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Full text of "Oeuvres : nouv. éd., plus correcte & plus ample que les précédentes"

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HANDBOUN'D 
AT  THE 


UNT\ERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


(E  U  V  RE  s 

D  E 

J.  RACINE. 


TOME     SECOND, 


?   <E  U  VRES 

J.  RACINE, 

DE  VACADÈMIE  FRANÇOISE. 

Nouvelle  Edition,  j>îus correêle  ïfglus 
ample  que  les  précédentes, 

TOME     SECOND. 


A     PAR 


p-f" 


Chez  Barbou,  rue  Saint  Jacques  , 
aux  Cicognes. 


M.     Dec.    L  X. 

Avec  Approbation  (f  Privikgt  du  Rou 


fîîb 


BÉRÉNICE, 


TRAGEDIE, 


Tome.  IL 


A  MONSEIGNEUR 

CO  LBERT, 

Secrétaire  d'Etat  ,  Contrôleur  Général  des 
Finances  ,  Sur  -  Intendant  des  Eâtimens  , 
Grand  Tréforier  âes  Ordres  du  Roi  , 
Marquis  de  Seignelai  ,  &c,. 


Mon 


SEIGNEUR, 


Q  UE  L  Q  UE  jujle  défiance  que  faye  de  moi-même 
6»  de  mes  ouvrages,  j'cfe  efpérer  que  vous  ne  condamnerez 
pas  la  liberté  que  je  prens  de  vous  déiier  cette  Tragédie, 
Vous  ne  l'avei  pas  jugée  tout-à-fait  indign:  de  votre 
approbation.  Mais  ce  qui  fait  fon  plus  grand  mérite  au- 
près  de  vous ,  c'ejl ,  MONSEIGNEUR,  jue  vous 
ave[  été  témoin  du  bonheur  qu'elle  a  eu  de  ne  pas  déplaire 
à  Sa  Majejlé, 

L'on/ait  que  les  moindres  chofes  vous  dev'îennent  conjl' 
éérahUs  ,  pour  peu  qu'elles  puiffem  fervir  ou  à  fa  gloire 
ou  à  fon  plaijlrt  Et  c^ejl  ce  qui  fait  qiCau  milieu  de  tant: 

Ai; 


É  P  I  T  R  E. 

d^'importantes  occupations  ^  où  le  lèle  de  votre  Prince  6» 
le  Bien  Public  vous  tiennent  continuellement  attaché jvous 
ne  dédaigneipas  quelquefois  de  defcenire  jufqiCà  nous , 
pour  nous  demander  compte  de  notre  loijîr. 

J'aurais  ici  une  belle  occajîon  de  m'étendrefur  vos 
louanges  ,Ji  vous  me  permettiez  de  vous  louer.  Et  que  ne 
dirois-je point  de  tant  de  rares  qualités  gui  vous  ont  attiré 
V admiration  de  toute  la  France  ;  de  cette  pc'nctration  à  la- 
quelle rien  n^ échappe  ;  de  cet  efprit  vafte,  qui  embraffe,  qui 
exécute  tout  à  la  fois  tant  de  grandes  chofes;  de  cette  ams. 
çue  rien  n'étonne  j  que  rien  ne  fatigue. 

Mais,  MONSEIGNEUR,  il  faut  être  plus  re- 
tenu d  vous  parler  d€  vous-même  ;  ^  je  craindrais  de  nCex- 
pofer,  par  un  éloge  importun,  d  vous  faire  repentir  de  Vac-^ 
tention  favorable  dont  vous  m'aveihonoré.  Il  vaut  mieux 
quejefonge  àla  mériter  par  quelque  nouvel  ouvrage.  AuJJî- 
hien,  c'eft  le  plus  agréable  remerciment  qiCon  vouspuijf^ 
faire.  Je  fuis  (ivec  un  profond  refpe^, 


MONSEIGNEUR, 


-Votre  très-humble  & 

iCrès-.obéiflant  ferviteur , 

RACINE. 


PREFACE, 

J.  nus  reginamBerenicm,  cu'i  etiam  nuptlaspollicl- 
tus  ferebatur  j  Jîatim  ah  urbe  dimijît  invitus  invitam. 

C'eft-à-dirc  ,  que  Titus  ,  qui  aimoic  paflionnémenÉ 
Bérénice,  &:  qui  même,  à  ce  qu'on  croyoic ,  lui  avoir 
promis  de  Tépoufer  ,  la  renvoya  de  Rome ,  malgré  lui^ 
&  malgré  cHc  ,  dès  les  premiers  jours  de  fon  Empire* 
Cette  aaion  eft  très-fameufe  dans  l'hiftoire  5  &:  je  l'ai 
trouvée  très-propre  pour  le  théâtre  ,  par  la  violence 
des  paffions  qu'elle  y  pouvoir  exciter.  En  effet ,  nous 
n'avons  rien  de  plus  touchant  dans  tous  les  Poètes , 
que  la  feparation  d'Enée  &  de  Didon ,  dans  Virgile.  Ec 
qui  doute  que  ce  qui  a  pu  fournir  alTèz  de  matière  pour 
tout  un  chant  d'un  Poème  Héroïque  ,  où  l'aftion  dure 
plufisurs  jours  ,  ne  puifle  lufEre  pour  le  fujet  d'untf 
Tragédie  ,  dont  la  durée  ne  doit  être  que  de  quelques 
heures  î  II  eft  vrai  que  je  n'ai  point  pouffé  Bérénice 
jufqu'à  fe  tuer  comme  Didon  ;  parce  que  Bérénice 
n'ayant  pas  ici  avec  Titus  Tes  derniers  engagemens  que 
Didon  avoir  avec  Enée ,  elle  n'eft  pas  obligée ,  comme 
elle  ,  de  renoncer  à  la  vie.  A  cela  près,  le  dernier 
^dieu  qu'elle  dit  à  Titus  ,  &  l'effort  qu'elle  fe  fait  pour 
s'en  féparer  ,  n'eft  pas  le  moins  tragique  de  la  pièce  ; 
&  j'ofe  dire  qu'il  renouvelle  affez  bien  ,  dans  le  cœur 
des  fpeûateurs ,  l'émotion  que  le  refte  y  avoit  pu  exci- 
ter. Ce  n'eft  poinç  une  néceffiçé  qu'il  y  aie  du  fang  & 

A  iij 


PRÉFACE. 

des  morts  dans  une  tragédie  5  il  fuffit  que  l'aifiîon  en 
foit  grande ,  que  les  adeurs  en  foient  héroïques ,  que 
les  partions  y  foient  excitées,  Se  que  tout  s'y  reflènte  de 
cette  trifteflc  majeflueufe  qui  fait  tout  le  plaifir  de  la 
Tragédie. 

Je  crus  que  je  pourrois  rencontrer  toutes  ces  parties 
dans  mon  fujet.  Mais  ce  qui  m'en  plut  davantage ,  c'eft 
que  je  le  trouvai  extrêmement  fîmple.  II  y  avoit  long- 
temps que  je  voulois  eflayer  lî  je  pourrois  faire  une  tra- 
gédie avec  cette  fimplicité  d'aûion   qui  a  été  fi  fort 
du  goût  des  anciens.  Car  c'eft  un  des  premiers  pré- 
ceptes qu'ils  nous  ont  lailTés.  33  Que  ce  que  vous  ferez 
33  d  t  Horace,  foit  toujours  lîmple,  &  ne  foit  qu'un.  33 
Ils  ont  admiré  l'Ajax  de  Sophocle  ,  qui  n'eft  autre 
chofc  qu'Ajax  qui  fe  tue  de  regret,  à  caufe  de  la  fureur 
où  il  étoit  tombé ,  après  le  refus  qu'on  lui  avoit  fait  des 
armes  d'Achille.  Ils  ont  admiré  le  Philodete  ,   dont 
tout  le  fujet  eft  Ulyfle  ,   qui  vient  pour  furprendre  les 
fièches  d'Hercule.  L'CEdipe  même ,  quoique  tout  plein 
de  reconnoifl'ances ,  eft  moins  chargé  de  matière  que  la 
plus  fîmple  tragédie  de  nos  jours.  Nous  voyons  enfin 
que  les  partifans  de  Tércnce ,  qui  l'élèvent  avec  raifon 
au-deflus  de  tous  les  poètes  comiques,  pour  l'élégance 
de  fa  diûion  ,  &  pour  la  vraifcmblance  de  fes  mœurs , 
ne  laiffentpas  deconfeiler  que  Plaute  a  un  grand  avan- 
tage fur  lui,  par  la  fimplicité  qui  eft  dans  la  plupart  des 
fujets  de  Plaute.  Et  c'eft  fans  doute  ,  cette  fimplicité 
nicrveilleufe  qui  a  attiré  à  ce  dernier  toutes  les  louan- 
ges que  les  anciens  lui  ont  données.  Combien  Ménan- 


PRÉFACE. 

dre  étoit-îl  encore  plus  fimple  ,  puifque  Térence  eft 
obligé  de  prendic  deux  comédies  de  ce  Poète ,  pour  çq, 
faire  une  des  ûennes  ? 

Et  il  ne  faut  point  croire  que  cette  règle  ne  fbit  fon- 
dée que  fur  la  fantaisie  de  ceux  qui  l'ont  faite.  11  n'y  a 
que  le  vraifemblable  qui  touche  dans  la  Tragédie.^  Ec 
quelle  vraifemblance  y  a-t-il  qu'il  arrive  en  un  jour  une 
multitude  de  chofes  qui  pourroient  à  peine  arriver  en 
plufieurs  fcmaines  ?  Il  y  en  a  qui  penfent  que  cette  {Im- 
plicite eft  une  marque  de  peu  d'invention.  Ils  ne  fon- 
gent  pas  qu'au  contraire  toute  l'invention  confiflc  à 
faire  quelque  chofc  de  rien,  &que  tout  ce  grand  nom- 
bre d'incidents  a  toujours  été  le  refuge  des  Poètes  qui 
ne  fentoient  dans  leur  génie  ni  aflez  d'abondance,  ni 
allez  de  force ,  pour  attacher  durant  cinq  a£les  leurs 
fpcdateurs  ,  par  une  aiflion  fimple  ,  foutenuc  de  la 
violence  des  paflîons  ,  de  la  beauté  des  fentimens ,  6c 
de  l'élégance  de  l'expreffion.  Je  fuis  bien  éloigné  de 
croire ,  que  toutes  ces  chofes  fe  rencontrent  dans  mon 
ouvrage.  Mais  aufll  je  ne  puis  croire  que  le  public  me 
fâche  mauvais  gtc  de  lui  avoir  donné  une  tragédie  , 
qui  a  été  honorée  de  tant  de  larmes  ,  &  dont  la  tren- 
«icme  repréfentation  a  été  auffi  fuivie  que  la  première. 

Ce  n'eft  pas  que  quelques  perfonnes  ne  m'ayent  re- 
proché cette  même  fimplicité  que  j'avois  recherchée 
avec  tant  de  foin.  Ils  ont  cru  qu'une  tragédie,  qui 
ctoit  fi  peu  chargée  d'intrigues  ,  ne  pouvoit  être  félon 
les  règles  du  Théâtre.  Je  m'informai  s'ils  fe  plai- 
gnoieat  qu'elle   les  euç  ennuyés.   On  me  dit  qu'ils 

Aiv 


PRÉFACE. 

avouoîent  tous  qu'elle  n*ennuyoit  point ,  qu^elle  les 
touchoic  même  en  plufieurs  endroits ,  &  qu'ils  ia  ver- 
roient  encore  avec  plaifîr.  Que  veulent-ils  davantage  î 
Je  les  conjure  d'avoir  aflez  bonne  opinion  d'eux- 
mêmes  ,  pour  ne  pas  croire  qu'une  Pièce  qui  les  touche , 
&  qui  leur  donne  du  plaifir,  puifle  être  abfolumenc 
contre  les  règles.  La  principale  règle  eft  de  plaire 
&  de  toucher.  Toutes  les  autres  ne  font  faites  que 
pour  parvenir  à  cette  première.  Mais  toutes  ces  règles 
font  d'un  long  détail ,  dont  je  ne  leur  confeille  pas  de 
s'embaraffer.  Ils  ont  des  occupations  plus  importantes. 
Qu'ils  fe  repofent  fur  nous  de  la  facigue  d'éclaircir  les 
difficultés  de  la  Poétique  d'Ariftote.  Qu'ils  fe  réfer- 
vent le  plailîr  de  pleurer  &  d'être  attendris  ,  &  qu'ils 
me  permettent  de  leur  dire  ce  qu'un  Mulicien  difoit  à 
Philippe  ,  Roi  de  Macédoine  ,  qui  prétendoit  qu'une 
chanfon  n'étoit  pas  félon  les  règles  :  33  A  Dieu  ne 
w  plaife ,  Seigneur,  que  vousfoyez  jamais  fi  malheureux 
n  que  de  favoir  ces  chofes-là  mieux  que  moi  !  33 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  perfonnes,  à  qui  je 
ferai  toujours  gloire  de  plaire  j  car  pour  le  libelle  que 
l'on  a  fait  contre  moi ,  je  crois  que  les  leûeurs  me  dif- 
penferont  volontiers  d'y  répondre.  Et  que  répondrois- 
je  à  un  homme  qui  ne  penfe  rien  ,  &  qui  ne  fait  pas 
même  confhuire  ce  qu'il  penfe  ?  Il  parle  de  Protafe 
comme  s'il  entendoit  ce  mot ,  &  veut  que  cette  pre- 
mière des  quatre  parties  de  la  Tragédie  foit  toujours  la 
plus  proche  de  la  dernière ,  qui  eft  la  Cataftrophe.  Il  fe 
plaint  que  la  trop  grande  connçiffauce  des  règles  l'em- 


PRÉFACE. 

pêche  de  fe  divertir  à  la  Comédie.  Certainement  fi  l'on 
en  juge  par  fa.  difTertation  ,  il  n'y  eut  jamais  de  plainte 
plus  mal  fondée.  II  paroît  bien  qu'il  n'a  jamais  lu  So- 
phocle, qu'il  loue  très-injuftement  d'une  grande  multi- 
plicité d'incîdens  ;  Se  qu'il  n'a  même  jamais  rien  lu  de 
la  Poétique  ,  que  dans  quelques  Préfaces  de  Tragédies. 
Mais  je  lui  pardonne  de  ne  pas  favoir  les  règles  du 
Théâtre,  puifqu'hcureufementpour  le  public  il  ne  s'ap- 
plique pas  à  ce  genre  d'écrire.  Ce  que  je  ne  lui  pardonne 
pas  ,  c'eft:  de  favoir  fi  peu  les  règles  de  la  bonne  plai- 
fanterie ,  lui  qui  ne  veut  pas  dire  un  mot  fans  plaifanter. 
Croit-il  réjouir  beaucoup  les  honnêtes  gens  par  ces  hélas 
depochesyces  mefdemoifelles  mes  Règles^ôc  quantité  d'au- 
tres baffes  affedacions  qu'il  trouvera  condamnées  dans 
tous  les  bons  Auteurs  ,  s'il  fe  mêle  jamais  de  les  lire  ? 

Toutes  ces  critiques  font  le  partage  de  quatre  ou 
cinq  petits  auteurs  infortunés ,  qui  n'ont  jamais  pu  par 
eux-mêmes  exciter  la  curiofitc  du  public.  Ils  attendent 
toujours  l'occafîon  de  quelque  ouvrage  qui  réuflifTe  , 
pour  l'attaquer  :  non  point  par  jaloufie  ,  car  fur  quel 
fondement  feroicnt-ils  jaloux  ?  mais  dans  l'efpérance  ' 
qu'on  fe  donnera  la  peine  de  leur  répondre ,  Se  qu'on 
les  tirera  de  l'obfcurité  où  leurs  propres  ouvrages  ks 
auroicat  lùSks  toute  leur  vie. 


n^i 


ACTEURS. 

TITUS,  Empereur  de  Rome. 
BÉRÉNICE,  Reîne  de  Paleftîne. 
A  N  T I  O  C  H  U  S ,  Roi  de  Comagcne. 
PAULIN,  Confident  de  Titus. 
A  R  S  A  C  E  ,  Confident  d'Antiochus. 
P  H  É  N  I  C  E ,  Confidente  de  Béréaice* 
RUTILE,  Romain. 
SUJTEDETITUS. 


La  Scène  ejl  à  Rome,  dam  un  Calînet,  qui  eji  entre 
VJpparteînem  ds  Titus  kf  celui  ds  Bérénice, 


BERENICE^ 

TRAGÉDIE. 

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx 
ACTE    PREMIER, 

SCENE    PREMIERE. 

ANTIOCHUS,    ARSACE. 

Ahtiochus» 

y^RRETOKS  un  moment.  La  pompe  de  cts  lieux. 
Je  le  vois  bien  ,  Arface ,   cft  nouvelle  à  tes  yeux. 
Souvent  ce  cabinet,  fuperbe  &  folitaire. 
Des  fccrets  de  Titus  eft  le  dépofitaire. 
C*eft  ici  quelquefois  qu'il  fe  cache  à  fa  cour  , 
Lorfqu'il  vient  à  la  reine  expliquer  fon  amour. 
De  fon  appartement  cette  porte  eft  prochaine  , 
Et  cette  auçre  conduit  dans  celui  de  la  reine. 

A  vj 


Il  BÉRÉNICE, 

Va  cher  elle.  Dis-lui  qu'importun  â  regret, 
J'ofe  lui  demander  un  entretien  fecret. 

A  R  s  A  C  E. 

Vous ,  Seigneur ,  importun  ?  Vous ,  cet  ami  fîdclle  , 

Qu'un  foin  fi  généreux  intéreflc  pour  elle  ? 

Vous,  cet  Antiochus,  Ton  amant  autrefois  ? 

Vous  ,  que  l'Orient  compte  entre  fcs  plus  grands  rois  ? 

Quoi ,  déjà  de  ïitus  époufe  en  efpérance  , 

Ce  rang  entr'clle  &  vousanet-il  tant  de  diftance  ? 

Antiochus. 
Va  ,  dis- je  ;  &  fans  vouloir  te  charger  d'autres  foins  , 
Voi  fi  je  puis  bien-tot  lui  parle^rfans  témoins, 


SCENE    IL 

Antiochus  feid. 

-tA  É  BIEN  ,  Antiochus  ,  es-tu  toujours  le  même  ? 

Pourrai-jc  ,  fans  trembler  ,  lui  dire,  je  vous  aime  î    ■ 

Mais  quoi ,  déjà  je  trembie ,  &  mon  cœur  agité 

Craint  autant  ce  moment  que  je  l'ai  fouhaiié, 

Bérénice  autrefois  m'ôta  toute  efpérance  j 

Elle  m'impcfa  même  un  éternel  filence. 

Je  me  fuis  tû  cinq  ans  ;  & ,  jufqucs  à  ce  jour  3 

D'un  voile  d'amitié  j'ai  couvert  mon  amour. 

Dois-je  croire  qu'au  rang ,  où  Titus  la  deftine, 

Elle  m'écoute  mieux  que  dans  la  Paleftine  î 

Il  répoufe.  Ai-je  donc  attendu  ce  moment , 

Pour  me  venir  encor  déclarer  fon  amant  ? 

Quel  fraie  me  reviendra  d'un  aveu  téméraire  ? 

Ah,  puifqu'il  faut  partir  ,  partons  fans  lui  déplaire ï 

Retirons-nous  ,  fortons  ;  Se  ,  fans  nous  découvrir. 

Allons  loin  de  fcs  yeux  l'oublier  ,  ou  mourir. 

Hé  quoi,  fouffrir  toujours  un  tourment  qu'elle  igno-re? 

Toujours  verfer  des  pleurs  qu'il  faut  que  je  dévore  ? 

Quoi  ,  même  en  la  perdant,  redouter  fon  courroux  î 

"Etdk  reine ,  &  pourquoi  vous  offenuTexiei-vous  l 


T.R  A  G  È  D  1  E.  1} 

Vicns-je  vous  demander  que  vous  quicticz  l'empire  , 
Que  vous  m'aimiez  î  Hclas  !  Je  ne  viens  que  vous  dire 
Qu'aprcs  m'être  long-temps  flatté  que  mon  rival 
Trouveroit  à  Ces  vœux  quelque  obftade  fatal , 
Aujourd'hui  qu'il  peut  tout,  que  votre  hymen  s'avance , 
Exemple  infortuné  d'une  longue  confiance  ,. 
Après  cinq  ans  d'amour  &  d'eipoir  fuperflus  , 
Je  pars  ,  fidèle  encor  ,  quand  je  n'efpère  plus. 
Au  lieu  de  s'ofFenfer ,   elle  pourra  me  plaindre. 
Quoiqu'il  enfoit,  parlons,  c'eftaflez  nous  contraindre. 
Et  que  peut  craindre  ,   hélas  !  un  amant  fans  efpoir , 
Qui  peut  bien  fe  réfoudre  à  ne  la  jamais  voir  ? 


SCENE    I  I  L 

ANTIOCHUS,    ARSACE. 
Antiochus. 
A  RSACE,  entrerons-nous  ? 

A  R  s   A  C  ï. 

Seigneur  ,   j'ai  vil  la  rcmc 
Mais ,  pour  me  faire  voir  ,   je  n'ai  percé  qu'i  peine 
Les  flots  toujours  nouveaux  d'un  peuple  adorateur  , 
Qu'attire  fur  Ces  pas  fa  prochaine  grandeur. 
Titus  ,  après  huit  jours  d'une  retraite  auftère  , 
Cefiè  enfin  de  pleurer  Veipafien  fon  père. 
Cet  amant  fc  redonne  aux  foins  de  fon  amour  ; 
Et  fi  j'en  crois ,  Seigneur,  l'entretien  de  la  cour. 
Peur-être  ,  avant  la  nuit,  l'heureufe  Bérénice, 
Change  le  nom  de  reine  au  nom  d'impératrice. 

Antiochus. 
Hélas  ! 

A  R  s  A  c  E. 

Quoi ,  ce  difcours  pourroit-il  vous  troubler  ? 
Antiochus. 
Âinû  dçnc ,  fans  cémoins  ,  je  ne  lui  puis  parler  ^ 


14  BÉRÉNICES 

A  R  s  A  C  E. 

Vous  la  verrez  ,  Seigneur  :  Bérénice  eft  înftruîte 
Que  vous  voulez  ici  la  voir  feule  ,  &  fans  fuite» 
La  reine ,  d'un  regard  ,  a  daigné  m'avertir 
Qu'à  votre  emprellèmenc  elle  alloit  confentir. 
Ec ,  fans  doute,  elle  attend  le  moment  favorable 
Pour  difparoître  aux  yeux  d'une  cour  qui  l'accable» 

Antiochus. 
Il  fuffit.  Cependant  n'as- tu  rien  négligé 
Des  ordres  importans  dont  je  t'avois  chargé  ? 

A  R  s  A  c  E. 
Seigneur  ,  vous  connoiffcz  ma  prompte  obéiflancfi. 
Des  vailTeaux  dans  Oilic  armés  en  diligence , 
Prêts  à  quitter  le  port  de  momens  en  momens  , 
N'attendent,  pour  partir  ,  que  vos  commandemcns» 
Mais  qui  renvoyez-vous  dans  votre  Comagène  î 

Aktiochus. 
Arface  ,  il  faut  partir  quand  j'aurai  vu  la  reine* 

A  B.  s  A  c  £. 
Qui  doit  partir  ? 

Antiochus, 
Moi. 

A  R  s  A  c  E. 

Vous  ? 

A  N  ï  I  G  c  H  U  s. 

En  fortant  du  palais. 
Je  fors  de  Roiuf ,  Arface ,  &  j'en  fors  pour  jamais. 

A  R  s  A  c  £, 
Je  fuis  furpriff  fans  doute,  &  c'eft  avec  juftice. 
Quoi ,   depuis  (i  long-temps  la  reine  Bérénice 
Vous  arrache  ,  Seigneur  ,  du  fein  de  vos  états. 
Depuis  trois  ans  dans  Rome  elle  arrête  vos  pas  ; 
Et  lorfque  cette  reine ,  afTiuant  fa  conquête  , 
Vous  attend  pour  témoin  de  cette  illuftre  fête. 
Quand  l'amoureux  Titus ,  devenant  fon  époux. 
Lui  prépare  un  éclat  qui  rejaillit  fur  vous  . . . 

Antiochus. 
Arface,  laifle-la  jouir  de  fa  fortune  , 
E;  quitte  un  entretien  dont  le  cours  m'importune 


TRAGÉDIE,  ij 

A  R  s  A  C  E. 

Je  vous  entens  ,  Seigneur.  Ces  mêcnes  dignités 
Ont  rendu  Bérénice  ingrate  à  vos  bontés. 
L'inimitié  fuccède  à  l'amitié  trahie. 

Antiochus. 
Non ,  Arface ,  jamais  je  ne  l'ai  moins  haïe. 

A  R  s  A  c  £. 
Quoi  donc  1  De  fa  grandeur  dcjA  trop  prévenu  , 
Le  nouvel  Empereur  vous  a-t-il  méconnu  ? 
Quelque  prellentimenc  de  fon  indifférence 
Vous  tait-il  loin  de  Rome  éviter  fa  préfence  ? 

Antiochus. 
Titus  n'a  point  pour  moi  paru  fc  démentir  , 
J'aurois  tort  de  me  plaindre. 

A  R  s  A  c  E. 

Et  pourquoi  doiîc  partît  î 
Quel  caprice  vous  rend  ennemi  de  vous-même  ? 
Le  Ciel  met  fur  le  trône  un  prince  qui  vous  aime  , 
Un  prince  ,  qui  jadis  témoin  de  vos  combats. 
Vous  vit  chercher  la  gloire  &  la  mort  fur  Ces  pas  ; 
Et  de  qui  la  valeur  par  vos  foins  fécondée  , 
Mit  enfin  fous  le  joug  la  rebelle  Judée. 
Il  Ce  fouvient  du  jour  illuftre  &  douloureux 
Qui  décida  du  fort  d'un  long  fiège  douteux. 
Sur  leur  triple  rempart  les  ennemis  tranquilles 
Contemploient ,  fans  péril ,  nos  aflaucs  inutiles. 
Le  bélier  impuiflant  les  menaçoit  en  vain. 
Vous  feul,  Seigneur,  vous  fcul,  une  échelle  à  la  main. 
Vous  portâtes  la  mort  jufques  fur  leurs  murailles. 
Ce  jour  prefqoe  éclaira  vos  propres  funérailles  5 
Titus  vous  embrafl'a  mourant  entre  mes  bras  , 
Et  tout  le  camp  vainqueur  pleura  votre  trépas. 
Voici  le  temps ,  Seigneur,  où  vous  devez  attendre 
Le  fruit  de  tant  de  fang  qu'ils  vous  ont  vu  répandre» 
Si ,  preffé  du  défir  de  revoir  vos  états  , 
Vous  vous  laflcz  de  vivra ,  où  vous  ne  régnez  pas  J 
Faut-il  que  fans  honneur  l'Euphrate  vous  revoie  î 
Attendez  pour  partir  que  Céliar  vous  renvoie 


i&  BÉRÉNICE, 

Triomphant,  &:  chargé  des  titres fouverains. 
Qu'ajoute  encore  aux  rois  l'amitié  des  Romains. 
Rien  ne  peut-il ,  Seigneur ,  changer  votre  entreprife  ^ 
Vous  ne  répondez  point. 

Antiochus. 

Que  veux-tu  que  je  dife  > 
J'attens  de  Bérénice  un  moment  d'entretien. 

A  R  s  A.  c  E. 
Hé  bien  ,  Seigneur  ? 

A  N  T  I  o  c  H  u  s. 

Son  fort  décidera  du  mien. 
A  R  s  A  c  E. 
Comment  ? 

Antiochus. 
Sur  fon  hymen  j'attens  qu'elle  s'explique. 
Si  fa  bouche  s'accorde  avec  la  voix  publique  j 
S'il  eft  vrai  qu'on  l'élève  au  trône  des  Céfars  5 
Si  Titus  a  parlé ,  s'il  l'époufe  ,  je  pars» 

A  R  s  A  c  E. 
Mais  qui  rend  à  vos  yeux  cet  hymen  iî  funefte  ? 

Antiochu  s. 
Quand  nous  ferons  partis ,  je  te  dirai  le  rcfte. 

A  R  s  A  c  E. 
Dans  quel  trouble  ,  Seigneur ,  jette2-vous  mon  cfprîc  : 

Antiochus. 
La  reine  vient.  Adieu.  Fais  tout  ce  que  j'ai  dit. 


SCENE     IV. 

BÉRÉNICE  ,  ANTIOCHUS  ,  PHÉNIQE. 

BÉRÉNICE. 

Jlj  NFiN  je  me  dérobe  à  la  joie  importune 
De  tant  d'amis  nouveaux  que  me  fait  la  fortune» 
Je  fuis  de  leurs  refpeds  l'inutile  longueur  , 
Pour  chercher  un  ami  qui  me  parle  du  cœur. 


TRAGÉDIE.  17 

II  ne  faut  point  mentir  :  ma  jufte  impatience 
Vous  acculbit  déjà  de  quelque  négligence. 
Quoi  !  Cet  Antiochus  ,  difois-je  y  dont  les  foins 
One  eu  tout  l'Orient  Se  Rome  pour  témoins  j 
Lui ,  que  j'ai  vu  toujours,  confiant  dans  ïnes  traverfcs. 
Suivre  d'un  pas  égal  mes  fortunes  diveifes  ; 
Aujourd'hui  que  le  Ciel  feuîble  nie  préfager 
Un  honneur,  qu'avec  vous  je  prétens  partager  ; 
Ce  même  Antiochus ,  fe  cachant  à  ma  vue  , 
Me  laifle  à  la  merci  d'une  foule  inconnue  ? 

Antiochus. 
Il  e(l  donc  vrai,  Madame  ?  Et ,  félon  ce  difcours. 
L'hymen  va  fuccédcr  à  vos  longues  amours  1 

BÉRÉNICE. 

Seigneur  ,  je  vous  veux  bien  confier  mes  allarmes. 
Ces  jours  ont  vu  mes  yeux  baignés  de  quelques  larmes. 
Ce  long  deuil,  que  Titus  impofoit  .1  fa  cour  , 
Avoir ,  même  en  fecret,  fufpendu  fon  amour. 
Il  n'avoir  plus  pour  moi  certe  ardeur  aflidue  , 
Lorfqu'il  pallbit  les  jours,  arraché  fur  ma  vue. 
Muet ,  chargé  de  foins  ,  &:  les  larmes  aux  yeux  , 
Il  ne  me  lailïbit  plus  que  de  triftes  adieux. 
Jugez  de  ma  douleur  ,  moi ,  dont  l'ardeur  extrême  , 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois  ,  n'aime  en  lui  que  lui-même  : 
Moi  ,  qui  loin  des  grandeurs,   donc  il  elt  revêtu, 
Aurois  choifi  fon  cœur,  &  cherché  fa  vertu. 

Antiochus. 
Il  a  repris  pour  vous  fa  tendrcfTe  première  î 

BÉRÉNICE. 

Vous  fûtes  fpcûateur  de  cette  nuit  dernière  , 

Lorfque  ,  pour  féconder  C<is  foins  religieux. 

Le  Sénat  a  placé  fon  père  entre  les  Dieux, 

De  ce  jufte  devoir  fa  piété  contente  , 

A  fait  place  ,  Seigneur,  aux  foins  de  fon  amante. 

Et,  même  en  ce  moment,  fans  qu'il  m'en  ait  parle. 

Il  eft  dans  le  Sénat  par  fon  ordre  aflemblé. 

Là  ,  de  la  Paleftine  il  étend  la  frontière  j 

Il  y  joini;  l'Arabie  &c  la  Syrie  entière. 


i8  BÉRÉNICE, 

Et ,  fi  de  {es  amis  j'en  dois  croire  la  voix  , 
Si  j'en  crois  Ces  fermens  redoublés  mille  fois, 
11  va  fur  tant  d'états  couronner  Bérénice  , 
Pour  joindre  à  plus  de  noms  celui  d'impératrice* 
Il  m'en  viendra  lui-uiême  aflûrer  en  ce  lieu. 

Antiochus. 
Et  je  viens  donc  vous  dire  un  éternel  adieu. 

Bérénice. 
Que  dites-vous  ?  Ah  Ciel  !  Quel  adieu  ?  Quel  langage  î 
Prince,  vous  vous  troublez  &  changez  de  vifage  î  ' 

Anti  ochus. 
Madame  ,  il  faut  partir. 

BÉRÉNICE. 

Quoi  !  Ne  puis- je  favoir 
Quel  fujet. . . . 

Antiochus  à  part. 

Il  falloir  partir  fans  la  revoir. 

BÉRÉNICE. 

Que  craignez-vous  ?  Parlez  ;  c'eft  trop  long-temsfe  taire. 
Seigneur  ,  de  ce  départ  quel  eft  donc  le  myllère  î 
Antiochus. 

Au  moins,  fouvenez-vous  que  je  cède  à  vosloix. 
Et  que  vous  m'écoutez  pour  la  dernière  fois. 

Si  dans  ce  haut  degré  de  gloire  &:  de  puiflance  , 
Il  vous  fouvient  des  lieux  où  vous  prîtes  naiflancc  , 
Madame  ,  il  vous  fouvient  que  mon  cœur  en  ces  lieux 
Reçut  le  premier  trait  qui  partit  de  vos  yeux. 
J'aimai ,  j'obtins  l'aveu  d' Agrippa  votre  frère. 
Il  vous  parla  pour  moi.  Peut-être  fans  colère 
Alliez- vous  de  mon  cœur  recevoir  le  tribut  ; 
Titus ,  pour  mon  malheur ,  vint ,  vous  vit,  &  vous  plut. 
Il  parut  devant  vous  dans  tout  l'éclat  d'un  homme 
Qui  po'te  entre  fcs  mains  la  vengeance  de  Rome. 
La  Judée  en  pâlit.   Le  trille  Antiochus 
Se  compta  le  premier  au  nombre  des  vaincus. 
Bien-tôt,  de  mon  malheur  interprète  févère. 
Votre  bouche  à  la- mienne  ordonna  de  fe  taire. 


TRAGÉDIE.  t9 

Je  difputaî  long-temps  ,  je  fis  parler  mes  j-eux. 

Mes  pleurs  &  mes  foupirs  vous  fuivoient  en  tous  lieux. 

Enfin  ,  votre  rigueur  emporta  la  balance  ; 

Vous  fûtes  ra'impofer  l'exil  ou  le  lîlence  ; 

Il  fallut  le  promettre  ,  &  même  le  jurer. 

Mais  ,  puifqu'en  ce  moment  j'ofe  me  déclarer  , 

Lorfque  vous  m'arrachiez  cette  injufte  pronif^flc  , 

Mon  cœur  faifoit  ferment  de  vous  aimer  fans  celle» 

Bérénice. 
Ah  !  Que  me  dites-vous  ? 

Antiochus. 

Je  me  fuis  tû  cinq  ans , 
Madame ,  Se  vais  encor  me  taire  plus  long- temps. 

De  mon  heureux  rival  j'accompagnai  ics  armes. 
J'efpérai  de  verfer  mon  fang  après  mes  larmes  j 
Ou  qu'au  moins,  jufqu'à  vous  porté  par  mille  exploits. 
Mon  nom  pourroit  parler  ,   au  défauc  de  ma  voix. 
Le  Ciel  fembla  promettre  une  fin  à  ma  peine. 
Vous  pleurâtes  ma  mort ,  hélas  1  trop  peu  certaine. 
Inutiles  périls  !  Quelle  étoit  mon  erreur  l 
La  valeur  de  Titus  furpaflbit  ma  fureur. 
Il  faut  qu'à  fa  vertu  mon  ertime  réponde. 
Quoiqu'attendu ,  Madame,  à  l'empire  du  Monde  » 
Chéri  de  l'univers  ,  enfin  aimé  de  vous  , 
Il  fcmbloit  à  lui  feul  appcller  tous  les  coups  ; 
Tandis  que  ,  fans  efpoir ,  haï  ,  lalfé  de  vivre  , 
Son  malheureux  rival  ne  fembloit  que  le  fuivre. 
Je  vois  que  votre  cœur  m'applaudit  en  fccret  ; 
Je  vois  que  l'on  m'écoute  avec  moins  de  regret  5 
Et  que,  trop  attentive  à  ce  récit  fijnefte  , 
En  faveur  de  Titus ,  vous  pardonnez  le  relie. 
Enfin,  après  un  fiègc  aufli  cruel  que  lent , 
Il  dompta  les  mutins ,  reftc  pâle  &  fanglanc 
Des  flammes,   de  la  faim  ,  des  fureurs  inteftincs  ? 
Et  laiffa  leurs  remparts  cachés  fous  leurs  ruines. 
Rome  vous  vit.  Madame  ,  arriver  avec  lui. 
Dans  i'Otient  défert  quel  devint  mon  ennui  î 


to  BÉRÉNICE, 

Je  demeurai  long-temps  errant  dans  Céfarcc  , 

Lieux  charmans ,  où  mon  cœur  vous  avoit  adorée. 

Je  vous  redcmandois  à  vos  trilles  états  ; 

Je  cherchois  ,  en  pleurant ,  les  traces  de  vos  pas. 

Mais  enfin,  fuccombant  à  ma  mélancolie  , 

Mon  defefpcrir  tourna  mes  pas  vers  l'Italie. 

Le  fort  m'y  rétervoit  le  dernier  de  Tes  coups. 

Titux  ,   en  m'embraffant ,  m'amena  devant  vous. 

Un  voile  d'amitié  vous  trompa  l'un  &c  l'autre  , 

Et  mon  amour  devint  le  confident  du  votre. 

Mais  toujours  quelque  efpoir  flattoit  mes  déplaifirs. 

Rome  ,   Vefpalien  ,  traveifoien;  vos  foupirs. 

Après  tant  de  combats  ,  Titus  cédoit  peut-être. 

Vefpatîen  eft  mort ,  &  Titus  eft  le  maître. 

Que  ne  fuyois-je  alors  !  J'ai  voulu  quelques  jours 

De  Ton  nouvel  empire  examiner  le  cours. 

Mon  fort  eil  accompli.  Votre  gloire  s'apprête. 

Allez  d'autres  ,  fans  moi ,  témoins  de  cecte  ièze , 

A  vos  heureux  tranfports  viendront  joindre  les  leurs^ 

Pour  moi ,  qui  ne  pourrois  y  mêler  que  des  pleurs , 

D'un  inutile  amour  trop  conftante  vidime  , 

Heureux  dans  mes  malheurs,  d'en  avoir  pu  ,  fans  crime. 

Conter  toute  l'hilloire  aux  yeux  qui  les  ont  faits. 

Je  pars  plus  amoureux  que  je  ne  fus  jamais. 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que  dans  une  journée. 

Qui  doit  avec  Céfar  unir  ma  dellinée  , 

Il  fût  quelque  mortel ,   qui  pût  impunément 

Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant. 

Mais  de  mon  amitié  mon  lllence  eft  un  gage. 

J'oublie,  en  fa  faveur  ,  un  difcours  qui  m'outrage  j;- 

Je  n'en  ai  point  troublé  le  cours  injurieux. 

Je  fais  plus.  A  regret  je  reçois  vos  adieux. 

Le  Ciel  fait  qu'au  milieu  des  honneurs  qu'il  m'envoie. 

Je  n'atteadois  que  vous  pour  témoin  de  ma  joie» 

Avec  tout  l'univers  j'honorois  vos  vertus  ; 

Titus  vous  chérilToiç ,  vous  admiriez  Titus. 


TRAGÉDIE.  iî 

Cent  fols  je  me  fuis  fait  une  douceur  extrême 
D'encretenir  Titus  dans  un  autre  lui-même. 

Antiochus. 
Et  c'eft  ce  que  je  fuis.  J'évite  ,  mais  trop  tard. 
Ces  cruels  entretiens,   où  je  n'ai  point  de  part. 
Je  fuis  Titus.  Je  fuis  ce  nom  qui  m'inquiète  , 
Ce  nom  qu'à  tous  momens  votre  bouche  répète. 
Que  vous  dirai-je  enfin  ?  Je  fuis  àcs  yeux  diftraits  , 
Qui  me  voyant  toujours,  ne  me  voyoient  jamais. 
Adieu.  Je  vais ,  le  cœur  trop  plein  de  votre  image  , 
Attendre ,  en  vous  aimant ,  la  mort  pour  mon  partage. 
Sur-tout ,  ne  craignez  point  qu'une  aveugle  douleur 
Remplifle  l'univeis  du  bruit  de  mon  malheur  : 
Madame ,  le  feul  bruit  d'une  mort  que  j'implore , 
Vous  fera  fouvcnir  que  je  vivois  encore. 
A  Dieu. 


SCENE     V. 

BÉRÉNICE,  PHÉNICE, 

P  H  É  N  I  G  E. 

V^  UE  je  le  plains  !  Tant  de  fidélité  i 
Madame  ,  méritoit  plus  de  profpérité. 
Ke  le  plaignez-vous  pas  î 

B  É  R.  Ê  N  I  c  E. 

Cette  prompte  retraite 
Me  laifTc ,  je  l'avoue ,  une  douleur  fecrettc. 
P  H  É  N  I  c  E. 

Je  l'aurois  retenu. 

Bérénice. 
Qui ,  moi  î  Le  retenir  ? 
J'en  dois  perdre  plutôt  jufques  au  fouvenir. 
Tu  veux  donc  que  je  flatte  une  ardeur  infenféc  î 
P  H  É  N  I  c  E. 

Titus  n*a  poinç  encore  expliqué  fa  penfcc. 


il  BÉRÉNICE, 

Rome  vous  voit,  Madame ,  avec  des  yeux  jaloux  ; 
La  rigueur  de  Ces  loix  m'épouvante  pour  vous. 
L'hymen  chez  les  romains  n'admet  qu'une  romaine, 
Rome  hait  tous  les  rois  :  fie  Bérénice  elè  reine. 

Bérénice. 
Le  temps  n'efl  plus ,  Phénice  ,  où  je  pouvois  trembler. 
Titus  in'aime  5  il  peut  tout ,  il  n'a  plus  qu'à  parler. 
Il  verra  le  Sénat  m'apporter  Ces  hommages  , 
Et  le  peuple  ,  de  fleurs  couronner  nos  images. 

De  cette  nuit ,  Phénice  ,  as-tu  vu  la  fplendeur  ? 
Tes  yeux  ne  font-ils  pas  tout  pleins  de  fa  grandeur  ? 
Ces  flambeaux ,  ce  bûcher ,    cette  nuit  enflammée , 
Ces  aigles ,  ces  faifceaux,  ce  peuple  ,  cette  armée. 
Cette  foule  de  rois ,  ces  confuis ,  cefénat, 
Qui  tous  de  mon  amant  empruntoicnt  leur  éclat; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehauflbit  fa  gloire. 
Et  ces  lauriers  encor  témoins  de  fa  viftoire  ; 
Tout  ces  yeux  qu'on  voyoit  venir  de  toutes  parts , 
Confondre  fur  lui  feul  leurs  avides  regards  ; 
Ce  port  majeftueux ,  cette  douce  préfence  : 
Ciel ,  avec  quel  refped  Se  quelle  complaifance , 
Tous  les  cœurs ,  en  fecret,  l'alluroient  de  leur  foi  î 
Parle.  Peut-on  le  voir  fans  penfer ,  comme  moi, 
Qu'en  quelque  obfcurité  que  le  fort  l'eût  fait  naître  , 
Le  monde  ,  en  le  vovant ,  eût  reconnu  fon  maître  ? 
Mais,  Phénice,  où  m'emporte  un  fouvenir  charmant  î 
Cependant  Rome  entière,  en  ce  même  moment , 
Fait  des  vœux  pour  Titus  ;  &,  pat  des  faciifices , 
De  fon  règne  naiflànt  confacre  les  prémices. 
Que  tardons-nous?  Allons,  pour  fon  empire  heureux. 
Au  Ciel ,  qui  le  protège  ,  offrir  aufli  nos  vœux. 
Auifi-tôt ,  fans  l'attendre  ,  &  fans  être  attendue , 
Je  reviens  le  chercher  ;  &,  dans  cette  entrevue. 
Dire  tout  ce  qu'aux  cœurs,  l'un  de  l'autre  concens  j 
J.nfpirant  des  tranfports  retenus  fi  long-temps, 

Fin  du  premier  Acîe, 


TRAGÉDIE, 


A   C  T  E     IL 

SCENE     PREMIERE. 

TITUS.PAUL  IN,  Suite, 

Titus. 


A... 


-ON  vîi  de  ma  part  le  roi  de  Comagcne  » 
Sait-il  que  je  Tattens  î 

P  A  U  L  I  N. 

J'ai  couru  chez  la  reine  : 
Dans  fon  appartement  ce  prince  avoir  paru  5 
Il  en  étoit  forti ,  lorfque  j'y  fuis  couru. 
De  vos  ordres ,  Seigneur  ,  j'ai  dit  qu'on  l'avertifTe. 

Titus. 
Il  fuiïît.  Et  que  fait  la  reine  Bérénice  ? 

Paulin. 
La  reine,  en  ce  moment,  fenfible  à  vos  bontés j; 
Charge  le  Ciel  de  vœux  pour  vos  profpérités. 
Elle  forcoit ,  Seigneur. 

Titus. 

Trop  aimable  prîncellc  l 
Hélas  î 

Paulin. 
En  fa  faveur  d'où  naît  cette  trîftcflè  î 
L'Orient  prefque  entier  va  fléchir  fous  fa  loi  5 
Vous  la  plaignez  ? 

Titus. 
Paulin  ,  qu'on  vous  laifTc  avec  moi. 


14  BÉRÉNICE, 

SCENE    IL 

TITUS,    PAULIN. 

Titus. 

Jrl  É  BIEN  ,  de  mes  defTeins  Rome  encore  înceruîne  t 

Attend  que  deviendra  le  dellin  de  la  reine, 

Paulin  i  &  les  fecrets  de  ion  cœur  &  du  mica 

Sont  de^iout  l'univers  devenus  Tentrecien. 

Voici  leteraps  enfin  qu'il  faut  que  je  m'explique. 

De  la  reine  ôc  de  moi  que  dit;  la  voix  publique  î 

Parlez.  Qu'encendez-vous  î 

Paulin. 

J'entens  de  tous  côtés 
Publier  vos  venus  ,  Seigneur  ,  &c  fc:  HcdUtés. 

Titus. 
Que  dit-on  des  foupits  que  je  poufle  pour  elle  i 
Quel  fuccès  attend- on  d'un  amour  fi  fidèle  ? 

Paulin. 
Vous  pouvez  tout.  Aimez  ,  ceflez  d'être  amoureux  f 
La  cour  fera  toujours  du  parti  de  vos  vœux, 

Titus. 
Er  je  l'ai  vue  auflî  cette  cour  peu  fincère  , 
A  fes  maîtres  toujours  trop  foigneufe  de  plaire  ; 
Des  crimes  de  Néron  approuver  les  horreurs  : 
Je  l'ai  vue  à  genoux  confacrer  Ces  fureurs. 
Je  ne  prens  point  pour  juge  une  cour  idolâtre; 
Paulin.  Je  me  propofe  un  plus  ample  théâtre  j 
Et ,  fans  prêter  l'oreille  â  la  voix  des  flatteurs  ; 
Je  veu:^  par  votre  bouche  entendre  tous  les  cœurs. 
Vous  nîc  l'avez  promis.  Le  refpeû  &  la  crainte 
Ferment  autour  de  moi  le  pafiage  à  la  plainte. 
Pour  mieux  voir ,  cher  Paulin  ,  &  pour  entendre  mieUX» 
Je  vous  ai  demandé  des  oreilles  ,  des  yeux. 
J'ai  mis  même  â  ce  prix  mon  amitié  fecrette  : 
J'ai  YQuIu  que  des  cœurs  vous  fuffiez  l'interprète  ; 

Qu'au 


TRAGÉDIE.  15 

Qu'au  travers  des  flatteurs  votre  fincérité 
Fît  toujours  jufqu'à  moi  pafler  la  vérité. 
Parlez  donc.  Que  faut-il  que  Béréiiice  efpère  î 
Rome  lui  fera-t-elle  indulgente  ou  févère  î 
Dois-je  croire  qu'affife  au  trône  des  Céfars , 
Une  lî  belle  reine  offcnfât  fes  regards  î 

Paulin. 

N'eu  doutez  point,  Seigneur.  Soit  raifon,  foît  caprice., 
Rome  ne  l'attend  point  pour  fon  impératrice. 
On  lait  qu'elle  ell  charmante.  Et  de  li  belles  mains 
Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains. 
Elle  a  même  ,  dit-on ,  le  cœur  d'une  Romaine. 
Elle  a  raille  vertus.  Mais  ,    Seigneur ,   elle  eft  reine. 
Rome,  par  une  loi  qui  ne  fe  peut  changer  , 
N'admet  avec  fon  fang  aucun  fang  étranger; 
Et  ne  reconnoît  point  les  fruits  illégitimes 
Qui  uaifTent  d'un  hymen  contraire  à  fes  maximes. 
D'ailleurs,   vouslefavez,  en  banniflant  fes  rois  , 
Rome ,  à  ce  nom  fi  noble  ,  &c  fi  faint  autrefois  , 
Attacha,  pour  jamais ,  une  haine  puillantc  ; 
Et,  quoiqu'à  fes  Céfars  fidèle,  obéiflante  , 
Cette  haine  ,  Seigneur,  rcfte  de  fa  fierté  , 
Survit  dans  tous  les  cœurs  après  la  liberté. 
Jules ,   qui  le  premier  la  foumit  à  Ces  armes. 
Qui  fit  taire  les  loix  dans  le  bruit  des  allarmcs  f 
Brûla  pour  Cléopatre  ;  &  ,  fans  fc  déclarer. 
Seule  dans  l'Orient  la  laifla  foupirer. 
Antoine  ,  qui  l'aima  jufqu'à  Tidolatric, 
OubZia  dans  fon  fein  fa  gloire  &  fa  patrie  , 
Sans  ofer  toutefois  fe  nommer  fon  époux. 
Rome  l'alla  chercher  jufques  à  Ces  genoux  f 
Et  ne  défarma  point  fa  fureur  vengercflc  , 
Qu'elle  n'eût  accablé  l'amant  Se  la  maîtrelTe. 
Depuis  ce  temps ,  Seigneur  ,  Caligula  ,  Néron  « 
Monrtres ,  dont  à  regret  je  cite  ici  le  nom  , 
Et  qui  ne  confervant  que  la  figui^e  d'homme  , 
Foulèrent  à  leurs  pied!s  toutes  les  loix  de  Rome  , 
Tome  I/,  B 


xô  BÉRÉNICE, 

Ont  craint  cette  loi  feule ,  &  n'ont  point,  d  nos  yeur, 

Allumé  le  flambeau  d'un  hymen  odieux. 

Vous  m'avez  conurfandé  fur-tout  d'être  fincèrc. 

De  l'affranchi  Pallas  nous  avons  vu  le  frère. 

Des  fers  de  Claudius  Félix  cncor  flétri, 

De  deux  reines,  Seigneur  ,  devenir  le  mari  ; 

Et,  s'il  faut  jufqu'au  bout  que  je  vous  obéifle. 

Ces  deux  reines  étoicnt  du  fang  de  Bérénice. 

Et  vous  croiriez  pouvoir  ,  fans  blefier  nos  regards  , 

Faire  entrer  une  reine  au  lit  de  nos  Céfars  i 

Tandis  que  l'Orient,  dans  le  lit  de  Ces  reines. 

Voit  palier  un  efclave  au  fortir  de  nos  chaînes  * 

C'eft  ce  que  les  Romains  penfent  de  votre  amour. 

Et  je  ne  répons  pas ,  avant  la  fin  du  jour. 

Que  le  fénat ,  chargé  des  vœux  de  tout  l'empire. 

Ne  vous  redife  ici  ce  que  je  viens  de  dire  ; 

Et  que  Rome ,  avec  lui  ,  tombant  à  vos  genoux  , 

Ne  vous  demande  un  choix  digne  d'elle  &:  de  vous. 

Vous  pouvez  préparer,   Seigneur,  votre  réponfe. 

T  I  r  u  s. 
Hélas ,  à  quel  amour  on  veut  que  je  renonce  ï 

Paulin. 
Cet  amour  eft  ardent ,  il  le  faut  confeflèr. 

Titus. 
Plus  ardent  mille  fois  que  tu  ne  peux  penfer, 
Paulin.  Je  me  fuis  fait  un  plaifir  néceflaire 
De  la  voir  chaque  jour ,  de  l'aimer ,  de  lui  plaîrc* 
J'ai  fait  plus.  Je  n'ai  rien  de  fecret  à  tes  yeux. 
J'ai  pour  elle,   cent  fois,  rendu  grâces  aux  Dieux, 
D'avoir  choifi  mon  père  au  fond  de  i'Idumée  , 
D'avoir  rangé  fous  lui  l'Orient  Se  l'armée  j 
Et,  foulevant  encor  le  refte  des  humains. 
Remis  Rome  fanglanre  en  {es  paifibles  mains. 
J'ai  même  fouhaité  la  place  de  mon  père  ; 
Moi  ,  Paulin ,  qui ,  cent  fois ,  fi  le  fort  moins  févcre 
Eût  voulu  de  fa  vie  étendre  les  liens  , 
Aurois  donné  mes  jours  pour  prolonger  les  fiens; 


TRAGÉDIE.  X7 

Tout  cela ,  qu'un  amant  fait  mal  ce  qu'il  defîre  l 
Dans  l'cfpoiu  d'élever  Bérénice  à  l'empire  5 
De  reconnoître  un  jour  fon  amour  &:  fa  foi. 
Et  de  voir  à  fes  pieds  tout  le  Monde  avec  moi. 
Malgré  tout  mon  amour ,  Paulin  ,  &  tous  fes  charmes. 
Après  mille  fermens  appuyés  de  mes  larmes  , 
Maintenant  que  je  puis  couronner  tant  d'attraits  , 
Maintenant  que  je  l'aime  encor  plus  que  jamais  ; 
Lorfqu'un  heureux  hymen,  joignant  nos  dellinées. 
Peut  payer,  en  un  jour  ,  les  vœux  de  cinq  années  , 
Je  vais  ,  Paulin  .  .  .  O  Ciel  1  Puis-je  le  déclarer  î 
Paulin. 

Quoi  j  Seigneur  î 

Titus. 
Pour  jamais  je  vais  m*en  féparer. 

Mon  cœur,  en  ce  moment  j  ne  vient  pas  de  fe  rendre. 

Si  je  t'ai  fait  parler,  fi  j'ai  voulu  t'entendre  , 

Je  voulois  que  ton  zèle  achevât  en  fccret 

De  confondre  un  amour  qui  fe  taît  à  regrec. 

Bérénice  a  long-temps  balancé  la  victoire  5 

Et  fi  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire  , 

Crois  qu'il  m'en  a  coûté ,  pour  vaincre  tant  d'amour , 

Des  combats,  dont  mon  cœur  faignera  plus  d'un  jour. 

J'aimois ,  je  foupirois  dans  une  paix  profonde. 

Un  autre  étoit  chargé  de  l'empire  du  Monde. 

Maître  de  mon  deftin  ,  libre  dans  mes  foupirs  , 

Je  ne  rendois  qu'à  moi  compte  de  mes  defirs. 

Mais  à  peine  le  Ciel  eut  rappelle  mon  père  ; 

Dès  que  ma  trifte  main  eut  fermé  fa  paupière  , 

De  mon  aimable  erreur  je  fus  defabufé  : 

Je  fentis  le  fardeau  qui  m'étoit  impofé. 

Je  connus  que  bien-tot ,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime  , 

11  falloir  ,  cher  Paulin  ,  renoncer  à  moi-même  ; 

Et  que  le  choix  des  Dieux ,  contraire  à  mes  amour»  , 

Livroit  à  l'univers  le  rcfte  de  mes  jours. 

Rome  obferve  aujourd'hui  ma  conduite  nouvelle. 

Quelle  honte  pour  moi  J  Quel  préfage  pour  clic  , 


it  BÉRÉNICE, 

Si ,  dès  le  premier  pas ,  renvcrfant  tous  Ces  droits  , 

Je  fondois  mon  bonheur  fur  le  débris  des  loix  î 

Réfolu  d'accomplir  ce  cruel  facrifice  , 

J'y  voulus  préparer  la  trilte  Bérénice. 

Mais  par  où  commencer  ?  Vingt  fois  ,  depuis  huit  jours. 

J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  difcours  ; 

Et,  dès  le  premier  mot  ma  langue  cmbarraflee  , 

Dans  ma  bouche  ,  vingt  fois,  a  demeuré  glacée. 

J'efpérois  que,  du  moins,  mon  trouble  &  ma  douleur 

Lui  feroient  prefFentir  notre  commun  malheur. 

Mais  ,  fans  me  foupçonner  ,    fenlîble  à  mes  ailarmes  , 

Elle  m'offre  fa  main  pour  eflliyer  mes  larmes  ; 

Et  ne  prévoit  rien  moins,  dans  cette  obfcurité. 

Que  la  fin  d'un  amour  qu'elle  a  trop  mérité. 

Enfin  ,  j'ai  ce  matin  rappelle  ma  confiance. 

Il  faut  la  voir  ,  Paulin ,  &  rompre  le  filence. 

J'attens  Antiochus  ,  pour  lui  lecommander 

Ce  dépôt  précieux  que  je  ne  puis  garder. 

Jufques  dans  l'Orient  je  veux  qu'il  la  remène. 

Demain  Rome  ,  avec  lui ,   verra  partir  la  reine» 

Elle  en  fera  bien-tot  inftruite  par  ma  voix  ; 

Et  je  vais  lui  parler  pour  la  dernière  fois. 

Pau  lin. 
Je  n'attendois  pas  moins  de  cet  amour  de  gloire. 
Qui  par-tout ,  après  vous,  attacha  la  victoire. 
La  Judée  aflervic ,  &  fes  remparts  fumans  , 
De  cette  noble  ardeur  éternels  monumens  , 
Me  répondoient  aflej  que  votre  grand  courage 
Ne  voudroit  pas,  Seigneur,   détruire  fon  ouvrage  Jî 
Et  qu'un  héros  ,  vainqueur  de  tant  de  nations, 
Sauroit  bien  ,  tôt  ou  tard  ,  vaincre  Cas  paffions. 

Titus. 
Ah  ,  que  fous  de  beaux  noms  cette  gloire  eft  cruelle  î 
Combien  mes  triftes  yeux  la  trouveroient  plus  belle  , 
S'il  ne  falloit  encor  qu'affi-onter  le  trépas  '. 
Que  dis-je  ?  Cette  ardeur  que  j'ai  pour  Ces  appas, 
Bérénice  en  mon  fein  l'a  jadis  allumée. 
Tu  ae  l'ignores  pas  ;  toujours  la  renoaimcc 


TRAGÉDIE,  zp 

Avec  le  même  éclat  n'a  pas  femé  mon  nom. 
Ma  jeunelTè ,  nourrie  à  la  cour  de  Néron  , 
S'égaroic,  cher  Paulin  ,  par  l'exemple  abufée. 
Et  fuivoit  du  plaiiîr  la  pente  trop  aifée. 
Bérénice  me  plur.  Que  ne  fait  point  un  cœur 
Pour  plaire  à  ce  qu'il  aime  ,  &  gagner  fon  vainqueur? 
Je  prodiguai  mon  fang.  Tout  fit  place  à  mes  armes. 
Je  revins  triomphant.  Mais  le  fang  &  les  larmes 
Ne  me  fuffifoient  pas  pour  mériter  Tes  vœux. 
J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 
On  vit  de  toutes  parcs  mes  bontés  fe  répandre  ; 
Heureux  ,  &  plus  heureux  que  tu  ne  peux  comprendre. 
Quand  je  pouvois  paroître  à  fcs  yeux  fatisfaits  , 
Chargé  de  mille  cœurs  conquis  par  mes  bienfaits  î 
Je  lui  dois  tout ,  Paulin.  Récompenfe  cruelle  I 
Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  fur  elle. 
Pour  prix  de  tant  de  gloire.  Se  de  tant  de  vertus , 
J-  lui  dirai  j  Partez,  6c  ne  me  voyez  plus. 

Paulin. 
Hé  quoi.  Seigneur  ,  hé  quoi  ?  Cette  magnificence        « 
Qui  va  jufqu'à  l'Euphrate  étendre  fa  puiflànce  ; 
Tant  d'honneurs  ,   dont  l'excès  a  furpris  le  fénat. 
Vous  laifl'ent-ils  encor  craindre  le  nom  d'ingrat  ? 
Sur  cent  peuples  nouveaux  Bérénice  commande. 

Titus. 
Foibles  amufemens  d'une  douleur  fi  grande  î 
Je  connois  Bérénice,   &  ne  fais  que  trop  bien 
Que  fon  cœur  n'a  jamais  demandé  que  le  mien. 
Je  l'aimai ,   je  lui  plus.   Depuis  cette  journée  , 
Dois-je  dire  funefte  ,  hélas ,  ou  fortunée  I 
Sans  avoir  ,  en  aimant ,  d'objet  que  fon  amour  , 
Etrangère  dans  Rome,  inconnue  a  la  cour. 
Elle  pafTe  fcs  jours ,  Paulin  ,  fans  rien  prétendre 
Que  quelque  heure  à  me  voir,  &  le  refte  à  m'attendrc. 
Encor  fi  ,  quelquefois,    un  peu  moins  aflidu  , 
Je  pafie  le  moment  où  je  fuis  attendu  , 
Je  la  revois  bien-tôt  de  pleurs  toute  trempée  ; 
Ma  main  à  les  fccher  eft  long-temps  occupée. 

Biij 


jo  BÉRÉNICE, 

Enfin  ,  tout  ce  qu'amour  a  de  nœuds  plus  puîiïans, 
Doux  reproches  ,  tranfports  fans  ceflè  renaiflans  , 
Soin  de  plaire  fans  art ,   crainte  toujours  nouvelle  , 
Beauté  ,  gloire  ,  vertu  ,  je  trouve  tout  en  elle. 
Depuis  cinq  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois , 
Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 
N'y  fongeons  plus.  Allons,  cher  Paulin  ,  plus  j'y  penfe. 
Plus  je  fcns  chanceler  ma  cruelle  confiance. 
Quelle  nouvelle  ,  ô  Ciel,  je  lui  vais  annoncer  ! 
Encore  un  coup  ,  allons,  il  n'y  faut  plus  penfcr. 
Je  connois  mon  devoir  ,  c'eft  à  moi  de  le  fuivre. 
Je  n'examine  point  (î  j'y  pourrai  furvivrc. 

SCENE     I  I  L 

TITUS,     PAULIN,     RUTILE. 

Rutile. 

JJÉRÉNicE  ,  Seigneur,  demande  à  vous  parler. 

Titus. 
Ah  ,  Paulin  ! 

Paulin. 
Quoi ,  déjà  vous  femblez  reculer  ? 
De  vos  nobles  projets,  Seigneur,  qu'il  vous  fouvienne. 
Voici  le  temps, 

Titus. 
Hé  bien  ,  voyons-la.  Qu'elle  vienne. 


SCENE     IV, 

BÉRÉNICE,  TITUS,PAULIN,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

i\  E  VOUS  ofFenfcz  pas ,  fî  mon  zèle  îndifcrc; 
De  voçrç  folitude  inçerrompt  le  fecrei;. 


TRAGÉDIE.  rr 

Tandis  qu'autour  de  moi  votre  cour  aflèmblée 
Retentir  d^s  bienfaits  dont  vous  m'avez  comblée', 
Eft-il  jufte,  Seigneur,  que  feule,  en  ce  moment» 
Je  demeure  fans  voix  oc  fans  rellèntiment  î 
Mais,  Seigneur  ,  (  car  je  fai  que  cet  ami  iîncère 
Du  fecret  de  nos  cœurs  connoît  tout  le  myllère  ) 
Votre  deuil  ell  fini,  rien  n'arrête  vos  pas. 
Vous  êtes  feul  enfin  ,  &  ne  me  cherchez  pas. 
J'entcns  que  vous  m'offrez  un  nouveau  diadème. 
Et  ne  puis  cependant  vous  entendre  vous-même. 
Hélas,  plus  de  repos  ,  Seigneur,  &  moins  d'éclat  î 
Votre  amour  ne  peut-il  paroître  qu'au  fénat  ? 
Ah  ,  Titus  ,   (  car  enfin  l'amour  fuit  la  contrainte 
De  tous  CCS  noms  que  fuit  le  refpeft  &  la  crainte  ) 
De  quel  foin  votre  amour  va-t-ii  s'importuner  ! 
N'a-t-il  que  des  états  qu'il  me  puiiTe  donner  ? 
Depuis  quand  croyez-vous  que  raa  grandeur  me  touche  I 
Un  foupir,  un  regard,  un  mot  de  votre  bouche  , 
Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien. 
Voyez-moi  plus  fouvent ,  &:  ne  me  donnez  rien. 
Tous  vos  momens  font-ils  dévoués  à  l'empire  î 
Ce  cœur  ,  après  huit  jours  ,  n'a-t-il  rien  à  me  dire  ? 
Qu'un  mot  va  raflurer  mes  timides  efprits  l 
Mais  padiez-vous  de  moi ,  quand  je  vous  ai  furpris  î 
Dans  vos  fecrets  difcours  étois-je  intéreflee  , 
Seigneur  î  Etois-je  ,  au  moins  préfente  à  la  penfée  î 

Titus. 
N*cn  doutez  point.  Madame ,  Se  j'atteftc  les  Dieux 
Que  toujours  Bérénice  eft  préfente  à  mes  yeux. 
L'abfcnce ,  ni  le  temps  ,  je  vous  le  jure  encore  , 
ous  peuvent  ravir  ce  cœur  qui  vous  adore. 

BÉRÉNICE. 

Hé  quoi ,  vous  me  jurez  une  éternelle  ardeur  , 
Et  vous  me  la  jurez  avec  cette  froideur  ! 
Pourquoi  même  du  Ciel  attefter  la  puifTancc  ? 
Faut-il  par  des  fermens  vaincre  ma  défiance  ? 
Mon  cœur  ne  prétend  point ,  Seigneur,  vous  démentir. 
Et  je  vous  en  croirai  fur  un  ûmple  foupir. 

Biv 


31  BÉRÉNICE» 

Tz  T  u  s. 
Madame ... 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien ,  Seigneur  î  Mais  quoi ,  fans  me  répondre , 
Vous  détournez  les  yeux  ,  &  fcmblez  vous  confondre  î 
Ne  m'oftrirez-vous  plus  qu'un  vifage  interdit  ? 
Toujours  la  mort  d'un  père  occupe  votre  efprit  ? 
Rien  ne  peut-il  charmer  l'ennui  qui  vous  dévore  ? 

Titus. 
Plût  aux  Dieux  que  mon  père  ,  hélas  ,  vécût  encore  î 
Que  je  vivrois  heureux  î 

BÉRÉNICE. 

Seij^neur,  tous  ces  regrets 
De  votre  piété  font  de  juftes  effets. 
Mais  vos  pleurs  ont  allez  honoré  fa  mémoire. 
Vous  devez  d'autres  foins  à  Rome  ,  à.  votre  gloire. 
De  mon  propre  intérêt  je  n'ofc  vous  parler. 
Bérénice  autrefois  pouvoir  vous  confcler. 
Avec  plus  de  plaiiir  vous  m'avez  écoutée. 
De  combien  de  malheurs ,   pour  vous  perfécutée  ," 
Vous  ai-je,  pour  un  mot ,  facrifié  mes  pleurs  ? 
Vous  regrettez  un  père.  Hélas  ,  foibles  douleurs  î 
JEcmoi  (  ce  fouvenir  me  fait  frémir  encore  ) 
On  vouloit  m' arracher  de  tout  ce  que  j'adotc  , 
Moi,  dont  vous  connoiflez  le  trouble  &:  le  tourment , 
Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment: 
Moi  ,  qui  mourrois  le  jour  qu'on  voudrok  m'interdire 
De  vous  .  . . 

Titus. 
Madame  ,  hélas  ,  que  me  venez-vous  dire  : 
Quel  tems  choififfez-vous  ?  Ah  ,  de  grâce,  arrêtez  I 
C'efttrop,  pour  un  ingrat,  prodiguer  vos  bontés. 

BÉRÉNICE. 

Pour  un  ingrat.  Seigneur  !  Et  le  pouvez-vous  être? 
Ainii  donc  mes  bontés  vous  fatiguent  peut-être  î 

Titus. 
Non,  Madame.  Jamais,  puifqu'il  faut  vous  parler. 
Mon  cœur  de  plus  de  feux  ne  fe  fentit  brûler. 
Mais . . . 


TRAGÉDIE,  53 

BÉRÉNICE. 

Achevez. 

T  I  ï  u  s. 
Hélas  I 

BÉRÉNICE. 

Parlez. 
Titus. 

Rome..  .  L'empire. .. 
Bérénice. 
Hé  bien  ? 

Titus. 
Sortons  ,  Paulin  ,  je  ne  lui  puis  rien  dire. 


SCENE     V. 

BÉRÉNICE,    PHÉNICE. 
Bérénice. 

\^  uoi,  me  quitter  fl-tôt,  &  ne  me  dire  rien  î 
Chère  Phénicc  ,  hélas,  quel  funeftc  entretien  î 
Qu'ai-je  fait  ?  Que  veut-il  ?  Et  que  dit  ce  fllence  î 

P  H  É  N  I  c  E. 
Comme  vous,  je  me  perds  d'autant  plus  que  j'y  penfe. 
Mais  ne  s'offi:e-t-il  rien  à  votre  fouvenir  , 
Qui  contre  vous,  Madame,  ait  pu  le  prévenir  j 
Voyez  ,  examinez. 

BÉRÉNICE. 

Hélas  ,  tu  peux  m'en  croire  ? 
Plus  jcjvcux  du  parte  rappeller  la  mémoire  , 
Du  jour  que  je  le  vis  jufqu'à  ce  trifte  jour  , 
Plus  je  vois  qu'on  me  peut  reprocher  trop  d'amour. 
Mais  tu  nous  entcndois.  Il  ne  faut  rien  me  taire  } 
Parle.  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puilFe  déplaire  î 
Que  fai-je  ?  J'ai  peut-être  ,  avec  trop  de  chaleur, 
Rabaillé  fcs  préfens,  ou  blâmé  fa  douleur. 


34  BÉRÉNICE, 

N'eft-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine  ? 

Il  craint  peut-être,  il  craint  d'époufer  une   reine. 

Hélas  ,  s'il  croit  vrai  1  . . .  Mais  non  ,  il  a,  cent  fois , 

Ralluré  mon  amour  contre  leurs  dures  loix. 

Cent  fois. . .  Ah  î  Qu'il  m'explique  un  filence  û  rude. 

Je  ne  rcfpire  pas  dans  cette  incertitude. 

Moi ,   je  vivrois  ,  Phénice  ,  &  je  pourroîs  penfer 

Qu'il  me  néglige  ,  ou  bien  que  j'ai  pu  l'otFenfcr  ? 

Retournons  fur  Tes  pas.  Mais,  quand  je  m'examine» 

Je  crois  de  ce  dcfordre  entrevoir  l'origine, 

Phénice  ;  il  aura  fù  tout  ce  qui  s'eft  pafle  : 

L'amour  d'Anciochus  l'a  peut-être  offenfé. 

Ilartend,  m'a-t-ondit,  le  roi  de  Comagène. 

Ne  cherchons  point  ailleurs  le  fujct  de  ma  peine. 

Sans  doute,  ce  chagrin,   qui  vient  de  m'allarmer, 

N'eft  qu'un  léger  foupçon  facile  à  defarmer. 

Je  ne  te  vante  point  cette  foible  vidoire  , 

Tirus.  Ah,  plût  au  Ciel ,  que  ,  fans  bleflèr  ta  gloire. 

Un  rival  plus  puiflant  voulût  tenter  ma  foi. 

Et  pût  mettre  à  mes  pieds  plus  d'empires  que  toi  ; 

Que  de  fceptres  fans  nombre  il  pût  payer  ma  ilam:ne| 

Que  ton  amour  n'eût  rien  à  donner  que  ton  ame  1 

C'cft  alors,  cher  Titus  ,  qu'aimé,  vidorieux  , 

Tu  verrois  de  quel  prix  ton  cœur  eft;  à  mes  yeux. 

Allons ,  Phénice  ,  un  mot  pourra  le  fatisfaire. 

RalTurons-nous ,  mon  cœur  ,  je  puis  encor  lui  plaire. 

Je  me  compte is  trop  roc  au  rang  dzs  malheureuXi 

Si  Titus  efl  jaloux ,  Titus  eft  amoureux. 

Fin  du  feconi  Aclz, 


T  R  A  G  JE  D  I  E.  5  5 

ACTE    III. 

SCENE    PREMIERE. 

TITUS,    ANTIOCHUS,    ARSACE. 
Titus. 


Q 


_  uoi ,  prince,  vous  partiez  ?  Quelle  raîfon  fubite 
Prefle  votre  départ,  ou  plutôt  votre  fuite  ? 
Vouliez-vous  me  cacher  jufques  à  vos  adieux  î 
Eft-ce  comme  ennemi  que  vous  quittez  ces  lieux  ? 
Que  diront  avec   moi ,  la  cour  ,   Rome ,   l'empire  î 
Mais  ,  comme  votre  ami ,  que  ne  puis-je  vous  dire  î 
De  quoi  m'accufez-vous  ?  Vous  avois-je,  fans  choix. 
Confondu  jufqu'ici  dans  la  foule  des  rois  î 
Mon  cœur  vous  fut  ouvert  tant  qu'a  vécu  mon  père: 
C'étoit  le  feul  prélent  que  je  pouvois  vous  faire. 
Et  lorfqu'avec  mon  cœur  ma  main  peut  s'épancher  , 
Vous  fuyez  mes  bienfaits  tout  prêts  à  vous  chercher; 
Penfez-vous  qu'oubliant  ma  fortune  pafiee  , 
Sur  ma  feule  grandeur  j'arrête  ma  penfée; 
Et  que  tous  mes  amis  s'y  préfentent  de  loin 
Comme  autant  d'inconnus,  dont  je  n'ai  plus  bcfoin  ? 
Vous-même,  à  mes  regards  qui  vouliez  vous  fouftraire  . 
Prince,  plus  que  jamais  vous  m'êtes  néceflaire, 

A  N  T  I  o  c  H  u  s. 
Moi,  Seigneur  ? 

Titus. 
Vous. 

Antiochus. 

Hélas  ,    d'un  prince  malheureux  ,. 
Que  pouvez- vous,  Seigneur,  attendre,  quedes  vœux-l- 

Titus. 
Je  n'ai  pas  oublié ,  prince ,  que  rca  vidoirc, 
Devoii  à  y-os  exploits  la  moipé  de  Ca  gloire  ; 

Bv; 


3^  ^BÉRÉNICE, 

Que  Rome  vit  pafTcr  au  nombre  des  vaincus 
Plus  d'un  captif,  chargé  des  fers  d'Antiochus  5 
Que  dans  le  capitole  elle  voit  attachées 
I.cs  dépouilles  des  Juifs  par  vos  mains  arrachées. 
Je  n'attcns  pas  de  vous  de  ces  fanglaus  exploits  5 
Et  je  veux  feulement  emprunter  votre  voix. 
Je  fais  que  Bérénice,  â  vos  foins  redevable  , 
Croit  polit der  en  vous  un  ami  véritable. 
Elle  ne  voit  dans  Rome  ,  &  n'écoute  que  vous. 
Vous  ne  faites  qu'un  cœur  &:  qu'une  ame  avec  nous» 
Au  nom  d'une  amitié  11  confiante  Se  Ci  belle  , 
Employez  le  pouvoir  que  vous  avez  fur  elle. 
Voyez-la  de  ma  part. 

Antiochus. 

Moi ,  paroître  à  Ces  yeux  5 
La  reine,  pour  jamais,  a  reçu  mes  adieux. 

Titus, 
Prince ,  il  faut  que  pour  moi  vous  lui  parliez  encor^ 

Anxiochus. 
Ah  ,   parlez-lui,  Seigneur  I  La  reine  vous  adore. 
Pourquoi  vous  dérober  vous-même  ,  en  ce  moment , 
Le  plaifîr  de  lui  faire  un  aveu  û  charmant  î 
Elle  l'attend  ,  Seigneur  ,  avec  impatience. 
Je  répons  ,  en  partant ,  de  fon  obéïllance  ; 
Et  même  elle  m'a  dit  que  ,  prêt  à  l'époufer. 
Vous  ne  la  verrez  plus  que  pour  l'y  difpôTcr. 

Titus. 
Ah ,  qu'un  aveu  fî  doux  auroit  lieu  de  me  plaire  î 
Que  je  ferois  heureux ,  fi  j^avois  à  le  faire  ! 
Mes  tranfports  aujourd'hui  s'attendoient  d'éclater  5 
Cependant  aujourd'hui ,  prince,  il  faut  la  quitter» 

Antxochus. 
La  quitter  !  Vous,  Seigneur  î 

T  I  T  u  s. 

Telle  ell  ma  deftinéc. 
Pour  elle  &  pour  Titus  il  n'eft  plus  d'hyménée. 
D'un  efpoir  fi  charmant  je  me  flattois  en  vain. 
Prince  ,  il  faut  avec  vous  qu'elle  parte  demain. 


TRAGÉDIE.  n 

Antiochus. 
Qu'entens-je  î  O  Ciel  I 

Titus. 

Plaignez  ma  grandeur  importune. 
Maître  de  l'Univers,  je  règle  la  fortune. 
Je  puis  faire  les  rois,  je  puis  les  dépofcr  , 
Cependant  de  mon  cœur  je  ne  puis  difpofcr. 
Rome  ,  contre  les  rois  de  tout  temps  fculevée. 
Dédaigne  une  beauté  dans  la  pourpre  élevée. 
L'éclat  du  diadème  ,  &  cent  rois  pour  aycux  , 
Deshonorent  ma  flamme,  &  blcflcnt  tous  les  yeux. 
Mon  cœur,  libre  d'ailleurs ,  fans  craindre  les  murmures. 
Peut  brûler  à  fon  choix  dans  des  flammes  obfcures  5 
Et  Rome  ,  avec  plaifir  ,  recevroit  de  ma  main 
La  moins  digne  beauté  qu'elle  cache  en  fon  fein. 
Jules  céda  lui-même  au  torrent  qui  m'entraîne. 
Si  le  peuple  demain  ne  voit  partir  la  reine  , 
Demain  elle  entendra  ce  peuple  furieux 
Me  venir  demander  fon  départ  à  {z%  yeux. 
Sauvons  de  cet  aiïiront  mon  nom  &  fa  mémoire  ; 
Et  puifqu'il  faut  céder ,  cédons  à  notre  gloire. 
Ma  bouche  &  mes  regards ,  muets  depuis  huit  jours , 
L'auront  pu  préparer  à  ce  trifte  difccurs. 
Et  même  ,   en  ce  moment ,  inquiète  ,  emprefïee  , 
Elle  veut  qu'à  fcs  yeux  j'explique  ma  penfée. 
D'un  a.-nant  interdit  foulagcz  le  tourment. 
Epargnez  à  mon  cœur  cet  édairciflcmenr. 
Allez,  expliquez-lui  mon  trouble  &  mon  filence. 
Sur-tout ,  qu'elle  me  laillè  éviter  fa  préfence. 
Soyez  le  feul  témoin  de  fcs  pleurs  &  des  miens. 
Portez-lui  mes  idieux  ,   &  recevez  les  ficns. 
Fuyons  tous  deux  ,  fuyons  un  fpedaclc  funeftc. 
Qui  de  notre  confiance  accableroit  le  refte. 
Si  l'efpoir  de  régner  &:  de  vivre  en  mon  cœur  , 
Peut  de  fon  infortune  adoucir  la  rigueur  , 
Ah,   prince,   jurez-lui  que  ,  toujours   trop  fidelle,. 
Génxiilant  dans  ma  cour ,  &  plus  exilé  <][u'elk  , 


3»  BÉRÉNICE, 

Portant  jufqu'au  tombeau  le  nom  de  1bn  amant, 

Mon  règne  ne  fera  qu'un  long  banniflcmem. 

Si  le  Ciel ,  non  concent  de  aie  l'avoir  ravie, 

Veu:  encor  m'affiiger  par  une  longue  vie  , 

Vous ,  que  l'amirié  feule  attache  fur  fes  pas  , 

Prince ,  dans  fon  malheur  ne  l'abandonnez  pas. 

Que  l'Orient  vous  voie  arriver  à  fa  fuite  ; 

Que  ce  foit  un  triomphe ,  &:  non  pas  une  fuite. 

Qu'une  amitié  fi  belle  ait  d'éternels  liens  ; 

Que  mon  nom  foit  toujours  dans  tous  vos  entretiens. 

Pour  rendre  vos  états  plus  voilîns  l'un  de  l'autre , 

J'Euphrate  bornera  fon  empire  &  le  vôtre.  ^ 

Je  fais  que  le  fénat ,  tout  plein  de  votre  nom  , 

D'une  commune  voix  confirmera  ce  don.. 

Je  joins  la  Cilicie  à  votre  Comagène.        * 

Adieu.   Ne  quittez  point  ma  princefle,   ma  reine ', 

Tout  ce  qui  de  mon  cœur  fut  l'unique  défir  , 

Tout  ce  que  j'aimerai  jufqu'au  dernier  foupir. 


SCENE     IL 

ANTIOCHUS,     ARSACE, 

A  BL  s  A  C  E. 

A 

■ta-  IN  S  I  le  Ciel  s'apprête  à  vous  rendre  juftîce. 
Vous  partirez,  Seigneur,  mais  avec  Bérénice. 
Loin  de  vous  la  ravir  ,  on  va  vous  la  livrer. 

Antiochus. 
Arface  ,  laiflè-moi  le  temps  de  rcfpirer. 
Ce  changement  efi:  grand  ,  ma  furprifc  eft  extrême. 
Titus  ,  entre  mes  mains  ,   remet  tout  ce  qu  il  aime  î 
Dois-je  croire.  Grands  Dieux,  ce  que  je  viens  d'ouir  : 
Et,   quand  je  le  croirois,  dois-je  m'en  réjouir? 

A  R  s  A  c  E. 
Mais,  moi-même.  Seigneur,  que  faut-il  que  je  crçie  ? 
Quel  obflacle  nouveau  s'opporc  â  vçtre  joie.î 


TRAGÉDIE.  -,3 

Me  trompicz-vous  tantôt  au  fortir  de  ces  lieux  ", 
Lorfqu'encor  tout  ému  de  vos  derniers  adieux , 
Tremblant  d'avoir  ofé  s'expliquer  divant  elle  , 
Votre  cœur  me  contoit  fon  audace  nouvelle  ? 
Vous  fuyiez  un  hymen  cjui  vous  faifoit  trembler. 
Cet  hymen  cft  rompu.    Quel  foin  peut  vous  troubler  î 
Suivez  les  doux  tranfports  où  l'Amour  vous  invite. 

Antiochus. 
Arface,  je  me  vois  chargé  de  fa  conduite. 
Je  jouirai  long-temps  de  fes  chers  entretiens  : 
Ses  yeux  même  pourront  s'accoutumer  aux  miens  ^ 
Et  peut-être  fon  cœur  fera  la  différence 
Des  froideurs  de  Titus  à  ma  perfévérancc. 
Titus  m'accable  ici  du  poids  de  fa  grandeur  : 
Tout  difparoît  dans  Rome  auprès  de  fa  fplendeur  ; 
Mais  quoique  l'Orient  foit  plein  de  fa  mémoire  , 
"^^rénice  y  verra  des  traces  de  ma  gloire. 

^  .   ••  A  R  s  A  C  E. 

^n  doutez  point ,  Seigneur ,  tout  fuccède  à  vos  vœux. 
An  tiochus. 
Ah,  que  nous  nous  plaifons  à  nous  tromper  tous  deux  î 
A  R  s  A  c  E. 
pourquoi  nous  tromper  î 

Antioc  hus. 

Quoi ,  je  lui  pourrois  plaire  î 
énics  à  mes  veux  ne  fcroit  plus  contraire  l 
.  énicc  ,  d'un  mot ,  flatteroit  mes  douleurs  ? 
ifes-tu  feulement  que  ,  parmi  fes  malheurs  , 
and  l'Univers  entier  négligeroit  fes  charmes  , 
igrate  me  permît  de   lui  donner  des  larmes  5 
<  qu'elle  s'âbaiHat  jufques  à  recevoir 
i  foins  qu'à  mon  amour  elle  croiroit  devoir  î 
A  R.  s  A  c  E. 
Et  qui  peu:  mieux  que  vous  confoler  fa  difgracc  ? 
Sa  fortune  ,  Seigneur  ,  va  prendre  une  autre  faco, 
1  nus  la  quiîçe. 


40  É  È  R  È  N  I  C  E, 

Antiochus. 
Hélas ,  de  ce  grand  changement  i 
Il  ne  me  reviendra  que  le  nouveau  tourment 
D'apprendre  par  ics  pleurs  à  quel  point  elle  l'aime. 
Je  la  verrai  gémir ,  je  la  plaindrai  moi-même. 
Pour  fruit  de  tant  d'amour  ,  j'aurai  le  trille  emploi 
De  recueillir  des  pleurs  qui  ne  font  pas  pour  moi. 

A  R  s  A  c  E. 
Quoi  ?  Ne  vous  plairez-vous  qu'à  vous  gêner  fans  cefTe  î 
Jamais  dans  un  grand  cœur  vit-on  plus  de  foibleffe  ? 
Ouvrez  ks  yeux,  Seigneur  5  &  fongeons ,  entre  nous. 
Par  combien  de  raifons  Bérénice  eft  à  vous. 
Puifqu'aujourd'hui  Titus  ne  prétend  plus  lui  plaire  , 
Songez  que  votre  hymen  lui  devient  nécelFaire, 

Antiochus. 

Néceflàire  î 

A  R  s   ACE. 

A  fcs  pleurs  accordez  quelques  jours  y 
De  fes  premiers  fanglots  lailTez  palïer  le  cours. 
Tout  parlera  pour  vous  ,  le  dépit,  la  vengeance, 
L'abfence  de  Titus ,  le  temps ,  votre  préfence , 
Trois  fceptres  que  fon  bras  ne  peut  feul  foutenir  , 
Vos  deux  états  voifîns,  qui  cherchent  à  s'unir. 
I^'intérêt,  la  raifon,  l'amitié,  tout  vous  lie. 

Antiochus. 
Ah  ,  je  rcfpire ,  Arface  ,  &  tu  me  rens  la  vie. 
J'accepte  avec  plailîr  un  préfage  fî  doux. 
Que  tardons-nous  ?  Faifbns  ce  qu'on  attend  de  nous» 
Entrons  chez  Bérénice  5  & ,  puifqu'on  nous  l'ordonjie. 
Allons  lui  déclarer  que  Titus  l'abandonne. 
Mais  plutôt  demeurons.  Que  faifois-je  ?  Eft-çe  à  moi , 
Arface  ,  à  me  charger  de  ce  cruel  emploi  ? 
Soit  vertu  ,  foit  amour  ,  mon  cœur  s'en  effarouche. 
L'aimable  Bérénice  entendroit  de  ma  bouche  , 
Qu'on  l'abandonne  !  Ah  ,  reine  î  Et  qui  l'auroit  pejifé  , 
Que  ce  œoç  dût  jamais  vous  être  pronoucé  î 


TRAGÉDIE.  41 

A  R  s  A  C  E. 

(La  haîne  fur  Titus  tombera  toute  entière. 
'Seigneur  ,  fi  vous  parlez,  ce  n'ell  qu'à  fa  prière. 

Antiochus. 
Non,   ne  la  voyons  point.  Refpedons  fa  douleur. 
Afl'ez  d'autres  viendront  lui  conter  fon  malheur. 
Et  ne  la  crois-tu  pas  alTez  infortunée 
D'apprendre  à  quel  mépris  Titus  Ta  condamnée  , 
Sans  lui  donner  encor  le  déplaifir  fatal 
D'apprendre  ce  mépris  par  fon  propre  rival  ? 
Encore  un  coup  ,  fuyons  ;  &  ,  par  cette  nouvelle  , 
N'allons  point  nous  charger  d'une  haine  immortelle. 

A  R  s  A  c  E. 
Ah  ,  la  voici ,  Seigneur ,  prenez  votre  parti. 

Antiochus. 
O  Ciel  î 

SCENE     I  I  L 

BÉRÉNICE  ,  ANTIOCHUS,  ARSACE ,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 


H 


É  QUOI,  Seigneur,  vous  n'êtes  point  parti? 
Antiochus. 
M::dame  ,  je  vois  birti  que  vous  êtes  déçue  , 
Et  que  c'éroii  Céfar  que  chcrchoit  votre  vue. 
Mais  n'accufez  que  lui ,  fi  ,  malgré  mes  adieux. 
De  ma  préfcnce  encor  j'importune  vos  yeux. 
Peut  être  ,  en  ce  moment,  je  ferois  dans  Oftic  , 
S'il  ne  m'eût  de  fa  cour  défendu  la  fortie. 

Bérénice. 
Il  voua  cherche  vous  f:ul.  Il  nous  évite  tous. 

Antioc  hus. 
Il  ne  m'a  retenu  que  pour  parler  de  voitt. 

BÉRÉNICE* 

De  moi ,  Prince  î 


4i  BÉRÉNICE, 

Antiochus. 
Oui ,   Madame. 

BÉRÉNICE, 

Et  quVt-il  pu  vous  dire  ? 
Antiochus. 
Mille  autres,  mieux  que  moi,  pourront  vous  en  inftiUi.  c , 

BÉRÉNICE 

Quoi,  Seigneur  ;  . .  . 

Antiochu  s. 

Sulpcndez  votre  renentiment. 
D'autfes,  loin  de  fe  taire  en  ce  même  moment , 
Triompberoient  peut-être  ,   &  ,  pleins  de  confiance  , 
Cédcroicnt  avec  joie  à  votre  impatience. 
Mais  moi,  toujours  tremblant,  moi,  vous  le  favez  bien , 
A  qui  votre  repos  efl  plus  cher  que  Je  mien  , 
Pour  ne  le  point  troubler  ,  j'aime  mieux  vous  déplaire. 
Et  crains  votre  douleur  plus  que  votre  colère. 
Avant  la  fin  du  jour  vous  me  juftinerez. 
Adieu,  Madame. 

Bérénice. 

O  Ciel ,  quel  difcours  î  Demeurez. 
Prince  ,  c'eft  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue. 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue , 
Qui ,  la  mort  dans  le  fein  ,  vous  demande  deux  mots. 
Vous  craignez  ,  dites-vous  ,  de  troubler  mon  repos  ; 
Et  vos  refus  cruels  ,  loin  d'épargaer  ma  peine  , 
Excitent  ma  douleur ,  ma  colère,  ma  haine. 
Seigneur,  fi  mon  repos  vous  eft  Ci  précieux  , 
Si  moi-même  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux  , 
EclaircifTez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  amc. 
Que  vous  a  die  Titus  ? 

Antiochus. 

Au  nom  des  Dieux  ,  Madame  .  . . 
Bérénice. 
Quoi,  vous  craignez  fi  peu  de  me  dcfobéir  ? 

Antioch  us. 
Je  n'ai  qu'à  vous  parler  pour  rae  faire  haïr. 


TRAGÉDIE.  +3 

B  Ê  R  É  N  I   C  I. 

Te  veux  que  vous  parliez. 

Antiochus.' 

Dieux  ,  quelle  violence  l 
Madame ,  encore  un  coup  ,  vous  louerez  mon  fîience. 

BÉRÉNICE. 

Prince,  dès  ce  moment,  contentez  mes  fouhaits  , 
Ou  foycz  de  ma  haine  afluré  pour  jamais. 

Antiochus. 
Madame,  après  cela  ,  je  ne  puis  plus  me  taire. 
Hé  bien  ,  vous  le  voulez  ,  il  faut  vous  latisfaire. 
Mais  ne  vous  flattez  point.  Je  vais  vous  annoncer 
Peut-être  des  malheurs,  où  vous  n'ofez  penfer. 
Je  connois  votre  cœur.  Vous  devez-vous  arrendre 
Que  je  le  vais  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre. 
Titus  m'a  commandé  .  . . 

BÉRÉNICE. 

Quoi? 

A  N  T  I  O  C  H  U    s. 

De  vous  déclarer 

i^.i.u.:,  1  Lia  de  l'autre  il  vous  faut  féparer. 

BÉRÉNICE. 

''  -nrer  î  Qui  î  Moi  ?  Titus  de  Bérénice  ? 
Antiochus. 
Il  uul  que,  devant  vous  ,  je  lui  rende  juflicc. 
Tout  ce  que ,  dans  un  cœur  fcnfible  &  généreux. 
L'amour  au  defcfpoir  peut  raflêmbler  d'affreux  , 
Je  l'ai  vu  dans  le  ficn.  Il  pleure  ,  il  vous  adore. 
Mais  enfin  ,  que  lui  fert  de  vous  aimer  encore  î 
Une  reine  eft  lu.pccie  à  l'empire  romain. 
Il  faut  vous  fcparer ,  &  vous  partez  demain. 

BÉRÉNICE. 

Nous  fcparer  !  Hélas,  Phénice  ! 

P  H  É  N  I  c  E. 

Hé  bien  ,  Madame  i 
li  iaut  ici  ragnçrcr  la  grandeur  de  votre  a'jic. 


44  BÉRÉNICE, 

Ce  coup ,  fans  doute  ,  cft  rude  ,  il  doic  vous  étonner, 

BÉRÉNICE. 

Apres  tant  de  fermens  Titus  m'abandonner  ! 
Titus  qui  me  juroit . . .  Non ,  je  ne  le  puis  croire  : 
Il  ne  me  quitte  point ,  il  y  va  de  fa  gloire. 
Contre  fon  innocence  on  me  veut  piévenir. 
Ce  piège  n*eft  tendu  que  pour  nous  defunir. 
Titus  m'aime  ,  Titus  ne  veut  point  que  je  meure» 
Allons  le  voir.  Je  veux  lui  parler  tout  à  l'heure. 
Allons. 

Antiochus. 

Quoi ,  vous  pourriez  ici  me  regarder  î  .  • 
Bérénice. 
Vous  le  fcuhaitez  trop  pour  me  perfuadcr. 
Non, je  ne  vous  crois  point.  Mais,quoi  qu'il  en  puifTs  êcrei; 
Pour  jama  s  â  mes  yeux  gardez-vous  de  paroître. 

(  d  Phénke.  ) 
Ne  m'abandonne  pas  dans  l'état  où  je  fuis. 
Hélas  ,  pour  me  tromper  je  fiais  ce  que  je  puis. 


SCENE     IV. 

ANTIOCHUS,     ARSACr. 

Antiochus. 

i\  ïji^E  trompai-je  point  ?  L'ai-je  bien  entendue! 
Que  j5-%e  garde  ,  moi,  de  paroître  à  fa  vue  I 
Je  m'en  gaideiai  bien.  Et  ne  partois-j^  pas  , 
Si  Ti.us ,  malgré  moi  ,  n'eût  arrêté  mes  pas  ? 
Sans  doute  ,   il  faut  partir.  Continuons ,  Arfacc. 
Elle  croit  m'affl'ger.  Sa  haine  me  fait  grâce. 
Tu  me  vcyois  tantôt  inquiet  ,  égaré  ; 
Je  partois  amoureux  ,  jaloux  ,  defefpéré  ; 
Et  maintenant,  Arface  ,  après  cette  défcnfc. 
Je  partirai  peut-être  avec  indifférence. 


TRAGÉDIE.  45 

A  R.  s  A  C  E. 

ioîns  que  jamais ,  Seigneur,  il  vous  faut  éloigner. 

Antiochus. 
•foi,  je  demeurerai  pour  me  voir  dédaigner  î 
3cs  fioideurs  de  Titus  je  ferai  refponfahle  I 
e  me  verrai  puni ,   parce  qu'il  elt  coupable  î 
i.vec  quelle  injuftice  &  quelle  indignité , 
'A\c  douce  ,  à  mes  yeux  ,   de  ma  fincérité  l 
Titus  l'aime,  dit-elle,  &  moi  je  l'ai  trahie, 
/ipgrate  ,  ra'accufer  de  cette  perfidie  ! 
Il  dans  quel  temps  encor  ?  Dans  le  moment  fatal 
iuc  j'étale  à  fcs  yeux  les  pleurs  de  mon  rival  ; 
iue  ,  pour  la  confoler,  je  le  faifois  paroître 
amoureux  &  conftant ,  plus  qu'il  ne  l'eft  peut-être; 

A  R.  s  A  c  E. 
't  de  quel  foin ,   Seigneur ,   vous  allez- vous  troubler  ï 
,aiflcz  à  ce  torrent  le  temps  de  s'écouler. 
Dans  huit  jours,  dans  un  mois,  n'importe,  il  faut  qu'il paflc^ 
Demeurez  feulement. 

Antiochus. 

Non ,  je  la  quitte  ,  Arface. 
c  icns  qu'à  fa  douleur  je  pourrois  compatir: 
via  gloire  ,   mon  repos ,  tout  m'excite  â  partir. 
MIons  i  &  de  fi  loin  évitons  la  cruelle , 
^\iz  de  long-temps,  Arface,  on  ne  nous  parle  d'cllcii 
Toutefois  il  nous  refte  encore  aflcz  de  jour, 
fc  tais  dans  mon  palais  attendre  ton  retour, 
^''a  voir  fi  fa  douleur  ne  l'a  point  trop  faific« 
^urs  3  &  partons  du  moins  affûtés  de  fa  vie«,         Jf 

Fin  du  troîjîême  Aciu 


BÉRÉNICE, 


ACTE    IV. 

SCENE     PREMIERE. 

BÉRÉNICE. 

X    HÊNicE  ne  vient  point  ?  Momens  trop  rigoureux  , 
Que  vous  paroillcz  lents  à  mes  rapides  vœux  I 
Je  m'agite  ,  je  cours  ,  languillànte  ,  abattue  ; 
La  force  m'abandonne  ,  &  le  repos  me  tue. 
Phénice  ne  vient  point  î  Ah  ,  que  cette  longueur 
D'un  préfage  funerte  épouvante  mon  cœur  1 
Phénice  n'aura  point  de  réponfe  à  me  rendre. 
Titus,  l'ingrat  Titus  n'a  point  voulu  l'entendre  j 
Il  fuit,  il  fe  dérobe  à  ma  juftç  fureur. 

