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LE PETIT PARISIEN
LIBRAIRIE - PAPETrPl^-
J. JACQUEMOUD
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LE BOSSU
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Lagardère .
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LE PETIT PARISIEN
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'y^Â^
\^ t
911775.
LE BOSSU ou LE PETIT PARISIEN
LES MAITRES EN FAIT D'ARMES
PREiMIÈRE PARTIE
I. — La \ allée ke Louron
Il y avait autrefois une ville en ce lieu, la cité de Lorre, avco dos temples
païens, des amphithéâtres et un capitole. Maintenant, c'est un val désert
où la charrue paresseuse du cultivateur gascon semble avoir peur
d'émousser son fer contrôle marbre des colonnes enfouies. La montagne est
tout près. La haute chaîne des Pyrénées déchire juste en face de vous
SCS neigeux horizons, et montre le ciel bleu du pays espagnol à travers la
coupure profonde qui sert de chemin aux contrebandiers de Venasqiie. A
quelques lieues de là, Paris tousse, danse, ricane et rêve qu'il guérit sou
incurable bronchite aux sources de Bagnères-de-Luchon; un peu plus loin, de
l'aiitro côté, un autre Paris, Paris rhumatisant, croit lai.s.ser se.'-, sciât iques
au fond des suif ureuses pi.st ines de Barèges-lcs-Bains. Eternellement, la f<ii
sauvera Paris, malgré le fer, la magnésie ou le soufre !
C'est la vallée de Louron, entre la valh'-e d'Aure et la vallée do Barousse,
la moins connue peut-ôlre des ttiurisles effrénés qui viennent chaque année
découvrir ces sauvages contrées; c'est la vallée de Louron avec ses oasis
fleuries, .ses torrents prodigieux, .ses roches fantastiques et sa rivière, sa
brune Clarabide, sombre cristal qui se meut entre deux rives escarpées avec
ses forêts étranges et son vieux château vaniteux, fanfaron, invraisemblable
comme un poème de chevalerie.
En descendant la montagne, à gauche de la coupure, sur le versant tlu
petit pic Véjan, vous apercevez d'un coup d'oeil tout le paysage. La vallée
do Louron forme l'extrême pointe de la Gascogne. Elle s'étend en éventail
eulro la forêt d'Ens et ces beaux bois du Fréchet qui rejoignent, â travers
Jo val de Barousse, les paradis de Mauléon, do Nesles et de Campan. La
terre est pauvre; mais l'aspect est riche. Le sol se fond pnsqiu^ parlout
violemment. Ce sont des gaves qui déchirent la pelouse, ciui déchaussent
profondémei^t l^picd dc^ hêtres géantp, qi^i mettent à nu la b^sp du roc;
ce Êôn't deè ratapcâ Verticale'^, jcii-JcE de baUt en tas p^ir la l'acmé cuva-
6 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
hissante des pins. Quelque troglodyte a creusé sa demeure au pied, tandis
qu'un guide ou un berger suspend la sienne au sommet de la falaise. Vous
diriez l'aire isolée et haute de l'aigle.
La forêt d'Ens suit le prolongement d'une colline qui s'arrête tout à
coup, au beau milieu de la vallée, pour donner passage à la Clarabide.
L'extrémité orientale de cette colline présente un escarpement abrupt où.
nul sentier ne fut jamais tracé. Le sens de sa formation est à l'inverse des
chaînes environnantes. Elle tendrait à fermer la vallée, comme une énorme
barricade jetée d'une montagne à l'autre, si la rivière ne l'arrêtait court.
On appelle dans le pays cette section miraculeuse le Hachaz (le coup de
hache). Il y a naturellement une légende; mais nous vous l'épargnerons.
C'était là que s'élevait le capitole de la ville de Lorre, qui sans doute a
donné son nom au val de Louron. C'est là que se voient encore les ruines du
château de Caylus-Tarrides.
De loin, ces ruines ont un grand aspect. Elles occupent un espace consi-
dérable, et, à plus de cent pas du Hachaz, on voit encore poindre parmi les
arbres le sommet déchiqueté des vieilles tours. De près, c'est comme un
village fortifié. Les arbres ont poussé partout dans les décombres, et tel
sapin a dû percer, pour croître, une voûte en pierres de taille. Mais la plu-
part de ces ruines appartiennent à d'humbles constractions où le bois et la
terre battue remplacent bien souvent le granit.
La tradition rapporle qu'un Caylus-Tarrides (c'était le nom de cette bran-
che, importante surtout par ses immenses richesses) fit élever un rempart
autour du petit hameau de Tarrides, pour proléger ses vassaux huguenots
après l'abjuration d'Henri IV. Il se nommait Gaston de Tarrides, et por-
tait titre de baron. Si vous allez aux ruines de Caylus, on vous montrera
l'arbre du baron.
C'est un chêne. Sa racine entre en terre au bord de l'ancienne douve qui
défendait le château vers l'occident. Une nuit, la foudre le frappa. C'était
déjà un grand arbre; il tomba au choc et se coucha en travers de la douve.
Depuis lors, il est resté là, végétant par l'écorce, qui seule est restée vive
à l'endroit de la rupture. Mais le point curieux, c'est qu'une pousse s'est
dégagée du tronc, à trente ou quarante pieds des bords de la douve. Cette
pousse a grandi; elle est devenue un chêne superbe, un chêne suspendu, un
chêne miracle, sur lequel deux mille cinq cents touristes ont déjà gravé leur
nom.
Ces Caylus-Tarrides se sont éteints, vers le commencement du dix-hui-
tième siècle, en la personne de François de Tarrides, marquis de Caylus,
l'un des personnages de notre histoire. En 1699, M. le marquis de Caylus
était un homme de soixante ans . Il avait suivi la cour au commencement du
règne de Louis XIV, mais sans beaucoup de succès, et s'était retiré mécon-
tent. Il vivait maintenant dans ses terres avec la belle Aurore de Caylus
sa fille unique. On l'avait surnommé, dans le pays, Caylus- Verrou. Voici
pourquoi :
Aux abords de sa quarantième année, M. le marquis, veuf d'une première
femme qui ne lui avait point donné d'enfants, était devenu amoureux de la
fille du comte do Soto-Mayor, gouverneur do Pampelune. Inès do Soto-
Mayor avait alors dix-sept ans. C'était une fiUc de Madrid, aux yeux de feu, au
coBur plue ardent que ses j'eus. Le laar^uis passait p'oùr n'a^'bir point donné
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 7
beaucoup de bonheur à sa première femme, toujours enfermée dans le vieux
château de Caylus, où elle était morte à vingt-cinq ans. Inès déclara à son père
qu'elle ne serait jamais la compagne de cet homme. Mais c'était bien une
affaire, vraiment, dans cette Espagne de drames et des comédies, que de forcer
la volonté d'une jeune fille ! Les alcades, les duègnes, les valets coquins et la
sainte inquisition n'étaient, au dire des vaudcvihstes, institués que pour cela l
Un beau soir, la triste Inès, cachée derrière sa jalousie, dut écouter pour
la dernière fois la sérénade du fds cadet du corrégidor, lequel jouait fort bien
de la guitare. Elle partait le lendemain pour la France avec M. le marquis.
Celui-ci prenait Inès sans dot, et offrait en outre à M. de Soto-Mayor je ne
sais combien de milliers de pistoles.
L'Espagnol, plus noble que le roi et plus gueux encore que noble, ne pou-
vait résister à do semblables façons. Quand M. le marquis ramena au châ-
teau de Caylus sa belle Madrilène long voilée, ce fut une fièvre générale par-
mi les jeunes gentilshommes de la vallée de Louron. Il n'y avait point alors
de touristes, ces lovelaces ambulants qui s'en vont incendier les cœurs de
province partout où le train de plaisir favorise les voyages au rabais; mais
la guerre permanente avec l'Espagne entretenait de nombreuses troupes de
partisans à la frontière, et M. le marquis n'avait qu'à se bien tenir.
Il se tint bien; il accepta bravement la gageure. Le galant qui eût voulu
tenter la conquête de la belle Inès aurait dû d'abord se munir de canons de
siège. Il ne s'agissait pas seulement d'un cœur : le cœur était à l'abri der-
rière les remparls d'une forteresse. Les tendres billets n'y pouvaient rien,
les douces œillades y perdaient leurs flammes et leurs langueurs, la guitare
elle-même était impuissante. La belle Inès était inabordable. Pas un galant,
chasseurs d'ours, hobereau ou capitaine, ne put se vanter seulement d'avoir
vu le coin de sa pnmelle.
C'était se bien tenir. Au bout de trois ou quatre ans, la pauvre Inès repas-
sa enfin le seuil de ce terrible manoir. Ce fut pour aller au cimetière. Elle
était morte de solitude et d'ennui. Elle laissait une fille.
La rancune des galants vaincus donna au marquis ce surnom de Verrou.
De Tarbes à Pampelune, d'Argelès à Saint-Gaudens, vous n'eussiez trouvé
ni un homme, ni une femme, ni un enfant, qui appelât M. le marquis autre-
ment que Caylus- Verrou.
Après la mort de sa seconde femme, il essaya encore de se remarier, car il
avait cette bonne nature de Barbe- Bleue qui ne se décourage point; mais
le gouverneur de Pampelune n'avait plus de filles, ot la réputation de M. de
Caylus était si parfaitement établie, que les plus intrépides parmi les dcmoi-
bellee à marier reculèrent devant sa recherche.
Il resta veuf, attendant avec impatience l'âge ou sa fille aurait besoin
d'être cadcnae&ée. Les gentilshommes du pays ne l'aimaient point, et mal-
gré son opulence il manquait souvent de compagnie. L'ennui le chassa hors
de ses donjons. Il prit l'habiLude d'aller chaque année à Paris, où les jeunes
courtisans lui empruntaient do l'argent et se moquaient de lui.
Pendant .ses absences. Aurore restait à la garde do deux ou trois duègnes
et d'un vieux châtelain.
Aurore était belle comme sa mèro. C'eluildu sang espagnol (jui coulaK dans
bBb voiftes. Quand elle cul scuo ans, les bonnes gens du hameau de ïarridcs
enleadirenl buuvont, danti les nuite nuircs, lob chienb de Càylub qui burluit^iu.
8 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Vers cette époque, Philippe de Lorraine, duc de Nevers, undes plus bril-
lants seigneurs de la cour de France, vint habiter son château de Buch,
dans le Jurançon. Il atteignait à peine sa vingliùme année, et, pour avoir
usé trop tôt de la vie, il s'en allait mourant d'une maladie de langueur.
L'air des montagnes lui fut bon : après quelques semaines de vert, on le vit
mener ses équipages de chasse jusque dans la vallée de Louron.
La première fois que les chiens de Caylus hurlèrent la nuit, le jeune duc
de Xevers, harassé de fatigue, avait demandé le couvert à un bûcheron de
la forêt d'Ens.
Nevers resta un an à son château de Buch. Les bergers de Tarrides di-
saient que c'était un généreux seigneur.
Les bergers de Tarrides racontaient deux aventures nocturnes qui eurent
lieu pendant son séjour dans le pays. Une fois, on vit, à l'heure de minuit,
des lueurs à travers les vitraux de la vieille chapelle de Caylus.
Los chiens n'avaient pas hurlé; mais une forme sombre, que les gens du
hameau commençaient à connaître pour l'avoir aperçue souvent, s'était
glissée dans les douves après la brune tombée. Ces antiques châteaux sont
tous pleins de fantômes.
Une autre fois, vers onze heures de nuit, dame Marthe, la moins âgée
des duègnes de Caylus, sortit du manoir par la grand'porte, et courut à cette
cabane de bûcheron où le jeune duc de Nevers avait naguère reçu l'hospita-
lité. Une chaise portée à bras traversa peu après le bois d'Ens. Puis des cris
de femme sortirent de la cabane du bûcheron. Le lendemain, ce brave
homme avait disparu. Sa cabane fut à qui voulut la prendre. Dame Marthe
quitta aussi, le même jour, le château de Caylus.
Il y avait quatre ans que ces choses étaient passées. On n'avait plus oui
parler jamais du bûcheron ni de dame Marthe. Philippe de Nevers n'était plus
à son manoir de Buch. Mais un autre Philippe, non moins brillant, non moins
grand soigneur, honorait la vallée de Louron de sa présence. C'était Phihppe
Polyx«^ne do Mantoue, prince de Oonzagne, à qui M. le marquis de Caj'his
prétendait donner sa fille Aurore en mariage.
Gonzagne était iu\ homme de trente ans, un peu elTéminé de visage, mais
d'une beauté rare au demeurant. Impossible de trouver plus noble tournure
que la sienne. Ses cheveux noirs, soyeux et brillants, s'enflaient autour de
son front plus blanc qu'un front de femme, et formaient naturellement
cette coiffure ample et \in peu lourde que les courtisans de Louis XV n'ob-
tenaient guère qu'en ajoutant deux ou trois chevelures â celle qu'ils avaient
apportée en naissant. Ses yeux noirs avaient le regard clair et orgueilleux
des gens d'Ituhc. Il était grand, merveilleusement taillé; sa démarche et ses
gestes avaient une majesté théâtrale.
Nous no disons rien de la maison d'où il sortait. Gonzaguc sonne aussi
haut dans l'histoire que Bouillon, Este ou Montmorency. Ses liaisons va-
laient sa noblesse .11 avait deux amis, d<fu'x frères, dont l'un était Lorraine,
l'autre Bourbon. Le duc do Chartres, neveu propre de Louis XIV, depuis
duc d'Orléans et régent de France, le duc de Nevers et le prince de GonZaguo
étaient inséparables. La cour les nommait les trois Philippe. Leur tendresse
mutuelle rappelait les beaux types de l'amitié antique.
PMipp'^ do, Gona|igu9 jetait J'alné. i,o futur^^égcnt n'avait que N-irlgt-
qualre une, û NeVeVé <?dmplait urfe' arinéé do moine.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN' M
Ou doit penser combien Tidée d'avoir un gendre semblable flaUait la
vanité du vieux Caylus. Le bruit public accordait à Gonzague des biens
immenses en Italie; de plus, il était cousin germain et seul héritier de Xevers,
que chacun regardait comme voué à une mort précoce. Or, Philippe de Nevers,
unique héritier du nom, possédait un des plus beaux domaines de France.
Certes, personne ne pouvait soupçonner le prince de Gonzague de souhai-
ter la mort de son ami; mais il n'était pas en son pouvoir de l'empêcher, et
le fait certain est que cette mort le faisait dix ou douze fois millionnaire.
Le beau-père et le gendre était à peu près d'accord. Quant ù Aurore, ou
ne l'avait même pas consultée. Système Verrou.
C'était par une belle journée d'aiitomne, on cette année 1609. Louis XIV
se faisait vieux, et se fatiguait de la guerre. La paix de Ryswick venait d'être
signée; mais les escarmouches entre partisans continuaient aux frontières,
et la vallée de Louron, entre autres, avait bon nombre de ces hôtes in-
commodes.
Dans la salle à manger du château de Caylus, une demi-douzaine do
convives étaient assis autour de la table amplement servie. Le marquis
pouvait avoir ses vices; mais du moins traitait-il comme il faut.
Outre le marquis, Gonzague et M'i^ de Caylus, qui occupaient le haut
bout de la table, les assistants étaient tous gens de moyen état et à gages.
C'était d'abord dom Bernard, le chapelain de Caylus, qui avait charge d'âmes
dans le petit hameau de Tarrides, et tenait, en la sacristie de sa chapelle,
registre des décès, naissances et mariages; c'était ensuite dame Isidore,
du mas de Gabour, qui avait remplacé dame Marthe dans ses fonctions
auprès d'Aurore; c'était, en troisième heu, le sieur PeyroUes, gentilhomme
attaché à la personne du prince de Gonzague.
Nous devons faire connaître celui-ci, qui tiendra sa place dans notre récit.
M. de Peyrolles était un homme entre deux âges, à figure maigre et pâle,
h cheveux rares, à stature haute et un \)0\i voûtée. De nos jours, on se re-
présenterait difficilement un personnage semblable sans lunettes; la modi'
n'y était point. Ses traits étaient comme effacés, mais son regard myopf
avait de l'effronterie. Gonzague assurait que de PeyroUes se servait fort
bien de l'épée qui pendait gauchement à son flanc. En somme, Gonzague
le vantait beaucoup : il avait besoin de lui.
Les autres convives, officiers de Caylus, pouvaient passer po\ir de purs
comparses.
jVine Aurore de Caylus faisait les honneurs avec une dignité fruide et
taciturne. Généralement, on peut dire que les fenmics, vuiro les plus belKs,
sont ce que leur sentiment les fait. Telle peut être adorable auprès de co
qu'elle aime, et presque déplaisante ailleurs. Aurore était do ces femmes
qui plaident en dépit do leur vouloir et qu'on admire malgré cllcs-mcmot;.
Elle avait le costume espagnol. Trois rangs de dc-ntoUcs tombaient parmi
le jajt ondulant do ses cheveux.
Bien qu'elle n'eût pas encore vingt ans, les lignes pures ot fièrcs do sa
bouche parlaient, déjà de tristcbse; mais que do luraière devait faire naiiro
le sourire autour de ses jeunes lèvres ! ot que de rayons dans ses yeux lar-
gement ombragés par la soie recourbée des longs QJls.
Il y^aVait tien dce jcWré qVi'on a'A'att vu un sduriï'e autour dcp lùM'ca
{l'AUrorô.
10 LE fiOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Son père disait :
— Tout cela changera quand elle sera madame la princesse,
A la fin du second service, Aurore se leva et demanda la permission de se
retirer. Dame Isidore jeta un long regard de regret sur les pâtisseries, con-
fitures et conserves qu'on apportait. Son devoir l'obligeait de suivre sa
jeune maîtresse. Dès qu'Aurore fut partie, le marquis prit un air plus guilleret.
— Prince, dit-il, vous me devez ma revanche aux échecs... Etes- vous prêt?
— Toujours à vos ordres, cher marquis, répondit Gonzague.
Sur l'ordre de Caylus, on apporta une table et l'échiquier. Depuis quinze
jours que le prince était au château, c'était bien la cent cinquantième par-
tie qui allait recommencer,
A trente ans, avec le nom et la figure de Gonzague, cette passion d'échecs
devait donner à penser. De deux choses l'une : ou il était bien ardemment
amoureux d'Aurore, ou il était bien désireux de mettre la dot dans ses cofi'res.
Tous les jours, après le dîner comme après le souper, on apportait l'é-
chiquier. Le bonhomme Verrou était de quatorzième force. Tous les jours
Gonzague se laissait gagner une douzaine de parties, à la suite desquelles
Verrou, triomphant, s'endormait dans son fauteuil, sans quitter le champ
de bataille, et ronflait comme un juste.
C'était ainsi que Gonzague faisait sa cour à M''« Aurore de Caylus.
— Monsieur le prince, dit le marquis en rangeant ses pièces, je vais vous
montrer aujourd'hui une combinaison que j'ai trouvée dans le docte traité
deCessohs. Je ne joue pas aux échecs comme tout le monde, et je tâche de
puiser aux bonnes sources. Le premier venu ne saurait point vous dire que
les échecs furent inventés par Attalus, roi de Pergame, pour divertir les
Grecs durant le long siège de Troie. Ce sont des ignorants ou des gens de
mauvaise foi qui en attribuent l'honneur à Palamède... Voyons, attention
à votre jeu, s'il vous plaît.
— Je ne saurais vous exprimer, monsieur le marquis, répliqua Gonzague,
tout le plaisir que j'ai à faire votre partie.
Ils engagèrent. Les convives étaient encore autour d'eux.
Après la première partie perdue, Gonzague fit signe à Peyrolles, qui jeta
sa serviette et sortit. Peu à- peu le chapelain et les autres officiers l'imitè-
rent, Verrou et Gonzague restèrent seuls..
— Les latins, reprenait le bonhomme, appelaient cela le jeu de latrun-
culi, ou petits voleurs. Les Grecs le nommaient latrikion. Sarrazin fait
observer, dans son excellent livre...
— Moneieur le marquis, interrompit Philippe de Gonzague, je vous de-
mande pardon de ma distraction; me permettez- vous de relever cette pièce?
Par mégarde, il venait d'avancer un pion qui lui donnait partie gagnée.
Verrou se fit un peii tirer l'oreille; mais sa magnanimité l'emporta.
— Relevez, dit-il, monsieur le prince; mais n'y revenez point, je vous
prie. Los échecs ne sont point un jeu d'enfant. — Gonzague poussa un pro-
fond soupir. — Je sais, je sais, poursuivit le bonhomme d'uu accent gogue-
nard, nous sommes amoureux...
— A en perdre re.<>prit, mon.sieur le marquis !
— Je connais cela, monsieur lo prince. Attention au jeu ! Je prends votre
fou.
— Vous ne m'achevâtes point hi^r.ditGouiague en homme qui veutsecouer
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 11
de pénibles pensées, l'histoire de ce gentilhomme qui voulut s'introduire
dans votre maison...
— Ah! rusé matois! s'écria Verrou, vous essayez de me distraire; mais
je suis comme César, qui dictait cinq lettres à la fois. Vous savez qu'il jouait
aux échecs?... Eh bien, le gentilhomme eut une demi-douzaine de coups
d'épée là-bas, dans le fossé. Pareille aventure a eu lieu plus d'une fois; aussi
la médisance n'a jamais trouvé à mordre sur la conduite de mesdames de
Caylus.
— Et ce que vous faisiez alors en qualité de mari, monsieur le marquis,
demanda néghgemment Gonzague, le feriez-vous comme père?
— Parfaitement, reprit le bonhomme; je ne connais pas d'autre façon de
garder les filles d'Eve... Schah moto, monsieur le prince ! comme disent les
Persans. Vous êtes encore battu.
Il s'étendit dans son fauteuil.
— De ces deux mois schah moto, continua- t-il en s' arrangeant pour dor-
mir sa sieste, qui signifient le roi est mort, nous avons fait échec et mat sui-
vant Ménage et suivant Frère. Quant aux femmes, croyez -moi, de bonnes
rapières autour de bonnes murailles, voilà le plus clair de la vertu I
Il ferma les yeux et s'endormit. Gonzague c[uitta précipitamment la
salle à manger.
Il était à peu près deux heures après rnidi. M. de PeyruUes attendait son
maître en rôdant dans les corridors.
— Nos coquins? fit Gonzague dès qu'il l'aperçut.
— Il y en a six d'arrivés, répondit PeyroUes.
— Où sont-ils?
— A l'auberge de la Pomme d'Adam, de l'autre côté des douves.
— Qui sont les deux manquants?
— Maître Cocardasse junior, de Tarbes, et frère Passcpoil, son prévôt.
— Deux bonnes lames 1 fit le prince. Et l'autre affaire?
— Dame Marthe est présentement chez W^^ de Caylus.
— Avec l'enfant?
• — Avec l'enfant.
— Par où est-elle entrée?
— Par la fenêtre basse de l'étuve qui donne dans les fossés, sous le pont,
Gonzague réfléchit un instant, puis il reprit :
— As-tu interrogé dom Bernard?
— Il est muet, répondit PoyroUes.
— Combien as-tu offert?
— Cinq cent pistoles.
— Cette dame Marthe doit savoir où est le registre... 11 ne faut pas qu'elle
sorte du château.
— C'est bien, dit PeyroUes.
Gonzague se promenait à grands pas.
— Je veux lui parler moi-même, murmura- t-il, mais es4u bien sûr que
mon cousin de Nevers ait reçu le message d'Aurore?
— C'est notre Allemand qui l'a porté.
— Et NovcTfi doit uiTivcr?
— Çc soir.
Us éthiimit à la porto de l'appirtéuaent de OoJitaifu€^
12 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Au château de Caylus, trois corridors se coupaient à angle droit : un pour
le corps de logis, deux pour les ailes en retour.
L'appartement du prince était situé dans l'aile occidentale, terminée
par l'escalier qui menait aux étuves. Un bruit se fit dans la galerie centrale.
C'était dame Marthe qui sortait du logis de M''^ de Caylus. PeyroUes et Gon-
zaguo entrèrent précipitamment chez ce dernier, laissant la porte entrebâillée.
L'instant d'après, dame Marthe traversait le corridor d'un pas fugitif
et rapide. Il faisait plein jour; mais c'était l'heure de la sieste, et la mode
espagnole avait franchi les Pj^rénées. Tout le monde dormait au château de
Caylus. Dame Marthe avait tout sujet d'espérer qu'elle ne feraait point de
fâcheuse rencontre.
Comme elle passait devant la porte de Gonzague, PeyroUes s'élança sur
elle à l'improviste, et lui appuya fortement son mouchoir contre la bouche,
étouffant ainsi son premier cri. Puis il la prit à bras le corps, et l'emporta,
demi-évanouie, dans la chambre de son maître.
n. — COCARD.VSSE ET PaSSEPOIL
L'un enfourchait un vieux cheval de labour à longs crins mal peignés,
à jambes cagneuses et poilues; l'autre était assis sur un âne, à la manière
des châtelaines voyageant au dos de leur palefroi.
Le premier se portait fièrement, malgré l'humilité de sa monture, dont
la tête triste pendait entre les deux jambes. Il avait un pourpoint de bufïlc,
lacé, à plastron taillé en cœur, des chausses de tiretaine piquées, et de ces
belles bottes en entonnoir si fort à la mode sous Louis XIII. Il avait en ou-
tre un feutre rodomont et une énorme rapière. C'était maître Cocardasse
junior, natif de Toulouse, ancien maître en fait d'armes de la ville de Paris,
présentement établi à Tarbes, où il faisait maigre chère.
Le second était d'apparence timide et modeste. Son costume eût pu
convenir à un clerc râpé : un long pourpoint noir, coupé droit comme une
soutanelle couvrait ses chausses noires, que l'usage avait rendues luisantes.
Il était coifl'é d'un bonnet de laine soigneusement rabattu sur ses oreilles,
< t pour chaussures, malgré la chaleur accablante, il avait de bons brode-
quins fourrés.
A la ditlérence de maître Cocardasse junior, qui jouissait d'une riche
chevelure crépue, noire comme une toison de nègre et largement ébouriffée,
bon compagnon collait à ses tempes quelques mèches d'un blond déteint.
Même contraste entre les doux terribles crocs qui servaient de moustaches
au maître d'armes et trois poils blanchâtrcB hérissés sur le long nez du
prévôt.
Car c'était un prévôt, ce paisible voyageur, et nous vous certifions qu'à
l'occasion il maniait vigoureusement la grande vilaine épée qui battait les
flancs d(3 sou ôjç. |l^ sd^noiçimai!; Amacbfe Paisepoil. ^a p^atïio é^ait Vïllc-
d?e'a en baésé ^oI'mj^^âlé, titô qtii \e disp'ulè ittl f^tdx Cru de Codcfé-feuf-
Mi BOSSU OU Lli PKTIT TAIUSIEX IJ
Noireau pour la production des bons drille». Ses amis l'appclaienl volontiers
frère Passepoil, soit à cause de su tournure cléricale, soit parce qu'il avait
été valet de barbier et rat d'officine chimique avant de ceindre l'épée. Il
était laid de toutes pièces, malgré l'éclair sentimental qui s'allumait dans
ses petits yeux bleus clignotants quand une jupe de futaine rouge traver-
saitle sentier. Au contraire, Cocardasse junior pouvait passer par tous
payspour un très beau coquin.
Ils allaient tous deux, cahin-caha, sous le soleil du Midi. Chaque caillou
de la route faisait broncher le bidet de Cocardasse, et, tous les vingt-cinq
pas, le roussin de Passepoil avait des caprices.
— Eh donc ! mon bon, dit Cocardasse avec un redoutable accent gascon,
voilà deux heures que nous apercevons ce diable do château sur la monta-
gne maudite. Il me semble qu'il marche aussi vite que nous.
Passepoil répondit, chantant du nez selon la gamme normande :
— Patience ! patience ! nous arriverons toujours assez tôt pour ce que
que nous avons à faire là-bas.
— Capédédiou 1 frère Passepoil, fit Cocardasse avec un gros soupir, si
nous avions un peu de conduite, avec nos talents, nous aurions pu choisir
notre besogne...
— Tu as raison, ami Cocardasse, répliqua le Normand; mais nos passions
nous ont perdus.
— Le jeu, caramba ! le vin...
— Et les femmes ! ajouta Passepoil en levant les yeux au ciel.
Ils longeaient en ce moment les rives de la Clarabide, au milieu du val de
Louron. Le Hachaz, qui soutenait comme un immense piédestal les cons-
tructions mas.sives du château de Caylus, se dressait en face d'eux. Il n'y
avait point de remparts de ce côté. On découvrait l'antique édifice, de la
base au fait, et, certes, pour d'-s amateurs de grandioses aspects c'eût été
ici une halte obligée.
Le château de Caylus, en effet, couronnait dignement cette prodigieuse
muraille, fille de quelque grande convul.sion du sol dont le souvenir s'était
perdu. Sous les mousses et les broussailles qui couvraient ses assises, on
pouvait reconnaître les traces de constructions païennes. La robuste main
des soldats de Rome avait dû passer par là. Mais ce n'étaient que des ves-
tiges, et tout ce qui .sortait de terre appartenait au style lombard des
dixième et onzième siècles. Les deux tours principales, qvi flanquaient le
corps de logis du sud-est et au nord-est, étaient carn'os et plutôt trapuf,
que hautes. Les fenêtres, toujours placées au-des.sus d'une mourlrières
étaient pelites, sans ornement, et leurs rintres reposaient sur de simplts
pilastres dépourvus de moulures. Le seul luxe que se fût permis rarchitocfe
consistait en une sorte de mosaïque. Los pierres, taillées et dispo.sée3 avec
symétrie, était-nt séparées par di s briques saillantes.
(]'était le premier plan, et cette ordonnant e austère restait en harmonie
avec la nudité du Hachaz. Mais derrière la ligne droite de «i-e vieux corps do
logis, qui sf'iublait bâii par Charlemagiu-, un foi-illis de pigncuis et do tou-
relles suivait le plan ascendant do la colline et se montrait en amphithéâ-
tre. Le donjon, haute tour octogone, terminé par \me galerie byzantine à
arcades tréflées, couronnait celle eohue de toitures, semblable à im géant
debout parmi des nains.
14 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Dans le pays, on disait que le château était bien plus ancien que les Cay-
lus eux-mêmes.
A droite et à gauche des deux tours lombardes, deux tranchées se creu-
saient. C'étaient les deux extrémités des douves, qui étaient autrefois bou-
chées par des murailles afin de contenir l'eau qui les emplissait.
Au delà des douves du nord, les dernières maisons du hameau de Tarrides
se montraient parmi les hêtres. En dedans, on voyait la flèche de la chapelle,
bâtie au commencement du treizième siècle dans le style ogival, et qui
montrait ses croisées jumelles avec les vitraux étincelants de leurs quinte
feuilles de granit.
Le château de Gaylus était la merveille des vallées pyrénéennes.
Mais Cocardasse junior et frère Passepoil n'avaient point le goût des
beauxarls. Ils continuèrent leur route, et le regard qu'ils jetèrent à la som-
bre citadelle ne fut que pour mesurer le restant de la route à parcourir.
Ils allaient au château de Caylus, et, bien que, à vol d'oiseau, une demi-
lieue à peine les en séparât encore, la nécessité où ils étaient de tourner au
Hachaz les menaçait d'une bonne heure de marche.
Ce Cocardasse devait être un joyeux compagnon, quand sa bourse était
ronde; frère Passepoil lui-même avait sur sa figure naïvement futée tous
les indices d'une bonne humeur habituelle; mais aujourd'hui ils étaient
tristes, et ils avaient leurs raisons pour cela.
Estomac vide, gousset plat, perspective d'une besogne probablement
dangereuse. On peut refuser semblable besogne, quand on a du pain sur
la planche. Malheureusement pour Cocardasse et Passepoil, leurs passions
avaient tout dévoré. Aussi Cocardasse disait :
— Capédédiou I je ne toucherai plus ni une carte ni un verre !
— Je renonce pour jamais à l'amour! ajoutait le sensible Passepoil.
Et tous deux bâtissaient de beaux rêves bien vertueux sur leurs futures
économies.
— J'achèterai un équipage complet ! s'écria Cocardasse avec enthousias-
me, et je me ferai soldat dans la compagnie de notre petit Parisien.
— ■ Moi de même, appuyait Passepoil, soldat ou valet du major chirurgien.
— • Ne ferais-je pas un beau chasseur du roi?
— Le régiment où je prendrais du service serait sûr, au moins, d'être
saigné proprement.
Et tous deux reprenaient :
— Nous verrions le petit Parisien ! Nous lui épargnerions bien quelque
horion de temps on temps.
— Il m'appellerait encore son vieux Cocardasse!
— Il se moquerait du frère Passepoil, comme autrefois.
— Tron de l'air! s'écria le Gascon en donnant un grand coup de poing
à son bidel, qui n'en pouvait mais, nous sommes descendus bien bas pour
dos gens d'épée, mon bon; mais à tout péché miséricorde! Je sens qu'avec
le petit Parisien je m'amenderais.
Passepoil secoua la tête tristement.
— Qui sait s'il voudra nous reconnaître? demanda-t-il en jetant un
regard découragé sur son accoutrement.
— Eh ! mon bon ! fit Cocardasse, c'est un cœur que ce garçon-là 1
— Quelle garde ! soupira Passepoil, et quelle vitesse !
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 15
— Quelle tenue sous les armes ! et quelle rondeur I
— Te souviens-tu de son coupé de revers en retraite?
— Te rappelles-tu ses trois coups droits, annoncés dans l'assaut chez
Delespine.
— Un cœur !
Un vrai cœur ! Heureux au jeu, toujours, capédédiou 1 et qui savait boire |
— Et qui tournait la tête des femmes 1
A chaque réplique, ils s'échauffaient. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord
pour échanger une poignée de main. Leur émotion était sincère et profonde.
— Mordioux! fit Cocardasse, nous serons ses domestiques s'il veut, le
petit Parisien, n'est-ce pas, mon bon?
— Et nous ferons de lui un grand seigneur ! acheva Passepoil; comme ça,
l'aident du PeyroUes ne nous portera pas malchance.
C'était donc M. de Peyrolles, l'homme de confiance de Philippe de
Gonzague. qui faisait voyager ainsi maître Cocardasse et frère Passepoil.
Ils connaissaient bien ce Peyrolles, et mieux encore M. de Gonzague son
patron. Avant d'enseigner aux hobereaux de Tarbes ce noble et digne art
de l'escrime italienne, ils avaient tenu salle d'armes à Paris, rue Croix-des-
Petils-Champs, à deux pas du Louvre. Et, sans le trouble que les passions
apportaient dans leurs affaires, peut-être qu'ils eussent fait fortune, car
la cour tout entière venait chez eux.
C'étaient deux bons diables, qui avaient fait sans doute, en un moment de
presse, quelque terrible fredaine. Ils jouaient si bien de Tépée ! Soyons
cléments, et ne cherchons pas trop pourquoi, mettant la clef sous la porte
beau jour, ils avaient quitté Paris comme si le feu eût été à leurs chausses.
Il est certain qu'à Paris, en ce temps-là, les maîtres en fait d'armes se frot-
taient aux plus grands seigneurs. Ils savaient souvent le dessous des cartes
mieux que les gens de cour eux-mêmes. C'étaient de vivantes gazettes. Jugez
si Passepoil, qui en outre avait été barbier, devait en connaître de belles !
En cette circonstance, ils comptaient bien tous deux tirer parti de leur
sciem e. Passepoil avait dit, en partant de Tarbes :
— C'est une affaire où il y a des millions. Nevcrs est la première lame
du monde après le petit Parisien. S'il s'agit de Nevers, il faut qu'on soit
généreux I
Et Cocardasse n'avait pu qu'approuver chaudement un discours si sage.
Il était deux heures après midi quand ils arrivèrent au hameau de Tar-
rides, et le premier paysan qu'ils rencontrèrent leur indi(iua l'auberge do
la Pomme d'Adam.
A leur entrée, la petite salle basse de l'auberge était déjà presque pleine.
Une jeune fille, ayant la jupe éclatante et le corsage lacé des paysannes de
Foix, servait avec emprossemenl, apportant brocs, gobelets d'étain, fou
pour les pipes dans un sabot, et tout ce que peuvent réclamer six vaillants
liommes après une longue traite accomplie sous le soleil dos vallées pyré-
néennes.
A la muraille pendaient six fortes rapières avec leur atlirail.
Il n'y avait pas là ime seule tête qui ne portât le mot spadassin écrit en
lisibles caractères. C'étaient toutes figures bronzées, tous regards impudents,
toutes effrontées moustaches. Un honnête bourgeois, entrant par hasard
en ce lieu, serait tombé do son haut, rien qu'à voir ces prolils do bravaches.
IG LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Ils étaient trois à la première table, auprès de la porte; trois Espagnols,
on pouvait le juger à la mine. A la table suivante, il y avait un Italien, ba-
lafré du front au menton, et vis-à-vis de lui un coquin sinistre dont l'ac-
cent dénonçait l'origine allemande. Une troisième table était occupée par
une manière de rustre à longue chevelure inculte qui grasseyait le patois
de Bretagne.
Les trois Espagnols avaient nom Saldagne, Pinto et Pépé, dit el Matador,
tous trois escrimidores, l'un de Murcie, l'autre de Séville, le troisième de
Pampelune. L'Italien était un bravo de Spolète; il s'appelait Giuseppe
Faënza. L'.\llemand se nommait Staupitz, le bas-Breton Joël de Jugan.
C'était M. de Peyrolles qui avait rassemblé toutes ces lames: il s'y connais-
sait.
Quand maître Cocardasse et frère Passepoil franchirent le seuil du cabaret
de la Pomme d'Adam, après avoir mis leurs pauvres montures à l'étable, ils
firent tous deux un mouvement en arrière à la vue de cette respectable
compagnie. La salle basse n'était éclairée que par une seule fenêtre, et,
dans ce demi-jour, la pipe mettait un nuage. Nos deux amis ne virent d'abord
que les moustaches en croc saillant hors des maigres profils, et les rapières
pendues à la muraille. Mais six voix enrouées crièrent à la fois :
— Maître Cocardasse?
— Frère Passepoil I
Non sans accompagnement de jurons assortis : juron des États du saint-
père, juron des abords du Rhin, juron de Quimper-Corentin, juron de Murcie,
de Navarre et d'Andalousie.
Cocardasse mit sa main en visière au-dessus de ses yeux.
— As pas pur ! s'écria-t-il, todos camaradas !
— Tous des anciens ! traduisit Passepoil, qui avait la voix encore un peu
tremblante.
Ce Passepoil était un poltron de naissance que le besoin avait fait brave.
La chair de poule lui venait pour un rien; mais il se battait mieux qu'un
diable.
Il y eut des poignées de main échangées, de ces bonnes poignées de main
qui broient les phalanges; il y eut grande dépense d'accolades : les pour-
points de soie se frottèrent les uns contre les autres; le vieux drap, le velours
pelé entrèrent en communication. On eût trouvé de tout dans le costume
de ces intrépides, excepté du linge blanc.
De nos jours, les maîtres d'armes, ou, pour parler leur langue, MM. les
professeurs d'escrime, sont de sages industriels, bons époux, bons pères,
exerçant honnêtement leur état.
Au dix-septième siècle, un virtuose d'estoc et de taille était une manière
de Mondor, favori de la cour et de la ville, ou bien un pauvre diable obligé
de faire pis que pendre pour boire son soûl de mauvais vin à la gargote. Il
n'y avait pas de milieu.
Nos camarades du cabaret de la Pomme d'Adam avaient eu peut-être
leurs bons jours. Mais le soleil de la prospérité s'était éclipsé pour eux tous.
Ils étaient manifestement battus par le même orage.
Avant l'arrivée de Cucardasse et de Passepoil, les trois groupes distincts
n'avaient point lié familiarité. Le Breton ne connaissait personne. L'Alle-
mand ne frayait qu'avec le Spolétan, et les trois Espagnols se tenaient fiè-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 17
rement à leur écot. Mais Paris était déjà un centre pour les beaux-arts. Des
gens comme Cocardasse junior et Amable Passepoil, qui avaient tenu table
ouverte dans la rue Croix-des-Petits-Champs, au revers du Palais-Royal,
devaient connaître tous les fendants de l'Europe. Ils servirent de traits
d'union entre les trois groupe.9, si bien faits pour s'apprécier et s'entendre.
La glace fut rompue, les tables se rapprofhè''ent, les brocs se mêlèrent, et
les présentations eurent lieu dans les formes.
On connut les titres de chacun. C'était à faire dresser les cheveux! Ces
six rapières accrochées à la muraille avaient taillé plus de chair chrétienne
que les glaives réunis de tous les bourreaux de France et de Navarre.
Le Quimpérois, s'il eût été Huron, aurait porté deux ou trois douzaines
de perruques à sa ceinture; le Spolétan pouvait voir vingt et quelques spec-
tres dans SCS rêves; l'Allemand avait massacré deux gaugravcs, trois mar-
graves, cinq rhingraves et un landgrave : il cherchait un burgrave.
Et ce n'était rien auprès des trois Espagnols, qui se fussent noyés aisément
dans le sang de leurs innombrables victimes. Pépé le Tueur (tl Matador)
ne parlait jamais que d'embrocher trois hommes à la fois.
Nous ne saurions rien dire de plus flatteur à la louange de notre Gascon
et de notre Normand : ils jouissaient de la considération générale dans ce
conseil de tranche-montagnes.
Quand on eut bu la première tournée de brocs et que le brouhaha des
vunteries se fut un peu apaisé, Cocardasse dit :
— Maintenant, mes mignons, causons de nos affaires.
On appela la fille d'auberge, tremblante au" milieu de ces cannibales, et
on lui commanda d'apporter d'autre vin. C'était une grosse brune un peu
louche. Passepoil avait déjà dirigé vers elle l'artillerie de ses regards amou-
reux; il voulut la suivre pour lui parler, sous prétexte d'avoir du vin plus
frais; mais Cocardasse le saisit au collet.
— Tu as promis de maîtriser tes passions, mon bon, lui dit-il avec digniié.
Frère Passepoil se rassit en pou.ssant un gros soupir. Dès que le vin fut
apporté, on renvoya la maritorne avec ordre de ne plus revenir.
— Mes mignons, reprit Cocarda.sse junior, nous ne nous attendions pas,
frère Pa.ssepoil et moi, à rencontrer ici une sî chère compagnie, loin des villes,
loin des centres populeux où généralement vous exercez vos talents...
— Oïmé ! interrompit le spadassin de Spolète; connais-tu des villes où
il y ait maintenant de la besogne, toi, Cocardasse, caro mio?
Et tous secouèrent la têto en hommes qui pensent que leur veriu n'est
point sufiisamment récompensée.
Puis Saldagnc demanda :
— Ne sais-tu point pourquoi nous sommes en ce lieu?
Le Gascon ouvrait la bouche pour répondre, lorsque le pied de frère Pas-
sepoil s'appuya sur sa botte.
Cocardasse junior, bien (jiie chef nominal do la communauté, avait llia-
bitude de suivre les conseils de son prévôt, qui était un Normand prudent
et sage.
— Je sais, répli(iua-l-il, qu'on noiis a convoqués...
— C'est moi, interrompit Slaupitz.
— Et que, dans les cas onlinaircs, acheva le Gascon, frère Passepoil et
moi, nous suffisons pour un coup de nuùn.
18 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Carajo ! s'écria !e Tueur, quand je suis là, d'habitude, on n'en appelle
point d'autres.
Chacun varia ce thème suivant son éloquence ou son degré de vanité;
puis Cocardasse conclut :
— Allons-nous donc avoir affaire à une armée?
— Nous allons avoir affaire, répondit Staupitz, à un seul cavalier.
Staupitz était attaché à la personne de M. de PeyroUes, l'homme de con-
fiance dix prince Philippe de Gonzague.
Un bruyant éclat de rire accueillit cette déclaration.
Cocardasse et Passepoil riaient plus haut que les autres : mais le pied du
Normand était toujours sur la botte du Gascon.
Cela voulait dire : « Laisse-moi mener cela. »
Passepoil demanda candidement :
— Et quel est donc le nom de ce géant qui combattra contre huit hommes?
— Dont chacun, sandiéou ! vaut une demi-douzaine de bons drilles 1
ajouta Cocardasse.
Staupitz répondit :
r— C'est le duc Philippe de Nevers.
— Mais on le dit mourant ! se récria Saldagne.
— Poussif! ajouta Pinto.
— Surmené, cassé, pulmonaire ! achevèrent les autres.
Cocardasse et Passepoil ne disaient plus rien.
Celui-ci secoua la tête lentement, puis il repoussa son verre. Le Gascon
l'imita.
Leur gravité soudaine ne put manquer d'exciter l'attention générale.
— Qu'avez-vous? qu'avez-vous donc? demanda-t-on de toutes parts.
On vit Cocardasse et son prévôt se regarder en silence.
— Ah çà I que diable signifie cela? s'écria Saldagne ébahi.
— On dirait, ajouta Faënza, que vous avez envie d'abandonner la partie,
— Mes mignons, répliqua gravement Cocardasse, on ne se tromperait
pas beaucoup.
Un tonnerre de réclamations couvrit sa voix.
— Nous avons vu Philippe de Nevers à Paris, reprit doucement frère
Passepoil; il venait à notre salle. C'est un mourant qui vous taillera des
croupières !
— A nous I se récria le choeur.
Et toutes les épaules de se hausser avec dédain.
— Je vois, dit Cocardasse, dont le regard fit le tour du cercle, que vous
n'avez jamais entendu parler de la botte de Nevers.
On ouvrit les yeux et les oreilles.
— La botte du vieux maître Delapalme, ajouta Passepoil, qui mit bas sept
prévôts entre le bourg du Roule et la porte Saint-Honoré.
— Fadaises que ces bottes secrètes! s'écria le Tueur.
— Bon pied, bon œil, bonne garde, ajouta le Breton, je me moque des
bottes secrètes comme du déluge !
— As pas pur ! fit Cocardasse junior avec fierté; je pense avoir bon pied,
bon œil et bonne garde, mes mignons...
— Moi aussi, appuya Passepoil.
— Aussi bon pied; aussi bonne garde, aussi bon œil que pas un de vous...
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 19
— A preuve, glissa Passepoil avec sa douceur qrdinaire, que nous sommes
prêts à en faire l'essai, si vous voulez.
— Et cependant, reprit Cocardasse, la botte de Nevers ne me paraît pas
une fadaise. J'ai été touché dans ma propre académie... Eh donc I
— Moi de même.
— Touché en plein front, entre les deux yeux, et trois fois de suite...
■ — Et trois fois, moi, entre les deux yeux, en plein front !
— Trois fois, sans pouvoir trouver l'épée à la parade !
Les six spadassins écoutaient maintenant, attentifs.
Personne ne riait plus.
— Alors, dit Saldagne, qui se signa, ce n'est pas une botte secrète, c'est
un charme.
Le bas Breton mit sa main dans sa poche, où il devait bien avoir un bout
de chapelet.
— On a bien fait de nous convoquer tous, mes mignons, reprit Cocardasse
avec plus de solennité. Vous parliez d'armée, j'aimerais mieux une armée.
Il n'y a, croyez-moi, qu'un seul homme au monde capable de tenir tête à
Philippe de Nevers, l'épée à la main.
— Et cet homme? firent six voix en même temps.
— C'est le petit Parisien, répondit Cocardasse.
— Ah ! celui-là, s'écria Passepoil avec un enthousiasme soudain, c'est
le diable!
— Le petit Parisien? répétait-on à la ronde; il a un nom, votre petit
Parisien?
— Un nom que vous connaissez tous, mes maîtres : il s'apelle le chevalier
de Lagardère.
Il paraîtrait que les estafiers connaissaient tous ce nom, en effet, car il
60 fit parmi eux un grand silence.
— Je ne l'ai jamais rencontré, dit ensuite Saldagne.
— Tant mieux pour toi, mon bon, répliqua le Gascon; il n'aime pas les
gens de ta tournure.
— C'est lui qu'on appelle le beau Lagardère? demanda Pinto.
— C'est lui, ajouta Faënza en baissant la voix, qui tua les trois flamands
sous les murs de Sentis?
— C'est lui, voulut dire Joël de Jugan, qui...
Mais Cocardasse l'interrompit en prononçant avec emphase ces seuls mots:
— Iln'y a pas deux Lagardère!
III. — Les trois Philippe.
L'unique fenêtre de la salle basse du cabaret do la Pomme d'Adam donnait
sur une sorte de glacis plante de hèlrc;s, qui aboutissait aux douves do Cay-
lus. Un chemin <'harrclior Iravorsnit le bois ot aboutissait à un pont do
planches jeté sur les fossés, qui ôlaiont 1res profondset très larges, lis fai-
20 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
saienl le tour du château de trois côtés, et s'ouvraient sur le vide au-dessus
du Hachaz.
Depuis qu'on avait abattu les murs destinés à retenir l'eau, le dessèche-
ment s'était opéré de lui-même, et le sol des douves donnait par année deux
magnifiques récoltes de foin destiné aux écuries du maître.
La seconde récolte venait d'être coupée. De l'endroit où se tenaient nos
huit cstafiers, on pouvait voir les faneurs qui mettaient le foin en bottes
sous le pont.
A part l'eau qui manquait, les douves étaient restées intactes. Leur bord
intérieur se relevait en pente roide jusqu'au glacis.
Il n'y avait qu'une seule brèche, pratiquée pour donner passage aux char-
rettes de foin. Elle aboutissait à ce chemin qui passait devant la fenêtre du
cabaret.
Du rez-de-chaussée au fond de la douve, le rempart était percé de nom-
breuses meurtrières; mais il n'y avait qu'une ouverture capable de donner
passage à une créature humaine. C'était une fenêtre basse située juste sous
le pont fixe qui avait remplacé depuis longtemps le pont-levis. Cette fenêtre ;
était fermée d'une grille et de forts contrevents. Elle donnait de l'air et du
jour à l'étuve de Caylus, grande salle souterraine qui gardait des restes de ;
magnificence. On sait que le moyen âge, dans le Midi principalement, avait •
poussé très loin le luxe des bains.
Trois heures venaient de sonner à l'horloge du donjon. Ce terrible mata-
more qu'on appelait le beau Lagardère n'était pas là en définitive, et ce n'est
pas lui qu'on attendait; aussi, nos maîtres en fait d'armes, après le premier
saisissement passé, reprirent bientôt leur forfanterie.
— Eh bien, s'écria Saldagne, je vais te dire, ami Cocardasse. Je donnerais
dix pistoles pour le voir, ton chevalier de Lagardère.
— L'épée à la main? demanda le Gascon, après avoir bu un large trait
et fait claquer sa langue. Eh bien, ce jour-là, mon bon, ajouta-t-il gravement,
sois en état de grâce, et mets-toi à la garde de Dieu l
Saldagne posa son foutre de travers. On ne s'était encore distribué aucun
horion : c'était merveille. La danse allait peut-être commencer, lorsque
Staupitz, qui était à la fenêtre, s'écria :
— La paix, enfants! voici M. de Peyrolles, le factotum du prince de
Gonzague.
Celui-ci arrivait en effet par le glacis; il était à cheval.
— • Nous avons trop parlé, dit précipitamment Passepoil, et nous n'a-
vons rien dit. Nevers et sa botte secrète valent de l'or, mes compagnons,
voilà ce qu'il faut que vous sachiez. Avez- vous envie de faire d'un coup
votre fortune?
Pas n'est besoin de dire la réponse des compagnons de Passepoil. Celui-ci
poursuivit :
— Si vous voulez cela, laissez agir maître Cocardasse et moi. Quoi que nous
disions à ce Peyrolles, appuyez-nous.
— C'est entendu ! s'écria-t-on en chœur.
— Au moins, acheva frère Passepoil en se rasseyant, ceux qui n'auront
pas ce soir le cuir troué par l'épée de Nevers pourront faire dire des messes à
l'intention des défunts.
Peyrolles entrait.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 21
Passepoil ôta le premier son bonnet de laine bien révérencieusement. Les
autres saluèrent à l'avenant.
Peyrolles avait un gros sac d'argent sous le bras. Il le jeta bruyamment
sur la table en disant :
— Tenez, mes braves, voici votre pâture !
Puis, les comptant de l'œil.
— A la bonne heure, reprit-il, vous voilà tous au grand complet ! Je vais
vous dire en peu de mots ce que vous avez à faire.
— Nous écoutons, mon bon monsieur de Peyrolles, répalit Gocardasse
en mettant ses deux coudes sur la table; eh doncl
Les autres répétèrent :
— Nous écoutons.
Peyrolles prit une pose d'orateur.
— Ce soir, dit-il, vers huit heures, un homme viendra par ce chemin que
vous voyez ici, juste sous la fenêtre. Il sera à cheval; il attachera sa monture
aux piliers du pont, après avoir franchi la lèvre du fossé. Regardez, là, sous
le pont, apercevez-vous une croisée basse, fermée par des contrevents de
chêne?
— Parfaitement, mon bon monsieur de Peyrolles, répondit Gocardasse;
as pas pur ! nous ne sommes pas aveugles.
— L'homme s'approchera de la fenêtre...
— Et, à ce moment-là, nous l'accosterons?
— PoHment, interrompit Peyrolles avec un sourire sinistre; et votre
argent sera gagné.
— Capédédiou ! s'écria Gocardasse ce bon monsieur de Peyrolles il a
toujours le mot pour rire !
— Est-ce entendu?
— Assurément; mais vous ne nous quittez pas encore je suppose?
— Mes bons amis je suis pressé dit Peyrolles en faisant déjà un mouve-
ment de retraite.
— Comment ! s'écria le Gascon, sans dire le nom de celui que nous de-
vons... accoster?
— Ce nom ne vous regarde pas.
Gocardasse cligna de l'œil; tout aussitôt un murmure mécontent s'éleva
du groupe des cstafiers. Passepoil surtout se déclara formalisé.
— Sans même nous avoir appris, poursuivit Gocardasse, quel est l'hon-
nête seigneur pour qui nous allons travailler?
Peyrolles s'arrêta pour le regarder. Son long visage eut une expression
d'inquiétude.
— Que vous importe? dit-il, essayant de prendre un air de hauteur.
. — Gela nous importe beaucoup, mon bon monsieur de Peyrolles.
— Puisque vous êtes bien payés?
— Peut être que nous ne nous trouvons pas assez bien payés, nii>n bon
monsieur de Peyrolles.
— Qu'est-ce à dire, l'ami?
Gocardasse se leva, tous les autres l'imilèront.
— Capédédiou! nion mignon, dit-il en changeant de ton brusquement,
parlons franc. Nous sommes tous ici prévôts d'armes, cl, par conséquent,
gentilshommes. Moi surtout qui suis Gascon, suumonné de Provent;al I Nos
22 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
rapières (et il frappa sur la sienne qu'il n'avait point quittée), nos rapières
veulent savoir ce qu'elles font.
— Voilà ! ponctua frère Passepoil, qui offrit courtoisement une escabelle
au confident de Philippe de Gonzague.
Les estafiers approuvèrent chaudement du bonnet.
PeyroUes parut hésiter un instant.
— Mes braves, dit-il, puisque vous avez si bonne envie de savoir, vous
auriez bien pu deviner. A qui appartient ce château?
— A M. le marquis de Caylus, sandiéou ! un bon seigneur chez qui les
femmes ne vieillissent pas. A Caylus- Verrou, le château. Après?
— Parbleu? la belle finesse! fit bonnement Peyrolles; vous travaillez
pour M. le marquis de Caylus.
— Croyez- vous cela, vous autres? demanda Cocardasse d'un ton inso-
lent.
— Non, répondit frère Passepoil.
— Non, répéta aussitôt la troupe docile.
Un peu de sang vint aux joues creuses de Peyrolles.
— Comment, coquins 1 s'écria-t-il.
— Tout beau! interrompit le Gascon; mes nobles amis murmurent...
prenez garde ! Discutons plutôt avec calme et comme des gens de bonne com-
pagnie. Si je vous comprends bien, voici le fait : M. le marquis de Caylus
a appris qu'un gentilhomme beau et bien fait pénétrait de temps en temps,
la nuit, dans son château, par cette fenêtre basse. Est-ce cela?
— Oui, fit Peyrolles.
— Il sait quemademoiselleAurore de Caylus, safîUe.aimece gentilhomme...
— C'est rigoureusement vrai, dit encore le factotum.
— Selon vous, monsieur de PeyroUes ! Vous expliquez ainsi notre réunion
à l'auberge de la Pomme d'Adam. D'autres pourraient trouver l'explication
plausible; mais, moi, j'ai mes raisons pour la trouver mauvaise. Vous n'avez
pas dit la vérité, monsieur de Peyrolles.
— Parle diable! s'écria celui-ci, c'est trop d'impudence I
Sa voix fut étouffée par celle des estafiers, qui disaient :
— Parle, Cocardasse ! parle, parle !
Le Gascon ne se fit point prier.
— D'abord, dit-il, mes amis savent comme moi que ce visiteur de nuit,
recommandé à nos épées, n'est pas moins qu'un prince...
— Un prince ! fit Peyrolles en haussant les épaules.
Cocardasse continua :
— Le prince Philippe de Lorraine, duc de Nevers.
— Vous en savez plus long que moi, voilà tout I dit Peyrolles.
— Non pas, capédédiou ! Ce n'est pas tout. Il y a encore autre chose, et
celle autre chose-là, mes nobles amis ne la savent peut-être point. Aurore
de Caylus n'est pas la maîtresse de M. de Nevers.
— Ah !... se récria le factotum.
— Elle est sa femme ! acheva le Gascon résolument.
Peyrolles pâlit et balbutia :
— Comment sais-tu cela, toi?
— Je le sais, voilà qui est certain. Comment je le sais, peu vous importe.
Tout à l'heure, je vais vous montrer que j'en sais bien d'autres. Un mariage
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 23
secret a été célébré, il y a tantôt quatre ans, à la chapelle de Caylus, et, si je
suis bien informé, vous et votre noble maître...
Il s'interrompit pour ôter son feutre d'un air moqueur, et, acheva :
— Vous étiez témoins, monsieur de PeyroUes.
Celui-ci ne niait plus.
— Où en voulez-vous venir avec tous ces commérages? demanda-t-il
seulement.
— A découvrir, répondit le Gascon, le nom de l'illustre patron que nous
servons cette nuit.
— Nevers a épousé la fille malgré le père, dit PeyroUes; M. de Caylus se
venge. Quoi de plus simple?
— Rien de plus simple, si le bonhomme Verrou savait. Mais vous avez
été discrets. M. de Caylus ignore tout... Gapédédiou I le vieux matois se gar-
derait bien de faire dépêcher ainsi le plus riche parti de Franco I Tout serait
arrangé dès longtemps, si M. de Nevers avait dit au bonhomme : « Le roi
Louis veut me faire épouser M"^ de Savoie, sa nièce; moi, je ne veux pas;
moi, je suis secrètement le mari de votre fille. » Mais la réputation de Caylus-
Verrou l'a eiïrayé, le pauvre prince. Il a craint pour sa femme, qu'il adore...
— La conclusion? interrompit PeyroUes.
— La conclusion, c'est que nous ne travaillons pas pour M. de Caylus.
— C'est clair! dit Passepoil.
— Comme le jour, gronda le chœur,
— Et pour qui pensez-vous travailler?
— Pour qui ! ah ! ah ! sandiéou I pour qui? Savez-vous l'histoire des trois
Philippe? Non? je vais vous la dire on deux mots. Ce sont trois seigneurs de
bonne maison, vivadiou 1 L'un est Philippe do Mantouc, prince de Gonzague,
votre maître, monsieur de Peyrollos, une altesse ruinée, traquée, qui se
vendrait au diable à bien bon marché; le second est Philippe do Nevers,
que nous attendons; le troisième est Philippe de France, duc de Chartres.
Tous trois beaux, ma foi ! trois jeunes et brillants. Or, tâchez de concevoir
l'amitié la plus robuste, la plus héroïque, la plus impossible, vous n'aurez
qu'une faible idée de la mutuelle tendresse que se portent les trois Philippe.
Voilà ce qu'on dit à Paris. Nous laisserons de côté, s'il vous plaît, pour cause,
le neveu du roi. Nous ne nous occuperons que de Nevers et de Gonzague, que
de Pythias et de Damon.
— Eh I morbleu ! s'écria ici PeyroUes, allez-vous accuser Damon de vou-
loir assassiner Pythias I
— Eh donc I fit le Gascon, le vrai Damon était à son aise, le Damon du
temps de Denys, tyran de Syracuse; et le vrai Pythias n'avait pas six cent
mille écus de revenu.
— Que notre Pythias, à nous, possède, interrompit Passepoil, et donc
notre Damon est l'héritier présomptif.
— Vous sentez, mon bon monsieur de PeyroUes, poursuivit Cocardasse,
que cela change bien la thèse; j'ajoute que le vrai Pythias n'avait point une
aimable maître.sse comme Aurore de Caylus, et que le vrai Damon n'était
pas amoureux de la belle, ou plutôt do sa dot.
— Voih'i ! conclut pour la seconde fois frère Passepoil.
Cocardasse prit son vorro et l'oinplit.
— Messieurs, rcprit-il, à la santé do Damon... je veux dire do Gonzague,
2-i LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
qui aurait demain six cent mille écus de revenu, mademoiselle de Cyalus
et sa dot, si Pythias... je veux dire Nevers, s'en allait de vie à trépas cette nuit 1
— A la santé du prince Damon de Gonzague, s'écrièrent tous les spadas-
sins, frère Passepoil en tête.
— Eh donc 1 que dites- vous de cela, monsieur de PeyroUes? ajouta Cocar-
dasse triomphant.
— Rêveries ! gronda l'homme de confiance, mensonges !
— Le mot est dur. Mes vaillants amis seront juges entre nous. Je les prends
à témoin.
— Tu as dit vrai. Gascon, tu as dit vrai ! fît-on autour de la table.
— Le prince Philippe de Gonzague, déclama Peyrolles, qui essaya de
faire de la dignité, est trop au-dessus de pareilles infamies pour qu'on ait
besoin de le disculper sérieusement.
Cocardasse l'interrompit.
— Alors, asseyez-vous, mon bon monsieur de Peyrolles, dit-il.
Et, comme le confident résistait, il le colla de force sur une escabelle,
en reprenant :
— Nous allons arriver à de plus grosses infamies, Passepoil ?
— Cocardasse ! répondit le Normand.
— Puisque M. de Peyrolles ne se rend pas, à ton tour de prêcher, mon
bon!
Le Normand rougit jusqu'aux oreilles, et baissa les yeux.
• — C'est que, balbutia-t-il, je ne sais pas parler en pubhc.
— Veux-tu marcher! commanda maître Cocardasse en relevant sa
moustache; as pas pur! ces messieurs excuseront ton inexpérience et ta
jeunesse.
— Je compte sur leur indulgence, murmura le timide Passepoil.
Et, d'une voix de jeune fille interrogée au catéchisme, le digne prévôt
commença :
— M. de Peyrolles a bien raison de tenir son maître pour un parfait
gentilhomme. Voici le détail qui est parvenu à ma connaissance; moi, je
n'y vois point de malice, mais de méchanis esprits pourraient en juger au-
trement. Tandis que les trois Philippe menaient joyeuse vie à Paris, si
joyeuse vie, que le roi Louis menaça d'envoyer son neveu dans ses terres...
je vous parle de deux ou trois ans, j'étais au service d'un docteur italien,
élève du savant Exili, nommé Pierre Garba.
— Pielro Garba et Gaëte! interrompit Faënza; je l'ai connu. C'était un
noir coquin !
Frère Passepoil eut un doux sourire.
— C'était un homme rangé, reprit-il, de mœurs tranquilles, affectant de
la religion, instruit comme les gros livres, et qui avait pour métier de com-
poser des breuvages bienfaisants qu'il appelait la liqueur de longue vie.
Les spadassins éclatèrent de rire tous à la fois.
— As pas pur! fit Cocardasse, tu racontes comme un Dieu I marche!
M. de PeyruUos essuya son front, où il y avait de la sueur,
— Le prince Philippe de Gonzague, reprit Passepoil, venait voir très
souvent le bon Pierre Garba.
— Plus bas ! interrompit le confident comme malgré lui.
— Plus haut! s'écrièrent les braves.
LE UObSU OU LK PliTIÏ PAniSIKX 2o
Toul cela les divertissait infiniment, d'autant mieux qu'ils voyaient au
bout une augmentation de salaire.
— Parle, Passepoil ; parle, parle I firent-ils en resserrant leur cercle.
Et Cocardasse, caressant la nuque do son prévôt, dit d'un accent tout
paternel :
• — Lou couquin a du succès, capédédiou I
— Je suis fâché, poursuivit frère Passepoil, de répéter une chose qui
paraît déplaire à M. de Peyrolles; mais le fait est que le prince de Gonzague
venait très souvent chez Garba, sans doute pour s'instruire. En ce temps-là,
le jeune duc de Nevers fut pris d'une maladie de langueur.
• — Calomnie! fit Peyrolles, odieuse calomnie!
Passepoil demanda candidement :
— Qui donc ai-je accusé, mon maître?
Et, comme le confident se mordit la lèvre jusqu'au sang, Cocardasse ajouta
— Ce bon M. de Peyrolles n'a plus le verbe si haut, non.
Celui-ci se leva brusquement.
— Vous me laisserez me retirer, je pense ! dit-il avec une rage concentrée.
*— Certes, fit le Gascon, qui riait de bon cœur, et, de plus, nous vous fe-
rons escorte jusqu'au château. Le bonhomme Verrou doit avoir fini sa sieste ;
nous irons nous expliquer avec lui.
Peyrolles retomba sur son siège. Sa face prenait des tons verdâtres. Cocar-
dasse, impitoyable, lui tendit un verre.
— Buvez pour vous remettre, dit-il, car vous n'avez pas l'air à votre
aise. Buvez un coup. Non? Alors, tenez-vous en repos, et laissez parler lou
petit couquin de Normand, qui prêche mieux qu'un avocat en la grand'
chambre.
Frère Passepoil salua son chef de file avec reconnaissance, et reprit :
— On commençait à dire partout : « Voici ce pauvre jeune duc de Nevers
qui s'en va. » La cour et la ville s'inquiétaient. C'est une si noble maison
que CCS Lorraine ! Le roi s'informa de ses nouvelles. Philippe, duc de Char-
Ires, était inconsolable...
— Un homme plus inconsolable encore, interrompit Peyrolles, qui réussit
à prendre un accent pénétré, c'était Philippe prince de Gonzague!
— Dieu me garde de vous contredire ! fit Passepoil, dont l'aménité inal-
térable devrait servir d'exemple à tous les gens qui discutent. Je crois bien
que le prince Philippe de Gonzague avait beaucoup de chagrin; la preuve
c'est qu'il venait tous les soirs chez maître Garba, déguisé en homme de li-
vrée, et qu'il lui répétait toujours d'un air découragé : « C'est bien long,
docteur, c'est bien long! »
Il n'y avait pas, dans la salle basse du cabaret de la Pomme (VAdam, un
homme qui ne fût un meurtrier, et pourtant rhacun trcssaillil. Toutes les
veines eurent froid. Le gros poing de (Cocardasse frappa la table. r\\vroll(\s
courba la tête et resta muet.
— Un soir, poursuivit frèro Pa.s.sepoil en baissant la voix comme malgré
lui, un .voir, Philippe de Gonzague vint de meilleure heure. Garba lui lAla le
pouls; il avait la fièvre. « Vous avez gagné beaucoup d'argent au jeu, » lui
dit Garba qui le connaissait bien. Gonzague se prit à rire v[ répondit : < J'ai
perdu doux mille pisloles. » Mais il ajouta tout de suite après : « Nevers a
voulu faire assaut aujourd'hui à l'académie, il n'est plus assez fort pour tenir
26 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
l'épée. — Alors, murmuraledocteurGarba, c'est la fin. Peut-être que demain...»
Mais, se hâta d'ajouter Passepoil d'un ton presque joyeux, les jours se sui-
vent et ne se ressemblent pas. Le lendemain, précisément, Philippe, duc de
Chartres, prit Nevers dans son carrosse, et fouette cocher pourlaTouraine !
Son Altesse amenait Nevers dans ses apanages. Comme maître Garba n'y
était point, Nevers y fut bien. De là, cherchant le soleil, la chaleur, la vie,
il passa la Méditerranée et gagna le royaume de Naples. Philippe de Gonza-
gue vint trouver mon bon maître et le chargea d'aller faire un tour de ce
côté. J'étais à préparer ses bagages, lorsque malheureusement, une nuit, son
alambic se fêla. Il mourut du coup, le pauvre docteur Pierre Garba, pour
avoir respiré la vapeur de son élixir de longue vie 1
— Ah 1 l'honnête Italien ! s'écria-t-on à la ronde.
— Oui, dit frère Passepoil avec simplicité, je l'ai bien regretté, pour ma
part; mais voici la fin de l'histoire, Nevers fut dix-huit mois hors de France.
Quand il revint à la cour, ce ne fut qu'un cri : Nevers avait rajeuni de dix
ans ! Nevers était fort, alerte, infatigable ! Bref, vous savez tous que, après
le beau Lagardère, Nevers est aujourd'hui la première épée du monde en-
tier.
Frère Passepoil se lut, après avoir pris une attitude modeste, et Cocar-
dasse conclut :
— Si bien que M. de Gonzague s'est cru obhgé de prendre huit prévôts
d'armes pour avoir raison de lui seul... As pas pur!
Il y eut un silence. Ce fut M. de Peyrolles qui le rompit.
— Où tend ce bavardage? demanda-t-il. A une augmentation de salaire?
— Considérable, d'abord, répliqua le Gascon. En bonne conscience, on
ne peut prendre le même prix pour un père qui venge l'honneur de sa fille,
et pour Damon qui veut hériter trop tôt de Pythias.
— Que demandez-vous?
— Qu'on triple la somme.
— Soit, répondit Peyrolles sans hésiter.
— En second lieu, que nous fassions tous partie de la maison de Gonzague
après l'afTaire.
— Soit ! dit encore le factotum.
■ — En troisième lieu...
— Vous demandez trop... commença Pej^roUes.
— Pécaïré! s'écria Cocardasse en s'adrossant à Passepoil; il trouve que
nous demandons trop !
— Soyons juste ! dit le conciliant prévôt. Il se pourrait que le neveu du
roi voulût venger son ami, et alors...
— En ce cas, répliqua Peyrolles, nous passons la frontière, Gonzague
rachète ses biens d'Italie, et nous sommes tous en sûreté là-bas.
Cocardasse consulta du regard frère Passepoil d'abord, puis ses acolytes.
— Marché conclu, dit-il.
Peyrolles lui lendit la main.
Le Gascon ne la prit pas. Il frappa sur son épée, et ajouta :
— Voici le tabellion qui me répond de vous, mon bon monsieur de Pey-
rolles. As pas pur I vous n'essayerez jamais de nous tromper, vous 1
Peyrullcs, libre désormais, gagna la porte.
— Si vous le manquez, dit-il sur le seuil, rien de fait.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 27
— Gela va sans dire; dormez sur vos deux oreilles, mon bon monsieur de
Peyrolles !
Un large éclat de rire suivit le départ du confident; puis toutes les
voix joyeuses s'unirent pour crier :
— A boire ! à boire I
IV. — Le Petit Parisien
Il était à peine quatre heures de relevée. Nos estafiers avaient du temps
devant eux. Sauf Passepoil, qui avait trop regardé la maritorne louche et
qui soupirait fort, tout le monde était joyeux.
On buvait dans la salle basse du cabaret de la Pomme d'Adam, on criait,
on chantait. Au fond des douves de Gaylus, les faneurs, après la chaleur pas-
sée, activaient le travail, et liaient en boites la belle récolte de foin.
Tout à coup un bruit de chevaux se fit sur la lisière du bois d'Ens, et,
l'instant d'après, on entendit des cris dans la douve.
C'étaient les faneurs qui fuyaient en hurlant les coups de plat d'épée
d'une troupe de partisans. Ceux-ci venaient au fourrage, et certes ils ne
pouvaient trouver ailleurs de plus noble fenaison.
Nos huit braves s'étaient mis à la fenêtre de l'auberge pour mieux voir.
— Les drôles sont hardis I dit Cocardasse junior.
— Venir ainsi jusque sous les fenêtres de M. le marquis ! ajouta Passepoil.
— Combien sont-ils? Trois, six, huit...
— Juste autant que nous!
Pendant cela, les fourrageurs faisaient leur provision tranquillement,
riant et prodiguant les gorges chaudes. Us savaient bien que les vieux fau-
conneaux de Caylus étaient muels depuis longtemps.
C'étaient encore des justaucorps de bufïle, des feutres belliqueux et de
longiies rapières; de beaux jeunes hommes pour la plupart, parmi lesquels
deux ou trois paires de moustaches grises; seulement, ils avaient, de plus
que nos prévôts, des pistolets à l'arçon de leurs selles.
Leur accoutrement n'était du reste point pareil. On reconnaissait dans ce
petit escadron les uniformes délabrés de divers corps réguliers. Il y avait
deux chasseurs de Brancas, un canonnier de Flandres, un miquolcl d'au
delà des monts, un vieil arbalétrier qui avait dû voir la Fronde. Le surplus
avait perdu son cachet, comme sont les médailles frustes. Le tout pouvait
être pris pour une belle et bonne bande de voleurs tle grand chemin.
Et, do fait, ces aventuriers, qui se décoraient du nom de volontaires
royaux, ne valaient guère mieux que dos bandits.
Quand ils eurent achevé leur besogne et chargé leurs chevaux, ils remon-
tèrent le chemin charretier. Leur chef, qui était un des deux chasseurs do
Brancas, po:1anl les galons de brigadier, regarda tout autour de lui, et dit:
— Par ici, messieurs, voici justement notre affaire.
11 montrait du doigt le cabaret do la Pomme d'Adam.
28 Lli BOSSU OU LE PETIT l'APiISIEN
— Bravo ! crièrent les fourrageurs.
— Mes maîtres, murmura Cocardasse junior, je vous conseille de décro-
cher vos épées.
En un clin d'œil, tous les ceinturons furent rebouclés, et les prévôts d'ar-
mes, quittant la fenêtres, se mirent autour des tables.
Cela sentait la bagarre d'une lieue. Frère Passepoil souriait paisiblement
sous SCS trois poils de moustache.
— • Nous disions donc, commença Cocardasse afin de faire bonne conte-
nance, que le meilleur moyen de tenir la garde à un prévôt gaucher, ce qui
est toujours fort dangereux...
— Holà ! fit en ce moment le chef des maraudeurs, dont le visage barbu
se montra à la porte; l'auberge est pleine, enfants !
— Il faut la vider, répondirent ceux qui le suivaient.
C'était simple, c'était logique. Le chef, qui se nommait Carrigue, n'eut point
d'obj ec lions à faire. Ils descendirent tous de cheval et attachèrent effrontément
leurs montures chargées de foin aux anneaux qui étaient au mur du cabaret.
Jusque-là, nos prévôts n'avaient pas bougé.
— Çà ! dit Carrigue en entrant le premier, qu'on déguerpisse, et vite!
il n'y a place ici que pour les volontaires du roi.
On ne répondit point. Cocardasse se tourna seulement vers les siens, et
murmura :
— De la tenue, enfants ! Ne nous emportons pas, et faisons danser en
mesure messieurs les volontaires du roi.
Les gens de Carrigue encombraient déjà la porte.
— Eh bien ! fit celui-ci, que vous a-t-on dit?
Les maîtres d'armes se levèrent et saluèrent pohment.
— Priez-les, dit le canonnier de Flandres, de passer par les fenêtres.
En même temps il prit le verre plein de Cocardasse, et le porta à ses lèvres.
Carrigue disait cependant :
■ — Ne voyez-vous pas, mes rustres, que nous avons besoin de vos brocs,
de vos tables et de vos escabelles?
— As pas pur! fit Cocardasse junior, nous allons vous donner tout cela,
mes mignons.
Il écrasa le broc sur la tête du canonnier, tandis que frère Passepoil en-
voyait sa lourde escabelle dans la poitrine de Carrigue.
Les seize flambergcs furent au vent au même instant. C'étaient tous gens
d'armes solides, braves et batailleurs par goût. Ils allaient avec ensemble
et de bon cœur.
On entendait le ténor Cocardasse dominer le tumulte par son juron favori.
— Vivadiou ! servez-les! servez-les! disait-il.
A quoi Carrigue et les siens répondirent en chargeant tête baissée.
— En avant ! Lagardère ! Lagardère !
Ce fut un coup de théâtre. Cocardasse et Passepoil, qui étaient au premier
rang, reculèrent, et mirent la table massive entre les deux armées.
— As pas pur ! s'écria le Gascon; bas les armes partout !
Il y avait déjà trois ou quatre volontaires fort maltraités. L'assaut ne leur
avait point réussi, et ils ne voyaient que trop désormais à qui ils avaient affaire.
Qu'avez-vous dit là? reprit frère Pa.ssepoil dont la voix tremblait d'émo-
tion; qu'avez- vous dit là?
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 29
Les autres prévôts murmuraient et disaient :
• — Nous allions les manger comme des mauviettes I
— La paix ! fit Cocardasse avec autorité.
Et s'adressant aux volontaires en désarroi :
— Répondez franc, dit-il, pourquoi avez- vous crié Lagardère?
— Parce que Lagardère est notre chef, répondit Garrigue.
— Le chevalier Henri de Lagardère?
— Oui.
— Notre petit Parisien ! notre bijou ! roucoula frère Passepoil qui avait
déjà l'œil humide.
— Un instant, fit Cocardasse; pas de méprise ! Nous avons laissé Lagar-
dère à Paris, chevau-léger du corps.
— Eh bien, riposta Garrigue, Lagardère s'est ennuyé de cela. Il n'a con-
servé que son uniforme, et commande une compagnie de volontaires royaux,
ici dans la vallée.
— Alors, dit le Gascon, halte-là 1 les épécs au fourreau! Vivadiou ! les
amis du petit Parisien sont les nôtres, et nous allons boire ensemble à la
première lame de l'univers.
— Bien, cela ! fit Garrigue, qui sentait que sa troupe l'échappait belle.
Messieurs les volontaires royaux rengainèrent avec empressement.
— N'aurons-nous pas au moins des excuses? demanda Pépé le Tueur,
fier comme un Castillan.
— Tu auras, mon vieux compagnon, répondit Cocardasse, la satisfaction
de te battre avec moi, si le cœur t'en dit; mais, quant à ces messieurs, ils
sont sous ma protection. A fable! du vin! Je ne me sens pas de joie. Eh
donc ! — Il tendit .son verre à Garrigue. — J'ai l'honneur, reprit-il, de vous
présenter mon prévôt Passepoil, qui, soit dit sans vous offenser, allait vous
enseignée une courante dont vous n'avez pas la plus légère idée. Il est,
comme moi, l'ami dévoué de Lagardère.
— Et il .s'en vante ! interrompit frère Passepoil.
— Quant à ces messieurs, poursuivit le Gascon, vous pardonnerez à
leur mauvaise humeur. Ils vous tenaient, mes braves; je leur ai ôté le mor-
ceau de la bouche... toujours sans vous offenser. Trinquons.
On trinqua. Les derniers mots, adroitement jetés par Cocardasse, avaient
donné satisfaction aux prévôts, et messieurs les volontaires ne semblaient
point juger à propos de les n lever. Ils avaient vu de trop près l'étrille.
