaieté  folle  qui  lui  allait  bien  mieux,  voilà  ce 
que  je  ne  sais  pas.  On  ne  m'a  pas  encore  fait  l'honneur  de  m'apprendre  ma 
généalogie.  Quand  j'interroge,  on  me  dit  :  «  Chut?...  »  II  paraît  que  j'ai  des 
ennemis.  Toute  grandeur,  ma  petite,  appelle  la  jalousie  Je  ne  sais  rien;  cela 
m'est  égal;  je  me  laisse  faire  avec  une  Iranquilhté  parfaite. 

Aurore,  qui  semblait  réfléchir  depuis  quelques  m.inutes,  l'interrompit  et 
dit  tout  à  coup  : 

—  Flor,  si  j'en  savais  plus  long  que  toi  sur  ta  propre  histoire? 

—  Ma  foi,  ma  petite  Aurore,  cela  ne  m'étonnerait  pas;  rien  ne  m'étonne 
plus;  mais,  si  tu  sais  mon  histoire,  garde-la  pour  toi;  mon  tuteur  doit  me  la 
dire  cette  nuit  en  détail,  mon  tuteur  et  mon  ami,  M.  le  prince  de  Gonzague. 

—  Gonzague!  répéta  Aurore  en  tressaillant. 

—  Qu'as-tu?  fit  dona  Cruz. 

—  Tu  as  dit  Gonzague? 

—  J'ai  dit  Gonzague,  le  prince  de  Gonzague,  celui  qui  défend  mes  droits, 
le  mari  de  la  duchesse  de  Nevers,  ma  mère. 

—  Ah  !  fit  Aurore,  ce  Gonzague  est  le  mari  de  la  duchesse? 

Elle  se  souvenait  de  sa  visite  aux  ruines  de  Caylus.  Le  drame  nocturne  se 
dressait  devant  elle.  Les  personnages  inconnus  hier  avaient  des  noms  au- 
jourd'hui. 

L'enfant  dont  avait  parlé  la  cabaretière  de  Tarridcs,  l'enfant  qui  dormait 
pendant  la  terrible  bataille,  c'était  Flor. 

Mais  l'assassin?... 

—  A  quoi  penses-tu?  demanda  dona  Cruz, 

—  Je  pense  à  ce  nom  de  Gonzague,  répondit  Aurore. 

—  Pourquoi? 

—  Avant  de  le  dire,  je  veux  savoir  si  tu  l'aimes. 

—  Modérément,  répliqua  dona  Cruz;  j'aurais  pu  l'aimer,  mais  il  n'a  pas 
voulu. 

Aurore  garda  le  silence. 

—  Voyons,  parle  !  s'écria  l'ancienne  gitana,  dont  le  pied  frappa  le  plancher 
avec  impatience. 

—  Si  tu  l'aimais...  voulut  dire  Aurore. 

—  Parle,  te  dis- je  I 

—  Puisqu'il  est  ton  tuteur,  le  mari  de  ta  mèro... 

—  Caramba  I  jura  franchement  la  soi-disant  M"®  de  Nevers,  faut-il  donc 
tout  lo  dire?  Je  l'ai  vue,  ma  mère  I  Je  la  respecte  beaucoup,  il  y  a  plus,  je 


186  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

l'aime,  car  elle  a  bien  souffert,  mais,  à  sa  vue,  mon  coeur  n'a  pas  battu,  mes 
bras  ne  sp  sont  pas  ouver's  malgré  moi.  Ah  1  vois-tu,  Av.rorf,  interrompit- 
elle  dans  un  véritable  élan  dp  passion,  il  me  semble  qu'on  doit  se  mourir  do 
joie  quand  on  est  en  face  de  sa  mère. 

—  Cela  me  semble  aussi,  dit  Aurore. 

—  Eh  bien,  je  suis  restée  froide,  trop  froide.  Parle,  s'il  s'agit  de  Gonzague, 
et  ne  crains  rien;  ne  crains  rien  et  parle,  quand  même  il  s'agirait  de  M™«  de 
Nevers. 

—  Il  ne  s'agit  que  de  Gonzague,  repartit  Aurore.  Ce  nom  de  Gonzague 
est,  dans  mes  souvenirs,  mêlé  à  toutes  mes  terreurs  d'enfant,  à  toutes  mes 
angoisses  de  jeune  fille.  La  première  fois  que  mon  ami  Henri  joua  sa  vie 
pour  me  sauver,  j'entendis  prononcer  ce  nom  de  Gonzague;  je  l'entendis  en- 
core cette  fois  où  nous  fiâmes  attaqués  dans  une  ferme  des  environs  de  Pam- 
pelune.  Cette  nuit  où  tu  te  servis  de  ton  charme  pour  endormir  mes  gardiens 
dans  la  tente  du  chef  des  gitanes,  ce  nom  de  Gonzague  vint  pour  la  troisième 
fois  frapper  mes  oreilles.  A  Madrid,  encore  Gonzague;  au  château  de  Caylus, 
Gonzague  encore! 

Dona  Cruz  réfléchissait  à  son  tour. 

—  Don  Luiz,  ton  beau  Cincelador,  t'a-t-il  dit  parfois  que  tu  étais  la  fille 
d'une  grande  dame?  demanda-t-elle  brusquement. 

—  Jamais,  répondit  Aurore,  et  pourtant  je  le  crois. 

—  Ma  foi,  s'écria  l'ancienne  gitana,  je  n'aime  pas  à  méditer  longtemps 
moi,  ma  petite  Aurore.  J'ai  beaucoup  d'idées  dans  la  tête,  mais  elles  sont 
confuses  et  ne  veulent  point  sortir.  Quant  à  deveoir  une  grande  demoiselle 
cela  t'irait  mieux  qu'à  moi,  c'est  mon  avis;  mais  mon  avis  est  aussi  qu'il  ne 
faut  point  se  rom.pre  la  cervelle  à  devi.ier  des  énigmes.  Je  suis  chrétienne, 
et  cependant  j'ai  gardé  ce  bon  côté  de  la  foi  de  mes  pères,  de  mes  pères  nour- 
riciers :  prendre  le  temps  comme  il  vient,  les  événements  comme  ils  arrivent, 
et  se  consoler  de  tout  en  disant  :  «  C'est  le  sort  !  »  Par  exemple,  une  chose  que 
je  ne  puis  admettre,  c'est  que  M.  de  Gonzague  soit  un  coureur  de  grandes 
routes  et  un  assassin;  il  est  trop  bien  élevé  pour  cela.  Je  te  dirai  qu'il  y  a 
beaucoup  de  Gonzague  en  Italie,  beaucoup  de  vrais,  beaucoup  de  faux;  le 
tien  est  sans  doute  un  faux  Gonzague.  Je  te  dirai  en  outre  que,  si  M.  le  prince 
de  Gonzague  était  ton  persécuteur,  maître  Louis  ne  t'aurait  pas  amenée 
justement  à  Paris,  où  M.  le  prince  de  Gonzague  fait  notoirement  sa  rési- 
dence. 

—  Aussi,  dit  Aurore,  de  quelles  précautions  nous  entoure-t-il  ?  Défense 
de  sortir,  de  se  montrer  même  à  la  croisée... 

—  Bah  1  fit  dona  Cruz,  il  est  jaloux? 

—  Oh  !  Flor  1  murmura  Aurore  avec  reproche. 

Dona  Cruz  exécuta  une  pirouette;  puis  elle  appela  autour  de  ses  lèvres 
le  plus  mutin  de  ses  sourires. 

—  Je  ne  serai  princesse  que  dans  deux  heures  d'ici  fit-elle,  je  puis  encore 
parler  la  bouche  ouverte.  Oui,  ton  beau  ténébreux,  ton  maître  Louis,  ton 
Lagardère,  ton  chevalier  errant,  ton  roi,  ton  Dieu,  est  jaloux.  Eh  I  palsam- 
bleu  !  comme  on  dit  à  la  cour,  n'en  vaux-tu  pas  bien  la  peine? 

—  Flor,  Flor  I  répéta  Aurore. 

—  Jaloux,  jaloux,  jaloux,  ma  toute  belle  !  Et  ce  n'est  pas  M.  de  Gonzague 
qui  vous  a  chassé  de  Madrid.  Ne  sais-je  pas,  moi  qui  suis  un  peu  sorcière, 


LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN  187 

mademoiselle,  qxie  les  amoureux  mesuraient  déjà  la  hauteur  de  vos  jalousies? 
Aurore  devint  rouge  comme  une  cerise.  Toute  sorcière  qu'elle  était,  dona 
Cruz  ne  se  doutait  guère  combien  son  trait  avait  touché  juste.  Elle  regardait 
Aurore,  qui  n'osait  plus  relever  les  yeux. 

—  Tenez,  fit-elle  en  la  baisant  au  front,  la  voilà  rouge  d'orgueil  et  déplaisir  ! 
Elle  est  Contente  qu'on  soit  jaloux  d'elle.  Est-il  toujours  beau  comme  un 
astre?  et  fier?  et  plus  doux  qu'un  enfant?  Voyons,  dis-moi  cela;  voici  mon 
oreille,  avoue-le  tout  bas  :  tu  l'aimes  1 

—  Pourqoi  tout  bas?  fit  Aurore  en  se  redressant. 
— •  Tout  haut  si  tu  veux. 

—  Tout  haut,  en  effet  :  je  l'aime  ! 

—  A  la  bonne  heure  !  voilà  qui  est  parlé  !  Je  t'embrasse  pour  ta  franchise. 
Et,  reprit-elle  en  fixant  sur  sa  compagne  le  regard  perçant  de  sesgrands  yeux 
noirs,  tu  es  heureuse? 

—  Assurément. 

—  Bien  heureuse? 

—  Puisqu'il  est  là. 

—  Parfait  !  s'écria  la  gitana. 

