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Full text of "Oeuvres"

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CONTES  ET  NOUVELLES 


PAR 


CHARLES    PONCY 


AVR  2  5  f97* 


CHARLES  PONCY 


U.;UX     |     TOILOX. 


SIXIÈME      VOLUME 


CONTES  ET  NOUVELLES 


TOME      PREMIER 


MARSEILLE 


GUEIDON,       LIBRAIRE-ÉDITEUR 
i,  rut*  Saint-Théodore,  \ 

186*. 


université 

BIBLIOTHECA    1 


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?a 

IVol 


Toulon,  typ.  ve  e.  aurel,  rue  «le  l'Arsenal,  13. 


LE  MASSACRE  D'UN  AMi 


Maître  Gedde,  le  héros  de  cette  histoire,  ha- 
bitait, à  Cannes,  une  cabane  au  bord  de  la 
mer,  en  face  des  iles  de  Lérins,  dont  la  princi- 
pale et  la  plus  rapprochée  du  continent.  File 
Sainte-Marguerite,  a  servi  de  prison  au  Mas- 
que-de-Fer.  Le  gouvernement  français  y  a 
longtemps  interné  les  chefs  des  tribus  algé- 
riennes révoltées  contre  notre  domination. 

Maître  Gedde  était  un  vieux  grenadier  (je 
l'Empire. 


_  6  - 

En  quittant  le  service,  il  s'était  fait  bracon- 
nier par  amour  du  fusil.  Il  avait  tant  brûlé  d'a- 
morces dans  sa  vie  qu'il  en  était  devenu  com- 
plètement sourd.  Mais  l'excellence  de  sa  vue 
avait  racheté  cette  infirmité  et  il  était  encore 
le  plus  habile  et  le  plus  infatigable  chasseur 
de  l'endroit.  L'ardeur  martiale  qui  le  poussait 
autrefois  contre  les  Cosaques  le  poussait  au- 
jourd'hui contre  toute  espèce  de  gibier.  —  Il 
découvrait  dans  les  feuilles  sèches  ou   sur  la 
roche  nue  la  piste  invisible   du  sanglier  et  la 
retrouvait   avec  un  flair  merveilleux  dès  que 
les  chiens  l'avaient  perdue.  Il  avait  chassé  avec 
succès  le  chamois  dans  les  Alpes-Maritimes  et 
tué  le  dernier  chevreuil  des  forets  de  l'Esterel. 
Aucun  lièvre  n'avait  passé  à  portée  de  son  fu- 
sil sans  payer  de  sa  vie  cette  témérité.  Quant 
aux  oiseaux,  je  ne  vous  en  parle  pas.  L'orni- 
thologie provençale  ne  compte  pas  une  espèce 
dont  il  ne  pût  montrer  quelques  exemplaires 
dans  son  cabinet  entre  les  hures  grises  de  nos 
sangliers,  les  queues  dorées  de  nos  renards  et 
les  fauves  fourrures  de  nos  loups. 

Le  chien  de  maître  Gedde  était  aussi  un  vieux 
grognard.  C'était  un  magnifique  chien  mouton 


qui,  après  avoir  parcouru  tous  les  camps  de 
l'Europe,  était  devenu  chien  de  chasse  à  force 
de  patience  et  de  leçons.  Intelligent  et  fidèle 
comme  un  chien  de  régiment,  il  avait  suivi  les 
différentes  phases  de  la  vie  de  son  maître  et 
tout  portait  à  croire  qu'ils  finiraient  tranquille- 
ment leurs  jours  ensemble  comme  Baucis  et 
Philémon. 

Hélas  î 

Assis  le  soir  devant  sa  treille  autour  de  la- 
quelle serpentait  une  corniche  d'oiseaux  de 
proie  cloués  au  mur,  maître  Gedde,  entouré 
de  jeunes  braconniers,  et  Mouton  nonchalam- 
ment étendu  à  ses  pieds,  prenait  des  poses  de 
Nemrod.  Il  semblait  dire  à  son  auditoire  : 
a  J'ai  accompli  mes  douze  travaux,  je  me 
repose  !   » 

Pauvre  et  naïf  maître  Gedde  î. . .  tes  barba- 
res voisins  d'Afrique  qui  viennent  mourir  de 
nostalgie  sur  les  rochers  de  la  Provence,  vont 
bientôt  détruire  tes  illusions  et  ton  repos.  En- 
tends, entends  ces  voix  gutturales  dont  le  vent 
de  la  mer  t'apporte  l'étrange  accent  !  On  chante 
aux  îles  Sainte-Marguerite,  ce  matin.  Y  a-t-il 
encore  un  départ  de  prisonniers  rendus  à  leur 


—  8  — 

patrie   ou    une    distribution  de   couscoussou  ? 

—  Que  diable  ont  donc  les  Arabes  ce  matin, 
maître  Gedde  ?  cria  un  brave  pécheur  au  vieux 
braconnier. 

—  Ils  ont  le  diable,  ma  foi!  Que  Dieu  les  con- 
fonde !  Us  font  un  vacarme  d'enfer,  ces  damnés 
là.  On  dit  que  ce  sont  d'excellents  tireurs? 

—  C'est  possible ,  répartit  le  pécheur  avec 
dédain  ;  mais  pas  un  d'entre  eux  ne  sait  ce  que 
c'est  qu'un  filet  ou  une  ligne. 

—  Et  ils  n'ont  pas  tort,  reprit  le  bracon- 
nier. Une  bonne  perdrix  ou  un  gros  lièvre  vaut 
mieux  que  toutes  les  pèches  miraculeuses  du 
monde. 

—  Toujours  le  même,  dit  le  pêcheur.  Mais 
nsvous  fâchez  pas,  maître  Gedde.  Voulez-vous 
venir  déjeuner  aux  iles  ?  Vous  verrez  ce  que  si- 
gnifient ces  cris  qui  ressemblent  assez  h  une 
bourrasque  de  mistral  d'hiver. 

Le  braconnier  siffla  son  chien  et  s'embarqua. 
Arrivé  dans  l'ile,  il  se  dirigea  vers  le  fort  où 
sont  internés  les  Arabes.  Un  soldat  d'Afrique 
remplissant  auprès  des  prisonniers  les  fonctions 
d'interprète,  vint  au-devant  de  maître  Oedde 
qu'il  connaissait. 


—  9  — 

—  Ah  !  mon  brave  grenadier,  arrivez  vite  et 
écoutez  :  ceci  vous  concerne. 

—  Qu'est-ce,  qu'est-ce  ?  dit  maître  Gedde 
d'un  ton  moitié  important,  moitié  ironique.  A- 
ton  pris  ici  un  sanglier  venu  à  la  nage  des 
montagnes  de  la  Corse  ? 

—  Non  pas,  non  pas,  mon  naïf  provençal.  En 
Afrique,  on  laisse  chasser  le  sanglier  aux  en- 
fants qui  ont  besoin  de  distractions.  C'est  du 
lion  qu'il  s'agit. 

—  Du  lion  ?  dit  maître  Gedde  avec  explosion. 

—  Du  lion,   répéta  tranquillement  le  soldat. 

—  Voyons  ?  ce  doit  être  burlesque,  cela. 

—  Chut,  dit  vivement  l'interprète  ;  ils  re- 
commencent. Je  vais  vous  traduire  leur  chant. 

VOIX    DU    CHEF. 

Kntendez-vous,  mes  noirs,  quelle  voix  formidable 
Ebranle  le  désert  de  sable  ?. . . 

CHOEUR    DES    NOIRS. 

Maître,  aux  armes!  ce  cri  strident 
Trabit  le  roi  de  ce  domaine. 
Voici  le  liondonl  la  dent 
CJiercbe  un  festin  de  ebair  humaine. 


—  10  - 

Allah  !  seconde  nos  efforts 
Et  rends-nous  forts. 

Il  y  eut  un  silence.  Le  chœur  reprit  : 

VOIX    DU   CHEF,. 

Avez-vous  vu,  mes  noirs?...  C'est  la  crinière  roù'sse 
Du  lion  que  la  faim  courrouce  ! 

CHOEUR    DES    .NOIRS. 

Maître,  aux  armes  !  les  fils  d'Allah 
Vont  bien  défendre  ta  demeure. 
Voilà  le  lion,  le  voilà  î 
Feu  tons  ensemble,  feu  !  qu'il  meuiv  î 
Allah!  sur  le  sable  qu'il  mord. 
Le  monstre  est  mort  î 

—  Eh  bien,  maître  Gedde,  que  dites-vous  de 
ce  chœur  ?  Le  trouvez-vous  toujours  burlesque, 
comme  vous  disiez  tout-à-1'heure? 

Maître  Gedde  tourna  les  talons  sons  répon- 
dre. Son  visage  s'était  décomposé  à  l'audition 
de  ces  chants  de  triomphe  dont  la  musique 
seule  lui  eût  révélé  le  sujet  terrible  et  gran- 
diose.   Il    rentra  chez  lui  en  proie  à  un  sourd 


—  11  — 

accès  de  colère  et  prit,  pour  se  distraire,  le 
journal  Y  Algérie,  auquel  le  commandant  de 
File  était  abonné  et  que  le  facteur  déposait  or- 
dinairement chez  le  braconnier.  Maître  Gedde 
y  lut  ce  qui  suit  : 

«    UN   TUEUR   DE   LIONS.    » 

«  Un  jeune  homme,  maréchal  des  logis  au 
quatrième  escadron  des  spahis  de  Guelma,  qui 
s'est  fait  un  nom  déjà  célèbre  par  son  audace 
et  son  intrépidité,  vient  d'ajouter  un  nouveau 
triomphe  à  ses  exploits  dignes  d'un  Nemrod. 

«  Ce  courageux  chasseur  qui ,  naguère ,  a 
tué  deux  lions,  l'un  dans  les  bois  de  l'Arch.oua, 
l'autre  près  d'Aïn-Sefra,  au  col  de  Serd-el- 
Aouda,  vient  d'en  tuer  un  troisième  aux  envi- 
rons de  Dréan.  Gérard  est  un  tout  jeune  hom- 
me, de  taille  élancée,  aux  traits  fins  et  pleins 
d'énergie.  Il  est  né  à  Pignans,  dans  le  départe- 
ment du  Var.  M.  le  général  Randon,  comman- 
dant de  la  subdivision  de  Bône,  a  donné  un 
fusil  d'honneur  à  ce  chasseur  intrépide  ;  le  duc 
d'Aumale,  à  qui  Gérard  fut  présenté  lors  du 
passage  du  prince  à  Guelma,  lui  fit  également 
cadeau  d'un  superbe  fusil.  » 


—  12  — 

Maître  Gedde  froissait  le  journal  avec  rage, 
quand  un  de  ses  disciples  les  plus  aimés  arriva 
tout  essoufflé  et  lui  dit  : 

—  Savez-vous  la  nouvelle,  maître? 

—  Non,  et  je  m'en  passe;  va-t-en. 

—  Oh  !  oh  !  dit  obstinément  le  jeune  homme, 
ceci  va  vous  remettre  en  belle  humeur.  Ima- 
ginez-vous que  nous  venons  de  lire  dans  le 
Toulonaais  qu'un  provençal,  un  compatriote 
presque,  tue  en  Afrique  les  lions  comme  vous 
tuez  les  grives  ici. 

—  Ah  çà!  mais  c'est  une  malédiction!  cria 
douloureusement  le  braconnier  ;  va-t-en,  te 
dis-je,  ou  je  te  brûle  comme  une  chouette. 

Le  jeune  chasseur  s'éloigna.  Le  seul  motif 
plausible  qu'il  trouva  pour  justifier  la  colère 
du  maître  fut  celui-ci  :  il  aura  manqué  ce  ma- 
tin, il  est  déshonoré. 

Maître  Gedde  descendit  en  ville  et  viril 
acheter  une  carte  d'Afrique.  Tout  le  jour 
la  porte  de  sa  cabane  resta  fermée  ;  toute 
la  nuit  on  vit  briller  à  travers  les  volets  la 
lampe  des  veilles.  Les  pécheurs  l'appelè- 
rent à  diverses  reprises,  craignant  qu'il  ne 
fût   malade.   Il   leur   répondit  qu'il   ne   s'était 


—  13   - 

jamais  mieux  porté,  qu'il  n'avait  nul  besoin 
de  leur  sollicitude. 

Voici  ce  qui  se  passait  dans  la  cabane. 

Maître  Gedde  était  penché  sur  une  carte 
d'Afrique,  les  coudes  sur  la  table,  la  tête 
dans  les  mains,  les  tempes  en  feu,  comme 
Napoléon  rêvant  le  blocus  continental.  Il  cher- 
chait depuis  le  matin  un  nom  qu'il  n'avait 
pas  encore  trouvé ,  et  l'obstination  fiévreuse 
qu'il  apportait  à  ce  travail  si  étranger  à  ses 
habitudes,  imprimait  à  tout  son  être  un  fris- 
sonnement nerveux  qui  le  faisait  bondir  sur 
sa  chaise. 

Enfin,  vers  minuit,  il  sembla  sortir  d'un  rêve 
funeste.  11  frappa  dans  ses  deux  mains  comme 
pour  s'applaudir  lui-même  d'une  découverte  et 
appela  son  chien. 

—  Viens  ici,  mon  brave  Mouton,  viens  ici  ; 
regarde  sur  cette  carte  et  vois  ce  que  je  viens 
d'y  trouver. 

Et  son  doigt  indiquait  un  point  de  la  côte 
septentrionale  d'Afrique,  où  on  lisait  :  Monta- 
gne des  Lions. 

Mouton  promena  sa  belle  tête  sur  la  carte  et 
la  couvrit  en  entier  de  son  opulente  crinière  : 


—  14  — 

puis  il  regarda  son  maître  d'un  air  qui  voulait 
dire  :  «  Comprends  pas.  » 

—  Regarde,  te  dis-je.  Dans  huit  jours  tu 
verras  cette  montagne  ,  tu  verras  le  cousin 
Adrien  qui  viendra  d'Arzew  où  il  est  établi, 
faire  partie  de  notre  expédition.  C'est  un  de 
mes  élèves,  Adrien,  et  un  fier  tireur,  n'est-ce 
pas?  Ah!  l'on  nous  narguait!  Ah!  l'on  avait 
partout  l'air  de  nous  dire  :  «  Vous  n'êtes  que 
des  tueurs  de  cailles  !  »  Patience  !  patience  ! 
j'ai  découvert  la  pépinière  des  lions.  Patience  ; 
et  dussions-nous  être  vingt  fois  dévorés,  il  faut 
tuer  un  lion.  Ah  !  M.  Gérard  !  vous  me  devez  la 
moitié  de  votre  couronne.  11  y  a  vingt  ans  que 
je  chasse  et  que  je  n'ai  pas  manqué  une  seule 
fois  mon  but.  Et  on  ne  m'en  tient  pas  compte 
parce  que  je  n'ai  pas  tué  de  lion.  Patience  ! 

Les  plaintes  intelligentes  et  mélancoliques 
de  Mouton  furent  les  seules  protestations  que 
maître  Gedde  vit  s'élever  contre  son  projet  in- 
sensé ;  mais  il  ne  les  entendit  pas  :  je  vous  ai 
dit  qu'il  était  sourd. 

Il  écrivit  au  cousin  Adrien  de  venir  le  rece- 
voir à  Oran,  puis  il  prit  la  route  de  Marseille 
et  partit  pour  l'Afrique,  -  -  accompagné  de  son 


—  15  — 

fusil  à  deux  coups  et  de  Mouton,  —  par  les  pa- 
quebots de  la  compagnie  Bazin.  Deux  jours 
après,  dans  la  direction  du  Sud,  on  apercevait 
la  terre  au  lever  du  soleil. 

—  Où  sommes-nous  ?  demanda  maître  Gedde 
au  timonier  de  quart. 

—  A  Mers-el-Kébir. 

—  Mers-el-Kébir?  mais  c'est  à  Oran  que  je 
vais. 

—  Eh  bien  !  Mers-el-Kébir,  c'est  Oran. 

—  Allons,  se  dit  maître  Gedde,  il  parait  que 
Mers-el-Kébir  est  le  nom  arabe  d'Oran.  Tous 
les  français  sont  plus  ou  moins  bédouins  au- 
jourd'hui. 


II 


Laissez-moi  vite  vous  dire  ce  que  c'est  qu'O- 
ran  avant  d'y  introduire  mon  héros, 

La  ville  d'Oran  est  coupée  en  deux  par  l'Oued- 
el-Rahhi,  ravin  profond  où  l'eau  coule  toute 
l'année.  Elle  est  bâtie  sur  le  versant  des  deux 
collines  qui  forment  le  ravin  et  qui  sont  cou- 
ronnées de  belles  fortifications  espagnoles. 


—  m  — 

Oran  est  la  seconde  ville  de  l'Algérie.  Elle 
serait  la  première  aujourd'hui  si  la  colonie  eût 
appartenu  aux  Anglais.  Vue  de  la  mer,  elle 
offre  cette  physionomie  qu'ont  toutes  les  villes 
orientales,  étalant  au  soleil  leur  diadème  de 
minarets.  Mais  elle  perd  bientôt,  aux  yeux  du 
voyageur  qui  pénètre  dans  son  sein,  ce  prestige 
d'originalité  et  de  lumière.  Ses  rues  n'ont  pas 
même  ce  caractère  de  certaines  villes  espa- 
gnoles où  les  Maures  ont  empreint  l'impéris- 
sable cachet  de  leur  domination. 

Au  lieu  de  ce  luxe  d'architecture  sarrasirie 
que  l'on  admire  encore  aujourd'hui  en  Espagne, 
les  descendants  de  Charles-Quint,  maîtres  d'O- 
ran,  n'y  ont  bâti  que  des  forts.  On  n'y  rencon- 
tre que  des  murailles  percées  d'embrasures.  Le 
tremblement  de  terre  de  1790  les  eût  détruites, 
si  elles  n'eussent  été  bâties  sur  le  roc  vif.  Ces 
formidables  travaux  de  défense  ont  fait  et  font 
encore  d'Oran  un  second  Gibraltar,  bien  plus 
redoutable  que  l'autre,  dans  ces  parages  où 
les  \ents  du  Nord-Ouest  et  du  Nord-Est  domi- 
nent. On  voit  autour  de  la  ville  de  longs  che- 
mins couverts  et  des  galeries  de  mines.  La  nou- 
velle Kasbah,  où  le   bey  avait  établi   sa  rési- 


—  17  — 

dence  et  dont  la  porte  est  un  chef-d'œuvre  de 
sculpture  ;  la  magnifique  mosquée  située  près 
des  remparts,  à  coté  de  la  Porte  principale  ] 
la  cathédrale  et  quelques  débris  des  anciennes 
casernes,  sont  les  seuls  monuments  dignes  d'ê- 
tre cités  :  à  moins  qu'on  ne  considère  comme 
des  monuments  les  forts  Bordj-el-Jordy.  ceh;i 
de  Santa-Crus,  le  Château  vieux,  Saint-Phi- 
lippe et  Saint- André,  le  fort  Sainte-Thérèse  et 
celui  de  la  Mouna  qui  commandent  la  plage. 

Tout  le  reste  n'est  qu'un  amas  de  maisons 
mauresques  ou  espagnoles,  pauvres  et  laides,  au 
milieu  desquelles  la  tristesse  qu'inspire  toute 
décadence  vous  saisit  le  cœur.  Les  constructions 
françaises  s'y  sont  multipliées  et  ont  changé 
l'aspect  bâtard  de  la  ville.  A  Oran  comme  à 
Alger,  le  marteau  du  maçon  creuse  de  pro- 
fondes brèches  dans  la  poétique  misère  du 
passé  et  nos  édifices  aux  prosaïques  contours 
achèveront  sous  peu  la  transformation.  L'épi- 
démie de  la  démolition  a  pénétré  jusqu'au  fond 
du  quartier  juif,  dans  la  partie  orientale  de  la 
ville.  Encore  quelques  années  de  paix  et  Oran 
sera  renouvelé,  et,  d'une  colline  à  l'autre,  toute 


VI 


-  18  — 

la  ville    sora  bâtie   comme  le  sont  déjà  sa  rue 
Napoléon  et  sa  place  Kléber. 

L'Oued-el-Rahhi  fournit  assez  d'eau  pour 
alimenter  plusieurs  moulins,  et  pour  arroser 
les  jardins  dont  le  lit  est  caché  par  le  feuillage 
des  orangers,  des  bananiers  et  des  vigoureux 
figuiers  d'Europe.  Cette  partie  de  la  ville  est 
la  plus  riante  et  la  plus  gaie.  C'est  là  qu'est 
bâti  le  nouvel  hôpital  militaire,  au  milieu  de 
la  verdure  des  arbres  et  de  la  fraîcheur  de 
l'eau. 

Cette  belle  végétation  forme  un  heureux  con- 
traste avec  les  sables  arides  de  la  baie  d'Oran 
où,  faute  de  fond  et  d'abri,  les  navires  ne  peu- 
vent mouiller,  avec  les  rochers  pelés  deMers- 
el-Kébir  (grande  rade),  où  nous  avons  laissé  et 
où  nous  retrouvons  maître  Gedde,  méditant 
l'extermination  de  la  race  léonine. 

Le  voilà  donc,  quittant  les  établissements  de 
la  Marine  et  marchant  d'un  pas  résolu  sur  le 
chemin  de  Mcrs-el-Kébir  à  Oran,  chemin  qui 
nous  a  coûté  tant  d'or  et  de  sueurs.  Ce  ne  fut 
pas  sans  une  religieuse  émotion  que  le  bracon- 
nier contempla  cette  route  taillée  à  pic  à  une 
hauteur  considérable  au-dessus  de  la  mer,  dans 


—  19  — 

le  roc  vif  de  la  falaise.  Il  admira  beaucoup  les 
sources  thermales  qui  jaillissent  près  des  flots 
salés  du  golfe  et  il  était  plongé  dans  une  extase 
profonde  devant  la  grotte  sous  laquelle  passe 
le  chemin  et  qu'on  dit  aussi  belle  que  celle  du 
Pausilippe,  lorsque  quelqu'un  lui  frappa  rude- 
ment sur  l'épaule. 

—  Bonjour,  maître  Gedde  ! 

—  Cousin  Adrien  ! 

Deux  baisers  retentirent  sous  la  voûte  de  la 
grotte.  Mouton  bondissait  de  joie  en  retrou- 
vant le  cher  cousin  Adrien  qui  l'avait  tant  de 
fois  mené  à  la  chasse  au  lièvre. 

Une  demi-heure  après,  Adrien  et  maître  Gedde 
étaient  attablés  devant  un  bon  déjeuner.  Maître 
Gedde  mangeait...  comme  un  braconnier  et 
réparait  de  son  mieux  le  jeûne  forcé  que  le 
mal  de  mer  lui  avait  imposé. 

Lorsque  la  faim  du  vieux  soldat  fut  apaisée, 
il  prit  la  parole  et,  s'adressant  à  Adrien  : 

—  Ah  çà  !  mon  gaillard,  sais-tu  ce  que  je 
viens  faire  ici  ? 

—  J'attends  que  vous  daigniez  m'en  instruire, 
dit  avec  quelque  inquiétude  le  cousin  qui  vit 


—  20  — 

prendre   à  maître   Gedde   un  air  de  solennité 
qu'il  ne  lui  connaissait  pas  encore. 

—  Tu  n'as  pas  oublié  mes  leçons ,  mon 
enfant  ? 

—  Au  contraire,  car  dans  le  voisinage  d'Abd- 
el-Kader,  on  ne  peut  que  se  perfectionner  for- 
cément dans  l'art  d'expédier  les  balles  par  la 
route  la  plus  directe. 

—  Bien,  jeune  homme,  bien  ;  j'avais  tou- 
jours bien  auguré  de  toi.  Alors,  tu  vas  te  dis- 
poser h  une  expédition  que  je  viens  faire  surtes 
terres. 

—  Contre  Abd-el-Kader  ?  dit  le  cousin  en  re- 
culant épouvanté. 

—  Contre  Abd-el-Kader!  fit  dédaigneuse- 
ment le  braconnier  :  tu  sais  bien  que  je  ne  suis 
plus  au  service. 

—  Mais  alors  ? . . . 

—  Mais  alors,  répartit  mystérieusement  maî- 
tre Gedde,  en  se  rapprochant  d'Adrien  comme 
s'il  eût  craint  qu'on  ne  lui  volât  son  idée,  mais 
alors,  c'est  qu'il  s'agit  d'autre  chose. 

—  Contre  Abd-el-Rhaman  ?  dit  le  cousin. 

—  Que  le  diable  t'emporte,  avec  tes  noms 
qui  vous  déchirent  la  gorge  ;  que  veux-tu  que 


—  21  — 

je  fasse  de  tes  bédouins  ?  C'est  contre  les  lions 
que  je  viens  faire  une  expédition. 

—  Contre  les  lions  ? 

—  Oui,  enfant.  Il  y  a  par  ici  un  Gérard  qui 
en  fait  des  boucheries  quotidiennes  et  je  veux 
lui  prouver  qu'il  n'est  pas  le  seul  provençal  ca- 
pable d'abattre  un  lion. 

—  Yoilà,  dit  le  cousin  consterné  ce  qui  vous 
amène  ici. 

—  Eh  bien  !  quelle  figure  de  hibou  me  fais- 
tu  là  ?  on  dirait  que  tu  viens  de  manquer  une 
bécasse. 

—  Mais  où  croyez-vous  trouver  des  lions 
ici  ? 

—  Où?  Parbleu,  à  trois  lieues  d'Oran,  dans 
la  Montagne  des  Lions. 

—  Est-ce  qu'il  serait  devenu  fou  ?  se  deman- 
da Adrien  avec  une  terreur  croissante.  Que 
vais-je  faire  de  cet  homme  ? 

—  Eh  bien  ?  fit  le  braconnier  avec  angoisse. 

—  Eh  bien,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  plus  de 
lions  ici  que  de  tigres  à  Cannes,  d'éléphants  à 
Toulon,  et  que. . . 

