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Full text of "[Oeuvres]"

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in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresfeval42fv 


Rollan  Pied-*de-Fer 


SEULE      ÉDITION      DES      ŒUVRES      DE 

PAUL    FÉVAL 

SOIGNEUSEMENT   REVUES  ET   CORRIGÉES 


Les  Merveilles  du  Mont-Saint-Michel. 
Les  Étapes  d'une  Conversion  :  I.  le  Mort  cTun  père. 
—  II.  Pierre  Dlot. 

III.  La  Première  communion,  3»  récit  de  Jean. 

IV.  Le  Coup  de  Grâce,  dernière  étape. 

Jésuites! 

Pas  de  divorce  ! 

La  Fée  deô  Grèves  :  I.  _ 

II.  L'Homme  de  Fer. 

Cliâteaupauvre,  voyage  au  dernier  pays  breton. 
Le  dernier  Cnevalier. 
Frère  Tranquille  :  I. 

II.  La  Fête  du  Roi  Salomon. 

La  Fille  du  Juif  Errant.  —  Le  Carnaval  des  Enfants. 

Le  Château  de  Velours. 

La  Louve  :  I.  ,      ,   „  , 

—      II.  ValenttnedeRohan. 
L'Oncle  Louis  :  I.  ,    ^,    .. 
II.  Les  Belles  de  Nmt. 

Le  Loup  Blanc. 

Le  Mendiant  noir. 

Le  Poisson  d'Or. 

Le  Régiment  des  Géants. 

Les  Fanfarons  du  Roi. 

Le  Chevalier  de  Kéramour.  I.        „  ^   ^^ 

II,  La  Bague  de  Chanvre. 

Le  Chevalier  Ténèbre. 

Les  Couteaux  d'Or. 

Les  Errants  de  Nuit. 

Fontaines-aux-Perles. 

Les  Parvenus. 

La  Reine  des  Epées. 

Les  Compagnons  du  Silence  •  }•    ^     _  .       ^    ,  ,     . 

II.  Le  Prince  Coriolani. 

Une  Histoire  de  Revenants. 
Roger  Bontemps  :  I. 

—  II.  Le  Rôdeur  gris. 

La  Chasse  du  Roi  :  I. 

II.  La  Cavalière. 

Le  Capitaine  Simon.    -  La  Fille  de  l'Emigré. 
La  Quittance  de  Minuit  (3  I.  ^  ,^^     ,  -    ..ri     j 
II.  Les  Libérateurs  ae  llrlande. 

L'Homme  du  Gaz. 

Corbeille  d'Histoire. 

Chouans  et  Bleus. 

La  Belle  Etoile.  _,    ^  , 

La  Première  Aventure  de  Corentin  Quimper. 

Contes  de  Bretagne. 

Romans  enfantins. 

Veillées  delà  Famille. 

Rollan  Pied-de-Fer. 

Le  Maçon  de  Notre  Dame. 

Tmiq  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  pays,  y 
COTipris  la  Suède,  la  Norvège,  la  Hollande,  le  Danemari<  et  la  Russie. 


IP-A-TTL       F  E -V  ^^  H. 


[:.  O^iju^  AJg/û  or 


ROLLAN 

PIED-DE-FER 


SKUIvE    ÉDITION    REVUE    ET    CORRIGÉ^E 


L 


V    ^ZJ 


ALBIN      MICHEL,      ÉDITEUR 

PARIS  —  22,  RUE  HUYGHENS,  22  —  PARIS 


• 


911772 


ENVOI 

A   NOTEE   AMI  BIEN    OHEE   ET    EESPECTÉ 
L'ABBÉ  P.-E.  FAUVAGE 

OUHÊ  DE  SAINT-PIERRE  DU  GROS-CAILLOU 


Ce  n'est  pas  moi  seulement  qui  vous  dédie  ce  petit 
livre,  bien  cher  ami  de  ceux  que  j'aime,  c'est  tout  le  monde 
à  la  maison,  femme  et  enfants,  et  tout  le  monde  aussi 
dans  cette  autre  maison  de  notre  Bretagne  où  ma  sœur 
et  mon  frère  vivent  loin  de  moi.  Là,  comme  ici.  c'est  fête 
quand  on  vous  voit.  Souvenez-vous  des  heures  trop  courtes 
mais  si  bonnes  que  nous  passions  chaque  année  chez 
Louis,  en  ce  charmant  pays  de  Châteaupauvre,  au  temps 
où  j'étais  un  peu  plus  riche  et  beaucoup  moins  heureux 
qu'aujourd'hui. 

n  s'agit  dans  cette  histoire  d'un  autre  pays  breton  qui 
vous  est  encore  plus  famiher.  Vous  n'y  reconnaîtrez 
point  les  noms  des  nobles  familles  dont  vous  êtes  l'hôte 
d'un  jour  vers  l'automne,  et  je  me  suis  permis  de  placer 
sous  les  murs  du  castel  où  Bertrand  Duguesclin  fit,  dit-on, 
sa  première  veille  d'armes,  le  fameux  ravin  qui  défend, 
en  réalité,  le  château  de  B...  dans  la  campagne  de  Dol.  Là 
aussi  est  l'étang  dont  la  source  se  cache,  et  la  légende  du 
«  Saut  de  Vertus  »  y  berça  mes  veillées  de  vacances,  en 
mes  bons  jours  d'écoher. 


VIII  PRÉFACE 

J'ai  parcouru  dans  tous  les  sens  et  vous  aussi, 
«  La  terre  de  granit,  recouverte  de  chênes,  » 

Je  crois  en  connaître  assez  bien  les  traditions  qui  ne 
s'inquiètent  pas  beaucoup  de  Thistoire  écrite,  mais  qui 
sont  si  rarement  en  désaccord  avec  elle.  J'ai  retrouvé  la 
légende  du  Messager  de  Bretagne  en  divers  lieux,  surtout 
de  l'autre  côté  de  Eennes,  dans  cette  forêt  si  bretonne  où 
j'ai  placé  toute  la  série  de  mes  récits  dont  les  Loups  sont 
les  héros,  entre  autres.  Le  Loup,  la  Louve  et  Valentine 
de  Rohan.  Je  n'ai  pas  voulu  faire  ici  autre  chose  qu'un 
roman,  mais  il  est  certain  que,  vers  le  milieu  du  xvn^ 
siècle,  il  y  eut  un  prétendant  au  trône  ducal  de  Bretagne 
dont  le  souvenir  vit  encore  dans  le  département  d'Ille- 
et-Vilaine.  Il  était  reconnu  par  plusieurs  comme  aîné  de 
la  «  vieille  race  ».  Il  disparut  ;  on  accusa  les  gens  du  roi  de 
sa  mort,  —  et  il  ejessuscita.  C'est  l'histoire  de  Eollan 
Pied-de-fer. 

A  l'heiu'e  oti  je  vous  écris  cette  lettre,  vous  prenez  vos 
courtes  fêtes  de  septembre  sous  les  ombrages  mêmes  où 
Eollan  Pifed-de-fer  accomplissait  ses  prodiges  de  vélocité, 
et  si  seulement  vous  aviez  le  courage  de  faii'e  une  demi- 
douzaine  de  lieues  de  pays,  vous  pourriez  visiter  un  autre 
de  mes  domaines  légendaires.  Je  ne  possède  malheureu- 
sement au  soleil  que  des  immeubles  de  cette  sorte.  H 
s'agit  de  la  colline  désolée  et  d'aspect  très  frappant  où 
était  jadis  le  fier  château  de  Tréorrec-Pendor,  lieu  de 
scène  de  Treize  à  table.  Voici  longtemps  que  vous  m'avez 
demandé  cette  chanson  de  teri'oir,  si  originale  dans  le  texte 
breton  avec  ses  strophes  de  trois  rimes,  qui  se  tressent  en 
nattes  alternées.  Peut-être  ne  l'ai-je  su  ni  bien  traduire 
ni  bien  arranger,  mais  enfin,  telle  quelle,  je  l'ai  lue  un  soir 
de  dimanche  à  vos  chers  ouvriers  de  Saint-François-Xavier. 
Elle  est  donc  à  vous  et  je  vous  l'adresse,  au  risque  d'al- 
longer démesurément  cet  envoi. 

EUe  me  fut  racontée  pour  la  première  fois  en  votre 


PRÉFACE  IX 

cher  pays  de  la  Chapelle-Chaussée,  non  loin  dd  bourg 
de  Bécherel  et  justement  dans  un  coin  du  paysage  si  pit- 
toresque où  je  place  le  duel  de  Eollan  Pied-de-Fer  et  de 
Corentin  Bras.  H  y  a  bien  des  années  de  cela;  j'étais 
jeune  et  j'allais  à  travers  notre  Bretagne,  faisant  si  ample 
provision  de  légendes  que,  même  en  les  semant  à  pleines 
mains,  le  long  de  ma  route  httéraire,  je  ne  les  ai  pas  encore 
toutes  dépensées. 

C'était  le  soir  et  la  pluie  m'avait  pris  au  milieu  de  la 
lande,  loin  de  tout  abri.  Les  environs  m'étaient  à  peu  près 
inconnus.  Quand  la  nuit  tomba  tout  à  fait,  je  ne  savais 
vraiment  plus  où  chercher  ma  route.  J'avais  perdu  le 
clocher  de  Bécherel  dans  le  noir,  et  il  me  semblait  que 
la  lande  s'élargissait  autour  de  moi  de  tous  côtés  sans 
miséricorde.  C'était  un  désert  d'une  demi  lieue  carrée  à 
peine,  mais  où  l'on  pouvait  errer  une  bonne  partie  de  la 
nuit  à  cause  de  la  mauvaise  habitude,  commune  à  toutes 
les  sentes  battues  dans  les  bruyères  par  les  moutons  et 
les  pâtours,  de  ne  savoir  jamais  où  elles  vont. 

Ces  petites  routes  sont  innombrables  sur  les  plateaux 
incultes  de  l'ancien  évêché  de  Saint -Malo  :  elles  vont,  elles 
viennent,  elles  se  mêlent  et  s'entrelacent  comme  le  caprice 
d'ime  arabesque  et  quiconque  veut  en  suivre  une.  risque 
de  repasser  dix  fois  au  même  endroit  sans  jamais  dé- 
brouiller récheveau. 

Pour  aller  droit,  il  faut  prendre  une  marque  au  loin, 
comme  sur  la  mer. 

Au  moment  où  je  faisais  le  bilan  de  ma  situation,  non 
sans  mélancohe,  car  j'étais  trempé  jusqu'aux  os  et  j'avais 
un  sincère  appétit,  j'entendis  trotter  derrière  moi  et  je 
me  retournai  pour  voir  quel  animal  venait.  Impossible  de 
rien  distinguer.  Cela  cheminait  assez  vite,  mais  lourde- 
ment et  cela  -flaqiiait  bruyamment  dans  les  mares  :  Les 
vaches  font  ce  bruit  en  marchant  sur  les  routes  mouillées. 

—  Hélà  !  Pelo,  vieux  fils,  dit  une  voix  enrouée  et  plain- 
tive dans  nuit.  Vilain  temps  de  temps  tout  de  même,  paa 


X  PRÉFACE 

vrai?  M.  l'adjoint  demandait  de  Fiau  pour  ses  patates  qui 
sèchent.  N'eu  manque  pas,  de  ce  coup-ci,  vraiment  non  ! 

—  Qui  va  là?  demandai-je  d'un  ton  très  conciliant,  car 
je  savais  que  nos  bonnes  gens  de  là-bas  sont  faciles  à  effa- 
roucher quand  on  n'y  voit  goutte. 

On  s'arrêta  subitement  de  trotter,  mais  on  ne  me  ré- 
pondit point.  Seulement,  j'entendis  la  voix  un  peu  chan- 
gée et  tremblante  qui  disait  tout  bas  : 

—  Quoi  qu'il  a  dit,  vieux  fils  Pelo?  Mhala?  queu  lan- 
gage que  c'est  :  hibala?  Connais  point;  moi,  j'ai  méfiance 
que  c'est  un  voleux.  Venons  nous-en,  Pelo,  veux -tu? 

Je  sui^pose  que  le  vieux  fils  Pelo  (Pierre)  fut  d'avis  de 
se  repher,  car  j'entendis  les  pas  s'éloigner  au  galop,  ac- 
compagnés par  ce  son  de  castagnettes,  que  produisent 
les  sabots,  quand  on  se  les  suspend  au  cou,  en  place  de 
les  porter  aux  pieds. 

—  Dites -moi  ma  route,  criai- je,  avec  un  vrai  déses- 
poir. Je  ne  suis  pas  un  voleur,  je  veux  aller  chez  M.  l'ad- 
joint, justement,  et  il  y  aura  deux  sous  pour  vous,  mon  gar- 
çon. 

L'effet  fut  subit  et  grand  : 

—  Ouïs -tu,  Pelo?  reprit  la  voix  qui  chevrotait  main- 
tenant à  force  de  rire  :  H  nous  prend  pour  un  gars  à  nous 
deux  !  As -tu  entendu  !  m'est  avis  qu'il  a  dit  comme  ça  : 
deux  sous,  et  n'est  point  des  voleux,  sûrement  puisqu'il 
va  aussi  lui  chez  Francin  le  Hagre...  ousque  vous  êtes, 
vous,  l'homme? 

Et  les  pas  de  flanquer  dans  les  mares  de  la  lande. 

Un  drôle  de  compagnon  c'était,  ce  Pelo,  il  ne  répondit 
pas  du  tout.  Pendant  que  je  m'écarquiUais  les  yeux  à 
chercher  le  Pelo  muet  par  derrière,  ainsi  que  son  camarade 
bavard,  quelqu'un  tomba  en  côté  sur  moi  et  faillit  me 
culbuter.  C'était  une  fillette  de  treize  à  quatorze  ans 
qui  portait  un  marmot  en  paquet  sur  son  dos.  Assurément, 
je  n'aurais  pu  voir  tout  cela  car  la  pluie  faisait  «  brouil- 
lasse »  comme  on  dit-là-baSv,et  c'est  à  peine  si  je  distin- 


PREFACE  Xî 

guais  le  bout  de  mou  nez,  mais  le  paquet  (qui  était  Pelo, 
le  vieux  fils)  fut  réveillé  par  le  choc  et  se  mit  à  piailler 
d'importance. 

—  Vous  ne  pouviez  donc  pas  me  dire  :  me  v'ià  là  ! 
s'écria  la  petite  en  colère,  vous  êtes  de  ville,  sûr  et  certain, 
pour  ne  point  savoir  à  vous  conduire.  Moi  je  suis  Thurine 
de  chez  la  Lion,  et  Pelo  est  mon  petit  frère  de  six  mois, 
la  méchante  gale,  qui  va  faire  une  vie  d'earagé  jusque  chez 
nous,  à  cause  que  vous  l'avez  réveillé  dormant.  Poussez 
à  donner  les  deux  sous,  si  vous  voulez,  hors  le  cas  où.  vous 
n'auriez  point  d'honnêteté  ni  d'argent. 

J'avais  de  l'honnêteté,  sinon  beaucoup  d'argent.  Je 
payai  loyalement,  et  Thurine  partit  aussitôt  en  disant 
avec  triomphe  : 

—  Vous  n'avez  qu'à  vieindre  quant  et  moi.  Héla  ! 
Pelo,  vieux  fils,  ce  n'était  point  des  voleux,  je  te  l'avais 
dit  disant  tout  de  suite  ! 

Elle  flaquait  avec  tant  de  vigueur  que  j'avais  peine 
à  la  suivre,  et  elle  parlait  sans  décesser  en  flaquant  : 

—  Je  n'en  ai  jamais  vu  des  voleux,  à  les  voir  voyant, 
par  mes  yeux,  disait -elle,  et  quoi  qu'ils  trouveraient  à 
gratter  sur  la  lande?  à  moins  que  ce  serait  mes  deux  sous 
que  j'ai  à  moi  à  présent  dans  ma  pochette,  ne  faut  point 
le  crier  trop  haut...  C'est  donc  qu'on  n'avait  plus  de  chan- 
delle chez  la  Lion,  brin  du  tout,  rapport  à  ce  que  le  der- 
nier bout  avait  brûlé-fini,  et  qu'on  m'a  dit  :  Va  comme  ça 
chez  M.  l'adjoint  (qu'est  Francin  le  Hagre),  voir  à  en 
avoir  une  d'un  sou,  par  crédit  entre  voisins  qui  voisinent, 
ça  se  'fait...  et  les  le  Hagre  ne  sont  pas  encore  couchés, 
qu'il  paraît,  ra  v'ià  leur  fouée  qui  flamme. 

En  effet  à  cinquante  pas  de  moi  je  voyais,  par  le  petit 
carré  d'une  croisée  étroite  et  basse  un  feu  d'ajoncs  flamber 
sous  une  chaudronnée.  Je  me  trouvais  tout  près  du  bourg 
sans  m'en  douter. 

Thurine  entra  la  première  et  ne  s'occupa  plus  de  moi. 
J'étais  encore  sur  la  lande  que  je  l'entendais  raconter 


XU  PRÉFACE 

l'histoire  d'un  quelqu'un  de  ville  qui  n'avait  point  d'es- 
prit dans  sa  raison,  car  il  l'avait  prise,  elle  Thurine,  pour 
toute  une  bande  de  voleux  et  ne  savait  point  marcher  seul 
par  les  routes  :  en  foi  de  quoi  elle  invoquait  le  témoignage 
du  vieux  fils  Pelo  qui  criait  comme  un  aigle.  Au  moment 
où  j'entrais,  elle  s'en  allait  avec  sa  chandelle  conquise. 

—  Tiens,  lui  dis -je  dans  l'ardeur  de  ma  reconnaissance, 
car,  du  premier  coup  d'œil,  je  jugeais  le  logis  honnête  et 
bon,  voilà  encore  deux  sous  ! 

Elle  prit  sa  course  sans  me  remercier,  mais  elle  dit  au 
vieux  fils  Pelo,  pâmé  sur  son  dos  à  force  de  hurler  : 

—  Hélà,  ma  fille,  quand  je  te  disais  !  Il  est  de  ville  et 
innocent  par  toute  manière.  Quat'sous  !  ne  cause  point 
de  ça  à  en  bavarder  au  monde.  Je  n'ai  point  jamais  vu 
de  voleux,  mais  quat'sous  !  Ça  serait  de  quoi  les  attirer, 
pour  certain,  et  v'ià  que  j'ai  peur  d'en  accoster  plein  la 
lande  ! 

Quelle  que  fut  l'opinion  de  Thurine  et  même  celle  du 
vieux  Pelo  au  sujet  de  ma  faiblesse  d'esprit,  je  ne  regrettai 
pas  mes  deux  sous,  car  l'instant  d'après  je  séchais  mes 
vêtements  trempés  au  foyer  de  Francin  le  Hagre  qui  est 
devenu  mon  ami,  à  dater  de  cette  nuit-là.  C'était  une 
maison  comme  il  y  en  a  quelques-unes  en  Bretagne,  mais 
non  point  beaucoup,  malheureusement.  Vous  la  con- 
naissez, cher  et  bon  curé,  car  vous  passez  devant  sa 
haie  de  grands  buis  chaque  fois  que  vous  montez  au  bourg. 
Elle  est  propre;  les  enfants  y  sont  heureux  et  savent  tous 
lire.  La  ménagère  leur  apprend  le  catéchisme  elle-même, 
chose  rare. 

Francin,  lui,  sait  mieux  que  lire,  c'est  un  chrétien 
solide  et  qui  peut  raisonner  sa  foi.  Il  a  quelques  bons  volu- 
mes rangés  au-dessus  de  sa  huche.  La  vieille  mère  qui 
gâte  les  petits  lui  reproche  parfois  d'être  trop  savant. 

Grâce  à  Thurine  et  pour  mes  quatre  sous,  j'eus  l'amitié 
de  ces  dignes  cœurs  qui  ne  donnèrent,  dès  ce  premier  soir 
bon  souper,  bon  gîte  et  encore  une  histoire  :  Treize  à  table. 


PRÉFACE  Xni 

Voici  Thistoire  que  j'ai  retrouvée  partout  dans  le  Mor- 
bihan, oii  ils  la  disent  en  vers  bretons.  J'ai  eu  le  tort  de  la 
traduire  en  vers  français.  Tâchez,  bon  ami,  qu'on  me 
pardonne  de  pubher  des  vers  pour  une  fois.  Je  ne  le  ferai 
plus. 


TREIZE  A  TABLE 


Le  père  avait  promis  dès  longtemps  une  histoire. 
Qui  ne  venait  jamais  :  une  grande  et  bien  noire  <. 
Novembre  a  de  longs  soirs,  au  village.  Les  yeux 
Se  fermaient.  Tout  le  monde  était  silencieux 
Autour  du  feu  mourant,  chargé  de  cendres  blanches. 
Le  vent  seul  bavardait  au  dehors  dans  les  branches. 


«  Père,  to  grande  histoire,  est-ce  pour  aujourd'hui  ? 
Le  père  était  muet  toujours.  Auprès  de  lui. 
Les  petits  se  roulaient  sur  la  terre  mouillée, 
Et  l'heure  se  traînait,  l'heure  de  la  veillée... 
Mais  enfin  le  vieillard  leva  la  tête  et  dit  : 


—  Je  vais  vous  raconter  l'histoire  du  maudit. 


Il  était  une  fois,  au  pays  de  Bretagne, 

Tout  en  haut  —  tout  en  haut  d'une  hante  montagne, 

Il  était  un  château  gui  s'appelait  Penâor. 

Son  seigneur  était  comte  et  de  lignage  antique, 
Car  Vécusson  de  pierre  au-dessus  du  portigvs, 
Portaic  d'azur,  au  lion  d'argent    couronné  d'or. 

Le  comte  était  puissant  :  quand  son  beffroi  d'alarmes   ' 

Tintait  aux  alentours  ses  sonores  appels, 

La  grand' cour  du  manoir  s'encomJyrait  d'hommes  d'armes. 

H  Hait  bon  seigneur  :  entre  tous  les  castels, 
On  renommait  Pendor,  où  le  vassal  en  larmes 
Jamais  n'interrompait  le  chant  des  ménestrels 

Il  était  tout  cela  —  mais  sa  tête  rebelle 

Ne  savait  pas  fléchir  au  seuil  de  la  chapelle; 

Son  front  restait  couvert,  même  dans  le  saint  lieu  * 

Et  souvent  il  buvait,  blasphème  pitoyable. 

Une  rasade  ou  deux  à  la  santé  du  diable... 

Bien  proche  est  le  malheur  pour  qui  ne  craint  pas  Dieu. 


Il 


Or,  il  advint  qu'un  jour,  du  sol  jusques  au  faîte, 
Sous  la  main  des  vassaux  tout  earprès  appelés, 
Le  castel  se  vêtit  de  ses  habits  de  fête. 

Partout,  l'argent  et  l'or  aux  guirlandes  mêlés, 
(Le  comte  avait  voulu  l'ordonnance  parfaite), 
Et  partout  la  splende^ir  des  cristaux  ciselés, 

La  table  des  festins,  à  la  nappe  ouvragée. 

Sous  un  monceau  de  mets  fléchissait  surchargée  ; 

Douze  sièges  dorés  se  rangeaient  à  l'entour. 

Toute  prête  à  verser  sa  liqueur  délectable, 
Une  tonne  d'argent,  au  milieu  de  la  table. 
Sur  un  trépied  géant  trônait  comme  une  tour. 

C'est  dimanche  :  Pendor  n'allait  guère  à  la  messe; 
Le  cor  qui  sonne  au  loin  ses  appels  éclatants. 
Annonce  le  retour  de  la  chasse.  On  abaisse 

Le  pont-levis  ;  la  porte  ouvre  ses  deux  battants 
Et  douze  cavaliers,  sur  la  pelouse  épaisse 
Arrêtent  dans  la  cour  leurs  chevaux  haletants. 


PRÉFACE  XJX 

Le  comte  de  Pendor  leur  ouvrit  la  grand' salle 
M  dit  :  «  Mes  compagnons,  damoiselle  ou  vassale, 
La  femme  croit  en  Dieu  :  chez  moi  je  n'en  veux  pa^s  !  » 

Bt  comme  tous  de  l'œil  interrogeaient  leur  hôte  : 
«  Entre  hommes  nous  allons  fêter  la  Pentecôte!  » 
Dit-il.  Et  tous  de  rire  !  Ah  !  de  rire  aux  éclats  ! 


III 


Le  festin  commença.  Point  n'est  besoin  de  dire 

Qu'on  oublia  d'abord  le  Benedicite  : 

On  riait,  on  buvait,  —  tant  qu'on  peut  boire  et  rire. 

Et  déjà  s'emparant  du  convive  exalté, 

Le  vin  dans  chaque  tête  allumait  le  délire, 

Mais  aucun  toast  encor  n'avait  été  porté. 

Pmdor,  le  front  marbré  de  pourpre  et  de  livide. 
Un  instant  regarda  la  tonne  à  moitié  vide, 
Puis,  versant  des  rubis  plein  sa  coupe  de  fer, 

Il  dit  :  a  Depuis  le  temps  que  nous  sommes  à  table, 
«  Nous  avons  négligé  notre  seigneur  le  diable; 
u  Je  porte  la  santé  du  maître  de  l'enfer!  » 


XX  PRÉFACE 

a  —  Le  maître  de  l'enfer  vous  rend  grâces,  messire!  » 
(Un  treizième  convive  avavt  surgi  soudain...) 
«  Salut!  »  dit-il  avec  un  étrange  sourire. 

C'était  un  chevalier.  Son  armure  d'airain 

Avait  de  ces  reflets  qu'on  ne  sait  pas  décrire. 

La  coupe,  à  son  aspect,  trembla  darts  chaque  main. 

Tous  mesuraient  de  l'œil  sa  taiUe  colossale; 
Sa  voix  faisait  vibrer  les  vitraux  de  la  salle; 
Le  comte  de  Pendor  lui-même  avait  pâli. 


IV 


«  Eh  bien  !  mes  bon^  seigneurs,  dit  l'inconnu,  ma  vue 

«  A-t-eUe  empoisonné  la  coupe  à  demi-buef 

«  Voici  mon  verre,  allons!  J'entends  qu'il  soit  rempli!  » 

Le  comte  :  «  Votre  nom,  d'abord  !  »  L'autre  :  «  Mon  maître  » 

tt  II  sera  toujours  temps  pour  toi  de  le  connaître. 

«  En  attendant,  j'ai  soif,  et  je  bois...  qu'en  dis-tu  »  / 

A  ces  mois,  l'étranger,  d'un  geste  formidable 
Atteignit  sans  efforts,  au  travers  de  la  table, 
La  tonne,  et  l'enleva  comme  un  mince  fétu! 


PRÉFACE  XXI 

Un  frisson  de  terreur  parcourut  l'assemblée. 
Plus  d'un  convive  eût  fait  le  signe  de  la  croix, 
Sans  la  mauvaise  honte  à  la  stupeur  mêlée. 

Le  comte  de  Pendor  se  leva  par  trois  fois, 
Mais  il  eut  beau  chercher  dans  sa  tête  troublée, 
Un  ordre  pour  bannir  son  hôte  discourtois. 

n  s'assit.  Le  géant  lut  et  se  mit  à  dire  : 

«  Où  prends-tu,  mon  seigneur,  ce  petit  vin  pour  riref 

«  Voici  ta  tonne  vide  et  je  veux  boire  encor!  » 


Et  tandis  qu'il  parlait,  derrière  sa  visière. 
Son  regard  flamboyait  d'une  rouge  lumière  : 
Sa  voix  déchirait  l'air  comme  le  cri  du  cor. 

Le  soleil,  cependant,  avait  voilé  sa  face  ; 

Le  jour  s'était  fait  nuit.  Sous  sa  lourde  cuirasse. 

Un  rire  ballottait  le  poitrail  du  géant. 

Il  dit  :  «  Ton  vin  est  fade  et  froid  comme  la  bière, 
«  Comte,  il  faut  nous  verser  une  ligueur  plus  fière. 
«  Vide  un  fût  d'alcool  dans  ce  tonneaii  béant.  » 


XXII  PRÉFACE 

Et  l'esprit  ruissela  dans  les  flancs  de  la  tonne 

Et  l'inconnu  disait  :  «  A  'boire  encor!  toujours! 

«  Qu'importe  que  sur  nous  Dieu  meyiace  ou  qu'il  tonne? 

«  Du  vin,  du  feu...  du  sangl  Moi,  je  passe  mes  jours 

«  Entiers  à  bafouer  le  devoir  monotone... 

«  On  ne  boit  pas  là-haut,  fi,  des  divins  séjours! 

«  Le  vin,  le  feu,  le  sang!  tous  trois  chauds,  tous  trois  rouges  ! 
«  L'ivresse  des  palais  et  l'ivresse  des  bouges  ! 
«  Après  le  vin,  la  flamme  !  après  le  feu,  le  sang  ! 

«  Le  vin  chauffe  le  cœur  et  l'élève  au  blasphème, 

«  Le  feu,  ce  grand  vainqueur  dompte  l'acier  lui-même  : 

«  Le  vin  nous  fait  hardi,  le  feu  nous  fait  puissant... 

«  Mais  le  sang!  Quintième  essence  des  essences! 
«  Et  philtre  merveilleux  !  tout  homme  qui  le  boit 
«  De  Venf&r  et  du  ciel  réunit  les  puissances. 

«  Quiconque  a  bu  le  sang  peut  remuer  du  doigt 

«  Le  monde  !  Il  sait  par  cœur  les  mystiques  sciences. 

«  Il  voit  tout  et  sa  main  saisit  tout  ce  qu'il  voit  ! 

«  Gravissons  les  degrés  de  cette  trilogie! 

V  L'esprit  comme  le  vin  va  manquer  à  l'orgie; 

«  Nous  avons  bu  lejeu...  qui  veut  boire  le  sangf  » 


VI 


Ce  disant  l'inconnu  de  sa  dague  affilée 
Perça  de  son  bras  gauche  une  veine  gonflée, 
D'où,  la  pourpre  jaillit  fumant  et  bondissant. 

—  Eh  bien  !  soit  !  dit  Pendor  en  imitant  son  hôte. 

—  Soit!  soit!  ont  répété  les  convives  en  chœur, 
Et  le  sang  de  couler,  car  pas  un  ne  fît  faute. 

La  tonne  se  remplit  de  l'atroce  liqueur; 

Tous  plongèrent  la  coupe  ;  et  puis,  d'une  voix  haute. 

L'étranger  avec  un  sourire  moqueur  : 

—  Une  dernière  fois  à  la  santé  du  diable! 

—  A  la  santé  du  diable!  ont  dit  les  insensés. 
Et  leur  lèvre  a  touché  le  breuvage  damnable... 


Vil 


Un  grand  fracas  se  fit.  Sur  le  sol  dispersés, 
Les  convives,  parmi  les  éclats  de  la  table, 
Boulèrent  à  la  fois  sur  les  pots  écrasés. 


XXIV  PRÉFACE 

Le  géant  resta  seul  debout.  Sa  tête  altière, 
Apparut  tout  à  coup  sans  casque  ni  visière, 
«  Relevez-vous  «  dit-il.  Et  chacun  se  leva. 


Ah  !  chacun  se  leva  la  menace  à  la  bouche, 
Mais  devant  le  regard  de  s'atan,  fauve  et  louche, 
La  menace  ébauchée  aucun  ne  l'acheva, 

«  Vous  êtes,  dit-il,  douze,  et  moi  :  treize  !  Ma  veine 
«  Vient  de  marqu&r  vos  fronts  au  signe  de  la  peine  : 
«  Tous,  vous  appartenez  à  Satan,  votre  roi! 

«  A  jamais  !  à  jamais  !  damnés,  sous  ma  prunelle, 
«  Vos  âmes  vont  brûler  à  la  flamme  éternelle. 
«  Je  regagne  l'enfer.  3Iarchez  derrière  moi  !  >) 

A  ces  mots  qui  semblaient  des  échos  de  tonnerre, 
Satan  leva  le  doigt.  Convives  et  château. 
Soudain,  tout  à  la  fois,  disparut  de  la  terre. 


Vin 


La  nuit  on  voit  encor  parfois,  sur  le  coteau. 
Monter  des  profondeurs  d'un  gouffre  délétère. 
Douze  ombres  de  guerriers,  vêtus  d'un  noir  manteau. 


PRÉFACE  XXV 

Ainsi  finit  Pendor,  le  manoir  de  Bretagne  : 
Son  souvenir  moAidit  reste  sur  la  montagne; 
On  fait  un  long  détour  pour  éviter  ce  lieu. 

Son  seigneur  était  comte  et  de  lignage  antique... 

Je  vous  souhaite,  enfants,  un  autre  viatigue  : 

Bien  n'est  fort  que  la  foi;  nul  n'est  grand,  sinon  Dieu. 


Quand  le  vieux  eut  fini  de  parler,  la  fermière 

Coucha  l'aïeule  et  vint  réciter  la  prière. 

Les  petits  avaient  peur.  Là-bas  dans  le  courtïl. 

Le  vent  grondait  lien  fort.  La  mère  dit  :  «  0  Père! 

«  Vous  êtes  da'tis  les  deux.  J'aime,  je  crois,  j'espère. 

«  Donnez-nou^  notre  pain;  éloignez  le  péril; 

«  Que  votre  volonté  soit  faite  sur  la  terre, 

«  Comme  aux  deux,  jusqu'au  jour  du  suprême  mystère. 

«  Seigneur  délivrez-nous  du  mal.  Airvsi  soit-il.  » 

Les  petits  rassurés  allèrent  à  leur  couche. 
Et  chacun  s'endormit,  le  sourire  à  la  bouche. 


ROLLAN  PIED-DE-FER 


CROIX   OU  PILE 


A  l'extrémité  occidentale  du  territoire  de  la  Chapelle- 
Chaupsée,  entre  Hédé  et  Bécherel,  deux  gros  bourgs  de 
la  haute  Bretagne,  s'élève,  au  sommet  d'vme  coUine 
bizarrement  accidentée,  le  château  de  GoëUo.  Ce  fut 
autrefois  une  fière  citadelle.  Au  temps  des  luttes  féo- 
d?,les,  GoëUo  résista  souvent  et  longtemps  aux  cadets 
du  Eiche-Duc,  qui  régnaient  à  Dinan,  tout  en  soutenant 
réterneUe  lutte  du  voisinage  contre  les  seigneurs  de 
Combourg,  de  Tinténiac,  de  Miniac  et  de  Plesguen.  A 
différentes  reprises,  il  repoussa  les  assauts  de  l'étranger 
et  subit  un  siège  en  règle  quand  cette  femme,  que  l'histoire 
appelle  une  héroïne,  la  «  grande  comtesse  »  hvra  son  mal- 
heureux pays  aux  Anglais  dans  la  guene,  de  succession 
entre  Jean  de  Montfort  et  le  saint  Charles  de  Blois  qui 
tenait  pour  la  France. 

Ce  fut,  à  ce  qu'on  dit  dans  la  chapelle  de  Goëllo,  encore 
existante  de  dos  jours,  que  Bertrand  du  GuescLn  pria 
toute  une  nuit,  baisant  la  terre  en  se  frappant  la  poitrine, 
la  veille  de  cette  grande  matinée  où  il  fut  armé  chevaher. 

Nos  chevaliers  de  l'industrie  politique  ne  font  plus 
en  vérité  tant  de  façons. 


28  ROLLAN    PIED-DE-FER 

Aujoiird'huijle  cliâteau  deGoëllo  s'est  fait  vieux  depuis 
longl^emps;  il  s'affaisse  :  ses  murailles  sont  bien  encore 
debout,  noires  et  grenues  comme  la  cotte  d'un  homme 
d'armes,  mais  la  mousse  et  le  lierre  comblent  les  embra- 
sures des  créneaux.  Ses  quatre  énormes  tours  dominent 
lugubrement  les  remparts;  l'une  d'elles,  chancelante  et 
inclinée,  porte  à  sa  base  les  traces  de  la  sape. 

N'était  cette  noble  balafre,  l'antique  manoir  aurait 
conservé  peu  de  chose  de  son  aspect  guerrier;  l'édifice 
intérieur  est  neuf  et  de  style  moderne  :  c'est  un  immense 
corps  de  logis  sans  ailes,  production  de  la  pesante  et 
disgracieuse  architecture  des  premières  années  de  notre 
siècle. 

A  voir  cette  grande  maison  grise,  qui  semble  une  gros- 
sière copie  des  hôtels  de  la  rue  de  Eivoli,  entourée  de  sa 
glorieuse  enceinte,  on  pense  involontairement  à  la  figure 
que  ferait  un  de  nos  seigneurs  de  la  Bourse  sous  l'armure 
d'un    paladin. 

Jusqu'à  la  révolution  de  1789,  Goëllo  resta  une  des 
plus  fortes  châtellenies  de  Bretagne.  L'étang  de  Vertus 
formait  le  centre  des  domaines,  régis  par  la  haute  justice 
du  château.  H  est  ménagé  au  bas  de  la  colline,  dans  la 
direction  de  Hédé,  et  sa  superficie  a  été  notablement 
réduite  par  manque  d'entretien.  H  fait  partie  des  biens 
communaux,  ainsi  que  les  pâtis  mouillés  qui  l'entourent. 

Cet  étang  offre  une  particularité  assez  remarquable  : 
il  est  alimenté  par  un  cours  d'eau  souterrain;  on  sait 
vaguement  dans  le  pays  que  l'orifice  du  canal  est  quelque 
part  sur  la  rive  qui  côtoie  la  montagne,  mais  l'étang 
est  encore  vaste  et  couvert  de  glaïeuls,  tout  le  long  de 
ses  bords;  nul  ne  connaît  le  point  précis  où  débouche  le 
mystérieux  courant. 

I^Le  château  lui-même  est  entouré  de  trois  côtés  par 
de  larges  douves  creusées  de  main  d'homme  ;  le  quatriè-  m 
me    côté  seul  se  trouve  naturellement  défendu  par  un 
précipice  sans  fond  de  trente  à  quarante  pieds  de  largeur 


I 


ROLIAN   PIED-DE-FER  29 

Sur  cet   abîme   s'abaissait  le  pont-levis,   remplacé  au- 
jourd'hui par  une  arcbe  à  demeure. 

H  est  à  croire  que  c'est  l'existence  même  de  cette 
crevasse  qui  détermina  l'érection  de  Goëllo  en  ce  lieu. 
Ce  trou  règne  en  effet  sur  toute  la  longueur  de  la 
muraille  ou  rempart  et  s'arrête  brusquement  au  bas  des 
deux  tours  angulaires. 

La  crevasse  est  rocheuse,  tranchée  à  pic,  et  ses  lèvres 
ne  produisent  rien  aux  abords  du  niveau  de  terrain  où  le 
rempart  est  bâti.  A  quinze  ou  vingt  pieds  au-dessous  du 
bord  seulement  commencent  à  croître  les  broussailles 
qui  s'enchevêtrent  au  point  d'an-êter  complètement  la 
vue,  mais  le  fond  est  loin  encore,  car  une  pierre  lancée 
des  murailles  roule  et  rebondit  entre  les  deux  parois  de 
la  fissure  pendant  un  temps  considérable, 

La  nuit,  lorsque  le  temps  est  calme,  et  que  nul  bruit 
ne  vient  distraire  l'oreille,  on  entend  un  vague  et  lointain 
retentissement;  sans  doute  quelque  torrent  qui  erre  dans 
les  profondeurs  du  précipice. 

On  appelle  ce  fossé  le  Saut  de  Vertus  ;  il  porte  comme 
l'étang  ce  nom  qui  appartenait  aux  sites  d'Avaugour, 
branche  de  la  maison  ducale  de  Bretagne,  anciens  maîtres 
de  Goëllo,  Il  est  célèbre  à  dix  lieues  à  la  ronde,  et  fournit 
le  sujet  de  maintes  légendes  superstitieuses  :  la  plus 
populaire  remonte  à  une  époque  fort  reculée,  et  dit  en 
propres  termes  que  tout  vilain  qui  fait  le  saut  reste  mort 
ou  revient  gentilhomme. 

En  Bretagne  comme  ailleurs,  les  oracles  sont  gascons 
de  nature;  notre  oracle  courait  peu  de  chance  de  mentir 
en  posant  cette  alternative,  et  personne  n'avait  tentation 
d'aller  quérir  la  noblesse  au  fond  de  ce  noir  abîme. 

En  1648,  le  château  de  Goëllo,  inhabité,  restait  confié 
à  la  garde  d'un  vieux  concierge  infirme.  La  maison  de 
Vertus  était  sans  héritiers  mâles;  ses  fiefs  tombaient  en 
quenouille  dans  la  personne  de  Eeine  de  Gkiëllo,  fille  du 
dernier  comte  de  Vertus.  Eeine  était  mineure;  le  com- 


30  ROLLAN    PIED-DE-FER 

maudeiir  de  Kermel,  cadet  de  Penneloz,  avait  pris  sa 
tutelle  après  la  mort  de  son  aîné  qui  l'avait  légalement 
tenue.  Gauthier  de  Penneloz,  devenu  par  ce  décè^  chef 
de  nom  et  d'armes,  s'était  saisi  de  la  tutelle  de  Eeine 
comme  d'une  chose  afférente  à  la  succession.  Unique 
représentant  désormais  d'une  famiUe  puissante,  qui 
se  prétendait  brandie  de  Porhoët -Bretagne,  et  gouvernant, 
de  fait,  les  domaines  de  la  pins  riche  héritière  de  la 
province,  il  choisit  Eennes  pour  siège  ordinaire  de  sa 
résidence,  et  y  tint  grand  état.  H  ne  menait  point  le  train 
sévère  d'un  religieux;  du  vivant  même  de  son  aîné,  il 
avait  eu  des  différents  graves  avec  ses  supérieurs  conven- 
tuels, le  grand  maître  de  Malte  et  le  prieur  de  la  langue 
de  France.  Dès  cette  époque  on  lui  prêtait  le  désir  de 
quitter  l'habit  et  de  rentrer  dans  le  siècle. 

A  Eennes,  M.  le  lieutenant  du  roi  suspectait  sa  loyauté, 
et  le  surveillait  de  près.  Il  s'occupait  disait-on  de  menées 
séditieuses.  Le  château  de  Goëllo  n'était  visité  par  lui 
qu'à  de  longs  intervalles,  mais  sitôt  qu'il  y  venait  une 
foule  de  convives  arrivaient  de  tous  côtés.  Baër,  le  vieux 
concierge,  qui  était  un  observateur,  prétendait  que  le 
bon  vin  et  l'exceUent  gibier  de  son  nouveau  maître 
n'attiraient  pas  seuls  cette  nombreuse  compagnie.  Baër, 
avait  l'oreiUe  paresseuse  quand  il  s'agissait  d'entendre 
un  ordre;  pour  écouter  aux  portes,  il  recouvrait  une 
puissance  d'ouïe,  dont  nos  concierges  parisiens  semblent 
avoir  directement  hérité.  En  furetant  le  soir  dans  les 
innombrables  corridors,  sous  prétexte  de  faire  sa  ronde, 
il  avait  entendu  d'étranges  choses,  et  il  priait  Dieu 
dévotement  de  protéger  sa  jeune  maîtresse,  Eeine, 
dernier  reste  du  sang  de  Goëllo,  dans  la  voie  périlleuse 
oii  s'engageait,  tête  baissée,  M.  le  commandeur  de  Kermel, 
qui  avait  pouvoir  sur  elle,  par  malheur. 

La  dernière  fois  que  s'était  éclairée  la  grande  salle  du 
château  de  Goëllo,  on  y  avait  tenu  une  importante  et 
mystérieuse   assemblée,   présidée   par   Juhen.    cbevaher 


ROLLAN   PIED-DE-FER  31 

d'AvaugouT,  selon  sa  prétention,  héritier  direct  des 
anciens  ducs  souverains  de  Bretagne.  Le  lendemain  de 
rassemblée,  tous  les  membres  se  dispersèrent;  qu^- 
ques  jours  après,  Grauthier  de  Penneloz  lui-même  reprit 
la  route  de  Eennes  avec  sa  pupiUe. 

Depuis  lors,  le  vieux  Baër  seul  avait  franchi  le  pont 
levis  du  saut  de  Vertus. 

Vers  la  fin  de  mars  de  cette  même  année  1648,  par 
une  froide  et  nébuleuse  soirée,  deux  hommes  gravissaient 
la  ooUine  vis-à-vis  de  la  maîtresse  porte  du  château.  La  lune 
qui  se  montrait  par  éclaircies  entre  les  petits  nuages 
opaques  et  floconneux  parsemant  toute  l'étendue  du  ciel, 
permettait  de  distinguer  leurs  costumes  :  c'étaient  deux 
paysans  de  la  haute  Bretagne,  portant  U  ves-te  de  tiretaine, 
semblable  à  un  paletot  échancré,  la  cialotte  courte  de 
velours  et  les  bas  de  laine  à  languettes.  Tous  deux  étaient 
munis  de  minces  bâtons  de  houx,  terminés  par  un  noBud 
arrondi  :  arme  terrible  dans  la  mam  de  ces  hommes  exercés 
à  son  maniement  depuis  l'enfance. 

Là  s'arrêtait  entre  eux  l'uniformité.  L'un,  grand  jeune 
honame  aux  formes  athlétiques,  gravissait  lourdement 
la  montée  :  à  le  voir  dominer  son  compagnon  de  toute  la 
tête,  on  eût  dit  qu'il  allait  le  dépasser  à  chaque  enjambée. 
Il  n'en  était  rien  pourtant.  Le  pas  du  plus  petit  était  vif, 
souple  et  gracieux;  c'était  un  homme  de  trente  ans  à  peu 
près;  sa  taille,  qu'écrasait  la  gigantesque  stature  de  son 
camarade,  était  en  réalité  riche  et  merveilleusement  propor 
tionnée  ;  sa  figure  pâle,  et  d'un  modèle  plus  délicat  que 
n'en  offre  d'ordinaire  le  type  campagnard  en  Bretagne, 
s'encadrait  de  légères  boucles  brunes.  H  portait  pour  coif- 
fure une  calotte  collante  ;  une  ceinture  de  cuir  lui  ceignait 
fortement  les  reins  :  tout,  dans  son  costume  étroit  et  des- 
sinant scrupuleusement  ses  formes,  semblait  calculé  pour 
offrir  à  l'air  le  moins  de  résistance  possible. 

Celui-là  était  le  courrier  d'Avaugour,  EoUan,  surnommé 
Pied-de-Fer,  à  cause  de  l'infatigable  vélocité  de  sa  marche. 


32  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Sa  réputation  était  grande  dans  cette  partie  de  la  province  : 
on  l'avait  vu  partir  pour  Paris  chargé  d'un  message,  et 
revenir  quinze  jours  après  avec  la  réponse  au  château 
d'Avaugour.  Dans  un  temps  où  les  communications 
étaient  encore  d'une  difficulté  extrême,  on  doit  penser 
qu'un  tel  coureur  était  chose  hors  de  prix.  Eollan  était  1 
le  frère  de  lait  de  Julien  d'Avaugour,  son  seigneur;  une 
certaine  ressemblance  physique,  qui  existait  entre  eux, 
et  la  préférence  que  témoignait  autrefois  au  jeune  paysan 
feu  M.  d'Avaugour,  père  de  Julien,  avaient  fait  penser 
dans  le  temps  que  Eollan  tenait  de  près  ou  de  loin  à  la 
noble  famille.  Nous  ne  saurions  donner  à  ce  sujet  aucun 
renseignement  certa'ln. 

Quoi  qu'il  en  fut,  Julien  d'Avaugour  traitait  en  toutes 
occasions  son  frère  de  lait  avec  une  condescndance  voi- 
sine de  l'amitité  :  quelques-uns  même  disaient  qu'il 
existait  entre  eux  des  relations  plus  intimes  que  les  mœurs 
du  temps  ne  le  comportaient  de  seigneur  à  vassal,  surtout 
en  ce  pays  de  haute  Bretagne  où  l'antique  barrière  posée 
entre  paysans  et  gentilhommes  n'était  pas  près  d'être 
abaissée. 

Julien  d'Avaugour  résidait  habituellement  à  la  cour 
de  Paris,  d'où  il  entretenait  avec  la  noblesse  des  Etats  de 
Bretagne  diverses  correspondances  dont  bien  peu  de  gens 
auraient  pu  dire  la  nature.  En  apparence,  Eollan  n'était 
pas  plus  à  son  service,  qu'à  celui  de  tous  les  autres  gen- 
tilshommes; néanmoins  il  portait  ses  couleurs  :  par  le 
fait,  le  chevalier  n'avait  point  de  créature  plus  dé- 
vouée. 

Trois  ans  avant  l'époque  où  commence  notre  récit, 
Eollan  disparut  tout  à  coup;  il  y  avait  toujours  eu  dans 
sa  vie  quelque  chose  d'anormal  et  de  mystérieux;  ceux 
qui  ne  le  crurent  point  mort  dirent  que,  à  coup  sûr,  il 
était  engagé  dans  quelque  entreprise  difficile  et  hardie. 

H  resta  deux  ans  absent. 

Ce  fut  seulement  lorsque  Julien  d'Avaugour  revint  en 


ROLLAN  PIED-DE-FER  33 

Bretagne,  au  oommencement  de  1647,  qu'on  recommença 
d'apercevoir  par  intervallles  la  figure  de  Eollan  dans  le 
pays.  Chacun  dut  remarquer  que  ses  allures  avaient 
complètement  changé  ;  il  ne  se  mettait  plus  à  la  disposition 
du  premier  venu,  et  ses  courses  semblaient  avoir  un  but 
de  haute  importance. 

Nul  ne  disait  jamais  l'avoir  rencontré  le  jour  sur  les 
grands  chemins;  mais,  la  nuit,  des  paysans  attardés  le 
croisaient  parfois  sur  la  lande  ou  dans  les  sentiers,  cou- 
rant avec  sa  vitesse  ordinaire.  Eu  ces  occasions  on 
reconnaissait  bien  plutôt  son  pas  bondissant  et  la  rapi- 
dité de  sa  marche  que  sa  figure;  Eollan  ne  s'arrêtait, 
jamais  dans  lesauberges  et  jamais  ne  parlait  aux  passants 
il  glissait  toujours  pressé,  toujours  muet;  on  ignorait 
tout  de  lui,  jusqu'à  sa  demeure. 

Aussi  les  âmes  superstitieuses,  dont  le  nombre  est  tou- 
jours fort  grand  en  Bretagne,  n'étaient  point  éloignées  de 
croire  qne  Eollan  était  un  être  en  dehors  de  la  nature  hu- 
maine :  quelque  chose  comme  le  Juif-Errant.  Certains 
même  prononçaient  un  nom  plus  redoutable. 

Et  pourtant,  malgré  cette  obscurité  qui  enveloppait  sa 
vie,  on  ne  détestait  point  Eollan  dans  les  campagnes,  au 
contraire,  on  parlait  de  lui  avec  une  sorte  de  respect  affec- 
tueux. Le  plus  grand  nombre  ne  connaissait  de  Im  que 
son  nom  et  cette  forme  silencieuse  qui  glissait  dans  l'om- 
bre sur  la  poussière  des  chemins;  mais  toas  avaient  un 
signe  de  croix  pour  lui  souhaiter  bon  voyage  :  il  était 
entre  Eollan  et  la  Bretagne  un  Uen  que  leBreton  sentait,  bien 
qu'il  ne  pût  le  définir  complètement.  Eollan  Pied-de-Fer 
allait  pour  la  Bretagne. 