Puis  elle  ajouta,  en  jetant  tout  autour  d'elle  un  regard  passablement  dé- 
daigneux : 

—  Pobre  dicha,  dicha  dulcel 

C'est  le  proverbe  espagnol  d'où  nos  vaudevillistes  ont  tiré  le  fameux 
axiome.  «  Une  chaumière  et  son  cœur.  »  Quand  dona  Cruz  eut  tout  regardé, 
elle  dit  : 

—  L'amour  n'est  pas  de  trop  ici.  La  maison  est  laide,  la  rue  est  noire,  les 
meubles  sont  affreux.  Je  sais  bien,  bonne  petite,  que  tu  vas  me  faire  la  réponse 
obligée  :  «  Un  palais  sans  lui...  » 

— •  Je  vais  te  faire  une  autre  réponse,  interrompit  Aurore  :  Si  je  voulais 
un  palais,  je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire. 

—  Ah  bah  1 

—  C'est  ainsi. 

—  Est-il  donc  devenu  si  riche? 

—  Je  n'ai  jamais  rien  souhaité  qu'il  ne  me  l'ait  donné  aussitôt. 

—  Au  fait,  murmura  dona  Cruz,  qui  ne  riait  plus,  cet  homme-là  ne  res- 
semble pas  aux  autres  hommes.  Il  y  a  en  lui  quelque  chose  d'étrange  et  de 
supérieur.  Je  n'ai  jamais  baissé  les  yeux  que  devant  lui...  Tu  ne  sais  pas,  on 
a  beau  dire,  il  y  a  des  magiciens.  Je  crois  que  ton  Lagardèrc  en  est  un. 

Elle  était  toute  sérieuse. 

—  Quelle  folie  I  s'écria  Aurore. 

—  J'en  ai  vu  1  prononça  gravement  la  giiana.  Je  veux  en  avoir  le  cœur 
net.  Voyons,  so\ihaitc  quelque  chose  en  pensant  à  lui. 

Aurore  se  mit  à  rire.  Dona  Cruz  s'assit  auprès  d'elle. 

—  Pour  me  faire  plaisir,  ma  petite  Aurore,  dit-elle  avec  caresse;  ce  n'est 
pas  bien  ditricile,  voyons! 

—  Est-ce  que  lu  parles  sérieusemoni?  fil  Aurore  étonnée. 
Dona  Cruz  mit  sa  bouche  contre  son  t)roiile  et  murmura  : 

—  J'aimais  quelqu'un,  j'étais  folle,  lin  jour,  il  a  posé  sa  nuiin  sur  mon 
front  en  me  disant  :  «  Flor,  celui-là  ne  peut  pas  l'aimer.  »  J'ai  été  guérie.  Tu 
vois  bien  qu'il  est  sorcier. 


188  LE    BOSSU    OU   LE    PETIT   PARISIEN 

—  Et  celui  que  lu  aimais,  demanda  Aurore  toute  pâle,  qui  était-ce? 
La  tête  de  dona  Gruz  se  pencha  sur  son  épaule.  Elle  ne  répondit  point. 

—  C'était  lui  !  s'écria  Aurore  avec  une  indicible  terreur;  je  suis  sûre  que 
c'était  lui  1 


IX.    —    LES    TROIS    SOUHAITS 


Dona  Cruz  avait  les  yeux  mouillés.  Un  tremblement  fiévreux  agitait  les 
membres  d'Aurore.  Elles  étaient  Celles  toutes  deux  et  à  la  fois  jolies.  Le  rap- 
port de  leurs  natures  se  déplaçait  en  ce  moment  :  la  mélancolie  douce  était 
pour  dona  Cruz,  d'ordinaire  si  pétulante  et  si  hardie;  un  éclair  de  jalouse 
passion  jaillissait  des  yeux  d'Aurore. 

—  Toi,  ma  rivale,  rnurmura-t-elle. 

Dona  Cruz  l'attira  vers  elle  malgré  sa  résistance  et  l'embrassa. 

—  Il  t'aime,  dit-elle  à  voix  basse;  il  t'aime  et  n'aimera  jamais  que  toi  I 

—  Mais  toi  1 

—  Moi,  je  suis  guérie.  Je  puis  regarder  en  souriant,  sans  haine;  avec  bon- 
heur, votre  mutuelle  tendresse;  tu  vois  bien  que  ton  Lagardère  est  sorcier  1 

—  Ne  me  tropipes-tu  point?  fit  Aurore. 
Dona  Cruz  mit  la  main  sur  son  cœur. 

—  S'il  ne  fallait  que  mon  sang  pour  cela,  dit-elle  le  front  haut  et  les  yeux 
ouverts,  vous  seriez  heureux  ! 

Aurore  lui  jeta  les  deux  bras  autour  du  cou. 

—  Mais  je  veux  mon  épreuve  !  s'écria  dona  Cruz,  ne  me  refuse  pas,  ma 
petite  Aurore.  Souhaite  quelque  chose,  je  t'en  prie! 

—  Je  n'ai  rien  à  souhaiter. 

—  Quoi  !  pas  un  désir? 

—  Pas  un  ! 

Dona  Cruz  la  fit  se  lever  de  force  et  l'entraîna  vers  la  fenêtre.  Le  Palais 
Royal  resplendissait.  Sous  le  péristyle,  on  voyait  couler  comme  un  flot  de 
femmes  brillantes  et  parées. 

—  Tu  n'as  pas  même  envie  d'aller  au  bal  du  régent?  dit  brusquement  dona 
Cruz. 

—  Moi  !  balbutia  Aurore,  dont  le  sein  battit  sous  sa  robe. 

—  Ne  mens  pas  1 

—  Pourquoi  mentirais-je? 

—  Bon  !  qui  ne  dit  mot  consent.  Tu  souhaites  d'aller  au  bal  du  régent. 
Elle  frappa  dans  ses  mains  en  comptant  : 

—  Unel 

—  Mais,  objecta  Aurore,  qui  se  prêtait  en  riant  aux  extravagances  de  sa 
compagne,  je  n'ai  rien,  ni  bijoux,  ni  robes,  ni  parures... 

—  Deux,  !  fit  dona  Cruz,  qui  frappa  dans  ses  mains  pour  la  seconde  fois; 
tu  souhaites  des  bijoux,  des  robes,  des  parures?  Et  fait  bien  attention  de 
penser  à  lui;  sans  cela,  rien  de  fait  ! 

A  mesure  que  l'opération  marchait,  la  gitana  devenait  plus  sérieuse.  Ses 


LE   BOSSU    OU    LE    PETIT    PARISIEN  189 

beaux  grands  yeux  noirs  n'avaient  plus  leur  regard  assuré.  Elle  croyait  aux 
diableries,  cette  ravissante  enfant;  elle  avait  peur,  mais  elle  avait  désir; 
et  sa  curiosité  l'emportait  sur  ses  frayeurs. 

—  Fais  ton  troisième  souhait,  dit-elle  en  baissant  la  voix  malgré  elle, 

—  Mais  je  ne  veux  pas  du  tout  aller  au  bal  !  s'écria  Aurore;  cessonsce  jeu  I 

—  Comment  !  insinua  dona  Cruz;  si  tu  étais  sûre  de  l'y  rencontrer? 

—  Henri? 

—  Oui,  ton  Henri,  tendre,  galant,  et  qui  te  trouverait  plus  belle  sous  tes 
brillants  atours. 

—  Comme  cela,  fit  Aurore  en  baissant  les  yeux,  je  crois  que  j'irais  bien. 

—  Trois,  !  s'écria  la  gitana,  qtii  frappa  bruyamment  ses  mains  l'une  contre 
l'autre. 

Elle  faillit  tomber  à  la  renverse.  La  porte  de  la  salle  basse  s'ouvrit  avec 
fracas,  et  Berrichon,  se  précipitant  essoufflé,  s'écria  sur  le  seuil. 

—  Voilà  toutes  les  fanferliiches  et  les  faridondaines  qu'on  apporte  pour 
notre  demoiselle,  qu'il  y  a  dans  plus  de  vingt  cartons;  des  robes,  des  dentelles 
des  fleurs.  Entrez,  vous  autres,  entrez  :  c'est  ici  le  logis  de  M.  le  chevalier 
de  Lagardère  ! 

—  Malheureux  !  s'écria  Aurore  effrayée, 

—  N'ayez  pas  peur  :  on  sait  ce  qu'on  fait,  répliqua  Jean-Marie  d'un  air 
suffisant,  n'y  a  plus  à  se  cacher,  A  bas  le  mystère  1  Nous  jetons  le  masque, 
saperlotte  1 

Mais  comment  dire  la  surprise  de  dona  Cruz?  Elle  avait  évoqué  le  diable 
et  le  diable  docile  répondait  à  son  appel;  et,  certes,  il  ne  s'était  point  fait 
attendre.  Elle  était  soepiique  un  peu,  cette  belle  fille.  Tous  les  sceptiques 
sont  superstitieux, 

Dona  Cruz,  souvenez-vous-en,  avait  passé  son  enfance  sous  la  tente  des 
bohémiens  errants.,  C'est  là  le  pays  des  merveilles.  Elle  restait  bouche  béante 
et  les  yeux  tout  ronds  ouverls. 

Par  la  porte  de  la  salle  basse,  cinq  ou  six  jeunes  filles  entrèrent,  suivies 
d'autant  d'hommes  qui  portaient  des  paquets  et  des  cartons.  Dona  Cruz  se 
demandait  si,  dans  ces  carions  et  dans  ces  paquets,  il  y  avait  de  vrais  atours 
ou  des  feuilles  sèches.  Aurore  ne  put  s'empêcher  de  sourire  en  voyant  la  mine 
bouleversée  de  sa  compagne. 

—  Eh  bien?  fit-elle. 

—  Il  est  sorcier,  balbutia  la  gitana;  je  m'en  doutais! 

