Full text of "Oeuvres"
#
\
CONTES ET NOUVELLES
PAR
CHARLES PONCY
AVR 2 5 f97*
CHARLES PONCY
U.;UX | TOILOX.
SIXIÈME VOLUME
CONTES ET NOUVELLES
TOME PREMIER
MARSEILLE
GUEIDON, LIBRAIRE-ÉDITEUR
i, rut* Saint-Théodore, \
186*.
université
BIBLIOTHECA 1
:jjS
?a
IVol
Toulon, typ. ve e. aurel, rue «le l'Arsenal, 13.
LE MASSACRE D'UN AMi
Maître Gedde, le héros de cette histoire, ha-
bitait, à Cannes, une cabane au bord de la
mer, en face des iles de Lérins, dont la princi-
pale et la plus rapprochée du continent. File
Sainte-Marguerite, a servi de prison au Mas-
que-de-Fer. Le gouvernement français y a
longtemps interné les chefs des tribus algé-
riennes révoltées contre notre domination.
Maître Gedde était un vieux grenadier (je
l'Empire.
_ 6 -
En quittant le service, il s'était fait bracon-
nier par amour du fusil. Il avait tant brûlé d'a-
morces dans sa vie qu'il en était devenu com-
plètement sourd. Mais l'excellence de sa vue
avait racheté cette infirmité et il était encore
le plus habile et le plus infatigable chasseur
de l'endroit. L'ardeur martiale qui le poussait
autrefois contre les Cosaques le poussait au-
jourd'hui contre toute espèce de gibier. — Il
découvrait dans les feuilles sèches ou sur la
roche nue la piste invisible du sanglier et la
retrouvait avec un flair merveilleux dès que
les chiens l'avaient perdue. Il avait chassé avec
succès le chamois dans les Alpes-Maritimes et
tué le dernier chevreuil des forets de l'Esterel.
Aucun lièvre n'avait passé à portée de son fu-
sil sans payer de sa vie cette témérité. Quant
aux oiseaux, je ne vous en parle pas. L'orni-
thologie provençale ne compte pas une espèce
dont il ne pût montrer quelques exemplaires
dans son cabinet entre les hures grises de nos
sangliers, les queues dorées de nos renards et
les fauves fourrures de nos loups.
Le chien de maître Gedde était aussi un vieux
grognard. C'était un magnifique chien mouton
qui, après avoir parcouru tous les camps de
l'Europe, était devenu chien de chasse à force
de patience et de leçons. Intelligent et fidèle
comme un chien de régiment, il avait suivi les
différentes phases de la vie de son maître et
tout portait à croire qu'ils finiraient tranquille-
ment leurs jours ensemble comme Baucis et
Philémon.
Hélas î
Assis le soir devant sa treille autour de la-
quelle serpentait une corniche d'oiseaux de
proie cloués au mur, maître Gedde, entouré
de jeunes braconniers, et Mouton nonchalam-
ment étendu à ses pieds, prenait des poses de
Nemrod. Il semblait dire à son auditoire :
a J'ai accompli mes douze travaux, je me
repose ! »
Pauvre et naïf maître Gedde î. . . tes barba-
res voisins d'Afrique qui viennent mourir de
nostalgie sur les rochers de la Provence, vont
bientôt détruire tes illusions et ton repos. En-
tends, entends ces voix gutturales dont le vent
de la mer t'apporte l'étrange accent ! On chante
aux îles Sainte-Marguerite, ce matin. Y a-t-il
encore un départ de prisonniers rendus à leur
— 8 —
patrie ou une distribution de couscoussou ?
— Que diable ont donc les Arabes ce matin,
maître Gedde ? cria un brave pécheur au vieux
braconnier.
— Ils ont le diable, ma foi! Que Dieu les con-
fonde ! Us font un vacarme d'enfer, ces damnés
là. On dit que ce sont d'excellents tireurs?
— C'est possible , répartit le pécheur avec
dédain ; mais pas un d'entre eux ne sait ce que
c'est qu'un filet ou une ligne.
— Et ils n'ont pas tort, reprit le bracon-
nier. Une bonne perdrix ou un gros lièvre vaut
mieux que toutes les pèches miraculeuses du
monde.
— Toujours le même, dit le pêcheur. Mais
nsvous fâchez pas, maître Gedde. Voulez-vous
venir déjeuner aux iles ? Vous verrez ce que si-
gnifient ces cris qui ressemblent assez h une
bourrasque de mistral d'hiver.
Le braconnier siffla son chien et s'embarqua.
Arrivé dans l'ile, il se dirigea vers le fort où
sont internés les Arabes. Un soldat d'Afrique
remplissant auprès des prisonniers les fonctions
d'interprète, vint au-devant de maître Oedde
qu'il connaissait.
— 9 —
— Ah ! mon brave grenadier, arrivez vite et
écoutez : ceci vous concerne.
— Qu'est-ce, qu'est-ce ? dit maître Gedde
d'un ton moitié important, moitié ironique. A-
ton pris ici un sanglier venu à la nage des
montagnes de la Corse ?
— Non pas, non pas, mon naïf provençal. En
Afrique, on laisse chasser le sanglier aux en-
fants qui ont besoin de distractions. C'est du
lion qu'il s'agit.
— Du lion ? dit maître Gedde avec explosion.
— Du lion, répéta tranquillement le soldat.
— Voyons ? ce doit être burlesque, cela.
— Chut, dit vivement l'interprète ; ils re-
commencent. Je vais vous traduire leur chant.
VOIX DU CHEF.
Kntendez-vous, mes noirs, quelle voix formidable
Ebranle le désert de sable ?. . .
CHOEUR DES NOIRS.
Maître, aux armes! ce cri strident
Trabit le roi de ce domaine.
Voici le liondonl la dent
CJiercbe un festin de ebair humaine.
— 10 -
Allah ! seconde nos efforts
Et rends-nous forts.
Il y eut un silence. Le chœur reprit :
VOIX DU CHEF,.
Avez-vous vu, mes noirs?... C'est la crinière roù'sse
Du lion que la faim courrouce !
CHOEUR DES .NOIRS.
Maître, aux armes ! les fils d'Allah
Vont bien défendre ta demeure.
Voilà le lion, le voilà î
Feu tons ensemble, feu ! qu'il meuiv î
Allah! sur le sable qu'il mord.
Le monstre est mort î
— Eh bien, maître Gedde, que dites-vous de
ce chœur ? Le trouvez-vous toujours burlesque,
comme vous disiez tout-à-1'heure?
Maître Gedde tourna les talons sons répon-
dre. Son visage s'était décomposé à l'audition
de ces chants de triomphe dont la musique
seule lui eût révélé le sujet terrible et gran-
diose. Il rentra chez lui en proie à un sourd
— 11 —
accès de colère et prit, pour se distraire, le
journal Y Algérie, auquel le commandant de
File était abonné et que le facteur déposait or-
dinairement chez le braconnier. Maître Gedde
y lut ce qui suit :
« UN TUEUR DE LIONS. »
« Un jeune homme, maréchal des logis au
quatrième escadron des spahis de Guelma, qui
s'est fait un nom déjà célèbre par son audace
et son intrépidité, vient d'ajouter un nouveau
triomphe à ses exploits dignes d'un Nemrod.
« Ce courageux chasseur qui , naguère , a
tué deux lions, l'un dans les bois de l'Arch.oua,
l'autre près d'Aïn-Sefra, au col de Serd-el-
Aouda, vient d'en tuer un troisième aux envi-
rons de Dréan. Gérard est un tout jeune hom-
me, de taille élancée, aux traits fins et pleins
d'énergie. Il est né à Pignans, dans le départe-
ment du Var. M. le général Randon, comman-
dant de la subdivision de Bône, a donné un
fusil d'honneur à ce chasseur intrépide ; le duc
d'Aumale, à qui Gérard fut présenté lors du
passage du prince à Guelma, lui fit également
cadeau d'un superbe fusil. »
— 12 —
Maître Gedde froissait le journal avec rage,
quand un de ses disciples les plus aimés arriva
tout essoufflé et lui dit :
— Savez-vous la nouvelle, maître?
— Non, et je m'en passe; va-t-en.
— Oh ! oh ! dit obstinément le jeune homme,
ceci va vous remettre en belle humeur. Ima-
ginez-vous que nous venons de lire dans le
Toulonaais qu'un provençal, un compatriote
presque, tue en Afrique les lions comme vous
tuez les grives ici.
— Ah çà! mais c'est une malédiction! cria
douloureusement le braconnier ; va-t-en, te
dis-je, ou je te brûle comme une chouette.
Le jeune chasseur s'éloigna. Le seul motif
plausible qu'il trouva pour justifier la colère
du maître fut celui-ci : il aura manqué ce ma-
tin, il est déshonoré.
Maître Gedde descendit en ville et viril
acheter une carte d'Afrique. Tout le jour
la porte de sa cabane resta fermée ; toute
la nuit on vit briller à travers les volets la
lampe des veilles. Les pécheurs l'appelè-
rent à diverses reprises, craignant qu'il ne
fût malade. Il leur répondit qu'il ne s'était
— 13 -
jamais mieux porté, qu'il n'avait nul besoin
de leur sollicitude.
Voici ce qui se passait dans la cabane.
Maître Gedde était penché sur une carte
d'Afrique, les coudes sur la table, la tête
dans les mains, les tempes en feu, comme
Napoléon rêvant le blocus continental. Il cher-
chait depuis le matin un nom qu'il n'avait
pas encore trouvé , et l'obstination fiévreuse
qu'il apportait à ce travail si étranger à ses
habitudes, imprimait à tout son être un fris-
sonnement nerveux qui le faisait bondir sur
sa chaise.
Enfin, vers minuit, il sembla sortir d'un rêve
funeste. 11 frappa dans ses deux mains comme
pour s'applaudir lui-même d'une découverte et
appela son chien.
— Viens ici, mon brave Mouton, viens ici ;
regarde sur cette carte et vois ce que je viens
d'y trouver.
Et son doigt indiquait un point de la côte
septentrionale d'Afrique, où on lisait : Monta-
gne des Lions.
Mouton promena sa belle tête sur la carte et
la couvrit en entier de son opulente crinière :
— 14 —
puis il regarda son maître d'un air qui voulait
dire : « Comprends pas. »
— Regarde, te dis-je. Dans huit jours tu
verras cette montagne , tu verras le cousin
Adrien qui viendra d'Arzew où il est établi,
faire partie de notre expédition. C'est un de
mes élèves, Adrien, et un fier tireur, n'est-ce
pas? Ah! l'on nous narguait! Ah! l'on avait
partout l'air de nous dire : « Vous n'êtes que
des tueurs de cailles ! » Patience ! patience !
j'ai découvert la pépinière des lions. Patience ;
et dussions-nous être vingt fois dévorés, il faut
tuer un lion. Ah ! M. Gérard ! vous me devez la
moitié de votre couronne. 11 y a vingt ans que
je chasse et que je n'ai pas manqué une seule
fois mon but. Et on ne m'en tient pas compte
parce que je n'ai pas tué de lion. Patience !
Les plaintes intelligentes et mélancoliques
de Mouton furent les seules protestations que
maître Gedde vit s'élever contre son projet in-
sensé ; mais il ne les entendit pas : je vous ai
dit qu'il était sourd.
Il écrivit au cousin Adrien de venir le rece-
voir à Oran, puis il prit la route de Marseille
et partit pour l'Afrique, - - accompagné de son
— 15 —
fusil à deux coups et de Mouton, — par les pa-
quebots de la compagnie Bazin. Deux jours
après, dans la direction du Sud, on apercevait
la terre au lever du soleil.
— Où sommes-nous ? demanda maître Gedde
au timonier de quart.
— A Mers-el-Kébir.
— Mers-el-Kébir? mais c'est à Oran que je
vais.
— Eh bien ! Mers-el-Kébir, c'est Oran.
— Allons, se dit maître Gedde, il parait que
Mers-el-Kébir est le nom arabe d'Oran. Tous
les français sont plus ou moins bédouins au-
jourd'hui.
II
Laissez-moi vite vous dire ce que c'est qu'O-
ran avant d'y introduire mon héros,
La ville d'Oran est coupée en deux par l'Oued-
el-Rahhi, ravin profond où l'eau coule toute
l'année. Elle est bâtie sur le versant des deux
collines qui forment le ravin et qui sont cou-
ronnées de belles fortifications espagnoles.
— m —
Oran est la seconde ville de l'Algérie. Elle
serait la première aujourd'hui si la colonie eût
appartenu aux Anglais. Vue de la mer, elle
offre cette physionomie qu'ont toutes les villes
orientales, étalant au soleil leur diadème de
minarets. Mais elle perd bientôt, aux yeux du
voyageur qui pénètre dans son sein, ce prestige
d'originalité et de lumière. Ses rues n'ont pas
même ce caractère de certaines villes espa-
gnoles où les Maures ont empreint l'impéris-
sable cachet de leur domination.
Au lieu de ce luxe d'architecture sarrasirie
que l'on admire encore aujourd'hui en Espagne,
les descendants de Charles-Quint, maîtres d'O-
ran, n'y ont bâti que des forts. On n'y rencon-
tre que des murailles percées d'embrasures. Le
tremblement de terre de 1790 les eût détruites,
si elles n'eussent été bâties sur le roc vif. Ces
formidables travaux de défense ont fait et font
encore d'Oran un second Gibraltar, bien plus
redoutable que l'autre, dans ces parages où
les \ents du Nord-Ouest et du Nord-Est domi-
nent. On voit autour de la ville de longs che-
mins couverts et des galeries de mines. La nou-
velle Kasbah, où le bey avait établi sa rési-
— 17 —
dence et dont la porte est un chef-d'œuvre de
sculpture ; la magnifique mosquée située près
des remparts, à coté de la Porte principale ]
la cathédrale et quelques débris des anciennes
casernes, sont les seuls monuments dignes d'ê-
tre cités : à moins qu'on ne considère comme
des monuments les forts Bordj-el-Jordy. ceh;i
de Santa-Crus, le Château vieux, Saint-Phi-
lippe et Saint- André, le fort Sainte-Thérèse et
celui de la Mouna qui commandent la plage.
Tout le reste n'est qu'un amas de maisons
mauresques ou espagnoles, pauvres et laides, au
milieu desquelles la tristesse qu'inspire toute
décadence vous saisit le cœur. Les constructions
françaises s'y sont multipliées et ont changé
l'aspect bâtard de la ville. A Oran comme à
Alger, le marteau du maçon creuse de pro-
fondes brèches dans la poétique misère du
passé et nos édifices aux prosaïques contours
achèveront sous peu la transformation. L'épi-
démie de la démolition a pénétré jusqu'au fond
du quartier juif, dans la partie orientale de la
ville. Encore quelques années de paix et Oran
sera renouvelé, et, d'une colline à l'autre, toute
VI
- 18 —
la ville sora bâtie comme le sont déjà sa rue
Napoléon et sa place Kléber.
L'Oued-el-Rahhi fournit assez d'eau pour
alimenter plusieurs moulins, et pour arroser
les jardins dont le lit est caché par le feuillage
des orangers, des bananiers et des vigoureux
figuiers d'Europe. Cette partie de la ville est
la plus riante et la plus gaie. C'est là qu'est
bâti le nouvel hôpital militaire, au milieu de
la verdure des arbres et de la fraîcheur de
l'eau.
Cette belle végétation forme un heureux con-
traste avec les sables arides de la baie d'Oran
où, faute de fond et d'abri, les navires ne peu-
vent mouiller, avec les rochers pelés deMers-
el-Kébir (grande rade), où nous avons laissé et
où nous retrouvons maître Gedde, méditant
l'extermination de la race léonine.
Le voilà donc, quittant les établissements de
la Marine et marchant d'un pas résolu sur le
chemin de Mcrs-el-Kébir à Oran, chemin qui
nous a coûté tant d'or et de sueurs. Ce ne fut
pas sans une religieuse émotion que le bracon-
nier contempla cette route taillée à pic à une
hauteur considérable au-dessus de la mer, dans
— 19 —
le roc vif de la falaise. Il admira beaucoup les
sources thermales qui jaillissent près des flots
salés du golfe et il était plongé dans une extase
profonde devant la grotte sous laquelle passe
le chemin et qu'on dit aussi belle que celle du
Pausilippe, lorsque quelqu'un lui frappa rude-
ment sur l'épaule.
— Bonjour, maître Gedde !
— Cousin Adrien !
Deux baisers retentirent sous la voûte de la
grotte. Mouton bondissait de joie en retrou-
vant le cher cousin Adrien qui l'avait tant de
fois mené à la chasse au lièvre.
Une demi-heure après, Adrien et maître Gedde
étaient attablés devant un bon déjeuner. Maître
Gedde mangeait... comme un braconnier et
réparait de son mieux le jeûne forcé que le
mal de mer lui avait imposé.
Lorsque la faim du vieux soldat fut apaisée,
il prit la parole et, s'adressant à Adrien :
— Ah çà ! mon gaillard, sais-tu ce que je
viens faire ici ?
— J'attends que vous daigniez m'en instruire,
dit avec quelque inquiétude le cousin qui vit
— 20 —
prendre à maître Gedde un air de solennité
qu'il ne lui connaissait pas encore.
— Tu n'as pas oublié mes leçons , mon
enfant ?
— Au contraire, car dans le voisinage d'Abd-
el-Kader, on ne peut que se perfectionner for-
cément dans l'art d'expédier les balles par la
route la plus directe.
— Bien, jeune homme, bien ; j'avais tou-
jours bien auguré de toi. Alors, tu vas te dis-
poser h une expédition que je viens faire surtes
terres.
— Contre Abd-el-Kader ? dit le cousin en re-
culant épouvanté.
— Contre Abd-el-Kader! fit dédaigneuse-
ment le braconnier : tu sais bien que je ne suis
plus au service.
— Mais alors ? . . .
— Mais alors, répartit mystérieusement maî-
tre Gedde, en se rapprochant d'Adrien comme
s'il eût craint qu'on ne lui volât son idée, mais
alors, c'est qu'il s'agit d'autre chose.
— Contre Abd-el-Rhaman ? dit le cousin.
— Que le diable t'emporte, avec tes noms
qui vous déchirent la gorge ; que veux-tu que
— 21 —
je fasse de tes bédouins ? C'est contre les lions
que je viens faire une expédition.
— Contre les lions ?
— Oui, enfant. Il y a par ici un Gérard qui
en fait des boucheries quotidiennes et je veux
lui prouver qu'il n'est pas le seul provençal ca-
pable d'abattre un lion.
— Yoilà, dit le cousin consterné ce qui vous
amène ici.
— Eh bien ! quelle figure de hibou me fais-
tu là ? on dirait que tu viens de manquer une
bécasse.
— Mais où croyez-vous trouver des lions
ici ?
— Où? Parbleu, à trois lieues d'Oran, dans
la Montagne des Lions.
— Est-ce qu'il serait devenu fou ? se deman-
da Adrien avec une terreur croissante. Que
vais-je faire de cet homme ?
— Eh bien ? fit le braconnier avec angoisse.
— Eh bien, c'est qu'il n'y a pas plus de
lions ici que de tigres à Cannes, d'éléphants à
Toulon, et que. . .
— Ta, ta, interrompit maître Gedde, nous
connaissons ces belles raisons. Tu as mis trop
— V2 —
de temps à mâcher ta réponse, Adrien. L'ami-
tié que tu me portes te fait trembler pour moi:
mais moi je ne tremble de rien, entends-tu?
Rassure-toi donc; j'ai vu les Cosaques, les
Autrichiens, les Prussiens, les Anglais. Je n'ai
pas bronché d'une semelle devant la gueule de
tous les canons de l'Europe. Je n'ai pas plus
peur de tes lions que de nos hirondelles. —Le
coup d'œil juste, la poudre bien sèche et du
sang-froid, et je m'en retourne avec une peau
de lion sur mes épaules, comme un Hercule, et
j'immortalise Cannes!
— Vous allez renoncer tout de suite à votre
projet, entendez-vous, vieux fou ? dit le jeune
homme avec l'autorité de la raison.
— Tu veux donc que je sois déshonoré? ré-
partit l'autre en pleurant. Ah ! je le vois bien :
on t'a écrit de Cannes. Et toi aussi te voilà de
la conspiration que la jalousie a ourdie contre
moi. Je suis venu en Afrique pour tuer des lions
et j'en tuerai. Il m'en faut un, mort ou vivant.
Vous êtes des lâches et des ingrats.
Adrien épuisa en vain toute son éloquence
pour ébranler la résolution du vieux soldat:
rien ne fut négligé pour le faire renoncer à >a
— 23 —
iblle expédition, mais rien ne réussit. Alors
Adrien, ne voulant pas encourir les railleries
■et le ridicule que soulèverait une pareille en-
treprise, souhaita le bonsoir «à maître Gedde et
reprit tranquillement la route d'Arzew.
Pendant le déjeuner, Mouton , par suite de
la curiosité bien naturelle qui s'empare des
hommes et des chiens à l'étranger, avait voulu
faire connaissance avec ht race canine du pays.
Tl s'était égaré dans les rues d'Oran. Adrien le
reconnut, l'appela, et le chien, croyant qu'il s'a-
gissait de retourner vers son maître , suivit
joyeusement le cousin vers Arzew.
Maître Gedde sortit de table à moitié ivre
et dans un état incroyable d'exaspération. Il
visita ses munitions de guerre . il glissa deux-
balles dans chaque canon de son fusil ; puis il
siffla son chien.
— Mouton ?
Mouton avait disparu.
Et lui aussi ! cria le vieux grognard d'une voix
de tonnerre. Et lui aussi conspire contre mon
honneur! Ceci est un vol de confiance. — Mou-
ton, dit-il solennellement, si je te retrouve,
în;i première décharge sera pour toi.
— 24 —
Notre homme , arrivé au pàroxisme de la
fureur, ne comprit pas que la désertion de Mou-
ton le sauvait du plus atroce ridicule dont un
chasseur soit menacé. En effet, chasser le lion
avec un chien ! — Si les musulmans eussent
été rieurs !
Maître Gedde voulant faire grandement et
sérieusement la chose , s'affubla d'un costume
arabe , loua une cavale arabe sur laquelle il
s'élança avec son ancienne agilité de soldat ,
puis il demanda à un indigène la Montagne-
des- Lions.
La direction de la montagne lui fut indiquée.
— Tu vas chasser le chacal ? lui dit le
maure.
— Que l'enfer te confonde, mécréant bavard !
c'est pour cela qu'on dit que les musulmans
sont taciturnes ?
— Ya demander un talisman à Sidi-el-Hadj-
el-Aarbi, cria le maure,
El-Adj-el-Aarbi est le chérif le plus puissant
et le marabout le plus vénéré de la province
d'Oran. C'est lui qui, selon la poétique légende
arabe, alla chercher le Chélif dans l'Atlas, pour
arroser la plaine. Le fleuve docile suivit le
— 25 —
cheval du saint marabout , dessinant en grand
sur le sol les ondulations que la queue du
cheval décrivait dans l'air. Quand le marabout
s'arrêta, le fleuve cessa de couler vers l'ouest
et se dirigea sur la mer où il se jette entre le
le cap lvi et Mostaganem.
Mais qu'importait à maître Gedde la légende
arabe, le talisman du saint marabout ! il n'en-
tendait plus rien. Il galopa sur la route de l'Est
et reconnut instinctivement la Montagne-des-
Lions.
Il était nuit lorsqu'il y arriva.
— Bon, se dit-il, je vais trouver les lions en-
dormis. Ce n'est guère agir en brave ; mais que
m'importe une lâcheté à mes yeux, pourvu que
je me réhabilite à ceux des autres?
Le braconnier était fort ému lorsqu'il péné-
tra dans la montagne. Comme sa surdité l'em-
pêchait de distinguer aucun bruit , il croyait
toujours entendre le rugissement des monstres
épouvantés à son approche.
Le froid et les ténèbres de la nuit n'arrêtè-
rent pas un instant l'intrépide chasseur. Il
avança avec autant de confiance et d'audace
26 —
qu'il entrait autrefois dans une ville prise d'as-
saut.
Tout à coup, il aperçut, aux pieds d'un roc
sombre, une masse énorme qui rôdait d'un air
inquiet et dont les }reux flamboyaient dans
l'ombre. C'était bien un lion: une tête puis-
sante et ronde ; une crinière superbe que le
vent faisait ondoyer avec une grâce qui vous fi-
geait le sang dans les artères !
Le cœur du soldat battit à se rompre. Yoiei
le moment suprême , pensa-il ; et il poussa sa
cavale droit devant lui.
Maintenant , quelques pas rétrospectifs.
Vous vous souvenez sans doute qu'Adrien
avait entraîné Mouton avec lui sur la route
d'Arzew. Le chien, après trois heures de mar-
che, reconnut que le chemin qu'il suivait ne le
ramenait pas vers son maître. Il quitta furti-
vement Adrien et, surpris par la nuit , il s'é-
gara malheureusement dans la Montagne-ies-
Lions.
Mouton ne reconnut pas tout de suite son
maître sous l'étrange costume que celui-ci avait
endossé. Pourtant son admirable flair le lui
révéla après quelques instants d'inspection. Il
— 27 --
recula d'abord, attendant pour risquer une dé-
monstration amicale , d'être plus sûr de son
fait.
— Ah ! tu recules ! dit maître Gedde. Alors
c'est que tu as peur.
Et il abaissa le canon de son fusil vers la pau-
vre bête.
Si maitre Gedde avait connu Don-Quichotte,
il se serait, en ce moment, comme le héros de
Cervantes, salué du titre de Ch ev aller -des -
Lions.
Mouton qui sui\it de l'œil le mouvement du
chasseur, s'élança vers lui en aboyant. Maitre
Gedde était sourd ; et, d'ailleurs , ne Teût-il
pas été. il est douteux qu'il n'eût pas persisté
à prendre pour un lion son fidèle et malheureux
chien, malgré les jappements désespérés que
celui-ci jetait aux échos de la montagne.
— Ah ! tu m'attaques, cria-t-il avec joie. C'est
cela, vive la guerre !
Il le coucha en joue et fit feu. Les deux balles
sifflèrent dans le vide.
— Enfer et malédiction î hurla le braconnier :
si je manque une seconde fois , je me fais sau-
ter la cervelle sur place.
— 28 —
Mouton, épouvanté, bondit sur la route <TO-
ran, comme un véritable lion cette fois. Maître
Gedde partit au grand galop derrière lui ; et
nul ne pourrait dire ce qui passa dans le cœur
de cet homme , pendant qu'il poursuivait ainsi
son rêve de sang. Mouton courait avec la rapi-
dité de la foudre , déchirant sa belle crinière ,
principale cause de la méprise de son maître,
aux broussailles ardues du chemin. Il traversa
ainsi le Camp-des-Figuiers , près le grand lac
salé de Sebgha ; il traversa la tribu des Smélas,
nos vieux et fidèles alliés, le village de Bir-el-
Hassy, et entra dans Oran, en hurlant de fati-
gue et de désespoir. Maître Gedde lança après
lui son cheval, qui brûla sous ses pieds la rue Na-
poléon, aux cris de : le lion ! le lion ! proférés
par les poumons épuisés du cavalier. Arrivé
devant le ravin , le chien n'eût pas le temps
d'emboucher le pont qui relie les deux collines
d'Oran. Le cheval lancé à fond de train et ne
pouvant plus être retenu, se précipita dans
l'Oued el-Rahhi avec le cavalier, à la suite de
Mouton.
Les promeneurs attardés qui assistèrent au
dénoument de ce drame terrible et burlesque.
— 20 —
entendirent un grand cri . puis une détonation
épouvantable. Us descendirent dans le ravin et
trouvèrent le braconnier debout, le pied triom-
phalement posé sur la crinière sanglante du chien
et tenant dans ses mains la bride du cheval tué
roide sous le coup.
Maître Gedde, lui , s'était miraculeusement
sauvé, mais il avait dit vrai : sa première balle
avait été pour son chien , et il l'avait tué , en
l'atteignant enfin au fond du ravin.
— Tiens , dit un spectateur , en approchant
un flambeau et partant d'un immense éclat de
rire, voilà le lion ?. . . C'était , ma foi, bien la
peine de faire un pareil vacarme ! La Monta-
gne-des-Lions qui est accouchée d'un chien!
Etait-il enragé, au moins ?
— Non, dit un autre, il n'y a d'enragé que le
maître.
Maître Gedde jeta un grand cri , un de ces
cris avec lesquels il semble que l'âme s'envole :
il avait reconnu Mouton.
Il tomba à la renverse et depuis qu'il est re-
venu à la vie , il n'est pas sorti de Tétat d'im-
bécillité où l'a plongé sa chute affreuse et son
incroyable mystification.
DÉSÀUGIERS
Les auteurs comiques dont le génie a fait
rire le monde ont été, dit-on, mélancoliques et
tristes, tandis que la plupart des auteurs tra-
giques ont été, au contraire, très facétieux et
trèsgais. On a invoqué, à l'appui de la première
assertion, l'étemelle tristesse de Cervantes,
l'austère figure de Molière ; à l'appui de la se-
conde, les spirituelles et folles saillies de Cré-
billon, l'innocente et sereine gaîté de Racine,
jusqu'à l'heure où la disgrâce royale glaça son
inspiration et détruisit sa santé. On en a conclu
naturellement que les hommes d'intelligence,
— 31 —
lorsqu'ils échappent aux étreintes de leur idéal,
ont besoin de se réfugier dans un ordre d'idées
et de faits complètement opposé à leurs préoc-
cupations habituelles, pour rétablir l'équilibre
de leurs facultés trop tendues.
On pourrait citer contre cette règle, si c'en
est une comme on le prétend, de nombreuses
exceptions qui ne la confirmeraient certes pas :
d'une part, Le Tasse, Le Camoëns, Jean-Jac-
ques Rousseau ; et, d'autre part, Regnard, La
Fontaine, Parny, dont le caractère, les mœurs
et les œuvres ont été en si complète harmonie.
Le célèbre chansonnier qui forme le sujet de
cette étude peut être classé parmi ces excep-
tions et, sans qu'il s'en soit douté, il a peint
lui-même, avec beaucoup de bonheur et de
concision, son talent et sa vie dans ce quatrain
qu'il adressa à la mémoire de Scarron :
La gaité qu'à ses maux il opposa toujours
Ne peut se comparer qu'à celle qu'il inspire ;
Et la Parque étonnée, en terminant ses jours,
A vu sa dernière heure et son dernier sourire.
Marc- Antoine- Madeleine Désaugiers naquit
le 18 novembre 1772, dans la petite ville de
— 32 —
Fréjus, l'antique Marché de César, qui avait vu
naître, sous la domination romaine, tant d'au-
tres illustrations : le grand acteur Roscius,
auquel les romains décernèrent une pension de
soixante mille livres ; C- Gallus, le mélodieux
poète, ami d'Auguste, dont Ovide et Virgile
ont loué les vers ; Grœcinus qui fut l'oracle du
Sénat ; Agricola, beau-père de Tacite, philoso-
phe et guerrier, qui conquit la Grande-Breta-
gne et que l'empereur Domitien, jaloux de sa
réputation, fit empoisonner; V. Paulinus, in-
tendant-général de Provence et protecteur du
poète Martial ; Fréjus, qui compte encore par-
mi ses enfants l'historien latin Anthelmi et le
président du Directoire, Emmanuel Siéyès, une
des premières, des plus pures gloires politiques
de la Révolution.
Quel plus admirable berceau Dieu pouvait-il
donner à un poète, que cette plaine de Fréjus
jonchée d'aqueducs couronnés de lierre , de
mousse et de lichens dorés, de chapitaux et de
sculptures, d'amphithéâtres en ruine , d'arcs
de triomphe, de tout ce qui fit l'orgueil et la
fortune du peuple-roi ? Désaugiers devenu
homme et se rappelant ses premiers pas dans
— 33 —
cette plaine qu'arrosent les flots de Y Argens .
et dont les vagues bleues de la Méditerranée
viennent baiser les rives fleuries, disait avec
raison que la prévoyance humaine eût dû fon-
der là la capitale du monde. Peut-on imaginer,
en effet, une merveille pareille à l'assemblage
heureusement combiné des splendeurs monu-
mentales de la civilisation avec ces splendeurs
de ia nature : une immense étendue de terrains
fertiles doucement inclinés vers la mer ; le ma-
gnifique cirque de montagnes de PEstérel pour
l'abriter, un fleuve paisible ondulant au milieu,
le soleil du Midi pour l'éclairer et la Méditer-
ranée qui eût apporté sur ces bords les trésors
de tous les climats ! . . .
Les Romains, qui prétendaient descendre des
dieux et dont les œuvres gigantesques sem-
blaient inspirées , il faut l'avouer, par cette
origine, avaient fait ce rêve Les ruines qu'ils
ont laissées sur ce sol attestent encore qu'ils
travaillaient courageusement à le réaliser.
Mais Dieu n'avait pas ratifié leur projet. Il
eut été trop beau pour de simples mortels.
Les habitants de ce nouvel Eden n'auraient
sans doute plus voulu mourir et. comme les
vi 3
- 34 —
anges rebelles, ils se seraient insurgés contre
la Providence.
Désaugiers, encore enfant, dut suivre à Pa-
ris son père, musicien et compositeur distingué,
qui s'y lia avec Piccini et Gliick et qui donna
au Théâtre-Italien diverses partitions fort en
vogue à cette époque. Le futur chansonnier,
qui a mérité d'être appelé l'Anacréon français,
fut élevé au collège Mazarin et s'y fit remar-
quer de bonne heure par les traits d'un esprit
joyeux, pénétrant et subtil. Il faillit un instant,
sur les conseils d'un prélat ami de sa famille,
embrasser la carrière ecclésiastique ; il fit mê-
me, dans ce but, quelques semaines de noviciat
au séminaire de Saint-Lazare ; mais sa vérita-
ble vocation prévalut heureusement sur cette
détermination et il revint auprès de son père
dont il voulut dès lors partager les travaux.
Il composa, à l'âge de dix-sept ans, un petit
vaudeville qui réussit d'une manière inespérée
et, encouragé par ce succès, il arrangea en
opéra comique le Médecin malgré lui, de Mo-
lière. Ce singulier travail, plein de verve origi-
nale et facile, fut mis en musique par son père
et applaudi longtemps à l'Opéra.
- 35 —
Désaugiers perdit ce père chéri en 1 793. Cette
grande douleur, jointe à celle que lui causè-
rent les premiers excès de la Révolution, le dé-
terminèrent à suivre à Saint-Domingue une de
ses sœurs mariée à un colon de cette île. Mais
en arrivant, au lieu de rencontrer le repos au-
quel son âme méditative aspirait et qu'il était
venu chercher à travers l'Océan, il trouva cette
malheureuse colonie, où la proclamation de
l'abolition de l'esclavage l'avait devancé, en
proie aux horreurs d'une guerre civile plus
atroce encore que celle qui désolait la France.
Forcé de prendre les armes comme tous ses
compatriotes, il tomba aux mains des insurgés
conduits par Dessalines, et fut condamné à être
fusillé sur-le-champ. Dépouillé de ses vêtements,
à genoux et les yeux bandés, il attendait l'ins-
tant suprême. Son extrême jeunesse inspira
quelque intérêt à ses bourreaux. Ils cherchè-
rent un prétexte pour le sauver et la Provi-
dence le leur fournit en ce que, par un hasard
miraculeux pendant cette guerre d'extermi-
nation, ils ne trouvèrent pas un seul cadavre
de nègre à l'endroit où Désaugiers avait été
fait prisonnier.
— 36 —
11 dut s'éloigner en toute hâte, se cacher dans
les rochers et dans les bois et gagner, à tra-
vers mille dangers, le bord de la mer où il fut
recueilli par un bâtiment anglais à destination
des Etats-Unis. La traversée fut rude. La fati-
gue, les privations et surtout les émotions ter-
ribles qu'il avait subies, allumèrent dans son
sang une fièvre ardente. L'équipage épouvanté,
croyant reconnaître dans sa maladie les symp-
tômes de la fièvre jaune, le terrible fléau de
ces contrées, l'abandonna sur une cote près de
New-York. Heureusement la Providence veillait
toujours sur lui avec la même sollicitude. Une
pauvre vieille femme le trouva mourant sur la
grève, le porta dans sa cabane et lui prodigua
des soins maternels qui lui rendirent la santé.
Dès qu'il fut rétabli, il vint à New-York et s'a-
dressa au consul de France, auprès duquel il se
réclama de ses deux frères, alors secrétaires de
la légation à Copenhague. Grâce à l'accueil gé-
néreux dont il fut l'objet de la part du consul,
il parvint à s'acquitter envers sa bienfaitrice
de l'hospitalité et des soins qu'il avait reçus
d'elle, et se rendit à Philadelphie où il donna
des leçons de clavecin jusqu'en 4797. A cette
— 37 —
époque, la France commençait à se remettre
des affreuses convulsions qui l'avaient ébranlée
etDésaugiers s'empressa de revenir à Paris où
ses souvenirs, ses affections, ses sympathies et.
par-dessus tout, le pressentiment de ses des-
tinées l'appelaient invinciblement.
A partir de ce moment. Désaugiers se livra
aux inspirations de son vrai génie et composa
des chansons dont, selon l'expression d'un de
ses biographes, l'élite peut être placée au rang
des meilleures qui aient été faites dans le pays
où on les fait le mieux. L'instant était d'ailleurs
favorable au genre que Désaugiers adoptait.
L'esprit français sentait le besoin de réagir de
toute sa force et de toute sa vitalité assoupie
contre le mutisme absolu imposé par les om-
brageuses susceptibilités de la Terreur. Le re-
tour de la chanson était donc, pour beaucoup
de personnes, le retour de la liberté, de lagaî-
té, de la sécurité; c'était la foi au lendemain
qu'on avait perdue et qui revenait au cœur et
aux lèvres de la nation, sous la forme d'un re-
frain satirique ou consolant. Le poète qui ^'ins-
pirait des circonstances trouvait un écho dans
chaque voix.
— 38 —
Désaugiers vit bientôt se grouper, autour de
*a popularité naissante 9 une foule d'admira-
teurs et d'amis. Reçu par acclamations mem-
bre du Caveau moderne, à la présidence du-
quel il fut appelé peu de temps après, il com-
posa, pour cette joyeuse et spirituelle réunion,
une série de ebansons dont chacune est un vé-
ritable petit poème. Ses succès furent tels,
que le sceptre du genre lui fut unanimement dé-
cerné par ses rivaux mêmes et qu'il le garda
jusqu'à l'heure où Réranger apparut. Il était
l'âme et le boute-en-train de ces fêtes littérai-
res. Elles lui inspirèrent ces fameux proverbes-
chansons : Tout ce qui luit n'est pas or\ VEau
va toujours à la rivière : Petite pluie abat
grand vent; le Code épicurien et la Treille de
sincérité, deux chefs-d'œuvre! Un de ses con-
temporains , M. Creusé de Lesser, a écrit,
dans la Biographie Universelle, un portrait de
lui dans l'exercice de ses fonctions présidentiel-
les. « Doué, dit-il, d'une physionomie heureuse
et d'une voix douce et sonore, Désaugiers, d'ail-
leurs musicien, était un chanteur et môme un
acteur admirable. On peut dire qu'il jouait ses
ebansons. Il était heureux de la gaité qu'il
— 39 —
sentait alors et qu'il inspirait. C'était ordinai-
rement à table qu'il les chantait . il était là
comme sur son trépied et il rendait les oracles
de la joie avec d'autant plus d'agrément que
nulle méchanceté ne se mêlait à sa malice. »
Lié par l'esprit et parle cœur avec tous les
jeunes auteurs dramatiques de l'époque, le
chansonnier reporta ses aspirations vers le
théâtre où le public avait jadis accueilli si fa-
vorablement ses débuts. La réputation qu'il
avait acquise justifiait d'ailleurs cette ambi-
tion. Il s'associa avec Moreau, Rougemont .
Francis, Servières, Brazier, Gentil et plusieurs
autres vaudevillistes, complétant leur talent
ou empruntant le leur pour compléter le sien.
Les théâtres des Artistes, de la Montansier, des
Troubadours, des Variétés et du Vaudeville :
et plus tard l'Opéra-comique, la Cornédie-Fran-
5aise et TOdéon, retentirent tour à tour et
parfois simultanément des œuvres de cette
imagination aussi féconde que brillante. Le
nombre des pièces qu'il fit seul ou en société
s'éleva à plus de cent-vingt. Il en est peu resté
au répertoire moderne ; mais lorsqu'elles pa-
rurent, elles comptèrent presque toutes par
— 40 —
centaines leurs représentations. Ainsi la Chatte
merveilleuse en eût jusqu'à quatre cents et les
Petites Banaïdes atteignirent le chiffre fabu-
leux de six cents.
Sans doute ces petits ouvrages ne sont, pour
la plupart, que de spirituelles bamboches, des
pochades, des folies-vaudevilles, comme nous
disons aujourd'hui. Ils n'ont pas soutenu le sé-
vère jugement de la postérité; mais outre qu'ils
ont fait oublier à la génération qui les vit éclore
les orages de la Révolution, les triomphes et les
désastres sanglants de l'Empire : outre le mé-
rite d'avoir consolé tant de deuil et égayé tant
de tristesses, ils contiennent tous des beautés
littéraires qui, placées dans un autre cadre,
seraient signées sans hésitation par les plus il-
lustres noms modernes. Le talent de Désau-
giers y éclate, en effet, à chaque page, comme
une fusée lumineuse ; et son esprit intarissa-
ble, semblable à un vin capiteux, communique
au lecteur, au moment où il s'y attend le moins,
cette expansive et bruyante gaîté provençale
qu'à travers les périls de sa jeunesse et les
souffrances de son âge mûr, ce disciple d'Epi-
cure et d'Horace conserva toujours. On ne peut
— 41 —
mieux comparer son génie qu'au silex : plus
il le frappait, plus il en jaillissait d'étin-
celles.
En 1815, il fut appelé à. succéder à Barré
dans la direction du Vaudeville dont il releva
la fortune et la vogue, malgré la concurrence
des théâtres rivaux nouvellement créés et les
tracasseries jnlouses qu'on lui suscita. Le roi
le décora en 1818.
Il résigna cependant ces fonctions en 1822,
cédant à l'irrésistible besoin de retourner à sa
joyeuse vie de poète, troublée par les exigences
de son administration. D'ailleurs, son extrême
bonté, son indulgence inépuisable ne pouvaient
pas être longtemps compatibles avec ce rôle de
directeur de théâtre dont il n'avait qu'en hé-
sitant accepté la responsabilité et qui exige
une aptitude spéciale, une application exclu-
sive, une vigilance de tous les instants et une
fermeté de caractère capable de lutter contre
d'incessants obstacles. Ses qualités étaient là
des défauts et il l'apprit à ses dépens. Des
amis qs'il avait obligés lui firent perdre lefruit
des économies qu'il avait pieusement amassées
pour la dot de sa fille. Sa bonne humeur n'en
— 42 —
fut pas altérée, mais la nécessité du travail
immédiat et permanent reparut. En 1825, l'es-
poir de rétablir sa modeste fortune lui fit ac-
cepter de nouveau la direction du Vaudeville,
où l'appelaient le vœu des actionnaires et la
volonté de Charles X qui chérissait sa personne
et son talent. Cette espérance fut déçue. Le
Gymnase et le théâtre des Nouveautés avaient
porté un coup funeste à la vogue du Vaude-
ville et Désaugiers dut reprendre, cette fois
avec la ferme intention de ne la plus quitter,
cette plume à laquelle il devait sa célébrité et
qu'une mort affreuse allait bientôt briser entre
ses doigts.
Ce fut à cette môme époque et pendant un
voyage qu'il fit à Montmorency pour travailler
à la pièce du sacre du roi, le Vieillard d'Ivry,
que des attaques soudaines de coliques néphré-
tiques révélèrent en lui l'existence de la pierre.
11 reçut la terrible nouvelle avec assez de cal-
me, grâce à la confiance qu'on lui inspira dans
le procédé de la lithotricie nouvellement dé-
couvert. Nous laissons parler encore une fois
M. Creusé de Lesser qui a raconté en ces ter-
mes cette dernière phase de sa vie : — Ce
moyen produisit d'abord quelque effet et l'ex-
traction de quelques fragments du corps étran-
ger. Désaugiers, toujours porté à la plaisante-
rie et au jeu de mot, écrivait alors à l'un de ses
amis : « Je suis à la fin de ma carrière. » Mais
ce n'était pas dans le sens dont il se flattait
que cette parole devait se réaliser. Des symp-
tômes graves se déclarèrent. Il fallut renon-
cer à la lithotricie et, dans le dépérissement
effrayant de sa santé, en venir à l'opération
sanglante de la taille. Il s'y résigna avec cou-
rage et presque avec gaité. Prophète encore
malgré lui, il fit sur lui-même cette épitaphe
facétieuse :
Ci-gît, hélas, sous celle pierre,
Un bon vivant mort de la pierre.
Passant, que tu sois Paul ou Pierre,
Ne va pas lui jeter la pierre.