Au  milieu  de  cette  existence  nomade,  il  y  avait  un  coin 
où  Eollan  revenait  toujom's.  Dans  le  bourg  de  Hédé,  à  six 
heues  de  Eennes,  demeurait  une  jeune  fille,  nommée 
Anne  Marker;  elle  vivait  seule  avec  sa  mère.  C'étaient 
des  personnes  de  grande  piété.  La  veuve  Marker  passait 
pour  une  très  sainte  femme  et  la  fille  était  digne  en  toat 


34  ROLLAN    PIED-DE-FER 

de  sa  mère.  A  l'époque  où  Eollan  reparut  pour  la  pre- 
mière fois  en  Bretagne,  les  voisins  de  la  veuve  Marker 
virent  avec  étonnement  un  berceau  de  petit  enfant  dans 
sa  cabane;  il  y  eut  à  ce  sujet  bien  des  suppositions,  mais 
la  vertueuse  conduite  d'Anne  était  si  éclatante  et  si  bien 
établie  qu'on  finit  par  acoepter  cet  événement  dans  le  vil- 
lage comme  un  acte  probable  de  charité;  la  jeune  fille  ne 
perdit  même  point  son  prétendu,  Corentin  Bras,  ce  jeune 
géant  que  nous  avons  vu  monter  la  rampe  du  saut  de 
Goëllo  en  compagnie  de  Eollan  Pied-de-Fer.  Corentin 
continua  de  la  rechercher  en  mariage. 

Toutes  les  semaines  et  parfois  plus  souvent,  Eollan 
Pied-de-Fer,  que  ce  fût  ou  non  son  chemin,  passait  par 
Hédé;  il  restait  enfermé  dans  la  maison  de  dame  Marker 
pendant  quelques  heures,  puis  il  repartait,  après  avoir 
baisé  l'enfant  avec  une  sorte  de  respect. 

Une  fois,  il  arriva  le  front  pâle  et  les  habits  en  désordre; 
c'était  au  milieu  de  la  nuit.  A  la  vue  de  l'enfant  couché 
dans  son  berceau,  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes.  La 
veuve  et  sa  fille  le  regardaient  avec  étonnement;  Eollan 
ne  les  voyait  pas. 

—  Arthur,  mon  pauvre  enfant  chéri,  murmura-t-il; 
tu  n'as  plus  de  père  ! 

Puis,  saisissant  tout  à  coup  le  berceau,  il  le  soutint 
dans  ses  bras  et  leva  son  regard  au  ciel. 

—  Je  t'en  servirai,  moi  !  s'écria-t-il  avec  énergie. 
Anne  était  belle  autant  que  bonne;   Eollan  n'avait 

point  d'abord  pris  garde  à  cela,  car  son  esprit  semblait 
être  absent  toujours,  mais  Anne  se  prit  pour  l'enfant 
d'une  affection  de  mère,  et  cela  fit  que  le  courrier  s'at- 
tacha à  elle.  Ce  fut  une  singulière  tendresse  que  la  sienne. 
Eollan  restait  parfois  des  heures  entières  entre  l'enfant 
et  la  jeune  fiJle  ;  son  œil  était  baissé,  sa  bouche  silencieuse  : 
on  eût  dit  qu'il  combattait  une  autre  pensée  et  que  l'en- 
fant qu'il  appelait  Arthur  était  véritablement  son  cœur. 
Un  jour  pourtant  il  dit  : 


ROLLAN    PIED-DE-FER  35 

—  Anne  Marker,  bonne  âme,  je  vous  choisis  pour  être 
sa  mère. 

Anne  répondit  : 

—  Corentin  Bras  m'a  demandé  en  mariage,  mais  je  ne 
lui  ai  rien  promis. 

Ce  fut  tout.  La  veuve  qui  avait  la  prudence  des  mères 
voulut  au  moins  s'informer  et  savoir  à  quelle  tâche  mys- 
térieuse EoUan  avait  donné  sa  vie.  Serait-il  toujours 
éloigné  du  toit  de  sa  jeune  femme?  H  répondit  «  Toujours  ». 

Le  moment,  au  moins  ne  viendrait-il  jamais  où  il 
confierait  son  secret?  Il  répondit  :  «  Jamais  ». 

Anne  qui  écoutait  pensive,  s'agenouilla  auprès  du  berceau 
du  petit  Arthur  et  pria,  puis  elle  dit  : 

—  Ma  mère,  cela  me  convient  de  la  sorte,  m'est  avis 
que  c'est  la  volonté  du  Seigneur  Dieu. 

Mais  Corentin  Bras,  vigoureux  g.ars,  la  tête  près  du 

bonnet,  n'avait  point  ratifié  cet  arrangement,  et  voilà 

'  pourquoi  nous  le  trouvons  ce  soir,  montant  en  compagnie 

de  Eollan  Pied-de-Eer,  la  route  qui  menait  cette  douve 

sans  fond  connue  sous  le  nom  du  saut  de  Vertus. 

Nos  deux  compagnons  atteignirent  le  haut  de  la  col- 
line. A  mesure  que  la  discussion  se  prolongeait  entre  eux, 
leurs  gestes  devenaient  plus  vifs,  leurs  paroles  plus  hos- 
tiles. Eollân  avait  jeté  d'abord  un  triste  regard  sur  le  saut 
de  Vertus;  le  pont-levis,  collé  à  la  muraille,  semblait  lui 
rappeler  un  douloureux  et  terrible  souvenir'.  Mais  bien- 
tôt les  paroles  acerbes  de  Corentin  le  ramenèrent  au  sen- 
timent du  présent. 

—  Tu  as  raison,  dit-il,  je  t'ai  pris  ce  que  tu  crois  être 
ton  bien.  Je  n'ai  pas  le  droit  de  te  refuser  le  combat; 
allons  !  autant  vaut  ce  Ueu  qu'un  autre  !  il  faut  en  finir  ici. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  joyeusement  Corentin 
en  mettant  bas  sa  veste. 

La  lune,  voguant  entre  les  nuages,  comme  une  blanche 
nef  entourée  d'écueils,  éclairait  la  scène;  pour  un  instant, 
les  deux  champions  se  voyaient  aussi  distinctement  qu'en 


36  ROLLAN   PIED-DE-FER 

plein  jour.  Us  saisirent  leurs  bâtons  par  le  petit  bout; 
les  coups  retentirent,  drus,  précipitées,  comme  les  fléaux 
sur  le  cbaume  dans  Taire  au  temps  de  la  moisson. 

Corentin  était  passé  maître  au  maniement  de  cette 
arme  du  paysan  breton  :  tantôt  il  assénait  de  terribles 
coups,  laissant  à  son  bâton  sa  longueur  entière  et  tout 
son  poids  ;  tantôt  Tempoignant  par  le  milieu,  il  commen- 
çait un  moulinet  imprévu,  rapide,  étourdissant.  Mais 
Eollan  se  montrait  vif  à  la  parade.  Sans  avoir  la  même 
habileté  que  Corentin,  il  se  couvrait  toujours  avec  un  inal- 
térable sang-froid,  et  plus  d'une  fois  le  géant  recula  d'un 
pas,  en  sentant  le  vent  du  bâton  de  Eollan  à  quelques 
lignes  de  son  visage. 

D'abord,  chaque  fois  que  la  lune  glissait  sous  un  nuage, 
ils  s'arrêtaient  d'un  commun  accord;  mais  ensuite,  animés 
par  l'ardeur  du  combat,  ils  frappèrent  sans  relâche  : 
l'obscurité  neutralisant  l'adresse,  les  coups  arrivaient  à 
leur  destination;  le  gros  bout  du  bâton  rebondissait  sur 
la  chair.  Et  la  lutte  se  prolongeait,  silencieuse,  acharnée; 
on  n'entendait  que  le  retentissement  du  bois  contre  le 
bois,  et  l'haleine  oppressée  des  deux  combattants.  Quand 
la  lumière  reparaissait,  ils  se  parcouraient  avidement  du 
regard,  cherchant  la  meilleure  place  pour  frapper  un 
coup  décisif;  chacun  cherchait  aussi  quelque  blessure  au 
corps  demi  nu  de  son  adversaire  :  rien.  Tous  deux  restaient 
également  intacts,  et  la  lumière,  leur  rendant  leur  adresse, 
ne  faisait  que  prolonger  la  bataille. 

Au  bout  d'une  demi -heure,  Corentin  jeta  au  loin  son 
bâton  et  se  coucha  par  terre;  Eollan  retint  son  bras  levé. 
Tandis  que  le  colosse,  haletant,  épuisé,  se  rouJait  sur  le  ga- 
zon humide.  Eollan  se  contenta  de  passer  sa  ma  n  sur  son 
front,  où  brillaient  quelques  gouttes  de  sueur. 

—  Le  bâton  ne  vaut  rien,  dit-il  en  brisant  le  sien  sur  son 
genou.    Luttons. 

n  releva  les  manches  de  sa  chemise  de  grosse  toile  ;  Coren- 
tin resta  immobile. 


ROLLAN   PIED-DE-FER  37 

—  Luttons  î  répéta  le  courrier. 

Le  géant  reprit  haleine  par  une  dernière  et  bruyante 
aspiration,  puis  il  se  releva. 

—  Auparavant,  dit-il  avec  un  sauvage  orgueil,  donne 
ton  âme  à  Dieu,  car  Thomme  capable  de  me  résister  corps 
à  corps,  je  ne  l'ai  jamais  rencontré  ! 

Us  se  jetèrent  les  bras  en  bandoulière  autour  des  épaules 
et  des  reins.  Dans  ce  combat  nouveau,  Corentin  avait,  à 
cause  de  sa  stature,  un  avantage  évident  sur  son  adversaire 
mais  sans  doute  le  courrier  d'Avaugour  possédait  une  éner- 
gie musculaire  de  beaucoup  supérieure,  car,  malgré  le  poids 
écrasant  que  faisait  peser  le  rustre  sur  ses  reins,  il  demeura 
inébranlable.  La  lutte  fut  longue  et  inutUe  encore. 
Quand  ils  se  lâchèrent  leurs  épaules  saignaient,  leurs 
chemises  tombaient  en  lambeaux. 

—  Le  diable  ne  veut  pas  !  murmura  Corentin  en  se  lais- 
sant choir  de  nouveau.  Ce  sera  partie  remise. 

Eollan  remettait  tranquillement  sa  veste.  Pour  un 
spectateur  impartial  de  cette  scène,  il  eût  été  manifeste 
que  le  courrier  d'Avaugour,  en  accordant  cette  seconde 
trêve,  faisait  grâce  à  son  adversaire;  il  se  mit  en  effet 
incontinent  à  parcourir  le  tertre  de  long  en  large  et  d'un 
pas  ferme;  Corentin,  lui,  respirait  à  grand  effort,  incapable 
de  se  mouvoir.  ■' 

—  J'ai  mon  couteau,  dit  Eollan  après  un  instant  de  si- 
lence. 

Corentin  se  sentit  frissonner. 

—  Que  le  démon  t'échaude  !  grommela -t -il. 
Puis  il  ajouta  tout  haut  d'une  voix  doucereuse  : 

—  Mon  frère,  moi  je  n'ai  pas  le  mien. 

Ce  disant,  il  faisait  adroitement  glisser  le  couteau,'  qui 
pendait  au  revers  de  sa  veste,  entre  sa  chemise  et  sa  peau. 

Rollan  fit  un  geste  d'impatience,  et  continua  sa  prome- 
nade. Le  ciel  s'était  entièrement  découvert,  et  la  lumière 
de  la  lune  descendait  d'aplomb  sur  son  visage,  Corentin 
qui  le  suivait  de  l'œil,  remarquait  avec  un  effroi  supers- 


38  ROLLAN   PIED-DE-FfiR 

titieux  que  son  souffle  était  lent  et  calme;  ses  traits  reposés 
ne  gardaient  aucune  tiace  de  fatigue. 

—  Est-oe  un  homme  de  chair  et  d'os?  se  demandait  le 
rustre. 

—  C'est  toi  qui  Tas  dit,  reprit  EoUan  qui  se  rapprocha 
tout  à  coup  :  il  faut  en  finir  ! 

—  Bon  frère,  soupira  Corentin,  dont  la  voix  se  faisait 
de  plus  en  plus  humble,  ne  veux-tu  point  attendre  à  de- 
main? 

—  Je  n'attends  rien;  debout  ! 

—  Je  suis  trop  las,  mon  excellent  compère. 

—  Alors,  s'écria  Eollan,  je  suis  vainqueur;  renonce  à 
à  elle,  car  elle  a  son  devoir. 

Corentin  se  dressa  d'un  bond  sur  ses  pieds:  puis  il  releva 
SOS  lambeaux  de  toile,  de  l'air  d'une  victime  résignée. 

—  Assassine-moi  donc,  dit -il. 

Il  avait  ghssé  sa  main  dans  l'ouverture  de  sa  chemise 
et  attendait,  épiant  son  adversaire  d'un  regard  sournois. 
Si  Eollan  eût  fait  un  pas,  il  était  mort  :  Corentin  serrait  son 
couteau,  et  n'était  point  homme  à  faillir  par  scrupule  de 
conscience. 

Trop  généreux  pour  frapper  un  ennemi  qui  s'avouait 
hors  de  combat,  le  courrier  tourna  le  dos  et  s'assit  à  son 
tour  sur  le  bord  du  saut  de  Vertus.  Il  se  fit  un  long  silence  : 
EoUan  demeurait  immobile,  absorbé  dans  ses  pensées 
qu'il  ne  révélait  point;  Corentin,  vaincu  par  la  fat  gue, 
s'était  endormi  sur  place. 

En  absence  complète  de  tout  bruit,  un  vague  murmure 
monta  aux  oreilles  de  Eollan;  il  se  pencha  au-dessus  du 
gouffre;  jamais  il  n'avait  entendu  si  distinctement  le  roule- 
ment de  la  chute  d'eau  souterraine. 

—  n  était  noble,  franc,  généreux  pensa-t-il.  Pauvre 
Julien  1  pauvre  ami  !  pau-vre  maître  !  Dans  ce  tombeau  sont 
enfouis  tous  ses  espoirs  :  avec  lui  le  rêve  del'indépendance 
bretonne  a  rendu  le  dernier  soupir...  Gauthier  de  Penneloz 
avait  bien  choisi  ;  le  lieu  est  bon  pour  commettre  un  meur- 


ROLLAN   PIED-DE-FER  39 

tre,  et  ce  mystérieux  abîme  ne  doit  point  rendre  les  hôtes 
qu'on  lui   envoie.... 

Cette  dernière  pensée  lui  fit  faire  un  tour  sur  lui -même  ; 
il  se  souvint. 

—  Arthur,  murmura-t-il  avec  passion,  mon  fils  l  plus 
que  mon  fils  Cet  homme  veut  te  prendre  ta  seconde  mère. 
H  ne  sait  pas,  il  ne  peut  savoir,  il  sera  ton  ennemi  comme 
le  mien,  et  pourrai -je  toujours  veUler  sur  toil..  Il  dort! 
ajouta-t-U  avec  indignation  en  secouant  Corentin  qui  s'éveil- 
la en  sursaut.  Debout  !  et  recommençons  ! 

Le  rustre  se  frotta  les  yeux,  surpris  de  cette  recrudes- 
cence soudaine. 

—  Frère,  voulut-U  dire  encore.  Je  suis  bien  las  ! 

—  Debout  !  te  dis -je.  L'haleine  ne  te  manquera  pas  dans 
la  lutte  nouvelle  que  je  te  propose....  Tu  vois  bien  ce  fossé? 

—  Saint  Jésus  !  s'écria  Corentin,  comme  le  trou  fait 
tintamarre,  cette  nuit  ! 

—  Croix  ou  pile,  continua  Eolland  :  le  perdant 
sautera. 

H  sortit  un  écu  de  sa  poche  et  s'apprêta  à  le  lancer  en 
l'air.  Corentin  croyait  rêver. 

—  Le  perdant  sautera,  répéta-t-il  en  fixant  sur  le  cour- 
rier son  regard  ébahi;  —  oil? 

Eollan  lui  saisit  le  bras  et  l'entraîna  au  bord  au  préci- 
pice : 

—  Là,  dit-il. 

Corentin  recula,  épouvanté.  La  frayeur  lui  rendit  d'abord 
quelque  énergie;  mais  Eollan  fit  un  pas  vers  lui,  et  prit  la 
pose  menaçante  d'un  lutteur,  sur  le  point  de  saisir  son 
adversaire;  le  rustre  sentit  fléchir  ses  genoux  :  ces  quelques 
instants  de  sommeil,  s"ur  un  sol  froid  et  humide,  avaient 
raidi  ses  arti-culations. 

—  Mais  tu  es  donc  enragé?  gronda-t-il.  Tu  prêchais  la 
paix  tout  à  l'heure. 

— ■  J'ai  réfléchi,  dit  Eollan,  tu  me  gênes. 

—  Au  fait,  pensa  le  rustre,  on  peut  jouer  d'abord.  Sijô 


40  ROLLAN   PIED-DE-FER 

g^ne  nous  sommes  des  bons  !  si  je  perds,  il  sera  toujours 
temps  de  taper  ou  de  se  sauver.,.  C'est  toi  qui  jettes  !  ajou- 
ta-t-il  tout  haut 

—  C'est  moi. 

—  Marche  ! 

—  Demande  ! 

—  Je  demande  croix. 

Eollan  jeta  en  l'air  la  pièce  d'argent  qui  scintilla  en  tour- 
nant, et  tous  deux  se  précipitèrent  ;  le  courrier,  plus  alerte, 
arriva  le  premier,  et  ,couvrant  l'écu  du  pied,  prit  le  bras  de 
Corentin. 

—  Je  jure  de  faire  le  saut  si  je  perds,  dit -il  en  levant 
la  main;  fais  comme  moi. 

—  Je  le  jure. 

Eollan  découvrit  l'écu  qui  était  tombé  sur  pile  et  mon- 
trait sa  croix  brillante  aux  rayons  de  la  lune.  Corentin 
poussa  un  cri  de  triomphe. 

—  Tu  as  perdu,  dit-il  ;  et  tu  as  juré  ! 

Eollan  détacha  de  sa  ceinture  une  bourse  qu'il  jeta  aux 
pieds  de  Corentin. 

—  Pour  Anne,  dit-il  à  voix  basse.  Fais  qu'elle  soit 
heureuse. 

n  prit  son  élan  à  ces  mots  ;  mais  arrivé  au  bord  du  gouffre, 
il  s'arrêta,  et  se  frappa  le  front  tout  à  coup. 

—  L'enfant  !  murmurai-t-il  avec  désespoir  :  c'étaitpour 
l'enfant  et  je  l'abandonne  !...  Qui  protégera  l'héritier  de 
Bretagne? 

ïl  revint  vers  Corentin  qui  le  regardait  faire,  les  bras  croi- 
sés, dans  l'attitude  du  calme  le  plus  parfait. 

—  Ami  dit-il,  donne-moi  la  vie. 

Corentin  haussa  les  épaules,  et  se  prit  à  siffler  un  refrain. 

—  La  vie  î  répéta  Eollan  avec  force.  Que  t'importe  ma 
mortt  je  renonce  à  elle... 

—  Qui  me  répond  de  toi?  demanda  dédaigneusement  le 
rustre. 

->-  Je  juxô... 


ROLLAN  PIED-DE-FER  41 

—  Moi  je  doute...  Allons,  mon  compère,  un  bout  de 
patenôtres,  et  en  avant  ! 

—  Pitié  !  cria  Eollan  ;  j'ai  à  remplir  un  sacré  devoir.  Dieu 
m'est  témoin  que  je  quitterais  la  vie  sans  regret;  mais  j'ai 
fait  serment... 

—  De  sauter,  oui  mon  fière...  dépêche,  car  tu  m'as  rude- 
ment fatigué,  et  j'ai  sommeil. 

Eollan  se  mit  à  genoux   : 

—  Au  nom  de  ta  mère,  pitié  !  dit -il. 

—  Tu  as  donc  bien  peur  !  demanda  Corentin  avec 
rudesse. 

Un  éclair  d'indignation  alluma  l'œil  de  Eollan  ;  il  s'élança 
sur  son  rival,  l'étreignit,  et,  par  un  effort  désespéré,  le  terrassa 
sur  le  bord  même  du  précipice. 

—  Vois  l  dit-il  en  pressant  du  pied  sa  poitrine. 

—  Grâce  !  cria  Corentin  à  son  tour. 

Avant  qu'il  eût  achevé,  Eollan  s'était  remis  à  gencux 
près  de  lui.  Corentin  se  releva  vivement  et  fit  quelques  pas 
en  arrière,  craignant  sans  doute  une  nouvelle  attaque. 

—  Tu  es  le  plus  fort,  dit-il  de  loin;  si  tu  avais  gagné,  tu 
m'aurais  contraint  à  faire  le  saut;  moi,  je  ne  puis  te  contrain- 
dre, mais  je  te  tiens  lâche  et  menteur,  si  tu  renonces  ! 

Eollan  seJnblait  violenament  combattu.  H  y  avait  foi 
jurée  ;  il  y  avait  aussi  ce  que  les  grands  et  les  petits  appe- 
laient alors  jugement  de  Dieu.  E  n'est  sans  doute  pas  per- 
mis ici  d'absoudre,  mais  les  actions  des  hommes  se  plai- 
dent selon  le  temps.  On  hésite  à  condamner.  Eollan  dit  : 

—  Ma  vie  est  à  toi,  Corentin  :  tu  me  la  demandes  ;  je 
suis  prêt.  Accorde-moi  mon  dernier  vœu,  et  je  m'en  irai 
sans  te  maudire.  J'avais  juré  de  servir  de  père  à  l'enfant 
qui  est  sous  le  toit  d  Anne... 

—  H  n'est  donc  pas  ton  fils!  interrompit  curieusement 
Corentin. 

—  n  est...  commença  Eollan;  mais  il  s'arrêta  et  pour- 
suivit en  lui-même  :  Celui  qui  a  tué  le  père  épargnerait-il 
le  fils?  pour  qu'il  vive,  il  faut  qu'il  reste  obscur...  Qu'il  soit 


42  ROLLAN   PIED-DE-FEH 

ton  fils,  oontinua-t-il  à  voix  haute,  éludaut  ainsi  la  ques- 
tion posée.  Si  Anne  devient  ta  femme,  aimez  l'enfant. 

—  Ça  peut  se  faire,  il  est  gentil...  Est-ce  toutî 

—  C'est   tout. 

Rollan  se  mit  en  marolie  d'un  pas  ferme,  fit  un  signe 
de  croix  et  s'élança;  on  l'entendit  percer  la  voûte  de  brous- 
sailles, puis  le  gouffre  rendit  vta  sourd  mugissement.  Coren- 
tin  écouta  il  frémit,  se  calma,  puis  un  rire  épais  souleva 
sa  poitrine  : 

—  Allons  l  dit-il,  il  n'en  reviendra  que  gentilhomme  ! 
C'est  le  proverbe.  Quant  à  l'enfant,  je  le  porterai  demain 
aux  orpheUns  de  Rennes;  il  sera  là  comme  unpetitsaint... 
Ce  diable  de  Eullan  avait  un  grain  de  folie;  c'est  égal, 
c'était  un  fier  lutteur  ! 

Cela  dit,Corentin  fit  sonner  la  boarse  dans  sa  poche, 
ramassa  son  bâton,  et  descendit  gaîment  la  colline. 


n 


LES  FEÈRES  BRETONS 


n  y  avait  alors  en  Bretagne  des  symptômes  de  mécon- 
tentement et  même  de  rébellion  imminente.  Les  États 
avaient  refusé  hautement,  et  à  plusieurs  reprises,  de  recon- 
naître l'autorité  illégale  des  intendants  royaux  dont  l'éta- 
blissement, disaient  les  juriconsultes  les  plus  réputés  de  la 
province,  avait  eu  lieu  en  fraude  de  l'esprit  et  de  la  lettre 
du  pacte  d'Union;  le  peuple  murmurait  et  réclamait  ses 
anciennes  francbises,  sans  trop  savoir,  comme  d'habitude, 
ce  en  quoi  consistait  l'objet  de  ses  réclamations. 

Outre  ces  deux  oppositions  avouées  et  marchant  au 
soleil,  il  en  était  une  autre,  sorte  de  société  secrète,  dès  long- 
temps organisée,  et  dont  l'origine  pouvait  remonter  aux 
premiers  jours  de  la  réunion  du  duché  au  royaume  :  les 
Frères  Bretons  avaient  des  adeptes  dans  toutes  les  castes, 
mais  se  recrutaient  surtout  parmi  les  gentilshommes.  Leur 
but  était  en  apparence  le  maintien  des  privilèges  de  la  pro- 
vince; mais  la  plupart  allaient  plus  loin,  et  voulaient  qu'on 
proclamât  la  séparation  et  l'indépendance  absolue. 

Les  Frères  Bretons,  un  œil  fixé  sur  Paris,  en  fièvre,  agitépar 
la  guerre  civile,  l'autre  sur  l'Angleterre,  attendaient  avec 
impatience  l'occasion  d'engager  la  lutte.  Us  ne  doutaient 
en  aucune  façon  du  succès;  leur  unique  embarras  était  le 
choix  d'un  duc.  H  y  avait  alors  un  grand  nombre  de  famille 
tenant,  soit  par  agnation,  soit  par  alliance,  au  vieux  tronc 
des  derniers  ducs  régents,  Kohan,  Eieux,  Goëllo,  Avaugour 


44  ROLLAN   PIED-DE-FER 

pouvaient  faire  valoir  des  droits  presque  égaux  ;  après  eux 
venaient  les  Penneloz  de  Kenuel,  descendance  prétendue 
des  vicomtes  de  Porhoët;  les  Eergent  de  Goatander,  et 
une  foule  d'autres  maisons  que  des  titres  contestables, 
parfois  une  simple  ressemblance  de  nom,  portaient  à  se 
mettre  sur  les  rangs. 

Entre  tous  ces  prétendants,  trois  seulement  avaient  des 
chances,  c'est-à-dire  des  partisans.  Les  Eohan  étaient  trop 
sérieusement  occupés  à  Paris,  par  les  intrigues  de  la  cour, 
pour  voir  clair  à  ce  qui  se  passait  en  Bretagne;  les  Eieux 
cette  superbe  race,  se  tenaient  à  l'écart  avec  un  silen- 
cieux dédaiD.  Restaient  donc  Julien  d'Avaugour,  unique 
héritier  du  nom;  Reine  de  Goëllo,  Me  du  dernier  comte  de 
Vertus  et  Grauthier  de  Penneloa,  commandeur  de  Kermel. 

Celui-ci,  devenu  chef  de  famille  par  la  mort  de  son  aîné, 
postulait  à  Eome  et  prè.^  du  conseil  de  l'ordre,  à  Malte, 
pour  obtenir  la  rescision  de  ses  vœux. 

Julien,  chevalier  d'Avaugour,  qu'on  appelait  en  Cor- 
nouailles  et  dans  le  pays  de  Léon  «  monsieur  de  Bretagne  », 
avait  un  fort  parti  ;  ses  preuves  étaient  simples  et  claires  : 
il  écartelait  de  Bretagne,  et  ne  portait  point  ,  comme  les 
Goëllo,  la  barre  de  bâtardise  en  son  écusson.  Personnelle- 
ment, c'était  un  noble  et  vaillant  jeune  homme;  il  avait 
beauté,  hardiesse,  fortune  et  générosité,  ces  vertus  nécessai- 
res du  chef  de  parti;  mais  sa  jeunesse  s'était  passée  en  Alle- 
magne et  à  Paris;  ses  ennemis  demandaient  s'il  n'avait 
point  dérogé  ainsi  à  sa  quaUté  de  Breton.  Bien  peu  le 
connaissaient  personnellement. 

Lorsqu'il  revint  à  Rennes  en  1647,  accompagné  de 
Eollan  Pied-de-Fer,  il  ne  se  fit  vcir  à  personne,  et  gagna 
presque  aussitôt  le  châtxîau  de  Goëllo  où  le  commandeur  de 
Kermel  résidait  en  ce  moment  avec  sa  pupille,  Beine  ;  on 
crut  que  Juhen  d'Avaugour  désirait  s'aboucher  avec  l'hom- 
me qui  était  deux  fois  son  rival  pour  la  pohtique  et  pour  le 
mariage.  Le  crédit  du  commandeur  reposait  principalement 
sur  sa  qualité  de  tuteur  de  l'héritière  de  Vertus.  Gauthier 


ROLLAN   PIED-DE-FER  45 

de  Penneloz,  en  eiïet,  après  avoir  pris  d'autorité  la  tutelle, 
aux  lieu  et  place  de  son  frère  mort,  s'étaib  hâté  d'ann oncer 
hautement  ses  fiançailles  avec  Eeine;  la  jeune  fille,  disait- 
il,  l'avait  choisi  en  toute  liberté  pour  époux,  et  attendait 
impatiemment  que  la  décision  de  la  cour  de  Eome  permît 
de  passer  outre  au  mariage.  Par  cette  manœuvre,  le  com- 
mandeur réunissait  sous  sabannièreles  créatures  des  Pen- 
neloz et  les  partisans  de  la  maison  de  Vertus,  toujours  si 
puissante  entre  Vannes  et  Quimper. 

Julien  et  lui  n'étaient  point  étrangers  l'un  à  l'autre,  ils 
s'étaient  trouvés  ensemble  à  Paris  où  Gauthier  de  Penneloz 
avait  conduit  sa  pupille  en  1644-  Eeine  de  Goëllo,  à  peine 
âgée  de  seize  ans  alors,  s'était  livrée  avec  une  joie  d'enfant 
aux  plaisirs  de  la  cour.  Pendant  dix -huit  mois,  ce  ne  furent 
que  bals  et  fêtes  oti  elle  ne  manquait  pas  de  rencontrer  le 
chevalier  d'Avaugour,  Julien  soutenait  noblement  son 
nom  :  il  était  cavalier  de  haute  mine,  et  passait  à  bon  droit 
pour  brave  ;  ses  équipages  faisaient  envie  aux  plus  galants. 
Eeine  fut  heureuse  de  voir  un  gentilhomme  de  Bretagne, 
son  cousin,  briller  au  milieu  de  la  première  cour  du  monde; 
sans  se  l'avouer,  elle  éprouva  pour  lui  une  inclination  que 
Julien  partageait.  Mais  la  sympathie  mutuelle  des  deux 
jeunes  gens  ne  levait  pas  tous  les  obstacles.  Eeine  craignait 
l'homme  qui  s'était  institué  son  tuteur,  et  savait  qu'il  ne 
consentirait  jamais  à  cette  union  ;  elle  alla  jusqu'à  supplier 
Julien  de  ne  tenter  aucune  démarche  près  du  commandeur. 
Dans  cette  conjoncture,  une  seule  voie  restait  ouverte  : 
l'évêque  de  Eennes,  M.  de  la  Motte  Houdancourt  fut 
consulté  sur  l'opportunité  d'un  mariage  secret,  excusé 
assurément  et  peut-être  commandé  par  la  position  de  la 
pupille  et  par  le  caractère  du  tuteur. 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  EoUan  Pied -de-Fer  quitta 
laBretagne  pour  se  rendre  à  Paris.  Le  chevalier  d'Avaugour 
avait  besoin  d'un  homme  sûr  et  complètement  dévoué;  il 
fit  choix  de  son  frère  de  lait.  EoUan  reçut  la  confidence  du 
chevalier  ;  il  mit  à  le  servir  son  zèle  et  son  obéissance  ordi- 


46  ROLLAN   PIED-DE-FER 

naires,  mais  on  aurait  pu  voir  que,  dans  tout  ce  qui 
regardait  le  mariage  de  son  jeune  maître,  un  sentiment 
caché  combattait  le  courrier.  Personne,  cela  est  de  toute 
certitude,  n'avait  pu  définir  la  nature  de  ce  sentiment, 
et  Eollan  lui-même  était  à  cent  lieues  de  s'en  rendre  compte. 
Nous  sommes  donc  obligés  d'expliquer  nous-même  le 
caractère  de  cette  répugnance  singulière  ou  pour  mieux 
dire  de  cette  douleur. 

Le  moyen  âge  n'était  pas  mort  en  Bretagne,  même  sous 
Louis  XIV,  et  l'admirable  poésie  de  cette  ère  calomniée  qui 
vit  la  France,  constituée  en  famille,  prospérer  au  cours  de 
plusieurs  siècles,  v  vait  encore  dans  les  évêchés  de  Saint- 
Malo,  de  Vannes,  de  Tréguier  et  de  Quimper.  Vous  eussiez 
retrouvé  là  entre  le  seigneur  chéri  comme  un  roi  et  la  foule 
soumise,  mais  libre  des  vassaux,  ce  lien  si  doux  et  si  fort  à 
la  fois  qu'un  grand  écrivain  a  pa  le  comparer  au  lien  même 
de  la  famille  patriarcale  et  y  voir  le  seul  exemple  de  vraie 
égalité  offert  par  les  innombrables  pages  qui  racontent 
l'histoire  du  monde. 

Eollan  n'était  pas  un  vassal  ordinaire;  il  approchait  de 
très.près  les  deux  familles  d'Avaugour  et  de  Vertus.  Nous  a 
avons  vu  en  parlant  de  son  union  projetée  avec  Anne 
Marker  qu'il  voyait  là  surtout  un  moyen  de  donner  une 
mère  à  certain  enfant  du  nom  d'Arthur.  Eollan  avait  pour 
Anne  de  l'estime  et  de  l'aSection,  mais  son  cœur  n'était 
poÏQt  autrement  engagé  envers  elle. 

Ce  n'était  qu'un  paysan  et  il  partageait  parfois  les  sim- 
plicités de  sa  caste,  mais  d'autre  part,  et  nous  le  verrons 
bien,  il  avait  l'âme  chevaleresque  et  la  pensée  grande.  Les 
errants  et  les  solitaires  sont  presques  tous  poètes  :  La  vie 
vagabonde  de  Eollan  s'écoulait  dans  la  solitude. 

H  n'y  a  qu'un  mot  dans  la  légende  en  langue  celtique  qui 
raconte  la  vie  de  cet  humble  héros,  un  seul  mot  pour  expli- 
quer la  secrète  souffrance  qu'il  éprouvait  à  presser  les  pré- 
paratifs du  mariage  de  son  maître. 

Un  des  couplets  le  montre  apportant  un  message  au 


ROLLAN  PIED-DE-FER  47 

château  de  Goëllo  et  regardant  de  loin  une  forme  blanche, 
accoudé  au  balcon  de  la  tour. 

«  Le  bon  courrier  s'arrêta,  dit  le  chant,  non  point  qu'il 
fût  las,  mais  Eeine  était  bien  beUe,  et  Eollan  «  qui  juste- 
ment à  elle  pensait  »  pria  Dieu  de  bénir  la  princesse  de 
Bretagne.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  ici  comme  toujours  Eollan  Pied-de- 
Fer  servit  son  seigneur  et  maître  avec  intell  gence  et  fidé- 
lité. Ce  fut  lui  qui  alla  chercher  au  pays  de  Nantes,  M.  le  cha- 
noine de  Souvré,  neveu  de  l'évêque  de  Eennes,  qui  devait 
célébrer  le  mar  âge  en  l'église  du  bourg  d'Auteuil,  sous 
Paris.  H  y  eût  de  grandes  difficultés  parce  que  M.  le  com- 
mandeur de  Kermel  surveillait  de  près  sa  pupille  et  qu'il 
avait  des  soupçons. 

Enfin  une  nuit  où  madame  Anne  d'Autriche  donnait  bal 
au  Louvre,  Eeine  de  Goëllo  parvînt  à  s'esquiver  en  com- 
pagnie de  mesdames  de  Gondi  (nièce  du  coadjuteur,  et  de 
la  Milleraye.  On  dit  que  la  reine  mère  eUe-même  était 
complice,  et  un  carrosse  de  la  cour  prit  au  grand  galop  le 
chemin  de  VersaUles. 

M.  le  commandeur  ne  prit  point  l'éveil,  parce  qu'il  guet- 
tait le  chevalier  d'Avaugour  de  plus  près  encore  que  sa  pu- 
pille, et  que  tout  en  faisant  le  brelan  de  M.  de  Bouillon,  le 
commandeur  ne  perdait  pas  un  instant  de  vue  son  rival  dont 
la  belle  tournure  se  distinguait  ai^^ément  dans  la  foule  des 
courtisans.  On  pouvait  compter  sur  Kermel  pour  ne  se  point 
endormir.  La  politique  était  en  jeu  dans  cette  affaire  bien 
plus  encore  que  le  sentiment  et  M.  de  Kermel  pensait  fort 
bien  qu'Avangour,  devenu  le  mari  de  l'héritière  des  comtes 
de  Vertus,  serait  pour  lui  trop  forte  partie. 

Or  voici  ce  qui  s'était  passé  :  à  l'instant  où  Eeine  de 
Goëllo  montait  en  carrosse  avec  ses  deux  compagnes,  l'heu- 
reux Julien  d'Avaugour  galopait  déjà  à  franc-étricr  le 
long  des  rives  de  la  Seine  etdevait  arriver  le  premier  au 
rendez-vous.  Comment  pouvait-il  à  la  même  heure  parader 
dans  les  salles  du  Louvre?  était-il  double? 


48  ROLLAN   PIKD-DE-FER 

Non,  mais  nous  avons  dû  (lire  déjà  que  Eollan  et  lui  se 
ressemblant  d'une  façon  assez  notable.  Eollan  avait  revêtu 
un  riche  costume  appartenant  au  chevalier  et  non  seule- 
ment avait  pris  sa  place  dans  le  bal,  mais  encore  s'était 
approché  du  coin  de  la  reine,  où  le  commandeur  avait  pu 
le  voir  en  très  illustre  compagnie.  Anne  d'Autriche  aimait 
les  Bretons,  elle  était  «  gouverneur  »  de  Bretagne  et  ne  détes- 
tait pas  les  espiègleries.  Malgré  lagravité  qu'elle  avait  prise 
depuis  la  mort  du  feu  roi,  elle  se  divertit  cette  nuit-là,  com- 
me en  son  jeune  temps.  V      ,      ,., 

Ce  KoUan  avait  vi'aiment  grande  allure  sous  ses  habits 
de  gentilhomme  et  le  commandeur  de  Kermel  ne  fut  pas 
seul  à  s'y  tromper. 

Cependant  les  violons  du  roi,  exécutaient  la  courante  en 
vogue  et  le  bal  était  à  son  meilleur  moment  ;  M.  de  Bouillon 
n'était  pas  un  aimable  joueur.  1.1  «  grognait  »  quand  il  per- 
dait, selon  les  mémoires,  et  quand  il  gagnait,  il  raillait. 
Après  avoir  vidé  la  bourse  de  M.  Kermel  il  lui  dit  : 

—  Un  temps  fut  oii  je  me  serais  fait  scrupule  de  dépouiller 
la  EeUgion  en  votre  personne,  M.  le  commandeur  (on  ap- 
pelait l'ordre  de  Malte  la  Eeligion).  Maintenant  ce  qu'on 
vous  gagne  est  autant  de  pris  sur  l'infidèle  ! 

On  rit  et  Kermel  se  leva  d'assez  mauvaise  hu- 
meur. 

—  Vos  dispenses  sont-elles  arrivées,  demanda  encore  le 
prince.  Je  causais  hier  avec  M.  de  chevalier  d'Avaugour 
qui  semble  s'intéresser  vivement  à  vos  affaires  de  cœur. 
C'est  un  parfait  cavalier  :  comme  je  m'informais  pour  le 
Joindre  au  jeu  de  la  reine,  il  me  fut  répondu  :  «  Cherchez  j  1 
M°^e  de  Gondi  qui  chaperonne  Mii«  de  GoëUo,  vous  êtes 
certain  de  le  trouver.  » 

Gauthier  de  Penneloz  salua  et  s'éloigna  mais  involon- 
tairement son  regard  parcourut  la  brillante  assemblée, 
cherchant  du  même  coup  sa  pupille  et  son  rival.  Bien  enten- 
du il  ne  découvrit  ni  M™®  de  Gondi,  ni  Eeine,  mais  il  aper- 
çut dans  une  embrasure  Julien  d'Avaugour  tout  seul  qui 


ROLLAN   PIED-DE-FER  49 

semblait  rêver.  Il  y  avait  longtemps  que  S.  M.  était  rentrée 
dans  ses  appartements. 

Le  commandeur  s'approcha  du  chevalier.  Il  appartenait 
à  l'opinion  des  gens  d'Italie  qui  sont  friands  de  l'entretien 
de  leurs  ennemis.  Tout  en  traversant  la  galerie,  M.  de 
Kermel  examinait  Julien  d'Avaugour  et  trouvait  en  lui  je 
ne  sais  quoidechangé.  C'était  bien  toujours  lamêmerichesse 
de  taille,  la  même  fierté  de  pose,  mais  sous  le  rapport 
de  l'élégance  il  lui  sembla  que  Julien  avait  perdu  un 
peu. 

—  Monsieur  mon  cousin,  dit  le  Commandeur  en  se  fai- 
sant tout  aimable,  je  vous  ai  aperçu  de  loin  et  n'ai  point 
manquer  cette  occasion  de  rendre  mes  devoirs. 

Le  prétendu  chevalier  s'inclina  sa,ns  répondre  et  Kermel 
pâlit.  Ce  fut  tout  :  Eollan  s'éloigna  en  silence.  Le  Com- 
mandeur, en  le  quittant,  courut  de  salon  en  salon,  cher- 
chant ce  qu'il  ne  trouva,  bien  entendu,  point.  Il  finit 
(il  aurait  dû  commencer  par  là)  par  se  jeter  dans  son  carrosse 
en  ordonnant  à  son  cocher  de  brûler  le  pavé  jusqu'à 
l'hôtel  ;  mais  Eollan  tout  en  n'ayant  point  Tair  de  se  presser 
avait  été  plus  vif  que  lui  :  sans  cela,  le  commandeur  aurait 
eu  tout  le  secret,  car  Eeine  en  ce  moment,  était  encore  à 
l'église  d'Auteuil. 

Seulement,  le  cocher  ne  brûla  pas  le  pavé,  bien  au  con- 
traire. Il  avait  reçu  de  Eollan  d'autres  instructions  ap- 
puyées d'une  bourse  très  bien  garnie.  Par  suite  de  quoi, 
pendant  la  majeure  partie  de  la  nuit,  Gauthier  de  Penneloz, 
Commandeur  de  Kermel,  se  démena  comme  un  possédé  au 
fond  de  son  carrosse  sans  pouvoir  aucunement  se  faire 
entendre  du  coquin  de  valet  qui  était  sans  doute  ivre-mort, 
car  il  vaguait  par  la  ville,  jurant,  sacrant,  assommant  les 
chevaux  qui  n'en  pouvaient  mais,  et  cherchant  le  logis  de 
son  maître  dans  les  quartiers  impossibles. 

L'enfant  Arthur  que  nous  avons  vu  confié  aux  soins 
d'Anne  Marker  était  le  fruit  de  cette  union  célébrée  à 
à  l'église  d'Auteuil  par  M.  le  chanoine  de  Souvré,  pen- 


50  ftOLLAN   PiED-DE-FER 

daut  que  le  cocher  de  Kermel  gagnait  les  étrennes  à  lui 
données  par   Eollan  Pied-de-Fer. 

La  cérémonie  quoique  secrète,  ne  manqua  point  d'une 
certaine  solennité.  Outre  M™es  ^e  Eetz  et  de  la  Meillevaye, 
le  mariage  eut  quatre  témoins  qui  étaient  M.  de  Sourdéac 
(Eieux),  M.  le  marquis  de  la  Motte-Houdancourt,  M.  l'abbé 
de  Coatlez,  doyen  du  chapitre  de  S*-Brieuc  et  le  président 
de  S*-Méen  qui  signèrent  au  registre. 

Eentrée  enfin  chez  lui,  le  commandeur  s'informa  de 
Eeine;  celle-ci  reposait;  n'osant  fouler  aux  pieds,  malgré 
sa  colère  ce  sentiment  qui  faisait  un  sanctaire  de  la  retraite 
d'une  femme,  il  rongea  son  frein  jusqu'au  jour.  Mais  on  doit 
croire  qu'il  ne  fut  point  complètement  la  dape  de  tout  ce 
manège,  car,  une  semaine  après,  ses  équipages  reprenaient 
la  route  de  Bretagne  et  la  pauvre  Eeine  les  larmes  aux 
yeux  envoyait  un  dernier  regard  au  Louvre,  théâtre  de  son 
éphémère  bonheur. 

A  dater  de  cet  instant,  les  fonctions  de  Eollan  près  du 
chevalier  d'Avaugour  prirent  un  caractère  tout  autre.  H 
s'était  fait  violence  pour  accepter  le  douteux  ofSce  que 
nous  venons  de  le  voir  remplir;  son  âme  était  fière  autant 
que  put  l'être  jamais  âme  de  gentilhomme;  il  fallut  pour  le 
déterminer  une  circonstance  qui  eût  influé  sur  un  autre 
en  sens  diamétralement  contraire  :  son  admiration 
chevaleresque  pour  Eeine  de  Goèllo.  Lié  à  Jolien  par  un 
de  ces  dévouements  sans  bornes  qui  prennent  racine  parfois 
au  cœur  des  Bretons  de  bon  sang  et  ne  finissent  qu'avec 
la  vie,  il  se  complut  dans  ce  qui  était  peut-être  un 
sacrifice;  il  fit  taire  à  la  fois  la  vague  révolte  de  son  cœur 
et  sa  fierté.  D'aUleurs,  pour  un  ami  fidèle  et  intelligent 
comme  était  Eollan,  il  y  avait  en  tout  ceci  un  côté  sérieux; 
Julien,  loyal  et  passionné  ne  voyait  dans  Eeine  que  sa 
jeune  femme  charmante  et  bien-aimée,  Eollan  voyait 
aussi  en  elle  Tin  marchepied  qui  devait  servir  à  l'héritier 
des  ducs  souverains  pour  arriver  au  trône  de  Bre- 
tagne. 


ROLLAN   PIED-DE-FER  51 

Le  courrier  d'Avaugour  n'était  point,  au  fond  du  cœur, 

partisan  de  la  scission  absolue  ;  son  jugement  droit  et  supé- 
rieur lui  disait  que  cette  chimère,  réalisée  par  hasaid,  serait 
pour  son  pays  une  source  féconde  de  malheurs;  il  ser- 
vait d'autîiut  pi  as  volontiers  le  chevalier,  qu'il  avait  cru 
découvrir  en  lui  le  germe  d'une  politique  semblable.  Il 
travaillait  donc,  chef  de  parti,  a.utant  et  plus  que  Julien 
lui-même,  mais  dépouillé  de  toutes  vues  personnelles,  pour 
son  frère  qu'il  aimait,  et  avant  tout  pour  la  Bretagne  dont 
il  voulait  restaurer  les  Libertés  menacées. 

Après  le  départ  du  commandeur,  il  reprit  la  veste 
collante  et  l'étroite  ceinture  de  cuir  du  courrier.  Deux 
fois  par  mois  on  aurait  pu  le  rencontrer,  cheminant  sur 
les  routes  de  Bretagne,  et  dépassant  par  la  rapidité  de 
sa  marche  les  coches  les  mieux  attelés.  A  Eennes  et  dans 
les  assemblées  centrales  des  Frères  Bretons,  n  ne  se  mon- 
trait jamais;  c'est  sur  les  paysans  et  les  gentilshommes 
campagnards  qu'il  exerçait  son  influence.  Pour  la  haute 
noblesse,  Eollan  avait  un  puissant  et  actif  suppléant 
dans  la  personne  de  Jean,  sire  de  Châteauneuf,  cadet 
de  la  maison  de  Eieux.  Ce  dernier  avait  longuement  et 
souvent  conféré  avec  le  counier;  il  s'était  rallié  à  sa 
politique  et  donnait  aide  au  chevalier  d'Avaugour,  dans 
la  persuasion  que  celui-ci,  une  fois  débarrassé  de  ses 
rivaux,  modifierait  ses  prétentions. 

Jean  de  Eieux  tenait  Eollan  Pied-de-Fer  en  haute 
estime;  seul,  il  eût  pu  dire  les  grands  services  que  le 
courrier  rendait  à  la  cause  bretonne. 

Julien  d'Avaugour  quitta  Paris  vers  la  fin  de  164-7.  il 
avait  hâte  de  se  rapprocher  de  Eeine,  dont  il  n'avait 
point  eu  de  nouvelles  depuis  un  an  ;  il  voulait  aussi  compter 
par  lui-même  ses  partisans  et  engager  au  besoin  la  bataille. 
La  cour  n'avait  pas  le  moindre  soupçon  de  ses  desseins  : 
M.  le  cardinal  était  trop  empêché  pour  songer  aux  diverses 
factions  qui  se  partageaient  une  province  éloignée;  quant 
aux  gens  de  la  Fronde,  ils  eussent  été  plus  disposés  à  servir 


52  ROUAN   PIED-DE- FER 

les  révoltés  qu'à  prêter  leurs  épées  pour  réprimer  la 
rébellion.  Le  moment  était  donc  favorable. 

EoUan  Pied-de-Fer  avait  précédé  le  chevalier  de 
qaelques  jours.  H  était  chargé  du  jeune  fils  de  Eeine  de 
Goëllo,  qu'il  confia,  comme  nous  l'avons  vu,  aux  soins 
de  la  dame  Marker  et  de  sa  fille  Anne.  Une  fois  entrés 
dans  la  province,  M.  d'Avaugour  et  EoUan  rompirent, 
en  apparence,  tous  rapports.  Le  courrier,  dont  la  popu- 
larité était  immense  dans  les  bourgs  et  petites  viUes 
de  la  basse  Bretagne,  devait  passer  jusqu'au  dernier 
moment  pour  un  zélateur  pur  de  l'association  des  Frères- 
Bretons,  non  pour  Taffidé  de  l'un  des  prétendants.  Une 
seule  fois  eu  passant  à  Eennes,  il  eut  un  entretien  avec  son 
ami  et  maître;  et  ce  fut  pour  le  mettre  en  garde  contre  le 
commandeur  de  Kermel  qui  savait  désormais  toute 
l'histoire  du  mariage  secret,  légalement  contracté.  Ensuite, 
Eollan,  dans  son  infatigable  zèle,  partit  et  poursuivit 
l'accompUssement  de  sa  tâche.  H  ne  devait  plus  revoir 
Julien  d'Avaugour. 

Le  lendemain  de  cette  dernière  entrevue,  un  messager 
du  commandeur  arriva  à  Eennes,  oti  Julien  gardait 
encore  l'incognito.  H  portait  une  lettre,  pleine  d'assu- 
rances amicales  et  de  caresses  :  Gauthier  de  Penneloz 
suppliait  Julien  de  le  venir  trouver  au  château  de  Goëllo, 
et  lui  donnait  à  entendre  qu'il  désirait  ardemment  faire 
aUianoo  avec  lui  poui'  le  bien  de  la  cause  commune. 