Pendant que la maritorne, presque oubliée par Passepoil, allait chercher
du vin frais à la cave, on transporta escabelles et tables sur la pelouse, car
la salle ba.sse du cabaret de la Pomme cV Adam n'était réellement plus assez
grande pour contenir cette vaillante compagnie.
Bientôt tout le monde fut à l'aise et commodément attablé sur le glatis.
— Parlons de Lagardère, s'écria Cocardasse; c'est pourtant moi qui lui
ai donné sa première leçon d'armes. 11 n'avait pas seize ans, mais quelles
promesses d'avenir !
— Il en a à i)oinc dix-huit aujourd'hui, dit (Garrigue, et l)icu sait qu'il
tient parole.
Malgré eux, 1rs prévôts prenaient intérêt à cette manière de héros dnut
on leur rebattait les oreilles depuis le matin. Ils écoutaient, et personne
parmi eux ne souhaitait j)lus se trouver en face de lui ailleurs (]u''i table.
30 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Oui, n'est-ce pas, continua Cocardasse en s' animant, il a tenu parole?
Pécaïré 1 il est toujours beau, toujours brave comme un lion I
— Toujours heureux auprès du beau sexe ! murmura Passepoil en rougis-
sant jusqu'au bout de ses longues oreilles.
— Toujours évaporé, poursuivit le Gascon, toujours mauvaise tête?
— Bourreau des crânes, et si doux avec les faibles I
— Casseur de vitres, tueur de maris !
Ils alternaient, nos deux prévôts, comme les bergers de Virgile : Arcades
ambo.
— Beau joueur !
— Jetant l'or par les fenêtres !
— Tous les vices, capédédiou !
— Toutes les vertus !
— Pas de cervelle.
— Un cœur... un cœur d'or!
Ce fut Passepoil qui eut le dernier mot. Cocardasse l'embrassa avec effusion.
— A la santé du petit Parisien 1 à la santé de Lagardère ! s'écrièrent-ils
ensemble.
Carrigue et ses hommes levèrent leurs tasses avec enthousiasme. On but
debout. Les prévôts n'en purent point donner le démenti.
— Mais, par le diable ! reprit Joël de Jugan, le bas Breton, en posant son
verre, apprenez-nous donc au moins ce que c'est que votre Lagardère !
— Les oreilles nous en tintent, ajouta Saldagne. Qui est-il? d'où vienl-il?
que fait-il?
— Mon bon, répondit Cocardasse, il est gentilhomme aussi bien que le roi ;
il vient de la rue Croix-des-Petits-Champs; il fait des siennes. Etes- vous
fixés? Si vous en voulez plus long, versez à boire.
Passepoil lui emplit son verre, et le Gascon reprit, après s'être un instant
recueilli :
— Ce n'est pas une merveilleuse histoire, ou plutôt cela ne se raconte pas.
Il faut le voir à l'œuvre. Quant à sa naissance, j'ai dit qu'il était plus noble
que le roi, et je n'en démordrai pas; mais, en somme, on n'a jamais connu
ni son père ni sa mère. Quand je l'ai rencontré, il avait douze ans; c'était
dans la cour des Fontaines, devant le Palais-Royal. Il était en train de se
faire assommer par une demi-douzaine de vagabonds plus grands que lui.
Pourquoi? Parce que ces jeunes bandits avaient voulu dévaliser la petite
vieille qui vendait des talmouses sous la voûte de l'hôtel Montesquieu. Je
demandai son nom : « Le petit Lagardère. — Et ses parents? — Il n'a pas
de parents. — Qui a soin de lui? — Personne. — Où loge-t-il? — Dans le
pignon ruiné de l'ancien hôtel de Lagardère, au coin de la rue Saint-Honoré.
— A-t-il un métier? — Deux plutôt qu'un : il plonge au Pont-Neuf, il se
désosse dans la cour des Fontaines. — As pas pur ! voilà deux beaux métiers ! »
Vous autres, étrangers, s'interrompit ici Cocardasse, vous ne savez pas
quelle profession c'est que de plonger au Pont-Neuf. Paris est la ville des
badauds. Les badauds de Paris lancent du parapet du Pont-Neuf des pièces
d'argent dans la rivière, et il y a des enfants i:\lrepides qui vont chercher
ces pièces d'argent au péril de leur vie. Cela divertit les badauds. Vivadiou !
entre toutes les voluptés la meilleure est de bâtonner une de ces bagasses de
boiirgeois ! Et çà ne coûte pas chpr.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 31
Quant au métier de désossé, on en voit partout. Lou petit Cuuquin de La-
gardère faisait tout ce qu'il voulait de son corps : il se grandissait il se rape-
tissait; ses jambes étaient des bras, ses bras étaient des jambes, et il me
semble encore le voir, sandiéou ! quand il singeait le vieux bedeau de Saint-
Germain-l'Auxerrois, qui était bossu par devant et par derrière.
Va bien ! eh donc ! je le trouvais gentil, moi, ce petit homme, avec ses
cheveux blonds et ses joues roses. Je le tirai des mains de ses ennemis, et
je lui dis : « Couquin ! veux-tu venir avec moi? »
Il me répondit : « Non, parce que je veille la m('re Bernard. » La mère
Bernard était une pauvre mendiante qui s'était arrangé un trou dans le pi-
gnon en ruine. Le petit Lagardère lui apportait chaque soir le produit de
ses plongeons et de ses contorsions.
Alors je lui fis un tableau complet des délices d'une salle d'armes. Ses
beaux yeux flamboyaient. Il me dit avec un gros soupir :
Quand la mère Bernard sera guérie, j'irai chez vous.
Et il s'en alla. Ma foi ! je n"y songeai plus.
Trois ans après, Passepoil, et moi, nous vîmes arriver à notre salle un
grand chérubin timide et tout embarrassé.
— Je suis le petit Lagardère, nous dit-il ; la mère Bernard est morte.
Quelques gentilshommes qui étaient là eurent envie de rire. Le grand
chérubin rougit, baissa les yeux, se fâcha, et les fit rouler sur le plancher.
Un vrai Parisien, quoi ! mince, souple, gracieux comme une femme, mais
dur comme du fer.
Au bout de six mois, il eut querelle avec un de nos prévôts, qui lui avait
méchamment rappelé ses talents de plongeur et de désossé. Sandiéou I le
prévôt ne pesa pas une once.
Au bout d'un an, il jouait avec moi comme je jouerais avec un de mes-
sieurs les volontaires du roi.., soit dit sans les oITenser.
Alors il se fit soldat. Il tua son capitaine; il déserta. Puis il s'engagea dans
les Enfants-Perdus de Saint-Luc, pour la campagne d'Allemagne. 11 prit la
maîtresse de Saint-Luc; il déserta. M. de Villars le fit entrer dans Fribourg-
en-Brisgaw; il en sortit tout seul, sans ordre, et ramena quatre grands dia-
bles de soldats allemands liés ensemble comme des mwitons. Villars le fit
cornette; il tua son colonel; il fut cassé. Pécaïré ! quel enfant !
Mais M. de Villars l'aimait. Et qui ne l'aimerait? M. de Villars le chargea
de porter au roi la nouvelle de la défaite du duc de Bade. Le duc d'Anjou
le vit, le voulut pour page. Quand il fut page, en voici bien d'une autre 1 Les
dames de la Dauphine se battirent pour l'amour de lui, le malin et le soir.
On le congédia.
Enfin la fortune lui sourit; le voilà chcvau-léger du corps. Gapédédiou I je
no sais pas si c'est pour un homme ou pour une femme qu'il a quitté la cour;
mais si c'est une femme, tant mieux pour elle ; si c'est un homme, deprofundis !
Gocardasse se tut et lanipa un grand verre. 11 l'avait bien mérité. Passe-
poil lui serra la main en manière de félicilaliun.
Le soleil s'en allait descendant derrière les arbres de la forêt. Garrigue et
ses gens parlaient déjà de se retirer, et Ton allait boire une dorniore fois a»i
bon hasard de la rencontre, lorsque SaKlagnc apert^uit un enfant qui se glis-
sait dans les douves et tâchait évidemment de n'être point découvert.
C'était un petit garçon de treize à quatorze ans, à l'air (T.iintif et tout
32 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
effaré. Il portait le costume de page, mais sans couleurs, et une ceinture de
courrier lui ceignait les reins.
Saldagne montra l'enfant à ses compagnons.
— Parbleu! s'écria Garrigue, voilà un gibier que nous avons déjà couru.
Il a éreinté nos chevaux tantôt. Le gouverneur de Venasque a des espions
ainsi faits, et nous allons nous emparer de celui-ci.
— D'accord, répliqua le Gascon; mais je ne crois pas que ce jeune drûle
appartienne au gouverneur de Venasque. Il y a d'autres anguilles sous roche
de ce côté-ci, monsieur le volontaire, et ce gibier-là est pour nous, soit dit
sans vous olïenser.
Chaque fois que le Gascon prononçait cette formule impertinente, il rega-
gnait un point auprès de ses amis les prévôts.
On arrivait de deux manières au fond du fossé : par la roule charretière
et par un escalier à pic pratiqué à la tète du pont. Nos gens se partagèrent
en deux troupes, et descendirent par les deux chemins à la fois. Quand le
pauvre enfant se vit ainsi cerné, il n'essaya point de fuir, et les larmes lui
vinrent aux yeux. Sa main se plongea furtivement sous le revers de son jus-
taucorps.
— Mes bons seigneurs ! s'écria-t-il, ne me tuez pas. Je n'ai rien ! je n'ai rien !
Il prenait nos gens pour de purs et simples brigands. Ils en avaient bien
l'air.
- — Ne mens pas, dit Garrigue, tu as passé les monts, ce matin?
— Moi? fit le page; les monts?
— Au diable! interrompit Saldagne; il vient d'Argelès en ligne directe;
n'est-ce pas, petit?
— D'Argelès ! répéta l'enfant.
Son regard, en même temps, se dirigeait vers la fenêtre basse qui se mon-
trait sous le pont.
— As pas pur! lui dit Gocardasse, nous ne voulons pas t'écorcher, jeune
homme. A qui portes- tu cette lettre d'amour?
— Une lettre d'amour? répéta encore le page.
Passepoil s'écria :
— Tu es né en Normandie, ma poule.
Et l'enfant de répéter :
— En Normandie, moi?
— Il n'y a qu'à Je fouiller, opina Garrigue.
— Oh ! non I non ! s'écria le petit page en tombant à genoux, ne me fouil«
lez pas, mes bons seigneurs !
C'était soufUer sur le feu pour l'éteindre. Passepoil se ravisa et dit :
— Il n'est pas du pays; il ne sait pas mentir!
— Gomment t'appellos-tu? interrompit Gocardasse.
— Berrichon, répondit l'enfant sans hésiter.
— Qui sers-tu?
Le page resta muet. Eslafiers et volontaires qui l'entouraient commen-
çaient à perdre patience. Saldagne le saisit au collet, tandis que tout le
monde répétait :
— Voyons, réponds! qui sers-tu?
— Penses-tu, petit baga.sse, reprit le Gascon, que nous ayons le temps
de jouer avec foi ! Fouillez-lo, mes mignons, et finissons-en.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 33
On vit alors un singulier spectacle : le page, tout à l'heure si craintif, se
dégagea brusquement des mains de Saldagne, et tira de son sein, d'un air
résolu, une petite dague qui ressemblait bien un peu à un jouet. D'un bond,
il passa entre Faenza et Staupitz, prenant sa course vers la partie orientale
des fossés. Mais frère Passepoil avait gagné maintes fois le prix de la course
aux foires de Villedieu. Le jeune Hippomène, qui conquit en courant la
main d'Atalante, ne détalait pas mieux que lui. En quelques enjambées il
eut rejoint le Berrichon. Celui-ci se défendit vaillamment. Il égratigna Sal-
dagne avec son petit poignard; il mordit Garrigue, et lança de furieux coups
de pieds dans les jambes de Staupitz. Mais la partie était trop inégale. Ber-
richon, terrassé, sentait déjà près de sa poitrine la grosse main des estafiers,
lorsque la foudre tomba au milieu de ses persécuteurs.
La foudre 1
Garrigue s'en alla rouler à trois ou quatre pas, les jambes en l'air; Saldagne
pirouetta sur lui-même et cogna le mur du rempart; Staupitz mugit et s'af-
faissa comme un bœuf assommé; Gocardasse lui-même, Gocardasse junior
fit la culbute et embrassa rudement le sol. Eh donc I
C'était un seul homme qui avait produit ce vacarme en un clin d'œil, et
pour ainsi dire du même coup.
Un large cercle se fît autour du nouveau venu et de l'enfant. Pas une
épée ne sortit du fourreau. Tous les regards se baissèrent.
— Lou couquin ! grommela Gocardasse qui se relevait en frottant ses
côtes.
Il était furieux, mais un sourire naissait malgré lui sous sa moustache.
— Le polit Parisien I fit Passepoil, tremblant d'émotion ou de frayeur.
Les gens de Garrigue, sans s'occuper de celui-ci, qui gisait étourdi sur le
sol, touchèrent leurs feutres avec respect, et dirent :
— Le capitaine Lagardère !
V. — La Botte de Nevers
C'était Lagardère, le beau Lagardère, le casseur de têtes, le bourreau des
cœurs.
Il y avait là seize épécs de prévôts d'armes qui n'osaient pas seulement
sortir du fourreau, seize spadassins contre un jeune homme do dix-huit ans
qui souriait, les bras croisés sur sa poitrine.
Mais c'était Lagardère I
Gocardasse avait raison, Passepoil aussi; tous doux restaient au-dossous
du vrai. Ils avaient eu beau vanter leur idole, ils n'en avaient pas assez dit.
C'était la jeunesse qui attire et qui séduit, la jeunesse que regrettent les
victorieux; la jeunesse que ne peuvent racheter ni la foriuno conquise, ni
le génie planant sur le vulgaire agenouillé; la jeunesse en sa fièrc cl divino
fleur, avec l'or do sa chevelure bouclée, avec le sourire épannui d.- sf>s lèvres,
avec l'éclair vainqueur de ses yeux 1
a
34 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
On dit souvent : Tout le monde est jeune une fois dans sa vie. A quoi bon
chanter si haut cette gloire qui ne manque à personne
En avez-vous vu des jeunes hommes? Et si vous en avez vu, combien?
Moi je connais des enfants de vingt ans et des vieillards de dix-huit. Lee
jeunes hommes, je les cherche. J'entends ceux-là qui savent en même temps
qu'ils peuvent, faisant mentir le plus vrai des proverbes; ceux-là qui portent
comme les orangers bénis des paj's du soleil, le fruit à côté de la fleur. Geux-
'là qui ont tout à foison : l'honneur, le cœur, la sève, la folie, et qui s'en vont,
brillants et chauds comme un rayon, épandant à pleines mains l'inépuisa-
ble trésor de leur vie. Ils n'ont qu'un jour, hélas ! souvent; car le contact
de la foule est comme l'eau qui éteint toute flamme. Bien souvent aussi
toute cette splendide richesse se prodigue en vain, et ce front que Dieu avait
marqué du signe héroïque ne ceint que la couronne de l'orgie.
Bien souvent.
C'est la loi. L'humanité a sur son grand Uvre, comme l'usurier du coin,
sa colonne des profits et pertes.
Henri de Lagardère était d'une taille un peu au-dessus de la moyenne.
Ce n'était pas un Hercule; mais ses membres avaient cette vigueur souple
et gracieuse du type parisien, aussi éloigné de la lourde musculation du
Nord que la maigreur pointue de ces adolescents de nos places pubhques,
immortalisés par le vaudeville banal. Il avait dos cheveux blonds, légère-
ment bouclés, plantés haut et découvrant un front qui respirait l'intelli-
gence et la noblesse. Ses sourcils étaient noirs, ainsi que la fine moustache
retroussée au-dessus de sa lèvre. Rien de plus cavalier que cette opposition,
surtout quand des yeux bruns et rieurs éclairent la pâleur un peu trop mate
de ces visages.
La coupe de sa figure, réguhère mais allongée, la hgne aq\iiline des sour-
cils, le dessin ferme du nez et de la bouche, donnaient de la noblesse aux
joyeusetés de l'expression générale. Le sourire du gai vivant n'efîaçait point
la fierté du porteur d'épée. Mais ce qui ne se peut peindre à la plume, c'est
l'attrait, la grâce, la juvénile gaiUardise de cet ensemble; c'est aussi la mo-
bilité de cette physionomie fine et changeante, qui pouvait languir aux
heures d'amour, comme un doux visage de femme, qui pouvait aux heures
de combat suer la terreur comme la têle de Méduse.
Ceux-là seuls l'avaient bien vu qu'il avait tués, cellcs-Jà seules qu'il avait
aimées.
Il portait l'élégant costume de' chevau-léger du roi. un peu débraiUé, un
peu fané, mais relevé par un riche manteau de velours jeté négligemment
sur son épaule. Une écharpe de soie rouge à franges d'or indiquait le rang
qu'il occupait parmi les aventuriers, C'est à peine si la rude exécution qu'il
venait de faire avait amené un peu de sang à ses joues.
— Vous n'avez pas de honte I dit-il avec mépris : maltraiter un enfant 1
— Capitaine... voulut répliquer Garrigue en se remettant sur ses jambes.
— Tais-toi. Qui sont ces bravaches?
Cocardasse et Passepoil étaient auprès de lui, le chapeau à la main,
— Eh 1 flt-il en se déridant, mes deux protecteurs I Que diable faitos-vous
si loin de la me Croix-des-Pcliis-Champs?
Il leur tendit la main, mais d'un air de prince qui donne le revers de ses
doigfs à baiser. Maître Cocardasse et frère Passepoil touchèrent cette main
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 35
avec dévotion. Il faut dire que cette main s'était bien souvent ouverte pour eux
pleine de pièces d'or. Les protecteurs n'avaient point à se plaindre du protégé.
— Et les autres? reprit Henri; j'ai vu cela quelque part; où donc, toi?
Il s'adressait à Staupitz.
— A Cologne, répliqua l'Allemand tout confus.
— C'est juste, tu me touchas une fois.
— Sur douze I murmura l'Allemand avec humilité.
— Ah ! ah ! continua Lagardère en regardant Saldagne et Pinto, mes
deux champions de Madrid... bonnes gardes!
— Ah ! excellence ! firent à la fois les deux Espagnols, c'était une gageure.
Nous n'avons point coutume de nous mettre deux contre un.
— Comment ! comment ! deux contre un ! s'écria le Gascon de Provence.
— Ils disaient, ajouta Passepoil, qu'ils ne vous connaissaient pas.
— Et celui-ci, reprit Cocardasse, montrant Pépé le Tueur, faisait des
vœux pour se trouver en face de vous.
Pépé fit ce qu'il put pour soutenir le regard de Lagardère. Lagardère ré-
péta seulement :
— Celui-ci?
Et Pépé baissa la tête en grondant.
— Quant à ces deux braves, reprit Lagardère en désignant Pinto et Sal-
dagne, je ne portais en Espagne que mon nom d'Henri... Messieurs, s'inter-
rompit-il, faisant du doigt le geste de porter une botte, je vois que nous nous
sommes déjà rencontrés, plus ou moins, car voici un honnête gaillard à qui
j'ai fêlé le crâne une fois avec l'arme de son pays.
Joël de Jugan se frotta la tempe.
— La marque y est, murmura-t-il ; vous maniez le bâton comme un dieu,
c'est certain.
— Vous n'avez eu de bonheur avec moi ni les uns ni les autres, mes cama-
rades, reprit Lagardère; mais vous étiez occupés ici à une besogne plus fa-
cile. Approche ici, enfant.
Berrichon obéit.
Cocardasse et Carriguo prirent à la fois la parole, afin d'expliquer pour-
quoi ils voulaient fouiller le page. Lagardère leur imposa silence.
— Que viens-tu faire ici? demanda-t-il à l'enfant.
— Vous êtes bon. et je ne vous mentirai pas, répondit Berrichon. Je viens
porter une lettre.
— A qui?
Berrichon hésita, et son regard glissa encore vers la fenêtre basse.
— A vous, répondit-il pourlant.
— Donne.
L'enfant lui tendit un pli qu'il tira de son soin. Puis, se haussant vivement
jusqu'à son oreille :
— J'ai une autre lettre à porter.
— A qui?
— ■ A une dame.
Lagardère hii jeta sa bourse.
— Va petit, lui dit-il, personne ne l'incpiit'lera.
L'enfant partit en courant, et disparut bientôt derrière le coude de a
douve. Dès que le page eut disparu Lagardère ouvrit sa lettre.
36 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Au large ! commanda-t-il en se voyant entouré de trop près par les vo-
lontaires et les prévôts; j'aime dépouiller seul ma correspondance.
Tout le monde s'écarta vivement.
— Bravo ! s'écria Lagardère après avoir lu les premières lignes; voilà ce
que j'appelle un heureux message ! C'est justement ce qae je venais cher-
cher ici. Par le ciel ! ce Nevers est un galant seigneur !
— Nevers ! répétèrent les estafiers étonnés.
— Qu'est-ce donc? demandèrent Cocardasse et Passepoil.
Lagardère se dirigea vers la table.
— A boire, d'abord, dit-il; j'ai le cœur content. Je veux vous raconter
l'histoire. Assieds- toi là, maître Cocardasse, ici, frère Passepoil, vous autres,
où vous voudrez.
Le Gascon et le Normand, fiers d'une distinction pareille, prirent place
aux côtés de leur héros. Henri de Lagardère but une rasade, et reprit :
— Il faut vous dire que je suis exilé; je quitte la France...
— Exilé, vous ! interrompit Cocardasse.
— Nous le verrons pendu ! soupira Passepoil.
— Et pourquoi exilé?
Par bonheur, cette dernière question couvrit l'expression tendre mais irré-
vérencieuse d'Amable Passepoil. Lagardère ne souffrait point ces familiarités.
— Connaissez- vous ce grand diable de Bélissen? demanda-t-il.
— Le baron de Bélissen?
— Bélissen le bretteur?
— Bélissen le défunt, rectifia le jeune chevau-léger.
— Il est mort? demandèrent plusieurs voix.
— Je l'ai tué. Le roi m'avait fait noble, vous savez, pour que je pusse
entrer dans sa campagnie. J'avais promis de me comporter prudemment;
pendant six mois, je fus sage comme une image. On m'avait presque oublié.
Mais un soir ce Bélissen voulut jouer au croquemitaine avec un pauvre
petit cadet de province qui n'avait pas seulement un poil de barbe au menton.
— Toujours la même histoire, dit Passepoil; un vrai chevalier errant 1
— La paix, mon bon ! ordonna Cocardasse.
— Je m'approchai de Bélissen, poursuivit Lagardère, et comme j'avais
promis à Sa Majesté, quand elle daigna me créer chevalier, de ne plus lancer
de paroles injurieuses à personne, je me bornai à tirer les oreilles du baron,
comme on fait aux enfants méchants dans les écoles. Cela ne lui plut point.
— Je crois bien I fit-on à la ronde.
— Il me le dit trop haut, poursuivit Lagardère, et je lui donnai, derrière
l'Arsenal, ce qu'il avait mérité depuis longtemps : un coup droit sur déga-
gement... à fond !
— Ah I petit I s'écria Passepoil, oubliant que les temps étaient changés,
comme tu l'allonges bien, ce damné coup-là 1
Lagardère se mit à rire. Puis il frappa la table violemment de son gobelet
d'étain. Passepoil se crut perdu.
— Voilà la justice 1 s'écria le chevau-léger, qui ne songeait déjà plus à lui ;
on me devait la prime, puisque j'avais abattu une tête de loup. Eh bien,
non, on m'exile 1
Toute l'honorable assistance convint à l'unanimité que c'était là un abus.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 37
Cocardasse jura, capédédiou, que les arts n'étaient pas suffisamment proté-
gés. Lagardère reprit :
— En fin de compte, j'obéis aux ordres de la cour. Je pars. L'univers est
grand, et je fais serment de trouver quelque part à bien vivre. Mais, avant
de passer la frontière, j'ai une fantaisie à satisfaire... deux fantaisies : un
duel et une escapade galante. C'est ainsi que je veux faire mes adieux au
beau pays de France I
On se rapprocha curieusement.
— Contez-nous cela, monsieur le chevalier, dit Cocardasse.
— Dites-moi, mes vaillants, demanda Lagardère au lieu de répondre,
avez-vous ouï parler, par hasard, de la botte secrète de M. de Nevers.
— Parbleu ! fit-on autour de la table.
— Elle était sur le tapis encore tout à l'heure ajouta Passepoil.
■ — Et qu'en disiez-vous, s'il vous plaît?
— Les avis étaient partagés. Les uns disaient : Fadaise ! Les autres pré-
tendaient que le vieux maître Delapalme avait vendu au duc un coup... ou
une série de coups... au moyen desquels le duc était parfaitement sûr de
toucher un homme, n'importe lequel, au m.ilieu du fron t, entre les deux yeux.
Lagardère était pensif. Il demanda encore :
— Que pensez-vous des bottes secrètes en général, vous qui êtes tous
experts et prévôts d'armes?
L'avis unanime fut que les bottes secrètes étaient des attrape-nigauds,
et que tout coup à fond pouvait èire évité à l'aide des parades connues.
— C'était mon opinion, dit Lagardère, avant d'avoir eu l'honneur de
faire la partie de M. de Nevers.
— Et maintenant? interrogea-t-on de toutes parts, car chacun était
fortement intéressé; dans quelques heures, cette fameuse botte de Nevers
allait peut-être coucher deux ou trois morts sur le carreau.
— Maintenant, repartit Henri de Lagardère, c'est différent. Figurez-vous
que cette botte maudite a été longtemps ma bête noire. Sur ma parole, elle
m'empêchait de dormir! Convenez que ce Nevers fait aussi par trop parler
de lui. A toute heure, partout, depuis son retour d'Italie, j'entendais radoter
autour de moi : Nevers, Nevers, Nevers ! Nevers est le plus beau I Nevers
est le plus brave !
— Après un autre que nous connaissons bien, interrompit frère Passepoil.
Cette foi.':, \\ eut l'approbation pleine et entière de Cocardasse junior.
— Nevers par-ci, Nevers par-là, continua Lagardère. Les chevaux do
Nevers, les armes de Nevers, les domaines de Nevers, ! ses bons mots, son
bonheur au jeu, la liste de ses maîtresses... et sa botte secrète par-dessus lo
marché! Diable d'Enfer! cela me rompait la tête. Un soir, mon hôtesse nui
servit des côtelettes à la Nevers; je lançai le plat par la fenêtre et je me
sauvai sans souper. Sur la porte, je me heurtai contre mon cordonnier, qui
m'apportait des bottes à la dernière mode, des bottes ;\ la Nevers. Je rossai
mon bottier; cela me coûta dix louis, que je lui jetai au visage. Le drôle me
dit : « M. de Nevers me battit une fois, mais il mo donna cent pistolos I... »
— C'était trop, prononça gravement Cocardasse.
Pa.ssopoil suait à gro.sscs gouttes, tant il ressentait vivement les conlr.i-
riétés de son cher polit Parisien.
'— Vu^cz-vous, continua Lu^urdèrc, je seatù que la lulic me preuuil. 11
38 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
fallait mettre un terme à cela. Je montai à cheval et je m'en allai attendre
M. de Nevers à la sortie du Louvre. Quand il passa, je l'appelai par son nom.
— Qu'egt-ce? me demanda-t-il,
— Monsieur le duc, répondis-je, j'ai grande confiance en votre courtoisie.
Je viens vous demander de m' enseigner votre botte secrète, au clair de la lune.
Il me regarda. Je pense qu'il me prit pour un échappé des Petites-Maisons.
— Qui êtes-vous? me demanda-t-il pourtant.
— Chevalier Henri de Lagardère, répondis-je, par la munificence du roi
chevau-léger du corps, ancien cornette de la Ferlé, ancien enseigne de Conti,
ancien capitaine av régiment de Navarre, toujours cassé pour cause de cer-
velle absente...
— Ah I m'interrompit-il en descendant de cheval, vous êtes le beau
Lagardère? On me parle souvent de vous, et cela m'ennuie.
Nous allions côte à côte vers l'église Saint-Gerraain-l'Auxerrois.
— Si vous ne m© trouviez point trop gentilhomme, commençoi-je, pour
vous mesurer avec moi...
11 fut charmant, ahl charmant ! Je dois lui rendre cette justice. Au lieu de
me répondre, il me planta sa rapière entre les deux sourcils, si raide e t si net, que
je serais encore là-bas, sans un saut de trois toises que fort à propos je fis.
— Voilà ma botte, me dit-il.
Ma foi I je le remerciai de bon cœur ; c'était bien le moins que je puisse faire.
— Encore une petite leçon, demandai-je, si ce n'est pas abuser?
— ■ A votre service.
Malepeste I cette fois il me fit une piqûre au front. J'étais touché, moi
Lagardère 1
Les maîtres d'armes échangèrent des œillades inquiètes. La botte de
Nevers prenait en vérité d'effrayantes proportions.
— Vous n'y aviez vu que du feu? insinua timidement Cocardasse.
— • J'avais vu la feinte, pardieu ! s'écria Lagardère, mais je n'étais pas
arrivé à la parade. Cet homme est vite comme la foudre.
— Et la fin de l'aventure?
— Est-ce que le guet peut jamais laisser en repos les gens paisibles? Le
guet airiva. Nous nous séparâmes bons amis, M. le duc et moi, avec pro-
messe de revanche.
— Mais, sandiéou ! dit Cocardasse qui suivait sa piste, il vous tiendra tou-
jours par cette botte.
— Allons donc I fit Lagardère.
— Vous avez le secret?
— Parbleu I je l'ai étudiée dans le silence du cabinet.
— Eh bien?
— C'est un enfantillage.
Les prévôts respirèrent. Cocardasse se leva.
— ■ Monsieur le chevalier, dit-il, si vous avez quelque bon souvenir des
pauvres leçons que je vous ai données avec tant de plaisir, vous ne repousse-
rez pas ma requête. Eh donc 1
Instinctivement, Lagardère mit la main au gousset. Frère Passepoil eut
un geste de dignité.
— Ce n'est pas cela que maître Cocardasse vous demande, dit-il.
— Parle, fil Lagardère; je mo souviens. Que veux-tu?
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 39
— Je veux, répliqua Cocardass«, que vous m'enseigniez la botte deNevers.
Lagardère se leva aussitôt.
— C'est trop juste, dit-il, mon vImjx Cocardasse, cela concerne ton état.
Ils se mirent en garde. Les volontaires et les prévôts firent cercle. Ces
derniers surtout ne regardaient pas à demi.
— Tubleu 1 fit Lagardère en tâtant le fer du prévôt, comme tu es devenu
mou I Voyons, engage en tierce, coup droit retenu 1 Pare ! coup droit, remets
à fond... pare prime et riposte 1 passe sur l'épée, et aux yeux I
Il joignit le geste à la parole.
— • Tron de l'air I fit Cocardasse en sautant de côté; j'ai vu un million de
chandelles I Et la parade? reprit-il en se mettant en garde de nouveau.
— Oui, oui, la parade I firent les spadcissins avidement.
— Simple comme bonjour I reprit Lagardère. Y es-tu? Tierce 1 à temps
sur la remise... prime deux fois 1 évite I arrête dans les armes, le tour est fait 1
Il rengaina. Ce fut frère Passepoil qui remercia avec effusion.
— Avez-vous saisi, vous autres? fit Cocardasse en s' essuyant le front.
Capédédiou 1 ce Parisien ! quel enfant !
Les prévôts firent un signe de tête afQrmatif, et Cocardasse revint s'as-
seoir en disant :
— Ça pourra ser\nr.
— Ça va servir tout de suite, répliqua Lagardère en se versant à boire.
Tous relevèrent les yeux sur lui. Il but son verre à petites gorçées, puis
il déplia lentement la lettre que le page lui avait remise.
— Ne vous ai-je pas dit, reprit-il, que M. de Nevers m'avait promis ma
revanche?
— Oui, mais...
— Il fallait bien terminer cette aventure avant de partir pour l'exil. J'ai
écrit à M. de Nevers, que je savais à son château du Béarn. Cette lettre est
la réponse de M. de Nevers.
Un murmure d'étonnement s'éleva du groupe des estafiers.
— Il est toujours charmant poursuivit Lagardère; ah I charmant I Quand
je me serai battu mon content avec ce parfait gentilhomme, je suis capable
de l'aimer comme un frère. Il accepte tout ce que je lui propose : l'heure du
rendez-vous, le lieu...
— Et quelle est l'heure? demanda Cocardasse avec trouble.
— La tombée de la nuit.
— Ce soir?
— Ce soir.
— Et le lieu?
— Les fossés du château de Caylus.
Il y eut un silenco. Passepoil avait mis son doigt sur sa bouche. Les esta-
fiers lâchaient do garder bonne contenance.
— Pourquoi choisir ce lieu? fit cependant Cocardasse.
— Autre histoire! dit Lagardère en riant, secundo fantaisie! Je me suis
laissé dire, depuis que j'ai l'honneur de coiniuandor ces bravos volontaires,
pour tuer un peu lo temps avant mon départ, jo me suis laissé dire que le
vieux marquis do Caylus était lo plus fin g.ôlior dti l'uiuvors! Il fatit bion
qu'il ait quchiuos talents pour avoir co boau nom do Caylus- Verrou ! Or,
le mois passé, aux fêtes do Tarbos, j'ai entrevu sa fille Aurore. Sur ma parole,
40 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
elle est adorablement belle ! Après avoir causé avec M. de Nevers, je veux
consoler un peu cette charmante recluse.
— Avez- vous donc la clef de la prison, capitaine? demanda Garrigue en
montrant le château.
— J'aiprisd'assautbiend'aulresforteresses ! repartit le Parisien. J'entrerai
par la porte, par la fenêtre, par la cheminée, enfin j e ne sais pas, mais j 'entrerai.
Il y avait déjà du temps que le soleil avait disparu derrière les futaies
d'Ens. La nuit venait. Deux ou trois lueurs se montrèrent aux fenêtres infé-
rieures du château. Une forme noire glissa rapidement dans l'ombre des
douves. C'était Berrichon, le petit page, qui sans doute avait fait sa commis-
sion. En prenant à toute course le sentier qui conduisait à la forêt, il envoya
de loin un grand merci à Lagardère, son sauveur.
— Eh bien ! s'écria celui-ci, pourquoi ne riez-vous plus, mes drôles?
Ne trouvez-vous point l'aventure gaillarde?
— Si fait, répondit frère Passepoil, trop gaillarde !
— Je voudrais savoir, dit Cocardasse gravement, si vous avez parlé de
M"^ de Caylus dans votre lettre à Nevers.
— Parbleu ! je lui expHque mon affaire en grand. Il fallait bien donner un
prétexte à ce lointain rendez-vous.
Les estafiers échangèrent un regard.
— Ah çà ! qu'avez- vous donc? demanda brusquement le Parisien.
— Nous réfléchissons, répondit Passepoil ; nous sommes heureux de nous
trouver là pour vous rendre service.
— C'est la vérité, capédédiou ! ajouta Cocardasse, nous allons vous
donner un bon coup d'épaule.
Lagardère éclata de rire, tant l'idée lui sembla bouffonne.
— Vous ne rirez plus, monsieur le chevalier, prononça le Gascon avec
emphase, quand je vous aurai appris certaine nouvelle...
— Voyons ta nouvelle.
— Nevers ne viendra pas seul au rendez-vous.
— Fi donc I pourquoi cela?
— Parce que, après ce que vous lui avez écrit, il ne s'agit plus entre vous
d'une partie de plaisir : l'un de vous deux doit mourir ce soir. Nevers est
l'époux de M'ie de Caylus.
Cocardasse junior se trompait en pensant que Lagardère ne rirait plus.
Le fou se tint les côtes.
— Bravo ! s'écria-t-il, un mariage secret ! un roman espagnol I Pardieu 1
voilà qui me comble, et je n'espérais pas si bien pour ma dernière aventure !
— Et dire qu'on exile des hommes pareils ! prononça frère Passepoil d'un ton
profondément pénétré.
VI. — La fenêtre basse.
La nuit s'annonçait noire. Les masses sombres du château de Caylus se
détachaient confusément sur le ciel.
— Voyo.is, chevalier, dit Cocardasse, au moment où Lagardère se levait
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 41
et resserrait le ceinturon de son épée, pas de fausse honte, vivadiou ! Accep-
tez nos services pour ce combat qui doit être inégal.
Lagardère haussa les épaules. Passepoil lui toucha le bras par derrière.
— Si je pouvais vous être utile, miirruura-t-il en rougissant outre mesure,
pour la galante équipée...
La Morale en action afifu'me, sur la foi d'un philosophe grec, que le rouge est
la couleur de la verlu. Amable Passepoil avait au plus haut degré la couleur,
mais il manquait absolument de vertu.
— Palsambieu ! mes camarades, s'écria Lagardère j'ai coutume de faire
mes affaires tout seul, et vous le savez bien. La brune vient : une dernière
rasade, et décampez; voilà le service que je réclame.
Les aventuriers allèrent à leurs chevaux. Les maîtres d'armes ne bougèrent
pas. Cocardasso prit Lagardère à part.
— Je me ferais tuer pour vous comme un chien, candiéou ! chevadier,
dit-il avec embarras... mais...
— Mais quoi?
— Chacun son métier, vous savez. Nous ne pouvons pas quitter ce lieu.
— Ah ! ah ! Et pourquoi cela?
— Parce que nous attendons aussi quelqu'un.
— Vraiment ! qui est ce quelqu'un?
Ne vous fâchez pas. Ce quelqu'un est Phihppe de Nevers.
Le Parisien tressaillit.
— Ah ! ah ! fit-il encore; et pourquoi attendez- vous M. de Nevers?
— Pour le compte d'un digne gentilhomme...
Il n'acheva pas. Les doigts de Lagardère lui serraient le poignet comme un
étau.
— Un guet-apens ! s'écria ce dernier, et c'est à moi que tu viens dire cela 1
— Je vous fais observer... commença frère Passepoil.
— La paix, mes drôles! je vous défends, vous m'entendez bien, n'est-ce
pas? je vous défends de toucher un cheveu de Nevers, sous peine d'avoir
affaire à moi! Nevers m'appartient; s'il doit mourir, ce sera de ma main,
en loyal combat. Mais de la vôtre, non pas... tant que je serai vivant !
Il s'était dressé de toute sa hauteur. I! était de ceux dont la voix, dans
la colère, ne tremble pas, mais vibre plus sonore. Les spadassins l'entouraient
irrésolus.
— Ah ! c'est pour cela, reprit-il, que vous vous êtes fait enseigner la botlo
de Nevers ! et c'est moi... Garrigue !
Celui-ci vint à l'ordre, avec ses gens qui tenaient par la bride leurs che-
vaux chargés de fourrage.
— C'est une honte, reprit Lagardère, une honte que de telles gens nous
aient fait partager leur vin I
— Voilà un mot bien dur I soupira Passepoil, dont les yeux se mouillèrent.
Cocardasso junior bla.sphémait en lui-même tous les savants jurons que
put jamais produira' ct-s deux fertil<'S terres, la Gascogne cl la Provence.
— En selle, et au galop I poursuivit Lagardère; je n'ai besoin do personne
pour faire justice de ces drôles !
Garrigue et ses gens, qui avaient talé des rapières de prévôt, ne deman-
daieni pas mieux que d'aller un peu plus loin jouir de la fraîcheur de la nuit.
— Quant à vous, continua Lagardère, vous allez déguerpir, el vile; ou,
42 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
par la mort de Dieu ! je vais vous donner une seconde leçon d'armes... à fond I
Il dégaîna. Cocardasse et Passepoil firent reculer les estafiers, qui, forts
de leur nombre, avaient des velléités de révolte.
— Qu'avons-nous à nous plaindre, insinua Passepoil, s'il veut absolu-
ment faire notre besogne?
Pour la logique, vous ne trouverez pas beaucoup de Normands plus ferrés
que frère Passepoil.
— Allons nous-en I tel fut l'avis général.
Il est vrai que l'épée de Lagardère sifflait et fouettait le vent.
— Capédédiou I fit observer Cocardasse en ouvrant la retraite, le bon sens
dit que nous n'avons pas peur; chevalier, nous vous cédons la place.
— Pour vous faire plaisir, ajouta Passepoil, adieu I
— Au diable ! répliqua le Parisien en tournant le dos.
Les fourrageurs partirent au galop, les estafiers disparurent derrière l'en-
clos du cabaret. Ils oublièrent de payer; mais Passepoil ravit en passant un
doux baiser à la maritome qui demandait son argent.
Ce fut Lagardère qui solda tous les écots.
— La fille I dit-il, ferme tes volets et mets les barres. Quoi que tu entendes,
là dans la douve, cette nuit, que chacun dans ta maison dorme sur les deux
oreilles. Ce sont affaires qui ne vous regardent point.
La maritorne ferma ses volets et mit ses barres.
La nuit était presque complète, une nuit sans lune et sans étoiles. Un
lumignon fumeux, placé à la tête du pont de planches, sous la niche d'une
sainte vierge, brillait faiblement, mais n'éclairait point au delà d'un cercle
de dix ou douze pas. Sa lumière d'ailleurs ne pouvait descendre dans les
douves, à cause du pont cjui la masquait.
Lagardère était seul. Le galop des chevaux s'était étouffé au lointain. La
vallée de Louron se plongeait déjà dans une obscurité profonde, où luisaient
çà et là quelques lueurs rougeâtres marquant la cabane d'un laboureur ou
la loge d'un berger Le son plaintif des clochettes attachées au cou des
chèvres montait, quand le vent donnait, avec les murmures sourds du gave
d'Arau, qui verse ses eaux dans la Clarabide, au pied du Hachaz.
— Huit contre un, les misérables! se disait le jeune Parisien en prenant
le chemin charretier pour descendre au fond de la douve; un assassinat!
Quels bandits! C'est à dégoûter de l'épée.
Il donna contre les tas de foin ravagés par Carrigue et sa troupe.
— Par le ciel ! reprit-il en secouant son manteau, voici une crainte qui me
pousse. Le page va prévenir Nevers qu'il y a ici une bande d'égorgeurs, et
Nevcrs ne viendra pas, et ce sera une partie manquée, la plus belle partie
du monde. Diable d'enfer I s'il en est ainsi, demain il y aura huit coquins
d'assommés.
Il arrivait sous le pont. Ses yeux s'habituaient à l'obscurité.
Les fourrageurs avaient fait une large place nette, juste à l'endroit où
Lagardère était en ce moment devant la fenêtre basse. 11 regarda cela d'un
air content, et pensa qu'on serait bien en ce lieu pour jouer de la flamberge.
Mais il pensait encore à autre chose. L'idée de pénétrer dans cet inabor-
dable château le tenait au collet. Co sont de vrais diables que ces héros
qui ne tournent point vers le bien la force exceptionnelle dont ils sont douéa.
Murailles, verrous, gardiens, le beau Lagardère 69 riait de tout cela. Il n'eût
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 43
point voulu d'une aventure où quelqu'un de ces obstacles eût manqué.
— Faisons connaissance arec le terrain, se disait-il, r(?ndu déjà à l'es-
piègle gaîlé de sa nature. Morbleu ! M. le duc va nous arriver bien colère, et
nous n'avons qu'à nous tenir 1 Quelle nuit 1 il faudra ferrailler au jugé. Du
diable si on pourra voir la pointe des épéesl
Il était au pied des grands murs. Le château dressait à pic au-dessus de
sa tête sa masse énorme, et le pont traçait ua arc noir sur le ciel. Escalader
ce mur à l'aide du poignard, c'était l'affaire de toute une nuit. En tâtonnant
la main de Lagardère rencontra la fenêtre basse.
— Bon, cela ! s'écria-t-il. Çà ! que vais-je lui dire à cette fière beauté? Je
vois d'ici l'éclair méchant de ses yeux noirs, ses sourcils d'aigle froncés par
l'indignation...
II se firotta les mains de tout cœur.
— Délicieux 1 délicieux ! Je lui dirai., il faut quelque chose de bien tourné.
Je lui dirai... Palsambleu ! Epargnons nos frais d'éloquence. Mais qu'eit
cela? s'interrompit-il tout à coup. Ce Nevers est charmant !
Il s'arrêta pour écouter. Un bruit avait frappé son oreille.
Des pas sonnaient en effet au bord de la douve, des pas de gentilshommes,
car on entendait le tintement argentin des éperons.
— Oh! ohl pensa Lagardère, maître Cocardasse aurait-il dit vrai? Mon-
sieur le duc se serait-il fait accompagner?
Le bruit de pas cessa. Le lumignon placé à la tête du pont éclaira deux
hommes enveloppés de longs manteaux et immobiles. On voyait bien qae
leurs regards cherchaient à percer l'obscurité de la douve.
— Je ne vois personne, dit l'un d'eux à voix basse.
— Si fait, répondit l'autre, là bas, près de la fenêtre.
Et il appela avec précaution.
— Cocardasse ?
Lagardère resta immobile.
— Faënza ! appela encore le second interlocuteur c'est moi... M. de Pey-
rolles 1
— Il me semble que je connais ce nom de coquin I pensa Lagardère.
PeyroUes appela pour la troisième fois .
— Passepoii ? Staupitz. ?
— Si ce n'était pas un dos nôtres?... murmura son compagnon.
— C'est impossible, répliqua Peyrolles; j'ai ordonné qu'on laissât ici une
sentinelle. C'est Saldagne, je le reconnais... Saldagne ?
— Présent I répondit Lagardère qui prit à tout hasard l'accent espagnol.
— Voyez- vous 1 s'écria M. de Peyrolles, j'en étais sûri Descendons par
l'escalier... ici... voilà la première marche.
Lagardère pensait :
— Du diable si je ne joue pas un rôle dans celte comédie !
Les doux hommes descendaient. Le compagnon de Peyrolles était, sous
son manteau, d^ ôello taille et de riche prestance. Lagardère avait cru
reconnallrn dans son accent, quand il avait parlt', un léger ressouvenir de la
gamine italienne.
— Parlons bas, s'il vous plaît, dit-il en descendant avec précaution l'es-
calier étroit et raide.
— Inutile, monseigneur, répondit Peyrolles.
J
44 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Bon I fit Lagardère, c'est un monseigneur.
— Inutile, poursui\nt le factotum; les drôles savent parfaitement le nom
de celui qui les paye.
— Moi 1 je n'en sais rien, pensa le Parisien, et je voudrais bien le savoir.
J'ai eu beau faire, reprit M. de PeyroUes, il n'ont pas voulu croira que
c'était M. le marquis de Caylus.
— C'est déjà précieux à savoir, se dit Lagardère; il est évident que j'ai
affaire ici à deux parfaits coquins.
— Tu viens de la chapelle? demanda celui qui semblait être le maître.
— Je suis arrivé trop tard, répondit PeyroUes d'un air contrit.
Le maître frappa du pied avec colère.
— Maladroit ! s'écria-t-il.
— J'ai fait ce que j'ai pu, monseigneur. J'ai bien trouvé le registre où
dom Bernard avait inscrit le mariage de M"® de Caylus avec M. de Nevers,
ainsi que la naissance de leur CUe...
— Eh bien?
— Les pages contenant ces inscriptions ont été arrachées
Lagardère était tout oreilles.
— On nous a prévenus ! dit le maître avec dépit; mais qui? Aurore? oui,
ce doiJ être Aurore. Elle pense voir Nevers celte nuit, elle veut lui remettre,
avec l'enfant, les titres qui établissent sa naissance. Dame Marthe n'a pu
me dire cela, puisqu'elle l'ignorait elle-même; mais je le devine.
— Eh bien, qu'importe? fit PeyroUes. Nous sommes à la parade. Une fois
Nevers mort...
— Une fois Nevers mort, repartit le maître, l'héritage va tout droit à
l'enfant.
Il y eut un silence. Lagardère retenait son soufïle.
— L'enfant... recommença très bas PeyroUes.
— L'enfant disparaîtra, interrompit celui qu'on appelait monseigneur.
J'aurais voulu éviter cette extrémité; mais eUe ne m'arrêtera pas. Quel
homme est ce Saldagne?
— Un déterminé coquin.
— Peut-on se fier à lui?
— Pourvu qu'on le paye bien, oui.
Le maître réfléchissait.
— J'aurais voulu, dit-il, n'avoir d'autre confident que nous-mêmes,
mais ni toi ni moi n'avons la tournure de Nevers.
— Vous êtes trop grand, répliqua PeyroUes; je suis trop maigre.
— Il fait noir comme dans un four, reprit le maître, et ce Saldagne est
à peu près de la taiUe du duc. AppeUe-le.
— Saldagne? fit PeyroUes.
— Présent! répondit encore le Parisien.
— Avance ici I
Lagardère s'avança. Il avait relevé le col de son manteau, et les bords de
son feutre lui cachaient le visage.
— Veux-tu gagner cinquante pisloles outre ta part? lui demanda le maître.
— Cinquante pistolesl répondit le Parisien; que faut-il faire?
Tout en parlant, il faisait ce qu'il pouvait pour distinguer les traits de
rincoimu; mais ce dernier était aussi bien caciié que lui.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 45
— Devines- tu? demanda le maître à Peyrolles.
— Oui, réplicjua celui-ci.
— Approuves-tu?
— J'approuve. Mais notre homme a un mot de passe,
— Dame Marthe me l'a donné. C'est la devise de Nevers.
— Adsum? demanda Peyrolles.
— Il a coutume de dire en français : ,/'?/ suis/
- J'y suis 1 répéta involontairement Lagardère.
— Tu prononceras cela tout bas sous la fenêtre, dit l'inconnu qui se
pencha vers lui. Les volets s'ouvriront, puis derrière la grille, qui est à char-
nière, une femme paraîtra; elle te parlera, tu ne sonneras mot, mais tu
mettras un doigt sur ta bouche. Comprends-tu?
— Pour faire croire que nous sommes épiés? Oui, je comprends.
— Il est intelligent, ce garçon-là, murmura le maître.
Puis reprenant :
— La femme te remettra un fardeau, tu le prendras en silence, tu me
l'apporteras...
— Et vous me compterez cinquante pistoles?
— C'est cela.
— Je suis votre homme.
— Chut 1 fit M. de Peyrolles.
Ils se prirent tous trois à écouler. On entendait un bruit lointain dans la
campagne.
— Séparons-nous, dit le maîire; où sont tes compagnons?
Lagardère montra sans hésiter la partie des douves qui tournait, au delà
du pont, vers le Hachaz.
— Ici, répliqua-t-il, en embuscade dans le foin.
— C'est bien; tu te souviens du mot de passe?
— J'y suis !
— Bonne chance, et à bientôt I
— A bientôt 1
Peyrolles et son compagnon remontèrent l'escalier; Lagardère les sui-
vait des yeux. Il essuya son front que la sueur trempait.
— Dieu me tiendra compte à mes derniers moments, se dit-il, de l'elTort
que j'ai fait pour ne pas mettro mon épée dans le ventre de ces misérables!
Mais il faut aller jusqu'au bout. Dé.sormais je veux savoir!
11 mit sa tête entre ses mains, car ses pensées bouillaient dans son cerveau.
Nous pouvons affirmer qu'il ne songeait plus guère à son duel ni a son esca-
pade d'amour.
— Que faire? se dit-il; enlever la petite fille? car ce fardeau, ce doit être
l'enfant. Mais à qui la confier? je ne connais dans ce pays que Carriguc et ses
bandouliers, mauvaises gouvernantes pour une jeune demoiselle! Et pour-
tant il faut que je l'aie ! Il le faut ! Si je ne la lire pas de 1.^, les infAmes
tueront l'enfant comme ils comptent tuerie père. Parla mordicu 1 ce n'était
cependant point pour cela que j'étais venu.
Il se promenait ;\ grands pas entre les meiiles de foin. Son agitation était
extrême. A tout instant il regardait colle fenêtre basse, pour voir si les
contrevents ne nMilaienl point sur leurs gros gonds rouilli-s. 11 ne vit rien;
46 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
mais il entendit bientôt un biniit faible à l'intérieur. C'était la grille qui s'ou-
vrait derrière les volets.
— Adsum? dit une voix douce de femme qui tremblait.
Lagardère enjamba d'un saut les bottes de foin qui le séparaient du rem-
part, et répondit sous la croisée :
■ — J'y suis !
— Dieu soit loué ! fit la voix de femme.
Et les contrevents s'ouvrirent à leur tour.
La nuit était bien obscure; mais les yeux du Parisien étaient faits depuis
longtemps aux ténèbres. Dans la femme qui se pencha au dehors de la
fenêtre il reconnut parfaitement Aurore de Caylus, toujours belle, mais pâle
et brisée par l'épouvante.
Si vous eussiez dit en ce moment à Lagardère qu'il avait fait dessein
d'entrer dans la chambre de cette femme par surprise, il vous eût donné un
démenti. Cela, de la meilleure foi du monde.
Ne fût-ce que pour quelques minutes, sa fièvre folle faisait trêve. Il était
sage en restant hardi comme un lion. Peut-être qu'à cette heure un autre
homme naissait en lui.
Aurore regarda au-devant d'elle.
— Je ne vois rien, dit-elle. Philippe, où êtes-vous?
Lagardère lui tendit sa main, qu'elle pressa contre son cœur. Lagardère
chancela. Il se sentit venir des larmes.
— Philippe, Philippe, reprit la pauvre jeune femme, êtes-vous bien sûr
de ne pas avoir été suivi? Nous sommes vendus, nous sommes trahis 1...
— Ayez courage, madame, balbutia le Parisien.
— Est-ce toi qui as parlé? s'écria-t-elle; tiens, c'est certain, je deviens
folle 1 je ne reconnais plus ta voix.
L'une de ses mains tenait le fardeau dont M. de PeyroUes et son compa-
gnon avaient parlé; de l'autre elle se pressa le front, comme pour fixer ses
pensées en révolte.
— J'ai tant de choses à te dire I reprit-elle. Par où commencerai -je?
— Nous n'avons pas le temps, murmura Lagardère, qui avait pudeur de
surprendre certains secrets; hâtons-nous, madame.
— Pourquoi ce ton glacé? pourquoi ne m'appelles-tu pas Aurore? Est-ce
que tu es fâché contre moi?
— Hâtons-nous, Aurore, hâtons-nous I
— Je t'obéis, mon Phihppe bien-aimé, je t'obéirai toujours I Voici notre
petite chérie, prends-la, elle n'est plus en sûreté avec moi. Ma lettre a dû
l'instruire. Il se trame autour de nous quelque infamie.
Elle tendit l'enfant, qui dormait enveloppée dans une pelisse de soie. La-
gardère la reçut sans dire une parole.
— Que je l'embrasse encore ! s'écria la pauvre mère dont la poitrine écla-
tait en sanglots; rends-la-moi, Philippe... Ah ! je croyais mon cœur plus fort \
Qui sait quand je reverrai ma fille 1
Les larmes noyèrent sa voix. Lagardère sentit qu'elle lui tondait un ob-
jet blanc, et demanda :
— Qu'est-ce que ceci?
— ■ Tu sais bien... Mais tu ce aussi troublé que moi, mon pauvre Philippe. Ce
sont les pagf'S arrachées au rogistro de la chapelle, tout l'avenir de notre enfant I
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 47
Lagardère prit les papiers en silence. Il craignait de parler.
Les papiers étaient dans une enveloppe au sceau de la chapelle paroissiale
de Caylus. Au moment où il les recevait, un son de cornet à bouquin, plain-
tif et prolongé, se fit entendre dans la vallée.
— Ce doit être un signal, s'écria Mi'« de Caylus; sauve-toi, Philippe,
sauve-toi !
— Adieu, dit Lagardère, jouant son rôle jusqu'au bout pour ne pas bri-
ser le cœur de la jeune mère; ne crains rien. Aurore, ton enfant est en sûreté.
Elle attira sa main jusqu'à ses lèvres et la baisa ardemment.
— Je t'aime Ifît-elleseulementàtraversseslarmes.Puisellefermalescontre-
vents et disparut.
VIL — Deux contre vingt
C'était en effet un signal. Trois hommes, portant des cornets de berger,
étaient apostés sur la route d'Argelès, que devait suivre M. le duc de Nevers
pour se rendre au château de Caylus, où l'appelaient à la fois une lettre sup-
pliante de sa jeune femme et l'insolente missive du chevalier de Lagardère.
Le premier de ces hommes devait envoyer un son au moment où Nevers
passerait la Qarabide, le second quand il entrerait en forêt, le troisième
quand il arriverait aux premières maisons du hameau de Tarrides.
Il y avait, tout le long de ce chemin, de bons endroits pour commettre
un meurtre. Mais Philippe de Gonzague n'avait point l'habitude d'attaquer
en face. Il voulait colorer son crime. L'assassinat devait s'appeler ven-
geance, et passer, bon gré mal gré, sur le compte de Caylus- Verrou.
Voici notre beau Lagardère, notre incorrigible batailleur, notre triple
fou, voici donc la première lame de France et de Navarre avec une petite
fille de deux ans sur les bras.
Il était, veuillez en être convaincu, fort embarrassé de sa personne; il
portait l'enfant gauchement, comme un notaire fait l'exercice; il la berçait
dans ses mains, maladroites à ce métier nouveau. Il n'avait plus qu'une
préoccupation en cet univers : c'était de ne point éveiller la petite fille !...
— Do, do !... disai t-il, les yeux humides, mais ne pouvant s'empêcher de rire.
Vous l'eussiez donné en mille à tous les chcvau-légors du corps, ses an-
ciens camarades : aucun n'aurait deviné ce que ce terrible brettcur faisait
en ce moment sur la route d'exil. 11 était tout entier à sa besogne de bonne
d'enfant; il regardait à ses pieds pour ne point donner de secousses à la dor-
meuse, il eût voulu avoir un coussin d'ouate dans chaque main.
Un second signal plus rapproché envoya sa note plaintive dans le silence
de la muit.
— Que diable est cela I se dit Lagardère.
Mais il regardait la petite Auron». Il n'osait pas l'embrasser. C'élnil \\n
joli petit être, blanc et rose; ses paupif^res fermées montraient déjà les longs
oiU de soie qu'cll» héritait de sa mère. Ln ange, un bel ange de Dieu endormi I
l^ardère écoutait sor soufïle si doux et si pur; Lagardère admirait oe C3i]-
me profond, ce repos qui était un long sourire.
48 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Et t-e calme, ce repos, se disait-il, au moment où sa mère pleure, au
moment où son père... Ah I ah! s'inlcrrompit-il, ceci va changer bien des
choses. On a confié un enfant à cet écorvelé de Lagardère... c'est bon; pour
d'^fendre l'enfant, la cervelle va lui venir.
Puis il reprenait :
— Comme cela dort I A quoi peuvent penser ces petils fronts couronnés
de leurs boucles angéliqucs? C'est une âme qui est là-dedans Cela deviendra
une femme capable de charmer, d'aimer, hélas I et de souffrir...
Puis encore :
— Comme il doit être bon de gagner peu à peu, à force de soins, à force
de tendresse, tout l'amcur de ces chères petites créalures, de guetter le pre-
mier sourire, d'attendre la première caresse, et qu'il doit être facile de se
dévouer tout entier à leur bonheur!
Et mille autres folies que la plupart des hommes de bon sens n'auraient
point trouvées. E! mille naïvetés tendres, qui feraient sourire les messieurs,
mais qui eussent mis des larmes dans les yeux de toutes les mères. Et enfin
ce mot, ce dernier mot, parti du fond de son cœur comme un acte de contri-
tion :
— Ah ! je n'avais jamais tenu un enfant dans mes bras I
A ce moment, le troisième signal partit derrière les cabanes du hameau
de Tarrides, Lagardère tressaillit et s'éveilla. Il avait rêvé qu'il était père.
Un pas vif et sonore se fil entendre au revers du cabaret de la Pomme cVAdam.
Gela ne pouvait se confondre avec la marche de ses soudards qui étaient là
tout à l'heure. Au premier son de ce pas, Lagardère se dit :
— C'est lui 1
Nevers avait dû laisser son cheval à la lisière de la forêt.
Au bout d'une minute à peine, Lagardère, qui devinait bien maintenant
que ces cris du cornet à bouquin dans la vallée, sous bois et sur la montagne,
étaient pour Nevers, le vit passer devant le lumignon qui éclairait l'image
de la vierge, à la tête du pont.
La belle tête de Philippe de Nevers, pensive quoique toute jeune, fut
illuminée vivement durant une seconde; puis on ne vit plus que la noire
silhouette d'un homme à la taille fière et haute; puis encore l'homme dis-
parut. Nevers descendait les degrés du petit escalier collé au rebord des
douves. Quand il toucha le sol du fossé, le Parisien l'entendit qui mettait
l'épée à la main et qui murmurait entre ses dents :
— Deux porteurs de torclies ne seraient pas mal ici.
11 s'avança en tâlonnanl. Les bottes de foin jetées çà et là le faisaient
trébucher.
— Est-ce que ce diable de chevalier me veut faire jouer à colin-maillard I
dit-il avec un commencement d'impatience.
Puis s'arrêiant : '
— Holà! n'y a-t-il personne ici?
— Il y a moi, répondit le Parisien, et plût à Dieu qu'il n'y eût que moi 1
Nevers n'entendit point la seconde moitié de cette réponse. Il se dirigea
vivement vers l'endroit d'où la voix était partie.
— A la besogne, chevalier! s'écria-t-il, livrez-moi seulement le fer, pour
que je sache bien ou vous êtes. Je n'ai pas beaucoup à vous donner.
Le Parisien berçait toujours la petite fille, qui dormait de mieux en mieux.
I.E BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 49
— Il faut d'abord que vous m'écoutiez, monsieur le duc, commença-t-il.
— Je vous défie de me persuader cela, interrompit Nevers, après le mes-
sage que j'ai reçu de vous ce matin. Voici que je vous aperçois, chevalier;
en garde t
Lagardère n'avait pas seulement songé à dégainer. Son épée, qui d'or-
dinaire sautait toute seule hors du fourreau, semblait sommeiller comme
le beau petit ange qu'il tenait dans ses bras.
— Quand je vous ai envoyé mon message de ce matin, dit-il, j'ignorais
ce que je sais ce soir.
— Oh 1 oh ! fit le jeune duc d'un accent railleur, nous n'aimons pas à fer-
railler à tâtons, je vois cola.
Il fit un pas l'épée haute. Lagardère rompit, et dégaina en disant :
— Ecoutez-moi seulemenl !
— Pour que vous insultiez encore M"*= de Caylus, n'est-ce pas?
La voix du jeune duc tremblait de colère.
— Non, sur ma foi! non! je veux vous dire. Diable d'homme! s'intcr»
rompit-il en parant la première attaque de Nevers; prenez garde I
Nevers furieux crut qu'on se moquait de lui. Il fondit de tout son élan
sur son adversaire, et lui porta botte sur botte avec la prodigieuse vivacité
qui le faisait si tcrnble sur le terrain. Le Parisien para d'abord de pied ferme
et sans risposter. Ensuite, il se mit à rompre en parant toujours, et, à chaque
fois qu'il rejetait à droite ou à gauche l'épée de Nevers, il répétait :
— Ecoutez-moi ! écoutez-moi ! écoulez-moi I.
— Non, non, non 1 répondait Nevers, accompagnant chaque négation
d'une solide estocade.
A force de rompre, le Parisien se sentit acculé tout contre le rempart.
Le sang lui montait rudement aux oreilles. Résister si longtemps à l'envie
de rendre un honnête horion, voilà de l'héroïsme I
— Ecoutez-moi? dit-il une dernière fois.
— Non! répondit Nevers.
— Vous voyez bien que je ne puis plus reculer! fit Lagardère avec un
accent de détres.se qui avait son côté comique.
— Tant mieux ! riposta Nevers.
— Diable d'enfer! s'écria Lagardère à bout de parades et de patience,
faudra-t-il vous fendre le crâne pour vous empêcher de tuer votre enfant l
Ce fut comme un coup de foudre. L'épée tomba des mains de Nevers.
— Mon enfant ! répéta-t-il; ma fille dans vos brasl
Lagardère avait enveloppé de son manteau sa charge précieuse. Dans les
ténèbres, Nevers avait cru jusq\i'alors que le Parisien se servait de son man-
teau roulé autour du bras gauche comme d'un bouclier. C'était la coutume.
Son sang se figeait dans ses veines quand il pensait aux bottes furieuses
qu'il avait poussées au hasard. Son épée aurait pu...
— Chevalier, dit-il, vous êfes un fou, comme moi et tant d'autres, mais
fou d'honneur, fou de vaill.mce. On viendrait me dire que vous vous êtes
vendu au marquis de Caylus, sur ma parole, je no le croirais pas.
— Bien obligé, fit le Parisien qui soufflait comme un cheval vaincfueur
après la course, quelle grclo de coups! Vous frtes un moulin à estocade?,
monsieur le duc.
— Rendez-moi ma filial
50 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Nevers, disant cela, voulut soulever le manteau. Mais Lagardère lui ra-
battit la main d'un petit coup sec.
— Doucement ! fit-il; vous allez me la réveiller, vous!
— M' apprendrez- vous du moins?...
— Diable d'homme ! il ne voulait pas me laisser parler, le voilà maintenant
qu'il prétend me forcer à lui conter des histoires. Embrassez-moi cela, père,
voyons, légèrement, bien légèrement.
Nevers macliinalement fit comme on lui disait.
— Avez-vous quelquefois \nj en salle un tour d'armes pareil? demanda
Lagardère avec un naïf orgueil; soutenir une attaque à fond, l'attaque de
Nevers, de Nevers en colère, sans rispoter une seule fois, avec un enfant
endormi dans les bras, un enfant qui ne s'éveille point?
— Au nom du ciel!... supplia le jeune duc.
— Dites au moins que c'est un beau travail I Tête-bleu ! je suis en nage.
Vous voudriez bien savoir, pas vrai? Assez d'embrassades, papa I laissez-
nous maintenant. Nous sommes déjà de vieux amis nous deux la minette
et moi. Je gage cent pistoles, et du diable si je les ai ! qu'elle va me sourire
en s' éveillant.
Il la recouvrit du pan de son manteau, avec un soin et des précautions
que n'ont certes pas toujours les bonnes nourrices. Puis il la déposa dans le
foin, sous le pont, contre le rempart.
— Monsieur le duc, ajouta-t-il en reprenant tout à coup son accent sérieux
et mâle, je réponds de votre fille sur ma vie, quoi qu'il arrive. Ce faisant,
j'expie autant qu'il est en moi le tort d'avoir parlé légèrement de sa mère,
qui est une belle, une noble, une sainte femme !
— Vous me ferez mourir, gronda Nevers, qui était à la torture; vous avez
donc vu Aurore?
• — Je l'ai vue.
— Où cela?
— Ici, à cette fenêtre.
— Et c'est elle qui vous a donné l'enfant !
— C'est elle qui a cru mettre sa fille sous la protection de son époux.
— Je m'y perds 1
— Ah ! monsieur le duc, il se passe ici d'étranges choses ! Puisque vous êtes
en humeur de bataille, vous en aurez, Dieu merci ! tout à l'heure à cœur
joie.
— Une attaque? fit Nevers.
Le Parisien se baissa tout à coup, et rapprocha son oreille de la terre.
— J'ai cru qu'ils venaient, murmura-t-il en se relevant.
— De qui parlez-vous?
— Des braves qui sont chargés de vous assassiner.
Il raconta en peu de mots la conversation qu'il avait surprise, son entrevue
avec M. de PeyroUes et un inconnu, l'arrivée d'Aurore, et ce qui s'en était
suivi, Nevers l'écoulait, stupéfait.
— De sorte qur, acheva. Lagardère, j'ai gagné ce soir mes cinquante pis-
toles sans aucunement me déranger.
— Ce Peyrolles, disait M. de Nevers en se parlant à lui-même, est l'homme
de confiance de Philippe de Gonzague, mon meilleur ami, m«n frère, qui
est présentement dans ce château pour me servir l
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 51
— Je n'ai jamais eu l'honneur de me rencontrer avec M. le prince de Gon-
zague, répondit Lagardère, je ne sais pas si c'était lui.
— Lui ! se récria Nevers; c'est impossible 1 Ce PeyroUes a une figure de
scélérat; il se sera fait acheter par le vieux Caylus.
Lagardère fourbissait paisiblement son épée avec le pan de sa jaquette.
— Ce n'était pas M. de Caylus, dit-il; c'était un jeune homme. Mais ne
nous perdons pas en suppositions, monsieur le duc; quel que soit le nom do
ce misérable, c'est un gaillard habile, ses mesures étaient prises admirable-
ment : il avait jusqu'à votre mot de passe. C'est à l'aide de ce mot que j'ai
pu tromper Aurore de Caylus. Ah! cello-là vous aime, entendez- vous! et
j'auraiis voulu baiser la terre à ses pieds pour faire pénitence de mes fatuités
folles... Voyons, n'ai-jc plus rien à vous dire? Rien sinon qu'il y a un pa-
quet scellé sous la pelisse de l'enfant : son acte de naissance et votre acte
de mariage... Ah I ah ! ma belle ! fit-il en admirant son épée fourbie, qui
semblait attirer tous les pâles rayons épars dans la nuit, et qui les renvoyait
en une gerbe de fugitives étincelle^, voici notre toilette achevée. Nous avons
fait assez de fredaines, nous allons nous mettre en branle pour une bonne
cause, mademoiselle... et tenez-vous bien !
Nevers lui prit la main.
— Lagardère, dit-il d'une voix profondément émue, je ne vous connais-
sais pas. Vous êtes un noble cœur.
— Moi, répliqua le Parisien en riant, je n'ai plus qu'une idée, c'est de
me marier le plus tôt possible, afin d'avoir un ange blond à caresser. Mais chut 1
Il tomba vivement sur ses genoux.
— Celte fois, je ne me trompe pas, reprit-il.
— Nevers se pencha aussi pour écouter.
— Je n'entends rien, dit-il.
— C'est que vous êtes un duc, répliqua le Parisien.
Puis il ajouta en se relevant :
— On rampe là-bas du côté du Hachaz, et ici, vers l'ouest.
— Si je pouvais faire savoir à Gonzague en quel état je suis, pensa tout
haut Nevers, nous aurions une bonne épée de plus.
Lagardère secoua la tête.
— J'aimerais mieux Carrigue et mes gens avec leurs carabines, répli-
qua-t-il.
Il s'interrompit tout à coup pour demander :
• — Étes-vous venu seul?
— Avec un enfant, Berrichon, mon page.
— Je le connais; il est leste et adroit. S'il était possible de le faire venir...
Nevers mit ses doigts entre ses lèvres, et donna un coup de sifïlet reten-
tissant; un coup de sifflet pareil lui répondit derrière le cabaret de la Pomme
d'Adam.
— La question est de savoir, murmura Lagardère, s'il pourra parvenir
jusqu'à nous.
— Il passerait par un trou d'aiguille I dit Nevers.
L'instant d'après, en effet, on vit apparaître le page au haut df la berge.
— C'est un brave enfant I s"écria le Parisien qui s'avança vers lui. Saute
commauda-t-il.
Le page obéit aussitôt, ot Lagardère le reçut dans ses bras.
52 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Faites vite, dit le petit homme; ils avancent là-haut. Dans une minute,
il n'y aura plus de passage.
— Je les croyais en bas, repartit Lagardère étonné.
— Il y en a partout !
— Mais ils ne sont que huit?
— Ils sont vingt pour le moins. Quand ils ont vu que vous étiez deux,
ils ont pris les contrebandiers du Mialhat.
— Bah 1 fit Lagardère, vingt ou huit, qu'importe? Tu vas monter à cheval
mon garçon; mes gens sont là-bas au hameau de Gau. Une demi-heure pour
aller et revenir. Marche 1
Il le saisit par les jambes et l'enleva. L'enfant se roidit et put saisir le
rebord du fossé. Quelques secondes s'écoulèrent, puis un coup de sifflet an-
nonça son entrée en forêt.
— Que diable! dit Lagardère, nous tiendrons bien une demi-heure, s'ils
nous laissent élever nos fortifications.
— Voyez ! fit le jeune duc en montrant du doigt un objet qui brillait fai-
blement de l'autre côté du pont.
— C'est l'épéc du frère Passepoil, un coquin soigneux, qui ne laisse ja-
mais de rouille à sa lame. Cocardasse doit être avec lui. Ceux-là ne m'at-
taqueront pas. Un coup de main, s'il vous plaît, monsieur le duc, pendant
que nous avons le temps.
Il y avait au fond du fossé, outre les bottes de foin éparses ou accumulées,
des débris de toutes sortes, des planches, des madriers, des branches mortes.
Il y avait, de plus, une charette à demi chargée que les faneurs avaient
laissée lors de la descente de Carrigue et de ses gens. Lagardère et Nevers,
prenant la charrette pour point d'appui et l'endroit où dormait l'enfant
pour centre, improvisèrent lestement un système de barricades, afin do
rompre au moins le front d'attaque des assaillants.
Le Parisien dirigeait les travaux. Ce fut une citadelle bien pauvre et bien
élémentaire, mais elle eut du moins ce mérite d'être bâtie en une minute.
Lagardère avait amassé des matériaux çà et là; Nevers entassait les bottesj
de foin servant de fascines. On laissait des passages pour les sorties. Vau-
ban eût envié cet impromptu de forteresse.
Une demi-heure! il s'agissait de tenir une demi-heure!
Tout en travaillant, Nevers disait :
— Ah çà! bien décidément, vous allez donc vousbattre pour moi, chevalier?
— ■ Et comme il faut, monsieur le duc! Pour vous un peu, énormément
pour la petite fille !
Les fortifications étaient achevées. Ce n'était rien : mais dans les ténèbres
cela pouvait embarrasser gravement l'attaque. Nos deux assiégés comp-
taient là-dessus, mais ils comptaient encore plus sur leurs bonnes épées.
— Chevalier, dit Nevers, je n'oublierai pas cela. C'est désormais entre
nous à la vie, à la mort !
Lagardère lui tendit la main; le duc l'attira contre sa poitrine et lui donna
l'accolade.
— Frère, reprit-il, si jo vis, tout sera commun entre nous; si je meurs...
— Vous ne mourrez pas, interrompit le Parisien.
— Si je meurs... répéta Nevers.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 53
— Eh bien, pour ma part de paradis, s'écria Lagardère avec émotion, je
serai son père 1
Ils se tinrent un instant embrassés, et jamais deux plus vaillants cœurs
ne battirent l'un sur l'autre. Puis Lagardère se dégagea.
— A nos épées, dit-il; les voici 1
Des bruits sourds s'étendirent dans la nuit. Lagardère et Nevers avaient
l'épée nue dans la main droite, leurs mains gauches restaient unies.
Tout à coup, les ténèbres semblèrent s'animer, et un grand cri les enve-
loppa. Les assassins fondaient sur eux de tous les côtés à la fois.
Vin. — Bataille
Ils étaient vingt pour le moins : le page n'avait point menti. Il y avait
Jà, non seulement des contrebandiers du Mialhat, mais une demi-douzaine de
bandouliers récoltés dans la vallée. C'est pour cela que l'attaque venait si tard.
M. de PeyroUes avait rencontré les estafiers en embuscades. A la vue de
Soldagne, il s'était grandement étonné.
— Pourquoi n'es-tu pas à ton poste? lui demanda-t-il.
— A quel poste?
— Ne t'ai-je pas parlé tout à l'heure dans le fossé?
— A moi?
— Ne t'ai-je pas promis cinquante pistoles?
On s'expliqua. Quand PeyroUes sut qu'il avait fait nn pas de clerc, quand
il connut le nom de l'homme à qui il s'était livré, il fut pris d'une grando
frayeur. Les braves eurent beau lui dire que Lagardère était là pour attaquer
lui-même, et qu'entre Nevers et lui c'était guerre à mort, PeyroUes ne fut
point rassuré. Il comprit d'instinct l'effet qu'avait dû produire sur une âme
loyale et toute jeune la soudaine découverte d'une trahison. A cotte heure,
Lagardère devait être un aUié du duc. A cette heure. Aurore de Caylus
devait être prévenue. Car, ce que PeyroUes ne devina point, ce fut la con-
duite du Parisien. PeyroUes ne put concevoir cette témérité de se charger
d'un enfant à l'heure du combat.
Staupitz, Pinto, le Matador et Saldagne furent dépêchés en recruteurs.
PeyroUes, lui, se chargea d'avertir son maître et de surveiUer Aurore de
Caylus. En ce temps, surtout vers les frontières, on trouvait toujours suf-
fisante quantité de rapières à vendre. Nos quatre prévôts revinrent bien
accompagnés.
Mais qui pourrait dire l'embarrojs profond, les peines de conscience, les dou-
leurs en un mot de maître Cocardassc junior et de son a/^er<'go frère Passepoil I
C'étaient deux coqiiins, nous accordons cela volontiers; ils tuaient pour
un prix; leur rapière ne valait pas mieux qu'un stylet do bravo ou qu'\in
couteau de bandit. Mais les pauvrt\s diables n'y niellaient point de malice.
Ils gagnaient leur vie A cela. C'était la faute du tomps et des mœurs bien
plus encore que leur faute à eux. En ce siècle si grand qu'illuminait tant do
54 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
gloire, il n'y avait guère de brillant qu'une certaine couche superficielle,
au-dessous de laquelle était le chaos.
Encore cette couche du dessus avait-elle bien des taches parmi ses pail-
lettes et sur son brocart ! La guerre avait tout démoraUsé, depuis le haut
jusqu'au bas. La guerre était mercenaire au premier chef. On peut bien le
dire, pour la plupart des généraux comme pour les derniers soldats l'épée
était purement un outil, et la vaillance un gagne-pain.
Cocardasse et Passepoil aimaient leur petit Parisien, qui les dépassait
de la tête. Quand l'affection naît dans ces cœurs pervertis, elle est tenace
et forte. Cocardasse et Passepoil d'ailleurs, et à part cette alTection dont
nous savons l'origine, n'étaient nullement incapables de bien faire. Il y
avait de bons germes en eux, et l'affaire du petit orphelin de l'hôtel ruiné
de Lagardère n'était pas la seule bonne action qu'ils eussent faite en leur
vie au hasard et par mégarde.
Mais leur tendresse pour Henri était leur meilleur sentiment, et quoiqu'il
s'y mêlât bien quelque peu d'égoïsme puisqu'ils se miraient tous deux dans
leur glorieux élève, on peut dire que leur amitié n'avait point l'intérêt pour
mobile. Cocardasse et Passepoil auraient volontiers exposé leur vie pour
Lagardère. Et voilà cpie ce soir la fatalité les mettait en face de lui 1 Pas
moyen de se dédire ! Leurs lames étaient à PeyroUes qui les avaient payées.
Fuir ou s'abstenir, c'était manquer hautement au point d'honneur, rigou-
reusement respecté par leurs pareils.
Ils avaient été une heure entière sans s'adresser la parole. Durant toute
cette soirée, Cocardasse ne jura pas une seule fois capédédiou I lis poussaient
tous deux de gros soupirs, à l'unisson. De temps en temps ils se regardaient
d'un air piteux. Ce fut tout. Quand on se mit en branle pour l'assaut, ils se
serrèrent la main tristement. Passepoil dit :
— Que veux-tu? nous ferons de notre mieux.
Et Cocardasse soupira :
— Ça ne se peut pas, frère Passepoil, ça ne se peut pas. Fais comme moi.
Il prit dans la poche de ses chausses le bouton d'acier qui lui servait en
salle, et l'adapta au bout de son épée.