—  Entrez,  messieurs;  entrez  mesdemoiselles,  criait  cependant  Berrichon; 
entrez  tout  le  monde.  C'est  ici  maintenant  la  maison  du  bon  Dieu.  Je  vais 
aller  chercher  M"^  Balahault,  qui  a  si  grande  envie  de  voir  comment  c'est 
fait  chez  nous.  Je  n'ai  janrais  rien  bu  de  si  bon  que  sa  crème  d'angélique. 
Entrez,  mesdemoiselles;  entrez,  messieurs  1 

Ces  messieurs  et  cos  demoiselles  ne  demandaient  pas  mieux.  Fleuristes, 
brodeuses  et  cnulurières  déposèrent  leurs  carions  sur  la  grande  table  qui 
était  au  milieu  de  la  salle  basse. 

Derrière  les  fournisseurs  dos  deux  sexes  venait  un  page  qui  ne  perlait  point 
de  couleurs.  Il  marcha  droit  à  Aurore,  qu'il  salua  profondément  avant  de  lui 
romotire  un  pli  galamment  lacé  do  soie.  Il  s'inclina  df  nouveau  et  sortit, 

—  Attendez  donc  au  moins  la  répon.sc,  vousl  fit  Berrichon  en  courant 
après  lui. 


190  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

Mais  le  page  était  au  détour  de  la  rue  déjà.  Berrichon  le  vit  s'aboucher  avec 
un  gentilhomme  couvert  d'un  manteau  d'aventures.  Berrichon  ne  connais- 
sait point  ce  gentilhomme.  Le  gentilhomme  demanda  au  page  : 

—  Est-ce  fait? 

Et,  sur  sa  réponse  aflirmative,  il  ajouta  : 

—  Où  as-tu  laissé  nos  hommes? 

—  Ici  près,  rue  Pierre-Lescot. 

—  La  litière  y  est? 

—  Il  a  deux  litières. 

—  Pourquoi  cela?  demanda  le  gentilhomme  étonné. 

Le  pan  de  son  manteau,  qui  cachait  le  bas  de  son  visage,  se  dérangea. 
Nous  eussions  reconnu  le  menton  pâle  et  pointu  de  ce  bon  M.  de  Peyrolles. 
Le  page  répondit  : 

—  Je  ne  sais,  mais  il  y  a  deux  litières. 

—  Un  malentendu,  sans  doute,  pensa  Peyrolles. 

Il  eut  envie  d'aller  jeter  un  coup  d'œil  à  la  porte  de  la  maison  de  Lagardère 
mais  la  réflexion  l'arrêta. 

—  On  aurait  qu'à  me  voir,  murmura-t-il,  tout  serait  perdu...  Tu  vas  re- 
tourner à  l'hôtel,  dit-il  au  page,  à  toutes  jambes;  tu  m'entends  bien? 

—  A  toutes  jambes. 

—  A  l'hôtel,  tu  trouveras  ces  deux  braves  qui  ont  encombré  l'office  toute 
la  journée. 

—  Maître  Cocardasse  et  son  ami  Passepoil? 

—  Précisément.  Tu  leur  diras  :  «  Votre  besogne  est  toute  taillée,  vous 
n'avez  plus  qu'à  vous  présenter...  »  A-t-on  prononcé  tout  à  l'heure  le  nom 
du  gentilhomme  à  qui  appartient  la  maison. 

—  Oui,  M.  de  Lagardère. 

—  Tu  te  garderas  bien  de  répéter  ce  nom.  S'ils  t'interrogent,  tu  leur  diras 
que  la  maison  ne  contient  que  des  femmes. 

—  Et  je  les  ramènerai? 

—  Jusqu'à  ce  coin,  d'où  tu  leur  montreras  la  porte. 

Le  page  partit  au  galop.  M.  de  Peyrolles,  rejetant  son  manteau  sur  son 
visage,  se  perdit  dans  la  foule. 

A  l'intérieur  de  la  maison.  Aurore  venait  d'arracher  l'enveloppe  de  la 
missive  apportée  par  le  page. 

—  C'est  son  écriture  1  s'écria-t-elle. 

—  Et  voici  une  carte  d'invitation  semblable  à  la  mienne,  ajouta  dona  Cruz, 
qui  n'était  pas  au  bout  de  ses  surprises  :  notre  lutin  n'a  rien  oublié. 

Elle  retourna  la  carte  entre  ses  doigts.  La  carte,  chargée  de  fines  et  gen- 
tilles vignettes,  représentant  des  amours  ventrus,  des  raisins  et  des  guirlan- 
des de  roses,  n'avait  absolument  rien  de  diabolique.  Pendant  cela,  Aurore 
lisait.  La  missive  était  ainsi  conçue  : 

«  Chère  enfant,  ces  parures  viennent  de  moi;  j'ai  voulu  vous  faire  une 
surprise.  Faites- vous  belle;  une  litière  et  deux  laquais  viendront  de  ma  part 
vous  conduire  au  bal,  où  je  vous  attendrai. 

«  Henri  de  Lagardère.  » 

Aurore  passa  la  lettre  à  dona  Cruz,  qui  se  frotta  les  yeux  avant  de  lire, 
car  elle  avait  des  éblouissements. 


LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN  191 

—  Et  crois-tu  à  cela?  demanda-t-elle  quand  elle  eut  achevé, 

—  J'y  crois,  répondit  Aurore;  j'ai  mes  raisons  pour  y  croire. 

Elle  souriait  d'un  air  sûr  d'elle-même  Henri  ne  lui  avait-il  pas  dit  de  ne  s'é- 
tonner de  rien?  Dona  Cruz,  elle,  n'était  pas  éloignée  de  regarder  la  sécurité 
d'Aurore  en  de  si  étranges  conjonctures  comme  un  nouveau  tour  de  l'esprit 
malin. 

Cependant  les  caisses,  cartons  et  paquets  étalaient  maintenant  leur  éblouis- 
sant contenu  sur  la  grande  table.  Dona  Cruz  put  bien  voir  que  ce  n'étaient 
point  là  des  feuilles  sèches  :  il  y  avait  une  toilette  complète  de  cour,  plus 
un  pardessus  ou  domino  de  salin  rose  tout  pareil  à  celui  de  M^'^  de  Nevers, 
La  robe  était  d'armure  blanche,  brodée  d'argent  :  des  roses  semées  avec  une 
perle  fine  au  centre  de  chacune  d'elles;  les  basques,  la  pointe,  les  manches, 
le  tout  brodé  de  plumes  d'oiseaux-mouches. 

C'était  la  mode  suprême.  jM'"^  la  marquise  d'Aubignac,  fille  du  financier 
Soûlas,  avait  fait  sa  fortune  et  sa  réputation  à  la  cour  par  une  robe  semblable 
que  M.  Law  lui  avait  donnée. 

Mais  la  robe  n'était  rien.  Les  dentelles  et  les  broderies  pouvaient  passer 
véritablement  pour  magnifiques.  L'écrin  valait  une  charge  de  brigadier  des 
armées. 

—  C'est  un  sorcier,  répétait  dona  Cruz  en  faisant  l'inventaire  de  tout  cela, 
c'est  manifestement  un  sorcier  1  On  a  beau  être  le  Cincelador,  à  tailler  des 
gardes  d'épécs,  on  ne  gagne  pas  de  quoi  faire  de  pareils  cadeaux. 

L'idée  lui  revint  que  toutes  ces  belles  choses,  à  une  heure  donnée,  se  chan- 
geraient en  sciure  de  bois  en  ou  rubans  de  menuisier. 

Berrichon  admirait  et  ne  se  faisait  pas  faute  d'exprimer  son  admiration. 
La  vieille  Françoise,  qui  venait  de  rentrer,  hochait  sa  tête  grise  d'un  air  qui 
voulait  dire  bien  des  choses. 

Mais  il  y  avait  à  cette  scène  un  spectateur  dont  nul  ne  soupçonnait  la 
présence,  et  qui,  certes,  ne  se  montrait  pas  le  moins  curieux.  Il  était  caché 
derrière  la  porte  de  l'appartement  du  haut,  dont  il  entrebâillait  l'unique 
battant  avec  précaution.  De  ce  poste  élevé,  il  regardait  la  corbeille  étalée  sur 
la  table,  par-dessus  les  têtes  des  assistants. 

Ce  n'était  point  le  beau  maître  Louis  avec  sa  tête  noble  et  mélancolique. 
C'était  un  petit  homme  tout  de  noir  habillé,  celui  qui  avait  amené  dona  Cruz, 
celui  qui  avait  commis  ce  faux  en  contrefaisant  l'écriture  de  Lagardère,  celui 
qui  avait  loué  la  niche  de  Médor  :  c'était  le  bossu  Ésope  II,  dit  Jonas,  vain- 
queur de  la  Baleine. 

Il  riait  dans  sa  barbe  et  se  frottait  les  mains. 

—  Tôteblcu  1  disait-il  à  part  lui,  M.  le  prince  de  Gonzague  fait  bien  les 
choses,  et  ce  coquin  de  Peyrollcs  est  décidément  un  homme  de  goût. 

Il  élait  là,  ce  bossu,  depuis  l'entrée  de  dona  Cruz.  Sans  doute,  il  attendait 
M.  de  Lagardère, 

Aurore  élait  fille  d'Eve.  A  la  vue  de  tous  ces  splondides  chiffons,  son  cœur 
avait  battu.  Cela  venait  de  son  ami  :  double  joiol  Aurore  ne  fit  même  pas 
cette  réfiexion  (|ui  était  venue  à  dona  Cruz;  elle  n'essaya  point  de  supputer 
ce  que  ces  royaux  atours  devaient  coûter  à  son  ami.  Elle  se  donnait  tout  en- 
tière au  plaisir.  Elle  était  ln-iireuse,  et  cette  émoti<m  qui  prend  les  jeunes 
filles  au  moment  de  paraître  dans  le  monde  lui  était  douce.  N'allail-cllo  pas 
avoir  là-bas  son  ami  pour  protecteur  I  Une  chose  l'embarrassait  :  elle  n'avait 


192  LE   BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

pas  de  chambrière,  et  la  bonne  Françoise  était  meilleure  pour  la  cuisine  que 
pour  la  toilette. 