Au fond, il était encore plein d'espérance ; il
disait à sa famille : « Sentez -vous combien je
vais être heureux ? Je pourrai dormir! . . . vous
me verrez plus gai que jamais ! » La veille
même de l'opération, il parlait au plus cher de
— 44 —
ses collaborateurs d'un voyage qu'ils feraient
en Suisse et des ouvrages qu'ils composeraient
ensemble. Mais les chants avaient cessé. L'opé-
ration était à peine achevée, les grandes douleurs
auraient dû finir II s'en déclara de plus vio-
lentes encore, et peu de moments après, il ex-
pira dans les bras de ses médecins consternés.
C'était le 9 août 1827. Désaugiers n'avait pas
encore cinquante-quatre ans.
Sa mort fut un deuil public pour la littéra-
ture. Tout ce que Paris renfermait d'artistes et
de gens de lettres, se pressa à son convoi.
M. Gentil, le plus cher de ses collaborateurs,
voulut prononcer quelques mots sur son cer-
cueil ; mais les sanglots étouffèrent sa voix et
on l'emporta évanoui. On peut dire qu'il fut
universellement regretté et Charles Nodier, le
tendre et suave conteur, proposa de graver sur
sa tombe cette courte et éloquente inscription :
CI-GIT QUI X'KLT PAS D'ENNEMIS.
Nous ne devons pas nous dissimuler que la
plupart des faits contenus dans cette notice et
racontés aussi rapidement que possible, per-
— 45 —
di ont de leur intérêt avec le temps. L'avenir ne
verra plus que le poète là où nous voyons en-
core l'homme. Mais nous n'avons pas cru devoir
les pascser sous silence parce que, d'un côté, ils
donnent une haute et complète idée du carac-
tère de Désaugiers et parce que, d'un autre
côté, beaucoup de ceux qui l'ont connu existent
encore et que nous-même avons été bercé au
bruit de ses refrains.
Il nous reste à examiner maintenant, en peu
de mots, quelle place Désaugiers occupe comme
écrivain parmi ses modèles et ses rivaux, bien
qu'il ait évité lui-même avec soin, comme l'a
dit Nodier dans un pieux et fraternel hommage
rendu à sa mémoire, cette frivole discussion de
prééminence, qu'il avait à redouter moins que
personne.
Comme chansonnier, il domine incontestable-
ment tous les mai très du genre qui l'avaient
précédé et qui chantèrent en même temps que
lui. Il éclipsa, sans cependant les faire oublier,
Panard, Collé, Laujon et tous ces joyeux con-
vives de la table épicurienne dont il fut le légis-
lateur poétique et où il trôna depuis son retour
d'Amérique jusqu'à sa mort. Béranger nous l'a
46
peint lui-môme à cette place, dans sa chanson
de V Académie et le Caveau :
Je croyais voir le Président
Faire bailler en répondant
Que Ton vient de perdre un grand homme,
Que moi je le vaux, Dieu sait comme !
Mais ce Président sans façon
Ne pérore ici qu'en chanson.
Toujours trop tôt sa harangue est finie ;
Non, non ce n'est point comme à l'Académie
Son vers est heureux et facile. Sa satire, ou
pour mieux dire son épigramme, pleine de bon-
homie et de bienveillance autant qu'étincelante
d'esprit, s'attaque constamment aux choses, ja-
mais aux personnes : ce qui explique et justifie
l'éloge^ presque unique de notre temps, que
Nodier voulutgraver sur son tombeau. L'étran-
geté^ l'originalité et l'élégance de ses rythmes
tiennent du prodige, si l'on veut bien avoir
égard aux difficultés qu'il s'y créait volontaire-
ment et dont il triomphait en se jouant. Quelles
que fussent ces difficultés, ces incroyables tours
de force de versification, il atteignait toujours
]e but auquel il visait, et le trait final s'épa-
nouissait comme de lui-même, sans trace de
labeur, juste au moment et à l'endroit où il
devait produire tout son effet. Ce qui est bien
étonnant de la part d'un provençal, c'est qu'un
grand nombre de ses chansons sont écrites
dans cette espèce d'argot des faubourgs de Paris,
qui consiste dans l'escamotage des e muets, et
dans Télision des hiatus à l'aide du z. La popu-
larité du chansonnier y a gagné peut-être de
son vivant, mais la renommée durable du poète
y a certainement perdu. Il paraît du reste que
le goût de l'époque tolérait cette licence puis-
que Béranger lui-même, l'harmonie et la cor-
rection personnifiées, nous en offre plusieurs
exemples dans sa première manière.
Comme poète, Désaugiers est dominé par
Béranger de toute la hauteur dont il avait do-
miné lui-même ses devanciers et ses contempo-
rains. En donnant à la chanson la majesté de
l'ode et l'influence politique et philosophique
qu'elle a conquise par lui, Béranger devait né-
cessairement voir toutes les gloires rivales bais-
ser pavillon devant la sienne. Rendons pour-
tant cette justice à Désaugiers que, comme Bé-
ranger et avant lui. il osa affranchir la Ivre de
— 48 —
la tutelle mythologique, si puissante sous la
République et sous l'Empire, et qui rend si
lourde et si fastidieuse la poésie ultra-classique
du commencement de notre siècle.
Comme homme politique aussi, Béranger,
qui fut son élève avant d'être son maître, est
placé bien plus haut que lui dans l'estime pu-
blique. Désaugiers fut, avec quelque raison, il
faut l'avouer, accusé de palinodie. Il eut des
refrains pour la République, il en eut pour
l'Empire, pour la Restauration, pour la nais-
sance du roi de Rome et pour celle du duc de
Bordeaux, pour le mariage de Napoléon et
pour le sacre de Charles X. C'est ce qui expli-
que pourquoi le peuple, qui n'a pas à se piquer
cependant de constance, mais qui a l'air d'ai-
mer et d'admirer cette vertu chez les êtres su-
périeurs, chanta de préférence à ses chansons,
même sous la Restauration, celles de Béranger
et d'Emile Debraux. Mais Désaugiers était un
esprit insouciant qui, en fait de gouvernement,
s\ u tenait volontiers à l'avis de la Providence,
et il fêta tour à tour tous ceux qu'elle donna à
la France, en un temps où la Providence s'en
montra si malheureusement prodigue. — Doit-
- 49 —
on sérieusement le lui reprocher? Pour le jus-
tifier absolument sur ce point, nous n'aurions
besoin que de dire à presque tous ses contem-
porains : que celui d'entre vous qui est sans
péché lui jette la première pierre.
Comme auteur dramatique, nous n'ajoute-
rons rien à ce que nous avons dit déjà. Sa place
lui a été assignée par les applaudissements de
toute une génération, et son répertoire e^t une
Californie ou plus d'un vaudevilliste moderne,
prenant son bien où il le trouve, ne se gêne pas
de puiser et dont il exhume les richesses en
changeant tout simplement l'effigie de l'or qu'il
en extrait.
Comme homme d'esprit, il n'eut pas son égal
autour de lui, et de nos jours, Méry seul a pu
lui être opposé. Il résuma, sinon l'esprit natio-
nal, qui allait rayonner bientôt tout entier dans
les couplets patriotiques de son rival et suc-
cesseur heureux, Béranger; du moins l'esprit
français proprement dit, cette chose si fine, si
mordante, si subtile etsi délicate, qu'il est im-
possible de définir parce qu'elle échappe à l'a-
nalyse. Nul ne sut mieux que lui tourner un
madrigal à la beauté et chacun sait par cœur
VI 4
- 50 —
ce quatrain célèbre qu'un soir il décocha, pour
ainsi dire à brûle-pourpoint, à une jolie chape-
lière du Boulevard :
En te donnant des traits qui font tant de rivaux,
C'est pour un autre état que le ciel t'avait faite.
Qu'espères- tu gagner à vendre des chapeaux,
Lorsqu'à tous les passants tu fais perdre la tête?
Qui ne se rappelle d'ailleurs son Monsieur
et Madame Denis et son Cadet Buteux, cet
enfant terrible qui fut aux ridicules de la Res-
tauration ce qu'un autre personnage de même
origine, M. Mayeux, fut aux excentricités du
libéralisme, après 1830!
Enfin, sa philosophie fut douce et sereine
comme sa vie, et bien que, dans son Code d' Epi-
cure, il eût dit, article VI :
L'Epicurien, des autels,
Fuira les nœuds éternels,
Attendu que ce qu'on aime
Ne peut, fût-ce Vénus même,
Paraître charmant
Eternellement.
— 51 —
il n'en resta pas moins un excellent époux et
un père dévoué de cœur et d'âme à sa famille,
dont il était justement adoré.
Tel fut cet homme qu'une mort prématurée
et cruelle \int ravir à la littérature à un âge
où de nouvelles couronnes l'attendaient certai-
nement encore et à qui le ciel aurait dû donner
les cheveux blancs d'Ànacréon, puisqu'il lui en
avait donné le génie aimable et brillant. Tel fut
ce poète dont nous nous sommes efforcé d'ap-
précier sainement la vie et les œuvres et que
notre Provence maternelle s'enorgueillira tou-
jours de compter au nombre de ses enfants.
Ô3fe:
UN CANONNIER DU ROMULUS
Presque tous les promontoires du littoral
provençal sont couronnés de petites chapelles
dédiées à la patronne des marins. Dans chacun
de ces ermitages, la Vierge est honorée sous
un nom différent, tiré des miracles que la dévo-
tion des habitants de la localité lui attribue.
Parmi les plus vénérées de ces madones pro-
tectrices, on cite Notre-Dame de la Garde,
dont la chapelle, bâtie entre Saint-Nazaire et
Toulon, sur le sommet du cap Sicier, semble
suspendue dans les nuages.
Le premier vendredi de mai, jour consacré
— 53 -
par la tradition, les malades du pays vont pro-
cessionnellement implorer le secours de cette
divine consolatrice des affligés. Et le dimanche
suivant, pour la remercier sans doute des gué-
risons qu'on espère obtenir d'elle, on se porte
en foule vers la chapelle, où le service divin est
célébré sur un autel couvert de bouquets et
d'ex-voto. C'est ce pèlerinage qu'on désigne en
Provence sous le nom de fête du Mai,
Au pied de la montagne, dans un grand cadre
de chênes et de pins, se déroule du sud au nord-
est une jolie plaine où les pèlerins du Mai, au
retour de la messe, trouvent des restaurants en
plein vent, sub dio. des bals sous les pinèdes,
et, de tous cotés, des marchands de bimbelote-
rie et de bijoux, qui accourent au Mai comme à
une foire.
Au mois d'avril 1856, je convins avec un de
mes amis, qui s'est fait une belle réputation
dans les arts et qu appelait le Yernet de
l'aquarelle, d'accomplir un pèlerinage d'artiste
à ce promontoire, but de tant d'autres pèleri-
nages plus profanes sous d. s dehors plus reli-
gieux. Fcndan inze jours qui i rent
le premier dimanche de mai, nous rêvâmes de
— 54 --
guirlandes de jeunes filles, vêtues de blanc,
dansant sur les tapis de gazon à l'ombre des
grands arbres ; de chansons joyeuses et de so-
nores celais de rire, effarouchant les graves
échos des solitudes. Pendant quinze jours nous
caressâmes la perspective de si douces pasto-
rales, nous entrevîmes de si adorables églogues
en action, que les ombres de Virgile et de Théo-
crite durent en être profondément humiliées.
Il est vrai qu'elles furent vengées par le plus
grand luxe de mystification que le hasard ait
jamais déployé contre de pauvres songes de
poète.
Le 3 mai, en effet, à six heures du matin,
nous nous embarquâmes, Courdouan et moi, à
bord d'un des pyroscaphes qui transportent ce
jour-là, de Toulon à la Seyne, les nombreux
pèlerins du Mai. Courdouan portait sous le bras
un album destiné à reproduire les groupes gra-
cieux de jeunes gens, les rocs pittoresques, les
bouquets de pins qu'il rencontrerait sur son
passage ; moi je portais sur l'épaule un fusil
aussi incommode qu'innocent, mais qui devait
donner à ma prosaïque personne une certaine
contenance, au milieu de la foule endimanchée
— 55 —
qui se presse à pareil jour, sur la route que
nous allions 'parcourir.
Le petit navire à vapeur était chargé à fond.
Plus de trois cents passagers encombraient son
pont et ses cabines. Nous avions donc en pers-
pective une traversée laborieuse. J'avais froid
et, dans un soudain accès d'impatience, je levai
vers le ciel un regard presque impertinent,
comme pour lui demander raison de cette pre-
mière contrariété.
Le ciel n'était guère de meilleure humeur
que moi. Je constatai la coïncidence, mais je
n'en fus ni flatté ni radouci. Des nuages lourds
et gris voilaient l'horizon, et le soleil n'ouvrait
ses yeux qu'avec effort, comme quelqu'un qui
a passé une mauvaise nuit.
La mer n'avait pas plus de sourires que le
ciel. Une houle hargneuse soulevait par inter-
valles inégaux le navire qui râlait de fatigue et
d'ennui. Une brise du sud-est humide et froide,
nous pénétrait les vêtements et les os. Les
jeunes pèlerins du Mai, agacés par les beautés
de seize ans assises contre les bastingages, pro-
testaient seuls par des chants et des rires con-
tre les maussades présages de l'atmosphère.
— 56 —
Mais, il était facile de le voir, les plus gais de
la troupe se battaient les flancs pour échapper
aux influences extérieures : ils grelottaient sous
leurs trop précoces vêtements d'été, et ils al-
laient regretter bientôt cette fanfaronnade de
toilette que le ciel, contre sa bonhomie habi-
tuelle, ne voulait pas ratifier cette fois.
Il était plus de sept heures quand nous débar-
quâmes à La Seyne. Nous étions gelés , mor-
fondus et peu disposés à poursuivre les églogues
rêvées. Je fus, pour ma part, sérieusement tenté
de précipiter mon fusil dans la darse, ne fût-ce
que pour me venger contre quelque chose du
prosaïque début de notre excursion. J'allongeai
même un pas résolu vers le navire qui allait
retourner à Toulon. Mais Courdouan me retint.
Il me fit remarquer deux essaims de jeunes
filles coquettes et charmantes, portant dans
des corbeilles d'osier blanc des fruits et des
fleurs et se dirigeant courageusement vers le
Mai. Il me montra au loin d'admirables grou-
pes de pins qui nous appelaient d'un air perfide.
Il me fit rougir de mes craintes, me traita même
de poltron ; bref, il stimula si bien mes jambes,
mon amour-propre et mon imagination, qu'un
— 57 -
quart d'heure après , malgré mes pressenti-
ments que j'ai, par expérience, le droit de
croire infaillibles, je franchissais avec lui les
pentes raides et poudreuses qui conduisent, par
des sentiers de chevriers, à la chapelle de Notre-
Dame de la Garde, perchée sur la crête la plus
élevée du Cap.
« Voilà, me dis-je une fois en route, la plus
grande preuve de dévoûment que j'aie jamais
donnée à l'art et à l'amitié. »
Vers dix heures, nous atteignîmes la plaine.
Quelques quadrilles étaient déjà organisés. Je
remarquai en passant que Ton dansait sans
plaisir et sans entrain et que l'inquiétude en-
vahissait les plus obstinés champions de la fête.
J'acquis la certitude que si j'avais été le seul, à
bord, à manifester du malaise et de l'hésitation,
c'est que j'avais seul osé être sincère.
Enfin, après quelques soudaines irradiations
de soleil, qui faisaient ressembler les nuages à
de grandes ombres chinoises, d'orageuses bouf-
fées de vent montèrent de la mer. La pluie
que mes nerfs, véritables baromètres vivants,
avaient pressentie le matin, commença à dé-
tremper les chemins. — On soutint assez bra-
— 58 —
vemcnt la première ondée, espérant sans doute
désarmer le veto intempestif des éléments.
Mais les averses devenant de plus en plus fré-
quentes, force fut de battre en retraite. Dès ce
moment, la démoralisation s'empara de tous
ces pimpants danseurs et la débandade fut
complète. Mon compagnon de route, dont l'en-
thousiasme artistique m'avait entraîné malgré
moi dans cette équipée, était plus penaud, plus
déconcerté que personne. J'eus un instant la
pensée de lui proposer d'esquisser la déroute
générale dont nous étions témoins, tandis que
je monterais la garde à ses côtés, dans la
crainte que quelque pèlerin furieux ne prit ce
croquis pour une épigramme à son adresse.
Cependant, comme j'étais en frais de sacrifices
depuis le matin, je voulus me montrer clément
jusqu'au bout et je rengainai ma petite ven-
geance.
Nous reprîmes le chemin de La Seyne avec
une ardeur toute différente de celle dont nous
venions de faire preuve quelques heures aupa-
ravant. Mais à peine avions-nous fait quelques
milles qu'un épouvantable torrent d'eau nous
arrêta tout court. Il me sembla qu'un nuage
— 59 —
diluvien s'ouvrait en grand sur nos tûtes et que
nous étions enveloppés d'eau comme si nous
nous trouvions plongés en pleine rade, les pieds
rivés au fond. Cela ne dura heureusement que
quelques minutes : juste le temps qu'il fallait
pour ne pas être tout-a-fait asphyxié.
Quand les arbres et les rochers reparurent
autour de nous sur les marges du chemin,
nous aperçûmes à nos cotés nn brave vieillard
qui avait été. comme nous, submergé par le
tourbillon et qui secouait ses cheveux à la fa-
çon du plongeur qui reparait à la surface de
Teau.
— Monsieur le chasseur, dit-il en s'adres-
sant à moi. que dites-vous de ce temps?
— Un peu pénétrant, répondis-je avec gra-
vité.
— Si vous et votre compagnon vouliez accep-
dans ma petite maison de campagne, à cent
pas d'ici, une hospitalité que je vous offre de
bien grand cœur, vous échapperiez peut-être à
un déluge semblable à celui de tout-à-
l'heure?
Je m'inclinai autant que la raideur de mes
— 60 —
vêtements, collés sur ma peau, me le permit
et je répondis gracieusement :
— Merci , mon brave homme. Vous devez
sentir par vous-même que le bain est trop com-
plet pour que notre costume redoute de nou-
velles inondations.
Il insista cependant et Courdouan finit par
céder. Je le suivis avec la même résignation que
j'avais montrée le matin , et j'eus lieu de me
louer de cette détermination car Courdouan
avait flairé cette fois une bonne aubaine d'artiste,
à l'aide de laquelle il espérait bien que nous
nous dédommagerions des fatigues et des mys-
tifications de la journée.
En arrivant à l'habitation nous trouvâmes un
bon feu attisé par une jolie enfant, et devant
lequel nous nous installâmes avec un sentiment
de bien-être infini. Pendant que la chaleur sé-
chait nos habits trempés, mon regard découvrit,
dans un angle de la cheminée, une histoire de
Napoléon illustrée par Horace Yernet, et dans
l'autre un grand buste de l'Empereur. Ces deux
découvertes m' éclairèrent sur les goûts litté-
raires et sur le culte politique de notre hôte,
lequel, pendant cet examen, changeait de vête-
— 61 —
ments et répondait avec plus ou moins de suc-
cès aux reproches que sa fille lui adressait sur
la folle témérité d'un voyage au Mai par un
ciel aussi menaçant qu'on l'avait vu le matin.
Sa toilette terminée, il vient s'asseoir auprès
de nous d'un air jovial et je remarquai alors
avec étonnement que le ruban rouge de la Lé-
gion-d'Honneur était noué à la boutonnière de
sa veste de pinchinat.
— Monsieur a été militaire sans doute? de-
manda Courdouan, dont les regards avaient
suivi la direction des miens.
— Marin, Monsieur, canonnier de marine.
— Et y a-t-îl longtemps que vous avez été
mis à la retraite ?
— Oh oui! bien longtemps, dit-il avec un
mélancolique sourire ; voilà plus de trente ans
que je vis dans cette bastide retirée. J'y con-
sacre ce qui me reste de forces à travailler la
terre et à élever ma fille.
— Quel a été votre dernier navire? dis-je
d'un air distrait, autant pour flatter les souve-
nirs de notre vieil hôte que pour changer la
tournure de la conversation, qui menaçait de
— 62 —
tomber dans l'attendrissement et les confidences
de famille.
Le vieux marin releva sa tête par un mouve-
ment soudain de verdeur et de jeunesse et, d'une
voix orgueilleuse, cria, plutôt qu'il ne prononça,
le nom du Romulus.
Mon enfance avait si souvent entendu racon-
ter le combat du Romulus, cette glorieuse
lutte d'un vaisseau contre toute une escadre,
et qui jeta un dernier rayon sur la malheureuse
marine de l'Empire, que, devenu homme, cette
histoire me semblait déjà ensevelie dans la nuit
des temps. En retrouvant tout-à-coup un héros
encore vivant de cette belle épopée, j'assignai
vite, dans mon cerveau une date plus exacte à
cet événement et je regardai avec une avidité
respectueuse ce débris d'une génération d'hom-
mes qui, après quarante ans de fatigues sur-
humaines, de guerres, de privations et de
souffrances, ont trouvé en eux assez de forces
pour vivre encore trente ans dans la pauvreté
et les soucis domestiques.
— La pluie tombe à torrents, dis-je au
vieux canonnier. Nous ne pourrons nous remet-
tre en route que dans quelques heures peut-être.
— 63 —
Soyez aimable tout-à-fait et complétez votre
cordiale hospitalité par le récit du combat du
Romulus, dont j'ai lu ou entendu une foule de
narrations toutes plus contradictoires les unes
que les autres.
— C'est une histoire trop vieille pour qu'elle
puisse vous intéresser, répondit-il.
— Les faits de ce genre ne vieillissent ja-
mais, repris-je avec insistance. Qu'}^ a-t-il de
plus immortel que la gloire ?
— Je vous promets , dit Courdouan , de
m'inspirer de votre récit et de reproduire un
jour sur la toile, tel que vous nous le tracerez,
le tableau du combat du Romulus.
— Et moi, ajoutai-je, je m'engage à rete-
nir fidèlement votre narration, à la publier et
à dire, à ce propos, beaucoup de mal des An-
glais.
J'avais bien la conviction que j'excitais en lui
une passion mauvaise et qui n'est plus guère
de notre temps, en lui promettant de jeter
l'anathème à nos vieux rivaux, dans la publi-
cation du récit qu'il allait nous faire ; mais
j'avais aussi la conviction que c'était le seul
moyen de desserrer les dents à ce vieux loup de
— 64 —
mer. En effet, cette considération l'emporta sur
tous ses scrupules de modestie et sur sa diffi-
culté d'élocution.
— « Ecoutez, dit-il en s'agitant sur sa chaise,
comme si ce souvenir l'eût galvanisé.
« En 1814, le 11 février, le vice-amiral Emé-
riau qui avait sous son commandement, dans la
rade de Toulon, vingt- un vaisseaux de ligne,
dont quatre à trois batteries, et onze frégates,
détacha de cette escadre une division de quatre
vaisseaux et de trois frégates pour aller pro-
téger l'arrivée du vaisseau le Scipion qui ral-
liait le port de Toulon. Ce vaisseau, construit
à Gênes, y avait été longtemps retenu par le
blocus anglais. Mais un coup de vent du sud-
est ayant forcé les vaisseaux britanniques à ga-
gner le large, il s'était hâté de prendre la mer;
et c'est sur le signal des vigies de la côte, qui
nous avaient informé de ce mouvement, que le
vice-amiral Emériau expédia au-devant du
Scipion, sous les ordres du contre-amiral Cos-
mao, les vaisseaux le Sceptre, le Trident, le
Génois et le Romulus, et les frégates la Médée,
VAdrienne et la Dryade.
« Nous dérapâmes immédiatement. Nous
— fo —
rencontrâmes au large des vents variables, a
l'aide desquels notre division se trouvait le len-
demain, à la pointe du jour, à vingt milles en-
viron dans l'est des iles d'Hyères.
Au lever du soleil, la Mèdèi signala deux fré-
gates anglaises auxquelles on s'empressa de
donner la chasse, pendant que le Scipion, si-
gnalé aussi dans le golfe Juan, arrivait à nous
sous toutes voiles.
t Mais outre les deux frégates ennemies, la
vigie aperçut bientôt un trois-ponts anglais,
puis un second, puis un vaisseau de quatre-
vingts, puis un autre, puis d'autres encore; si
bien que, vingt minutes après, nous reconnû-
mes l'escadre rouge, aux ordres de sir Pelew.
(depuis lord Exmouth), composée de quinze
vaisseaux et de trois frégates, arrivant sur nous
beaupré sur poupe, toutes voiles dehors !
« L'escadre anglaise trouvant au large des
chances de vent favorables que la proximité de
Ja côte nous enlevait, courait sur nous avec une
effrayante rapidité. Aussi le cri terrible de
avanie-bas ! résonna-t-ii dans les entrailles des
vaisseaux de la division française. Cependant.
Ja brise arrivant enfin dans nos eaux, nous char-
vi 5
— 60 —
geàmes la mature d'autant de toile qu'elle en
pouvait porter, et nous prîmes chasse devant
l'ennemi vers le mouillage des îles d'Hyères.
« La brise continuant à nous servir, ordre
fut donné de ne plus nous arrêter qu'à Toulon
et de serrer la côte le plus près possible. L'a-
miral anglais, devinant ce projet, doubla rapi-
dement les îles, et à peine la division française
était-elle par le travers du cap Carqueirane,
que déjà les vaisseaux d'avant garde de l'esca-
dre rouge marchaient sur une ligne parallèle à
la notre, à deux ou trois portées de canon. Dix
minutes après, des volées étaient échangées
entre le Sceptre et le vaisseau-amiral anglais,
le Catédonia. — Le Sceptre, le Génois, le Tri-
dent, le Scipion, Y Advienne et la Médée par-
vinrent à franchir la ligne anglaise. La Dryade
et le Romulus, vaisseau de serre-file et mau-
vais voilier, furent coupés. La Dryade, com-
mandée par M. Charles Baudin, capitaine de
frégate, depuis vice-amiral, passa résolument
devant le trois-ponts anglais, au risque d'être
broyée. Elle passa si près de lui qu'elle faillit
lui emporter le beaupré. Malgré la perspective
certaine d'être foudroyé, le commandant Bau-
— 67 —
din resta debout sur les bastingages, et
équipage, au lieu de se coucher à plat ventre,
comme l'ordre lui en avait été donné, s'éla
tout entier dans les hunes, au cri de : Vive
V Empereur ! Lord Exmouth, surpris et con-
fondu d'une audace aussi inouïe, ôta son cha-
peau, salua la frégate et garda tout son feu
pour le Bomulus.
— Il me semble , dis-je en interrompant
notre narrateur, que voilà un beau procédé de la
part de l'amiral anglais et qui devrait vous ré-
concilier un peu avec lui ?
— Oui , reprit-il en frappant du pied sur
les tisons; mais vous ne voyez donc pas le cal
cul qui se cachait sous cette prétendue géné-
rosité. L'amiral anglais craignait tout simple-
ment qu'un engagement avec la Dryade, quel-
que rapide qu'il fut, ne donnât au Romulus le
temps de s'engolfer dans la baie. Cela est tel-
lement vrai que, dès que la frégate eut cesse ie
lui barrer le passage, le Calédonia se trouva
par le travers du Romulus. à deux portée^ de
pistolet.
c< Nous avions à notre bord deux hommes
d'un immense courage et d'une prodigiei
— 08 —
bileté : le capitaine de vaisseau Rolland, qui
commandait le navire et le pilote Reboul qui
connaissait, à un pouce près, la hauteur du
fond sur toute la longueur de la cote. C'est à
ces deux hommes, plus encore qu'à la bravoure
de son équipage, que le Romidus dut son
salut.
«. Nous arrivions alors sous les falaises à pic
de Sainte-Marguerite. Nous passions si près
d'elles que les vergues semblaient en effleurer
les roches verticales et que, durant le combat
qui allait s'engager, les éclats de rochers sou-
levés par les boulets ennemis, vinrent blesser
des hommes jusque sur le pont du Romidus.
« C'est en ce moment qu'une effroyable dé-
tonation partit des flancs du Calédonia. Un si-
lence d'une minute se fit. Le cri de feu î
poussé par le capitaine Rolland retentit alors
comme un grondement de tonnerre dans notre
batterie et le Romidus lança sa première bor-
dée de bâbord au cri de : Vive V Empereur !
a Au bruit de la canonnade, le Sceptre et le
reste de la division revinrent subitement au vent
^our entrer dans le feu, mais YAusterlitz, qui
commandait la rade, à l'aide de signaux qu'il
— 69 -
arbora, intima Tordre au contre-amiral Cos-
mao de rallier l'escadre avec les vaisseaux de
sa division et nous laissa réduits à nos propres
forces, devant le géant qui nous écrasait.
« Nous avions à peine rechargé que les grap-
pins d'abordage roulèrent leurs ongles de fer
autour de nos vergues, et qu'un second vais-
seau à trois-ponts, le Boyne, monté par le
contre-amiral Smith, vint canonner le Romu-
lus à une demi-portée de pistolet. Nous reçû-
mes le nouveau venu de la même façon que
nous avions reçu le Calèdonia et nous serrâ-
mes la cote le plus près possible, autant pour
éviter un abordage qui nous eût livré à l'enne-
rrëfj que pour entraîner celui-ci à s'échouer sur
les bancs de rochers, entre lesquels notre vais-
seau glissait avec un bonheur qui tenait du pro-
dige.
« Pendant un quart d'heure, les Anglais, prô-
nant notre vaisseau pour le Scipion, au-devant
duquel notre division avait été envoyée, nous
crièrent : Rendez-vous, braves Génois! Notre
mitraille répondit seule pour nous.
ce En ce moment, un secours inespéré nous
tomba du ciel. Il faut vous dire qu'à cette épo-
— 70 —
qu'\ Ja Fiance était épuisée d'hommes ; que
les vaisseaux étaient loin d'avoir un équipage
de guerre complet et que les fortifications de
second ordre étaient totalement désertes. Les
Anglais le savaient aussi bien que nous, puis-
qu'ils avaient osé s'aventurer ainsi jusque sous
le fort de Sainte-Marguerite, où le combat
avait lieu. Mais ils n'avaient pas prévu le dé-
vouement d'un brave citoyen nommé Blache,
qui. attiré sur la falaise par le bruit de la ca-
nonnade, pénétra dans le fort avec ses enfants,
défonça la poudrière, chargea les canons et
causa de graves avaries dans la mâture du
Galédoftia . lequel commençait d'ailleurs à
s'éloigner de nous> ayant deviné notre inten-
tion de le faire écbouer.
« Mais un troisième vaisseau anglais de qua-
tre-vingts bouches à feu et tirant moins d'eau
que les deux trois-ponts , arriva sur nous et
nous mitrailla presque bord à bord avec une
nouvelle fureur. Tout-à-coup deux nouvelles
funestes se répandirent dans le vaisseau. Le ca-
pitaine Rolland venait de tomber sans connais-
sance sur le pont, frappe d'unbiscaïen à la tête,
et un boulet venait de traverser de part en
— 71 -
part la sainte-barbe, de sorte qu'on s'attendait
a voir sauter le navire à chaque seconde.
« Ces deux désastres qui doublaient pour
nous Timminence de la mort, au lieu de nous
abattre, montèrent notre cerveau au paro-
xysme de l'enthousiasme. Le Romulus , en-
combré de morts et de blessés qui roulaient
dans une sorte de boue sanglante, répondit
coup pour coup pendant une heure encore aux
trois cents bouches à feu qui le foudroyaient,
jusqu'à ce qu'enfin il fut parvenu à s'engolfer
dans la baie de Toulon, où les vaisseaux anglais
l'abandonnèrent.
« Nous quittâmes alors la batterie de trente-
six, où tout ce qui était resté vivant à bord
s'était réfugié. Il n'y avait plus que deux hom-
mes debout sur le pont : le capitaine Rolland,
qui commandait encore le feu ma'gré la bles-
sure qui avait fracassé son crâne, et le pilote
Reboul qui tenait encore la barre du gouver-
nail. Sur un signe du capitaine, je courus à la
poupe, en passant par les porte-haubans, le
pont étant tout-a-fait impraticable : je chargeai
encore à mitraille les trois seules pièces qui, de
toute l'artillerie des gaillards, restassent en
— 72 —
état de fonctionner, et je les tirai sur le Boyne
que j'enfilai de l'arrière à l'avant et à bord du-
quel cette dernière décharge, tout-à-fait inat-
tendue, fit un carnage horrible.
« Un quart d'heure après, le Romulus, ayant
sa joue et sa hanche de bâbord complètement
démantelées, ses bastingages rasés comme un
ponton, ses bas- mâts écharpés, son mât. de mi-
saine rompu, ses huniers et ses perroquets
coupés, ses manœuvres courantes hachées, ses
voiles criblées, dont les lambeaux pendaient le
long du bord, rentrait triomphant dans la rade
semblable à un sanglier éventré qui, par ses
flancs entr'ouverts, traîne encore jusqu'à sa
tanière ses entrailles pantelantes.
« L'escadre nous accueillit par des bravos
frénétiques. Les équipages, debout sur les ver-
gues, le chapeau en l'air, nous saluèrent du cri
mille fois répété de : Vive le Romulus! L'Em-
pereur, qui apprit à Champ-Aubert notre ma-
gnifique défense, créa notre commandant baron
de l'Empire et commandeur de la Légion-
d'Honneur ; puis il signa quarante brevets de
chevalier du même ordre pour les officiers et
l'équipage du Romulus. Je fus compris au
iô —
nombre des quarante élus dont ces brevets
vinrent étoiler la poitrine.
« Mais notre triomphe le plus éclatant nous
vint de lord Exmouth lui-même. Il avait à bord
du Calèionia un jeune français, élève de ma-
rine, qu'il avait fait prisonnier à La Ciotat. Il
l'avait fait monter de force sur le pont, au mo-
ment de l'action, pour lui « montrer comment
<x les Anglais prenaient un vaisseau français. »
« Après le combat, l'amiral prit la main du
jeune homme et lui dit :
— « Si j'ai jamais cru prendre un vaisseau.
« c'a été, à coup sûr, le Romulus. Allez dire
« de ma part au commandant Rolland, au nom
« de qui je vous fais libre, qu'il est un grand
a marin et un grand cœur î »
« Ce combat nous coûta cher : nous eûmes
trente-deux hommes tués, parmi lesquels trois
lieutenants de vaisseau. Cent quatre-vingts
blessés furent amputés dans la nuit, et il ne
resta pas à bord vingt hommes intncts. Mais
soyez bien persuadés qu'à bord des trois vais-
seaux anglais le massacre ne dut pas être
moindre.
« Voilà le récit du combat du Romulus, au-
— 74 -
quel l'escadre française, mouillée dans la rade,
assista, pour ainsi dire, les bras croisés, rete-
nue à l'ancre par le vent debout, par ses ins-
tructions peut-être, et obligée d'ailleurs de dé-
fendre la rade elle-même. Car l'amiral anglais,
craignant que le Calédonia ne s'engagea trop
avant à la poursuite du Romulus, avait, dans le
cas où la retraite lui eût été coupée, fait le si-
gnal suprême à son escadre d'entrer à pleines
voiles dans le port et de venir le dégager sous
les canons de tous nos vaisseaux et de tous nos
forts. »
Le vieux marin se tut. Ses yeux qui, pendant
tout ce récit, avaient lancé des éclairs comme
le canon du Romulus, se gonflèrent de larmes
que je compris. Je sentis que l'émotion me ga-
gnait à mon tour et je me levai sur-le-champ,
après avoir étreint avec admiration et respect
les mains tremblantes de notre vieil hôte.
Quand nous prîmes congé de lui, le ciel était
redevenu presque beau. Il nous arrêta sur le
seuil pour me rappeler la promesse que j'ac-
complis aujourd'hui. Je repris avec Courdouan
le chemin de La Seyne. Nous avions été tous
deux si impressionnés par ce récit que nous
aurions complètement oublié le triste concours
de circonstances atmosphériques qui nous avait
amenés devant la cheminée du vieux canonnier.
sans l'encombrement de passagers que nous
rencontrâmes à bord des bateaux à vapeur ed
Toulon. Que de toilettes fripées et souillées de
fange ! que de chapeaux de paille collés sur
les joues et affectant les formes les plus phéno-
ménales ! Que de pèlerins et surtout que de pè-
lerines maussades et furieuses contre ce grand
mystificateur qne Ton appelle le mois de mai !
Aujourd'hui cependant, le souvenir de la tem-
pête qui contraria cette excursion s'est totale-
ment effacé de ma mémoire, pour n'y laisser
que celui du récit recueilli, par un hasard pro-
vident :el, de la bouche même d'un héros du
Romulus. Et je me demande si, en accomplis-
sant notre pèlerinage à Notre-Dame delà Garde,
tel que nous l'avions projeté, nous aurions été
aussi bien partagés sous le rapport poétique, et
si l'histoire de l'héroïque défense du Romulus
ne vaut pas mieux qu'une fade églogue? J'ar-
rive à cette conclusion que, grâce à l'épouvan-
table déluge qui nous assaillit ce jour-là, je
puis prouver ce que je dis au vieux marin en le
— 76 —
quittant : « Rien ne vieillit moins que la gloire ! *
Et la preuve, c'est qu'un demi-siècle après le
combat du Romulus , je rends un nouvel hom-
mage aux héros de cette lutte homérique ; c'est
que ce récit a inspiré à Courdouau une de
ses plus admirables compositions.
®&?>
PHYSIOLOGIE DE LA TOUX
Non. Dieu merci, ceci n'est pas un article de
médecine. Je m'empresse de vous en prévenir
afin que ce titre ne vous décourage pas tout
d'abord. Mon but est tout simplement d'exa-
miner ce que l'action de la ton m peut offrir
d'observations morales.
Je laisse donc de coté la toux métallique du
phthisique ; la cruelle toux du rhume en géné-
ral et de la grippe en particulier et je vais pas-
ser en revue les diverses toux volontaires, celles
qui trahissent chez les individus certaines dis-
positions de l'âme. Vous verrez qu'en bien ob-
— 78 —
servant, il est facile de deviner le caractère ou
l'humeur de celui qui produit ce que le dic-
tionnaire appelle : a T3ruit que Ton fait en tous-
sant. »
Il est des gens qui toussent par contenance.
Ceux-là toussent sottement : pour faire quelque
chose. Ils y mettent de la conscience. Ce n'est
pas leur faute s'ils n'arrivent qu'à faire quel-
que chose de profondément insignifiant. Si vous
leur demandiez : « Pourquoi toussez-vous ? »
ils vous répondraient peut-être que cela vaut
mieux que de ne rien faire ou que cela leur tient
compagnie. C'est l'histoire de ces femmes roya-
lement fainéantes qui, dans un but tout aussi
sérieux, portent partout un sac à ouvrage.
Dans la catégorie des toux de contenance, on
peut classer les suivantes :
1° La toux des personnes qui s'ennuient dans
un salon d'attente, chez un docteur ou un
homme da loi, chez un ministre ou un feuille-
toniste. On tousse alors pour entendre un son
quelconque et pour s'assurer soi-même qu'on
n'est pas endormi. Dans cette circonstance, la
toux peut être encore la traduction d'une im-
patience qu'on ne contient plus. Elle veut dire:
— 79 —
« Que diable faites-vous donc là dedans? Dé-
pêchez-vous. Vous voyez bien qu'on attend. »
% La toux des gens timides qui toussent pour
s'encourager à parler; qui, dans ce court in-
tervalle, saisissent la pensée fugitive ou retar-
dent d'autant le moment de dire à quelqu'un
quelque chose de désagréable, ou bien qui ga-
gnent du temps pour formuler intérieurement
une phrase dont ils ne sont pas satisfaits et
qu'ils n'ont pas la présence d'esprit de changer
pour une meilleure. Cette toux est basse , hé-
sitante : elle a peur de s'entendre.
3° Enfin, la toux des gens orgueilleux, qui
s'imaginent que le monde est heureux de les
porter. — Le monde ne leur dit pas avec quelle
répugnance et quel ennui il les subit. Ecoutez-
les : — Hum ! Hum ! — Cela veut dire : « Je suis
là ; vous avez le bonheur de me posséder. C'est
bien moi, en chair et en os, et la caisse est
bonne. Voyez plutôt : Hum ! hum ! Je suis un
homme important : Hum ! Je suis riche, j'ai de
belles maisons : Humm ! humm î à Cette toux-
là est sonore, retentissante, insolente même.
C'est celle des gros ventres, des courtes jambes,
des encolures rubicondes et apoplectiques.
— 80 —
La toux de l'orgueilleux convient également
au sot qui se croit homme de génie, grand poète
ou profond politique ; à l'important qui a ob-
tenu un grade élevé dans la garde nationale,
au parvenu , à l'homme enrichi par quelque
commerce suspect. Yoilà pourquoi on est si
souvent exposé à en être assourdi.
Une autre toux bien caractéristique est celle
des menteurs et des hypocrites. Un menteur
tousse au moment où il vous dit : « Je vais vous
raconter cela dans la plus stricte vérité ; » ou
bien : « à vous parler franchement, etc. » Sur ce,
une petite toux. Méfiez -vous : il tousse pour se
donner le temps d'inventer son mensonge, de le
polir et de le couvrir d'un vernis de vérité.
L'hypocrite toussera au moment de vous faire
une protestation. C'est pour avoir occasion de
détourner la tète au moment où votre regard,
scrutant sa conscience, cherche et interroge le
sien.
Ensuite, vient la toux des dévots et des dé-
votes. Oh ! celle-ci offre un vaste champ à l'ob-
servation. 11 y en a de plusieurs sortes • la toux
du vrai dévot, celle du tartuffe, celle de la rue,
celle de l'église, celle du dévot qui va à con-
— 31 —
fe3se, celle du dévot qui en revient, celle de la
dévote qui veut vous faire comprendre qu'elle
est à jeun ou en état de grâce. Et une foule
d'autres nuances qu'il serait trop long et trop
puéril d'énumérer.
Le dévot important, le fabricien qui paie les
riches ornements et les réparations de la pa-
roisse, se plaît à faire trembler les vitraux et
à réveiller en sursaut les paisibles échos de
l'orgue endormi. L'église est-elle comble ?
écoute-t-on un sermon? C'est alors qu'il tousse
le plus bruyamment. Il veut faire voir qu'il est
là comme chez lui, qu'il a le droit de s'y carrer
à l'aise et qu'il ne fait pas de cérémonie avec
le bon Dieu. Comment donc! un homme de son
calibre? Il ne se gène pas pour si peu ! Dieu est
sans doute flatté de sa présence. — L'église,
au contraire, est-elle déserte et calme ? priez-
vous avec ferveur ? ce silence porte-t-il dans
les cœurs pieux ce recueillement qu'on n'ose
troubler? Mon dévot ne s'en soucie pas le
moins du monde : il toussera encore avec déli-
ces, sans le moindre prétexte, ne fût-ce que
pour vous apprendre que personne n'a le droit
\ !
~ 82 —
de se recueillir sans l'avoir remarqué et ad-
mire.
Mais voyez cette dévote dont les pieds de
bergeronnette rasent le sol; qui marche les
yeux baissés et compose ses moindres mouve-
ments ! elle fait entendre un petit bruit mysté-
rieux qui ressemble à un soupir. Cette toux-là
est moelleuse et douce : moelleuse comme du
velours, douce comme de la confiture.
Cette femme n'est pas appréciée, soyez-en
sûr! c'est un modèle de vertu, c'est quelque
chose dont l'excellence ne peut se deviner ; et
vous verrez tout cela dans sa toux si vous sa -
vez l'observer. Mais comment vous dire tout
ce que j'y vois, moi? J'ai beaucoup de penchant
à épargner les femmes. Passons donc sur cette
pauvre dévote qui semble dire avec modestie :
« Je suis la perfection, rien ne m'égale ! »
11 est une toux acariâtre et sèche dont sont
affligées certaines mégères. Quand je dis affli-
gées, ce n'est pas que cette toux ne soit volon-
taire ou toute d'habitude comme les précéden-
tes ; mais dans cette habitude je vois le doigt
de Dieu qui, quoi qu'on en dise, ne dédaigne
pas d'intervenir dans des choses encore plus
— 83 —
infimes. Il a envoyé à ces femmes cette manie
dans une intention semblable à celle des rats
qui attachèrent un grelot au cou de certain
chat pendant son sommeil : c'est pour qu'on les
entende venir; c'est en pitié des subordonnés,
des servantes et des enfants ; c'est, en un mot,
pour sonner l'alarme. — Ecoutez, écoutez :
c'est le grondement qui précède l'orage ; c'est
une sorte de tocsin, un véritable branle-bas de
combat domestique. — Elle résonne sur l'esca-
lier : « Voici Madame! vite! vite! » La jeune
fille cache dans sa corbeille le roman qu'elle
lisait; la bonne reprend le plumeau qu'elle
avait oublié pour se regarder au miroir ; la
couturière quitte bien vite le carreau de vitre à
travers lequel son regard flâneur lorgnait les
passants. Chacun revient tremblant à son poste
et tout rentre dans l'ordre par enchantement.
Et la toux de la femme incomprise qui a le
malheur d'avoir un bon mari qui Faime et de
beaux enfants dont elle ne se soucie guère !