Passepoil l'imita.
Tous deux respirèrent alors : ils avaient le cœur plus libre.
Les estafiers et leurs nouveaux alliés s'étaient divisés en trois troupes.
La première avait tourné les douves pour arriver du côté de l'ouest; la se-
conde gardait sa position au delà du pont; la troisième, composée principa-
lement de bandouliers et de contrebandiers conduits par Saldagne, devait
attaquer de face, en arrivant par le petit escalier. Lagardère et Nevers les
voyaient distinctement depuis quelques secondes. Ils auraient pu compter
ceux qui se glissaient le long de l'escalier.
— Attention! avait dit Lagardère; dos à dos, toujours l'appui au rem-
part. L'enfant n'a rien à craindre, il est protégé par le poteau du pont.
Jouez serré, monsieur le duc ! Je vous préviens qu'ils sont capables de vous
enseigner à vous-même votre propre botte, si, par cas, vous l'avez oubliée.
C'est encore moi, gronda-t-il avec dépit, c'est encore moi qui ai fait celte
sottise-là 1 Mais tenez-vous ferme. Quant à moi, j'ai la peau trop dure pour
ces épôcs de malotrus.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 55
Sans les précautions qu'ils avaient prises à la hâte, ce premier choc des
cstafiers eût été terrible.
Ils s'élancèrent en effet tous à la fois et tête baissée en criant :
— A Nevers ! à Nevers !
Et, par-dessus ce cri général, on entendait les deux voix amies du Gascon
et du Normand, qui éprouvaient une certaine consolation à constater ainsi
qu'ils ne s'adressaient point à leur ancien élève.
Les estaûers n'avaient aucune idée des obstacles accumulés sur leur pas-
sage. Ces remparts, qui ont pu sembler au lecteur une pauvre et puérile res-
source, firent d'abord merveille. Tous ces hommes à lourds accoutrements et
à longues rapières vinrent donner dans les poutres et s'embarrasser parmi
le foin. Bien peu arrivèrent jusqu'à nos deux champions, et ceux-là en
portèrent la marque.
Il y eut du bruit, de la confusion; en somme, un seul bandoulier resta
par terre. Mais la retraite ne ressembla pas à l'attaque. Dès que le gros des
assassins commença à plier, Nevers et son ami prirent à leur tour l'offensive.
— J'y suis ! j'y suis ! crièrent-ils en même temps.
Et tous deux se lancèrent en avant.
Le Parisien perça du premier coup un bandoulier d'outre en outre; ra-
menant l'épée et coupant à revers, il trancha le bras d'un contrebandier;
puis, ne pouvant arrêter son élan, et arrivant sur le troisième de trop court,
il lui écrasa le crâne d'un coup de pommeau. Ce troisième était l'Allemand
Staupitz, qui tomba lourdement à la renverse.
Nevers taillait aussi de son mieux. Outre un partisan qu'il avait jeté sous
les roues de la charrette, le Matador et Joël étaient grièvement ble5sés de sa
main. Mais comme il allait achever ce dernier, il vit deux ombres qui so
glissaient le long du mur dans la direction du pont.
— \ moi, chevalier ! cria-t-il en retournant précipitamment «ur ses pas.
— J'y suisi j'y suis !
Lagardère ne prit que le temps d'allonger un vertueux fendant à Pinte,
qui, tout le restant de sa vie, ne put montrer qu'une seule oreille.
— Vive Dieu 1 dit-il en rejoignant Nevers, j'avais presque oublié le petit
ange blond, mes amours I
Les deux ombres avaient pris le large. Un silence profond régnait dans
les douves. Il y avait un quart d'heure de passé.
— Reprenez haleine vivement, monsieur le duc, dit Lagardère, les drOles
ne vous laisseront pas longtemps en repos. Êtes-vous blessé.'
— Une égratignure.
— Où cela?
— Au front.
Le Parisien ferma les poings et ne parla plus. C'étaient les suites de sa
leçon d'escrime.
Deux ou trois minutes se passèrent ainsi, puis l'assaut recommença, mais
cette fois sérieusement et avec ensemble.
Les assaillants arrivaient sur deux lignes, et prenaient Soin d'écarter les
obstacles avant de passer outre.
— C'est l'heure de battre fort et ferme ! dit Lagardère à demi voix : rur-
toiit, ne vous occuprx que do vous, monsieur le duc, je cuvro l'enfanl.
C'était un cercle silencieux et sombre qui allait se rétrécissant autour d'eux
é
56 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Dix lames s'allongèrent.
— J'y suis 1 fit le Parisien qui bondit en avant encore une fois.
Le Matador poussa un cri et tomba sur le corps de deux bandouliers fou-
droyés. Les estafiers reculèrent, mais de quelques semelles seulement. Ceux
qui venaient les derniers criaient toujours :
— A Nevers ! à Nevers 1
Et Nevers répondait, car il s'échauffait au jeu :
— J'y suis, mes compagnons ! Voici de mes nouvelles. Encore! encore I
Et, chaque fois, sa iam.e sortait humide et rouge.
Ah ! c'étaient deux fiers lutteurs !
— A toi, seigneur Saldagne I criait le Parisien; c'est le coup que je t'en-
seignai à Ségorbel A toi Faënza! Mais approchez donc; il faudrait, pour
vous atteindre, des hallebardes de cathédrale 1
Et il piquait 1 et il fauchait ! Il ne se trouvait déjà plus un seul des ban-
douliers qu'on avait mis en avant.
Derrière les contrevents de la fenêtre basse, il y avait quelqu'un.
Ce n'était plus Aurore de Caylus.
Il y avait deux hommes, qui écoulaient, le frisson dans les veines et la
sueur glacée au front.
C'étaient M. de Peyrolles et son maître.
— Les misérables ! dit le maître, ils ne sont pas assez de dix contre un I
Faudra-t-il que je me mette de la partie?
— Prenez garde, monseigneur!... >
— Le danger est qu'il en reste un de vivant l dit le maître.
Au dehors :
— J'y suisl j'y suisi
En vérité, le cercle s'élargissait; les coquins pliaient, et il ne restait plus
que quelques minutes pour parfaire la demi-heure. Le secours allait venir.
Lagardère n'avait pas une écorchure. Nevers n'avait que sa piqûre au front.
Et tous deux auraient pu ferrailler pendant une heure, du même irain.
Aussi la fièvre du triomphe commençait à les emporter. Sans le savoir,
ils s'éloignaient parfois de leur poste pour aborder le front des spadassins.
Le cercle de cadavres et de blessés qui étaient autour d'eux ne prouvait-il pas
assez clairement leur supériorité? Cette \-ue les exaltait. La prudence s'en-
fuit quand l'ivresse va naître. C'était l'heure du véritable danger. Ils ne
voyaient point que tous ces cadavres et ces gens hors de combat étaient
des auxiliairoa mis en avant pour les lasser. Les maîtres d'armes restaient
debout, sauf un seul, Staupitz, qui n'était qu'évanoui. Les maîtres se te-
naient à distance; ils attendaient leur belle. Ils s'étaient dit :
— Séparons-les seulement, et, s'ils sont de chair et d'os, nous les aurons.
Toute leur manœuvre, depuis quelques instants, tendait à attirer en
avant un des deux champions, tandis qu'on maintiendrait l'autre acculé
à la muraille.
Joël do Jugan, blessé deux fois, Faënza, Cocardasse et Passepoil furent
chargés de Lagardère; les trois Espagnols allèrent contre Nevers.
La première bande devait lâcher pied à un moment donné; l'autre, au
contraire, devait tenir quand mémo. Elles s'étaient partagé le restant des
auxiliaires.
Dès te premier choc, Cocardasse et PaswpxJil se mirent en arrière. Joël et
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 57
l'Italien, sujet de notre Saint-Père, reçurent chacun un horion bien appliqué.
En même temps, Lagardère, se retournant, balafra le visage du Matador,
qui serrait de trop près M. de Nevers.
Un cri de : Sauve qui peut ! se fit entendre.
— En avant ! dit le Parisien bouillant.
— En avant ! répéta le duc.
Et tous deux :
— J'y suis ! j'y suis 1
Tout pha devant Lagardère, qui, en un clin d'oeil, fut au bout du fussi'.
Mais le duc trouva devant lui un mur de fer. Tout au plus son élan gu-
gna-t-il quelques pas.
Il n'était pas homme à crier au secours. Il tenait bon, et Dieu sait que
les trois Espagnols avaient de la besogne! Pinto et Saldagne étaient déjà
blessés tous les deux.
A ce moment, la grille de fer qui fermait la fenftlre basse tourna sur ses
gonds. Nevers était à trois toises environ de la fenêtre. Les contrevents
s'ouvrirent. Il n'entendit pas, environné qu'il était de mouvement et de
bruit. Deux hommes descendirent l'un après l'autre dans la douve. Nevers
ne les vit point. Ils avaient tous deux à la main Teurs épées nues. Le plus
grand avait un masque sur le visage.
— Victoire ! cria le Parisien qui avait fait place nette autour de lui.
Nevers lu» répondit par un cri d'agonie.
Un des deux hommes descendus par la fenêtre basse, le plus grand, celui
qui avait un masque sur le visage, venait de lui passer son épée à travers
du corps par derrière. Nevers tomba. Le coup avait été porté, comme on
disait alors, à Vitalienne, c'est-à-dire savamment, et comme on fait une opé-
ration de chirurgie.
Les lâches estocades qui vinrent après étaient inutiles. En tombant,
Nevers put se retourner. Son regard mourant se fixa sur l'homme au masque.
Une expression d'amèrc douleur décomposa ses traits. La lune, à soii dernier
quartier, se levait tardivement derrière les tourelles du château.
On ne la voyait point encore; mais sa lumièro diffuse éclairait vaguement
les ténèbres.
— Toi! c'est toi! murmura Nevers expirant : loi Gonzague! toi, mon
ami, pour qui j'aurais donné cent fois ma vie 1
— Je ne la prends qu'une fois, répondit froidement l'homme au masque.
La tête du jeune duc se renversa, livide.
— Il est mort, dit Gonzague; à l'autre I
Il n'était pas besoin d'aller à l'autre, l'autre venait. Quand Lagardère
entendit le râle du jeune duc, ce ne fut pas un cri qui sortit do sa poitrine,
ce fut un nigissemcnt. Les maîtres d'armes s'étaient reformés derrière lui.
Arrêtez donc un lion qui bondit! Deux estaficrs roulèrent svir l'horbe; il
passa. Comme il arriva, Nevers se souleva, et, d'une voix élciiifo :
— Frère, souviens-toi! et venge-moi!
— Sur Dieu, je le jure ! s'écria le Parisien; tous ceux qui sont là mourront
de ma main 1
L'enfant rendit une plainte sous le pont, comme s'il so fut éveillé uu der-
nier rfUe de son père. Ce faible bruit passa inaperçu.
— Siis! ^usl cria l'homme masqué.
5â LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Il n'y a que toi que je ne connaisse pas, dit Lagardère en se redressant,
seul désormais contre tous. J'ai fait un serment, il faut pourtant que je
puisse te retrouver quand l'heure sera venue.
Entre l'homme masqué et le Parisien se massaient cinq prévôts d'armes
et M. de PeyroUes. Ce ne furent pas les estafiers qui chargèrent. Le Parisien
saisit une botte de foin, dont il se fit un bouclier, et troua comme un boulet
le gros des spadassins. Son élan le porta au centre. Il ne restait plus que
Saldagne et PeyroUes au-devant de l'homme masqué, qui se mit en garde.
L'épée de Lagardère, coupant entre PeyroUes et Gonzague, fit à la main
du maître une large entaille.
— Tu es marqué I s'écria-t-il en faisant retraite.
Il avait entendu, lui seul, lo premier cri de l'enfant éveillé. En trois bonds
il fut sous le pont. La lune passait par-dessus les tourelles. Tous virent qu'il
prenait à terre un fardeau.
— Sus ! sus ! râla le maître, suffoqué par la rage. C'est la fille de Nevers
Là fille de Nevers à tout prix !
Lagardère avait déjà l'enîant dans ses bras. Les estafiers semblaient des
chiens battus. Ils n'allaient plus de bon cœur à la besogne. Cocardasse, aug-
mentant à dessein leur découragement, grommelait :
— Lou coucpiin va nous achever ici !
Pour gagner le petit escalier, Lagardère n'eut qu'à brandir la lame qui
flamboyait maintenant aux rayons de la lune, et à dire :
— Place, mes drôles !
Tous s'écartèrent d'instinct. Il monta les marches de l'escaher. Dans la
campagne on entendait le galop d'une troupe de cavaliers. Lagardère, eh
haut des degrés, montrant son beau visage en pleine lumière, leva l'enfant
qui, à sa vue, s'était prise à sourire.
— Oui, s'écria-t-il, voici la fille de Nevers ! Viens donc la chercher der-
rière mon épée, assassin I toi qui as commandé le meurtre, toi qui l'as achevé
lâchement par derrière ! Qui que tu sois, ta main gardera ma marque. Je
te reconnaîtrai. Et,iquand il sera temps, si tu ne viens pas à Lagardère, La-
gardère ira à toi !
DEUXIÈME PARTIE
La maison d'or
Louis XIV était mort depuis deu:c ans, après avoir \'u s'éteindre deux
générations d'héritiers, le Dauphin et le duc de Bourgogne. Le trône était
à son arrière-petil-flle, Louis XV enfant. Le grand roi s'en était allé tout
entier. Ce qui ne manque à personne après la mort lui avait manqué. Moins
heureux que le dernier de ses sujets, il n'avait pu donner force à sa volonté
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 59
suprême. Il est vrai que la prétention pouvait sembler exorbitante : dis-
poser par acte olographe de vingt ou trente millions de sujets ! Mais combien
Louis XIV vivant aurait pu oser davantage! Le testament de Louis XIV
mort n'était, à ce qu'il paraît, qu'un chiffon sans valeur. On le déchira bel
et bien. Personne ne s'en émut, sinon ses fils légitimés.
Pendant le règne de son oncle, Philippe d'Orléans avait joué au bouffon,
comme Brutus. Ce n'était pas dans le même but. A peine eut-on crié à la
porte de la chambre funèbre : Le roi est mort, vive le roi ! que Philippe
d'Orléans jeta le masque. Le conseil de régence institué par Louis XIV
roula dans les limbes. 11 y eut un régent qui fut le duc d'Orléans lui-même.
Les princes jetèrent les hauts cris, le duc du Maine s'agita, la duchesse sa
femme clabauda; la nation, qui ne s'intéressait guère à tous ces bâtards
savonnés, demeura en paix. Sauf la conspiration de Gellamare, que Philippe
d'Orléans étouffa en grand politique, la régence fut une époque tranquille.
Ce fut une étrange époque. Je ne sais si on peut dire qu'elle ait été calom-
niée. Quelques écrivains protestent çà et là contre le mépris où générale-
ment on la tient, mais la majorité des porte-plumes cria haro ! avec un
ensemble étourdissant. Histoire et mémoires sont d'accord. En aucun autre
temps, l'homme, fait d'un peu de boue, ne Se souvint mieux de son origine.
L'orgie régna, l'or fut Dieu.
En lisant les folles débauches de la spéculation acharnée aux petits pa-
piers de Law, on croit en vérité assister aux goguettes financières de notre
âge. Seulement, le Mississipi était l'appât unique. Nous avons maintenant
bien d'autres amorces! La civilisation n'avait pas dit son dernier mot. Ce
fut l'art enfant, mais un enfant sublime. Nous sommes au mois de septem-
bre de l'année 1717. Dix-neuf ans se sont écoulés depuis les événements que
nous venons de raconter aux premières pages de ce récit. Cet inventeur qui
institua la banque de la Louisiane, le fils de l'orfèvre Jean Law de Lauriston,
était alors dans tout l'éclat de son su:cès et de sa puissance. La création de
ses billets d'État, sa banque générale, enfin sa Compagnie d'Occident, bientôt
transformée en Compagnie des Indes, faisaient de lui le véritable ministre
des finances du royaume, bien que M. d'Argenson eût le portefeuille.
Le Tcgent, dont la belle intelligence était profondément gâtée par l'édu-
cation d'abord, ensuite par les excès de tout genre, le régent se laissa prendre,
dit-on, de bonne foi, aux splendidcs mirages de ce poème financier. Law pré-
tendait se passer d'or et changer tout en or.
Par le fait, un moment arriva où chaque spéculateur, petit Midas, put
manquer de pain avec des millions en papier dans ses coffres. Mais notre
histoire ne va pas jusqu'à la culbute de l'auda'jieux Écossais, qui, du reste,
n'est point un de nos personnages. Nous ne verrons que les débuts ébluiiis-
sanls de sa mécanique.
Au mois de septembre 1717, les actions nouvelles de la Compagnie dc«
Indes, qu'on appelait des filles, par opposition aux mères qui étaient les an-
ciennes se vendaient à cinf[ reuis pour cent do prime.
Les petites-filles, créées quelques jours [ihis tard, devaient avoir une vogue
pareille. Nos aïeux achetaient pour cinq mille livres tournois, en beaux
écus sonnants, une bande de papier gris .sur lequel était gravée promesse
de payer mille livres à vue. Au bout de trois ans, cts orgueilleux chiffons
valurent quinze sous e cent. On en faisait des papillotes, et IcUo pelilo
60 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
maîtresse frisée à la bichon pouvait avoir cinq ou six cent mille livres sous
sa cornette de nuit.
Philippe d'Orléans avait pour Law les complaisances les plus exagérées.
Les mémoires du temps affirment que ces complaisances n'étaient point
gratuites. A chaque création nouvelle, Law faisait la part du feu, c'est-à-
dire la part de la cour. Les grands seigneurs se disputaient cette curée avec
une repoussante avidité.
L'abbé Dubois, car il no fut archevêque de Cambrai qu'en 1720, cardinal
et académicien qu'en 1722, l'abbé Guillaume Dubois venait d'être nommé
ambassadeur en Anlgeterre. Il aimait les actions, qu'elles fussent mères,
filles ou petites-filles, d'une affection sincère et imperturbable.
Nous n'avons rien à dire des mœurs du temps, qui ont été peintes à sa-
tiété. La cour et la ville prenaient follement leur revanche du rigorisme
apparent des dernières années de Louis XIV. Paris était un grand cabaret
avec tripot et le reste. Si une grande nation pouvait être déshonorée, la
régence serait comme une tache indélébile à l'honneur de la France. Mais
sous combien de gloires magnifiques le siècle à venir devait cacher cette
imperceptible souillure 1
C'était une matinée d'automne, sombre et froide. Des ouvriers char-
pentiers, menuisiers et maçons montaient par groupes la rue Saint-Denis,
portant leurs outils sur l'épaule. Ils arrivaient du quartier Saint-Jacques,
où se trouvaient, pour la plupart, les logis des manœuvres, et tournaient
tous ou presque tous le coin de la petite rue Saint-Magloire. Vers le miheu
de cette rue, presque en face de l'église du même nom, qui existait encore
au centre de son cimetière paroissial, un portail de noble apparence s'ou-
vrait, flanqué de deux murs à créneaux aboutissant à des pignons chargés
de sculptures. Les ouvriers passaient la porte cochère, et entraient dans une
grande cour pavée qu'entouraient de trois côtés de nobles et riches cons-
tructions. C'était l'ancien hôtel de Lorraine, habité sous la Ligue par M. le
duc de Mercœur. Depuis Louis XIII, il portait le nom d'hôtel de Nevers.
On l'appelait maintenant l'hôtel de Gonzague. Philippe de Mantoue, prince
de Gonzague, l'habitait. C'était sans contredit, après le régent et Law,
l'homme le plus riche et le plus important de France. Il jouissait des biens
de Nevers à deux titres différents : d'abord comme parent et présomptif
héritier, ensuite comme mari de la veuve du dernier duc, M^i^ Aurore de Gaylus.
Ce mariage lui donnait en outre l'immence fortune de Caylus-Vcrrou,
qui s'en était allé dans l'autre monde rejoindre ses deux femmes.
Si le lecteur s'étonne de ce mariage, nous lui rappellerons que le château
de Caylus était isolé, loin de toute ville, et que deux jeunes femmes y étaient
mortes captives.
Il est des choses qui ne se peuvent expliquer que par la violence physique
ou morale. Le bonhomme Verrou n'y allait pas par quatre chemins, et nous
devons être fixés suffisamment sur la délicatesse de M. le prince de Gonzague.
Il y avait dix-huit ans que la veuve do Nevers portait ce nom. Elle n'avait
pas quitté le deuil un seul jour, pas même pour aller à l'autel. Le soir des
noces, quand Gonzague vint à son chevet, elle lui montra d'une main la
porte; son autre main appuyait un poignard contre son propre sein.
— Je vis pour la fille de Nevers, lui dit-olle, mais le sacrifice humain a
des bornes. Faites un pas, et je vais attendre ma fille à côté de son père.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 61
Gonzague avait besoin de sa femme pour toucher les revenus de Caylus.
Il salua profondément et s'éloigna.
Depuis ce soir, jamais une parole n'était tombée de la bouche de la prin-
cesse en présence de son mari. Celui-ci était courtois, prévenant, affectueux.
Elle restait froide et muette. Chaque jour, à l'heure des repas, Gonzague
envoyait le maître d'hôtel prévenir madame la princesse. Il ne se serait
point assis avant d'avoir accompli cette formalité. C'était un grand seigneur.
Chaque jour, la première femme de madame la princesse répondait que sa
maîtresse, souffrante, priait monsieur le prince de la dispenser de se mettre
à table. Cela, trois cent soixante-cinq fois par an pendant dix-huit années.
Du reste, Gonzague parlait très souvent de sa femme, et en termes tout à
fait affectueux. Il avait des phrases toutes faites qui commençaient ainsi:
«Madame la princesse me disait...» ou bien : « Je disais à madame la princes-
se... » Et il plaçait ces phrases volontiers. Le monde n'était point dupe, tant
s'en fallait; mais il faisait semblant de l'être, ce qui est tout un pour certains
esprits forts.
Gonzague était un esprit très fort, incontestablement habile, plein de sang-
froid et de hardiesse. Il avait dans les maRières la dignité un peu théâtrale
des gens de son pays; il mentait avec une effronterie voisine de l'héroïsme,
et, bien que ce fût le plus éhonté libertin de la cour, en public chacune de ses
paroles étaiit marquée au sceau de la rigoureuse décence. Le régent l'appe-
lait son meilleur ami. Chacun lui savait très bon gré des efforts qu'il faisait
pour retrouver la fille du malheureux Nevers, le troisième Philippe, l'autre
ami d'enfance du régent. Elle était introuvable; mais comme il avait été
impossible de constater son décès, Gonzague restait le tuteur naturel, à
plus d'un titre, de cette enfant qui sans doute n'existait plus. Et c'était en
celte qualité qu'il louchait les revenus de Nevers.
La mort constatée de W^° de Nevers l'aurait rendu héritier du duc Phi-
lippe; car la veuve de ce dernier, tout en cédant à la pression paternelle en
ce qui concernait le mariage, s'était montrée inflexible pour tout ce qui
regardait les intérêts de sa fille. Elle s'était mariée en prenant publique-
ment q\' alité de veuve de Philippe de Nevers; elle avait, en outre, constaté
la naissance de sa fille dans son contrat de mariage. Gonzague avait proba-
blement ses raisons pour accepter tout cela. 11 cherchait depuis dix-huit ans,
la princesse aussi. Leurs démarches, également infatigables bien qu'elles
fussent suscitées par des motifs bien différents, étaient restées sans résiiltat.
Vers la fin de cet été, Gonzague avait parlé pour la première fois de régu-
lariser cette position, et de convoquer un tribunal de famille qui pût régler
les questions d'intérêts pendantes. Mais il avait tant à faire, et il était siriolie !
Un exemple : tous ces ouvriers que nous venons do voir entrer ;\ l'ancien
hôtel de Nevers étaient à lui; tous les charpentiers, les menuisiers, les ma-
çons, les lerra.ssiers, les serruriers. Ils avaient mission do mettre l'hôtel sans
dessus des.sou5. Une superbe demeure pourtant, et que Nevers après Mer-
cœur, Gonzague lui-même après Nevers, s'étaient plu à embellir. Trois corps
de logis, ornés d'arcades pyramidales figurées sur toute la longueur du rez-
do-chaussée, avec une galerie régnante au premier étage, une galerie f<>r-
mée d'entrelas sarrasins qui faisaient honto aux guirlandes légères de
l'hôtel do Quny, et laissaient derrière eux bien loin les basses frises do
riiôtel de la Trémoille. Les trois grandes portes, taillées en cintre surbaissé
62 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
dans le plein de l'ogive pyramidale, laissaient voir des péristyles restaurés par
Gonzague dans le style florentin, de belles colonnes de marbre rorge coif-
fées de chapiteaux fleuris, debout sur leurs socles larges et carrés, chargés
de quatre lions accroupis aux angles. Au-dessus de la galerie, le corps de
logis faisant face au portail avait deux étages de fenêtres carrées; les deux
ailes, de même hauteur pourtant, ne portaient qu'un étage aux croisées
hautes et doubles, terminées, au-dessus du toit, par dv?s pignons à quatre
pans en façon de mansardes. A l'angle rentrant formé par le corps de logis
et l'aile orientale, une merveilleuse tourelle se collait, supportée par trois
sirènes dont les queues s'entortillaient autour du cul-de-lampe. C'était vn
petit chef-d'œuvre de l'art gothiq\ie, un bijou de pierre scluptée. L'intérieur
restauré savamment, offrait une longue série de magnificences : Gonzague
était orgueilleux et artiste à la fois.
La façade qui donnait sur le jardin datait de cinquante ans à peine.
C'était une ordonnanic de hautes colonnes italiennes supportant les arcades
c"un cloître régnant. Le jardin, immense, ombreux et peuplé de statues,
allait rejoindre à l'est, au sud et à l'ouest les rues Quincampoix, Aubry-le-
Boucher et Saint-Denis.
Paris n'avait pas de palais plus princier. Il fallait donc que Gonzague,
prince, artiste et orgueilleux, eût un bien grave motif pour bouleverser tout
Cela. Voici le motif qu'avait Gonzague.
Le régent, au sortir d'un souper, avait accordé à M. le prince de Carignan
le droit d'étabhr en son hôtel un colossal office d'agent de change. La rue
Quincampoix chancela un instant sur la base vermoulue de ses bicoques.
On disait que M. de Carignan avait le droit d'empê^.her tout transport d'ac-
tions signé ailleurs que chez lui. Gonzague fut jaloux. Pour le consoler, au
Sortir d'un autre souper, le régent lui accorda, pour l'hôtel de Gonzague, le
monopole des échanges d'actions contre marchandises. C'était un cadeau
étourdissant. Il y avait là-dedans des montagnes d'or.
Ce qu'il fallait d'abord, c'était faire de la place pour tout le monde, puisque
tout le monde devait payer et même très cher. Le lendemain du jour où la
concession fut octroyée, l'armée des démolisseurs arriva. On s'en prit d'abord
au jardin. Les statues prenaient de la place et ne payaient point, on enleva les
statues; les arbres ne payaient point et prenaient de la place, on abattit les
arbres.
Par un fenêtre du premier étage, tendue de hautes tapisseries, une femme
en deuil vint et regarda d'un œil triste l'œuvre de dévastation. Elle était
belle, mais si pâle que les ouvriers la comparaient à un fantôme. Ils se
disaient entre eux que c'était la veuve du feu duc de Nevcrs, la femme du
prince PhiHppe de Gonzague. Elle regarda longtemps. Il y avait en face de
sa croisée un orme plus que séculaire, où les oiseaux chantaient chaque
malin, saluant le renouveau du jour, l'hiver comme l'été. Quand le vieil
orme tomba sous la hache, la femme en deuil ferma les draperies sombres
do la croisée. On ne la revit plus.
Elles tombèrent, tontes ces grandes allées ombreuses au bout desquelles
se voyaient les corbeilles de rosiers avec l'énorme vase antique trônant sur
son piédestal. Les corbeilles furent foulées, les rosiers arra':ht;S, les vases
jetés dans un coin du garde-meuble. Tout cela tenait de la place, toute cette
place valait de l'argent. Beaucoup d'arjent, Dieu merci 1 Savait-on jus-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 63
qu'où la fièvre de l'agio pousserait chacune de ces loges que Gonzague allait
faire construire? On ne pouvait désormais jouer que là, et tout le monde
voulait jouer. Telle baraque devait se louer assurément aussi cher qu'un hôtel.
A ceux qui s'étonnaient ou qui se moquaient de ces ravages, Gonzague
répondait :
— Dans cinq ans, j'aurai deux ou trois milliards. J'achèterai le château
des Tuileries à Sa Majesté Louis quinzième, qui sera roi et qui sera ruiné.
Ce matin où nous entrons pour la première fois à l'hôtel, l'œuvre de dévas-
tation était à peu prés achevée. Un triple étage de cages en planches s'éle-
vait tout autour de la cour d'honneur. Les vestibules étaient transformés
on bureaux, et les maçons terminaient les baraques du jardin. La cour était
littéralement encombrée de loueurs et d'acheteurs. C'était aujourd'hui
même qu'on devait entrer en jouissance : c'était aujourd'hui qu'on devait
ouvrir les comptoirs de la Maison d'or, comme déjà on l'appelait.
Chacun entrait comme il voulait ou à peu près dans l'intérieur de l'hôtel.
Tout le rez-de-chaussée, tout le premier étage, sauf l'appartement privé de
! madame la princesse, étaient aménagés pour recevoir marchands et mar-
chandises. L'acre odeur du sapin raboté vous saisissait partout à la gorge;
partout vos oreilles étaient offensées par le bruit redoublé du marteau. Les
valets ne savaient auquel entendre. Les préposés à la vente perdaient la tête.
Sur le perron principal, au milieu d'un état-major de marchands, on
vo>ail un gentilhomme chargé de velours, de soie, de dentelles, avec des
bagues à tous les doigts et une superbe chaîne Cxi orfèvrerie autour du cou.
C'était de Peyrollos, confident, conseiller intime et factotum du maître de
céans. Il n'avait pas vieilli beaucoup. C'était toujours le même personnage
maigre, jaune, voûté, dont les gros yeux effrayés appelaient la mode des
lunettes. Il avait ses flatteurs et le méritait bien, car Gonzague le payait cher.
Vers n.uf heures, au moment où l'encombrement diminuait un peu, par
suite de cette gênante sujétion de l'appétit à laquelle obéissent même les
spéculateurs, deux hommes qui n'avaient pas précisément tournure de
financiers passèrent le seuil de la grande porte, à quelques pas l'un de l'autre.
Bien que l'entrée fût libre, ces deux gaillards n'avaient pas l'air bien péné-
trés de leur droit. Le premier di.ssimulait très mal son inquiétude sous un
grand air d'impertinence; le second, au contraire, se faisait aussi humble
qu'il le pouvait. Tous deux portaient l'épée, de ces longues épées qui vous
sentaient leur estafier à trois lieues à la ronde.
11 faut bien l'avouer, ce genre était un peu démodé. La régence avait
extirpé le spadassin. On ne se tuait plus guère, mémo en haut lieu, qu'à coup
de friponneries. Progrès patent et qui prouvait en faveur de la mansuétude
dos mœurs nouvelles.
Nos doux bravos s'engagèrent cependant dans la foule, lo premier jouant
des coudes sans façon, l'autre se glissant avec une adresse de chat au travers
des groupes, trop occupés pour prendre souci de lui. Cet insolent qui s'en
allait frottant ses coudes troués contre tant de pourpoints neufs portait de
mémorables moustaches à la crâne, un feutre défoncé qui se rabattait sur
ses yeux, une cotte de buffle, et dr's chausses dont la couleur première était
un problème. I^ rapière en verruuil relevait le pan d«'riiiré du propre man-
teau de dun César de Uazan. Notre homme venait de Madnd.
L'autre, l'estafier humble et timide, avait trois poils blondâtres hérissés
64 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
SOUS son nez crochu. Son feutre, privé de bords, le coiffait comme l'éteignoif
coiffe la chandelle. Un vieux (pourpoint, rattaché à l'aide de lanières de cuir,
des chausses rapiécées, des bottes béantes, complétaient ce costume, qui eût
demandé pour accompagnement une écritoire luisante bien mieux qu'une
flamberge. Il en avait une pourtant, une flamberge, mais qui, modeste autant
que lui, battait humblement ses chevilles.
Après avoir traversé la cour, nos deux braves arrivèrent à peu près en
même temps à la porte du grand vestibule, et tous deux, s'examinant du
coin de l'œil, eurent la même pensée.
— Voici, se dirent-ils chacun de son côté, voici un triste sire qui ne vient
pas pour acheter la Mai.son d'orl
II. — Deux revenants
Ils avaient raison tous les deux. Robert Macaire et Bertrand, déguisés en
traîneurs de brettes du temps de Louis XIV, en spadassins affamés et râpés,
n'auraient point eu d'autres tournures. Macaire, cependant, prenait en pitié
son collègue, dont il apercevait seulement le profil perdu derrière le collet
de son pourpoint, relevé pour cacher la trahison de la chemise absente.
— On n'est pas misérable comme cela ! disait-il.
Et Bertrand, pour qui le visage de son confrère disparaissait derrière les
masses ébouriffées d'une chevelure de nègre, pensait dans la bonté de son cœur :
— Le pauvre diable marche sur sa chrétienté. Il est pénible de voir un
homme d'épée dans ce piteux état. Au moins, moi, je garde l'apparence.
Il jeta un coup d'œil satisfait sur les ruines de son accoutrement. INIacaire,
se rendant un témoignage pareil, ajoutait à part lui :
— Moi, au moins, je ne fais pas compassion aux gens 1
Et il se redressait, morbleu ! plus fier qu'Arlaban les jours où ce galant
homme avait un habit neuf.
Un valet à mine haute et impertinente se présenta au seuil du vestibule.
Tous deux pensèrent à la fois :
— Le malheureux n'entrera pas !
Macaire arriva le premier.
— Je viens pour acheter, drôle! répliqua Macaire droit comme un I cl la
main à la garde de sa brettc.
— Acheter quoi?
— Ce qu'il me plaira, coquin. Regarde-moi bien ! Je suis ami de ton maître
el liomme d'argent, vivadiou !
Il prit le valet par l'oreille, le fit tourner, et passa en ajoutant :
— Cela se voit, que diable I
Le valet pirouetta, et se trouva en face de Bertrand, qui lui tira son étei-
gnoir avec poUtesse.
— Mow ami, lui dit Bertrand d'un ton confidentiel, je suis un ami do
monsieur le prince; je viens pour affaires... de finances.
I
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 65
Le valet, encore tout étourdi, le laissa passer.
Macaire était déjà dans la première salle, et jetant à droite et à gauche
des regards dédaigneux :
— Ce n'est pas mal, fit-il; on logerait ici à la rigueur 1
Bertrand, derrière lui :
— Monsieur de Gonzague me paraît assez bien établi pour un Italien I
Ils étaient chacun à un bout de la salle. Macaire aperçut Bertrand.
— Par exemple ! s'écria-t-il, voilà qui est incroyable. On a laissé entrer
ce bon garçon. Ah ! capédédiou ! quelle tournure I
Il se mit à rire de tout son cœur.
— Ma parole, pensa Bertrand, il se moque de moil Croirait-on cela?
Il se détourna pour se tenir les côtes, et ajouta :
— Il est magnifique !
Macaire cependant, le voyant rire, se ravisa, et pensa :
— Après tout, c'est ici la foire. Ce grotesque a peut-être assassiné quelque
traitant au coin d'ane rue. S'il avait les poches pleines ! J'ai envie d'entamer
l'entretien, sandiéou !
— Qui sait ! réfléchissait en même temps Bertrand, on doit en voir ici de
toutes les couleurs. L'habit ne fait pas le moine. Ce croquemitaine a peut-
être fait quelque coup hier soir. S'il y avait 4e bons écus dans ces vilaines
poches? Fantaisie me prend de faire un peu connaissance.
Macaire s'avançait.
— Mon gentilhomme... dit-il en saluant avec raideur,
— Mon gentilhomme... faisait au même instant Bertrand courbé jusqu'à
terre.
Ils se relevèrent comme deux ressorts et d'un commun mouvement.
L'accent de Macaire avait frappé Bertrand; la mélopée nasale de Bertrand
avait fait tressaillir Macaire.
— As pas pur! s'écria ce dernier; je crois que c'est c'ia couquin de Pas-
sepoil !
— Cocardasse 1 Cocardasse junior! repartit le Normand, dont les yeux
habitués aux larmes, s'inondaient déjà, est-ce bien toi que je revois?
— En chair et en os, mon bon, capédédiou ! Embrasse-moi, ma caillou.
11 ouvrit ses bras, Passepoil se précipita sur son sein. A eux deux ils fai-
saient un véritable tas de loques. Ils restèrent longtemps embrassés. Leur
émotion était sincère et profonde.
— Assez 1 dit enfin le Gascon. Parle un peu voir, que j'entende la voix,
couquinasse.
— Dix-neuf ans de séparation ! murmura Passepoil en essuyant ses yeux
avec sa manche.
— Troun de l'air! se récria le Gascon, lu n'as donc pas de mouchoir,
mon nevoux !
— On me l'aura volé dans cette cohue, répliqua doucement l'ancien prévôt.
Cocardasse fouilla dans sa poche avec vivacité. Bien entendu qu'il n'y
trouva rien.
— Bagasse I fit-il d'un air indigné; le monde est plein de filous! Ah I ma
?aillou I repfit-il, dix-neuf ans ! Nous étions jeunes tous dmix !
— L'âge des folles amours! Hélas! mon cœur n'a pas vieilli !
— Moi, jo bois aussi honnêtement qu'autrefois.
5
66 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux.
— Dites donc, maître Cocardasse, prononça Passepoil avec regret," ça ne
vous a pas embelli, les années.
— Franchement, mon vieux Passepoil, riposta le Gascon, frotté de pro-
vençal, je suis fâché de t'avouer cela, mais tu es encore plus laid qu'autre-
fois, eh donc nevoux !
Frère Passepoil eut un sourire d'orgueilleuse modestie et murmura :
— Ce n'est pas l'avis de ces dames! Mais, reprit-il, en vieillissant tu as
gardé tes belles allures : toujours la jambe bien tendue, la poitrine en avant,
les épaules effacées, et tout à l'heure, en t' apercevant, je me disais à part
moi : Jarnibleu ! voilà un gentilhomme de grande mine.
— Comme moi, comme moi, ma caillou ! interrompit Cocardasse. Aus-
sitôt que je t'ai vu, j'ai pensé : Oimé que voilà un cavalier qui a une grande
tournure !
— Que veux-tu ! fît le Normand en minaudant, la fréquentation du beau
sexe, ça ne se perd jamais tout à fait.
— Ah çà ! que diable es-tu devenu, mon pigeoun, depuis l'affaire?
— L'affaire des fossés de Caylus? acheva Passepoil, qui baissa la voix
malgré lui. Ne m'en parle pas, j'ai toujours devant les yeux le regard flam-
boyant du petit Parisien.
— Il avait beau faire nuit, capédédiou ! on voyait les éclairs de sa prunelle.
— Comme il les menait !
— Huit morts dans la douve 1
— Sans compter les blessés.
— Ah ! sandiéou ! quelle grêle de horions ! C'était beau à voir. Et quand
je pense que si nous avions pris franchement notre parti, comme des hommes,
si nous avions jeté l'argent reçu à la tête de ce Peyrolles, pour nous mettri
derrière Lagardère, Nevers ne serait pas mort; c'est pour le coup que notr<
fortune était faite !
— Oui, dit Passepoil, avec un gros soupir; nous aurions dû faire cela.
— Ce n'était pas assez que de mettre des boutons à nos lames, il fallait
défendre Lagardère, notre élève chéri.
— Notre maître! fit Passepoil en se découvrant d'un geste involontaire.
Le Gascon lui serra la main, et tous deux restèrent un instant pensifs.
— Ce qui est fait est fait, dit enfin Cocardasse. Je ne sais pas ce qui t'est .|
arrivé depuis, ma caillou, mais moi ça ne m'a pas porté bonheur. Quand les -
coquins de Garrigue nous chargèrent avec leurs carabines, je rentrai au
château. Tu avais disparu. Au lieu de tenir ses promesses, le Peyrolles nous
licencia le lendemain, sous prétexte que notre présence dans le pays confir-
merait des soupçons déjà éveillés. C'était juste. On nous paya tant bien
que mal. Nous partîmes. Je passai la frontière, demandant partout de tes
nouvelles, chemin faisant. Rien ! Je m'établis d'abord à Pampelune, puis
à Burgos, puis à Salamanque. Je descendis sur Madrid...
— Bon pays pourtant.
— Le stylet y fait tort à l'épée; c'est comme l'Italie, qui sans cela serait
un vrai paradis. De Madrid je passai à Tolède, de Tolède à Ciudad-Réal;
puis, las de la Castille, où je m'étais fait malgré moi de mauvaises affaires
avec les alcades, j'entrai dans le royaume de Valence. Capédédiou I j'ai bu
du bon vin, de Mayorque à Ségorbe. Je m'en allai do là pour avoir servi un
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 67
vieux licencié qui voulait se défaire d'un sien cousin. La Catalogne vaut
aussi son prix... Il y a dos gentilshommes tout le long de routes entre
Torlose, Taragonne et Barcelone... mais bourses vides et longues rapières.
Enfin, j"ai repassé les monts; je n'avais plus un maravédis. J'ai senti que la
voix de ma patrie me rappelait. Voilà mon histoire, mon pigeoun.
Le Gascon retourna ses poches.
— Et toi, demanda-t-il, précaire?
— Moi, répondit le Normand, je fus poursuivi par les chevaux de Gar-
rigue jusqu'à Bagnères-de-Luchon, ou à peu près. L'idée me vint aussi de
passer en Espagne; mais je trouvai un bénédictin qui, sur mon air décent,
me prit à son service. Il allait à Kelh, sur le Rhin, faire un héritage au nom
de sa communauté. Je crois que je lui emportai sa malle et sa valise, et
peut-être aussi son argent.
— Cùuquinasse! fit le Gascon avec tendresse-.
— J'enirai en Allemagne. Voilà un brigand de pays? Tu parles de sty-
let? C'est au moins de l'acier. Là-bas, ils ne se battent qu'à coups de pots,
de bière. La femme d'un aubergiste de Mayence me débarrassa des ducats
du bénédictin. Elle était gentille et elle m'aimait. Ah 1 s'interrompit-il,
Cocardasse, mon brave compagnon, pourquoi ai-je le malheur de plaire ainsi
aux femmes ! Sans les femmes, j'aurais pu acheter une maison de campagne
où passer mes vieux jours : un petit jardin, une prairie parsemée de pâque-
rettes rosées, un ruisseau avec un moulin.
— Et dans le moulin une meunière, interrompit le Gascon, Tu es de
l'amadou !
Passepoil se frappa la poitrine :
— Les passions ! s'écria-l-il en levant les yeux au ciel; les passions font le
tourment de la vie et empêchent un jeune homme de mettre de côté 1
Ayant ainsi formulé la saine morale de sa philosophie, frère Passepoil
reprit :
— J'ai fait comme loi, j'ai couru de ville en ville, pays plat, gros, bête et
ennuyei'x; des éti diants maigres et couleur de safran; des nigauds de poètes
qui bayent au clair de la lune; dos bourgmestres obèses qui n'ont jamais
le plus petit neveu à mettre en terre, des églises où on ne "-hante pas la messe,
des femmes... mais je ne saurais médire de ce sexe dont les enchantements
ont embelli et brisé ma carrière ! enfin de la viande crue et de la bière au lieu
de vin !
— As pas pur! prononça résolument Cocardasse, je n'irai jamais dans
celte baga.ssC do pays-là.
— J'ai vu Cologne, Framforl, Vieniio, Berlin, Munich et un las d'aulres
villes noiros, où l'on ronoonlre dos Iroupos dn grands nigauds qui chanl-'ut
l'air du diable qu'on porte on lorro. J'ai fait comme loi, j'ai pris le mal du
pays, j'ai lraver.sé les Flandres, et nie voilà 1
— La France 1 s'écria Cocardasse, il n'y a que la France, mon péliou.
— Noble pays 1
— Patrie du vin I
— Mère des amours! Mon cher maitro, se reprit frère Passojioil après ot^
duo où ils avaient lullé do lyrique élan, osl-co srtiloment le niaiu|Ut' ab.solu
de maravédis, joint à l'amour do la pairie, rpii t'a fait ropa.«;.«5er la frontière?
— El li^i? est-ce UMi([nornonl h- nuil du pays?
68 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Frère Passepoil secoua la tête, Cocardasse baissa ses terribles yeux,
— Il y a bien autre chose, fit-il. Un soir, au détour d'une rue, je me suis
trouvé face à face avec... devine qui?
— Je devine, repartit Passepoil. Pareille rencontre m'a fait quitter
Bruxelles au pas de course.
• — A cet aspect, mon bon, je sentis que l'air de la Catalogne ne me valait
plus rien. Ce n'est pas une honte que de céder le pas à Lagardère, eh donc !
• — Je ne sais pas si c'est honte, mais c'est assurément prudence. Tu con-
nais l'histoire de nos compagnons dans l'affaire des douves de Caylus?
Passepoil baissa la voix pour demander cela.
— Oui, oui, fit le Gascon, je sais l'histoire. Lou couquin l'avait dit : Vous
mourrez tous de ma main !
— L'ouvrage avance. Nous étions neuf à l'attaque en comptant le capi-
taine Lorrain, chef des bandouliers. Je ne parle même pas de ses gens.
— Neuf bonnes lames ! dit Cocardasse d'un air pensif. Ils s'étaient tous
relevés dans les fossés, tailladés, balafrés, saignés, — mais vivants.
— Sur les neuf, Staupitz et le capitaine Lorrain sont partis les premiers.
Staupitz était de famille, bien qu'il eût l'air d'un rustaud. Le capitaine
Lorrain était un homme de guerre, et le roi d'Espagne lui avait donné un
régiment. Staupitz mourut sous les murs de son propre manoir, auprès de
Nuremberg; il mourut d'un coup de pointe, là, entre les deux yeux!
Passepoil posa son doigt à l'endroit indiqué.
D'instinct, Cocardasse fit de même en disant.
— Le capitaine Lorrain mourut à Naples d'un coup de pointe entre les
deux yeux, là ! sandiéou. Pour ceux qui savent et qui se souviennent, c'est
comme le cachet du vengeur.
— Les autres avaient fait leur chemin, reprit Passepoil, car M. de Gon-
zague n'a oublié que nous dans ses largesses. Pinto avait épousé une madona
de Turin, le Matador tenait une académie en Ecosse, Joël de Jugan avait
acheté une gentilhommière au fond de la basse Bretagne.
— Oui, oui, fit encore Cocardasse; ils étaient Vranquilles et à leur aise.
Mais Pinto fut tué à Turin, le Matador fut tué à Glascow. ^
— Joël de Jugan fut tué à Morlaix, continua frère Passepoil; tous du
même coup !
— La botte de Nevers, mortédédiou !
— La terrible botte de Nevers !
Ils gardèrent un instant le silence. Cocardasse releva le bord abaissé de
son feutre pour essuyer son front en sueur.
— Il reste encore Faënza, dit-il ensuite.
— Et Saldagne, ajouta frère Passepoil.
— Gonzaguc avait fait beaucoup pour ces deux-là, Faënza estchcvaher.
— Et Saldagne est baron. Leur tour viendra.
— Un peu plus tôt, un peu plus tard, murmura le Gascon, et le nôtre 1
— Le nôtre aussi 1 répéta Passepoil en frissonnant.
Cocardasse se redressa.
— Eh donc I s'écria-t-il en homme qui prend son parti, sais-tu, mon bon?
quand il m'aura couché sur le pavé ou sur l'herbe, avec ce trou entre les deux
sourcils, car je sais bien qu'on ne lui résiste pas, je lui dirai comme autrefois :
« Hé ! lou petit coquin ! tends-moi seulement la main, et, pour que je meure
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN G9
content, pardonne au vieux Cocardasse ! » Capédédiou ! voilà tout ce qu'il
en sera.
Passepoil ne put retenir une grimace.
— Je tâcherais qu'il me pardonnât aussi, dit-il, mais pas si tard.
— Au petit bonheur, ma caillou ! En attendant, il est exilé de France. A
Paris, du moins, on est sûr de ne pas le rencontrer.
— Sûr ! répéta le Normand d'un air peu convaincu.
— Enfin, c'est, en cet univers, l'endroit où l'on a le plus de chance de l'é-
viter. J'y suis venu pour cela.
— Moi de même.
— Et aussi pour me recommander au bon souvenir de M. de Gonzague.
— Il nous doit bien quelque chose, celui-là.
— Saldagne et Faënza nous protégeront.
— Jusqu'à ce que nous soyons grands seigneurs comme eux.
— Sandiéou ! ferons-nous une belle paire de galants, mon bon !
Le Gascon fit une pirouette, et le Normand répondit sérieusement :
— Je porte très bien la toilette.
— Quand j'ai demandé Faënza, reprit Cocardasse, on m'a répondu :
« Monsieur le chevalier n'est pas visible. » Monsieur le chevalier! répéta-t-il
en haussant les épaules, pas visible ! J'ai vu le temps où je le faisais tourner
comme une toupie.
— Quand je me suis présenté à la porte de Saldagne, repartit Passepoil,
un grand laquais m'a toisé fort malhonnêtement et m'a dit : « Monsieur le
baron ne reçoit pas. »
— Hein ! s'écria Cocardasse, quand nous aurons, nous aussi, de grands
laquais, mordiou ! je veux que le mien soit insolent comme un valet de bour-
reau.
— Ah 1 soupira Passepoil, si j'avais seulement une gouvernante !
— As pas pur! mon bon, cela viendra. Si je comprends bien, tu n'as pas
encore vu M. de PeyroUes.
— Non; je veux m'adresser au prince lui-même.
— On dit qu'il est maintenant riche à millions !
— A milliards ! C'est ici la Maison d'or, comme on l'appelle. Moi, je ne suis
pas fier, je me ferai financier si on veut.
— Fi donc ! homme d'argent ! mon prévôt !
Tel fut le premier cri qui s'échappa du noble cœur de Cocardasse junior.
Mais il se ravisa et ajouta.
— Trislc chute! Cependant, s'il est vrai qu'on fasse fortune là-dedans,
mon pigeoun...
— Si c'est vrai ! s'écria Passepoil avec enthousiasme; mais lu ne sais donc
pasi
— J'ai entendu parler de bien des choses, mais je ne crois pas aux pro-
diges, moi 1
— Il te faudra bien y croire. Les merveilles abondent. As-tu oui paHer du
bossu de la rue Quincanipoix?...
— Celui qui prêle sa bosse aux endosseurs d'actions.
— Il ne la prêle pas, il la loue, cl depuis doux ans il a g;igné, dit -on,
quinze cent mille livns.
— Pas possible I s'écria le Gascon en éclatant de rire.
70 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Tellement possible qu'il va épouser une comtesse.
Quinze cent mille livres ! répétait Cocardasse ; une simple bosse I ven-
irediéou !
— Ah ! mon ami, fit Passepoil avec effusion, nous avons perdu là-bas de
bien belles années, mais enfin nous arrivons au bon moment. Figure-toi
qu'il n'y a qu'à se baisser pour prendre. C'est la pêche miraculeuse. Demain,
les louis d'or ne vaudront plus que six blancs. En venant ici, j'ai vu des
marmots qui jouaient au bouchon avec des écus de six livres.
Cocardasse passa sa langue sur ses lèvres.
— Ah çà ! dit-il, par ce temps de Cocagne, combien peut valoir un coup
de pointe allongé proprement et savamment, à fond, là, dans toutes les règles
de l'art? Eh ! petiou?
Il effaça sa poitrine, fit un appel bruyant du pied droit et se fendit à fond.
Passepoil cligna de l'œil.
— Pas tant de bruit, dit-il; voici des gens qui viennent.
Puis, se rapprochant et baissant la voix :
— Mon opinion, dit-il à l'oreille de son ancien patron, est que ça doit valoir
encore un bon prix. Avant qu'il soit une heure, j'espère bien savoir cela au
Juste de la bouche même de M. de Gonzague.
II!. — Les enchères
La salle où notre Normand et notre Gascon agrémenté de provençal s'en-
tretenaient ainsi paisiblement était située au centre du bâtiment principal.
Les fenêtres, tendues de lourdes tapisseries de Flandre, donnaient sur une
étroite bande de gazon fermée par un treillage et qui devait s'appeler pom-
peusement désormais « le jardin réservé de madame la princesse ». A la dif-
férence des autres appartements du rez-de-chaussée et du premier étage,
déjà envahis parles ouvriers de toute sorte, rien ici n'avait encore été changé.
C'était bien le grand salon d'apparat d'un hôtel princier, avec son ameu-
blement opulent mais sévère. C'était un salon qui n'avait pas dû servir seu-
lement aux divertissements et aux fêtes, car, vis-à-vis de l'immense chemi-
née de marbre noir, une estrade s'élevait, recouverte d'un lapis de Turquie,
et donnait à la pièce tout entière je ne sais quelle physionomie de tribunal.
Là, en effet, s'étaient réunis plus d'une fois les illustres membres de la
maison de Lorraine, Chevreuse, Joyeuse, Aumale, Elbeuf, Nevers, Mercœur,
Mayenne et les Guise, au temps où les hauts barons faisaient la destinée du
royaume. Il fallait toute la confusion qui régnait aujourd'hui à l'hôtel de Gon-
zague pour qu'on eût laissé pénétrer nos deux bravos dans un lieu pareil.
Une fois entrés, par exemple, ils devaient y être plus en repos que partout
ailleurs.
Le grand salon gardait, pour un jour encore, son inviolabilité. Une solen-
nelle réunion de famille qui devait avoir lieu dans la journée, et le lendemain
seulement les menuisiers faiseurs de cases devaient en prendre possession.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 71
— Un mot encore sur Lagardère, dit Gocardasse quand le bruit de pas qui
avait interrompu leur entretien se fut éloigné. Quand tu le rencontras en la
ville de Bruxelles, était-il seul?
— Non, répondit frère Passepoil. Et toi, quand tu le trouvas sur ton che-
min à Barcelone?
— Il n'était pas seul non plus.
— Avec qui était-il?
— Avec une jeune fille.
— Belle?
— Très belle.
— C'est singulier, il était aussi avec une jeune fille belle, très belle, quand
je le vis là-bas, en Flandre. Te souviens- tu de sa tournure, à la jeune fille,
de son visage, de son costume?
Gocardasse répondit :
— Le costume, la tournure, le visage d'une charmante gitana d'Espagne.
Et la tienne?
— La tournure modeste, le visage d'un ange, le costume d'une fille noble !
— C'est singulier I dit à son tour Gocardasse ; et quel âge à peu près?
— L'âge qu'aurait l'enfant.
— L'autre aussi. Tout n'est pas dit là-dessus, ma caillou. Et dans ceux
qui attendent leur tour, après nous deux, après M. le chevalier de Faënza
et M. le baron de Saldagne, nous n'avons compté ni M. de PeyroUes, ni le
prince Philippe de Gonzague.
La porte s'ouvrait, Passepoil n'eut que le temps de répondre :
— Qui vivra verra !
Un domestique en grande livrée entra, suivi de deux ouvriers toiseurs. H
ne regarda même pas, tant il était atîairé, du côté de nos braves, qui se
glissèrent inaperçus dans l'embrasure d'une fenêtre.
— Et vite ! fit le valet, tracez la besogne de demain. Quatre pieds carrés
partout.
Les deux ouvriers se mirent aussitôt au travail. Pendant que l'un d'eux
toisait, l'autre marquait à la craie chaque division et y attachait un
numéro d'ordre. Le premier numéro attaché fut 927. Puis l'on suivit.
— Que diable font-ils là, mon bon? demanda le Gascon en se penchant
hors de son abri.
— Tu ne sais donc rien? repartit Passepoil; chacune de ces lignes indique
la place d'une cloison, et le numéro 927 prouve qu'il y a déjà près de mille
cases dans la maison de M. de Gonzague.
— Et à quoi servent ces cases?
— A faire de l'or.
Gocardasse ouvrit de grands yeux. Frèro Passepoil entreprit de lui expli-
quer le cadeau grandiose que Philippe d'Orléans venait de faire à son ami de
cœur.
— Gomment ! s'écria le Gascon, chacune do ces boîtes vaudrait autant
qu'une ferme en Beauco ou en Bric ! Ah I mon bon, mon bon, attachons-nous
solidement à ce digne M. de Gonzague !
On toisait, on manpiait. Le valet disait :
— Numéros 935, 9;î6, 937, vous faites tri)i) bi>nno mesure, l'iKimmo
Songez que chaque pièce vaut de l'or !
72 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Bénédiction! fit Cocardasse; c'est donc bien bon, ces petits papiers?
— C'est si bon, répliqua Passepoil, que l'or et l'argent sont sur le point
d'être dégommés.
— Vils métaux! prononça gravement le Gascon; ils l'ont bien mérité.
As pas pur! s'interrompit-il, je ne sais pas si c'est vieille habitude, mais je
conserve un faible pour les pistoles.
— Numéro 941, fit le valet.
— Il reste deux pieds et demi, dit le toiseur, fausse coupe 1
— Oïmé ! fit observer Cocardasse : ce sera pour un homme maigre.
— Vous enverrez les menuisiers tout de suite après l'assemblée.
— Assemblée de quoi? demanda Cocardasse.
— Tâchons de le savoir, quand on est au fait de ce qui se passe dans une
maison, la besogne est bien avancée.
Cocardasse, à cette observation pleine de justesse, caressa le menton de
Passepoil, comme un père tendre qui sourit à la naissante intelligence de
son fils préféré.
Le valet et les foiseurs étaient partis. Il se fit tout à coup un grand bruit
du côté du vestibule. On entendit un concert de voix qui criaient :
— A moi ! à moi ! j'ai mon inscription. Pas de passedroit, s'il vous plaît 1
— A d'autres, fit le Gascon; nous allons voir du nouveau !
— La paix, pour Dieu ! la paix 1 ordonna une voix impérieuse au seuil
même de la salle.
— M. de Peyrolles, dit frère Passepoil; ne nous montrons pas !
Ils s'enfoncèrent davantage dans l'embrasure, et tirèrent la draperie.
M. de Peyrolles en ce moment franchissait le seuil, suivi ou plutôt pressé
par une foule compacte de solliciteurs. Solliciteurs d'espèce rare et précieuse,
qui demandaient à donner beaucoup d'argent pour un peu de fumée.
M. de Peyrolles avait un costume d'une richesse extrême. Au milieu du
flot de dentelles qui couvrait ses mains sèches, on voyait les diamants étin-
celer.
— Voyons, voyons, messieurs, dit-il en entrant et en s'éventant avec son
mouchoir garni de point d'Alençon, tenez- vous à distance; vous perdez,
en vérité, le respect.
— Ah ! lou couquin, est-il superbe ! soupira Cocardasse.
— Il a le fil ! déclara frère Passepoil.
C'était vrai. Ce Peyrolles avait le fil. Il se servait ma foi, de la canne qu'il
tenait à la main pour écarter cette cohue d'écus animés. A sa droite et à sa
gauche marchaient deux secrétaires, armés d'énormes carnets.
— Gardez au moins votre dignité ! reprit-il en secouant quelques grains
de tabac d'Espagne qui étaient sur la maline de son jabot : se peut-il que
la passion du gain?...
Il fît un geste si beau que nos deux prévôts, placés comme des dilettanti
en loge grillée, curent envie d'applaudir. Mais les marchands qui étaient là
ne se payaient point de cette monnaie.
■ — A moi ! criait-on, moi le premier ! j'ai mon tour 1
Peyrolles se posa et dit :
— Messieurs I
Aussitôt le silence se fit.
— Je vous ai demandé un pou de calme, continua Peyrolles. Je repré-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 73
sente ici directement la personne de M. le prince de Gonzague, je suis son
intendant. Je vois çà et là des têtes couvertes.
Tous les feutres tombèrent.
— A la bonne heure I reprit PeyroUes. Voici, messieurs, ce que j'ai à vous
dire.
— Chut ! chut I écoulons ! fit la masse.
— Les comptoirs de cette galerie seront construits et livrés demain.
— Bravo I
— C'est la seule salle qui nous reste. Ce sont les dernières places. Tout le
surplus est arrêté, sauf les appartements privés do monseigneur et ceux de
madame la princesse.
Il salua.
Le chœur reprit :
— A moi ! Je suis inscrit. Palsambleu ! je ne me laisserai pas prendre mon
tour!
— Ne me poussez pas, vous !
— Allez- vous maltraiter une femme I
Car il y avait des femmes, les aïeules de ces dames laides qui, de nos jours,
effrayent les passants, vers deux heures de relevée, aux abords de la Bourse.
— Maladroit !
— Malappris !
— Malotru I
Puis des jurons et des glapissements de femmes d'affaires. Le moment
était venu de se prendre aux cheveux. Cocardasse et Passepoil avançaient
la tête pour mieux voir la bagarre, lorsque la porte du fond située derrière
l'estrade s'ouvrit à deux battants.
— Gonzague ! murmura le Gascon.
— Un homme d'un milliard ! ajouta le Normand.
D'instinct ils se découvrirent tous deux.
Gonzague apparut en effet au haut de l'estrade, accompagné de deux
jeunes seigneurs. Il était toujours beau, bien qu'il approchât de la cinquan-
taine. Sa haute taille gardait toute sa riche souplesse. Il n'avait pas une ride
au front, et sa chevelure admirable, lourde d'essence, tombait en anneaux
brillants comme le jais sur son frac de velours noir tout simple.
Son luxe ne ressemblait pas au luxe de Peyrolles. Son jabot valait cin-
quante mille livres, et il avait pour un million de diamants à son collier de
l'ordre, dont un petit coin seulement se montrait sous sa vesle de satin blanc.
Les deux jeunes seigneurs qui le suivaient, Chaverny le roué, son cousin
par les Nevers, et le cadet de Navailles, portaient tous deux poudre et mou-
ches. C'étaient deux charmants jeunes gi'ns, un peu elTéminés, un peu fa-
tigués, mais égayés déjà, malgré l'heure matinale, par une petite pointe do
Champagne, et portant leur soie et leur velours avec une adnurablo insolence.
Le cadet de Navailles avait bien vingt-cinq ans; le marquis de Chavrrny
allait sur sa vingtième année, ils s'arrêtèrent tous doux pour regarder la
cohue, et partirent d'un franc éclat de rire.
— Messieurs, messieurs, fit Peyrolles en se découvrant, un peu de respect,
au moins, pour M. le prince I
La foule, toute prête à en venir aux mains, se calma comme par enchan-
tement; tous les candidats à la possession des cases s'inclinèrent d'un coni-
74 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
mun mouvement; toutes ces dames firent la révérence. Gonzague salua
légèrement de la main et passa en disant :
— Dépêchez. Peyrolles, j'ai besoin de cette salle.
— Oh! lesbonnesfigures! disaitlepetitChavernj'enlorgnantàboutportant.
Navailles riait aux larmes et répétait :
— Oh ! les bonnes figures !
Peyrolles s'était approché de son maître.
— Ils sont chauffés à blanc, murmura-t-il ; ils payeront ce qu'on voudra.
— Mettez aux enchères ! s'écria Chaverny, ça va nous amuser !
— Chut ! fit Gonzague, nous ne sommes pas ici à table, maître fou !
Mais l'idée lui sembla bonne, et il ajouta :
— Soit ! aux enchères ! Combien de mise à prix?
— Cinq cents livres par mois pour quatre pieds carrés, répondit Navailles
qui pensait surfaire.
— Mille livres pour une semaine ! dit Chaverny.
— Mettons quinze cents livres, dit Gonzague; allez, Peyrolles.
— Messieurs, reprit celui-ci en s'adressant aux postulants, comme ce
sont les dernières places et les meilleures... on les donnera au plus offrant.
N" 927, quinze cents hvres !
Il y eut un murmure et pas une voix ne s'éleva.
— Palsambleu ! cousin, dit Chaverny, je vais vous donnerun coup d'épaule.
Et s'approchant :
— Deux mille livres! s'écria-t-il.
Les prétendants se regardèrent avec détresse.
— Deux mille cinq cents ! fit le cadet de Navailles qui se piqua d'honneur.
Les candidats sérieux étaient dans la consternation.
— Trois mille ! cria d'une voix étranglée un gros marchand de laine.
— Adjugé ! fit Peyrolles avec empressement.
Gonzague lui lança un regard terrible. Ce Peyrolles était un esprit étroit.
Il craignait de trouver le bout de la folie humaine.
— Ça va bien ! dit Cocardasse.
Passepoil avait les mains jointes. Il écoutait, il regardait.
— Numéro 928, reprit l'intendant.
— Quatre mille livres, prononça néghgemment Gonzague.
— Mais, objecta une revendeuse à la toilette dont la nièce venait d'épou-
ser un comte, au prix de vingt mille louis qu'elle avait gagnés rue Quincara-
poix, c'est le pareil !
— Je le prends I s'écria un apothicaire.
— J'en donne quatre mille cinq cents! surfit un quincaillier.
— Cinq mille!
— Six mille I
— Adjugé ! fit Peyrolles. Numéro 929...
Sur un regard de Gonzague il ajouta :
— A dix mille livres !
— Quatre pieds carrés ! fit Passepoil éperdu.
Cocardasse ajouta gravement :
— Les deux tiers d'une tombe !
Cependant l'enchère était lancée. Le vertige venait. On se disputa le nu-
méro 929 comme une fortune, et quand Gonzague mit le suivant à quinza
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 75
mille livres, personne ne s'étonna. Notez qu'on payait comptant, en belles
espèces sonnantes ou en billets d'État.
L'un des secrétaires de PeyroUes recevait l'argent, l'autre notait sur son car-
net le nom des acheteurs. Chaverny et Navaillcs ne riaient plus ; ils admiraient.
■ — Incroyable folie ! disait le marquis.
— Il faut voir pour le croire, ripostait Navailles.
Et Gonzague ajoutait, gardant son sourire railleur :
— Ah I messieurs, la France est un beau pays. Finissons-en, interrompit-
il; tout le reste à vingt mille Hvres !
— C'est pour rien I s'écria le petit Chaverny.
— A moi ! à moi 1 à moi ! fit-on dans la cohue.
Les hommes se battaient, les femmes tombaient étouffées ou écrasées.
Mais elles criaient aussi du fond de leur détresse :
— A moi ! à moi ! à moi !
Puis des enchères encore, des cris de joie et des cris de rage. L'or ruisse-
lait à flols sur les degrés de l'estrade qui servait de comptoir. Celait plaisir
et stupeur que de voir avec quelle allégresse toutes ces poches gonflées se
vidaient. Ceux qui avaient obtenu quittance les brandissaient au-dessus
de leurs têtes. Ils s'en allaient ivres et fous, essayer leurs places et se carrer
dedans. Les vaincus s'arrachaient les cheveux.
— A moi 1 à moi ! à moi !
PeyroUes et ses acolytes ne savaient plus auquel entendre. La frénésie
venait. Aux dernières cases, le sang coula sur le parquet. Enfin le numéro
942, celui qui n'avait que deux pieds et demi, la fausse coupe, fut adjugé à
vingt-huit mille livres. El PeyroUes, refermant bruyamment son carnet, dit :
— Messieurs, l'enchère est close.
Il y eut un moment de grand silence. Les heureux possesseurs des cases
se regardèrent tout abasourdis.
Gonzague appela PeyroUes.
— Il va falloir faire place nette I dit-il.
Mais à ce moment une autre foule se montra à la porte du vestibule, foule
de courtisans, traitants, gentilshommes, qui venaient rendre leurs devoirs
à M. le prince de Gonzague. Ils s'arrêtèrent <à la vue de la place occupée.
— Entrez, entrez, mes.sicurs, leur dit Gonzague; nous allons renvoyer
tout ce monde.
— Entrez, ajouta Chaverny; ces bonnes gens vous revendront leurs em-
plettes, si vous le voulez, à cent pour cent de bénéfice.
— Ils auraient fort ! décida Navailles. Bonjour, gros Oriol.
— C'est ici le Pactole! fit celui-ci en saluant profondément Gonzague.
Cet Oriol était un jeune traitant de beaucoup d'espérance. Parmi les au-
tres, on remarquait Albret et Taranne, deux linanciers aussi; le baron de
Balz, bon Allemand qui était venu à Paris pour lâcher de se pervertir; lo
vicomte de la Fare, Montaubert, Noce, Gironnc, tous roués, tous parents
éloignés de Nevers ou chargés de procuration, tous convoqués par Gon-
zague pour une solennité à laquelle nous assisterons bientôt, rassemblée
dont avait parlé M. de PoyroUe.s.
— Et cette vente? demanda Orii)l.
— Mal faite, répondit froidement Gonzague.
— Entends-tu 1 Ut Cocardasso dans son coin.
7G LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Passepoil, qui suait à grosses gouttes, répondit :
— Il a raison. Ces poules lui auraient donné le restant de leurs plumes 1
— Vous, monsieur de Gonzague, se récria Oriol, une maladresse en affai-
res 1 Impossible !
— Jugez-en! j'ai livré mes dernières cases à vingt-trois mille livres,
l'une dans l'autre.
— Pour un an?
— Pour huit jours !
Les nouveaux venus regardèrent alors les cases et les acheteurs.
— Vingt-trois mille livres ! répétèrent-ils dans leurs ébahissement profond.
— Il eût fallu commencer par ce chiffre, dit Gonzague; j'avais en main
près de mille numéros. C'était une matinée de vingt-trois milhons, clair et net.
— Mais c'est donc une rage?
— Une frénésie ! Et nous en verrons bien d'autres ! J'ai [loué la cour
d'abord, puis le jardin, puis le vestibule, les escaliers, les écuries, les com-
muns, les remises. J'en suis aux appartements, et, morbleu ! j'ai envie d'al-
ler vivre à l'auberge. '
— Cousin, interrompit Chavernj^ je te loue ma chambre à coucher au
cours du jour.
— A mesure que l'espace manque, continuait Gonzague au miheu de ses
hôtes nouveaux, la fièvre chaude augmente. Il ne me reste plus rien.
— Cherche bien, cousin ! Donnons à ces messieurs le plaisir d'une petite
enchère.
A ce mot enchère, ceux qui n'avaient pu louer se rapprochèrent vivement,
— Rien, répéta Gonzague.
Puis se ravisant :
— Ah ! si fait !
— Quoi donc? s'écria-t-on de toutes parts.
— La loge de mon chien.
On éclata de rire dans le groupe des gens de cour; mais les bonnes gens,
les marchands ne riaient pas. Ils réfléchissaient.
— Vous croyez que je raille, messieurs, s'écria Gonzague; je parie que,
si je veux, on m'en donne dix mille écus séance tenante.
— Trente mille livres ! s'écria-t-on, la loge d'un chien I
Et les rires de redoubler.
Mais tout à coup apparut une étrange figure entre Navailles et Chaverny,
qui riaient plus fort que tous les autres, un visage de bossu aux cheveux
drôlement ébouriffés. Une voix grêle et cassée en même temps s'éleva. Le
petit bossu disait :
— Je prends la loge du chien pour trente mille livres I
IV. — LARGESSES
Ce devait être un bossu de beaucoup d'esprit, malgré l'extravagance
qu'il commettait en ce moment. Il avait l'œil vif et le nez aquilin. Son front
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 77
;e dessinait bien sous sa perruque grotesquement révoltée, et le sourire fin
qui raillait autour de ses lèvres annonçait une malice d'enfer. Un vrai bossu !
Quant à la bosse elle-même, elle était riche, bien plantée au milieu du dos,
et se relevant pour caresser la nuque. Par devant, son menton touchait sa
poitrine. Les jambes étaient bizarrement contournées, mais n'avaient point
cette maigreur proverbiale qui est l'accompagnement obligé de la bosse.
Cette singulière créature portait un costume noir complet, de la plus ri-
goureuse décence, manchettes et jabots de mousseline plisséc d'une écla-
tante blancheur. Tous les regards étaient fixés sur lui, et cela ne semblait
point l'incommoder.
— Bravo! sage Esope! s'écria Chaverny; tu me parais un spéculateur
hardi et adroit !
— Hardi, répéta Esope en le regardant fixement; assez... Adroit, nous
verrons bien !
— Sapetitevoixgrinçaitcommeunecrécelled'enfant. Toutlemonderépéta:
— Bravo, Esope ! bravo !
Cocardasse et Passepoil ne pouvaient plus s'étonner de rien. Leurs bras
étaient tombés depuis longtemps; mais le Gascon demanda tout bas :
— N'avons-nous jamais connu de bossu, mon bon?
— Pas que je me souvienne.
— Vivadiou ! il me semble que j'ai vu ces yeux-là quelque part.
Gonzague aussi regardait le petit homme avec une remarquable attention
> — L'ami, dit-il, on paye comptant, vous savez?
— Je sais, répondit Esope, car, à dater de ce moment, il n'eut plus d'autre
nom.
Chaverny était son parrain.
Esope tira un portefeuille de sa poche et mit aux mains de Peyrolles
soixante billets d'État de cinq cents livres. On s'attendait presque à voir ces
papiers se changer en feuilles sèches, tant l'apparition du petit homme avait
été fantastique. Mais c'étaient de belles et bonnes cédules de la compagnie.
— Mon reçu, dit-il.
Peyrolles lui donna son reçu. Esope le plia et le mit dans son portefeuille,
à la place des billets. Puis, frappant sur le carnet :
— Bonne affaire! dit-il. A vous revoir, messieurs!
Il salua bien poliment Gonzague et la compagnie.
Tout le monde s'écarta pour le laisser passer.
On riait encore, mais je ne sais quel froid courait dans toutes les veines.
Gonzague était pensif.
Peyrolles et ses gens commençaient à faire sortir les acheteurs, qui déjà
eussent voulu être au lendemain. Les amis du prince regardaient encore,
et machinalement, la porte par où le petit homme noir venait de disparaître.
— Messieurs, dit Gonzague, pendant qu'on va disposer la salle, je vous
prie de me suivre dans mes appartements.
— Allons ! dit Cocardasse derrière la draperie, c'est le moment ou jamais,
marchons I
— J'ai peur, fit le timide Passepoil.
— Eh donc I je passerai le prcnuer.
Il prit Passepoil par lu niaiu, et s'avança vers Gonzague, clKipemi bas.
— Parbleu I s'écria Chaverny en les apercevant, mon cousin a voulu nous
78 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
donner ia comédie ! c'est la journée des mascarades. Le bossu n'étaicpas mal,
mais voici bien la plus belle paire de coupe-jarrets que j'aie vus de ma vie 1
Cocardasse junior le regarda de travers. Navailles, Oriol et consorts se
mirent à tourner autour de nos deux amis en les considérant curieusement.
— Sois prudent ! murmura Passepoil à l'oreille du Gascon.
— Capédédiou ! fit ce dernier, ceux-ci n'ont donc jamais vu deux gen-
tilshommes, qu'ils no«s dévisagent ainsi 1
— Le grand est de toute beauté ! dit Navailles.
— Moi, repartit Oriol, j'aime mieux le petit.
— Il n'y a plus de niche à louer; que viennent-ils faire ici?
Heureusement qu'ilo arrivaient auprès de Gonzague, qui les aperçut et
tressaillit.
— Ah ! fit-il, que veulent ces braves?
Gocardasse salua avec cette grâce noble qui accompagnait chacune de
ses actions. Passepoil s'incUna plus modestement, mais en homme cependant
qui a vu le monde. Gocardasse junior, d'une voix haute et claire, parcourant
de l'œil cette foule pailletée qui venait de le railler, prononça ces paroles :
— Ce gentilhomme et moi, vieilles connaissances de monseigneur, nous
venons lui présenter nos hommages.
— Ah ! fit encore Gonzague.
— Si monseigneur est occupé d'afïaires trop importantes, reprit le Gascon
qui s'inclina de nouveau, nous reviendrons à l'heure qu'il voudra bien nous
indiquer.
— C'est cela, balbutia Passepoil; nous aurons l'honneur de revenir.
Troisième sahit, puis ils se redressèrent tous deux, la main à la poignée
de la brette.
— PeyroUes ! appela Gonzague.
L'intendant venait de faire sortir le dernier adjudicataire.
— Reconnais- tu ces beaux garçons? lui demanda Gonzague. Mène- les à
l'ofTice, qu'ils mangent et qu'ils boivent. Donne-leur à chacun un habit neuf,
et qu'ils attendent mes ordres !
— Ah ! monseigneur ! s'écria Gocardasse.
— Généreux prince ! fit Passepoil.
— Allez ! ordonna Gonzague.
Ils s'éloignèrent à reculons, saluant à toute outrance et balayant la terre
avec les vieilles plumes de leurs feutres. Quand ils arrivèrent en face des
rieurs, Gocardasse le premier planta son feutre sur l'oreille, et releva du
bout de sa rapière le bord frangé de son manteau. Frère Passepoil l'imita
de son mieux. Tous deux, hautains, superbes, le nez au vent, le poing sur
la hanche, foudroyant les railleurs de leurs regards terribles, ils traversè-
rent la salle sur les pas de Peyrolles, et gagnèrent l'ofTice, où leur coup de
fourchette étonna tous les serviteurs du prince.
En mangeant, Cocardasse junior disait :
— Mon bon, notre fortune est faite I
— Dieu le veuille! répondait, la bouche pleine, frère Passepoil toujours
moins fougueux.
— Ah çà! cou.sin, fil Chavcrny au prince quand ils furent partis, depuis
quand le sers-tu de semblables outils?
Gonzague i»romona autour de lui un regard rêveur, et ne répondit point.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 79
Ces messieurs, cependant, parlant assez haut pour que le prince pût les
entendre, chantaient un dithyrambe à sa louange et faisaient honnêtement
leur cour. C'étaient tous nobles un peu ruinés, flnanciers un peu tarés : au-
: un d'eux n'avait encore commis d'action absolument punissable selon la
loi, mais aucun d'eux n'avait gardé la blancheur de la robe nuptiale. Tous,
depuis le premier jusqu'au dernier, ils avaient besoin de Gonzague, l'un
]fOur une chose, l'autre pour une autre; Gonzague était au miheu d'eux
seigneur et roi, comme certains patriciens de l'ancienne Rome parmi la
foule famélique de leurs clients. Gonzague les tenait par l'ambition, par l'in-
térêt, par leurs besoins et par leurs vices.
Le seul qui eût gardé une portion de son indépendance était le jeune mar-
quis de Chaverny, trop fou pour spéculer, trop insoucieux pour se vendre,
La suite de ce récit montrera ce que Gonzague voulait faire d'eux, car,
au premier aspect, placé comme il était à l'apogée de la richesse, de la puis-
uce et de la faveur, Gonzague semblait n'avoir besoin de personne.
— Et Ton parle des mines du Pérou ! disait le gros Oriol pendant que le
maître se tenait à l'écart. L'hôtel de monsieur le prince vaut à lui seul le
Pérou et toutes ses mines !
Il était rond comme une boule, ce traitant; il était haut en couleur, joufïlu,
( ssoufïlé. Ces demoiselles de l'Opéra consentaient à se moquer de lui amica-
lement pourvu qu'il fût en fonds cl d'humeur donnante.
— Ma foi, répliqua Taranne, financier maigre et plat, c'est ici l'Eldorado.
— La Maison d'or ! ajouta monsieur de Montaubert, ou plutôt la Maison
rie diamant !