Deux  jeunes  des  filles  s'avancèrent  comme  si  elles  eussent  deviné  son  désir. 

—  Nous  sommes  aux  ordres  de  mademoiselle,  dirent-elles. 

Sur  un  signe  qu'elles  firent,  porteurs  et  porteuses  s'éloignèrent  après  de 
respectueux  saluts.  Dona  Cruz  pinça  le  bras  d'Aurore. 

—  Est-ce  que  tu  vas  te  mettre  entre  les  mains  de  ces  créatures?  demandâ- 
t-elle. 

—  Pourquoi  non? 

—  Est-ce  que  tu  vas  revêtir  cette  robe? 

—  Mais  sans  doute. 

—  Tu  es  brave  !  tu  es  bien  brave  !  murmura  la  gitana.  Au  fait,  se  reprit- 
elle,  ce  diable  est  d'une  exquise  galanterie.  Tu  as  raison,  fais-toi  belle,  cela 
ne  peut  jamais  nuire. 

Aurore,  dona  Cruz  et  les  deux  caméristes  qui  faisaient  partie  de  la  corbeille 
entrèrent  dans  la  chambre  à  coucher.  Dame  Françoise  resta  seule  dans  la  salle 
basse  avec  Jean-Marie  Berrichon,  son  petit-fils. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  effrontée?  demanda  la  bonne  femme. 

—  Qu'elle  effrontée,  grand'maman. 

—  Celle  qui  a  le  domino  rose. 

—  La  petite  brune?  Elle  a  des  yeux  qui  sont  tout  de  même  pas  mal  re- 
luisants, grand'maman. 

—  L'as-tu  vue  entrer? 

—  Non,  elle  était  là  avant  moi. 

Dame  Françoise  tira  son  tricot  de  sa  poche  et  se  mit  à  réfléchir. 
— ■  Je  vais  te  dire,  reprit-elle  de  sa  voix  la  plus  grave  et  la  plus  solennelle 
je  ne  comprends  rien  de  rien  à  tout  ce  qui  se  passe. 

—  Voulez- vous  que  je  vous  explique  ça,  grand'maman? 

—  Non,  mais  si  tu  veux  me  faire  un  plaisir... 

—  Ah  !  grand'maman,  vous  plaisantez;  si  je  veux  vous  faire  un  plaisir... 

—  C'est  de  te  taire  quand  je  parle,  interrompit  la  bonne  femme.  On  ne 
m'ôterait  pas  l'idée  qu'il  y  a  du  micmac  là-dessaus. 

—  Mais  du  tout,  grand-maman  ! 

—  Nous  avons  eu  tort  de  sortir.  Le  monde  est  méchant.  Qui  sait  si  cette 
Balahault  ne  nous  a  pas  induits... 

—  Ah  I  grand'maman,  une  si  brave  femme,  qu'a  de  si  bonne  angélique. 

—  Enfin,  j'aime  y  voir  clair,  moi,  petiot,  et  toute  cette  histoire-là  ne  me 
va  pas. 

—  C'est  pourtant  simple  comme  bonjour,  grand'maman.  Notre  demoi- 
selle avait  regardé  toute  la  journée  les  voiturées  de  fleurs  et  de  feuiflages  qui 
arrivaient  au  Palais-Royal.  Et,  dame  !  efle  poussait  de  fiers  soupirs  en  regar- 
dant ça,  la  pauvre  mignonnette.  Donc,  elle  a  retourné  maître  Louis  dans 
tous  les  sens  pour  qu'il  lui  achète  une  invitation.  Ça  se  vend,  les  invitations, 
grand'maman.  M*"^  Balahault  en  avait  eu  une  par  le  valet  de  garde-robe 
dont  efle  est  parente  par  sa  domestique  (la  domestique  du  valet  de  garde- 
robe),  qui  se  fournit  de  tabac  chez  M^^  Balahault  la  jeune,  de  la  rue  des 
Bons-Enfants.  La  domestique  avait  eu  la  carte  poiir  l'avoir  trouvée  sur  le 
bureau  de  son  maître.  11  y  a  eu  trente  louis  à  partager  entre  les  deux  Bala- 
hault et  la  domestique.  C'est  pas  voler,  ça,  pas  vrai,  grand'maman? 


LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  193 

Dame  Françoise  était  la  plus  honnête  cuisinière  de  l'Europe,  mais  elle 
était    cuisinière. 

—  Pardié  !  non,  pelio!,  répondit-elle,  c'est  pas  voler,  un  méchant  chiffon 
de  papier! 

—  Y  a  donc,  reprit  Berrichon  que  maître  Louis  s'est  laissé  embobiner,  et 
qu'il  est  sorti  pour  aller  acheter  une  carte.  En  route,  il  a  marchandé  des  affu- 
tiaux  pour  dames,  et  il  a  envoyé  tout  ça,  tout  chaud. 

—  Mais  il  y  en  a  pour  une  somme  énorme  !  fit  la  vieille  femme  en  s' arrêtant 
de  tricoter. 

Berrichon  haussa  les  épaules. 

—  Ah!  que  vous  êtes  donc  jeune,  allez,  grand'maman!  se  récria-t-il;  du 
vieux  satin  brodé  en  faux  et  de  petits  morceaux  de  verre  ! 

On  frappa  doucement  à  la  porte  de  la  rue. 

—  Qui  nous  vient  encore  là?  demanda  Françoise  avec  mauvaise  humeur; 
mets  la  barre. 

—  Pourquoi  mettre  la  barre?  Nous  ne  jouons  plus  à  cache-cache,  grand' 
maman. 

On  frappa  un  peu  plus  fort. 

—  Si  c'étaient  pourtant  des  voleurs?  pensa  tout  haut  Berrichon,  qui  n'é- 
tait pas  brave. 

—  Des  voleurs  1  fit  la  bonne  femme,  quand  la  rue  est  éclairée  comme  en 
plein  midi  et  pleine  de  monde?  Va  ouvrir. 

—  Réflexion  faite,  grand'maman,  j'aime  mieux  mettre  la  barre. 

Mais  il  n'était  plus  temps;  on  était  las  de  frapper.  La  porte  s'ouvrit  dis- 
crètement et  une  mâle  figure,  ornée  de  moustaches  énormes,  se  montra  sur 
le  seuil.  Le  propriétaire  de  ces  moustaches  jeta  un  rapide  coup  d'œil  tout 
autour  de  la  chambre. 

—  As  pas  pur  !  fit  il,  ce  doit  être  ici  le  nid  de  la  colombe,  sandéiou  1 
Puis,  se  tournant  vers  le  dehors,  il  ajouta  : 

—  Donne-toi  la  peine  d'entrer,  mon  bon;  il  n'y  a  qu'une  respectable  duè- 
gne et  sa  bagasse  de  petit  poulet.  Nous  allons  prendre  langue. 

En  même  temps,  il  s'avança,  le  nez  au  vent,  le  poing  sur  la  hanche,  faisant 
osciller  avec  majesté  les  plis  de  son  manteau.  Il  avait  un  paquet  sous  le  bras. 

Celui  qu'il  avait  appelé  «  mon  bon  »  parut  à  son  tour.  C'était  aussi  un 
homme  de  guerre,  mais  moins  terrible  à  voir.  Il  était  beaucoup  plus  petit, 
très  maigre,  et  sa  moustache  indigente  faisait  de  vains  efforts  pour  figurer 
ce  redoutable  croc  qui  va  si  bien  au  visage  dos  héros.  Il  avait  également  un 
paquet  sous  le  bras.  Il  jeta,  comme  son  chef  de  file,  un  regard  autour  de  la 
chambre,  mais  ce  regard  fut  beaucoup  plus  long  et  plus  attentif. 

C'est  Jean-Marie  Berrichon  qui  se  repentait  amèrement  do  n'avoir  point 
posé  la  barre  en  temps  utile!  Il  rendait  cette  justice  aux  nouveaux  venus 
de  s'avouer  à  lui-même  qu'il  n'avait  jamais  vu  deux  coquins  d'aussi  mau- 
vaise mine.  Celte  opinion  prouvait  que  Berrichon  n'avait  point  fréquenté 
le  beau  monde,  car,  certes,  Cocardasse  junior  et  frère  Amable  Pa.ssepoil 
étaient  deux  magnifiques  grcdins.  Il  s-.'  glissa  prudemment  derrière  sa  grand'- 
mère,  qui,  plus  vaillante,  demanda  de  sa  grosse  vuix? 

—  Que  venez- vous  chercher  ici,  vous  autres? 

Cocardasse  toucha  son  feutre  avec  celle  courluisie  noble  des  gens  qui  ont 
usé  beaucoup  de  sandales  dans  la  p^iussière  des  salles  d'armes.  Puis  il  cligna 

13 


194  LE  BOSSU   OU   LE   PETIT   PARISIEN 

de  l'œil  en  regardant  frère  Passepoil,  Frère  Passepoil  répondit  par  un  clin 
d'oeil  pareil.  Cela  voulait  dire  sans  doute  bien  des  choses.  Berrichon  trem- 
blait de  tous  ses  membres. 

—  Eh  donc  !  respectable  dame,  dit  enfir\  Gocardasse  junior,  vous  avez  un 
timbre  qui  me  va  droit  au  cœur.  Et  toi,  Passepoil? 

Passepoil,  nous  le  savons  bien,  était  de  ces  âmes  tendres  que  la  vue  d'une 
femme  impressionne  toujours  fortement.  L'âge  n'y  faisait  rien.  Il  ne  détes- 
tait même  pas  que  la  personne  du  sexe  eût  des  moustaches  plus  fournies  que 
les  siennes,  Passepoil  approuva  d'un  sourire  et  mit  son  regard  en  coulisse. 
Mais  admirez  cette  riche  nature  1  sa  passion  pour  la  belle  moitié  du  genre  hu- 
main n'endormait  point  sa  vigilance  :  il  avait  déjà  fait  dans  sa  tête  la  carte 
de  céans. 