SCENE    IL 

BÉRÉNICE,    PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Vj  HERE  Phénice  ,  hé  bien ,  as-tu  vu  Tempereui'  ? 
Qu'a-t-il  dit  ?  Yiendra-t-il  î 

Phénice. 

Oui,  jel'aivîi,  Madame  j 
Et  j'ai  peint  à  Ces  yeux  le  trouble  de  votre  ame. 
J'ai  vu  couler  des  pleurs  qu'il  vouloit  retenir. 

B  É  R.  É  N  j  c  E. 
Vient-il  î 

P  H  EN  I  c  E. 

N'en  doutez  point.  Madame,  il  va  venir. 
Mais  voulez-vous  paroître  en  ce  defordre  extrême  ? 
Remettez-Yous,  Madame,  &  rentrez  en  vous-même 


TRAGÉDIE.  47 

[-âiflèr-moi  relever  ces  voiles  détachés , 

Il  ces  cheveux  épars  dont  vos  yeux  font  cachés. 

>oui&ez  que  de  vos  pleurs  Je  répare  l'outrage. 

BÉRÉNICE. 

.aiflc,  laifTe,  Phénice  ,  il  verra  fon  ouvrage. 
•"t  que  m'importe  ,   hélas,  de  ces  vains  ornemens  ? 
»i  ma  foi ,  fi  mes  pleurs ,  fi  mes  gémiflemens  ; 
Aiis  que  dis-jc ,   mes  pleurs  ?  fi  ma  perte  certaine, 
ii  ma  mort  toute  prête  enfin  ne  le  ramène  ! 
^is-moi,  que  produiront  tes  fecours  fuperflus, 
il  tout  ce  foible  éclat  qui  ne  le  touche  plus  î 

Phénice. 
Pourquoi  lui  faites-vous  cet  injufte  reproche  î 
'entens  du  bruit ,  Madame ,  &  l'empereur  s'approche, 
'enez  ,   fuyez  la  foule  ,  &  rentrons  promptement. 
'ous  l'cnîteticndrez  feul  dans  votre  appartement. 


SCENE     I  1  L 

TITUS,     PAULIN,  Suite* 

Titus. 

L)  E  LA  reine  ,  Paulin  ,  flattez  l'inquiétude, 
e  vais  la  voir.  Je  veux  un  peux  de  folitude. 
2uc  l'on  me  laifle. 

Paulin  d  part. 
O  Ciel ,  que  je  crains  ce  combat  T 
îrands  Dieux,  fauvez  fa  gloire  &  l'hoûncur  de  Tétaç  î 
'oyons  la  reine. 


44* 


48  BÉRÉNICE, 

^iMB— W^—— ■^— iW— it^— — — IMIIIWIII   ■■■Il  lin 
'■        '  I 

SCENE    IV. 

TITUS  /eu/. 

Xi  È  BIEN ,  Titus ,  que  viens-tu  faire  î 
Bérénice  t'attend.   Où  viens-tu  ,  téméraire  ? 
Tes  adieux  font-ils  prêts  î  T'es-tu  bien  confulté  î 
Ton  cœur  te  promet-il  allez  de  cruauté  ? 
Car  enfin  au  combat,   qui  pour  toi  fc  prépare, 
C'eft  peu  d'être  conftant,  il  faut  être  barbare. 
Soutiendrai-je  fes  yeux  ,  dont  la  douce  langueur 
Sait  11  bien  découvrir  les  chemins  do  mon  cœur  ? 
Quand  je  verrai  ces  yeux  armés  de  tous  leurs  charmes, 
Attachés  fur  les  miens,  m'accabler  de  leurs  larmes. 
Me  fouviendrai-je  alors  de  mon  trifte  devoir  î 
Pourrai-je  dire  enfin  :  Je  ne  veux  plus  vous  voir  ? 
Je  viens  percer  un  cœur  que  j'adore,  qui  m'aime. 
Et  pourquoi  le  percer  ?  Qui  l'ordonne  î  Moi-même, 
Car  enfin ,   Rome  a-t-elle  expliqué  fes  fouhaits  î 
L'entendons-nous  crier  autour  de  ce  palais  î 
Vois-je  l'état  penchant  au  bord  du  précipice  î 
Ne  le  puis-je  fauver  que  par  ce  facrifice  ? 
Tout  fe  taît  5  &  moi  feul,  trop  prompt  à  me  troubler, 
J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer. 
Et  qui  fait  fi  ,   fenfible  aux  vertus  de  la  reine  , 
Rome  ne  voudra  point  l'avouer  pour  romaine  ? 
Rome  peut  par  fon  choix  jjjftifier  le  mien. 
Non,  non,   encore  un  coup,  ne  précipitons  rien. 
Que  Rome  ,   avec  fes  loix,  mette  dans  la  balance 
Tant  de  pleurs  ,    tant  d'amour,  tant  de  perfévcrancc 
Rome  fera  pour  nous.  Titus,  ouvre  les  yeux. 
Quel  air  refpires-tu  ?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 
Où  la  haine  des  rois,  avec  le  lait  fucée  , 
Par  crainte ,  ou  par  amour ,  ne  peut  être  effacée  ? 
Rome  jugea  ta  reine  en  condamnant  Ces  rois. 
N'as-tu  pas ,  en  naiflànt,  entendu  cette  voix  î 


TRAGÉDIE.  45 

Et  n'as-tu  pas  encore  oui  la  renommée 
T'annonccr  ton  devoir  jufques  dans  ton  armée  î 
Et,  iorfque  Bérénice  arriva  fur  tes  pas  , 
Ce  que  Rome  en  jugeoit,  ne  i'entendis-tu  pas  ? 
Faut- il  donc  tant  de  fois  te  le  faire  redire  î 
Ah,  lâche  ,  fais  l'amour,  oc  renonce  à  l'empirir. 
Au  bout  de  l'univers  va,  cours  te  confiner. 
Et  fais  place  à  des  cœurs  plus  dignes  de  régner. 
Sont-ce  là  ces  projets  de  grandeur  àc  de  gloire  , 
Qui  dévoient  dans  les  cœurs  confacrer  ma  mémoire. 
Depuis  huit  jours  je  règne  ;  &  ,  jufques  à  ce  jour, 
Qu'ai-je  fait  pour  l'honneur  ?  J'ai  tout  fait  pour  l'amour. 
D'un  temps  lî  précieux  quel  compte  puis-je  rendre  î 
Où  font  ces  heureux  jours  que  je  faifois  attendre  î 
Quels  pleurs  ai-je  féchés  î  Dans  quels  yeux  fatisfaits 
Ai- je  déjà  goûté  le  fruit  de  mes  bienfaits  ? 
L*univers  a-t-il  vu  changer  ùs  dcilinécs  ? 
Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées  ? 
Et  de  ce  peu  de  jours  ,  fi  long-temps  attendus  , 
Ah  ,  malheureux  ,  combien  j'en  ai  déjà  perdus  î 
Ne  tardons  plus.  Faifons  ce  que  l'iionneur  exige. 
Rompons  le  fcul  lien  . .  , 


SCENE    V, 

BÉRÉNICE,    TITUS. 

Bérénice  en  entrant» 

JL^  ON,  laifTez-moi,  vous  dis-/c; 
En  vain  tous  vos  confcils  me  retiennent  ici. 
Il  faut  que  je  le  voie.  Ah  ,  Seigneur  ,  vous  voici  ! 
Hé  bien,  il  cil  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne  î 
U  faut  nous  féparcr  ;  &  c'ell  lui  qui  l'ordonne. 

Titus. 
N'accablez  point ,  Madame,  un  prince  malheureux. 
U  ne  faut  point  ici  nous  acçeudrir  cous  deux. 
Tome  IL  C 


50  B  É  R  É  N  I  C  S, 

Un  trouble  afTez  cruel  m'agite  &  me  dévore , 
Sans  que  des  pleurs  iî  chers  me  déchirent  encore. 
Rappeliez  bien  plutôt  ce  cœur,  qui,  tant  de  fois. 
M'a  fait  de  mon  devoir  reconnoître  la  voix. 
Il  en  eft  temps.  Forcez  votre  amour  à  fe  taire  ; 
Et  d'un  œil ,  que  la  gloire  &  la  raifon  éclaire , 
Contemplez  mon  devoir  dans  toute  fa  rigueur. 
JVous-même  contre  vous  fortifiez  mon  cœur. 
Aidez-moi,  s'il  fe  peut,  à  vaincre  fa  foiblelîè, 
A  retenir  des  pleurs  qui  m'échappent  fans  celle. 
Ou  ,  Il  nous  ne  pouvons  commander  à  nos  pleurs  , 
<^ue  la  gloire  du  moins  foutienne  nos  douleurs  5 
Et  que  tout  l'univers  reconnoiffe ,   fans  peine  , 
Les  pleurs  d'un  empereur,  &:  les  pleurs  d'une  reine. 
Car  enfin  ,  ma  princefle  ,  il  faut  nous  féparer, 

BÉRÉNICE. 

Ah ,  cruel  !  Eft-il  temps  de  me  le  déclarer  ? 
Qu'avez-vous  fait ,  hélas  !  Je  me  fuis  crue  aimée. 
Au  plaifîr  de  vous  voir  mon  ame  accoutumée 
Ne  vit  plus  que  pourvcus^gnoriez-vous  vosloix  , 
Quand  je  vous  l'avouai  pour  la  première  fois  î 
A  quel  excès  d'amour  m'avez-vous  amenée  î 
Que  ne  me  difiez-vous  :  princefle  infortunée. 
Où  vas-tu  t'engager  ,  &  quel  eft  ton  efpoir  ? 
Ne  donne  point  un  cœur  qu'on  ne  peut  recevoir. 
Ne  l'avez-vous  reçu  ,  cruel,  que  pour  le  rendre. 
Quand  de  vos  feules  mains  ce  cœur  voudroit  dépendre  î 
Tout  l'empire  a  vingt  fois  confpiré  contre  nous. 
Il  étoit  temps  cncor.   Que  ne  me  quittiei-vous  î 
Mille  raifons  alors  confoloient  ma  mifère. 
Je  pouvois  de  ma  mort  accufer  votre  père. 
Le  peuple ,  le  fénat ,  tout  l'empire  romain , 
Tout  l'univers ,  plutôt  qu'une  lî  chère  main. 
Leur  haine  ,  dès  long-temps  ,  contre  moi  déclarée  ; 
M'avoit  à  mon  malheur  ,  dès  long-temps ,  préparée. 
Je  n'aurois  pas.  Seigneur,  reçu  ce  coup  cruel, 
Daûs  le  semps  que  j'efpère  un  bonheur  irtimortcl  y 


TRAGÉDIE.  5t 

Quand  votre  heureux  amour  peut  tout  ce  qu'il  déruc  i 
Lorique  Rome  fe  tait  5  quand  votre  père  expire  j 
Lorlque  tout  l'univers  tiechic  à  vos  genoux  ; 
Enfin,  quand  je  n'ai  plus  à  redouter  que  vous. 

Titus. 
Et  c'eft  moi  feul  aufli  qui  pouvois  me  détruire. 
Je  pouvois  vivre  alors  3c  me  laiiler  féduire.  ■< 

Mon  cœur  £e  gardoit  bien  d'aller  dans  l'avenir 
Chercher  ce  qui  pouvoit  un  jour  nous  defunir. 
Je  voulois  qu'à  mes  voeux  rien  ne  fût  invincible  5 
Je  n'examinois  rien,  j'efpérois  l'impolTible. 
Que  fais-je  ?  J'efpérois  de  mourir  à  vos  yeux. 
Avant  que  d'en  venir  à  ces  cruels  adieux. 
Les  obliaclcs  fembloient  renouvcller  ma  flamme. 
Tout  l'empire  parloit.  Mais  la  gloire.  Madame, 
Ne  s'étoit  point  encor  fait  entendre  à  mon  cœur  , 
Du  ton,  dont  elle  parle  au  cœur  d'un  empereur. 
Je  fais  tous  les  tourmens  où  ce  deflein  me  livre. 
Je  fens  bien  que  ,  fans  vous ,  je  ne  faurois  plus  vivre  5 
Que  mon  cœur  de  moi-même  efl  prêt  à  s'éloigner  : 
Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre  ,  il  faut  régner. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien,  régnez,  cruel,   contentez  votre  gloire. 
Je.  ne  difpute  plus.  J'attcndois,  pour  vous  croire  , 
Que  cette  même  bouche ,  après  mille  fcrmens 
D'un  amour,  qui  devoir  unir  tous  nos  momens  , 
Cetce  bouche,  à  mes  yeux,  s'avouant  inHdeiie, 
M'ordonnât  elle-même  une  abfence  éternelle. 
Moi-même  j'ai  voulu  vou5  entendre  en  ce  lieu  ; 
Je  n'écoute  plus  rien  ,  &  pour  jamais  adieu. 
Four  jamais ,  ah ,  Seigneur ,  fongez-vous  en  vous-même 
Combien  ce  mot  cruel  eft  aô'reux  quand  on  aime  ? 
Dans  un  mois,  dans  un  an,  comment  fouffrirons-nouî. 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  féparent  de  vous  î 
Que  le  jour  recommence  ,  &  que  le  jour  finifle, 
Sans  que  jamais  Titus  puifle  voir  Bérénice  î 
Sans  que ,  de  tout  le  jour,  je  puifle  voir  Titus  î 
Mais  quelle  cft  mon  erreur  ,  &  que  de  foins  perdu»  • 

Ci) 


ji  BÉRÉNICE, 

L'ingrat ,  de  mon  départ  ,  confolé  par  avance  , 
Daignera-t-il  compter  les  jours  de  mon  abfcnce  ? 
Ces  jours,  fi  longs  pour  moi,  luifembleront  trop  courts 

Titus. 
Je  n'aurai  pas ,  Madame ,  à  compter  tant  de  jours. 
J'efpère  que  bien-tôt  la  trifte  renommée 
Vous  fera  confefTer  que  vous  étiez  aimée. 
Vous  verrez  que  Titus  n'a  pu ,  fans  expirer  . . . 

BÉRÉNICE. 

Ah ,  Seigneur  ,  s'il  eft:  vrai ,  pourquoi  nous  féparcr  ? 
Je  ne  vous  parle  point  d'un  heureux  hymcnée  : 
Rome  à  ne  vous  plus  voir  m'a-t-elle  condamnée  î 
Pourquoi  m'enviez-vous  l'air  que  vous  refpirez  î 

Titus. 
Hélas,  vou;:  pouvez  tout.  Madame  !  Demeurez  , 
Je  n'y  réfilte  point.  Mais  je  fens  ma  foiblefle. 
Il  faudra  vous  combattre  &  vous  ciaindre  fans  cefle  $ 
Et  fans  cefle  veiller  à  retenir  mes  pas. 
Que  vers  vous  ,  à  toute  heure  ,  entraînent  vos  appas. 
Que  dis-je  ?  En  ce  moment,  mon  cœur,  hors  de  lui-même,' 
S'oublie ,  &  fe  fouvient  feulement  qu'il  vous  aime. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien ,  Seigneur  ,  hé  bien  qu'en  peut-il  arriver  ? 
Voyez-vous  les  Romains  prêts  à  fe  foulever  ? 

Titus. 
Et  qui  fait  de  quel  oeil  ils  prendront  cette  injure  ? 
S'ils  parlent ,   fi  les  cris  fuccèden:  au  murmure , 
Faudra-t-il ,  par  le  fang,  jufliifier  mon  choix  ? 
S'ils  fc  taifent.  Madame  ,  &  me  vendent  leurs  loîx; 
A  quoi  m'expofez-vous  ?  Par  quelle  complaifancc 
Faudra-t-il,  quelque  jour  ,  payer  leur  patience  î 
Que  n'oferont-ils  point  alors  me  demander  ? 
Maintiendrai-je  des  loix  que  je  ne  puis  garder  ? 

BÉRÉNICE. 

Vous  ne  comptez  pour  rien  les  pleurs  de  Bérénice, 

Titus. 
^c  les  compte  pour  rien  1  Ah  ,  Ciel  î  quelle  injuftice 


TRAGÉDIE.  55 

BÉRÉNICE. 

Quoi ,  pour  d'injuftes  loix  que  vous  pouvez  changer. 
En  d'éternels  chagrins  vous  même  vous  plonger  ! 
Rome  a  fes  droics,  Seigneur  ;  n'avez-vous  pas  les  vôtres  î 
Ses  intérêts  font-ils  plus  facrés  que  les  nôtres  î 
Dites ,  parlez. 

Titus. 
Hélas  ,  que  vous  me  déchirez  î 
Bérénice. 
^  v-ui  êtes  empereur.  Seigneur,  &  vous  pleurez? 

Titus. 
Oui ,  Madame,    il  eft  vrai ,  je  pleure  ,  je  foupire  , 
Je  frémis  :  mais  enfin  ,  quand  j'acceptai  l'empire, 
Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  fes  droits. 
II  les  faut  maintenir.  Déjà  ,  plus  d'une  fois  , 
Rome  a  de  mes  pareils  exercé  la  confiance. 
Ah  ,   fi  vous  remontiez  jufques  à  fa  naiflance. 
Vous  les  verriez  toujours  à  Ces  ordres  fournis. 
L*un,  jaloux  de  fa  foi  ,  va  chez  les  ennemis 
Chercher  ,  avec  la  mort ,  la  peine  toute  prête. 
D'un  fils  viûorieux  l'autre  profcrit  la  tête- 
L'autre  avec  des  yeuxfecs,   &  prefque  indifTércns, 
Voit  mourir  fes  deux  fils,   par  fon  ordre  cxpirans. 
Malheureux  !  Mais  toujours  la  patrie  &  la  gloire 
Dnt ,   parmi  les  Romains  ,  remporté  la  vidoire. 
le  fais  ,  qu'en  vous  quittant ,  le  malheureux  Titua 
Pafle  l'aulléritc  de  toutes  leurs  vertus  ; 
r^u'cllc  n'approche  point  de  cet  effort  infigne. 
Mais,  Madame,  après  tout,  me  croyez-vous  indigne 
De  laifTer  un  exemple  à  la  poftérité  , 
^ui,  fans  de  grands  efforts,  ne  puiffe  être  imité  î 

BÉRÉNICE. 

"*îon,  je  crois  tout  facile  à  votre  barbarie. 
ie  vous  crois  digne ,  ingrat ,  de  m'arracher  la  vie. 
Oc  tous  vos  fentimens  mon  cœur  eft  cclairci. 
fe  ne  vous  parle  plus  de  me  laifler  ici. 
Jui  ,  moi  ?  J'aurois  voulu,  honteufc  &  mépriféc  , 
y  an  peuple  qui  me  hait  foutejiir  la  rifée  î 

Ciij 


54  s  È  R  É  N  I  C  s. 

J'ai  voulu  vous  poufler  jufques  à  ce  refus. 

C'en  cft  fait  ;  &  bien-tot  vous  ne  me  craindrez  plus. 

N'attendez  pas  ici  que  j'éclate  en  injures  5 

Que  j'attelle  le  ciel  ennemi  des  parjures  :  ;l| 

Non  ,   fi  le  ciel  encore  eft  touché  de  mes  pleurs  ,  " 

Je  le  prie,  en  mourant,  d'oublier  mes  douleurs. 

Si  je  forme  des  voeux  contre  votre  injuftice  j 

Si,  devant  que  mourir,  la  trifte  Bérénice 

Vous  veut  di  fan  trépas  laifler  quelque  vengeur  , 

Je  ne  le  cherche  ,  ingrat ,  qu'au  fond  de  votre  coeur. 

Je  fais  que  tant  d'amcur  n'en  peut  être  effacée  ; 

Que  ma  douleur  préfente  ,  &  ma  bonté  pafTée  , 

Mon  fang  qu'en  ce  palais  je  veux  même  vcrfer  , 

Sont  au  au:  d'ennemis  que  je  vais  vous  laifler. 

Et  ,   fans  me  repentir  de  ma  perfévérance. 

Je  me  remets- fut  eux  de  toute  ma  vengeance. 

Ad  eu. 


SCENE     V  L 

TITUS,     PAULIN. 

Paulin. 


D, 


'ans   quel  deflein  vient- elle  de  fortir  , 
Seigneur  ?  Elt-clie  enfin  difpofée  à  partir  î 

Titus. 
Paulin  ,  je  fuis  perdu  ,  je  n'y  pourrai  furvivre. 
La  reine    veut  mourir.  Allons  ,  il  faut  la  fuivre, 
Courons  à  fon  feceurs. 

Paulin. 
Hé  quoi,  n'avez-voas  pas 
Ordonné  ,  dès  tantôt ,   qu'on  obferve  fes  pas  ? 
Se«  femmes  ,  à  toute  heure  ,  autour  d'elle  empreflxes  , 
Sauront  la  détourner  de  ces  triftes  penfées. 
Non,  non,  ne  craignez  rien.  Voilà  les  plus  grands  coups, 
Seigneur  j  continuez  ,  la  viâoiie  efl  à  vous. 


TRAGÉDIE.  n 

Je  fais  que,  fans  pitié,  vous  n'avez  pu  l'entendre; 
Moi-même,  en  la  voyant ,  je  n'ai  pu  m'en  défendre. 
Mais  regardez  plus  loin.  Songez,  en  ce  malheur. 
Quelle  gloire  va  fuivre  un  moment  de  douleur  , 
Quels  applaudillcmens  l'univers  vous  prépare  , 
Quel  rang  dans  l'avenir. 

Titus. 

Non ,  je  fuis  un  barbare  î 
Moi-même  je  me  hais.  Néron  ,   tant  dételle  , 
N'a  poinr  à  cet  excès  poufle  fa  cruauté. 
Je  ne  foufFrirai  point  que  Bérénice  expire. 
Allons  ,  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 

Paulin. 
Quoi ,   Seigneur  I 

Titus. 
Je  ne  fais,  Paulin  ,  ce  que  je  dis. 
L'excès  de  ma  douleur  accable  mes  efprits. 

Paulin. 
Ne  troublez  point  le  cours  de  votre  renommée. 
Seigneur.   De  vos  adieux  la  nouvelle  eft  femée. 
Rome  ,  qui  gémiflbit ,   triomphe  avec  raifon. 
Tous  les  temples  ouverts  fument  en  votre  nom  ; 
Et  le  Peuple  ,  élevant  vos  vertus  jufqu'aux  nues  , 
Va  par-tout  de  lauriers  couronner  vos  ilatucs, 

Titus. 
Ah,  Rome  !  Ah,  Bérénice  !  Ah,  prince  malheureux  î 
Pourquoi  fuis-je empereur?  Pourquoi fuis-jc amoureux? 


SCENE     VIL 

TITUS  ,  ANTIOCHUS  ,    PAULIN  ,    ARSACE. 

A  N  T  I  G  C  U  s. 

\/  u'avez-vous  fait,  Seigneur  ?  L'aimable  Bérénice 
Va  ,  peut-être  ,  expirer  dans  les  bras  de  Phénice. 

Civ 


^6  BÉRÉNICE, 

Elle  n'entend  ,  ni  pleurs,  ni  confeil ,  ni  raifonj 
Elle  implore  à  grands  cris  le  fer  &  le  poifon. 
Vous  leul  vous  lui  pouvez  arracher  cette  envie  ; 
On  vous  nomme  ,  Se  ce  nom  la  rappelle  a  la  vie. 
Ses  yeux  toujours  tournés  vers  votre  appartement. 
Semblent  vous  demander  de  moment  en  moment. 
Je  n'y  puis  réllflcr  ,  ce  fpeftacle  me  tue. 
Allez  ,  Seigneur  ,   allez  vous  montrer  à  la  vue. 
Sauvez  tant  de  vertus ,   de  grâces  ,  de  beauté  , 
Ou  renoncez,  Seigneur,  à  toute  humanité. 
Dites  un  mot. 

Titus. 
Hélas,    quel  mot  puîs-je  lui  dire  I 
Moi-même ,   en  ce  moment ,  fais-je  fi  je  refpire  î 


SCENE     V I I L 

TITUS,    ANTIOCHUS,    PAULIN,  ARSACE , 
RUTILE. 

Rutile. 

O  EiGNEUR  ,  tous  les  ttibuns ,  les  confuls,  le  fénat. 
Viennent  vous  demander  au  nom  de  tout  l'état , 
Un  grand  peuple  les  fuit,   qui  ,  plein  d'impatience  , 
Dan>  votre  appartement  attend  votre  préfence. 

Titus. 
Je  vous  entends,  grands  Dieux  !  vous  voulez  ralTurer 
Ce  cœur  que  vous  voyez  tout  prêt  à  s'égarer. 

1?  A  U  L  l  N. 

Venez ,  Seigneur,  padbns  dans  la  chambre  prochaine  ; 
Allons  voir  le  fénat. 

Antioc  hus. 

Ah  ,  courez  chez  la  reine  ! 

Paulin. 
Quoi,  vous  pourriez.  Seigneur  ,  par  cette  indignité  ; 
De  l'empire  à  vos  pieds  fouler  la  majefté  1 


TRAGÉDIE.  SI 

Rnme  .  .  . 

Titus. 
II  fuffic ,  Paulin ,  nous  allons  les  entendre» 
(  à  Antiochus.  ) 
Prince  ,  de  ce  devoir  je  ne  puis  me  défendre. 
■Voyez  la  reine.  Allez.  J'efpère,  à  mon  retour, 
Qu'elle  ne  pourra  plus  douter  de  mon  amour. 

Fin  du  quatrième  Acle^ 


C? 


y8  BÉRÉNICE. 

mnnnmmmnmmm 

ACTE     V. 
SCENE     PREMIERE. 

A  R  S  A  C  E. 

v^  ù  POUR.RAI-JE  trouver  ce  prince  trop  fîdel  ? 
Ciel ,  conduirez  mes  pas  ,  &  fécondez  mon  zèle. 
Faites  qu'en  ce  moment  je  lui  puifTe  annoncer 
Un  bonheur  ,  où  peut-être  il  n'ofe  plus  penfer 


SCENE     IL 

ANTIOCHUS.     ARSACE, 

A  R  s  A  C  E. 

J\  H,  QUEL  heureux  deftin  en  ces  lieux  vous  rcnvolcj 
Seigneur  ? 

Antiochus. 
Si  mon  retour  t'apporte  quelque  joie, 
Arface ,  rends-en  grâce  à  mon  feul  défeipoir. 

A  R  s  A  c  E. 
La  reine  part,  Seigneur. 

Antiochus». 
File  part  ? 

A  R  s   A   c  E. 

Des  ce  foir  i 
Ses  ordres  font  donnés.  Elle  s'eft  offenfée 
Que  Titus  à  fes  pleurs  l'a't  fi  long-temps  laifïee. 
Un  généreux  dépit  fuccède  à  fa  fureur. 
Bérénice  renonce  à  Rome  ,  à  l'empereur  5 


TRAGÉDIE,  55 

Et  même  veut  partir ,  avant  que  Rome  inftruîte 
Puilîe  voir  ion  défordrc ,  &  jouir  de  fa  fuite. 
Elle  éciic  à  Céfar. 

Antiochus. 

O  Ciel,  qui  l'auroit  cru  î 
Et  Titus  ? 

A  R  s  A  C  E. 

A  Ces  yeux  Titus  n'a  point  paru. 
Le  peuple ,  avec  tranfport ,   l'arrête  ,  l'environne  ,' 
ApplaudilTant  aux  noms  que  le  fénat  lui  donne. 
Et  CCS  noms  ,  ces  refpeds  ,  ces  applaudiflcmens , 
Deviennent  pour  Titus  autant  d'engagcmens  , 
Qui  le  liant ,  Seigneur,  d'une  honorable  chaîne  , 
Malgré  tous  {es  foupirs ,  &  les  pleurs  de  la  reine  , 
Fixent  dans  fon  devoir  fes  vœux  irréfolus. 
C'en  eft  fait.  Et  peut-être  il  ne  la  verra  plus. 

Antiochus. 
Que_de  fujets  d'cfpoir ,  Arface  ,   je  l'avoue  î 
Mais  d'un  foin  fi  cruel  la  fortune  me  joue  ; 
J'ai  vu  tous  mes  projets  tant  de  fois  démentis  , 
Que  j'ccouce,  en  tremblant ,  tout  ce  que  tu  me  dis. 
Et  mon  cœur  prévenu  d'une  crainte  importune , 
Croit  même  en  efpérant ,  irriter  la  fortune. 
Mais  que  vois-je  ?  Titus  porte  vers  nous  fcs  pas. 
Que  veut-il  ? 


SCENE     III. 

TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 

Titus  à  fa  fuite, 

lJ  emeurez  ,  qu'on  ne  me  fuivc  pas»- 
Enfin  ,  prince,  je  viens  dégager  ma  promefle, 
Béiépicc  m'occupe  ,  &  m'afflige  fans  cciT'e. 

Gvj 


6o  BÉRÉNICE, 

Je  viens,  le  coeur  percé  de  vos  pleurs  &  des  {îcns  , 
Calmer  des  déplai/îrs  moins  cruels  que  les  miens. 
Venez  ,  prince  ,  venez,  je  veux  bien  que  vous-même. 
Pour  la  dernière  fois  ,  vous  voyiez  fi  je  l'aime. 


SCENE    IV. 

ANTIOCHUS,     ARSACF, 

Antiochu  s. 

Xi  É  BIEN ,  voilà  refpoir  que  tu  m'avois  rendu  ? 

Et  tu  vois  le  triomphe  où  j'ctois  attendu  î 

Bérénice  parroit  juftement  irritée  ? 

Pour  ne  la  plus  revoir  Titus  l'avoit  quittée? 

Qu'ai-je  donc  fait,  grands  Dieux  !  Quel  cours  infortuné 

A  ma  funefte  vie  avicz-vous  delliné  I 

Tous  fcs  momens  ne  font  qu'un  éternel  paflage  , 

De  la  crainte  à  l'efpoir ,  de  l'cfpoir  à  la  rage. 

Et  je  refpire  encor  ?  Bérénice  I  Titus  ! 

Dieux  cruels,  de  mes  pleurs  vous  ne  vous  rirez  plus. 


SCENE     V. 

TITUS,   BÉRÉNICE,    PHÉNÎCE. 
Bérénice. 

irH  o  N ,  je  n'écoute  rien;  Me  voilà  réfolue. 
Je  veux  partir.  Pourquoi  vous  montrer  à  ma  vue  î 
Pourquoi  venir  encore  aigrir  mon  defcfpolr  ? 
N'êres-vous  pas  content  ?  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 

Titus. 
Mais,  de  grâce,  écoutez. 


TRAGÉDIE.  Si 

BÉRÉNICE. 

Il  n'eft  plus  temps. 


Un  mot. 

Non. 


Titus. 


BÉRÉNICE. 


Madame , 


Titus. 
Dans  quel  trouble  elle  jette  mon  ame  ï 
Ma  princc{îc  ,   d'cù  vient  ce  changement  foudain  î 

BÉRÉNICE. 

C'en  eft  tait.  Vous  voulez  que  je  parte  demain. 
Et,  moi,  j'ai  rclblu  de  partir  tout  à  l'heure, 
Et  je  pars. 

Titus. 
Demeurez. 

BÉRÉNICE. 

Ingrat ,  que  je  demeure  3 
Et  pourquoi?  Pour  entendre  un  peuple  injurieux. 
Qui  fait  de  mon  malheur  retentir  tous  ces  lieux  ? 
Ne  l'cntendez-vous  pas  cette  cruelle  joie. 
Tandis  que  dans  les  pleurs  moi  feule  je  me  noie  î 
Quel  crime,  quelle  offenfe  a  pu  les  animer  ? 
Hélas  I  Et  qu'ai-je  fait  que  de  vous  trop  aimer  î 

Titus. 
Ecoutez-vous ,  M.idame  ,  une  foule  infcnfee  ? 

Bérénice. 
Je  ne  vois  rien  ici  dont  je  ne  fois  bleffcc. 
Tout  cet  appartement  préparé  par  vos  foins. 
Ces  lieux,   de  mon  amour  fî  long-temps  les  témoins  , 
Qui  fembloient  pour  jamais  me  répondre  du  vôtre  , 
Ces  fcftons  ,  où  nos  noms  ,  enlacés  l'un  dans  l'autre  , 
A  mes  triftcs  regards  viennent  par-tout  s'ctfrir , 
Sont  autant  d  impofteurs  que  je  ne  puis  fouiirir^ 
Allons,  Phcnioc 


6z  BÉRÉNICE, 

Titus. 

O  ciel,  que  vous  êtes  injuftc  î 
Bérénice. 
Retournez,  retournez  vers  ce  fénat  augufte. 
Qui  vient  vous  applaudir  de  votre  cruauté. 
Hé  bien  ,  avec  plailîr  ,  l'avez-vous  écouté  ? 
Et€s-vous  pleinement  content  de  votre  gloire  ? 
Avez-vous  bien  promis  d'oublier  ma  mémoire  ? 
Mais  ce  n'ell  pas  aflez  expier  vos  amours. 
Avez-vous  bien  promis  de  me  haïr  toujours  ? 

Titus. 
Non  ,  je  n'ai  rien  promis.  Moi ,  que  je  vous  haïfle  î 
Que  je  puiffc  jamais  oublier  Bérénice  ! 
Ah  ,  Dieux  !  Dans  quel  moment  fon  injufte  rigueur  , 
De  ce  cruel  foupçon  vient  affiiger  mon  cœur  1 
Connoiilez-moi ,   Madame  ,  & ,  depuis  cinq  années  , 
Comptez  tous  les  momens,  &  toutes  les  journées 
Où  par  plus  de  tranfports ,  &  par  plus  de  foupirs , 
Je  vous  ai'dc  mon  coeur  exprimé  lt"s  délirs  5 
Ce  jour  furpaffe  tout.  Jama  s  ,  je  le  confefïè  , 
Vous  ne  fûtes  aimée  avec  tant  de  tendrefTe  5 
Et  jamais  . .  . 

BÉRÉNICE. 

Vous  m'aimez  ,  votis  me  k  foutenez, 
Et  cependant  je  pars  ,  &  vous  me  l'ordonnez  ? 
Quoi,  dans  mon  défefpoir  trouvez-vous  tant  de  charmes  î 
Craignez-vous  que  mes  yeux  verfent  trop  peu  de  larmes  ? 
Que  me  fert  de  ce  cœur  l'inutile  retour  î 
Ah,  cruel,  par  pitié  ,  montrez-moi  moins  d'amour  î 
Ne  me  rappeliez  point  une  trop  chère  idée  ; 
Er  lailléz-moi ,  du  moins  ,  partir  perfuadée 
Que  ,  déjà  de  votre  ame  exilée  en  fecret , 
J'abandonne  un  ingrat  qui  me  perd  fans  regreCr 

(  Titus  lit  une  lettre.  ) 
Vous  m'avez  arraché  ce  que  je  viens  d'écrire,- 
Voilà  de  votre  amour  tout  ce  que  je  déûre. 


TRAGÉDIE,  €i 

Lifez  ,  ingrat ,  lifcz ,  &  me  laifîcz  fortîr. 

Titus. 
Vous  ne  forcirez  point,  je  n'y  puis  confentir. 
Quoi ,  ce  départ  n'eft  donc  c^u'un  cruel  ftuitagème  ? 
Vous  cherchez  à  mourir  '  Et  de  tout  ce  que  j'aime 
Il  ne  reftcra  plus  qu'un  trille  fouvenir  ? 
Qu'on  cherche  Antiochus ,  qu'on  le  falfe  venir. 
(  Bérénice  fe  laiffe  tomber  fur  un  Jiége.  ) 


SCENE     VI. 

TITUS,     BÉRÉNICE, 


jVl  ADAME ,  il  faut  vous  faire  un  aveu  véritable, 

Lorfque  j'envifageai  le  moment  redoutable  , 

Où  ,   prelîc  par  les  loix  d'un  auftère  devoir  , 

II  faîloit  pour  jamais  renoncer  â  vous  voir  ; 

Quand  de  ce  trille  adieu  je  prévis  les  approches  , 

Mes  craintes ,  mes  combats ,  vos  larmes,  vos  reproches , 

Je  m'attendis ,  Madame  ,  â  toutes  les  douleurs 

Que  peuc  faire  fencir  le  plus  grand  des  malheurs  , 

Mais  ,  quoique  je  craignifl'e  ,  il  faut  que  je  le  die  , 

Je  n'en  avois  prévu  que  la  moindre  partie. 

Je  croyois  ma  vertu  moins  prête  â  fuccombcr  5 

Er  j'ai  honte  du  trouble  cù  je  la  vois  tomber.- 

J'ai  vu  devant  mes  yeux  Rome  entière  aflembléc. 

Le  fénat  ra'a  parlé  ;  mais  mon  amc  accablée 

Fcoutoit  fans  entendre  ,  &  ne  leur  a  laifie. 

Pour  prix  de  leurs  tranfports,  qu'un  filence  glacé. 

Kome  de  votre  fort  eft  encor  incertaine. 

Moi-même  ,  à  tous  niomens  ,  je  me  fouviens  à  peine 

Si  je  fuis  empereur,  ou  fi  je  fuis  romain. 

Je  fuis  venu  vers  vous ,  fans  favoir  mon  deffein. 

Mon  amour  m'entraînoit,   &  je  vcncis  peut-être 

Pour  me  chercher  moi-mcmc,  &  pour  me  reconnoître» 


g  4  BÉRÉNICE, 

Qu'ai-ie  t^rouvé  ?  Je  vois  la  mort  peinte  en  vos  yeux  ; 

Je  vois  ,  pour  la  chercher  ,  que  vous  quittez  ces  lieux. 

C'en  ell  trop.  Ma  douleur ,   à  cette  trille  vue  , 

A  fon  dcrniffr  excès  eft  enfin  parvenue. 

Je  relTcns  tous  les  maux  que  je  puîs  reflentîr  ; 

Mais  je  vois  le  chemin  par  où  j'en  puis  fortir. 

Ne  vous  attendez  point  que ,  las  de  tant  d'allarmes. 

Par  un  heureux  hymen  je  tariilè  vos  larmes. 

En  quelque  cxcrémité  que  vous  m'ayez  réduit , 

Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  fuit. 

Sans  celle,   elle  préfente  à  mon  ame  étonnée. 

L'empire  incompatible  avec  votre  hymcnée  ; 

Me  dit  qu'après  l'éclat,  &  les  pas  que  }'ai  faits. 

Je  dois  vous  époufer  encor  moins  que  jamais. 

Oui  ,   Madame  ;  &  je  dois  moins  encore  vous  dire  , 
Que  je  fuis  prêt ,  pour  vous,  d'abandonner  l'empire. 
De  vous  fuivre  ,  &  d'aller  ,  trop  content  de  mes  fers. 
Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers. 
Vous  même  rougiriez  de  ma  lâche  conduite. 
Vous  verriez  ,  à  regret ,  marcher  à  votre  fuite 
Un  indigne  empereur  ,  fans  empire,   fans  cour. 
Vil  fpectacle  aux  humains  des  foibleffes  d'amour. 
Pour  fortir  des  rourmens,  dont  mon  ame  eft  la  proie  , 
Il  eft  ,  vous  le  favez,  une  plus  noble  voie. 
Je  me  fuis  vu  ,  Madame,  enfei  ,ner  ce  chemin  , 
Et  par  plus  d'un  héros ,  &  par  plus  d'un  romain. 
Lorfque  trop  de  malheurs  ont  lafte  leur  conftance  , 
Ils  ont  tous  expliqué  cette  perfévérance  , 
Dont  le  fort  s'attachoit  à  les  perfécuter  , 
Comme  un  ordre  fecret  de  n'y  plus  réfifter. 
Si  vos  pleurs  plus  long-temps  viennent  fiapperma  vue  ; 
Si  toujours  à  mourir  je  vous  vois  rcfolue  ; 
S'il  faut  qu'à  tous  momens  je  tremble  pour  vos  jours  ; 
Si  vous  ne  me  jurez  d'en  refpeûer  le  cours  ; 
Madame  i  à  d'autres  pleurs  vous  devez  vous  attendre. 
En  l'état  où  je  fuis  je  puis  tout  entreprendre  ; 
Et  je  ne  réponds  pas  que  ma  ma  n ,  à  vos  yeux  , 
N'enfanglante  à  la  fin  nos  funeftes  adieux. 


TRAGÉDIE,  ^S 

BÉKÉNICE. 

Hclas  ; 

Titus. 
Non  ,  il  n'efi;  tien  dont  je  ne  fois  capable. 
Vous  voilà  de  mes  jours  maintenant  refponfable. 
Songcz-y  bien  ,  Madame  ;  &  fi  je  vous  fuis  cher. ... 


SCENE     DERNIERE. 

TITUS,  BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS. 

Titus. 

V   ENEz  ,  prince  ,  venez,  je  vous  ai  fait  chercher. 
Soyez  ici  témoin  de  toute  ma  foibleflè. 
Voyez  11  c'eft  aimer  avec  peu  de  tcndrefîe. 
Jugez-nous. 

Antiochus. 

Je  crois  tout.  Je  connois  votre  amour. 
Mais,  vous  ,  connoifl'ez-moi ,  Seigneur,  à  votre  tour. 
Vous  m'avez  honoré  ,  Seigneur ,  de  votre  eftime  5 
Et  moi ,   ')z  puis  ici  vous  le  jurer  fans  crime  , 
A  vos  plus  chers  amis,  j'ai  difputé  ce  rang. 
Je  l'ai  difputé  même  aux  dépens  de  mon  fang. 
Vous  m'avez,  malgré  moi ,   confié  l'un  &  l'autre  , 
La  reine ,  fon  amour ,  &  vous ,  Seigneur  ,  le  votre. 
La  reine,  qui  m'entend  ,   peut  me  défavouer  : 
Elle  m'a  vu  toujours  ,  ardent  à  vous  louer  , 
Répondre  ,  par  mes  foins ,  à  votre  confidence. 
Vous  croyez  m'en  devoir  quelque  reconnoifîance. 
Mais  croir!cz-vous  ,  Seigneur  ,  en  ce  moment  fatal , 
Qu'un  ami  fi  fidèle  étoit  votre  rival. 

Titus. 
Mon  rival  ? 

Aktiochu  s. 

Il  cft  temps  que  je  vous  édaîrciflè. 
Oui,  Seigneur,  ^'ai  toujours  adoïc  Bérénice  j 


U  BÉRÉNICE.  J 

Pour  ne  la  plus  aimer ,  j'ai  cent  fois  combattu.  ^ 

Je  n'ai  pu  l'oublier  ;  au  moins ,   je  me  fuis  tu. 

De  votre  changement  la  flatceufe  apparence  , 

M'avoic  rendu  tantôt  quelque  foible  efpérance. 

Les  larmes  de  la  reine  ont  éteint  cet  efpoir. 

Ses  yeux  ».  baignés  de  pleurs,  demandoient  à  vous  voir. 

Je  fuis  venu  ,  Seigneur,  vous  appeller  moi-même  , 

Vous  êtes  revenu.  Vous  aimez  ,  on  vous  aime  j 

Vous  vous  êtes  rendu  ,  je  n'en  ai  point  douté. 

Pour  la  dernière-fois  je  me  fuis  confuké  , 

J'ai  fait  de  mon  courage  une  épreuve  dernière  , 

Je  viens  de  rappeller  ma  raifon  toute  entière, 

Jamais  je  ne  me  fuis  fenti  plus  amoureux. 

11  faut  ti'autres  efforts  pour  rompre  tant  de  nœuds  , 

Ce  n'ell  qu'en  expirant  que  je  puis  les  détruire. 

J'y  cours.  Voilà  de  quoi  j'ai  voulu  vous  initruire. 

Oui ,  Madame  ,   vers  vous  j'ai  rappelle  Ces  pas. 

Mes  foins  ont  rcuflî ,  je  ne  m'en  lepens  pas, 

Puille  le  ciel  verfer  fur  tomes  vos  années 

Mille  profpérités  l'une  à  l'autre  enchaînées. 

Ou  ,  s'il  vous  garde  encore  un  relie  de  couroux. 

Je  conjure  les  Dieux  d'épuifer  tous  les  coups  , 

Qui  pourroient  menacer  une  lî  belle  vie  , 

Sur  ces  jours  malheureux  que  je  vous  facrific» 

BÉKÉNicEyè  levant. 
Arrêtez.  Arrêtez  ,  princes  trop  généreux. 
En  quelle  extrémité  me  jettez-vous  tous  deux  î 
Soit  que  je  vous  regarde  ,  ou  que  je  l'envifage  , 
Par-tout  du  défefpoir  je  rencontre  l'image  : 
Je  ne  vois  q  Je  djs  pleurs  ;  &  je  n'entends  parler 
Que  de  trouble ,  d'horreurs ,  de  fang  prêt  à  couler» 

(  d  Tirus.  ) 
Mon  cœur  vous  cit  connu ,  Seigneur  ,  &  je  puis  dire 
Qu'on  ne  l'a  jama  s  vu  foupirer  pour  l'empire. 
La  grandeur  des  romains  ,  la  pourpre  des  Céfars, 
N'a  point ,  vous  Irfavez  ,   attiré  mes  regards. 
J'aimois  ,   Se  gneur  ,  j'aimois  ,  je  voulois  être  aimée 
Ce  jour ,  je  l'avouerai ,  je  me  fuis  aliarmée. 


TRAGÉDIE.  67 

J'ai  cru  que  votre  amour  alloit  finir  fon  cours. 

Je  connois  mon  erreur  ,  &  vous  m'aimez  toujours. 

Votre  cœur  s'eft  troublé  ,  j'ai  vu  couler  vos  larmes. 

Bérénice ,  Seigneur  ,  ne  vaut  pas  tant  d'allarmes  5 

Ni  que  par  votre  amour  l'univers  malheureux  , 

Dans  le  temps  que  Titus  attire  tous  fcs  vœux  , 

Et  que  de  vos  vertus  il  goûte  les  prémices  , 

Se  voie  en  un  moment  enlever  fes  délices. 

Je  crois,  depuis  cinq  ans,  jufqu'à  ce  dernier  jour. 

Vous  avoir  afiuré  d'un  véritable  amour. 

Ce  n'eft  pas  tout ,  je  veux ,  en  ce  moment  funefte  , 

Par  un  dernier  effort ,   couronner  tout  le  relte. 

Je  vivrai,  je  fuivrai  vos  ordres  abfolus. 

Adieu  ,  Seigneur  ,  régnez  ,  je  ne  vous  verrai  plus. 

(  d  Antiochus. 
Prince  ,   après  cet  adieu,   vous  jugez  bien  vous-même. 
Que  je  ne  confcns  pas  de  quitter  ce  que  j'aime  , 
Pour  aller  ,   loin  de  Rome,   écouter  d'autres  vœux. 
Vivez  ,   &  faites-vous  un  effort  généreux. 
Sur  Titus  &  fur  moi  réglez  votre  conduite. 
Je  l'aime ,  je  le  fuis.  Titus  m'aime  ,   il  me  quitte. 
Portez  loin  de  mes  yeux  vos  foupirs  &c  vos  fers. 
Adieu.  Servons  tous  trois  d'exemple  à  l'univers 
De  l'amour  la  plus  tendre  &  la  plus  malheureufe. 
Dont  il  pu'fl'e  garder  l'hiftoire  dculoureufe. 
Tout  eîl  prcr.  On  m'at.cnd.  Ne  fuivcz  point  mes  pas. 

(  d  Titus.  ) 
Pour  la  dernière  fois  ,  adieu  ,  Seigneur. 
Antiochus. 


Hélas 


F  I  !^. 


1 


B  A  J  A  Z  E  T  , 

TRAGÉDIE. 


PREFACE. 

O  Ult  AN  Amurat,  ou  fultanMorat,  empereur  des 
Turcs ,  celui  qui  prit  Babylone  en  i  ^3  8  ,  a  eu  quatre 
irères«  Le  premier  ,  c'eft  à  favoir  Ofman  ,  fut  empe- 
reur avant  lui,  &  régna  environ  trois  ans ,  au  bout  def- 
quels  les  janiflaircs  lui  ôtèrent  l'empire  &  la  vie.  Le 
fécond  fe  nommoit  Orcan.  Amurat ,  dès  les  premiers 
jours  de  fon  régne  ,  le  fit  étrangler.  Le  troifième  étoic 
Bajazet ,  prince  de  grande  cfpérance  j  &:  c'efl;  lui  qui 
cft  le  héros  de  ma  Tragédie.  Amurat ,  ou  par  politi- 
que, ou  par  amitié  ,  l'avoit  épargné  jufqu*au  fiège  de 
Babylone.  Après  la  prife  de  cette  ville ,  le  fultan  vic- 
torieux envoya  un  ordre  à  Conftantinople  pour  le 
faire  mourir  ;  ce  qui  fut  conduit  &  exécuté  à  peu  près 
de  la  manière  que  je  le  repréfcme.  Amurat  avoit  en- 
core un  frère  ,  qui  fut  depuis  le  fultan  Ibrahim ,  &  que 
ce  mcme  Amurat  négligea  comme  un  prince  ftupide 
qui  ne  lui  donnoit  point  d'ombrage.  Sultan  Mahomet, 
qui  règne  aujourd'hui ,  eft  fils  de  cet  Ibrahim ,  &  par 
confcquent  neveu  de  Bajazet. 

Les  particularités  de  la  mort  de  Bajazet  ne  font  en- 
core dans  aucune  hiftoire  imprimée.  M.  le  Comte  de 
Ckzy  ctoit  ambafTadeur  à  Conftantinople ,  iorfque  cet- 
te avanture  tragique  arriva  dans  le  fcrrail.  Il  fut  inC 
tniitdes  amours  de  Bajazet,  &  des  jaloufics  de  la  ful- 
tanc.  II  vi:  mcme  pluficurs  fois  Bajazet,  à  qui  on  per- 


PRÉFACE. 

mettoic  de  fe  promener  quelquefois  à  la  pointe  du  fer* 
rail  fur  le  canal  de  la  mer  noire.  M.  le  Comte  de  Cézy 
difoit  que  c'étoit  un  prince  de  bonne  mine.  Il  a  écrie 
depuis  les  circonftances  de  fa  mort  ;  &  il  y  a  encore 
pluficurs  perfonnes  de  qualité  qui  fe  fouviennent  de  lui 
en  avoir  entendu  faire  le  récit  lorfqu'il  fut  de  retour  en 
France. 

Quelques  lecteurs  pourront  s'étonner  qu'on  ait  o£é 
mettre  fur  la  fcène  une  hiftoire  fi  récente  j  mais  je  n'ai 
rien  vu  dans  les  règles  du  poème  dramatique  qui 
dût  me  détourner  de  mon  entreprife.  A  la  vérité  ,  je 
ne  confeillerois  pas  à  un  auteur  de  prendre  pour  fujcc 
d'une  tragédie  une  aûion  auffi  moderne  que  celle-ci, 
fi  elle  s'étoit  paflée  dans  le  pays  où  il  veut  faire  repré- 
fenter  fa  tragédie  ,  ni  de  mettre  des  héros  fur  le 
théâtre ,  qui  auroient  été  connus  de  la  plupart  des 
fpedtateurs.  Les  perfonnages  tragiques  doivent  être 
regardés  d'un  autre  œil  que  nous  ne  regardons  d'ordi- 
naire les  perfonnages  que  nous  avons  vus  de  fi  près.  On 
peut  dire  que  le  tcCpeâ  que  l'on  a  pour  hs  héroî 
s'augmente  à  mefure  qu'ils  s'éloignent  de  nous ,  major 
è  longiaguoreverentia.  L'éloignement  des  pays  répare  en 
quelque  forte  la  trop  grande  proximité  des  temps  ; 
car  le  peuple  ne  met  gueres  de  différence  entre  ce  qu- 
eft,  fi  j'ofe  ainfi  parler ,  à  mille  ans  de  lui ,  &  ce  qui  er 
eft  à  mille  lieues.  C'eft  ce  qui  fait ,  par  exemple  ,  que 
les  perfonnages  Turcs ,  quelque  modernes  qu'ils  foient 
ont  de  la  dignité  fur  notre  théâtre.  On  les  regarde  dt 
bonne  heure  con;me  anciens.  Ce  font  des  mœurs  &  de 

coutume 


PRÉFACE. 
coutumes  toutes  diffécntes.  Nous  avons  fî  peu  de  com- 
merce avec  les  princes ,  &  les  autres  perfonnes  qui  vi- 
vent dans  le  ferrail ,  que  nous  les  confidérons,  pour 
ainfi  dire ,  comme  des  gens  qui  vivent  dans  un  autre 
fiècle  que  le  nôtre. 

C'étoit  à  peu  près  de  cette  manière  que  les  Perfans 
étoient  anciennement  confidcrés  des  Athéniens.  Aufïi 
le  Poète  Efchyle  ne  fit  point  de  difficulté  d'introduire 
dans  une  tragédie  la  raere  de  Xerxès  ,  qui  étoit  peut* 
être  encore  vivante  ,  &  de  faire  repréfenter  fur  le 
théâtre  d'Athènes  la  défolation  de  la  cour  de  Perfc , 
après  la  déroute  de  ce  prince.  Cependant  ce  même  Ef- 
chyle s'étoit  trouvé  en  perfonne  à  la  bataille  de  Sala- 
mine  où  Xcxcès  avoit  été  vaincu  ;  &  il  s'étoit  trouvé 
encore  â  la  défaite  des  Iicu:enans  de  Darius  père  de 
Xerxès  dans  la  plaine  de  Marathon  ;  car  Efchyle  étoic 
homme  de  guerre  ,  &  il  croit  frère  de  ce  fameux  Cy- 
négire  ,  dont  il  efl:  tant  parlé  dans  l'antiquité,  Se  qui 
mourut  fi  glorieufement  en  atttiquant  un  des  vaiffcauK 
du  roi  de  Perfe. 


Tome  12, 


J  C  T  E  U  R  s. 

B  A  J  A  Z  E  T ,  frère  du  Sultan  Araurat. 

R  O  X  A  N  E  ,  Sultane  favorite  du  Sultan  Amuraç» 

A  T  A  L  I  D  E  ,  Fille  du  Sang  Ottoman. 

A  C  O  M  A  T  ,  Grand  Vifir. 

O  S  M  I  N,  Confidçnc  du  Grand  Vifiiv; 

Z  A  T I  M  E ,  Efclavc  de  la  Sultane, 

ZAÏRE,  Efclare  d'Atalide,. 

GARDES, 


la  Scène  ejl  â  Conjîantmple ,  autrement  dite  ByfancCi 
dans  k  Serrait  du  Grand  -  Seigneur, 


^^K*;xxxxxx:*xxxxxxxx>:^;xx 


B  A  J  A  Z  E  T, 

TRAGÉDIE, 


ACTE    PREMIER, 
SCENE     PREMIERE. 

A  C  O  M  A  T  ,     O  S  M  I  N. 

A  C  O  M  A  T. 

V  lENS,  fuis-moi.  La  fultane  en  ce  lieu  Ce  doit  rendre. 
Je  pourrai,  cependant,   te  parler  Se  t'enrendre. 

O  s  M  I  N. 

Et  depuis  quand ,  Seigneur ,  entre-t-on  dans  ces  lieux  , 
Dont  l'accès  étoit  même  interdit  à  nos  yeux  î 
Jadis  une  mort  prompte  eût  fuivi  cette  audace, 

A  c  o  M  A  T. 

Quand  tu  feras  inftruit  de  tout  ce  qui  fe  pafle, 
Mon  entrée  en  ces  lieux  ne  te  furprendra  plus. 
Mais ,  laifTons  ,   cher  Ofmin  ,  les  difcours  fuperflus. 
Que  ton  retour  tardoit  à  mon  impatience  1 
El  que,  d'un  œil  content ,  je  te  vois  dans  Byfance  î 
Inftruis-moi  des  fecrets  que  peut  t'avoir  appris 
Un  voyage  fi  long  pour  moi  feul  entrepris. 
De  ce  qu'ont  vu  tes  yeux, parle  en  témoin  fincère« 
Songe  que  du  récit ,  Ofmin  ,  que  tu  vas  faire  , 

Dij 


7C  B  A  J  A  Z  ET, 

Dépendent  les  deftins  de  l'empire  Ottoman. 
Qu'as- tu  vu  dans  l'aimée ,  &  que  fait  le  fultan  ? 
O  s  M  I  N. 

Bahylone  ,  Seigneur  ,  à  Ton  prince  fidelle  , 
Voyoit,  fans  s'étonner,  notre  armée  autour  d'elle  5 
Les  Pcrfans  raflemblés  marchoient  à  fon  fecours , 
Et  du  camp  d'Amurat  s'approchoient  tous  les  jours. 
Lui-même  ,   facigué  d'un  long  fîcge  inutile  , 
Sembloit  vouloir  laiiTer  Babylone  tranquille  j 
Et  fans  renouveller  Ces  aflàuts  impuiffans  , 
Réfolu  de  combattre  ,   attendoit  ks  Perfans. 
Mais  ,  comme  vous  favcz  ,  malgré  ma  diligence; 
Un  long  chemin  fépare  &  ie  camp  &  Byfance. 
Mille  obitacles  divers  m'ont  même  travcrfé  j 
Et  je  puis  ignorer  tout  ce  qui  s'eft  pafTé. 

A  C  o  M  A  T. 

Que  faifoîent  cependant  nos  braves  Janiflaîrcs  ? 
Rendent- ils  au  fultan  dzs  hommages  lïncères  ? 
Dans  le  fecret  des  cœurs  ,   Ofmin  ,  n'as- tu  rien  lu  ! 
Amurat  jouit-il  d'un  pouvoir  abfolu  î 

O  s  M  J  N. 

Amurat  eft  content,  fi  nous  le  voulons  croire. 
Et  fcmbloit  fe  promettre  une  heureufe  vidoirc. 
Mais  en  vain  par  ce  calme  il  croit  nous  éblouir. 
Il  atïeûe  un  repos  dont  il  ne  peut  jouir. 
C'eft  en  vain  que,   forçant  Ces  foupçons  ordinaires* 
Il  fe  rend  acceinble  à  tous  les  Janilîaircs. 
Il  fe  fouvient  toujours  que  fon  inimitié. 
Voulut  de  ce  grand  corps  retrancher  la  moitié  , 
Lorfque  ,  pour  affermir  fa  puiflance  nouvelle  , 
II  vouloir,  difoit-il  ,  fortir  de  leur  tutelle. 
Moi-même  j'ai  fouvent  entendu  leurs  difcours  ; 
Comme  il  les  craint  fanscefle,  iis  le  craignent  toujcurti 
Ses  careflès  n'ont  point  effacé  cette  injure. 
Votre  abfence  eft  pour  eux  un  fujer  de  murmure. 
Ils  regrettent  le  temps  ,  à  leur  grand  cœur  fi  doux  , 
Lorf^u'afîiirés  de  vaincre  ils  combattoient  fous  vous. 


TRAGÉDIE.  77 

A  C  O  M  A  T. 

Quoi ,  tn  croîs ,  cher  Ofinin ,  que  ma  gloire  paflee 
Flatte  encor  leur  valeur  ,  &  vie  dans  leur  penfée  î 
Crois-tu  qu'ils  me  fuivroicnt  encor  avec  plai(îr. 
Et  qu'ils  reconnoîtroicnt  la  voix  de  leur  vifir  î 

O  s  M  I  N. 
Le  fuccès  du  combat  réglera  leur  conduite. 
Il  faut  voir  du  fultan  la  viûoire  ou  la  fuite. 
Quoiqu'à  regret.  Seigneur,  ils  marchent  fous  fes  loix. 
Ils  ont  à  foutenir  le  bruit  de  leurs  exploits. 
Ils  ne  trahiront  point  l'honneur  de  tant  d'années. 
Mais,  enfin  ,  le  fuccès  dépend  àes  deftinées. 
Si  l'heureux  Amurat ,  fécondant  leur  grand  cœur  , 
Aux  champs  de  Babylone  eft  déclaré  vainqueur  , 
Vous  les  verrez  fournis  rapporter  dans  Byfance 
L'exemple  d'une  aveugle  &  baffe  obéiffance. 
Mais ,  fi  dans  le  combat  le  deftin  plus  puiffant 
Marque  de  quelque  affront  fon  empire  naiffant  ; 
S'il  fuit  ;  ne  doutez  point  que ,  fiers  de  fa  difgrace , 
A  la  haine  bientôt  ils  ne  joignent  l'audace  , 
Et  n'expliquent ,   Seigneur ,  la  perte  du  combat. 
Comme  un  arrêt  du  Ciel  qui  réprouve  Amurat. 
Cependant ,  s'il  en  faut  croire  la  renommée , 
Il  a  >  depuis  trois  mois,  fait  partir  de  l'armée 
Un  cfclave  chargé  de  quelque  ordre  fccrct. 
Tout  le  camp  interdit  trembloit  pour  Bajazer. 
On  craignoit  qu'Amurat,  par  un  ordre  févère  , 
N'envoyât  demander  la  téce  de  fon  frère, 

A  c  o  M  A  T. 

Tel  étoît  fon  deffein.  Cet  Efdave  eft  venu  ; 
Il  a  montré  fon  ordre ,  &:  n'a  rien  obtenu. 

O  s   M  I  N. 

Quoij  Seigneur,  le  fultan  reverra  fon  vifagc. 
Sans  que  de  vos  refpefts  il  lui  porte  ce  gageî 

A  c  o  M  A  T. 
Cet  efclave  n'eft  plus.  Un  ordre ,  cher  Ofmin  , 
L'a  &it  précipiter  dans  le  fond  de  l'Euxin. 

Diij 


78  B  A  J  A  Z  E  T, 

O  s  M  1  s. 

Ma's  le  fuîtan  ,  furpris  d'une  trop  Jongue  abfcnce  , 
En  cherchera  bien-tôt  la  caufe  &  Ja  vengeance. 
Que  lui  répondrez-vous  ? 

A  C  O  M  A  T. 

Peut-être  avant  ce  temps  , 
Je  faurai  l'occuper  de  foins  plus  importans. 
Je  fais  bien  cju'Amurat  a  juré  ma  ruine. 
Je  fais  à  fon  retour  l'accueil  qu'il  me  deftine. 
Tu  vois  ,   pour  m'arracher  du  cœur  de  Ces  foldats  , 
Qu'il  va  chercher  ,  fans  moi ,  les  fièges  ,   les  combats  : 
Il  commande  l'armée  ;  &  moi  ,  dans  une  Ville, 
Il  me  laifle  exercer  un  pouvoir  inutile. 
Quel  emploi ,   quel  féjour,   Ofmin  ,  pour  un  vilîr  î 
Mais  j'ai  plus  dignement  employé  ce  loifîr. 
J'ai  lu  lui  préparer  des  craintes  &  des  veilles  5 
Et  le  bruit  en  ira  bien- tôt  à  fes  oreilles. 

O  s  M  I  N. 

Quoi    donc,   qu'avez-vcus  fait  ? 
A  c  o  M  A  T. 

J'efpère  qu'aujourd'hui 
Bajazet  fe  déclare,  &:  Roxane  avec  lui. 

O  5  M  I  N. 

Quoi ,  Roxane ,  Seigneur  ,  qu'Amurat  a  choific 
Entre  tant  de  beautés  ,  dont  l'Europe  oc  l'Alîe 
Dépeuplent  leurs  états,  &  rempliflent  fa  cour  î 
Car  on  dit  qu'elle  feule  a  fixé  fon  amour  ; 
Et  même  il  a  voulu  que  l'heureufe  Roxane  , 
Avant  qu'elle  eût  un  fils  ,  prît  Je  nom  de  fulcane. 

A  c  o  M  A  T. 

Il  a  fait  plus  pour  elle  ,    Ofmin.  II  a  voulu 
Qu'elle  eût  dans  fon  abfence  un  pouvoir  abfolu. 
Tu  fais  de  nos  fultans  les  rigueurs  ordinaires. 
Le  frère  rarement  laifTe  jouir  Ces  frères 
De  l'honneur  dangereux  d'être  fortis  d'un  fang  , 
Qui  les  a  de  trop  près  approchés  de  fon  rang. 
L'imbécillc  Ibrahim  ,   fans  craindre  fa  naiilance  , 
Traîne  ,  exempt  de  péril,  une  éternelle  enfance 5 


TRAGÉDIE,  79 

Indigne  également  de  vivre  &  de  mouiir  ^ 

On  l'abandonne  aux  mains  qui  daignent  le  nourrir. 

L'autre,  trop  redoutable,  &  trop  digne  d'envie  , 

Voit  fans  celle  Amurat  armé  contre  la  vie. 

Car  enfin  ,  Bajazet  dédaigna  de  tout  temps 

La  molle  oilîvcté  des  enlans  des  fukans. 

Il  vint  chercher  la  guerre  au  fortir  de  l'enfance  , 

Et  même  en  fit  fous  jnoi  la  noble  expérience. 

Toi-mêiue  tu  l'as  vu  courir  dans  les  combats, 

Emporter  après  lui  tous  les  cœurs  des  foldats  ; 

El  goûter,  tout  fanglant ,  le  plaifir  Se  la  gloire. 

Que  donne  aux  jeunes  cœurs  la  première  viûoire* 

Mais,  malgré  fes  fou  pçons,  le  cruel  Amurat , 

Avant  qu'un  fils  naifl'ant  eût  rafluré  l'état , 

N'ofoit  facrifier  ce  frère  à  fa  vengeance , 

Ni  du  fang  Ottoman  profcrire  l'efpérance. 

Ainfi  donc  ,    pour  un  temps ,  Amurat  défarmé  $ 

Lailla  dans  le  ferrail  Bajazet  enfermé» 

Il  partit ,  &  voulut  que  ,   fidèle  à  fa  haine  , 

Et  des  jours  de  fon  frère  arbitre  fouveraine, 

Roxane  ,  au  moindre  bruit ,  &  ,  fans  autres  raifons. 

Le  fît  facrifier  à  fes  moindres  foupçons. 

Pour  moi  ,  demeuré  feul ,  une  jufte  colère 

Touina  bien-tôt  mes  vœux  du  côté  de  fon  frère. 

J'entretins  U  fultane ,  &  ,  cachant  mon  dcflcin  , 

Lui  montrai  d'Amurat  le  retour  incertain  , 

Les  murmures  du  camp,  la  fortune  des  armes. 

Je  plaignis  Bajazet ,  je  lui  vantai  fes  charmes  , 

Qui,  par  un  foin  jaloux  dans  l'ombre  retenus  , 

Si  voifins  de  Ces  yjux  ,  leur  étoient  inconnus. 

Que  te  dirai-je  enfin  ?  ï-a  fulcanc  éperdue 

N'eut  £lus  d'autres  défirs  que  celui  d,e  fa  vue. 

O  s  M  I  N. 
Mais  pouvoîent-ils  tromper  tant  de  jaloux  regards , 
Qui  femblent  mettre  entre  eux  d'invincibles  remparts  i 

A  c  o  M  A  T. 
Peut-être  il  te  fouvient  qu'un  récit  peu  fidèle 
De  la  more  d'Amurat  fit  courir  la  nouvelle. 

Div 


8o  B  A  J  A  Z  ET, 

La  fultane  ,  i  ce  bruit ,  feignant  de  s'effrayer  ; 

Par  des  cris  douloureux  eut  loin  de  l'appuyer. 

Sur  la  foi  de  feî  pleurs  fcs  efclaves  tremblèrent  J 

De  l'heureux  Bajazet  les  gardes  fe  troublèrent  ; 

Tt  \z$  dons  achevant  d'ébranler  leur  devoir  , 

Leurs  captifs ,  dans  ce  tiouble  ,  ofèrent  s'entrevoir. 

Roxane  vit  le  prince  ;  elle  ne  put  lui  taire 

L'ordre  dont  eï\ç.  feule  étoit  dépoiitaire. 

Bajazet  efr  aimable  ;  il  vit  que  fon  falut 

Dépendoit  de  lui  plaire ,  &:  bien-tot  il  lui  plut. 

Tout  confpiroit  pour  lui.  Ses  foins ,  fa  complaifance  , 

Ce  fccrec  découvert,  &  cette  intelligence. 

Soupirs  d'autant  plus  doux  qu'il  les  fallait  celer , 

L'embarras  irritant  de  ne  s'ofer  parler. 

Même  témérité  ,  périls  ,  craintes  communes  , 

Lièrent  pour  jamais  leurs  cœurs  &  leurs  fortunes. 

Ceux-mêmes,  dont  \qs  yeux  les  dévoient  éclairer. 

Sortis  de  leur  devoir,  n'ofèrent  y  rentrer. 

O  s  M  I  N. 

Quoi ,  Roxane  d'abord  leur  découvrant  fon  ame  , 
Ofa-t-clle  à  leurs  yeux  faire  éclater  fa  flamme  î 

A  C  o  M  A  T, 

Ils  l'ignorent  encore  ;  &,  jufques  à  ce  jour, 

Acaiide  a  pêcé  fon  nom  à  cet  amour. 

Du  père  d'Amurat  Atalide  eft  la  nièce. 

Et  même  ,  avec  ks  fils  partageant  fa  tcndreflè  , 

File  a  vu  fon  enfance  élevée  avec  eux. 

Du  prince  ,  en  apparence  ,  elle  reçoit  les  vœux  , 

Mais  elle  les  reçoit  pour  les  rendre  à  Roxane, 

Et  veut  bien  fous  fon  nom  qu'il  aime  la  fultane. 

Cependant ,  cher  Ofmin  ,  pour  s'appuyer  de  moi. 

L'un  &  l'autre  ont  promis  Atalide  à  ma  foi. 

O  s  M  I  N. 
Quoi ,  vous  l'aimez  ,  Seigneur  î 
A  c  o  M  A  T. 

Voudrois^tu  qu'à  mon  âge 
Je  fijÛTe  de  l'amour  le  vil  apprcntUTage  î 


TRAGÉDIE,  8i 

Qu'un  cœur,  qu'ont  endurci  la  fatigue  &  les  ans. 

Suivît  d'un  vain  plaifir  les  confeils  imprudens  î 

C'ell  par  d'autres  attraits  qu'elle  plaît  à  ma  vue» 

J'aime  en  elle  le  fang  dont  elle  cil:  defcendue. 

Par  elle  Bajazet,  en  m'approchant  de  lui, 

Me  va,  contre  lui-même,  afTurcr  un  appui. 

Un  vilîr  aux  fultans  fait  toujours  quelque  ombrage  5 

A  peine  ils  l'ont  choifi  ,  qu'ils  craignent  leur  ouvrage. 

Sa  dépouille  eft  un  bien  qu'ils  veulent  recueillir, 

Ef  jamais  leurs  chagrins  ne  nous  laifTent  vieillir. 

Bajazet  aujourd'hui  m'honore  &  me  careiTe  ; 

Ses  périls,  tous  les  jours,  réveillent  fa  tendreflè. 

Ce  même  Bajazet  ,  fur  le  trône  affermi , 

Méconnoîtra  peut-être  un  inurile  ami. 

Et  moi,  fi  mon  devoir  ,  fi  ma  foi  ne  l'arrête  , 

S'il  ofe  quelque  jour  me  demander  ma  tête  . .  . 

Je  ne  m'explique  point ,  Ofmin  ;  mais  je  prétens 

Que  ,  du  moins,  il  faudra  la  demander  long-temps. 

Je  fais  rendre  aux  fultans  de  fidèles  fcrvices  ; 

Mais  je  laifl'e  au  vulgaire  adorer  leurs  caprices  , 

Et  ne  me  pique  point  du  fcrupule  infenfé 

De  b^nir  mon  trépas  ,  quand  ils  l'ont  prononcé. 

Voilà  donc  de  ces  lieux  ce  qui  m'ouvre  l'entrée  ; 
Et  comme  enfin  Roxane  à  mes  yeux  s'eft  montrée. 
Invifibic  d'abord  elle  cntcndoit  ma  voix  , 
Et  craignoit  du  ferrail  les  rigoureufes  loix  ; 
Mais  enfin ,  banniflant  cette  importune  crainte  , 
Qui  dans  nos  entretiens  jettoit  trop  de  contrainte. 
Elle-même  a  choifi  cet  endroit  écarté  , 
Où  nos  cœurs  à  nos  yeux  parlent  en  liberté. 
Par  un  chemin  obfcur  une  cfclave  me  guide  , 
Et . . .  .  Mais  on  vient.   C'ell  elle ,  &  fa  chère  Atalide. 
Demeure  ;  & ,  s'il  le  faut ,  fois  prêt  à  confirmer 
Le  récit  important  dont  je  vais  l'informer. 


:<*; 
^ 


D? 


Si  B  A  J  A  Z  E  T, 

SCENE    IL 

ROXANE,    ATALIDE,    ZATIME, 
ACOMAT,    OSMIN. 

A  C  O  M  A  T. 

Xj  a  vérité  s*accorde  avec  la  renommée. 

Madame,   Ofmin  a  vu  le  fukan  &  l'armée. 

Le  fuperbe  Amurat  ell  toujours  inquiet  , 

Et  toujours  tous  les  cœurs  panchent  vers  Bajazct  : 

D'une  commune  voix  ils  l'appellent  au  trône. 

Cependant  \cs  Perfans  marchoient  vers  Babylone  , 

Et  bien-tôt  les  deux  camps ,  aux  pieds  de  fon  rempart, 

Dévoient  de  la  bataille  éprouver  le  hafard. 

Ce  combat  doit ,   dit-on  ,  fixer  nos  dcltinées  ; 

Et  même  ,  fi  d'Ofmin  je  compte  les  journées  , 

Le  Ciel  en  a  déjà  réglé  l'événement  ; 

Et  le  fultan  triomphe  ,   ou  Fuit  en  ce  moment. 

Déclarons-nous  ,  Madame  ,  &  rompons  le  filence. 

Fermons-lui ,  dès  ce  jour,  les  portes  de  Byfancc  ; 

Et,  fans  nous  informer  s'il  triomphe  eu  s'il  fuit. 

Croyez-moi,  hâtons-nous  d'en  prévenir  le  bruit. 

S'il  fuit,  que  craignez-vous  ?  S'il  triomphe,  au  contraire. 

Le  confeil  le  plus  prompt  eft  le  plus  falutaije. 

Vous  voudrez,  mais  trop  tard,  fouftraire  à  fon  pouvoir 

Un  peuple  ,  dans  {es  murs  prêt  à  le  recevoir. 

Pour  moi,  j'ai  fu  déjà  ,  par  mes  brigues  fecrettes  , 

Gagner  de  notre  loi  \qs  facrés  interprètes. 

Je  fais  ,  combien  ,  crédule  en  fa  dévotion  , 

Le  peuple  fuit  le  frein  de  la  religion. 

Souffrez  que  Bajazet  voie  enfin  la  lumière. 

Des  murs  de  ce  palais  cuvrea-lui  la  barrière  ,; 

Déployez  en  fon  nom  cet  étendart  fatal  , 

Des  extrêmes  périls  l'ordinaire  fignal. 

Les  peuples  ,  prévenus  de  ce  nom  favorabîe," 

Savent  que  fa  vertu  le  rend  feule  coupable. 


TRAGÉDIE.  8j 

D'ailleurs,  un  bruit  confus,  par  mes  foins  confirme  , 
Fait  croire  heureufemenc  à  ce  peuple  alarmé  , 
Qu'Amuratle  dédaigne,  &c  veut,  loin  de  By^incc  , 
Tranfjporar  déformais  fon  trône  &  fa  préfencc. 
Déclarons  le  péril  dont  fon  frère  eH  prefle. 
Montrons  l'ordre  cruel  qui  vous  fut  adrefl'é. 
Sur-tout,   qu'il  fe  déclare  ,  &  fe  montre  lui-même  , 
Et  falle  voir  ce  front  digne  du  diadème. 

R  O  X  A  N  E. 

Il  fuffît.  Je  tiendrai  tout  ce  que  j'ai  promis. 
Alkz,  brave  Acomat,  affembler  vos  amis. 
De  tous  leurs  fcntimehs  venez  me  rendre  compte  , 
Je  vous  rendrai  moi-même  une  réponfe  prompte. 
Je  verrai  Bajazet.  Je  ne  puis  dire  rien  , 
Sans  favoir  lî  fon  cœur  s'accorde  avec  k  mien. 
Allez ,  &  revenez. 


SCENE    I  I  L 

ROXANE,    ATALIDE,    ZATIME, 

R  o  X  A  N  E. 

lit  NFiN  ,  belle  Atalîdc , 
Il  faut  de  nos  dcftins  que  Bajazet  décide. 
Pour  la  dernière  fois  je  le  vais  confuli;er. 
Je  vais  favoir  s'il  m'aime. 

A  T  A  I,  I  D  E. 

Eft-il  temps  d'en  douter, 
Madame  ?  Hâtez-vous  d'achever  votre  ouvrage. 

us  avez  du  viiir  entendu  le  langage. 

'  .jazjt  vous  ell  ciier.  Savez-vous  fi  demain 

Sa  liberté  ,  fcs  jours  feront  en  votre  main  î 

Peut-être  en  ce  moaacnt ,  Amurat  en  furie 

S'approche  pour  trancher  une  fi  belle  vie. 

Dvj 


84  B  A  J  A  Z  E  T, 

Et  pourquoi  de  fon  cœur  doutez-vous  aujourd'hui  ? 

R  G  X  A  N  E. 

Mais  m'en  répondez-vous ,  vous  qui  parlez  pour  lui  ? 

A  T  A  L  I  D  E. 

Quoi,  Madame,  les  foins  qu'il  a  pris  pourvcu,';  plaire, 
Ce  que  vous  avez  fait,  ce  que  vous  pouvez  faire  , 
Ses  périls  ,  fcs  refpeds ,   &  fur -tout  vos  appas  , 
Tout  cela  de  fon  cœur  ne  vous  répond-il  pas  î 
Croyez  que  vos  bontés  vivent  dans  fa  mémoire. 

R  G  X  A  N  E. 

Hélas ,  pour  mon  repos  que  ne  le  puis-je  croire  l 
Pourquoi  faur-il  au  moins  que ,  pour  me  confolcr  , 
L'ingrat  ne  parle  pas  comme  on  le  fait  parler  ? 
Vingt  fois,  fur  vos  difcours  pleine  de  confiance. 
Du  trouble  de  fon  cœur  fouillant  par  avance. 
Moi-même  j'ai  voulu  m'alîiirer  de  fa  foi , 
Et  l'ai  fait  en  fecret  amener  devant  moi. 
Peut-être  trop  d'amour  me  rend  trop  difficile. 
Mais  ,  fans  vous  fatiguer  d'un  récit  inutile  , 
Je  ne  retrouvois  point  ce  trouble  ,  cette  ardeur  ; 
Que  m'avoit  tant  promis  un  difcours  trop  flatteur. 
Enfin  ,   û  je  lui  donne  &  la  vie  &  l'empire , 
Ces  gages  incertains  ne  me  peuvent  fuffire. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Quoi  donc  ?  A  fon  amour  qu'allez-vous  propofer  ? 

R  G  X  A  N  E. 

s'il  m'aime  ,  dès  «e  jour  il  me  doit  époufer. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Vous  époufer  I  O  Ciel ,  que  prétendez-vous  faire  î 

R  o  X  A  N  E. 

Je  fais  que  des  fultans  l'ufagc  m'cft  contraire  5 
Je  fais  qu'ils  fe  font  fait  une  fupcrbe  loi 
De  ne  point  à  l'hymen  aflujettir  leur  foi. 
Parmi  tant  de  beautés  qui  briguent  leur  tendrelTè, 
Ils  daignent  quelquefois  choifir  une  maîtrefle  ; 
Mais,  toujours  inquiète  avec  tous  Ces  appas, 
Efclave,  elle  reçoit  fon  maîçre  dans  ks  bras  j 


TRAGÉDIE.  8î 

Et ,  fans  fortir  du  joug  où  leur  loi  la  condamne , 
II  faut  qu'un  fils  nailfant  la  déclare  fultane. 
Amurat  plus  ardent^  &  feul ,  jufqu'à  ce  jour  , 
A  voulu  que  l'on  dût  ce  titre  à  fon  amour. 
J'en  reçus  la  puifîance  aufli-bien  que  le  titre  ; 
Et  des  jours  de  Ton  frère  il  me  laiflà  l'arbitre. 
Mais  ce  même  Amurat  ne  me  promit  jamais 
Que  l'hymen  dût  un  jour  couronner  Ces  bienfaits  ; 
Et  moi ,  qui  n'afpirois  qu'à  cette  feule  gloire  , 
De  ics  autres  bienfaits  j'ai  perdu  la  mémoire. 
Toutefois ,  que  fert-il  de  me  juftifier  î 
Bajazet ,   il  eft  vrai,  m'a  tout  fait  oublier. 
Malgré  tous  fes  malheurs ,  plus  heureux  que  fon  frère  , 
11  m'a  plu  ,  fans  peut-être  afpirer  à  me  plaire. 
Femmes  ,  gardes  ,  vifîr,  pour  lui  j'ai  tout  féduit  } 
En  un  mot ,  vous  voyez  jufqu'où  )g  l'ai  conduit. 
Grâces  à  mon  amour  ,  je  me  fuis  bien  fervie 
Du  pouvoir  qu' Amurat  me  donna  fur  fa  vie. 
Bajazet  touche  prefque  au  trône  des  fultans  : 
Il  ne  faut  plus  qu'un  pas  ;  mais  c'efl  où  je  l'attends. 
Malgré  tout  mon  amour  ,  fi ,  dans  cette  journée  , 
II  ne  m'attache  à  lui  par  un  julle  hyménée  j 
S'il  ofe  m'alléguer  une  odieufe  loi  ; 
Quand  je  fais  tout  pour  lui ,  s'il  ne  fait  tout  pour  moî. 
Dès  le  même  moment ,  fans  fonger  (i  je  l'aime  , 
Sans  confulter  enfin  fi  je  me  perds  moi-même  , 
J'abandonne  l'ingrat ,  &  le  laifle  rentrer 
Dans  l'état  malheureux,  d'où  je  l'ai  fu  tirer. 
Voilà  fur  quoi  je  veux  que  Bajazet  prononce. 
Sa  perte  ou  fon  falut  dépend  de  fa  réponfe. 
Je  ne  vous  preffe  point  de  vouloir  aujourd'hui 
Me  prêter  votre  voix  pour  m'expliquer  à  lui. 
Je  veux  que  ,  devant  moi ,  fa  bouche  &:  fon  vifage 
Me  découvrent  fon  cœur ,  fans  me  laiflcr  d'ombrage  J 
Que  lui-même  ,  en  fecret  amené  dans  ces  lieux  , 
Sans  être  préparé,  fe  préfente  à  mes  yeux. 
Adieu.  Vgus  fauiez  jgui  après  cette  entrevue, 


Î6  B  A  J  A  Z  E  T, 

SCENE     IV. 

ATALIDE,     ZAÏRE. 

A    T    A    L    I    D    E. 

^AÏRE ,  c'en  eft  fait ,  Atalide  eft  perdue, 
Z  A  ï   R   E. 

Vous  ? 

Atalide. 
Je  prévois  déjà  coût  ce  qu'il  faut  prévoir. 
Mon  unique  elpérancc  ell  dans  mon  défefpoir, 

Zaïre. 
Mais ,  Madame  ,  pourquoi  ? 

Atalide. 

Si  tu  venois  d'entendre 
Quel  funefle  dclTein  Roxane  vient  de  prendre  5 
Quelles  conditions  elle  veut  impofer  î 
Bajazet  doit  périr,  dit-elle,   ou  l'époufcr. 
S'il  fe  rend  ,  que  deviens-je  en  ce  malheur  extrême  î 
Et ,  s'il  ne  fe  rend  pas,  que  devient-il  lui-même  1 

Z  A  ï  R  E. 
Je  conçois  ce  malheur.  Mais  ,  à  ne  point  mentir  , 
Votre  amour  ,  dès  long-temps ,  a  du  le  prelTcmir. 

Atalide. 
Ah ,  Zaïre  !  L'amour  a-t-il  tant  de  prudence  î 
Tout  fembloit  avec  nous  être  d'intelligence. 
Roxane  ,  fe  livrant  toute  entière  à,ma  foi , 
Du  cœur  de  Bajazet  fe  rcpofoit  fur  moi  ; 
M'abandonnoit  le  foin  de  tout  ce  qui  le  touche  J 
Le  voyoit  par  mes  yeux,  lui  parloir  par  ma  bouche 5 
Et  je  croyois  toucher  au  bienheureux  moment, 
Oùj'allois,  par  fes  mains,  couronner  mon  amanç. 
Le  Ciel  s'eft  déclaré  contre  mon  artifice. 
Et ,  que  falloiç-il  doue,  Zaïre,  que  je  fiffe  î 


T  R  A<;  È  D  l  E.  %7 

A  l'firreur  de  Roxane  ai- je  dû  m'oppofer. 

Et  perdre  mon  amant  pour  la  defabufer  ? 

Avant  que  dans  fon  coeur  cette  amour  fût  formée, 

J'aimois  ,   &  je  pouvois  m'aflurer  d'être  aimée. 

Des  nos  plus  jeunes  ans  ,  tu  t'en  Ibuviens  allez  , 

L'amour  ferra  les  nœuds  par  le  fang  commencés. 

Elevée  avec  lui  dans  le  fein  de  fa  mère  , 

J'appris  à  dillinguer  Bajazet  de  fon  frère  ; 

Elle-même ,  avec  joie ,  unit  nos  volontés  : 

Et ,    quoiqu'après  fa  mort  l'un  de  l'autre  écartés  , 

Confervant ,  fans  nous  voir,   le  délir  de  nous  plaire  ^ 

Nous  avons  fu  toujours  nous  aimer  &:  nous  taire. 

Roxanc  qui  depuis,  loin  de  s'en  défier  , 

A  fes  dcflèins  fecrets  voulut  m'ailocier , 

Ne  put  voir  ,  fans  amour  ,  ce  héros  trop  aimable. 

Elle  courut  lui  tendre  une  main  favorable, 

Bajazet  étonné  rendit  grâce  à  (es  foins  , 

Lui  rendit  des  refpeds.  Pouvoit-il  faire  moins  ! 

Mais  qu'aifément  i'amour  croit  tout  ce  qu'il  fouhaite  5 

De  (ti  moindres  refpeûs  Roxanc  fatisfaice 

Nous  engagea  tous  deux  ,  par  fa  facilité  , 

A  la  laiffcr  jouir  de  fa  crédulité. 

Zaïre,  il  faut  pourtant  avouer  ma  foiblefie» 

D'un  mouvement  jaloux  je  ne  fus  pas  maîtrefle» 

Ma  rivale  ,  accablant  mon  amant  de  bienfaits, 

Oppofoit  un  empire  à  mes  foibles  attraits  ; 

Mille  foins  la  rendoient  préfente  à  fa  mémoire  ; 

Elle  l'entretcnoit  de  fa  prochaine  gloire  : 

Et  moi,  je  ne  puis  rien.  Mon  cœur,  pour  tout  difeours, 

N'avcit  que  des  foupirs  qu'il  répétoit  toujours. 

Le  Ciel  feul  fait  combien  j'en  ai  vcrfé  de  larmes. 

Mais ,  enfin  ,  Bajazet  diflipa  mes  allarmes. 

Je  condamnai  nîes  pleurs  ,  &,  jufques  aujourd'hui  i^ 

Je  l'ai  prefle  de  feindre  ,   &  j'ai  parlé  pour  lui. 

Hclas,  tout  ert  fini  !  Roxanc  méprifée. 

Bien-tôt  de  fon  erreur  fera  défabuféc. 

Car  ,  enfin  ,  Bajazet  ne  fait  point  fe  cacher  ; 

Je  conjttois  fa  vertu  prompte  à  s'effaroucher. 


n  B  A  J  A  Z  ET, 

Il  faut  qu'à  tous  momens ,  tremblante  &  fecôurable  , 
Je  donne  à  Tes  difcours  un  fens  plus  favorable. 
Bajazet  va  fe  perdre.  Ah  ,  fî  comme  autrefois  , 
Ma  rivale  eût  voulu  lui  parler  par  ma  voix  ? 
Au  moins  fi  j'avois  pu  préparer  fon  vifage  ! 
Mais,  Zaïre  ,  je  puis  Tactendre  à  fon  paÎTage. 
D'un  mot,  ou  d'un  regard  je  puis  le  fecourir. 
Qu'il  l'époufe  ,   en  un  mot ,   plutôt  que  de  périr. 
Si  Roxane  le  veut ,  fans  doute  ,  il  faut  qu'il  meure. 
Il  fe  perdra,  te  dis- je.  Atalide,  demeure. 
Laiife ,  fans  t'alarmer  ,  ton  amant  fur  fa  foi. 
Penfes-tu  mériter  qu'on  fe  perde  pour  toi  î 
Peut-être  Bajazet,  fécondant  ton  envie. 
Plus  que  tu  ne  voudras ,  aura  foin  de  fa  vie. 

Zaïre. 
Ah,  dans  quels  foins.  Madame,  allez-vous  vous  plonger  î 
Toujours ,  avant  le  temps ,  faut-il  vous  affliger  ? 
Vous  n'en  pouvez  douter  ,   Bajazet  vous  adore. 
Sufpendez,  ou  cachez  l'ennui  qui  vous  dévore. 
N'allez  point  par  vos  pleurs  déclarer  vos  amours» 
La  main  qui  l'a  fauve  le  fauvera  toujours, 
Pourvu  qu'entretenue  en  fon  erreur  fatale  , 
Roxane  ,  jufqu'au  bout ,  ignore  fa  rivale. 
Venez  en  d'autres  lieux  enfermer  vos  regrets  , 
Et  de  leur  entrevue  attendre  le  fuccès. 

Atalide. 
Hé  bien,  Zaïre,  allons.  Et  toi ,  fi  ta  juftîce 
De  deux  jeunes  amans  veut  punir  l'artifice  , 
O  Ciel  ,  fi  notre  amour  eft  condamné  de  toi. 
Je  fuis  la  plus  coupable  ,  épuife  tout  fur  moi» 

Fin  du  premier  Atle, 


TRAGÉDIE,  Î9 

ACTE     IL 

SCENE    PREMIERE. 

BAJAZET,     ROXANE, 

R  O  X  A  N  E. 

L    RiNci  ,  l'heure  fatale  eft  enfin  arrivée 
iu'à  votre  liberté  le  Ciel  a  réfervée. 
lien  ne  me  retient  plus  ;  &  je  puis  ,  dès  ce  jour, 
accomplir  le  delFein  qu'a  formé  mon  amour. 
ion  ,  que  vous  all'uiant  d'un  triomphe  facile  j 
c  mette  entre  vos  mains  un  empire  tranquile  ; 
c  fais  ce  que  je  puis  ,  je  vous  i'avois  promis. 
'arme  votre  valeur  contre  vos  ennemis, 
'écarte  de  vos  jours  un  péril  manifefte, 
"otrc  vertu  ,  Seigneur,  achèvera  le  refte. 
)ùxûa  a  vu  l'armée  :,  elle  panche  pour  vous, 
-cs  chefs  de  notre  loi  conlpirent  avec  nous , 
-c  vifir  Acomat  vous  répond  de  Byfance  , 

r  ,,.-^i  ^  YQus  le  favez,  je  tiens  fous  ma  puiflance 
Toulc  de  chefs,  d'efclavcs,  de  muets  , 
,  .-•  que  dans  cts  murs  renferme  ce  palais  j 

t  dont ,  à  ma  faveur  ,  les  âmes  afTervics 

l'ont  vendu,  des  long-temps,  leur  filcncc  &  leurs  vies. 

Commencez  maintenant.  C'eft  à  vous  de  courir 

^ans  le  champ  glorieux  que  j'ai  fu  vous  ouvrir. 

''eus  n'entreprenez  point  une  injufte  carrière  , 

''eus  rcpouflèz ,   Seigneur,   une  main  meurtrière. 

.'exemple  en  eft  commun  ;  &  ,  parmi  les  fultans  , 

-C  chemin  à  l'empire  a  conduit  de  tout  temps. 

»f  ais.pour  mieux  commenccr,hâtons-nous  l'un  &  l'autfe 

3'aûurcr  à  la  fois  mon  bonheur  ôc  le  vôtre. 


90  B  A  J  A  Z  E  T, 

A^ontrez  à  l'univers,  en  m'attachant  à  vous  , 
Que ,  quand  je  vous  fervois ,  je  fervois  mon  époux  , 
Et ,  par  le  nœud  facré  d'un  heureux  hyménée  , 
Jullifiez  la  foi  que  je  vous  ai  donnée. 

B  A  j  A  z  E  T. 
Ah  ,  que  propofez-vous  ,  Madame  ! 

R  O  X  A  N  E. 

Hé  quoi ,   Seigneur  î 
Quel  obftack  fecret  trouble  notre  bonheur  î 

B  A  J   A  2  E  T. 

Madame  ,   ignorez-vous  que  l'orgueil  de  l'empire  .  . . 
Que  ne  m'épargnez-vous  la  douleur  de  le  dire  ? 

R  o  X  A  N  E. 

Oui ,  je  fais  que,  depuis  qu'un  de  vos  empereurs  , 

Bajazet,  d'un  barbare  éprouvant  les  fureurs, 

Vit  au  char  du  vainqueur  fon  époufe  enchaînée  , 

Et  par  toure  l'Alie  à  fa  fuite   traînée  , . 

De  l'honneur  Ottoman  fes  fucc«lleurs  jaloux 

Ont  daigné  rarement  prendre  le  nom  d'époux. 

Mais  l'amour  ne  fuit  point  ces  loix  imaginaires  ; 

Et ,  fans  vous  rapporter  des  exemples  vulgaires  , 

Soliman,  vous  favez  qu'entre  tous  vos  aïeux, 

Dont  l'univers  a  craint  le  bras  victorieux. 

Nul  n'éleva  fi  haut  la  grandeur  Octomane  ; 

Ce  Soliman  jetta  les  yeux  fur  Roxclane. 

Malgré  tout  fon  orgueil,   ce  monarque  fi  fier 

A  fon  trône,  à  fon  lit  daigna  l'alFocier  ; 

Sans  qu'elle  eût  d'autres  droits  au  rang  d'impératrice  ; 

Qu'un  peu  d'attraits  peut-être  ,  &  beaucoup  d'artifice 

Bajazet. 
Il  eft  vrai.  Mais  auflî  voyez  ce  que  je  puis  , 
Ce  qu'étoit  Soliman,   &  le  peu  que  je  fuis. 
Soliman  jouiflbic  d'une  pleine  puillance. 
L'Egypte  ramenée  à  fon  obéïlîance , 
Rhodes ,  des  Ottomans  ce  redoutable  écueil, 
De  tous  fes  défenfcurs  devenu  le  cercueil. 
Du  Danube  afl'ervi  les  rives  défolées , 
De  l'empire  Perfan  les  bornes  reculées , 


TRAGÉDIE.  51 

)ans  leurs  climats  brûlans  les  Africains  domptés , 

aifoient  taire  les  loix  devant  {es  volontés. 

)ue  fuis-je  ?  J'attends  tout  du  peuple  ôc  de  l'armée. 

les  malheurs  font  encor  toute  ma  renommée. 

nfortuné,  profcrit ,  incertain  de  régner  , 

)ois-jc  irriter  les  cœurs  au  lieu  de  les  gagner? 

'émcins  de  nos  plaiiirs,  plaindront-ils  nos  mifères  î 

}roiront-ils  mes  périls  &  vos  larmes  hncères  î 

ongez  ,  fans  me  flatter  du  fort  de  Soliman  , 

lU  meurtre  tout  récent  du  malheureux  Ofman. 

)ans  leur  rébellion  les  chefs  des  janifîaires  , 

cherchant  à  colorer  leurs  dclleins  fanguinaires, 

e  crurent  à  fa  perte  allez  autoril'és 

'ar  le  fatal  hymen  que  vous  me  propofez. 

lue  vous  dirai-je  enfin  ?  Maître  de  leur  fufFragc  , 

'eut-être  avec  le  temps  j'oferai  davantage. 

4e  précipitons  rien.  Et  daignez  commencer 

1.  me  mettre  en  état  de  vous  récompenfer. 

R  O  X  A  N  E. 

e  VOUS  entends,  Seigneur.  Je  vois  mon  imprudence, 

e  vois  que  rien  n'échappe  à  votre  prévoyance. 

'ous  avez  preflènti  jufqu'au  moindrc.dangcr  , 

>ù  mon  amour  trop  prompt  vous  alloit  engager. 

'our  vous,  pour  votre  honneur  vous  en  craignez  les  fuites  J 

•t  je  le  crois  ,  Seigneur,  puifque  vous  me  le  dites. 

'lais  avcz-vous  prévu  ,  fi  vous  ne  m'épcufcz, 

xs  périls  plus  certains  où  vous  vous  expcfez  ; 

iongczrvous  que,  fans  moi,  tout  vous  devient  contraire  î 

lue  c*e{l  à  moi ,  fur-tout,  qu'il  importe  de  plaire  ; 

■^"";ez-vous  que  je  tiens  les  portes  du  palais  î 

)  ■  puis  vous  l'ouvrir  ,  ou  fermer  pour  jamais  î 
^      j'ai  fur  votre  vie  un  empire  fuprême  î 
^e  vous  ne  refpircz  qu'autant  que  je  vous  aime  ? 
-t,  fans  ce  même  amour  qu'ofFenfent  vos  refus , 
•ongez-vous ,  en  un  mot,  que  vous  ne  feriez  plus  ? 

B  A  J  A  2  E  T. 

")ui.  Je  tiens  tout  de  vous  ,  ôc  j'avois  Heu  de  croire 
iuc  c'étoit  pour  vous-même  une  allez  grande  gloire  , 


i»r  B  A  J  A  Z  ET, 

En  voyant  devant  moi  tout  l'empire  à  genoux  j 
De  m'entendra  avouer  que  je  tiens  tout  de  vous. 
Je  ne  m'en  détends  point.  Ma  bouche  Icconfefle, 
Et  mon  refpeft  fauia  le  eonfiimer  ians  celle. 
Je  vous  dois  tout  mon  fang.  Ma  vie  ell  votre  bien. 
Mais  enfin  voulei-vous . .  . 

R  O  X  A  N  E. 