— Ya! traduisit le baron de Ba(z, tê iiamant blitôL
— Plus d'un grand seigneur, reprit Gironne, vivrait toute une année avec
une semaine du revenu du prince de Gonzague.
— C'est que, dit Oriol, le prince de Gonzague est leroi desgrands seigneurs I
— Gonzague, mon cousin, s'écria Chavernj' d'un air plaisamment piteux,
jnr grâce, demande quartier, ou cet ennuyeux hosanna durera jusqu'à demain.
Le prince sembla s'éveiller.
— Messieurs, dit-il, sans répondre au petit marquis, car il n'aimait pas
I i raillerie, prenez la peine de me suivre dans mon appartement; il faut
(|ue cette salle soit libre.
Quand on fut dans le cabinet de Gonzague.
— Vous savez pourquoi je vous ai convoqués, messieurs, reprit-il.
— J'ai entendu parler d'un conseil de famille, répondit Navailles.
— Mieux que cela, messieurs, une assemblée solennelle, un tribunal
de famille où Son Altesse royale le régent f^era représenté par trois des pre-
miers dignitaires de l'État : le président do Lamoignon, le maréchal do Vil-
leroy et le vice-président d'Argenson.
— Peste! fit Chaverny. S'agit-il donc de la succession ;\ la couronne?
— Marquis, prononça sèchement le prince, nous allons parler de choses
sérieuses, épargnez-nous I
— N'auriez-vous point, cousin, demanda Chaverny en bâillant par avance,
quelques livres d'estampes pour me distraire pendant que vous serez sérieux?
Gonzague sourit afin de le faire taire.
— Et de quoi s'agit-il, prince? demanda M. do Afontauborl.
— Il s'agit de me prou ver votre dévouement, messieurs, répondit Gonzagxie.
80 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Ce ne fut qu'un cri :
— Nous sommes prêts I
Le prince salua et sourit.
— Je vous ai fait convoquer, spécialement vous, Navailles, Gironne,
Chaverny, Noce, Montaubert, Choisy, Lavallade, etc., en votre qualité de
parents de Nevers; vous, Oriol, comme chargé d'affaires de notre cousin de
Châtillon ; vous, Taranne et Albret, comme mandataires des deux Ghâlellux...
— Si ce n'est la succession de Bourbon, interrompit Chaverny, ce sera
donc la succession de Nevers qui sera mise sur le tapis?
— On décidera, répondit Gonzague, l'affaire des biens de Nevers, et
d'autres affaires encore.
— Et que diable avez-vous besoin des biens de Nevers, vous, mon cou-
sin, qui gagnez un miUion par heure?
Gonzague fut un instant avant de répondre.
— Suis-je seul? demanda-t-il ensuite d'un accent pénétré. N'ai-je pas
votre fortune à faire?
Il y eut un vif mouvement de reconnaissance dans l'assemblée. Tous les
visages étaient plus ou moins attendris.
— Vous savez, prince, dit Navailles, vous pouvez compter sur moi 1
— Et sur moi ! s'écria Gironne.
— Et sur moi ! et sur moi !
— Sur moi aussi, pardieu ! fit Qiaverny après tous les autres. Je voudrais
seulement savoir...
Gonzague l'interrompit pour dire avec une hauteur sévère :
— Toi, tu es trop curieux, petit cousin 1 cela te perdra. Ceux qui sont
avec moi, comprends bien ceci, doivent entrer résolument dans mon che-
min bon ou mauvais, droit ou tortueux.
— Mais cependant...
— C'est ma volonté ! Chacun est libre de me suivre ou de rester en arrière;
mais quiconque s'arrête a rompu volontairement le pacte; je ne le connais
plus. Ceux qui sont avec moi doivent voir par mes yeux, entendre par mes
oreilles, penser avec mon intelligence. La responsabilité n'est pas pour ceux
qui ont les bras, mais pour moi qui suis la tête. Tu m'entends bien, mar-
quis, je ne veux pas d'amis faits autrement que cela !
— Et nous ne demandons qu'une chose, ajouta Navailles, c'est que notre
illustre parent nous montre la route.
— Puissant cousin, dit Chaverny, m'est-il permis de vous adresser hum-
blement et modestement une question? Qu'aurai-je à faire?
— A garder le silence et à me donner ta voix dans le conseil.
— Dussé-je blesser le touchant dévouement de nos amis, je vous dirai,
cousin, que je tiens à ma voix à peu près autant qu'à un verre de Champagne
vide, mais...
— Point de mais! interrompit Gonzague.
Et tous avec enthousiasme :
— Point do mais I
— Nous nous serrerons autour de monseigneur, ajouta lourdement Oriol.
— Monseigneur, ajouta Taranne, le financier d'épée, sait si bien se sou-
venir de ceux qui le servent !
L'invite pouvait n'êiro pas adroite, mais elle était au moins directe. Cha-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 81
Clin prit un air froid, pour n'avoir point l'air d'être complice. Chaverny
adressait à Gonzague un sourire triomphant et moqueur. Gonzague le me-
iLiça du doigt, comme on fait à un enfant méchant. Sa colère était passée.
— C'est le dévouement de Taranne que j'aime le mieux, dit-il avec une
ligère nuance de mépris dans la voix. Taranne, mon ami, vous avez la ferme
d'Épernay.
— Ah ! prince ! fit le traitant.
— Point de remercîments, interrompit Gonzague; mais je vous prie,
Jîontaubert, ouvrez la fenêtre, je me sens mal.
Chacun se précipita vers les croisées. Gonzague était fort pâle, et des goul-
I flottes de sueur perlaient sous ses cheveux. Il trempa son mouchoir dans
11' verre d'eau que lui présentait Gironne, et se l'appliqua sur le front.
(Chaverny s'était rapproché avec un véritable empressement.
— Ce ne sera rien, dit le prince; la fatigue... J'avais passé la nuit, et j'ai
étM obligé d'assister au petit lever du roi.
— Et que diable avez-vous besoin de vous tuer ainsi, cousin?, s'écria
( .haverny ; que peut pour vous le roi? je dirais presque : que peut pour vous
II l»on Dieu?
A l'égard du bon Dieu, il n'y avait rien à reprocher à Gonzague. S'il so
I i\;iil trop malin, ce n'était certes point pour faire ses dévotions. Il .serra
II main do Chaverny. Nous pouvons bien dire qu'il eût payé Vfijnutiers un
Ihiii prix la question que Chaverny venait de lui faire.
— Ingrat ! murmura-l-il, est-ce pour moi que je sitllicite?
IjCS courtisans de Gonzague furent sur le point de s'ogenouiller. Chaverny
riil bouche close.
- Ah ! messieurs ! reprit le prince, ([ue noire jeune roi est un enfant char-
1 1 : 1 ut ! Il sait vos noms, et me demande toujours des non vellesde mes bons amis.
— En vérité 1 fit le chœur.
— Quand monsieur le régent, qui était dans la ruelle avec Madame Pa-
liiine, a ouvert les rideaux, le jeune Louis a soulevé ses belles paupières,
I iifes chargées de sommeil, et il nous a semblé que l'aurore se levait.
— L'Aurore aux doigts de roses! fit l'incorrigible Chaverny.
Personne n'était sans avoir un peu envie de le lapider.
— Notre jeune roi, poursuivit Gonzague, a tendu la main à Son Altesse
lînyale, puis m'apcrcevant : « Eh! bonjour, prince; je vous ai rencontré
l'autre soir au Cours-la-Reine, entouré de votre cour. Il faudra que vous mo
donniez mon.sieur de Gironne, qui est un superbe cavalier!... »
Gironne mit la main sur son cœur. Les autres so pineOrent les lèvres.
— « Monsieur do Noce me plait aussi » continua Gonzague, rapportant les
paroles authentitiucs de Sa Majesté. « Et ce monsieur de Saldagne, tudieu 1 co
doit être un foudre de guerre. »
— A quoi bon ceci? lui glissa Chaverny à l'oreille; Saldagne est absent.
On n'avait vu, en effet, depuis la veille au soir, ni M. le baron de Saldagne,
ni M. le chevalier de Faënza. Gonzague poursuivit sans prendre garde ;\ l'in-
lerruption :
— Sa Majesté m'a parlé de vous, Moiilauberl; de viuis au.«;si, Choi.«;y, et
d'autres encore.
— Et Sa Majesté, iuterroiupit le polit miirquis, a-l-ellc daigné ronu\rquer
im peu la galante et noble tournure de M. de Peyrolles?
6
§2 LE BOSSU OU LE PETIT PAIUSIKN
— Sa Majesté, répliqua sèchement Gonzague, n'a oublié personne, excep-
té vous,
— C'est bien fait pour moi ! dit Chaverny ; cela m'apprendra 1
— On sait déjà votre affaire des mines, à la cour, Albret, poursuivit Gon-
zague. « Et votre Oriol «, m'a dit le roi en riant, « savez-vous qu'on me l'a
donné comme étant bientôt plus riche que moi ! » -
— Que d'esprit ! Quel maître nous aurons là !
Ce fut un cri d'admiration générale.
— Mais, reprit Gonzague avec un fin et bon sourire, ce ne sont là que dos
paroles; nous avons eu mieux, Dieu merci! Je vous annonce, ami Albret,
que votre concession va être signée.
— Qui ne serait à vous, prince? s'écria Albret.
— Oriol, ajouta le prince, vous avez votre charge noble; vous pouvez voir
d'Hozier pour votre écusson.
Le gros petit traitant s'enfla comme une boule, et faillit crever du coup.
— Oriol, s'écria Chaverny, te voilà cousin du roi, toi qui es déjà cousin
de toute la rue Saint-Denis... Ton écusson est tout fait : d'or, aux trois bas de
chausses d'azur, deux et un; et, sur le tout, un bonnet de nuit flamboyant, avec
cette devise : « Utile dulci ! »
On rit un peu, sauf Oriol et Gonzague. Oriol avait reçu le jour au coin de la
rue Mauconseil, dans une boutique de bonneterie. Si Chaverny eût gardé ce
mot pour le souper, il aurait eu un succès fou,
— Vous avez votre pension, Navailles, reprit cependant M. de Gonzague,
cette vivante providence; Montaubert, vous avez votre brevet,
Montaubert et Navailles se repentirent d'avoir ri.
— Noce, continua le prince, vous monterez demain dans les carrosses.
Vous, Gironne, je vous dirai, quand nous serons seuls tous deux,'ce que j'ai
obtenu pour vous.
Noce fut content, Gironne le fut davantage.
Gonzague, poursuivant le cours de ses largesses, qui ne lui coûtaient rien,
nomma chacun par son nom. Personne ne fut oublié, pas même le baron de
Batz.
— Viens çà, marquis, dit-il enfin,
— Moi ! fit Chaverny.
— Viens çà, enfant gâté !
— Cousin, je connais mon sort ! s'écria plaisamment le marquis; tous nos
jeunes condisciples qui ont été sages ont eu des satisfecit... moi, le moins que
je risque, c'est d'être au pain et à l'eau. Ah I ajouta-t-il en se frappant la
poitrine, je sens que je l'ai bien mérité !
— Monsieur de FIcury, gouverneurdu roi, était au pctitlever, dit Gonzague.
— Naturellement, repartit le marquis, c'est sa charge.
Monsieur de Fleury est sévère.
— C'est son métier.
— Monsieur de Fleury a su ton histoire aux Feuillantines avec M"^ de
Clormont.
— Aïe I fit Navailles.
— Aïe ! aïe ! répétèrent Oriol et consorts.
— Et tu m'as empêché d'être exilé, cousin? dit Chaverny; grand merci 1
— Il ne s'agissait pas d'exil, marquis.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 83
— De quoi donc s'agissait-il, cousin?
— Il s'agissait de la Bastille.
— Et tu m'as épargné la Bastille? Deux fois grand merci.
— J'ai fait mieux, marquis.
— Mieux encore, cousin? Il faudra donc que je me prosterne?
— Ta terre de Chaneilles fut confisquée sous le feu roi.
— Lors de l'édit de Nantes, oui.
— Elle était d'un beau revenu, cette terre de Chaneilles ?
— Vingt mille écus, cousin, pour moitié moins je me donnerais au diable,
~ Ta terre de Chaneilles t'est rendue.
— ■ En vérité ! s'écria le petit marquis.
Puis tendant la main à Gonzague et d'un grand sérieux :
— Alors, c'est dit, je me donne au diable 1
Gonzague fronça le sourcil. Le cénacle entier n'attendait qu'un signe pour
crier au scandale. Chaverny promena tout autour de lui son regard dédaigneux.
— Cousin, prononça-t-il lentement et à voix basse, je ne vous souhaite
que du bonheur. Mais si les mauvais jours venaient, la foule s'éclaircirait
jiutour de vous. Je n'insulte personne; c'est la règle; dussé-je rester seul,
(alors, cousin, moi je resterai I
Ou EST EXPMQKÉE l'aESENCE DE FaENZa\:T DE SaLDAGNE
La distribution était faite, Noce combinait son costume pour monter
le lendemain dans les caresses du roi. Oriol, gentilhomme depuis cinq minu-
tes, cherchait déjà quels ancêtres il avait bien pu avoir au temps de saint
Louis. Tout le monde était content. M. de Gonzague n'avait certes point
perdu sa peine au lever de Sa Majesté,
— Cousin, dit pourtant le petit marquis, je ne te tiens pas quitte, malgré
le magnifique cadeau que tu viens de me faire.
— Que te faut-il encore?
— Je ne sais si c'est à cause des Feuillantines et de M'"^ de Clermont;
mais Bois-Rosé m'a refusé obstinément une invitation pour la fêle do ce soir
au Palais-Royal. 11 m'a dit que toutes les cédulcs étaient distribuées.
— Je crois bien ! s'écria Orid, elles faisaient dix louis de prime rue Quiii-
campoix, ce malin, Bois-Roséadùgagnerlà-dcssuscinqousixconlniillolivres.
— Dont moitié pour ce bon abbé Dubois, son maître !
— J'en ai vu vendre une cinquante louis, ajouta Albret.
— On n'a pas voulu m'en donner une à soixante I enchérit Taranne.
— On se les arrache.
' — A l'heure qu'il est, elles n'ont plus de prix.
— C'est que la fêle sorasplendido, messieurs, dit Gonzague; tous ceux qui
seront là auront leur brevet de fortune ou de noblesse. Je ne pense pas qu'il
«oit entré dans la pensée de monsieur le Régent de livrer ces cédules à la spé-
culation; mais ceci est le petit malheur des temps, et, ma foi ! je ne vois point
84 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
de mal à ce que Bois-Rosé ou l'abbé fassent leurs affaires avec ces bagatelles.
— Dussent les salons du régent, fit observer Chaverny, s'emplir cette
nuit de courtiers et de trafiquants !
— C'est la noblesse de demain, répliqua Gonzague; le mouvement est là 1
Chaverny frappa sur l'épaule d'Oriol.
— Toi qui es d'aujourd'hui, dit-il, comme tu les regarderas par-dessus
l'épaule, ces gens de demain?
Il nous faut bien dire un mot de cette fête. C'était l'Écossais Law qui en
avait eu l'idée, et c'était aussi l'Écossais Law qui en faisait les frais
énormes. Ce devait être le triomphe symbolique du système, comme on disait
alors, la constatation officielle et bruyante de la victoire du crédit sur les
espèces monnayées. Pour que cette ovation eût plus de solennité, Law avait
obtenu que Phihppe d'Orléans lui prêtât les salons et les jardins du Palais-
Royal. Bien plus, les invitations étaient faites au nom du Régent, et, pour
ce seul fait, le triomphe du dieu-panier devenait une fête nationale,
Law avait mis, dit-on, des sommes folles à la disposition de la maison du
régent, pour que rien ne manquât au prestige de ces réjouissances. Tout ce
que la prodigalité la plus large peut produire en fait de merveilles devant
éblouir les yeux des invités. On parlait surtout du feu d'artifice et du ballet.
Le feu d'artifice, commandé au cavalier Gioja, devait représenter le palais
gigantesque bâti, en projet, par Law sur les bords du Mississipi. Le monde,
on le savait bien, ne devait plus avoir qu'une merveille : c'était ce palais de
marbre, orné de tout l'or inutile que le crédit vainqueur jetait hors de la
circulation. Un palais grand comme une ville, où seraient prodiguées toutes
les richesses métalliques du globe ! L'argent et l'or, n'étaient plus bons qu'à*
cela. Le ballet, œuvre allégorique dans le goût du temps, devait encore re-
présenter le crédit, personnifiant le bon ange de la France et la plaçant
à la tête des nations. Plus de famines, plus de misère, plus de guerres ! Le
crédit, cet autre messie envoyé par Dieu clément, allait étendre au globe
entier les délices reconquises du paradis terrestre.
Après la fête de cette nuit, le crédit déifié n'avait plus besoin que d'un
temple. Les pontifes existaient d'avance.
Monsieur le Régent avait fixé à trois mille le nombre des entrées. Dubois
tierça sous mains le compte; Bois-Rosé, maître des cérémonies, le doubla en
tapinois.
A ces époques ©ù règne la contagion de l'agio, l'agio se fourre partout,
rien n'échappe à son envahissante influence. De même que vous voyez dans
les bas quartiers du négoce les petits enfants, marchant à peine, trafiquer
déjà de leurs jouets et faire Vartide en bégayant sur un pain d'épice entamé,
sur un cerf- volant en lambeaux, sur une demi-douzaine de billes; de même, .j
quand la fièvre de spéculer prend un peuple, les grands enfants se mettent
à survendre tout ce qu'on recherche, tout ce qui a vogue : les cartes du res-
taurant à la mode, les stalles du théâtre heureux, les chaises de l'église en-
combrée. Et ces choses ont lieu tout uniment, sans que personne s'en formalise.
Mon Dieu ! M. de Gonzague pensait comme tout le monde en disant : « Il
n'y a point de mal à ce que Bois-Rosé gagne cinq ou six cent mille livres avec
ces bagatelles ! »
— Il me semble avoir entendu dire à Peyrolles, reprit-il en atteignant
son portefeuille, qu'on lui a offert deux ou trois mille louis du paquet dôj
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 85
cédules que Son Altesse a bien voulu m'envoyer; mais fi donc! je les ai
gardées pour mes amis.
Il y eut un long bravo. Plusi(?urs de ces messieurs avaient déjà des cartes
dans leurs poches; mais abondance de cartes ne nuit pas, quand elles valent
cent pistoles la pièce. On n'était vraiment pas plus aimable que M. de Gon-
zague ce matin.
Il ouvrit son portefeuille, et jeta sur la tabl; un gros paquet de lettres
roses, ornées de ravissantes vignettes qui toutes représentaient, parmi des
Amours entrelacés et des fouillis de fleurs, le Crédit, le grand Crédit, tenant
à la main une corne d'abondance. On fit le partage. Chacun en prit pour soi
et ses amis, sauf le petit marquis, qui était encore un peu gentilhomme et
ne revendait point ce qu'on lui donnait. Le noble Oriol avait, à ce qu'il paraît,
un nombre considérable d'amis, car il emplit ses poches. Gonzague les regar-
dait faire. Son œil rencontra celui de Chaverny, et tous deux se prirent à rire.
Si quelqu'un de ces messieurs croyait prendre Gonzague pour dupe, celui-
là se trompait; Gonzague avait son idée : il était plus fort dans son petit
doigt qu'une douzaine d'Oriols mulliplics par un dcmi-cent de Gironnes ou
de Montauberts.
— Veuillez, messieurs, dit-il, laisser deux de ces cartes pour Faënza et
pour Saldagne. Je m'étonne en vérité, de ne les point voir ici.
Il était sans exemple que Faënza et Saldagne eussent manqué à l'appel.
— Je suis heureux, reprit Gonzague, pendant qu'avait lieu la curée d'in-
vitations cotées rue Quincampoix, je suis heureux d'avoir pu faire encore
pour vous cette misère. Souvenez-vous bien de ceci : partout où je passerai
vous passerez. Vous êtes autour de moi un bataillon sacré : votre intérêt
est de me suivre, mon intérêt est de vous tenir toujours la tête au-dessus.
de la foule.
Il n'y avait plus sur la table que les deux lettres de Saldagne et de Faënza.
On se remit à écouter le maître attentivement et respectueusement.
— Je n'ai plus qu'une chose à vous dire, acheva Gonzague : des événe-
ments vont avoir lieu sous peu qui seront pour vous des énigmes. Ne cherchez
jamais, je ne demande point ceci, je l'exige, ne cherchez jamais les raisons
de ma conduite; prenez .sfulement le mot d'ordre, et faites. Si la rdute est
longue et difllcilo, peu vous importe, puisque je vous allirnie sur mon hon-
neur que la fortune est au bout.
— Nous vous suivrons ! s'écria Navailles.
— Tous, tant que nous sommes! ajouta Gironne.
Et Oriol, rond comme un ballon, conclut avec vm geste chevaleresque :
— Fût-ce en enfer !
— La peste ! cousin, fit Chaverny entre haut et bas, les chauds amis que
nous avons là I Je voudrais gngcr que...
Un en de surprise et d'admiration l'interrompit. Lui-même resta b'iuchc
béante à regarder une jeune (ille d'une admirable beauté qui venait de se
montrer clourdiment au seuil de la chambre à coucher de Gonzague. Évi-
demment, elle n'avait point cru trouver là si nombreuse compagnie.
Comme elle franchissait le seuil, son visage tout jeuuf, tout brillant
d'espiègle gaîté, avait un pétillant sourire. A la vue dfs c.»inp;ignons de
Gonzague, elle s'iurêl.i, rabattit vivement son voile de donlrllo épaissi par
la broderie, et resta immobile connue une oharmanle statue. Chaverny la
ê6 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
dévorait des yeux. Les autres avaient toutes les peines du monde à répri-
mer leurs regards curieux. Gonzague, qui d'abord avait fait un mouvement-
se remit aussitôt et alla droit à la nouvelle venue. Il prit sa main qu'il porta
vers ses lèvres avec plus de respect que de galanterie. La jeune fille resta
muette.
— C'est la belle recluse ! murmura Chaverny.
— L'Espagnole ! ajouta Navailles.
— Celle pour qui monsieur le prince tient close sa petite maison derrière
Saint-Magloire !
Et ils admiraient, en connaisseurs qu'ils étaient, cette taille souple et
noble à la fois, ce bas de jambe adorable attaché à un pied de fée, cette splen*
dide couronne de cheveux abondants, soyeux et plus noirs que le jais.
L'inconnue portait une toilette de ville dont la richesse simple sentait
la grande dame. Elle la portait bien.
— Messieurs, dit le prince, vous deviez voir aujourd'hui même cette
jeune et chère enfant, car elle m'est chère à plus d'un titre; et, je le proclame,
je ne comptais point que ce serait si tôt. Je ne me donne pas l'honneur de
vous présenter à elle en ce moment; il n'est pas temps. Attendez-moi, ici,
je vous prie. Tout à l'heure nous aurons besoin de vous.
Il prit la main de la jeune fille, et la fit entrer dans son appartement dont
la porte se referma sur eux. Vous eussiez vu aussitôt tous les visages changer,
sauf celui du petit marquis de Chaverny, qui resta impertinent comme devant.
Le maître n'était plus là; tous ces écoliers barbus avaient vacances.
— A la bonne heure I s'écria Gironne.
— Ne nous gênons pas 1 fit Montaubert.
— • Messieurs, reprit Noce, le roi fit une sortie semblable avec M"»' de
Montespan, devant toute la cour assemblée... Choisy, c'est ton vénérable
onîle qui raconte cela dans ses mémoires. Monseigneur de Paris était pré-
sent, le chancelier, les princes, trois cardinaux et deux abbesses, sans comp-
ter le père Letellier. Le roi et la comtesse devaient échanger solennellement
leurs adieux pour rentrer, chacun de son côté, dans le giron de la vertu.
Mais pas du tout : M^^ de Montespan pleura, Louis le Grand larmoya, puis
tous deux tirèrent leur révérence à l'austère assemblée.
— Qu'elle est belle ! dit Chaverny tout rêveur.
— Ah çà ! fit Oriol, savez-vous une idée qui me vient ? Cette assemblée
famille, si c'était pour un divorce!
On se récria, puis chacun convint que la chose n'était pas impossible.
Personne n'ignorait la profonde séparation qui existait entre le prince de
Gonzague et sa femme.
— Ce diable d'homme est fin comme l'ailibrei reprit Taranne, il est capa-
ble de laisser la femme et de garder la dôt !
— Et c'est là-dessus, ajouta Gironne, que nous allons donner n<58 votes.
— Qu'en dis-tu, toi, Chaverny? demanda le gros Oriol.
— Je dis, répliqua le petit marquis, que vous seriez des infâmes, si vous
n'étiez des sols.
— De par Dieu 1 petit cousin, s'écria Noce, tu es à l'âge où Ton corrige
Jes mauvaises habitudes; j'ai envie...
— Là, là! s'interposa le paisible Oriol.
Chaverny n'avait pas même regardé Noce.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 87
— Qu'elle est belle ! fit-il une seconde fois.
— Chaverny est amoureux! s'écria-t-on de toutes parts.
— C'est pourquoi je lui pardonne, ajouta Noce.
— Mais, en somme, demanda Gironne, que sait-on sur cette jeune fille?
• — Rien, répondit Navailles, sinon que M. de Gonzague la cache soigneu-
srment, et que PeyroUes est l'esclave chargé d'obéir aux caprices de cette
1 elle personne.
— Peyrolles n'a pas parlé?
— Peyrolles ne parle jamais.
— C'est pour cela qu'on le garde.
— Elle doit être à Paris, reprit Noce, depuis une ou doux semaines tout
an plus, car le mois passé, la Nivelle était reine et maîtresse dans la petite
maison de notre cher prince.
— Depuis lors, ajouta Oriol, nous n'avons pas soupe une seule fois à la
petite maison.
— Il y a une manière de corps de garde dans le jardin, dit Montaubert;
1' s chefs de poste sont tantôt Faënza, tantôt Saldagne.
— Mystère ! mystère !
— Prenons patience. Nousallonssavoir cela aujourd'hui. lïolà ! Chavefny !
Le petit marquis tressaillit comme si on l'eût éveillé en sursaut.
— Chaverny, tu rêves !
— Chaverny, tu es muet!
— Chaverny, parle, parle, quand même ce serait pour nous dire des injures !
Le petit marquis appuya son menton contre sa main blanchettc.
— Messieurs, dit-il, vous vous damnez tous les jours trois ou quatre fois
pour quelques chiffons de banque; moi, pour cette belle fille-là, je me dam-
nerais une fois, voilà tout.
En cpjiltant Cocardasse junior et Amable Passepoil, installés commodé-
ment à l'office devant un copieux repas, M. de Peyrolles était sorti de l'hô-
tel par la porte du jardin. Il prit la rue Saint-Denis, et, passant derrière
l'église Saint-Magloire, il s'arrèla devant la porte d'un aulre jardin dont les
murs disparaissaient presque sous les branches énormes et pendantes d'une
allée de vieux ormes. M. de Peyrolles avait dans la poche de son beau pour-
point la clef de cette porte. Il entra. Le jardin était solitaire. On voyait, au
bout d'une allée en berceau, ombreuse jusqu'au mystère, un pa\nllon fout
neuf, bâti dans le slyle grec, et dont le péristyle .«s'entourait de statues. Un
bijou. que ce pavillon! La dernière œuvre de l'architecte Oppenorf ! M. de
Peyrolles s'engagea dans la sombre allée et gagna le pavillon. Dans le veS'
tibule étaient plusieurs valets en livrée.
— Où est Saldagne? demanda Peyrolles.
On n'avait point vu M. le baron do Saldagne depuis la veille.
— Et Faenza?
Môme réponse que pour Saldagne. La maigre figure de l'intendant prit une
expression d'inriuiétude.
— Que veut dire ceci? pcnsa-l-il.
Sans interroger aulremcnt les valets, il demanda si mademoiselle était visi-
ble. Il y eut un va-et-vient do dofnesfiqucf!. On entendit la vni.x de la pre-
mière caménste. Mademoiselle attendait M. dô Peyrolles dans ion boUdoir.
88 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Je n'ai pas dormi, s' écria- 1- elle dès qu'elle l'aperçut, je n'ai pas fermé
l'œil de la nuit ! Je ne veux plus demeurer dans cette maison ! La ruelle qui
est de l'autre côté du mur est un coupe-gorge.
C'était la jeune fille admirablement belle que nous avons vue entrer tout
à l'heure chez M. de Gonzague. Sans faire tort à sa toilette, elle était plus
charmante encore, s'il est possible, dans son déshabillé du matin. Son pei-
gnoir blanc flottant laissait deviner les perfections de sa taille, légère et ro-
buste à la fois; ses beaux et grands cheveux noirs dénoués tombaient à
flots abondants sur ses épaules, et ses petits pieds nus jouaient dans des
mule" de satin. Pour approcher de si près et sans danger pareille enchan-
teresc..-, il fallait être de marbre. M. de Peyrolles avait toutes les qualités de
l'emploi de confiance qu'il remplissait auprès de son maître. Il eût disputé le
prix de l'impassibilité à Mesrour,chef des eunuques noirs du calife Harâoun-
al-Raschid. Au lieu d'admirer les charmes de sa belle compagne, il lui dit :
— Dona Cruz, monsieur le prince désire vous voir à son hôtel ce matin.
— Miracle ! s'écria la jeune fille; moi sortir de ma prison ! moi traverser
la rue ! moi, moi ! Etes- vous bien sûr de ne pas rêver debout, monsieur de
Peyrolles?
Elle le regarda en face, puis elle éclata de rire, en exécutant une pirouette
double. L'intendant ajouta sans sourciUer :
— Pour vous rendre à l'hôtel, monsieur le prince désire que vous fassiez
toilette.
— Moi, se récria encore la jeune fille, faire toilette ! Santa Virgen! je ne
crois pas un mot de ce que vous me dites.
— Je parle pourtant très sérieusement, dona Cruz; dans une heure, il
faut que vous soyez prête.
Dona Cruz se regarda dans une glace et se rit au nez à elle-même. Puis,
pétulante comme la poudre :
— Angélique ! Justine ! Madame Langlois ! Sont-elles lentes, ces Fran-
çaises ! fit-elle, en colère de ne les point voir arriver avant d'avoir été appe-
lées. Madame Langlois ! Justine ! Angéhque !
— Il faut le temps, voulut dire le flegmatique factotum.
— Vous, allez- vous-en ! s'écria dona Cruz; vous avez fait votre commis-
sion. J'irai.
— C'est moi qui vous conduirai, rectifia Peyrolles.
— Ohl l'ennui! Santa Maria! soupira dona Cruz; si vous saviez comme
je voudrais voir une autre figure que la vôtre, mon bon monsieur de Peyrolles 1
Madame Langlois, Angélique et JusLine, trois chambrières parisiennes,
entrèrent ensemble à ce moment. Dona Cruz ne songeait plus à elles.
— Je ne veux pas, dit-elle, que ces deux hommes restent la nuit dans ma
maison; ils me font peur.
Il ^'agissait de Faënza et de Saldague.
— C'est la volonté de monseigneur, réphqua l'intendant.
— Suis-je esclave? s'écria la pétulante enfant, déjà rouge de colère; ai-je
demandé à venir ici? Si je suis prisonnière, c'est bien le moins que je puisse
choisir mes geôliers ! Dites-moi que je ne reverrai plus ces deux hommes, ou
je n'irai pas à l'hôtel.
Madame Langlois, première camériste de dona Cniz, s'approcha de M. do
Peyrolles et lui dit quelques mots à l'oreille.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 89
Le visage de l'intendant, qui était naturellement très pâle, devint livide.
— Avez-vous vu cela? demanda-t-il d'une voix qui tremblait.
— Je l'ai vu, répondait la camériste.
— Quand donc?
— Tout à l'heure. On vient de les trouver tous deux.
~ Où cela?
— En dehors de la poterne qui donne sur la ruelle.
— Je n'aime pas qu'on parle à voix basse en ma présence ! dit dona Cruz
avec hauteur.
— Pardon, madame, repartit humblement l'intendant; qu'il vous suffise de
savoir que ces deux hommes qui vous déplaisent, vous ne les reverrez plus.
— Alors, qu'on m'habille ! ordonna la belle fille.
— Ils ont soupe hier soir en bas tous les deu.x;, racontait cependant Ma-
dame Langlois en reconduisant PeyroUes sur l'escalier. Saldagne, qui était
de garde, a voulu reconduire M. de Faënza. Nous avons entendu dans la
ruelle un cliquetis d'épées.
— Dona Cruz m'a parlé de cela, interrompit Pcyrolles.
— Le bruit n"a pas duré longtemps, reprit la camériste; tout à l'heure,
\'.n valet sortant par la ruelle s'est heurté contre deux cadavres.
— Langlois ! Langlois ! appela en ce moment la belle recluse.
— Allez, ajouta la camériste, remontant les degrés précipitamment; ils
tint là, au bout du jardin.
Dans le boudoir, les trois chambrières commencèrent l'œuvre facile et
( harmante de la toilette d'une jolie fille. Dona Cruz se livra bientôt tout en-
tière au bonheur de se voir si belle. Son miroir lui souriait. Santa Virgen I
clh- n'avait jamais été si heureuse depuis son arrivée dans cette grande ville
(!'■ Paris, dont elle n'avait vu les rues longues et noires que par une sombre
nuit d'automne.
— Enfin 1 se disait-elle, mon beau prince va tenir sa promesse. Je vais
voir, être vue ! Paris, qu'on m'a tant vanté, va être pour moi autre chose
qu'un pavillon isolé dans un froid jardin entouré de murs !
Et, toute joyeuse, elle échappait aux mains de ses caméristcs pour danser
en rond autour de la chambre comme une folle enfant qu'elle était.
M. de Peyrolles, lui, avait gagné tout d'un temps le bout du jardin. Au
fond d'une charmille sombre, sur un tas de feuilles sèches, il y avait di^ux
manteaux étendus. Sous les manteaux on devinait la furme de doux twirps
humains. Peyrolles souleva en frissonnant le premier manteau, puis l'an Ire.
Sous le premier était Faënza, sous le second Saldagne. Tous deux avaient
une blessure pareille au front, entre les deux yeux. Les dents de P^yrulles
s'entrc-choquèrent avec bruit. Il laissa retomber les manteaux.
VI. — Dona Cruz
Il y a une fatale histoire que tous les romanciers ont ractntre au moiriâ
une fois en leur vie; c'est l'histoire du l.i pauvre enfant eiilevie à sa luùro
90 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
qui était duchesse, par les gypsies d'Ecosse, par les zingari de lu Calabre,
par les rômes du Rhin, par les tziganes de Hongrie ou par les gitanes d'Es-
pagne. Nous ne savons absolument pas, et nous prenons l'engagement de
ne point l'aller demander, si notre belle dona Cruz était une duchesse volée
ou une véritable fille de bohémienne. La chose certaine, c'est qu'elle avait
passé sa vie entière parmi les gitanos, allant comme eux de ville en ville,
de hameau en bourgade, en dansant sur la place publique tant qu'on vou-
lait pour un maravédis. C'est elle-même qui nous dira comment elle avait
quitté ce métier libre, mais peu lucratif, pour venir habiter à Paris la petite
maison de M. de Gonzague.
Une demi-heure après sa toilette achevée, nous la retrouvons dans la
chambre de ce dernier, émue malgré sa hardiesse, et toute confuse de la
belle entrée qu'elle venait de faire dans la grande salle de l'hôtel de Nevers.
■ — Pourquoi PeyroUes ne vous a-t-il pas accompagnée? lui demanda
Gonzague.
— Votre Pej'rolles, répondit la jeune fille, a perdu la parole et le sens
pendant que je faisais ma toilette. Il ne m'a quittée qu'un seul instant pour
se promener au jardin. Quand il est revenu, il ressemblait à un homme
frappé de la foudre. Mais, interrompit-elle d'une voix caressante, ce n'est
pas pour parler de votre PeyroUes que vous m'avez fait venir, n'est-ce pas,
monseigneur?
— Non, répondit Gonzague en riant, ce n'est pas pour parler de mon Pey-
roUes.
— Dites vite ! s'écria dona Cruz; vous voyez bien que je suis impatiente I
Dites vite !
Gonzague la regardait attentivement.
Il pensait :
— J'ai cherché longtemps; mais pouvais-je trouver mieux? Elle lui res-
semble, sur ma foi ! ce n'est pas une illusion que je me fais.
■ — Eh bien ! reprit dona Cruz, dites donc !
— Asseyez- vous, chère enfant, reprit Gonzague.
— Retournerai-je dans ma prison?
— Pas pour longtemps.
■• — 'Ah! fit la jeune fille avec regret, j'y retournerai! Pour la première
fois aujourd'hui, j'ai vu un coin de la ville au soleil. C'est beau. Ma solitude
me semblera plus triste.
— Nous ne sommes pas ici à Madrid, objecta Gonzague; il faut des pré-
cautions.
— Et pourquoi, pourquoi des précautions? Fais-je du mal pour que l'oTi
me cache?
— Non, assurément, dona Cruz, mais...
— Ah 1 tenez, monseigneur, interrompit-elle avec feu, il faut que je vous
parle. J'ai le cœur trop plein. Vous n'avez pas besoin de me le rappeler, je
vois bien que nous ne sommes plus à Madrid, où j'étais pauvre, c'est vrai,
orpheline, abandonnée, c'est vrai encore, mais où j'étais libre, libre comme
l'air du ciel I
Elle s'interrompit, et ses sourcils noirs se froncèrent légèrement.
— Savcz-vous, monseigneur, dit-elle, que vous m'avez promis bien des
choses?
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 91
— Je tiendrai plus que je n'ai promis, repartit Gonzague.
— Ceci est encore une promesse, et je commence à ne plus croire aux
Iiromesses.
Ses sourcils se détendirent, et un voile de rêverie vint adoucir l'éclair
aigu de son regard.
— Ils me connaissaient tous, dit-elle, les gens du peuple et les seigneurs;
ils m'aimaient, et quand j'arrivais, on criait : a Venez, venez voir la gitana
qui va danser le bamboleo de Xérès ! » Et si je tardais à venir il y avait tou-
jours du monde, beaucoup de monde à m'attendre sur la Plaza-Santa, der-
rière l'Alcazar. Quand je rêve la nuit, je revois ces grands orangers du pa-
lais qui embaumaient l'air du soir, et ces maisons à tourelles brodées où se
relevait à demi la jalousie vers la brune. Ah ! ah I j'ai prêté ma mandoline
il plus d'un grand d'Espagne ! Beau pays ! se reprit-elle, les larmes aux yeux,
pays des parfums et des sérénades! Ici, l'ombre de vos arbres est froide et
l;iit frissonner!
Sa tête se pencha sur sa main. Gonzague la laissait dire et semblait songer.
— Vous souvenez- vous? dit-elle tout à coup; c'était un soir, j''avais danser
plus tard que de coutume; au détour de la rue sombre qui monte à l'Assomp-
tion, je vous vis soudain près de moi; j'eus peur et j'eus espoir. Quand vous
])arlâtes, votre voix grave et douce me serra le cœur, mais je ne songeai
point à m'enfuir. Vous me dites, en vous plaçant devant moi pour me barrer
!'■ passage : « Comment vous appelez- vous, mon enfant? — Santa-Cniz, »
lépondis-je. On m'appelait Flor quand j'étais avec mes frères, les gitanes
lie Grenade; mais le prêtre m'avait donné avec le baptême le nom de Marie
lie la Sainte-Croix. « Ah! me dites-vous, vous êtes chrétienne? » Peut-être
ne vous souvenez-vous plus de tout cela, monseigneur!
— Si fait, dit Gonzague avec distraction, je n'ai rien oublié.
— Moi, reprit doua Cruz dont la voix eut un tremblement, je me sou-
\iendrai de cette heure-là toute ma vie. Je vous aimais déjà; comment?
.le ne sais. Par votre âge vous pourriez être mon père : mais où trouverai-je
un amoureux plus beau, plus noble, plus brillant que vous?
Elle dit cela sans rougir. Elle ne savait pas ce que c'est que notre pudeur.
Ce fut un baiser de père que Gonzague déposa .sur .son front. Doua Cruz
laissa échapper un gros so\q)ir.
— Vous me dites, reprit-elle : « Tu es trop belle, ma lille, pour danser
ainsi sur la place publique, avec un tambour do basque et une ceinture da
laux scqnins. Viens avec moi. » Je me mis à vous suivre. Je n'avais iléjà plus
(le volonté. En entrant dans voire demeure, je reconnus bien que c'était lo
propre palais d'Alberoni. On me dit que vous étiez l'ambassadeur du régent
fU'i France auprès de la cour de Madrid. Que m'importait cela! Nous par-
tîmes le lendemain. Vous ne me donnâtes point place dans votre chaise.
Oh ! je ne vous ai jamais dit ces choses, monseigneur, car c'est à peine si je
vous entrevois à des rares intervalles. Je suis seule, je suis Irislo, je suis aban-
donnée. Je fis celte IdUguo routo de Madrid à Paris, cette roule sans tin,
dans un cairo.sse à rideaux épais et toujours formés; jela lis en pleurant, jo
la fis avec des regrets plein lo cœur! Je sentais bien déjà que j'étais une exi-
lée. Et conibieii do fois, combu'U de fois, sainte Vierge, durant tes houres
silencieuses, n'ai-je pas regretté mes hbres soirées, inu dunso fullo el mon
rire perdu 1
92 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Gonzague ne l'écoutait plus : sa pensée était ailleurs.
— Paris ! Paris ! s'écria-t-elle avec une pétulance qui le fit tressaillir.
Vous souvenez-vous quel tableau vous m'aviez fait de Paris? Paris, le pa-
radis des belles filles ! Paris, le rêve enchanté, la richesse inépuisable, le luxe
éblouissant; un bonheur qui ne se rassasie pas, une fête de toute la vie 1
Vous souvenez-vous comme vous m'aviez enivrée?
Elle prit la main de Gonzague et la tint entre les siennes.
— Monseigneur ! monseigneur ! fit-elle plaintivement, j'ai vu de nos belles
fleurs d'Espagne dans votre jardin : elles sont bien faibles et bien tristes;
elles vont mourir. Voulez-vous donc me tuer, monseigneur?
Et se redressant soudain pour rejeter en arrière l'opulente parure de ses
cheveux, elle alluma un rapide éclair dans sa prunelle.
— Écoutez, s'écria-t-elle, je ne suis pas votre esclave. J'aime la foule,
moi; la solitude m'effraye. J'aime le bruit; le silence me glace. Il me faut la
lumière, le mouvement, le plaisir surtout, le plaisir qui fait vivre ! La gaieté
m'attire, le rire m'enivre, les chansons me charment. L'or du vin de Rota
met des diamants dans mes yeux, et, quand je ris, je sens bien que je suis
plus belle. !
— Charmante folle ! murmura Gonzague avec une caresse toute paternelle.
Don a Cruz retira ses mains.
— Vous n'étiez pas ainsi à Madrid, fit-elle.
Puis, avec colère :
— Vous avez raison, je suis folle, mais je veux devenir sage Je m'en irai.
— Dona Cruz, fit le prince.
Elle pleurait. 11 prit son mouchoir brodé pour essuyer doucement ses
belles larmes. Sous ces larmes qui n'avaient pas eu le temps de se her vint
an fier sourire.
— ■ D'autres m'aimeront, dit-elle avec menace. Ce paradis, reprit-elle
avec amertume, c'était une prison ! Vous m'avez trompée, prince. Un mer-
veilleux boudoir m'attendait ici dans un pavillon qui semble détaché d'un
palais de fée. Du marbre, des peintures délicieuses, des draperies de velours
brodées d'or; de l'or aussi aux lambris, et des sculptures; des cristaux aux
voûtes... mais à l'entour, poursuivit-elle, des ombrages sombres et mouillés,
des pelouses noires où tombent une à une les pauvres feuilles mortes de ce
froid qui me glace, des caméristes muettes, des valets discrets, des gardes
du corps farouches, et pour majordome cet homme livide, ce Peyrolles!
— Avez-vous à vous plaindre de M. de Peyrolles? demanda Gonzague.
— Non, il est l'esclave de mes moindres désirs. Il me parle avec douceur
avec respect même, et, chaque fois qu'il m'aborde, la plume de son feutre
balaye la terre.
— Eh bien !
— Vous raillez, monsieur 1 Ne savez-vous pas qu'il rive les verrous à ma
porte, et qu'il joue près de moi le rôle d'un gardien de sérail?
— Vous exagérez tout, dona Cruz !
— Prince, l'oiseau captif ne regarde même pas les dorures de sa cage.
Je me déplais chez vous. J'y suis prisonnière, ma patience est à bout. Je vous
somme de me rendre la liberté 1
Gunzaguc ,se prit à sourire.
— Pourquoi mecaoher ainsi à touslcsyouy? reprit-elle, Uépundez, joie veux I
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 93
Sa tête charmante se dressait impérieuse. Gonzague souriait toujours.
— Vous ne m'aimez pas ! poursuivait-elle en rougissant, non point de
honte, mais de dépit. Puisque vous ne m'aimez pas, vous ne pouvez être
jaloux de moi 1
Gonzague lui prit la main et la porta à ses lèvres. Elle rougit davantage,
— J'ai cru... murmura-t-elle en baissant les yeux, vous m'aviez dit une
fois que vous n'étiez pas marié. A toutes mes questions sur ce sujet, ceux
qui m'entourent répondent par le silence... j'ai cioi, quand j'ai vu que vous
me donniez des maîtres de toute sorte, quand j'ai vu que vous me faisiez
enseigner tout ce qui fait le charme des dames françaises, pourquoi ne le
dirais-je pas? je me suis crue aimée.
Elle s'arrêta pour glisser à la dérobée un regard vers Gonzague, dont les
yeux exprimaient le plaisir et l'admiration.
— Et je travaillais, continua-t-elle, pour me rendre plus digne et meilleure ;
je travaillais avec courage, avec ardeur. Rien ne me coûtait. Il me semblait
qu'il n'y avait point d'obstacle assez fort pour entraver ma volonté. Vous
souriez ! s'écria-t-elle avec un véritable mouvement de fureur. Santa Virgen,
ne souriez pas ainsi, prince, ou vous me rendrez folle !
Elle se plaça devant lui, et, d'un ton qui n'admcttail plus de faux-fuyants :
• — Si vous ne m'aimez pas, que voulez- vous de moi?
— Jeveuxvousfaircheureuso,donaCruz, répondit Gonzague doucement;
je veux vous faire heureuse et puissante.
— Faites-moi libre d'abord! s'écria la belle captive en pleine révolte.
Et comme Gonzague cherchait à la calmer :
— Faites-moi libre! répéla-t-elle; libre, libre! cela me suffit, je ne veux
que cela.
Puis donnant cours à sa turbulente fantaisie :
— Je veux Paris? je veux le Paris de vos promesses ! ce Paris bruyant et
brillant que je devine à travers les murs de ma prison. Je veux sortir ; je veux
me montrer partout. A quoi me servent mes parures entre quatre murailles?
Regardez-moi ! Pensicz-vous que j'allais m'étcindre dans mes larmes?
Elle eut un retentissant éclat de rire.
— Regardez-moi, prince, me voilà consolée. Je ne pleurerai plus jamais,
je rirai toujours, pourvu qu'on me montre l'Opéra, dont je ne sais que le
nom, les fêles, les danses...
— Ce soir, dona Cruz, interrompit Gonzague froidement, vous mettrez
votre plus riche parure.
Elle releva sur lui son regard défiant et curieux.
— Et je vous conduirai, poursuivit Gonzague, au bal de monsieur le Ré-
gent.
Dona Cruz demeura comme abasourdie.
Son visage, mobile et charmant, » hangca doux ou trois fois de couleur.
— Est-ce vrai cela? dcmauda-l-olle enfin, car elle doutait encore.
— C'est vrai, répondit Gonzague.
— Vous ferez cela, vous I s'écria-l-olio. Oli ! je vous pardoinu- tout, prince 1
vous êtes bon, vous êtes mon ami.
Elle se jeta à son cou; puis, le (juitlanl, file se mit ù gambader comme
une folle. Tout en dansant, elle disait :
— Le bal du Régent ! nous irons au bal du régintl Les clôtures ont beau
94 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
être épaisses, le jardin froid et désert, les fenêtres closes, j'ai entendu parler
du bai du régent, je sais qu'on y verra des merveilles. Et moi, je serai làl
Oh ! merci ! merci I prince, interrompit-elle ; si vous saviez comme vous êtes
beau, quand vous êtes bon ! C'est au Palais-Royal, n'est-ce pas? Moi qui
mourais d'envie de voir le Palais-Royal !
Elle était au bout de la chambre. D'un bond, elle fut auprès de Gonzague
et s'agenouilla sur un coussin à ses pieds. Et, toute sérieuse, elle demanda
en croisant ses deux belles mains sur le genou du prince et en le regardant
fixement :
— Quelle toilette ferai-je?
Gonzague secoua la tête gravement.
— Aux bals de la cour de France, dona Cniz, répondit-il, il y a quelque
chose qui rehausse et pare un beau visage encore plus que la toilette la plus
recherchée.
Dona Cruz essaya de deviner.
— C'est le sourire? dit-elle comme un enfant à qui on propose une naïve
énigme.
— Non, réphqua Gonzague.
— C'est la grâce?
— Non, vous avez le sourire et la grâce, dona Cruz; la chose dont je vous
parle...
— Je ne l'ai pas. Qu'est-ce donc?
Et comme Gonzague tardait à répondre, elle ajouta impatiente déjà :
— Me la donnerez-vous?
■ — Je vous la donnerai, dona Cruz.
— Mais qu'est-ce donc que je n'ai pas? interrogea la coquette, qui en
même temps jeta son triomphant regard vers le miroir.
Certes, le miroir ne pouvait suppléer à la réponse de Gonzague.
Gonzague répondit :
— Un nom !
Et voilà dona Cruz précipitée du sommet de sa joie. Un nom ! Elle n'avait
pas de nom ! Le Palais-Royal, ce n'était pas la Plaza-Santa, derrière l'Al-
cazar. Il ne s'agissait plus ici de danser au son du tambour de basque, avec
une ceinture de faux sequins autour des hanches. O la pauvre dona Cruz 1
Gonzague venait bien de lui faire une promesse; mais les promesses de Gon-
zague... Et d'ailleurs, un nom, cela se donne-t-il? Le prince sembla marcher
de lui-même au-devant de cette objection.
— Si vous n'aviez pas de nom, chère enfant, dit-il, toute ma tendi'e
affection serait impuissante. Mais votre nom n'est qu'égaré; c'est moi qui
le retrouve. Vous avez un nom illustre parmi les plus illustres noms dâ
France.
— Que dites-vous? s'écria la fillette éblouie.
— Vous avez une famille, poursuivit Gonzague dont le ton était so-
lennel, une famille puissante et alliée à nos rois. Votre père était duc.
— Mon père I répéta dona Cruz; il était duc, dites- vous? il est donc mort?
Gonzague courba la tête.
— Et ma mère?
La voix de la pauvre enfant tremblait.
— Votre mère, repartit Gonzague, est princesse.
LE BOSSU OU Li: PETIT PARISIEN 05
— Elle vit ! s'écria dona Cruz, dont le cœur bondit; vous avez dit : Elle
est princesse ! Elle vit ! ma mère ! Je vous en prie, parlez-moi de ma mèrel
Gonzague mit un doigt sur sa bouche.
— Pas à présent, murmura-t-il.
Mais dona Ci'uz n'était pas faite pour se laisser prendre à ces airs de mys-
tère. Elle saisit les deux mains de Gonzague.
— Vous allez me parler de ma mère, dit-elle, et tout de suite ! Mon Dieu!
( imme je vais l'aimer. Elle est bien bonne, n'est-ce pas? et bien belle? C'est
une chose singulière, interrompit-elle avec gravité; j'ai toujours rêvé cela.
Une voix en moi me disait que j'étais la fille d'une princesse.
Gonzague eut grand'peine à garder son sérieux.
— Elles sont toutes les mêmes, pensa-t-il.
— Oui, continua dona Cruz, quand je m'endormais, le soir, je la voyais,
ma mère, toujours, toujours penchée à mon chevet, de grands beaux che-
veux noirs, un collier de perles, de fiers sourcils, des pendants d'oreilles
en diamants, et un regard si doux ! Comment s'appelle ma mère?
— Vous ne pouvez le savoir encore, dona Cmz.
— Pouquoi cela?
— Un grand danger...
— Je comprends! Je comprends! interrompit-elle, prise tout à coup
par quelque romanesque souvenir; j'ai vu au théâtre de Madrid des comé-
dies, c'était ainsi : on ne disait jamais du premier coup aux jeunes filles
le nom de leur mère.
— Jamais, approuva Gonzague.
— Un grand danger, reprit dona Cruz, et cependant j'ai de la discré-
tion, allez ! J'aurais gardé mon secret jusqu'à la mort !
Elle se campa, belle et fiùre comme Chimène.
— Je n'en doule pas, repartit Gonzague; mais vous n'attendrez pas long-
temps, chère enfant. Dans quelques heures le secret de votre mère vous
sera révélé. En ce moment, continua Gonzague, vous ne devez savoir qu'une
seule chose : c'est que vous ne vous appelez pas Maria de Santa Cruz.
— Mon vrai nom était Flor?
— Pas davantage.
— Comment donc m'appelais-jo?
— Vous reçûtes au berceau le nom de votre mère, qui était Espagnole.
Vous vous nommez Aurore.
Dona Cruz tressaillit et répéta :
— Aurore !
Puis elle ajouta, en frappant ses mains l'une contre l'autre :
— Voilà un hasard étrange !
Gonzague la regarda attentivement. 11 attendait qu'elle parlai.
— Pourquoi cette surprise? fit-il.
Parce que ce nom est rare, reparti I la jeune fille devenue rèvouso, et mo
rappelle...
— Et vous rappelle? interrogea Gonzague avec anxiété.
— Pauvre pclile Aurore ! murmura duna. Cruz, les yeux humides, comme
elle était bonne! et jolie! et comme je l'aimais!
Gonzague faisait évidemment elTort pour cacher sa fiévreuse curiosité.
Heureusement que dona Cruz était tout entière à ses souvenirs.
96 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Vous avez connu, dit le prince en affectant une froide indifférence,
une jeune fille qui s'appelait Aurore?
— Oui.
— Quel âge avait-elle?
— Mon âge; nous étions toutes deux enfants, et nous nous aimions ten-
drement, bien qu'elle fût heureuse et moi bien pauvre.
— Y a-t-il longtemps de cela?
— Des années.
Elle regarda Gonzague en face et ajouta :
— Mais cela vous intéresse donc, monsieur le prince?
Gonzague était de ces hommes qu'on ne trouve jamais hors de garde.
Il prit la main de dona Cruz et répondit avec bonté :
— Je m'intéresse à tout ce que vous aimez, ma fille. Parlez-moi de cette
jeune Aurore qui fut votre amie autrefois.
VII. — Le PniiNCE DE Gonzague
La chambre à coucher de Gonzague, riche et du plus beau luxe, comme
tout le reste de l'hôtel, s'ouvrait d'un côté, sur un entre-deux servant de
boudoir, qui donnait dans le petit salon où nous avons laisser nos traitants
et nos gentilshommes; de l'autre côté, elle communiquait avec la biblio-
thèque, riche et nombreuse collection qui n'avait pas de rivale à Paris.
Gonzague était un homme très lettré, savant latiniste, famiher avec les
grands littérateurs d'Athènes et de Rome, théologien subtil à l'occasion,
et profondément versé dans les études philosophiques. S'il eût été honnête
homme avec cela, rien ne lui eût résisté. Mais le sens de la droiture lui man-
quait. Plus on est fort, quand on n'a point de règle, plus on s'écarte de la
vraie voie.
Il était comme ce prince des contes de l'enfance, qui naît dans un berceau
d'or entouré de fées amies. Les fées lui donnent tout, à cet heureux petit prince,
tout ce qui peut faire la gloire et le bonheur d'un homme. Mais on a oublié
une fée; celle-ci se fâche, elle arrive en colère, et dit : Tu garderas tout ce
que nos sœurs t'ont donné, mais...
Ce mais suffit pour rendre le petit prince malheureux entre les plus misé-
rables.
Gonzague était beau, Gonzague était né puissamment riche. Gonzague
était de race souveraine, il avait de la bravoure, ses preuves étaient faites;
il avait de la science et de l'intelligence, peu d'hommes maniaient la parole
avec autant d'autorité que lui, sa valeur diplomatique était connue et citée
fort haut, à la cour tout le monde subissait son charme, mais... Mais il n'a-
ni foi ni loi, et son passé tyrannisait déjà son présent. Il n'était plus le maî-
tre de s'arrêter sur la ponte où il avait mis le pied dès ses plus jeunes années.
Fatalement, il était entraîné à mal faire pour couvrir et cacher ses anciens
méfaits. C'eût été une riche organisation pour le bien, c'était pour le mal
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 97
une machine vigoureuse. Rien ne lui coûtait. Après vingt-cinq ans de ba-
tailles, il ne sentait point encore la fatigue.
Quant au remords, Gonzague n'y croyait pas plus qu'à Dieu. Nous n'a-
vons pas besoin d'apprendre au lecteur que dona Cruz était pour lui un ins-
trument, instrument fort habilement choisi, et qui, selon toute apparence,
devait fonctionner à merveille.
Gonzague n'avait point pris cette jeune fdle au hasard. Il avait hésité
longtemps avant de fixer son choix. Dona Cniz réunissait toutes les (jua-
lités qu'il avait rêvées, y compris certaine ressemblance, assez vague assu-
rément, mais suffisante pour que les indifférents pussent prononcer ce mot
si précieux : Il y a un air de famille. Cela donne tout de suite à l'imposture
une terrible vraisemblance. Mais une circonstance se présentait tout à coup
sur laquelle Gonzague n'avait pas compté. En ce moment, malgré l'étrange
révélation, que dona Cruz venait de recevoir, ce n'était pas elle qui était la
plus émue, Gonzague avait besoin de toute sa diplomatie pour cacher son
trouble. Et, malgré cette diplomatie, la jeune fille découvrit le trouble et
s'en étonna.
La dernière parole du prince, tout adroite qu'elle était, laissa un doute
dans l'esprit de dona Cruz. Le soupçon s'éveilla en elle. Les femmes n'ont
pas besoin de comprendre pour se défier. Mais qu'y avait-il donc pour émou-
voir ainsi un homme fort, surtout par son sang-froid? Un nom prononcé :
Aurore... Qu'est-ce qu'un nom? D'abord, comme l'a dit notre belle recluse,
le nom était rare; ensuite, ii y a des pressentiments. Ce nom l'avait violem-
ment frappé. C'était l'appréciation môme de la violence du choc qui trou-
blait maintenant Gonzague superstitieux. Il se disait : « C'est un avertis-
sement ! » Avertissement de qui? Gonzague croyait aux étoiles, ou du moins
à son étoile. Les étoiles ont une voix : son étoile avait parlé. Si c'était une
découverte, ce nom tombé par hasard, les conséquences de cette découverte
étaient si graves que l'étonncment et le trouble du prince ne doivent plus
être un sujet de surprise. Il y avait dix-huit ans qu'il cherchait ! Il se leva,
prenant pour prétexte un grand bruit qui montait des jardins, mais en réa-
lité pour calmer son agitation et composer son visage.
Sa chambre était située à l'angle rentrant formé par l'aile droite de la
façade de l'hôtel donnant sur le jardin et le principal corps de logis. En face
de ses fenêtres étaient celles de l'appartement occupé par Mme la princesse
de Gonzague. Là, d'épais rideaux retombaient sur les vitres de toutes les
croisées closes. Dona Cruz voyant le mouvement de Gonzague, se leva aussi,
et voulut aller à la fenêtre, Ce n'était chez elle que curiosité d'enfant.
— Restez, lui dit Gonzague; il ne faut pas encore qu'on vous voie.
Au-dessus de la fenêtre et dans toute l'étendue du jardin dévasté, une
foule compacte s'agitait. Le prince ne donna pas même un coup d'oeil à cela,
son regard s'attacha, pensif et sombre, aux croisées de sa femme.
— Viendra-l-elle? se dit-il.
Dona Cruz avait repris sa place d'un air boudeur.
— Quand môme ! se dit encore Gonzague; la bataille serait au moins dôci-
Bive.
Pui.s, prenant son parti :
— A tout prix il faut que je sache...
Au moment où il allait revenir vers sa jeune compagne, il crut reconnat
7
9S LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
tre dans la foule cet étrange petit personnage dont l'excentrique fantaisie
avait fait sensation ce matin dans le salon d'apparat : le bossu adjudica-
taire de la niche de Médor. Le bossu tenait un livre d'heures à la main, et
regardait, lui aussi, les fenêtres de Mme de Gonzague. En toute autre cir-
constance, Gonzague eût peut-être donné quelque attention à ce fait, car
il ne négligeait rien, d'ordinaire; mais il voulait savoir. S'il fut resté une mi-
nute de plus à la croisée, voici ce qu'U aurait vu : une femme descendit le
perron de l'aile gauche, une camériste de la princesse; elle s'approcha du
bossu, qui lui dit rapidement quelques mois et lui remit le livre d'heures.
Puis la camériste rentra chez madame la princesse, et le bossu disparut.
— Ce bruit venait d'une dispute entre mes nouveaux locataires, dit Gon-
zague en reprenant sa place auprès de dona Cruz. Où en étions-nous, chère
enfant?
— Au nom que je dois porter désormais.
— Au nom qui est le vôtre. Aurore. Mais quelque chose est venu à la
traverse. Qu'est-ce donc?
• — Avez- vous oublié déjà? fit dona Cruz avec un mahcieux sourire.
Gonzague fit semblant de chercher.
— Ah ! s'écria-t-il, nous y sommes : une jeune fille que vous aimiez et
qui portait aussi le nom d'Aurore.
— Une belle jeune fille, orpheline comme moi.
— Vraiment ! et c'est à Madrid?
— A Madrid. ^^
— Elle était Espagnole?
— Non, elle était Française.
— Française? répéta Gonzague, qui jouait admirablement l'indifTérence.
Il étouffa même un léger bâillement. Vous eussiez dit qu'il poursuivait
ce sujet d'entretien par complaisance. Seidement, toute son adresse était
en pure perte; l'espiègle sourire de dona Cruz aurait dû l'en avertir.
— Et qui prenait .soin d'elle? demanda-t-il d'un air distrait.
— Une vieille femme.
— J'entends bien; mais qui payait la duègne.
— Un gentilhomme.
— Français aussi?
— Oui, Français.
— Jeune ou vieux?
— Jeune et très beau.
Elleleregardaitenface. Gonzague feignit de réprimer un second bâillement.
— Mais pourquoi me parlez- vous de ces choses qui vous ennuient, prince?
s'écria dona Cruz en riant. Vous ne connaissez pas le gentilhomme. Je ne
vous aurais pas cru si curieux que cela.
Gonzague vit bien qu'il fallait prendre la peine de jouer plus serré.
— Je ne suis pas curieux, mon enfant, répondit-il en changeant de ton;
vous ne me connaissez pas encore. Il est certain que je ne m'intéresse per-
sonnellement ni à cotte jeune fille ni à ce gentilhomme, quoique je con-
naisse beaucoup de monde à Madrid; mais, quand j'interroge, j'ai mes raisons
pour cela. Voulez-vous mo dire le nom de ce gentilhomme.
— Cette fois, les beaux yeux de dona Cruz exprimèrent une véritable
défiance.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 99
— Je l'ai oublié, répondit-elle sèchement.
— Je crois que si vous vouliez bien... insista Gonzague en souriant.
— Je vous répète que je l'ai oublié.
— Voyons, en rassemblant vos souvenirs... Cherchons tous deux.
— Mais que vous importe le nom de ce gentilhomme?
— Cherchons, vous dis-je; vous allez voir ce que j'en veux faire. Ne
serait-ce point...?
— Monsieur le prince, interrompit la jeune flUe, j'aurais beau chercher,
je ne trouverais pas.
Cela fut dit si résolument, que toute insistance devenait impossible.
— N'en parlons plus, fit Gonzague; c'est fâcheux, voilà tout, et je vais
le lui dire pourquoi cela est fâcheux. Un gentilhomme français établi en
Espagne ne peut être qu'un exilé. Il y en a malheureusement beaucoup.
'Vous n'avez point de compagne de votre âge ici, ma chère enfant, et l'ami-
tié ne s'improvise pas. Je me disais : J'ai du crédit; je ferai gracier le gentil-
homme, qui ramènera la jeune fille et ma chère petite dona Cruz ne sera
plus seule.
Il y avait dans ces paroles un tel accent de simplicité vraie, que la pauvre
fillette en fut touchée jusqu'au fond du cœur.
— Ah ! fit-elle vous êtes bon !
— Je n'ai pas de rancune, dit Gonzague en souriant; il est encore temps.
— Ce que vous me proposez là, dit dona Cruz, je n'osais pas vous le de-
mander, mais j'en mourais d'envie! Mais vous n'avez pas besoin de savoir
le nom du gentilhomme; vous n'avez pas besoin d'écrire en Espagne, j'ai
revue mon amie.
— Depuis peu?
— Tout récemment.
— Où donc?
— A Paris.
— Ici ! fit Gonzague.
Dona Cruz ne se défiai l plus. Gonzague gardai t son sourire ; mais il et ait pâle.
— Mon Dieu ! reprit la fillette sans être interrogée, ce fut le jour de noire
arrivée. Depuis que nous avions passé la porte Saint-Honoré, je me disputais
avec M. de PeyroUes pour ouvrir les rideaux qu'il tenait obstinément fer-
més. Il m'empêcha ainsi de voir le Palais-Royal, et je ne le lui pardonnerai
jamais, Au détour dune petite cour, non loin de là, le carrosse frôlait les
maisons. J'entendis qu'on chantait dans une salle basse. M. de PeyroUes
avait la main sur le rideau, mais sa main se retira, parce que j'avais brisé
dessus mon éventail. J'avais reconnu la voix; je soulevai le rideau. Ma
petite Aurore, toujours la même, mais bien plus belle, était à la fenêtre do
la salle basse.
Gonzague tira ses tablettes do sa poche.
— Je poussai un cri, poursuivit dona Cruz. Le carrosse avait repris le
grand trot; je voulus descendre, je fis le diable. Ah ! si j'avais été assez forte
pour étrangler votre PeyroUes !
— C'était, dites-vous, inlerroMipil Goiiz;igue, une rue aux environs ihi
Palais-Royal.
— Tout près.
— La rccoanaîlriez-vous?
100 LE BOSSU du LE PETIT PARISIEN
— Oh ! fit dona Cruz, je sais comment on l'appelle. Mon premier soin
fut de le demander à M. de PeyroUes.
— Et comment l'appelie-t-on?
— La rue du Chantre. Mais qu'écrivez-vous donc là, prince?
Gonzague traçait en effet quelques mots sur ses tablettes. Il répondit :
— Ce qu'il faut pour que vous puissiez revoir votre amie.
Dona Cruz se leva, le rouge du plaisir au front, la joie dans les yeux.
— Vous êtes bon, répéta-t-elle; vous êtes donc véritablement bon!
— Gonzague ferma ses tablettes et les serra.
— Chère enfant, vous en pourrez juger bientôt, répondit-il. Maintenant
il faut nous séparer pour quelques instants. Vous allez assister à une céré-
monie solennelle. Ne craignez point d'y montrer votre embarras ou votre
trouble, c'est naturel, on vous en saura gré.
Il se leva et prit la main de dona Cruz.
— Dans une demi-heure tout au plus, reprit-il, vous allez voir votre mère.
Dona Cruz mit la main sur son cœur.
— Que dirai-je? fit-elle.
— Vous n'avez rien à cacher des misères de votre enfance, rien, enten-
dez-vous? Vous n'avez rien à dire, sinon la vérité, la vérité tout entière.
Il souleva une draperie derrière laquelle était un boudoir.
• — Entrez ici dit-il,.
— Oui, murmura la jeune fille; et je vais prier Dieu, pour ma mère.
— Priez, dona Cruz, priez. Cette heure est solennelle dans votre vie.
Elle entra dans le boudoir. La draperie retomba sur elle, après que Gon-
zague lui eût baisé la m.ain.
— Mon rêve ! pensait-elle tout haut; ma mère est princesse!
Gonzague resté, seul, s'assit devant son bureau, la tête entre ses deux
mains. C'était lui qui avait besoin de se recueillir : un monde de pensées
s'agitait dans son cerveau.
— Rue du Chantre ! murmura-t-il. Est-elle seule? l'a-t-il suivie? Ce se-
rait audacieux. Mais est-ce bien elle?
Il resta un instant les yeux fixés dans le vide, puis il s'écria :
— C'est ce dont il faut s'assurer tout d'abord !
Il sonna. Personne ne répondit. Il appela Peyrolles par son nom. Nou-
veau silence. Gonzague se leva, et passa vivement dans la bibliothèque, où
d'ordinaire le factotum attendait ses ordres. La bibliothèque était déserte.
Sur la table, seulement, il y avait un pli à l'adresse de Gonzague. Celui-ci
l'ouvrit. Le billet était de la main de PeyroUes; il contenait ces mots : « Je
suis venu; j'avais beaucoup à vous dire. 11 s'est passé d'étranges choses au
pavillon. » Puis, en forme de post-scriptum : « Monsieur le cardinal de Bissy
est chez la princesse. Je veille. » Gonzague froissa le billet.
— Ils vont tous lui dire, murmura-t-il : « Assistez au conseil, pour vous-
même, pour votre enfant, s'il existe... » Elle se raidira; elle ne viendra pas.
C'est une femme morte 1 Et qui l'a tuée? s'interrompit-il, le front plus pâle
et l'œil baissé.
Il pensait tout haut malgré lui :
— Fière créature autrefois ! belle au-dessus des plus belles; douce comme
les anges, vaillante autant qu'un chevalier ! C'est la seule femme que j'eusse
aimée, si j'avais pu aimer une femme I
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 101
Il se redressa, et le sourire sceptique revint à ses lèvres.
— Chacun pour soi ! fit-il. Est-ce ma faute si, pour s'élever au-dessus
de certain niveau, il faut mettre le pied sur des marches qui sont des têtes
et des cœurs?
Comme il rentrait dans sa chambre, son regard tomba sur les draperies
du boudoir où dona Cruz était renfermée.
— Celle-là prie, dit-il : eh bien ! j'aurais presque envie de croire main-
tenant à cette billevesée qu'on nomme la voix du sang. Elle a été émue, mais
pas trop, pas comme une vraie fille à qui on eût dit les mêmes paroles : Tu
vas revoir ta mère. Bah ! une petite bohémienne : elle a songé aux diamants,
aux fêtes. On ne peut pas apprivoiser les loups !
Il alla mettre son oreille à la porte du boudoir.
— C'est qu'elle prie, s'écria-t-il, tout de bon ! C'est une chose singulière!
tous ces enfants du hasard ont dans un coin de leur extravagante cervelle
une idée qui naît avec leur première dent et qui ne meurt qu'avec leur der-
nier soupir, ridée que leur mère est princesse. Tous ils cherchent, la hotto
sur le dos, le roi leur père. Celle-ci est charmante, se reprit-il, un vrai
bijou ! Comme elle va me servir naïvement et sans le savoir! Si une bonne
paysanne, sa vraie mère, venait aujoud'hui lui tendre les bras, palsambleu !
elle se fâcherait toute rouge. Nous allons avoir des larmes au récit de son
enfance. La comédie .se glisse partout...
Sur son bureau il y avait un flacon de cristal plein de vin d'Espagne et un
verre. II se versa une rasade et but.
— Allons, Philippe ! dit-il en s' asseyant devant ses papiers épars, ceci est
le grand coup de dés! Nous allons jeter un voile sur le passé aujourd'hui
ou jamais! Belle partie! Riche enjeu! Les millions de la banque de Law
peuvent faire comme les sequins des Mille et une nuits et se changer en
feuilles sèches; mais les immenses domaines de Nevers, voilà le solide !
Il mit en ordre ses notes, préparées longtemps à l'avance, Peu à peu sou
front se rembrunissait, comme si une pensée terrifiante se fût emparée de lui.
— Il n'y a pas à se faire ilkision, dit-il en cessant de travailler pour rédé-
chir encore, la vengeance du régent serait implacable. Il est léger, il est ou-
blieux, mais il se souvient de Philippe de Nevers, qu'il aimait plus qu'un
frère; j'ai vu des larmes dans ses yeux quand il regardait ma femme en deuil,
ma femme qui est la veuve de Nevers. — Mais quelle apparence ! Il y a dix-
neuf ans, et pas une voix ne s'est élevée contre moi I
Il passa le revers de sa main sur son front comme pour chasser celte obsé-
dante pensée.
C'est égal, conclut-il, j'aviserai à cela. Je trouverai un conpable; et, le
coupable puni, tout sera dit, je dormirai tranquille.
Parmi les papiers étalés devant lui, et presque tous écrits en chiffres, il y
en avait un qui portait : « Savoir si Mme de Gonzague croit sa fille morte
ou vivante. » El au-dessous : « Savoir si l'acte de naissance est en son pouvoir, a
— Pour cela, il faudrait qii'elle vînt, pensa Gonzague. Je donnerais cent
mille livres pour savoir seulement si elle a l'acte de nai.ssance, ou même si
racle de nai.ssance existe; car s'il existait, je l'aurais ! Et qui sait? roprit-il,
emporté par ses espoirs renaissants; qui sait? les nu''res sont un pou ctunnif;
ces bâtards dont je parlais tout à l'heure et (jui voient partout leurs parents :
elles voient leurs enfants partout. Je ne crois pas lo moins du mond'' à Tin-
102 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
faiilibililé des mères. Qui sait? elle va peut-être ouvrir les bras à ma petite
gitana... Ah ! par exemple, victoire ! victoire en ce cas-là 1 Des fêtes, des
cantiques d'action de grâces, des banquets! un Te Deum, si on veut! Et
salut à l'héritière de Nevers !
Il riait. Quand son rire cessa, il poursuivit :
— Puis, dans quelque temps, une jeune et belle princesse peut mourir. Il
en meurt tant de ces jeunes filles ! Deuil général, oraison funèbre par un ar-
chevêque. Et, pour moi, un héritage énorme que j'aurais, palsambleu 1 bien
gagné !
Deux heures de relevée sonnèrent à l'horloge de Saint-Magloire, C'était
le moment fixé pour l'ouverture du tribunal de famille.
VIII. — La veuve de Nevers
Certes on ne peut pas dire que ce noble hôtel de Lorraine fût prédestiné
à devenir un tripot d'agioteurs; cependant il faut bien avouer qu'il était
admirablement situé et disposé pour cela. Les trois faces du jardin, longeant
les rues Quincampoix, Saint-Denis et Aubry-le-Boucher, fournissaient trois
entrées précieuses. La première surtout valait en or le pesant des pierres de
taille de son portail tout neuf. Ce champ de foire n'était-il pas bien plus
commode que la rue Quincampoix elle-même, toujours boueuse et bordée
d'affreux bouges où l'on assassinait volontiers les traitants? Les jardins de
Gonzague étaient évidemment destinés à détrôner la rue Quincampoix.
Tout le monde prédisait cela, et, par hasard, tout le monde avait raison.
On avait parlé du défunt bossu, Esope I^r, pendant vingt-quatre heures.
Un ancien soldat aux gardes, nommé Gruel et surnommé la Baleine, avait
essayé de prendre sa place; mais la Baleine avait six pieds et demi : c'était
gênant. La Baleine avait beau se baisser, son dos était toujours trop haut
pour faire un pupitre commode. Seulement, la Baleine avait annoncé fran-
chement qu'elle dévorerait tout Jonas qui lui ferait concurrence. Cette me-
nace arrêtait les bossus de la capitale. La Baleine était de taille et de vi-
gueur à les avaler tous les uns après les autres. Ce n'était pas un garçon mé-
chant, mais il buvait six ou huit pots de vin par jour, et le vin était cher en
cette année 1717 : la Baleine avait besoin de gagner sa vie.
Quand notre bossu adjudicataire de la niche de Médor vint prendre pos-
session de son domaine, on rit beaucoup dans le jardin de Nevers. Toute la
rue Quincampoix vint le voir. On le baptisa du premier coup Esope II, et
son dos, à gibbosilé parfaitement confortable, eut un succès fou. Mais la
Baleine gronda; Médor aussi.
La Baleine vit tout de suite dans Esope II un rival vainqueur. Comme
Médor n'était pas moins maltraité que lui, ces deux grandes rancunes s'uni-
rent entre elles. La Baline devint le protecteur de Médor, dont les longues
dents se montraient du haut en bas chaque fois qu'il voyait le nouveau
possesseur de sa niche. Tout ceci était gros d'événements tragiques. On ne
LE BOSSU OU LE PETIT PABISIEN 103
douta pas un seul instant que le bossu ne fut destiné à devenir la pâture
de la Baleine. En conséquence, poui' se conformer aux iraditions bibliques,
on lui donna le second sobriquet de Jonas. Bien des gens droits sur leur échine
n'ont pas une si longue étiquette. Il n'y avait pourtant rien de trop :
Esope II, dit Jonas, exprimait d'une façon élégante et précise l'idée d'un
bossu digéré par une baleine. C'était toute une oraison funèbre faite à l'a-
vance.
Esope II ne semblait point s'inquiéter beaucoup du sort affreux qui l'at-
tendait. II avait pris possession de sa niche, et l'avait meublée fort propre-
ment d'un petit banc et d'un coffre. A tout prendre, Diogène dans son ton-
neau, qui était une amphore, n'était pas encore si bien logé. Et Diogène
avait cinq pieds six pouces, au dire de tous les historiens.
Esope II ceignit ses reins d'une corde à laquelle pendait un bon sac de
grasse toile. Il acheta une planche, une écritoire et des plumes. Son fonds
était monté. Quand il voyait un marché près de se conclure, il s'approchait
discrètement, tout à fait comme Esope I^f, son regrettable prédécesseur;
il mouillait d'encre sa plume et attendait. Le marché conclut, il présentait
la planche sur sa bosse; on mettait les titres sur la planche, et on signait
au.ssi commodément que dans l'échoppe d'un écrivain public. Ceci fait,
Esope II reprenait son écritoire d'une main, sa planche de l'autre; la plan-
che servait de sébile, et recevait l'offrande, qui finalement s'en allait dans
le sac de grosse toile.
Il n'y avait point de tarif. Esope II, à l'exemple de .son modèle, recevait
tout, excepté la monnaie de cuivre. Mais connaissait-on le cuivre, rue de
Quincampoix? Le cuivre, en ce temps bienheureux, ne servait plus qu'à
faire du vcrt-de-gris pour empoi.sonner les oncles riches.
Esope II était là depuis dix heures du matin. Vers une heure après midi,
il appela un des nombreux marchands de viande froide qui allaient et ve-
naient dans cette foire au papier; il acheta un bon pain à la croûte dorée,
une poularde qui faisait plaisir à voir, et une bouteille de chamberlin. Que
voulez-vous! il voyait que le métier marchait.
Son devancier n'aurait pas fait cela.
Esope II s'assit .sur son petit banc, étala ses vivres .sur son coffre, et dîna
magistralement à la face des spéculateurs qui attendaient son bon plaisir.