—  Ta,  ta,  interrompit  maître  Gedde,  nous 
connaissons  ces  belles  raisons.   Tu  as  mis  trop 


—  V2  — 

de  temps  à  mâcher  ta  réponse,  Adrien.  L'ami- 
tié que  tu  me  portes  te  fait  trembler  pour  moi: 
mais  moi  je  ne  tremble  de  rien,  entends-tu? 
Rassure-toi  donc;  j'ai  vu  les  Cosaques,  les 
Autrichiens,  les  Prussiens,  les  Anglais.  Je  n'ai 
pas  bronché  d'une  semelle  devant  la  gueule  de 
tous  les  canons  de  l'Europe.  Je  n'ai  pas  plus 
peur  de  tes  lions  que  de  nos  hirondelles. —Le 
coup  d'œil  juste,  la  poudre  bien  sèche  et  du 
sang-froid,  et  je  m'en  retourne  avec  une  peau 
de  lion  sur  mes  épaules,  comme  un  Hercule,  et 
j'immortalise  Cannes! 

—  Vous  allez  renoncer  tout  de  suite  à  votre 
projet,  entendez-vous,  vieux  fou  ?  dit  le  jeune 
homme  avec  l'autorité  de  la  raison. 

—  Tu  veux  donc  que  je  sois  déshonoré?  ré- 
partit l'autre  en  pleurant.  Ah  !  je  le  vois  bien  : 
on  t'a  écrit  de  Cannes.  Et  toi  aussi  te  voilà  de 
la  conspiration  que  la  jalousie  a  ourdie  contre 
moi.  Je  suis  venu  en  Afrique  pour  tuer  des  lions 
et  j'en  tuerai.  Il  m'en  faut  un,  mort  ou  vivant. 
Vous  êtes  des  lâches  et  des  ingrats. 

Adrien  épuisa  en  vain  toute  son  éloquence 
pour  ébranler  la  résolution  du  vieux  soldat: 
rien  ne  fut  négligé  pour  le  faire  renoncer  à  >a 


—  23  — 

iblle  expédition,  mais  rien  ne  réussit.  Alors 
Adrien,  ne  voulant  pas  encourir  les  railleries 
■et  le  ridicule  que  soulèverait  une  pareille  en- 
treprise, souhaita  le  bonsoir  «à  maître  Gedde  et 
reprit  tranquillement  la  route  d'Arzew. 

Pendant  le  déjeuner,  Mouton  ,  par  suite  de 
la  curiosité  bien  naturelle  qui  s'empare  des 
hommes  et  des  chiens  à  l'étranger,  avait  voulu 
faire  connaissance  avec  ht  race  canine  du  pays. 

Tl  s'était  égaré  dans  les  rues  d'Oran.  Adrien  le 
reconnut,  l'appela,  et  le  chien,  croyant  qu'il  s'a- 
gissait de  retourner  vers  son  maître ,  suivit 
joyeusement  le  cousin  vers  Arzew. 

Maître  Gedde  sortit  de  table  à  moitié  ivre 
et  dans  un  état  incroyable  d'exaspération.  Il 
visita  ses  munitions  de  guerre  .  il  glissa  deux- 
balles  dans  chaque  canon  de  son  fusil  ;  puis  il 
siffla  son  chien. 

—  Mouton  ? 

Mouton  avait  disparu. 

Et  lui  aussi  !  cria  le  vieux  grognard  d'une  voix 
de  tonnerre.  Et  lui  aussi  conspire  contre  mon 
honneur!  Ceci  est  un  vol  de  confiance. — Mou- 
ton, dit-il  solennellement,  si  je  te  retrouve, 
în;i  première  décharge  sera  pour  toi. 


—  24  — 

Notre  homme  ,  arrivé  au  pàroxisme  de  la 
fureur,  ne  comprit  pas  que  la  désertion  de  Mou- 
ton le  sauvait  du  plus  atroce  ridicule  dont  un 
chasseur  soit  menacé.  En  effet,  chasser  le  lion 
avec  un  chien  !  —  Si  les  musulmans  eussent 
été  rieurs  ! 

Maître  Gedde  voulant  faire  grandement  et 
sérieusement  la  chose  ,  s'affubla  d'un  costume 
arabe ,  loua  une  cavale  arabe  sur  laquelle  il 
s'élança  avec  son  ancienne  agilité  de  soldat , 
puis  il  demanda  à  un  indigène  la  Montagne- 
des- Lions. 

La  direction  de  la  montagne  lui  fut  indiquée. 

—  Tu  vas  chasser  le  chacal  ?  lui  dit  le 
maure. 

—  Que  l'enfer  te  confonde,  mécréant  bavard  ! 
c'est  pour  cela  qu'on  dit  que  les  musulmans 
sont  taciturnes  ? 

—  Ya  demander  un  talisman  à  Sidi-el-Hadj- 
el-Aarbi,  cria  le  maure, 

El-Adj-el-Aarbi  est  le  chérif  le  plus  puissant 
et  le  marabout  le  plus  vénéré  de  la  province 
d'Oran.  C'est  lui  qui,  selon  la  poétique  légende 
arabe,  alla  chercher  le  Chélif  dans  l'Atlas,  pour 
arroser  la  plaine.  Le  fleuve   docile   suivit  le 


—  25  — 

cheval  du  saint  marabout ,  dessinant  en  grand 
sur  le  sol  les  ondulations  que  la  queue  du 
cheval  décrivait  dans  l'air.  Quand  le  marabout 
s'arrêta,  le  fleuve  cessa  de  couler  vers  l'ouest 
et  se  dirigea  sur  la  mer  où  il  se  jette  entre  le 
le  cap  lvi  et  Mostaganem. 

Mais  qu'importait  à  maître  Gedde  la  légende 
arabe,  le  talisman  du  saint  marabout  !  il  n'en- 
tendait plus  rien.  Il  galopa  sur  la  route  de  l'Est 
et  reconnut  instinctivement  la  Montagne-des- 
Lions. 

Il  était  nuit  lorsqu'il  y  arriva. 

—  Bon,  se  dit-il,  je  vais  trouver  les  lions  en- 
dormis. Ce  n'est  guère  agir  en  brave  ;  mais  que 
m'importe  une  lâcheté  à  mes  yeux,  pourvu  que 
je  me  réhabilite  à  ceux  des  autres? 

Le  braconnier  était  fort  ému  lorsqu'il  péné- 
tra dans  la  montagne.  Comme  sa  surdité  l'em- 
pêchait de  distinguer  aucun  bruit ,  il  croyait 
toujours  entendre  le  rugissement  des  monstres 
épouvantés  à  son  approche. 

Le  froid  et  les  ténèbres  de  la  nuit  n'arrêtè- 
rent pas  un  instant  l'intrépide  chasseur.  Il 
avança  avec  autant  de  confiance  et   d'audace 


26  — 


qu'il  entrait  autrefois  dans  une  ville  prise  d'as- 
saut. 

Tout  à  coup,  il  aperçut,  aux  pieds  d'un  roc 
sombre,  une  masse  énorme  qui  rôdait  d'un  air 
inquiet  et  dont  les  }reux  flamboyaient  dans 
l'ombre.  C'était  bien  un  lion:  une  tête  puis- 
sante et  ronde  ;  une  crinière  superbe  que  le 
vent  faisait  ondoyer  avec  une  grâce  qui  vous  fi- 
geait le  sang  dans  les  artères  ! 

Le  cœur  du  soldat  battit  à  se  rompre.  Yoiei 
le  moment  suprême  ,  pensa-il  ;  et  il  poussa  sa 
cavale  droit  devant  lui. 

Maintenant ,   quelques    pas    rétrospectifs. 

Vous  vous  souvenez  sans  doute  qu'Adrien 
avait  entraîné  Mouton  avec  lui  sur  la  route 
d'Arzew.  Le  chien,  après  trois  heures  de  mar- 
che, reconnut  que  le  chemin  qu'il  suivait  ne  le 
ramenait  pas  vers  son  maître.  Il  quitta  furti- 
vement Adrien  et,  surpris  par  la  nuit ,  il  s'é- 
gara malheureusement  dans  la  Montagne-ies- 
Lions. 

Mouton  ne  reconnut  pas  tout  de  suite  son 
maître  sous  l'étrange  costume  que  celui-ci  avait 
endossé.  Pourtant  son  admirable  flair  le  lui 
révéla  après  quelques  instants   d'inspection.  Il 


—  27  -- 

recula  d'abord,  attendant  pour  risquer  une  dé- 
monstration amicale ,  d'être  plus  sûr  de  son 
fait. 

—  Ah  !  tu  recules  !  dit  maître  Gedde.  Alors 
c'est  que  tu  as  peur. 

Et  il  abaissa  le  canon  de  son  fusil  vers  la  pau- 
vre bête. 

Si  maitre  Gedde  avait  connu  Don-Quichotte, 
il  se  serait,  en  ce  moment,  comme  le  héros  de 
Cervantes,  salué  du  titre  de  Ch ev aller -des - 
Lions. 

Mouton  qui  sui\it  de  l'œil  le  mouvement  du 
chasseur,  s'élança  vers  lui  en  aboyant.  Maitre 
Gedde  était  sourd  ;  et,  d'ailleurs ,  ne  Teût-il 
pas  été.  il  est  douteux  qu'il  n'eût  pas  persisté 
à  prendre  pour  un  lion  son  fidèle  et  malheureux 
chien,  malgré  les  jappements  désespérés  que 
celui-ci  jetait  aux  échos  de  la  montagne. 

—  Ah  !  tu  m'attaques,  cria-t-il  avec  joie. C'est 
cela,  vive  la  guerre  ! 

Il  le  coucha  en  joue  et  fit  feu.  Les  deux  balles 
sifflèrent  dans  le  vide. 

—  Enfer  et  malédiction  î  hurla  le  braconnier  : 
si  je  manque  une  seconde  fois ,  je  me  fais  sau- 
ter la  cervelle  sur  place. 


—  28  — 

Mouton,  épouvanté,  bondit  sur  la  route  <TO- 
ran,  comme  un  véritable  lion  cette  fois.  Maître 
Gedde  partit  au  grand  galop  derrière  lui  ;  et 
nul  ne  pourrait  dire  ce  qui  passa  dans  le  cœur 
de  cet  homme ,  pendant  qu'il  poursuivait  ainsi 
son  rêve  de  sang.  Mouton  courait  avec  la  rapi- 
dité de  la  foudre  ,  déchirant  sa  belle  crinière , 
principale  cause  de  la  méprise  de  son  maître, 
aux  broussailles  ardues  du  chemin.  Il  traversa 
ainsi  le  Camp-des-Figuiers  ,  près  le  grand  lac 
salé  de  Sebgha  ;  il  traversa  la  tribu  des  Smélas, 
nos  vieux  et  fidèles  alliés,  le  village  de  Bir-el- 
Hassy,  et  entra  dans  Oran,  en  hurlant  de  fati- 
gue et  de  désespoir.  Maître  Gedde  lança  après 
lui  son  cheval, qui  brûla  sous  ses  pieds  la  rue  Na- 
poléon, aux  cris  de  :  le  lion  !  le  lion  !  proférés 
par  les  poumons  épuisés  du  cavalier.  Arrivé 
devant  le  ravin  ,  le  chien  n'eût  pas  le  temps 
d'emboucher  le  pont  qui  relie  les  deux  collines 
d'Oran.  Le  cheval  lancé  à  fond  de  train  et  ne 
pouvant  plus  être  retenu,  se  précipita  dans 
l'Oued  el-Rahhi  avec  le  cavalier,  à  la  suite  de 
Mouton. 

Les  promeneurs  attardés  qui   assistèrent  au 
dénoument  de  ce  drame  terrible  et  burlesque. 


—  20  — 

entendirent  un  grand  cri  .  puis  une  détonation 
épouvantable.  Us  descendirent  dans  le  ravin  et 
trouvèrent  le  braconnier  debout,  le  pied  triom- 
phalement posé  sur  la  crinière  sanglante  du  chien 
et  tenant  dans  ses  mains  la  bride  du  cheval  tué 
roide  sous  le  coup. 

Maître  Gedde,  lui ,  s'était  miraculeusement 
sauvé,  mais  il  avait  dit  vrai  :  sa  première  balle 
avait  été  pour  son  chien  ,  et  il  l'avait  tué ,  en 
l'atteignant  enfin  au  fond  du  ravin. 

—  Tiens  ,  dit  un  spectateur ,  en  approchant 
un  flambeau  et  partant  d'un  immense  éclat  de 
rire,  voilà  le  lion  ?. . .  C'était ,  ma  foi,  bien  la 
peine  de  faire  un  pareil  vacarme  !  La  Monta- 
gne-des-Lions  qui  est  accouchée  d'un  chien! 
Etait-il  enragé,  au  moins  ? 

—  Non,  dit  un  autre,  il  n'y  a  d'enragé  que  le 
maître. 

Maître  Gedde  jeta  un  grand  cri ,  un  de  ces 
cris  avec  lesquels  il  semble  que  l'âme  s'envole  : 
il  avait  reconnu  Mouton. 

Il  tomba  à  la  renverse  et  depuis  qu'il  est  re- 
venu à  la  vie  ,  il  n'est  pas  sorti  de  Tétat  d'im- 
bécillité où  l'a  plongé  sa  chute  affreuse  et  son 
incroyable  mystification. 


DÉSÀUGIERS 


Les  auteurs  comiques  dont  le  génie  a  fait 
rire  le  monde  ont  été,  dit-on,  mélancoliques  et 
tristes,  tandis  que  la  plupart  des  auteurs  tra- 
giques ont  été,  au  contraire,  très  facétieux  et 
trèsgais.  On  a  invoqué,  à  l'appui  de  la  première 
assertion,  l'étemelle  tristesse  de  Cervantes, 
l'austère  figure  de  Molière  ;  à  l'appui  de  la  se- 
conde, les  spirituelles  et  folles  saillies  de  Cré- 
billon,  l'innocente  et  sereine  gaîté  de  Racine, 
jusqu'à  l'heure  où  la  disgrâce  royale  glaça  son 
inspiration  et  détruisit  sa  santé.  On  en  a  conclu 
naturellement  que  les  hommes  d'intelligence, 


—  31  — 

lorsqu'ils  échappent  aux  étreintes  de  leur  idéal, 
ont  besoin  de  se  réfugier  dans  un  ordre  d'idées 
et  de  faits  complètement  opposé  à  leurs  préoc- 
cupations habituelles,  pour  rétablir  l'équilibre 
de  leurs  facultés  trop  tendues. 

On  pourrait  citer  contre  cette  règle,  si  c'en 
est  une  comme  on  le  prétend,  de  nombreuses 
exceptions  qui  ne  la  confirmeraient  certes  pas  : 
d'une  part,  Le  Tasse,  Le  Camoëns,  Jean-Jac- 
ques Rousseau  ;  et,  d'autre  part,  Regnard,  La 
Fontaine,  Parny,  dont  le  caractère,  les  mœurs 
et  les  œuvres  ont  été  en  si  complète  harmonie. 
Le  célèbre  chansonnier  qui  forme  le  sujet  de 
cette  étude  peut  être  classé  parmi  ces  excep- 
tions et,  sans  qu'il  s'en  soit  douté,  il  a  peint 
lui-même,  avec  beaucoup  de  bonheur  et  de 
concision,  son  talent  et  sa  vie  dans  ce  quatrain 
qu'il  adressa  à  la  mémoire  de  Scarron  : 

La  gaité  qu'à  ses  maux  il  opposa  toujours 
Ne  peut  se  comparer  qu'à  celle  qu'il  inspire  ; 
Et  la  Parque  étonnée,  en  terminant  ses  jours, 
A  vu  sa  dernière  heure  et  son  dernier  sourire. 

Marc- Antoine- Madeleine  Désaugiers  naquit 
le   18  novembre  1772,   dans  la  petite  ville  de 


—  32  — 

Fréjus,  l'antique  Marché  de  César,  qui  avait  vu 
naître,  sous  la  domination  romaine,  tant  d'au- 
tres illustrations  :  le  grand  acteur  Roscius, 
auquel  les  romains  décernèrent  une  pension  de 
soixante  mille  livres  ;  C-  Gallus,  le  mélodieux 
poète,  ami  d'Auguste,  dont  Ovide  et  Virgile 
ont  loué  les  vers  ;  Grœcinus  qui  fut  l'oracle  du 
Sénat  ;  Agricola,  beau-père  de  Tacite,  philoso- 
phe et  guerrier,  qui  conquit  la  Grande-Breta- 
gne et  que  l'empereur  Domitien,  jaloux  de  sa 
réputation,  fit  empoisonner;  V.  Paulinus,  in- 
tendant-général de  Provence  et  protecteur  du 
poète  Martial  ;  Fréjus,  qui  compte  encore  par- 
mi ses  enfants  l'historien  latin  Anthelmi  et  le 
président  du  Directoire,  Emmanuel  Siéyès,  une 
des  premières,  des  plus  pures  gloires  politiques 
de  la  Révolution. 

Quel  plus  admirable  berceau  Dieu  pouvait-il 
donner  à  un  poète,  que  cette  plaine  de  Fréjus 
jonchée  d'aqueducs  couronnés  de  lierre ,  de 
mousse  et  de  lichens  dorés,  de  chapitaux  et  de 
sculptures,  d'amphithéâtres  en  ruine  ,  d'arcs 
de  triomphe,  de  tout  ce  qui  fit  l'orgueil  et  la 
fortune  du  peuple-roi  ?  Désaugiers  devenu 
homme  et  se  rappelant  ses  premiers  pas  dans 


—  33  — 

cette  plaine  qu'arrosent  les  flots  de  Y Argens  . 
et  dont  les  vagues  bleues  de  la  Méditerranée 
viennent  baiser  les  rives  fleuries,  disait  avec 
raison  que  la  prévoyance  humaine  eût  dû  fon- 
der là  la  capitale  du  monde.  Peut-on  imaginer, 
en  effet,  une  merveille  pareille  à  l'assemblage 
heureusement  combiné  des  splendeurs  monu- 
mentales de  la  civilisation  avec  ces  splendeurs 
de  ia  nature  :  une  immense  étendue  de  terrains 
fertiles  doucement  inclinés  vers  la  mer  ;  le  ma- 
gnifique cirque  de  montagnes  de  PEstérel  pour 
l'abriter,  un  fleuve  paisible  ondulant  au  milieu, 
le  soleil  du  Midi  pour  l'éclairer  et  la  Méditer- 
ranée qui  eût  apporté  sur  ces  bords  les  trésors 
de  tous  les  climats  ! . .  . 

Les  Romains,  qui  prétendaient  descendre  des 
dieux  et  dont  les  œuvres  gigantesques  sem- 
blaient inspirées ,  il  faut  l'avouer,  par  cette 
origine,  avaient  fait  ce  rêve  Les  ruines  qu'ils 
ont  laissées  sur  ce  sol  attestent  encore  qu'ils 
travaillaient  courageusement  à  le  réaliser. 
Mais  Dieu  n'avait  pas  ratifié  leur  projet.  Il 
eut  été  trop  beau  pour  de  simples  mortels. 
Les  habitants  de  ce  nouvel  Eden  n'auraient 
sans  doute  plus  voulu  mourir  et.  comme  les 
vi  3 


-  34  — 

anges  rebelles,  ils  se  seraient  insurgés  contre 
la  Providence. 

Désaugiers,  encore  enfant,  dut  suivre  à  Pa- 
ris son  père,  musicien  et  compositeur  distingué, 
qui  s'y  lia  avec  Piccini  et  Gliick  et  qui  donna 
au  Théâtre-Italien  diverses  partitions  fort  en 
vogue  à  cette  époque.  Le  futur  chansonnier, 
qui  a  mérité  d'être  appelé  l'Anacréon  français, 
fut  élevé  au  collège  Mazarin  et  s'y  fit  remar- 
quer de  bonne  heure  par  les  traits  d'un  esprit 
joyeux,  pénétrant  et  subtil.  Il  faillit  un  instant, 
sur  les  conseils  d'un  prélat  ami  de  sa  famille, 
embrasser  la  carrière  ecclésiastique  ;  il  fit  mê- 
me, dans  ce  but,  quelques  semaines  de  noviciat 
au  séminaire  de  Saint-Lazare  ;  mais  sa  vérita- 
ble vocation  prévalut  heureusement  sur  cette 
détermination  et  il  revint  auprès  de  son  père 
dont  il  voulut  dès  lors  partager  les  travaux. 
Il  composa,  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  un  petit 
vaudeville  qui  réussit  d'une  manière  inespérée 
et,  encouragé  par  ce  succès,  il  arrangea  en 
opéra  comique  le  Médecin  malgré  lui,  de  Mo- 
lière. Ce  singulier  travail,  plein  de  verve  origi- 
nale et  facile,  fut  mis  en  musique  par  son  père 
et  applaudi  longtemps  à  l'Opéra. 


-   35  — 

Désaugiers  perdit  ce  père  chéri  en  1 793.  Cette 
grande  douleur,  jointe  à  celle  que  lui  causè- 
rent les  premiers  excès  de  la  Révolution,  le  dé- 
terminèrent à  suivre  à  Saint-Domingue  une  de 
ses  sœurs  mariée  à  un  colon  de  cette  île.  Mais 
en  arrivant,  au  lieu  de  rencontrer  le  repos  au- 
quel son  âme  méditative  aspirait  et  qu'il  était 
venu  chercher  à  travers  l'Océan,  il  trouva  cette 
malheureuse  colonie,  où  la  proclamation  de 
l'abolition  de  l'esclavage  l'avait  devancé,  en 
proie  aux  horreurs  d'une  guerre  civile  plus 
atroce  encore  que  celle  qui  désolait  la  France. 
Forcé  de  prendre  les  armes  comme  tous  ses 
compatriotes,  il  tomba  aux  mains  des  insurgés 
conduits  par  Dessalines,  et  fut  condamné  à  être 
fusillé  sur-le-champ.  Dépouillé  de  ses  vêtements, 
à  genoux  et  les  yeux  bandés,  il  attendait  l'ins- 
tant suprême.  Son  extrême  jeunesse  inspira 
quelque  intérêt  à  ses  bourreaux.  Ils  cherchè- 
rent un  prétexte  pour  le  sauver  et  la  Provi- 
dence le  leur  fournit  en  ce  que,  par  un  hasard 
miraculeux  pendant  cette  guerre  d'extermi- 
nation, ils  ne  trouvèrent  pas  un  seul  cadavre 
de  nègre  à  l'endroit  où  Désaugiers  avait  été 
fait  prisonnier. 


—  36  — 

11  dut  s'éloigner  en  toute  hâte,  se  cacher  dans 
les  rochers  et  dans  les  bois  et  gagner,  à  tra- 
vers mille  dangers,  le  bord  de  la  mer  où  il  fut 
recueilli  par  un  bâtiment  anglais  à  destination 
des  Etats-Unis.  La  traversée  fut  rude.  La  fati- 
gue, les  privations  et  surtout  les  émotions  ter- 
ribles qu'il  avait  subies,  allumèrent  dans  son 
sang  une  fièvre  ardente.  L'équipage  épouvanté, 
croyant  reconnaître  dans  sa  maladie  les  symp- 
tômes de  la  fièvre  jaune,  le  terrible  fléau  de 
ces  contrées,  l'abandonna  sur  une  cote  près  de 
New-York.  Heureusement  la  Providence  veillait 
toujours  sur  lui  avec  la  même  sollicitude.  Une 
pauvre  vieille  femme  le  trouva  mourant  sur  la 
grève,  le  porta  dans  sa  cabane  et  lui  prodigua 
des  soins  maternels  qui  lui  rendirent  la  santé. 
Dès  qu'il  fut  rétabli,  il  vint  à  New-York  et  s'a- 
dressa au  consul  de  France,  auprès  duquel  il  se 
réclama  de  ses  deux  frères,  alors  secrétaires  de 
la  légation  à  Copenhague.  Grâce  à  l'accueil  gé- 
néreux dont  il  fut  l'objet  de  la  part  du  consul, 
il  parvint  à  s'acquitter  envers  sa  bienfaitrice 
de  l'hospitalité  et  des  soins  qu'il  avait  reçus 
d'elle,  et  se  rendit  à  Philadelphie  où  il  donna 
des  leçons  de  clavecin  jusqu'en  4797.   A  cette 


—  37  — 

époque,  la  France  commençait  à  se  remettre 
des  affreuses  convulsions  qui  l'avaient  ébranlée 
etDésaugiers  s'empressa  de  revenir  à  Paris  où 
ses  souvenirs,  ses  affections,  ses  sympathies  et. 
par-dessus  tout,  le  pressentiment  de  ses  des- 
tinées l'appelaient  invinciblement. 

A  partir  de  ce  moment.  Désaugiers  se  livra 
aux  inspirations  de  son  vrai  génie  et  composa 
des  chansons  dont,  selon  l'expression  d'un  de 
ses  biographes,  l'élite  peut  être  placée  au  rang 
des  meilleures  qui  aient  été  faites  dans  le  pays 
où  on  les  fait  le  mieux.  L'instant  était  d'ailleurs 
favorable  au  genre  que  Désaugiers  adoptait. 
L'esprit  français  sentait  le  besoin  de  réagir  de 
toute  sa  force  et  de  toute  sa  vitalité  assoupie 
contre  le  mutisme  absolu  imposé  par  les  om- 
brageuses susceptibilités  de  la  Terreur.  Le  re- 
tour de  la  chanson  était  donc,  pour  beaucoup 
de  personnes,  le  retour  de  la  liberté,  de  lagaî- 
té,  de  la  sécurité;  c'était  la  foi  au  lendemain 
qu'on  avait  perdue  et  qui  revenait  au  cœur  et 
aux  lèvres  de  la  nation,  sous  la  forme  d'un  re- 
frain satirique  ou  consolant.  Le  poète  qui  ^'ins- 
pirait des  circonstances  trouvait  un  écho  dans 
chaque  voix. 