Elle tousse parce que ses malheurs lui abîment
la poitrine. Ne le voyez-vous pas ? — Elle se
meurt ! Elle se mourra ainsi jusqu'à ce que,
pour faire diversion à sa langueur, elle ait fait
— 84 -
périr son mari de chagrin ou qu'elle ait des
beaux-fils ou des belles-filles à désoler.
Observons, en passant, la toux de certains
amants malheureux qui toussent en tournant
les yeux vers le ciel et en portant leur main
sur le cœur. J'en ai connu un qui, dans ce cas-
là. collait son mouchoir à sa bouche, le re-
gardait furtivement et le cachait ensuite
pour faire croire qu'il était sanglant. Ce ma-
nège se faisait à l'endroit d'une femme mariée
qu'on voulait attendrir. Ce n'était pas d'une
mauvaise politique . c'était, au contraire, une
toux très diplomatique , parce que les femmes
sont attirées vers la souffrance comme le pa-
pillon vers la fleur, comme le phalène vers la
lumière. Elle devint veuve. Il se guérit alors
de l'amour et de la poitrine. Et pourtant,
elle avait pris en pitié ce moribond de com-
mande. (( Pauvre malheureux, disait-elle, il se
meurt et c'est pour moi ! Que ma tendre com-
passion console au moins les jours qui lui res-
tent à vivre. » L'agonisant se garda bien de
mourir. Dès qu'elle fut libre, il cessa, comme
par miracle, de tousser et de l'adorer.
Il y a encore bien d'autres toux de conven-
- 85 —
tioii : par exemple, la toux sous un balcon, la
nuit; celle qui, dans un salon, veut dire : j'ai
reçu votre lettre etc , etc.; » la toux que fait
entendre une femme pour avertir son mari qu'il
vient de commettre une indiscrétion, de dire
une naïveté ou une sottise. Dans le monde,
c'est presque toujours la même chose.
Outre ces toux volontaires qui annoncent une
certaine humeur, un caractère particulier, on
peut, poussant l'observation plus loin, deviner
même, dans la manière de tousser des person-
nes, leurs vices ou leurs faiblesses. Ainsi, quel-
que enrhumé que soit un homme aimable, il ne
toussera jamais comme un brutal, un sot ou un
égoïste. L'homme impérieux, indigné de subir
quelque chose qui le domine, s'en vengera en
assommant les autres. Il toussera avec achar-
nement et en aveuglant ses malheureux voisins.
Je connais des hommes de ce tempérament qui
ne peuvent supporter un rhume avec patience.
Us l'irritent et l'agacent en toussant avec colère,
avec fureur. Que le ciel, pour notre repos, nous
garde de les voir s'enrhumer souvent.
Je ne finirai pas sans citer la toux des amou-
reux. I! en estj en effet, qui no s'abordent ja-
— 86 —
mais sans tousser. C'est le résultat d'un mou-
vement nerveux qui se traduit par la pâleur
chez les uns, la rougeur chez les autres et quel-
quefois par des frémissements intérieurs qui
offriraient à la psychologie plus d'un sujet de
méditation.
Il est encore une toux, involontaire sans être
maladive, qui est bien la plus intéressante de
toutes peut-être : c'est la toux d'émotion Celle-
ci a toutes mes s;\ mpathies, et pour cause !
Observons donc les toux autour de nous.
Tant de gens portent un faux visage, même en
carême, qu'il ne faut négliger aucun moyen
de lire dans les cœurs et de déchirer les
masques.
SIMPLE RAPPROCHEMENT
En comparant la poésie antique à celle de
de nos jours, on est frappé de la différence pro-
fonde qui existe entre elles. Les épopées homé-
riques et virgiliennes semblent être et sont en
réalité le tableau grandiose et fidèle des mœurs
de toute une civilisation, la peinture des
luttes, des fêtes, des croyances religieuses, en
un mot delà vie des peuples de l'antiquité. Nos
poèmes à nous, ne sont plus que l'expression
des souffrances ou des ivresses du poète qui les
écrit. Tandis que les premières peuvent être
considérées comme les magnifiques testaments
de la Grèce et de Rome, testaments dans les-
— 88 —
quels ces nations nous ont légué leur histoire
et leur esprit, les seconds ne sont qu'une sorte
de journal des doutes, des aspirations fiévreu-
ses ou des joies intimes d'un individu. Dans les
premières enfin, c'est un peuple tout entier qui
parle à la postérité par la lyre du poète en
l'âme duquel il se résume; dans les seconds,
c'est le poète seul qui parle de lui au peuple,
la plupart du temps indifférent à bon droit à
ses strophes exclusives et égoïstes. Aussi, les
rapsodes antiques , ayant à leur disposition
d'immenses matériaux et une inspiration sans
fin qui leur venait de la grandeur même de
leur tache, nous ont laissé des monuments qui,
par leurs proportions et leur solidité, ont défié
les siècles de barbarie venus après eux ; et
auxquels l'immortalité est définitivement ac-
quise.
Au lieu de pareils monuments, nos poètes,
ne cherchant leur inspiration et leurs maté-
riaux qu'en eux-mêmes, ont bien vite épuisé
leurs ressources personnelles. Ils ne nous ont
donné que des élégies, des odes ou des médita-
tions, sans plan d'ensemble, sans lien apparent,
.-ans unité, sans ampleur dans les proportions
— 89 —
et différant entre elles de sentiment et de forme T
selon le caprice du moment qui les a inspirées.
Certes, ce n'est pas à moi de critiquer ce fait,
dont j'ai, pour ma part, subi complètement l'in-
fluence et dont , dans ma sphère très obscure,
j'ai personnellement suivi l'entraînement. Mais
j'ai été amené souvent à le constater, autant
dans notre poésie épique que dans notre poésie
dramatique qui présente les mêmes caractères.
Et je me suis demandé chaque fois, avec quel-
que perplexité, je l'avoue, quel accueil la
postérité réservera aux productions de la litté-
rature contemporaine, si multipliées et si di-
verses, qu'aucun lien profond d'aucune sorte
ne relie plus et que le vent de l'indifférence ou
du scepticisme disperse, à peine écloses, vers
le grand courant de l'oubli.
Nous savons de quel intérêt et de quelle uti-
lité ont été pour nous les magnifiques épopées
antiques où sont venus se mêler, sans s'y con-
fondre, tous les éléments de vie et de prospé-
rité des peuples qu'elles personnifient. Pouvons-
nous croire sérieusement que nos travaux se-
ront, pour l'avenir, d'une utilité et d'un intérêt
aussi grands que les épopées antiques l'ont été
— 90 --
pour nous? Il n'y a pas lieu de l'espérer. La
postérité cherchera en vain dans notre littéra-
ture, si elle arrive jusqu'à elle, l'écho du bruit
que notre siècle a fait dans l'éternité. Elle n'y
trouvera que les doutes, les larmes, la vanité,
les terreurs, les amours ou les haines des indi-
vidus : nos personnalités enfin. Et si tous ces
éléments épars contiennent en eux le germe
d'une odyssée quelconque, il faudra bien un tel
esprit de synthèse pour la dégager du chaos tu-
multueux de nos passions, pour en construire
le monument que nous n'avons pas su élever,
faute d'un de ces puissants et sublimes archi-
tectes qui ont donné à l'Inde les Védas) au peu-
ple juif, la Bible et les Prophètes, au Christia-
nisme, les Evangiles, à la Grèce, Ylliade et
Y Odyssée, à Rome, Y Enéide, à l'Italie, la Di-
vine Comédie et la Jérusalem délivrée, au Por-
tugal, les Lusiades, etc., etc.
Ceux-là connaissaient et possédaient tout
aussi bien que nous le sentiment de la poésie
intime et personnelle : leurs œuvres en font foi
et nul ne songe, certes, à le leur contester.
Mais ce sentiment ne constituait pas exclusi-
vement leur génie, comme chez les poètes mo-
— 91 —
dernes. Il n'en était, au contraire, qu'une face
brillante, il n'était qu'un accord dans l'harmo-
nie de l'ensemble qu'ils embrassaient , qu'une
corde de leur lyre, pour ainsi dire universelle.
Les grands poètes antiques, en un mot, ont
été les échos de leur siècle, de leur nation : les
échos de l'humanité. Les poètes contemporains
sont les échos d'eux-mêmes. Et s'ils peignent
quelques-unes des joies et des souffrances de
leur temps, ce n'est pas parce qu'ils écoutent
chanter les unes ou pleurer les autres autour
d'eux ; c'est uniquement parce qu'ils en sont
heureux ou qu'ils en souffrent personnellement.
Au lieu de résumer en eux leur siècle, ils
semblent vouloir s'imposer à lui et le dominer
de leur individualité fanfaronne ou maladive.
De là, la froideur et l'éloignement des foules
pour les poètes, de là, l'isolement de ceux-ci et
les jugements sévères que la postérité portera
sur leurs œuvres.
ÀZÉLÂ ou la beauté
11 y avait une fois dans un pays lointain, si
lointain qu'on ne le trouvait sur aucune carte
de géographie, un jeune roi si beau, si beau
que le soleil était jaloux de lui. Sa mère, tout
naturellement, l'aimait à la folie et ne désirait
rien tant que de le marier; mais elle voulait
lui faire épouser la plus belle fille du monde,
afin, disait-elle, d'avoir des petits-fils encore
plus beaux que leur père.
Elle avait, dans ce but, envoyé des ambassa-
deurs dans tous les pays pour rechercher et
pour lui amener les femmes les plus remar-
quable?. Pendant ce temps, elle avait tant et
— as _
tant parlé à son fils de sa beauté, elle lui avait
tellement rempli la tête de toutes ses folles
idées, que le pauvre prince n'osait plus regar-
der une seule femme, dans la crainte de s'é-
prendre de quelque beauté secondaire, indigne
de sa personne et de son rang.
Les ambassadeurs arrivaient cependant.
Ceux-ci amenaient des Yénus chinoises aux
pieds microscopiques: ceux-là des femmes jau-
nes, noires ou rouges. Puis c'étaient de brunes
Espagnoles, des Grecques héroïques, des Ita-
liennes passionnées, des Françaises sans taille,
tant elles étaient fines, des Allemandes roses,
des Anglaises transparentes : enfin tous les
trésors que Dieu fit jaillir de la côte d'Adam
pour compléter la Création. Certes, cette réu-
nion eût fourni un adorable sérail au prince ;
mais les lois et les mœurs de ce pays n'auto-
risaient les hommes, et même les rois, à n'avoir
qu'une seule femme. Or. la difficulté résidait
précisément dans le choix à faire entre toutes.
Le jeune monarque était fort inquiet; la reine-
mère était fort irrésolue. Ils ne savaient à quel
saint se vouer.
Ils firent assembler, pour sortir d'embarras.
— 94 —
les savants et les philosophes du royaume et
leur exposèrent leurs angoisses.
La reine leur dit qu'elle avait eu une vision
pendant sa grossesse et qu'une fée lui avait
prédit que son fils ne pourrait être heureux
qu'avec la plus belle femme du monde. Il n'est
pas bien prouvé que la reine eût eu cette vi-
sion ; mais elle eût été honteuse d'avouer qu'elle
se donnait tant de mal pour satisfaire son ca-
price maternel.
Les savants s'inclinèrent, (les rois étaient
fort respectés en ce temps-là,) et demandèrent
à voir les femmes amenées par les ambassa-
deurs, pour décider quelle était la plus belle
de la collection. A la suite d'un long et scru-
puleux examen, ils tinrent un grand conseil et
chacun fit un beau discours pour prouver qu'il
avait seul raison et que ses collègues avaient
tort. Le président d'âge détestait les beautés
modernes, parce qu'il avait passé sa vie dans
l'étude de l'antiquité, en compagnie de momies
qu'il avait extraites à grands frais des nécro-
poles égyptiennes. Il avait lu, je ne sais où,
une description exacte de la belle Hélène et ne
trouvant pas de femme semblable à madame
— 95 —
Ménélas, il déclara que le roi devait attendre.
Un autre pourtant adorait les brunes et lui
conseillait une Espagnole. Mais survenait un
brun qui prétendait que l'Espagnole était af-
freuse et que le roi ne pouvait épouser qu'une
blonde et diaphane Anglaise. Bref, ils rempli-
rent si consciencieusement leur rôle de savants,
ils disputèrent et crièrent si bien sans s'enten-
dre, citèrent tant de grec, de latin, de chinois,
d'arabe et de sanscrit, invoquèrent tant d'au-
teurs et tant de sentences, que le pauvre prince
rentra dans son palais avec une migraine épou-
vantable et ne voulut plus, de quelques jours,
penser à ce malheureux choix.
Pourtant, comme il fallait se décider, il .dit
un soir à sa mère : « Oh ! que nous avons été
fous de nous en remettre au jugement des sa-
vants en pareille matière ! nous avions oublié,
ma mère, que rien n'est bête au monde comme
un savant quand il s'agit de femmes et d'a-
mour. Que voulez-vous que ces gens-ià com-
prennent en dehors des préoccupations qui les
absorbent? Appelez, au contraire, les amants
de la beauté, les artistes, les peintres et les scul-
pteurs. Ceux-là sont les adorateurs de la forme
- uo —
et ils sauront bien découvrir la perfection dans
sa manifestation matérielle. »
On convoqua donc les artistes.
Mais ce fut bien pire alors ! Quels combats
ils se livrèrent sous les yeux de l'infortuné
prince! L'un adorait les vierges de Raphaël;
il avait raison en cela, mais son tort était de
n'en pas trouver de vivante. L'autre voulait
une bacchante, une vierge folle. Un autre ido-
lâtrait les couleurs chaudes et ne voyait la
beauté que sous un front orangé et des joues
pourprées. Un autre vantait les yeux d'azur et
la peau blanche. Ce furent les mêmes orages,
les mêmes tiraillements, la même confusion.
Le i;oi fut bien malade ce jour-là. C'était plus
que de la migraine, c'était presque une conges-
tion cérébrale.
Dès qu'il fut rétabli, il se dit : « Bon ! j'ai ou-
blié les poètes. L^s poètes parlent si bien de la
beauté qu'ils ne manqueront pas de la décou-
vrir et de s'agenouiller devant elle, car la
beauté c'est la divinité pour cette race d'hom-
mes dont le cœur, comme la parole, a quelque
chose de céleste. »
Mais il éprouva avec les poètes une désillu-
- 97 —
sion aussi profonde qu'avec les savants et les
artistes. Chacun avait son idéal, sa Laure. sa
Béatrix, son Elvire, que sais-je ? sa Marguerite!
Tous proclamèrent la plus belle celle qui se
rapprochait le plus du t}-pe rêvé. Toutes ces
femmes enfin furent choisies par quelqu'un et
nulle, comme le roi le voulait, ne le fut par
tous.
Aussi ses nuits devinrent-elles sans sommeil
et ses jours sans repos. Rien ne l'amusait plus:
il maigrissait. C'était pitié! Il ne savait plus
que faire d'une existence qu'il avait vouée à
cette idée impossible de s'unir, lui le plus bel
homme, a la plus belle femme, et de montrer
à l'admiration de ses peuples ce double chef-
d'œuvre de Dieu complété par l'hymen.
Après plusieurs nuits d'insomnie et de dëcou.
ragement, il se dit un matin : « Si je demandais
aux femmes? » — Il avait été si malheureux
après la réunion des savants ; si accablé d'odes,
de sonnets, de ballades et de madrigaux après
celle des poètes, qu'il finit par en arriver à cette
dernière pensée. Mais il voulut interroger cha-
que femme en particulier; car, se dit-il, si nous,
hommes, qui sommes la sagesse, la raison, le
m 7
— 98 —
génie personnifiés; si nous, les rois de la Créa-
tion, nous ne pouvons nous entendre et nous
mettre d'accord sur ce point, qu'arrivera-t-il,
grand Dieu ! si je mets en présence tous ces
amours-propres, toutes ces faiblesses, toutes
ces rivalités, toutes cespassions, tout ce monde
d'esprits subalternes et jaloux?
Que les femmes de tous les pays pardonnent
à ce jeune roi un pareil déraisonnement : il
n'était pas majeur. Puis, il avait lu beaucoup
de livres de philosophie et il avait étudié les
lois. Or, en voyant la part que les législateurs
y avaient faite aux femmes, il jugeait celles-ci
par analogie, ou par induction si vous aimez
mieux. Yous savez, d'ailleurs, qu'il vivait tou-
jours loin du sexe aimable, dans la crainte de
devenir amoureux de quelque beauté inférieure
et de manquer ainsi sa destinée.
Il donna donc un grand et splendide bal où
il réunit toutes les nobles dames de sa cour et
toutes les femmes qu'on lui avait amenées. Puis,
il s'approcha de l'une d'elles et se mit à parler
de la beauté des autres femmes. Mais quelle
ne fut pas sa surprise! Son interlocutrice, qui
avait d'abord convenu avec lui que celle-ci où
— 99 —
celle-là était fort belle, finissait toujours par
lui faire découvrir chez toutes des défauts ou
des vices qui les rendaient affreuses. Elle faisait
bien une réserve sur elle-même et laissait en-
trevoir une grâce ou une qualité en elle à me-
sure qu'elle découvrait une imperfection chez sa
voisine ; mais dès que le roi allait consulter
les autres femmes sur la dernière qui lui avait
parlé, on lui prouvait que celle-ci était encore
la pire de toutes. « Bon, se dit-il à la fin, au
moins mes savants trouvaient chacun une
femme de leur goût, tandis qu'ici, toutes pré-
tendent être la perle des belles et toutes me
prouvent qu'elles ne le sont qu'à leurs propres
yeux. 0 mon Dieu! mon Dieu ! que faire? »
Et il s'en alla désespéré dans ses jardins. Il
eût volontiers dit à la rose qui se balançait fière
et royale sur sa tige : « 0 toi, la plus belle des
fleurs, dis-moi la plus belle des femmes ? »
Mais ses yeux s'arrêtaient sur un lis éclatant
et il se demandait si le cœur pourpré de la
rose était réellement plus beau que la robe im-
maculée du lis. Puis toutes les autres fleurs éta-
laient leurs couleurs brillantes, leurs pétales em-
baumés, leurs doux calices que la brise des
BiBLIOTHECA
- 100 —
nuits emplit de miel et de rosée. Et toutes
semblaient à Fenvi lui reprocher la moindre
préférence pour l'une d'elles. Et comme le
jeune prince adorait les fleurs, il était prêt à
se jeter à genoux devant elles et à s'écrier:
« Pardonnez-moi! vous êtes toutes également
belles, également aimées et je n'ai pas fait de
choix entre vous. »
Et il rentra plus désolé que jamais.
Il demanda aussi conseil à la lune et aux
planètes; mais la lune et les planètes ne ré-
pondirent pas. Les constellations avaient même
l'air de se moquer de lui. Au moment où une
étoile lui paraissait plus grande, plus lumi-
neuse et partant plus belle que les autres et où
il se promettait de se faire dire, par son astro-
logue, à laquelle de toutes les femmes cette
étoile était attachée, des milliards d'autres étoi-
les brillaient, brillaient tout-à-coup comme des
épingles de diamant qui lui seraient entrées
dans les prunelles. Il fermait les yeux précipi-
tamment , mais quand il les rouvrait l'étoile
bien-aimée avait disparu ou s'était confondue
dans l'essaim de ses sœurs célestes. Décidément
le malheur du prince allait le rendre fou, Sa
— 101 —
mère n'était pas sans inquiétudes sérieuses pour
sa vie.
Quand on a tout essayé, tout épuisé et que le
cas est bien désespéré, on finit par où Ton au-
rait dû commencer : on pense à Dieu. Ainsi fit
le prince. 11 se mit à genoux un soir, après
avoir regardé coucher le soleil. Il pria et pleu-
ra longtemps. En se relevant, calmé par cette
effusion de larmes, il avisa un vieil ermite qui
regagnait à pas lents une petite cabane au ver-
sant de la colline. « Oh! se dit le prince, qui
sait si ce saint homme ne me donnerait pas un
salutaire conseil? »
Et il suivit le solitaire.
Or, cet ermite avait une grande réputation
de sagesse, parce qu'il vivait seul, parlait peu ;
-que lorsqu'un malheureux venait à lui, il écou-
tait patiemment dix fois, vingt fois le récit de
sa peine et que si quelque rare parole s'exha-
lait de ses lèvres, c'était pour consoler les dou-
leurs qu'on venait lui confier et non pour les
irriter comme le font maladroitement les gens
qui n'ont pas souffert.
Le jeune roi le trouva assis au pied d'un
chêne centenaire, occupé à égrener un long ro-
— 402 -
saire. Il lui conta tout ce qui lui était arrivé.
Le bon solitaire ne l'interrompit pas ; il ne lui
dit pas que son infortune était la faute de sa
mère et la sienne ; il ne lui fit pas de disserta-
tion pour lui prouver que la beauté absolue
n'existe pas et que l'idéal , comme le règne de
Dieu, n'est pas de ce monde; mais il lui dit ces
mots que le prince recueillit avec une avidité
respectueuse :
« La beauté est dans les yeux de celui qui
« aime et sur le front de celle qui est aimée.
« Retourne au palais, vis parmi les femmes.
c( Regarde-les bien toutes et celle-là sera la
a plus belle qui sera aimée de toi. »
Le prince ne comprit pas bien d'abord cet
oracle. Il crut que l'ermite lui avait dit que
celle qu'il aimerait le plus deviendrait la plus
belle. — Voilà qui est parler, se dit-il, ce sera
vite fait! Et moi qui me privais de regarder les
femmes, tant j'avais peur de m'éprendre de
l'une d'elles avant d'avoir trouvé la plus jolie,
tant je craignais qu'un sot amour ne m'empé-
chàt de contenter ma mère ! Je vais, sans faute,
devenir amoureux demain ou même ce soir. Et
pourquoi pas tout de suite ?
— 103 —
Puis, tout en cheminant, il se dit encore : qui
sait si je ne le suis pas déjà quelque peu?
Voyons, cherchons bien. — Et il cherchait, en
effet, avec une conscience toute royale. Or.
dans ce pays-là, les rois étaient des modèles
de conscience et des types de sincérité. On dit
que les temps sont bien changés depuis!...
Il eut beau chercher : il ne se trouva épris
d'aucune de ces belles figures passionnées que
ses ambassadeurs avaient fait défiler devant lui.
La seule femme au souvenir de laquelle il ne
resta pas indifférent fut une chère et douce pe-
tite fille qui avait été sa sœur de lait et qui se
nommait Àzéla. Mais celle-là n'était pas belle
à être épousée. Elle était si naïve, si bonne et
si modeste, qu'au palais personne ne l'avait en-
core remarquée. Le jeune prince se rappela
avec attendrissement combien Azéla lui avait,
dans une foule de circonstances, donné d'utiles
conseils, combien elle l'avait plaint et combien
elle avait pleuré lorsqu'il avait failli mourir à
la suite du conseil tenu par les artistes ; com-
bien elle savait le consoler et l'égayer lorsque
son peuple ou ses ministres l'avaient tant en-
nuvé. Oh ! si le solitaire était sorcier, s'écria-
— 104 —
t-il ; si j'avais le pouvoir de rendre Azéla la
plus belle, je sens que je l'aimerais. Après tout,
ajoutait-il, si j'ai bien compris la parole de
l'ermite, ne suffit-il pas que je l'aime pour
qu'elle devienne sans rivale?
Il en rêva toute la nuit: puis, le lendemain,
il revit Azéla. Bravo! pensa-t-il, cela ne va pas
si mal déjà. Azéla est mieux qu'hier. Ses yeux
sont bien encore un peu petits , mais ils sont
doux et spirituels. D'ailleurs, mon amour les
agrandira. Azéla est pâle, mais cette pâleur lui
sied à ravir et lui donne un air d'adorable mé-
lancolie. Sa bouche est grande, mais ce défaut,
si c'en est un, lui donne ce sourire ouvert et
franc qui va au cœur.
Enchanté du résultat de cet examen, il prit
Azéla par la main et l'emmena dans le jardin
du palais, tandis que le soleil de midi dorait
les cimes voisines, que les cigales chantaient
dans le feuillage et que la campagne muette
semblait adresser à Dieu une prière mentale,
toute d'amour, de reconnaissance et d'adora-
tion.
— Azéla, lui dit le prince, si je n'étais pas
roi, si ma mère n'avait pas conçu la folle idée,.
— 1C5 —
(remarquez qu'il disait la folle idée) de me ma-
rier à la plus belle femme du monde, si enfin,
j'étais un simple mortel, si j'étais libre et si je
t'aimais, dis, Azéla, m'aimerais-tu?
Azéla baissa la tête ; puis, après un long si-
lence, elle releva vers le prince ses yeux inon-
dés de larmes et lui dit d'une voix si tremblante
et si émue qu'il l'entendit à peine : — « Tu me
le demandes ? »
A ces mots, elle lui parut si belle qu'il crut
que le ciel l'avait exaucé. Il se précipita à ses
genoux et s'écria : « Oh merci ! merci mon
Dieu î la voilà celle que vous me destiniez. Je
l'ai aimée, et selon la parole de Termite, le
miracle s'est accompli. C'est Azéla qui est kl
plus belle, n
Et le prince courut raconter à la reine-mère
tout ce qui s'était passé. Je vous laisse à pen-
ser le bruit qu'elle fit et le désespoir qui
s'empara d'elle. Azéla, en effet, n'avait pas
changé : elle avait toujours de petits yeux, une
bouche grande et une pâleur qui eût fait par-
fois douter de sa santé.
La pauvre mère se jeta tout en pleurs aux
pieds du roi. Il ne la releva pas. Il lui soutint,
— 106 -
avec la logique terrible de l'amour, que depuis
qu'il aimait Azéla, celle-ci était réellement de-
venue la plus belle des femmes.
La reine, furieuse, assembla les savants et
leur dit qu'ils étaient des ânes. La vérité,
comme nous Pavons dit tout-à-Fheure, parle
parfois par la bouche des rois. Elle réunit les
peintres, les poètes et les sculpteurs et les traita
également de fousr de rêveurs, de maniaques et
finalement d'imbécilles. Eiîe fit comparaître
toutes les femmes que le roi avait consultées et
les chassa de son empire. Pour comble de mal-
heur , lorsque le solitaire, sur qui la reine
comptait encore pour faire revenir le roi de sa
folie, vint dire à ce dernier qu'il s'était mépris
sur le sens de ses paroles, le roi lui répondit
avec l'arrogance de la conviction : « Mon père,
votre prophétie s'est accomplie. La beauté
d'Azéla est maintenant dans mes yeux et dans
mon cœur et je saurai l'y garder à l'abri de
toutes les tentatives qu'on fera pour l'en arra-
cher. »
Le dénoûment que la mère avait prévu et
redouté ne se fit pas attendre. Après avoir
contemplé Âzéla tout un jour, le prince lui dit
— 107 —
Je soir : « Nous étions tous aveugles , mon
Azéla. Tu as toujours été belle, la plus belle de
toutes. Je m'en souviens maintenant et je ne
sais pas comment tous ne l'ont pas proclamé
dès le premier jour. »
Et il l'épousa, et la pauvre reine-mère en
mourut de chagrin. Mais comme Azéla avait
pris le titre de reine en devenant la femme du
prince, ses fidèles sujets, tout en ayant l'air de
pleurer la reine morte purent crier, comme
cela se pratique encore de nos jours : « Vive
la reine ! »
L'histoire ne dit pas si les enfants de ce royal
couple furent beaux.
La morale de ce petit conte est toute dans
cette maxime du vieil ermite de ce temps-là :
à savoir que la beauté absolue n'est pas plus
de ce monde que l'idéal, et qu'il est absurde et
môme coupable d'user sa santé et sa vie à la
poursuite de l'impossible, lorsque nous pouvons
être si heureux avec les biens que Dieu a dai-
gné mettre à notre portée.
FÊTES POPULAIRES DU MIDI
LA SAINT-JEAN.
En aucun lieu du monde chrétien, le blond
p récurseur du Christ n'est plus dignement fêté
que dans le Midi de la France. Dans chaque
ville, une église est consacrée à saint Jean. Cette
église baptise de son nom la place sur laquelle
elle s'élève et c'est au milieu de cette place
qu'on brûle, le soir du 23 juin, le feu de Saint-
Jean.
A la nuit, une troupe turbulente d'enfants se
réunit, armée de torches de résine, devant l'hê-
tel-de-ville pour escorter les autorités muni-
cipales. Celles-ci, sergents de ville en grande
— 1G9 -
tenue, tambourins et musique militaire entête,
se dirigent processionnellement vers là place
Saint-Jean. Une compagnie de pompiers et une
compagnie d'infanterie stationnent sur la place
depuis le coucher du soleil ; la première doit
contenir le feu ; la seconde contient la foule.
Et ce n'est pas la seconde qui a le moins à faire!
Or. ce feu n'est rien moins qu'une immense
pyramide de sarments secs, étagée et couron-
née d'une profusion de petits pavillons tricolo-
res. La foule, c'est toute la ville.
Au moment où le cortège débouche sur la
place , les tambours battent aux champs, les
portes de l'église s'ouvrent et les prêtres vien-
nent donner à la fête municipale la consécra-
tion de la religion.
Après la bénédiction du feu, qui a lieu im-
médiatement, le sous-préfet ou le maire saisit
cérémonieusement une torche que lui présente
un jeune et bel enfant, vêtu en saint Jean, y
compris l'agneau blanc et la houlettte aux fa-
veurs roses, et la jette parmi les sarments qui
ne tardent pas à s'embraser.
Dès ce moment, les autorités n'ont plus rien
à faire autour du feu, à moins d'y rôtir. Elles
— 110 -
reviennent à la mairie au bruit des tambourins
et des fanfares et font place aux pompiers qui
modèrent les progrès rapides de la flamme.
Chacun se précipite alors vers le feu pour dé-
rober à l'incendie les petits pavillons tricolores
considérés comme des reliques depuis que le
feu a été béni, et les malins pompiers, sous pré-
texte d'arroser le brasier, inondent la foule de
torrents d'eau. Du reste, cette foule, composée
presque exclusivement de marins, accueille avec
enthousiasme ce déluge improvisé qui lui rap-
pelle l'élément sur lequel elle vit et qu'elle
aime de toute la puissance de l'habitude.
Lorsque le feu a projeté ses dernières lueurs
sur la rade, où elles courent comme des fris-
sons sur un épiderme humain, à bord de tous
les navires, dans toutes les rues, par toutes les
fenêtres, par tous les sabords jaillissent des
cascades d'eau qui retombent bruyamment sur
la tête des promeneurs. Après la fête du feu
vient la fête de l'eau : les extrêmes se touchent.
Le maire lui-même, en retournant à l'hôtel-
de -ville, n'est jamais complètement exempt
d'immersion. Les jeunes filles, armées de ca-
rafes et de gargoulettes africaines, se poursui-
— 111 —
vent pour s'arroser comme de belles fleurs, et
malheur au passant misanthrope qui, ce soir-là,
se révolterait contre quelques gouttes d'eau
égarées sur son chef vénérable. Car les seaux
pleins l'envelopperaient d'une véritable cata-
racte jusqu'à sa demeure, sans que le moindre
agent de police osât se montrer pour le pro-
téger.
Et Dieu sait si les seaux ont beau jeu dans
des villes comme Toulon et Marseille, placées
entre les sources d'eau douce qui descendent
des montagnes du littoral, et la Méditerranée
qui baigne les pieds des édifices de ses vagues
salées.
Autrefois, l'honneur d'embraser le bûcher
était réservé au clergé. Depuis 1793, cet hon-
neur est resté l'apanage des autorités civiles.
Je ne -puis rien dire sur l'origine du feu de
Saint-Jean. J'éprouve une invincible répugnance
à fouiller nos archives pleines de poussière et
de ténèbres. J'ai, d'ailleurs, la conviction que je
les consulterais vainement sur ce poétique sujet.
Il me suffit que cette fête soit célébrée avec
enthousiasme par le peuple pour que je m'y
associe et que je l'applaudisse.
— 112 —
De vieux marins m'ont affirmé qu'elle avait
été instituée par les Orientaux, chez qui la peste
cessait ses ravages annuels vers le 24 juin. Ils
m'ont cité, à l'appui de cette opinion, le pro-
verbe sabir des Turcs : San Jouan venir, cjan-
doufV andar ; c'est-à-dire : quand Saint-Jean
arrive, la peste s'en va. Une croyance beau-
coup plus touchante est celle qui fait de ce
feu un symbole matériel de la lumière divine
incarnée dans Jésus, dont l'évangéliste de Path-
mes fut le précurseur.
Mais pourquoi nous creuser inutilement la
tête pour découvrir le berceau de cette gra-
cieuse tradition, perdue dans la nuit du passé?
Ne nous ramène-t-elle pas l'été, le soleil, les
beaux jours, les nuits heureuses, les flots cal-
més ? Laissons-nous donc gagner par la joie de
ce bon et brave peuple qui se contente de sa-
voir que tout bonheur lui vient de Dieu, et ne
nous obstinons pas, pour savourer un beau
fruit, à chercher quel soleil nous l'a mûri ni de
quel arbre il nous est tombé.
DES SABLETTES EN CHINE
VIA-MARSEILLE
Les falaises de Sicier, au sud -ouest de La
Seyne, sont reliées à la presqu'île de Cépetpar
un isthme de sable à fleur d'eau, d'environ
quatre cents mètres de longueur et dont la lar-
geur moyenne ne dépasse pas soixante mètres.
Il forme une jetée naturelle qui abrite la rade
de Toulon contre les flots du large, auxquels
il oppose une barrière infranchissable. Lorsque
les brumes d'été dérobent à la vue cette étroite
zone sablonneuse, le cap Cépet, qui s'allonge à
l'est dans la mer, apparaît comme une île, ou
vi 8
— 114 —
plutôt comme un grand cachalot endormi à la
surface des vagues. Cet isthme est l'unique
communication entre le continent et ce gracieux
promontoire de Cépet où est établi le Lazaret
de Toulon, où la Marine a construit le magnifi-
que hôpital de St-Mandrier, et à la cime duquel
l'amiral Latouche-Tréville s'est fait inhumer
sous une grande pyramide de pierres, à l'instar
des Ptolémées et des Pharaons.
Pas une habitation, pas une cabane, pas un
arbre, pas la moindre trace de culture, pas
même une touffe de tamarins sur toute l'éten-
due de l'isthme ! Le vent de la mer y fauche
impitoyablement toute velléité de végétation.
On n'y trouve que quelques flaches d'eau salée,
couvertes d'algues sèches, et quelques rares
joncs rabougris où se réfugient, en hiver, l'é-
chassier solitaire et la poule de Carthage.
Une caserne de douaniers garde l'accès de
l'isthme à l'ouest. C'est le quartier de Mer Vive,
ainsi nommé sans doute parce que les vagues
foraines viennent y déferler à grand bruit en
dévorant la terre végétale du rivage. A l'extré-
mité opposée, à l'est, c'est-à-dire au seuil
mente du promontoire, on voit, sur le versant
— 115 —
nord qui fait face à la rade, quelques modestes
bastides et une fabrique de tuiles qu'ombrage
un joli palmier. Sur le versant sud. qui regarde
la grande mer, une tribu de pêcheurs génois a
pris possession de la grève, comme les pécheurs
catalans, aujourd'hui dispersés, l'avaient fait à
une autre époque d'un rocher de Marseille
auquel ils ont laissé leur nom. La colonie se
compose de huit ou dix familles et d'un pareil
nombre de pauvres habitations adossées les
unes aux autres dans un désordre tout-à-fait
pittoresque. Il ne s'y contracte de mariages
qu'entre les membres de la tribu même et lors-
que l'un d'eux déroge à cette tradition, ce qui
s'est très-rarement vu, il est, par ce seul fait,
exclu du groupe et devient étranger à la fa-
mille commune. Ils vivent uniquement du pro-
duit de la pêche, et leurs barques noires, tirées
à terre tous les soirs, ressemblent sur le sable
blanc à des cercueils vides alignés. C'est le
quartier des Sablettes : nom que justifie l'amon-
cellement des sables qu'y entasse le mouve-
ment incessant du flot.
J'aime beaucoup les Sablettes. Il me serait
difficile de dire en quoi consiste pour moi leur
— 116 —
attrait. Le sol est aride et nu. Pas d'eaux jaillis-
santes, partant pas d'ombrages. Le mistral y
est atroce l'hiver, le soleil intolérable dans la
saison chaude. Et pourtant j'ai habité ce quar-
tier de préférence à tout autre pendant quatre
étés, j'en ai gardé d'ineffaçables souvenirs, et
je l'ai toujours regretté depuis que des circons-
tances cruelles m'ont contraint de le quitter.
Je n'ai pas été le seul à subir ce charme, dû
sans doute au voisinage immédiat de la mer
qui tente et séduit toujours les Provençaux.
Combien de Toulonnais viennent y chercher un
peu d'air salubre pour désinfecter leurs pou-
mons contaminés et pour se soustraire, momen-
tanément au moins, aux miasmes homicides
qu'exhale leur ville où, en plein jour, en pleine
rue, toutes les immondices, toutes les ordures,
toutes les déjections sont cyniquement jetées:
où toute cette puanteur, toutes ces horreurs
croupissent sous les yeux, sous le nez, sous les
pieds de la population et, de ruisseau en ruis-
seau, se promènent en flots de boue noirâtre et
fétide, jusqu'au port, dans lequel elles se dissol-
vent et fermentent, pour remonter dans l'atmos-
phère en vapeurs empoisonnées ; où dans cer-
— H 7 —
tains quartiers, chaque joint de pavé est un foyer
pestilentiel, chaque coin de rue, une latrine ou
un cloaque ; où l'air qu'on respire vous prend
à la gorge comme un toxique ; où l'hygiène, la
décence, la vue, l'odorat sont également bles-
sés à chaque pas par cet ignoble et asphyxiant
abus, honte séculaire de la population et de
ses édiles; par cette abominable et incurable
lèpre qui soulève le cœur de dégoût, qui dés-
honore une grande cité et contre laquelle mon
patriotisme et mon indignation protesteront
toujours et partout, jusqu'à mon dernier souffle.
Je ne comprends pas que les villes voisines ne
s'insurgent pas pour faire déclarer Toulon en
quarantaine à perpétuité, pour crime de peste
permanente.
J'aime beaucoup les Sablettes, je le répète.
Tous les ans, au printemps ou à l'automne, je
vais y passer une journée avec les amis que j'y
compte encore. — Au nombre de ceux-ci, je
place en première ligne, un brave et digne
homme d'une cinquantaine d'années, dont la
vie aventureuse, dont le type étrange et origi-
nal méritent d'être connus. Nous l'appelions le
roi George, à cause de la ressemblance frap-
- 118 —
parité qu'il offrait avec les portraits de George IV
d'Angleterre. En effet, il était de taille moyenne/
mais robustement charpenté, avec de larges
épaules un peu voûtées; un visage brûlé parle
soleil et le haie, affectant une couleur très-pro-
noncée de pipe culottée ; avec des favoris hé-
rissés en broussailles, des sourcils olympiens
et des moustaches touffues, le tout grisonnant
comme les algues de novembre et donnant à
sa physionomie un caractère rébarbatif et dur,
subitement démenti par son regard plein de
franchise et de bonté et par son sourire plein
de bonhomie et de finesse.
Il était né à Fréjus : un joli port romain au
temps de Jules César qui fut son royal par-
rain, aujourd'hui humble village dans les terres,
célèbre encore néanmoins par ses anchois qu'on
fabrique à Marseille en même temps que le
saucisson d'Arles, le nougat de Montélimart,
les huiles d'Aix, les confitures d'Apt et une
foule d'autres spécialités. Marseille fait ainsi
généreusement une réputation a un grand nom-
bre de localités, dont ses produits portent Té-
tiquette et dont elle encaisse les profits. Elle
fabriquera quelque jour les coquillages de Tou-
— - 119 —
lou. les oranges de Nice, les truffes du Péri-
gord et les truites du Rhône supérieur. On as-
sure qu'il en a été sérieusement question à la
Bourse de la Canebière, depuis l'ouverture de
l'Exposition.
George était donc né à Fréjus. 11 n'avait pas
été doué de l'esprit de son compatriote Dé-
saugiers, mais il avait la gaité et l'insouciance
de l'immortel chansonnier. Il attribuait le re-
trait de la mer à Fréjus à deux raisons aux-
quelles les savants n'ont certainement jamais
songé. Il affirmait que la mer avait abandonné
ce pays d'abord parce qu'elle s'y ennuyait mor-
tellement et ensuite pour sauver d'une destruc-
tion complète les monuments romains de ce ri-
vage : cirques, aqueducs, arcs de triomphe, que
les douaniers, las d'épier des contrebandiers
absents, et faute d'occupation plus intelligente,
démolissaient en détail pour faire des ricochets
sur les flots. Il soutenait que les deux tiers des
richesses archéologiques de sa ville natale,
avaient été ainsi, pièce par pièce, caillou par
caillou, englouties dans le golfe pendant dix
siècles, pour servir de distraction aux habits
verts désœuvrés.
— 120 —
La première de ces raisons à défaut de la se-
conde, lui fit, comme la mer, abandonner Fré-
jus. Il y mourait d'ennui. Il vint, fort jeune en-
core, à Marseille où il fut tour à tour portefaix,
garçon de café, tonnelier, maître d'études,
marchand de vins, courtier marron, marin au
commerce et en dernier lieu, à la suite de ses
longs voyages dans l'extrême Orient, profes-
seur de chinois. Dans ces divers métiers, il n'a-
vait jamais gagné beaucoup d'argent, mais il
en avait toujours économisé quelque peu. De
sorte qu'à cinquante ans, il s'était trouvé à la
tête d'une modeste fortune plus que suffisante
à son ambition. Fatigué de travail, rassasié de
Bohême et de navigation, dégoûté surtout des
honneurs du professorat, il était venu enfin aux
Sablettes planter, suivant ses propres expres-
sions, sa tente et ses choux, passant alternati-
vement ses matinées à la chasse ou à la pêche,
selon le temps et la saison, et le reste de ses
journées au jeu de boules qu'il aimait passion-
nément et où il avait acquis une force prodi-
gieuse.
En septembre 1866, je dus accompagner au
Lazaret deux personnes qui m'étaient recom-
— 121 —
mandées et qui désiraient y voir le lieutenant
d'un navire retenu en quarantaine d'observa-
tion. Je profitai de la circonstance pour faire
ma visite annuelle d'automne aux Sablettes. Je
suivis à pied la grève, et j'arrivai assez tard
dans la matinée à la maisonnette du roi George.
Je le trouvai assis sous sa treille recouverte, à
défaut de verdure, de vieilles nattes de roseaux
et de rames de pins secs, fumant et causant
sans rancune avec deux douaniers qui n'avaient,
sur ce rivage du moins, aucun monument ro-
main à démolir et à émietter dans le golfe.
Sa Majesté était contente. Il avait à la fois
péché et chassé ce jour-là. Il avait pris, de
trois à six heures du matin, une quantité de
menu poisson rigoureusement suffisante pour
faire une bouille-à-baisse présentable. De six
heures à neuf heures, il avait battu la côte et
les collines le fusil sur l'épaule, et avait rap-
porté, en fait de gibier, un cul-blanc et un moi-
neau. C'est, en Provence, une bonne fortune
qui mérite d'être citée, dont on ne parle que
comme d'un fait tout-à-fait extraordinaire, qui
fait beaucoup de jaloux, qui ne se produit que
très - rarement et sur laquelle on ne peut
— 122 —
compter qu'aux meilleurs jours du passage.
— Vous avez été, dit-il en me serrant cor-
dialement la main, bien inspiré de venir au-
jourd'hui. Nous avons du poisson et du gibier:
un cul-blanc, une véritable primeur! nous al-
lons déjeûner d'abord.
Puis, ajouta-t-il en souriant, et en me pré-
sentant aux deux préposés en compagnie des-
quels je l'avais surpris, vous ferez le quatrième
à la partie.
Et il exhiba d'un coin de la treille , soigneu-
sement fermé dans une manne d'osier, son fa-
meux jeu de boules ferrées, c'est-à-dire cou-
vertes de clous à large tête , rabattus en
écailles luisantes comme de l'acier poli.
Le déjeuner fut très-gai. On parla de toute
sorte de choses, de voyages et de littérature,
de Désaugiers et de Méry, de Méry surtout que
George avait personnellement connu à Marseille
à l'époque où il y était conservateur du Musée.
Méry venait de mourir à Paris et nous trouvions
une sorte de douloureux plaisir à nous rappeler
mutuellement ce que nous savions de cet homme
aimable qui fut un cœur d'élite, un esprit inta-
rissable et charmant, un admirable poète, un
— 123 —
ravissant conteur, qui vécut et mourut sans un
seul ennemi.
George cita de mémoire divers épisodes du
dernier roman de Méry, Trafalgar, dont le
héros est un marin toulonnais. Il cita aussi la
mise en état de siège d'Edimbourg par deux
matelots français, et cette histoire de l'émir
Bou-en-Nas Bou-en-Babas qui , fondant un
royaume en Afrique, et n'ayant point de fem-
mes à donner à ses soldats, procéda sans ia-
çon, sur un territoire voisin, à un enlèvement
de Sabines nubiennes.
