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Universityof Ottawa
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Rollan Pied-*de-Fer
SEULE ÉDITION DES ŒUVRES DE
PAUL FÉVAL
SOIGNEUSEMENT REVUES ET CORRIGÉES
Les Merveilles du Mont-Saint-Michel.
Les Étapes d'une Conversion : I. le Mort cTun père.
— II. Pierre Dlot.
III. La Première communion, 3» récit de Jean.
IV. Le Coup de Grâce, dernière étape.
Jésuites!
Pas de divorce !
La Fée deô Grèves : I. _
II. L'Homme de Fer.
Cliâteaupauvre, voyage au dernier pays breton.
Le dernier Cnevalier.
Frère Tranquille : I.
II. La Fête du Roi Salomon.
La Fille du Juif Errant. — Le Carnaval des Enfants.
Le Château de Velours.
La Louve : I. , , „ ,
— II. ValenttnedeRohan.
L'Oncle Louis : I. , ^, ..
II. Les Belles de Nmt.
Le Loup Blanc.
Le Mendiant noir.
Le Poisson d'Or.
Le Régiment des Géants.
Les Fanfarons du Roi.
Le Chevalier de Kéramour. I. „ ^ ^^
II, La Bague de Chanvre.
Le Chevalier Ténèbre.
Les Couteaux d'Or.
Les Errants de Nuit.
Fontaines-aux-Perles.
Les Parvenus.
La Reine des Epées.
Les Compagnons du Silence • }• ^ _ . ^ , , .
II. Le Prince Coriolani.
Une Histoire de Revenants.
Roger Bontemps : I.
— II. Le Rôdeur gris.
La Chasse du Roi : I.
II. La Cavalière.
Le Capitaine Simon. - La Fille de l'Emigré.
La Quittance de Minuit (3 I. ^ ,^^ , - ..ri j
II. Les Libérateurs ae llrlande.
L'Homme du Gaz.
Corbeille d'Histoire.
Chouans et Bleus.
La Belle Etoile. _, ^ ,
La Première Aventure de Corentin Quimper.
Contes de Bretagne.
Romans enfantins.
Veillées delà Famille.
Rollan Pied-de-Fer.
Le Maçon de Notre Dame.
Tmiq droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
COTipris la Suède, la Norvège, la Hollande, le Danemari< et la Russie.
IP-A-TTL F E -V ^^ H.
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ROLLAN
PIED-DE-FER
SKUIvE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉ^E
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V ^ZJ
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS
•
911772
ENVOI
A NOTEE AMI BIEN OHEE ET EESPECTÉ
L'ABBÉ P.-E. FAUVAGE
OUHÊ DE SAINT-PIERRE DU GROS-CAILLOU
Ce n'est pas moi seulement qui vous dédie ce petit
livre, bien cher ami de ceux que j'aime, c'est tout le monde
à la maison, femme et enfants, et tout le monde aussi
dans cette autre maison de notre Bretagne où ma sœur
et mon frère vivent loin de moi. Là, comme ici. c'est fête
quand on vous voit. Souvenez-vous des heures trop courtes
mais si bonnes que nous passions chaque année chez
Louis, en ce charmant pays de Châteaupauvre, au temps
où j'étais un peu plus riche et beaucoup moins heureux
qu'aujourd'hui.
n s'agit dans cette histoire d'un autre pays breton qui
vous est encore plus famiher. Vous n'y reconnaîtrez
point les noms des nobles familles dont vous êtes l'hôte
d'un jour vers l'automne, et je me suis permis de placer
sous les murs du castel où Bertrand Duguesclin fit, dit-on,
sa première veille d'armes, le fameux ravin qui défend,
en réalité, le château de B... dans la campagne de Dol. Là
aussi est l'étang dont la source se cache, et la légende du
« Saut de Vertus » y berça mes veillées de vacances, en
mes bons jours d'écoher.
VIII PRÉFACE
J'ai parcouru dans tous les sens et vous aussi,
« La terre de granit, recouverte de chênes, »
Je crois en connaître assez bien les traditions qui ne
s'inquiètent pas beaucoup de Thistoire écrite, mais qui
sont si rarement en désaccord avec elle. J'ai retrouvé la
légende du Messager de Bretagne en divers lieux, surtout
de l'autre côté de Eennes, dans cette forêt si bretonne où
j'ai placé toute la série de mes récits dont les Loups sont
les héros, entre autres. Le Loup, la Louve et Valentine
de Rohan. Je n'ai pas voulu faire ici autre chose qu'un
roman, mais il est certain que, vers le milieu du xvn^
siècle, il y eut un prétendant au trône ducal de Bretagne
dont le souvenir vit encore dans le département d'Ille-
et-Vilaine. Il était reconnu par plusieurs comme aîné de
la « vieille race ». Il disparut ; on accusa les gens du roi de
sa mort, — et il ejessuscita. C'est l'histoire de Eollan
Pied-de-fer.
A l'heiu'e oti je vous écris cette lettre, vous prenez vos
courtes fêtes de septembre sous les ombrages mêmes où
Eollan Pifed-de-fer accomplissait ses prodiges de vélocité,
et si seulement vous aviez le courage de faii'e une demi-
douzaine de lieues de pays, vous pourriez visiter un autre
de mes domaines légendaires. Je ne possède malheureu-
sement au soleil que des immeubles de cette sorte. H
s'agit de la colline désolée et d'aspect très frappant où
était jadis le fier château de Tréorrec-Pendor, lieu de
scène de Treize à table. Voici longtemps que vous m'avez
demandé cette chanson de teri'oir, si originale dans le texte
breton avec ses strophes de trois rimes, qui se tressent en
nattes alternées. Peut-être ne l'ai-je su ni bien traduire
ni bien arranger, mais enfin, telle quelle, je l'ai lue un soir
de dimanche à vos chers ouvriers de Saint-François-Xavier.
Elle est donc à vous et je vous l'adresse, au risque d'al-
longer démesurément cet envoi.
EUe me fut racontée pour la première fois en votre
PRÉFACE IX
cher pays de la Chapelle-Chaussée, non loin dd bourg
de Bécherel et justement dans un coin du paysage si pit-
toresque où je place le duel de Eollan Pied-de-Fer et de
Corentin Bras. H y a bien des années de cela; j'étais
jeune et j'allais à travers notre Bretagne, faisant si ample
provision de légendes que, même en les semant à pleines
mains, le long de ma route httéraire, je ne les ai pas encore
toutes dépensées.
C'était le soir et la pluie m'avait pris au milieu de la
lande, loin de tout abri. Les environs m'étaient à peu près
inconnus. Quand la nuit tomba tout à fait, je ne savais
vraiment plus où chercher ma route. J'avais perdu le
clocher de Bécherel dans le noir, et il me semblait que
la lande s'élargissait autour de moi de tous côtés sans
miséricorde. C'était un désert d'une demi lieue carrée à
peine, mais où l'on pouvait errer une bonne partie de la
nuit à cause de la mauvaise habitude, commune à toutes
les sentes battues dans les bruyères par les moutons et
les pâtours, de ne savoir jamais où elles vont.
Ces petites routes sont innombrables sur les plateaux
incultes de l'ancien évêché de Saint -Malo : elles vont, elles
viennent, elles se mêlent et s'entrelacent comme le caprice
d'ime arabesque et quiconque veut en suivre une. risque
de repasser dix fois au même endroit sans jamais dé-
brouiller récheveau.
Pour aller droit, il faut prendre une marque au loin,
comme sur la mer.
Au moment où je faisais le bilan de ma situation, non
sans mélancohe, car j'étais trempé jusqu'aux os et j'avais
un sincère appétit, j'entendis trotter derrière moi et je
me retournai pour voir quel animal venait. Impossible de
rien distinguer. Cela cheminait assez vite, mais lourde-
ment et cela -flaqiiait bruyamment dans les mares : Les
vaches font ce bruit en marchant sur les routes mouillées.
— Hélà ! Pelo, vieux fils, dit une voix enrouée et plain-
tive dans nuit. Vilain temps de temps tout de même, paa
X PRÉFACE
vrai? M. l'adjoint demandait de Fiau pour ses patates qui
sèchent. N'eu manque pas, de ce coup-ci, vraiment non !
— Qui va là? demandai-je d'un ton très conciliant, car
je savais que nos bonnes gens de là-bas sont faciles à effa-
roucher quand on n'y voit goutte.
On s'arrêta subitement de trotter, mais on ne me ré-
pondit point. Seulement, j'entendis la voix un peu chan-
gée et tremblante qui disait tout bas :
— Quoi qu'il a dit, vieux fils Pelo? Mhala? queu lan-
gage que c'est : hibala? Connais point; moi, j'ai méfiance
que c'est un voleux. Venons nous-en, Pelo, veux -tu?
Je sui^pose que le vieux fils Pelo (Pierre) fut d'avis de
se repher, car j'entendis les pas s'éloigner au galop, ac-
compagnés par ce son de castagnettes, que produisent
les sabots, quand on se les suspend au cou, en place de
les porter aux pieds.
— Dites -moi ma route, criai- je, avec un vrai déses-
poir. Je ne suis pas un voleur, je veux aller chez M. l'ad-
joint, justement, et il y aura deux sous pour vous, mon gar-
çon.
L'effet fut subit et grand :
— Ouïs -tu, Pelo? reprit la voix qui chevrotait main-
tenant à force de rire : H nous prend pour un gars à nous
deux ! As -tu entendu ! m'est avis qu'il a dit comme ça :
deux sous, et n'est point des voleux, sûrement puisqu'il
va aussi lui chez Francin le Hagre... ousque vous êtes,
vous, l'homme?
Et les pas de flanquer dans les mares de la lande.
Un drôle de compagnon c'était, ce Pelo, il ne répondit
pas du tout. Pendant que je m'écarquiUais les yeux à
chercher le Pelo muet par derrière, ainsi que son camarade
bavard, quelqu'un tomba en côté sur moi et faillit me
culbuter. C'était une fillette de treize à quatorze ans
qui portait un marmot en paquet sur son dos. Assurément,
je n'aurais pu voir tout cela car la pluie faisait « brouil-
lasse » comme on dit-là-baSv,et c'est à peine si je distin-
PREFACE Xî
guais le bout de mou nez, mais le paquet (qui était Pelo,
le vieux fils) fut réveillé par le choc et se mit à piailler
d'importance.
— Vous ne pouviez donc pas me dire : me v'ià là !
s'écria la petite en colère, vous êtes de ville, sûr et certain,
pour ne point savoir à vous conduire. Moi je suis Thurine
de chez la Lion, et Pelo est mon petit frère de six mois,
la méchante gale, qui va faire une vie d'earagé jusque chez
nous, à cause que vous l'avez réveillé dormant. Poussez
à donner les deux sous, si vous voulez, hors le cas où. vous
n'auriez point d'honnêteté ni d'argent.
J'avais de l'honnêteté, sinon beaucoup d'argent. Je
payai loyalement, et Thurine partit aussitôt en disant
avec triomphe :
— Vous n'avez qu'à vieindre quant et moi. Héla !
Pelo, vieux fils, ce n'était point des voleux, je te l'avais
dit disant tout de suite !
Elle flaquait avec tant de vigueur que j'avais peine
à la suivre, et elle parlait sans décesser en flaquant :
— Je n'en ai jamais vu des voleux, à les voir voyant,
par mes yeux, disait -elle, et quoi qu'ils trouveraient à
gratter sur la lande? à moins que ce serait mes deux sous
que j'ai à moi à présent dans ma pochette, ne faut point
le crier trop haut... C'est donc qu'on n'avait plus de chan-
delle chez la Lion, brin du tout, rapport à ce que le der-
nier bout avait brûlé-fini, et qu'on m'a dit : Va comme ça
chez M. l'adjoint (qu'est Francin le Hagre), voir à en
avoir une d'un sou, par crédit entre voisins qui voisinent,
ça se 'fait... et les le Hagre ne sont pas encore couchés,
qu'il paraît, ra v'ià leur fouée qui flamme.
En effet à cinquante pas de moi je voyais, par le petit
carré d'une croisée étroite et basse un feu d'ajoncs flamber
sous une chaudronnée. Je me trouvais tout près du bourg
sans m'en douter.
Thurine entra la première et ne s'occupa plus de moi.
J'étais encore sur la lande que je l'entendais raconter
XU PRÉFACE
l'histoire d'un quelqu'un de ville qui n'avait point d'es-
prit dans sa raison, car il l'avait prise, elle Thurine, pour
toute une bande de voleux et ne savait point marcher seul
par les routes : en foi de quoi elle invoquait le témoignage
du vieux fils Pelo qui criait comme un aigle. Au moment
où j'entrais, elle s'en allait avec sa chandelle conquise.
— Tiens, lui dis -je dans l'ardeur de ma reconnaissance,
car, du premier coup d'œil, je jugeais le logis honnête et
bon, voilà encore deux sous !
Elle prit sa course sans me remercier, mais elle dit au
vieux fils Pelo, pâmé sur son dos à force de hurler :
— Hélà, ma fille, quand je te disais ! Il est de ville et
innocent par toute manière. Quat'sous ! ne cause point
de ça à en bavarder au monde. Je n'ai point jamais vu
de voleux, mais quat'sous ! Ça serait de quoi les attirer,
pour certain, et v'ià que j'ai peur d'en accoster plein la
lande !
Quelle que fut l'opinion de Thurine et même celle du
vieux Pelo au sujet de ma faiblesse d'esprit, je ne regrettai
pas mes deux sous, car l'instant d'après je séchais mes
vêtements trempés au foyer de Francin le Hagre qui est
devenu mon ami, à dater de cette nuit-là. C'était une
maison comme il y en a quelques-unes en Bretagne, mais
non point beaucoup, malheureusement. Vous la con-
naissez, cher et bon curé, car vous passez devant sa
haie de grands buis chaque fois que vous montez au bourg.
Elle est propre; les enfants y sont heureux et savent tous
lire. La ménagère leur apprend le catéchisme elle-même,
chose rare.
Francin, lui, sait mieux que lire, c'est un chrétien
solide et qui peut raisonner sa foi. Il a quelques bons volu-
mes rangés au-dessus de sa huche. La vieille mère qui
gâte les petits lui reproche parfois d'être trop savant.
Grâce à Thurine et pour mes quatre sous, j'eus l'amitié
de ces dignes cœurs qui ne donnèrent, dès ce premier soir
bon souper, bon gîte et encore une histoire : Treize à table.
PRÉFACE Xni
Voici Thistoire que j'ai retrouvée partout dans le Mor-
bihan, oii ils la disent en vers bretons. J'ai eu le tort de la
traduire en vers français. Tâchez, bon ami, qu'on me
pardonne de pubher des vers pour une fois. Je ne le ferai
plus.
TREIZE A TABLE
Le père avait promis dès longtemps une histoire.
Qui ne venait jamais : une grande et bien noire <.
Novembre a de longs soirs, au village. Les yeux
Se fermaient. Tout le monde était silencieux
Autour du feu mourant, chargé de cendres blanches.
Le vent seul bavardait au dehors dans les branches.
« Père, to grande histoire, est-ce pour aujourd'hui ?
Le père était muet toujours. Auprès de lui.
Les petits se roulaient sur la terre mouillée,
Et l'heure se traînait, l'heure de la veillée...
Mais enfin le vieillard leva la tête et dit :
— Je vais vous raconter l'histoire du maudit.
Il était une fois, au pays de Bretagne,
Tout en haut — tout en haut d'une hante montagne,
Il était un château gui s'appelait Penâor.
Son seigneur était comte et de lignage antique,
Car Vécusson de pierre au-dessus du portigvs,
Portaic d'azur, au lion d'argent couronné d'or.
Le comte était puissant : quand son beffroi d'alarmes '
Tintait aux alentours ses sonores appels,
La grand' cour du manoir s'encomJyrait d'hommes d'armes.
H Hait bon seigneur : entre tous les castels,
On renommait Pendor, où le vassal en larmes
Jamais n'interrompait le chant des ménestrels
Il était tout cela — mais sa tête rebelle
Ne savait pas fléchir au seuil de la chapelle;
Son front restait couvert, même dans le saint lieu *
Et souvent il buvait, blasphème pitoyable.
Une rasade ou deux à la santé du diable...
Bien proche est le malheur pour qui ne craint pas Dieu.
Il
Or, il advint qu'un jour, du sol jusques au faîte,
Sous la main des vassaux tout earprès appelés,
Le castel se vêtit de ses habits de fête.
Partout, l'argent et l'or aux guirlandes mêlés,
(Le comte avait voulu l'ordonnance parfaite),
Et partout la splende^ir des cristaux ciselés,
La table des festins, à la nappe ouvragée.
Sous un monceau de mets fléchissait surchargée ;
Douze sièges dorés se rangeaient à l'entour.
Toute prête à verser sa liqueur délectable,
Une tonne d'argent, au milieu de la table.
Sur un trépied géant trônait comme une tour.
C'est dimanche : Pendor n'allait guère à la messe;
Le cor qui sonne au loin ses appels éclatants.
Annonce le retour de la chasse. On abaisse
Le pont-levis ; la porte ouvre ses deux battants
Et douze cavaliers, sur la pelouse épaisse
Arrêtent dans la cour leurs chevaux haletants.
PRÉFACE XJX
Le comte de Pendor leur ouvrit la grand' salle
M dit : « Mes compagnons, damoiselle ou vassale,
La femme croit en Dieu : chez moi je n'en veux pa^s ! »
Bt comme tous de l'œil interrogeaient leur hôte :
« Entre hommes nous allons fêter la Pentecôte! »
Dit-il. Et tous de rire ! Ah ! de rire aux éclats !
III
Le festin commença. Point n'est besoin de dire
Qu'on oublia d'abord le Benedicite :
On riait, on buvait, — tant qu'on peut boire et rire.
Et déjà s'emparant du convive exalté,
Le vin dans chaque tête allumait le délire,
Mais aucun toast encor n'avait été porté.
Pmdor, le front marbré de pourpre et de livide.
Un instant regarda la tonne à moitié vide,
Puis, versant des rubis plein sa coupe de fer,
Il dit : a Depuis le temps que nous sommes à table,
« Nous avons négligé notre seigneur le diable;
u Je porte la santé du maître de l'enfer! »
XX PRÉFACE
a — Le maître de l'enfer vous rend grâces, messire! »
(Un treizième convive avavt surgi soudain...)
« Salut! » dit-il avec un étrange sourire.
C'était un chevalier. Son armure d'airain
Avait de ces reflets qu'on ne sait pas décrire.
La coupe, à son aspect, trembla darts chaque main.
Tous mesuraient de l'œil sa taiUe colossale;
Sa voix faisait vibrer les vitraux de la salle;
Le comte de Pendor lui-même avait pâli.
IV
« Eh bien ! mes bon^ seigneurs, dit l'inconnu, ma vue
« A-t-eUe empoisonné la coupe à demi-buef
« Voici mon verre, allons! J'entends qu'il soit rempli! »
Le comte : « Votre nom, d'abord ! » L'autre : « Mon maître »
tt II sera toujours temps pour toi de le connaître.
« En attendant, j'ai soif, et je bois... qu'en dis-tu » /
A ces mois, l'étranger, d'un geste formidable
Atteignit sans efforts, au travers de la table,
La tonne, et l'enleva comme un mince fétu!
PRÉFACE XXI
Un frisson de terreur parcourut l'assemblée.
Plus d'un convive eût fait le signe de la croix,
Sans la mauvaise honte à la stupeur mêlée.
Le comte de Pendor se leva par trois fois,
Mais il eut beau chercher dans sa tête troublée,
Un ordre pour bannir son hôte discourtois.
n s'assit. Le géant lut et se mit à dire :
« Où prends-tu, mon seigneur, ce petit vin pour riref
« Voici ta tonne vide et je veux boire encor! »
Et tandis qu'il parlait, derrière sa visière.
Son regard flamboyait d'une rouge lumière :
Sa voix déchirait l'air comme le cri du cor.
Le soleil, cependant, avait voilé sa face ;
Le jour s'était fait nuit. Sous sa lourde cuirasse.
Un rire ballottait le poitrail du géant.
Il dit : « Ton vin est fade et froid comme la bière,
« Comte, il faut nous verser une ligueur plus fière.
« Vide un fût d'alcool dans ce tonneaii béant. »
XXII PRÉFACE
Et l'esprit ruissela dans les flancs de la tonne
Et l'inconnu disait : « A 'boire encor! toujours!
« Qu'importe que sur nous Dieu meyiace ou qu'il tonne?
« Du vin, du feu... du sangl Moi, je passe mes jours
« Entiers à bafouer le devoir monotone...
« On ne boit pas là-haut, fi, des divins séjours!
« Le vin, le feu, le sang! tous trois chauds, tous trois rouges !
« L'ivresse des palais et l'ivresse des bouges !
« Après le vin, la flamme ! après le feu, le sang !
« Le vin chauffe le cœur et l'élève au blasphème,
« Le feu, ce grand vainqueur dompte l'acier lui-même :
« Le vin nous fait hardi, le feu nous fait puissant...
« Mais le sang! Quintième essence des essences!
« Et philtre merveilleux ! tout homme qui le boit
« De Venf&r et du ciel réunit les puissances.
« Quiconque a bu le sang peut remuer du doigt
« Le monde ! Il sait par cœur les mystiques sciences.
« Il voit tout et sa main saisit tout ce qu'il voit !
« Gravissons les degrés de cette trilogie!
V L'esprit comme le vin va manquer à l'orgie;
« Nous avons bu lejeu... qui veut boire le sangf »
VI
Ce disant l'inconnu de sa dague affilée
Perça de son bras gauche une veine gonflée,
D'où, la pourpre jaillit fumant et bondissant.
— Eh bien ! soit ! dit Pendor en imitant son hôte.
— Soit! soit! ont répété les convives en chœur,
Et le sang de couler, car pas un ne fît faute.
La tonne se remplit de l'atroce liqueur;
Tous plongèrent la coupe ; et puis, d'une voix haute.
L'étranger avec un sourire moqueur :
— Une dernière fois à la santé du diable!
— A la santé du diable! ont dit les insensés.
Et leur lèvre a touché le breuvage damnable...
Vil
Un grand fracas se fit. Sur le sol dispersés,
Les convives, parmi les éclats de la table,
Boulèrent à la fois sur les pots écrasés.
XXIV PRÉFACE
Le géant resta seul debout. Sa tête altière,
Apparut tout à coup sans casque ni visière,
« Relevez-vous « dit-il. Et chacun se leva.
Ah ! chacun se leva la menace à la bouche,
Mais devant le regard de s'atan, fauve et louche,
La menace ébauchée aucun ne l'acheva,
« Vous êtes, dit-il, douze, et moi : treize ! Ma veine
« Vient de marqu&r vos fronts au signe de la peine :
« Tous, vous appartenez à Satan, votre roi!
« A jamais ! à jamais ! damnés, sous ma prunelle,
« Vos âmes vont brûler à la flamme éternelle.
« Je regagne l'enfer. 3Iarchez derrière moi ! >)
A ces mots qui semblaient des échos de tonnerre,
Satan leva le doigt. Convives et château.
Soudain, tout à la fois, disparut de la terre.
Vin
La nuit on voit encor parfois, sur le coteau.
Monter des profondeurs d'un gouffre délétère.
Douze ombres de guerriers, vêtus d'un noir manteau.
PRÉFACE XXV
Ainsi finit Pendor, le manoir de Bretagne :
Son souvenir moAidit reste sur la montagne;
On fait un long détour pour éviter ce lieu.
Son seigneur était comte et de lignage antique...
Je vous souhaite, enfants, un autre viatigue :
Bien n'est fort que la foi; nul n'est grand, sinon Dieu.
Quand le vieux eut fini de parler, la fermière
Coucha l'aïeule et vint réciter la prière.
Les petits avaient peur. Là-bas dans le courtïl.
Le vent grondait lien fort. La mère dit : « 0 Père!
« Vous êtes da'tis les deux. J'aime, je crois, j'espère.
« Donnez-nou^ notre pain; éloignez le péril;
« Que votre volonté soit faite sur la terre,
« Comme aux deux, jusqu'au jour du suprême mystère.
« Seigneur délivrez-nous du mal. Airvsi soit-il. »
Les petits rassurés allèrent à leur couche.
Et chacun s'endormit, le sourire à la bouche.
ROLLAN PIED-DE-FER
CROIX OU PILE
A l'extrémité occidentale du territoire de la Chapelle-
Chaupsée, entre Hédé et Bécherel, deux gros bourgs de
la haute Bretagne, s'élève, au sommet d'vme coUine
bizarrement accidentée, le château de GoëUo. Ce fut
autrefois une fière citadelle. Au temps des luttes féo-
d?,les, GoëUo résista souvent et longtemps aux cadets
du Eiche-Duc, qui régnaient à Dinan, tout en soutenant
réterneUe lutte du voisinage contre les seigneurs de
Combourg, de Tinténiac, de Miniac et de Plesguen. A
différentes reprises, il repoussa les assauts de l'étranger
et subit un siège en règle quand cette femme, que l'histoire
appelle une héroïne, la « grande comtesse » hvra son mal-
heureux pays aux Anglais dans la guene, de succession
entre Jean de Montfort et le saint Charles de Blois qui
tenait pour la France.
Ce fut, à ce qu'on dit dans la chapelle de Goëllo, encore
existante de dos jours, que Bertrand du GuescLn pria
toute une nuit, baisant la terre en se frappant la poitrine,
la veille de cette grande matinée où il fut armé chevaher.
Nos chevaliers de l'industrie politique ne font plus
en vérité tant de façons.
28 ROLLAN PIED-DE-FER
Aujoiird'huijle cliâteau deGoëllo s'est fait vieux depuis
longl^emps; il s'affaisse : ses murailles sont bien encore
debout, noires et grenues comme la cotte d'un homme
d'armes, mais la mousse et le lierre comblent les embra-
sures des créneaux. Ses quatre énormes tours dominent
lugubrement les remparts; l'une d'elles, chancelante et
inclinée, porte à sa base les traces de la sape.
N'était cette noble balafre, l'antique manoir aurait
conservé peu de chose de son aspect guerrier; l'édifice
intérieur est neuf et de style moderne : c'est un immense
corps de logis sans ailes, production de la pesante et
disgracieuse architecture des premières années de notre
siècle.
A voir cette grande maison grise, qui semble une gros-
sière copie des hôtels de la rue de Eivoli, entourée de sa
glorieuse enceinte, on pense involontairement à la figure
que ferait un de nos seigneurs de la Bourse sous l'armure
d'un paladin.
Jusqu'à la révolution de 1789, Goëllo resta une des
plus fortes châtellenies de Bretagne. L'étang de Vertus
formait le centre des domaines, régis par la haute justice
du château. H est ménagé au bas de la colline, dans la
direction de Hédé, et sa superficie a été notablement
réduite par manque d'entretien. H fait partie des biens
communaux, ainsi que les pâtis mouillés qui l'entourent.
Cet étang offre une particularité assez remarquable :
il est alimenté par un cours d'eau souterrain; on sait
vaguement dans le pays que l'orifice du canal est quelque
part sur la rive qui côtoie la montagne, mais l'étang
est encore vaste et couvert de glaïeuls, tout le long de
ses bords; nul ne connaît le point précis où débouche le
mystérieux courant.
I^Le château lui-même est entouré de trois côtés par
de larges douves creusées de main d'homme ; le quatriè- m
me côté seul se trouve naturellement défendu par un
précipice sans fond de trente à quarante pieds de largeur
I
ROLIAN PIED-DE-FER 29
Sur cet abîme s'abaissait le pont-levis, remplacé au-
jourd'hui par une arcbe à demeure.
H est à croire que c'est l'existence même de cette
crevasse qui détermina l'érection de Goëllo en ce lieu.
Ce trou règne en effet sur toute la longueur de la
muraille ou rempart et s'arrête brusquement au bas des
deux tours angulaires.
La crevasse est rocheuse, tranchée à pic, et ses lèvres
ne produisent rien aux abords du niveau de terrain où le
rempart est bâti. A quinze ou vingt pieds au-dessous du
bord seulement commencent à croître les broussailles
qui s'enchevêtrent au point d'an-êter complètement la
vue, mais le fond est loin encore, car une pierre lancée
des murailles roule et rebondit entre les deux parois de
la fissure pendant un temps considérable,
La nuit, lorsque le temps est calme, et que nul bruit
ne vient distraire l'oreille, on entend un vague et lointain
retentissement; sans doute quelque torrent qui erre dans
les profondeurs du précipice.
On appelle ce fossé le Saut de Vertus ; il porte comme
l'étang ce nom qui appartenait aux sites d'Avaugour,
branche de la maison ducale de Bretagne, anciens maîtres
de Goëllo, Il est célèbre à dix lieues à la ronde, et fournit
le sujet de maintes légendes superstitieuses : la plus
populaire remonte à une époque fort reculée, et dit en
propres termes que tout vilain qui fait le saut reste mort
ou revient gentilhomme.
En Bretagne comme ailleurs, les oracles sont gascons
de nature; notre oracle courait peu de chance de mentir
en posant cette alternative, et personne n'avait tentation
d'aller quérir la noblesse au fond de ce noir abîme.
En 1648, le château de Goëllo, inhabité, restait confié
à la garde d'un vieux concierge infirme. La maison de
Vertus était sans héritiers mâles; ses fiefs tombaient en
quenouille dans la personne de Eeine de Gkiëllo, fille du
dernier comte de Vertus. Eeine était mineure; le com-
30 ROLLAN PIED-DE-FER
maudeiir de Kermel, cadet de Penneloz, avait pris sa
tutelle après la mort de son aîné qui l'avait légalement
tenue. Gauthier de Penneloz, devenu par ce décè^ chef
de nom et d'armes, s'était saisi de la tutelle de Eeine
comme d'une chose afférente à la succession. Unique
représentant désormais d'une famiUe puissante, qui
se prétendait brandie de Porhoët -Bretagne, et gouvernant,
de fait, les domaines de la pins riche héritière de la
province, il choisit Eennes pour siège ordinaire de sa
résidence, et y tint grand état. H ne menait point le train
sévère d'un religieux; du vivant même de son aîné, il
avait eu des différents graves avec ses supérieurs conven-
tuels, le grand maître de Malte et le prieur de la langue
de France. Dès cette époque on lui prêtait le désir de
quitter l'habit et de rentrer dans le siècle.
A Eennes, M. le lieutenant du roi suspectait sa loyauté,
et le surveillait de près. Il s'occupait disait-on de menées
séditieuses. Le château de Goëllo n'était visité par lui
qu'à de longs intervalles, mais sitôt qu'il y venait une
foule de convives arrivaient de tous côtés. Baër, le vieux
concierge, qui était un observateur, prétendait que le
bon vin et l'exceUent gibier de son nouveau maître
n'attiraient pas seuls cette nombreuse compagnie. Baër,
avait l'oreiUe paresseuse quand il s'agissait d'entendre
un ordre; pour écouter aux portes, il recouvrait une
puissance d'ouïe, dont nos concierges parisiens semblent
avoir directement hérité. En furetant le soir dans les
innombrables corridors, sous prétexte de faire sa ronde,
il avait entendu d'étranges choses, et il priait Dieu
dévotement de protéger sa jeune maîtresse, Eeine,
dernier reste du sang de Goëllo, dans la voie périlleuse
oii s'engageait, tête baissée, M. le commandeur de Kermel,
qui avait pouvoir sur elle, par malheur.
La dernière fois que s'était éclairée la grande salle du
château de Goëllo, on y avait tenu une importante et
mystérieuse assemblée, présidée par Juhen. cbevaher
ROLLAN PIED-DE-FER 31
d'AvaugouT, selon sa prétention, héritier direct des
anciens ducs souverains de Bretagne. Le lendemain de
rassemblée, tous les membres se dispersèrent; qu^-
ques jours après, Grauthier de Penneloz lui-même reprit
la route de Eennes avec sa pupiUe.
Depuis lors, le vieux Baër seul avait franchi le pont
levis du saut de Vertus.
Vers la fin de mars de cette même année 1648, par
une froide et nébuleuse soirée, deux hommes gravissaient
la ooUine vis-à-vis de la maîtresse porte du château. La lune
qui se montrait par éclaircies entre les petits nuages
opaques et floconneux parsemant toute l'étendue du ciel,
permettait de distinguer leurs costumes : c'étaient deux
paysans de la haute Bretagne, portant U ves-te de tiretaine,
semblable à un paletot échancré, la cialotte courte de
velours et les bas de laine à languettes. Tous deux étaient
munis de minces bâtons de houx, terminés par un noBud
arrondi : arme terrible dans la mam de ces hommes exercés
à son maniement depuis l'enfance.
Là s'arrêtait entre eux l'uniformité. L'un, grand jeune
honame aux formes athlétiques, gravissait lourdement
la montée : à le voir dominer son compagnon de toute la
tête, on eût dit qu'il allait le dépasser à chaque enjambée.
Il n'en était rien pourtant. Le pas du plus petit était vif,
souple et gracieux; c'était un homme de trente ans à peu
près; sa taille, qu'écrasait la gigantesque stature de son
camarade, était en réalité riche et merveilleusement propor
tionnée ; sa figure pâle, et d'un modèle plus délicat que
n'en offre d'ordinaire le type campagnard en Bretagne,
s'encadrait de légères boucles brunes. H portait pour coif-
fure une calotte collante ; une ceinture de cuir lui ceignait
fortement les reins : tout, dans son costume étroit et des-
sinant scrupuleusement ses formes, semblait calculé pour
offrir à l'air le moins de résistance possible.
Celui-là était le courrier d'Avaugour, EoUan, surnommé
Pied-de-Fer, à cause de l'infatigable vélocité de sa marche.
32 ROLLAN PIED-DE-FER
Sa réputation était grande dans cette partie de la province :
on l'avait vu partir pour Paris chargé d'un message, et
revenir quinze jours après avec la réponse au château
d'Avaugour. Dans un temps où les communications
étaient encore d'une difficulté extrême, on doit penser
qu'un tel coureur était chose hors de prix. Eollan était 1
le frère de lait de Julien d'Avaugour, son seigneur; une
certaine ressemblance physique, qui existait entre eux,
et la préférence que témoignait autrefois au jeune paysan
feu M. d'Avaugour, père de Julien, avaient fait penser
dans le temps que Eollan tenait de près ou de loin à la
noble famille. Nous ne saurions donner à ce sujet aucun
renseignement certa'ln.
Quoi qu'il en fut, Julien d'Avaugour traitait en toutes
occasions son frère de lait avec une condescndance voi-
sine de l'amitité : quelques-uns même disaient qu'il
existait entre eux des relations plus intimes que les mœurs
du temps ne le comportaient de seigneur à vassal, surtout
en ce pays de haute Bretagne où l'antique barrière posée
entre paysans et gentilhommes n'était pas près d'être
abaissée.
Julien d'Avaugour résidait habituellement à la cour
de Paris, d'où il entretenait avec la noblesse des Etats de
Bretagne diverses correspondances dont bien peu de gens
auraient pu dire la nature. En apparence, Eollan n'était
pas plus à son service, qu'à celui de tous les autres gen-
tilshommes; néanmoins il portait ses couleurs : par le
fait, le chevalier n'avait point de créature plus dé-
vouée.
Trois ans avant l'époque où commence notre récit,
Eollan disparut tout à coup; il y avait toujours eu dans
sa vie quelque chose d'anormal et de mystérieux; ceux
qui ne le crurent point mort dirent que, à coup sûr, il
était engagé dans quelque entreprise difficile et hardie.
H resta deux ans absent.
Ce fut seulement lorsque Julien d'Avaugour revint en
ROLLAN PIED-DE-FER 33
Bretagne, au oommencement de 1647, qu'on recommença
d'apercevoir par intervallles la figure de Eollan dans le
pays. Chacun dut remarquer que ses allures avaient
complètement changé ; il ne se mettait plus à la disposition
du premier venu, et ses courses semblaient avoir un but
de haute importance.
Nul ne disait jamais l'avoir rencontré le jour sur les
grands chemins; mais, la nuit, des paysans attardés le
croisaient parfois sur la lande ou dans les sentiers, cou-
rant avec sa vitesse ordinaire. Eu ces occasions on
reconnaissait bien plutôt son pas bondissant et la rapi-
dité de sa marche que sa figure; Eollan ne s'arrêtait,
jamais dans lesauberges et jamais ne parlait aux passants
il glissait toujours pressé, toujours muet; on ignorait
tout de lui, jusqu'à sa demeure.
Aussi les âmes superstitieuses, dont le nombre est tou-
jours fort grand en Bretagne, n'étaient point éloignées de
croire qne Eollan était un être en dehors de la nature hu-
maine : quelque chose comme le Juif-Errant. Certains
même prononçaient un nom plus redoutable.
Et pourtant, malgré cette obscurité qui enveloppait sa
vie, on ne détestait point Eollan dans les campagnes, au
contraire, on parlait de lui avec une sorte de respect affec-
tueux. Le plus grand nombre ne connaissait de Im que
son nom et cette forme silencieuse qui glissait dans l'om-
bre sur la poussière des chemins; mais toas avaient un
signe de croix pour lui souhaiter bon voyage : il était
entre Eollan et la Bretagne un Uen que leBreton sentait, bien
qu'il ne pût le définir complètement. Eollan Pied-de-Fer
allait pour la Bretagne.