Non ,  je  ne  veux  plus  rien. 
Ne  m'importune  plus  de  tes  railons  forcées , 
Je  vois  coinbien  tes  voeux  font  loin  de  mes  penfées  » 
Je  ne  te  prefle  plus  ,  ingrat ,  d'y  confentir , 
Rentre  dans  le  néant  dont  je  t'ai  fait  fortir. 
Car  enfin  qui  ra'ariêce  ?  Et  quelle  autre  afîurance 
Demandsrois-je  encor  de  fon  inditFéience  ? 
L'ingrat  eft-il  touché  de  mes  empreffemens  ? 
L'amour  même  entre-t-il  dans  fes  raifonnemens  ? 
Ah  ,  je  vois  tes  defieins.  Tu  crois ,  quoi  que  je  faife. 
Que  mes  propres  périls  t'afl'urent  de  ta  grâce  j 
Qu'engagée  avec  toi  par  de- fi  forts  liens  , 
Je  ne  puis  Itparer  tes  intérêts  des  miens. 
Mais  je  m'aflure  encore  aux  bontés  de  ton  frère  5 
Il  m'aime  ,  tu  le  fais  ;  & ,   malgré  fa  colère , 
Dans  ton  perfide  fang  je  puis  tout  expier  , 
Et  ta  mort  fuifira  pour  me  juflifier. 
N'en  doute  point,  fy  cours  ,  &:  dès  ce  moment  mêm 

Bajazet ,   écoutez  ,  je  fcns  que  je  vous  aime. 
Vous  vous  perdez.  Gardez  de  me  lailfer  fortir. 
Le  chemin  cil  encor  ouvert  au  repentir. 
Ne  défcfpércz  point  une  amante  en  furie. 
S'il  m'échappoit  yn  mot,  c'eft  fait  de  votre  vie, 

B  A  J  A  Z  E  T. 

Vous  pouvez  me  l'ôter,  elle  eft  entre  vos  mains , 
Peut-êcre  que  ma  mort,  utile  à  vos  defièins  , 
De  l'heureux  Amurat  obtenant  votre  grâce  , 
Vous  rendra  dans  fon  coeur  votre  première  place. 

R  o  X  A  N  E. 

Dans  fon  cœur  ?  Ah ,  crois-tu  quand  il  le  voudroit  bic 
Que  fi  je  perds  l'efpoir  de  régner  dans  le  tien , 


TRAGÉDIE.  gy 

)'une  Cl  douce  erreur  (î  long- temps  poUédée, 
c  puiflé  dcforaiais  foiittrir  une  autre  idée  ; 
l'i  que  je  vive  enfin ,  li  je  ne  vis  peur  roi  î 
e  te  donne ,   cruel  ,  des  aunes  contre  moi  , 
ans  doute ,  &  je  devrois  retenir  ma  foiblefle. 

is  en  triompher.  Oui ,  je  te  le  confefle  , 

.tois  à  tes  yeux  une  faulîe  fierté. 
'.  lOi  dépend  ma  joie  &:  ma  félicité. 
)c  ma  fanglante  mort  ta  mort  fera  fuivîe. 
>uel  fruit  de  tant  de  foins  que  j'ai  pris  pour  ta  vie  ? 
u  foupircs  enfin ,  Se  fcmbles  te  troubler, 
chevc,  parle. 

B  A  J  A  Z  E  T. 

O  Ciel,  que  ne  puis-jc  parler  î 

R  O  X  A  N  E. 

îaoî  donc  ?  Que  dites-vous  ?  Et  que  vien$-je  d'entendre  ? 
eus  avez  des  fecrets  que  je  ne  puis  apprcndi^^e  i 
{uoi,  de  vos  fentimens  je  ne  puis  m'éclaircir  i 

B  A  j  A  z  E  T. 
[adame  ,  encore  un  coup  ,   c'ell  à  vous  de  choifîr. 
>aignez  m'ouvrir  au  trône  un  chemin  légitime  ; 
'U  bien ,  me  voilà  prêt ,   prenez  votre  vidtiuic. 

R  o  X  A  N  E. 
h,  c*en  eft  trop  enfin  ,   tu  feras  fatisfait. 
oli,  gardes,  qu'on  vienne. 

■t 

SCENE    IL 

ROXANE,     BAJAZET,     ACOMAT. 

R  o  X  A  N  E. 

/acomat,  c'en  efl  faic. 
ous  pouvez  retourner  ,  je  n'ai  rien  à  vous  dire, 
'ufultan  Amurat  je  reconnois  l'empire  ; 
îrtcz.  Que  le  fcrrail  foit  déformais  fermé; 
t  que  tout  rentre  ici  dans  l'ordic  accoutumé» 


^4  B  A  J  A  Z  E  T, 

SCENE    I  I  L 

BAJAZET,     ACOMAT. 

A  C  O  M  A  T. 

ô  EiGNEUR,  qu'ai-je  entendu  î  Quelle  furprife  extrême  1 
Qu'dllez-vous  devenir  î  Que  deviens-je  moi-même  î 
D'où  naît  ce  changement  ?  Qui  dois-jc  en  accufer  î 
O  Ciel  I 

B  A  J  A  Z  E  T. 

Il  ne  faut  point  ici  vous  abufcr. 
Roxane  ell  offenfée  ,  &  court  à  la  vengeance. 
Un  obftacle  éternel  rompt  notre  intelligence. 
Vifir  ,  fongez  à  vous  ,  je  vous  en  averti  ; 
Et,  fans  compter  fur  moi ,   prenez  votre  para, 

A  c  o  M  A  T. 
Quoi  î 

B  A  J  A  2  E  T, 

Vous  &  vos  amis ,  cherchez  quelque  retraite; 
Je  fais  dans  quels  périls  mon  amitié  vous  jette  j 
Et  j'efpérois  un  jour  vous  mieux  récompenfer. 
Mais  c'en  eft  fait,  vous  dis-je  ,  il  n'y  faut  plus  penfe 

A  c  o  M  A  T. 
tt  quel  eft  donc.  Seigneur,  cet -obftacle  invincible  ; 
Tantôt  dans  le  ferrail  j'^i  laiflTé  tout  paifîble. 
iQueile  fureur  faifît  votre  efprit  &  le  lien  î 

B  A  J  A  z  E  T. 

Hle  veut ,  Acomat ,  que  je  l'époufc. 
A  c  o  M  A  T. 

Hé  bien  > 
L'ufage  des  fultans  à  Ces  vœux  eft  contraire  ; 
Mais  cet  ufage  ,   enfin,   eft-cc  une  loi  févère, 
fs>u'aux  dépens  de  vos  jours  vous  deviez  obferver  î 
ta  plus  Cainçe  des  loix,  ah  ,  c'eft  de  vous  fauver  î 


TRAGÉDIE.  5j 

Et  d'arracher  ,  Seigneur  ,  d'une  mort  manîfefte  , 
Le  fang  des  Ottomans  dont  vous  faites  le  refte, 

B  A  J  A  Z  E  T. 

Ce  refte  malheureux  feroit  trop  acheté. 
S'il  faut  le  conferver  par  une  lâcheté. 

A  c  o  M  A  T. 
Et  pourquoi  vous  en  faire  une  image  fî  noire  î 
L'hymen  de  Soliman  ternit-il  fa  mémoire  i 
Cependant  Soliman  n'étoit  point  menacé 
Des  périls  évidens  dont  vous  êtes  preflé. 

B  A  J  A  z   ET. 

Et  ce  font  ces  périls ,  &  ce  foin  de  ma  vie , 
3ui  d'un  fervile  hymen  feroient  l'ignominie, 
Soliman  n'avoit  point  ce  prétexte  odieux. 
Son  efHâve-trouva  grâce  devant  fes  yeux  ; 
Et ,  fans  fubir  le  joug  d'un  hymen  nécefl'airc  , 
Il  lui  fit  de  fon  cœur  un  préfent  volontaire. 

A  c  o  M  A  T. 
Mais  vous  aimez  Roxane. 

B  A  J  A  z  E  T. 

Acomat,  c*efl:  alTez 
Te  me  plains  de  mon  fort  moins  que  vous  ne  penfez. 
La  mort  n'efl:  point  pour  moi  le  comble  des  difgraces  : 
l'ofai ,  tout  jeune  encor  ,  la  chercher  fur  vos  traces  5 
Et  l'indigne  prifon  où  je  fuis  renfermé  , 
\  la  voir  de  plus  près  m'a  même  accoutumé. 
Amurat  à  mes  yeux  l'a  vingt  fois  prcfentéc. 
Elle  finit  le  cours  d'une  vie  agitée. 
rtclas ,  fi  je  la  quitte  avec  quelque  regret .  , . 
Pardonnez  ,  Acomat,  je  plains  avec  fujet 
Des  cœurs ,   dont  les  bontés  trop  mal  lécompenfées  , 
M'avoient  pris  pour  objet  de  toutes  leurs  penfccs. 

Acomat. 
Kh  ,  fi  nous  pcrifTons ,  n'en  accufez  que  vous. 
Seigneur.  Dites  un  mot ,  ôc  vous  nous  fauvez  tous. 
Tout  ce  qui  refte  ici  de  braves  janiflaires  , 
De  la  Religion  les  faints  dépofitaites , 


5^  B  A  J  A  Z  ET, 

Du  peuple  Byfancin  ceux,  qui ,  plus  rcfpe£lcs  , 
Par  leur  exemple  fcùl  régienc  Ces  volontés  , 
Sont  prêts  de  vous  conduire  à  la  porte  facrée  , 
D'où  les  nouveaux  fuitans  font  leur  pretnière  entrée. 

B  A  J  A  Z  E  T. 

Hé  bien ,  brave  Acomat,  fi  je  leur  fuis  (î  cher. 
Que  des  mains  de  Roxanc  ils  viennent  m'arracher  5 
Du  fcrrail,  s'il  le  faut,  venez  forcer  la  porte. 
Entrez  accompagné  de  leur  vaillante  efcorte. 
J'aime  mieux  en  fortir  fangiant ,  couvert  de  coups» 
Que  chargé,  malgré  moi,  du  nom  de  ion  époux. 
Peut-être  je  faurai ,    dans  ce  défordre  extrême  , 
Par  un  beau  défefpoir  me  fecourir  moi-même  ; 
Attendre  ,   en  combattant ,  l'elFet  de  votre  foi , 
Er  vous  donner  le  temps  de  venir  jufqu'à  moi. 

Acomat. 
Hé  ,  pourrai-je  empêcher  ,  malgré  ma  diligence , 
Que  Roxane,  d'un  coup,  n'aiiure  fa  vengeance  ? 
Alors  qu'aura  fervi  ce  zèle  impétueux  , 
Qu'à  charger  vos  amis  d'un  crime  infrud^ueux  ? 
Promettez.  Affranchi  du  péril  qui  vous  prefl'e  , 
Vous  verrez  de  quel  poids  fera  votre  promeire. 

15  a  J  A  z  E  T. 

Moi! 

Acomat. 
Ne  rougifTèz  point.  Le  fang  des  Ottoman* 
Ne  doit  point  en  efciave  obéir  aux  fcrmens.  » 

Confultez  ces  héros  ,  que  le  droit  de  la  guerre         W 
Mena  victorieux  jufqu'au  bout  de  la  terre.  ■ 

Libres  dans  leur  viftoii  e  ,  &  maîtres  de  leur  foi  > 
L'intérêt  de  l'état  fut  leur  unique  loi  ; 
Et  d'un  trône  fi  faint  la  moitié  n'efl  fondée 
Que  fur  la  foi  promife  &  rarement  gardée. 
Je  m'emporte ,  Seigneur. 

B  A  J  A  z  E  T. 

Oui ,  je  fais,  Accmat  » 
Jurqu*oû  Us  a  ponés  rintérêt  de  l'état. 

Ma' 


TRAGÉDIE.  $j 

Mais  ces  mêmes  héros ,  prodigues  de  leur  vie  , 
Ne  la  rachecoient  point  par  une  perfidie. 

A  c  o  M  A  T. 
O  courage  inflexible  1  O  trop  confiante  foi , 
Que  ,  même  en  périfTant,  j'admire  malgré  moi  ! 
Faut-il  qu'en  un  moment  un  fcrupule  timide 
Perde...  Mais  qUcI  bonheur  nous  envoie  Atalide  î 


SCENE    IV. 

ATALIDE,  BAJAZET,  ACOMAT. 

A  c  o  M  A  T. 

l\  H  ,  Madame ,  venez  avee  moi  vous  unir. 
Il  fe  perd. 

Atalide. 
C'eft  de  quoi  je  viens  l'entretenir. 
Mais  laiflez-nous.  Roxane ,  à  fa  perte  animée 
Veut  que  de  ce  palais  la  porte  foit  fermée. 
Toutefois,  Acomat,  ne  vous  éloignez  pas  5 
Peut-être  on  vous  fera  revenir  fur  vos  pas. 

—  ■      ■  '       ■  ■ 

SCENE    V. 

BAJAZET,     ATALIDE. 

B  a  J  A  2  E  T. 

±1  i  bien!  C'eft  maintenant  qu'il  faut  que  je  vous  laide. 
Le  Ciel  punit  ma  feinte  ,  8c  confond  votre  adreflè. 
Rien  ne  m'a  pu  parer  contre  ces  deniiers  coups  5 
Il  falloir ,   ou  mourir,   ou  n'être  plus  à  vous. 
De  quoi  nous  a  fervi  cette  indigne  contrainte  ? 
Je  meurs  plus  tard.  Voilà  tout  le  ftuic  de  ma  feinte 
Jomc  11,  E 


9'S  B  A  J  A  Z  ET, 

Je  vous  l'avois  prédit.  Mais  vous  l'avez  voulu. 

J'ai  reculé  vos  pleurs  autant  que  je  l'ai  pu. 

Belle  Atalide ,  au  nom  de  cette  complailance  , 

Daignez  de  la  fultane  éviter  la  préfence. 

Vos  pleurs  vous  trahiroient ,  cachez-les  à  Cas  yeux , 

Et  ne  prolongez  point  de  dangereux  adieux. 

Atalide. 
Non  ,  Seigneur.  Vos  bontés  pour  une  infortunée 
Ont  allez  difputé  contre  la  Jeltinée. 
11  vous  en  coûte  trop  pour  vouloir  m'épargner. 
Il  faut  vous  rendre.  Il  faut  me  quitter  &  régner. 

B  A  J  A  2  E  T. 

Vous  quitter  ? 

A    T  A  L  X  D  E. 

Je  le  veux.  Je  me  fuis  confultée. 
De  mille  foins  jaloux  jufqu'alors  agitée. 
Il  ert  vrai ,  je  n'ai  pu  concevoir  fans  effroi , 
Que  Bajazet  pût  vivre ,  &  n'être  plus  à  moi  ; 
Et  lorfque  quelquefois  de  ma  rivale  heureufc 
Je  me  repréfentois  l'image  douloureufe  , 
Votre  mort  (  pardonnez  aux  fureurs  des  amans  ) 
Ne  me  paroifToit  pas  le  plus  grand  des  tourmens. 
Mais ,  à  mes  trilles  yeux  ,   votre  mort  préparée 
Pans  toute  fon  horreur  ne  s'étoit  pas  montrée. 
Je  ne  vous  voyois  pas  ,  ainfi  que  je  vous  vois  , 
Prêt  à  me  dire  adieu  pour  la  dernière  fois. 
Seigneur  ,  je  fais  trop  bien  avec  quelle  confiance 
Vous  allez  de  la  mort  affronter  la  préfence. 
Je  fais  que  votre  cœur  fe  fait  quelques  plailîrs 
De  me  prouver  fa  foi  dans  Ces  derniers  foupirs. 
Mais  ,  hélas  ,   épargnez  une  ame  plus  timide  i 
Mefurez  vos  malheurs  aux  forces  d'Atalide  ; 
Et  ne  m'expofez  point  aux  plus  vives  douleurs. 
Qui  jamais  d'une  amante  épuifèrent  les  pleurs 

B  A  jr  A  z  E  T. 
Et  que  deviendrez-vous,  fl,  àhs  cette  journée. 
Je  célèbre  à  vos  yeux  ce  funefte  hyménée  î 


TRAGÉDIE.  $j 

A  T  A  L  I  D  E. 

Ne  vous  informez  point  ce  que  je  deviendrai. 

Peut-être  à  mon  delèin ,  Seigneur ,  j'obéïrai. 

Que  fais-je  î  A  ma  douleur  je  cjiercherai  des  charmej. 

Je  longerai  peut-être  ,  au  milieu  de  mes  larmes  , 

Qu'à  vous  perdre  pour  moi  vous  étiez  réfolu. 

Que  vous  vivez,   qu'enfin  c'eft  moi  qui  l'ai  voulu. 

B  A    J  A  Z  E  T. 

Non ,  vous  ne  verrez  point  cette  fête  cruelle. 

Plus  vous  me  commandez  de  vous  être  infidèle. 

Madame  ,  plus  je  vois  combien  vous  méritez 

De  ne  point  obtenir  ce  que  vous  fouhaitez. 

Quoi  I  Cet  amour  fi  tendre ,  &  né  dans  notre  enfance. 

Dont  les  feux  ,  avec  nous,  ont  crû  dans  le  filenccj 

Vos  larmes  que  ma  main  pouvoir  feule  arrêter  5 

Mes  fermens  redoublés  de  ne  vous  point  quitter  : 

Tout  cela  finiroit  par  une  perfidie  î 

J'épouferois,  &:  qui  ?  (  s'il  faut  que  je  le  die  ) 

Une  efclave  attachée  à  fes  feuls  intérêts  , 

Qui  préfente  à  mes  yeux  des  fupplices  tout  prêts, 

Qui  m'offre  ou  fon  hymen ,  ou  la  mort  infaillible  y 

Tandis  qu'à  mes  périls  Atalide  fenfible  , 

Et  trop  digne  du  fang  qui  lui  donna  le  jour  , 

Veut  me  facrificr  jufques  à  fon  amour. 

Ah  ,   qu'au  jaloux  fultan  ma  tête  foit  portée  , 

Puii'r.i'i!  faut  à  ce  prix  qu'elle  foit  rachetée  i 

Atalide. 
icigncur,  vous  pourriez  vivre  ,   &  ne  me  point  trahir. 

B  A  J   A  z  E  T. 

Parlez.  Si  je  le  puis,  je  fuis  prêt  d'obcïr. 

Atalide. 
La  fultanc  vous  aime  •  &: ,  malgré  fa  colère , 
Si  vous  preniez  ,  Seigneur,  plus  de  foin  de  lui  plaire  ; 
Si  vos  foupirs  daignoicnt  lui  faire  preflentir 
Qu'un  jour . . . 

B  A  J  A  z  E  T. 

Je  vous  entends,  je  n'y  puis  confemîr. 
Eij 


xoo  B  A  J  A  Z  E  Ty 

Ne  vous  figurez  point  que,  dans  cette  journée. 
D'un  lâche  défefpoir  ma  vertu  conlternée  , 
Craigne  les  foins  d'un  trône  où  je  pourrois  monter , 
Et  par  un  prompt  trépas  cherche  à  les  éviter. 
J'écoute  trop  peut-être  une  imprudente  audace. 
Mais ,  fans  celle  occupé  des  grands  noms  de  ma  race , 
J'efpérois  que  ,  fuyant  un  indigne  repos  , 
Je  piendrois  quelque  place  entre  tant  de  héros. 
Mais,  quelque  ambition,  quelque  amour  qui  me  brûlci 
Je  ne  puis  plus  tromper  une  amante  crédule. 
En  vain  ,  pour  me  fauver  ,  je  vous  l'aurois  promis. 
Et  ma  bouche  &  mes  yeux  ,  du  menfonge  ennemis. 
Peut-être  dans  le  temps  que  je  voudrois  lui  plaire  , 
Feroient  par  leur  défordre  un  effet  tout  contraire  ; 
Et  de  mes  froids  foupirs  fes  regards  offenfés  , 
Verroient  trop  que  mon  cœur  ne  les  a  point  pouffes» 
O  Ciel  I  Combien  de  fois  je  l'aurois  éclaircie  , 
Si  je  n'euffe  à  fa  haine  expofé  que  ma  vie  ; 
Si  je  n'avois  pas  craint  que  Ces  foupçons  jaloux 
N'euffent  trop  aifément  remonté  jufqu'à  vous  ? 
Et  j'irois  l'abufer  d'une  fauffe  promeffe  î 
Je  me  parjurerons  ?  Et  ,  par  cette  baffefîe  . .  . 
Ah,  loin  de  m'ordonner  cet  indigne  détour, 
Si  votre  cœur  étoit  moins  plein  de  fon  amour , 
Je  vous  verrois,  fans  doute  ,  en  rougir  la  première. 
Mais  ,  pour  vous  épargner  une  injuile  prière  , 
Adieu  ,  je  vais  trouver  Roxane  de  ce  pas  j 
Et  je  vous  quitte. 

A   T  A  L  I  D  JE. 

Et  moi ,  je  ne  vous  quitte  pas. 
Venez,  cruel,  venez,  je  vais  vous  y  conduire  5 
Et  de  tous  nos  fecrets  c'eft  moi  qui  veux  rinftruire. 
Puifque  ,  malgré  mes  pleurs,  mon  amant  furieux 
Se  fait  tant  de  plaifir  d'expirer  à  mes  yeux  ; 
Roxane  ,  malgré  vous ,  nous  joindra  l'un  &:  l'autre 
Elle  aura  plus  de  foif  de  mon  fang  que  du  vôtre  5 
Et  je  pourrai  donner  à  vos  yeux  effrayés 
Le  fpedade  fanglant  q^ue  vous  me  prépariez. 


TRAGÉDIE.  loi 

B  A  J  A  Z  E  T. 

O  Ciel ,  que  faites-vous  î 

A    X    A    L    I    D    E. 

Cruel ,   pouvez-vous  croire 
Que  je  fois,  moins  que  vous,  jaloufe  de  ma  gloire  î 
Penfez-vous  que  cent  fois   ,  en  vous  faifant  parler  , 
Ma  rougeur  ne  fût  pas  prête  à  me  déceler  î 
Mais  on  me  préfentoit  votre  perte  prochaine. 
Pourquoi  faut-il,  ingrat,  quand  la  mienne  eil  certaine,. 
Que  vous  n'oficz  pour  moi  ce  que  j'ofois  pour  vous  î 
Peut-être  il  futfira  d'un  mot  un  peu  plus  doux. 
Roxane  dans  fon  coeur  peut-être  vous  pardonne. 
Vous-même  ,  vous  voyez  le  temps  qu'elle  vous  donne, 
A-t-elIe  ,  en  vous  quittant,   fait  fortir  le  vifîr  ? 
Des  gardes  à  mes  yeux  viennent-ils  vous  faifir  ? 
Enfin ,  dans  fa  fureur ,  implorant  mon  adrcfle , 
Ses  pleurs  ne  m'ont-ils  pas  découvert  fa  tendreflè  ? 
Peut-être  elle  n'attend  qu'un  efpoir  incertain  , 
Qui  lui  fafle  tomber  les  armes  de  la  main. 
Allez ,  Seigneur  ,  fauvez  votre  vie  &  la  mienne. 

B  A  J   A  2  E  T. 

Hé  bien.  Mais  quels  difcours  faut-il  que  je  lui  tienne  ? 

A  T  A  L  I  D  E. 

Ah,  daignez  fur  ce  choix  ne  me  point  confulter. 
L'occafion  ,  le  Ciel  pourra  vous  les  dicker. 
Allez.  Entre  elle  &:  vous  je  ne  dois  point  paroître. 
Votre  trouble  ou  le  mien  nous  feroit  reconnoître. 
Allez  ,  encore  un  coup,  je  n'ofe  m'y  trouver. 
Dites...  tout  ce  qu'il  faut,  Seigneur ,  pour  vous  fauver. 

Fin  du  fécond  Acte, 


£  iij 


rox  B  A  J  A  Z  E  Ty 

ACTE    III. 

SCENE     PREMIERE, 

ATALIDE,  ZAÏRE. 

A  T  A  L  I  D  E. 

^  AÏRE ,  il  eft  donc  vrai ,  fa  grâce  eft  prononcée  î 

Z  A  ï  R  E. 
Je  vous  l'ai  dit ,  Madame  :  une  efclave  emprefléc , 
Qui  couroit  de  Roxane  accomplir  le  défir  , 
Aux  portes  du  ferrail  a  reçu  le  vifîr. 
Ils  ne  m'ont  point  parlé.  Mais,mieux  qu'aucun  langage. 
Le  tranfport  du  vidr  marquoit  fur  fon  vifage 
Qu'un  heureux  changement  le  rappelle  au  palais. 
Et  qu'il  y  vient  figner  une  éternelle  paix. 
Roxane  a  pris  fans  doute  une  plus  douce  voie. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Ainfî  ,  de  toutes  parts  ,  les  plaifîrs  &  la  joie 
M'abandonnent,  Zaïre  ,  &  marchent  fur  leurs  pas. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  ,  je  ne  m'en  repens  pas. 

Z  A  ï  R  E. 

Quoi ,  Madame  ?  Quelle  eft  cette  nouvelle  aîlarme  ? 

A  T  A  L  I  JO  E. 

Et  ne  t'a-t-on  point  dit ,  Zaïre  ;  par  quel  charme  , 
Ou  ,  pour  mieux  dire  enfin  ,  par  quel  engagement, 
Bajazet  a  pu  faire  un  il  prompt  changement  ? 
Roxane  en  fa  fureur  paroifi'oit  inflexible  ; 
A-t-elle  de  fon  cœur  quelque  gage  infaillible  ? 
Parle.  L'époufe-t-il  ? 

Z  A  ï  R  E. 

Je  n'en  ai  rien  appris. 
Mais  enfin  ,  s'il  n'a  pu  fe  fauver  qu'à  ce  prix , 


TRAGÉDIE.  loi 

S'iJ  fait  ce  que  vous-même  avez  fu  lui  prefcrire  ; 
S'il  répoule  en  un  mot. 

A  T  A  L  1  D  E. 

S'il  l'cpoufe  ,  Zaïre  ? 

Z  A  ï  R  E. 

Quoi  !  Vous  repentez-vous  des  généreux  difcours  , 
Que  vous  dicioit  le  foin  de  conferver  fes  jours  î 

A  X  A  L  I  D  E. 

Non ,   non  ,  il  ne  fera  que  ce  qu'il  a  dû  faire. 
Sentimens  trop  jaloux  ,  c'eft  à  vous  de  vous  taire, 
Si  Bajazet  l'époufe  ,  il  fuit  mes  volontés  , 
Refpedez  ma  vertu  qui  vous  a  furmonrés. 
A  ces  nobles  confeils  ne  mêlez  point  le  vôtre  ; 
Et ,  loin  de  me  le  peindre  entre  les  bras  d'une  autre  , 
Laiflcz-moi ,  fans  regret ,  me  le  repréfenter 
Au  trône,  où  mon  amour  l'a  forcé  de  monter. 
Oui,  je  me  reconnois,  je  fuis  toujours  la  même. 
Je  voulois  qu'il  m'aimât ,  chère  Zaïre  ,   il  m'aime. 
Et  du  moins  cet  efpoir  me  confole  aujourd'hui , 
Que  je  vais  mourir,  digne ,  oc  contente  de  lui. 

Zaïre- 
>Iourir  !  Quoi,  vous  auriez  un  delTcin  fi  funefte  î 

A  T  A  L  I  D  E. 

J'ai  cédé  mon  amant  ;  tu  t'étonnes  du  rcfte. 
Peux-tu  compter  ,  Zaïre,   au  nombre  des  malheurs 
Une  mort ,  qui  prévient  &  finit  tant  de  pleurs  ? 
Qu'il  vive  ,   c'eft  alTez.  Je  l'ai  voulu  ,   fans  doute  ; 
Et  je  le  veux  toujours,  quelque  prix  qu'il  m'en  coûte: 
Je  n'examine  point  ma  joie  ou  mon  ennui. 
J'aime  allez  mon  amant  pour  renoncer  à  lui. 
Mais,  hélas,   il  peut  bien  penfer,  avecjufticc. 
Que  fi  j'ai  pu  lui  faire  un  fi  grand  facriftce  , 
Ce  cœur  ,  qui  de  Ces  jours  prend  ce  funefte  foin  , 
L'aime  trop  pour  vouloir  en  être  le  témoin. 
Allons ,  je  veux  (avoir  . ,  • 

Eiv 


104  B  A  J  A  Z  E  Ty 

Z  A  ï  R  E. 

Modérez- VOUS,  de  grâce 
On  vient  vous  informer  de  tout  ce  qui  fe  pafTe. 
C'ell  le  vifîr. 


SCENE     IL 

AT  AL  IDE,    ACOMAT,    ZAÏRE. 

A  C  O  M  A  T^ 

JLj  nfin  nos  amans  font  d'accord , 
Madame.  Un  calme  heureux  nous  remet  dans  le  port. 
La  fultane  a  lailTé  défarmer  fa  colère  j 
Elle  m'a  déc'aré  fa  volonté  dernière; 
Et ,  tandis  qu'elle  montre  au  peuple  épouvanté 
Du  prophète  divin  l'étendart  redouté  , 
Qu'à  marcher  fur  mes  pas  Bajazct  fe  difpofe  , 
Je  vais  de  ce  fignal  faire  entendre  la  caufe  ; 
Remplir  tous  les  efprits  d'une  jufte  terreur  ; 
Et  proclamer  enfin  le  nouvel  empereur. 

Cependant  permettez  que  je  vous  renouvelle 
Le  fouvenir  du  prix  qu'on  promit  à  mon  zèle. 
i>i'attendez  point  de  moi  ces  doux  emportemens ,' 
Tels  que  j'en  vois  paroître  au  coeur  de  ces  amans. 
Mais  fi  ,  par  d'autres  foins  plus  dignes  de  mon  âge  »" 
Par  de  profonds  rcfpeûs  ,  par  un  long  efclavage  , 
Tel  que  nous  le  devons  au  fang  de  nos  fultans , 
Je  puis .... 

A  T  A  L  I  D  î. 

Vous  m'en  pourrez  inftruîre  avec  le  temps. 
Avec  le  temps  auffi  vous  pourrez  me  connoître. 
Mais  quels  font  ces  tranfports  qu'ils  vous  ont  fait  paroi  treî 

A  C  G  M  A   T. 

Madame  ,  doutez-vous  des  foupirs  enflammés 
De  deux  jeunes  amans  l'un  de  l'autre  charmés  î 


TRAGÉDIE.  loj 

A  T  A  L  I  D  E. 

Non.  Mais,   à  dire  vrai ,  ce  miracle  m'étonne  5 
Et  dit-on  à  quel  prix  Roxane  lui  pardonne  î 
L'époufe-c-il  enfin  ? 

A  C  G  M  A  T. 

Madame  ,  je  le  croî. 
Vcici  tout  ce  qui  vient  d'arriver  devant  moi. 

Surpris,  je  l'avouerai,  de  leur  fureur  commune. 
Querellant  les  amans ,  l'amour,  &  la  fortune, 
J'étois  de  ce  palais  forti  défefpérc. 
Déjà  ,  fur  un  vailTeau  dans  le  port  préparé  , 
Chargeant  de  mon  débris  les  reliques  plus  chères  j 
Je  méditois  ma  fuite  aux  terres  étrangères. 
Dans  ce  trille  defTein  au  palais  rappelle , 
Plein  de  joie  &  d'efpoir,  j'ai  couru  ,  j'ai  volé. 
La  porte  du  ferrail  à  ma  voix  s'eft  ouverte  , 
Et  d'abord  une  efclaveà  mes  yeux  s'eft  offerte. 
Qui  m'a  conduit  fans  bruit  dans  un  appartement. 
Où  Roxane  attentive  écoutoit  fon  amanr. 
Tout  gardoit  devant  eux  un  augufte  filcnce. 
Moi-même  ,   réllftant  à  mon  impatience  , 
Ec  refpcdant  de  loin  leur  fecrei  entretien  , 
J'ai  long-remps  ,  immobile  ,  obfervé  leur  maintien. 
Enfin  ,  avec  des  yeux  qui  découvroient  fon  ame. 
L'une  a  tendu  la  main  pour  gage  de  fa  flamme  ; 
L'autre  ,  avec  des  regards  éloquens ,  pleins  d'amour  , 
L'a  de  [es  feux ,  Madame  ,  afluré ,  à  fon  îpur» 

A  T  A  L  I  D  £« 

Hélas: 

A  c  O  M  A  T. 

Ils  m*ont  alors  apperçu  l'un  &  l'autre. 
-.ilâ  ,  m'a-t-elle  dit ,  votre  prince  &:  le  notre. 
Je  vais,  biave  Acomar,  le  remettre  en  vos  mains^ 
Allez  lui  préparer  les  honneurs  fouverains. 
Qu'uQ  peuple  obéifTant  l'attende  dans  le  temple. 
Le  ferrail  va  bien-tôt  vous  en  donner  l'exemple»      e 
Aux  pieds  de  Bajazct  alors  je  fuis  tombé. 
Et  foudain  à  leurs  yeux  je  me  fuis  dérobé, 

Ev 


lotf  BAJAZEJy 

Trop  heureux  d'avoir  pu  ,  par  un  récit  fidèle  , 
De  leur  paix  ,  en  palVant ,  vous  conter  la  nouvelle , 
Et  m'acquictervers  vous  de  mes  refpeéls  profonds. 
Je  vais  le  couronner ,  Madame  ,   Se  j'en  réponds 


SCENE     I  1  L 

ATALIDE,     ZAÏRE. 

A  T  A  L  I  D  E 

J\  LIONS,  retirons-nous,  ne  troublons  point  leur  joie. 

Z  A  ï  R  E. 

Ah ,  Madame  ,  croyez  . .  . 

A  T  A  L  I  D  E. 

Que  veux-tu  que  je  croie  l 
Quoi  donc  ,  à  ce  fpeûacle  irai-je  m'expofer  î 
Tu  vois  que  c'en  eft  fait.  Ils  fe  vont  époufer. 
La  fultane  eft  contente  ,  il  l'afl'ure  qu'il  l'aime. 
Mais  je  ne  m'en  plains  pas  ,  je  l'ai  voulu  moi-même. 
Cependant  croyois-tu  ,  quand  ,  jaloux  de  fa  foi , 
Il  s'alloit  ,  plein  d'amour  ,  facrifier  pour  moi  ; 
Lorfque  fon  cœur  tantôt  m'exprimant  fil  tendrefle  , 
Refufoit  à  Roxane  une  fimple  promefic  5 
Quand  mes  larmes  en  vain  tâchoient  de  l'émouvoir  5 
Quand  je  m'applandiflbis  de  leur  psu  de  pouvoir  : 
Croyois-tu  que  fon  cœur,  contre  toute  apparence  , 
Pour  la  perfuader  trouvât  tant  d'éloquence  ? 
Ah,  peut-être,  après  tout ,  que  fans  trop  fe  forcer. 
Tout  ce  qu'il  a  pu  dire ,  il  a  pu  le  penfer  1 
Peut-être ,  en  la  voyant ,  plus  fenfîble  pour  elle , 
Il  a  vu  dans  Ces  yeux  quelque  grâce  nouvelle. 
Elle  aura ,  devant  lui ,  fait  parler  fes  douleurs» 
Elle  l'aime  ,  un  empire  autorife  fes  pleurs. 
Tant  d'amour  touche  enfin  une  am«  généreufe. 
Hélas ,  t^ue  dç  raifçns  conçre  une  malheureufe  î 


TRAGÉDIE.  to7 

Z  A  ï  R.  E. 

Mais  ce  fuccès ,  Madame,  eft  encore  incercaîn. 
Auendez. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Non,  vois-tu  ,  je  le  nieroîs  en  vain. 
Je  ne  prends  point  plaifir  à  croître  ma  mifère. 
Je  fais  pour  fe  fauver  tout  ce  qu'il  a  dû  faire. 
Quand  mes  pleurs  vers  Roxane  ont  rappelle  Tes  pas  , 
Je  n'ai  point  prétendu  qu'il  ne  m'obéit  pas. 
Mais  ,  après  les  adieux  que  je  venois  d'entendre. 
Apres  tous  les  rranfports  d'une  douleur  fî  tendre. 
Je  fais  qu'il  n'a  point  dû  lui  faire  remarquer 
La  joie  &  les  tranfports  qu'on  vient  de  m'cxpliquer. 
Toi-même,  juge  nous  ,  &  vois  11  je  m'abufe. 
Pourquoi  de  ce  confeil  moi  feule  fuis-jc  exdufe  ? 
Au  fort  de  Bajazct  ai-je  fi  peu  de  part  ? 
A  me  chercher  lui-même  attendroit-il  fi  tard  ? 
N'étoit  que  de  fon  cœur  le  trop  jufte  reproche 
Lui  fait  peut-être,  hélas,  éviter  cette  approche  ? 
Mais,  non  ,  je  lui  veux  bien  épargner  ce  fouci. 
T!  ne  me  verra  plus. 

Z  A  ï  R.  E. 

Madame ,  le  voici. 


SCENE     IV. 

BAJAZET,    ATALIDE,    ZAÏRE, 

B  A  J   A  z  E  T. 

V-«  'en  efl:  fait ,   j'ai  parlé ,  vous  êtes  obéie. 
Vous  n'avez  plus ,  Madame  ,  à  craindre  pour  ma  vie  5 
Et  je  ferois  heureux,  fi  la  foi  ,  Ci  l'honneur 
Ne  me  rcprochoi:  point  mon  injufte  bonheur  ; 
Si  mon  cœur,  dont  le  trouble  en  fecret  me  condamne  , 
PouYoit  me  pardonner  auffi-bien  que  Roxane.    • 

Ev> 


io8  B  A  J  A  Z  E  T, 

Mais  enfin  ,  je  me  vois  les  armes  à  la  main. 
Je  fuis  libre  ,  &:  je  puis  contre  un  frère  inhumain  , 
Non  plus  ,    par  un  fîlence  aidé  de  votre  adrelTc  , 
Difputer  en  ces  lieux  le  cœur  de  fa  maîcrefre. 
Mais  par  de  vrais  combats,  par  de  nobles  dangers  , 
Moi-même  le  cherchant  aux  climats  étrangers  , 
Lui  difputer  les  cœurs  du  peuple  &  de  l'armée  j 
Et  pour  juge  entre  nous  prendre  la  renommée. 
Que  vois-je  ?  Qu'avez-vous  î  Vous  pleurez  î 

A  T  A  L  I  D  E, 

Non ,  Seigneur , 
Je  ne  murmure  point  contre  votre  bonheur. 
Le  Ciel ,   le  jufte  Ciel  vous  dcvoit  ce  miracle. 
Vous  favez  fi  jamais  j'y  formai  quelque  obllacle. 
Tant  que  j'ai  refpiré  ,  vos  yeux  me  font  témoins 
Que  votre  fcul  péril  occupoit  tous  mes  foins  j 
Et  puifqu'il  ne  pouvoit  finir  qu'avec  ma  vie, 
C'etl  fans  regret  aufîî  que  je  la  facrifie. 
Il  ell  vrai  ;  fi  le  Ciel  eût  écouté  mes  vœux. 
Qu'il  pouvoit  m'accorder  un  trépas  plus  heureux. 
Vous  n'en  auriez  pas  moins  époufé  ma  rivale  î 
Vous  pouviez  l'afilirer  de  la  foi  conjugale  : 
Mais  vous  n'auriez  pas  joint  à  ce  titre  d'époux. 
Tous  ces  gages  d'amour  qu'elle  a  reçus  de  vous, 
Roxane  s  eftimoit  allez  récompenfée  , 
Etj'aurois,  en  mourant ,  cette  douce  penfée  ; 
Que  vous  ayant  moi-même  impofé  cette  loi. 
Je  vous  ai  vers  Roxane  envoyé  plein  de  moi  ; 
Qu'emportant  chez  les  morts  toute  votre  tendrefle. 
Ce  n'eft  point  un  amant  en  vous  que  je  lui  laide. 

B  A  j  A  z  E  T. 
Que  parlez-vous.  Madame,  &  d'époux  &  d'amamî 
O  Ciel  ,  de  ce  difcours  quel  eft  le  fondement  î 
Qui  peut  vous  avoir  fau  ce  récit  infidèle  ? 
Moi ,  j'aimerois  Roxane  ,  ou  je  vivrois  pour  elle  , 
Madame  !  Ah  ,  croyez-vous  que  ,  loin  de  le  penfer. 
Ma  bouche  feulement;  eût  pu  le  prononcer  i 


TRAGÉDIE,  109 

Maïs  l'un  ni  l'autre  enfin  n'étoit  point  néceflaire, 
La  fultane  a  fuivi  fon  penchant  ordinaire  ; 
Et ,  foit  qu'elle  ait  d'abord  expliqué  mon  retour 
Comme  un  gage  certain  qui  marquoit  mon  amour. 
Soit  que  le  temps  trop  cher  la  prelFâc  de  fe  rendre  , 
A  peine  ai-je  parlé  ,  que ,  fans  prefque  m'entendre  , 
Sts  pleurs   précipités  ont  coupé  mes  difcours. 
Elle  met  dans  ma  main  fa  fortune  &:  ks  jours  j 
Et  fe  fiant  enfin  à  ma  reconnoiflance. 
D'un  hymen  infaillible  a  formé  l'efpérance. 
Moi-même  ,    rougifl'ant  de  fa  crédulité  , 
Et  d'un  amour  li  tendre  &:  li  peu  mérité  , 
Dans  ma  confufion  ,  que  Roxane ,  Madame , 
Atttibuoit  encore  à  l'excès  de  ma  flamme, 
Je  me  trouvois  barbare  ,  injufte  ,  criminel. 
Croyez  qu'il  m'a  fallu ,  dans  ce  moment  cruel. 
Pour  garder  jufqu'au  bout  un  filence  perfide  , 
Rappeller  tout  l'amour  que  j'ai  pour  Atalide. 
Cependant ,  quand  je  viens  ,  après  de  tels  efforts , 
Chercher  quelque  fecours  contre  tous  mes  remords. 
Vous  même  ,  contre  moi ,  je  vous  vois  ,  irritée , 
Reproci»er  votre  mort  à  mon  ame  agitée. 
Je  vois  enfin ,  je  vois  qu'en  ce  même  moment 
Tout  ce  que  je  vous  dis  vous  touche  foiblement. 

Madame ,    finiflbns  &  mon  trouble  &  le  vôtre. 

-  nous  affligeons  point  vainement  l'un  &:  l'autre» 
Roxane  n  eft  pas  loin.  Laiflcz  agir  ma  foi. 
J'irai  ,   bien  plus  content  &  de  vous  &  de  moi , 
Détromper  fcn  amour  d'une  feinte  forcée  , 
Que  je  n'ailois  tantôt  déguifer  ma  penfée. 
La  voicL 

Atalide. 
Jufte  Ciel  !  Où  va-t-il  s'expofer  ? 
Si  vous  m'aimez,  gardez  de  la  défabufet. 


B  A  J  A  Z  ET, 


SCENE     V. 

ROXANE,    BAJAZET,   ATALIDE. 

R  O  X  A  N  E. 

V    ENEz,  Seigneur,   venez.  Il  eft  temps  de  paroîtrc  , 
Et  que  tout  le  leirail  reconnoilîè  fon  maître. 
Tout  ce  peuple  nombreux  ,  dont  il  eft  habité  , 
Aflemblé  par  mon  ordre  ,  attend  ma  volonté. 
Mes  efclaves  gagnés  ,   que  le  reile  va  fuivre , 
Sont  les  premiers  fujjts  que  mon  amour  vous  livre. 
L'auricz-vous  cru,  Madame,  &  qu'un  fi  prompt  retour 
Fît  à  tant  de  fureur  fuccéder  tant  d'amour  î 
Tantôt ,  à  me  venger  fixe  bc  déterminée  , 
Je  jurois  qu'il  voyoit  fa  dernière  journée. 
A  peine  cependant  Bajazet  m'a  parlé  , 
L'amour  fit  le  ferment ,  l'amour  l'a  violé. 
J'ai  cru  dans  fon  défordre  entrevoir  fa  tendre/Tc. 
J'ai  prononcé  fa  grâce ,  &  je  crois  fa  promefle. 

Bajazet. 
Oui ,  je  vous  ai  promis  ,  &  j'ai  donné  ma  foi 
De  n'oublier  jamais  tout  ce  que  je  vous  doi. 
J'ai  juré  que  mes  foins  ,  ma  jufte  complaifance , 
Vous  répondront  toujours  de  ma  reconnoiflancQ. 
Si  je  puis  à  ce  prix  mériter  vos  bienfaits  , 
Je  vais  de  vos  bontés  attendre  les  efiets. 


SCENE     VI. 

ROXANE,     ATALIDE. 

R  O  X  A  N  E. 

U  E  QUEL  étonnement ,  ô  Ciel ,  ,fuis-jc  frappée  l 
Eft-ce  un  fongeîEt  mes  y  eux  ne  xn'ont-ils  point  trompée? 


TRAGÉDIE,  m 

Quel  eft  ce  fombre  accueil ,  &  ce  difcours  glacé 

Qui  femble  révoquer  tout  ce  qui  s'eft  paflé  ? 

Sur  quel  efpoir  croit-il  que  je  me  fois  rendue  , 

Et  qu'il  ait  regagné  mon  amit?é  perdue  ? 

J'ai  cru  qu'il  me  juroit  que  ,  jufques  à  la  mort. 

Son  amour  me  laifloit  maîtrelle  de  fon  fort. 

Se  repcnt-il  déjà  de  m' avoir  appaifée  ? 

Mais  moi-même  tantôt  me  ferois-jc  abufée  î 

Ah  1  .„  Mais  il  vous  parloir.  Quels  étoient  Ces  difcours. 

Madame  ! 

A  T   A  L  I  D  E. 

Moi ,  Madame  !  Il  vous  aime  toujours. 

R  O  X  A  N  E. 

Il  y  va  de  fa  vie ,  au  moins  que  je  le  croie. 
Mais ,  de  grâce  ,  parmi  tant  de  fujets  de  joie . 
Répondez- moi  :  comment  pouvez-vous  expliquer 
Ce  chagrin  ,  qu'en  fortant  il  m'a  fait  remarquer  ? 

A  T  A   L  I  D  F.. 

Madame ,  ce  chagrin  n'a  point  frappé  ma  vue. 
Il  m'a  de  vos  bontés  long-temps  entretenue  , 
Il  en  ctoit  tout  plein  quand  je  l'ai  rencontré. 
J'ai  cru  le  voir  fortir  tel  qu'il  étoit  entré. 
Mais,  Madame,  après  tout,  faut-il  être  fur  prife 
Que  ,  tout  près  d'achever  cette  grande  entreprife , 
Bajazet  s'inquiète,  &  qu'il  laifle  échapper 
Quelque  uiarque  des  foins  qui  doivent  l'occuper  i 

R  o  X  A  N  E. 

Je  vois  qu'à  l'excufer  votre  adreflTe  eft  extrême. 
Vous  parlez  mieux  pour  lui  qu'il  ne  parle  lui-même. 

A  T  A  L  I  D  E. 

El  quel  autre  intérêt . . . 

R  o  X  A  N  E. 

Madame,  c*eft  aflez. 
Je  conçois  vos  raîfons  mieux  que  vous  ne  penfez. 
Laiflcz^moi.  J'ai  befoin  d'un  peu  de  folicudc. 
Ce  jour  me  jette  auiïi  dans  quelque  inquiétude. 
J  ai ,  comme  Bajazet ,  mon  chagrin  &  mes  foins  , 
Et  je  Ycu^-  ua  moment  y  penfer  fans  témoins. 


B  A  J  A  Z  E  T, 


SCENE     VIL 

R  o  X  A  N  E  feule. 

M-J  E  TOUT  ce  que  je  vois  que  faut-il  que  je  penfe  î 
Tous  deux  à  me  tromper  font-ils  d'intelligence  ? 
Pourquoi  ce  changement ,  ce  difcours,  ce  départ? 
N'ai-je  pas  même  entre  eux  furpris  quelque  regard  î 
Bajazet  interdit  I  Atalide  étonnée  ! 
O  Ciel ,   â  cet  affront  m'auricz-vous  condamnée  î 
De  mon  aveugle  amour  feroient-ce  là  les  fruits  , 
Tant  de  jours  douloureux  ,  tant  d'inquiètes  nuits  , 
Mes  brigues  ,  mes  complots ,   ma  trahifon  fatale , 
N'aurois-je  tout  tenté  que  pour  une  rivale  ? 

Mais  peut-être  qu'aulïi,  trop  prompte  à  m'affligcr , 
J'obferve  de  trop  près  un  chagrin  paflager. 
J'impute  à  fon  amour  l'effet  de  fon  caprice. 
N'eùt-il  pas  jufqu'au  bout  conduit  fon  artifice  î 
Prêt  à  voir  le  fuccès  de  fon  déguifement , 
Quoi  ,  ne  pouvoit-il  pas  feindre  encore  un  moment  ? 
Non,  non,  raffurons-nous.  Trop  d'amour  m'intimide. 
Et  pourquoi  dans  fon  cœur  redouter  Atalide  ? 
Quel  feroit  fon  deffein  ?  Qu'a-t-elle  fait  pour  lui  ? 
Qui  de  nous  deux  enfin  le  couronne  aujourd'hui  î 
Mais,   hélas,   de  l'amour  igrxorons-hous  l'empire  ï 
Si  par  quelque  autre  charme  Atalide  l'attire , 
Qu'importe  qu'il  nous  doive  &  le  fceptre  &  le  jour  ? 
Les  bienfaits  dans  un  coeur  balancent-ils  l'amour  ? 
Et  fans  chercher  plus  loin,  quand  l'ingrat  me  fut  plaire, 
Ai-je  mieux  reconnu  les  bontés  de  fon  frère  î 
Ah  ,  fi  d'une  autre  chaîne  il  n'étoit  point  lié  , 
L'offre  de  mon  hymen  l'eût- 1  tant  efi'rayé  ? 
N'eût- il  pas,  fans  regret ,  fécondé  mon  envie  ? 
L'eût-il  refufé  même  aux  dépends  de  fa  vie  ? 
Que  de  juftes  raifons  .  .  .  Mais  ^ui  vient  me  parier  ? 
Que  veut-on  î 


TRAGÉDIE.  115 


SCENE     V  I  I  L 

ROXANE,    ZATIME, 

Z  A  T  I  M  E. 

i:  AR.DONNEZ  ,  fl  j'ofe  VOUS  troublcr. 
Msùs,  Madame  ,  un  efclave  arrive  de  l'armée  ; 
Et,  quoique  fur  la  mer  la  porte  fût  fermée , 
Les  gardes  ,  fans  tarder,  l'ont  ouverte  à  genoux 
Aux  ordres  du  fultan  qui  s'adrcflent  à  vous. 
Mais,   ce  qui  me  furprend  ,  c'eft  Orcan  qu'il  envole, 

R  O  X  A  N  E. 

Oxcan  ! 

Z  A  T  I  M  E. 

Oui ,  de  tous  ceux  que  le  fultan  emploie  , 
Orcan  le  plus  fidèle  à  fcrvir  fcs  dclieins, 
Né  fous  le  Ciel  brûlant  des  plus  noirs  Africains. 
Madame  ,  il  vous  demande  avec  impatience. 
Mais  ,  j'ai  cru  vous  devoir  avertir  par  avance  , 
Et  fouhaitant,  fur- tout ,  qu'il  ne  vous  furprît  pas  , 
Dam  votre  appartement  j'ai  retenu  ics  pas. 

R  o  X  A  N  E. 

Quel  malheur  imprévu  vient  encor  me  confondre  » 

Quel  peut  être  cet  ordre,   &  que  puis-je  répondre  ? 

Il  n'en  faut  point  douter  ,  le  l'ultan  inquiet 

Une  féconde  fois  condamne  Bajazet. 

On  ne  peut  fur  fes  jours ,  fans  moi,  rien  entreprendre. 

Tout  m'obéit  ici.  Mais  dois-je  le  défendre  ? 

Quel  cil  mon  empereur  î  Bajazet  ?  Amurat  ? 

J*ai  trahi  l'un  5  mais  l'autre  cft  peut-être  un  ingrat. 


114  B  A  J  A  Z  E  T, 

Le  temps  prefle ,  que  faire  en  ce  doute  funefte  ? 
Allons.  Employons  bien  le  moment  qui  nous  reftc. 
Us  ont  beau  fe  cacher,  l'amour  le  plus  difcret 
Laifle  par  quelque  marque  échapper  fon  fecret. 
Obfervons  Bajazet.  Etonnons  Atalide  ; 
El  couronnons  l'amant,  ou  perdons  le  perfide. 

Fin  du  troijîèmi  A£le» 


TRAGÉDIE,  II  j 


ACTE    IV. 

SCENE     PREMIERE. 

ATALIDE,     ZAÏRE. 

A  T  A  L  I  D  E. 

J\  H  !  Sais-tu  mes  frayeurs  ?  Sais-tu  que  dans  ces  lieux 

J'ai  vu  du  fier  Orcan  le  vifage  odieux  ? 

En  ce  moment  fatal  que  je  crains  fa  venue  ! 

Que  je  crains  . .  .  Mais  dis-moi ,  Bajazet  t'a-t-il  vue  ? 

Qu'a-t-il  dit  ?  Se  rend-il  ,  Zaïre,  à  mes  raifons  î 

Ira-t-il  voir  Roxane  ,  &  calmer  fes  foupçons  ? 

Z  A  ï  R  E. 
I.  ne  peut  plus  la  voir  fans  qu'elle  le  commande 
Roxane  ainfî  l'ordonne ,  elle  veut  qu'il  l'attende. 
Sans  doute  à  cet  efclave  elle  veut  le  cacher. 
J'ai  feint ,  en  le  voyant ,  de  ne  le  point  chercher. 
J*ai  rendu  votre  lettre,  &  j'ai  pr-s  fa  rcponfe. 
Madame,  vous  verrez  ce  qu'elle  vous  annonce. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Après  tant  -.Vinjufles  détours , 
Fauz-il  qu^à  feindre  encor  votre  am(^r  me  convie^ 

Mais  je  veux  bien  prendre  foin  d'une  vie  , 

Dont  vous  jurei  que  dépendent  vos  jours. 
Je  verrai  lafultane  ;  6*,  par  ma  complaifance , 
Far  de  nouveaux  ferwens  de  ma  reconnoijfance  , 

Tappaiferai,  fi  je  puis ,  fon  courroux, 
N'exigei  rien  de  plus.  Ni  la  mort,  ni  vous  même  , 
Ne  me  ferei  jamais  prononcer  que  je  Vaime  , 

Puifque  jamais  je  n'aimerai  que  vous. 
Hélas  ,  que  me  dit  il  î  Croit- il  que  je  l'ignore  1 
Ne  fais-jc  pas  allez  qu'il  m'aiine  ,  qu'il  m  adore  î 


ii6  B  A  J  A  Z  E  T, 

Eft-ce  ainfî  qu'à  mes  vœux  il  fait  s'accommoder  ? 
C'eft  Roxane ,  &  non  moi ,  qu'il  faut  perfuader. 
De  quelle  crainte  encor  me  laiflè-t-il  faifîe  ? 
Funelle  aveuglement  !  Perfide  jaloufie  î 
Récit  menteur  !  Soupçons  que  je  n'ai  pu  celer, 
Falloir-il  vous  entendre  ,  ou  falloit-il  parler  î 
C'étoit  fait ,  mon  bonheur  furpalToit  mon  attente. 
J'étois  aimée  ,  heuteufe  ,  &  Roxane  contente. 
Zaïre  ,  s'il  fe  peut ,  retourne  fur  tes  pas. 
Qu'il  l'appaife.   Ces  mots  ne  rne  futîiient  pas. 
Que  fa  bouche  ,  Ces  yeux  ,  tout  ralTurc  qu'il  l'aime. 
Qu'elle  le  croie  enfin.  Que  ne  puis- je  moi-même, 
Echaulïant  par  mes  pleurs  fes  foins  trop  languilfans , 
Mettre  dans  fes  difcours  tout  l'amour  que  je  fens  l 
Mais  à  d'autres  périls  je  crains  de  le  commettre. 

Z  A  ï  R  E. 
Roxane  vient  à  vous. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Ah  ,  cachons  cette  lettre. 


SCENE     IL 

ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME  ,  ZAÏRE, 

Roxane  d  Zatime. 

Y  lENS.  J'ai  reçiPcet  ordre.  Il  faut  l'intimider. 
A  T  a  L  1  D  E  à  Zaïre. 
Va  ,  cours  3  &  tâche  enfin  de  le  perfuader. 


TRAGÉDIE.  117 


SCENE     III. 

ROXANE,   ATALIDE,    ZATIME. 

R  O  X  A  N  E. 

1\  l  ADAME,  j'ai  reçu  des  lettres  de  l'arméc« 
De  tout  ce  qui  s'y  palïè  êtes-vous  informée  î 

A  T  A  L  I  D  E. 

On  in*a  dit  que  du  camp  un  efclavc  eft  venu. 
Le  rcftc  eft  un  fecret  qui  ne  m'cft  pas  connu. 

R  o  X  A  N  E. 

'     'irat  eft  heureux,  la  fortune  eft  changée  , 
iame  j  &  fous  fes  loix  Babylonc  eft  rangée» 

A  T  A  L  I  D  E. 

Hé  quoi ,  Madame  ?  Ofmin  . . . 

R  o  X  A  N  E. 

Etoit  mal  averti  5 
depuis  fon  départ,  cet  efclave  eft  parti. 
1  eft  fait. 

A  T  A  L  I  D  E  d  part. 

Quel  revers  I 

R  o  X  A  N  E. 

Pour  comble  de  difgraces, 
te  fultan  qui  l'envoie  eft  parti  fur  fes  traces, 

A  T  A  L  I  D  E. 

Quoi ,  les  Pcrfans  armés  ne  l'arrêtem  donc  pas  ? 

R  o  X  A  N  E. 

Non,  Madame.  Vers  nous  il  revient  â  grands  pas. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Que  je  vous  plains ,  Madame  ?  Et  qu'il  eft  néceflaire 
D'achever  promptcmcnt  ce  que  vous  vouliez  faire  î 


ii8  B  A  J  A  Z  E  T, 

R  O  X  A  N  E. 

Il  eft  tard  de  vouloir  s'oppofer  au  vainqueur. 

A  T  A  L  I  D  E  d  part. 
O  Ciel  : 

R  o  X  A  N  E. 

Le  temps  n'a  point  adouci  fa.  rigueur. 
Vous  voyez  dans  mes  mains  fa  volonté  fuprême» 

A  T  A  L  I  D  E. 

Et  que  vous  mande- t-il  ? 

R  o  X  A  N  E. 

Voyez.  Lifez  vous-même. 
Vous  connoiflez,  Madame,  ôc  la  lettre,  &  le  feing. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Du  cruel  Amurat  je  reconnois  la  main. 

(  elle  lit.  ) 
Avant  que  Babylone  éprouvât  ma  pmffance, 
Je  vous  ai  fait  porter  mes  ordres  abfolus. 
Je  ne  veux  point  douter  de  votre  obéijfance. 
Et  crois  que  maintenant  Baja\et  ne  vit  plus. 
Je  laijfefous  mes  loix  Babylone  ajjervie  , 
Et  confirme  en  partant  mon  ordre  fouverain. 
Vous  j  fi  vous  ave\foin  de  votre  propre  vie, 
Ne  vous  montre^  d  moi  que  fil  tête  d  la  main. 

R  o  X  A  N  E. 

Hé  bien  ? 

A  r  A  L  I  D  E  d  part. 

Cache  tes  pleurs ,  malheureufe  Atalide. 

R  o  X  A  N  E. 

Que  vous  femble  ! 

Atalide. 

Il  pourfuit  fon  defTein  parricide» 
Mais  il  penfe  profcrire  un  prince  fans  appui. 
Il  ne  fait  pas  l'amour  qui  vous  parle  pour  lui  ; 
Que  vous  &c  Bajazet  vous  ne  faites  qu'une  ame  5 
Que  plutôt ,  s'il  le  faut,  vous  mourrez  . .  . 

R  O  X  A  N  E. 

Moi,  Madame 


TRAGÉDIE.  ti9 

;  voudroîs  le  fauver,  je  ne  le  puis  haïr. 
lais . . . 

A  T  A  L  I  D  E. 

Quoi  donc  ?  Qu'avez-vous  réfolu  ? 

R  O  X  A  K  E. 

D'obéir. 

A  T  A  L  I  D  E. 

►»obéir  I 

R  o  X  A  N  E. 

Et  que  faire  en  ce  péril  extrême  î 
le  faut. 

A  T  A  L   I  D  E, 

Quoi  !  Ce  prince  aimable.. .  qui  vous  aime, 
erra  finir  fcs  jours  qu'il  vous  a  deftinés  I 

R  o  X  A  N  E. 

le  faut  j  Se  déjà  mes  ordres  font  donnés, 

A  T  A  L  I  D  E. 

;  me  meurs. 

Z  A  T  I  M  E, 

Elle  tombe  ,  &  ne  vit  plus  qu'à  peine. 

R  o  X  A  N  E. 

lier,  conduifez-la  dans  la  chambre  prochaine. 
ais  au  moins  obfervez  fcs  regards ,  fes  difcours  , 
out  ce  qui  convaincra  leurs  perfides  amours. 


SCENE     IV, 

R  o  X  A  N  E  ftule. 

▼1  A  RIVALE  à  mes  yeux  s'efl:  enfin  déclarée. 
oili  fur  quelle  foi  je  m'étois  aflurée. 
epuis  fix  mois  entiers  j'ai  cru  que,  nuit  &  jour, 
rdcntc  elle  veilloit  au  foin  de  mon  amour  : 
cc*eft  moi ,   qui  du  ficn  mi«iftre  trop  Hdclle  , 
.'mblc  ,  depuis  fix  mois ,  ne  veiller  que  pour  clic 


iio  B  A  J  A  Z  ET, 

Qui  me  fuis  appliquée  à  chercher  les  moyens 

De  lui  facilicer  tant  d'heureux  entretiens  ; 

Ec  qui  même  fouvent,  prévenant  ion  envie. 

Ai  hdté  les  momens  les  plus  doux  de  fa  vie. 

Ce  n'eft  pas  tout.  Il  faut  maintenant  m'éclaircîr. 

Si  dans  fa  perfidie  elle  a  fu  réuflir. 

Il  faut .  .  Mais  que  pourrois-je  apprendre  davantage? 

Mon  malheur  n'eft-il  pas  écrit  fur  fon  vifage  î 

Vois-je  pas ,  au-travers  de  fon  faifïflcment, 

Un  cœur ,  dans  Ces  douleurs  ,  content  de  fon  amant 

Exempte  des  foupçons  dont  je  fuis  tourmentée  , 

Ce  n'ell  que  pour  Ces  jours  qu'elle  ell  épouvantée. 

N'importe.  Pourfuivons.  Elle  peut ,  comme  moi , 

Sur  des  gages  trompeurs  s'affurer  de  fa  foi. 

Pour  le  faire  expliquer  tendons-lui  quelque  piège. 

Mais  quel  indigne  emploi  moi-même  m'impofai-jc  î 

Quoi  donc  !  A  me  gêner  appliquant  mes  efprits  » 

J'irai  faire  à  mes  yeux  éclater  fes  mépris  ? 

Lui-même  il  peut  prévoir  &  tromper  mon  adrefîè. 

D'ailleurs,  l'ordre  ,  l'efclave  &  le  vifir  me  prefFc. 

Il  fout  prendre  parti ,  l'on  m'attend.  Faifons  mieux. 

Sur  tout  ce  que  j'ai  vu  fermons  plutôt  les  yeux. 

Laiflbns  de  leur  amour  la  recherche  importune. 

Pouffons  à  bout  l'ingrat,  &:  tentons  la  fortune. 

Voyons  iî  par  mes  foins  fur  le  trône  élevé  , 

Il  ofera  trahir  l'amour  qui  l'a  fauve  5 

Et  fî  de  mes  bienfaits  lâchement  libérale 

Sa  main  en  ofera  couronner  ma  rivale. 

Je  faurai  bien  toujours  retrouver  le  moment; 

De  punir ,  s'il  le  faut ,  la  rivale  &  l'amant. 

Dans  ma  jufte  fureur,  obfervant  le  perfide  , 

Je  faurai  le  furprendre  avec  fon  Atalide  ; 

Et  d'un  même  poignard  les  uniffant  tous  deux  , 

Les  percer  l'un  &  l'autre ,  &  moi-même  après  eux. 

Voilà,  n'en  doutons  point,  le  parti  qu'il  faut  pren. 

Je  veux  tout  ignorer. 

SCE2 


TRAGÉDIE. 


SCENE     V. 

ROXANE,     ZATIME. 

R  O  X  A  N  E. 

u\  H ,  que  viens-tu  m'apprendre  î 
Zatîme ,  Bajazet  en  eft  il  amoureux  î 
Vo  is-tu,  dans  fcs  difcours,  qu'ils  s'entendent  tous  deux  î 

Z  A  T  I   ME. 

Elle  n'a  point  parlé.  Toujours  évanouie , 
Madame ,  elle  ne  marque  aucun  refte  de  vie  , 
Que  par  de  longs  foupirs  &  des  gémillcnicns  , 
Qu'il  femble  que  fon  cœur  va  fuivre  â  tous  momens. 
Vos  femmes ,  dont  le  foin  à  l'envi  la  foulage , 
Ont  découvert  fon  fcin  pour  leur  donner  paflage. 
Moi-même  ,  avec  ardeur  fécondant  ce  deflein, 
''■::  trouvé  ce  billet  enfermé  dans  fon  fein. 
prince  votre  amant  j'ai  reconnu  la  lettre  ; 
j'ai  cru  qu'en  vos  mains  je  djvois  le  remettre, 

R  o  X  A  N  E. 

^   nnc.  Pourquoi  frémir  î  Et  quel  trouble  foudain 
çlace  â  cet  objet  ,  &:  fait  trembler  ma  main  î 
eut  l'avoir  écrit  fans  m'avoir  offenfce. 
eut  même  . .  .  Lifons  ,  &  voyons  fa  penfée, 

Ni  la  mort,  ni  vous  même  j 

me  ferei  jamais  prononcer  que  je  Vaime, 
Puifque  jamais  je  n'aimerai  que  vous. 
,  de  la  tralîifon  me  voilà  donc  inlbuite  î 
'cconnois  l'appas  dont  ils  m'avoicnt  féduite, 
û  donc  mon  amour  étoit  récompenfé  , 
iic,  indigne  du  jour  que  je  t'avois  laillc  ? 
,  je  refpire  enfin  ;  &  ma  joie  eft  extrême 
'-•  le  traitrc  ,   une  fois,  fe  foit  trahi  lui-même, 
rc  des  foins  cruels  où  j'ailois  m'engager, 
i  tranquille  fureur  n'a  plus  qu'à  fc  venger. 
Tome  n,  F 


lii  B  A  J  A  Z  E  T, 

Qu'il  meure.  Vengeons-nous.  Courez.  Qu'on  le  faiflflc» 
Que  la  main  des  muets  s'arme  pour  fon  fupplice. 
Qu'ils  viennent  préparer  ces  nœuds  infortunés, 
Pat  qui  de  Ces  pareils  les  jours  font  terminés. 
Cours ,  Zatirac  ,  fois  prompte  à  fervir  ma  colère. 

Z  A  T  I  M  E. 

Ah,  Madame  I 

R  G  X  A  N  E, 

Quoi  donc  î 

Z  A  T  I  M  E. 

Si ,  fans  trop  vous  déplaire , 
Dans  les  jufles  tranfports ,  Madame ,  où  je  vous  vois , 
J'ofois  vous  faire  entendre  une  timide  voix  : 
Bajazct ,  il  eft  vrai,  trop  indigne  de  vivre  , 
Aux  mains  de  ces  cruels  mérite  qu'on  le  livre. 
Mais ,  tout  ingrat  qu'il  eft ,  croyez-vous  aujourd'hui 
Qu'Amurat  ne  foit  pas  plus  à  craindre  que  lui  î 
Et  qui  fait  lî  déjà  quelque  bouche  infidelle 
Ne  l'a  point  averti  de  votre  amour  nouvelle  ? 
Des  coeurs ,  comme  le  fien ,  vous  le  favez  aflez , 
Ne  fe  regagnent  plus,  quand  ils  font  ofîenfés  ; 
Et  la  plus  prompte  mort ,  dans  ce  moment  févère. 
Devient  de  leur  amour  la  marque  la  plus  chère, 

R  G  X  A  N  E. 

Avec  quelle  infolence ,  &  quelle  cruauté  , 
Ils  fe  jouoient  tous  deux  de  ma  crédulité  ! 
jQuel  penchant ,  quel  plaifir  je  fentois  à  les  croire  î 
Tu  ne  rempottois  pas  une  grande  viftoire  , 
Perfide  ,  en  abufant  ce  cœur  préoccupé , 
Qui  lui-même  craignoit  de  fe  voir  détrompé. 
Tu  n'as  pas  eu  befoin  de  tout  ton  artifice. 
Et  je  veux  bien  te  faire  cncor  cette  juftice  ; 
Toi-même  ,  je  m'alTure  ,  as  rougi  plus  d'un  jour, 
Du  peu  qu'il  t'en  coûtoit  poUr  tromper  tant  d'amour. 
Moi  qui ,  de  ce  haut  rang,  qui  me  rendoit  fi  fière  , 
Dans  le  fein  du  malheur  t'ai  cherché  la  première  , 
Pour  attacher  des  jours  tranquilles,  fortunés. 
Aux  périls  dont  tes  jours  étoient  environnés  ; 


TRAGÉDIE.  iij 

Après  tant  de  bonté,  de  foin  ,  d'ardeurs  extrêmes  I 

Tu  ne  faurois  jamais  prononcer  que  tu  m'aimes  ! 

Mais  dans  quel  fouvenir  me  laillc-je  égarer  ? 

Tu  pleures ,  malheureufe  î  Ah  ,  tu  devois  pleurer, 

Lorlque,  d'un  vain  deiîr  à  ta  perte  poufiée  , 

Tu  conçus  de  le  voir  la  première  penfée  ! 

Tu  pleures  ?  Ft  l'ingrat ,  tout  prêt  à  te  trahir, 

Prépare  les  difcours  dont  il  veut  t'éblouir. 

Pour  plaire  à  ta  rivale  il  prend  foin  de  fa  vie. 

Ah,  traître  ,  tu  mourras  !  Quoi ,  tu  n'es  point  partie  ? 

Va.  Mais  nous-mème  allons,  précipitons  nos  pas. 

Qu'il  me  voye  ,  attentive  au  foin  de  fon  trépas. 

Lui  montrer  à  la  fois,  &  l'ordre  de  fon  frère  , 

Et  de  fa  trahifon  ce  gage  trop  iîncère. 

Toi ,  Zatime  ,  retiens  ma  rivale  en  ces  lieux. 

Qu'il  n'ait ,  en  expirant,  que  Ces  cris  pour  adieux. 

Qu'elle  foit  cependant  fideliement  fervie.    - 

Prends  foin  d'elle.  Ma  haine  a  befoin  de  fa  vie. 

Ahn,  pour  fon  amant  facile  à  s'attendrir, 

La  peur  de  fon  trépas  la  fit  prefque  mourir  ; 

OucI  furcroît  de  vengeance  &  de  douceur  nouvelle  , 

j  montrer  bien-tôt  pâle  ôc  mort  devant  elle  i 

.  oir  fur  cet  objet  fes  regards  arrêtés 
Me  payer  les  plaifir^  que  je  leur  ai  prêtés  î 
Va,  retiens-là«  Sur-tour,  garde  bien  le  filencc. 
Moi . . .  Mais  qui  vient  ici  différer  ma  vengeance  î 


SCENE    V  L 

;  X  A  N  E,     A  C  O  M  A  T ,    O  S  M  I  N. 

A   C  G  M  A  T. 

'^ 

UE  faites-vous ,  Madame  ?  En  quels  rctardemcns 
•1  jour  (î  précieux  pcrdcz-vous  les  momens  î 
ncc  ,  par  mes  foins  prefque  entière  aflcrabléc, 
-roge  fes  chefs,   de  leur  crainte  troublée  } 
Fi; 


114  B  A  J  A  Z  ET, 

Et  tous  ,  pour  s'expliquer  ,   ainfî  que  mes  amis  , 
Attendent  le  fignal  que  vous  m'aviez  promis. 
D'où  vient  que  ,   fans  répondre  à  leur  impatience. 
Le  ferrail  cependant  garde  un  trifte  fîlcnce  ? 
Déclarcz-vous  ,  Madame  5  &,  fans  plus  différer  .... 

R  O  X   A  N  E. 

Oui ,  vous  ferez  content ,  je  vais  me  déclarer. 

A  c  o  M  A  T. 
Madame  ,  quel  regard  ,   &  quelle  voix  févère. 
Malgré  votre  difcours  ,   m'alliire  du  contraire  î 
Quoi ,   déjà  votre  amour  àzs  obftacles  vaincu  . . . 

R  o  X  A  N  E. 

Bajazet  eft  un  traître  ,  &:  n'a  que  trop  vécu. 

A  c  o  M  A  T. 

Lui  î 

R  O  X  A  N  E. 

Pour  moi,  pour  vous-même  également  perfide  s 
Il  nous  trompoit  tous  deux. 

A  c  o  M  A  T. 

Comment  î 

R  o  X   A  N  E. 

Cette  Atalide  , 
Qui  même  n'étoit  pas  un  aflez  digne  prix 
De  tout  ce  que  pour  lui  vous  avez  entrepris  . .  . 

A  c  o  M  A  r. 
Hé  bien  ? 

R  o  X  A  N  E. 

Lifez.  Jugez  ,  après  cette  infolence  , 
Si  nous  devons  d'un  traître  emUafler  la  détenfe. 
Obéiflbns  plutôt  à  la  jufte  rigueur 
D'Amurat  qui  s'approche  &  retourne  vainqueur  $ 
Et  livrant,   fans  regret,  un  indigne  complice  . 
Appaifons  le  fultan  par  un  prompt  facrifice. 

K  c  o  u  A  r  lui  reniant  le  billet. 
Oui ,   puifquc  jufques-là  l'ingrat  m'ofe  outrager  , 
>Ioi-même,  s'il  le  faut,  je  m'offre  à  vous  venger. 
Madame.  Laiffez-moi  nous  laver  l'un  &  l'autre 
Du  crime  que  fa  vie  a  jetré  fur  la  nôtre. 


TRAGÉDIE,  lis 

Montrez-moi  le  chemin  ,  j'y  cours. 

R  O  X  A  N  E. 

Non ,  Acomacr 
Laiflez-moi  le  plaifir  de  confondre  l'ingrat. 
Je  veux  voir  fon  défordre  ,  &  jouir  de  fa  honte. 
Je  perdrois  ma  vengeance  en  la  rendant  û  prompte» 
Je  vais  tout  préparer.  Vous,  cependant  allez 
Difperfer  promptemcnt  vos  amis  affemblés. 


SCENE     VIL 

A  C  o  M  A  T,     O  S  M  I  N. 

A  C  o  M  A  T. 


D 


EMEUK-E.Iln'eft  pas  temps, cher  Ofmin,que  je  forte, 
O  s  M  I  N. 

Quoi.jufqucs-là.Seigneur,  votre  amour  vous  tranfportc  î 
N'avcz-vous  pas  poufle  la  vengeance  aflèz  loin  ? 
Voulez-vous  de  fa  mort  être  encor  le  témoin  ? 

A  c  o  M  A  T. 

Que  veux-tu  dire  î  Es-tu  toi-même  fi  crédule  , 
Que  de  me  foupçonner  d'un  courroux  ridicule  ? 
Moi  jaloux  ?  Plût  au  Ciel ,  qu'en  me  manquant  de  foi. 
L'imprudent  Bajazet  n'eût  otfenfé  que  moi  1 

O  s  M  I  N. 

Et  pourquoi  donc ,  Se'gneur ,  au  lieu  de  le  défendre .». 

A  c  o  M  A  T. 
Et  la  fuitane  cft-elle  en  état  de  m'entendre  ? 
Ne  voyois-tu  pas  bien  ,  quand  je  l'allois  trouver  , 
Que  j'allois  avec  lui  me  pc;dre  ,   ou  me  fauvcr  ? 
Ah  ,  de  tant  de  confeils  événement  finiftie  I 
Prince  aveugle  I  Ou  plutôt  trop  aveugle  miniftrc  , 
Il  te  fied  bien  d'avoir  ,  en  de  fi  jeunes  mains  , 
Chargé  d'ans  &  d'honneurs ,  confié  tes  dcfTcins  ; 
Et  laiflè  d'un  vifir  la  fortune  flottante  , 
Suivre  de  ces  amans  la  conduite  imprudente  ! 

F  iij 


ia6  B  A  J  A  Z  E  T, 

O  s  M  I  N. 

Hé  ,  laiflez-Ies  entre  eux  exercer  leur  courroux. 
Bajazet  veut  périr ,  Seigneur  ,  fonger  à  vous. 
Qui  peut  de  vos  delleins  révéler  le  inyftère  , 
Sinon  quelques  amis  engagés  à  fe  taire  î 
Vous  venez  ,  par  fa  mort ,  le  fultan  adouci. 

A  C  o  M  A  T. 

Roxane  ,   en  fa  fureur,  peut  raifonner  ainfî. 

Mais  moi  qui  vois  plus  loin  ;  qui  ,  par  un  long  ufagc. 

Des  maximes  du  trône  ai  fait  l'apprentiffage  ; 

Qui,  d'emplois  en  emplois  ,   vieilli  fous  trois  fultans. 

Ai  vu  de  mes  pareils  les  malheurs  éclatans  ; 

Je  fais,  fans  me  flatter,  que  de  fa  feule  audace 

Un  homme  ,  tel  que  moi ,   doit  attendre  fa  grâce  j 

Et  qu'une  mort  fanglante  eft  l'unique  traité 

Qui  refte  entre  l'efclave  &  le  maître  irrité, 

O  s  M  I  N. 

Fuyez  donc. 

A  c  o  M  A  T. 

J'approuvois  tantôt  cette  penféc. 
Mon  entreprife  alors  étoit  moins  avancée. 
Mais  il  m'elt  déformais  trop  dur  de  reculer. 
Par  une  belle  chute  il  faut  me  ligualer  ; 
Et  laifler  un  débris  ,  du  moins  ,  après  ma  fuite  , 
Qui  de  mes  ennemis  retarde  la  pouifuite. 
Bajazet  vit  encor.  Pourquoi  nous  étonner? 
Acomat  de  plus  loin  a  fu  le  ramener. 
Sauvons-le,  malgré  lui  ,  de  ce  péril  extrême. 
Pour  nous  ,  pour  nos  amis ,  pour  Roxane  elle-même. 
Tu  vois  combien  fon  cœur,  prêt  à  le  protéger  , 
A  retenu  mon  bras  trop  prompt  à  la  venger. 
Je  connois  peu  l'amour  ;  mais  j'ofe  te  répondre 
Qu'il  n'ell  pas  condamné,  puifqu'on  veut  le  confondre  ; 
Que  nous  avons  du  temps.  Malgré  fon  défefpoir  , 
Roxane  l'aime  encore  ,  Ofmin  ,   &  le  va  voir. 

O  s  M  I  N. 

Enfin  ,  que  vous  infpire  une  fi  noble  audace  î 
Si  Roxane  l'ordonne  ,  il  faut  quitter  la  place. 


TRAGÉDIE.  txj 

Ce  palais  cft  tout  plein  .  . . 

A  C  O  M  A  T. 

Oui ,  d'efclaves  obfcurs , 
Nourris ,  loin  de  la  guerre ,   à  l'ombre  dfe  fes  murs. 
Mais ,  toi ,  donc  la  valeur  d'Araurat  oubliée  , 
Par  de  communs  chagrins  à  mon  fort  s'eft  liée  , 
Voudras-tu  )ufqu'au  bout  féconder  mes  fureurs  ? 

O  s  M  I  N. 

Seigneur  ,  vous  m'offenfez.  Si  vous  mourez  ,  je  meurs. 

A  c  o  M  A  T. 
D'amis  &  de  foldats  une  troupe  hardie 
Aux  portes  du  palais  attend  notre  fortie. 
La  fultane  d'ailleurs  fe  fie  à  mes  difcours. 
Nourri  dans  le  ferrail ,  j'en  connois  les  détours. 
Je  fais  de  Bajazct  l'ordinaire  demeure. 
Ne  tardons  plus.  Marchons.  Et,  s'il  faut  que  je  meure. 
Mourons  :  moi ,  cher  Ofmin  ,  comme  un  vifîr  j  ôc  toi» 
Comme  Je  favori  d'un  homme  tel  que  moi. 

Fm  du  quatrième  A6lc, 


Piv 


lis  B  A  J  A  Z  E  Ty 

ACTE    V. 

SCENE    PREMIERE. 

A  T  A  L I  D  E. 

i~l  ÉLAS,  je  cherche  en  vain.  Rien  ne  s*offre  à  ma  vue. 

Malheuteufe  !  Commenr  puis-je  l'avoir  perdue  ? 

Ciel  ,   aurois-tu  permis  que  mon  funefte  amour 

Expofâc  mon  amant  tant  de  fois  en  un  jour  ? 

Que,  pour  dernier  malheur,   cette  lettre  fatale 

Fût  encor  parvenue  aux  yeux  de  ma  rivale  ? 

j'étois  en  ce  lieu  même  5&  ma  timide  main  , 

Quand  Roxane  a  paru  ,  Ta  cachée  en  mon  feini 

Sa  préfence  a  furpris  mon  ame  défolée. 

Ses  menaces  ,  fa  voix,  un  ordre  m'a  troublée. 

J'ai  fenti  défaillir  ma  force  &  mes  efprits. 

Ses  femmes  m'entouroient  quand  je  les  ai  repris  j 

A  mes  yeux  étonnés  leur  troupe  eft  difparue. 

Ah  ,  trop  cruelles  mains  ,  qui  m'avez  fecourue  , 

Vous  m'avez  vendu  cher  vos  fecours  inhumains  ; 

Et ,  par  vous ,  cette  lettre  a  pafle  dans  fes  mainr. 

Quels  delTcins  maintenant  occupent  fa  penfée  ? 

Sur  qui  fera  d'abord  fa  vengeance  exercée  ? 

Quel  fang  pourra  fuiîire  à  fon  refientiment  î 

Ah,  Bajazet  eft  mort ,  ou  meurt  en  ce  moment 

Cependant  on  m'arrête ,  on  me  tient  enfermée. 

On  ouvre.  De  fou  fort  je  vais  être  informée. 


TRAGÉDIE.  ïi^ 


SCENE     IL 

ROXANE.ATALIDE,  ZATIME,  Gardes. 

B.  o  X  A  N  E  d  Atalide, 

Sx  £TIRE2-V0US. 

Atalide. 
Madanie  .  .  .  Excufez  l'embarras . . , 

R  o  X   A  N  E. 

Retirez-vous,  vous-dis-je  ,  &  ne  répliquez  pas. 
Gardes ,  qu'on  la  retienne. 

S  QE  N  E     I  I  L 

ROXANE,    ZATIME. 

R  o  X  A  N  E. 

V^  ui,  tout  eft  prêt,  Zatimc, 
Orcan  &  \et  muets  attendent  leur  viftime. 
Je  fuis  pourtant  toujours  maîtrefle  de  Ton  fort. 
Je  puis  le  retenir.  Mais  s'il  fort ,  il  eft  mort. 
Yicnt-il  î 

Z  A  T  1  M  E. 

Oui ,  fur  mes  pas  un  cfclave  l'amène  5 
Et ,  loin  de  foupçonner  fa  difgrace  prochaine  , 
Il  m'a  paru  ,  Madame  ,  avec  empreflcmcnt 
Sortir,  pour  vous  chercher,  de  fon  appartement» 

R  o  X   A  K  E. 

Ame  lâche  ,  &  trop  digne  enfin  d'être  déçue , 
Peux-tu  fouflFrir  encor  qu'il  paroilfe  à  ta  vue  ? 
Crois-tu,  par  tes  d  cours  ,  le  vaincre  ou  l'étcnncr  ? 
Quand  même  il  fc  rcndroit ,  peux-tu  lui  pardonner  î 

Fv 


I30  B  A  J  A  Z  E  T, 

Quoi  ,   ne  devrois-tu  pas  êcre  déjà  vengée  ? 
Ne  crois -tu  pas  encore  être  aflez  outragée  î 
Sans  perdre  tant  d'efforts  fur  ce  cœur  endurci. 
Que  ne  le  lailTons-nous  périr  ? .  .  Mais  le  voicii 


SCENE'  rv. 

BAJAZET,     ROXANE. 

R  G  X  A  N  E. 

J  E  NE  vous  ferai  point  de  reproches  frivoles. 
Les  momens  font  trop  chers  pour  les  perdre  en  paroles. 
Mes  foins  vous  font  connus.  En  un  mot,  vous  vivez  j 
Et  je  ne  vous  dirois  que  ce  que  que  vous  favez.       , 
MaJgic  tout  mon  amour,  fi  je  n'ai  pu  vous  plaire , 
Je  n'en  murmure  point.  Quoiqu'à  Ae  vous  rien  taire  , 
Ce  même  amour,  peut-être,  &  ces  mêmes  bienfaits , 
Auroient  dû  fuppléer  à  mes  foibles  attraits. 
Mais  je  m'étonne  enfin  que,  pour  reconnoilTance  , 
Pour  prix  de  tant  d'amour  ,  de  tant  de  confiance  , 
Vous  ayez  fi  long-temps,   par  des  détours  fi  bas. 
Feint  un  amour  pour  moi  que  vous  ne  fentiez  pas., 

B  A  J  A  z  E  T. 
Qui ,  moi ,  Madame  î 

R  O  X  A  N  E. 

Oui,  toi.  Voudroîs-tu  point  encore 
Me  nier  un  mépris  que  tu  crois  que  j'ignore  ? 
Ne  prétendrois-tu  point ,  par  tes  fauHès  couleurs, 
Déguifer  un  amour  qui  te  retient  ailleurs  j 
Et  me  jurer  enfin  ,  d'une  bouche  perfide. 
Tout  ce  que  tu  ne  fcns  que  pour  ton  Atalide  ? 

B  A  J  A  z  E  T. 

Atalide  ,  Madame  !  O  Ciel  !  Qui  vous  a  dit . . , 

R  o  y   A  N  E. 

Tiens,  perfide  ,  regarde  ,  &  démens  cet  écriç.. 


TRAGÉDIE.  m 

B  A  j  A  z  E  T  après  avoir  regardé  la  lettre. 
Je  ne  vous  dis  plus  rien.  Cette  letue  fincère 
D'un  malheureux  amour  contient  tour  le  myftère. 
Vous  favez  un  fecrec  que  ,  tout  prêt  à  s'ouvrir. 
Mon  cœur  a  mille  fois  voulu  vous  découvrir  , 
J'aime ,  je  le  confeile.  Et  devant  que  votre  ame  , 
Prévenant  mon  efpoir  ,  m'eût  déclaré  fa  flamme  , 
Déjà  plein  d'un  amour  dès  l'enfance  formé  , 
A  tout  autre  deiîr  mon  cœur  étoit  fermé. 
Vous  me  vîntes  offrir,   &  la  vie  ,  èc  l'empire  ; 
Et  même  votre  amour  ,  fi  j'ofe  vous  le  dire  , 
Confultanc  vos  bienfaits  ,  les  crut ,  &,  fur  leur  foi , 
De  tous  mes  fentimens  vous  répondit  pour  moi. 
Je  connus  votre  erreur.  Mais  que  pouvois-je  faire  ? 
Je  vis  ,   en  même  temps,  qu'elle  vous  étoit  chère. 
Combien  le  trône  tente  un  cœur  ambitieux  ! 
Un  fi  noble  préfent  me  fit  ouvrir  les  yeux. 
Je  chéris ,  j'acceptai ,  fans  taidcr  davantage, 
L'heureufe  occafion  de  fortir  d'efclavage  j. 
D'autant  plus  qu'il  falloit  l'accepter  ou  périr  : 
D'autant  plus  que  vous-même  ,  ardente  à  me  Toffrir  , 
Vous  ne  craigniez  rien  tant  que  d'être  refufée  ; 
Que  même  mes  refus  vous  auroient  expoféc  ; 
Qu'après  avoir  ofc  me  voir  &  me  p.irler. 
Il  étoic  dangereux  pour  vous  de  reculer. 
Cependant  je  n'en  veux  pour  témoins  que  vos  plaintes. 
Ai-je  pu  vous  tromper  par  des  promeflcs  feintes  ? 
Songez  combien  de  fois  vous  m'avez  reproché 
Un  filence ,   témoin  de  mon  trouble  caché. 
Plus  l'effet  de  vos  foins,  &  ma  gloire  étoicnt  proches  , 
Plus  mon  cœur  interdit  fe  taifoit  de  reproches. 
Le  Ciel,  qui  m'entendoit,  fait  bien  qu'en  même  temps 
Je  ne  m'arcctois  pas  à  des  vœux  impuiffans. 
Et  fi  l'effet  enfin  ,   fuivant  mon  efpérance , 
Eût  ouvert  un  champ  libre  à  ma  rcccnnoifîance  , 
J'aurois  par  tant  d'honneurs  ,  par  tant  de  dignités  , 
Contenté  votre  orgueil ,   &  payé  vos  bontés. 
Que  vous  même  peuç-êue  , . . 

Fv) 


iji  B  A  J  A  Z  ET, 

R  O  X  A  N  £. 

Et  que  pourrois-tu  faîrc  î 
Sans  l'offre  de  ton  cœur  par  où  peux- tu  me  plaire  î 
Quels  feroient  de  tes  voeux  les  inutiles  fruits  î 
Ne  te  fouvient-il  plus  de  tout  ce  que  je  luis  î 
Maitrellè  du  ferrail ,  arbitre  de  ta  vie , 
Et  même  de  l'Etat  qu'Amurat  me  confie  , 
Sultane  ,   &  ,  ce  qu'en  vain  j'ai  cru  trouver  en  toi. 
Souveraine  d'un  cœur  qui  n'eût  aimé  que  moi: 
Dans  ce  comble  de  gloire  où  je  fuis  arrivée, 
A  quel  indigne  honneur  m'avois-tu  réfcrvéc  ? 
Trainerois-je  en  ces  lieux  un  fort  infortuné  , 
Vil  rebut  d'un  ingrat  que  j'aurois  couronné  , 
De  mon  rang  defcendue  ,  à  mille  autres  égale  , 
Ou  la  première  efclave  ,   enfin ,  de  ma  rivale  ? 

I.aiflbns  ces  vains  difcours  ;  &  ,  fans  m'importuner. 
Pour  la  dernière  fois  veux-tu  vivre  &  régner? 
J  ai  Tordre  d'Amurat ,  &  je  puis  t'y  fourtraire. 
Mais  tu  n'as  qu'un  moment.  Parle. 

B  A  J  A  2  E  T. 

Que  faut- il  faire  ? 

R  o  X  A  N  £. 

Ma  rivale  efl  ici.  Snis-moi  fans  différer. 
Dans  \ts  mains  des  muets  viens  la  voir  expirer  ; 
Et ,   libre  d'un  amour  à  ta  gloire  funefte. 
Viens  m'engager  ta  foi  ;  le  temps  fera  le  relie» 
Ta  grâce  ell  à  ce  prix  ,  fi  tu  veux  l'obtenir. 

B  A  J  A  Z  E  T. 

Je  ne  l'accepterois  que  pour  vous  en  punir  ; 

Que  pour  faire  éclater  ,  aux  yeux  de  tout  l'empire  , 

L'horreur  &  \z  mépris  que  cette  offre  m'infpire. 

Mais  à  quelle  fureur  me  laifTant  emporter. 
Contre  (es  triftes  jours  vais-je  vous  irriter  ? 
De  mes  emporremens  elle  n'eft  point  complice  , 
Ni  de  mon  amour  même  ,   &  de  mon  injuftice. 
Loin  de  me  retenir  par  des  confcils  jaloux  , 
Elle  me  conjuroit  de  me  donner  à  vous. 


TRAGÉDIE.  ij? 

En  un  mot ,  fcp.irez  Ces  vertus  de  mon  crime. 
Pouduivcz,  s'il  le  faut ,  un  courroux  légitime  ; 
Aux  ordres  d'Amurat  hâtez-vous  d'obéir  : 
Mais  laiiîez-moi ,  du  moins  ,  mourir  fans  vous  haïr» 
Amurat  avec  moi  ne  Ta  point  condamnée. 
Epargnez  une  vie  aflez  infortunée. 
Ajoutez  cetce  grâce  à  tant  d'autres  bontés. 
Madame  j  &  fi  jamais  je  vous  fus  cher  .  .  . 

R  O  X  A  N  E. 

Sortez. 


SCENE     V. 

ROXANE,     ZATIME. 

R  o  X  A  K  E. 

Jr  OUR.  la  dernière  fois  ,  perfide  ,  tu  m'as  vne^ 
Et  tu  vas  rencontrer  la  peine  qui  t'eft  due« 

Z  A  T  I  M  E. 

Atal-ide  à  vos  pieds  demande  à  fe  jetter  , 

Et  vous  prie  un  moment  de  vouloir  l'écouter. 

Madame.  Elle  vous  veut  faire  l'aveu  fidèle 

D'un  fecrct  important  qui  vous  touche  plus  qu'elle, 

R  o  X  A  N  E. 

Oui ,  qu'elle  vienne.  Et ,  toi ,  fuis  Bajazet  qui  fort  ; 
Et ,  quand  il  fera  temps ,  viens  m'apprcndre  fon  Ibrt. 


SCENE     VI. 

ROXANE,     ATALIDE. 

A  T  A  L  I  D  E. 

•  '  E  KE  viens  plus,  Madame,  à  feindre  difpofcCs 
Tromper  votre  bonté  fi  long-temps  abuféc. 


îH  B  A  J  A  Z  ET, 

Confure,  &  digne  objet  de  vos  inimitiés» 

Je  viens  mettre  mon  cœur  &  mon  crime  à  vos  pieds. 

Oui,  Madame  ,  il  cil  vrai  que  je  vous  ai  trompée. 

Du  foin  de  mon  amour  feulement  occupée. 

Quand  j  ai  vu  Bajazct,  loin  de  vous  obéir. 

Je  n'ai ,  dans  mes  difcours  ,  fongé  qu'à  vous  trahir. 

Je  l'aimai  dès  l'enfance  ;  &  dès  ce  temps ,  Madame  , 

J'avois,  par  mille  foins,  fu  prévenir  fan  ame. 

La  fultane  fa  mère ,  ignorant  l'avenir , 

Hélas  ,  pour  fon  malheur  ,  fe  plut  à  nous  unir  î 

Vous  l'aimâtes  depuis.  Plus  heureux  l'un  &  l'autre  , 

Si  connoilîant  mon  coeur ,   ou  me  cachant  le  vôtre , 

Votre  amour  de  la  mienne  eût  fu  fe  défier  1 

Je  ne  me  noircis  point  pour  le  juftifier. 

Je  jure  par  le  Ciel ,  qui  me  voit  confondue , 

Par  ces  grands  Ottomans  ,  dont  je  fuis  defcendue, 

Et  qui  tous,  avec  moi ,   vous  parlent  à  genoux, 

Pour  le  plus  pur  du  fang  qu'ils  ont  tranfmis  en  nous , 

Baj-azet  à  vos  foins ,   tôt  ou  tard  plus  fenfîble. 

Madame,  à  tant  d'attraits  n'étoit  pas  invincible. 

Jalcufe  ,  &:  toujours  prête  à  lui  repréfenter 

Tout  ce  que  je  croyois  digne  de  l'arrêter, 

Je  n'ai  rien  négligé  ,   plaintes,  larmes,  colère. 

Quelquefois  atteftant  les  mânes  de  fa  mère  ; 

Ce  jour  même,  àts  jours  le  plus  infortuné  , 

Lui  reprochant  l'efpoir  qu'il  vous  avoit  donné  , 

Ec  àc  ma  mort  enfin  le  prenant  à  partie  , 

Mon  importune  ardeur  ne  s'cft  point  rallcntie  , 

Qu'arrachant  .  malgré  lui ,  des  gages  de  fa  foi. 

Je  ne  fois  parvenue  à  le  perdre  avec  moi. 

Mais  pourquoi  vos  bontés  fcroient-elles  lafiées  î 
Ne  vous  arrêtez  point  à  £zs  froideurs  paflees. 
C'ell  moi  qui  l'y  forçai.  Les  nœuds  que  j'ai  rompus, 
Se  rejoindront  bien-tôt,  quand  je  ne  feiai  plus. 
Quelque  peine  pouirant  qui  foit  due  à  mon  crime. 
N'ordonnez  pas  vous-même  une  mort  légitime  j 
Et  ne  vous  montrez  point  à  fon  cœur  éperdu , 
Couverte  de  mon  fang  par  vos  mains  répandu. 


TRAGÉDIE.  13  j 

D'un  cœur  trop  tendre  encore  épargnez  la  foiblefic. 
Vous  pouvez  de  mon  fort  me  laiffcr  la  maîcrefTe  , 
Madame  ,  mon  trépas  n'en  fera  pas  moins  prompt. 
Jouiflez  d'un  bonheur  dont  ma  mort  vous  répond. 
Couronnez  un  héros  dont  vous  ferez  chérie. 
J'aurai  foin  de  ma  mort,  prenez  foin  de  fa  vie. 
Allez,  Madame,  allez.  Avant  votre  retour  , 
J'aurai  d'une  rivale  affranchi  votre  amour. 

R  G  X  A  N  E. 

Je  ne  me  mérite  pas  un  li  grand  facrifice. 
Je  me  connois.  Madame  ,  &c  je  me  fais  juftîce, 
Loin  de  vous  féparcr  ,   je  prétends  aujourd'hui , 
Par  des  noeuds  éternels  vous  unir  avec  lui. 
Vous  jouirez  bientôt  de  fon  aimable  vue. 
Levez-vous.  Mais  qua  veut  Zatime  toute  émue  ? 


SCENE     VIL 

ROXANE,    ATALIDE,  ZATIME. 

Zatime. 

J\  H ,  venez  vous  montrer  ,  Madame ,  ou  déformais 

Le  rebelle  Acomac  eft  maître  du  palais  1 

Profanant  des  fultans  la  demeure  facrée , 

Ses  criminels  amis  en  ont  forcé  l'entrée^ 

Vos  efclaves  tremblans,  dont  la  moitié  s'enfuit. 

Doutent  fi  le  vifir  vous  fcrt  ou  vous  trahit. 

R  G  X  A  N  E. 