—  38  — 

Désaugiers  vit  bientôt  se  grouper,  autour  de 
*a  popularité  naissante  9  une  foule  d'admira- 
teurs et  d'amis.  Reçu  par  acclamations  mem- 
bre du  Caveau  moderne,  à  la  présidence  du- 
quel il  fut  appelé  peu  de  temps  après,  il  com- 
posa, pour  cette  joyeuse  et  spirituelle  réunion, 
une  série  de  ebansons  dont  chacune  est  un  vé- 
ritable petit  poème.  Ses  succès  furent  tels, 
que  le  sceptre  du  genre  lui  fut  unanimement  dé- 
cerné par  ses  rivaux  mêmes  et  qu'il  le  garda 
jusqu'à  l'heure  où  Réranger  apparut.  Il  était 
l'âme  et  le  boute-en-train  de  ces  fêtes  littérai- 
res. Elles  lui  inspirèrent  ces  fameux  proverbes- 
chansons  :  Tout  ce  qui  luit  n'est  pas  or\  VEau 
va  toujours  à  la  rivière  :  Petite  pluie  abat 
grand  vent;  le  Code  épicurien  et  la  Treille  de 
sincérité,  deux  chefs-d'œuvre!  Un  de  ses  con- 
temporains ,  M.  Creusé  de  Lesser,  a  écrit, 
dans  la  Biographie  Universelle,  un  portrait  de 
lui  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  présidentiel- 
les. «  Doué,  dit-il,  d'une  physionomie  heureuse 
et  d'une  voix  douce  et  sonore,  Désaugiers,  d'ail- 
leurs musicien,  était  un  chanteur  et  môme  un 
acteur  admirable.  On  peut  dire  qu'il  jouait  ses 
ebansons.    Il    était  heureux    de  la  gaité  qu'il 


—  39  — 

sentait  alors  et  qu'il  inspirait.  C'était  ordinai- 
rement à  table  qu'il  les  chantait  .  il  était  là 
comme  sur  son  trépied  et  il  rendait  les  oracles 
de  la  joie  avec  d'autant  plus  d'agrément  que 
nulle  méchanceté  ne  se  mêlait  à  sa  malice.  » 

Lié  par  l'esprit  et  parle  cœur  avec  tous  les 
jeunes  auteurs  dramatiques  de  l'époque,  le 
chansonnier  reporta  ses  aspirations  vers  le 
théâtre  où  le  public  avait  jadis  accueilli  si  fa- 
vorablement ses  débuts.  La  réputation  qu'il 
avait  acquise  justifiait  d'ailleurs  cette  ambi- 
tion. Il  s'associa  avec  Moreau,  Rougemont . 
Francis,  Servières,  Brazier,  Gentil  et  plusieurs 
autres  vaudevillistes,  complétant  leur  talent 
ou  empruntant  le  leur  pour  compléter  le  sien. 
Les  théâtres  des  Artistes,  de  la Montansier,  des 
Troubadours,  des  Variétés  et  du  Vaudeville  : 
et  plus  tard  l'Opéra-comique,  la  Cornédie-Fran- 
5aise  et  TOdéon,  retentirent  tour  à  tour  et 
parfois  simultanément  des  œuvres  de  cette 
imagination  aussi  féconde  que  brillante.  Le 
nombre  des  pièces  qu'il  fit  seul  ou  en  société 
s'éleva  à  plus  de  cent-vingt.  Il  en  est  peu  resté 
au  répertoire  moderne  ;  mais  lorsqu'elles  pa- 
rurent,   elles  comptèrent  presque  toutes  par 


—  40  — 

centaines  leurs  représentations.  Ainsi  la  Chatte 
merveilleuse  en  eût  jusqu'à  quatre  cents  et  les 
Petites  Banaïdes  atteignirent  le  chiffre  fabu- 
leux de  six  cents. 

Sans  doute  ces  petits  ouvrages  ne  sont,  pour 
la  plupart,  que  de  spirituelles  bamboches,  des 
pochades,  des  folies-vaudevilles,  comme  nous 
disons  aujourd'hui.  Ils  n'ont  pas  soutenu  le  sé- 
vère jugement  de  la  postérité;  mais  outre  qu'ils 
ont  fait  oublier  à  la  génération  qui  les  vit  éclore 
les  orages  de  la  Révolution,  les  triomphes  et  les 
désastres  sanglants  de  l'Empire  :  outre  le  mé- 
rite d'avoir  consolé  tant  de  deuil  et  égayé  tant 
de  tristesses,  ils  contiennent  tous  des  beautés 
littéraires  qui,  placées  dans  un  autre  cadre, 
seraient  signées  sans  hésitation  par  les  plus  il- 
lustres noms  modernes.  Le  talent  de  Désau- 
giers  y  éclate,  en  effet,  à  chaque  page,  comme 
une  fusée  lumineuse  ;  et  son  esprit  intarissa- 
ble, semblable  à  un  vin  capiteux,  communique 
au  lecteur,  au  moment  où  il  s'y  attend  le  moins, 
cette  expansive  et  bruyante  gaîté  provençale 
qu'à  travers  les  périls  de  sa  jeunesse  et  les 
souffrances  de  son  âge  mûr,  ce  disciple  d'Epi- 
cure  et  d'Horace  conserva  toujours.  On  ne  peut 


—  41  — 

mieux  comparer  son  génie  qu'au  silex  :  plus 
il  le  frappait,  plus  il  en  jaillissait  d'étin- 
celles. 

En  1815,  il  fut  appelé  à.  succéder  à  Barré 
dans  la  direction  du  Vaudeville  dont  il  releva 
la  fortune  et  la  vogue,  malgré  la  concurrence 
des  théâtres  rivaux  nouvellement  créés  et  les 
tracasseries  jnlouses  qu'on  lui  suscita.  Le  roi 
le  décora  en  1818. 

Il  résigna  cependant  ces  fonctions  en  1822, 
cédant  à  l'irrésistible  besoin  de  retourner  à  sa 
joyeuse  vie  de  poète,  troublée  par  les  exigences 
de  son  administration.  D'ailleurs,  son  extrême 
bonté,  son  indulgence  inépuisable  ne  pouvaient 
pas  être  longtemps  compatibles  avec  ce  rôle  de 
directeur  de  théâtre  dont  il  n'avait  qu'en  hé- 
sitant accepté  la  responsabilité  et  qui  exige 
une  aptitude  spéciale,  une  application  exclu- 
sive, une  vigilance  de  tous  les  instants  et  une 
fermeté  de  caractère  capable  de  lutter  contre 
d'incessants  obstacles.  Ses  qualités  étaient  là 
des  défauts  et  il  l'apprit  à  ses  dépens.  Des 
amis  qs'il  avait  obligés  lui  firent  perdre  lefruit 
des  économies  qu'il  avait  pieusement  amassées 
pour  la  dot  de  sa  fille.   Sa  bonne  humeur  n'en 


—   42  — 

fut  pas  altérée,  mais  la  nécessité  du  travail 
immédiat  et  permanent  reparut.  En  1825,  l'es- 
poir de  rétablir  sa  modeste  fortune  lui  fit  ac- 
cepter de  nouveau  la  direction  du  Vaudeville, 
où  l'appelaient  le  vœu  des  actionnaires  et  la 
volonté  de  Charles  X  qui  chérissait  sa  personne 
et  son  talent.  Cette  espérance  fut  déçue.  Le 
Gymnase  et  le  théâtre  des  Nouveautés  avaient 
porté  un  coup  funeste  à  la  vogue  du  Vaude- 
ville et  Désaugiers  dut  reprendre,  cette  fois 
avec  la  ferme  intention  de  ne  la  plus  quitter, 
cette  plume  à  laquelle  il  devait  sa  célébrité  et 
qu'une  mort  affreuse  allait  bientôt  briser  entre 
ses  doigts. 

Ce  fut  à  cette  môme  époque  et  pendant  un 
voyage  qu'il  fit  à  Montmorency  pour  travailler 
à  la  pièce  du  sacre  du  roi,  le  Vieillard  d'Ivry, 
que  des  attaques  soudaines  de  coliques  néphré- 
tiques révélèrent  en  lui  l'existence  de  la  pierre. 
11  reçut  la  terrible  nouvelle  avec  assez  de  cal- 
me, grâce  à  la  confiance  qu'on  lui  inspira  dans 
le  procédé  de  la  lithotricie  nouvellement  dé- 
couvert. Nous  laissons  parler  encore  une  fois 
M.  Creusé  de  Lesser  qui  a  raconté  en  ces  ter- 
mes  cette   dernière  phase  de    sa    vie   :  —  Ce 


moyen  produisit  d'abord  quelque  effet  et  l'ex- 
traction de  quelques  fragments  du  corps  étran- 
ger. Désaugiers,  toujours  porté  à  la  plaisante- 
rie et  au  jeu  de  mot,  écrivait  alors  à  l'un  de  ses 
amis  :  «  Je  suis  à  la  fin  de  ma  carrière.  »  Mais 
ce  n'était  pas  dans  le  sens  dont  il  se  flattait 
que  cette  parole  devait  se  réaliser.  Des  symp- 
tômes graves  se  déclarèrent.  Il  fallut  renon- 
cer à  la  lithotricie  et,  dans  le  dépérissement 
effrayant  de  sa  santé,  en  venir  à  l'opération 
sanglante  de  la  taille.  Il  s'y  résigna  avec  cou- 
rage et  presque  avec  gaité.  Prophète  encore 
malgré  lui,  il  fit  sur  lui-même  cette  épitaphe 
facétieuse  : 

Ci-gît,  hélas,  sous  celle  pierre, 
Un  bon  vivant  mort  de  la  pierre. 
Passant,  que  tu  sois  Paul  ou  Pierre, 
Ne  va  pas  lui  jeter  la  pierre. 

Au  fond,  il  était  encore  plein  d'espérance  ;  il 
disait  à  sa  famille  :  «  Sentez -vous  combien  je 
vais  être  heureux  ?  Je  pourrai  dormir! . . .  vous 
me  verrez  plus  gai  que  jamais  !  »  La  veille 
même  de  l'opération,  il  parlait  au  plus  cher  de 


—  44  — 

ses  collaborateurs  d'un  voyage  qu'ils  feraient 
en  Suisse  et  des  ouvrages  qu'ils  composeraient 
ensemble.  Mais  les  chants  avaient  cessé.  L'opé- 
ration était  à  peine  achevée,  les  grandes  douleurs 
auraient  dû  finir  II  s'en  déclara  de  plus  vio- 
lentes encore,  et  peu  de  moments  après,  il  ex- 
pira dans  les  bras  de  ses  médecins  consternés. 

C'était  le  9  août  1827.  Désaugiers  n'avait  pas 
encore  cinquante-quatre  ans. 

Sa  mort  fut  un  deuil  public  pour  la  littéra- 
ture. Tout  ce  que  Paris  renfermait  d'artistes  et 
de  gens  de  lettres,  se  pressa  à  son  convoi. 
M.  Gentil,  le  plus  cher  de  ses  collaborateurs, 
voulut  prononcer  quelques  mots  sur  son  cer- 
cueil ;  mais  les  sanglots  étouffèrent  sa  voix  et 
on  l'emporta  évanoui.  On  peut  dire  qu'il  fut 
universellement  regretté  et  Charles  Nodier,  le 
tendre  et  suave  conteur,  proposa  de  graver  sur 
sa  tombe  cette  courte  et  éloquente  inscription  : 

CI-GIT  QUI  X'KLT  PAS  D'ENNEMIS. 

Nous  ne  devons  pas  nous  dissimuler  que  la 
plupart  des  faits  contenus  dans  cette  notice  et 
racontés   aussi  rapidement  que   possible,  per- 


—  45  — 

di  ont  de  leur  intérêt  avec  le  temps.  L'avenir  ne 
verra  plus  que  le  poète  là  où  nous  voyons  en- 
core l'homme.  Mais  nous  n'avons  pas  cru  devoir 
les  pascser  sous  silence  parce  que,  d'un  côté,  ils 
donnent  une  haute  et  complète  idée  du  carac- 
tère de  Désaugiers  et  parce  que,  d'un  autre 
côté,  beaucoup  de  ceux  qui  l'ont  connu  existent 
encore  et  que  nous-même  avons  été  bercé  au 
bruit  de  ses  refrains. 

Il  nous  reste  à  examiner  maintenant,  en  peu 
de  mots,  quelle  place  Désaugiers  occupe  comme 
écrivain  parmi  ses  modèles  et  ses  rivaux,  bien 
qu'il  ait  évité  lui-même  avec  soin,  comme  l'a 
dit  Nodier  dans  un  pieux  et  fraternel  hommage 
rendu  à  sa  mémoire,  cette  frivole  discussion  de 
prééminence,  qu'il  avait  à  redouter  moins  que 
personne. 

Comme  chansonnier,  il  domine  incontestable- 
ment tous  les  mai  très  du  genre  qui  l'avaient 
précédé  et  qui  chantèrent  en  même  temps  que 
lui.  Il  éclipsa,  sans  cependant  les  faire  oublier, 
Panard,  Collé,  Laujon  et  tous  ces  joyeux  con- 
vives de  la  table  épicurienne  dont  il  fut  le  légis- 
lateur poétique  et  où  il  trôna  depuis  son  retour 
d'Amérique  jusqu'à  sa  mort.  Béranger  nous  l'a 


46 


peint  lui-môme  à  cette  place,  dans  sa  chanson 
de  V Académie  et  le  Caveau  : 

Je  croyais  voir  le  Président 

Faire  bailler  en  répondant 

Que  Ton  vient  de  perdre  un  grand  homme, 

Que  moi  je  le  vaux,  Dieu  sait  comme  ! 

Mais  ce  Président  sans  façon 

Ne  pérore  ici  qu'en  chanson. 
Toujours  trop  tôt  sa  harangue  est  finie  ; 
Non,  non  ce  n'est  point  comme  à  l'Académie 

Son  vers  est  heureux  et  facile.  Sa  satire,  ou 
pour  mieux  dire  son  épigramme,  pleine  de  bon- 
homie et  de  bienveillance  autant  qu'étincelante 
d'esprit,  s'attaque  constamment  aux  choses,  ja- 
mais aux  personnes  :  ce  qui  explique  et  justifie 
l'éloge^  presque  unique  de  notre  temps,  que 
Nodier  voulutgraver  sur  son  tombeau.  L'étran- 
geté^  l'originalité  et  l'élégance  de  ses  rythmes 
tiennent  du  prodige,  si  l'on  veut  bien  avoir 
égard  aux  difficultés  qu'il  s'y  créait  volontaire- 
ment et  dont  il  triomphait  en  se  jouant.  Quelles 
que  fussent  ces  difficultés,  ces  incroyables  tours 
de  force  de  versification,  il  atteignait  toujours 
]e  but  auquel  il  visait,  et  le  trait  final  s'épa- 


nouissait  comme  de  lui-même,  sans  trace  de 
labeur,  juste  au  moment  et  à  l'endroit  où  il 
devait  produire  tout  son  effet.  Ce  qui  est  bien 
étonnant  de  la  part  d'un  provençal,  c'est  qu'un 
grand  nombre  de  ses  chansons  sont  écrites 
dans  cette  espèce  d'argot  des  faubourgs  de  Paris, 
qui  consiste  dans  l'escamotage  des  e  muets,  et 
dans  Télision  des  hiatus  à  l'aide  du  z.  La  popu- 
larité du  chansonnier  y  a  gagné  peut-être  de 
son  vivant,  mais  la  renommée  durable  du  poète 
y  a  certainement  perdu.  Il  paraît  du  reste  que 
le  goût  de  l'époque  tolérait  cette  licence  puis- 
que Béranger  lui-même,  l'harmonie  et  la  cor- 
rection personnifiées,  nous  en  offre  plusieurs 
exemples  dans  sa  première  manière. 

Comme  poète,  Désaugiers  est  dominé  par 
Béranger  de  toute  la  hauteur  dont  il  avait  do- 
miné lui-même  ses  devanciers  et  ses  contempo- 
rains. En  donnant  à  la  chanson  la  majesté  de 
l'ode  et  l'influence  politique  et  philosophique 
qu'elle  a  conquise  par  lui,  Béranger  devait  né- 
cessairement voir  toutes  les  gloires  rivales  bais- 
ser pavillon  devant  la  sienne.  Rendons  pour- 
tant cette  justice  à  Désaugiers  que,  comme  Bé- 
ranger et  avant  lui.  il  osa  affranchir  la  Ivre  de 


—  48  — 

la  tutelle  mythologique,  si  puissante  sous  la 
République  et  sous  l'Empire,  et  qui  rend  si 
lourde  et  si  fastidieuse  la  poésie  ultra-classique 
du  commencement  de  notre  siècle. 

Comme  homme  politique  aussi,  Béranger, 
qui  fut  son  élève  avant  d'être  son  maître,  est 
placé  bien  plus  haut  que  lui  dans  l'estime  pu- 
blique. Désaugiers  fut,  avec  quelque  raison,  il 
faut  l'avouer,  accusé  de  palinodie.  Il  eut  des 
refrains  pour  la  République,  il  en  eut  pour 
l'Empire,  pour  la  Restauration,  pour  la  nais- 
sance du  roi  de  Rome  et  pour  celle  du  duc  de 
Bordeaux,  pour  le  mariage  de  Napoléon  et 
pour  le  sacre  de  Charles  X.  C'est  ce  qui  expli- 
que pourquoi  le  peuple,  qui  n'a  pas  à  se  piquer 
cependant  de  constance,  mais  qui  a  l'air  d'ai- 
mer et  d'admirer  cette  vertu  chez  les  êtres  su- 
périeurs, chanta  de  préférence  à  ses  chansons, 
même  sous  la  Restauration,  celles  de  Béranger 
et  d'Emile  Debraux.  Mais  Désaugiers  était  un 
esprit  insouciant  qui,  en  fait  de  gouvernement, 
s\  u  tenait  volontiers  à  l'avis  de  la  Providence, 
et  il  fêta  tour  à  tour  tous  ceux  qu'elle  donna  à 
la  France,  en  un  temps  où  la  Providence  s'en 
montra  si  malheureusement  prodigue.  —  Doit- 


-  49  — 

on  sérieusement  le  lui  reprocher?  Pour  le  jus- 
tifier absolument  sur  ce  point,  nous  n'aurions 
besoin  que  de  dire  à  presque  tous  ses  contem- 
porains :  que  celui  d'entre  vous  qui  est  sans 
péché  lui  jette  la  première  pierre. 

Comme  auteur  dramatique,  nous  n'ajoute- 
rons rien  à  ce  que  nous  avons  dit  déjà.  Sa  place 
lui  a  été  assignée  par  les  applaudissements  de 
toute  une  génération,  et  son  répertoire  e^t  une 
Californie  ou  plus  d'un  vaudevilliste  moderne, 
prenant  son  bien  où  il  le  trouve,  ne  se  gêne  pas 
de  puiser  et  dont  il  exhume  les  richesses  en 
changeant  tout  simplement  l'effigie  de  l'or  qu'il 
en  extrait. 

Comme  homme  d'esprit,  il  n'eut  pas  son  égal 
autour  de  lui,  et  de  nos  jours,  Méry  seul  a  pu 
lui  être  opposé.  Il  résuma,  sinon  l'esprit  natio- 
nal, qui  allait  rayonner  bientôt  tout  entier  dans 
les  couplets  patriotiques  de  son  rival  et  suc- 
cesseur heureux,  Béranger;  du  moins  l'esprit 
français  proprement  dit,  cette  chose  si  fine,  si 
mordante,  si  subtile  etsi  délicate,  qu'il  est  im- 
possible de  définir  parce  qu'elle  échappe  à  l'a- 
nalyse. Nul  ne  sut  mieux  que  lui  tourner  un 
madrigal  à  la  beauté  et  chacun  sait  par  cœur 
VI  4 


-    50  — 

ce  quatrain  célèbre  qu'un  soir  il  décocha,  pour 
ainsi  dire  à  brûle-pourpoint,  à  une  jolie  chape- 
lière  du  Boulevard  : 

En  te  donnant  des  traits  qui  font  tant  de  rivaux, 
C'est  pour  un  autre  état  que  le  ciel  t'avait  faite. 
Qu'espères- tu  gagner  à  vendre  des  chapeaux, 
Lorsqu'à  tous  les  passants  tu  fais  perdre  la  tête? 

Qui  ne  se  rappelle  d'ailleurs  son  Monsieur 
et  Madame  Denis  et  son  Cadet  Buteux,  cet 
enfant  terrible  qui  fut  aux  ridicules  de  la  Res- 
tauration ce  qu'un  autre  personnage  de  même 
origine,  M.  Mayeux,  fut  aux  excentricités  du 
libéralisme,  après  1830! 

Enfin,  sa  philosophie  fut  douce  et  sereine 
comme  sa  vie,  et  bien  que,  dans  son  Code  d' Epi- 
cure,  il  eût  dit,  article  VI  : 

L'Epicurien,   des  autels, 
Fuira  les  nœuds  éternels, 
Attendu  que  ce  qu'on  aime 
Ne  peut,  fût-ce  Vénus  même, 

Paraître  charmant 

Eternellement. 


—  51  — 

il  n'en  resta  pas  moins  un  excellent  époux  et 
un  père  dévoué  de  cœur  et  d'âme  à  sa  famille, 
dont  il  était  justement  adoré. 

Tel  fut  cet  homme  qu'une  mort  prématurée 
et  cruelle  \int  ravir  à  la  littérature  à  un  âge 
où  de  nouvelles  couronnes  l'attendaient  certai- 
nement encore  et  à  qui  le  ciel  aurait  dû  donner 
les  cheveux  blancs  d'Ànacréon,  puisqu'il  lui  en 
avait  donné  le  génie  aimable  et  brillant.  Tel  fut 
ce  poète  dont  nous  nous  sommes  efforcé  d'ap- 
précier sainement  la  vie  et  les  œuvres  et  que 
notre  Provence  maternelle  s'enorgueillira  tou- 
jours de  compter  au  nombre  de  ses  enfants. 


Ô3fe: 


UN  CANONNIER  DU  ROMULUS 


Presque  tous  les  promontoires  du  littoral 
provençal  sont  couronnés  de  petites  chapelles 
dédiées  à  la  patronne  des  marins.  Dans  chacun 
de  ces  ermitages,  la  Vierge  est  honorée  sous 
un  nom  différent,  tiré  des  miracles  que  la  dévo- 
tion des  habitants  de  la  localité  lui  attribue. 

Parmi  les  plus  vénérées  de  ces  madones  pro- 
tectrices, on  cite  Notre-Dame  de  la  Garde, 
dont  la  chapelle,  bâtie  entre  Saint-Nazaire  et 
Toulon,  sur  le  sommet  du  cap  Sicier,  semble 
suspendue  dans  les  nuages. 

Le  premier  vendredi  de  mai,  jour  consacré 


—  53  - 

par  la  tradition,  les  malades  du  pays  vont  pro- 
cessionnellement  implorer  le  secours  de  cette 
divine  consolatrice  des  affligés.  Et  le  dimanche 
suivant,  pour  la  remercier  sans  doute  des  gué- 
risons  qu'on  espère  obtenir  d'elle,  on  se  porte 
en  foule  vers  la  chapelle,  où  le  service  divin  est 
célébré  sur  un  autel  couvert  de  bouquets  et 
d'ex-voto.  C'est  ce  pèlerinage  qu'on  désigne  en 
Provence  sous  le  nom  de  fête  du  Mai, 

Au  pied  de  la  montagne,  dans  un  grand  cadre 
de  chênes  et  de  pins,  se  déroule  du  sud  au  nord- 
est  une  jolie  plaine  où  les  pèlerins  du  Mai,  au 
retour  de  la  messe,  trouvent  des  restaurants  en 
plein  vent,  sub  dio.  des  bals  sous  les  pinèdes, 
et,  de  tous  cotés,  des  marchands  de  bimbelote- 
rie et  de  bijoux,  qui  accourent  au  Mai  comme  à 
une  foire. 

Au  mois  d'avril  1856,  je  convins  avec  un  de 
mes  amis,  qui  s'est  fait  une  belle  réputation 
dans  les  arts  et  qu  appelait  le  Yernet  de 

l'aquarelle,  d'accomplir  un  pèlerinage  d'artiste 
à  ce  promontoire,  but  de  tant  d'autres  pèleri- 
nages plus  profanes  sous  d.  s  dehors  plus  reli- 
gieux. Fcndan  inze  jours  qui  i  rent 
le  premier  dimanche  de  mai,  nous  rêvâmes  de 


—  54  -- 

guirlandes  de  jeunes  filles,  vêtues  de  blanc, 
dansant  sur  les  tapis  de  gazon  à  l'ombre  des 
grands  arbres  ;  de  chansons  joyeuses  et  de  so- 
nores celais  de  rire,  effarouchant  les  graves 
échos  des  solitudes.  Pendant  quinze  jours  nous 
caressâmes  la  perspective  de  si  douces  pasto- 
rales, nous  entrevîmes  de  si  adorables  églogues 
en  action,  que  les  ombres  de  Virgile  et  de  Théo- 
crite  durent  en  être  profondément  humiliées. 
Il  est  vrai  qu'elles  furent  vengées  par  le  plus 
grand  luxe  de  mystification  que  le  hasard  ait 
jamais  déployé  contre  de  pauvres  songes  de 
poète. 

Le  3  mai,  en  effet,  à  six  heures  du  matin, 
nous  nous  embarquâmes,  Courdouan  et  moi,  à 
bord  d'un  des  pyroscaphes  qui  transportent  ce 
jour-là,  de  Toulon  à  la  Seyne,  les  nombreux 
pèlerins  du  Mai.  Courdouan  portait  sous  le  bras 
un  album  destiné  à  reproduire  les  groupes  gra- 
cieux de  jeunes  gens,  les  rocs  pittoresques,  les 
bouquets  de  pins  qu'il  rencontrerait  sur  son 
passage  ;  moi  je  portais  sur  l'épaule  un  fusil 
aussi  incommode  qu'innocent,  mais  qui  devait 
donner  à  ma  prosaïque  personne  une  certaine 
contenance,  au  milieu  de  la  foule  endimanchée 


—  55  — 

qui  se  presse  à  pareil  jour,  sur  la  route  que 
nous  allions  'parcourir. 

Le  petit  navire  à  vapeur  était  chargé  à  fond. 
Plus  de  trois  cents  passagers  encombraient  son 
pont  et  ses  cabines.  Nous  avions  donc  en  pers- 
pective une  traversée  laborieuse.  J'avais  froid 
et,  dans  un  soudain  accès  d'impatience,  je  levai 
vers  le  ciel  un  regard  presque  impertinent, 
comme  pour  lui  demander  raison  de  cette  pre- 
mière contrariété. 

Le  ciel  n'était  guère  de  meilleure  humeur 
que  moi.  Je  constatai  la  coïncidence,  mais  je 
n'en  fus  ni  flatté  ni  radouci.  Des  nuages  lourds 
et  gris  voilaient  l'horizon,  et  le  soleil  n'ouvrait 
ses  yeux  qu'avec  effort,  comme  quelqu'un  qui 
a  passé  une  mauvaise  nuit. 