Au milieu de cette existence nomade, il y avait un coin
où Eollan revenait toujom's. Dans le bourg de Hédé, à six
heues de Eennes, demeurait une jeune fille, nommée
Anne Marker; elle vivait seule avec sa mère. C'étaient
des personnes de grande piété. La veuve Marker passait
pour une très sainte femme et la fille était digne en toat
34 ROLLAN PIED-DE-FER
de sa mère. A l'époque où Eollan reparut pour la pre-
mière fois en Bretagne, les voisins de la veuve Marker
virent avec étonnement un berceau de petit enfant dans
sa cabane; il y eut à ce sujet bien des suppositions, mais
la vertueuse conduite d'Anne était si éclatante et si bien
établie qu'on finit par acoepter cet événement dans le vil-
lage comme un acte probable de charité; la jeune fille ne
perdit même point son prétendu, Corentin Bras, ce jeune
géant que nous avons vu monter la rampe du saut de
Goëllo en compagnie de Eollan Pied-de-Fer. Corentin
continua de la rechercher en mariage.
Toutes les semaines et parfois plus souvent, Eollan
Pied-de-Fer, que ce fût ou non son chemin, passait par
Hédé; il restait enfermé dans la maison de dame Marker
pendant quelques heures, puis il repartait, après avoir
baisé l'enfant avec une sorte de respect.
Une fois, il arriva le front pâle et les habits en désordre;
c'était au milieu de la nuit. A la vue de l'enfant couché
dans son berceau, ses yeux se remplirent de larmes. La
veuve et sa fille le regardaient avec étonnement; Eollan
ne les voyait pas.
— Arthur, mon pauvre enfant chéri, murmura-t-il;
tu n'as plus de père !
Puis, saisissant tout à coup le berceau, il le soutint
dans ses bras et leva son regard au ciel.
— Je t'en servirai, moi ! s'écria-t-il avec énergie.
Anne était belle autant que bonne; Eollan n'avait
point d'abord pris garde à cela, car son esprit semblait
être absent toujours, mais Anne se prit pour l'enfant
d'une affection de mère, et cela fit que le courrier s'at-
tacha à elle. Ce fut une singulière tendresse que la sienne.
Eollan restait parfois des heures entières entre l'enfant
et la jeune fiJle ; son œil était baissé, sa bouche silencieuse :
on eût dit qu'il combattait une autre pensée et que l'en-
fant qu'il appelait Arthur était véritablement son cœur.
Un jour pourtant il dit :
ROLLAN PIED-DE-FER 35
— Anne Marker, bonne âme, je vous choisis pour être
sa mère.
Anne répondit :
— Corentin Bras m'a demandé en mariage, mais je ne
lui ai rien promis.
Ce fut tout. La veuve qui avait la prudence des mères
voulut au moins s'informer et savoir à quelle tâche mys-
térieuse EoUan avait donné sa vie. Serait-il toujours
éloigné du toit de sa jeune femme? H répondit « Toujours ».
Le moment, au moins ne viendrait-il jamais où il
confierait son secret? Il répondit : « Jamais ».
Anne qui écoutait pensive, s'agenouilla auprès du berceau
du petit Arthur et pria, puis elle dit :
— Ma mère, cela me convient de la sorte, m'est avis
que c'est la volonté du Seigneur Dieu.
Mais Corentin Bras, vigoureux g.ars, la tête près du
bonnet, n'avait point ratifié cet arrangement, et voilà
' pourquoi nous le trouvons ce soir, montant en compagnie
de Eollan Pied-de-Eer, la route qui menait cette douve
sans fond connue sous le nom du saut de Vertus.
Nos deux compagnons atteignirent le haut de la col-
line. A mesure que la discussion se prolongeait entre eux,
leurs gestes devenaient plus vifs, leurs paroles plus hos-
tiles. Eollân avait jeté d'abord un triste regard sur le saut
de Vertus; le pont-levis, collé à la muraille, semblait lui
rappeler un douloureux et terrible souvenir'. Mais bien-
tôt les paroles acerbes de Corentin le ramenèrent au sen-
timent du présent.
— Tu as raison, dit-il, je t'ai pris ce que tu crois être
ton bien. Je n'ai pas le droit de te refuser le combat;
allons ! autant vaut ce Ueu qu'un autre ! il faut en finir ici.
— A la bonne heure ! s'écria joyeusement Corentin
en mettant bas sa veste.
La lune, voguant entre les nuages, comme une blanche
nef entourée d'écueils, éclairait la scène; pour un instant,
les deux champions se voyaient aussi distinctement qu'en
36 ROLLAN PIED-DE-FER
plein jour. Us saisirent leurs bâtons par le petit bout;
les coups retentirent, drus, précipitées, comme les fléaux
sur le cbaume dans Taire au temps de la moisson.
Corentin était passé maître au maniement de cette
arme du paysan breton : tantôt il assénait de terribles
coups, laissant à son bâton sa longueur entière et tout
son poids ; tantôt Tempoignant par le milieu, il commen-
çait un moulinet imprévu, rapide, étourdissant. Mais
Eollan se montrait vif à la parade. Sans avoir la même
habileté que Corentin, il se couvrait toujours avec un inal-
térable sang-froid, et plus d'une fois le géant recula d'un
pas, en sentant le vent du bâton de Eollan à quelques
lignes de son visage.
D'abord, chaque fois que la lune glissait sous un nuage,
ils s'arrêtaient d'un commun accord; mais ensuite, animés
par l'ardeur du combat, ils frappèrent sans relâche :
l'obscurité neutralisant l'adresse, les coups arrivaient à
leur destination; le gros bout du bâton rebondissait sur
la chair. Et la lutte se prolongeait, silencieuse, acharnée;
on n'entendait que le retentissement du bois contre le
bois, et l'haleine oppressée des deux combattants. Quand
la lumière reparaissait, ils se parcouraient avidement du
regard, cherchant la meilleure place pour frapper un
coup décisif; chacun cherchait aussi quelque blessure au
corps demi nu de son adversaire : rien. Tous deux restaient
également intacts, et la lumière, leur rendant leur adresse,
ne faisait que prolonger la bataille.
Au bout d'une demi -heure, Corentin jeta au loin son
bâton et se coucha par terre; Eollan retint son bras levé.
Tandis que le colosse, haletant, épuisé, se rouJait sur le ga-
zon humide. Eollan se contenta de passer sa ma n sur son
front, où brillaient quelques gouttes de sueur.
— Le bâton ne vaut rien, dit-il en brisant le sien sur son
genou. Luttons.
n releva les manches de sa chemise de grosse toile ; Coren-
tin resta immobile.
ROLLAN PIED-DE-FER 37
— Luttons î répéta le courrier.
Le géant reprit haleine par une dernière et bruyante
aspiration, puis il se releva.
— Auparavant, dit-il avec un sauvage orgueil, donne
ton âme à Dieu, car Thomme capable de me résister corps
à corps, je ne l'ai jamais rencontré !
Us se jetèrent les bras en bandoulière autour des épaules
et des reins. Dans ce combat nouveau, Corentin avait, à
cause de sa stature, un avantage évident sur son adversaire
mais sans doute le courrier d'Avaugour possédait une éner-
gie musculaire de beaucoup supérieure, car, malgré le poids
écrasant que faisait peser le rustre sur ses reins, il demeura
inébranlable. La lutte fut longue et inutUe encore.
Quand ils se lâchèrent leurs épaules saignaient, leurs
chemises tombaient en lambeaux.
— Le diable ne veut pas ! murmura Corentin en se lais-
sant choir de nouveau. Ce sera partie remise.
Eollan remettait tranquillement sa veste. Pour un
spectateur impartial de cette scène, il eût été manifeste
que le courrier d'Avaugour, en accordant cette seconde
trêve, faisait grâce à son adversaire; il se mit en effet
incontinent à parcourir le tertre de long en large et d'un
pas ferme; Corentin, lui, respirait à grand effort, incapable
de se mouvoir. ■'
— J'ai mon couteau, dit Eollan après un instant de si-
lence.
Corentin se sentit frissonner.
— Que le démon t'échaude ! grommela -t -il.
Puis il ajouta tout haut d'une voix doucereuse :
— Mon frère, moi je n'ai pas le mien.
Ce disant, il faisait adroitement glisser le couteau,' qui
pendait au revers de sa veste, entre sa chemise et sa peau.
Rollan fit un geste d'impatience, et continua sa prome-
nade. Le ciel s'était entièrement découvert, et la lumière
de la lune descendait d'aplomb sur son visage, Corentin
qui le suivait de l'œil, remarquait avec un effroi supers-
38 ROLLAN PIED-DE-FfiR
titieux que son souffle était lent et calme; ses traits reposés
ne gardaient aucune tiace de fatigue.
— Est-oe un homme de chair et d'os? se demandait le
rustre.
— C'est toi qui Tas dit, reprit EoUan qui se rapprocha
tout à coup : il faut en finir !
— Bon frère, soupira Corentin, dont la voix se faisait
de plus en plus humble, ne veux-tu point attendre à de-
main?
— Je n'attends rien; debout !
— Je suis trop las, mon excellent compère.
— Alors, s'écria Eollan, je suis vainqueur; renonce à
à elle, car elle a son devoir.
Corentin se dressa d'un bond sur ses pieds: puis il releva
SOS lambeaux de toile, de l'air d'une victime résignée.
— Assassine-moi donc, dit -il.
Il avait ghssé sa main dans l'ouverture de sa chemise
et attendait, épiant son adversaire d'un regard sournois.
Si Eollan eût fait un pas, il était mort : Corentin serrait son
couteau, et n'était point homme à faillir par scrupule de
conscience.
Trop généreux pour frapper un ennemi qui s'avouait
hors de combat, le courrier tourna le dos et s'assit à son
tour sur le bord du saut de Vertus. Il se fit un long silence :
EoUan demeurait immobile, absorbé dans ses pensées
qu'il ne révélait point; Corentin, vaincu par la fat gue,
s'était endormi sur place.
En absence complète de tout bruit, un vague murmure
monta aux oreilles de Eollan; il se pencha au-dessus du
gouffre; jamais il n'avait entendu si distinctement le roule-
ment de la chute d'eau souterraine.
— n était noble, franc, généreux pensa-t-il. Pauvre
Julien 1 pauvre ami ! pau-vre maître ! Dans ce tombeau sont
enfouis tous ses espoirs : avec lui le rêve del'indépendance
bretonne a rendu le dernier soupir... Gauthier de Penneloz
avait bien choisi ; le lieu est bon pour commettre un meur-
ROLLAN PIED-DE-FER 39
tre, et ce mystérieux abîme ne doit point rendre les hôtes
qu'on lui envoie....
Cette dernière pensée lui fit faire un tour sur lui -même ;
il se souvint.
— Arthur, murmura-t-il avec passion, mon fils l plus
que mon fils Cet homme veut te prendre ta seconde mère.
H ne sait pas, il ne peut savoir, il sera ton ennemi comme
le mien, et pourrai -je toujours veUler sur toil.. Il dort!
ajouta-t-U avec indignation en secouant Corentin qui s'éveil-
la en sursaut. Debout ! et recommençons !
Le rustre se frotta les yeux, surpris de cette recrudes-
cence soudaine.
— Frère, voulut-U dire encore. Je suis bien las !
— Debout ! te dis -je. L'haleine ne te manquera pas dans
la lutte nouvelle que je te propose.... Tu vois bien ce fossé?
— Saint Jésus ! s'écria Corentin, comme le trou fait
tintamarre, cette nuit !
— Croix ou pile, continua Eolland : le perdant
sautera.
H sortit un écu de sa poche et s'apprêta à le lancer en
l'air. Corentin croyait rêver.
— Le perdant sautera, répéta-t-il en fixant sur le cour-
rier son regard ébahi; — oil?
Eollan lui saisit le bras et l'entraîna au bord au préci-
pice :
— Là, dit-il.
Corentin recula, épouvanté. La frayeur lui rendit d'abord
quelque énergie; mais Eollan fit un pas vers lui, et prit la
pose menaçante d'un lutteur, sur le point de saisir son
adversaire; le rustre sentit fléchir ses genoux : ces quelques
instants de sommeil, s"ur un sol froid et humide, avaient
raidi ses arti-culations.
— Mais tu es donc enragé? gronda-t-il. Tu prêchais la
paix tout à l'heure.
— ■ J'ai réfléchi, dit Eollan, tu me gênes.
— Au fait, pensa le rustre, on peut jouer d'abord. Sijô
40 ROLLAN PIED-DE-FER
g^ne nous sommes des bons ! si je perds, il sera toujours
temps de taper ou de se sauver.,. C'est toi qui jettes ! ajou-
ta-t-il tout haut
— C'est moi.
— Marche !
— Demande !
— Je demande croix.
Eollan jeta en l'air la pièce d'argent qui scintilla en tour-
nant, et tous deux se précipitèrent ; le courrier, plus alerte,
arriva le premier, et ,couvrant l'écu du pied, prit le bras de
Corentin.
— Je jure de faire le saut si je perds, dit -il en levant
la main; fais comme moi.
— Je le jure.
Eollan découvrit l'écu qui était tombé sur pile et mon-
trait sa croix brillante aux rayons de la lune. Corentin
poussa un cri de triomphe.
— Tu as perdu, dit-il ; et tu as juré !
Eollan détacha de sa ceinture une bourse qu'il jeta aux
pieds de Corentin.
— Pour Anne, dit-il à voix basse. Fais qu'elle soit
heureuse.
n prit son élan à ces mots ; mais arrivé au bord du gouffre,
il s'arrêta, et se frappa le front tout à coup.
— L'enfant ! murmurai-t-il avec désespoir : c'étaitpour
l'enfant et je l'abandonne !... Qui protégera l'héritier de
Bretagne?
ïl revint vers Corentin qui le regardait faire, les bras croi-
sés, dans l'attitude du calme le plus parfait.
— Ami dit-il, donne-moi la vie.
Corentin haussa les épaules, et se prit à siffler un refrain.
— La vie î répéta Eollan avec force. Que t'importe ma
mortt je renonce à elle...
— Qui me répond de toi? demanda dédaigneusement le
rustre.
->- Je juxô...
ROLLAN PIED-DE-FER 41
— Moi je doute... Allons, mon compère, un bout de
patenôtres, et en avant !
— Pitié ! cria Eollan ; j'ai à remplir un sacré devoir. Dieu
m'est témoin que je quitterais la vie sans regret; mais j'ai
fait serment...
— De sauter, oui mon fière... dépêche, car tu m'as rude-
ment fatigué, et j'ai sommeil.
Eollan se mit à genoux :
— Au nom de ta mère, pitié ! dit -il.
— Tu as donc bien peur ! demanda Corentin avec
rudesse.
Un éclair d'indignation alluma l'œil de Eollan ; il s'élança
sur son rival, l'étreignit, et, par un effort désespéré, le terrassa
sur le bord même du précipice.
— Vois l dit-il en pressant du pied sa poitrine.
— Grâce ! cria Corentin à son tour.
Avant qu'il eût achevé, Eollan s'était remis à gencux
près de lui. Corentin se releva vivement et fit quelques pas
en arrière, craignant sans doute une nouvelle attaque.
— Tu es le plus fort, dit-il de loin; si tu avais gagné, tu
m'aurais contraint à faire le saut; moi, je ne puis te contrain-
dre, mais je te tiens lâche et menteur, si tu renonces !
Eollan seJnblait violenament combattu. H y avait foi
jurée ; il y avait aussi ce que les grands et les petits appe-
laient alors jugement de Dieu. E n'est sans doute pas per-
mis ici d'absoudre, mais les actions des hommes se plai-
dent selon le temps. On hésite à condamner. Eollan dit :
— Ma vie est à toi, Corentin : tu me la demandes ; je
suis prêt. Accorde-moi mon dernier vœu, et je m'en irai
sans te maudire. J'avais juré de servir de père à l'enfant
qui est sous le toit d Anne...
— H n'est donc pas ton fils! interrompit curieusement
Corentin.
— n est... commença Eollan; mais il s'arrêta et pour-
suivit en lui-même : Celui qui a tué le père épargnerait-il
le fils? pour qu'il vive, il faut qu'il reste obscur... Qu'il soit
42 ROLLAN PIED-DE-FEH
ton fils, oontinua-t-il à voix haute, éludaut ainsi la ques-
tion posée. Si Anne devient ta femme, aimez l'enfant.
— Ça peut se faire, il est gentil... Est-ce toutî
— C'est tout.
Rollan se mit en marolie d'un pas ferme, fit un signe
de croix et s'élança; on l'entendit percer la voûte de brous-
sailles, puis le gouffre rendit vta sourd mugissement. Coren-
tin écouta il frémit, se calma, puis un rire épais souleva
sa poitrine :
— Allons l dit-il, il n'en reviendra que gentilhomme !
C'est le proverbe. Quant à l'enfant, je le porterai demain
aux orpheUns de Rennes; il sera là comme unpetitsaint...
Ce diable de Eullan avait un grain de folie; c'est égal,
c'était un fier lutteur !
Cela dit,Corentin fit sonner la boarse dans sa poche,
ramassa son bâton, et descendit gaîment la colline.
n
LES FEÈRES BRETONS
n y avait alors en Bretagne des symptômes de mécon-
tentement et même de rébellion imminente. Les États
avaient refusé hautement, et à plusieurs reprises, de recon-
naître l'autorité illégale des intendants royaux dont l'éta-
blissement, disaient les juriconsultes les plus réputés de la
province, avait eu lieu en fraude de l'esprit et de la lettre
du pacte d'Union; le peuple murmurait et réclamait ses
anciennes francbises, sans trop savoir, comme d'habitude,
ce en quoi consistait l'objet de ses réclamations.
Outre ces deux oppositions avouées et marchant au
soleil, il en était une autre, sorte de société secrète, dès long-
temps organisée, et dont l'origine pouvait remonter aux
premiers jours de la réunion du duché au royaume : les
Frères Bretons avaient des adeptes dans toutes les castes,
mais se recrutaient surtout parmi les gentilshommes. Leur
but était en apparence le maintien des privilèges de la pro-
vince; mais la plupart allaient plus loin, et voulaient qu'on
proclamât la séparation et l'indépendance absolue.
Les Frères Bretons, un œil fixé sur Paris, en fièvre, agitépar
la guerre civile, l'autre sur l'Angleterre, attendaient avec
impatience l'occasion d'engager la lutte. Us ne doutaient
en aucune façon du succès; leur unique embarras était le
choix d'un duc. H y avait alors un grand nombre de famille
tenant, soit par agnation, soit par alliance, au vieux tronc
des derniers ducs régents, Kohan, Eieux, Goëllo, Avaugour
44 ROLLAN PIED-DE-FER
pouvaient faire valoir des droits presque égaux ; après eux
venaient les Penneloz de Kenuel, descendance prétendue
des vicomtes de Porhoët; les Eergent de Goatander, et
une foule d'autres maisons que des titres contestables,
parfois une simple ressemblance de nom, portaient à se
mettre sur les rangs.
Entre tous ces prétendants, trois seulement avaient des
chances, c'est-à-dire des partisans. Les Eohan étaient trop
sérieusement occupés à Paris, par les intrigues de la cour,
pour voir clair à ce qui se passait en Bretagne; les Eieux
cette superbe race, se tenaient à l'écart avec un silen-
cieux dédaiD. Restaient donc Julien d'Avaugour, unique
héritier du nom; Reine de Goëllo, Me du dernier comte de
Vertus et Grauthier de Penneloa, commandeur de Kermel.
Celui-ci, devenu chef de famille par la mort de son aîné,
postulait à Eome et prè.^ du conseil de l'ordre, à Malte,
pour obtenir la rescision de ses vœux.
Julien, chevalier d'Avaugour, qu'on appelait en Cor-
nouailles et dans le pays de Léon « monsieur de Bretagne »,
avait un fort parti ; ses preuves étaient simples et claires :
il écartelait de Bretagne, et ne portait point , comme les
Goëllo, la barre de bâtardise en son écusson. Personnelle-
ment, c'était un noble et vaillant jeune homme; il avait
beauté, hardiesse, fortune et générosité, ces vertus nécessai-
res du chef de parti; mais sa jeunesse s'était passée en Alle-
magne et à Paris; ses ennemis demandaient s'il n'avait
point dérogé ainsi à sa quaUté de Breton. Bien peu le
connaissaient personnellement.
Lorsqu'il revint à Rennes en 1647, accompagné de
Eollan Pied-de-Fer, il ne se fit vcir à personne, et gagna
presque aussitôt le châtxîau de Goëllo où le commandeur de
Kermel résidait en ce moment avec sa pupille, Beine ; on
crut que Juhen d'Avaugour désirait s'aboucher avec l'hom-
me qui était deux fois son rival pour la pohtique et pour le
mariage. Le crédit du commandeur reposait principalement
sur sa qualité de tuteur de l'héritière de Vertus. Gauthier
ROLLAN PIED-DE-FER 45
de Penneloz, en eiïet, après avoir pris d'autorité la tutelle,
aux lieu et place de son frère mort, s'étaib hâté d'ann oncer
hautement ses fiançailles avec Eeine; la jeune fille, disait-
il, l'avait choisi en toute liberté pour époux, et attendait
impatiemment que la décision de la cour de Eome permît
de passer outre au mariage. Par cette manœuvre, le com-
mandeur réunissait sous sabannièreles créatures des Pen-
neloz et les partisans de la maison de Vertus, toujours si
puissante entre Vannes et Quimper.
Julien et lui n'étaient point étrangers l'un à l'autre, ils
s'étaient trouvés ensemble à Paris où Gauthier de Penneloz
avait conduit sa pupille en 1644- Eeine de Goëllo, à peine
âgée de seize ans alors, s'était livrée avec une joie d'enfant
aux plaisirs de la cour. Pendant dix -huit mois, ce ne furent
que bals et fêtes oti elle ne manquait pas de rencontrer le
chevalier d'Avaugour, Julien soutenait noblement son
nom : il était cavalier de haute mine, et passait à bon droit
pour brave ; ses équipages faisaient envie aux plus galants.
Eeine fut heureuse de voir un gentilhomme de Bretagne,
son cousin, briller au milieu de la première cour du monde;
sans se l'avouer, elle éprouva pour lui une inclination que
Julien partageait. Mais la sympathie mutuelle des deux
jeunes gens ne levait pas tous les obstacles. Eeine craignait
l'homme qui s'était institué son tuteur, et savait qu'il ne
consentirait jamais à cette union ; elle alla jusqu'à supplier
Julien de ne tenter aucune démarche près du commandeur.
Dans cette conjoncture, une seule voie restait ouverte :
l'évêque de Eennes, M. de la Motte Houdancourt fut
consulté sur l'opportunité d'un mariage secret, excusé
assurément et peut-être commandé par la position de la
pupille et par le caractère du tuteur.
Ce fut vers cette époque que EoUan Pied -de-Fer quitta
laBretagne pour se rendre à Paris. Le chevalier d'Avaugour
avait besoin d'un homme sûr et complètement dévoué; il
fit choix de son frère de lait. EoUan reçut la confidence du
chevalier ; il mit à le servir son zèle et son obéissance ordi-
46 ROLLAN PIED-DE-FER
naires, mais on aurait pu voir que, dans tout ce qui
regardait le mariage de son jeune maître, un sentiment
caché combattait le courrier. Personne, cela est de toute
certitude, n'avait pu définir la nature de ce sentiment,
et Eollan lui-même était à cent lieues de s'en rendre compte.
Nous sommes donc obligés d'expliquer nous-même le
caractère de cette répugnance singulière ou pour mieux
dire de cette douleur.
Le moyen âge n'était pas mort en Bretagne, même sous
Louis XIV, et l'admirable poésie de cette ère calomniée qui
vit la France, constituée en famille, prospérer au cours de
plusieurs siècles, v vait encore dans les évêchés de Saint-
Malo, de Vannes, de Tréguier et de Quimper. Vous eussiez
retrouvé là entre le seigneur chéri comme un roi et la foule
soumise, mais libre des vassaux, ce lien si doux et si fort à
la fois qu'un grand écrivain a pa le comparer au lien même
de la famille patriarcale et y voir le seul exemple de vraie
égalité offert par les innombrables pages qui racontent
l'histoire du monde.
Eollan n'était pas un vassal ordinaire; il approchait de
très.près les deux familles d'Avaugour et de Vertus. Nous a
avons vu en parlant de son union projetée avec Anne
Marker qu'il voyait là surtout un moyen de donner une
mère à certain enfant du nom d'Arthur. Eollan avait pour
Anne de l'estime et de l'aSection, mais son cœur n'était
poÏQt autrement engagé envers elle.
Ce n'était qu'un paysan et il partageait parfois les sim-
plicités de sa caste, mais d'autre part, et nous le verrons
bien, il avait l'âme chevaleresque et la pensée grande. Les
errants et les solitaires sont presques tous poètes : La vie
vagabonde de Eollan s'écoulait dans la solitude.
H n'y a qu'un mot dans la légende en langue celtique qui
raconte la vie de cet humble héros, un seul mot pour expli-
quer la secrète souffrance qu'il éprouvait à presser les pré-
paratifs du mariage de son maître.
Un des couplets le montre apportant un message au
ROLLAN PIED-DE-FER 47
château de Goëllo et regardant de loin une forme blanche,
accoudé au balcon de la tour.
« Le bon courrier s'arrêta, dit le chant, non point qu'il
fût las, mais Eeine était bien beUe, et Eollan « qui juste-
ment à elle pensait » pria Dieu de bénir la princesse de
Bretagne. »
Quoi qu'il en soit, ici comme toujours Eollan Pied-de-
Fer servit son seigneur et maître avec intell gence et fidé-
lité. Ce fut lui qui alla chercher au pays de Nantes, M. le cha-
noine de Souvré, neveu de l'évêque de Eennes, qui devait
célébrer le mar âge en l'église du bourg d'Auteuil, sous
Paris. H y eût de grandes difficultés parce que M. le com-
mandeur de Kermel surveillait de près sa pupille et qu'il
avait des soupçons.
Enfin une nuit où madame Anne d'Autriche donnait bal
au Louvre, Eeine de Goëllo parvînt à s'esquiver en com-
pagnie de mesdames de Gondi (nièce du coadjuteur, et de
la Milleraye. On dit que la reine mère eUe-même était
complice, et un carrosse de la cour prit au grand galop le
chemin de VersaUles.
M. le commandeur ne prit point l'éveil, parce qu'il guet-
tait le chevalier d'Avaugour de plus près encore que sa pu-
pille, et que tout en faisant le brelan de M. de Bouillon, le
commandeur ne perdait pas un instant de vue son rival dont
la belle tournure se distinguait ai^^ément dans la foule des
courtisans. On pouvait compter sur Kermel pour ne se point
endormir. La politique était en jeu dans cette affaire bien
plus encore que le sentiment et M. de Kermel pensait fort
bien qu'Avangour, devenu le mari de l'héritière des comtes
de Vertus, serait pour lui trop forte partie.
Or voici ce qui s'était passé : à l'instant où Eeine de
Goëllo montait en carrosse avec ses deux compagnes, l'heu-
reux Julien d'Avaugour galopait déjà à franc-étricr le
long des rives de la Seine etdevait arriver le premier au
rendez-vous. Comment pouvait-il à la même heure parader
dans les salles du Louvre? était-il double?
48 ROLLAN PIKD-DE-FER
Non, mais nous avons dû (lire déjà que Eollan et lui se
ressemblant d'une façon assez notable. Eollan avait revêtu
un riche costume appartenant au chevalier et non seule-
ment avait pris sa place dans le bal, mais encore s'était
approché du coin de la reine, où le commandeur avait pu
le voir en très illustre compagnie. Anne d'Autriche aimait
les Bretons, elle était « gouverneur » de Bretagne et ne détes-
tait pas les espiègleries. Malgré lagravité qu'elle avait prise
depuis la mort du feu roi, elle se divertit cette nuit-là, com-
me en son jeune temps. V , ,.,
Ce KoUan avait vi'aiment grande allure sous ses habits
de gentilhomme et le commandeur de Kermel ne fut pas
seul à s'y tromper.
Cependant les violons du roi, exécutaient la courante en
vogue et le bal était à son meilleur moment ; M. de Bouillon
n'était pas un aimable joueur. 1.1 « grognait » quand il per-
dait, selon les mémoires, et quand il gagnait, il raillait.
Après avoir vidé la bourse de M. Kermel il lui dit :
— Un temps fut oii je me serais fait scrupule de dépouiller
la EeUgion en votre personne, M. le commandeur (on ap-
pelait l'ordre de Malte la Eeligion). Maintenant ce qu'on
vous gagne est autant de pris sur l'infidèle !
On rit et Kermel se leva d'assez mauvaise hu-
meur.
— Vos dispenses sont-elles arrivées, demanda encore le
prince. Je causais hier avec M. de chevalier d'Avaugour
qui semble s'intéresser vivement à vos affaires de cœur.
C'est un parfait cavalier : comme je m'informais pour le
Joindre au jeu de la reine, il me fut répondu : « Cherchez j 1
M°^e de Gondi qui chaperonne Mii« de GoëUo, vous êtes
certain de le trouver. »
Gauthier de Penneloz salua et s'éloigna mais involon-
tairement son regard parcourut la brillante assemblée,
cherchant du même coup sa pupille et son rival. Bien enten-
du il ne découvrit ni M™® de Gondi, ni Eeine, mais il aper-
çut dans une embrasure Julien d'Avaugour tout seul qui
ROLLAN PIED-DE-FER 49
semblait rêver. Il y avait longtemps que S. M. était rentrée
dans ses appartements.
Le commandeur s'approcha du chevalier. Il appartenait
à l'opinion des gens d'Italie qui sont friands de l'entretien
de leurs ennemis. Tout en traversant la galerie, M. de
Kermel examinait Julien d'Avaugour et trouvait en lui je
ne sais quoidechangé. C'était bien toujours lamêmerichesse
de taille, la même fierté de pose, mais sous le rapport
de l'élégance il lui sembla que Julien avait perdu un
peu.
— Monsieur mon cousin, dit le Commandeur en se fai-
sant tout aimable, je vous ai aperçu de loin et n'ai point
manquer cette occasion de rendre mes devoirs.
Le prétendu chevalier s'inclina sa,ns répondre et Kermel
pâlit. Ce fut tout : Eollan s'éloigna en silence. Le Com-
mandeur, en le quittant, courut de salon en salon, cher-
chant ce qu'il ne trouva, bien entendu, point. Il finit
(il aurait dû commencer par là) par se jeter dans son carrosse
en ordonnant à son cocher de brûler le pavé jusqu'à
l'hôtel ; mais Eollan tout en n'ayant point Tair de se presser
avait été plus vif que lui : sans cela, le commandeur aurait
eu tout le secret, car Eeine en ce moment, était encore à
l'église d'Auteuil.
Seulement, le cocher ne brûla pas le pavé, bien au con-
traire. Il avait reçu de Eollan d'autres instructions ap-
puyées d'une bourse très bien garnie. Par suite de quoi,
pendant la majeure partie de la nuit, Gauthier de Penneloz,
Commandeur de Kermel, se démena comme un possédé au
fond de son carrosse sans pouvoir aucunement se faire
entendre du coquin de valet qui était sans doute ivre-mort,
car il vaguait par la ville, jurant, sacrant, assommant les
chevaux qui n'en pouvaient mais, et cherchant le logis de
son maître dans les quartiers impossibles.
L'enfant Arthur que nous avons vu confié aux soins
d'Anne Marker était le fruit de cette union célébrée à
à l'église d'Auteuil par M. le chanoine de Souvré, pen-
50 ftOLLAN PiED-DE-FER
daut que le cocher de Kermel gagnait les étrennes à lui
données par Eollan Pied-de-Fer.
La cérémonie quoique secrète, ne manqua point d'une
certaine solennité. Outre M™es ^e Eetz et de la Meillevaye,
le mariage eut quatre témoins qui étaient M. de Sourdéac
(Eieux), M. le marquis de la Motte-Houdancourt, M. l'abbé
de Coatlez, doyen du chapitre de S*-Brieuc et le président
de S*-Méen qui signèrent au registre.
Eentrée enfin chez lui, le commandeur s'informa de
Eeine; celle-ci reposait; n'osant fouler aux pieds, malgré
sa colère ce sentiment qui faisait un sanctaire de la retraite
d'une femme, il rongea son frein jusqu'au jour. Mais on doit
croire qu'il ne fut point complètement la dape de tout ce
manège, car, une semaine après, ses équipages reprenaient
la route de Bretagne et la pauvre Eeine les larmes aux
yeux envoyait un dernier regard au Louvre, théâtre de son
éphémère bonheur.
A dater de cet instant, les fonctions de Eollan près du
chevalier d'Avaugour prirent un caractère tout autre. H
s'était fait violence pour accepter le douteux ofSce que
nous venons de le voir remplir; son âme était fière autant
que put l'être jamais âme de gentilhomme; il fallut pour le
déterminer une circonstance qui eût influé sur un autre
en sens diamétralement contraire : son admiration
chevaleresque pour Eeine de Goèllo. Lié à Jolien par un
de ces dévouements sans bornes qui prennent racine parfois
au cœur des Bretons de bon sang et ne finissent qu'avec
la vie, il se complut dans ce qui était peut-être un
sacrifice; il fit taire à la fois la vague révolte de son cœur
et sa fierté. D'aUleurs, pour un ami fidèle et intelligent
comme était Eollan, il y avait en tout ceci un côté sérieux;
Julien, loyal et passionné ne voyait dans Eeine que sa
jeune femme charmante et bien-aimée, Eollan voyait
aussi en elle Tin marchepied qui devait servir à l'héritier
des ducs souverains pour arriver au trône de Bre-
tagne.
ROLLAN PIED-DE-FER 51
Le courrier d'Avaugour n'était point, au fond du cœur,
partisan de la scission absolue ; son jugement droit et supé-
rieur lui disait que cette chimère, réalisée par hasaid, serait
pour son pays une source féconde de malheurs; il ser-
vait d'autîiut pi as volontiers le chevalier, qu'il avait cru
découvrir en lui le germe d'une politique semblable. Il
travaillait donc, chef de parti, a.utant et plus que Julien
lui-même, mais dépouillé de toutes vues personnelles, pour
son frère qu'il aimait, et avant tout pour la Bretagne dont
il voulait restaurer les Libertés menacées.
Après le départ du commandeur, il reprit la veste
collante et l'étroite ceinture de cuir du courrier. Deux
fois par mois on aurait pu le rencontrer, cheminant sur
les routes de Bretagne, et dépassant par la rapidité de
sa marche les coches les mieux attelés. A Eennes et dans
les assemblées centrales des Frères Bretons, n ne se mon-
trait jamais; c'est sur les paysans et les gentilshommes
campagnards qu'il exerçait son influence. Pour la haute
noblesse, Eollan avait un puissant et actif suppléant
dans la personne de Jean, sire de Châteauneuf, cadet
de la maison de Eieux. Ce dernier avait longuement et
souvent conféré avec le counier; il s'était rallié à sa
politique et donnait aide au chevalier d'Avaugour, dans
la persuasion que celui-ci, une fois débarrassé de ses
rivaux, modifierait ses prétentions.
Jean de Eieux tenait Eollan Pied-de-Fer en haute
estime; seul, il eût pu dire les grands services que le
courrier rendait à la cause bretonne.
Julien d'Avaugour quitta Paris vers la fin de 164-7. il
avait hâte de se rapprocher de Eeine, dont il n'avait
point eu de nouvelles depuis un an ; il voulait aussi compter
par lui-même ses partisans et engager au besoin la bataille.
La cour n'avait pas le moindre soupçon de ses desseins :
M. le cardinal était trop empêché pour songer aux diverses
factions qui se partageaient une province éloignée; quant
aux gens de la Fronde, ils eussent été plus disposés à servir
52 ROUAN PIED-DE- FER
les révoltés qu'à prêter leurs épées pour réprimer la
rébellion. Le moment était donc favorable.
EoUan Pied-de-Fer avait précédé le chevalier de
qaelques jours. H était chargé du jeune fils de Eeine de
Goëllo, qu'il confia, comme nous l'avons vu, aux soins
de la dame Marker et de sa fille Anne. Une fois entrés
dans la province, M. d'Avaugour et EoUan rompirent,
en apparence, tous rapports. Le courrier, dont la popu-
larité était immense dans les bourgs et petites viUes
de la basse Bretagne, devait passer jusqu'au dernier
moment pour un zélateur pur de l'association des Frères-
Bretons, non pour Taffidé de l'un des prétendants. Une
seule fois eu passant à Eennes, il eut un entretien avec son
ami et maître; et ce fut pour le mettre en garde contre le
commandeur de Kermel qui savait désormais toute
l'histoire du mariage secret, légalement contracté. Ensuite,
Eollan, dans son infatigable zèle, partit et poursuivit
l'accompUssement de sa tâche. H ne devait plus revoir
Julien d'Avaugour.
Le lendemain de cette dernière entrevue, un messager
du commandeur arriva à Eennes, oti Julien gardait
encore l'incognito. H portait une lettre, pleine d'assu-
rances amicales et de caresses : Gauthier de Penneloz
suppliait Julien de le venir trouver au château de Goëllo,
et lui donnait à entendre qu'il désirait ardemment faire
aUianoo avec lui poui' le bien de la cause commune.