Ah  ,  les  traîtres.  Allons,  &  courons  le  confondre. 
Toi ,  garde  ma  captive  ,  &  fonge  à  m'en  répondrc- 


13^  B  A  J  A  Z  E  T, 

SCENE     VIII. 

ATALIDE,     ZATIME. 

A  T  A  L  I  D  E. 

JLX  ÉLAS  ,  pour  qui  mon  cœur  doiril  faire  dss  vœux  ; 

J'ignore  quel  defl'ein  les  anime  tous  deux. 

Si  de  tant  de  malheurs  quelque  pitié  te  touche , 

Je  ne  demande  point,   Zatime  ,  que  ta  bouche 

Trahifle,  en  ma  faveur,  Roxane  &  fon  fecret. 

Mais ,  de  grâce ,  dis-moi  ce  que  fait  Bajazet. 

L'as-tu  vu  ?  Pour  Tes  jours  n'ai-jc  encor  rien  à  craindre  ? 

Zatime. 
Madame,  en  vos  malheurs  je  ne  puis  que  vous  plaindre, 

A  T  A  L  I  D  E. 

Quoi,  Roxane  déj-a  i'a-t-«lle  condamné  ? 

Zatime. 
Madame ,  le  fecret  m'eft  fur- tout  ordonné. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Malheureufe ,  dis-moi  feulement  s'il  refpire. 

Zatime. 
11  y  va  de  ma  vie  ,  &  je  ne  puis  rien  dire. 

A  T  A  L  I  r)  E. 

Ah,  c'en  eft  trop,  cruelle  !  Achevé,  &  que  ra  main 

Lui  donne  de  ton  zèle  un  gage  plus  certain. 

Perce  ,   toi-même  ,  un  cœur  que  ton  fîlence  accabljc  , 

D'une  efclave  barbare  efclave  impitoyable. 

Prccipite  d^s  jours  qu'elle  me  veut  ravir  : 

Montre-toi ,  s'il  fe  peut,  digne  de  la  fervir. 

Tu  me  retiens  en  vain  ;  & ,  dès  cette  même  heure  , 

Il  faut  que  je  le  voie ,  ou  du  moins  que  je  meure. 


TRAGÉDIE,  ny 

SCENE     IX, 

ATALIDE,    ACOMAT,    ZATIME. 

A  C  O  M  A  T. 

■t\  H  ,  que  fait  Bajazec  ?  Où  \z  puis- je  trouver  , 

Madame  ?  Aurai- je  encor  le  temps  de  le  fauver  î 

Je  cours  tout  le  ferrail  ;  &  ,  même  dès  l'entrée. 

De  mes  braves  amis  la  moitié  féparée 

A  marché  fur  les  pas  du  courageux  Ofmin  j 

Le  refte  m'a  fuivi  par  un  autre  chemin. 

Je  cours ,  &  je  ne  vois  que  des  troupes  craintives 

D'cfclaves  eliraycs ,  de  femmes  fugitives. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Ah  ,  je  fuis  de  fon  fort  moins  inftruite  que  vous  ? 
Cette  efdave  le  fait.  , 

A  c  o  M  A  T. 

Crains  mon  juftc  courroux. 
Malheureufc,  répons. 


SCENE     X 

ATALIDE,   ACOMAT,    ZATIME,    ZAÏRE. 

Z  A  ï  F.  E. 

iVl   ADAME. 
A  T  A  L  1  D  2. 

Hé  bien ,  Zaïre  * 
Qu'cft-cc  ? 

Z  A  ï  K  E. 

Ne  craignez  plus.  Votre  ennemie  expire. 


i}8  B  A  J  A  Z  ET, 

A  T  A  L  I  D  E. 

Roxane  ? 

Z  A  ï  R  E. 

Et  ce  qui  va  bien  plus  vous  étonner  , 
Orcan  lui-mcme ,  Orcan  vient  de  raflafliner. 

A  T  A  L  I  D  £. 

Quoi ,  lui  ? 

Z  A  ï  R  E. 

Défefpéré  d'avoir  manqué  fon  crime , 
Sans  doute  ,   il  a  voulu  prendre  cette  victime. 

A  T  A  L  I  D  E. 

Jufte  C.'el ,  l'innocence  a  trouvé  ton  appur. 
Bajazet  vit  encor  ;  vifir ,   courez  à  lui. 

Z  A  ï  R  E. 
Par  la  bouche  d'Ofrain  vous  ferez  mieux  inftruite  » 
Il  a  tout  vu. 


SCENE     XL 

ATALIDE,    ACOMAT,    ZAÏRE,    OSMIN. 

A  C  G  M  A  T. 

^  ES  yeux  ne  l'ont-ils  point  féduite  î 
Roxane  eft-elie  morte  ? 

O  s  M  I  N. 

Oui ,  j'ai  vu  l'afTaffin 
Retirer  fon  poignard  tout  fumant  de  fon  fein. 
Orcan,   qui  mcditoit  ce  cruel  ftratagême, 
La  fervoit ,  à  deffein  de  la  perdre  elle-même  ; 
Et  le  fultan  l'avoit  chargé  fecrettement 
De  lui  facrifier  l'amante  après  l'amant. 
Lui-même ,   d'aufli  loin  qu'il  nous  a  vu  paroître, 
Ad  rei ,  a-t-il  dit ,  l'ordre  de  votre  maître  ; 
De  fon  augufle  feing  reconnoijfei  les  traits  t 
PerJîieSj  (s'fortei  de  ce  facré  palais. 


TRAGÉDIE.  ijp 

A  CCS  difcours ,  laifTant  la  fultane  expirante , 
II  a  marché  vers  nous  ;  &  d'une  main  ianglante 
Il  nous  a  déployé  l'ordre  ,  dont  Am.urac 
Autorife  ce  monftre  à  ce  double  attentat. 
Mais  ,  Seigneut,  fans  vouloir  l'écouter  davantage  , 
Tranfportés  à  la  fois  de  douleur  &:  de  rage  , 
Nos  bras  impatiens  ont  puni  fon  forfait , 
Et  vengé  dans  fon  fang  la  mort  de  Bajazeç, 

A  X  A  L  I  D  E. 

Bajazet  I 

A  c  o  M  A  r. 
Que  dis-tu  î 

O  s  M  I  N. 

Bajazet  eft  fans  vie  ? 
L'ignorez-vous  ? 

A  T  A  L  1  D  E. 
O  Ciel  ? 

O  s   M  I  N. 

Son  amante  en  furie 
Près  de  ces  lieux,  Seigneur  ,  craignant  votre  fccours, 
Avoit  au  nœud  fatal  abandonné  Ces  jours. 
Moi-même  des  objets  j'ai  vu  le  plus  funefte, 
Et  di  fa  vie  en  vain  j'ai  cherché  quelque  refte. 
Bajazet  étoit  mort.  Nous  l'avons  rencontré 
De  morts  &  de  mourans  nobleinent  entouré  , 
Que  ,  vengeant  fa  défaite  ,  &  cédant  fous  le  nombre  , 
Ce  héros  a  forcés  d'accompagner  fon  ombre. 
Mais,  puifque  c'en  ell  fait,  Seigneur,  fongcons  à  nous. 

A  c  o  M  A  T. 
Ah  !  Deftins  ennemis  ,  où  me  réduifcz-vous  I 
Je  fais  en  Ba)azet  la  perte  que  vous  faites  , 
Madame.  Je  fais  trop  qu'en  l'état  où  vous  êtes, 
Il  ne  m'appartient  point  de  vous  ofFrir  l'appui 
De  quelques  malheureux  qui  n'cfpéroicnt  qu'en  lui. 
Saifi  ,   défefpéré  d'une  mort  qui  m'accable , 
Je  vais  ,  non  point  fauvcr  cette  tcte  coupable , 
Mais,  redevable  aux  foins  de  mes  triftes  amis, 
Dcfeadre  j;ufqu'au  bout  leurs  jours  qu'ils  m'oaç  cçmmis. 


140  B  A  J  A  Z  ET, 

Pour  vous,  fi  vous  voulez  qu'en  quelque  autre  contrée 

Nous  allions  confier  votre  tête  facrée. 

Madame  ,  confukez.  Maître  de  ce  palais  , 

Mes  fidèles  amis  attendront  vos  fouhaits  ; 

Et  moi ,  pour  ne  point  perdre  un  temps  fi  falutaire. 

Je  cours  où  ma  préfence  elt  encor  néceflaire  ; 

Et  ,  jufqu'au  pied  des  murs  que  la  mer  vient  laver. 

Sur  mes  vaillèaux  tout  prêts  je  viens  vous  retrouver. 


SCENE     DERNIERE. 

ATALIDE     ZAÏRE, 

A  T  A  L  I  D  E. 

1-j  NFiN ,  c'en  cft  donc  fait.  Et  par  mes  artifices , 
Mes  injulèes  foupçons,  mes  funeftes  caprices  , 
Je  fuis  donc  arrivée  au  douloureux  moment, 
Où  je  vois ,  par  mon  crime ,  expirer  mon  amant. 
N'étoit-ce  pas  aflèz,  crusile  deftinée, 
Qu'à  lui  furvivre  ,  hélas  ,  je  tuffe  condamnée  I 
Et  falloit-il  eacor  que ,  pour  comble  d'horreurs. 
Je  ne  pulle  imputer  fa  mort  qu'à  mes  fureurs  '. 
Oui ,   c'eft  moi ,  cher  amant,  qui  t'arrache  la  vie  ; 
-Roxane,   ou  le  fultan,  ne  te  l'ont  point  ravie. 
Moi  feule  ,  j'ai  tilTu  le  lien  malheureux  , 
Dont  tu  viens  d'éprouver  les  déteftables  noeuds. 
Et  je  puis  ,    fans  mourir,  en  fouiFrir  la  penfée  ? 
Moi ,  qui  n'ai  pu  tantôt ,  de  ta  mort  menacée. 
Retenir  mes  cfprits  ,  prompts  à  m'abandonner  l 
Ah ,  n'ai-je  eu  de  l'amour  que  pour  t'allalfiner  î 
Mais  c'en  eft  trop.  Il  faut,   par  un  prompt  facrifice  , 
Que  ma  fidèle  main  te  venge  ,  &  me  puniflè. 

Vous,  de  qui  j'ai  troublé  la  gloire  &  le  repos. 
Héros ,  qui  deviez  tous  revivre  en  ce  héros  ; 
Toi  ,  mère  malheureufe,  &qu:,  dès  notre  enfance , 
Me  confias  fon  cœur  dans  une  autre  efpérance  , 


TRAGÉDIE.  141 

infortuné  vifir,  amis  défefpérés, 
^oxane  ,  venez  tous,  contre  moi  conjurés, 
rourmenier  à  la  fois  une  amante  éperdue  5 

(  elle  fe  tue.  ) 
Et  prenez  la  vengeance  enfin  qui  vous  eft  due. 

Z  A  ï  R.  E. 

Ah ,  Madame  . .  .  Elle  expire.  O  Ciel  !  En  ce  malheur» 
Que  ne  puis-je  avec  elle  expirer  de  douleur  l 

FIN. 


MITHRIDATE, 

TRJGEDIE. 


PRÉFAC 


PREFACE. 

llL  N'vAguèiesde  nom  plus  connu  que  celui  de  Michrî- 

iatc.  Sa  vie  &  fa  more  font  une  partie  conildérable 

le  Thiftoire  Romaine  ,  &  j  fans  compter  les  viâoires 

lu'il  a  remportées ,  on  peut  dire  que  {es  feules  défaites 

)nt  fait  prefque  toute  la  gloire  de  trois  des  plus  grands 

rapitaines  de  la  république  ,  c'eft  à  favoir  ,  de  Sylla  , 

le  Luculîus  &  de  Pompée.  Ainfî  je  ne  penfe  pas  qu'il 

bit  befoin  de  citer  ici  mes  auteurs.  Car,  excepté  qucl- 

jucs  événemens  que  j'ai  un  peu  rapproché  par  le  droit 

{uc  dorme  la  poéfîe ,  tout  le  mondj  reconnoîtra  aifé- 

ncnt  que  j'ai  fuivi  l'hiftoire  avec  beaucoup  de  fidélité. 

In  effet ,  il  n'y  a  guères  d'adions  éclatantes  dansla  vie 

e  Mithridate  ,  qui  n'aycnt  trouvé  place  dans  ma  tra- 

édic.  J'y  ai  inféré  tout  ce  qui  pouvoir  mettre  en  jour 

:s  moeurs  &  les  fcntimens  de  ce  prince,  je  veux  dire ,  fa 

<dnc  violente  contre  les  Romains ,  fon  grand  courage, 

»  fincfle  ,  fa  difllmulation  ;  &:  enfin  cette  jaloufic  qui 

JÎ ctoit  fi  naturelle,  &  qui  a  tant  de  fois  coûté  la  vie  à 

s  maîtreJGTcs.  La  feule  chofe  qui  pourroit  n'être  pas 

ifli  connue  que  le  refte ,  c'eft  le  deflein  que  je  lui  fais 

rendre  de  pafTer  dans  ritalie.  Comme  ce  deflèin  m'a 

>*rni  une  àts  fcènes  qui  ont  le  plus  réuflî  dans  ma 
Tomz  IL  G 


PRÉFACE. 

tragédie  ,  je  crois  que  le  plaifîr  du  leéieur  pourra  re 
doubler ,  quand  il  verra  que  prefque  tous  les  hiftorier 
ont  dit  ce  que  je  fais  dire  ici  à  Mithridate. 

Fiorus ,  Plutarque  &  Dion  Caffius  nomment  h 
pays  par  où  il  devoir  pafler.  Appien  d'Alexandr 
entre  plus  dans  le  détail  j  &  ,  après  avoir  marqué  l 
facilités  &  les  fecours  que  Mithridate  efpéroit  trouv 
dans  fa  marche ,  il  ajoute  que  ce  projet  fut  le  prétex 
dont  Phacnace  fe  fetvit  pour  faire  révolter  toute  l'a 
mée  ,  &  que  les  foldats  effrayés  de  Tentreprife  de  fc 
père  ,  la  regardèrent  comme  le  défefpoir  d'un  prin 
qui  ne  cherchoit  qu'à  périr  avec  éclat, 

Ainfi  elle  fut  en  partie  caufe  de  fa  mort,  qui  < 
Taclion  de  ma  tragédie.  J'ai  encore  lié  ce  delTein 
plus  près  à  mon  fujet.  Je  m'en  fuis  fervi  pour  fa 
connojitre  à  Mithridate  leç  fecrers  fentimens  de 
deux  fils.  On  ne  peut  prendre  trop  de  précaution  pc 
ne  rien  mettre  fur  le  théâtre  qui  ne  foit  très-nécelTair 
&  les  plus  belles  fcènes  font  en  danger  d'ennuyé 
du  moment  qu'on  les  peut  féparer  de  l'aûion  , 
qu'elles  l'interrompent  au  lieu  de  la  conduire  y 
fy.  fin. 

Voici  la  réflexion  que  fait  Dion  Caffius  fur 
defTein  de  Mithridate.  so  Cet  homme  étoit  véritab 
«  ment    né  pour    entreprendre   de    grandes   cho 


PRÉFACE 

)  Comme  il  avok  fouvent  éprouvé  la  bonne  &  la 

3  mauvaife  fortune,  il  ne  croyoit  rien  au-deflus  de  Ces 

3  cfpérances  &  de  fon  audace  ,  &  mefuroic  Ces  defleins 

3  bien  plus  à  la  grandeur  de  fon  courage ,  qu'au  mau- 

3  vais  état  de  fes  affaires  ;  bien  réfolu  ,  (î  fon  entre- 

>  ptife  ne  réuffifToit  point,  de  faire  une  fin  digne  d'un 

)  grand  roi ,   Se  de  s'cnfevelir  lui-même  fous  les  ruines 

)  de  fon  empire ,  plutôt  que  de  vivre  dans  l'obfcurité 

)  &  dans  la  baffenè.  33 

J'ai  choifî  Monime  entre  les  femmes  que  Mithri- 

j  atc  a  aimées.  Il  paroît  que  c'eft  celle  de  toutes  qui  a 

:é  la  plus  vertueufe  ,   &:  qu'il  a  aimée  le  plus  tendre- 

:  Plutarque  femble  avoir  pris  plaifir  à  décrire  le 

-ar  &  les  fentimcns  de  cette  princcfle.   C'eil  lui 

ukm'a  donné  l'idée  de  Monime  ;  &  c'cft  en  partie  fur 

peinture  qu'il  en  a  faite,  que  j'ai  fondé  un  caradère 

ic  je  puis  dire  qui  n'a  point  déplu.  Le  ledeur  trou- 

rabon  que  je  rapporte  fes  paroles  telles  qu'Atuyotles 

traduites  ;  car  elles  ont  une  grâce  dans  le  vieux  ftylc 

•  ce  traduûcur,  que  je  ne  crois  point  pouvoir  égaler 

iQt  notre  langue  moderne., 

Cette-cî  étoit  fort  renommée  entre  les  Grecs ,  pour  ce 

t  çuelçues  follicitations  que  lui  Jut  faire  le  roi  en 

tn  amoureux  ,  jamais  ne  voulut  entendre  â  toutes  fes 

imites  jufqu!  à  ce  qu'il  y  eût  accord  de  mariage  pajfc 

Gij 


PRÉFACE, 

entre  eux,  6*  qu'il  lui  eût  envoyé  le  diadème  ou  handec 
royale  6"  appelle  royne.  La  pauvre  dame,  depuis  que  c 
roi  Veut  époujce,  avoit  vécu  en  grande  dcplaifance ,  n 
faifant  cominuellement  autre  chofe  que  de  plorer  la  ma 
heureufe  leauté defon  corps ylaquelle,aulieu  d'unmari  h 
avait  donné  un  maître  ;  ^  ,  au  lieu  de  compagnie  conji 
gale ,  6*  que  doit  avoir  une  dame  d'honneur,  lui  ave 
haîlléune  garde  6*  garnifon  d'hommes  barbares  qui  la  t 
noit  comme  prifonnière  loin  du  doux  pays  de  la  Gréa 
en  lieu  où  elle  n' avait  qu'un  fonge  t:fune  ombre  de  bien 
6»  aucontraire  avoit  réellement  perdu  les  véritables,dc 
elle  jouijfoit  aux  pays  de  fa  naijfance.  Et  quand  l'eunu^ 
fut  arrivé  devers  elle  ,  6*  lui  eut  fait  commandement 
par  le  roi  qu'elle  eût  à  mourir,  adonc  elle  s'arracha  d' 
Isntour  de  la  tête  fon  bandeau  royal ,  (s^felenouan 
Ventour  du  col ,  s'en  pendit.  Mais  le  bandeau  nefiit] 
affe^fort,  (:ffe  rompit  incontinent.  Et  lors  ellefepr 
dire  ;  33  O  maudit  &  malheureux  tifTu ,  ne  me  fervir 
33  tu  point  au  moins  à  ce  trifte  fervice  «  î  En  difant 
paroles ,  elle  le  jetta  contre  terre ,  crachant  dejfus 
tendit  la  gorge  d  l'eunuque^ 

Xipharès  étoit  fils  de  Mithridate  &:  d'une  de  Ces  f 
mes  qui  fe  nomraoit  Stratonice.  Elle  livra  aux  Rom 
une  place  de  grande  importance ,  où  étoient  les  cri 
4c  Mithridate  ,  pour  mettre  fon  fils  Xipharès  dan 


PRÉFACE. 

lonnes  grâces  de  Pompée.  Il  y  a  des  hiftoriens  qui  pré- 
:eiident  que  Mithridate  fit  mourir  ce  jeune  prince, 
Dour  fe  venger  de  la  perfidie  de  fa  mère, 
j  Je  ne  dis  rien  de  Pharnace.  Car  qui  ne  fait  pas  que  ce 
•lit  lui  qui  fouleva  contre  Mithridate  ce  qui  lui  reftoic 
le  troupes,  &  qui  fiarça  ce  prince  à  fe  vouloir  empoi- 
onner ,  &  à  fe  pafTer  fon  épée  au  travers  du  corps , 
pour  ne  pas  tomber  entre  les  mains  de  Ces  ennemis 
C'cft  ce  même  Pharnace  qui  fut  vaincu  depuis  par  Jules 
C-'ar  ,  Se  qui  fut  tué  enfuite  dans  une  autre  bataille. 


Gu) 


ACTEURS. 

MITHRIDATF. ,  Roi  de  Pont,  &  de  quantité 
d'autres  Royaumes. 

M  O  N  I  M  E  ,  accordée  avec  Mithridate ,  èc  déjà  dé- 
clarée Reine. 

PHARNACE,'^    piis  j,  Mithridate  ,    mais  âc 
XIPHARÉS,   J    «différentes  Mères. 

A  R  B  A  T  E  ,  Confident  de  Mithridate  ,  &c  Gouver- 
neur de  la  Place  de  Nymphée. 

P  H  (E  D  I M  E  ,  Confidente  de  Moninie. 

A  R  C  A  S ,  Domeftique  de  Mithridate. 

GARDES. 


La  Scène  tfl  à  Nymplée ,  Port  de  mer  fur  le  Bofphor> 
Qimmérkn ,  dans  la  Tauri^ue  Cherfonnèfe, 


MITRHIDATE, 

TRAGEDIE. 


ACTE    PREMIER. 

SCENE     PREMIERE. 

XIPHARÉS,     ARBATEU 

XlPHARÉS. 

yj  N  nous  faifoit,   Arbare  ,  un  fidèle  rapport. 
Rome ,  en  effer ,   triomphe  ,  &  Mithridare  eft  mort. 
Les  Romains,  vers  l'Etiphracc,  ont  attaqué  mon  perC; 
Ec  trompé,  dans  Ja  nuit ,   fa  prudence  ordinaire. 
Apres  un  long  comiiat ,  tout  fon  camp  dilpeile , 
Dans  la  foule  des  morts ,  en  fuyant ,  l'a  laifl'é  ; 
Et  j'ai  fu  qu'un  foldat ,  dans  les  mains  de  Pompée  , 
Avec  fon  diadème  a  remis  fon  épée. 
Ainfi  ,  ce  roi ,  qui  feul  a  ,  durant  quarante  ans , 
Lallé  tout  ce  que  Rome  eut  de  chefs  importans  , 
Et  qui,  dans  l'Orient  balançant  la  fortune  , 
Vengcoir  de  tous  les  rois  la  querelle  commune  , 
Meurt ,  &  laific  aprèô  lui ,   pour  venger  fon  trépas , 
Deux  fils  infortunés  qui  ne  s'accordent  pas. 

A  a.  E  A  T  E. 
Vous,  Seigneur  !  Quoi,  l'ardeur  de  récjner  en  fa  place  , 
Rend  déjà  Xipharès  ennemi  du*  Pharnace  î 

G  iv 


zji  M  ITH  R  I  D  AT  E, 

XlPHARÉS. 

Non  ,  je  ne  prétends  point ,  cher  Arbace  ,  à  ce  prix , 

D'un  malheureux  empire  acheter  le  débris. 

Je  fais  en  lui  des  ans  rcfpefter  l'avantage  ; 

Et  content  des  états  marqués  pour  mon  partage. 

Je  verrai ,   fans  regret,   tomber  entre  fes  mains 

Tout  ce  que  lui  promet  l'amitié  des  Romains. 

A  R  B  A  T  E. 

L'amitié  des  Romains  ?  Le  fils  de  Mithridate , 
Seigneur  ?  Eft-il  bien  vrai  ? 

XlPHARÉS. 

N'en  doute  point,  Arbare. 
Pharnace,  dès  long-temps,  tout  Romain  dans  le  cœur. 
Attend  tout  maintenant  de  Rome  &  du  vainqueur. 
Et  moi ,  plus  que  jamais  à  mon  père  fidèle  , 
Je  conferve  aux  Romains  une  haine  immortelle. 
Cependant  &  ma  haine  &  fes  prétentions 
Sont  les  moindres  fujets  de  nos  divifîons. 

A  R  B  A  T  E. 

Et  quel  autre  intérêt  contre  lui  vous  anime  ? 

XlPHARÉS. 

Je  m*en  vais  t'éconner.  Cette  belle  Monime  , 

Qui  du  roi  notre  père  attira  tous  les  vœux  , 

Dont  Pharnace  ,  après  lui ,  fe  déclare  amoureux  .  .  . 

A  R  B  A  T  E. 

Hé  bien  ,  Seigneur  ! 

XlPHARÉS. 

Je  l'aime  ,  &  ne  veux  plus  m'en  taire  , 
Puifqu'cnfin^pour  rival  je  n'ai  plus  que  mon  frère. 
Tu  ne  t'attendois  pas,  fans  doute  ,  à  ce  difcours. 
Mais  ce  n'eft  point ,  Arbate  ,  un  fecret  de  deux  jours. 
Cet  amour  s'eft  long-temps  accru  dans  le  filence  , 
Que  n'en  puis-je  à  tes  yeux  marquer  la  violence  , 
Et  mes  premiers  foupirs  ,  &  mes  derniers  ennuis  I 
Mais ,  en  l'état  funefte  où  nous  fanâmes  réduits  , 
Ce  n'eft  guère  le  temps  d'occuper  ma  mémoire 
A  rappeller  le  cours  d'un  araoureufe  hiftoire. 


TRAGÉDIE.  153 

Qu'il  te  fufïîfe  donc,  pour  me  juftifîer,  ^ 
Que  je  vis ,   que  j'aimai  la  reine  le  premier  ; 
Que  mon  pcie  ignoroit  jufqu'au  nom  de  Monime  , 
Quand  je  conçus  pour  elle  un  amour  légitime. 
Il  la  vit.  Mais ,  au  lieu  d'offrir  à  fcs  beautés 
Un  hymen  ,  &  des  voeux  dignes  d'être  écoutés  ; 
Il  crut  que,  fans  précendre  une  plus  haute  gloire. 
Elle  lui  céderoit  une  indigne  victoire. 
Tu  fais  par  quels  efforts  il  tenta  fa  vertu  ; 
Et  que ,  laflé  d'ayoit  vainement  combattu, 
Abfcnt ,  mais  toujours  plein  de  fon  amour  extrême. 
Il  lui  Ht  par  ces  mains  porter  fon  diadème. 
Juge  de  m.es  do'ulcurs,  quand  àzs  bruits  trop  certains 
M'annoncèrent  du  roi  l'amour  &  les  delTeins  j 
Quand  je  fus  qu'à  fon  lit  Monime  réfervée 
Avoit  pris ,  avec  toi ,  le  chemin  de  Nymphée. 
Hélas  I  Ce  fut  encor  dans  ce  temps  odieux , 
Qu'aux  offres  des  Romains  ma  mère  ouvrit  les  yeux. 
Ou  pour  venger  fa  foi  par  cet  hymen  trompée  , 
Ou  ménageant  pour  moi  la  faveur  de  Pompée , 
Elle  trahit  mon  père  ,  &c  rendit  aux  Romains 
La  place  &  les  tréfors  confiés  en  Ces  mains. 
Quî  devins-je  au  récit  du  crime  de  ma  mère  '. 
Je  ne  regardai  plus  mon  rival  dans  mon  père. 
J'oubliai  mon  amour  par  le  fien  travcrfé. 
Je  n'eus  devant  les  yeux  que  mon  père  cficure. 
J'anaquai  les  Romains  ;  ôc  ma  mère  éperdue. 
Me  vit,  en  reprenant  cette  place  rendue  , 
A  mille  coups  mortels  contre  eux  me  dévouer  ; 
Et  chercher,  en  mourant,  à  la  défavouer. 
L'Euxin  ,  depuis  ce  temps  ,  fut  libre,  &  l'eft  encore  ; 
Et  des  rives  du  Pont  aux  rives  du  Bofphore, 
Tout  reconnut  mon  père,  &  fes  heureux  vaifTeaux 
N'eurent  plits  d'cnnem.is  que  les  vents  Se  les  eaux. 
Je  voulois  faire  plus.  Je  prétcndois,  Arbate  , 
Moi-même  ,   à  fon  fccours  m' avancer  vers  l'Euphrate, 
Je  fus  foudain  frappé  du  bruit  de  fon  trépas. 
Au  milieu  de  mes  pleurs ,  je  ne  le  cèle  pas , 

Gv 


154  M  I  TH  R  I  D  AT  Ey 

Monime  ,  qu'en  tes  mains  mon  père  avoit  laififce  , 
Avec  tous  Ces  attraits  revint  en  ma  penfée. 
Que  dis-je  ?  En  ce  malheur  je  tremblai  pour  fcs  jours. 
Je  redoutai  du  roi  les  cruelles  amours. 
Tu  fais  combien  de  fois  fes  jaloufes  tendrelles 
Onrpris  foin  d'aflurer  la  mort  de  fes  maîtreffcs. 
Je  volai  vers  Nymphée  5  &  mes  triftes  regards 
Rencontrèrent  Pharnace  au  pied  de  fes  remparts. 
J'en  conçus,  je  l'avoue,  un  préfage  funeftc. 
Tu  nous  reçus  tous  deux  ,   &  tu  fais  tout  le  refte. 
Pharnace  ,   en  fcs  dcfleins  toujours  impétueux , 
Ne  diffimula  point  fcs  vœux  préfomptueux. 
De  mon  père  à  la  reine  il  conta  la  difgrace , 
L'aflura  de  fa  mort ,   oc  s'offrit  en  fa  place. 
Comme  il  le  dit ,  Arbate  ,  il  veut  l'exécuter. 
Mais  enfin,  à  mon  tour,  je  prétends  éclater. 
Autant  que  mon  amour  refpefta  la  puiflance 
D'un  père  à  qui  je  fus  dévoué  dès  l'enfance  ; 
Autant  ce  même  amour,  maintenant  révolté  , 
De  ce  nouveau  rival  brave  l'autorité. 
Ou  Monime  ,  à  ma  flamme  elle-même  contraire. 
Condamnera  l'aveu  que  je  prétends  lui  faire  ; 
Ou  bien  ,  quelque  malheur  qu'il  en  puifîe  avenir  , 
Ce  n'eft  que  par  ma  mort  qu'on  la  petit  obtenir. 

Voilà  tous  hs  fecrets  que  je  voulois  t'apprendre. 
C'eft  à  toi  de  choifir  quel  parti  tu  dois  prendre  5 
Qui  des  deux  te  paroît  plus  digne  de  ta  foi , 
L'efclave  des  romains  ,  ou  le  fils  de  ton  roi. 
Fier  de  leur  amitié  ,  Pharnace  croit  peut-être 
Commander  dans  Nymphée  ,   ôc  me  parler  en  maîii. 
Mais  ici  mon  pouvoir  ne  connoît  point  le  fien. 
Le  Pont  eft  fon  partage,  &  Colchos  eft  le  mien  ; 
Et  l'on  fait  que  toujours  la  Colchide  Se  {es  princes 
Ont  compté  ce  Bofphore  au  rang  de  leurs  provinces. 


Commandez-moi ,  Seigneur.  Si  j'ai  quelque  pouvoir  j 
Mon  choix  eft  déjà  faiç ,  je  ferai  mou  devoir. 


TRAGÉDIE.  ijy 

Avec  le  même  zèle ,  avec  la  même  audace  , 
Que  je  fervois  le  père  ,  &  gardois  cette  place. 
Et  contre  votre  frère  &  même  coritre  vous. 
Après  la  mort  du  roi,  je  vous  fers  contre  tous. 
Sans  vous,  ne  fais-je  pas  que  ma  mort  afTurée 
De  Pharnace  en  ces  lieux  alloit  fuivrc  l'entrée  ! 
Sais-je  pas  que  mon  fang  ,  par  fes  mains  répandu , 
Eût  fouillé  ce  rempart  contre  lui  défendu  î 
AfTurez-vous  du  cœur  &  du  choix  de  la  reine. 
Du  refte,  ou  mon  crédit  n'efi:  plus  qu'une  ombre  vaînc. 
Ou  Pharnace ,  laillant  le  Bofphore  en  vos  mains. 
Ira  jouir  ailleurs  des  bontés  des  R.omains. 

X  I  P  H  A  RÉ  s. 
Que  ne  devrai-je  point  à  cette  ardeur  extrême  ? 
Mais  on  vient.  Cours,  ami.  C'efl;  la  reine  elle-même , 


SCENE     IL 

MONIME,     XIPHARÉS. 

M  G  N  I  M  E. 

*J  EiGNEUR  ,  je  viens  à  vous.  Car  enfin  ,  aujourd'hui. 
Si  vous  m'abandonnez  ,  quel  fera  mon  appui  '. 
Sans  parens,  fans  amis,  défolée  &c  craintive  , 
Reine  long-temps  de  nom,  mais  en  effet  captive. 
Et  veuve  maintenant  fans  avoir  eu  d'époux. 
Seigneur  ,   de  mes  malheurs  ce  font  là  ]^s  plus  deux. 
Je  tremble  à  vous  nommer  l'ennemi  qui  m'opprime. 
J'efpèrc  ,  toutefois,   qu'un  cœur  fi  magnanime 
Ne  f^ifiera  point  les  pleurs  des  malheureux 
Aux  intérêts  du  fang  qui  vous  unit  tous  deux. 
Vous  devez  à  ces  mots  reconnoître  Pharnace. 
C'eft  lui,  Seigneur,  c'cft  lui,  dont  la  coupable  audace 
Veut ,  la  force  à  la  main  ,  m'attacher  à  fon  fort , 
Par  un  hymen  ,  pour  mgi,  plus  cruel  que  la  more 

G  vj 


1^6  MITHRIDATE, 

Sous  quel  aftie  ennemi  fauc-il  que  je  fois  née  ? 
Au  joug  d'un  autre  hymen  fans  amour  deftinée  , 
A  peine  je  fuis  libre  ,  &  goûte  quelque  paix  , 
Qu'il  faut  que  je  me  livre  à  tout  ce  que  je  hais. 
Peut-être  je  devrois  ,  plus  humble  en  ma  mifère. 
Me  fouvenir  du  moins  que  je  parle  à  fon  frère. 
Mais  ,  foit  raifon  ,   dellin  ,  loit  que  ma  haine  en  lui 
Confonde  les  Romains  dont  il  cherche  l'appui , 
Jamais  hymen  formé  fous  le  plus  noir  aufpice, 
De  l'hymen  que  je  crains  n'égala  le  fupplice. 
Et  fi  Monime  en  pleurs  ne  vous  peut  émouvoii"  , 
Si  je  n'ai  plus  pour  moi  que  mon  feul  défefpoir  i 
Au  pied  du  même  autel ,  où  je  fuis  attendue  , 
Seigneur  ,  vous  me  verrez  ,  à  moi-même  rendue  » 
Percer  ce  trifte  cœur  qu'on  veut  tyrannifer  , 
Et  dont  jamais  encor  je  n'ai  pu  difpofcr, 
X  I  p  H  A  R  É  s. 

Madame  ,   aflurez-vous  de  mon  obéiflance. 
Vous  avez  dans  ces  lieux  une  entière  puiflance. 
Pharnace  ira,  s'il  veut,  fc  faire  craindre  ailleurs  : 
Mais  vous  ne  favez  pas  encor  tous  vos  malheurs. 

Monime. 
Hé,  quel  nouveau  malheur  peut  af&iger  Monime, 
Seigneur  î 

X  1  p  H  A  R  É  s. 
Si  vous  aimer  c'eft  faire  un  fi  grand  crimç, 
Pharnace  n'en  eft  pas  feul  coupable  aujourd'hui  5 
Et  je  fuis  mille  fois  plus  criminel  que  lui. 

Monime. 
Vous  I 

X  I  p  H  A  R  É  s. 

Mettez  ce  malheur  au  rang  des  plus  funeftes, 
Atteftez,  s'il  le  faut,  ies  puillances  céleftes 
Contre  un  fang  malheureux,  né  pour  vous  tourmenter. 
Père  ,  enfans  animés  à  vous  perfecutcr. 
Mais ,  avec  quelque  ennui  que  vous  puifliez  apprendre 
Cet  amour  criminel  qui  vient  de  vous  furprcndre  » 


TRAGÉDIE,  157 

Jamais  tous  vos  malheurs  ne  fauroient  approcher 
Des  maux  que  j'ai  Ibuftèrts  en  le  voulant  cacher. 
Ne  croyez  point  pourtant  que  ,  fcmblable  à  Pharnace, 
Je  vous  ferve  aujourd'hui  pour  me  mettre  en  fa  place. 
Vous  voulez  être  à  vous  ,  j'en  ai  donné  ma  foi  5 
Et  vous  ne  dépendrez  ni  de  lui ,  ni  de  moi. 
Mais  ,  quand  je  vous  aurai  pleinement  fatisfaite  , 
En  quels  lieux  avcz-vous  choifi  votre  retraite  ? 
Sera-ce  loin,  Madame  ,   ou  près  de  mes  états  î 
Me  fera-t-il  permis  d'y  conduire  vos  pas  î 
Verrez  vous  d'ui\  même  œil  le  crime  ôc  l'innocence  ? 
En  fuyant  mon  rival  ,   fuirez-vous  ma  préfencc  î 
Pour  prix  d'avoir  fi  bien  fécondé  vos  fouhaits , 
Faudra-t-il  me  réfoudre  à  ne  vous  voir  jamais  ? 

M  O  N  I  M  E. 

Ah  ,  que  m'apprcnez-vous  î 

X  I  p  h'a  r  é  s. 

Hé  quoi ,  belle  Monime  > 
Si  le  temps  peut  donner  quelque  droit  légitime  , 
Faut-il  vous  dire  ici  que  le  premier  de  tous 
Je  vous  vis ,  je  formai  le  defiein  d'être  à  vous  , 
Quand  vos  charmes  naifTans,  inconnus  à  mon  père, 
N'avoient  cncor  paru  qu'aux  yeux  de  votre  mère  ? 
Ah  ,  fi  par  mon  devoir  forcé  de  vous  quitter. 
Tout  mon  amour  alors  ne  put  pas  éclater  , 
Ne  vous  fouvient-il  plus  ,   fans  compter  tout  le  rcfte  > 
Combien  je  me  plaignis  de  ce  devoir  funcfte  ! 
Ne  vous  fouvient-il  plus,  en  quittant  vos  beaux  yeux, 
Qucl'e  vive  douleur  attendrit  mes  adieux  ï 
Je  m'en  fouvicns  tout  feu).  Avouez-le,  Madame, 
Je  vous  rappelle  un  fonge  effacé  de  votre  ame. 
Tandis  que,  loin  de  vous,  fans  cfpoir  de  retour  , 
Je  nourriflbis  encore  un  malheureux  amour  ,    ' 
Contente  &  réfolue  à  l'hymen  de  mon  père , 
Tous  les  malheurs  du  fils  ne  vous  affligeoient  guère. 

Monime. 
Hélas  I 


ij8  M  IT  H  RI  D  AT  E» 

XlPHARÊs. 

Avez-vous  plaint  un  moment  mes  ennuis  ^ 

M  O  N  I  M  E. 

Pilnce  . ,  .  N'abulez  point  de  l'état  où  je  fuis. 

X  I  P  H  A  R  É  s. 
En  abufer  !  O  Ciel  î  Quand  je  cours  vous  défendre. 
Sans  vous  demander  rien,  fans  ofer  rien  prétendre: 
Que  vous  dirai-je  enfin  ?  Lorfque  je  vous  promets 
De  vous  mettre  en  état  de  ne  me  voir  jamais. 

M  o  N  I  M  E. 

Ceft  me  promettre  plus  que  vous  ne  fauriez  faire. 

X  I  p  H  A  R  É  s. 
Quoi,  malgré  mes  f:rmens ,  vous  croyez  le  contraire  î 
Vous  croyez  qu'abufant  de  mon  autorité  , 
Je  prétends  attenter  à  votre  liberté. 
On  vient.  Madame,  on  vient.  Expliquez-vous  de  grâce. 
Un  mot. 

M  o  N  i  M  E. 
Défendez-moi  des  fureurs  de  Pharnace. 
Pour  me  faire.  Seigneur  ,  confenrir  à  vous  voir  , 
Vous  n'aurez  pas  befoin  d'un  injulle  pouvoir. 

XlPHARÉS. 

Ah,  Madame  ! 

^1  o  N  I  M  E. 
Seigneur,  vous  voyez  votre  frère. 


SCENE     I I L 

MONIME,  PHARNACE,  XIPHARÉS. 

Pharnace. 

J  usQUEs  à  quand, Madame, attendrez-vous mon  père. 
Des  témoins  de  fa  more  viennent,  à  tous  momens. 
Condamner  votre  doute  Se  vos  retardemens. 
Venez,   fuyez  l'afped  de  ce  climat  fauvage  , 
Qui  ne  parle  â  vos  yeux  que  d'un  triile  efclavage. 


TRAGÉDIE.  15^ 

Un  peuple  obéilTant  vous  attend  à  genoux , 
Sous  un  Ciel  plus  heureux  Se  plus  digne  de  vous. 
Le  Pont  vous  reconnoît  dès  long-temps  pour  fa  reine. 
Vous  en  portez  encor  la  marque  louveraine  ; 
Et  ce  bandeau  royal  fut  mis  fur  votre  front 
Comme  un  gage  affuré  de  l'empire  de  Pont. 
Maître  de  cet  état  que  mon  père  me  laide  , 
Madame  ,  c'ell  à  moi  d'accomplir  fa  promefTe. 
Mais  il  faut ,  croyez-moi ,  fans  attendre  plus  tard  , 
Ainfî  que  notre  hymen  ,  prelTer  notre  départ. 
Nos  intérêts  communs  &  mon  cœur  le  demandent. 
Prêts  à  vous  recevoir,  mes  vaifleaux  vous  attendent  5 
Et  du  pied  de  l'autel  vous  y  pouvez  monter , 
Souveraine  des  mers  qui  vous  doivent  porter. 

M  G  N  I  M  E. 

Seigneur ,  tant  de  bontés  ont  lieu  de  me  confondre. 
Mais,  puifque  le  temps  prclTe,  &:  qu'il  faut  vous  répondre 
Puis-je ,  laiflant  la  feinte  &  les  déguifemens , 
Vous  découvrir  ici  mes  fecrets  fentimens  i 

Pharnace. 
Vous  pouvez  tout. 

M  O  N  I  M  E. 

Je  crois  que  je  vous  fuis  connue. 
Ephcfe  eft  mon  pays.  Mais  je  fuis  defcendue 
D'ayeux,  ou  rois.  Seigneur,  ou  héros,  qu'autrefois 
Leur  vertu  ,  chez  les  grecs ,  mit  au-deflus  des  rois. 
Mithridate  me  vit.  Ephèfe  &  l'Ionie 
A  fon  heureux  em.pire  étoit  alors  unie. 
11  daigna  m'envoycr  ce  gage  de  fa  fo?. 
Ce  fut  pour  ma  famille  une  fuprême  loi. 
Il  fallut  obéir.  Efclave  couronnée 
Je  partis  pour  l'hymen  où  j'étois  dcftinée. 
Le  roi,  qui  m'attendoir  au  fein  de  fcs  états  , 
Vit  emporter  ailleurs  fes  dcdeins  &  Ces  pas  ; 
Et ,  tandis  que  la  guerre  occupoit  fon  courage , 
M'envoya  dans  ces  lieux  éloignés  de  l'orage. 
J'y  vins.  J'y  fuis  encor.  Mais  cependant.  Seigneur» 
Mon  père  paya  cher  ce  dangereux  honneur  j 


'^o  M  ITH  R  I  D  AT  E, 

Et  les  Romains  vainqueurs,  pour  première  victime. 

Prirent  Piiilopœmcn  le  père  de  Monime. 

Sous  ce  titre  funefte  il  fe  vit  immoler  , 

Et  c'cft  de  quoi,  Seigneur,  j'ai  voulu  vous  parler. 

Quelque  julle  fureur  dont  je  fois  animée  , 

Je  ne  puis  point  à  Rome  oppofer  une  armée. 

Inutile  témoin  de  tous  Ces  attentats , 

Je  n'ai  ,  pour  me  venger,  ni  fceptre  ni  foldacs. 

Enfin  ,  je  n'ai  qu'un  cœur.  Tout  ce  que  je  puis  faire 

C'eft  de  garder  la  foi  que  je  dois  à  mon  père  , 

De  ne  point  dans  fon  fang  aller  tremper  mes  mains, 

En  époufant  en  vous  l'allié  des  Romains. 

Pharnace. 
Que  parlez-vous  de  Rome  &  de  fon  alliance  ?  * 
Pourquoi  tout  ce  difcours  Se  cette  défiance  ? 
Qui  vous  dit  qu'avec  eux  je  prétends  m'allier  ? 

Mo  N  I  M  E. 

Mais  vous-même.   Seigneur,  pouvez-vous  le  nia-r  î 
Comment  m'offiiriez-vous  l'entrée  Se  la  couronne 
D'un  pays  que  par-tout  leur  armée  environne  , 
Si  le  traité  fecret,  qui  vous  lie  aux  Romains, 
Ne  vous  en  afluroit  l'empire  &  les  chemins  î 

P  H  A  R  N  A   C  E. 

De  mes  intentions  je  pourrois  vous  inftruire 
Et  je  fais  les  raifons  que  j'aurois  à  vous  dire. 
Si,  laifTant  en  effet  les  vains  déguifemens, 
Vous  m'aviez  expliqué  vos  fecrets  fcntimens. 
Mais  enfin  je  commence  ,  après  tant  de  traverfes , 
Madame  ,  à  ralTembler  vos  excufes  diverfes. 
Je  crois  voir  l'intérêt  que  vous  voulez  celer. 
Et  qu'un  autre  qu'un  père  ici  vous  fait  parler. 

XlPHARÉS 

Quel  que  foit  l'intérêt  qui  fait  parler  la  reine  , 
La  réponfe  ,   Seigneur ,  doit-elle  être  incertaine  î 
Et,  contre  les  Romains,  votre  relTentiment 
Doit-il,  pour  éclater,  balancer  un  moment? 
Quoi  ,  nous  aurons  d'un  père  entendu  la  difgrace , 
Ec,  lents  à  le  venger  ,  prompts  à  remplir  fa  place  , 


TRAGÉDIE.  i6i 

Kou5  mettrons  notre  honheur  &  fon  fang  en  oubli  î 
Il  cfl  mort.  Savons-nous  s'il  eft  enfcveli  î 
Qui  fait ,  fi  dans  le  temps  que  votre  ame  empreffee 
Forme  d'un  doux  hymen  l'agréable  penfée , 
Ce  roi,  que  l'Orient  tout  plein  de  Ces  exploits. 
Peut  nommer  juftement  le  dernier  de  fes  rois  , 
Dans  {es  propres  états  privé  de  fépulture. 
Ou- couché ,  fans  honneur ,  dans  une  foule  obfcurc  , 
N'accufe  point  le  Ciel  qui  le  laide  outrager. 
Et  des  indignes  fils  qui  n'ofcnt  le  venger  î 
Ah ,  ne  languifTons  plus  dans  un  coin  du  Bofphorc  î 
Si ,   dans  tout  l'univers  quelque  roi  libre  encore  , 
Parthe  ,  Scythe  ,   ou   Sarmare  ,  aime  fa  liberté  , 
Voilà  nos  alliés.  Marchons  de  ce  coté. 
Vivons,  ou  périffbns  dignes  de  Mithridate  ; 
Etfongeons  bien  plut6t,quelque  amour  qui  nous  flatte, 
A  défendre  du  joug  Se  nous  &  nos  états , 
Qu'à  contraindre  des  cœurs  qui  ne  fe  donnent  pas. 

Pharnac£. 
Il  fait  vos  fentimens.  Me  trompois-je ,  Madame  ? 
Voilà  cet  intérêt  fi  puillant  fur  votre  ame , 
Ce  père  ,  ces  Romains  que  vous  me  reprochez. 

XlPHARÊS. 

J'ignore  de  fon  cœur  ics  fentimens  cachés  ; 

Mais  je  m'y  foumettrois  fans  vouloir  rien  prétendre , 

Si,  comme  vous.  Seigneur,  je  croy ois  les  entendre. 

Phaknace. 
Vous  feriez  bien  ;  &  moi ,  je  fais  ce  que  je  doi. 
Votre  exemple  n'eft  pas  une  règle  pour  moi. 

XlPHARÉS. 

Toutefois,  en  ces  lieux  je  ne  connois  perfonne. 
Qui  ne  doive  imiter  l'exemple  que  je  donne. 

PHAR.NACE. 

Vous  pourriez  à  Colchos  vous  expliquer  ainfi. 

X  I  P  H  A  R.  É  s. 
Je  le  puis  à  Colchos ,  &  jcle  puis  ici. 

Pharnace. 
Ici  vous  y  pourriez  rencontrer  votre  perte. ,  > 


i<fi  M  ITH  R  I  D  AT  E, 

SCENE    IV. 

MONIME,  PH  A  RN  A  CE,  XI  PHARES. 
P  H  (K  D  I  M  E. 

P  H  Π D  i  M  E. 

i  RINCES  ,   toute  la  mer  eft  de  vaifTeaux  couverte  5 
Et  bicn-tot  ,  démentant  le  faux  bruit  de  fa  mort , 
Mithridate  lui-même  arrive  dans  le  port. 

M  0  N  I  M  E. 
Mithridate  î 

XlPHARÉS. 

Mon  Père  ! 

Pharnace. 

Ah ,   que  viens-je  d'entendi.^  '. 

P  H  Π D  I  M  E. 

Quelques  vaifleaux  légers  font  venus  nous  l'apprendre, 
C'eft  lui-même  j  &  déjà ,  prefl'é  de  fon  devoir, 
Arbate,   loin  du  bord  ,  l'eft  allé  recevoir. 
XiPHAKÉs  d  Monime, 
Qu'avons  nous  fait  i 

Monime  d  Xipharès. 

Adieu  ,  prince.  Quelle  nouvelle  î 


SCENE     V. 

PHARNACE,     XlPHARÉS. 

Pharnace  d  part. 

JM  iTHRiDATE  revient  1  Ah,  fortune  cruelle  ï 
Ma  vie  &  mon  amour  tous  deux  courent  hazard. 
Les  Romains  que  j'attends  arriveront  trop  tard. 

(  d  Xipharès.  ) 
Comment  faire  ?  J'entends  que  votre  cœur  foupire, 
Et  j'ai  conçu  l'adieu  qu'elle  vienç  de  vous  dire, 


TRAGÉDIE,  16} 

Prince.  Mais  ce  difcours  demande  un  autre  temps. 
Nous  avons  aujourd'hui  des  foins  plus  impottans. 
Michridatc  revient ,  peut-être  inexorable. 
Plus  il  cil  malheureux,   plus  il  eil  redoutable. 
Le  péril  eft  preflant  plus  que  vous  ne  pcnfez. 
Nous  fommes  criminels ,  &  vous  le  connoiflez. 
Rarement  l'amitié  délarme  fa  colère. 
Ses  propres  fils  n'ont  point  de  juge  plus  févère  ; 
Et  nous  l'avons  vu  même,  à  fes  cruels  foupçons  , 
Sacrifier  deux  fils  pour  de  moindres  raifons. 
Craignons  pour  vous,pourmoi,pour  la  reine  elle-mêmej 
Je  la  plains,   d'autant  plus  que  Mithridate  l'aime. 
Amant  avec  tranfport ,  mais  jaloux  fans  retour. 
Sa  haine  va  toujours  plus  loin  que  fon  amour. 
Ne  vous  aiïurez  point  fur  l'amour  qu'il  vous  porte. 
Sa  jaloufc  fureur  n'en  fera  que  plus  forte. 
Songez-y.  Vous  avez  la  faveur  des  foldats , 
Et,  j'aurai  des  fecours  que  je  n'explique  pas. 
M'en  croirez-vous  ?  Courons  affurer  notre  grâce. 
Rendons-nous ,  vous  &  moi ,   maîtres  de  cette  place  ? 
Et  faifons  qu'à  Ces  fils  il  ne  puifTe  didcr 
Que  les  conditions  qu'ils  voudront  accepter. 

X  I  p  H  A  R  É  s. 
Je  fais  quel  eft  mon  crime  ,  &  je  connois  mon  père  J 
Et  j'ai  par-dcfTus  vous  le  crime  de  ma  mère. 
Mais  quelque  amour  encor  qui  me  pût  éblouir. 
Quand  moK.  père  paroît ,  je  ne  fais  qu'obéir. 

P  H  A  p.  N  A  C  E. 

Soyons-nous  donc  au  moins  fidèles  l'un  à  l'autre. 
Vous  favcz  mon  fecret  ,  j'ai  pénétré  le  vôtre. 
Le  roi  ,  toujours  fertile  en  dangereux  détours. 
S'armera  contre  nous  de  nos  moindres  difcours. 
Vous  favcz  fa  coutume,  &:  fous  quelles  tendrcffcs 
Sa  haine  fait  cacher  Ces  trompcufes  adrefles. 
Allons.  Puifqu'il  le  faut,  je  marche  fur  vos  pas. 
Mais,  en  obéillant,  ne  nous  trahilTons  pas. 

Fin  du  premier  ASlz* 


ib'4  MITHRIDATE 


ACTE     II. 

SCENE     PREMIERE. 

M  O  N  I  M  E  ,     P  H  (S  D  I  M  E. 

P  H  CE  D  I   ME. 

V:  uoi,  vous  êtes  ici  quand  Mithridate  arrive  î 
Quand,  pour  le  recevoir  ,  chacun  court  fur  la  rive  l 
Que  faites-vous  ,  Madame  ?  &  quel  reflbuvenir 
Tout-à-  coup  vous  arrête ,  &  vous  fait  revenir  ? 
N'offenferez-vous  point  un  roi  qui  vous  adore  , 
Qui,  prefque  votre  époux  ?  .  .  . 

M  o  N  I  M  E. 

II  ne  l'eft  pas  encore: 
Phœdime  ;  &  jufques-Ià,  je  crois  que  mon  devoir 
Eft  de  l'attendre  ici ,  fans  l'aller  recevoir. 

P  H  Π D  J  M  E. 

Mais  ce  n'eft  point ,  Madame,  un  amant  ordinaire. 
Songez  qu'à  ce  grand  roi  promifc  par  un  père  , 
Vous  avez  de  fss  feux  un  gage  folemnel  , 
Qu'il  peut ,  quand  il  voudra ,   confirmer  à  rautel. 
Croyez-moi  ,  montrez-vous,   venez  à  fa  renconue. 

M  o  N  I  M  E. 

Regarde  en  quel  état  tu  veux  que  je  me  montre. 
Vois  ce  vifage  en  pleurs  ;  &,  loin  de  le  chercher. 
Dis-moi  plutôt ,  dis-moi  que  je  m'aille  cacher. 

Phœdime. 
Que  dites-vous  ?  O  Dieux  I 

M  o  N  I  M  E. 

Ah,  retour  qui  me  tue  l 
Malheureufe,  comment  paroîtrai-je  à  fa  vue  , 
Son  diadème  au  front ,  & ,  dans  le  fond  du  cœur  , 
Phcedime  î . .  Tu  m'entends,  &  tu  vois  ma  rougeur. 


TRAGÉDIE,  1^5 

P  HCI  DIME. 

Ainfi  vous  retombez  dans  les  mêmes  allarmes 

Qui  vous  ont  dans  la  Grèce  arraché  tant  de  larmes  î 

Et  toujours  Xipharès  revient  vous  traverfer. 

M  O  N  I  M  E. 

Mon  malheur  eft  plus  grand  que  tu  ne  peux  pcnfer. 
Xipharès  ne  s'ofFroit  alors  à  ma  mémoire, 
Que  tout  plein  de  vertus,  que  tout  brillant  de  gloire  5 
Et  je  ne  favois  pas  que  ,   pour  moi  plein  de  feux, 
Xipharès  des  mortels  fut  le  plus  amoureux. 

P  H  Π D  I  M  E. 

U  vous  aime  ,  Madame  !  Et  ce  héros  aimable  . . , 

M  o  N  I  M  E. 

Eft  auffi  malheureux  que  je  fuis  miférable. 

Il  m'adore  ,  Phœdime  ;  &  les  mêmes  douleurs 

Qui  m'affligeoient  ici ,   le  tourmcntoient  ailleurs. 

P  H  (F  D  I  M  E. 

Sait-il  en  fa  faveur  jufqu'où  va  votre  eftime  î 
Sait-il  que  vous  l'aimez  î 

M  o  N  I  M  E. 

Il  l'ignore  ,   Phœdime. 
Les  Dieux  m'ont  fccourue ,  &  mon  cœur  aftcrmi 
N'a  rien  dit,  ou  du  moins  n'a  parlé  qu'à  demi. 
Hélas ,  fi  tu  favois,  pour  garder  le  filencc. 
Combien  ce  triftc  cœur  s'ell  fait  de  violence  ; 
Queb  affauts ,  quels  combats  j'ai  tantôt  foutenus  5 
Phœdime ,  fi  je  puis ,  je  ne  le  verrai  plus. 
Malgré  tous  les  efforts  que  je  pourrois  me  faire  , 
Je  vcrrois  fes  douleurs,  je  ne  pourrois  me  taire. 
11  viendra,  malgré  moi ,  m'arracher  cet  aveu. 
Mail  n'importe,  s'il  m'aime,  il  en  jouira  peu 
Je  lui  vendrai  fi  cher  ce  bonheur  qu'il  ignore. 
Qu'il  vaudroic  mieux  pour  lui  qu'il  l'ignorât  encore. 

Phœdime. 
On  vient.  Que  faites-vous.  Madame  î 

M  o  N  I  M  E. 

Je  ne  puis. 
le  ne  paroîtrai  point  dans  le  trouble  où  je  fuis. 


166  M  IT  H  R  I  D  AT  E 


SCENE     IL 

MITHRIDATE  ,  PHARNACE,  XIPHARÉS  , 
A  R  B  A  T  E ,  Gardes. 

MiTHRiDATE. 

X  RINCES,  quelques  raifons  que  vous  me  puîffiez  dire. 
Votre  devoir  ici  n'a  point  dû  vous  conduire  , 
Ni  vous  faire  quitter  ,   en  de  fî  grands  befoins  , 
Vous  le  Pont,  vous  Colchos,  confiés  à  vos  foins. 
Mais  vous  avez  pour  juge  un  père  qui  vous  aime. 
Vous  avez  cru  des  bruits  que  j'ai  femés  moi-même. 
Je  vous  crois  innocens  5   puifque  vous  le  voulez  , 
Et  je  rends  grâce  au  Ciel  qui  nous  a  rafTemblés. 
Tout  vaincu  que  je  fuis  ,  &  voilîn  du  nauflage, 
Je  médite  un  deliein  digne  de  mon  courage. 
Vous  en  ferez  tantôt  inltruits  plus  amplement. 
Allez,  6c  lailTez-moi  repofer  un  moment. 


SCENE     III. 

MITHRIDATE,     ARBATE. 

MiXHRZDATE. 

JOj  NFiN  ,  après  un  an ,  tu  me  revois ,  Arbate  : 
Non  plus  ,  comme  autrefois ,  cet  heureux  Mithridatc, 
Qui,  de  Rome  toujours  balançant  le  deftin, 
Tenois  entre  elle  &c  moi  l'univers  incertain. 
Je  fuis  vaincu.  Pompée  a  faifi  l'avantage 
D'une  nuit  qui  laifToit  peu  de  place  au  courage. 
Mes  foldats  prefque  nuds ,  dans  l'ombre  intimidés  J 
Les  rangs ,  de  coures  parts,  mal  pris  &  mal  gardés  5 


TRAGÉDIE.  1^7 

Le  défordre  par-tout  redoublant  hs  allarmes  ; 
Nous-mêmes,  contre  nous,  tournant  nos  propres  armcsj 
Les  cris  que  les  rochers  renvoyoient  plus  afticux  5 
Enfin  toute  l'horreur  d'un  combat  ténébreux  : 
Que  pouvoir  la  valeur  dans  ce  trouble  funeftc  ? 
Les  uns  font  morts ,  la  fuite  a  fauve  tout  le  reftej 
Et  je  ne  dois  la  vie  ,   en  ce  commmun  effroi , 
Qu'au  bruit  de  mon  trépas  que  je  laifl'e  après  moi. 
Quelque  temps  ,  inconnu  ,  j'ai  travcrfé  le  Phafe; 
Et  dc-là  pénétrant  jufqu'au  pied  du  Caucafe, 
Bien-tôt  dans  des  vaillcaux  fur  l'Euxin  préparcs,    ~^ 
J'ai  rejoint  de  mon  camp  les  reftes  féparés. 
Vpilà  par  quels  malheurs  pouflé  dans  le  Bofphore  , 
l'y  trouve  des  malheurs  qui  m'attendoient  encore. 
Toujours  du  même  amour  tu  nie  vois  enflammé. 
Ce  cœur  ,  nourri  de  fang  ,   ôc  de  guerre  affamé. 
Malgré  le  faix  des  ans  &  du  fort  qui  m'opprime, 
î  .  lue  par-tout  l'amour  qui  l'attache  à  Monime; 

"a  point  d'ennemis,  qui  lui  foient  odieux, 
ius  que  deux  fils  ingrats  que  je  trouve  en  ces  lieux, 
A  R  B  A  T  E. 
i"Deux  fils ,  Seigneur  î 

M1THB.1DATE. 

Ecoute.  A  travers  ma  colprc 
fe  v«Hx  bien  diftinguer  Xipharès  de  fon  frère, 
Refais  que  ,  de  tout  temps  à  mes  ordres  fournis, 
U  hait  autant  que  moi  nos  communs  ennemis  3 
Et  j'ai  vu  fa  valeur,   à  me  plaire  attachée  , 
Tuftifier  pour  lui  ma  tendreffc  cachée. 
ïe  fais  même,  je  fais  avec  quel  défefpoir  , 
\tout  autre  intérêt  préférant  fon  devoir  , 
îl  courut  démentir  une  mère  infidcllc  , 
ît  tira  de  fon  crime  une  gloire  nouvelle, 
ît  je  ne  puis  encor,  ni  n'cferois  penfer 
^uc  ce  fils  fi  fidèle  ait  voulu  m'oftenfer. 
V[ais  tous  deux  en  ces  lieux  que  pouvoient-îls  attendre  I 
-*un  ôc  l'autre  à  la  reine  ont-ils  ofc  prétendre  i 


1^8  MITHRIDATE, 

Avec  qui  fcmble-t-elle  en  fecret  s'accorder  ? 
Moi-même  de  quel  œil  dois-je  ici  l'aborder  ? 
Pa,ilc.  Quelque  delir  qui  m'entraîne  auprès  d'elle, 
II  me  faut  de  leurs  cœurs  rendre  un  compte  iîdèle. 
Qu'eft-ce  qui  s'cil  pafle  ?  Qu'as-tu  vu  ?  Que  fais-tu  ? 
Depuis  quel  temps,  pourquoi,  cornaient  t'es-tu  rendu? 

A  R  JB  A  T  E. 

Seigneur,  depuis  huit  jours,  l'impatient  Pharnace 

Aborda  le  premier  au  pied  de  cette  place  ; 

Et  de  votre  trépas  autorifant  le  bruit , 

Dans  Ces  murs  auUl-tôt  voulut  être  introduit. 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  ce  bruit  téméraire  ; 

Et  je  n'écoutois  rien  ,  fi  le  prince  fon  frère  , 

Bien  moins  par  fes  difcours,  Seigneur,  que  par  fes  pleurs. 

Ne  m'eût  ,  en  arrivant ,  confirmé  vos  malheurs. 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

Enfin  ,  que  firent-ils  ? 

A  R  B  A  T  E. 

Pharnace  entroît  à  peine , 
Qu'il  courut  de  fes  feux  entretenir  la  reine  j 
Et  s'offrit  d'afîurer ,  par  un  hymen  prochain , 
Le  bandeau  qu'elle  avoir  reçu  de  votre  riiain. 

MiTHRIDATE. 

Traître ,  fans  lui  donner  le  loifir  de  répandre 

Les  pleurs  que  fon  amour  auroit  dûs  à  ma  cendre  ? 

Et  fon  frère  î 

A  R  B  A  T  E. 

Son  frère,  au  moins  jufqu'à  ce  jour  , 
Seigneur  ,  dans  fes  defTeins  n'a  point  marqué  d'amour; 
Et  toujours  avec  vous  fon  cœur  d'intelligence. 
N'a  femblé  refpirer  que  guerre  &  que  vengeance. 

MiTHRIDATE. 

Mais  encor  quel  deflein  le  conduifoit  ici  î 

A  R  B  A  T  E. 

Seigneur  ,  vous  en  ferez  tôt  ou  tard  éclaîrcî. 

MiTHRIDATE 


TRAGÉDIE.  'les 

MiTHRiDATE. 

Parle  ,  je  te  l'ordonne,  &  je  veux  tout  apprendre. 

A  ^  B  A  T  E. 

Seigneur,  jufqu'à  ce  jour  ce  que  j'ai  pu  comprendre. 
Ce  prince  a  cru  pouvoif ,  après  votre  trépas  , 
Compter  cette  province  au  rang  de  fes  érats  ; 
Et,  fans  connoître  ici  de  loix  que  fon  courag-c. 
Il  vcnoit  par  la  force  appuyer  fon  partage. 

M  I  T  H  K.  I  D  A  T  E. 

Ah  ,  c'cft  le  moindre  prix  qu'il  Ce  doit  propofcr. 

Si  le  Ciel  de  mon  fort  me  lailFe  difpofer. 

Oui  ,   je  refpirc  ,  Arbate  ,  ôc  ma  joie  efl:  extrême. 

Je  tremblois  ,  je  l'avoue ,   &  pour  un  fils  que  j'aime  , 

Et  pour  moi,    qui  craignois  de  perdre  un  tel  appui. 

Et  d'avoir  à  combattre  un  rival  tel  que  lui. 

Que  Pharnace  m'olïcnfe ,  il  oftie  à  ma  colère 

Un  rival,  dès  long-temps,  foigneux  de  me  déplaire  ; 

Qui,  toujours  des  Romains  admirateur  fecret , 

Ne  s'ell  jamais  contre'  eux  déclaré  qu'à  regret  ; 

fit  s'il  faut  que  pour  lui  Monime  prévenue 

Ait  pu  porter  ailleurs  une  amour  qui  m'ell  due  ; 

Malheur  au  criminel- qui  vient  me  la  ravir  , 

Et  qui  m'ofc  offcnfer,  ÔC  n'ofe  me  fervir. 

L'avne-t-elle  î 

Arbate. 
Seigneur  ,  je  vois  venir  la  reine. 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

Dieux  ,  qui  voyez  ici  mon  amour  &c  ma  haine. 
Epargnez  mes  malheurs,  &:  daignez  empêcher 
Que  je  ne  trouve  encor  ceux  que  je  vais  chercher» 
Atb"a;:c  ,  c'eit  aûez  :  qu'on  mc'laifle  avec  elle. 

'^:^:^, 


Tome  II,  Il 


170  M  IT  H  R  I  D  AT  E  » 

■         ■  — > : : ^— * 

SCENE      VI. 

MITHRIDATE,     MONIME. 

MlTHMDATE. 

iVl  ADAME ,  enfin  le  Ciel  près  de  vous  me  rappelle  5 

Ec,  fécondant ,  du  moins,  mes  plus  tendres  fouhaits. 

Vous  rend  à  mon  amour  plus  belle  que  jamais. 

Je  ne  m'attendois  pas  que  de  notre  h/menée 

Je  dufTe  voir  fi  tard  arriver  la  journée  ; 

Ni  qu'en  vous  retrouvant,  mon  funefte  retour 

Fît  voir  mon  infortune ,  &  non  pas  mon  amour, 

C'eft pourtant  cet  amour,  qui,  de  tant  de  retraites. 

Ne  m,e  laiffe  choifir  que  les  lieux  où  vous  êtes  ; 

Et  les  plus  grands  malheurs  pourront  mefemblerdoux. 

Si  ma  préfencc  ici  n'en  eft  point  un  pour  vous. 

C'ell  vous  en  dire  aflez,  fi  vous  voulez  m'entendre. 

Vous  devez  à  ce  jour  ,  dès  long-temps  ,  vous  attendre  J 

Et  vous  portez,  Madame,  un  gage  de  ma  foi. 

Qui  vous  dit  tous  les  jours  que  vous  êtes  à  moi. 

Allons  donc  allurer  cette  foi  mutuelle. 

Ma  gloire  ,   loin  d'ici ,  vous  Se  moi  nous  appelle  J 

Et  ,  fans  perdre  un  moment  pour  ce  noble  deflein  , 

Aujourd'hui  votre  époux  ,  il  faut  partir  demain. 

M  0  N  I  M  E. 
Seigneur  ,   vous  pouvez  tout.   Ceux  par  qui  je  refpire 
Vous  ont  cédé  fur  moi  leur  fouverain  empire  ; 
Et  ,   quand  vous  uferez  de  ce  droit  tout-puifTant , 
Je  ne  vous  répondrai  qu'en  vous  obéifTant. 

MlTHRIDATE. 

Ainfl  ,   prête  à  fubir  un  joug  qui  vous  opprime  ," 
Vous  n'allez  à  l'autel  que  comme  une  vid^imc  ; 
Et  moi  ,  tyran  d'un  cœur  qui  fe  refufe  au  mien  , 
Même  en  vous  poUédant ,  je  ne  vous  devrai  rieiu 


TRAGÉDIE.  171 

Ah  ,  Madame  ,  eft-ce  là  de  quoi  me  fatisfaire  î 
Fauc-il  que  déformais ,   renonçant  à  vous  plaire  ? 
Je  ne  prétende  plus  qu'à  vous  tyrannifer  ? 
Mes  malheurs  ,  en  un  mot ,   me  font-ils  méprifer  > 
Ah  ,  pour  tenter  encor  de  nouvelles  conquêtes , 
Quand  je  ne  verrois  pas  des  routes  toutes  prêtes  j, 
Quand  le  fort  ennemi  m'auroir  jette  plus  bas  , 
Vaincu,  perfécuté,   fansfccours,  fans  états  , 
Errant  de  mers  en  mers ,  &:  moins  roi  que  pi'  ate  , 
Confervant  pour  tous  biens  le  nom  de  Mithridate  , 
Apprenez  que  ,  fuivi  d'un  nom  Ci  glorieux  , 
Par-tout  de  l'univers  j'atcacherois  les  yeux  ; 
Et  qu'il  n'eft  point  de  rois ,  s'ils  font  dignes  de  l'être , 
Qui ,  fur  le  trône  afiîs ,  n'envialTsnt  peut-être 
Au  delTus  de  leur  gloire  un  naufrage  élevé. 
Que  Rome  &  quarante  ans  ont  à  peine  achevé. 
Vous-même,  d'un  autre  œil  me  vcrriez-vous,  Madame, 
Si  ces  Grecs  vos  ayeux  revivoient  dans  votre  ame  î 
Et  puifqu'il  faut  enfin  que  je  fois  votre  époux, 
N'étoit-il  pas  plus  noble  ,  Se  plus  digne  de  vous» 
De  joindre  à  ce  devoir  votre  propre  fufFrage  , 
IXoppofer  votre  eftime  au  dcltin  qui  m'outrage  , 
^'  de  me  rafTurcr  ,  en  flattant  ma  douleur , 
itre  la  défiance  attachée  au  malheur  ? 
-  quoi ,  n'avez-vous  rien ,  Madame ,  à, me  répondre  » 
1  out  mon  emprefTement  ne  fert  qu'à  vous  confondre. 
Vous  demeurez  muette  ;  &,  loin  de  me  parler, 
Je  vois  ,  malgré  vos  foins ,  vos  pleurs  prêts  à  couler. 

M  O  N  I  M  E. 

Moi ,  Seigneur  ?  Je  n'ai  point  de  larmes  à  répandre. 
Pobéis.  N'eft-cc  pas  allez  me  faire  cntciidreî 
Bc  ne  fuffic-ii  pas  î . . . 

Mithridate, 

Non ,  ce  n'efl:  pas  adès, 
fe  TOUS  entends  ici  mieux  que  vous  ne  pcnfcz. 
Te  vois  qu'on  m'a  dit  vrai.  Ma  jufte  jaloufie 
?ar  vos  propres  difcours  eft  trop  bien  éclaircic. 

Hij 


l 


jyi  M  I  T  H  R  I  DAT  E, 

Je  vois  qu'un  fils  perfide ,  épris  de  vos  beautés," 
Vous  a  parlé  d'amour,  &  que  vous  l'écoutcz. 
Je  vous  j::tcc  pour  lui  dans  des  craintes  nouvelles. 
Mais  il  jouira  peu  de  vos  pleurs  infidèles  , 
Madame  5  &:  déformais  tout  eft  fourd  à  mes  loix  , 
Ou  bien  vous  l'avez  vu  pour  la  dernière  fois. 
Appeliez  Xipliarès. 

M  0  N  r  M  E. 

Ah  ,  que  voulez-vous  faire  ? 
Xipharês .... 

MiTHRiDATE. 

Xipharês  n'a  point  trahi  fon  père. 
Vous  vous  prelîcz  en  vain  de  le  dcfavouerj 
Et  ma  tendre  amitié  ne  peut  que  s'en  louer. 
Ma  honte  en  feroit  moindre  ,  ainfi  que  votre  crime, 
Si  ce  fils  ,   en  eflPet  digne  de  votre  eftime, 
A  quelque  amour  encore  avoir  pu  vous  forcer. 
Mais  quk'un  traître  ,  qui  n'cil  hardi  qu'à  m'offenfer  , 
De  qui  nulle  vertu  n'accompagne  l'audace  ; 
Que  Pharnace  ,   en  un  mot,   ait  pu  prendre  ma  placC; 
Qu'il  foit  airné.  Madame,  &  que  je  fois  haï  î 


SCENE     V. 

MITHRIDATE,   MONIME,   XIPHARÊS 

MlXHRIDATE. 

V  ENF.z ,,  mon  fils  ,   venez  ,  votre  père  eft  trahi. 
Un  fils  audacieux  infulte  à  m.a  ruine, 
Traverfe  mes  defleins  ,  m'outrage  ,  m'arTafline  , 
Aime  la  reine  ,  enfin  ,  lui  plaît ,   &  me  ravie 
Un  cœur  que  fon  devoir  à  moi  feul  aflervit. 
Heureux  ,  pourtant  heureux ,  que  dans  cette  difgrac* 
Je  ne  puiflè  accufer  quc_  la  main  de  Pharnace  j 
Qu'une  mère  infidelle  ,  un  frère  audacieux  , 
Vous  préfentcnç  en  vain  leur  exemple  odieux.  ; 


TRAGÉDIE.  I7Î 

Oui ,  mon  fils  ,  c'eft  vous  feul  fur  qui  je  me  repofe , 

Vous  feul  qu'aux  grands  deflbins  que  mon  cœur  fe  propofe 

J'aichoilî,   dès  long-ceuips  ,   pour  digne  compagnon. 

L'héritier  de  mon  fccpcre  ,  ôc  fur-tout  de  mon  nom. 

Pharnace  ,  en  ce  moment ,  &   ma  flamme  ofFenfée 

Ne  peuvent  pas  tous  fculs  occuper  ma  penfée. 

D'un  voyage  important  les  foins  &  les  apprêts. 

Mes  vaifTeaux  qu'à  partir  il  faut  tenir  tout  prêts , 

Mes  foldats ,  dont  je  veux  tenter  la  complaifance. 

Dans  ce  même  moment  demandent  ma  préfence. 

Vous ,  cependant  ici  veillez  pour  mon  repos. 

D'un  rival  infolent  arrêtez  les  complots. 

Ne  quittez  point  la  reine  ;  &,  s'il  fe  peut ,  vous-mcnxâ 

Rçndez-ia  moins  contraire  aux  vœux  d'un  roi  qui  l'aime. 

Détournez- la,   mon  fils  ,  d'un  choix  injurieux. 

Juge  fans  intérêt ,   vous  la  convaincrez  mieux. 

En  un  mot,   c'cft  alTez  éprouver  ma  fciblede. 

Qu'elle  ne  pouffe  point  cette  même  tendrefle  , 

(  Que  fais-je  ?  )  à  des  fureurs ,  dont  mon  cœur  outragé 

Ne  fe  repentiroit  qu'après  s'être  vengé. 


SCENE    V  L 

MONIME.     XIPHARÉS. 

X  I  P  H  A  R    i.  S, 

\f  UE  diraî-je,  Madame;  Se  comment  doîs-je  entendre 
Cet  ordre ,  ce  difcours  que  je  ne  puis  comprendre  ? 
Scroit-il  vrai,  grands  Dieux  !  que  trop  aimé  de  vous  , 
Pharnace  eût ,  en  effet ,  mérité  ce  courroux  ? 
Pharnace  auroit-il  part  à  ce  défordre  extrême  î 

M  O  N  I  M  E» 

Pharnace  ?  O  Ciel, Pharnace  !  Ah,  qu'entcnd$-jc  moî-mcmc  î 
Ce  n'ell  donc  pas  affcz  que  ce  funefte  jour 
A  wut  ce  que  j'aimois  m'arrache  fans  retour, 

H  in 


174  MITHRIDATEs 

Et  que  de  mon  devoir  efclavc  infortunée  , 

A  d'éternels  ennuis  je  me  voie  enchaînée? 

Il  Fauc  qu'on  joigne  encor  l'outrage  à  mes  douleurs. 

A  l'amour  de  Pharnace  on  impute  mes  pleurs. 

Malgré  toute  ma  haine,  on  veut  qu'il  m'ait  fu  plaire. 

Je  le  pardonne  au  roi ,   qu'aveugle  fa  colère , 

Et  qui  de  mes  fecrets  ne  peut  être  éclairci. 

Mais  vous,  Seigneur,  mais  vous,  me  traitez-vous  ainfî? 

X  I  P  H  A  R  É  s. 
Ah,  Madame  ,   cxcufez  un  amant  qui  s'égare  ^ 
Qui  ,   lui-mcme  lié  par  un  devoir  barbare. 
Se  voit  prêt  de  tout  perdre  ,   &  n'ofe  fe  venger  î 
Mais  des  fureurs  du  roi  que  puis-je  enfin  juger  ? 
Il  fe  plaint  qu'à  fes  voeux  un  autre  amour  s'oppofe. 
Quel  heureux  criminel  en  peut  être  la  caufe  i 
Qui  ;  Parlez. 

M  O  N  I  M  E. 

Vous  cherchez  ,  prince  ,  à  vous  tourmenter 
Plaignez  vo:re  malheur  ,  fans  vouloir  raugmenicr. 

XlïHARÉS. 

Je  fais  trop  quel  tourm.ent  je  m'apprête  moi-même. 
C'cft  peu  de  voir  un  père  époufer  ce  que  j'aime. 
Voir  encore  un  rival  honoré  de  vos  pleurs  , 
Sans  doute,   c'eft  pour  moi  le  comble  des  malheurs. 
Mais  ,  dans  mon  défefpoir  ,  je  cherche  à  les  accroîtr' 
Madame  ,  par  pitié  ,  faires-le  moi  connoître  : 
Quel  ell-il  cet  amant  ?  Qui  dois-je  foupçonner  ? 

M  o  N  I  M  E. 

Avez-vous  tant  de  peine  à  vous  l'imaginer  ? 
Tantôt ,  quand  je  fuyois  une  injufte  contrainte  , 
A  qui  ,  contre  Pharnace  ,  ai-je  adreflé  ma  plainte^ 
Sous  quel  appui  tantôt  mon  cœur  s'eft-il  jette  î 
Quel  amour  ai-je  enfin  fans  colère  écouté  î 

XlPHARÉS 

O  Ciel  î  Quoi ,  je  ferois  ce  bienheureux  coupabi* 
Que  vous  avez  pu  voir  d'un  regard  favorable  î 


TRAGÉDIE.  I7Î 

Vos  pleurs  pour  Xipharès  auroient  daigné  couler  î 
M  O  N  I  M  E. 

Oui ,  prince,  il  n'eft  plus  temps  de  le  diflîmuler  , 
Ma  douleur  ,  pour  Ce  taire  ,   a  trop  de  violence. 
Un  rigoureux  devoir  me  condamne  au  fîlcnce  , 
Mais  il  faut  bien  enfin  ,  malgré  Ces  dures  loix. 
Parler  pour  la  première  &  la  dernière  fois. 
Vous  m'aimez  dès  long-temps.  Une  égale  tendreflc  , 
Pour  vous,  depuis  long-temps,  m'afflige  &  m'intciclFe. 
Songez  depuis  quel  jour  ces  funeltes  appas 
Firent  naître  un  amour  qu'ils  ne  méritoient  pas. 
Rappeliez  un  efpoir  qui  ne  voUs  dura  guère  , 
Le  trouble  où  vous  jecta  l'amour  de  votre  père. 
Le  tourment  de  me  perdre  ,  &:  de  le  voir  heureux  , 
Les  rigueurs  d'un  devoir  contraire  à  tous  vos  vœux  ; 
Vous  n'en  fauricz,  Seigneur,  retracer  la  mémoire , 
Ni  conter  vos  malheurs,  fans  conter  mon  hilloire  ; 
Et,  lorfque  ce  matin  j^en  écoutois  le  cours, 
Mon  cœur  vous  répondoit  tous  vos  mêmes  difcours. 
Inutile,  ou  plutôt  funefle  fympathie  I 
Trop  parfaite  union  par  le  fort  démentie  î 
Ah  î  par  quel  foin  cruel  le  Ciel  avoit-il  joint 
Deux  cœurs  que  l'un  pour  l'autre  il  ne deftinoit point? 
Car,   quel  que  foit  vers  vous  le  penchant  qui  m'attire. 
Je  vous  le  dis ,  Seigneur ,  pour  ne  plus  vous  le  dire , 
Ma  gloire  me  rappelle  &  m'entraîne  à  l'autel , 
Où  je  vais  vous  jurer  un  filence  éternel. 
J'entends  ,  vous  gémiiïèz.  Mais  telle  eft  ma  mifèrc  : 
Je  ne  fuis  point  à  vous  ;  je  fuis  à  votre  père. 
Dans  ce  delFein,  vous-même,  il  faut  me  foutenir  ; 
Et  de  mon  foible  cœur  m'aider  à  vous  bannir. 
J'attends  du  moins,  j'attends  de  votre  complaifancc. 
Que  déformais,  par- tout  ,  vous  fuirez  ma  préfence. 
J'en  viens  de  dire  aflcz  pour  vous  perfuadcr 
Que  j'ai  trop  de  raifons  de  vous  le  commander. 
Mais,  après  ce  moment ,  fi  ce  cœur  magnanime 
D'un  véritable  amour  a  brûlé  pour  Monime , 

H  W 


17^  MITHRIDATE, 

Je  ne  reconnois  plus  la  foi  de  vos  difcours , 
Qu'au  loin  ijuc  vous  prendrez  de  m'éviter  toujours. 

X  I  P  H  A  R.  É  s. 
Quelle  marque,  grands  Dieux,  d'un  amour  déplorable  l 
Combien  ,  en  un  moment ,  heureux  Se  miférabie  I 
De  quel  comble  de  gloire  &  de  félicités  , 
Dans  quel  abîme  aft'rcux  vous  me  précipitez  ! 
Quoi ,  j'aurai  pu  toucher  un  cœur  comme  le  vôtre  î 
Vous  aurez  pu  m'aimcr  ?  Et  cependant  un  autre 
Pollédera  ce  cœur  dont  j'attirois  hs  vœux  ? 
Pèrcinjufte,  cruel,  mais  d'ailleurs  malheureux  î 
Vous  vouiez  que  je  fuie  ,   &  que  je  vous  évite  î 
Ft  cependant  le  roi  m'attache  à  votre  fuite. 
Que  dira-t-il  î 

M  o  N  I  M  E. 
N'importe ,  il  me  faut  obéir. 
Inventez  des  raifons  qui  puilient  l'éblouir. 
D'un  héros  tel  que  vous  c'eft-là  l'efFort  fuprcmc  : 
Cherchez,prince,  cherchez,  pour  vous  trahir  vous-même. 
Tout  ce  que  ,    pour  jouir  de  leurs  contentemens  > 
L'amour  fait  inventer  aux  vulgaires  amans. 
Enfin ,  je  me  connois ,   il  y  va  de  ma  vie. 
De  mes  foibles  cfForts  ma  vertu  fe  défie. 
Je  fais  ,  qu'en  vous  voyant ,  un  tendre  fouvenîr 
Peut  m'arracher  du  cœur  quelque  indigne  foupir. 
Que  je  verrai  mon  ame ,   en  fecret  déchirée  , 
Revoler  vers  le  bien  dont  elle  cft  féparée. 
Mais  je  fais  bien  aufli  que  ,  s'il  dépend  de  vous 
De  me  faire  chérir  un  fouvenir  fi  doux, 
Vous  n'empêcherez  pas  que  ma  gloire  ofFenfée 
N'en  punilîe  aufli- tôt  la  coupable  penfée; 
Que  ma  main,  dans  mon  cœur,  ne  vous  aille  chercher 
Pour  y  laver  ma  honte,  &  vous  en  arracher. 
Que  dis-je  î  En  ce  moment,  le  dernier  qui  nous  refte  , 
Je  me  fens  arrêter  par  un  plaifir  funefte. 
Plus  je  vous  parle  ,  ôc  plus ,   trop  foible  que  je  fuis. 
Je  cherche  à  prolonger  le  péril  que  je  fuis. 


TRAGÉDIE. 


Ï77 


Il  faut  pourtant ,  il  faut  fe  faire  violence  :  . 
Et ,  fans  perdre  en  adieux  un  relie  de  conftaîice  , 
Je  fuis.  Souvenez -vous  ,    prince,    de  m'éviter  , 
Et  méritez  les  pleurs  que  vous  m'allez  coûter. 

XlPHARÉS. 

Ah,  Madame  !  . .  .Elle  fuit,  &  ne  veut  plus  m'entendre. 
Malheureux  Xipharcs  ,  quel  parti  dois-tu  prendre  î 
On  t'aime  ,  on  te  bannit  ;  toi-même  tu  vois  bien 
Que  ton  propre  devoir  s'accorde  avec  le  (len. 
Cours,  par  un  prompt  trépas  ,  abréger  ton  fupplicp. 
Toutefois ,  attendons  que  ion  fort  s'éciaitciflè  } 
Et  s'il  faut  qu'un  rival  la  raville  à  ma  foi , 
Du  mçiûs  ,  en  expirant ,  ne  la  cédons  qu'au  roL 

Fin  du  fécond  ASie. 


II  y 


178  M  I  T  H  R  I  DAT  E  , 

ACTE    III. 

SCENE     PREMIERE. 

MITHRIDATE,  PHARNACE,  XIPHARÉS. 

MiTHRIDATE. 

Approchez,  mes  enfans.  Enfin  l'heure  eft  venue 
Qu'il  fauc  que  mon  fecret  éclate  à  votre  vue. 
A  mes  nobles  projets  je  vois  tout  confpirer  5 
Il  ne  me  relie  plus  qu'à  vous  les  déclarer. 

Je  fuis  :  ainfi  le  veut  la  fortune  ennemie. 
Mais  vous  favez  trop  bien  l'hiftoire  de  ma  vie  , 
Pour  croire  que  ,  long-temps  foigneux  de  me  cacher  , 
J'attende  en  ces  déferts  qu'on  me  vienne  chercher. 
La  guerre  a  fes  faveurs ,   ainfi  que  Ces  difgraces. 
Déjà  ,  plus  d'une  fois  retournant  fur  mes  traces  , 
Tandis  que  l'ennemi  ,   par  ma  fuite  trompé , 
Tcnoit  après  fon  char  un  vain  peuple  occupé  y 
Et  gravant  en  airain  fes  frêles  avantages  , 
De  mes  états  conquis  enchaînoic  les  images  j 
Le  Bofphore  m'a  vu  ,  par  de  nouveaux  apprêts  , 
Ramener  la  terreur  du  fond  de  Ces  marais; 
Et,   chaflant  les  Romains  de  l'Afic  étonnée, 
Renverfer  ,   en  un  jour,  l'ouvrage  d'une  année. 
D'autres  temps ,  d'autres  foins.  L'Orient  accablé 
Ne  peut  plus  foutenir  leur  etFort  redoublé. 
Il  voit ,  plus  que  jamais,  Ces  campagnes  couvertes 
De  Romains  que  la  guerre  enrichit  de  nos  pertes. 
Des  biens  des  nations  ravifïèurs  altérés  , 
Le  bruit  de  nos  tréfors  les  a  tous  attirés  ; 
Ils  y  courent  en  foule  ;  &c  ,  jaloux  l'un  de  I*aurre  , 
Déferrent  leur  pays  pour  inonder  le  notre. 
Moi  feul  je  leur  réfifte.   Ou  laflés  ,  ou  fournis , 
Ma  funefte  amitié  pèfe  à  tous  mes  auiis« 


TRAGÉDIE,  179 

Chacun  à  ce  fardeau  veut  dérober  fa  tête. 
Le  grand  nom  de  Pompée  aflure  fa  conquête. 
C'eil  l'effroi  de  l'Aile.  Et ,   loin  de  l'y  chercher , 
C'eft  à  Rome,  mes  fils ,  que  je  prétends  marcher. 
Ce  dtfTein  vous  furprend,  &  vous  croyez  peut-être     , 
Que  le  feul  défefpoir  aujourd'hui  le  fait  naître. 
J'excufe  votre  erreur.  Et ,   pour  être  approuvés  ,' 
De  femblables  projets  veulent  être  achevés. 

Ne  vous  figurez  point  que  ,  de  cette  contrée  , 
Par  d'éternels  remparts  Rome  foit  féparéc. 
Je  fais  tous  les  chemins  par  où  je  dois  pafler  ; 
Et  fi  la  mort  bien-tôt  ne  me  vient  travcrfer. 
Sans  reculer  plus  loin  l'effet  de  ma  parole  , 
Je  vous  rends  ,  dans  trois  mois  ,   au  pied  du  Capîtole. 
Doutez-vous  que  l'Euxin  ne  me  porte,  en  deux  jours. 
Aux  lieux  où  le  Danube  y  vient  finir  fon  cours  j 
Que  du  Scythe  ,   avec  moi,  l'alliance  jurée. 
De  l'Europe  en  ces  lieux  ne  me  livre  l'entrée  î 
Recueilli  dans  leurs  ports ,  accru  de  leurs  foldars. 
Nous  verrons  notre  camp  groffir  à  chaque  pas. 
Daces ,  Pannoniens ,  la  fière  Germanie  , 
Tous  n'attendent  qu'un  chef  contre  la  tyrannîcé 
Vous  avez  vu  l'Efpagne ,  &:  fur-tôut  les  Gaulois  , 
Contre  ces  mêmes  murs  qu'ils  ont  pris  autrefois , 
Exciter  ma  vengeance  ,  &  ,  jufques  dans  la  Grèce  , 
Par  des  ambaffadeurs  accufer  ma  pareflc. 
Ils  favent  que  fur  eux  ,   prêt  à  fe  déborder  , 
Ce  torrent,  s'il  m'entraîne,  ira  tout  inonder  ; 
Et  vous  les  verrez  tous ,  prévenant  fon  ravage , 
Guider  dans  l'Italie,  &  fuivre  mon  paflage. 

C'cft-Ià  qu'en  arrivant ,  plus  qu'en  tout  le  chemin  , 
Vous  trouverez  par-tout  l'horreur  du  nom  Romain  5 
Et  la  triftc  Italie  encor  toute  fumante 
Des  feux  qu'a  rallumés  fa  liberté  mourante. 
Non  ,   princes  ,  ce  n'eft  point  au  bout  de  l'univers 
Que  Rome  fait  fentir  tout  le  poids  de  fes  fers  ; 
Et,   de  près,   infpirant  les  haînes  les  plus  fortes , 
Tes  plus  grands  eaaciuis ,  Rome  ,  font  à  tes  portes. 

Hvj 


t8ô  MITHRIDATE, 

Ah ,  s'ils  ont  pu  choiiir  pour  leur  libérateur, 

Spartacus  ,   un  efclave  ,  un  vil  gladiateur  I 

S'ils  fuivent  an  combat  des  brigans  qui  les  vengent , 

De  quelle  noble  ardeur  pcnfez  vous  qu'ils  fe  rangent 

Sous  les  drapeaux  d'un  roi  long- temps  victorieux  , 

Qui  voit  jufqu'à  Cyrus  remonter  {es  ayeuxî 

Que  dis-jc  ?  En  quel  état  croyez-vous  la  furprendre  î 

Vuide  de  légions  qui  la  puilîènt  défendre  , 

Tandis  que  tout  s'occupe  à  me  perfécuter, 

Leurs  femmes  ,   leurs  enfans  pourront-ils  m'arréter  ? 

Marchons ,  &  dans  fon  fein  rejettons  cette  guerre 
Que  fa  fureur  envoie  aux  deux  bouts  de  la  terre. 
Attaquons  dans  leurs  murs  ces  conquérans  iî  fiers  ; 
Qu'ils  tremblent,  à  leur  tour,  pour  leurs  propres  foyers^ 
Annibal  l'a  prédit,  croyons-en  ce  grand  homme. 
Jamais  on  ne  vaincra  les  Romains  que  dans  Roaae. 
Noyons-la  dans  fon  fang  juîlement  répandu. 
Brûlons  ce  Capitole  ,  où  j'étois  attendu. 
Détruifons  fes  honneurs  ,  &:  faifons  difparoîtrc 
La  honte  de  cent  rois ,  &  la  mienne  peut-être  : 
Et,  la  flamme  à  la  main ,  effaçons  tous  ces  noms 
Que  Rome  y  confacroit  à  d'éternels  affronts. 

Voilà  l'ambition  dont  mon  ame  eft  faifîe. 
Ne  croyez  point  pourtant  qu'éloigné  de  l'Afie  , 
J'en  laifle  les  Romains  tranquilles  podelFeurs. 
Je  fais  où  je  lui  dois  trouver  des  défenfeurs. 
Je  veux  que  d'ennemis  ,  par-tout  enveloppée  , 
Rome  rappelle  en  vain  le  fecours  d-e  Pompée. 
Le  Parche  ,  des  Romains  ,  comme  moi ,  la  terreur^ 
Confent  de  fucccder  à  ma  jufte  fureur  , 
Prêt  d'unir  avec  moi  fa  haine  Se  fa  famille  , 
Il  me  demande  un  fils  pour  époux  à  fa  fille. 
Cet  honneur  vous  regarde  ,  &  j'ai  fait  choix  de  vous  ^ 
Pharnace.  Allez,  foycz  ce  bienheureux  époux. 
Demain  ,  fans  différer  ,  je  prétends  que  l'aurore 
Découvre  mes  vaiffeaux  déjà  loin  du  Bofphore. 
Vous,  que  rictt  n'y  retient,  partez  dès  ce  moment  , 
Eç  méritez  mon  choix  par  voçre  empreflèment. 


TRAGÉDIE.  i8i 

•\.  ncvez  cet  hymen.  Et ,  repafTant  l'Euphrate  , 

s  voir  à  TAlie  un  autre  Mithridate. 

nos  tyrans  communs  en  pâlillent  d'effroi , 
Et  que  le  bruit  à  Rome  en  vienne  jufqu'à  moi. 

Pharnace. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguifer  ma  Turprife. 
J'écoute  avec  tranfport  cette  grande  entreprife  j 
Je  Tadmire.  Et  jamais  un  plus  hardi  deffein 
Ne  mit  à  des  vaincus  les  armes  à  la  main. 
Sur-tout,   j'admiie  en  vous  ce  cœur  infatigable  , 
!  '"'  femble  s'affermir  fous  le  faix  qui  l'accabk. 
,   li  j'ofe  parler  avec  ffncérité  , 
r:es-vous  réduit  à  cette  extrémité  ? 
Pourquoi  tenter  fi  loin  des  courfes  inutiles  , 
Quand  vos  états  encor  vous  ofi-rent  tant  d'afyles  ?^ 
El  vouloir  affronter  des  travaux  infinis  , 
Dignes  plutôt  u  un  chef  de  malheureux  bannis  , 
Que  d'un  roi  qui ,  n'agucre ,   avec  quelque  apparence. 
De  l'aurore  au  couthant  portoit  fon  efpérance  3 
^      doit  fur  trente  états  fon  trône  floriflànt , 
:  le  débris  eft  même  un  empire  puiffant  ? 
s  fcul.  Seigneur,  vous  feul,  après  quarante  annéw, 
.  =z  encor  lutter  contre  les  dcltinées. 
^acable  ennemi  de  Rome  &c  du  repos, 
prcz-vous  vos  foldats  peur  autant  de  héros  ? 
jz-vous  que  ces  cœurs,  tremblans  de  leur  défaite  , 
:ués  d'une  longue  &  pénible  retraite  , 
chent  avidement,  fous  un  ciel  étranger  > 
Li^  mort  oc  le  travail ,  pire  que  le  danger  ? 
Vaincus,  plus  d'une  fois,   aux  yeux  de  la  patrie. 
Soutiendront- ils  ailleurs  un  vainqueur  en  furie  ? 
Sera-t-il  moins  terrible,  &  le  vaincront-ils  mieux 
Dans  le  fein  de  fa  ville ,  à  l'afped  de  fes  dieux  ? 

Le  Parthc  vous  rccherche,&:  vous  demande  un  gendrej 
Mais  ce  Parthe  ,  Seigneur  ,  ardent  à  nous  défendre 
Lorfquc  tout  l'univers  fembloit  nous  protéger. 
D'un  gendre  ,  faas  appui ,  voudra-t-il  fc  charg^er  ^ 


i8i  M  I  TH  R  I  DA  T  E, 

M'en  irai-je  ,  moi  feul  ,   rebuc  de  la  fortune  , 

EjGTuyer  l'inconftance  au  Parthe  fi  commune  ; 

Et,  peut-être,  pour  fruit  d'un  téméraire  amour, 

Expofer  votre  nom  au  mépris  de  fa  cour  î 

Du  moins  ,  s'il  faut  céder  ;  fi  ,  contre  notre  ufagei 

Il  faut  d'un  fuppliant  emprunter  le  vifage, 

Sans  m'envoyer  du  Parthe  embrafler  les  genoux , 

Sans  vous-même  implorer  des  rois  moindres  que  vous, 

Ne  pourrions-nous  pas  prendre  une  plus  fûre  voie  i 

Jettons-nous  dans  les  bras  qu'on  nous  tend  avec  joie. 

Rome,  en  votre  faveur  ,  facile  à  s'appaifer  . . . 

XlPHARÉS. 