Il fallait que le sujet tînt fort au cœur de
notre amphytrion pour qu'il oubliât à ce point
la partie de boules.
Vous ne savez pas, dit-il à la fin, ce qui dé-
termina Méry à quitter Marseille ? On l'ignore
généralement et on a fait toutes sortes de sup-
positions à cet égard sans découvrir la véritable
raison. C'est tout simplement un procès perdu
en justice de paix.
Voici le fait :
J'avais souvent entendu dire à Méry que.
dans les villes , la plupart des enfants appren-
nent à lire dans la rue, sur les affiches et les
— *S4 —
enseignes des magasins. Et croyez bien que ce
n'est pas un paradoxe. Méry se souvenait lui-
même de la joie qu'il éprouvait, à sept ans, à
déchiffrer, au sortir de l'école, les noms des
marchands de la rue Saint -Ferréol et du cours
Belzunce. — Partant de ce principe, il disait
qu'il devrait y avoir dans chaque ville un ins-
pecteur des enseignes, pour veiller à ce que
Fignorance et la stupidité n'y étalent point ces
fautes grossières d'orthographe ou de syntaxe
qui pervertissent l'esprit avide des enfants et
détruisent l'effet des leçons qu'ils viennent de
recevoir. C'était chez lui une véritable manie,
et l'unique duel qu'il faillit avoir dans sa vie
avait eu pour cause une hérésie en grosses let-
tres sur une annonce de déballage dans la rue
Noailles.
Méry, je vous l'ai dit, était conservateur du
Musée. Il habitait à ce titre la bibliothèque de
la ville, au boulevard du Musée.
Un jour, il vit s'élever, en face de la biblio-
thèque même, une baraque de marchand d'oi-
seaux. Il en fut transporté. Il allait pouvoir
travailler au chant des lucres, des chardonne-
— 125 —
rets et des bengalis. Quelle bonne fortune
pour un poète !
Hélas ! le lendemain, au-dessus des cages où
gazouillaient ses harmonieux et mignons voisins,
une enseigne étalait impudemment, en lettres
énormes, cette annonce destinée sans doute à
affriander les chalands :
qu'il est agréable d'avoir d'oiseaux !
Vous et moi nous serions divertis de la chose.
Méry, au contraire, bondit comme un de ces
tigres dont il a si bien peint les amours et les
fureurs. Il prit la plume et écrivit par la poste,
en affranchissant scrupuleusement sa lettre, au
propriétaire de la baraque pour rectifier cet in-
tolérable barbarisme.
Le marchand d'oiseaux fit la sourde oreille.
Une seconde démarche, plus pressante que la
première, n'eut pas plus de succès. Méry prît
alors une résolution désespérée. Il cita le mar-
chand en justice de paix.
Le digne magistrat à qui cet étrange procès
fut déféré ne trouva pas qu'un outrage à l'or-
thodoxie de la langue constituât un délit ou une
— 126 —
contravention. Dans tous les cas, le fait ne
tombait sous l'application d'aucun article du
Code pénal qui n'avait pas prévu un pareil
crime. Il renvoya donc, à contre-cœur sans
doute, mais enfin il renvoya purement et sim-
plement le marchand d'oiseaux des fins de la
plainte et condamna Méry aux dépens.
Le poète ne fut pas plus heureux auprès de
l'administration municipale où sa réclamation,
son indignation et sa mésaventure judiciaire
n'excitèrent que des sourires.
Le lendemain il donna sa démission et s'ex-
patria pour toujours.
Yoilà comment, suivant l'expression même
de Méry, Marseille ne sut pas conserver son
conservateur.
Et maintenant, dit George en se levant, fai-
tes-moi raison : un toast à la mémoire du poète
marseillais, avec le vieux vin des Sablettes ! Et
puis allons jouer aux boules !
Le tintement argentin de nos verres qui s'en-
trechoquaient fut tout-à-coup interrompu par
un formidable ronflement dans le tuyau de la
cheminée de la bastide. En même temps, nous
vîmes passer au-dehors, devant les vitres de la
— 127 —
fenêtre , un nuage de poussière , de sable et
d'algues, qui tourbillonna sous la treille comme
une trombe.
— C'est le mistral d'équinoxe qui arrive, dit
tranquillement George. Il rafraîchira l'atmos-
phère et tombera au coucher du soleil. Aux
boules ! aux boules ! Je vous rends dix points
sur quinze.
Bien que ce soudain coup de vent eût singu-
lièrement refroidi mon désir d'essayer mon
modeste talent d'amateur contre la maestria
de mon hôte, nous descendîmes le chemin de
la presqu'île, qui passe au pied de la bastide,
et nous essayâmes quelques points en nous
arc-boutant sur nos jarrets pour n'être pas
renversés. Mais au bout d'un quart-d'heure
de cet exercice, toute résistance devenait im-
possible. Il fallut y renoncer absolument. Nous
étions aveuglés, soulevés, terrassés. Quand
nous jouions contre le vent , les boules reve-
naient sur nous, repoussées par la rafale.
Quand nous jouions, au contraire, sous le vent,
c'était pire encore. La boule partait de nos
mains comme une flèche et, sans souci du but,
ne s'arrêtait plus qu'à perte de vue.
— 128 —
Nous revînmes à la bastide harassés et ahuris.
— Bah ! dit George. Après tout, notre mis-
tral, même celui d'aujourd'hui, n'est qu'un
doux zéphyr en comparaison des cyclones du
Cap de Bonne-Espérance. Les plus solides na-
vires n'en sortent pas toutes les fois et quand
ils s'en tirent, ils sont disloqués pour le restant
de leur carrière. Que sont les flots de la Médi-
terranée comparés aux grandes vagues de
l'Océan Indien ? des ondulations dans un plat
à barbe. C'est Ferdinand de Lesseps et non
Vasco de Gama qui aura vaincu le monstrueux
Adamastor. Quel Camoëns moderne chantera
dignement le percement de Suez et l'homme
qui, par la jonction des deux mers, a rendu à
la navigation et à l'humanité un service si
grand que nul, avant lui, n'avait osé le rêver
et qu'aujourd'hui encore, à l'heure où ce rêve
devient une éclatante réalité, plusieurs refusent
d'y croire?
Puis, bourrant philosophiquement sa pipe et
passant sans transition apparente à un autre
ordre d'idées qui n'étaient pourtant que la suite
et la conséquence de notre conversation, il
ajouta :
129
— Je vous rappelais tout-à-1'heure l'étrange
histoire d'un enlèvement de Sabines nubiennes
ou abyssiniennes par Méry. C'est moi qui lui
en ai fourni le thème. Seulement, il a renversé
les rôles et son génie, ou plutôt son caprice, a
transporté dans l'Afrique centrale une scène
qui s'est passée en Chine.
D'un autre côté, pour justifier cette violence
au droit des gens blancs ou noirs, il a créé ce
type de pacha lubrique, Bou-en-Nas Bou-en-
Dabas, dont les exploits un peu rabelaisiens
ont fait rire les uns et scandalisé les autres.
— Comment, lui dis-je ébouriffé, c'est vous
qui êtes l'auteur des nouvelles de Méry ? Ra-
contez-nous donc cela. Je vous assure que vous
m'intéressez infiniment.
— Volontiers, reprit-il sans sourciller. Méry
a pris de mon récit ce qui lui a convenu et l'a,
je le répète, arrangé à sa façon, ce qui était in-
contestablement son droit. Seulement son conte
diffère de la vérité comme une jonque d'une
tartane, comme une pagode d'un minaret. Sans
doute la vérité est au-dessous de la fiction ;
l'histoire est moins attrayante que le roman et
le conteur ne vaut pas l'écrivain. Mais enfin.
vi 9
— 130 —
voici le lait vrai, tel que Méry, au café Bau-
doul, pendant qu'il battait aux échecs un indien
de Calcutta, me Ta entendu raconter au retour
de mon dernier voyage, à l'époque où je pro-
fessais le chinois à Marseille : le fait avec le-
quel, ajouta-t-il en souriant, Méry a écrit la
nouvelle dont je n'ai pas la prétention d'être
l'auteur.
En 1839, je m'embarquai à Marseille pour
l'Inde à titre de second sur le brick YEugcne-
Antoinette. Un fameux navire qui filait ses six
nœuds au plus près et onze nœuds à la moin-
dre brise de poupe ! Nous étions chargé de vin,,
de savon, de bimbeloteries et d'étoffes de coton.
Notre destination était Singapour et Ceylan,
d'où nous devions rapporter des dents d'élé-
phant, de l'huile de palme, des graines de ca-
cao et des clous de girofle. Notre équipage était
composé de neuf hommes, le capitaine et mol
compris, et d'un mousse né aux Sablettes, où
nous sommes, dans la propriété d'un brave ca-
pitaine de vaisseau en retraite dont vous voyez
d'ici la maison ombragée par des platanes, les
seuls arbres de la presqu'île qui méritent ce
nom. Nous avions en outre un gros chien roux
— 131 —
nommé Bataille que le mousse affectionnait
beaucoup et qui faisait le quart de nuit au bos-
soir avec une intelligence et une vigilance que
nos matelots ne pouvaient s'empêcher d'admi-
rer. Aussi avait-il sa ration entière comme les
hommes, sauf le vin, bien entendu.
Notre navigation fut heureuse jusqu'au Cap
de Bonne-Espérance. Là, une épouvantable
tempête nous assaillit. Nous eûmes vingt -sept
jours de cape ! Presque tous mes cheveux blancs
datent de ce voyage. Notre brick se tira d'affaire
néanmoins, mais dans quel état î Nos voiles
étaient en lambeaux, nos rechanges emportés,
nos embarcations détruites, notre membrure
tordue et déformée et nos bordages faisaient
eau de toutes parts. Le travail des pompes ex-
ténuait l'équipage.
Mais nous arrivions dans le golfe indien, et
les souffrances, les privations et les fatigues
allaient être oubliées, lorsqu'un second ouragan
nous poussa dans l'est jusque sur les rivages
de la Chine. Nous ignorions absolument où nous
étions. Tout ce que notre estimation nous avait
fait connaître, c'est que nous avions dépassé,
sans pouvoir les atteindre, nos deux ports dé
— 132 —
destination. Cependant, il fallait atterrir : la
côte était en vue et nous étions menacés de
couler bas.
Dans la nuit, pendant que nous tenions con-
seil, des cris d'effroi retentirent sur le pont et
Bataille poussa un hurlement lamentable. En
même temps, un grand bruit se fit entendre
dans les profondeurs du brick. L'eau faisait ir-
ruption dans la cale. Nous n'eûmes que le
temps de monter sur le pont. Le navire som-
brait. Le désespoir avait gagné nos hommes :
nous n'avions pas de canots. Nous nous jetâmes
à la nage et Y Eugène- Antoinette disparut en
tournoyant dans l'abime.
Nous étions dix à bord, je vous l'ai dit. Nous
n'arrivâmes que trois à terre, où Bataille nous
avait devancés : le maître d'équipage (un tou-
lonnais), le mousse des Sablettes et moi. Le
capitaine et six hommes avaient été, dans le
trajet du navire au rivage, dévorés par les caï-
mans qui pullulent dans ces parages.
Où avions-nous abordé? La nuit était noire;
nous n'y voyions pas à dix pas et sans les aboie-
ments du fidèle Bataille, qui nous avaient tenu
lieu de phare, nous aurions certainement servi
— 133 -
de pâture aux squales comme nos malheureux
compagnons.
Au lever du jour, nous reconnûmes avec joie
que nous étions dans un petit port formé de
deux jetées circulaires, soutenues par une bar-
rière de pieux de bambous. Les deux jetées
partaient de la terre et s'avançaient dans la
mer en se rétrécissant aux extrémités, c'est-à-
dire en affectant la forme d'une énorme mâ-
choire inférieure. La place des deux canines
étant vide figurait l'entrée du port. Des cases
trapues en bambou étaient alignées les unes
contre les autres comme des molaires, sur les
deux cotés de la jetée. Une étroite chaussée en
bourrelet passait au pied des cases et formait.
— puisque la métaphore y est, poursuivons-la
jusqu'au bout, — la gencive de cette mâchoire.
Nous fûmes fort étonnés de deux choses :
la première, de ne trouver aucune espèce de
barque dans le port ; la seconde, de ne voir
venir à nous que des femmes et des vieillards
et pas un homme jeune.
Nous fûmes, du reste, très hospitalière ment
accueillis et nous apprîmes que nous étions
dans le village de Bré-Fou-Nié, de la province
— 134 —
de Pou-Ve-Reou, ce qui. en chinois, signifie
Pays du calme. Notre pauvre navire, sombré
par suite d'ouragan, ne s'en était certainement
pas douté.
On nous logea, le mousse et mci, tout près
de terre, dans une case appartenant à une
veuve qui avait une fille charmante d'environ
vingt ans, nommée Pi-So-Sen, autrement dire
Fleur de bon sens. Bataille ne voulut pas se
séparer de nous. Sa fidélité devait lui coûter
cher.
Quant au maître d'équipage, il fut recueilli
par un vieillard nommé Ti-Ro-Pé, qui exerçait
la profession de Pé-go, c'est-à-dire de cor-
donnier.
Notre première préoccupation fut naturelle-
ment de savoir quand et de quelle manière
nous pourrions sortir de Bré-Fou-Nié et re-
joindre le port le plus voisin fréquenté par des
navires européens. Ce port, d'après ce que nous
dit le mousse qui, en peu de jours, avait appris
suffisamment la langue pour nous traduire les
réponses faites à nos questions, était à plus de
cinquante lieues à l'ouest, et le pays où nous
étions, -- coupé de fjords et d'arroyos inabor-
— 135 —
-dables pendant l'hivernage, — fermé absolu-
ment du reste au commerce avec les étrangers,
n'était visité par les jonques chinoises des pro-
vinces limitrophes que tous les six mois.
Nous apprîmes en outre que l'absence de
jonques locales et de population maie à Bré-
Fou-Nié provenait de ce que les unes et l'autre
étaient parties un an auparavant vers l'Archi-
pel indien, pour passer de là en Australie à la
recherche des mines d'or et qu'on n'avait plus
eu, depuis lors, des nouvelles de l'expédition,
détruite sans doute par quelque tempête du
Pays du calme.
Nous étions tombés dans un traquenard de
Pénélopes et d'Arianes chinoises. Cette décou-
verte nous sourit sans doute un moment: mais
en y réfléchissant bien, elle nous inspira de
graves inquiétudes pour l'avenir. Car, toute
fatuité a part et la disette masculine aidant,
nous pûmes prévoir, dès le début, qu'il nous
serait difficile de nous soustraire aux espéran-
ces que notre arrivée avait fait naître dans ce
pays désolé par un veuvage universel.
Ces craintes ne tardèrent pas à se réaliser.
Les attentions dont nous étions l'objet trahis-
— 136 —
saient d'alarmantes intentions contre notre li-
berté. On commença d'abord par nous donner
des noms chinois sous prétexte que les nôtres
étaient impossibles à prononcer. La mère de
Pi-So-Sen, grosse et vénérable matrone qui
s'appelait Mou-Roun-Douas, ou Suprême em-
bonpoint, incapable d'aucun effort de mémoire,
fut intraitable sur ce point. C'est ainsi que je
reçus le nom de Mou-Ré-Du, ou soit de Tendre-
cœur. Le maître d'équipage , quoique brun
comme un mulâtre , fut appelé Sar-Tan ou
Teint-de-lis et le pauvre mousse, Pé-Tu-Go,
soit Y Oiseau -chevelu.
Le premier jour nous reçûmes la visite d'un
vieux prêtre qui desservait l'unique pagode
de l'endroit, dédiée à Confucius. C'était un
mandarin lettré de première classe, breveté
avec garantie du gouvernement. Il avait , dans
la hiérarchie religieuse, le titre de Mu-Ou, ce
qui signifie Parfait-savant.
Il soupa à la case. Le dîner fut composé d'une
omelette de vers-à-soie faite avec de l'huile de
foie de caïman, assaisonnée de bourgeons crus
de mûriers, et de quatre rats rôtis, farcis de
lichen. Je fis d'amères réflexions en dégustant
— 137 —
ces plats dont mes hôtes paraissaient très-
friands et je regrettai beaucoup le biscuit ava-
rié et le bœuf salé du bord, quelque ranci que
je l'eusse trouvé en dernier lieu.
La case était divisée en trois compartiments
contigus, séparés par des cloisons de bambous
minces mais très-solides. Je fus logé à l'extré-
mité du fond. Pi-So-Sen à l'autre extrémité et
Mou-Roun-Douas entre nous, comme une sen-
tinelle vigilante. Le mousse des Sablettes, Pé-
Tu-Go, coucha sur une natte dans la chambre
de la mère. Il fut séparé de moi dans la crainte,
sans doute, que nous ne concertassions quelque
projet d'évasion.
Quant au maître d'équipnge, Sar-Tan ou
Teint-de-lis, comme vous voudrez l'appeler, il
venait nous voir tous les jours en pleine liberté,
était parfaitement accueilli à la case, recevait
les œillades et les avances du beau sexe de
l'endroit avec le plus grand plaisir et parais-
sait enchanté du régime culinaire de Ti-Ro-Pé,
son hôte, bien que la position de fortune de ce
disciple de Saint-Crépin ne lui permit pas un
luxe d'aliments pareil à celui qui ornait la table
de Mou-Roun-Douas et de Pi-So-Sen.
— 138 —
La situation, pourtant, ne tarda pas à se
dessiner plus nettement. J'avais, un matin .
laissé Pé-Tu-Go à la case, avec mission de pé-
cher un déjeûner d'algues fraîches destinées à
la friture et j'avais été rendre visite à Teint-de-
lis, chez Ti-Ro-Pé. Je le surpris en conversa-
tion avec son hôte, et l'aidant à confectionner
ces microscopiques souliers en forme de salièiv
dont les Chinoises, avec un orgueil de Cen-
drillon, chaussent les hideux moignons de chair
comprimée qu'elles appellent leurs pieds.
te maitre d'équipage m'accompagna à son
tour à la case de Pi-So-Sen. Je l'y laissai péné-
trer seul et je fis le tour de l'habitation afin de
savoir si le pauvre mousse avait réussi à pêcher
notre déjeûmr d'algues dans les fondations de
bambous de l'habitation.
Quelques minutes après, par un espèce de
soupirail ouvert au pied de la case du côté op-
posé à la porte d'entrée pour établir un courant
d'air intérieur, j'entendis la conversation sui-
vante entre Pi-So-Sen et le maître d'équipage.
Un véritable interrogatoire sur faits et articles î
— Tu es donc, disait Pi-So-Sen . du même
pays que Mou-Ré-Du?
— 139 —
— Non, répondit Teint-de-lis, son pays s'ap-
pelle Fréjus et le mien Toulon.
— Toulon? répliqua-t-elle, je ne comprends
pas. Qu'est-ce que ce nom signifie?
— La ville des parfums, répondit impertur-
bablement le maître d'équipage.
— Et tu regrettes sans doute ton pays?
— Oh! certainement non, car ton haleine est
plus douce et plus embaumée que les brises de
nos rues semées de fleurs.
— Bien vrai? dit-elle en minaudant.
— Aussi vrai, répliqua-t-il, que je m'appelle
Teint-de-lis.
Ceci n'était que le prélude. Le concerto sui-
vit.
— Mou-Ré-Du n'est pas marié, n'est-ce pas ?
— Non, s'empressa de dire le Toulonnais,
pas plus que moi,
— Alors, tu devrais te marier àBré-Fou-Nié.
As -tu remarqué combien il y a ici de jolies
filles ? Je te choisirais celle qui te conviendrait
le mieux. J'ai un talent particulier pour assor-
tir les caractères et les unions. C'est aux suc-
cès que j'ai obtenus dans ce genre que je dois
won nom de Fleur de bon sens.
— 140 -
J'attendais mon traître à la riposte. Il ne
faillit pas à l'opinion que j'avais de lui.
— Je ne sais pas si je me marierai à Bré-Fou-
Nié, dit-il hypocritement, mais peut-être bien
que si je m'y décidais, — et il regarda son in-
terlocutrice dans le blanc des yeux, — celle
que je préférerais ne voudrait pas m'accorder
l'honneur de sa main.
— Qui sait? dit-elle. Nous en reparlerons»
Mais où est Tendre-cœur, ton ami? N'était-iî
pas avec toi quand tu es entré ?
A ce moment de la conversation, je fis un
signe au mousse et, tournant rapidement la
case, nous apparûmes tous les deux à la porte
de l'habitation, avec notre déjeûner d'algues
à la main.
Pi-So-Sen me regarda d'un air qui signifiait :
et je sais maintenant sur ton compte ce que
j'avais le plus à cœur de connaître. »
J^a sage fille de Confucius chassait deux
lièvres à la fois, comme une simple grisette pa-
risienne .
Le mandarin lettré entra en même temps
que nous dans la maison et, après les saluts
d'usage, qui consistent à se tourner mutuelle-
— 141 -
ment le dos en se courbant jusqu'à terre et à
pirouetter ensuite rapidement sur les talons
pour se retrouver en face l'un de l'autre, il
nous fit, d'un ton papelard, un discours émaillé
de métaphores superbes , dans lequel la lune,
les étoiles, les guerriers, les philosophes, les
pagodes , l'empereur du Céleste-Empire et le
bonheur de ses sujets, défilèrent tour à tour
devant nos yeux éblouis. La conclusion, que je
prévoyais du reste parfaitement, fut que nous
devrions songer à nous marier à Bré-Fou-Nié.
Le vieux Mu-Ou, tout savant qu'il se prétendît,
n'avait pas su cacher son jeu. Il avait sa leçon
faite et, en arrivant, il la débita comme un
écolier.
Pi-So-Sen me regardait avec anxiété. Sa
mère, Mou-Roun-Douas, dissimulait en vain une
colère mal contenue. Je fus impénétrable. J'é-
tais carrément fixé moi aussi. A partir de ce
jour, je dressai mes batteries pour me sous-
traire à la tendresse de Pi-So-Sen et au bon-
heur de repeupler le charmant village de Bré-
Fou-Nié, de la province de Pou-Ve-Reou. Ce
n'était pas tout-à-fait facile; mais je n'étais pas
— 142 —
provençal pour rien et vous allez voir de quelle
façon je parvins à mes fins.
Mon plan d'évasion avait été rapidement
combiné, mais il était compliqué dans son exé-
cution, et sa réussite dépendait du concours du
maître d'équipage. Dès le lendemain, j'eus une
explication avec ce dernier.
— Mon cher Sar-Tan , ou Teint de lis , lui
dis-je, puisque Teint de lis il y a, je ne veux
rester ici à aucun prix. Et toi?
— Moi, répondit-il, je n'y tiens pas absolu-
ment non plus. Cependant je ne suis pas aussi
pressé que toi d'en partir. Les côtelettes de
caïman fumé de mon hôte Ti-Ro-Pé et les re-
gards provocants de toutes ces jeunes femmes,
filles ou veuves , ne me trouvent pas tout-à-
fait insensible. Puis Bré-Fou-Nié me plaît. Il
y souffle un vent qui n'est pas sans analogie
avec le mistral ; il n'y a pas de ruisseaux em-
pestés ; les quais y sont très-propres et. . . .
— Je comprends, mon cher toulonnais, dis-je
en l'interrompant. Tu n'as pas la nostalgie de
Pair natal*
— Non, certes. J'ai souvent rougi: au contraire,
dans mes voyages, d'entendre les contes qu'on
— 143 —
a faits sur la saleté proverbiale de mon doux
pays, contes qui, quels qu'ils soient, sont encore
au-dessous de la réalité hideuse. Je ne serais
pas très éloigné de donner une leçon à mes
compatriotes et d'écrire au maire de Toulon
que je me fais chinois par hygiène.
— Je porterai ta lettre; mais, cartes sur
table! il y a une autre raison, ajoutai-je. Cette
raison, la voici : tu es amoureux de Pi-So-Sen.
— Bah! tu as découvert cela! Eh bien,
après ?
— Oh! je n'ai pas la prétention de te la dis-
puter, et même je ne demande pas mieux quev
de te laisser le champ libre. Je crains que
Fleur de bon sens n'ait jeté son dévolu sur
moi. Je viens loyalement te proposer de sup-
primer cet obstacle.
— Comment?
— En m'aidant à déguerpir, parbleu !
— Et comment le pourras-tu ?
— C'est mon affaire. Promets-moi ton assis-
tance, et je te promets mon titre de gendre de
Mou-Roun-Douas.
Le marché fut conclu séance tenante. J ex-
pliquai mon plan au maître d'équipage, qui
— 144 —
l'approuva, et dès le lendemain nous nous mi-
mes à l'œuvre.
J'avais fait, depuis quelques jours, sous l'em-
pire de la préoccupation qui m'obsédait, une
série d'observations très précieuses.
J'avais remarqué d'abord que plusieurs na-
vires, anglais ou américains sans doute, étaient
venus, bien que leur destination évidente fût les
ports de l'Inde, courir des bordées au large de
Bré-Fou-Nié, poussés dans cette direction par
les vents ou les courants qui avaient englouti
Y Eugène- Antoinette. Ils retournaient ensuite
sur leurs pas en serrant la terre, ce qui m'avait
fait supposer logiquement que le premier port
indien à l'ouest ne devait pas être éloigné de
plus de vingt à trente lieues.
J'avais remarqué en outre que l'évasion par
terre était impossible dans un pays inconnu
coupé de marécages, à travers des populations
hostiles qui nous feraient un mauvais parti. La
voie de mer était seule praticable; mais, je
l'ai dit, il n'y avait plus de jonques à Bré-Fou-
Nié.
J'avais appris, d'un autre côté, que vers l'est,
à six lieues seulement de Bré-Fou-Nié, la pro-
— 145 —
vince de Pou-Ve-Reou confinait à une autre
province qu'on nommait pays des Dar-Na-Gas,
laquelle passait pour la mieux partagée du lit-
toral chinois , sous le rapport de la beauté des
hommes.
J'avais remarqué que ma présence à la case
de Mou -Roun-Douas, ainsi que les assiduités du
maitre d'équipage, avaient provoqué un senti-
ment général de jalousie parmi les compagnes
de Pi-So-Sen, sentiment qu'il fallait exploiter
au profit de mon projet.
Enfin, j'avais lu dans un livre de science, à la
pagode de Confucius, qu'une pendule qui s'ar-
rête sans cause apparente dans une maison, y
pronostique un mariage imminent.
Or, presque toutes les cases de Bré-Fou-Nié
possédaient une pendule en forme de coucou,
dans un angle de la principale chambre. La
caisse était formée d'une peau de crocodile des-
séché. Le cadran tenait la place de la tête de
l'animal et les trous des yeux, dans lesquels on
enchâssait des yeux de verre pour les dissimu-
ler, servaient, l'un à monter la pendule, l'autre
à en faire mouvoir les aiguilles.
Le lendemain donc de notre conversation
vi 10
— 146 —
avec Teint de lis, je demandai à Pi-So-Sen la
faveur d'un entretien particulier. J'avais été
très-aimable la veille au soir avec elle. Mon
désir fut immédiatement exaucé.
Je lui fis une déclaration en règle. Elle en
fut fort touchée. Elle était jolie après tout, —
pour une chinoise, bien entendu, — et ses yeux
fendus en amande, descendant obliquement sur
sonnez, en forme de V majuscule, rayonnèrent
d'orgueil et de bonheur.
11 fut convenu qu'elle en parlerait à sa mère,
et que le mariage serait bientôt fixé entre nous.
Je n'avais pas fini ma déclaration que Teint
de lis se présenta, réclamant, lui aussi, l'hon-
neur d'une entrevue confidentielle. Je me reti-
rai discrètement, affectant un transport de joie
pareil à un accès de fièvre chaude.
Le maître d'équipage reprit mon thème en
seras-œuvre et vint mettre aux pieds de Fleur
de bon sens son cœur et sa main. J^a pauvre
lille, toute confuse et regrettant peut-être en
ce moment sa coquetterie des jours précédents
envers le maître d'équipage, ne put que lui dire
ce qui venait de se passer entre elle et nî>oi. Elle
.s'axeu&a donc du mieux qu'elle put, opposant
— 147 —
au désespoir de Teint de lis sa parole engagée
et le droit de priorité que je venais d'acquérir
à la possession de sa beauté.
Dans la journée , tout Bré-Fou -Nié sut, par
l'intermédiaire officieux de Ti-Ro-Pé, ce qui
s'était passé à la case de Fleur de bon sens.
La jalousie des femmes, habilement excitée
sous main par Teint de lis , devint alors me-
naçante à l'égard de Pi-So-Sen qui accaparait
ainsi les deux seuls mâles valides envoyés au
pays par la Providence. Il y eut des rassemble-
ments devant sa case. Il fut même question dé-
mettre le feu. Mou-Roun-Douas voulut parler.
Elle dut se taire sous le tumulte des huées et
fit mine de s'arracher les cheveux qu'elle n'a-
vait pas.
J'intervins alors et je convoquai toutes les
jeunes femmes de Bré-Fou-Nié, pour le lende-
main, à la pagode de Confucius, à l'effet d'y en-
tendre une communication de la dernière im-
portance et qui devait toutes les contenter.
Je fus ahuri de bravos chinois et, si la lar-
geur du quai l'avait permis, j'eusse été certai-
nement porté en triomphe.
Mon plan allait sur des roulettes.
— 148 —
Je ne revis pas Pi-So-Sen dans la soirée. La
nuit, je dormis bien, tout en rêvant à la haran-
gue que je devais prononcer à la pagode.
Au petit jour, je fus réveillé par des douleurs
aiguës aux poignets et aux chevilles. Je voulus
remuer : impossible. J'étais pris, j'étais amarré,
j'étais bien et dûment lié par les pieds et par
les mains, à l'aide d'une sorte de soie ou de fil
d'archal presque invisible mais qui, malgré sa
ténuité, était aussi solide qu'un cable de trois-
ponts.
Au premier cri que la douleur et la colère
m'arrachèrent, je vis apparaître Pi-So-Sen, qui
entra je ne sais par où, car ces habitations chi -
noises sont machinées comme des coulisses de
théâtre.
— C'est moi qui t'ai lié pendant ton sommeil,
me dit-elle d'un air souriant ; la jalousie m'a
mordue au cœur depuis hier. Je veux savoir ce
que tu vas dire à mes compagnes, à la pagode.
Je crains, maintenant que tu m'as donné ta foi
et que tu as la mienne, je crains ton infidélité
ou ta fuite, peut-être l'une et l'autre. Or, si
cela devait arriver, si mes craintes devenaient
simplement des soupçons, les mêmes ligatures
~ 149 —
qui te retiennent et que tu chercherais en vain
à briser, passeraient de tes poignets à ton cou
et tu serais étranglé avant d'avoir pu faire un
seul mouvement. Donc, réponds-moi, que vas-
tu dire à la pagode?
Je vous laisse à penser le flot de rage qui
m'étreignit à la gorge. Cependant, la prudence
vint immédiatement à mon secours. Ce n'était
pas le moment de perdre la partie par une ex-
plosion de colère, d'ailleurs impuissante. Je
me fis soudainement violence et je répondis •
— 0 la plus belle et la plus aimée des filles
de Confucius ! comment as-tu pu douter ainsi
.de ton Mou-Ré-Du? ne t'ai-je pas avoué mon
amour dans des termes qui ont dû ne te laisser
aucun doute? ne t'ai-je pas adorée depuis le
premier jour où tes yeux ont incendié ma poi-
trine? n'ai-je pas été ton esclave soumis et dé-
voué? ai-je regardé une autre femme? ai-je
fait la moindre tentative pour te fuir? et n'ai-
je pas, pour la première fois, parlé hier aux
femmes de ton pays, uniquement pour te sous-
traire à leur injuste fureur?
— Je t'ai sacrifié ton ami Sar-Tan qui était
un parti très sortable, me dit-elle. Pourtant je
- - 150 —
ne t'ai pas revu de la soirée. Qu'as-tu à me re-
procher? ne suis-je pas jeune? ne suis-je pas
belle ? Tu n'as pas le droit d'avoir des secrets
pour moi. Que vas-tu faire à la pagode?
— C'est précisément un secret, lui dis-je, et
dans mon pays, un homme qui livre un secret
est déshonoré. Mais tu viendras à la pagode
avec moi, sous mon bras. Je te proclamerai ma
fiancée à la face de tous et de toutes, et au lieu
d'être maudite comme tu as failli l'être hier gçir
par tes compagnes, tu sortiras chérie et glori-
fiée et tu sauras tout, car c'est en ta présence
que je parlerai. Et maintenant, si tu n'as pas
foi en ma parole, achève ton œuvre, étrangle-
moi tout de suite. Trahir mon secret est impos-
sible et aucune femme, fut-elle la souveraine
de l'Empire du Milieu, ne me poussera à cette
extrémité.
— Eh bien, je te crois, dit-elle. Mais malheur
à toi si tu me trompes. Souviens-toi que ta
mort serait le prix de ton parjure, quoi que tu
fisses pour l'éviter.
Là -dessus, elle m'embrassa tendrement et
mes liens tombèrent sans que je me fusse douté
— 151 —
de la façon dont elle s'était prise pour les dé-
tacher.
Cette scène m'affermit bien plus profon-
dément dans mes projets de délivrance, et mes
regards d'amour à mademoiselle Pi~So-Sen
ne firent que cacher une haine violente, aug-
mentée à chaque heure par le sentiment humi-
liant de mon esclavage et la terreur légitime
d'être étranglé sans défense possible.
Un tumulte inusité que j'entendis sur le quai
me fit souvenir que j'étais attendu au temple.
Je fis revêtir à Pi-So-Sen sa toilette des fêtes :
une dalmatique ou robe traînante couleur clair
de lune à ramages verts, avec des étoiles ver-
millon et des serpents d'azur enlacés en bor-
dure, et nous partîmes.
Un murmure d'envie et d'admiration accueillit
notre entrée à la pagode, où la foule était déjà
rassemblée.
J'escaladai d'un bond la chaire du vénérable
Mu -Ou, le savant mandarin lettré, breveté avec
garantie du gouvernement, et voici à peu près
le chef-d'œuvre oratoire que je servis à l'ardente
curiosité de l'auditoire féminin.
g — 0 veuves désolées du Pays du calme î
— 152 —
ô adorables vierges de Bré-Fou-Nié ! écoutez î
« — Un immense malheur a frappé votre pa-
trie. Vos époux, vos pères, vos fiancés ont été
sans doute dévorés par les flots. Votre pays, par
un inconcevable caprice, a menti à son nom, et
le navire qui me portait a péri lui-même dans
cette catastrophe épouvantable. »
(Torrents de larmes.)
(( — L'esprit de Confucius m'a sauvé du nau-
frage avec Sar-Tan, mon compatriote, avec
Pé-Tu-Go, un jeune enfant de ma nation et un
chien fidèle dont le nom signifie : combat. Le
sauvetage de ce chien est un avertissement du
ciel. »
(Murmures de stupéfaction.)
ce — Vous nous avez reçus dans votre cité
avec une hospitalité admirable, et Sar-Tan et
moi avons été profondément émus de vos mal-
heurs, de vos vertus et de votre beauté. Car,
nulle part, dans nos nombreux voyages autour
du monde qui a cinq cent mille lieues de tour,
nous n'avons rencontré de femmes aussi admi-
rablement belles que vous. »
(Sourires approbateurs.)
« — J'ai été personnellement touché des
— 153 —
charmes de la sage Pi-So-Sen. Sar-Tan a subi
le même prestige. »
Ici des regards menaçants, des gestes d'an-
tropophages furent braqués contre Fleur de
bon sens.
« — Mais, me.hâtai-je de continuer, Pi-So-
Sen n'a agréé que mon hommage et la mani-
festation hostile dont elle a été l'objet de votre
part est tout-à-fait injuste. »
(Protestations dans l'auditoire.)
t Ecoutez ! Ecoutez !
« — Ce n'est pas un ou deux mariages qu'il
vous faut. Ce n'est pas avec le concours, quelque
dévoué qu'il puisse être, de deux pauvres étran-
gers, que vous pourrez repeupler Bré-Fou-Nié.
J'admets que Sar-Tan et moi nous nous ma-
riions avec deux d'entre vous, combien reste-
ront veuves, combien resteront filles, combien
coifferont la déesse Abra-Ma-Do, qui est la
sainte Catherine de votre pays? »
(Marques funèbres d'assentiment.)
« — Eh bien ! voilà ce que n'a pas voulu Pi-
So-Sen, qui préférerait se condamner au célibat
à vie plutôt que de profiter égoïstement de la
chance que la Providence lui a donnée ; voilà ce
— 154 —
que je ne veux pas moi-même ni Sar-Tan non
plus.
« — Pi-So-Sen, la Fleur de bon sens bien nom-
mée, a eu une idée lumineuse. Elle est savante
autant que le vénérable Mu-Ou, directeur de
cette pagode. Elle a lu dans les livres sacrés
qu'une nation des continents barbares fut un
jour réduite à l'extrémité où vous vous trouvez.
Les femmes d'un pays qui s'appelle Rome
avaient perdu tous leurs maris à la guerre
contre les Sabins. Un jour, désespérées, elles
firent une expédition contre leurs voisins, enle-
vèrent les Sabins et en firent leurs maris. »
(Anxiété profonde dans l'auditoire.)
« — Femmes et filles de Bré-Fou-Nié ! pour-
quoi ne feriez-vous pas comme les Romaines?.Pi-
So-Sen vous y convie et ne se mariera que quand
vous serez toutes pourvues. Vous avez, à six
lieues d'ici, des voisins qui passent pour les plus
beaux Chinois de la terre, les Dar-Na-Gas. Ar-
mez-vous! faites une expédition contre les Sa-
bins Dar-Na-Gas. Pi-So-Sen sera votre général
en chef et s'exposera la première aux dangers
de l'expédition. C'est en son nom que je vous
parle. Construisons un navire. Sar-Tan et moi.
— 155 —
qui sommes des marins consommés, vous con-
duirons par mer dans cette province, inaborda-
ble par terre, et vous ramènerons ici avec vos
époux conquis à la pointe des baïonnettes, je
veux dire des flèches! Ils ne pourront vous
échapper, puisque la fuite par le continent est
presque impossible et que nous brûlerons la
jonque dès notre retour. D'ailleurs, séduits par
votre courage, par votre vaillance, par votre
incontestable beauté, ils seront trop heureux
de rester attachés à vous pour la vie. Organi-
sons donc un enlèvement de Sabins Dar-Na-
Gas, et vous repeuplerez Bré-Fou-Nié, et vous
serez citées à l'ordre du jour de l'Empire du
Milieu, et la postérité vous applaudira!'. »
Un tonnerre de bravos couronna ma haran-
gue. Des cris surhumains éclatèrent dans la pa-
gode. Une cangue, instrument de supplice en
Chine, fut apportée dans le temple. On m'y fit
asseoir avec Pi-So-Sen, que toutes les femmes
embrassèrent à l'envi et. cette fois, je ne pus
éviter les honneurs du triomphe. Mu-Ou brûla
sous notre nez de l'huile de crocodile en guise
d'encens, à l'autel de Confucius. Ce fut pour
— 456 —
moi un violent sternutatoire qui faillit me faire
éclater le cerveau.
Dès le lendemain., les événements se préci-
pitèrent. La population s'exerça au maniement
des armes, tandis qu'on nous apportait de tous
cotés les matériaux nécessaires à la construc-
tion de la jonque. Elle fut prête au bout d'un
mois. Elle avait la forme d'un grand chaudron,
comme les barques de ce pays, qu'à cause de
cette forme on nomme Pey-Roou. La nôtre
reçut du mandarin lettré le nom de Sta-Bra-Za.
C'était le nom d'un pauvre étameur de Bré-Fou-
Nié, que ses talents naturels avaient élevé au
grade de disciple de Confucius et de mandarin
de première classe.
Quand la jonque fut en état de prendre la
mer, quand les héroïnes de Bré-Fou-Nié furent
suffisamment exercées au maniement de leurs
armes, le jour de l'expédition fut fixé définiti-
vement.
Pi-So-Sen était dans l'enthousiasme. Je lui
avais réservé le plus beau rôle et décerné pu-
bliquement tout le mérite de l'enlèvement des
Dar-Na-Gas. La pauvre fille m'aimait donc
sincèrement. Elle ne doutait plus de moi et je
— 457 —
ne craignais plus le lacet d'archal ou de soie,
en guise de cravate, pendant les courtes heures
que je pouvais donner au sommeil.
Quelques jours avant le moment fixé pour le
départ de l'expédition, je dis au mousse Pé-
Tu-Go d'introduire secrètement le soir, quand
tout le monde dormirait, le fidèle Bataille dans
la peau de crocodile qui servait de caisse à la
pendule et de l'y faire coucher de façon à ce
qu'il en arrêtât les poids. Le chien devait être
tiré de sa prison avec les mêmes précautions
avant le lever du jour.
Le pauvre mousse, que le mal du pays com-
mençait à travailler, s'acquitta consciencieuse-
ment de la commission. Le matin, la pendule
était arrêtée sans qu'aucune cause apparente
pût expliquer cette interruption de ses fonc-
tions.
Cet événement fut une fête à la case. Mon
mariage avec Pi-So-Sen recevait par ce seul
fait une éclatante consécration et devenait une
certitude , quels que fussent les résultats de
l'expédition projetée. Bien entendu , j'en mani-
festai une ivresse plus grande encore que celle
de Pi-So-Sen.
— 15? -
Cette joie fut pourtant traversée par une
douleur sérieuse. Au dîner de la famille, qui
fut un véritable repas de fiançailles auquel fu-
rent invités le maître d'équipage, le mousse,
Ti-Ro-Pé et le vieux Mu-Ou, on nous servit le
plus superbe rôti que j'eusse encore vu sur la
table depuis notre arrivée. Le goût de la viande
nie déplut. Je n'osai pas en faire l'observation.
Après le diner, j'appris que cette volumineuse
pièce dé venaison n'était autre chose que, ....
le brave et fidèle Bataille lui-même. J'eus une
terreur affreuse que l'histoire de la pendule
n'eût été découverte et que la mort de Bataille
ne fût une vengeance de Pi-So-Sen ou de Mou-
Roun-Douas. Il n'en était heureusement rien.
C'est le rite chinois qui exige que, dans tous les
repas de fiançailles, le chien d^ la maison, em-
blème de fidélité, soit mangé par les futurs
époux. C'est une sorte de communion par la-
quelle on se jure d'avance une fidélité éter-
nelle.
Le pauvre Bataille ne se doutait pas que le
service qu'il m'avait rendu serait ainsi récom-
pensé far l'honneur ou, pour dire plus vrai,
par le supplice de la broche.
— 159 —
A l'issue du diner, il fut convenu que le maî-
tre d'équipage et le mousse sortiraient le len-
demain du port avec la jonque, afin d'essayer
sa marche et sa solidité et d'aller reconnaître
l'endroit propice au débarquement de nos ama-
zones. Pour détruire tout soupçon d'évasion de
ma part dans l'esprit de Fleur de bon sens,
je décidai de rester à Bré-Fou-Nié avec elle
pendant tout le temps que la jonque tiendrait
la mer, et de veiller aux derniers préparatifs
de la grande entreprise.
Le nombre de Dar-Na-Gas à enlever étant
fixé à vingt environ, j'avais fait confectionner
un pareil nombre de sacs en grosse toile, qui
furent embarqués par mes ordres dans la jon-
que. Chaque Dar-Na-Gas enlevé devait y être
emprisonné et amarré afin de prévenir toute
résistance et toute révolte à bord pendant le
retour* de l'expédition.
Enfin, il avait été arrêté que le débarque-
ment aurait lieu la nuit, afin de surprendre,
autant que possible, les Dar-Na-Gas à l'heure
pendant laquelle ils cuvent l'ivresse de l'opium:
ce qui devait simplifier beaucoup notre besogne
et. diminuer les dangers que le beau sexe de
— 160 —
Bré-Fou-Nié allait si courageusement courir.
La jonque resta deux jours absente. J'étais
dans les transes, bien que la durée de ce voyage
eût été prévue par moi. Lorsqu'elle doubla
l'entrée du port, j'aperçus au mât un signal
convenu entre Teint de lis et moi et le cœur
me battit avec violence. Car, voici à quoi, pen-
dant ces deux jours, le maître d'équipage et le
mousse avait passé leur temps.
A l'aide de grosses lignes que nous avions
clandestinement confectionnées et auxquelles
nous avions adapté des clous recourbés en guise
d'hameçons, amorcés de tranches de lard rance,
mes compagnons avaient, sur une côte déserte
de la province des Dar-Na -Gas, péché une ving-
taine de requins et de jeunes crocodiles qu'ils
assommaient au fur et à mesure, et qu'ils avaient
ensuite emmaillotés dans les sacs préparés à
cette intention. Le signal au bout du mât de la
jonque m'indiquait que la pêche avait réussi et
qu'elle était complète.