La  colombe,  comme  l'appelait  Gocardasse,  devait  être  dans  cette  chambre 
fermée,  sous  la  porte  de  laquelle  un  rayon  de  vive  lumière  s'échappait.  De  l'au- 
tre côté  de  la  salle  basse,  il  y  avait  une  porte  ouverte,  et  à  cette  porte  une  clé. 

Passepoil  toucha  le  coude  de  Gocardasse  et  dit  tout  bas  : 

—  La  clé  est  en  dehors  ! 
Gocardasse  approuva  du  bonnet. 

— •  Vénérable  danip,  reprit-il,  nous  venons  pour  une  affaire  d'importance. 
N'est-ce  point  ici  que  demeure...? 

—  Non,  répondit  Berrichon  derrière  sa  grand'mère,  ce  n'est  pas  ici. 
Passepoil  sourit.  Gocardasse  frisa  sa  moustache. 

—  Gapédédiou  !  fit-il,  voilà  un  adolescent  de  bien  belle  espérance. 

—  L'air  candide,  ajouta  Passepoil. 

—  Et  de  l'esprit  comme  quatre,  tron  de  l'air  !  Mais  comment  peut-il  savoir 
que  la  personne  en  question  n'est  pas  ici,  puisque  je  ne  l'ai  point  nommée? 

—  Nous  demeurons  seuls  tous  deux,  répliqua  sèchement  Françoise. 

—  Passepoil?  dit  le  Gascon. 

—  Gocardasse?  répondit  le  Normand. 

—  Té  I  aurais-tu  cru  que  la  vénérable  dame  elle  pût  mentir  comme  une 
couquinasse  normande? 

—  Ma  parole  reprit  frère  Passepoil  d'un  ton  pénétré  comme  un  Gascon, 
non,  je  ne  l'aurais  pas  cru. 

—  Allons,  allons,  s'écria  dame  Françoise,  dont  les  oreilles  s'échauffaient,  pas 
tant  de  bavardage.  Il  n'est  pas  l'heure  de  s'attarder  chez  les  gens.  Horsd'ici  : 

—  Mon  bon,  dit  Gocardasse,  il  y  a  une  apparence  de  raison  là-dedans, 
l'heure  elle  est  indue. 

—  Positivement,  approuva  Passepoil. 

—  Et  cependant,  reprit  Gocardasse,  nous  ne  pouvons  nous  en  aller  sans 
avoir  obtenu  de  réponse,  eh  donc. 

—  G' est  évident. 

—  Je  propose  donc,  ma  caillou,  de  visiter  la  maison  honnêtement  et  sans 
bruit. 

—  J'obtempère  1  fit  Amable  Passepoil. 
Et,  se  rapprochant  vivement,  il  ajouta  : 

—  Prépare  ton  mouchoir,  j'ai  le  mien.  Tu  vas  prendre  le  petit,  je  me  charge 
delà  femme. 

Dans  les  grandes  occasions,  ce  Passepoil  se  montrait  parfois  supérieur  à 
Cacardasse  lui-même.  Leur  plan  était  tracé. 


LE   BOSSU   00    LE   PETIT   PARISIEN  195 

Passepoil  se  dirigea  vers  la  porte  de  îacuisine.  L'intrépide  Françoise  s'élança 
pour  lui  barrer  le  passage,  tandis,  que  Berrichon  essayait  de  gagner  la  rue 
afin  d'appeler  du  secours.  Gocardasse  le  saisit  par  une  oreille  et  lui  dit  : 

—  Si  tu  cries,  je  t'étrangle,  pécaïre  I 

Berrichon,  terrifié,  ne  dis  mot.  Gocardasse  lui  noua  son  mouchoir  sur  la 
bouche. 

Pendant  cela,  Passepoil,  au  prix  de  trois  égratignures  et  de  deux  poignées 
de  cheveux,  bâillonnait  dame  Françoise  solidement.  Il  la  prit  dans  ses  bras, 
et  l'emporta  à  la  cuisine,  où  Gocardasse  apportait  Berrichon. 

Quelques  personnes  prétendent  qu'Arnable  Passepoil  profita  de  la  position 
où  était  dame  Françoise  pour  déposer  un  baiser  sur  son  front.  S'il  le  fit, 
il  eut  tort  :  elle  avait  été  laide  dès  sa  plus  tendre  jeunesse.  Mais  nous  tenons 
à  n'accepter  aucune  responsabilité  au  sujet  de  Passepoil.  Ses  mœurs  étaient 
légères  :  tant  pis  pour  lui  1 

Berrichon  et  sa  grand'mère  n'étaient  pas  au  bout  de  leurs  peines.  On  les 
garrotta  ensemble  et  on  les  attacha  fortement  au  pied  du  bahut  à  vaisselle, 
puis  on  referma  sur  eux  la  porte  à  double  tour.  Gocardasse  junior  et  Amable 
Passepoil  étaient  maîtres  absolus  du  terrain. 


X.  —  Deux  dominos 


Au  dehors,  dans  la  rue  du  Chantre,  les  boutiques  étaient  toutes  fermées. 
Parmi  les  commères,  celles  qui  ne  dormaient  pas  encore  faisaient  foule  et 
tapage  à  la  porte  du  Palais-Royal.  La  Guichard  et  la  Durand,  M™«  Balahault 
et  M">8  Morin,  étaient  toutes  les  quatre  du  même  avis;  on  n'avait  vu  entrer 
tant  et  de  si  riches  toilettes  aux  fêles  de  son  Altesse  Pvoyale.  Toute  la  cour 
était  là. 

M™"  Balahault,  qui  était  une  personne  considérable  jugeait  en  dernier 
ressort  les  toilettes  préalablement  discutées  par  M°^e  Morin,  la  Guichard  et 
la  Durand.  Mais,  par  une  transition  habile,  on  arrivait  aux  personnes,  après 
avoir  épluché  la  soie  et  les  dentelles.  Parmi  toutes  ces  belles  dame.s,  il  en 
était  bien  peu  qui  eussent  conservé  aux  yeux  de  M"»®  Balahault  la  robe  nup- 
tiale dont  parle  l'Écriture. 

Mais  ce  n'était  plus  déjà  pour  les  dames  que  nos  commères  se  pressaient 
aux  abords  du  Palais-Royal,  bravant  les  invectives  dos  porteurs  et  des  co- 
chers, défendant  leurs  places  contre  les  tard- venus,  et  pitMinant  dans  la  boue 
avec  une  longanimité  digne  d'éloges;  ce  n'était  pas  non  plus  pour  ks  princes 
ou  les  grands  soignours  :  on  était  blasé  sur  les  dames,  on  avait  vu  des  grands 
seigneurs  et  dos  princes  en  voux-lu  en  voilà!  On  avait  vu  passer  M'"»  de 
Soubise  avec  M""^  do  La  Ferlé.  Les  doux  belles  La  Fayette,  la  jeune  duchesse 
de  Rosny,  celte  blonde  aux  yeux  noirs  qui  brouilla  le  ménage  d'un  fils  de 
Louis  XIV;  les  demoiselles  de  Bourbon-Bisset,  cinq  ou  six  Rohan  de  divers 
cnis,  des  Broglie,  des  Ghastcllux,  des  Ratiffremnnt,  des  Choiseul,  des  Coligny, 
et  le  reste.  On  avait  vu  passer  M.  le  comte  de  Toulouse,  frère  de  M.  du  Maine, 


196  LE   BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN 

avec  la  princesse  sa  femme.  Les  présidents  ne  se  comptaient  plus,  les  mi- 
nistres marquaient  à  peine;  on  regardait  par-dessus  les  épaules  les  ambas- 
sadeurs. La  foule  restait  pourtant  et  augmentait  même  de  minute  en  minute. 
Qu'attendait  donc  la  foule?  Elle  n'eût  pas  montré  tant  de  persévérance 
pour  M.  le  Régent  lui-même.  Mais  qu'il  s'agissait,  en  vérité,  d'un  bien  autre 
personnage  !  Le  j  eune  roi  !  Non  pas.  Montez  encore.  Le  Dieu,  l'Écossais,  M.  Law, 
la  providence  de  tout  ce  peuple  qui  allait  devenir  un  peuple  millionnaire. 

M.  de  Law  de  Lauriston,  le  sauveur  et  le  bienfaiteur  I  M.  Law,  que  cette 

même  foule  devait  essayer  d'étrangler  à  cette  même  place  quelques  mois 

plus  tard  !  M.  Law,  dont  les  chevaux  ne  travaillaient  plus,  remplacés  qu'ils 

étaient  sans  cesse  par  des  attelages  humains!  La, foule  attendait  ce  bon 

M.  Law.  La  foule  était  bien  décidée  à  l'attendre  jusqu'au  lendemain  matin. 

1      Quand  on  songe  que  les  poètes  accusent  volontiers  la  foule  d'inconstance, 

V  de  légèreté,  que  sais-je?  cette  excellente  foule,  plus  patiente  qu'un  troupeau 

'  de  moutons,  cette  foule  inébranlable,  cette  foule  tenace,  cette  foule  infati- 

gable  qu'on  vit  de  tout  temps  encombrer  les  trottoirs  mouillés,  quinze  heures 

durant,  pour  voir  passer  ceci  ou  cela,  pas  grand'chose  souvent  parfois  rien 

;  du  tout  !  Si  les  bœufs  gras  des  cinq  derniers  siècles  savaient  écrire  1 

La  rue  du  Chantre,  noire  et  déserte,  malgré  le  voisinage  de  cette  cohue 
et  de  ces  lumières,  semblait  dormir.  Ses  deux  ou  trois  réverbères  tristes  se 
miraient  dans  son  ruisseau  fangeux.  Au  premier  abord,  on  n'y  découvrait 
âme  qui  \i\e.  Mais,  à  quelques  pas  de  la  maison  de  maître  Louis',  de  l'autre 
côté  de  la  rue,  dans  un  enfoncement  profond,  formé  par  la  récente  démohtion 
de  deux  masures,  six  hommes  vêtus  de  couleurs  sombres  se  tenaient  immo- 
biles et  muets.  Deux  chaises  à  porteurs  étaient  à  terre  derrière  eux.  Ce  n'était 
point  M.  Law  que  ceux-ci  attendaient.  Ils  avaient  les  yeux  fixés  sur  la  porte 
close  de  la  maison  de  maître  Louis  depuis  que  Cocardasse  junior  et  frère 
Passepoil  y  étaient  entrés. 