Le  chevalier,  confiant  comme  toutes  les  âmes  géné- 
reuses, se  mit  incontinent  en  chemin.  Il  fut  reçu  à  bras 
ouverts  ;  il  vit  Eeine,  les  yeux  du  commandeur'semblaient 
rayonner  de  bonhomie  en  contemplant  l'accord  des  deux 
jeunes  gens.  Le  second  jour,  il  y  eut  au  château  assemblée 
générale  des  seigneurs  membres  de  l'association.  Jamais 
on  ne  vit  plus  forte  et  vaillante  réunion;  on  eût  dit  une 
éUte  faite  exprès  dans  les  Etats  de  la  province. 

Après  un  conseil,  où  pas  un  mot  ne  fut  prononcé 
touchant  la  rivalité  du  commandeur  et  de  Julien,  ce  der- 


ROLLAN   PI£D-DE-FER  53 

nier  fut  investi,  à  rnnanimité,  des  fonctions  de  chef 
provisoire,  avec  le  titre  de  connétable  de  Bretagne;  on 
lui  en  fournit  sur  l'henre  lettres  patentes.  En  même 
temps  il  reçut  mission  de  retourner  à  Paris  pour  négo- 
cier un  emprunt  auprès  de  AIM.  de  Kohan. 

Sur  le  point  de  se  séparer,  l'assemblée  prêta  serment 
entre  les  mains  de  messer  Yves  de  Gévezé,  évêque  de  Dol. 

Julien  voulait  monter  incontinent  à  cheval,  mais  le 
commandeur  affecta  un  tel  ravissement  de  le  voir  à  la 
tête  des  affaires  de  la  province,  il  s'expliqua  avec  tant 
d'indignation  siir  le  prétendu  mau-vais  vouloir  que  cer- 
tains lui  prêtaient  à  rencontre  do  son  aimé  cousin  d'Avau- 
gour  que  le  chevalier  se  laissa  persuader  :  tous  les  seigneurs 
partirent;  lui  seul  demeura  au  château  de  Goëllo. 

Gauthier  de  Penneloz  i'accabla  de  courtoises  atten- 
tions, et  montra  dans  sa  conduite  une  déférence  qui 
semblait  presque  du  respect.  Quand  le  soir  fut  arrivé, 
au  moment  où  Julien  parlait  déjà  de  se  mettre  définitive- 
ment en  route,  le  commandeur  le  prit  par  la  main  en 
souriant  et  le  conduisit  à  l'appartement  de  Eeine. 

—  Mon  cousin,  dit-il  avec  douceur,  la  tendresse  toute 
paternelle  que  m'inspire  ma  noble  pupille  m'a  rendu 
clairvoyant.  Peut-être  avais-je  droit,  de  sa  part  et  de  la 
vôtre,  à  plus  d-e  confiance.  Vous  n'avez  pas  cru  devoir 
me  faire  d'aveux;  je  ne  vous  en  blâme  point,  mais  j'ai 
deviné  votre  secret. 

Reine  rougit  et  baissa  les  yeux;  Julien  regarda  le  com- 
mandeur avec  une  inquiétude  menaçante.  Celui-ci  continua 
en  adoucissant  de  plus  en  plus  son  sourire  : 

—  A  quoi  bon  feindre  encore?  vous  m'avez  mal  jugé; 
mon  cousin  d'Avaugour,  et  vous,  Eeine,  vous  me  faites 
une  cruelle  injure.  Votre  bonheur  a  toujours  été  mon 
soin  le  plus  cher.  Jadis,  j'avais  espéré...  Mais  ne  parlons 
point  de  moi...  Me  voici  prêt  à  vous  conduire  moi-même 
à  l'autel. 

Julien  se  précipita  et  serra  la  main  de  son  généreux 


54  ROLLAN   PIED-DE-FBR 

rival;   Eeine,  confuse,  mais  radieuse,  pouvait  à  peine 
croire  à  tant  de  bonheur. 

—  Sur  ma  foi,  monsieur  de  Kermel,  s'écria  Julien, 
nous  avons  manqué  de  confiance  en  effet,  mais  je  veux 
moiu^ir  si  pareil  reproche  peut  nous  être  adressé  à  l'avenir... 
Et  tenez,  il  faut  que  vous  le  sachiez  tout  de  suite,  Eeine 
est  dame  d'Avaugour  devant  Dieu.  Nous  fûmes  dûment 
mariés  par  un  prêtre,  lors  de  votre  séjour  à  Paris. 

Une  pâleur  subite  et  fugitive  monta  au  front  du  com- 
mandeur de  Kermel  ;  mais  il  ne  perdit  point  son  sourire. 

—  Enfants  !  dit-il  d'une  voix  paternelle,  et  c'est  de 
moi  que  vous  vous  cachiez  ! 

Eeine  avait  les  yeux  pleins  de  larmes. 

—  Oh!  merci!  dit-eUe;  merci  et  pardon,  Monsiexir! 

—  Pardon  en  effet,  mille  fois,  et  de  grand  cœur,  mon- 
sieur mon  cousin,  reprit  Julien.  Puisque  désormais  vous 
voulez  bien  ne  point  y  mettre  obstacle,  je  déclarerai 
publiquement  notre  mariage  au  retour,  et  mon  fils  viendra 
tenir  sa  place  au  château  de  GoëUo. 

—  Votre  fils  !  s'écria  vivement  le  commandeur,  qui 
avait  plaidé  Le  faux,  comme  on  dit,  pour  savoir  le  vrai, 
et  qui  était  loin  d'être  aussi  bien  instruit  à  l'avance  que 
EoUan  l'avait  cru. 

Ses  sourcils,  qui  s'étaient  involontairement  froncés, 
l'éclair  de  haine  et  de  courroux  qui  brilla  tout  à  coup 
dans  son  regard,  auraient  pu  donner  l'éveil  au  chevalier, 
si,  celui-ci,  tout  entier  à  sa  joie,  n'eût  été  occupé  à  baiser 
tendrement  la  main  de  sa  jeune  femme.  Gauthier  de 
Penneloz  fit  sur  lui-même  un  effort  violent,  et  reprit 
aussitôt  son  masque. 

—  Le  sang  de  Vertus,  dit-il  en  s'inolinant,  sera  toujours 
reçu  comme  il  convient  au  château  de  GoëUo...  A  bientôt 
donc  la  fête  des  épousailles,  mon  cousin  d'Avaugour  et 
que  Dieu  bénisse  l'héritier  de  deux  nobles  races  ! 

Les  deux  rivaux  se  donnèrent  une  chaleureuse  accolade, 
et  Julien,  achevant  de  s'armer,  descendit  le  grand  escalier 


ROLIAN   PIBD-DE-FER  55 

du  château.  Il  était  alors  nuit  close.  Le  chevalier  partait 
sans  suite,  devant  retrouver  ses  équipages  à  Eennes. 

Eeine  de  GoëUo  regagna  son  appartement  et  ouvrit 
sa  fenêtre  pour  saluer  son  époux  d'un  dernier  adieu.  Elle 
avait  entendu  bruire  les  chaînes  du  pont-levis;  le  pas 
d'un  cheval  avait  fait  résonner  les  poutres  suspendues 
au-dessus  du  saut  de  Vertus  ;  cependant  son  regard  par- 
courut en  vain  le  tertre;  nul  cavalier  ne  se  montrait  aux 
alentours. 

Seulement,  lorsque  le  pont  se  leva  de  nouveau,  une 
forme  svelte,  se  détachant  d'un  massif  d'arbres,  descendit 
rapidement  la  colline  :  Eeine  crut  reconnaître  la  tête 
rasée  et  la  taille  étranglée  du  courrier  Eollan  Pied-de- 
Fer.. 

Depuis  lors,  on  n'entendit  plus  parler  jamais  de  Julien 
d'Avaugour.  Cette  disparition  donna  d'abord  au  comman- 
deur un  grand  poids  dans  les  assemblées  des  Frères 
Bretons;  mais  bien  qu'il  fût  poUtique  et  bon  homme  de 
guerre,  il  n'avait  su  se  concilier  ni  l'estime  ni  l'affection 
générale.  En  outre,  les  deux  grands  projets  qu'il  méditait 
depuis  si  longtemps  échouèrent  :  ne  voulant  et  ne  pouvant 
appuyer  sa  demande  en  sécularisation  de  ses  véritables 
motifs,  il  vit  son  instance  écartée  par  la  cour  de  Eome; 
pour  Eeine,  dès  qu'elle  put  comprendre  que  la  volonté 
du  commandeur  n'avait  pas  changé,  qu'il  l'avait  trompée 
et  qu'il  persistait  malgré  tout  dans  ses  projets  de  mariage, 
elle  le  bannit  de  sa  présence,  en  le  menaçant  de  réclamer 
la  protection  des  Etats. 

Gauthier  de  Penneloz,  comme  on  a  pu  le  deviner,  avait 
enfreint  déjà  les  lois  humaines  aussi  audacieusement 
qae  les  lois  divines,  mais  jusqu'alors,  du  moins,  il  s'effor- 
çait de  garder  les  apparences.  Cet  échec,  en  l'exaspérant, 
lui  fit  briser  toutes  les  digues,  et  le  jeta  dans  un  labyrinthe 
d'intrigues  et  de  trahisons.  A  l'époque  où  commence 
notre  histoire  tout  en  feignant  de  rester  attaché  à  la  ligue 
des  Frères  Bretons,  il  se  proposait  de  vendre  leurs  secrets, 


56  ROLLAN   PIED-DE-FER 

si  la  cour  de  France  Youlait  y  mettre  un  prix  conve- 
nable. 

La  confrérie,  privée  de  son  chef  principal,  et  n'ayant 
plus  en  réalité,  pour  essayer  la  couronne  ducale  que  la 
tête  d'une  jeune  femme  de  dix-neuf  ans,  était  donc  bien 
près  de  sa  ruine.  Les  conjurés  s'étaient  adressés  aux  sei- 
gneurs d'Acérac  et  de  Sourdéac,  aînés  de  Eieux,  puis 
au  cadet,  Jean,  sire  de  Obâteauneuf;  mais  les  Eieux, 
ces  véritables  barons,  qui  n'avaient  point,  comme  les 
Eohan,  d'outrecuidantes  devises  à  leur  écusson,  savaient 
faire  tout  ce  que  disaient  vaniteusement  leurs  rivaux  :  — 
Ils  répondirent  :  Prince  ne  daigne  ! 

Le  zèle  se  refroidissait  de  toutes  parts;  Eollan  avait 
beau  promettre  le  retour  de  Julien  d'Avaugour  et  expli- 
quer son  absence  à  l'aide  d'une  fable  à  laquelle  il  ne  croyait 
point  lui-même,  le  bruit  de  la  mort  du  chevalier  prenait 
de  jour  en  jour  plus  de  consistance  et  l'association  qu'on 
regardait  comme  décapitée  perdait  ses  meilleurs  soutiens. 
Malgré  la  renommée  d'obstination  qui  appartient  à  la 
race  bretonne,  on  voyait  venir  le  moment  où  la  terre 
d'Armor  allait  perdre  jusqu'à  la  mémoire  de  son  indé- 
pendance. 

EoUan,  inébranlable,  poursuivait  la  tâche  commencée, 
mais  il  s'y  acharnait  sans  espoir  et  pour  obéir  à  la  volonté 
de  celui  qui  n'était  plus  :  mieux  que  personne,  en  effet, 
il  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  sort  de  son  maître.  Comme 
cœur  et  comme  intelligence,  lui  seul  aurait  été  capable 
de  remplacer  Julien  d'Avaugour,  mais  le  moyen  d'imposer 
un  paysan  pour  chef  à  tant  de  seigneurs  !  Jean  de  Eieux, 
dont  l'âme  noble  et  grande  était  faite  pour  apprécier 
l'héroïque  dévouement  du  courrier,  témoignait  à  son 
égard  une  confiance  mêlée  de  respect;  mais  les  autres 
gentilshommes,  membres  de  l'association  affectaient  de 
ne  le  point  connaître;  ils  s'étonnaient  même  d'entendre 
le  sire  de  Châtcauneuf  vanter  à  tout  propos  les  services 
d'une  simple  vilain,  et  dire  que  «  le  jour  où,  par  déplorable 


ROUAN   PIED-DE-FER  5? 

fortune,  EoUan  serait  appelé  en  l'autre  monde,  c'en  serait 
fait  de  ce  qui  restait  des  franchises,  garanties  par  le  pacte 
d'union  à  l'ancien  duché  de  Bretagne  ». 

Jean  de  Eieux  avait  raison,  et  dès  lors  l'association 
des  Frères  Bretons  était  autant  dire  morte,  puisque 
là-bas,  au  clair  de  la  lune,  sous  les  murs  du  château  de 
Goëllo,  nous  avons  vu  de  nos  yeux  Eollan  se  x)récipiter 
dans  un  gouffre  sans  fond,  tandis  que  son  rustique  adver- 
saire récitait  le  de  Profundis  à  son  intention. 

Corentin  avait  cru  sans  doute  faire  une  bien  méchante 
plaisanterie  en  lui  appliquant  le  dicton  populaire  :  Il  n'en 
reviendra  que  gentilhomme  ! 

Mais,  cette  fois,  le  hasard  devait  choisir  le  côté  merveil- 
leux de  l'oracle  pour  l'accomplir  à  la  lettre,  car,  non 
seulement  Eollan  Pied-de-Fer  revint  de  son  ténébreux 
voyage;  mais  il  en  revint  gentilhomme,  et  même  grand 
seigneur  ! 


m 


I^  SAUT  Dîî  VERTUS 


Après  avoir  traversé,  non  sans  y  laisser  çà  et  là  des 
lambeaux  de  ses  vêtements  et  de  sa  peau,  l'épaisse  voûte 
de  broussailles  qui  masquait  les  profondeurs  du  saut  de 
Vertus,  Eollan  se  sentit  parcourir  encore  une  distance 
considérable.  Sur  le  point  de  perdre  connaissance,  il 
s'accrocha  machinalement  à  une  pointe  de  roc  faisant 
saillie  dans  le  ravin;  son  poids,  joint  à  l'irrésistible  élan 
que  lui  donnait  la  hauteur  du  saut,  l'entraîna  !  ses  doigts 
déchirés  lâchèrent  prise  ;  il  s'évanouit. 

Ce  fut  néanmoins  cet  incident  qui,  suivant  toute  proba- 
bilité, le  sauva  d'une  mort  certaine  :  le  roc  était  distant 
de  terre  de  quelques  toises  seulement;  son  effort,  rompant 
la  violence  du  saut,  empêcha  RoUan  d'être  broyé  en  tou- 
chant le  sol  où  s'étaient  amoncelés  d'année  en  année, 
comme  une  litière  ou  un  fumier,  les  feuiUes  mortes  des 
broussailles. 

La  nuit  entière  et  une  partie  du  jour  suivant  se  passèrent 
avant  qu'il  eût  repris  ses  sens.  Il  s'éveilla  enfin,  meurtri, 
glacé,  incapable  de  se  mouvoir.  Il  était  étendu,  la  face 
contre  terre  sur  ce  matelas  de  débris  humides;  ses  pieds 
plongeaient  dans  un  courant  d'eau  vive  qui  traversait 
avec  fracas  le  souterrain.  D'abord  il  se  crut  le  jouet  d'un 
rêve  bizarre  et  pénible;  tout  son  corps  n'était  qu'une 
doidoureuse  meurtrissiu'e  et  sa  tête  lui  pesait  comme  si 
elle  eut  été  de  plomb.  Il  n'y  avait  en  lui  aucune  pensée 


ROLLAN   PIED-DE-FER  SÔ 

distincte  et  la  souffrance  seule  qui  peignait  ses  membres 
lui  donnait  conscience  de  vivre. 

Pendant  plus  d'une  heure,  le  souvenir  rôda  ainsi  autour 
de  sa  cervelle  sans  y  pouvoir  entrer,  mais  enfin  une  lueur 
se  fit,  d'abord  si  vague  qu'il  fit  effort  pour  la  repousser. 
C'était  comme  une  folie.  Puis,  peu  à  peu,  quand  ses 
yeux  se  furent  habitués  au  jour  douteux  qui  régnait  au 
fond  du  précipice,  il  vit  un  cours  d'eau  bouillonner  à  ses 
pieds;  levant  la  tête,  il  vit  encore  à  une  immense  hauteur, 
verticalement  au-dessus  de  lui,  une  étroite  bande,  faible- 
ment lumineuse  :  c'était  le  fossé  de  GoëUo,  l'endroit 
d'où  il  s'était  précipité  la  veille. 
1-  La  mémoire  engourdie  venait  de  s'éveiller. 
I  Son  premier  soin  fut  de  retirer  ses  pieds  de  cette  eau 
glaciale  qui  les  paralysait  ;  à  mesure  que  la  chaleur  reve- 
nait, il  se  sentit  reprendre  quelque  force  !  avec  la  force, 
revint  l'amour  instinctif  de  la  vie  et  le  désir  de  quitter 
ce  tombeau. 

Malheureusement,  ceci  n'était  point  chose  aisée  : 
Rollan,  avant  même  de  se  lever,  put  deviner  que  le  gouffre 
n'avait  pas  d'issue.  En  effet,  à  voir  les  parois  s'excaver, 
puis  se  rapprocher  en  voûte  au-dessus  de  sa  tête,  il  dut 
reconnaître  qu'il  était  là  dans  une  vaste  salle  ou  rotonde 
soutenaine,  caverne  naturelle  qui  avait  dû  être  autrefois 
complètement  couverte  et  séparée  de  l'air  libre. 

L'espace  occupé  maintenant  par  le  saut  de  Vertus 
était  plein  alors,  sans  doute  aussi  bien  que  le  reste  et 
formait  comme  la  clef  de  voûte  du  souterrain  ;  la  clef 
enlevée,  les  parois  demeuraient  debout  à  cause  de  leur 
adhéreuce  au  sol  ou  par  toute  autre  raison. 

Les  règles  de  l'architecture  humaine  ne  font  pas  tou- 
jours loi  pour  ces  grandioses  abris,  creusés  ou  bâtis  par  la 
main  de  Dieu. 

Bien  que  suffisamment  logique,  cette  déduction  n'était 
rien  moins  que  rassurante,  RoUau  galvanisé  par  l'horreur 
même  de  sa  situation,  essaya  de  f»e  mouvoir  et  y  réussit 


60  ROLLAN    PIED-DE-FER 

à  grand  effort.  Il  se  mit  sur  ses  pieds.  Le  sol  où  il  était 
tombé  était,  nous  l'avons  dit,  formé  de  feuilles  et  de  bran- 
ches mortes  où  il  se  trouvait  comme  enfoui.  Eollan 
utilisant  cette  découverte,  songea  tout  de  suite  à  se  pro- 
curer du  feu  pour  éclairer  ses  recherches  et  réchauffer  ses 
membres  transis. 

Un  briquet  est  meuble  de  courrier;  celui  de  Eollan  ne 
le  quittait  jamais;  il  amoncela  les  débris,  choisissant 
les  plus  secs,  et  bientôt  une  épaisse  fumée,  suivie  d'une 
flamme  brillante,  s'éleva  vers  l'issue  supérieure. 

Ceux  qui  gravirent  ce  jour-îà  le  tertre  de  Goëllo  durent 
croire  que  l'enfer  faisait  quelque  méchante  cxiisine  au 
fond  du  saut  de  Vertus. 

La  vue  du  feu  rendit  courage  à  Eollan,  mais  ne  l'avança 
point  autrement.  La  lumière  tombait  d'im  côté  sur  les 
parois  noires  et  velues  de  la  caverne,  de  l'autre  elle  se 
perdait  dans  le  vide  çà  et  là,  des  plaques  de  salpêtre 
scintillaient  dans  le  lointain;  l'eau  qui  passait  en  mugis- 
sant près  de  lui  était  un  fort  ruisseau,  rapide  et  profond. 
Eollan  y  fit  alors  peu  d'attention,  empressé  qu'il  était 
de  visiter  son  domaine. 

Il  saisit  une  branche  enflammée  d'une  main,  de  l'autre, 
une  fascine,  afin  de  renouveler  son  luminaire,  et  marcha 
en  remontant  le  cours  du  ruisseau.  H  ne  fit  ainsi  que  quel- 
ques pas;  bientôt  ses  genoux  fléchirent,  le  bois  allumé 
s'échappa  de  sa  main  :  il  venait  de  heurter  du  pied  un 
tas  d'ossements  humains. 

Si  Eollan  eût  conservé  jusqu'à  ce  moment  un  doute 
sur  la  fin  violente  du  chevalier  d'Avaugour,  ce  doute 
se  fût  évanoui.  D'un  coup  d'œil,  U  reconnut  l'épée  de  son 
seigneur;  les  vêtements,  à  demi  pourris,  n'étaient  point 
non  plus  méconnaissables. 

Près  de  JuUen  gisait  le  squelette  disloqué  de  son  cheval. 
Deux  larmes  sillonnèrent  lentement  la  joue  du  courrier.. 

—  Mon  frère  !...  mon  maître  !  murmura-t-il  d'une  voix 
entrecoupée  :  était-ce  .donc  ainsi  que  je  devais  te  revoir! 


ROLLAN   PIED-DE-FER  6l 

Fuis  il  se  mit  à  genoux. 

—  Mon  Dieu  !  s'écria-t-il  avec  ferveur  je  doutais  encore, 
quoique  j'aie  été  presque  témoin  du  crime;  votre  justice 
permet  que  je  vienne  chercher  la  certitude  jusque  dans  les 
entrailles  de  la  terre.  Faites  que  je  revoie  le  jour,  mon 
Dieu,  pour  que  le  crime  soit  puni  et  que  mon  maître 
soit  vengé  ! 

H  resta  un  instant  prosterné,  les  lèvres  collées  à  la 
croix  de  l'épée  qu'il  baisait  passionnément.  H  s'en  servit 
comme  d'im  bâton  pour  se  relever  et  l'agrafa  autour  de 
ses  reins  en  disant  encore  : 

—  C'était  l'arme  d'un  soldat  vaillant  et  d'un  loyal 
gentilhomme.  Depuis  qu'il  n'est  plus,  la  Bretagne  est 
veuve.  Je  ne  suis  ni  un  gentilhomme,  ni  même  un  soldat, 
mais  cette  épée  ne  me  quittera  plus,  je  le  jure,  et  que 
sainte  Anne  d'Auray  me  protège,  il  me  semble  qu'un 
temps  viendra  où  je  la  dégainerai  ! 

H  ne  sentait  plus  ses  blessures;  il  rassembla  les  vête- 
ments pour  les  traîner  jusqu'à  la  lumière  du  foyer  car 
son  brandon  s'était  éteint.  Pendant  qu'il  examinait  ces 
lambeaux  pièce  à  pièce,  quelque  chose  s'échappa  de  l'une 
des  poches  du  pourpoint  et  roula  à  terre.  C'était  un  étui 
de  métal  aux  armes  de  la  maison  ducale  de  Dreux.  L'étui 
était  de  ceux  dont  faisaient  usage  aux  siècles  précédents 
les  gens  engagés  dans  la  vie  d'aventures.  EoUan  s'en 
empara  et  en  fit  jouer  le  ressort.  H  y  trouva  ressemblées 
toutes  les  écritures  que  le  malheureux  jeune  prince  avait 
intérêt  à  porter  sur  lui,  sa  correspondance,  ses  titres  et 
aussi  copie  de  la  décision  qui  lui  conférait  le  rang  suprême 
dans  l'association  des  Frères  Bretons. 

Eollan  contempla  loHgtemps  les  parchemins  que  leur 
enveloppe  avait  conservés  intacts  ;  il  s'était  assis  et  avait 
mis  sa  tête  entre  ses  mains;  son  active  inteUigence  tra- 
vaillait, n  y  eut  un  moment  où  son  œil  moT'ne  et  abattu 
brilla  d'un  singulier  éclat  : 

—  Si  j'osais  !...  murmura-t-il. 


62  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Puis  il  garda  encor-.;  le  silence.  Son  cœur  battait  vio- 
lemment. 

Tout  à  coup,  il  s'écria  : 

—  J'oserai  !  Je  veux  oser  !  Et  Dieu  ne  me  punira  point 
car  mon  but  est  légitime  :  j'ai  juré  de  venger  le  père  et 
de  protéger  l'orphelin  ! 

Mais  son  enthousiasme  fut  aussi  passager  qu'il  avait 
été  soudain;  sa  tête  retomba  lourdement  sur  sa  poitrine. 

—  Je  veux  oser  !  répéta-t-il  amèrement  ;  pauvre  fou 
que  je  suis!  Pour  oser,  il  faut  vivre;  suis-je  donc  encore 
au  nombre  des  vivants? 

La  souffrance  physique  rend  faible  contre  le  désespoir; 
Eollan,  brisé  par  les  mille  meurtrissures  de  sa  chute  dont 
le  douloureux  ressentiment  le  poignait  partout,  de  la 
tête  jusqu'aux  pieds,  n'essaya  même  pas  de  combattre 
l'abattement  qui  s'emparait  de  lui;  il  s'affaissa  près  du 
foyer  et  ferma  les  yeux.  L'épuisement  le  dompta;  il 
s'endormit  du  sommeil  des  fiévreux. 

Quand  il  se  réveiUa,  une  fumée  suffocante  remplissait 
la  caverne;  la  flamme  de  son  foyer,  rencontrant  partout 
des  aliments,  avait  gagné  de  proche  en  proche;  Eollan 
se  trouvait  entre  le  torrent  et  un  véritable  incendie. 

Il  mesura  son  danger  d'un  où  calme.  La  mort  qui  se 
présentait  à  lui  imminente,  n'avait  certes  point  de  quoi 
l'effrayer,  comparée  au  lent  supplice  qu'il  avait  naguère 
en  perspective.  Les  ténèbres  avaient  disparu,  tout  était 
éclairé;  il  put  reconnaître  l'impossibilité  de  franchir  le 
ruisseau  d'un  bond. 

Cependant  l'incendie  le  gagnait  rapidement;  le  sol 
brûlait  ses  pieds  et  autour  de  lui  l'atmosphère  devenait 
ardente;  il  fallait  prendre  un  parti  et  ne  point  tarder. 

RoUan,  malgré  l'escarpement  de  la  rive  opposée  et  la 
violence  apparente  du  courant,  résolut  de  se  mettre  à 
la  nage.  H  assura  le  rouleau  de  métal  à  sa  ceinture,  recom- 
manda son  âme  à  Dieu  et  se  laissa  aller  dans  l'eau  turbu- 
lente et  sombre. 


ROLLAN   PIED-DÈ-FER  63 

H  l'avait  jugée  très  profonde  et  ne  s'était  point  trompé, 
car  dès  le  premier  pas,  il  perdit  pied  ;  le  com'ant  s'empara 
de  lui  aussitôt;  tout  ce  qu'il  put  faire,  bon  nageur  qu'il 
était,  fut  de  se  soutenir  à  la  surface.  H  se  sentait  emporter 
par  une  fougue  irrésistible,  et  s'attendait  à  chaque  instant 
à  être  broyé  contre  quelque  obstacle.  Bientôt,  caverne 
et  incendie,  tout  disparut  à  son  regard;  le  torrent  se  pré- 
cipitait, écumant,  dans  une  gorge  étroite.  Eollan,  plongé 
dans  l'obscurité  la  plus  complète,  nageait  toujours  ;  parfois 
sa  tête  frôlait  la  voûte  humide  du  passage  souterrain, 
tant  le  courant  resserrait  son  Ht,  et  il  y  eut  un  moment 
où  il  fut  obligé  de  se  maintenir  entre  deux  eaux  pour 
n'avoir  pas  la  tête  écrasée.  Impossible  de  reprendre 
haleine.  Il  en  était  à  se  demander  s'il  continuerait  de 
lutter  contre  un  trépas  désormais  inévitable,  lorsque  la 
voûte  s'élargit  tout  à  coup;  un  vent  frais  vint  toucher 
son  visage  en  même  temps  qu'une  lueur  très  faible  frappait 
ses  yeux. 

C'était  l'espoir  et  la  vie;  Eollan  ressuscitait  du  sein 
même  de  la  mort,  mais  à  peine  avait -il  eu  le  temps  de  se 
réjouir  de  ces  symptômes  favorables  et  assurément 
inattendus  que  le  torrent,  redoublant  de  vitesse,  le  roula 
parmi  ses  flots  bouillonnants  jusqu'à  une  chute  où.  il 
fut  irrésistiblement  précipité.  Il  tomba  de  très  haut  et  se 
trouva  incontinent  dans  une  eaa  plus  tranquille. 

Malgré  son  épuisement,  Eollan  poussa  un  cri  d'allé- 
gresse. A  quelques  toises  de  lui  le  conduit  s'ouvrait;  plus 
loin,  c'était  une  nappe  d'eau  dormante  où  flottaient  les 
larges  feuiQes  du  nénuphar  et  qui  dans  sa  bordure  de 
glaïeuls  formant  palissade,  lui  renvoyait,  brisée,  la  lumière 
de  la  lune,  qu'il  n'apercevait  point  encore. 

Deux  ou  trois  vigoureux  élans  le  conduisirent  ^  l'ori- 
fice; il  jeta  autour  de  lui  son  regard  avide,  et  reconnut, 
avec  autant  de  surprise  que  de  joie,  un  passage  familier 
à  ses  souvenirs.  La  nappe  d'eau  était  l'étang  de  Vertus, 
situé  sous  le  château. 


64  ROLLAN   PlËD-DE-FER 

Le  rivage  se  montrait  là  près  de  lui;  il  toucha  terre  et 
tomba  à  genoux.  Dans  son  ravissement,  regardant  ce 
salut  inespéré  comme  un  bienfait  tout  spécial  du  ciel, 
il  pria  Dieu  et  la  Vierge  avec  ferveur.  Quand  il  se  releva, 
souffrance  et  fatigue  semblaient  avoir  disparu;  redressant 
sa  forte  taUIe,  il  étendit  la  main  vers  le  château  de  Goëllo, 
et  pensa  dans  le  fond  de  son  âme  : 

—  Je  pardonne  à  Corentin  Bras,  pauvre  homme,  qui 
n'a  fait  de  tort  qu'à  moi.  Mais  je  ne  vous  oublierai  point, 
Gauthier  de  Penneloz,  commandeur  de  Kermel,  meurtrier 
de  mon  maître.  Vous  serez  puni,  car  vous  avez  répandu 
le  sang  de  Bretagne  !  A  nous  deux  désormais,  je  choisirai 
mon  temps  et  mon  lieu. 

Puis,  il  s'éloigna  rapidement  dans  la  direction  de 
Bennes. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  Eollan  arrivait  à  Eennes 
et  soulevait  le  marteau  de  l'hôtel  d'Acigné  où  logeait 
Jean,  de  Eieux.  Le  sire  de  Châteauneuf  quitta  son  lit, 
dès  qu'on  lui  eut  annoncé  le  courrier,  ce  qu'il  n'eût  certes 
point  fait  pour  M.  le  lieutenant  de  roi  lui-même;  car  il 
était  rude  et  arrogant  vis-à-vis  de  ses  pairs.Rollan  fut 
introduit.  H  était  pâle  et  avait  peine  à  se  soutenir,  tant 
ces  deux  jours  de  fatigues  incessantes,  suivis  d'une  nuit 
de  marche  avaient  dompté  sa  vigueur  habituelle;  néan- 
moins il  resta  debout,  malgré  le  geste  courtois  de  Jean 
de  Eieux  qui  lui  indiquait  un  siège. 

n  prit  la  parole  d'une  voix  grave  et  triste  ;  les  noms  de 
Penneloz  et  d'Avaugour  furent  souvent  prononcés  dans 
son  récit.  Tandis  qu'il  parlait,  les  sourcils  de  Jean  de  Eieux 
se  fronçaient;  sa  main  tourmentait  convulsivement  la 
garde  de  son  épée. 

—  Maître,  dit-il  quand  le  courrier  eut  terminé,  dans  la 
bouche  de  tout  autre,  ton  récit  me  semblerait  une  auda- 
cieuse et  invraisemblable  tromperie.  Toi,  tu  ne  mens 
pas,  je  le  sais;  mais  as-tu  complète  certitude?... 

—  J'ai  vu,  interrompit  Eollan. 


ROLIAN   PTED-DE-FER  65 

Le  sire  de  Châteaimeiif  réfléchit  une  minute,  puis  se 
leva  brusquement;  son  courroux,  jusqu'alors  contenu, 
éclata  dans  son  regard;  il  fit  un  geste  de  menace  et 
s'élança  vers  la  porte,  comme  s'il  allait  se  mettre  incon- 
tinent à  la  poursuite  d'un  ennemi  absent.  Eollan  l'arrêta. 

—  Messire,  dit-il,  je  vous  supplie  de  m'écouter  enQore. 
Eollan  avait  croisé  ses  bras  sur  sa  poitrine;  sdïï  OBil 

était  levé  vers  le  ciel;  il  y  avait  dans  sa  voix  de  la  tristesse 
encore,  mais  aussi  de  l'enthousiasme  et  une  indomptable 
détermination,  n  parla  longtemps  et  avec  une  étrange 
éloquence.  Le  visage  du  sire  de  Châteauneuf  exprima 
d'abord  la  surprise,  puis  une  subite  et  muette  admira- 
tion. 

• —  Maître,  s'écria-t-il,  cela  est  beau,  mais  dangereux 
et  difficile;  ne  crains -tu  point  de  faiblir! 

—  Dieu  m'aidera,  dit  Eollan. 

• —  J'ai  foi  en  ta  vertu  comme  en  ton  courage,  reprit  le 
sire  de  Châteauneuf. 

Puis,  changeant  de  ton  tout  à  coup,  et  portant  la  main 
à  son  feutre  : 

—  Donc,  salut  à  voas  mon  cousin,  ajouta-t-il,  messire 
Julien  d'Avaugour,  chevalier,  connétable  de  Bretagne  ! 
"Vous  avez  été  au  ionà.  du  saut  de  Vertus,  et  selon  qu'il 
est  dit,  vous  en  revenez  gentilhomme  ! 

—  Monseigneur,  dit  Eollan,  qui  toucha  son  cœur  et 
s'inclina  profondément,  au  nom  de  celui  qui  n'est  plus 
et  de  son  fils  orphelin,  je  vous  remercie.  Je  suis  né  pauvre 
homme,  et  tel  je  mourrai,  mais  jusqu'à  l'âge  où  il  saura  se 
défendre  lui-même,  il  faut  que  l'héritier  de  Bretagne  ait 
son  père! 


IV 


LES  ETATS  DE  BRETAGNE 


Ce  jour-là  même,  devaient  s'ouvrii'  à  Eehnes  les  séances 
des  États  de  Bretagne.  Cet  antique  Parlement  était  divisé 
d'ordinaire  comme  toute  assemblée  politique  en  deux 
partis  hostiles.  Le  premier,  qui  réunissait  peu  de  votes, 
était,  si  Ton  peut  s'exprimer  ainsi,  la  portion  ministé- 
rielle de  rassemblée  :  elle  se  composait  de  gens  tenant 
charges  du  gouvernement  français;  à  leur  tête  se  trou- 
vaient naturellement  le  gouverneur  et  le  lieutenant  de 
roi.  L'autre  parti,  incomparablement  plus  nombreux, 
comptait  dans  ses  rangs  les  mécontents,  les  ambitieux 
déçus,  et  surtout  les  zélateurs  de  l'indépendance. 

Ceux-ci,  eux  seuls,  formaient  plus  de  la  moitié  des 
États.  Mais  cette  masse  opposante,  si  compacte  et  si 
redoutable  au  premier  aspect,  était  en  réalité  fort  désunie 
elle-même  :  en  Bretagne,  plus  que  partout  ailleurs,  le 
moindre  gentillâtre  se  dit  volontiers  d'aussi  bonne  maison 
que  le  roi;  un  grand  nombre  de  ces  nobles  affiliés  aux 
Frères  Bretons  travaillaient  sous  main  dans  un  but 
personnel. 

A  part  ces  petites  factions  qui,  à  la  rigueur,  pouvaient 
se  rapprocher  à  l'heure  du  péril,  la  confrérie  présentait 
deux  nuances  principales  ne  s'accordant  ni  sur  le  but  de 
l'association  ni  sur  son  principe  :  les  uns  proclamaient 
d'avance  l'indépendance  absolue,  et  ne  demandaient 
rien  moins  qu'un  schisme  complet;  les  autres,  modérant 


ROLLAN  PIED-DE-FER  67 

ces  prétentions  exorbitantes,  voulaient  conserver  un  lien 
entre  la  métropole  et  la  province,  mais  un  lien  tout  féodal; 
ces  derniers,  par  le  fait,  étaient  bien  près  d'admettre 
le  statu  guo,  pourvu  qu'on  respectât  scrupuleusement 
les  privilèges  et  franchises  garantis  par  le  contrat 
d'union. 

Le  chevalier  Julien  d'Avaugour,  grâce  à  l'active  coopé- 
ration de  Eollan,  avait  rallié  à  sa  bannière  toutes  les 
diverses  nuances  de  la  partie  mécontente  de  l'assemblée; 
mais  où  était  le  chevalier  d'Avaugour?  Privée  de  son 
chef,  cette  phalange  indisciplinée  devait  se  briser  contre 
tout  obstacle. 

L'éternelle  discussion  relative  au  règlement  et  à  la 
levée  des  tailles  allait  être  mise  de  nouveau  sur  le  tapis. 
M.  de  Ponchartrain  était  arrivé  de  Paris  quelques  jours 
auparavant,  en  qualité  d'intendant  royal  et  avec  des 
pouvoirs  fort  étendus.  En  même  temps  que  lui,  le  cardi- 
nal-ministre avait  envoyé  d'autorité  tous  les  seigneurs 
bretons  francisés  qui  se  trouvaient  à  la  cour;  le  vieux 
Gondi  lui-même,  qui  avait  siège  aux  États  pour  son  duché 
de  Eetz  situé  dans  le  Nantais,  devait  venir  donner  son 
vote  à  M.  l'intendant  de  la  province. 

Grâce,  à  ce  concours  de  voix  nouvelles,  grâce  surtout 
aux  manœuvres  secrètes  pratiquées  auprès  des  membres 
récalcitrants,  par  les  émissaires  de  Son  Eminence,  à  qui 
les  princes  laissaient  un  instant  de  répit,  on  espérait 
enfin  emporter  de  haute  lutte  l'installation  parlemen- 
taire de  l'intendance,  nouveauté  notoirement  illégale, 
puisque,  aux  termes  de  l'acte  de  réunion,  la  Bretagne 
devait  voter  et  administrer  elle-même  son  impôt. 

Lorsque  les  vastes  battants  de  la  grand'porte  da  palais 
s'ouvrirent  pour  donner  passage  à  la  foule  des  seigneurs, 
clercs  et  bourgeois  composant  les  États,  on  eût  pu  remar- 
quer, sur  la  plupart  des  visages,  une  hésitation  de  bon 
augure  pour  les  projets  de  la  cour  de  France.  Ceux  qui 
trébuchent  tombent.  Beaucoup  s'accostaient  avec  inquié- 


68  ROLLAN   PIED-DE-FER 

tude  annonçant  non  sans  répugnance  l'intention  de  voter 
pour  cette  fois  avec  MM.  de  Beaufort  et  de  Coëtlogon, 
le  premier,  gouverneur  de  la  province,  pour  madame  la 
reine  mère,  le  second  lieutenant  de  roi;  si  quelques-uns 
se  demandaient  timidement  des  nouvelles  de  la  fraternité 
bretonne,  c'était  pour  hausser  ensuite  les  épaules,  et 
prononcer  avec  découragement  le  nom  de  Julien  d'Avau- 
gour,  si  mal  à  propos  décédé. 

La  grand'saUe  s'emplissait,  cependant;  contre  l'ordi- 
naire, les  bancs  oti  siégeait  cette  portion  de  l'assemblée, 
que  nous  avons  baptisée  miaistérielle,  étaient  combles, 
tandis  que,  dans  le  reste  de  la  saUe,  nombre  de  places 
restaient  inoccupées. 

De  ce  que  nous  disons,  il  ne  faudrait  point  conclure 
que  le  lieu  des  séances  du  Parlement  breton  fût  disposé 
comme  nos  Chambres  modernes  ;  les  trois  ordres,  bien 
entendu,  siégeaient  à  part,  savoir  :  la  noblesse  sur  une 
estrade  semi-circulaire,  à  droite  en  entrant;  le  clergé, 
sur  une  estrade  semblable,  adossée  symétriquement  à  la 
muraille  opposée;  le  tiers  ordre  s'asseyait  au  milieu,  sur 
des  chaises  à  bras,  non  rembourrées,  appuyées  sur  le 
sol  même. 

Au  fond  de  la  saUe,  qui  sert  maintenant  de  grand'- 
chambre  à  la  cour  royale  de  Eennes,  trois  sièges  s'élevaient 
vis-à-vis  de  la  porte  principale  :  le  premier,  recouvert 
d'un  dais  de  velours,  au  double  écusson  de  France  et  de 
Bretagne,  était  affecté  à  monseigneur  le  gouverneur, 
représentant  la  personne  du  roi;  les  deux  autres,  moins 
hauts  et  sans  dais,  appartenant  au  lieutenant  de  roi 
et  au  président  des  États;  ils  étaient  semblables,  sauf  les 
couleurs  :  celui  du  président  était  d'hermine;  celui  du 
lieutenant  royal  était  de  France. 

Ces  trois  sièges  étaient  supportés  par  une  estrade 
séparée,  qui  dominait  de  plusieurs  pieds  les  gradins 
nobles'et  ecclésiastiques. 

D'ordinaire,  à  la  séance  d'ouverture,  le  fauteuil  de  la 


ROLLAN   PIED-DE-FER  69 

présidence  était  occupé  par  le  plus  liaut  baron.  Il  y  avait 
déjà  dans  la  salle  de  fort  grands  seigneurs,  mais  aucun 
n'avait  osé  monter  les  degrés  de  Testrade.  M.  de  Ooëtlô- 
gon,  lieutenant  de  roi,  occupait  le  siège  réservé  à  la  droite 
du  dais;  M.  de  Beaufort  était  absent,  pour  cause;  son 
siège  et  celui  du  président  restaient  vides;  on  se  di&ait 
tout  bas  que  ce  dernier  serait  tenu  par  Albert  de  Gondi, 
duc  de  Eetz. 

On  attendait  déjà  depuis  du  temps  et  un  murmure 
d'impatience  commençait  à  se  faire  entendre  quand  les 
deux  huissiers  de  service,  comme  s'ils  se  fussent  donné 
le  mot,  frappèrent  brayamment  le  sol  du  fer  de  leur 
hallebarde,  et  annoncèrent  à  la  fois  les  noms  de  Eieux 
et  de  Gondi.  Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers  les  nouveaux 
arrivants;  eux,  s'avancèrent  couverts,  après  avoir  porté 
négligemment  la  main  au  feutre.  Us  marchaient  lente- 
ment et  de  front,  ils  ne  s'étaient  point  salués. 

M.  de  Retz  était  un  vieillard  de  haute  taille,  couvert 
d'or  et  de  broderies;  sur  son  grand  costume  de  maréchal 
de  France  était  passé  le  cordon  des  ordres  du  roi.  Il 
allait,  la  tête  au  vent,  le  poiug  stir  la  hanche,  et  portait 
sur  son  visage  l'expression  de  bravade  méprisante  qui 
semblait  un  héritage  de  famille,  dans  cette  race  audacieuse 
de  Gondi. 

Le  sire  de  Châteauneuf,  au  contraire,  était  jeune, 
petit,  et  de  médiocre  mine;  il  était  vêtu  de  gros  drap  pers, 
comme  les  jours  où  il  faisait  chasse  au  loup  dans  ses 
domaines.  Sa  large  figure  ne  se  montrait  à  proprement 
parler,  ni  courtoise  ni  hautaine;  on  y  lisait  l'indifférence 
la  plus  parfaite  et  une  tranquille  bonhomie. 

Ils  arrivèrent  ensemble  au  bas  de  l'estrade,  montèrent 
les  degrés  d'un  pas  égal,  et  s'arrêtèrent  en  face  du  siège 
de  la  présidence  provisoire  ;  M.  de  Gondi,  toisant  fièrement 
son  compagnon,  saisit  un  des  bras  du  fauteuil;  Jean  de 
Eieux  prit  l'autre.  Il  se  faisait  dans  la  salle  un  silence 
profond. 


70  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Chacun  voyait  là  autre  chose  qu'un  frivole  combat 
d'étiquette  :  c'était  Paris  et  la  Bretagne  en  présence. 

—  Monsieur,  dit  le  duc  en  secouant  négligemment 
le  flot  de  dentelles  sous  lequel  disparaissait  sa  main  ridée, 
je  voTis  prie  de  vous  aller  seoir  ailleurs,  c'est  ici  ma  place. 

Le  sire  de  Châteauneuf  leva  sur  lui  un  regard  sérieuse- 
ment étonné,  il  attira  le  fauteuil  de  son  côté,  et  retroussa 
"ses  basques  pour  s'asseoir. 

—  Sur  ma  parole  !  s'écria  le  duc  contenant  sa  fureur, 
voici  une  plaisante  aventure  !...  Vous  ne  savez  point  qui 
je  suis,  je  pense,  mon  gentilhomme? 

—  Non,  dit  le  sire  de  Châteauneuf. 

—  On  me  nomme  Albert  de  Gondi,  duc  de  Eetz  et  de 
Beaupréau,  comte  de... 

—  Moi,  j'ai  nom,  Jean  de  Eieux,  interrompit  ce  der- 
nier. 

—  Je  suis,  continua  Gondi,  maréchal,  pair  de  France, 
chevalier  des  ordres  du  roi,  gouverneur  d'Anjou,  grand 
écuyer  de  madame  la  reine  mère... 

—  Toutes  ces  choses  sont  de  France,  interrompit 
encore  Jean  de  Eieux,  gardant  jusqu'au  bout  son  imper- 
turbable sang-froid  :  moi,  je  suis  Breton  de  Bretagne. 

Ce  disant,  il  imprima  au  fauteuil  un  brusque  mouvement 
et  s'assit. 

Le  duc  demeura  immobile,  la  bouche  ouverte,  paralysé 
par  la  colère  et  la  stupéfaction. 

La  salle  entière  s'était  levée  par  un  mouvement  général 
et  spontané.  Les  gens  du  roi  de  France  se  plaignaient  avec 
grande  amertume;  ils  avaient  raison  :  cet  incident  inat- 
tendu venait  de  remettre  en  courage  les  opposants  qui 
commençaient  à  chanceler.  On  voyait  de  tous  côtés  des 
visages  étincelants  de  joie  et  d'orgueil;  la  vieille  sève  de 
«  la  terre  de  granit,  recouverte  de  chênes  »  bouillonnait 
dans  toutes  les  poitrines. 

Les  deux  adversaires  avaient  été  séparés  par  la  foule; 
le  duc,  l'épée  à  demi  tirée,  gesticulait  et  menaçait  à  haute 


ROLIAN   PIBD-DE-FBR  71 

voix.  Jean  de  Eieux,  toujours  assis,  dans  l'attitude  de 
la  plus  entière  insouciance,  se  taisait  et  semblait  songer. 
Le  lieutenant  de  roi  marcha  vers  lui,  le  feutre  à  la  main. 

—  Monsieur,  dit-il,  nul  ne  conteste  votre  illustre 
origine,  mais  la  dignité  de  M.  le  duc... 

—  Sommes-nous  chez  nous,  je  vous  prie,  mou  cousin 
Coëtlogon?  demanda  Jean  de  Eieux  avec  simplicité. 

—  Sans  doute,  reprit  en  rougissant  le  lieutenant  de 
roi;  mais... 

—  Alors,  continua  le  sire  de  Châteauneuf,  en  l'absence 
de  messieurs  mes  aînés  d'Acérac  et  de  Sourdéac,  voici 
mon  dernier  mot;  vienne  un  plus  proche  parent  du  sang 
de  Bretagne  et  je  céderai  ma  place. 

Gauthier  de  Penneloz,  ennemi  personnel  des  Eieux, 
et  cherchant  à  se  ménager  l'appui  de  la  cour  de  France, 
vint  à  ce  moment  au  secours  de  M.  de  Goëtlogon. 

—  Me  voilà,  dit-U,  répondant  à  l'appel  de  Jean  de 
Eieux. 

Celui-ci  laissa  errer  sur  sa  lèvre  un  dédaigneux  sourire. 

: —  Monsieur  le  commandeur,  dit-il,  je  vénère  les  hommes 
d'Eglise  quand  ils  tiennent  à  leur  vœu.  Je  leur  cède  à  la 
messe  et  au  confessionnal.  N'a-t-il  point  été  bruit  de  vos 
noces? 

Un  nouvel  arrivant  était  entré  dans  la  salle,  et  avait 
passé  inaperçu  au  milieu  du  désordre;  c'était  Eollan 
Pied-de-Fer,  vêtu  d'un  riche  costume  choisi  dans  la 
propre  garde-robe  de  Julien,  son  maître.  H  avait  écouté 
d'abord  et  regardé  de  loin  ce  qui  se  passait;  à  la  vue  de 
Gauthier  de  Penneloz,  il  marcha  droit  au  fauteuil  contesté, 
et  dit,  lui  aussi  : 

—  Me  voilà. 

Jean  de  Eieux  se  leva  aussitôt,  et  se  découvrit;  puis, 
prenant  respectueusement  la  main  du  courrier,  il  le  fit 
asseoir  en  disant  à  haute  et  intelligible  voix  : 

—  Soyez  le  bienvenu,  monsieur  mon  cousin  d'Avau- 
gour  !  Vous  tenez  de  plus  près  que  moi  à  Bretagne. 


72  ROLLA.N   PIED-DE-FER 

Ce  nom  d'Avaugonr  retentit  de  proche  en  proche, 
et  calma  le  tnmiilte  comme  par  magie;  Tarrivée  du  che- 
valier était  nn  événement  majeur  qui  devait  dissiper 
toute  préoccupation  secondaire;  on  fit  cercle  autour  de 
l'estrade.  Un  grand  nombre  de  membres  n'avaient  jamais 
vu  Julien  d'Avaugour,  vivant  d'ordinaire  loin  du  pays 
breton,  les  autres  l'avaient  aperçu  une  seule  fois  de  nuit 
au  château  de  Goëllo  lors  de  l'assemblée  qui  avait  pré- 
cédé sa  disparition.  Néanmoins,  et  malgré  la  ressemblance 
frappante  du  courrier  avec  son  ancien  maître,  quelques 
doutes  auraient  pu  s'élever,  si  la  reconnaissance  formelle 
do  Jean  de  Bieux  eût  laissé  place  aux  soupçons.  Devant 
le  témoignage  de  Kieux,  la  pensée  d'une  usurpation  de 
nom  ne  vint  à  personne;  les  uns  se  réjouirent  de  ce  retour 
inespéré,  les  autres  maudirent  le  hasard. 