Les pupitres vivants ont ce désavantage, c'est qu'ils dînent. ]\Iais voyez
l'engouement ! on fit queue à la porte de la niche, et personne ne s'avisa
d'emprunter le grand dos de la Baleine. Le géant, obligé de boire à crédit,
buvait double; il poussait des rugissements. Médor, son affîdé, grinçait des
dents avec rage.
— Holàl Jonas, criait-on de foutes parts, as-lu bientôt fini de dîner?
Jonas était bon prince : il renvoyait les pratiques à la Baleine; mais on
voulait Jonas. C'était plaisir de signer sur sa bosse. Et puis, Jonas n'avait
pas la langue dans sa poche. Ces bossus, vous savez, ont tant d'esprit ! On
citait déjà ses bons mots. Aus.si la Baleine le guettait.
Quand Jonas cul fini de dîner, il cria do sa petite voix aigrelette :
— Soldat, mon ami, veux-tu de mon poulet?
La Baleine avait faim; mais la jalousie le tenait.
— Petit maraud I .s'écria-l-il, tandis que Médor poussait dos hurlements,
mo prends-tu pn\ir un mangiur de restes?
104 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Alors envoie Ion chien, soldat, repartit paisiblement Jonas, et ne me
dis pas d'injures.
— Ah ! tu veux mon chien ! rugit la Baleine; tu vas l'avoir, tu vas l'avoir !
Il siffla et dit :
— Pille Médor 1 Pille !
Il y avait déjà cinq ou six jours que la Baleine l'exerçait dans les jardins.
D'ailleurs, il est de ces sympathies qui naissent à première vue : Médor et
la Baleine s'entendaient. Médor poussa un hurlement rauque et s'élança.
— Gare-toi, bossu, crièrent les agioteurs.
Jonas attendit le chien de pied ferme. Au moment où Médor allait ren-
trer dans son ancienne niche comme en pays conquis, Jonas, saisissant son
poulet par les deux pattes, lui en appliqua un maître coup sur le museau.
O prodige ! Médor, au lieu de se fâcher, se mit à se lécher les babines. Sa lan-
gue allait de ci, de là, cherchant les bribes de volaille qui restaient attachées
à son poil.
Un large éclat de rire accueillit ce beau stratagème de guerre. Cent voix
crièrent à la fois :
— Bravo, bossu 1 bravo I
— Médor, gredin, pille ! pille ! faisait de son côté le géant.
Mais le lâche Médor trahissait définitivement. Esope II venait de l'ache-
ter au prix d'une cuisse de poulet offerte à la volée. Ce que voyant, le géant
ne mit plus de bornes à sa fureur. Il se rua à son tour vers la niche.
— Ah ! Jonas, pauvre Jonas ! cria le chœur des marchands.
Jonas sortit de sa niche, et se mit en face de la Baleine, qu'il regarda en
riant. La Baleine le prit par la nuque et l'enleva de terre. Jonas riait tou-
jours. Au moment où la Baleine allait le rejeter à terre, on vit Jonas se
roidir, poser la pointe de son pied sur le genou du colosse, et rebondir comme
un chat. Personne n'aurait trop su dire comment cela se fit, tant le mouve-
vement fut rapide. La chose certaine, c'est que Jonas était à califourchon
sur le gros cou de la Baleine, et qu'il riait encore. Il y eut dans la foule un
long murmure de satisfaction. Esope II dit tranquillement :
— Soldat, demande grâce, ou je vais t'étrangler.
Le géant, rougissant, écumant, suant, faisait des efforts insensés pour
dégager son cou. Esope II, voyant qu'on ne lui demandait point grâce,
serra les genoux. Le géant tira la langue. On le vit devenir écarlate, puis
bleuir; il paraît que ce bossu avait de vigoureux muscles. Au bout de quel-
ques secondes, la Baleine vomit un dernier blasphème, et cria grâce d'une
voix strangulée. La foule trépigna. Jonas lâcha prise aussitôt, sauta à terre
lestement, jeta une pièce d'or sur les genoux du vaincu, et courut chercher
sa planche, ses plumes, son écritoire, en disant gaiement :
— Allons, pratiques, à la besogne !
Aurore de Caylus, veuve du duc de Nevcrs, femme du prince de Gon-
zague, était assise sur un beau fauteuil à dossier droit, en bois d'ébène comme
l'ameublement entier de son oratoire. EUo portait le deuil sur elle et autour
d'elle. Son costume, simple jusqu'à l'austérité, allait bien à l'austère sim-
plicité de sa retraite.
C'était une chambre à voûte carrée, dont les quatre pans encadraient un
médaillon central peint par Eustache Lesueur, dans cette manière ascé-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 105
tique qui marqua la deuxième époque de sa vie. Les boiseries en chêne noir,
sans dorures, avaient au centre de leurs panneaux de belles tapisseries re-
présentant des sujets de piété. Entre les deux croisées, un autel était dressé.
L'autel était en deuil, comme si le dernier office qu'on y avait célébré eut
été la messe des morts. Vis-à-vis de l'autel, était un portrait en pied du duc
Philippe de Nevers à l'âge de vingt ans. -Le portrait était signé 5lignard. Le
duc y avait son costume de colonel-général des gardes suisses. Autour du
cadre se drapait un crêpe noir. C'était un peu la retraite d'une veuve païenne
malgré les pieux emblèmes qui s'y montraient de toutes parts. Artémise
baptisée eût rendu un culte moins éclatant au souvenir du roi Mausole. Le
christianisme veut dans la douleur plus de résignation et moins d'emphase.
Mais il est si rare qu'on soit obligé d'adresser pareil reproche aux veuves !
D'ailleurs, il ne faut point perdre de vue la position particulière de la prin-
cesse, qui avait cédé à la force en épousant M. de Gonzague. Ce deuil était
comme un drapeau de séparation et de résistance.
Il y avait dix-huit ans qu'Aurore de Caylus était la femme de Gonzague.
On peut dire qu'elle ne le connaissait pas ; elle n'avait jamais voulu ni le voir
ni l'entendre.
Gonzague avait fait tout au monde pour obtenir un entretien. Il est cer-
tain que Gonzague l'avait aimée; peut-être l'aimai t-il encore, à sa manière.
Il avait grande opinion de lui-même, et avec raison. Il pensait, tant il était
sûr de son éloquence, que si une fois la princesse consentait à l'écouter, il
sortirait vainqueur de l'épreuve. Mais la princesse, inflexible dans son déses-
poir, ne voulait point être consolée. Elle était seule dans la vie. Elle se com-
plaisait dans cet abandon. Elle n'avait ni un ami, ni une confidente, et le
directeur de sa conscience lui-même n'avait que le secret de ses péchés.
C'était une femme fière et endurcie à souffrir. Un seul sentiment restait
vivant dans ce cœur cuirassé : l'amour maternel. Elle aimait uniquement,
passionnément, le souvenir de sa fille. La mémoire de Nevers était pour elle
comme une religion. La pensée do sa fille la ressuscitait et lui rendait de
vagues rêves d'avenir. Personne n'ignore l'influence profonde exercée sur notre
être par les objets matériels. La princesse de Gonzague, toujours seule avec
ses femmes qui avaient défense de lui parler, toujours entourée de tableaux
muets et lugubres, était amoindrie dans son intelligence et dans sa sensi-
bilité. Elle disait parfois au prêtre qui la confessait :
— Je suis une morte.
C'était vrai. La pauvre femme restait dans la vie comme un fantôme. Son
existence ressemblait à un douloureux çommcil. Le matin, q\iand elle se
levait, les femmes silencieuses procédaient à sa .sombre toilette; puis sa
lectrice ouvrait un livre de piété. A neuf heures, le chapelain venait dire la
messe des morts. Tout le reste de la journée elle était a.ssise, immobile, froide,
seule. Elle n'était pas sortie de l'hôtel une seule fois depuis son mariage. Le
monde l'avait crue folle. Peu c'en était fallu que la cour ne dressât un autre
autel à Gonzague pour son dévouement conjugal. Jamais, en effet, uno
plainte n'était tombée de la bouche de Gonzague.
Une fois la princesse dit à son confesseur, qui lui voyait les yeux rougis par
les larmes :
— J'ai rêvé que je revoyais ma lillo. Elle n'était plus digne de s'appeler
Mlle de Nevers.
106 LE BOSSU OtJ LE PETIT PARISIEM
— Et qu'avez-vous fait dans votre rêve? demanda le prêtre.
La princesse, plus pâle qu'une morte, et oppressée, répondit :
— J'ai fait, dans mon rêve, ce que je ferais en réalité, je l'ai chassée !
Elle fut plus triste et plus morne depuis ce moment. Cette idée la pour-
suivit sans relâche. Elle n'avait jamais cessé, cependant, de faire les plus
activeb recherches en France et à l'étranger. Gonzague avait toujours
caisse ouverte pour les désirs de sa femme. Seulement, il s'arrangeait de
manière à ce que tout le monde fut dans le secret de ses générosités.
Au commencement de la saison, le confesseur de la princesse avait pour-
tant placé près d'elle une femme de son âge, veuve comme elle, qui lui ins-
pirait de l'intérêt. Cette femme se nommait Madeleine Giraud. Elle était
douce et dévouée.
La princesse avait fait choix d'elle pour l'attacher plus parliculièrement
à sa personne. C'était Madeleine Giraud qui répondait maintenant à M. de
Peyrolles chargé deux fois par jour de venir chercher des nouvelles de la
princesse, de solliciter pour Gonzague la faveur de présenter ses hommages
ges, et d'annoncer que le couvert de madame la princesse était mis.
Nous connaissons la réponse quotidienne et uniforme de Madeleine :
Madame la princesse remerciait M. de Gonzague; elle ne recevait pas; elle
était trop souffrante pour se mettre à table.
Ce matin, Madeleine avait eu beaucoup d'ouvrage. Contre à l'ordinaire,
de nombreux visiteurs s'étaient présentés, demandant à être introduits
auprès de la princesse. C'étaient tous gens graves et considérables : M. de
Lamoignon, le chancelier d'Aguesseau, le cardinal de Bissy; MM. les ducs de
Foix et de Montmorency-Luxembourg, ses cousins; le prince de Monaco
avec M. le duc de Valentinois son fils, et bien d'autres. Ils venaient tous la
voir à l'occasion de ce solennel conseil de famille qui devait avoir lieu au-
jourd'hui même, et dont ils étaient membres.
Sans s'être donné le mot, ils désiraient s'éclairer sur la situation présente
de madame la princesse, et savoir si elle n'avait point quelque grief secret
contre le prince son époux. La princesse refusa de les recevoir.
Un seul fut introduit, ce fut le vieux cardinal de Bissy, qui venait de la
part du régent. Philippe d'Orléans faisait dire à sa noble cousine que le sou-
venir de Nevers vivait toujours en lui. Tout ce qui pourrait être fait en fa-
veur de la veuve de Nevers serait fait.
— Parlez, madame, acheva le cardinal.. Monsieur le régent vous appar-
tient. Que voulez-vous?
— Je ne veux rien, répondit Aurore de Caylus.
Le cardinal essaya de la sonder. Il provoqua ses confidences ou même ses
plaintes. Elle garda le silence obstinément. Le cardinal sortit avec cette
impression qu'il venait de voir une femme à demi folle. Certes, ce Gonzague
avait bien du mérite !
Le cardinal venait de prendre congé au moment où nous entrons dans
l'oratoire de la princesse. Elle était immobile et morue, suivant son habitude.
Ses yeux fixes n'avaient point de pensée. Vous eussiez dit une image de
marbre. Madeleine Giraud traversa la chambre sans qu'elle y prît garde.
Madeleine s'approcha du prie-Dieu qui était auprès de la princesse, et y dé-
posa un livre d'heures qu'elle tenait caché sous sa mante. Puis elle vint se
i
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 107
metîre devant sa maîtresse, les bras croisés sur sa poitrine, attendant une
parole ou un ordre. La princesse leva sur elle son regard et dit :
— D'où venez-vous, Madeleine?
— De ma chambre, répondit celle-ci.
Les yeux de la princesse se baissèrent. Elle s'était levée tout à l'heure pour
saluer le cardinal. Par la fenêtre, elle avait vu Madeleine dans le jardin de
l'hôtel, au milieu de la foule des agioteurs. C'était assez pour réveiller toutes
les défiances de la veuve de Nevers. Madeleine, cependant, avait quelque
chose à dire et n'osait point. C'était une bonne âme, qui s'était prise d'une
sincère et respectueuse pitié pour cette grande douleur.
— j\Iadamelaprincesse,murmura-t-elle, veut-elle me permettre de lui parler?
Aurore de Caylus eut un sourire et pensa :
• — Encore une qu'on a payée pour mentir !
Elle avait été trompée si souvent !
— Parlez, ajouta-l-elle tout haut.
— • Madame la princesse, reprit Madeleine, j'ai un enfant, c'est ma vie;
je donnerais tout ce que je possède au monde, excepté mon enfant, pour que
vous soyez une heureuse mère comme moi.
— La veuve de Nevers ne répondit rien.
— Je suis pauvre, poursuivit Madeleine, et, avant les bontés de madame
la princesse, mon petit Chariot manquait souvent du nécessaire. Ah 1 si je
pouvais payer madame la princesse de tout ce qu'elle a fait pour moi !
— Avez-vous besoin de quelque chose, Madeleine?
— Non ! oh I non, s'écria celle-ci; il s'agit de vous, madame, rien que do
vous. Ce tribunal de famille...
— Je vous défends de me parler de cela, Madeleine.
— Madame s'écria celle-ci, ma chère maîtresse quand vous devriez me
chasser...
— Je vous chasserai, Madeleine.
— J'aurai fait mon devoir, madame, je vous aurai dit : « Ne voulez-vous
point retrouver votre enfant? »
La princesse, tremblante et plus pâle, mit ses deux mains sur les bras de
son fauteuil. Elle se leva à demi. Dans ce mouvement, son mouchoir tomba.
Madeleine se baissa rapidement pour le lui rendre. La poche de son tablier
rendit un son argentin. La princesse fixa sur elle son regard froid et pur.
— Vous avez de l'or, murmura-t-ello.
Puis, d'un geste qui n'appartenait ni à sa haute naissance ni h la fierté
réelle de son caractère, d'un geste de femme soupçonneuse qui veut savoir
à tout prix, elle plongea sa main vivement dans la poche de Madeleine.
Celle-ci joignit les mains en pleurant. La princesse relira une poignée d'or :
dix ou douze quadruples d'Espagne.
— Monsieur de Gonzague arrive d'Espagne I nmrmura-t-oile encore.
Madeleine se jeta h genoux.
— Madame, niadan\e; s'é( ria-t-clle en pleurant; mon petit Chariot élti-
dicra, grâce à cet or. Celui c[ui me l'a donné vient aussi d'Espagne. Au n'>ni do
Dieu, madame, ne me renvoyez qu'après m'avoir écoutée.
— Sortez ! ordonna la princesse.
Madeleine voulut supplier encore, La princesse lin ninnlra la porlo d'un
gosie impérieux, et répéta :
108 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Sortez !
Quand elle eut obéi, la princesse se laissa retomber sur son fauteuil.
Ses deux mains blanches et maigres couvrirent son visage.
— J'allais aimer cette femme ! murmura-t-elle avec un frémissement d'effroi.
— Oh 1 se reprit-elle, tandis que son visage exprimait l'angoisse profonde
de l'isolement: personne, personne! faites, mon Dieu! que je ne me fie à
personne !
Elle resta un instant ainsi, la figure couverte de ses deux mains; puis
un sanglot souleva sa poitrine.
— Ma fille ! ma fille ! dit-elle d'un accent déchirant : Sainte Vierge, je
souhaite qu'elle soit morte ! Au moins près de vous je la retrouverai.
Les accès violents étaient rares chez cette nature éteinte. Quand ils ve-
naient, la pauvre femme restait longtemps brisée. Elle fut quelques minutes
avant de pouvoir modérer ses sanglots. Quand elle recouvra la voix, ce fut
pour dire :
— La mort ! mon Sauveur, donnez-moi la mort !
Puis, regardant le crucifix sur son autel :
— Seigneur Dieu! n'ai-je pas assez souffert? Combien de temps durera
encore ce martyre?
Elle étendit les bras, et de toute l'expression de son àme torturée :
— La mort! Seigneur Jésus! répéta-t-elle; Christ saint, par vos plaies
et par votre passion sur la croix. Vierge mère, par vos larmes, la mort, la mort !
Les bras lui tombèrent, ses paupières se fermèrent, et elle s'affaissa ren-
versée sur le dossier de son fauteuil. Un instant, on eût pu croire que le ciel
clément l'avait exaucée; mais bientôt des tressaillements faibles agitèrent
tout son'corps : ses mains crispées remuèrent. Elle rouvrit les yeux et regarda
le portrait de Nevers. Ses yeux restèrent secs, et reprirent cette immobile
fixité qui avait quelque chose d'effrayant.
Il y avait, dans ce livre d'heures que Madeleine Giraud venait de poser sur
le coin du prie-Dieu, une page où le volume s'ouvrait tout seul, tant l'ha-
bitude avait fatigué la rehure. Cette page contenait le traduction française
du psaume Miserere mei, Domine. La princesse de Gonzague le récitait plu-
sieurs fois chaque jour. Au bout d'un quart d'heure, elle étendit la main pour
prendre le livre d'heures. Le livre s'ouvrit à la page qui contenait le psaume.
Durant un instant, les yeux fatigués de la princesse regardèrent sans voir.
Mais tout à coup elle tressaillit, et poussa un cri.
Elle se frotta les yeux, elle promena son regard tout autour d'elle pour se
bien convaincre qu'elle ne rêvait point.
— Le livre n'a pas bougé de là, murmura-t-elle.
Si elle l'avait vu entre les mains de Madeleine, elle aurait cessé de croire
au miracle. Car elle crut à un miracle. Sa riche taille se redressa de toute sa
hauteur, l'éclair de ses yeux se ralluma; elle fut belle comme aux jours de sa
jeunesse. Belle et fièro, et forte. Elle se mit à genoux devant le prie-Dieu. Le
livre ouvert était sous ses yeux. Elle lut, pour la dixième fois, en marge du
psaume, ces lignes tracées par une main inconnue, et faisant une réponse au
premier verset qui dit : Ayez pitié de moi. Seigneur. L'écriture inconnue
répondait : « Dieu aura pitié, si vous avez foi. Ayez du courage pour défendre
votre fille; rendez- vous au tribunal de famille, fussiez- vous malade ou mou-
rante... et souvenez- vous du signal convenu autrefois entre vous et Nevers, i
I
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 109
— Sa devise ! balbutia Aurore de Caylus : Ty suis ! Mon enfant 1 reprit-elle
les larmes aux yeux : ma fille !
Puis avec éclat :
— Du courage, pour la défendre ! J'ai du courage et je la défendrai 1
IX, — Le plaidoyer
Cette grande salle de l'hôtel de Lorraine, qui avait été déshonorée ce
matin par l'ignoble enchère, qui demain devait être polluée par le troupeau
des brocanteurs adjudicataires, semblait jeter à cette heure son dernier et
l)rillant éclat. Jamais, assurément, fût-ce au temps des grands ducs de
Guise, assemblée plus illustre n'avait siégé sous sa voûte.
Gonzague avait eu ses raisons pour vouloir que rien ne manquât à l'im-
posante solennité de cette cérémonie. Les lettres de convocation, lahcées au
nom du roi, dataient de la veille au soir. On eût dit, en vérité, une affaire
d'État, un de ces fameux lits de justice où s'agitaient en famille les destins
d'une grande nation. Outre le président de Lamoignon, le maréchal de Ville-
roy, et le vice-chancelier d'Argenson, qui étaient là pour le régent, on voyait
au gradin d'honneur, le cardinal de Bissy entre le prince de Conti et l'ambas-
sadeur d'Espagne, le vieux duc de Beaumont-Montmorency auprès de son
cousin Montmorency-Luxembourg; Grimaldi, prince de Monaco; les deux La
Rochechouart, dont l'un du; de Mortemart, l'autre prince de Tonnay-Cha-
rente; Cossé, Brissac, Grammont, Harcourl, Croy, Clermont-Tonnerre.
Nous ne citons ici que les princes et les ducs. Quant aux marquis et aux
comtes, ils étaient par douzaines.
Les simples gentilhommes et les fondés de pouvoir avaient leurs sièges au
bas de l'estrade. Il y en avait beaucoup.
Cette vénérable assemblée se divisait tout naturellement en deux parts :
ceux que Gonzagui avait gagnés et ceux qui étaient indépendants.
Parmi les premiers, on comptait un duc et un prince, plusieurs marquis,
bon nombre de comtes, et presque tout le menu fretin titré. Gonzague espé-
rait en sa parole et en son bon droit pour conquérir les autres.
Avant l'ouverture de la séance, on causa familièrement. Personne ne savait
bien au juste pourquoi la convocation avait lieu. Beaucoup pensaient que
c'était un arbitrage entre le prince et la princesse, au sujet des biens de
Nevcrs.
Gonzague avait ses chauds partisans; Mme de Gonzague était défendue
par quelques vieux honnêtes seigneurs et par (luchpios jeunes chevalière
errants.
Une autre opinion se fil. jour après l'arrivée du cardinal. Le rapport que
fit ce prélat, touchant la situation d'esprit actuelle de madame la princesse,
engendra l'idée qu'il s'agis.sait d'une interdiction.
Le cardinal, qui ne ménageait point ses expressions, avait dit :
« La bonne dame est au trois quarts folle 1 »
110 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
La croyance générale était, d'après cela, qu'elle ne se présenterait point
devant le_;tribunal. On l'attendit pourtant comme cela était convenable.
Gonzague lui-même exigea ce délai avec une sorte de hauteur dont on lui
sut très bon gré. A deux heures et demie, M. le président de Lamoignon prit
place au fauteuil; ses assesseurs furent le cardinal, le vice-chancelier, MM.de
Villeroy et Clermont-Tonnerre. Le greffier en chef du parlement de Paris
prit la plume en qualité de secrétaire; quatre notaires royaux l'a.çsistèrent
comme contrôleurs-greffiers. Tous les cinq prêtèrent serment en cette
qualité. Jacques Thallement, le greffier en chef, fut requis de donner lecture
de l'acte de convocation.
L'acte portait en substance que Philippe de France, duc d'Orléans, régent,
avait compté présider de sa personne cette assemblée de famille, tant pour
l'amitié qu'il portait à M. le prince de Gonzague que pour la fraternelle
affection qui l'avait lié jadis à feu M. le duc de Nevers, mais que les soins
de l'administration, dont il ne pouvait abandonner les rênes, ne fut-ce que
pendant un jour, au profit d'un intérêt particulier, l'avaient retenu au Palais-
Royal. En place de Son Altesse Royale étaient institués commissaires et juges
royaux MM. de Lamoignon, de Villeroy et d'Argenson. M. le cardinal de-
vant servir de curateur royal à madame la princesse. Le conseil était cons-
titué en cour souveraine, pouvant décider arbitrairem-ent en dernier ressort
et sans appel de toutes les questions relatives à la succession du feu duc de
Nevers, pouvant trancher notamment toutes questions d'État, pouvant mê-
me au besoin ordonner au profit de qui de droit l'envoi en possession défini-
tive des biens de Nevers, Gonzague lui-même eût rédigé de sa main ce pro-
tocole que la lettre n'en eût pu lui être plus complètement favorable.
On écouta la lecture dans un religieux silence, puis M. le cardinal au pré-
sident de Lamoignon :
— Mme la princesse de Gonzague a-t-elle un procureur?
Le président répéta la question à haute voix. Comme Gonzague allait ré-
pondre lui-même pour demander qu'on en nommât un d'office et qu'il fût
passé outre, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et les huissiers de ser-
vice entrèrent sans annoncer.
Chacun se leva. Il n'y avait que Gonzague ou sa femme qui pût faire ainsi
son entrée. Mme la princesse de Gonzague se montra en effet sur le seuil, habil-
lée de deuil comme à l'ordinaire, mais si fière et si belle qu'un long murmure
d'admiration courut de rang en rang à sa vue. Personne ne s'attendait à la
voir; personne surtout ne s'attendait à la voir ainsi.
— Que disiez-vous donc, mon cousin? dit Mortemart à l'oreille de Bissy
— Sur ma foi ! répondit le prélat, que je sois lapidé ! j'ai blasphémé. Il
y a là-dessous du miracle.
Du seuil, la princesse dit d'une voix calme et distincte :
— Messieurs, point n'est besoin de procureur. Me voici.
Gonzague quitta précipitamment son siège, et s'élança au-devant de sa
femme. Il lui offrit la main avec une galanterie pleine de respect. Madame
la princesse ne refusa point, mais on la vit tressaillir au contact de la main
du prince, et ses joues pâles ciiangèrent de couleur.
Au bas de l'estrade se trouvait « la maison », Navailles, Gironne, Montau-
bcrt, Noce, Oriol, etc. ; ils furent les premiers à se ranger pour faire un large
passage aux deux époux.
î
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN Hj
— Bon petit ménage! dit Noce pendant qu'ils montaient les degrés de
l'estrade,
— Chut ! fit Oriol, je ne sais si le patron est content ou fâché de cette appa-
rition.
Le patron, c'était Gonzague. Gonzague ne le savait lui-même peut-être
pas. Il y avait un fauteuil préparé d'avance pour la princesse. Ce siège était
ù l'extrême droite de l'estrade, près de la stalle occupée par M. le cardinal.
A droite de la princesse se trouvait immédiatement la draperie couvrant
la porte particulière de l'hémicyde. La porte était fermée et la draperie tom-
ijait. L'agitation produite par l'arrivée de Mme de Gonzague fut un temps
à se calmer. Gonzague avait sans doute quehrue changement à faire dans
.^on plan de bataille, car il semblait plongé dans un recueillement profond.
Le président fit donner une seconde fois lecture de l'acte de convocation, puis
il dit :
— M. le prince de Gonzague ayant à nous exposer ce qu'il veut de fait et
de droit, nous attendons son bon plaisir.
Gonzague se leva aussitôt. Il salua profondément sa femme d'abord, puis
les juges pour le roi, puis le reste de l'assistance. La princesse avait baissé
les yeux après un rapide regard jeté à la ronde. Elle reprenait son immobi-
lité de statue.
C'était un bel orateur que ce Gonzague : tète haut portée, traits largement
sculptés, teint brillant, œil de feu. Il commença d'une voix retenue et presque
iiinide :
— Personne ici ne pense que j'aie pu réunir une pareille assemblée pour
nue communication d'un intérêt ordinaire, et cependant, avant d'entamer,
un sujet bien grave, je sens le besoin d'exprimer une crainte qui est en moi,
une crainte, presque puérile. Quand je pense que je suis obligé de prendre la
parole devant tant de beaux et illustres esprits, ma faiblesse s'efiraye, cl il
n'y a pas jusqu'à cette habitude de langage, cette façon de prononcer les
nintsdontjam fils de l'Italie ne peut jamais se défaire; il n'y a pas jusqu'à mou
.11 cent qui ne me soit obstacle. Je reculerais, en vérité, devant ma tâche, si
j ■ ne réfléchissais que la force est indulgente, et que votre supériorité même
UK! sera une assurée sauvegarde.
A ce début hyperacadémiqiie, il y eut des sourires sur les gredins d'élite.
Gonzague ne faisait rien à l'étourdie.
— Qu'(m me permette d'abord, reprit-il, de remercier tous ceux qui, en
cette occasion, ont honoré notre famille de leur bienveillante sollicitude.
Monsieur le régent le premier, monsieur le régent, dont on peut parler à
cœur ouvert, puis(}u'il n'est pas au milieu de nous, ce noble, cet excellent
prince, toujours en tête quand il s'agit d'une action digne et bonne...
Des marques d'approbation non équivoipie se firent jour. « La [maison »
applaudit chaleureusement du bonnet.
— Quel avocat eût fait notre cher c(Uisiu ! dit Chaverny à Choisy qui était
près de lui.
— En second lieu, poursuivit Gonzague, madame la j)rincesse, qui, malgré
sa santé languissante et son amour p(jur la retraite, a bien voulu se faire
violence à ello-uiême et redescendre des hauteurs (}ù elle vil jus(iu'au niveau
de nus |)auvres iuti'>rèls humains. En tmisième lien, ces grands dignitaires
de la plus belle couronne du monde : les deux chefs de ce Iribuiial auguslo
112 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
qui rend la justice et règle en même temps les destinées de l'État, un glorieux
capitaine, un de ces soldats géants dont les victoires serviront de thème aux
Plutarques à venir, un prince de l'Eglise, et tous ces pairs du royaume, si
bien dignes de s'asseoir sur les marches du trône. Enfin, vous tous, messieurs,
quel que soit le rang que vous occupez. Je suis pénétré de reconnaissance, et
mes actions de grâces, mal exprimées, partent au moins du fond du cœur.
Tout cela fut prononcé avec une mesure parfaite, de cette voix nombreuse
et sonore qui est le privilège des Itahens du nord. C'était l'exode. Gonzague
sembla se recueillir. Son front s'inclina et ses yeux s'abaissèrent.
— Philippe de Lorraine, duc de Nevers, continua-t-il d'un accent plus
sourd, était mon cousin par le sang, mon frère par le cœur. Nous avions mis
en commun les jours de notre jeunesse. Je puis dire que nos deux âmes, n'en
faisaient qu'une, tant nous partagions étroitement nos peines comme nos
joies. C'était un généreux prince, et Dieu sait quelle gloire était réservée à
son âge mûr ! Celui qui tient dans sa main puissante la destinée des grands
de la terre voulut arrêter le jeune aigle à l'heure même où il prenait son
vol. Nevers mourut avant que son cinquième lustre fut achevé. Dans ma
vie, souvent et durement éprouvée, je ne me souviens pas d'avoir reçu un
coup plus cruel. Je puis parler ici pour tout le monde. Dix-huit ans écoulés
depuis la nuit fatale n'ont point adouci l'amertume de nos regrets... Sa mé-
moire est là ! interrompit-il en posant la main sur son cœur et en faisant
trembler sa voix ; sa mémoire vivante, éternelle, comme le deuil de la noble
femme qui n'a pas dédaigné de porter mon nom après le nom de Nevers 1
Tous les yeux se dirigèrent vers la princesse. Celle-ci avait le rouge au front.
Une émotion terrible décomposait son visage.
— Ne parlez pas de cela! fit-elle entre ses dents serrées; voilà dix-huit
ans que je passe dans la retraite et dans les larmes !
Ceux qui étaient là pour juger sérieusement, les magistrats, les princes et
pairs de France, tendirent l'oreille à ce mot. Les clients, ceux que nous avons
vus réunis dans l'appartement de Gonzague, firent entendre un long mur-
mure. Cette chose hideuse qu'on nomme la claque dans le langage usuel n'a
pas été inventée par les théâtres. Noce, Gironne, Montaubcrt, Taranne, etc.,
faisaient leur métier en conscience. M. le cardinal de Bissy se leva.
— Je requiers, dit-il, monsieur le président de réclamer le silence. Les dires
de madame la princesse doivent être écoutés ici au même titre que ceux
de M. de Gonzague.,
Et, en se rasseyant, il glissa dans l'oreille de son voisin IMortemart, avec
toute la joie d'une vieille commère qui se sent sur la piste d'un monstrueux
cancan :
— Monsieur le duc, j'ai idée que nous allons en apprendre de belles I
— Silence! ordonna M. de Lamoignon, dont le regard sévère fit baisser
les yeux à tous les amis imprudents de Gonzague.
Celui-ci reprit, répondant à l'observation du cardinal :
— Non pas au même titre. Votre Emincnce, s'il m'est permis de vous con-
tredire, mais à titre supérieur, puisque madame la princesse est femme et
veuve de Nevers. Je m'étonne qu'il se soit trouve parmi nous quelqu'un
pour oublier, ne fût-ce qu'un instant, le respect profond qui est dû à madame
la princesse de Gonzague.
Chavcrny se mit à rire dans sa barbe.
LE BOSSU OU LE PETIT PAFxISIEN ll3
— Si le diable avait des saints, pensa-t-il, je plaiderais en cours de Rome
pour que mon cousin fût canonisé !
Le silence se rétablit. L'escarmouche effrontée que Gonzague venait
de tenter sur un terrain brûlant avait réussi. Non seulement sa femme ne
l'avait point accusé d'une manière précise, mais il avait pu se parer lui-même
d'un tremblant de générosité chevaleresque. C'était un point marqué. Il
releva la tête et reprit d'un ton affermi :
— Philippe de Nevers mourut victime d'une vengeance ou d'une trahi-
son. Je dois glisser très légèrement sur les mystères de celte nuit tragique.
M. de Caylus, père de madame la princesse, est mort depuis longtemps, et le
respect me ferme la bouche.
Comme il vit que madame de Gonzague s'agitait sur son siège, prête à se
trouver mal, il devina qu'un nouveau défi resterait sans réponse. Il s'inter-
rompit donc pour dire avec un ton d'exquise et bienveillante courtoisie :
— Si madame la princesse avait ici quelque communication à nous faire,
je m'empresserais de lui céder la parole.
Aurore de Caylus fit effort pour parler, mais sa gorge, convulsivement
serrée, ne put donner passage à aucun son. Gonzague attendit quelques se-
condes, puis il poursuivit :
— La mort de M. le marquis de Caylus, qui, sans nul doute, aurait pu
fournir de précieux témoignages, la situation éloignée du lieu où le crime
fut commis, la fuite des assassins, et d'autres raison que la plupart d'entre
vous connaissent, ne permirent pas à l'instruction criminelle d'éclaircir
complètement cette sanglante affaire. Il y eut des doutes; un soupçon plana,
enfin justice ne put être faite. Et pourtant, messieurs, Philippe de Nevers
avait un autre ami que moi, un ami plus puissant. Cet ami, ai-je besoin de
le nommer? vous le connaissez tous : il a nom Philippe d'Orléans, il est
régent de France. Qui oserait dire que Nevers assassiné a manqué de ven-
geurs?
II y eut un silence. Les clients du dernier banc échangeaient entre eux de
vives pantomines. On entendait partout ces mots, répétés à voix basse :
— C'est plus clair que le jour !
Aurore de Caylus collait son mouchoir sur ses lèvres où le sang venait,
tant l'indignation lui serrait la poitrine.
— Messieurs, reprit Gonzague, j'arrive aux faits qui ont motivé votre
convocation. Ce fut en m'épousant que madame la princesse déclara son
mariage secret, mais légitime, avec le feu duc de Nevors. Ce fut en m'épou-
sant qu'elle constata légalement l'existence d'une fille issue de cette union.
Les preuves écrites man([uaient; le registre paroissial lacéré en deux en-
droits, ne portait aucune constatation, et je suis forcé de dire encore que
M. de Caylus seul au monde aurait pu nous donner quelque^' éclaircissements
à cet égard. Mais M. de Caylus vivant garda toujours lu silence. A Theuro
qu'il est, nul ne peut interroger sa tombe. La constatation dut se faire au
moyen du témoignage sacramentel de dom Bernard, chapelain de Caylus,
lequel inscrivit mention du premier mariage et de la naissance de Mlle do
Nevers en marge de l'acte qui donna mon nom à la veuve de Novirs. Je
voudrais que madame la princes.se voulût bien prêter à mes paroles l'auto-
rité de son adhésion.
Tout ce qu'il venait de dire était d'une exactitude rigoureuse. Aurore do
8
114 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Caylus resta muette. Mais le cardinal de Bissy, s'étant penché vers elle, se
releva et dit :
— Madame la princesse ne conteste point.
Gonzague s'inclina el poursuivit :
— L'enfant disparut la nuit même du meurtre. Vous savez, messieurs,
quel inépuisable trésor de patience et de tendresse renferme le cœur d'une
mère. Depuis dix-huit ans, l'unique soin de madame la princesse, le travail
de chacun de ses jours, de chacune de ses heures, est de chercher sa fille. Je
dois le dire, les recherches de madame la princesse ont été jusqu'à présent
complètement inutiles. Pas une trace, pas un indice, madame la princesse
n'est pas plus avancée qu'au premier jour.
Ici Gonzague jeta encore un regard vers sa femme.
Aurore de Caylus avait les yeux au ciel. Dans sa prunelle humide, Gon-
zague chercha en vain ce désespoir que devaient provoquer ses dernières
paroles. Le coup n'avait pas porté. Pourquoi? Gonzague eut peur.
— Il faut maintenant, reprit-il en faisant appel à tout son sang-froid, il
faut, messieurs, malgré ma vive répugnance, que je vous parle de moi. Après
mon mariage, sous le règne du feu roi, le parlement de Paris, à l'instigation de
feu M. le duc d'Elbœuf, oncle paternel de notre malheureux parent et ami,
rendit, toutes chambres assemblées, un arrêt qui suspendait indéfiniment
(sauf les limites posées par la loi) mes droits à l'héritage de Nevers. C'était
sauvegarder les intérêts de la jeune Aurore de Nevers, si elle fût encore de
ce monde; je fus bien loin de m'en plaindre. Mais cet arrêt, messieurs, n'en a
pas moins été la cause de mon profond et incurable malheur.
Tout le monde redoubla d'attention.
— Écoutez ! écoutez ! fit-on sur les petits bancs.
Un coup d'œil de Gonzague venait d'apprendre à Montaubert, Gironne et
compagnie, que c'était là l'instant critique.
— J'étais jeune encore, continua Gonzague, assez bien en cour, riche,
très riche déjà. Ma noblesse était de celles qu'on ne conteste point. J'avais
pour femme un trésor de beauté, d'esprit et de vertu. Comment échapper, je
vous demande, aux sourdes et lâches attaques de l'envie? Sur un point j'étais
vulnérable : le talon d'Achille ! L'arrêt du parlement avait fait ma position
fausse, en ce sens que, pour certaines âmes basses, pour ces coeurs vils dont
l'intérêt est le seul maître, il semblait que je devais désirer la mort de la
jeune fille de Nevers.
On se récria dans la juste mesure.
— Eh ! messieurs, dit Gonzague avant que M. de Lamoignon eût imposé
silence aux interrupteurs, le monde est ainsi fait ! Nous ne changerons pas le
monde. J'avais intérêt, intérêt matériel, donc je devais avoir une arrière-
pensée. La calomnie avait beau jeu contre moi, la calomnie ne se fit pas faute
d'exploiter ce filon. Un seul obstacle me séparait d'un immense héritage.
Périsse robiacle ! Qu'importe le long témoignage de toute ma vie pure? On
me soupçonna des intentions les plus perverses, les plus infâmes! On mit
(je dois tout dire au conseil), on mit la froideur, la défiance, presque la haine
entre madame la princesse et moi. On prit à témoin cette image en deuil
qui orne la retraite d'une sainte femme; on opposa au mari vivant l'époux
mort; et, pour employer un mot trivial, messieurs, un pauvre mot qui est
LE BOSSU OU LE PETIT PAniSIEN 115
l'expression du bonheur des humbles, hélas ! et qui ne semble pas fait pour
nous autres qu'on appelle grands, on troubla mon ménage !
Il appuya fortement sur ce mot.
— Mon ménage, entendez-vous [bien; mon intérieur, mon repos, ma
famille, mon cœur ! Oh ! si vous saviez quelles tortures les méchants peuvent
infliger aux bons ! si vous saviez les larmes de sang qu'on pleure en invoquant
la sourde Providence ! si vous saviez 1 Tenez, j e vous affirme ceci sur mon hon-
neur et sur mon salut, je vous le jure! j'aurais donné mon nom, j'aurais
donné ma fortune pour être heureux à la façon des petites gens qui ont un
ménage, c'est-à-dire une femme dévouée, un cœur ami, des enfants qui vous
aiment et qu'on adore, la famille enfin, la famille, cette parcelle de félicité
céleste que E)ieu bon laisse tomber parmi nous !
Vous eussiez dit qu'il avait mis son âme tout entière dans son débit. Ses
dernières paroles furent prononcées avec un entraînement tel qu'il y eut dans
l'assemblée comme une grande commotion. L'assemblée était touchée au
cœur. Il y avait plus que de l'intérêt, il y avait une respectueuse compassion
pour cet homme tout à l'heure si hautain, pour ce grand de la terre, pour ce
prince qui venait de mettre à nu, avec des larmes dans la voix et dans les
yeux, la plaie terrible de son existence. Ces juges étaient pour bon nombre
des gens ayant de la famille.
Malgré les mœurs du jour, la fibre du père et de l'époux remua en eux vio-
lemment.
Les autres, roués ou agioteurs, ressentirent je ne sais quelle vague émo-
tion, comme des aveugles qui devineraient les couleurs, ou comme ces filles
perdues qui s'en vont au théâtre pleurer toutes leurs larmes aux accents de
la vertu persécutée.
Il n'y avait que deux êtres pour rester frntds au milieu de l'attendrissement
inéral : M'"'^ la princesse de Gonzague et M. de Chaverny. La princesse avait
les yeux baissés. Elle semblait rêver, et certes cette tenue glacée ne plaidait
point en sa faveur auprès de ses juges prévenus. Quant au petit marquis, il se
dandinait sur son fauteuil et mâchait entre ses dents :
— Mon illustre cousin est un coquin sublime 1
Les autres comprenaient, à l'attitude même de M""^ de Gonzague, ce que
l'inforluné prince avait dû souffrir.
— C'est trop! dit M. de Morlemart au cardinal de Bissy; soyons justes,
s'est trop !
M. do Morlemart s'appelait Viclurnien de son nom de baptême, comme
,ous les membres de l'illustre maison de la Rochechouart. Ces divers Viclur-
lien étaient généralement de b(ms hommes. Les mémoires méchants leur
'ont celte querelle d'Allemand qu'aucun d'eux n'inventa la poudre. Les
lames, par exemple...
Le cardinal de Bi.ssy secoua son rabat chargé de tabac d'Espagne. Chaque
nembro du respectable sénat faisait ce qu'il pouvait pour gardiT sa gravité
luslère. Mais aux petits bancs on ne se gênait point. Gironne s'ossuyail les
^eux qu'il avait secs; Oriol, plus tendre ou plus habile, pleurait à chaudes
armes; le baron de Batz sanglotait.
— Quelle âme! dit 'raranue.
— Quclh; belle âme? ame.i a .M. de Peyrolles qui venait d'entrer.
— Ah I lit Oriol avec sonlimenl, f)n n'a pas Cdinpris ce cœur-U\ I
116 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Quand je vous disais, murmura le cardinal un peu remis, que nous
allions en apprendre de belles ! Mais écoutons : Gonzague n'a pas fmi.
Gonzague, en efîet, reprit, pâle et beau d'émotion :
- — Je n'ai point de rancune, messieurs. Dieu me garde d'en vouloir à celte
pauvre mère, abusée. Les mères sont crédules parce qu'elles aiment ardem-
ment. Et'si j'ai soufîert, n'a-t-elle pas eu, elle aussi, de cruelles tortures?
L'esprit le plus robuste s' affaiblit à la longue dans le martyre. L'intelligence
se lasse. Ils lui ont dit que j'étais l'ennemi de sa fille, que j'avais des intérêts...
comprenez bien cela, messieurs, des intérêts, moi Gonzague, le prince de
Gonzague, l'homme de France le plus riche après Law !
— Avant Law, glissa Oriol.
Et certes il n'y avait là personne pour le contredire.
— Ils lui ont dit, poursuivit Gonzague : « Cet homme a des émissaires
partout; ses agents sillonnent en tous sens la France, l'Espagne, l'Italie... Cet
homme s'occupe de votre fille plus cfue vous-même... >
Il se retourna vers la princesse et ajouta :
— On vous a dit cela, n'est-ce pas, madame?
Aurore de Caylus, sans lever les yeux et sans bouger laissa tomber ces mots.
— On me l'a dit.
— Voyez ! s'écria Gonzague en s'adressant au conseil.
Puis, se tournant de nouveau vers sa femme :
— On vous a dit aussi, pauvre mère : « Si vous cherchez en vain votre
fille, si vos efforts sont restés inutiles, c'est que la marn de cet homme est là,
dans l'ombre, sa main qui donne le change à vos recherches, qui égare vos
poursuites, sa main perfide. » N'est-il pas vrai, madame, qu'on vous a dit cela?
— On me l'a dit, repartit encore la princesse.
— Voyez ! voyez, mes juges et mes pairs ! fit Gonzague. Et ne vous a-t-on
pas dit quelque chose encore, madame? que cette main qui agit dans l'ombre,
cette main perfide, est la main de votre mari? Ne vous a-t-on pas dit que
peut-être l'enfant n'était plus, qu'il y avait des hommes assez infâmes pour
tuer un enfant, et que peut-être... Je n'achève pas, madame, mais on vous
a dit cela.
Aurore de Caylus, pâle autant qu'une morte, répondit pour la troisième fois:
— On me l'a dit .
— Et vous l'avez cru, madame? interrogea le prince dont l'indignation
altérait la voix.
■ — Je l'ai cru, répartit froidement la princesse.
De toutes les parties de la salle s'élevèrent, à ce mot, des exclamations.
— Vous vous perdez, madame, dit tout bas le cardinal à l'oreille de la
princesse; à quelque conclusion que puisse arriver M. de Gonzague, vous êtes
sûre d'être condamnée.
Elle avait repris son immobilité silencieuse. Le président de Lamoignon
ouvrait la bouche pour lui adresser quelque remontrance, lorsque Gonzague
l'arrêta d'un geste respectueux.
— Laissez, monsieur le président, je vous en prie, dit-il; laissez, messieurs.
Je me suis imposé sur cette terre un devoir pénible; je le remplis de mon
mieux; Dieu me tiendra compte de mes efforts. S'il faut vous dire la vérité
tout entière, cette convocation solennelle avait pour but principal de forcer
madame la princesse à m'écoufor une fois en sa vie. Depuis dix-huit ans que
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 117
nous sommes époux, je n'avais pu obtenir cette faveur. Je voulais parvenir
jusqu'à elle, moi l'exilé du premier jour de noces; je voulais me montrer tel
que je suis, à elle qui ne me connaît pas. J'ai réussi; grâces vous en soient
:• adues; mais ne vous mettez pas entre elle et moi, car j'ai le talisman qui va
lui ouvrir enfin les yeux.
Puis, parlant désormais pour la princesse toute seule, et s' adressant à elle
directement, au milieu du silence profond qui régnait dans la salle :
— On vous a dit vrai, madame : j'avais plus d'agents que vous en France,
en Espagne, en Italie, car, pendant que vous écoutiez ces accusations infâmes
portées contre moi, je travaillais pour vous. Je répondais à toutes ces calom-
nies par une poursuite plus ardente, plus obstinée que la vôtre. Je cherchais,
moi aussi, je cherchais sans cesse et sans repos, avec ce que j'ai de crédit et
de puissance, avec mon or, avec mon cœur! Et aujourd'hui (vous voilà qui
m'écoutez maintenant) aujourd'hui, récompensé enfin de tant d'années de
peines, je viens à vous, qui me méprisez et me haïssez, moi qui vous respecte
et qui vous aime... je viens à vous et je vous dis : Ouvrez vos bras, heureuse
mère, je vais y mettre votre enfant !
En même temps, il se tourna vers Peyrolles qui attendait ses ordres :
— Qu'on amène, ordonna-t-il à haute voix, M'i® Aurore de Nevers!
X. — J'y SUIS
Nous avons pu rapporter les paroles prononcées par Gonzague; ce qu'il
n'est pas donné de rendre avec la plume, c'est le feu du débit, l'ampleur de la
pose, la profonde conviction que rayonnait le regard.
Ce Gonzague était un prodigieux comédien. Il s'imprégnait de son rôle
appris, à ce point que l'émotion le dominait lui-même, et que c'étaient de
vrais élans qui jaillissaient de son âme. C'est le comble de l'art. Placé autre-
ment et doué d'une autre ambition, cet homme eût remué un monde.
Parmi ceux qui l'écoutaient, il y avait des gens sans cœur, des gens rom-
pus à toutes les roueries de l'éloquence, des magistrats blasés sur les effets de
parole, des financiers d'autant plus difficiles à tromper que, d'avance, ils
étaient complices du mensonge.
Gonzague jouant avec l'impossible, produisit un véritable miracle. Tout
le monde le crut ; tout le monde eût juré qu'il avait dit vrai. Oriol, Gironne,
Albret, Tarannc et autres ne faisaient plus leur métier; ils étaient pris. Tous
se disaient :
— Plus lard, il mentira; mais à présent, il dit vrai !
Tous ajoutaient :
— Se peut-il (pi'il y ait dans cet homme, tant do grandeur avec tant de
perversité?
Ses pairs, ce groupe de grands seigneurs qui étaient là pour le juger, regret-
taient d'avoir pu parfois douter de lui. Co qui le grandissait, c'était cet
amour chevaleresque pour sa femme, ce magnanime pardon do la longue
118 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
injure. Dans les siècles les plus perdus, les vertus de la famille font à qui veut
un haut piédestal. Il n'y avait pas là un seul cœur qui ne battit violemment.
M. de Lamoignon essuya une larme, et Villeroy, le vieux guerrier, s'écria :
— Palsambleu ! prince, vous êtes un galant homme !
Mais le résultat le plus complet, ce fut la conversion du sceptique Chaverny
et l'effet foudroyant produit sur la princesse elle-même. Chaverny se raidit
tant qu'il pût; mais aux dernières paroles du prince, on le vit rester bouche
béante.
— S'il a fait cela, dit-il à Choisy, du diable si je ne lui pardonne pas tout
le reste !
Quant à Aurore de Caylus, elle s'était levée tremblante, pâle, semblable
à un fantôme. Le cardinal de Bissy fut obligé de la soutenir dans ses bras.
Elle restait Tœil fixé sur la porte par où venait de sortir M. de PeyroUes.
L'effroi, l'espoir se peignaient tour à tour sur ses traits. Allait-elle voir sa
fille? L'avertissement trouvé par elle dans son livre d'heures, à la page du
Miserere, annonçait-il cela? On lui avait dit de venir; elle était venue. Allait-
elle défendre sa fille? Quel que fût le danger inconnu, c'était de joie surtout
que son cœur battait. Sa fille ! oh ! comme son âme allait s'élancer vers elle
à première vue ! Dix-huit ans de larmes payés par un seul sourire ! Elle atten-
dait. Tout le monde attendait comme elle.
PeyroUes était sorti par la terrasse donnant sur l'appartement du prince.
Il rentra bientôt, tenant- dona Cruz par la main. Gonzague se rendit à sa
rencontre. Ce ne fut qu'un cri : « Qu'elle est belle ! » Puis les affi dés rentrant
dans leur rôle, prononcèrent à demi voix ce mot qu'on leur avait appris :
« Quel air de famille ! »
Mais il se trouva que les gens de bonne foi allèrent plus loin que les stipen-
diés. Les deux présidents, le maréchal, le cardinal et tous les ducs, regardant
tour à tour madame la princesse, puis dona Cruz, firent cette déclaration
spontanée :
— Elle ressemble à sa mère !
Il était donc acquis déjà, pour eux qui avaient mission de juger, que
madame la princesse était la mère de dona Cruz. Et pourtant madame la
princesse changeant encore une fois de visage avait repris son air de trouble
et d'anxiété. Elle regardait cette belle jeune fille, et c'était une sorte d'effroi
qui se peignait sur ses traits.
Ce n'était pas ainsi, oh ! non ! qu'elle avait rêvé sa fille. Sa fille ne pouvait
pas être plus belle; mais sa fille devait être autrement. Et cette froideur sou-
daine qu'elle sentait en dedans d'elle-même, à cet instant où tout son cœur
aurait dû s'élancer vers l'enfant retrouvé, cette froideur l'épouvantait.
Était-elle donc une mauvaise mère?
A cette frayeur, une autre s'ajoutait. Quel avait dû être le passé de cette
charmante enfant, dont les yeux brillaient hardiment, dont la taille souple
avait d'étranges ondulations, dont toute la personne enfin était marquée de
ce cachet gracieux, trop gracieux, que l'austère éducation de famille ne
donne point d'ordinaire aux héritières des ducs?
Chaverny, qui était déjà parfaitement remis de son émotion et qui regret-
tait fort d'avoir cru à Gonzague pendant une minute, Chaverny exprima
l'idée de la princesse autrement et mieux qu'elle n'eût pu le faire elle -même.
— Elle est adorable ! dit-il à Choisy en la reconnaissant.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 119
— Tu es décidément amoureux? demanda Choisy.
— Je l'étais, répondit le petit marquis, mais ce nom de Nevers l'écrase
et lui va mal.
Les beaux casques de nos cuirassiers iraient mal à un gamin de Paris, mièvre
et sans gêne dans ses mouvements. Il y a des déguisements impossibles.
Gonzague n'avait point \u cela, Chaverny le voyait : Pourquoi?
Chaverny était Français et Gonzague Italien, d'abord. De tous les habi-
tants de notre globe, le Français est le plus près de la femme pour la délica-
tesse et le juger des nuances. Ensuite, ce beau prince de Gonzague avait bien
près de cinquante ans. Chaverny était tout jeune. Plus l'homme vieillit
moins il est femme, Gonzague n'avait point vu cela; il ne pouvait pas le voir
Sa finesse milanaise était de la diplomatie, non point de l'esprit. Pour aper-
cevoir ces détails, il faut avoir un sens exquis comme Aurore de Caylus,
femme et mère, ou bien être un peu myope et regarder de tout près comme
le petit marquis.
Dona Cruz, cependant, le rouge au front, les yeux baissés, le sourire aux
lèvres, était au bas de l'estrade. Chaverny seul et la princesse devinaient
l'efTort qu'elle faisait pour tenir ses paupières fermées. Elle avait si grande
envie de voir!
— Mademoiselle de Nevers, lui dit Gonzague, allez embrasser votre mère !
Dona Cruz eut un moment de sincère allégresse; son élan ne fut point joué
Là était l'habileté suprême de Gonzague, qui n'avait pas voulu d'une comé-
dienne pour remplir ce premier rôle. Dona Cruz était de bonne foi. Son regard
carressant se tourna tout de suite vers celle qu'elle croyait sa mère. Elle fitun
pas et ses bras s'ouvrirent d'avance. Mais ses bras retombèrent, ses paupières
aussi. Un geste froid de la princesse, venait de la clouer à sa place.
La princesse, revenue aux défiances qui naguère navraient sa solitude, la
princesse, répondant à cette pensée qu'elle venait d'avoir et que l'aspectde
dona Cruz lui avait inspirée, la princesse dit entre haut et bas :
— Qu'a-t-on fait de la fille de Nevers?
Puis élevant la voix, elle ajouta.
— Dieu m' est" témoin que j'ai le cœur d'une mère. Mais si la fille de Nevers
me revenait flétrie d'une seule tache, n'eût-elle oublié qu'une minule la fierté
de sa rare, je voilerais m.on vi.sagc et je dirais : Nevers est mort tout entier I
— Vontrebleu ! pr-n.sa Chaverny, je parierais pour plusieurs minutes 1
Il était seul de son avis en ce moment. La sévérité de M^^^ de Gonzague
semblait intempestive et même dénaturée. Pendant qu'elleparlait, un petit
bruit se lit à droite, comme si la porto voisine tournait doucement sur ses
gonds derrière la drnporie. Elle n'y prit point garde.
Gonzague répondait, joignant les main.s, comme si le doute eût été ici un
blasphème.
— Ohl madame, madame! est-ce bien votre cœur qui a parlé? M"« de
Nevers, votre fille, madame, est plus pure que les anges.
Une larme était dans les yeux de la pauvre dona Cruz.
Le cardinal se peiuha vers Aurore de Caylus.
— A moins que vous n'ayez pour douter encore d^s rai.«;ons précises et
avouables... commença-l-il.
— Des raisons! interrompit laprinresse; mon cœur est resté froid, mes
yeux .secs, mes bras immobiles, ne sont-co pas des rai.sons cela?
120 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Belle dame, si vousn'enavez pas d'autres, jenepourrai, en conscience,
combattre l'opinion évidemment unanime du conseil.
Aurore de Caylus jeta autour d'elle un sombre regard.
— Vous voyez bien, je ne m'étais pas trompé, fit le cardinal à l'oreille du
duc de Mortemart, il y a là un grain de folie.
— Messieurs ! messieurs ! s'écria la princesse, est-ce que déjà vous m'avez
Jugée?
— Rassurez-vous, madame, et calmez-vous, répliqua le président de
Lamoignon; tous ceux qui sont dans cette enceinte vous respectent et vous
aiment, tous et au premier rang l'illustre prince qui vous a donné son nom...
La princesse baissa la tête. Le président de Lamoignon poursuivit, avec
une nuance.de sévérité dans la voix :
— Agissez suivant votre conscience, madame, et ne craignez rien. Notre
tribunal n'a point mission de punir. L'erreur n'est point crime, mais malheur.
Vos parents et vos amis auront compassion de vous, si vous vous êtes trompée.
— Trompée ! répéta la princesse sans relever la tête; oh ! oui, j'ai été bien
souvent trompée; mais si personne n'est ici pour me défendre, je me défen-
drai moi-même. Ma fille doit porter avec elle la preuve de sa naissance.
— Quelle preuve? demanda le président de Lamoignon.
— La preuve désignée par M. de Gonzague lui-même, la feuille arrachée
au registre de la chapelle de Caylus. Arrachée de ma propre main, messieurs 1
ajouta-t-elle en se redressant.
— Voilà ce que je voulais savoir, pensa Gonzague. Cette preuve, reprit-il
tout haut, votre fille l'aura madame.
— Elle ne l'a donc pas? s'écria Aurore de Caylus.
Un long murmure s'éleva dans l'assemblée à cette exclamation.
— Emmenez-moi ! emmenez-moi ! balbutia dona Cruz en larmes.
Quelque chose remua au fond du cœur de la princesse en écoutant la voix
désolée de cette pauvre enfant.
— Mon Dieu, dit-elle en levant ses mains vers le ciel, mon Dieu, inspirez-
moi ! Mon Dieu, ce serait un malheur horrible et un grand crime que de
repousser mon enfant! Mon Dieu, je vous implore du fond de ma misère,
répondez-moi !
On vit tout à coup sa figure s'éclairer, tandis que tout son corps tressaillit
violemment.
Elle avait interrogé Dieu. Une voix que personne n'entendit hormis elle-
même, une voix mystérieuse et qui semblait répondre à ce suprême appel,
prononça derrière la draperie les trois mots de la devise de Nevers :
— J'y suis !
La princesse s'appuya au bras du cardinal pour ne point tomber à la ren-
verse.
Elle n'osait se retourner.
Cette voix venait-elle du ciel?
Gonzague se méprit à cette émotion soudaine. Il voulut frapper le dernier
coup.
— Madame, s'écria-t-il, vous avez fait appel au maître de toutes choses;
Dieu vous répond : je le vois, je le sens. Votre bon ange est en vous qui
combat les suggestions du mal. Madame, ne repoussez pas le bonheur après
vos longues souffrances si noblement supportées; madame, oubliez la main
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 121
qui met dans la vôtre un trésor. Je ne réclame pas mon salaire; je ne vous
demande qu'une chose, regardez votre enfant. La voici bien tremblante, la
voici toute brisée de l'accueil de sa mère. Écoutez au dedans de vous-même,
madame, la voix de l'âme vous répondra.
La princesse regarda dona Cruz. Et Gonzague poursuivit avec entraîne-
ment :
— Maintenant que vous l'avez vue, au nom du Dieu vivant ! je vous le
demande, n'est-ce pas là votre fille?
La princesse ne répondit pas tout de suite. Involontairement, elle se
tourna à demi vers la draperie. La voix, distincte pour elle seule, car per-
sonne ne soupçonna qu'on avait parlé, prononça ce seul mot :
— Non.
— Non ! répéta la princesse avec force.
Et son regard résolu fit le tour de l'assemblée. Elle n'avait plus peur.
Quel que fût ce mystérieux conseiller qui était là derrière la draperie, elle
avait confiance en lui, car il combattait Gonzague. Et d'ailleurs il accom-
plissait la muette promesse du livre d'heures. Il avait dit : « J'y suis »; il
venait avec la devise de Nevers.
Mille exclamations cependant se croisaient dans la salle.
L'indignation d'Oriol et C"= ne connaissait plus de bornes.
— C'en est trop ! dit Gonzague en apaisant de la main le zèle trop bruyant
du bataillon sacré; la patience humaine a des bornes. Je m'adresserai une
dernière fois à madame la princesse, et je lui dirai : Il faut de bonnes raisons,
des raisons graves et fortes pour repousser la vérité évidente.
— Hélas ! soupira le bon cardinal, ce sont mes propres paroles ! mais
quand les dames se sont mis qiiolque chose en tête...
— Ces raisons, acheva Gonzague, madame, les avez- vous?
— Oui, répondit la voix mystérieuse,
— Oui, répliqua la princesse à son tour.
Gonzague était hvide et ses lèvres s'agitaient convulsivement. Il sentait
qu'il y avait là, au sein même de cette assemblée convoquée par lui une
influence hostile mais insaisissable : Il la sentait, mais il la cherchait en vain.
Depuis quelques minutes, tout était changé dans la personne de la veuve
de-Nevers. Le marbre s'était fait chair. La statue vivait. D'où provenait ce
miracle? Le changement s'était opéré au moment même où la princesse
éperdue avait invoqué le secours de Dieu. Mais Gonzague ne croyait point
à Dieu.
Il essuya la sueur qui coulait de son front.
— Avez-vous donc des nouvelles de votre fille, madame? demanda-l-il,
cachant son anxiété de son mieux.
La princesse garda le silence.
— Il y a des imposteurs, reprit Gonzague; la fortune de Nevers est une
belle proie. Vous a-t-on présenté quelque autre jeune fille?
Nouveau silence.
— En vous disant, poursuivit Gonzague : « Celle-ci est la véritable, on l'a
sauvée, on l'a prolégée. » Ils disent tous cela !
Les plus fins diplomates se laissent entraîner. Le président de Lanmignon
©t ses graves assesseurs regardaionl maintenant Gonzague avec étonnenjent.
— Cache les griffes, chat- tigre I murmura Chaverny.
122 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Assurément, le silence de la voix mystérieuse était souverainement
habile. Tant qu'elle ne parlait point, cette voix, la princesse ne pouvait
répondre, et Gonzague furieux perdait la prudence. Au milieu de sa face
pâle, on voyait ses yeux brûlants et sanglants.
— Elle est là, quelque part, poursuivit-il entre ses dents serrées, toute
prête à paraître, on vous l'a affirmé, n'est-ce pas, madame? vivante, répon-
dez ! vivante !
La princesse s'appuya d'une main au bras de son fauteuil. Elle chancelait.
Elle eût donné deux ans de sa vie pour soulever cette draperie derrière
laquelle était l'oracle, muet désormais.
— Répondez ! répondez ! fit Gonzague.
Et les juges eux-mêmes répétaient :
— Madame, répondez !
Aurore de Caylus écoutait. Sa poitrine n'avait plus de souffle. Oh 1 que
l'oracle tardait !
— Pitié ! murmura-t-elle enfin en se tournant à demi,
La draperie s'agita faiblement.
— Comment pourrait-elle répondre? disaient cependant les affîdés.
— Vivante? fit Aurore de Caylus interrogeant l'oracle d'une voix brisée.
— Vivante, lui fut-il répondu.
Elle se redressa, radieuse, ivre de joie.
— Oui, vivante ! vivante ! fit-elleavec éclat, vivante malgré vous et par la
protection de Dieu I
Tout le monde se leva en tumulte. Pendant un instant, l'agitation fut à
son comble. Les affidés parlaient tous à la fois et réclamaient justice. Au
banc des commissaires royaux, on se consultait.
— Quand je vous disais, répétait le cardinal, quand je vous disais, mon-
sieur le duc! Mais nous ne savons pas tout, et je commence à croire que
madame la princesse n'est point folle !
Au milieu de la confusion générale, la voix de la tapisserie dit :
— Ce soir, au bal du ragent, on vous dira la devise de Nevers.
— Et je verrai ma fille? balbutia la princesse prête à se trouver mal.
Le bruit faible d'une porte qui se refermait se fit entendre derrière la dra-
perie. Puis plus rien. Il était temps. Chaverny, curieux comme une femme et
pris d'un vague soupçon, s'était glissé derrière le cardinal de Bissy. Il sou-
leva brusquement la portière, il n'y avait rien, mais la princesse poussa un cri
étouffé. C'était assez. Chaverny ouvrit la porte et s'élança dans le corridor.
Le corridor était sombre, car la nuit commençait à tomber. Chaverny ne
vit rien, sinon, tout au bout de la galerie, la silhouette cahotante du petit
bossu aux jambes torses, qui disparut descendant l'escalier tranquillement,
Chaverny se prit à réfléchir.
— Le cousin aura voulu jouer quelque méchant tour au diable, se dit-il, et
le diable prend sa revanche.
Pendant cela, dans la salle des délibérations, sur un signe du président
de Lamoignon, les conseillers avaient repris leurs places : Gonzague avait
fait sur lui-même un terrible effort. 11 était calme en apparence. Il salua le
conseil, et dit :
— Messieurs, je rougirais d'ajouter une parole. Décidez, s'il vous plaît,
entre M""" la princesse et moi.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 123
— Délibérons, firent quelques voix.
M. de Lamoignon se leva et se couvrit.
■ — Prince, dit-il, l'avis des commissaires royaux, après avoir entendu
M. le cardinal pour M""^ la princesse, est qu'il n'y a point lieu à jugement.
Puisque M™^ de Gonzague sait où est sa fille, qu'elle la présente. M. de
Gonzague représentera également celle qu'il dit être héritière de Nevers, La
preuve écrite, désignée par M. le prince, invoquée par M"»^ la princesse, cette
page enlevée au registre de la chapelle de Caylus sera produite et rendra la
décision facile. Nous ajournons, au nom du roi, le conseil à trois jours.
— J'accepte, réparlit Gonzague avec empressement; j'aurai la preuve.
— J'aurai ma fille et j'aurai la preuve, dit pareillement la princesse;
j'accepte.
Les commissaires royaux levèrent aussitôt la séance.
— Quant à vous, enfant, pauvre enfant, dit Gonzague à dona Cruz en la
remettant aux mains de PeyroUes, j'ai fait ce que j'ai pu. Dieu seul, à pré-
sent, peut vous rendre le cœur de votre mère !
Dona Cruz rabatit son voile et s'éloigna. Mais avant de passer le seuil,
elle se ravisa tout à coup. Elle s'élança vers la princesse.
— Madame I s'écria-l-elle en prenant sa main qu'elle baisa, que vous
soyez ou non ma mère, je vous respecte et je vous aime !
La princesse sourit et effleura son front de ses lèvres.
— Tu n'es pas complice, enfant, dit-elle, j'ai vu cela; je ne t'en veux
point. Moi aussi, je t'aime.
Pej-rolk-s entraîna dona Cruz. Toute cette noble foule qui naguère emplis-
sait l'hémicycle s'était écoulée. Le jour baissait rapidement. Gonzague, qui
venait de reconduire les juges royaux, rentra comme la princesse allait sor-
tir entourée de ses femmes.
Sur un geste impérieux qu'il fit, elles s'écartèrent. Gonzague s'approcha
de la princesse, et avec ses grands airs de courtoisie qu'il ne quittait jamais,
il se pencha jusqu'à sa main pour la baiser.
— Madame, lui dit-il ensuite d'un ton léger, c'est donc la guerre déclarée
entre nous?
— Je n'ai garde d'attaquer, monsieur, répondit Aurore de Caylus; je me
défends.
— En tête-à-tête, reprit Gonzague qui avait peine à cacher sous sa froi-
deur polie la rage qu'il avait dans le cœur, nous ne discuterons point, s'il
vous plaît : je tiens à vous épargner cette inutile fatigue, Maisvnus avez
donc de mystérieux protecteurs, madame?
— J'ai la bonté du ciol, monsieur, qui est l'appui dos mères.
Gonzague eut im sourire.
— Giraud, dit la princesse à sa suivante Madeleine, fuites qu'on prépare
ma litière.
— Y a-t-il donc office du soir à la paroisse Saint-Magloirc? demanda
Gonzague étonné.
— Je ne sais, monsieur, répondit la princps.sc avec calme ; ce n'est pas à la
paroisse Saint-Magloirc (|ueje me rends. Félicité, vousaltoindrez mes éorins.
— Vos diamants, iiiadaïue ! fit le prince avec raillerie; la cour, qui vous
rcgrcUe depuis si hjiigtemps, vu-l-elle jouir enfin du boiilicur de vous n'vnir?
— Jo vois ce soir au biJ du régent, dit-elle.
124 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Pour le coup, Gonzague demeura stupéfait.
— Vous, balbutia-t-il; vous !
"Elle se redressa si belle et si hautaine, que Gonzague baissa les yeux mal-
gré lui.
— Moi ! répondit-elle.
Et en prenant le pas sur ses femmes pour sortir :
— Mon deuil est fini d'aujourd'hui, monsieur le prince, Faites ce que vous
voudrez contre moi, je n'ai plus peur de vous.
XI. — Ou LE BOSSU SE FAIT INVITER AU BAL DE LA CoUR
Gonzague demeura un instant immobile à regarder sa femme qui traver-
sait la galerie pour rentrer dans son appartement.
— C'est une résurrection ! pensa-t-il; j'ai pourtant bien joué cette grande
partie. Pourquoi l'ai-je perdue? Évidemment elle avait un dessous de cartes.
Gonzague, vous n'avez pas tout vu, il y a quelque chose qui vous échappe...
Il se prit à parcourir la chambre à grands pas.
— En tous cas, poursuivit-il, nous n'avons pas une minute à perdre. Que
veut-elle faire au bal du Palais-Royal? Parler à monsieur le Régent? Évidem-
ment, elle sait où est sa fille... Et moi aussi, je le sais, interrompit-il en
ouvrant ses tablettes; en ceci du moins le hasard m'a servi.
Il frappa sur un timbre et dit au domestique qui accourut.
M. de PeyroUes ! qu'on m'envoie sur-le-champ M. de Peyrolles !
Le domestique sortit. Gonzague reprit sa promenade solitaire, et reve-
nant à sa première pensée, il dit :
— Elle a un auxiliaire nouveau. Quelqu'un est caché derrière la toile.
— Prince, s'écria PeyroUes en entrant, je puis enfin vous parler. Mauvaises
nouvelles ! en s'en allant, le cardinal de Bissy disait aux commissaires
royaux : « Il y a là-dessous quelque mystère d'iniquité... »
— Laisse dire le cardinal, fit Gonzague.
— Dona Cruz est en pleine révolte. On lui a fait jouer, dit-elle, un rôle
indigne. Elle veut quitter Paris.
— Laisse faire dona Cruz, et tâche dem'écouter.
— Pas avant de vous avoir appris ce qui se pa.sse, Lagardère est à Paris.
— Bah ! je m'en doutais, depuis quand?
— Depuis hier pour le moins.
— La princesse a dû le voir pensa Gonzague.
Puis il ajouta :
— Comment sais-tu cela?
PeyroUes baissa la voix et répondit :
— Saldague et Faënza sont morts.
Manifestement, M. de Gonzague ne s'attendait point à cela. Les muscles
de sa face tressaillirent, et il eut comme un éblouissement. Ce fut l'afTaire
d'une seconde. Quand PeyroUes releva les yeux sur lui, il était remis déjà.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 125
— Deux d'un coup ! fit-il; c'est le diable que cet homme-là I
Pej^roUes tremblait.
— Et où a-t-on retrouvé leurs cadavres? demanda Gonzague.
— Dans la ruelle qui longe le jardin de votre petite maison.
— Ensemble?
— Saldagne contre la porte. Faënza à quinze pas de là. Saldagne est mort
d'un coup de pointe...
— Là n'est-ce pas? fit Gonzague en plaçant son doigt entre ses deux sourcils.
Peyrolles fit le même geste et répéta :
— Là ! Faënza est 1ombé frappé à la même place et du même coup.
— Et pas d'autre blessure?
— Pas d'autre. La botte de Nevers est toujours mortelle.
Gonzague disposa les dentelles de son jabot devant une glace.
— C'est bien, dit-il, M. le chevalier de Lagardère se fait inscrire deux fois
à ma porte. Je suis content qu'il soit à Paris, nous allons le faire prendre.
• — La corde qui étranglera celui-là... commença Peyrolles.
— N'est pas encore filée, n'est-ce pas? Je crois que si. Tudieu ! pense-donc,
ami Peyrolles, il est grand temps ! De tous ceux qui se promenèrent au clair
de lune dans les fossés de Caylus nous ne sommes plus que quatre.
— Oui, fit le factotum en frissonnant, il est grand temps.
— Deux bouchées, reprit Gonzague en rebouclant son ceinturon : nous
deux d'un coup; de l'autre, ces deux pauvres diables...
— CocardasseetPassepoil ! interrompitPeyrolles.IlsontpeurdcLagardère.
— Ils sont donc comme toi. C'est égal, nous n'avons pas le choix. Va me
les chercher ! va !
M. de Peyrolles se dirigea vers l'office.
Gonzague pensait :
— Je disais bien qu'il fallait agir, tout de suite. Voici une nuit qui verra
d'étranges choses !
— Et vite! dit Peyrolles en arrivant à rufllce, monseigneur a besoin de
vous.
Cocardasse et Passopoil avaient dîné depuis midi jusqu'à la brune.
C'étaient deux héroïques estomacs. Cocardasse était rouge comme le restant
du vin oublié dans son verre; Passepoil avait le teint tout blême. La bou-
teille produit ce double résultat, .suivant le tempérament des preneurs. Mais,
au point de vue des oreilles, le vin n'a pas deux manières d'agir : Cocardasse
et Passepoil n'étaient pas plus endurants l'un que l'autre après boire.
D'ailleurs, le temps d'être humbles était passé. On les avait habillés de
neuf de la tête aux pieds; ils avaient do superbes bottes de rencontre, et
des feutres qui n'avaient été relapés chacun que trois fois. Les chau.sses et
les pourpoints étaient dignes de ces brillants accessoires.
— Eh donc ! mon bon, fit Cocardasse je crois que cette nuiraudaille, c'est
à nous qu'elle .s'adresse.
— Si je pensais que ce faquin... riposta le tendre Amable en saisissant une
cruche à deux mains.
— Sois calme, ma caillt)U, reprit le Ga-sion, je le le donne, mais baga.sse 1
ne ca.ssc pas la faïence.
Il avait pris M. de Peyrolles par une oreille, et l'avait envoyé pirouettant
ù Pas.sepoil. Passepoil lo sai.sit par l'autre oreille et le renvoya à .son ancien
X26 LE BOSSU ou LE PETIT PARISIEN
patron. JM. de Peyrolles fit ainsi deux ou trois fois le voyage, puis Cocardasse
junior lui dit, avec cette gravité des casseurs d'assiettes :
— Mon tout doux, vous avez oublié un instant que vous aviez affaire à
des gentilshommes : tâchez dorénavant de vous en souvenir !
— Voilà ! appuya le Normand, selon son ancienne habitude.
Puis tous deux se levèrent, tandis que M. de Peyrolles réparait de son
mieux les désordres de sa toilette.
— Les deux coquins sont ivres, grommela-t-il.
— Eh donc ! fit Cocardasse, je crois que le pécaïré il a parlé?
— J'en ai comme une vague idée, reprit Passepoil.
Ils s'avancèrent tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, pour appré-
hender de nouveau le factotum aux oreilles; mais celui-ci prit la fuite pru-
demment, et rejoignit Gonzague sans se vanter de sa mésaventure. Gon-
zague lui ordonna de nepoint parler àces braves amis de la fin malheureuse
de Saldagne et de Faënza. Cela était superHu, M. de Peyrolles n'avait aucune
envie de lier conversation avec Cocardasse et Passepoil.
On les vit arriver l'instant d'après, annoncés par un terrible bruit de^fer-
raile; ils avaient le feutre à la diable, les chausses débraillées, du vin tout le
long de la chemise : bref, une belle et bonne tenue de coupe-jarrets. Ils
entrèrent en se pavanant, le manteau retroussé par l'épée : Cocardasse tou-
jours superbe, Passepoil toujours gauche et irréprochable de laideur.
— Salue, mon bon, dit le Gascon, naturalisé Provençal, et remercie
monseigneur.
— Assez ! fit Gonzague en les regardant de travers.
Ils restèrent aussitôt immobiles. Avec ces vaillants, l'homme'qui paie peut
tout se permettre.
— Etes-vous fermes sur vos jambes? demanda Gonzague.
— J'ai bu seulement un verre de vin à la santé de monseigneur, répondit
effrontément Cocardasse. Capédédiou ! pour la sobriété je ne connais pas
mon pareil...
— Il dit vrai, monseigneur, prononça timidement Passepoil, car je le
surpasse, je n'ai bu que de l'eau rougie.
— Mon bon, fit Cocardasse en le regardant sévèrement, tu as bu comme
moi, ni plus, ni moins. As pas pur ! je t'engage à ne jamais fausser la vérité
devant moi, le mensonge, il me rend malade !
— Vos rapières sont-elles toujours bonnes? demanda encore Gonzague.
— Meilleures, répliqua le Gascon.
— Et bien au service de monseigneur, ajouta le Normand, qui fit la révé-
rence.
— C'est bien, dit Gonzague.
Et il tourna le dos, tandis que nos deux amis le saluaient par derrière.
— G'tacouquinasse, murmura Cocardasse, il sait parler auxhommesd'épée!
Gonzague avait fait signe à Peyrolles d'approcher. Tous deux étaient
remontés jusqu'au fond de la salle, près de la porte de sortie. Gonzague
venait de déchirer la page de ses tablettes où il avait inscrit les renseigne-
ments donnés par dona Cruz. Au moment où il remettait ce papier au fac-
totum, le visage hétéroclite du bossu se montra derrière les battants de la
porte entrebâillée. Personne ne le voyait, et il le savait bien, car ses yeux
brillaient d'une intelligence extraordinaire, toute sa physionomie avait
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 127
changé d'aspect. A la vue de Gonzague et de son âme damnée causant à
deux pas de lui, le bossu se jeta vivement en arrière, puis il mit son oreille
à l'ouverture de la porte.
Voici ce que d'abord il entendit : Peyrolles épelait péniblement les mots
tracés au crayon par son maître.
— Rue du Chantre, disait-il, une jeune fille nommée Aurore...
Vous eussiez été effrayé de l'expression que prit le visage du bossu.
Un feu sombre s'alluma dans ses yeux.
— Il sait cela ! pcnsa-t-il. Comment sait-il cela?
— Vous comprenez? dit Gonzague.
— Oui, je comprends, répondit Peyrolles; c'est de la chance !
— Les gens de ma sorte ont leur étoile, reprit M. de Gonzague.
— Où mettra-t-on la jeune fille?
— Au pavillon de dona Craz.
Le bossu se toucha sur le front.
— La gitana ! murmura-t-il; mais elle-même, comment a-t-elle pu savoir?
— Il faudra tout simplement l'enlever? disait eh ce moment Peyrolles.
• — Pas d'éclat, repartit Gonzague; nous ne sommes pas en position de
nous faire des affaires. De la nise, de l'adresse ! c'est ton fort, ami Peyrolles.
Je ne m'adresserais pas à toi s'il y avait des coups à donner ou à recevoir.
Notre homme doit habiter cette maison, j'en ferais la gageure.
— Lagardère ! murmura le factotum avec un visible effroi.
— Tu ne l'affronteras pas, ce matamore. La première chose, c'est de savoir
s'il €st absent, et je parierais bien qu'il est absent à cette heure.
— Il aimait boire autrefois.
— S'il est absent, voici un plan tout simple : tu vas prendre cette carte...