Ceux-ci,  restés  dans  la  salle  basse  après  leur  expédition  victorieuse  contre 
Berrichon  et  dame  Françoise  se  posèrent  en  face  l'un  de  l'autre,  et  se  regar- 
dèrent avec  une  mutuelle  admiration. 

—  Sandiéou  !  l'enfant,  dit  Cocardasse,  tu  n'as  pas  encore  oubUé  ton  métier. 

—  Ni  toi  non  plus  :  c'est  fait  proprement,  mais  nous  en  sommes  pour  nos 
mouchoirs. 

Si  nous  avons  eu  parfois  à  blâmer  Passepoil,  ce  n'a  point  été  par  suite 
d'une  injuste  partialité.  La  preuve,  c'est  que  nous  ne  craignons  pas  de  si- 
gnaler à  l'occasion  ses  côtés  vertueux  :  il  était  économe. 

Cocardasse,  entaché  au  contraire  de  prodigahté,  ne  releva  point  ce  qui 
avait  trait  aux  mouchoirs. 

—  Eh  donc  1  reprit-il,  le  plus  fort  est  fait. 

—  Du  moment  qu'il  n'y  a  pas  du  Lagardère  dans  une  affaire,  fit  observer 
Passepoil,  tout  va  comme  sur  des  roulettes. 

—  Et  le  Lagardère  est  loin,  as  pas  pur  1 

—  Soixante  lieues  des  pays  entre  nous  et  la  frontière. 
Ils  se  frottèrent  les  mains. 

—  Ne  perdons  pas  de  temps,  mon  pigeoun,  reprit  Cocardasse;  sondons 
le  terrain.  Voici  deux  portes. 

Il  montrait  l'appartement  d'Aurore  et  le  haut  de  l'escalier  tournant. 
Passepoil  se  caressa  le  menton. 


LE    BOSSU    OU    LE   PETIT   PARISIEN  197 

—  Je  vais  glisser,  un  coup  d'œil  par  la  serrure,  dit-il  en  se  dirigeant  déjà 
vers  la  chambre  d'Aurore. 

Un  regard  terrible  de  Cocardasse  junior  l'arrêta. 

—  Gapédédiou  I  fit  le  Gascon,  je  ne  soulïrirai  pas  cela.  C'ta  petite  cou- 
quinasse  elle  est  à  faire  sa  toilette  :  respectons  la  décence  I 

.    Passepoil  baissa  les  yeux  humblement. 

—  Ah  !  mon  noble  ami,  fit-il,  que  tu  es  heureux  d'avoir  de  bonnes  mœurs  I 

—  Tron  de  l'air  !  je  suis  comme  cela,  et  sois  sûr,  mon  bon,  que  la  fréquen- 
tation d'un  homme  tel  que  moi  finira  par  te  corriger.  Le  vrai  philosophe  il 
commande  à  ses  passions. 

—  Je  suis  l'esclave  des  miennes,  soupira  Passepoil;  mais  c'est  qu'elles 
sont  si  fortes  ! 

Cacordasse  lui  toucha  la  joue  paternellement. 

—  A  vaincre  sans  péril,  déclama-t-il  avec  gravité,  on  triomphe  sans  agré- 
ment. Monte  un  peu  voir  ce  qu'il  y  a  là-haut. 

Passepoil  grimpa  aussitôt  comme  un  chat. 

—  Fermée  !  dit-il  en  levant  le  loquet  de  la  poric  de  maître  Louis. 

—  Et  par  le  trou?  Ici,  la  décence  le  permet. 

—  Noir  comme  un  four. 

—  Viens  ça,  mon  tout  doux  1  Récapitulons  un  peu  les  instructions  de  ce 
bon   M.   de   Gonzague. 

—  Il  nous  a  promis,  dit  Passepoil,  cinquante  pistoles  à  chacun. 

—  A  certaines  conditions.  Primo... 

Au  lieu  de  poursuivi'e,  il  prit  le  paquet  qu'il  avait  sous  le  bras.  Passepoil 
fit  de  même.  A  ce  moment,  la  porte  que  Passepoil  avait  trouvée  close  au 
haut  de  l'escalier  tourna  sans  bruit  sur  ses  gonds.  La  figure  pâle  et  futée  du 
bossu  panit  dans  la  pénombre.  Il  se  prit  à  écouter.  Les  deux  maîtres  d'armes 
regardaient  leurs  paquets  d'un  air  indécis. 

—  Est-ce  absolument  nécessaire?  demanda  Cocardasse,  qui  frappa  sur  le 
sien  d'un  air  mécontent. 

—  Pure  formalité,  répliqua  Passepoil. 

—  Eh  donc  I  Normand,  tire-nous  de  là. 

—  Rien  de  plus  simple.  Gonzague  nous  a  dit  «  Vous  porterez  des  habits 
de  laquais;  »  nous  les  portons  fidèlement...  sous  notre  bras. 

Le  bossu  se  mit  à  rire. 

—  Sous  notre  bras!  s'écria  Cocardasse  enthousiasmé;  lu  as  de  l'esprit 
comme  un  démonio,  ma  caillou  1 

—  Sans  mes  passions  et  leur  tyrannique  empire,  répliqua  sérieusement 
Passepoil,  je  crois  que  j'aurais  été  loin. 

Ils  déposèrent  tous  les  deux  sur  la  table  leurs  paquets,  qui  contenait  des 
habits  de  livrée.  Cocardasse  poursuivit. 

—  M.  de  Gonzague  nous  a  dit  en  second  lieu  :  «  Vous  vous  assurerez  que 
la  litière  et  les  porteurs  attendent  dans  la  rue  du  Chantre.  » 

—  C'est  fait,  dit  Passepoil. 

—  Oui  bjnn,  fit  Cocardasse  en  se  grattant  l'oreille;  mais  il  y  a  deux  chaises, 
que  penses- tu  de  cela,  toi,  mon  mignon? 

—  Abondance  de  bien  ne  nuit  pas,  décida  Passepoil;  je  n'ai  jamais  été  en 
chaise. 

—  Té  I  ni  moi  non  plus. 


198  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Nous  nous  ferons  porter  à  tour  de  rôle  pour  revenir  à  l'hôtel. 

-—  Réglé.  Troisièmement  :  «  Vous  vous  introduisez  dans  la  maison. 

—  Nous  y  sommes. 

—  «  Dans  la  maison,  il  y  a  une  jeune  fille...  » 

—  Tiens,  mon  noble  ami,  s'écria  frère  I^assepoil,  regarde,  me  voilà  tout 
tremblant. 

—  Et  tout  blême.  Qu'as-tu  donc? 

—  Rien  que  pour  entendre  parler  de  ce  sexe  auquel  je  dois  tous  mes  mal- 
heurs... 

Cocardasse  lui  frappa  rudement  sur  l'épaule. 

—  As  pas  pur!  fit-il,  mon  bon;  entre  amis,  on  se  doit  des  égards.  Chacun 
a  ses  petites  faiblesses  mais,  si  tu  me  romps  encore  les  oreilles  avec  tes  pas- 
sions, sandiéou  1  je  te  les  coupe. 

Passepoil  ne  releva  point  la  faute  de  grammaire,  et  comprit  bien  qu'il 
s'agissait  de  ses  oreilles.  Il  y  tenait,  bien  qu'il  les  eût  longues  et  rouges. 

—  Tu  n'a  pas  voulu  que  je  m'assure  si  la  jeune  fille  était  là,  dit-il. 

—  La  ragaze  elle  y  est,  répliqua  Cocardasse;  écoute  plutôt. 

Un  joyeux  éclat  de  rire  se  fit  entendre  dans  la  pièce  voisine.  Frère  Pas- 
sepoil mit  la  main  sur  son  cœur. 

—  «  Vous  prendrez  la  jeune  fille,  poursuivit  Cocardasse  récitant  sa  leçon, 
ou  plutôt  vous  la  prierez  poliment  de  monter  dans  la  litière,  que  vous  ferez 
conduire  au  pavillon...  » 

—  «  Et  vous  n'emploierez  la  violence,  ajouta  Passepoil,  que  s'il  n'y  a  pas 
moyen  de  faire  autrement.  » 

—  C'est  cela  1  Et  je  dis  qvxe  cinquante  pistoles  font  un  bon  prix  pour  une 
pareille  besogne  ! 

—  Ce  Gonzague  est-il  assez  heureux  I  soupira  tendrement  Passepoil. 
Cocardasse  toucha  la  garde  de  sa  rapière.  Passepoil  lui  prit  la  main. 

—  Mon  noble  ami,  dit-il,  tue-moi  tout  de  suite,  c'est  la  seule  manière 
d'éteindre  le  feu  qui  me  dévore.  Voilà  mon  sein,  perce-le  du  coup  mortel. 

Le  Gascon  le  regarda  un  instant  d'un  air  de  compassion  profonde. 

—  Pécaïré  !  fit-il,  ce  que  c'est  que  de  nous  !  Voici  une  bagasse  qu'elle 
n'emploiera  pas  une  seule  de  ses  cinquantes  pistoles  à  jouer  ou  à  boire  ! 

Le  bruit  redoubla  dans  la  chambre  voisine.  Cocardasse  et  Passepoil  tres- 
saillirent, parce  qu'une  petite  voix  grêle  et  stridente  prononça  tout  bas  der- 
rière eux. 

—  Il  est  temps  ! 