Rome ,  mon  frère  î  O  Ciel  î  Qu'ofez-vous  propofer  î 
Vous  voulez  que  le  roi  s'abaifTe  Se  s'humilie  ? 
Qu'il  démente  ,  en  un  jour,  tout  le  cours  de  fa  vie  ? 
Qu'il  fe  fie  aux  Romains  ,   &  fubifTe  des  loix , 
Dont  il  a,  quarante  ans,  défendu  tous  les  rois  ? 
Continuez  ,   Seigneur.  Tout  vaincu  que  vous  êtes  ; 
La  guerre  ,  les  périls  font  vos  feules  retraites. 
Rome  pourfuit  en  vous  un  ennemi  fatal , 
Plus  conjuré  contre  elle ,   &  plus  craint  qu'Annibal. 
Tout  couvert  de  fon  fang,  quoi  que  vous  puilïiez  faite, 
N'en  attendez  jamais  qu'une  paix  fanguinaire  , 
Telle  qu'en  un  feul  jour ,   un  ordre  de  vos  mains 
La  donna  dans  l'Afîe  à  cent  mille  Romains. 

Toutefois  ,    épargnez  votre  tête  facrée. 
Vous-même  n'allez  point ,  de  contrée  en  contrée  , 
Montrer  aux  nations  Miduidate  détruit , 
Et  de  votre  grand  nom  diminuer  le  bruit. 
Votre  vengeance  eft  jufte  ;  il  la  faut  entreprendre. 
Brûlez  le  Capitole ,  &:  mettez  Rome  en  cendre. 
Mais  c'eft  afTez  pour  vous  d'en  ouvrir  les  chemins  i 
Faites  porter  ce  feu  par  de  plus  jeunes  mains  j 
Et ,  tandis  que  l'Afie  occupera  Pharnace, 
De  cette  autre  entreprife  honorez  mon  audace. 
Commandez.  LaifTez-nous,   de  votre  nom  fuivis, 
Juftifier  ,  pa«r-ÇQUt,  que  ngus  fonimes  vçs  fils* 


TRAGÉDIE,  183 

Embrafez  ,  par  nos  mains ,  le  couchant  Se  l'aurore» 
Remplillez  l'univers  ,  fans  fortir  du  Bofphore. 
Que  ks  Romains  ,   prclles  de  l'un  à  l'autre  bout  , 
Doutent  où  vous  ferez,  &  vous  trouvent  par-tout. 

Dès  ce  même  moment  ordonnez  que  je  parte. 
Ici  tout  vous  retient  5  & ,  moi ,  tout  m'en  écarte  5 
Et ,  fi  ce  grand  deflein  furpafle  ma  valeur. 
Du  moins  ce  défefpoir  convient  à  mon  malheur. 
Trop  heureux  d'avancer  la  fin  de  ma  mifère  , 
J'irai  . . .  J'effacerai  le  crime  de  ma  mère  , 

(fejettant  aux  pieds  de  Mithridate.  ) 
Seigneur  ,  vous  m'en  voyez  rougir  à  vos  genoux. 
J'ai  honte  de  me  voir  fi  peu  digne  de  vous. 
Tout  mon  fang  doit  laver  une  tache  fi  noire, 
Mais  ,c  cherche  un  trépas  utile  à  votre  gloire  ; 
Et  Rome  ,  unique  objet  d'un  défefpoir  fi  beau  , 
Du  fii^  de  Mithridate  cil  le  digne  tombeau. 

MlTHRIDATEyè  Uvaut. 

Mon  fils  ,  ne  parlons  plus  d'une  mère  infidelle. 
Votre  père  eft  content ,  il  connoît  votre  zèle. 
Et  ne  vous  verra  point  affronter  le  danger, 
Qu'avec  vous  fon  amour  ne  veuille  partager.^ 
Vous  me  fuivrez  ,  je  veux  que  rien  ne  nous  fépare. 
Et  vous,  àm'obcir,  prince,  qu'on  fe  préparc. 
Les  vaiiî'eaux  font  tout  prêts.  J'ai  moi-même  ordonne 
La  fuite  &:  l'appareil  qui  vous  eft  deftiné. 
Arbate  ,   à  cet  hymen  chargé  de  vous  conduire  , 
De  votre  obcifTance  aura  foin  de  m'inftruire. 
Allez  ;  &  ,  foutenant  l'honneur  de  vos  ayeux  , 
Dans  cet  cmbraflèment  recevez  mes  adieux. 

Phaknace. 
Seigneur .  . . 

Mithridate. 
Ma  volonté  ,  prince  ,  vous  doit  fuffire. 
Obéiffez.  C'eft  trop  vous  le  faire  redire. 

Pharnace. 
Seigneirr  ,  fi,  pour  vous  plaire  ,  il  ne  faut  que  périr. 
Plus  ardent  qu'aucun  au^rc  on  m'y  verra  courir» 


iS4  MITHRIDATE, 

Combattant  à  vos  yeux ,  permettez  que  je  meure. 

M  I  T  H  R  1  D  A  T  E. 

Je  vous  ai  commande  de  partir  tout  à  l'heure. 

Mais ,  après  ce  moment. . .  prince ,   vous  m'entendez , 

Et  vous  êtes  perdu  h  vous  me  répondez. 

Phahn  ace. 
Duflîez-vous  préfenter  mille  morts  à  ma  vue  ^^ 
Je  ne  faurois  chercher  une  fille  inconnue. 
Ma  vie  efl  en  vos  mains. 

MiTHRIDATE, 

Ah ,  c'eil  où  je  t'attends. 
Tu  ne  faurois  partir,   perfide,  &  je  t'entends. 
Je  fais  pourquoi  tu  fuis  l'hymen  où  je  t'envoie. 
Il  te  fâche  3  en  ces  lieux  ,  d'abandonner  ta  proie  5 
Monime  te  retient.  Ton  amour  criminel 
Prétendoit  l'arracher  à  l'hymen  paternel. 
Ni  l'ardeur  dont  tu  fais  que  je  l'ai  recherchée  , 
Ni  déjà  fur  fon  front  ma  couronne  attachée , 
Ni  cet  afyk  même  où  je  la  fais  garder , 
Ni  mon  jufte  courroux  n'ont  pu  t'intimider. 
Traître  ,   pour  les  Romains  tes  lâches  complaifances 
N'étoient  pas  à  mes  yeux  d'affez  noires  offenfes. 
Il  te  manquoit  encor  ces  perfides  amours  , 
Pour  être  le  fupplice  &  l'horreur  de  mes  jours. 
Loin  de  t'en  repentir,  je  vois,   fur  ton  vifage  , 
Que  ta  confufion  ne  part  que  de  ta  rage. 
Il  te  tarde  déjà ,  qu'échappé  de  mes  mains , 
Tu  ne  coures  me  perdre,  &:  me  vendre  aux  Romains» 
Mais,   avant  que  partir  ,  je  me  ferai  juftice» 
Je  ;e  l'ai  dit.  Holà  ,  gardes. 

m. 


TRAGÉDIE.  185 


S  C  E  NE      I  L 

IITHRIDATE,    PHARNACE,    XIPHARÉS. 

Garies, 

M1XHB.1DATE.. 


Q 


_   u'oN  le  faififle. 
)uî ,  luî-même ,  Pharnace.  Allez  ,  & ,  de  ce  pas  , 
Qu'enfermé  dans  la  tout  on  ne  le  quicce  pas. 

Phaknace. 
iécbien,  fans  me  parer  d'une  innocence  vaine, 
il  cft  vrai ,   mon  amour  mérite  votre  haine, 
f'aime.  L'on  vous  a  fait  un  fidèle  récit. 
^lais  ,  Xipharès ,  Seigneur  ,  ne  vous  a  pas  tout  dît. 
C*cft  le  moindre  fecrct  qu'il  pouvoir  vous  apprendre. 
Et  ce  fils  fi  fidèle  a  dû  vous  faire  entendre  , 
^uc  ,  des  mêmes  ardeurs  dès  long-temps  enflammé  , 
Il  aime  auflî  la  reine ,  àc  même  en  eft  aimé. 


SCENE     I  1  L 

MITHRIDATE,      XI  PHARE  S. 

XlïHAILÉS. 

U  E:GNEua.,Ie  croirez-vous  qu'un  defTeîn  ix  coupable. 

MlTHRIDATE. 

Mon  fils  ,  je  fais  de  quoi  votre  frère  eft  capable. 

Me  préferve  le  Ciel  de  foupçonner  jamais. 

Que  d'un  prix.n  cruel  v».us  payez  mes  bienfaits  ; 

Qu'un  fils  ,   qui  fut  toujours  le  bonheur  de  ma  vie  , 

Ait  pu  percer  ce  cœur  qu'un  père  lui  confie. 

Je  ne  le  croirai  point.   Allez  ,  loin  à'y  fonger. 

Je  ne  yai«  déformais  penfer  qu'à  nous  venger. 


i8$  M  ITH  RJ  DATE, 

SCENE     IV, 

MiTHRIDATE  feuL 

J  E  NE  le  croirai  point  ?  Vain  efpoir  qui  me  flatte  ? 
Tu  ne  le  crois  que  trop  ,  malheureux  Mithridatc. 
Xiphaiès  mon  rival  ?  Et,  d'accord  avec  lui, 
La  reine  auroic  ofé  me  tromper  aujourd'hui  î 
Quoi  I  De  quelque  côté  que  je  tourne  la  vue, 
La  foi  de  tous  les  cœurs  cft  pour  moi  difparue? 
Tout  m'abandonne  ailleurs  ?  Tout  me  trahit  ici  ? 
Pharnace ,  amis ,   maîtrefle  î  Et  toi ,  mon  fils  auflî  ? 
Toi ,  de  qui  la  vertu  ,  confolant  ma  difgracc  .  . . 
Mais  ne  connois-je  pas  le  perfide  Pharnace  î 
Quelle  foibleiTe  à  moi  d'en  croire  un  furieux  , 
Qu'arme  contre  fon  frère  un  delFein  envieux  , 
Ou  dont  le  défcfpoir  ,  me  troublant  par  des  fables  <" 
Grofïit ,   pour  fe  fauver  ,  le  nombre  des  coupables  ? 
Non,  ne  l'en  croyons  point  ;  & ,  fans  trop  nous  preflè 
Voyons  ,  examinons.   Mais  par  où  commencer  ? 
Qui  in'en  éclaircira  î  Quels  témoins  ?  Quel  indice  ? 
Le  Ciel,   en  ce  moment,  m'infpire  un  artifice. 
Qu'on  appelle  la  reine.  Oui,  fans  aller  plus  loin. 
Je  veux  l'ouir.   Mon  choix  s'artêre  à  ce  témoin. 
L*amôur  avidement  croit  tout  ce  qui  le  flatte. 
Qui  peut  de  fon  vainqueur  mieux  parler  que  l'ingrate 
Voyons  qui  fon  amour  accufera  des  deux. 
S'il  n'cft  digne  de  moi ,  le  piège  efl:  digne  d'eux. 
Trompons  qui  nous  trahit.  Et,pour  connoître  un  traîtr 
Il  n'ell  point  de  moyens  . . .  Mais  je  la  vois  paroître  , 
Feignons  ;  &  de  fon  cœur  ,  d'un  vain  efpoir  flatté , 
Par  un  menfonge  adroit  tirons  la  vérité. 


TRAGÉDIE,  187 

SCENE     V. 

MITHRIDATE,     MONIME. 

MlTHRIÛATl. 

ijj  NFiN  j'ouvre  les  yeux  ,  &  je  me  fais  jufticc. 
C'elt  taire  à  vos  beautés  un  trifte  facrifice, 
Que  de  vous  prcfenter ,  Madame ,  avec  ma  foi , 
Tout  l'âge  &  le  malheur  que  je  traîne  avec  moi. 
Juiqu'ici  la  fortune  &  la  victoire  mêmes 
Cachoient  mes  cheveux  blancs  fous  trente  diadèmes. 
Mais  ce  lemps-là  n'ert  plus.  Je  régnois,  &:  je  fuis. 
Mes  ans  fc  font  accrus.  Me5  honneurs  font  détruits  ; 
Et  mon  front,  dépouillé  d'un  fi  noble  avantage  , 
Du  temps  ,  qui  l'a  flétri ,  laille  voir  tout  l'outrage. 
D'ailleurs,  mille  defl'eins  partagent  mes  efprits. 
D'un  camp,  prêt  à  partir,  vous  entendez  les  cris. 
Sortant  de  mes  vailTeaux,  il  faut  que  j'y  remonte. 
Quel  temps,  pour  un  hymen,  qu'une  fuite  iî  prompte. 
Madame  !  Et  de  quel  front  vous  unir  à  mon  fort , 
Quand  je  ne  cherche  plus  que  la  guerre  &:  la  mort  î 
Celiez  pourtant,   celiez  de  prétendie  à  Pharnace. 
Quand  je  me  fais  juflice  ,  il  faut  qu'on  fe  la  faflè. 
Je  ne  foutFrirai  point  que  ce  fils  cdieux. 
Que  je  viens  pour  jamais  de  bannir  de  mes  yeux  , 
Poflédant  un  amour  qui  me  fut  déniée , 
Vous  faflc  des  Romains  devenir  l'alliée. 
Mon  trône  vous  eft  du.  Loin  de  m'en  repentir. 
Je  vous  y  place  même ,   avant  que  de  partir , 
Pourvu  que  vous  vouliez  qu'une  main  qui  m'eft  chère, 
Un  fils ,  le  digne  objet  de  l'amour  de  fon  père , 
Xipharès,  en  un  mot,  devenant  votre  époux  , 
Me  venge  de  Pharnace  ,  &  m'acquitte  envers  vous. 

M  O  N  I  M  £. 
Xipharès  !  Lui,  Seigneur  î 


x8S  M  IT  H  R  I  D  AT  E, 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

Oui ,  lui-même  y  Madame. 
D'où  peut  naître ,  à  ce  nom ,  le  trouble  de  votre  ame 
Contre  un  d  jurte  choix  qui  peut  vous  révolter  ? 
Eil-ce  quelque  mépris  qu'on  ne  puifie  dompter  î 
Je  Je  répète  encor.  C'eit  un  autre  nioi-même  , 
Un  fils  victorieux  ,  qui  me  chérit,  que  j'aime. 
L'ennemi  des  Romains  ,  l'héritier  &  l'appui 
D'un  empire  &  d'un  nom  qui  va  renaître  en  lui  ; 
Ft ,  quoi  que  votre  amour  ait  ofé  fe  promettre, 
Ce  n'cft  qu'entre  Ces  mains  que  je  puis  vous  remettre. 

M  G  N  I  M  E. 

Que  dites-vous  ?  O  Ciel  î  Pourriez-vous  approuver?.. 

Pourquoi,  Seigneur,  pourquoi  voulez-vous  m'éprouvcrl 

Celiez  de  tourmenter  une  ame  infortunée.. 

Je  fais  que  c'eft  à  vous  que  je  fus  deftinée. 

Je  fais  qu'en  ce  moment ,  pour  ce  nœud  folemnel , 

La  vidime  ,   Seigneur  ,  nous  attend  à  l'autel. 

Venez, 

MlTHRlDATE. 

Je  le  vois  bien  :  quelque  effort  que  je  fafTe  t. 
Madame  ,  vous  voulez  vous  garder  à  Pharnacc. 
Je  reconnois  toujours  vos  injuftcs  mépris  ; 
Us  ont  même  paiTé  fur  mon  malheureux  fils» 

M  o  N  I  M  E. 
Je  le  méprife  T 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

Hé  bien  ,  n'en  parlons  plus,  Madame; 
Continuez.  Brûlez  d'une  honteufe  flamme. 
Tandis  qu'avec  mon  fils  je  vais,  loin  de  vos  yeux, 
Chercher  au  bout  du  monde  un  trépas  glorieux  j 
Vous  cependant  ici  fervez  avec  fon  frère  , 
Et  vendez  aux  Romains  le  fang  de  votre  père. 
Venez.  Je  ne  faurois  mieux  punir  vos  dédains  , 
Qu'en  vous  mettant  moi-même  en  Ces  ferviles  mains  J 
Et,  fans  plus  me  charger  du  foin  de  votre  gloire , 
Je  veux  laiflcr  de  vous  jufqu'à  votre  mémoire. 


TRAGÉDIE.  185 

Allons  ,  Madame  ,  allons.  Je  m'en  vais  vous  unir. 

M  O  N  I  M  E. 

?lut6t  de  mille  morts  duffiez-vous  me  punir  I 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

/ous  réfiftcz  en  vain ,  &  j'entends  votre  fuite. 

M  o  N  I  ME. 

-n  quelle  extrémité  ,  Seigneur  ,  fuis-je  réduite  î 
'  ■ .  enfin  je  vous  crois,  &  je  ne  puis  pcnfer 

.  feindre  fi  long-temps  vous  puifliez  vous  forcer, 
lieux  me  font  témoins ,  qu'à  vous  plaire  bornée  , 
ame  à  tout  fon  fort  s'étoit  abandonnée. 
,  l\  quelque  foiblclFe  avoit  pu  m'allarmer, 
cous  fes  ctfoits  mon  cœur  a  dû  s'armer  ; 
aoyez  point,  Seigneur,  qu'auteur  de  mes  allarmes, 
t'harnace  m'ait  jamais  coûté  les  moindres  larmes. 
3c  fils  vidoricux  que  vous  favorlfez. 
Cette  vivante  image  en  qui  vous  vous  plaifez  , 
3ct  ennemi  de  Rome  &  cet  autre  vous  même  ; 
Enfin  ,  ce  Xipharès  que  vous  voulez  que  j'aime  . .  ; 

M  I  T  H  B.  I  D  A  T  E. 

•  Vous  Taimez  ? 

M  o  N  I  M  E. 

si  le  fort  ne  m'eût  donnée  à  vous  , 
Mon  bonheur  dépendoit  de  l'avoir  pour  époux. 
Avant  que  votre  amour  m'eût  envoyé  ce  gage  , 
Nous  nous  aimions..  Seigneur,  vous  changez  de  vifage  î 
M1THB.1DATE. 
'  ,  Madame.  Il  fuffit.  Je  vais  vous  l'envoyer. 
/,.  Le  temps  eft  cher  ,  il  le  faut  employer. 
Je  vois  qu'à  ra'obcir  vous  êtes  difpofée. 
Je  fuis  content. 

M  o  N  I  M  E  en  s'en  allant. 

O  Ciel  !  Me  ferois-je  abufce  î 


190 


M  IT  H  R I  DAT  E 


SCENE     V  L 

MiTHRIDATE  fcul. 

I  Ls  s*aîment.  C'eft  ainfî  qu'on  fe  jouok  de  nous; 
Ah  ,  fils  ingrat  !  Tu  vas  me  répondre  pour  tous; 
Tu  périras.  Je  fais  combien  ta  renommée. 

Et  tes  fauffes  vertus  ont  féduit  mon  armée. 
Perfide  ,  je  te  veux  porter  des  coups  certains. 

II  faut ,  pour  te  mieux  perdre,   écarter  les  mutins  J 
Et  faifant  à  mes  yeux  partir  les  plus  rebelles , 

Ne  garder  près  de  moi  que  des  troupes  fidelles. 
Allons.  Mais ,  fans  montrer  un  vifage  oftenfé  , 
Difliraulons  encor  ,  comme  j'ai  commencé. 

Fin  du  troîjïème  Âfle* 


TRAGÉDIE.  191 

'      A  C  T  E    I  V. 

CENE     PREMIERE. 

M  O  N  I  M  E  ,     P  H  (S  D  I  M  E. 

M  O  N  I  M  E. 

HdDiME  ,  au  nom  des  dieux ,  fais  ce  que  je  dcfîre. 
i  roir  ce  qui  fc  paflc  ,  &  reviens  me  le  dire. 

ne  fais.  Mais  mon  cœur  ne  fe  peut  rafTurer. 
illc  foupçons  affreux  vienncnc  me  déchirer. 
ic  tarde  Xipharès  î  Et  d'où  vient  qu'il  diffère 
féconder  des  vœux  qu'autorife  fon  père  î 
n  père,  en  me  quittant ,  me  Talloit  envoyer. 
aii  il  feignoit  peut-être  ;  il  falloit  tout  nier. 

roi  feignoit  ?  Et  moi,  découvrant  ma  penfce  . . . 

Dieux  !  En  ce  péril  m'auriez-vous  délaiflee* 

(c  pourroit-il  bien  qu'à  fon  redentimcnt 
on  amour  indifcret  eût  livré  mon  amant  ? 
Joî,  prince  I  Quand,  tout  plein  de  ton  amour  extrême, 
»ur  favoir  mon  fccret  tu  me  prcfTois  toi-même , 
zs  refus  trop  cruels  vingt  fois  te  l'ont  caché  j 

t*ai  même  puni  de  l'avoir  arraché  ; 

quand  de  toi  peut-être  un  père  fe  défie  , 
lie  dis-je  î  Quand  peut-être  il  y  va  de  ta  vie  ; 

parle  ;  &  ,   trop  facile  d  me  lailTer  tromper  , 

lui  marque  le  cœur  où  fa  main  doit  frapper. 

P  H  (E  D  I  M  E. 

1,  traitez-le  ,   Madame  ,   avec  plus  de  juftice  î 
1  grand  roi  defccnd-il  jufqu'd  cet  artifice  î 
"•■rndrc  ce  détour  qui  l'auroit  pu  forcer  ? 
nurmure  ,   à  Fautel  vous  l'alliez  devancer. 
•  it-il  perdre  un  fils  qu'il  aime  avec  tendrefle  i 
ici  les  effets  fécondent  fa  promefle 


t 
rc»!  MITHRIDATE, 

Madame ,  il  vous  difoic  qu'un  imporcanc  defïèîn  ; 
Malgré  lui,  le  forçoic  à  vous  quitter  demain. 
Ce  leul  dcfTeiu  l'occupe  5  6c ,  hâtant  fon  voyage  , 
Lui-même  ordonne  tout-,  préfent  fur  le  rivage. 
Ses  vailleaux  en  tous  lieux  fe  chargent  de  foldats. 
Et  par-tout  Xipharès  accompagne  les  pas. 
D'un  rival  en  fureur  eft-ce  là  la  conduite  î 
Et  voit-on  fes  difcours  démentis  par  la  fuite  î 

M  O  N  I  M  E. 

Pharnace ,  cependant ,  par  fon  ordre  arrêté  ; 
Trouve  en  lui  d'un  rival  toute  la  dureté. 
Phœdime  ,  à  Xipharès  fora-t-il  plus  de  grâce  ? 

P  H  Π D  I  M  E. 

C'eft  l'ami  dos  Romains  qu'il  punit  en  Pharnace  j 
L'amour  a  peu  de  part  à  fes  jultes  foupçons.  . 

M  o  N  I  M  E. 

Autant  que  je  le  puis ,  je  cède  à  tes  raifons  ; 
Elles  calment  un  peu  l'ennui  qui  me  dévoie. 
Mais  pourtant  Xipharès  ne  paroît  point  encore. 

Phœdime. 
V^inc  erreur  des  amans  ,  qui ,  pleins  de  leurs  defirs . 
Vcudroient  que  tout  cédât  au  foin  de  leurs  plai!' 
Qui  ,  prêts  à  s'irriter  contre  le  moindre  obîtacL  . 

M  o  N  I  M  E. 

Ma  Phœdime  ,  &  qui  peut  concevoir  ce  miracle  ? 
Après  deux  ans  d'ennuis,  dont  tu  fais  tout  le  poids 
Quoi,  je  puis  refpirer  pour  la  première  fois  ? 
Quoi ,  cher  prince  ,  avec  toi  je  me  verrois  unie  ' 
Et  loin  que  ma  tendreflê  eût  expofé  ta  vie  , 
Tu  verrois  ton  devoir ,  je  verrois  ma  vertu 
Approuver  un  amour  fi  long-temps  combattu  ? 
Je  pourrois  tous  les  jours  t'affurer  que  je  t'aime  î 
Que  ne  vienscu  î 


SCEl 


oC^ 


TRAGÉDIE.  i9i 

SCENE     IL 

MONIME,   XIPHARÉS,    PH(EDIME. 

M  O  N  I  M  E. 

O  EiGNEUR.  ,  je  pailois  de  vous-même. 
Mon  ame  fouhaitoic  de  vous  voir  en  ce  lieu , 
Pour  vous .... 

X  I  P  H  A  R  È  s. 
C'cft  maintenant  qu'il  faut  vous  dire  adieu. 

M  o  N  I  M  E. 

Adieu  ,   vous  î 

X    I  p  H  A  R  É  s. 

Oui,  Madame,  &  pour  toute  ma  vie. 
M  o  N  I  M  E. 
Qu'entends-jcîOnmcdifoit...Hélas  ,  ils  m'ont  trahie  î 

X  I  p  H  A  R  É  s. 
Madame  ,  je  ne  fais  quel  ennemi  couvert. 
Révélant  nos  fecrets  ,  vous  trahit  oc  me  perd. 
Mais  le  roi,  qui  tantôt  n'en  croyoit  point  Pharnace  , 
Maintenant  dans  nos  cœuis  fait  tout  ce  qui  fe  palle. 
Il  feint  ;  il  me  catefle ,  &:  cache  fon  dellcin. 
Mais  moi,  qui,  dès  l'enfance ,  élevé  dans  fon  feih. 
De  tous  fes  mouvcmens  ai  trop  d'intelligence  , 
J'ai  lu  dans  Ces  regards  fa  prochame  vengeance. 
II  prefTe  ,  il  fait  partir  tous  ceux  ,  dont  mon  malheur 
Pourroit  à  la  révolte  exciter  la  douleur. 
Pc  fes  fauffes  bontés  j'ai  connu  la  contrainte. 
Un  mot  même  d'Arbatc  a  confirmé  ma  crainte  ; 
II  a  fu  m'abordcr  ;  & ,  les  larmes  aux  yeux  : 
On  fait  tout  ,   m'a-t-il  dit ,  fauvez-vous  de  ces  lieux  , 
Ce  mot  m'a  fait  frémir  du  péril  de  ma  reine  j 
Et  ce  cher  intérêt  eft  le  feul  qui  m'amène. 
Je  vous  crains  pour  vous-même ,  ôc  je  viens  â  genoux 
Vous  prier ,  ma  princcUè  ,  Se  vous  fléchir  pour  vgus. 
T(/m«  //,  I 


Ï54  M  IT  H  R  I  D  AT  E  , 

Vous  dépendez  ici  d'une  main  violente , 
Que  le  fang  le  plus  cher  rarement  épouvante  ; 
Et  je  n'oie  vous  dire  à  quelle  cruauté 
Mithridate  jaloux  s'ell  Ibuvent  emporté. 
Peut-être  c'eft  moi  feul  que  fa  fureur  menace. 
Peut-être  ,  en  me  perdant ,  il  veut  vous  faire  grâce. 
Daignez,  au  nom  des  dieux,  daignez  en  profiter. 
Par  de  nouveaux  refus  n'allez  point  l'irriter. 
Moins  vous  l'aimez ,  &:  plus  tâchez  de  lui  complaire. 
Feignez.   Eftbrcez-vous.  Songez  qu'il  eft  mon  père. 
Vivez  ;  &  permettez  que  ,  dans  tous  mes  malheurs  , 
Je  puiflè  à  votre  amour  ne  coûter  que  des  pleurs, 

M  G  N  I  M  E. 

Ah  ,  je  vous  ai  perdu  I 

X  I  P  H  A  R  É  s. 

Génércufe  Monîmc, 
Ne  vous  imputez  point  le  malheur  qui  m'opprime. 
Votre  feule  bonté  n'eft  point  ce  qui  me  nuit  , 
Je  fuis  un  malheureux  que  Je  deftin  pourfuit. 
C'ell  lui  qui  m'a  ravi  l'amitié  de  mon  père  , 
Qui  le  fit  mon  rival ,  qui  révolta  ma  mère  ; 
Et  vient  de  fufciter  ,  dans  ce  moment  affreux  , 
Un  fecret  ennemi  pour  nous  trahir  tous  deux. 

M  O  N  I  M  E. 

Hé  quoi  ?  Cet  ennemi  vous  l'ignorez  encore  î 

X  I  P  H  A  R  É  s. 
Pour  furcroît  de  douleur,  Madame,  je  l'ignore. 
Heureux  ,  fi  je  pouvois,  avant  que  m'immoler  , 
Percer  le  traître  cœur  qui  m'a  pu  déceler. 

M  o  N  I  M  E. 

Hé  bien  ,  Seigneur  ,  il  faut  vous  le  faire  connaîtrevj 
Ne  cherchez  point  ailleurs  cet  ennemi ,   ce  traître 
Frappez.  Aucun  refped  ne  vous  doit  retenir. 
J'ai  tout  fait  j  &  c'ell  moi  que  vous  devez  punir. 

X  I  P  rt  A  R  É  s. 
Vous  l 


TRAGÉDIE.  i,j 

M  O  N  I  M  E. 

Ah ,  fi  vous  faviez ,  prince ,  avec  quelle  adiefTe 
Le  cruel  cil  venu  furprendre  ma  tendrelle  I 
Quelle  amicié  fincère  il  aRettoit  pour  vous  I 
Conreni ,  s'il  vous  voyoit  devenir  mon  époux. 
Qui  n'auroit  cru  ? ...  Mais, non, mon  amour  plus  cimida 
Devoir  moins  vous  livrer  à  ia  bonté  perfide. 
Les  dieux  qui  m'infpiroienc ,  6c  que  f  ai  mal  fuivis , 
M'ont  fait  taire  trois  fois  par  de  fecrets  avis. 
J'ai  du  continuer.  J'ai  dû  dans  tout  le  refte  .  .  . 
Que  fais-je  enfin  î  J'ai  dû  vous  être  moins  funefte. 
J'ai  dû  craindre  du  roi  les  dons  empoifonnés  , 
Et  ;e  m'en  punirai  ,  li  vous  me  pardonnez, 

KiPHAILÉS. 

Quoi,  Mada»ie  ?  C'cft  vous,  c'eft  l'amour  qui  ra'expofe  î 
Mon  malheur  eft  parti  d'une  li  belle  caufe  î 
Trop  d'amour  a  trahi  nos  fecrets  amoureux  ? 
Et  vous  vous  excufez  de  m'avoir  fait  heureux  î 
Que  voudrois-je  de  plus  ?  Glorieux  &  fidèle  , 
Je  meurs.  Un  autre  fort  au  trône  vous  appelle  : 
Confcntez-y  ,  Madame  ;  & ,  fans  plus  rélifter. 
Achevez  un  hymen  qui  vous  y  fait  monter. 

M  o  N  I  M  E. 

Quoi,  vous  me  demandez  que  j'époufe  un  barbare. 
Dont  l'odieux  amour  pour  jamais  nous  fépare  î 

X  I  P  H  A  R  É  s. 
Songez  que  ,   ce  matin  ,  foumife  à  fes  fouhaits  , 
Vous  deviez  l'épcufer  ,   &  ne  me  voir  jamais, 

M  G  N  I  M  E. 

connoiflbis-je  alors  toute  fa  barbarie  ? 
Ne  voudriez-vous  point,  qu'approuvant  fa  furie, 
Apres  vous  avoir  vu  tout  percé  de  fes  coups, 
Je  fuivilfe  à  l'autel  un  tyranni^ue  époux  ; 
Et  que  ,  dans  une  main  de  votie  fang  fumante, 
J'aliâfl'e  mettre  ,  hélas ,  la  main  de  votre  amante  I 
Allez  :  de  Cc%  fureurs  fongez  à  vous  garder  , 
Sans  perdre  ici  le  temps  à  me  pcrfuader. 


19^  MITHRIDATE, 

Le  Ciel  m'infpireia  quel  parci  je  dois  prendre. 
Que  leroit-ce,  grands  Dieux,  s'il  vcnoic  vous  furprendrcî 
Que  dis-je  ?  On  vient.  Allez.  Courez.  Vivez  enfin  j 
Et  du  moins  attendez  quel  fera  mon  deftin. 


SCENE     III. 

MONIME,     PHŒDIME, 

P  H  Π D  1  M  E. 


M 


AD  AME,  à  quels  périls  il  expofoit  fa  vie  ï 
C'efl  le  roi. 

M  O  N  I  M  E.  ^ 

Cours  l'aider  à  cacher  fa  fortîe. 
Va  ,  ne  le  quitte  point  ;  &  qu'il  fe  garde  bien 
D'ordonner  de  fou  fort ,  fans  être  inftruit  du  mien. 


SCENE     IV. 

MITHRIDATE,     MONIME. 

MiTHRIDATE. 

J\  LLONS  ,  Madame ,  allons.  Une  raifon  fecrett«  à 
Me  fait  quitter  ces  lieux  ,  &  hâter  ma  retraite. 
Tandis  que  mes  foldats  ,  prêts  à  fuivre  leur  roi  , 
Rentrent  dans  mes  vaifleaux  pour  partir  avec  moi. 
Venez,  &  qu'à  l'autel ,  ma  promeiîè  accomplie  , 
Par  des  noeuds  éternels  l'un  à  l'autre  nous  lie. 

M  o  N  I  M  E. 

Nous ,  Seigneur  î 

M  I  T  H  R  I  D  A  T  E. 

Quoi,  Madame,  ofez-vous  balancer  J 

M  o  N  I  M  £. 

Eç  ne  m'avez-vous  pas  dcfendu  d'y  penfer  ? 


TRAGÉDIE.  157 

MiTHRiDATE. 

J'eus  mes  raifons  alors.  Oublions-ks,  Madame. 
Ne  longez  maintenant  qu'à  répondre  à  ma  flamme. 
Songez  que  votre  cœur  eft  un  bien  qui  m'efl  dû. 

M  G  N  I  M  E. 

Hé ,  pourquoi  donc ,  Seigneur ,  me  l'avez-vous  rendu  ? 

MiTHRiDATE. 

Quoi ,  pour  un  fils  ingrat  toujours  préoccupée  , 
Vous  croiriez  ?  .  . . 

M  O  N  I  M  E. 

Quoi ,   Seigneur  ,  vous  m'auriez  donc  trompée  ? 

MlTHRIDATE. 

Perfide,  il  vous  fied  bien  de  tenir  ce  difcours  , 
Vous,  qui  gardant  au  cœur  d'infidèles  amours  , 
Quand  je  vous  élevois  au  comble  de  la  gloire, 
M'avez  des  trahifons  préparé  la  plus  noire. 
Ne  vous  fouvient-il  plus ,  cœur  ingrat  &:  fans  foi. 
Plus  que  tous  les  Romains  conjuré  contre  moi  , 
De  quel  rang  glorieux  j'ai  bien  voulu  defcendre  , 
Pour  vous  porter  au  trône,  où  vous  n'ofiez  prétendre  ? 
Ne  me  regardez  point  vaincu  ,  perfécuté. 
Revoyez-moi  vainqueur,  &  par-tout  redouté. 
Songez  de  quelle  ardeur  dans  Ephèfe  adorée. 
Aux  filles  de  cent  rois  je  vous  ai  préférée  j 
Et  négligeant  pour  vous  tant  d'heureux  alliés  , 
Quelle  foule  d'états  je  mettois  à  vos  pieds. 
Ah  !  Si  d'un  autre  amour  le  penchant  invincible 
Dès-lors  à  mes  bontés  vous  rendoit  infenfible  » 
Pourquoi  chercher  fi  loin  un  odieux  époux  î 
Avant  que  de  partir,  pourquoi  vous  taifiez-vous? 
Atrendiez-vous,  pour  faire  un  aveu  fi  funefte  » 
Que  le  fort  ennemi  m'eût  ravi  tout  le  refte  ; 
Et  que,  de  toutes  parts  me  voyant  accabler, 
J'eulle  en  vous  le  feul  bien  qui  me  pût  confoler  î 
Cependant ,  quand  je  veux  oublier  cet  outrage. 
Et  cacher  à  mon  cœur  cette  funefte  image  , 
Vous  ofcz  à  mes  yeux  rappellcr  le  pafré  ; 
Vous  m'accufez  encor,  quand  je  fuis  offcnCé, 

lii) 


15)8  MITHRIDATE, 

Je  vois  que  pour  un  traître  un  fol  efpoir  vous  flatte. 
A  quelle  épreuve  ,  ô  Ciel,  réduis-tu  Mirhridate  ? 
Par  quel  charme  fecret  lailFai-je  retenir 
Ce  couroux  {i  févère  ,   &  fi  prompt  à  punir  ? 
Profitez  du  moment  que  mon  amour  vous  donne. 
Pour  la  dernière  fois,  venez,  je  vous  l'ordonne. 
N'attirez  point  fur  vous  des  périls  fuperflus  , 
Pour  un  fils  infolent  que  vous  ne  verrez  plus. 
Sans  vous  parer  pour  lui  d'une  foi  qui  m'eft  due  , 
Perdez-en  la  mémoire  ,  aufll-bien  que  la  vue  j 
Et  déformais  ,  fenfible  à  ma  feule  bonté  , 
Méritez  le  pardon  qui  vous  elt  préfenté. 

M  G  N  I  M  E. 

Je  n'ai  point  oublié  quelle  reconnoi/Tance, 
Seigneur,  m'a  dû  ranger  fous  votre  obéiflance. 
Quelque  rang  où  jadis  foient  montés  iiaes  aycux  , 
Leur  gloire  de  fi  loin  n'éblouit  point  mes  yeux. 
Je  fonge  avec  refpeû  de  combien  je  fuis  née 
Au-delfous  des  grandeurs  d'un  fi  noble  hymenée  : 
Et,  malgré  mon  penchant  &  mes  premiers  defleins 
Pour  un  fils ,   après  vous  ,  le  plus  grand  des  humains  ', 
Du  jour  que  fur  mon  front  on  mit  ce  diadème , 
Je  renonçai ,  Seigneur  ,  à  ce  prince ,  à  moi-même. 
Tous  deux  d'intelligence  à  nous  facrifier  , 
Loin  de  moi ,  par  mon  ordre  ,  il  couroit  m'oublier. 
Dans  l'ombre  du  fecret  ce  feu  s'alloit  éteindre  ; 
Et  même  de  mon  fort  je  ne  pouvois  me  plaindre  , 
Puifqu'enfin,  aux  dépends  de  mes  vœux  les  plus  doux, 
Je  faifois  le  bonheur  d'un  héros  tel  que  vous. 
Vous  feu].  Seigneur,  vous  fcul,  vous  m'avez  arrachée 
A  cette  obéiflance ,  où  j'étois  attachée  ; 
Et  ce  fatal  amour  dont  j'avois  triomphé  , 
Ce  feu  que  ,  dans  l'oubli,  je  croyois  étouffé. 
Dont  la  caufe  à.  jamais  s'éloignoit  de  ma  vue  , 
Vos  détours  l'ont  furpris ,  &  m'en  ont  convaincue. 
Je  vous  l'ai  confefFé  ,  je  le  dois  foutenir. 
En  vain  vous  en  pourriez  perdre  le  fouvcnir  j 


TRAGÉDIE..  ï$9 

Et  cet  aveu  honteux  ,  où  vous  m'avez  forcée  , 

Demeurera  toujours  préfent  à  ma  penfée. 

Toujours  je  vous  croirois  incertain  de  ma  foi. 

Et  le  tombeau,  Seigneur,   eft  moins  trille  pour  moi. 

Que  le  lit  d'un  époux  ,  qui  m'a  fait  cet  outrage  , 

Qui  s'eft  acquis  fur  moi  ce  cruel  avantage  ; 

Et  qui  ,  me  préparant  un  éternel  ennui  , 

M'a  fait  rougir  d'un  feu ,  qui  n'étoit  pas  pour  lui. 

MiTHRIDATE. 

C'eft  donc  votre  réponfe.  Et,  fans  plus  me  complaire, 
Vous  refufez  l'honneur  que  je  voulois  vous  faire  ? 
Penfez-y  bien.  J'attends  pour  me  déterminer. 

M  O  N  I  M  E. 

Non  ,   Seigneur  ,  vainem.ent  vous  croyez  m'étonncr. 

Je  vous  connois.  Je  fais  tout  ce  que  je  m'apprête  ; 

Et  je  vois  quels  malheurs  j'aflemble  fur  ma  tête. 

Mais  le  deflein  eft  pris.  Rien  ne  peut  m'ébranler. 

Jugez-en ,  puifqu'ainfi  je  vous  ofe  parler  j 

Et  m'emporte  au  dc-là  de  cette  modeftie  , 

Dont  ,   jufqu'à  ce  moment ,  je  n'étois  point  fortîc. 

Vous  vous  êtes  fervi  de  ma  funefte  main  , 

Pour  mettre  à  votre  fils  un  poignard  dans  le  fein. 

De  fis  feux  innoccns  j'ai  trahi  le  myftère  j 

Et  quand  il  n'en  perdroit  que  l'amour  de  fon  père. 

Il  en  mourra,  Seigneur.  Ma  foi ,  ni  mon  amour 

Ne  feront  point  le  prix  d'un  fi  cruel  détour. 

Après  cela  jugez.  Perdez  une  rebelle. 

Armez-vous  du  pouvoir  qu'on  vous  donna  fur  elle. 

J'attendrai  mon  arrêt ,  vous  pouvez  commander. 

Tout  ce  qu'en  vous  quittant  j'ofe  vous  demander. 

Croyez  (  à  la  vertu  je  dois  cette  juftice  ) 

Que  je  vous  trahis  feule,  &  n'ai  point  de  complice; 

Et  que ,  d'un  plein  fuccès ,  vos  voeux  feroient  fuivis, 

Si  j'en  croyois,  Seigneur,  les  vœux  de  voue  fils. 

lîy 


M  IT  H  R  I D  AT  E 


SCENE      V. 

MITHRIDATE  fcul, 

xl  LLE  me  quitte  î  Et  moi ,  dans  un  lâche  filence. 

Je  femble  de  fa  fuite  approuver  l'infolence  î 

Peu  s'en  fauc  que,  mon  cœur  penchant  de  fon  coté  , 

Ne  me  condamne  encor  de  trop  de  cruauté  î 

Qui  fuis-je  ?  Eft-ce  Monime  î  Et  fuis-je  Mithridate  ? 

Non,  non,  plus  de  pardon,  plus  d'amour  pour  l'ingrate. 

Ma  colère  revient,   &  je  me  reconnois. 

Immolons  ,  en  partant ,  trois  ingrats  à  la  fois. 

Je  vais  à  Rome  ;  &:  c'eft  par  de  tels  facrifices 

Qu'il  faut  à  ma  fureur  rendre  les  dieux  propices. 

Je  le  dois ,  je  le  puis  ,  ils  n'ont  plus  de  fupport. 

Les  plus  féditieux  font  déjà  loin  du  bord. 

Sans  dift  nguer   entre  eux  qui  je  hais,  ou  qui  j'aime  , 

Allons  ,  &  commençons  par  Xipharès  lui-même. 

Mais  quelle  eft  ma  fureur  ?  Et  qu'ell-ce  que  je  dis  ? 
Tu  vas  facrifier  :  qui  ,  malheureux  ?  Ton  fils  1 
Un  fils  que  Rome  craint  ?  Qui  peut  venger  fon  père  ? 
Pourquoi  répandre  un  fang  qui  ra'eft  lî  nécelTaire  î 
Ah  ,   dans  l'état  funefte  où  ma  chute  m'a  mis  , 
Eft-ce  que  mon  malheur  m'a  laifle  trop  d'amis  ? 
Songeons  plutôt,  fongcons  à  gagner  fa  tendrefle. 
J'ai  befoin  d'un  vengeur  ,  &  non  d'une  maîtreflè. 
Quoi,  ne  vaut-il  pas  mieux,  puifqu'il  faut  m'en  priver, 
La  céder  à  ce  fils  que  je  veux  conferver  î 
Cédcns-la.  Vains  efforts  ,   qui  ne  font  que  m'inftruire 
Des  foiblefTes  d'un  cœur  qui  cherche  à  fe  féduire  I 
Je  brûle ,  je  l'adore  5  &  ,  loin  de  la  bannir  . .  . 
Ah,  c'eft  un  crime  encor  dont  je  la  veux  punir  ; 
Mon  amour  trop  long-temps  tient  ma  gloire  captive. 
Qu'elle  périiïe  feule ,  &  que  mon  fils  me  fuive. 
Un  peu  de  fermeté  ,  puniflant  fes  refus  , 
Me  va  mettre  en  état  de  ne  la  craindre  plus. 


TRAGÉDIE.  ior 

Quelle  pitié  retient  mes  fcntimens  timides  ? 
N'en  ai-je  pas  déjà  puni  de  moins  perfides  ? 
O  Monime  !  O  mon  fils  !  Inutile  courroux  î 
Et  vous,  heureux  Romains,  quel  triomphe  pour  vous. 
Si  vous  faviez  ma  honte ,   &:  qu'un  avis  fidèle 
De  mes  lâches  combats  vous  portât  la  nouvelle  ! 
Quoi  ?  Des  plus  chères  mains  craignant  les  trahifons , 
J'ai  pris  foin  de  m'armer  contre  tous  les  poifons.         ♦ 
J'ai  fa  ,  par  une  longue  &  pénible  induftrie  , 
Des  plus  mortels  venins  prévenir  la  furie. 
Ah,  qu'il  eût  mieux  valu  ,  plus  fage  èc  plus  heureuj:  , 
Et  repouflant  les  traits  d'un  amour  dangereux. 
Ne  pas  laifler  remplir  d'ardeurs  erapoifonnées  , 
Un  coeur  déjà  glacé  par  le  froid  des  années  I 
De  ce  trouble  fatal  par  où  dois-je  fortir  î 


SCENE     V  L 

'  I  I  T  H  R  I  D  A  T  E  ,     A_R  BATE. 

A  R  B  A  T  E. 

^  EiGNEUR. ,  tous  vos  foldats  ne  veulent  plus  partir  ? 

Pharnace  les  retient ,  Pharnace  leur  révèle 

Que  vous  cherchez  à  Rome  une  guerre  nouvelle, 

MlTHRIDATE. 

Pharnace  > 

A  R.  B  A  T  E. 

Il  a  féduit  fes  gardes  les  premiers  i 
Et  le  fcul  nom  de  Rome  étonne  les  plus  fiers. 
De  mille  affreux- périls  ils  fe  forment  l'image. 
Les  uns  avec  tranfport  embraflènt  le  rivage  ; 
Les  autres ,  qui  partoient,  s'élancent  dans  les  floty» 
Ou  préfentcnt  leurs  dards  aux  yeux  des  matelots. 
Le  défordre  eft  par-tout  5  &,  loin  de  nous  entendre. 
Ils  demandent  la  paix  ,  ôc  parlent  de  fe  rendre» 

Iv 


lox  MITHRIDATE, 

Pharnace  eft  à  leur  tcte  ;  &c,  flatrant  leurs  fouhaîts. 
De  la  part  des  Roiiiains  il  leur  promet  la  paix. 

MiTHRIDATE. 

Ah  ,  le  traître  1  Courez.  Qu'on  appelle  fon  frère  ; 
Qu'il  me  fuive,  qu'il  vienne  au  fecours  de  Ion  père. 

A  R  B  A  T  E, 

J'ignore  fon  deffein.  Mais  un  foudain  tranfport 
Ua.  déjà  fait  defcendre ,   &  courir  vers  le  port  j 
Et  l'on  dit  que  ,  fuivi  d'un  gros  d'amis  fideies  , 
On  Ta  vu  fe  mêler  au  milieu  des  rebelles. 
C'eft  tout  ce  que  j'en  fais. 

MiTHRIDATE. 

Ah ,  qu'eft-ce  que  j'entends  î 
Perfides ,  ma  vengeance  a  tardé  trop  long-temps. 
Mais  je  ne  vous  crains  point.  Malgré  leur  infolcnce. 
Les  mutins  n'oferoient  foutenir  mapréfence. 
Je  ne  veux  que  les  voir  5  je  ne  veux  qu'à  leurs  yeux 
Immoler  de  ma  main  deux  fils  audacieux. 


SCENE     VIL 

MITHRIDATE,ARBATE,ARCAS. 


A  R  C  A  s. 


S 


EiGNEUR,  tout  eft  perdu.  Les  rebelles,  Pharnace, 
Les  Romains  font  en  foule  autour  de  cette  place. 

MiTHRIDATE. 

hes  Romains  I 

A  R  c  A  s. 

De  Romains  le  rivage  eft  chargé , 
Et  bien-tôt  dans  ces  murs  vous  êtes  alfiégé. 

MiTHRiDATE. 

{  â  Arcas.  ) 
Ciel ,   courons  I  Ecoutez.  Du  malheur  qui  me  prefic  , 
Tu  ne  jouiras  pas ,  infidelle  princeftè. 

Fin  iu  quatrième  ASie. 


TRAGÉDIE.  205 

XKXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX 
A  C  T  E    V. 

SCENE    PREMIERE. 

MONIME,    PHCKDIME. 

P  H  <E  D  I  M  E. 

iVl  ADAME,  OÙ  courez-vous  ?  Quels  aveugles  tranfports 

Vous  font  tenter  fur  vous  de  criminels  eftbrts  î 

Hé  quoi,  vous  avez  pu,  trop  cruelle  à  vous-même. 

Faire  un  affreux  lien  d'un  facré  diadème  ? 

Ah  ,  ne  voyez-vous  pas ,  que  les  dieux  plus  humains 

Ont  eux-mêmes  rompu  ce  bandeau  dans  vos  mains  I 

M  G  N  I  M  E. 

Hé  ,  par  quelle  fureur  ,  obftinée  à  me  fuivrc, 
Toi-même  ,  malgré  moi,  veux-tu  me  faire  vivre  ? 
Xipharès  ne  vit  plus.  Le  roi  défcfpéré 
Lui-même  n'attend  plus  qu'un  trépas  afluré. 
Quel  fruit  te  promets-tu  de  ta  coupable  audace  î 
Perfide  ,  prétends-tu  me  livrer  à  Pharnace  î 

P  H  Π D  I  M  E. 

I ,  du  moins  attendez  qu'un  fidèle  rapport , 
De  fon  malheureux  frère  ait  confirme  la  mort. 
Dans  la  confufion  que  nous  venons  d'entendre. 
Les  yeux  peuvent-ils  pas  aifément  fe  méprendre? 
D'abord,  vouslefavez,  un  bruit  injurieux 
Le  rangcoit  du  parti  d'un  camp  féditieux  ; 
Maintenant  on  vous  dit  que  ces  mêmes  rebelles 
Ont  tourna  contre  lui  leurs  armes  criminelles. 
Jugez  de  l'un  par  l'autre  ,  &  daignez  écouter  .... 

M  O  N  I  M  E. 
Xîpharcs  ne  vît  plus ,  il  n'en  faut  point  douter. 
L'événement  n'a  point  démenti  mon  attente. 
Quand  je  n'en  aurois  pas  la  nouvelle  fanglante , 

Ivj 


io4  M  I  T  H  R  I  D  AT  E, 

Il  cft  mort  ;  &:  j'en  ai ,  pour  garants  trop  certains , 

Son  courage  &  fon  nom  trop  fufpeds  aux  Romains, 

Ah ,  que  d'un  Ci  beau  lang ,  dès  long-temps  altérée  , 

Rome  tient  maintenant  fa  vidtoire  alFurée  î 

Quel  ennemi  fon  bras  leur  alioit  oppofer  ! 

Mais  fur  qui ,  malheureufe ,   cfes-tu  t'excufer  ? 

Quoi,  tu  ne  veux  pas  voir  que  c'eft  toi  qui  Topprimes, 

Et  dans  tous  fcs  malh;;urs  reconnoître  tes  crimes  î 

De  combien  d'afTaffins  l'avois-je  enveloppé  ? 

Comment  à  tant  de  coups  feroit-il  échappé  î 

Il  évitoit  en  vain  les  Romains  &  fon  frère  ; 

Ne  le  livrois-je  pas  aux  fureurs  de  fon  père  ? 

C'eft  moi  ,  qui ,  les  rendant  l'un  de  l'autre  jaloux  , 

Vins  allumer  le  feu  qui  les  embrafe  tous  5 

Tifon  de  la  difcorde,  &  fatale  furie, 

Que  le  démon  de  Rome  a  formée  &  nourrie. 

Et  je  vis  ?  Et  j'attends  que  de  leur  fang  baigné 

Pharnace  des  Romains  revienne  accompagné  î 

Qu'il  étale  à  mes  yeux  fa  parricide  joie  ? 

La  mort  au  défefpoir  ouvre  plus  d'une  voie. 

Oui ,  cruelles ,  en  vain  vos  injuftes  fccours 

Me  ferment  du  tombeau  les  chemins  les  plus  courts. 

Je  trouverai  la  mort  jufques  dans  vos  bras  même. 

Et  toi,  fatal  tiflu  ,  malheureux  diadème, 
Inftrument  &  témoin  de  toutes  mes  douleurs  ; 
Bandeau  que  ,   mille  fois,  j'ai  trempé  de  mes  pleurs, 
Au  moins  ,   en  terminant  ma  vie  &:  mon  fupplicc  , 
Ne  pouvois-tu  me  rendre  un  funefte  fervicc  } 
A  mes  triftes  regards  ,   va  ,  cefTe  de  t'offrit  , 
D'autres  armes  ^  fans  toi ,   fauront  me  fecourir  ; 
Et  périfle  le  jour,  &  la  main  meurtrière 
Qui  jadis  fur  mon  front  t'attacha  la  première. 

P  H  Π D  I  M  E. 

On  vient.  Madame ,   on  vient  ;  &  j'cfpére  qu'Arcas, 
Pour  bannir  vos  frayeurs ,  pone  vers  vous  fes  pas. 


TRAGÉDIE.  2oy 

SCENE     IL 

MONIME,    PHŒDIME,   ARCAS. 

M  O  N  I  M  E. 

JlL  n  eft-ce  fait,  Arcas,  &z  le  cruel  Pharnace? 

A  R  c  A  s. 
Ne  me  demandez  rien  de  tout  ce  qui  Ce  paflè , 
Madame.  On  m'a  chargé  d'un  plus  funefte  emploi , 
Et  ce  poifon  vous  dit  les  volontés  du  roi, 

P  H  Π D  I  M  E. 

Malheureufe  princcfie  ! 

M  o  N  I  M  E. 

Ah,  quel  comble  de  joie  ? 
Donnez.  Dites  ,  Arcas ,   au  roi  qui  me  l'envoie  , 
Que  de  tous  ies  préfens  que  m'a  faits  fa  bonté  , 
Je  reçois  le  plus  cher  &  le  plus  fouhaité. 
A  la  fin  je  rcfpire  ;  &  le  Ciel  me  délivre 
Des  fecours  importuns  qui  me  forçoient  de  vivre. 
MaicrefTe  de  moi-même  ,  il  veut  bien  qu'une  fois 
uiflè  de  mon  fort  difpofer  à  mon  choix. 

P  H  <K  D  I  M  E. 

Hélas  > 

M  o  N  I  M  E. 

Retiens  tes  cris ,  &  ,  par  d'indignes  larmes  , 
De  cet  heureux  moment  ne  trouble  point  les  charmes. 
Si  tu  m'aimois,  Phoedime,  il  falloit  me  plflircr. 
Quand  d'un  titre  funefte  on  me  vint  honorer  ; 
Et  lorfque  ,  m'arrachant  du  doux  fein  de  la  Grèce , 
Dans  ce  climat  barbare  on  traîna  ta  maîtreffe. 
Retourne  maintenant  chez  ces  peuples  heureux; 
Et ,  ù  mon  nom  cncor  s'eft  confcrvé  chez  eux. 
Dis-leur  ce  que  tu  vois ,   &  de  toute  ma  gloire , 
Phœdime  ,  conte-leur  la  malheureufe  hiiloire  , 


205  MITHRIDATE, 

Et  toi,  qui  de  ce  cœur,  dont  tu  fus  adoré," 
Par  un  jaloux  dcftin  fut  toujours  féparé  , 
Héros,  avec  qui  même,  en  terminant  ma  vie 
Je  n'ofe  en  un  tombeau  demander  d'être  unie 
Reçois  ce  facrifice  ,  &  puiiîe  ,  en  ce  moment , 
Ce  poifon  expier  le  fang  de  mon  amant. 


SCENE    I  I  I. 

MONIME  ,  ARBATE  ,  PHCSDIME  ,  ARC  AS. 

A  R  B  A  T  E. 

RRETEz,  arrêtez. 


A 


A  K  C  A  s. 

Que  faites-vous ,  Arbate  ? 

A  R  B  A  T  E. 

Arrêtez.  J'accomplis  l'ordre  de  Mithridate. 

M  o  N  I  M  E. 

Ah  ,  laiflèz-moi .... 

ARBATE  jettant  le  poîfon. 

Celiez,  vousdis-je,  &  laiflèz-moî 
Madame ,  exécuter  ks  volontés  du  roi. 
Vivez  }  Se  vous,  Arcas  ,  du  fuccès  de  mon  zèle 
Courez  à  Mithridate  apprendre  la  nouvelle. 


SCENE     IV. 

MONIME,  ARBATE,   PHCSDIME. 

M  o  N  I  M  E. 


Ah 


trop  cruel  Arbate  ,  à  quoi  ra'expofez-vous 
Eft-ce  qu'on  croit  encor  mon  fupplice  trop  doux  î 
Et  le  roi ,  m'enviant  une  mort  fi  foudaine , 
Veut-il  plus  d'un  trépas  pour  contenter  fa  haine  î 


TRAGÉDIE.  ao7 

A  R  B  A  T  E. 

">  uus  l'allez  voir  paroître,  ôc  j'ofe  m'afTuier 
Que  vous-mcme ,  avec  moi ,  vous  allez  le  pleurer. 

M  O  N  I  M  E. 

Quoi ,  le  roi  I  . . . 

A  R  B  A  T  E. 

Le  roi  touche  d  fon  heure  dernière  , 
Madame  ,   &  ne  voit  plus  qu'un  relia  de  lumière. 
Je  l'ai  laifTé  fanglant,  porté  par  des  foldats  , 
Et  Xipharès  en  pleurs  accompagne  leurs  pas. 

M  O  N  I  M  E. 

Xipharès  ?  Ah ,  grands  Dieux  I  Je  doute  fi  je  veille  , 
Et  n'ofe  qu'en  tremblant  en  croire  mon  oreille  , 
Xipharès  vit  encor  ?  Xipharès  que  mes  pleurs  . . . 

A  R  B  A  T  E. 

Il  vit,  chargé  de  gloire  ,  accablé  de  douleur?. 

De  fa  mort  en  ces  lieux  la  nouvelle  feméc 

Ne  vous  a  pas  vous  feule  &:  fans  caufc  allarméc. 

Les  Romains ,  qui  par-tout  l'appuyoient  jar  des  cris. 

Ont  par  ce  bruit  fatal  glacé  tous  hs  efprits. 

Le  roi,  trompé  lui-même,  en  a  verfé  des  larmes. 

Et  déformais  certain  du  malheur  de  fes  armes. 

Par  un  rebelle  fils  de  toutes  parts  prelTé  , 

Sans  efpoir  de  fecours  ,  tout  près  d'être  forcé  , 

Et  voyant ,  pour  furcroît  de  douleur  &:  de  haine 

Parmi  Ces  étendarts  porter  l'aigle  Romaine  , 

Il  n'a  plus  afpiré  qu'à  s'ouvrir  des  chemins, 

Pour  éviter  l'aiîront  de  tomber  dans  leurs  mains. 

D'abord  il  a  tenté  les  atteintes  mortelles 
Des  poifons  que  lui-même  a  crus  les  plus  fidèles } 
Il  hs  a  trouves  tous  fans  force  &  fans  vertu. 
Vain  fecours  ,  a-t-il  dit,  que  j'ai  trop  combattu  ! 
Contre  tous  les  poifons  foi  gneux  de  me  défendre  , 
Tai  perdu  tout  le  fruit  que  fen  pouvais  attendre. 
Ejfayons  maintenant  des  fecours  plus  certains  , 
Et  cherchons  un  trépas  plus  f une jle  aux  Romains, 
Il  parle  ;  &  défiant  leurs  nombreufcs  cohortes. 
Du  palais ,  à  ces  mots ,  il  fait  ouvrir  les  porces.. 


zo8  M  ITH  R  I  D  AT  E  ; 

A  l'afpefk  de  ce  front ,  dont  la  noble  fureur 

Tant  de  fois ,  dans  leurs  rangs,  répandit  la  terreur  , 

Vous  les  eulTicz  vus  tous  ,  retournant  en  arrière  , 

LailFer  entre  eux  &c  nous  une  large  carrière  ; 

Et  déjà  quelques-uns  couroisnt  épouvantés, 

Jufques  dans  les  vaiiTeaux  qui  les  ont  apportés. 

Mais  le  dirai-je,   ô  Ciel  !  Ralfurés  par  Pharnace  , 

Et  la  honte  en  leurs  cœurs  réveillant  leur  audace , 

Ils  reprennent  courage ,  ils  attaquent  le  roi. 

Qu'un  relie  de  foldars  défendoit  avec  moi. 

Qui  pourroit  exprimer  par  qu.ls  faits  incroyables  ; 

Quels  coups  ,  accompagnés  de  regards  effroyables. 

Son  bras ,  fe  lîgnalant  pour  la  dernière  fois , 

A  de  ce  grand  héros  terminé  les  exploits  ^ 

Enfin ,   las  &  couvert  de  fang  &  de  pouflîère  , 

Il  s'étoit  fait  de  morts  une  noble  barrière. 

Un  autre  bataillon  s'eft  avancé  vers  nous. 

Les  Romains,  pour  le  joindre,  ont  fufpendu  leurs  coup5. 

Ils  vouloiens  tous  enfemble  accabler  Mithridate. 

Mais  lui  :  C'en  efl  ajfei ,   m'a-t-il  dit ,  cher  Arhate , 

Le  fang  6*  ma  fureur  m' emportent  tro^  avant» 

Ne  livrons  pasjîir-tout  Mithrilate  vivant. 

Auffi-tôt  dans  Ton  fein  il  plonge  fon  épée. 

Mais  la  mort  fuit  encor  fa  grande  ame  trompée. 

Ce  héros  dans  mes  bras  eft  tombé  tout  fanglant  , 

Foible  ,  &  qui  s^irritoit  contre  un  trépas  ii  lent  j 

Et  fe  plaignant  à  moi  de  ce  refte  de  vie  , 

Il  foulevoit  encor  fa  main  appefantie  , 

Et  ,  marquant  à  mon  bras  la  place  de  fon  cœur  ; 

Sembloit  d'un  coup  plus  fur  implorer  la  faveur. 

Tandis  que ,   pofledé  de  ma  douleur  extrême , 

Je  fongc  bien  plutôt  à  me  percer  moi-même  , 

De  grands  cris  ont  foudain  attiré  mes  regards. 

J'ai  vu  ,  qui  l'auroit  cru  ?  J'ai  vu  de  toutes  parts 

Vaincus  ôc  renverfés  les  Romains ,  Se  Pharnace  , 

Fuyant  vers  leurs  vaifTeaux  ,  abandonner  la  place  ' 

Et  le  vainqueur ,   vers  nous  s'avançant  de  plus  près , 

A  mes  yeux  éperdus  a  montré  Xipharès, 


TRAGÉDIE,  to9 

M  O  N  I  M  E. 

fufte  Ciel  ! 

A  R  B  A  T  E. 

Xipharès  ,  toujours  refté  fidèle  , 
It  qu'au  fort  du  combat  une  troupe  rebelle  , 
'ar  ordre  de  fon  frère ,   avoit  enveloppé  , 
vlais  qui,  d'entre  leurs  bras  à  la  fin  échappé, 
■orçant  les  plus  mutins  ,  &  regagnant  le  refte  , 
•leurcux  &  plein  de  joie  en  ce  moment  funefte  , 
V  travers  mille  morts  ,  ardent,  viûorieuXj 
î'étoit  fait  vers  fon  père  un  chemin  glorieux. 
.      7.  de  quelle  horreur  cette  joie  ell  fuivie. 

.iras  aux  pieds  du  roi  l'alloit  jetter  fans  vie. 
ai5  on  court  ,  on  s'oppofc  à  fon  emportement. 
jc  roi  m'a  regardé  dans  ce  trifte  moment, 
ù  m'a  dit  ,  d'une  voix  qu'il  pouflbit  avec  peine  : 
i'il  en  efi  temps  encor ,  cours  ,  (3"  fauve  la  reine. 
^es  mots  m'ont  fait  trembler  pour  vous,  pour  Xipharès. 
'ai  craint ,  j'ai  foupçonné  quelques  ordres  fecrets. 
~out  laflé  que  j'étois,  ma  frayeur  &  mon  zèle 
•l'ont  donné,  pour  courir,  une  force  nouvelle  ; 
.t ,  malgré  nos  malheurs  ,   je  me  ncns  trop  heureux 
)'avoir  paré  le  coup  qui  vous  perdoit  tous  deux. 

M  o  N  I  M  E. 

vh  que  -  de  tant  d'horreurs  juftement  étonnée  , 

e  plains  de  ce  grand  roi  la  trifle  deftinéc  ! 

iclas ,  &:  plût  aux  dieux,  qu'à  fon  fort  inhumain 

■loi-même  j'cuflè  pu  ne  point  prêter  la  main  ; 

•t  que,  fimple  témoin  du  malheur  qui  l'accable, 

c  le  pulfe  pleurer  (ans  en  être  coupable  ! 

1  vient.  Quel  nouveau  trouble  excite  en  mes  efprits 

X  fang  du  père,  ô  Ciel,  &  les  larmes  du  fils  î 

4- 


M  IT  H  R  I  D  AT  E 


SCENE     DERNIERE. 

MITHRIDATE,  MONIME,  XlPHARf 
ARBATE,  ARCAS,    Gardes  gui foutiennen 
Mithridate, 

M  O  N  1  M  E. 

J\  H  que  vois-je  ,  Seigneur,  &  quel  fort  eft  le  vôtre 

Mithridate. 
Cédez  ,  &  retenez  vos  larmes  l'un  &  l'autre. 

(  montrant  Xipharès.  ) 
Mon  fort  ,  de  fa  tendrefle  &  de  votre  amitié  ; 
Veut  d'autres  fentimens  que  ceux  de  la  pitié  5 
Et  ma  gloire,  plutô:  digne  d'être  admirée  , 
Ne  doit  point  par  des  pleurs  être  déshonorée. 

J'ai  vengé  l'univers  autant  que  je  l'ai  pu. 
La  mort  dans  ce  projet  m'a  feule  interrompu. 
Ennemi  des  Romains  &  de  la  tyrannie , 
Je  n'ai  point  de  leur  joug  fubi  l'ignominie  ; 
Et  j'ofe  me  flatter  qu'entre  les  noms  fameux  , 
Qu'une  pareille  haine  a  fîgnalés  contre  eux  , 
Nul  ne  leur  a  plus  fait  acheter  la  vidoire , 
Ni  de  jours  malheureux  plus  rempli  leur  hiftoire. 
Le  Ciel  n'a  pas  voulu ,  qu'achevant  mon  defTein , 
Rome  en  cendre  me  vît  expirer  dans  fon  fein. 
Mais  au  moins  quelque  joie  en  mourant  me  confole. 
J'expire  environné  d'ennemis  que  j'immole  ; 
Dans  leur  fang  odieux  j'ai  pu  tremper  mes  mains , 
Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains. 
A  mon  fils  Xipharès  je  dois  cette  fortune  ; 
Il  épargne  à  ma  mort  leur  préfence  importune. 
Que  ne  puis- je  payer  ce  fervice  important 
De  tout  ce  que  mon  trône  eut  de  plus  éclatant  ? 
Mais  vous  me  tenez  lieu  d'empire  &  de  couronne  ; 
Vous  feule  me  reliez.  Souffrez  que  je  vous  donne , 


TRAGÉDIE.  m 

iaclame  ;  &  tous  ces  vœux  que  j'exigeois  de  vous , 
ion  cœur,  pour  Xiphaiès,  vous  les  demande  tous. 

M  G  N  I  M  E. 

''ivez,  Seigneur ,  vivez,  pour  nous  voir  l'un  Se  l'autre 
iacrifier  toujours  notre  bonheur  au  vôtre, 
'ivez  pour  triompher  d'un  ennemi  vaincu  , 
*our  venger.  .  . 

MiTHRIDATE. 

C'en  efl  fait,  Madame,  Se  j'ai  vécu. 
•ion  fils  ,  fongez  à  vous.  Gaidez-vous  de  prétendre 
iue  de  tant  d'ennemis  vous  puifTiez  vous  défendre. 
Jicn-tôt  tous  Its  Romains  ,  de  leur  honte  irrités  , 
Tiendront  ici ,  fur  vous,  fondre  de  tous  cotés. 
«le  perdez  point  le  temps  que  vous  laifle  leur  fuite , 
i  rendre  à  mon  tombeau  des  foins  dont  je  vous  quitte. 
Tant  de  Romains  fans  vie ,   en  cent  lieux  difpeifés , 
•uffifent  à  ma  cendre  ,  &  l'honorent  afiez, 
>achez-lcur  pour  un  temps  vos  noms  Se  votre  vie. 
Ulcz,  réfervez-vous .  .  . 

X  1  V  H  A  K  É  s. 

Moi,  Seigneur,  que  je  fuie  î 
^ue  Pharnacc  impuni ,  les  Romains  triomphans 
■^'éprouvent  pas  bien-tôt .  . . 

MiTHRIDATE. 

Non,  je  vous  le  défends. 
rôt  ou  tard  il  faudra  que  Pharnace  périfle  ; 
riez-vous  aux  Romains  du  foin  de  fon  fupplice. 
Mais  je  fens  aftoiblir  ma  force  Se  mes  efprits, 
'efens  que  je  me  meurs.  Approchez-vous ,  mon  fils. 
Oans  cet  embraflement ,  dont  la  douceur  me  flatte  , 
/cncz,  &  recevez  l'ame  de  Mithridate. 

M  o  N  I  M  E. 

îl  expire. 

X  I  P  H  A  R  É  s. 

Ah,  Madame,  uniiïbns  nos  douceurs  , 
^t  par  tout  l'univers  cherchons-lui  des  vengeurs. 

FIN, 


IPHIGENIE, 

TRAGEDIE. 


PREFACE. 

[  L  n'y  a  rien  de  plus  célèbre  dans  les  Poètes,  que  le 
"acrifice  d'Iphigcnie.  Mais  ils  ne  s'accordent  pas  tous  en- 
cmbJc  fur  les  plus  importantes  particularités  de  ce  fa- 
irifîce.  Les  uns,  comme  Efchyle  dans  Agamemnon,  Se» 
>hoclc  dans  Eledra  ;  &  après  eux,  Lucrèce,  Horace, 
jc  beaucoup  d'autres ,  veulent  qu'on  ait,  en  effet ,  ré- 
pandu le  fang  d'Iphigénie ,  fille  d'Agamemnon  ,  & 
ju'clle  foit  morte  en  Aulide.  Il  ne  faut  que  lire  Lucrèce 
!U  commencement  de  fon  premier  livre  : 

Auliie  quo  pa6îo  Trîviaï  vîrgînîs  aram 
Iphianajfaï  twparuntfanguinefœiè 
Ducîores  Danaûrriy  (^c. 

"t  Clytcmncftre  dit  dans  Efchyle,  qu'Agamemnon  fon 

Tiari ,  qui  vient  d'expirer  ,  rencontrera  dans  les  enfers 

énic  fa  fille  qu'il  a  autrefois  immolée. 

^'autres  ont  feint  que  Diane  ayant  eu  pitié  de  cette 

«ine  princeflc  ,  l'avoir  enlevée  &  portée  dans  la  Tau- 

.   au  moment  qu'on  l'alloit  facrifier  ;   8c  que  la 

iè  avoit  fait  trouver  en  fa  place ,  ou  une  biche ,  ou 

,.utrc  viûimc  de  cette  nature.  Euripide  a  fuivi  cette 

,  &  Ovide  l'a  mife  au  nombre  des  Métamor- 

y  a  une  tioifième  opinion,  qui  n'efl  pas  moins  an- 
eqiîc  les  deux  autres,  fur  Iphigénie.  Plufîeurs  Au- 


PRÉFACE. 

tcurs ,  &  entr' autres  Stefichorus  ,  l'un  des  plus  fanicu 
&  des  plus  anciens  Poètes  lyriques,  ont  écrit  qu' 
étoit  bien  vrai  qu'une  princell'e  de  ce  nom  avoit  été  fa 
crifiée ,  mais  que  cette  Iphigénie  étoit  une  fille  qu'Hc 
lènc  avoit  eue  de  Thélee.  Hélène  ,  difent  ces  auteurs 
ne  l'avoit  ofé  avouer  pour  fa  fille ,  parce  qu'elle  n'ofo 
déclarer  à  Ménélas  qu'elle  eût  été  mariée  en  fecr< 
avec  Théfée.  Paufanias  *  rapporte  &  le  témoignage  i. 
les  noms  des  Poètes  qui  ont  été  de  ce  fentiment  ;  & 
ajoute  que  c'ctoit  la  créance  commune  de  tout  le  pa} 
d'Argos. 

Homère  enfin  ^  le  père  des  Poètes,  a  fi  peu  prétend 
qu'Iphigénie ,  fille  d'Agamemnon ,  eût  été  ou  facrifit 
en  Aulide,  ou  tranfportée  dans  la  Scytliie,  que  dans 
neuvième  livre  deriliiade,  c'eft-à-dire  ,  près  de  di 
ans  depuis  l'arrivée  des  Grecs  devant  Troie  -,  Aga 
mcmnon  fait  of&ir  en  mariage  à  Achille,  fa  fille  Iph: 
génie ,  qu'il  a,  dit-il ,  laiflee  à  Mycène  dans  fa  maifoi 

J'ai  rapporté  tous  ces  avis  fi  différents ,  &  fur-rout 
paflage  de  Paufanias ,  parce  que  c'eft  à  cet  auteur  qi 
je  dois  l'heureux  pcrfonnage  d'Eriphile,  fans  lequel 
n'aurois  jamais  ofé  entreprendre  cette  Tragédie.  Quel 
apparence  que  j'eufiè  fouillé  la  fcène  par  le  meurti 
horrible  d'uiie  perfonne  auffi  vertucufe  &  aufli  aimab. 
qu'il  falloir  repréfenter  Iphigénie  î  Et  quelle  appt 
lence  encore  de  dénouer  ma  tragédie  par  le  fecou 
d'une  Déefle  &  d'une  machine  ,  &  par  une  métamoi 
phofe  qui  pouvoit  bien  trouver  quelque  créance  <^ 

*  Corinth.p,  115. 


PRÉFACE. 
temps  d*Eunpiclej  mais  qui  feroit  trop  abfutde  Se  trop 
incroyable  parmi  nous  ? 

Je  puis  dire  donc  que  j'ai  été  très- heureux  de  trou- 
ver dans  les  anciens  cette  autre  Iphigénie,  que  j'ai  pa 
répréfenter  telle  qu'il  m'a  plu,  &;  qui ,  tombant  dans  le 
malheur  où  cette  amante  jaloufe  vouloir  précipiter  la 
rivale ,  mérite  en  quelque  façon  d'être  punie ,  fans  être 
pourtant  tout-à-fait  indigne  de  compafîion.  Ainfî  le 
dénouement  de  la  pièce  eft  tiré  du  fond  même  de  la 
pièce.  Et  il  ne  faut  que  l'avoir  vue  repréfenter,  pour 
comprendre  quel  plaifîr  j'ai  fait  au  fpeûatcur,  Se  en 
fauvant  à  la  fin  une  princefle  vertucufe  pour  qui  il  s'eft 
fi  fort  intérefle  dans  le  cours  de  la  tragédie ,  &  en  la 
fauvant  par  une  autre  voie  que  par  un  miracle  ,  qu'il 
n'auroit  pu  fouffrir,  parce  qu'il  ne  le  fau r oit  jamais 
croire. 

Le  voyage  d'Achille  à  X-cfbos  ,  dont  ce  héros  Ce 
rend  maître  ,  &  d'où  il  enlève  Eriphile  avant  que  de 
venir  en  Aulide  ,  n'eft  pas  non  p!us  fans  fondement. 
Euphorion  de  Chalcide  ,  Poète  trcs-connu  parmi  les 
anciens ,  &c  dont  Virgile  *  Se  Quintilicn  font  une  men- 
tion honorable ,  parloit  de  ce  voyage  de  Lefbos.  Il  di- 
foit  dans  un  de  fes  poèmes  ,  au  rapport  de  Parthenius, 
qu'Achille  avoic  fait  la  conquête  de  cette  ille  avant 
que  de  joindre  l'armée  des  Grecs,  Se  qu'il  y  avoic 
ncmc  trouvé  une  princefle  qui  s'étoit  éprife  d'amour 
30ur  lui. 

Voilà  les  principales  chofes,  en  quoi  je  me  fuis  un 

♦  Eglog.  lo.  Injlit.  l.  10. 
Tome  IL  ^ 


PRÉ  FACE. 

peu  cloigné  de  l'économie  &  de  la  fable  d'Euripuie, 
Pour  ce  qui  regarde  les  paflîons ,  je  me  fuis  attaché  à 
U  Cuivre  plus  exa£lement.  J'avoue  que  je  lui  dois  ua 
bon  nombre  des  endroits  qui  ont  été  le  plus  approu- 
vés dans  ma  tragédie.  Et  je  l'avoue  d'autant  plus  vo- 
lontiers ,  que  ces  approbations  m'ont  confirmé  dans 
l'ellime  ôc  dans  la  vénération  que  j'ai  toujours  eue  pour 
les  ouvrages  qui  nous  relient  de  l'antiquité.  J'ai  re- 
connu avec  plaifîr ,  par  l'eiïèc  qu'a  produit  fur  notre 
théâtre  tout  ce  que  j'ai  imité  ou  d'Homère  ou  d'Eu- 
ripide ,  que  le  bon  fens  Se  la  raifon  étoient  les  mêmes 
dans  tous  les  fiècles.  Le  goût  de  Paris  s'eft  trouvé  con- 
forme à  celui  d'Athènes.  Mes  fpedateurs  ont  été  émus 
des  mêmes  chofes  qui  ont  mis  autrefois  en  larmes  le 
plus  favant  peuple  de  la  Grèce  ,  Se  qui  ont  fait  dire 
qu'entre  les  Poètes,  Euripide  étoit  extrêmement  tra- 
gique ,  Tpay<)c«T«T6î  ,  c'cft  à  dire  ,  qu'il  favoit  mer- 
veilleufcment  exciter  la  compaflîon  Se  la  terreur,  qui 
font  les  véritables  effets  de  la  tragédie. 

Je  m'étonne  ,  après  cela  ,  que  des  modernes  ayent 
témoigné  depuis  peu  tant  de  dégoût  pour  ce  grand 
Poète  dans  le  jugement  qu'ils  ont  fait  de  fon  Alcefte.  Il 
ne  s'agit  point  ici  de  l' Alcefte  5  mais  ,  en  vérité  ,  j'ai 
trop  d'obligation  à  Euripide,  pour  ne  pas  prendre 
quelque  foin  de  fa  mémoire  ,  &  pour  laifler  échapper 
l'occalion  de  le  réconcilier  avec  ces  Mefficurs.  Je  m'af- 
fure  qu'il  n'efl:  fi  mal  dans  leur  efprit  ,  que  parce  qu'il? 
n'ont  pas  bien  lu  'l'ouvrage  fur  lequel  ils  l'ont  con- 
damné. J'ai  choill  la  plus  importante  de  leurs  objec 


PRÉFACE. 
lions,  pour  leur  montrer  que  j'ai  raifon  de  parler  ainfi. 
Je  dis  laplus  importante  de  leurs  objections  iczt  ils  la  ré- 
pètent à  chaque  page ,  &  ils  ne  foupçonnent  pas  feule- 
ment que  l'on  y  puifTe  répliquer. 

Il  y  a  dans  l'Alcefte  d'Euripide  une  fcène  merveil- 
leufe  ,  où  Alcefte  qui  fe  meurt,  Se  qui  ne  peut  plus  Ce 
foutenir  ,  dit  à  fon  mari  les  derniers  adieux.  Admète  , 
tout  en  larmes  ,  la  prie  de  reprendre  Ces  forces ,  &  de 
ne  fe  point  abandonner  elle-même.  Alcefte,  qui  a  l'i- 
mage de  la  mort  devant  les  yeux  ,  lui  parle  ainll  ; 

Je  vois  déjà  la  rame  &  la  barque  fatale  , 
J'entends  le  vieux  Nocher  fur  la  rive  infernale. 
Impatient  il  crie  :  on  t'attend  ici  bas , 
Tout  efiprêty  defcends ,  viens  ^  ne  me  retardes  pas, 

J'aurois  fouhaité  de  pouvoir  exprimer  dans  ces  vers 
les  grâces  qu'ils  ont  dans  l'original.  Mais  au  moins  en 
voilà  le  fcns.  Voici  comme  ces  Meflieurs  les  ont  enten- 
dus. Il  leur  eft  tombé  entre  les  mains  une  malheureufc 
Sdition  d'Euripide,  où  l'Imprimeur  a  oublié  de  mettre 
dans  le  latin  à  côté  de  ces  vers  un  AL  qui  fignific  que 
:*cft  Alcsfte  qui  parle  j  &  à  côté  des  vers  fuivans  un 
4i.  qui  fignific  que  c*cft  Admète  qui  répond.  JÀ  defTus 
l  leur  eft  venu  dans  l'efprit  la  plus  étrange  penfée  du 
nonde.  Ils  ont  mis  dans  la  bouche  d'Admète  les  pa- 
oles  qu'Alcefte  dit  à  Admète  ,  &  celles  qu'elle  fe  fait 
lite  par  Caron.  Ainfî  ils  fuppofent  qu'Admctc,  quoi- 
[U*il  foit  en  parfaite  fanté ,  penfe  voir  déjà  Caron  qui  le 
îent prendre.  Et  au  lieu  que  dans  ce  paiïagc  d'Euripide. 


PRÉFACE. 

Caron  impatient  prefTe  Alceftc  de  le  venir  trouver,  fé- 
lon ces  MeflTieurs,  c'efl  Admètc  effrayé  qui  cft  l'impa- 
tient, &:  qui  prelle  Alceftc  d'expirer  de  peur  que  Caron 
ne  le  prenne.   Il  r exhorte  j  ce  font  leurs  termes,  à  avoir 
courage,  due  pas  faire  une  lâcheté,  6*  à  mourir  de  bonne 
grâce  ;il  interrompt  les  adieux  d'AlceJle  pour  lui  dire  de 
Ji  dépêcher  de  mourir.  Peu  s'en  fautj   à  les  entendre  , 
qu'il  ne  la  fafle  mourir  lui-même.  Ce  fentiment  leur  a 
paru /orc  vilain.  Et  ils  ont  raifon.  Il  n'y  a  perfonne  qui 
n'en  fût  très-fcandalifé.  Mais  comment  i'ont-ils  pu  at- 
tribuer à  Euripide  î  En  vérité ,  quand  toutes  les  autres 
Editions  où  cet  Al.  n'a  point  été  oublié  ,  ne  donne- 
roient  pas  un  démenti  au  malheureux  Imprimeur  qui 
les  a  trompés ,  la  fuite  de  ces  quatre  vers ,  &  tous  les 
difcours  qu'Admètc  tient  dans  la  même  fccnc,  étoienc 
plus  que  futFifans  pour  les  empêcher  de  tomber  dans 
une  erreur  Ci  déraifonnable.  Car  Admète ,  bien  éloigné 
de  preflèr  A.lcefte  de  mourir  ,  s'écrie  33  que  toutes  les 
«  mofts  enfemble  lui  feroient  moins  cruelles  ,  que  de 
M  la  voir  dans  l'état  où  il  la  voit.  Il  la  conjure  de  l'cn- 
>3  traîner  avec  elle.  Il  ne  peut  plus  vivre  fï  elle  meurt, 
jj  II  vit  en  elle.  Il  ne  refpire  que  pour  elle.  33 

Ils  ne  font  pas  plus  heureux  dans  les  autres  objec- 
tions. Ils  difent,  par  exemple,  qu'Euripide  a  fait  deux 
époux  furannés  d'Admète  &  d'Alcefte  ;  que  l'un  eft  un 
vieux  mari  y  &  l'autre  une  princejfe  déjajîir  Vdge.  Eu- 
ripide a  pris  foin  de  leur  répondre  en  unfeul  vers,  où  il 
fait  dire  par  le  choeur  ,  qu'Alcefte  toute  jeune  &c  dans 
la  première  fleur  de  fon  âge\  expire  pour  fon  jejinc 
époux. 


PRÉFACE, 
Ib  reprochent  encore  à  Alcefte  qu'elle  a  deux 
grands  enfans  à  marier.  Comment  n'ont-ils  point  lu  le 
contraire  en  cent  endroits ,  &  fur-tout  dans  ce  beau  ré- 
cic,  où  l'on  dépeint  Alcefte  mourante  au  milieu  de  fss 
deux  petits  enfans  qui  la  tirent  en  pleurant  par  larobe^ 
&  qu'elle  prend  fur  fes  bras  l'un  après  l'autre  pour  les 
baifer  ? 

Tout  le  refte  de  leurs  critiques  eft  à-peu-près  de  la 
force  de  celles-ci.  Mais  je  crois  qu'en  voilà  aflèz  pour 
la  défenfe  de  mon  auteur.  Je  confeille  à  ces  Meflieurs 
de  ne  plus  décider  û  légèrement  fur  les  ouvrages  des 
anciens.  Un  homme  tel  qu'Euripide  méritoit  au  moins 
qu'ils  l'examinaflent ,  puifqu'ils  avoient  envie  de  le 
cojidamner.  Ils  dévoient  fe  fouvenir  de  ces  fages  pa- 
roles de  Quintilien  :  3d  II  faut  être  extrêmement  cir- 
«  confpeû  &  tr^s-retenu  à  prononcer  fur  les  ouvrages 
33  de  ces  grands  hommes ,  de  peur  qu'il  ne  nous  ar- 
55  rive,  comme  àplufieurs,  de  condamner  ce  que  nous 
3-i  n'entendons  pas.  Et,  s'il  faut  tomber  dans  quelque 
33  excès,  encore  vaut-il  mieux  pécher  en  admirant  tout 
>î  dans  leurs  écrits  ,  qu'en  y  blâmant  beaucoup  de 
n  chofcs  :  nModeJlè  tamen  Cp»  circumJpeSlo  juiicio  de  tan- 
tii  viris  pronuntlanium  efl ,  ne  y  quoi  plerifque  accîii:, 
damnent  qux  non  intdligunt.  Acjî  necejfe  efiînalteram 
errare  partent ,  omnïa  eorumlegentihus  placerGr,  qudm 
multa  iifplicere ,  maluerim. 

Kiij 


ACTEURS. 

AGAMEMNON. 

A  C  H  I  L  L  î:. 

ULYSSE. 

CLYTEMNESTRE,  Femme  d'Agamemnon. 

IPHIGÉNIE,  fille  d'Agamemnon. 

ERIPHILE,  Fille  d'Hélène  fie  de  Théfée. 

EURYBATE,n 

V,  Domeftîques  d'Agamemnon. 
ARCAS,  J 

/E  G  I  N  E ,  Femme  de  la  fuite  de  Clytem%e(lrc. 

D  O  R  I  S  ,  Confidente  d'Eriphilc. 

GARDES. 


La  Scène  ejl  en  Aulîde ,  dans  la  Tente  i*Agamemn:n. 


•*■  +  +  +  +  +  +++++  +  +  'h  +  +  -ï-++  +  +  +  'î-  +  *  +  +  +  +  -J-î-+  .^, 

.;-  +-i--f-î-i'  +  +  +  +  +  -i--i"  +  +  +  +  -i-  +  T  +  -5'-î'  +  +  +  +  +  4-  +  -f+  iij. 

IPHIGENIE, 

TRAGEDIE. 


ACTE    PREMIER. 

SCENE    PREMIERE. 

AGAMEMNON,    ARCAS. 

Agamemnon. 

Vy  u  I ,  c'cfl  Agamemnon ,  c'eft  tcn  roi  qui  r'éveîlle. 
Viens  ,  reconnois  la  voix  qui  frappe  ton  oreille. 

A  K  c  A  s. 
C'eft  vous-même  ,   Seigneur  !  Quel  important  befoin 
Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  fi  loin  î 
A  peine  un  foible  jour  vous  éclaire  &  me  guide. 
Vos  yeux  feuls  Se  les  miens  font  ouverts  dans  l'AuIidc. 
Avez-vous,   dans  les  airs>  entendu  quelque  bruit  ? 
Les  vents  nous  auroient-ils  exaucés  cette  nuit  î 
Mais  tout  dort ,  &  l'armée  ,  &  les  vents,  &  Neptune. 

Agamemnon. 
Heureux  qui  ,  facisfait  de  fon  humble  fortune  , 
Libre  du  joug  fupcrbe  où  je  fuis  attaché  , 
Vit  dans  l'état  obfcur  où  les  dieux  l'ont  caché  I 

A  R.  c  A  s. 
lit  depuis  quand.  Seigneur,  tenez- vous  ce  langage  î 
Comblé  d;  tant  d'honneurs  ,  par  quel  fjcrec  outrage 

K  iv 


114  I  P  H  I  G  E  N  I  Ey 

Les  dieux,  à  vos  défirs  toujours  fi  complaîfans, 
Vous  font-ils  méconnoître  8c  haïr  leurs  préfens  ? 
Rui ,  père,  époux  heureux,  fils  du  puiflant  Acrée, 
Vous  poflédez  des  Grecs  la  plus  riche  contrée. 
Du  fang  de  Jupiter  iflu  de  tous  côtés  , 
L'hymen  vous  lie  encore  aux  dieux  dont  vous  fortez. 
Le  jeune  Achille  enfin,  vanté  par  tant  d'oracles , 
Achille  ,  à  qui  le  Ciel  promet  tant  de  miracles  , 
Recherche  votre  fille  ,   &  d'un  hymen  fi  beau 
Veut,  dans  Troie  embrafée  ,  allumer  le  flambeau. 
Quelle  gloire,    Seigneur,   quels  triomphes  égalent 
Les  fpedtacles  pompeux  que  ces  bords  vous  étalent  ; 
Tous  CCS  mille  vailleaux  ,  qui ,  chargés  de  vingt  rois , 
N'attendent  que  les  vents  pour  partir  Tous  vos  loix  î 
Ce  long  calme  ,  il  eft  vrai ,    retarde  vos  conquêtes. 
Ces  vents,  depuis  trois  mois,  enchaînés  fur  nos  tètes, 
D'Ilion  ,   trop  long-temps,  vous  ferment  le  chemin. 
Mais,  parmi  tant  d'honneurs,  vous  êtes  homme  enfin. 
Tandis  que  vous  vivrez,  le  fort,  qui  toujours  change. 
Ne  vous  a  point  promis  un  bonheur  fans  mélange. 
Bien-rôt . . .  Mais  quels  malheurs,  dans  ce  billet  tracés, 
Vous  arrachent.  Seigneur,  les  pleurs  que  vous  verfcz  î 
Votre  Orellc,   au  berceau  ,  va-t-il  finir  fa  vie  î 
Pleurez-vous  Clytcmneftre  ,  ou  bien  Iphigénie  ? 
Qu'eit-cc  qu'on  vous  écrit  ?  Daignez  m'en  avertir. 

.-'l    G  A  M  E  M  N  O  N. 

Non  ,  tu  ne  mourras  point,   je  n'y  puis  confentir  I 

A  R  c  A  s. 
Seigneur . .  . 

A  G  A  M  E  M  N  o  N. 

Tu  vois  mon  trouble,  apprend  ce  qui  le  caufc  î 
Et  juge,  s'il  ell  temps,  ami ,  que  je  repofe. 
Tu  te  fouviens  du  jour  qu'en  Aulide  affemblés 
Nos  vailleaux,  par  les  vents,  fembloient  être  appelles. 
Nous  partions.  Et  déjà  ,   par  mille  cris  de  joie. 
Nous  menacions  ,  de  loin  ,  les  rivages  de  Troie. 
Un  prodige  étonnant  fit  taire  ce  tranfport. 
Le  vent,  qui  nous  flattoit ,  nous  laifla  dans  le  port. 


TRAGÉDIE.  il; 

Il  fallut  s'ariêcer ,   Se  la.  rame  inutile 
Fatigua  vainement  une  mer  immobile. 
Ce  miracle  inoui  me  fit  tourner  les  yeux 
Vers  la  divinité  qu'on  adore  en  ces  lieux. 
Suivi  de  Ménélas,  de  Neftor,  &  d'Ulyflè, 
J'offris  fur  ùs  autels  un  fecret  facrifice. 
Quelle  fut  fa  réponfe  1  Et  quel  devins-je,  Arcas, 
Quand  j'entendis  ces  mots  prononcés  par  Calchas  î 
Vous  armei  contre  Troie  une puiffance  vaine, 
Si }  dans  un  facrifice  augujîe  (:ffolemnel , 

Une  fille  dufang  d^Hélène  , 
De  Diane ,  en  ces  lieux,  iVenfanglante  V autel. 
Four  obtenir  les  vents  ,  que  le  Ciel  vous  dénie  , 

Sacrifiei  Iphigénie. 
Arcas. 
Votre  fille  ! 

Agamemnon. 
Surpris  ,  comme  tu  peux  pcnfer, 
Je  fcntîs  dans  mon  corps  ,  tout  mon  fang  fe  glacer. 
Je  demeurai  fans  voix ,  Se  n'en  repris  l'ufagc 
Que  par  mille  fanglots  qui  fe  firent  paflage. 
Je  condamnai  les  dieux  ;  &,  fans  plus  rien  ouir, 
Fis  vœu,   fur  leurs  autels,  de  leur  défobéir. 
Que  n'en  croyois-je  alors  ma  tendrefle  allarméc  ! 
Je  voulois  fur  le  champ  congédier  l'armée. 
Ulyflc  ,  en  apparence ,  approuvant  mes  difcours  , 
De  ce  premier  torrent  laifla  pader  le  cours. 
Mais  bien-tôt ,   rappellant  fa  cruelle  indulhic  , 
Il  me  rcpréfcnta  l'honneur  Se  la  patrie  , 
Tout  ce  peuple ,  ces  rois ,  à  mes  ordres  foumis  » 
Et  l'empire  d'Afie  à  la  Grèce  promis  : 
De  quel  front ,  immolant  tout  l'état  à  ma  fille  , 
Roi  fans  gloire  ,  j'irois  vieillir  dans  aia  famille. 
Moi-même,  je  l'avoue  avec  quelque  pudeur  , 
Charmé  de  mon  pouvoir,  &  plein  dj  ma  grandeur  , 
Ces  noms  de  roi  des  rois,  &:  de  chef  de  la  Grèce, 
Chatouilloient  de  mon  cœur  l'orgucilleufc  foiblefle. 

Kv 


tz5  IP  H  I  G  E  N  I  E, 

Pour  comble  de  malheur,  les  dieux,  toutes  les  nuits, 
Des  cju'un  léger  fommeil  furpcndoit  mes  ennuis  , 
Vengeant  de  leurs  autels  le  fanglant  privilège  , 
Me  Ycnoient  reprocher  ma  pitié  facrilège  ; 
Et  préfcntant  la  foudre  à  mon  efprit  confus , 
Le  bras  déjà  levé  ,  menaçoient  mes  refus. 
Je  me  rendis ,  Arcas  ;  &  vaincu  par  Ulyfle  , 
De  ma  fille,  en  pleurant,  j'ordonnai  le  fupplîce. 
Mais  des  bras  d'une  mère  il  falloir  l'arracher. 
Quel  funclle  artifice  il  me  fallut  chercher  I 
D'Achille  ,   qui  l'aimoit ,  j'empruntai  le  langage. 
J'écrivis  en  Argos  pour  hâter  ce  voyage, 
Que  ce  guerrier,  preffé  de  partir  avec  nous, 
Vouloit  revoir  ma  fille ,  &  partir  fon  époux. 

Arcas. 
Et  ne  craignez-vous  point  l'impatient  Achille  î 
Avezvous  prétendu  que,  muet  &  tranquille  , 
Ce  héros,  qu'armera  l'amour  &  la  raifon. 
Vous  laifle  pour  ce  meurtre  abuier  de  fon  nom  î 
Verra-t-il  à  les  yeux  fon  amante  immolée  î 

Agamemnon. 
Achille  étoit  abfent ,   &  fon  père  Pelée, 
D'un  voifîn  ennemi  redoutant  les  pfForts, 
L'avoir,  tu  t'en  fouviens,  rappelle  de  ces  bords  J 
Et  cette  guerre,   Arcas,  félon  toute  apparence, 
Auroit  dû  plus  long-temps  prolonger  fon  abfence. 
Mais  qui  peut  dans  fa  courfe  arrêter  ce  torrent  î 
Achille  va  combattre  ,  &  triomphe  en  courant  ; 
Et  ce  vainqueur,  fuivant  de  près  fa  renommée  , 
Hier  avec  la  nuit  arriva  dans  l'armée. 

Mais  àcs  nœuds  plus  puifians  me  retiennent  le  bras. 
Ma  fille ,   qui  s'approche  8c  court  à  fon  trépas , 
Qui ,  loin  de  foupçonner  un  arrêt  fi  févère, 
Peut-être  s'applaudit  des  bontés  de  fon  père  ; 
Ma  fille ...  Ce  nom  fcul ,  dont  les  droits  font  Ci  faints , 
Sajeunede,   mon  fang  ,  n'eft  pas  ce  que  je  plains. 
Je  plains  mille  vertus ,   une  amour  mutuelle , 
Sa  piété  pour  moi,  ma  tendrefie  pour  elle. 


T  R  A  Gt  D  I  E,  ai7 

Un  refpcct  qu'en  fon  cœur  rien  ne  peut  balancer, 
Fc  que  j'avois  promis  de  mieux  réeompenfer. 
Non  ,  je  ne  croirai  point,  ô  Ciel,   que  ta  juilict 
Approuve  la  fureur  de  ce  noir  facrihce  ! 
l'es  oracles,  fans  doute,   ont  voulu  m'éprouvcr  j 
Et  tu  me  punirois  fi  j'ofois  l'achever. 