Gonzague mit dans la main de son factotum une des deux cartes d'invita-
tion au bal du régent, réservées pour Saldagne et Faënza.
— Tu te procureras, poursuivit-il, une toilette de bal fraîche et galante,
pareille à celle que j'ai commandée pour dona Cruz. Tu auras une litière
toute prête dans la rue du Chantre, et tu te présenteras chez la jeune fille
au nom de Lagardère lui-même.
— C'est jouer sa vie à pair ou non, dit M. de Peyrolles.
— Allons donc ! rien que la vue de la robe et des bijoux la rendrafolle;
tu n'auras qu'un mot à dire : « Lagardère vous envoie ceci et vous attend. »
— Mauvais expédient! dit une voix aigrelette entre eux deux, la jeune
fille ne bougera pas.
Peyrolles sauta de côté, Gonzague mit la main à son épée.
— A pas pur! fit de loin Cocardasse; vois donc, frère Passepoil, voisdonc
ce petit homme I
— Ah! répondit Passepoil, si la nature m'avait disgracié ainsi, et qu'il
fallût renoncer à l'espoir de plaire aux belles, j'attenterais à mes propres jours.
Peyrolles s( prit à rire, comme tous les poltrons qui ont eu grand'peur.
— Esope II, dit Jonas! s'crria-t-il.
— Encore cette créature? fit Gonzague avec humeur. En louant la nicho
de mon chien, crois-lu avoir acheté le droit de parcourir mon hôtel? Que
viens-tu faire ici?
— Et vous demanda elTronlément le hos.su qu'allez-vous faire là-bas?
C'était là un adversaire selon le cœur de Peyrolles.
128 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Mons Esope ! dit-il en se campant, nous allons vous apprendre, séance
tenante, le danger que l'on court en se mêlant des affaires d'autrui !
Gonzague regardait déjà du côté des deux braves. Tant pis pour Esope II,
dit Jonas, s'il s'était avisé d'écouter aux portes ! Mais, à ce moment, l'atten-
tion de Gonzague fut détournée par la conduite bizarre et vraiment auda-'
cieuse du petit homme, qui prit sans façon des mains de Peyrolles la carte
d'invitation qu'on venait de lui remettre.
— Que fais-tu, drôle s'écria Gonzague.
Le bossu tirait paisiblement de sa poche sa plume et son écritoire.
— Il est fou ! dit Peyrolles.
— Pas tant ! pas tant ! fit Ésope II, qui mit un genou en terre et s'installa
le plus commodément qu'il put pour écrire.
— Lisez ! fit-il d'un accent de triomphe en se relevant.
Il tendit le papier à Gonzague.
Celui-ci lut :
« Chère enfant, ces panires viennent de moi; j'ai voulu vous faire une
surprise. Faites- vous belle : une litière et deux laqxiais viendront de ma part .
pour vous conduire au bal, où je vous attendrai.
« Henri de Lagardèee.»
Cocardasse junior et frère Passepoil, placés trop loin pour entendre, sui-
vaient de l'œil cette scène et n'y comprenaient rien.
— Sandiéou ! dit le Gascon, monseigneur à l'air d'un homme qui ala
berlue 1
— Mais ce petit bossu, répartit le Normand, regarde donc sa figure ! Cette
fois comme la première, je soutiens que j'ai vu ces yeux-là quelque part.
Cocardasse haussa les épaules et dit :
— Je ne m'occupe que des hommes au-dessus de cinq pieds quatre pouces.
— Je n'ai que cinq pieds tout juste, fit observer Passepoil avec reproche.
Cocardasse junior lui tendit la main, et prononça ces bienveillantes
paroles :
— Une fois pour toute, ma caillou, souviens-toi que tu es en dehors. L'a-
mitié, capédédiou ! est un prisme de cristal à travers lequel je te vois
tout blanc, tout rose et plus dodu que Cupidon, fils unique de Vénussorlant
du sein de l'onde.
Passepoil reconnaissant serra la main qu'on lui tendait.
C'était bien vrai, Gonzague, avait l'air d'un homme frappé de stupéfac-
tion. Il regardait Ésope II dit Jonas avec une sorte d'effroi.
— Que veut dire cela? murmura-t-il.
— Cela veut dire, répliqua le bossu bonnement, qu'avec ce mot d'écrit
la jeune fille aura confiance.
— Tu as donc deviné notre dessein?
— J'ai compris que vous vouliez avoir la jeune fille.
— Et sais-tu ce qu'on risque à surprendre certains secrets?
— On risque de gagner gros, répondit le bossu qui se frotta les mains.
Gonzague et Peyrolles échangèrent un regard.
— Mais, fil Gonzague à voix basse, cette écriture?...
— J'ai mes petits talents, repartit Esope II; je vous garantis l'imitation
parfaite. Quand une fois je connais Técriluro d'un homme...
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 12§
— Oui-dà ! cela peut te mener loin ! et l'homme?
— Oh 1 l'homme, interrompit le bossu en riant, il est trop grand et je suis
trop petit; je ne peux pas le contrefaire.
— Le connais- tu?
— Assez bien.
— Comment le connais-tu?
; — Relations d'affaires.
— Peux-tu nous donner quelques renseignements?
— Un seul : il a frappé hier deux coups; il en frappera deux demain.
Peyrolles frissonna de la tête aux pieds.
Gonzague dit :
• — Il y a de bonnes prisons dans les caveaux de mon hôtel I
Le bossu ne prit point garde à son air menaçant et répondit :
— Terrain perdu. Failes-y des caves, et vous les louerez aux marchands
de vin.
— J'ai idée que tu es un espion.
— Pauvre idée. L'homme en question n'a pas un écu vaillant, et vous
êtes riche à millions. Voulez-vous que je vous le livre?
Gonzague ouvrit de grands yeux.
— Donnez-moi cette carte, reprit Esope II, en montrant la dernière invi-
tation c[ue Gonzague tenait encore à la main.
— Qu'en ferais-tu?
— 'J'en ferais bon usage. Je la donnerais à l'homme, et l'homme tiendrait
la promesse que je vous fais ici enson nom. Il irait au bal de monsieur le Régent.
— Vive Dieu ! l'ami, s'écria Gonzague, tu dois cire un infernal coquin !
— Oh I oh ! fit le bossu d'un air modeste, il y a plus coquin que moi.
— Pourquoi cette chaleur à me servir?
— Je suis comme cela, très dévoué à ceux qui me plaisent.
— Et nous avons l'heur de te plaire?
— Beaucoup.
— Et c'est pour nous témoigner de plus près ton dévouement que tu as
payé dix mille écus?
— La niche? interrompit le bossu; non pns, s'il vous plaît! spéculation,
iffaire d'or!...
Puis il ajouta en ricanant :
— Le bossu était mort, vive le bossu; Esope P' a gagné un million et
iemi sous un vieux parapluie, moi, du moins, j'ai mon élude.
Gonzague fit signe à Gocardassc et à Passcpoil, qui s'approchèrent en sen-
tant le vieux fer.
— Qui sont ceux-là? demanda Jonas.
— Des gens qui vont te suivre, si j'accepte les services.
Le bossu salua cérémonieusement.
— Serviteur, serviteur, dit-il; alors refusez mes services. Mes bons mes-
ieurs, ajoula-l-il en s'adressaul aux deux bravos, no prenez pas la peine de
léménager vos bric-à-brac; nous m; nous en irons point de compagnie.
— Cependant... fil Gonzague d'un air de menace.
— Il n'y a point de cependant. Diable I vous connaissez l'homme aussi
ien que moi. 11 est brusque, excossivemenl bruscpie, on pourrait môme dire
rulal. S'il voyait deniùr(?moi ces tournures de gibier do polencc...
0
130 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Pécaïré I fit Cocardasse indigné.
— Peut-on manquer ainsi de politesse? ajouta frère Passepoil.
— Je prétends agir seul ou ne pas agir du tovt, acheva Esope II d'un ton
péremptoire.
Gonzague et PeyroUes se consultaient.
— Tu tiens donc à ton dos? fit le premier en raillant.
Le bossu salua et répondit :
— Comme ces braves à leurs rouillardes; c'est mon gagne-pain.
— Qui me répond de toi, prononça Gonzague en le regardant fixement. Tu
m'entends : sers-moi fidèlement, et tu seras récompensé; au cas contraire...
Il n'acheva pas et lui présenta la carte. Le bossu la prit et se dirigea vers
la porte à reculons. Il saluait de trois pas en trois pas et disait :
— La confiance de monseigneur m'honore. Cette nuit, monseigneur
entendra parler de moi.
Et comme, sur un signe sournois de Gonzague, Cocardasse et Passepoil
allaient l'accompagner :
— Doucement, fit-il, doucement I Et nos conventions?
Il écarta Cocardasse et Passepoil d'une main qu'ils n'eussent certes point
ciiie si vigoureuse, salua une dernière fois profondément et passa le seuil.
Cocardasse et Passepoil voulurent le suivre. Il leur jeta la porte sur le nez..
Quand ils se remirent à sa poursuite, le corridor était vide.
— Et vite ! fit M. de Gonzague en s' adressant à Feyrolles : que la maison
de la rue du Chantre soit cernée dans une demi-heure, et le reste comme il a
été convenu.
Dans la rue Quincampoix, déserte à cette heure, le bossu s'en allait trot-
tinant.
— Les fonds étaient en baisse, murmura-t-il. Du diable si je savais où
prendre nos cartes d'entrées et la toilette de bal 1
TROISIÈME PARTIE
La maison aux deux entrées
C'était dans cette étroite et vieille rje du Chantre, qui naguère salissait
encore les abords du Palais-Royal. Elles étaient trois, ers ruelles qui allaien
de la rue Sainl-Honoré à la montagne du Louvre : la ine Pierre-Lescot, 1
rue de la Bibliothèque et la rue du Chantre; toutes les trois noires, humidQJ!
mal hantées; toutes les trois insultant aux splendeurs de Paris, élonné dl
ne pouvoir guérir cette lèpre honteuse qui lui faisait une tâche on plein
visage. De temps en temps, de nos jours surtout, on entendait dire : « Un
crime s'est commis là-bas, dans les profondeurs de cette nuit que le soleil lui-
it
I
i
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 131
même ne perce qu'aux beaux jours de l'été. » Tantôt c'était une prêtresse
de la Vénus boueuse assommée par des brigands en goguette. Tantôt c'était
quelque pauvre bourgeois de province dont le cadavre se retrouvait scellé
dans un vieux mur. Cela faisait horreur et dégoût. L'odeur ignoble de ces
tripots venait jusque sous les fenêtres de ce charmant palais, demeure des
cardinaux, des princes et des rois. Mais la pudeur du Palais-Royal lui-même
date-t-elle de si loin? Et nos pères no nous ont-ils pas dit ce qui se passait
dans les galeries de bois et dans les galeries de pierre?
Maintenant, le Palais-Royal est un bien honnête carré de maçonnerie.
Les galeries de bois ne sont plus. Les autres galeries forment la promenade la
plus sage du monde entier. Paris n'y vient jamais. Tous les parapluies des
déparlemenîs s'y donnent rendez-vous. Mais, danslesrestauranîs à prix fixe
qui foisonnent aux étages supérieurs, les oncles de Quimper ou de Carpen-
tras se plaisent encore à rappeler les étranges mœurs du Palais-Royal de
l'Empire et de la Resfauration. L'eau leur vient à la bouche, à ces oncles,
tandis que les nièces timides dévorent le somptueux festin à deux francs, en
faisant mine de ne point écouter.
Maintenant, à la place même où coulaient ces trois ruisseaux fangeux du
Chantre, Pierre Lescot et la Bibliothèque, un immense hôtel, conviant l'Eu-
rope à sa table de mille couverts, étale ses quatre façades sur la place du
Palais-Royal, sur la rue Saint-IIonoré alignée, sur la rue du Coq élargie, sur
la rue de Rivoli allongée. Des fenêtres de cet hôtel on voit le Louvre neuf,
fils légitime et ressemblant du vieux Louvre. La lumière et l'air s'épandcnt
iiartout librement; la boue s'en est allée on ne sait où, les tripots ont disparu;
la lèpre hideuse, soudainement guérie, n'a pas même laissé de cicatrices.
Mais où donc demeurent à présent les brigands et leurs dames?
Au dix-huitième siècle, ces trois rues que nous venons de flétrir dédaigneu-
sement étaient déjà fort laides; mais elles n'étaient pas beaucoup plus
étroites ni plus souillées que la grande rue Saint-Honoré, leur voisine. Il y
avait sur leurs voies mal pavées quelques beaux portails : des hôtels nobles
çà et là, parmi les masures.
Les habitants de ces rues étaient tout pareils aux habitants des carrefours
voisins : en général de petits bourgeois, merciers, revendeurs ou tailleurs do
soupe. Il se rencontrait dans Paris beaucoup plus vilains endroits.
A l'angle de la rue du Chantre et de la rue Saint-Honoré, s'élevait une
maison de modeste apparence, proprette et presque neuve. L'entrée était
par la rue du Chanire : une petite porte cintrée au seuil de laquelle on arri-
vait par un perron de trois marches. Depuis (jnelques jours seulement, cette
maison était occupée par une jeune famille dont les allures intriguaient passa-
l)lftment lo voisinage curieux. C'était un homme, un jeune homme, du moins
•SI l'on s'en rapportait à la beauté toute juvénile de son visage, au fcudcson
ivgard, à la richesse de sa chevelure blonde encadrant un front ouvert et pur.
Il s'appelait maître Louis, et ciselait dos gardes d'épées. Avec lui demeurait
une toule jriHu.' fille, belle et douce comme les anges, dont personne ne savait
It» nom. On les avait entendus se parler. Ils ne se tutoyaient point et no
vivaient point en époux. Ils avaient pour serviteurs une vieille femme qui
ne causait jamais, et un garçonnet de seize à dix-sept ans qui faisait bien ce
'lu'il pouvait pour être (li.';cret. La jeune personne ne sortait jamais, au
grand jamais, si bien qu'on aurait pu la croire prisonnière, si, à toulo heure,
132 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
on n'avait entendu sa voix fraîche et jolie qui chantait des cantiques ou des
chansons.
Maître Louis sortait au contraire fort souvent, et rentrait même assez tard
dans la nuit. En ces occasions, il ne passait point par la porte du perron. La
maison avait deux enirées : la seconde était par l'escalier de la propriété voi-
sine. C'était par là que maître Louis revenait en son logis.
Depuis qu'ils étaient habitants de la maison, aucun étranger n'en avait
passé le seuil, sauf un petit bossu à figure douce et sérieuse, qui entrait et
sortait sans mot dire à personne, toujours par l'escalier, jamais par le per-
ron. C'était une connaissance particulière à maître Louis, sans doute, et les
curieux ne l'avaient jamais aperçu dans la salle basse où se tenait la jeune
fille avec la vieille femme et le garçonnet. Avant l'arrivée de maître Louis et
sa famille, personne ne se souvenait d'avoir rencontré ce bossu dans le quar-
tier. Aussi intnguait-il la curiosité générale presque autant que maître Louis
lui-même, le beau et taciturne ciseleur. Le soir, quand les petits bourgeois du
voisinage bavardaient au pas de leurs portes, après la tâche finie, on était
bien sûr que le bossu et les nouveaux habitanls de la maison faisaient les
frais de l'entretien. Qui étaient-ils? d'où venaient-ils? et à quelle heure
mystérieuse ce maître Louis, qui avait les mains si blanches, taillait-il ses
gardes d'épée.
La maison était ainsi aménagée : une grande salle basse avec la petite
cuisine à droite, sur la cour, et la chambre de la jeune fille ouvrant sa croisée
sur la rue Saint-Honoré; dans la cuisine, deux soupentes, une pour la vieille
Françoise Berrichon, l'autre pour Jean-Marie Berrichon son petit-fils. Tout
ce rez-de chaussée n'avait qu'une sortie : la porte du perron. Mais, au fond de
la salle basse, tout contre la cuisine, était adossé un escaher à vis qui montait
à l'étage supérieur. L'étage supérieur était composé de deux chambres, celle
de maître Louis, qui s'ouvrait sur l'escalier, et une autre qui n'avait ni issue
ni destination connue. Cette deuxième chambre était constamment fer-
mée à clef. Ni la vieille Françoise, ni Berrichon, ni même la charmante jeune
fille, n'avaient pu obtenir la permission d'y entrer. A cet égard, maître Louis,
le plus doux des hommes, se montrait d'une rigueur inflexible.
La jeune fille, cependant, eiit bien voulu savoir ce qu'il y avait derrière
cette porte close; Françoise Berrichon en mourait d'envie, bien que ce fût
une femme discrète et prudente. Quant au petit Jean-Marie, il aurait donné
deux doigts de sa main pour mettre seulement son œil à la serrure. Mais la
serrure avait par derrière une plaque qui interceptait le regard. Une seule
créature humaine partageait, au sujet de cette chambre, le secret si bien
gardé de maître Louis : c'était le bossu. On avait vu le bossu entrer dans la
chambre et en sortir. Mais comme tout ce qui se rapportait à ce mystère
devait être inexplicable et bizarre, chaque fois que le bossu rentrait dans la
chambre, on en voyait bientôt sortir maître Louis. Réciproquement après
l'entrée de maître Louis, le bossu parfois sortait tout à coup. Jamais per-
sonne n'avait vu réunis ces deux amis inséparables.
Parmi les voisins curieux était un poète, habitant naturellement le der-
nier étage de la maison. Ce poète, après avoir mis son esprit à la torture
expliqua aux com.mères do la rue du Chantre que, à Rome, les prêtresses do
Vesta, Ops, Rhée ou Cybèle, la bonne déesse, fille du ciel et de la terre,
femme de Saturne et mère dos dieux, étaient chargées d'entretenir un feu
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 133
.sacré qui jamais ne devait s'éteindre. En conséquence, au dire du poète, ces
demoiselles se relayaient : quand l'une veillait au feu, l'autre allait à ses
affaires. Le bossu et maître Louis devaient très certainement avoir fait entre
eux quelque pacte analogue. Il y avait là-haut quelque chose qu'on ne pou-
vait quitter d'une seconde. Maître Louis et le bossu montaient la garde
à tour de rôle auprès de ce quelque chose-là. C'étaient deux manières de ves-
tales, sauf le sexe et le baptême. La version du poète ne fut pas sans avoir du
succès. Il passait pour être un peu fou; désormais on le regarda comme un
parfait idiot. Mais on ne trouva point d'explication meilleure que la sienne.
Le jour même où avait lieu en l'hôtel de M. de Gonzague cette solennelle
assemblée de famille, vers la brune, la jeune fille qui tenait la maison de
maître Louis était seule dans sa chambrette. C'était une jolie petite pièce
toute simple, mais où chaque objet avait son éloquence et sa propreté recher-
chée. Le lit, en bois de merisier, s'entourait de rideaux de percale éclatant
de blancheur. Dans la ruelle, un petit bénitier pendait, couronné d'un double
rameau de buis. Quelques livres pieux sur des rayons attenant à la boiserie,
un métier à broder, des chaises, une guitare sur l'une d'elles, à la fenêtre un
oiseau mignon dans une cage, tels étaient les objets meublant ou ornant cet
humble et gracieux réduit. Nous oublions pourtant une table ronde, et sur la
table quelques feuilles de papiers éparses. La jeune fille était en train d'écrire.
Vous savez comme elles abusent de leurs yeux, les jeunes folles 1 laissant
courir leur aiguille ou leur plume bien longtemps après le jour tombé. On n'y
voyait presque plus, et la jeune fille écrivait encore.
Les derniers rayons du jour arrivant par la fenêtre, dont les rideaux
venaient d'être relevés, éclairaient en plein son visage, et nous pouvons dire
du moins comme elle était faite. C'était une rieuse, une de ces douces filles
dont la gaieté rayonne si bien qu'elle suffît toute seule à la joie d'une famille.
Chacun de ses traits semblait fait pour le plaisir ; son front d'enfant, son nez aux
belles narines roses, sa bouche dont le sourire montrait la parure nacrée. Mais
ses yeux rêvaient, de grands yeux d'un bleu sombre, don t les cils semblaient une
longue frange de soie. Sans le regard pensif de ses beaux yeux, à peine lui eussicz-
vous donné l'âge d'aimer. Elle était grande, sa taille était un peu trop frêle.
Quand nul ne l'observait, ses poses avaient de chastes et délicieuses langueurs.
L'expression générale de sa figure était la douceur; mais il y avait dans sa
prunelle, brillant sous l'arc de ses sourcils noirs dessinés hardiment, une
fierté calme et vaillante. Ses cheveux, noirs aussi, à chaud reflet dor fauve;
ses cheveux longs et riches, si longs qu'on eût dit parfois que sa tête s'incli-
nait sous leur poids, ondulaient en masses larços sur son cou et sur ses
épaules, faisant à son adorable beauté un cadre et une auréole.
Il y en a qui doivent être aimées ardemment, mais un seul jour; il y en a
d'autres qu'on chérit longtemps d'une tranquille tendresse. Celle-ci devait
être aimée passionnément et toujours. Elle était ange, mais surtout femme.
Son nom, que les voisins ignoraient, et que dame Françoise et Jean-Marie
Berrichon avaient défense de prononcer depuis l'arrivée à Paris, était Aurore.
Nom prétentieux et sot pour une belle demoiselle des salons, nom grolesq\io
pour une fille à mains rouges ou pour une laute dont la voix chevrolle, nom
ravi.ssant pour celles qui peuvent l'enlacer, comme une fleur de plus, à leur
diadème do clu-re pn('.si(\ L(\s noms son! comme les parures, qui écrasent les
uues cl que les uulrob rehaussent.
134 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Elle était là toute seule. Quand l'ombre du crépuscule lui cacha le bout de
sa plume, elle cessa d'écrire et se mit à rêver. Les mille bruits de la rue arri-
vaient jusqu'à elle et ne l'éveillaient point. Sa belle main blanche était
dans ses ch veux, sa tête s'inchnait, ses yeux regardaient le ciel. C'était
comme une muette prière.
Elle souriait à Dieu.
Puis, parmi son sourire, une larme vint, une perle, qui un moment tremb.a
au bord de sa paupière pour rouler ensuite lentement sur le satin de sa joue.
— Com-me il tarde 1 murmura-t-elle.
Elle rassembla les pages éparses sur la table, et les serra dans une petite
cassette qu'elle poussa derrière le chevet de son lit.
— A demain ! dit-elle, comme si elle eût prit congé d'un compagnon de
chaque jour.
Puis elle ferma sa fenêtre et prit sa guitare, dont elle tira quelques accords
au hasard. Elle attendait. Aujourd'hui, elle avait relu toutes ces pages enfer-
mées maintenant dans la cassette. Hélas ! elle avait le temps de lire. Ces pages
contenaient son histoire, ce qu'elle savait de son histoire. L'histoire de ses
impressions, de son cœur.
Pourquoi avait-elle écrit cela? Les premières lignes du manuscrit répon-
daient à celte question, Aurore disait :
« Je commence d'écrire un soir où je suis seule, après avoir attendu tout
le jour. Ceci n'est point pour lui. C'est la première chose que je fais qui ne lui
soit point destinée. Je ne voudrais pas qu'il vît ces pages où je parlerai de lui
sans cesse, où je ne parlerai que de lui. Pourquoi? Je ne sais pourquoi :
j'aurai peine à le dire.
« Elles sont heureuses, celles qui ont des compagnes à qui confier le trop
plein de leur âme : peine et bonheur. Moi, je n'ai point d'amie; je suis seule
toute seule; je n'ai que lui. Quand je le vois, je deviens muette. Que lui
dirais-je I II ne me demande rien.
« Et pourtant ce n'est pas pour moi que je prends la plume. Je n'écrirais
pas si je n'avais l'espoir d'être lue, sinon de mon vivant, au moins après ma
mort. Je crois que je mourrai bien jeune. Je ne le souhaite pas : Dieu me
garde de le craindre 1 Si je mourais, il me regretterait, moi je le regretterais
même au ciel. Mais, d'en haut, je verrais peut-être le dedans de son cœur.
Quand cette idée me vient je voudrais mourir.
« Il m'a dit que mon père était mort. Ma mère doit vivre. Ma mère, j'écris
pour vous. Mon cœur est à lui tout entier, mais il est tout à vous aussi. Je
voudrais demander à ceux qui le savent le mystère de cette double tendresse.
Avons-nous donc deux cœurs?
« J'écris pour vous. Il me semble qu'à vous je ne cacherais rien, et que j'ai-
merais à vous montrer les plus secrets replis de mon âme. Me trompé-je? Une
mère n'cst-elle pas l'amie qui doit tout savoir, le médecin qui peut tout gué-
rir?
« Je vis une fois, par la fenêtre ouverte d'une maison, une jeune fille age-
nouillée devant une femme à la beauté douce et grave. L'enfant pleurait,
mais c'étaient de bonnes larmes; la mère émue et souriante, se penchait pour
baiser ses cheveux. Oh 1 le divin bonheur, ma mère I je crois sentir votre
baiser sur mon front. Vous aussi, vous êtes bien douce et bien belle ! Vous
aussi vous devez savoir consoler en souriant ! Ce tableau est toujours dans
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 135
mes rêves. Je suis jalouse des larmes de la jeune fille. Ma mère, si j'étais enire
vous et lui, que pourrais-je envier au ciel?
« Moi, je ne me suis agenouillée jamais que devant un prêire. La parole
d'un prêtre fait du bien, mais c'est par la bouche des mères que parle la
voix de Dieu.
« M'attendez-vous, me cherchez- vous, me regrettez-vous? Suis-je dans
vos prières du matin et du soir? Me voyez- vous, vous aussi, dans vos songes?
« Il me semble, quand je pense à vous, que vous devez penser à moi.
Parfois, mon cœur vous parle; m'en tendez-vous? Si Dieu m'accorde jamais
ce grand bonheur de vous voir, ma mère chérie, je vous demanderai s'il
n'était pas des instants où votre cceur tressaillait sans motif. Je vous dirai :
C'est que vous entendiez le cri de mon cœur, ma mère 1
« ...Je suis née en France; on ne m'a pas dit où. Je ne sais pas mon âge au
juste; mais je dois avoir aux environs de vingt ans. Est-ce rêve, est-ce réa-
lité? Ce souvenir, si c'en est un, est si lointain et si vague ! Je crois me rap-
peler parfois une femme au visage angélique, qui penchait son sourire au-
dessus de mon berceau. Était-ce vous, ma mère?
« ...Puis, dans les ténèbres, un grand bruit de bataille. Peut-être la nuit de
fièvre d'un enfant. Quelqu'un me portait dans ses bras. Une voix de tonnerre
me fit trembler. Nous courûmes dans l'obscurité. J'avais froid.
« Il y eut une brume au tour de tout cela. Mon ami doit tout savoir; mais,
quand je l'interroge sur mon enfance, il sourit tristement et se tait.
« Je me vois pour la première fois distinctement habillée en petit garçon,
dans les Pyrénées espagnoles. Je menais paître les chèvres d'un quintcro
montagnard qui nous donnait sans doute l'hospitalité. Mon ami était
malade, et j'cn'endais dire souvent qu'il mourrait. Je l'appelais alors mon
père. Quand je revenais le soir, il me faisait mettre à genoux prèsdesonlit,
joignant lui-même mes petites mains, et me disais en français :
a — Aurore, prie le bon Dieu que je vive.
« Une nuit le prêtre vint lui apporter l'extrêmc-onction. Il se confessa et
pleura. Il croyait que je ne l'entendais pas, il dit :
« — Voilà ma pauvre petite fille qui va rester seule.
« — Songez à Dieu, mon fils! exhortait le prêtre.
« — Oui, mon père; oh ! oui, je songe à Dieu. Dieu est bon; je ne m'in-
quiète point de moi. Mais ma pauvre petite fille qui va rester seule sur la ferre.
Serait-ce un grand péché, mon père, que de l'emmener avec moi?
« — Latucr ! serécrialcprêlreavecépouvanle; mon fils, vousavezledélire I
« Il secoua la tête et ne répondit point. Moi je m'approchai tout doucement.
« — Ami Henri, dis-je en le regardant fixement (et si vous saviez, ma
mère, comme sa pauvre figure était maigre et hâve), ami Henri, je n'ai pas
peur de mourir, et je veux bien aller avec toi au cimetière.
« Il me prit dans ses bras que brûlaient la fièvre. Et je me souviens qu'il
répétait :
« — La laisser seule! la laisser toute seule!
« Il s'endormit, mo tenant toujours dans ses bras. On voulait m'arrachcr
de là, mais il eût fallu me tuer. Je pensais :
« — S'il s'en va, on m'emportera avec lui.
« Au bout de quelques heures, il s'éveilla. J'étais baignée de sa sueur.
136 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« — Je suis sauvé, dit-il.
« Et, me voyant serrée contre lui, il ajouta :
a — Beau petit ange, c'est toi qui m'as guéri 1
K ...Je ne l'avais jamais bien regardé. Un jour, je le vis beau comme il est
et comme je le vois toujours depuis.
« Nous avions quitté la ferme du quintero pour aller un peu plus avant
dans le pays. Mon ami avait repris ses forces et travaillait aux champs
eomme un manœuvre. J'ai su depuis que c'était pour m.e nourrir.
« C'était dans une riche alqueria des environs de Venasque. Le maître
cultivait la terre et vendait en outre à boire aux contrebandiers.
« Mon ami m'avait bien recommandé de ne point sortir du petit enclos
qui était derrière la maison, et de ne jamais entrer dans la salle commune.
Mais, un soir, des seigneurs vinrent manger à l'alqueria, des seigneurs qui
arrivaient de France. J'étais à jouer avec les enfants du maître dans le clos.
Les enfants voulurent voir les seigneurs, je les suivis étourdiment. Ils étaient
deux à table, entourés de valets et de gens d'armes : sept en tout. Celui qui
commandait aux autres fit un signe à son compagnon. Tous deux me regar-
dèrent. Le premier seigneur m'appela et me caressa, tandis que l'autre allait
parler tout bas au maître de la métairie.
« Quant il revint, je l'entendis qui disait :
« — C'est elle !
« — A cheval ! commanda le grand seigneur.
« En même temps, il jeta au maître de l'alqueria une bourse pleine d'or.
« A moi il me dit :
« — Viens jusqu'aux champs, petite, viens chercher ton père.
« Le voir un instant plus tôt, m.oi, je ne demandais pas mieux.
« Je montai bravement en croupe derrière un des gentilshommes.
« La route pour aller aux champs où travaillait mon père, je ne la savais
pas. Pendant une demi-heure, j'allais, riant, chantant, me balançant au trot
du grand cheval. J'étais heureuse comme une reine 1
r « Puis, je demandai :
fa — Arriverons-nous bientôt auprès de mon ami?
; « — Bientôt, bientôt, me fut-il répondu. Et nous allions toujours. Le
crépuscule du soir venait. J'eus peur. Je voulus descendre de cheval. Le
grand seigneur commanda :
« Au galop !
« Et l'homme qui me tenait me mit sa main sur la bouche pour étouffer
mes cris. Mais tout à coup, à travers champs, nous vîmes accourir un cava-
lier qui fendait l'espace comme un tourbillon. 11 était sur un cheval de
labour, sans selle et sans bride; ses cheveux allaient au vent avec les lam-
beaux de sa chemise déchirée. La route tournait autour d'un bois taillis,
coupé par une rivière; il avait traversé la rivière à la nage et coupé le taillis.
« Il arrivait, il arrivait. Je ne reconnaissais pas mon père si doux et si
calme, je ne reconnaissais pas mon ami Henri toujours souriant près de moi.
Celui-là était terrible, beau comme un ciel d'orage. Il arrivait. D"un dernier
bond, le cheval franchit le talus de la route et tomba épuisé. Mon ami tenait
à la main le soc de sa charme.
« — Chargez-le I cria le grand seigneur.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 137
a Mais mon ami l'avait prévenu. Le soc de charrue, brandi à deux mains,
avait frappé deux coups. Deux valets armés d'épées étaient tombés par terre
et gisaient dans leur sang, et, à chaque fois que mon ami frappait, il criait :
« — J'y suis ! j'y suis 1 Lagardère 1 Lagardère I
« L'homme qui me tenait, voulait prendre la fuite; mais mon ami ne l'a-
vait pas perdu de vue. Il l'atteignit en passant par-dessus les corps des deux
valets et l'assomma d'un coup de soc. Je ne m'évanouis pas, ma mère. Plus
tard, je n'aurais pas été si brave, peut-être. Mais pendant toute cette terrible
bagarre, je tins mes yeux grands ouverts, agitant mes petites mains tant que
■je pouvais en criant :
0 — Courage, ami Henri ! courage ! courage 1
« Je ne sais pas si le combat dura plus d'une minute. Au bout de ce temps,
il avait enfourché la monture de l'un des morts, et la lançait au galop, me
tenant dans ses bras.
« Nous ne retournâmes point à l'alqueria. Mon ami me dit que le maître
l'avait trahi. Et il ajouta :
« On ne peut se bien cacher que dans une ville.
« Nous avions donc intérêt à nous cacher. Jamais je n'avais réfléchi à cela.
La cvriosité s'éveillait en moi en même temps que le vague désir de lui tout
devoir. Je l'interrogeai; il me serra dans ses bras en me disant :
« — Plus tard, plus tard.
« Puis, avec une nuance de mélancolie :
« Es-tu donc fatiguée déjà de m' appeler (on père?
« Il ne faut pas être jalouse, ma mère chérie. 11 a été pour moi toute la
famille : mon père et ma mère à la fois. Ce n'est pas do ta faute : tu n'étais
pas là.
« Mais quand je me souviens de mon enfance, j'ai les larmes aux yeux. Il
a été bon, il a été tendre, et tes baisers, ma mère, n'auraient pas pu être plus
douxquesescaresses.Luisi terrible ! lui si vaillant I Oh ! situ le voyais, comme
tu l'aimerais 1
II. — Souvenirs d'enfance
« Je n'étais jamais entrée dans les murs d'une ville. Quand nous aper-
çûmes do loin les clochers de Pampclune, je demandai ce que c'était que cela.
« Ce sont des églises, me répondit mon ami. Tu vas voir là beaucoup do
monde, ma petite Aurore : de beaux seigneurs cL de belles dames; mais tu
n'auras plus les (leurs du jardin.
« Je ne regrettai point les fleurs du jardin dans le premier moment. L'i-
dée de voir tant de beaux seigneurs et tant do belles dames mo transpor-
tait. Nous franchîmes les portes. Deux rangées de maisons liantes etsombres
nous dérobèrent la vue du ciel. Avec le peu d'argent qu'il avait, nu>n
ami loua une chambnitte. Jo fus prisonnière.
« Dans les montages, ot aussi à l'alqueria, j'avais lo griind air et le soleil,
les arbres tleuris, lus grandes pelouses, ot aussi lu compagnie dos eufaats do
138 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
mon âge. Ici, quatre murs; au dehors, le long profil des maisons grises a\ec le
morne silence des villes espagnoles; au dedans, la solitude. Car mon ami
Henrisortait dès le matin et ne revenait que le soir. Il rentrait les mains
noires et le front en sueur. Il était triste. Mes caresses seules pouvaient lui
rendre son sourire.
« Nous étions pauvres et nous mangions notre pain dur; mais il trouvait
encore moyen parfois de m' apporter du chocolat, ce régal espagnol, et d'autres
friandises. Ces jours-là, je revoyais son pauvre visage heureux et souriant.
a — Aurore, me dit-il un soir, je m'appelle don Luiz à Pampelune, et si
l'on \ient demander votre nom, vous répondrez : Mariquita.
« Je ne savais que ce nom d'Henri qu'on lui avait donné jusqu'alors.
Jamais il ne m'a dit lui-même qu'il était le chevaher de Lagardère. Il m'a
fallu l'apprendre par hasard. Il m'a fallu deviner aussi ce qu'il avait fait
pour moi quand j'étais toute petite. Je pense qu'il voulait me laisser ignorer
combien je lui suis redevable. _
« Henri est fait ainsi, ma mère; c'est la noblesse, l'abnégation, la généro-
sité, la bravoure poussée jusfîu'à la folie. Il vous suffirait de le voir pour l'ai-
mer presque autant que je l'aime.
« J'eusse préféré en ce temps-là moins de déUcatesse et plus de complai-
sance à répondre à mes" questions.
« Il changeait de nom : pourquoi? lui si franc et si hardi ! Une idée me
poursuivait ;je me disais sans cesse : C'est pour moi, c'est moi qui fait son
malheur.
« Voici comment je sus quel métier il faisait à Pampelune, et comment
j'appris du même coup le vrai nom qu'il portait jadis en France.
« Un soir, vers l'heure où d'ordinaire il rentrait, deux gentilshommes
frappèrent à notre porte. J'étais à mettre les assiettes de bois sur la table.
Nous n'avions point de nappe. Je crus que c'était mon ami Henri. Je courus
ouvrir. A la vue de deux inconnus, je reculai épouvantée. Personne n'était
encore venu nous voir depuis que nous étions à Pampelune. C'étaient deux
cavaliers hauts sur jambes, maigres jaunes comme des fiévreux, et portant de
longues moustaches en crochets aiguisés. Leurs rapières fines et longues
relevaient le pan de leurs manteaux noirs. L'un était vieux et très bavard;
l'autre était jeune et taciturne.
« — Adiôs 1 ma belle enfant, me dit le premier : n'est-ce pas ici la
demeure du seigneur don Henri?
« Non, serior, répondis-je.
« Les deux Navarrais se regardèrent. Le jeune haussa les épaules, et grom-
mela :
« — Don Luiz !
« — Don Luiz, valgame Diosl s'écria le plus âgé, don Luiz! c'est don
Luiz que je voulais dire.
« Et comme j'hésitais à répondre :
« — Entrez, don Sanche, mon neveu, reprit-il, entrez I Nous attendrons
ici le seigneur don Luiz. Ne vous inquiétez pas de nous, conejita. Nous voilà
bien. Asseyez-vous, mon neveu don Sanche. Il csl médiocrement logé cô
gentilhomme; mais cela ne nous regarde pas. Allumez-vous un cigarillo,
mon neveu don Sanche? Non 1 Ce sera comme vous voudrez.
0 Le neveu don Sanche ne répondait mot. Il avait une figure de deux
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 139
aunes, et de temps en temps se grattait l'oreille, comme un grand garçon
fort en peine. L'oncle, qui s'appelait don Miguel, alluma une pajita, et se
mit à fumer en causant avec une imperturbable volubilité. Je mourais de
peur que mon ami ne me grondât.
« Quand j'entendis son pas dans l'escalier, je courus à sa rencontre; mais
l'oncle don Miguel avait les jambes plus longues que moi, et, du haut de
l'escalier :
« — Arrivez donc, seigneur don Luiz ! s'écria-t-il, mon neveu don Sanche
vous attend depuis une demi-heure. Gracias a Dios 1 enchanté de faire votre
connaissance, mon neveu don Sanche aussi. Je me nomme don Miguel de la
Crencha. Je suis de Santiago, près de Ronceveaux, où Roland le Preux fut
occis. Mon neveu don Sanche est du même nom et du même pays : c'est le
fils de mon frère, don Ramon de la Crencha, alcade mayor de Tolède. Et
nous vous baisons bien les mains, seigneur don Luiz, de bon cœur, Trinidad
santa ! de bon cœur 1
« Le neveu don Sanche s'était levé, mais il ne parlait point.
« Mon ami s'arrêta au haut des marches. Ses sourcils étaient froncés, et
une expression d'inquiétude se montrait sur son visage.
« — Que voulez-vous? demanda-t-il.
K — Entrez donc ! fit l'oncle dont Miguel, qui s'efîaça courtoisement pour
lui livrer passage.
t( — • Que voulez-vous? demanda encore Henri.
« — D'abord, je vous présente mon neveu don Sanche.
K — Par le diable ! s'écria Henri en frappant du pied, que voulez-vous?
K II me faisait trembler quand il était ainsi.
Il L'oncle Miguel recula d'un pas en voyant son visage; mais il se remit
bien vite. C'était un heureux caractère d'hidalgo.
« — Voici ce qui nous amène, répliqua-t-il, puisque vous n'êtes pas en
humeur de causer. Notre cousin Carlos, de Burgos, qui a suivi l'ambassade
de Madrid en l'an quatre-vingt-quinze, vous a reconnu chez Cuença l'arque-
busier. Vous êtes le chevalier Henri de Lagardère.
< Henri pâlit et baissa les yeux. Je crus qu'il allait dire non.
( — La première épée de l'univers! continua l'oncle Miguel, l'homme à
qui nul ne résiste I Ne niez pas, chevalier, je suis sûr de ce que j'avance.
( — Je ne nie pas, dit Henri d'un air sombre; mais sciïores, il vous en
coûtera peut-être cher pour avoir découvert mon secret.
« En même temps, il alla fermer la porte de l'escalier.
« Le grand escogriffe de don Sanche se mit h trembler de tous ses membres.
« — Por DiosI s'écria l'oncle don Miguel sans se déconcericr, cela nous
coûtera ce que vous voudrez, seigneur chevalier, nous arrivons chez vous les
poches pleines... Allons, mon neveu, vidons la boisa/
« Le neveu don Sanche, dont les longues dents claquaient, posa sur sa
table, sans mot dire, deux ou trois bonnes poignées do quadruples; l'oncle
en fit autant.
( Henri les regardait avec étonnement.
< — Hél hél fit l'oncle on remuant le las d'or, on n'en gagne pas tant
que cela, n'est-ce pas, h limer di-s gardes d'épéo chez mafiro Cuftii^a? Ne
Vous fâchez pas, seigneur elievalior, noue no bdiiudhs pas ici pour surprendre
votre secret. Nous ne voulons point savoir pourquoi le brillant Lagardôro
140 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
s'abaisse à ce métier qui gâte la blancheur des mains et fatigue la poitrine,
n'est-ce pas, neveu?
« Le neveu s'inclina gauchement.
« — Nous venons, acheva le verbeux hidalgo, pour vous entretenir
d'une affaire de famille.
« — J'écoute, dit Henri.
« — L'oncle prit un siège et ralluma sa pajîelito.
« — Une affaire de famille, conîinua-t-il, une simple affaire de famille.
N'est-ce pas, mon neveu? Il faut donc vous dire, seigneur chevalier, que nous
sommes tous braves dans notre maison, comme le Cid, pour ne pas dire
davantage. Moi, qui vous parle, je rencontrai un jour deux hidalgos de
Tolose, en Biscaye. C'étaient deux grands et forts lurons. Mais je vous
conterai l'anecdote un autre jour. Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de mon
neveu don Sanche. Mon neveu don Sanche courtisait honnêtement une jolie
fille de Salvatierra. Quoiqu'il soit bien fait de sa personne, riche et pas sot,
non, la fillette fut longtemps à se décider. Enfin elle prit de l'amour, mais
ce fut pour un autre que lui, figurez- vous, seigneur chevalier. N'est-ce pas,
mon neveu?
« Le taciturne don Sanche fit entendre un grognement approbateur.
« — Vous savez, reprit l'oncle don Miguel, deux coqs pour une poule,
c'est bataille! La ville n'est pas grande; nos deux jeunes gens se rencon-
traient tous les jours. Les têtes s'échauffèrent. Mon neveu, à bout de patience
leva la main, mais il manqua de promptitude, seigneur chevalier: ce fut lui
qui reçut un soufflet. Or, vous sentez, interrompit-il, un Crencha, qui reçoit
un soufflet 1 mort et sang ! n'est-ce pas, mon neveu don Sanche? il faut du
fer pour venger cette injure !
« L'oncle Miguel ayant ainsi parlé, regarda Henri et chgna de l'œil d'un
air bonhomme et terrible à la fois.
a Iln'y aquecertainsEspagnolspourréimirCroquemitaineàSanchoPança.
« — Vousnem'avezpasencore appris ce que vovs voulez de moi, ditHenri.
« Deux ou trois fois ses yeux étaient tournés malgré lui vers l'or étalé sur
la table. Nous étions si pauvres !
« — Eh bien ! eh bien ! fit l'oncle Miguel, cela se devine, que diable 1
N'est-ce pas, mon neveu don Sanche? Les Crencha n'ont jamais reçu de
soufflet. C'est la première fois que cela se voit dans Thistoire. Les Crencha
sont dos lions, voyez-vous, seigneur chevalier ! et spécialement mon neveu
don Sanche; mais...
« Il fit une pause après ce mais.
« La figure de mon ami Henri s'éclaira, tandis que son regard ghssaitde
nouveau sur le tas do truadniples pis! oies
« — Je crois comprendre, dit-il, et je suis prêt à vous servir.
« — A la bonne heure 1 s'écria l'oncle don Miguel, par saint Jacques !
voici un digne chevalier.
« Le neveu don Sanche, perdant son flegme, se frotta les mains d'un air
tout content.
« — Je savais bien que nous allions nous entendre! poursuivit l'oncle;
don Ramon ne pouvait pas nous tromper. Le faquin se nomme don Mamiro
Nufiez Tonadilla, du hameau de San José. Il est petit, barbu, les épaulos
hautes.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 141
« — Je n'ai pas besoin de savoir tout cela, interrompit Henri.
« — Si fait, si fait I Diable ! il ne faudrait pas commettre d'erreur I L'an
iernier, j'allais chez le dentiste de Fontarabie, n'est-ce pas, mon neveu don
■^rinche? et je lui donnais un doublon pour qu'il m'enlevât une dent dont je
iuuffrais dans le fond de la bouche. Le drôle garda ma double pistole et
m'arracha une dent saine au lieu de la mauvaise que j'avais.
« Je voyais le front d'Henri se rembininir et ses sourcils se rapprocher.
L'oncle don Miguel ne prenait point garde.
« ■ — Nous payons, continua-t-il, nous voulons que la besogne soit faite
mûrement et comme il faut. N'est-ce pas.juste? Don Ramiro est roux de che-
veux et porte toujours un feutre gris à plumes noires. Il passe tous les soirs,
VIS 7 heures, devant l'auberge des Trois-Maures, entre San-José et Roncevaux.
« — Assez, sefiores, interrompit Henri ; nous ne nous sommes pas compris.
'< — Comment 1 comment I fit l'oncle.
« — J'ai cm qu'il s'agissait d'apprendre au seigneur don Sanche à tenir
>on épée.
— Santa-Trinidadl s'écria don Miguel; nous sommes tous de première
force dans la maison de la Crencha. L'enfant s'escrime en salle comme
-aint Michel archange, mais sur le terrain il peut arriver des accidents. Nous
ivous pensé que vous vous chargeriez d'attendre don Ramiro Nuiiez à l'au-
ji rge des Trois- Maures, et de venger l'honneur de mon neveu don Sanche.
(< Henri ne répondit point cette fois. Le froid sourire qui vint à ses lèvres
■xprimait un dédain si profond que l'oncle et le neveu échangèrent un regard
iiii)arrasçé, Henri montra du doigt les quadruples qui étaient sur la table.
-;!iis mot dire, l'oncle et le neveu les remirent dans leurs poches. Henri éten-
lil ensuite la main vers la porte. L'oncle et le neveu passèrent devant lui le
liipeau bas et l'échiné courbée. Ils descendirent l'escalier quatre à quatre.
K Ce jour-là, nous mangeâmes notre pain sec. Henri n'avait rien apporté
[)niir mettre dans nos assiettes de bois.
J'étais trop petite assurément pour comprendre toute la portée de cette
ic. Cependant, elle m'avait frappé vivement. J'ai pensé longtemps à ce
• ward que mon ami Henri avait jeté à l'or des deux hidalgos de Navarre.
" Quant au nom de Lagardèrc, mon âge encore et la solitude où j'avais
vi'i u m'empêchaient de connaître l'étrange renommée qui le suivait. Mais ce
miu eut au dedans de moi comme un retentissement sonore. J'écoutais une
Tmifare de guerre. Je me souvins de l'effroi de mes ravisseurs lorsque mon ami
III iiri leur avait jeté ce nom à la face, lui seul contre eux tous. Plus tard,
i';i|)prisccquec'était quelechcvalier Henri deLagardère. J'cnfus triste. Son
jM '■ avait joué avec la vie des hommes; son caprice avait joué avec le cœur
il s femmes. J'en fus triste, bien triste I mais cela m'enpècha-t-il de l'aimer 1
Mère chérie, je ne sais rien au monde. Peut-être les autres jeunes filles
Mil! -elles faites autrement que moi. Je l'aimais davantage quand je sus
Miiihien il avait péché. Il me sembla qu'il avait besoin dn mes prières au près
li: Dieii. Il me sembla que j'étais im grand élément dans sa vie. Il avait si
bien changé depuis (ju'il s'était fait mon i)èro adoptif 1
« Mère, ne m'accuse pas d'être une orgueilleuse, je sentais que j'étais sa
doutujur, sa sagesse et sa vertu. Quand je dis que je l'aimais davantage, je me
trompe peut-être : je l'aimais autrement. Ses baisers palcrnels me firent
rougir, et je commençai à pleurer tout bas dans ma solitude.
142 LB BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« Mais j'anticipe, et je te parle des choses d'hier...
a Ce fut à Pampelune que mon ami Henri entreprit mon éducation. II
n'avait guère de temps pour m'instruire, et point d'argent pour acheter des
livres, car ces journées étaient longues et bien peu rétribuées. Il faisait alors
l'apprentissage de cet art qui l'a rendu célèbre dans tous les Espagnes.sous
le nom du Cincelador. Il était lent et maladroit. Son maître ne le traitait
guère bien.
« Et lui, l'ancien chevau-léger du roi Louis XIV, lui le hautain jeune
homme qui tuait naguère pour un mot, pour un regard, supportait patiem-
ment les reproches et les injures d'un artisan espagnol! Il avait une fille!
Quand il rentrait à la maison avec quelques maravédis gagnés à la sueur de
son front, il était heureux comme un roi, parce que je lui souriais.
« Une autre que vous rirait de pitié, ma mère; mais je suis bien sûre qu'ici
vous allez verser une larme. Lagardère n'avait qu'un livre : c'était un vieux
Traité d'escrime par maître François Delapalme, de Paris, prévôt juré,
diplômé de Parme et de Florence, membre du Handegenbund deManheim et
de l'Académie délia scrima de Naples, maître en fait d'armes de monseigneur
le Dauphin, etc., etc., suivi de la Description des différents coups, bottes et
pointes courtises en usage dans Vassaut de pied ferme, par Gio-Maria Ventura,
de ladite Académie délia scrima de Naples, corrigé et amendé par J.-F.
Delambre-Saulxure, prévôt aux cadets, Paris, 1667.
« Ne vous étonnez point de ma mémoire. Ce sont les premières lignes que
j'ai épelées. Je m'en souviens comme de mon catéchisme.
0 Mon ami Henri m'apprit à lire dans son vieux traité d'escrime. Je n'ai
jamais tenu d'épée dans ma main, mais je suis forte en théorie, je connais la
tierce et la quarte, parades naturelles; prime et seconde, parades de demi-
instinct; les deux contres, parades universelles et composées; le demi-cercle,
les coupés simples et de revers, le coup droit, les feintes, les dégagements.
« La croix de Dieu ne vint que quand mon ami Henri eût économisé cinq
douros pour m'acheter Valfabeto de Salamanca.
« Le livre n'y faisait rien, croyez-moi, ma mère. Tout dépend du profes-
seur. J'appris bien \nte à déchifïrer cet absurde fatras, rédigé par un trio de
spadassins ignorants. Que m'importaient ces grossiers principes de l'art de
tuer? Mon ami Henri me montrait les lettres patiemment et doucement.
J'étais sur ses genoux. Il tenait le livre, j'avais à la main une paille, et je
suivais chaque lettre en la nommant. Ce n'était pas un travail, c'était une
joie. Quand j'avais bienlu,il m'embrassait. Puis nous nous mettions à genoux
tous les deux et il me récitait la prière du soir. Je vous dis que c'était une
mère I une mère tendre et coquette pour sa petite fille chérie 1 Ne m'habil-
lait-il pas, ne lissait-il pas lui-même mes cheveux? Son pourpoint s'en allait,
mais j'avais toujours de bonnes robes.
« Une fois, je le surpris l'aiguille à la main, essayant une reprise à ma jupe
déchirée. Oh 1 ne riez pas, ne riez pas, ma mère I C'était Lagardère qui
faisait cela, le chevalier Henri de Lagardère, l'homme devant qui tombent
ou s'abaissent les plus redoutables épées I
« Le dimanche, quand il avait bouclé mes cheveux et noué ma résillr,
quand il avait rendu brillants comme l'or les boutons de cuivre de m^n
petit corsage et noué autour de mon cou ma croix d'acier, son premier pré-
sent, à l'aide d'un ruban de velours, il me conduisait, bien brave et bien fière,
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 143
à l'église des Dominicains de la basse ville. Nous entendions la messe; il était
devenu pieux par moi et pour moi. Puis, la messe finie, nous franchissions
les murs, laissant derrière nous la cité sombre et triste. Comm.e le grand air
(Hait bon à nos pauvres poitrines prisonnières 1 Comm.e le soleil était radieux
et doux 1
« Nous allions par les campagnes désertes. Il voulait être de mes jeux.
Il était plus enfant que moi.
« Vers le haut du jour, quand la fatigue me prenait, il me conduisait à
l'ombre d'un bois touffu. Il s'asseyait au pied d'un arbre et je m'endormais
dans ses bras. Il veillait, lui, écartant de moi les mosquitos et les lances ailées.
Parfois je faisais semblant de dormir, et je le regardais à travers mespaupières
demi-closes. Ses yeux étaient toujours sur moi; en me berçant il souriait.
« Je n'ai qu'à fermier les yeux pour le revoir ainsi, mon ami, mon père,
mon noble Henri ! L'aimez-vous à présent, ma mère ?
« Avant le sommeil ou après, selon mon caprice, car j'étais reine, le dîner
^'tait servi sur l'herbe; un peu de paia noir dans du lait. Souvenez-vous de vos
plus délicieux festins, ma mère. Vous me les décrirez à moi qui ne les connais
pas. Je suis bien sûre que nos fêtes valaient mieux que les vôtres, notre pain
]iotrelait, le dictame trempé dans l'ambroisie ! La joie du cœur, les bonnes
I jiresscs, le rire fou à propos de rien, les chers enfantillages, les chansons, que
;is-je? Puis, le jeu encore; il voulait me faire forte et grande. Puis, le long
(;o la route, au retour, la calme causerie, interrompue par celte fleur qu'il fal-
lait conquérir, par ce papillon brillant qu'on voulait faire captif, par cette
Manche chèvre qui bêlait là-bas, comme si elle eût demandé une caresse.
« Dans ces entretiens, il formait à son insu mon esprit et mon cœur. Il
' 'ait en cachette, et se faisait femme pour m'instruire. J'appris à connaître
icu et l'histoire de son peuple, les merveilles du ciel et de la terre.
« Parfois, dans ces instants où nous étions seuls tous deux, j'essayais de
l'interroger et de savoir ce qu'était ma famille ; souvent, je lui parlais de vous,
ma mère. Il devenait triste et ne répondait pas. Seulement il me disait :
« — Aurore, je vous promets que vous connaîtrez votre mère.
« Cette promesse, faite depuis si longtemps, s'accomplira, je Tespère, j'en
suis sûre, car Henri n'a jamais menti. Et si j'en crois les averlissemcnts do
mon cœur, l'instant est proche. Oh 1 ma mère, comme je vais vous adorer.
Mais je veux finir tout de suite ce qui a rapport à mon éducation. Je conti-
nuai à recevoir ses leçons bien longtemps après que nous eûmes quitté Pam-
pelune et la Navarre. Jamais je n'ai eu d'autre maître que lui.
« Ce ne fut point sa faute. Quand son merveilleux talent d'artiste eut
percé, quand chaque grand d'Espagne voulut avoir, à prix d'or, la poignée do
sa rapière ciselée par don Luiz, el Cincelador, il me dit :
« — Vous allez être savante, ma fille chérie; Madrid a dos pensions cé-
lèbres où les jeunes filles apprennent tout ce qu'une femme doit plus tard
connaître.
« — Je veux que vous soyez vous-même mon professeur, répondis-je,
toujours, toujours 1
« 11 sourit, el répliqua :
« — Je vous ai appris tout ce que je savais, ma pauvre Aurore.
« — Eh bien, ni'écriai-jo, bon ami, je n'en veux point savoir plus long que
vous.
144 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
ÎII. — La gitana
- Je pleure souvent, ma mère, depuis que je suis grande; mais je suis faite
comme les enfants : le sourire chez moi n'attends pas les larmes séchées.
« Vous vous êtes dit peut-être, en lisant ce bavardage incohérent, mes
impressions de bataille, l'histoire des deux hidalgos, l'oncle don Miguel et le
neveu don Sanche, mes premières études dans un livre d'escrime, le récit
de mes pauvres plaisirs d'enfant; vous vous êtes dit peut-être : C'est uns
folle 1
« C'est vrai, la joie me rend folle; mais je ne suis pas lâche dans la douleur.
La joie m'enivre. Je ne sais pas ce que c'est que le plaisir mondain, et peu
m'importe; ce qui m'attire, c'est la joie du cœur. Je suis gaie, je suis enfant,
je m'amuse avec tout, hélas! comme si je n'avais pas bien souffert.
« Il fallut quitter Pampelune, où nous commencions à être moins pauvres.
Henri avait même pu amasser une petite épargne, et bien lui en prit.
« Je pense que j'avais alors dix ans ou à peu près.
« Il rentra un soir, inquiet et tout soucieux. J'augmentai sa préoccupa-
tion en lui disant que tout le jour un homme, enveloppé d'un manteau
sombre, avait fait sentinelle dans la rue, sous ma croisée. Henri ne se mit
point à table. Il prépara ses armes et s'habilla comme pour un long voyage.
La nuit venue, il me fit passer à mon tour un corsage de drap, et me laça mes
brodequins. Il sortit avec son épée. J'étais dans les transes. Depuis long-
temps je ne l'avais pas w. si agité. Quand il revint, ce fut pour faire un pa-
quet de ses bardes et des miennes.
« — Nous allons partir, Aurore, me dit-il.
« — Pour longtemps? demandai-je.
« — Pour toujours.
« — Quoi 1 m'écriai-je en regardant notre pauvre petit ménage, nous
allons laisser tout cela !
« — Oui, tout cela, fit-il en souriant tristement; je viens d'aller chercher
au coin do la rue un pauvre homme qui sera notre héritier. Il est content
comme un roi, lui. Ainsi va le monde 1
« — Mais où allons-nous, ainsi? demandai-je encore?
« — Dieu le sait, me répondit-il en essayant de paraître gai; en route,
ma petite Aurore, il est temps.
« Nous sortîmes.
« Ici se place quelq\ie chose de terrible, ma mère. Ma plume s'est arrêtée
un instant, mais je ne veux rien vous cacher.
« Comme nous descendions les marches du perron, je vis un objet sombre
au milieu de la rue déserte. Henri voulut m'ont raîner dans la direction des
remparts; mais je lui échappai, embarrassé qu'il était par ses bagages, et je
m'élançai vers l'objet qui avait attiré mon attention. Henri poussa un cri;
c'était pour m'arrêter. Je ne lui avais jamais désobéi; mais il était trop tard.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 145
Je distinguais déjà une forme humaine sous un manteau, et je croyais recon-
naître le manteau de la mystérieuse sentinelle qui s'était promenée sous mes
fenêtres durant le jour. Je soulevai le manteau. C'était bien l'homme que
j'avais vu dans la journée. Il était mort, et son sang l'inondait. Je tombai à
la renverse, comme si j'eusse moi-même reçu le coup de la mort. Il y avait eu
combatjlà tout près de moi, car en sortant Henri avait pris son épée. Henri
livait encore une fois risqué sa vie pour moi... Pour moi, j'en étais sûre.
« ...Je m'éveillai au milieu de la nuit. J'étais seule, ou du moins je me
croyais seule. C'était une chambre encore plus pauvre que celle dont nous sor-
tions, cette chambre qui se trouve d'ordinaire au premier étage des fermes
espagnoles dont les maîtres sont de pauvres hildagos. Il y avait un bruit de
vuix à peine sensible dans la pièce située au-dessous, sans doute la salle
commune de la ferme.
J'étais couchée dans un lit à colonnes vermoulues, sur une paillasse recou-
verte d'une serpillière en lambeaux. La lumière de la lune entrait par les
fiiiêtres sans carreaux. Je voyais en face du lit le feuillage léger de deux
prands chênes-lièges qui se balançaient à la brise nocturne. J'appelai douce-
ment Henri, mon ami; on ne me répondit point. Mais je vis une ombre qui
1 iimpait sur le sol et l'instant d'après, Henri se dressait à mon chevet. Il me
fit signe de la main de me taire, et me dit tout bas à l'oreille :
(( — Ils ont découvert nos traces. Ils sont en bas.
X — Qui donc? demandai-je.
« — Les compagnons de celui qui était sous le manteau.
« Le mort 1 Je me sentis frémir de la tête aux pieds, et je crus que j'allais
iiiévanouir de nouveau. Henri me serra le bras et reprit :
'( — Ils étaient là tout à l'heure derrière la porte. Ils ont essayé de l'ou-
M ir. J'ai passé mon bras comme une barre dans les anneaux. Ils n'ont pas
deviné la nature de l'obstacle. Ils sont descendus pour chercher une place,
aria de jeter la porte en dedans; ils vont revenir I
« — Mais que leur avez-vous donc fait, Henri mon ami, m'écriai-je, pour
qu'ils vous poursuive. .t avec tant d'acharnement?
a — Je leur ai arraché la proie qu'ils allaient déchirer, les loups 1 me
r. pondit-il.
« Moi? c'était moi! je le comprenais bien; cette pensée m'emplissait le
(leur et le navrait. J'étais cause de tout, j'avais brisé sa vie. Cet homme si
i)i'au, naguère si brillant, si heureux, se cachait maintenant comme un cri-
minel. Il m'avait donné son existence tout entière. Pourquoi?
« — Père, lui dis-jc, père chéri, laissez-moi ici et sauvez-vous, je vous en
fciipplic.
Il II mit sa main sur ma bouche.
« — Petite folle 1 nuirmura-t-il, s'ils me tuent, je serai bien forcé de t'aban-
(inimcr, mais ils ne me tiennent pas encore. Lève-toi I
« Je fis effort pour obéir; j'étais bien faible.
« J'ai su depuis que mon ami Henri, harassé do fafisfue, car il m'avait
[Mirlé dans ses bras, demi-morle que j'étais, depuis Pampeluno jusqu'à cctto
maisfin éloignée, était entré 15 pour demander un gîte. C'étaient de pauvres
gens. On lui donna cctto (;hambre où nous étions.
» Henri allait s'élcndro sur une ■".oucho de paille préparée pour lai, lors-
qu'il entendit un bruit do chevaux dans la campagne. Les chevaux s'arrôtù-
10
146 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
rent à la porte de la maison isolée. Henri devina bien tout de suite qui
lallait remettre le sommeil à une autre nuit. Au lieu de se coucher, il ouvrit
tout doucement la porte et descendit quelques marches de l'escalier.
c On causait dans la salle basse. Le fermier en haillons disait :
« — Je suis gentilhomme et je ne livrerai pas mes hôtes.
* Henri entendit le bruit d'une poignée d'or qu'on jetait sur la table. Le
fermier-gentilhomme eut la bouche fermée,
« Une voix qu'il connaissait ordonna :
« — A la besogne, et que ce soit vite fait 1
« Henri rentra précipitamment et ferma la porte de son mieux. Il s'élança
vers la fenêtre pour voir s'il y avait moyen de fuir. Les branches des deux
grands hègfts frôlaient la croisée sans carreaux. C'était un petit potager, clos
d'une petite haie. Au delà une prairie, puis la rivière d'Arga, que la lune
montrait au travers des arbres.
« — Te voilà bien pâle, ma petite Aurore, reprit Henri quand il me vit
levée; mais tu es brave et tu me seconderas.
a — Oh ! oui, m'écriai-je, transportée d'aise à la pensée de le servir.
a II m'entraîna vers la fenêtre.
t — Descendrais-tu bien dans le verger par cet espalier-là? me demanda-
t-il, en me montrant les branches et le tronc de l'un des hèges.
« — Oui, répondis-je, oui, père, si tu me promets de me rejoindre bien
vite.
« — Je te le promets, ma petite Aurore. Bien vite ou jamais, pauvre ché-
rie 1 ajonta-t-il à voix basse en me prenant dans ses bras.
« J'étais bien ébranlée. Je ne compris point; ce fut heureux. Henri ouvrit
le châssis au moment où les pas se faisaient entendre de nouveau dans l'es-
caher. Je m'accrochai aux branches du hège, tandis qi^'il s'élançait vers la
porte,
« — Quand tu seras en bas, me dit-il encore, tu jetteras un petit caillou
dans la chambre, ce sera le signal; ensuite tu te glisseras le long de la haie
jusqu'à la rivière.
« On montait l'escalier. Henri remplaça la barre absente par son bras
qa'il mit en travers. On essaya d'ouvrir, on poussa, on pesa, on jura; mais
le bras d'Henri valait une barre de fer
« J'étais encore tout contre la fenêtre lorsque j'entendis le bruit de la
pince qu'on introduisait sous la porte. Je restai; je voulais voir.
« — Descends ! descends 1 fit Henri avec impatience.
« J'obéis. En bas, je pris un petit caillou que je lançai par l'ouverture de
la croisée. J'entendis aussitôt un sourd fracas à l'étage supérieur. Ce devait
être la porte que l'on forçait. Cela m'ôta mes jambes; je restai clouée à ma
place. Deux coups de feu retentirent dans la chambre, puis Henri m'apparut
debout s\ir l'appui de la croisée. D'un saut, et sans s'aider du liège, il
fut auprès de moi.
« — Ah ! malheureuse I fit-il en me voyant, je te croyais déjà sauvée ! Ils
vont tirer.
« Il m'enlevait déjà dans ses bras. Plusieurs détonations se firent entendre
à la croisée. Je le sentis violemment tressaillir.
t — Êtes-vous blessé? m'écriai-je.
« Il était au milieu du verger. Il s'arrêta en pleine lumière, et, tournant sa
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 147
poitrine vers les bandits qui rechargeaient leurs armes à la croisée, il cria par
deux fois :
« — Lagardère 1 Lagardère I
a Puis il franchit la haie et gagna la rivière.
« On nous poursuivait. L'Arga est en ce lieu rapide et profonde. Je cher-
chais déjà des yeux un batelet, lorsque Henri, sans ralentir sa course et me
tenant toujours dans ses bras, se jeta au miliei du courant. C'était un jeu
pour lui, je le vis bien. D'une main il m' élevait au-dessus de sa têle, de
l'autre il fendait le fil de l'eau. Nous gagnâmes la rive opposée en quelques
Kccondes.
« Nos ennemis se consultaient sur l'autre bord.
a — Ils vont chercher le gué, dit Henri, nous ne sommes pas encore
sauvés.
« Ifme réchauffait contre sa poitrine; car j'étais trempée et je grelottais.
Nous entendîmes les chevaux galoper sur l'autre rive. Nos ennemis cher-
chaient le gué pour passer l'Arga, et nous poursuivre. Ils comptaient bien
que nous ne pourrions leur échapper longtemps. Quand le bruit de leur
course s'étoufïa au lointain, Henri rentra dans l'eau et traversa de nouveau
l'Arga en ligne droite.
« — Nous voici en sûreté, ma petite Aurore me dit-il en touchant le bord
à l'endroit même d'où nous étioUiS partis. Maintenant, il faut te sécher et me
{lanser.
« — Je savais bien que vous étiez blessé 1 m'écriai-je.
« — Bagatelle. Viens I
« Il se dirigeait vers la maison du fermier qui nous avait trahis. Le mari
r t sa femme riaient en causant dans leur salle basse, ayant entre eux un bon
Liasier ardent. Terrasser l'homme et lo garrotter en un seul paquet avec sa
fi lame fut pour Henri l'affaire d'un instant.
« — Taisez-vous, leur dit-il, car ils croyaient qu'on allait les tuer et pous-
saient des cris lamentables. J'ai vu le temps où j'aurais mis le feu à votre
taudis, comme vous l'avez mérité si bien. Mais il ne vous sera point fait de
mal : voici l'ange qui vous garde 1
« Il passait sa main dans mes cheveux mouillés. Je voulus l'aider à se
(MUser. Sa blessure était à l'épaule et saignait abondamment par les efforts
f|u'il avait faits. Pendant que mes habits séchaiont, j'étais enveloppée dans
.'^■n grand manteau, qu'il avait laissé, en fuyant, dans la chambre du haut,
.Ir fis de la charpie; je bandai la plaie.
« Il me dit :
" — Je ne souffre plus, tu ni'as guéri I
Le fermier-gcnlilhomnie et sa fenur\e no bougeaient pas plus que s'ils
sent été moris. Henri moula à noire chambre et redescendit bientôt
c, notre polit bagage. Vers trois heures de nuit, nous quiltAmes la maison,
III uités sur une grande vieille nuile ([u'IIenri avait prise ii ré(;urie; et pour
i M|iii!le il jeta deux pièces d'or sur la table. Eu partant, il dit au mari et
1.1 Icmme :
S'ils reviennent, présenlez-leur les compliments du chevalier de Lagar-
<l' !•(!, et dites-leur ceci : « Dieu et la Vierge prolègcront l'orpheline. Eu ce
« moment, Lagardère n'a pas lo loisir de s'occuper d'eux, maiti l'heure vicn-
« (Ira I »
148 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« La vieille grande mule valait bien mieux qu'elle n'en avait l'air. Nous
arrivâmes à Estrella vers le point du jour, et nous fîmes marché avec un
arriero pour gagner Burgos de l'autre côté de la montagne. Henri voulait
s'éloigner définitivement des frontières de France. Ses ennemis étaient des
Français.
« Il avait dessein de ne s'arrêter qu'à Madrid.
« Nous autres, pauvres enfants, nous avons le champ libre. Notre ima-
gination travaille toujours, dès qu'il s'agit de nos parents inconnus. Etes-
vous bien riche, ma mère? Il faut que vous soyez grande, pour que cette
poursuite obstinée se soit attachée à votre fille.
« Si vous êtes riche, vous ne pouvez guère vous faire idée d'un long
voyage à travers cette belle et noble terre d'Espagne, étalant sa misère or-
gueilleuse sous les splendides éblouissemenis de son ciel. La misère est
mauvaise au cœur de l'homme. Je sais cela, quoique je sois bien jeune.
Cette chevaleresque race des vainqueurs du ilaure est déchue en ce moment.
De toutes leurs anciennes et illustres quahtés, ils n'ont guère gardé que leur
oi^eil de comédie, drapé dans des lambeaux.
« Le paysage est merveilleux; les habitants sont tristes paresseux, plon-
gés jusqu'au cou dans la malpropreté honteuse. Cette belle fille qui passe,
poétique de loin et portant avec grâce sa corbeille de fruits, ce n'est pas la
peau de son visage que vous voyez, c'est un masque épais de souillures. Il
y a des fleuves pourtant; mais l'Espagne n'a pas encore découvert l'usage
de l'eau.
« Quand il y a quelque part cent voleurs de grand chemin, cela s'appelle
un village. On nomme un alcade. L'alcade et tous ses administrés sont éga-
lement gentilshommes. Autour du village, la terre reste en friche. Il passe
toujours bien assez de voyageurs, si déserte que soit la route, pour que les
cent et un gentilhommes et leurs familles aient un oignon à manger par jour.
« L'alcade, meilleur gentilhomme que ses citoyens, est aussi plus voleur
et plus gourmand. On a vu de ces autocrates manger jusqu'à deux oignons
en vingt-c[uatre heures. Mais ceux qui font ainsi un dieu de leur ventre
finissent mal. L'espingole les guette. Il ne faut pas que l'opulence abuse
ÏBSolemment des dons du ciel. ____
a II est rare qu'on trouve à manger dans les aubergesT Elles sont insti-
tuées pour couper la gorge aux voyageurs, qui s'en vont sans souper dans ;
l'autre monde. Le posadero, homme fier et taciturne, vous fournit un petit
tas de paille recouvert d'une loque grise. C'est un lit. Si par hasard on ne
TOUS a pas égorgé pendant la nuit, vous payez et vous partez sans déjeuner.
« Inutile de parler des moines et des alguazils.
« Les gueux à escopettes sont également connus dans l'univers entier.
Personne n'ignore que les muletiers sont les associés naturels des bri.
gands de la montagne. Un Espagnol qui a trois lieues à faire dans une direc-
tion quelconque envoie chercher le garde-note et dicte son testament.
« De Pampelune à Burgos, nous eûmes des centaines d'aventures, mais
aucune qui eût trait à nos persécuteurs. C'est de celles-là seulement, ma
mère, que je veux vous entretenir. Nous devions les retrouver encore une
fois avant d'arriver à Madrid.
« Nous avions pris par Burgos afin d'éviter le voisinage des sierras de la
Vieille-Caslille. L'épargne de mon ami s'épuisait rapidement, et nous avan-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 14§
cions pe"j, tant la route était pavée d'obstacles. Le récit d'un voyage e»
Espagne ressemble à un entassement d'accidents réunis à plaisir par une
imagination romanesque et moqueuse.
« Enfin nous laissâmes derrière nous Valladolid et les dentelles de son
clocher sarrasin. Nous avions fait plus de la moitié de la route.
« C'était le soir, nous allions côtoyant les frontières du Léon pour arriver
à Ségovie. Nous étions montés tous deux sur la même mule, et nous n'a-
^ ions point de guide. La route était belle. On nous avait enseigné une au-
berge sur l'Adaja où nous devions faire grande chère.
« Cependant le soleil se couchait derrière les arbres maigres de la forêt
qui va vers Salamanque et nous n'apercevions nulle trace de posada. Le
juur baissait; les muletiers devenaient plus rares sur le chemin; c'était
l'heure des mauvaises rencontres. Nous n'en devions point faire ce soir,
grâce à Dieu : il n'y avait qu'une bonne action sur notre route. Ce fut ce
soir-là, ma mère, que nous trouvâmes ma petite Flor, ma chère gitana,
ma première et ma seule amie.
« Voilà bien longtemps que nous sommes séparées, et pourtant je suis
sûre qu'elle se souvient de moi. Deux ou trois jour, après notre arrivée à
Paris, j'étais dans la salle basse et je chantais. Tout à coup j'entendis un
cri dans la rue : je crus reconnaître la voix de Flor. Un carrosse passait, un
un grand carrosse de voyage sans armoieries. Les stores en étaient baissés.
Je m'étais sans doute trompée. Mais bien souvent, depuis lors, je me suis
mise à la fenêtre espérant voir sa fine taille si souple, son pied de fée efileu-
rant la pointe des pavés, et son œil noir brillant derrière son voile de den-
telles. Je suis folle ! Pourquoi Flor serait-elle à Paris?
« La route passait au-dessus d'un précipice. Au bord même du préci-
pice, il y avait une enfant qui dormait. Je l'aperçus la première, et je priai
Henri, mon ami, d'arrêter la mule. Je sautai à terre, et j'allai me mettre
f^enoux auprès de l'enfant. C'était une petite bohémienne de mon âge, et
jiiiel Je n'ai jamais rien vu de si mignon que Flor : c'était la grâce, la fi-
nesse, la douce espièglerie.
« Flor doit être maintenant une adorable jeune fille.
« Je ne sais pas pourquoi j'eus tout de suite envie de l'embrasser. Mon
baiser l'éveilla. Elle me le rendit en souriant, mais la vue d'Henri l'effraya.
« — Ne crains rien, lui dis-je, c'est mon bon ami, mon père chéri, qui
l'aimera, puisque déjà je t'aime. Comment t'appelles-tu?
« — Flor. Et toi?
« — Aurore.
« Elle reprit son sourire.
« — Le vieux poète, murmura-f-elle, celui qui fait nos chansons, parlo
souvent des pleurs d'Aurore qui brillent comme dos perles au calice de la
fleur. Tu n'as jamais pleuré, loi, je parie; moi je pleure souvent.
« Je ne savais ce qu'elle voulait dire avec son vieux poète. Henri nous
appelait. Elle mit la main sur sa poitrine et s'écria tout à coup :
« — Oh l que j'ai faim I
« Et je la vis toute pâle. Je la pris dans mes bras. Henri nul pied à terrai
à son tour. Flor nous dit qu'elle n'avait pas mangé depuis la veille au malin.
Henri avait un peu de pum qu'il lui donna avec le vin de Xérès qui était au
150 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
fond de sa gourde. Elle mangea avidement. Quand elle eut ba, elle re-
garda Henri en face, puis moi.
a — Vous ne vous ressemblez pas, murmura-t-elle. Pourquoi n'ai-je
personne à aimer, moi?
o Ses lèvres effleurèrent la main d'Henri, tandis qu'elle ajoutait :
« — Merci, seigneur cavalier, vous êles aussi bon que beau. Je vous en
prie, ne me laissez pas la nuit sur le chemin 1
« Henri hésitait : les gitanos sont de dangereux et subtilscoquins L'aban-
don de cet enfant pouvait être un piège; mais je fis tant et j'intercédai si
bien qu'Henri finit par consentir à emmener la petite bohémienne
« Nous voilà bien heureuses ! au contraire de la pauvre mule, qui avait
maintenant trois fardeaux.
« En route, Flor nous raconta son histoire. Elle appartenait à une troupe
de gitanos qui venaient de Léon, et qui allaient, eux aussi, à Madrid. La
veille au matin, je ne sais à quel propos, la bande avait été poursuivie par
une escouade de la Sainte-Hermandad. Flor s'était cachée dans les buissons
pendant que ses compagnons fuyaient. Une fois l'alerte passée, Flor voulut
rejoindre ses compagnons; mais elle eut beau marcher, elle eut beau courir,
elle ne les trouva plus sur sa route. Les passants à qui elle les demandait
lui jetaient des pierres. De singuliers chrétiens, parce qu'elle n'était point
baptisée, lui enlevèrent ses pendants d'oreilles en cuivre argenté et son
colUer de fausses perles.
o La nuit \'int. Flor la passa dans une meule. Qui dort dîne, heureuse-
ment 1 car la pauvre petite Flor n'avait point dîner. Le lendemain, elle mar-
cha tout le jour sans rien se mettre sous la dent. Les chiens des quinterias
aboyaient derrière elle, et les petits enfants lui envoyaient leurs huées. De
temps en temps, elle trouvait sur la route l'empreinte conservée d'une san-
dale égj'ptienne; cela la soutenait.
« Les gitanos, en campagne, ont généralement un lieu de halte et de ren-
dez-vous entre le point de départ et le but du voyage. Flor savait où trouver
les siens, mais bien loin, bien loin, dans une gorge du mont Baladron, si-
I tué en face de l'Escurial, à sept ou huit heues de Madrid.
« C'était notre route : j'obtins de mon ami Henri qu'il conduirait la pe-
tite Flor jusque-là. Elle eut place auprès de moi sur la paille, à l'hôtellerie;
elle eut part de la splendide marmite pourrie qui nous fut servie pour notre
souper.
« Ces oUas podridas de la Castille sont les mets qu'on se procurerait
difficilement dans le reste de l'Europe. Il faut pour les faire, un jarret de
porc, un peu de cuir de bœuf, la moitié de la corne d'une chèvre morte de
maladie, des tiges de choux, des éplnchures de rave, une souris de terre,
et un boisseau et dom; de gousses d'ail. Tels furent du moins les ingrédients
que nous reconnûmes dans notre fameuse marmite pourrie du bourg de
Saint-Lucar, entre Pesquera et Ségovie, dans l'une des plus somptueuses
auberges qui se puissent trouver dans les États du roi d'Espagne.