Le chevalier, confiant comme toutes les âmes géné-
reuses, se mit incontinent en chemin. Il fut reçu à bras
ouverts ; il vit Eeine, les yeux du commandeur'semblaient
rayonner de bonhomie en contemplant l'accord des deux
jeunes gens. Le second jour, il y eut au château assemblée
générale des seigneurs membres de l'association. Jamais
on ne vit plus forte et vaillante réunion; on eût dit une
éUte faite exprès dans les Etats de la province.
Après un conseil, où pas un mot ne fut prononcé
touchant la rivalité du commandeur et de Julien, ce der-
ROLLAN PI£D-DE-FER 53
nier fut investi, à rnnanimité, des fonctions de chef
provisoire, avec le titre de connétable de Bretagne; on
lui en fournit sur l'henre lettres patentes. En même
temps il reçut mission de retourner à Paris pour négo-
cier un emprunt auprès de AIM. de Kohan.
Sur le point de se séparer, l'assemblée prêta serment
entre les mains de messer Yves de Gévezé, évêque de Dol.
Julien voulait monter incontinent à cheval, mais le
commandeur affecta un tel ravissement de le voir à la
tête des affaires de la province, il s'expliqua avec tant
d'indignation siir le prétendu mau-vais vouloir que cer-
tains lui prêtaient à rencontre do son aimé cousin d'Avau-
gour que le chevalier se laissa persuader : tous les seigneurs
partirent; lui seul demeura au château de Goëllo.
Gauthier de Penneloz i'accabla de courtoises atten-
tions, et montra dans sa conduite une déférence qui
semblait presque du respect. Quand le soir fut arrivé,
au moment où Julien parlait déjà de se mettre définitive-
ment en route, le commandeur le prit par la main en
souriant et le conduisit à l'appartement de Eeine.
— Mon cousin, dit-il avec douceur, la tendresse toute
paternelle que m'inspire ma noble pupille m'a rendu
clairvoyant. Peut-être avais-je droit, de sa part et de la
vôtre, à plus d-e confiance. Vous n'avez pas cru devoir
me faire d'aveux; je ne vous en blâme point, mais j'ai
deviné votre secret.
Reine rougit et baissa les yeux; Julien regarda le com-
mandeur avec une inquiétude menaçante. Celui-ci continua
en adoucissant de plus en plus son sourire :
— A quoi bon feindre encore? vous m'avez mal jugé;
mon cousin d'Avaugour, et vous, Eeine, vous me faites
une cruelle injure. Votre bonheur a toujours été mon
soin le plus cher. Jadis, j'avais espéré... Mais ne parlons
point de moi... Me voici prêt à vous conduire moi-même
à l'autel.
Julien se précipita et serra la main de son généreux
54 ROLLAN PIED-DE-FBR
rival; Eeine, confuse, mais radieuse, pouvait à peine
croire à tant de bonheur.
— Sur ma foi, monsieur de Kermel, s'écria Julien,
nous avons manqué de confiance en effet, mais je veux
moiu^ir si pareil reproche peut nous être adressé à l'avenir...
Et tenez, il faut que vous le sachiez tout de suite, Eeine
est dame d'Avaugour devant Dieu. Nous fûmes dûment
mariés par un prêtre, lors de votre séjour à Paris.
Une pâleur subite et fugitive monta au front du com-
mandeur de Kermel ; mais il ne perdit point son sourire.
— Enfants ! dit-il d'une voix paternelle, et c'est de
moi que vous vous cachiez !
Eeine avait les yeux pleins de larmes.
— Oh! merci! dit-eUe; merci et pardon, Monsiexir!
— Pardon en effet, mille fois, et de grand cœur, mon-
sieur mon cousin, reprit Julien. Puisque désormais vous
voulez bien ne point y mettre obstacle, je déclarerai
publiquement notre mariage au retour, et mon fils viendra
tenir sa place au château de GoëUo.
— Votre fils ! s'écria vivement le commandeur, qui
avait plaidé Le faux, comme on dit, pour savoir le vrai,
et qui était loin d'être aussi bien instruit à l'avance que
EoUan l'avait cru.
Ses sourcils, qui s'étaient involontairement froncés,
l'éclair de haine et de courroux qui brilla tout à coup
dans son regard, auraient pu donner l'éveil au chevalier,
si, celui-ci, tout entier à sa joie, n'eût été occupé à baiser
tendrement la main de sa jeune femme. Gauthier de
Penneloz fit sur lui-même un effort violent, et reprit
aussitôt son masque.
— Le sang de Vertus, dit-il en s'inolinant, sera toujours
reçu comme il convient au château de GoëUo... A bientôt
donc la fête des épousailles, mon cousin d'Avaugour et
que Dieu bénisse l'héritier de deux nobles races !
Les deux rivaux se donnèrent une chaleureuse accolade,
et Julien, achevant de s'armer, descendit le grand escalier
ROLIAN PIBD-DE-FER 55
du château. Il était alors nuit close. Le chevalier partait
sans suite, devant retrouver ses équipages à Eennes.
Eeine de GoëUo regagna son appartement et ouvrit
sa fenêtre pour saluer son époux d'un dernier adieu. Elle
avait entendu bruire les chaînes du pont-levis; le pas
d'un cheval avait fait résonner les poutres suspendues
au-dessus du saut de Vertus ; cependant son regard par-
courut en vain le tertre; nul cavalier ne se montrait aux
alentours.
Seulement, lorsque le pont se leva de nouveau, une
forme svelte, se détachant d'un massif d'arbres, descendit
rapidement la colline : Eeine crut reconnaître la tête
rasée et la taille étranglée du courrier Eollan Pied-de-
Fer..
Depuis lors, on n'entendit plus parler jamais de Julien
d'Avaugour. Cette disparition donna d'abord au comman-
deur un grand poids dans les assemblées des Frères
Bretons; mais bien qu'il fût poUtique et bon homme de
guerre, il n'avait su se concilier ni l'estime ni l'affection
générale. En outre, les deux grands projets qu'il méditait
depuis si longtemps échouèrent : ne voulant et ne pouvant
appuyer sa demande en sécularisation de ses véritables
motifs, il vit son instance écartée par la cour de Eome;
pour Eeine, dès qu'elle put comprendre que la volonté
du commandeur n'avait pas changé, qu'il l'avait trompée
et qu'il persistait malgré tout dans ses projets de mariage,
elle le bannit de sa présence, en le menaçant de réclamer
la protection des Etats.
Gauthier de Penneloz, comme on a pu le deviner, avait
enfreint déjà les lois humaines aussi audacieusement
qae les lois divines, mais jusqu'alors, du moins, il s'effor-
çait de garder les apparences. Cet échec, en l'exaspérant,
lui fit briser toutes les digues, et le jeta dans un labyrinthe
d'intrigues et de trahisons. A l'époque où commence
notre histoire tout en feignant de rester attaché à la ligue
des Frères Bretons, il se proposait de vendre leurs secrets,
56 ROLLAN PIED-DE-FER
si la cour de France Youlait y mettre un prix conve-
nable.
La confrérie, privée de son chef principal, et n'ayant
plus en réalité, pour essayer la couronne ducale que la
tête d'une jeune femme de dix-neuf ans, était donc bien
près de sa ruine. Les conjurés s'étaient adressés aux sei-
gneurs d'Acérac et de Sourdéac, aînés de Eieux, puis
au cadet, Jean, sire de Obâteauneuf; mais les Eieux,
ces véritables barons, qui n'avaient point, comme les
Eohan, d'outrecuidantes devises à leur écusson, savaient
faire tout ce que disaient vaniteusement leurs rivaux : —
Ils répondirent : Prince ne daigne !
Le zèle se refroidissait de toutes parts; Eollan avait
beau promettre le retour de Julien d'Avaugour et expli-
quer son absence à l'aide d'une fable à laquelle il ne croyait
point lui-même, le bruit de la mort du chevalier prenait
de jour en jour plus de consistance et l'association qu'on
regardait comme décapitée perdait ses meilleurs soutiens.
Malgré la renommée d'obstination qui appartient à la
race bretonne, on voyait venir le moment où la terre
d'Armor allait perdre jusqu'à la mémoire de son indé-
pendance.
EoUan, inébranlable, poursuivait la tâche commencée,
mais il s'y acharnait sans espoir et pour obéir à la volonté
de celui qui n'était plus : mieux que personne, en effet,
il savait à quoi s'en tenir sur le sort de son maître. Comme
cœur et comme intelligence, lui seul aurait été capable
de remplacer Julien d'Avaugour, mais le moyen d'imposer
un paysan pour chef à tant de seigneurs ! Jean de Eieux,
dont l'âme noble et grande était faite pour apprécier
l'héroïque dévouement du courrier, témoignait à son
égard une confiance mêlée de respect; mais les autres
gentilshommes, membres de l'association affectaient de
ne le point connaître; ils s'étonnaient même d'entendre
le sire de Châtcauneuf vanter à tout propos les services
d'une simple vilain, et dire que « le jour où, par déplorable
ROUAN PIED-DE-FER 5?
fortune, EoUan serait appelé en l'autre monde, c'en serait
fait de ce qui restait des franchises, garanties par le pacte
d'union à l'ancien duché de Bretagne ».
Jean de Eieux avait raison, et dès lors l'association
des Frères Bretons était autant dire morte, puisque
là-bas, au clair de la lune, sous les murs du château de
Goëllo, nous avons vu de nos yeux Eollan se x)récipiter
dans un gouffre sans fond, tandis que son rustique adver-
saire récitait le de Profundis à son intention.
Corentin avait cru sans doute faire une bien méchante
plaisanterie en lui appliquant le dicton populaire : Il n'en
reviendra que gentilhomme !
Mais, cette fois, le hasard devait choisir le côté merveil-
leux de l'oracle pour l'accomplir à la lettre, car, non
seulement Eollan Pied-de-Fer revint de son ténébreux
voyage; mais il en revint gentilhomme, et même grand
seigneur !
m
I^ SAUT Dîî VERTUS
Après avoir traversé, non sans y laisser çà et là des
lambeaux de ses vêtements et de sa peau, l'épaisse voûte
de broussailles qui masquait les profondeurs du saut de
Vertus, Eollan se sentit parcourir encore une distance
considérable. Sur le point de perdre connaissance, il
s'accrocha machinalement à une pointe de roc faisant
saillie dans le ravin; son poids, joint à l'irrésistible élan
que lui donnait la hauteur du saut, l'entraîna ! ses doigts
déchirés lâchèrent prise ; il s'évanouit.
Ce fut néanmoins cet incident qui, suivant toute proba-
bilité, le sauva d'une mort certaine : le roc était distant
de terre de quelques toises seulement; son effort, rompant
la violence du saut, empêcha RoUan d'être broyé en tou-
chant le sol où s'étaient amoncelés d'année en année,
comme une litière ou un fumier, les feuiUes mortes des
broussailles.
La nuit entière et une partie du jour suivant se passèrent
avant qu'il eût repris ses sens. Il s'éveilla enfin, meurtri,
glacé, incapable de se mouvoir. Il était étendu, la face
contre terre sur ce matelas de débris humides; ses pieds
plongeaient dans un courant d'eau vive qui traversait
avec fracas le souterrain. D'abord il se crut le jouet d'un
rêve bizarre et pénible; tout son corps n'était qu'une
doidoureuse meurtrissiu'e et sa tête lui pesait comme si
elle eut été de plomb. Il n'y avait en lui aucune pensée
ROLLAN PIED-DE-FER SÔ
distincte et la souffrance seule qui peignait ses membres
lui donnait conscience de vivre.
Pendant plus d'une heure, le souvenir rôda ainsi autour
de sa cervelle sans y pouvoir entrer, mais enfin une lueur
se fit, d'abord si vague qu'il fit effort pour la repousser.
C'était comme une folie. Puis, peu à peu, quand ses
yeux se furent habitués au jour douteux qui régnait au
fond du précipice, il vit un cours d'eau bouillonner à ses
pieds; levant la tête, il vit encore à une immense hauteur,
verticalement au-dessus de lui, une étroite bande, faible-
ment lumineuse : c'était le fossé de GoëUo, l'endroit
d'où il s'était précipité la veille.
1- La mémoire engourdie venait de s'éveiller.
I Son premier soin fut de retirer ses pieds de cette eau
glaciale qui les paralysait ; à mesure que la chaleur reve-
nait, il se sentit reprendre quelque force ! avec la force,
revint l'amour instinctif de la vie et le désir de quitter
ce tombeau.
Malheureusement, ceci n'était point chose aisée :
Rollan, avant même de se lever, put deviner que le gouffre
n'avait pas d'issue. En effet, à voir les parois s'excaver,
puis se rapprocher en voûte au-dessus de sa tête, il dut
reconnaître qu'il était là dans une vaste salle ou rotonde
soutenaine, caverne naturelle qui avait dû être autrefois
complètement couverte et séparée de l'air libre.
L'espace occupé maintenant par le saut de Vertus
était plein alors, sans doute aussi bien que le reste et
formait comme la clef de voûte du souterrain ; la clef
enlevée, les parois demeuraient debout à cause de leur
adhéreuce au sol ou par toute autre raison.
Les règles de l'architecture humaine ne font pas tou-
jours loi pour ces grandioses abris, creusés ou bâtis par la
main de Dieu.
Bien que suffisamment logique, cette déduction n'était
rien moins que rassurante, RoUau galvanisé par l'horreur
même de sa situation, essaya de f»e mouvoir et y réussit
60 ROLLAN PIED-DE-FER
à grand effort. Il se mit sur ses pieds. Le sol où il était
tombé était, nous l'avons dit, formé de feuilles et de bran-
ches mortes où il se trouvait comme enfoui. Eollan
utilisant cette découverte, songea tout de suite à se pro-
curer du feu pour éclairer ses recherches et réchauffer ses
membres transis.
Un briquet est meuble de courrier; celui de Eollan ne
le quittait jamais; il amoncela les débris, choisissant
les plus secs, et bientôt une épaisse fumée, suivie d'une
flamme brillante, s'éleva vers l'issue supérieure.
Ceux qui gravirent ce jour-îà le tertre de Goëllo durent
croire que l'enfer faisait quelque méchante cxiisine au
fond du saut de Vertus.
La vue du feu rendit courage à Eollan, mais ne l'avança
point autrement. La lumière tombait d'im côté sur les
parois noires et velues de la caverne, de l'autre elle se
perdait dans le vide çà et là, des plaques de salpêtre
scintillaient dans le lointain; l'eau qui passait en mugis-
sant près de lui était un fort ruisseau, rapide et profond.
Eollan y fit alors peu d'attention, empressé qu'il était
de visiter son domaine.
Il saisit une branche enflammée d'une main, de l'autre,
une fascine, afin de renouveler son luminaire, et marcha
en remontant le cours du ruisseau. H ne fit ainsi que quel-
ques pas; bientôt ses genoux fléchirent, le bois allumé
s'échappa de sa main : il venait de heurter du pied un
tas d'ossements humains.
Si Eollan eût conservé jusqu'à ce moment un doute
sur la fin violente du chevalier d'Avaugour, ce doute
se fût évanoui. D'un coup d'œil, U reconnut l'épée de son
seigneur; les vêtements, à demi pourris, n'étaient point
non plus méconnaissables.
Près de JuUen gisait le squelette disloqué de son cheval.
Deux larmes sillonnèrent lentement la joue du courrier..
— Mon frère !... mon maître ! murmura-t-il d'une voix
entrecoupée : était-ce .donc ainsi que je devais te revoir!
ROLLAN PIED-DE-FER 6l
Fuis il se mit à genoux.
— Mon Dieu ! s'écria-t-il avec ferveur je doutais encore,
quoique j'aie été presque témoin du crime; votre justice
permet que je vienne chercher la certitude jusque dans les
entrailles de la terre. Faites que je revoie le jour, mon
Dieu, pour que le crime soit puni et que mon maître
soit vengé !
H resta un instant prosterné, les lèvres collées à la
croix de l'épée qu'il baisait passionnément. H s'en servit
comme d'im bâton pour se relever et l'agrafa autour de
ses reins en disant encore :
— C'était l'arme d'un soldat vaillant et d'un loyal
gentilhomme. Depuis qu'il n'est plus, la Bretagne est
veuve. Je ne suis ni un gentilhomme, ni même un soldat,
mais cette épée ne me quittera plus, je le jure, et que
sainte Anne d'Auray me protège, il me semble qu'un
temps viendra où je la dégainerai !
H ne sentait plus ses blessures; il rassembla les vête-
ments pour les traîner jusqu'à la lumière du foyer car
son brandon s'était éteint. Pendant qu'il examinait ces
lambeaux pièce à pièce, quelque chose s'échappa de l'une
des poches du pourpoint et roula à terre. C'était un étui
de métal aux armes de la maison ducale de Dreux. L'étui
était de ceux dont faisaient usage aux siècles précédents
les gens engagés dans la vie d'aventures. EoUan s'en
empara et en fit jouer le ressort. H y trouva ressemblées
toutes les écritures que le malheureux jeune prince avait
intérêt à porter sur lui, sa correspondance, ses titres et
aussi copie de la décision qui lui conférait le rang suprême
dans l'association des Frères Bretons.
Eollan contempla loHgtemps les parchemins que leur
enveloppe avait conservés intacts ; il s'était assis et avait
mis sa tête entre ses mains; son active inteUigence tra-
vaillait, n y eut un moment où son œil moT'ne et abattu
brilla d'un singulier éclat :
— Si j'osais !... murmura-t-il.
62 ROLLAN PIED-DE-FER
Puis il garda encor-.; le silence. Son cœur battait vio-
lemment.
Tout à coup, il s'écria :
— J'oserai ! Je veux oser ! Et Dieu ne me punira point
car mon but est légitime : j'ai juré de venger le père et
de protéger l'orphelin !
Mais son enthousiasme fut aussi passager qu'il avait
été soudain; sa tête retomba lourdement sur sa poitrine.
— Je veux oser ! répéta-t-il amèrement ; pauvre fou
que je suis! Pour oser, il faut vivre; suis-je donc encore
au nombre des vivants?
La souffrance physique rend faible contre le désespoir;
Eollan, brisé par les mille meurtrissures de sa chute dont
le douloureux ressentiment le poignait partout, de la
tête jusqu'aux pieds, n'essaya même pas de combattre
l'abattement qui s'emparait de lui; il s'affaissa près du
foyer et ferma les yeux. L'épuisement le dompta; il
s'endormit du sommeil des fiévreux.
Quand il se réveiUa, une fumée suffocante remplissait
la caverne; la flamme de son foyer, rencontrant partout
des aliments, avait gagné de proche en proche; Eollan
se trouvait entre le torrent et un véritable incendie.
Il mesura son danger d'un où calme. La mort qui se
présentait à lui imminente, n'avait certes point de quoi
l'effrayer, comparée au lent supplice qu'il avait naguère
en perspective. Les ténèbres avaient disparu, tout était
éclairé; il put reconnaître l'impossibilité de franchir le
ruisseau d'un bond.
Cependant l'incendie le gagnait rapidement; le sol
brûlait ses pieds et autour de lui l'atmosphère devenait
ardente; il fallait prendre un parti et ne point tarder.
RoUan, malgré l'escarpement de la rive opposée et la
violence apparente du courant, résolut de se mettre à
la nage. H assura le rouleau de métal à sa ceinture, recom-
manda son âme à Dieu et se laissa aller dans l'eau turbu-
lente et sombre.
ROLLAN PIED-DÈ-FER 63
H l'avait jugée très profonde et ne s'était point trompé,
car dès le premier pas, il perdit pied ; le com'ant s'empara
de lui aussitôt; tout ce qu'il put faire, bon nageur qu'il
était, fut de se soutenir à la surface. H se sentait emporter
par une fougue irrésistible, et s'attendait à chaque instant
à être broyé contre quelque obstacle. Bientôt, caverne
et incendie, tout disparut à son regard; le torrent se pré-
cipitait, écumant, dans une gorge étroite. Eollan, plongé
dans l'obscurité la plus complète, nageait toujours ; parfois
sa tête frôlait la voûte humide du passage souterrain,
tant le courant resserrait son Ht, et il y eut un moment
où il fut obligé de se maintenir entre deux eaux pour
n'avoir pas la tête écrasée. Impossible de reprendre
haleine. Il en était à se demander s'il continuerait de
lutter contre un trépas désormais inévitable, lorsque la
voûte s'élargit tout à coup; un vent frais vint toucher
son visage en même temps qu'une lueur très faible frappait
ses yeux.
C'était l'espoir et la vie; Eollan ressuscitait du sein
même de la mort, mais à peine avait -il eu le temps de se
réjouir de ces symptômes favorables et assurément
inattendus que le torrent, redoublant de vitesse, le roula
parmi ses flots bouillonnants jusqu'à une chute où. il
fut irrésistiblement précipité. Il tomba de très haut et se
trouva incontinent dans une eaa plus tranquille.
Malgré son épuisement, Eollan poussa un cri d'allé-
gresse. A quelques toises de lui le conduit s'ouvrait; plus
loin, c'était une nappe d'eau dormante où flottaient les
larges feuiQes du nénuphar et qui dans sa bordure de
glaïeuls formant palissade, lui renvoyait, brisée, la lumière
de la lune, qu'il n'apercevait point encore.
Deux ou trois vigoureux élans le conduisirent ^ l'ori-
fice; il jeta autour de lui son regard avide, et reconnut,
avec autant de surprise que de joie, un passage familier
à ses souvenirs. La nappe d'eau était l'étang de Vertus,
situé sous le château.
64 ROLLAN PlËD-DE-FER
Le rivage se montrait là près de lui; il toucha terre et
tomba à genoux. Dans son ravissement, regardant ce
salut inespéré comme un bienfait tout spécial du ciel,
il pria Dieu et la Vierge avec ferveur. Quand il se releva,
souffrance et fatigue semblaient avoir disparu; redressant
sa forte taUIe, il étendit la main vers le château de Goëllo,
et pensa dans le fond de son âme :
— Je pardonne à Corentin Bras, pauvre homme, qui
n'a fait de tort qu'à moi. Mais je ne vous oublierai point,
Gauthier de Penneloz, commandeur de Kermel, meurtrier
de mon maître. Vous serez puni, car vous avez répandu
le sang de Bretagne ! A nous deux désormais, je choisirai
mon temps et mon lieu.
Puis, il s'éloigna rapidement dans la direction de
Bennes.
Le lendemain, au petit jour, Eollan arrivait à Eennes
et soulevait le marteau de l'hôtel d'Acigné où logeait
Jean, de Eieux. Le sire de Châteauneuf quitta son lit,
dès qu'on lui eut annoncé le courrier, ce qu'il n'eût certes
point fait pour M. le lieutenant de roi lui-même; car il
était rude et arrogant vis-à-vis de ses pairs.Rollan fut
introduit. H était pâle et avait peine à se soutenir, tant
ces deux jours de fatigues incessantes, suivis d'une nuit
de marche avaient dompté sa vigueur habituelle; néan-
moins il resta debout, malgré le geste courtois de Jean
de Eieux qui lui indiquait un siège.
n prit la parole d'une voix grave et triste ; les noms de
Penneloz et d'Avaugour furent souvent prononcés dans
son récit. Tandis qu'il parlait, les sourcils de Jean de Eieux
se fronçaient; sa main tourmentait convulsivement la
garde de son épée.
— Maître, dit-il quand le courrier eut terminé, dans la
bouche de tout autre, ton récit me semblerait une auda-
cieuse et invraisemblable tromperie. Toi, tu ne mens
pas, je le sais; mais as-tu complète certitude?...
— J'ai vu, interrompit Eollan.
ROLIAN PTED-DE-FER 65
Le sire de Châteaimeiif réfléchit une minute, puis se
leva brusquement; son courroux, jusqu'alors contenu,
éclata dans son regard; il fit un geste de menace et
s'élança vers la porte, comme s'il allait se mettre incon-
tinent à la poursuite d'un ennemi absent. Eollan l'arrêta.
— Messire, dit-il, je vous supplie de m'écouter enQore.
Eollan avait croisé ses bras sur sa poitrine; sdïï OBil
était levé vers le ciel; il y avait dans sa voix de la tristesse
encore, mais aussi de l'enthousiasme et une indomptable
détermination, n parla longtemps et avec une étrange
éloquence. Le visage du sire de Châteauneuf exprima
d'abord la surprise, puis une subite et muette admira-
tion.
• — Maître, s'écria-t-il, cela est beau, mais dangereux
et difficile; ne crains -tu point de faiblir!
— Dieu m'aidera, dit Eollan.
• — J'ai foi en ta vertu comme en ton courage, reprit le
sire de Châteauneuf.
Puis, changeant de ton tout à coup, et portant la main
à son feutre :
— Donc, salut à voas mon cousin, ajouta-t-il, messire
Julien d'Avaugour, chevalier, connétable de Bretagne !
"Vous avez été au ionà. du saut de Vertus, et selon qu'il
est dit, vous en revenez gentilhomme !
— Monseigneur, dit Eollan, qui toucha son cœur et
s'inclina profondément, au nom de celui qui n'est plus
et de son fils orphelin, je vous remercie. Je suis né pauvre
homme, et tel je mourrai, mais jusqu'à l'âge où il saura se
défendre lui-même, il faut que l'héritier de Bretagne ait
son père!
IV
LES ETATS DE BRETAGNE
Ce jour-là même, devaient s'ouvrii' à Eehnes les séances
des États de Bretagne. Cet antique Parlement était divisé
d'ordinaire comme toute assemblée politique en deux
partis hostiles. Le premier, qui réunissait peu de votes,
était, si Ton peut s'exprimer ainsi, la portion ministé-
rielle de rassemblée : elle se composait de gens tenant
charges du gouvernement français; à leur tête se trou-
vaient naturellement le gouverneur et le lieutenant de
roi. L'autre parti, incomparablement plus nombreux,
comptait dans ses rangs les mécontents, les ambitieux
déçus, et surtout les zélateurs de l'indépendance.
Ceux-ci, eux seuls, formaient plus de la moitié des
États. Mais cette masse opposante, si compacte et si
redoutable au premier aspect, était en réalité fort désunie
elle-même : en Bretagne, plus que partout ailleurs, le
moindre gentillâtre se dit volontiers d'aussi bonne maison
que le roi; un grand nombre de ces nobles affiliés aux
Frères Bretons travaillaient sous main dans un but
personnel.
A part ces petites factions qui, à la rigueur, pouvaient
se rapprocher à l'heure du péril, la confrérie présentait
deux nuances principales ne s'accordant ni sur le but de
l'association ni sur son principe : les uns proclamaient
d'avance l'indépendance absolue, et ne demandaient
rien moins qu'un schisme complet; les autres, modérant
ROLLAN PIED-DE-FER 67
ces prétentions exorbitantes, voulaient conserver un lien
entre la métropole et la province, mais un lien tout féodal;
ces derniers, par le fait, étaient bien près d'admettre
le statu guo, pourvu qu'on respectât scrupuleusement
les privilèges et franchises garantis par le contrat
d'union.
Le chevalier Julien d'Avaugour, grâce à l'active coopé-
ration de Eollan, avait rallié à sa bannière toutes les
diverses nuances de la partie mécontente de l'assemblée;
mais où était le chevalier d'Avaugour? Privée de son
chef, cette phalange indisciplinée devait se briser contre
tout obstacle.
L'éternelle discussion relative au règlement et à la
levée des tailles allait être mise de nouveau sur le tapis.
M. de Ponchartrain était arrivé de Paris quelques jours
auparavant, en qualité d'intendant royal et avec des
pouvoirs fort étendus. En même temps que lui, le cardi-
nal-ministre avait envoyé d'autorité tous les seigneurs
bretons francisés qui se trouvaient à la cour; le vieux
Gondi lui-même, qui avait siège aux États pour son duché
de Eetz situé dans le Nantais, devait venir donner son
vote à M. l'intendant de la province.
Grâce, à ce concours de voix nouvelles, grâce surtout
aux manœuvres secrètes pratiquées auprès des membres
récalcitrants, par les émissaires de Son Eminence, à qui
les princes laissaient un instant de répit, on espérait
enfin emporter de haute lutte l'installation parlemen-
taire de l'intendance, nouveauté notoirement illégale,
puisque, aux termes de l'acte de réunion, la Bretagne
devait voter et administrer elle-même son impôt.
Lorsque les vastes battants de la grand'porte da palais
s'ouvrirent pour donner passage à la foule des seigneurs,
clercs et bourgeois composant les États, on eût pu remar-
quer, sur la plupart des visages, une hésitation de bon
augure pour les projets de la cour de France. Ceux qui
trébuchent tombent. Beaucoup s'accostaient avec inquié-
68 ROLLAN PIED-DE-FER
tude annonçant non sans répugnance l'intention de voter
pour cette fois avec MM. de Beaufort et de Coëtlogon,
le premier, gouverneur de la province, pour madame la
reine mère, le second lieutenant de roi; si quelques-uns
se demandaient timidement des nouvelles de la fraternité
bretonne, c'était pour hausser ensuite les épaules, et
prononcer avec découragement le nom de Julien d'Avau-
gour, si mal à propos décédé.
La grand'saUe s'emplissait, cependant; contre l'ordi-
naire, les bancs oti siégeait cette portion de l'assemblée,
que nous avons baptisée miaistérielle, étaient combles,
tandis que, dans le reste de la saUe, nombre de places
restaient inoccupées.
De ce que nous disons, il ne faudrait point conclure
que le lieu des séances du Parlement breton fût disposé
comme nos Chambres modernes ; les trois ordres, bien
entendu, siégeaient à part, savoir : la noblesse sur une
estrade semi-circulaire, à droite en entrant; le clergé,
sur une estrade semblable, adossée symétriquement à la
muraille opposée; le tiers ordre s'asseyait au milieu, sur
des chaises à bras, non rembourrées, appuyées sur le
sol même.
Au fond de la saUe, qui sert maintenant de grand'-
chambre à la cour royale de Eennes, trois sièges s'élevaient
vis-à-vis de la porte principale : le premier, recouvert
d'un dais de velours, au double écusson de France et de
Bretagne, était affecté à monseigneur le gouverneur,
représentant la personne du roi; les deux autres, moins
hauts et sans dais, appartenant au lieutenant de roi
et au président des États; ils étaient semblables, sauf les
couleurs : celui du président était d'hermine; celui du
lieutenant royal était de France.
Ces trois sièges étaient supportés par une estrade
séparée, qui dominait de plusieurs pieds les gradins
nobles'et ecclésiastiques.
D'ordinaire, à la séance d'ouverture, le fauteuil de la
ROLLAN PIED-DE-FER 69
présidence était occupé par le plus liaut baron. Il y avait
déjà dans la salle de fort grands seigneurs, mais aucun
n'avait osé monter les degrés de Testrade. M. de Ooëtlô-
gon, lieutenant de roi, occupait le siège réservé à la droite
du dais; M. de Beaufort était absent, pour cause; son
siège et celui du président restaient vides; on se di&ait
tout bas que ce dernier serait tenu par Albert de Gondi,
duc de Eetz.
On attendait déjà depuis du temps et un murmure
d'impatience commençait à se faire entendre quand les
deux huissiers de service, comme s'ils se fussent donné
le mot, frappèrent brayamment le sol du fer de leur
hallebarde, et annoncèrent à la fois les noms de Eieux
et de Gondi. Tous les yeux se tournèrent vers les nouveaux
arrivants; eux, s'avancèrent couverts, après avoir porté
négligemment la main au feutre. Us marchaient lente-
ment et de front, ils ne s'étaient point salués.
M. de Retz était un vieillard de haute taille, couvert
d'or et de broderies; sur son grand costume de maréchal
de France était passé le cordon des ordres du roi. Il
allait, la tête au vent, le poiug stir la hanche, et portait
sur son visage l'expression de bravade méprisante qui
semblait un héritage de famille, dans cette race audacieuse
de Gondi.
Le sire de Châteauneuf, au contraire, était jeune,
petit, et de médiocre mine; il était vêtu de gros drap pers,
comme les jours où il faisait chasse au loup dans ses
domaines. Sa large figure ne se montrait à proprement
parler, ni courtoise ni hautaine; on y lisait l'indifférence
la plus parfaite et une tranquille bonhomie.
Ils arrivèrent ensemble au bas de l'estrade, montèrent
les degrés d'un pas égal, et s'arrêtèrent en face du siège
de la présidence provisoire ; M. de Gondi, toisant fièrement
son compagnon, saisit un des bras du fauteuil; Jean de
Eieux prit l'autre. Il se faisait dans la salle un silence
profond.
70 ROLLAN PIED-DE-FER
Chacun voyait là autre chose qu'un frivole combat
d'étiquette : c'était Paris et la Bretagne en présence.
— Monsieur, dit le duc en secouant négligemment
le flot de dentelles sous lequel disparaissait sa main ridée,
je voTis prie de vous aller seoir ailleurs, c'est ici ma place.
Le sire de Châteauneuf leva sur lui un regard sérieuse-
ment étonné, il attira le fauteuil de son côté, et retroussa
"ses basques pour s'asseoir.
— Sur ma parole ! s'écria le duc contenant sa fureur,
voici une plaisante aventure !... Vous ne savez point qui
je suis, je pense, mon gentilhomme?
— Non, dit le sire de Châteauneuf.
— On me nomme Albert de Gondi, duc de Eetz et de
Beaupréau, comte de...
— Moi, j'ai nom, Jean de Eieux, interrompit ce der-
nier.
— Je suis, continua Gondi, maréchal, pair de France,
chevalier des ordres du roi, gouverneur d'Anjou, grand
écuyer de madame la reine mère...
— Toutes ces choses sont de France, interrompit
encore Jean de Eieux, gardant jusqu'au bout son imper-
turbable sang-froid : moi, je suis Breton de Bretagne.
Ce disant, il imprima au fauteuil un brusque mouvement
et s'assit.
Le duc demeura immobile, la bouche ouverte, paralysé
par la colère et la stupéfaction.
La salle entière s'était levée par un mouvement général
et spontané. Les gens du roi de France se plaignaient avec
grande amertume; ils avaient raison : cet incident inat-
tendu venait de remettre en courage les opposants qui
commençaient à chanceler. On voyait de tous côtés des
visages étincelants de joie et d'orgueil; la vieille sève de
« la terre de granit, recouverte de chênes » bouillonnait
dans toutes les poitrines.
Les deux adversaires avaient été séparés par la foule;
le duc, l'épée à demi tirée, gesticulait et menaçait à haute
ROLIAN PIBD-DE-FBR 71
voix. Jean de Eieux, toujours assis, dans l'attitude de
la plus entière insouciance, se taisait et semblait songer.
Le lieutenant de roi marcha vers lui, le feutre à la main.
— Monsieur, dit-il, nul ne conteste votre illustre
origine, mais la dignité de M. le duc...
— Sommes-nous chez nous, je vous prie, mou cousin
Coëtlogon? demanda Jean de Eieux avec simplicité.
— Sans doute, reprit en rougissant le lieutenant de
roi; mais...
— Alors, continua le sire de Châteauneuf, en l'absence
de messieurs mes aînés d'Acérac et de Sourdéac, voici
mon dernier mot; vienne un plus proche parent du sang
de Bretagne et je céderai ma place.
Gauthier de Penneloz, ennemi personnel des Eieux,
et cherchant à se ménager l'appui de la cour de France,
vint à ce moment au secours de M. de Goëtlogon.
— Me voilà, dit-U, répondant à l'appel de Jean de
Eieux.
Celui-ci laissa errer sur sa lèvre un dédaigneux sourire.
: — Monsieur le commandeur, dit-il, je vénère les hommes
d'Eglise quand ils tiennent à leur vœu. Je leur cède à la
messe et au confessionnal. N'a-t-il point été bruit de vos
noces?
Un nouvel arrivant était entré dans la salle, et avait
passé inaperçu au milieu du désordre; c'était Eollan
Pied-de-Fer, vêtu d'un riche costume choisi dans la
propre garde-robe de Julien, son maître. H avait écouté
d'abord et regardé de loin ce qui se passait; à la vue de
Gauthier de Penneloz, il marcha droit au fauteuil contesté,
et dit, lui aussi :
— Me voilà.
Jean de Eieux se leva aussitôt, et se découvrit; puis,
prenant respectueusement la main du courrier, il le fit
asseoir en disant à haute et intelligible voix :
— Soyez le bienvenu, monsieur mon cousin d'Avau-
gour ! Vous tenez de plus près que moi à Bretagne.
72 ROLLA.N PIED-DE-FER
Ce nom d'Avaugonr retentit de proche en proche,
et calma le tnmiilte comme par magie; Tarrivée du che-
valier était nn événement majeur qui devait dissiper
toute préoccupation secondaire; on fit cercle autour de
l'estrade. Un grand nombre de membres n'avaient jamais
vu Julien d'Avaugour, vivant d'ordinaire loin du pays
breton, les autres l'avaient aperçu une seule fois de nuit
au château de Goëllo lors de l'assemblée qui avait pré-
cédé sa disparition. Néanmoins, et malgré la ressemblance
frappante du courrier avec son ancien maître, quelques
doutes auraient pu s'élever, si la reconnaissance formelle
do Jean de Bieux eût laissé place aux soupçons. Devant
le témoignage de Kieux, la pensée d'une usurpation de
nom ne vint à personne; les uns se réjouirent de ce retour
inespéré, les autres maudirent le hasard.