Arcas,  je  t'ai  choifi  pour  cette  confidence, 
Tl  faut  montrer  ici  ton  zèle  &:  ta  prudence. 
La  reine  ,  qui  dans  Sparte  avoit  connu  ta  foi  , 
T'a  placé  dans  le  rang  que  tu  tiens  près  de  moi. 
Prends  cette  lettre.  Cours  au-devant  de  la  reine  , 
Et  fuis ,   fans  t'arrêter,  le  chemin  de  Mycènc. 
Dès  que  tu  la  verras  défends-lui  d'avancer  ; 
Et  rends-lui  ce  billet  que  je  viens  de  tracer. 
Mais  ne  t'écartc  point.  Prends  un  fidèle  guide. 
Si  ma  fille  une  fois  met  le  pied  dans  l'AuIide  , 
I- Ile  eft  morte.   Calchas,   qui  l'atrend  en  ces  lieux. 
Fera  taire  nos  pleurs  ,  fera  parler  les  dieux  5 
Et  la  religion  ,   contre  nous  irritée, 
Par  les  timides  Grecs  fera  feule  écoutée. 
Ceux-mêmes  dont  ma  gloire  aigrit  l'ambition  ,' 
Réveilleront  leur  brigue  &  leur  prétention  ; 
M'arracheront  peut  être  un  pouvoir  qui  les  blelTe  .  .  • 
Va,  dis-je,   fauve-la  de  ma  propre  foiblefl'e. 
Mais  fur-tout  ne  va  point ,   par  un  zèle  indifcret , 
Découvrir  à  Ces  yeux  mon  funcfte  fecret. 
Que  ,  s'il  fe  peut,  ma  fille,   à  jamais  abufée  , 
Ignore  à  quel  péril  je  l'avois  expofée. 
D'une  mère  en  fureur  épargne-moi  hs  cris  ; 
Et  que  ta  voix  s'accorde  avec  ce  que  j'écris. 
Pour  renvoyer  la  fille  ,  &  la  mcie  olFenfée, 
Je  leur  écris  qu'Achille  a  changé  de  penfée  ; 
Et  qu'il  veut  déformais,  jufques  à  fon  retour, 
Diftérer  cet  hymen  que  prefToit  fon  amour. 
Ajoute,  tu  le  peux,  que  des  froideurs  d'Achille, 
On  accufe  en  fecret  cette  jeune  Eriphile  , 
Que  lui-même  captive  amena  de  Lcfbos  , 
Ec  qu'auprès  de  ma  fille  on  garde  dans  Argos, 

K  vj 


tiS  I  P  H  ï  G  E  N  I  Ey 

C'efi:  leur  en  dire  allez.  Le  refte,   il  le  faut  taire. 
Déjà  le  jour  plus  grand  nous  frappe  &:  nous  éclaire. 
Déjà  même  l'on  entre ,  &  j'entends  quelque  bruit. 
C'ell  Achille.  Va,  pars.  Dieux,  Dlyiic  le  fuit  i 


SCENE     IL 

AGAMEMNON,   ACHILLE,    ULYSSE. 

A  G  A  M  E  M  N  G  N. 

\^  uoi ,  Seigneur,  fe  peut-il  que  d'un  cours  (î  rapide 
La  victoire  vous  ait  ramené  dans  l'Aulide  î 
I^'un  courage  naifTant  font-ce  là  les  eflais  ?  - 
Quels  triomphes  fuivront  de  fi  nobles  fuccès  ! 
La  ThelTalie  entière  ,   ou  vaincue  ou  calmée  , 
Lefbos  même  conquife  en  attendant  l'aimée  , 
De  toute  autre  valeur  éternels  monumens  , 
Ne  font  d'Achille  oifif  que  \cs  amufemens. 

Achille. 

Seigneur,  honorez  moins  une  foible  conquête. 
Et  que  puifTe  bien-tôt  le  Ciel,    qui  nous  arrête  , 
Ouvrir  un  champ  plus  noble  à  ce  cœur  excité 
Par  le  prix  glorieux  dont  vous  l'avez  flatté. 
Mais  cependant ,  Seigneur,  que  faut-il  que  je  croie 
D'un  bruit  qui  me  fuvprend  ,  &  me  comble  de  joie  ? 
Daignez-vous  avancer  le  fuccès  de  mes  vœux  ? 
Et  bien-tôt  des  mortels  fuis-je  le   plus  heureux  ? 
On  dit  qu'Iphigénie  ,  en  ces  lieux  amenée, 
Doit  bien-tôt  à  fon  fort  unir  ma  deftinée. 

Agamemnon. 
Ma  fille  ?  Qui  vous  dit  qu'on  la  doit  amener  î 

Achille. 
Seigneur,  qu'a  donc  ce  bruit  qui  vous  doive  étonner  ] 


TRAGÉDIE.  ÎZ5 

Agamemnon  à  Ulyjfe. 
Jufte  Ciel  î  Sauroit-il  mon  tuneftc  artifice  i 

Ulysse. 
Seigneur  ,   Agamemnon  s'ctonne  avec  juftîce. 
Songez-vous  aux  malheurs  qui  nous  menacent  tous  ? 
O  Ciel  !  Pour  un  hymen,  quel  temps  choifilTez-vous  ? 
Tandis  qu'à  nos  vailfeaux  la  mer  toujours  fermée 
Trouble  toute  la  Grèce  ,  &  confume  l'armée  5 
Tandis  que  ,   pour  fléchir  l'inclémence  des  dieux  , 
Il  faut  du  fang  peut-être  ,  &  du  plus  précieux  , 
Achille  feul,   Achille  à  fon  amour  s'applique  ? 
Voudioit-il  infulter  à  la  crainte  publique  ? 
Et  que  le  chef  des  Grecs  ,  irritant  les  deftins  , 
Préparât  d'un  hymen  la  pompe  &:  les  feftins  ? 
Ah  ,  Seigneur  ?  Eft-ce  ainlî  que  votre  amc  attendrie 
Plaint  le  malheur  des  Grecs  ,  &  chérit  la  patrie  i 

Achille, 
Dans  les  champs  Phrygiens  les  effets  feront  foi , 
Qui  la  chérit  le  plus  ou  d'Ulyfle  ou  de  moi. 
Jnfqucs-là  je  vous  laifle  étalei  votre  zèle. 
Vous  pouvez  à  loilîr  faiie  des  vœux  pour  elle. 
Rcmplifl'ez  les  autels  d'offrandes  &  de  fang  , 
Des  victimes  vous-même  interrogez  le  flanc , 
Du  filencc  des  vents  demandez-leur  la  caufe  ; 
Mais  moi,  qui  de  ce  foin  fur  Calchas  me  repofe  i 
Souiîrez,  Seigneur,  foufïrez  que  je  coure  hâter 
Un  hymen ,.  dont  les  dieux  ne  fa  uroicnt  s'irriter. 
Tranfporté  d'une  ardeur  qui  ne  peut  être  oifive  , 
Je  rejoindrai  bien-tôt  les  Grecs  fur  cette  rive. 
J'aurois  trop  de  regret ,  (î  quelqu'autre  guerrier 
Au  rivage  Troycn  defcendoit  le  premier. 

Agamemnon. 
O  Ciel  1  Pourquoi  faut-il  que  ta  fecrette  envie 
Ferme  à  de  tels  héros  le  chemin  de  l'Afie  î 
N*aurai-je  vu  briller  cette  noble  chaleur  , 
Que  pour  m'en  retourner  avec  plus  de  douleur  ? 

U  L  I  s  s  E. 
Dieux  :  Qu'ell-ce  que  j'entends  î 


zio  I  P  H  J  G  E  N  I  E, 

Achille. 

Seigneur,  qu'ofez-vous  dire  î 
Agamemnon. 
Qu'il  faut ,  princes,  qii'il'fauc  que  chacun  fe  retire  ; 
Que  d'un  crédule  efpoir  ,   trop  long-temps  abufés  , 
Nous  attendons  les  vents  ,    qui  nous  font  refufes. 
Le  Ciel  protège  Troie  ;  &:,  par  trop  de  préfages, 
Son  courroux  nous  défend  d'en  chercher  les  palTàges. 

Achille. 
Quels  préfages  affreux  nous  marquent  fon  courroux; 

A  G  A  M  E  H  N  G  N. 

Vous  même  confultez  ce  qu'il  prédit  de  vous. 

Que  fert  de  fe  flatter  ?  On  fait  qu'à  votre  tête 

Les  dieux  ont  d'IJion  attaché  la  conquête. 

Mais  on  fait  que  ,  pour  prix  d'un  triomphe  fi  beau  , 

Ils  ont  aux  champs  Troyens  marqué  votre  tombeau  j 

Que  votre  vie  ailleurs ,   èc  longue  &  fortunée , 

Devant  Troie  ,  en  fa  fleur ,  doit  être  moinTonnée. 

Achille. 
Ainfi  ,  pour  vous  venger,  tant  de  rois  aflfemblés  , 
D'un  opprobre  éceinel  retourneront  comblés. 
Et  Paris ,  couronnant  fon  infolente  flamme  , 
Retiendra  fans  péril  la  fœur  de  votre  femme. 

Agamemnon. 

Hé  quoi  ?  Votre  valeur  ,  qui  nous  a  devancés  y 

N'a-t-elle  pas  pris  foin  de  nous  venger  aflez  ? 

Les  malheurs  de  Lefbos  par  vos  mains  ravagée 

Epouvantent  encor  toute  la  mer  Egée  : 

Troie  en  a  vu  la  flamme  ;  &c ,   jufques  dans  Ces  ports , 

Les  flots  en  ont  poufl"é  les  débris  &  les  morts. 

Que  dis-je  ?  Les  Troyens  pleurent  une  autre  Hélène  , 

Que  vous  avez  captive  envoyée  à  Mycène. 

Car  je  n'en  doute  point ,  cette  jeune  beauté 

Garde  en  vain  un  fecret  que  trahit  fa  fierté  ; 

Et  fon  filence  même  ,  accufant  fa  noblelfe  , 

Nous  dit  qu'elle  nous  cache  une  iiluilrc  princeflè. 


TRAGÉDIE.  151 

Achille. 
Non,  non,  tous  ces  décours  font  trop  ingénieux. 
Vous  lifez  de  trop  loin  dans  les  feciets  des  dieux. 
Moi,  je  m'arrêteiois  à  de  vaines  menaces  1 
Et  je  fuirois  l'honneur  qui  m'arrend  fur  vos  traces  î 
Les  parques  à  ma  mère,  il  eft  vrai,  l'ont  prédit, 
Lorfqu'un  époux  mortel  fut  reçu  dans  fon  lit. 
Je  puis  choiiir,  dit-on,  ou  beaucoup  d'ans  fans  gloire. 
Ou  peu  de  jours  fuivis  d'une  longue  mémoire. 
Mais ,  puifqu'il  faut  enfin  que  j'arrive  au  tombeau, 
Voudrois-jc  ,   de  la  terre  inutile  faideau  , 
Trop  avare  d'un  fang  reçu  d'une  dés/ls  , 
Attendre  chez  mon  père  une  obfcure  vieillellc  ; 
Et ,  toujours  de  la  gloire  évitant  le  fcntier  , 
Ne  laiiïèr  aucun  nom  ,   Se  mourir  tout  entier  ? 
Ah  ,  ne  nous  formons  point  ces  indignes  obftacles  î 
L'honneur  parle,  il  fuffir,   ce  font-lànos  oracles. 
Les  dieux  font  de  nos  jours  les  maîtres  fouverains  ; 
Mais,  Seigneur,  notre  gloire  eft  dans  nos  propres  mains. 
Pourquoi  nous  tourmenter  de  leurs  ordres  fuprêmcs  ? 
Ne  fongeons  qu'à  nous  rendre  immortels  commecuA-méme 
Et ,   laifl'ant  faire  au  fort,  courons  où  la  valeur 
Nous  promet  un  deftin  aufli  grand  que  le  T^ur. 
C'eîl  à  Troie,  &:  j'y  cours  ;  &,  quoi  qu'on  me  prédifc. 
Je  ne  demande  aux  dieux  qu'un  vent  qui  m'y  conduife5 
Et  quand  moi  feul  enfin  il  faudroit  l'affiéger  , 
Patrode  &  moi ,  Seigneur,  nous  irons  vous  venger.      « 
Mais  non  ,  c'eft  en  vos  mains  que  le  deftin  la  livre. 
Je  n'afpire  ,  en  effet ,   qu'à  l'honneur  de  vous  fuivre. 
Je  ne  vous  preQe  plus  d'approuver  les  tranfports 
D'un  amour,  qui  m'alloit  éloigner  de  ces  bords; 
Ce  mè.ne  amour  ,  foigneux  de  votre  renommée, 

eut  qu'ici  mon  exemple  encourage  l'armée  ; 
î  i  me  défend  ,  fur-tout,  de  vous  abandonner 
Aux  ciinides  confcUs  qu'on  ofe  vous  donner. 

X 


Z31  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

SCENE    III. 

A  G  A  M  E  M  N  O  N ,     ULYSSE. 

Ulysse, 

^  EiGNEURjVOUs  cntendez.QucIque  prix  qu'il  en  coure. 
Il  veut  voler  à  Troie ,  &:  pourfuivre  fa  roucc. 
Nous  craignions  Ton  amour  i  Se  lui-même  aujourd'hui. 
Par  une  heureufe  erreur  ,  nous  arme  contre  lui. 

A  G  A  M  E  M  N  o  N. 

Hélas  î 

U  L  y  s  SE. 

De  ce  foupir  que  faut-il  que  j'augure  ? 
Du  fang  qui  fe  révolte  eft-ce  quelque  murmure  î 
Croirai-je  qu'une  nuit  a  pu  vous  ébranler  ? 
Eft-ce  donc  votre  cœur  qui  vient  de  nous  parler  î 
Songez-y  :  vous  devez  votre  fille  à  la  Grèce  : 
Vous  nous  l'avez  promifc  5  & ,  fur  cette  promelTc  , 
Calchas  ,  par  tous  les  Grecs  confulté  chaque  jour  , 
Leur  a  prédit  des  vents  l'infaillible  retour. 
A  Ces  prédidions  Ci  l'effet  ell  contraire  , 
Penfez-vous  que  Calchas  continue  à  fe  taire  î 
Que  fes  plaintes  ,  qu'en  vain  vous  voudrez  appaifer, 
Laiiïent  mentir  les  dieux  ,  fans  vous  en  accufcr  ? 
Et  qui  fait  ce  qu'aux  Grecs,  fruftrés  de  leur  vidime , 
Peut  permettre  un  courroux  qu'ils  croiront  légitime  ? 
Gardez-vous  de  réduire  un  peuple  furieux  , 
Seigneur  ,  à  prononcer  entre  vous  &  les  dieux. 
N'eft-ce  pas  vous  enfin ,   de  qui  la  voix  preffante 
Nous  a  tous  appelles  aux  campagnes  du  Xante  î 
Et  qui,   de  ville  en  ville  ,   atteftiez  les  fermens  , 
Que  d'Hélène  autrefois  firent  tous  les  arnans. 
Quand  prcfque  tous  les  Grecs ,  rivaux  de  votre  frère  , 
La  demandoienc  en  foule  à  Tyndare  fon  père  ? 


TRAGÉDIE.  135 

De  quelque  heureux  époux  que  Ton  dût  faire  choix  , 
Nous  jurâmes  ,  dès-lors  ,  de  défendre  fes  droits  j 
Ec ,  fî  quelque  infolent  lui  voloit  fa  conquête  , 

.nains  du  ravilTeur  lui  promirent  la  tête. 

,  fans  vous  ,  ce  ferment  que  l'amour  a  dicié , 
lianes  de  cet  amour  ,  l'aurions-nous  refpefté  ! 
Vous  feul,  nous  arrachant  à  de  nouvelles  flammes. 
Nous  avez  fait  laifler  nos  enfans  &c  nos  femmes. 
Et  quand  ,  de  toutes  parts  ,  alfemblés  en  ces  lieux. 
L'honneur  de  vous  venger  brille  feul  à  nos  yeux  ; 
Quand  la  Grèce,  déjà  vous  donnant  fon  fuffrage  , 
Vous  rcconnoît  l'auteur  de  ce  fameux  ouvrage  ; 
Que  Ces  rois  ,  qui  pouvoient  vous  difputer  ce  rang , 
Sont  prêts,  pour  vous  fervir,  de  vcrfer  tout  leur  ikng; 
Le  f.-ul  Agamemnon,  refufant  la  vidoire  , 
N'ofe  d'un  peu  de  fang  acheter  tant  de  gloire  ? 
Et,  dès  le  premier  pas  ,  fe  laiflant  cftrayer  , 
Ne  commande  les  Grecs  que  pour  les  renvoyer  ? 

Agamemnon. 
Ah,  Seigneur,  qu'éloigné  du  malheur  qui  m'opprime  , 
Votre  cœur  aifément  fc  montre  magnanime  ! 
Mais  que,  fi  vous  voyiez,  ceint  du  bandeau  mortel. 
Votre  fils  Télémaque  approcher  de  l'autel , 
Nous  vous  verrions  ,  troublé  de  cette  aftrcufc  image  , 
Changer  bien- tôt  en  pleurs  ce  fuperbe  langage  , 
Eprouver  la  douleur  que  j'éprouve  aujourd'hui, 
Et  courir  vous  jetier  entre  Calchas  &:  lui. 
*^  •  n-ur,  vous  le  favez,  j'ai  donné  ma  parole  ; 

li  ma  fille  vient,   je  confens  qu'on  l'immole. 
-  ...u ,  malgré  tous  mes  foins  ,  fi  fon  heureux  dellin 
La  retient  dans  Argos  ,   ou  l'arrête  en  chemin  5 
Souffrez  que  ,  fans  prcffcr  ce  barbare  fpeûacle  , 
En  faveur  de  mon  fang  j'explique  cet  obftacle  ; 
Que  j'ofe  pour  ma  fille  accepter  le  fecours 
De  quelque  dieu  plus  doux  qui  veille  fur  fcs  jours. 
Vosconfeilsfurmon  cœur  n'ont  eu  que  trop  d'empire  ; 
£c  je  rougis  .  .  . 


254  IPHIGENIE, 

SCENE    IV. 

AGAMEMNON  ,     ULYSSE ,     EURYBATE. 

eurybate. 

osigneuk  .  .  , 

Agamemnok. 

Ah ,   que  vient-on  me  dire 

EURYBATE. 

La  reine  ,  dont  ma  courfe  a  devancé  les  pas. 
Va  remettre  bien-tot  fa  fille  entre  vos  bras  ; 
Elle  approche.  Elle  s'cft  quelque  temps  égarée 
Dans  ces  bois ,  qui  du  camp  femblent  cacher  l'entrée 
A  peine  ncus  avons ,  dans  leur  obfcurité  , 
Retrouvé  le  chemin  que  nous  avions  quitté, 

Agamemnon. 
Ciel  : 

EuRYBATE. 

Elle  amène  auffi  cette  jeune  Eriphile  , 
Que  Lefbos  a  livrée  entre  les  mains  d'Achille  ; 
Et  qui,   dcfondeftin,   qu'elle  ne  connoît  pas , 
Vient ,  dit-elle  ,   en  Aulide  ii>:erroger  Calchas, 
Déjà  de  leur  abord  la  nouvelle  eft  femée  3 
Et  déjà  ,   de  foldats  une  foule  charmée  , 
Sur-tout  d'Ipbigénie  admirant  la  beauté , 
Pouffe  au  Ciel  mille  vœux  pour  fa  félicité. 
Les  uns,  avec  refpcft,  environnoient  la  reine  ; 
D'autres  me  deinandoient  le  fujet  qui  l'amène. 
Mais  tous  ils  confeffoient  que  ,  fi  jamais  les  dieux 
Ne  mirent  fur  le  trône  un  roi  plus  glorieux  , 
Egalement  comblé  de  leurs  faveurs  fecrettes , 
Jamais  père  ne  fut  plus  heuieux  que  vous  l'êtes. 

Agamemnok. 
Euryhate  ,  il  fuffit.   Vous  pouvez  nous  laifîer. 
Le  relie  me  regarde  ,  &  je  vais  y  penfer. 


TRAGÉDIE,  135 


SCENE      V. 
AGAMEMNON,     ULYSSE. 

Agamemnon. 

J  USTE  Ciel ,  c'eft  aînfi  qu'afTurant  u  vengeance, 
Tu  romps  tous  les  rellbrts  da  ma  vaine  prudence  1 
Encor  fl  je  pouvois,  libre  dans  mon  malheur  , 
Par  des  larmes,   au  moins,  foulager  ma  douleur  î 
Trifte  deftin  des  rois  !  Efclaves  que  nous  fommes 
Et  des  rigeurs  du  fort,  &  des  difcours  des  hommes. 
Nous  nous  voyons ,  fans  cefle  ,  afliégés  de  témoins , 
Et  les  plus  malheureux  ofent  pleurer  le  moins. 

Ulysse. 

Je  fuîs  pcre ,  Seigneur  ,   &  foible  comme  un  autre. 
Mon  cœur  fe  met ,  fans  peine  ,  en  la  place  du  vôtre  j 
Et ,  fiémifian:  du  coup  qui  vous  fait  foupirer  , 
Loin  de  blâmer  vos  pleurs  ,   je  fuis  prêt  de  pleurer. 
Mais  votre  amour  n'a  plus  d'excufe  légitime. 
Les  dieux  ont  à  Calchas  amené  leur  victime  : 
Il  le  fait  ,  il  l'attend  }  &:,  s'il  la  voit  tarder  , 
Lui-même  ,  â  hauie  voix  ,  viendra  la  demander. 
Nous  fommes  fculs  encor.   Hâtez-vous  de  répandre 
Des  pleurs  que  vous  arrache  un  intérêt  fî  tendre. 
Pleurez  ce  fang  ,  pleurez.  Ou  plutôt ,  fans  pâlir  , 
Confidérez  l'honneur  qui  doit  en  rejaillir. 
Voyez  tout  rHcliefpont  blanchiflant  fous  nos  rames , 
Et  la  perfide  Troie  alandonnce  aux  flammes. 
Ses  peuples  dans  vos  fers,  Priam  â  vos  genoux  , 
Hélène  ,  par  vos  mains ,  rendue  à  fon  époux. 
Voyez  de  vos  vailTeaux  les  poupes  couronnées. 
Dans  cetie  même  Aulide  avec  vous  retournées  ; 
Et  ce  triomphe  heureux  ,  qui  s'en  va  devenir 
L'éternel  entretien  des  ficelés  à  venir. 


xi6  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Agamemn  on. 
Seigneur  ,  de  mes  efforts  je  connois  l'impuifTance. 
Je  cèdi ,  &  lailTe  aux  dieux  opprimer  l'ianoceiKe. 
La  vi£time  bien-tôt  marchera  fur  vos  pas  , 
Allez.  Mais  cependant  faites  taire  Calchas  ; 
Et ,  m'aidant  à  caclier  ce  funefte  myftère , 
Laiiïèz-moi  de  l'autel  écarter  une  mère. 

Fin  du  premier  A6le. 


TRAGÉDIE.  ijr 

ACTE    II. 

SCENE     PREMIERE. 

ERIPHILE,     PORIS. 


N 


LES  contraignons  point,  Doris,  retirons-nous i 
Laiilons-ies  dans  les  bras  d'un  père  &  d'un  époux. 
Et ,   tandis  qu'à  i'envi  leur  amour  fe  déploie  , 
Mettons  en  liberté  ma  trillefle  &  leur  joie, 

D  O  R  I  s. 
Quoi,  Madame,  toujours  irritant  vos  douleurs, 
Croirez-vous  ne  plus  voir  que  des  fujets  de  pleurs  ? 
Je  fais  que  tout  déplaît  aux  yeux  d'une  captive  ; 
Qu'il  n'elt  point,  dans  les  fers  ,  de  plaifir  qui  la  fuive. 
Mais,  dans  le  temps  fatal  que ,  repallànt  les  Hors , 
Nous  fuivions,  malgré  nous,  le  vainqueur  de  Lcfbos; 
Lorfque,  dans  fon  vailîeau,   prifonnieie  timide  , 
Vous  voyiez  devant  vous  ce  vainqueur  homicide , 
Le  dirai-je  î  Vos  yeux  ,  de  larmes  moins  trempés  , 
A  pleurer  vos  malheurs  étoient  moins  occupés. 
Maintenant  tout  vous  rit.   L'aimable  Iphigénie 
D'une  amitié  finccre  avec  vous  cft  unie  ; 
Elle  vous  plaint ,   vous  voit  avec  des  yeux  de  fœur  ; 
Et  vous  feriez  dans  Troie  avec  moins  de  douceur. 
Vous  vouliez  voir  l'AuIidc ,   où  fon  père  l'appelle. 
Et  l'Aulidc  vous  voit  arriver  avec  elle. 
Cependant,  par  un  fort  que  je  ne  conçois  pas. 
Votre  douleur  redouble  ,   &  croît  à  chaque  pas, 

E  R.  I  P  H  I  L  E. 
Hé  quoi  ,  te  fcmble-t-il  que  la  trille  Erphile 
Doive  être  de  leur  joie  un  témoin  fi  tranquille  î 
Crois-tu  que  mes  chagrins  doivent  s'évanouir 
A  Tafpe^  d'un  bonheur ,  dont  je  ne  puij  jouir  î 


138  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Je  vois  Iphigénic  encre  les  bras  d'un  père  ; 

Elle  fait  tout  l'orgueil  d'une  fuperbe  mère  ; 

Et  moi,   tcujouis  en  buccc  à  de  nouveaux  dangers, 

Remife,   dès  l'enfonce  ,  en  des  bras  étrangers  , 

Je  reçus  ,  &  je  vois  le  jour  que  je  refpire  , 

Sans  que  mère  ni  père  ait  daigné  me  fourire. 

J'ignore  qui  je  fuis  ;  &,  peur  comble  d'horreur. 

Un  oracle  effrayant  m'attache  à  mon  erreur  ; 

Et,  quand  je  veux  chercher  le  fang  qui  m'a  fait  naîtti 

Me  dit  que,  fans  périr,  je  ne  me  puis  connaître. 

D  o  ».  I  s. 
Non ,  non  ,  jufques  au  bout  vous  devez  le  chercher. 
Un  oracle  toujours  fe  plait  à  fe  cacher  ; 
Toujours  ,  avec  un  fcns,  il  en  prcfentc  un  autre. 
En  perdant  un  faux  nom  ,  vous  reprendrez  h  vôtre. 
C'eit-là  tout  le  danger  que  vous  pouvez  courir  5 
Et  c'ell:,  peut-être  ,  ainli  que  vous  devez  périr. 
Songez  que  votre  nom  fut  changé  dès  l'enfance. 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

Je  n'ai  de  tout  mon  fort  que  cette  connoifTance  y 
Et  ton  père,  du  refte  infortune  témoin. 
Ne  me  permit  jamais  de  pénétrer  plus  loin. 
Hélas,  dans  cette  Troie  ,  où  j'étois  attendue. 
Ma  gloire,  difoit-il,  m'alloit  être  rendue  ! 
J'allois,  en  reprenant  6c  mon  nom  &  mon  rang. 
Des  plus  grands  rois,  en  moi,  reconnoitre  le  fang. 
Déjà  je  découvrois  cette  fameufe  Ville. 
Le  Ciel  mène  à  Lefbos  l'impitoyable  Achille  ; 
Tout  cède  ,   tout  reiïcnt  Ces  funelles  efforts. 
Ton  père ,  enfeveli  dans  la  foule  des  morts , 
Me  laiffe  dans  les  fers  à  moi-même  inconnue  ; 
Et,  de  tant  de  grandeurs,  dont  j'étois  prévenue,' 
Vile  efclave  des  Grecs ,  je  n'ai  pu  conferver 
Que  la  fierté  d'un  fang  que  je  ne  puis  prouver. 

D  o  R  I  s. 
Ah,  que  perdant,  Madame,  un  témoin  fî  fîdele, 
La  main  qui  vous  l'ota  vous  doit  f^mbler  cruelle  i 


TRAGÉDIE.  ii9 

Mais  Calchas  eft  ici,  Calclias  fi  renommé, 
^ui  des  lecrcts  des  dieux  fut  toujours  informe, 
.e  Ciel  ibuvent  lui  parle.  Inihuit  par  un  tel  maître, 
■z  coui  ce  qui  fut,  &  rout  ce  qui  doit  être. 
;  oit-il  de  vos  jours  ignorer  les  auteurs  î 
-e  camp  même  eft  pour  vous  tout  plein  de  proteûeurs. 
iicn-tot  Iphigénie,  en  époufant  Achille, 
''eus  va,  fous  fon  appui,  prcfcntcr  un  afylc  ; 
îlle  vous  l'a  promis,  &  juré  devant  moi. 
Ze  gage  eft  le  premier  qu'elle  attend  de  fa  foi. 

E  R  I   P  H  I  L  E. 

iue  dirois-tu,  Doris  ,  lî  ,  paflant  tout  le  refte  , 
3c:  hymen ,  de  mes  maux ,  étoit  le  plus  funeftc  î 

D  O  B.  I  Sj 

^uoi ,  Madame  î 

E  R  I  P  H  I  L  E. 
Tu  vois,  avec  étonncment, 
Juc  ma  douleur  ne  fouflfre  aucun  foulagement. 
:coute  ,  &  tu  te  vas  étonner  que  je  vive. 
Ve[\  peu  d'être  étrangère  ,  inconnue  &  captive, 
^c  dcftruûeur  fatal  des  triftcs  Lefbicns, 
>ct  Achille  ,  l'auteur  de  tes  maux  Se  des  miens, 
)ont  la  fangiante  main  m'enleva  prifonnièic  , 
^ui  m'arracha,  d'un  coup,  ma  naifl'ance  ic  ton  père, 
)e  qui,   jufqucs  au  nom  ,  tout  doit  m'êae  odieux, 
-ft  de  tous  les  mortels  le  plus  cher  à  mes  yeux, 

D  G  R  I  s. 

Ah  ,  que  me  dites-vous  î 
E  a.  I  P  HI  L  E. 
e  me  flattois ,  fans  cefTe  , 
iu'un  filencc  éternel  cachcroit  ma  foiblcfTe. 
lais  mon  coeur,  trop  prefie,  m'arrache  ce  difcour*  » 
t  te  parle  une  fois ,  pour  fe  taire  toujours. 
4c  me  demande  point ,  fur  quel  efpoir  fondée, 
)e  ce  fatal  amour  je  me  vis  pofltdée. 
fe  n'en  accufc  point  quelques  feintes  douleurs, 
^Ont  je  crus  voir  Acliillc  honorer  mes  malheur»» 


140  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Le  Ciel  s*eft  fait,  fans  doute,  une  joie  inhumaine 

A  rafleinbler  fur  moi  tous  l:s  tiaits  de  fa  haine. 

R.nppellcrai-je  encor  le  fouveuir  atHeux 

Du  jour,  qui  dans  les  fcis  nous  jctta  toutes  deux  > 

Dans  les  cruelles  mains ,  par  qui  je  fus  ravie , 

Je  demeurai,  long-temps,   fans  lumière  &  fans  vie, 

Enfin,  mes  foibles  yeux  cherchèrent  la  clarté  j 

Et,  me  voyant  prclTcr  d'un  bras  enfanglantc  , 

Je  frémifl'ois,   Doris,  &  d'un  vainqueur  lauvage 

Craignois  de  rencontrer  l'effroyable  vifage. 

J'entrai  dans  fon  vaiiTeau  ,  déteftanc  fa  fureur. 

Et  toujours  détournant  ma  vue  avec  horreur. 

Je  le  vis.  Son  afpeét  n'avoir  rien  de  farouche. 

Je  fentis  le  reproche  expirer  dans  ma  bouche. 

Je  fentis ,  contre  moi ,  mon  cœur  fc  déclarer  ; 

J'oubliai  ma  colère  ,  &  ne  fus  que  pleurer. 

Je  me  lailîai  conduire  à  cet  aimable  guide. 

Je  l'aimois  à  Lefbos  ,  &  je  l'aime  en  Aulide. 

Iphigénie  en  vain  s'ofire  à  me  protéger  , 

Et  me  tend  une  main  prompte  à  me  foulager. 

Trille  efiet  des  fureurs  dont  je  fuis  tourmentée  l 

Je  n'accepte  la  main  qu'elle  m'a  préfentée  , 

Que  pour  m'armer  contre  elle  ,  &,  fans  me  dccouvri 

Traverfcr  fon  bonheur  que  je  ne  puis  foufirir. 

Doris. 
Et  que  pourroît  contre  elle  une  impuifTante  haine  î 
Ne  valoit-il  pas  mieux ,  renfermée  à  Mycène , 
Eviter  les  tourmens  que  vou^  venez  chercher. 
Et  combattre  des  feux  contraints  de  fe  cacher  ï 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

Je  le  voulois,  Doris.  Mais,  quelque  trifte  image 

Que  fa  gloire  à  mes  yeux  montrât  fur  ce  rivage , 

Au  fort  qui  me  traînoit  il  fallut  confcntir. 

Une  fecrette  voix  m'ordonna  de  partir  j 

Me  dit  qu'offrant  ici  ma  préfcncc  importune. 

Peut-être  j'y  pourrois  porter  mon  infortune  ; 

Que  peut-être,  approchant  ces  amans  trop  heurcUX, 

Quelqu'un  de  mes  malheurs  fc  répandroic  fur  eux. 

Vol 


TRAGÉDIE.  141 

Voilà  ce  qui  m'amène ,  &  non  l'impatience 
D'apprendre  à  qui  je  dois  une  crifte  nailîance  : 
Ou  plutôt  leur  hymen  me  ferviia  de  loi  ; 
S'il  s'achève  ,  il  fuffit ,  tout  eft  fini  pour  moî. 
Je  périrai ,  Doris  ;  &c ,  par  une  mort  prompte , 
Dans  la  nuit  du  tombeau  j'enfermerai  ma  honte  ," 
Sans  chercher  des  parens  lî  long-temps  ignorés  , 
Et  que  ma  folle  amour  a  trop  deshonorés, 

Doris. 
Que  je  vous  plains,  Madame  1  Et  que  pour  votre  vie . . .  i 

Eriphile. 
Tu  vois  Agamemnon  avec  Iphigénie, 


SCENE     IL 

AGAMEMNON  ,   IPHIGÉNIE,  ERIPHILE  , 
DORIS. 

Iphigénxe. 

^  EiCNEOR. ,  OÙ  courez-vous  !  Et  quels  empreflcraear 

Vous  dérobent  fi-tôt  i  nos  embraflemens  î 

A  qui  dois-je  imputer  cette  fuite  foudaine  i 

Mon  refpe£i  a  fait  place  aux  tranfports  de  la  reine  j 

Un  moment,  à  mon  tour,  ne  vous  puis-je  arrêter  ! 

Et  ma  joie,  â  vos  yeux,  n'ofe-c-elle  éclater  î 

Ne  puis-je.  .  . 

AcAMEMNON. 

Hé  bien  ,  ma  fille ,  embraflèz  votre  pcre ," 
Il  rous  aime  toujours. 

Iphicénie. 

Que  cette  amour  ra'eft  chère 
Quel  plaifir  de  vous  voir  &:  de  vous  contempler 
Dans  ce  nouvel  éclat  dont  je  vous  vois  briller  î 
Quels  honneurs  î  Quel  pouvoir  î  Déjà  la  renommée 
Par  d'étonnans  récits  m'en  avoit  informée. 
Tome  IL  L 


i4L  I  P  H  I  G  E  N  I  E. 

Mais  que  ,  voyant  de  près  ce  fpedaclc  charmant  ; 
Je  fens  croître  ma  joie  &  mon  étonnement  ! 
Dieux  ,  avec  quel  amour  la  Grèce  vous  révère  î 
Quel  bonheur  de  me  voir  la  fille  d'un  tel  père  i 

Agamemnon. 
Vous  méritiez,  ma  fille  ,  un  père  plus  heureux. 

Iphigénie. 
Quelle  félicité  peut  manquer  à  vos  vœux  ? 
A  de  plus  grands  honneurs  un  roi  peut-il  prétendre  ? 
J'ai,  cru  n'avoir  au  Ciel  que  des  grâces  à  rendre. 

Agamemnon  d  part. 
Grands  dieux,  à  /on  malheur  dois-je  la  préparer  î 

Iphigénie. 
Vous  vous  cachez,  Seigneur,  &  femblez  foupirer. 
Tous  vos  regards  fur  moi  ne  tombent  qu'avec  peine. 
Avons-nous  fans  votre  ordre  abandonné  Mycène  î 

Agamemnon. 
Ma  fille  ,  je  vous  vois  toujours  des  mêmes  yeux  ; 
Mais  les  temps  font  changés  auflî-bien  que  les  lieux. 
D'un  foin  cruel  ma  joie  eft  ici  combattue. 

Iphigénie. 
Hé  ,  mon  père ,  oubliez  votre  rang  à  ma  vue. 
Je  prévois  la  rigueur  d'un  long  éloignement, 
N'ofez-vous,  fans  rougir,   être  père  un  moment  î 
Vous  n'avtz  devant  vous  qu'une  jeune  princefTe, 
A  qui  j'avois  pour  moi  vanté  votre  tendreflè. 
Cent  fois ,  lui  promettant  mes  foins,  votre  bonté. 
J'ai  fait  gloire  à  Ces  yeux  de  ma  félicité. 
Que  va-t-elle  penfer  de  votre  indifférence  ? 
Ai-jc  tlatté  Ces  vceux  d'une  fauflc  efpérance  î 
N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis  ? 

Agamemnon. 
Alî,  ma  fille: 

Iphigénie. 
Seigneur ,  pcurfuivez, 

Agamemnon. 

Je  ne  puis. 


TRAGÉDIE.  t4j 

Iphigénie 
X  càiïè  le  Troyen  auteur  de  nos  allarmes  l 

Agamemnon. 
Sa  perte  à  Ces  vainqueurs  coûcera  bien  des  larmes, 

Iphigénie. 
Les  dieux  daignent  fur-tout  prendre  foin  de  vos  jours  î 

Agamemnon. 
Les  dieux,  depuis  un  temps ,  me  font  cruels  &  fourdi, 

Iphigénie. 
Calchas,  dit-on,  prépare  un  pompeux  facriHce. 

Agamemnon.. 
PuiiTai-je  auparavant  fléchir  leur  injuftice  l 

Iphigénie. 
L'ofirira-t-on  bien-tôt  î 

Agamemnon. 

Plutôt  que  je  ne  vcax» 
Iphigénie, 
Me  fcra-t-il  permis  de  me  joindre  à  vos  vœux  î 
Vcrra-t-on  à  l'autel  votre  heurcufe  famille  î 

Agamemnon, 
Hélas  : 

Iphigénie. 
Vous  vous  taifez  ? 

Agamemnon. 

Vous  y  fercr,  ma  fille. 


Adî 


icu. 


SCENE     1  I  L 

IPHIGÉNIE,  ERIPHILE.DORI  s. 

Iphigénie. 

i-^  £  cet  accueil  que  dois-je  foupçonncr  î 
D'une  fccrctte  horreur  j:  me  fens  friflbnner. 
Je  crains,  malgré  moi-même,  un  malheur  que  j'ignore, 
Juftts  dieux,  vous  favcz  pour  qui  je  vous  implore  l 

h» 


Î44  l  P  H  I  G  E  N  I  E, 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

Quoi,  parmi  tous  les  foins  qui  doivent  l'accabler," 
Quelque  froideur  fuftîc  pour  vous  faire  trembler  î 
Hélas ,  à  quels  foupirs  fuis-je  donc  condamnée, 
Moi  qui,  de  mes  parens  toujours  abandonnée. 
Etrangère  par-tout,  n'ai  pas,  même  en  naiilant. 
Peut-être  reçu  d'eux  un  regard  cateflant  î 
Uu  moins ,   Il  vos  refpeds  font  rejettes  d'un  père , 
Vous  en  pouvez  gémir  dans  le  fein  d'une  mère  ; 
Et ,  de  quelque  difgrace  enfin  que  vous  pleuriez. 
Quels  pleurs  par  un  amant  ne  font  point  efluyés  î 

I  p  H  I  G  É  N  I  E. 

Je  ne  m'en  défends  point.  Mes  pleurs,  belle  Eripliîle, 
Ne  tiendront  pas  long-temps  contre  les  foins  d'Achille. 
Sa  gloire,  fon  amour,  mon  père,  mon  devoir. 
Lui  donnent  fur  mon  amc  un  trop  jufte  pouvoir. 
Mais  de  lui-même  ici  que  faut-il  que  je  penieî 
Cet  amant,  pour  me  voir  ,  brûlant  d'impatience. 
Que  les  Grèce  de  ces  bords  ne  pouvoient  arracher, 
Qu'un  père  ,  de  fi  loin  ,   m'ordonne  de  chercher  i 
S'empreiTe-t-il  allez  pour  jouir  d'une  vue  , 
Qu'avec  tant  de  tranfports  je  croyois  attendue  ? 
Pour  moi,  depuis  deux  jours  qu'approchant  de  ces  lîeuri 
Leur  afpeft  fouhaité  fe  découvre  à  nos  yeux  , 
Je  Fattendois  par-tout  ;  &  d'un  regard  timide. 
Sans  ceffe  parcourant  les  chemins  de  l'Aulide, 
Mon  cœur,  pour  le  chercher,  voloit  loin  devant  moî. 
Et  je  demande  Achille  à  tout  ce  que  je  voi. 
Je  viens ,  j'arrive  erifin  ,  fans  qu'il  m'ait  prévenue. 
Je  n'ai  percé  qu'à  peine  une  foule  inconnue , 
Lui  feul  ne  paroît  point.  Le  trille  Agamemnon 
Semble  craindre  à  mes  yeux  de  prononcer  fon  nom. 
Que  fait-il  ?  Qui  pourra  m'expliquçr  ce  myftère  i 
Trouverai-je  l'amant  glacé  comme  le  père  ? 
Et  les  foins  de  la  guerre  auroient-ils ,  en  un  jour, 
Eteint  dans  tous  les  cœurs  la  tendrefle  &  l'amour. 
Mais  non.  C'eft  l'ofFenfer  par  d'injuftes  allarmes. 
C'eft  à  moi  que  l'oa  dçiç  le  fecours  de  ks  armes. 


TRAGÉDIE.  145 

IJ  n'étoif  point  à  Sparte  entre  tous  ces  amans  , 
Dont  le  père  d'Hélène  a  reçu  les  fermens. 
Lui  feul  de  tous  les  Grecs ,  maître  de  fa  parole, 
S'il  part  contre  liion  ,    c'cft  pour  moi  qu'il  y  vole  j 
Et,  latisfait  d'un  prix  qui  lui  femble  fî  doux  , 
Il  veut  même  y  porter  le  nom  de  mon  époux. 


SCENE     IV. 

CLYTEMNESTRE ,  IPHIGÉNIE,  ERIPHILE  , 
D  O  R I  S. 

Clytemkesïre. 

iVl  A  FILLE,  il  faut  partir  fans  que  rien  nous  retienne. 
Et  fauver,  en  fuyant,  votre  gloire  &  la  mienne. 
Je  ne  m'étonne  plus  qu'interdit  &  diftrait , 
Votre  père  ait  paru  nous  revoir  à  regret. 
Aux  affronts  d'un  refus  craignant  de  vous  commettre  , 
Il  m'avoit  par  Arcas  envoyé  cette  lettre. 
Arcas  s'eft  vu  trompé  par  notre  égarement. 
Et  vient  de  me  la  readrc  en  ce  même  moment. 
Sauvons,  encore  un  coup,  notre  gloire  offenfée. 
Pour  votre  hymen  Achille  a  changé  de  penfée; 
Et,  refufant  l'honneur  qu'on  lui  veut  accorder, 
Jufques  à  fon  retour  il  veut  le  retarder. 
E  R  I  P  H  I  L  E, 

Qu'entcns-je  ? 

Clytemnestri. 

Je  vous  vois  rougir  de  cet  outrage. 
Il  faut  d'un  noble  orgueil  armer  votre  courage. 
Moi-même,  de  l'ingrat  approuvant  le  deflein. 
Je  vous  l'ai  dans  Argos  préfenté  de  ma  main  j 
Et  mon  choix ,  que  flatcoit  le  bruit  de  fa  noblefïè  , 
Vous  donnoit  avec  joie  au  fils  d'une  déeflc. 
Mais  puifquc  déformais  fon  lâche  repentir 
Dément  Je  fang  des  dieux ,  dont  on  le  fait  fortir , 

L  iij 


24^  I  P  H  I  G  E  N  I  Ey 

Ma  fille  ,  c'eft  à  nous  de  montrer  qui  nous  fommes 
Et  de  ne  voir  en  lui  que  le  dernier  des  hommes. 
Lui  ferons-nous  pcnfer,  par  un  plus  long  féjcur. 
Que  vos  vœux  de  Ion  coeur  attendent  le  retour  î 
Rompons  avec  plaifîr  un  hymen  qu'il  diffère. 
J'ai  fairde  mon  deflein  avertir  votre  père  5 
Je  ne  l'attends  ici  que  pour  m'en  fépaier  ; 
Et  pour  ce  prompt  départ  je  vais  tout  préparer. 

(  d  Eri finie.  ) 
Je  ne  vous  prefTc  point.  Madame,  de  nous  fuivre. 
En  de  plus  chères  mains  ma  retraite  vous  livre. 
De  vos  dclTcins  fecrets  on  efl:  trop  éclairci  ; 
Et  ce  n'eft  pas  Calchas  que  vous  cherchez  ici. 


SCENE     V. 

IPHIGÉNIE,  ERIPHILE,  DORIS. 

Ifhigênie. 


E 


N  quel  funefte  état  ces  mots  m'ont-ils  laiffec  î 
Pour  mon  hymen  Achille  a  changé  de  penfée  ; 
Il  me  faut  fans  honneur  retourner  fur  mes  pas  ; 
Et  vous  cherchez  ici  quclqu'autre  que  Calchas  î 

E  R  I  P  H  I  L  E. 
Madame ,  à  ce  difcours  je  ne  puis  rien  comprendre. 

Iphigénie. 
Vous  m'entendez  aflèz  ,  fî  vous  voulez  m'entendre. 
Le  fort  injurieux  me  ravit  un  époux  , 
Madame ,  à  mon  malheur  m'a'oandonnerez-vcus  î 
Vous  ne  pouviez  fans  moi  demeurer  à  Mycène. 
Me  vcrra-t-on  ,  fans  vous ,  partir  avec  la  reine  î 

E  R  I  p  H  I  L  E. 

Je  voulois  voir  Calchas  avant  que  de  partir. 

Iphigénie. 
Que  tardez-vous.  Madame  ,  à  le  faire  avertir. 


TRAGÉDIE.  247 

E  R.  I  P  H  I  L  E. 

D'Argos  ,  ùùus  un  moment,  vous  reprenez  la  route. 

I  P  K  I  G  É  N  I  E. 

'  •!  moment  quelquefois  éclaircit  plus  d'un  doute. 
;;S  ,  Madame,  je  vois  que  c'cft  trop  vous  preffcr. 

Je  vois  ce  que  jamais  je  n'ai  voulu  penfer. 

Achille  . . .  .Vous  brûlez  que  je  ne  fois  partie. 
E  R  I  p  H  I  X  E. 
.1  I  Vous  me  foupçonnez  de  cette  perfidie? 

Koi,  j'aimerois,  Madame,  un  vainqueur  furieux, 

Qui,  toujours  tout  fanglant ,  fe  préfente  à  mes  yeux  ; 

Qui  k  flamme  à  la  main ,  £c  de  meurtres  avide  , 

Mu  en  cendres  Lefbos .  . . 

Iphicénie. 

Oui,  vous  l'aimez,   perfide. 

Te  ces  mêmes  fureurs  que  vous  me  dépeignez  ; 
5  bras  que  dans  le  fang  vous  avez  vus  baignés  ; 
'  morts  ,  cette  Lefbos ,   ces  cendres  ,  cette  flamme  , 
p.t  Izs  traits  dont  Tamcur  l'a  gravé  dans  votre  amc  5 
,  loin  d'en  dételVer  le  cruel  fouvenir  , 
:'^  vous  plaifea  encore  à  m'en  entretenir. 
,1  ,  plus  d'une  fois,  d.";ns  vos  plaintes  forcées 

J  a'  dû  voir,  &  j'ai  vu  le  fond  de  vos  penfées. 

^ais  toujours  fur  mes  yeux  ma  facile  bonté 

A  remis  le  bandeau  que  j'avois  écarté. 

Vous  l'aimez.  Que  faifois-je  !  Et  quelle  erreur  fatale 

M'a  fait  entre  mes  bras  recevoir  ma  rivale  ? 

Crédule  je  l'aimois.  Mon  cœur,  même  aujourd'hui, 

De  fon  parjure  amant  lui  promeitoit  l'appui. 
:'i  donc  le  triomphe  où  j'étois  amenée  I 
i-mcmc  à  votre  char  je  me  fuis  enchaînée. 

Je  vous  pardonne  ,  hélas  !  des  voeux  intéreflés, 

Ft  la  perte  d'un  cœur  que  vous  me  laviflèz. 
'  is  que ,  fans  m'avcrtir  du  piège  qu'on  me  drefie  , 
.is  me  laiflicz  chercher  jufqu'au  fond  de  la  Grèce 
I  ;rat ,  qui  ne  m'attend  que  pour  m'abandonncr , 
Hdc  ,  cet  afi'ront  fc  peut-il  pardonner  î 


IV 


14*  IPHIGENIE, 

E  R  I  P  H  I  L  E 

Vous  me  donnez  des  noms  qui  doivent  me  furprendrc, 

Madame.  On  ne  m'a  pas  inltruitc  à  les  entendre  ; 

Et  les  dieux  ,  contre  moi  dès  long-temps  indignés, 

A  mon  ore  Ile  encor  les  avoient  épargnés. 

Mais  il  faut  des  amans  excufer  Tinjulticc. 

Et  de  quoi  vouliez-vous  que  je  vous  avertifTe  ? 

Avez-vous  pu  penfer  qu'au  fang  d'Agamemnon 

Achille  préférât  une  fille  fans  nom. 

Qui  de  tout  fon  deftin  ce  qu'elle  a  pu  comprendre  , 

C'eft  qu'elle  fort  d'un  fang  qu'il  biiile  de  répandre. 

I  p  H  I  G  É  N  I  E. 

Vous  triomphez  ,  cruelle,  &  bravez  ma  douleur. 
Je  n'avois  pas  encor  fenti  tout  mon  malheur  i 
Et  vous  ne  comparez  votre  exil  &  ma  gloire. 
Que  pour  mieux  relever  votre  injufte  vidoire. 
Toutefois  vos  tranfports  font  trop  précipités.' 
Ce  même  Agamemnon  à  qui  vous  infultez  , 
Il  commande  à  la  Grèce ,  il  cil  mon  père ,  il  m'aime  ; 
Il  reflent  mes  douleurs  beaucoup  plus  que  moi-même. 
Mes  larmes  par  avance  avoient  fû  le  toucher. 
J'ai  furpris  fcs  foupirs  qu'il  me  vouloit  cacher. 
Hé'as,  de  fon  accueil  condamnant  la  triflefle, 
J'ofois  me  plaindre  à  lui  de  fon  peu  de  tendrefie  l 


S  C  E  N  E     V  L 

ACHILLE,   IPHIGÉNIE,   ERIPHILE ,   DORIS. 
Achille. 

J.  L  eft  donc  vrai ,  Madame ,  &  c'eft  vous  que  je  vos 
Je  foupçonnois  d'erreur  tout  le  camp  à  la  fois. 
Vous  en  Aulide  ?  Vous  ?  Hé ,  qu'y  venez-vous  faire  ? 
D'où  vient  qu'Agamemnon  m'affuroit  le  contraire  î 

IPHIGÉNIE 

Seigneur,  rafTurez-vous.  Vos  vœux  feront  contens. 
Iphigénie  encot  n'y  fera  pas  long- temps. 


TRAGÉDIE,  149 

SCENE     VIL 

ACHILLE,  ERIPHILE,DORI  s. 

Achille. 

JlLlle  mefuîc!  Veillai-jc  î  Ou  n'eft-cepointunfonge  î 
Dans  quel  trouble  nouveau  cette  fuite  me  plonge  î 

Madame  ,  je  ne  fais  fi ,  fans  vous  irriter  , 
Achille  devant  vous  pourra  fe  préfenter. 
Mais ,  fi  d'un  ennemi  vous  fouflfrez  la  prière  i 
Si  lui-mcme  fouvent  a  plaint  fa  prifonnière  , 
Vous  favez  quel  fujet  conduit  ici  leurs  pas. 
Vous  favez .  . . 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

Quoi ,  Seigneur,  ne  le  favez-vous  pas  » 
Vous,  qui,  depuis  un  mois,  brillant  fur  ce  rivage , 
Avez  conclu  vous-même ,  &  hâté  leur  voyage  ? 

Achille, 
De  ce  même  rivage  ahfent  depuis  un  mois , 
Je  le  revis  hier  pour  la  première  fois. 

E  R  I  p  H  I  L  E. 

Quoi,  lorfqu'Agamemnon  écrivoit  à  Mycène  , 
Votre  amour,  votre  main  n'a  pas  conduit  la  fîenne  ? 
Quoi  ?  Vous,  qui  de  fa  fille  adoriez  its  attraits... 

A  c  H  I  L  L  E. 
Vous  m'en  voyez  encore  épris  plus  que  jamais. 
Madame  ;  & ,  fi  l'effet  eût  fuivi  ma  penféc , 
Moi-même  dans  Argos  je  l'aurois  devancée. 
Cependant  on  me  fuit.  Quel  crime  ai-je  commis  ? 
Mais  je  ne  vois  par-tout  que  des  yeux  ennemis. 
Que  dis-je  ?  En  ce  moment  Calchas  ,  Ncftor,  UliiTe  , 
De  leur  vainc  éloquence  employant  l'artifice, 
Combattoient  mon  amour,  ôc  fembicient  m'annoncer> 
Qufc  ,  fi  j'en  crois  ma  gloire  ,  il  y  faut  renoncer. 

Lv 


2J0  I  P  H  I  G  È  N  I  E, 

Quelle  entrepiife  ici  pourroit  être  formée» 
Suis-je ,  fans  le  favoir ,   la  fable  de  i'armée  ? 
Entrons.  C'cft  un  fecrct  qu'il  leur  faut  arracher. 


SCENE     V  I  1  L 

ERIPHILE,     DORIS. 

Eriphile. 

X-)  lEUx,  qui  voyez  ma  honte,  où  me  dois-je  cacher  ^ 

Orgueilleufe  rivale ,  on  t'aime  ,  &  tu  murmures  I 

SoulFrirai-je  à  la  fois  ta  gloire  &  tes  injures  ? 

Ah,  plutôt  ....  Mais,  Doris,  ou  j'aime  à  me  flatter. 

Ou  fur  eux  quelque  orage  cit  tout  près  d'éclater. 

J'ai  des  yeux.  Leur  bonheur  n'eft  pas  encor  tranquille. 

On  trompe  Iphigénie.  On  fe  cache  d'Achille. 

Agamcmnon  gémit.  Ne  défefpérons  point  ; 

Et ,  {i  le  fort  contre  elle  à  ma  haine  fe  joint , 

Je  faurai  profiter  de  cette  intelligence , 

Pour  ne  pas  pleurer  feule ,  &:  mourir  fans  vengeance» 

Fin  du  fécond  A£le. 


TRAGÉDIE.  iji 

XXXXXXXXXXXXXXXKXXXXXX 

ACTE     I  I  L 
SCENE    PREMIERE. 

A  G  A  M  E  M  N  O  N ,   C  L  Y  T  E  M  N  E  S  T  R  E. 

Clytemnestre. 

yJ  u  I,  Seigneur,nous  partions  ;&  mon  jufte  courroux 
Laiflbit  bien-tôt  Achille  &  le  camp  loin  de  nous. 
Ma  fille  dans  Argos  couroit  pleurer  fa  honte. 
Mais,  lui-même  étonné  d'une  fuite  (î  prompte. 
Par  combien  de  fermens ,  dont  je  n'ai  pu  douter. 
Vient-il  de  me  convaincre ,  &  de  nous  arrêter  ! 
Il  prellè  cet  hymen ,   qu'on  prétend  qu'il  diftcre. 
Et  vous  cherche,  brûlant  d'amour  &  de  colère. 
Près  d'impofer  filence  à  ce  bruit  impofteur, 
Achille  en  veut  connoître  &  confondre  l'auteur, 
BannifTez  ces  foupçons  qui  troubloient  notre  joie. 

AGAMtMNON. 

Madame,  c'eft  aflèz.  Je  confens  qu'on  le  croie. 
Je  reconnois  l'erreur  qui  nous  avoir  féduits , 
Et  reflens  votre  joie  autant  que  je  le  puis. 
Vous  voulez  que  Calchas  l'unifle  à  n:a  famille; 
Vous  pouvez  à  l'autel  envoyer  votre  fi'lc  ; 
Je  l'attends.  Mais ,  avant  que  de  palfer  plus  loin. 
J'ai  voulu  vous  parler  un  moment  fans  témoin. 

'  ous  voyez  en  quels  lieux  vous  l'avez  amenée. 

lout  y  reffent  la  guerre,  &  non  point  l'hyménécr 
Le  tumulte  d'un  camp ,  foldats  &  matelots  , 
Un  autel  hérifle  de  dards ,  de  javelots , 
Tout  ce  fpeftade  enfin,  pompe  digne  d'Achille, 
Pour  attirer  vos  yeux  n'cft  point  allez  tranquille» 
Et  les  Grecs  y  verroicnt  l'époufe  de  leur  roi  , 
Dans  un  état  indigne  &  de  vous  &  de  moi. 

Lvj 


1^1  I  P  H  I  G  E  N  I  Ey 

M'en  croircz-vous  î  Laifiez  ,  de  vos  femmes  fuîvie, 
A  cet  hymen,  fans  vous,  marcher  Iphigénie, 

Clytemnestre. 
Qui ,  moi  î  Que  remettant  ma  fille  en  d'autres  bras , 
Ce  que  j'ai  commencé,  je  ne  l'achève  pas  ? 
Qu'après  l'avoir  d'Argos  amenée  en  Aulide, 
Je  rcfufe  à  l'autel  de  lui  fervir  de  guide  î 
Dois-je  donc  de  Calchas  être  moins  près  que  vous  : 
Et  qui  préfentcra  ma  fille  à  fon  époux  ? 
Quelle  autre  ordonnera  cette  pompe  facrée  î 

Agamemnon. 
Vous  n'êtes  point  ici  dans  le  palais  d'Atrée. 
Vous  êtes  dans  un  camp  . . . 

Cly  temnestre. 

Où  tout  vous  efl:  fournis  J 
Où  le  fort  de  l'Afie  en  vos  mains  efl  remis  ; 
Où  je  vois  fous  vos  loi^  marcher  la  Grèce  entière  ; 
Où  le  fils  de  Thétis  va  m'appeller  fa  mère. 
Dans  quel  palais  fuperbe  ,  ôc  plein  de  m.a  grandeur  , 
Puis-je  jamais  paroître  avec  plus  de  fplendeur  ? 

Agamemnon. 
Madame  ,  au  nom  des  dieux ,  auteurs  de  notre  race  , 
Daignez  à  mon  amour  accorder  cette  grâce. 
J'ai  mes  raifons. 

CXYTEMNESTRE. 

Seigneur  ,  au  nom  des  mêmes  dieux. 
D'un  fpedtacle  fi  doux  ne  privez  point  mes  yeux. 
Daignez  ne  point  rougir  ici  de  ma  préfence. 

Agamemnon. 
J'avoîs  plus  efpéré  de  votre  complaifance. 
Mais,  puifque  la  raifon  ne  vous  peut  émouvoir  , 
Puifqu'enfin  ma  prière  a  fi  peu  de  pouvoir  , 
Vous  avez  entendu  ce  que  je  vous  demande  , 
Madame.  Je  le  veux  ,  &:  je  vous  le  commande. 
ObéiiTez. 


TRAGÉDIE.  zsj 


SCENE      IL 

Clytemkestr  b  feule. 


D 


'ou  vient  que,  d'un  foin  fi  cruel, 
L'injufte  Agamcmnon  m'écarte  de  l'autel  ? 
Fier  de  fon  nouveau  rang  m*ofe-t-il  méconnoître  î 
Me  croit-il  à  fa  fuite  indigne  de  paroître  ? 
Ou ,  de  i'empiie  encor  timide  poflèfTeur  î 
N'oferoit-il  d'Hélène  ici  montrer  la  fœur  ? 
Et  pourquoi  rue  cacher  î  Et,  par  quelle  injuftice, 
Faut-il  que  fur  mon  front  fa  honte  rejailliflè  ? 
Mais  n'importe,  il  le  veut,  &  mon  cœur  s'y  réfout. 
Ma  H!le  ,  ton  bonheur  me  confole  de  tout  1 
Le  Ciel  te  donne  Achille  ,  &  ma  joie  efl:  extrême 
De  t'entendre  nommer. . .  Mais  le  voici  lui-même» 

i 

SCENE     I  I  I. 

ACHILLE,    CLYTEMNESTRE, 


JL   ooTfuccèdc,  Madame,  à  mon  emprcfTcmcnt. 
Le  roi  n'a  point  voulu  d'autre  éclaircifiement  ; 
Il  en  croie  mes  tranfports  ;  &,  fans  prefque  m'entendrc. 
Il  vient ,  en  m'embrafiant,  de  m'accepter  pour  gendre. 
Il  ne  m'a  dit  qu'un  mot.  Mais  vous  a-il  conté 
Quei  bonheur  dans  le  camp  vous  avez  apporté  ? 
Les  dieux  von:  s'appaifcr.  Du  moins  Calchas  publie 
Qu'avec  eux ,  dans  une  heure  ,  il  nous  reconcilie  5 
Que  Neptune  àc  les  vents ,   prêts  à  nous  exaucer, 
N'attendent  que  le  fang  que  fa  main  va  vcrfcr. 
Déjà  dans  les  vaiffeaux  la  voile  fe  déploie, 
Déjà,  fur  fa  parole,  ils  fe  tournent  vers  Troie. 


2J4  I  P  H  I  G  E  N  I  Ey 

Pour  moî ,  quoique  le  Ciel ,  au  gré  de  mon  amour , 
Duc  encore  des  vencs  retarder  le  retour  , 
Que  je  quitte,  à  regret,  la  rive  fortunée 
Où  je  vais  allumer  les  flambeaux  d'hyménée  I 
Puis-je  ne  point  chérir  l'heureufe  occafion 
D'aller  du  fang  Troyen  fceller  notre  union  , 
Et  de  lailler  bien-tôt,  fous  Troie  enfevclie , 
Le  deshonneur  d'un  nom  à  qui  le  mien  s'allie  î 


SCENE    IV. 

ACHILLE  ,    CLYTEMNESTRE  ,   IPHIGÉNIE  , 
ERÎPHILE,  DORIS,  itGINE. 

Achille. 

X  RiNCESSE  ,  mon  boiihcur  ne  dépend  que  de  vous. 
Votre  père  à  l'autel  vous  delline  un  époux. 
Venez-y  recevoir  un  cœur  qui  vous  adore. 

Iphigénie. 
Seigneur,  il  n'eft  pas  temps  que  nous  partions  encore. 
La  reine  permettra  que  j'ofe  demander 
Un  gage  à  votre  amour  qu'il  me  doit  accorder. 
Je  viens  vous  préfenter  une  jeune  princefTe  j 
Le  Ciel  a  fur  fon  front  imprimé  fa  noblefïe  j 
De  larmes,  tous  les  jours,  fcs  yeux  font  arrofesj 
Vous  favez  fes  malheurs ,  vous  les  avez  caufés. 
Moi-même,  où  m'emporroit  une  aveugle  colère  I 
J'ai  tantôt,  fansrefped,  affligé  fa  mifere. 
Que  ne  puis-je  aufîi-bicn,  par  d'utiles  fecours. 
Réparer  prompteir.ent  mes  injuft^s  difcours  l 
Je  lui  prête  ma  voix  :  je  ne  puis  davantage. 
Vous  feul  pouvez.  Seigneur,  détruire  votre  ouvrage. 
Elle  eft  votre  captive  ;  &  tbs  fers  que  je  plains  , 
Quand  vous  l'ordonnerez,  tomberont  de  fes  mains 
Commencez  donc  par-là  cette  heurcufe  journée. 
Qu'elle  puifle  à  nous  voir  n'ctrc  plus  condamnée. 


TRAGÉDIE.  15  î 

Montrez  cjue  je  vais  fuivre  au  pied  de  nos  autels 
Un  roi  qui ,  non  content  d'effrayer  les  mortels  , 
A  des  embrafemcns  ne  borne  point  fa  gloire  , 
LaifTe  aux  pleurs  d'une  épouie  attendrir  fa  viûoire  5 
Et,   par  les  malheureux  quelquefois  défarmé, 
Sait  imiter,  en  tout,  les  dieux  qui  l'ont  formé. 

E  R  I  P  H  1  L  E. 
Oui ,   Seigneur  ,   des  douleurs  foulagez  la  plus  vive. 
La  guerre  dans  Lefbos  me  fit  votre  captive  5 
Mais  c'eft  pouffer  trop  loin  Ces  droits  injurieux. 
Qu'y  joindre  le  tourment  que  je  foufire  en  ces  lieux» 

Achille. 
Vous,  Madame? 

Er  IP  H  I  L  E. 
Ou*,  Seigneur  ;  &,  fans  conter  le  refte  , 
Pouvez-vous  m'impofer  une  loi  plusfunefte. 
Que  de  rendre  mes  yeux  les  triftes  fpedateurs 
De  la  félicité  de  mes  perfécuteurs  ? 
J'entends  de  toutes  parts  menacer  ma  patrie; 
Je  vois  marcher  contre  elle  une  armée  en  furie  ; 
Je  vois  déjà  l'hymen  ,  pour  mieux  me  déchirer. 
Mettre  en  vos  mains  le  feu  qui  la  doit  dévorer. 
Souffrez  que  ,  loin  du  camp  &  loin  de  votre  vue. 
Toujours  infortunée  &  toujours  inconnue. 
J'aille  cacher  un  fort  fi  digne  de  pitié. 
Et  dont  mes  pleurs  encor  vous  taifent  la  moitié. 

Achille, 
C'eft  trop  ,  belle  princeffc.  Il  ne  faut  que  nous  fuivre. 
Venez,  qu'aux  yeux  des  Grecs  Achille  vous  délivre  j 
"^  '  "ue  le  doux  moment  de  ma  félicité 
le  moment  heureux  de  votre  liberté. 


x^S  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 


SCENE     V. 

ACHILLE,   CLYTEMNESTRE  ,   IPHIGÉNIE  , 
ERIPHILE,  ARCAS,  ^GINE  ,  DORIS. 

A  B.  C  A  s. 

iVi  ADAME ,  tout  eft  prêt  pour  la  cérémonie. 
Le  roi  près  de  l'autel  attend  Iphigénie , 
Je  viens  la  demander.  Ou  plutôt,  contre  lui, 
Seigneur  ,  je  viens  pour  elle  implorer  votre  appui* 

Achille. 
Ai'cas,  gue  dites-vous  ? 

Clytemkestre. 

Dieux  !  que  vient-il  m'apprendre  \ 

A  R  c  A  s  à  Achille. 
Je  ne  vois  plus  que  vous  qui  puifïiez  la  défendre. 

Achille. 
Contre  qui  î 

A  R  c  A  s. 
Je  le  nomme  &  l'accufe  à  regrer. 
Autant  que  je  l'ai  pu  ,  j'ai  gardé  fon  fecret. 
Mais  le  fer,  le  bandeau  ,  la  flamme  eft  toute  prête. 
Dût  tout  cet  appareil  retomber  fur  ma  tête  , 
li  faut  parler. 

Clytemnestre. 
Je  tremble.  Expliquez-  vous ,  Arcas, 
Achille. 
<2iuî  que  ce  foït ,  parlez ,  &  ne  le  craignez  pas, 

A  R  c  A  s. 

Vous  êtes  fon  amant ,  &  vous  êtes  fa  mère  ; 
Gardez-vous  d'envoyer  la  princefTe  à  fon  père, 

Clytemnestre. 
Pourquoi  le  craindrons-nous  î 


TRAGÉDIE.  157 

Achille. 

Pourquoi  m'en  défier  J 
A  R  c  A  s. 

Il  l'attend  à  l'autel  pour  la  facrifier. 

A  C  H  I  L  L  £. 

Lui! 

Clytemnestri. 
Sa  fille  î 

Iphigênie. 
Mon  père  1 

E  K  I  P  H  I  L  E. 

O  Ciel ,  quelle  nouvelle  ! 

A  c  H  I  L  L    E. 

Quelle  aveugle  fureur  pourroit  l'aimer  contre  elle  ? 
Ce  difcours,  fans  horreur, .fc  peut-il  écouter  ? 

A  R  c  A  s. 
Ah  ,  Seigneur,  plût  au  (]iel  que  je  pufTe  en  douter  I 
Par  la  voix  de  Calchas  rcracl:  la  demande  ; 
De  toute  autre  vidtimc  il  refufe  l'ofîrande  ; 
Et  les  dieux  ,  jufques-.'à  ,  protedeurs  de  Paris , 
Ne  nous  promettent  Troie  Se  les  vents  qu'a,  ce  prix. 

Clytemnestre. 
Les  dieux  ordonneroient  un  meurtre  abominable? 

IPHlGÉNIE. 

Ciel ,  pour  tant  de  rigueur,  de  quoi  fuis- je  co<ipabIe  ? 

Clytemnestre. 
Je  ne  m'étonne  plus  de  cet  oidre  cru  I 
Qui  m'avoit  interdit  l'appiochc  de  l'autel, 
Iphigênie  à  Achille. 
Et  voilà  donc  l'hymen  cù  j'ctois  deftinée  î 

A  R  c  A  s. 
Le  roi,  pour  vous  tromper  ,  feignoit  cet  hymenéc. 
Tout  le  camp  même  encore  eft  trompé  comme  vous. 

Clytemnestre. 
Seigneur,  c'efl:  donc  à  moi  d'embraffer  vos  genoux. 

A  c  H  I  L  L  E  /fl  relevant. 
Ah  ,  Madame  I 


iî8  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Clytemnestre. 

Oubliez  une  gloire  importune. 
Ce  trifte  abaiffemenc  convient  à  ma  fortune. 
Heureufe ,   h  mes  pleurs  peuvent  vous  attendrir  I 
Une  mère  à  vos  pieds  peut  tomber  fans  rougir. 
C'eft  votre  époufe  ,   héJas  ,  qui  vous  eft  enlevée  I 
Dans  cet  heureux  efpoir  je  Tavois  élevée. 
C'eft  vous  que  nous  cherchions  fur  ce  funcfte  bord  5 
Et  votre  nom ,  Seigneur  ,  la  conduit  à  la  mort. 
Ira-t-ellc ,  des  dieux  implorant  la  juftice , 
Embraller  leurs  autels  parcs  poui  fon  fupplice  ? 
Elle  n'a  que  vous  feul.  Vous  êtes  en  ces  lieux 
Son  père,   fon  époux,  fon  afyle  ,  fes  dieux. 
Je  lis  dans  vos  regards  la  douleur  qui  vous  preHe. 
Auprès  de  votre  époux,  ma  fille ,  je  vous  laiiTe. 
Seigneur  ,  daignez  m'attendre,  èc  ne  la  point  quitte 
A  mon  perfide  époux  je  cours  me  prcfenter. 
Il  ne  fouriendra  point  la  fureur  qui  m'anime. 
Il  faudra  que  Caichas  cherche  une  autre  vidime. 
Ou  ,  fi  je  ne  vous  puis  dérober  à  leurs  coups  , 
Ma  fille,  ils  pourront  bien  m'immoler  avant  vous. 


SCENE     V  L 

ACHILLE,     IPHIGÉNIE, 

Achille. 

iVl  ADAME  ,  je  me  tais ,  &  demeure  immobile. 
Eft-ce  à  moi  que  Ton  parle ,  &  connoît-on  Achille 
Une  mère,  pour  vous,  croit  devoir  me  prier. 
Une  reine,  à  mes  pieds  ,  fe  vient  humilier. 
Et,  me  deshonorant  par  d'injuftes  allarmes  , 
Pour  attendrir  mon  cœur  on  a  recours  aux  larmes. 
Qui  doit  prendre  à  vos  jours  plus  d'intérêt  que  moi  ? 
Ah,  fans  doute,  on  s'en  peut  repofer  fur  ma  foi. 


TRAGÉDIE.  255 

L'outrage  me  regarde  ;  &,  quoi  qu'on  entreprenne, 
Je  reponds  d'une  vie ,  où  j'attache  la  mienne. 
Mais  ma  juftc  douleur  va  plus  loin  m'engager. 
•  C'eft  peu  de  vous  défendre  ^  &  je  cours  vous  venger  j 
Et  punir  à  laibis  le  cruel  Ibarageme 
Qui  s'ofe  de  mon  nom  armer  contre  vous-même. 

IPHIGÉNIE. 

Ah,  demeurez.  Seigneur,  &:  daignez  m'écouter. 

Achille. 
Quoi ,  Madame  ,  un  barbare  ofera  m'infuker  ? 
Il  voit  que  de  fa  fceur  je  cours  venger  l'outrage. 
II  fait  que ,  le  premier  lui  donnant  mon  fulirage , 
Je  le  fis  nommer  chef  de  vingt  rois  fcs  rivaux  ; 
Çt,  pour  fruit  de  mes  foins ,  pour  fruit  de  mes  travaux, 
Pour  tout  le  prix  enfin  d'une  illuftre  vidoire  , 
Qui  le  doit  enrichir,  venger,  combler  de  gloire  , 
Content  &  glorieux  du  nom  de  votre  époux  , 
Je  ne  lui  demandois  que  l'honneur  d'être  à  vous. 

'Cependant,   aujourd'hui ,  fanguinaire  ,  parjure  , 

'  C'cft  peu  de  violer  l'amitié  ,  la  nature  ; 
C'eft  peu  que  de  vouloir,  fous  un  couteau  mortel  , 
Me  montrer  votre  coeur  fumant  fur  un  autel. 
D'un  appareil  d'hymen  couvrant  ce  facrifice  , 
II  veut  que  ce  foit  moi  qui  vous  mène  au  fupplice  ? 
Que  ma  crédule  main  conduife  le  couteau  ? 
Qu'au  lieu  de  votre  époux  ,  je  fois  votre  bourreau  î 
Et  quel  ctoit  pour  vous  ce  fanglant  hyménée, 
Si  je  fuiïe  arrivé  plus  tard  d'une  journée  ? 
Quoi  donc ,  à  leur  fureur  livrée  en  ce  moment. 
Vous  iriez  à  l'autel  me  chercher  vainement  ; 
Et  d'un  fer  imprévu  vous  tomberiez  frappée, 
En  accufant  mon  nom  qui  vous  auroit  trompée  i 
II  faut  de  ce  péril ,   de  cette  trahifon , 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  lui  demander  raîfon. 
A  l'honneur  d'un  époux  vous-même  iniércffée  , 
Madame ,  vous  devez  approuver  ma  penfée. 
Il  faut  que  le  cruel ,  qui  m'a  pu  méprifer, 
Apprenne  de  quel  nom  il  ofoit  abufer. 


i5c  l  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Iphigénie. 
Hélas  !  fi  vous  m'aimez,  fi,  pour  grâce  dernière; 
Vous  daigniez  d'une  amante  écouter  Ja  prière, 
C'eft  maintenant,  Seigneur,  qu'il  faut  me  le  prouver. 
Car  enfin  ce  cruel ,  que  vous  allez  braver , 
Cet  ennemi  barbare  ,  injufte,   fanguinaire. 
Songez,  quoi  qu'il  ait  fait,  fongez  qu'il  eft  mon  pèr 

Achille. 
Lui,  votre  père  ?  Après  fon  horrible  deflèin  , 
Je  ne  le  connois  plus  que  pour  votre  affaflin. 
Iphigénie. 
C'eft  mon  père  ,   Seigneur,  je  vous  le  dis  encore  , 
Mais  un  père  que  j'aime  ,   un  père  que  j'adore  , 
Qui  me  chérit  lui-même  ,  '&  dont,  jufqu'à  ce  jour. 
Je  n'ai  jamais  reçu  que  dss  marques  d'amour. 
Mon  cœur,  dans  ce  refpeci  élevé  d;s  l'enfance  , 
Ne  peut  que  s'affliger  de  tout  ce  qui  l'offenfe  ; 
Et  loin  d'ofer  ici,  par  un  prompt  changement, 
Approuver  la  fureur  de  votte  emportcuient. 
Loin  que  par  mes  difccurs  je  l'attife  moi-même  , 
Croyez  qu'il  faut  aimer  autant  que  je  vous  aime. 
Pour  avoir  pu  fouffrir  tous  les  noms  odieux  , 
Dont  votre  amour  le  vient  d'outrager  à  mes  yeux. 
Et  pourquoi  voulez-vous  qu'inhumain  &  barbare  , 
Il  ne  gémilTe  pas  du  coup  qu'on  me  prépare  î 
Quel  père  de  fon  fang  fe  plaît  à  fc  priver  ? 
Pourquoi  me  perdroit-il ,  s'il  pouvoit  me  fauver  ? 
J'ai  vu,  n'en  doutez  point,  fes  larmes  fe  répandre. 
Faut-il  le  condamner  avant  que  de  l'entendre  ? 
Hélas  I  de  tant  d'horreurs  fon  cœur  déjà  troublé , 
Doit-il  de  votre  haine  être  encore  accablé  î 

Achille. 
Quoi,  Madame,  parmi  tant  de  fujets  de  crainte. 
Ce  font-là  les  frayeurs  dont  vous  êtes  atteinte  l 
Un  cruel  (  comment  puis- je  autrement  l'appcller  î  ) 
Par  la  main  de  Calchas  s'en  va  vous  immoler  ; 
Et  lorfqu'à  fa  fureur  j'oppofe  ma  tendrelTe  , 
Le  foin  de  fon  repos  el\  le  feul  qui  vous  prelTe  l 


TRAGÉDIE.  x€i 

On  me  ferme  la  bouche  1  On  l'excufe  I  On  le  plaint  I 
C'cll  pour  lui  que  l'on  tremble,  &  c'elt  moi  que  l'on  craint  • 
Trille  etîèt  de  mes  feins  1  Eil-ce  donc  là  ,  Madame, 
Tout  ic  progrès  qu'Achillj  avoir  fait  dans  votre  ame  î 

I  P  H  I  G  É  N  I  E. 

Ah  ,  cruel  î  cet  amour,  dont  vous  voulez  douter  , 

Ai-je  attendu  Ix  caid  pour  le  faire  éclater  i 

Vous  voyez  de  quel  œii ,  &  comme  indifférente. 

J'ai  reçu  de  ma  mort  la  nouvelle  fanglante. 

Je  n'en  ai  point  pâli.  Que  n'avez-vous  pu  voir 

A  quel  excès  tantôt  alloit  mon  délèfpoir  , 

Quand  ,  preiqu'en  arrivant ,   un  récit  peu  fidèle 

M'a  de  votre  inconftance  annoncé  la.  nouvelle  î 

Quel  trouble  !  Quel  torrent  de  mots  injurieux 

Accufoit  à  la  fois  les  hommes  &  les  dieux  I 

Ah  ,  que  vous  auriez  vu ,  fans  que  je  vous  le  die  ," 

De  combien  votre  amour  m'ell  plus  cher  que  ma  vî* 

Qui  fait  même  ,   qui  fait  (i  le  Ciel  irrité 

A  pu  fouftrir  l'excès  de  ma  félicité  1 

Hélas  ,   il  me  fembloit  qu'une  flamme  fi  belle 

M'élevoit  audeflus  du  fort  d'une  mortelle  1 

Achille. 

Ah  ,  fi  je  vous  fuis  cher  ,  ma  princelTe  ,  viver. 


SCENE     VIL 

CLYTEMNESTRE  ,    IPHIGÉNIE.    ACHILLE  j 
REGINE. 

Clytemnestre.  ] 

1  DUT  eft  perdu.  Seigneur,  fi  vous  ne  nous  fauvez^ 
Aganjemnon  m'évite ,  &: ,  craignant  mon  vifage , 
Il  me  fait  de  l'autel  refufer  le  pafTage. 


162.  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Des  gardes ,  que  lui-même  a  pris  foin  de  placer. 
Nous  ont  de  toutes  parts  défendu  de  pafler. 
Il  me  fuit.  Ma  douleur  étonne  Ion  audace. 

Achille. 
Hé  bien ,  c'eft  donc  à  moi  de  prendre  votre  place. 
Il  me  verra.   Madame,  oc  je  vais  lui  parler. 

,       Iphigénie. 
Ah,  Madame  1  ...Ah,  Seigneur,  où  voulez-vous  aller 

Achille. 
Et  que  prétend  de  moi  votre  injuftc  prière  ? 
Vous  faudra-t-il  toujours  combattre  la  première  î 

Clytemnestre. 
Quel  cil  votre  deffein  ,  ma  fille  î 

Iphigénie. 

Au  nom  des  dieiu 
Madame  ,  retenez  un  amant  furieux. 
De  ce  trifte  entretien  détournons  les  approches. 
Seigneur  ,   trop  d'amertume  aigriroit  vos  reproches. 
Je  fais  jufqu'où  s'emporte  un  amant"  irrité  j 
Et  mon  père  eft  jaloux  de  fon  autorité. 
On  ne  connoît  que  trop  la  fierté  des  Atrides. 
Laiflez  parler,  Seigneur,  des  bouches  plus  timides. 
Surpris  ,  n'en  doutez  point  de  mon  retardement. 
Lui-même  il  me  viendra  chercher  dans  un  moment. 
Il  entendra  gémir  une  mère  oppreflee  ; 
Et  que  ne  pourra  point  m'infpirer  la  pcnfée 
De  prévenir  les  pleurs  que  vous  verfericz  tous  , 
D'arrêter  vos  tranfports ,  &  de  vivre  pour  vous  î 

Achille. 

Enfin  vous  le  voulez.  Il  faut  donc  vous  complaire. 
Donnez-lui ,  l'une  &  l'autre ,  un  confeil  falutaire , 
Rappeliez  fa  raifon  ,  perfuadez-le  bien  , 
Pour  vous ,  pour  mon  repos,  &  fur-tout  pour  le  lîei 
Je  perds  trop  de  momens  en  des  difcours  frivoles. 
Il  faut  des  adions  ,  &  non  pas  des  paroles. 


TRAGÉDIE, 

(  â  Clytemnejlre  ) 
Madame  ,  à  vous  fervir  je  vais  tout  difpofcr. 
'Dans  votre  appartement  allez  vous  repolcr. 
Votre  fille  vivra,  je  puis  vous  le  prédire. 
Croyez  du  moins,  croyez  que,  tant  que  je  refpîre , 
îLes  dieux  auront  en  vain  ordonné  fon  trépas. 
Cet  oracle  eft  plus  fur  que  celui  de  Calchas. 


z^j 


Fin  du  troîjième  ACle. 


1^  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

ACTE    IV. 

SCENE     PREMIERE. 

E  R_I  P  HILE.     DORIS, 

D  O  R.  I  s. 

x\  H  ,   que  me  Hites-vous  ?  Quelle  étrange  manie 
Vous  peur  faite  envier  le  fort  d'Iphigénie  ? 
Dans  une  heure  elle  expire.  Et  jamais,   dites- vous, 
Vos  yeux  de  fcn  bonheur  ne  furent  plus  jaloux. 
Qui  le  croira,  Madame  ?  Et  quel  coeur  fi  farouche  . 

E  R.  I  P  H  I  L  E. 

Jamais  rien  de  plus  vrai  n'eft  forci  de  ma  bouchci 

Jamais  de  rant  de  foins  mon  efprit  agité 

Ne  porta  plus  d'envie  à  fa  félicité. 

Favorables  périls  !  Efpérance  inutile  ! 

N'as -tu  pas  vu  fa  gloire,  &  le  trouble  d'Achille  i 

J'en  ai  vu ,  j'en  ai  fui  les  fîgnes  trop  certains.  \ 

Ce  héros,  fi  terrible  au  refte  des  humains , 

Qui  ne  connoît  de  pleurs  que  ceux  qu'il  fait  répandre 

Qui  s'endurcit  contre  eux.dès  l'âge  le  plus  rendre» 

Et  qui ,  fi  l'on  nous  fait  un  fidèle  difcours  , 

Suça  même  le  fang  des  lions  &  des  ours, 

Pour  elle  de  la  crainte  a  fait  l'apprentiflage  : 

Elle  Ta  vu  pleurer  Se  changer  de  vifage. 

Et  tu  la  plains,  Doris  ?  Par  combien  de  malheurs 

Ne  lui  voudrois-je  point  difputer  de  tels  pleurs  î 

Quand  je  devrois,  comme  elle,  expirer.dans  une  heure. 

Mais  que  dis-je  expirer  !  Ne  crois  pas  qu'elle  meure. 

Dans  un  lâche  fommeil  crois-tu  qu'enfeveli , 

Achille  aura  pour  elle  impunément  pâli  ? 

Achille  à  fon  malheur  faura  bien  mettre  obftadc. 

Tu  verras  que  ie5  dieux  n*onc  di6lé  cet  oracle, 


TRAGÉDIE.  i^j 

Que  pour  croîcre  à  la  fois  fa  gloire  &  mon  tourment  , 

Et  la  rendre  plus  belle  aux  yeux  de  fon  amant. 

Hé  quoi  !  ne  vois-tu  pas  tooat  ce  qu'on  fait  pour  elle  î 

On  fupprime  des  dieux  la  fcntence  mortelle  5 

Et,  quoique  le  bûcher  foit  déjà  préparé. 

Le  nom  de  la  vii^ime  eit  encore  ignoré. 

Tout  le  camp  n'en  fait  rien.  Dons,  à  ce  fîlencc  " 

Ne  reconnois-tu  pas  un  père  qui  balance  ? 

Et  que  fera-t-il  donc  ?  Quel  courage  endurci 

Soutiendront  les  afîauts  qu'on  lui  prépare  ici  ? 

Une  mère  en  fureur,   les  larmes  d'une  fille  , 

Les  cris ,  le  défefpoir  de  toute  une  famille  , 

Le  fang  à  ces  objets  facile  à  s'ébranler , 

Achille  menaçant  tout  prêt  à  l'accabler  : 

Non  ,  te  dis-je  ,  les  dieux  l'ont  en  vain  condamnée  ? 

Je  fuis ,  &:  je  ferai  la  feule  infortunée. 

Ah,  fi  je  m'en  croyois  ! 

D  O  R  I  s. 

Quoi ,  que  méditez-vous  ? 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

Je  ne  fais  qui  m'arrête  &  retient  mon  courroux  ; 
Que  ,  par  un  prompt  avis  de  tout  ce  qui  fe  paflè  , 
Je  ne  coure  des  dieux  divulguer  la  menace  , 
Et  publier  par-tout  les  complots  criminels 
Qu'on  fait  ici  contre  eux  &  contre  leurs  autels. 

D  o  R  1  s. 
Ah ,  quel  dcfTein ,  Madame  1 

Eriphile. 

Ah ,  Doris ,  quelle  joie  î 
Que  d'encens  brûleroit  dans  les  temples  de  Troie  I 
Si ,   troublant  tous  les'Grecs  &c  vengeant  ma  prifon  , 
Je  pouvois  contre  Achille  armer  Agamemnon  j 
Si  leur  haine ,  de  Troie  oubliant  la  querelle , 
Tournoit  contre  eux  le  fer  qu'ils  aiguifen't  contre  eilc; 
Et  fi,  de  tout  le  camp,  mes  avis  dangereux 
Faifoicnt  à  ma  patrie  un  facrifice  heureux. 
Tome  lU  M 


z6C  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

D  O  B.  I  s. 

J'entends  du  bruit.  On  vient,  Clytemneftre  s'avance. 
Remettez-vous ,  Madame  ,  ou  fuyez  fa  préfence. 

E  R.  I  P  H  I  L  E. 

Rentrons.  Et,  pour  troubler  un  hymen  odieux, 
Confultons  des  fureurs  qu'autorifcnt  les  dieux. 


SCENE      IL 

CLYTEMNESTRE,     .EGINE. 

Cl  ytemnest-re. 

xHi  GiNE  ,  tu  le  vois ,   il  faut  que  je  la  fuie. 
Loin  que  ma  fille  pleure  ,  Se  tremble  pour  fa  vie  , 
Elle  excufe  fon  père,  &  veut  que  ma  douleur 
Refpeéle  encor  la  main  qui  lui  perce  le  cœur. 
O  conftajice  î  O  refpeft  !  Pour  prix  de  fa  tendrefTc , 
Le  barbare  ,  à  Tautel  fe  plaint  de  fa  parefle. 
Je  l'attens.  \l  viendra  m'en  demander  raifon  : 
Il  croit  pouvoir  encor  cacher  fa  trahifon. 
Il  vient.  Sans  éclater  contre  fon  injufticc. 
Voyons  s'il  foutiendra  fon  indigne  artifice. 


SCENE     I  I  L 

AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE,  .EGINE. 

Agamemnon, 

\/  UE  faites-vous.  Madame  ?  Et  d'oiJ  vient  que  ces  lieux 
N'offrent  point  avec  vous  votre  fille  à  mes  yeux  ? 
Mes  ordres  par  Arcas  vous  l'avoient  demandée  : 
Qu'attend-t-elle  3  Eft-cc  vous  qui  l'avez  retardée  ? 
A  mes  juftes  dcfîrs  ne  vous  rendez-vous  pas  ? 
Ne  peut-elle  à  l'autel  aiarchcr  que  fur  vos  pas  f 


TRAGÉDIE.  xC-i 

Parler, 

Clytemnestr-E. 

S'il  faut  partir,  ma  fille  eft  toute  prête. 

Mais  vous,  n'avez-vous  rien,  Seigneur,  qui  vous  arrête  î 

Agamemnon. 
Moi ,  Madame  ? 

Clytemkestre. 
Vos  foins  ont-ils  tout  préparé  î 
Agamemnon. 
Calchas  eft  prêt.  Madame,  oc  l'autel  eft  paré. 
J'ai  fait  ce  que  m'ordonne  un  devoir  légitime. 

Clytemnestre. 
Vous  ne  me  parlez  point ,  Seigneur  ,  de  la  vidime. 

Agamemnon. 
Que  me  voulez-vous  dire  ?  Et  de  quel  foin  jaloux  . .  , 


SCENE     IV. 

AGAMEMNON,    C  L  YTE  MNESTRE, 
IPHIGÉNIE,     iEGINE. 

Clytemnestre. 

V  eneï  ,  venez,  ma  fille ,  on  n'attend  plus  que  vous  5 
Venez  remercier  un  père  qui  vous  aime  , 
Et  qui  veut  â  l'autel  vous  conduire  lui-même. 

Agamemnon. 
Que  vois-je  !  Quel  difcours  !  Ma  fille ,  vous  pleurez , 
Et  baiflez  devant  moi  vos  yeux  mal  affûtés. 
Quel  trouble  !  Mais  tout  pleure ,  &  la  fille  &  la  mère. 
Ah ,  malheureux  Arcas ,  tu  m'as  trahi  î 
Iphigénie. 

Mon  père , 
Cciïcz  de  vous  troubler,   vous  n'êtes  point  trahi. 
Quand  vous  commanderez,  vous  ferez  obéi. 
Ma  vie  eft  votre  bien.  Vous  voulez  le  reprendre. 
yos  ordres,  fans  détgurs ,  PQUVQleaî  fe  faire  entendre. 

Mij 


i(J8  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

D'un  œil  aufll  content,  d'un  cœur  auflî  fournis 
Que  j'acceptois  l'époux  que  vous  m'aviez  promis'. 
Je  faurai,  s'il  le  faut,  vidlime  obéiffante, 
Tendre  au  fer  de  Calchas  une  tête  innocente  ; 
Et ,  refpedant  le  coup  par  vous-même  ordonné , 
Vous  rendre  tout  le  fang  que  vous  m'avez  donné. 

Si  pourtant  ce  refpeû,   îi  cette  obéifiance 
Paroît  digne  à  vos  yeux  d'une  autre  récompenfe  ; 
Si  d'une  mère  en  pleurs  vous  plaignez  les  ennuis  j 
J'ofe  vous  dire  ici  qu'en  l'état  où  je  fuis , 
Peut-être  aflez  d'honneurs  environnoient  ma  vie , 
Pour  ne  pas  fouhaiter  qu'elle  me  fût  ravie  , 
Ni  qu'en  me  l'arrachant,  un  févère  deftin  , 
Si  près  de  ma  naiflance  ,  en  eût  marqué  la  fin. 
Fille  d'Agamemnon ,  c'eft  moi  qui  la  première  , 
Seigneur  ,  vous  appellai  de  ce  doux  ncm  de  père. 
C'ell  moi  qui ,    fi  long-temps  le  plaifir  de  vos  yeux  , 
Vous  ai  fait  de  ce  nom  remercier  les  dieux  ; 
Et  pour  qui,   tant  de  fois  prodiguant  vos  carefles  , 
Vous  n'avez  point  du  fang  dédaigné  les  foiblefles. 
Hélas ,  avec  plaifir  jç  me  faifois  conter 
Tous  les  noms  des  pays  que  vous  allez  domtcr. 
Et ,  déjà  d'Ilion  piéfageant  la  conquête. 
D'un  triomphe  fi  beau  je  préparois  la  fête. 
Je  ne  m'attendois  pas  que,  j)our  le  commencer  , 
Mon  fang  fût  le  premier  que  vous  dufliez  verfer. 

Non  que  la  peur  du  coup ,  dont  je  fuis  menacée  , 
Me  fafle  rappeiler  votre  bonté  pafiée. 
Ne  craignez  rien.  Mon  cœur,  de  votre  honneur  jaloux. 
Ne  fera  point  r.ougir  un  père  tel  que  vous  ; 
Et ,  fi  je  n'^vois  eu  que  ma  vie  à  défendre  ,  -^ 

J'aurois  fu  renfermer  un  fouvenir  ii  tendre. 
Mais  à  mon  trille  fort,  vouslefavez.  Seigneur, 
Une  mère  ,  un  amant  attachoient  leur  bonheur. 
Un  roi  digne  de  vous  a  cru  voir  la  journée 
Qui  devoir  éclairer  notre  iîl.uftre  hyménée. 
Déjà  fur  de  mon  cœur  à  fa  flamme  promis  , 
Il  s'eftiiiioit  heureux  :  v.ous  me  l'aviez  permis, 


TRAGÉDIE.  i6<) 

Il  fait  votre  defTein ,  jugez  de  £es  allarmes. 
Ma  mère  eft  devant  vous ,  &  vous  voyez  fes  larmes. 
Pardonnez  aux  efForcs  que  je  viens  de  tenter, 
Pour  prévenir  les  pleurs  que  je  leur  vais  coûter. 

Agamemno». 
Ma  fille,  il  eft  trop  vrai.  J'ignore  pour  quel  crime 
La  colère  des  dieux  demande  une  viftime. 
Mais  ils  vous  ont  nommée.   Un  oracle  cruel 
Veut  qu'ici  votre  fang  coule  fur  un  autel. 
Pour  défendre  vos  jours  de  leurs  loix  meurtrières. 
Mon  amour  n'avoir  pas  attendu  vos  prières. 
Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'ai  réiîfté. 
Croycz-en  cet  amour,  par  vous-même  attefté. 
Cette  nuit  même  encore ,  on  a  pu  vous  le  dire , 
J'avois  révoqué  l'ordre  où  l'on  me  fit  foufcrire. 
Sur  l'intérêt  des  Grecs  vous  l'aviez  emporté. 
Je  vous  facrifiois  mon  rang,  ma  fureté. 
Arcas  alloit  du  camp  vous  défendre  l'entrée. 
Les  dieux  n'ont  pas  voulu  qu'il  vous  ait  rencontrée. 
Ils  ont  trompé  les  foins  d'un  père  infortuné, 
Qui  protégeoit  en  vain  ce  qu'ils  ont  condamné. 
Ne  vous  affurez  point  fur  ma  foible  puifTance, 
Quel  frein  pourroit  dHin  peuple  arrêter  la  licence  , 
Quand  les  dieux,  nous  livrant  à  fon  zèle  indifcret  , 
L'afFranchifîent  d'un  joug  qu'il  portoit  à  regret  î 
Ma  Fille,   il  faut  céder.  Votre  heure  eft  arrivée. 
Songez-bien  dans  quel  rang  vous  êtes  élevée. 
Je  vous  donne  un  confeil  qu'à  peine  je  reçoi  ; 
Du  coup  qui  vous  attend ,  vous  mourrez  moins  que  moi. 
Montrez,  en  expirant,  de  qui  vous  êtes  née. 
Faites  rougir  ces  dieux  qui  vous  ont  condamnée. 
Allez.  Et  que  les  Grecs,  qui  vont  vous  immoler, 
Reconnoiflent  mon  fang  en  le  voyant  couler, 

Clïtemnestre. 
Vous  ne  démentez  point  une  race  funefte. 
Oui ,  vous  êtes  le  fang  d'Atrée  &:  de  Thyefte. 
Bourreau  de  votre  fille,  il  ne  vous  relie  enfin 
Que  d'en  faire  à  fa  mère  un  horrible  feftin. 

Miij 


170  I  P  H  I  G  E  N  1  E  y 

Barbare  !  C'eft  donc  là  cet  heureux  facrifîce 

Que  vos  foins  préparoienr  avec  tant  d'artifice  î 

Quoi  ,  l'horreur  de  foufcrire  à  cet  ordre  inhumain  , 

N'a  pas,  en  le  traçant,  arrêté  votre  main  1 

Pourquoi  feindre  à  nos  yeux  une  fauflè  triftefle  ? 

Penfez-vous  par  des  pleurs  prouver  votre  tendrelfe  ? 

Où  font-ils  ces  combats  que  vous  avez  rendus  î 

Quels  flots  de  fang  pour  elle  avez-vous  répandus  ? 

Quel  débris  parle  ici  de  votre  réfiftance  ? 

Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  filencc  ? 

Voilà  par  quels  témoins  il  falloit  me  prouver. 

Cruel ,  que  votre  amour  a  voulu  la  fauver. 

Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  expire. 

Un  oracle  dit-il  tout  ce  qu'il  femble  dire  ? 

Le  Ciel,  le  jufte  Ciel,  par  le  meurtre  honoré. 

Du  fang  de  l'innocence  eft-il  donc  altéré  ? 

Si  du  crime  d'Hélène  on  punit  fa  famille. 

Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  fa  fille. 

Laiflez  à  Ménélas  racheter  d'un  tel  prix 

Sa  coupable  moitié  dont  il  eft  trop  épris. 