« A dater du moment où la jolie petite Flor fut notre compagne, la rodte
devint moins monotone. Elle était gaie presque autant que moi, et bien
plus avisée. Elle savait danser, elle savait chanter. Elle nous amusait en
uous racontant les tours pendables de ses frères les gitanos.
f" Nous lui demandâmea quel Dieu ils adoraient.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN I5i
a Elle nous répondit : une cruche.
« Mais à Zamore, dans le pays de Léon, elle avait rencontré un bon frère
de la Miséricorde qui lui avait dit les grandeurs du Dieu des chrétiens.
Flor désirait le baptême.
« Elle fut huit jours entiers avec nous : le temps d'aller de Saint-Lucar de
Castille au mont Baladron. Quand nous arrivâmes en vue de cette montagne
sombre et rocheuse où je devais me séparer de ma petite Flor, je devins
triste; je ne savais pas que c'était un pressentiment. J'étais habituée à
Flor. Nous allions depuis huit jours assises sur la même mule, nous tenant
l'une à l'autre, et babillant tout le long du chemin. Elle m'aimait bien,
moi je la regardais comme ma sœur.
« Il faisait chaud. Le ciel avait été couvert tout le jour; l'air pesait comme
aux approches d'un orage. Dès le bas de la montagne, de larges gouttes de
pluie commencèrent à tomber, Henri nous donna son manteau pour nous
envelopper toutes deux, et nous continuâmes de grimper, pressant notre
mule paresseuse sous une torrentielle averse.
« Flor nous avait promis hospitalité la plus cordiale au nom de ses frères,
une ondée n'était pas faite pour effrayer mon ami Henri, et nous deux,
lier et moi, nous étions d'humeur à partager la plus terrible tempête sous
l'abri flottant qui nous unissait.
« Les nuées couraient roulant l'une sur l'autre, et laissant parfois entre
(lies des déchirures où apparaissait le bleu profond du ciel. La hgne d'ho-
lizon, vers le couchant, semblait un chaos empourpré. C'était la seule lu-
mière qui restât au ciel. Elle teignait tous les objets en rouge. La route grim-
pait en spirale une rampe raide et pierreuse. Les rafales étaient si fortes,
(jue notre mule tremblait sur ses jambes.
« — C'est drôle I m'écriai-je I comme cette lumière fait voir toutes sortes
(îubjets. Là bas, à la crête de ce roc, j'ai cru apercevoir deux hommes
taillés dans la pierre.
« Henri regarda vivement de ce côté.
« — Je ne vois rien, dit-il.
K — Ils n'y sont plus, prononça Flor à voix basse.
a — Il y avait donc réellement deux hommes? deriianda Henri.
« Je sentis venir en moi une vague terreur que la réponse de Flor aui^
menta.
« — Non pas deux, répliqua-t-elle, mais dix p'-nr li^ muin-,
« — Armés?
« -— Armés.
« — Ce ne sont pas les frères?
« — Non, certes.
« — Et nous guettent-ils depuis long'tcmjps?
« Depuis liicr matin ils rôdent autour de nous.
« Henri regardait Flor avec défiance; nioi-mômo je no pus me défcndro
d'un soupçon. Pourquoi ne nous avail-cllo pas prévenus.
« — J'ai cru d'abord que c'élaionl des voyageurs cununc vous, dit-elle,
répondant d'ello-mômc cl d'avance à notre pensée; ils suivaient le vieux
sentier vers l'ouest; nos hidalgos font presque tous ainsi. 11 n'y a guèro
que le menu peuple à fréquenter les roules nouvelles. C'est seulement depuis
notre entrée dans la monl;igno que leurs mouvements uio sont devenus
152 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
suspects. Je ne vous ai point avertis parce qu'ils sont en avant de nous
désormais, et engagés dans une voie où nous ne pouvons plus les rencontrer.
« Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses diffi-
cultés, passait du côté nord de Baladron, tandis que la nôtre tournait de
plus en plus vers le sud à mesure qu'on approchait des gorges. Les deux
routes se réunissaient à un passage unique, appelé el paso de los Rapadores,
bien au delà du campement des bohémiens.
« Par le fait, en avançant dans l'intérieur de la montagne, nous n'aper-
çûmes plus ces fantastiques silhouettes découpant leurs profils sur le ciel
écarlate Les roches étaient désertes aussi loin que l'œil pouvait se porter.
On n'apercevait d'autre mouvement que le frémissement des hêtres agités
par la rafale.
IV. — Ou Flor emploie un charme
« La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D'énormes
ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous maintenant.
Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied avait grand'peine
à surmonter les obstacles du chemin.
« Il était nuit close quand un cri de joie de Flor nous annonça la fin de
nos peines. Nous avions devant les yeux un grand et magnifique spectacle.
« Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes
qui nous cachaient l'horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques
rettnparts. L'averse avait cessé. Le vent du nord-ouest chassant devant lui
les nuées, balayaient le firmament, toujours plus étincelant après l'orage.
La lune répandait à flots sa blanche lumière.
« Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d'une sorte de vallée
circulaire, entourée de pics dentelés où croissaient encore çà et là quelques
bouquets de pins de montagne : c'était la Taza del diabbillo (la Tasse du
diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts sommets
sont jetés de côté et penchent vei"? l'Escurial.
a La Taza del diabbillo nous apparaissait en ce moment comme un gouf-
fre sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la
Tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l'ombre et lui donnaient
une effrayante profondeur.
« Juste vis-à-vis de nous s'ouvrait une gorge pareille à celle que nous
quittions, de telle sorte que l'une continuait l'autre, et que la Tasse située
entre elles deux était évidemment le produit de quelque grande convulsion
du sol. Autour du feu, des hommes et des femmes étaient assis. Leurs figures
maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux lueurs du bra-
sier, ainsi que les saillies des rocs voisins, tandis que, tout près de là, les
reflets blafards de la lune glissaient sur les rampes mouillées.
« A peine sorllmcs-njous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces
^auva'ges ont une finesse de sens qui ric'iié ds^ inc^ônnliè. On bé c^'a p'dint
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 153
de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux éclaireurs se je-
tèrent rapidement à droite et à gauche. L'instant d'après, Flor nous les
montra rampant vers nous dans la vallée. Elle poussa un cri particulier.
Les éclaireurs s'arrêtèrent. A un second cri, ils rebroussèrent chemin et
vinrent paisiblement reprendre leur place au-devant du brasier.
« C'était loin de nous encore, ce brasier. Au premier moment, j'avais
cru apercevoir des ombres noires derrière le cercle pailleté des gitanes; mais
j'étais en garde désormais contre les illusions de la montagne. Je me tus,
et, en approchant, je ne vis plus rien. Plût à Dieu que j'eusse parlé !
« Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu'un grand gaillard
à face basanée se dressa au-devant du bûcher, tenant à la main une esco-
petle d'une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une sorte de
qui-vive, et Flor lui répondit dans la même langue.
« — Soyez les bienvenus! dit l'homme à l'escopette; nous vous don-
nerons le pain et le sel, puisque notre sœur vous amène.
« Ceci était pour nous. Les gitanes d'Espagne, et généralement toutes
les bandes qui vivent en dehors de la loi dans les différents royaumes de
l'Europe, jouissent d'une réputation méritée sous le rapport de l'hospita-
lité. Le plus sanguinaire brigand respecte son hôte; ceci même en Italie,
où les brigands ne sont pas des lions, même des hyènes.
« Une fois promis le sel et l'eau, nous n'avions plus rien à craindre, selon
la commune croyance. Nous approchâmes sans défiance. On nous fit bon
accueil. Flor baisa les genoux du chef, qui lui imposa les mains fort solen-
nellement. Après quoi ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe
de bois sculptée, et le présenta à Henri en grande cérémonie. Henri but.
Le cercle se reforma autour du foyer. Une gitana vint chanter et danser
à l'intérieur du cercle, se jouant avec la flammeetfaisantvoltigerson écharpe
au-dessus du brasier. Dix minutes s'écoulèrent, puis la voix d'Henri
s'éleva, rauque et changée?
« — Coquins ! s'écria-t-il, qu'avez vous mis dans ce breuvage?
a II voulut se lever; mais ses jambes chancelèrent, et il tomba lourde-
ment sur le sol. Je sentis que mon cœur ne battait plus. Henri était 6 terre
et luttait contre un engourdissement qui garrottait cii.acun de ses membres.
Ses paupières alourdies allaient se fermer.
0 Les gilanos riaient silencieusement autour du feu. Derrière eux, je vis
surgir de grandes formes sombres : cinq ou six hommes enveloppés dans
leurs manteaux, et dont les visages disparaissaient complètement sous les
larges bords de leurs feutres.
« Ceux-là n'étaient pas des bohémiens.
« Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort.
« Je demandai à Dieu ardemment de mourir.
« Un des hommes à manteau jeta une lourde bourse au mihcu du cercle.
a — Finissez-en et vous aurez le double I dit-il.
« Je ne reconnus point la voix de cet homme.
a Le chef dos bohémiens répondit :
« — Il faut le temps et la distance, douze heures et dovizo milles. La
mort no peut être donnée ni au même lieu ni lo même jour que riiospitalil(^.
« — MOraeries que tout celai fit l'homme çn haujJSant les épaulc'S; en
beso^c, ou laissèî-nous faire I
154 Lfi BOSSU ou LE PETIT PARISIEN
« En même temps, il s'avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohé-
mien se mit au-devant de lui.
« — Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça- t-il résolu*
ment, tant que douze milles ne seront pas franchis, nous défendrons notre
hôte, fût-ce contre le roi 1
« Singulière foi ! étrange honneur 1 Tous les gitanos se rangèrent autour
d'Henri.
0 J'entendis Flor qui murmurait à mon oreille :
8 — Je vous sauverai tous les deux ou je mourrai 1
t i.. C'était vers le milieu de la nuit. On m'avait couchée sur un sac de
toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui dormait non loin
de moi. Il y avait auprès de lui son escopette d'un côté, son cimeterre de
l'autre. Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux dont les pau-
pières demi-ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil.
Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronllait. J'igno-
rais où l'on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n'avais garde de
fermer les yeux.
« J'étais sous la surveillance d'une vieille bohémienne faisant près de
moi l'ofFice de geôlière. Elle s'était couchée en travers, la tête sur mon
épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma main
droite entre les siennes.
« Ce n'était pas tout : au dehors, j'entendais le pas réguliers de deux
sentinelles. L'horloge à sable marquait une heure après minuit lorsque
j'entendis un bruit léger vers l'entrée de la tente. Je me tournai pour voir.
Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma duègne noire. Elle s'éveilla
à demi en grondant. Je ne vis rien et le bruit cessa. Seulement, je n'entendis
bientôt plus qu'un pas de sentinelle. Au bout d'un quart d'heure, l'autre
sentinelle cessa aussi de se promener. Un silence complet régnait autour
de la tente.
« Je vis la toile osciller entre deux piquets, puis se soulever lentement,
puis un visage espiègle et souriant apparaître. C'était Flor. Elle me fit un
petit signe de tête. Elle n'avait pas peur. Son corps souple et fluet passa
après sa tête. Quand elle se mit sur ses pieds, ses beaux yeux noirs triom-
phaient.
« — Le plus fort est fait 1 prononça-t-elle des lèvres seulement.
« Je n'avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne
s'était encore réveillée. Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt
sur la bouche. La duègne était rendormie. Je pensais :
« — Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main.
« J'avais bien raison. Ma petite Flor était fée. Elle fit un pas bien dou-
cement, puis deux. Elle ne venait pas à moi, elle allait vers la natte où dor-
mait le chef entre son sabre et son escopette. Elle se plaça devant lui et le
regarda un instant fixement. La respiration du chef devint plus tranquille.
Flor se pencha sur lui au bout de quelques secondes, et appuya légèrement
Jie pouce et l'index contre ses tempes. Les paupières du chef se fermèrent.
« Elle me regarda; ses yeux pétillaient comme deux gerbes d'étincelles.
» — Et d'un I fll-elle.
« Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genôuX,
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 155
« "Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le
couvrait. Peu à peu les jambes du gitano s'allongèrent, et sa tête renversée
toucha le sol; vous eussiez dit un mort.
« — Et de deux ! fit-elle.
« Restait ma terrible duègne. Flor prit avec elle plus de précautions.
Elle s'approcha lentement, lentement, la couvant du regard comme le ser-
pent qui veut fasciner l'oiseau. Quand elle fut à portée, elle étendit une seule
main qu'elle tint étendue à la hauteur des yeux de l'Egyptienne. Je sentis
colle-ci tressaillir intérieurement. A un moment, elle fit effort pour se dres-
ser, Flor dit :
« — Je ne veux pas I
« La vieille poussa un grand soupir.
« La main de Flor descendit lentement du front à l'estomac, et s'y
arrêta. Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne sais quel
fluide mystérieux. Je sentais moi-même à travers le corps de la duègne
l'influence étrange de ce fluide. Mes paupières voulaient se fermer.
« — Reste éveillée ! me commanda Flor avec un coup d'œil de reine.
« Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent.
Mais je croyais rêver.
« La main de Flor se releva, ghssa une seconde fois au-dessus du front
de la bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout le corps de la
^ieille s'affaissa. Je la sentis plus lourde.
« Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se
relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes elle se rappn cha,
cl fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la
vieille. Ce crâne était de plomb.
« — Dors-tu Mabel? demflnda-t-elle tout bas.
« — Oui, je dors, répondit la vieille.
« Mon premier mouvement fut de croire à une comédie.
a Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et
do ceux d'Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu'elle portait
au cou. Elle ouvrit, le médaillon et plaça les cheveux d'Henri dans la main
inerte do la vieille.
« — Je veux savoir où il est, dit elle encore.
« La vieille s'agita et gronda. J'eus crainte de la voir s'éveiller. Flor I«t
poussa du pied rudement, comme pour me prouver la profondeur de son
sommeil. Puis elle répéta :
« — Entends-tu, Mabel, je veux savoir où il est.
« — J'entends, reprit la Ibohéniionne; je le cherche. Quel est donc ce
lieu? une prntte? un souterrain? On l'a di'pouillé de son manteau el. do son
pourpoint. Ah ! s'interrompit-ellc en frissonnant, je vois co que c'est. C'est
une tombe 1
« Tous mes pores rendirent une sueur glacée.
« — Il vit cependant? interrogea Flur.
0 — Il vit, répliiiua Mabel. Il dort.
tt — Et la tombe, où ost-oUc?
« — Au nord du camp. Voilà deux ans qu'on y enterra le vieux 'ladji.
L'homme à la tête appuyée conlro les os d'Hadji.
« — Je veux aller à celte tombe, dit Flur.
156 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« — Au nord du camp, répéta la vieille femme, la première fissure entre
les roches; une pierre à soulever, trois marches à descendre.
« — Et comment l'éveilier?
« — Tu as ton poignard.
« — Viens ! me dit Flor.
« Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de Mabel,
qui tomba sur le sac de mousse. La vieille resta là comme une masse. Je vis
avec stupéfaction qu'elle avait les yeux grands ouverts. Nous sortîmes de
la tente. Autour du feu, qui allait s'éteignant, il y avait un cercle de gitanos
endormis. Flor avait pris à la main la lampe, qu'elle couvrait d'un pan de sa
mante. Elle me montra une seconde tente au loin et me dit :
« — C'est là que sont les chrétiens.
« Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami I
« Nous allâmes au nord du camp. Chemin faisant, Flor me fit détacher
trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des
arbres, retenus à des piquets par leur Ucol. Les gitanos ne se servent jamais
de mules.
« Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches.
Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit descendaient à
l'entrée du caveau fermé par une grosse pierre que nos efforts réunis firent
tomber. Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi
dépouillé, plongé dans un sommeil de mort et couché sur la terre humide, la
tête appuyée contre un squelette humain. Je m'élançai, j'entourai de mes
bras, le cou d'Henri, je l'appelai. Rienl
a Flor était derrière nous.
« — Tu l'aimes bien, Aurore, me dit-elle; tu l'aimeras mieux I
« — Réveille-le ! réveille-le 1 m'écriai-je, au nom de Dieu, réveille-le I
« Elle prit les deux mains d'Henri après avoir déposé la lampe sur le sol.
« — Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle ; il a bu le psaw des gypsies
d'Ecosse; il dormira jusqu'à ce que le fer chaud ait touché le creux de ses
mains et la plante de ses pieds.
« — Le fer chaud 1 répétai-je sans comprendre.
« — Et dépêchons! ajouta Flor, car maintenant je risque ma vie tout
autant que vous deux !
« Elle souleva sa basquine et tira des plis de son jupon, alourdi par les
morceaux de plomb cousus dans l'ourlet, un petit poignard à manche de
corne.
« — Déchausse-le 1 commanda-t-elle.
« J'obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de
majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies.
« — Vite ! vite ! répétait Flor.
« Pondant cela elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la
flamme de la lampe. J'entendis un frémissement court : c'était le poignard
brûlant qui s'enfonçait dans la paume de la main d'Henri. Le fer, mis au feu
de nouveau, perça également le creux de l'autre main. Henri ne fit aucun
mouvement.
« — A la plante des pieds! s'écria Flor; vite! vite! il faut les quatre
douleurs à la fois.
f La pointe du poignard sépara encoro une fois la flamme de la lampe.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 157
Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue. Puis elle piqua les
pieds d'Henri dont les lèvres se crispèrent.
« — Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil, ce cher
jeune seigneur! et à toi aussi, ma rieuse Aurore. Sans vous, je serais morte
de faim. Sans moi vous n'auriez point pris cette route, c'est moi qui vous
ai attirés dans le piège.
« Le psaw des sorcières d'Ecosse est fait avec le suc de cette laitue rousse
et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, joint à une certaine
quantité de tabac distillé et à l'extrait simple du pavot des champs. C'est un
narcotique foudroyant. Quant à la manière de mettre fin à ce sommeil, qui
ressemble à la mort, je vous dis ce que j'ai vu, ma mère. Les piqûres de fer
rouge sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient abso-
lument aucun résultat. De même que, dans les contes hongrois que disait si
bien ma johe'compagne, la clé du trésor d'Ofen ne saurait point ouvrir la
porte de cristal de roche, si celui qui la porte ne connaissait point le mot-fée :
mara moradno.
e Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il regarda
autour de lui d'un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire de sa pauvre
bouche pâle. Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du vieux Hadji, il
reprit son air sérieux et froid.
« Oh ! oh ! dit-il, voici donc le compagnon qu'ils m'avaient choisi. Dans un
mois, nous aurions fait la paire.
« — En route, s'écria Flor; il faut qu'au lever du soleil nous soyons hors
de la montagne.
« Henri était déjà debout.
« Les petits chevaux nous attendaient à l'entrée de la fissure. Flor se mit
en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce lieu.
Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets du Ba-
ladron. Au soleil levant, nous étions en face de l'Escurial. Le soir, nous
arrivions dans la capitale des Espagnes.
« Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous.
Elle ne pouvait retourner avec ses frères après ce qu'elle a.vait fait. Henri
me dit :
« — Ma petite Aurore, tu auras une sœur.
« Ceci alla très bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite dans
la religion chrétienne; elle fut baptisée au couvent de l'Incarnation, et fit
sa première communion avec moi dans la chapelle des mineures. Elle était
pieuse à sa façon et de bon cœur; mais les religieuses de l'Incarnation, dont
elle dépendait en sa qualité de convertie voulaient une autre piété.
« Ma pauvre Flor, ou plutôt Maria de la Santa-Cruz, ne pouvait leur don-
ner ce qu'elle n'avait point.
« Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitana. Henri
se mit à sourire et lui dit : *
« — Gentil oiseau, tu as bien lardé à prendre ta volée.
a Moi je pleurais, ma mère, car je l'aimais, ma chère petite Flor, je l'ai-
mais de toute mon âme I
« Quand elle m'embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais
c|élait plus fort qu'elle. Elle partit en promettant bien do revenir. Hélas!
le soir, je la vis sur la Plaza-Sanla, au milieu d'un groupe de gens du peuple.
158 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Elle dansait au son d'un tambour de basque, avant de dire la bonne aven-
ture aux passants.
« Nous demeurions au revers de la calle Real, dans une petite me de mo-
deste apparence dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux jardins.
« C'est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à
Paris le climat enchanté de l'Espagne.
« Nous ne souffrions plus du besoin. Henri avait pris sa place tout de suite
parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n'avait pas encore cette grande
renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa fortune, mais les armu-
riers intelligents appréciaient son habileté.
« Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous
causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui
proposait de reprendre notre vie d'autrefois, elle se sauvait en riant.
« Une fois, Henri me dit :
« — Aurore, cette enfant n'est pas l'amie qu'il vous faut.
« Je ne sais ce qui eut heu, mais Flor ne vint plus que de loin en loin.
Nous étions plus froides en face l'une de l'autre. Quand Henri, mon ami, a
parlé, c'est mon cœur qui obéit. Les choses et les personnes qu'il n'aim»e plus
cessent d3 me plaire.
« Ma mère, n'est-ce pas ainsi qu'il faut aimer?
« Pauvre petite Florl si je la voyais, je ne pourrais cependant m'empê-
cher de tomber dans ses bras...
« Que je vous dise, ma mère, une chose qui précéda bien peu le départ de
mon ami, car je devais éprouver bientôt la plus grande douleur de ma vie :
Henri allait me quitter, j'allais rester seule et longtemps, bien longtemps
sans le voir. Deux ans, bonne mère, deux ans, comprenez-vous cela? Moi
qui, chaque matin, m'éveillais par son baiser de pèrel moi qui n'avais
jamais été un jour entier sans le voir I Quand je songe à ces deux années, elles
me semblent plus longues que tout le reste de mon existence.
0 Je savais qu'Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un
voyage; il devait visiter l'Allemagne et l'Italie. La France seule lui était
fermée, et j'ignorais pourquoi. Les motifs de ce voyage étaient aussi un
secret pour moi.
a Un jour qu'il était sorti dès le matin, selon sa coutume, j'entrai chez lui
pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert, un secrétaire
dont il emportait toujours la clé. Sur la table du secrétaire, il y avait un
paquet de papiers enfermés dans une enveloppe jaunie par le temps. A cette
enveloppe pendaient deux cachets pareils portant des armoiries avec un
mot latin pour devise : Adsum. Mon confesseur, à qui je demandai l'expli-
cation de ce mot, me répondit : J'y suis !
« Vous vous souvenez, ma mère? quand Henri, mon ami, courut après
moi à Venasque, il prononça ces mots en se ruant sur mes ravisseurs : a J'y
suis ! j'y suis I »
« L'enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une
chapelle nu à une église. J'avais déjà vu ces papiers une fois. Le jour où nous
nous échappâmes do la maison du bord de l'Arga, en soriatit de Pampelune,
ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu'Henri voulut retourner à la ferme.
« Quand il le retrouva intact, sa figure rayonna de joie. Je me rappelais
tout cela.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 159
a Auprès du paquet, dont l'enveloppe ne montrait aucune écriture, il
y avait une sorte de liste, écrite récemment. Je fis mal, je la lus. Hélas ! ma
m ère, j'avais tant d'envie de savoir pourquoi mon ami Henri me quittait.
La liste ne m'apprit rien que des noms et des demeures. Je ne connaissais
aucun de ces noms. C'était sans doute ceux des gens qu'Henri devait voir
dans .son voyage.
La liste était ainsi faite :
1. Le capitaine Lorrain. — Naples, ^ ' ^
a 2. Staupitz. — Nuremberg.
« 3. Pinto. — Turin.
a 4. El Matador. — Glascow.
« 5. Joël de Jugan. — Morlaix, . -
6. Faënza. — • Paris.
7. Saldagne. — Paris.
« Puis deux numéros encore qui n'avaient point de nom au bout : les
n"» 8 et 9.
V. — Ou Aurore s'occupe d'un petit marquis
«t Je veux vous finir tout de suite, ma mère, l'aventure de cette liste.
Quand Henri revint de son voyage, après deux ans, je re\is la liste.
a des noms y étaient effacés, sans doute les noms de ceux qu'il avait pu
jiiiidre. Par contre, il y avait deux noms nouveaux qui remplissaient les
Mihcs.
Le capitaine Lorrain était effacé, le numéro 1. — Le numéro 2, Staupitz,
L une largo barre; Pinto aussi, le Matador aussi, Joël de Jugan de même
I- s cinq barres étaient à l'encre rouge. Faënza et Saldagno restaient intacts.
Li numéro 8 portait le nom de Peyrolles; Je numéro 9, celui de Gonzague,
1(1 i!S deux à Paris.
« ...Je fus deux ans sans le voir, ma mère. Que fit-il pondant ces deux
ruinées, et pourquoi sa conduite fut-elle toujours un mystère pour moi?
" Deux siècles, deux longs siècles 1 Je ne sais pas comment j'ai fait pour
vi\ vù tant de jours sans mon ami. Si l'on me séparait de lui maintenant, je
bien sûre que je mourrais! J'étais retirée au couvent do riiicarnalion.
religieuses furent bonnes pour moi; mais elles ne pouvaient pas mo
-^i)ler. Toute ma joie s'était envolée avec mon ami. Jo ne savais plus ni
!iter ni sourire.
Qh I mais quand il revint, que jo fus bien payée de ma peine! Ce long
I iyro était fini I Mon père chéri, mon ami, mon proleclour in'éluil rendu,
1 avais point do parole pour lui dire combien j'étais heureiiso.
Après le proniier baiser, il me regarda, et je fus étonnée do l'ixpression
|ii.; prit ton visage.
" — Vous voilà grande, Aurore, nio dit-il, et je no pensais pas vos
•i Irouver si belle.
160 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« J'étais donc belle ! il me trouvait belle ! La beauté est un don de Dieu,
ma mère; je remerciai Dieu dans mon cœur. J'avais seize ou dix-sept ans
quand il me dit cela. Je n'avais pas encore deviné qu'on pût éprouver tant
de bonheur à s'entendre dire: Vous êtesbelle. Henri ne mel'avait pas encore dit.
« Je sortis du couvent de l'Incarnation le jour même, et nous retour-
nâmes à notre ancienne demeure. Tout y était bien changé.
« Nous ne devions plus vivre seuls, Henri et moi, j'étais une demoiselle.
« Je trouvai à la maison une bonne vieille femme Françoise Berrichon, et
son petit-fils Jean-Marie.
« La vieille Françoise dit en me voyant :
a — Elle lui ressemble 1
« A qui ressemblais-je? Il y a des choses sans doute que je ne dois pas
savoir, car on a été là mon égard d'une discrétion inflexible.
« Je pensais tout de suite, et cette opinion s'est fortifiée' en moi depuis,
que Françoise Berrichon était quelque ancienne servante de ma famille. Elle "
a dû connaître mon père, elle a dû vous connaître ma mère 1 Combien de foiS;
n'ai-je pas essayé de savoir. Mais Françoise, qui parle si volontiers d'ordi-
naire, devient muette dès qu'on aborde certains sujets. ;
« Quant à son petit-fils Jean-Marie, il est plus jeune que moi et ne sait pas.
« Je n'avais pas revu ma petite Flor une seule fois au couvent de l'Incar- '
nation. Je la fis chercher aussitôt que je fus libre. On me dit qu'elle avait
quitté Madrid. Gela n'était pas, car je la vis peu de jours après chantant et
dansant sur la Plaza-Santa. Je m'en plaignis à Henri, qui me dit :
« — On a eu tort de vous tromper. Aurore. On a bien fait de ne point
vous rapprocher de cette pauvre enfant. Souvenez-vous qu'il est des choses
qui éloigneraient de vous ceux que vous devez aimer.
« Qui donc dois-je aimer?
« Vous, ma mère, vous d'abord, vous surtout! Eh bien; vous déplairait-il'
que j'eusse de l'affection pour ma première amie, de la reconnaissance pour
celle qui nous sauva d'un grand péril? Je ne crois pas cela. Ce n'est pas
ainsi que je vous aime.
« Mon ami s'exagère vos sévérités. Vous êtes bonne encore plus que fière.
Et puis je vous aimerai si bien ! Est-ce que mes caresses vous laisseront le
temps d'être sévère ! ;
J'étais donc une demoiselle. On me servait. Le petit Jean-Marie pouvait \
passer pour mon page. La vieille Françoise me tenait fidèle compagnie, i
J'étais bien moins seule qu'autrefois; j'étais bien loin d'être aussi heureuse.
« Mon ami avait changé; ses manières n'étaient plus les mêmes; je le
trouvais froid toujours, et parfois bien triste. Il semblait qu'il y eût désor- !
mais une barrière entre nous.
« Je vous l'ai dit, ma mère, une explication avec Henri, était chose
impossible. Henri garde son secret, même vis-à-vis de moi. Je devinais bien
qu'il souffrait et qu'il se consolait par le travail. De tous côtés on venait
solliciter son aide. L'aisance était chez nous, presque le luxe. Les armuriers
de Madrid mettaient en quelq\i'. sorte le Cincelador aux enchères.
« Medina-Sidonia, le favori de Philippe V, avait dit : « J'ai trois épées; la
première est d'or, je la donnerais à mon ami; la seconde est ornée de dia-
mants, je la donnerais à ma maîtres.se; la troisième est d'acier bruni, mais si
Cincelador l'a taillée, je ne la donnerais qu'au roi 1 »
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 161
ï Les mois s'écoulèrent. Je pris de la tristesse. Henri s'en aperçut et
devint malheureux.
« ...Ma chambre donnait sur les immenses jardins qui étaient derrière la
calle Real. Le plus grand et le plus beau de ces jardins appartenait à l'ancien
palais du duc d'Ossuna, tué en duel par M. de Favas, gentilhomme de la
reine. Depuis la mort du maître, le palais était désert.
« Un jour je vis se relever les jalousies tombées. Les salles vides s'emplirent
de meubles somptueux, et de magnifiques draperies flottèrent aux croisées.
En même temps le jardin abandonné s'emplit de fleurs nouvelles. Le palais
avait un hôte.
« J'étais curieuse comme toutes les recluses. Je voulus savoir son nom.
Quand j'appris le nom, il me frappa; celui qui venait habiter le palais
d Ossuna se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague.
« Gonzague 1 j'avais vu ce nom sur la Hste de mon ami Henri. C'était le
second des deux noms inscrits pendant le voyage. C'était le dernier des
quatre qui restaient Faënza,Saldagne, Peyrolles et Gonzague.
« Je pensai que mon ami Henri devait être l'ami de ce grand seigneur, et
Je m'attendis presque à le voir.
« Le lendemain, Henri fit clouer des jalousies à mes fenêtres qui n'en
avaient point.
« — Aurore, me dit-il, je vous prie de ne point vous montrer à ceux qui
viendront se promener dans ce jardin.
« Je confesse, ma mère, qu'après cette défense, ma curiosité redoubla.
« Il n'était pas diflicile d'avoir des renseignements sur le prince de Gon-
zague : tout le monde parlait de lui.
M C'était l'un des hommes les plus riches de France, et l'ami particulier
du Régent. Il venait à Madrid pour une mission intime. On le traitait en
ambassadeur; il avait une cour.
« Tous les matins, le petit Jean-Marie venait me raconter ce qui se disait
(i.ms le quartier. Le prince était beau, le prince avait de belles maîtresses, le
prince jetait les millions pur la fenêtre. Ses compagnons étaient tous do
j unes fous qui faisaient dans Madrid des équipées nocturnes, escaladant les
Maçons, brisant les lanternes, défonçant les portes et battant les tuteurs
jaloux.
« Il y en avait un qui avait dix-huit sans à peine, un démon 1 il se nom-
mait le marquis de Chavcrny.
« On le disait frais et rose comme une jeune fille, et l'air si doux ! de grands
I Imvcux blonds sur un front blanc, une lèvre imberbe, des yeux espiègles
iMiiirne ceux des jeunes filles. C'était le plus terrible de tous 1 Ce chérubin
I r ;ublait tous les cœurs des senoritas de Madrid.
' Par les fentes de ma jalousie, moi, je voyais parfois, sous les ombrages de
I ' l)eau jardin d'Ossuna, un jeune gentilhomme à la mine élégante, à la tour-
nure un peu cfTéminée, mais ce ne pouvait êirc ce diablotin do Chavcrny.
^|^n petit gentilhomme avait l'apparence si sage et si modeste 1 II se prome-
nait dès le matin. Ce Chavcrny,' lui, devait so lever lard, après avoir passé
II nuit à mal faire.
'< Tantôt sur un banc, tantôt couché dans l'herbe, tantôt allant pensif et
I . lèle inclinée, mon petit gentilhomme avait pres(iue toujours un livre t\ la
main. C'était un adolescent studieux.
11
162 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« Ce Chaverny ne se fût pas ainsi embarrassé d'un livre I
« Il y avait là impossibilité. Ce petit gentilhomme était exactement
l'opposé de M. le marquis de Chaverny, à moins que la renommée n'eût
déplorablement calomnié monsieur le marquis.
« La renommée n'avait eu garde. Mais mon' petit gentilhomme était
cependant bien le marquis de Chaverny.
« Le diablotin, le démon ! Je crois que je l'aurais aimé si Henri n'eût point
été sur terre,
« Un bon cœur, ma mère, un cœur perdu par ceux qui égarait sa jeunesse,
mais noble encore, ardent et généreux. Je pense que le vent avait dû soulever
par hasard un coin de ma jalousie, car il m'avait vue, et, depuis lors, il ne
quittait plus le jardin.
« Ah 1 certes, je lui ai épargné bien des folies ! Dans le jardin, il était doux
comme un petit saint. Tout au plus s'enhardissait-il parfois jusqu'à baiser
une fleur cueiUie qu'il lançait ensuite dans la direction de ma fenêtre.
« Une fois, je le vis venir avec une sarbacane : il visa ma jalousie, et très
adroitement il fit passer un petit billet à travers les planchettes.
« Le charmant petit billet, si vous saviez, ma mère. 11 voulait m' épouser,
et me disait que j'arracherais une âme à l'enfer. J'eus grand'peine à me
retenir de répondre, car c'eût été là une bonne œuvre. Mais la pensée d'Henri
m'arrêta, et je ne donnai même pas signe de vie.
« Le pauvre petit marquis attendit longtemps, les yeux fixés sur ma
jalousie, puis je le vis essuyer sa paupière, où sans doute, il y avait des
larmes. Mon cœur se serra, mais je tins bon.
« Le soir de ce jour, j'étais au balcon de la tourelle en colimaçon qui flan-
quait notre maison, à l'angle de la calle Real. Le balcon avait vue sur la
grande rue et sur la ruelle obscure. Henri tardait : je l'attendais, j'entendis
tout à coup que l'on parlait à voix basse dans la ruelle. Je me tournai.
J'aperçus deux ombres le long du mur : Henri et le petit marquis. Les voix
bientôt s'élevèrent.
« — Savez-vous à qui vous parlez, l'ami? dit fièrement Chaverny, Je
suis le cousin de M. le prince de Gonzague !
« A ce nom, l'épée d'Henri sembla sauter d'elle-même hors du foureau.
« Chaverny dégaina de même, et se mit en garde d'un petit air crâne. La
lutte me sembla si disproportionnée, que je ne pus m'enpêcher de crier :
« — Henri ! Henri ! c'est un enfant !
« Henri baissa aussitôt son épée. Le marquis de Chaverny me salua, et
je l'entendis qui disait :
« Nous nous retrouverons?
« J'eus peine à reconnaître Henri quand il rentra l'instant d'après. Sa
figure était toute bouleversée. Au lieu de me parler, il se promenait à grands
pas dans la chambre.
« — Aurore, me dit-il enfin d'une voix changée, je ne suis pas votre père.
« Je le savais bien. Je crus qu'il allait poursuivre, et j'étais tout oreilles.
Il se tut. Il reprit sa promenade. Je le vis qui essuyait son front en sueur.
« — Qu'avcz-vous donc mon ami? domandai-je bien doucement.
« Au lieu de répondre, il interrogea lui-même et me dit :
« — Connaissez-vous ce gentilhomme?
« Je dus rougir un peu en répondant.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 163
a — Non, bon ami, je ne le connais pas.
« Et pourtant, c'était la vérité; Henri reprit après un silence :
« — Aurore; je vous avais priée de tenir vos jalousies closes.
« Il ajouta, non sans une certaine nuance d'amertume dans la voix :
a — Ce n'était pas pour moi, c'était pour vous.
« J'étais piquée; je répondis :
« — Ai -je donc commis quelque crime pour être obligée de me cacher
toujours ainsi?
« — Ah ! fit-il en se couvrant le visage de ses mains, cela devait venir I
Que Dieu ait pitié de moi 1
« Je compris seulement alors que je l'avais blessé. Les larmes inon-
dèrent ma joue.
« — Henri, mon ami, mécriai-je, pardonnez-moi, pardonnez-moi !
« — Et que faut-il vous pardonner, Aurore? s'écria-t-il en relevant sur
moi son regard élincelant.
« La peine que je vous ai faite, Henri. Je vous vois triste, je dois avoir tort.
« Il s'arrêta tout à coup pour me regarder encore.
« — Il est temps ! m.urmura-t-il.
« Puis il vint s'asseoir auprès de moi.
« Parlez franchement et ne craignez rien. Aurore, dit-il; je ne veux qu'une
chose en ce monde : votre bonheur. Auriez- vous quelque peine à quitter le sé-
jour de Madrid?
« — Avec vous? demandai-je.
« — Avec moi.
« — Partout où vous serez, ami, répondis-je lentement et en le regardant
bien en face, j'irai avec plaisir. J'aime Madrid parce que vous y êtes.
0 II me baisa la main.
« — Mais, fit-il avec embarras, ce jeune homme?...
a Je mis ma main sur sa bouche en riant.
« — Je vous pardonne, ami, l'inferrompis-je; mais n'ajoutez pas un mot,
et, si vous le voulez, partons.
« Je vis ses yeux qui devenaient humides. Ses bras faisaient effort pour ne
point s'ouvrir. Je crus que son émotion allait l'entraîner. Mais il est fort
conlre lui-même. Il me baisa la main une seconde l'ois en disant avec une
bonlé touie palorni'lle :
« — Puisque cela no vous contrarie point, Aurore, nous allons parîir ce
soir même.
« — Et c'est sans doule pour moi, m'écriai-jc avec une véritable colère,
non point pour vous !
« — Pour vous, non point puur moi, répondit-il en prenant congé.
0 II sorti!. Je fundis en lai mes.
« — Ah ! me disais-jo, il ne m'aime pas, il no m'aimera jamais 1
« Cependant...
« Ilélas ! on <h«ivlic à se trompor soi-niênii\ Il me chérit comme si j'élais
sa fille. Il m'aime pour moi, non pour lui. Je mourrai jeune.
« Le départ fut fixt'; à dix hiurcs de nuit. Je devais monter en chaise do
poste avec Françoise. Henri devait nous escorter en compagnie de quatre
espadins. II était riche.
« Pendant que je faisais mes malles, le jardin d'Ossuna s'illuminait. M. lo
164 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
prince de Gonzague donnait une grande fête, cette nuit-là. J'étais triste et
découragée. La pensée me vint que les plaisirs de ce monde brillant trompe-
raient peut-être ma peine. Vous savez cela, vous, ma mère : sont-elles
soulagées, celles qui souffrent et peuvent se réfugier dans ces joies?
« Je vous parle maintenant de choses toutes récentes. C'était hier. Quel-
ques mois se sont à peine écoulés depuis que nous avons quitté Madrid.
Mais le temps m'a semblé long. Il y a quelque chose entre mon ami et moi.
Oh ! que j'aurais besoin de votre cœur pour y verser le mien, ma mère !
f( Nous partîmes à l'heure dite, pendant que l'orchestre jouait ses premiers
accords sous les grands orangers du palais. Henri chevauchait à la portière.
Il me dit :
« — Ne regrettez- vous rien, Aurore?
« — Je regrette mon amie d'autrefois, répondis-je.
« Notre itinéraire était fixé d'avance. Nous allions en droite ligne à Sara-
gosse, pour gagner de là les frontières de France, franchir les Pyrénées vis-à-
vis de Venasque, et redescendre à Bayonne, où nous devions prendre la mer
et retenir passage pour Ostende.
« Henri avait besoin de faire cette pointe en France; il devait s'arrêter
dans la vallée de Louron, entre Lux et Bagnères-de-Luchon.
« De Madrid à Saragosse, aucun incident ne marqua notre voyage. Même
absence d'événements de Saragosse à la frontière. Et, sans la visite que nous
fîmes au vieux château de Caylus, après avoir passé les monts, je n'aurais
plus rien à vous dire, ma mère.
« Mais, sans que je puisse expliquer pourquoi, cette visite a été l'une des
pages les plus émouvantes de ma vie. Je n'ai couru aucun danger, à propre-
ment parler; rien ne m'y est advenu, et pourtant, dussé-je vivre cent ans,
je me souviendrai des impressions que ce lieu a fait naître en moi.
« Henri voulait s'entretenir avec un vieux prêtre nommé dom Bernard,
et qui avait été chapelain de Cayiiis sous le dernier seigneur de ce nom.
« Une fois passés la frontière, nous laissâmes Françoise et Jean-Marie
dans un petit village fu bord de la Clarabide. Nos quatre espadins étaient
restés de l'autre côté des Pyrénées. Nous nous dirigeâmes seuls, Henri et
moi à cheval, vers la bizarre éminence qu'on appelle dans le pays le Hachaz,
et qui sert de base à la noire forteresse.
« C'était par une matinée de février, froide, triste, mais sans brume. Les
sommets neigeux que nous avions traversé la veille détachaient à l'horizon,
sur le ciel sombre, l'éclatante dentelle de leurs crêtes. A l'orient, un soleil
pâle brillait et blanchissait encore les pics couverts de frimas.
« Le vent venait de l'ouest et amenait lentement les grands nuages, sus-
pendus comme un terne rideau derrière la chaîne des Pyrénées.
« Nous voyions se dresser devant nous, repoussé par le ciel blafard de l'est,
et debout sur son piédestal géant, ce noir colosse de granit, le château de
Caylus-Tarrides.
« On chercherait longtemps avant de trouver un édifice qui parle plus
éloquemment des lugubres grandeurs du passé. Au temps jadis, il était là
comme une sentinelle, ce manoir assassin et pillard; il guettait le voyageur
passant dans la vallée. Ses fauconneaux muets et ses meurtrières silencieuses
avaient alors une voix; les chênes ne croissaient pas dans ses tours cre-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 165
vassés; ses remparts n'avaient point ce glacial manteau de lierre mouillé,
ses tourelles montraient encore leurs menaçants créneaux, cachés aujour-
d'hui par cette couronne rougtâtre ou doré que leur font les giroflées et les
énormes touffes de gueules-de-loup. Rien qu'à le voir, l'esprit s'ouvre à mille
pensées mélancoliques ou terribles. C'est grand, c'est effrayant. Là-dedans,
personne n'a jamais dû être heureux.
« Aussi le pays est plein de légendes noires comme de l'encre. A lui tout
seul, le dernier seigneur, qu'on appelait Caylus- Verrou, a tué, dit-on ses deux
femmes, sa fille, son gendre, etc. Les autres, ses ancêtres avaient fait de leur
mieux avant lui.
« Nous arrivâmes au plateau du Hachaz par une route étroite et tortueuse,
qui autrefois aboutissait au pont-levis. Il n'y a plus de pont-levis. On voit
seulement les débris d'une passerelle en bois dont les poutres vermoulues
pendent dans le fossé. A la tête du pont est une petite Vierge dans sa niche.
« Le château de Caylus est maintenant inhabité. Il a pour gardien un
vieillard grondeur et d'abord repoussant, qui est à demi sourd et tout à fait
aveugle. Il nous dit que le maître actuel n'y était pas venu depuis seize ans.
« C'est le prince Philippe de Gonzaguc. Remarquez-vous ma mère,
c(»mme ce nom semble me poursuivre depuis quelque temps.
« Le vieillard apprit à Henri que doni Bernard, l'ancien chapelain de
('aylus, était mort depuis plusieurs années. 11 ne voulut point nous laisser
voir l'intérieur du (;hàteau.
« Je pensais que nous allions retourner dans la vallée; il n'en fut rien, et
je dus bientôt m'apercevoir que ce lieu rappelait à mon ami quelque tragique
et touchant souvenir.
« Nous nous rendîmes pour déjeuner au hameau de Tarrides, dont les
dernières maisons touchent pfesque les douves du manoir. La maison la plus
proche des douves et de cette ruine de pont dont je vous ai parlé était juste-
ment une auberge. Nous nous assîmes sur deux escabellcs, devant une
pauvre table en bois de hêlre, et une femme de quarante à quarante-cinq
ans vint nous servir.
« Henri la regarda attentivement.
« — Bonne femme, lui dit-il tout-à-eoup, vous étiez déjà ici la nuit du
meurtre?
« Elle laissa tomber un broc do vin qu'elle tenait à la main. Pui.«:, fixant sur
Henri son œil plein de défiance :
« — Oh ! oh ! fit-elle, pour en parler, vous, est-ce que vous y étiez aussi?
« J'avais froid dans h\s veines, mais une curiosité invincible me tenait.
Que s'était-il donc passé en ce heu?
« — Peut-être, répliqua Henri; mais cela ne vous importe point, bonne
femme. Il y a des choses que je veux savoir. Je payerai pour cola.
« Elle ramassa son broc en grommelant ces étranges paroles :
« — Nous fermâmes nos portes à double tour et les volets de nos croisées.
Le mieux était de ne rien voir dans ces affaires-là.
« — Combien frouva-t-on de morts dans le fossé le lendemain? demanda
Henri?
« — Sept, on comptant lo jeune seigneur,
« — Et la justice vint-fUc?
« — Le baiili d'Argelcs, cl le lieutenant crinuacl de Taibcs, et d'autroi;.
166 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Oui, oui, la justice vint, la justice vient toujours assez, mais elle s'en retourne,
les juges dirent que notre vieux monsieur avait eu raison, à cause de cette
petite fenètre-là, qu'on avait trouvée ouverte.
« Elle montrait du doigt une fenêire basse, pçrcée dans la douve même,
sous l'assise chancelante du pont.
« Je compris que les gens de justice accusèrent le jeune seigneur défunt
d'avoir voulu s'introduire dans le château par cette voie. Mais pourquoi?
La vieille femme répondit elle-même à cette question que je m'adressais.
« — Et parce que, acheva-t-elle, notre jeune demoiselle était riche.
« C'était une lamentale histoire racontée en quelques paroles. Cette fenêtre
basse me fascinait. Je n'en pouvais détacher les yeux. Là, sans doute,
s'étaient donné les rendez-vous d amour. Je repoussai l'assiette de bois
qu'on avait placée devant moi. Henri fit de même. Il paya noire repas et
nous sortîmes de l'auberge. Devant la porte passait un chemin qui conduisait
dans les douves. Nous prîmes ce chemin. La bonne femme nous suivait.
« — Ce fut là, dit-elle en montrant le poteau qui faisait une des assises
du pont du côté du rempart, ce fut là que le jeune seigneur déposa son enfant.
« — Ah ! m'écriai-je, il y avait un enfant !
« Le regard qu'Henri tourna vers moi fut extraordinaire, et je ne puis
encore le définir. Parfois, mes paroles les plus simples lui causaient ainsi des
émotions soudaines et qui me paraissaient n'avoir point de motif.
« Cela donnait carrière à mon imagination. Je passais ma vie à chercher
en vain le mot de toutes ces énigmes qui étaient autour de moi.
« Ma mère, on se rnoque volontiers des pauvres orphelines qui voient
partout un indice de leur naissance. Moi, je vois dans cet instinct quelque
chose de providentiel et de souverainement touchant. Eh bien 1 oui, notre
rôle est de chercher sans cesse et de ne nous point lasser dans notre tâche
difficile et ingrate. Si l'ostbacle que nous avons soulevé à demi retombe
et nous terrasse, nous nous redressons plus vaillantes, jusqu'à l'heure où le
désespoir nous prend. Cette heure-là, c'est la mort. Que d'espoirs trompés
avant que cette heure arrive ! que de chimères ! que de déceptions l
« Le regard d'Henri semblait me dire :
« — L'enfant, Aurore, c'était vous 1 »
« Mon cœur battit, et ce fut avec d'autres yeux que je regardai le vieux
manoir.
« Mais, tout de suite après, Henri demanda :
K — Qu'est devenu l'enfant?
K Et la bonne femme répondit :
» — 11 est mort !»
\ I. — - En mettant le couvert
" L(; fijiid d-s (louves élulL une prairie. Du point où nous étions, au delà
de l'arche bri.séo du pont do bois, on voyait s'abaisser la lèvre du fc>ssé
qui découvrait lo petit village do Tarrides et les premières futaies de la fo-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 167
rêt d'Ens. A droite, par-dessus le rempart, la vieille chapelle de Caylus
montrait sa flèche aiguë et dentelée,
« Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard. Il
semblait parfois s'orienter. Son épée, qu'il tenait à la main comme une canne
traçait des lignes dans l'herbe. Sa bouche remuait comme s'il se fût parlé
à lui-même. Il désigna enfin du doigt l'endroit où j'étais debout, et s'écria :
« — C'est là; ce doit être là.
« — Oui, dit la bonne femme, c'est là que nous trouvâmes étendu le
corps du jeune seigneur.
« Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds.
« Henri demanda;
« — Que fit-on du corps?
« — J'ai ouï dire qu'on l'emmena à Paris pour être enterré au cimetière
Saint-Magloire.
« — Oui, pensa tout haut Henri, Saint-Magloire était fief de Lorraine.
« Ainsi, ma mère, ce pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette ter-
rible nuit, était de la noble maison de Lorraine.
« Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. De temps en
temps, je voyais qu'il me regardait à la dérobée. Il essaya de monter le
petit escalier placé à la tête du pont; mais les marches vermoulues cédèrent
sous SCS pieds. Il revint vers le rempart, et, du pommeau de son épée, il
éprouva les contrevents do la fenêtre basse.
« La bonne femme qui le suivait comme un cicérone, dit :
« — C'est solide et doublé de fer. On n'a pas ouvert la fenêtre depuis le
jour où les magistrats vinrent.
« — Et qu'entendîtes- vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri,
à travers vos volels fermés?
« — Ah I seigneur Dieu! mon gentilhomme, tous les démons semblaient
déchaînés sous le rempart. Nous ne pûmes fermer l'œil. Les brigands étaient
venus boire chez nous dans la journée. J'avais dit en me couchant : « Que
« Dieu prenne en sa garde ceux qui no verront point demain le lever du
soleil ! i> Nous entendîmes un grand bruit de fer, des cris, des blasphèmes,
et deux voix mâles qui disaient de temps en temps : « J'y suis ! »
« Un monde de pensées s'agitaient en moi, ma mère. Je connaissais ce
mot ou cette devise. Dès mon enfance, je l'avais entendu sortir de la bouche
d'Henri et je l'avais retrouvé traduit on langue latine sur les sceaux qui
fermaient celte mystérieuse enveloppe que mon ami conservait comme un
trésor.
« Henri avait été mêlé à tout ce drame.
« Lui seul eût pu me lo dire.
« ... \m Soleil descendait à l'horizon quand nous reprîmes le chemin de la
vallée. J'avais le cœur serré. Je me retournai bien des fois pour voir encore
le sombre géant do granit, debout sur son énorme base.
« Cette nuit, je vis des fantômes : une femme en deuil, portant un petit
enfant dans ses bras o\ penchée au-dessus d'un pâle jeime homme qui avait
le flanc ouvert.
« Etait-ce vous, ma mère?
K Le Icndemam, sur In pont du naviro qui d<>vait n(»us porter, à IravcT»
i'Océan et lu Manche, jusqu'aux rivagt*s de Flandre, Henri me dit :
168 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
« — Bientôt, vous saurez tout, Aurore. Fasse Dieu que vous en soyez
plus heureuse !
« Sa voix était triste, en disant cela. Se pourrait-il que le malheur me
vint avec la connaissance de ma famille ! Dût-ce être la vérité, je veux vous
connaître, ma mère...
« Nous débarquâmes à Ostende. A Bruxelles, Henri reçut une large
missive cachetée aux armes de France. Lelendemain, nous partîmespourParis.
« Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l'Arc de triomphe qui borne
la route de Flandre et commence la grande ville. J'étais en chaise avec
Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous. Je me recueillais en moi-
même, ma mère. Quelque chose me disait : « Elle est là ! »
« Vous êtes à Paris, ma mère, j'en suis sûre. Je reconnais l'air que vous
respirez.
« Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises;
puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au-devant
d'une église qu'un cimetière entourait. J'ai su depuis que c'étaient l'éghse
et le cimetière Saint-Magloire.
« En face s'élevait un grand hôtel d'aspect fier et seigneurial, l'hôtel de
Gonzague.
« Henri mit pied à terre et vint m'offrir la main pour descendre. Nous
entrâmes dans le cimetière. Au revers de l'église, un espace, clos par une
simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient plusieurs
tombes monumentales à travers les arcades.
« Nous franchîmes la grille de bois. Une lampe pendue à la voûte éclai-
rait faiblement la rotonde. Henri s'arrêta devant un mausolée de marbre
sur lequel était sculptée l'image d'un jeune homme. Henri mit un long
baiser au front de la statue. Je l'entendis qui disait avec des larmes dans la
voix :
« — Frère, me voici. Dieu m'est témoin que j'ai accompli ma promesse
de mon mieux.
« Un bnnt léger se fit derrière nous. Je me retournai. La vieille Fran-
çoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés dans l'herbe,
de l'autre côté de la grille de bois. Henri était aussi agenouillé. Il pria si-
lencieusement et longtemps. En se relevant, il me dit :
« — Baisez cette imago, Aurore.
« J'obéis et je demandais pourquoi. Sa bouche s'ouvrit pour me répondre;
puis il hésita; puis il dit enfin :
« — Parce que c'était un noble cœur, ma fille, et parce que je l'aimais!
« Je mis un second baiser au front glacé de la statue. Henri me remercia
en posant ma main contre son cœur.
« Comme il aime, quand il aime, ma mère I Peut être est-il écrit qu'il ne
peut pas m'aimer.
« Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j'achève de
vous écrire ces lignes, ma mère chérie. Henri l'avait fait retenir d'avance.
« Depuis que j'en ai franchi le seuil, je ne l'ai plus quittée.
« Je suis là plus seule que jamais, car Henri a plus d'affaires à Paris
qu'ailleurs. C'est à peine .si je le vois aux heures des repas. Il m'est défendu
<Je sortir. Je dois prendre des précautions pour me mettre à la croisée.
<i Ah I s'il était jaloux, ma mère, comme je serais heureuse de lui obéir^
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 169
de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui ! Mais je me souviens
de la phrase de Madrid : Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous.
« Ce n'est pas pour lui, ma mère, on est jaloux seulement de celle qu'on aime.
« Je suis seule. A travers mes rideaux baissés, je vois la foule aiïairée
et bniyante. Tous ces gens sont libres. Je vois les maisons de l'autre côté
de la rue.
« A chaque étage il y a une famille, des jeunes femmes qui ont de beaux
enfants souriants. Elles sont heureuses. Je vois encore les fenêtres du Pa-
lois-Royal, bien souvent éclairées, le soir, pour les fêtes du Régent. Les
dames de la Cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers aux
portières. J'entends la musique des danses. Parfois mes nuits n'ont point
(le sommeil. Mais, si seulement il me fait une caresse, s'il lui échappe une
douce parole, j'oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse.
« J'ai l'air de me plaindre. N'allez pas croire, ma mère, qu'il me manque
(juelque chose. Henri me comble toujours de bontés et de prévenances.
S'il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un crime !
« Tenez, ma mère, une idée m'est venue parfois. J'ai pensé, car je con-
nais la chevaleresque délicatesse de son cœur, j'ai pensé que ma race était
au-dessus de la sienne; ma fortune aussi peut-être. Cela l'éloigné de moi.
Il a peur de m'aimer.
« Oh ! si j'étais sûre de cela, comme je renoncerais à ma fortune, comme
jij foulerais aux pieds ma noblesse ! Que sont donc les avantages de la nais-
.vancc auprès des joies du cœur?
« Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une pauvre
frmme !
« ... Il y a deux jours, le bossu vint le voir. Mais je ne vous ai pas parlé
I ncore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre solitude.
(Je bossu vient chez nous à toute heure, c'est-à-dire chez Henri, dans l'ap-
]Mirtemcnt du premier étage. On le voit entrer et sortir. Les gens du quar-
iicr le regardent un peu comme un lutin. Jamais on n'a vu Henri et lui
I nsemble, et ils ne se quittent pas 1 Tel est le mot des commères de la rue
du Chantre.
« Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse. Nous-
mêmes, j'entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n'avons jamais aperçu
réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées entières
dans la chambre du haut, puis l'un d'eux sort, tandis que l'autre reste à
la garde de je ne sais que) trésor inconnu. Cela dure depuis quinze grands
jours que nous sommes arrivés, et, malgré les promesses d'Henri, je n'en
sais pas plus qu'à la première heure.
« Je voulais donc vous dire : le bossu vint voir Henri l'autre soir; il no
ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le lendemain,
Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba sur les grands
seigneurs et les grandes dames, Henri dit avec une amertume profonde :
« — Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter
sur la reconnaissance des princes. Et d'ailleurs, interrompit-il en baissant
les yeux, quel service peiit^m payer avec cette monnaie odieuse, la recon-
naissance? Si la grande dame pour qui j'aurais risqué mon lionneur et ma
vie ne pouvait pas m'aimer, parce qu'elle serait en hautot moi en bas, je m'en
170 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
irais si Join, que je ne saurais même pas si elle m'insulte de sa reconnaissance.
« Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous.
« Ah ! c'est que c'est bien vrai. Il a risqué pour votre fille son honneur
et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus : il a donné à votre fille dix-huit
années de sa fière jeunesse. Avec quoi payer Cette largesse inouïe?
« Ma mère ! ma mère ! comme il se trompe, n'est-ce pas? Comme vous
l'aimerez, comme vous me mépriseriez, si tout mon cœur, sauf la part qui
est à vous, n'était pas à lui ! Je n'osais dire cela, parce que, en sa présence,
quelque chose Tne retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide
autrement, mais bien plus qu'au temps de mon enfance.
« Mais ce ne serait pas de l'ingratitude, cela; ce serait de l'infamie I Mais
je suis à lui; il m'a sauvée, il m'a laite. Sans lui, que serais-je? Un peu de
poussière au fond d'une pauvre petite tombe.
« Et quelle mère, fût-elle duchesse et cousine du roi, quelle mère ne serait
donc orgueilleuse d'avoir pour gendre le chevalier Henri de Lagardère, le
plus beau, le plus brave, le plus loyal des hommes?
« Certes, je ne suis qu'une pauvre enfant : je ne puis juger les grands de
la terre, je ne les connais pas; mais s'il y avait parmi ces grands seigneurs
et ces grandes dames un cœur assez perdu, une âme assez pervertie pour
me dire, à moi, Aurore :
« — OubUe Henri, ton ami...
« Tenez, ma mère, cela me rend folle ! une idée extravagante vient de
me donner la sueur froide. Je me suis dit : Si ma mère...
« Mais Dieu me garde d'exprimer cela par des paroles. Je croirais blas-
phémer.
« Oh ! non, vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère. J'au-
rai de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le grand nom que
le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de meilleur que votre nom,
c'est votre cœur. L'a pensée que j'ai eue vous outrage, et je me mets à vos
genoux pour avoir mon pardon.
« Tenez, le jour me manque; je quitte la plume et je ferme les yeux pour
voir votre doux visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée venez!... »
C'étaient là les dernières paroles du manuscrit d'Aurore. Ces pages, sa
meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant dans sa cassette,
elle leur dit :
— A demain I
La nuit était tout à fait venue. Les maisons s'éclairaient de l'autre côté
de la rue Saint-Honoré. La porte s'ouvrit bien doucement, et la figure
simplette de Jean-Marie Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus
clair de la pièce voisine, où il y avait une lampe.
Jean-Marie était le fils de c^ page mignon que nous vîmes, aux premiers
chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier de Lagar-
dère. Le page était mort soldat; sa vieille mère n'avait plus qu'un petit-fils.
— Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand'maman demande comme ça
s'il faut mettre le couvert ici ou dans la salle.
— Quelle heure est-il donc 1 fit Aurore réveillée en sursaut.
— L'heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon,
— Comme il tardai pensa Aurore,
Puis elle ajouta :
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 171
— Mets le couvert ici.
— Je veux bien, notre demoiselle.
Berrichon apporta la lampe, qu'il posa sur la cheminée. Du fond de la
cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de Françoise s'éleva :
— Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle; rapproche-les 1
Berrichon haussa un petit peu les épaules, tout en se hâtant d'obéir.
— Ma parole grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères 1
Berrichon était un peu dans la position d'Aurore. Il ignorait tout et avait
grande envie de savoir.
— Tu es sûr qu'il n'est pas rentré par l'escalier? demanda la jeune fille.
— Sûr? répéta Jean-Marie. Est-ce qu'on est jamais sûr de rien chez nous?
J'ai vu entrer le bossu sur le tard. J'ai été écouter.
— Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement.
— Histoire de savoir si maître Louis était arrivé. Quant à être curieux,
pas de ça 1
— Et tu n'as rien entendu?
— Rien de rien.
Il étendait la nappe sur la table.
— Où peut-il être allé? se demandait cependant Aurore.
— Ah ! dame, fit Berrichon, il n'y a que le bossu pour savoir ça, notre
<lomoiselle, et c'est bien drôle tout de même de voir un homme si droit que
M. le chevalier, je veux dire maître Louis, fréquenter un bancroche, tordu
comme un tire-bouchon! Nous autres, nous n'y voyons que du feu, c'est
' ortain. Il va, il vient par sa porte de derrière.
— N'est-il pas le maître? interrompit encore la jeune fille.
— Pour ça, il est maître, répliqua Berrichon; le maître d'entrer, le
maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe, et il ne s'en gène
pas, non ! N'empêche que les voisins jasent pas mal, nctre demoiselle.
— ' Vous causez trop avec les voisins, Berrichon, dit Aurore.
— Moi 1 se récria l'enfant. Ah 1 Seigneur Dieu, si on peut dire I Alors, je
suis un bavard, pas vrai? Merci. Dis donc grand'mère, continua-t-il en
mettant sa tôtc blonde à la porte, voilà que je suis un bavard!
— Je sais ça depuis longtemps, petiot, reprit la brave femme; et un pares-
seux aussi.
Berrichon se croisa les bras sur la poitrine.
— Bon 1 fit-il, ah 1 dame, voilà qui est bon. Alors, faut me pendre, si
j'ai tous les vices, ce .sera plus tôt fait. Moi qui jamais, au grand jamais, no
dis un mot à pcreonne. En passant, j'écoute le monde, voilà tout. Est-ce
un péché? Et je vous promets qu'ils en disent 1 Mais pour mo mêler à la
conversation du tous ces échoppiers, fi donc I je tiens mon rang. Quoi(iue
ça, repril-il plus bas, qu'on a bien de la peine à s'empêcher, quand le monde
Vous font des questions.
— On t'a donc fait des questions, Jean-Marie?
— En masse, notre demoiselle.
--- Quollos questions?
— Des questions bien embarassanlcs, allez.
— Mais enfin, dit Aurore avec, impatience, que l'a-t-nn d 'luaiidé?
B(rrii;h(iii se mit à rire d'un air iiinocoul.
— On m'a demandé tout, répliqua-l-il; ce que nous sommes, ce que nous
172 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
faisons, d'où nous venons, où nous allons, votre âge, l'âge de M. le cheva-
lier, je veux dire maître Louis, si nous sommes Français, si nous sommes
catholiques, si nous comptons nous établir ici, si nous nous déplaisions dans
l'endroit que nous avons quitté, si vous faites maigre le vendredi et le sa-
medi, vous, mademoiselle, si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à
Saint-Germain-l'Auxerrois.
Il reprit haleine, et continua tout d'un trait :
— Et ci et l'autre, patati, patata; pourqoui nous sommes venus demeurer
justement rue du Chantre, au lieu d'aller demeurer ailleurs; pourquoi vous
ne sortez jamais : et, à ce sujet, Mme Moyneret, la sage-fem.me, a parié
avec la Guichard que vous n'aviez qu'une jambe de bonne; pourquoi maître
Louis sort si souvent; pourquoi le bossu.. Ah ! s'interrompit-il, c'est le bossu
qui les intrigue ! La mère Balahault dit qu'il a l'air d'un quelqu'un qui a
commerce avec le Mauvais...
— Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon ! fit Aurore.
— C'est ce qui vous trompe, notre demoiselle; n'y a pas comme moi pour
savoir garder son quant à soi. Mais faut les entendre, les femmes surtout.
Ah 1 Dieu de Dieu ! les femmes ! N'y a pas à dire, je ne peux pas mettre
tant seulement les pieds dans la rue sans avoir les oreilles toutes chaudes...
« Holà 1 Berrichon ! chérubin du bon Dieu ! me crie la regrattière d'en face,
viens ça que je te fasse goûter de mon moust. » Elle en a du bon, notre
demoiselle. « Tiens, tiens 1 fait la grosse gargotière, il humerait bien un
bouillon, cet ange-là » Et la beurrière ! et la qui raccommode les vieilles
fourrures ! et jusqu'à la femme du procureur, quoi ! Moi, je passe fier comme
un valet d'apothicaire. La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la re-
grattière d'en face, la beurrière, la qui rafistole les fourrures, et les autres,
y perdent leurs peines. Ça ne les corrige pas. Écoutez voir comme elles font,
notre demoiselle, s'interrompit-il; ça va vous amuser. Voilà la Balahault,
une maigre et noire avec des lunettes sur le nez. « Elle est tout de même
mignonnette et bien tournée, cette enfant-là ! » C'est de vous qu'elle parle.
« Ça a vingt ans, pas vrai, l'amour? — Je ne sais pas ! » répondait Berri-
chon prenant sa grosse voix. Puis, en fausset : « Pour mignonnette, elle
est mignonnette; (voilà la Moyneret qui dégoise) et l'on ne dirait pas que
c'est la nièce d'un simple forgeron. Au fait, est-elle sa nièce, mon poulet?
— Non » fit Berrchon basse-taille.
Berrichon ténor poursuivait : « Sa fille, alors, bien sûr? Pas vrai, minet?
Non I » Et j'essaye de passer, notre demoiselle. Mais je t'en souhaite ! Elles
se mettent en cercle autour de moi. La Guichard, la Durand, la Morin, la
Bertrand. « Mais, si ce n'est pas sa fille, qu'elles font, c'est donc sa femme,
alors? — Non. — Sa petite sœur? — Non. — Comment ! comment 1 ce n'est
ni sa femme, ni sa sœur, ni sa fille, ni sa nièce ! C'est donc une orpheline
qu'il a recueillie... Une enfant élevée par charité? — Non 1 non 1 non ! non 1 »
cria ici Berrichon à tue-tête.
Aurore mit sa belle main blanche sur son bras.
— Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d'une voix douce et triste; tu as
menti. Je suis une enfant qu'il a recueihlc, je suis une orphehne élevée par
charité.
— Par exemple ! voulut se récrier Jean-Marie.
y — La prochaine fois qu'elles l'interrogeront, porusuivit Aurore, tu leur
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 173
répondras cela. Jen'ai point honte. Pourquoi cacher les bienfaits de mon ami?
— Mais notre demoiselle,...
— Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée? continuait Aurore en
rêvant. Sans lui, sans ses bienfaits...
— Pour le coup, s'écria Berrichon, si maître Louis, comme il faut l'ap-
peler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère ! De la charité l
des bienfaits 1 fi donc, notre demoiselle !
— Plût à Dieu qu'on ne prononçât pas d'autres paroles en parlant de
lui et de moi ! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des nuances
rusées.
Berrichon se rapprocha vivement.
— Vous savez donc, balbutia-t-il.
— Quoi? demanda Aurore tremblante.
— Dame ! notre demoiselle...
— Parle, Berrichon, je le veux!
Et, comme l'enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit :
— Je t'ai ordonné de parler, j'attends.
Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu'il
tenait à la main.
— Quoi donc ! fit-il, c'est des cancans, rien que des cancans 1 Elles disent
comme ça : « nous savons bien ! il est trop jeune pour être son père. Puis-
({u'il prend tant de précautions, il n'est pas son mari... »
— Achève, dit Aurore, dont le front livide était mouillé de sueur.
— Dame, notre demoiselle, quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari...
Aurore se couvrit le visage de ses mains.
VII. — Maître Louis
Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu'il avait dit.
II regardait avec effroi la poitrine d'Aurore soulevée par les sanglots,
et il pensait :
— S'il allait entrer en ce moment!
Aurore avait la tête baissée. Ses beaux cheveux tombaient par masses
sur ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient. Quand elle se
redressa, ses yeux étaient baignés, mais le sang était revenu à ses joues.
— Quand on n'est ni le père, ni le frère, ni le mari d'une pauvre enfant
abandonnée prononça-t-elle lentement, et qu'on s'appelle Henri de Lagar-
dère, on est .son ami, on est son sauveur et son bienfaiteur. Oh ! s'éi,ria-t-elle
en joignant ses mains qu'elle leva vers le ciel, leurs calomnies mêmes me
montrent combien il est au-dessus des autres hommes. Puisqu'on le soup-
çonne, c'est que los autres ft)nl ce qu'il n'a pas fait. Je l'aime bien, ils seront
la cause que je l'adorerai comme un Dieu.
— C'est ça, notre demoiselle, fit Berrichon, adore;i-lc rien que pour les
faire enrager!
174 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Henri, murmurait la Jeune fille, le seul être au monde qui m'ait pro-
tégée et qui m'ait aimée !
— Oh ! pour vous aimer, s'écria Berrichon, qui revenait à son couvert .
f trop longtemps négligé, ça va bien, c'est moi qui vous le dis. Tous les ma-
* tins, nous voyons ça, nous deux grand'mam%n. « Comment a-t-elle passé
la nuit? Son sommeil a-t^été tranquille? Lui avez- vous bien tenu compa-
gnie hier? Est-elle triste? Souhaite-t-elle quelque chose? » Et, quand nous
avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si heureux. Ah 1
dame, pour vous aimer, ça y est 1
— Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même, il est bon, il m'aime comme
sa fille.
— Et encore autrement, glissa Berrichon d'un air malin.
Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son
cœur, qu'elle ne réfléchissait ni à l'âge ni à la condition de son interlocuteur.
Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l'état
de confident.
— Je suis seule, dit-elle, seule et triste toujours.
— Bah ! riposta l'enfant, notre demoiselle, dès qu'il sera rentré, vous
retrouverez votre sourire.
— La nuit est venue, poursuivit Aurore et j'attends toujours, et cela
ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris...
— Ah ! dame, fit Berrichon, c'est l'effet de la capitale. Là 1 voilà mon
couvert mis, et un peu bien. Le souper est-il prêt, la mère?
— Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au
fond de la cuisine.
Berrichon se gratta l'oreille.
— Il y a pourtant gros à parier qu'il est là-haut, fit-il, avec son diable
• de bossu. Et ça m'ennuie de voir que notre demoiselle se fait comme ça de
la peine. Si j'osais...
Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de
l'escalier qui conduisait à l'appartement de maître Louis.
— C'est défendu, ponsa-t-il; je n'aimerai pas à voir M. le chevalier en
colère comme l'autre fois. Dieu de Dieu ! Ah ! ça notre demoiselle, reprit-il
en se rapprochant, pourquoi donc qu'il se cache tout de même? Ça faii
jaser. Moi d'abord, je sais que je jaserais si j'étais à la place des voisins, e'
pourtant, certes, je ne suis pas un bavard, je dirais comme les autres :
« C'est un conspirateur, » ou bien « C'est un sorcier. »
— Ils disent donc cela? demanda Aurore.
Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire.
— Ah 1 Seigneur Dieu ! s'écria-t-il, s'ils savaient comme moi ce qu'il y
a là-haut : un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur, voilà
tout le mobilier. Par exemple, interrompit-il, dans la pièce fermée je ne
sais pas, je n'ai vu qu'une chose.
— Quoi donc? interrompit Aurore vivement.
— Oh ! fit Berrichon, pas la mer à boire. C'était un soir qu'il avait oublié
de mettre la petite plaque qui bouche la serrure par derrière, vous savez 1
— Je sais. Mais osas-tu bien regarder par le trou?
— Mon Dieu ! noire demoiselle, je n'y mis point de malice, allez. J'étais
monté pour l'appeler de votre part, le trou brillait. J'y mis mon œil.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 175
— Et que vis-tu?
— Je vous dis, pas le Pérou ! Le bossu n'était pas là. Il n'y avait que
maître Louis, assis devant une table. Sur la table était une cassette, la
petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage. J'avais toujours eu envie
de savoir ce qu'elle renfermait. Ma foi ! il y tiendrait encore pas mal de
quadruples pistoles; mais ce ne sont pas des pistoles que maître Louis met
dans sa cassette, c'est un paquet de paperasses, comme qui dirait une grande
lettre carrée, avec trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun
comme un écu de six livres.
Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence.
— Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros. Il paraît
que j'avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds. Il vint ouvrir
la porte. Je n'eus que le temps de me jeter en bas de l'escalier, et je tombai
sur mes reins, que ça me fait encore mal quand j'y touche. On ne m'y re-
prendra plus... Mais vous, notre demoiselle, vous à qui tout est permis,
vous qui ne pouvez rien craindre, je vas vous dire, j'aimerais bien qu'on
soupe un peu de bonne heure pour aller voir entrer le monde au bal du Pa-
lais-Royal. Si vous montiez, si vous alliez l'appeler un petit peu avec votre
voix si douce?...
Aurore ne répondit point.
— Avez-vous vu, continua Berrichon, qui n'était pas bavard, avez-vous
vu passer, toute la journée, les voitures de fleurs et de feuillages, les four-
gons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs?
Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres.
— Ça sera beau ! s'écria-t-il. Ah ! si j'étais seulement là-dedans, comme
je m'en donnerais 1
— Va aider ta grand'mère, Berrichon, dit Aurore.
— Pauvre petite demoiselle, pensa-t-il en se retirant, elle meurt d'envie
d'aller danser!
La tête pensive d'Aurore s'inclinait sur sa main. Elle ne songeait guère
au bal ni à la danse. Elle se disait en elle-même :
— L'appeler? à quoi bon l'appeler? Il n'y est pas, j'en suis sûre. Chaque
jour ses absences se prolongent davantage. J'ai peur, interrompit-elle en
frissonnant; oui, j'ai peur quand je réfléchis à tout cela. Ce mystère m'épou-
vante. Il me défend de sortir, de voir, de recevoir personne. Il cache son
nom, il dissimule ses démarches. Tout cela, je le comprends bien, c'est le
danger d'autrefois qui est revenu, c'est l'éternelle menace autour de nous :
la guerre sourde des assassins.
Qui sonl-ils, les assassins? fit-elle après un silence; ils sont puissants, ils
l'ont prouvé; ce sont ses ennemis implacables, ou plutôt les miens. C'est
parce qu'il mo défend qu'ils en veulent à sa vie I et il ne me dit rien, s'écria-
t-ellc, jamais rien ! comme si mon cœur ne devait pas tout deviner, comme
s'il était possible de fermer des yeux qui aiment! Il entre, il reçoit mon
baiser, il s'assied, il fait ce qu'il peut pour sourire. Il ne voit pas que son
âme est devant moi toute nue, que d'un regard je sais lire dans ses j'eux
son triompiie ou sa défaite. Il se défie de moi; il ne veut pas que je sache
l'effort qu'il fait, le combat qu'il livre, il ne comprend donc pas, mon Dieu 1
qu'il me faut mille fois plus de courage pour dévorer mes pleurs qu'il no
m'en faudrait pour partager sa tâche et combattre à ses côtés!
176 LE BOSSU OV LE PETIT PARISIEN
Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car
elle se leva tout à coup, radieuse. Ses lèvres s'entr'ouvrirent pour laisser
passer un petit cri de joie. Le bruit, c'était une porte qui s'ouvrait au haut
de l'escalier intérieur.
Oh 1 que Berrichon avait bien raison ! Sur ce délicieux visage de vierge,
vous n'eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun re-
flet de tristesse. Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps
affaissé se relevait gracieux et souple. C'était cette chère fleur de nos par-
terres que la nuit penche demi-flétrie sur sa tige, et qui s'épanouit plus
fraîche et plus parfumée au premier rayon du soleil.
Aurore se leva et s'élança vers son miroir. En- ce moment, elle avait peur
de ne pas être assez belle. Elle maudissait les larmes qui battent les yeux
et qui éteignent le feu diamanté des prunelles. Deux fois par jour ainsi elle
était coquette. Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son
miroir lui renvoya un sourire si jeune, si tendre si charmant, qu'elle remer-
cia Dieu dans son cœur.
Maître Louis descendit l'escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait une
lampe et l'éclairait. Maître Louis, q\ielque fût son âge, était un jeune homme.
Ses cheveux blonds, légers et bouclés, jouaient autour d'un front pur comme
celui d'un adolescent. Ses tempes larges et pleines n'avaient point subi l'in-
jure du ciel espagnol : c'était un Gaulois, un homme d'ivoire, et il fallait le
mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette carnation avait d'un peu
efféminé. -Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez
droit, arrêté vivement, sa bouche, dont les lèvres semblaient sculptées dans
le bronze et qu'ombrageait une fine moustache retroussée légèrement, son
menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un admirable caractère
de résolution et de force.
Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint était de velours noir,
avec des boutons de jais unis. Il avait la tête nue et ne portait point d'épée.
Il était encore au haut de l'escalier, que son regard cherchait déjà Aurore.
Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de force,
et son pas, qui voulait se presser, s'attarda. Un de ces observateurs qui
voient tout pour tout analyser, eût découvert peut-être du premier coup
d'œil le secret de cet homme. Sa vie se passait à se contraindre. Il était près
du bonheur et ne le voulait point toucher. Or, la volonté de maître Louis
était de fer. Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce cœur
tendre, passionné, brûlant comme un cœur de femme.
— Vous m'avez attendu. Aurore? dit-il en descendant les marches.
Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte
de la cuisine. EUe dit de sa voix retentissante, et qui eût fait honneur à un
sergent commandant l'exercice :
— Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre enfant 1
— Vous avez pleuré. Aurore? dit vivement le nouvel arrivant.
11 était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses bras autour du cou.
— Henri, mon ami, fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez
bien que les jeunes filles sont folles. La bonne Françoise a mal vu, je n'ai
point pleuré, regardez mes yeux, Henri; voyez s'il y a dos larmes.
Elle souriait si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis resta
un instant à la contempler malgré lui.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 177
— Que m'as-tu donc dit, petiot? fit dame Françoise en regardant sévè-
rement Jean-Marie, que noire demoiselle n'avait fait que pleurer?
— Ah ! dame, fit Berrichon, écoutez donc, grand'maman, m.oi, je ne sais
pas, vous avez peut-être mal entendu, ou bien, moi, j'ai mal vu, à moins que
noire demoiselle n'ait pas envie qu'on sache qu'elle a pleuré.
Ce Berrichon était une graine de bas Normand.
Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.
— N'empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que ça
n'est pas une existence.
— Vous ai -je priée de faire mes plaintes, m.urmura Aurore, rouge de dépit.