La  mer  n'avait  pas  plus  de  sourires  que  le 
ciel.  Une  houle  hargneuse  soulevait  par  inter- 
valles inégaux  le  navire  qui  râlait  de  fatigue  et 
d'ennui.  Une  brise  du  sud-est  humide  et  froide, 
nous  pénétrait  les  vêtements  et  les  os.  Les 
jeunes  pèlerins  du  Mai,  agacés  par  les  beautés 
de  seize  ans  assises  contre  les  bastingages,  pro- 
testaient seuls  par  des  chants  et  des  rires  con- 
tre les  maussades  présages  de  l'atmosphère. 


—  56  — 

Mais,  il  était  facile  de  le  voir,  les  plus  gais  de 
la  troupe  se  battaient  les  flancs  pour  échapper 
aux  influences  extérieures  :  ils  grelottaient  sous 
leurs  trop  précoces  vêtements  d'été,  et  ils  al- 
laient regretter  bientôt  cette  fanfaronnade  de 
toilette  que  le  ciel,  contre  sa  bonhomie  habi- 
tuelle, ne  voulait  pas  ratifier  cette  fois. 

Il  était  plus  de  sept  heures  quand  nous  débar- 
quâmes à  La  Seyne.  Nous  étions  gelés ,  mor- 
fondus et  peu  disposés  à  poursuivre  les  églogues 
rêvées.  Je  fus,  pour  ma  part,  sérieusement  tenté 
de  précipiter  mon  fusil  dans  la  darse,  ne  fût-ce 
que  pour  me  venger  contre  quelque  chose  du 
prosaïque  début  de  notre  excursion.  J'allongeai 
même  un  pas  résolu  vers  le  navire  qui  allait 
retourner  à  Toulon.  Mais  Courdouan  me  retint. 
Il  me  fit  remarquer  deux  essaims  de  jeunes 
filles  coquettes  et  charmantes,  portant  dans 
des  corbeilles  d'osier  blanc  des  fruits  et  des 
fleurs  et  se  dirigeant  courageusement  vers  le 
Mai.  Il  me  montra  au  loin  d'admirables  grou- 
pes de  pins  qui  nous  appelaient  d'un  air  perfide. 
Il  me  fit  rougir  de  mes  craintes,  me  traita  même 
de  poltron  ;  bref,  il  stimula  si  bien  mes  jambes, 
mon  amour-propre  et  mon  imagination,  qu'un 


—  57    - 

quart  d'heure  après  ,  malgré  mes  pressenti- 
ments que  j'ai,  par  expérience,  le  droit  de 
croire  infaillibles,  je  franchissais  avec  lui  les 
pentes  raides  et  poudreuses  qui  conduisent,  par 
des  sentiers  de  chevriers,  à  la  chapelle  de  Notre- 
Dame  de  la  Garde,  perchée  sur  la  crête  la  plus 
élevée  du  Cap. 

«  Voilà,  me  dis-je  une  fois  en  route,  la  plus 
grande  preuve  de  dévoûment  que  j'aie  jamais 
donnée  à  l'art  et  à  l'amitié.  » 

Vers  dix  heures,  nous  atteignîmes  la  plaine. 
Quelques  quadrilles  étaient  déjà  organisés.  Je 
remarquai  en  passant  que  Ton  dansait  sans 
plaisir  et  sans  entrain  et  que  l'inquiétude  en- 
vahissait les  plus  obstinés  champions  de  la  fête. 
J'acquis  la  certitude  que  si  j'avais  été  le  seul,  à 
bord,  à  manifester  du  malaise  et  de  l'hésitation, 
c'est  que  j'avais  seul  osé  être  sincère. 

Enfin,  après  quelques  soudaines  irradiations 
de  soleil,  qui  faisaient  ressembler  les  nuages  à 
de  grandes  ombres  chinoises,  d'orageuses  bouf- 
fées de  vent  montèrent  de  la  mer.  La  pluie 
que  mes  nerfs,  véritables  baromètres  vivants, 
avaient  pressentie  le  matin,  commença  à  dé- 
tremper les  chemins.  —  On  soutint  assez  bra- 


—  58  — 

vemcnt  la  première  ondée,  espérant  sans  doute 
désarmer  le  veto  intempestif  des  éléments. 
Mais  les  averses  devenant  de  plus  en  plus  fré- 
quentes, force  fut  de  battre  en  retraite.  Dès  ce 
moment,  la  démoralisation  s'empara  de  tous 
ces  pimpants  danseurs  et  la  débandade  fut 
complète.  Mon  compagnon  de  route,  dont  l'en- 
thousiasme artistique  m'avait  entraîné  malgré 
moi  dans  cette  équipée,  était  plus  penaud,  plus 
déconcerté  que  personne.  J'eus  un  instant  la 
pensée  de  lui  proposer  d'esquisser  la  déroute 
générale  dont  nous  étions  témoins,  tandis  que 
je  monterais  la  garde  à  ses  côtés,  dans  la 
crainte  que  quelque  pèlerin  furieux  ne  prit  ce 
croquis  pour  une  épigramme  à  son  adresse. 
Cependant,  comme  j'étais  en  frais  de  sacrifices 
depuis  le  matin,  je  voulus  me  montrer  clément 
jusqu'au  bout  et  je  rengainai  ma  petite  ven- 
geance. 

Nous  reprîmes  le  chemin  de  La  Seyne  avec 
une  ardeur  toute  différente  de  celle  dont  nous 
venions  de  faire  preuve  quelques  heures  aupa- 
ravant. Mais  à  peine  avions-nous  fait  quelques 
milles  qu'un  épouvantable  torrent  d'eau  nous 
arrêta  tout  court.  Il  me  sembla  qu'un  nuage 


—  59  — 

diluvien  s'ouvrait  en  grand  sur  nos  tûtes  et  que 
nous  étions  enveloppés  d'eau  comme  si  nous 
nous  trouvions  plongés  en  pleine  rade,  les  pieds 
rivés  au  fond.  Cela  ne  dura  heureusement  que 
quelques  minutes  :  juste  le  temps  qu'il  fallait 
pour  ne  pas  être  tout-a-fait  asphyxié. 

Quand  les  arbres  et  les  rochers  reparurent 
autour  de  nous  sur  les  marges  du  chemin, 
nous  aperçûmes  à  nos  cotés  nn  brave  vieillard 
qui  avait  été.  comme  nous,  submergé  par  le 
tourbillon  et  qui  secouait  ses  cheveux  à  la  fa- 
çon du  plongeur  qui  reparait  à  la  surface  de 
Teau. 

—  Monsieur  le  chasseur,  dit-il  en  s'adres- 
sant  à  moi.  que  dites-vous  de  ce  temps? 

—  Un  peu  pénétrant,  répondis-je  avec  gra- 
vité. 

—  Si  vous  et  votre  compagnon  vouliez  accep- 
dans  ma  petite  maison  de  campagne,  à  cent 

pas  d'ici,  une  hospitalité  que  je  vous  offre  de 
bien  grand  cœur,  vous  échapperiez  peut-être  à 
un  déluge  semblable  à  celui  de  tout-à- 
l'heure? 

Je  m'inclinai  autant  que  la  raideur  de  mes 


—  60  — 

vêtements,  collés   sur  ma  peau,  me  le  permit 
et  je  répondis  gracieusement  : 

—  Merci ,  mon  brave  homme.  Vous  devez 
sentir  par  vous-même  que  le  bain  est  trop  com- 
plet pour  que  notre  costume  redoute  de  nou- 
velles inondations. 

Il  insista  cependant  et  Courdouan  finit  par 
céder.  Je  le  suivis  avec  la  même  résignation  que 
j'avais  montrée  le  matin ,  et  j'eus  lieu  de  me 
louer  de  cette  détermination  car  Courdouan 
avait  flairé  cette  fois  une  bonne  aubaine  d'artiste, 
à  l'aide  de  laquelle  il  espérait  bien  que  nous 
nous  dédommagerions  des  fatigues  et  des  mys- 
tifications de  la  journée. 

En  arrivant  à  l'habitation  nous  trouvâmes  un 
bon  feu  attisé  par  une  jolie  enfant,  et  devant 
lequel  nous  nous  installâmes  avec  un  sentiment 
de  bien-être  infini.  Pendant  que  la  chaleur  sé- 
chait nos  habits  trempés,  mon  regard  découvrit, 
dans  un  angle  de  la  cheminée,  une  histoire  de 
Napoléon  illustrée  par  Horace  Yernet,  et  dans 
l'autre  un  grand  buste  de  l'Empereur.  Ces  deux 
découvertes  m' éclairèrent  sur  les  goûts  litté- 
raires et  sur  le  culte  politique  de  notre  hôte, 
lequel,  pendant  cet  examen,  changeait  de  vête- 


—  61  — 

ments  et  répondait  avec  plus  ou  moins  de  suc- 
cès aux  reproches  que  sa  fille  lui  adressait  sur 
la  folle  témérité  d'un  voyage  au  Mai  par  un 
ciel  aussi  menaçant  qu'on  l'avait  vu  le  matin. 
Sa  toilette  terminée,  il  vient  s'asseoir  auprès 
de  nous  d'un  air  jovial  et  je  remarquai  alors 
avec  étonnement  que  le  ruban  rouge  de  la  Lé- 
gion-d'Honneur  était  noué  à  la  boutonnière  de 
sa  veste  de  pinchinat. 

—  Monsieur  a  été  militaire  sans  doute?  de- 
manda Courdouan,  dont  les  regards  avaient 
suivi  la  direction  des  miens. 

—  Marin,  Monsieur,  canonnier  de  marine. 

—  Et  y  a-t-îl  longtemps  que  vous  avez  été 
mis  à  la  retraite  ? 

—  Oh  oui!  bien  longtemps,  dit-il  avec  un 
mélancolique  sourire  ;  voilà  plus  de  trente  ans 
que  je  vis  dans  cette  bastide  retirée.  J'y  con- 
sacre ce  qui  me  reste  de  forces  à  travailler  la 
terre  et  à  élever  ma  fille. 

—  Quel  a  été  votre  dernier  navire?  dis-je 
d'un  air  distrait,  autant  pour  flatter  les  souve- 
nirs de  notre  vieil  hôte  que  pour  changer  la 
tournure  de  la  conversation,  qui  menaçait  de 


—  62  — 

tomber  dans  l'attendrissement  et  les  confidences 
de  famille. 

Le  vieux  marin  releva  sa  tête  par  un  mouve- 
ment soudain  de  verdeur  et  de  jeunesse  et,  d'une 
voix  orgueilleuse,  cria,  plutôt  qu'il  ne  prononça, 
le  nom  du  Romulus. 

Mon  enfance  avait  si  souvent  entendu  racon- 
ter le  combat  du  Romulus,  cette  glorieuse 
lutte  d'un  vaisseau  contre  toute  une  escadre, 
et  qui  jeta  un  dernier  rayon  sur  la  malheureuse 
marine  de  l'Empire,  que,  devenu  homme,  cette 
histoire  me  semblait  déjà  ensevelie  dans  la  nuit 
des  temps.  En  retrouvant  tout-à-coup  un  héros 
encore  vivant  de  cette  belle  épopée,  j'assignai 
vite,  dans  mon  cerveau  une  date  plus  exacte  à 
cet  événement  et  je  regardai  avec  une  avidité 
respectueuse  ce  débris  d'une  génération  d'hom- 
mes qui,  après  quarante  ans  de  fatigues  sur- 
humaines, de  guerres,  de  privations  et  de 
souffrances,  ont  trouvé  en  eux  assez  de  forces 
pour  vivre  encore  trente  ans  dans  la  pauvreté 
et  les  soucis  domestiques. 

—  La  pluie  tombe  à  torrents,  dis-je  au 
vieux  canonnier.  Nous  ne  pourrons  nous  remet- 
tre en  route  que  dans  quelques  heures  peut-être. 


—  63  — 

Soyez  aimable  tout-à-fait  et  complétez  votre 
cordiale  hospitalité  par  le  récit  du  combat  du 
Romulus,  dont  j'ai  lu  ou  entendu  une  foule  de 
narrations  toutes  plus  contradictoires  les  unes 
que  les  autres. 

—  C'est  une  histoire  trop  vieille  pour  qu'elle 
puisse  vous  intéresser,  répondit-il. 

—  Les  faits  de  ce  genre  ne  vieillissent  ja- 
mais, repris-je  avec  insistance.  Qu'}^  a-t-il  de 
plus  immortel  que  la  gloire  ? 

—  Je  vous  promets ,  dit  Courdouan ,  de 
m'inspirer  de  votre  récit  et  de  reproduire  un 
jour  sur  la  toile,  tel  que  vous  nous  le  tracerez, 
le  tableau  du  combat  du  Romulus. 

—  Et  moi,  ajoutai-je,  je  m'engage  à  rete- 
nir fidèlement  votre  narration,  à  la  publier  et 
à  dire,  à  ce  propos,  beaucoup  de  mal  des  An- 
glais. 

J'avais  bien  la  conviction  que  j'excitais  en  lui 
une  passion  mauvaise  et  qui  n'est  plus  guère 
de  notre  temps,  en  lui  promettant  de  jeter 
l'anathème  à  nos  vieux  rivaux,  dans  la  publi- 
cation du  récit  qu'il  allait  nous  faire  ;  mais 
j'avais  aussi  la  conviction  que  c'était  le  seul 
moyen  de  desserrer  les  dents  à  ce  vieux  loup  de 


—  64  — 

mer.  En  effet,  cette  considération  l'emporta  sur 
tous  ses  scrupules  de  modestie  et  sur  sa  diffi- 
culté d'élocution. 

—  «  Ecoutez,  dit-il  en  s'agitant  sur  sa  chaise, 
comme  si  ce  souvenir  l'eût  galvanisé. 

«  En  1814,  le  11  février,  le  vice-amiral  Emé- 
riau  qui  avait  sous  son  commandement,  dans  la 
rade  de  Toulon,  vingt- un  vaisseaux  de  ligne, 
dont  quatre  à  trois  batteries,  et  onze  frégates, 
détacha  de  cette  escadre  une  division  de  quatre 
vaisseaux  et  de  trois  frégates  pour  aller  pro- 
téger l'arrivée  du  vaisseau  le  Scipion  qui  ral- 
liait le  port  de  Toulon.  Ce  vaisseau,  construit 
à  Gênes,  y  avait  été  longtemps  retenu  par  le 
blocus  anglais.  Mais  un  coup  de  vent  du  sud- 
est  ayant  forcé  les  vaisseaux  britanniques  à  ga- 
gner le  large,  il  s'était  hâté  de  prendre  la  mer; 
et  c'est  sur  le  signal  des  vigies  de  la  côte,  qui 
nous  avaient  informé  de  ce  mouvement,  que  le 
vice-amiral  Emériau  expédia  au-devant  du 
Scipion,  sous  les  ordres  du  contre-amiral  Cos- 
mao,  les  vaisseaux  le  Sceptre,  le  Trident,  le 
Génois  et  le  Romulus,  et  les  frégates  la  Médée, 
VAdrienne  et  la   Dryade. 

«  Nous    dérapâmes    immédiatement.    Nous 


—  fo  — 

rencontrâmes  au  large  des  vents  variables,  a 
l'aide  desquels  notre  division  se  trouvait  le  len- 
demain, à  la  pointe  du  jour,  à  vingt  milles  en- 
viron dans  l'est  des  iles  d'Hyères. 

Au  lever  du  soleil,  la  Mèdèi  signala  deux  fré- 
gates anglaises  auxquelles  on  s'empressa  de 
donner  la  chasse,  pendant  que  le  Scipion,  si- 
gnalé aussi  dans  le  golfe  Juan,  arrivait  à  nous 
sous  toutes  voiles. 

t  Mais  outre  les  deux  frégates  ennemies,  la 
vigie  aperçut  bientôt  un  trois-ponts  anglais, 
puis  un  second,  puis  un  vaisseau  de  quatre- 
vingts,  puis  un  autre,  puis  d'autres  encore;  si 
bien  que,  vingt  minutes  après,  nous  reconnû- 
mes l'escadre  rouge,  aux  ordres  de  sir  Pelew. 
(depuis  lord  Exmouth),  composée  de  quinze 
vaisseaux  et  de  trois  frégates,  arrivant  sur  nous 
beaupré  sur  poupe,  toutes  voiles  dehors  ! 

«  L'escadre  anglaise  trouvant  au  large  des 
chances  de  vent  favorables  que  la  proximité  de 
Ja  côte  nous  enlevait,  courait  sur  nous  avec  une 
effrayante  rapidité.  Aussi  le  cri  terrible  de 
avanie-bas  !  résonna-t-ii  dans  les  entrailles  des 
vaisseaux  de  la  division  française.  Cependant. 
Ja  brise  arrivant  enfin  dans  nos  eaux,  nous  char- 
vi  5 


—  60  — 

geàmes  la  mature  d'autant  de  toile  qu'elle  en 
pouvait  porter,  et  nous  prîmes  chasse  devant 
l'ennemi  vers  le  mouillage  des  îles  d'Hyères. 

«  La  brise  continuant  à  nous  servir,  ordre 
fut  donné  de  ne  plus  nous  arrêter  qu'à  Toulon 
et  de  serrer  la  côte  le  plus  près  possible.  L'a- 
miral anglais,  devinant  ce  projet,  doubla  rapi- 
dement les  îles,  et  à  peine  la  division  française 
était-elle  par  le  travers  du  cap  Carqueirane, 
que  déjà  les  vaisseaux  d'avant  garde  de  l'esca- 
dre rouge  marchaient  sur  une  ligne  parallèle  à 
la  notre,  à  deux  ou  trois  portées  de  canon.  Dix 
minutes  après,  des  volées  étaient  échangées 
entre  le  Sceptre  et  le  vaisseau-amiral  anglais, 
le  Catédonia.  —  Le  Sceptre,  le  Génois,  le  Tri- 
dent, le  Scipion,  Y  Advienne  et  la  Médée  par- 
vinrent à  franchir  la  ligne  anglaise.  La  Dryade 
et  le  Romulus,  vaisseau  de  serre-file  et  mau- 
vais voilier,  furent  coupés.  La  Dryade,  com- 
mandée par  M.  Charles  Baudin,  capitaine  de 
frégate,  depuis  vice-amiral,  passa  résolument 
devant  le  trois-ponts  anglais,  au  risque  d'être 
broyée.  Elle  passa  si  près  de  lui  qu'elle  faillit 
lui  emporter  le  beaupré.  Malgré  la  perspective 
certaine  d'être  foudroyé,  le  commandant  Bau- 


—  67  — 

din  resta  debout  sur  les  bastingages,  et 
équipage,  au  lieu  de  se  coucher  à  plat  ventre, 
comme  l'ordre  lui  en  avait  été  donné,  s'éla 
tout  entier  dans  les  hunes,  au  cri  de  :  Vive 
V Empereur  !  Lord  Exmouth,  surpris  et  con- 
fondu d'une  audace  aussi  inouïe,  ôta  son  cha- 
peau, salua  la  frégate  et  garda  tout  son  feu 
pour  le  Bomulus. 

—  Il  me  semble ,  dis-je  en  interrompant 
notre  narrateur,  que  voilà  un  beau  procédé  de  la 
part  de  l'amiral  anglais  et  qui  devrait  vous  ré- 
concilier un  peu  avec  lui  ? 

—  Oui  ,  reprit-il  en  frappant  du  pied  sur 
les  tisons;  mais  vous  ne  voyez  donc  pas  le  cal 
cul  qui  se  cachait  sous  cette  prétendue  géné- 
rosité. L'amiral  anglais  craignait  tout  simple- 
ment qu'un  engagement  avec  la  Dryade,  quel- 
que rapide  qu'il  fut,  ne  donnât  au  Romulus  le 
temps  de  s'engolfer  dans  la  baie.  Cela  est  tel- 
lement vrai  que,  dès  que  la  frégate  eut  cesse  ie 
lui  barrer  le  passage,  le  Calédonia  se  trouva 
par  le  travers  du  Romulus.  à  deux  portée^  de 
pistolet. 

c<  Nous  avions  à  notre  bord  deux  hommes 
d'un  immense  courage  et  d'une  prodigiei 


—  08  — 

bileté  :  le  capitaine  de  vaisseau  Rolland,  qui 
commandait  le  navire  et  le  pilote  Reboul  qui 
connaissait,  à  un  pouce  près,  la  hauteur  du 
fond  sur  toute  la  longueur  de  la  cote.  C'est  à 
ces  deux  hommes,  plus  encore  qu'à  la  bravoure 
de  son  équipage,  que  le  Romidus  dut  son 
salut. 

«.  Nous  arrivions  alors  sous  les  falaises  à  pic 
de  Sainte-Marguerite.  Nous  passions  si  près 
d'elles  que  les  vergues  semblaient  en  effleurer 
les  roches  verticales  et  que,  durant  le  combat 
qui  allait  s'engager,  les  éclats  de  rochers  sou- 
levés par  les  boulets  ennemis,  vinrent  blesser 
des  hommes  jusque  sur  le  pont  du  Romidus. 

«  C'est  en  ce  moment  qu'une  effroyable  dé- 
tonation partit  des  flancs  du  Calédonia.  Un  si- 
lence d'une  minute  se  fit.  Le  cri  de  feu  î 
poussé  par  le  capitaine  Rolland  retentit  alors 
comme  un  grondement  de  tonnerre  dans  notre 
batterie  et  le  Romidus  lança  sa  première  bor- 
dée de  bâbord  au  cri  de  :  Vive  V Empereur  ! 

a  Au  bruit  de  la  canonnade,  le  Sceptre  et  le 
reste  de  la  division  revinrent  subitement  au  vent 
^our  entrer  dans  le  feu,  mais  YAusterlitz,  qui 
commandait  la  rade,  à  l'aide  de  signaux  qu'il 


—  69  - 

arbora,  intima  Tordre  au  contre-amiral  Cos- 
mao  de  rallier  l'escadre  avec  les  vaisseaux  de 
sa  division  et  nous  laissa  réduits  à  nos  propres 
forces,  devant  le  géant  qui  nous  écrasait. 

«  Nous  avions  à  peine  rechargé  que  les  grap- 
pins d'abordage  roulèrent  leurs  ongles  de  fer 
autour  de  nos  vergues,  et  qu'un  second  vais- 
seau à  trois-ponts,  le  Boyne,  monté  par  le 
contre-amiral  Smith,  vint  canonner  le  Romu- 
lus  à  une  demi-portée  de  pistolet.  Nous  reçû- 
mes le  nouveau  venu  de  la  même  façon  que 
nous  avions  reçu  le  Calèdonia  et  nous  serrâ- 
mes la  cote  le  plus  près  possible,  autant  pour 
éviter  un  abordage  qui  nous  eût  livré  à  l'enne- 
rrëfj  que  pour  entraîner  celui-ci  à  s'échouer  sur 
les  bancs  de  rochers,  entre  lesquels  notre  vais- 
seau glissait  avec  un  bonheur  qui  tenait  du  pro- 
dige. 

«  Pendant  un  quart  d'heure,  les  Anglais,  prô- 
nant notre  vaisseau  pour  le  Scipion,  au-devant 
duquel  notre  division  avait  été  envoyée,  nous 
crièrent  :  Rendez-vous,  braves  Génois!  Notre 
mitraille  répondit  seule  pour  nous. 

ce  En  ce  moment,  un  secours  inespéré  nous 
tomba  du  ciel.  Il  faut  vous  dire  qu'à  cette  épo- 


—  70  — 

qu'\  Ja  Fiance  était  épuisée  d'hommes  ;  que 
les  vaisseaux  étaient  loin  d'avoir  un  équipage 
de  guerre  complet  et  que  les  fortifications  de 
second  ordre  étaient  totalement  désertes.  Les 
Anglais  le  savaient  aussi  bien  que  nous,  puis- 
qu'ils avaient  osé  s'aventurer  ainsi  jusque  sous 
le  fort  de  Sainte-Marguerite,  où  le  combat 
avait  lieu.  Mais  ils  n'avaient  pas  prévu  le  dé- 
vouement d'un  brave  citoyen  nommé  Blache, 
qui.  attiré  sur  la  falaise  par  le  bruit  de  la  ca- 
nonnade, pénétra  dans  le  fort  avec  ses  enfants, 
défonça  la  poudrière,  chargea  les  canons  et 
causa  de  graves  avaries  dans  la  mâture  du 
Galédoftia .  lequel  commençait  d'ailleurs  à 
s'éloigner  de  nous>  ayant  deviné  notre  inten- 
tion de  le  faire  écbouer. 

«  Mais  un  troisième  vaisseau  anglais  de  qua- 
tre-vingts bouches  à  feu  et  tirant  moins  d'eau 
que  les  deux  trois-ponts ,  arriva  sur  nous  et 
nous  mitrailla  presque  bord  à  bord  avec  une 
nouvelle  fureur.  Tout-à-coup  deux  nouvelles 
funestes  se  répandirent  dans  le  vaisseau.  Le  ca- 
pitaine Rolland  venait  de  tomber  sans  connais- 
sance sur  le  pont,  frappe  d'unbiscaïen  à  la  tête, 
et  un  boulet  venait  de  traverser  de   part  en 


—  71   - 

part  la  sainte-barbe,  de  sorte  qu'on  s'attendait 
a  voir  sauter  le  navire  à  chaque  seconde. 

«  Ces  deux  désastres  qui  doublaient  pour 
nous  Timminence  de  la  mort,  au  lieu  de  nous 
abattre,  montèrent  notre  cerveau  au  paro- 
xysme de  l'enthousiasme.  Le  Romulus  ,  en- 
combré de  morts  et  de  blessés  qui  roulaient 
dans  une  sorte  de  boue  sanglante,  répondit 
coup  pour  coup  pendant  une  heure  encore  aux 
trois  cents  bouches  à  feu  qui  le  foudroyaient, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  il  fut  parvenu  à  s'engolfer 
dans  la  baie  de  Toulon,  où  les  vaisseaux  anglais 
l'abandonnèrent. 