Un  seul  homme,  dans  le  Parlement,  ne  partageait 
point  l'erreur  générale  :  au  nom  du  chevalier  d'Avaugour, 
Grauthier  de  Penneloz  avait  tressailli  et  reculé  de  plusieurs 
pas;  il  resta  un  moment  le  regard  cloué  au  sol,  comme 
s'il  eût  craint,  en  le  relevant,  d'apercevoir  quelque  ef- 
frayante apparition. 

Enfin,  il  fit  un  effort  et  se  redressa;  l'œil  de  Eollan, 
calme,  assuré,  était  fixé  sur  lui. 

—  Ce  n'est  pas  lui;  s'écria  mentalement  le  comman- 
deur en  poussant  un  long  soupir  de  soulagement;  mais 
que  peut  vouloir  cet  homme? 

H  se  prit  à  réfléchir  laborieusement,  au  lieu  de  pro- 
tester. Ce  prétendu  chevalier,  dont  il  se  rappelait  confu- 
sément la  figure,  devait  être  un  imposteur  de  bas  étage, 
n'ayant  d'autres  chances  de  succès  que  son  audace  et  la 
disparition  du  véritable  Julien  d'Avaugour.  Néanmoins, 
comme  lui,  Gauthier,  était  seul  à  savoir  le  sort  de  ce  der- 
nier, et  qu'il  n'avait  garde  de  le  révéler,  la  réussite  de 
l'usurpateur  ne  restait  point  douteuse.  Le  sire  de  Château- 
neuf,  ami  d'enfance  de  Julien,  et  dont  la  renommée  de 
loyauté  n'était  pa^s  attaquable,  admettait  l'identité  de 


ROLLAN   PIED-DE-FER  73 

cet  homme;  que  pouvait  faire  le  reste  de  l'assemblée, 
qui  ne  connaissait  point  le  chevalier? 

Gauthier  de  Penneloz,  malgré  son  double  échec,  n'avait 
renoncé  complètement  ni  à  son  mariage  ni  à  ses  ambi- 
tieuses vues  politiques;  seulement,  il  s'était  ménagé,  en 
cas  de  défaite  nouvelle,  une  porte  de  derrière,  et  comptait 
vendre  son  appui  au  cardinal,  pour  quelque  charge  de 
haute  importance.  A  ces  divers  projets,  le  retour  de 
Julien  faisait  également  obstacle  :  le  chevalier,  en  effet, 
allait  reprendre  la  première  place  dans  la  confrérie  bre- 
tonne ;  le  crédit  diminué  du  commandeur  influerait 
sur  son  marché  avec  Son  Éminence,  et  ferait  baisser 
proportionnellement  le  prix  de  l'apostasie. 

Gauthier  de  Penneloz,  voyant  tout  ce  que  lui  causerait 
d'embarras  la  présence  de  cet  adversaire  inattendu,  et  ne 
pouvant   l'écarter  violemment,    essaya   de   trouver   un 
biais  ;  il  s'approcha  de  Eollan  et  s'inclina  courtoisement. 
^ —  Mon  noble  cousic,  dit-il,  je  vous  salue. 
■■    P\iis,  se  penchant  à  son  oreiUe,  il  ajouta  tout  bas  : 
p  —  Mon  ami,  il  te  faudra  venir  ce  soir  sans  faute  à 
l'hôtel  de  Kermel;  je  t'attendrai. 

n  fit  un  geste  menaçant  et  péremptoire.  EoUan  ne 
sourcilla  pas.  Il  avait  rendu  le  salut  du  commandeur;  à 
ces  derniers  mots,  il  répondit  par  un  froid  sourire. 
^ —  Prends  garde  !...  voulut  dire  Gauthier  de  Penneloz. 

—  Monsieur  le  commandeur,  interrompit  RoUan  à 
haute  voix,  vous  plairait-il  de  vous  rendre  ce  soir  à  la 
demeure  de  messire  Jean  de  Eieux,  mon  hôte?  Je  vous 
attendrai. 

Gauthier  se  mordit  la  lèvre;  mais,  couvrant  son  dépit 
sous  une  apparence  de  cordiale  familiarité  : 

—  Mon  cousin,  cela  me  plaît,  dit-O. 

Et  il  reprit  sa  place  sur  les  bancs  de  la  noblesse. 

Pendant  cette  scène,  l'effervescence  s'était  entièrement 
calmée;  M.  de  Coëtlogon  avait  fait  placer  près  de  son 
fauteuil  un  siège  pour  M.  le  duc  de  Retz  qui,  bon  gré. 


74  ROLLAN   PIED-DE-FER 

mal  gré,  dut  se  contenter  de  cette  équivoque  réparation. 
La  séance  commença.  La  présence  du  chef  de  l'association 
bretonne  venait  corroborer  Teffet  produit  par  la  fière 
action  de  Jean  de  Eieux;  aux  premiers  mots  prononcés 
par  le  lieutenant  de  roi,  chargé  de  traduire  la  volonté 
du  cardinal  ministre,  ceux  qui  tenaient  pour  la  France 
durent  voir  que  le  vent  avait  tourné;  le  nom  du  marquis 
de  Pontchartrain,  titulaire  de  la  charge  d'intendant  de 
l'impôt,  fut  couvert  par  un  cri  universel  de  réprobation. 

Hénon  de  Coëtquen,  seigneur  de  Combourg,  après 
avoir  consulté  le  sire  de  Châteauneuf ,  s'élança  à  la  tribune  : 
il  était  fougueux  parleur;  son  discours  fut  un  véhément 
et  fort  rude  rappel  aux  termes  du  contrat  d'Union,  sa 
péroraison,  une  menace  formelle  de  résistance,  au  cas 
où  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  persisterait  dans  son 
système  d'envahissante  oppression.  En  vain  Albert  de 
Gondi  et  autres  voulurent  rétorquer  les  arguments  du 
noble  Breton;  l'assemblée  était  en  fièvre;  cent  voix 
proposaient  de  voter  par  acclamation  le  renvoi  de  l'inten- 
dant royal.  Jean  de  Eieux  et  le  chevalier  d'Avaugour 
restaient  seuls  calmes  au  milieu  du  tumulte  général. 
Enfin  ce  dernier  se  leva. 

—  Messieurs,  dit-il,  point  de  vote;  le  silence. 

Cette  hautaine  parole  fut  accueillie  par  l'enthousiasme 
de  tous;  l'assemblée  se  sépara  sans  qu'il  fût  possible  de 
mettre  aux  voix  la  réception  de  M.  de  Pontchartrain.  En 
cette  réunion  mémorable,  le  génie  de  l'indépendance 
bretonne  s'était  montré  si  puissant,  que  les  plus  indécis 
se  rallièrent  au  drapeau  de  la  confrérie;  MM.  de  Eetz  et 
de  Pontchartrain  partirent  le  jour  même,  afin  de  porter 
leurs  plaintes  à  la  cour.  En  montant  à  cheval,  M.  de  Eetz 
premit  de  revenir  sous  peu,  avec  ce  qu'il  faudrait  de  mous- 
quetaires pour  mettre  à  la  raison  ces  entêtés  bavards, 
messieurs  des  États. 


LENTKEVUE 


Le  soir,  Gauthier  de  Penneloz  fut  fidèle  au  rendez-vous. 
H  trouva  Eollan  qui  l'attendait  dans  une  salle  de  l'hôtel 
d'Ac'gné  appartenant  aux  aînés  de  Eieux.  Le  courrier, 
après  avoir  fermé  lui-même  les  portes  de  sa  retraite, 
montra  du  doigt  un  siège  à  son  visiteur. 

—  Sommes-nous  seuls?  demanda  celui-cL  Je  ne  vou- 
drais pas,  dans  votre  intérêt,  qu'il  y  eût  ici  personne  aux 
écoutes. 

—  Lequel  de  nous  deux  craint  l'oreille  des  curieux, 
M.  le  commandeur?  dit  Eollan  au  lieu  de  répondre. 

—  D  n'est  pas  vraisemblable  que  ce  soit  moi  qu'en 
dites-vous,  mon  très  cher  cousin  d'Avaugour!  s'écria 
Gauthier  en  riant. 

Çà,  maître,  continua-t-il  en  se  jetant  dans  un  fauteuil, 
trêve  d'effronterie,  je  vous  conseille;  jouer  votre  rôle 
devant  moi  serait  peine  superflue;  je  sais  qui  vous  n'êtes 
point,  sinon  qui  vous  êtes...  n'avez-vous  pas  peur,  dites- 
moi,  que  messire  Julien  ne  vienne  vous  demander  compte 
de  cette  comédie?... 

—  Je  n'ai  garde  !  interrompit  Eollan,  dont  les  sourcils 
se  froncèrent. 

Le  commandeur  fit  un  geste  de  surprise. 

—  Hélas  !  dit -il  avec  une  feinte  tristesse,  il  est  vrai 
que  mon  malheureux  parent  est,  suivant  toute  apparence, 


76  ROLLAN   PIED-DE-FER 

dans  un  lieu  d'où  l'on,  ne  revient  guère.  Pourtant,  il  serait 
possible... 

—  Non,  dit  Rollan. 

—  Comment!  s'écria  le  commandeur  en  pâlissant; 
sauriez-vous  ce  que  tout  le  monde  ignore? 

Le  courrier  ne  répondit  point.  Grauthier  honteux  de 
l'avantage  que  prenait  invinciblement  sur  lui  cet  homme 
qu'il  avait  compté  terrasser  d'une  parole,  s'efforça  de 
retrouver  son  assurance. 

—  Et  moi,  reprit -il  avec  un  sourire  railleur,  n'avez - 
vous  pas  peur  que  je  parle? 

—  Non,  dit  encore  Rollan. 

—  Sur  Dieu,  vous  êtes  hardi,  mon  compagnon  !  si 
l'audace  suffisait  à  donner  noblesse,  vous  seriez  un  puissant 
seigneur  pour  tout  de  bon.  Par  malheur,  il  n'en  est  point 
ainsi.  Ecoutez,  je  devine  ce  qui  vous  donne,  à  cette  heure, 
tant  d'impudence  :  ce  matin,  dans  la  salle  des  États,  pour 
une  cause  à  moi  connue,  je  me  suis  tu;  mais  de- 
main... 

—  Demain,  vous  vous  tairez  encore,  Grauthier  de 
Penneloz  ! 

Celui-ci  se  leva  et  parcourut  la  chambre  d'un  regard 
inquiet.  Ce  mot,  dans  la  bouche  du  faux  chevalier  d'Avau- 
gour,  lui  semblait  n'avoir  d'autre  sens  possible  qu'une 
menace  de  violence. 

—  Nous  sommes  sous  le  toit  de  Jean  de  Eieux,  reprit 
Rollan  avec  froideur  :  je  suis  sans  armes;  vous  avez 
votre  épée,  rassurez-vous,  monsieur  le  commandeur. 

—  Maître,  dit  Gauthier  de  Penneloz,  qui  ne  pouvait 
plus  contenir  son  trouble,  il  est  en  tout  ceci  un  mystère 
dont  il  me  faut  l'explication,  à  l'instant  même  ! 

—  Vous  dites  vrai,  monsieur  le  commandeur;  il  e-stl 
on  tout  ceci  un  mystère;  naguère  vous  étiez  seul  à  le 
connaître;  peut-être  le  sais-je,  moi  aussi,  maintenant. 

Gauthier  restait  debout,  l'oeil  fixe,  la  respiration  pressée; 
la  sueur  perçait  en  gouttelettes    sur  son  front  pâle  efc 


ROLLAN   PIED-DE-FER  77 

plissé;  Eollan,  calme,  impassible,  le  toisait  d'un  regard 
sévère  et  semblait  savourer  sa  détresse  morale. 

—  Quoi  que  tu  saches,  dis-le  !  s'écria  enfin  le  comman- 
deur. 

—  Je  suis  ici  pour  cela,  messire.  Écoutez  et  veuillez 
ne  point  m'interrompre.  Je  me  nomme  Eollan,  je  suis 
courrier  de  mon  métier... 

—  Passe  !  que  m'importe  ton  métier  !  dit  le  comman- 
deur avec  violence. 

—  Cette  profession,  continua  lentement  Eollan,  m'o- 
blige à  voyager  de  nuit  parfois.  Un  soir... 

—  Manant  !  s'écria  Gauthier  de  Penneloz  dont  la 
curiosité  exaltait  la  colère;  trêve  de  paroles  inutiles! 
oses-tu  bien  te  railler  de  moi  !  que  sais-tu? 

—  Un  soir,  reprit  le  courrier  sans  tenir  compte  en 
aucune  manière  de  cette  brutale  interruption,  un  soir, 
je  m'arrêtai  au  bourg  de  Hédé;  il  y  a  de  cela  un  an.  Vers 
onze  heures  de  nuit,  voyant  la  lune  brillante  et  le  ciel 
serein,  il  me  prit  désir  de  me  remettre  en  route.  J'allais 
à  Bécherel;  pour  ce  faire,  vous  savez,  messire,  qu'il  faut 
couper  la  montagne  de  Goëllo.  L'air  était  frais;  je  chemi- 
nais gaîment,  contemplant  le  manoir  des  comtes  de 
Vertus,  dont  les  tours  sombres  ressortaient  sur  l'azur 
argenté  du  firmament.  Tout  à  coup,  au  moment  où  je 
dépassais  le  château,  un  bruit  de  chaînes  retentit  :  le 
pont-levis  grinça  sur  sa  charnière  rouillée;  un  cavalier 
parut...  Ne  m'interrompez  pas,  messire...  C'était  un  jeune 
seigneur  de  noble  mine,  qui  sortait,  comme  il  était  entré, 
sans  suite,  confiant  aux  saintes  lois  de  l'hospitalité. 
J'entendis  dans  l'ombre  le  bruit  d'une  accolade;  une 
voix  prononça  sur  le  seil  un  cordial  au  revoir...  C'était 
votre  voix,  Gauthier  de  Penneloz...  Déjà  l'hôte  de  Goëllo 
avait  franchi  la  moitié  du  pont,  lorsque  sa  monture  se 
cabra  subitement;  le  cavalier  piqua  des  deux;  ce  fut  en 
vain  :  hasard  ou  perfidie,  plusieurs  planches  avaient  été 
enlevées.  J'allais  m'élancer  au  secours,  lorsqu'un  homme, 


78  ROLLAN   PIED-DE-FER 

quittant  Tombre  de  la  voûte,  se  montra  à  découvert... 
C'était  vous,  je  vous  reconnus.  Je  vis  briller  en  votre 
main  la  lame  d'une  épée;  le  cheval  bondit  en  avant; 
parce  que  le  fer  s'était  enfoncé  dans  sa  croupe  :  monture 
et  cavalier  disparurent  ensemble  dans  l'abîme.  —  A 
ce  moment,  votre  noble  pupille,  Eeine  de  GoëUo  ouvrit 
sa  fenêtre  et  agita  en  l'air  une  écbarpe  blanche.  EUe 
parcourait  des  yeux  le  tertre,  cherchant  le  chevalier  son 
époux. 

—  Quoi  !  tu  sais  aussi  cela  !  dit  le  commandeur  stu- 
péfait. 

—  Je  sais  beaucoup  de  choses,  répartit  Eollan  dont  la 
voix  tremblait  d'émotion  à  ces  douloureux  souvenirs; 
il  ne  faut  plus  menacer  M.  le  commandeur  :  Julien  d'Avau- 
gour  ne  reviendra  pas,  parce  qu'il  est  mort;  vous  vous 
tairez,  parce  que  vous  êtes  son  assassin,  et  que  je  fus 
le  témoin  de  votre  crime.  Or  vous  seul  pourriez  parler  : 
je  n'ai  donc  rien  à  craindre. 

Gauthier  de  Penneloz  avait  prévu  cette  conclusion, 
mais  il  ne  l'attendait  pas  si  nette,  peut-être,  ni  si  rigou- 
reuse. Tandis  qu'il  écoutait  le  courrier,  son  esprit  s'était 
partagé  entre  le  récit  et  les  mesures  à  prendre  pour 
combattre  utilement  le  péril;  d'abord  il  avait  songé  à 
nier,  mais  son  attention  s'était  ensuite  concentrée  tout 
entière  sur  cette  circonstance,  qui  pouvait  porter  à  son 
projet  favori  le  coup  le  plus  funeste  :  Eollan  connaissait 
le  mariage  de  Eeine  de  Goëllo  avec  Julien  d'Avaugour. 

Il  fut  longtemps  avant  de  reprendre  la  parole;  voyant 
le  danger  dans  toute  son  imminence,  il  fit  enfin  un  appel 
désespéré  à  sa  fermeté  d'âme,  et  réussit  à  grand'peine 
à  prendre  le  dessus. 

—  Voilà  toutî  demanda-t-il  en  mettant  le  poing  sur 
la  hanche  comme  quelqu'un  qui  a  pris  son  parti,  et  que 
rien  désormais  n'arrêtera  plus. 

—  N'est-ce  point  assez?  dit  Eollan. 

—  C'en  est  assez  poTir  perdre  le  ^'ilain  qui  a  osé  menacer 


ROW^N   PIED-PE-FER  79 

un  noble  homme  !  reprit  Gauthier  avec  son  plus  arrogant 
sourii'e.  Qui  croira  le  courrier  KoUan  quand  Penneloz 
lui  dira  :  Tu  as  menti? 

—  L'oseriez-vous  donc,  messire? 

Le  commandeur,  au  Ueu  de  répliquer,  se  dirigea 
vers  la  porte,  faisant  sonner  sur  les  dalles  le  talon  de  ses 
bottes  éperonnées.  Jamais  il  n'avait  porté  plus  haut  la 
tête  : 

—  Mon  compagnon,  dit-il,  quand  il  eut  dépassé  le 
milieu  de  la  vaste  pièce,  laissant  EoUan  immobile  à  l'en- 
droit même  où  s'était  engagé  et  poursuivi  l'entretien  : 
ne  vous  inquiétez  point,  j'ai  sauté  en  ma  vie  des  fossés  plus 
larges  que  celui-là.  Fiez-vous  à  moi,  vous  êtes  en  bonnes 
mains;  je  vous  engage  ma  parole  que  justice  sera  faite  : 
justice  prompte  et  entière,  A  vous  revoir  ! 

n  accompagna  ces  mots  d'un  geste  ironique  et  mena- 
çant. Eollan  le  suivit  du  regard  jusqu'au  seuil;  au  moment 
où  le  commandeur  posait  le  doigt  sur  le  verrou,  RoUan 
desserra  les  lèvres  et  prononça  tout  bas  : 

—  Demeurez,  je  vous  prie. 

Sur  ces  mots,  le  commandeur  s'arrêta  et  regarda  Eollan 
qui  souriait  avec  calme,  et  qui  ajouta  très  doucement  : 

—  Gauthier  de  Penneloz,  je  crois  que  nous  ne  nous 
entendons  pas. 

Le  commandeur  revint  aussitôt;  il  était  triomphant. 
Pour  lui,  ceci  était  une  capitulation.  H  voyait  déjà  Eollan 
à  ses  pieds,  implorant  son  aide,  et  se  demandait  s'il  ne 
valait  pas  mieux  profiter  de  la  détresse  de  cet  homme 
pour  s'en  faire  une  créature,  que  de  l'écraser  tout  à  fait. 

—  Que  veux -tu  m'apprendre  encore,  mon  compagnon? 
drmanda-t-il  d'un  ton  radouci.  On  peut  s'entendre  en 
effet,  à  condition  que  tu  te  montres  raisonnable. 

Eollan  répondit  : 

—  Je  n'ai  plus  rien  à  vous  apprendre;  je  veux  seulement 
vous  faire  souvenir,  car  votre  mémoire  me  semble  courte. 
Avez-vous  donc  oublié  déjà  que,  par  le  fait,  c'est  Eollan 


80  ROLLAN   PIED-DE-FER 

le  courrier  qui  a  disparu  dans  le  gouffre  de  Vertus.  Paix 
soit  à  ce  pauvre  homme.  Il  n'y  a  plus  ici  de  vilain  que  vous 
puissiez  réduii'e  au  silence  à  votre  guise.  Nous  sommes 
tous  deux  égaux,  tous  deux  gentHsliommes,  tous  deux 
prétendants  à  l'héritage  de  Bretagne  :  moi,  Avaugour, 
vous  Penneloz. 

• —  Pauvre  fou!  dit  le  commandeur  avec  un  suprême 
dédain. 

—  Je  me  trompe  en  effet,  reprit  Eollan;  il  est  entre 
nous  deux  une  différence  notable  :  Avaugour  est  puissant 
parce  qu'il  est  respecté.  Faut-il  mettre  les  points  sur  les  i  et 
vous  dire  pourquoi  Penneloz  est  faible? 

—  Sur  ma  parole,  s'écria  Gauthier  en  essayant  de  rire 
voici  notre  situation  respective  merveilleusement  définie  !.. 
Mon  compagnon,  tu  es  habile  charlatan,  et  sais  tirer  bon 
parti  d'un  pitoyable  jeu.  Intrépide  et  rusé  comme  tu 
parais  l'être,  je  ne  donnerais  pas  un  écu  tournois  de  ma 
partie,  si  tu  possédais  seulement  l'ombre  d'un  titre 
sérieux  pour  appuyer  le  roman  que  tu  as  arrangé  dans 
ta  tête... 

Gauthier  s'inteiTompit  ;  et  brusquement  sa  physionomie 
se  rembrunit  parce  que  Eollan  avait  glissé  la  main  sous 
le  revers  de  son  pourpoint. 

■ — ^Mais  c'est  foUe  de  craindre,  poursuivit  le  commandeur 
en  reprenant  son  sourire.  Tu  n'as  pas  de  titres...  tu  ne 
peux  pas  avoir  de  titres.  Nous  n'avons  point  à  feindre 
l'un  vis-à-vis  de  l'autre  puisque  tu  sais  tout.  Ce  soir -là, 
le  soir  où  tu  vis  de  si  intéressantes  choses  au  clair  de  la 
lune  sur  le  pont-levis  du  château  de  Goëllo,  mon  infortuné 
cousin,  Julien  d' Avaugour  portait  sur  lui,  selon  sa  cou- 
tume, tous  ses  parchemins  dans  leur  étui,  je  le  sais,  j'en 
suis  sûr,  il  me  les  montra.  Dieu  seul  ou  Satan  pourraient 
les  aller  prendre  à  l'endroit  où  ils  sont  maintenant.  Tu 
as  beau  payer  d'effronterie... 

Il  n'acheva  pas;  sa  bouche  resta  béante  et  convulsive- 
ment agitée  ;  KoUan  avait  retiré  sa  main  de  son  pourpoint, 


I 


ROLLAN   PIEEHDE-FER  81 

et  montrait  l'étui  de  métal  trouvé  dans  les  vêtements  de 
Julien  d'Avaugour.  D'un  coup  d'œU  le  commandeur 
reconnut  cet  objet;  un  blasphème  sourd  s'étouffa  dans 
son  gosier;  il  frissonna  de  tous  ses  membres. 
•  —  Qui  t'a  donné  cela?  s'écria-t-il  en  s'élançant  pour 
saisir  l'étui. 
Eollan  le  repoussa  et  fit  jouer  le  ressort. 

—  Voilà  mes  titres,  dit-il.  Voilà  les  titres  d'Avaugour  ! 

—  Béponds  !  s'écria  encore  Gauthier  de  Penneloz,  qui 
lui  saisit  violemment  le  bras,  est-ce  lui  qui  t'a  donné  cela  ! 
Est-ce  lui?  Julien,  est-il  donc  revenu? 

Eollan  secoua  la  tête  et  répondit  : 

—  H  est  mort. 

—  Alors,  tu  as  le  pouvoir  d'un  démon  !  murmura  le 
commandeur  dont  l'esprit  était  en  proie  à  la  confusion  la 
plus  complète. 

—  Voici  même,  reprit  Eollan  en  choisissant  un  par- 
chemin parmi  les  autres,  voici  l'acte  qui  me  donne  et 
confère,  au  nom  de  la  confrérie,  le  titre  de  connétable  de 
Bretagne. 

Ces  derniers  mots  semblèrent  frapper  le  commandeur 
comme  un  trait  de  lumière.  Saphysionomie  s'éclaira,  bien 
qu'il  fît  effort  pour  cacher  sa  joie  soudaine;  les  rides  de  son 
front  disparurent;  tous  ses  traits,  bouleversés  naguère, 
reprirent  instanément  une  apparence  de  calme  diplo- 
matique. 

—  Quoi  !  demanda-t-il,  les  lettres  patentes  aussi? 
Eollan  déplia  le  parchemin  ;  le  commandeur  le  parcou- 
rut en  affectant  une  grande  curiosité. 

— -  En  effet,  dit -il  en  prodiguant  les  marques  de  plus 
vif  dépit,  c'est  bien  cela  !  l'acte  est  authentique  !  voici 
jusqu'à  ma  propre  signature  parmi  les  autres  !  Maître, 
de  quelque  source  que  vous  teniez  ces  titres,  leur  possession 
vous  met  dans  une  position  presque  inexpugnable,  je  suis 
trop  franc  pour  nier  cela  !  Je  suis  soldat,  je  passe  pour 
brave,  mais  le  vrai  courage  ne  consiste  pas  à  lutter  contre 


82  ROLLAJ^   PIED-DE-FER 

rimpossible,  tous  avez  là  de  trop  fortes  armes  !  Tout  à 
l'heure,  je  vous  croyais  échec  et  mat,  mais  c'est  moi  qui 
compte  les  cases  de  réchiquier  en  définitive,  et  je  vous 
demande  à  capituler  honorablement. 

Il  disait  ces  choses  avec  une  sorte  de  gaieté  mélancoli- 
que, à  la  manière  de  ceux  qui  font  contre  fortune  bon 
cœur. 

Puis,  donnant  à  sa  voix  des  inflexions  de  franche 
bonhomie,  il  ajouta  : 

—  Mon  camarade,  vous  comprenez  bien  que  je  ne  pou- 
vais deviner  cela"?  Et  pourtant,  voyez  le  pressentiment  : 
Aux  Etats,  je  me  suis  tu,  n'est-ce  pas  une  providence^  Je 
ne  donnerais  pas  pour  dix  mille  pistoles  la  bonne  chance 
que  j'ai  eue  de  me  mettre  ainsi  dans  votre  jeu.  Séparés 
nous  pouvions  nous  entre-nuire;  une  fois  que  nous  serons 
réunis,  rien  ne  nous  résistera.  Les  partisans  d'Avaugoux 
et  de  Penneloz  forment  la  majorité  des  États  comme  celle 
de  la  population;  sans  savoir  même  quels  sont  vos  projets, 
je  vous  propose  mon  aide  et  mon  amitié.  Peut-on  mieux 
faire? 

Eollan  garda  le  silence.  Le  commandeur,  croyant  qu'il 
hésitait,  ôta  son  gant  et  lui  tendit  la  main  en  disant  ronde- 
ment. 

—  AUons-y  mon  camarade,  ne  vous  gênez  pas,  touchez- 
là,  c'est  de  bon  cœur. 

Le  courrier  recula  d'un  pas. 

—  Gauthier  de  Penneloz,  dit-il  d'une  voix  grave  en  se 
dressant  de  toute  sa  hauteur,  étant  en  péril  de  mort,  j'ai 
juré  que,  si  Dieu  me  prêtait  vie,  Julien  d'Avaugour,  mon 
seigneur  et  mon  frère,  serait  vengé.  Je  tiendrai  mon  ser- 
ment, je  vous  en  préviens  en  toute  loyauté.  Mais  présen- 
tement, comme  l'heure  de  justice  n'est  pas  venue  et  que 
j'ai  un  autre  devoir  plus  pressant  à  remplir,  il  me  plaît 
d'accepter  une  partie  de  vos  offres.  Entre  nous  deux,  il  ne 
peut  jamais  y  avoir  de  paix,  entendez -vous,  jamais.  Guerre 
ou  trêve  !  Je  vous  donne  à  choisir  entre  la  guerre  immé- 


ROLLAN    PIED-DE-PER  83 

diate,  sans  merci,  ou  la  trêve  loyalement  observée  jusqu'au 
jour  où  l'un  de  nous  dira  :  c'est  assez. 
Un  sourire  erra  sur  la  lèvre  du  commandeur. 

—  La  trêve  !  s'écria-t-il  avec  empressement  ;  contre  un 
ennemi  tel  que  vous,  mon  cousin,  la  guerre  vient  toujours 
assez  tôt.  Je  choisis  la  trêve. 

Ce  fut  tout.  Les  deux  interlocuteurs  marchèrent  en- 
semble vers  la  porte;  sur  le  seuil,  le  commandeur  s'inclina 
et  dit  avec  une  gaîté  feinte,  qui  dissimulait  assez  bien 
sa  haineuse  et  narquoise  arrière-pensée  : 

—  Si  nul  autre  que  moi,  désormais,  ne  vous  conteste 
votre  qualité,  vous  mourrez  chevalier  d'Avaugour,  messire 
Eollan  Pied-de-Fer...  Je  prie  Dieu  qu'il  vous  garde. 

Quelques  secondes  après,  enfourchant  son  cheval,  qu'un 
page  tenait  en  bride  à  la  porte  extérieure,  Gauthier  ajou- 
tait à  part  lui  : 

—  Merci  pour  ta  trêve,  insolent  valet  !  En  récompense 
je  veux  te  garder  ma  parole  ;  il  ne  tiendra  pas  à  moi  que  tu 
ne  meures  Avaugour,  et  sous  peu  !  Je  vais  m'occuper  de  tes 
affaires. 

A  peine  de  retour  à  son  hôtel,  le  commandeur,  sans 
perdre  le  temps  à  faire  préparer  ses  équipages,  donna 
quelques  ordres  concernant  Eeine  de  Goëllo,  et  partit, 
pour  Paris,  suivant  les  traces  de  IMM.  de  Gondi  et  de  Pon- 
chartrain,  dont  la  retraite  ressemblait  à  une  déroute. 

Pendant  les  quelques  jours  qui  suivirent,  Eollan  ne 
manqua  pas  d'assister  aux  séances  des  États  où  il  acquit 
une  prépondérante  influence  :  cette  période  fut  marquée 
par  plusieurs  mesures  vigoureuses  prises  par  l'assemblée 
dans  l'intérêt  de  la  conservation  des  franchises  bretonnes. 
Nous  n'exprimons  point  ici  notre  avis  sur  ces  privilèges 
provinciaux  dont  on  trouve  la  raison  d'être  dans  l'histoire- 
môme  des  moyens  employés  pour  établir  l'unité  française, 
mais  qui  contribuèrent  d'une  façon  si  funeste  à  miner  le 
pouvoir  royal.  Nous  racontons,  voilà  tout.  Ceux  qui  attri- 
buent à  Voltaire  et  à  Eousseau  les  premiers  semis  de  l'idée 


84  ROLLAN  PIKD-DE-FER 

révolutionnajje  sont  sans  doute  de  bonne  foi,  mais  le 
proverbe  voit  plus  loin  qu'eux,  et  plus  clair  :  L'État,  de 
mênae  que  l'homme,  n'est  jamais  trabi  que  par  les  siens. 

Bientôt  Eollan,  connu  de  tous  sous  son  nom  d'empnint, 
dut  perdre  toute  inquiétude;  la  grande  notoriété  pubUque 
qu'il  s'était  acquise,  jointe  à  l'existence  entre  ses  mains 
de  titres  incontestables,  mettait  son  «  usurpation  d'iden- 
tité »  à  l'abri  de  toutes  attaques.  Jean  de  Eieux  lui-même, 
revenant  par  impossible  sur  son  assertion  première,  et 
niant  l'identité  du  prétendu  cbevalier  d'Avaugour,  eût 
trouvé,  malgré  sa  renommée  de  véracité  scrupuleuse, 
plus  de  contradicteurs  que  d'adhérents.  La  case  laissée 
vide  par  la  mort  de  Julien  était  remplie.  L'association 
bretonne  avait  un  chef,  et  ce  chef,  à  cause  de  sa  modéra- 
tion même,  devait  tenir  tête  longtemps  au  gouvernement 
royal. 


VI 


LA  DAME  D  AVAUGOUB 


Eeine  de  Goëllo  attendait  toujours  le  retour  du  cheva- 
lier, son  époux.  Au  temps  où  Gauthier  de  Penneloz 
espérait  encore  une  décision  favorable  de  la  cour  de 
Eome,  touchant  Tannulation  de  ses  vœux,  il  s'était  mis 
ouvertement  sur  les  rangs  comme  prétendant  à  la  maia 
de  sa  pupille.  En  faisant  sa  demande,  il  avait  exprimé 
de  vagues  inquiétudes  sur  le  sort  de  celui  qu'il  appelait 
son  noble  ami  et  coucin  et  donné  à  entendre  qu'il  le 
regardait  comme  décédé,  mais  Eeine  avait  repoussé  bien 
loin  ce  qu'elle  croyait  être  un  grossier  mensonge.  Sa  ten- 
dresse était  profonde  et  sincère;  le  temps  avait  peine  à 
tuer  son  espoir. 

Les  semaines  et  les  mois  s'étaient  écoulés  :  il  y  avait 
maintenant  plus  de  deux  années  que  Eeine  espérait  la 
venue  de  son  époux,  l'attendant  toujours  d'heure  en 
heure.  EUe  connaissait  assez  le  noble  cœur  de  Julien  pour 
ne  point  redouter  son  inconstance.  Elle  se  réfugiait  dans 
le  peu  qu'elle  savait  du  mytère  de  sa  vie.  Sans  doute 
il  était  retenu  loin  d'elle  par  de  grands  intérêts,  prisonnier 
peut-être  et  empêché  de  lui  donner  de  ses  nouvelles. 
M.  le  cardinal  ne  passait  point  pour  sangainaire,  mais  il 
n'avait  pas  non  plus  la  réputation  d'être  un  ennemi 
scrupuleux.  Et  qui  sait'^  Julien  qui  n'ignorait  point 
le  caractère  déloyal  du  commandeur,  attendait-il  tout 


86  ROLLAN   PIED-DE-FER 

■uniment  sa  majorité  à  elle,  Eeine,  pour  reparaître,  parler 
liant  et  déclarer  publiquement  le  mariage  secret. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  mesure  que  le  temps  passait,  Tin- 
quiétude  et  la  tristesse  entraient  dans  le  cœur  de  Eeine. 
Deux  ans  !  Est-il  un  cachot  si  profond  d'où  l'on  ne  puisse 
parler  on  écrire  à  ceux  qu'on  aime?  sui*tout  quand  il 
s'agit  de  donner  à  une  jeune  mère  des  nouvelles  de  son 
fils? 

Eeine  avait  un  fils  qu'elle  n'avait  embrassé  qu'une 
seule  fois,  qu'était-il  devenu  ce  cher  enfant  qui  occupait 
une  si  grande  place  dans  la  pensée  de  Eeine? 

Lors  de  sa  très  courte  visite  au  château  de  GoëUo,  qui 
ne  s'était  jamais  renouvelée,  le  chevalier  Julien  d'Avau- 
gour  avait  parlé  de  l'enfant  qu'il  aimait  passionnément, 
on  peut  dire  que  Eeine  et  lui  n'avaient  parlé  que  de 
l'enfant  :  le  nom  d'Arthur  était  sans  cesse  sur  leurs  lèvres. 
Mais  tout  cela  était  si  loin  :  Eeine  avait  un  naturel  vail- 
lant, mais  elle  était  mère;  eUe  souffrait  le  martyr. 

n  y  avait  une  circonstance  étrange  :  EoUan  Pied-de- 
Fer  lui-même,  l'ami  fidèle,  infatigable,  qui  servait  jadis 
de  messager  aux  deux  époux,  avait  aussi  disparu  pour 
Eeine,  et  cela,  dès  l'époque  où  Julien  d'Avaugour  s'éta  t 
montré  pour  la  première  et  la  dernière  fois  en  Bretagne. 
Depuis  lors,  il  est  vrai,  elle  avait  presque  toujours  habité 
Eennes,  où  le  commandeur  de  Kermel  avait  fixé  sa  rési- 
dence, après  l'assemblée  générale  des  Frères  Bretons, 
tenue  au  manoir  des  comtes  de  Vertus. 
,  C'est  en  ce  manoir,  dont  la  douve  servit  de  lieu  de  scène 
aux  premiers  événements  de  notre  histoire,  que  nous 
allons  rejoindre  la  jeune  femme  de  Julien  d'Avaugour; 
le  commandeur,  en  partant  pour  Paris,  avait  choisi, 
pour  l'y  reléguer  le  château  de  Goëllo,  non  point  parce 
qu'il  faisait  partie  de  son  propre  patrimoine,  mais  parce 
qu'il  était  entouré  de  remparts  et  fortifié  comme  une 
prison.  Seule  avec  ses  femmes  et  Baër,  le  vieux  concierge, 
elle  passait  ses  jours  dans  la  tristesse,  à  peine  soutenue 


ROLLAN   PIED-DK-FER  87 

par  un  reste  d'espérance  qui  allait  sans  cesse  diminuant. 
Un  soir  qu'elle  était  à  sa  fenêtre,  rêvant,  comme  d'habi- 
tude, au  temps  de  son  bonheur,  elle  entendit  un  bruit 
dans  le  feuillage,  au  delà  du  saut  de  Vertus  :  un  homme 
sortit  de  l'ombre,  se  découvrit  et  agita  son  feutre. 

Reine  poussa  un  cri,  et  se  rejeta  en  arrière,  la  main 
sur  son  cœur  pour  en  contenir  les  battements  :  elle  avait 
cru  reconnaître  Julien  d'Avaugour. 

Elle  appela  ses  femmes  à  grands  cris  pour  ordonner 
qu'on  baissât  le  pont-levLs  toujours  relevé. 

Baër  hésita  ;  il  avait  reçu  du  commandeur  ordre  formel 
de  tenir  le  château  fermé  à  tout  venant  :  mais  un  geste 
Impérieux  de  sa  maîtresse  fit  taire  ses  scrupules.  Le  vieil- 
lard eut  peur,  tant  il  y  avait  de  soudaine  autorité  dans 
la  pose  de  la  jeune  femme,  de  puissance  hautaiue  et 
irrésistible  dans  son  regard  :  à  l'occasion,  ce  mâle  sang 
des  souverains  de  Bretagne  se  révélait  sous  la  guimpe 
d'une  demoiselle,  comme  sous  le  haubert  d'un  chevalier. 

Le  pont-levis  fut  baissé  :  Rollan  franchit  le  seuil,  et 
Eeine  qui  reconnut  son  erreur,  s'écria  : 

—  Ce  n'est  que  vous. 

—  Madame,  répondit  Rollan  qui  portait  un  fardeau 
sous  son  manteau,  il  faut  que  je  vous  parle  sans  témoin. 

Eeine  éloigna  aussitôt  ses  femmes. 

Mais  avant  de  dire  ce  qui  se  passa  entre  elle  et  le  courrier 
il  nous  faut  reculer  de  quelques  heures  en  arrière. 

Rollan  arrivait  de  Rennes  où  il  poursuivait  son  œuvre 
avec  une  inébranlable  persévérance.  Ayant  jugé  ce  que 
nous  appelons  son  identité  suffisamment  établie  aux  États, 
il  avait  pris  vacances,  pour  se  rendre  au  bourg  de  Hédé, 
dans  la  maison  d'Anne  Marker,  où  était  l'enfant  Arthur. 
Là,  le  premier  ^dsage  qu'il  rencontra  fut  celui  de  Corentin 
Bras,  son  adversaire  dans  le  duel  nocturne  du  saut  de 
Vertus.  Le  rustre  recula,  ébahi  en  le  voyant  vêtu  comme 
un  prince. 

—  Vivant...  et  gentilhomme  !  s'écria-t-U  en  se  signant. 


88  ROLLAN    PIED-DE-FER 

—  Chut  !  dit  Eollan,  qui  mit  un  doigt  sur  sa  bouclie. 
J'ai  vu  d'étranges  choses  dans  les  entrailles  de  la  terre, 
mon  camarade,  et  parmi  d'autres  recettes,  celui  dont 
on  ne  dit  point  le  nom,  m'a  enseigné  le  moyen  de  faire 
taire  les  gens  qui  se  souviennent  de  trop  loin.  .     ""-> 

—  Monseigneur  !  balbutia  Corentin  épouvanté,  je  serai 
muet. 

—  Va- t'en,  et  ne  reviens  point  tant  que  je  serai  dans 
cette  maison. 

Corentin  s'éloigna  aussitôt,  mais  il  se  retourna  maintes 
fois  pour  jeter  un  regard  curieux  et  craintif  sur  ce  manant 
que  l'enfer  avait  fait  grand  seigneur.  Le  lendemain,  on 
se  répétait  dans  le  bourg  de  Hédé  une  histoire  de  plus, 
touchant  la  tradition  du  saut  de  Vertus.  Plus  d'un  jeune 
gars  se  promit  de  tenter  quelque  jour  l'aventure,  pour 
gagner  lui  aussi,  une  brillante  épée  et  un  pourpoint  de 
velours. 

H  y  eut  entre  Eollan  et  Anne  une  scène  courte  et  doulou- 
reuse. La  jeune  fille  avait  agivis-à-vis  de  Corentin  comme 
Eeine  avec  le  commandeur  de  Kermel;  eUe  avait  traité 
de  fable  le  récit  de  Corentin,  et  attendait  toujours  celui 
qu'elle  croyait  son  fiancé.  A  sa  vue,  eUe  se  précipita, 
rouge  de  bonheur;  puis  eUe  s'arrêta  confuse  et  indécise  : 
ce  riche  costume  l'effrayait. 

—  Anne,  dit  Eollan,  je  viens  chercher  l'enfant  que  je 
vous  confiai  autrefois. 

—  Le  chercher,  répéta  la  jeune  fille;  vous  venez  le 
chercher  ! 

Comme  EoUan  gardait  le  silence,  elle  baissa  la  tête; 
une  larme  vint  se  suspendre  aux  longs  cils  de  sa  paupière. 

—  L'enfant  est  ici,  reprit-eUe;  ma  mère  et  Corentin 
voulaient  l'exposer  à  la  charité  des  passants;  moi,  j'aurais 
mieux  aimé  mourir  ! 

Le  courrier  fit  un  pas  vers  elle. 

—  Anne,  je  vous  remercie,  dit-il;  je  savais  que  vous 
étiez  une  bonne  et  généreuse  fille. 


ROLLAN   PIED-DE-FER  89 

Au  geste  de  EoUan,  Anne  a^ait  tendu  sa  main:  ces 
froides  paroles  la  glacèrent  jusqu'au  fond  du  cœur. 

—  Le  temps  presse,  reprit  le  courrier  :  je  n'ai  point  le 
loisir  de  m'arrêter. 

—  Oh  !  pourquoi  vous  ai-je  vu  !  s'écria  la  jeune  fille, 
dont  les  sanglots  éclatèrent  ;  pourquoi  vous  ai-je  vu,  vous 
qui  deviez  m'oublier  sitôt  ! 

Eollan  se  détourna  pour  cacher  son  trouble.  Dans  sa 
vie  solitaire  nulle  ne  lui  avait  témoigné  pareil  attachement, 
et  comme  il  était  bon,  la  pensée  de  briser  un  bon  cœur  le 
navrait. 

—  Je  n'ai  rien  oublié,  dit-il;  Dieu  m'est  témoin  que  je 
ne  vous  ai  point  trompé;  mais  je  ne  m'appartiens 
plus. 

—  Appartenez-vous  à  une  autre  !  murmura  la  pauvre 
jeune  fille  en  tombant  sur  un  siège. 

—  Je  ne  m'appartiens  plus  !  répéta  Eollan  avec  effort* 
Anne  trouva  dans  sa  fierté  la  force  de  se  relever. 

—  Je  vais  chercher  l'enfant,  dit-elle. 

Eollan  la  suivit  du  regard;  quand  il  fut  seul,  un  soupir 
souleva  sa  poitrine. 

—  Ayez  pitié  de  moi,  mon  Dieu!  muvmura-t-il;  je 
vivrai  seul. 

Puis,  recevant  l'enfant  des  mains  de  la  jeune  fille  qui 
revenait,  il  prit  en  silence  le  chemin  de  la  porte.  Sur  le 
seuil,  il  se  retourna  : 

—  Anne,  dit-il  d'une  voix  brisée,  nous  ne  devons  plus 
nous  revoir  sur  cette  terre.  Priez  pour  moi  et  ne  me  mau- 
dissez pas.  Dieu  m'a  imposé  une  rude  tâche,  et  je  n'ai  que 
les  forces    d'un    homme...    Soyez    heureuse,    ma    fille. 
Adieu  ! 

L'instant  d'après  on  entendait  son  pas  précipité  sur 
la  pelouse  de  la  cour.  Anne  se  pencha  pour  saisir  un 
dernier  bruit  :  on  n'entendait  plus  rien. 

—  C'est  bien  lui,  pourtant  !  s'écria  Corentin  en  se  mon- 
trant tout  à  coup  derrière  la  porte  où  il  s'était  caché  du- 


90  ROLLAN   PIED-DE-FER 

rant  cette  scène  :  il  n'y  a  point  au  monde  d'autre  homme 
que  Eollan  Pied-de-Fer  pour  courir  comme  cela...  Le 
diable  n'aura  pas  voulu  de  lui. 

Eollan  prit  en  effet  sa  course  au  seml  de  la  maison 
d'Anne  Marker,  et  ne  s'arrêta  que  sur  le  tertre  de  Goëllo. 
Il  avait  cru  tromper  ainsi  son  émotion;  mais  lorsqu'il 
franchit  le  pont-levis,  la  sueur  qui  baignait  son  front 
n'était  point  le  produit  de  la  fatigue.  Quand  les  femmes 
de  Eeine  se  furent  éloignées,  il  entr'ouvrit  son  manteau 
et  mit  un  genou  en  terre,  x^renant  dans  ses  mains  le  far- 
deau qu'il  portait. 

—  Madame,  dit-il,  voici  votre  enfant. 

Il  déposa  le  jeune  Arthur  endormi  dans  les  bras  de  sa 
mère.  CeUe-ci,  d'abord  tout  entière  à  la  joie,  couvrait  son 
fils  de  baisers. 

—  Comme   il   lui   ressemble  !    disait -eUe    en    extase, 
Comme  il  est  beau  ! 

EUe  ne  pouvait  se  lasser  de  contempler  ce  cher  et  vivant 
portrait  de  Julien,  son  mari. 

Puis,  se  rapprochant  vivement  de  EoUan,  qui  la  re- 
gardait en  silence,  elle  ajouta  : 

—  Et  lui  !  quand  dois- je  le  revoir?  ai- je  pu  tarder  si 
longtemps  à  vous  faire  cette  question. 

Le  courrier  secoua  tristement  la  tête. 

—  Puisse  l'enfant  toujours  vous  tenir  Ueu  du  père, 
murmura-t-il. 

Et  comme  les  beaux  yeux  de  Eeine  l'interrogeaient 
avec  épouvante,  il  ajouta  : 

—  Eemerciez  Dieu,  madame,  dont  la  miséricorde  vous 
a  gardé  cette  précieuse  consolation. 

Eeine  ne  comprit  pas  tout  de  suite;  elle  ne  voulait  pas 
comprendre. 

Mais  enfin,  son  regard  se  voUa,  et  une  pâleur  livide  se 
répandit  sur  ses  traits  comme  si  tout  le  sang  de  son  corps 
se  fut  retiré.  Elle  fit  effort  poiu-  parler,  sa  voix  restait  dans 
sa  gorge. 


I 


KOLLAN    PIED-DE-FER  91 

—  Mort?  demanda-t-elle  enfin  si  bas  que  Eollan  eut 
peine  à  Tentendre  :  il  est  mort  ! 

—  Assassiné,  Madame,  oui,  répondit-il. 
Reine  chancela  et  tomba  évanouie. 

Une  heure  après,  la  dame  d'Avaugour  était  demi- 
couohée  dans  un  vaste  fauteuil  ;  ses  yeux  restaient  encore 
pleins  de  larmes.  Debout  devant  elle  se  tenait  Eollan; 
il  parlait  avec  respect,  mais  d'une  voix  ferme  et  pressante. 

—  Maître,  je  ne  puis  approuver  cette  audacieuse 
folie,  dit  enfin  Eeine  avec  fierté;  l'héritier  d'Avaugour 
et  de  Goëllo  n'achètera  point,  de  mon  aveu,  à  un  prix  si 
extravagant  la  protection  d'un  vassal  tel  que  vous.  Il 
m'étonne  que  vous  ayez  pu  concevoir  un  instant  l'espé- 
rance de  me  faire  la  complice  d'une  pareille  entreprise. 

Le  rouge  monta  au  front  de  Eollan  qui  fit  effort  pour 
retenir  une  parole  prête  à  jaillir  de  ses  lèvres. 

Quand  il  eut  pris  le  temps  de  se  recueillir,  il  dit  avec 
un  respect  empreint  de  tristesse  : 

—  Madame,  je  sais  le  peu  que  je  suis,  ce  serait  de  ma 
part  un  condamnable  orgueil  que  devons  dire:  Je  pardonne 
donne;  pourtant,  je  ne  mérite  point  votre  insulte.  H  y  a 
près  d'ici  une  pauvre  âme  qui  souffre  et  m'appelle,  m'ac- 
cusant  d'avoir  brisé  sa  vie.  C'est  une  douce  et  pure 
jeune  fille  qui  a  servi  de  mère  à  votre  enfant,  et  que  la 
calomnie  n'a  point  épargnée.  Vous  lui  devez  de  la  re- 
connaissance, madame;  moi,  je  lui  devais  davantage,  et 
peut-être  que  je  suis  bien  las  d'être  toujours  seul  sur  cette 
terre  où  chaque  créature  a  quelqu'un  à  aimer.  Pourtant, 
ce  soir,  je  lui  ai  dit  adieu  pour  jamais...  à  cause  de  vous, 
madame,  à  cause  de  votre  fils,  à  cause  du  souvenir  de 
mon  maître  qui  m'appelait  son  ami...  J'ai  fait  serment  : 
j'ai  juré  que  Julien  d'Avaugour  serait  vengé  et  que  l'en- 
fant Arthur  aurait  sou  héritage...  Madame,  c'est  à  cela 
que  je  travaille  et  je  ne  travaille  qu'à  cela.  H  faut  que  mon 
œuvre  s'achève  et  que  mon  serment  soit  tenu.  Je  le  veux  ! 

—  Mais  vous  n'y  pensez  pas,  maître  !  dit  Eeine  ébranlée 


92  ROLLAN    PIED-DE-FER 

par  la  persistance  solennelle  du  courrier  ;  et  par  l'autorité 
de  son  accent;  moi,  la  veuve  d'Avaugour,  la  Me  de  Goëllo, 
rhéritière  de  Bretagne,  que  je  consente  à  prendre  pour 
époux... 