Maître Louis lui ofTrit la main pour passer dans la pièce où la table était
servie. Ils s'assirent l'un en face de l'autre. Berrichon, comme c'était sa cou-
tume, se plaça derrière Aurore pour la servir. Au bout de quelques minutes
employées à faire semblant de manger, maître Louis dit :
— Laissez-nous, mon enfant, nous n'avons plus besoin de vous.
— Faudra-t-il apporter les autres plats? demanda Berrichon.
— Non, s'empressa de répondre Aurore.
— Alors je vais vous donner le dessert.
— Allez ! fit maître Louis, qui lui montra la porto.
Berrichon sortit en riant sous cape.
— Grand'maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine, m'est
avis qu'ils vont s'en dire de rudes tous les deux.
La bonne femme haussa les épaules.
— Maître Louis a l'air bien fâché, reprit Jean-Marie.
— A ta vaisselle ! fil Françoise; maître Louis en sait plus long que nous
tous; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave qu'un
lion; mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en battrait quatre
comme lui 1
— Bah! s'écria Berrichon stupéfait, elle n'en a pas l'air.
— C'est justement! répartit la bonne femme.
Et, fermant la discussion, elle ajouta :
— Tu n'as pas l'âge. A ta besogne I
— Vous n'êtes pas heureuse, à ce qu'il paraît, Aurore? dit maîîre Louis,
quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.
— Je vous vois bien rarement ! répondit la jeune fille.
— Et m'accusez-vous, chère enfant?
— Dieu m'en préserve 1 Je souffre parfois, c'est vrai; mais qui peut em-
pocher les folles idées de naître dans la pauvre tète d'une récluse? Vo\is sa-
vez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, et, dès que vient le jour,
ils oublient leurs craintes. Je suis de même, et il suHU de voire présence pour
dissiper mes capricieux ennuis.
— Vous avez pour moi la lcndres.se d'une fille soumise, Aurore, dit maîlro
Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.
— Avcz-vous pour moi la tendresse d'un père, Henri? demanda la jeune
fille.
Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança d'oUo-
môme un siège, et dit avec une joie non équivoque :
— C'est cela 1 venez I II y a bien longtemps que nous n'avons causé ainsi.
Vous souvenez- vous comme aulrofois les heures passaient?
12
178 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit :
— Les heures ne sont plus à nous.
Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face, si doucement, que ce
pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède et pro-
voque les larmes.
— Vous aussi, vous souffrez, Henri? murmura-t-elle.
Il secoua la tête en essayant de sourire, et répondit :
— Vous vous trompez, Aurore. Il y eut un jour où je fis un beau rêve,
un rêve si beau, qu'il me prit tout mon repos. Mais ce ne fut qu'un jour et ce
n'était qu'un rêve. Je suis éveillé, je n'espère plus, j'ai fait un serment, je
remplis ma tâche. Le moment arrive où ma vie va changer. Je suis bien
vieux à présent, mon enfant chérie, pour recommencer une existence nou-
velle.
■ — Bien vieux I répéta Aurore, cjui montra toutes ses belles dents en un
franc éclat de rire.
Maître Louis ne riait pas.
— A mon âge, prononça- t-il tout bas, les autres ont déjà une famille.
Aurore devint tout à coup sérieuse.
— Et vous n'avez rien de tout cela, Hepri, mon ami, vous n'avez que moi 1
Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s'arrêta entre ses
lèvres. Il baissa les yeux encore une fois.
— Vous n'avez que moi, répéta Aurore; et que suis-je pour vous? Un
obstacle au bonheur 1
Il voulut l'arrêter, mais elle poursuivit :
— Savez-vous ce qu'ils disent? Ils disent : « Celle-là n'est ni sa fille, ni sa
sœur, ni sa femme... » Ils disent...
— Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans,
vous avez été tout mon bonheur.
— Vous êtes généreux et je vous rends grâces, murmura la jeune fille.
Ils restèrent un instant silencieux. L'embarras de maître Louis était vi-
sible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.
• — Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions; et de
quel droit vous ferais-je un reproche? Mais je suis toujours seule, et tou-
jours je pense à vous, mon unique ami. Je suis bien sûre qu'il y a des heures
où je devine. Quand mon cœur se serre, quand les pleurs me viennent aux
yeux, c'est que je me dis : « Sans moi, une femme aimée égayerait sa soli-
tude; sans moi, sa maison serait grande et riche; sans moi, il pourrait se
montrer partout à visage découvert. » Henri, vous faites plus que m'aimer
comme un bon père; vous me respectez, et vous avez dû réprimer à cause
de moi l'élan de votre cœur.
Cela partait de l'âme. Aurore l'avait en effet pensé. Mais la diplomatie est
innée chez les filles d'Eve. Cela était surtout un stratagème pour savoir. Le
coup ne porta point.
Aurore n'eut que cette froide réponse :
— Chère enfanl, vous vous trompez.
Le regard de maître Louis se perdait dans le vido.
■ — Le temps passe, murmura-t-il.
Puis soudain, et comme s'il lui eût été impossible de se retenir :
■ — Quand vous ne me verrez plus, Aurore, vous souviendrcz-vous de moi?
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 179
Les fraîches couleurs de la jeune fille s'évanouirent. Si maître Louis eût
relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond qu'elle
lui jeta.
— Est-ce que vous allez me quitter encore? balbutia-t-elle.
— Non. fit maître Louis d'une voix mal assurée; je ne sais... peut-être...
— Je vous en prie! je vous en prie! murmura-t-elle, ayez pitié de moi,
Henri! Si vous partez, emmenez-moi avec vous.
Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux :
— Vous m'en voulez peut-être parce que j'ai été exigeante, injuste. Ohl
Henri, mon ami, ce n'est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes. Je ne le
ferai plus, Henri ! écoutez-moi et croyez-moi, je ne le ferai plus ! ^lon Dieu l
je sais bien que j'ai eu tort. Je suis heureuse, puisque je vous vois chaque
jour. Henri vous ne répondez pas? Henri, m'écoutez-vous?
Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d'enfant pour le
forcer à la regarder. Les yeux de maître Louis étaient baignés de larmes.
Aurore se laissa glisser hors de .son siège et se mit à genoux.
— Henri, Henri, dit-elle, mon cher ami, mon père, le bonheur serait à vous
tout seul si vous étiez heureux; mais je veux ma part de vos larmes !
Il l'attira contre lui d'un mouvement plein de passion. Mais tout à coup
ses bras se détendirent.
— Nous sommes deux fous, Aurore ! prononça-t-il avec un sourire amer
et contraint. Si l'on nous voyait ! Que signifie tout cela?
— Gela signifie, répliqua la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi, cela
signifie que vous êtes égoïste et méchant ce soir, Henri. Depuis le jour où
vous m'avez dit : « Tu n'es pas ma fille, » vous avez bien changé 1
— Le jour où vous me demandâtes la grâf^e de M. le marquis de Chavcrny?
Je me souviens de cela. Aurore, et je vous annonce que M. le marquis est de
retour à Paris.
Elle ne repartit point ; mais son noble et doux regard eut de si éloquentes
surprises, que maître Henri, se mordit la lèvre.
Il prit sa main, qu'il baisa comme s'il eût voulu s'éloigner. Elle le retint
de force.
— Restez, dit-elle; si cela continue, un jour, en rentrant, vous ne me trou-
verez plus dans votre maison. Je vois que je vous gêne, je m'en irai. Mon
Dieu I je ne sais ce que je ferai, mais vous serez délivré, vous, d'un fardeau
qui devient trop lourd.
— Vous n'aurez pas lu temps, nuirinura maître Louis. Pour me quitter,
Aurore, vous n'aurez pas besoin de fuir.
— Est-ce que vous me chasseriez ! s'écria la pauvre fille, qui se redressa
comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.
Maître Louis se couvrit le visage de ses mains. Ils étaient encore l'un
auprès de l'autre : Aurore, assise sur un coussin et la tête appuyée contre
les genoux do maître Louis.
— Ce qu'il me faudrait, murmura-l-ello, pour être heureuse, mais bien
heureuse, hélas! Henri, bien peu de chose. Y a-t-il donc si longtemps que
j'ai perdu mon sourire? N'élais-jo pas toujours contente et gaie quand je
m'élançais à votre rencontre autrefois?
Les doigts do maître Louis lissaient les belles masses do ses cheveux, où
la lumière de la lampe mettait des rellets d'or bruni.
180 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Faites oomme autrefois, poursuivait-elle, je ne vous demande que cela.
Dites-moi quand vous avez été heureux, dites-moi surtout quand vous avez
eu de la peine, afin que je me réjouisse avec vous, ou que toute votre tris-
tesse passe dans mon cœur. Allez ! cela soulage. Si vous aviez une fille, Henri,
une fille bien-aimée, n'est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle?
— Une fille ! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.
■ — Je ne vous suis rien, je le sais, ne me le dites plus.
Maître Louis passa le revers de sa main sur son front.
— Aurore, dit-il, comme s'il n'eût point entendu ses dernières paroles.
Il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d'honneurs, de richesses, la vie
des heureux de ce monde. Vous ne la connaissez pas, chère enfant.
— Et qu'ai-je besoin de la connaître?
— Je veux que vous la connaissiez. Il le faut.
Il ajouta en baissant la voix malgré lui :
• — Vous aurez peut-être à faire un choix; pour choisir, il faut connaître...
Il se leva. L'expression de son noble visage était désormais une résolution
ferme et réfléchie.
— C'est votre dernier jour de doute et d'ignorance. Aurore, prononça-t-il
lentement; moi, c'est peut-être mon dernier jour de jeunesse et d'espoir!
— Henri, au nom de Dieu! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.
Maître Louis leva les yeux au ciel.
— J'ai fait selon ma conscience, murmura-t-il ; celui qui est là-haut me
voit; je n'ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore, reprit-il; vous ne dormirez
point cette nuit... Voyez et réfléchissez, consultez votre raison avant votre
cœur. Je ne veux rien vous.dire; je veux que votre impression soit soudaine
et entière. Je craindrais, en vous prévenant, d'agir dans un but d'égoisme.
Souvenez-vous seulement que, si étranges qu'elles soient, vos aventures de
cette nuit, auront pour origine ma volonté, pour but votre intérêt. Si vous
tardiez à me revoir, ayez confiance. De près ou de loin, je veille sur vous.
Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement particulier.
Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux. En arrivant au haut
de l'escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de la porte, lui envoya
un signe de tête paternel avec un baiser.
VIII. — Deux jeunes filles
Aurore ôtait seule. L'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri, son ami,
s'était dénoué d'une façon tellement imprévue, qu'elle restait là stupéfaite
et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se mêlaient en désor-
dre. Sa tête était en feu. Son cœur mécontent et blessé, se rephait sur lui-
même.
Elle venait de faire effort pour savoir; elle avait provoqué une explication
de son mieux; elle l'avait poursuivie avec toutes ces ingénieuses finesses
que l'ingénuité môme n'exclut point chez la femme. Non seulement l'ex-
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 181
plication n'avait point abouti, mais encore, menace ou promesse, tout un
mystérieux horizon s'ouvrait au-devant d'elle.
Il lui avait dit : v. Vous ne dormirez point cette nuit. Il lui avait dit en-
core : « Si étranges que puissent vous paraître vos aventures de cette nuit,
elles auront pour origine ma volonté, pour but votre intérêt. »
Des aventures ! Certes, la vie errante d'Aurore avait été jusque-là pleine
d'aventures. Mais son ami en avait la responsabilité 1 son ami, placé près
d'elle toujours comme un viligant garde du corps, comme un sauveur in-
. faillible, lui épargnait jusqu'à la terreur. Les aventures de cette nuit devaient
changer d'aspect. Elle allait les affronter seule.
Mais quelles aventures? et pourquoi ces demi-mots? Il fallait connaître une
vie toute différente de celle que jusqu'alors elle avait menée : une vie bril-
lante, une vie luxueuse, la vie des grands et des heureux. « Pour choisir, »
lui avait-on dit. Choisir sans doute entre cette vie inconnue et sa vie actuelle.
Le choix n'est-il pas tout fait?
Il s'agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.
L'idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses genoux
fléchir. Choisir 1 pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée :
Si sa mère était d'un côté de la balance et Henri de l'autre?...
— C'est impossible ! s'écria-t-elle en repoussant celte pensée de toute sa
force; Dieu ne peut vouloir cela.
Elle entr'ouvit les rideaux de sa fenêtre et s'accouda sur le balcon pour
donner un peu d'air à son front en feu. Il y avait un grand mouvement dans
la rue. La foule se massait autour de l'entrée du Palais-Royal pour voir
passer les invités. Déjà la queue des litières et des chaises se faisait entre
deux haies de curieux. Au premier abord, Aurore ne donna pas grande atten-
tion à tout cela. Que lui importaient ce mouvement et ce bruit 1 Mais elle
vit dans une chaise qui passait deux femmes parées pour la fête : une mère
et sa fille. Les larmes lui vinrent; puis une sorte d'éblouissemcnt se fit au-
devant de ses yeux.
— Si ma mère était là ! pensa-t-elle.
C'était possible; c'était probable. Alors clic regarda plus attentivement
ce que l'on pouvait voir des splendeurs de la fête. Au delà des murailles du
palais, elle devina des splendeurs autres et plus grandes. Elle eut comme
un vague désir qui bientôt alla grandissant. Elle envia ces jeunes filles splen-
didement parées qui avaient des perles autour du cou, des perles encore
et des fleurs dans les cheveux, non pour leurs fleurs, non pour leurs perles,
non pour leurs parures, mais parce qvi'elles étaient assises auprès de leurs
mères. Puis elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa
tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s'agitait, ce fracas, ces rires, ces
étincelles, les échos de l'orchestre qui déjà chantait au lointain, tout cela
lui pesait. Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains.
Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès do la mâlo
Françoise, sa grand'maman, le rôle de serpent tentateur. Il n'y avait pas
eu. Dieu merci 1 beaucoup de vaisello à laver. Aurore cl maître Louis n'avaient
fait usage que d'une seule assiette chacun. En revanche, le repas avait été
planturcHix à lu cuisine. Françoise et liorrichon en avaient eu pour quatre
à eux deux.
— Quoique çà, dit Jean-Marie, je vas iUler jusqu'au bout de la rue regarder
182 LE BOSSU OU LK PETIT PARISIEN
voir. M"*® Balahaut dit que c'est les délices des enchantements, là-bas, de
tous les palais des fées et métamorphoses de la Fable. J'ai envie d'y jeter
un coup d'œil.
— Et ne sois pas longtemps, fiUot, grommela la grand'mère.
Elle était faible, malgré l'ampleur profonde de sa basse-taille.
Berrichon s'envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d'autres lui
firent fête dès qu'il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.
Françoise vint à la porte de sa cuisine et regarda dans la chambre d'Aurore.
— Tiens! fit-elle, déjà parti! La pauvre ange est encore toute seule!
La bonne pensée lui vint d'aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse;
mais Jean-Marie rentrait en ce moment.
— Grand'mère 1 s'écria-t-il, des ifs, des banderoles, des lanternes, des
soldats à cheval, des femmes tout en diamants, que celles qui ne sont qu'en
satin broché sont de la Saint- Jean ! Viens voir ça, grand'mère 1
La bonne femme haussa les épaules.
— Ça ne me fait rien, dit-elle.
— Ah ! grand'mère, rien qu'au bout de la rue, M""^ Balahault dit les noms
et raconte l'histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames qui passent.
C'est joliment édifiant! Viens voir, le temps de jeter un coup de pied au
coin de la rue.
— Et qui gardera la maison? demanda la vieille Françoise un peu ébranlée.
— Nous serons à dix pas. Nous veillerons sur la porte. Viens, grand'mère,
viens!...
Il la saisit à bras-le-corps et l'entraîna.
La porte resta ouverte.
Ils étaient à dix pas. Mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la Morin
et le reste étaient de fières femmes. Une fois qu'elles eurent conquis Fran-
çoise, elles ne la lâchèrent point. Cela entrait-il dans les plans mystérieux
de maître Louis? Nous nous permettrons d'en douter.
Le flot des commères, entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du
Palais-Royal toute éblouissante de lumière, dut passer sous la fenêtre d'Au-
rore, mais elle n'eut garde de les voir. Sa rêverie l'aveuglait.
— Pas une amie ! se disait-elle, pas une compagne à qui demander conseil !
Elle entendit un léger bruit derrière elle, dans la chambre à coucher.
Elle se retourna vivement. Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit
un joyeux éclat de rire. Une femme était devant elle en domino de satin
rose, masquée et coiffée pour le bal.
— MUe Aurore? dit-elle avec une cérémonieuse révérence.
— Est-ce que je rêve? s'écria Aurore. Cette voix!...
Le masque tomba et l'espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les
frais chiffons,
— Flor ! s'écria Aurore, est-il possible ! est-ce bien toi?
Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts.
On échangea ces légers et rapides baisers do jeunes filles. Avez-vous vu deux
colombes se becqueter en jouant?
— Moi qui justement me plaignait de n'avoir point de compagne! dit
Aurore. Flor, ma petite Flor, que je suis contente de te voir!
Puis, saisie d'un scrupule subit, elle ajouta :
— Mais qui t'a laissé entrer? J'ai défense de recevoir personne.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 183
— Défense, répéta dona Cmz d'un air mulin.
— Prière, si tu aimes mieux, dil Auror-? en rougissant.
— Voici ce que j'appciie une prison bien gardée, s'écria Flor; la porte
grande ouverte, et personne pour dire gare !
A'.irore en'ra vivemont dans la salle liasse. îl n'y avait personne eu effet,
et les doux battanis de la porte étaient ouverts. Elle appela Françoise cl
Jean-Marie. Point de réponse. Nor.s savons où étaient en ce moment Jean-
Marie et Françoise. Mais Aurore l'ignorait. Après la sortie singulière de
maître Louis, qui l'avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres
aventures, elle ne put penser que ceci :
— C'est lui sans doute qui l'a voulu.
Elle ferma la porte au loquet seulement, et revint vers dona Cruz occupée,
à faire des grâces devant le miroir.
— Que je te regarde à mon aise! dit celle-ci; mon Dieu, que te voilà
grandit et embellie !
— Et toi, donc ! repartit Aurore.
Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.
— Mais ce costume? reprit Aurore.
— Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit
air suffisant; t'y connais-tu? Te semble-t-elle jolie?
— Charmante! répondit Aurore.
Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.
— Charmante ! répéta-t-elle; c'est d'une richesse. Je parie que je devine.
Tu joues la comédie ici, ma petite Flor?
— Fi donc ! s'écria dona Cruz, moi jouer la comédie ! Je vais au bal, voilà
tout.
— A quel bal?
— Il n'y a qu'un bal ce soir,
— Au bal du Régent?
— Mon Dieu ! oui, au bal du Régent, ma toute belle, on m'attend au Pa-
lais-Royal pour être présentée à Son Altesse Royale par la princesse Pala-
tine, sa mère, toute simplement, bonne petite.
Aurore ouvrit de grands yeux.
— Cela t'étonne? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa
robe de cour; pourquoi cela t'étonne-t-il? Mais, au fait, cela m'étonne bien
moi-même. Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a des histoires I Les
histoires pleuvent, je lo conterai tout cela,
— Mais comment as-tu trouvé ma demeure? demanda Aurore.
— Je la savais. J'avais permission de le voir; car, moi aussi, j'ai un maître.,.
— Moi, je n'ai pas de maître, interrompit Aurore avec un mouvement
de fierté,
— Un esclave, si tu veux, un esclave qui commande. Je devais venir
demain matin; mais je me suis dit : « Comme j'irais bien faire une visite à
ma petite Aurore ! »
— Tu m'aimes donc toujours?
— A la folie I Mais lai.sse-moi le conter ma première histoire; après celle-ci,
une autre. Je te di.s qu'il en pleut. Il s'agissait, iî\ni (jui n'ai pas encore mis
lo pied dehors depuis mon arrivée, il s'agissait de trouver ma route dans ro
grand Paris inconnu, drpuis l'égli-se Sainl-Magloire jusqu'ici.
184 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— L'église Saint-Magloire ! interrompit Aurore, tu demeures de ce côté?
— Oui, j'ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau. Seulement, la
mienne est plus jolie. Mon Lagardère, à moi, fait mieux les choses.
— Chut ! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.
— Bien ! bien ! je vois que nous habitons toujours le pays des mystères
J'étais donc assez embarrassée, lorsque j'entends gratter à ma porte. On
entre avant que j'aie pu aller ouvrir. C'était un petit homme tout noir, tout
laid, tout contrefait. Il me salue jusqu'à terre, je lui rends son salut sans
rire et je prétends que c'est un beau trait. Il me dit : « Si mademoiselle veut
bien me suivre, je la conduirai où elle souhaite aller... »
— Un bossu? dit Aurore, qui rêvait.
— Oui, un bossu. C'est toi qui l'as envoyé?
— Non, pas moi.
— Tu le connais?
— Je ne lui ai jamais parlé.
— Ma foi, je n'avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme
qui vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin. Je
suis fâchée que tu connaisses ce gnome, j'aurais aimé à le regarder jusqu'au
bout comme un être surnaturel. Du reste, il faut bien qu'il soit un peu sorcier
pour avoir trompé la surveillance de mes Argus. Sans vanité, vois-tu, ma
toute belle, je suis autrement gardée que toi... Tu sais que je suis brave; la
proposition du petit homme noir chatouille ma manie d'aventures; je l'ac-
cepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus respectueux que le premier,
ouvre un petite porte, à moi inconnue, dans ma propre chambre, conçois-tu
cela? Puis il me fait passer par des couloirs que je ne soupçonnais absolu-
ment pas. Nous sortons sans être vus, un carrosse stationnait dans la rue,
il me donne la main pour y monter; dans le carrosse, il est d'une convenance
parfaite. Nous descendons tous deux à ta porte, le carrosse repart au galop,
je monte les degrés, et, quand je me retourne pour le remercier, personne 1
Aurore écoutait toute rêveuse.
— C'est lui, murmura-t-ellc, ce doit être lui 1
— Que dis-tu? fit dona Cruz.
— Rien... mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor,
ma gitana?
Dona Cruz se pinça les lèvres.
— Ma bonne petite, répondit-elle en s'installant dans une bergère, il n'y
a pas ici plus de gitana que dans le creux de la main; il n'y a jamais eu de
gitana, c'est une chimère, une illusion, un mensonge, un songe. Nous sommes
la noble fille d'une princesse, tout uniment.
— Toi? fit Aurore stupéfaite.
— Eh bien, qui donc, répondit dona Cruz, à moins que ce ne soit toi?
Vois- tu, chère belle, les bohémiens n'en font jamais d'autres. Ils s'intro-
duisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l'heure où le feu est
éteint, ils s'emparent de quelques objets de prix, et ne manquent jamais
d'emporter avec eux le berceau où dort la jeune héritière. Je suis l'héritière
volée par les bohémiens... la plus riche héritière de l'Europe à ce que je me
suis laissé dire.
On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être ne le
savait-elle point elle-même. La volubilité de son débit mettait de belles
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 185
couleurs à ses joues un peu brunes. Ses yeux plus noirs que le jais, pétillaient
d'intelligence et de hardiesse. Aurore écoutait bouche béante. Son charmant
visage peignait la naïveté crédule, et le plaisir qu'elle éprouvait du bonheur
de sa petite amie se hsait franchement dans ses beaux jenx.
— Charmant ! fit-elle. Et comment te nommes-tu, Flor?
Dona Cruz disposa les larges pUs de sa robe et répondit noblement :
— Mademoiselle de Nevers.
— Nevers ! s'écria Aurore ! un des plus grands noms de France !
— Hélas ! oui, ma bonne. Il paraît cjue nous sommes un peu cousins de
Sa Majesté.
— Mais comment?...
— Ah ! comment? comment? s'écria dona Cruz quittant tout à coup ses
grands airs pour revenir à sa gaieté folle qui lui allait bien mieux, voilà ce
que je ne sais pas. On ne m'a pas encore fait l'honneur de m'apprendre ma
généalogie. Quand j'interroge, on me dit : « Chut?... » II paraît que j'ai des
ennemis. Toute grandeur, ma petite, appelle la jalousie Je ne sais rien; cela
m'est égal; je me laisse faire avec une Iranquilhté parfaite.
Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques m.inutes, l'interrompit et
dit tout à coup :
— Flor, si j'en savais plus long que toi sur ta propre histoire?
— Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m'étonnerait pas; rien ne m'étonne
plus; mais, si tu sais mon histoire, garde-la pour toi; mon tuteur doit me la
dire cette nuit en détail, mon tuteur et mon ami, M. le prince de Gonzague.
— Gonzague! répéta Aurore en tressaillant.
— Qu'as-tu? fit dona Cruz.
— Tu as dit Gonzague?
— J'ai dit Gonzague, le prince de Gonzague, celui qui défend mes droits,
le mari de la duchesse de Nevers, ma mère.
— Ah ! fit Aurore, ce Gonzague est le mari de la duchesse?
Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus. Le drame nocturne se
dressait devant elle. Les personnages inconnus hier avaient des noms au-
jourd'hui.
L'enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarridcs, l'enfant qui dormait
pendant la terrible bataille, c'était Flor.
Mais l'assassin?...
— A quoi penses-tu? demanda dona Cruz,
— Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.
— Pourquoi?
— Avant de le dire, je veux savoir si tu l'aimes.
— Modérément, répliqua dona Cruz; j'aurais pu l'aimer, mais il n'a pas
voulu.
Aurore garda le silence.
— Voyons, parle ! s'écria l'ancienne gitana, dont le pied frappa le plancher
avec impatience.
— Si tu l'aimais... voulut dire Aurore.
— Parle, te dis- je I
— Puisqu'il est ton tuteur, le mari de ta mèro...
— Caramba I jura franchement la soi-disant M"® de Nevers, faut-il donc
tout lo dire? Je l'ai vue, ma mère I Je la respecte beaucoup, il y a plus, je
186 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
l'aime, car elle a bien souffert, mais, à sa vue, mon coeur n'a pas battu, mes
bras ne sp sont pas ouver's malgré moi. Ah 1 vois-tu, Av.rorf, interrompit-
elle dans un véritable élan dp passion, il me semble qu'on doit se mourir do
joie quand on est en face de sa mère.
— Cela me semble aussi, dit Aurore.
— Eh bien, je suis restée froide, trop froide. Parle, s'il s'agit de Gonzague,
et ne crains rien; ne crains rien et parle, quand même il s'agirait de M™« de
Nevers.
— Il ne s'agit que de Gonzague, repartit Aurore. Ce nom de Gonzague
est, dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d'enfant, à toutes mes
angoisses de jeune fille. La première fois que mon ami Henri joua sa vie
pour me sauver, j'entendis prononcer ce nom de Gonzague; je l'entendis en-
core cette fois où nous fiâmes attaqués dans une ferme des environs de Pam-
pelune. Cette nuit où tu te servis de ton charme pour endormir mes gardiens
dans la tente du chef des gitanes, ce nom de Gonzague vint pour la troisième
fois frapper mes oreilles. A Madrid, encore Gonzague; au château de Caylus,
Gonzague encore!
Dona Cruz réfléchissait à son tour.
— Don Luiz, ton beau Cincelador, t'a-t-il dit parfois que tu étais la fille
d'une grande dame? demanda-t-elle brusquement.
— Jamais, répondit Aurore, et pourtant je le crois.
— Ma foi, s'écria l'ancienne gitana, je n'aime pas à méditer longtemps
moi, ma petite Aurore. J'ai beaucoup d'idées dans la tête, mais elles sont
confuses et ne veulent point sortir. Quant à deveoir une grande demoiselle
cela t'irait mieux qu'à moi, c'est mon avis; mais mon avis est aussi qu'il ne
faut point se rom.pre la cervelle à devi.ier des énigmes. Je suis chrétienne,
et cependant j'ai gardé ce bon côté de la foi de mes pères, de mes pères nour-
riciers : prendre le temps comme il vient, les événements comme ils arrivent,
et se consoler de tout en disant : « C'est le sort ! » Par exemple, une chose que
je ne puis admettre, c'est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes
routes et un assassin; il est trop bien élevé pour cela. Je te dirai qu'il y a
beaucoup de Gonzague en Italie, beaucoup de vrais, beaucoup de faux; le
tien est sans doute un faux Gonzague. Je te dirai en outre que, si M. le prince
de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne t'aurait pas amenée
justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait notoirement sa rési-
dence.
— Aussi, dit Aurore, de quelles précautions nous entoure-t-il ? Défense
de sortir, de se montrer même à la croisée...
— Bah 1 fit dona Cruz, il est jaloux?
— Oh ! Flor 1 murmura Aurore avec reproche.
Dona Cruz exécuta une pirouette; puis elle appela autour de ses lèvres
le plus mutin de ses sourires.
— Je ne serai princesse que dans deux heures d'ici fit-elle, je puis encore
parler la bouche ouverte. Oui, ton beau ténébreux, ton maître Louis, ton
Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton Dieu, est jaloux. Eh I palsam-
bleu ! comme on dit à la cour, n'en vaux-tu pas bien la peine?
— Flor, Flor I répéta Aurore.
— Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle ! Et ce n'est pas M. de Gonzague
qui vous a chassé de Madrid. Ne sais-je pas, moi qui suis un peu sorcière,
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 187
mademoiselle, qxie les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos jalousies?
Aurore devint rouge comme une cerise. Toute sorcière qu'elle était, dona
Cruz ne se doutait guère combien son trait avait touché juste. Elle regardait
Aurore, qui n'osait plus relever les yeux.
— Tenez, fit-elle en la baisant au front, la voilà rouge d'orgueil et déplaisir !
Elle est Contente qu'on soit jaloux d'elle. Est-il toujours beau comme un
astre? et fier? et plus doux qu'un enfant? Voyons, dis-moi cela; voici mon
oreille, avoue-le tout bas : tu l'aimes 1
— Pourqoi tout bas? fit Aurore en se redressant.
— • Tout haut si tu veux.
— Tout haut, en effet : je l'aime !
— A la bonne heure ! voilà qui est parlé ! Je t'embrasse pour ta franchise.
Et, reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard perçant de sesgrands yeux
noirs, tu es heureuse?
— Assurément.
— Bien heureuse?
— Puisqu'il est là.
— Parfait ! s'écria la gitana.
Puis elle ajouta, en jetant tout autour d'elle un regard passablement dé-
daigneux :
— Pobre dicha, dicha dulcel
C'est le proverbe espagnol d'où nos vaudevillistes ont tiré le fameux
axiome. « Une chaumière et son cœur. » Quand dona Cruz eut tout regardé,
elle dit :
— L'amour n'est pas de trop ici. La maison est laide, la rue est noire, les
meubles sont affreux. Je sais bien, bonne petite, que tu vas me faire la réponse
obligée : « Un palais sans lui... »
— • Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore : Si je voulais
un palais, je n'aurais qu'un mot à dire.
— Ah bah 1
— C'est ainsi.
— Est-il donc devenu si riche?
— Je n'ai jamais rien souhaité qu'il ne me l'ait donné aussitôt.
— Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus, cet homme-là ne res-
semble pas aux autres hommes. Il y a en lui quelque chose d'étrange et de
supérieur. Je n'ai jamais baissé les yeux que devant lui... Tu ne sais pas, on
a beau dire, il y a des magiciens. Je crois que ton Lagardèrc en est un.
Elle était toute sérieuse.
— Quelle folie I s'écria Aurore.
— J'en ai vu 1 prononça gravement la giiana. Je veux en avoir le cœur
net. Voyons, so\ihaitc quelque chose en pensant à lui.
Aurore se mit à rire. Dona Cruz s'assit auprès d'elle.
— Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse; ce n'est
pas bien ditricile, voyons!
— Est-ce que lu parles sérieusemoni? fil Aurore étonnée.
Dona Cruz mit sa bouche contre son t)roiile et murmura :
— J'aimais quelqu'un, j'étais folle, lin jour, il a posé sa nuiin sur mon
front en me disant : « Flor, celui-là ne peut pas l'aimer. » J'ai été guérie. Tu
vois bien qu'il est sorcier.
188 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Et celui que lu aimais, demanda Aurore toute pâle, qui était-ce?
La tête de dona Gruz se pencha sur son épaule. Elle ne répondit point.
— C'était lui ! s'écria Aurore avec une indicible terreur; je suis sûre que
c'était lui 1
IX. — LES TROIS SOUHAITS
Dona Cruz avait les yeux mouillés. Un tremblement fiévreux agitait les
membres d'Aurore. Elles étaient Celles toutes deux et à la fois jolies. Le rap-
port de leurs natures se déplaçait en ce moment : la mélancolie douce était
pour dona Cruz, d'ordinaire si pétulante et si hardie; un éclair de jalouse
passion jaillissait des yeux d'Aurore.
— Toi, ma rivale, rnurmura-t-elle.
Dona Cruz l'attira vers elle malgré sa résistance et l'embrassa.
— Il t'aime, dit-elle à voix basse; il t'aime et n'aimera jamais que toi I
— Mais toi 1
— Moi, je suis guérie. Je puis regarder en souriant, sans haine; avec bon-
heur, votre mutuelle tendresse; tu vois bien que ton Lagardère est sorcier 1
— Ne me tropipes-tu point? fit Aurore.
Dona Cruz mit la main sur son cœur.
— S'il ne fallait que mon sang pour cela, dit-elle le front haut et les yeux
ouverts, vous seriez heureux !
Aurore lui jeta les deux bras autour du cou.
— Mais je veux mon épreuve ! s'écria dona Cruz, ne me refuse pas, ma
petite Aurore. Souhaite quelque chose, je t'en prie!
— Je n'ai rien à souhaiter.
— Quoi ! pas un désir?
— Pas un !
Dona Cruz la fit se lever de force et l'entraîna vers la fenêtre. Le Palais
Royal resplendissait. Sous le péristyle, on voyait couler comme un flot de
femmes brillantes et parées.
— Tu n'as pas même envie d'aller au bal du régent? dit brusquement dona
Cruz.
— Moi ! balbutia Aurore, dont le sein battit sous sa robe.
— Ne mens pas 1
— Pourquoi mentirais-je?
— Bon ! qui ne dit mot consent. Tu souhaites d'aller au bal du régent.
Elle frappa dans ses mains en comptant :
— Unel
— Mais, objecta Aurore, qui se prêtait en riant aux extravagances de sa
compagne, je n'ai rien, ni bijoux, ni robes, ni parures...
— Deux, ! fit dona Cruz, qui frappa dans ses mains pour la seconde fois;
tu souhaites des bijoux, des robes, des parures? Et fait bien attention de
penser à lui; sans cela, rien de fait !
A mesure que l'opération marchait, la gitana devenait plus sérieuse. Ses
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 189
beaux grands yeux noirs n'avaient plus leur regard assuré. Elle croyait aux
diableries, cette ravissante enfant; elle avait peur, mais elle avait désir;
et sa curiosité l'emportait sur ses frayeurs.
— Fais ton troisième souhait, dit-elle en baissant la voix malgré elle,
— Mais je ne veux pas du tout aller au bal ! s'écria Aurore; cessonsce jeu I
— Comment ! insinua dona Cruz; si tu étais sûre de l'y rencontrer?
— Henri?
— Oui, ton Henri, tendre, galant, et qui te trouverait plus belle sous tes
brillants atours.
— Comme cela, fit Aurore en baissant les yeux, je crois que j'irais bien.
— Trois, ! s'écria la gitana, qtii frappa bruyamment ses mains l'une contre
l'autre.
Elle faillit tomber à la renverse. La porte de la salle basse s'ouvrit avec
fracas, et Berrichon, se précipitant essoufflé, s'écria sur le seuil.
— Voilà toutes les fanferliiches et les faridondaines qu'on apporte pour
notre demoiselle, qu'il y a dans plus de vingt cartons; des robes, des dentelles
des fleurs. Entrez, vous autres, entrez : c'est ici le logis de M. le chevalier
de Lagardère !
— Malheureux ! s'écria Aurore effrayée,
— N'ayez pas peur : on sait ce qu'on fait, répliqua Jean-Marie d'un air
suffisant, n'y a plus à se cacher, A bas le mystère 1 Nous jetons le masque,
saperlotte 1
Mais comment dire la surprise de dona Cruz? Elle avait évoqué le diable
et le diable docile répondait à son appel; et, certes, il ne s'était point fait
attendre. Elle était soepiique un peu, cette belle fille. Tous les sceptiques
sont superstitieux,
Dona Cruz, souvenez-vous-en, avait passé son enfance sous la tente des
bohémiens errants., C'est là le pays des merveilles. Elle restait bouche béante
et les yeux tout ronds ouverls.
Par la porte de la salle basse, cinq ou six jeunes filles entrèrent, suivies
d'autant d'hommes qui portaient des paquets et des cartons. Dona Cruz se
demandait si, dans ces carions et dans ces paquets, il y avait de vrais atours
ou des feuilles sèches. Aurore ne put s'empêcher de sourire en voyant la mine
bouleversée de sa compagne.
— Eh bien? fit-elle.
— Il est sorcier, balbutia la gitana; je m'en doutais!
— Entrez, messieurs; entrez mesdemoiselles, criait cependant Berrichon;
entrez tout le monde. C'est ici maintenant la maison du bon Dieu. Je vais
aller chercher M"^ Balahault, qui a si grande envie de voir comment c'est
fait chez nous. Je n'ai janrais rien bu de si bon que sa crème d'angélique.
Entrez, mesdemoiselles; entrez, messieurs 1
Ces messieurs et cos demoiselles ne demandaient pas mieux. Fleuristes,
brodeuses et cnulurières déposèrent leurs carions sur la grande table qui
était au milieu de la salle basse.
Derrière les fournisseurs dos deux sexes venait un page qui ne perlait point
de couleurs. Il marcha droit à Aurore, qu'il salua profondément avant de lui
romotire un pli galamment lacé do soie. Il s'inclina df nouveau et sortit,
— Attendez donc au moins la répon.sc, vousl fit Berrichon en courant
après lui.
190 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
Mais le page était au détour de la rue déjà. Berrichon le vit s'aboucher avec
un gentilhomme couvert d'un manteau d'aventures. Berrichon ne connais-
sait point ce gentilhomme. Le gentilhomme demanda au page :
— Est-ce fait?
Et, sur sa réponse aflirmative, il ajouta :
— Où as-tu laissé nos hommes?
— Ici près, rue Pierre-Lescot.
— La litière y est?
— Il a deux litières.
— Pourquoi cela? demanda le gentilhomme étonné.
Le pan de son manteau, qui cachait le bas de son visage, se dérangea.
Nous eussions reconnu le menton pâle et pointu de ce bon M. de Peyrolles.
Le page répondit :
— Je ne sais, mais il y a deux litières.
— Un malentendu, sans doute, pensa Peyrolles.
Il eut envie d'aller jeter un coup d'œil à la porte de la maison de Lagardère
mais la réflexion l'arrêta.
— On aurait qu'à me voir, murmura-t-il, tout serait perdu... Tu vas re-
tourner à l'hôtel, dit-il au page, à toutes jambes; tu m'entends bien?
— A toutes jambes.
— A l'hôtel, tu trouveras ces deux braves qui ont encombré l'office toute
la journée.
— Maître Cocardasse et son ami Passepoil?
— Précisément. Tu leur diras : « Votre besogne est toute taillée, vous
n'avez plus qu'à vous présenter... » A-t-on prononcé tout à l'heure le nom
du gentilhomme à qui appartient la maison.
— Oui, M. de Lagardère.
— Tu te garderas bien de répéter ce nom. S'ils t'interrogent, tu leur diras
que la maison ne contient que des femmes.
— Et je les ramènerai?
— Jusqu'à ce coin, d'où tu leur montreras la porte.
Le page partit au galop. M. de Peyrolles, rejetant son manteau sur son
visage, se perdit dans la foule.
A l'intérieur de la maison. Aurore venait d'arracher l'enveloppe de la
missive apportée par le page.
— C'est son écriture 1 s'écria-t-elle.
— Et voici une carte d'invitation semblable à la mienne, ajouta dona Cruz,
qui n'était pas au bout de ses surprises : notre lutin n'a rien oublié.
Elle retourna la carte entre ses doigts. La carte, chargée de fines et gen-
tilles vignettes, représentant des amours ventrus, des raisins et des guirlan-
des de roses, n'avait absolument rien de diabolique. Pendant cela, Aurore
lisait. La missive était ainsi conçue :
« Chère enfant, ces parures viennent de moi; j'ai voulu vous faire une
surprise. Faites- vous belle; une litière et deux laquais viendront de ma part
vous conduire au bal, où je vous attendrai.
« Henri de Lagardère. »
Aurore passa la lettre à dona Cruz, qui se frotta les yeux avant de lire,
car elle avait des éblouissements.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 191
— Et crois-tu à cela? demanda-t-elle quand elle eut achevé,
— J'y crois, répondit Aurore; j'ai mes raisons pour y croire.
Elle souriait d'un air sûr d'elle-même Henri ne lui avait-il pas dit de ne s'é-
tonner de rien? Dona Cruz, elle, n'était pas éloignée de regarder la sécurité
d'Aurore en de si étranges conjonctures comme un nouveau tour de l'esprit
malin.
Cependant les caisses, cartons et paquets étalaient maintenant leur éblouis-
sant contenu sur la grande table. Dona Cruz put bien voir que ce n'étaient
point là des feuilles sèches : il y avait une toilette complète de cour, plus
un pardessus ou domino de salin rose tout pareil à celui de M^'^ de Nevers,
La robe était d'armure blanche, brodée d'argent : des roses semées avec une
perle fine au centre de chacune d'elles; les basques, la pointe, les manches,
le tout brodé de plumes d'oiseaux-mouches.
C'était la mode suprême. jM'"^ la marquise d'Aubignac, fille du financier
Soûlas, avait fait sa fortune et sa réputation à la cour par une robe semblable
que M. Law lui avait donnée.
Mais la robe n'était rien. Les dentelles et les broderies pouvaient passer
véritablement pour magnifiques. L'écrin valait une charge de brigadier des
armées.
— C'est un sorcier, répétait dona Cruz en faisant l'inventaire de tout cela,
c'est manifestement un sorcier 1 On a beau être le Cincelador, à tailler des
gardes d'épécs, on ne gagne pas de quoi faire de pareils cadeaux.
L'idée lui revint que toutes ces belles choses, à une heure donnée, se chan-
geraient en sciure de bois en ou rubans de menuisier.
Berrichon admirait et ne se faisait pas faute d'exprimer son admiration.
La vieille Françoise, qui venait de rentrer, hochait sa tête grise d'un air qui
voulait dire bien des choses.
Mais il y avait à cette scène un spectateur dont nul ne soupçonnait la
présence, et qui, certes, ne se montrait pas le moins curieux. Il était caché
derrière la porte de l'appartement du haut, dont il entrebâillait l'unique
battant avec précaution. De ce poste élevé, il regardait la corbeille étalée sur
la table, par-dessus les têtes des assistants.
Ce n'était point le beau maître Louis avec sa tête noble et mélancolique.
C'était un petit homme tout de noir habillé, celui qui avait amené dona Cruz,
celui qui avait commis ce faux en contrefaisant l'écriture de Lagardère, celui
qui avait loué la niche de Médor : c'était le bossu Ésope II, dit Jonas, vain-
queur de la Baleine.
Il riait dans sa barbe et se frottait les mains.
— Tôteblcu 1 disait-il à part lui, M. le prince de Gonzague fait bien les
choses, et ce coquin de Peyrollcs est décidément un homme de goût.
Il élait là, ce bossu, depuis l'entrée de dona Cruz. Sans doute, il attendait
M. de Lagardère,
Aurore élait fille d'Eve. A la vue de tous ces splondides chiffons, son cœur
avait battu. Cela venait de son ami : double joiol Aurore ne fit même pas
cette réfiexion (|ui était venue à dona Cruz; elle n'essaya point de supputer
ce que ces royaux atours devaient coûter à son ami. Elle se donnait tout en-
tière au plaisir. Elle était ln-iireuse, et cette émoti<m qui prend les jeunes
filles au moment de paraître dans le monde lui était douce. N'allail-cllo pas
avoir là-bas son ami pour protecteur I Une chose l'embarrassait : elle n'avait
192 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
pas de chambrière, et la bonne Françoise était meilleure pour la cuisine que
pour la toilette.
Deux jeunes des filles s'avancèrent comme si elles eussent deviné son désir.
— Nous sommes aux ordres de mademoiselle, dirent-elles.
Sur un signe qu'elles firent, porteurs et porteuses s'éloignèrent après de
respectueux saluts. Dona Cruz pinça le bras d'Aurore.
— Est-ce que tu vas te mettre entre les mains de ces créatures? demandâ-
t-elle.
— Pourquoi non?
— Est-ce que tu vas revêtir cette robe?
— Mais sans doute.
— Tu es brave ! tu es bien brave ! murmura la gitana. Au fait, se reprit-
elle, ce diable est d'une exquise galanterie. Tu as raison, fais-toi belle, cela
ne peut jamais nuire.
Aurore, dona Cruz et les deux caméristes qui faisaient partie de la corbeille
entrèrent dans la chambre à coucher. Dame Françoise resta seule dans la salle
basse avec Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.
— Qu'est-ce que c'est que cette effrontée? demanda la bonne femme.
— Qu'elle effrontée, grand'maman.
— Celle qui a le domino rose.
— La petite brune? Elle a des yeux qui sont tout de même pas mal re-
luisants, grand'maman.
— L'as-tu vue entrer?
— Non, elle était là avant moi.
Dame Françoise tira son tricot de sa poche et se mit à réfléchir.
— ■ Je vais te dire, reprit-elle de sa voix la plus grave et la plus solennelle
je ne comprends rien de rien à tout ce qui se passe.
— Voulez- vous que je vous explique ça, grand'maman?
— Non, mais si tu veux me faire un plaisir...
— Ah ! grand'maman, vous plaisantez; si je veux vous faire un plaisir...
— C'est de te taire quand je parle, interrompit la bonne femme. On ne
m'ôterait pas l'idée qu'il y a du micmac là-dessaus.
— Mais du tout, grand-maman !
— Nous avons eu tort de sortir. Le monde est méchant. Qui sait si cette
Balahault ne nous a pas induits...
— Ah I grand'maman, une si brave femme, qu'a de si bonne angélique.
— Enfin, j'aime y voir clair, moi, petiot, et toute cette histoire-là ne me
va pas.
— C'est pourtant simple comme bonjour, grand'maman. Notre demoi-
selle avait regardé toute la journée les voiturées de fleurs et de feuiflages qui
arrivaient au Palais-Royal. Et, dame ! efle poussait de fiers soupirs en regar-
dant ça, la pauvre mignonnette. Donc, elle a retourné maître Louis dans
tous les sens pour qu'il lui achète une invitation. Ça se vend, les invitations,
grand'maman. M*"^ Balahault en avait eu une par le valet de garde-robe
dont efle est parente par sa domestique (la domestique du valet de garde-
robe), qui se fournit de tabac chez M^^ Balahault la jeune, de la rue des
Bons-Enfants. La domestique avait eu la carte poiir l'avoir trouvée sur le
bureau de son maître. 11 y a eu trente louis à partager entre les deux Bala-
hault et la domestique. C'est pas voler, ça, pas vrai, grand'maman?
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 193
Dame Françoise était la plus honnête cuisinière de l'Europe, mais elle
était cuisinière.
— Pardié ! non, pelio!, répondit-elle, c'est pas voler, un méchant chiffon
de papier!
— Y a donc, reprit Berrichon que maître Louis s'est laissé embobiner, et
qu'il est sorti pour aller acheter une carte. En route, il a marchandé des affu-
tiaux pour dames, et il a envoyé tout ça, tout chaud.
— Mais il y en a pour une somme énorme ! fit la vieille femme en s' arrêtant
de tricoter.
Berrichon haussa les épaules.
— Ah! que vous êtes donc jeune, allez, grand'maman! se récria-t-il; du
vieux satin brodé en faux et de petits morceaux de verre !
On frappa doucement à la porte de la rue.
— Qui nous vient encore là? demanda Françoise avec mauvaise humeur;
mets la barre.
— Pourquoi mettre la barre? Nous ne jouons plus à cache-cache, grand'
maman.
On frappa un peu plus fort.
— Si c'étaient pourtant des voleurs? pensa tout haut Berrichon, qui n'é-
tait pas brave.
— Des voleurs 1 fit la bonne femme, quand la rue est éclairée comme en
plein midi et pleine de monde? Va ouvrir.
— Réflexion faite, grand'maman, j'aime mieux mettre la barre.
Mais il n'était plus temps; on était las de frapper. La porte s'ouvrit dis-
crètement et une mâle figure, ornée de moustaches énormes, se montra sur
le seuil. Le propriétaire de ces moustaches jeta un rapide coup d'œil tout
autour de la chambre.
— As pas pur ! fit il, ce doit être ici le nid de la colombe, sandéiou 1
Puis, se tournant vers le dehors, il ajouta :
— Donne-toi la peine d'entrer, mon bon; il n'y a qu'une respectable duè-
gne et sa bagasse de petit poulet. Nous allons prendre langue.
En même temps, il s'avança, le nez au vent, le poing sur la hanche, faisant
osciller avec majesté les plis de son manteau. Il avait un paquet sous le bras.
Celui qu'il avait appelé « mon bon » parut à son tour. C'était aussi un
homme de guerre, mais moins terrible à voir. Il était beaucoup plus petit,
très maigre, et sa moustache indigente faisait de vains efforts pour figurer
ce redoutable croc qui va si bien au visage dos héros. Il avait également un
paquet sous le bras. Il jeta, comme son chef de file, un regard autour de la
chambre, mais ce regard fut beaucoup plus long et plus attentif.
C'est Jean-Marie Berrichon qui se repentait amèrement do n'avoir point
posé la barre en temps utile! Il rendait cette justice aux nouveaux venus
de s'avouer à lui-même qu'il n'avait jamais vu deux coquins d'aussi mau-
vaise mine. Celte opinion prouvait que Berrichon n'avait point fréquenté
le beau monde, car, certes, Cocardasse junior et frère Amable Pa.ssepoil
étaient deux magnifiques grcdins. Il s-.' glissa prudemment derrière sa grand'-
mère, qui, plus vaillante, demanda de sa grosse vuix?
— Que venez- vous chercher ici, vous autres?
Cocardasse toucha son feutre avec celle courluisie noble des gens qui ont
usé beaucoup de sandales dans la p^iussière des salles d'armes. Puis il cligna
13
194 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
de l'œil en regardant frère Passepoil, Frère Passepoil répondit par un clin
d'oeil pareil. Cela voulait dire sans doute bien des choses. Berrichon trem-
blait de tous ses membres.
— Eh donc ! respectable dame, dit enfir\ Gocardasse junior, vous avez un
timbre qui me va droit au cœur. Et toi, Passepoil?
Passepoil, nous le savons bien, était de ces âmes tendres que la vue d'une
femme impressionne toujours fortement. L'âge n'y faisait rien. Il ne détes-
tait même pas que la personne du sexe eût des moustaches plus fournies que
les siennes, Passepoil approuva d'un sourire et mit son regard en coulisse.
Mais admirez cette riche nature 1 sa passion pour la belle moitié du genre hu-
main n'endormait point sa vigilance : il avait déjà fait dans sa tête la carte
de céans.
La colombe, comme l'appelait Gocardasse, devait être dans cette chambre
fermée, sous la porte de laquelle un rayon de vive lumière s'échappait. De l'au-
tre côté de la salle basse, il y avait une porte ouverte, et à cette porte une clé.
Passepoil toucha le coude de Gocardasse et dit tout bas :
— La clé est en dehors !
Gocardasse approuva du bonnet.
— • Vénérable danip, reprit-il, nous venons pour une affaire d'importance.
N'est-ce point ici que demeure...?
— Non, répondit Berrichon derrière sa grand'mère, ce n'est pas ici.
Passepoil sourit. Gocardasse frisa sa moustache.
— Gapédédiou ! fit-il, voilà un adolescent de bien belle espérance.
— L'air candide, ajouta Passepoil.
— Et de l'esprit comme quatre, tron de l'air ! Mais comment peut-il savoir
que la personne en question n'est pas ici, puisque je ne l'ai point nommée?
— Nous demeurons seuls tous deux, répliqua sèchement Françoise.
— Passepoil? dit le Gascon.
— Gocardasse? répondit le Normand.
— Té I aurais-tu cru que la vénérable dame elle pût mentir comme une
couquinasse normande?
— Ma parole reprit frère Passepoil d'un ton pénétré comme un Gascon,
non, je ne l'aurais pas cru.
— Allons, allons, s'écria dame Françoise, dont les oreilles s'échauffaient, pas
tant de bavardage. Il n'est pas l'heure de s'attarder chez les gens. Horsd'ici :
— Mon bon, dit Gocardasse, il y a une apparence de raison là-dedans,
l'heure elle est indue.
— Positivement, approuva Passepoil.
— Et cependant, reprit Gocardasse, nous ne pouvons nous en aller sans
avoir obtenu de réponse, eh donc.
— G' est évident.
— Je propose donc, ma caillou, de visiter la maison honnêtement et sans
bruit.
— J'obtempère 1 fit Amable Passepoil.
Et, se rapprochant vivement, il ajouta :
— Prépare ton mouchoir, j'ai le mien. Tu vas prendre le petit, je me charge
delà femme.
Dans les grandes occasions, ce Passepoil se montrait parfois supérieur à
Cacardasse lui-même. Leur plan était tracé.
LE BOSSU 00 LE PETIT PARISIEN 195
Passepoil se dirigea vers la porte de îacuisine. L'intrépide Françoise s'élança
pour lui barrer le passage, tandis, que Berrichon essayait de gagner la rue
afin d'appeler du secours. Gocardasse le saisit par une oreille et lui dit :
— Si tu cries, je t'étrangle, pécaïre I
Berrichon, terrifié, ne dis mot. Gocardasse lui noua son mouchoir sur la
bouche.
Pendant cela, Passepoil, au prix de trois égratignures et de deux poignées
de cheveux, bâillonnait dame Françoise solidement. Il la prit dans ses bras,
et l'emporta à la cuisine, où Gocardasse apportait Berrichon.
Quelques personnes prétendent qu'Arnable Passepoil profita de la position
où était dame Françoise pour déposer un baiser sur son front. S'il le fit,
il eut tort : elle avait été laide dès sa plus tendre jeunesse. Mais nous tenons
à n'accepter aucune responsabilité au sujet de Passepoil. Ses mœurs étaient
légères : tant pis pour lui 1
Berrichon et sa grand'mère n'étaient pas au bout de leurs peines. On les
garrotta ensemble et on les attacha fortement au pied du bahut à vaisselle,
puis on referma sur eux la porte à double tour. Gocardasse junior et Amable
Passepoil étaient maîtres absolus du terrain.
X. — Deux dominos
Au dehors, dans la rue du Chantre, les boutiques étaient toutes fermées.
Parmi les commères, celles qui ne dormaient pas encore faisaient foule et
tapage à la porte du Palais-Royal. La Guichard et la Durand, M™« Balahault
et M">8 Morin, étaient toutes les quatre du même avis; on n'avait vu entrer
tant et de si riches toilettes aux fêles de son Altesse Pvoyale. Toute la cour
était là.
M™" Balahault, qui était une personne considérable jugeait en dernier
ressort les toilettes préalablement discutées par M°^e Morin, la Guichard et
la Durand. Mais, par une transition habile, on arrivait aux personnes, après
avoir épluché la soie et les dentelles. Parmi toutes ces belles dame.s, il en
était bien peu qui eussent conservé aux yeux de M"»® Balahault la robe nup-
tiale dont parle l'Écriture.
Mais ce n'était plus déjà pour les dames que nos commères se pressaient
aux abords du Palais-Royal, bravant les invectives dos porteurs et des co-
chers, défendant leurs places contre les tard- venus, et pitMinant dans la boue
avec une longanimité digne d'éloges; ce n'était pas non plus pour ks princes
ou les grands soignours : on était blasé sur les dames, on avait vu des grands
seigneurs et dos princes en voux-lu en voilà! On avait vu passer M'"» de
Soubise avec M""^ do La Ferlé. Les doux belles La Fayette, la jeune duchesse
de Rosny, celte blonde aux yeux noirs qui brouilla le ménage d'un fils de
Louis XIV; les demoiselles de Bourbon-Bisset, cinq ou six Rohan de divers
cnis, des Broglie, des Ghastcllux, des Ratiffremnnt, des Choiseul, des Coligny,
et le reste. On avait vu passer M. le comte de Toulouse, frère de M. du Maine,
196 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
avec la princesse sa femme. Les présidents ne se comptaient plus, les mi-
nistres marquaient à peine; on regardait par-dessus les épaules les ambas-
sadeurs. La foule restait pourtant et augmentait même de minute en minute.
Qu'attendait donc la foule? Elle n'eût pas montré tant de persévérance
pour M. le Régent lui-même. Mais qu'il s'agissait, en vérité, d'un bien autre
personnage ! Le j eune roi ! Non pas. Montez encore. Le Dieu, l'Écossais, M. Law,
la providence de tout ce peuple qui allait devenir un peuple millionnaire.
M. de Law de Lauriston, le sauveur et le bienfaiteur I M. Law, que cette
même foule devait essayer d'étrangler à cette même place quelques mois
plus tard ! M. Law, dont les chevaux ne travaillaient plus, remplacés qu'ils
étaient sans cesse par des attelages humains! La, foule attendait ce bon
M. Law. La foule était bien décidée à l'attendre jusqu'au lendemain matin.
1 Quand on songe que les poètes accusent volontiers la foule d'inconstance,
V de légèreté, que sais-je? cette excellente foule, plus patiente qu'un troupeau
' de moutons, cette foule inébranlable, cette foule tenace, cette foule infati-
gable qu'on vit de tout temps encombrer les trottoirs mouillés, quinze heures
durant, pour voir passer ceci ou cela, pas grand'chose souvent parfois rien
; du tout ! Si les bœufs gras des cinq derniers siècles savaient écrire 1
La rue du Chantre, noire et déserte, malgré le voisinage de cette cohue
et de ces lumières, semblait dormir. Ses deux ou trois réverbères tristes se
miraient dans son ruisseau fangeux. Au premier abord, on n'y découvrait
âme qui \i\e. Mais, à quelques pas de la maison de maître Louis', de l'autre
côté de la rue, dans un enfoncement profond, formé par la récente démohtion
de deux masures, six hommes vêtus de couleurs sombres se tenaient immo-
biles et muets. Deux chaises à porteurs étaient à terre derrière eux. Ce n'était
point M. Law que ceux-ci attendaient. Ils avaient les yeux fixés sur la porte
close de la maison de maître Louis depuis que Cocardasse junior et frère
Passepoil y étaient entrés.
Ceux-ci, restés dans la salle basse après leur expédition victorieuse contre
Berrichon et dame Françoise se posèrent en face l'un de l'autre, et se regar-
dèrent avec une mutuelle admiration.
— Sandiéou ! l'enfant, dit Cocardasse, tu n'as pas encore oubUé ton métier.
— Ni toi non plus : c'est fait proprement, mais nous en sommes pour nos
mouchoirs.
Si nous avons eu parfois à blâmer Passepoil, ce n'a point été par suite
d'une injuste partialité. La preuve, c'est que nous ne craignons pas de si-
gnaler à l'occasion ses côtés vertueux : il était économe.
Cocardasse, entaché au contraire de prodigahté, ne releva point ce qui
avait trait aux mouchoirs.
— Eh donc 1 reprit-il, le plus fort est fait.
— Du moment qu'il n'y a pas du Lagardère dans une affaire, fit observer
Passepoil, tout va comme sur des roulettes.
— Et le Lagardère est loin, as pas pur 1
— Soixante lieues des pays entre nous et la frontière.
Ils se frottèrent les mains.
— Ne perdons pas de temps, mon pigeoun, reprit Cocardasse; sondons
le terrain. Voici deux portes.
Il montrait l'appartement d'Aurore et le haut de l'escalier tournant.
Passepoil se caressa le menton.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 197
— Je vais glisser, un coup d'œil par la serrure, dit-il en se dirigeant déjà
vers la chambre d'Aurore.
Un regard terrible de Cocardasse junior l'arrêta.
— Gapédédiou I fit le Gascon, je ne soulïrirai pas cela. C'ta petite cou-
quinasse elle est à faire sa toilette : respectons la décence I
. Passepoil baissa les yeux humblement.
— Ah ! mon noble ami, fit-il, que tu es heureux d'avoir de bonnes mœurs I
— Tron de l'air ! je suis comme cela, et sois sûr, mon bon, que la fréquen-
tation d'un homme tel que moi finira par te corriger. Le vrai philosophe il
commande à ses passions.
— Je suis l'esclave des miennes, soupira Passepoil; mais c'est qu'elles
sont si fortes !
Cacordasse lui toucha la joue paternellement.
— A vaincre sans péril, déclama-t-il avec gravité, on triomphe sans agré-
ment. Monte un peu voir ce qu'il y a là-haut.
Passepoil grimpa aussitôt comme un chat.
— Fermée ! dit-il en levant le loquet de la poric de maître Louis.
— Et par le trou? Ici, la décence le permet.
— Noir comme un four.
— Viens ça, mon tout doux 1 Récapitulons un peu les instructions de ce
bon M. de Gonzague.
— Il nous a promis, dit Passepoil, cinquante pistoles à chacun.
— A certaines conditions. Primo...
Au lieu de poursuivi'e, il prit le paquet qu'il avait sous le bras. Passepoil
fit de même. A ce moment, la porte que Passepoil avait trouvée close au
haut de l'escalier tourna sans bruit sur ses gonds. La figure pâle et futée du
bossu panit dans la pénombre. Il se prit à écouter. Les deux maîtres d'armes
regardaient leurs paquets d'un air indécis.
— Est-ce absolument nécessaire? demanda Cocardasse, qui frappa sur le
sien d'un air mécontent.
— Pure formalité, répliqua Passepoil.
— Eh donc I Normand, tire-nous de là.
— Rien de plus simple. Gonzague nous a dit « Vous porterez des habits
de laquais; » nous les portons fidèlement... sous notre bras.
Le bossu se mit à rire.
— Sous notre bras! s'écria Cocardasse enthousiasmé; lu as de l'esprit
comme un démonio, ma caillou 1
— Sans mes passions et leur tyrannique empire, répliqua sérieusement
Passepoil, je crois que j'aurais été loin.
Ils déposèrent tous les deux sur la table leurs paquets, qui contenait des
habits de livrée. Cocardasse poursuivit.
— M. de Gonzague nous a dit en second lieu : « Vous vous assurerez que
la litière et les porteurs attendent dans la rue du Chantre. »
— C'est fait, dit Passepoil.
— Oui bjnn, fit Cocardasse en se grattant l'oreille; mais il y a deux chaises,
que penses- tu de cela, toi, mon mignon?
— Abondance de bien ne nuit pas, décida Passepoil; je n'ai jamais été en
chaise.
— Té I ni moi non plus.
198 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Nous nous ferons porter à tour de rôle pour revenir à l'hôtel.
-— Réglé. Troisièmement : « Vous vous introduisez dans la maison.
— Nous y sommes.
— « Dans la maison, il y a une jeune fille... »
— Tiens, mon noble ami, s'écria frère I^assepoil, regarde, me voilà tout
tremblant.
— Et tout blême. Qu'as-tu donc?
— Rien que pour entendre parler de ce sexe auquel je dois tous mes mal-
heurs...
Cocardasse lui frappa rudement sur l'épaule.
— As pas pur! fit-il, mon bon; entre amis, on se doit des égards. Chacun
a ses petites faiblesses mais, si tu me romps encore les oreilles avec tes pas-
sions, sandiéou 1 je te les coupe.
Passepoil ne releva point la faute de grammaire, et comprit bien qu'il
s'agissait de ses oreilles. Il y tenait, bien qu'il les eût longues et rouges.
— Tu n'a pas voulu que je m'assure si la jeune fille était là, dit-il.
— La ragaze elle y est, répliqua Cocardasse; écoute plutôt.
Un joyeux éclat de rire se fit entendre dans la pièce voisine. Frère Pas-
sepoil mit la main sur son cœur.
— « Vous prendrez la jeune fille, poursuivit Cocardasse récitant sa leçon,
ou plutôt vous la prierez poliment de monter dans la litière, que vous ferez
conduire au pavillon... »
— « Et vous n'emploierez la violence, ajouta Passepoil, que s'il n'y a pas
moyen de faire autrement. »
— C'est cela 1 Et je dis qvxe cinquante pistoles font un bon prix pour une
pareille besogne !
— Ce Gonzague est-il assez heureux I soupira tendrement Passepoil.
Cocardasse toucha la garde de sa rapière. Passepoil lui prit la main.
— Mon noble ami, dit-il, tue-moi tout de suite, c'est la seule manière
d'éteindre le feu qui me dévore. Voilà mon sein, perce-le du coup mortel.
Le Gascon le regarda un instant d'un air de compassion profonde.
— Pécaïré ! fit-il, ce que c'est que de nous ! Voici une bagasse qu'elle
n'emploiera pas une seule de ses cinquantes pistoles à jouer ou à boire !
Le bruit redoubla dans la chambre voisine. Cocardasse et Passepoil tres-
saillirent, parce qu'une petite voix grêle et stridente prononça tout bas der-
rière eux.
— Il est temps !
Ils se retournèrent vivement. Le bossu de l'hôtel de Gonzague était debout
auprès de la table, et défaisait tranquillement leurs paquets.
• — Ohimé ! fît Cocardasse, par où a-t-il passé celui-ci.
Passepoil s'était prudemment reculé. '
Le bossu tendit une veste de livrée à Passepoil, une autre à Cocardasse.
— Et vitel commanda-t-il sans élever la voix.
Ils hésitèrent. Le Gascon surtout ne pouvait se faire à l'idée d'endosser
cet habit de laquais.
— Capédédiou ! s'écria-t-il, de quoi te mêles-tu, toi?
— Chut 1 siffla lo bossu, dépêchez.
On entendit à travers la porte la voix de dona Cruz qui disait :
— C'est parfait I II ne manque plus que la litière.
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 199
— Dépêchez ! répéta impérieusement le bossu.
En même temps, il éteignit la lampe.
La porte de la chambre d'Aurore s'ouvrit, jetant dans la salle basse une
lueur vague. Gocardasse et Passepoil se retirèrent derrière la cage pour faire
rapidement leur toilette. Le bossu avait entr' ouvert une des fenêtres donnant
sur la rue de Chantre. Un léger coup de sifflet retentit dans la nuit. Une li-
tières s'ébranla. Les deux caméristes traversaient en ce moment la chambre
à tâtons. Le bossu leur ouvrit la porte.
— Etes-vous prêts? demanda-t-il tout bas.
— Nous sommes prêts, répondirent Gocardasse et Passepoil.
— A votre besogne!
Dona Cruz sortait de la chambre d'Aurore en disant :
— Il faudra bien que je trouve une litière? Le diable galant n'avait pas
songé à cela?
Derrière elle, le bossu referma la porte. La salle basse fut plongée dans
une complète obscurité. Dona Cruz n'avait pas peur des hommes; c'était
vers le démon que l'obscurité tournait ses terreurs. On venait d'évoquer le
diable en riant : dona Cruz croyait déjà sentir ses cornes dans les ténèbres.
Gomme elle revenait vers la porte d'Avirore pour l'ouvrir, elle rencontra
deux mains rudes et velues qui saisirent les siennes. Ces mains appartenaient
à Gocardasse junior. Dona Cruz essaya de crier. Sa gorge, convulsivement
serrée par l'épouvante, étrangla sa voix au passage. Aurore, qui se tournait
et se retournait devant son miroir, car la parure la faisait coquette, Aurore
ne l'entendit point étourdie qu'elle était par les murmures de la foule massée
sous ses fenêtres. On venait d'annoncer que le carrosse de M. Law, qui venait
de l'hôtel d'Angoulême, était à la hauteur de la croix du Trahoir.
— Il vient I il vient 1 criait-on de toutes parts.
Et la cohue de s'agiter follement.
— Mademoiselle, dit Gocardasse en dessinant un profond salut qui fut
perdu, faute de quinquet, permettez-moi de vous offrir la main, vivadiou I
Dona Cruz était à l'autre bout de la chambre. Là, elle rencontra doux
autres mains, moins poilues, mais plus calleuses, qui étaient la propriété
de frère Amable Pa.ssepoil. Cette fois, elle réussit à pousser un grand cri.
— Le voici ! le voici ! disait la foule.
Le cri de la pauvre dona Cruz fut perdu, comme le salut de Gocardasse.
Elle échappa à cette seconde étreinte, mais Gocardasse la serrait de près.
Passepoil et lui s'arrangeaient pour lui fermer toute autre issue que la porte
du perron. Quand elle arriva auprès de cette porte, les deux battants s'ou-
vrirent. La lueur des réverbères éclaira son visage. Gocardasse ne put retenir
un mouvement de surprise. Un homme qui se tenait sur le seuil, en dehors,
jeta une mante sur la tète de dona Cruz. On la .saisit, deuii-foUe d'effroi, et
on la poussa dans la chaise, dont la portière se referma au.ssitôt.
— A la petite maison derrière Saint-Magloirc ! ordonna Gocardasse.
La chaise partit. Passepoil entra, frétillant comme un goujon sur l'herbe.
Il avait touché de la soie I Gocardasse était tout pensif.
— Elle est mignonne ! dit le Normand, mignonne, mignonne 1 Oh ! le Gon-
zagiie 1
— Capédédiou I s'écria Gocardasse, en homme qui veul chasser une idéo
importune, j'espèro que voici une affaire menée adroitement
200 LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN
— Quelle petite main satinée I
— Les cinquante pistoles elles sont à nous.
Il regarda tout autour de lui, comme s'il n'eût point été parfaitement
convaincu de ce qu'il avançait.
— Et la taille ! fit Passepoil. Je n'envie à Gonzague ni ses titres ni son or;
mais...
~ Allons ! interrompit Gocardasse, en route !
— Elle m'empêchera longtemps de dormir I
Gocardasse le saisit au collet et l'entraîna; puis, se ravisant :
— ■ La charité nous oblige à délivrer la vieille et son petit, dit-il.
— Ne trouves- tu pas que la vieille est bien conservée? demanda frère Pas-
eepoil.
Il eut un maître coup de poing dans le dos. Gocardasse fit tourner la clé
dans la serrure. Avant qu'il eût ouvert, la voix du bossu, qu'ils avaient pres-
que oubhé, se fit entendre du côté de l'escaher.
— Je suis assez content de vous, mes braves, dit-il : mais votre besogne
n'est pas finie. Laissez cela.
— Il a le verbe haut, ce petit tron de diou de malbâti ! grommela Gocar-
dasse.
— Maintenant qu'on ne le voit pas, ajouta Passepoil, sa voix me fait un
drôle d'effet. On dirait que je l'ai entendue quelque part autrefois.
Un bniit sec et répété annonça que le bossu battait le briquet. La lampe
se ralluma.
— Qu'avons-nous donc encore à faire, s'il vous plaît, maître Esope?
demanda le Gascon. Té ! c'est ainsi qu'on vous nomme, je crois?
— Esope, Jonas, et d'autres noms encore, repartit le petit homme. At-
tention à ce que je vais vous ordonner!
— Salue Sa Seigneurie, Passepoil ! Ordonner ! peste !
Gocardasse mit la main au chapeau. Passepoil l'imita en ajoutant d'un
ton railleur.
— Nous attendons les ordres de Son Excellence !
— Et bien vous faites ! prononça sèchement le bossu.
Nos deux estaflers échangèrent un regard. Passepoil perdit son air de
moquerie et murmura :
— Gette voix-là, bien sûr que je l'ai entendue 1
Le bossu prit derrière l'escalier deux de ces lanternes à manche qu'on
portait au-devant des chaises, la nuit. Il les alluma.
— Prenez ceci, dit-il.
— Eh donc! fit Gocardasse avec mauvaise humeur; croyez- vous que
nous pourrons rattraper la chaise?
— Elle est loin, si elle court toujours! ajouta Passepoil.
— Prenez ceci 1
Ce bossu était entêté. Nos deux braves prirent chacun une des lanternes.
Le bossu montra du doigt la chambre d'où dona Gruz était sortie quel-
ques minutes auparavant.
— Il y a là une jeune fille, dit-il.
— Encore 1 s'écrièrent à la fois Gocardasse et Passepoil.
Et ce dernier pensa tout haut :
-- L'autre litière '
LE BOSSU OU LE PETIT PARISIEN 201
— Cette jeune fille, poursuivit le bossu, achève de s'habiller. Elle va sor-
tir par cette porte, comme l'autre.
Cocardasse désigna d'un coup d'ceil la lampe rallumée.
— Elle nous verra, dit-il.
— Elle vous verra.
— Alors, que ferons-nous? demanda le Gascon.
— Je vais vous le dire : vous aborderez la jeune fille franchement, mais
respectueusement. Vous lui direz : « Nous sommes ici pour vous conduire
au bal du palais. »
— Il n'y avait pas un mot de cela dans nos instructions, fit observer Pas-
sepoil.
Et Cocardasse ajouta :
— La jeune fille nous croira-t-elle?
— Elle vous croira, si vous lui dites le nom de celui qui vous envoie.
— Le nom de M. de Gonzague?
— Non pas I Et si vous ajoutez que votre maître l'attendra, minuit son-
nant, souvenez-vous bien de cela 1 dans les jardins du palais, au rond-point
de Diane.
— Avons-nous donc deux maîtres à présent, sandiéou? s'écria Cocardasse.
— Non, répondit le bossu, 'vous n'avez qu'un maître mais il ne s'appelle
pas Gonzague.
Le bossu, disant cela, gagna l'escalier tournant. Il mit le pied sur la pre-
mière marche.
— Et comment s'appelle-t-il, notre maître? interrogea Cocardasse, qui
faisait de vains efforts pour garder son insolent sourire ; Esope II, sans
doute?
— Ou Jonas? balbutia Passepoil.
Le bossu les regarda ; ils baissèrent les yeux. Le bossu prononça lentement.
— Votre maître se nomme Henri de Lagardère 1
Ils frémirent, et parurent soudain rapetisses.
— Lagardère I firent-ils de la même voix sourde et tremblante.
Le bossu monta l'escalier. Quand il fut en haut, il les regarda un instant
courbés et domptés; puis il dit ses seuls mots :
— Marchez droit I
Et il disparut.
— Aïe I fit Passepoil quand la porte du haut fut refermée.
— As pas pur 1 grommela Cocardasse, nous avons vu le diable.
— Marchons droit, mon noble ami.
— Capédédiou! soyons sages comme des images, et marchons droit. Fi-
gure-toi, se reprit le Gascon, que j'avais cru reconnaître.
— Le petit Parisien?
— Non, la jeune fille, celle que nous avons mise en chaise, pour la gentille
bohémienne que j'ai vue là-bas, en Espagne, au bras de Lagardère.
Passepoil poussa un cri : la chambre d'Aurore venait de s'ouvrir.
— Qu'est-co donc? fit le Gascon en frissonnant.
Car tout l'épouvantait désormais.
— La jeune fille que j'ai vue au bras de Lagardère, là-bas, en Flandre l
balbutia Passepoil.
Aurore était sur le seuil,
14
202 LE BOSSU ou LE PETIT PARISIEN
— Florl appela-t-elle, où donc es-tu?
Cocardasse et Passepoil tenant à la main leurs lanternes s'avancèrent
l'échiné courbée. Leur détermination de marcher droit s'enracinait de plus
en plus. C'étaient, du reste, deux laquais du plus magnifique modèle avec
leurs épées en verrouil. Bien peu de suisses' de paroisses auraient pu lutter
avec eux pour l'aisance et la bonne tenue. Aurore était si délicieusement
belle sous son costume de cour, qu'ils restèrent en admiration devant elle.
— Où est Flor? est-ce que la folle est partie sans moi 1
— Sans vous, renvoya le Gascon comme un écho.
Et le Normand répéta :
— Sans vous I
Aurore donna son éventail à Passepoil, son bouquet à Cacardasse. Vous
eussiez dit qu'elle avait eu de grands laquais toute sa vie.
— Je suis prête, dit-elle, partons I
Les échos :
— Partons I
— Partons l
Et, au moment de monter en chaise.
— À-t-il dit où je le retrouverais? demanda Aurore.
— Au rond-point de Diane, murmura Cocardasse avec une voix de ténor.
— A minuit, acheva Passepoil.
fous deux les bras pendants et le corps incliné.
On partit. Par dessus la chaise qu'ils accompagnaient, la lanterne à la
main, Cocardasse junior et frère Passepoil échangèrent un dernier regard.
Ce regard voulait dire : « Marchons droit I »
L'instant d'après, on eût pu voir sortir, par la porte de l'allée qui condui-
sait à l'appartement de maître Louis un petit homme noir qui longea la rue
du Chantre en trottinant.
Il traversa la rue Saint-Honoré au moment où le carrosse de ce bon
M. Law allait passer, et la foule se moqua bien de sa bosse. De ces moqueries,
le bossu ne semblait point beaucoup se soucier. 11 fit le tour du Palais-Royal
et entra dans la cour des Fontaines.
Rue de Valois, il y avait une petite porte qui donnait accès dans la partie
des bâtiments appelés les privés de Monsieur. C'était là que Philippe d'Or-
léans, régent de France, avait son cabinet de travail. Le bossu frappa d'une
certaine sorte. On lui ouvrit aussitôt et, du fond d'un corridor noir, une
grosse voix s'éleva :
— Ah ! c'est loi, Riquet à la Houpe, dit-elle, monte vite, on t'attend 1
Bien en cour, tout puissant, riche et n' ayant contre lui qu' un p auvre proscri t,
le triomphe de Gonzague semblait assuré. Mais la Roche Tarpéïenne est près
du Capitole, et l'on ne peut dire que la coupe sera bue, tant qu'elle ne l'est pas.
Si précaire que fut sa situation, Henri de Lagardère, dont la vengeance
marchait implacable, inexorable comme le destin, allait enfin se dresser
devant l'assassin de Nevers. Par un subterfuge aussi génial qu'audacieux,
il allait bientôt faire condamner Gonzague, par Gonzague lui-même, en en
appelant au témoignage de la victime pour désigner le meurtrier... (1)
(1) La suite, le 2» volume du « Bossu » a pour titre > Lagatdire, par Paul Févai.
TABLE DES MATIERES
Première Partie
I. La vallée de Louron 5
II. Cocardasse et Passepoii 12
III. Les trois Philippe 19
IV. Le Petit Parisien 27
V. La botte de Nevers 33
VI. La fenêtre basse 40
VII. Deux contre vingt 47
VIII. Bataille 53
Deuxième Partie
I, La maison d'or 58
II. Deux Pvevenants 64
III. Les enchères 70
IV. Largesses 76
V. Où est expliquée l'absence de Faônza et de Saldagne 83
VI. Dona Cruz 89
VII. Le Prince de Gonzague 96
VIII. La veuve de Nevers 104
IX. Le plaidoyer 109
X. J'y sui.s 117
XI. Où le bossu se fit inviter au bal de la cour 121
Troisième Partie
I. La maison aux deux entrées 130
II. Souvenirs d'enfann-- 137
III. La gitana 144
IV. Où Flor emploie un charnic 152
V. Où Aurore s'occupe d'un petit marquis 159
VI. En mollant le couvert 166
VII. Maître Louis 173
VIII. Deux jeunes filles 180
IX. Les trois souhaits 188
X. Deux Dominos 195
CUurlrcs. — Imprimerie Félix LAi>é. 11)1.5.22,
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Feval, Pa\il Henri Corentin
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185.4
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livre 1
PLEASE DO NOT REMOVE
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