«  Nous  quittâmes  alors  la  batterie  de  trente- 
six,  où  tout  ce  qui  était  resté  vivant  à  bord 
s'était  réfugié.  Il  n'y  avait  plus  que  deux  hom- 
mes debout  sur  le  pont  :  le  capitaine  Rolland, 
qui  commandait  encore  le  feu  ma'gré  la  bles- 
sure qui  avait  fracassé  son  crâne,  et  le  pilote 
Reboul  qui  tenait  encore  la  barre  du  gouver- 
nail. Sur  un  signe  du  capitaine,  je  courus  à  la 
poupe,  en  passant  par  les  porte-haubans,  le 
pont  étant  tout-a-fait  impraticable  :  je  chargeai 
encore  à  mitraille  les  trois  seules  pièces  qui,  de 
toute   l'artillerie  des  gaillards,   restassent    en 


—  72  — 

état  de  fonctionner,  et  je  les  tirai  sur  le  Boyne 
que  j'enfilai  de  l'arrière  à  l'avant  et  à  bord  du- 
quel cette  dernière  décharge,  tout-à-fait  inat- 
tendue, fit  un  carnage  horrible. 

«  Un  quart  d'heure  après,  le  Romulus,  ayant 
sa  joue  et  sa  hanche  de  bâbord  complètement 
démantelées,  ses  bastingages  rasés  comme  un 
ponton,  ses  bas- mâts  écharpés,  son  mât. de  mi- 
saine rompu,  ses  huniers  et  ses  perroquets 
coupés,  ses  manœuvres  courantes  hachées,  ses 
voiles  criblées,  dont  les  lambeaux  pendaient  le 
long  du  bord,  rentrait  triomphant  dans  la  rade 
semblable  à  un  sanglier  éventré  qui,  par  ses 
flancs  entr'ouverts,  traîne  encore  jusqu'à  sa 
tanière  ses  entrailles  pantelantes. 

«  L'escadre  nous  accueillit  par  des  bravos 
frénétiques.  Les  équipages,  debout  sur  les  ver- 
gues, le  chapeau  en  l'air,  nous  saluèrent  du  cri 
mille  fois  répété  de  :  Vive  le  Romulus!  L'Em- 
pereur, qui  apprit  à  Champ-Aubert  notre  ma- 
gnifique défense,  créa  notre  commandant  baron 
de  l'Empire  et  commandeur  de  la  Légion- 
d'Honneur  ;  puis  il  signa  quarante  brevets  de 
chevalier  du  même  ordre  pour  les  officiers  et 
l'équipage    du   Romulus.    Je  fus  compris    au 


iô      — 

nombre  des  quarante  élus  dont  ces  brevets 
vinrent  étoiler  la  poitrine. 

«  Mais  notre  triomphe  le  plus  éclatant  nous 
vint  de  lord  Exmouth  lui-même.  Il  avait  à  bord 
du  Calèionia  un  jeune  français,  élève  de  ma- 
rine, qu'il  avait  fait  prisonnier  à  La  Ciotat.  Il 
l'avait  fait  monter  de  force  sur  le  pont,  au  mo- 
ment de  l'action,  pour  lui  «  montrer  comment 
<x  les  Anglais  prenaient  un  vaisseau  français.  » 

«  Après  le  combat,  l'amiral  prit  la  main  du 
jeune  homme  et  lui  dit  : 

—  «  Si  j'ai  jamais  cru  prendre  un  vaisseau. 
«  c'a  été,  à  coup  sûr,  le  Romulus.  Allez  dire 
«  de  ma  part  au  commandant  Rolland,  au  nom 
«  de  qui  je  vous  fais  libre,  qu'il  est  un  grand 
a  marin  et  un  grand  cœur  î  » 

«  Ce  combat  nous  coûta  cher  :  nous  eûmes 
trente-deux  hommes  tués,  parmi  lesquels  trois 
lieutenants  de  vaisseau.  Cent  quatre-vingts 
blessés  furent  amputés  dans  la  nuit,  et  il  ne 
resta  pas  à  bord  vingt  hommes  intncts.  Mais 
soyez  bien  persuadés  qu'à  bord  des  trois  vais- 
seaux anglais  le  massacre  ne  dut  pas  être 
moindre. 

«  Voilà  le  récit  du  combat  du  Romulus,  au- 


—  74   - 

quel  l'escadre  française,  mouillée  dans  la  rade, 
assista,  pour  ainsi  dire,  les  bras  croisés,  rete- 
nue à  l'ancre  par  le  vent  debout,  par  ses  ins- 
tructions peut-être,  et  obligée  d'ailleurs  de  dé- 
fendre la  rade  elle-même.  Car  l'amiral  anglais, 
craignant  que  le  Calédonia  ne  s'engagea  trop 
avant  à  la  poursuite  du  Romulus,  avait,  dans  le 
cas  où  la  retraite  lui  eût  été  coupée,  fait  le  si- 
gnal suprême  à  son  escadre  d'entrer  à  pleines 
voiles  dans  le  port  et  de  venir  le  dégager  sous 
les  canons  de  tous  nos  vaisseaux  et  de  tous  nos 
forts.  » 

Le  vieux  marin  se  tut.  Ses  yeux  qui,  pendant 
tout  ce  récit,  avaient  lancé  des  éclairs  comme 
le  canon  du  Romulus,  se  gonflèrent  de  larmes 
que  je  compris.  Je  sentis  que  l'émotion  me  ga- 
gnait à  mon  tour  et  je  me  levai  sur-le-champ, 
après  avoir  étreint  avec  admiration  et  respect 
les  mains  tremblantes  de  notre  vieil  hôte. 

Quand  nous  prîmes  congé  de  lui,  le  ciel  était 
redevenu  presque  beau.  Il  nous  arrêta  sur  le 
seuil  pour  me  rappeler  la  promesse  que  j'ac- 
complis aujourd'hui.  Je  repris  avec  Courdouan 
le  chemin  de  La  Seyne.  Nous  avions  été  tous 
deux  si  impressionnés  par  ce  récit  que   nous 


aurions  complètement  oublié  le  triste  concours 
de  circonstances  atmosphériques  qui  nous  avait 
amenés  devant  la  cheminée  du  vieux  canonnier. 
sans  l'encombrement  de  passagers  que  nous 
rencontrâmes  à  bord  des  bateaux  à  vapeur  ed 
Toulon.  Que  de  toilettes  fripées  et  souillées  de 
fange  !  que  de  chapeaux  de  paille  collés  sur 
les  joues  et  affectant  les  formes  les  plus  phéno- 
ménales !  Que  de  pèlerins  et  surtout  que  de  pè- 
lerines maussades  et  furieuses  contre  ce  grand 
mystificateur  qne  Ton  appelle  le  mois  de  mai  ! 

Aujourd'hui  cependant,  le  souvenir  de  la  tem- 
pête qui  contraria  cette  excursion  s'est  totale- 
ment effacé  de  ma  mémoire,  pour  n'y  laisser 
que  celui  du  récit  recueilli,  par  un  hasard  pro- 
vident :el,  de  la  bouche  même  d'un  héros  du 
Romulus.  Et  je  me  demande  si,  en  accomplis- 
sant notre  pèlerinage  à  Notre-Dame  delà  Garde, 
tel  que  nous  l'avions  projeté,  nous  aurions  été 
aussi  bien  partagés  sous  le  rapport  poétique,  et 
si  l'histoire  de  l'héroïque  défense  du  Romulus 
ne  vaut  pas  mieux  qu'une  fade  églogue?  J'ar- 
rive à  cette  conclusion  que,  grâce  à  l'épouvan- 
table déluge  qui  nous  assaillit  ce  jour-là,  je 
puis  prouver  ce  que  je  dis  au  vieux  marin  en  le 


—  76  — 

quittant  :  «  Rien  ne  vieillit  moins  que  la  gloire  !  * 
Et  la  preuve,  c'est  qu'un  demi-siècle  après  le 
combat  du  Romulus ,  je  rends  un  nouvel  hom- 
mage aux  héros  de  cette  lutte  homérique  ;  c'est 
que  ce  récit  a  inspiré  à  Courdouau  une  de 
ses  plus  admirables  compositions. 


®&?> 


PHYSIOLOGIE  DE  LA  TOUX 


Non.  Dieu  merci,  ceci  n'est  pas  un  article  de 
médecine.  Je  m'empresse  de  vous  en  prévenir 
afin  que  ce  titre  ne  vous  décourage  pas  tout 
d'abord.  Mon  but  est  tout  simplement  d'exa- 
miner ce  que  l'action  de  la  ton  m  peut  offrir 
d'observations  morales. 

Je  laisse  donc  de  coté  la  toux  métallique  du 
phthisique  ;  la  cruelle  toux  du  rhume  en  géné- 
ral et  de  la  grippe  en  particulier  et  je  vais  pas- 
ser en  revue  les  diverses  toux  volontaires,  celles 
qui  trahissent  chez  les  individus  certaines  dis- 
positions de  l'âme.  Vous  verrez  qu'en  bien  ob- 


—  78  — 

servant,  il  est  facile  de  deviner  le  caractère  ou 
l'humeur  de  celui  qui  produit  ce  que  le  dic- 
tionnaire appelle  :  a  T3ruit  que  Ton  fait  en  tous- 
sant. » 

Il  est  des  gens  qui  toussent  par  contenance. 
Ceux-là  toussent  sottement  :  pour  faire  quelque 
chose.  Ils  y  mettent  de  la  conscience.  Ce  n'est 
pas  leur  faute  s'ils  n'arrivent  qu'à  faire  quel- 
que chose  de  profondément  insignifiant.  Si  vous 
leur  demandiez  :  «  Pourquoi  toussez-vous  ?  » 
ils  vous  répondraient  peut-être  que  cela  vaut 
mieux  que  de  ne  rien  faire  ou  que  cela  leur  tient 
compagnie.  C'est  l'histoire  de  ces  femmes  roya- 
lement fainéantes  qui,  dans  un  but  tout  aussi 
sérieux,  portent  partout  un  sac  à  ouvrage. 

Dans  la  catégorie  des  toux  de  contenance,  on 
peut  classer  les  suivantes  : 

1°  La  toux  des  personnes  qui  s'ennuient  dans 
un  salon  d'attente,  chez  un  docteur  ou  un 
homme  da  loi,  chez  un  ministre  ou  un  feuille- 
toniste. On  tousse  alors  pour  entendre  un  son 
quelconque  et  pour  s'assurer  soi-même  qu'on 
n'est  pas  endormi.  Dans  cette  circonstance,  la 
toux  peut  être  encore  la  traduction  d'une  im- 
patience qu'on  ne  contient  plus.  Elle  veut  dire: 


—  79  — 

«  Que  diable  faites-vous  donc  là  dedans?  Dé- 
pêchez-vous. Vous  voyez  bien  qu'on  attend.  » 

%  La  toux  des  gens  timides  qui  toussent  pour 
s'encourager  à  parler;  qui,  dans  ce  court  in- 
tervalle, saisissent  la  pensée  fugitive  ou  retar- 
dent d'autant  le  moment  de  dire  à  quelqu'un 
quelque  chose  de  désagréable,  ou  bien  qui  ga- 
gnent du  temps  pour  formuler  intérieurement 
une  phrase  dont  ils  ne  sont  pas  satisfaits  et 
qu'ils  n'ont  pas  la  présence  d'esprit  de  changer 
pour  une  meilleure.  Cette  toux  est  basse ,  hé- 
sitante :  elle  a  peur  de  s'entendre. 

3°  Enfin,  la  toux  des  gens  orgueilleux,  qui 
s'imaginent  que  le  monde  est  heureux  de  les 
porter.  —  Le  monde  ne  leur  dit  pas  avec  quelle 
répugnance  et  quel  ennui  il  les  subit.  Ecoutez- 
les  :  —  Hum  !  Hum  !  —  Cela  veut  dire  :  «  Je  suis 
là  ;  vous  avez  le  bonheur  de  me  posséder.  C'est 
bien  moi,  en  chair  et  en  os,  et  la  caisse  est 
bonne.  Voyez  plutôt  :  Hum  !  hum  !  Je  suis  un 
homme  important  :  Hum  !  Je  suis  riche,  j'ai  de 
belles  maisons  :  Humm  !  humm  î  à  Cette  toux- 
là  est  sonore,  retentissante,  insolente  même. 
C'est  celle  des  gros  ventres,  des  courtes  jambes, 
des  encolures  rubicondes   et  apoplectiques. 


—  80  — 

La  toux  de  l'orgueilleux  convient  également 
au  sot  qui  se  croit  homme  de  génie,  grand  poète 
ou  profond  politique  ;  à  l'important  qui  a  ob- 
tenu un  grade  élevé  dans  la  garde  nationale, 
au  parvenu ,  à  l'homme  enrichi  par  quelque 
commerce  suspect.  Yoilà  pourquoi  on  est  si 
souvent  exposé  à  en  être  assourdi. 

Une  autre  toux  bien  caractéristique  est  celle 
des  menteurs  et  des  hypocrites.  Un  menteur 
tousse  au  moment  où  il  vous  dit  :  «  Je  vais  vous 
raconter  cela  dans  la  plus  stricte  vérité  ;  »  ou 
bien  :  «  à  vous  parler  franchement,  etc.  »  Sur  ce, 
une  petite  toux.  Méfiez -vous  :  il  tousse  pour  se 
donner  le  temps  d'inventer  son  mensonge,  de  le 
polir  et  de  le  couvrir  d'un  vernis  de  vérité. 

L'hypocrite  toussera  au  moment  de  vous  faire 
une  protestation.  C'est  pour  avoir  occasion  de 
détourner  la  tète  au  moment  où  votre  regard, 
scrutant  sa  conscience,  cherche  et  interroge  le 
sien. 

Ensuite,  vient  la  toux  des  dévots  et  des  dé- 
votes. Oh  !  celle-ci  offre  un  vaste  champ  à  l'ob- 
servation. 11  y  en  a  de  plusieurs  sortes  •  la  toux 
du  vrai  dévot,  celle  du  tartuffe,  celle  de  la  rue, 
celle  de  l'église,  celle  du  dévot  qui  va  à  con- 


—  31  — 

fe3se,  celle  du  dévot  qui  en  revient,  celle  de  la 
dévote  qui  veut  vous  faire  comprendre  qu'elle 
est  à  jeun  ou  en  état  de  grâce.  Et  une  foule 
d'autres  nuances  qu'il  serait  trop  long  et  trop 
puéril  d'énumérer. 

Le  dévot  important,  le  fabricien  qui  paie  les 
riches  ornements  et  les  réparations  de  la  pa- 
roisse, se  plaît  à  faire  trembler  les  vitraux  et 
à  réveiller  en  sursaut  les  paisibles  échos  de 
l'orgue  endormi.  L'église  est-elle  comble  ? 
écoute-t-on  un  sermon?  C'est  alors  qu'il  tousse 
le  plus  bruyamment.  Il  veut  faire  voir  qu'il  est 
là  comme  chez  lui,  qu'il  a  le  droit  de  s'y  carrer 
à  l'aise  et  qu'il  ne  fait  pas  de  cérémonie  avec 
le  bon  Dieu.  Comment  donc!  un  homme  de  son 
calibre?  Il  ne  se  gène  pas  pour  si  peu  !  Dieu  est 
sans  doute  flatté  de  sa  présence.  —  L'église, 
au  contraire,  est-elle  déserte  et  calme  ?  priez- 
vous  avec  ferveur  ?  ce  silence  porte-t-il  dans 
les  cœurs  pieux  ce  recueillement  qu'on  n'ose 
troubler?  Mon  dévot  ne  s'en  soucie  pas  le 
moins  du  monde  :  il  toussera  encore  avec  déli- 
ces, sans  le  moindre  prétexte,  ne  fût-ce  que 
pour  vous  apprendre  que  personne  n'a  le  droit 


\  ! 


~  82  — 

de  se  recueillir  sans  l'avoir  remarqué  et  ad- 
mire. 

Mais  voyez  cette  dévote  dont  les  pieds  de 
bergeronnette  rasent  le  sol;  qui  marche  les 
yeux  baissés  et  compose  ses  moindres  mouve- 
ments !  elle  fait  entendre  un  petit  bruit  mysté- 
rieux qui  ressemble  à  un  soupir.  Cette  toux-là 
est  moelleuse  et  douce  :  moelleuse  comme  du 
velours,  douce  comme  de  la  confiture. 

Cette  femme  n'est  pas  appréciée,  soyez-en 
sûr!  c'est  un  modèle  de  vertu,  c'est  quelque 
chose  dont  l'excellence  ne  peut  se  deviner  ;  et 
vous  verrez  tout  cela  dans  sa  toux  si  vous  sa  - 
vez  l'observer.  Mais  comment  vous  dire  tout 
ce  que  j'y  vois,  moi?  J'ai  beaucoup  de  penchant 
à  épargner  les  femmes.  Passons  donc  sur  cette 
pauvre  dévote  qui  semble  dire  avec  modestie  : 
«  Je  suis  la  perfection,  rien  ne  m'égale  !  » 

11  est  une  toux  acariâtre  et  sèche  dont  sont 
affligées  certaines  mégères.  Quand  je  dis  affli- 
gées, ce  n'est  pas  que  cette  toux  ne  soit  volon- 
taire ou  toute  d'habitude  comme  les  précéden- 
tes ;  mais  dans  cette  habitude  je  vois  le  doigt 
de  Dieu  qui,  quoi  qu'on  en  dise,  ne  dédaigne 
pas    d'intervenir  dans  des   choses  encore  plus 


—  83  — 

infimes.  Il  a  envoyé  à  ces  femmes  cette    manie 
dans  une  intention  semblable  à  celle  des  rats 
qui    attachèrent   un  grelot  au  cou  de  certain 
chat  pendant  son  sommeil  :  c'est  pour  qu'on  les 
entende  venir;  c'est  en  pitié  des  subordonnés, 
des  servantes  et  des  enfants  ;  c'est,  en  un  mot, 
pour  sonner  l'alarme.    —    Ecoutez,   écoutez  : 
c'est  le  grondement  qui  précède  l'orage  ;  c'est 
une  sorte  de  tocsin,  un  véritable  branle-bas  de 
combat  domestique.  —  Elle  résonne  sur  l'esca- 
lier :  «  Voici  Madame!  vite!  vite!  »  La  jeune 
fille  cache  dans  sa  corbeille  le  roman  qu'elle 
lisait;  la   bonne    reprend  le   plumeau  qu'elle 
avait  oublié  pour  se  regarder  au   miroir  ;  la 
couturière  quitte  bien  vite  le  carreau  de  vitre  à 
travers  lequel  son  regard  flâneur  lorgnait  les 
passants.  Chacun  revient  tremblant  à  son  poste 
et  tout  rentre  dans  l'ordre  par  enchantement. 
Et  la  toux  de  la  femme  incomprise  qui  a  le 
malheur  d'avoir  un  bon  mari  qui  Faime  et  de 
beaux  enfants  dont  elle  ne  se  soucie  guère  ! 
Elle  tousse  parce  que  ses  malheurs  lui  abîment 
la  poitrine.  Ne  le  voyez-vous  pas  ?  —  Elle  se 
meurt  !    Elle  se   mourra  ainsi  jusqu'à  ce  que, 
pour  faire  diversion  à  sa  langueur,  elle  ait  fait 


—  84  - 

périr  son  mari    de  chagrin  ou  qu'elle  ait  des 
beaux-fils  ou  des  belles-filles  à  désoler. 

Observons,  en  passant,  la  toux  de  certains 
amants  malheureux  qui  toussent  en  tournant 
les  yeux  vers  le  ciel  et  en  portant  leur  main 
sur  le  cœur.  J'en  ai  connu  un  qui,  dans  ce  cas- 
là.  collait  son  mouchoir  à  sa  bouche,  le  re- 
gardait furtivement  et  le  cachait  ensuite 
pour  faire  croire  qu'il  était  sanglant.  Ce  ma- 
nège se  faisait  à  l'endroit  d'une  femme  mariée 
qu'on  voulait  attendrir.  Ce  n'était  pas  d'une 
mauvaise  politique .  c'était,  au  contraire,  une 
toux  très  diplomatique  ,  parce  que  les  femmes 
sont  attirées  vers  la  souffrance  comme  le  pa- 
pillon vers  la  fleur,  comme  le  phalène  vers  la 
lumière.  Elle  devint  veuve.  Il  se  guérit  alors 
de  l'amour  et  de  la  poitrine.  Et  pourtant, 
elle  avait  pris  en  pitié  ce  moribond  de  com- 
mande. ((  Pauvre  malheureux,  disait-elle,  il  se 
meurt  et  c'est  pour  moi  !  Que  ma  tendre  com- 
passion console  au  moins  les  jours  qui  lui  res- 
tent à  vivre.  »  L'agonisant  se  garda  bien  de 
mourir.  Dès  qu'elle  fut  libre,  il  cessa,  comme 
par  miracle,  de  tousser  et  de  l'adorer. 

Il  y  a  encore  bien  d'autres  toux  de  conven- 


-  85  — 

tioii  :  par  exemple,  la  toux  sous  un  balcon,  la 
nuit;  celle  qui,  dans  un  salon,  veut  dire  :  j'ai 
reçu  votre  lettre  etc  ,  etc.;  »  la  toux  que  fait 
entendre  une  femme  pour  avertir  son  mari  qu'il 
vient  de  commettre  une  indiscrétion,  de  dire 
une  naïveté  ou  une  sottise.  Dans  le  monde, 
c'est  presque  toujours  la  même  chose. 

Outre  ces  toux  volontaires  qui  annoncent  une 
certaine  humeur,  un  caractère  particulier,  on 
peut,  poussant  l'observation  plus  loin,  deviner 
même,  dans  la  manière  de  tousser  des  person- 
nes, leurs  vices  ou  leurs  faiblesses.  Ainsi,  quel- 
que enrhumé  que  soit  un  homme  aimable,  il  ne 
toussera  jamais  comme  un  brutal,  un  sot  ou  un 
égoïste.  L'homme  impérieux,  indigné  de  subir 
quelque  chose  qui  le  domine,  s'en  vengera  en 
assommant  les  autres.  Il  toussera  avec  achar- 
nement et  en  aveuglant  ses  malheureux  voisins. 
Je  connais  des  hommes  de  ce  tempérament  qui 
ne  peuvent  supporter  un  rhume  avec  patience. 
Us  l'irritent  et  l'agacent  en  toussant  avec  colère, 
avec  fureur.  Que  le  ciel,  pour  notre  repos,  nous 
garde  de  les  voir  s'enrhumer  souvent. 

Je  ne  finirai  pas  sans  citer  la  toux  des  amou- 
reux. I!  en  estj  en  effet,  qui  no  s'abordent  ja- 


—  86  — 

mais  sans  tousser.  C'est  le  résultat  d'un  mou- 
vement nerveux  qui  se  traduit  par  la  pâleur 
chez  les  uns,  la  rougeur  chez  les  autres  et  quel- 
quefois par  des  frémissements  intérieurs  qui 
offriraient  à  la  psychologie  plus  d'un  sujet  de 
méditation. 

Il  est  encore  une  toux,  involontaire  sans  être 
maladive,  qui  est  bien  la  plus  intéressante  de 
toutes  peut-être  :  c'est  la  toux  d'émotion  Celle- 
ci  a  toutes  mes  s;\  mpathies,  et  pour  cause  ! 

Observons  donc  les  toux  autour  de  nous. 
Tant  de  gens  portent  un  faux  visage,  même  en 
carême,  qu'il  ne  faut  négliger  aucun  moyen 
de  lire  dans  les  cœurs  et  de  déchirer  les 
masques. 


SIMPLE  RAPPROCHEMENT 


En  comparant  la  poésie  antique  à  celle  de 
de  nos  jours,  on  est  frappé  de  la  différence  pro- 
fonde qui  existe  entre  elles.  Les  épopées  homé- 
riques et  virgiliennes  semblent  être  et  sont  en 
réalité  le  tableau  grandiose  et  fidèle  des  mœurs 
de  toute  une  civilisation,  la  peinture  des 
luttes,  des  fêtes,  des  croyances  religieuses,  en 
un  mot  delà  vie  des  peuples  de  l'antiquité.  Nos 
poèmes  à  nous,  ne  sont  plus  que  l'expression 
des  souffrances  ou  des  ivresses  du  poète  qui  les 
écrit.  Tandis  que  les  premières  peuvent  être 
considérées  comme  les  magnifiques  testaments 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  testaments  dans  les- 


—  88  — 

quels  ces  nations  nous  ont  légué  leur  histoire 
et  leur  esprit,  les  seconds  ne  sont  qu'une  sorte 
de  journal  des  doutes,  des  aspirations  fiévreu- 
ses ou  des  joies  intimes  d'un  individu.  Dans  les 
premières  enfin,  c'est  un  peuple  tout  entier  qui 
parle  à  la  postérité  par  la  lyre  du  poète  en 
l'âme  duquel  il  se  résume;  dans  les  seconds, 
c'est  le  poète  seul  qui  parle  de  lui  au  peuple, 
la  plupart  du  temps  indifférent  à  bon  droit  à 
ses  strophes  exclusives  et  égoïstes.  Aussi,  les 
rapsodes  antiques  ,  ayant  à  leur  disposition 
d'immenses  matériaux  et  une  inspiration  sans 
fin  qui  leur  venait  de  la  grandeur  même  de 
leur  tache,  nous  ont  laissé  des  monuments  qui, 
par  leurs  proportions  et  leur  solidité,  ont  défié 
les  siècles  de  barbarie  venus  après  eux  ;  et 
auxquels  l'immortalité  est  définitivement  ac- 
quise. 

Au  lieu  de  pareils  monuments,  nos  poètes, 
ne  cherchant  leur  inspiration  et  leurs  maté- 
riaux qu'en  eux-mêmes,  ont  bien  vite  épuisé 
leurs  ressources  personnelles.  Ils  ne  nous  ont 
donné  que  des  élégies,  des  odes  ou  des  médita- 
tions, sans  plan  d'ensemble,  sans  lien  apparent, 
.-ans  unité,   sans  ampleur  dans  les  proportions 


—  89  — 

et  différant  entre  elles  de  sentiment  et  de  forme T 
selon  le  caprice  du  moment  qui  les  a  inspirées. 