Mais  vous ,  quelles  fureurs  vous  rendent  fa  viûime  ? 

Pourquoi  vous  impofer  la  peine  de  fon  crime  ? 

Pourquoi ,  moi-même  enfin  me  déchirant  le  flanc  , 

Payer  fa  folle  amour  du  plus  pur  de  mon  fang  î 

Que  dis-je  ?  Cet  objet  de  tant  de  jaloufie  , 
Cette  Hélène,  qui  trouble  &  l'Europe  &  l'Afie, 
Vous  femble-r-elle  un  prix  digne  de  vos  exploits  î 
Combien  nos  fronts  pour  elle  ont-ils  rougi  de  fois  î 
Avant  qu'un  nœud  fatal  l'unit  à  votre  frère, 
Théfée  avoir  ofé  l'enlever  à  fon  père  , 
Vous  favez,  &  Calchas  mille  fois  vous  l'a  dit , 
Qu'un  hymen  clandeftin  mit  ce  prince  en  fon  lit  , 
Et  qu'il  en  eut  pour  gage  une  jeune  prjncefle  , 
Que  fa  mère  a  cachée  au  retle  de  la  Grèce. 
Mais  non  ,  l'amour  d'un  frère ,  &  fon  honneur  blcffé 
Sont  les  moindres  des  foins,   dont  vous  êtes  prcfle. 
Cette  foif  de  régner,  que  rien  ne  peut  éteindre  , 
L'orgueil  de  voir  vingt  rois  vous  fcrvir  &  vous  craindre, 


TRAGÉDIE,  371 

Tcus  les  droits  de  l'Empire  en  vos  mains  confies , 

Cruel  !  c'eft  à  ces  dieux  que  vous  facrifiez  ; 

Et  loin  de  repouflcr  le  coup  qu'on  vous  prépare , 

Vous  voulez  vous  en  faire  un  mérite  barbare. 

Trop  jaloux  d'un  pouvoir  qu'on  peut  vous  envier  , 

De  votre  propre  fang  vous  courez  le  payer  ; 

Et  voulez ,  par  ce  prix  ,  épouvanter  l'audace 

De  quiconque  vous  peut  difputer  votre  place. 

Eil-ce  donc  être  père  ?  Ah,  toute  ma  raifon 

Cède  à  la  cruauté  de  cette  trahifon. 

Un  prêtre  ,  environné  d'une  foule  cruelle. 

Portera  fur  ma  fille  une  main  criminelle  l 

Déchirera  fon  fein  l  Se  ,  d'un  œil  curieux, 

Dans  fon  coeur  palpitant  confultera  les  dieux  ï 

Et  moi,  qui  l'amenai  triomphante  ,    adorée  , 

Je  m'en  retournerai  feule  Se  défefpérée  î 

Je  verrai  les  chemins  encor  tout  parfumés 

Des  fleurs ,  dont  fous  fes  pas  on  les  avoit  femés  l 

Non  ,  je  ne  l'aurai  point  amenée  au  fupplice  , 

Ou  vous  ferez  aux  Grecs  un  double  facrihce. 

Ni  crainte ,  ni  refpeû  ne  m'en  peut  détacher. 

De  mes  bras  tout  fanglans  il  faudra  l'arracher* 

Auill  barbare  époux  qu'impitoyable  pçre  , 

Venez ,   fi  vous  l'ofez  ,  la  ravir  à  fa  mère. 

Et  vous ,  rentrez  ,  ma  fille  ,  &:  du  moins  à  mes  loix 

Obéiflez  encor  pour  la  dernière  fois. 


SCENE     V. 

ACAMEMNON  fcuU 

l\  DE  moindres  fureurs  je  n'ai  pas  du  m'attendre. 
Voilà  ,  voilà  les  cris  que  je  craignois  d'entendre. 
Heureux  ,  fi  dans  le  trouble  où  fiottent  mes  efprits. 
Je  n'avois  toutefois  à  craindre  que  fes  cris  I 
Kélae  ,  en  m'impofant  une  loi  ù  févère  , 
Grands  dieux ,  me  dcvicz-vous  laiflèr  un  cœur  de  père  î 

M  iv 


i7i  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

SCENE     V  L 

ACHILLE,     AGAMEMNON. 

Achille. 

w  N  bruit  aflèz  étrange  cft  venu  jufqu'à  moi , 
Seigneur  ;  je  l'ai  jugé  trop  peu  digne  de  foi. 
On  dit ,   &  fans  horreur  je  ne  puis  le  redire , 
Qu'aujourd'hui  par  votre  ordre  Iphigénie  expire  ; 
Que  vous-même  ,   étouffant  tout  fentimcnt  humain  ,* 
Vous  l'allez  à  Calchas  livrer  de  votre  main. 
On  dit  que,  fous  mon  nom  à  l'autel  appellée. 
Je  ne  l'y  conduifois  que  pour  être  immolée  5 
Et  que  ,  d'un  faux  hymen  nous  abufant  tous  deux  , 
Vous  voulez  me  charger  d'un  emploi  fî  honteux. 
Qu'en  dites-vous.  Seigneur  ?  Que  faut-il  que  j'en  penfe  î 
Ne  fcrez-vous  pas  taire  un  bruit  qui  vous  offenfe  î 

Agamemnon. 
Seigneur,  je  ne  rends  point  compte  de  mes  deflcîns. 
^a  fille  ignore  encor  mes  ordres  Ibuverains  j 
Et ,  quand  il  fera  temps  qu'elle  en  foit  informée  , 
Vous  apprendrez  fon  fort ,  j'en  inftruirai  l'armée. 

Achille. 
Ah  ,  je  fais  trop  le  fort  que  vous  lui  réfervez  I 

Agamemnon. 
Pourquoi  le  demander,  puifque  vous  le  favez  î 

Achille. 
Pourquoi  je  le  demande  ?  O  Ciel ,  le  puis-je  croire 
Qu'çn  ofe  des  fureurs  avouer  la  plus  noire  ! 
Vous  croyez  qu'approuvant  vos  deffeins  odieux  , 
Je  vous  laiffe  immoler  votre  fille  à  mes  yeux  ? 
Que  ma  foi,  mon  amour,  mon  honneur  y  confente  \ 

Agamemnon. 
Mais  vous ,  quj  me  parlez  d'un  voix  menaçante  , 


TRAGÉDIE.  173 

Oubliez-vous  ici  qui  vous  iaterrogez  ? 

Achille. 
Oubliez-vous  qui  j'aime,  &  qui  vous  outragez  î 

A  G  A  M  E  M  N  O  N. 

Er  qui  vous  a  chargé  du  foin  de  ma  famille  ? 
Ne  pourrai-je,  fans  vous,  difpofer  de  ma  fille  î 
Ne  fuis-je  plus  fon  père  ?  Etes-vous  fon  époux  i 
Et  ne  peut-elle  .... 

Achille. 

Non     elle  n'eft  plus  â  vous. 
On  ne  m'abufe  point  par  des  promeffes  vaines. 
Tant  qu'un  refte  de  fang  coulera  dans  mes  veines. 
Vous  deviez  à  mon  fort  unir  tous  Css  momens. 
Je  défendrai  mes  droits  fondés  fur  vo3  fermens  ; 
Et  n'cft-ce  pas  pour  moi  que  vous  l'avez  mandée  ? 

Agamemnon. 
Plaignez-vous  donc  aux  dieux  qui  me  l'ont  demandée. 
Accufez  &  Calchas  Se  le  camp  tout  entier  , 
UlylTe  ,  Ménélas  ,   &  vous  tout  le  premier. 

Achille. 
Moi  I 

Agamemnon. 
Vous  qui ,   de  l'Afie  embraiTant  la  conquête  , 
Querellez  tous  les  jours  le  Ciel  qui  vous  arrête  ; 
Vous  qui ,  vous  offenfant  de  mes  juftes  terreurs  , 
Avez  dans  tout  le  camp  répandu  vos  fureurs. 
Mon  cœur,  pour  la  fauver  ,   vous  ouvroit  une  voie  ; 
Mais  vous  ne  demandez,   vous  ne  cherchez  que  Troie. 
Je  vous  fermois  le  champ  ,   où  vous  voulez  courir. 
Vous  le  voulez,  partez,  fa  mort  va  vous  l'ouvrir, 

Achille. 
Jufte  Ciel  !  puis-je  entendre  &  fouffrir  ce  langage  î 
Eft-ce  ainfi  qu'au  parjure  on  ajoute  l'outrage  ! 
Moi,  je  voulois  partir  aux  dépens  de  fes  jours  î 
Et  que  m'a  fait  à  moi  cette  Troie  où  je  cours  ? 
Au  pied  de  Ces  remparts  quel  intérêt  m'appelle  î 
Pour  qui ,  fourd  à  la  voix  d'une  mère  immortelle  , 

Mv 


174  IP  H  I  G  E  N  I  E, 

Et  d'un  père  éperdu  négligeant  les  avis  , 

Vais-jc  y  chercher  la  mort  tant  prédite  à  leur  fils  ? 

Jamais  vaifleaux  partis  des  rives  du  Scamandre  , 

Aux  champs  ThefTaliens  ofèrent-ils  defcendre  î 

Et  jamais  dans  Larifle  un  lâche  raviflèur 

>ïe  vint-il  enlever  ou  ma  femme  ou  ma  foeur  ? 

Qu'ai-je  à  me  plaindre  ?  Où  font  les  pertes  que  j'ai  faites  ? 

Je  n'y  vais  que  pour  vous,  barbare  que  vous  èzçs; 

Pour  vous ,  à  qui  des  Grecs  moi  feul  je  ne  dois  rien  ; 

Vous,  que  j'ai  fait  nommer  &  leur  chef  &  le  mien  ; 

Vous,  que  mon  bras  vengeoit  dans  Lelbos  enflammée  , 

Avant  que  vous  euffiez  allemblé  votre  armée. 

Et  quel  fut  le  deflein  qui  nous  aflembla  tous  ? 

Ne  courons-nous  pas  rendre  Hélène  à  fon  époux  ? 

Depuis  quand  penîe-t-on  qu'inutile  à  moi-même  , 

Je  me  laifle  ravir  une  époufe  que  j'aime  ? 

Seul ,  d'un  honteux  affront  votre  frère  blefïe  , 

A-t-il  droit  de  venger  fon  amour  offenfé  ? 

Votre  fille  me  plut,  je  prétendis  lui  plaire. 

Elle  cft  de  mes  fermens  feule  dépofitaire. 

Content  de  fon  hymen ,  vaifleaux ,  armes ,  foldats , 

Ma  foi  lui  promit  tout ,  &  tien  à  Ménéias. 

Qu'il  poufuive ,  s'il  veut ,  fon  époufe  enlevée  ; 

Qu'il  cherche  une  viûoire  à  mon  fang  réfervée. 

Je  ne  connois  Priam ,   Hélène ,  ni  Paris. 

Je  voulois  votre  fille  ,  &  ne  pars  qu'à  ce  prix. 

Agamemnon. 

Fuyez  donc  Retournez  dans  votre  Thcflalie. 
Moi-même  je  vous  rends  le  ferment  qui  vous  lie.^ 
Aflez  d'autres  viendront ,  à  mes  ordres  foumis , 
Se  couvrir  des  lauriers  qui  vous  furent  promis  ; 
Et  par  d'heureux  exploits ,  forçant  la  deftinée  , 
Trouveront  d'Ilion  la  fatale  journée. 
J'entrevois  vos  mépris,   &  juge  ,  à  vos  difcours  , 
Combien  j'acheterois  vos  fuperbes  fecours. 
De  la  Grèce  déjà  vous  vous  rendez  l'arbitre  ; 
Ses  rois  ,  à  vous  ouir ,  m'ont  paré  d'un  vain  titre. 


i 


TRAGÉDIE.  x-j^ 

Fîet  de  vôtre  valeur  ,  tout ,  fi  je  vous  en  croîs. 
Doit  marcher,  doit  fléchir,  doit  trembler  fous  vos  loix. 
Un  bienfait  reproché  tint  toujours  lieu  d'ofFenfe. 
Je  veux  moins  de  valeur,  &:  plus  d'obéiflance. 
Fuyez.  Je  ne  crains  point  votre  impuillant  courroux  5 
Et  je  romps  tous  les  nœuds  qui  m'attachenc  à  vous. 

A  C  H  i  L  L  E. 

Rendez  grâce  au  feul  nœud  qui  retient  ma  colère. 
D'Iphigénie  encor  je  rerpeûe  le  père. 
Peut-être  ,  fans  ce  nom,   le  chef  de  tant  de  rois 
M'auroit  ofé  braver  pour  la  dernière  fois. 
Je  ne  dis  plus  qu'un  mot,  c'eft  à  vous  de  m'entendre» 
J'ai  votre   fille  enfemble  &  ma  gloire  à  défendre. 
Pour  aller  jufqu'au  cœur,  que  vous  voulez  percer. 
Voilà  par  quels  chemins  vos  coups  doivent  palFer. 


SCENE     VIL 

ACAMEMNON  ftliU 

X_j  T  voilà  ce  qui  rend  fa  perte  inévitable. 
Ma  fille  toute  feule  étoit  plus  redoutable. 
Ton  infolent  amour,  qui  croit  m'épouvantet; 
Vient  de  hâter  le  coup  que  tu  veux  arrêter. 
Ne  délibérons  plus.  Bravons  fa  violence. 
Ma  gloire  intéreflee  emporte  \z  balance. 
Achille  menaçant  détermine  mon  cœur  , 
Ma  pitié  fembleroit  un  effet  de  ma  peur»^ 
Holà,  Gardes,  à  moi. 


Hv; 


275  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 


SCENE     VIII. 

A  G  AME  MN  ON,   EURYBATE,    Cardes. 

EURYEATE. 
•^  EIGNEUR. 

Agamemnon 

Que  vais-je  faire  î 
Puis-je  leur  prononcer  cet  ordre  fanguinaire  î 
Cruel,  à  quel  combat  faut-il  te  préparer  I 
Quel  eft  cet  ennemi  que  tu  leur  vas  livrer  î 
Une  n:»ère  m'attend ,  une  mère  intrépide  , 
Qui  défendra  fon  fang  contre  un  père  homicide. 
Je  verrai  mes  foldats  ,   moins  barbares  que  moi  > 
Refpeûer  dans  fes  bras  la  fille  de  leur  roi. 
Achille  nous' menace,  Achille  nous  méprife. 
Mais  ma  fille  en  eft-elle  à  mes  loix  moins  foumife  ? 
Ma  fille ,  de  l'autel  cherchant  à  s'échapper  , 
<jémit-elle  du  coup  dont  je  la  veux  frapper  ? 
Que  dis-je  ?  Que  prétend  mon  facrilege  zèle  ? 
Quels  vœux,  en  l'immolant,  formerai-je  fur  elle  ? 
Quelques  prix  glorieux  qui  me  foient  propofés  , 
Quels  lauriers  me  plairont  de  fon  fang  arrofés  î 
Je  veux  fléchir  des  dieux  la  puiflance  fuprême. 
Ah,  quels  dieux  me  feroient  plus  cruels  que  moi-même  I 
Non,  je  ne  puis.  Cédons  au  fang,  à  l'amitié. 
Et  ne  rougiflbns  plus  d'une  jufte  pitié. 
Qu'elle  vive.  Mais  quoi  ?  Peu  jaloux  de  ma  gloire  , 
Dois-je  au  fuperbe  Achille  accorder  la  viâoire  î 
Son  téméraire  orgueil,  que  je  vais  redoubler. 
Croira  que  je  lui  cède,  &  qu'il  m'a  fait  trembler. 
De  quel  frivole  foin  mon  efprit  s'cnibarraflTe  ? 
Ne  puis-je  pas  d'Achille  humilier  l'audace  ? 
Que  ma  fille  à  Ces  yeux  foit  un  fujet  d'ennui  : 
Il  l'aime.  Elle  vivra  pour  un  autre  que  lui. 


TRAGÉDIE.  277 

Eurybate  ,  appeliez  la  piincefTe,  la  reine. 
Qu'elles  ne  craignent  point. 


SCENE     IX. 

A  G  -A  M  E  M  N  O  N  ,   Gardts. 
Agamemnon 

vjr  RANDs  dieux ,  fi  votre  haine 
Perfévèi-e  à  vouloir  l'arracher  de  mes  mains  , 
Que  peuvent  devant  vous  tous  les  foibles  humains  î 
Loin  de  la  fecourir  ,  mon  amitié  l'opprime  ; 
Je  le  fais.  Mais  ,  grands  dieux,  une  telle  vidime 
Vaut  bien  que  ,  confirmant  vos  rigoureufes  loix  , 
Vous  me  la  demandiez  une  féconde  fois. 


SCENE     X 

AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE,   IPHIGÉNIE, 
ERIPHILE  ,  EURYBATE  ,  DORIS  ,  Garizs. 

Agamemnon. 

/*  iLEz  ,  Madame  ,  allez,    prenez  foin  de  fa  vie. 
Je  vous  rends  votre  fille  ,   &  je  vous  la  confie. 
Loin  de  ces  lieux  cruels  précipitez  fcs  pas. 
Mes  Gardes  vous  fuivront  commandés  par  Arcas. 
Je  veux  bien  excufer  fon  heureufc  imprudence. 
Tout  dépend  du  fecret  &  de  la  diligence. 
Ulyfie  ni  Calchas  n'ont  point  encor  parlé  5 
Gardez  que  ce  départ  ne  leur  fuit  révélé. 
Cachez  bien  votre  fille,   &  que  tout  le  camp  croie 
Que  je  la  retiens  feule,   ôc  que  je  vous  renvoie. 
Fuyez.  Puifîent  les  dieux,  de  mes  larmes  contens» 
A  mes  triftes  regards  ne  l'offrir  de  long-temps. 


i78  IP  H  I  G  E  N  l  E, 

Gardes  fuivez  la  reine. 

Clytemnestre. 
Ah  ,  Seigneur  l 
Iphxcenie. 

Ah  ,  mon  pèrs  I 
Agamemnon. 
■Prévenez  de  Calchas  rcmpreflement  févèrCt 
Fuyez  ,  vous  dis-je.   Et  moi,  pour  vous  favorifer  i 
Par  de  feintes  raifons  je  m'en  vais  l'abufer  ; 
Je  vais  faire  fufpendre  une  pompe  funefte , 
Et  de  ce  jour,  au  moins ,  lui  demander  le  refte. 


SCENE     IX. 

ERIPHILE,     DORIS. 

E  R  I  P  H  I  L  E. 

^  uis-moî.  Ce  n'eft  pas  là ,  Doris,  notre  chemin, 

D  O  B.  1  s . 

Vous  ne  les  fuivez  pas  ? 

E  R  I  P  H  I  L  E« 

Ah  ,  je  fuccombe  enfin 
Je  reconnois  reffet  àcs  tendrefTes  d'Achille. 
Je  n'emporterai  point  une  rage  inutile. 
Plus  de  raifons.  Il  faut  ou  la  perdre  ou  périr. 
Viens,  te  dis-je.  A  Calchas  je  vais  tout  découvrir. 


Fin  du  quatrième  Aâe^ 


TRAGÉDIE.  17^ 


ACTE     V. 

SCENE     PREMIERE. 

IPHIGENIE,    iEGINE. 

Iphigénie. 

V-<  ESSE  de  m'arrêter.  Va ,  retourne  à  ma  mère  ," 

^gine ,  il  faut  des  dieux  appaifer  la  colère. 

Pour  ce  fang  malheureux  qu'on  veut  leur  dérober  > 

Regarde  quel  orage  eft  tout  prêt  â  tomber. 

Conlîdère  l'état  où  la  reine  eft  réduite. 

Voi  comme  tout  le  camp  s'oppofe  à  notre  fuite  ; 

Avec  quelle  infolence,  ils  ont,  de  toutes  parts  , 

Fait  briller  à  nos  yeux  la  pointe  de  leurs  dards. 

Nos  gardes  repoufTés,  la  reine  évanouie  .  . . 

Ah ,  c'eft  trop  l'expofer ,  foufFre  que  je  la  fuie  ! 

Et  ,  fans  attendre  ici  Ces  fecours  impuiflans  , 

LaiflTe  moi  profiter  du  trouble  de  fcs  fens. 

Mon  père  même ,  hélas  1  puifqu'il  faut  te  le  dire  , 

Mon  père  ,  en  me  fauvant ,  ordonne  que  j'expifte. 

^  G  I  N  E. 

Lui,  Madame  I  Quoi  donc  ?  Qu'eft-ce  qui  s'cft  pafiTé  î 

Iphigénie. 
Achille  trop  ardent  l'a  peut-être  offenfé. 
Mais^c  roi,  qui  le  hait,  veut  que  je  le  haiflè* 
Il  ordonne  à  mon  cœur  cet  affreux  facrifice  , 
Il  m'a  fait  par  Arcas  expliquer  fes  foubaits  , 
itgine  ,  il  me  défend  de  lui  parler  jamais. 

iE  G  1  N  E. 
Ah ,  Madame  ! 

Iphigénie. 
Ah  ,  fcntence  !  Ah ,  rigueur  inouïe  l 
Dieux  plus  doux ,  vqus  n'avez  demandé  que  ma  vie  l 


z8o  IPHIGENIE, 

Mourons  ,  cbéiflbns..  Mais  qu'eft-ce  que  je  voi  ? 
Dieux,    Achille  I 


SCENE     IL 

ACHILLE,     IPHIGÉNIE, 

Achille. 

V  ENEz ,  Madame  ,  fuivez-moî. 
Ne  craignez  ni  les  cris ,  ni  la  foule  impuiflante 
D'un  peuple  qui  Ce  preiïe  autour  de  cette  tente., 
Paroiflèz  ;  5c  bientôt,  fans  attendre  mes  coups  , 
Ces  flots  tumultueux  s'ouvriront  devant  vous. 
Patrocle  ,   &  quelques  chefs  qui  marchent  à  ma  fuite  , 
De  mes  Theflaliens  vous  amènent  l'élite. 
Tout  le  refte  ,   alfemblé  près  de  mon  étendart , 
Vous  offie  de  fes  rangs  l'invincible  rempart. 
A  vos  perfécuteurs  oppofons  cet  afyle. 
Qu'ils  viennent  vous  chercher  fous  les  tentes  d'Achille. 
Quoi ,  Madame  ,  eft-ce  ainfi  que  vous  me  fécondez  î 
Ce  n'eft  que  par  des  pleurs  que  vous  me  répondez. 
Vous  fiez-vous  encore  à  de  û  foiblcs  armes  ? 
Hâtons-nous.  Votre  père  a  déjà  vu  vos  larmes. 

Iphigéniî. 
Je  le  fais  bien  ,  Seigneur.  Auflî  tout  mon  efpoir 
N'eft  plus  qu'au  coup  mortel  que  je  vais  recevoir. 

Achille. 
Vous  ,  mourir  î  Ah ,   ceflez  de  tenir  ce  langage  I 
Songez-vous  quel  ferment  vous  &  moi  nous  engage  ï 
Songez-vous,  pour  trancher  d'inutiles  difcours  , 
Que  le  bonheur  d'Achille  eft  fondé  fur  vos  jours  I 

Iphigénje. 
Le  Ciel  n'a  point  aux  jours  de  cette  infortunée 
Attaché  le  bonheur  de  votre  deftinée. 
Notre  amour  nous  trompoit  ;  &c  les  arrêts  du  fore 
Veulent  que  ce  bonheur  foie  un  fruit  de  ma  morç. 


TRAGÉDIE.  18 1 

Songez,  Seigneur,  fongez  à  ces  nioifiTons  de  gloire 
Qu'a  vos  vaillances  mains  préfente  la  viftoire. 
Ce  champ  il  glorieux,  où  vous  afpirez  tous, 
on  fang  ne  l'arrofe ,   eft  ftcrile  pour  vous. 
ell  la  loi  des  dieux  à  mon  père  dictée. 
r.ii  vain  ,  fourd  à  Calchas,   il  l'avoit  rejettée. 
Par  la  bouche  des  Grecs  contre  mot  conjurés  , 
Leurs  ordres  éternels  fe  font  trop  déclarés. 
Partez.  A  vos  honneurs  j'apporte  trop  d'obftacles. 
Vous-même  dégagez  la  foi  de  vos  oracles. 
Signalez  ce  héros  à  la  Gicce  promis  , 
Tournez  votre  douleur  contre  fes  ennemis. 
Déjà  Priam  pâlit.  Déjà  Troie  ,   en  allarmes  , 
Redoute  mon  bûcher  ,  6c  frémit  de  vos  larmes. 
Allez  ;  &,  dans  fes  murs  vuides  de  citoyens  , 
Faites  pleurer  ma  mort  aux  veuves  des  Troyens. 
le  meurs  dans  cet  efpoir  fatisfaite  &:  tranquille. 
Si  je  n'ai  pas  vécu  la  compagne  d'Achille  , 
l'efpère  que  du  moins  un  heureux  avenir, 
A  vos  faits  immortels  joindra  mon  fouvenir  ; 
Et  qu'un  jour  mon  trépas  ,  fource  de  votre  gloire  , 
Ouvrira  le  récit  d'une  li  belle  hiftoire. 
Adieu,  prince,  vivez  digne  race  des  dieux. 

Achille. 
"Non,  je  ne  reçois  point  vos  funeftcs  adieux. 
En  vain  ,  par  ce  difcours  ,  votre  cruelle  adrclîe 
Veut  fervir  votre  père ,  &  tromper  ma  tendreiTe. 
En  rain  vous  prétendez,  obUinée  à  mourir, 
IntérefTer  ma  gloire  à  vous  lailîer  périr. 
Ces  moiffbns  de  lauriers,  ces  honneurs,  ces  conquêtes. 
Ma  main ,   en  vous  fervant  ,  les  trouve  toutes  prêtes. 
Et  qui  de  ma  faveur  fe  voudroit  honorer , 
Si  mon  hymen  prochain  ne  peut  vous  aflurer  î 
Ma  gloire  ,   mon  amour,  vous  ordonnent  de  vivre. 
Venez ,  Madame  ,   il  faut  les  en  croire  ,  &  me  fuivre. 

•I  p  H  I  G  Ë  N  I  E. 

Qui,  moi  ?  Que,  contre  un  père  ofant  me  révolter. 
Je  mérite  la  mort  que  j'icois  éviter  î 


z8z  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Où  feroit  le  refpeû ,  &  ce  devoir  fuprcme  . .  » 

A  C  H  I  L  L  I. 

Vous  fuivrez  un  époux  avoué  par  lui-même. 
C'eft  un  titre  qu'en  vjin  il  prétend  me  voler. 
Ne  fait-il  des  fermons  que  pour  les  violer  î 
Vous-même,  que  retient  un  devoir  lî  févère  , 
Quand  il  vous  donne  à  moi,  n'eft-il  point  votre  père 
Suivez-vous  feulement  fes  ordres  abfolus  , 
Quand  il  cefle  de  l'être  ,  &  ne  vous  connoît  plus  î 
Enfin  c'ell:  trop  tarder ,  ma  princcfle  5  &  ma  crainte. . 

Iphigénie. 
Quoi,  Seigneur,  vous  iriez  jufques  à  la  contrainte  ? 
D'un  coupable  tranfport  écoutant  la  chaleur  , 
Vous  pourriez  ajouter  ce  comble  à  mon  malheur  î 
Ma  gloire  vous  feroit  moins  chère  que  ma  vie  i 
Ah,  Seigneur  ,   épargnez  la  trifte  Iphigénie  l 
AfTervie  à  des  loix  que  j'ai  dû  refpeder  , 
C'eft  déjà  trop  pour  moi  que  de  vous  écouter. 
Ne  portez  pas  plus  loin  votre  injufte  viftoirc. 
Ou,  par  mes  propres  mains  immolée  à  ma  gloire  , 
-Je  fàurai  m'afFranchir  ,  dans  ces  extrémités  , 
Du  fecours  dangereux  que  vous  me  préfentez. 

Achille. 
Hé  bien  ,  n'en  parlons  plus.  Obéiflez,  cruelle, 
Et  cherchez  une  mort  qui  vous  fsrable  fi  belle. 
Portez  à  votre  père  un  cœur,   où  j'entrevoi 
Moins  de  refpcft  pour  lui,  que  de  haine  pour  moi. 
Une  jufte  fureur  s'empare  de  mon  ame. 
Vous  allez  à  l'autel ,  &  moi ,  j'y  cours ,  Madame. 
Si  de  fang  &  de  morts  le  Ciel  eft  affamé  , 
Jamais  de  plus  de  fang  fes  autels  n'ont  fumé  : 
A  mon  aveugle  amour  tout  fera  légitime. 
Le  prêtre  deviendra  la  première  vidime. 
Le  bûcher ,  par  mes  mains  détruit  Se  renverfé  , 
Dans  le  fang  des  bourreaux  nagera  difperfé. 
Et  fi,  dans  les  horreurs  de  ce  défordre  extrême  , 
Votre  père  frappé  tonabe  ,  OC  périt  lui-même  , 


TRAGÉDIE.  283 

Alors,  de  vos  refpc(fls  voyant  les  triftes  fruits , 
Reconnoiiïez  les  coups  que  vous  aurez  conduits. 

Iphigénie. 
Ah,  Seigneur!  Ah,  cruel  !  .  .Mais  il  fuit,  il  m'échappe. 
O ,  toi,   qui  veux  ma  mort ,  me  voilà  feule  ,  frappe , 
Termine  ,  jufte  Ciel ,  ma  vie  &  mon  effroi  ; 
!Et  lance  ici  des  traits  qui  n'accablent  que  moi  1 


SCENE     I  I  L 

CLYTEMNESTRE  ,  IPHIGENIE,  REGINE  , 
EURYBATE,  Gardes, 

Clytemnestre. 

v^  Ui,   je  la  défendrai  contre  toute  l'armée. 
Lâches,  vous  trahiflcz  votre  reine  opprimée  ! 

E  u  R  V  B  A  T  E. 

Non ,  Madame,  il  fuffit  que  vous  nous  commandiez. 
Vous  nous  verrez  combattre  ,  &  mourir  à  vos  pietîs. 
Mais  de  nos  foiblcs  mains  que  pouvez-vous  attendre  î 
Contre  tant  d'ennemis  qui  pourra  vous  défendre  î 
Ce  n'eft  plus  un  vain  peuple  en  défordre  aflcmblé. 
C'efl:  d'un  zèle  fatal  tout  le  camp  aveuglé. 
Plus  de  pitié.  Ca'lchas  fcul  règne,  fcul  commande. 
La  piété  févèrc  exige  fon  offrande. 
Le  roi ,  de  fon  pouvoir,  fc  voit  dépofleder  ; 
Et  lui-même  au  torrent  nous  contraint  de  céder. 
Achille  à  qui  tout  cède  ,  Achille  à  cet  orage 
Voudroit  lui-même  en  vain  oppofer  fon  courage. 
Que  fera-t-il ,  Madame  ?  Et  qui  peut  diffipcr 
Tous  les  flots  d'ennemis  prêts  à  l'envelopper  î 

Clytemnestre. 
Qu'ils  viennent  donc  fur  moi  prouver  leur  zèle  impîe  « 
Et  m'arrachent  ce  peu  qui  me  refte  de  vie. 
La  mort  feule  ,  la  mort  pourra  rompre  les  noeuds 
Dont  mes  bras  nous  vont  joindre  &  lier  toutes  deux. 


284  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Mon  corps  fera  plutôt  féparé  de  mon  ame  , 
Que  je  fouf&e  jamais ...  Ah ,  ma  fille  I 
Iphigénie. 

Ah,  Madame 
Sous  quel  aftre  cruel  avez-vous  mis  au  jour 
Le  malheureux  objet  d'une  fi  tendre  amour  î 
Mais  que  pouvez-vous  faire  en  l'état  où  nous  fommes  ; 
Vous  avez  à  combattre  &  les  dieux  &  les  hommes. 
Contre  un  peuple  en  fureur  vous  expoferez-vous  ? 
N'allez  point,  dans  un  camp  rebelle  à  votre  époux  , 
Seule  à  me  retenir  vainement  obftinée  , 
Par  des  foldats  peut-être  indignement  traînée  , 
Préfenter ,  pour  tout  fruit  d'un  déplorable  effort , 
Un  fpeûacle  à  mes  yeux  plus  cruel  que  la  mort. 
Allez.   LaifTez  aux  Grecs  achever  leur  ouvrage  , 
Et  quittez  pour  jamais  un  malheureux  rivage. 
Du  bûcher  ,   qui  m'attend,  trop  voifîn  de  ces  lieux  , 
La  flamme  de  trop  près  viendroit  frapper  vos  yeux. 
Sur-tout  ,  fi  vous  m'aimez  ,  par  cet  amour  de  mère  , 
Ne  reprochez  jamais  mon  trépas  à  mon  père. 

CLYTEMNESTR.E. 

Lui,  par  qui  votre  cœur  à  Calchas  préfenté  !  . . . 

Iphigénie 
Pour  me  rendre  à  vos  pleurs  que  n'a-t-il  point  tenté  î 

Clytemnestre, 
Par  quelle  trahifon  le  cruel  m'a  déçue  I 

Iphigénie. 
Il  me  cédoit  aux  dieux,  dont  il  m'avoît  reçue. 
Ma  mort  n'emporte  pas  tout  le  fruit  de  vos  feux. 
De  l'amour  qui  vous  joint  vous  avez  d'autres  nœuds. 
Vos  yeux  me  reverront  dans  Orefte  mon  frère. 
PuifiTe-t-il  être ,  hélas ,  moins  funefte  à  fa  mère  î 
D'un  peuple  impatient  vous  entendez  la  voix. 
Daignez  m'ouvrir  vos  bras  pour  la  dernière  fois , 
Madame  ;  &  rappellant  votre  vertu  fublimc  .  .  . 
Eurybate  ,  à  l'autel  conduifez  1^  Yi(^iine. 


TRAGÉDIE.  285 

^^ii^W^— WMi        I  wi—i. mil I, 

SCENE    IV. 

CLYTEMNESTRE,    ^GINE,    Gardes. 

Clvtemnestre. 

/x  H  ,  vous  n'irez  pas  feule  ,  &  je  ne  prétens  pas . . . 
Mais  on  fe  jette  en  foule  au-devant  de  mes  pas. 
Perfides,  contentez  votre  foif  fanguinaire. 

JE  G  I  ti  E. 

Où  courez-vous ,  Madame  î  Et  que  voulez-vous  faire  î 

Clytemnestre. 
Hélas  ,  je  me  confume  en  impuiffans  efforts, 
;Et  rentre  au  trouble  affreux ,  dont  à  peine  je  fors. 
Mourrai-je  tant  de  fois ,  fans  fortir  de  la  vie  î 

JE  c  i  s  E. 
Ah ,  favez-vous  le  crime  ,  Se  qui  vous  a  trahie  , 
Madame  ?  Savez-vous  quel  ferpent  inhumain 
Iphigénic  avoit  retiré  dans  fon  fcin  î 
Eriphilc  ,   en  ces  lieux  par  vous-même  conduite  , 
A  feule  à  tous  les  Grecs  révélé  votre  fuite. 

Clytemnestre. 
O  monîlre ,   que  Mégère  en  fes  flancs  a  porté  î 
Mondre  ,  que  dans  nos  bras  les  enfers  ont  jette  î 
Quoi, tu  ne  mourras  point  î  Quoi, pour  punir  fon  crime.. 
Mais  ou  va  ma  douleur  chercher  une  victime  ? 
Quoi  ,  pour  noyer  les  Grecs  &:  leurs  mille  vaiflèaux. 
Mer  ,   tu  n'ouvriras  pas  des  abîmes  nouveaux  ? 
Quoi ,  lorfque  les  challant  du  port  qui  les  recèle  , 
L'Aulide  aura  vomi  leur  flote  criminelle  , 
Les  vents  ,   les  mêmes  vents  fi  long-temps  accufés, 
Ne  te  couvriront  pas  de  fes  vaiflèaux  brifés  î 

Et  toi ,  Soleil ,  &  toi ,  qui ,  dans  cette  contrée, 
Rcconnois  l'héritier  &  le  vrai  fils  d'Atrée  ; 
Toi ,  qui  n'ofas  du  père  éclairer  le  fellin  , 
Recule  ,  ils  t'ont  appris  ce  funefl:e  chemin  î 


zU  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Mais ,  cependant ,  q  Ciel  î  O  mère  infortunée  î 
De  feftons  odieux  ma  fille  couronnée  , 
Tend  la  gorge  aux  couteaux ,  par  foa  père  apprêtés. 
Calchas  va  dans  fon  fang  . . .  barbares ,  arrêtez  ; 
C'eft  le  pur  fang  du  Dieu  qui  lance  le  tonnerre. 
J'entends  gronder  la  foudre  ,  &:  fcns  trembler  la  terre 
Un  Dieu  vengeur  ,  un  Dieu  fait  retentir  fes  coups. 

SCENE     V. 

CLYTEMNESTRE  ,  .ÏGINE  ,  ARCAS  ,  Caries. 

A  R  C  A  Sé 


N' 


'en  doutez  point,  Madame,  un  Dieu  combat  pour 
Achille  en  ce  moment  exauce  vos  prières  ; 
Il  a  brifé  des  Grecs  les  trop  foibles  barrières. 
Achille  eft  à  l'autel.  Calchas  eft  éperdu. 
Le  fatal  facrifice  eft  cncor  fufpendu. 
On  fe  menace  ,  on  court,  l'air  gémit,  le  fer  brille^ 
Achille  fait  ranger  autour  de  votre  fille 
Tous  £cs  amis ,  pour  lui  prêts  à  fe  dévouer. 
Le  trifte  Agamemnon  ,  qui  n'ofe  l'avouer. 
Pour  détourner  fes  yeux  des  meurtres  qu'il  préfàge," 
Ou  pour  cacher  fes  pleurs  j  s'eft  voilé  le  vifage. 
Venez  ,   puifqu'il  fe  taît ,  venez  par  vos  difcours 
De  votre  défenfeur  appuyer  le  fecours. 
Lui-même  de  fa  main  ,  de  fang  toute  fumante  J 
I  veut  entre  vos  bras  remettre  fon  amante  ; 
Lui-même  il  m'a  chargé  de  conduire  vos  pas. 
Ne  craignez  rien. 

Clytemnestre. 
Moi,  craindre  !  Ah,  courons,  cher  Arcas 
Le  plus  affreux  péril  n'a  rien  dont  je  pâlifle. 
J'irai  par-tout.  Mais  dieux  î  ne  vois-je  pas  Ulyffe  ^ 
C'eft  lui.  Ma  fille  eft  morçe ,  Arcas  ,  il  n'eft  plus  tcmp 


TRAGÉDIE.  187 


SCENE     DERNIERE. 

ULYSSE,  CLYTEMNESTRE,  ARCAîù 
^  G  I N  E  ,  Gardes. 

Ulysse. 

JN  ON ,  Madame ,  elle  vit ,  &  les  dieux  font  contens. 
•Raflurei-vous.  Le  Ciel  a  voulu  vous  la  rendie, 

Clytemnestke. 
iEllc  vit  !  Et  c*eft  vous  qui  venez  me  l'apprendre  î 

Ulysse. 
Oui.c'eft  moi,  qui.long-temps  contre  elle  &  contre  vous, 
Ai  cru  devoir,  Madame,  atFermir  votre  époux  : 
Moi  qui,  jaloux  tantôt  de  l'honneur  de  nos  armes  , 
Par  d'auftèrcs  confeils  ai  fait  couler  vos  larmes  5 
Et  qui  viens,  puifqu'cnfin  le  Ciel  eft  appaifc  , 
Réparer  tout  l'ennui  que  je  vous  ai  caufé. 

Clytemnestre. 
Ma  fille  î  Ah ,  Prince  1  O  Ciel  1  Je  demeure  éperdue. 
Quel  miracle,  Seigneur,  quel  dieu  me  l'a  rendue  î 

Ulysse. 
Vous  m'en  voyez  moi-même ,  en  cet  heureux  moment, 
Saifi  d'horreur ,  de  joie  ,  &  de  raviflement. 
Jamais  jour  n'a  paru  fi  mortel  à  la  Grèce. 
Déjà  de  tout  le  camp  la  difcorde  maîtrefle 
Avoir  fur  tous  les  yeux  mis  fon  bandeau  fatal  » 
Et  donné  du  combat  le  funcfte  fignal. 
De  ce  Tpedacle  affreux  votre  fille  allarmée, 
Voyoit  pour  elle  Achille  ,  &:  contre  clic  l'armce. 
Mais,  quoique  fcul  pour  elle,  Achille  furieux 
Epouvantoit  l'armée  ,  &  partageoit  les  dieux. 
Déjà  de  traits  en  l'air  s'élcvoit  un  nuage  ; 
Déjà  couloit  le  fang  ,  prémices  du  carnage. 
Entre  les  deux  partis  Calchas  s'eft  avancé. 
L'œil  farouche  ,  l'air  fombre  ,  &c  le  poil  hcrifle. 


288  I  P  H  I  G  E  N  I  E, 

Terrible  ,  &:  plein  du  dieu  qui  l'agiroic  fans  doute  : 
'  Vous  y  Achille  j  a-r-il-dit,  &*  vous  Grecs ,  qu'on  m' écouta 
Le  Dieu  qui  maintenant  vous  parle  par  ma  voix  , 
M'explique  fon  oracle  j,  6"  m'inflruit  defon  choix. 
Un  autre jang  d'Hélène^  une  autre  Iphigénie 
Sur  ce  bord  immolée  y  doit  laijferfa  vie. 
ThéJ'ée  avec  Hélène  unifecrettement 
Fitjiiccéder  l'hymen  àfon  enlèvement. 
Une  fille  enfortit,  que  fa  mère  a  celée. 
Du  nom  d'iphigénie  elle  fut  appellée. 
Je  vis-moi-même  alors  ce  fruit  de  leurs  amours. 
D'un  Jînifire  avenir  je  menaçai  fes  jours. 
Sous  un  nom  emprunté  fa  noire  defiinée  , 
Et  fes  propres  fureurs  ici  l'ont  amenée. 
Elle  me  voit ,  m'entend  ^  elle  efi  devant  vos  yeux  ^ 
Et  c'efi  elle ,  en  un  mot ,  que  demandent  les  dieux. 

Ainfi  parle  Calchas.  Tout  le  camp  immobile 
L'écoute  avec  frayeur,  &  regarde  Eriphile. 
Elle  étoit  à  l'autel  ;  &  peut-être  en  fon  coeur 
Du  fatal  facrifice  accufoit  la  lenteur. 
Elle-même  tantôt ,  d'une  courfe  fubite  , 
Etoit  venue  aux  Grecs  annoncer  votre  fuite. 
On  admire  en  fecret  fa  naillance  &:  fon  fort. 
Mais  i  puifque  Troie  enfin  eft  le  prix  de  fa  mort , 
L'armée  ,  à  haute  voix ,  fe  déclare  contre  elle  > 
Et  prononce  à  Calchas  la  fencence  mortelle. 
Déjà ,  pour  la  faiiîr ,  Calchas  levé  le  bras- 
Arrête  j  a-t-elle  dit ,  6*  ne  m'approche  pas. 
Lefang  de  ces  héros,  dont  tu  me  fais  défendre  ; 
Sans  tes  profanes  mains  faura  bienfe  répandre, 
Furieufe  elle  vole,  &  fur  l'autel  prochain 
Prend  le  facré  couteau,  le  plonge  dans  fon  fein. 
A  peine  fon  fang  coule ,  &  fait  rougir  la  terre  , 
Les  dieux  font  fur  l'autel  entendre  le  tonnerre , 
Les  venrs  agitent  l'air  d'heureux  frémiflemens  , 
Et  la  mer  leur  répond  par  fes  mugiflemens. 
La  rive  au  loin  gémit,  blanchiffante  d'écume. 
La  âajzune  du  bûcher  d'elle-mcmc  s'allume. 


TRAGÉDIE.  tS9 

Le  Ciel  brille  d'éclairs,  s'cntr'ouvre,  &  parmi  nous 
Jcne  une  fainte  horreur,  qui  nous  rafl'ure  cous. 
Le  foldat  étonné  dit  que  dans  une  nue 
Jufqucs  fur  le  bûcher  Diane  eft  defcendue  ; 
Et  croit  que,  s'élcvanc  au  travers  de  fes  feux  , 
Elle  portoit  au  Ciel  notre  encens  &  nos  vœux. 
Tout  s'emprefle  ,  tout  part.  La  feule  Iphigénie 
Dans  ce  commun  bonheur  pleure  fon  ennemie. 
Des  mains  d'Agamemnon  venez  la  recevoir. 
Venez.   Achille  &  lui  brûlant  de  vous  revoir, 
Madame  ,  &  déformais  tous  deux  d'intelligence  , 
Sont  prêts  à  confirmer  leur  augulle  alliance. 

Clytemnestre. 
Par  que'  prix,   quel  encens,  ô  Ciel ,  puis-je  jamais 
Récompenfcr  Achille ,  &  payer  tes  bienfaiçs  1 

FIN. 


Tme  II. 


N 


PHEDRE. 

TRj4GÉdIE. 


Nii 


PREFACE. 

Y'  oici  encore  une  Tragédie  dont  le  fujet  eft  pris 
d'Euripide.  Quoique  j'aye  fuivi  une  route  un  peu  difté- 
rente  de  celle  de  cet  Auteur  pour  la  conduite  de  l'ac- 
tion, je  n'ai  pas  laifTé  d'enrichir  ma  pièce  de  tout  ce 
qui  m'a  paru  le  plus  éclatant  dans  la  {îenne.  Quand  je 
ne  lui  dcvrois  que  la  feule  idée  du  caradère  de  Phèdre  , 
je  pourrois  dire  que  je  lui  dois  ce  que  j'ai  peut-être  mis 
de  plus  raifonnable  fur  le  Théâtre.  Je  ne  fuis  point 
étonné  que  ce  caraûère  ait  eu  un  fuccès  f\  heureux  du 
temps  d'Euripide ,  &  qu'il  ait  encore  fi  bien  réufll  dans 
notre  fièdc  ;  Puifqu'il  a  toutes  les  qualités  qu'Ariftote 
demande  dans  le  héros  de  la  tragédie  ,  &  qui  font 
propres  à  exciter  la  Compaffion  &  la  terreur.  En  effet, 
Phèdre  n'cll  ni  tout-à-fait  coupable  ,  ni  tout- à- fait 
innocente.  Elle  eft  engagée ,  par  fa  deftinée  &  par  la 
colère  des  dieux,  dans  une  paflion  illégitime,  dont 
elle  a  horreur  toute  la  première.  Elle  fait  tous  fcs 
efforts  pour  la  furmonter.  Elle  aime  mieux  fe  lailTcr 
mourir,  que  de  la  déclarer  à  perfonne.  Et,  lorfqu'ellc 
eft  forcée  de  la  découvrir,  elic  en  parle  avec  une  con- 
fufion,  qui  fait  bien  voir  que  fon  crime  eft  plutôt  une 

punition  des  dieux  ,  qu'un  mouvement  de  fa  volonté. 

Niij 


PRÉFACE. 

J'ai  même  pris  foin  de  k  rendre  ufi  peu  raoms 
odieufc  qu'elle  n'cft  dans  les  tragédies  des  anciens, 
où  elle  fe  réfout  d'elle-même  à  accufer  Hippolyte. 
J'ai  cru  que  la  calomnie  avoit  quelque  cbofe  de  trop 
bas  &  de  trop  noir  pour  la  mettre  dans  la  bouciie  d'une 
princefTe ,  qui  a  d'ailleurs  des  fentimens  Ci  nobles  &  û 
vertueux.  Cette  baffefle  m'a  paru  plus  convenable  à 
une  nourrice  ,  qui  pouvoir  avoir  des  inclinations  plus 
ferviles  ,  &  qui  néanmoins  n'entreprend  cette  fauflc 
accufation  que  pour  fauvcr  la  vie  &  l'honneur  de 
fa  maîtrefTe.  Vhèdtç  n'y  donne  les  mains  que  parce 
qu'elle  eft  dans  une  agitation  d'efprit  qui  la  met  hors 
d'elle-même  ;  &  tlle  vient  un  moment  après  dans 
le  deflein  de  juftifier  l'innocence  &  de  déclarer  la 
vérité. 

Hippolyte  eft  accufé  dans  Euripide  &  dans  Sénèque 
d'avoir  en  effet  violé  fa  belle-mère  :  vim  corpus  tulit. 
Mais  il  n'eft  ici  accufé  que  d'en  avoir  eu  deflein.  J'ai 
voulu  épargner  à  Théfée  une  confuflon  qui  l'auroic  pu 
rendre  moins  agréable  aux  fpedateurs. 

Pour  ce  qui  eft  du  perfonnage  d'HippoIyte,  j'avois 
remarqué  dans  les  anciens ,  qu'on  reprochoit  à  Eu- 
ripide de  l'avoir  repréfenté  comme  un  philofopiie 
exemt  de  toute  imperfedion;  ce  qui  faifoit  que  la  mort 
de  ce  jeune  prince  caufçiç  beaucoup  plus  d'indignation 


PRÉFACE. 

que  de  pitié.  Pai  cru  lui  devoir  donricr  quelque  foi- 
blefle  qui  le  rendroit  un  peu  coupable  envers  fon  père» 
fans  pourtant  lui  rien  ôter  de  cette  grandeur  d'amc 
avec  laquelle  il  épargne  l'honneur  de  Phèdre  ,  &  fe 
laifTe  opprimer  fans  Taccufer.  J'appelle  foiblefTe  la 
pafllon  qu'il  reflent,  malgré  lui ,  pour  Aricie ,  qui  eft 
la  fille  &  la  fœur  des  ennemis  mortels  de  fon  père. 

Cette  Aricie  n'ell  peint  un  perfonnage  de  mon  in- 
vention. Virgile  dit  qu'Hippôlyte  l'époufa  ,  &  en  eut 
un  fils  ,  après  qu'Efculape  l'eut  rcflufcité.  Et  j'ai  lu  en- 
core dans  quelques  auteurs  qu'Hippolyte  avoit  époufé 
&  emmené  en  Italie  une  jeune  Athénienne  de  grande 
naiflance  ,  qui  s'appelloit  Aricie  ,  &  qui  avoit  donné 
fon  nom  à  une  petite  ville  d'Italie. 

Je  rapporte  ces  autorités ,  parce  que  je  me  fuis  très- 
fcrupuleufement  attaché  à  fuivre  la  fable.  J'ai  même 
fuivi  l'hiftoirc  de  Théfée  ,  telle  qu'elle  eft  dans  Plu- 
tarquc. 

C'eft  dans  cet  hiftoiien  que  j'ai  trouvé  que  ce  qui 
avoit  don  né  occafion  de  croire  que  Théfée  fût  defcendu 
dans  les  enfers  pour  enlever  Proferpine  ,  étoit  un 
voyage  que  ce  prince  avoit  fait  en  Epire  vers  la  fource 
de  l'Achéron,  chez  un  roi  dont  Pirithous  vouloit  en- 
lever la  femme ,  &:  qui  arrêta  Théfée  prifonnier ,  après 

avoir  fait  mourir  Pirithous,  Ainfi  j'ai  tâché  de  confer- 

Niv 


PRÉFACE. 

ver  la  vraifembJance  de  l'hiftoire  ,  fans  rien  perdre 
des  ornemens  de  la  fable  qui  fournit  extrêmement  à  la 
poefic.  Et  le  bruit  de  la  mort  de  Théfée  ,  fondé  fur  ce 
voyage  fabuleux  ,  donne  lieu  à  Phèdre  de  faire  une 
déclaration  d'amour  ,  qui  devient  une  des  principales 
caufes  de  fon  malheur ,  &  qu'elle  n'auroit  jamais  ofé 
faire  tant  qu'elle  auroit  cru  que  fon  mari  étoit  vivant. 
Au  refte  ,  je  n'ofe  encore  aflurcr  que  cette  pièce 
foit  en  effet  la  meilleure  de  mes  tragédies.  Je  lailîc  , 
&  aux  lefteurs,  &  au  temps  ,  d  décider  de  fon  véri* 
table  prix.  Ce  que  je  puis  aflurer  ,  c'eft  que  je  n'en  ai 
point  faite  où  la  vertu  foit  plus  mife  en  jour  que  dans 
celle-ci.  Les  moindres  fautes  y  font  févérement  punies. 
La  feule  penfée  du  crime  y  eft  regardée  avec  autant 
d'horreur  que  le  crime  même.  Les  foibleflTes  de  l'amour 
y  palTent  pour  de  vraies  foibleflcs.  Les  paflions  n'y  font 
préfentées  aux  yeux  que  pour  montrer  tout  le  défordrc 
dont  elles  font  caufe  ;  &  le  vice  y  eft  peint  par-tout 
avec  des  couleurs  qui  en  font  connoître  &  hair  la  dif- 
formité. C'eft-là  proprement  le  but  que  tout  homme 
qui  travaille  pour  le  public  doit  fe  propofer  5  &  c'eft  ce 
que  les  premiers  poètes  tragiques  avoient  en  vue  fur 
toute  chofe.  Leur  théâtre  étoit  une  école  où  la  vertu 
n'éroit  pas  moins  bien  enfeignée  que  dans  les  écoles 
des  philofophes,  Auffi  Ariftote  a  bien  voulu  donner 


PRÉFACE, 
âss  règles  du  poemc  dramatique  5  &  Socrate  ,  le  plus 
fage  des  philofophes  ,  ne  dédaignoit  pas  de  mettre  Ja 
main  aux  tragédies  d'Euripide.  Il  feroit  à  fouhaiterque 
nos  ouvrages  fuirent  aufli  folides  &  auflî  pleins  d'utiles 
inftrudions  que  ceux  de  ces  poètes.  Ce  feroit  peut-être 
un  moyen  de  réconcilier  la  tragédie  avec  quantité  de 
perfonnes  célèbres  par  leur  piété  &c  par  leur  doctrine  , 
qui  l'ont  condamnée  dans  ces  derniers  temps,  &  qui  en 
)ugeroient  fans  doute  plus  favorablement ,  Ci  les  au- 
teurs fongeoient  autant  à  inftruire  leurs  fpeftateurs 
qu'à  les  divertir ,  &  s'ils  fuivoienç  en  cela  la  vériçable? 
intention  de  la  tragédie. 


Nv 


Jl  C  T  E  U  R  s. 

THÉSÉE,  Fils  d'Egée ,  Roi  d'Athènes. 

PHÈDRE,  Femme  de  Théfée,  Fille  de  Minos  &  de 
Pafiphaé. 

HIPPOLYTE,  Fils  de  Théfée  &  d'Antiopc,  Reine 
dus  Amazones. 

A  R I  C  I  E ,  PrincefTe  du  fang  Royal  d'Athènes, 

CE  N  O  N  E ,  Nourrice  &  Confidente  de  Phèdre. 

THÉRAMÉNE,  Gouverneur  d'Hippolyte. 

I  S  M  É  N  E  ,  Confidente  d'Aricie. 

P  A  N  O  P  E  ,  Femme  de  Ja  fuite  de  Phèdre, 

GARDES. 


'La  Scène  efi  à  Tréiène ,  VilU  du  Péloj^onèfe. 


PHÈDRE, 

TRAGÉDIE. 


ACTE    PREMIER. 

SCENE    PREMIERE. 

HIPPOLYTE,    THÉRAMÉNE, 

HlPPOLYTE. 

J-J  E  deflcin  en  eft  pris ,  je  pars ,  cher  Théramcne  , 

Et  quitte  le  féjour  de  l'ainjable  Trézène. 

Dans  le  doute  mortel ,   dont  je  fuis  agité  , 

Je  commence  à  rougir  de  mon  oiiîvetc  : 

Depuis  plus  de  fix  mois,  éloigné  de  mon  pcre," 

J'ignore  le  deftin  d'une  tête  û  chère. 

J'ignore  jufqu'aux  lieux  qui  le  peuvent  cacher.  _ 

Théraméne. 
Et  dans  quels  lieux,Seigneur,l'alIcz-vous  donc  chercher? 
Déjà  ,  pour  fatisfaire  à  votre  jufte  crainte  , 
J'ai  couru  les  deux  mers  que  fépare  Corinthe, 
J'ai  demandé  Théfée  aux  peuples  de  ces  bords 
Où  l*on  voit  l'Achéron  fe  perdre  chez  les  morts. 
J'ai  vifité  l'Elide  ,  &,  lailîànt  le  Ténare  , 
Paflc  jufqu'à  la  mer  qui  vit  tomber  Icare. 
Sur  quel  efpoir  nouveau,  dans  quels  heureux  climats 
Croyez-vous  découvrir  la  trace  de  fcs  pas  ? 

Nvj 


300  PHEDRE, 

Qui  fait  même  ,   qui  fait  fi  le  roi  votre  père 

Veut  que  de  fon  abfence  on  fâche  le  myllèic  ? 

Et  fî ,  lorfqu'avec  vous  nous  trem.blons  pour  fes  jours  , 

Tranquille  ,  &  nous  cachant  de  nouvelles  amours  , 

Ce  héros  n'attend  point  qu'une  amante  abufce  .  .  # 

HlPPOLYTE. 

Cher  Théramène  ,  arrête  &  refpefte  Thcfée. 

De  {es  jeunes  erreurs  déformais  revenu  , 

Par  un  indigne  obftacîe  il  n'efl:  point  retenu  ; 

Et,  fixant  de  Ces  vœux  l'inconftance  fatale  , 

Phèdre ,  depuis  long-temps ,  ne  craint  plus  de  rivale. 

Enfin ,   en  le  cherchant,  je  fuivrai  mon  devoir  , 

Et  je  fuirai  ces  lieux  que  je  n'ofe  plus  voir. 

Théramène. 
Hé,  depuis  quand,  Seigneur,  craignez-vous  la  préfcnce 
De  ces  paifibles  lieux ,  iî  chers  à  votre  enfance , 
Et  dont  je  vous  ai  vu  préférer  le  féjour 
Au  tumulte  pompeux  d'Athène  &  de  la  cour  ? 
Quel  péril ,   ou  plutôt  quel  chagrin  vous  en  chafTe  î 

HiPPOLYTE. 

Cet  heureux  temps  n'ell  plus.  Tout  a  changé  de  face 
Depuis  que,  fur  ces  bords,  les.dieux  ont  envoyé 
La  fille  de  Minos  &  de  Pafîphaé. 

Théramène. 
J'entends.  De  vos  douleurs  la  caufe  m'eft  connue. 
Phèdre  ici  vous  chagrine  ,  &  blefTe  votre  vue. 
Dangereufe  marâtre ,  à  peine  elle  vous  vit , 
Que  votre  exil  d'abord  fignala  fon  crédit. 
Mais  fa  haine  fur  vous ,  autrefois  attachée  , 
Ou  s'efl  évanouie,   ou  s'eft  bien  relâchée. 
Et  d'ailleurs  ,  quels  périls  vous  peut  faire  courir 
Une  femme  mourante  ,  &  qui  cherche  à  mourir  ? 
Phèdre  ,  atteinte  d'un  mal  qu'elle  s'obftine  à  taire  , 
Lafle  enfin  d'elle-mêm.e,  &  du  jour  qui  l'éclairé, 
Peut-elle  contre  vous  former  quelques  defleins  î 

HiPPOLYTE. 

Sa  vainc  inimitié  n'efl:  pas  ce  que  je  crains. 


I 


TRAGÉDIE.  501 

Hippolyte,  en  partant ,  fuit  une  autre  ennemie. 
Je  fuis  ,   je  l'avouerai  ,   cette  jeune  Aricie  , 
Refte  d'un  fang  fatal  conjuré  contre  nous, 

Thêkaménb. 
Quoi,  vous-même.  Seigneur,  la  perlecutez-vons  ? 
Jamais  l'aimable  f«-eur  des  cruels  Pallantidcs 
Trempa-t-elle  aux  complots  de  Ces  frères  perfides  î 
Et  devez-vous  hair  fcs  innocens  appas  î 

H  I  P  P  O  L   Y  T  E. 

Si  je  la  haiflbis,  je  ne  la  fuirois  pas» 
Théraméne^ 

Seigneur,  m'eft-il  permis  d'expliquer  votre  fuite? 
Pourriez-vous  n'être  plus  ce  fuperbe  Hippolyte, 
Implacable  ennemi  des  amourcufes  loix  , 
Et  d'un  joug  que  Théfée  a  fubi  tant  de  fois  ? 
Vénus,  par  votre  orgueil  fi  long-temps  méprifée  , 
VoMdroit-elIe  à  la  fin  juftifier  ïhéfce  î 
Et  vous  mettant  au  rang  du  refte  des  mortels , 
Vous  a-t-elle  forcé  d'enccnfcr  fes  autels  ? 
Aimeriez-vous,  Seigneur? 

Hippolyte. 

Ami  ,  qu'ofes-tu  dire  ? 
Toi  qui  connoîs  mon  cœur  depuis  que^je  refpire  , 
Des  fentimens  d'un  cœur  fi  fier,   fi  dédaigneux  , 
Peux-tu  me  demander  le  défaveu  honteux  î 
C'cft  peu  qu'avec  fon  lait  une  mère  Amazone 
M'ait  fait  fuçer  encor  cet  orgueil  qui  t'étonne. 
Dans  un  âge  plus  mûr  moi-même  parvenu  , 
Je  me  fuis  applaudi ,  quand  je  me  fttis  connu. 
Attaché,  près  de  mot,  par  un  zèle  fincère  , 
Tu  me  ccntois  alors  l'hilloire  de  mon  père. 
Tu  fais  combien  mon  ame ,   attentive  à  ta  voix  , 
S'échauffoit  au  récit  de  Ces  nobles  exploits  5 
Quand  tu  me  dépeignois  ce  héros  intrépide  , 
Confolant  les  mortels  de  l'abfcncc  d'Alcide  , 
Les  monftres  étouffés ,  &:  les  brigands  punis  , 
Piocufte,  Cercyon,  &:  Scyrron,  ôcSinjiis» 


301  PHEDRE, 

Et  les  os  difpeifés  du  Géant  d'Epidaure  , 

Et  la  Crète  fumant  du  fang  du  Minotaure. 

Mais  quand  tu  récitois  des  faits  moins  glorieux  , 

Sa  foi  par-tout  offerte  >  &:  reçue  en  cent  lieux  j 

Hélène  à  Ces  parens  dans  Sparte  dérobée  } 

Salamine  témoin  des  pleurs  des  Péribée  ; 

Tant  d'autres ,  dont  les  noms  lui  font  même  échappés  J 

Trop  crédules  efprits  que  fa  flamme  a  trompés  î 

Ariane  aux  rochers  contant  fes  injuftices  ; 

Phèdre  enlevée  enfin  fous  de  meilleurs  aufpices  ; 

Tu  fais  comme  ,   à  regret  ,   écoutant  ce  difcours  , 

Je  te  prefTois  fouvent  d'en  arrêter  le  cours. 

Heureux  ,  fî  j'avois  pu  ravir  à  la  mémoire 

Cette  indigne  moitié  d'une  Ci  belle  hiftoire. 

Et  moi-même,   à  mon  tour,  je  me  verrois  lié  ? 

Et  les  dieux  jufq^es-là  m'auroient  humilié  ? 

Dans  mes  lâches  foupirs  d'autant  plus  méprifable  , 

Qu'un  long  amas  d'honneurs  rend  Théfée  excufable  , 

Qu'aucuns  monftres  par  moi  domtésjufqu'aujourd'fiui. 

Ne  m'ont  acquis  le  droit  de  faillir  comme  lui. 

Quand  même  ma  lîerté  pourroit  s'être  adoucie  , 

Aurois-je  pour  vainqueur  dû  choifîr  Aricie  î 

Ne  fouviendroit-il  plus  à  mes  fens  égarés 

De  l'obftacle  éternel  qui  nous  a  féparés  ? 

Mon  père  la  réprouve  5  &,  par  des  loix  févères  ,' 

Il  défend  de  donner  des  neveux  à  Ces  frères. 

D'une  tige  coupable  il  craint  un  rejetton. 

Il  veut  avec  leur  fœur  enfevelir  leur  nom  ; 

Et  que ,  jufqu'au  tombeau  ,   foumife  à  f^  iUtelle  ; 

Jamais  les  feux  d'hymen  ne  s'allument  pour  elle. 

Dois-je  époufer  Ces  droits  contre  un  père  irrité  î 

Donnerai-je  l'exemple  à  la  témérité  ? 

Et  dans  un  fol  amour  ma  jeunefTe  embarquée .... 

Théraméne. 

Ah ,  Seigneur,  fi  votre  heure  eft  une  fois  marquée  , 
Le  Ciel  de  nos  raifons  ne  fait  point  s'informer. 
Théfée  ouvre  vos  yeux  en  voulant  les  fermer  5 


TRAGÉDIE.  303 

Et  fa  haine ,  irritant  une  flamme  rebelle  , 
Prête  à  Ton  ennemie  une  grâce  nouvelle. 
Enfin ,  d'un  chafte  amour  pourquoi  vous  effrayer  î 
S'il  a  quelque  douceur ,  n'ofez-vous  l'eflkyer  î 
En  croirez-vous  toujours  un  farouche  fcrupule  î 
Craint-on  de  s'égarer  fur  les  traces  d'Hercule  ? 
Quels  courages  Vénus  n'a-t-elle  pas  domtés  ? 
Vous-même  où  feriez-vous ,   vous,  qui  la  combattez  , 
Si  toujours  Antiope ,  à  fes  loix  oppofée  , 
D'une  pudique  ardeur  n'eût  brûlé  pour  Théfec  î 
Mais  que  fert  d'afFeéler  un  fuperbe  difcours  ? 
Avouez-le,  tout  change  5  &  ,  depuis  quelques  jours  , 
On  vous  voit  moins  fouvent ,  orgueilleux  &  fauvage  , 
Tantôt  faire  voler  un  char  fur  le  rivage , 
Tantôt  ,  favant  dans  l*art  par  Neptune  inventé  , 
Rendre  docile  au  frein  un  courfier  indompté. 
Les  forets  de  nos  cris  moins  fouvent  retentiflent. 
Chargés  d'un  feu  fecret  vos  yeux  s'appefantiflent. 
Il  n'en  faut  point  douter,  vous  aimez,  vous  brûlez  , 
Vous  périfTez  d'un  mal  que  vous  difîimulez. 
La  charmante  Aricie  a- 1- elle  fu  vous  plaire  î 

HlPPOLYTE. 

Théramènc  ,  je  pars  &  vais  chercher  mon  père. 

Théraméne. 
Ne  verrez-vous  point  Phèdre  avant  que  de  partir  , 
Seigneur  î 

HiPPOLYXE. 

C'eft  mon  dcflcin  ;  tu  peux  l'en  avertir. 
Voyons  la  ,  puifqu'ainfi  mon  devoir  me  l'ordonne. 
Mais  quel  nouveau  malheur  trouble  fa  chère  CEnone  î 

)*:•*(■*; 


504  PHEDRE, 

SCENE     IL 

HIPPOLYTE,   (SNONE,  THÉRAMÉNE. 

(E  N  O  N  E. 

JLJ.  ÉLAs.Seigneur,  quel  trouble  au  mien  peut  être  égal? 

La  reine  touche  prelique  à  fon  terme  fatal. 

En  vain  à  l'obferver  jour  &  nuit  je  m'attache  , 

Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mal  qu'elle  me  cache» 

Un  défordre  éternel  règne  dans  fon  efprit. 

Son  chagrin  inquiet  l'arrache  de  fon  lit. 

Elle  veut  voir  le  jour  ;  &  fa  douleur  profonde 

M'ordonne  toutefois  d'écarter  tout  le  monde  ,  . . 

Elle  vient. 

HirPOLYTE. 

Il  fuffît,  je  la  laillè  en  ces  lieux  ; 
Et  ne  lui  montre  point  un  vifage  odieux. 


SCENE    III. 

PHÈDRE,     (SNONE. 

P  H  È  D  K  E. 


N' 


I  'allons  point  plus  avant.Demeurons,chère  (Enone. 
Je  ne  me  foutiens  plus.  Ma  force  m'abandonne. 
Mes  yeux  font  éblouis  du  jour  que  je  revoi  ; 
Et  mes  genoux  tremblans  fe  dérobent  fous  moi. 
Hélas  1 

(  Elle  s'ajfit.  ) 

(Enone. 

Dieux  tout-puiffans ,  que  nos  pleurs  vous  appaifent  î 

P  H  É  D  R.  E. 

Que  ces  vains  ornemens ,  que  ces  voiles  me  pèfeni  î 


TRAGÉDIE.  30Î 

Quelle  importune  mam,  en  formant  tous  ces  nœuds , 
A  pris  foin  fur  mon  front  d'aflembler  mes  cheveux  ? 
Tout  m'aîîligc  &  me  nuit ,  &  confpire  à  me  nuire. 

(E  N  O  N  E. 

Comme  on  voit  tous  fes  vœux  l'un  l'autre  fe  détruire  ! 
Vous-même  ,  condamnant  vos  injuftes  defleins. 
Tantôt  à  vous  parer  vous  excitiez  nos  mains, 
Vous-même ,  rappcllant  votre  force  première  , 
Vous  vouliez  vous  montrer  &  revoir  la  lumière. 
Vous  la  voyez  ,  Madame  ;  &  prête  à  vous  cacher  , 
Vous  haiflèz  le  jour  que  vous  veniez  chercher  î 

Phèdre. 
Noble  &  brillant  auteur  d'une  trifte  famille  , 
Toi ,  dont  ma  mère  ofoit  fe  vanter  d'être  fille  , 
Qui  peut-être  rougis  du  trouble  où  tu  me  vois  , 
Soleil ,  je  te  viens  voir  pour  la  dernière  fois  l 

(ffi  N  o  N  E. 
Quoi ,  vous  ne  perdrez  point  cette  cruelle  envie  ? 
Vous  verrai-je  toujours  ,   renonçant  à  la  vie  , 
Faire  de  votre  mort  les  funeftes  apprêts  ? 

Phèdre. 
Dieux,  que  ne  fuis-je  afliflc  à  l'ombre  des  forêts  î 
Quand  pourrai-je,  au  travers  d'une  noble  pouffière  ,'. 
Suivre  de  l'œil  un  char  fuyant  dans  la  carrière  i 

(ER  N  o  N  E. 

Quoi ,  Madame  ? 

Phèdre. 
Infenfée  ,  où  fuis-je ,  &  qu'ai-je  dit  î 
Où  laifTai-je  égarer  mes  vœux  &  mon  efprit  ? 
Je  l'ai  perdu.  Les  dieux  m'en  ont  ravi  l'ufage. 
(Enonc,   la  rougeur  me  couvre  le  vifage. 
Je  te  laifTe  trop  voir  mes  honteufes  douleurs  ; 
Et  mes  yeux  ,  malgré  moi ,  fe  remplirent  de  pleurs. 

(K  N  o  N  E, 

Ah,  s*il  vous  fatrt  rougir,  rougiflèz  d'un  fîlence  , 
Qui  de  vos  maux  encore  aigrit  la  violence. 
Rebelle  à  tous  nos  foins  ,  fourde  à  tous  nos  difcours  , 
Vculcz-vous  ,   fans  pitié ,   Jaifler  finir  vos  jours  i 


3oé  PHEDRE, 

Quelle  fureur  les  borne  au  milieu  de  leur  courfc  ? 
Quel  charme  ou  quel  poifon  en  a  tari  la  fource  î 
Les  ombres  par  crois  fois  ont  cbfcurci  les  cieux  , 
Depuis  que  le  fommeil  n'eft  encré  dans  vos  yeux  ; 
Ec  le  joui  a  trois  fois  chafle  la  nuic  obfcure  , 
Depuis  que  vocre  corps  languit  fans  nourriture, 
A  quel  atfreux  deflein  vous  laiilcz-vous  tenter  ? 
De  quel  droit  fur  vous-même  ofez-vous  attenter  î 
Vous  offenfez  les  dieux  auteurs  de  votre  vie  j 
Vous  trahiflez  l'époux  à  qui  la  foi  vous  lie  ; 
Vous  trahiilez  enfin  vos  enfans  malheureux  , 
Que  vous  précipitez  fons  un  joug  rigoureux. 
Songez  qu'un  même  jour  leur  ravira  leur  mère  , 
Et  rendra  l'efpérance  au  fils  de  l'étrangère  , 
A  ce  fier  ennemi  de  vous  ,  de  votre  fang  , 
Ce  fils  qu'une  Amazone  a  porté  dans  fon  flanc  , 
Cet  Hippolyte.  .  .  . 

P  H  É  D  R  I. 

Ah,  Dieux  I 

(S  N  O  K  E. 

Ce  reproche  vous  touche  î 
Phèdre. 
Malheureufe  ,  quel  nom  eft  forti  de  ta  bouche  î 

(5  N  G  K  E. 

Hé  bien,  votre  colère  éclate  avec  raifon  , 
J'aime  à  vous  voir  frémir  à  ce  funefte  nom. 
Vivez  donc.  Que  l'amour,  le  devoir  vous  excite. 
Vivez ,  ne  foufïrez  pas  que  le  fils  d'une  Scythe  , 
Accablant  vos  enfans  d'un  empire  odieux  , 
Commande  au  plus  beau  fang  de  la  Grèce  ôc  des  dieux 
Mais  ne  différez  poinc,  chaque  moment  vous  tue. 
Réparez  promptemenc  votre  force  abatue. 
Tandis  que,  de  vos  jours  prêts  à  fe  confumer  , 
Le  flambeau  dure  encore  Se  peut  fe  rallumer. 

Phèdre. 
J'en  ai  trop  prolongé  la  coupable  durée. 

(E  N  O  N  E. 

Quoi  î  De  quelques  remords  êtes-vous  déchirée  ? 


TRAGÉDIE.  507 

Quel  crime  a  pu  produire  un  trouble  fi  prefTant  î 
Vos  mains  n'onc  point  trempé  dans  le  fang  innocent. 

Phèdre. 
Grâces  au  ciel  mes  mains  ne  font  point  criminelles. 
Plut  aux  dieux  que  mon  cœur  fut  innocent  comme  elles  ! 

(ff.  N  O  N  E. 

Et  quel  affreux  projet  avez-vous  enfanté  , 
Dont  votre  cœur  encor  doive  être  épouvanté  ? 

Phèdre. 
Je  t'en  ai  dit  affez.  Epargne-moi  le  refte. 
Je  meurs  pour  ne  point  faire  u*  aveu  fi  funefte. 

(E  N  o  N  E. 

Mourez  donc ,  &  gardez  un  filence  inhumain. 
Mais,  pour  fermer  vos  yeux,  cherchez  une  autre  main. 
Quoiqu'il  vous  relte  à  peine  une  foible  lumière  , 
Mon  ame  chez  les  morts  defcendra  la  première  , 
Mille  chemins  ouverts  y  conduifent  toujours  , 
Et  ma  jufte  douleur  choifira  les  plus  courts. 
Cruelle  ,  quand  ma  foi  vous  a-t-elle  déçue  .' 
Songez-vous  qu'en  naiilant  mes  bras  vous  ont  reçue  ? 
Mon  pays ,  mes  enfans  ,  pour  vous  j'ai  tout  quitté. 
Réfcrviez-vous  ce  prix  à  ma  fidélité  ? 

Phèdre. 
Quel  fruit  efpères-tu  de  tant  de  violence  ? 
Tu  frémiras  d'horreur  fi  je  romps  le  filence. 

(K  N  o  N  E. 

Et  que  me  direz-vous,  qui  ne  cède ,  grands  dieux  , 
A  l'horreur  de  vous  voir  expirer  à  mes  yeux  ? 

Phèdre. 
Quand  tu  fauras  mon  crime  ,  &  le  fort  qui  m'accable , 
Je  n'en  mourrai  pas  moins,  j'en  mourrai  plus  coupable. 

(E  N  o   N  e. 

Madame  ,  au  nom  des  pleurs  que  pour  vous  j'ai  verf^a, 
Par  vos  foiblcs  genoux  que  je  tienj  embraflés, 
Délivrez  mon  efprit  de  ce  funefte  doute. 

Phèdre, 
Tq  le  veux.  Lève-toi. 


3o8  P  H  E  D  R  E, 

(E  N  O  N  E. 

Parlez.  Je  vous  écoute. 
Phèdre. 
Ciel ,  que  lui  vais-je  dire ,  &c  par  où  commencer  ! 

GX  N  o  N  E. 

Par  de  vaines  frayeurs  cefTez  de  m'offenfer. 

Phèdre. 
O  haine  de  Vénus  !  O  fatale  colère  ! 
Dans  quels  égaremens  l'amour  jctta  ma  mère  l 

(S  N  o  N  E. 

Oublions-les ,   Madame  5  &  qu'à  tout  l'avenir 
Un  lilence  éternel  cache  ce  fouvenir. 

Phèdre. 
Ariane  ma  fœur,  de  quel  amour  blefTée  , 
Yous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laiffée  t 

(E  N  o  N  E, 

Que  faites-vous,    Madame  ?  Et  quel  mortel  ennuî 
Contre  tout  votre  fang  vous  anime  aujourd'hui  î 

Phèdre. 
Puifque  Vénus  le  veut ,   de  ce  fang  déplorable 
Je  péris  la  dernière  &  la  plus  miférable, 

(E  N  o  N  E. 

Aimez-vous  ? 

Phèdre. 
De  l'amour  j'ai  routes  ks  fureurs. 

(E  N  o  N  E. 

Pour  qui  ? 

Phèdre. 
Tu  vas  ouir  le  comble  des  horreurs. 
J'aime  ....  A  ce  nom  fatal  je  tremble,  je  friflbnne. 
J'aime  .... 

(E  N  o  N  E, 

Qui  ? 

•    Phèdre. 

Tu  connois  ce  fils  de  l'Amazone  , 


TRAGÉDIE.  50^ 

Ce  prince  fi  long-temps  par  moi-même  opprime. 

(S  N  0  N  E. 

Hippplyte  ?  Grands  Dieux  î 

Phèdre. 

C'eft  toi  qui  l'as  nommé. 

(ffi  N  0  N  E. 

Juftc  Ciel ,  tout  mon  fang  dans  mes  veines  fe  glace  J 
O  défefpoir  !  O  crime  !  O  déplorable  race  I 
Voyage  infortuné  1  rivage  malheureux  , 
Falloit-il  approcher  de  tes  bords  dangereux  î 

Phèdre. 
Mon  mal  vient  de  plus  loin.  A  peine  au  fîls  d'Egée, 
Sous  les  loix  de  l'hymen ,  je  m'étois  engagée  , 
Mon  repos,  mon  bonheur  fembloit  être  affermi. 
Athènes  me  montra  mon  fuperbe  ennemi. 
Je  le  vis  ,  je  rougis,   je  pâlis  à  fa  vue. 
Un  trouble  s'éleva  dans  mon  ame  éperdue. 
Mes  yeux  ne  voyoient  plus,  je  ne  pouvois  parler. 
Je  fcntis  tout  mon  corps  &:  tranfîr  &c  brûler. 
Je  reconnus  Vénus  &  fes  feux  redoutables  , 
D'un  fang  qu'elle  pourfuit  tourmens  inévitables. 
Par  des  vœux  aflîdus  je  crus  les  détourner. 
Je  lui  bâtis  un  temple ,  &  pris  foin  de  l'orner. 
De  victimes  moi-même  à  toute  heure  entourée  , 
Je  cherchois  dans  leur  flanc  ma  raifon  égarée. 
D'un  incurable  amour  remèdes  impuiflans  ! 
En  vain  fur  les  autels  ma  main  brûloit  l'encens. 
Quand  ma  bouche  imploroit  le  nom  de  la  déclic  , 
J'adorois  Hippolyte  ;  & ,  le  voyant  fans  celle  j 
Même  au  pied  des  autels  que  je  faifois  fumer  , 
J'oftrois  tout  à  ce  Dieu  que  je  n'ofois  nommer. 
Je  l'évitois  par-tout.  O  comble  de  mifère  ! 
Mes  yeux  le  retrouvoient  dans  les  traits  de  fon  père. 
Contre  moi-même  enfin  j'ofai  me  révolter. 
J'excitai  mon  courage  â  le  perfécuter. 
Pour  bannir  l'ennemi  dont  j'ctois  idolâtre  , 
J'aâc^tai  ks  chagrins  d'une  injuile  marâtre. 


310  PHEDRE, 

Je  preflai  Ton  exil  5  Se  mes  cris  éternels 

L'arrachèrent  du  fein  &  des  bras  paternels. 

Jerelpirois,  CEnone  ;  &  ,  depuis  fon  abfence  , 

Mes  jours  moins  agités  couloient  dans  l'innocence. 

Soumife  à  mon  époux  ,   &  cachant  mes  ennuis  , 

De  fon  fatal  hymen  je  cultivois  les  fruits. 

Vaincs  précautions  l  Cruelle  defHnée  I 

Pai  mon  époux  lui-même  à  Trézène  amenée  ," 

J'ai  revu  l'ennemi  que  j'avois  éloigné. 

Ma  bleffure  trop  vive  aufli-cot  a  faigné. 

Ce  n'elt  plus  une  ardeur  dans  mes  veines  cachée  ; 

C'cft  Vénus  toute  entière  à  fa  proie  attachée. 

J'ai  conçu  pour  mon  crime  une  jufte  terreur. 

J'ai  pris  la  vie  en  haine  ,   &:  ma  flamme  en  horreur. 

Je  voulois,  en  mourant,  prendre  foin  de  ma  gloire  , 

Et  dérober  au  jour  une  flamme  fi  noire. 

Je  n'ai  pu  foutenir  tes  larmes,  tes  combats. 

Je  t'ai  tout  avoué ,  je  ne  m'en  repens  pas  ; 

Pourvu  que  de  ma  mort  refpcdant  les  approches. 

Tu  ne  m'affliges  plus  par  d'injuftes  reproches  ; 

Et  que  tes  vains  fecours  cefl'ent  de  rappeler 

Un  relie  de  chaleur ,  tout  prêt  à  s'exhaler. 

SCENE     IV. 

PHÉDilE,    (ENONE,    PANOPE, 

P  A  N  0  P  E. 

J  E  voudroîs  vous  cacher  une  trille  nouvelle , 
Madame  5  mais  il  faut  que  je  vous  la  révèle. 
La  mort  vous  a  ravi  votre  invincible  époux  , 
Et  ce  malheur  n'ell  plus  ignoré  que  de  vous. 

(S  N  O  N  E. 

Panope  ,  que  dis-tu  î 

P  A  N  o  p  E, 

Que  la  reine  abufée 
Ea  vain  demande  au  ciel  le  retour  de  Théfée  l 


TRAGÉDIE.  3n 

Et  que  ,  par  des  vaifleaux  arrivés  dans  le  port, 
Hippolyte  fon  fils  vient  d'apprendre  fa  mort. 

Phèdre. 
Cielî 

P  A  N  O  P  E. 

Pour  le  choix  d'un  maître  Athènes  fe  partage. 
Au  prince  votre  fils  l'un  donne  fon  fufFrage  , 
Madame  ;  &  de  l'état  l'autre  oubliant  les  loix  , 
Au  fils  de  l'étrangère  ofe  donner  fa  voix. 
On  dit  même  qu'au  trône  une  brigue  infoîente 
Veut  placer  Aricie ,  &c  le  fang  de  Pallante. 
J'ai  cru  de  ce  péril  vous  devoir  avertir. 
Déjà  même  Hippolyte  eft  tout  prêt  à  partir  ; 
Et  l'on  craint,  s'il  paroît  dans  ce  nouvel  orage  , 
Qu'il  n'entraîne  après  lui  tout  un  peuple  volage  , 

(S  N  o  N  E. 

Panope,  c*efl  aflez.  La  reine,  qui  t'entend  , 
Ne  négligera  point  cet  avis  important. 


SCENE     V. 

PHÈDRE,     (KNONE. 

(ffi  N  o  N  E. 

iVl  ADAMF,  je  ccflbis  de  vous  prefler  de  vivre  } 
Déjà  même  au  tombeau  je  fongeois  à  vous  fuivre  ; 
Pour  vous  en  détourner  je  n'avois  plus  de  voix. 
Mais  ce  nouveau  malheur  vous  prefcrit  d'autres  loîx. 
Votre  fortune  change,  &  prend  une  autre  face. 
Le  roi  n'eft  plus ,  Madame  ,  il  faut  prendre  fa  place. 
Sa  mort  vous  laifle  un  fils  à  qui  vous  vous  devez, 
Efclave  s'il  vous  perd ,  &  roi  li  vous  vivez. 
Sur  qui ,  dans  fon  malheur,  voulez-vous  qu'il  s'appuîcî 
Ses  larmes  n'auront  plus  de  main  qui  les  cifuie  ; 
Et  fe$  cris  innncens ,  portés  jufqucs  aux  dieux  , 
Iront  contre  fa  mère  irriter  fcs  ayeux. 


3IZ  PHEDRE, 

Vivez  ;  vous  n'avez  plus  de  reproche  à  vous  faire. 
Votre  flamme  devient  une  flamme  ordinaire. 
Thcfée ,  en  expirant ,  vient  de  rompre  hs  nœuds 
Qui  faifoicnt  tout  le  crime  &:  l'horreur  de  vos  feux. 
Hippolyte  pour  vous  devient  moins  redoutable. 
Et  vous  pouvez  le  voir  fans  vous  rendre  coupable. 
Peut-être  ,  convaincu  de  votre  averflon  , 
Il  va  donner  Un  chef  à  la  fédition. 
Détrompez  fon  erreur,  fléchiffezfon  courage. 
Roi  de  ces  bords  heureux,  Trézène  cft  fon  partage. 
Mais  il  fait  que  les  loix  donnent  à  votre  fils 
Les  fuperbes  remparts  que  Minerve  a  bâtis. 
Vous  avez  l'un  &  l'autre  une  jufte  ennemie. 
Unifiez-vous  tous  deux  pour  combattre  Aricie. 

Phèdre. 
Hé  bien ,  à  tes  confeils  je  me  laifle  entraîner. 
Vivons  ,   fî  vers  la  vie  on  peut  me  ramener  , 
Et  fi  l'amour  d'un  fils ,  en  ce  moment  funefte  , 
De  mes  foibles  cfprits  peut  ranimer  le  refte. 

Fin  du  prermer  Acte, 


ACTI 


TRAGÉDIE.  513 

xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx 
ACTE    II. 

SCENE     PREMIERE. 

ARICIE,     ISMENE. 

A  R  I  C  I  E. 

Xx  ippoLYTE  demande  à  me  voir  en  ce  lieu  ? 
Hippolyte  me  cherche  Se  veut  me  dire  adieu  î 
Ifmène,  dis-tu  vrai  ?  N'es-tu  point  abufée  î 

I  s  M  E  N  E. 

C'eft  le  premier  effet  de  la  mort  de  Théfée. 
Préparez-vous,    Madame,   à  voir  de  tous  cotés 
Voler  vers  vous  les  cœurs  par  Théfée  écartés. 
Aricic  à  la  fin  de  fon  fort  eft  maîtrefîe  , 
Et  bien-tôt  à  Ces  pieds  verra  toute  la  Grèce.  , 

A  R.  I  c  I  E. 
Ce  n'cll  donc  point,  Ifmène ,  un  bruit  mal  afFermî  ? 
Je  celle  d'être  efclave  ,  &  n'ai  plus  d'ennemi  î 

I  s  M  E  N  E. 

Non,  Madame  ,  les  dicux'ne  vous  font  plus  contraires. 
Et  Théfée  a  rejoint  les  mancs  de  vos  frères. 

A  R.  I  c  I  E. 

Dit-on  quelle  aventure  a  terminé  fes  jours  î 

I  s  M  E  N  E. 

On  sème  de  fa  mort  d'incroyables  difcours. 
On  dit  que,  ravifîèur  d'une  amante  nouvelle  , 
Les  flots  ont  englouti  cet  époux  infidèle. 
On  dit  même,  &  ce  bruit  eft  par-tout  répandu  , 
Qu'avec  Pirithoiis  aux  enfers  dcfcendu  , 
11  a  vu  le  Cocyte  &:  les  rivages  fombrcs , 
Et  s'cft  montré  vivant  aux  infernales  ombres  ; 
Mais  qu'il  n'a  pu  fortir  de  ce  trifte  féjour  , 
Et  rcpafTcr  les  bords  qu'on  paflc  fans  retour. 
Tome  II,  o 


314  PHEDRE, 

A  R  I  C  I  E. 

Groîraî-je  ^u'un  mortel ,  avant  fa  dernière  heure  , 
Peut  pénétrer  des  morts  la  profonde  demeure  î 
Quel  charme  l'attiroit  fur  ces  bords  redoutés  î 

I  s  M  E  N  E. 

Théfée  eft  mo;t ,  Madame  ,   àc  vous  feule  en  doutez, 
Athènes  en  gémit ,  Trézène  en  eft  inftruite , 
Et  déjà  pour  fon  roi  reconnoît  Hippolytc. 
Phèdre  ,  dans  ce  palais  tremblante  pour  fon  fils. 
De  fes  amis  troublés  demande  les  avis. 

A  R  I  c  I  E. 

Et  tu  crois  que ,  pour  moi ,  plus  humain  que  fon  pcrc, 
Hippolyte  rendra  ma  chaîne  plus  légère  i 
Qu'il  plaindra  mes  malheurs  î 

I  s  M  £  N  f . 

Madame,  je  le  croî. 
A  R  I  c  I  E. 
L'infenfîble  Hippolyte  eft-il  connu  de  toi  î 
Sur  quel  frivole  cfpoir  penfes-tu  qu'il  me  plaigne  i 
Et  refpecte  en  moi  feule  un  féxe  qu'il  dédaigne  ? 
Tu  vois  depuis  quel  temps  il  évite  nos  pas  , 
Et  cherche  tous  les  lieux  où  nous  ne  fommes  pas. 

I  s  M  E  N  E. 

Je  fais  de  fes  froideurs  tout  ce  que  l'on  récite. 
Mais  j'ai  vu  près  de  vous  ce  fuperbe  Hippolyte  5 
Et  même  ,  en  le  voyant,  le  bruit  de  fa  fierté 
A  redoublé  pour  lui  ma  curiofité. 
Sa  préfence  ,  à  ce  bruit,  n'a  point  paru  répondre. 
Dès  vos  premiers  regards  je  l'ai  vu  fe  confondre. 
Sqs  yeux ,  qui  vainement  vouloient  vous  éviter  , 
Déjà  pleins  de  langueur  ne  pouvoient  vous  quitter, 
Le  nom  d'amant  peur-être  ofiinfe  fon  courage  5 
Mais  il  en  a  les  yeux ,  s'il  n'en  a  le  langage. 

A  R.  I  c  I  E. 

Que  mon  coeur ,  chère  Ifmcne  ,  écoute  avidement 
Un  difcours  qui ,  peut-être,  a  peu  de  fondement  î 
O  toi,  qui  me  connois ,   te  fembloit-il  croyable 
Que  le  trifte  jouet  d'un  fort  impitoyable  , 


TRAGÉDIE.  31J 

Un  cœur  toujours  nourri  d'amertume  ÔJ  de  pleurs  , 
Dut  connoître  l'imour  &  fes  folles  douleurs  ? 
Refte  du  fang  d'un  roi,  noble  fils  de  la  terre  , 
Je  fuis  feule  échappée  aux  fureurs  de  la  guerre. 
J'ai  perdu ,  dans  la  fleur  de  leur  jeune  failon  , 
Six  frères ,  quel  efpoir  d'une  illulhe  maifon  î 
Le  fer  moiflonna  tout  j  &  la  terre  humedée 
But,  à  regret ,  le  fang  des  neveux  d'Eredée. 
Tu  fais  ,  depuis  leur  mort,  quelle  févère  loi 
Défend  à  tous  les  Grecs  de  foupirer  pour  moi. 
On  craint  que  de  la  fœur  les  flammes  téméraires 
Ne  raniment  un  jour  la  cendre  de  Ces  frères. 
Mais  tu  fais  bien  aufli  de  quel  œil  dédaigneux 
Je  regardois  ce  foin  d'un  vainqueur  foupçonneux. 
Tu  fais  que  ,  de  tout  temps  à  l'amour  oppofée  , 
Je  rendois  fouvcnt  grâce  à  l'injufte  Théfée  , 
Dont  l'heureufc  rigueur  fecondoit  mes  mépris. 
Mes  yeux  alors ,  mes  yeux  n'avoient  pas  vu  fon  fils. 
Non  que  ,  par  les  yeux  feuls  lâchement  enchantée  , 
J'aime  en  lui  fa  beauté  ,  fa  grâce  tant  vantée , 
Préfcns  dont  la  nature  a  voulu  l'honorer  , 
Qu'il  méprife  lui-même  ,  &  qu'il  femble  ignorer. 
J'aime,   je  prife  en  lui  de  plus  nobles  richefles  , 
Les  vertus  de  fon  père ,  &C  non  point  les  foibleflcs. 
J'aime  ,  je  l'avouerai ,  cet  orgueil  généreux 
Qui  jamais  n'a  fléchi  fous  le  joug  amoureux. 
Phèdre  en  vain  s'honoroit  des  foupirs  de  Théfée. 
Pour  moi,  je  fuis  plus  hère  ,   &  fuis  la  gloire  aiféc 
D'arracher  un  hommage  à  mille  autres  ofl^ert , 
Et  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  parts  ouvert. 
Mais  de  faire  fléchir  un  courage  inflexible  , 
De  porter  la  douleur  dam  une  ame  infenfiblc  , 
D'enchaîner  un  captif  de  Ces  fers  étonné  , 
Contre  un  joug  qui  lui  plaît  vainement  mutiné  J 
C'c(t-là  ce  que  je  veux  ,  c'eft-là  ce  qui  m'irrite. 
Hercule  d  defarmcr  coûtoit  moins  qu'HippoIyte  ; 
Et  vaincu  plus  fouvcnt ,  &:  plutôt  furmonté , 
Préparoit  moins  de  gloire  aux  yeux  qui  l'ont  domtc. 

Oij 


n  6  PHEDRE, 

Mais,  chère Ilmène,  hélas,  quelle ell  mon  imprudence  I 

On  ne  m'oppofera  que  trop  de  réiîllance. 

Tu  m'entendras  peut-être ,  humble  dans  mon  ennui , 

-Gémir   du  même  orgueil  que  j'admire  aujourd'hui, 

Hippolyte  aimeroic  !  Par  quel  bonheur  extrême 

Aurois-je  pu  fléchir. .  . 

I  s  M  E  N  E. 

Vous  l'entendrez  lui-mùne. 


Il  vient  à  vous. 


SCENE    IL 

HIPPOLYTE,    ARICIE,    ISMENE. 

Hippolyte. 

jMÏ  A0AME ,  avant  que  de  partir , 
J*ai  cru  de  votre  fort  vous  devoir  avertir. 
Mon  père  ne  vit  plus.  Ma  jufte  défiance 
Préfagcoit  les  raifons  de  fa  trop  longue  abfence, 
La  mort  feule  ,  bornant  fcs  travaux  éclatans , 
Pouvoir  à  l'univers  le  cacher  û  long-temps. 
Les  dieux  livrent  enfin  à  la  parque  homicide 
L'ami ,  le  compagnon ,  le  fuccellèur  d'Alcide, 
Je  crois  que  votre  haine,   épargnant  fes  vertus  , 
Ecoute  ,   fans  regret ,   ces  noms  qui  lui  font  dus. 
Un  efpoir  adoucie  ma  triftcfTc  mortelle. 
Je  puis  vous  affranchir  d'une  auflère  tutelle. 
Je  révoque  des  loix  dont  j'ai  plaint  la  rigueur. 
Vous  pouvez  difpofer  de  vous,  de  votre  cœur  ; 
Et,  dans  cette  Trézène  ,   aujourd'hui  mon  partage  , 
De  mon  ayeul  Pitthée  autrefois  l'héritage  , 
Qui  m'a ,  fans  balancer  ,  reconnu  pour  fon  roi , 
Je  vous  laiflè  auffi  libre,  Se  plus  libre  que  moi. 

A  R  I  C  I  E. 

Modérez  des  bontés ,  don:  l'excès  m'embarraflè. 
D'un  fpin  fi  généreux  honorer  ma  difgracc ,  ' 


TRAGÉDIE.  317 

Seigneur ,  c'eft  me  ranger ,  plus  que  vous  ne  penfez  , 
Sous  ces  auftères  loix  donc  vous  me  difpenfez. 

HiPPOLYTE. 

Du  choix  d'un  fuccelTeur  Athènes  incertaine 
Parle  de  vouSj  me  nomme,  £c  le  fils  de  la  reine^ 

A  R.  I  c  I  E. 
De  moi,  Seigneur  ? 

HiPPOLYTE. 

Je  fais ,  fans  vouloir  me  flatter , 
Qu'une  fuperbe  loi  femble  me  rejetcer.  , 
La  Grèce  me  reproche  une  mère  étrangère. 
Mais,  fi  pour  concurrent  je  n'avois  que  mon  frère, 
Madame  ,  j'ai  fur  lui  de  véritables  droits 
Que  je  faurois  fauver  du  caprice  des  loix. 
Un  frein  plus  légitime  arrête  mon  audace. 
Je  vous  cède ,  ou  plutôt  je  vous  rends  une  place  , 
Un  fceptre  que  jadi^  vos  ayeux  ont  reçu 
De  ce  fameux  mortel  que  la  terre  a  conçu. 
L'adoption  le  mit  entre  les  mains  d'Egée, 
Athènes ,  par  mon  père  accrue  &  protégée  , 
Reconnut  avec  joie  un  roi  fi  généreux  , 
Et  lailFa  dans  l'oubli  vos  fières  malheureux. 
Athènes  dans  fcs  murs  maintenant  vous  rappelle. 
ACitz  elle  a  gémi  d'une  longue  querelle  ; 
Aflv-z  dans  fes  filions  votre  fang  englouti 
A  fait  fumer  le  champ  dont  il  étoit  forti. 
Trézène  m'obéit.  Les  campagnes  de  Crète 
Offrent  au  fils  de  Phèdre  une  riche  retraite. 
L'Attique  cft  votre  bien.  Je  pars,  &  vais  pour  vous 
Réunir  tous  les  vœux  partagés  entre  noys. 

A  R.  I  c  I  E. 

De  tout  ce  que  j'entends  étonnée  &  confufe  , 

Je  crains  prefque ,  je  crains  qu'un  fonge  ne  m'abufc. 

Veillai-je  >  Puis-je  croire  un  femblable  dcficin  î 

Quel  dieu,  Seigneur,  quel  dieu  l'a  mis  dans  votre  fein. 