Un seul homme, dans le Parlement, ne partageait
point l'erreur générale : au nom du chevalier d'Avaugour,
Grauthier de Penneloz avait tressailli et reculé de plusieurs
pas; il resta un moment le regard cloué au sol, comme
s'il eût craint, en le relevant, d'apercevoir quelque ef-
frayante apparition.
Enfin, il fit un effort et se redressa; l'œil de Eollan,
calme, assuré, était fixé sur lui.
— Ce n'est pas lui; s'écria mentalement le comman-
deur en poussant un long soupir de soulagement; mais
que peut vouloir cet homme?
H se prit à réfléchir laborieusement, au lieu de pro-
tester. Ce prétendu chevalier, dont il se rappelait confu-
sément la figure, devait être un imposteur de bas étage,
n'ayant d'autres chances de succès que son audace et la
disparition du véritable Julien d'Avaugour. Néanmoins,
comme lui, Gauthier, était seul à savoir le sort de ce der-
nier, et qu'il n'avait garde de le révéler, la réussite de
l'usurpateur ne restait point douteuse. Le sire de Château-
neuf, ami d'enfance de Julien, et dont la renommée de
loyauté n'était pa^s attaquable, admettait l'identité de
ROLLAN PIED-DE-FER 73
cet homme; que pouvait faire le reste de l'assemblée,
qui ne connaissait point le chevalier?
Gauthier de Penneloz, malgré son double échec, n'avait
renoncé complètement ni à son mariage ni à ses ambi-
tieuses vues politiques; seulement, il s'était ménagé, en
cas de défaite nouvelle, une porte de derrière, et comptait
vendre son appui au cardinal, pour quelque charge de
haute importance. A ces divers projets, le retour de
Julien faisait également obstacle : le chevalier, en effet,
allait reprendre la première place dans la confrérie bre-
tonne ; le crédit diminué du commandeur influerait
sur son marché avec Son Éminence, et ferait baisser
proportionnellement le prix de l'apostasie.
Gauthier de Penneloz, voyant tout ce que lui causerait
d'embarras la présence de cet adversaire inattendu, et ne
pouvant l'écarter violemment, essaya de trouver un
biais ; il s'approcha de Eollan et s'inclina courtoisement.
^ — Mon noble cousic, dit-il, je vous salue.
■■ P\iis, se penchant à son oreiUe, il ajouta tout bas :
p — Mon ami, il te faudra venir ce soir sans faute à
l'hôtel de Kermel; je t'attendrai.
n fit un geste menaçant et péremptoire. EoUan ne
sourcilla pas. Il avait rendu le salut du commandeur; à
ces derniers mots, il répondit par un froid sourire.
^ — Prends garde !... voulut dire Gauthier de Penneloz.
— Monsieur le commandeur, interrompit RoUan à
haute voix, vous plairait-il de vous rendre ce soir à la
demeure de messire Jean de Eieux, mon hôte? Je vous
attendrai.
Gauthier se mordit la lèvre; mais, couvrant son dépit
sous une apparence de cordiale familiarité :
— Mon cousin, cela me plaît, dit-O.
Et il reprit sa place sur les bancs de la noblesse.
Pendant cette scène, l'effervescence s'était entièrement
calmée; M. de Coëtlogon avait fait placer près de son
fauteuil un siège pour M. le duc de Retz qui, bon gré.
74 ROLLAN PIED-DE-FER
mal gré, dut se contenter de cette équivoque réparation.
La séance commença. La présence du chef de l'association
bretonne venait corroborer Teffet produit par la fière
action de Jean de Eieux; aux premiers mots prononcés
par le lieutenant de roi, chargé de traduire la volonté
du cardinal ministre, ceux qui tenaient pour la France
durent voir que le vent avait tourné; le nom du marquis
de Pontchartrain, titulaire de la charge d'intendant de
l'impôt, fut couvert par un cri universel de réprobation.
Hénon de Coëtquen, seigneur de Combourg, après
avoir consulté le sire de Châteauneuf , s'élança à la tribune :
il était fougueux parleur; son discours fut un véhément
et fort rude rappel aux termes du contrat d'Union, sa
péroraison, une menace formelle de résistance, au cas
où le gouvernement de Sa Majesté persisterait dans son
système d'envahissante oppression. En vain Albert de
Gondi et autres voulurent rétorquer les arguments du
noble Breton; l'assemblée était en fièvre; cent voix
proposaient de voter par acclamation le renvoi de l'inten-
dant royal. Jean de Eieux et le chevalier d'Avaugour
restaient seuls calmes au milieu du tumulte général.
Enfin ce dernier se leva.
— Messieurs, dit-il, point de vote; le silence.
Cette hautaine parole fut accueillie par l'enthousiasme
de tous; l'assemblée se sépara sans qu'il fût possible de
mettre aux voix la réception de M. de Pontchartrain. En
cette réunion mémorable, le génie de l'indépendance
bretonne s'était montré si puissant, que les plus indécis
se rallièrent au drapeau de la confrérie; MM. de Eetz et
de Pontchartrain partirent le jour même, afin de porter
leurs plaintes à la cour. En montant à cheval, M. de Eetz
premit de revenir sous peu, avec ce qu'il faudrait de mous-
quetaires pour mettre à la raison ces entêtés bavards,
messieurs des États.
LENTKEVUE
Le soir, Gauthier de Penneloz fut fidèle au rendez-vous.
H trouva Eollan qui l'attendait dans une salle de l'hôtel
d'Ac'gné appartenant aux aînés de Eieux. Le courrier,
après avoir fermé lui-même les portes de sa retraite,
montra du doigt un siège à son visiteur.
— Sommes-nous seuls? demanda celui-cL Je ne vou-
drais pas, dans votre intérêt, qu'il y eût ici personne aux
écoutes.
— Lequel de nous deux craint l'oreille des curieux,
M. le commandeur? dit Eollan au lieu de répondre.
— D n'est pas vraisemblable que ce soit moi qu'en
dites-vous, mon très cher cousin d'Avaugour! s'écria
Gauthier en riant.
Çà, maître, continua-t-il en se jetant dans un fauteuil,
trêve d'effronterie, je vous conseille; jouer votre rôle
devant moi serait peine superflue; je sais qui vous n'êtes
point, sinon qui vous êtes... n'avez-vous pas peur, dites-
moi, que messire Julien ne vienne vous demander compte
de cette comédie?...
— Je n'ai garde ! interrompit Eollan, dont les sourcils
se froncèrent.
Le commandeur fit un geste de surprise.
— Hélas ! dit -il avec une feinte tristesse, il est vrai
que mon malheureux parent est, suivant toute apparence,
76 ROLLAN PIED-DE-FER
dans un lieu d'où l'on, ne revient guère. Pourtant, il serait
possible...
— Non, dit Rollan.
— Comment! s'écria le commandeur en pâlissant;
sauriez-vous ce que tout le monde ignore?
Le courrier ne répondit point. Grauthier honteux de
l'avantage que prenait invinciblement sur lui cet homme
qu'il avait compté terrasser d'une parole, s'efforça de
retrouver son assurance.
— Et moi, reprit -il avec un sourire railleur, n'avez -
vous pas peur que je parle?
— Non, dit encore Rollan.
— Sur Dieu, vous êtes hardi, mon compagnon ! si
l'audace suffisait à donner noblesse, vous seriez un puissant
seigneur pour tout de bon. Par malheur, il n'en est point
ainsi. Ecoutez, je devine ce qui vous donne, à cette heure,
tant d'impudence : ce matin, dans la salle des États, pour
une cause à moi connue, je me suis tu; mais de-
main...
— Demain, vous vous tairez encore, Grauthier de
Penneloz !
Celui-ci se leva et parcourut la chambre d'un regard
inquiet. Ce mot, dans la bouche du faux chevalier d'Avau-
gour, lui semblait n'avoir d'autre sens possible qu'une
menace de violence.
— Nous sommes sous le toit de Jean de Eieux, reprit
Rollan avec froideur : je suis sans armes; vous avez
votre épée, rassurez-vous, monsieur le commandeur.
— Maître, dit Gauthier de Penneloz, qui ne pouvait
plus contenir son trouble, il est en tout ceci un mystère
dont il me faut l'explication, à l'instant même !
— Vous dites vrai, monsieur le commandeur; il e-stl
on tout ceci un mystère; naguère vous étiez seul à le
connaître; peut-être le sais-je, moi aussi, maintenant.
Gauthier restait debout, l'oeil fixe, la respiration pressée;
la sueur perçait en gouttelettes sur son front pâle efc
ROLLAN PIED-DE-FER 77
plissé; Eollan, calme, impassible, le toisait d'un regard
sévère et semblait savourer sa détresse morale.
— Quoi que tu saches, dis-le ! s'écria enfin le comman-
deur.
— Je suis ici pour cela, messire. Écoutez et veuillez
ne point m'interrompre. Je me nomme Eollan, je suis
courrier de mon métier...
— Passe ! que m'importe ton métier ! dit le comman-
deur avec violence.
— Cette profession, continua lentement Eollan, m'o-
blige à voyager de nuit parfois. Un soir...
— Manant ! s'écria Gauthier de Penneloz dont la
curiosité exaltait la colère; trêve de paroles inutiles!
oses-tu bien te railler de moi ! que sais-tu?
— Un soir, reprit le courrier sans tenir compte en
aucune manière de cette brutale interruption, un soir,
je m'arrêtai au bourg de Hédé; il y a de cela un an. Vers
onze heures de nuit, voyant la lune brillante et le ciel
serein, il me prit désir de me remettre en route. J'allais
à Bécherel; pour ce faire, vous savez, messire, qu'il faut
couper la montagne de Goëllo. L'air était frais; je chemi-
nais gaîment, contemplant le manoir des comtes de
Vertus, dont les tours sombres ressortaient sur l'azur
argenté du firmament. Tout à coup, au moment où je
dépassais le château, un bruit de chaînes retentit : le
pont-levis grinça sur sa charnière rouillée; un cavalier
parut... Ne m'interrompez pas, messire... C'était un jeune
seigneur de noble mine, qui sortait, comme il était entré,
sans suite, confiant aux saintes lois de l'hospitalité.
J'entendis dans l'ombre le bruit d'une accolade; une
voix prononça sur le seil un cordial au revoir... C'était
votre voix, Gauthier de Penneloz... Déjà l'hôte de Goëllo
avait franchi la moitié du pont, lorsque sa monture se
cabra subitement; le cavalier piqua des deux; ce fut en
vain : hasard ou perfidie, plusieurs planches avaient été
enlevées. J'allais m'élancer au secours, lorsqu'un homme,
78 ROLLAN PIED-DE-FER
quittant Tombre de la voûte, se montra à découvert...
C'était vous, je vous reconnus. Je vis briller en votre
main la lame d'une épée; le cheval bondit en avant;
parce que le fer s'était enfoncé dans sa croupe : monture
et cavalier disparurent ensemble dans l'abîme. — A
ce moment, votre noble pupille, Eeine de GoëUo ouvrit
sa fenêtre et agita en l'air une écbarpe blanche. EUe
parcourait des yeux le tertre, cherchant le chevalier son
époux.
— Quoi ! tu sais aussi cela ! dit le commandeur stu-
péfait.
— Je sais beaucoup de choses, répartit Eollan dont la
voix tremblait d'émotion à ces douloureux souvenirs;
il ne faut plus menacer M. le commandeur : Julien d'Avau-
gour ne reviendra pas, parce qu'il est mort; vous vous
tairez, parce que vous êtes son assassin, et que je fus
le témoin de votre crime. Or vous seul pourriez parler :
je n'ai donc rien à craindre.
Gauthier de Penneloz avait prévu cette conclusion,
mais il ne l'attendait pas si nette, peut-être, ni si rigou-
reuse. Tandis qu'il écoutait le courrier, son esprit s'était
partagé entre le récit et les mesures à prendre pour
combattre utilement le péril; d'abord il avait songé à
nier, mais son attention s'était ensuite concentrée tout
entière sur cette circonstance, qui pouvait porter à son
projet favori le coup le plus funeste : Eollan connaissait
le mariage de Eeine de Goëllo avec Julien d'Avaugour.
Il fut longtemps avant de reprendre la parole; voyant
le danger dans toute son imminence, il fit enfin un appel
désespéré à sa fermeté d'âme, et réussit à grand'peine
à prendre le dessus.
— Voilà toutî demanda-t-il en mettant le poing sur
la hanche comme quelqu'un qui a pris son parti, et que
rien désormais n'arrêtera plus.
— N'est-ce point assez? dit Eollan.
— C'en est assez poTir perdre le ^'ilain qui a osé menacer
ROW^N PIED-PE-FER 79
un noble homme ! reprit Gauthier avec son plus arrogant
sourii'e. Qui croira le courrier KoUan quand Penneloz
lui dira : Tu as menti?
— L'oseriez-vous donc, messire?
Le commandeur, au Ueu de répliquer, se dirigea
vers la porte, faisant sonner sur les dalles le talon de ses
bottes éperonnées. Jamais il n'avait porté plus haut la
tête :
— Mon compagnon, dit-il, quand il eut dépassé le
milieu de la vaste pièce, laissant EoUan immobile à l'en-
droit même où s'était engagé et poursuivi l'entretien :
ne vous inquiétez point, j'ai sauté en ma vie des fossés plus
larges que celui-là. Fiez-vous à moi, vous êtes en bonnes
mains; je vous engage ma parole que justice sera faite :
justice prompte et entière, A vous revoir !
n accompagna ces mots d'un geste ironique et mena-
çant. Eollan le suivit du regard jusqu'au seuil; au moment
où le commandeur posait le doigt sur le verrou, RoUan
desserra les lèvres et prononça tout bas :
— Demeurez, je vous prie.
Sur ces mots, le commandeur s'arrêta et regarda Eollan
qui souriait avec calme, et qui ajouta très doucement :
— Gauthier de Penneloz, je crois que nous ne nous
entendons pas.
Le commandeur revint aussitôt; il était triomphant.
Pour lui, ceci était une capitulation. H voyait déjà Eollan
à ses pieds, implorant son aide, et se demandait s'il ne
valait pas mieux profiter de la détresse de cet homme
pour s'en faire une créature, que de l'écraser tout à fait.
— Que veux -tu m'apprendre encore, mon compagnon?
drmanda-t-il d'un ton radouci. On peut s'entendre en
effet, à condition que tu te montres raisonnable.
Eollan répondit :
— Je n'ai plus rien à vous apprendre; je veux seulement
vous faire souvenir, car votre mémoire me semble courte.
Avez-vous donc oublié déjà que, par le fait, c'est Eollan
80 ROLLAN PIED-DE-FER
le courrier qui a disparu dans le gouffre de Vertus. Paix
soit à ce pauvre homme. Il n'y a plus ici de vilain que vous
puissiez réduii'e au silence à votre guise. Nous sommes
tous deux égaux, tous deux gentHsliommes, tous deux
prétendants à l'héritage de Bretagne : moi, Avaugour,
vous Penneloz.
• — Pauvre fou! dit le commandeur avec un suprême
dédain.
— Je me trompe en effet, reprit Eollan; il est entre
nous deux une différence notable : Avaugour est puissant
parce qu'il est respecté. Faut-il mettre les points sur les i et
vous dire pourquoi Penneloz est faible?
— Sur ma parole, s'écria Gauthier en essayant de rire
voici notre situation respective merveilleusement définie !..
Mon compagnon, tu es habile charlatan, et sais tirer bon
parti d'un pitoyable jeu. Intrépide et rusé comme tu
parais l'être, je ne donnerais pas un écu tournois de ma
partie, si tu possédais seulement l'ombre d'un titre
sérieux pour appuyer le roman que tu as arrangé dans
ta tête...
Gauthier s'inteiTompit ; et brusquement sa physionomie
se rembrunit parce que Eollan avait glissé la main sous
le revers de son pourpoint.
■ — ^Mais c'est foUe de craindre, poursuivit le commandeur
en reprenant son sourire. Tu n'as pas de titres... tu ne
peux pas avoir de titres. Nous n'avons point à feindre
l'un vis-à-vis de l'autre puisque tu sais tout. Ce soir -là,
le soir où tu vis de si intéressantes choses au clair de la
lune sur le pont-levis du château de Goëllo, mon infortuné
cousin, Julien d' Avaugour portait sur lui, selon sa cou-
tume, tous ses parchemins dans leur étui, je le sais, j'en
suis sûr, il me les montra. Dieu seul ou Satan pourraient
les aller prendre à l'endroit où ils sont maintenant. Tu
as beau payer d'effronterie...
Il n'acheva pas; sa bouche resta béante et convulsive-
ment agitée ; KoUan avait retiré sa main de son pourpoint,
I
ROLLAN PIEEHDE-FER 81
et montrait l'étui de métal trouvé dans les vêtements de
Julien d'Avaugour. D'un coup d'œU le commandeur
reconnut cet objet; un blasphème sourd s'étouffa dans
son gosier; il frissonna de tous ses membres.
• — Qui t'a donné cela? s'écria-t-il en s'élançant pour
saisir l'étui.
Eollan le repoussa et fit jouer le ressort.
— Voilà mes titres, dit-il. Voilà les titres d'Avaugour !
— Béponds ! s'écria encore Gauthier de Penneloz, qui
lui saisit violemment le bras, est-ce lui qui t'a donné cela !
Est-ce lui? Julien, est-il donc revenu?
Eollan secoua la tête et répondit :
— H est mort.
— Alors, tu as le pouvoir d'un démon ! murmura le
commandeur dont l'esprit était en proie à la confusion la
plus complète.
— Voici même, reprit Eollan en choisissant un par-
chemin parmi les autres, voici l'acte qui me donne et
confère, au nom de la confrérie, le titre de connétable de
Bretagne.
Ces derniers mots semblèrent frapper le commandeur
comme un trait de lumière. Saphysionomie s'éclaira, bien
qu'il fît effort pour cacher sa joie soudaine; les rides de son
front disparurent; tous ses traits, bouleversés naguère,
reprirent instanément une apparence de calme diplo-
matique.
— Quoi ! demanda-t-il, les lettres patentes aussi?
Eollan déplia le parchemin ; le commandeur le parcou-
rut en affectant une grande curiosité.
— - En effet, dit -il en prodiguant les marques de plus
vif dépit, c'est bien cela ! l'acte est authentique ! voici
jusqu'à ma propre signature parmi les autres ! Maître,
de quelque source que vous teniez ces titres, leur possession
vous met dans une position presque inexpugnable, je suis
trop franc pour nier cela ! Je suis soldat, je passe pour
brave, mais le vrai courage ne consiste pas à lutter contre
82 ROLLAJ^ PIED-DE-FER
rimpossible, tous avez là de trop fortes armes ! Tout à
l'heure, je vous croyais échec et mat, mais c'est moi qui
compte les cases de réchiquier en définitive, et je vous
demande à capituler honorablement.
Il disait ces choses avec une sorte de gaieté mélancoli-
que, à la manière de ceux qui font contre fortune bon
cœur.
Puis, donnant à sa voix des inflexions de franche
bonhomie, il ajouta :
— Mon camarade, vous comprenez bien que je ne pou-
vais deviner cela"? Et pourtant, voyez le pressentiment :
Aux Etats, je me suis tu, n'est-ce pas une providence^ Je
ne donnerais pas pour dix mille pistoles la bonne chance
que j'ai eue de me mettre ainsi dans votre jeu. Séparés
nous pouvions nous entre-nuire; une fois que nous serons
réunis, rien ne nous résistera. Les partisans d'Avaugoux
et de Penneloz forment la majorité des États comme celle
de la population; sans savoir même quels sont vos projets,
je vous propose mon aide et mon amitié. Peut-on mieux
faire?
Eollan garda le silence. Le commandeur, croyant qu'il
hésitait, ôta son gant et lui tendit la main en disant ronde-
ment.
— AUons-y mon camarade, ne vous gênez pas, touchez-
là, c'est de bon cœur.
Le courrier recula d'un pas.
— Gauthier de Penneloz, dit-il d'une voix grave en se
dressant de toute sa hauteur, étant en péril de mort, j'ai
juré que, si Dieu me prêtait vie, Julien d'Avaugour, mon
seigneur et mon frère, serait vengé. Je tiendrai mon ser-
ment, je vous en préviens en toute loyauté. Mais présen-
tement, comme l'heure de justice n'est pas venue et que
j'ai un autre devoir plus pressant à remplir, il me plaît
d'accepter une partie de vos offres. Entre nous deux, il ne
peut jamais y avoir de paix, entendez -vous, jamais. Guerre
ou trêve ! Je vous donne à choisir entre la guerre immé-
ROLLAN PIED-DE-PER 83
diate, sans merci, ou la trêve loyalement observée jusqu'au
jour où l'un de nous dira : c'est assez.
Un sourire erra sur la lèvre du commandeur.
— La trêve ! s'écria-t-il avec empressement ; contre un
ennemi tel que vous, mon cousin, la guerre vient toujours
assez tôt. Je choisis la trêve.
Ce fut tout. Les deux interlocuteurs marchèrent en-
semble vers la porte; sur le seuil, le commandeur s'inclina
et dit avec une gaîté feinte, qui dissimulait assez bien
sa haineuse et narquoise arrière-pensée :
— Si nul autre que moi, désormais, ne vous conteste
votre qualité, vous mourrez chevalier d'Avaugour, messire
Eollan Pied-de-Fer... Je prie Dieu qu'il vous garde.
Quelques secondes après, enfourchant son cheval, qu'un
page tenait en bride à la porte extérieure, Gauthier ajou-
tait à part lui :
— Merci pour ta trêve, insolent valet ! En récompense
je veux te garder ma parole ; il ne tiendra pas à moi que tu
ne meures Avaugour, et sous peu ! Je vais m'occuper de tes
affaires.
A peine de retour à son hôtel, le commandeur, sans
perdre le temps à faire préparer ses équipages, donna
quelques ordres concernant Eeine de Goëllo, et partit,
pour Paris, suivant les traces de IMM. de Gondi et de Pon-
chartrain, dont la retraite ressemblait à une déroute.
Pendant les quelques jours qui suivirent, Eollan ne
manqua pas d'assister aux séances des États où il acquit
une prépondérante influence : cette période fut marquée
par plusieurs mesures vigoureuses prises par l'assemblée
dans l'intérêt de la conservation des franchises bretonnes.
Nous n'exprimons point ici notre avis sur ces privilèges
provinciaux dont on trouve la raison d'être dans l'histoire-
môme des moyens employés pour établir l'unité française,
mais qui contribuèrent d'une façon si funeste à miner le
pouvoir royal. Nous racontons, voilà tout. Ceux qui attri-
buent à Voltaire et à Eousseau les premiers semis de l'idée
84 ROLLAN PIKD-DE-FER
révolutionnajje sont sans doute de bonne foi, mais le
proverbe voit plus loin qu'eux, et plus clair : L'État, de
mênae que l'homme, n'est jamais trabi que par les siens.
Bientôt Eollan, connu de tous sous son nom d'empnint,
dut perdre toute inquiétude; la grande notoriété pubUque
qu'il s'était acquise, jointe à l'existence entre ses mains
de titres incontestables, mettait son « usurpation d'iden-
tité » à l'abri de toutes attaques. Jean de Eieux lui-même,
revenant par impossible sur son assertion première, et
niant l'identité du prétendu cbevalier d'Avaugour, eût
trouvé, malgré sa renommée de véracité scrupuleuse,
plus de contradicteurs que d'adhérents. La case laissée
vide par la mort de Julien était remplie. L'association
bretonne avait un chef, et ce chef, à cause de sa modéra-
tion même, devait tenir tête longtemps au gouvernement
royal.
VI
LA DAME D AVAUGOUB
Eeine de Goëllo attendait toujours le retour du cheva-
lier, son époux. Au temps où Gauthier de Penneloz
espérait encore une décision favorable de la cour de
Eome, touchant Tannulation de ses vœux, il s'était mis
ouvertement sur les rangs comme prétendant à la maia
de sa pupille. En faisant sa demande, il avait exprimé
de vagues inquiétudes sur le sort de celui qu'il appelait
son noble ami et coucin et donné à entendre qu'il le
regardait comme décédé, mais Eeine avait repoussé bien
loin ce qu'elle croyait être un grossier mensonge. Sa ten-
dresse était profonde et sincère; le temps avait peine à
tuer son espoir.
Les semaines et les mois s'étaient écoulés : il y avait
maintenant plus de deux années que Eeine espérait la
venue de son époux, l'attendant toujours d'heure en
heure. EUe connaissait assez le noble cœur de Julien pour
ne point redouter son inconstance. Elle se réfugiait dans
le peu qu'elle savait du mytère de sa vie. Sans doute
il était retenu loin d'elle par de grands intérêts, prisonnier
peut-être et empêché de lui donner de ses nouvelles.
M. le cardinal ne passait point pour sangainaire, mais il
n'avait pas non plus la réputation d'être un ennemi
scrupuleux. Et qui sait'^ Julien qui n'ignorait point
le caractère déloyal du commandeur, attendait-il tout
86 ROLLAN PIED-DE-FER
■uniment sa majorité à elle, Eeine, pour reparaître, parler
liant et déclarer publiquement le mariage secret.
Quoi qu'il en soit, à mesure que le temps passait, Tin-
quiétude et la tristesse entraient dans le cœur de Eeine.
Deux ans ! Est-il un cachot si profond d'où l'on ne puisse
parler on écrire à ceux qu'on aime? sui*tout quand il
s'agit de donner à une jeune mère des nouvelles de son
fils?
Eeine avait un fils qu'elle n'avait embrassé qu'une
seule fois, qu'était-il devenu ce cher enfant qui occupait
une si grande place dans la pensée de Eeine?
Lors de sa très courte visite au château de GoëUo, qui
ne s'était jamais renouvelée, le chevalier Julien d'Avau-
gour avait parlé de l'enfant qu'il aimait passionnément,
on peut dire que Eeine et lui n'avaient parlé que de
l'enfant : le nom d'Arthur était sans cesse sur leurs lèvres.
Mais tout cela était si loin : Eeine avait un naturel vail-
lant, mais elle était mère; eUe souffrait le martyr.
n y avait une circonstance étrange : EoUan Pied-de-
Fer lui-même, l'ami fidèle, infatigable, qui servait jadis
de messager aux deux époux, avait aussi disparu pour
Eeine, et cela, dès l'époque où Julien d'Avaugour s'éta t
montré pour la première et la dernière fois en Bretagne.
Depuis lors, il est vrai, elle avait presque toujours habité
Eennes, où le commandeur de Kermel avait fixé sa rési-
dence, après l'assemblée générale des Frères Bretons,
tenue au manoir des comtes de Vertus.
, C'est en ce manoir, dont la douve servit de lieu de scène
aux premiers événements de notre histoire, que nous
allons rejoindre la jeune femme de Julien d'Avaugour;
le commandeur, en partant pour Paris, avait choisi,
pour l'y reléguer le château de Goëllo, non point parce
qu'il faisait partie de son propre patrimoine, mais parce
qu'il était entouré de remparts et fortifié comme une
prison. Seule avec ses femmes et Baër, le vieux concierge,
elle passait ses jours dans la tristesse, à peine soutenue
ROLLAN PIED-DK-FER 87
par un reste d'espérance qui allait sans cesse diminuant.
Un soir qu'elle était à sa fenêtre, rêvant, comme d'habi-
tude, au temps de son bonheur, elle entendit un bruit
dans le feuillage, au delà du saut de Vertus : un homme
sortit de l'ombre, se découvrit et agita son feutre.
Reine poussa un cri, et se rejeta en arrière, la main
sur son cœur pour en contenir les battements : elle avait
cru reconnaître Julien d'Avaugour.
Elle appela ses femmes à grands cris pour ordonner
qu'on baissât le pont-levLs toujours relevé.
Baër hésita ; il avait reçu du commandeur ordre formel
de tenir le château fermé à tout venant : mais un geste
Impérieux de sa maîtresse fit taire ses scrupules. Le vieil-
lard eut peur, tant il y avait de soudaine autorité dans
la pose de la jeune femme, de puissance hautaiue et
irrésistible dans son regard : à l'occasion, ce mâle sang
des souverains de Bretagne se révélait sous la guimpe
d'une demoiselle, comme sous le haubert d'un chevalier.
Le pont-levis fut baissé : Rollan franchit le seuil, et
Eeine qui reconnut son erreur, s'écria :
— Ce n'est que vous.
— Madame, répondit Rollan qui portait un fardeau
sous son manteau, il faut que je vous parle sans témoin.
Eeine éloigna aussitôt ses femmes.
Mais avant de dire ce qui se passa entre elle et le courrier
il nous faut reculer de quelques heures en arrière.
Rollan arrivait de Rennes où il poursuivait son œuvre
avec une inébranlable persévérance. Ayant jugé ce que
nous appelons son identité suffisamment établie aux États,
il avait pris vacances, pour se rendre au bourg de Hédé,
dans la maison d'Anne Marker, où était l'enfant Arthur.
Là, le premier ^dsage qu'il rencontra fut celui de Corentin
Bras, son adversaire dans le duel nocturne du saut de
Vertus. Le rustre recula, ébahi en le voyant vêtu comme
un prince.
— Vivant... et gentilhomme ! s'écria-t-U en se signant.
88 ROLLAN PIED-DE-FER
— Chut ! dit Eollan, qui mit un doigt sur sa bouclie.
J'ai vu d'étranges choses dans les entrailles de la terre,
mon camarade, et parmi d'autres recettes, celui dont
on ne dit point le nom, m'a enseigné le moyen de faire
taire les gens qui se souviennent de trop loin. . ""->
— Monseigneur ! balbutia Corentin épouvanté, je serai
muet.
— Va- t'en, et ne reviens point tant que je serai dans
cette maison.
Corentin s'éloigna aussitôt, mais il se retourna maintes
fois pour jeter un regard curieux et craintif sur ce manant
que l'enfer avait fait grand seigneur. Le lendemain, on
se répétait dans le bourg de Hédé une histoire de plus,
touchant la tradition du saut de Vertus. Plus d'un jeune
gars se promit de tenter quelque jour l'aventure, pour
gagner lui aussi, une brillante épée et un pourpoint de
velours.
H y eut entre Eollan et Anne une scène courte et doulou-
reuse. La jeune fille avait agivis-à-vis de Corentin comme
Eeine avec le commandeur de Kermel; eUe avait traité
de fable le récit de Corentin, et attendait toujours celui
qu'elle croyait son fiancé. A sa vue, eUe se précipita,
rouge de bonheur; puis eUe s'arrêta confuse et indécise :
ce riche costume l'effrayait.
— Anne, dit Eollan, je viens chercher l'enfant que je
vous confiai autrefois.
— Le chercher, répéta la jeune fille; vous venez le
chercher !
Comme EoUan gardait le silence, elle baissa la tête;
une larme vint se suspendre aux longs cils de sa paupière.
— L'enfant est ici, reprit-eUe; ma mère et Corentin
voulaient l'exposer à la charité des passants; moi, j'aurais
mieux aimé mourir !
Le courrier fit un pas vers elle.
— Anne, je vous remercie, dit-il; je savais que vous
étiez une bonne et généreuse fille.
ROLLAN PIED-DE-FER 89
Au geste de EoUan, Anne a^ait tendu sa main: ces
froides paroles la glacèrent jusqu'au fond du cœur.
— Le temps presse, reprit le courrier : je n'ai point le
loisir de m'arrêter.
— Oh ! pourquoi vous ai-je vu ! s'écria la jeune fille,
dont les sanglots éclatèrent ; pourquoi vous ai-je vu, vous
qui deviez m'oublier sitôt !
Eollan se détourna pour cacher son trouble. Dans sa
vie solitaire nulle ne lui avait témoigné pareil attachement,
et comme il était bon, la pensée de briser un bon cœur le
navrait.
— Je n'ai rien oublié, dit-il; Dieu m'est témoin que je
ne vous ai point trompé; mais je ne m'appartiens
plus.
— Appartenez-vous à une autre ! murmura la pauvre
jeune fille en tombant sur un siège.
— Je ne m'appartiens plus ! répéta Eollan avec effort*
Anne trouva dans sa fierté la force de se relever.
— Je vais chercher l'enfant, dit-elle.
Eollan la suivit du regard; quand il fut seul, un soupir
souleva sa poitrine.
— Ayez pitié de moi, mon Dieu! muvmura-t-il; je
vivrai seul.
Puis, recevant l'enfant des mains de la jeune fille qui
revenait, il prit en silence le chemin de la porte. Sur le
seuil, il se retourna :
— Anne, dit-il d'une voix brisée, nous ne devons plus
nous revoir sur cette terre. Priez pour moi et ne me mau-
dissez pas. Dieu m'a imposé une rude tâche, et je n'ai que
les forces d'un homme... Soyez heureuse, ma fille.
Adieu !
L'instant d'après on entendait son pas précipité sur
la pelouse de la cour. Anne se pencha pour saisir un
dernier bruit : on n'entendait plus rien.
— C'est bien lui, pourtant ! s'écria Corentin en se mon-
trant tout à coup derrière la porte où il s'était caché du-
90 ROLLAN PIED-DE-FER
rant cette scène : il n'y a point au monde d'autre homme
que Eollan Pied-de-Fer pour courir comme cela... Le
diable n'aura pas voulu de lui.
Eollan prit en effet sa course au seml de la maison
d'Anne Marker, et ne s'arrêta que sur le tertre de Goëllo.
Il avait cru tromper ainsi son émotion; mais lorsqu'il
franchit le pont-levis, la sueur qui baignait son front
n'était point le produit de la fatigue. Quand les femmes
de Eeine se furent éloignées, il entr'ouvrit son manteau
et mit un genou en terre, x^renant dans ses mains le far-
deau qu'il portait.
— Madame, dit-il, voici votre enfant.
Il déposa le jeune Arthur endormi dans les bras de sa
mère. CeUe-ci, d'abord tout entière à la joie, couvrait son
fils de baisers.
— Comme il lui ressemble ! disait -eUe en extase,
Comme il est beau !
EUe ne pouvait se lasser de contempler ce cher et vivant
portrait de Julien, son mari.
Puis, se rapprochant vivement de EoUan, qui la re-
gardait en silence, elle ajouta :
— Et lui ! quand dois- je le revoir? ai- je pu tarder si
longtemps à vous faire cette question.
Le courrier secoua tristement la tête.
— Puisse l'enfant toujours vous tenir Ueu du père,
murmura-t-il.
Et comme les beaux yeux de Eeine l'interrogeaient
avec épouvante, il ajouta :
— Eemerciez Dieu, madame, dont la miséricorde vous
a gardé cette précieuse consolation.
Eeine ne comprit pas tout de suite; elle ne voulait pas
comprendre.
Mais enfin, son regard se voUa, et une pâleur livide se
répandit sur ses traits comme si tout le sang de son corps
se fut retiré. Elle fit effort poiu- parler, sa voix restait dans
sa gorge.
I
KOLLAN PIED-DE-FER 91
— Mort? demanda-t-elle enfin si bas que Eollan eut
peine à Tentendre : il est mort !
— Assassiné, Madame, oui, répondit-il.
Reine chancela et tomba évanouie.
Une heure après, la dame d'Avaugour était demi-
couohée dans un vaste fauteuil ; ses yeux restaient encore
pleins de larmes. Debout devant elle se tenait Eollan;
il parlait avec respect, mais d'une voix ferme et pressante.
— Maître, je ne puis approuver cette audacieuse
folie, dit enfin Eeine avec fierté; l'héritier d'Avaugour
et de Goëllo n'achètera point, de mon aveu, à un prix si
extravagant la protection d'un vassal tel que vous. Il
m'étonne que vous ayez pu concevoir un instant l'espé-
rance de me faire la complice d'une pareille entreprise.
Le rouge monta au front de Eollan qui fit effort pour
retenir une parole prête à jaillir de ses lèvres.
Quand il eut pris le temps de se recueillir, il dit avec
un respect empreint de tristesse :
— Madame, je sais le peu que je suis, ce serait de ma
part un condamnable orgueil que devons dire: Je pardonne
donne; pourtant, je ne mérite point votre insulte. H y a
près d'ici une pauvre âme qui souffre et m'appelle, m'ac-
cusant d'avoir brisé sa vie. C'est une douce et pure
jeune fille qui a servi de mère à votre enfant, et que la
calomnie n'a point épargnée. Vous lui devez de la re-
connaissance, madame; moi, je lui devais davantage, et
peut-être que je suis bien las d'être toujours seul sur cette
terre où chaque créature a quelqu'un à aimer. Pourtant,
ce soir, je lui ai dit adieu pour jamais... à cause de vous,
madame, à cause de votre fils, à cause du souvenir de
mon maître qui m'appelait son ami... J'ai fait serment :
j'ai juré que Julien d'Avaugour serait vengé et que l'en-
fant Arthur aurait sou héritage... Madame, c'est à cela
que je travaille et je ne travaille qu'à cela. H faut que mon
œuvre s'achève et que mon serment soit tenu. Je le veux !
— Mais vous n'y pensez pas, maître ! dit Eeine ébranlée
92 ROLLAN PIED-DE-FER
par la persistance solennelle du courrier ; et par l'autorité
de son accent; moi, la veuve d'Avaugour, la Me de Goëllo,
rhéritière de Bretagne, que je consente à prendre pour
époux...