Certes,  ce  n'est  pas  à  moi  de  critiquer  ce  fait, 
dont  j'ai,  pour  ma  part,  subi  complètement  l'in- 
fluence et  dont  ,  dans  ma  sphère  très  obscure, 
j'ai  personnellement  suivi  l'entraînement.  Mais 
j'ai  été  amené  souvent  à  le  constater,  autant 
dans  notre  poésie  épique  que  dans  notre  poésie 
dramatique  qui  présente  les  mêmes  caractères. 
Et  je  me  suis  demandé  chaque  fois,  avec  quel- 
que perplexité,  je  l'avoue,  quel  accueil  la 
postérité  réservera  aux  productions  de  la  litté- 
rature contemporaine,  si  multipliées  et  si  di- 
verses, qu'aucun  lien  profond  d'aucune  sorte 
ne  relie  plus  et  que  le  vent  de  l'indifférence  ou 
du  scepticisme  disperse,  à  peine  écloses,  vers 
le  grand  courant  de  l'oubli. 

Nous  savons  de  quel  intérêt  et  de  quelle  uti- 
lité ont  été  pour  nous  les  magnifiques  épopées 
antiques  où  sont  venus  se  mêler,  sans  s'y  con- 
fondre, tous  les  éléments  de  vie  et  de  prospé- 
rité des  peuples  qu'elles  personnifient.  Pouvons- 
nous  croire  sérieusement  que  nos  travaux  se- 
ront, pour  l'avenir,  d'une  utilité  et  d'un  intérêt 
aussi  grands  que  les  épopées  antiques  l'ont  été 


—  90  -- 

pour  nous?  Il  n'y  a  pas  lieu  de  l'espérer.  La 
postérité  cherchera  en  vain  dans  notre  littéra- 
ture, si  elle  arrive  jusqu'à  elle,  l'écho  du  bruit 
que  notre  siècle  a  fait  dans  l'éternité.  Elle  n'y 
trouvera  que  les  doutes,  les  larmes,  la  vanité, 
les  terreurs,  les  amours  ou  les  haines  des  indi- 
vidus :  nos  personnalités  enfin.  Et  si  tous  ces 
éléments  épars  contiennent  en  eux  le  germe 
d'une  odyssée  quelconque,  il  faudra  bien  un  tel 
esprit  de  synthèse  pour  la  dégager  du  chaos  tu- 
multueux de  nos  passions,  pour  en  construire 
le  monument  que  nous  n'avons  pas  su  élever, 
faute  d'un  de  ces  puissants  et  sublimes  archi- 
tectes qui  ont  donné  à  l'Inde  les  Védas)  au  peu- 
ple juif,  la  Bible  et  les  Prophètes,  au  Christia- 
nisme, les  Evangiles,  à  la  Grèce,  Ylliade  et 
Y  Odyssée,  à  Rome,  Y  Enéide,  à  l'Italie,  la  Di- 
vine Comédie  et  la  Jérusalem  délivrée,  au  Por- 
tugal, les  Lusiades,  etc.,  etc. 

Ceux-là  connaissaient  et  possédaient  tout 
aussi  bien  que  nous  le  sentiment  de  la  poésie 
intime  et  personnelle  :  leurs  œuvres  en  font  foi 
et  nul  ne  songe,   certes,  à  le    leur    contester. 

Mais  ce  sentiment  ne  constituait  pas  exclusi- 
vement leur  génie,  comme  chez  les  poètes  mo- 


—  91  — 

dernes.  Il  n'en  était,  au  contraire,  qu'une  face 
brillante,  il  n'était  qu'un  accord  dans  l'harmo- 
nie de  l'ensemble  qu'ils  embrassaient ,  qu'une 
corde  de  leur  lyre,  pour  ainsi  dire  universelle. 

Les  grands  poètes  antiques,  en  un  mot,  ont 
été  les  échos  de  leur  siècle,  de  leur  nation  :  les 
échos  de  l'humanité.  Les  poètes  contemporains 
sont  les  échos  d'eux-mêmes.  Et  s'ils  peignent 
quelques-unes  des  joies  et  des  souffrances  de 
leur  temps,  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  écoutent 
chanter  les  unes  ou  pleurer  les  autres  autour 
d'eux  ;  c'est  uniquement  parce  qu'ils  en  sont 
heureux  ou  qu'ils  en  souffrent  personnellement. 

Au  lieu  de  résumer  en  eux  leur  siècle,  ils 
semblent  vouloir  s'imposer  à  lui  et  le  dominer 
de  leur  individualité  fanfaronne  ou  maladive. 
De  là,  la  froideur  et  l'éloignement  des  foules 
pour  les  poètes,  de  là,  l'isolement  de  ceux-ci  et 
les  jugements  sévères  que  la  postérité  portera 
sur  leurs  œuvres. 


ÀZÉLÂ  ou  la  beauté 


11  y  avait  une  fois  dans  un  pays  lointain,  si 
lointain  qu'on  ne  le  trouvait  sur  aucune  carte 
de  géographie,  un  jeune  roi  si  beau,  si  beau 
que  le  soleil  était  jaloux  de  lui.  Sa  mère,  tout 
naturellement,  l'aimait  à  la  folie  et  ne  désirait 
rien  tant  que  de  le  marier;  mais  elle  voulait 
lui  faire  épouser  la  plus  belle  fille  du  monde, 
afin,  disait-elle,  d'avoir  des  petits-fils  encore 
plus  beaux  que  leur  père. 

Elle  avait,  dans  ce  but,  envoyé  des  ambassa- 
deurs dans  tous  les  pays  pour  rechercher  et 
pour  lui  amener  les  femmes  les  plus  remar- 
quable?.  Pendant  ce  temps,  elle  avait  tant  et 


—  as  _ 

tant  parlé  à  son  fils  de  sa  beauté,  elle  lui  avait 
tellement  rempli  la  tête  de  toutes  ses  folles 
idées,  que  le  pauvre  prince  n'osait  plus  regar- 
der une  seule  femme,  dans  la  crainte  de  s'é- 
prendre de  quelque  beauté  secondaire,  indigne 
de  sa  personne  et  de  son  rang. 

Les  ambassadeurs  arrivaient  cependant. 
Ceux-ci  amenaient  des  Yénus  chinoises  aux 
pieds  microscopiques:  ceux-là  des  femmes  jau- 
nes, noires  ou  rouges.  Puis  c'étaient  de  brunes 
Espagnoles,  des  Grecques  héroïques,  des  Ita- 
liennes passionnées,  des  Françaises  sans  taille, 
tant  elles  étaient  fines,  des  Allemandes  roses, 
des  Anglaises  transparentes  :  enfin  tous  les 
trésors  que  Dieu  fit  jaillir  de  la  côte  d'Adam 
pour  compléter  la  Création.  Certes,  cette  réu- 
nion eût  fourni  un  adorable  sérail  au  prince  ; 
mais  les  lois  et  les  mœurs  de  ce  pays  n'auto- 
risaient les  hommes,  et  même  les  rois,  à  n'avoir 
qu'une  seule  femme.  Or.  la  difficulté  résidait 
précisément  dans  le  choix  à  faire  entre  toutes. 
Le  jeune  monarque  était  fort  inquiet;  la  reine- 
mère  était  fort  irrésolue.  Ils  ne  savaient  à  quel 
saint  se  vouer. 

Ils  firent  assembler,  pour  sortir  d'embarras. 


—  94  — 

les  savants  et  les  philosophes  du  royaume  et 
leur  exposèrent  leurs  angoisses. 

La  reine  leur  dit  qu'elle  avait  eu  une  vision 
pendant  sa  grossesse  et  qu'une  fée  lui  avait 
prédit  que  son  fils  ne  pourrait  être  heureux 
qu'avec  la  plus  belle  femme  du  monde.  Il  n'est 
pas  bien  prouvé  que  la  reine  eût  eu  cette  vi- 
sion ;  mais  elle  eût  été  honteuse  d'avouer  qu'elle 
se  donnait  tant  de  mal  pour  satisfaire  son  ca- 
price maternel. 

Les  savants  s'inclinèrent,  (les  rois  étaient 
fort  respectés  en  ce  temps-là,)  et  demandèrent 
à  voir  les  femmes  amenées  par  les  ambassa- 
deurs, pour  décider  quelle  était  la  plus  belle 
de  la  collection.  A  la  suite  d'un  long  et  scru- 
puleux examen,  ils  tinrent  un  grand  conseil  et 
chacun  fit  un  beau  discours  pour  prouver  qu'il 
avait  seul  raison  et  que  ses  collègues  avaient 
tort.  Le  président  d'âge  détestait  les  beautés 
modernes,  parce  qu'il  avait  passé  sa  vie  dans 
l'étude  de  l'antiquité,  en  compagnie  de  momies 
qu'il  avait  extraites  à  grands  frais  des  nécro- 
poles égyptiennes.  Il  avait  lu,  je  ne  sais  où, 
une  description  exacte  de  la  belle  Hélène  et  ne 
trouvant  pas  de  femme  semblable  à  madame 


—  95  — 

Ménélas,  il  déclara  que  le  roi  devait  attendre. 
Un  autre  pourtant  adorait  les  brunes  et  lui 
conseillait  une  Espagnole.  Mais  survenait  un 
brun  qui  prétendait  que  l'Espagnole  était  af- 
freuse et  que  le  roi  ne  pouvait  épouser  qu'une 
blonde  et  diaphane  Anglaise.  Bref,  ils  rempli- 
rent si  consciencieusement  leur  rôle  de  savants, 
ils  disputèrent  et  crièrent  si  bien  sans  s'enten- 
dre, citèrent  tant  de  grec,  de  latin,  de  chinois, 
d'arabe  et  de  sanscrit,  invoquèrent  tant  d'au- 
teurs et  tant  de  sentences,  que  le  pauvre  prince 
rentra  dans  son  palais  avec  une  migraine  épou- 
vantable et  ne  voulut  plus,  de  quelques  jours, 
penser  à  ce  malheureux  choix. 

Pourtant,  comme  il  fallait  se  décider,  il  .dit 
un  soir  à  sa  mère  :  «  Oh  !  que  nous  avons  été 
fous  de  nous  en  remettre  au  jugement  des  sa- 
vants en  pareille  matière  !  nous  avions  oublié, 
ma  mère,  que  rien  n'est  bête  au  monde  comme 
un  savant  quand  il  s'agit  de  femmes  et  d'a- 
mour. Que  voulez-vous  que  ces  gens-ià  com- 
prennent en  dehors  des  préoccupations  qui  les 
absorbent?  Appelez,  au  contraire,  les  amants 
de  la  beauté,  les  artistes,  les  peintres  et  les  scul- 
pteurs. Ceux-là  sont  les  adorateurs  de  la  forme 


-  uo  — 

et  ils  sauront  bien  découvrir  la  perfection  dans 
sa  manifestation  matérielle.  » 

On  convoqua  donc  les  artistes. 

Mais  ce  fut  bien  pire  alors  !  Quels  combats 
ils  se  livrèrent  sous  les  yeux  de  l'infortuné 
prince!  L'un  adorait  les  vierges  de  Raphaël; 
il  avait  raison  en  cela,  mais  son  tort  était  de 
n'en  pas  trouver  de  vivante.  L'autre  voulait 
une  bacchante,  une  vierge  folle.  Un  autre  ido- 
lâtrait les  couleurs  chaudes  et  ne  voyait  la 
beauté  que  sous  un  front  orangé  et  des  joues 
pourprées.  Un  autre  vantait  les  yeux  d'azur  et 
la  peau  blanche.  Ce  furent  les  mêmes  orages, 
les  mêmes  tiraillements,  la  même  confusion. 
Le  i;oi  fut  bien  malade  ce  jour-là.  C'était  plus 
que  de  la  migraine,  c'était  presque  une  conges- 
tion cérébrale. 

Dès  qu'il  fut  rétabli,  il  se  dit  :  «  Bon  !  j'ai  ou- 
blié les  poètes.  L^s  poètes  parlent  si  bien  de  la 
beauté  qu'ils  ne  manqueront  pas  de  la  décou- 
vrir et  de  s'agenouiller  devant  elle,  car  la 
beauté  c'est  la  divinité  pour  cette  race  d'hom- 
mes dont  le  cœur,  comme  la  parole,  a  quelque 
chose  de  céleste.  » 

Mais  il  éprouva  avec  les  poètes  une  désillu- 


-  97  — 

sion  aussi  profonde  qu'avec  les  savants  et  les 
artistes.  Chacun  avait  son  idéal,  sa  Laure.  sa 
Béatrix,  son  Elvire,  que  sais-je  ?  sa  Marguerite! 
Tous  proclamèrent  la  plus  belle  celle  qui  se 
rapprochait  le  plus  du  t}-pe  rêvé.  Toutes  ces 
femmes  enfin  furent  choisies  par  quelqu'un  et 
nulle,  comme  le  roi  le  voulait,  ne  le  fut  par 
tous. 

Aussi  ses  nuits  devinrent-elles  sans  sommeil 
et  ses  jours  sans  repos.  Rien  ne  l'amusait  plus: 
il  maigrissait.  C'était  pitié!  Il  ne  savait  plus 
que  faire  d'une  existence  qu'il  avait  vouée  à 
cette  idée  impossible  de  s'unir,  lui  le  plus  bel 
homme,  a  la  plus  belle  femme,  et  de  montrer 
à  l'admiration  de  ses  peuples  ce  double  chef- 
d'œuvre  de  Dieu  complété  par  l'hymen. 

Après  plusieurs  nuits  d'insomnie  et  de  dëcou. 
ragement,  il  se  dit  un  matin  :  «  Si  je  demandais 
aux  femmes?  »  — Il  avait  été  si  malheureux 
après  la  réunion  des  savants  ;  si  accablé  d'odes, 
de  sonnets,  de  ballades  et  de  madrigaux  après 
celle  des  poètes,  qu'il  finit  par  en  arriver  à  cette 
dernière  pensée.  Mais  il  voulut  interroger  cha- 
que femme  en  particulier;  car,  se  dit-il,  si  nous, 
hommes,  qui  sommes  la  sagesse,  la  raison,  le 
m  7 


—  98  — 

génie  personnifiés;  si  nous,  les  rois  de  la  Créa- 
tion, nous  ne  pouvons  nous  entendre  et  nous 
mettre  d'accord  sur  ce  point,  qu'arrivera-t-il, 
grand  Dieu  !  si  je  mets  en  présence  tous  ces 
amours-propres,  toutes  ces  faiblesses,  toutes 
ces  rivalités,  toutes  cespassions,  tout  ce  monde 
d'esprits  subalternes  et  jaloux? 

Que  les  femmes  de  tous  les  pays  pardonnent 
à  ce  jeune  roi  un  pareil  déraisonnement  :  il 
n'était  pas  majeur.  Puis,  il  avait  lu  beaucoup 
de  livres  de  philosophie  et  il  avait  étudié  les 
lois.  Or,  en  voyant  la  part  que  les  législateurs 
y  avaient  faite  aux  femmes,  il  jugeait  celles-ci 
par  analogie,  ou  par  induction  si  vous  aimez 
mieux.  Yous  savez,  d'ailleurs,  qu'il  vivait  tou- 
jours loin  du  sexe  aimable,  dans  la  crainte  de 
devenir  amoureux  de  quelque  beauté  inférieure 
et  de  manquer  ainsi  sa  destinée. 

Il  donna  donc  un  grand  et  splendide  bal  où 
il  réunit  toutes  les  nobles  dames  de  sa  cour  et 
toutes  les  femmes  qu'on  lui  avait  amenées.  Puis, 
il  s'approcha  de  l'une  d'elles  et  se  mit  à  parler 
de  la  beauté  des  autres  femmes.  Mais  quelle 
ne  fut  pas  sa  surprise!  Son  interlocutrice,  qui 
avait  d'abord  convenu  avec  lui  que  celle-ci  où 


—  99  — 

celle-là  était  fort  belle,  finissait  toujours  par 
lui  faire  découvrir  chez  toutes  des  défauts  ou 
des  vices  qui  les  rendaient  affreuses.  Elle  faisait 
bien  une  réserve  sur  elle-même  et  laissait  en- 
trevoir une  grâce  ou  une  qualité  en  elle  à  me- 
sure qu'elle  découvrait  une  imperfection  chez  sa 
voisine  ;  mais  dès  que  le  roi  allait  consulter 
les  autres  femmes  sur  la  dernière  qui  lui  avait 
parlé,  on  lui  prouvait  que  celle-ci  était  encore 
la  pire  de  toutes.  «  Bon,  se  dit-il  à  la  fin,  au 
moins  mes  savants  trouvaient  chacun  une 
femme  de  leur  goût,  tandis  qu'ici,  toutes  pré- 
tendent être  la  perle  des  belles  et  toutes  me 
prouvent  qu'elles  ne  le  sont  qu'à  leurs  propres 
yeux.  0  mon  Dieu!  mon  Dieu  !  que  faire?  » 

Et  il  s'en  alla  désespéré  dans  ses  jardins.  Il 
eût  volontiers  dit  à  la  rose  qui  se  balançait  fière 
et  royale  sur  sa  tige  :  «  0  toi,  la  plus  belle  des 
fleurs,  dis-moi  la  plus  belle  des  femmes  ?  » 
Mais  ses  yeux  s'arrêtaient  sur  un  lis  éclatant 
et  il  se  demandait  si  le  cœur  pourpré  de  la 
rose  était  réellement  plus  beau  que  la  robe  im- 
maculée du  lis.  Puis  toutes  les  autres  fleurs  éta- 
laient leurs  couleurs  brillantes,  leurs  pétales  em- 
baumés, leurs  doux   calices  que  la  brise  des 

BiBLIOTHECA 


-  100  — 

nuits  emplit  de  miel  et  de  rosée.  Et  toutes 
semblaient  à  Fenvi  lui  reprocher  la  moindre 
préférence  pour  l'une  d'elles.  Et  comme  le 
jeune  prince  adorait  les  fleurs,  il  était  prêt  à 
se  jeter  à  genoux  devant  elles  et  à  s'écrier: 
«  Pardonnez-moi!  vous  êtes  toutes  également 
belles,  également  aimées  et  je  n'ai  pas  fait  de 
choix  entre  vous.  » 

Et  il  rentra  plus  désolé  que  jamais. 
Il   demanda  aussi  conseil  à  la  lune  et  aux 
planètes;  mais  la  lune  et  les  planètes  ne   ré- 
pondirent pas.  Les  constellations  avaient  même 
l'air  de  se  moquer  de  lui.  Au  moment  où   une 
étoile  lui  paraissait    plus  grande,   plus  lumi- 
neuse et  partant  plus  belle  que  les  autres  et  où 
il  se  promettait  de  se  faire  dire,  par  son  astro- 
logue, à  laquelle  de  toutes  les  femmes  cette 
étoile  était  attachée,  des  milliards  d'autres  étoi- 
les brillaient,  brillaient  tout-à-coup  comme  des 
épingles   de  diamant  qui  lui   seraient  entrées 
dans  les  prunelles.  Il  fermait  les  yeux  précipi- 
tamment ,  mais  quand  il  les  rouvrait  l'étoile 
bien-aimée  avait  disparu  ou  s'était  confondue 
dans  l'essaim  de  ses  sœurs  célestes.  Décidément 
le  malheur  du  prince   allait  le  rendre  fou,  Sa 


—  101  — 

mère  n'était  pas  sans  inquiétudes  sérieuses  pour 
sa  vie. 

Quand  on  a  tout  essayé,  tout  épuisé  et  que  le 
cas  est  bien  désespéré,  on  finit  par  où  Ton  au- 
rait dû  commencer  :  on  pense  à  Dieu.  Ainsi  fit 
le  prince.  11  se  mit  à  genoux  un  soir,  après 
avoir  regardé  coucher  le  soleil.  Il  pria  et  pleu- 
ra longtemps.  En  se  relevant,  calmé  par  cette 
effusion  de  larmes,  il  avisa  un  vieil  ermite  qui 
regagnait  à  pas  lents  une  petite  cabane  au  ver- 
sant de  la  colline.  «  Oh!  se  dit  le  prince,  qui 
sait  si  ce  saint  homme  ne  me  donnerait  pas  un 
salutaire  conseil?  » 

Et  il  suivit  le  solitaire. 

Or,  cet  ermite  avait  une  grande  réputation 
de  sagesse,  parce  qu'il  vivait  seul,  parlait  peu  ; 
-que  lorsqu'un  malheureux  venait  à  lui,  il  écou- 
tait patiemment  dix  fois,  vingt  fois  le  récit  de 
sa  peine  et  que  si  quelque  rare  parole  s'exha- 
lait de  ses  lèvres,  c'était  pour  consoler  les  dou- 
leurs qu'on  venait  lui  confier  et  non  pour  les 
irriter  comme  le  font  maladroitement  les  gens 
qui  n'ont  pas  souffert. 

Le  jeune  roi  le  trouva  assis  au  pied  d'un 
chêne  centenaire,  occupé  à  égrener  un  long  ro- 


—  402  - 

saire.  Il  lui  conta  tout  ce  qui  lui  était  arrivé. 
Le  bon  solitaire  ne  l'interrompit  pas  ;  il  ne  lui 
dit  pas  que  son  infortune  était  la  faute  de  sa 
mère  et  la  sienne  ;  il  ne  lui  fit  pas  de  disserta- 
tion pour  lui  prouver  que  la  beauté  absolue 
n'existe  pas  et  que  l'idéal ,  comme  le  règne  de 
Dieu,  n'est  pas  de  ce  monde;  mais  il  lui  dit  ces 
mots  que  le  prince  recueillit  avec  une  avidité 
respectueuse  : 

«  La  beauté  est  dans  les  yeux  de  celui  qui 
«  aime  et  sur  le  front  de  celle  qui  est  aimée. 
«  Retourne  au  palais,  vis  parmi  les  femmes. 
c(  Regarde-les  bien  toutes  et  celle-là  sera  la 
a  plus  belle  qui  sera  aimée  de  toi.  » 

Le  prince  ne  comprit  pas  bien  d'abord  cet 
oracle.  Il  crut  que  l'ermite  lui  avait  dit  que 
celle  qu'il  aimerait  le  plus  deviendrait  la  plus 
belle.  —  Voilà  qui  est  parler,  se  dit-il,  ce  sera 
vite  fait!  Et  moi  qui  me  privais  de  regarder  les 
femmes,  tant  j'avais  peur  de  m'éprendre  de 
l'une  d'elles  avant  d'avoir  trouvé  la  plus  jolie, 
tant  je  craignais  qu'un  sot  amour  ne  m'empé- 
chàt  de  contenter  ma  mère  !  Je  vais,  sans  faute, 
devenir  amoureux  demain  ou  même  ce  soir.  Et 
pourquoi  pas  tout  de  suite  ? 


—  103  — 

Puis,  tout  en  cheminant,  il  se  dit  encore  :  qui 
sait  si  je  ne  le  suis  pas  déjà  quelque  peu? 
Voyons,  cherchons  bien.  —  Et  il  cherchait,  en 
effet,  avec  une  conscience  toute  royale.  Or. 
dans  ce  pays-là,  les  rois  étaient  des  modèles 
de  conscience  et  des  types  de  sincérité.  On  dit 
que  les  temps  sont  bien  changés  depuis!... 

Il  eut  beau  chercher  :  il  ne  se  trouva  épris 
d'aucune  de  ces  belles  figures  passionnées  que 
ses  ambassadeurs  avaient  fait  défiler  devant  lui. 
La  seule  femme  au  souvenir  de  laquelle  il  ne 
resta  pas  indifférent  fut  une  chère  et  douce  pe- 
tite fille  qui  avait  été  sa  sœur  de  lait  et  qui  se 
nommait  Àzéla.  Mais  celle-là  n'était  pas  belle 
à  être  épousée.  Elle  était  si  naïve,  si  bonne  et 
si  modeste,  qu'au  palais  personne  ne  l'avait  en- 
core remarquée.  Le  jeune  prince  se  rappela 
avec  attendrissement  combien  Azéla  lui  avait, 
dans  une  foule  de  circonstances,  donné  d'utiles 
conseils,  combien  elle  l'avait  plaint  et  combien 
elle  avait  pleuré  lorsqu'il  avait  failli  mourir  à 
la  suite  du  conseil  tenu  par  les  artistes  ;  com- 
bien elle  savait  le  consoler  et  l'égayer  lorsque 
son  peuple  ou  ses  ministres  l'avaient  tant  en- 
nuvé.  Oh  !  si  le  solitaire  était  sorcier,  s'écria- 


—  104  — 

t-il  ;  si  j'avais  le  pouvoir  de  rendre  Azéla  la 
plus  belle,  je  sens  que  je  l'aimerais.  Après  tout, 
ajoutait-il,  si  j'ai  bien  compris  la  parole  de 
l'ermite,  ne  suffit-il  pas  que  je  l'aime  pour 
qu'elle  devienne  sans  rivale? 

Il  en  rêva  toute  la  nuit:  puis,  le  lendemain, 
il  revit  Azéla.  Bravo!  pensa-t-il,  cela  ne  va  pas 
si  mal  déjà.  Azéla  est  mieux  qu'hier.  Ses  yeux 
sont  bien  encore  un  peu  petits ,  mais  ils  sont 
doux  et  spirituels.  D'ailleurs,  mon  amour  les 
agrandira.  Azéla  est  pâle,  mais  cette  pâleur  lui 
sied  à  ravir  et  lui  donne  un  air  d'adorable  mé- 
lancolie. Sa  bouche  est  grande,  mais  ce  défaut, 
si  c'en  est  un,  lui  donne  ce  sourire  ouvert  et 
franc  qui  va  au  cœur. 

Enchanté  du  résultat  de  cet  examen,  il  prit 
Azéla  par  la  main  et  l'emmena  dans  le  jardin 
du  palais,  tandis  que  le  soleil  de  midi  dorait 
les  cimes  voisines,  que  les  cigales  chantaient 
dans  le  feuillage  et  que  la  campagne  muette 
semblait  adresser  à  Dieu  une  prière  mentale, 
toute  d'amour,  de  reconnaissance  et  d'adora- 
tion. 

—  Azéla,  lui  dit  le  prince,  si  je  n'étais  pas 
roi,  si  ma  mère  n'avait  pas  conçu  la  folle  idée,. 


—  1C5  — 

(remarquez  qu'il  disait  la  folle  idée)  de  me  ma- 
rier à  la  plus  belle  femme  du  monde,  si  enfin, 
j'étais  un  simple  mortel,  si  j'étais  libre  et  si  je 
t'aimais,  dis,  Azéla,  m'aimerais-tu? 