Qu'à  bon  droit  votre  gloire  en  tous  lieux  eft  femée  I 

Et  que  la  vérité  pafiTe  la  renommée  ! 

O  iij 


?i8  PHEDRE, 

Vous-même,  en  ma  faveur  vous  voulez  vûus  trahir  î 
N'éroit-ce  pas  aflez  de  ne  me  point  hair  î 
Et  d'avoir,  fi  Jong-temps ,  pu  défendre  votre  ame 
De  cette  inimitié. .  . . 

HlPPOLYTE. 

Moi,  vous  hair.   Madame! 
Avec  quelques  couleurs  qu'on  ait  peint  ma  fierté  , 
Croit-on  que  dans  Ces  flancs  un  monlbe  m'ait  porté 
Quelles  fauvages  mœurs  ,  quelle  haiiae  endurcie 
Pourroit,  en  vous  voyant,  n'être  point  adoucie  î 
Ai-;e  pu  réfîfter  au  charme  décevant ...  * 

A  R  I  C  I  E. 

Quoi ,  Seigneur  I 

HlPPOLYTE. 

Je  me  fuis  engagé  trop  avant. 
Je  vois  que  la  raifon  cède  à  la  violence. 
Puifque  j'ai  commencé  de  rompre  le  filence  , 
Madame ,   il  faut  pourfuivre.  Il  faut  vous  informer 
D'un  fecret  que  mon  cœur  ne  peut  plus  renfermer. 
Vous  voyez  devant  vous  un  prince  déplorable  , 
D'un  téméraire  orgueil  exemple  mémorable. 
Moi,  qui,  contre  l'amour  fièrement  révolté  , 
Aux  fers  de  i'cs  captifs  ai  long- temps  infulté  j 
Qui ,  des  foibles  mortels  déplorant  les  naufrages , 
Penfois  toujours  du  bord  contempler  les  orages  5 
AiFervi  maintenant  fous  la  commune  loi , 
Par  quel  trouble  me  vois-je  emporté  loin  de  moi  î 
Un  moment  a  vaincu  mon  audace  imprudente. 
Cette  ame  fî  fuperbe  eft  enfin  dépendante. 
Depuis  près  de  fix  mois ,   honteux  ,  défefpéré  , 
Portant  par-tout  le  trait  dont  je  fuis  déchiré  , 
Contre  vous  ,  contre  moi  vainement  je  m'éprouve. 
Préfente  je  vous  fuis ,  abfente  je  vous  trouve. 
Dans  le  fond  des  forêts  votre  image  me  fuit. 
La  lumière  du  jour  ,   les  ombres  de  la  nuit  , 
Tout  rerrace  à  mes  yeux  les  charmes  que  j'évite  5 
Tout  vous  livre  à  l'envi  le  rebelle  Hippolyte. 


TRAGÉDIE.  31^ 

Moi-même  ,  pour  tout  fruit  de  mes  foins  fupetflus , 
Maintenant  je  me  cherche  ,  &  ne  me  trouve  plus. 
Mon  arc,  mes  javelots,  mon  char,  tout  m'importune. 
Je  ne  me  fouviens  plus  des  leçons  de  Neptune. 
Mes  feuls  gémiflemens  font  retentir  les  bois  , 
Et  mes  courfîers  oiûfs  ont  oublié  ma  voixv 
Peut-être  le  récit  d'un  amour  fi  fauvage 
Vous  fait,  en  m'écoutant,  rougir  de  votre  ouvrage. 
D'un  cœur  qui  s'offre  ivous  quel  farouche  entretien  ! 
Quel  étrange  captif  pour  un  fi  beau  lien  1 
Mais  l'offrande  à  vos  yeux  en  doit  être  plus  chère. 
Songez  que  je  vous  parle  une  langue  étrangère  ; 
Et  ne  rejettez  pas  des  vœux  mal  exprimés  , 
Qu'Hippolyte  ,  fans  vous  ,  n'auroit  jamais  formés. 


SCENE     I  I  L 

HIPPOLYTE,  ARICIE,  THÉRAMENE, 
I  S  M  E  N  E. 


S 


Thêramene. 


EjGNEUR,  la  reine  vient ,  &  je  l'ai  devancée  5 
Elle  vous  cherche. 

HlPPOLYTE. 

Moi  ? 
Thêramene. 

J^'ignore  fa  penfee  ; 
?îaîs  on  vous  eft  venu  demander  de  fa  part. 
Phèdre  veut  vous  parler  avant  votre  départ. 

HlPPOLYTE. 

Phèdre  I  Que  hii  dirai-je  î  Et  que  peut-elle  attendre 

A  R  I  C  I  E. 

Seigneur ,  vous  ne  pouvez  refufer  de  l'entendre. 
Quoique  trop  convaincu  de  fon  inimitié  , 
Vous  devez  à  fw  pleurs  quelque  ombre  de  piçié. 

Oiv 


jxo  PHEDRE, 

HiPPOLYTE. 

Cependant  vous  forcez.  Et  je  pars.  Et  j*ignore 
Si  je  n'offenfe  point  les  charmes  que  j'adore. 
J'ignore  fi  ce  cœur  que  je  lajllc  en  vos  mains . .  . 

A  R  I  C  I  E. 

Partez ,  prince ,  &  fuivez  vos  généreux  deffèins. 
Rendez  de  mon  pouvoir  Athènes  tributaire. 
J'accepte  tous  les  dons  que  vous  me  voulez  faire. 
Mais  cet  empire  enfin ,  il  grand ,  fi  glorieux  , 
N'eft  pas  de  vos  préfens  le  plus  cher  à  mes  yeux. 


SCENE     IV. 

HIPPOLYTE,     THÉRAMENE. 

HiPPOLYTE. 

■/iMi,  tout  eft-il  prêt  ?  Mais  la  reine  s'avance. 
Va  ,  que  pour  le  départ  tout  s'arme  en  diligence. 
Fais  donner  le  fignal  ,  cours,  ordonne,  &  revien 
Me  délivrer  bien-tot  d'un  fâcheux  entretien. 


SCENE     V. 

PHEDRE,    HIPPOLYTE,   (EN  ONE. 

Phèdre  à  (Znone  j  dans  le  fond  du  Théâtre^ 

Xj  e  voici.  Vers  mon  coeur  tout  mon  fang  fe  retire. 
J'oublie  ,  en  le  voyant,  ce  quç  je  viens  lui  dire. 

(S  N  O  N  E. 

Souvenez-YOUS  d'un  fils  qui  n'efpère  qu'en  vous. 

Phèdre. 
On  dit  qu'un  prompt;  départ  vous  éloigne  de  nous , 


TRAGÉDIE,  3^1 

Seigneur.  A  vos  douleurs  je  viens  joindre  mes  larmes. 
Je  vous  viens  pour  un  fils  expliquer  mes  allarmes. 
Mon  fils  n'a  plus  de  père ,  &c  le  jour  n'ell  pas  loin 
Qui  de  ma  mort  encor  doit  le  rendre  témoin. 
Déjà  mille  ennemis  attaquent  fon  enfance. 
Vous  feul  pouvez  contre  eux  cmbrafTer  fa  défenfe.      » 
Mais  un  fecret  remords  agite  mes  efprits. 
Je  crains  d'avoir  ferme  votre  oreille  à  fes  cris. 
Je  tremble  que  fur  lui  votre  jufte  colère 
Ne  pourfuive  bien- tôt  une  odieufe  mère. 

HiPPOLYTE. 

Madame  ,  ;c  n'ai  point  des  fcntimens  fi  bas. 

Phèdre. 

Quand  vous  me  haïriez  je  ne  m'en  plaindroîs  pas , 

Seigneur.  Vous  m'avez  vue  attachée  à  vous  nuire  ; 

Dans  le  fond  de  mon  cœur  vous  ne  pouviez  pas  lire. 

A  votre  inimitié  j'ai  pris  foin  de  m'offirir. 

Aux  bords  que  j'habitois  je  n'ai  pu  vous  fouffrir. 

En  public  ,  en  fecret,   contre  vous  déclarée  , 

J'ai  voulu  par  des  mers  en  être  féparée. 

J'ai  même  défendu ,  par  une  exprelîè  loi , 

Qu'on  ofàt  prononcer  votre  nom  devant  moi.- 

Si  pourtant  à  l'ofFenfe  on  mefure  la  peine  ; 

Si  la  haine  peut  feule  attirer  votre  haine  , 

Jamais  femme  ne  fut  plus  digne  de  pitié  , 

Et  moins  digne  ,   Seigneur,  de  votre  inimitié.. 

HiPPOLYTE. 

Des  droits  de  fes  enfans  une  mère  jaloufc 
Pardonne  rarement  aux  fils  d'une  autre  époufe  , 
Madame  ,  je  le  fais.  Les  foupçons  importuns 
Sont  d'un  fécond  hymen  les  fruits  les  plus  communs. 
Tout  autre  auroit  pour  moi  pris  les  mêmes  ombrages  , 
Et  j'en  aurois  peut-ècre  efluyé  plus  d'outrages. 

Phèdre. 
Ah,  Seigneur  ,  que  le  Ciel,  j'ofe  ici  l'attcftsr  ^ 
De  cette  loi  commune  a  voulu  m'cxcepter  ! 

Ov 


5ii  PHEDRE, 

Qu'un  foin  bien  diffeient  me  trouble  &  me  dévore  l 

HlPPOLYTE. 

Madame,  il  n'eft  pas  temps  de  vous  troubler  encore. 
Peut-être  votre  époux  voit  encore  le  jour. 
Le  Ciel  peut  à  nos  pleurs  accorder  fon  retour. 
Neptune  le  protège,  &  ce  Dieu  tutélaire 
Ne  fera  pas  en  vain  imploré  par  mon  père. 

Phèdre. 
On  ne  voit  point  deux  fois  le  rivage  des  morts. 
Seigneur.  Puifque  Théfée  a  vu  les  fombres  bords  , 
En  vain  vous  efpérez  qu'un  Dieu  vous  le  renvoie  ; 
Et  l'avare  Achéron  ne  lâche  point  fa  proie. 
Que  dis-je  ?I1  n'eft  point  mortpuifqu'il  refpire  en  vous. 
Toujours  devant  mes  yeux  je  crois  voir  mon  époux. 
Je  le  vois  ,  je  lui  parle  5  &  mon  cœur  ...  Je  m'égaie  , 
Seigneur  3  ma  folle  ardeur,   malgré  moi,  fe  déclare» 

Hll'POLYTE. 

Je  vois  de  votre  amour  l'efFet  prodigieux. 

Tout  mort  qu'il  eft  ,  Théfée  eft  préfent  â  vos  yeux. 

Toujours  de  fon  amour  votre  ame  eft  embrafée. 

P  H  E  JD  R  E. 

Oui,  prince,  je  languis  ,  je  brûle  pour  Théfée, 
Je  l'aime  ,  non  point  tel  que  l'ont  vu  hs  enfers , 
Volage  adorateur  de  mille  objets  divers  , 
Qui  va  du  Dieu  des  mores  deshonorer  la  couche  ; 
Mais  fidèle,  mais  fier  ,  &  même  un  peu  farouche  , 
Charmant,  jeune,  traînant  tous  les  cœurs  après  foi, 
Tel  qu'on  dépeint  nos  dieux  ,  ou  tel  que  je  vous  voi. 
Il  avoir  votre  port ,  vos  yeux ,  votre  langage  , 
Cette  noble  pudeur  coloroit  fon  vifage  , 
Lorfque  de  notre  Crète  il  traverfa  les  flots , 
Digue  fujec  des  vœux  des  filles  de  Minos. 
Que  faifiez-vous  alors  ?  Pourquoi,  fans  Hippolyce  , 
Des  héros  de  la  Grèce  afièmbla-t-il  l'élite  ? 
Pourquoi,  trop  jeune  encor  ,  ne  pûtes-vous  alors 
Entrer  dans  le  vaifleau  qui  le  mit  fur  nos  bords  î 
Par  vous  auroit  péri  le  monftte  de  la  Crète  ^ 
Malgré  îous  les  déjours  de  fa  vafte  retraite» 


TRAGÉDIE.  3is 

Pour  en  développer  l'embarras  incertain  ,' 
Ma  fœur  du  fil  fatal  eût  armé  votre  mr.in. 
Mais  non ,  dans  ce  delîein  je  l'aurois  devancée. 
L'amour  m'en  eut  d'abord  infpiré  la  penfée. 
C'eft  moi ,  prince  ,  c'ell  moi ,  dont  l'utile  fecou» 
Vous  eût  du  Labyrinthe  enCeigné  les  détours. 
Que  de  foins  m'eût  coûté  cette  tête  charmante  î 
Un  fil  n'eût  point  afl'ez  ralTuré  votre  amante. 
Compagne  du  péril  qu'il  vous  falloir  chercher  , 
Moi-même  devant  vous  j'auroj^  voulu  marcher  5 
E:  Phèdre  au  labyrinthe  avec  vous  defcendue  , 
Se  feroit  avec  vous  retrouvée  ou  perdue. 

HiPPOLYTE. 

Dieux ,  qu'eft-ce  que  j'entends  ?  Madame ,  oublier-vous 
Que  Théfée  eft  mon  père ,  &  qu'il  eft  votre  époux  i 

Phèdre. 
Et  fur  quoi  jugez-vous  que  j'en  perds  la  mémoire  , 
Prince  ?  Aurois-je  perdu  tout  le  foin  de  ma  gloire  ? 

HiPPOLYTE. 

Madame,  pardonnez.  J'avoue  ,  en  rougiflant , 
Que  j'accufois  à  tort  un  difcours  innocent. 
Ma  honte  ne  peut  plus  foutenir  votre  vue  5. 
Et  je  vais . . . 

Phèdre. 
Ah  ,  cruel,  tu  m'as  trop  entendue. 
Je  t'en  ai  dit  aflez  pour  te  tirer  d'erreur. 
Hé  bien,  connois  donc  Phèdre  &  toute  fa  fureur. 
J'aime.  Ke  penfc  pas  qu'au  moment  que  je  t'aime  , 
Innocente  à  mes  yeux,   je  m'approuve  moi-même  j. 
Ni  que  du  fol  amour  qui  trouble  ma  raifon  y 
Ma  lâche  complaifance  ait  nourri  le  poifon. 
Objet  infortuné  des  vengeances  céleftes  , 
Je  m'abhorre  encor  plus  que  tu  ne  me  déteftes. 
Les  dieux  m'en  font  témoins,  ces  dieux  qui,  dans  mon  flan 
Ont  allumé  le  feu  fatal  à  tout  mon  fang  ; 
Ces  dieux  qui  fe  font  fait  une  gloire  cruelle 
De  réduire  le  cœur  d'une  foiblc  mortelle. 

G  vj 


3i4  PHEDRE, 

Toi-même  en  ton  efprit  rajjpelle  lepafle. 

C'eft  peu  de  t'avoir  fui,  cruel,  je  t'ai  chaire. 

J'ai  voulu  te  paroître  odieufe  ,  inhumaine. 

Pour  mieux  te  réfifter  ,  j'ai  recherché  ta  haine. 

De  quoi  m'ont  profité  mes  inutiles  foins  î 

Tu  me  haillois  plus ,   je  ne  t'aimois  pas  moins. 

Tes  malheurs  te  prêtoient  encor  de  nouveaux  charmes. 

J'ai  langui  ,   j'ai  féché  dans  les  feux ,  dans  les  larmes. 

Il  fuffit  de  tes  yeux  pour  t'en  perfuader  , 

Si  tes  yeux  ,   un  momeiu,  pouvoient  me  regarder. 

Que  dis-je  ?  Cet  aveu  que  je  te  viens  de  faire  , 

Cet  aveu  fi  honteux,  le  crois-tu  volontaire  ? 

Tremblante  pour  un  fils  que  je  n'ofois  trahir  , 

Je  te  venois  prier  de  ne  le  point  hair. 

Foibles  projets  d'un  cœur  trop  plein  de  ce  qu'il  aime  I 

Hélas,  je  ne  t'ai  pu  parler  que  de  coi-même  I 

Vcnges-coi,  punis-moi  d'un  odieux  amour. 

Digne  fils  du  héros  qui  t'a  donné  le  jour  , 

Délivre  l'univers  d'un  monftre  qui  t'irrite. 

La  veuve  de  Théfée  ofe  aimer  Hippolyte  I 

Crois-moi,  ce  monftre  affi'eux  ne  doit  point  t'échappcr. 

Voilà  mon  cœur.  C'eft-là  que  ta  main  doit  frapper. 

Impatient  déjà  d'expier  fcn  otFenfe , 

Au  devant  de  ton  bras  je  le  fens  qui  s'avance. 

Frappe.   Ou  G.  tu  le  crois  indigne  de  tes  coups  , 

Si  ta  haine  m'envie  un  fupplicc  fi  doux  , 

Ou  fi  d'un  fang  trop  vil  ta  main  feroit  trempée  , 

Au  défaut  de  ton  bras ,  prête-moi  ton  épée. 

Donne. 

(E  N   O  N   E. 

Que  faites-vous ,   Madame  !  Jufte.s  dieux  î 
Mais  on  vient.  Evitez  des  témoins  odieux. 
Venez,  rentrez  ,  fuyez  un  honte  certaine. 


TRAGÉDIE,  52J 

SCENE     VI. 

HIPPOLYTE,     THÉRAMENE. 

Théramene. 

JlIi  st-ce  Phèdre  qui  fuit,  ou  plutôt  qu'on  entraîne  ? 
Pourquoi,  Seigneur,  pourquoi  ces  marques  de  douleur? 
Je  vous  vois  fans  épée,  interdit,  fans  couleur. 

H  I  P  P  G  L  Y  T  E. 

Théramène,  fuyons.  Ma  furprife  eft  extrême. 
J^  ne  puis  fans  horreur  me  regarder  moi-même. 
Phèdre..  Mais  non,grands  dieux,qu'en  un  profond  oubS 
Cet  horrible  fecret  demeure  enfeveli  l 

Théramène. 

Si  vous  voulez  partir  ,  la  voile  eft  préparée. 
Mais  Athènes ,  Seigneur ,  s'ell  déjà  déclarée. 
Ses  chefs  ont  pris  les  voix  de  toutes  £cs  tribus  » 
Votre  fière  l'emporte  ,  Se  Phèdre  a  le  deifus, 

HiPPOLYTE, 

Phèdre  î 

Théramène. 
Un  héraut  chargé  des  volontés  d'Athènes  i 
De  l'état  en  {es  mains  vient  remettre  les  rênes. 
Son  fils  eft  roi,  Seigneur. 

HiPPOLYTE, 

Dieux,  quila  connoiflezî 
Eft-ce  donc  fa  vertu  que  vous  rccompenfcz  î 

Théramène. 

Cependant  un  bruit  fourd  veut  que  le  roi  refpire» 
On  prétend  que  Thcfée  a  paru  dans  l'Epirc  5 


315  PHEDRE, 

Mais  moi,  qui  l'y  cherchai.  Seigneur,  je  fais  trop  bien. 

HiPPOLYTE. 

N'importe ,  écoutons  tout,  &  ne  négligeons  rien» 
Examinons  ce  bruit ,  remontons  à  fa  fource. 
S'il  ne  mérite  pas  d'interrompre  ma  courfe  , 
Partons  5  &:  quelque  prix  qu'il  en  puille  coûter  , 
Mettons  le  fceptre  aux  mains  dignes  de  le  porteîr 

Findu fécond  Aâcn 


TRAGÉDIE.  JZ7 

A  C  T  E     I  I  I. 

SCENE     PREMIERE. 

PHEDRE,     (EN  ONE. 

Phèdre. 

/v  H, QUE  l'on  porte  ailleurs  les  honneurs  qu'on  m' envoi 

Importune  ,  peux-tu  louhaitcr  qu'on  me  voie  ? 

De  quoi  viens-tu  flatter  mon  eiprit  défolé  ? 

Cache- moi  bien  plutôt  ;  je  n'ai  que  trop  parlé. 

Mes  fureurs  au  dehors  ont  ofé  f&  répandre. 

J'ai  dit  ce  que  jamais  on  ne  devoit  entendre. 

Ciel  ,  comme  il  m'écoutoit  î  Par  combien  de  détours 

L'infenfible  a  long-temps  éludé  mes  difcours  ! 

Comme  il  ne  refpiroit  qu'une  retraite  prompte  l 

Et  combien  fa  rougeur  a  redoublé  ma  honte  t 

Pourquoi  détournois-tu  mon  funefte  defTèin  ? 

Hélas  ,   quand  Ion  épée  alloit  chercher  mon  fein  ,: 

A-t-il  pâli  pour  moi  !  Me  Ta-t-il  arrachée  I 

Il  fuffit  que  ma  main  l'ait  une  fois  touchée  , 

Je  l'ai  rendue  horrible  à  fes  yeux  inhumains  y 

Et  ce  fer  malheureux  profaneroit  Ces  mainy, 

(S  N  O  N  E. 

Ainfî,  dans  vos  malheurs  ne  fongeant  qu'à  vous  plaindra 
Vous  nourrilfcz  un  feu  qu'il  vous  faudroit  éteindre. 
Ne  vaudroir-il  pas  mieux ,  digne  fang  de  Minos  , 
Dans  de  plus  nobles  foins  chercher  votre  repos  ? 
Contre  im  ingrat  qui  plaît  recourir  à  la  fuite  î 
Régner ,   &  de  l'état  embrafler  la.  conduite  ? 

Phèdre, 
Moi,  régner  !  Moi,  ranger  un  état  fous  ma  loi  , 
Quand  ma  foible  raifon  ne  règne  plus  fur  moi  1 
Lorfque  j'ai  de  mes  fcns  abandonné  l'empire  ! 
Quand  fous  un  joug  honteux  à  peine  je  refpife  l 
Quand  je  me  meurs  1 


5x8  PHEDRE, 

CE  N   O  N   E. 

Fuyez. 
Phèdre. 

Je  ne  le  puis  c^aîtter. 
(E  N  o  N  E. 
Vous  rofâtes  bannir ,    vous  n'ofez.  l'éviter. 

Phèdre. 
Il  n'eft  plus  temps.  Il  fait  mes  ardeurs  infenfées. 
De  Taulière  pudeur  les  bornes  font  paflees. 
J'ai  déclaré  ma  honte  aux  yeux  de  mon  vainqueur  ; 
Et  Tefpoir,  malgré  moi,  s'eft  glille  dans  mon  cœur. 
Toi-même,  rappellant  ma  force  défaillante  ; 
Et  mon  ame  déjà  fur  mes  lèvres  errante  , 
Par  tes  confeils  flatteurs  tu  m'as  fu  ranimer  , 
Tu  m'as  fait  entrevoir  que  je  pouvois  l'aimer.^ 

(S  N  o  N  E. 

Hélas  I  de  vos  malheurs  innocente  ou  coupable  , 

De  quoi,   pour  vous  fauver,  n'étois-je  point  capable 

Mais ,  fi  jamais  l'ofFenfe  irrita  vos  efprits  , 

Pouvez-vous  d'un  fuperbe  oublier  les  mépris  ? 

Avec  quels  yeux  cruels  fa  rigueur  obftinée 

Vous  lailîbit  à  fes  pieds,  peu  s'en  faut ,  profternce  I 

Que  fon  farouche  orgueil  le  rendoit  odieux  ! 

Que  Phèdre,  en  ce  moment,  n'avoit-elle  mes  yeux  î 

Phèdre. 

(Enone  ,  il  peut  quitter  cet  orgueil  qui  te  bleflè  , 
Nourri  dans  les  forêts  ,  il  en  a  la  rudcfTc. 
Hippolyte  ,  endurci  par  de  fauvagcs  loix  , 
Entend  parler  d'amour  pour  la  première  fois. 
Peut-être  fa  furprife  a  caufé  fon  filence  ; 
Et  nos  plaintes  pcut-ccre  ont  trop  de  violence, 

(Enone. 
Songez  qu'une  barbare  en  fon  fein  l'a  formé. 

Phèdre. 
Quoique  Scythe  &  barbare ,  elle  a  pourtant  aimé. 


TRAGÉDIE.  iZ9 

(S  N  O  N  E. 

Il  a  pour  tout  le  fèxc  une  haine  fatale. 

P  H  E  DR  E. 

Je  ne  me  verrai  point  préférer  de  rivale. 

Enfin  ,  tous  tes  conleiJs  ne  font  plus  de  faifon  : 

Sers  ma  fureur  ,  (Knone  ,  Se  non  point  ma  raifon. 

II  oppofe  à  l'amour  un  cœur  inacceffible  ; 

Cherchons,  pour  rattac[uerj  quelque  endroit  plus  fcnfibk. 

Les  charmes  d'un  empire  ont  paru  le  toucher, 

Athènes  l'attiroit ,  il  n'a  pu  s'en  cacher  ; 

Déjà  de  Ces  vaiflèaux  la  pointe  étoit  tournée  , 

Et  la  voile  flottoit  aux  vents  abandonnée.    ■ 

Va  trouver  de  ma  part  ce  jeune  ambitieux  , 

(Enone.  Fais  briller  la  couronne  à  Ces  yeux. 

Qu'il  mette  fur  fon  front  le  facré  diadème  : 

Je  ne  veux  que  l'honneur  de  l'attacher  moi-même. 

Cédons-lui  ce  pouvoir  que  je  ne  puis  garder. 

Il  inftruira  mon  fils  dans  l'art  de  commander. 

Peut-être  il  voudra  bien  lui  tenir  lieu  de  père  ; 

Je  mets  fous  fon  pouvoir  Se  le  fils  &c  la  mère. 

Peur  le  fléchir  enfin  tente  tous  les  moyens. 

Tes  difcours  trouveront  plus  d'accès  que  les  miens. 

Prefle  ,  pleure,  gémis  ,  peins-lui  Phèdre  mourante  , 

Ne  rougis  point  de  prendre  une  voix  fuppliante, 

Je  t'avouerai  de  tout,  je  n'efpère  qu'en  toi. 

Va  ,  j'attends  ton  retour  pour  difpofer  de  moi. 


SCENE     IL 

T  H  E  D  R  E  feule. 

V_/  TOI ,  qui  vois  la  honte  où  je  fuis  defcendue  ; 
Implacable  Vénus,  fuis- je  aflcz  confondue  î 
Tu  ne  faurois  plus  loin  poufl'cr  ta  cruauté. 
Ton  triomphe  eft  parfait,  tous  tes  traits  ont  porté. 
Cruelle,  fi  tu  veux  une  gloire  nouvelle  , 
Attaque  un  ennemi  qui  te  foit  plus  rebelle» 


5ÎO  PHEDREr 

Hippolytc  te  fuit,  &,  bravant  ton  courroux. 
Jamais  à  tels  autels  n'a  fléchi  les  genoux. 
Ton  nom  femble  offenfer  fcs  fuperbes  oreilles. 
DéefTe  ,  venge-toi,  nos  caufcs  font  pareilles. 
Qu'il  aime.  Mais  déjà  tu  reviens  fur  tes  pas , 
(Snone  î  On  me  détc^ïcy   on  ne  t'écouie  pas. 


SCENE      I  I  L 

PHEDRE,     (KNONE. 

(K  N  O  N  E. 

X  L  FAUT  d'un  vain  amour  étouffer  la  penfée, 

Madame.  Rappeliez  votre  vertu  paflee. 

Le  roi ,  qu'on  a  cru  mort ,  va  paroître  à  vos  yeux. 

Théfce  eft  arrivé ,   Théfée  eft  en  ces  lieux. 

Le  peuple,  pour  le  voir,  court  &  fe  précipite. 

Je  fortois  par  votre  ordre,  &  cherchois  Hippolyte  , 

Lorfque,  jufques  au  Ciel ,  mille  cris  élancés . . . 

Phèdre. 
Mon  époux  eft  vivant ,  (Enonc ,   c'eft  aflez. 
J'ai  fait  l'indigne  aveu  d'un  amour  qui  l'outrage  ; 
Il  vit.  Je  n-e  veux  pas  en  favoir  davantage. 

(E  N  O  N  E. 

Quoi  ? 

Phèdre. 
Je  te  l'ai  prédit,  mais  tu  n'as  pas  voulu  , 
Sur  mes  juftes  remords  tes  pleurs  ont  prévalu. 
Je  mourois  ce  matin  digne  d'être  pleuîée  ; 
J'ai  fuivi  tes  confeils ,   )c  meurs  déshonorée. 

(Snone. 
Vous  mourez  I 

Phèdre. 
Jufte  Ciel  1  qu'ai-jc  fait  aujourd'hui  v 
Mon  époux  va  paroître ,  ôc  fgn  B,h  avec  lui. 


TRAGÉDIE.  55ï 

Je  verrai  le  témoin  de  ma  flamme  adultère  ;• 

Oblerver  de  quel  front  j'ofe  aborder  ion  père  , 

Le  cœur  gros  de  fcnipirs  qu'il  n'a  point  écoutés  , 

L'œil  humide  de  pleurs  par  l'ingrat  rebutés. 

Penfes-tu  que,  fcnfible  à  l'honneur  de  Théfée  , 

Il  lui  cache  l'ardeur  dont  je  fuis  embrafée  i 

I.aiflera-t-il  trahir  ôc  fon  père  &  fon  roi  î 

Pourra-t-il  contenir  l'horreur  qu'il  a  pour  moi  ? 

Il  fc  tairoit  en  vain.  Je  fais  mes  perfidies  , 

(Knone  ,  &  ne  fuis  point  de  ces  femmes  hardies  , 

Qui  ,  goûtant  dans  le  crime  une  tranquille  paix  , 

Ont  fu  fe  faire  un  front  qui  ne  rougit  jamais. 

Je  connois  mes  fureurs  ,   je  les  rappelle  toutes. 

Il  me  femble  déjà  que  ces  murs,  que  ces  voûtes 

Vont  prendre  la  parole  ,  &,  prêts  à  m'accufer  , 

Attendent  mon  époux  pour  le  défabufer. 

Mourons.  De  tant  d'horreurs  qu'un  trépas  me  délivrer 

Elt-ce  un  malheur  fi  grand  que  de  cefler  de  vivre  ? 

La  mort  aux  malheureux  ne  caufe  point  d'effroi. 

Je  ne  crains  que  le  nom  que  je  laiflè  après  moi. 

Pour  mes  triftes  enfans  quel  affreux  héritage  î 

Le  fang  de  Jupiter  doit  enfler  leur  courage. 

Mais ,  quelque  jufte  orgueil  qir'infpire  un  fang  fi  beau. 

Le  crime  d'une  mère  eft  un'pcfant  fardeau. 

Je  tremble  qu'un  difcours  ,  hélas  ,  trop  véritable  , 

Un  jour  ne  leur  reproche  une  mère  coupable  1 

Je  tremble  qu'opprimés  de  ce  poids  odieux  , 

L'un  ni  l'autre  jamais  n'ofe  lever  les  yeux, 

(S  N  G  N  E. 

Il  n'en  faut  point  douter,  je  les  plains  l'un  &  l'autre, 
Jamais  crainte  ne  fut  plus  juftc  que  la  votre. 
Mais  à  de  tels  affronts  pourquoi  les  expofer  ? 
Pourquoi  contre  vous-même  allez-vous  dépcfcr  î 
C'en  eft  fait»  On  dira  que  Phèdre,  trop  coupable, 
De  fon  époux  trahi  fuit  râCpcCt  redoutable» 
Hippolyte  eft  heureux  qu'aux  dépends  de  vos  jours, 
Vous-mciiie,  en  expirant,  appuyiez  fes  difcours. 


îjx  PHEDRE, 

A  votre  accufateur  que  pourrai-jc  répondre  ? 

Je  ferai  devant  lui  trop  facile  à  confondre. 

De  fon  triomphe  affreux  je  le  verrai-jouir , 

Et  conter  votre  honte  à  qui  voudra  I*ouir.  yM 

Ah  ,  que  plutôt  du  Ciel  la  flamme  me  dévore  î      ">• 

Mais  ne  me  trompez  point,  vous  eft-il  cher  encoxe  î 

De  quel  œil  voyez-vous  ce  prince  audacieux  i 

Phèdre. 
Je  le  vois  comme  un  monftre  effroyable  à  mes  yeux. 

(E  N  O  N  E. 

Pourquoi  donc  lui  céder  une  vidloire  entière  î 
Vous  le  craignez.   Ofez  l'accufer  la  première 
Du  crime  dont  il  peut  vous  charger  aujourd'hui. 
Qui  vous  démentira  ?  Tout  parle  contre  lui. 
Son  épée  en  vos  mains  heureufement  laifTée  , 
Votre  trouble  préfent,  votre  douleur  paflcc  , 
Son  père  par  vos  cris  dès  long-temps  prévenu , 
Et  déjà  fon  exil  par  vous-même  obtenu. 

P  H  E  D  R-E. 
Moi,  que  j'ofe  opprimer  Se  noircir  l'innocence  I 

(S  N  o  N  E. 

Mon  zèle  n'a  befoîn  que  de  votre  filence. 
Tremblante ,  comme  vous ,  j'en  fens  quelques  remord. 
Vous  me  verriez  plus  prompte  affronter  mille  morts. 
Mais,  puifque  je  vous  perds  fans  ce  trille  remède , 
Votre  vie  eft  pour  moi  d'un  prix  à  qui  tout  cède. 
Je  parlerai.  Théfée  ,  aigri  par  mes  avis  , 
Bornerafa  vengeance  à  l'exil  de  fon  fils. 
Un  père ,  en  punifîant ,  Madame  ,  eft  toujours  père  5 
Un  fupplice  léger  fuffir  à  fa  colère. 
Mais  ,  le  fang  innocent  dût-il  être  verfé  , 
Que  ne  demande  point  votre  honneur  menacé  î 
C'eft  un  tréfor  trop  cher  pour  ofer  le  commettre. 
Quelque  loi  qu'il  vous  diéle  ,  il  faut  vous  y  foumettrc 
Madame  ;  &,  pour  fauver  notre  honneur  combattu. 
Il  faut  immoler  tout,  &  même  la  vertu. 
On  vient,  je  vois  Théfée, 


R  A  G  É  D  I  E.  3  j  5 

P  H  E  D  B   E. 

Ah,  je  vois  Hîppolyte  5 
Dans  Tes  yeux  infolens  je  vois  ma  perte  écrite. 
Fais  ce  que  tu  voudras  ,  je  m'abandonne  à  toi. 
Dans  le  trouble  où  je  fuis ,   je  ne  puis  rien  pour  moi. 


SCENE     IV. 

THÉSÉE,  HIPPOLYTE,  PHEDRE,  (ENONE. 
THÉRAMENE. 

Thésée. 

J-J  A  FORTUNE  à  mes  vœux  celTe  d'être  oppofcc  , 
Madame  ,  &  dans  vos  bras  met, .  . 
P  H  E  D  i\  E. 

Arrêtez,  Théfcc  , 
Et  ne  profanez  point  des  tranfports  fi  charmans. 
Je  ne  mérite  plus  ces  doux  empreflemens. 
Vous  êtes  oftenfe.  La  fortune  jaloufe 
N'a  pas,   en  votre  abfence  ,  épargné  votre  époufe. 
Indigne  de  vous  plaire  ôc  de  vous  approcher  , 
Je  ne  dois  déformais  fonger  qu'à  me  cacher , 


SCENE     V. 

THÉSÉE  ,  HIPPOLYTE  ,  THÉRAMENE. 

Thésée. 

\f  UEL  eft  rétrange  accueil  qu'on  fait  à  votre  père  , 
Mon  fils  î 

Hîppolyte. 
Phèdre  peut  feule  expliquer  ce  myftcre. 
Mais  ,  fi  mes  voeux  ardens  vous  peuvent  émouvoir  , 
Permettez-moi  i  Seigneur,  de  ne  la  plus  revoir  : 


}J4  PHEDRE, 

Souffrez  cjue  pour  jamais  le  tremblant  Hippolytc 
DifparoiUê  des  lieux  que  .votre  époufe  habite. 

Thésée. 
Vous  ,  mon  fils  ,  me  quitter  î 

HlPPOLYXE. 

Je  ne  la  cherchois  pas 
Ceft  vous  qui  fur  ces  bords  conduisîtes  Css  pas. 
Vous  daignâtes,  Seigneur,  aux  rives  de  Trézène 
Confier  en  partant  Aricie  Se  la.  reine  ; 
Je  fus  même  chargé  du  foin  de  les  garder. 
Mais  quels  foins  déformais  peuvent  me  retarder  ? 
Affez  dans  les  forêts  mon  oifîve  jeunefle 
Sur  de  vils  ennemis  a  montré  fon  adrefle. 
Ne  pourrai-je,  en  fuyant  un  indigne  repos  , 
D'un  fang  plus  glorieux  teindre  mes  javelots  I 
Vous  n'aviez  pas  encor  atteint  l'âge  où  je  touche. 
Déjà  plus  d'un  tyran ,  plus  d'un  monthc  farouche 
Avoir  de  votre  bras  fenti  la  pefanteur. 
Déjà  ,    de  l'infolence  heureux  perfécuteur  , 
Vous  aviez  des  deux  mers  afTuré  les  rivages. 
Le  libre  voyageur  ne  craignoit  plus  d'outrages. 
Hercule  ,   refpirant  fur  le  bruit  de  vos  coups  , 
Déjà  de  foji  travail  fe  repofoit  fur  vous. 
Et,  moi ,  fils  inconnu  d'un  fi  glorieux  père  ^ 
Je  fuis  même  encor  loin  des  traces  de  ma  mère. 
Souffrez  que  mon  courage  ofe  enfin  s'occuper. 
Souffrez,  fi  quelque  monftre  a  pu  vous  échapper 
Que  j'apporte  à  vos  pieds  fa  dépouille  honorable  j 
Ou  que  d'un  beau  trépas  la  mémoire  durable  , 
Eternifant  des  jours  fi  noblement  finis , 
Prouve  à  tout  l'univers  que  j'étois  votre  fils. 

Thésée. 
Que  voîs-je  !  Quelle  horreur,  dans  ces  lieux  répandue  s 
Fait  fuir  devant  mes  yeux  ma  famille  éperdue  î 
Si  je  reviens  il  craint ,   &  fi  peu  defiré  , 
O  Ciel ,  de  ma  prifon  pourquoi  m'as-tu  tiré  î 
Je  n'avois  qu'un  ami.  Son  imprudente  flamme 
Du  tyran  de  l'Epirc  alloitravi;:  la  femme. 


TRAGÉDIE.  335 

Je  fcrvois  à  regret  Ces  dcflcins  amouieux  ; 

Mais  le  fort  irrité  nous  aveugloit  tous  deux. 

Le  tyran  m'a  fijrpris  fans  défenfc  &  fans  armes. 

J'ai  vu  Piritholis ,  trifte  objet  de  mes  larmes  , 

Livré  par  ce  barbare  à  des  monftrcs  cruels  , 

Qu'il  nourrilFoit  du  fang  dus  malheureux  morrelst 

Moi-même,  il  m'enferma  dans  des  cavernes  fombres , 

Lieux  profonds  &  voifins  de  l'empire  des  ombres. 

Les  dieux  ,  après  lîx  mois,  enfin  m'ont  regardé. 

J'ai  fu  tromper  les  yeux  par  qui  j'écois  gardé. 

D'un  perfide  ennemi  j'ai  purgé  la  nature. 

A  fcs  monftres  lui-même  a  fervi  de  pâture. 

Et  lorfqu'avec  tranfport  je  penfe  m'approcher 

De  tout  ce  que  les  Dieux  m'ont  laillé  de  plus  cher  ; 

Que  dis-je  ?  Quand  mon  amc ,  à  foi-même  rendue  , 

Vient  fe  raiFaficr  d'une  fi  chère  vue  ; 

Je  n'ai  pour  tout  accueil  que  des  frémiflcmens. 

Tout  fliit ,  tout  fe  refufe  à  mes  embrallemens. 

Et  moi-même  ,  éprouvant  la  terreur  que  j'infpirc  » 

Je  voudrois  être  encor  dans  les  prifons  d'Epire. 

Parlez.  Phèdre  fe  plaint  que  je  fuis  outragé. 

Qui  m'a  trahi  ?  Pourquoi  ne  fuis-je  pas  vengé  ? 

La  Grèce,  à  qui  nion  bras  fut  tant  de  fois  utile  , 

A-t-elle  au  criminel  accordé  quelque  afyle  ? 

Vous  ne  répondez  point.  Mon  fils  ,  mon  propre  fils 

Eft-il  d'intelligence  avec  mes  ennemis  î 

Entrons.  C'ell  trop  garder  un  doute  qui  m'accable* 

Connoiiïbns  à  la  fois  le  crime  Se  le  coupable. 

Que  PUcdre  explique  enfin  le  trouble  où  je  la  voi. 


iiS  PHEDRE, 

SCENE     VI. 

HIPPOLYTE,     THÉRAMENE. 

H  I  P  P  O  L  Y  T  E. 

V_y  u  TENDOiT  ce  difcours  qui  m'a  glacé  d'effroi  ? 
Phèdre,  toujours  en  proie  à  fa  fureur  extrême  , 
Veut-elle  s'accufer  &  fe  perdre  elle-même  ? 
Dieux  î  Que  dira  le  roi  ?  Quel  funefte  poifon 
L'amour  a  répandu  fur  toute  fa  maifon  ! 
Moi-même  ,   plein  d'un  feu  que  fa  haine  réprouve  , 
Quel  il  m^a  vu  jadis  ;   &  quel  il  me  retrouve  ? 
De  noirs  prefiTentimens  viennent  m'épouvanter. 
Mais  l'innocence  enfin  n'a  rien  à  redouter. 
Allons ,  cherchons  ailleurs  par  quelle  hcureufe  adreflc 
Je  pourrai  de  mon  père  émouvoir  la  tendrefTe  ; 
Et  lui  dire  un  amour  qu'il  peut  vouloir  troubler  , 
Mais  que  tout  fon  pouvoir  ne  fauroit  ébranler. 

Fin  du.  troîjième  Acie. 


ACTE 


TRAGÉDIE,  ?J7 

ACTE    IV. 

SCENE     PREMIERE. 

THÉSÉE,     (KNONE. 

Thésée, 

J\  H,qu'eft-ce  que  j'entends  ?  Un  traître ,  un  téméraire 

Préparoit  cet  outrage  à  l'honneur  de  fon  père  î 

Avec  quelle  rigueur,  deftin  ,   tu  me  pourfuis  1 

Je  ne  fais  où  jç  vais ,  je  ne  fais  où  je  fuis. 

O  tendrefle  !  O  bonté  trop  mal  récompenfée  î 

Projet  audacieux  !  Déteftable  penfée  î 

Pour  parvenir  au  but  de  Ces  noires  amours , 

L'infolent  de  la  force  empruntoit  le  fecours. 

J'ai  reconnu  le  fer  ,   inftrumcnt  de  fa  rage  , 

Ce  fer  dont  je  l'armai  pour  un  plus  noble  ufage. 

Tous  les  liens  du  fang  n'ont  pu  le  retenir  I 

Et  Phèdre  différoit  à  le  faire  punir  ! 

Le  filence  de  Phèdre  épargnoit  le  coupable  ! 

Cffi  N  o  N  E. 
Phèdre  épargnoit  plutôt  un  père  déplorable. 
Honteufc  du  deflein  d'un  amant  furieux  , 
Et  du  feu  criminel  qu'il  a  pris  dans  Ces  yeux  , 
Phèdre  mouroit.  Seigneur,  &  fa  main  meurtrière 
Eteignoit  de  fes  yeux  l'innocente  lumière. 
J'ai  vu  lever  le  bras  ,  j'ai  couru  la  fauver. 
Moi  feule  à.  votre  amour  j'ai  fu  la  conferver. 
Et,  plaignant  à  la  fois  fon  trouble  &  vos  allarmcs  , 
J'ai  fcrvi  ,  malgré  moi,  d'interprète  à  fes  larmes. 

Thésée. 
Le  perfide  I  II  n'a  pu  s'empêcher  de  pâlir. 
De  crainte  ,  en  m'abordant ,  je  l'ai  vu  treiraillir. 
Je  me  fuis  étonné  de  fon  peu  d'allégrelfe. 
Ses  froids  cmbraircmens  ont  glace  ma  tendrefle* 
Tome  IL  P 


5j3  PHEDRE, 

Mais  ce  coupable  amour,  dont  il  efl:  dévoré  , 
Dans  Athènes  déjà  s*étoit-il  déclaré  î 

(K  N  G   N  E. 

Seigneur  ,  fouvenez-vous  des  plaintes  de  la  reine. 
Un  amour  criminel  caufa  toute  fa  haine. 

Thésée. 
Et  ce  feu  dans  Trézène  a  donc  recommence  î 

ŒE  N  G  N  E. 

Je  vous  ai  dit.  Seigneur,  tout  ce  qui  s'ert:  pafie, 
C'eft  trop  laifler  la  reine  à  fa  douleur  mortelle. 
Souffrez  que  je  vous  quitte  ,  &  me  range  auprès  d'elle. 


SCENE     IL 

THÉSÉE,     HIPPOLYTE. 

Thésée. 

jTV  h  ,  le  voici.  Grands  dieux ,  à  ce  noble  maintien  , 
Quel  œil  ne  feroit  pas  trompé  comme  le  mien  î 
Faut-il  que  fur  le  front  d'un  profane  adultère  , 
Brille  de  la  vertu  le  facré  caractère  ? 
Et  ne  devroit-on  pas ,  à  des  fignes  certains , 
Reconnoître  le  cœur  des  perfides  humains  î 

HiPPGLYTE. 

Puis-je  vous  demander  quel  funefte  nuage  , 
Seigneur,  a  pu  troubler  votre  augufte  vifage  î 
N'ofez-vous  confier  ce  fecret  à  ma  foi  î 

Thésée. 
Perfide  ,   ofcs-tu  bien  te  montrer  devant  moi  ? 
Monftrc,  qu'a  trop  long- temps  épargné  le  tojinerrc  , 
Relie  impur  des  brigar.ds  dont  j'ai  purgé  la  terre. 
Après  que  le  tranfport  d'un  amour  plein  d'horreur  , 
Jufqu'au  lit  de  ton  père  a  porté  ta  fureur , 
Tu  m'ofes  préfenter  une  têce  ennemie  ! , 
Tu  parois  dans  des  lieux  pleins  de  ton  infamie  ; 
Et  ne  vas  pas  chercher,  fous  un  ciel  inconnu  , 
Des  pays  où  mon  nom  ne  foit  point  parvenu  î 


TRAGÉDIE.  si^ 

Fuis  ,   traîcre.  Ne  viens  point  brkver  ici  ma  haine  » 
Et  tenter  un  courroux  que  je  retiens  à  peine, 
C'cll  bien  aflez  pour  moi  de  l'opprobre  éternel 
D'avoir  pu  mettre  au  jour  un  Hls  fi  criminel  , 
Sans  que  ta  mort  encor  ,   honteufe  à  ma  mémoire  , 
De  mes  nobles  travaux  vienne  fouiller  la  gloire. 
Fuis.  Et  ,  (i  tu  ne  veux  qu'un  cliâtiment  ibudain 
T'ajoute  aux  fcélérats  qu'a  punis  cette  main  , 
Prends  garde  que  jamais  l'aitre  qui  nous  éclaire 
Ne  te  voie  en  ces  lieux  mettre  un  pied  téméraire. 
Fuis  ,  dis-je  ;  &c  ,  fans  retour ,  précipitant  tes  pas  , 
De  ton  horrible  afpeél  purge  tous  mes  états. 

Et  toi,  Neptune,  &  toi,  il  jadis  mon  courage 
D'infâmes  aflaflins  nettoya  ton  rivage  , 
Souviens-toi  que ,  pour  prix  de  mes  efforts  heureux. 
Tu  promis  d'exaucer  le  premier  de  mes  voeux. 
Dans  les  longues  rigueurs  d'une  prifon  cruelle  , 
Je  n'ai  point  imploré  ta  puiflance  immortelle. 
Avare  du  fecours  que  j'attends  de  tes  foins  , 
Mes  vœux  t'ont  réfervé  pour  de  plus  grands  befoins. 
Je  t'implore  aujourd'iiui.  Venge  un  malheureux  père  : 
J'abandonne  ce  traître  à  toute  ta  colère. 
Etouffe  dans  fon  fang  Ces  délits  effrontés. 
Théféc  à  ces  fureurs  connoitra  tes  bontés. 

HiPPOLYTE. 

D'un  amour  criminel  Phèdre  accufe  Hippolyte  I 
Un  tel  excès  d'horreur  rend  mon  ame  interdite. 
Tant  de  coups  imprévus  m'accablent  à  la  fois  , 
Qu'ils  m'otent  la  parole  ,  &  m'étouffcnt  la  voix. 

Thésée. 
Traître ,  tu  prétcndois  qu'en  un  lâche  filencc 
Phèdre  enfeveliroit  ta  brutale  infolence. 
Il  falloir,  en  fuyant ,  ne  pas  abandonner 
Le  fer  qui ,  dans  fes  mains ,  aide  à  te  condamner. 
Ou  plutôt  il  falloit,  comblant  ta  perfidie  , 
Lui  ravir  tout  d'un  coup  la  parole  &  la  vie. 

Hippolyte. 
D'un  mcnfonge  fi  noir  juftement  irrité. 
Je  dcvrois  feirc  ici  parler  la  vérité  ,  P  î 


540  PHEDRE, 

Seigneur.  Mais  je  fupprime  un  fecret  qui  vous  touche. 

Approuvez  le  refped  qui  me  forme  la  bouche  ; 

Ec,  fans  vouloir  vous-même  augmenter  vos  ennuis  , 

Examinez  ma  vie  ,   &  fongez  qui  je  fuis. 

Quelques  crimes  toujours  précèdent  les  grands  crimes. 

Quiconque  a  pu  franchir  les  bornes  légitimes  , 

Peut  violer  enfin  les  droits  les  plus  facres. 

Ainfî  que  la  vertu ,  le  crime  a  Ces  degrés  5 

Et  jamais  on  n'a  vu  la  timide  innocence 

Pafler  fubitement  à  l'extrême  licence. 

Un  jour  fcul  ne  fait  point  d'un  mortel  vertueux 

Un  perfide  aflaffin ,  un  lâche  inceftueux. 

Elevé  dans  le  fein  d'une  chafte  Héroïne  , 

Je  n'ai  point  de  fon  fang  démenti  l'origine, 

Pitthée ,  eftimé  fagc  entre  tous  les  humains  , 

Daigna  m'inftruire  encore  au  fortir  de  Ces  mains. 

Je  ne  veux  point  me  peindre  avec  trop  d'avantage. 

Mais ,  fi  quelque  vertu  m'cft  tombée  en  partage  , 

Seigneur  ,  je  crois  fur-tout  avoir  fait  éclater 

La  haine  Aas  forfaits  qu'on  ofe  m'imputer. 

C'cfl;  par-là  qu'Hippolytc  eft  connu  dans  la  Grèce. 

J'ai  pouffé  la  vertu  jufques  à  la  rudeffe. 

On  fait  de  mes  chagrins  l'inflexible  rigueur. 

Le  jour  n'eft  pas  plus  pur  que  le  fond  de  mon  cœur  , 

Et  l'on  veut  qu'HippoIyte  épris  d'un  feu  profane. . . 

Thésée. 
Oui ,  c'efl:  ce  même  orgueil ,  lâche,  qui  te  condamne. 
Je  vois  de  tes  froideurs  le  principe  odieux. 
Phèdre  feule  charmoit  tes  impudiques  yeux  5 
Et  pour  tout  autre  objet  ton  ame  indifférente 
Dédaignoit  de  brûler  d'une  flamme  innocente. 

H  I  P  P  o  L  Y  T  E. 

Non  ,  mon  père  ,  ce  coeur,  c'eft  trop  vous  le  celer  , 
N'a  point  d'un  chaflre  amour  dédaigné  de  brûler. 
Je  confeffe  à  vos  pieds  ma  véritable  offenfe. 
J'aime  ,  j'aime  ,  il  eft  vrai ,   malgré  votre  défcnfe. 
Aricie  à  fes  loix  tient  mes  vœux  affervis. 
La  fille  de  Pallante  a  vaincu  votre  Bis. 


TRAGÉDIE.  341 

Je  l'adore  ;  &  mon  ame  ,   à  vos  ordres  rebelle  , 
Ne  peut  ni  foupirer  ,  ni  brûler  que  pour  elle. 

Thésée. 
Tu  l'aimes  î  Ciel  I  Mais  non  ,  l'artifice  efl;  grofïîer. 
Tu  te  feins  criminel  pour  te  juftificr. 

HiPPOLYTE, 

Seigneur,  depuis  fix  mois  je  l'évite ,  &  je  l'aime. 
Je  vcnois ,  en  tremblant ,   vous  le  dire  à  vous-même. 
Hé  quoi ,  de  votre  erreur  rien  ne  vous  peut  tirer  ? 
Par  quel  affreux  ferment  faut-il  vous  raflurer  î 
Que  la  terre  ,  le  ciel,  que  toute  la  nature  . . . 

Thésée. 
Toujours  les  fcélérats  ont  recours  au  parjure. 
CefTe,   cefTe  ,  &  m'épargne  un  importun  difcours  > 
Si  ta  faufle  vertu  n'a  point  d'autre  fecours, 

HiPPOLYTE. 

Elle  vous  paroît  faulTe  ,   &  pleine  d'artifice. 
Phèdre  au  fond  de  fon  cœur  me  rend  plus  de  juftice. 

Thésée. 
Ah  ,  que  ton  impudence  excite  mon  courroux  ! 

HiPPOLYTE. 

Quel  temps  à  mon  exil ,   quel  lieu  prefcrivcz-vous  î 

Thésée. 
Fufles-tu  par-delà  les  colonnes  d'Alcide  , 
Je  me  croirois  encor  trop  voifin  d'un  perfide. 

HiPPOLYTE. 

Chargé  du  crime  affreux  dont  vous  me  foupçonnez  , 
Quels  amis  me  plaindront  quand  vous  m'abandonnez  ' 

Thésée. 
Va  chercher  des  amis  dont  l'cftime  funefte 
Honore  l'adultère,   applaudiilc  à  l'incefte  ; 
Des  ttaîtres  ,  des  ingrats ,  fans  honneur  &  fans  loi. 
Dignes  de  protéger  un  méchant  tel  que  toi. 

HiPPOLYTE. 

Vous  me  parlez  toujours  d'incefte  &  d'adultère  , 
Je  me  tais.  Cependant  Phèdre  fort  d'une  mère  , 
Phèdre  eft  d'un  fang,  Seigneur,  vous  le  faveztrop  bien. 
De  toutes  ces  horreurs  plus  rempli  que  le  mien. 

Piij 


341  PHEDRE, 

Thésée. 
Quoi  ta  rage  à  mes  yeux  perd  toute  retenue  ? 
Pour  la  dernière  fois  ôte-toi  de  ma  vue. 
Sors  ,    traître.  N'attends  pas  qu'un  père  furieux 
Te  farte  avec  opprobre  arracher  de  ces  lieux. 


SCENE     III. 

THÉSÉE  feul. 

iVl  isÉRABLE  ,  tu  cours  à  ta  perte  infaillible. 
Neptune  ,   par  le  fleuve  aux  dieux  mêmes  terrible  , 
M'a  donné  fa  parole  ,  &  va  l'exécuter. 
Un  Dieu  vengeur  te  fuit ,  tu  ne  peux  l'éviter. 
Je  t'aimois  5  &  je  fens  que  ,  malgré  ton  ofFenfe , 
Mes  entrailles  pour  toi  fe  troublent  par  avance. 
Mais  à  te  condamner  tu  m'as  trop  engagé. 
Jamais  père  ,   en  effet ,   fut-il  plus  outragé  ? 
Juftes  dieux  ,   qui  voyez  la  douleur  qui  m'accable  , 
Ai-je  pu  mettre  au  jour  un  enfant  il  coupable  î 


SCENE     IV. 

PHÈDRE,     THÉSÉE. 

Phèdre. 

O  EiGNEUR  ,  je  viens  à  vous  pleine  d'un  jufte  ef&oi 
Votre  voix  redoutable  a  pafTé  jufqu'à  moi. 
Je  crains  qu'un  prompt  effet  n'ait  fuivi  la  menace  , 
S'il  en  eft  temps  encore  ,   épargnez  votre  race  , 
Refpedtez  votre  fang  ,  j'ofe  vous  en  prier  , 
Sauvez-moi  de  l'horreur  de  l'entendre  crier. 
Ne  me  préparez  point  la  douleur  éternelle 
De  l'avoir  fait  répandre  à  la  main  paternelle. 


TRAGÉDIE.  343 

Thésée. 
Non,  MadamCjCn  mon  fang  ma  main  n'a  point  trempé  ; 
Mais  Tingrat  toutefois  ne  m'eft  point  échappé. 
Une  immortelle  main  de  fa  perte  eft  chargée, 
Neptune  me  la  doit,  &  vous  ferez  vengée.  , 

Phèdre. 
Neptune  vous  la  doit  !  Quoi ,  vos  vœux  irrités. . , 

Thésée. 
Quoi ,  craignez-vous  déjà  qu'ils  ne  foient  écoutés  î 
Joignez-vous  bien  plutôt  à  mes  vœux  légitimes. 
Dans  toute  leur  noirceur  retracez-moi  Tes  crimes. 
Echauffez  mes  tranfports  trop  lents ,  trop  retenus. 
Tous  Ces  crimes  encor  ne  vous  font  pas  connus. 
Sa  fureur  contre  vous  fc  répand  en  injures. 
Votre  bouche,   dit-il,   eft  pleine  d^impoftures» 
Il  foutient  qu'Aricie  a  fon  cœur  ,  a  fa  foi  > 
Qu'il  l'aime. 

Phèdre. 
Quoi ,  Seigneur  ? 

Thésée. 

II  Pa  dit  devant  moi. 
Mais  je  fais  rejetter  un  frivole  artifice. 
Efpérons  de  Neptune  une  prompte  juftice. 
Je  vais  moi-même  encore  ,  au  pied  de  (es  autels  , 
Le  prefTer  d'accomplir  fcs  fermens  immortels. 


SCENE     V. 

PHÈDRE  ftule. 

XL  SORT.  Quelle  nouvelle  a  frappé  mon  oreille  î 
Quel  feu  ^al  étouffé  dans  mon  cœur  fe  réveille  ? 
Quel  coup  de  foudre  ,   ô  ciel  î  &  quel  funeftc  avis  î 
Je  volois  toute  entière  au  fecours  de  fon  fils  ; 
Et  m'arrachant  des  bras  d'(ffinone  épouvantée  , 
Je  cédois  au  remords  dont  j'étois  tourmentée. 
Qui  fait  même  où  m'alloit  porter  ce  repentir  î 
Peut-être  à  m'accufer  j'aurois  pu  confentir. 

riv 


544  PHEDRE, 

Peut-être  ,   fi  ]a  voix  ne  m'eût  été  coupée  , 

L'afFreufe  vérité  me  feroit  échappée. 

Hippolyte  eft  fenfîble  ,  &  ne  fent  rien  pour  moi  î 

Aricie  a  fon  cœur  !  Aricie  a  fa  foi  ! 

Ah ,  dieux  !  Lorfqu'à  mes  vœux  l'ingrat  inexorable 

S'armoit  d'un  œil  li  fier,  d'un  front  lî  redoutable  , 

Je  penfois  qu'à  l'amour  fon  cœur  toujours  fermé  , 

Fût  contre  tout  mon  fèxe  également  armé. 

Une  autre  cependant  a  fléchi  fon  audace. 

Devant  Ces  yeux  cruels  une  autre  a  trouvé  grâce. 

Peut-être  a-t-il  un  cœur  facile  à  s'attendrir. 

Je  fuis  le  fcul  objet  qu'il  ne  fauroit  fouffrir. 

Et  je  me  chargerois  du  foin  de  le  défendre  I 

SCENE     V  I. 

PHÈDRE,     (ENONE. 

Phèdre. 
V-<  HERE  CŒnone ,  fais-tu  ce  que  je  viens  d'apprendre  ? 

(E  N  G  N  E. 

Non.  Mais  je  viens  tremblante,  â  ne  vous  point  mentir. 
J'ai  pâli  du  deflein  qui  vous  a  fait  fortir. 
J'ai  craint  une  fureur  à  vous-même  fatale. 

Phèdre. 
(Snone  ,  qui  l'eût  cru  ?  J'avois  une  rivale. 

(E  N  O  N  E. 

Commeiic  ? 

Phèdre. 
Hippolyte  aime  ,  &  je  n'en  puis  douter. 
Ce  farouche  ennemi ,   qu'on  ne  pouvoir  domter  , 
Qu'ofFenfoit  le  refped  ,  qu'importunoit  la  plainte  , 
Ce  tigre  ,  que  jamais  je  n'abordai  fans  crainte  , 
Soumis  ,  apprivoifé  ,   reconnoît  un  vainqueur. 
Aricie  a  trouvé  le  chemin  de  fon  cœur. 

(E  N  o  N  £. 

Aricie  ? 


TRAGÉDIE.  345 

Phèdre. 
Ah  ,  douleur  non  encore  éprouvée  l 
A  quel  nouveau  tourment  je  me  fuis  réfervée  î 
Tout  ce  que  j'ai  fouifert,  mes  craintes ,  mes  tranfports, 
La  fureur  de  mes  feux  ,  l'horreur  de  mes  remords  , 
Et  d'an  refus  cruel  l'infuportable  injure  , 
N'étoit  qu'un  foible  eflai  du  tourment  que  j'endure. 
Ils  s'aiment  !  Par  quel  charme  ont-ils  trompé  mes  yeux? 
Comment  fe  font-ils  vus  ?  Depuis  quand  ?  Dans  quels  lieux  ? 
Tu  le  favois.  Pourquoi  me  laiflbis-tu  féduire  î 
De  leur  furtive  ardeur  ne  pouvois-tu  m'inftruire  ? 
Les  a-t-on  vus  fouvent  fe  parler  ,  fe  chercher  î 
Dans  le  fond  des  forêts  alloient-ils  fe  cacher  î 
Hélas  ,  ils  fe  voyoient  avec  pleine  licence  I 
Le  ciel  de  leurs  foupirs  approuvoit  l'innocence. 
Ils  fuivoient ,  fans  remords,  leur  penchant  amoureux. 
Tous  les  jours  fe  levoient  clairs  &:  fereins  pour  eux. 
Ft  moi ,  trifle  rebut  de  la  nature  entière  , 
Je  me  cachois  au  jour  ,  je  fuyois  la  lumière  ; 
La  mort  eft  le  feul  dieu  que  j'ofois  implorer» 
J'attcndois  le  moment  où  j'allois  expirer  , 
Me  nourrifTant  de  fiel  ,  de  larmes  abreuvée. 
Encor  dans  mon  malheur  de  trop  près  oblervée  ," 
Je  n'ofois  dans  mes  pleurs  me  noyer  à  loilîr. 
Je  goûtois  ,  en  tremblant ,  ce  funefte  plailîr  ; 
Et  ,  fous  un  front  ferein  déguifant  mes  aJlarmcs  , 
Il  falloir  bien  fouvent  me  priver  de  mes  larmes  , 

(S  N  O    NE. 

Quel  fruit  recevront-ils  de  leurs  vaines  amours  î 
Ils  ne  fe  verront  plus. 

Phèdre. 

Ils  s'aimeront  toujours. 
Au  moment  que  je  parle,  ah  ,  mortelle  pcnfée  l 
Ils  bravent  la  fureur  d'un  amante  infenfée. 
Malgré  ce  même  exil ,  qui  va  les  écarter  , 
Ils  font  mille  fcrmens  de  ne  fe  point  quitter. 
Non  ,  je  ne  puis  fouffrir  un  bonheur  qui  m'outrage  > 
(Enone.  Prends  pitié  de  ma  jaloufe  rage. 

Pv 


34^  PHEDRE, 

Il  faut  peidrc  Aiicie.  Il  faut  de  mon  époux  , 
Contre  un  fang  odieux ,  réveiller  le  courroux. 
Qu'il  ne  fe  borne  pas  à  des  peines  légères , 
Le  crime  de  la  fœur  pafTe  celui  des  frères. 
Dans  mes  jaloux  tranfports  je  le  veux  implorer. 

Que  fais -je  ?  Où  ma  raifon  fe  va-t-elle  égarer  ? 
Moi  jaloufe  ?  Et  Théfée  eft  celui  que  j'implore  ! 
Mon  époux  eft  vivant,  &  moi  je  brûle  encore  ! 
Pour  qui  ?  Quel  eft  le  coeur  où  prétendent  mes  vœux 
Chaque  mot  fur  mon  front  fait  dreflcr  mes  cheveux. 
Mes  crimes  déformais  ont  comblé  la  mefure. 
Je  rcfpire  à  la  fois  l'incefte  Se  l'impofture. 
Mes  homicides  mains ,  promptes  à  me  venger  , 
Dans   c  fang  innocent  brûlent  de  fe  plonger. 
Miférable  !  Et  je  vis  ?  Et  je  fouticns  la  vue 
De  ce  facré  foleil  dont  je  fuis  defcendue  ? 
J'ai  pour  ayeul  le  père  &  le  maître  des  dieux. 
Le  ciel  ,  tout  l'univers  eft  plein  de  mes  ayeux. 
Où  me  cacher  î  Fuyons  dans  la  nuit  infernale. 
Mais  que  dis-je  ?  Mon  père  y  tient  l'urne  fatale. 
Le  fort,  dit-on ,  l'a  mifc  en  Ces  févères  mains. 
Minos  juge  aux  enfers  tous  les  pâles  humains. 
Ah  ,   combien  frémira  fon  ombre  épouvantée  , 
Lorfqu'il  verra  fa  fille  ,  à  fes  yeux  préfentée  , 
Contrainte  d'avouer  tant  de  forfaits  divers  , 
Et  des  crimes,  peut-être  inconnus  aux  enfers  ! 
Que  diras-tu  ,  mon  père  ,  à  ce  fpedtacle  horrible  ? 
Je  crois  voir  de  ta  main  tomber  l'urne  terrible  ; 
Je  crois  te  voir,  cherchant  un  fupplice  nouveau  , 
Toi-même  de  ton  fang  devenir  le  bourreau. 
Pardonne.  Un  Dieu  cruel  a  perdu  ta  famille. 
Reconnois  fa  vengeance  aux  fuicurs  de  ta  fille. 
Hélas  ,  du  crime  afFrcux  dont  la  honte  me  fuit , 
Jamais  mon  trifte  cœur  n'a  recueilli  le  fruit  1 
Jufqu'au  dernier  foupir  de  malheurs  pourfuivie  , 
Je  rends  dans  les  tourmens  une  pénible  vie. 

(Π N  G  N  E. 

Hé,  repouflcz.  Madame,   une  injufte  terreur. 
Regardez  d'un  autre  œil  une  excufablc  erreur. 


TRAGÉDIE.  347 

Vous  aimez.  On  ne  peut  vaincre  fa  deftinéc. 

Par  un  charme  fatal  vous  fûtes  entraînée. 

Eft-ce  donc  un  prodige  inoui  parmi  nous  î 

L'amour  n'a-t-il  encor  triomphé  que  de  vous  ? 

La  foibleffe  aux  humains  n'eft  que  trop  naturelle. 

Mortelle  ,  fubiflez  le  fort  d'une  mortelle. 

Vous  vous  plaignez  d'un  joug  impofé  dès  long-temps. 

Les  dieux  mêmes  ,  hs  dieux  de  l'Olympe  habitans  , 

Qui  d'un  bruit  fi  terrible  épouvantent  les  crimes  , 

Ont  brûlé  quelquefois  de  feux  illégitimes. 

Phèdre. 
Qu'entends-je  ,  quels  confeils  ofe-t-on  me  donner  ? 
Ainfî  donc  jufqu'au  bout  tu  veux  m'empoifonner  , 
Malhcureufe  !  voilà  comme  tu  m'as  perdue. 
Au  jour  que  je  fuyois  c'eft  toi  qui  m'as  rendue. 
Tes  prières  m'ont  fait  oublier  mon  devoir. 
J'évitois  Hippolyte  ,  &:  tu  me  l'as  fait  voir. 
De  quoi  te  chargeois-tu  ?  Pourquoi  ta  bouche  impie 
A-t-elle  ,   en  î'accufant ,  ofé  noircir  fa  vie  ? 
Il  en  mourra  peut-être  ,   &:  d'un  père  infenfé 
Le  facrilège  vœu  peut-être  eft  exaucé. 
Je  ne  t'écoute  plus.  Va-t-en  ,  monftre  exécrable. 
Va  ,  laifle-moi  le  foin  de  mon  fort  déplorable. 
PuifTe  le  jufte  ciel  dignement  te  payer  j 
Et  puifle  ton  fupplice  à  jamais  effrayer 
Tous  ceux  qui  ,  comme  toi ,  par  de  lâches  adrefTes  , 
Des  princes  malheureux  nourriflent  les  foiblcfles  , 
Les  pouffent  au  penchant  où  leur  cœur  eft  enclin  , 
Et  leur  ofent  du  crime  applanir  le  chemin  : 
Détcftables  flatteurs ,  préfent  le  plus  funefte 
Que  puiffc  faire  aux  rois  la  colère  céleftc. 

^  N  o  N  E  feule. 
Ah ,  dieux  !  Pour  la  fervir ,  j'ai  tout  fa-t,  tout  quitté  ; 
Et  j'en  reçois  ce  prix  1  Je  l'ai  bien  mérité. 

Fin  du  guatrîlme  ÂCle, 

Pv) 


348         PHEDRE, 

xxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxx 
A  C  T  E     V. 

SCENE     PREMIERE. 

HIPPOLYTE,   ARICIE,   ISMENE. 

A  R  I  c  I  E. 

\^  uoi  ,  vous  pouvez  vous  taire  en  ce  péril  excrême  î 

Vous  laillez  dans  l'erreur  un  père  qui  vous  aime  i 

Cruel  ,   fi,  de  mes  pleurs  méprifant  le  pouvoir  > 

Vous  confentez  fans  peine  à  ne  me  plus  revoir  , 

Partez  ,  féparez-vous  de  la  trifte  Aricie, 

Mais  du  moins,  en  partant ,  aflurez  votre  vie. 

Défendez  votre  honneur  d'un  reproche  honteux  , 

Et  forcez  votre  père  à  révoquer  les  vœux. 

Il  en  ell  temps  encor.  Pourquoi  !  Par  quel  caprice 

Laillez-vous  le  champ  libre  à  votre  accufatrice  i 

Eclaircillèz  Théfée. 

HiPPOLYTE. 

Hé,  que  n'ai-je  point  dit  ? 
Ai-je  dû  mettre  au  jour  l'opprobre  de  fou  lit  î 
Devois-je,  en  lui  faifant  un  récit  trop  fincère  , 
D'une  indigne  rougeur  couvrir  le  front  d'un  père  î 
Vous  feule  avez  percé  ce  myftère  odieux. 
Mon  cœur,  pour  s'épancher,  n'a  que  vous  &  les  dieux. 
Je  n'ai  pu  vous  cacher  ,  jugez  fî  je  vous  aime  , 
Tout  ce  que  je  voulois  me  cacher  à  moi-même. 
Mais  fongez  fous  quel  fceau  je  vous  l'ai  révélé. 
Oubliez  ,  s'il  fe  peut,  que  je  vous  ai  parlé  , 
Madame  ;  &  que  jamais  une  bouche  fî  pure 
Ne  s'ouvre  pour  conter  cette  horrible  aventure. 
Sur  l'équité  des  dieux  ofons  nous  confier  : 
Ils  ont  trop  d'intérêt  à  me  jullifier  ; 
Et  Phèdre ,   toc  ou  tard  ,  de  fon  crime  punie  , 
N'en  fauroit  éviter  la  jufte  ignominie. 


TRAGÉDIE.  549 

C'eft  l'un^ue  xeC^cù.  que  j'exige  de  vous. 
Je  permets  tout  le  refte  â  mon  libre  courroux. 
Sortez  de  l'efclavage  où  vous  êtes  réduite  ; 
Ofez  me  fuivre.  Oiez  accompagner  ma  fuite. 
Arrachez-vous  d'un  lieu  funefïe  &c  profané  , 
Où  la  vertu  refpire  un  air  empoifonné. 
Profitez,   p©ur  cacher  votre  prompte  retraite  y 
De  la  confufion  que  ma  difgracc  y  jette. 
Je  vous  puis  de  la  fuite  allurer  les  moyens, 
Vous  n'avez  jufqu'ici  de  gardes  que  les  miens. 
De  puilfans  défenfeurs  prendront  notre  querelle. 
Argos  nous  tend  hs  bras,  &  Sparte  nous  appelle. 
A  nos  amis  communs  portons  nos  jufles  cris. 
Ne  foulFrons  pas  que  Phèdre  ,  alTemblant  nos  débris  , 
Du  trône  paternel  nous  chafTe  l'un  &  l'autre  , 
Et  promette  à  fon  fils  ma  dépouille  &  la  votre. 
L'occafion  cft  belle,  il  la  faut  embrafTer. 
Quelle  peur  vous  retient  ?  Vous  femblez  balancer  ? 
Votre  feul  intérêt  m'infpire  cette  audace. 
Quand  je  fuis  tout  de  feu,  d'où  vous  vient  cette  glace  î 
Sur  les  pas  d'un  banni  craignez-vous  de  marcher  > 

A  R.  1  c  I  E. 

Hélas,  qu'un  tel  exil.  Seigneur,  me  feroit  cher  • 

Dans  quels  ravifTemens  ,  à  votre  fort  liée  , 

Du  rcfte  des  mortels  je  vivrois  oubliée  ! 

Mais  ,  n'étant  point  unis  par  un  lien  fi  doux  , 

Me  puis-je  ,  avec  honneur  ,  dérober  avec  vous  ? 

Je  fais  que,   fans  blcfler  l'honneur  le  plus  févère  , 

Je  me  puis  affranchir  des  mains  de  votre  père. 

Ce  n'clt  point  m'arrachcr  du  fein  de  mes  parens  ; 

Et  la  fuite  eft  permifc  à  qui  fuit  fes  tyrans. 

Mais  vous  m'aimez.  Seigneur.  Et  ma  gloire  allarmée... 

HiPPOLYTE. 

Non  ,  non  ,  j'ai  trop  de  foin  de  votre  renommés. 
Un  plus  noble  deflcia  m'amène  devant  vous. 
Fuyez  vos  ennemis ,  &  fuivez  votre  époux. 
Libres  dans  nos  malheurs ,  puifque  le  ciel  Tordonnc  , 
Le  don  de  notre  foi  ne  dépend  de  perfonne. 


5fo  PHEDRE, 

L'hymen  n'eft  point  toujours  entouré  de  flambeaux", 
Aux  portes  de  Trézène  ,  &  parmi  ces  tombeaux  , 
Des  princes  de  ma  race  antiques  fépultures , 
Eft  un  temple  facré  formidable  aux  parjures. 
C'eft-là  que  les  mortels  n'ofent  jurer  en  vain. 
Le  perfide  y  reçoit  un  châtiment  foudain. 
Lt  craignant  d'y  trouver  la  mort  inévitable  , 
Le  menfonge  n'a  point  de  frein  plus-redoutable. 
Là  ,   fi  vous  m'en  croyez  ,  d'un  amour  éternel 
Nous  irons  confirmer  le  ferment  folemnel. 
Nous  prendrons  à  témoin  le  Dieu  qu'on  y  révère. 
Nous  le  prierons  tous  deux  de  nous  l'ervir  de  père. 
Des  dieux  les  plus  facrés  j'attefterai  le  nom  j 
Et  la  chafte  Diane  ,  &  l'auguftc  Junon  , 
Et  tous  les  dieux  enfin  ,   témoins  de. mes  tendrefies  , 
Garantiront  la  foi  de  mes  faintes  promefles. 

A  R  I  C  I  E. 

"Le  TOI  vient.  Fuyez  ,  Prince  ,  &  partez  promptement 
Pour  cacher  mon  départ  je  demeure  un  moment. 
Allez  5  &:  laiflèz-moi  quelque  fidèle  guide  , 
Qui  conduire  vers  vous  ma  démarche  timide. 


SCENE     IL 

THÉSÉE,  ARICIE,   ISMENE. 

Thésée. 

M-J  lEUx ,  éclairez  mon  trouble,  &c  daignez  d  mes  yeux 
Montrer  la  vérité  que  je  cherche  en  ces  iicux. 

A  R  I  G  I   E. 

Songe  à  tout,  chère  Ifmène  ,  &  fois  prête  à  la  fuite.. 


TRAGÉDIE. 


3ÎI 


SCENE     I  I  L 

THÉSÉE,     ARICIE. 

Thésée. 


V< 


ous  changez  de  couleur ,  &  fcmblez  interdite  , 
Madame.  Que  failbic  Hippolyte  en  ce  lieu  î 

A  R.  I  c  I  E. 

Seigneur  ,  il  me  difoir  un  éternel  adieu. 

Thésée. 
Vos  yeux  ont  $ii  dompter  ce  rebelle  courage  ; 
Et  fes  premiers  foupirs  font  votre  heureux  ouvrage. 

A  R  I  C  I   E. 

Seigneur  ,  je  ne  vous  puis  nier  la  vérité. 

De  votre  injufte  haine  il  n'a  pas  hérité. 

Il  ne  me  traitoit  point  comme  une  criminelle. 

Thésée. 
J'entends.  Il  vous  juroit  une  amour  éternelle. 
Ne  vous  adurez  point  fur  ce  cœur  inconftant  ; 
Car  à  d'autres  que  vous  il  en  juroit  autant, 

A  R  1  c  I  E. 

Lui ,  Seigneur  ? 

Thésée.' 
Vous  deviez  le  rendre  moins  volage. 
Comment  foufFriez-vous  cet  horrible  partage  ? 

A  K  I  C  I  E. 

Et  comment  fouffrcz-vous  que  d'horribles  difccurs 
D'une  Cl  belle  vie  ofcnt  noircir  le  cours  ? 
Avcz-vous  de  fon  coeur  fi  peu  de  connoiflancc  ? 
Difccrnez-vous  fi  mal  le  crime  &  l'innocence  î 
Faut-il  qu'à  vos  yeux  fculs  un  nuage  odieux 
Dérobe  fa  vertu  qui  brille  à  tous  les  yeux  ? 
Ah  ,   c'eft  trop  le  livrer  à  drs  langues  perfides  î 
Ceiïcz.  Rcpcntcz-vous  de  vos  vcrux  homicides. 


Hi  PHEDRE, 

daignez  ,  Seigneur,  craignez  que  le  Ciel  rigoureux 

Ne  vous  haiflc  aflcz  pour  exaucer  vos  vœux. 

Souvent  dans  fa  colère  il  reçoit  nos  vidimes. 

Ses  préfens  font  fouvent  la  peine  de  nos  crimes. 

Thésée. 
Non,  vous  voulez  en  vain  couvrir  fon  attentar. 
Votre  amour  vous  aveugle  en  faveur  de  l'ingrat. 
Mais  j'en  crois  dss  témoins  certains  ,  irréprochables» 
J'ai  vu ,  j'ai  vu  couler  des  larmes  véritables» 

A  R  I  c  I  E. 

Prenez  garde,  Seigneur.  Vos  invincibles  mains 
Ont  de  monftres  fans  nombre  affranchi  les  humains  ; 
Mais  tout  n'cll  pas  détruit ,   &:  vous  en  laillez  vivre 
Un... Votre  fils,  Seigneur,  me  défend  de  pourfuivre. 
Inftruite  du  refped  qu'il  veut  vous  confervcr  y 
Je  l'afïîigcrois  trop  fi  j'ofois  achever. 
J'imite  fa  pudeur  ,  &  fuis  votre  préfence  , 
Pour  n'être  pas  forcée  à  rompre  le  filence. 


SCENE     IV. 

THÉSÉE  feule, 

\f  UELLE  eft  donc  fa  penfée?Et  que  cache  un  difcours 

Commencé  tant  de  fois ,  interrompu  toujours  î 

Veulent-ils  m'éblouir  par  une  feinte  vaine  ? 

Sont-ils  d'accord  tous  deux,  pour  me  mettre  à  la  gêne  î 

Mais  moi-m-ême ,  malgré  ma  févère  rigueur  , 

Quelle  plaintive  voix  crie  au  fond  de  mon  cœur  î 

Une  pitié  fecrette  &  m'afflige  ëc  m'étonne. 

Une  féconde  fois  interrogeons  (ff.none. 

Je  veux  de  tout  le  crime  être  mieux  édairci. 

Gardes.  Qu'CSnone  forte  &  vienne  feule  ici..    ^ 


^ 


TRAGÉDIE. 


3n 


SCENE     V. 

THÉSÉE,     PANOPE. 

P  A  N  O  P  E. 

J  'ignore  le  projet  que  la  reine  médite  , 

Seigneur.  Mais  je  crains  tout  du  tranfport  qui  J'agite. 

Un  mortel  défefpoir  fur  Ion  vifagc  eft  peint. 

La  pâleur  de  la  mort  eft  déjà  fur  fon  teint. 

Déjà  ,   de  fa  préfencc  avec  honte  challée  , 

Dans  la  profonde  mer  (ffinone  s'eft  lancée. 

On  ne  fait  point  d'où  part  ce  defTcin  furieux  ; 

Et  les  flots  pour  jamais  l'ont  ravie  à  nos  yeux. 

Thés  é  e. 
Qu'entends- je  î 

P  A  N  o  p  E. 
Son  trépas  n'a  pas  calmé  la  reine. 
Le  trouble  femble  croître  en  fon  ame  incertaine. 
Quelquefois  ,  pour  flatter  fes  fecrettes  douleurs  , 
Elle  prend  Ces  enfans,  &  les  baigne  de  pleurs  ; 
Et  foudain,  renonçant  à  l'amour  maternelle  , 
Sa  main  avec  horreur  les  repoufle  loin  d'elle. 
Elle  porte  au  hafard  fes  pas  irréfolus. 
Son  ccil  tout  égaré  ne  nous  reconnoît  plus. 
Elle  a  trois  fois  écrit  ;  &  ,  changeant  de  pcnfée  , 
Trois  fois  elle  a  rompu  fa  lettre  commencée. 
Daignez  la  voir,  Seigneur,  daignez  la  fecourir. 

Thé  s  é  e. 

O  ciel ,   (Enone  eft  morte  ,   &  Phèdre  veut  mourir  î 
Qu'on  rappelle  mon  fils  ,   qu'il  vienne  fe  défendre  ; 
Qu'il  vienne  me  parler  ,  je  fuis  prêt  de  l'entendre.. 

(feul) 
Ne  précipite  point  tes  funeftes  bienfaits  , 
Neptune.  J'aime  mieux  n'ètte  exaucé  jamais. 


3H  PHEDRE, 

J'ai  peut-être  trop  cru  des  témoins  peu  fidèles  i 
Et  j'ai  trop  tôt  vers  toi  levé  mes  mains  cruelles. 
Ah  ,  de  quel  défefpoir  mes  vœux  feroient  fuivis  î 


SCENE    VI. 

THÉSÉE,     THÉRAMENE. 

Thésée. 

J.  HÉRAMENE ,  cft-cc  toi  ?  Qu'as-tu  fait  de  mon  fils  î 
Je  te  l'ai  confié  dès  l'âge  le  plus  tendre. 
Mais  d'où  naiflènt  les  pleurs  que  je  te  vois  répandre  î 
Que  fait  mon  fils  ? 

Théramene. 

O  foins  tardifs  &  fuperflus  î 
Inutile  tendrefle  I  Hippolyte  n'efl  plus. 

Thésée. 
Dieux  î 

Théramene. 
J'ai  vu  des  mortels  périr  le  plus  aimable  , 
Et  j'ofe  dire  encor  ,  Seigneur  ,  le  moins  coupable. 

Thésée. 
Mon  fils  n'efl  plusîHé  quoi  I  Quand  je  lui  tends  les  bras, 
Les  dieux  impatiens  ont  hâté  fon  trépas  ? 
Quel  coup  me  l'a  ravi  ?  Quelle  foudre  foudaine  ? . .  . 

Théramene. 
A  peine  nous  fortions  des  portes  de  Trézène, 
Il  étoit  fur  fon  char.  Ses  gardes  affligés 
Imicoient  fon  iîlence,  autour  de  lui  rangés. 
Il  fuivoit  tout  penfif  le  chemin  de  Mycènes. 
Sa  main  fur  les  chevaux  laifibir  flotter  les  rênes. 


Ses  fuperbes  courfiers  ,  qu'on  voyoit  autrefois 
Pleins  d'une  ardeur  fi  noble  obéir  à  fa  voix. 
L'œil  morne  maintenant  &:  la  tcre  baiffee  , 
Scmbloient  fe  conformer  à  fa  trifte  pcnfée. 


1 


TRAGÉDIE,  3n 

Un  eflfiroyablc  cri,  forti  du  fond  des  flots  ; 

Des  airs  ,   en  ce  moment,   a  troublé  le  repos  ; 

Et  du  fein  de  la  terre  une  voix  formidable 

Répond  ,  en  gémiflant ,  à  ce  cri  redoutable. 

Jufqu'au  fond  de  nos  cœurs  notre  fang  s'eft  glacé. 

Des  courfîers  attentifs  le  crin  s'eft  hérifle. 

Cependant,  fur  le  dos  de  la  plaine  liquide  , 

S'élève  à  gros  bouillons  une  montagne  humide. 

Uonde  approche  ,  fe  brife,  &  vomit  à  nos  yeux  , 

Parmi  des  flots  d'écume ,  un  monftre  furieux. 

Son  front  large  eft  armé  de  cornes  menaçantes  ; 

Tout  fon  corps  eft  couvert  d'écaillés  jauniflantes. 

Indomptable  taureau  ,  dragon  impétueux  , 

Sa  croupe  fe  recourbe  en  replis  tortueux  j 

Ses  longs  mugiflemens  font  trembler  le  rivage. 

Le  ciel  avec  horreur  voit  ce  monftre  fauvagc. 

La  terre  s'en  émeut ,  l'air  en  eft  infedré  , 

Le  flot ,  qui  l'apporta,  recule  épouvanté. 

Tout  fuit  ;  &  fans  s'armer  d'un  courage  inutile  , 

Dans  le  temple  voifin  chacun  cherche  un  afyle. 

Hippolytc  lui  fcul ,  digne  fils  d'un  héros  , 

Arrête  les  courfiers ,  faifit  fes  javelots , 

PoufTeau  monftre,  &:,  d'un  dard  lancé  d'une  main  fûre, 

Il  lui  fait  dans  le  flanc  une  large  bleflure. 

De  rage  &  de  douleur  le  monftre  bondiflant 

Vient  aux  pieds  des  chevaux  tomber  en  mugiffant , 

Se  roule,  &  leur  préfente  un  gueule  enflammée  , 

Qui  les  couvre  de  feu  ,  de  fang  ,  &  de  fumée. 

La  frayeur  Iss  emporte  5  de ,  fourds  à  cette  fois  , 

Ils  ne  connoiffent  plus  ni  le  frein  ,  ni  la  voix.  « 

En  efforts  impuiflans  leur  maître  fe  confumc. 

Ils  rougiflcnt  le  mords  d'une  fanglante  écume. 

On  dit  qu'on  a  vu  même  ,  en  ce  défordre  affreux  , 

Un  dieu ,  qui  d'aiguillons  preflbit  leur  flanc  poudicux. 

A  travers  les  rochers  la  peur  les  précipite. 

L'cflicu  crie  &  fc  rompt.  L'intrépide  Hippolytc 

Voit  voler  en  éclats  tout  fon  char  fracaflc. 

Dans  les  rênes  lui-même  il  tombe  embatrairé. 


35^  P  HE  D  R  E, 

Excufcz  ma  douleur.  Cette  image  cruelle 

Sera  pour  moi  de  pleurs  une  fource  éternelle. 

J'ai  vu,  Seigneur  ,  j'ai  vu  vçtre  malheureux  fils 

Traîné  par  les  chevaux  que  fa.  main  a  nourris. 

Il  veut  les  rappeller ,  &  fa  voix  les  effraie. 

Ils  courent.  Tout  fon  corps  n'eft  bien-tôt  qu'une  plaie. 

De  nos  cris  douloureux  la  plaine  retentit. 

Leur  fougue  impétueufe  entin  fe  ralentit. 

Ils  s'arrêtent ,  non  loin  de  ces  tombeaux  antiques  , 

Où  des  rois  fcs  ayeux  font  les  froides  reliques. 

Je  cours  ,  en  foupirant ,  Ôc  fa  garde  me  fuir. 

De  fon  généreux  fang  la  trace  nous  conduit. 

Les  rochers  en  font  teints.  Les  ronces  dégouttantes 

Portent  de  fes  cheveux  les  dépouilles  fanglantes. 

J'arrive ,  je  l'appelle  ;  &  me  tendant  la  main  , 

Il  ouvre  un  œil  mourant,   qu'il  referme  foudain  : 

Le  cielj  dit-il  j  rn'arrache  une  innocente  vie. 

Prend  foin ,  après  ma  mort,  de  la  trijle  Aricie, 

Cher  ami ,  fi  mon  père  un  jour  défabufé 

Plaint  le  malheur  d^un  fils  faujfement  accufé , 

Pour  appaifer  mon  fang  6*  mon  ombre  plaintive , 

Dis-lui  qu'avec  douceur  il  traite  fa  captive  , 

QuHl  lui  rende  ...  A  ce  mot  ce  héros  expiré 

N'a  lailTé  dans  mes  bras  qu'un  corps  défiguré  ; 

Trifte  objet  où  des  dieux  triomphe  la  colère  , 

Et  que  méconnoîtroit  l'œil  même  de  fon  père. 

Thésée. 
O  mon  fils  \  Cher  efpoir  que  je  me  fuis  ravi  ! 
Inexorables  dieux,   qui  m'avez  trop  fervi  I 
A  quels  mortels  regrets  ma  vie  eft  réfervée  l 

Thékamene.. 
La  timide  Aricie  eft  alors  arrivée. 
Ellevenoit,  Seigneur,  fuyant  votre  courroux  , 
A  la  face  des  dieux  l'accepter  pour  époux. 
Elle  approche.  Elle  voit  l'herbe  rouge  &  fumante. 
Elle  voit  (  quel  objet  pour  les  yeux  d'une  amante  l  ) 
Hippolyte  étendu  ,  fans  forme  &  fans  couleur. 
Elle  veut  quelque  temps  douter  de  fon  malheur  5 


TRAGÉDIE,  557 

Et  ne  connoiffaac  plus  ce  héros  qu'elle  adore  , 
Elle  voit  Hippolyte ,  &  le  dcinar]yfle  encore, 
Mais ,  trop  fûrc  à  la  Hn  qu'il  eft  devant  fes  yeux  , 
Par  un  trifte  regard  elle  accufe  les  dieux  ; 
-Et  froide ,   gémillante  ,   ôc  prefque  inanimée  , 
Aux  pieds  de  fon  amant  elle  tombe  pâmée. 
Ifmènc  eft  auprès  d'elle.  Ifmène  toute  en  pleurs 
La  rappelle  â  la  vie,  ou  plutôt  aux  douleurs. 
Et  moi ,  je  fuis  venu  ,  déteftant  la  lumière  , 
Vous  dire  d'un  héros  la  volonté  dernière  ; 
Et  m'acquitter  ,  Seigneur  ,  du  malheureux  emploi , 
Dont  fon  cœur  expirant  s'eft  rcpofé  fur  moi. 
Mais  j'appcrçois  venir  fa  mortelle  ennemie. 


SCENE     DERNIERE. 

THÉSÉE,  PHEDRE,   THÉRAMEN-E 


H 


P  A  N  O  P  E  ,  Gardes. 
Thésée. 


É  BIEN ,  vous  triomphez  ,  Se  mon  fils  eft  fans  vie. 
Ah  ,  que  j'ai  lieu  de  craindre  !  &  qu'un  cruel  foupçon 
L'excufant  dans  mon  cœur  ,  m'allarme  avec  raifon  ! 
Mais  ,  Madame  ,   il  eft  mort ,  prenez  votre  vidimc, 
Jouiflèz  de  fa  perte  ,  injufte  ou  légitime. 
Je  confens  que  mes  yeux  foient  toujours  abufés. 
Je  le  crois  criminel ,  puifque  vous  l'accufez. 
Son  trépas  à  mes  pleurs  olîre  aflèz  de  matières  , 
Sans  que  j'aille  chercher  d'odicufes  lumières, 
Qui ,  ne  pouvant  le  rendre  à  ma  jufte  douleur  , 
Peu[,-êtrc  ne  feroient  qu'accroître  mon  malheur. 
Lai(Tcz-moi ,   loin  de  vous ,  &:  loin  de  ce  rivage  , 
De  mon  {ils  déchiré  fuir  la  fanglantc  image. 
Confus,  perfeçuté  d'un  mortel  fouvenir  , 
De  l'univers  entier  je  voudrois  rac  bannir. 


3î8  PHEDRE, 

Tout  femble  s'élever  contre  mon  injufticc. 
L'éclat  de  njon  nom  e^ême  augmente  mon  fupplicc. 
Moins  connu  des  mortels  ,    je  me  cacherois  mieux. 
Je  hais  jufques  aux  foins  dont  m'honorent  hs  dieux; 
Et  je  m'en  vais  pleurer  leurs  faveurs  meurtrières  , 
Sans  plus  les  fatiguer  d'inutiles  prières. 
Quoi  qu'ils  fiiïènt  pour  moi,  leur  funefte  bonté 
Ne  me  fauroit  payer  de  ce  qu'ils  m'ont  ôté. 

P  H  E  u  R  E. 

Non  ,  Théfee  ,   il  faut  rompre  un  injufte  filcnce. 
Il  faut  à  votre  fils  rendre  fon  innocence. 
Il  n'étoit  point  coupable. 

Thésée. 

Ah ,  père  infortuné  I 
Y.t  c'eft  fur  votre  foi  que  je  l'ai  condamné  ! 
Cruelle,  penfez-vous  être  afîez  excufée  !  .  , . 

Phèdre. 
Les  momens  me  font  chers ,  écoutez-moi ,  Théfée. 
C'eft  moi  qui ,  fur  ce  fils  challe  Se  refpeftueux  , 
Ofai  jetter  un  œil  profane  ,  inceftueux. 
Le  ciel  mit  dans  mon  fein  une  flamme  funelle. 
La  déteftable  (Snone  a  conduit  tout  le  rcfte. 
Elle  a  craint  qu'Hippolyte  ,  inftruit  de  ma  fureur  , 
Ne  découvrît  un  feu  qui  lui  faifoit  horreur. 
La  perfide  ,   abufant  de  ma  foibleffe  extrême  , 
S'eft  hâtée  à  vos  yeux  de  l'accufer  lui-même. 
Elle  s'en  eft  punie  ;  &  ,  fuyant  mon  courroux, 
A  cherché  dans  les  flots  un  fupplice  trop  doux. 
Le  fer  auroit  déjà  tranché  ma  deftinée  , 
Mais  je  laiflbis  gémir  la  vertu  foupçonnée. 
J'ai  voulu,  devant  vous  expofant  mes  remords  ; 
Par  un  chemin  plus  lent  defccndre  chez  les  morts. 
J'ai  pris  ,  j'ai  fait  couler  dans  mes  brûlantes  veines 
Un  poifon  que  Médée  apporta  dans  Athènes. 
Déjà  jufqu'à  mon  cœur  le  venin  parvenu , 
Dans  ce  cœur  expirant  jette  un  froid  inconnu. 
Déjà  je  ne  vois  plus  qu'à  travers  un  nuage  , 
Et  le  ciel  ôc  l'époux  que  ma  préfcnce  outrage  ; 


T  R  A  '^  ^  ^  E'  5  59 

Et  la  mort ,  à  mes  ye-  dérobant  la  clarté  , 
Rend  au  jour,  qu''^o"'^oie"t,  toute  fa  pureté. 

P  A  N  O  P  E, 

Elle  expire,  Se^i^ur. 

Thésée. 

D'une  aftion  Ci  noire 
Ouc  ne  pr  ^^^'^  ^^^^  expirer  la  mémoire  I 
AUony  *^  '"°^  erreur  ,  hélas  ,  trop  éclaircis  , 
j^j  «1  jos  pleurs  au  lang  de  mon  malheureux  fils, 
.kixons  de  ce  cher  fils  embraflèr  ce  qui  refte. 
Expier  la  fureur  d'un  vœu  que  je  dételle. 
Rendons-lui  les  honneurs  qu'il  a  trop  mérités. 
Et ,   pour  mieux  appaifcr  fes  mânes  irrités  , 
Que  ,  malgré  les  complots  d'une  injuftc  famille  , 
Son  amante  aujourd'hui  me  tienne  lieu  de  fille. 


FI  N. 


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F  R  A   G  M'Z  N  T 

DE    BÉRÉNICL. 


ACTE    QUATRIEME, 
SCENE     IX. 

A  N  T  I  O  C  H  US,     A  R  S  A  C  E. 

A  N  T  I  O  C  H  U  s. 

Jt\  RSAqii ,  que  dis-tu  de  toute  ma  conduite  î 
Rien  ne  pouvoit  tantôt  s'oppofer  à  ma  fuite. 
Bérénice  &  Titus  offenfoient  mes  regards. 
Je  partois  pour  jamais.  Voilà  comme  je  pars. 
Je  rentre,  &  dans  les  pleurs  je  retrouve  la  reine. 
J'oublie  en  même  temps  ma  vengeance  &  fa  haine. 
Je  m'attendris  aux  pleurs  qu'un  rival  fait  couler. 
Moi-même  ,  à  fon  fecours  ,  je  le  viens  .ippeller  ; 
Et  ,  fl  fa  diligence  eût  fécondé  mon  zèle  , 
J'allois  ,  viâiorieux,  le  conduire  auprès  d'elle. 
Malheureux  que  je  fuis  !  Avec  quelle  chaleur 
Je  travaille  fans  cefle  à  mon  propre  malheur  î 
C'en  eil  trop.  De  Titus  porte-lui  les  promelles, 
Arface.  Je  rougis  de  toutes  mes  foiblefles. 
Défefpéré,  confus,  à  moi-même  odieux  , 
LaifTe-moi  :  je  me  veux  cacher  même  à  tes  yeux* 

FIN  DU  SECOND  VOLUME. 


J%«ii«iur  11^1.9  ^*r  i .  I  .  JUL  H       15, 


PQ      Racine,  Jean  Baptiste 
1885       Oeuvres 


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