Ils  se  retournèrent  vivement.  Le  bossu  de  l'hôtel  de  Gonzague  était  debout 
auprès  de  la  table,  et  défaisait  tranquillement  leurs  paquets. 
• —  Ohimé  !  fît  Cocardasse,  par  où  a-t-il  passé  celui-ci. 
Passepoil  s'était  prudemment  reculé.  ' 

Le  bossu  tendit  une  veste  de  livrée  à  Passepoil,  une  autre  à  Cocardasse. 

—  Et  vitel  commanda-t-il  sans  élever  la  voix. 

Ils  hésitèrent.  Le  Gascon  surtout  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  d'endosser 
cet  habit  de  laquais. 

—  Capédédiou  !  s'écria-t-il,  de  quoi  te  mêles-tu,  toi? 

—  Chut  1  siffla  lo  bossu,  dépêchez. 

On  entendit  à  travers  la  porte  la  voix  de  dona  Cruz  qui  disait  : 

—  C'est  parfait  I  II  ne  manque  plus  que  la  litière. 


LE   BOSSU   OU   LE  PETIT   PARISIEN  199 

—  Dépêchez  !  répéta  impérieusement  le  bossu. 
En  même  temps,  il  éteignit  la  lampe. 

La  porte  de  la  chambre  d'Aurore  s'ouvrit,  jetant  dans  la  salle  basse  une 
lueur  vague.  Gocardasse  et  Passepoil  se  retirèrent  derrière  la  cage  pour  faire 
rapidement  leur  toilette.  Le  bossu  avait  entr' ouvert  une  des  fenêtres  donnant 
sur  la  rue  de  Chantre.  Un  léger  coup  de  sifflet  retentit  dans  la  nuit.  Une  li- 
tières s'ébranla.  Les  deux  caméristes  traversaient  en  ce  moment  la  chambre 
à  tâtons.  Le  bossu  leur  ouvrit  la  porte. 

—  Etes-vous  prêts?  demanda-t-il  tout  bas. 

—  Nous  sommes  prêts,  répondirent  Gocardasse  et  Passepoil. 

—  A  votre  besogne! 

Dona  Cruz  sortait  de  la  chambre  d'Aurore  en  disant  : 

—  Il  faudra  bien  que  je  trouve  une  litière?  Le  diable  galant  n'avait  pas 
songé  à  cela? 

Derrière  elle,  le  bossu  referma  la  porte.  La  salle  basse  fut  plongée  dans 
une  complète  obscurité.  Dona  Cruz  n'avait  pas  peur  des  hommes;  c'était 
vers  le  démon  que  l'obscurité  tournait  ses  terreurs.  On  venait  d'évoquer  le 
diable  en  riant  :  dona  Cruz  croyait  déjà  sentir  ses  cornes  dans  les  ténèbres. 
Gomme  elle  revenait  vers  la  porte  d'Avirore  pour  l'ouvrir,  elle  rencontra 
deux  mains  rudes  et  velues  qui  saisirent  les  siennes.  Ces  mains  appartenaient 
à  Gocardasse  junior.  Dona  Cruz  essaya  de  crier.  Sa  gorge,  convulsivement 
serrée  par  l'épouvante,  étrangla  sa  voix  au  passage.  Aurore,  qui  se  tournait 
et  se  retournait  devant  son  miroir,  car  la  parure  la  faisait  coquette,  Aurore 
ne  l'entendit  point  étourdie  qu'elle  était  par  les  murmures  de  la  foule  massée 
sous  ses  fenêtres.  On  venait  d'annoncer  que  le  carrosse  de  M.  Law,  qui  venait 
de  l'hôtel  d'Angoulême,  était  à  la  hauteur  de  la  croix  du  Trahoir. 

—  Il  vient  I  il  vient  1  criait-on  de  toutes  parts. 
Et  la  cohue  de  s'agiter  follement. 

—  Mademoiselle,  dit  Gocardasse  en  dessinant  un  profond  salut  qui  fut 
perdu,  faute  de  quinquet,  permettez-moi  de  vous  offrir  la  main,  vivadiou  I 

Dona  Cruz  était  à  l'autre  bout  de  la  chambre.  Là,  elle  rencontra  doux 
autres  mains,  moins  poilues,  mais  plus  calleuses,  qui  étaient  la  propriété 
de  frère  Amable  Pa.ssepoil.  Cette  fois,  elle  réussit  à  pousser  un  grand  cri. 

—  Le  voici  !  le  voici  !  disait  la  foule. 

Le  cri  de  la  pauvre  dona  Cruz  fut  perdu,  comme  le  salut  de  Gocardasse. 
Elle  échappa  à  cette  seconde  étreinte,  mais  Gocardasse  la  serrait  de  près. 
Passepoil  et  lui  s'arrangeaient  pour  lui  fermer  toute  autre  issue  que  la  porte 
du  perron.  Quand  elle  arriva  auprès  de  cette  porte,  les  deux  battants  s'ou- 
vrirent. La  lueur  des  réverbères  éclaira  son  visage.  Gocardasse  ne  put  retenir 
un  mouvement  de  surprise.  Un  homme  qui  se  tenait  sur  le  seuil,  en  dehors, 
jeta  une  mante  sur  la  tète  de  dona  Cruz.  On  la  .saisit,  deuii-foUe  d'effroi,  et 
on  la  poussa  dans  la  chaise,  dont  la  portière  se  referma  au.ssitôt. 

—  A  la  petite  maison  derrière  Saint-Magloirc  !  ordonna  Gocardasse. 

La  chaise  partit.  Passepoil  entra,  frétillant  comme  un  goujon  sur  l'herbe. 
Il  avait  touché  de  la  soie  I  Gocardasse  était  tout  pensif. 

—  Elle  est  mignonne  !  dit  le  Normand,  mignonne,  mignonne  1  Oh  !  le  Gon- 
zagiie  1 

—  Capédédiou  I  s'écria  Gocardasse,  en  homme  qui  veul  chasser  une  idéo 
importune,  j'espèro  que  voici  une  affaire  menée  adroitement 


200  LE   BOSSU    OU   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Quelle  petite  main  satinée  I 

—  Les  cinquante  pistoles  elles  sont  à  nous. 

Il  regarda  tout  autour  de  lui,  comme  s'il  n'eût  point  été  parfaitement 
convaincu  de  ce  qu'il  avançait. 

—  Et  la  taille  !  fit  Passepoil.  Je  n'envie  à  Gonzague  ni  ses  titres  ni  son  or; 
mais... 

~  Allons  !  interrompit  Gocardasse,  en  route  ! 

—  Elle  m'empêchera  longtemps  de  dormir  I 

Gocardasse  le  saisit  au  collet  et  l'entraîna;  puis,  se  ravisant  : 
— ■  La  charité  nous  oblige  à  délivrer  la  vieille  et  son  petit,  dit-il. 

—  Ne  trouves- tu  pas  que  la  vieille  est  bien  conservée?  demanda  frère  Pas- 
eepoil. 

Il  eut  un  maître  coup  de  poing  dans  le  dos.  Gocardasse  fit  tourner  la  clé 
dans  la  serrure.  Avant  qu'il  eût  ouvert,  la  voix  du  bossu,  qu'ils  avaient  pres- 
que oubhé,  se  fit  entendre  du  côté  de  l'escaher. 

—  Je  suis  assez  content  de  vous,  mes  braves,  dit-il  :  mais  votre  besogne 
n'est  pas  finie.  Laissez  cela. 

—  Il  a  le  verbe  haut,  ce  petit  tron  de  diou  de  malbâti  !  grommela  Gocar- 
dasse. 

—  Maintenant  qu'on  ne  le  voit  pas,  ajouta  Passepoil,  sa  voix  me  fait  un 
drôle  d'effet.  On  dirait  que  je  l'ai  entendue  quelque  part  autrefois. 

Un  bniit  sec  et  répété  annonça  que  le  bossu  battait  le  briquet.  La  lampe 
se  ralluma. 

—  Qu'avons-nous  donc  encore  à  faire,  s'il  vous  plaît,  maître  Esope? 
demanda  le  Gascon.  Té  !  c'est  ainsi  qu'on  vous  nomme,  je  crois? 

—  Esope,  Jonas,  et  d'autres  noms  encore,  repartit  le  petit  homme.  At- 
tention à  ce  que  je  vais  vous  ordonner! 

—  Salue  Sa  Seigneurie,  Passepoil  !  Ordonner  !  peste  ! 

Gocardasse  mit  la  main  au  chapeau.  Passepoil  l'imita  en  ajoutant  d'un 
ton  railleur. 

—  Nous  attendons  les  ordres  de  Son  Excellence  ! 

—  Et  bien  vous  faites  !  prononça  sèchement  le  bossu. 

Nos  deux  estaflers  échangèrent  un  regard.  Passepoil  perdit  son  air  de 
moquerie  et  murmura  : 

—  Gette  voix-là,  bien  sûr  que  je  l'ai  entendue  1 

Le  bossu  prit  derrière  l'escalier  deux  de  ces  lanternes  à  manche  qu'on 
portait  au-devant  des  chaises,  la  nuit.  Il  les  alluma. 

—  Prenez  ceci,  dit-il. 

—  Eh  donc!  fit  Gocardasse  avec  mauvaise  humeur;  croyez- vous  que 
nous  pourrons  rattraper  la  chaise? 

—  Elle  est  loin,  si  elle  court  toujours!  ajouta  Passepoil. 

—  Prenez  ceci  1 

Ce  bossu  était  entêté.  Nos  deux  braves  prirent  chacun  une  des  lanternes. 
Le  bossu  montra  du  doigt  la  chambre  d'où  dona  Gruz  était  sortie  quel- 
ques minutes  auparavant. 

—  Il  y  a  là  une  jeune  fille,  dit-il. 

—  Encore  1  s'écrièrent  à  la  fois  Gocardasse  et  Passepoil. 
Et  ce  dernier  pensa  tout  haut  : 

--  L'autre  litière  ' 


LE   BOSSU   OU    LE   PETIT   PARISIEN  201 

—  Cette  jeune  fille,  poursuivit  le  bossu,  achève  de  s'habiller.  Elle  va  sor- 
tir par  cette  porte,  comme  l'autre. 