—  Moi  !  interrompit  Kollan  non  sans  quelque  amertune. 
A  Dieu  ne  plaise,  Madame  !  vous  ne  m'avez  pas  compris. 
Oh  !  vous  pouvez  avoir  confiance  en  moi,  qui  fus  l'humble 
frère  du  chevalier  pendant  sa  vie,  qui  lui  donnai,  je  puis 
le  dire  tous  mes  jours,  et  qui,  après  sa  mort,  pardon  pour 
cette  parole,  Madame,  lui  donne  encore  mon  repos,  mon 
espoir,  mon  bonheur  peut-être,  car  je  l'ai  dit  et  je  le 
répète  :  je  veux  que  son  enfant,  devenu  homme,  soit  un 
puissant,  un  breton  loyal  et  un  vrai  chevalier,  Il  est  temps 
de  parler  autrement  que  par  énigmes,  Madame  :  écoutez- 
moi  et  jugez -moi  : 

[^Ici  Eollan  répéta  devant  Eeine  avec  de  plus  amples 
explications,  ce  qu'il  avait  dit  à  Jean  de  Eieux,  la  veille 
de  la  première  séance  des  États.  L'effet  fut  le  même  :  à 
mesure  qu'il  parlait,  le  visage  de  la  jeune  femme  s'éclair- 
cissait  et  s'animait  de  plus  en  plus 

—  Eollan,  dit-elle  enfin,  je  vous  prie  de  me  pardonner; 
vous  êtes  un  généreux  serviteor,  vous  êtes  un  fidèle  ami; 
agissez  poux  le  mieux;  je  mets  ma  personne  et  celle  de  mon 
fils  à  votre  garde. 

—  Merci,  merci,  ma  noble  dame  !  s'écria  Eollan,  qui 
fléchit  de  nouveau  le  genou.  Notre  ennemi  est  fort,  mais 
le  ciel  est  pour  nous,  puisqu'il  me  donne  votre  confiance; 
l'éousson  d'Avaugour  sera  relevé,  j'en  suis  sûr.  Die  a  me 
ledit! 

Gauthier  de  Penneloz,  pendant  cela,  ne  perdait  point 
son  temps.  A  peine  arrivé  à  Paris,  au  lieu  de  se  mettre 
en  quête  de  MM.  de  Eetz  et  de  Pontchartrain,  il  se  rendit 
immédiatement  auprès  du  cardinal -ministre.  Dans  l'anti- 
chambre, il  rencontra  M.  de  Eetz  qui  sortait  fort  mé- 
content du  cabinet  :  il  avait  demandé  tout  uniment  des 
troupes  pour  mettre  messieurs  des  États  à  la  raison,  et 


ROLLAN   PIED-DE-FER  93 

Son  Eminence  avait  accueilli  cette  ouverture  par  le  refus 
le  plus  péremptoire.  Il  s'agissait  bien  en  vérité  du  Parle- 
ment breton  !  Celui  de  Paris  faisait  aussi  des  siennes  ;  en 
ce  moment,  M.  le  cardinal  avait  plus  d'occupations  qu'il 
n'en  fallait  pour  oublier  les  récalcitrants  d'une  demi- 
douzaine  de  provinces;  s'il  eût,  par  hasard,  possédé  des 
soldats  de  reste,  la  Fronde,  bête  folle,  à  cent  têtes  rieuses 
et  biscornues  qui  se  faisait  de  plus  en  plus  intraitable, 
lui  aurait  sur-le-champs  fourni  les  moyens  de  les  utiliser. 

Le  propre  neveu  de  M.  le  duc  de  Eetz,  Jean-François 
de  Gondi,  si  fameux  depuis  sous  le  nom  de  cardinal  de 
Eetz,  remuait  alors  Paris  de  fond  en  comble  en  société 
avec  M.  de  Beauf  ort,  en  guerre  avec  M.  le  prince,  et  M.  de 
BouiUon,  et  M.  de  Longueville  et  toute  une  cohue  de 
grands  seigneurs  encanaillés  avec  toute  ime  séquelle  de 
robins  :  si  bien  que  Son  Eminence  en  perdait  la  tête.  Et 
de  fait  le  diable  lui-même  y  eut  jeté  sa  langue  aux  chiens. 
Tous  ces  gens -là  vivaient  au  vent  et  grinçaient  du  soir 
au  matin  comme  une  collection  de  girouettes,  et  quoique 
les  révolutionnaires  en  fussent  encore  à  l'enfance  de  leur 
art  égoïste  et  rapinier,  ils  tii'aient  tous  assez  bien  déjà 
leur  épingle  du  jeu  aux  dépens  de  la  France. 

Cette  pauvre  France  a  toujours  aimé  qui  la  pille;  et 
ce  goût  national  du  peuple  le  plus  spirituel  de  l'univers 
n'a  fait  que  croître  et  embellir  depuis  le  temps. 

M.  le  duc  de  Eetz  salua  en  passant  le  commandeur 
de  Kermel  qui  était  son  compère  et  lui  raconta  en  peu  de 
mots  le  résultat  malheureux  de  son  audience,  après  quoi, 
il  gagna  au  pied  en  lui  jetant  ce  souhait  ironique. 

—  Monsieur  mon  cousin,  je  vous  désire  meilleure  chance 
mais  je  ne  l'espère  pas. 

Gauthier  de  Penneloz  pourtant  ne  se  découragea  point 
et  fut  introduit  à  son  tour;  le  ministre  le  reçut  d'un  air 
froid;  mais  dès  les  premiers  mots  la  physionomie  de 
Son  Eminence  changea  brusquement;  un  sourire  sa- 
tisfait vint  se  poser  sur  sa  lèvre  et  ne  la  quitta  plus. 


04  ROLLAN    PIED-DE-FER 

C'est  que,  au  liea  d'une  armée,  Gauthier  de  Penneloz 
ne  demandait  qu'un  ordre  de  la  cour  et  quelques  sergents  ; 
il  ne  s'agissait  plus  avec  lui  de  combattre  une  province 
rebelle,  mais  d'arrêter  un  coupable  de  haate  trahison. 
Le  coupable  était  Julien  d'Avaugour;  les  preuves  ne  man- 
queraient pas  pour  motiver  son  arrestation,  et,  au  besoin, 
faire  tomber  sa  tête;  le  chevalier  d'Avaugour  portait  sur 
sa  personne  un  acte,  signé  des  principaux  mécontents,  qui 
l'instituait  chef  d'une  ligue  formée  pour  arracher  la  Bre- 
tagne à  la  légitime  domination  de  Sa  Majesté  Très  Chré- 
tienne. 

Gauthier  donna  les  détails  les  plus  précis  sur  l'orga- 
nisation et  les  forces  des  Frères  Bretons  et  appuya  prin- 
cipalement sur  cette  circonstance  que  Julien  mort,  la 
confrérie  tomberait  d'elle-même. 

n  ne  s'arrêta  pas  là  ;  passant  à  cette  question  insoluble 
en  apparence,  l'intronisation  d'un  administrateur  de  l'im- 
pôt, Gauthier  prétendit  avoir  un  expédient  infaillible 
pour  faire  évanouir  la  difficulté.  Le  cardinal  accueillit 
cette  annonce  avec  un  plaisir  évident;  la  Bretagne, 
jusqu'alors,  avait  été  pour  la  couronne  une  sorte  de  nue 
propriété;  or,  le  gouvernement  du  roi  avait  plus  que 
jamais  besoin  d'argent.  Gauthier  entra  dans  une  argu- 
mentation détaillée  et  suffisamment  plausible,  d'où  il 
résultait  que  les  intendants  royaux  étaient  repoussés  sur- 
tout parce  que  Sa  Majesté  faisait  choix  systématiquement 
pour  occuper  cette  charge,  de  gens  étrangers  à  la  province. 

—  Que  votre  Eminence  choisisse  un  Breton,  dit  le 
commandeur  en  terminant,  et  je  lui  réponds  du  succès. 
Assurément  l'idée  ne  vous  viendrait  point  d'offrir  une 
pareille  charge  à  quelqu'un  de  ma  qualité,  mais  mon 
dévouement  pour  le  roi  est  si  grand  que  je  ferai  taire  ici 
ma  légitime  fierté.  Et  je  proclame  d'avance  que  j'accep- 
terais pour  pea  que  cette  mesure  eût  l'agrément  de  votre 
Eminence. 

Le  cardinal  eut  son  sourire  à  l'italienne.  Depuis  le 


I 


ROLLAN    PIED-DE-FER  95 

début  de  l'entrevue,  il  voyait  très  bien  où  le  commandeur 
en  voulait  venir;  il  est  probable  pourtant  que  ce  choix 
rentrait  pour  un  peu  dans  ses  vues  et  servait  pour  un  peu 
quelqu'un  de  ses  projets,  car  il  prolongea  très  gracieuse- 
ment l'audience,  et  Gauthier  de  Penneloz,  quand  il  sortit, 
avait  le  front  tout  radieux. 

Cependant,  avec  ce  grand  ministre  dont  les  romanciers 
et  les  hommes  de  théâtre  ont  tracé  des  caricatures  presque 
aussi  nombreuses  et  aussi  bien  réussies  que  leurs  fameux 
portraits  du  roi  Louis  XI  avec  son  chapeau  entouré  de 
saints  de  plomb,  il  y  avait  souvent  assez  loin  de  la  coupe 
aux  lèvres,  c'est-à-dire,  de  la  promesse  à  l'exécution.  Un 
temps  fort  long  se  passa  que  Gauthier  de  Penneloz  em- 
ploya, selon  ses  goûts,  à  mener  joyeuses  vie.  La  cour  ne 
niait  nullement  l'engagement  pris.  Mais  le  résultat  ne 
venait  point. 

Enfin,  après  plus  d'une  année,  un  beau  matin,  M.  le 
commandeur  de  Kermel  put  plier  bagages  et  partit  en 
compagnie  de  M.  le  duc  de  Eetz  qui  avait,  lui  aussi, 
obtenu  satisfaction.  Ils  étaient  tous  Its  deux  en  fort  heu- 
reuse humeur,  ayant  licence  dûment  cachetée  de  prendre 
sur  leur  route  portion  des  sergenteries  des  sénéchaussées 
d'Anjou  et  de  Normandie,  voire  même  quelques  troupes 
des  garnisons  voisines  de  la  frontière  bretonne. 

M.  le  commandeur  avait  en  outre  dans  son  porte- 
manteau de  voyage  la  commission  régulièrement  scellée 
d'intendant  royal  pour  la  province  de  Bretagne. 

Cette  charge  d'mtendant,  beaucoup  plus  considé- 
rable que  son  titre  ne  semble  l'indiquer,  était  une  magis- 
trature assez  haute  puisqu'elle  comportait  le  droit  de 
vérification  dans  tout  cas  de  noblesse  contestée  :  ceci  à 
cause  du  statut  qui  exemptait  les  nobles  hommes  de  l'obli- 
gation de  payer  tailles. 

Maître  RoUan  Pied-de-Fer  n'avait  qu'à  se  bien  tenir 
sous  le  pourpoint  de  Julien  d'Avaugour. 

Nos  deux  seigneurs  allaient  gaiement  ne  doutant  point 


96  ROLLAN    PIED-DE-FER 

du  succès  de  leur  caravane  et  savourant  d'avance  avec 
grande  joie  la  prochaine  confusion  de  leurs  adversaires. 

A  leur  arrivée  à  Rennes,  ils  trouvèrent,  ou  du  moins 
GautMer  de  Penneloz,  le  nouvel  intendant,  trouva  une 
nouvelle  qui  modéra  sensiblement  son  allégresse. 

La  veiUe,  avait  eu  lieu  à  TégUse  cathédrale  de  Saint- 
Mélaine,  une  solennelle  cérémonie  ;  des  noces  magnifiques 
auxquelles  toute  la  ville  avait  assisté;  les  États  deBretagne 
ayant  soustrait  d'autorité  à  la  tutelle  illégale  du  comman- 
deur de  Kermel  l'héritière  des  comtes  de  Vertus,  celle-ci 
déclarée  majeure,  avait  rendu  public  un  mariage  secret 
antérieur  contracté  avec  son  parent,  Julien  chevalier 
d'Avaugour.  Le  peuple  de  Eennes,  idolâtre  du  sang  de 
ses  anciens  maîtres,  avait  crié  de  bon  cœur  Noël  pour 
Avaugour  et  Goëllo. 

Les  deux  époux  avaient  été  installés,  en  grande  pompe, 
à  l'hôtel  de  Vertus,  fief  de  Reine  de  Goëllo. 

Cet  événement  inattendu  renversait  de  nouveau  tous 
les  projets  du  commandeur;  c'était,  en  vérité,  à  n'y  pas 
croire.  Était-il  bien  possible  que  RoUan  eût  poussé  la 
hardiesse  jusqu'à  essayer  de  tromper  la  femme  du  mort  ! 

Et  l'ayant  essayé  pouvait-on  admettre  un  seul  ins- 
tant qu'il  eût  réussi'? 

Et  s'il  n'avait  pas  réussi  que  fallait-il  penser  de  ce 
mariage  extraordinaire  qui  était  un  fpit  patent,  pubUc, 
indéniable? 

A  ces  questions  point  de  réponse  possible. 

Mais  ce  qui  porta  au  comble  la  rage  du  commandeur, 
c'est  qu'en  même  temps,  il  apprit  l'existence  d'un  héritier 
mâle  de  cinq  ans  déjà;  non  seulement  il  avait  été  joué, 
mais  il  allait  avon'  à  rendre  compte  de  l'immense  domaiae 
de  sa  pupille  entre  les  mains  d'un  ennemi. 

Par  surcroît,  l'ordre  de  la  cour  lui  devenait  inutile.  Cet 
ordre,  en  effet,  n'était  exécutable  qu'après  la  dissolution 
de  l'assemblée,  à  cause  de  l'inviolabilité  attachée  à  la 
qualité  de  membre  des  États;  or,  d'ici  là,  Gauthier  devrait 


ROLLAN   PIED-DE-FER  97 

se  dessaisir  des  biens  de  Vertus  qui  étaient  sa  suprême 
ressource  :  ses  prodigalités  pendant  ses  divers  séjours  à 
Paris,  For  qu'il  avait  jeté  à  pleines  mains  en  Bretagne 
pour  se  faire  des  créatures,  ayant  absorbé  dès  longtemps 
son  propre  patrimoine  en  entier. 

Sa  situation  de  chevalier  de  Malte,  séparé  de  Tordre, 
mais  non  encore  sécularisé  avait  ruiné  son  crédit.  Eendre 
rhéritage  de  sa  pupille  c'était  pour  lui  tomber  à  plat,  plus 
bas  que  le  dénuement  même,  dans  le  trou  sans  fond  ot.  les 
malversateui's  sont  noyés  sous  le  mépris  populaire. 

Cette  perspective  l'effraya  au  point  de  lui  faire  perdre 
toute  prudence.  Pendant  que  MM.  de  Ketz,  de Coëtlogon 
et  autres,  employaient  la  soii'ée  à  relever  le  courage  des 
gens  du  roi,  fort  malmenés  en  ces  derniers  temps  par  le 
parti  breton,  mené  par  EoUan,  et  préparaient  leurs  bat- 
teries pour  engager  la  lutte  avec  quelque  avantage,  le 
commandeur  introduisait  secrètement  dans  la  ville  à 
tout  risque,  les  soldats  et  les  hommes  des  sergenteries 
normandes. 

n  ne  songeait  plus  à  cette  charge  d'intendant  qu'il 
avait  tant  désirée  :  se  défaire  violemment  de  l'homme  qui 
ressuscitait  en  quelque  sorte  Julien  d'Avaugour  et  rendait 
par  ce  seul  fait  son  premier  crime  inutile,  voilà  qu'elle 
était  son  unique  pensée. 

Durant  la  nuit,  l'hôtel  de  Goëllo  fut  cerné  à  petit  bruit; 
Eollan  sortait  de  grand  matin  d'ordinaire  pour  conférer 
avec  Jean  de  Eieux,  avant  de  se  rendre  aux  États  ;  les 
estafiers  du  commandeur  se  jetèrent  sur  lui  à  dix  pas  de 
l'hôtel,  et,  au  nom  du  roi  de  France,  lui  demandèrent  son 
épée  on  l'appelant  M.  d'Avaugour. 

Eollan  se  vit  perdu  dès  le  premier  instant  ;  la  rue  était 
déserte  encore;  il  était  seul  contre  cinquante  hommes 
bien  armés  et  qui  semblaient  résolus  à  pousser  les  choses 
vers  l'extrême. 

Sans  essayer  une  défense  inutile,  le  prétendu  chevalier 
d'Avaugour  rendit  son  épée,  qui  était  en  effet  celle  de 


98  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Julien  et  prit  le  chemin  de  la  Tour-le-Bât,  ancien  palais 
ducal,  servant  alors  de  prison. 

La  route  était  longue  de  la  maison  des  comtes  de  Vertus 
jusque-là.  L'escorte  se  hâtait,  craignant  de  rencontrer 
quelque  bourgeois  matinal;  le  chef,  portant  un  large 
feutre  qui  tombait  sur  son  manteau  relevé  avait  recom- 
mandé dès  l'abord  à  ses  gens  un  silence  absolu.  En  cet  homme 
qui  cachait  avec  tant  de  soin  son  visage,  Eollan  n'avait 
pas  eu  de  peine  à  reconnaître  Gauthier  de  Penneloz  lui- 
même;  par  un  geste  rapide  et  inaperçu,  il  s'était  assuré 
que  l'étui  contenant  les  titres  de  son  maître  défunt  et  qui 
formaient  le  meilleur  de  sa  force  à  lui,  Eollan,  était  bien 
là  sur  sa  poitrine. 

Mesurant  ensuite  sa  situation  d'un  coup  d'oeil  rapide,  il 
vit  qu'une  seule  chance  de  salut  lui  restait. 

L'escorte  devait  passer  sous  les  fenêtres  de  l'hôtel 
d'Acigné,  occupé  par  le  sire  de  Châteauneuf  :  Jean  deEieux 
se  promenait  très  souvent  sur  la  terrasse  en  attendant  la 
venue  de  l'ancien  courrier,  devenu  l'homme  le  plus  im- 
portant de  la  province  de  Bretagne.  Jean  de  Eieux 
aimait  à  le  saluer  de  loin  et  le  premier.  Aussitôt  que 
Eollan  aperçut  à  distance  les  profils  grisâtres  du  vieil 
édifice,  il  porta  avidement  son  regard  vers  la  terrasse 
oii  il  espérait  distinguer  la  silhouette  de  son  ami. 

Mais  la  terrase  était  solitaire. 

Le  courrier  sentit  le  découragement  envahir  son  âme; 
néanmoins  il  tenta  un  dernier  effort  :  malgré  les  injures 
et  les  voies  de  fait  de  son  escorte,  il  ralentit  sa  marche; 
les  sergents  le  traînèrent  d'abord;  puis,  quatre  d'entre 
eux  le  saisirent  et  le  portèrent,  cela  dura  quelques  minutes 
pendant  lesquelles  Eollan  levait  sur  la  terrasse  un  regard 
furtif  et  plein  d'angoisse;  personne  ne  paraissait. 

Enfin  l'escorte  dépassa  l'hôtel;  Eollan  baissa  la  tête 
et  n'opposa  plus  de  résistance. 

Une  dernière  fois  il  se  retourna  au  moment  où  un  coude 
de  la  rue  allait  masquer  la  demeure  de  Jean  de  Eieux  :  un 


ROLLAN   PIED-DE-FER  99 

homme,  accoudé  sur  la  balustrade  de  la  terrase,  regardait 
de  loin  le  passage  de  ces  soldats  inconnus.  Eollan  poussa 
un  cri  perçant;  l'homme  tresBaillit  et  se  pencha  en  avant. 

L'escorte  se  rua  aussitôt  sur  le  captif,  mais  il  était 
trop  tard  :  ces  mots,  prononcés  d'une  voix  retentissante, 
traversèrent  l'espace  et  parvinrent  aux  oreilles  de 
Jean  de  Eieux  : 

—  Avaugour  est  prisonnier  des  gens  du  roi. 


VII 


JEAN  DE  EIEUX 


C'était  là  le  grand  danger  de  ces  luttes  où  l'intérêt  du 
roi  était  en  réalité  pour  si  peu  de  chose,  et  où  l'iatérêt  de 
îa.  vraie  liberté  n'était  pour  rien.  Tout  retombait  sur  le 
roi,  c'est-à-dire,  sur  l'autorité  légitime. 

Ceux  qui  avaient  mine  d'oppressem-s  et  qui  défendaient, 
en  définitive,  l'unité  de  la  France  s'appelaient  les  gens 
DU  ROI.  Quoi  qu'ils  fissent,  le  roi  avait  la  responsabilité 
de  tout.  Les  privilèges  fondés  ou  non,  les  intérêts  parti- 
culiers, les  ambitions,  les  égoïsmes  apprenaient  à  s'ameuter 
contre  le  roi. 

Le  peuple  ne  se  mêlait  point  encore  de  l'aventure,  as- 
surément, et  ce  qu'on  appelle  la  Eévoluution  était  loin. 

Mais  connaissez-vous  quelqu'un  de  sain  d'esprit  qui 
puisse  prétendre  avec  quelque  sérieux  que  l'opération 
politique  qu'on  appelle  la  Eévolution  ait  été  faite  par 
le  peuple? 

Ou  pour  élargir  la  question  en  la  haussant,  pour  lui 
donner  toute  l'ampleur  de  sa  sincérité,  est-il  un  historien 
méritant  ce  nom  qui  ait  pu  dire,  la  main  sur  la  conscience, 
que  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  l'heure  pré- 
sente, le  peuple  ait  été  l'auteur  d'une  seule  révolution. 

Complice,  il  l'est  parfois,  je  ne  dis  pas  :  par  sa  nature  il 
est  sujet  à  d'étranges  ivresses  qui  ont  fait  au  cours  des 
siècles  la  fortune  inexplicable  de  tant  de  coquins?. 

Victime,  il  l'est  toujours  et  le  sera  fatalement  jusqu'à 


ROLLAN   PIED-DE-FER  101 

la  fin  des  âges.  Mais  principal  coupable  ayant  combiné 
et  perpétré  le  crime,  jamais. 

Qu'est-il  besoin  du  peuple?  Les  autres  classes  sociales 
suffisent.  Quel  intérêt  a  le  peuple?  Tous  les  intérêts  ap- 
partiennent aux  autres  classes  sociales. 

Les  tribuns  du  peuple  eux-mêmes  ne  sont  jamais  du 
peuple.  C'est  im  métier  d'occasion  comme  celui  de  ces 
étranges  bergers  qui  mènent  les  moutons  non  point  au 
pâturages,  mais  à  l'abattoir. 

Ce  sont  là  des  vérités  vraies,  inutiles  à  dire.  Le  monde 
vit  ainsi  de  la  maladie  dont  il  mourra. 

Eevenons  à  notre  histoire  et  entrons,  s'il  vous  plaît, 
en  la  grand'salle  du  palais  des  États  de  Bretagne. 

La  séance  de  ce  jour  avait  été  fixée  par  M.  le  duc  de 
Eetz,  président,  IVIIM.  de  Coëtlogon,  Pierre  de  Caradeuc, 
l'aïeul  du  fameux  La  Cbalotais  et  le  commandeur  de  Kermel 
pour  tenter  un  coup  décisif.  Selon  toute  apparence,  l'in- 
tendance de  l'impôt  allait  enfin  être  établie. 

Les  très  honnêtes  gentilshommes  que  nous  venons  de 
nommer,  y  compris  même  le  député  du  pays  nantais, 
Albert  de  Gondi,  duc  de  Eetz,  ne  savaient  nullement  de 
quelle  couleur  était  la  conscience  de  Gauthier  de  Penneloz, 
qui  passait  seulement  pour  un  personnage  de  vie  peu 
réglée  et  perdu  de  dettes. 

Dès  le  matin,  M.  de  Eetz  et  le  lieutenant  de  roi,  suivis 
de  leurs  adhérents,  occupèrent  la  salle,  déterminés  à  voter 
dès  qu'ils  seraient  en  nombre,  afin  d'enlever  par  surprise 
la  mesure  si  opiniâtrement  contestée. 

Les  partisans  de  l'indépendance  bretonne  n'étaient 
point  prévenus;  d'un  autre  côté,  la  minorité  française  se 
fortifiait  maintenant  de  toutes  les  voix  acquises  à  Gauthier 
de  Penneloz, 

Si  ce  dernier  eût  été  à  son  poste,  peut-être  l'intermi- 
mioable  bataille  aurait-elle  été  gagnée  cette  fois  par  la 
France;  mais  le  commandeur  ne  venait  pas. 

Au  moment  où,  fatigué  de   l'attendre,    le    président 


102  ROLLAN    PIED-DE-FER 

ouvrait  la  bouche  pour  mettre  sur  le  tapis  la  proposition, 
un  flot  de  gentilshommes  indépendants,  ayant  à  leur 
tête  le  sire  de  Châteauneuf,  se  précipita  dans  la 
salle. 

Jean  de  Eieux  était  pâle;  sous  ses  sourcils  froncés,  ses 
yeux  brillaient  d'un  sombre  éclat.  Il  traversa  d'un  pas 
rapide  toute  l'étendue  de  la  salle,  et  vint  se  placer  en  fa<îe 
du  fauteuil  de  la  présidence. 

—  Moi,  Jean  de  Eieux,  dit-il  en  se  couvrant,  en  mo-n 
nom  et  de  mon  autorité,  je  vous  fais  prisonnier,  monsieur 
le  duc. 

En  même  temps,  il  appuya  sa  main  sur  l'épaule  du 
maréchal  pair  de  France. 

Ce  geste  et  ces  paroles  furent  suivis  d'un  moment  de 
stupeur.  Puis  le  clergé  se  leva  en  masse,  ainsi  que  la  portion 
française  du  tiers  et  de  la  noblesse,  pour  protester  contre 
cet  acte  inouï  commis  dans  l'enceinte  inviolable  des  États. 
M.  le  duc  de  Ketz  avait  dégainé;  mais  le  sire  de  Château - 
neuf,  le  désarmant  sans  elïort,  le  retint  près  de  lui  dans 
l'attitude  d'un  captif. 

—  Messire,  s'écria  le  lieutenant  de  roi  en  s'avançanrt 
l'épée  nue;  je  vous  requiers  de  mettre  fin  sur  l'heure  à  ce 
scandale  ! 

—  Arrière!  dit  Jean  de  Eieux;  parlez,  s'il  vous  plaît, 
à  distance...  ou  plutôt,  écoutez,  car  je  vais  parler,  moi 
qui  ne  parle  point.  Quand  la  loi  cesse  de  protéger  la  no- 
blesse du  royaume,  la  noblesse  reprend  son  droit  de  se 
défendre  elle-même.  J'ai  agi  en  mon  nom,  sachez  cela, 
parce  que,  en  l'absence  de  mon  cousin  M.  d'Avaugour  et 
de  ]MM.  mes  aînés  de  Eieux,  je  ])rétends  prendre  sous  ma 
seule  responsabilité  l'acte  que  je  viens  d'accomplir  et 
tous  les  actes  que  j'ai  la  volonté  de  provoquer  oltérieu- 
remeut  !  mai^^  M.  le  duc,  en  réalité,  n'est  pas  tant  mon 
prisonnier  que  l'otage  de  la  province  insultée.  Ce  n'est 
pas  moi  qui  ai  commencé;  notre  plus  saint  privilège  vient 
d'être  outrageusement  mis  en  oubli.  Au  nom  du  roi,  des 


ROLLAN   PIED-DE-FER  103 

gens  portant  l'uniforme  de  France  ont  porté  la  main  sur 
un  membre  des  États  de  Bretagne  ! 

Un  long  murmure  s'éleva,  semblable  à  ces  bruits  sourds 
qui  précèdent  les  tempêtes. 

Le  sire  de  Châteauneuf,  avant  de  se  rendre  aux  États, 
avait  fait  convoquer  tous  les  Frères  Bretons  qui  se  trou- 
vaient en  ville.  Tandis  qu'il  parlait,  de  nouveaux  arrivants 
entraient  sans  cesse,  qui  invariablement  se  rangeaient  à 
ses  côtés.  La  partie  bientôt  devint  inégale  de  nouveau, 
mais  l'avantage  était  désormais  aux  indépendants.  Cent 
voix  irritées  demandèrent  à  la  fois  le  nom  du  captif. 

—  Ce  n'est  pas  le  premier  venu,  prononça  solennel- 
lement Jean  de  Eieux,  c'est  le  plus  respecté  parmi  nous, 
l'héritier  des  souverains  à  qui  obéissaient  nos  pères  : 
c'est  Julien  chevalier  d'Avaugour. 

—  Coupable  de  haute  trahison,  voulut  ajouter  le  lieu- 
tenant de  roi. 

f  Mais  un  tulmute  se  fit,  que  la  voix  seule  de  Jean  de 
Eieux  put  dominer. 

—  Coupable  ou  non,  dit-il  en  fixant  son  regard  dé- 
daigneux sur  M.  de  Coëtlogon,  les  franchises  de  notre  Parle- 
ment ne  peuvent  souffrir  de  son  fait...  et  c'est  grand'pitié 
certes,  de  voir  des  gens  de  haut  nom  et  race  déserter 
l'héritage  de  leurs  aïeux,  pour  se  vendre  corps  et  bras  à 
l'étranger  !  J'ai  dit  I'étranger,  gens  de  Bretagne,  car  nous 
sommes  ici  chez  nous,  sur  la  terre  des  ducs,  et  les  rois  n'y 
peuvent  rester  maîtres  que  par  notre  libre  volonté,  à  la 
condition  de  respecter  les  articles  du  pacte  d'union  qu'ils 
ont  signé,  —  et  juré  ! 

A  ces  mots,  Jean  de  Eieux  se  tourna  vers  son  illustre 
prisonnier  et  le  somma  de  le  suivre. 

—  A  moi,  les  sujets  fidèles  de  Sa  Majesté  le  roi  !  s'écria 
le  duc  de  Eetz  qui  mit  l'épée  à  la  main. 

—  A  moi,  messieurs  mes  frères  !  dit  Jean  de  Eieux 
dont  la  mara  resta  désarmée. 

Il  y  eut  im  instant  d'hésitation  sur  les  bancs  français; 


104  ROLLAN   PIED-DE-FER 

plusieurs  rapières  furent  tirées  à  demi  hors  du  fourreau; 
mais  un  décuple  rang  de  gentilshommes  se  pressait  déjà 
autour  de  Jean  de  Eieux. 

—  Donc,  monsieur  de  Coëtlogon,  reprit  Messire  Jean 
en  se  mettant  en  marche,  voici  le  Parlement  dissous  par  ce 
fait  qui  reste  à  votre  charge.  Suivant  le  bon  plaisir  de 
Sa  Majesté  le  roi,  nous  serons  Sa  Majesté  et  nous  en  paix 
ou  en  guerre;  mais  qu'il  ne  soit  pas  touché  un  cheveu  sur 
la  tête  de  M.  le  chevaUer  d'Avaugour,  ou,  par  le  saint  nom 
de  Dieu  !  M.  le  duc  que  voici  ne  vous  bénira  pas  à  l'heure 
de  sa  mort  ! 

Jean  de  Eieux,  sire  de  Châteauneuf  traversa  la  salle, 
le  front  haut,  menant  devant  lui  M.  le  duc  de  Eetz  ;  toute 
la  partie  bretonne  des  États  le  suivit.  Les  tenants  du  roi 
de  France  formant  à  peine  le  tiers  de  l'assemblée,  res- 
tèrent en  face  de  l'insulte  exorbitante  faite  au  souverain 
pouvoir,  et  de  leur  impuissance  actuelle  à  venger  cet  ou- 
trage. 

—  Maudit  soit  le  commandeur  de  Kermel  !  s'écria 
Coëtlogon  dès  qu'il  se  vit  seul  avec  ses  fidèles  ;  il  faut  qu'il 
ait  été  affligé  de  démence  soudaine.  Jean  de  Eieux  a 
raison  :  grâce  à  l'équipée  du  commandeur.  C'est  nous  qui 
avons  commencé...  La  cour  nous  désavouera,  et  nous 
serons  forcés  de  subir  encore  les  conditions  de  ces  rustres 
entêtés...  Eetirons-nous,  Messieurs. 

n  était  trop  tard.  Le  sire  de  Châteauneuf,  dont  la  rude 
énergie  s'alliait  à  une  gi'ande  prudence,  avait  fait  ce  qu'il 
fallait,  rien  de  plus;  mais  ses  adhérents  n'étaient  pas 
d'humeur  à  s'arrêter  en  si  beau  chemin.  Dès  que  la  pré- 
sence de  Jean  de  Eieux  ne  les  contint  plus,  ils  se  répan- 
dirent tumultueusement  par  la  ville  criant  aux  armes  et 
faisant  sonner  les  cloches  de  toutes  les  paroisses  en  tocsin. 
Bientôt,  la  population  débordée  inonda  les  abords  de  la 
place  du  palais. 

Quand  M.  de  Coëtlogon  parut  sous  le  vestibule,  des  cris 
de  mort  frappèrent  de  tous  côtés  ses  oreilles. 


ROLIAN   PIED-DE-FER  105 

Par  bonheur,  le  lieutenant  de  roi,  immédiatement  après 
la  sortie  du  sire  de  Châteauneuf,  avait  envoyé  un  exprès 
à  la  Tour-le-Bât,  avec  ordre  de  remettre  en  liberté  celui 
qu'il  nommait  Julien  d'Avaugour.  Eollan  Pied-de-Fer, 
libre,  se  montra  aux  regards  de  la  foule.  Des  hurlements 
d'enthousiasme  s'élèvent  aussitôt;  le  faux  chevalier  fut 
saisi  et  porté  en  triomphe;  on  oublia  pour  un  instant  les 
gens  du  roi. 

Mais  cette  effervescence  joyeuse  ne  pouvait  être  que 
passagère;  la  haine  de  tarda  pas  à  reprendre  le  dessus. 
Les  fanatiques  de  la  séparation  absolue,  voyant  la  cir- 
constance favorable,  excitaient  la  foule  sans  relâche;  le 
moment  vint  où  les  gentilshommes  de  la  minorité,  cer- 
nés par  un  populaire  immense,  et  acculés  contre  la  grande 
portedupalais  qu'on  avait  refermée  derrière  eux,  durentson- 
ger,  non  pas  à  se  défendre,  mais  àvendrechèrementlearvie. 

—  A  mort,  les  valets  de  cour  !  criaient  la  basse  noblesse 
et  les  petits  bourgeois. 

M.  de  Coëtquen-Combourg,  qui  était  un  grand  seigneur, 
pourtant,  ennemi  personnel  du  lieutenant  de  roi,  avait 
déjà  croisé  le  fer  avec  lui  sans  souci  du  secours  désho- 
norant que  lui  prêtait  l'émeute.  Ce  fut  alors  que  Eollan 
Pied-de-Fer,  qui  était  parvenu  à  se  débarrasser  de  ses 
frénétiques  porteurs,  put  s'élancer  au  milieu  de  la  mêlée. 
Sur  la  première  marche  du  perron,  il  se  trouva  face  à  face 
avec  Jean  de  Eieux. 

^? —  Merci  de  nous  !  s'écria  M.  de  Coëtlogon  à  cette  vue; 
voici  pour  nous  achever  !  recevons  comme  il  faut  le  coup 
de  grâce  ! 

Mais,  à  l'instant  même  oîi  il  baissait  son  épée  désormais 
inutile,  il  vit  avec  une  indicible  surprise  Julien  d'Avau- 
gour  et  le  sire  deChâteauneuf  se  jeter  entre  les  deux  partis 
et  couvTir  les  plus  malmenés  parmi  les  Frauçais.  Le  cheva- 
lier ayant  fait  sa  trouée  s'était  croisé  les  bras  sur  la  poi- 
trine, et  tournait  le  dos  au  parti  vaincu  qu'il  protégeait 
ainsi  de  son  corps. 


106  RÔLLAN   PIED-DE-FER 

A  son  aspect,  la  foule  avait  instinctivement  reculé,  mais 
to  us  les  regards  étaient  enflammés  de  colère,oe  râle  menaçant 
qui  est  comme  le  ranquement  des  séditions  grondait  encore. 

—  Le  premier  sang  qui  coulera  sera  le  mien,  dit  EoUan 
d'une  voix  calme  et  sonore.  Depuis  quand  les  bourgeois 
de  la  bonne  ville  de  Eennes  et  messieurs  des  États  font- 
ils  métier  de  coupe -gorge?...  C'est  trahison  que  d'user 
de  violence,  car,  aujourd'hui  que  les  ennemis  de  nos  fran- 
chises peuvent  compter  leurs  forces  et  les  nôtres,  ils  sont 
vaincus  à  toujours...  Qui  aime  la  Bretagne  me  suive  !  je 
vais  en  l'église  de  Saint -Sauveur,  rendre  grâce  à  Dieu 
qui  nous  protège. 

EoUan  Pied  de-Fer,  ombre  vivante  de  Julien  d'Avau- 
gour,  et  peut-être  bien  supérieur  à  lui,  exerçait  sur  les 
partisans  de  l'indépendance  une  sorte  d'autorité  royale; 
ils  étaient  habitués  à  regarder  le  nom  qu'il  portait  comme 
celui  de  leur  maître  futur.  Les  plus  exaltés  s'arrêtèrent, 
croyant  qu'un  secret  motif  politique  le  faisait  agir  ainsi. 
Lorsque  Jean  de  Eieux  et  lui,  se  tenant  par  la  main,  se 
mirent  en  marche  vers  Saint -Sauveur,  tous  les  suivirent, 
envoyant  aux  gens  du  roi,  en  guise  de  suprême  avanie, 
quelques  ironiques  protestations  de  respect. 

—  Messieurs,  dit  le  duc  de  Eetz  qiii  survenait  en  ce 
moment,  mis  en  liberté  sur  l'ordi-e  du  sire  de  Châteauneuf , 
je  vends  à  qui  voudra  les  acheter  mon  duché  du  Nantais  et 
mes  autres  terres  en  Bretagne.  Item,  je  fais  serment  sur 
mon  salut  de  ne  remettre  jamais  les  pieds  en  cette  sau- 
vage et  discomtoise  contrée  ! 

Un  sentiment  de  fierté  nationale  se  réveilla  à  ces  der- 
niers mots,  dans  l'âme  de  M.  de  Coëtlogon. 

—  Sauvage,  mais  loyale,  monsieur  le  duo,  dit -il;  dis- 
courtoise, mais  clémente.  Si  messieurs  de  la  Confrérie 
eussent  agi  comme  on  fait  à  Paris  en  semblable  cas,  vous 
ne  seriez  point  ici  pour  les  injurier  à  distance. 

M.  de  Eetz  tint  parole;  il  partit  le  soir  même  et  ne  revint 
plus. 


ROLLAN   PIED-DE-FER  107 

Comme  le  leeteiir  a  pu  le  voir,  Gauthier  de  Ponneîoz 
ne  parut  point  en  tout  ceci.  Troublé  déjà  par  la  crainte 
des  conséquences  possibles  de  cette  entreprise  folle,  qu'il 
avait  conçue  et  exécutée  dans  un  premier  mouvement  d'é- 
pouvante et  de  rage,  mais  trop  avancé  pour  reculer  désor- 
mais, il  s'était  retiré  dans  son  hôtel,  tout  de  suite  après 
avoir  ferm^  sur  RoUan  les  verroux  de  la  Tour-le-Bât  et 
comptait  faire  partir  son  captif  pour  Paris  le  lendemain. 

Tant  que  dura  la  séance  des  États,  ses  valets  firent  le 
voyage  du  palais  à  Thôtel  de  Kermel,pourluienrapproteT 
les  incidents  à  mesure  qu'ils  avaient  lieu. 

Parmi  les  messages  qu'il  reçut  ainsi,  aucun  n'était 
de  nature  à  calmer  ses  inquiétudes;  le  dernier  annonçait 
la  mise  en  liberté  du  chevalier  et  son  triomple  définitif. 

Gauthier  fut  attéré;  puis,  l'excès  du  péril  lui  rendant 
son  audace,  il  se  fit  habiUer  à  la  hâte,  et  prit  la  route  de 
l'église  Saint-Sauveur.  Lorsqu'il  arriva,  Jean  de  Rieux  et 
Eollan  se  donnait  l'accolade  sur  le  perron,  aux  grands  ap- 
plaudissements de  la  foule.  Gauthier  s'avança  le  front 
haut;  le  peuple,  qui  ne  savait  point  son  apostasie,  s'ouvrit 
respectueusement  pour  loi  livrer  passage. 

—  Messieurs,  dit  le  commandeur  en  montant  les  degrés, 
je  viens  me  joindre  à  vous  pour  prier  comme  pour  com- 
battre; mes  frères  me  trouveront  toujours  prêt. 

Rollan  le  couvrit  d'un  regard  fixe  et  sévère,  et  se  pen- 
chant à  l'oreiUe  de  Jean  de  Eieux,  il  dit  quelques  paroles 
à  voix  basse.  Gauthier  devinait  chaque  mot,  comme  s'il 
l'eût  entendu  prononcer  distinctement;  il  demeurait  im- 
mobile dans  l'attitude  d'un  coupable  qui  attend  son  arrêt. 
Aux  premières  paroles  de  Rollan,  le  sire  de  Châteauneuf 
fit  un  geste  de  surprise  et  de  violente  indignation. 

—  N'est-il  pas  temps  de  punir  tant  de  perfidie  !  s'écria- 
t-il  en  touchant  son  épée. 

Le  courrier  lui  retint  le  bras. 

—  Messire,  dit-il,  cet  homme  a  notre  secret,  je  ne  veux 
point,  pour  venger  une  injure  personnelle,  compromettre 


108  ROLLAN   PIED-DE-FER 

le  suooès  de  mon  œuvre.  L'enfant  Arthur  n'est  pas  encore 
un  homme.  Voici  le  traître,  meutrier  de  Julien  d'Avaugour, 
impuissant  désormais,  parce  qa'il  est  démasqué.  Laissons- 
le  vivre  jusqu'au  jour  où  Eollan  Pied-de-Fer,  découvrant 
aussi  son  visage,  lui  demandera  compte  du  sang  de  son 
maître  assassiné. 

Sans  s'occuper  davantage  de  Gauthier,  il  franchit  le 
seuil  de  Saint-Sauveur. 

—  H  n'a  pas  osé  !  murmura  le  commandeur  avec  un 
triomphant  sourire;  l'occasion  était  belle,  il  l'a  manquée, 
je  n'ai  plus  rien  à  craindre  de  lui  ! 

Et  il  passa  le  seuil  à  son  tour.  La  vieille  église  où  la 
Vierge  miraculeuse  avertit  Bertrand  Duguesclin  de  l'ap- 
proche des  Anglais,  eut  peine  à  contenir  la  foule  qui  se 
pressa  dans  sa  nef  ce  jonr-là.  Un  Te  Deum  solennel  fut 
chanté.  Nobles  et  bourgeois  avaient  motif  de  se  réjouir  : 
ce  fut  en  effet,  le  commencement  d'une  ère  pacifique  et 
glorieuse  pour  la  province  de  Bretagne. 

Une  négociation  s'entama  entre  Avaugour,  pour  les 
États  et  le  cardinal,  pour  le  roi;  on  peut  dire,  sans  exagé- 
ration, qu'ils  traitèrent  de  puissance  à  puissance.  Dans 
ses  lettres  à  son  aimé  cousin,  M.  le  chevalier  d'Avaugour, 
plénipotentiaire  des  États,  Son  Éminence  l'engageait,  en 
termes  qui  ressemblaient  singulièrement  à  une  prière, 
à  ne  point  allumer  le  feu  de  la  guerre  civile  entre  les  fidèles 
sujets  du  roi,  lui  promettant  en  récompense,  de  ne  jamais 
ramener,  par  son  fait,  la  question  de  l'intendance,  qui 
semblait  si  fort  mal  sonner  à  toutes  les  oreilles  bretonnes. 


vin 


UN  VBAI  BRETON 


En  1662,  le  château  de  Goëllo,  enfin  restitué  à  Eeine 
par  le  commandeur  de  Kermel,  était  habité  par  te,  noble 
famille  d'Avaugour.  Eeine  était  toujours  belle,  bien  que 
douze  années  se  fussent  écoulées  depuis  les  événements 
que  nous  avons  racontés.  Le  jeune  Arthur  avait  pris  la 
taille  virile.  Le  chevalier  ainsi  qu'on  appelait  toujoui'S 
Rollan,  s'était  chargé  lui-même  de  l'éducation  de  son  fiJs, 
et  Arthur  savait  tout  ce  qu'un  héritier  de  grande  race  doit 
savoir. 

Il  n'était  pas  seulement  vaillant  homme  d'armes  et 
cavalier  accompli;  son  «  père  »,  ne  le  quittant  jamais  d'un 
instant,  avait  développpé  avec  soin  les  qualités  de  son 
âme;  il  l'avait  fait  généreux,  aimant  et  dévoué  :  on  eût 
trouvé  difficilement  dans  la  province  un  adolescent  de 
meilleure  espérance. 

Pour  Rollan  lui-même,  sa  nature  physique  avait 
considérablement  fléchi.  Ce  n'était  plus  ce  seigneur  au 
martial  aspect,  que  nous  avons  vu  jadis  dominer  les  États 
de  Bretagne,  et  imposer  silence  d'un  geste  à  la  foule 
ameutée.  Ces  douze  années  avaient  opéré  en  lui  un  chan- 
gement extraordinaire  :  ses  reins  s'étaient  voûtés,  son 
front  chauve  se  penchait  vers  la  terre. 

Tous  croyaient  que  cette  vieillesse  anticipée  était  le 
fi'uit  de  ses  travaux  excessifs  :  il  avait  tant  fait  pour  le 
bien-être  de  la  province  !  Eoilau,  depuis  douze  ans,  était 


110  ROLLAN    PIED-DE-PER 

comme  la  providence  visible  des  États; les  trois  ordres 
avaient  en  lui  si  grande  confiance,  qu'il  n'aurait  eu  qu'à 
vouloir  pour  saisir  la  puissance  suprême,  ou  du  moins, 
pour  entraîner  son  pays  dans  cette  guerre  d'indépendance 
quêtant  de  vieux  bretons  souhaitaient  toujours  en  leurcœur. 

Mais  nous  1  avons  déjà  dit,  Kollan  possédait  un  esprit 
vaste  et  supérieur  à  toute  égoïste  pensée,  il  avait  compris 
parfaitement  que  le  bien-être  et  la  sécurité  de  la  Bretagne 
n'étaient  pas  dans  l'iadépendanoe  absolue;  il  avait  de- 
viné dès  longtemps  l'avenir  précaire  d'un  petit  pays  en- 
clavé entre  deux  grands  royaumes  sympathisant  avec 
l'un  toujours,  et  forcé  de  s'allier  sans  cesse  avec  l'autre. 
Cependant  s'il  ne  voulait  point  la  scission,  il  prétendait 
conserver  intacte  et  entière  l'indépendance  relative  éta- 
blie par  le  contrat  d'union,  et  ses  efforts  avaient  été  jus- 
qu'alors couronnés  d'un  plein  succès. 

Louis  XIV  était  majeur;  sa  main  despotique  et  toute 
puissante  pesait  sans  contrôle  aucun  sur  le  reste  de  la 
France  :  la  Bretagne  seule  conservait  ses  libertés  octroyées, 
demeurait  libre,  et  semblait  à  l'abri  de  l'envahissement 
du  pouvoir  central. 

Les  États  venaient  d'être  convoqués  et  devaient  s'ou- 
vrir sous  peu;  le  chevalier  faisait  ses  préparatifs  pour  se 
rendre  à  Eennes  avec  madame  Eeine  d'Avaugour  sa 
femme  et  sou  fils,  Arthur,  comte  de  Vertus.  H  y  mettait 
une  solennité  singulière;  ou  eût  dit  qu'un  très  important 
projet  germait  dans  son  cerveau. 

D'ordinaire,  le  chef  de  la  maison  d'Avaugour  se  fai- 
sait remarquer  par  une  extrême  simplicité  de  vêtements, 
à  une  époque  où  les  seigneurs  bretons  rivalisaient  de 
luxe  et  de  fol  étalage;  cette  fois  il  ne  changea  point  de 
mode  pour  lui-même,  mais  il  voulut  que  le  jeune  Arthur, 
qui  venait  d'atteindre  sa  dix-huitième  année,  eût  l'équi- 
page de  prince  auquel  il  avait  droit.  Eeine  sembla  voir 
tout  de  suite  avec  inquiétude  ces  préparatifs  extraor- 
dinaires :  sans  doute  elle  avait  deviné  son  dessein. 


ROLLAN   PIBD-DB-FBR  111 

Elle  employa  inutilement  larmes  et  prières  pour  l'en 
détourner. 

:;    La  veille  du  jour  fixé  longtemps  à  Tavanoe,  le  chevalier 
donna  de  nouveau  et  péremptoirement  Tordre  du  départ. 

Vers  le  soir,  il  était  seul  dans  son  appartement,  la 
tête  penchée  entre  ses  mains;  il  méditait.  Le  sujet  de  ses 
réflexions  devait  être  pénible,  car,  de  temps  à  autre,  les 
rides  de  son  front  se  creusaient,  il  levait  les  yeux  au  ciel,  et 
un  douloureux  sourire  venait  errer  sur  sa  lèvre. 

Tout  à  coup  il  se  leva  brusquement,  comme  s'il  eût 
voulu  fuir  une  obsédante  pensée. 

—  Quelques  jours  encore,  murmura -t-il,  et  tout  sera 
fini.  Ce  supplice  me  tue  !  J'aurais  voulu  servir  de  père  à 
Tenfant  bien-aimé  deux  années  encore;  je  ne  puis...  non, 
je  ne  puis. 

H  regarda  ses  bras  amaigris,  et  essaya  vainement  de 
redresser  sa  taiUe  courbée. 

—  Ah  !  je  ne  puis,  reprit -il  pour  la  troisième  fois. 
Dieu  m'a  aidé,  c'est  certain,  et  je  lui  en  rends  grâce  du 
fond  de  mon  cœur.  J'ai  trouvé  le  courage  dans  l'aocompLis- 
sement  de  mon  devoir  et  la  résignation  dans  la  prière. 
Ma  tâche  est  a^îhevée,  pourquoi  prolonger  une  torture 
inutile?,..  Ma  femme  !  mon  fils  !  J'ai  une  femme  !  j'ai  un 
fils  !  Je  l'ai  dit,  tous  le  croient...  Seigneur,  mon  Dieu,  que 
j'aurai  aimé  tendrement  le  pauvre  foyer  où  vous  aiuiez  mis 
pour  moi  le  bonheur  laborieux  et  modeste  qui  était  le  lot 
de  mon  père  et  de  ma  mère  !  Seigneur,  oh  !  Seigneur  com- 
bien j'aurais  chéri  la  pauvre  famille  que  votre  bonté  m'eut 
donné,  ma  femme,  ma  vraie  femme,  mes  vrais  enfants,  mes 
fils  et  mes  fiUes...  Jésus  souffrant  !  La  peine  n'était  pas  au- 
dessus  de  mes  forces,  puisque  je  l'ai  supportée  avec  votre 
recours,  mais  j'ai  tout  dépensé  à  cela,  jeunesse,  énergie, 
espérance...  je  ne  me  repens  point,  mais  je  suis  las,  las 
jusqu'à  l'agonie.  J'ai  travaillé  tant  que  j'ai  pu;  j'ai  conser- 
vé à  la  veuve,  au  fils  de  mon  maître  leur  héritage  intact, 
droits  et  richesses  :  je  me  puis  reposer... 