Le soir même, le bataillon féminin, armé jus-
qu'aux dents, sous le commandement de Pi-So-
Sen était aligné sur la jonque. J'étais au gou-
vernail. Teint de lis et le mousse manœu-
- 161 —
vraient la voile. Mou-Roun-Douas et Mu-Ou
étaient sur la jetée. Ce digne couple leva les
mains au ciel, appelant les protections divines
sur notre expédition.
Vers minuit, le vent ayant été favorable,
nous atterrissions dans le voisinage del'arroyos
où dormaient, sur le sable, les vingt cadavres
de caïmans ou de requins , ficelés dans leurs
sacs par mes deux compatriotes.
Les femmes voulant se réserver toute la
gloire de l'entreprise , il avait été convenu que
Teint de lis leur servirait de guide et que je
garderai seul, avec le mousse, la jonque pour
recevoir les dépouilles opimes des Dar-Na-Gas,
ou pour protéger la retraite en cas d'insuccès.
Au moment du débarquement, le maître d'é-
quipage fit remarquer dans l'ombre, à deux ou
trois cents mètres de l'endroit où la jonque
avait accosté, une sorte de camp de soldats en-
dormis. C'étaient nos requins et nos caïmans.
Pi-So-Sen se jeta la première à la mer et tou-
tes les chinoises la suivirent avec une sorte de
de fureur. Le maître d'équipage sortit le der-
nier. Nous nous embrassâmes furtivement dans
vi 11
— 162 —
un muet adieu que voilèrent les ombres com-
plices de la nuit.
A peine les Romaines de Bré-Fou-Nié se ruè-
rent-elles vers les Sabins Dar-Na-Gas dont elles
avaient rêvé la conquête, que, d'un vigoureux
coup de jarret, je lançai la jonque au large, je
déployai la voile et poussant un immense cri de
délivrance, je gagnai la haute mer.
Le maître d'équipage, pour ne pas être soup-
çonné de connivence avec moi, jeta le premier,
comme nous l'avions concerté, le cri de trohi-
son. A ce cri , dix ou douze chinoises, Pi-So-
Senen tête, se précipitèrent désespérées vers le
rivage, et nous lancèrent une grêle de blasphè-
mes et de flèches. Une de ces flèches atteignit
malheureusement le pauvre mousse à l'épaule.
La blessure fut légère, la flèche ayant été tirée
de fort loin. Cependant elle eut bientôt des con-
séquences funestes pour la santé de cet enfant,
déjà délabrée par la nostalgie.
Cinq jours après, j'arrivai dans un port indien
Le pauvre mousse y mourut à l'hôpital anglais,
des suites de sa blessure que les chaleurs du
climat et les fatigues de la mer avaient enveni-
mée. Il m'avait fait promettre en mourant de
— 163 —
venir porter à sa mère, aux Sablettes, son der-
îier baiser et son dernier adieu. Je regagnai
Marseille sur la corvette anglaise la Thérèse,
une fine voilière qui eût rendu des points à VEu-
yène- Antoinette, et c'est en venant m'acquitte r
ici de ma pieuse mission que je me sentis pris
l'une grande sympathie pour ce promontoire
Je Cépet, presque désert et balayé par immis-
çai qui me rappelait les coups de vent du Pays
lu calme.
C'est ainsi que je suis devenu citoyen des
tablettes, et qu'une partie de boules manquée
vous a fait connaître un des épisodes les plus
:urieux de ma vie.
George remplit les verres et s'apprêtait à
recharger sa pipe, éteinte depuis longtemps.
J'ouvris la bouche pour une interrogation,
mais il ne me laissa pas le temps de parler.
— Vous voulez savoir ce qu'est devenu le
maître d'équipage, n'est-ce pas?
Je l'ai moi-même ignoré pendant deux ans.
Au bout de ce temps, je reçus par la voie de
l'Inde, une lettre de lui.
Il me racontait qu'après une scène de su>
prême désolation , dans laquelle il avait joué
164
lui-même la fureur et la consternation en co-
médien consommé, il avait relevé le moral de
sa troupe si cruellement mystifiée et l'avait, à
travers bien des fatigues et des souffrances,
ramenée saine et sauve à Bré-Fou-Nié.
Il m'apprenait ensuite que l'expédition des
jonques du pays, que l'on croyait perdue, était
revenue au port six mois après mon évasion
avec un personnel à peu près intact ; que cha-
que chinoise était rentrée en possession de son
mari ou de son fiancé primitif et que, quant à
lui, il était devenu l'heureux époux de Pi-So-
Sen, laquelle s'était ainsi vengée et consolée du
traître Mou-Ré-Du.
Son mariage avait été célébré à la pagode de
Confucius par le savant Mu-Ou auquel il de-
vait succéder bientôt. Mou-Roun-Douas , sa
belle-mère, était morte la nuit de mon départ,
par suite d'indigestion des restes de Bataille.
Il terminait en affirmant qu'il était l'homme
le plus fortuné de la Chine ; qu'il bénissait le
ciel de lui avoir fourni l'occasion de ne plus re-
venir à Toulon qu'il reniait pour sa patrie,
trouvant à peine suffisant pour les susceptibi-
— 165 —
lités de son odorat, l'intervalle de 2,800 lieues
qu'il avait mis entre l'air natal et lui.
Sa lettre était signée : Sar-Tan, Teint de lis,
élève mandarin lettré de2me classe.
CHASSE AU SANGLIER
DANS LES FORÊTS DE I.AVERNR
Depuis deux ans nous projetions cette partie
de chasse. Nous avions laissé passer l'hiver
dernier sans nous décider. Combien de diffi-
cultés, de tiraillements, d'irrésolutions éprou-
vent les citadins qnand il leur faut quitter, ne
fut-ce que pour quelques jours, leurs affaires,
leurs habitudes et leurs pantoufles î
Nous partîmes pour Cuers le 3 novembre.
Le ciel était gris à l'horizon, noir sur nos tètes.
Les nuages, pareils à d'immenses outres, rou-
— 167 -
laient sur les montagnes leurs lianes gonflés
d'eau et d'éclairs. Mais notre ami Alexandre
M»., leva tous les scrupules, dissipa toutes les
craintes et parvint, avec sa joyeuse et spiri-
tuelle faconde, à nous convaincre de ce para-
doxe : qu'il fallait partir avec le mauvais temps
pour jouir d'un beau ciel et d'un chaud soleil
à l'arrivée. Une fois dans sa vie il a dit vrai!
A peine avions-nous dépassé les premiers
villages jalonnés sur la route, que la pluie com-
mença à battre les vitres de la portière. Jus-
que-là, nous avions devisé de forêts impénétra-
bles, de battues échevelées, de chiens courants,
de sangliers terrassés; notre ami avait même
commis quelques passables calembours ; mais
en ce moment, le deuil et la tristesse du ciel
semblèrent déteindre sur nous et la voiture
roula jusqu'à sa destination sans que nous eus-
sions pensé à autre chose qu'au trajet à pied
de Cuers à Pierrefeu, que notre itinéraire nous
commandait impérieusement. Arrivés à Cuers
à la nuit, nous délibérâmes sur le parti à pren-
dre. Les routes étaient détrempées, la nuit ^e
faisait noire comme l'encre et la pluie tombait
avec une constance désespérante. Partir à pied
— 168 -
était déjà devenu imprudent. Le temps dépensé
à délibérer rendit ce projet impossible. On
commençait à murmurer tout haut contre
Alexandre, et les murmures frisaient déjà l'im-
précation, lorsque celui-ci, pour conjurer l'o-
rage, entra immédiatement en pourparlers avec
notre postillon et obtint de lui qu'il nous con-
duirait à Pierrefeu. Le susdit postillon, allé-
ché par la perspective d'un royal pourboire, ne
tarda pas à regretter de s'être mis en route à
pareille heure et par un temps pareil. Il grom-
mela d'abord, puis jura comme un charretier
qu'il était et finalement nous signifia qu'il al-
lait nous planter au beau milieu du chemin.
Heureusement, Alexandre intervint de rechef.
11 adressa des paroles affectueuses au postillon;
il ressuscita avec lui une ancienne amitié qui
n'avait jamais existé ; il l'appela à la portière,
lui serra fraternellement la main et lui fit ca-
deau du plus beau cigare qu'il trouva dans
notre mince provision : politesse à laquelle le
digne automédon répondit en nous demandant
si nous n'en avions qu'un à lui offrir. Bref, tou-
ché des paroles d'Alexandre, remis en belle hu-
meur par le cigare, ce calmant souverain des
— 169 —
nerfs irrités, il fouetta ses chevaux qui secouè-
rent leurs grelots et qui partirent mécontents,
mais résignés.
Je vous fais grâce des embarras de voitures
qui se renouvelaient à chaque instant sur l'an-
cienne route de Cuers à Pierrefeu, trop étroite
pour que deux véhicules pussent y passer de
front, embarras que l'obscurité compliqua beau-
coup. Nous entendions souvent la voiture s'ar-
rêter, des jurons , des vociférations éclater.
Mais notre ami , mais notre sauveur était tou-
jours là, exhortant le postillon à la patience, le
décidant toujours à céder le pas malgré lui et
lui promettant des étrennes proportionnées à
ses peines et aux sacrifices de son orgueil.
Nous arrivâmes à huit heures du soir au pied
de la montée de Pierrefeu. Toute l'artillerie
du ciel tonnait sur nos têtes. Il pleuvait telle-
ment que nous ne voyions pas où nous posions
nos pieds. Nous escaladâmes le village à lanage.
Les fenêtres en était heureusement éclairées
parles bougies de la Chandeleur, qu'on brûle
en temps d'orage. A voir , sur nos têtes, cette
illumination, on eût dit un coin du ciel que les
nuages avaient oublié de recouvrir et où toutes
— 170 -
les étoiles étaient venues se grouper , afin de
rayonner ensemble sur la terre. Lorsque nous
nous assîmes à la table d'un brave propriétaire
du village , je me rappelai instinctivement ces
deux vers dos Visitandines :
« Qu'on est heureux de trouver en voyage
« Un bon souper et surtout un bon lit ! »
Le lendemain à notre lever, plus tardif que
nous ne nous Tétions promis, nous allâmes ad-
mirer cette plaine que le Réal-Martin traverse
entre deux belles rangées de peupliers, et que
George Sand appelle la Petite Limagne : bassin
immense que les montagnes du littoral enca-
drent au midi. Derrière ces montagnes s'é-
tend un bassin plus immense encore : la mer.
Un temps magnifique confirmait la prédiction
d'Alexandre. Nous faillîmes l'embrasser à ce
propos. Il avait plu toute la nuit et, de même
qu'une jolie femme, après une crise de colère,
semble rajeunie par les larmes, la nature était
fraîche etgaie. D'éblouissantes perles d'eau pen-
daient aux feuilles des arbres déjà jaunis par
l'automne. Tout souriait sur la terre et dans
l'air.
— m —
Je ne parlerai pas des sites semés sur la
route de Pierrefeu à Collobrières. — Ceux que
je vis de Collobrières à Laverne me les firent
oublier. — Je parlerai bientôt de ces der-
niers.
Notre arrivée à Collobrières, village aux toits
rouges', encaissé de hautes collines couvertes
de châtaigniers, produisit un effet prodigieux
sur les habitants qui sont tous braconniers de
naissance et de prédilection. Ils savent que lors-
que nous allons chasser le sanglier chez eux,
nous avons indispensablement besoin de leur
concours. Le plaisir de déployer leur adresse
et leur agilité à nos yeux, joint à la perspective
de quelques hures, les électrisa. Le soir, qua-
rante de ces hommes hâlés et infatigables
étaient réunis chez notre hôte, et arrêtaient le
plan de la chasse, assaisonné du récit des pré-
cédentes battues, arrosé des bouteilles qui se
succédaient rapidement sur la large table de
famille. Nous entendîmes, la nuit, les bruyants
préparatifs des braconniers, les aboiements des
meutes impatientes. Le lendemain, à quatre
heures du matin, nous défilions en armes devant
tout le village et un quart d'heure après nous
— 472 —
escaladions les gorges des montagnes pavoisées
de pins centenaires.
J'ai souvent remarqué que l'homme s'extasie
naïvement devant une belle toile et rêve du jour
où il pourrait accomplir un pèlerinage d'ar-
tiste aux sites qu'elle représente, tandis qu'à
quelques pas du lieu qu'il habite, la nature dé-
ploie, sans qu'il s'en doute, des tableaux plus
pittoresques et plus grandioses que ceux où
son désir voyage. Quelquefois même,, entouré
de montagnes superbes, de la mer immense et
bleue et des plus riants horizons, il aspire à
vivre sous d'autres cieux. C'est que l'éternelle
contemplation des objets extérieurs rassasie
d'abord la vue, puis nous les rend indifférents,
puis enfin insupportables pour peu que nous
ayions l'humeur changeante et les goûts noma-
des. Les forêts de Lavernesont encore inédites.
Les peintres vont en chercher bien loin qui ne
valent certes pas celles-ci. Us ne les ont pas po-
pularisées à coups de crayon; les chasseurs ne
les ont pas fait connaître dans leurs récits mer-
veilleux. Lorsque j'y pénétrai avec quelques
amis, tous artistes par le cœur, ce fut pour
nous une révélation.
— 173 —
Nous formions l'arrière-garde de la troupe,
et les chasseurs qui défilaient devant nous sur
le flanc des monts animaient ces pompeux ta-
bleaux de la nature sauvage, dont nulle des-
cription ne saurait donner une idée exacte. Les
forêts provençales ont un cachet d'originalité
qu'on ne retrouve pas ailleurs. On dirait qu'el-
les sont pétries d'une argile particulière. Elles
empruntent un peu de leur caractère et de
leur éclat aux montagnes des deux nations
voisines de la Provence : l'Italie et l'Espagne !
Habitué que j'étais à ne voir que nos collines
stériles du littoral, couronnées de forteresses
et dont les pentes sont couvertes de scories cal-
caires, je vous laisse à penser si mes yeux se
délectèrent devant ces croupes entièrement re-
couvertes de châtaigniers, de chênes lièges, de
pins et de bruyères, étoilées de fleurs et des
fruits couleur de feu de l'arbousier, et dé-
ployant aux regards une végétation réellement
luxuriante. Nous nous arrêtions à chaque pas,
poussant des exclamations de surprise et d'admi-
ration. L'aube avait tamisé une blanche rosée
sur les rochers et sur les arbres et, lorsque le
soleil se leva , toutes ces perles étincelèrent.
— 174 —
Puis le vent du matin les secoua sur le sol hu-
mide. Il semblait que les forêts pleuraient de
joie en revoyant ce soleil que l'amoncellement
dvs nuages leur avait caché pendant deux
jours.
Les torrents étaient gonflés par la pluie ; aussi
étions-nous souvent obligés d'improviser des
ponts avec deux troncs de pins couchés l'un
contre l'autre. Ce fut en franchissant un de ces
ponts que notre ami Mexandre, pris d'un ver-
tige soudain, se précipita dans la Tourdourette,
large ruisseau d'où nous le retirâmes trempé
jusqu'aux os. Je dois ajouter, à sa louange, que
sa joyeuse humeur ne fut nullement influencée
par ce bain désagréable. Seulement, il ne se
hasarda plus à nous donner l'exemple en s'en-
gageantle premier dans les passages périlleux.
Je me souviendrai toujours de notre arrivée
sur le sommet du pic qui domine Laverne. Quel
panorama magnifique !
Le soleil se levait sur les montagnes dont les
ondulations figurent des vagues monstrueuses.
A l'orient, une autre chaîne de montagnes s'é-
levait comme une lame gigantesque dont l'ou-
ragan blanchit la cime, et semblait s'avancer
— 175 -
du fond de l'horizon pour ensevelir les autres
collines moins hautes qu'elle. Cette chaîne aux
crêtes de neige fut saluée par un cri d'enthou-
siasme : « les Alpes ! les Alpes! »
Tandis qu'une partie de nos chasseurs allait
chercher les traces que les sangliers laissent
sur la terre en se retirant dans les bois, et
qu'on appelle en provençal lou boulé, nous con-
tinuâmes à nous diriger vers Laverne. Nous y
arrivâmes à huit heures , en môme temps que
les chasseurs partis une heure avant nous de
Collobrières, pour aller en découverte. Ceux-ci
vinrent à nous avec des visages épanouis par la
joie et l'espoir. Le gibier avait été reconnu.
De la terrasse du couvent, nous fumes encore
témoin d'un phénomène extraordinaire. Une
vapeur bleue, chassée par le vent de la mer,
combla pour ainsi dire les vallées jusqu'au ni-
veau des crêtes, et nous ravit entièrement la
vue des gorges et des bois. C'était comme un
océan de brume et le bruit des torrents bondis-
sant en cascatelles sur les rochers, ressemblait,
pour compléter l'illusion, à celui des vagues qui
déferlent sur les falaises.
Ce serait peut-être le moment de parler de
— 176 —
la Chartreuse, cette relique d'art et de poésie
que tant de touristes \iennent visiter ; de son
architecture florentine , fille des Médicis ; de
ses longs souterrains où les ombres des morts
semblent pleurer avec le vent qui s'y engouffre;
de ses débris amoncelés par les Vandales de
93, sur le sol pailleté de marguerites, et surtout
de ces pauvres jeunes filles qui vont l'hiver
dans les profondeurs du cloître écosser les
marrons dont l'enveloppe ensanglante leurs
doigts. Elles étaient tristes, silencieuses, effa-
rouchées. On eût dit le sérail du génie des
ruines .
Mais je m'aperçois que j'ai suffisamment
abusé du chapitre des digressions descriptives
et qu'après un prélude aussi long, il serait
grand temps d'arriver à la chasse aux san-
gliers.
Nous voici de nouveau partis après un repos
d'une heure à Laverne. Les braconniers nous
ont devancé dans le bois ; nous marchons sans
gibecières, cette fois, sans embarras, rien qu'un
bon double fusil avec deux balles dans chaque
canon, et une baïonnette effilée comme un poi-
gnard.
— 177 —
Trois heures de marche sans répit sur le
flanc des monts, dans des sentiers abruptes,
sauvages, défoncés, rasant les précipices!
Comme nos poitrines oppressées de citadins se
dilataient à cet exercice et à ce grand air !
Sur un plateau qui domine l'étroite vallée de
Campaux et d'où l'on aperçoit la Méditerranée,
Saint-Tropez, Cogolin, Grimaud, Sainte-Ma-
xime, toute la côte jusqu'aux îles d'Hyères au
couchant et jusqu'aux îles Lérins au levant, le
vieillard élu roi de la chasse commanda une
halte. Cette royauté est ordinairement dévolue
aux vieux braconniers qui réunissent au plus
haut degré la vigueur et l'expérience. Une fois
rois, ils exercent un despotisme absolu sur
tous les chasseurs. Ils doivent être et ils sont
aveuglément obéis. D'ailleurs la solennité de
leurs gestes et de leurs ordres , leurs cheveux
blancs comme les Alpes qui ondulent à l'hori-
zon, tout en eux commande la déférence et le
respect.
On nous divisa en quatre groupes. Des chefs
nommés par le roi nous conduisirent immédia-
tement, chacun par des chemins opposés, aux
postes désignés d'avance. Nous aurions été
vi 12
— 178 —
bien aises, les amis venus ensemble de Toulon,
de rester réunis dans le même rayon ; mais le
roi en ordonna autrement. On nous sépara, au
contraire, et on nous enrôla sous les bannières
de différents chefs, de peur de quelques cause-
ries indiscrètes, de quelques pipes fumées à la
dérobée, ou de tout autre écart qui eût pu tra-
hir notre présence et dépister le sanglier. Car
la bête fauve a l'ouïe et surtout le flair doués
d'une merveilleuse finesse. Notre chef commença
par nous échelonner à cent mètres environ l'un
de l'autre sur les rochers les plus élevés, afin que
l'œil pût embrasser plus facilement les bruyères
et les taillis où le sanglier ne manquerait pas
de venir se frayer un passage. On disposa dans
le même ordre les trois autres troupes et nous
arrivâmes enfin à former un grand cercle autour
de deux mamelons encadrés dans un autre cer-
cle de montagnes. On eût dit un Colysée aux
gradins gigantesques d'où les pins, arbres vi-
vants, allaient applaudir le drame qui se dé-
roulait si majestueusement sur l'arène. Un tor-
rent écumeux contournait le pied des collines
noires, comme un ruban d'argent. Le bruit de
ses eaux se mêlait à l'harmonie des pins. C'é-
~ 170 —
tait le seul bruit qu'on entendit. Aucun souffle,
aucun cri ne trahissait encore la présence de
cinquante hommes armés, disséminés dans les
bruyères.
On fait souvent des battues où tous les chas-
seurs peuvent se voir. C'est qu'alors on sait po-
sitivement où le sanglier se trouve et l'on ne
cerne que le fourré où il est blotti. Mais cette
fois, il s'était élevé des doutes sur la place que
la bête fauve occupait. On avait perdu lou
boulé au milieu de la forêt ; on l'avait retrou-
vé plus loin; puis on l'avait définitivement per-
du dans les feuilles sèches des châtaigniers aux
pieds desquels les sangliers viennent, la nuit,
faire leur provision quotidienne de marrons. Il
avait alors fallu cerner un plus grand espace.
Heureusement que le nombre d'hommes permit
d'envelopper tous les points présumés où le
sanglier avait pu se retirer. Depuis une heure,
perché sur mon roc, je regardais, dans la pose
du bandit aux aguets, si la bruyère ne s'inclinait
pas, si quelque pin ne s'abattait pas, rompu au
pieds par quelque coup de boutoir. J'écoutais
autour de moi, croyant toujours entendre quel-
que aboiement, quelque grognement. Mais ic
— 180 —
torrent et les bois jetaient seuls à mon oreille
l'indéfinissable murmure de la solitude.
Après une heure d'attente, l'ennui me gagna.
Je redevins rêveur et distrait. Je me pris à son-
ger à la ville, à mes affaires, à mes amis et aux
railleries dont ils me gratifieraient lorsque, par
un retour de mémoire vers ma situation pré-
sente, je me comparerais modestement devant
eux au Klephte de Victor Hugo, lequel possé-
dait
« Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis
« La liberté sur la montagne ! «
Un coup de feu sec et bref me fit tressaillir
sur mon rocher, comme le canon éveille en
sursaut le soldat fatigué qui s'est endormi
dans le camp. Mes yeux recommencèrent à in-
terroger l'espace, à sonder les fourrés. Des cris
lointains , poussés par les traqueurs qui esca-
ladaient la première colline, m'arrivèrent avec
les jappements des meutes que l'on détachait
enfin sur lou boulé. Je vis arriver vers moi le
vieillard roi de la chasse, dont le jarret de fer
avait déjà accompli le tour des deux collines
— 181 —
depuis le commencement de la battue. Il fai-
sait sa ronde et, distribuant les dernières ins-
tructions à suivre, il embrassait tout le monde
avec les larmes aux yeux : car aux cris de ter-
reur joyeuse des chiens, il avait compris que le
sanglier était découvert et même qu'il ne de-
vait pas être seul au gîte. Des hourras, des
cris sauvages comme le chant de guerre des
Jowais, une sorte de chanson infernale que les
échos et les paysans se renvoyaient alternative-
ment, les coups de fusil que Ton tirait pour ef-
frayer et pour lancer l'animal, le galop des
chiens courants pris de vertige et dont plusieurs
franchirent follement la battue avant que le
sanglier fût levé, tout ce bruit, cette odeur de
poudre, ce tocsin de détonations m'enflammè-
rent l'imagination et je n'aspirai plus qu'à la
gloire de voir venir à moi le solitaire furieux,
s'ouvrant un chemin désespéré dans la brous-
saille. Il me sembla que j'assistai à une do ces
chasses grandioses qu'Ossian dépeint avec tant
de pompe et sous lesquelles tremblaient les
bois homériques de Morven.
Les chiens se rapprochaient toujours. Des
coups de fusil tirés près de moi et le sifflement
— 182 —
aigu des balles qui coupaient Pair m'apprirent
que le sanglier défilait, en venant vers moi, de-
vant le cordon de chasseurs dont il essuyait le
feu à une assez grande portée.
Au moment, en effet, où l'œil fixe, Parme en
joue, je regardais du coté où la fumée du der-
nier coup de feu éparpillait ses flocons bleuâ-
tres dans les pins, uhe mélopée de cris horri-
bles, mélange de grognements et de hurle-
ments, retentit à mon oreille et, tout au bas
de la colline, longeant le torrent, le sanglier,
la gueule ensanglantée, emportant après lui un
chien pendu par les dents à ses cuisses, passa
en ricochant de roche en roche, déchirant avec
ses défenses les ronces qui le déchiraient lui-
même, éventrant le chien, menaçant les autres
moins courageux qui suivaient de très près,
faisant flamboyer ses yeux ronds et hérissant
ses poils gris, comme une hyène affamée qu'on
irrite. Je ne me souviens pas d'avoir vu rien
d'aussi hideux. Je lui envoyai mes quatre balles
en l'ajustant à son ventre gras et blanc qui de-
vait lui peser terriblement, en ce moment où
sa vitesse était son unique chance de salut. J'i-
gnore si je l'atteignis. Je fus satisfait de l'avoir
— 183 —
vu, mais j'en ai gardé depuis une impression
de dégoût et d'horreur que rien n'effacera.
A cent pas de moi, sans que je m'en doutasse,
l'intrépide Alexandre attendait aussi le sanglier
et se rongeait les poings en entendant nos dé-
charges. Il pensait avec désespoir que l'animal
n'arriverait pas vivant jusqu'à lui; mais la
chasse passa à une demi-portée de son poste
et le pauvre sanglier, en arrivant devant lui,
reçut une vraie balle de Robin des Bois. Le pro-
jectile le saigna ; il lui traversa le cou au-des-
sus de l'épaule, et au moment où il chancelait
blessé à mort, au moment où les chiens pante-
lants se ruaient sur lui, le second coup de fusil
d'Alexandre lui fit sauter le crâne. Le monstre
roula lourdement, sans un cri, en rougissant de
son sang les rochers et les bruyères, jusqu'au
bord du torrent qu'il avait franchi quelques
minutes auparavant.
Je m'apprêtais à suivre les chasseurs qui se
précipitaient de tous les côtés sur la proie, lors-
que j'entendis à ma droite comme une respira-
tion saccadée, gutturale, semblable au raie
delà suffocation dans la poitrine des mourants.
Je me retournai vivement et un marcassin,
— 484 —
blanc comme le lait, s'arrêta, sans me voirT
à six pas de moi dans le sentier. Malédiction ï
mon arme était vide! — Je criai; le marcassin
partit avec la légèreté d'un chevreuil et s'élança
hors de la battue, en gagnant les hauteurs où
mon regard s'efforçait de le suivre. En ce mo-
ment, j'entendis deux coups de fusil dans cette
direction, puis des hurras qui se mêlèrent à
ceux poussés par les braconniers montant le
ravin avec le sanglier tué. Les chasseurs, devi-
nant la route qu'allait suivre le marcassin et
prévoyant une distraction de mon inexpérience,
l'avaient devancé sur la hauteur. Je les vis re-
descendre brisant les jeunes pins et les genêts
ni plus ni moins qu'un sanglier et s'ouvrant un
passage où celui-ci aurait peut-être hésité à
s'aventurer.
Oh ! ce fut un bien beau moment que celui
où les quatre troupes se réunirent, arrivant par
cent chemins improvisés, de telle sorte que les
braconniers semblaient sortir de terre. Un
d'entre eux, nommé La Trêgne, grand ami
d'Alexandre, arrivait avec un troisième sanglier
sur les épaules. La troupe des piqueurs ou tra-
ceurs venait la dernière. Tous ces hommes, à
— 185 —
force de crier, s'étaient enroués jusqu'à com-
plète extinction de voix.
La Trêgne jeta son énorme sanglier sur les
deux autres et nous fîmes une décharge géné-
rale en signe de réjouissance.
L'écho des montagnes nous répondit par un
concert de tonnerres. Les bouteilles apportées
de Laverne furent vidées comme par enchan-
tement et lancées contre les roches où elles
volèrent en éclats. Les chansons les plus étran-
ges furent répétées en chœur par les braconniers
et les échos. Jamais je n'ai vu une joie si
bruyante, si sincère, si délirante.
C'est de ce jour que nous savons le fameux
refrain de l'optimiste La Trêgne :
« Quand va ben, va ben,
« Quand va maou, tant ben ;
« Tant que duro duro,
• Quand n'y a plus, n'y a maï !
Salomon, Socrate, Sénèque, Horace, Epicure.
toute la philosophie, toute la résignation, toute
la sagesse antiques sont résumées dans l'intra-
-- 186 —
duisible et sublime bêtise de ces quatre vers
provençaux.
La Trêgne voulait absolument porter seul à
Laverne les trois sangliers tués, bien que déjà
il eût grand peine à se porter lui-même, telle-
ment il était ivre de fatigue et de vin. Au mo-
ment du départ, les chants, les cris, les coups
de fusil retentirent de nouveau. Enfin, le défilé
commença sur le flanc de la montagne. Les plus
forts de nous furent désignés pour porter le
butin. Il fallut, bon gré mal gré, laisser porter
à La Trêgne le sanglier avec lequel il prétendait
avoir eu un combat singulier. Le sanglier blessé,
vous le savez, va droit au coup de fusil pour
terrasser le chasseur maladroit: Maître La
Trêgne avait seulement blessé le sien. Le san-
glier, disait-il, était venu à lui avec la rapi-
dité d'une flèche et, comme il n'avait qu'un fusil
simple qu'il venait de décharger, il lui en avait
enfoncé le canon dans la gueule en criant au
secours. Heureusement le roi de la chasse pas-
sait en ce moment et grâce à son fusil tiré
dans le flanc du monstre, La Trêgne n'était pas
dévoré. Ce qui ne l'empêchait pas de s'attri-
buer la gloire d'avoir seul terrassé l'animal.
— 187 —
Nous arrivâmes enfin à Laverne, éreintés de
notre triomphe. La Trêgne était tombé au
moins quarante fois en route.
Là, les bouteilles recommencèrent à se vider
avec une vertigineuse rapidité. Les têtes s'é-
chauffaient et les commentaires obligés ame-
naient de graves contestations. La fin couronna
l'œuvre. Il y avait cinq sangliers dans la battue;
deux s'étaient sauvés, il s'agissait d'en connaî-
tre la cause. On en vint presque aux mains en
s'accusant mutuellement de négligence ou de
maladresse. Par bonheur le soir arrivait et les
braconniers de Collobrières approuvèrent fort
l'avis d'Alexandre : qu'ayant trois lieues à faire
par des chemins affreux, il ne fallait pas at-
tendre la nuit noire. Il fut convenu que le
partage du gibier aurait lieu le lendemain.
Les arches colossales de la Chartreuse semblè-
rent s'écrouler aux foudroyants adieux que les
braconniers leur adressèrent. Ce fut une der-
nière décharge, accompagnée de hurras étour-
dissants. Nos chasseurs y laissèrent le peu de
forces qui restait à leurs poumons exténués.
Le lendemain, après avoir visité ces ruines de
Laverne , empreintes d'une religieuse et triste
— 188 —
majesté ; après avoir exploré ces murs que le
lierre recouvre, comme pour les abriter des dé-
prédations des hommes et du temps ; après
avoir salué le soleil à son lever sur cet océan
de montagnes et donné un dernier regard d'ad-
miration aux pics neigeux des Alpes, nous quit-
tâmes la Chartreuse : Alexandre emportant les
trois hures des victimes de la veille et nous le
souvenir profond des magnificences de cette na-
ture où la pensée s'élève, où le cœur s'apaise
et s'épanouit. Nous partîmes, regrettant déjà
ces trois jours coulés loin du travail absorbant
des villes. Car les jours heureux, pareils aux
comètes , ne passent qu'à de bien rares inter-
valles dans le ciel de la vie ; mais comme ces
astres, ils y laissent une traînée lumineuse
plus durable que la leur.
C'est le souvenir.
LE LYCURGUE AUX DARDANELLES
Un des services maritimes les plus actifs et
les plus importants de notre époque est sans
contredit celui des paquebots-poste de la Mé-
diterranée, concédé par l'Etat au commerce ,
conformément à une décision de l'Assemblée
Constituante de 1848. Les lieutenants de vais-
seau investis du commandement de ces navires,
ont absolument besoin d'allier ces deux vertus
communes, il est vrai, à beaucoup de marins,
quoiqu'elles semblent s'exclure : l'audace et la
prudence. Obligés d'attérir par tous les temps,
de jour et de nuit, à des heures rigoureuse-
— 190 —
ment fixées, dans les divers ports de la côte
méridionale de l'Europe, pour y échanger les
dépêches, pour y débarquer et embarquer des
passagers et des marchandises, ces capitaines
doivent lutter avec opiniâtreté contre les vents
debout, mettre à profit toutes leurs ressour-
ces de locomotion, surveiller incessamment la
cote dont leur itinéraire leur défend de s'écar-
ter; saisir à point l'éclaircie qui leur permet de
passer entre deux tempêtes, marcher quand
même vers leur destination, consacrer enfin
toute leur attention, toute leur énergie, toute
leur patience, tout leur dévoûment au salut de
leur navire et des passagers.
Les choix d'officiers faits par le ministère des
finances ont été heureux en général, car l'ad-
ministration des postes n'a eu à déplorer que la
perte de deux paquebots : le Périclès et le
Rhamsès : perte considérable sans doute, mais
qui, toute proportion gardée, ne peut cepen-
dant pas être comparée à celles qu'a subies la
marine militaire de 1843 à 1848.
Cette navigation, courageusement accomplie
à travers tant d'écueils et de périls, faillit coû-
ter, en 1850, à la France un des meilleurs ba-
— 191 —
teaux affectés à ce service, le Lycurgue. Le 16
mars de cette année, tandis qu'une houle har-
gneuse déferlait contre les bordages du navire,
parti la veille de Constantinople pour effectuer
son retour à Marseille, une brume épaisse mas-
qua subitement la terre ; une neige abondante
obscurcit l'air au point qu'à bord on ne se re-
connaissait pas de la dunette au grand mat. Et
malgré toutes les précautions imaginables, en
dépit des calculs les plus justes et des prévi-
sions les mieux fondées, le Lycurgue s'échoua
tout-à-coup sur la pointe basse formant le
mouillage des Dardanelles : petite ville située
au centre et dans la partie la plus étroite du
long canal de ce nom.
On reconnut bientôt que le navire ne se tire-
rait pas de la cote avec ses propres ressources.
Le mouvement en arrière des roues et le hâ-
lage sur les orsières ne le firent pas reculer
d'un millimètre. Le bateau à vapeur YAverne
et une corvée de cent marins du vaisseau l'7n-
jlexiblc en station dans ces parages, vinrent
successivement, puis simultanément, épuiser
leurs efforts dans le même but. Il fallut débar-
quer le charbon et les marchandises, pour al-
— 192 —
léger le Lycurgue et tâcher de le renflouer.
Cette opération dura plusieurs jours. On l'en-
treprit avec le concours des autorités turques
dont l'empressement, dans cette circonstance,
fut d'autant plus louable que l'hiver déployait
une rigueur inconnue aux climats orientaux.
Le 20 mars au matin, le déchargement était
terminé. La nuit avait été mauvaise. La neige
continuait à tomber avec une persévérance dé-
sespérante. La mâture du navire, ses voiles de
goélette et sa cheminée en étaient littéralement
couverts. Le commandant sortit de sa chambre
et tout en donnant les ordres qu'exigeait la si-
tuation, il promena son regard inquiet sur la
mer autour du navire, puis les reporta vers la
terre ensevelie également sous la neige, silen-
cieuse et triste comme un paysage du Zuy-
derzée.
Quelques secondes après, il aperçut dans les
flots, à quelque distance du rivage, une masse
vivante qui s'agitait convulsivement et qu'il
prit d'abord pour un phoque descendu du
Groenland aux Dardanelles. Cette supposition
n'avait certes rien que de très naturel en ce
moment, car le thermomètre marquait sept
— 193 —
degrés sous zéro. Il allait appeler un officier du
bord, excellent chasseur, pour châtier de deux
balles l'insolent amphibie transfuge de ses
glaciers, lorsque deux matelots accoururent
du gaillard d'avant sur l'arrière et racontèrent
qu'un homme, un fou, sans doute, avait fait sur
le rivage des gestes extravagants et poussé des
cris plaintifs pendant un quart d'heure ; puis
qu'il s'était précipité tout-à-coup dans le canal
et s'avançait à la nage vers le Lycurgue. Deux
canotiers furent immédiatement envoyés dans
une embarcation du bord au secours de ce mal-
heureux qu'un miracle du ciel avait seul em-
pêché d'être asphyxié par le froid terrible que
nous subissions.
Quel ne fut pas notre étonnement au retour
du canot, de voir, étendu sur les bancs, un petit
nègre de race abyssinienne, âgé tout au plus
de huit à neuf ans, ruisselant d'eau salée, gre-
lottant comme je n'ai vu grelotter personne de
ma vie, et cependant manifesiant par des lar-
mes sa joie d'être recueilli à bord du bâtiment
français !
Notre pilote nous apprit alors que des nègres,
maltraités par leurs maîtres, se réfugiaient
vi 13
— 194 -
parfois ainsi à bord des navires de guerre fran-
çais ou anglais, où ils revendiquaient leur li-
berté , et que cet enfant était sans doute un
jeune esclave de quelque homme riche du pays,
à en juger par la propreté et le bon état de ses
vêtements.
Sur Tordre du capitaine, le petit nègre fut
réchauffé, revêtu de la vareuse des mousses, puis
conduit et caché dans la cabine même du com-
mandant, afin d'être soustrait à la curiosité in-
discrète des nombreux matelots turcs qui, de-
puis trois jours, aidaient l'équipage à déchar-
ger le charbon.
Vers dix heures, le consul de France vint à
bord, comme il le faisait tous les jours depuis
Téchouage. Le commandant lui fit part de ce
qui venait de se passer, afin qu'on pût pren-
dre à terre tous les renseignements nécessaires
sur cet enfant. Il ajouta qu'il était décidé à
faire tout ce qui dépendrait de lui pour garder
le jeune nègre et il supplia le consul de l'aider
à atteindre ce but, persuadé que son hôte ex-
pierait cruellement sa tentative de désertion
s'il retombait jamais entre les mains de son
propriétaire.
— 195 —
Notre secret fut assez bien gardé le premier
jour, mais le lendemain, le maître de l'enfant,
informé par quelque batelier du pays de la pré-
sence du fugitif à bord du Lycurgue, vint l'y
réclamer, prétondant que c'était son fils. Le
capitaine le renvoya porter ses réclamations au
consulat, après lui avoir fait entendre, par un
interprète, qu'il n'était pas dupe de son men-
songe. Il lui fit offrir cependant un millier de
piastres (environ 25C francs de notre monnaie, )
pour le rachat de l'enfant, et comme il refu-
sait obstinément, le commandant lui fit obser-
ver qu'il avait tort de ne pas conclure ce mar-
ché. « Mon pavillon, ajouta-t-il, me donne le
droit de rendre libre cet esclave, immédiate-
ment et sans rançon. J'userai de ce droit si je
rencontre des prétentions injustes. »
Les instructions des capitaines des navires
de guerre français et anglais leur enjoignent, en
effet, de déclarer libre tout esclave qui par-
vient, dans cette intention, à se réfugier à leur
bord. Cette disposition est même rendue publi-
que dans les divers ports de l'Orient, au moyen
d'affiches placardées en plusieurs langues sur
les murs des bureaux de l'administration des
— 196 —
postes. Aussi les Turcs, qui voyagent presque
toujours accompagnés de leurs esclaves, éprou-
vent-ils une grande répugnance pour nos cour-
riers, auxquels ils préfèrent les paquebots du
Lloyd autrichien qui n'ont pas une semblable
consigne.
Un renfort inespéré qui nous arriva en ce mo-
ment coupa court à la discussion : c'était la
magnifique frégate à vapeur turque le Medji-
dieh, que le Sultan, ayant appris notre échouage ,
venait, de son propre mouvement, d'expédier à
notre secours. Au bout d'un quart d'heure,
nous étions remis à flot. Le Lycurgue était
tout en fête.
La secousse de l'échouage nous avait tous
terrassés, mais la secousse puissante qui nous
renfloua nous fit éprouver la plus délicieuse
sensation. Le navire lui-même semblait parta-
ger notre joie, et sa masse inerte se berçait avec
une sorte de bonheur et d'orgueil sur les lames
courtes du canal.
ous devions , le soir même, nous remettre
en route pour Smyrne. Le capitaine se rendit
à terre chez le consul, pour aller avec lui re-
mercier les pachas des Dardanelles de l'assis-
— 197 —
tance qu'ils nous avaient prêtée. Le sort du pe-
tit nègre devait être débattu en même temps
auprès du pacha civil, de sorte que le désir
de continuer notre voyage et celui non moins
vif de savoir ce que deviendrait notre intéres-
sant prisonnier, nous firent attendre le retour
du commandant avec la plus vive impatience.
Le soir, à table, en effet, le commandant
s'empressa de nous raconter ce qui s'était passé.
Notre curiosité fut d'autant plus satisfaite que
le caractère officiel du narrateur nous garan-
tissait l'incontestable authenticité des faits.
« Je trouvai, nous dit-il, à la porte du con-
sulat, le Turc, humble et suppliant cette fois.
Je lui renouvelai l'offre de racheter son esclave
et, comme il refusa de nouveau, le consul lui
dit d'aller nous attendre, pour faire vider le
différend, chez le pacha civil auprès duquel
nous nous rendions. Je ne voulais pas user de
violence et enlever cet esclave à son maître. Le
dévoûment récent des autorités turques envers
nous me commandait de les ménager, même
dans leurs préjugés farouches qui nous répu-
gnent le plus.
« En soumettant l'affaire au pacha civil, j&
— 198 —
savais bien aussi que je n'obtiendrais jamais
que le nègre fût laissé entre mes mains. En
Turquie, les chrétiens ne peuvent pas acheter
d'esclaves et, en général, les gens qui servent
les Européens sont des rayas ou des musulmans
peu attachés à leur religion. Mais je voulais
obtenir du pacha qu'il prît lui-même l'enfant
à son service, ou, tout au moins, qu'il usât de
son autorité pour le faire changer de proprié-
taire.
« Nous rendîmes visite d'abord au pacha mi-
litaire, homme de 40 à 50 ans, à la moustache
fourrée et noire, au visage austère, d'une haute
et belle stature et qui n'avait de disgracieux-
dans sa personne que le costume semi-euro-
péen dont le sultan Mahmoud affubla jadis son
armée et les hauts dignitaires de l'Empire.
« Nous le trouvâmes dans la citadelle qu'il
habite par ordre. Il est logé dans une salle
basse attenant à la caserne, où sont entassés
<?00 ou 300 soldats et artilleurs formant la gar-
nison de cette place, très importante pour la
défense des Dardanelles, puisqu'elle est située
au point le plus resserré du canal. En face de
la citadelle, sur la côte opposée, est bâti le Châ-
— 199 —
leau d'Europe , destiné à croiser ses feux avec
•elle. Le détroit qui les sépare a tout au plus un
mille marin de largeur. La tradition affirme
que ce bras de mer aux rapides courants fut.
en cet endroit même, traversé à la nage par
lord Byron. Le Château d'Europe se nomme
Kilid-Bahr (la clef de la mer); celui de la côte
d'Asie, Chanack-Kalehssi. Ils portent aussi les
Jioms de Sestos et d'Abydos. Ces deux fortifi-
cations sont très mal construites et font peu
d'honneur aux ingénieurs turcs ou grecs qui
en ont dressé les plans. La bravoure naturelle
des soldats musulmans aurait bien de la peine
A les préserver d'un audacieux coup de main.
Les batteries, semi-circulaires, sont garnies de
vieux canons de tous calibres et d'origines fort
différentes. Les embrasures du centre sont oc-
cupées par de monstrueux mortiers à large
gueule, au pied desquels dorment depuis des
siècles, presque enterrés dans ]e sable, d'énor-
mes boulets de pierre ou de marbre.
« L'habitation du pacha était basse, étroite
et très simplement ornée. Elle ressemblait plu-
tôt à la tente d'un chef d'armée en campagne
qu'à la salle de réception d'un dignitaire. Outre
— 200 —
le divan sur lequel il était assis les jambes
croisées et où nous nous assîmes nous-mêmes
à ses côtés, il y en avait vis-à-vis un autre
moins large et plus court qui paraissait servir
de lit. Dans un angle, se trouvait une table
avec les objets rigoureusement indispensables
à la toilette sommaire du soldat, Les murs
étaient garnis de quelques armes en faisceau,
fort belles, et de quelques tablettes portant des
inscriptions turques, probablement des versets
du Koran.
« Après l'échange de quelques mots de féli-
citation et de remercîment, on nous offrit le
café et le chybouck; puis vinrent des paroles
flatteuses sur la conduite généreuse de la Porte
à l'égard des réfugiés hongrois dont quelques-
uns, parmi ceux qui n'avaient pas embrassé
l'islamisme , se trouvaient en ce moment à
bord d'une frégate turque, le Taïf, mouillée
en face de la citadelle. Nous apercevions, par
les fenêtres, leurs longs manteaux blancs que
le soleil couchant semblait teindre de rayons
pourprés. La frégate allait, disait-on, les trans-
porter à Malte.