Cocardasse  désigna  d'un  coup  d'ceil  la  lampe  rallumée. 

—  Elle  nous  verra,  dit-il. 

—  Elle  vous  verra. 

—  Alors,  que  ferons-nous?  demanda  le  Gascon. 

—  Je  vais  vous  le  dire  :  vous  aborderez  la  jeune  fille  franchement,  mais 
respectueusement.  Vous  lui  direz  :  «  Nous  sommes  ici  pour  vous  conduire 
au  bal  du  palais.  » 

—  Il  n'y  avait  pas  un  mot  de  cela  dans  nos  instructions,  fit  observer  Pas- 
sepoil. 

Et  Cocardasse  ajouta  : 

—  La  jeune  fille  nous  croira-t-elle? 

—  Elle  vous  croira,  si  vous  lui  dites  le  nom  de  celui  qui  vous  envoie. 

—  Le  nom  de  M.  de  Gonzague? 

—  Non  pas  I  Et  si  vous  ajoutez  que  votre  maître  l'attendra,  minuit  son- 
nant, souvenez-vous  bien  de  cela  1  dans  les  jardins  du  palais,  au  rond-point 
de  Diane. 

—  Avons-nous  donc  deux  maîtres  à  présent,  sandiéou?  s'écria  Cocardasse. 

—  Non,  répondit  le  bossu,  'vous  n'avez  qu'un  maître  mais  il  ne  s'appelle 
pas  Gonzague. 

Le  bossu,  disant  cela,  gagna  l'escalier  tournant.  Il  mit  le  pied  sur  la  pre- 
mière marche. 

—  Et  comment  s'appelle-t-il,  notre  maître?  interrogea  Cocardasse,  qui 
faisait  de  vains  efforts  pour  garder  son  insolent  sourire  ;  Esope  II,  sans 
doute? 

—  Ou  Jonas?  balbutia  Passepoil. 

Le  bossu  les  regarda  ;  ils  baissèrent  les  yeux.  Le  bossu  prononça  lentement. 

—  Votre  maître  se  nomme  Henri  de  Lagardère  1 
Ils  frémirent,  et  parurent  soudain  rapetisses. 

—  Lagardère  I  firent-ils  de  la  même  voix  sourde  et  tremblante. 

Le  bossu  monta  l'escalier.  Quand  il  fut  en  haut,  il  les  regarda  un  instant 
courbés  et  domptés;  puis  il  dit  ses  seuls  mots  : 

—  Marchez  droit  I 
Et  il  disparut. 

—  Aïe  I  fit  Passepoil  quand  la  porte  du  haut  fut  refermée. 

—  As  pas  pur  1  grommela  Cocardasse,  nous  avons  vu  le  diable. 

—  Marchons  droit,  mon  noble  ami. 

—  Capédédiou!  soyons  sages  comme  des  images,  et  marchons  droit.  Fi- 
gure-toi, se  reprit  le  Gascon,  que  j'avais  cru  reconnaître. 

—  Le  petit  Parisien? 

—  Non,  la  jeune  fille,  celle  que  nous  avons  mise  en  chaise,  pour  la  gentille 
bohémienne  que  j'ai  vue  là-bas,  en  Espagne,  au  bras  de  Lagardère. 

Passepoil  poussa  un  cri  :  la  chambre  d'Aurore  venait  de  s'ouvrir. 

—  Qu'est-co  donc?  fit  le  Gascon  en  frissonnant. 
Car  tout  l'épouvantait  désormais. 

—  La  jeune  fille  que  j'ai  vue  au  bras  de  Lagardère,  là-bas,  en  Flandre  l 
balbutia  Passepoil. 

Aurore  était  sur  le  seuil, 

14 


202  LE   BOSSU   ou   LE   PETIT   PARISIEN 

—  Florl  appela-t-elle,  où  donc  es-tu? 

Cocardasse  et  Passepoil  tenant  à  la  main  leurs  lanternes  s'avancèrent 
l'échiné  courbée.  Leur  détermination  de  marcher  droit  s'enracinait  de  plus 
en  plus.  C'étaient,  du  reste,  deux  laquais  du  plus  magnifique  modèle  avec 
leurs  épées  en  verrouil.  Bien  peu  de  suisses' de  paroisses  auraient  pu  lutter 
avec  eux  pour  l'aisance  et  la  bonne  tenue.  Aurore  était  si  délicieusement 
belle  sous  son  costume  de  cour,  qu'ils  restèrent  en  admiration  devant  elle. 

—  Où  est  Flor?  est-ce  que  la  folle  est  partie  sans  moi  1 

—  Sans  vous,  renvoya  le  Gascon  comme  un  écho. 
Et  le  Normand  répéta  : 

—  Sans  vous  I 

Aurore  donna  son  éventail  à  Passepoil,  son  bouquet  à  Cacardasse.  Vous 
eussiez  dit  qu'elle  avait  eu  de  grands  laquais  toute  sa  vie. 

—  Je  suis  prête,  dit-elle,  partons  I 
Les  échos  : 

—  Partons  I 

—  Partons  l 

Et,  au  moment  de  monter  en  chaise. 

—  À-t-il  dit  où  je  le  retrouverais?  demanda  Aurore. 

—  Au  rond-point  de  Diane,  murmura  Cocardasse  avec  une  voix  de  ténor. 

—  A  minuit,  acheva  Passepoil. 

fous  deux  les  bras  pendants  et  le  corps  incliné. 

On  partit.  Par  dessus  la  chaise  qu'ils  accompagnaient,  la  lanterne  à  la 
main,  Cocardasse  junior  et  frère  Passepoil  échangèrent  un  dernier  regard. 
Ce  regard  voulait  dire  :  «  Marchons  droit  I  » 

L'instant  d'après,  on  eût  pu  voir  sortir,  par  la  porte  de  l'allée  qui  condui- 
sait à  l'appartement  de  maître  Louis  un  petit  homme  noir  qui  longea  la  rue 
du  Chantre  en  trottinant. 

Il  traversa  la  rue  Saint-Honoré  au  moment  où  le  carrosse  de  ce  bon 
M.  Law  allait  passer,  et  la  foule  se  moqua  bien  de  sa  bosse.  De  ces  moqueries, 
le  bossu  ne  semblait  point  beaucoup  se  soucier.  11  fit  le  tour  du  Palais-Royal 
et  entra  dans  la  cour  des  Fontaines. 

Rue  de  Valois,  il  y  avait  une  petite  porte  qui  donnait  accès  dans  la  partie 
des  bâtiments  appelés  les  privés  de  Monsieur.  C'était  là  que  Philippe  d'Or- 
léans, régent  de  France,  avait  son  cabinet  de  travail.  Le  bossu  frappa  d'une 
certaine  sorte.  On  lui  ouvrit  aussitôt  et,  du  fond  d'un  corridor  noir,  une 
grosse  voix  s'éleva  : 

—  Ah  !  c'est  loi,  Riquet  à  la  Houpe,  dit-elle,  monte  vite,  on  t'attend  1 

Bien  en  cour,  tout  puissant,  riche  et  n' ayant  contre  lui  qu' un  p auvre  proscri t, 
le  triomphe  de  Gonzague  semblait  assuré.  Mais  la  Roche  Tarpéïenne  est  près 
du  Capitole,  et  l'on  ne  peut  dire  que  la  coupe  sera  bue,  tant  qu'elle  ne  l'est  pas. 

Si  précaire  que  fut  sa  situation,  Henri  de  Lagardère,  dont  la  vengeance 
marchait  implacable,  inexorable  comme  le  destin,  allait  enfin  se  dresser 
devant  l'assassin  de  Nevers.  Par  un  subterfuge  aussi  génial  qu'audacieux, 
il  allait  bientôt  faire  condamner  Gonzague,  par  Gonzague  lui-même,  en  en 
appelant  au  témoignage  de  la  victime  pour  désigner  le  meurtrier...  (1) 

(1)  La  suite,  le  2»  volume  du  «  Bossu  »  a  pour  titre  >  Lagatdire,  par  Paul  Févai. 


TABLE   DES   MATIERES 


Première  Partie 

I.  La  vallée  de  Louron 5 

II.  Cocardasse  et  Passepoii 12 

III.  Les  trois  Philippe 19 

IV.  Le  Petit  Parisien 27 

V.  La  botte  de  Nevers 33 

VI.  La  fenêtre  basse 40 

VII.  Deux  contre  vingt 47 

VIII.  Bataille 53 

Deuxième  Partie 

I,  La  maison  d'or 58 

II.  Deux  Pvevenants 64 

III.  Les  enchères 70 

IV.  Largesses 76 

V.  Où  est  expliquée  l'absence  de  Faônza  et  de  Saldagne 83 

VI.  Dona  Cruz 89 

VII.  Le  Prince  de  Gonzague 96 

VIII.  La  veuve  de  Nevers 104 

IX.  Le  plaidoyer 109 

X.  J'y  sui.s 117 

XI.  Où  le  bossu  se  fit  inviter  au  bal  de  la  cour 121 

Troisième  Partie 

I.  La  maison  aux  deux  entrées 130 

II.  Souvenirs  d'enfann-- 137 

III.  La  gitana 144 

IV.  Où  Flor  emploie  un  charnic 152 

V.  Où  Aurore  s'occupe  d'un  petit  marquis 159 

VI.  En  mollant  le  couvert 166 

VII.  Maître  Louis 173 

VIII.  Deux  jeunes  filles 180 

IX.  Les  trois  souhaits 188 

X.  Deux  Dominos 195 


CUurlrcs.  —  Imprimerie  Félix  LAi>é.    11)1.5.22, 


PQ 

Feval,  Pa\il  Henri  Corentin 

224A 

gOeuvresj 

F2. 

185.4 

t.3^ 

livre  1 

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