— Moi ! interrompit Kollan non sans quelque amertune.
A Dieu ne plaise, Madame ! vous ne m'avez pas compris.
Oh ! vous pouvez avoir confiance en moi, qui fus l'humble
frère du chevalier pendant sa vie, qui lui donnai, je puis
le dire tous mes jours, et qui, après sa mort, pardon pour
cette parole, Madame, lui donne encore mon repos, mon
espoir, mon bonheur peut-être, car je l'ai dit et je le
répète : je veux que son enfant, devenu homme, soit un
puissant, un breton loyal et un vrai chevalier, Il est temps
de parler autrement que par énigmes, Madame : écoutez-
moi et jugez -moi :
[^Ici Eollan répéta devant Eeine avec de plus amples
explications, ce qu'il avait dit à Jean de Eieux, la veille
de la première séance des États. L'effet fut le même : à
mesure qu'il parlait, le visage de la jeune femme s'éclair-
cissait et s'animait de plus en plus
— Eollan, dit-elle enfin, je vous prie de me pardonner;
vous êtes un généreux serviteor, vous êtes un fidèle ami;
agissez poux le mieux; je mets ma personne et celle de mon
fils à votre garde.
— Merci, merci, ma noble dame ! s'écria Eollan, qui
fléchit de nouveau le genou. Notre ennemi est fort, mais
le ciel est pour nous, puisqu'il me donne votre confiance;
l'éousson d'Avaugour sera relevé, j'en suis sûr. Die a me
ledit!
Gauthier de Penneloz, pendant cela, ne perdait point
son temps. A peine arrivé à Paris, au lieu de se mettre
en quête de MM. de Eetz et de Pontchartrain, il se rendit
immédiatement auprès du cardinal -ministre. Dans l'anti-
chambre, il rencontra M. de Eetz qui sortait fort mé-
content du cabinet : il avait demandé tout uniment des
troupes pour mettre messieurs des États à la raison, et
ROLLAN PIED-DE-FER 93
Son Eminence avait accueilli cette ouverture par le refus
le plus péremptoire. Il s'agissait bien en vérité du Parle-
ment breton ! Celui de Paris faisait aussi des siennes ; en
ce moment, M. le cardinal avait plus d'occupations qu'il
n'en fallait pour oublier les récalcitrants d'une demi-
douzaine de provinces; s'il eût, par hasard, possédé des
soldats de reste, la Fronde, bête folle, à cent têtes rieuses
et biscornues qui se faisait de plus en plus intraitable,
lui aurait sur-le-champs fourni les moyens de les utiliser.
Le propre neveu de M. le duc de Eetz, Jean-François
de Gondi, si fameux depuis sous le nom de cardinal de
Eetz, remuait alors Paris de fond en comble en société
avec M. de Beauf ort, en guerre avec M. le prince, et M. de
BouiUon, et M. de Longueville et toute une cohue de
grands seigneurs encanaillés avec toute ime séquelle de
robins : si bien que Son Eminence en perdait la tête. Et
de fait le diable lui-même y eut jeté sa langue aux chiens.
Tous ces gens -là vivaient au vent et grinçaient du soir
au matin comme une collection de girouettes, et quoique
les révolutionnaires en fussent encore à l'enfance de leur
art égoïste et rapinier, ils tii'aient tous assez bien déjà
leur épingle du jeu aux dépens de la France.
Cette pauvre France a toujours aimé qui la pille; et
ce goût national du peuple le plus spirituel de l'univers
n'a fait que croître et embellir depuis le temps.
M. le duc de Eetz salua en passant le commandeur
de Kermel qui était son compère et lui raconta en peu de
mots le résultat malheureux de son audience, après quoi,
il gagna au pied en lui jetant ce souhait ironique.
— Monsieur mon cousin, je vous désire meilleure chance
mais je ne l'espère pas.
Gauthier de Penneloz pourtant ne se découragea point
et fut introduit à son tour; le ministre le reçut d'un air
froid; mais dès les premiers mots la physionomie de
Son Eminence changea brusquement; un sourire sa-
tisfait vint se poser sur sa lèvre et ne la quitta plus.
04 ROLLAN PIED-DE-FER
C'est que, au liea d'une armée, Gauthier de Penneloz
ne demandait qu'un ordre de la cour et quelques sergents ;
il ne s'agissait plus avec lui de combattre une province
rebelle, mais d'arrêter un coupable de haate trahison.
Le coupable était Julien d'Avaugour; les preuves ne man-
queraient pas pour motiver son arrestation, et, au besoin,
faire tomber sa tête; le chevalier d'Avaugour portait sur
sa personne un acte, signé des principaux mécontents, qui
l'instituait chef d'une ligue formée pour arracher la Bre-
tagne à la légitime domination de Sa Majesté Très Chré-
tienne.
Gauthier donna les détails les plus précis sur l'orga-
nisation et les forces des Frères Bretons et appuya prin-
cipalement sur cette circonstance que Julien mort, la
confrérie tomberait d'elle-même.
n ne s'arrêta pas là ; passant à cette question insoluble
en apparence, l'intronisation d'un administrateur de l'im-
pôt, Gauthier prétendit avoir un expédient infaillible
pour faire évanouir la difficulté. Le cardinal accueillit
cette annonce avec un plaisir évident; la Bretagne,
jusqu'alors, avait été pour la couronne une sorte de nue
propriété; or, le gouvernement du roi avait plus que
jamais besoin d'argent. Gauthier entra dans une argu-
mentation détaillée et suffisamment plausible, d'où il
résultait que les intendants royaux étaient repoussés sur-
tout parce que Sa Majesté faisait choix systématiquement
pour occuper cette charge, de gens étrangers à la province.
— Que votre Eminence choisisse un Breton, dit le
commandeur en terminant, et je lui réponds du succès.
Assurément l'idée ne vous viendrait point d'offrir une
pareille charge à quelqu'un de ma qualité, mais mon
dévouement pour le roi est si grand que je ferai taire ici
ma légitime fierté. Et je proclame d'avance que j'accep-
terais pour pea que cette mesure eût l'agrément de votre
Eminence.
Le cardinal eut son sourire à l'italienne. Depuis le
I
ROLLAN PIED-DE-FER 95
début de l'entrevue, il voyait très bien où le commandeur
en voulait venir; il est probable pourtant que ce choix
rentrait pour un peu dans ses vues et servait pour un peu
quelqu'un de ses projets, car il prolongea très gracieuse-
ment l'audience, et Gauthier de Penneloz, quand il sortit,
avait le front tout radieux.
Cependant, avec ce grand ministre dont les romanciers
et les hommes de théâtre ont tracé des caricatures presque
aussi nombreuses et aussi bien réussies que leurs fameux
portraits du roi Louis XI avec son chapeau entouré de
saints de plomb, il y avait souvent assez loin de la coupe
aux lèvres, c'est-à-dire, de la promesse à l'exécution. Un
temps fort long se passa que Gauthier de Penneloz em-
ploya, selon ses goûts, à mener joyeuses vie. La cour ne
niait nullement l'engagement pris. Mais le résultat ne
venait point.
Enfin, après plus d'une année, un beau matin, M. le
commandeur de Kermel put plier bagages et partit en
compagnie de M. le duc de Eetz qui avait, lui aussi,
obtenu satisfaction. Ils étaient tous Its deux en fort heu-
reuse humeur, ayant licence dûment cachetée de prendre
sur leur route portion des sergenteries des sénéchaussées
d'Anjou et de Normandie, voire même quelques troupes
des garnisons voisines de la frontière bretonne.
M. le commandeur avait en outre dans son porte-
manteau de voyage la commission régulièrement scellée
d'intendant royal pour la province de Bretagne.
Cette charge d'mtendant, beaucoup plus considé-
rable que son titre ne semble l'indiquer, était une magis-
trature assez haute puisqu'elle comportait le droit de
vérification dans tout cas de noblesse contestée : ceci à
cause du statut qui exemptait les nobles hommes de l'obli-
gation de payer tailles.
Maître RoUan Pied-de-Fer n'avait qu'à se bien tenir
sous le pourpoint de Julien d'Avaugour.
Nos deux seigneurs allaient gaiement ne doutant point
96 ROLLAN PIED-DE-FER
du succès de leur caravane et savourant d'avance avec
grande joie la prochaine confusion de leurs adversaires.
A leur arrivée à Rennes, ils trouvèrent, ou du moins
GautMer de Penneloz, le nouvel intendant, trouva une
nouvelle qui modéra sensiblement son allégresse.
La veiUe, avait eu lieu à TégUse cathédrale de Saint-
Mélaine, une solennelle cérémonie ; des noces magnifiques
auxquelles toute la ville avait assisté; les États deBretagne
ayant soustrait d'autorité à la tutelle illégale du comman-
deur de Kermel l'héritière des comtes de Vertus, celle-ci
déclarée majeure, avait rendu public un mariage secret
antérieur contracté avec son parent, Julien chevalier
d'Avaugour. Le peuple de Eennes, idolâtre du sang de
ses anciens maîtres, avait crié de bon cœur Noël pour
Avaugour et Goëllo.
Les deux époux avaient été installés, en grande pompe,
à l'hôtel de Vertus, fief de Reine de Goëllo.
Cet événement inattendu renversait de nouveau tous
les projets du commandeur; c'était, en vérité, à n'y pas
croire. Était-il bien possible que RoUan eût poussé la
hardiesse jusqu'à essayer de tromper la femme du mort !
Et l'ayant essayé pouvait-on admettre un seul ins-
tant qu'il eût réussi'?
Et s'il n'avait pas réussi que fallait-il penser de ce
mariage extraordinaire qui était un fpit patent, pubUc,
indéniable?
A ces questions point de réponse possible.
Mais ce qui porta au comble la rage du commandeur,
c'est qu'en même temps, il apprit l'existence d'un héritier
mâle de cinq ans déjà; non seulement il avait été joué,
mais il allait avon' à rendre compte de l'immense domaiae
de sa pupille entre les mains d'un ennemi.
Par surcroît, l'ordre de la cour lui devenait inutile. Cet
ordre, en effet, n'était exécutable qu'après la dissolution
de l'assemblée, à cause de l'inviolabilité attachée à la
qualité de membre des États; or, d'ici là, Gauthier devrait
ROLLAN PIED-DE-FER 97
se dessaisir des biens de Vertus qui étaient sa suprême
ressource : ses prodigalités pendant ses divers séjours à
Paris, For qu'il avait jeté à pleines mains en Bretagne
pour se faire des créatures, ayant absorbé dès longtemps
son propre patrimoine en entier.
Sa situation de chevalier de Malte, séparé de Tordre,
mais non encore sécularisé avait ruiné son crédit. Eendre
rhéritage de sa pupille c'était pour lui tomber à plat, plus
bas que le dénuement même, dans le trou sans fond ot. les
malversateui's sont noyés sous le mépris populaire.
Cette perspective l'effraya au point de lui faire perdre
toute prudence. Pendant que MM. de Ketz, de Coëtlogon
et autres, employaient la soii'ée à relever le courage des
gens du roi, fort malmenés en ces derniers temps par le
parti breton, mené par EoUan, et préparaient leurs bat-
teries pour engager la lutte avec quelque avantage, le
commandeur introduisait secrètement dans la ville à
tout risque, les soldats et les hommes des sergenteries
normandes.
n ne songeait plus à cette charge d'intendant qu'il
avait tant désirée : se défaire violemment de l'homme qui
ressuscitait en quelque sorte Julien d'Avaugour et rendait
par ce seul fait son premier crime inutile, voilà qu'elle
était son unique pensée.
Durant la nuit, l'hôtel de Goëllo fut cerné à petit bruit;
Eollan sortait de grand matin d'ordinaire pour conférer
avec Jean de Eieux, avant de se rendre aux États ; les
estafiers du commandeur se jetèrent sur lui à dix pas de
l'hôtel, et, au nom du roi de France, lui demandèrent son
épée on l'appelant M. d'Avaugour.
Eollan se vit perdu dès le premier instant ; la rue était
déserte encore; il était seul contre cinquante hommes
bien armés et qui semblaient résolus à pousser les choses
vers l'extrême.
Sans essayer une défense inutile, le prétendu chevalier
d'Avaugour rendit son épée, qui était en effet celle de
98 ROLLAN PIED-DE-FER
Julien et prit le chemin de la Tour-le-Bât, ancien palais
ducal, servant alors de prison.
La route était longue de la maison des comtes de Vertus
jusque-là. L'escorte se hâtait, craignant de rencontrer
quelque bourgeois matinal; le chef, portant un large
feutre qui tombait sur son manteau relevé avait recom-
mandé dès l'abord à ses gens un silence absolu. En cet homme
qui cachait avec tant de soin son visage, Eollan n'avait
pas eu de peine à reconnaître Gauthier de Penneloz lui-
même; par un geste rapide et inaperçu, il s'était assuré
que l'étui contenant les titres de son maître défunt et qui
formaient le meilleur de sa force à lui, Eollan, était bien
là sur sa poitrine.
Mesurant ensuite sa situation d'un coup d'oeil rapide, il
vit qu'une seule chance de salut lui restait.
L'escorte devait passer sous les fenêtres de l'hôtel
d'Acigné, occupé par le sire de Châteauneuf : Jean deEieux
se promenait très souvent sur la terrasse en attendant la
venue de l'ancien courrier, devenu l'homme le plus im-
portant de la province de Bretagne. Jean de Eieux
aimait à le saluer de loin et le premier. Aussitôt que
Eollan aperçut à distance les profils grisâtres du vieil
édifice, il porta avidement son regard vers la terrasse
oii il espérait distinguer la silhouette de son ami.
Mais la terrase était solitaire.
Le courrier sentit le découragement envahir son âme;
néanmoins il tenta un dernier effort : malgré les injures
et les voies de fait de son escorte, il ralentit sa marche;
les sergents le traînèrent d'abord; puis, quatre d'entre
eux le saisirent et le portèrent, cela dura quelques minutes
pendant lesquelles Eollan levait sur la terrasse un regard
furtif et plein d'angoisse; personne ne paraissait.
Enfin l'escorte dépassa l'hôtel; Eollan baissa la tête
et n'opposa plus de résistance.
Une dernière fois il se retourna au moment où un coude
de la rue allait masquer la demeure de Jean de Eieux : un
ROLLAN PIED-DE-FER 99
homme, accoudé sur la balustrade de la terrase, regardait
de loin le passage de ces soldats inconnus. Eollan poussa
un cri perçant; l'homme tresBaillit et se pencha en avant.
L'escorte se rua aussitôt sur le captif, mais il était
trop tard : ces mots, prononcés d'une voix retentissante,
traversèrent l'espace et parvinrent aux oreilles de
Jean de Eieux :
— Avaugour est prisonnier des gens du roi.
VII
JEAN DE EIEUX
C'était là le grand danger de ces luttes où l'intérêt du
roi était en réalité pour si peu de chose, et où l'iatérêt de
îa. vraie liberté n'était pour rien. Tout retombait sur le
roi, c'est-à-dire, sur l'autorité légitime.
Ceux qui avaient mine d'oppressem-s et qui défendaient,
en définitive, l'unité de la France s'appelaient les gens
DU ROI. Quoi qu'ils fissent, le roi avait la responsabilité
de tout. Les privilèges fondés ou non, les intérêts parti-
culiers, les ambitions, les égoïsmes apprenaient à s'ameuter
contre le roi.
Le peuple ne se mêlait point encore de l'aventure, as-
surément, et ce qu'on appelle la Eévoluution était loin.
Mais connaissez-vous quelqu'un de sain d'esprit qui
puisse prétendre avec quelque sérieux que l'opération
politique qu'on appelle la Eévolution ait été faite par
le peuple?
Ou pour élargir la question en la haussant, pour lui
donner toute l'ampleur de sa sincérité, est-il un historien
méritant ce nom qui ait pu dire, la main sur la conscience,
que depuis le commencement du monde jusqu'à l'heure pré-
sente, le peuple ait été l'auteur d'une seule révolution.
Complice, il l'est parfois, je ne dis pas : par sa nature il
est sujet à d'étranges ivresses qui ont fait au cours des
siècles la fortune inexplicable de tant de coquins?.
Victime, il l'est toujours et le sera fatalement jusqu'à
ROLLAN PIED-DE-FER 101
la fin des âges. Mais principal coupable ayant combiné
et perpétré le crime, jamais.
Qu'est-il besoin du peuple? Les autres classes sociales
suffisent. Quel intérêt a le peuple? Tous les intérêts ap-
partiennent aux autres classes sociales.
Les tribuns du peuple eux-mêmes ne sont jamais du
peuple. C'est im métier d'occasion comme celui de ces
étranges bergers qui mènent les moutons non point au
pâturages, mais à l'abattoir.
Ce sont là des vérités vraies, inutiles à dire. Le monde
vit ainsi de la maladie dont il mourra.
Eevenons à notre histoire et entrons, s'il vous plaît,
en la grand'salle du palais des États de Bretagne.
La séance de ce jour avait été fixée par M. le duc de
Eetz, président, IVIIM. de Coëtlogon, Pierre de Caradeuc,
l'aïeul du fameux La Cbalotais et le commandeur de Kermel
pour tenter un coup décisif. Selon toute apparence, l'in-
tendance de l'impôt allait enfin être établie.
Les très honnêtes gentilshommes que nous venons de
nommer, y compris même le député du pays nantais,
Albert de Gondi, duc de Eetz, ne savaient nullement de
quelle couleur était la conscience de Gauthier de Penneloz,
qui passait seulement pour un personnage de vie peu
réglée et perdu de dettes.
Dès le matin, M. de Eetz et le lieutenant de roi, suivis
de leurs adhérents, occupèrent la salle, déterminés à voter
dès qu'ils seraient en nombre, afin d'enlever par surprise
la mesure si opiniâtrement contestée.
Les partisans de l'indépendance bretonne n'étaient
point prévenus; d'un autre côté, la minorité française se
fortifiait maintenant de toutes les voix acquises à Gauthier
de Penneloz,
Si ce dernier eût été à son poste, peut-être l'intermi-
mioable bataille aurait-elle été gagnée cette fois par la
France; mais le commandeur ne venait pas.
Au moment où, fatigué de l'attendre, le président
102 ROLLAN PIED-DE-FER
ouvrait la bouche pour mettre sur le tapis la proposition,
un flot de gentilshommes indépendants, ayant à leur
tête le sire de Châteauneuf, se précipita dans la
salle.
Jean de Eieux était pâle; sous ses sourcils froncés, ses
yeux brillaient d'un sombre éclat. Il traversa d'un pas
rapide toute l'étendue de la salle, et vint se placer en fa<îe
du fauteuil de la présidence.
— Moi, Jean de Eieux, dit-il en se couvrant, en mo-n
nom et de mon autorité, je vous fais prisonnier, monsieur
le duc.
En même temps, il appuya sa main sur l'épaule du
maréchal pair de France.
Ce geste et ces paroles furent suivis d'un moment de
stupeur. Puis le clergé se leva en masse, ainsi que la portion
française du tiers et de la noblesse, pour protester contre
cet acte inouï commis dans l'enceinte inviolable des États.
M. le duc de Ketz avait dégainé; mais le sire de Château -
neuf, le désarmant sans elïort, le retint près de lui dans
l'attitude d'un captif.
— Messire, s'écria le lieutenant de roi en s'avançanrt
l'épée nue; je vous requiers de mettre fin sur l'heure à ce
scandale !
— Arrière! dit Jean de Eieux; parlez, s'il vous plaît,
à distance... ou plutôt, écoutez, car je vais parler, moi
qui ne parle point. Quand la loi cesse de protéger la no-
blesse du royaume, la noblesse reprend son droit de se
défendre elle-même. J'ai agi en mon nom, sachez cela,
parce que, en l'absence de mon cousin M. d'Avaugour et
de ]MM. mes aînés de Eieux, je ])rétends prendre sous ma
seule responsabilité l'acte que je viens d'accomplir et
tous les actes que j'ai la volonté de provoquer oltérieu-
remeut ! mai^^ M. le duc, en réalité, n'est pas tant mon
prisonnier que l'otage de la province insultée. Ce n'est
pas moi qui ai commencé; notre plus saint privilège vient
d'être outrageusement mis en oubli. Au nom du roi, des
ROLLAN PIED-DE-FER 103
gens portant l'uniforme de France ont porté la main sur
un membre des États de Bretagne !
Un long murmure s'éleva, semblable à ces bruits sourds
qui précèdent les tempêtes.
Le sire de Châteauneuf, avant de se rendre aux États,
avait fait convoquer tous les Frères Bretons qui se trou-
vaient en ville. Tandis qu'il parlait, de nouveaux arrivants
entraient sans cesse, qui invariablement se rangeaient à
ses côtés. La partie bientôt devint inégale de nouveau,
mais l'avantage était désormais aux indépendants. Cent
voix irritées demandèrent à la fois le nom du captif.
— Ce n'est pas le premier venu, prononça solennel-
lement Jean de Eieux, c'est le plus respecté parmi nous,
l'héritier des souverains à qui obéissaient nos pères :
c'est Julien chevalier d'Avaugour.
— Coupable de haute trahison, voulut ajouter le lieu-
tenant de roi.
f Mais un tulmute se fit, que la voix seule de Jean de
Eieux put dominer.
— Coupable ou non, dit-il en fixant son regard dé-
daigneux sur M. de Coëtlogon, les franchises de notre Parle-
ment ne peuvent souffrir de son fait... et c'est grand'pitié
certes, de voir des gens de haut nom et race déserter
l'héritage de leurs aïeux, pour se vendre corps et bras à
l'étranger ! J'ai dit I'étranger, gens de Bretagne, car nous
sommes ici chez nous, sur la terre des ducs, et les rois n'y
peuvent rester maîtres que par notre libre volonté, à la
condition de respecter les articles du pacte d'union qu'ils
ont signé, — et juré !
A ces mots, Jean de Eieux se tourna vers son illustre
prisonnier et le somma de le suivre.
— A moi, les sujets fidèles de Sa Majesté le roi ! s'écria
le duc de Eetz qui mit l'épée à la main.
— A moi, messieurs mes frères ! dit Jean de Eieux
dont la mara resta désarmée.
Il y eut im instant d'hésitation sur les bancs français;
104 ROLLAN PIED-DE-FER
plusieurs rapières furent tirées à demi hors du fourreau;
mais un décuple rang de gentilshommes se pressait déjà
autour de Jean de Eieux.
— Donc, monsieur de Coëtlogon, reprit Messire Jean
en se mettant en marche, voici le Parlement dissous par ce
fait qui reste à votre charge. Suivant le bon plaisir de
Sa Majesté le roi, nous serons Sa Majesté et nous en paix
ou en guerre; mais qu'il ne soit pas touché un cheveu sur
la tête de M. le chevaUer d'Avaugour, ou, par le saint nom
de Dieu ! M. le duc que voici ne vous bénira pas à l'heure
de sa mort !
Jean de Eieux, sire de Châteauneuf traversa la salle,
le front haut, menant devant lui M. le duc de Eetz ; toute
la partie bretonne des États le suivit. Les tenants du roi
de France formant à peine le tiers de l'assemblée, res-
tèrent en face de l'insulte exorbitante faite au souverain
pouvoir, et de leur impuissance actuelle à venger cet ou-
trage.
— Maudit soit le commandeur de Kermel ! s'écria
Coëtlogon dès qu'il se vit seul avec ses fidèles ; il faut qu'il
ait été affligé de démence soudaine. Jean de Eieux a
raison : grâce à l'équipée du commandeur. C'est nous qui
avons commencé... La cour nous désavouera, et nous
serons forcés de subir encore les conditions de ces rustres
entêtés... Eetirons-nous, Messieurs.
n était trop tard. Le sire de Châteauneuf, dont la rude
énergie s'alliait à une gi'ande prudence, avait fait ce qu'il
fallait, rien de plus; mais ses adhérents n'étaient pas
d'humeur à s'arrêter en si beau chemin. Dès que la pré-
sence de Jean de Eieux ne les contint plus, ils se répan-
dirent tumultueusement par la ville criant aux armes et
faisant sonner les cloches de toutes les paroisses en tocsin.
Bientôt, la population débordée inonda les abords de la
place du palais.
Quand M. de Coëtlogon parut sous le vestibule, des cris
de mort frappèrent de tous côtés ses oreilles.
ROLIAN PIED-DE-FER 105
Par bonheur, le lieutenant de roi, immédiatement après
la sortie du sire de Châteauneuf, avait envoyé un exprès
à la Tour-le-Bât, avec ordre de remettre en liberté celui
qu'il nommait Julien d'Avaugour. Eollan Pied-de-Fer,
libre, se montra aux regards de la foule. Des hurlements
d'enthousiasme s'élèvent aussitôt; le faux chevalier fut
saisi et porté en triomphe; on oublia pour un instant les
gens du roi.
Mais cette effervescence joyeuse ne pouvait être que
passagère; la haine de tarda pas à reprendre le dessus.
Les fanatiques de la séparation absolue, voyant la cir-
constance favorable, excitaient la foule sans relâche; le
moment vint où les gentilshommes de la minorité, cer-
nés par un populaire immense, et acculés contre la grande
portedupalais qu'on avait refermée derrière eux, durentson-
ger, non pas à se défendre, mais àvendrechèrementlearvie.
— A mort, les valets de cour ! criaient la basse noblesse
et les petits bourgeois.
M. de Coëtquen-Combourg, qui était un grand seigneur,
pourtant, ennemi personnel du lieutenant de roi, avait
déjà croisé le fer avec lui sans souci du secours désho-
norant que lui prêtait l'émeute. Ce fut alors que Eollan
Pied-de-Fer, qui était parvenu à se débarrasser de ses
frénétiques porteurs, put s'élancer au milieu de la mêlée.
Sur la première marche du perron, il se trouva face à face
avec Jean de Eieux.
^? — Merci de nous ! s'écria M. de Coëtlogon à cette vue;
voici pour nous achever ! recevons comme il faut le coup
de grâce !
Mais, à l'instant même oîi il baissait son épée désormais
inutile, il vit avec une indicible surprise Julien d'Avau-
gour et le sire deChâteauneuf se jeter entre les deux partis
et couvTir les plus malmenés parmi les Frauçais. Le cheva-
lier ayant fait sa trouée s'était croisé les bras sur la poi-
trine, et tournait le dos au parti vaincu qu'il protégeait
ainsi de son corps.
106 RÔLLAN PIED-DE-FER
A son aspect, la foule avait instinctivement reculé, mais
to us les regards étaient enflammés de colère,oe râle menaçant
qui est comme le ranquement des séditions grondait encore.
— Le premier sang qui coulera sera le mien, dit EoUan
d'une voix calme et sonore. Depuis quand les bourgeois
de la bonne ville de Eennes et messieurs des États font-
ils métier de coupe -gorge?... C'est trahison que d'user
de violence, car, aujourd'hui que les ennemis de nos fran-
chises peuvent compter leurs forces et les nôtres, ils sont
vaincus à toujours... Qui aime la Bretagne me suive ! je
vais en l'église de Saint -Sauveur, rendre grâce à Dieu
qui nous protège.
EoUan Pied de-Fer, ombre vivante de Julien d'Avau-
gour, et peut-être bien supérieur à lui, exerçait sur les
partisans de l'indépendance une sorte d'autorité royale;
ils étaient habitués à regarder le nom qu'il portait comme
celui de leur maître futur. Les plus exaltés s'arrêtèrent,
croyant qu'un secret motif politique le faisait agir ainsi.
Lorsque Jean de Eieux et lui, se tenant par la main, se
mirent en marche vers Saint -Sauveur, tous les suivirent,
envoyant aux gens du roi, en guise de suprême avanie,
quelques ironiques protestations de respect.
— Messieurs, dit le duc de Eetz qiii survenait en ce
moment, mis en liberté sur l'ordi-e du sire de Châteauneuf ,
je vends à qui voudra les acheter mon duché du Nantais et
mes autres terres en Bretagne. Item, je fais serment sur
mon salut de ne remettre jamais les pieds en cette sau-
vage et discomtoise contrée !
Un sentiment de fierté nationale se réveilla à ces der-
niers mots, dans l'âme de M. de Coëtlogon.
— Sauvage, mais loyale, monsieur le duo, dit -il; dis-
courtoise, mais clémente. Si messieurs de la Confrérie
eussent agi comme on fait à Paris en semblable cas, vous
ne seriez point ici pour les injurier à distance.
M. de Eetz tint parole; il partit le soir même et ne revint
plus.
ROLLAN PIED-DE-FER 107
Comme le leeteiir a pu le voir, Gauthier de Ponneîoz
ne parut point en tout ceci. Troublé déjà par la crainte
des conséquences possibles de cette entreprise folle, qu'il
avait conçue et exécutée dans un premier mouvement d'é-
pouvante et de rage, mais trop avancé pour reculer désor-
mais, il s'était retiré dans son hôtel, tout de suite après
avoir ferm^ sur RoUan les verroux de la Tour-le-Bât et
comptait faire partir son captif pour Paris le lendemain.
Tant que dura la séance des États, ses valets firent le
voyage du palais à Thôtel de Kermel,pourluienrapproteT
les incidents à mesure qu'ils avaient lieu.
Parmi les messages qu'il reçut ainsi, aucun n'était
de nature à calmer ses inquiétudes; le dernier annonçait
la mise en liberté du chevalier et son triomple définitif.
Gauthier fut attéré; puis, l'excès du péril lui rendant
son audace, il se fit habiUer à la hâte, et prit la route de
l'église Saint-Sauveur. Lorsqu'il arriva, Jean de Rieux et
Eollan se donnait l'accolade sur le perron, aux grands ap-
plaudissements de la foule. Gauthier s'avança le front
haut; le peuple, qui ne savait point son apostasie, s'ouvrit
respectueusement pour loi livrer passage.
— Messieurs, dit le commandeur en montant les degrés,
je viens me joindre à vous pour prier comme pour com-
battre; mes frères me trouveront toujours prêt.
Rollan le couvrit d'un regard fixe et sévère, et se pen-
chant à l'oreiUe de Jean de Eieux, il dit quelques paroles
à voix basse. Gauthier devinait chaque mot, comme s'il
l'eût entendu prononcer distinctement; il demeurait im-
mobile dans l'attitude d'un coupable qui attend son arrêt.
Aux premières paroles de Rollan, le sire de Châteauneuf
fit un geste de surprise et de violente indignation.
— N'est-il pas temps de punir tant de perfidie ! s'écria-
t-il en touchant son épée.
Le courrier lui retint le bras.
— Messire, dit-il, cet homme a notre secret, je ne veux
point, pour venger une injure personnelle, compromettre
108 ROLLAN PIED-DE-FER
le suooès de mon œuvre. L'enfant Arthur n'est pas encore
un homme. Voici le traître, meutrier de Julien d'Avaugour,
impuissant désormais, parce qa'il est démasqué. Laissons-
le vivre jusqu'au jour où Eollan Pied-de-Fer, découvrant
aussi son visage, lui demandera compte du sang de son
maître assassiné.
Sans s'occuper davantage de Gauthier, il franchit le
seuil de Saint-Sauveur.
— H n'a pas osé ! murmura le commandeur avec un
triomphant sourire; l'occasion était belle, il l'a manquée,
je n'ai plus rien à craindre de lui !
Et il passa le seuil à son tour. La vieille église où la
Vierge miraculeuse avertit Bertrand Duguesclin de l'ap-
proche des Anglais, eut peine à contenir la foule qui se
pressa dans sa nef ce jonr-là. Un Te Deum solennel fut
chanté. Nobles et bourgeois avaient motif de se réjouir :
ce fut en effet, le commencement d'une ère pacifique et
glorieuse pour la province de Bretagne.
Une négociation s'entama entre Avaugour, pour les
États et le cardinal, pour le roi; on peut dire, sans exagé-
ration, qu'ils traitèrent de puissance à puissance. Dans
ses lettres à son aimé cousin, M. le chevalier d'Avaugour,
plénipotentiaire des États, Son Éminence l'engageait, en
termes qui ressemblaient singulièrement à une prière,
à ne point allumer le feu de la guerre civile entre les fidèles
sujets du roi, lui promettant en récompense, de ne jamais
ramener, par son fait, la question de l'intendance, qui
semblait si fort mal sonner à toutes les oreilles bretonnes.
vin
UN VBAI BRETON
En 1662, le château de Goëllo, enfin restitué à Eeine
par le commandeur de Kermel, était habité par te, noble
famille d'Avaugour. Eeine était toujours belle, bien que
douze années se fussent écoulées depuis les événements
que nous avons racontés. Le jeune Arthur avait pris la
taille virile. Le chevalier ainsi qu'on appelait toujoui'S
Rollan, s'était chargé lui-même de l'éducation de son fiJs,
et Arthur savait tout ce qu'un héritier de grande race doit
savoir.
Il n'était pas seulement vaillant homme d'armes et
cavalier accompli; son « père », ne le quittant jamais d'un
instant, avait développpé avec soin les qualités de son
âme; il l'avait fait généreux, aimant et dévoué : on eût
trouvé difficilement dans la province un adolescent de
meilleure espérance.
Pour Rollan lui-même, sa nature physique avait
considérablement fléchi. Ce n'était plus ce seigneur au
martial aspect, que nous avons vu jadis dominer les États
de Bretagne, et imposer silence d'un geste à la foule
ameutée. Ces douze années avaient opéré en lui un chan-
gement extraordinaire : ses reins s'étaient voûtés, son
front chauve se penchait vers la terre.
Tous croyaient que cette vieillesse anticipée était le
fi'uit de ses travaux excessifs : il avait tant fait pour le
bien-être de la province ! Eoilau, depuis douze ans, était
110 ROLLAN PIED-DE-PER
comme la providence visible des États; les trois ordres
avaient en lui si grande confiance, qu'il n'aurait eu qu'à
vouloir pour saisir la puissance suprême, ou du moins,
pour entraîner son pays dans cette guerre d'indépendance
quêtant de vieux bretons souhaitaient toujours en leurcœur.
Mais nous 1 avons déjà dit, Kollan possédait un esprit
vaste et supérieur à toute égoïste pensée, il avait compris
parfaitement que le bien-être et la sécurité de la Bretagne
n'étaient pas dans l'iadépendanoe absolue; il avait de-
viné dès longtemps l'avenir précaire d'un petit pays en-
clavé entre deux grands royaumes sympathisant avec
l'un toujours, et forcé de s'allier sans cesse avec l'autre.
Cependant s'il ne voulait point la scission, il prétendait
conserver intacte et entière l'indépendance relative éta-
blie par le contrat d'union, et ses efforts avaient été jus-
qu'alors couronnés d'un plein succès.
Louis XIV était majeur; sa main despotique et toute
puissante pesait sans contrôle aucun sur le reste de la
France : la Bretagne seule conservait ses libertés octroyées,
demeurait libre, et semblait à l'abri de l'envahissement
du pouvoir central.
Les États venaient d'être convoqués et devaient s'ou-
vrir sous peu; le chevalier faisait ses préparatifs pour se
rendre à Eennes avec madame Eeine d'Avaugour sa
femme et sou fils, Arthur, comte de Vertus. H y mettait
une solennité singulière; ou eût dit qu'un très important
projet germait dans son cerveau.
D'ordinaire, le chef de la maison d'Avaugour se fai-
sait remarquer par une extrême simplicité de vêtements,
à une époque où les seigneurs bretons rivalisaient de
luxe et de fol étalage; cette fois il ne changea point de
mode pour lui-même, mais il voulut que le jeune Arthur,
qui venait d'atteindre sa dix-huitième année, eût l'équi-
page de prince auquel il avait droit. Eeine sembla voir
tout de suite avec inquiétude ces préparatifs extraor-
dinaires : sans doute elle avait deviné son dessein.
ROLLAN PIBD-DB-FBR 111
Elle employa inutilement larmes et prières pour l'en
détourner.
:; La veille du jour fixé longtemps à Tavanoe, le chevalier
donna de nouveau et péremptoirement Tordre du départ.
Vers le soir, il était seul dans son appartement, la
tête penchée entre ses mains; il méditait. Le sujet de ses
réflexions devait être pénible, car, de temps à autre, les
rides de son front se creusaient, il levait les yeux au ciel, et
un douloureux sourire venait errer sur sa lèvre.
Tout à coup il se leva brusquement, comme s'il eût
voulu fuir une obsédante pensée.
— Quelques jours encore, murmura -t-il, et tout sera
fini. Ce supplice me tue ! J'aurais voulu servir de père à
Tenfant bien-aimé deux années encore; je ne puis... non,
je ne puis.
H regarda ses bras amaigris, et essaya vainement de
redresser sa taiUe courbée.
— Ah ! je ne puis, reprit -il pour la troisième fois.
Dieu m'a aidé, c'est certain, et je lui en rends grâce du
fond de mon cœur. J'ai trouvé le courage dans l'aocompLis-
sement de mon devoir et la résignation dans la prière.