8 


112  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Il  s'axrêta  et  reprit  presque  aussitôt  avec  un  triste  sourire. 

—  Pourtant  je  n'ai  pas  exécuté  tout  ce  que  j'avais 
promis;  j'avais  fait  aussi  un  serment  de  vengeance...  H 
y  a  si  longtemps  !  Gauthier  a  maintenant  beaucoup  d'âge, 
le  remords  a  dà  le  punir,  et  Dieu  pardonne  l'oubli  de  ces 
serments.  Si  je  laissais  vivre  ce  vieillard  !...  J'ai  beau 
cherolier  en  moi,  je  n'ai  plus  de  haine... 

H  fut  interrompu  par  l'entrée  d'un  valet  annonçant 
qu'une  femme  étrangère,  demandait  à  entretenir  sans 
retard  le  chevalier  d'Avaugour.  Eollan  était  accessible  à 
tous  ;  il  ordonna  qu'elle  fût  introduite. 

C'était  une  femme  au  visage  doux  et  bon,  belle  encore, 
bien  qu'elle  fût  parvenue  aux  plus  extrêmes  limites  de  la 
jeunesse.  Son  costume  était  celui  d'une  paysanne  aisée. 
Elle  entra,  et  chercha  le  chevalier  d'un  regard  empressé. 
Eollan  l'avait  reconnue  au  premier  coup  d'œU. 

—  Anne  Marker  !  s'écria-t-il. 

—  Est-ce  donc  bien  vous,  Eollan?  dit-elle.  Jamais  je 
n'aurais  cru  vous  trouver  si  changé. 

—  Ceux  qui  ne  m'ont  point  vu  depuis  douze  ans  ont 
peine  à  me  reconnaître,  murmura  le  courrier  avec  un  amer 
sourire. 

Puis  il  ajouta  tout  haut  : 

—  Anne,  qui  vous  amène  vers  moiî  ne  seriez-vous  point 
heureuse? 

Elle  baissa  la  tête  et  fut  quelques  secondes  sans  ré- 
pondre. 

—  Je  suis  heureuse,  dit-elle  avec  effort.  Dieu  m'a  fait 
la  grâce  d'aimer  le  père  de  mes  enfants.  J'ai  quitté  le  pays; 
je  me  suis  établie  bien  loin  d'ici.  Je  reviens  pour  vous, 
non  pour  moi,  et  je  veux  vous  révéler  un  secret;  mais  il 
faut  me  promette  de  ne  point  punir  mon  mari. 

—  Est-ce  Corentin  qui  est  votre  mari!  | 
■ —  Oui,  monseigneur. 

—  Parlez,  Anne,  je  vous  promets  de  ne  lui  faire  aucune 
peine. 


ROLLAN    PIED-DE-FER 


113 


. —  Monseigneur  ne  partez  point  demain  pour  Eennes  : 
voilà  ce  que  j'avais  à  vous  dire. 
Pourquoi? 

—  Parce  que,  sur  la  route  de  Eennes  un  assassin  vous 
attendia. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Celui  qui  le  sait  de  science  trop  certaine. 

—  Et  quel  est  l'assassin? 

—  Il  y  a  la  tête  et  il  y  a  le  bras. 

—  La  tête?... 

—  C'est  Gauthier  de  Penneloz,  commandeur  de  Kermel. 
Eollan  fit  un  geste  de  surprise  et  d'incrédulité, 

—  n  est  vieux,  dit-il,  et  bien  faible. 

—  Ha  beaucoup  de  haine.  La  haine  fait  de  l'or.  L'or 
achète  la  force. 

Eollan  semblait  hésiter  ;  Anne  ajouta  à  voix  basse  : 

—  Le  bras  de  Corentin,  mon  mari,  est  connu  à  vingt 
lieues  à  la  ronde  comme  le  plus  robuste.  Le  commandeur, 
dont  il  fut  longtemps  le  vassal,  ne  l'a  point  oublié. 
Gauthier  de  Penneloz  est  entré  l'autre  jour  dans  notre 
pauvre  demeure,  il  a  pris  à  part  Corentin.  Je  me  suis 
éloignée,  mais  une  voix  intérieure  m'a  dit  que  le  sort  d'un 
homme  qui  est  chéri  et  respecté  dans  toute  la  Bretagne, 
allait  se  décider.  Je  suis  restée  à  portée  d'entendre;  j'ai 
entendu  et  me  voici  venue.  Monseigneur,  pour  sauver  votre 
vie  et  celle  de  votre  héritier. 

—  Arthur  !  s'écria  Eollan  impétueusement.  A-t-il 
donc  aussi  menacé  la  vie  d'Arthur? 

—  C'est  surtout  la  vie  du  jeune  comte  de  Vertus  qui 
est  menacée.  Demain,  votre  fils  et  vous,  serez  attaqués 
entre  la  lande  de  Hédé  et  les  futaies  de  Goëllo. 

—  J'aurais  voulu  l'épargner,  murmura  Eollan  qui  se 
prit  à  parcourir  la  chambre  à  grand  pas;  mais  tant  que 
vivra  cet  homme,  le  sang  d'Avaugour  sera  en  péril, 
etmatâche  restera  inaccomplie...  Anne,  je  vous  remercie, 
reprit-il  à  voix  haute;  je  profiterai  de  votre  avis. 


114  ROLLAN   PIED-DE-PER 

—  Dieu  soit  donc  béni  !  s'écria  celle-ci  en  joignant  les 
mains. 

Elle  se  dirigea  vers  la  porte.  Au  bout  de  quelques  pas 
elle  se  retourna;  une  larme  brillait  à  sa  paupière. 

—  Rollan,  dit-elle...  pardon,  si  je  vous  noimne  ainsi, 
Monseigneur;  c'est  un  souvenir  lointain  et  pur,  que  le  res- 
pect a  épuré  encore,  car  je  connais  depuis  bien  des  jours 
votre  pieuse  et  belle  histoire...  Tout  à  l'heure,  vous  m'avez 
demandé  si  je  suis  heureuse;  avant  de  vous  quitter,  cette 
fois  pour  jamais  sans  doute,  je  veux  vous  demander  aussi  : 
Etes -vous  heureux,  Rollan? 

Celui-ci  secouTv  tristement  la  tête. 

—  J'ai  fait  mon  devoir,  dit-il. 

—  Vous  souffrez  !  s'écria  la  paysanne  qui  avait  en  elle 
une  noblesse  et  s'exprimait  noblement,  parce  que  le  ^'ait 
d'avoir  été  un  jour  la  fiancée  d'un  pareil  homme  avait 
attristé  mais  révélé  toute  son  humble  vie.  J'avais  deviné 
cela.  Vous  m'avez  fait  une  fois  une  grande  douleur, 
Rollan...  Monseigneur,  je  n'ai  jamais  cessé  de  prier  pour 
vous. 

Elle  disparut  à  ces  mots.  Rollan  s'était  laissé  tomber 
sur  un  siège  et  couvrait  son  visage  de  ses  mains.  Ce  n'était 
pas  Anne  Marker  qui  avait  ressuscité  pour  lui  le  souvenir 
enseveli  depuis  tant  d'années. 

—  Je  suis  un  paysan,  pensait -il,  j'avais  demandé  la 
main  d'une  paysanne,  c'était  bien  selon  l'apparence, 
j'aurais  été  heureux  comme  tous  ceux  qui  servent  Dieu 
en  travaillant  pour  gagner  le  pain  de  leur  famille.  Au  lieu 
de  cela,  quel  a  été  mon  lot  dans  la  vie?...  J'ai  bien  fait, 
ah  !  j'ai  bien  fait,  je  le  crois,  je  le  sais  !  mais  cette  pauvre 
douce  femme  l'a  dit  :  je  souffre...  mon  Dien  c'est  vrai, 
j'ai  cruellement,  j'ai  terriblement  souffert  ! 

Une  expression  de  douleur  résignée  était  sur  son  visage, 
cet  hoaame  avait  un  vrai  grand  cœur.  L'épreuve  subie  par 
lui  dépassait  les  forces  humaines.  Le  long  effort  d'an  dé- 
vouement pareil  au  sien  n'est  dû  qu'à  Dieu,  et  ceux  qui 


ROLLAN   PIBD-DE-FER  115 

témoignent  à  Dieu  une  pareille  abnégation  sont  des 
saints. 

EoUan  s'était  jeté,  en  effet  non  pas  en  aveugle,  mais 
en  téméraire  assurément  dans  les  difficultés  de  sa  situation 
présente.  Il  en  avait  mesuré  les  dangers,  pesé  les  sacrifices, 
et  il  n'avait  point  reculé.  J'ai  parlé  de  Dieu  parce  qu'il 
est  impossible  de  penser  que  Dieu  ne  fût  point  au  fond 
de  cette  bienfaisante  imposture  et  de  ce  chaste  combat 
qui  peut  être  exposé  au  regard  même  des  enfants. 

Il  ne  s'était  pas  agi  dès  l'abord  pour  Rollan  de  renoncer 
à  des  fiançailles  vulgaires  et  au  bonheur  de  la  famille 
pour  vivre  dans  une  soUtude,  il  lui  avait  fallu  voir  tous 
les  jours,  à  toute  heure,  une  femme  que  la  poésie  de  son 
cœur,  au  temps  de  sa  jeunesse,  avait  entourée  d'enthou- 
siastes admirations,  une  femme  jeune,  belle,  malheureuse. 
Il  avait  dû  vivre  sous  le  même  toit  que  Reine;  tous  deux 
ensemble  ils  avaient  pleuré  celui  q  ui  leur  était  également 
cher,  Julien  d'Avaugour,  —  et  la  première  fois  que  Rollan 
sentit  sur  sa  joue  une  larme  que  la  perte  de  son  bien -aimé 
frère  et  maître  ne  faisait  point  couler,  il  songea  à  fuir  sans 
doute,  mais  il  n'en  avait  pas  le  droit  ;  un  implacable  devoir 
le  retenait  cloué  à  son  poste,  et  il  restait,  et  nul  confident 
ne  consolait  son  martyre  :  Nul  confident  mortel  du  moins, 
mais  il  versait  son  âme  dans  le  cœur  de  Dieu  qui  est  la 
force  des  martyrs. 

Tous  les  soirs,  le  faux  chevalier  était  introduit  en  céré- 
monie dans  l'appartement  de  la  dame  d'Avaugour; 
Athur  venait  recevoir  les  baisers  de  son  père  et  de  sa 
mère  entre  lesquels  sa  tendresse  ne  savait  point  choisir. 
Ensuite  les  femmes  de  Reine  s'acquittaient  de  leur  office 
et  les  deux  époux  restaient  seuls,  alors  voilà  ce  qui  avait 
lieu  invariablement:  Rollan  s'inclinait  jusqu'à  terre  et  disait: 

—  Dieu  garde  la  noble  veuve  de  monseigneur  ! 

H  ouvrait  une  porte  cachée  sous  les  draperies  de  l'alcôve 
et  se  retirait  dans  une  autre  partie  du  château  où  il  avait 
son  logis  secret. 


116  ROLIAN    PIED-DE-FER 

Cela  dura  douze  années  sans  relâche  ni  trêve.  Son  refuge 
était  l'importance  de  plus  en  plus  grande  de  ses  travaux 
politiques  et  la  ferveur  assidue  qu'il  portait  dans  la  pra- 
tique de  la  religion. 

Il  devait  rester  vainqueur,  malgré  une  découverte 
qu'il  fit  avec  le  temps  et  qui  redoubla  l'amertune  de  la 
vie;  il  cmt  lire  dans  les  yeux  de  la  dame  d'Avaugour  l'ex- 
pression d'un  sentiment  qui  n'était  plus  seulement  de  la 
reconnaissance.  Il  ne  faiblit  pas,  mais  la  mesure  était 
comblée  ;  il  se  sentit  lentement  mourir. 

Que  fallait -il  pour  faire  déborder  la  coupe  d'amer- 
tune? 

Un  soir,  peu  de  jours  avant  l'époque  oti  nous  sommes 
arrivés,  à  l'heure  où  l'ancien  courrier  quittait  d'ordinaire 
les  appartements  de  madame  Eeine,  celle-ci  le  retint  et 
lui  désigna  du  doigt  un  siège  à  ses  côtés.  H  y  avait  déjà 
des  années  que  Eeine  lui  témoignait  une  considération 
voisine  du  respect,  et  pourtant  Eollan  se  sentit  trembler. 
Il  obéit,  mais  pressentant  une  suprême  épreuve,  il  pria 
dans  son  cœur  le  ciel  de  lui  venir  en  aide.  La  scène  fut 
courte.  Eeine  parlant  sans  passion  comme  sans  réticence, 
avec  une  entière  confiance,  dit  à  Eollan  que  l'intérêt  du 
jeune  comte  de  Vertus  lui  ouvrait  la  bouche  et  faisait 
taire  en  eUe  un  scrupule.  Il  fallait  que  l'état  de  l'enfant 
fut  définitivement  sauvegardé.  Arthur,  comte  de  Vertus 
croyait  Eollan  son  père  et  le  chérissait  comme  tel  : 
comment  et  pourquoi  le  détromper  après  tant  de  jours? 
D'un  autre  côté,  la  province  entière  les  regardait  tous 
deux,  elle  Eeine  et  lui  Eollan  comme  des  époux,  fallait-il 
risquer  un  aveu  qui  n'avait  point  d'utiUté  et  qui  pourrait 
comporter  un  scandale?  Après  s'être  recueillie  dans  sa 
religion  et  avoir  pris  avis  de  ceux  qui  étaient  ses  guides, 
Eeine,  venait  proposer  sa  main,  dans  la  forme  des  ma- 
riages de  conscience  à  l'homme  qui  lui  avait  prodigué 
depuis  douze  ans  son  dévouement  inépuisable,  au  constant 
protecteur  de  son  fils,  au  vaillant  défenseur  des  libertés 


ROLLAN   PIED-DE-FER  117 

de  sa  patrie.  Ainsi  le  mensonge  nécessaire  de  leur  situa- 
tion disparaîtrait  pour  les  hommes,  en  partie,  et  serait 
entièrement  supprimé  devant  Dieu  qui  savait  la  pureté 
de  leur  vie,  quand  ils  s'agenouilleraient  ensemble  au  pied 
de  son  autel. 

Eeine  se  tut.  Eoîlau  ne  devait  pas  être  plus  pâle  à 
riieure  de  son  agonie.  H  se  leva  et  resta  un  instant  debout, 
les  yeux  baissés  devant  Eeine  qui  attendait  sa  réponse. 
Du  combat  navrant  qui  se  livrait-au  dedans  de  son  âme, 
elle  ne  sat  rien,  car  il  ne  parla  point.  Seulement,  au  beub 
d'une  minute  qui  fut  longue  comme  tout  on  siècle,  il  se 
courba  —  si  bas  que  ses  cheveux  blanchis  avant  l'âge 
balayèrent  la  mosaïque  de  la  salle  —  et  ainsi  prosterné  : 

' —  Dieu  garde,  dit-il  selon  sa  coutume,  Dieu  garde  la 
noble  veuve  de  monseigneur  ! 

Et  il  s'enfuit  d'un  pas  chancelant. 

A  dater  de  ce  moment,  sa  résolution  fut  prise  :  il  ne 
voulait  plus  affronter  le  combat,  parce  qu'il  avait  peur 
d'avoir  remporté  aujourd'hui  sa  dernière  victoire. 

Qu'il  exagérât  ou  non  le  scrupule,  Eollan  était  de  ceux 
pour  qui  la  récompense  gâte  le,  dévouement;  d'ailleurs, 
la  volonté  de  Eeine  de  Goëllo  ne  pouvait  lui  donner  la 
légitime  possession  du  nom  qu'il  avait  pris  sans  intérêt,  il  est 
vrai,  mais  sans  droit  :  le  jour  où  cette  usurpation 
cesserait  d'être  un  sacrifice,  elle  deviendrait  une  faiblesse, 
sinon  un  crime.  Eollan  pensait  ainsi.  Ce  que  c'est  que 
transiger  avec  la  voix  qui  parle  au -dedans  de  nous,  EoDan 
ne  le  savait  pas. 

Cependant,  il  avait  tout  préparé  pour  l'accomplis- 
sement de  son  projet  de  retraite;  la  révélation  d'Anne 
Mai'ker  lui  fit  seulement  avancer  son  départ  de  quelques 
heures.  Le  soir  même,  il  monta  à  cheval  tout  seul  avec 
Arthur  et  prit  la  route  de  Eennes  :  le  lendemain,  ses  gens 
devaient  escorter  une  chaise  fermée  et  vide. 

Anne  Marker  avait  dit  vrai,  les  serviteurs  d'Avaugour 
arrivèrent  en  grand  désordre  à  Eennes  le  surlendemain; 


118  ROLLAN   PIED-DB-FER 

le  carrosse  avait  été  attaqué  à  la  tombée  de  la  ntiit,  la 

veille,  par  une  troupe  de  malfaiteurs,  entre  la  grand'lande 

de  Hédé  et  les  futaies  de  Goëlio.  Eollan  savait  désormais 

i-  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  repentir  du  commandeur.  H  n'y 

I  a  point  de  traître  à  Dieu  qui  ne  soit  filou  vis-à-vis  des 

I  hommes. 

Ce  jour-là,  dans  la  salle  des  États,  dès  le  commencement 
de  la  séance  d'ouverture,  on  vit  entrer  M.  le  chevalier 
d'Avaugour,  conduisant  son  fils  par  la  main.  Le  chevalier 
n'avait  point  le  costume  brillant;  des  membres  de  l'ordre 
de  la  noblesse  :  il  était  enveloppé  d'un  long  manteau. 
Arthur,  au  contraire,  éclipsait,  par  la  magnificence  de  ses 
habits,  les  plus  fastueux  seigneurs;  il  portait  comme  il 
faut  ses  dentelles  et  son  velours  et  tous  durent  admirer  la 
fière  mine  qu'avait  le  jeune  héritier  du  sang  ducal. 

Eollan  jeta  tout  d'abord  un  regard  sur  les  bancs  de  la 
noblesse;  le  commandeur  était  là,  qui  lui  envoya  de  loin 
un  profond  salut;  Eollan  passa;  mais,  avant  de  prendre, 
comme  d  habitude,  le  fauteuil  de  la  présidence,  il  s'avança 
vers  le  sire  de  Châteauneuf. 

—  Messire  Jean,  dit  il,  je  vous  fis,  il  j  a  douze  ans,  la 
promesse  de  rendre  ce  qae  j'empruntais  quand  l'échéance 
serait  venue  :  je  viens  aujourd'hui  payer  ma  dett«. 

—  Mon  cousin,  dit  le  sire  de  Châteauneuf  en  lui  serrant 
la  main  avec  respect;  cette  promesse,  je  ne  vous  l'eusse 
point  rappelée;  loin  de  là,  je  vous  sapplie,  restez  ce  que 
vous  êtes  pour  le  bien  de  tous. 

Eollan  répliqua  : 

—  La  mort  de  mon  seigneur  et  frère  reste  à  venger,  et 
j'ai  fait  un  serment. 

—  Dore,  à  votre  volonté,  mon  cousin. 

Jean  de  Eieux  se  rassit  d'un  air  triste.  Eollan  prit  la 
main  d'Arthur  et  lui  fit  monter  les  degrés  de  l'estrade.  Le 
jeune  homme,  confus  et  rougissant,  se  laissait  conduire. 
Eollan  lui  montra  du  doigt  le  fauteuil  ;  Arthur  obéit  et  prit 
place.  Un  murmure  se  fit  sur  tous  les  bancs  à  la  fois. 


ROLLAN   PIED-DE-FER  119 

—  Monsieiir  le  chevalier,  3'éoria-t-on  de  toutes  parts, 
que  veut  dire,  s'il  vous  plaît,  cette  comédie! 

Le  chevalier,  en  guise  de  réponse,  se  débarrassa  soudain 
de  son  manteau;  l'assemblée  vit  avec  surprise  qu'il  por- 
tait en  dessous  un  costume  de  roture  :  veste  ronde,  culotte 
de  drap,  le  tout  serré  par  une  ceinture  de  cuir. 

—  Mes  seigneurs,  et  messieurs,  dit-il  d'une  voix  haute 
et  ferme,  je  viens  faire  amende  honorable  :  voici  devant 
vous  l'unique  rejeton  d'Avaugour,  Arthur,  chevalier,  sei- 
gneur d'Avaugour,  Goello  et  autres  lieux,  comte  de  Vertus. 
Moi,  j'ai  nom  Eollan  Pied-de-Fer,  et  je  vous  demande 
grâce  pour  mon  larcin  de  noblesse. 

Bien  peu  se  souvenaient  de  Eollan  Pied-de-Fer;  la 
plupart  crurent  que  le  chevalier  était  pris  d'une  subite 
folie.Arthur  était  descendu  de  son  siège  et  serrait  le  courrier 
dans  ses  bras;  Jean  de  Eieux  s'était  approché  en  même 
temps.  Cependant  le  tumulte  redoublait  dans  la  saUe; 
quelques  hobereaux  et  aussi  des  bourgeois,  indignés 
d'avoir  été  si  longtemps  présidés  par  cet  homme  de  rien, 
parlaient  déjà  de  châtiment  exemplaire  :  il  est  notoire  que 
la  reconnaisfiauce  n'est  point  une  plante  qui  croisse  en 
plein  champ,  à  la  grâce  de  Dieu.  Elle  ne  pousse  même  pas 
toujours  à  force  de  culture. 

—  Mon  père?  qu'est  devenu  mon  père?  demanda  enfin 
Arthur  d'Avaugour. 

Le  commandeur  de  Kermel  s'était  levé  dès  le  commence- 
ment de  cette  scène;  Eollan  l'aperçut  qui  fendait  silen- 
cieusement la  foule,  et  se  dirigeait  vers  la  porte,  comme 
s'il  eût  dédaigné  de  se  mêler  à  pareille  aventure. 

—  Gauthier  de  Penneloz,  dit -il,  je  vous  somme  de  rester 
en  ce  lieu  :  votre  présence  est  nécessaire, 

—  De  quel  droit  parle  ici  ce  vassal?  demanda  fièrement 
le  commandeur  qui  continua  sa  route. 

NuUe  voix  ne  s'éleva  pour  soutenir  Eollan;  il  baissa 
la  tête,  étonné  par  la  soudaineté  de  cet  abandon  qui  était 
l'effronterie  de  l'ingratitude,  mais  Jean  de  Eieux  lui  pressa 


120  ROLLAN   PIED-DE-FER 

la  main  avec  force;  il  se  redressa  aassitôt,  et  toucha  le  bras 
d'A^hur. 

—  Votre  père,  Monsietir  le  comte,  dit-il,  répondant  seule- 
ment alors  à  la  question  du  jeune  homme,  est  mort  assa- 
siné  :  voilà  son  assassin. 

E  montrait  Gauthier  de  Penneloz;  celui-ci  s'arrêta 
enfin,  et  croisa  ses  bras  sur  sa  poitrine. 

—  Qu'est-ce  à  dire?  s'écria-t-il;  m'obligera-t-on  à  re- 
pousser sérieusement  pareille  infamie?...  Est-ce  moi  qui 
ai  volé  les  noms  et  les  titres  de  mon  malheureux  parent, 
Julien  d'Avaugour?  est-ce  moi  qui  ai  usurpé  ses  domaines? 
sa  veuve  est -elle  ma  femme?... 

—  Reu8  is  est  eut  prodest  scélust  déclara  M.  de  Caradeuc 
qui  savait  ses  Pandectes  (1). 

Les  adhérents  du  commandeur  se  mirent  à  crier. 

—  Assez,   assez  !   Justice   soit   faite   de   l'imposteur  ! 

Les  gens  du  roi  de  France,  ravis  de  se  venger  si  ai- 
sément de  l'homme  qui  avait  fait  tant  de  mal  à  leur 
cause,  attisaient  sous  main  le  désordre,  qui  arrivait  à  son 
comble. 

Arthur,  le  jeune  comte  de  Vertus,  semblait  atterré  et 
restait  immobile;  il  doutait,  tant  la  parole  d'un  gentil- 
homme avait  de  poids  dans  la  balance.  Mais  ce  doute 
était  pour  le  pauvre  enfant  une  cruelle  souffrance;  pâle 
et  prêt  à  défaillir,  il  parcourait  d'un  œil  suppliant  l'as- 
semblée, pour  relever  ensuite  son  regard  humide  sur  celui 
que,  tant  d'années,  il  avait  aimé  et  respecté  comme  son 
père. 

—  J'avais  prévu  tout  cela  !  murmura  Jean  de  Rieux, 
dont  le  maintien  annonçait  une  colère  terrible,  prête  à 
éclater. 

—  Sur  ma  foi,  dit  Rollan,  et  sur  mon  salut  éternel  j'ai 
parlé  suivant  la  vérité,  je  le  jure  ! 

L'assemblée  l'avait  regardé  txop  longtemps  comme  son 

(1)  Le  coupable  (selon  les  présomptions)  est  celui  à  qui  le  crime  a 
profité. 


ROI  LAN  PIED-DE-FER  121 

chef  pour  qu'il  n'exerçât  pas  encore  sur  elle  un  pouvoir; 
un  silence  profond  suivit  ses  paroles  : 

—  Honte  sur  notre  temps  !  s'éoria  Gauthier  de  Penne- 
loz.  Un  gentilhomme  sera  donc  forcé  d'opposer  son  ser- 
ment au  parjure  d'un  coupe-jarret  de  bas  Lien  ! 

—  Messieurs,  dit  un  autre  membre,  il  est  temps  que 
cesse  ce  scandale. 

—  Il  est  temps  en  effet  !  interrompit  Jean  de  Eieux 
d'une  voix  tonnante.  Messieurs,  le  rouge  me  vient  au 
front  quand  je  vois  que  la  noblesse  qui,  en  soi,  est  une 
grande  et  tutélaire  institution,  sert  ici  de  rempart  aa  crime, 
de  piédestal  au  mensonge  !  Un  homme  s'est  trouvé  qui, 
rencontrant  un  jour  le  cadavre  de  son  maître  assassiné,  a 
dépouillé  sa  propre  vie  pour  en  revêtir  le  cadavre.  Cet 
homme  était  jeune  alors,  heureux  peut-être.  H  a  fait 
deux  parts  de  l'existence  du  mort  :  d'un  côté,  il  a  mis  le 
glorieux  avenir  et  le  bonheur  présent;  de  l'autre,  le  ï>éni- 
ble  devoir,  le  travail  obscur,  ardu,  sans  récompense;  et 
il  a  pris  la  seconde  part,  réservant  l'autre,  intacte,  à  l'hé- 
ritier légitime.  Cet  homme  a  combattu  douze  années,  sou- 
tenant lui  tout  seul  les  Libertés  chancelantes  de  son  pays; 
et  attribuant  au  nom  du  mort  toute  la  gloire  de  son 
œuvre,  il  a,  dans  l'intérieur  de  sa  vie  privée,  reculé  les  bor- 
nes du  possible  par  sa  prodigieuse  abnégation.  H  a  refusé... 
Mais  que  ceci  reste  son  secret,  car  je  ne  le  tiens  pas  de  lui... 
Et  lorsque,  voyant  sa  tâche  remplie,  cet  homme  veut  des- 
cendre de  ce  rang,  dont  il  n'a  connu,  par  sa  volonté,  que 
les  misères,  il  reçoit  l'insulte  au  lieu  des  actions  de  grâces 
méritées,  au  Lieu  de  la  récompense,  les  mépris  !  Et  lors- 
que l'enfant  adopté  s'étant  fait  homme,  et  n'ayant  plus 
besoin  d'aide,  ce  héros,  ce  chrétien  achève  son  œuvre 
en  Livrant  à  votre  justice  le  nom  de  l'assassin  son  maître, 
l'assassin  le  raiUe  et  le  menace;  et  messieurs  des  États  se 
joignent  à  l'assassin  pour  l'accabler  !  Par  le  nom  de  Dieu  ! 
vous  l'avez  dit  :  il  est  temps  que  cesse  ce  scandale  !...  Gau- 
thier de  Penneloz,  ce  ne  sera  point  la  parole  d'un  vilain 


122  ROLLAN  PIED-DE-FER 

qu'il  vous  faudra  repousser  aujourd'hui,  ce  sera  celle 
de  Jean  de  Eieux.  J'affirme  sous  serment  que  Julien  d'A- 
vaugour  est  mort  par  votre  fait  et  sans  combat,  percé  de 
votre  épée,  —  par  derrière  ! 

Le  commandeur  voulut  se  récrier,  mais  Jean  de  Eieux 
l'interrompit  rudement. 

—  Tais -toi,  traître  à  Dieu  !  lui  dit-il. 
Et  Gauthier  se  tut. 

Alors,  Jean  de  Eieux  fit  le  récit  de  la  fin  tragique  de 
Julien,  chevalier  d'Avaugour,  tué  de  nuit,  par  son  hôte, 
au  moment  où  il  passait  le  pont-levis  du  château  de  GoëUo, 
et  termina  en  affirmant  de  nouveau  la  vérité  de  son  dire, 
sous  serment. 

Nul  n'avait  osé  interrompre  le  sire  de  Châteauneuf. 
Arthur  était  déjà  dans  les  bras  du  courrier.  Gauthier  in- 
terrogea du  regard  les  visages  de  ses  collègues;  il  lut  sur 
chacun  d'eux  son  arrêt;  néanmoins  il  voulut  tenter  un 
dernier  effort. 

—  Messire  Jean,  dit-il  en  essayant  de  sourire,  a  dans  la 
parole  de  maître  EoUan  Pied-de-fer,  son  ami,  une  con- 
fiance aveugle  et  méritoire  ! 

—  Fi  de  moi,  si  je  le  niais  !  s'écria  le  sire  de  Châ- 
teauneuf; mais  je  n'ai  point  juré  sur  sa  foi  seule  aujour- 
d'hui :  vous  souvient -il,  Gauthier  de  Penneloz,  de  cette 
entrevue  que  vous  eûtes  jadis  en  mon  hôtel  avec  le  faux 
Julien  d'Avaugour!... 

—  Vous  étiez -là  !  Vous  écoutiez  !  interrompit  le  com- 
mandeur en  pâlissant. 

—  Messieurs,  dit  Jean  de  Eieux  d'une  voix  solennelle 
en  s'adressant  aux  États,  il  ne  s'agissait  pas  de  moi,  mais 
de  vous  tous;  Eollan  allait  avoir  entre  ses  mains  les  in- 
térêts de  la  province  entière;  j'étais  là  en  effet,  et  j'écou- 
tais? Si  Eollan  eût  été  un  traître,  je  l'aurais  tué  de  ma 
main...  A  présent,  je  dis,  moi  aussi  :  Que  justice  soit 
faite  ! 

Le  commandeur,  sans  attendre  le  vote,  se  déclara  pri- 


ROUAN   PIEO-DE-FER  12S 

sonnier  sur  parole,  et  sortit  incontinent.  L'assemblée 
s'était  divisée  en  groupes.  Tous  ces  nobles,  égarés  un 
moment,  mais  gens  de  cœur  et  de  courtoisie,  reconnais- 
saient maintenant  qu'il  fallait  à  l'insulte  publique  une  pu- 
blique réparation.  Il  se  fit  une  sorte  de  délibération  spon- 
tanée, et  M.  Coëtquen-Combourg,  s'avançant  vers  l'es- 
trade, offrit  sa  main  dégantée  au  courrier. 

—  Monsieur,  dit-il,  au  nom  des  États,  je  vous  remercie; 
au  nom  de  la  noblesse,  je  vous  offre  réparation.  Dans  notre 
évêché  de  Dol,  le  tiers-état  m'aime  et  me  suit,  il  y  aura 
toujours  pour  vous  une  place  en  cette  enceinte,  et  ce  nous 
sera  grand  honneur  de  siéger  près  d'un  homme  tel  que 
vous. 

Certes,  Eollan,  au  temps  où  il  s'appelait  Julien  d'Avau- 
gour,  avait  eu  de  bien  autres  et  plus  pompeuses  glorifi- 
cations; mais  celle-ci  était  toute  personnelle;  sortie  de  la 
bouche  d'un  fils  des  chevaliers,  parlant  au  nom  de  la  no- 
blesse, elle  s'adressait  au  pauvre  courrier.  Une  larme  des- 
cendit lentement  sur  sa  joue. 

—  Merci  !  dit -il  d'une  voix  étouffée  par  l'émotion. 

—  Eollan  Pied -de-Fer  ne  doit  point  quitter  fdnsi,  la 
larme  à  l'œil  et  le  front  bas,  les  États  de  Bretagne  !  mur- 
mura Jean  de  Kieux  à  son  oreille. 

Le  courrier  se  redressa  soudain;  il  lança  au  sire  de  Châ- 
teauneuf,  qui  s'abaissait  dans  sa  caste,  pour  le  relever, 
lui,  Eollan,  un  regard  d'infinie  reconnaissance.  Puis  son 
œil  rayonna  de  fierté. 

—  Messieurs,  reprit-il,  je  reçois  vos  excuses  et  vous 
tiens  compte  de  votre  condescendance.  J'ai  remplacé, 
autant  qu'U  était  en  moi,  celui  dont  je  portais  le  nom; 
maintenant,  M.  le  comte  de  Vertus  le  tient  par  légitime 
héritage;  il  est  d'âge  à  le  soutenir;  ma  tâche  est  terminée; 
et  l'heure  du  repos  venue...  Dieu  vous  conseille,  Messieurs  ! 

Il  serra  Arthur  dans  ses  bras,  lui  enjoignit,  d'un  geste 
impérieux,  de  ne  point  le  suivre,  et  traversa  la  salle  d'un 
pas  fenue;  Jean  de  Eieux  l'accompagna  jusqu'au  seuil. 


124  ROLLAN   PIED-DE-FER 

—  Mon  cousin,  dit-il  tristement,  noblesse  oblige; 
sans  cela,  je  ferais  comme  vous  de  grand  cœur. 

Quand  le  sire  de  Châteauneuf  regagna  son  siège  après 
avoir  embrassé  le  courrier,  une  émotion  inaccoutumée 
adoucissait  l'expression  de  son  énergique  visage. 

—  C'est  un  vaiUant  cœur,  murmura-t-il.  Fasse  le  ciel 
que  le  pays  n'ait  pas  à  regretter  son  absence  ! 

Cette  prévision  ne  devait  s'accomplir  que  trop  tôt.  M.  de 
Ponchartrain  n'avait  point  abandonné  sa  candidature; 
dès  la  session  suivante,  il  vit  couronner  sa  persévérance  : 
il  y  eut  en  Bretagne  un  intendant  royal  de  l'impôt.  Dès 
lors,  les  priacipales  franchises  de  la  province  n'existèrent 
plus  que  de  nom. 

On  ne  revit  point  Eollan  Pied-de-Fer. 

Lors  de  la  mort  de  Eeine,  dame  douarière  d'Avaugour, 
qui  passa  do  vie  à  trépas,  en  1669,  un  homme  se  glissa 
inaperçu  dans  le  cortège  funèbre  :  il  portait,  à  peu  de  chose 
près,  le  costume  de  courrier,  décrit  plusieurs  fois  dans  ces 
pages  :  c'était  un  vieillard.  Il  se  tint  à  l'écart  tandis  que  se 
récitaient  les  prières  des  morts;  son  œil  resta  sec,  mais 
son  visage  exprimait  une  austère  et  profonde  douleur. 
Quand  le  dernier  verset  du  chant  mortuaire  eut  retenti 
sous  la  voûte  du  caveau  de  famille,  les  assistants  s'éloi- 
gnèrent, l'inconnu  resta  seul  avec  un  jeune  homme  qui 
pleurait  :  c'était  Arthur  d'Avaugour,  comte  de  Vertus. 

Us  demeurèrent  longtemps  ainsi,  priant  tous  deux, 
Arthur  ne  voyait  point  son  compagnon,  qui  le  suivit  dou- 
cement lorsqu'il  regagna  la  porte  de  la  chapelle.  Le 
jeune  seigneur  monta  à  cheval  et  s'éloigna;  l'étranger  l'ac- 
compagna du  regard  jusqu'au  détour  du  chemin  :  on  eût 
pu  voir  une  larme  trembler,  suspendue  aux  oils  blanchis 
de  sa  paupière. 

—  Dieu  le  bénisse  !  murmura-t-il  avec  une  inexpri- 
mable tendresse. 

n  fit  un  signe  de  croix,  et  quitta  les  environs  de  GoëUo; 
il  marcha  longtemps  et  d'un  pas  rapide.  Bien  qu'il  fût 


Mi 


nOLLAN   PIED-DE-FEH  125 

ohétif  et  cassé  d'apparenoela,  la  ssitude  semblait  ne  point 
avoir  de  prise  sur  lui. 

Dans  le  village  éloigné  de  la  basse  Bretagne  où  il  se  ren- 
dait ainsi,  on  l'appelait  Yvon  le  courrier;  malgré  son 
grand  âge,  il  gagnait  sa  vie  à  ce  métier  qui  fatigue  les 
jeunes  hommes. 

Yvon  n'était  venu  dans  cette  retraite  que  sur  la  fin  de 
ses  jours  ;  il  y  était  béni  et  respecté.  Quand  arriva  l'heure 
de  sa  mort,  il  révéla  au  curé  de  sa  paroisse  qu'Yvon  n'était 
point  son  nom  véritable;  le  bon  prêtre  dut  être  étrange- 
ment surpris  de  la  confession  que  lui  fit  ce  pauvre  homme, 
et  sembla,  dès  lors,  l'entourer  d'nne  particulière  vénéra- 
tion. Sur  la  tombe  on  inscrivit  un  nom  inconnu  : 

EOLLAN. 

Les  villageois  s'étonnèrent;  à  leurs  questions  le  prêtre 
répondit    : 

—  C'était  un  homme  fort  et  juste;  il  souffrit  pour 
vaincre,  remporta  la  victoire,  et  n'eut  point  d'orgueil. 
Au  ciel  l'attend  sans  doute  la  récompense  qu'il  ne  voulut 
pas  recevoir  dans  cette  vie.  Priez  pour  lui,  gens  de  Bre- 
tagne, car  c'était  un  vrai  Breton. 

Ce  fut  là  l'oraison  funèbre  de  EoUan  Pied-de-Fer. 


LA   TOUR  DU   LOUP 


LÉGENDE  DE  LA  NTJIT  DE  NOEL 


Voici  un  conte  de  Noël  qui  a  été  publié  par  moi  en  Bel- 
gique. Je  Tai  rapporté  de  Bretagne,  où  je  Tentendis  pour 
la  première  fois  dans  une  métairie  du  village  de  Lannoë, 
en  la  paroisse  de  Plouharnel.  Le  village  au  fond  de  la  cou- 
lée du  Coat-Dor,  sourit  comme  im  coin  du  Paradis 
terrestre.  Le  bourg  de  Plouharnel  est  situé  sur  la  côte, 
entre  la  baie  de  Quiberon  qui  porte  le  deuil  d'un  grand 
massacre  et  le  pays  de  Carnac,  où  se  voit  la  mystérieuse 
forêt  des  pierres  plantées.  Mon  histoire  ne  ressemble  guère 
à  celles  qu'écrivait  sous  cette  forme  mon  bien-aimé  ami 
et  maître  Charles  Dickens;  mais  chacun  donne  ce  qa'il  a. 
Je  répète  ce  qu'ils  racontaient  chez  le  métivler  Jean  Maré- 
chal, au  village  de  Lannoë,  sous  la  coulée  du  Coat-Dor. 


n  y  avait  une  fois,  sous  le  gouvernement  de  saint  Gîldas 
le  Sage,  septième  abbé  de  Euiz,  dont  l'entrée  au  ciel  eut 
lieu  en  Tan  du  Seigneur  569,  un  jeune  tenancier  de  l'ab- 
baye qui  était  borgne  de  l'œil  droit  et  boiteux  de  la  jambe 
gauche.  Il  s'appelait  Maria  Ker  de  son  nom,  et  sa  mère, 
Josserande  Ker,  était  veuve  de  Martin  Ker,  et  son  vivant 
gardien  armé  de  la  portemagne  du  couvent  de  Euiz. 

La  mère  et  le  fils  demeuraient  dans  une  tour  dont  les 
ruines  «re  voient  encore  au  pied  du  mont  Saint-Michel  de 
la  Trinité,  dans  le  taillis  de  châtaigniers  qui  appartient 
à  Jean  Maréchal,  neveu  de  M.  le  maire.  On  nomme  main- 
tenant oes  ruines  la  tour  du  Loup,  et  il  y  revient. 

Si  vous  ne  savez  pas  ce  que  signifie  cette  façon  de  parler 
bretonne  :  «  Il  y  revient  »,  on  peut  vous  l'erpliquer  tout 
de  suite.  Les  endroits  où  il  revient  sont  ceux  que  hantent, 
les  âmes  en  peine  des  chrétiens  pécheurs  trépassés,  soit 
sur  la  terre,  soit  sur  la  mer.  Le  long  des  nuits  d'automne 
et  surtout  la  nuit  qui  mène  de  la  Toussaint  au  jour  des 
Morts,  la  baie  de  Quiberon  est  toute  noire  d'ombres  qui 
appellent,  dans  le  bruit  des  lames,  le  conventionnel  Tal- 
Hen,  meurtrier  des  jeunes  émigrés  compagnons  de  Som- 
breuil,  et  Lazare  Hoche,  qui  laissa  commettre  le  grand 
meurtre.  Je  n'ai  jamais  entendu  la  plainte  de  oes  malheu- 
reux enfants  assassinée;  mais  le  vent  crie,  c'est  certain, 
sur  la  mer  mauvaise,  et  l'eau  de  la  baie  ressemble  à  de 
l'encre  quand  la  lune  chôme  d'éclairer  :  cela,  je  l'ai  vu. 


132  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Or,  ceux  qui  reviennent  dans  le  taillis  de  châtaigniers, 
autour  de  la  tour  du  Loup  et  tout  près  du  premier  cercle 
des  pierres  plantées  de  Carnac,  en  arrivant  par  la  route  de 
Plouharnel,  ne  sont  point  des  martyrs,  victimes  de  la 
Convention  nationale. 

Ils  vivaient  tous  les  deux  (car  ils  sont  deax)  aa  vt*^  siècle, 
sous  le  saint  abbé  Gildas  le  Sage,  avec  le  tenancier  borgne 
et  boiteux  Maria  Ker  et  Josserande  Ker,  sa  mère  veuve. 

H  y  a  un  jeune  homme  et  une  jeune  fille  :  Po]  Bihan  et 
Matheline  du  Coat-Dor. 

Tous  ceux  qui  ont  passé  vers  Fheure  de  minuit  entre  le 
taillis  et  le  cirque  ÙTégulièrement  tracé  au-devant  du  pro- 
digieux dédale  des  pierres  plantées,  les  ont  vus  :  la  jeune 
fille  accorte  de  taUle,  coiffée  de  longs  cheveux  flottants, 
mais  sans  visage,  et  le  jeune  gars  bien  campé  sur  ses  jam- 
bes robustes,  mais  n'ayant  rien  dans  les  manches  de  sa 
veste  qui  tombent,  molles  et  vides,  le  long  de  ses  flancs. 
Ils  vont  autour  du  cirque  en  sens  contraire  l'un  de  l'au- 
tre, et  la  légende  ajoute,  ce  qui  est  difficilement  explicable, 
qu'ils  ne  se  rencontrent  jamais. 

Jamais,  non  plus,  ils  ne  se  parlent. 

Une  fois  par  an,  la  nuit  de  Noël,  au  lieu  de  marcher,  ils 
courent,  et  tous  les  chrétiens  qui  cheminent  sur  la  lande 
pour  aller  à  la  messe  de  minuit  les  entendent  de  loin,  la 
jeune  fille  gémissant  :  «  Loup  Maria  Ker,  rends -moi  ma 
beauté  !  »  et  le  jeune  homme  criant  :  a  Loup  Maria  Ker, 
rends -moi  ma  force  !  » 


n 


Et  cela  dure  depuis  treize  cents  ans.  Vous  pensez  bien 
qu'il  y  a  une  histoire. 

Or,  la  voici  : 

Quand  Martin  Ker,  le  mari  de  dame  Josserande,  mourut, 
leur  fils  Maria  n'avait  encore  que  sept  ans.  La  veuve  fut 
obligée  de  laisser  la  garde  de  la  grand'porte  à  un  homme 
d'armes  et  se  retira  dans  la  tour  qui  était  son  héritage, 
mais  le  petit  Maria  Ker  eut  permission  de  suivre  les  étu- 
des à  l'école  du  couvent.  On  trouvait  là,  comme  dans  tous 
les  couvents,  quantité  de  maîtres,  sachant  tout  ce  qui  se 
peut  enseigner.  Ils  ne  vendaient  point  leur  science  à  l'exem- 
ple des  professeurs  d'aujourd'hui,  ils  la  donnaient  à  qui 
voulait  la  prendre;  c'est  pourquoi  la  justice  de  la  libre  in- 
gratitude a  pris  la  peine  d'inventer  un  nom  tout  exprès 
pour  caractériser  ce  cas  de  lumineuse  charité.  C'est  le 
fameux  mot  barbare  obscurantisme,  qui  fait  si  bien  dans 
les  libres  sornettes  des  libres  rabâcheurs. 

Plus  le  monde  vieillit,  moins  il  garde  de  justice  et  plus 
il  perd  de  sagesse  :  aussi  mourra-t-il  coquin  et  fou. 

Le  petit  Maria  montrait  quelques  dispositions  naturel- 
les, mais  il  travaillait  peu,  excepté  pourtant  à  la  classe  de 
chimie,  dirigée  par  un  vieux  moine  nommé  Thaël  qui  pas- 
sait pour  avoir  découvert  le  secret  de  faire  de  l'or  avec  du 
plomb  en  y  ajoutant  une  certaine  substance  que  nul, 
excepté  lui,  ne  connaissait,  car  si  quelqu'un  l'eût  connue, 
tout  le  plomb  du  pays  aurait  été  bien  vite  changé  en  or. 


134  ROLLAN  PIED-DE-FER 

Quant  à  Thaël  lui-même,  il  n'avait  garde  de  profiter 
de  son  secret,  parce  que  Gildas  le  Sage  lui  avait  dit  une 
fois  :  «  Thaël,  Thaël,  Dieu  ne  veut  pas  que  tu  changes 
Tœuvre  de  ses  doigts.  Le  plomb  est  plomb  et  l'or  est  or. 
Il  y  a  assez  d'or,  il  n'y  a  pas  trop  de  plomb.  Laisse  agir 
Dieu,  sinon  Satan  sera  ton  maître.  » 

Assurément,  de  pareils  préceptes  ne  seraient  pas  d'un 
bon  usage  dans  l'industrie  moderne;  mais  Gildas  savait  ce 
qu'il  disait,  et  Thaël  mourut  de  son  grand  âge  avant 
d'avoir  changé  en  or  la  moindre  parcelle  de  plomb.  Ce  n'était 
pas  faute  de  bonne  envie;  la  preuve  c'est  qu'après  son  décès 
le  bruit  se  répandit  que  Thaël  n'avait  pas  déserté  tout  à 
fait  son  laboratoire  et  qu'il  y  revenait  œuvrer. 

Chacun  sait  bien  que  les  trépassés  ont  congé  la  veille 
des  grandes  fêtes  gardées  :  Thaël  employait  sans  doute  ces 
heures  de  vacances  à  visiter  ses  cornues  et  sas  alambics, 
car  les  pêcheurs  de  nuit  qui  mouillaient  au  large  entre 
Belle-Ile  et  la  pointe  voyaient  briller  de  loin  la  fenêtre  de 
son  ancienne  cellule  aux  vigiles  de  Pâqaes,  de  la  Pente- 
côte et  de  la  Noël.  Gildas  le  Sage,  ayant  été  averti  du  fait, 
se  releva  de  son  lit  une  certaine  nuit,  avant  laudes,  et 
traversa  doucement  les  corridors  avec  la  pensée  de  sur- 
prendre feu  son  vieux  frère  et  de  lui  demander  peut-être 
des  détails  sur  l'autre  côté  de  l'huis  redoutable  qui  sépare 
la  vie  de  la  mort.  Je  dis  peut-être,  n'osant  point  mettre 
cette  curiosité  frivole  au  compte  d'un  saint  qui  portait 
le  titre  de  sage. 

S'étant  donc  approché  de  la  cellule  à  bas  bruit,  Gildas 
écouta  et  entendit  le  soufflet  de  Thaël  qui  allait  et  allait, 
bien  qu'on  n'eût  encore  mis  personne  à  remplacer  le  défunt 
dans  son  réduit.  Gildas  ouvrit  brusquement  la  porte, 
ayant,  comme  d«  raison,  à  son  trousseau  d'abbé  la  clef  de 
toutes  les  serrures,  et  se  trouva  en  face,  non  poiut  de 
Thaël,  mais  du  petit  Maria  Ker  en  train  d'activer  les  four- 
neaux de  Thaël. 

Saint  Gildas  n'était  point  de  ceux  qui  se  fâchent  à  tout 


LA.  TOUR  DU   LOUP  135 

bout  de  champ;  il  prit  l'enfant  par  Toreille  et  Tattira  de- 
hors en  lui  disant  bien  paisiblement  : 

—  Ker,  mon  petit  Ker,  je  sais  ce  que  tu  tentes  et  ce 
qui  te  tente  ;  mais  Dieu  ne  veut  pas  de  cela,  ni  moi  non  plus, 
mon  petit  Ker. 

—  C'est  que,  répondit  l'enfant,  ma  bonne  mère  est  si 
pauvre  ! 

—  Ta  mère  est  ce  qu'elle  est;  elle  a  ce  que  Dieu  lui 
donne.  Le  plomb  est  plomb  et  l'or  est  or.  Si  tu  vas  contre 
le  vouloir  de  Dieu,  Satan  sera  ton  maître. 

Le  petit  Ker  s'en  revint  à  la  tour,  l'oreille  basse,  et  ne 
se  glissa  plus  jamais  dans  la  cellule  de  feu  Thaël;  mais 
quand  il  eut  dix -huit  ans,  un  modeste  héritage  lui  étant 
échu,  il  acheta  ce  qu'il  fallait  pour  fondre  les  métaux  et 
distiller  le  suc  des  plantes;  son  but,  à  ce  qu'il  disait,  était 
d'apprendre  l'art  de  guérir.  Par  le  fait,  il  lisait  de  gros 
livres  qui  traitaient  de  la  science  médicale,  c'est  vrai,  mais 
de  bien  d'autres  choses  encore. 

C'était  alors  un  adolescent  de  belle  mine,  au  regard 
doux  et  clair;  il  n'était  encore  ni  borgne  ni  boiteux.  Il 
vivait  fort  retiré  avec  sa  mère  qui  l'aimait  uniquement  et 
ardemment.  Personne  ne  les  venait  voir  à  la  tour,  sauf  la 
rieuse  Matheline,  héritière  du  tenancier  du  Coat-Dor,  dont 
Josserande  était  la  marraine,  et  aussi  Pol  Bihan,  fils  du 
successeur  de  Martin  Ker  comme  gardien  armé  de  la  porte- 
magne. 