« Nous prîmes congé du général turc et nous
— 201 -
nous dirigeâmes vers le palais du pacha civil.
Dès que notre visite y fut annoncée, la maison
fut évacuée par une foule de gens qui étaient
venus soumettre leurs démêlés à la juridiction
souveraine du pacha.
<( Ce pacha a une noble et belle figure de
vieillard, de beaux yeux, très-vifs encore, pleins
d'intelligence et de bonté ; de blanches et fines
mains garnies de bagues enrichies de diamants.
Il roulait dans ses doigts l'indispensable sebbah
(passe-temps), espèce de chapelet aux grains
d'ambre et de santal. Il était entièrement vêtu
à la turque et enveloppé d'une ample pelisse
doublée intérieurement d'une belle fourrure
orientale.
« Après les compliments d'usage, les officiers
de la maison nous apportèrent le café et la pipe.
On fume et on boit toujours en Turquie. La
salle où l'on nous reçut était spacieuse et inon-
dée de lumière par de nombreuses fenêtres aux
riches tentures. D'ameublement, point. On n'y
voyait que de larges sophas, de soyeux tapis
sur le parquet et, au milieu de la salle, une
grande cassolette en cuivre, d'où s'exhalait une
légère vapeur parfumée. Le café nous fut servi
— 202 -
dans des tasses turques, de véritables miniatu-
res appelées findjan, que Ton tient à la main
dans des zarf, petites soucoupes d'argent fili-
grane, ayant la forme de nos coquetières. Puis
on nous offrit des chyboucks armés de longs
tuyaux de bois de jasmin ou de cerisier avec
des bouquins d'ambre d'une grande valeur. Ce-
lui que fumait le pacha était constellé de pier-
reries.
<( Le café pris, le consul parla au pacha de
notre petit esclave noir. Je ne comprenais rien
au récit, ne sachant pas un mot de turc ; il pa-
rut intéresser le pacha. Quand on en vint aux
divers dénouements à donner à l'histoire du
négrillon, je me mêlai à la conversation pour
faire dire au pacha combien l'acte courageux
de cet enfant de huit ans m'avait surpris, com-
bien sa conduite révélait de courage précoce et
d'énergique résolution, « Si le pacha, ajoutai-
je, daignait le garder à son service et le faire
élever dans sa maison, il trouverait sans doute
en lui un serviteur intelligent, reconnaissant
et dévoué. )> Le vieux pacha me fit répondre
gracieusement qu'il avait pensé tout de suite,
comme moi, à l'enlever à la barbarie de son
— 203 —
maître et à le garder auprès de lui. Il demanda
s'il était à bord du navire et si on ne pourrait
)as l'y envoyer chercher immédiatement. — Je
•épondis que j'avais eu le soin d'amener l'en-
ànt à terre dans ma baleinière, et qu'un de
nés quartiers-maîtres l'avait conduit dans la
naison même. Le pacha le fit introduire par
m personnage qui servait d'interprète, car l'es-
saye ne savait que l'arabe et, comme moi,
l'entendait pas un mot de la langue musul-
nane.
« L'entant jeta d'abord des regards ébahis et
nquiets autour de lui, puis, devinant bien vite
:elui dont il devait réclamer la protection, il se
précipita aux genoux du pacha. Il chercha ses
>ieds sous les plis delà pelisse pour les baiser,
it prit d'un air suppliant la barbe blanche du
patriarche pour la porter également à ses lè-
res. Puis il se mit à pleurer avec tant d'eftu-
ion que tout l'auditoire en fut attendri.
a Le pacha fit alors appeler le Turc qui, sen-
inelle attentive, n'avait pas, depuis notre arri-
ée, quitté la porte du palais. Cet homme n'é-
ait pas du pays, car il portait le costume un
►eu théâtral et le lourd caban à larges raan-
— 204 —
ches des habitants des côtes de Syrie. Le type
de sa physionomie était un mélange de l'astuce
juive et de la rudesse des montagnards du Li-
ban. C'était un homme vigoureux et méchant,
mais ce devait être un marchand fort habile.
« La conversation suivante, que le consul me
traduisait à voix basse, s'engagea entre le pa-
cha et lui :
« _ Qu'as-tu à dire ? sois sincère et bref.
« — Cet enfant m'a quitté parce que je re-
fusais de céder à sa passion pour la gourman-
dise. Il me prenait mon sucre et me buvait
mon café. Je l'ai corrigé quelquefois pour cela.
Je suis son père ; je viens le réclamer, ô pacha
juste et grand!
« — Tu n'es pas son père, dit le pacha d'un
air grave et digne, car cet enfant est noir
comme un Abyssin et toi tu es blanc comme un
fils d'Ali. D'ailleurs, un père ne maltraite pas
son enfant comme celui-ci prétend que tu le
maltraitais.
« _ Cet enfant est un menteur, répliqua ef-
frontément le marchand, je ne le battais pas.
« En ce moment , le négrillon se livra à une
pantomime expressive, par laquelle il nous iït
— 205 —
comprendre à tous ce qui avait déterminé sa
fuite : c'était la menace que son maître avait
faite de lui couper le cou. Il y eut tant de
spontanéité et de naïveté dans ce geste, que
nous faillîmes éclater de rire. Mais le front du
pacha ne s'était pas déridé. Il reprit :
ce — Il faut que tu l'aies battu souvent et
cruellement pour qu'il se soit résolu, lui si
jeune, par un temps pareil, à aller se jeter
dans la mer du Prophète et à se réfugier sur un
vaisseau étranger, avec de l'eau salée jusqu'aux
lèvres au risque de se noyer.
« — Cet enfant a fait cela parce qu'il est
entêté et indisciplinable.
« Cette fois., le pacha laissa un fin et rapide
sourire d'ironie errer au coin de sa bouche.
« — Si cet enfant est ton fils, dit-il, tu es un
bien mauvais père et un bien mauvais croyant,
puisque le toubibe (le médecin) l'a visité et
qu'il n'est pas encore circoncis. Avoue donc que
c'est un esclave que tu as acheté pour quelques
piastres et que tu veux revendre à Constanti-
nople pour beaucoup d'or ?
ce En disant ces dernières paroles, le visage
du pacha s'était de nouveau rembruni. Le mar-
— 206 —
cband, confondu par cet interrogatoire, dit ti-
midement :
(( — 0 pacha! tu es la lumière et ta lèvre a
dit la vérité. Pardonne à ton serviteur indigne.
oc — Eh bien, à la bonne heure. Alors nous
allons faire marché ensemble. Combien veux-tu
de l'enfant?
et — 4,500 piastres du Grand-Seigneur : (à
peu près mille francs de notre monnaie.)
« — Es-tu juif ou musulman? dit le pacha
toujours impénétrable.
« — C'est ce que m'a coûté cet enfant, ô pa-
cha juste et grand! s'écria le marchand, allé-
ché par un cupide espoir. C'est ce qu'il m'a
coûté en y ajoutant ce que j'ai dépensé pour le
nourrir, le vêtir et le faire voyager depuis que
je l'ai.
« Mais le pacha n'écoutait plus. Sur sa figure,
la gravité était devenue de la sévérité.
« — Je ne te dis pas ce que je t'offre pour
que cet enfant soit à moi, dit-il ; nous le ferons
estimer par un expert et je te donnerai le prix
arbitré.
« Cette manière de régler le différend ne pa-
rut pas trop convenir au marchand qui s'ap-
— 207 —
prêtait à répliquer. Mais la sentence était ren-
due ; la moindre protestation, la plus simple
objection pouvait provoquer une bastonnade.
Le marchand le comprit. Le pacha lui fit un
signe des yeux, et il sortit.
« Le serviteur qui tenait le petit nègre par
la main allait l'emmener hors de la salle quand
le pacha lui dit de rester. Il envoya chercher
dans le harem du palais son petit-fils, char-
mant enfant de quatre à cinq ans, aux cheveux
blonds et bouclés, aux joues fraîches et roses,
comme le sont en général les enfants des riches
familles turques. Il fit placer la main de ce joli
petit ange dans celles de l'esclave, et se pen-
chant sur ce couple enfantin avec une bonté
touchante, il dit à son petit-fils :
« — Dorénavant, ce ne sera plus Ouria, ta
nourrice, qui te servira à manger et à boire,
qui t'endormira le soir, en te tenant par la
main, et qui t'éveillera le matin en agitant le
menecheh ou le marouaha, (l'éventail) sur ta
tête ; ce sera ce jeune enfant d'un pays du coté
du soleil, et qui va devenir ton serviteur, ton
ami et ton frère!
o Le pauvre esclave avait compris le bonheur
— 208 —
inespéré qui lui tombait du ciel par les lèvres
du vieillard. Il se précipita tout en larmes aux
pieds de l'enfant, aux pieds du pacha, aux nô-
tres ; il était fou de joie et baisait la poussière
des tapis avec d'inexprimables transports. On a
rarement assisté à une scène plus attendrissante
et plus émouvante que celle-là. »
Quelques heures après, au moment où nous
appareillions des Dardanelles, nous jetâmes un
dernier regard vers le palais du pacha et nous
vîmes le négrillon qui, par l'une des fenêtres
qui donnent sur la mer, envoyait des baisers
d'adieu au Lycurgue. Nous partîmes pleins de
confiance dans la parole du vieillard turc dont
le caractère nous avait pénétré d'admiration et
de gratitude et dont la sagesse et la bonté ve-
naient de faire à un malheureux esclave une
destinée heureuse : destinée qui peut devenir
brillante si les qualités précoces de cet enfant
sont développées par une culture intelligente et
assidue.
L'INCENDIE DU MOURILLON
On pourrait faire l'histoire du port de Tou-
lon par les incendies qui Font ravagé. En 1793,
les Anglais y brûlèrent notre escadre et firent
sauter nos poudrières. Sous l'Empire, le vais-
seau le Breslaw prit feu dans l'arsenal. Pen-
dant la Restauration, la frégate la Fleur-de-
Zis, incendiée dans le port même, fut coulée
sur place pour préserver les navires qui Tavoi-
sinaient. Les coqueries de la poix furent consu-
mées en moins d'une nuit. En 1829, le vaisseau
de second rang le Sceptre brûla, cinq jours
consécutifs, au milieu de la rade, où l'on avait
vi 14
— 210 —
eu à peine le temps de le remorquer. En 1836r
le trois-ponts le Trocadéro fut dévoré dans le
bassin, au moment où on procédait à sa toi-
lette de départ pour son premier voyage. En
1840, les chantiers d'artifices de la marine
sautèrent avec un fracas épouvantable. L'in-
cendie des hangars du Mourillon a servi d'épi-
logue à cette série de désastres.
Le 2 août 1845, à onze heures et demie du
matin, le canon se fit entendre. On crut que
l'escadre de la Méditerranée, à l'ancre depuis
plusieurs jours aux iles d'Hyères, profitant de
la brise d'est qui soufflait grand frais, venait
reprendre son mouillage en rade. La ville était
en fête et de chaque fenêtre on se renvoyait la
bonne nouvelle : « l'escadre arrive ! »
Mais à peine le canon, qui n'a qu'une seule
et même voix pour l'alarme comme pour l'al-
légresse, eût-il fini de retentir, que les cloches
de la ville et celles de la marine entonnèrent le
tocsin à toutes volées et qu'un immense nuage
de fumée noire s'étendit de l'est à l'ouest,
comme un rideau de ténèbres tiré entre le so-
leil et la cité.
h Le feu dans l'arsenal ! le feu dans Tarse-
— 211 —
nal î o Et ce cri qui, dans les ports de guerre,
éveille tout de suite une idée de destruction et
de mort, courut de bouche en bouche, d'une
extrémité à l'autre de la ville.
La population tout entière escalada les toi-
tures pour voir où était le danger. C'était au
Mourillon, le grand annexe de l'arsenal.
Chose inouïe ! en moins de dix minutes le
feu s'était développé sur une longueur de plus
de 200 mètres. Les flammes dépassaient déjà les
plus hautes maisons et l'on voyait , à travers
la fumée, voltiger d'énormes tisons qui mena-
çaient les vaisseaux en commission de rade,
mouillés devant le Mourillon. A midi, l'incen-
die avait envahi une étendue de 500 mètres.
Le vent, s'engouffrant par l'ouverture orientale
des hangars, précipitait l'incendie vers l'extré-
mité opposée, entre une toiture en charpente
et deux rangs d'arcades fermées par des palis-
sades de bois.
Alors un spectacle effrayant se présenta aux
regards de tous. Les piles de bois de construc-
tion, embrasées en même temps sur plusieurs
points, ressemblaient à des pyramides titanes-
ques bâties avec des laves en fusion. On voyait
— 212 —
s'écrouler tout d'un coup et s'abîmer dans la
fournaise des sections de charpente de cent
mètres de longueur. La crépitation des flam-
mes et le fracas des écroulements s'entendaient
de la ville et y répandaient une stupeur géné-
rale.
Mais le courage allait s'élever aux propor-
tions du danger.
Les vaisseaux avaient déjà chassé sur leurs
ancres et s'étaient hâlés au large pour s'abriter.
Les deux bagnes flottants le Nestor et YAlgé-
siras, auxquels personne n'avait songé d'abord
et dont la toiture en planches était déjà calci-
née, venaient d'être sauvés. Les autorités civi-
les, maritimes et militaires, les 6,000 ouvriers
du port, les marins de la rade, les sapeurs du
génie, l'infanterie de marine, l'infanterie de
ligne et toute la population ouvrière de la cité
s'étaient portés sur le lieu de la catastrophe.
Que pouvaient cependant toutes les forces
et tous les dévoûments humains contre la vio-
lence et la rapidité d'un tel fléau ?
La crainte que le vent ne changeât jetait sur-
tout l'effroi dans le faubourg populeux du Mou-
rillon. Si, en effet, au lieu du vent d'est, qui
— 213 —
est une exception sur notre rade en cette sai-
son , le mistral qui règne ordinairement eût
soufflé ce jour-là, ce beau faubourg et la nou-
velle caserne de l'infanterie étaient irrévoca-
ment perdus. La poudrière de La Malgue ris-
quait de sauter. Depuis midi jusqu'à la nuit, les
malheureux habitants du faubourg, ne pouvant
résister à l'atroce chaleur qui brisait leurs vitres
et lézardait leurs maisons, déménageaient à la
hâte et c'était pitié de les voir entasser pêle-
mêle dans les champs leurs hardes et les ber-
ceaux de leurs enfants.
A deux heures, on mura les ouvertures de la
poudrière La Malgue, et le transport des pou-
dres se fit avec un ordre et une précision qui
n'avaient malheureusement pas présidé aux
premiers secours.
Il y avait quelque chose de sublime dans le
dévoûment des ouvriers du port. Ils couraient
au brasier comme à une fête, s'élançaient jus-
que dans les flammes pour leur disputer des
poutres à demi embrasées et les précipiter à
la mer. Ils avaient la conscience en ce moment
de ce que peut et vaut le peuple aux jours des
grands périls. Ils savaient ce que valent l'abné-
— 214 —
gation, le courage indompté des hommes de la
forte race, à qui les écrivains officiels escamo-
tent tant de fois la gloire du succès au profit
des chefs, en leur laissant à eux celle des bles-
sures et des larmes.
A trois heures, le feu était à peu près cir-
conscrit. Le cadre où il devait s'éteindre était
tracé. En ce moment, il occupait 600 mètres de
longueur sur à peu près 100 de large : 60,000
mètres carrés de superficie!
Les efforts des pompes s'étaient concentrés
sur l'extrémité ouest des hangars séparés seu-
lement par un espace de 12 mètres du magni-
fique atelier de la scierie mécanique. Il fallait
sauver à tout prix cet établissement qui , du
reste, devait servir de barrière contre le vol-
can aux cinq vaissseaux en construction, assis
sur leur cales couvertes dans les chantiers im-
médiatement voisins. Et on le sauva malgré
l'atmosphère incandescente et les colonnes de
flamme que le vent plaquait contre sa façade
inondée par les pompes.
Puis la nuit vint. Les ténèbres firent ressortir
davantage encore l'horreur de cet immense em-
brasement. Les montagnes du Faron et de La
— 215 -
Malgue, le ciel et la rade étaient empourprés
par les lueurs du brasier. A six lieues de Tou-
lon, on apercevait encore sous le ciel cette
•clarté inusitée. Nul ne pourrait raconter la si-
lencieuse terreur qu'inspirait ce tableau.
Vers minuit , on était tout-à-fait maître du
feu. La frégate à vapeur de 540 chevaux, le
Descartes, qui avait reçu Tordre d'aller cher-
cher aux iles d'Hyères, 1,9-00 hommes de l'es-
cadre de l'amiral Parccval, vint mouiller en
petite rade et débarqua ses renforts. On rem-
plaça les corvées de garde qui mouraient de fa-
tigue et de faim et le service de nuit fut orga-
nisé. Nuit lugubre que personne ne passa dans
son lit ! De quart d'heure en quart d'heure, des
jaillissements lumineux, de soudaines explosions
éclairaient les points restés dans l'ombre, puis
retombaient avec de sinistres craquements en-
tre les pyramides de braise que formaient les
poutres restées debout, en s'enfonçant d'aplomb
dans les cendres. Et l'on n'entendait plus, sous
ce ciel illuminé comme par une aurore boréale,
que les porte-voix des chefs encourageant les
travailleurs, le bruit sourd des pompes qui n'a-
vaient cessé de fonctionner depuis le matin, la
— 216 —
crépitation des flammes ou les plaintes déchi-
rantes des blessés que Ton emportait aux am-
bulances.
Le lendemain matin, au jour, il ne restait
plus de ces riches approvisionnements de bois
qu'un effroyable amas de laves, de scories, de
cendres et de charbon; de ces arcades sans
nombre qu'un tas de décombres fumants et
quelques piliers en ruines qui donnaient à la
scène un peu de l'aspect infernal du grand ta-
bleau de Robert-le-Diable. Les pierres de taillé
même s'étaient pulvérisées sous l'action du feu.
Les fers s'étaient fondus, et l'on abattait les
arches restées debout, à l'aide de palans, afin
d'étouffer entièrement le brasier, dont un coup
de vent pouvait porter au loin les dernières
étincelles.
La perte qui résulta de cet incendie fut irré-
parable pour la marine. L'évaluation la plus
digne de foi a porté à 30 millions ce qui* fut
consumé là en douze heures. Les flammes dé-
vorèrent un hangar rempli de merrains et de
douelles ; un autre hangar rempli d'avirons et
de barres de cabestans, un autre rempli de
baux et de varangues ; un autre rempli de gour-
— 217 —
nables œuvrées, ces chevilles précieuses à l'aide
desquelles on relie les bordages des vaisseaux ;
une pile énorme de bois de ga}*ac ; deux autres
piles de chênes et d'ormes ; une autre de
noyers ; une autre de bordages en bois du nord,
de Riga, et de planches de Suède. La perte
la plus regrettable fut celle des courbants
et des bois de couronnement devenus si rares
et si indispensables à l'architecture navale.
1.500 caisses à eau, en fonte, qui se trouvaient
dans le voisinage des hangars furent égale-
ment détruites.
Le nombre des blessés, d'après le registre
des ambulances, consulté le lendemain à neuf
heures du matin, s'éleva à 80. On eut à citer
des traits admirables de bravoure et de dé-
voûment. On vit, par exemple, au début de
l'incendie, des condamnés briser leurs fers qui
les gênaient, les porter à la gendarmerie et,
de là, s'élancer aux postes les plus périlleux.
On en vit d'autres rester pendant trois heures
presque tout nus , devant cet enfer qui les cal-
cinait vivants et dont la chaleur suffoquait
même les marins à bord des navires, au milieu
de la rade.
— 218 —
^Cct incendie, au sujet duquel tant de bruits
mystérieux ont circulé, ne put être attribué
qu'à un crime.
Le feu prit à dix endroits à la fois, et il est
probable que, s'il n'avait pas couvé depuis plu-
sieurs jours, il n'eût pas éclaté avec une vio-
lence et une soudaineté pareilles. — On trouva
dans l'atelier de la scierie mécanique, à deux
pieds au-dessous du sol, une mèche soufrée,
roulée autour d'un bâton comme une sorte de
caducée, et placée sous un baril de goudron.
Au-dessus du baril , des branches résineuses
étaient disposées en forme de grille, et le tout
était recouvert de gournables. Au moment où
le cratère éclata, la sentinelle commise à la
garde des cinq vaisseaux de ligne en construc-
tion sur les chantiers voisins, vit un galérien se
glisser furtivement sous la cale du Navarin, et
sur le refus du forçat de battre en retraite,
elle le tua d'un coup de baïonnette. Dix minutes
après, on découvrit sous la cale de ce vaisseau
une mèche soufrée recouverte d'une vareuse,
espèce de chemise goudronnée que les matelots
portent à la mer, pour se garantir de la pluie et
des vagues.
— 219 —
Tout a porté à croire que les incendiaires
furent les galériens employés aux travaux du
Mourillon. L'incendie a-t-il été le résultat d'une
vengeance particulière? Les forçats n'ont-ils
été que l'instrument? L'impulsion est-elle par-
tie d'ailleurs ? Ce soupçon a pris plus tard une
grande consistance devant le résultat négatif de
l'enquête qui fut faite après l'incendie et s'est
transformé en certitude dans l'esprit de la po-
pulation justement effrayée.
Pour nous personnellement, si quelque chose
a pu nous étonner dans cette terrible catas-
trophe, c'est qu'elle ne soit pas arrivée plus tôt
et qu'elle ne se soit pas renouvelée depuis. J'ai
vu, pour ma part, de mes propres yeux vu, à
diverses reprises, des condamnés fumer sur des
piles de bois pendant que leur garde, abruti ou
distrait, se promenait à l'écart. Et chacun sait
qu'un forçat surpris à fumer par un garde ou
par une ronde, ne se fera , pour éviter la bas-
tonnade dont cette contravention est punie, au-
cun scrupule de cacher son cigare tout embrasé
sous un tas de bois , au risque d'incendier le
le port.
Nous avons longtemps supplié le gouverne-
— 220 -
ment d'éloigner les forçats de tous les chantiers
où ils peuvent compromettre le salut d'une
ville comme la nôtre et d'un arsenal qui compte
parmi les richesses de la patrie. Notre voix a
été enfin à demi entendue, mais il a fallu qu'un
désastre irréparable vînt confirmer nos crain-
tes. La leçon a été coûteuse et terrible. Dieu
veuille qu'elle nous soit profitable à l'avenir.
FÊTES POPULAIRES DU MIDI
NOËL
L'origine de la Noël remonte évidemment
aux premiers temps du christianisme, lorsque
la foi de nos pères voulut éterniser, par des
fêtes anniversaires , les grands événements
évangéliques.
Les populations méridionales célèbrent la
naissance du Messie depuis bientôt vingt siècles,
à travers les phases d'hérésie et de doute qui
ont bouleversé le monde. Et cependant, comme
le passé déteint toujours sur le présent ! Ces
— 222 —
réjouissances chrétiennes débutent par une ré-
miniscence toute païenne que l'Eglise de Saint -
Pierre n'a jamais pu extirper de nos mœurs.
La fête commence le 24 décembre, à sept heu-
res du soir. Cette soirée, d'après les rites de
l'Eglise , doit être entièrement consacrée au
jeûne et aux prières. Eh bien ! nos pères l'ont
baptisée : ce le soir du gros souper. »
Je n'ai jamais cherché à me rendre compte
si l'on est mieux disposé à jouir d'une fête après
un jour de bombance qu'après un jour de mor-
tification et d'abstinence. Ce que je puis affir-
mer, c'est que , sans être précisément païens,
les Provençaux ont de tout temps, et aujour-
d'hui plus que jamais, donné en cette circons-
tance raison à l'usage contre la religion.
Mais voici qu'on dresse la table devant le
foyer où pétille, couronné de lauriers, le cari-
gnié, vieux tronc d'olivier séché et conservé
avec amour pendant toute l'année pour la tri-
ple solennité de Noël. L'aïeule, dans un coin
de la cheminée, découpe des festons de papier
blanc pour en faire des collerettes aux bougies
qui, ce soir-là seulement, remplacent la lampe
économique où brûle le jus d'olive. Les petits
— 223 -
enfants battent des mains à la vue du nougat
rouge, des oranges rangées en pyramide dans
des assiettes blanches, et des sveltes fioles de
vin cuit dont le village de Roquevaire, sur la
route d'Aix , approvisionne toute la Provence.
L'heure du souper arrive.
Mais avant de passer à table, nous n'en
avons pas fini aves les accrocs à l'orthodoxie.
Voici encore une coutume qui sent terrible-
ment l'idolâtrie : c'est la bénédiction du feu.
Le plus jeune enfant de la famille s'agenouille
devant le feu et le supplie, sous la dictée pa-
ternelle, de bien réchauffer, pendant tout l'hi-
ver, les pieds frileux des petits orphelins et des
vieillards infirmes ; de répandre sa clarté et sa
chaleur dans toutes les mansardes et de ne
jamais dévorer l'éteule du pauvre laboureur ni
le navire qui berce le matelot sur les mers
lointaines. Puis il bénit le feu, c'est-à-dire
qu'il l'arrose d'une libation de vin cuit, à la-
quelle le carignié répond par des joyeuses cré-
pitations.
A table ! à table !
Et voici le mets indigène, composé d'une
énorme morue frite , arrangée avec du vin
— 224 —
rouge et des câpres, qui fume sur un trépied
de laurier et qui disparaît bien vite sous les
assauts simultanés des robustes appétits de la
famille.
Lorsque les oranges des Baléares, les pom-
mes de Savone et de Naples, les dattes d'Alger,
le nougat rustique des villages, lorsque toutes
ces carènes, qui n'apparaissent qu'une fois l'an-
née sur la table du pauvre, sont consommées,
on se réunit en cercle autour du carignié. On
y chante des noëls jusqu'à minuit, heure à la-
quelle on se rend à la première messe,
La nuit du 24 au 25 est la véritable fête pour
tous. Les boulangers sont dispensés de tout
travail et c'est la seule nuit de l'année qu'il
leur soit permis de passer loin du pétrin. Il est
vrai qu'ils payent cette vacance nocturne par un
surcroit de travaux les nuits précédentes. C'est
aussi pendant cette unique nuit que les indi-
gents sont autorisés à mendier publiquement
en chantant des cantiques, bien que des hom-
mes dévoués aient fait pour eux une quête gé-
nérale à domicile quelques jours avant la Noël
et que, la veille, la municipalité ait fait distri-
buer des bons de pain et de viande à quiconque
— 225 —
s'est présenté pour en demander. Les enfants
partagent aux pauvres les libéralités de la fa-
mille. Us envoient par les fenêtres les aumônes
qu'on enveloppe dans des bourses de papier
allumées par un bout afin que les destinataires
les retrouvent plus facilement dans la rue.
. Tout-à-1'heure on apprenait la prière aux
enfants : maintenant on leur apprend la charité.
Décidément on a bien raison de tonner du haut
des chaires contre la perversité et l'immora-
lité du siècle !
Le lendemain, 25 , chacun s'endimanche de
bonne heure, car les promenades regorgeront
dans la journée d'éblouissantes toilettes. Les
paysans viendront visiter les villes, et leur cos-
tume pittoresque leur attirera des regards dont
ils seront longtemps fiers. C'est une belle occa-
sion de briller, jeunes filles ! Rien ne dispose
mieux le cœur des jeunes hommes à la perspec-
tive du bonheur dans l'amour, que vos blondes
théories déroulées, par un jour de fête , aux
tièdes rayons d'un soleil d'hiver.
Et si le soleil s'avise d'être maussade ce
jour-là; s'il pleut derrière les nuages gris; si
décembre secoue sa chevelure de frimas sur
vi 15
— 226 —
les promenades désertes, n'imaginez pas que la
tristesse va descendre sur tous ces fronts rayon-
nants naguère. Non, car il fait bon devant le
curignié par le mauvais temps. La causerie a
bien ses charmes intimes sous le toit paré de
rameaux d'oliviers, de lauriers et d'orangers>
Et puis, on se console en songeant qu'aux fêtes
de Pâques, les promenades seront plus belles et
plus animées par le retour des fleurs et du
printemps ; car un proverbe provençal qui n'a
jamais menti, dit-on, ce qui est très-rare pour
un proverbe, assure que :
Qui passe Noël au feu
Passera Pâques au jeu.
Le soir du grand jour est arrivé. Toute la
famille est réunie autour de la table. Les en-
fants ont, par exception, la permission de por-
ter la main à tous les plats et de manger à dis-
crétion. Et vous pensez s'ils en profitent! Cette
fois, ce n'est plus le poisson salé que la Hol-
lande nous expédie, qui fume à la place d'hon-
neur dans un cadre de carènes. C'est la dinde
classique, nourrie des épaûtres de nos champs.
— 227 —
En voyant sur la table cette reine des basses-
cours, dont la braise a doré Tépiderme, ne
croyez pas que vous assistez à un noël de bour-
geois. Oh non ! Depuis le grand négociant à qui
d'heureuses spéculations font rêver le grade fi-
nancier de millionnaire, jusqu'au paysan qui
déjeûne dans un sillon avec du pain bis, une
gousse d'ail et de l'eau , chacun ce soir- là
mange la dinde. La dinde de Noël n'est pas une
dérision comme la dominicale poule au pot
d'Henri IV. Il est impossible de vous dire com-
bien de privations les pauvres travailleurs s'im-
posent pour arriver à économiser le prix de la
dinde. Les femmes du peuple, à Marseille sur-
tout , sont tellement convaincues que l'absence
de cette pièce serait une calamité que souvent,
pour se la procurer, elles engagent au Mont-de-
Piété leurs bijoux de famille et, à défaut de bi-
joux, jusqu'aux couvertures de leur lit. Et il
faut avoir beaucoup de courage, je vous assure,
pour se résoudre à se défaire de cet objet si
indispensable pendant l'hiver, même en Pro-
vence.
Le 26, on se réunit pour achever les restes
du festin et comme ces sortes de ruines n'ms-
— 228 -
pirent communément aucune mélancolie, les
danses et les jeux nationaux clôturent la jour-
née.
C'est le soir du 26 qu'on mange le pain de
St-Etienne, surmonté du laurier qui couronna
son parrain martyr, Ce pain affecte la forme
d'une gourde et on attribue à ses débris, qu'on
garde religieusement, dans les campagnes sur-
tout, une foule de vertus à la fois merveilleuses
et burlesques : comme celles, par exemple, de
préserver les ânes de la colique et les chiens
de l'hydrophobie.
C'est aussi le soir du 26 qu'a lieu l'inaugu-
ration des crèches, ces petits théâtres d'auto-
mates où l'on représente la naissance de Jésus,
On jouit de ces représentations, égayées par les
anachronismes les plus drôles qu'on puisse
imaginer, moyennant l'équivalent de l'intaris-
sable fortune du Juif-Errant. C'est là que se
chantent ces noëls où, comme l'a dit M. Orto-
lan, les anges parlent toujours en français et les
bergers en patois provençal. Ces chants popu-
laires fourmillent de saillies naïves, de lazzis
spirituels et d'éclairs de philosophie dont on
reste longtemps frappé. Je ne puis guère les
— 229 —
traduire car le génie de cette langue qui, avec
un peu plus de bonheur, serait devenue celle
de la France entière, s'évapore dès qu'on le
sort de son atmosphère. Je citerai un seul
trait qui m'étonna par sa simplicité et sa pro-
fondeur.
Un ange annonce, en français assez équivoque,
la naissance du Messie aux bergers. Il semble
que le poète provençal, qui met des vers fran-
çais dans une bouche divine, ait voulu se ven-
ger de la suprématie qu'il est obligé d'accorder
ainsi à la langue nationale en la déchirant im-
pitoyablement. Les pâtres, qu'on réveille en
sursaut pendant la bienheureuse période du
premier sommeil, se lèvent de fort mauvaise
humeur : a Passe ton chemin, beau fils de riche,
disent-ils. On voit bien que tu as dormi jusqu'à
la douzième heure du jour et que tu es de ceux
qui mangent le pain sans savoir ce qu'il coûte. *
Mais l'ange n'en chante que plus fort :
Un Dieu vient de naître,
Bergers, levez-vous, etc.
Et les bergers qui finissent, à force de se frot-
-- 230 —
ter les yeux, par reconnaître le messager divin
à l'auréole d'étoiles qui ceint son front, se pros-
ternent devant lui et se mettent en route pour
l'étable de Bethléem.
Alors apparaît un vieillard frondeur et scep-
tique, (il paraît qu'il y a toujours eu de ces
vieillards-là,) qui, réveillé par les chants pieux
de la caravane défilant chargée de langes et
de cadeaux pour le nouveau-né, reproche aux
pâtres de sacrifier ainsi les douces voluptés du
sommeil pour courir après des chimères, & Jouis-
sez de l'heure qui passe, » dit-il;
« La jeunesse est une espérance
* Et la vieillesse est un regret. »
Qui donc a défini la vie avec plus de vérité
et de concision que ce refrain d'une chanson
inconnue ?
Pour voir une crèche dans tous ses détails,
il n'y faut aller qu'après le six janvier. La cir-
concision n'a lieu que le premier de l'an, et les
Mages n'apparaissent sur la scène avec leurs
manteaux de soie mouchetés de paillettes d'or,
leurs domestiques nègres et leurs dromadaires
— 231 —
<le carton, que le six janvier. On met réguliè-
rement les plus remarquables morceaux de
chant dans la bouche des Rois-, car le peuple
qui porte, à son insu, la poésie dans ses en-
trailles, la croit encore réfugiée, comme au
temps de Salomon et de David, dans les palais
royaux. Le grand Frédéric et le cardinal-mi-
nistre qui écrivit Miraync, ne se doutaient cer-
tes pas qu'ils avaient des admirateurs nés sur
les bords de la Méditerranée.
Du reste, chaque année, les fêtes de la Noël
inspirent sur la naissance de Jésus et sur son
adoration par les Rois d'Orient, de nouveaux
chants populaires qui sont répétés par toutes
les voix. D'où viennent-ils, qui les a composés?
Leur origine est un mystère. Ils sont éclos à la
chaleur bienfaisante du carignié et de là,
comme des oiseaux impatients de battre des
ailes et dont la mère insoucieuse a disparu, ils
ont pris leur essor à travers champs. Qu'on
dise, après cela que la poésie des troubadours
est morte ! Il n'y a, pour la retrouver jeune et
vivante, comme au temps des Bertrand de Ven-
tadour et des Bertrand de Borhn, qu'à la cher-
cher au foyer provençal où son culte ne s'est ja-
— 232 —
mais éteint, C'est comme si Ton disait que la
violette n'existe pas, parce qu'elle cache son
parfum dans des sanctuaires d'ombre et de si-
lence.
J'ai longtemps joui de ces fêtes comme on
jouit d'une chose acquise, c'est-à-dire sans en
apprécier le charme ni la portée. Je les com-
prends maintenant et je suis sûr que cette très
imparfaite esquisse sera lue avec plaisir par
mes compatriotes, car elle donne au moins une
idée de cette triple solennité de Noël qui res-
serre dans les familles les liens bénis de la poé-
sie, de la religion et de l'amour.
fefco)
SILOUETTE LE GABIER
Parmi les innombrables physiologics dont on
a récemment encombré la librairie, on a né-
gligé la plus originale, celle qui présentait le
plus de titres à être observée, celle qui aurait
été accueillie peut-être avec le plus d'intérêt.
C'est la physiologie du matelot.
A quelles vicissitudes le matelot n'est-il pas
exposé?
Il faut, pour s'en rendre compte, avoir,
comme lui, exploré l'Océan dans son immen-
sité; défendu à chaque heure sa vie contre les
récifs et les ouragans, dans des luttes qui blan-
— 234 —
chissent les cheveux avant trente ans ; il faut
avoir comme lui naufragé à l'entrée du port,
esquivé la pointe des éclairs, bravé la soif, la
faim, l'insomnie, la misère, la vermine et les
épidémies ; soutenu des semaines entières l'é-
pouvantable choc des lames, canonné les vais-
seaux ennemis et les trombes monstrueuses ;
opposé un front d'airain à la rafale qui bou-
cane la peau et met à tout instant la vie en
question.
Aussi le matelot est-il un être à part. Il n'a
qu'un désir, qu'une pensée : la terre ! La terre
est pour lui le paradis qu'il rêve à travers
l'Océan, où son œil n'aperçoit que le ciel et
l'eau. Et pourtant, il y meurt d'ennui après y
avoir dépensé, en trois jours, l'or qu'il a forcé-
ment épargné par des privations de tout genre
dans une campagne de trois ans.
Il y a un mot qui n'existe pas et que je vou-
drais inventer pour exprimer la joie qu'éprouve
le marin lorsque, des profondeurs de l'horizon,
il salue les montagnes natales après une longue
absence. J'ai souvent assisté au débarquement
des marins. Il y a dans leur voix, dans leurs
yeux, dans leurs gestes, dans tout leur être un
— 235—
sentiment de bonheur, un élan de folle joie, des
transports d'ivresse qu'eux seuls, je crois, peu-
vent comprendre et ressentir à ce degré.
Au point où le débarquement s'opère, il s'é-
lève un nuage de tabac que je défie au mistral le
plus obstiné de dissiper. Là, les matelots se ba-
lancent, se heurtent, s'entre-choquent et crient
comme les vagues : c'est la mer personnifiée,
c'est une houle humaine qu'agite, bouleverse et
électrise la tempête de la joie. Les liqueurs
fortes et le délire bruyant qu'elles enfantent,
bouillonnent dans leur tête et dans leur poi-
trine. Ils marchent comme s'ils allaient renver-
ser tout ce qu'ils rencontrent; ils ont tout
oublié : leur navire , leurs chefs, la discipline,
leurs souffrances! Ils ne voient plus rien que la
terre et ses plaisirs sur lesquels ils se ruent à
î'envi.
C'est dans une de mes promenades du soir,
que j'ai recueilli l'histoire suivante.
Un canot monté par un officier et six mate-
lots venait d'accoster le quai. L'officier se ren-
dait au théâtre. Il intima l'ordre aux canotiers
de ne pas s'éloigner de l'embarcation jusqu'à
son retour. A dix heures, la chaîne qui ferme
— 236 —
le port s'ouvre pour que les officiers puissent
regagner le bord. La ville et la rade, comme
deux jeunes beautés qui se parent de diamants
pour le bal de la nuit, s'illuminaient de tous
côtés et les canotiers, pour combattre l'ennui
qui les assiège dès qu'ils ne peuvent plus dé-
penser l'activité inquiète que l'air de la mer in-
fuse dans leur sang, demandèrent au quartier-
maître l'histoire de leur camarade Silouette.
Il la leur raconta à peu près ainsi :
(( Le 26 septembre 1842, le vaisseau la Ville-
de-Marseille, k l'ancre depuis cinq mois dans la
rade de Toulon, dérapa et appareilla pour Rio-
Janeiro, où il transportait l'ambassadeur fran-
çais, M. le baron de Langsdorff. Une brise ca-
rabinée enflait toutes ses voiles. Le lendemain
matin, à la pointe du jour, il passait par le
travers de Mahon, dessinant sur la Méditer-
ranée une immense courbe pour atteindre Gi-
braltar et filant dix nœuds à l'heure.
< Silouette, excellent gabier attaché à la ti-
monerie, était occupé sur la dunette à dégager
une drisse de flamme enchevêtrée par une bouf-
fée de vent dans la forêt de cordages du vais-
— 237 —
seau. Il tomba à la mer. Personne ne s'en
aperçut. Les vaisseaux sont des villes mouvan-
tes dont la moitié des habitants ne connaît pas
l'autre. La disparition d'un homme n'y est sou-
vent signalée qu'à l'appel. C'est ce qui eut lieu,
en effet. On regarda de tous cotés, les cimes
blanches des flots se montrèrent seules aux re-
gards consternés des camarades de Silouette.
L'acte de disparition et de décès fut dressé et
le vaisseau continua majestueusement sa route
avec un gabier de moins. Selon un antique
usage maritime, l'équipage de la Ville-de-
Marseille délivra au marin mort un congé pour
l'autre monde. Les marins qui disparaissent
vivants dans la mer ont seuls droit à ce con-
gé de l'éternité.
a Lorsqu'on plonge de toute la hauteur d'un
vaisseau, on fait une visite forcée aux profon-
deurs de la mer. L'ascension pour remonter à
la surface dure au moins autant que la chute.
Lorsque Silouette respira l'air froid du golfe de
Lyon , le vaisseau était déjà à plus de deux
cents mètres de lui. Il cria; les vagues crièrent
dix fois plus fort que sa voix et la couvrirent.
Elles se dressèrent bientôt entre le vaisseau et
— 238 —
lui comme des collines. Le vaisseau disparut
et les cris du matelot se perdirent dans l'im-
mensité. Lorsqu'il se trouvait dans l'abîme que
la vague creuse en se soulevant, il ne voyait
plus que cet abîme et le ciel. Lorsque la vague
l'enlevait sur sa croupe, il distinguait, loin,
bien loin, un groupe de montagnes grises. C'é-
tait l'archipel des Baléares.
« Le courage des marins est pareil à la pou-
dre : un éclair l'embrase. Cet éclair, c'est le
danger. Par un hasard bizarre, on peut dire
que, dans cette circonstance, le courage de Si-
louette s'alluma dans l'eau. Silouette était un
robuste nageur. Il fit un signe de croix et na-
gea résolument vers les Baléares.
Il nagea trois heures sans épuiser ses forces.
Pour connaître l'heure, le marin n'a qu'à inter-
roger la hauteur du soleil. A l'aide de cette
horloge céleste, son œil exercé donnera tou-
jours des démentis formels aux chronomètres
les plus infaillibles.
« La terre semblait fuir devant le naufragé.
Il s'aperçut avec désespoir qu'il lui serait im-
possible de l'atteindre. À ce découragement ter-
rible, vint se joindre la crainte d'être dévoré
- 239 —
par les requins qui pullulent dans ces parages.
« Je conçois que Décius se soit dévoué au
gouffre expiatoire ; je conçois que les trois cents
Spartiates des Thermopyles se soient dévoués
avec certitude à la défaite et à la mort; je con-
çois tous les dévoûments sublimes que l'his-
toire a enregistrés : ceux qui les ont accomplis
avaient leurs glorieuses raisons pour agir com-
me ils l'ont fait. Mais se dévouer aux requins
est, je crois, un sacrifice au-dessus des forces
humaines, parce qu'il n'est profitable à per-
sonne, pas même à la mémoire de la victime.
Silouette aperçut une manne qui flottait à la
surface de l'eau. Cette manne eût pu lui être
d'un immense secours pour le soutenir. Eh
bien ! il eut peur que quelque requin ne s'en
fut coiffé pour guetter, caché sous cet obser-
vatoire suspect, l'instant où, brisé de fatigue,
le marin viendrait s'y reposer. A l'idée d'être
avalé par ces hideuses gueules, il s'éloigna de
la manne aussi rapidement que ses forces le
lui permirent. Les requins ne sont pas des ba-
leines, pensa-t-il, et les marins français ne sont
pas des Jonas.
( Il était onze heures du matin. Depuis cinq
— 240 —
heures, le matelot luttait contre la mort avec
une constance inouïe. Le vent ne soufflait plus
et le soleil d'automne dardait ses longs rayons
de feu sur ces doux rivages de Minorque où
fleurissent les orangers, les cédrats et les pal-
miers de l'Orient.
« Silouette avait fait sa dernière prière à Notre-
Dame-de-la-Garde, la patronne des naufragés,
et dit adieu pour toujours à sa mère et à sa
fiancée. Car il devait se marier au retour de
ce voyage. Le vertige de la mort grondait déjà
dans sa tête. En regardant pour la dernière fois
l'horizon, il aperçut un brick marchand qui cin-
glait droit sur lui.
« Depuis que les naufragés de la Méduse
découvrirent Y Argus qui venait les sauver, au-
cun homme n'avait plus ressenti, comme Si-
louette l'éprouva en ce moment, cette crainte
terrible, cette espérance haletante, cette joie
souvent mortelle qui font battre le cœur jus-
qu'à le briser. Il cria, il cria. Il fut entendu et,
en quelques instants, la chaloupe du brick s'é-
lança vers lui pour le recueillir. Il cramponna
par un effort désespéré sa main crispée sur le
bordage de la chaloupe, où les matelots qui la
— 241 —
montaient rétendirent évanoui. La Providence
que l'homme heureux nie ou qu'il appelle le
hasard, venait d'accomplir un miracle : Silouette
était sauvé.
« Le capitaine du brick voyageait en compa-
gnie de sa femme, belle espagnole aux 3 eux
noirs, brave comme un corsaire contre le mal
de mer et la tempête, et joignant à l'exquise
sensibilité de la femme le courage et la résolu-
tion d'un chirurgien de marine. Une grande
dame de nos salons se fût évanouie à l'aspect
de ce corps livide et glacé comme un cadavre.