Ma tâche est a^îhevée, pourquoi prolonger une torture
inutile?,.. Ma femme ! mon fils ! J'ai une femme ! j'ai un
fils ! Je l'ai dit, tous le croient... Seigneur, mon Dieu, que
j'aurai aimé tendrement le pauvre foyer où vous aiuiez mis
pour moi le bonheur laborieux et modeste qui était le lot
de mon père et de ma mère ! Seigneur, oh ! Seigneur com-
bien j'aurais chéri la pauvre famille que votre bonté m'eut
donné, ma femme, ma vraie femme, mes vrais enfants, mes
fils et mes fiUes... Jésus souffrant ! La peine n'était pas au-
dessus de mes forces, puisque je l'ai supportée avec votre
recours, mais j'ai tout dépensé à cela, jeunesse, énergie,
espérance... je ne me repens point, mais je suis las, las
jusqu'à l'agonie. J'ai travaillé tant que j'ai pu; j'ai conser-
vé à la veuve, au fils de mon maître leur héritage intact,
droits et richesses : je me puis reposer...
8
112 ROLLAN PIED-DE-FER
Il s'axrêta et reprit presque aussitôt avec un triste sourire.
— Pourtant je n'ai pas exécuté tout ce que j'avais
promis; j'avais fait aussi un serment de vengeance... H
y a si longtemps ! Gauthier a maintenant beaucoup d'âge,
le remords a dà le punir, et Dieu pardonne l'oubli de ces
serments. Si je laissais vivre ce vieillard !... J'ai beau
cherolier en moi, je n'ai plus de haine...
H fut interrompu par l'entrée d'un valet annonçant
qu'une femme étrangère, demandait à entretenir sans
retard le chevalier d'Avaugour. Eollan était accessible à
tous ; il ordonna qu'elle fût introduite.
C'était une femme au visage doux et bon, belle encore,
bien qu'elle fût parvenue aux plus extrêmes limites de la
jeunesse. Son costume était celui d'une paysanne aisée.
Elle entra, et chercha le chevalier d'un regard empressé.
Eollan l'avait reconnue au premier coup d'œU.
— Anne Marker ! s'écria-t-il.
— Est-ce donc bien vous, Eollan? dit-elle. Jamais je
n'aurais cru vous trouver si changé.
— Ceux qui ne m'ont point vu depuis douze ans ont
peine à me reconnaître, murmura le courrier avec un amer
sourire.
Puis il ajouta tout haut :
— Anne, qui vous amène vers moiî ne seriez-vous point
heureuse?
Elle baissa la tête et fut quelques secondes sans ré-
pondre.
— Je suis heureuse, dit-elle avec effort. Dieu m'a fait
la grâce d'aimer le père de mes enfants. J'ai quitté le pays;
je me suis établie bien loin d'ici. Je reviens pour vous,
non pour moi, et je veux vous révéler un secret; mais il
faut me promette de ne point punir mon mari.
— Est-ce Corentin qui est votre mari! |
■ — Oui, monseigneur.
— Parlez, Anne, je vous promets de ne lui faire aucune
peine.
ROLLAN PIED-DE-FER
113
. — Monseigneur ne partez point demain pour Eennes :
voilà ce que j'avais à vous dire.
Pourquoi?
— Parce que, sur la route de Eennes un assassin vous
attendia.
— Qui vous l'a dit?
— Celui qui le sait de science trop certaine.
— Et quel est l'assassin?
— Il y a la tête et il y a le bras.
— La tête?...
— C'est Gauthier de Penneloz, commandeur de Kermel.
Eollan fit un geste de surprise et d'incrédulité,
— n est vieux, dit-il, et bien faible.
— Ha beaucoup de haine. La haine fait de l'or. L'or
achète la force.
Eollan semblait hésiter ; Anne ajouta à voix basse :
— Le bras de Corentin, mon mari, est connu à vingt
lieues à la ronde comme le plus robuste. Le commandeur,
dont il fut longtemps le vassal, ne l'a point oublié.
Gauthier de Penneloz est entré l'autre jour dans notre
pauvre demeure, il a pris à part Corentin. Je me suis
éloignée, mais une voix intérieure m'a dit que le sort d'un
homme qui est chéri et respecté dans toute la Bretagne,
allait se décider. Je suis restée à portée d'entendre; j'ai
entendu et me voici venue. Monseigneur, pour sauver votre
vie et celle de votre héritier.
— Arthur ! s'écria Eollan impétueusement. A-t-il
donc aussi menacé la vie d'Arthur?
— C'est surtout la vie du jeune comte de Vertus qui
est menacée. Demain, votre fils et vous, serez attaqués
entre la lande de Hédé et les futaies de Goëllo.
— J'aurais voulu l'épargner, murmura Eollan qui se
prit à parcourir la chambre à grand pas; mais tant que
vivra cet homme, le sang d'Avaugour sera en péril,
etmatâche restera inaccomplie... Anne, je vous remercie,
reprit-il à voix haute; je profiterai de votre avis.
114 ROLLAN PIED-DE-PER
— Dieu soit donc béni ! s'écria celle-ci en joignant les
mains.
Elle se dirigea vers la porte. Au bout de quelques pas
elle se retourna; une larme brillait à sa paupière.
— Rollan, dit-elle... pardon, si je vous noimne ainsi,
Monseigneur; c'est un souvenir lointain et pur, que le res-
pect a épuré encore, car je connais depuis bien des jours
votre pieuse et belle histoire... Tout à l'heure, vous m'avez
demandé si je suis heureuse; avant de vous quitter, cette
fois pour jamais sans doute, je veux vous demander aussi :
Etes -vous heureux, Rollan?
Celui-ci secouTv tristement la tête.
— J'ai fait mon devoir, dit-il.
— Vous souffrez ! s'écria la paysanne qui avait en elle
une noblesse et s'exprimait noblement, parce que le ^'ait
d'avoir été un jour la fiancée d'un pareil homme avait
attristé mais révélé toute son humble vie. J'avais deviné
cela. Vous m'avez fait une fois une grande douleur,
Rollan... Monseigneur, je n'ai jamais cessé de prier pour
vous.
Elle disparut à ces mots. Rollan s'était laissé tomber
sur un siège et couvrait son visage de ses mains. Ce n'était
pas Anne Marker qui avait ressuscité pour lui le souvenir
enseveli depuis tant d'années.
— Je suis un paysan, pensait -il, j'avais demandé la
main d'une paysanne, c'était bien selon l'apparence,
j'aurais été heureux comme tous ceux qui servent Dieu
en travaillant pour gagner le pain de leur famille. Au lieu
de cela, quel a été mon lot dans la vie?... J'ai bien fait,
ah ! j'ai bien fait, je le crois, je le sais ! mais cette pauvre
douce femme l'a dit : je souffre... mon Dien c'est vrai,
j'ai cruellement, j'ai terriblement souffert !
Une expression de douleur résignée était sur son visage,
cet hoaame avait un vrai grand cœur. L'épreuve subie par
lui dépassait les forces humaines. Le long effort d'an dé-
vouement pareil au sien n'est dû qu'à Dieu, et ceux qui
ROLLAN PIBD-DE-FER 115
témoignent à Dieu une pareille abnégation sont des
saints.
EoUan s'était jeté, en effet non pas en aveugle, mais
en téméraire assurément dans les difficultés de sa situation
présente. Il en avait mesuré les dangers, pesé les sacrifices,
et il n'avait point reculé. J'ai parlé de Dieu parce qu'il
est impossible de penser que Dieu ne fût point au fond
de cette bienfaisante imposture et de ce chaste combat
qui peut être exposé au regard même des enfants.
Il ne s'était pas agi dès l'abord pour Rollan de renoncer
à des fiançailles vulgaires et au bonheur de la famille
pour vivre dans une soUtude, il lui avait fallu voir tous
les jours, à toute heure, une femme que la poésie de son
cœur, au temps de sa jeunesse, avait entourée d'enthou-
siastes admirations, une femme jeune, belle, malheureuse.
Il avait dû vivre sous le même toit que Reine; tous deux
ensemble ils avaient pleuré celui q ui leur était également
cher, Julien d'Avaugour, — et la première fois que Rollan
sentit sur sa joue une larme que la perte de son bien -aimé
frère et maître ne faisait point couler, il songea à fuir sans
doute, mais il n'en avait pas le droit ; un implacable devoir
le retenait cloué à son poste, et il restait, et nul confident
ne consolait son martyre : Nul confident mortel du moins,
mais il versait son âme dans le cœur de Dieu qui est la
force des martyrs.
Tous les soirs, le faux chevalier était introduit en céré-
monie dans l'appartement de la dame d'Avaugour;
Athur venait recevoir les baisers de son père et de sa
mère entre lesquels sa tendresse ne savait point choisir.
Ensuite les femmes de Reine s'acquittaient de leur office
et les deux époux restaient seuls, alors voilà ce qui avait
lieu invariablement: Rollan s'inclinait jusqu'à terre et disait:
— Dieu garde la noble veuve de monseigneur !
H ouvrait une porte cachée sous les draperies de l'alcôve
et se retirait dans une autre partie du château où il avait
son logis secret.
116 ROLIAN PIED-DE-FER
Cela dura douze années sans relâche ni trêve. Son refuge
était l'importance de plus en plus grande de ses travaux
politiques et la ferveur assidue qu'il portait dans la pra-
tique de la religion.
Il devait rester vainqueur, malgré une découverte
qu'il fit avec le temps et qui redoubla l'amertune de la
vie; il cmt lire dans les yeux de la dame d'Avaugour l'ex-
pression d'un sentiment qui n'était plus seulement de la
reconnaissance. Il ne faiblit pas, mais la mesure était
comblée ; il se sentit lentement mourir.
Que fallait -il pour faire déborder la coupe d'amer-
tune?
Un soir, peu de jours avant l'époque oti nous sommes
arrivés, à l'heure où l'ancien courrier quittait d'ordinaire
les appartements de madame Eeine, celle-ci le retint et
lui désigna du doigt un siège à ses côtés. H y avait déjà
des années que Eeine lui témoignait une considération
voisine du respect, et pourtant Eollan se sentit trembler.
Il obéit, mais pressentant une suprême épreuve, il pria
dans son cœur le ciel de lui venir en aide. La scène fut
courte. Eeine parlant sans passion comme sans réticence,
avec une entière confiance, dit à Eollan que l'intérêt du
jeune comte de Vertus lui ouvrait la bouche et faisait
taire en eUe un scrupule. Il fallait que l'état de l'enfant
fut définitivement sauvegardé. Arthur, comte de Vertus
croyait Eollan son père et le chérissait comme tel :
comment et pourquoi le détromper après tant de jours?
D'un autre côté, la province entière les regardait tous
deux, elle Eeine et lui Eollan comme des époux, fallait-il
risquer un aveu qui n'avait point d'utiUté et qui pourrait
comporter un scandale? Après s'être recueillie dans sa
religion et avoir pris avis de ceux qui étaient ses guides,
Eeine, venait proposer sa main, dans la forme des ma-
riages de conscience à l'homme qui lui avait prodigué
depuis douze ans son dévouement inépuisable, au constant
protecteur de son fils, au vaillant défenseur des libertés
ROLLAN PIED-DE-FER 117
de sa patrie. Ainsi le mensonge nécessaire de leur situa-
tion disparaîtrait pour les hommes, en partie, et serait
entièrement supprimé devant Dieu qui savait la pureté
de leur vie, quand ils s'agenouilleraient ensemble au pied
de son autel.
Eeine se tut. Eoîlau ne devait pas être plus pâle à
riieure de son agonie. H se leva et resta un instant debout,
les yeux baissés devant Eeine qui attendait sa réponse.
Du combat navrant qui se livrait-au dedans de son âme,
elle ne sat rien, car il ne parla point. Seulement, au beub
d'une minute qui fut longue comme tout on siècle, il se
courba — si bas que ses cheveux blanchis avant l'âge
balayèrent la mosaïque de la salle — et ainsi prosterné :
' — Dieu garde, dit-il selon sa coutume, Dieu garde la
noble veuve de monseigneur !
Et il s'enfuit d'un pas chancelant.
A dater de ce moment, sa résolution fut prise : il ne
voulait plus affronter le combat, parce qu'il avait peur
d'avoir remporté aujourd'hui sa dernière victoire.
Qu'il exagérât ou non le scrupule, Eollan était de ceux
pour qui la récompense gâte le, dévouement; d'ailleurs,
la volonté de Eeine de Goëllo ne pouvait lui donner la
légitime possession du nom qu'il avait pris sans intérêt, il est
vrai, mais sans droit : le jour où cette usurpation
cesserait d'être un sacrifice, elle deviendrait une faiblesse,
sinon un crime. Eollan pensait ainsi. Ce que c'est que
transiger avec la voix qui parle au -dedans de nous, EoDan
ne le savait pas.
Cependant, il avait tout préparé pour l'accomplis-
sement de son projet de retraite; la révélation d'Anne
Mai'ker lui fit seulement avancer son départ de quelques
heures. Le soir même, il monta à cheval tout seul avec
Arthur et prit la route de Eennes : le lendemain, ses gens
devaient escorter une chaise fermée et vide.
Anne Marker avait dit vrai, les serviteurs d'Avaugour
arrivèrent en grand désordre à Eennes le surlendemain;
118 ROLLAN PIED-DB-FER
le carrosse avait été attaqué à la tombée de la ntiit, la
veille, par une troupe de malfaiteurs, entre la grand'lande
de Hédé et les futaies de Goëlio. Eollan savait désormais
i- à quoi s'en tenir sur le repentir du commandeur. H n'y
I a point de traître à Dieu qui ne soit filou vis-à-vis des
I hommes.
Ce jour-là, dans la salle des États, dès le commencement
de la séance d'ouverture, on vit entrer M. le chevalier
d'Avaugour, conduisant son fils par la main. Le chevalier
n'avait point le costume brillant; des membres de l'ordre
de la noblesse : il était enveloppé d'un long manteau.
Arthur, au contraire, éclipsait, par la magnificence de ses
habits, les plus fastueux seigneurs; il portait comme il
faut ses dentelles et son velours et tous durent admirer la
fière mine qu'avait le jeune héritier du sang ducal.
Eollan jeta tout d'abord un regard sur les bancs de la
noblesse; le commandeur était là, qui lui envoya de loin
un profond salut; Eollan passa; mais, avant de prendre,
comme d habitude, le fauteuil de la présidence, il s'avança
vers le sire de Châteauneuf.
— Messire Jean, dit il, je vous fis, il j a douze ans, la
promesse de rendre ce qae j'empruntais quand l'échéance
serait venue : je viens aujourd'hui payer ma dett«.
— Mon cousin, dit le sire de Châteauneuf en lui serrant
la main avec respect; cette promesse, je ne vous l'eusse
point rappelée; loin de là, je vous sapplie, restez ce que
vous êtes pour le bien de tous.
Eollan répliqua :
— La mort de mon seigneur et frère reste à venger, et
j'ai fait un serment.
— Dore, à votre volonté, mon cousin.
Jean de Eieux se rassit d'un air triste. Eollan prit la
main d'Arthur et lui fit monter les degrés de l'estrade. Le
jeune homme, confus et rougissant, se laissait conduire.
Eollan lui montra du doigt le fauteuil ; Arthur obéit et prit
place. Un murmure se fit sur tous les bancs à la fois.
ROLLAN PIED-DE-FER 119
— Monsieiir le chevalier, 3'éoria-t-on de toutes parts,
que veut dire, s'il vous plaît, cette comédie!
Le chevalier, en guise de réponse, se débarrassa soudain
de son manteau; l'assemblée vit avec surprise qu'il por-
tait en dessous un costume de roture : veste ronde, culotte
de drap, le tout serré par une ceinture de cuir.
— Mes seigneurs, et messieurs, dit-il d'une voix haute
et ferme, je viens faire amende honorable : voici devant
vous l'unique rejeton d'Avaugour, Arthur, chevalier, sei-
gneur d'Avaugour, Goello et autres lieux, comte de Vertus.
Moi, j'ai nom Eollan Pied-de-Fer, et je vous demande
grâce pour mon larcin de noblesse.
Bien peu se souvenaient de Eollan Pied-de-Fer; la
plupart crurent que le chevalier était pris d'une subite
folie.Arthur était descendu de son siège et serrait le courrier
dans ses bras; Jean de Eieux s'était approché en même
temps. Cependant le tumulte redoublait dans la saUe;
quelques hobereaux et aussi des bourgeois, indignés
d'avoir été si longtemps présidés par cet homme de rien,
parlaient déjà de châtiment exemplaire : il est notoire que
la reconnaisfiauce n'est point une plante qui croisse en
plein champ, à la grâce de Dieu. Elle ne pousse même pas
toujours à force de culture.
— Mon père? qu'est devenu mon père? demanda enfin
Arthur d'Avaugour.
Le commandeur de Kermel s'était levé dès le commence-
ment de cette scène; Eollan l'aperçut qui fendait silen-
cieusement la foule, et se dirigeait vers la porte, comme
s'il eût dédaigné de se mêler à pareille aventure.
— Gauthier de Penneloz, dit -il, je vous somme de rester
en ce lieu : votre présence est nécessaire,
— De quel droit parle ici ce vassal? demanda fièrement
le commandeur qui continua sa route.
NuUe voix ne s'éleva pour soutenir Eollan; il baissa
la tête, étonné par la soudaineté de cet abandon qui était
l'effronterie de l'ingratitude, mais Jean de Eieux lui pressa
120 ROLLAN PIED-DE-FER
la main avec force; il se redressa aassitôt, et toucha le bras
d'A^hur.
— Votre père, Monsietir le comte, dit-il, répondant seule-
ment alors à la question du jeune homme, est mort assa-
siné : voilà son assassin.
E montrait Gauthier de Penneloz; celui-ci s'arrêta
enfin, et croisa ses bras sur sa poitrine.
— Qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; m'obligera-t-on à re-
pousser sérieusement pareille infamie?... Est-ce moi qui
ai volé les noms et les titres de mon malheureux parent,
Julien d'Avaugour? est-ce moi qui ai usurpé ses domaines?
sa veuve est -elle ma femme?...
— Reu8 is est eut prodest scélust déclara M. de Caradeuc
qui savait ses Pandectes (1).
Les adhérents du commandeur se mirent à crier.
— Assez, assez ! Justice soit faite de l'imposteur !
Les gens du roi de France, ravis de se venger si ai-
sément de l'homme qui avait fait tant de mal à leur
cause, attisaient sous main le désordre, qui arrivait à son
comble.
Arthur, le jeune comte de Vertus, semblait atterré et
restait immobile; il doutait, tant la parole d'un gentil-
homme avait de poids dans la balance. Mais ce doute
était pour le pauvre enfant une cruelle souffrance; pâle
et prêt à défaillir, il parcourait d'un œil suppliant l'as-
semblée, pour relever ensuite son regard humide sur celui
que, tant d'années, il avait aimé et respecté comme son
père.
— J'avais prévu tout cela ! murmura Jean de Rieux,
dont le maintien annonçait une colère terrible, prête à
éclater.
— Sur ma foi, dit Rollan, et sur mon salut éternel j'ai
parlé suivant la vérité, je le jure !
L'assemblée l'avait regardé txop longtemps comme son
(1) Le coupable (selon les présomptions) est celui à qui le crime a
profité.
ROI LAN PIED-DE-FER 121
chef pour qu'il n'exerçât pas encore sur elle un pouvoir;
un silence profond suivit ses paroles :
— Honte sur notre temps ! s'éoria Gauthier de Penne-
loz. Un gentilhomme sera donc forcé d'opposer son ser-
ment au parjure d'un coupe-jarret de bas Lien !
— Messieurs, dit un autre membre, il est temps que
cesse ce scandale.
— Il est temps en effet ! interrompit Jean de Eieux
d'une voix tonnante. Messieurs, le rouge me vient au
front quand je vois que la noblesse qui, en soi, est une
grande et tutélaire institution, sert ici de rempart aa crime,
de piédestal au mensonge ! Un homme s'est trouvé qui,
rencontrant un jour le cadavre de son maître assassiné, a
dépouillé sa propre vie pour en revêtir le cadavre. Cet
homme était jeune alors, heureux peut-être. H a fait
deux parts de l'existence du mort : d'un côté, il a mis le
glorieux avenir et le bonheur présent; de l'autre, le ï>éni-
ble devoir, le travail obscur, ardu, sans récompense; et
il a pris la seconde part, réservant l'autre, intacte, à l'hé-
ritier légitime. Cet homme a combattu douze années, sou-
tenant lui tout seul les Libertés chancelantes de son pays;
et attribuant au nom du mort toute la gloire de son
œuvre, il a, dans l'intérieur de sa vie privée, reculé les bor-
nes du possible par sa prodigieuse abnégation. H a refusé...
Mais que ceci reste son secret, car je ne le tiens pas de lui...
Et lorsque, voyant sa tâche remplie, cet homme veut des-
cendre de ce rang, dont il n'a connu, par sa volonté, que
les misères, il reçoit l'insulte au lieu des actions de grâces
méritées, au Lieu de la récompense, les mépris ! Et lors-
que l'enfant adopté s'étant fait homme, et n'ayant plus
besoin d'aide, ce héros, ce chrétien achève son œuvre
en Livrant à votre justice le nom de l'assassin son maître,
l'assassin le raiUe et le menace; et messieurs des États se
joignent à l'assassin pour l'accabler ! Par le nom de Dieu !
vous l'avez dit : il est temps que cesse ce scandale !... Gau-
thier de Penneloz, ce ne sera point la parole d'un vilain
122 ROLLAN PIED-DE-FER
qu'il vous faudra repousser aujourd'hui, ce sera celle
de Jean de Eieux. J'affirme sous serment que Julien d'A-
vaugour est mort par votre fait et sans combat, percé de
votre épée, — par derrière !
Le commandeur voulut se récrier, mais Jean de Eieux
l'interrompit rudement.
— Tais -toi, traître à Dieu ! lui dit-il.
Et Gauthier se tut.
Alors, Jean de Eieux fit le récit de la fin tragique de
Julien, chevalier d'Avaugour, tué de nuit, par son hôte,
au moment où il passait le pont-levis du château de GoëUo,
et termina en affirmant de nouveau la vérité de son dire,
sous serment.
Nul n'avait osé interrompre le sire de Châteauneuf.
Arthur était déjà dans les bras du courrier. Gauthier in-
terrogea du regard les visages de ses collègues; il lut sur
chacun d'eux son arrêt; néanmoins il voulut tenter un
dernier effort.
— Messire Jean, dit-il en essayant de sourire, a dans la
parole de maître EoUan Pied-de-fer, son ami, une con-
fiance aveugle et méritoire !
— Fi de moi, si je le niais ! s'écria le sire de Châ-
teauneuf; mais je n'ai point juré sur sa foi seule aujour-
d'hui : vous souvient -il, Gauthier de Penneloz, de cette
entrevue que vous eûtes jadis en mon hôtel avec le faux
Julien d'Avaugour!...
— Vous étiez -là ! Vous écoutiez ! interrompit le com-
mandeur en pâlissant.
— Messieurs, dit Jean de Eieux d'une voix solennelle
en s'adressant aux États, il ne s'agissait pas de moi, mais
de vous tous; Eollan allait avoir entre ses mains les in-
térêts de la province entière; j'étais là en effet, et j'écou-
tais? Si Eollan eût été un traître, je l'aurais tué de ma
main... A présent, je dis, moi aussi : Que justice soit
faite !
Le commandeur, sans attendre le vote, se déclara pri-
ROUAN PIEO-DE-FER 12S
sonnier sur parole, et sortit incontinent. L'assemblée
s'était divisée en groupes. Tous ces nobles, égarés un
moment, mais gens de cœur et de courtoisie, reconnais-
saient maintenant qu'il fallait à l'insulte publique une pu-
blique réparation. Il se fit une sorte de délibération spon-
tanée, et M. Coëtquen-Combourg, s'avançant vers l'es-
trade, offrit sa main dégantée au courrier.
— Monsieur, dit-il, au nom des États, je vous remercie;
au nom de la noblesse, je vous offre réparation. Dans notre
évêché de Dol, le tiers-état m'aime et me suit, il y aura
toujours pour vous une place en cette enceinte, et ce nous
sera grand honneur de siéger près d'un homme tel que
vous.
Certes, Eollan, au temps où il s'appelait Julien d'Avau-
gour, avait eu de bien autres et plus pompeuses glorifi-
cations; mais celle-ci était toute personnelle; sortie de la
bouche d'un fils des chevaliers, parlant au nom de la no-
blesse, elle s'adressait au pauvre courrier. Une larme des-
cendit lentement sur sa joue.
— Merci ! dit -il d'une voix étouffée par l'émotion.
— Eollan Pied -de-Fer ne doit point quitter fdnsi, la
larme à l'œil et le front bas, les États de Bretagne ! mur-
mura Jean de Kieux à son oreille.
Le courrier se redressa soudain; il lança au sire de Châ-
teauneuf, qui s'abaissait dans sa caste, pour le relever,
lui, Eollan, un regard d'infinie reconnaissance. Puis son
œil rayonna de fierté.
— Messieurs, reprit-il, je reçois vos excuses et vous
tiens compte de votre condescendance. J'ai remplacé,
autant qu'U était en moi, celui dont je portais le nom;
maintenant, M. le comte de Vertus le tient par légitime
héritage; il est d'âge à le soutenir; ma tâche est terminée;
et l'heure du repos venue... Dieu vous conseille, Messieurs !
Il serra Arthur dans ses bras, lui enjoignit, d'un geste
impérieux, de ne point le suivre, et traversa la salle d'un
pas fenue; Jean de Eieux l'accompagna jusqu'au seuil.
124 ROLLAN PIED-DE-FER
— Mon cousin, dit-il tristement, noblesse oblige;
sans cela, je ferais comme vous de grand cœur.
Quand le sire de Châteauneuf regagna son siège après
avoir embrassé le courrier, une émotion inaccoutumée
adoucissait l'expression de son énergique visage.
— C'est un vaiUant cœur, murmura-t-il. Fasse le ciel
que le pays n'ait pas à regretter son absence !
Cette prévision ne devait s'accomplir que trop tôt. M. de
Ponchartrain n'avait point abandonné sa candidature;
dès la session suivante, il vit couronner sa persévérance :
il y eut en Bretagne un intendant royal de l'impôt. Dès
lors, les priacipales franchises de la province n'existèrent
plus que de nom.
On ne revit point Eollan Pied-de-Fer.
Lors de la mort de Eeine, dame douarière d'Avaugour,
qui passa do vie à trépas, en 1669, un homme se glissa
inaperçu dans le cortège funèbre : il portait, à peu de chose
près, le costume de courrier, décrit plusieurs fois dans ces
pages : c'était un vieillard. Il se tint à l'écart tandis que se
récitaient les prières des morts; son œil resta sec, mais
son visage exprimait une austère et profonde douleur.
Quand le dernier verset du chant mortuaire eut retenti
sous la voûte du caveau de famille, les assistants s'éloi-
gnèrent, l'inconnu resta seul avec un jeune homme qui
pleurait : c'était Arthur d'Avaugour, comte de Vertus.
Us demeurèrent longtemps ainsi, priant tous deux,
Arthur ne voyait point son compagnon, qui le suivit dou-
cement lorsqu'il regagna la porte de la chapelle. Le
jeune seigneur monta à cheval et s'éloigna; l'étranger l'ac-
compagna du regard jusqu'au détour du chemin : on eût
pu voir une larme trembler, suspendue aux oils blanchis
de sa paupière.
— Dieu le bénisse ! murmura-t-il avec une inexpri-
mable tendresse.
n fit un signe de croix, et quitta les environs de GoëUo;
il marcha longtemps et d'un pas rapide. Bien qu'il fût
Mi
nOLLAN PIED-DE-FEH 125
ohétif et cassé d'apparenoela, la ssitude semblait ne point
avoir de prise sur lui.
Dans le village éloigné de la basse Bretagne où il se ren-
dait ainsi, on l'appelait Yvon le courrier; malgré son
grand âge, il gagnait sa vie à ce métier qui fatigue les
jeunes hommes.
Yvon n'était venu dans cette retraite que sur la fin de
ses jours ; il y était béni et respecté. Quand arriva l'heure
de sa mort, il révéla au curé de sa paroisse qu'Yvon n'était
point son nom véritable; le bon prêtre dut être étrange-
ment surpris de la confession que lui fit ce pauvre homme,
et sembla, dès lors, l'entourer d'nne particulière vénéra-
tion. Sur la tombe on inscrivit un nom inconnu :
EOLLAN.
Les villageois s'étonnèrent; à leurs questions le prêtre
répondit :
— C'était un homme fort et juste; il souffrit pour
vaincre, remporta la victoire, et n'eut point d'orgueil.
Au ciel l'attend sans doute la récompense qu'il ne voulut
pas recevoir dans cette vie. Priez pour lui, gens de Bre-
tagne, car c'était un vrai Breton.
Ce fut là l'oraison funèbre de EoUan Pied-de-Fer.
LA TOUR DU LOUP
LÉGENDE DE LA NTJIT DE NOEL
Voici un conte de Noël qui a été publié par moi en Bel-
gique. Je Tai rapporté de Bretagne, où je Tentendis pour
la première fois dans une métairie du village de Lannoë,
en la paroisse de Plouharnel. Le village au fond de la cou-
lée du Coat-Dor, sourit comme im coin du Paradis
terrestre. Le bourg de Plouharnel est situé sur la côte,
entre la baie de Quiberon qui porte le deuil d'un grand
massacre et le pays de Carnac, où se voit la mystérieuse
forêt des pierres plantées. Mon histoire ne ressemble guère
à celles qu'écrivait sous cette forme mon bien-aimé ami
et maître Charles Dickens; mais chacun donne ce qa'il a.
Je répète ce qu'ils racontaient chez le métivler Jean Maré-
chal, au village de Lannoë, sous la coulée du Coat-Dor.
n y avait une fois, sous le gouvernement de saint Gîldas
le Sage, septième abbé de Euiz, dont l'entrée au ciel eut
lieu en Tan du Seigneur 569, un jeune tenancier de l'ab-
baye qui était borgne de l'œil droit et boiteux de la jambe
gauche. Il s'appelait Maria Ker de son nom, et sa mère,
Josserande Ker, était veuve de Martin Ker, et son vivant
gardien armé de la portemagne du couvent de Euiz.
La mère et le fils demeuraient dans une tour dont les
ruines «re voient encore au pied du mont Saint-Michel de
la Trinité, dans le taillis de châtaigniers qui appartient
à Jean Maréchal, neveu de M. le maire. On nomme main-
tenant oes ruines la tour du Loup, et il y revient.
Si vous ne savez pas ce que signifie cette façon de parler
bretonne : « Il y revient », on peut vous l'erpliquer tout
de suite. Les endroits où il revient sont ceux que hantent,
les âmes en peine des chrétiens pécheurs trépassés, soit
sur la terre, soit sur la mer. Le long des nuits d'automne
et surtout la nuit qui mène de la Toussaint au jour des
Morts, la baie de Quiberon est toute noire d'ombres qui
appellent, dans le bruit des lames, le conventionnel Tal-
Hen, meurtrier des jeunes émigrés compagnons de Som-
breuil, et Lazare Hoche, qui laissa commettre le grand
meurtre. Je n'ai jamais entendu la plainte de oes malheu-
reux enfants assassinée; mais le vent crie, c'est certain,
sur la mer mauvaise, et l'eau de la baie ressemble à de
l'encre quand la lune chôme d'éclairer : cela, je l'ai vu.
132 ROLLAN PIED-DE-FER
Or, ceux qui reviennent dans le taillis de châtaigniers,
autour de la tour du Loup et tout près du premier cercle
des pierres plantées de Carnac, en arrivant par la route de
Plouharnel, ne sont point des martyrs, victimes de la
Convention nationale.
Ils vivaient tous les deux (car ils sont deax) aa vt*^ siècle,
sous le saint abbé Gildas le Sage, avec le tenancier borgne
et boiteux Maria Ker et Josserande Ker, sa mère veuve.
H y a un jeune homme et une jeune fille : Po] Bihan et
Matheline du Coat-Dor.
Tous ceux qui ont passé vers Fheure de minuit entre le
taillis et le cirque ÙTégulièrement tracé au-devant du pro-
digieux dédale des pierres plantées, les ont vus : la jeune
fille accorte de taUle, coiffée de longs cheveux flottants,
mais sans visage, et le jeune gars bien campé sur ses jam-
bes robustes, mais n'ayant rien dans les manches de sa
veste qui tombent, molles et vides, le long de ses flancs.
Ils vont autour du cirque en sens contraire l'un de l'au-
tre, et la légende ajoute, ce qui est difficilement explicable,
qu'ils ne se rencontrent jamais.
Jamais, non plus, ils ne se parlent.
Une fois par an, la nuit de Noël, au lieu de marcher, ils
courent, et tous les chrétiens qui cheminent sur la lande
pour aller à la messe de minuit les entendent de loin, la
jeune fille gémissant : « Loup Maria Ker, rends -moi ma
beauté ! » et le jeune homme criant : a Loup Maria Ker,
rends -moi ma force ! »
n
Et cela dure depuis treize cents ans. Vous pensez bien
qu'il y a une histoire.
Or, la voici :
Quand Martin Ker, le mari de dame Josserande, mourut,
leur fils Maria n'avait encore que sept ans. La veuve fut
obligée de laisser la garde de la grand'porte à un homme
d'armes et se retira dans la tour qui était son héritage,
mais le petit Maria Ker eut permission de suivre les étu-
des à l'école du couvent. On trouvait là, comme dans tous
les couvents, quantité de maîtres, sachant tout ce qui se
peut enseigner. Ils ne vendaient point leur science à l'exem-
ple des professeurs d'aujourd'hui, ils la donnaient à qui
voulait la prendre; c'est pourquoi la justice de la libre in-
gratitude a pris la peine d'inventer un nom tout exprès
pour caractériser ce cas de lumineuse charité. C'est le
fameux mot barbare obscurantisme, qui fait si bien dans
les libres sornettes des libres rabâcheurs.
Plus le monde vieillit, moins il garde de justice et plus
il perd de sagesse : aussi mourra-t-il coquin et fou.
Le petit Maria montrait quelques dispositions naturel-
les, mais il travaillait peu, excepté pourtant à la classe de
chimie, dirigée par un vieux moine nommé Thaël qui pas-
sait pour avoir découvert le secret de faire de l'or avec du
plomb en y ajoutant une certaine substance que nul,
excepté lui, ne connaissait, car si quelqu'un l'eût connue,
tout le plomb du pays aurait été bien vite changé en or.
134 ROLLAN PIED-DE-FER
Quant à Thaël lui-même, il n'avait garde de profiter
de son secret, parce que Gildas le Sage lui avait dit une
fois : « Thaël, Thaël, Dieu ne veut pas que tu changes
Tœuvre de ses doigts. Le plomb est plomb et l'or est or.
Il y a assez d'or, il n'y a pas trop de plomb. Laisse agir
Dieu, sinon Satan sera ton maître. »
Assurément, de pareils préceptes ne seraient pas d'un
bon usage dans l'industrie moderne; mais Gildas savait ce
qu'il disait, et Thaël mourut de son grand âge avant
d'avoir changé en or la moindre parcelle de plomb. Ce n'était
pas faute de bonne envie; la preuve c'est qu'après son décès
le bruit se répandit que Thaël n'avait pas déserté tout à
fait son laboratoire et qu'il y revenait œuvrer.
Chacun sait bien que les trépassés ont congé la veille
des grandes fêtes gardées : Thaël employait sans doute ces
heures de vacances à visiter ses cornues et sas alambics,
car les pêcheurs de nuit qui mouillaient au large entre
Belle-Ile et la pointe voyaient briller de loin la fenêtre de
son ancienne cellule aux vigiles de Pâqaes, de la Pente-
côte et de la Noël. Gildas le Sage, ayant été averti du fait,
se releva de son lit une certaine nuit, avant laudes, et
traversa doucement les corridors avec la pensée de sur-
prendre feu son vieux frère et de lui demander peut-être
des détails sur l'autre côté de l'huis redoutable qui sépare
la vie de la mort. Je dis peut-être, n'osant point mettre
cette curiosité frivole au compte d'un saint qui portait
le titre de sage.
S'étant donc approché de la cellule à bas bruit, Gildas
écouta et entendit le soufflet de Thaël qui allait et allait,
bien qu'on n'eût encore mis personne à remplacer le défunt
dans son réduit. Gildas ouvrit brusquement la porte,
ayant, comme d« raison, à son trousseau d'abbé la clef de
toutes les serrures, et se trouva en face, non poiut de
Thaël, mais du petit Maria Ker en train d'activer les four-
neaux de Thaël.
Saint Gildas n'était point de ceux qui se fâchent à tout
LA. TOUR DU LOUP 135
bout de champ; il prit l'enfant par Toreille et Tattira de-
hors en lui disant bien paisiblement :
— Ker, mon petit Ker, je sais ce que tu tentes et ce
qui te tente ; mais Dieu ne veut pas de cela, ni moi non plus,
mon petit Ker.
— C'est que, répondit l'enfant, ma bonne mère est si
pauvre !
— Ta mère est ce qu'elle est; elle a ce que Dieu lui
donne. Le plomb est plomb et l'or est or. Si tu vas contre
le vouloir de Dieu, Satan sera ton maître.
Le petit Ker s'en revint à la tour, l'oreille basse, et ne
se glissa plus jamais dans la cellule de feu Thaël; mais
quand il eut dix -huit ans, un modeste héritage lui étant
échu, il acheta ce qu'il fallait pour fondre les métaux et
distiller le suc des plantes; son but, à ce qu'il disait, était
d'apprendre l'art de guérir. Par le fait, il lisait de gros
livres qui traitaient de la science médicale, c'est vrai, mais
de bien d'autres choses encore.