C'était  Josserande  qui  avait  appris  à  lire  à  sa  fiUeule 
dans  un  vieux  manuscrit  de  l'abbaye  de  Euiz. 

Tous  les  deux,  Pol  et  Matheline,  causaient  ensemble 
souvent,  et  savez-vous  de  quoi?  Ils  causaient  de  Maria  Ker 
toujours.  C'est  donc  qu'ils  l'aimaient  bien?  Non.  Ce  que 
Matheline  aimait  le  mieux,  c'était  son  propre  minois,  gen- 
til à  miracle,  et  le  meilleur  ami  de  Pol  Bihan  se  nommait 
Pol  Bihan.  MatheUne  passait  de  longues  heures  à  regarder 
son  petit  miroir  d'acier  qui  lui  renvoyait  fidèlement  son 
rire  plein  de  perles,  et  Pol  se  complaisait  dans  l'orgueil  de 


136  ROLLAN   PIED-DE-FER 

sa  force,  car  il  était  le  meilleur  lutteur  du  pays  de  Car- 
nac. 

Quand  ils  causaient  de  Maria  Ker  ensemble,  c'était 
pour  dire  : 

—  Si  pourtant  il  aUait  trouver  quelque  beau  matin  le 
secret  de  la  pierre-fée  qui  est  la  mère  de  l'or  ! 

Et  chacun  d'eux  ajoutait  en  soi-même  : 

—  Il  faut  continuer  de  lui  faire  bon  visage,  car  s'il 
devient  riche,  il  m'enrichira. 

Josserande  aussi  savait  que  son  fils  chéri  poursuivait 
la  pierre-fée;  eUe  s'en  était  même  ouverte  à  Gildas  le  Sage, 
qui  avait  hoché  sa  tête  vénérable,  en  disant  :  Ce  que 
Dieu  veut  se  fera.  Veillez  à  ce  que  votre  filiot  tienne  un 
bandeau  sur  ses  yeux  quand  il  cherche  la  chose  maudite  ; 
car  ce  qui  s'échappe  de  la  cornue,  c'est  le  souffle  de  Satan, 
et  le  souffle  de  Satan  rend  aveugle. 

Josserande,  à  cela  songeant,  allait  s'agenouiller  à  la 
croix  Saint -Cado,  qui  est  devant  la  septième  pierre  du 
camp  de  César  :  celle  qu'un  petit  enfant  remue  en  la  tou- 
chant du  doigt  et  que  douze  chevaux  attelés  avec  douze 
bœufs  ne  pourraient  point  ébranler  sur  sa  base  profonde. 
EUe  disait,  ainsi  prosternée  :  —  Jésas  Dieu"  qui  avez 
pitié  des  mères,  à  cause  de  la  sainte  Vierge  Marie,  veillez 
bien  sur  mon  petit  Maria,  et  ôtez-lui  de  la  cervelle  cette 
idée  de  faire  de  l'or...  à  moins  pourtant  que  vous  n'ayez 
la  bonne  volonté  de  le  rendre  riche;  mon  doux  Sauveur, 
vous  en  êtes  bien  le  maître.  Et  quel  joli  gars  il  serait  avec 
une  chape  de  fin  drap  et  un  chaperon  bordé  de  fourrure, 
si  d'acheter  tout  cela  le  moyen  seulement  il  avait  ! 


ni 


I 


H  advint  que  tout  ce  jeune  monde,  Pol  Bihan,  Mathe- 
line  et  Maria  Ker,  gagnant  une  année  chaque  fois  que 
s'écoulaient  douze  mois,  atteignit  Tâge  où  l'on  songe  aux 
fiançailles.  Josserande  s'achemina  un  soir  le  long  de  la 
mare  de  Saint-Cado  qui  conduit  aux  roches  du  même  nom. 
Elle  gagna  vers  la  tenanoe  où  demeurait  le  fermier  du 
Coat-Dor  et  lui  demanda  la  main  de  Matheline  pour  son 
fils  Maria  Ker.  Du  coup,  Matheline  ouvrit  sa  bouche  rose 
si  large,  pour  mieux  rire,  qu'elle  y  montra,  tout  au  fond, 
deux  perles  qu'on  n'avait  encore  jamais  vues. 

Et,  son  père  l'ayant  interrogée  pour  savoir  si  ce  parti 
lui  convenait  bien,  elle  répondit  : 

—  Oui,  mon  père  et  ma  marraine,  pourvu  que  Maria 
Ker  me  donne  une  cotte  de  drap  d'argent,  semée  de  rubis 
comme  celle  de  la  dame  de  Lannelan,  qui  possède  les 
roches  perchées  de  l'île  de  Groix,  et  pourvu  que  Pol  Bihan 
soit  notre  garçon  de  noces. 

Pol  était  là  qai  riait  aussi. 

—  Je  serai  sûrement  le  garçon  de  noces  de  mon  ami 
Maria  Ker,  dit-il,  s'il  consent  à  me  donner  un  surcot  de 
tréfutaine,  lamé  d'or  comme  celui  du  châtelain  de  Gâvre, 
seigneur  de  Belle-île-en-mer  et  moyeu -justicier  de  Garnao, 
qui  ne  vaut  pas  mieux  que  moi  pour  porter  si  beaux  ajus- 
tements, r^ 

Sur  quoi  Josserande  revint  à  la  tour  et  dit  à  son  fils  : 

—  Ker,  mon  mignon,  je  te  conseille  de  choisir  un  autre 


138  ROLLAN   PIED-DB-FER 

ami  et  une  autre  fiancée;  ces  deux-là,  le  gars  et  la  fille, 
ne  sont  point  de  bonnes  âmes. 

Mais  le  jeune  tenancier  se  mit  à  doler  et  à  soupirer, 
disant  : 

—  Point  n'aurait  d'amitié  ni  d'amour  jamais  en  oe 
monde,  sinon  pour  Pol,  mon  cher  compagnon,  et  pour 
Matheline  votre  filleule,  ma  compagne  jolie. 

Et,  Josserande  lui  ayant  parlé,  par  mauvaise  chance, 
des  deux  perles  neuves  que  Matheline  avait  montrées  au 
fond  de  sa  bouche,  ce  joar-là,  à  force  de  rire,  il  courut  au 
Coat-Dor  pour  tâcher,  lai  aussi,  de  les  voir. 

Il  y  a  donc  que  sur  la  route  de  la  tour  au  Coat-Dor  se 
trouve  la  pointe  da  Hinnio,  oîi  l'herbe  est  salée,  ce  qui  met 
Taches  et  béliers  en  brave  humeur  de  s'éjouer  quand  ils  y 
sont  paissant.  Comme  Maria  Ker  cheminait  dans  le  sentier 
au  bout  duquel  est  la  Croix  de  Saint-Cado  il  vit  au  sommet 
du  promontoire,  Pol  et  Matheline  qui  se  promenaient 
devisant  et  riant.  Il  pensa  : 

—  Je  n'aurai  pas  besoin  d'aller  loin  pour  voir  les  deux 
perles  de  Matheline. 

Et  de  fait,  on  entendait  d'en  bas  la  fillette  et  les  éclats 
de  sa  gaieté,  car  elle  avait  le  caractère  à  la  joie  dès  que  Pol 
desserrait  seulement  les  lèvres;  mais  voilà  qu'un  grand 
vieux  bélier  qui  avait  brouté  beaucoup  d'herbe  salée  jeta 
en  arrière  ses  deux  cornes,  pareilles  à  des  volutes  de  colon- 
nes païennes  et  lança  deux  cônes  de  fumée  par  les  naseaux; 
puis,  bêlant  aussi  haut  que  les  cerfs  brament,  il  se  rua 
dans  la  direction  du  rire  de  Matheline.  Chacun  sait  que 
les  béliers  se  fâchent  quand  on  rit  dans  leur  pré. 

Il  courait  bien,  mais  Maria  Ker  courait  mieux  que  lui, 
car  ce  fut  Maria  Ker  qui  arriva  le  premier  auprès  de  la 
fiUette  et  reçut  le  choc  du  bélier  en  la  protégeant  de  son 
corps.  H  n'en  eut  point  trop  de  mal;  seulement  son  œil 
droit  fut  touché  par  le  bout  recourbé  d'une  des  cornes,  au 
moment  où  le  bélier  releva  la  tête,  et  ainsi  devint-il  borgne. 

Le  bélier,  lui,  empêché  de  châtier  le  rire  de  Matheline, 


LA  TOUR   DU   LOUP  13^ 

se  lança  contre  Bihan,  qui  fuyait,  l'atteignit  juste  au 
rebord  de  la  falaise  et  le  poussa  dans  la  mer,  qui  battait 
les  roches  à  cinquante  pieds-de-roi  ci-dessous. 

Y  avaifc-il  des  pieds -de-roi,  en  ce  temps -là  î  Sûrement 
oui,  même  des  rois  de  Quimper. 

Le  bélier  s'en  alla  tout  content  d'avoir  besogné  si  bien, 
et  l'histoire  dit  qu'il  rit  dans  sa  barbe  de  laine.  Mais 
Matheline  se  mit  à  pleurer,  en  criant. 

—  Ker,  mon  joli  Ker,  sauve  Bihan,  ton  doux  ami,  de 
mourir,  et  sur  ma  foi  jurée,  je  serai  ta  femme  sans  condi- 
tion! 

En  même  temps,  du  oontre-bas  de  la  grande  mer  et 
parmi  le  bruit  des  lames,  on  entendit  la  plainte  de  Pol 
Bihan  qui  clamait  : 

—  Maria  !  ô  Maria  Ker  !  mon  premier  compagnon,  mon 
seul  ami,  je  ne  sais  pas  nager,  viens  vite  me  sauver  de 
mourir  sans  confession,  et  tout  ce  que  tu  me  demanderas 
tu  l'auras,  fût-ce  le  meilleur  bien  de  mon  cœur  ! 

Maria  Ker  demanda  : 

—  Seras -tu  mon  garçon  de  noces  t 

Et  Bihan  répondit  :  v 

—  Certes,  certes,  et  je  te  donnerai  cent  écus  !  Et  tout 
ce  que  ta  respectée  mère  me  demandera,  aussi  l'aura... 
mais  dépêche-toi  vitement,  ami  chéri,  car  voici  la  vague 
qui  m'emporte. 

Maria  Ker  perdait  son  sang  avec  sa  v\ie  par  le  trou 
de  son  œil;  mais  il  était  géuéreux  de  cœur  et  se  jeta  du 
haut  promontoire  bellement.  En  tombant,  sa  jambe 
gauche  toucha  une  roche  à  fleur  d'eau  par  malheur  et  se 
cassa.  Le  voilà  donc  boiteux  aussi  bien  que  borgne,  no- 
nobstant quoi  il  ramena  Bihan  au  rivage  et  demanda  : 

—  A  quand  la  bénédiction  de  nos  fiançailles'? 
Comme  Matheline  hésitait  à  répondre,  car  le  bien  fait 

était  encore  trop  près  pour  qu'on  pût  se  dédire,  Bihan 
vint  à  son  secours  et  s'ioria  gaiement  : 

—  n  faut  toujours  bien  attendre.  Maria,  mon  sauveur, 


140  ROLIAN   PIED-DE-FER 

Que  tu  sois  guéri  de  ta  jambe  et  de  ton  œil,  que  voUà  dans 
un  triste  état  pour  i>lu8  d'un  jour. 

—  D'autant,  ajouta  Matheline  (et  ce  fat  de  cette  fois 
que  Maria  Ker  vit  ses  deux  perles  nouvelles,  car  son  rire 
lui  épanouit  la  bouche  jusqu'aux  oreilles),  d'autant  qae 
je  n'aime  pas  les  boiteux  ni  les  borgnes  par  mon  goût, 
non! 

—  Mais,  s'écria  Maria  Ker,  c'est  pour  vous  deux  que 
je  suis  borgne  et  boiteux  ! 

—  C'est  vrai,  dit  Bihan. 

—  C'est  vrai  !  répéta  Matheline,  car  toujours  comme 
lui  elle  disait. 

—  Ker,  mon  ami  Ker,  reprit  Bihan,  attendons  jusqu'à 
demain,  et  je  te  promets  que  tu  seras  content  de  nous. 

En  suite  de  quoi.  Us  s'en  allèrent,  Matheline  et  lui, 
bras  dessus  bras  dessous,  laissant  le  jeune  tenancier  che- 
miner seul,  à  cloche-pied,  vers  sa  tour. 

Le  croiriez-vousî  II  se  consolait  en  songeant  qu'il  avait 
vu  deux  perles  neuves  au  fond  d'un  sourire... 

Vous  pensez,  je  parie,  que  jamais  vous  n'avez  rencontré 
pareil  innocent.  Détrompez -vous  :  ainsi  sont  tous  ceux 
qui  ont  folie  en  tête  pour  fillettes  riant  des  perles. 

Mais  quelqu'un  de  fâché,  ce  fut  Josserande  la  veuve, 
quand  elle  vit  son  filiot  qui  n'avait  plus  qu'une  jambe  et 
qu'un  œil. 

—  Où  as-tu  perdu  tout  cela!  demanda-t-elle. 

Et  comme  Maria  Ker  lui  répondait  doucement  :  — 
Elles  sont  bien  mignonnes,  mère,  je  les  ai  vues.  Josserande 
devina  qu'U  parlait  des  deux  perles  de  sa  filleule  et  s'écria  : 

—  Par-dessus  le  marché,  mon  gars  a  aussi  perdu  l'esprit  î 
Ayant  donc  pris  son  bâton,  elle  alla  jusqu'à  l'abbaye  de 

Euiz,  où  elle  implora  conseil  de  Saint  Gildas  pour  savoir 
comment  se  conduire  en  ce  cas  malheureux,  et  le  sage  ré- 
pondit : 

—  Il  ne  fallait  pas  parler  des  deux  perles,  votre  fils 


lA  TOUR   DU   LOUP  141 

serait  resté  oliez  lui;  mais  maintenant  que  le  mal  est  fait, 
il  n'en  arrivera  que  suivant  la  volonté  de  Dieu.  La  mer 
écume  à  son  flux,  cependant  voyez  comme  eUes'en  revient 
tranquille...  Que  fait  Maria  Ker  à  cette  heure! 

—  Il  souffle,  souffle  ses  fourneaux,  répartit  Josserande. 
Le  sage  se  mit  à  réflécliir,  et  au  bout  d'un  peu  de  temps, 

il  dit  : 

—  C'est  de  prier  dévotement  le  Seigneur  notre  Dieu, 
d'abord,  et  ensuite  de  bien  regarder  devant  vous  pour  savoir 
où  vous  mettez  vos  pieds.  Les  faibles  achètent  les  forts,  et 
les  malheureux  les  heureux,  saviez -vous  cela,  ma  chère  com- 
mère? Votre  Mot  va  s'acharner  à  chercher  la  pierre-fée 
qui  change  le  plomb  en  or,  pour  payer  la  mauvaise  amitié 
de  ce  Pol  et  les  perles  qui  sont  au  fond  du  mauvais  sou- 
rire de  cette  Matheline.  Puisque  Dieu  le  permet,  tout  est 
bien.  Faites,  cependant,  que  l'enfant  se  garde  contre 
l'haleine  de  sa  cornue,  car  c'est  le  souffle  même  de  Satan, 
et  obtenez  de  lui  qu'il  ne  manque  d'assister  à  la  messe 
de  minuit. 

C'était  aux  environs  de  la  fête  de  Noël. 

Tout  le  long  des  belles  grèves  qui  vont  de  la  rivière 
d'Etel  au  fort  Penthièvre,  il  se  raconte  que  Gildas  le  Sage 
n'était  point  arrivé  de  son  pays  d'Irlande  en  bateau, 
mais  bien  sur  une  île  qui  se  détacha  de  la  côte  hyber- 
nienne  pour  traverser  doucement  la  mer  et  déposer  le 
saint  homme  sur  les  rivages  de  Bretagne.  L'île  est  encore 
là,  non  loin  du  Plouharnel,  et  aux  grandes  marées,  onpeut 
bien  voir  que  par  le  dessous,  elle  a  gardé  la  forme  d'une 
nef.  Gloire  à  Dieu  ! 


IV 


Quoiqu'il  en  soit,  Josserande  n'eut  point  de  peine  à 
obtenir  de  Maria  Ker  promesse  d'aller  à  la  messe  de  minuit, 
car  il  était  bon  cbrétien.  Et  elle  acheta  une  armure  en  fer 
pour  en  revêtir  son  filiot  quand  il  besognait  autour  de  ses 
cornues,  afin  de  le  préserver  contre  l'haleine  de  Satan. 

Matheline,  elle,  songeait  richesses  sous  le  grand  manteau 
de  la  oheirinée  du  Coat-Dor,  en  faisant  son  ouvrage. 

Et  il  arriva  que  tard  et  matin,  Pol  Bihan  venait  main- 
tenant à  la  tour,  amenant  à  son  bras  le  sourire  do  Mathe- 
line, parce  que  le  bruit  se  répandait  que  Maria  Ker  allait 
enfin  trouver  la  pierre-fée  et  devenir  un  homme  d'or. 
Ce  n'était  plus  deux  perles  neuves  que  Matheline  montrait 
aux  coins  de  sa  bouche  rose,  c'était  tout  un  chapelet  qui 
brillait,  qui  chatoyait,  qui  riait,  depuis  ses  lèvres  jusqu'en 
dedans  de  son  gosier,  parce  que  Pol  Bihan  lui  avait  dit  : 

—  Eis  tant  que  tu  pourras  ;  le  rire  prend  les  innocents 
comme  le  miroir  qui  tourne  attrape  les  alouettes. 

Ce  Bihan,  malgré  son  nom  de  Bretagne,  était  du  pays  do 
Neustrie,  et  les  Normands  en  savaient  long  dès  ce  temps- 
là.  Quant  à  Matheline,  nous  avons  parlé  de  ses  lèpres,  de 
son  gosier,  de  son  sourire,  mais  non  point  de  son  cœur  : 
il  y  avait  place  où  le  mettre. 

Voici,  selon  l'histoire,  ce  qu'elle  répondit  à  Bihan  : 

—  Tant  qu'on  voudra,  je  rirai  pour  être  riche,  et  quand 
l'innocent  m'aura  donné  tout  l'or  de  la  terre,  tous  le.s 


LA   TOUR  DU   L.eUP  143 

plaisirs  de  la  terre  j'achèterai  :  ainsi  les  aurai -je  à  moi,  pour 
moi,  et  en  jouirai. 

Pol  Bihan  joignit  les  mains  pour  l'admirer,  si  jolie 
et  si  avisée  qu'elle  était  pour  son  âge,  mais  il  pensait. 

—  Je  suis  encore  plus  avisé  que  toi,  ma  mignonne  : 
nous  partagerons  ce  que  l'innocent  donnera,  savoir  :  une 
moitié  pour  moi  et  l'autre  aussi,  le  reste  pour  toi.  Laissons 
couler  l'eau  sous  le  pont. 

Le  jour  d'avant  Noël,  on  les  vit  arriver  ensemble  à  la 
tour,  Pol  et  Matheline,  avec  des  châtaignes  dans  un  van 
et  du  cidre  doux  plein  un  grand  broc,  pour  faire  la  veillée 
chez  la  marraine.  Sous  la  cendre,  ils  rôtirent  les  châtaignes 
et  mirent  chauffer  le  cidre  devant  le  feu  en  y  ajoutant 
du  miel  fermenté,  du  moût,  des  tiges  de  romarin  et  des 
feuillettes  de  marjolaine.  Dame  Josserande  eUe-même 
voulut  goûter  à  ce  breuvage,  tant  il  fleurait  agréable 
odeur. 

Or,  il  faut  vous  dire  qu'en  chemûi,  Pol  avait  recomman- 
dé à  Matheline  d'interroger  adroitement  Maria  Ker,  pour 
savoir  quand  il  trouverait  enân  la  pierre-fée.  Maria  Ker 
ne  mangeait  châtaignes  ni  cidre,  ni  ne  buvait,  occupé  qu'il 
était  à  contempler  le  rire  de  Matheline. 

—  Eh  bien  !  mon  beau  fiancé  boiteux  et  borgne,  lui 
demanda-t-elle,  est-ce  bientôt  que  je  serai  la  femme  d'un 
homme  tout  en  or? 

Maria  Ker,  dont  l'œil  rayonnait  une  flamme  sombre, 
répondit  : 

— Vous  auriez  été  aussi  riche  que  vous  êtes  belle,  demain 
sans  faute,  ma  fiancée,  si  je  n'avais  promis  à  ma  chère 
mère  de  l'accompagner  à  la  grand'messe  de  Noël,  cette 
nuit.  L'heure  favorable  tombait  justement  au  premier 
coup  de  matines... 

—  Aujourd'hui? 

—  Entre  aujourd'hui  et  demain.' 

—  Et  cela  ne  peut -il  se  remettre? 

—  Si  fait,  cela  peut  se  remettre  à  sept  ans. 

It 


144  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Dame  Josserande  n'entendait  pas,  parce  que  Pol  M 
contait  une  histoire  pour  l'empêclier  d'ouïr,    mais   en 
contant,  il  écoutait,  lui,  de  toutes  ses  oreilles. 
.;    Matheline  ne  riait  plus  et  pensait  :  —  Le  plus  souvent 
que  j'attendrai  sept  ans  ! 

Elle  reprit  : 

—  Beau  fiancé,  comment  savez-vous  que  l'instant 
propice  tombe  justement  à  l'heure  de  matines?  Qui  vous 
l'a  dit? 

—  Les  astres,  répondit  Maria  Ker.  Mars  et  Saturne 
arriveront  à  minuit  en  opposition  diamétrale;  Vénus 
cherchera  Vesta,  Mercure  sera  noyé  dans  le  soleil,  et  la 
planète  sans  nom  que  le  défunt  Thaël  a  deviné  par  le 
calcul,  mes  yeux  l'ont  vue,  hier  au  soir,  frayant  sa  route 
dans  l'espace,  pour  venir  en  conjonction  avec  Jupiter. 
Ah  !  si  j'osais  seulement  désobéir  à  ma  chère  mère... 

Il  fut  interrompu  par  une  vibration  lointaine  de  la 
cloche  de  Plouharnel  qui  tintait  le  premier  son  de  la  messe 
de  minuit,  Josserande  quitta  son  rouet  aussitôt  : 

—  Ce  serait  péché  de  filer  une  aiguillée  de  plus,  dit -elle; 
allons,  mon  fils  Maria,  pouillez  vos  habits  des  dimanches 
et  en  route  pour  la  paroisse,  s'il  vous  plaît  ! 

f  Maria  voulut  se  lever,  car  il  n'avait  encore  jamais  déso- 
béi à  sa  chère  mère  ;  mais  Matheline,  assise  auprès  de  lui, 
le  retint,  miirmurant  d'une  voLx  douce  : 

—  Mon  bel  ami,  vous  avez  bien  le  temps  de  causer 
encore  un  peu. 

De  son  côté,  Pol  dirait  à  dame  Josserande  : 

—  Prenez  toujours  votre  bâton,  voisine,  et  mettez-vous 
en  chemin  pour  aller  à  votre  aise.  Votre  filleule  Matheline 
va  vous  accompagner,  et  je  suivrai  avec  mon  ami  Maria, 
de  crainte  que  le  malheur  lui  arrive  par  sa  jambe  malade  et 
son  œU  qui  ne  voit  pas. 

Ainsi  fut  fait,  car  Josserande  était  sans  défiance,  sachant 
que  son  filiot  avait  promis  et  tiendrait.  Comme  on  se  sé- 
parait, Pol  dit  tout  bas  à  Matheline. 


I 


LA   TOUR    DU    LOUP  145 

—  Amuse  bien  la  bonne  femme,  car  il  faut  que  Tin- 
nocent  reste  ici. 

Et  la  fillette  lui  répondit  : 

—  Tâche  de  voir  la  marmite  où  cuit  notre  fortune. 
Tu  me  diras  comment  c'est  fait. 

Voilà  donc  les  deux  femmes  parties  :  un  bon  grand  cœur 
de  mère,  plein  de  tendre  amour,  et  un  petit  gésier  de  moi- 
neau, tout  étroit,  tout  sec,  où  il  n'y  avait  pas  tant  seu- 
lement de  quoi  faire  ni  loger  une  brave  larme  ! 

Un  instant,  Maria  Ker  se  tint  sur  le  seuil  de  la  porte 
ouverte  pour  les  regarder  aller.  Dans  le  sentier  blanc  de 
neige,  les  deux  silhouettes  se  détachaient  :  l'une  coiu-bée 
et  déjà  chancelante,  l'autre  droite,  flexible,  et  qui  à 
chaque  pas  semblait  bondir.  Le  jeune  tenancier  soupira. 
Derrière  lui,  la  voix,  la  voix  de  Pol  Bihan  dit  tout  bas  : 

—  Je  sais  à  quoi  tu  penses,  Ker,  mon  compagnon,  et  tu 
as  raison  de  penser  ainsi  :  il  faut  en  finir.  Elle  est  aussi 
impatiente  que  toi  :  pour  tous  deux  c'est  trop  attendre. 

Maria  Ker  se  retourna  joyeux, 

—  Dis-tu  vrai?  balbutia -t -il;  serais-je  si  heureux  que 
cela? 

On  ne  voyait  plus  les  deux  femmes,  sur  qui  la  nuit 
s'était  refermée  au  long,  mais  le  rire  aigu  de  Matheline 
perça  les  ténèbres  et  arriva,  moqueur  comme  le  sod  de 
l'argent  des  avares. 

—  Oui,  sur  ma  foi,  répliquait  cependant  ce  Normand 
de  Bihan,  elle  ne  fait  que  penser  au  jour  de  vos  noces  : 
quand  fillette  rit  de  trop,  c'est  pour  ne  pas  pleurer,  voilà 
la  vraie  vérité. 


Us  pouvaient  bien  l'appeler  «  l'innocent  »,  ce  pauvre 
Maria  Ker  !  non  point  qu'il  eût  moins  de  cervelle  qu'un 
autre,  au  contraire,  c'était  maintenant  un  savant;  mais 
l'amour  qui  s'adresse  à  un  objet  indigne  rend  les  plus 
sages  insensés.  Maria  Ker  valait  dans  son  petit  doigt 
deux  douzaines  de  Pol  Biban  et  un  demi-cent  de  Matbe- 
line,  nonobstant  quoi,  Matheline  et  Pol  Biban  faisaient 
bien  de  le  mépriser,  car  l'bomme  qui  se  laisse  aller  de  plus 
baut  tombe  plus  bas. 

Quand  le  jeune  tenancier  fut  rentré  dans  sa  tour,  Pol 
se  mit  à  soupirer  gros  autour  de  lui  et  à  dire  : 

—  C'est  dommage  !  ab  !  vérité  de  Dieu  !  c'est  grand 
dommage  assui'ément  ! 

—  Quoi  donc  qui  est  dommage?  demanda  Maria  Ker. 

—  C'est  dommage  de  manquer  si  rare  occasion  ! 
Maria  Ker  s'écria  : 

—  Quelle  occasion  !  Tu  écoutais  donc  ce  qui  se  disait 
entre  moi  et  ma  fiancée? 

—  Oui  bien,  répartit  Pol,  j'ai  toujours  une  oreille  ou- 
verte pour  entendre  ce  qui  te  regarde,  mon  vrai  ami. 
Sept  ans  !  Ab  !  sept  ans  !  Et  veux-tu  que  je  te  dise?  tu 
n'aurais  que  doiàze  mois  à  attendre  pour  aller  avec  ta 
mère  à  une  autre  messe  de  Noël. 

—  J'ai  promis,  dit  Maria. 

—  C'est  égal,  si  ta  maman  t'aime  bien,  elle  te  par- 
donnera. 


LA  TOUR  DU  LOtJP  147 

—  Si  elle  m'aime!  s'éoria  Maria  Ker;  ma  mère  !  oh! 
oui,  oelle-là  m'aime  de  toute  la  bonté  de  son  oceur  ! 

H  restait  encore  des  châtaignes,  car  Bihan  se  mit  à  en 
éplucher  une  en  disant  : 

—  Certes,  ceHes,  les  mères  aiment  toujours  leurs  en- 
fants, mais  Matheline  n'est  pas  ta  mère.  Tu  es  borgne, 
tn  es  boiteux,  et  tu  as  vendu  ton  petit  patrimoine  pour 
acheter  tes  fourneaux.  Eien  ne  t'en  reste.  Où  est  la  fil- 
lette qui  saura  attendre  sept  ans,  presque  la  moitié  de  son 
âgeî...  A  ta  place,  moi,  je  n'irais  pas  jeter  mon  bien  à  l'eau, 
comme  tu  vas  le  faire,  et  à  l'heure  de  matines,  je  travail- 
lerais à  mon  bonheur  ! 

Maria  Ker  était  debout  devant  la  cheminée.  Il  écoutait, 
l'œU  à  terre  et  les  sourcils  froncés. 

—  Ta  as  bien  parlé,  dit-il  enfin  :  ma  chère  mère  me  par- 
donnera, je  resterai  et  je  travaillerai  à  l'heure  des  matines. 

—  Tout  est  donc  pour  le  mieux  !  s'écria  le  Normand 
bien  content;  sois  tranquille,  je  serai  avec  toi  pour  le  cas 
de  danger  !  ouvre  la  porte  de  ton  laboratoire;  nous  beso- 
gnerons ensemble,  je  ne  te  quitte  pas  plus  que  ton  ombre  ! 

Maria  Ker  ne  bougea.  Son  regard  était  cloué  au  sol. 

—  Ce  sera  la  première  fois,  pensa-t-il  tout  haut,  que 
j'aurai  causé  un  chagrin  à  ma  chère  mère  ! 

Puis  il  alla  ouvrir  une  porte,  il  est  vrai,  mais  non  point 
celle  du  laboratoire,  et  mit  Pol  Bihan  dehors  en  disant  : 

—  Le  danger  est  pour  moi  seul,  l'or  sera  pour  vous 
tous.  Va  à  la  sainte  messe  de  Noël  au  Ueu  de  moi,  dis  à 
Matheline  qu'elle  sera  riche  et  à  ma  chère  mère  qu'elle 
aura  une  vieillesse  heureuse,  puisqu'elle  vivra  et  mourra 
auprès  de  son  fils  heureux. 


VI 


H  y  avait  une  forêt  qui  allait  du  champ  de  César,  comme 
on  appelait  ces  rues  mornes  et  vides  de  la  ville  funéraire 
de  Carnac,  jusqu'à  la  mer,  d'un  côté,  et  qui  rejoignait 
de  l'autre,  en  passant  la  rivière  d'Etel,  le  Blavet  et  le 
Scorf,  les  lieux  où  furent  bâtis  depuis  Port-Louis,  Henne- 
bont  et  entre  deux,  presque  de  nos  jours,  la  cité  neuve 
de  Lorient.  Quand  Maria  Ker  fut  seul,  il  écouta  le  bruit  du 
flux  sur  la  grève  et  le  bruit  du  vent  dans  les  grands  chênes  : 
deux  murmures  énormes. 

Et  il  se  mit  à  regarder  les  sièges  vides  où  naguère  s'as- 
seyaient Matheline,  la  folie  de  son  cœur,  et  sa  chère  mère 
Josserande,  sainte  tendresse  de  toute  sa  vie. 

Il  avait  vu  petit  à  petit  les  noirs  cheveux  de  la  veuve 
grisonner,  puis  blanchir  autour  de  ses  tempes  creusées. 
Je  ne  sais  pourquoi,  ce  jour -là,  ses  souvenirs  remontaient 
jusqu'à  son  berceau,  au-dessus  duquel  se  penchait  le  doux, 
le  noble  visage  de  celle  qui  lui  avait  toujours  parlé  de 
Dieu. 

Mais  d'où  venaient  ces  boucles  blondes  qui  se  mêlaient 
aux  cheveux  noirs  de  Josserande  et  qui  jouaient  au  soleil 
par-dessus  ses  cheveux  blancs?  Et  ce  rù'e,  ah  !  ce  rire  ar- 
gentin de  la  jeunesse  qui  empêchait  Maria  Ker  d'entendre, 
dans  la  piété  de  ces  souvenirs,  la  voix  grave  et  bonne  de  sa 
mère,  d'où  venait-il? 

Sept  ans  !  Pol  avait  dit  :  «  Où  est  la  fillette  qui  peut 


LA  TOUR   DU   LOUP  149 

attendre  sept  ansî  »  et  ces  mots  restaient  dans  Tair. 
Jamais  le  fils  de  Martin  Ker  n'avait  éoouté  de  si  étranges 
voix  parmi  les  plaintes  de  FOoéan,  ni  dans  Timmeuse 
grondement  de  la  forêt  draidique. 

Et  tout  à  coup,  la  tour  aussi  se  njit  à  parler,  non  seu- 
lement par  les  fentes  des  vieilles  fenêtres  où  le  vent  lu- 
gubre gémissait,  mais  par  une  confusion  de  bruits  inté- 
rieurs qui  ressemblaient  aux  longs  chuchotements  d'une 
foule  et  qui  arrivaient  à  travers  la  porte  close  du  labo- 
ratiore,  sous  laquelle  une  vive  lueur  passait. 

Maria  Ker  ouviit  cette  porte  avec  la  crainte  de  se  trouver 
en  face  d'un  incendie,  mais  il  n'y  avait  pas  d'incendie  ;  ce 
qui  éclairait  xDar-dessous  la  porte,  c'était  l'œil  rond  et 
rouge  de  son  fourneau,  qui  tombait  juste  sur  la  pierre  du 
seuil.  Et,  bien  qu'il  n'y  eût  personne  dans  le  laboratoire, 
ces  bruits  semblables  au  bavardage  d'une  foule  qui  attend 
un  spectacle  promis,  ne  se  taisaient  point.  L'air  était 
plein  de  choses  parlantes,  on  y  sentait  grouiller  les  esprits 
aussi  dru  serrés  que  le  froment  au  grenier  ou  le  sable 
en  plage. 

Ds  disaient,  ceux-là  qu'on  ne  voyait  point,  toute 
sorte  de  mots  fantômes  qu'on  entendait  à  droite,  à  gauche, 
devant  et  derrière,  dessus  et  dessous,  et  qui  pénétraient 
par  les  pores  de  la  peau  comme  le  vif-argent  passe  à  travers 
la  toile;  ils  disaient  : 

—  Les  Mages  sont  en  route,  mon  ami. 

—  Mon  ami,  l'Étoile  a  brillé  vers  l'Orient. 

—  Mon  ami,  mon  ami,  le  petit  roi  Jésus  naît  dans  sa 
crèche,  sur  la  paille. 

—  Maria  Ker  ira  sûrement  avec  les  bergers. 

—  Du  tout  point.  Maria  Ker  n'ira  pas. 

—  Bon  chrétien  il  était. 

—  Bon  chrétien  n'est  plus. 

—  Il  a  oublié  le  nom  de  Joseph,  le  chaste  époux. 

—  Et  le  nom  de  Marie,  la  Mère  toujours  Vierge... 

—  Non,  non,  non  ! 


150  ROLIAN  PIED-DE-FER 

—  Si,  si,  si  ! 

—  Il  ira  ! 

—  H  n'ira  pas  ! 

—  n  ira,  puisqu'il  l'a  promis  à  dame  Josserande. 

—  Il  n'ira  pas,  piiisque  Matheline  lui  a  dit  de  rester. 

—  Mon  ami,  mon  ami,  c'est  cette  nuit  que  Maria  Ker 
va  trouver  le  secret  d'or  ! 

—  C'est  cette  nuit,  mon  ami,  qu'il  va  gagner  le  cœur 
de  celle  qu'il  aime  ! 

Et  les  esprits  invisibles,  se  disputant  ainsi,  jouaient  à 
travers  l'air,  montaient,  descendaient,  tourbillonnaient 
comme  les  atomes  de  la  poussière  dans  un  rayon  de  soleil, 
depuis  les  daUes  qui  recouvraient  le  sol  jusqu'aux  pierres 
de  la  voûte. 

A  l'intérieur  du  fourneau,  dans  le  creuset,  quelque 
autre  chose  répondait;  mais  on  ne  pQuvait  pas  bien  en- 
tendre, parce  que  le  creuset  était  luté  avec  soin,  selon 
l'art  hermétique, 

—  Sortez  d'ici,  méchante  cohue,  dit  Maria  Ker,  qui 
prit  un  balai  de  branches  de  houx.  Que  venez -vous  faire 
chez  moi?  Allez  dehors,  esprits  mauvais,  âmes  damnées 
allez,  aUez  ! 

Tous  les  coins  de  la  chambre  se  mirent  à  rire.  On  eût 
dit  que  Matheline  était  partout. 

Puis  un  profond  silence  se  fit  soudain,  pour  écouter  les 
cloches  de  Plouharmel  voyageant  avec  le  vent  de  la  mer 
et  tintant  le  second  son  de  la  messe  de  minuit. 

—  Mon  ami  que  disent-eUes? 

—  Elles  disent  Noël,  mon  ami,  Noël,  Noël,  Noël  ! 

—  Nenni-da  !  elles  disent  :  de  l'or,  de  l'or,  de  l'or  ! 

—  Tu  mens,  mon  ami  ! 

—  Mon  ami,  tu  mens  ! 

Et  les  autres  voix,  celles  qui  bourdonnaient  à  l'intérieur 
du  fourneau  s'enflaient,  s'enflaient.  Le  feu  que  personne 
ne  soufflait  s'activait  de  lui-même,  ard«nt  comme  l'âme 
d'une  forge. 


lA  TOUR  DU   LOUP  151 

Le  creuset  devenait  rouge,  et  les  pierres  du  fourneau 
lui-même  se  teintaient  d'éoarlate  sombre. 

Vous  pensez  que  Maria  Ker  avait  beau  balayer  avec  son 
balai  de  houx;  entre  les  branohettes  chargées  de  feuilles 
piquantes,  les  bons  esprits  passaient  avec  leur  étoile  au 
front,  les  mauvais  avec  leurs  cornes,  rien  ne  s'y  prenaient.  H 
faisait  si  chaud,  que  le  jeune  tenancier  était  baigné  de  sueur. 

Quand  le  second  son  eut  fini  de  carillonner,  il  pensa  : 

—  J'étouffe  et  je  vais  ouvrir  la  fenêtre  pour  donner 
issue  à  la  chaleur,  aussi  bien  qu'à  la  tourbe  des  esprits 
méchants. 

Mais  dès  qu'il  eut  ouvert  sa  croisée,  la  campagne  en- 
tière se  prit  à  rire  sous  son  blanc  manteau  de  neige  : 
landes,  guérets  et  pierres -plantées  ;  il  n'y  eut  pas  jusqu'aux 
chênes  énormes  de  la  forêt,  avec  leurs  cimes  éclatantes, 
qui  ne  secouèrent  leurs  frimas  en  disant  : 

—  Maria  Ker  ira  ! 

—  Maria  Ker  n'ira  pas  ! 

Pas  un  esprit  du  dedans  ne  s'envola,  tandis  que  tous 
les  esprits  du  dehors  entrèrent  marmottant,  bavardant, 
riant  :  —  Si,  si,  si,  si,  !  —  Non,  non,  non,  non  ! 

Et  je  crois  qu'ils  se  battirent,  à  leur  manière,  entre  bons 
et  méchands  esprits. 

En  même  temps,  sur  les  cailloux  du  chemin  qui  passait 
devant  la  tour,  le  pas  d'une  cavalerie  retentit,  et  Maria 
Ker  reconnut  la  longue  procession  des  moines  de  Ruiz, 
menée  par  le  grand  abbé,  Gildas  le  Sage,  crosse,  mitre 
et  allant  à  la  messe  de  Plouharnel,  parce  que  la  chapeUe 
du  couvent  était  en  reconstruction. 

Ils  arrivaient  tout  noirs  sur  la  route  blanche.  Quand 
la  tête  de  la  cavalcade  approcha  de  la  tour,  le  grand  abbé 
commanda  : 

—  Mes  gardes  armés,  donnez  du  cor  pour  évetUer  le 
filiot  de  dame  Josserande  ! 

Et  aussitôt  les  cors  de  corner,  jusqu'à  ce  que  Gildas  le 
Sage  leur  eût  dit  : 


152  ROLLAN    PIED-DE-FER 

—  Taisez-vous,  puisque  voilà  mon  tenancier  bien 
réveillé  à  sa  croisée. 

Le  silence  s'étant  fait,  le  grand  abbé  leva  sa  crosse  et 
reprit. 

—  Mon  tenanicer,  voici  venir  la  première  heure  du 
jour  de  Noël,  qui  est  fête  majeure  et  maxime.  Éteins  tes 
fourneaux  pour  courir  à  la  messe,  tu  n'as  que  le  temps 
bien  juste. 

Et  il  passa,  pendant  que  ceux  de  la  procession  se 
remettaient  en  marche,  répétant  : 

—  Maria  Ker,  tu  n'as  que  le  temps,  hâte-toi  ! 

Les  voix  de  l'air  radotaient  :  —  il  ira  !  —  il  n'ira  pas,  et 
le  vent  soufflait  des  sarcasmes  sonores. 

Maria  Ker  ferma  sa  croisée.  H  s'assit,  la  tête  entre  ses 
mains.  Son  cœur  était  déchiré  par  deux  forces  qui  le 
tiraient  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche  :  la  prière  de  sa 
mère  et  le  rire  de  Matheline.' 

Ce  n'était  pas  un  avare:  il  ne  souhaitait  pas  l'or  pour 
l'or,  mais  bien  pour  acheter  ce  chapelet  de  perles  et  de 
sourires  qui  pendait  aux  lèvres  de  Matheline... 

—  Noël  !  cria  une  voix  dans  l'air. 

—  Noël,  Noël,  Noël  !  répétèrent  toutes  les  autres  voix. 
Maria  Ker  ouvrit  les  yeux  en  sursaut  et  vit  que  le 

fourneau  était  d'un  rouge  ardent  du  haut  jusqu'en  bas 
et  que  le  creuset  s'entourait  de  rayons  si  éblouissants 
qu'on  ne  x>ouvait  pas  seulement  le  regarder.  Quelque  chose 
bouillonnait  qui  rendait  un  bruit  de  tempête, 

—  Mère  !  ô  ma  chère  mère  !  s'écria  le  jeune  tenancier 
épouvanté,  j'y  vais,  j'y  cours... 

Mais  des  miUiers  de  petites  voix  piquèrent  ses  oreilles, 
disant  : 

—  Trop  tard,  trop  tard,  trop  tard,  il  est  trop  tard  ! 

Et,  en  effet,  le  vent  de  mer  apportait  le  troisième  son  du 
clocher  de  Poulharnel,  qui  lui  aussi  disait  :  «  Trop  tard  !  » 

H  était  trop  tard.  Dans  la  profonde  nuit  le  jour  naissait, 
le  grand  jour  qui  vit  le  premier  sourire  de  Jésus. 


LA.  TOUR   DU   LOUP  153 

Noël  !  Noël  !  Noël  !  Gloire  à  Dieu  !  Salut,  Vierge  imma- 
culée. Bonjour,  saint  Joseph,  ouvrier  fils  de  roi,  maître  de 
la  sainte  Famille  ! 

Les  enfants,  les  hommes,  les  femmes,  venez,  oh  !  venez 
tous  !  Venite  adoremus  !  Venez  adoror  l'hostie  qui  naît 
dans  sa  crèche  de  Bethléem. 

Noël  !  Noël  !  Alléluia  ! 


\n 


Comme  le  troisième  son  finissait  de  tinter,  la  clepsydre 
laissa  échapper  sa  dernière  goutte  d'eau  et  marqua  l'heure 
de  minuit.  Alors,  le  fourneau  se  fendit,  montrant  le  creuset 
incandescent,  qui  éclata  avec  un  fracas  terrible  et  lança 
jusqu'au  ciel,  à  travers  la  voûte  déchirée,  une  gigantesque 
flamme. 

Maria  Ker,  enveloppé  par  le  feu,  se  jeta  la  face  contre 
terre  et  fut  noyé  dans  une  brûlante  vapeur. 

Un  silence  de  mort  l'entourait,  du  fond  duquel  une  voix 
.semblable  au  tonnerre  s'éleva  qui  lui  dit  :  «  rélève-toi  ».  Et 
il  se  releva. 

A.  la  place  où  était  naguère  le  fourneau  dont  il  ne  restait 
plus  vestige,  un  homme,  un  colosse  plutôt,  était  debout, 
et  Maria  Ker  n'eut  besoin  que  d'un  seul  coup  d'œil  pour 
reconnaître  en  lui  l'esprit  du  mal,  revêtu  de  la  forme  hu- 
maine. 

La  matière  de  son  corps  semblait  être  de  fer,  chauffé  au 
rouge  et  transparent,  car  on  voyait  l'or  liquide  qui  coulait, 
au  lieu  de  sang,  dans  ses  veines,  tour  à  tour  attiré  et  re- 
poussé par  son  cœur,  noir  comme  un  charbon  éteint. 

Cette  créature,  à  la  fois  formidable  et  belle,  étendit  la 
main  vers  le  mur  de  la  tour  qui  faisait  face  à  la  mer  et, 
dans  ce  mur  épais,  une  brèche  s'ouvrit  largement. 

—  Regarde,  dit  Satan. 

Maria  Ker  obéit.  E  vit,  comme  si  la  distance  eût  été 
supprimée,  l'intérieur  de  la  modeste  église  de  Plouharnel 


LA  TOUR   DU   LOUP  155 

OÙ  les  fidèles  étaient  assemblés.  L'officiant  montait  jus- 
tement à  Tautel,  tout  éclatant  de  a  chandelles  de  Noël  », 
et  la  pompe  était  grande,  parce  que  la  nombreuse  com- 
pagnie de  Gildas  le  Sage  assistait  le  pauvre  clergé  de  la 
paroisse. 

Dans  un  ooin,  à  Tombre  d'un  pilier,  s'agenouillait  dame 
Josserande,  qui  priait  de  son  mieux,  la  obère  femme,  mais 
qui  souvent,  malgré  elle,  regardait  vers  la  porte  pour  voir 
si  son  filiot  allait  enfin  venir. 

Non  loin  d'elle  était  Matheline  du  Coat-Bor,  attifée 
bravement  et  bien  jolie,  mais  distribuant  à  qui  les  voulait 
avoir  les  perles  de  son  sourire  et  n'oubliant  personne 
excepté  Dieu.  Tout  auprès  de  Matheline,  Pol  Bihan  carrait 
ses  larges  épaules. 

Et,  de  même  que  Satan  avait  donné  à  la  vue  de  Maria 
Ker  le  pouvoir  de  percer  les  murailles,  de  même  lui  per- 
mit-il de  voir  le  fond  des  cœurs. 

Dans  le  cœur  de  sa  mère,  il  se  vit  lui-même  comme  en  un 
miroir.  Ce  cœur  tout  entier  était  plein  de  lui.  La  bonne 
Josserande  priait  pour  lui;  elle  réunissait  Jésus,  Marie 
et  Joseph,  toute  la  sainte  Famille,  dont  Noël  est  la  fête, 
dans  la  pieuse  oraison  qui  tombait  de  ses  lèvres  ;  son  cœur 
disait  à  Dieu  :  «  Mon  fils,  mon  fils,  mon  fils  »,  toujours  et 
toujours. 

Dans  le  cœur  de  Pol,  Maria  Ker  vit  l'orgueU  de  la  force 
et  la  grossière  avidité.  Dans  ce  qui  tenait  lieu  de  cœur  à 
Matheline,  il  vit  Matheline  et  ne  vit  rien  que  Matheline 
en  adoration  devant  Matheline. 

Les  rieuses  ne  sont  pas  toutes  ainsi,  je  suis  prêt  à  le 
proclamer  :  il  y  a  de  bons  rires,  et  le  bon  rire  est  charmant, 
parmi  toutes  les  fleurs  de  la  terre...  mais  pourtant  méfiez- 
vous  ! 

—  J'ai  assez  regardé,  dit  Maria  Ker. 

—  Alors,  fit  Satan,  écoute. 
Et  tout  aussitôt,  la  musique  sacrée  chanta  dans  les 

oreiUes  du  jeune  tenancier  comme  s'il  eût  été  au  plein 


156  ROLLAN   PIED-DE-FER 

milieu  de  Féglise  de  Plouharnel.  On  était  au  Sanctus  : 
«  Saint,  Saint,  Saint  est  le  Seigneur  Dieu  !  Les  cieux  et  la 
terre  sont  remplis  par  la  majesté  de  sa  Gloire...  » 

Dame  Josserande  disait  cela,  comme  les  autres,  mais  à 
travers  cela,  elle  pensait  : 

—  Qu'il  soit  heureux,  ô  Jésus,  bonté  infinie  !  délivrez-le 
de  tout  mal  et  de  tout  péché.  Je  n'ai  plus  que  lui  à  aimer... 
Saint,  Saint,  Saint,  donnez-moi  toute  la  peine  et  gardez 
pour  lui  tout  le  bonheur  ! 

Le  croiriez -vous!  tout  en  respirant  pieusement  le 
parfum  de  ce  cantique,  le  jeune  tenancier  voulut  savoir 
aussi  ce  que  Matheline  disait  à  Dieu. 

Tout  parle  à  Dieu,  les  bêtes  fauves  dans  la  forêt,  les 
oiseaux  dans  Fair  et  jusqu'aux  plantes  qui  ont  leurs  raci- 
nes dans  la  terre. 

Mais  ces  «  bonnes  filles  »  qui  vendent  les  perles  de  leur 
rire  sont  au-dessous  des  animaux  et  des  végétaux. 

Il  n'y  a  rien  au-dessous  d'elles,  sinon  Pol  Bihan. 

Au  lieu  de  parler  à  Dieu,  Pol  Bihan  et  Matheline  cau- 
saient tout  bas,  et  Maria  Ker  les  entendait  comme  si  entre 
eux  il  eût  été.  Voilà  ce  qu'ils  se  disaient  : 

— -  Combien  l'innocent  me  donnera-t-il?  demandait 
Matheline. 

• —  L'innocent  te  donnera  tout,  répondait  Pol. 

—  Et  me  faudra-t-il  vraiment  borgner  avec  ce  borgne, 
boiter  avec  ce  boiteux? 

Maria  Ker  sentit  son  cœur  s'en  aUer. 

—  Vierge-Mère,  priait  cependant  Josserande,  ô  toujours 
vierge  !  ayez  pitié  de  mon  cher  enfant  !  Comme  Jésus  est 
votre  cœur  admirable.  Maria  Ker  est  mon  pauvre 
cœur... 

—  Eh  bien  !  reprenait  Bihan,  on  peut  bien  borgner  et 
boiter  un  peu  pour  gagner  tout  l'or  du  monde  ! 

—  C'est  vrai,  mais  combien  de  temps? 
Maria    Ker    retint    son    souffle    pour    mieux    prêter 

l'oreiUé. 


LA  TOUR  DU  LOUP  157 

—  Le  temps  juste  que  tu  voudras,  répondit  Pol  Bihan. 
Et  il  y  eut  un  silence,  après  quoi  cette  gaie  Matheline 

reprit  plus  bas  : 

—  C'est  que...  on  dit  qu'on  ne  peut  plus  rire  quand  on 
a  tué  quelqu'un,  et  moi,  je  voudrais  toujours  rire. 