La femme du capitaine fit chauffer d'épaisses
couvertures et en enveloppa Silouette avec une
sollicitude toute maternelle. Sans cette femme,
le matelot, bien que sauvé des flots, serait mort
infailliblement. Mais Dieu n'accomplit jamais
un miracle sans l'entremise d'un ange.
« Trop de zèle faillit pourtant changer l'ange
en inquisiteur ou plutôt en démon : c'est la
même chose si Ton considère que le feu a été
pour Satan et pour Torquemada le moyen le
plus usité de torture.
Voyant que le matelot ne revenait pas à la
vie, la femme du capitaine crut devoir, au mc-
vi 16
— 242 —
pris de l'homœopathie qu'elle ne connaissait
pas, chasser par un excès de chaleur le froid
mortel qui glaçait dans ses veines le sang de
Silouette. Elle fit donc chauffer ses fers à re-
passer et les promena sur toute la surface du
corps inanimé du marin, absolument comme
elle l'aurait fait sur une chemise. L'opération
fut longue et douloureuse, mais ce remède, pire
que le mal, triompha. A huit heures du soir,
Silouette respira bruyamment comme on fait
en revenant sur l'eau après avoir plongé.
« Trop épuisé pour ressentir ses souffrances
physiques, trop brisé pour recouvrer ses souve-
nirs, il se laissa aller à cet affaissement de
l'âme et du corps, toujours suivi d'un sommeil
silencieux et lourd comme une agonie. Lors-
qu'il s'éveilla, le soleil éclairait magnifiquement
ces iles panachées de dattiers, de citronniers et
d'aloès, ces radieuses filles de la mer dont le
plus célèbre prince de la maison de Barcelone
fit, il y a six cents ans, en écrasant la domina-
tion maure dans les Baléares et dans le
royaume de Valence, le plus beau jardin de
l'Espagne, l'Eden de TAragon.
« Silouette ouvrit lentement les yeux, croyant
— 243 —
sans doute avoir abordé déjà l'autre monde, et
tremblant à l'interrogatoire qu'il allait y subir :
son âme n'étant pas tout-à-fait exempte de
peccadilles.
« Le capitaine du brick se tenait debout au
chevet de son hamac , épiant avec anxiété le
moment d'adresser la parole au ressuscité.
« — Mon ami, lui dit-il, vous sentez-vous la
force de vous lever ?
« — Je n'en sais, ma foi! rien, murmura
Silouette , croyant sérieusement avoir affaire à
Satan en personne.
« — Savez-vous où vous êtes ?
« — Oui , non . . . attendez ... ah ! je suis à
bord d'un brick marchand qui m'a pêche sur
Teau, reprit le marin rassuré et recueillant en-
fin ses souvenirs.
« — Eh bien, mon cher, vous empêchez mon
brick de marcher.
« — Moi, j'empêche votre brick de marcher?
« — La preuve, c'est que nous sommes à la
même place où nous vous sauvâmes hier à midi
et que, sans vous à bord, la brise de cette nuit
nous eût fait filer au moins huit nœuds à
l'heure vers notre destination.
— 244 —
(( — A moins que je n'aie avalé une quantité
d'eau qui pèse plus que le navire, je ne vois pas
en quoi je puis retarder sa marche.
« — Je m'explique, dit le capitaine. Écoutez.
Nos lois sanitaires sont très rigoureuses. Elles
défendent de porter secours à qui que ce soit
en mer, sous peine d'une amende très forte ou
d'une longue quarantaine. L'une et l'autre peu-
vent m'être infligées si je vous garde à bord.
Ce serait mal payer le service que je vous ai
rendu que de m'exposer à une amende dont
mes intérêts souffriraient et à une quarantaine
dont ma cargaison de marchandises ne peut
subir le retard. J'ai rempli envers vous le de-
voir que m'imposait l'humanité; remplissez le
votre, mon ami, en m'obéissant.
ce — J'entends, répliqua Silouette en exami-
nant sa peau toute brûlée, tandis que l'idée
d'être dévoré par les requins le frappait au
front comme une balle ; j'entends : vous voulez
que je reparte à la nage et , pour cela, vous
m'avez fait rôtir afin que vos requins trouvent
le morceau tout cuit. Les requins et les mate-
lots espagnols se font des politesses et se ser-
vent des déjeuners. Je ne quitterai pas le bord.
— 245 —
capitaine, ou vos matelots me lanceront par
dessus les bastingages.
« — Vous avez une injuste opinion de l'hos-
pitalité espagnole. Nous sommes éloignés d'un
quart d'heure de la côte. La chaloupe va vous
y déposer. Vous en serez quitte pour une visite
des douaniers qui vous prendront sans doute
pour un ballot de tabac vivant.
c< — Ou pour un monstre marin, ajouta Si-
louette avec colère, en découvrant son corps
couvert d'écaillés et de plaies.
« — Vous pourrez de là gagner Mahon, qui
n'est éloigné que d'une lieue. Votre consul vous
rapatriera.
« — Merci, capitaine, dit le marin en sau-
tant sur le pont, sans même songer à s'habiller
convenablement. Dieu vous rendra ce que vous
m'avez donné de soins et de vie. Ma reconnais-
sance vous est acquise pour l'éternité. En quel-
que lieu du monde que vous vous trouviez, mes
bénédictions vous y suivront, vous et les vôtres.
Adieu !
Il embrassa l'équipage, et la chaloupe le
déposa sur la grève espagnole un quart d'heure
après. L'ange qui l'avait sauvé se déroba pu-
246
diquement à sa vue ; mais son zèle trop ardent
n'en avait pas moins transformé en charbon
Tépiderme d'un des plus robustes matelots de
la marine française.
« — Lorsque le brick vira de bord pour ga-
gner le large, Silouette lut en grosses lettres
sur l'arrière : San Antonio — Malaga.
« Le premier insulaire auprès duquel il s'in-
forma de la direction de Mahon, le regarda fi-
xement, rit d'abord, puis jeta dans la campagne
un cri sauvage auquel cent cris répondirent,
comme dans nos villages tous les chiens d'un
quartier répondent au premier aboiement de
l'un d'eux. Boulanjére, boulanjéré! criaient à
tue-tête les paysans ; et les pierres accompa-
gnant bientôt ces paroles , Silouette en sentit
siffler à ses oreilles quelques-unes auxquelles
il soupçonna le diamètre et la rapidité d'un
boulet. Allons, dit-il en prenant le galop, je suis
destiné à être martyrisé. J'ai failli être noyé
comme une sultane infidèle ; peu s'en est fallu
que je ne fusse grillé vif comme saint Laurent,
et maintenant, on va me lapider comme saint
Etienne. Il est désolant d'être martyr malgré
soi.
— 247 -
i Et il courut, il courut à travers une grêle
de cailloux, effrayé par les anathèmes d'une
foule exaspérée qu'il n'avait nullement provo-
quée. Guidé par ce premier mouvement qui est
toujours bon quand la réflexion ne le gâte pas,
il s'était dirigé droit sur Mahon. Il y arriva en
plein jour, en costume de nageur et les pieds
ensanglantés, sans rencontrer d'autre obstacle
que les rires moqueurs et les huées de la po-
pulace. Il atteignit enfin la maison consulaire,
où il trouva asile et protection pendant un mois.
Le consul, après s'être plus diverti de son
odyssée que de celle d'Homère, le rapatria sur
un navire d'Agde qui toucha à Marseille le 27
octobre. Silouette se dirigea immédiatement
sur Toulon et il arriva au Bureau des Revues.
le 30.
« Là, il trouva des officiers de marine avec
lesquels il avait navigué et qui s'intéressèrent
vivement à lui. On lui conseilla d'écrire à l'a-
miral Baudin, préfet maritime. Il écrivit et por-
ta lui-même sa lettre à la préfecture. Malheu-
reusement, il fut forcé de faire antichambre
pendant quelques heures et d'exposer à Taide-
de-camp de service le motif de sa visite. Main-
— 248 -
tenant qu'on ne croit plus aux miracles parce
qu'il nous aveuglent, il est complètement inu-
tile, lorsqu'on en a vu soi-même ou qu'on en a
été l'objet, de prétendre les faire croire à autrui.
L'officier repoussa le matelot avec des paroles
ironiques et dures, ne lui permit pas même de
laisser sa lettre et lui dit en le quittant sur l'es-
calier : « Estimez-vous heureux que je ne vous
considère pas comme déserteur et ne vous tra-
duise, comme tel, devant un conseil de guerre. »
ce Le matelot sortit la rage au cœur, tenté
de recommencer, chez l'amiral, la fameuse
scène de Jean Bart à la cour de Louis XIV.
Quelques amis qu'il rencontra lui demandèrent
avec un étonnement incroyable : « Comment !
tu n'as pas été mangé par les requins ? » Et
comme si tous ceux auxquels il s'adressait s'é-
taient entendus pour lui faire la même ques-
tion, à la fin de son histoire, qu'il ne pouvait se
lasser de répéter, on lui répondait toujours:
« Et tu n'as pas été mangé par les requins? »
« M. Cheillant, sous-commissaire aux Revues,
qui connaissait ce matelot depuis longtemps et
qui l'aimait, comprit que si ce genre de vie con-
tinuait pour son protégé, il en deviendrait cer-
— 249 —
tainement fou. Il écrivit au commissaire-général
de la marine, M. Samson, lui exposa la situa-
tion exceptionnelle de Silouette, le priant de
demander lui-même au préfet maritime ce
qu'on devait en faire. Il fut répondu que Si-
îouette serait mis en subsistance sur la gabarre
la Dore jusqu'à ce qu'un extrait du livre de
bord de la Ville- de-Marseille eût confirmé la
véracité de son récit.
« Deux mois après, le procès-verbal de dis-
parition de ce matelot arriva au ministère de
la marine et de là aux Revues. Alors, ne sa-
chant plus que faire d'un marin légalement
noyé ou digéré vif dans les entrailles de quel-
que requin espagnol , on proposa de le congé-
dier. Et quelques jours après, Silouette lut,
avec les yeux pleins de pleurs de reconnaissance
pour ses bienfaiteurs, Tordre de congé qui le
rendait à la liberté, à son village, à sa mère,
à sa fiancée. »
— Et s'est-il marié? demanda l'un des audi-
teurs.
Au moment où le narrateur allait répondre
à cette question, deux épaulettes reluisirent
sous les réverbères qui éclairent, au sommet
— 250 —
du port, la statue de saint Roch, sur la cor-
niche de l'Intendance sanitaire. Le sifflet du
maître fit entendre sa rossignolade dans le ca-
not, où les matelots sautèrent avec une agilité
d'antilope.
— Pousse ! dit l'officier d'une voix brève.
Le canot s'éloigna du quai avec la rapidité
d'une flèche, et bientôt je n'entendis plus que
le bruit cadencé des avirons qui emportaient la
fin de l'histoire de Silouette, sur la rade noire
et calme.
Quelques mois plus tard, je me trouvai dans
la chapelle de Notre-Dame de la Garde, bâtie
sur le cap Sicier d'où l'on aperçoit, comme un
panorama, la Méditerranée. Toulon, l'archipel
de vaisseaux hérissé dans sa rade, et toutes les
villes qui jalonnent la côte jusqu'à Marseille.
J'y accompagnais un ami , un marin qui allait
accomplir un vœu. Tandis qu'il prosternait son
front aux pieds de la patronne des marins,
de la Maris Stella, je regardais les innombra-
bles ex-voto dont la foi et la reconnaisssance
des matelots échappés aux naufrages, ont en-
— 251 —
veloppé la mère du Christ. Un petit tableau
dont la peinture toute fraîche annonçait une
date récente , fixa plus particulièrement mon
attention. Il représentait un jeune marin et une
jeune fille à genoux sur les marches d'un autel,
où un prêtre les bénissait. La Vierge apparais-
sait souriante dans le ciel du tableau, et sous
cette fête de bonheur nuptial que présidait la
divine reine de la mer, une courte et touchante
inscription retraçait le miracle opéré par elle
en faveur d'un matelot français nommé Si-
louette.
^X^i
SAINT- MANDR1ER
La rade de Toulon est une des merveilles de
la Méditerranée. Rien n'est gracieux comme
les grandes courbes de ses rivages, comme les
montagnes qui l'encadrent, comme le calme
resplendissant de ses jours d'été. Un poète du
seizième siècle, à qui l'amour semble n'avoir
pas plus souri que la gloire, a dit en comparant
la femme à la mer :
« La beauté, c'est la perfidie. »
Ce reproche , qu'on peut adresser à la mer en
— 253 —
général, n'a plus aucun sens lorsqu'on l'appli-
que à cette rade de Toulon dont la sûreté, au
contraire, est connue du monde entier. Les va-
gues foraines n'ont jamais franchi les promon-
toires boisés de pins qui la ferment ; et, tandis
que dans nos rades de l'Océan, les vaisseaux
tanguent comme en pleine mer , dans celle de
Toulon ils sont aussi immobiles que les rochers
sur ses rives.
L'étranger qui la visite est tenté de la pren-
dre pour un lac. Ce n'est que lorsqu'il a fran-
chi la moitié de son étendue qu'il aperçoit la
passe, assez large cependant pour que dix vais-
seaux de ligne, conservant leur distance, puis-
sent la traverser de front.
A côté de ce chef-d'œuvre de la nature, les
hommes devaient grouper les leurs. L'intention
de Dieu était évidente. Il fallait que cet admi-
rable golfe devînt le centre des grandes opéra-
tions maritimes dans le midi de la France et
qu'il jouât un rôle souverain dans les destinées
des peuples méridionaux. Et, en effet, les mo-
numents se sont élevés sur ses bords ; les vais-
seaux s'y sont multiplies et perfectionnés. C'est
de son sein que sont parties toutes nos escadres
- 254 —
glorieuses : celle qui, sous la conduite de Bo-
naparte, conquit l'Orient; celle qui délivra la
Grèce agonisante des étreintes mortelles des
Turcs ; celle qui a tué à Alger, l'hydre de la
piraterie mal étouffée par Duquesne et qui nous
créa une seconde France à 130 lieues de la mé-
tropole; celle qui alla briser l'orgueil de la
Russie en Crimée et celles qui ont conquis la
Chine et le Mexique.
Nos annales maritimes ne font mention que
de deux expéditions mémorables auxquelles les
voiles victorieuses de la Méditerranée ne du-
rent pas concourir : l'expédition d'Irlande et
celle de Boulogne. La fortune ne les seconda
pas. La tempête dispersa la première et la se-
conde ne sortit pas même du port.
On ne sait rien de certain sur la naissance de
Toulon. Son véritable fondateur est probable-
ment quelque obscur transfuge de la grande
famille phocéenne qui fonda Marseille. Les ar-
chives de notre ville remontent à peine au XV«
siècle. On y trouve qu'alors René d'Anjou, roi
de Naples, par ses lettres du 8 mars 1448,
signifia aux consuls de Toulon que cette ville et
son port feraient désormais partie du domaine
— 255 —
royal auquel il les cédait, en sa qualité de
comte de Provence. De cette époque jusqu'au
règne de Louis XIII, rien ne signala au monde
l'existence de Toulon.
Le 26 décembre 1636, le fils de Henri IV écri-
vit aux consuls de Toulon de tenir en état per-
manent de guerre un certain nombre de bar-
ques, destinées au transport des soldats sur
la cote. Il donna le commandement de cette
flotte au cardinal de Sourdis, archevêque de
Bordeaux. Cette inoffensive escadrille était bien
digne de l'amiral en soutane qui la dirigeait.
En 1641, pendant que nos troupes envahis-
saient la Catalogne, le gouverneur de Provence
eut avis que l'armée navale espagnole méditait
une tentative contre une des places de son gou-
vernement. Cette place qui alléchait ainsi les
appétits conquérants d'une nation maritime, ne
pouvait être que Toulon. La sollicitude du gou-
vernement fut alors éveillée et il fit armer trois
vaisseaux de 500 g ar gousses de toile ou de
parchemin et de 100 hommes d'équipage cha-
cun : à peu près le personnel d'une goélette de
nos jours. Ces vaisseaux furent embossés à l'en-
trée du port, pour la défendre au besoin.
— 256 —
Mais le gouvernement de Louis XIII, épuisé
et absorbé par les guerres religieuses qui en-
sanglantèrent ce règne, oublia bientôt le port
de Toulon, par lequel cependant les Espagnols,
profitant de nos discordes , auraient pu facile-
ment pénétrer dans le royaume.
Ainsi la France du Moyen- Age ne connut pas
l'importance de cette place de guerre. Les ga-
lères qui transportèrent les croisés en Palestine
mirent à la voile de Marseille et d'Aigues-
Mortes, et la marine toulonnaise ne joue de
rôle dans l'histoire qu'à partir du XVIIe siècle.
Mais Louis XIV, le roi des grandes choses,
arrivait au trône. Il comprit de bonne heure
qu'il pouvait créer une puissance formidable
sur ces bords où l'Angleterre promenait or-
gueilleusement ses poupes dorées. Dès 1658, il
fit creuser le port, avec telles machines qu'il
conviendrait aux consuls d'employer. En 1679,
un violent incendie , (Toulon en compte beau-
coup dans son histoire !) secondant admirable-
ment les projets de Louis XIV, dévora le misé-
rable arsenal que l'apathie des règnes précé-
dents y avait entretenu, et fit place nette pour
le nouvel arsenal qui fut entrepris immédiate-
— 257 —
ment sur les plans de Vauban. La fondation en
fut célébrée, à Paris, par une médaille repré-
sentant Bellone planant sur Toulon, avec cette
légende : tolonii portus et navale. L'exer-
gue portait la date : MDCLXXXI.
On commença par construire les môles gi-
gantesques qui enceignent l'arsenal; on creusa
la darse jusqu'à ce que les vaisseaux pussent y
flotter librement, et les déblais provenant du
curage furent transportés sur la plage de Cas-
tigneau dont ils exhaussèrent et consolidèrent
le sol. C'est là que fut bâti plus tard le nouvel
atelier des artifices de la marine, incendié en
1840.
Voilà l'histoire succincte de ce port dont
l'importance est maintenant si grande et le rôle
si actif et si beau. Depuis Louis XIV, il a suivi
les développements dont l'industrie et le pro-
grès ont doté la France. Il a grandi avec elle et
il possède aujourd'hui des monuments et des
richesses qui sont une des forces et une des
gloires du pays.
Je laisse aux cicérones officiels, aux livres
spéciaux et surtout au savant et attrayant Iti-
néraire de mon ami Adolphe Joanne, le soin ou
vi 17
258
le plaisir de conduire l'étranger à travers les
établissements de l'arsenal. Je neveux aujour-
d'hui m'oceuper que d'un des sites les plus pit-
toresques de la côte, ou la Marine a élevé un
hôpital monumental pour les malades de nos
escadres.
Je propose un voyage d'une heure sur le ri-
vage de Saint-Mandrier. Il offre à qui le visite
les ombrages et les parfums de sa plantureuse
végétation. J'aime ces collines couronnées de
pins, décrivant dans l'azur du ciel des courbes
si harmonieuses qu'il semble que Dieu les
caressa de sa main pour les apaiser, lorsque,
sous l'effort des volcans, elles jaillirent émues
et fumantes du sein des flots !
En traversant la rade , nous sommes en vue
de cette belle presqu'île, reliée au cap Sicier
par un isthme de sables étincelants, lesquels
tiennent lieu dans le pays de sources minérales.
C'est là, en effet, que, sous des tentes impro-
visées, enveloppés d'un bain de sable chauffé
par le soleil à 50 degrés, les malades viennent
suer et enterrer les rhumatismes de l'hiver.
Sur la pointe orientale de la presqu'île, dési-
— 259 —
gnée au portulan sous le nom de cap Cépet,
s'élève le tombeau de l'amiral Latouche-Tré-
ville, chanté dans la Nèmésis par Barthélémy.
Tout à côté de ce tombeau est bâti le séma-
phore qui signale l'arrivée des navires de guerre
apparaissant à l'horizon. Que de regards sont,
à toute heure, fixés sur cette sentinelle vigi-
lante qui transmet la première, de la ville à la
mer, du fermer natal au navire, les émotions
heureuses du retour.
On débarque à la presqu'île dans une petite
darse bordée de quais solides et commodes.
Une esplanade plantée de tamarins conduit à
la porte de l'Hôpital , ouverte entre deux spa-
cieux pavillons soutenus chacun par quatre co-
lonnes toscanes, et destinés au logement des
gardiens. C'est sur ce rivage même, au dire de
la légende, que le céleste patron du lieu, saint
Mandrier, proconsul romain, converti au catho-
licisme et baptisé par l'éveque de Toulon, saint
C}7prien, vint consacrer dans la solitude et la
prière le reste de sa vie au Dieu des chrétiens.
C'est là que, vers l'an 800 de notre ère, il fut
assassiné par les Sarrazins, qui occupaient alors
alors la colonie du Fraissinet et dont les hor-
— 260 —
des sanguinaires désolèrent longtemps tout le
littoral de la Provence et de la Ligurie.
L'immense cour où Ton pénètre en entrant
dans l'enceinte de l'hôpital a servi, sous Louis
XIV, d'ambulance aux malades des escadres
française et espagnole , guerroyant contre les
croisières anglaises établies devant Toulon. Une
batterie espagnole en ruines nommée, on ne
sait trop pourquoi, Tour de la Vieille, dont on
aperçoit les restes sur la pointe nord- est du
Lazaret, témoigue encore de la protection dont
nos alliés entouraient les hangars remplis de
leurs blessés et des nôtres.
Sous Louis XV et Louis XVI, cette portion
de la colline échut en partage -au clergé qui y
fonda une abbaye. Un prieuré était même éta-
bli dans une belle maison de campagne du voi-
sinage, villa abritée de grands arbres, où Méry
a placé le théâtre d'un de ses drames les plus
émouvants : Le Bonnet Vert.
Lors du siège de Toulon, un camp de 5,000
hommes ayant été placé près du Lazaret, les
Républicains rétablirent sur l'emplacement de
cette cour les hangars d'ambulance qu'on y
avait vus sous le règne de Louis XIV. Ces han-
— 261 —
gars subsistèrent pendant toute la durée de
l'Empire, et ce ne fut que sous la Restauration,
lorsque la France, épuisée par vingt ans de
guerres, eut repris haleine, que l'on pût son-
ger définitivement à construire un hôpital pour
la marine sur ce rivage qui, de tout temps,
avait été reconnu propre à cette destination.
En effet, dès 1819, M. de Lavinty, qui cu-
mulait à Toulon, sous le titre d'intendant gé-
néral de la marine, les fonctions de major-gé-
néral et de préfet maritime, fit dresser les plans
des deux grands pavillons parallèles qui fer-
ment la cour à l'est et au couchant. Il s'agissait
à cette époque de restituer aux Jésuites le lo-
cal de l'hôpital de la marine situé dans la ville,
et qui leur avait appartenu avant la Révolution.
Les pavillons de Saint-Mandrier étaient, sans
doute, destinés, dans la pensée du gouverne-
ment, à remplacer entièrement l'hôpital princi-
pal qu'on aurait abandonné à la revendication
ultramontaine. Mais les événements de 1830
éclatèrent avant l'achèvement de ce grand tra-
vail et la marine conserva ces deux hospices,
que ses développements ultérieurs lui auraient,
du reste, rendus indispensables.
— 262 —
Ce fut M. Rocourt de Charleville qui dressa
les plans des deux ailes dont nous venons de
parler. M. Bernard, inspecteur-général des tra-
vaux h}Tdrauliques, qui succéda à M. Charle-
ville, modifia les plans de son prédécesseur et
ajouta aux bâtisses déjà faites les belles gale-
ries à voûtes d'arêtes qui circulent tout autour
de l'hôpital. L'aile du fond, qui ferme la cour
au midi, et qui est perpendiculaire aux autres,
fut élevée en 1828 sur les mêmes plans.
Chacun de ces pavillons a cent mètres de
longueur sur vingt de large. Chaque façade est
percée de soixante-six ouvertures à plein cintre,
reliées d'un plancher à l'autre par des bal-
cons en fer. Ces pavillons, séparés l'un de l'au-
tre par des fossés de dix mètres de large, sont
réunis par des ponts volants qu'on peut dresser
à volonté. En cas d'invasion d'une épidémie par
exemple, le pavillon dans lequel elle se mani-
feste est immédiatement isolé des autres pa-
villons et même de tout l'établissement.
La cour occupe une surface de quinze mille
mètres, tout ombragée par des ormeaux et ta-
pissée littéralement de plates- bandes de camo-
mille romaine, dont les malades respirent le
- 263 —
parfum amer et sain. Les objets d'art et d'an-
tiquité exhumés par les forçats en creusant les
fondations de cet hôpital, rappellent ces vers
du poète nîmois :
* Et Ton ne peut fouler un pouce de surface
« Dont la mort mille fois n'ait déjà pris la place. »
En effet, chaque coup de pioche dans cette grève
a mis à nu des tombes, des squelettes, des urnes
lacrymales, des médailles antiques, des chape-
lets de verroteries et des scarabées sacrés ; des
monnaies, des crucifix, des cuirasses : Rome et
le Moyen-Age, le Paganisme et l'Evangile, tout
le passé môle et confondu dans la même pous-
sière, dans le même oubli! Quelle consécration
du grand principe de l'égalité et de la frater-
nité que ce repos commun entre les hommes
de toute race, de toute croyance et de tous les
siècles, dans le sein maternel de la terre!...
Je ne vous introduirai pas dans l'intérieur de
l'hôpital, parce que je vous ai promis un voyage
d'agrément et que si je faisais défiler devant
vous une procession de malades en capote grise
et en casque à mèche, je mentirais effronté-
ment à mon programme.
— 264 —
Visitons en passant, si vous voulez, la cha-
pelle de l'hôpital ; elle en vaut bien la peine.
Elle a été construite sur les plans du temple
du Soleil, rapportés de Rome par le savant in-
génieur qui dirigea les travaux de Saint-Man-
drier. Cette chapelle, de forme circulaire, est
un petit chef-d'œuvre de grâce et de coquette-
rie. Son enceinte est tout entière en pierres
blanches taillées, tirées des carrières de Cassis»
Sa coupole est soutenue à l'intérieur par seize
colonnes accouplées d'ordre corinthien, et à
l'extérieur par vingt-quatre colonnes d'ordre
ionique qui, saillantes de 1 mètre 50 du mur
d'enceinte, forment tout autour une charmante
galerie d'où l'on aperçoit un panorama superbe.
La colonnade a vingt-cinq mètres de diamètre.
Un tableau représentant le baptême de saint
Mandrier par saint Cyprien, orne le panneau
de l'unique autel de la chapelle. Est-il beau-
coup de familles en France qui, depuis qua-
rante ans que la Marine envoie ses malades
rétablir leur santé sur ce rivage, n'aient vu
quelqu'un de leurs enfants agenouillé sur le
marbre de cette jolie chapelle?. . .
Derrière l'aile sud de l'hôpital est une vaste
„ 265 —
citerne dont on évalue la capacité à 1,800,000
litres. Elle alimente le service général de l'éta-
blissement. Sur sa voûte, on a formé une belle
terrasse qui conduit , par des degrés en taille,
aux gradins élevés en espaliers de la colline.
Rien de plus gracieux que ces jardins sus-
pendus dont l'ingénieuse et savante disposition
rappelle les terrasses aériennes de Sémiramis.
Ils sont plantés d'arbres de toute essence, de
fleurs de tous les climats, coupés de sentiers
sablés et d'une pente si douce qu'on les gravit
sans s'essouffler et qu'on arrive sans fatigue au
sommet.
Immédiatement au pied des jardins, on trouve
une immense citerne formée de deux bassins
concentriques dont les murs décrivent dans le
roc un arc de quatre-vingts mètres de déve-
loppement et dont les déversoirs correspondent
à la citerne inférieure de l'hôpital. Cette citerne
cube cinq millions de litres. Tous les cours
d'eau de la colline y viennent aboutir par une
terrasse bâtie sur sa voûte et percée de puisards
de trois mètres de profondeur, au fond desquels
l'eau est épurée et filtrée à travers une épaisse
couche de gros sable de mer. Cette citerne
— 266 —
n'est pas seulement remarquable par sa forme
et par ses dimensions ; elle l'est encore par un
prodige d'acoustique que le hasard seul y a
ménagé. La réputation de l'écho de Saint-Man-
drier est bien connue des voyageurs. Le phé-
nomène de la répercussion du son y est com-
plet. La détonation d'un simple pistolet de
poche y est distinctement répétée jusqu'à
soixante-dix fois. La voix humaine y est si fi-
dèlement reproduite que de naïfs et supersti-
tieux paysans sont sortis tout épouvantés de la
citerne., persuadés que c'était une succursale
de l'enfer, peuplée de sorciers facétieux et in-
visibles.
Je résiste à la tentation de citer quelques
échantillons de ces conversations entremêlées
de mauvais calembours et d'atroces jeux de
mots. Grâce à l'habileté d'intonation de ceux
qui ont expérimenté les poumons de l'écho,
elles produisent parfois l'effet le plus drôle et
le plus divertissant.
En sortant de la citerne, on monte par cin-
quante marches en taille dans des parterres
couverts d'une végétation exclusivement tropi-
cale. D'immenses groupes de pins embaument
— 267 —
de résine les sentiers qu'ils ombragent. Les
murs qui soutiennent les espaliers sont tapis-
sés de faux poivriers, de glycine, de corcorus,
de caracole, de lierre etd'aloès. De tous cotés,
se pressent de grandes touffes de genêts, dont
les gousses d'or forment un contraste éblouis -
sant avec la verdure austère et sombre des
cyprès et des cactus. Partout on voit les plan-
tes les plus sauvages se mêler aux fleurs les
plus délicates : les lentisques aux troènes, le
thym à la balsamine, le romarin aux grands
dahlias, le serpolet aux rosiers, les bruyères
blanches aimées d'Ossian, aux œillets écarla-
tes, aux renoncules panachées si chères à Al-
phonse Karr. Partout on voit jaillir des géra-
niums avec des feuilles larges comme des pam-
pres de vigne, des verveines comme des arbres,
et des tiges de fenouil qui balancent leurs têtes
à six mètres de hauteur. Puis, dans les coins
abrités et chauffés par le soleil , on admire de
beaux végétaux exotiques, des produits étran-
ges de la Flore africaine, tels que des figuiers
de Barbarie aussi épais que ceux dont les Ka-
byles clôturent leurs gourbis; des cactus-aga-
ves aussi vigoureux que ceux qui bordent les
— 268 —
chemins de la Boudjaréah. Un de ces agaves
pousse toutes les années une tige de trente
pieds de haut. Sa fleur, semblable à un grand
candélabre , ' s'élève pendant vingt-huit jours
d'un centimètre et demi à l'heure. Puis encore,
on y voit à profusion les stapélies dont les étoi-
les constellent le sol ; des traînées de scolzia,
cette magnifique plante californienne dont les
fleurs semblent tissées avec l'or des mines et
les rayons du soleil : puis enfin, aux points les
plus embrasés par la chaleur, on voit en pleine
terre des ignames, des patates, des bananiers
chargés de régimes demi-mûrs , aussi dorés
que les grappes de dattes qui pendent au col
des palmiers voisins. Et que d'oiseaux chan-
teurs ! que de rossignols, que de mésanges ! que
d'insectes diaprés, que de papillons lumineux !
De quelque côté que la vue se porte, on dé-
couvre de beaux rivages, des montagnes et des
rochers célèbres par quelque souvenir glo-
rieux : les coteaux de La Malgue renommés
pour leurs vins, la falaise du cap Brun sous la-
quelle le vaisseau le Romulas livra son immor-
tel combat contre toute une escadre anglaise;
le Faron, dans les précipices duquel 800 sol-
— 269 —
dats de la République , surpris par une armée
anglaise et sommés de se rendre, s'engloutirent
aux cris de Vive la France! le petit Gibraltar
et la Batterie des Hommes sans Peur, qui fu-
rent le marchepied de la gloire de Napoléon ;
les gorges d'Ollioules, ces Thermopyles pro-
vençales, où, en 1709, une armée piémontaise
fut anéantie. Et, derrière leur chaîne grise et
sauvage, les coteaux de Gémenos et de la
Sainte-Baume, chantés par Delille.
Mais ce qu'on y admire surtout, ce qui étonne
et charme le plus, ce sont ces soudaines échap-
pées de mer entre deux promontoires dont les
arêtes s'ouvrent sur le ciel, et qui ont inspiré
à un mauvais poète du cru cette image hardie :
On dirait que l'horizon coupe
Ce grand angle par le milieu,
Gomme une gigantesque coupe
Remplie à moitié d'un vin bleu.
Ma dernière visite à Saint -Mandrier date du
mois de juin 1638. Je Fai faite en compagnie
d'une jeune et belle Saumuroise, venue de la
Tçuraine pour secouer à notre soleil provençal
— 270 —
les frimas et les langueurs qui l'avaient acca-
blée pendant l'hiver précédent aux bords de la
Loire natale.
Tandis qu'à l'ombre des pins résineux, nous
écoutions comme Socrate et Phèdre sous les
lauriers de l'Ilyssus, les cigales converser au-
dessus de nos têtes, nous vîmes, à travers une
de ces échappées, passer sous toutes voiles
une frégate neuve débutant dans la carrière
maritime par une campagne de quatre ans.
Nous suivîmes des yeux le navire jusqu'à Fho-
rizon. Il emportait un équipage de compatriotes
et d'amis vers la station si souvent ensanglan-
tée de la Cochinchine.
Heureux voyage à ces argonautes de l'ex-
trême Orient où ils vont, bravant les paludes
et le choléra, l'invisible et dévorant dragon de
ces climats meurtriers, porter la toison d'or de
la civilisation ! Puissent-ils tous, au retour, ral-
lier directement le port d'attache et n'avoir pas
besoin de faire escale à Saint-Mandrier, quel-
que beau que soit ce rivage, pour y rétablir
leur santé délabrée par l'anémie et les rudes
fatigues de la mer.
MARIE
Au mois d'avril 18. v Henry, un de mes amis
parti depuis six ans pour explorer notre midi
et se perfectionner dans son métier de maçon,
que nous avions appris ensemble, m'écrivit pour
m'annoncer son retour. J'avais toujours, malgré
son obstiné silence envers moi, songé au cher
absent. Pourtant, rien ne m'avait encouragé à
l'aimer. Entre ouvriers du même âge, l'amitié
naît de l'expansion, et mes avances n'avaient
fait que le raffermir davantage dans son mu-
tisme. Je ne savais rien de sa vie sinon qu'il
était originaire de nos pauvres villages de la
— 272 —
montagne où le travail, manquant souvent aux
travailleurs, n'est pas suffisamment rémunéré
pour leur permettre d'y vivre. Aussi les hom-
mes valides, les enfants même, désertent-ils
vers les grandes villes et, de toute la famille,
la mère accablée de misères et d'années, reste
seule gardienne du foyer. Fidélité touchante,
attachement patriarchal de ces cœurs de femme
souverainement humbles et bons, qui n'ont
vécu que de travail, de privations et de sacri-
fices !
J'aimais fraternellement ce jeune homme.
Nous avions partagé le même pain, les mêmes
travaux, les mêmes peines. Cette affection,
comme je l'ai dit, était restée un mystère pour
moi, car il avait scellé ses sentiments et ses
pensées, tout ce qui n'appartenait pas essen-
tiellement à sa vie de chantier, dans un silence
absolu. Mais l'amitié , sœur de l'amour, vient
souvent comme lui, spontanée, irréfléchie,
sans regarder dans l'avenir ou dans le passé de
ceux à qui elle se donne.
Jusqu'au jour où je revis Henry pour la der-
nière fois, je ne connus pas la véritable cause
de ce long voyage et de la douleur qui avait
— 273 —
creusé sur son jeune front les rides précoces
que j'y remarquai quand il revint.
Il arriva à Toulon vers la fin d'avril. A l'in-
verse de tous les ouvriers nomades qui pren-
nent leurs repas et logent à l'auberge, il se
choisit une petite retraite dans une bastide au
bord de la mer.
C'est là que j'allai le voir et qu'il me raconta
cette histoire empreinte de tant d'amour et de
tristesse, tandis que le mistral remplissait le
réduit de sombres harmonies et que le prin-
temps luttait au dehors contre l'obstination
de l'hiver attardé.
<c L'amitié courageuse que vous m'avez
vouée, les doux souvenirs de patrie dont vos
lettres ont adouci mon exil ; enfin votre cons-
tance à m'aimer, à me consoler d'un mal que
vous ignoriez, m'autorisent à vous faire cette
confidence d'une vie que j'ai dérobée avec tant
de soin à l'indifférence ou à la curiosité banale
de nos camarades.
« Vous le savez , je suis né dans nos belles
montagnes provençales dont les solitudes inspi-
rent à l'enfance des rêves sans but et de folles
aspirations que la réalité ne réprime et n'é-
m 18
- - 274 —
touffe pas toujours à temps. A quinze ans déjà,
des voix mystérieuses chantaient dans mon
sein; l'attrait du silence et le dégoût pour les
jeux de mes compagnons avaient fait d'alar-
mants progrès en moi et les forces de ma jeu-
nesse, employées tout entières au développe-
ment de mon intelligence, avaient laissé mon
corps souffrant et épuisé.
« Il y avait en moi un contraste qui effrayait
ma jeune raison : c'était une précoce misan-
thropie en même temps qu'un immense besoin
d'expansion et d'amour. J'avais bien ma mère
qui était un ange de tendresse et de bonté ;
mais je ne pouvais, tout en l'adorant, donner
le change aux deux sentiments qui envahis-
saient ma poitrine. C'était d'un côté l'amour
filial, et de l'autre l'amour dont je vous parle,
qui ne voulait pas s'immoler au premier. C'é-
tait un encens qui demandait un autel particu-
T 7 11
lier pour s exhaler.
(( Je me souviens que nous vivions fort pau-
vrement, ma mère et moi, des bienfaits de
notre curé et de l'assistance de quelques cha-
ritables familles , presque aussi pauvres que
nous. Le travail ingrat et rude de ma mère ne
— 275 -
suffisait pas à notre subsistance. Je compris
le devoir que ma position d'orphelin et de fils
unique m'imposait. Je n'attendis pas que quel-
que officieux ami me fit sentir l'obligation du
travail. J'embrassai ma mère et je partis pour
la ville où je vins apprendre avec vous le métier
de maçon.
ce Pourquoi je choisis ce pénible état, de pré-
rence à tant d'autres plus conformes à mes
goûts et moins susceptibles d'éprouver ma dé-
bile organisation physique, je l'ignore. Comme
dans toutes les autres circonstances de ma vie
aventureuse, je suivis ma première impulsion
sans m'inspirer d'aucun conseil étranger et fer-
mant les yeux sur l'avenir. Ce qui, sans doute,
détermina mon choix, c'est que ce métier s'of-
frait à moi dégagé des douloureuses épreuves
de l'apprentissage, avec de poétiques dangers,
des travaux variés à l'infini et des jours de
soleil sur les toits. La vie du menuisier, du
serrurier me semblait insupportable : toujours
l'atelier , toujours l'établi ou la forge : cette
monotonie m'eût tué. Puis> dans ces métiers,
je le répète, j'avais à subir l'apprentissage qui
oblige l'enfant à vivre au milieu des brutalités
— 276 —
des compagnons et sans rémunération aucune
pendant les premières années. Les maçons, en
Provence, ont aboli ce noviciat barbare. C'est
le commencement d'un grand progrès. Espérons
qu'il s'étendra bientôt à toutes les professions
et dans toute la France.
ce Pauvre enfant des montagnes, je sentis bien-
tôt que l'atmosphère des villes, jointe à l'ap-
plication continuelle qu'il me fallait donner à
ma profession, m'allait devenir funeste. Je son-
geai avec terreur à ces végétaux qui vivent un
siècle sous le soleil natal et qui , transplantés
au loin , meurent étiolés au bout de quelques
années. Mais le pieux souvenir de ma mère et
l'amélioration que son existence attendait de
mes bras, me soutinrent contre mes langueurs
maladives. Deux ans me suffirent pour devenir
ouvrier et je pus, dès lors, lui faire parvenir le
fruit de mes épargnes : si bien qu'un beau jour,
au grand étonnement de ses voisins et du bon
curé, elle n'alla plus leur demander la petite
pension habituelle et qu'elle parut à la messe
de Noël avec une robe neuve, toute rajeunie et
< ,., Quelques années s'écoulèrent ainsi. Elles
— 277 —
furent les plus heureuses de ma vie. Je savou-
rais la sainte satisfaction que donne le devoir
accompli. J'avais presque apaisé dans le travail
et dans l'étude mes aspirations sans but d'au-
trefois vers un idéal décevant. Mais l'amour
que j'avais étouffé, sans l'éteindre, allait éclater
au contact delà femme que Dieu choisirait pour
l'accomplissement de ma destinée.
« Un jour, je carrelais une chambre dont la
fenêtre s'ouvrait sur une étroite cour. Le jour
dorait les toits voisins; les passereaux saluaient
le soleil de leur babil étourdissant et des my-
riades d'insectes s'ébattaient librement dans
l'air calme et tiède. En face de cette fenêtre, il
y en avait une autre plus petite, au-dessous de
laquelle pendait, accrochée à un clou, une mi-
gnonne cage verte. Un joli serin des Canaries-
y chantait son extase au soleil qui daignait
abaisser ses regards sur le mélodieux prison-
nier au plumage d'or.
« Sur l'ardoise de cette fenêtre, des mains
soigneuses entretenaient quelques rares fleurs
dans des vases. Un rosier de Bengale dominait
avec orgueil ce petit monde enchanté. Un gé-
ranium, trompé par la tiédeur d s derniers
— 278 —
beaux jours, fleurissait comme en plein avril.
Une verveine superbe étalait ses fleurs rouges
en dehors du rebord de la fenêtre. Parfois, une
guêpe au corsage noir, aux ailes nacrées, tom-
bait enivrée du calice des fleurs et le gentil
oiseau la happait au passage. Le petit Tantale
gourmand regardait alors avec convoitise cette
tonnelle en miniature tendue sur sa prison à
jour et qui l'ombrageait comme une treille.
ce Tout- à-coup, un grincement d'espagno-
lette interrompit ma contemplation. L'oiseau
salua, par une rossignolade de joie, la main
qui lui apportait les graines dorées pour la
journée ; et la fenêtre s'ouvrant^doucement,
laissa voir, à travers la dentelle du feuillage,
la blanche fée, l'Armide de ce paradis.
« Ces détails vous ont paru longs et puérils,
sans doute? Fardonnez-moi : toute ma vie est
là.
« Je ne me suis jamais bien rendu compte de
ce que j'éprouvai devant cette apparition. Je
me souviens seulement d'un doux visage de
jeune fille et de deux mains effilées comme
celles des madones, qui secouèrent le rosier du
Bengale et firent neiger les feuilles de leurs
— 279 —
pâles fleurs sur la cage verte. Ce fut un éblouis-
sement. Après, il se fit des ténèbres dans ma
vue, dans mon cœur et dans ma raison.
Je venais enfin de trouver un autel pour y
brûler l'encens de mon amour. Ma vie était
fixée. Satellite égaré, je venais de rencontrer
l'astre autour duquel je devais graviter.
« Le lendemain à la môme heure, Marie re-
parut à sa fenêtre, entourée de la même au-
réole de charme et de beauté. Je remarquai
seulement en elle une pâleur étrange, un air
de tristesse profonde et résignée. Par un mou-
vement instinctif que je ne pus réprimer à
temps, je saluai la jeune fille. Un sourire plein
de grâce timide et d'étonnement naïf répondit
à mon salut. Je ne sais comment nous liâmes
conversation sur les fleurs, les oiseaux, le soleil,
sur tout ce qu'elle paraissait chérir. Les pre-
miers pas que je hasardai dans ce doux monde
de l'amour sont restés à l'état de mirage dans
ma mémoire. Nous parlâmes ainsi longtemps,
à travers cette cour solitaire et silencieuse
comme un parloir de couvent.
€ Ce jour-là, elle broda depuis le lever du so-
leil jusqu'à midi, assise contre la fenêtre. Je la
— 280 —
voyais derrière l'avare feuillage de son petit jar-
din; j'entendais le bruit de ses pieds lorsqu'elle
se levait pour imposer silence au canari qui sem-
blait, lui aussi, plus heureux et plus enivré
que de coutume.
« La présence de Marie m'occasionna certai-
nement de très reprochables distractions. Mes
heures de causerie et de contemplation man-
quèrent à ma tâche. Je m'aperçus, du reste,
avec un sincère désespoir, que j'allais bientôt
l'avoir terminée et qu'en changeant de chan-
tier, j'allais m'éloigner de Marie. Je prolongeai
tant que je pus ce travail qu'on m'avait con-
fié, cependant, à cause de ma célérité. Je le fis
durer, je crois, une semaine : une semaine d'i-
vresse ! Pour la première fois mon patron se
plaignit de moi, mais que m'importaient les
reproches ! Mon cœur était fermé à toute autre
sentiment qu'à celui qui venait de l'envahir.