C'était alors un adolescent de belle mine, au regard
doux et clair; il n'était encore ni borgne ni boiteux. Il
vivait fort retiré avec sa mère qui l'aimait uniquement et
ardemment. Personne ne les venait voir à la tour, sauf la
rieuse Matheline, héritière du tenancier du Coat-Dor, dont
Josserande était la marraine, et aussi Pol Bihan, fils du
successeur de Martin Ker comme gardien armé de la porte-
magne.
C'était Josserande qui avait appris à lire à sa fiUeule
dans un vieux manuscrit de l'abbaye de Euiz.
Tous les deux, Pol et Matheline, causaient ensemble
souvent, et savez-vous de quoi? Ils causaient de Maria Ker
toujours. C'est donc qu'ils l'aimaient bien? Non. Ce que
Matheline aimait le mieux, c'était son propre minois, gen-
til à miracle, et le meilleur ami de Pol Bihan se nommait
Pol Bihan. MatheUne passait de longues heures à regarder
son petit miroir d'acier qui lui renvoyait fidèlement son
rire plein de perles, et Pol se complaisait dans l'orgueil de
136 ROLLAN PIED-DE-FER
sa force, car il était le meilleur lutteur du pays de Car-
nac.
Quand ils causaient de Maria Ker ensemble, c'était
pour dire :
— Si pourtant il aUait trouver quelque beau matin le
secret de la pierre-fée qui est la mère de l'or !
Et chacun d'eux ajoutait en soi-même :
— Il faut continuer de lui faire bon visage, car s'il
devient riche, il m'enrichira.
Josserande aussi savait que son fils chéri poursuivait
la pierre-fée; eUe s'en était même ouverte à Gildas le Sage,
qui avait hoché sa tête vénérable, en disant : Ce que
Dieu veut se fera. Veillez à ce que votre filiot tienne un
bandeau sur ses yeux quand il cherche la chose maudite ;
car ce qui s'échappe de la cornue, c'est le souffle de Satan,
et le souffle de Satan rend aveugle.
Josserande, à cela songeant, allait s'agenouiller à la
croix Saint -Cado, qui est devant la septième pierre du
camp de César : celle qu'un petit enfant remue en la tou-
chant du doigt et que douze chevaux attelés avec douze
bœufs ne pourraient point ébranler sur sa base profonde.
EUe disait, ainsi prosternée : — Jésas Dieu" qui avez
pitié des mères, à cause de la sainte Vierge Marie, veillez
bien sur mon petit Maria, et ôtez-lui de la cervelle cette
idée de faire de l'or... à moins pourtant que vous n'ayez
la bonne volonté de le rendre riche; mon doux Sauveur,
vous en êtes bien le maître. Et quel joli gars il serait avec
une chape de fin drap et un chaperon bordé de fourrure,
si d'acheter tout cela le moyen seulement il avait !
ni
I
H advint que tout ce jeune monde, Pol Bihan, Mathe-
line et Maria Ker, gagnant une année chaque fois que
s'écoulaient douze mois, atteignit Tâge où l'on songe aux
fiançailles. Josserande s'achemina un soir le long de la
mare de Saint-Cado qui conduit aux roches du même nom.
Elle gagna vers la tenanoe où demeurait le fermier du
Coat-Dor et lui demanda la main de Matheline pour son
fils Maria Ker. Du coup, Matheline ouvrit sa bouche rose
si large, pour mieux rire, qu'elle y montra, tout au fond,
deux perles qu'on n'avait encore jamais vues.
Et, son père l'ayant interrogée pour savoir si ce parti
lui convenait bien, elle répondit :
— Oui, mon père et ma marraine, pourvu que Maria
Ker me donne une cotte de drap d'argent, semée de rubis
comme celle de la dame de Lannelan, qui possède les
roches perchées de l'île de Groix, et pourvu que Pol Bihan
soit notre garçon de noces.
Pol était là qai riait aussi.
— Je serai sûrement le garçon de noces de mon ami
Maria Ker, dit-il, s'il consent à me donner un surcot de
tréfutaine, lamé d'or comme celui du châtelain de Gâvre,
seigneur de Belle-île-en-mer et moyeu -justicier de Garnao,
qui ne vaut pas mieux que moi pour porter si beaux ajus-
tements, r^
Sur quoi Josserande revint à la tour et dit à son fils :
— Ker, mon mignon, je te conseille de choisir un autre
138 ROLLAN PIED-DB-FER
ami et une autre fiancée; ces deux-là, le gars et la fille,
ne sont point de bonnes âmes.
Mais le jeune tenancier se mit à doler et à soupirer,
disant :
— Point n'aurait d'amitié ni d'amour jamais en oe
monde, sinon pour Pol, mon cher compagnon, et pour
Matheline votre filleule, ma compagne jolie.
Et, Josserande lui ayant parlé, par mauvaise chance,
des deux perles neuves que Matheline avait montrées au
fond de sa bouche, ce joar-là, à force de rire, il courut au
Coat-Dor pour tâcher, lai aussi, de les voir.
Il y a donc que sur la route de la tour au Coat-Dor se
trouve la pointe da Hinnio, oîi l'herbe est salée, ce qui met
Taches et béliers en brave humeur de s'éjouer quand ils y
sont paissant. Comme Maria Ker cheminait dans le sentier
au bout duquel est la Croix de Saint-Cado il vit au sommet
du promontoire, Pol et Matheline qui se promenaient
devisant et riant. Il pensa :
— Je n'aurai pas besoin d'aller loin pour voir les deux
perles de Matheline.
Et de fait, on entendait d'en bas la fillette et les éclats
de sa gaieté, car elle avait le caractère à la joie dès que Pol
desserrait seulement les lèvres; mais voilà qu'un grand
vieux bélier qui avait brouté beaucoup d'herbe salée jeta
en arrière ses deux cornes, pareilles à des volutes de colon-
nes païennes et lança deux cônes de fumée par les naseaux;
puis, bêlant aussi haut que les cerfs brament, il se rua
dans la direction du rire de Matheline. Chacun sait que
les béliers se fâchent quand on rit dans leur pré.
Il courait bien, mais Maria Ker courait mieux que lui,
car ce fut Maria Ker qui arriva le premier auprès de la
fiUette et reçut le choc du bélier en la protégeant de son
corps. H n'en eut point trop de mal; seulement son œil
droit fut touché par le bout recourbé d'une des cornes, au
moment où le bélier releva la tête, et ainsi devint-il borgne.
Le bélier, lui, empêché de châtier le rire de Matheline,
LA TOUR DU LOUP 13^
se lança contre Bihan, qui fuyait, l'atteignit juste au
rebord de la falaise et le poussa dans la mer, qui battait
les roches à cinquante pieds-de-roi ci-dessous.
Y avaifc-il des pieds -de-roi, en ce temps -là î Sûrement
oui, même des rois de Quimper.
Le bélier s'en alla tout content d'avoir besogné si bien,
et l'histoire dit qu'il rit dans sa barbe de laine. Mais
Matheline se mit à pleurer, en criant.
— Ker, mon joli Ker, sauve Bihan, ton doux ami, de
mourir, et sur ma foi jurée, je serai ta femme sans condi-
tion!
En même temps, du oontre-bas de la grande mer et
parmi le bruit des lames, on entendit la plainte de Pol
Bihan qui clamait :
— Maria ! ô Maria Ker ! mon premier compagnon, mon
seul ami, je ne sais pas nager, viens vite me sauver de
mourir sans confession, et tout ce que tu me demanderas
tu l'auras, fût-ce le meilleur bien de mon cœur !
Maria Ker demanda :
— Seras -tu mon garçon de noces t
Et Bihan répondit : v
— Certes, certes, et je te donnerai cent écus ! Et tout
ce que ta respectée mère me demandera, aussi l'aura...
mais dépêche-toi vitement, ami chéri, car voici la vague
qui m'emporte.
Maria Ker perdait son sang avec sa v\ie par le trou
de son œil; mais il était géuéreux de cœur et se jeta du
haut promontoire bellement. En tombant, sa jambe
gauche toucha une roche à fleur d'eau par malheur et se
cassa. Le voilà donc boiteux aussi bien que borgne, no-
nobstant quoi il ramena Bihan au rivage et demanda :
— A quand la bénédiction de nos fiançailles'?
Comme Matheline hésitait à répondre, car le bien fait
était encore trop près pour qu'on pût se dédire, Bihan
vint à son secours et s'ioria gaiement :
— n faut toujours bien attendre. Maria, mon sauveur,
140 ROLIAN PIED-DE-FER
Que tu sois guéri de ta jambe et de ton œil, que voUà dans
un triste état pour i>lu8 d'un jour.
— D'autant, ajouta Matheline (et ce fat de cette fois
que Maria Ker vit ses deux perles nouvelles, car son rire
lui épanouit la bouche jusqu'aux oreilles), d'autant qae
je n'aime pas les boiteux ni les borgnes par mon goût,
non!
— Mais, s'écria Maria Ker, c'est pour vous deux que
je suis borgne et boiteux !
— C'est vrai, dit Bihan.
— C'est vrai ! répéta Matheline, car toujours comme
lui elle disait.
— Ker, mon ami Ker, reprit Bihan, attendons jusqu'à
demain, et je te promets que tu seras content de nous.
En suite de quoi. Us s'en allèrent, Matheline et lui,
bras dessus bras dessous, laissant le jeune tenancier che-
miner seul, à cloche-pied, vers sa tour.
Le croiriez-vousî II se consolait en songeant qu'il avait
vu deux perles neuves au fond d'un sourire...
Vous pensez, je parie, que jamais vous n'avez rencontré
pareil innocent. Détrompez -vous : ainsi sont tous ceux
qui ont folie en tête pour fillettes riant des perles.
Mais quelqu'un de fâché, ce fut Josserande la veuve,
quand elle vit son filiot qui n'avait plus qu'une jambe et
qu'un œil.
— Où as-tu perdu tout cela! demanda-t-elle.
Et comme Maria Ker lui répondait doucement : —
Elles sont bien mignonnes, mère, je les ai vues. Josserande
devina qu'U parlait des deux perles de sa filleule et s'écria :
— Par-dessus le marché, mon gars a aussi perdu l'esprit î
Ayant donc pris son bâton, elle alla jusqu'à l'abbaye de
Euiz, où elle implora conseil de Saint Gildas pour savoir
comment se conduire en ce cas malheureux, et le sage ré-
pondit :
— Il ne fallait pas parler des deux perles, votre fils
lA TOUR DU LOUP 141
serait resté oliez lui; mais maintenant que le mal est fait,
il n'en arrivera que suivant la volonté de Dieu. La mer
écume à son flux, cependant voyez comme eUes'en revient
tranquille... Que fait Maria Ker à cette heure!
— Il souffle, souffle ses fourneaux, répartit Josserande.
Le sage se mit à réflécliir, et au bout d'un peu de temps,
il dit :
— C'est de prier dévotement le Seigneur notre Dieu,
d'abord, et ensuite de bien regarder devant vous pour savoir
où vous mettez vos pieds. Les faibles achètent les forts, et
les malheureux les heureux, saviez -vous cela, ma chère com-
mère? Votre Mot va s'acharner à chercher la pierre-fée
qui change le plomb en or, pour payer la mauvaise amitié
de ce Pol et les perles qui sont au fond du mauvais sou-
rire de cette Matheline. Puisque Dieu le permet, tout est
bien. Faites, cependant, que l'enfant se garde contre
l'haleine de sa cornue, car c'est le souffle même de Satan,
et obtenez de lui qu'il ne manque d'assister à la messe
de minuit.
C'était aux environs de la fête de Noël.
Tout le long des belles grèves qui vont de la rivière
d'Etel au fort Penthièvre, il se raconte que Gildas le Sage
n'était point arrivé de son pays d'Irlande en bateau,
mais bien sur une île qui se détacha de la côte hyber-
nienne pour traverser doucement la mer et déposer le
saint homme sur les rivages de Bretagne. L'île est encore
là, non loin du Plouharnel, et aux grandes marées, onpeut
bien voir que par le dessous, elle a gardé la forme d'une
nef. Gloire à Dieu !
IV
Quoiqu'il en soit, Josserande n'eut point de peine à
obtenir de Maria Ker promesse d'aller à la messe de minuit,
car il était bon cbrétien. Et elle acheta une armure en fer
pour en revêtir son filiot quand il besognait autour de ses
cornues, afin de le préserver contre l'haleine de Satan.
Matheline, elle, songeait richesses sous le grand manteau
de la oheirinée du Coat-Dor, en faisant son ouvrage.
Et il arriva que tard et matin, Pol Bihan venait main-
tenant à la tour, amenant à son bras le sourire do Mathe-
line, parce que le bruit se répandait que Maria Ker allait
enfin trouver la pierre-fée et devenir un homme d'or.
Ce n'était plus deux perles neuves que Matheline montrait
aux coins de sa bouche rose, c'était tout un chapelet qui
brillait, qui chatoyait, qui riait, depuis ses lèvres jusqu'en
dedans de son gosier, parce que Pol Bihan lui avait dit :
— Eis tant que tu pourras ; le rire prend les innocents
comme le miroir qui tourne attrape les alouettes.
Ce Bihan, malgré son nom de Bretagne, était du pays do
Neustrie, et les Normands en savaient long dès ce temps-
là. Quant à Matheline, nous avons parlé de ses lèpres, de
son gosier, de son sourire, mais non point de son cœur :
il y avait place où le mettre.
Voici, selon l'histoire, ce qu'elle répondit à Bihan :
— Tant qu'on voudra, je rirai pour être riche, et quand
l'innocent m'aura donné tout l'or de la terre, tous le.s
LA TOUR DU L.eUP 143
plaisirs de la terre j'achèterai : ainsi les aurai -je à moi, pour
moi, et en jouirai.
Pol Bihan joignit les mains pour l'admirer, si jolie
et si avisée qu'elle était pour son âge, mais il pensait.
— Je suis encore plus avisé que toi, ma mignonne :
nous partagerons ce que l'innocent donnera, savoir : une
moitié pour moi et l'autre aussi, le reste pour toi. Laissons
couler l'eau sous le pont.
Le jour d'avant Noël, on les vit arriver ensemble à la
tour, Pol et Matheline, avec des châtaignes dans un van
et du cidre doux plein un grand broc, pour faire la veillée
chez la marraine. Sous la cendre, ils rôtirent les châtaignes
et mirent chauffer le cidre devant le feu en y ajoutant
du miel fermenté, du moût, des tiges de romarin et des
feuillettes de marjolaine. Dame Josserande eUe-même
voulut goûter à ce breuvage, tant il fleurait agréable
odeur.
Or, il faut vous dire qu'en chemûi, Pol avait recomman-
dé à Matheline d'interroger adroitement Maria Ker, pour
savoir quand il trouverait enân la pierre-fée. Maria Ker
ne mangeait châtaignes ni cidre, ni ne buvait, occupé qu'il
était à contempler le rire de Matheline.
— Eh bien ! mon beau fiancé boiteux et borgne, lui
demanda-t-elle, est-ce bientôt que je serai la femme d'un
homme tout en or?
Maria Ker, dont l'œil rayonnait une flamme sombre,
répondit :
— Vous auriez été aussi riche que vous êtes belle, demain
sans faute, ma fiancée, si je n'avais promis à ma chère
mère de l'accompagner à la grand'messe de Noël, cette
nuit. L'heure favorable tombait justement au premier
coup de matines...
— Aujourd'hui?
— Entre aujourd'hui et demain.'
— Et cela ne peut -il se remettre?
— Si fait, cela peut se remettre à sept ans.
It
144 ROLLAN PIED-DE-FER
Dame Josserande n'entendait pas, parce que Pol M
contait une histoire pour l'empêclier d'ouïr, mais en
contant, il écoutait, lui, de toutes ses oreilles.
.; Matheline ne riait plus et pensait : — Le plus souvent
que j'attendrai sept ans !
Elle reprit :
— Beau fiancé, comment savez-vous que l'instant
propice tombe justement à l'heure de matines? Qui vous
l'a dit?
— Les astres, répondit Maria Ker. Mars et Saturne
arriveront à minuit en opposition diamétrale; Vénus
cherchera Vesta, Mercure sera noyé dans le soleil, et la
planète sans nom que le défunt Thaël a deviné par le
calcul, mes yeux l'ont vue, hier au soir, frayant sa route
dans l'espace, pour venir en conjonction avec Jupiter.
Ah ! si j'osais seulement désobéir à ma chère mère...
Il fut interrompu par une vibration lointaine de la
cloche de Plouharnel qui tintait le premier son de la messe
de minuit, Josserande quitta son rouet aussitôt :
— Ce serait péché de filer une aiguillée de plus, dit -elle;
allons, mon fils Maria, pouillez vos habits des dimanches
et en route pour la paroisse, s'il vous plaît !
f Maria voulut se lever, car il n'avait encore jamais déso-
béi à sa chère mère ; mais Matheline, assise auprès de lui,
le retint, miirmurant d'une voLx douce :
— Mon bel ami, vous avez bien le temps de causer
encore un peu.
De son côté, Pol dirait à dame Josserande :
— Prenez toujours votre bâton, voisine, et mettez-vous
en chemin pour aller à votre aise. Votre filleule Matheline
va vous accompagner, et je suivrai avec mon ami Maria,
de crainte que le malheur lui arrive par sa jambe malade et
son œU qui ne voit pas.
Ainsi fut fait, car Josserande était sans défiance, sachant
que son filiot avait promis et tiendrait. Comme on se sé-
parait, Pol dit tout bas à Matheline.
I
LA TOUR DU LOUP 145
— Amuse bien la bonne femme, car il faut que Tin-
nocent reste ici.
Et la fillette lui répondit :
— Tâche de voir la marmite où cuit notre fortune.
Tu me diras comment c'est fait.
Voilà donc les deux femmes parties : un bon grand cœur
de mère, plein de tendre amour, et un petit gésier de moi-
neau, tout étroit, tout sec, où il n'y avait pas tant seu-
lement de quoi faire ni loger une brave larme !
Un instant, Maria Ker se tint sur le seuil de la porte
ouverte pour les regarder aller. Dans le sentier blanc de
neige, les deux silhouettes se détachaient : l'une coiu-bée
et déjà chancelante, l'autre droite, flexible, et qui à
chaque pas semblait bondir. Le jeune tenancier soupira.
Derrière lui, la voix, la voix de Pol Bihan dit tout bas :
— Je sais à quoi tu penses, Ker, mon compagnon, et tu
as raison de penser ainsi : il faut en finir. Elle est aussi
impatiente que toi : pour tous deux c'est trop attendre.
Maria Ker se retourna joyeux,
— Dis-tu vrai? balbutia -t -il; serais-je si heureux que
cela?
On ne voyait plus les deux femmes, sur qui la nuit
s'était refermée au long, mais le rire aigu de Matheline
perça les ténèbres et arriva, moqueur comme le sod de
l'argent des avares.
— Oui, sur ma foi, répliquait cependant ce Normand
de Bihan, elle ne fait que penser au jour de vos noces :
quand fillette rit de trop, c'est pour ne pas pleurer, voilà
la vraie vérité.
Us pouvaient bien l'appeler « l'innocent », ce pauvre
Maria Ker ! non point qu'il eût moins de cervelle qu'un
autre, au contraire, c'était maintenant un savant; mais
l'amour qui s'adresse à un objet indigne rend les plus
sages insensés. Maria Ker valait dans son petit doigt
deux douzaines de Pol Biban et un demi-cent de Matbe-
line, nonobstant quoi, Matheline et Pol Biban faisaient
bien de le mépriser, car l'bomme qui se laisse aller de plus
baut tombe plus bas.
Quand le jeune tenancier fut rentré dans sa tour, Pol
se mit à soupirer gros autour de lui et à dire :
— C'est dommage ! ab ! vérité de Dieu ! c'est grand
dommage assui'ément !
— Quoi donc qui est dommage? demanda Maria Ker.
— C'est dommage de manquer si rare occasion !
Maria Ker s'écria :
— Quelle occasion ! Tu écoutais donc ce qui se disait
entre moi et ma fiancée?
— Oui bien, répartit Pol, j'ai toujours une oreille ou-
verte pour entendre ce qui te regarde, mon vrai ami.
Sept ans ! Ab ! sept ans ! Et veux-tu que je te dise? tu
n'aurais que doiàze mois à attendre pour aller avec ta
mère à une autre messe de Noël.
— J'ai promis, dit Maria.
— C'est égal, si ta maman t'aime bien, elle te par-
donnera.
LA TOUR DU LOtJP 147
— Si elle m'aime! s'éoria Maria Ker; ma mère ! oh!
oui, oelle-là m'aime de toute la bonté de son oceur !
H restait encore des châtaignes, car Bihan se mit à en
éplucher une en disant :
— Certes, ceHes, les mères aiment toujours leurs en-
fants, mais Matheline n'est pas ta mère. Tu es borgne,
tn es boiteux, et tu as vendu ton petit patrimoine pour
acheter tes fourneaux. Eien ne t'en reste. Où est la fil-
lette qui saura attendre sept ans, presque la moitié de son
âgeî... A ta place, moi, je n'irais pas jeter mon bien à l'eau,
comme tu vas le faire, et à l'heure de matines, je travail-
lerais à mon bonheur !
Maria Ker était debout devant la cheminée. Il écoutait,
l'œU à terre et les sourcils froncés.
— Ta as bien parlé, dit-il enfin : ma chère mère me par-
donnera, je resterai et je travaillerai à l'heure des matines.
— Tout est donc pour le mieux ! s'écria le Normand
bien content; sois tranquille, je serai avec toi pour le cas
de danger ! ouvre la porte de ton laboratoire; nous beso-
gnerons ensemble, je ne te quitte pas plus que ton ombre !
Maria Ker ne bougea. Son regard était cloué au sol.
— Ce sera la première fois, pensa-t-il tout haut, que
j'aurai causé un chagrin à ma chère mère !
Puis il alla ouvrir une porte, il est vrai, mais non point
celle du laboratoire, et mit Pol Bihan dehors en disant :
— Le danger est pour moi seul, l'or sera pour vous
tous. Va à la sainte messe de Noël au Ueu de moi, dis à
Matheline qu'elle sera riche et à ma chère mère qu'elle
aura une vieillesse heureuse, puisqu'elle vivra et mourra
auprès de son fils heureux.
VI
H y avait une forêt qui allait du champ de César, comme
on appelait ces rues mornes et vides de la ville funéraire
de Carnac, jusqu'à la mer, d'un côté, et qui rejoignait
de l'autre, en passant la rivière d'Etel, le Blavet et le
Scorf, les lieux où furent bâtis depuis Port-Louis, Henne-
bont et entre deux, presque de nos jours, la cité neuve
de Lorient. Quand Maria Ker fut seul, il écouta le bruit du
flux sur la grève et le bruit du vent dans les grands chênes :
deux murmures énormes.
Et il se mit à regarder les sièges vides où naguère s'as-
seyaient Matheline, la folie de son cœur, et sa chère mère
Josserande, sainte tendresse de toute sa vie.
Il avait vu petit à petit les noirs cheveux de la veuve
grisonner, puis blanchir autour de ses tempes creusées.
Je ne sais pourquoi, ce jour -là, ses souvenirs remontaient
jusqu'à son berceau, au-dessus duquel se penchait le doux,
le noble visage de celle qui lui avait toujours parlé de
Dieu.
Mais d'où venaient ces boucles blondes qui se mêlaient
aux cheveux noirs de Josserande et qui jouaient au soleil
par-dessus ses cheveux blancs? Et ce rù'e, ah ! ce rire ar-
gentin de la jeunesse qui empêchait Maria Ker d'entendre,
dans la piété de ces souvenirs, la voix grave et bonne de sa
mère, d'où venait-il?
Sept ans ! Pol avait dit : « Où est la fillette qui peut
LA TOUR DU LOUP 149
attendre sept ansî » et ces mots restaient dans Tair.
Jamais le fils de Martin Ker n'avait éoouté de si étranges
voix parmi les plaintes de FOoéan, ni dans Timmeuse
grondement de la forêt draidique.
Et tout à coup, la tour aussi se njit à parler, non seu-
lement par les fentes des vieilles fenêtres où le vent lu-
gubre gémissait, mais par une confusion de bruits inté-
rieurs qui ressemblaient aux longs chuchotements d'une
foule et qui arrivaient à travers la porte close du labo-
ratiore, sous laquelle une vive lueur passait.
Maria Ker ouviit cette porte avec la crainte de se trouver
en face d'un incendie, mais il n'y avait pas d'incendie ; ce
qui éclairait xDar-dessous la porte, c'était l'œil rond et
rouge de son fourneau, qui tombait juste sur la pierre du
seuil. Et, bien qu'il n'y eût personne dans le laboratoire,
ces bruits semblables au bavardage d'une foule qui attend
un spectacle promis, ne se taisaient point. L'air était
plein de choses parlantes, on y sentait grouiller les esprits
aussi dru serrés que le froment au grenier ou le sable
en plage.
Ds disaient, ceux-là qu'on ne voyait point, toute
sorte de mots fantômes qu'on entendait à droite, à gauche,
devant et derrière, dessus et dessous, et qui pénétraient
par les pores de la peau comme le vif-argent passe à travers
la toile; ils disaient :
— Les Mages sont en route, mon ami.
— Mon ami, l'Étoile a brillé vers l'Orient.
— Mon ami, mon ami, le petit roi Jésus naît dans sa
crèche, sur la paille.
— Maria Ker ira sûrement avec les bergers.
— Du tout point. Maria Ker n'ira pas.
— Bon chrétien il était.
— Bon chrétien n'est plus.
— Il a oublié le nom de Joseph, le chaste époux.
— Et le nom de Marie, la Mère toujours Vierge...
— Non, non, non !
150 ROLIAN PIED-DE-FER
— Si, si, si !
— Il ira !
— H n'ira pas !
— n ira, puisqu'il l'a promis à dame Josserande.
— Il n'ira pas, piiisque Matheline lui a dit de rester.
— Mon ami, mon ami, c'est cette nuit que Maria Ker
va trouver le secret d'or !
— C'est cette nuit, mon ami, qu'il va gagner le cœur
de celle qu'il aime !
Et les esprits invisibles, se disputant ainsi, jouaient à
travers l'air, montaient, descendaient, tourbillonnaient
comme les atomes de la poussière dans un rayon de soleil,
depuis les daUes qui recouvraient le sol jusqu'aux pierres
de la voûte.
A l'intérieur du fourneau, dans le creuset, quelque
autre chose répondait; mais on ne pQuvait pas bien en-
tendre, parce que le creuset était luté avec soin, selon
l'art hermétique,
— Sortez d'ici, méchante cohue, dit Maria Ker, qui
prit un balai de branches de houx. Que venez -vous faire
chez moi? Allez dehors, esprits mauvais, âmes damnées
allez, aUez !
Tous les coins de la chambre se mirent à rire. On eût
dit que Matheline était partout.
Puis un profond silence se fit soudain, pour écouter les
cloches de Plouharmel voyageant avec le vent de la mer
et tintant le second son de la messe de minuit.
— Mon ami que disent-eUes?
— Elles disent Noël, mon ami, Noël, Noël, Noël !
— Nenni-da ! elles disent : de l'or, de l'or, de l'or !
— Tu mens, mon ami !
— Mon ami, tu mens !
Et les autres voix, celles qui bourdonnaient à l'intérieur
du fourneau s'enflaient, s'enflaient. Le feu que personne
ne soufflait s'activait de lui-même, ard«nt comme l'âme
d'une forge.
lA TOUR DU LOUP 151
Le creuset devenait rouge, et les pierres du fourneau
lui-même se teintaient d'éoarlate sombre.
Vous pensez que Maria Ker avait beau balayer avec son
balai de houx; entre les branohettes chargées de feuilles
piquantes, les bons esprits passaient avec leur étoile au
front, les mauvais avec leurs cornes, rien ne s'y prenaient. H
faisait si chaud, que le jeune tenancier était baigné de sueur.
Quand le second son eut fini de carillonner, il pensa :
— J'étouffe et je vais ouvrir la fenêtre pour donner
issue à la chaleur, aussi bien qu'à la tourbe des esprits
méchants.
Mais dès qu'il eut ouvert sa croisée, la campagne en-
tière se prit à rire sous son blanc manteau de neige :
landes, guérets et pierres -plantées ; il n'y eut pas jusqu'aux
chênes énormes de la forêt, avec leurs cimes éclatantes,
qui ne secouèrent leurs frimas en disant :
— Maria Ker ira !
— Maria Ker n'ira pas !
Pas un esprit du dedans ne s'envola, tandis que tous
les esprits du dehors entrèrent marmottant, bavardant,
riant : — Si, si, si, si, ! — Non, non, non, non !
Et je crois qu'ils se battirent, à leur manière, entre bons
et méchands esprits.
En même temps, sur les cailloux du chemin qui passait
devant la tour, le pas d'une cavalerie retentit, et Maria
Ker reconnut la longue procession des moines de Ruiz,
menée par le grand abbé, Gildas le Sage, crosse, mitre
et allant à la messe de Plouharnel, parce que la chapeUe
du couvent était en reconstruction.
Ils arrivaient tout noirs sur la route blanche. Quand
la tête de la cavalcade approcha de la tour, le grand abbé
commanda :
— Mes gardes armés, donnez du cor pour évetUer le
filiot de dame Josserande !
Et aussitôt les cors de corner, jusqu'à ce que Gildas le
Sage leur eût dit :
152 ROLLAN PIED-DE-FER
— Taisez-vous, puisque voilà mon tenancier bien
réveillé à sa croisée.
Le silence s'étant fait, le grand abbé leva sa crosse et
reprit.
— Mon tenanicer, voici venir la première heure du
jour de Noël, qui est fête majeure et maxime. Éteins tes
fourneaux pour courir à la messe, tu n'as que le temps
bien juste.
Et il passa, pendant que ceux de la procession se
remettaient en marche, répétant :
— Maria Ker, tu n'as que le temps, hâte-toi !
Les voix de l'air radotaient : — il ira ! — il n'ira pas, et
le vent soufflait des sarcasmes sonores.
Maria Ker ferma sa croisée. H s'assit, la tête entre ses
mains. Son cœur était déchiré par deux forces qui le
tiraient l'une à droite, l'autre à gauche : la prière de sa
mère et le rire de Matheline.'
Ce n'était pas un avare: il ne souhaitait pas l'or pour
l'or, mais bien pour acheter ce chapelet de perles et de
sourires qui pendait aux lèvres de Matheline...
— Noël ! cria une voix dans l'air.
— Noël, Noël, Noël ! répétèrent toutes les autres voix.
Maria Ker ouvrit les yeux en sursaut et vit que le
fourneau était d'un rouge ardent du haut jusqu'en bas
et que le creuset s'entourait de rayons si éblouissants
qu'on ne x>ouvait pas seulement le regarder. Quelque chose
bouillonnait qui rendait un bruit de tempête,
— Mère ! ô ma chère mère ! s'écria le jeune tenancier
épouvanté, j'y vais, j'y cours...
Mais des miUiers de petites voix piquèrent ses oreilles,
disant :
— Trop tard, trop tard, trop tard, il est trop tard !
Et, en effet, le vent de mer apportait le troisième son du
clocher de Poulharnel, qui lui aussi disait : « Trop tard ! »
H était trop tard. Dans la profonde nuit le jour naissait,
le grand jour qui vit le premier sourire de Jésus.
LA. TOUR DU LOUP 153
Noël ! Noël ! Noël ! Gloire à Dieu ! Salut, Vierge imma-
culée. Bonjour, saint Joseph, ouvrier fils de roi, maître de
la sainte Famille !
Les enfants, les hommes, les femmes, venez, oh ! venez
tous ! Venite adoremus ! Venez adoror l'hostie qui naît
dans sa crèche de Bethléem.
Noël ! Noël ! Alléluia !
\n
Comme le troisième son finissait de tinter, la clepsydre
laissa échapper sa dernière goutte d'eau et marqua l'heure
de minuit. Alors, le fourneau se fendit, montrant le creuset
incandescent, qui éclata avec un fracas terrible et lança
jusqu'au ciel, à travers la voûte déchirée, une gigantesque
flamme.
Maria Ker, enveloppé par le feu, se jeta la face contre
terre et fut noyé dans une brûlante vapeur.
Un silence de mort l'entourait, du fond duquel une voix
.semblable au tonnerre s'éleva qui lui dit : « rélève-toi ». Et
il se releva.
A. la place où était naguère le fourneau dont il ne restait
plus vestige, un homme, un colosse plutôt, était debout,
et Maria Ker n'eut besoin que d'un seul coup d'œil pour
reconnaître en lui l'esprit du mal, revêtu de la forme hu-
maine.
La matière de son corps semblait être de fer, chauffé au
rouge et transparent, car on voyait l'or liquide qui coulait,
au lieu de sang, dans ses veines, tour à tour attiré et re-
poussé par son cœur, noir comme un charbon éteint.
Cette créature, à la fois formidable et belle, étendit la
main vers le mur de la tour qui faisait face à la mer et,
dans ce mur épais, une brèche s'ouvrit largement.
— Regarde, dit Satan.
Maria Ker obéit. E vit, comme si la distance eût été
supprimée, l'intérieur de la modeste église de Plouharnel
LA TOUR DU LOUP 155
OÙ les fidèles étaient assemblés. L'officiant montait jus-
tement à Tautel, tout éclatant de a chandelles de Noël »,
et la pompe était grande, parce que la nombreuse com-
pagnie de Gildas le Sage assistait le pauvre clergé de la
paroisse.
Dans un ooin, à Tombre d'un pilier, s'agenouillait dame
Josserande, qui priait de son mieux, la obère femme, mais
qui souvent, malgré elle, regardait vers la porte pour voir
si son filiot allait enfin venir.
Non loin d'elle était Matheline du Coat-Bor, attifée
bravement et bien jolie, mais distribuant à qui les voulait
avoir les perles de son sourire et n'oubliant personne
excepté Dieu. Tout auprès de Matheline, Pol Bihan carrait
ses larges épaules.
Et, de même que Satan avait donné à la vue de Maria
Ker le pouvoir de percer les murailles, de même lui per-
mit-il de voir le fond des cœurs.
Dans le cœur de sa mère, il se vit lui-même comme en un
miroir. Ce cœur tout entier était plein de lui. La bonne
Josserande priait pour lui; elle réunissait Jésus, Marie
et Joseph, toute la sainte Famille, dont Noël est la fête,
dans la pieuse oraison qui tombait de ses lèvres ; son cœur
disait à Dieu : « Mon fils, mon fils, mon fils », toujours et
toujours.
Dans le cœur de Pol, Maria Ker vit l'orgueU de la force
et la grossière avidité. Dans ce qui tenait lieu de cœur à
Matheline, il vit Matheline et ne vit rien que Matheline
en adoration devant Matheline.
Les rieuses ne sont pas toutes ainsi, je suis prêt à le
proclamer : il y a de bons rires, et le bon rire est charmant,
parmi toutes les fleurs de la terre... mais pourtant méfiez-
vous !
— J'ai assez regardé, dit Maria Ker.
— Alors, fit Satan, écoute.
Et tout aussitôt, la musique sacrée chanta dans les
oreiUes du jeune tenancier comme s'il eût été au plein
156 ROLLAN PIED-DE-FER
milieu de Féglise de Plouharnel. On était au Sanctus :
« Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu ! Les cieux et la
terre sont remplis par la majesté de sa Gloire... »
Dame Josserande disait cela, comme les autres, mais à
travers cela, elle pensait :
— Qu'il soit heureux, ô Jésus, bonté infinie ! délivrez-le
de tout mal et de tout péché. Je n'ai plus que lui à aimer...
Saint, Saint, Saint, donnez-moi toute la peine et gardez
pour lui tout le bonheur !
Le croiriez -vous! tout en respirant pieusement le
parfum de ce cantique, le jeune tenancier voulut savoir
aussi ce que Matheline disait à Dieu.
Tout parle à Dieu, les bêtes fauves dans la forêt, les
oiseaux dans Fair et jusqu'aux plantes qui ont leurs raci-
nes dans la terre.
Mais ces « bonnes filles » qui vendent les perles de leur
rire sont au-dessous des animaux et des végétaux.
Il n'y a rien au-dessous d'elles, sinon Pol Bihan.
Au lieu de parler à Dieu, Pol Bihan et Matheline cau-
saient tout bas, et Maria Ker les entendait comme si entre
eux il eût été. Voilà ce qu'ils se disaient :
— - Combien l'innocent me donnera-t-il? demandait
Matheline.
• — L'innocent te donnera tout, répondait Pol.
— Et me faudra-t-il vraiment borgner avec ce borgne,
boiter avec ce boiteux?
Maria Ker sentit son cœur s'en aUer.
— Vierge-Mère, priait cependant Josserande, ô toujours
vierge ! ayez pitié de mon cher enfant ! Comme Jésus est
votre cœur admirable. Maria Ker est mon pauvre
cœur...
— Eh bien ! reprenait Bihan, on peut bien borgner et
boiter un peu pour gagner tout l'or du monde !
— C'est vrai, mais combien de temps?