—  Ne  suis-je  pas  là?  répliqua  Bihan.  Et  n'est-il  pas  cer- 
tain que  l'innocent  me  cherchera  querelle  une  fois  ou 
['autre?  Je  ferai  craquer  ses  os  rien  qu'en  le  serrant  dans 
mes  bras,  compte  sur  ma  force  ! 

—  J'ai  assez  écouté,  dit  Maria  Ker  à  Satan. 

—  Et  l'aimes -tu  encore,  ce  Bihan? 

—  Non,  je  le  méprise. 

—  Et  Matheline,  l'aimes-tu  encore? 

—  Oui,  oh  !  oui...  mais  je  la  hais  ! 

—  C'est  bien,  dit  Satan,  tu  es  lâche  et  méchant  comme 
;ous  tes  frères,  les  hommes.  Puisque  tu  as  assez  regardé 
m  loin,  étoute  et  regarde  à  tes  pieds. 

La  muraille  se  referma  avec  un  grand  bruit  de  pierres 
le  taiUe  qui  s'embrassent  et  Maria  Ker  vit  qu'il  était  en- 
;ouré  par  un  amas  énorme  de  pièces  d'or  dont  le  niveau 
nontait  plus  haut  que  sa  ceinture  et  qui  s'agitaient  dou- 
sement,  chantant  la  sjonphonie  des  richesses.  Tout  était 
)r  autour  de  lui  et  par  l'effondrement  de  la  voûte,  la  pluie 
i'or  continuait  de  tomber. 

—  Suis-je  le  maître  de  ceci?  demanda  Maria  Ker. 

—  Oui,  répondit  Satan.  Tu  m'as  forcé,  moi  qui  suis  l'or, 
k  jaillir  hors  de  mes  cavernes;  donc  tu  es  le  maître  de  l'or, 
)ourvu  que  tu  l'achètes  au  prix  de  ton  âme.  On  ne  peut  pas 
ivoir  l>ieu  et  l'or.  Il  faut  choisir. 

—  J'ai  choisi,  dit  Maria  Ker  :  je  garde  mon  âme. 

—  Tu  es  bien  décidé? 

—  Bien  décidé  ! 

—  Une  fois,  deux  fois...,  réfléchis  !  Tu  viens  de  m'a- 
^ouer  que  tu  aimes  encore  la  rieuse  Matheline. 

—  Et  que  je  la  hais,  oui,  c'est  juste,  mais  je  veux  être, 
lans  l'éternité,  avec  ma  chère  mère  Josserande. 


158  ROLLAN   PIED-DE-PER 

—  Sans  les  mères,  grommela  Satan,  j'aurais  aussi  p 
trop  beau  jeu  en  oe  monde  ! 

Et  il  ajouta  : 

—  Trois  fois...  adjugé  ! 

Le  monceau  d'or  s'agita  comme  l'eau  d'une  cascade, 
bondit  et  chanta,  heurtant  les  uns  contre  les  autres  s 
millions  de  petits  disques  sonores,  puis  tout  disparut; 
chambre  resta  noire  comme  un  lieu  oii  l'incendie  a  pasi 
On  n'y  voyait  plus  goutte,  sinon  par  la  lueur  sombre  q 
suait  le  corps  de  fer  de  Satan.  Alors,  Maria  Ker  lui  di 

—  Puisque  tout  est  fini,  retire-toi. 


vni 


Mais  le  démon  ne  bougea  pas. 

—  Penses-tu  donc,  dcmanda-t-il,  que  tu  m'as  fait  venir 
pour  rien?  Il  y  a  la  loi.  Tu  n'es  pas  tout  à  fait  mon  esclave, 
puisque  tu  as  gardé  ton  âme,  mais  parce  que  tu  m'as  libre- 
ment appelé  et  que  je  suis  venu,  tu  es  mon  leude;  j'ai  une 
part  de  droit  sur  toi,  les  petits  enfants  savent  cela,  je 
m'étonne  que  tu  l'ignores  :  de  minuit  à  trois  heures  du 
matin,  toutes  les  nuits,  désormais,  tu  m'appartiens  en 
forme  d'animal -garou  tournant,  courant,  plaignant,  sans 
secours  de  Dieu.  Voilà  ce  que  tu  dois  à  ton  ami  si  fort,  à 
ta  fiancée  si  beUe.  Eéglons  l'affaire  avant  mon  départ  : 
quel  animal  veux -tu  être  :  cerf  qui  brame,  bœuf  qui  meu- 
gle, mouton  qui  bêle,  coq  qui  chante?  Si  tu  te  faisais  chien, 
tu  pourrais  te  coucher  aux  pieds  de  MatheUne  et  Bihan  te 
mènerait  à  la  chasse  sous  bois. 

—  Je  veux,  s'écria  Maria  Ker,  dont  la  colère  éclata  à 
ces  mots  :  je  veux  être  loup  pour  les  dévorer  tous  deux  ! 

—  Soit,  dit  Satan,  loup  tu  seras,  trois  heures  de  nuit, 
durant  toute  ta  vie  mortelle...  Saute,  garou  ! 

Et  le  loup  Maria  Ker  sauta,  donnant  de  sa  tête  fauve 
contre  le  châssis  de  la  croisée,  qu'il  perça  pour  se  précipiter 
au  dehors. 

Satan,  lui,  s'en  alla  par  le  trou  de  la  voûte  et  déploya 
une  paire  d'ailes  immenses,  qui  ramèrent  dans  le  vent  en 
battant  les  étoiles,  pour  s'éloigner  du  clocher  de  Plouhar- 
nel,  dont  le  oariUon  tintait  l'élévation  de  la  sainte  Hostie. 

11 


IX 


Je  ne  sais  pas  si  vous  avez  jamais  vu  le  village  breton 
sortir  de  la  messe  de  minuit.  C'est  un  joyeux  spectacle, 
mais  qui  dure  peu,  parce  que  chacun  est  pressé  de  rentrer 
chez  soi,  où  le  réveillon  attend  :  pauvre  festin,  mangé 
de  si  bon  cœur  ! 

La  foule,  un  instant  massée  dans  le  cimetière,  plein  d'in- 
citations hospitalières,  d'appels  et  de  gaietés,  se  divise 
bientôt  en  petites  caravanes  qui  se  hâtent  par  les  chemins, 
riant,  bavardant,  chantant. 

S'il  fait  un  beau  froid,  on  entend  longtemps  encore, 
du  parvis  déjà  désert,  le  bruit  des  sabots  claquant  sur  la 
gelée  ;  s'il  fait  mouillé,  le  clapotement  s'étouffe  vite,  et  au 
bout  de  quelques  minutes,  c'est  à  peine  si  l'on  suit  encore 
un  «  au  revoir  »,  un  lambeau  de  Noël  chanté  à  tue-tête,  ou 
l'écho  d'une  brave  plaisanterie  autour  de  l'église  que  le 
bedeau  est  en  train  de  refermer. 

A  milieu  de  toute  cette  bonne  humeur.  Josserande,  seule 
s'en  revenait  bien  triste,  parce  que  la  messe  durant,  elle 
avait  en  vain  attendu  son  filiot. 

Elle  marchait  à  cinquante  pas  derrière  la  cavalcade  des 
moines  de  Euiz  et  n'osait  s'approcher  du  grand  abbé  Gildas 
de  peur  d'être  obligée  d'accuser  son  fils  chéri. 

A  sa  droite  allait  Matheline  du  Coat-Dor;  à  sa  gauche, 
Bihan,  tous  les  deux  bien  empressés  à  la  soutenir  et  à  la 
consoler  aussi,  car,  dans  leur  idée,  à  l'heure  qu'il  était, 
Maria  Ker,  au  fond  de  son  laboratoire,  de\-ait  avoir  le 


LA   TOUR   DU   LOUP  161 

trésor  qui  ne  se  peut  compter,  et,  il  fallait  avoir  la  mère 
pour  bien  tenir  le  fils. 

Aussi  c'étaient  des  promesses  et  des  caresses,  en  veux-tu, 
en  voilà. 

—  Ma  marraine,  je  serai  près  de  vous  toujours,  disait 
Matlieline,  à  soutenir  et  régayer  votre  vieil  âge,  car  votre 
fils  est  mon  cœur. 

Pol  Bihan  reprenait  : 

—  Je  ne  prendrai  point  femme,  pour  rester  toujours  avec 
mon  ami  Maria  Ker,  que  je  chéris  plus  que  moi-même.  Et 
ne  vous  inquiétez  de  rien;  s'il  est  faible,  je  suis  fort  :  pour 
deux  je  travaillerai. 

Dire  que  dame  Josserande  prêtait  beaucoup  d'attention 
à  ces  paroles  serait  mensonge,  car  elle  n'avait  dans  l'âme 
que  son  fils  et  se  disait  : 

—  Voici  la  première  fois  qu'il  me  désobéit  et  me  trompe. 
Le  démon  d'avarice  est  entré  en  lui.  Qu'a-t-il  donc  tant 
besoin  d'or,  mon  Dieu  !  Toutes  les  richesses  de  l'univers 
peuvent-elles  payer  une  seule  des  larmes  que  l'ingratitude 
d'un  fils  bien -aimé  arrache  aux  pauvres  yeux  de  sa  mère  ! 

Tout  à  coup,  elle  s'arrêta  de  penser,  parce  que  ses  oreil- 
les écoutaient  un  son  de  trompe  retentissant  dans  la  nuit. 

—  C'est  le  cor  du  couvent,  dit  Matheline. 

—  Et  il  sonne  au  loup  !  ajouta  Pol. 

—  Que  peut  faire  le  loup,  demanda  Josserande,  à  une 
troupe  bien  montée  comme  la  cavalerie  de  Gildas  le  Sage? 
Et,  d'ailleurs,  le  saint  abbé,  avec  une  seule  parole,  ne  pour- 
rait-il pas  mettre  en  fuite  cent  loups? 

On  était  arrivé  à  la  lande  de  Carnac,  où  sont  les  deux 
mille  sept  cent  vingt-neuf  pierres  plantées,  eb  les  moines 
avaient  déjà  dépassé  la  place  ronde  où  rien  ne  croît,  ni 
herbe,  ni  bruyère,  et  qui  ressemble  à  une  bassine  énorme, 
une  bassine  pour  cuire  la  bouillie  d'avoine,  ou  bien  encore 
à  un  manège  pour  exercer  les  chevaux. 

De  là,  on  pouvait  voir  la  tour  d'un  côté,  noire  et  morne, 
de  l'autre  les  rangées  d'obélisques  bossus,  alignés  à  perte 


162  ROLLAN    PIED-DE-FER 

de  Tue,  moitié  noirs,  moitié  blancs,  à  cause  de  la  neige 
qui  mettait  une  tache  éclatante  à  chaoune  de  leurs  aspérités. 

Josserande,  Matheline  et  Pol  Bihan  débouchaient  par 
le  chemin  creux  qui  dévale  vers  Plouharnel.  La  lune  jouait 
à  cache-cache  derrière  un  troupeau  de  petits  nuages  qui 
trottaient  au  ciel  comme  des  moutons. 

Quelque  chose  d'étonnant  alors  arriva.  On  vit  la  cava- 
lerie des  moines  reculer  depuis  l'entrée  des  avenues  jusqu'au 
milieu  du  cirque,  pendant  que  le  cor  sonnait  en  détresse 
et  que  de  grands  cris  montaient  qui  disaient  :  «  Au  loup  ! 
au  loup  !  au  loup  !  » 

En  même  temps,  on  pouvait  ouïr  la  ferraille  des  gardes 
armés  qui  ferraillait,  et  les  piétinements  des  chenaux, 
et  tous  les  bruits  d'une  lutte  acharnée,  par-dessus  quoi 
la  voix  toujours  tranquille  de  Gildas  le  Sage  disait  avec 
autorité  :  «  Loup,  mauvais  loup,  je  te  défends  de  toucher 
aux  gens  de  Dieu  !  » 

Mais  il  paraît  que  le  mauvais  loup  ne  se  pressait  pas 
d'obéir,  car  la  cavalcade  versait  de  ci  de  là  comme  si  une 
convulsion  intérieure  l'eût  secouée,  et,  la  lune  étant  sortie 
des  nuages,  on  put  distinguer  une  bête  énorme  aux  prises 
avec  les  bourdons  des  moines,  avec  les  hallebardes  des 
gardes  armés,  avec  les  fourches,  avec  les  épieux  des  pay- 
sans, accourus  de  toutes  parts  à  l'appel  de  la  trompe  de 
Euiz. 

La  bête  recevait  beaucoup  de  blessures,  mais  elle  avait 
la  vie  chevillée  dans  le  corps.  Elle  chargeait,  elle  se  ruait, 
elle  mordait,  si  bel  et  si  bien  que  le  large  se  fit  autour  du 
grand  abbé,  qui  resta  enfiji  seul  en  face  du  loup. 

Car  c'était  un  loup. 

Et,  le  grand  abbé  l'ayant  touché  de  sa  crosse,  le  loup 
se  coucha  à  ses  pieds,  pantelant,  tremblant  et  sanglant. 
Après  quoi,  Glidas  le  Sage  se  pencha  et  le  considéra  très 
attentivement,  puis  dit  : 

—  Jamais  n'arrive  rien  que  Bieu  n'ait  voulu.  Où  est 
donc  dame  Josserande? 


LA  TOUR  DU   LOUP  163 

—  Je  suis  présente  ioi,  répondit  une  pauvre  voix  pleine 
de  larmes,  et  j'ai  la  pensée  d'un  cruel  malheur. 

EUe  était  seule  aussi,  parce  que  Matheline  et  Pol  Bihan, 
pris  d'épouvante,  s'étaient  sauvés  à  travers  champs  dès  le 
commencement,  la  laissant  abandonnée.  Le  grand  abbé 
l'appela  et  lui  dit  : 

—  Femme,  ne  désespère  point.  Au-dessus  de  toi  est  la 
Bonté  qui  remplit  toute  la  terre  et  tout  le  ciel.  Cependant, 
garde  ton  loup  avec  toi;  nous  autres,  nous  retournons  au 
monastère,  pour  demander  au  sommeil  la  force  de  servir  le 
Seigneur  Dieu. 

Et  il  se  remit  en  marche,  suivi  de  son  escorte. 

Le  loup  ne  bougeait  plus,  sa  langue  pendait  dans  la  neige 
qui  était  toute  rouge  de  son  sang.  Josserande  s'agenouiUa 
auprès  de  lui  et  pria  ardemment.  Pour  qui?  Pour  son  fils 
chéri.  Savait-elle  déjà  que  le  loup  était  Maria  Ker?  Cer- 
tes, une  pareille  chose  ne  se  devine  point,  mais  où  trouver 
la  forme  sous  laquelle  une  mère  ne  devine  point  son  enfant 
bien -aimé? 

EUe  défendit  le  loup  contre  les  paysans  qui  revenaient 
le  frapper  avec  leurs  fourches  et  leurs  épieux,  parce  qu'ils 
le  croyaient  mort.  Les  deux  derniers  qui  vinrent  furent 
Pol  Bihan  et  Matheliae.  Pol  Bihan  lui  donna  de  son  talon 
par  la  tête  en  disant  :  «  Tiens,  innocent  !  »  et  Matheline 
l'assaïUit  à  coups  de  pierres,  criant  :  «  Innocent,  tiens,  tiens, 
tiens  !  » 

Songez  qu'ils  avaient  espéré  tout  l'or  du  monde,  et  que 
cette  bête  morte  ne  pouvait  plus  rien  leur  donner  ! 

Après  du  temps,  deux  gueniUeux,  quémendiants  et  cher- 
cheurs de  pain,  ayant  passé,  aidèrent  Josserande  à  porter 
le  loup  dans  la  tour.  Pour  faire  la  charité,  il  n'y  a  que  les 
pauvres,  qui  sont  la  figure  de  Jésus -Christ. 


Le  jour  venait.  C'était  nn  homme  qui  dormait  dans  le 
lit  de  Maria  Ker,  où  veuve  Josserande  avait  couclié  le 
loup.  La  chambre  avait  gardé  les  marques  de  Tinoendie  : 
la  neige  tombait  par  le  trou  de  la  voûte.  Le  visage  du  jeune 
tenancier  était  marbré  de  coups,  et  ses  cheveux,  collés 
par  le  sang,  tombaient  en  mèches  rigides. 

Dans  son  sommeil  fiévreux,  il  parlait;  le  nom  qui  s'é- 
chappait de  ses  lèvres  était  celui  de  Matheline. 

Au  chevet,  la  mère  veillait  et  priait. 

Quand  Maria  Ker  s'éveilla,  il  pleura,  parce  que  l'idée 
de  sa  condamnation  lui  revint,  mais  le  souvenir  de  Pol 
et  de  Matheline  sécha  les  larmes  dans  ses  yeux  brûlants. 

—  C'est  pour  ceux-là,  dit-D,  que  j'ai  oublié  Dieu  et  ma 
mère.  Je  sens  encore  à  mon  front  le  talon  de  mon  ami,  et 
jusque  dans  le  fond  de  mon  cœur  le  choc  des  pierres  que  me 
jetait  ma  fiancée  ! 

—  Chéri,  murmura  Josserande,  plus  chéri  que  jamais, 
je  ne  sais  rien,  raconte-moi  tout. 

Maria  Ker  fit  comme  sa  mère  voulait.  Quand  il  eut 
achevé,  Josserande  le  baisa,  prit  son  bâton  et  s'achemina 
vers  le  couvent  de  Euiz,  pour  demander,  selon  sa  cou- 
tume, aide  et  conseil  à  Gildas  le  Sage. 

En  chemin,  les  hommes,  les  femmes  et  les  enfants  la 
regardaient  curieusement,  car  on  savait  déjà  qu'elle  était 
la  mère  d'un  loup.  Derrière  la  haie^même  qui  fermait  le 


LA  TOUR   DU   LOUP  165 

verger  de  l'abbaye,  Matheline  et  Pol  s'étaient  caobés  pour 
la  voir  passer. 
Josserande  entendit  Pol  qui  disait  : 

—  Viendras-tu,  ce  soir,  voir  le  garou  tourner? 

—  Certes  je  n'y  manquerai  point,  répartit  Matbe- 
liue. 

Et  la  pointe  de  son  rire  entra  dans  le  cœur  de  Josserande 
comme  une  épine  empoisonnée. 

Le  grand  abbé  l'attendait,  entouré  de  gros  livres  et  de 
manuscrits  poudreux.  Quand  elle  voulut  lui  expliquer  le 
cas  de  son  filiot,  il  l'arrêta  et  dit  : 

—  Veuve  de  Martin  Ker,  pauvre  femme,  bonne  depuis 
le  commencement  du  monde,  Satan,  démon  de  l'or  et  de 
l'orgueil,  en  a  fait  bien  d'autres  !  Te  souviens -tu  du  frère 
défunt,  Thaël,  qui  est  un  saint  pour  avoir  résisté  au  désir 
de  faire  de  l'or,  lui  qui  en  avait  la  puissance? 

—  Oui,  répondit  Josserande,  et  plût  au  ciel  qae  mon 
Maria  Ker  l'eût  imité  ! 

—  Eh  bien  !  reprit  Gildas  le  Sage,  au  lieu  de  dormir,  j'ai 
passé  tout  le  restant  de  ma  nuit  avec  le  saint  Tbaël  à 
chercher  un  moyen  de  sauver  ton  fils  Maria  Ker. 

—  Et  l'avez-vous  trouvé,  mon  père! 

Le  grand  abbé  ne  répondit  ni  oui  ni  non,  mais  il  se  mit 
à  feuilleter  un  manuscrit  très  épais  où.  étaient  des  pein- 
tures. Et  en  fouillant,  il  disait  : 

—  La  vie  jaillit  de  la  mort,  selon  la  parole  divine;  la 
mort  saisit  le  vif,  selon  la  loi  païenne  de  Eome,  et  c'est 
presque  la  même  chose,  dans  l'ordre  des  misérables  ambi- 
tions temporelles,  car  l'héritage  est  une  force,  une  vie  qui 
s'élance  hors  d'un  cercueil.  Voici  un  livre  du  défunt  Thaël 
qui  traite  la  question  des  maladies  causées  par  l'haleine 
de  l'or,  poison  mortel...  Femme,  aurais -tu  le  courage  de 
frapper  le  loup  qui  est  ton  fils  unique  et  bien -aimé,  de  le 
frapper,  dis-je,  au  front  d'un  coup  de  hache  bien  frappé, 
assez  fort  pour  lui  fendre  le  crâne? 

A  ces  mots,  Josserande  tomba  de  son  haut  sur  le  carreau 


166  ROLLAN   PIED-DE-PER 

comme  si  elle-même  eût  été  frappée  d'un  coup  de  couteau 
au  cœur;  mais,  du  fond  même  de  son  agonie,  car  elle  se 
sentait  mourir,  eUe  répliqua  : 
■ —  Si  vous  m'ordonniez  de  le  faire,  je  le  ferais. 

—  Tu  as  donc  grande  confiance  en  moi,  pauvre  femme? 
s'écria  Gildas  attendri. 

—  Vous  êtes  l'homme  de  Dieu,  répondit  Josserande, 
et  j'ai  foi  en  Dieu. 

GOda.^  le  Sage  se  prosterna  et  meurtrit  sa  poitrine,  con- 
naissant qu'il  avait  eu  un  mouvement  d'orgueil.  Puis,  se 
relevant,  il  releva  Josserande  et  baisa  le  bas  de  sa  robe, 
disant  : 

—  Femme,  j'adore  en  toi  la  très  sainte  foi;  prépare  ta 
hache  et  l'aiguise  !  - 


XI 


Ceci  n'est  qu'un  récit  de  paysan,  dans  lequel  j'ai  essayé 
peut-être  à  tort,  de  mettre  un  certain  ordre  et  une  certaine 
suite,  mais  les  paroles  que  je  viens  de  transcrire  sont  dites 
textuellement  aux  veillées,  et  le  conteur  ajoute,  dans  l'é- 
nergique patois  de  Vannes  : 

—  Chrétiens,  n'y  a  pas  au-dessus  de  la  Foi  qu'est  la  mère 
de  l'Espérance  et  par  ainsi  la  grand'maman  du  saint  Amour 
qui  mène  en  haut  du  paradis  de  Dieu. 

Puisque  nous  en  sommes  à  causer  un  instant  tous  deux, 
lecteur  ami,  vous  avez  dû  remarquer  la  rancune  professée 
par  notre  légende  contre  le  rire  et  ses  fausses  perles.  Il  ne 
faudrait  pas  s'y  méprendre,  quoique  la  légende  soit  mélan- 
colique par  nature.  Ce  n'est  pas  la  gaieté  qu'elle  déteste, 
c'est  le  doute,  ce  rire  grimaçant  et  grinçant  que  Paris  lui 
expédie  par  ballots  de  chansons  idiotes  et  de  plaisanteries 
obscènes.  La  légende  bretonne  a  peur  du  rire  à  cause  de 
Paris,  ce  monstre  rieur  qu'elle  n'a  jamais  vu,  mais  qu'elle 
se  représente  conune  une  boutique  immense  où  se  vend  et 
s'achète  tout  le  mal  de  l'univers. 

A-t-eUe  tort? 

Non  et  oui. 

Paris,  il  est  vrai,  fournit  des  refrains  aux  ivrognes  et 
verse  aux  pauvres  enfants  le  poison  de  la  lecture  qui  tue  ;  — 
mais  les  beaux  cantiques  aussi  qui  viennent  de  Paris  ! 
Et  les  belles  pages  portant  aux  extrémités  de  la  terre  le 
bienfait  de  la  lecture  qui  console,  éclaire  et  guérit  ! 


168  ROLLAN   PIED-DE-FER 

Paris  est  le  bien,  si  Paris  est  le  mal... 

Mais  au  moment  de  conclTire,  j'écoute  et  je  regarde. 
Quel  bruit  se  dégage  du  grand  bruit  de  Paris  !  un  concert  de 
gaudrioles  imbéciles,  chantant  si  haut  qu'elles  empêchent 
presque  d'entendre  le  braiment  des  âneries  politiques.  Et 
quel  spectade  domine  tous  les  autres  spectacles?  l'insulte  à 
Dieu.  Dieu  est  cloué  sur  toutes  les  murailles  de  Paris  dans 
la  personne  du  prêtre.  Les  journaux  qui  af&ohent  rouge 
charcutent  le  prêtre,  le  salent,  le  cuisent  et  le  servent  ainsi 
à  ceux  qui  ne  préfèrent  pas  le  dévorer  cru. 

Aux  étrangers  qui  demandent  quel  est  le  mets  en  vogue 
à  Paris,  il  faut  répondre  :  «  Prêtre  saignant  à  la  gaudriole.  » 

Et  je  n'ose  plus  prétendre  que  la  légende  bretonne  ait 
tort  de  se  méfier  du  rire  de  Paris. 


xn 


Eevenons  à  nos  moutons,  ou  plutôt  à  notre  loup. 

Da  temps  de  Gildas  le  Sage,  les  nuits  de  la  campagne 
armoricaine  étaient  encore  plus  désertes  qu'aujourd'hui, 
à  cause  de  l'invasion  de  chênes  qui,  débordant  hors  des 
forêts,  couvraient  les  cultures  et  barraient  jusqu'aux 
routes. 

Entre  les  lieux  les  plus  déserts,  on  pouvait  citer  le  champ 
de  César,  comme  on  appelait  encore  la  ville  des  pierres 
dressées,  l'opinion  commune  étant  que  les  géants  païens, 
enterrés  sous  ces  roches,  rôdaient  du  soir  au  matin  dans 
les  longues  avenues  et  guettaient  les  allants  attardés, 
pour  leur  tordre  le  cou. 

Cette  nuit,  pourtant,  qui  était  celle  du  lendemain  de 
Foëlf  il  y  avait  du  monde,  vers  onze  heures  du  soir,  sur  la 
lande,  en  avant  des  pierres  de  Carnac,  tout  autour  de  la 
Bassine,  ou  cirque,  qui  montrait  aux  rayons  de  la  lune  son 
enceinte  irrégulière. 

Le  dedans  de  l'enceinte  était  complètement  solitaire. 

En  dehors  de  l'enqeinte,  on  ne  voyait  personne,  il  est 
vrai,  mais  on  entendait  chuchoter  beaucoup  dans  l'om- 
bre des  hautes  roches,  sous  l'abri  des  cépées  de  chênes  et 
jusque  dans  les  touffes  de  genêts  épineux.  Il  y  avait  là 
tout  un  rassemblement  de  gens  qui  attendaient  quelque 
ohose,  et  ce  quelque  chose  était  le  loup  Maria  Ker. 

H  était  venu  du  monde  de  Plouharnel  et  aussi  de  Lanne- 
lan,  de  Carnac  et  même  de  Kercado;  il  était  venu  du 


170  ROLIAN  PIED-DE-FER 

monde  jusque  de  rancienne  ville  de  Cracli,  au-delà  de  la 
Trinité,  où  demeuraient  jadis  les  treize  bardes  de  Bel.       , 

Qui  avait  convoqué  tous  ces  gens-là,  jeunes  et  vieux] 
hommes  et  femmes?  la  légende  ne  l'explique  pas;  maie 
il  est  vraisemblable  que  Matbeline  avait  semé  çà  et  là  les 
perles  cruelles  de  son  rire,  et  que  Pol  Biban  ne  s'était  pas 
privé  de  raconter  ce  qu'il  avait  vu  en  sortant  de  la  messe 
de  minuit. 

De  manière  ou  d'autre,  le  pays  entier,  à  quatre  ou  cinq 
lieues  à  la  ronde,  savait  que  le  fils  de  Martin  Ker,  tenanciei 
de  l'abbaye,  était  loup-garou  et  qu'il  menait  son  métiei 
à  l'endroit  où  les  loups-garous  travaillent,  c'est-à-dire  à  la 
Bassine  des  Païens,  entre  la  tour  et  les  pierres  chô- 
mées. 

Beaucoup  parmi  ceux  qui  attendaient  n'avait  jamais 
vu  de  loup-garou;  il  régnait  dans  la  foule  disséminée  par 
groupes  invisibles  une  fièvre  faite  de  curiosité,  de  terreurs 
et  d'impatiences;  les  minutes  s'allongeaient  à  mesure 
qu'elles  passaient,  et  il  semblait  que  minuit,  arrêté  en 
route,  ne  dût  jamais  venir. 

Il  n'y  avait  pas  d'horloges  dans  la  contrée,  mais  on  son- 
nait matines  au  couvent  de  Euiz  au  moment  juste  où  la 
vingt -quatrième  heure  du  jour  décédé  expirait;  on  était 
donc  bien  sûr  que  le  loup  n'était  pas  en  retard,  puisque 
le  clocher  du  couvent  n'avait  pas  encore  parlé. 

On  causait,  en  attendant;  on  causait  loups-garous,  bien 
entendu,  et  aussi  fiançailles,  car  le  bruit  courait  que  Ma- 
tbeline du  Coat-Dor,  l'ancienne  promise  de  Maria  Ker, 
serait  bannie  (publiée),  au  prochain  prône,  avec  le  fort  Pol 
Bihan,  qui  n'avait  jamais  trouvé  de  rival  au  champ  de  la 
lutte,  et  je  vous  laisse  à  penser  si  le  rire  de  Matheline  ruis- 
selait en  cascades  perlées  pendant  qu'on  la  félicitait  à 
l'occasion  de  sa  noce. 

Par  le  chemin  qui  grimpait  à  la  tour,  une  ombre  descen- 
dit lentement  :  ce  n'était  pas  encore  le  loup,  mais  bien  une 
pauvre  femme  en  deuil,  dont  la  tête  s'inclinait  sur  sa  poi- 


LA   TOUR   DU    LOUP  171 

rine  et  qiii  tenait  à  la  main  un  objet  brillant  autant  qu'un 
niroir. 
Cet  objet  renvoyait  en  gerbes  les  rayons  de  la  lune. 

—  C'est  Josserande  Ker  !  se  dit-on  tout  autour  du  cir- 
[ue,  derrière  les  roches,  dans  les  broussées  et  sous  les  cépées. 

—  C'est  la  veuve  du  gardien  armé  de  la  Portemagne  ! 

—  C'est  la  mère  du  loup  Maria  Ker  ! 

—  Elle  vient  voir  aussi... 

—  Mais  que  tient-eUe  dans  sa  main* 
Vingt  voix  firent  cette  question. 

Matbeline,  qui  avait  de  bons  yeux,  et  si  beaux  !  répartit  : 

—  On  dirait  une  bacbe...  C'est  moi  qui  suis  contente 
L'être  débarrassée  de  ces  gens-là,  le  fils  et  la  mère  !  Avec 
îux,  on  ne  pouvait  jamais  rire. 

Il  y  eut  pourtant  deux  ou  trois  bonnes  âmes  pour 
)enser  tout  bas  : 

— Pauvreveuve  !  quel  chagrin  elledoitavoirpleinlecœur  ! 
■ —  Mais  que  veut-elle  faire  d'une  hache? 

—  C'est  pour  défendre  son  loup,  répartit  encore  Mathe- 
ine,  qui  tenait  une  fourche. 

Pol  Bihan  portait  un  énorme  bâton  de  houx  qui  ressem- 
)lait  à  une  massue.  Avais-je  oublié  de  vous  dire  que  tout 
e  monde  était  armé,  qui  d'un  fléau  à  battre,  qui  d'un 
âteau,  qui  d'une  houe,  il  y  avait  jusqu'à  des  faux,  em- 
Qanchées  debout,  car  on  n'était  pas  venu  seulement  pour 
'"oir,  et  il  fallait  faire  la  fin  du  loup-garou. 

Le  vent  venait  de  vers  la  barre  de  la  rivière  d'Auray 
>n  face  de  Euiz.  Il  apporta  un  son  lointain  de  cloche 
lui  était  le  carillon  des  matines  chantées,  et  tout  aussitôt 
in  grand  cri  étouffé  courut  de  groupe  en  groupe  : 

—  Le  loup  !  le  loup  !  le  loup  ! 

Josserande  entendit  cela,  car  elle  s'arrêta  de  descendre 
wur  jeter  autour  d'elle  un  long  regard;  n'ayant  rien 
aperçu,  elle  releva  ses  yeux  au  ciel  en  joignant  les  mains 
UT  le  manche  sa  hache. 

Le  loup,  cependant,  fumant  par  les  naseaux  et  portant 


172  ROLLAN   PIED-DE-FER 

SOUS  le  front  deux  charbons  allumés  qui  étaient  ses  pru- 
nelles, sauta  par-dessus  les  pierres  plates  de  Tenoeinte  et 
comnaença  à  couiir  ciroulairement. 

—  Tiens,  tiens  !  dit  Pol  BUian,  il  ne  boite  plus  ! 

—  Et  on  dirait,  ajouta  Matlieline,  blessée  par  les  rayom 
rouges  des  prunelles,  qu'il  n'est  plus  borgne  ! 

Pol  reprit,  en  brandissant  sa  massue  : 

—  Mes  amis,  qu'attendons -nous  pour  Tattaquerî 
— •  Va  le  premier,  lui  dit-on. 

—  C'est  que,  répliqua  Pol  en  langue  normande,  j'at 
trapai  l'autre  nuit  une  maligne  fraîcheur  au  jarret  qui  m« 
retient  de  courir  comme  je  voudrais. 

—  J'irai  donc  en  avant,  moi  !  s'écria  Matheline  en  le 
vant  sa  fourche;  on  verra  bien  si  je  déteste  comme  il  fau 
ce  coquin-là  ! 

Dame  Josserande  l'entendit  et  soupira  : 

—  Fille  que  j'ai  bénie  au  baptême.  Dieu  me  préserva 
de  te  maudire  à  présent  ! 

Cette  Matheline  des  perles  ne  valait  rien,  c'est  vrai 
mais  du  moins  n'avait-elle  point  froid  aux  yeux,  car  elL 
fit  comme  elle  disait  et  marcha  droit  au  loup,  tandis  qu' 
le  Normand  restait  derrière  et  criait  : 

—  Allez,  allez,  mes  amis,  n'ayez  pas  peur  !  ah  !  sans  moi 
jarret,  le  loup  en  verrait  de  belles  car  je  suis  le  plus  for 
et  le  plus  brave  ! 

H  y  a,  sous  la  ville  de  Pontorson,  un  ruisseau  nommé  1< 
Couesnon  qui  sépare  la  Normandie  de  la  Bretagne. 

Quand  le  Tout-Puissant,  qui  avait  créé  le  monde,  arran 
gea  son  ouvrage  et  régla  les  domaines  des  nations,  la  pre 
mière  limite  qu'il  traça  fut  naturellement  celle  du  pay 
d'Armor,  qui  est  le  cœur  de  la  terre. 

D  trouva  beaucoup  de  gens  rassemblés  de  çà  et  de  là  stl 
les  bords  du  Couesnon,  où  était  un  serpent-dragon  terribb 
à  voir.  A  l'approche  du  souverain  Maître  de  toutes  choses 
le  serpent -dragon  sortit  de  l'eau  pour  s'enfuir  et  prit  ( 
main  droite. 


LA   TOUR   DU   LOUP  173 

—  Serpent-dragon,  Itii  demanda  l'Éternel,  pourquoi 
ne  prends -tu  pas  à  main  gauche? 

—  Parce  que,  répondit  le  monstre,  de  ce  côté-là,  ce  sont 
des  hommes. 

—  Et  de  l'autre,  serpent-dragon? 

—  De  l'autre,  ce  sont  des  Normands. 
Alors  le  roi  du  ciel  et  de  la  terre  : 

—  Jusqu'à  la  fin  des  temps,  ce  ruisseau  sera  donc  la 
frontière  entre  les  hommes"  et  les  Normands. 

Je  dois  avouer  que  la  même  histoire  se  raconte  aussi  en 
Normandie,  avec  cette  différence  que  le  serpent -dragon 
s'enfuit  à  main  gauche  dans  la  version  normande,  et  que 
ce  fut  des  Normands  qu'il  eut  peur. 

Toujours  est-il  que  Matheline  marcha  au  loup  la  pre- 
mière, suivie  de  tous  ceux  qui  étaient  là,  et  que  Pol  Bihan 
seul  resta  derrière.  Le  loup  avait  pris  sa  course  comme  font 
les  garous,  et  manégeait,  noir  sur  le  blanc  de  la  gelée, 
autour  de  la  Bassine.  Sa  langue  pendait,  ses  yeux  flam- 
boyaient, il  galopait  aussi  vitement  que  cerf  à  la  chasse. 

Josserande  voyant  le  danger  qui  le  menaçait,  lamenta 
et  cria  : 

—  Ne  se  trouvera-t-il  pas  parmi  vous,  ô  Bretons  !  une 
bonne  âme  pour  défendre  le  fils  de  la  veu\e,  à  l'heure  oti  il 
expie  durement  son  péché. 

—  Laissez-nous  faire,  ma  marraine,  répondit  l'effrontée 
Matheline. 

Et  de  loin,  Pol  Bihan  ajouta  : 

—  N'écoutez  pas  la  vieille  et  allez  ! 

Mais  une  autre  voix  s'éleva  pour  répondre  à  l'appel  de 
daisc  ,.!  fM  erande  et  dit  : 

—  (.'omme  hier,  nous  voilà  ! 

Au-devaat  de  Matheline,  et  lui  barrant  le  passage,  deux 
guonilleux  à  besaces  étaient  debout,  appuyés  sur  leurs 
bourdoû.s. 

Jo  ^eriiiide  les  reconnut  bien  pour  être  les  deux  cher- 
cheurs de  pain  de  la  veille,  qui  l'avaient  si  charitablement 


174  tlOLLAN   PIED-DE-FER 

aidée.  L'un  d'eux,  qui  avait  la  barbe  et  les  cheveux 
blancs,  prit  la  parole  pour  dire  : 

—  Chrétiens,  mes  frères,  de  quoi  vous  mêlez -vous!  Dieu 
récompense  et  punit.  Les  garons  ne  sont  pas  des  damnés, 
mais  bien  des  éprouvés  qui  font  leur  purgatoire.  Laissez 
Dieu  mener  sa  justice,  si  vous  ne  voulez  qu'il  vous  arrive 
grand  malheur. 

Et  Josserande,  s'étant  agenouillée,  dit  : 

—  Ecoutez,  écoutez  le  saint  ! 

Mais  par  derrière,  Pol  Bihan  s'écria  : 

—  Depuis  quand  permet-on  aux  quémandeurs  de  croû- 
tes de  prêcher  sermons?  ah  !  si  ce  n'était  de  mon  jarret 
malade  !...  Sus  !  au  loup  ! 

—  Au  loup  !  au  loup  !  au  loup  !  répéta  Matheline,  qui 
voulut  écarter  le  vieux  mendiant  d'un  coup  de  fourche. 

Mais  la  fourche  se  brisa  comme  verre  dans  sa  main 
en  touchant  les  haillons  du  pauvre,  en  même  temps  vingt 
voix  crièrent  : 

—  Le  loup  !  où  est  passé  le  loup? 

On  le  vit  bien,  où  le  loup  était  passé.  Une  masse  noire 
bondissait  à  travers  la  foule,  et  Pol  Bihan  poussa  un  hor- 
rible cri  : 

Vous  avez  ouï  souvent  le  bruit  que  fait  un  chien 
en  broyant  un  os.  On  entendit  ce  bruit -là  mais  plus  fort, 
et  comme  s'ils  eussent  été  beaucoup  de  chiens  à  broyer 
beaucoup  d'os.  Et  une  étrange  voix  comme  serait  celle 
d  un  loup  dont  le  hurlement  parlerait,  parla  : 

—  C'est  friand  à  manger  pour  un  loup,  la  force  d'un 
homme  :  Bihan,  Normand,  je  mange  ta  force  ! 

Et  la  masse  noire  bondit  de  nouveau  à  travers  la  foule 
épouvantée,  laissant  pendre  une  langue  sanglante  et 
jetant  du  feu  par  les  yeux.  La  masse  noire  arriva  près  de 
Matheline,  qui  poussa  un  cri  plus  horrible  encore  que 
celui  de  Pol,  et  il  y  eut  le  bruit  d'un  autre  festin  atroce, 
et  cette  voix  de  bête  fauve  qui  avait  déjà  parlé  parla  de 
nouveau,  disant  : 


LA  TOUR   DU  LOUP  175 

—  C'est  fnand  à  manger  pour  un  loup,  les  perles  d'un 
sourire  :  Matheline,  couleuvre  qui  mordait  mon  oœur, 
cherche  ta  beauté,  je  l'ai  mangée  ! 


12 


XIII 


Le  clierchetir  de  pain  à  la  blanche  barbe  avait  essayé 
de  protéger  Matheline  contre  le  loup  ;  mais  il  avait  beau- 
coup d'âge  et  ses  jambes  ne  se  mouvaient  plus  si  vite 
que  son  cœur.  Il  ne  put  rien,  sinon  terrasser  le  loup,  dont 
la  fureur  allait  peut-être  causer  d'autres  dommages. 

Le  loup  s'en  vint  tomber  aux  pieds  de  Josserande,  dont 
il  lécha  les  genoux  en  se  plaignant  doucement.  Et  cepen- 
dant la  foule  qui  était  venue  là  chercher  un  spectacle  se 
trouvait  aussi  par  trop  bien  servie.  On  avait  maintenant 
de  la  lumière  parce  que  les  gens  de  l'abbaye  venaient 
d'arriver  avec  des  torches,  en  quête  qu'ils  étaient  de  leur 
saint  abbé,  Gildas  le  Sage,  dont  la  cellule  s'était  trouvée 
vide  à  l'heure  du  salut. 

Les  torches  éclairaient  deux  hideuses  exécutions,  ac- 
complies par  le  loup  qui  avait  dévoré  la  beauté  de  Mathe- 
line et  la  force  de  Pol,  c'est-à-dire  le  visage  de  l'une  et  les 
bras  de  l'autre  :  Les  femmes  pleuraient  à  regarder  cette 
énorme  et  repoussante  blessure  qui  avait  été  le  sourire  de 
Matheline,  les  hommes  cherchaient  dans  la  plaie  double 
et  béante  des  bras  de  Pol  ces  muscles  puissants,  gloire  du 
jeu  et  des  luttes,  et  la  colère  s'amassait  dans  tous  les  cœurs. 
La  légende  dit  que  le  tenancier  du  Coat-Dor,  pauvre  père 
vint  s'agenouiller  auprès  de  sa  fiUe,  et  qu'il  repêchait  dans 
le  sang  les  perles  éparses,  qui  étaient  maintenant  rouges 
comme  des  graines  de  houx. 

—  Hélas  !  dit-il,  de  ces  choses  mortes  et  souillées,  qui 


LA  TOUR  DU  LOUP  177 

vivaient,  qui  brillaient,  qu'on  admirait,  qu'on  enviait, 
qu'on  aimait,  j'étais  si  fier  et  si  heureux  ! 

Hélas  !  en  effet,  hélas  !  fillette  n'est  pas  cause  de  n'avoir 
sous  son  corsage  qu'un  léger  petit  cœur  d'oiseau  !  ne  pen- 
sez-vous point  que  Matheline  était  bien  cruellement 
punie? 

—  Au  loup  !  au  loup  !  au  loup  ! 

Ce  cri  sauta  de  toutes  les  poitrines,  et  tout  le  monde  so 
rua,  brandissant  fourches,  gourdins,  sacs  et  maillets,  vers 
le  loup,  toujours  vautré,  la  gueule  ouverte  et  la  langue 
pendante  aux  pieds  de  dame  Josserande.  Alentour,  les 
porteurs  de  torches  de  l'abbaye  faisaient  cercle,  non  point 
pour  éclairer  le  loup  ni  dame  Josserande,  mais  pour  rendre 
honneur  à  la  barbe  blanche  du  quémandeur  de  pain,  dans 
lequel  chacun  put  reconnaître,  en  ce  moment,  sans  qu'il 
eût  du  tout  changé  de  visage,  et  comme  si  une  poignée 
d'écaillés  fût  tombée  soudain  de  chaque  paire  d'yeux,  le 
grand  abbé  de  Euiz,  Gildas  le  Sage  en  personne. 

Le  grand  abbé  leva  deux  doigts,  et  la  foule  armée  s'ar- 
rêta dans  son  élan,  comme  si  les  pieds  de  ceux  qui  la  com- 
posaient eussent  été  cloués  à  la  terre.  Eu  cet  état,  il  les 
bénit,  et  il  dit  : 

—  Chrétiens,  le  loup  a  eu  tort  de  punir,  parce  que  le 
châtiment  appartient  à  Dieu  seul;  c'est  pourquoi  le  tort 
du  loup  ne  doit  point  être  châtié  par  vous.  En  qui  réside 
le  pouvoir  de  Dieu?  Dans  la  sainte  autorité  des  pères  et  des 
mères.  Adonc  :  voici  ma  pénitente  JosseraDde  qui  va  juger 
le  loup  et  le  punir  à  bon  di'oit,  puisqu'elle  est  sa  mère. 

Quand  Gildas  le  Sage  se  tut,  vous  auriez  entendu  la 
souris  courir  sur  la  lande.  Chacun  pensait  en  soi  :  —  C'est 
donc  bien  vrai  que  le  loup  est  Maria  Ker  !  Mais  personne  ne 
parlait,  et  tous  regardaient  la  hache  de  dame  Josserande, 
qui  mirait  les  rayons  de  la  lune. 

Josserande  fit  le  signe  de  la  croix,  ah  !  pauvre  mère  ! 
bien  lentement,  car  le  cœur  lui  manquait.  On  l'entendit 
qui  murmurait  :  —  Mon  bien-aimé,  mon    bien-aimé  que 


178  ROLLAN   PIED-DE-FER 

j'ai  x>orté  dans  mes  flancs  et  nourri  de  mon  lait  !  Ah  !  le 
Seigneur  Bien  peut-il  vouloir  que  je  subisse  si  dur  martyre  ! 
Personne  ne  répondit,  pas  même  Gildas  le  Sage,  qui 
adjurait  tout  bas  le  Tout -Puissant,  lui  rappelant  le  sacri- 
fice d'Abraham.  Josserande  leva  sa  hache;  mais  elle 
eut  le  malheur  de  regarder  le  loup,  qui  fixait  sur  elle  des 
yeux  pleins  de  larmes,  et  sa  hache  lui  échappa  de  la  main. 
Ce  fut  le  loup  gui  la  ramassa,  et  il  dit  :  —  Je  pleure  sur  toi, 
ma  mère. 

—  Allons  !  cria  la  foule,  car  ce  qui  restait  de  Matheline 
poussait  des  gémissements.  Allons  !  allons  ! 

Pendant  que  Josserande  reprenait  sa  hache,  le  grand 
abbé  eut  le  temps  de  dire  : 

—  Ne  vous  plaignez,  malheureux  et  malheureuse,  car 
votre  peine  içi-bas  change  pour  vous  l'enfer  en  purgatoire. 

Par  trois  fois,  Josserande  leva  la  hache  qui  par  trois  fois 
retomba  sans  frapper;  mais  enfin  elle  dit,  râlant  comme 
pour  mourir  : 

—  J'ai  grande  foi  dans  mon  grand  Dieu  ! 

«  Et  tapa  de  franc  jeu,  dit  la  légende,  car  de  la  hure  du 
loup  fit  deux  moitiés.  » 


>?^ 


XIV 


Un  vent  souffla  qui  éteignit  les  torohes,  et  quelqu'un 
empêoha  dame  Josserande  de  tomber  pâmée  en  la  soute- 
nant dans  ses  bras.  A  la  lueur  qui  sortait  du  front  de  Gil- 
das  le  Sage,  les  bonnes  gens  virent  que  ce  quelqu'un  était 
Maria  Ker,  non  plus  boiteux  ni  borgne,  mais  ayant  deux 
jambes  bien  droites  et  deux  beaux  yeux. 

Il  y  eut  en  même  temps  des  voix  dans  les  nuages  qui 
chantèrent  le  Te  Deum.  Pourquoi?  Parce  que  la  terre  et  le 
ciel  frémissaient  d'émotion  en  face  de  ce  suprême  acte  de 
foi  essorant  du  fond  des  angoisses  d'un  cœur  de  mère. 


XV 


Voilà  ce  qui  se  raconte  aux  veillées  de  Noël  sur  les  riva- 
ges de  la  Petite-Mer,  qu'on  nomme  en  langue  bretonne 
Ar  Mor-bihan.  Dans  ces  trois  mots,  vous  retrouverez  le 
nom  celtique  de  la  Bretagne,  Armor  et  le  nom  francisé 
d'un  département  de  notre  France  moderne  :  Morbihan. 
Si  vous  demandez  quelle  morale  les  bonnes  gens  tirent  de 
cette  étrange  histoire,  je  vous  répondrai  qu'elle  en  con- 
tient un  plein  panier.  Pol  tt  Matheline,  condamnés  à 
tourner  dans  la  Bassine  des  Païens  jusqu'à  la  fin  des  temps, 
l'un  sans  bras,  l'autre  sans  visage,  offrent  une  sévère  leçon 
à  ces  coquins  de  Normands,  si  fiers  de  leurs  épaules,  et  à 
ces  caillettes  qui  ont  bonne  humeur  et  mauvais  cœur;  le 
cas  de  Maria  Ker  enseigne  aux  jeunes  fermiers  à  ne  point 
trop  caresser  le  démon  des  richesses  ;  le  coup  de  hache  de 
Josserande  montre  le  miraculeux  pouvoir  de  la  foi;  le  rôle 
de  Gildas  le  Sage  qu'il  fait  bon  de  consulter  les  saints... 

Et  encore?  Quand  un  récit  a  tant  de  moralités  diverses, 
il  en  faut  qui  les  puisse  relier  toutes.  Or  voici  le  proverbe 
de  Sainte-Anne  d'Auray  :  «  Ne  vous  baissez  point  pour 
ramasser  les  perles  du  sourire.  »  Après  quoi  ne  me  deman- 
dez plus  rien. 

Quant  à  l'authenticité  de  l'histoire,  j'ai  spécifié  plus  haut 
que  les  ruines  de  la  tenanoe  appartiennent  au  neveu  du 
maire,  ce  qui  est  déjà  une  garantie.  J'ajoute  que  le  lieu 
s'appelle  Mariaker  et  que  les  décombres  tapissés  de  mousse 
n'ont  pas  d'autre  nom  que  la  toue  du  loup. 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


PRÉFACE   1 

î.  —  Croix  ou  pile 27 

II.  —  Les  frères  bretons 43 

III.  —  Le  saut  des  vertus 58 

IV.  —  Les  États  de  Bretagne 66 

V.  —  L'eatrevue 76 

VI.  —  La  dame  d' Avaugour  » 85 

VII.  —  Jean  de  Rieux 100 

VIII.  —  Un  vrai  breton 109 

La  tour  du  Loup 127 


Ghartrti.  —  Imprimeri*  Félix  Lain^.  224-5-25. 


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PQ       Peval,  Paul  Henri  Corentin 
22/^^  -Oeuvres- 

Fa 
1856 

t,A2 


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