Je crois même que j'oubliai ma mère ! Lorsque
Marie quittait sa place, à la fenêtre où mon
regard la dévorait, je l'y faisais revenir immé-
diatement en chantant un air que, depuis, je
n'ai plus pu entendre sans pleurer. Cet air,
c'était le motif final de la Lucie, de Donizetti.
— 281 —
Il semble que l'âme, fatiguée de souffrir ici-
bas, s'envole au ciel sur ces notes inspirées
qu'Edgard chante avant d'en finir , par le poi-
gnard, avec toutes les douleurs de la vie Marie
semblait comprendre qu'en ne la voyait plus
auprès de moi, je craignais de la perdre pour
toujours. Aussi, dès le premier vers: 0 belle
âme amoureuse, elle revenait s'asseoir à sa
place et me rassurait par un regard plein
d'ineffables promesses.
« Elle m'aimait donc ! et elle me le disait
clairement en m'envoyant des fleurs qui, de
tout temps, ont symbolisé l'amour : la verveine
et la rose. Pressé de dévorer mon bonheur,
comme si l'heure où je devais lui dire adieu
était proche, je ne me contentai pas de cette
assurance. Je voulus que la voix adorée épela
à mon oreille les deux mots divins : Je t'aime.
Un soir, j'allai m'agenouiller à ses pieds et je
les entendis.
« Marie n'avait que sa mère, comme moi.
Son père était mort. A l'aspect de cette vieille
femme dont je ne soupçonnais pas même
l'existence, tellement j'étais enivré, un frisson
courut dans mes veines. Elle me reçut affec-
— 282 —
tueusement pourtant, elle savait pourquoi je
venais. Je demeurai toute la soirée auprès de
Marie. Je lui parlai longuement de ma mère,
de mon pays, de mes espérances, de ma ten-
dresse, de notre avenir à tous deux : mille
folies !
«. Je lui énumérai, sans m'informer de son
consentement à l'hymen que je projetais, sans
penser à la possibilité d'un refus de sa part,
les ressources que je tirerais de mon intelli-r
gence, de mon activité, de mon aptitude et de
ma solide affection pour le travail; je lui dis
que son amour triplerait mon courage et mes
forces; je lui bâtis, pour employer un mot du
métier, un monde de bonheur qui n'attendait
plus que sa jeune souveraine ; que sais-je en-
core ? Rien ne fut oublié de ce que la passion
peut suggérer de plus persuasif. Marie sou-
riait mélancoliquement à toutes ces choses heu-
reuses, mais on eût dit qu'au moment où elle
s'élançait vers cet avenir, un spectre la repous-
sait pâle, froide, brisée.
« Etait-ce un funeste pressentiment des jours
maudits qui allaient venir ? Entendait-elle déjà
cette mélodie navrante et sublime : 0 belle
— 283 -
âme amoureuse, s'adresser à son âme de
fiancée ? Dieu le sait !
« A cette époque, une lettre du curé de mon
village, m'apprit que ma mère, gravement ma-
lade, voulait m'embrasser avant de mourir. Le
curé ajoutait qu'à l'âge de ma mère, les mala-
dies pardonnent rarement et que j'eusse à me
hâter d'aller, par mes soins et mes caresses,
la défendre contre la mort ou. du moins, lui
en adoucir les approches.
(( Je lus cette lettre à Marie. Nous étions
seuls. Elle était plus pâle encore que de
coutume, mais elle me paraissait plus belle et
plus aimante que jamais. Un reflet éclatant de
la flamme intérieure qui semblait l'animer,
jaillissait de ses regards.
ce — Courez où votre devoir vous appelle, me
dit-elle. Vous ne devez pas hésiter un moment
entre votre mère mourante et moi.
« — Qu'allez vous devenir, lui dis-je, pen-
dant mon absence?
« Elle ne répondit pas et leva ses yeux sur
moi comme pour me supplier de ne pas l'in-
terroger et de lui obéir.
« — Eh bien, je partirai demain, ajoutai-je.
— 284 —
Mais avant de vous quitter, me sera-t-il donné
d'entendre de votre bouche le serment que
mon cœur et ma voix vous ont fait mille fois
déjà ? Je vous aime tant, Marie, qu'il m'est bien
permis de craindre de vous perdre et que vous
devez bien me pardonner cette exigence. Vous
n'aimerez que moi, n'est-ce-pas.
« — Oh !.... fit-elle, comme blessée de la
question.
et Mais je n'en tins pas compte.
« — Vous n'aimerez que moi ? répétai-je.
« — Eh bien ! oui ; je n'aimerai que toi, ja-
mais que toi, cria-t-elle avec un transport qui
m'effraya et me combla d'ivresse en même
temps. Mais pourquoi vous en allez-vous loin
de moi? reprit-elle plus calme et soudainement
triste. Ne t'en va pas, ne t'en va plus, cria-t-elle
encore, cette fois tout en pleurs. Henry ! Henry !
pardonne-moi si je ne t'ai pas dit plus souvent
que je t'aimais, si je t'ai affligé de mes lan-
gueurs et de mes tristesses. Mais qu'est-ce que
je dis là, mon Dieu ? Je suis folle. Il faut que
tu partes. Ta mère se meurt peut-être. Pars
cette nuit même, au lieu d'attendre à demain.
C'est un jour de gagné pour le retour.
— 285 —
« Je la tenais dans mes bras. Je la pressai
contre ma poitrine où mon cœur battait avec
violence. Mes lèvres déposèrent sur celles de la
jeune vierge un baiser si long, si brûlant
qu'elle en jeta un grand cri. Je m'enfuis
éperdu comme un criminel.
ce Ce cri n'a jamais cessé de retentir dans mon
âme. Depuis cette soirée où je la vis belle à
rendre jaloux les anges du paradis, je l'ai en-
tendu tous les jours et toutes les nuits, comme
j'entends d'ici l'éternel sanglot de la mer.
ce Je marchai courageusement toute la nuit
et le lendemain, à l'aube, je saluais les collines
natales.
(( Ma mère s'était presque subitement rele-
vée. Une heure après l'avoir embrassée, j'écri-
vis à Marie :
« Dieu, en te donnant à moi, n'a pas voulu
<( m'enlever ma mère. Il sait bien que j'ai as-
« sez d'amour pour vous rendre heureuses tou-
c tes deux. Ma mère est convalescente ; ma
« présence, mes .soins et mes caresses vont lui
a rendre la santé. Je lui ai parlé de toi, de notre
a hymen prochain. Tu ne pourrais t'imaginer
« combien elle est joyeuse de ces bonnes nou-
— 286 —
(< velles qui arrivent dans sa solitude par la voix
« de son enfant. Tu viendras bientôt, avec ta
« mère, visiter ces montagnes où j'ai grandi
« pour t'aimer. Nous y remercierons Dieu de
« notre bonheur. Nous parviendrons bien, je
<( l'espère, à vaincre l'obstination que ma
<( mère met encore à vouloir mourir dans no-
ce tre chaumière. Nous l'emmènerons avec
« nous, dans notre petit ménage, et nous for-
ce merons une seule famille que l'amour sancti-
« fiera et que Dieu, qui t'aime, comblera de
« ses bénédictions.»
« J'accourus auprès de Marie, plus riche
que jamais de jeunesse et d'espérance. J'avais
conquis l'avenir! J'étais heureux.
« En arrivant à la maison de la jeune fille, je
remarquai des gens que je n'y avais jamais vus.
Il y avait sur leur figure quelque chose de mys-
térieux et de solennel qui me glaça. Cependant,
le canari chantait toujours au soleil du bon
Dieu, le rosier du Bengale s'était paré de deux
roses nouvelles, la verveine embaumait la fe-
nêtre. Tout était, comme avant mon départ,
doux et calme, plein de chants, de parfums et
de lumière.
— 287 —
« Quand je demandai timidement à la mère
de Marie si sa fille reposait encore, elle me
prit par la main et me conduisit dans la cham-
bre à coucher de la jeune fille. À trois heures
du matin, Marie s'était endormie du sommeil
dont on ne s'éveille plus.
« Je me penchai lentement, sans larmes,
sur le chevet de la vierge morte, et je dé-
posai un second baiser sur ce front glacé
que j'avais naguère embrassé brûlant. Quand
je me relevai, sa mère me regardait avec une
expression farouche et terrible.
« — C'est vous qui me l'avez tuée, me dit-
elle. Maintenant laissez-moi seule avec elle
pendant les quelques heures qu'il m'est en-
core permis de la garder.
(( Je respectai cette douleur maternelle,
mais elle m'attéra. Je partis, emportant cette
injuste malédiction comme un manteau de
feu. Voilà donc où devaient aboutir tant de
projets et tant d'espoir ! Je courais à la vie,
au bonheur et mon pied heurtait une tombe,
la tombe de Marie.
« Alors, je maudis ma destinée et la vie,
et je m'éloignai pour jamais de cette maison
— 288 —
en deuil, emportant, pour mourir avec lui, le
secret de mon désespoir. Sept ans se sont
écoulés depuis cette heure funeste. En vain
j'ai voyagé, en vain la nature a déroulé à
mes yeux ses beautés, l'art des hommes ses
chefs-d'œuvre. Mort à toute joie, à toute ad-
miration, j'ai passé, indifférent, près de tout
ce qui fait la joie ou la gloire de ce monde.
Maintenant, je reviens mourir aux lieux qui
m'ont servi de berceau. Tant que j'ai pu tra-
vailler, je l'ai fait pour nourrir ma pauvre
mère. Mes forces épuisées me trahissent au-
jourd'hui, et je ne puis plus lutter. J'étais
né pour aimer, j'ai aimé: ma vie est finie. »
Un mois après cette triste entrevue, Henry
avait cessé de vivre dans les bras de sa
mère. Il mourut d'une phtisie dont il avait
bu le poison sur les lèvres de Marie. Sa pau-
vre vieille mère, perdue pour le travail, sub-
siste, comme aux premières années de son veu-
vage, des bienfaits du curé et des aumônes
de quelques familles généreuses. Ses voisins,
jaloux du bien-être qu'elle tenait de son fils,
l'ont abandonnée à sa douleur et à sa misère,
ce qui fait dire tristement au bon vieillard
— 289 —
qui dessert la chapelle du lieu : que, chez les
plus riches comme chez les plus pauvres,
un des fléaux de l'humanité c'est d'envier
toujours le bien-être d'autrui et de ne lui
jamais pardonner le bonheur.
VI
19
SOUVENIRS D'ALGER
Après quatre jours de navigation heureuse à
bord du Météore, nous entrâmes, à onze heu-
res du soir, par un calme magnifique, dans la
baie d'Alger, ce péristyle de l'Afrique française,
formé à l'orient par les falaises du cap Matifou
et à l'ouest par les courbures gracieuses du cap
Caxine. J'éprouvai un grand sentiment d'admi-
ration pour le spectacle vers lequel le navire
nous emportait rapidement, comme s'il eût
compris mon impatience. Alger, éclairé depuis
le port jusqu'à la Kasbah, ressemblait à un if
immense planté sur le sable de la mer pour la
— 291 —
fêter. La population causait sur les terrasses
blanches, buvait des glaces sous les arcades de
la Régence, se promenait sous les orangers de
la place du Gouvernement, en face de la Médi-
terranée, en face de la France !
Le lendemain matin, je débarquai de bonne
heure à la Marine. Je traversai la belle rue de
ce nom aboutissant à la Jénina, noire des flam-
mes qui venaient de consumer ses entrailles, et
je me trouvai, sans transition, au milieu des
Juifs, des Maures et des Bédouins, des Espa-
gnols, des Italiens et des Maltais, des Français,
des Allemands, des Turcs, des Grecs et des
Arméniens, croisant leurs pas, leurs cris et leurs
costumes. Je n'avais jamais rien vu ni soup-
çonné de pareil. Je fus ébloui, comme par une
irradiation subite du soleil. Tout ce mouvement,
tout ce bariolage d'idiomes et de vêtements
sortis des bazars de l'Europe et de l'Afrique,
tous ces êtres pressés de s'entendre, de mar-
cher et de vivre, passaient devant moi comme
un torrent qui m'emportait émerveillé.
Mais je remarquai bientôt qu'il n'y avait au
fond aucune fusion réelle entre tous ces hom-
mes. Je m'en suis convaincu plus tard par une
— 292 —
observation plus attentive. Leur frottement
continuel n'a pas détruit les aspérités de leurs
caractères respectifs. Chaque nationalité est
restée intacte au milieu des relations qui les
rapprochent les unes des autres à chaque heure
du jour.
A cette époque, il n'y avait encore de réel-
lement français à Alger que les rues Bab-el-
Oued, Bab-Azoun, de Chartres et de Mahon,
la place du Gouvernement, celle de Mahon et
celle du Marché, la plus gracieuse sinon la plus
belle des trois. Dans les rues supérieures, c'é-
tait encore un mélange bizarre et laid de mai-
sons arabes et de constructions françaises ina-
chevées. Il existait alors à Alger une rage
inouie de destruction. Les maçons français et
les manœuvres bédouins émoussaient leurs mar-
teaux et fatiguaient leurs bras à démolir, mu-
tiler ou transformer la vieille ville et les mos-
quées. Si Londres se plaint de son atmosphère
de charbon, Alger n'avait pas à se glorifier de
son atmosphère de décombres. Un de mes amis,
homme de paradoxe, il est vrai, me disait que
l'on ne pouvait se promener une semaine dans
Alger sans avaler au moins une maison en dé-
— 293 —
tail. La difficulté de la digérer me mit en garde
contre cette exagération, mais je ne pus m'em-
pêcher de reconnaître qu'il était impossible
d'échapper à ce repas réduit à des proportions
plus humaines.
Il faut être juste pourtant, si on démolissait
de tous cotés, on construisait partout, et la
ville française sortait des cendres de la ville
africaine.
La nouvelle ligne de remparts que l'on a édi-
fiée et dont les fondations étaient déjà creusées
en 1844, a fait d'Alger la capitale incontestée
de la colonie. L'Alger arabe a subi le sort de
ces villes dont l'Evangile a dit qu'il ne doit pas
rester pierre sur pierre. Elle a perdu avec le
temps l'aspect exclusivement militaire qu'elle
étalait dans la première période de l'occupa-
tion. On y rencontre moins de soldats, presque
plus de miliciens, et les places publiques, jadis
plantées de guérites exclusivement, sont au-
jourd'hui plantées de magnifiques orangers.
Une autre particularité digne de remarque à
Alger, c'est la profusion des omnibus. Sur ce
chapitre, la civilisation a dépassé toute mesure.
Il n'y a pas assez de place pour eux : c'est-à-
— 294 —
dire qu'il ne reste pas un pouce du pavé pour
les humbles piétons qui n'osent s'aventurer
sous les arcades au milieu des toilettes et des
uniformes. Les omnibus et les caravanes de pe-
tits ânes appelés bourricots, affectés au trans-
port des matériaux, à l'enlèvement des décom-
bres, rendent les rues tout-à-fait impraticables.
Ce déluge d'omnibus est un calcul habile des
entrepreneurs de voitures. En s'emparant en
plein de la circulation, ils ont contraint les
gens qui tiennent à n'être pas écrasés, — natu-
rellement le nombre en est grand, — à ne plus
hasarder un pas en dehors des omnibus, les-
quels sont ainsi toujours chargés à fond. Qui'
dirait pourtant qu'on arrive aujourd'hui à la
fortune en menaçant de fractures ou en frap-
pant de paralysie les jambes du public?
Les choses en sont arrivées à ce point que
les Mauresques même, jugeant toute protesta-
tion inutile, ne sortent plus à pied et se rési-
gnent à se promener en omnibus à la barbe du
Koran, absolument comme des Parisiennes.
J'en ai même vu qui ne descendaient de voiture
qu'en déployant sur leurs visages voilés l'om-
— 295 —
brelle de nos élégantes. Le soleil d'Afrique en
était cramoisi d'indignation.
Ces omnibus vous transportent où l'on veut,
dans un rayon de douze lieues autour d'Alger.
Ils vont constamment au galop. Ils me condui-
sirent ainsi d'Alger à Blidah. Comme nous fai-
sions halte à chaque village, je visitai sur la
route Delly-Ibrahim, Douérah , BoufFarik et
Béni-Méred. Qui voit un de ces villages les
voit tous. Tous ont la même physionomie mi-
litaire. Ce sont des camps. En France, nos vil-
lages n'ont d'autres murailles que les clôtures
des cimetières. En Afrique, c'est tout le con-
traire. Les vivants ont dit : ce Les morts n'ont
pas besoin de protection. Les murailles, super-
flues autour des nécropoles, seront beaucoup
plus utiles autour des habitations. » Cela peut
être vrai au point de vue stratégique. Au point
de vue du respect que de tout temps l'huma-
nité a voué à ceux qui ne sont plus, c'est dif-
férent. Je ne saurais exprimer la tristesse qui
me serra le cœur en découvrant, sur un ma-
melon éloigné d'une demi - lieue de Delly-
Ibrahim, le cimetière de ce village. Il n'était
abrité que par la croix, au milieu de popula-
— 296 —
tions qui abhorrent ce signe. Les cadavres de
nos colons et de nos soldats, dont les sueurs
et le sang ont fécondé ce sol, restaient ainsi
exposés aux profanations des Bédouins, à la
faim immonde des hyènes et des chacals.
L'oubli et l'impudeur ont été poussés si loin
par nous à l'endroit des sépultures, que, dans
les faubourgs d'Alger même, les colons fai-
saient enlever les pierres des tombes musul-
manes pour en construire des maisons. Quelle
opinion les Arabes, témoins de ces sacrilèges,
ont-ils dû avoir de nous ?
D'Alger à Douérah, la route court sur les
épaulements de la chaîne du Sahel, contre la-
quelle Alger est adossé. Les croupes et les cimes
du Sahel seraient très fertiles, à ce qu'on as-
sure, mais la culture en est extrêmement pé-
nible. Le Sahel est hérissé de palmiers-nains
dont les racines plongent profondément dans la
terre et dont l'extraction coûte de longs et rui-
neux efforts. Aussi de rares tentatives de cul-
ture y étaient-elles faites et les familles alsa-
ciennes qui avaient entrepris ces rudes travaux,
désespérant bientôt du succès, étaient descen-
dues dans la Mitidjah dont les fièvres souvent
— 297 —
mortelles font chèrement payer l'étonnante fé-
condité.
Quand nous entrâmes dans cette plaine im-
mense où tant de braves soldats ont succombé
sous les fatigues de la guerre, sous les ardeurs
dévorantes du soleil et de la soif, sous les fu-
nestes exhalaisons du sol et sous les balles des
Arabes , l'aube se levait derrière les crêtes
bleues du petit Atlas. Les hautes herbes, aux
cimes desquelles l'araignée de la plaine avait
tendu ses larges cocardes de toile, ruisselantes
des perles de la rosée, ressemblaient à des
tournesols d'argent. Des vols de perdrix rou-
ges rasaient les broussailles ; les poules de
Carthage décrivaient de longues courbes vers
Sidi-Ferruch ; les peupliers de Bouflfarik ver-
doyaient dans la brume blanche et la fumée
des coups de fusil tirés de distance en distance
par les chasseurs, jalonnait de spirales bleues
Fatmosphère limpide et tiède. Toute cette na-
ture magnifique avait un air de fête qui épa-
nouissait le cœur. Je n'ai rien vu de plus beau.
Quatre-vingts lieues carrées de plaine cultivée!
D'un côté la mer et le rivage où les Français
— 298 -
débarquèrent en 1830, de l'autre, F Atlas et
Blidah, avec ses 20,000 orangers centenaires
en pleine terre !
Bouffarik est bien l'oasis de la plaine. On y
trouve une eau abondante et saine et les seuls
arbres qui rompent la monotone uniformité de
la Mitidjah. Les constructions y avaient même
un aspect un peu moins caserne que celles des
villes voisines. A Béni-Méred, on nous montra,
au milieu des lauriers-roses et des lentisques,
la place où le sergent Blandan, avec 22 hom-
mes, soutint une lutte aussi glorieuse que dé-
sespérée contre 300 cavaliers arab3s.
Partout du sang, partout des tombes ; mais
aussi partout la gloire, partout le triomphe !...
Blidah n'est plus arabe, mais elle n'est pas
encore française. La plus belle de ses rues, la
rue d'Alger, n'était alors qu'un chemin pou-
dreux, sans pavés, sans arbres et sans arcades.
Cette ville était, avant la conquête, le rendez-
vous des riches musulmans qui venaient s'y li-
vrer aux voluptés effrénées de la chair. C'é-
tait la Gomorrhe de la Régence. Les Arabes
l'appelaient la prostituée. Elle est admirable-
ment située au pied des montagnes qui descen-
— 299 —
dent vers la Méditerranée et qui offrent, en cet
endroit, la plus haute altitude de la chaîne.
Les glacières d'Alger sont établies sur ces
cimes. L'Oued-Kebir, ou grand ruisseau, coule
dans le lit d'un torrent asséché. Il alimente la
ville et la ceint d'une guirlande de verdure
et de fraîcheur. En quittant Blidah, on s'en-
fonce dans les gorges sauvages d'où pleuvent
les cascatelles de la Chiffa, et les villages fran-
çais qu'on rencontre jusqu'à Médéah ne sont
plus que des postes militaires alignés avec une
symétrie qui fatigue et désenchante.
Certes, l'Algérie est à jamais française. Je
n'ose émettre aucun doute à ce sujet. Toutes
ces localités sont donc destinées à un avenir
dont on ne peut prévoir la limite. Mais la
France a encore beaucoup à faire pour s'ac-
quitter dignement de la mission que Dieu lui
confie et qu'elle a acceptée. Il faut avouer,
quoi qu'il en coûte à notre patriotisme, que,
jusqu'à présent, ses efforts n'ont pas été très
heureux.
Une autre excursion que je me rappelle avec
plaisir est celle que je fis au sommet de la
Boudjaréah. A deux lieues d'Alger, j'ai vu la
— 300 —
tribu arabe dans toute sa simplicité biblique.
J'ai vu le Bédouin dans son misérable gourbi
de chaume clôturé par des figuiers de Barbarie
et par des aloès dont les tiges, pareilles à de
grands candélabres, s'élèvent à des hauteurs
prodigieuses. Je ne puis me défendre d'un sou-
venir d'admiration pour le panorama sublime
qui se déroule aux yeux du haut de la Boud-
jaréah. Au nord et à l'ouest, la Méditerranée
d'azur; à l'est, le Sahel, étoile de villas blan-
ches comme des avalanches sculptées ; au fond,
l'Atlas, grand rideau tiré sur les mystérieuses
profondeurs du Sahara ; puis la plaine, puis le
plateau, puis enfin Alger, comme une couronne
de neige au front de cette féerie orientale.
En descendant de la Boudjaréah, je remar-
quai des ruines fraîches cachées dans un bois de
cactus. J'interrogeai un pâtre arabe qui regar-
dait mélancoliquement son maigre troupeau
brouter le gazon brûlé. Je lui demandai quel
édifice avait été renversé là. « C'est une mos-
quée , me dit-il. Tes frères y furent battus
par les Croyants et, pour effacer leur honte,
ils en ont effacé le glorieux témoin. On chante
dans ma tribu cette défaite des Roumi. »
— 301 —
— Chante-nous cette défaite, lui dis-je.
Il entonna d'une voix gutturale , sur un
rythme guerrier, une sorte de ballade que
j'ai essayé de traduire ainsi :
A l'heure où sur l'Atlas bondissent les gazelles,
Cette mosquée avait réuni les fidèles,
Quand, debout sur son blanc sommet,
Le fervent marabout Achmet
Vit venir de bien loin, sur leurs coursiers rebelles,
Les ennemis de Mahomet.
C'est la France
Qui s'avance
Contre nous.
Pas de larmes,
Mais des armes
Et des coups !
Alors, comme un troupeau que le danger rassemble,
Les guerriers musulmans s'étreignirent ensemble
Et s'écrièrent à genoux :
— Mahomet, combats avec nous!
Puis, comme on voit l'éclair jaillir d'un ciel qui4tremble,
Le glaive sortit des burnous.
— 302 -
La mosquée
Attaquée
Se défend ,
Et son glaive
Se relève
Triomphant !
Et son visage exprima toute la violence,
toute la férocité des passions africaines. Ah!
si ces passions n'étaient jamais surexcitées con-
tre nous par nos exactions et nos maladresses ;
si la France savait utiliser cette énergie et di-
riger cette force ! quel magnifique parti elle en
pourrait tirer ! Quels trésors de courage et de
dévoûment elle mettrait ainsi au service de la
civilisation et de l'humanité !
Sur la route de la Boudjaréah, on remarque
les traces d'une touchante coutume arabe, qui
tend à disparaître. Sous la domination turque,
à chaque portail de villa, un auvent en tige
d'aloès jetait sur le sol un carré d'ombre des-
tiné au repos du pèlerin fatigué. Une coupe en
bois suspendue au tronc d'un palmier, et un
puits voisin toujours ouvert, offraient l'eau fraî-
che à la lèvre qu'embrasait la soif. On re-
— 303 —
trouve encore cette coutume patriarchale dans
les tribus éloignées dont notre contact n'a pas
tout-à-fait abâtardi les mœurs. Quelle admi-
rable prévoyance, pourtant, animait les riches
pour les pauvres, dans cette Afrique sur la-
quelle nous avons jeté superbement, comme un
stigmate, le nom de Barbarie! Où sont, sur
nos grandes routes, les portails de château où
le piéton trouve une oasis d'ombre pour secouer
les fatigues de l'étape, la coupe et le puits
pour se désaltérer? Et pourtant, ni les arbres
qui versent la fraîcheur ni les sources abon-
dantes ne manquent à la France, tandis qu'en
Afrique le sol, les plantes, les animaux et les
hommes, les hommes surtout, souffrent de la
soif. Alger même est une ville éternellement
altérée. Heureux ceux qui ont un puits dans
leur maison ! Sinon, ils sont exposés, comme la
classe indigente, à boire des sangsues. A l'in-
verse des régions polaires où le froid paralyse
la vie, l'Afrique surabonde de chaleur et de
puissance, et l'exubérance de sève qui jaillit de
ses pores peuple jusqu'à la goutte d'eau qui
tombe du ciel. Des sangsues imperceptibles
s'attachent à la gorge des chevaux et la dessè-
— 304 —
client, comme ferait un tison ardent. Ces dou-
leurs d'entrailles , sœurs du choléra, qui tor-
dent les colons et qu'on attribue aux miasmes
fiévreux de l'air, sont souvent causées par ces
aiguilles vivantes qui se glissent dans le gosier
avec l'eau qui les nourrit. Aujourd'hui, dans
les villes et dans les camps, pour éviter ces
accidents , il est rare qu'on boive l'eau sans
qu'elle ait été tamisée.
Les Français, comme tous les peuples con-
quérants , prennent les vices des peuples qu'ils
subjuguent plutôt que leurs vertus. Ils se sont
cependant assimilés ici cet esprit d'hospita-
lité qui est une religion dans les tribus. J'au-
rais long à en dire si je voulais remercier tous
ceux de nos compatriotes qui professent géné-
reusement ce culte. Mais je me suis engagé à
ne citer aucun nom et je me borne à consta-
ter avec orgueil ce fait qui honore la France
algérienne.
J'ai, comme tous ceux qui ont vu Alger,
assisté aux sacrifices offerts par les négresses
et les mauresques à des génies qu'elles veulent
apaiser ou se rendre propices. Ce sont d'ordi-
naire les femmes souffrantes, celles surtout at-
— 305 —
teintes de maladies incurables, qui viennent sur
le sable de la mer répandre le sang des victi-
mes. Les femmes du peuple sont partout les
gardiennes fidèles des superstitions du passé.
Ici, elles croient que des djhins, habitant les
grottes souterraines des rivages, président aux
destinées humaines. Les sacrifices qu'elles leur
offrent consistent en volailles, en agneaux, en
chèvres, selon le degré de leur fortune, l'in-
tensité de leurs souffrances ou de leur foi. Un
grand-prêtre, originaire, dit-on, de Tombouc-
tou, prend les victimes, les lave dans la mer,
les purifie avec l'encens brûlé dans une cas-
solette. Pendant ce temps, la grande-prêtresse
allume des cierges autour de la grotte sacrée
dont les eaux ont la réputation, sinon la vertu,
de guérir les douleurs contre lesquelles la
science des hommes a échoué. Puis le sacrifi-
cateur tourne le couteau sacré vers l'Orient,
en touche trois fois les malades, saisit la vic-
time, l'égorgé et arrose de sang le front ou les
parties endolories du corps de ses ouailles.
Elles supportent cette farce horrible avec une
gravité et un recueillement profonds. Si la vic-
time en se débattant dans les convulsions de
vi 20
— 306 —
l'agonie se traîne jusqu'à la mer et va rougir
de sang l'écume de la vague, le sacrifice a été
agréable aux djhins ; les vœux seront exaucés
et la joie se manifeste par ces cris si connus de
tous ceux qui ont visité l'Algérie : you , you,
y ou !
Le grand-prêtre se fait chèrement payer ses
fonctions de sacrificateur : ce qui prouve qu'en
tous lieux l'ignorance et la crédulité sont lu-
crativement exploitées. Quant à la forme même
des sacrifices, elle présente une grande analo-
gie avec les sacrifices de l'antiquité ; elle en
est même la reproduction fidèle , et Dieu sait
seul, lui qui en a permis la perpétuité jusqu'à
nos jours, combien il faudra encore de siècles
pour que le progrès abolisse ces puériles et ré-
voltantes superstitions.
C'est sur les grèves de Bab-el-Oued, près du
fort des Anglais, que ces scènes sanglantes se
renouvellent tous les mercredis devant un
grand concours de curieux. Les jeunes et jolies
mauresques qui accompagnent leurs mères, y
trouvent l'occasion de se dévoiler un instant et
de laisser admirer leurs mains et leur visage
blancs comme le lait, leurs ongles et leurs pau-
— 307 —
pières noirs comme l'ébène. Beaucoup d'entre
elles parlent notre langue, comme presque toute
la nouvelle génération arabe d'Alger et elles
expliquent gracieusement le but de ces céré-
monies aux Français qui se montrent désireux
de le connaître. Les enfants des vétérans qui
gardent le fort des Anglais, viennent, après les
sacrifices, glaner sur le rivage les têtes des
volailles décapitées. Ils s'en régalent avec leurs
familles, au grand désespoir des négresses fa-
natiques. On ne cite encore aucun exemple
que les djhins s'en soient sérieusement fâchés.
Je me rappellerai toujours avec bonheur les
belles soirées d'été passées sur les terrasses
d'Alger, avec l'élite delà jeunesse française, au
milieu des bouffées d'azur de nos cigares, que
la brise emportait vers la rade bleue. Sur cette
rade, se balançaient mollement les mâts du na-
vire qui devait me ramener et à bord duquel
je devais, comme sur le Météore, comme chez
tous nos compatriotes algériens, retrouver cette
politesse exquise, cette urbanité empressée qui
nous font partout , à l'étranger, crier : « Vive
la France ! »
FÊTES PATRONALES DU MIDI
L'été est une fête de six mois en Provence-
Tous les villages du Midi consacrent, l'un après
l'autre, trois jours de l'été à fêter la saison
qui épanouit leurs fleurs, mûrit leurs moissons
et leurs vendanges et ramène le calme sur
leurs rivages. Ces traditionnelles manifesta-
tions de reconnaissance des méridionaux en-
vers l'été ont lieu sous le patronage d'un saint
choisi parmi ceux dont le nom figure au ca-
lendrier, du mois de mai au mois de septem-
bre inclusivement. Aux premières bouffées du
vent d'hiver, dès que les hirondelles reprennent
-- 309 -
«
le chemin de l'Afrique, tambourins et galoubets
se taisent sur la rive et dans les chaumières,
et l'oubli le plus profond enveloppe les saints
inscrits dans l'almanach, depuis la colonne d'oc-
tobre jusqu'à celle d'avril.
Nous voici aux jours de l'été, les plus beaux
et les plus longs, car Dieu, dans sa sagesse in-
finie, a augmenté ces jours de lumière de
toutes les heures qu'il retranche aux jours de
souffrance et de deuil de l'hiver. Les chansons
retentissent sous les pins mélodieux de nos grè-
ves ; les danses foulent l'herbe des prés cons-
tellés, la nuit, de pâles lucioles et le jour de
blanches marguerites, au milieu desquelles
Obermann, le grand et mélancolique poète, a
tant désiré de mourir ! Que notre plume soit
aujourd'hui l'écho de ces cris joyeux et repro-
duise ces scènes étincelantes de soleil et de
gai té.
Aux premiers jours de juillet, les étrangers
qui se promènent en attendant l'heure de vi-
siter les vaisseaux et l'arsenal, entendent dans
les rues de la ville la musique entraînante du
tambourin et du galoubet indigènes. Au bout
d'un instant, ils voient défiler, soiu l'escorte
— 310 —
des sergents de ville, la procession des joies,
ainsi composée : le porte drapeau, les porte-
joies, les tambourins, le président et les com-
missaires de la fête, les badauds émerveillés
et les gamins qui gambadent. On nomme jTues,
les prix destinés aux vainqueurs des jeux.
Cette institution remonte, dit-on, au roi René,
de joyeuse et vénérée mémoire. Les prix sont
invariablement une montre et un couvert en ar-
gent : ce dernier est le plus souvent en Ruolz :
un chapeau de soie, un drapeau et quelques
écharpes de diverses couleurs. Au dessus de ce
maigre bazar, suspendu autour d'un espèce de
chapeau chinois, on lit sur un écriteau flottant
et en orthographe non moins équivoque que le
métal des joies : Fête patronale de X...:
un petit port quelconque dont la population se
compose moitié de charpentiers, calfats ou voi-
liers ; un quart de pêcheurs, et le reste de cul-
tivateurs.
Le dimanche qui suit la fête échue dans la
semaine, ouvriers de toutes professions, pê-
cheurs, marins, paysans, endimanchés de leurs
costumes pittoresques, se réunissent sur le
port. Ils viennent y recevoir les populations
- 311 —
voisines qui accourent à la fête, et les joies qui,
après avoir été promenées dans tous les envi-
rons, reviennent en triomphe sur les pyrosca-
phes affectés au service de la rade. Les joies
assistent à la messe où on les bénit. Ensuite
l'aubade et un énorme bouquet sont offerts aux
conseillers municipaux, paisibles et graves ci-
tadins, dont la florissante obésité contraste sin-
gulièrement avec l'allure des matelots, souples
et fluets comme des mâts de perroquet.
Bientôt un bruit belliqueux de fanfares si-
gnale l'arrivée des musiques des différents vil-
lages, glorieux débris de la garde nationale,
qui ont voulu survivre à la dissolution de leur
corps pour prouver au monde l'immortalité de
cette institution.
Les musiques, après de copieuses libations
qui échauffent légèrement les rivalités d'artis-
tes et de localités, se réunissent sur la grande
place du village, ainsi nommée sans doute par-
ce qu'elle est petite et unique. Les Provençaux
tiennent des Grecs, leurs ancêtres, une haine in-
vétérée pour la vérité, et s'ils ne l'ont pas
noyée à leur tour dans un puits, c'est unique-
ment parce qu'en Provence les puits sont à
• — 312 —
sec à perpétuité. Le concours musical s'ouvre au
milieu de l'attention générale de ces naïfs audi-
teurs. Sur une estrade improvisée, qui se
donne des airs de balcon antique, sont réunis
le maire, les conseillers urbains et les arbitres
choisis pour décerner le prix aux vainqueurs.
Ce prix n'est rien moins que l'étendard de soie,
bariolé de lyres dorées, qu'on a vu figurer
plus haut, au second plan de la procession des
joies.
Il est superflu de dire qu'après le concours,
auquel le silence de la foule prête une solennité
comique, les pauvres arbitres qui ont adjugé le
prix sont accusés de partialité et que chaque
musique est tellement convaincue de sa supé-
riorité sur sa rivale couronnée, que, sans l'hos-
pitalière intervention des gendarmes et des
gardes champêtres, la lutte, toute virgilienne
d'abord, se terminerait harmonieusement à
grands coups d'ophycléïdes et de violons.
Pendant le concours, la foire a étalé sur le
marché tous les ustensiles nécessaires aux tra-
vaux si divers de cette population laborieuse.
Ici, ce sont des lignes, des hameçons, des fi-
lets de toutes sortes et de tout format ; des
— 313 —
voiles, des avirons, des cabans pour la pêche
de nuit ; plus loin, ce sont des araires, des
charrues, des mannes d'osier, des brouettes; —
puis tous les colifichets que comporte le luxe
modeste des petites localités.
Vers le milieu du jour, les tambourins, or-
chestre obligé de toutes les fêtes du Midi, an-
noncent l'ouverture des jeux de la joute et de
la bigue.
Les jeux de la joute et de la bigue figurent
à la place d'honneur dans les programmes des
réjouissances publiques qu'on affiche à tous les
angles de rues et à tous les grands mâts de
navires. C'est par la joute qu'on commence.
Une joute dans nos ports diffère presque au-
tant d'une naumachie parisienne, que la Seine
diffère de la Méditerranée. Toute la population
y prend part. Des milliers de curieux remplis-
sent le port, les tribunes élevées en face de la
Mairie, ainsi que les pontons et les bateaux qui
encadrent le champs clos.
Et de tous côtés on chante ce refrain popu-
laire, aux accords duquel la joute elle-même
a lieu :
314
Qu'a ga- gna la lai- go, loupa-
I
P
troun Yin-cent; ê-mé salan-
cet - to n'a fa total- ha cent.
Ce qui signifie : « Qui a gagné le prix de la
« joute ? C'est le patron Vincent. Avec sa
« lance, il a fait tomber cent jouteurs. »
Au milieu de l'arène voguent six grosses
embarcations d'égale dimension, peintes trois
par trois d'une couleur différente. Chacune
d'elles contient douze rameurs, un patron, un
agent de police, dix jouteurs, un tambour et
un fifre, des plastrons en liège et des lances en
bois, avec une pomme plate à l'extrémité. Au
signal donné, les embarcations s'avancent l'une
— 315 —
contre l'autre, et dès qu'elles sont sur le point
de s'aborder, les jouteurs grimpent, la lance
au poing, sur une petite plate-forme qui do-
mine une échelle inclinée en saillie sur la mer
à l'arrière du bateau. La lutte est dès lors
commencée. Avec quelle émotion les specta-
teurs en suivent les chances ! de quelles accla-
mations ils récompensent l'adroit vainqueur !
Par quels cris de réprobation et de colère ils
réclament la punition de ceux qui doivent leur
succès à une manœuvre déloyale !
Chaque fois qu'un lutteur descend son ad-
versaire, on arbore un petit pavillon. Le jou-
teur qui, à la fin de la joute, compte le plus
grand nombre de pavillons, a remporté le pre-
mier prix.
Le jeu de la bigue a lieu à bord d'un pon-
ton amarré bord à quai. A la proue et simu-
lant un mât de beaupré , une longue bigue,
inclinée de bas en haut, est suspendue sur la
mer par un cordage fixé d'un bout à son extré-
mité et de l'autre, au sommet d'un mât ver-
tical planté au centre du ponton.
Ce jeu commence immédiatement après la
joute, à l'heure où le soleil ramollit l'épaisse
— 316 —
couche de suif dont la bigue est enduite. Le
signal est donné par les tambourins. Un agent
de la force publique est à bord pour faire res-
pecter Tordre et la discipline. La foule insensi-
ble, à force de curiosité, aux rayons tartaréens
du soleil qui la brûle d'aplomb, encombre de
nouveau les quais, obstrue les fenêtres et s'épar-
pille jusque sur les toits des maisons qui bor-
dent le port.
Voyons, maintenant, qui sera le plus hardi !
qui commencera ? qui se dévouera, pour faci-
liter le chemin à ses rivaux, à lécher avec la
plante des pieds nus le suif perfide qui cuit et
ruisselle sur la bigue ?
« Ah ! le voilà ! le voilà ! »
Et ces cris sont à peine poussés que le bigueur
a disparu dans la mer avec son grotesque cha-
peau tricolore et son pantalon de papier qui
surnage. D'immenses éclats de rire ont ac-
cueilli sa chute fanfaronne.
a A un autre ! à un autre !
Et chacun de rire ou d'applaudir, selon que
le bigueur se précipite gauchement et tout
épouvanté, ou tombe avec majesté, laissant
— 317 -
lire sur son visage l'espoir d'une prochaine re-
vanche.
Mais voyez celui-ci ? il est arrivé aux deux
tiers de la route.... L'orgueil, la convoitise ra-
yonnent dans son regard. La foule halète ; elle
semble suspendue aux semelles du bigueur. —
Encore un pas !.... encore un ! courage ! il
lève déjà la main pour saisir la toison d'or
et paouf ! Le bruit d'un corps qui plonge rompt
le silence général et l'eau que cette chute a
fait jaillir retombe en perles étincelantes et
froides sur les curieux placés aux premières
loges.
Enfin, après une heure de tentatives infruc-
tueuses, un bigueur au visage sévère, noir du
goudron dont il enduit les flancs des navires,
s'a\ance gravement vers le ponton, monte sur
le mât oblique, s'y recueille un instant et pro-
mène un regard de pitié et de dédain sur tous
ses devanciers malheureux qui grelottent au-
tour de lui. Puis, d'un pas ferme et sûr, il fran-
chit la distance qui le sépare du but, arrache
d'une main aussi sûre que son pied, le pavillon
qui flotte à l'extrémité de la bigue et le bran-
dit sur sa tête !
— 318 —
C'est le signal de la victoire, et les applau-
dissements frénétiques qui partent de tout côté
proclament le vainqueur à la ville et à la rade.
Nous n'avons pu accepter, comme présen-
tant quelques probabilités, aucune des tradi-
tions que nous avons recueillies sur l'origine de
cette naumachie qu'on appelle la bigue. Nous
ne pouvons non plus y applaudir. L'empreinte
bien prononcée que cet exercice porte des goûts
particuliers de nos populations maritimes, ne
justifie pas, à nos yeux, la tendance de quelques
maires à le perpétuer. Les jeux publics des
Grecs et des Romains stimulaient au moins les
passions et les instincts guerriers du peuple, et
la barbarie de quelques-uns de ces jeux était
rachetée par leur but ou leur éclat. Le jeu de la
bigue n'est pas beau, tant s'en faut ! et il ne
stimule aucune noble passion parmi ceux qui
s'y livrent. Les vainqueurs n'y gagnent qu'un
chapeau de six francs ou une écharpe dont ils
ne savent que faire ; les vaincus n'y gagnent
que des huées. Ne pourrait-on pas instituer
pour le peuple, ne fut-ce que par respect pour
sa dignité, des réjouissances plus saines et plus
utiles que ces ligues, ces mâts de cocagne où
— 319 —
il risque bras et jambes, se vautre dans le
suif ou plonge dans l'eau nauséabonde de nos
darses ?
Les bigueurs qui arrivent au but après que
le premier y a choisi le prix le plus important,
n'excitent plus que médiocrement l'intérêt. On
attend alors avec impatience le coup de canon
annonçant l'entrée en lice des canots de l'es-
cadre, convoqués à une régate solennelle, et
dont les avirons, reluisant au soleil, se brisent
parfois sous la vigoureuse impulsion des ra-
meurs.
À la bonne heure ! voilà un jeu où la victoire
enorgueillit à bon droit les vainqueurs.
Dès que la nuit est close, le port s'illumine
comme par enchantement, et, sur les bords
du golfe, au milieu des pins embaumés qui
mêlent leurs parfums aux senteurs amères des
algues marines, l'orchestre appelle les jeunes
gens à la danse, dans la salle verte, ainsi nom-
mée à cause des guirlandes de verdure qui la
décorent. Et Dieu sait combien de doux bai-
sers se dérobent ou se donnent, combien d'in-
trigues amoureuses se nouent au son des qua-
drilles infatigables qui retentissent jusqu'au
— 320 —
lever du soleil, pendant que les vieux marins
se racontent leurs voyages, pendant que les pa-
trons vantent leurs pêches miraculeuses aux
paysans, et qu'il s'établit ainsi, aux yeux de
l'observateur sérieux, une communion frater-
nelle entre l'agriculture et la navigation.
'><<£&)
TABLE
DES
MATIÈRES
Pages.
Le Massacre d'un ami 4
Désaugiers 30
Un Canonnier du Romulus 52
Physiologie de la Toux 77
Azéla ou la Beauté 92
Fêtes populaires du Midi. — La St-Jean. 108
Des Sablettes en Chine. Via-Marseille . 113
— 322 —
Chasse au Sanglier dans les forets de
Laverne 466
Le Lycurgue aux Dardanelles .... 189
L'Incendie du Mourillon 209
Fêtes populaires du Midi. — Noël . . 221
Silouette le Gabier 233
Saint-Mandrier 252
Marie 271
Souvenirs d'Alger 290
Fêtes patronales du Midi 308
thèque
j«Ottawa
nce
The Library
University of Ottawa
Date Due
fi ï 0^3 002 50266 3b
Ct PQ 2382
.P68 1867 V006
0 PONCY. CH.
ACC* 1381552
UVRL.-.