Maria Ker retint son souffle pour mieux prêter
l'oreiUé.
LA TOUR DU LOUP 157
— Le temps juste que tu voudras, répondit Pol Bihan.
Et il y eut un silence, après quoi cette gaie Matheline
reprit plus bas :
— C'est que... on dit qu'on ne peut plus rire quand on
a tué quelqu'un, et moi, je voudrais toujours rire.
— Ne suis-je pas là? répliqua Bihan. Et n'est-il pas cer-
tain que l'innocent me cherchera querelle une fois ou
['autre? Je ferai craquer ses os rien qu'en le serrant dans
mes bras, compte sur ma force !
— J'ai assez écouté, dit Maria Ker à Satan.
— Et l'aimes -tu encore, ce Bihan?
— Non, je le méprise.
— Et Matheline, l'aimes-tu encore?
— Oui, oh ! oui... mais je la hais !
— C'est bien, dit Satan, tu es lâche et méchant comme
;ous tes frères, les hommes. Puisque tu as assez regardé
m loin, étoute et regarde à tes pieds.
La muraille se referma avec un grand bruit de pierres
le taiUe qui s'embrassent et Maria Ker vit qu'il était en-
;ouré par un amas énorme de pièces d'or dont le niveau
nontait plus haut que sa ceinture et qui s'agitaient dou-
sement, chantant la sjonphonie des richesses. Tout était
)r autour de lui et par l'effondrement de la voûte, la pluie
i'or continuait de tomber.
— Suis-je le maître de ceci? demanda Maria Ker.
— Oui, répondit Satan. Tu m'as forcé, moi qui suis l'or,
k jaillir hors de mes cavernes; donc tu es le maître de l'or,
)ourvu que tu l'achètes au prix de ton âme. On ne peut pas
ivoir l>ieu et l'or. Il faut choisir.
— J'ai choisi, dit Maria Ker : je garde mon âme.
— Tu es bien décidé?
— Bien décidé !
— Une fois, deux fois..., réfléchis ! Tu viens de m'a-
^ouer que tu aimes encore la rieuse Matheline.
— Et que je la hais, oui, c'est juste, mais je veux être,
lans l'éternité, avec ma chère mère Josserande.
158 ROLLAN PIED-DE-PER
— Sans les mères, grommela Satan, j'aurais aussi p
trop beau jeu en oe monde !
Et il ajouta :
— Trois fois... adjugé !
Le monceau d'or s'agita comme l'eau d'une cascade,
bondit et chanta, heurtant les uns contre les autres s
millions de petits disques sonores, puis tout disparut;
chambre resta noire comme un lieu oii l'incendie a pasi
On n'y voyait plus goutte, sinon par la lueur sombre q
suait le corps de fer de Satan. Alors, Maria Ker lui di
— Puisque tout est fini, retire-toi.
vni
Mais le démon ne bougea pas.
— Penses-tu donc, dcmanda-t-il, que tu m'as fait venir
pour rien? Il y a la loi. Tu n'es pas tout à fait mon esclave,
puisque tu as gardé ton âme, mais parce que tu m'as libre-
ment appelé et que je suis venu, tu es mon leude; j'ai une
part de droit sur toi, les petits enfants savent cela, je
m'étonne que tu l'ignores : de minuit à trois heures du
matin, toutes les nuits, désormais, tu m'appartiens en
forme d'animal -garou tournant, courant, plaignant, sans
secours de Dieu. Voilà ce que tu dois à ton ami si fort, à
ta fiancée si beUe. Eéglons l'affaire avant mon départ :
quel animal veux -tu être : cerf qui brame, bœuf qui meu-
gle, mouton qui bêle, coq qui chante? Si tu te faisais chien,
tu pourrais te coucher aux pieds de MatheUne et Bihan te
mènerait à la chasse sous bois.
— Je veux, s'écria Maria Ker, dont la colère éclata à
ces mots : je veux être loup pour les dévorer tous deux !
— Soit, dit Satan, loup tu seras, trois heures de nuit,
durant toute ta vie mortelle... Saute, garou !
Et le loup Maria Ker sauta, donnant de sa tête fauve
contre le châssis de la croisée, qu'il perça pour se précipiter
au dehors.
Satan, lui, s'en alla par le trou de la voûte et déploya
une paire d'ailes immenses, qui ramèrent dans le vent en
battant les étoiles, pour s'éloigner du clocher de Plouhar-
nel, dont le oariUon tintait l'élévation de la sainte Hostie.
11
IX
Je ne sais pas si vous avez jamais vu le village breton
sortir de la messe de minuit. C'est un joyeux spectacle,
mais qui dure peu, parce que chacun est pressé de rentrer
chez soi, où le réveillon attend : pauvre festin, mangé
de si bon cœur !
La foule, un instant massée dans le cimetière, plein d'in-
citations hospitalières, d'appels et de gaietés, se divise
bientôt en petites caravanes qui se hâtent par les chemins,
riant, bavardant, chantant.
S'il fait un beau froid, on entend longtemps encore,
du parvis déjà désert, le bruit des sabots claquant sur la
gelée ; s'il fait mouillé, le clapotement s'étouffe vite, et au
bout de quelques minutes, c'est à peine si l'on suit encore
un « au revoir », un lambeau de Noël chanté à tue-tête, ou
l'écho d'une brave plaisanterie autour de l'église que le
bedeau est en train de refermer.
A milieu de toute cette bonne humeur. Josserande, seule
s'en revenait bien triste, parce que la messe durant, elle
avait en vain attendu son filiot.
Elle marchait à cinquante pas derrière la cavalcade des
moines de Euiz et n'osait s'approcher du grand abbé Gildas
de peur d'être obligée d'accuser son fils chéri.
A sa droite allait Matheline du Coat-Dor; à sa gauche,
Bihan, tous les deux bien empressés à la soutenir et à la
consoler aussi, car, dans leur idée, à l'heure qu'il était,
Maria Ker, au fond de son laboratoire, de\-ait avoir le
LA TOUR DU LOUP 161
trésor qui ne se peut compter, et, il fallait avoir la mère
pour bien tenir le fils.
Aussi c'étaient des promesses et des caresses, en veux-tu,
en voilà.
— Ma marraine, je serai près de vous toujours, disait
Matlieline, à soutenir et régayer votre vieil âge, car votre
fils est mon cœur.
Pol Bihan reprenait :
— Je ne prendrai point femme, pour rester toujours avec
mon ami Maria Ker, que je chéris plus que moi-même. Et
ne vous inquiétez de rien; s'il est faible, je suis fort : pour
deux je travaillerai.
Dire que dame Josserande prêtait beaucoup d'attention
à ces paroles serait mensonge, car elle n'avait dans l'âme
que son fils et se disait :
— Voici la première fois qu'il me désobéit et me trompe.
Le démon d'avarice est entré en lui. Qu'a-t-il donc tant
besoin d'or, mon Dieu ! Toutes les richesses de l'univers
peuvent-elles payer une seule des larmes que l'ingratitude
d'un fils bien -aimé arrache aux pauvres yeux de sa mère !
Tout à coup, elle s'arrêta de penser, parce que ses oreil-
les écoutaient un son de trompe retentissant dans la nuit.
— C'est le cor du couvent, dit Matheline.
— Et il sonne au loup ! ajouta Pol.
— Que peut faire le loup, demanda Josserande, à une
troupe bien montée comme la cavalerie de Gildas le Sage?
Et, d'ailleurs, le saint abbé, avec une seule parole, ne pour-
rait-il pas mettre en fuite cent loups?
On était arrivé à la lande de Carnac, où sont les deux
mille sept cent vingt-neuf pierres plantées, eb les moines
avaient déjà dépassé la place ronde où rien ne croît, ni
herbe, ni bruyère, et qui ressemble à une bassine énorme,
une bassine pour cuire la bouillie d'avoine, ou bien encore
à un manège pour exercer les chevaux.
De là, on pouvait voir la tour d'un côté, noire et morne,
de l'autre les rangées d'obélisques bossus, alignés à perte
162 ROLLAN PIED-DE-FER
de Tue, moitié noirs, moitié blancs, à cause de la neige
qui mettait une tache éclatante à chaoune de leurs aspérités.
Josserande, Matheline et Pol Bihan débouchaient par
le chemin creux qui dévale vers Plouharnel. La lune jouait
à cache-cache derrière un troupeau de petits nuages qui
trottaient au ciel comme des moutons.
Quelque chose d'étonnant alors arriva. On vit la cava-
lerie des moines reculer depuis l'entrée des avenues jusqu'au
milieu du cirque, pendant que le cor sonnait en détresse
et que de grands cris montaient qui disaient : « Au loup !
au loup ! au loup ! »
En même temps, on pouvait ouïr la ferraille des gardes
armés qui ferraillait, et les piétinements des chenaux,
et tous les bruits d'une lutte acharnée, par-dessus quoi
la voix toujours tranquille de Gildas le Sage disait avec
autorité : « Loup, mauvais loup, je te défends de toucher
aux gens de Dieu ! »
Mais il paraît que le mauvais loup ne se pressait pas
d'obéir, car la cavalcade versait de ci de là comme si une
convulsion intérieure l'eût secouée, et, la lune étant sortie
des nuages, on put distinguer une bête énorme aux prises
avec les bourdons des moines, avec les hallebardes des
gardes armés, avec les fourches, avec les épieux des pay-
sans, accourus de toutes parts à l'appel de la trompe de
Euiz.
La bête recevait beaucoup de blessures, mais elle avait
la vie chevillée dans le corps. Elle chargeait, elle se ruait,
elle mordait, si bel et si bien que le large se fit autour du
grand abbé, qui resta enfiji seul en face du loup.
Car c'était un loup.
Et, le grand abbé l'ayant touché de sa crosse, le loup
se coucha à ses pieds, pantelant, tremblant et sanglant.
Après quoi, Glidas le Sage se pencha et le considéra très
attentivement, puis dit :
— Jamais n'arrive rien que Bieu n'ait voulu. Où est
donc dame Josserande?
LA TOUR DU LOUP 163
— Je suis présente ioi, répondit une pauvre voix pleine
de larmes, et j'ai la pensée d'un cruel malheur.
EUe était seule aussi, parce que Matheline et Pol Bihan,
pris d'épouvante, s'étaient sauvés à travers champs dès le
commencement, la laissant abandonnée. Le grand abbé
l'appela et lui dit :
— Femme, ne désespère point. Au-dessus de toi est la
Bonté qui remplit toute la terre et tout le ciel. Cependant,
garde ton loup avec toi; nous autres, nous retournons au
monastère, pour demander au sommeil la force de servir le
Seigneur Dieu.
Et il se remit en marche, suivi de son escorte.
Le loup ne bougeait plus, sa langue pendait dans la neige
qui était toute rouge de son sang. Josserande s'agenouiUa
auprès de lui et pria ardemment. Pour qui? Pour son fils
chéri. Savait-elle déjà que le loup était Maria Ker? Cer-
tes, une pareille chose ne se devine point, mais où trouver
la forme sous laquelle une mère ne devine point son enfant
bien -aimé?
EUe défendit le loup contre les paysans qui revenaient
le frapper avec leurs fourches et leurs épieux, parce qu'ils
le croyaient mort. Les deux derniers qui vinrent furent
Pol Bihan et Matheliae. Pol Bihan lui donna de son talon
par la tête en disant : « Tiens, innocent ! » et Matheline
l'assaïUit à coups de pierres, criant : « Innocent, tiens, tiens,
tiens ! »
Songez qu'ils avaient espéré tout l'or du monde, et que
cette bête morte ne pouvait plus rien leur donner !
Après du temps, deux gueniUeux, quémendiants et cher-
cheurs de pain, ayant passé, aidèrent Josserande à porter
le loup dans la tour. Pour faire la charité, il n'y a que les
pauvres, qui sont la figure de Jésus -Christ.
Le jour venait. C'était nn homme qui dormait dans le
lit de Maria Ker, où veuve Josserande avait couclié le
loup. La chambre avait gardé les marques de Tinoendie :
la neige tombait par le trou de la voûte. Le visage du jeune
tenancier était marbré de coups, et ses cheveux, collés
par le sang, tombaient en mèches rigides.
Dans son sommeil fiévreux, il parlait; le nom qui s'é-
chappait de ses lèvres était celui de Matheline.
Au chevet, la mère veillait et priait.
Quand Maria Ker s'éveilla, il pleura, parce que l'idée
de sa condamnation lui revint, mais le souvenir de Pol
et de Matheline sécha les larmes dans ses yeux brûlants.
— C'est pour ceux-là, dit-D, que j'ai oublié Dieu et ma
mère. Je sens encore à mon front le talon de mon ami, et
jusque dans le fond de mon cœur le choc des pierres que me
jetait ma fiancée !
— Chéri, murmura Josserande, plus chéri que jamais,
je ne sais rien, raconte-moi tout.
Maria Ker fit comme sa mère voulait. Quand il eut
achevé, Josserande le baisa, prit son bâton et s'achemina
vers le couvent de Euiz, pour demander, selon sa cou-
tume, aide et conseil à Gildas le Sage.
En chemin, les hommes, les femmes et les enfants la
regardaient curieusement, car on savait déjà qu'elle était
la mère d'un loup. Derrière la haie^même qui fermait le
LA TOUR DU LOUP 165
verger de l'abbaye, Matheline et Pol s'étaient caobés pour
la voir passer.
Josserande entendit Pol qui disait :
— Viendras-tu, ce soir, voir le garou tourner?
— Certes je n'y manquerai point, répartit Matbe-
liue.
Et la pointe de son rire entra dans le cœur de Josserande
comme une épine empoisonnée.
Le grand abbé l'attendait, entouré de gros livres et de
manuscrits poudreux. Quand elle voulut lui expliquer le
cas de son filiot, il l'arrêta et dit :
— Veuve de Martin Ker, pauvre femme, bonne depuis
le commencement du monde, Satan, démon de l'or et de
l'orgueil, en a fait bien d'autres ! Te souviens -tu du frère
défunt, Thaël, qui est un saint pour avoir résisté au désir
de faire de l'or, lui qui en avait la puissance?
— Oui, répondit Josserande, et plût au ciel qae mon
Maria Ker l'eût imité !
— Eh bien ! reprit Gildas le Sage, au lieu de dormir, j'ai
passé tout le restant de ma nuit avec le saint Tbaël à
chercher un moyen de sauver ton fils Maria Ker.
— Et l'avez-vous trouvé, mon père!
Le grand abbé ne répondit ni oui ni non, mais il se mit
à feuilleter un manuscrit très épais où. étaient des pein-
tures. Et en fouillant, il disait :
— La vie jaillit de la mort, selon la parole divine; la
mort saisit le vif, selon la loi païenne de Eome, et c'est
presque la même chose, dans l'ordre des misérables ambi-
tions temporelles, car l'héritage est une force, une vie qui
s'élance hors d'un cercueil. Voici un livre du défunt Thaël
qui traite la question des maladies causées par l'haleine
de l'or, poison mortel... Femme, aurais -tu le courage de
frapper le loup qui est ton fils unique et bien -aimé, de le
frapper, dis-je, au front d'un coup de hache bien frappé,
assez fort pour lui fendre le crâne?
A ces mots, Josserande tomba de son haut sur le carreau
166 ROLLAN PIED-DE-PER
comme si elle-même eût été frappée d'un coup de couteau
au cœur; mais, du fond même de son agonie, car elle se
sentait mourir, eUe répliqua :
■ — Si vous m'ordonniez de le faire, je le ferais.
— Tu as donc grande confiance en moi, pauvre femme?
s'écria Gildas attendri.
— Vous êtes l'homme de Dieu, répondit Josserande,
et j'ai foi en Dieu.
GOda.^ le Sage se prosterna et meurtrit sa poitrine, con-
naissant qu'il avait eu un mouvement d'orgueil. Puis, se
relevant, il releva Josserande et baisa le bas de sa robe,
disant :
— Femme, j'adore en toi la très sainte foi; prépare ta
hache et l'aiguise ! -
XI
Ceci n'est qu'un récit de paysan, dans lequel j'ai essayé
peut-être à tort, de mettre un certain ordre et une certaine
suite, mais les paroles que je viens de transcrire sont dites
textuellement aux veillées, et le conteur ajoute, dans l'é-
nergique patois de Vannes :
— Chrétiens, n'y a pas au-dessus de la Foi qu'est la mère
de l'Espérance et par ainsi la grand'maman du saint Amour
qui mène en haut du paradis de Dieu.
Puisque nous en sommes à causer un instant tous deux,
lecteur ami, vous avez dû remarquer la rancune professée
par notre légende contre le rire et ses fausses perles. Il ne
faudrait pas s'y méprendre, quoique la légende soit mélan-
colique par nature. Ce n'est pas la gaieté qu'elle déteste,
c'est le doute, ce rire grimaçant et grinçant que Paris lui
expédie par ballots de chansons idiotes et de plaisanteries
obscènes. La légende bretonne a peur du rire à cause de
Paris, ce monstre rieur qu'elle n'a jamais vu, mais qu'elle
se représente conune une boutique immense où se vend et
s'achète tout le mal de l'univers.
A-t-eUe tort?
Non et oui.
Paris, il est vrai, fournit des refrains aux ivrognes et
verse aux pauvres enfants le poison de la lecture qui tue ; —
mais les beaux cantiques aussi qui viennent de Paris !
Et les belles pages portant aux extrémités de la terre le
bienfait de la lecture qui console, éclaire et guérit !
168 ROLLAN PIED-DE-FER
Paris est le bien, si Paris est le mal...
Mais au moment de conclTire, j'écoute et je regarde.
Quel bruit se dégage du grand bruit de Paris ! un concert de
gaudrioles imbéciles, chantant si haut qu'elles empêchent
presque d'entendre le braiment des âneries politiques. Et
quel spectade domine tous les autres spectacles? l'insulte à
Dieu. Dieu est cloué sur toutes les murailles de Paris dans
la personne du prêtre. Les journaux qui af&ohent rouge
charcutent le prêtre, le salent, le cuisent et le servent ainsi
à ceux qui ne préfèrent pas le dévorer cru.
Aux étrangers qui demandent quel est le mets en vogue
à Paris, il faut répondre : « Prêtre saignant à la gaudriole. »
Et je n'ose plus prétendre que la légende bretonne ait
tort de se méfier du rire de Paris.
xn
Eevenons à nos moutons, ou plutôt à notre loup.
Da temps de Gildas le Sage, les nuits de la campagne
armoricaine étaient encore plus désertes qu'aujourd'hui,
à cause de l'invasion de chênes qui, débordant hors des
forêts, couvraient les cultures et barraient jusqu'aux
routes.
Entre les lieux les plus déserts, on pouvait citer le champ
de César, comme on appelait encore la ville des pierres
dressées, l'opinion commune étant que les géants païens,
enterrés sous ces roches, rôdaient du soir au matin dans
les longues avenues et guettaient les allants attardés,
pour leur tordre le cou.
Cette nuit, pourtant, qui était celle du lendemain de
Foëlf il y avait du monde, vers onze heures du soir, sur la
lande, en avant des pierres de Carnac, tout autour de la
Bassine, ou cirque, qui montrait aux rayons de la lune son
enceinte irrégulière.
Le dedans de l'enceinte était complètement solitaire.
En dehors de l'enqeinte, on ne voyait personne, il est
vrai, mais on entendait chuchoter beaucoup dans l'om-
bre des hautes roches, sous l'abri des cépées de chênes et
jusque dans les touffes de genêts épineux. Il y avait là
tout un rassemblement de gens qui attendaient quelque
ohose, et ce quelque chose était le loup Maria Ker.
H était venu du monde de Plouharnel et aussi de Lanne-
lan, de Carnac et même de Kercado; il était venu du
170 ROLIAN PIED-DE-FER
monde jusque de rancienne ville de Cracli, au-delà de la
Trinité, où demeuraient jadis les treize bardes de Bel. ,
Qui avait convoqué tous ces gens-là, jeunes et vieux]
hommes et femmes? la légende ne l'explique pas; maie
il est vraisemblable que Matbeline avait semé çà et là les
perles cruelles de son rire, et que Pol Biban ne s'était pas
privé de raconter ce qu'il avait vu en sortant de la messe
de minuit.
De manière ou d'autre, le pays entier, à quatre ou cinq
lieues à la ronde, savait que le fils de Martin Ker, tenanciei
de l'abbaye, était loup-garou et qu'il menait son métiei
à l'endroit où les loups-garous travaillent, c'est-à-dire à la
Bassine des Païens, entre la tour et les pierres chô-
mées.
Beaucoup parmi ceux qui attendaient n'avait jamais
vu de loup-garou; il régnait dans la foule disséminée par
groupes invisibles une fièvre faite de curiosité, de terreurs
et d'impatiences; les minutes s'allongeaient à mesure
qu'elles passaient, et il semblait que minuit, arrêté en
route, ne dût jamais venir.
Il n'y avait pas d'horloges dans la contrée, mais on son-
nait matines au couvent de Euiz au moment juste où la
vingt -quatrième heure du jour décédé expirait; on était
donc bien sûr que le loup n'était pas en retard, puisque
le clocher du couvent n'avait pas encore parlé.
On causait, en attendant; on causait loups-garous, bien
entendu, et aussi fiançailles, car le bruit courait que Ma-
tbeline du Coat-Dor, l'ancienne promise de Maria Ker,
serait bannie (publiée), au prochain prône, avec le fort Pol
Bihan, qui n'avait jamais trouvé de rival au champ de la
lutte, et je vous laisse à penser si le rire de Matheline ruis-
selait en cascades perlées pendant qu'on la félicitait à
l'occasion de sa noce.
Par le chemin qui grimpait à la tour, une ombre descen-
dit lentement : ce n'était pas encore le loup, mais bien une
pauvre femme en deuil, dont la tête s'inclinait sur sa poi-
LA TOUR DU LOUP 171
rine et qiii tenait à la main un objet brillant autant qu'un
niroir.
Cet objet renvoyait en gerbes les rayons de la lune.
— C'est Josserande Ker ! se dit-on tout autour du cir-
[ue, derrière les roches, dans les broussées et sous les cépées.
— C'est la veuve du gardien armé de la Portemagne !
— C'est la mère du loup Maria Ker !
— Elle vient voir aussi...
— Mais que tient-eUe dans sa main*
Vingt voix firent cette question.
Matbeline, qui avait de bons yeux, et si beaux ! répartit :
— On dirait une bacbe... C'est moi qui suis contente
L'être débarrassée de ces gens-là, le fils et la mère ! Avec
îux, on ne pouvait jamais rire.
Il y eut pourtant deux ou trois bonnes âmes pour
)enser tout bas :
— Pauvreveuve ! quel chagrin elledoitavoirpleinlecœur !
■ — Mais que veut-elle faire d'une hache?
— C'est pour défendre son loup, répartit encore Mathe-
ine, qui tenait une fourche.
Pol Bihan portait un énorme bâton de houx qui ressem-
)lait à une massue. Avais-je oublié de vous dire que tout
e monde était armé, qui d'un fléau à battre, qui d'un
âteau, qui d'une houe, il y avait jusqu'à des faux, em-
Qanchées debout, car on n'était pas venu seulement pour
'"oir, et il fallait faire la fin du loup-garou.
Le vent venait de vers la barre de la rivière d'Auray
>n face de Euiz. Il apporta un son lointain de cloche
lui était le carillon des matines chantées, et tout aussitôt
in grand cri étouffé courut de groupe en groupe :
— Le loup ! le loup ! le loup !
Josserande entendit cela, car elle s'arrêta de descendre
wur jeter autour d'elle un long regard; n'ayant rien
aperçu, elle releva ses yeux au ciel en joignant les mains
UT le manche sa hache.
Le loup, cependant, fumant par les naseaux et portant
172 ROLLAN PIED-DE-FER
SOUS le front deux charbons allumés qui étaient ses pru-
nelles, sauta par-dessus les pierres plates de Tenoeinte et
comnaença à couiir ciroulairement.
— Tiens, tiens ! dit Pol BUian, il ne boite plus !
— Et on dirait, ajouta Matlieline, blessée par les rayom
rouges des prunelles, qu'il n'est plus borgne !
Pol reprit, en brandissant sa massue :
— Mes amis, qu'attendons -nous pour Tattaquerî
— • Va le premier, lui dit-on.
— C'est que, répliqua Pol en langue normande, j'at
trapai l'autre nuit une maligne fraîcheur au jarret qui m«
retient de courir comme je voudrais.
— J'irai donc en avant, moi ! s'écria Matheline en le
vant sa fourche; on verra bien si je déteste comme il fau
ce coquin-là !
Dame Josserande l'entendit et soupira :
— Fille que j'ai bénie au baptême. Dieu me préserva
de te maudire à présent !
Cette Matheline des perles ne valait rien, c'est vrai
mais du moins n'avait-elle point froid aux yeux, car elL
fit comme elle disait et marcha droit au loup, tandis qu'
le Normand restait derrière et criait :
— Allez, allez, mes amis, n'ayez pas peur ! ah ! sans moi
jarret, le loup en verrait de belles car je suis le plus for
et le plus brave !
H y a, sous la ville de Pontorson, un ruisseau nommé 1<
Couesnon qui sépare la Normandie de la Bretagne.
Quand le Tout-Puissant, qui avait créé le monde, arran
gea son ouvrage et régla les domaines des nations, la pre
mière limite qu'il traça fut naturellement celle du pay
d'Armor, qui est le cœur de la terre.
D trouva beaucoup de gens rassemblés de çà et de là stl
les bords du Couesnon, où était un serpent-dragon terribb
à voir. A l'approche du souverain Maître de toutes choses
le serpent -dragon sortit de l'eau pour s'enfuir et prit (
main droite.
LA TOUR DU LOUP 173
— Serpent-dragon, Itii demanda l'Éternel, pourquoi
ne prends -tu pas à main gauche?
— Parce que, répondit le monstre, de ce côté-là, ce sont
des hommes.
— Et de l'autre, serpent-dragon?
— De l'autre, ce sont des Normands.
Alors le roi du ciel et de la terre :
— Jusqu'à la fin des temps, ce ruisseau sera donc la
frontière entre les hommes" et les Normands.
Je dois avouer que la même histoire se raconte aussi en
Normandie, avec cette différence que le serpent -dragon
s'enfuit à main gauche dans la version normande, et que
ce fut des Normands qu'il eut peur.
Toujours est-il que Matheline marcha au loup la pre-
mière, suivie de tous ceux qui étaient là, et que Pol Bihan
seul resta derrière. Le loup avait pris sa course comme font
les garous, et manégeait, noir sur le blanc de la gelée,
autour de la Bassine. Sa langue pendait, ses yeux flam-
boyaient, il galopait aussi vitement que cerf à la chasse.
Josserande voyant le danger qui le menaçait, lamenta
et cria :
— Ne se trouvera-t-il pas parmi vous, ô Bretons ! une
bonne âme pour défendre le fils de la veu\e, à l'heure oti il
expie durement son péché.
— Laissez-nous faire, ma marraine, répondit l'effrontée
Matheline.
Et de loin, Pol Bihan ajouta :
— N'écoutez pas la vieille et allez !
Mais une autre voix s'éleva pour répondre à l'appel de
daisc ,.! fM erande et dit :
— (.'omme hier, nous voilà !
Au-devaat de Matheline, et lui barrant le passage, deux
guonilleux à besaces étaient debout, appuyés sur leurs
bourdoû.s.
Jo ^eriiiide les reconnut bien pour être les deux cher-
cheurs de pain de la veille, qui l'avaient si charitablement
174 tlOLLAN PIED-DE-FER
aidée. L'un d'eux, qui avait la barbe et les cheveux
blancs, prit la parole pour dire :
— Chrétiens, mes frères, de quoi vous mêlez -vous! Dieu
récompense et punit. Les garons ne sont pas des damnés,
mais bien des éprouvés qui font leur purgatoire. Laissez
Dieu mener sa justice, si vous ne voulez qu'il vous arrive
grand malheur.
Et Josserande, s'étant agenouillée, dit :
— Ecoutez, écoutez le saint !
Mais par derrière, Pol Bihan s'écria :
— Depuis quand permet-on aux quémandeurs de croû-
tes de prêcher sermons? ah ! si ce n'était de mon jarret
malade !... Sus ! au loup !
— Au loup ! au loup ! au loup ! répéta Matheline, qui
voulut écarter le vieux mendiant d'un coup de fourche.
Mais la fourche se brisa comme verre dans sa main
en touchant les haillons du pauvre, en même temps vingt
voix crièrent :
— Le loup ! où est passé le loup?
On le vit bien, où le loup était passé. Une masse noire
bondissait à travers la foule, et Pol Bihan poussa un hor-
rible cri :
Vous avez ouï souvent le bruit que fait un chien
en broyant un os. On entendit ce bruit -là mais plus fort,
et comme s'ils eussent été beaucoup de chiens à broyer
beaucoup d'os. Et une étrange voix comme serait celle
d un loup dont le hurlement parlerait, parla :
— C'est friand à manger pour un loup, la force d'un
homme : Bihan, Normand, je mange ta force !
Et la masse noire bondit de nouveau à travers la foule
épouvantée, laissant pendre une langue sanglante et
jetant du feu par les yeux. La masse noire arriva près de
Matheline, qui poussa un cri plus horrible encore que
celui de Pol, et il y eut le bruit d'un autre festin atroce,
et cette voix de bête fauve qui avait déjà parlé parla de
nouveau, disant :
LA TOUR DU LOUP 175
— C'est fnand à manger pour un loup, les perles d'un
sourire : Matheline, couleuvre qui mordait mon oœur,
cherche ta beauté, je l'ai mangée !
12
XIII
Le clierchetir de pain à la blanche barbe avait essayé
de protéger Matheline contre le loup ; mais il avait beau-
coup d'âge et ses jambes ne se mouvaient plus si vite
que son cœur. Il ne put rien, sinon terrasser le loup, dont
la fureur allait peut-être causer d'autres dommages.
Le loup s'en vint tomber aux pieds de Josserande, dont
il lécha les genoux en se plaignant doucement. Et cepen-
dant la foule qui était venue là chercher un spectacle se
trouvait aussi par trop bien servie. On avait maintenant
de la lumière parce que les gens de l'abbaye venaient
d'arriver avec des torches, en quête qu'ils étaient de leur
saint abbé, Gildas le Sage, dont la cellule s'était trouvée
vide à l'heure du salut.
Les torches éclairaient deux hideuses exécutions, ac-
complies par le loup qui avait dévoré la beauté de Mathe-
line et la force de Pol, c'est-à-dire le visage de l'une et les
bras de l'autre : Les femmes pleuraient à regarder cette
énorme et repoussante blessure qui avait été le sourire de
Matheline, les hommes cherchaient dans la plaie double
et béante des bras de Pol ces muscles puissants, gloire du
jeu et des luttes, et la colère s'amassait dans tous les cœurs.
La légende dit que le tenancier du Coat-Dor, pauvre père
vint s'agenouiller auprès de sa fiUe, et qu'il repêchait dans
le sang les perles éparses, qui étaient maintenant rouges
comme des graines de houx.
— Hélas ! dit-il, de ces choses mortes et souillées, qui
LA TOUR DU LOUP 177
vivaient, qui brillaient, qu'on admirait, qu'on enviait,
qu'on aimait, j'étais si fier et si heureux !
Hélas ! en effet, hélas ! fillette n'est pas cause de n'avoir
sous son corsage qu'un léger petit cœur d'oiseau ! ne pen-
sez-vous point que Matheline était bien cruellement
punie?
— Au loup ! au loup ! au loup !
Ce cri sauta de toutes les poitrines, et tout le monde so
rua, brandissant fourches, gourdins, sacs et maillets, vers
le loup, toujours vautré, la gueule ouverte et la langue
pendante aux pieds de dame Josserande. Alentour, les
porteurs de torches de l'abbaye faisaient cercle, non point
pour éclairer le loup ni dame Josserande, mais pour rendre
honneur à la barbe blanche du quémandeur de pain, dans
lequel chacun put reconnaître, en ce moment, sans qu'il
eût du tout changé de visage, et comme si une poignée
d'écaillés fût tombée soudain de chaque paire d'yeux, le
grand abbé de Euiz, Gildas le Sage en personne.
Le grand abbé leva deux doigts, et la foule armée s'ar-
rêta dans son élan, comme si les pieds de ceux qui la com-
posaient eussent été cloués à la terre. Eu cet état, il les
bénit, et il dit :
— Chrétiens, le loup a eu tort de punir, parce que le
châtiment appartient à Dieu seul; c'est pourquoi le tort
du loup ne doit point être châtié par vous. En qui réside
le pouvoir de Dieu? Dans la sainte autorité des pères et des
mères. Adonc : voici ma pénitente JosseraDde qui va juger
le loup et le punir à bon di'oit, puisqu'elle est sa mère.
Quand Gildas le Sage se tut, vous auriez entendu la
souris courir sur la lande. Chacun pensait en soi : — C'est
donc bien vrai que le loup est Maria Ker ! Mais personne ne
parlait, et tous regardaient la hache de dame Josserande,
qui mirait les rayons de la lune.
Josserande fit le signe de la croix, ah ! pauvre mère !
bien lentement, car le cœur lui manquait. On l'entendit
qui murmurait : — Mon bien-aimé, mon bien-aimé que
178 ROLLAN PIED-DE-FER
j'ai x>orté dans mes flancs et nourri de mon lait ! Ah ! le
Seigneur Bien peut-il vouloir que je subisse si dur martyre !
Personne ne répondit, pas même Gildas le Sage, qui
adjurait tout bas le Tout -Puissant, lui rappelant le sacri-
fice d'Abraham. Josserande leva sa hache; mais elle
eut le malheur de regarder le loup, qui fixait sur elle des
yeux pleins de larmes, et sa hache lui échappa de la main.
Ce fut le loup gui la ramassa, et il dit : — Je pleure sur toi,
ma mère.
— Allons ! cria la foule, car ce qui restait de Matheline
poussait des gémissements. Allons ! allons !
Pendant que Josserande reprenait sa hache, le grand
abbé eut le temps de dire :
— Ne vous plaignez, malheureux et malheureuse, car
votre peine içi-bas change pour vous l'enfer en purgatoire.
Par trois fois, Josserande leva la hache qui par trois fois
retomba sans frapper; mais enfin elle dit, râlant comme
pour mourir :
— J'ai grande foi dans mon grand Dieu !
« Et tapa de franc jeu, dit la légende, car de la hure du
loup fit deux moitiés. »
>?^
XIV
Un vent souffla qui éteignit les torohes, et quelqu'un
empêoha dame Josserande de tomber pâmée en la soute-
nant dans ses bras. A la lueur qui sortait du front de Gil-
das le Sage, les bonnes gens virent que ce quelqu'un était
Maria Ker, non plus boiteux ni borgne, mais ayant deux
jambes bien droites et deux beaux yeux.
Il y eut en même temps des voix dans les nuages qui
chantèrent le Te Deum. Pourquoi? Parce que la terre et le
ciel frémissaient d'émotion en face de ce suprême acte de
foi essorant du fond des angoisses d'un cœur de mère.
XV
Voilà ce qui se raconte aux veillées de Noël sur les riva-
ges de la Petite-Mer, qu'on nomme en langue bretonne
Ar Mor-bihan. Dans ces trois mots, vous retrouverez le
nom celtique de la Bretagne, Armor et le nom francisé
d'un département de notre France moderne : Morbihan.
Si vous demandez quelle morale les bonnes gens tirent de
cette étrange histoire, je vous répondrai qu'elle en con-
tient un plein panier. Pol tt Matheline, condamnés à
tourner dans la Bassine des Païens jusqu'à la fin des temps,
l'un sans bras, l'autre sans visage, offrent une sévère leçon
à ces coquins de Normands, si fiers de leurs épaules, et à
ces caillettes qui ont bonne humeur et mauvais cœur; le
cas de Maria Ker enseigne aux jeunes fermiers à ne point
trop caresser le démon des richesses ; le coup de hache de
Josserande montre le miraculeux pouvoir de la foi; le rôle
de Gildas le Sage qu'il fait bon de consulter les saints...
Et encore? Quand un récit a tant de moralités diverses,
il en faut qui les puisse relier toutes. Or voici le proverbe
de Sainte-Anne d'Auray : « Ne vous baissez point pour
ramasser les perles du sourire. » Après quoi ne me deman-
dez plus rien.
Quant à l'authenticité de l'histoire, j'ai spécifié plus haut
que les ruines de la tenanoe appartiennent au neveu du
maire, ce qui est déjà une garantie. J'ajoute que le lieu
s'appelle Mariaker et que les décombres tapissés de mousse
n'ont pas d'autre nom que la toue du loup.
/
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE 1
î. — Croix ou pile 27
II. — Les frères bretons 43
III. — Le saut des vertus 58
IV. — Les États de Bretagne 66
V. — L'eatrevue 76
VI. — La dame d' Avaugour » 85
VII. — Jean de Rieux 100
VIII. — Un vrai breton 109
La tour du Loup 127
Ghartrti. — Imprimeri* Félix Lain^. 224-5-25.
»«i'«*^i.;ii.'« <w— wâ, JMiM C Sj i^
PQ Peval, Paul Henri Corentin
22/^^ -Oeuvres-
Fa
1856
t,A2
PLEASE DO NOT REMOVE
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