Azéla  baissa  la  tête  ;  puis,  après  un  long  si- 
lence, elle  releva  vers  le  prince  ses  yeux  inon- 
dés de  larmes  et  lui  dit  d'une  voix  si  tremblante 
et  si  émue  qu'il  l'entendit  à  peine  :  —  «  Tu  me 
le  demandes  ?  » 

A  ces  mots,  elle  lui  parut  si  belle  qu'il  crut 
que  le  ciel  l'avait  exaucé.  Il  se  précipita  à  ses 
genoux  et  s'écria  :  «  Oh  merci  !  merci  mon 
Dieu  î  la  voilà  celle  que  vous  me  destiniez.  Je 
l'ai  aimée,  et  selon  la  parole  de  Termite,  le 
miracle  s'est  accompli.  C'est  Azéla  qui  est  kl 
plus  belle,  n 

Et  le  prince  courut  raconter  à  la  reine-mère 
tout  ce  qui  s'était  passé.  Je  vous  laisse  à  pen- 
ser le  bruit  qu'elle  fit  et  le  désespoir  qui 
s'empara  d'elle.  Azéla,  en  effet,  n'avait  pas 
changé  :  elle  avait  toujours  de  petits  yeux,  une 
bouche  grande  et  une  pâleur  qui  eût  fait  par- 
fois douter  de  sa  santé. 

La  pauvre  mère  se  jeta  tout  en  pleurs  aux 
pieds  du  roi.  Il  ne  la  releva  pas.  Il  lui  soutint, 


—  106  - 

avec  la  logique  terrible  de  l'amour,  que  depuis 
qu'il  aimait  Azéla,  celle-ci  était  réellement  de- 
venue la  plus  belle  des  femmes. 

La  reine,  furieuse,  assembla  les  savants  et 
leur  dit  qu'ils  étaient  des  ânes.  La  vérité, 
comme  nous  Pavons  dit  tout-à-Fheure,  parle 
parfois  par  la  bouche  des  rois.  Elle  réunit  les 
peintres,  les  poètes  et  les  sculpteurs  et  les  traita 
également  de  fousr  de  rêveurs,  de  maniaques  et 
finalement  d'imbécilles.  Eiîe  fit  comparaître 
toutes  les  femmes  que  le  roi  avait  consultées  et 
les  chassa  de  son  empire.  Pour  comble  de  mal- 
heur ,  lorsque  le  solitaire,  sur  qui  la  reine 
comptait  encore  pour  faire  revenir  le  roi  de  sa 
folie,  vint  dire  à  ce  dernier  qu'il  s'était  mépris 
sur  le  sens  de  ses  paroles,  le  roi  lui  répondit 
avec  l'arrogance  de  la  conviction  :  «  Mon  père, 
votre  prophétie  s'est  accomplie.  La  beauté 
d'Azéla  est  maintenant  dans  mes  yeux  et  dans 
mon  cœur  et  je  saurai  l'y  garder  à  l'abri  de 
toutes  les  tentatives  qu'on  fera  pour  l'en  arra- 
cher. » 

Le  dénoûment  que  la  mère  avait  prévu  et 
redouté  ne  se  fit  pas  attendre.  Après  avoir 
contemplé  Âzéla  tout  un  jour,  le  prince  lui  dit 


—  107  — 

Je  soir  :  «  Nous  étions  tous  aveugles  ,  mon 
Azéla.  Tu  as  toujours  été  belle,  la  plus  belle  de 
toutes.  Je  m'en  souviens  maintenant  et  je  ne 
sais  pas  comment  tous  ne  l'ont  pas  proclamé 
dès  le  premier  jour.  » 

Et  il  l'épousa,  et  la  pauvre  reine-mère  en 
mourut  de  chagrin.  Mais  comme  Azéla  avait 
pris  le  titre  de  reine  en  devenant  la  femme  du 
prince,  ses  fidèles  sujets,  tout  en  ayant  l'air  de 
pleurer  la  reine  morte  purent  crier,  comme 
cela  se  pratique  encore  de  nos  jours  :  «  Vive 
la  reine  !  » 

L'histoire  ne  dit  pas  si  les  enfants  de  ce  royal 
couple  furent  beaux. 

La  morale  de  ce  petit  conte  est  toute  dans 
cette  maxime  du  vieil  ermite  de  ce  temps-là  : 
à  savoir  que  la  beauté  absolue  n'est  pas  plus 
de  ce  monde  que  l'idéal,  et  qu'il  est  absurde  et 
môme  coupable  d'user  sa  santé  et  sa  vie  à  la 
poursuite  de  l'impossible,  lorsque  nous  pouvons 
être  si  heureux  avec  les  biens  que  Dieu  a  dai- 
gné mettre  à  notre  portée. 


FÊTES  POPULAIRES  DU  MIDI 


LA    SAINT-JEAN. 


En  aucun  lieu  du  monde  chrétien,  le  blond 
p récurseur  du  Christ  n'est  plus  dignement  fêté 
que  dans  le  Midi  de  la  France.  Dans  chaque 
ville,  une  église  est  consacrée  à  saint  Jean.  Cette 
église  baptise  de  son  nom  la  place  sur  laquelle 
elle  s'élève  et  c'est  au  milieu  de  cette  place 
qu'on  brûle,  le  soir  du  23  juin,  le  feu  de  Saint- 
Jean. 

A  la  nuit,  une  troupe  turbulente  d'enfants  se 
réunit,  armée  de  torches  de  résine,  devant  l'hê- 
tel-de-ville  pour  escorter  les  autorités  muni- 
cipales. Celles-ci,   sergents  de  ville  en  grande 


—  1G9  - 

tenue,  tambourins  et  musique  militaire  entête, 
se  dirigent  processionnellement  vers  là  place 
Saint-Jean.  Une  compagnie  de  pompiers  et  une 
compagnie  d'infanterie  stationnent  sur  la  place 
depuis  le  coucher  du  soleil  ;  la  première  doit 
contenir  le  feu  ;  la  seconde  contient  la  foule. 
Et  ce  n'est  pas  la  seconde  qui  a  le  moins  à  faire! 

Or.  ce  feu  n'est  rien  moins  qu'une  immense 
pyramide  de  sarments  secs,  étagée  et  couron- 
née d'une  profusion  de  petits  pavillons  tricolo- 
res. La  foule,  c'est  toute  la  ville. 

Au  moment  où  le  cortège  débouche  sur  la 
place  ,  les  tambours  battent  aux  champs,  les 
portes  de  l'église  s'ouvrent  et  les  prêtres  vien- 
nent donner  à  la  fête  municipale  la  consécra- 
tion de  la  religion. 

Après  la  bénédiction  du  feu,  qui  a  lieu  im- 
médiatement, le  sous-préfet  ou  le  maire  saisit 
cérémonieusement  une  torche  que  lui  présente 
un  jeune  et  bel  enfant,  vêtu  en  saint  Jean,  y 
compris  l'agneau  blanc  et  la  houlettte  aux  fa- 
veurs roses,  et  la  jette  parmi  les  sarments  qui 
ne  tardent  pas  à  s'embraser. 

Dès  ce  moment,  les  autorités  n'ont  plus  rien 
à  faire  autour  du  feu,  à  moins  d'y  rôtir.  Elles 


—  110   - 

reviennent  à  la  mairie  au  bruit  des  tambourins 
et  des  fanfares  et  font  place  aux  pompiers  qui 
modèrent  les  progrès  rapides  de  la  flamme. 

Chacun  se  précipite  alors  vers  le  feu  pour  dé- 
rober à  l'incendie  les  petits  pavillons  tricolores 
considérés  comme  des  reliques  depuis  que  le 
feu  a  été  béni,  et  les  malins  pompiers,  sous  pré- 
texte d'arroser  le  brasier,  inondent  la  foule  de 
torrents  d'eau.  Du  reste,  cette  foule,  composée 
presque  exclusivement  de  marins,  accueille  avec 
enthousiasme  ce  déluge  improvisé  qui  lui  rap- 
pelle l'élément  sur  lequel  elle  vit  et  qu'elle 
aime  de  toute  la  puissance  de  l'habitude. 

Lorsque  le  feu  a  projeté  ses  dernières  lueurs 
sur  la  rade,  où  elles  courent  comme  des  fris- 
sons sur  un  épiderme  humain,  à  bord  de  tous 
les  navires,  dans  toutes  les  rues,  par  toutes  les 
fenêtres,  par  tous  les  sabords  jaillissent  des 
cascades  d'eau  qui  retombent  bruyamment  sur 
la  tête  des  promeneurs.  Après  la  fête  du  feu 
vient  la  fête  de  l'eau  :  les  extrêmes  se  touchent. 
Le  maire  lui-même,  en  retournant  à  l'hôtel- 
de -ville,  n'est  jamais  complètement  exempt 
d'immersion.  Les  jeunes  filles,  armées  de  ca- 
rafes et  de  gargoulettes  africaines,  se  poursui- 


—  111  — 

vent  pour  s'arroser  comme  de  belles  fleurs,  et 
malheur  au  passant  misanthrope  qui,  ce  soir-là, 
se  révolterait  contre  quelques  gouttes  d'eau 
égarées  sur  son  chef  vénérable.  Car  les  seaux 
pleins  l'envelopperaient  d'une  véritable  cata- 
racte jusqu'à  sa  demeure,  sans  que  le  moindre 
agent  de  police  osât  se  montrer  pour  le  pro- 
téger. 

Et  Dieu  sait  si  les  seaux  ont  beau  jeu  dans 
des  villes  comme  Toulon  et  Marseille,  placées 
entre  les  sources  d'eau  douce  qui  descendent 
des  montagnes  du  littoral,  et  la  Méditerranée 
qui  baigne  les  pieds  des  édifices  de  ses  vagues 
salées. 

Autrefois,  l'honneur  d'embraser  le  bûcher 
était  réservé  au  clergé.  Depuis  1793,  cet  hon- 
neur est  resté  l'apanage  des  autorités  civiles. 

Je  ne -puis  rien  dire  sur  l'origine  du  feu  de 
Saint-Jean.  J'éprouve  une  invincible  répugnance 
à  fouiller  nos  archives  pleines  de  poussière  et 
de  ténèbres.  J'ai,  d'ailleurs,  la  conviction  que  je 
les  consulterais  vainement  sur  ce  poétique  sujet. 
Il  me  suffit  que  cette  fête  soit  célébrée  avec 
enthousiasme  par  le  peuple  pour  que  je  m'y 
associe  et  que  je  l'applaudisse. 


—  112  — 

De  vieux  marins  m'ont  affirmé  qu'elle  avait 
été  instituée  par  les  Orientaux,  chez  qui  la  peste 
cessait  ses  ravages  annuels  vers  le  24  juin.  Ils 
m'ont  cité,  à  l'appui  de  cette  opinion,  le  pro- 
verbe sabir  des  Turcs  :  San  Jouan  venir,  cjan- 
doufV  andar  ;  c'est-à-dire  :  quand  Saint-Jean 
arrive,  la  peste  s'en  va.  Une  croyance  beau- 
coup plus  touchante  est  celle  qui  fait  de  ce 
feu  un  symbole  matériel  de  la  lumière  divine 
incarnée  dans  Jésus,  dont  l'évangéliste  de  Path- 
mes  fut  le  précurseur. 

Mais  pourquoi  nous  creuser  inutilement  la 
tête  pour  découvrir  le  berceau  de  cette  gra- 
cieuse tradition,  perdue  dans  la  nuit  du  passé? 
Ne  nous  ramène-t-elle  pas  l'été,  le  soleil,  les 
beaux  jours,  les  nuits  heureuses,  les  flots  cal- 
més ?  Laissons-nous  donc  gagner  par  la  joie  de 
ce  bon  et  brave  peuple  qui  se  contente  de  sa- 
voir que  tout  bonheur  lui  vient  de  Dieu,  et  ne 
nous  obstinons  pas,  pour  savourer  un  beau 
fruit,  à  chercher  quel  soleil  nous  l'a  mûri  ni  de 
quel  arbre  il  nous  est  tombé. 


DES  SABLETTES  EN    CHINE 


VIA-MARSEILLE 


Les  falaises  de  Sicier,  au  sud -ouest  de  La 
Seyne,  sont  reliées  à  la  presqu'île  de  Cépetpar 
un  isthme  de  sable  à  fleur  d'eau,  d'environ 
quatre  cents  mètres  de  longueur  et  dont  la  lar- 
geur moyenne  ne  dépasse  pas  soixante  mètres. 
Il  forme  une  jetée  naturelle  qui  abrite  la  rade 
de  Toulon  contre  les  flots  du  large,  auxquels 
il  oppose  une  barrière  infranchissable.  Lorsque 
les  brumes  d'été  dérobent  à  la  vue  cette  étroite 
zone  sablonneuse,  le  cap  Cépet,  qui  s'allonge  à 
l'est  dans  la  mer,  apparaît  comme  une  île,  ou 
vi  8 


—  114  — 

plutôt  comme  un  grand  cachalot  endormi  à  la 
surface  des  vagues.  Cet  isthme  est  l'unique 
communication  entre  le  continent  et  ce  gracieux 
promontoire  de  Cépet  où  est  établi  le  Lazaret 
de  Toulon,  où  la  Marine  a  construit  le  magnifi- 
que hôpital  de  St-Mandrier,  et  à  la  cime  duquel 
l'amiral  Latouche-Tréville  s'est  fait  inhumer 
sous  une  grande  pyramide  de  pierres,  à  l'instar 
des  Ptolémées  et  des  Pharaons. 

Pas  une  habitation,  pas  une  cabane,  pas  un 
arbre,  pas  la  moindre  trace  de  culture,  pas 
même  une  touffe  de  tamarins  sur  toute  l'éten- 
due de  l'isthme  !  Le  vent  de  la  mer  y  fauche 
impitoyablement  toute  velléité  de  végétation. 
On  n'y  trouve  que  quelques  flaches  d'eau  salée, 
couvertes  d'algues  sèches,  et  quelques  rares 
joncs  rabougris  où  se  réfugient,  en  hiver,  l'é- 
chassier  solitaire  et  la  poule  de  Carthage. 

Une  caserne  de  douaniers  garde  l'accès  de 
l'isthme  à  l'ouest.  C'est  le  quartier  de  Mer  Vive, 
ainsi  nommé  sans  doute  parce  que  les  vagues 
foraines  viennent  y  déferler  à  grand  bruit  en 
dévorant  la  terre  végétale  du  rivage.  A  l'extré- 
mité opposée,  à  l'est,  c'est-à-dire  au  seuil 
mente  du  promontoire,  on  voit,  sur  le  versant 


—  115  — 

nord  qui  fait  face  à  la  rade,  quelques  modestes 
bastides  et  une  fabrique  de  tuiles  qu'ombrage 
un  joli  palmier.  Sur  le  versant  sud.  qui  regarde 
la  grande  mer,  une  tribu  de  pêcheurs  génois  a 
pris  possession  de  la  grève,  comme  les  pécheurs 
catalans,  aujourd'hui  dispersés,  l'avaient  fait  à 
une  autre  époque  d'un  rocher  de  Marseille 
auquel  ils  ont  laissé  leur  nom.  La  colonie  se 
compose  de  huit  ou  dix  familles  et  d'un  pareil 
nombre  de  pauvres  habitations  adossées  les 
unes  aux  autres  dans  un  désordre  tout-à-fait 
pittoresque.  Il  ne  s'y  contracte  de  mariages 
qu'entre  les  membres  de  la  tribu  même  et  lors- 
que l'un  d'eux  déroge  à  cette  tradition,  ce  qui 
s'est  très-rarement  vu,  il  est,  par  ce  seul  fait, 
exclu  du  groupe  et  devient  étranger  à  la  fa- 
mille commune.  Ils  vivent  uniquement  du  pro- 
duit de  la  pêche,  et  leurs  barques  noires,  tirées 
à  terre  tous  les  soirs,  ressemblent  sur  le  sable 
blanc  à  des  cercueils  vides  alignés.  C'est  le 
quartier  des  Sablettes  :  nom  que  justifie  l'amon- 
cellement des  sables  qu'y  entasse  le  mouve- 
ment incessant  du  flot. 

J'aime  beaucoup  les  Sablettes.  Il  me  serait 
difficile  de  dire  en  quoi  consiste  pour  moi  leur 


—  116  — 

attrait.  Le  sol  est  aride  et  nu.  Pas  d'eaux  jaillis- 
santes, partant  pas  d'ombrages.  Le  mistral  y 
est  atroce  l'hiver,  le  soleil  intolérable  dans  la 
saison  chaude.  Et  pourtant  j'ai  habité  ce  quar- 
tier de  préférence  à  tout  autre  pendant  quatre 
étés,  j'en  ai  gardé   d'ineffaçables  souvenirs,  et 
je  l'ai  toujours  regretté  depuis  que  des  circons- 
tances cruelles  m'ont   contraint  de  le  quitter. 
Je  n'ai  pas  été  le  seul  à  subir  ce  charme,  dû 
sans  doute  au  voisinage   immédiat  de  la  mer 
qui  tente  et  séduit  toujours   les  Provençaux. 
Combien  de  Toulonnais  viennent  y  chercher  un 
peu  d'air  salubre  pour  désinfecter  leurs  pou- 
mons contaminés  et  pour  se  soustraire,  momen- 
tanément   au    moins,  aux  miasmes  homicides 
qu'exhale  leur  ville  où,  en  plein  jour,  en  pleine 
rue,  toutes  les  immondices,  toutes  les  ordures, 
toutes  les  déjections  sont  cyniquement  jetées: 
où   toute  cette  puanteur,  toutes  ces  horreurs 
croupissent  sous  les  yeux,  sous  le  nez,  sous  les 
pieds  de  la  population  et,  de  ruisseau  en  ruis- 
seau, se  promènent  en  flots  de  boue  noirâtre  et 
fétide,  jusqu'au  port,  dans  lequel  elles  se  dissol- 
vent et  fermentent,  pour  remonter  dans  l'atmos- 
phère en  vapeurs  empoisonnées  ;  où  dans  cer- 


—  H  7  — 

tains  quartiers,  chaque  joint  de  pavé  est  un  foyer 
pestilentiel,  chaque  coin  de  rue,  une  latrine  ou 
un  cloaque  ;  où  l'air  qu'on  respire  vous  prend 
à  la  gorge  comme  un  toxique  ;  où  l'hygiène,  la 
décence,  la  vue,  l'odorat  sont  également  bles- 
sés à  chaque  pas  par  cet  ignoble  et  asphyxiant 
abus,  honte  séculaire  de  la  population  et  de 
ses  édiles;  par  cette  abominable  et  incurable 
lèpre  qui  soulève  le  cœur  de  dégoût,  qui  dés- 
honore une  grande  cité  et  contre  laquelle  mon 
patriotisme  et  mon  indignation  protesteront 
toujours  et  partout,  jusqu'à  mon  dernier  souffle. 
Je  ne  comprends  pas  que  les  villes  voisines  ne 
s'insurgent  pas  pour  faire  déclarer  Toulon  en 
quarantaine  à  perpétuité,  pour  crime  de  peste 
permanente. 

J'aime  beaucoup  les  Sablettes,  je  le  répète. 
Tous  les  ans,  au  printemps  ou  à  l'automne,  je 
vais  y  passer  une  journée  avec  les  amis  que  j'y 
compte  encore.  —  Au  nombre  de  ceux-ci,  je 
place  en  première  ligne,  un  brave  et  digne 
homme  d'une  cinquantaine  d'années,  dont  la 
vie  aventureuse,  dont  le  type  étrange  et  origi- 
nal méritent  d'être  connus.  Nous  l'appelions  le 
roi  George,  à  cause  de  la  ressemblance  frap- 


-  118  — 

parité  qu'il  offrait  avec  les  portraits  de  George  IV 
d'Angleterre.  En  effet,  il  était  de  taille  moyenne/ 
mais  robustement  charpenté,  avec  de  larges 
épaules  un  peu  voûtées;  un  visage  brûlé  parle 
soleil  et  le  haie,  affectant  une  couleur  très-pro- 
noncée de  pipe  culottée  ;  avec  des  favoris  hé- 
rissés en  broussailles,  des  sourcils  olympiens 
et  des  moustaches  touffues,  le  tout  grisonnant 
comme  les  algues  de  novembre  et  donnant  à 
sa  physionomie  un  caractère  rébarbatif  et  dur, 
subitement  démenti  par  son  regard  plein  de 
franchise  et  de  bonté  et  par  son  sourire  plein 
de  bonhomie  et  de  finesse. 

Il  était  né  à  Fréjus  :  un  joli  port  romain  au 
temps  de  Jules  César  qui  fut  son  royal  par- 
rain, aujourd'hui  humble  village  dans  les  terres, 
célèbre  encore  néanmoins  par  ses  anchois  qu'on 
fabrique  à  Marseille  en  même  temps  que  le 
saucisson  d'Arles,  le  nougat  de  Montélimart, 
les  huiles  d'Aix,  les  confitures  d'Apt  et  une 
foule  d'autres  spécialités.  Marseille  fait  ainsi 
généreusement  une  réputation  a  un  grand  nom- 
bre de  localités,  dont  ses  produits  portent  Té- 
tiquette  et  dont  elle  encaisse  les  profits.  Elle 
fabriquera  quelque  jour  les  coquillages  de  Tou- 


— -  119  — 

lou.  les  oranges  de  Nice,  les  truffes  du  Péri- 
gord  et  les  truites  du  Rhône  supérieur.  On  as- 
sure qu'il  en  a  été  sérieusement  question  à  la 
Bourse  de  la  Canebière,  depuis  l'ouverture  de 
l'Exposition. 

George  était  donc  né  à  Fréjus.  11  n'avait  pas 
été  doué  de  l'esprit  de  son  compatriote  Dé- 
saugiers,  mais  il  avait  la  gaité  et  l'insouciance 
de  l'immortel  chansonnier.  Il  attribuait  le  re- 
trait de  la  mer  à  Fréjus  à  deux  raisons  aux- 
quelles les  savants  n'ont  certainement  jamais 
songé.  Il  affirmait  que  la  mer  avait  abandonné 
ce  pays  d'abord  parce  qu'elle  s'y  ennuyait  mor- 
tellement et  ensuite  pour  sauver  d'une  destruc- 
tion complète  les  monuments  romains  de  ce  ri- 
vage :  cirques,  aqueducs,  arcs  de  triomphe,  que 
les  douaniers,  las  d'épier  des  contrebandiers 
absents,  et  faute  d'occupation  plus  intelligente, 
démolissaient  en  détail  pour  faire  des  ricochets 
sur  les  flots.  Il  soutenait  que  les  deux  tiers  des 
richesses  archéologiques  de  sa  ville  natale, 
avaient  été  ainsi,  pièce  par  pièce,  caillou  par 
caillou,  englouties  dans  le  golfe  pendant  dix 
siècles,  pour  servir  de  distraction  aux  habits 
verts  désœuvrés. 


—  120  — 

La  première  de  ces  raisons  à  défaut  de  la  se- 
conde, lui  fit,  comme  la  mer,  abandonner  Fré- 
jus.  Il  y  mourait  d'ennui.  Il  vint,  fort  jeune  en- 
core, à  Marseille  où  il  fut  tour  à  tour  portefaix, 
garçon  de  café,  tonnelier,  maître  d'études, 
marchand  de  vins,  courtier  marron,  marin  au 
commerce  et  en  dernier  lieu,  à  la  suite  de  ses 
longs  voyages  dans  l'extrême  Orient,  profes- 
seur de  chinois.  Dans  ces  divers  métiers,  il  n'a- 
vait jamais  gagné  beaucoup  d'argent,  mais  il 
en  avait  toujours  économisé  quelque  peu.  De 
sorte  qu'à  cinquante  ans,  il  s'était  trouvé  à  la 
tête  d'une  modeste  fortune  plus  que  suffisante 
à  son  ambition.  Fatigué  de  travail,  rassasié  de 
Bohême  et  de  navigation,  dégoûté  surtout  des 
honneurs  du  professorat,  il  était  venu  enfin  aux 
Sablettes  planter,  suivant  ses  propres  expres- 
sions, sa  tente  et  ses  choux,  passant  alternati- 
vement ses  matinées  à  la  chasse  ou  à  la  pêche, 
selon  le  temps  et  la  saison,  et  le  reste  de  ses 
journées  au  jeu  de  boules  qu'il  aimait  passion- 
nément et  où  il  avait  acquis  une  force  prodi- 
gieuse. 

En  septembre  1866,  je  dus  accompagner  au 
Lazaret  deux  personnes  qui  m'étaient  recom- 


—  121  — 

mandées  et  qui  désiraient  y  voir  le  lieutenant 
d'un  navire  retenu  en  quarantaine  d'observa- 
tion. Je  profitai  de  la  circonstance  pour  faire 
ma  visite  annuelle  d'automne  aux  Sablettes.  Je 
suivis  à  pied  la  grève,  et  j'arrivai  assez  tard 
dans  la  matinée  à  la  maisonnette  du  roi  George. 
Je  le  trouvai  assis  sous  sa  treille  recouverte,  à 
défaut  de  verdure,  de  vieilles  nattes  de  roseaux 
et  de  rames  de  pins  secs,  fumant  et  causant 
sans  rancune  avec  deux  douaniers  qui  n'avaient, 
sur  ce  rivage  du  moins,  aucun  monument  ro- 
main à  démolir  et  à  émietter  dans  le  golfe. 

Sa  Majesté  était  contente.  Il  avait  à  la  fois 
péché  et  chassé  ce  jour-là.  Il  avait  pris,  de 
trois  à  six  heures  du  matin,  une  quantité  de 
menu  poisson  rigoureusement  suffisante  pour 
faire  une  bouille-à-baisse  présentable.  De  six 
heures  à  neuf  heures,  il  avait  battu  la  côte  et 
les  collines  le  fusil  sur  l'épaule,  et  avait  rap- 
porté, en  fait  de  gibier,  un  cul-blanc  et  un  moi- 
neau. C'est,  en  Provence,  une  bonne  fortune 
qui  mérite  d'être  citée,  dont  on  ne  parle  que 
comme  d'un  fait  tout-à-fait  extraordinaire,  qui 
fait  beaucoup  de  jaloux,  qui  ne  se  produit  que 
très  -  rarement   et    sur    laquelle  on   ne    peut 


—  122  — 

compter  qu'aux  meilleurs  jours   du  passage. 

—  Vous  avez  été,  dit-il  en  me  serrant  cor- 
dialement la  main,  bien  inspiré  de  venir  au- 
jourd'hui. Nous  avons  du  poisson  et  du  gibier: 
un  cul-blanc,  une  véritable  primeur!  nous  al- 
lons déjeûner  d'abord. 

Puis,  ajouta-t-il  en  souriant,  et  en  me  pré- 
sentant aux  deux  préposés  en  compagnie  des- 
quels je  l'avais  surpris,  vous  ferez  le  quatrième 
à  la  partie. 

Et  il  exhiba  d'un  coin  de  la  treille  ,  soigneu- 
sement fermé  dans  une  manne  d'osier,  son  fa- 
meux jeu  de  boules  ferrées,  c'est-à-dire  cou- 
vertes de  clous  à  large  tête ,  rabattus  en 
écailles  luisantes  comme  de  l'acier  poli. 

Le  déjeuner  fut  très-gai.  On  parla  de  toute 
sorte  de  choses,  de  voyages  et  de  littérature, 
de  Désaugiers  et  de  Méry,  de  Méry  surtout  que 
George  avait  personnellement  connu  à  Marseille 
à  l'époque  où  il  y  était  conservateur  du  Musée. 
Méry  venait  de  mourir  à  Paris  et  nous  trouvions 
une  sorte  de  douloureux  plaisir  à  nous  rappeler 
mutuellement  ce  que  nous  savions  de  cet  homme 
aimable  qui  fut  un  cœur  d'élite,  un  esprit  inta- 
rissable et  charmant,  un  admirable  poète,  un 


—  123  — 

ravissant  conteur,  qui  vécut  et  mourut  sans  un 
seul  ennemi. 

George  cita  de  mémoire  divers  épisodes  du 
dernier  roman  de  Méry,  Trafalgar,  dont  le 
héros  est  un  marin  toulonnais.  Il  cita  aussi  la 
mise  en  état  de  siège  d'Edimbourg  par  deux 
matelots  français,  et  cette  histoire  de  l'émir 
Bou-en-Nas  Bou-en-Babas  qui ,  fondant  un 
royaume  en  Afrique,  et  n'ayant  point  de  fem- 
mes à  donner  à  ses  soldats,  procéda  sans  ia- 
çon,  sur  un  territoire  voisin,  à  un  enlèvement 
de  Sabines  nubiennes. 

Il  fallait  que  le  sujet  tînt  fort  au  cœur  de 
notre  amphytrion  pour  qu'il  oubliât  à  ce  point 
la  partie  de  boules. 

Vous  ne  savez  pas,  dit-il  à  la  fin,  ce  qui  dé- 
termina Méry  à  quitter  Marseille  ?  On  l'ignore 
généralement  et  on  a  fait  toutes  sortes  de  sup- 
positions à  cet  égard  sans  découvrir  la  véritable 
raison.  C'est  tout  simplement  un  procès  perdu 
en  justice  de  paix. 

Voici  le  fait  : 

J'avais  souvent  entendu  dire  à  Méry  que. 
dans  les  villes ,  la  plupart  des  enfants  appren- 
nent à  lire  dans  la  rue,  sur  les  affiches  et  les 


—  *S4  — 

enseignes  des  magasins.  Et  croyez  bien  que  ce 
n'est  pas  un  paradoxe.  Méry  se  souvenait  lui- 
même  de  la  joie  qu'il  éprouvait,  à  sept  ans,  à 
déchiffrer,  au  sortir  de  l'école,  les  noms  des 
marchands  de  la  rue  Saint  -Ferréol  et  du  cours 
Belzunce.  —  Partant  de  ce  principe,  il  disait 
qu'il  devrait  y  avoir  dans  chaque  ville  un  ins- 
pecteur des  enseignes,  pour  veiller  à  ce  que 
Fignorance  et  la  stupidité  n'y  étalent  point  ces 
fautes  grossières  d'orthographe  ou  de  syntaxe 
qui  pervertissent  l'esprit  avide  des  enfants  et 
détruisent  l'effet  des  leçons  qu'ils  viennent  de 
recevoir.  C'était  chez  lui  une  véritable  manie, 
et  l'unique  duel  qu'il  faillit  avoir  dans  sa  vie 
avait  eu  pour  cause  une  hérésie  en  grosses  let- 
tres sur  une  annonce  de  déballage  dans  la  rue 
Noailles. 

Méry,  je  vous  l'ai  dit,  était  conservateur  du 
Musée.  Il  habitait  à  ce  titre  la  bibliothèque  de 
la  ville,  au  boulevard  du  Musée. 

Un  jour,  il  vit  s'élever,  en  face  de  la  biblio- 
thèque même,  une  baraque  de  marchand  d'oi- 
seaux. Il  en  fut  transporté.  Il  allait  pouvoir 
travailler  au  chant  des  lucres,  des  chardonne- 


—  125  — 

rets  et    des    bengalis.    Quelle  bonne    fortune 
pour  un  poète  ! 

Hélas  !  le  lendemain,  au-dessus  des  cages  où 
gazouillaient  ses  harmonieux  et  mignons  voisins, 
une  enseigne  étalait  impudemment,  en  lettres 
énormes,  cette  annonce  destinée  sans  doute  à 
affriander  les  chalands  : 

qu'il  est  agréable  d'avoir  d'oiseaux  ! 

Vous  et  moi  nous  serions  divertis  de  la  chose. 
Méry,  au  contraire,  bondit  comme  un  de  ces 
tigres  dont  il  a  si  bien  peint  les  amours  et  les 
fureurs.  Il  prit  la  plume  et  écrivit  par  la  poste, 
en  affranchissant  scrupuleusement  sa  lettre,  au 
propriétaire  de  la  baraque  pour  rectifier  cet  in- 
tolérable barbarisme. 

Le  marchand  d'oiseaux  fit  la  sourde  oreille. 
Une  seconde  démarche,  plus  pressante  que  la 
première,  n'eut  pas  plus  de  succès.  Méry  prît 
alors  une  résolution  désespérée.  Il  cita  le  mar- 
chand en  justice  de  paix. 

Le  digne  magistrat  à  qui  cet  étrange  procès 
fut  déféré  ne  trouva  pas  qu'un  outrage  à  l'or- 
thodoxie de  la  langue  constituât  un  délit  ou  une 


—  126  — 

contravention.  Dans  tous  les  cas,  le  fait  ne 
tombait  sous  l'application  d'aucun  article  du 
Code  pénal  qui  n'avait  pas  prévu  un  pareil 
crime.  Il  renvoya  donc,  à  contre-cœur  sans 
doute,  mais  enfin  il  renvoya  purement  et  sim- 
plement le  marchand  d'oiseaux  des  fins  de  la 
plainte  et  condamna  Méry  aux  dépens. 

Le  poète  ne  fut  pas  plus  heureux  auprès  de 
l'administration  municipale  où  sa  réclamation, 
son  indignation  et  sa  mésaventure  judiciaire 
n'excitèrent  que  des  sourires. 

Le  lendemain  il  donna  sa  démission  et  s'ex- 
patria pour  toujours. 

Yoilà  comment,  suivant  l'expression  même 
de  Méry,  Marseille  ne  sut  pas  conserver  son 
conservateur. 

Et  maintenant,  dit  George  en  se  levant,  fai- 
tes-moi raison  :  un  toast  à  la  mémoire  du  poète 
marseillais,  avec  le  vieux  vin  des  Sablettes  !  Et 
puis  allons  jouer  aux  boules  ! 

Le  tintement  argentin  de  nos  verres  qui  s'en- 
trechoquaient fut  tout-à-coup  interrompu  par 
un  formidable  ronflement  dans  le  tuyau  de  la 
cheminée  de  la  bastide.  En  même  temps,  nous 
vîmes  passer  au-dehors,  devant  les  vitres  de  la 


—  127  — 

fenêtre  ,  un  nuage  de  poussière ,  de  sable  et 
d'algues,  qui  tourbillonna  sous  la  treille  comme 
une  trombe. 

—  C'est  le  mistral  d'équinoxe  qui  arrive,  dit 
tranquillement  George.  Il  rafraîchira  l'atmos- 
phère et  tombera  au  coucher  du  soleil.  Aux 
boules  !  aux  boules  !  Je  vous  rends  dix  points 
sur  quinze. 

Bien  que  ce  soudain  coup  de  vent  eût  singu- 
lièrement refroidi  mon  désir  d'essayer  mon 
modeste  talent  d'amateur  contre  la  maestria 
de  mon  hôte,  nous  descendîmes  le  chemin  de 
la  presqu'île,  qui  passe  au  pied  de  la  bastide, 
et  nous  essayâmes  quelques  points  en  nous 
arc-boutant  sur  nos  jarrets  pour  n'être  pas 
renversés.  Mais  au  bout  d'un  quart-d'heure 
de  cet  exercice,  toute  résistance  devenait  im- 
possible. Il  fallut  y  renoncer  absolument.  Nous 
étions  aveuglés,  soulevés,  terrassés.  Quand 
nous  jouions  contre  le  vent ,  les  boules  reve- 
naient sur  nous,  repoussées  par  la  rafale. 
Quand  nous  jouions,  au  contraire,  sous  le  vent, 
c'était  pire  encore.  La  boule  partait  de  nos 
mains  comme  une  flèche  et,  sans  souci  du  but, 
ne  s'arrêtait  plus  qu'à  perte  de  vue. 


—  128  — 

Nous  revînmes  à  la  bastide  harassés  et  ahuris. 

—  Bah  !  dit  George.  Après  tout,  notre  mis- 
tral, même  celui  d'aujourd'hui,  n'est  qu'un 
doux  zéphyr  en  comparaison  des  cyclones  du 
Cap  de  Bonne-Espérance.  Les  plus  solides  na- 
vires n'en  sortent  pas  toutes  les  fois  et  quand 
ils  s'en  tirent,  ils  sont  disloqués  pour  le  restant 
de  leur  carrière.  Que  sont  les  flots  de  la  Médi- 
terranée comparés  aux  grandes  vagues  de 
l'Océan  Indien  ?  des  ondulations  dans  un  plat 
à  barbe.  C'est  Ferdinand  de  Lesseps  et  non 
Vasco  de  Gama  qui  aura  vaincu  le  monstrueux 
Adamastor.  Quel  Camoëns  moderne  chantera 
dignement  le  percement  de  Suez  et  l'homme 
qui,  par  la  jonction  des  deux  mers,  a  rendu  à 
la  navigation  et  à  l'humanité  un  service  si 
grand  que  nul,  avant  lui,  n'avait  osé  le  rêver 
et  qu'aujourd'hui  encore,  à  l'heure  où  ce  rêve 
devient  une  éclatante  réalité,  plusieurs  refusent 
d'y  croire? 

Puis,  bourrant  philosophiquement  sa  pipe  et 
passant  sans  transition  apparente  à  un  autre 
ordre  d'idées  qui  n'étaient  pourtant  que  la  suite 
et  la  conséquence  de  notre  conversation,  il 
ajouta  : 


129 


—  Je  vous  rappelais  tout-à-1'heure  l'étrange 
histoire  d'un  enlèvement  de  Sabines  nubiennes 
ou  abyssiniennes  par  Méry.  C'est  moi  qui  lui 
en  ai  fourni  le  thème.  Seulement,  il  a  renversé 
les  rôles  et  son  génie,  ou  plutôt  son  caprice,  a 
transporté  dans  l'Afrique  centrale  une  scène 
qui  s'est  passée  en  Chine. 

D'un  autre  côté,  pour  justifier  cette  violence 
au  droit  des  gens  blancs  ou  noirs,  il  a  créé  ce 
type  de  pacha  lubrique,  Bou-en-Nas  Bou-en- 
Dabas,  dont  les  exploits  un  peu  rabelaisiens 
ont  fait  rire  les  uns  et  scandalisé  les  autres. 

—  Comment,  lui  dis-je  ébouriffé,  c'est  vous 
qui  êtes  l'auteur  des  nouvelles  de  Méry  ?  Ra- 
contez-nous donc  cela.  Je  vous  assure  que  vous 
m'intéressez  infiniment. 

—  Volontiers,  reprit-il  sans  sourciller.  Méry 
a  pris  de  mon  récit  ce  qui  lui  a  convenu  et  l'a, 
je  le  répète,  arrangé  à  sa  façon,  ce  qui  était  in- 
contestablement son  droit.  Seulement  son  conte 
diffère  de  la  vérité  comme  une  jonque  d'une 
tartane,  comme  une  pagode  d'un  minaret.  Sans 
doute  la  vérité  est  au-dessous  de  la  fiction  ; 
l'histoire  est  moins  attrayante  que  le  roman  et 
le  conteur  ne  vaut  pas  l'écrivain.  Mais  enfin. 

vi  9 


—  130  — 

voici  le  lait  vrai,  tel  que  Méry,  au  café  Bau- 
doul,  pendant  qu'il  battait  aux  échecs  un  indien 
de  Calcutta,  me  Ta  entendu  raconter  au  retour 
de  mon  dernier  voyage,  à  l'époque  où  je  pro- 
fessais le  chinois  à  Marseille  :  le  fait  avec  le- 
quel, ajouta-t-il  en  souriant,  Méry  a  écrit  la 
nouvelle  dont  je  n'ai  pas  la  prétention  d'être 
l'auteur. 

En  1839,  je  m'embarquai  à  Marseille  pour 
l'Inde  à  titre  de  second  sur  le  brick  YEugcne- 
Antoinette.  Un  fameux  navire  qui  filait  ses  six 
nœuds  au  plus  près  et  onze  nœuds  à  la  moin- 
dre brise  de  poupe  !  Nous  étions  chargé  de  vin,, 
de  savon,  de  bimbeloteries  et  d'étoffes  de  coton. 
Notre  destination  était  Singapour  et  Ceylan, 
d'où  nous  devions  rapporter  des  dents  d'élé- 
phant, de  l'huile  de  palme,  des  graines  de  ca- 
cao et  des  clous  de  girofle.  Notre  équipage  était 
composé  de  neuf  hommes,  le  capitaine  et  mol 
compris,  et  d'un  mousse  né  aux  Sablettes,  où 
nous  sommes,  dans  la  propriété  d'un  brave  ca- 
pitaine de  vaisseau  en  retraite  dont  vous  voyez 
d'ici  la  maison  ombragée  par  des  platanes,  les 
seuls  arbres  de  la  presqu'île  qui  méritent  ce 
nom.  Nous  avions  en  outre  un  gros  chien  roux 


—  131  — 

nommé  Bataille  que  le  mousse  affectionnait 
beaucoup  et  qui  faisait  le  quart  de  nuit  au  bos- 
soir avec  une  intelligence  et  une  vigilance  que 
nos  matelots  ne  pouvaient  s'empêcher  d'admi- 
rer. Aussi  avait-il  sa  ration  entière  comme  les 
hommes,  sauf  le  vin,  bien  entendu. 

Notre  navigation  fut  heureuse  jusqu'au  Cap 
de  Bonne-Espérance.  Là,  une  épouvantable 
tempête  nous  assaillit.  Nous  eûmes  vingt -sept 
jours  de  cape  !  Presque  tous  mes  cheveux  blancs 
datent  de  ce  voyage.  Notre  brick  se  tira  d'affaire 
néanmoins,  mais  dans  quel  état  î  Nos  voiles 
étaient  en  lambeaux,  nos  rechanges  emportés, 
nos  embarcations  détruites,  notre  membrure 
tordue  et  déformée  et  nos  bordages  faisaient 
eau  de  toutes  parts.  Le  travail  des  pompes  ex- 
ténuait l'équipage. 

Mais  nous  arrivions  dans  le  golfe  indien,  et 
les  souffrances,  les  privations  et  les  fatigues 
allaient  être  oubliées,  lorsqu'un  second  ouragan 
nous  poussa  dans  l'est  jusque  sur  les  rivages 
de  la  Chine.  Nous  ignorions  absolument  où  nous 
étions.  Tout  ce  que  notre  estimation  nous  avait 
fait  connaître,  c'est  que  nous  avions  dépassé, 
sans  pouvoir  les  atteindre,   nos  deux  ports  dé 


—  132  — 

destination.  Cependant,  il  fallait  atterrir  :  la 
côte  était  en  vue  et  nous  étions  menacés  de 
couler  bas. 

Dans  la  nuit,  pendant  que  nous  tenions  con- 
seil, des  cris  d'effroi  retentirent  sur  le  pont  et 
Bataille  poussa  un  hurlement  lamentable.  En 
même  temps,  un  grand  bruit  se  fit  entendre 
dans  les  profondeurs  du  brick.  L'eau  faisait  ir- 
ruption dans  la  cale.  Nous  n'eûmes  que  le 
temps  de  monter  sur  le  pont.  Le  navire  som- 
brait. Le  désespoir  avait  gagné  nos  hommes  : 
nous  n'avions  pas  de  canots.  Nous  nous  jetâmes 
à  la  nage  et  Y  Eugène- Antoinette  disparut  en 
tournoyant  dans  l'abime. 

Nous  étions  dix  à  bord,  je  vous  l'ai  dit.  Nous 
n'arrivâmes  que  trois  à  terre,  où  Bataille  nous 
avait  devancés  :  le  maître  d'équipage  (un  tou- 
lonnais),  le  mousse  des  Sablettes  et  moi.  Le 
capitaine  et  six  hommes  avaient  été,  dans  le 
trajet  du  navire  au  rivage,  dévorés  par  les  caï- 
mans qui  pullulent  dans  ces  parages. 

Où  avions-nous  abordé?  La  nuit  était  noire; 
nous  n'y  voyions  pas  à  dix  pas  et  sans  les  aboie- 
ments du  fidèle  Bataille,  qui  nous  avaient  tenu 
lieu  de  phare,  nous  aurions  certainement  servi 


—  133  - 

de  pâture  aux  squales  comme  nos  malheureux 
compagnons. 

Au  lever  du  jour,  nous  reconnûmes  avec  joie 
que  nous  étions  dans  un  petit  port  formé  de 
deux  jetées  circulaires,  soutenues  par  une  bar- 
rière de  pieux  de  bambous.  Les  deux  jetées 
partaient  de  la  terre  et  s'avançaient  dans  la 
mer  en  se  rétrécissant  aux  extrémités,  c'est-à- 
dire  en  affectant  la  forme  d'une  énorme  mâ- 
choire inférieure.  La  place  des  deux  canines 
étant  vide  figurait  l'entrée  du  port.  Des  cases 
trapues  en  bambou  étaient  alignées  les  unes 
contre  les  autres  comme  des  molaires,  sur  les 
deux  cotés  de  la  jetée.  Une  étroite  chaussée  en 
bourrelet  passait  au  pied  des  cases  et  formait. 
—  puisque  la  métaphore  y  est,  poursuivons-la 
jusqu'au  bout,  —  la  gencive  de  cette  mâchoire. 

Nous  fûmes  fort  étonnés  de  deux  choses  : 
la  première,  de  ne  trouver  aucune  espèce  de 
barque  dans  le  port  ;  la  seconde,  de  ne  voir 
venir  à  nous  que  des  femmes  et  des  vieillards 
et  pas  un  homme  jeune. 

Nous  fûmes,  du  reste,  très  hospitalière  ment 
accueillis  et  nous  apprîmes  que  nous  étions 
dans  le  village  de  Bré-Fou-Nié,  de  la  province 


—  134  — 

de  Pou-Ve-Reou,  ce  qui.  en  chinois,  signifie 
Pays  du  calme.  Notre  pauvre  navire,  sombré 
par  suite  d'ouragan,  ne  s'en  était  certainement 
pas  douté. 

On  nous  logea,  le  mousse  et  mci,  tout  près 
de  terre,  dans  une  case  appartenant  à  une 
veuve  qui  avait  une  fille  charmante  d'environ 
vingt  ans,  nommée  Pi-So-Sen,  autrement  dire 
Fleur  de  bon  sens.  Bataille  ne  voulut  pas  se 
séparer  de  nous.  Sa  fidélité  devait  lui  coûter 
cher. 

Quant  au  maître  d'équipage,  il  fut  recueilli 
par  un  vieillard  nommé  Ti-Ro-Pé,  qui  exerçait 
la  profession  de  Pé-go,  c'est-à-dire  de  cor- 
donnier. 

Notre  première  préoccupation  fut  naturelle- 
ment de  savoir  quand  et  de  quelle  manière 
nous  pourrions  sortir  de  Bré-Fou-Nié  et  re- 
joindre le  port  le  plus  voisin  fréquenté  par  des 
navires  européens.  Ce  port,  d'après  ce  que  nous 
dit  le  mousse  qui,  en  peu  de  jours,  avait  appris 
suffisamment  la  langue  pour  nous  traduire  les 
réponses  faites  à  nos  questions,  était  à  plus  de 
cinquante  lieues  à  l'ouest,  et  le  pays  où  nous 
étions,  --  coupé  de  fjords  et  d'arroyos  inabor- 


—  135  — 

-dables  pendant  l'hivernage,  —  fermé  absolu- 
ment du  reste  au  commerce  avec  les  étrangers, 
n'était  visité  par  les  jonques  chinoises  des  pro- 
vinces limitrophes  que  tous  les  six  mois. 

Nous  apprîmes  en  outre  que  l'absence  de 
jonques  locales  et  de  population  maie  à  Bré- 
Fou-Nié  provenait  de  ce  que  les  unes  et  l'autre 
étaient  parties  un  an  auparavant  vers  l'Archi- 
pel indien,  pour  passer  de  là  en  Australie  à  la 
recherche  des  mines  d'or  et  qu'on  n'avait  plus 
eu,  depuis  lors,  des  nouvelles  de  l'expédition, 
détruite  sans  doute  par  quelque  tempête  du 
Pays  du  calme. 

Nous  étions  tombés  dans  un  traquenard  de 
Pénélopes  et  d'Arianes  chinoises.  Cette  décou- 
verte nous  sourit  sans  doute  un  moment:  mais 
en  y  réfléchissant  bien,  elle  nous  inspira  de 
graves  inquiétudes  pour  l'avenir.  Car,  toute 
fatuité  a  part  et  la  disette  masculine  aidant, 
nous  pûmes  prévoir,  dès  le  début,  qu'il  nous 
serait  difficile  de  nous  soustraire  aux  espéran- 
ces que  notre  arrivée  avait  fait  naître  dans  ce 
pays  désolé  par  un  veuvage  universel. 

Ces  craintes  ne  tardèrent   pas  à  se  réaliser. 
Les  attentions  dont  nous  étions  l'objet  trahis- 


—  136  — 

saient  d'alarmantes  intentions  contre  notre  li- 
berté. On  commença  d'abord  par  nous  donner 
des  noms  chinois  sous  prétexte  que  les  nôtres 
étaient  impossibles  à  prononcer.  La  mère  de 
Pi-So-Sen,  grosse  et  vénérable  matrone  qui 
s'appelait  Mou-Roun-Douas,  ou  Suprême  em- 
bonpoint, incapable  d'aucun  effort  de  mémoire, 
fut  intraitable  sur  ce  point.  C'est  ainsi  que  je 
reçus  le  nom  de  Mou-Ré-Du,  ou  soit  de  Tendre- 
cœur.  Le  maître  d'équipage ,  quoique  brun 
comme  un  mulâtre  ,  fut  appelé  Sar-Tan  ou 
Teint-de-lis  et  le  pauvre  mousse,  Pé-Tu-Go, 
soit  Y  Oiseau -chevelu. 

Le  premier  jour  nous  reçûmes  la  visite  d'un 
vieux  prêtre  qui  desservait  l'unique  pagode 
de  l'endroit,  dédiée  à  Confucius.  C'était  un 
mandarin  lettré  de  première  classe,  breveté 
avec  garantie  du  gouvernement.  Il  avait ,  dans 
la  hiérarchie  religieuse,  le  titre  de  Mu-Ou,  ce 
qui  signifie  Parfait-savant. 

Il  soupa  à  la  case.  Le  dîner  fut  composé  d'une 
omelette  de  vers-à-soie  faite  avec  de  l'huile  de 
foie  de  caïman,  assaisonnée  de  bourgeons  crus 
de  mûriers,  et  de  quatre  rats  rôtis,  farcis  de 
lichen.  Je  fis  d'amères  réflexions  en  dégustant 


—  137  — 

ces  plats  dont  mes  hôtes  paraissaient  très- 
friands  et  je  regrettai  beaucoup  le  biscuit  ava- 
rié et  le  bœuf  salé  du  bord,  quelque  ranci  que 
je  l'eusse  trouvé  en  dernier  lieu. 

La  case  était  divisée  en  trois  compartiments 
contigus,  séparés  par  des  cloisons  de  bambous 
minces  mais  très-solides.  Je  fus  logé  à  l'extré- 
mité du  fond.  Pi-So-Sen  à  l'autre  extrémité  et 
Mou-Roun-Douas  entre  nous,  comme  une  sen- 
tinelle vigilante.  Le  mousse  des  Sablettes,  Pé- 
Tu-Go,  coucha  sur  une  natte  dans  la  chambre 
de  la  mère.  Il  fut  séparé  de  moi  dans  la  crainte, 
sans  doute,  que  nous  ne  concertassions  quelque 
projet  d'évasion. 

Quant  au  maître  d'équipnge,  Sar-Tan  ou 
Teint-de-lis,  comme  vous  voudrez  l'appeler,  il 
venait  nous  voir  tous  les  jours  en  pleine  liberté, 
était  parfaitement  accueilli  à  la  case,  recevait 
les  œillades  et  les  avances  du  beau  sexe  de 
l'endroit  avec  le  plus  grand  plaisir  et  parais- 
sait enchanté  du  régime  culinaire  de  Ti-Ro-Pé, 
son  hôte,  bien  que  la  position  de  fortune  de  ce 
disciple  de  Saint-Crépin  ne  lui  permit  pas  un 
luxe  d'aliments  pareil  à  celui  qui  ornait  la  table 
de  Mou-Roun-Douas  et  de  Pi-So-Sen. 


—  138  — 

La  situation,  pourtant,  ne  tarda  pas  à  se 
dessiner  plus  nettement.  J'avais,  un  matin . 
laissé  Pé-Tu-Go  à  la  case,  avec  mission  de  pé- 
cher un  déjeûner  d'algues  fraîches  destinées  à 
la  friture  et  j'avais  été  rendre  visite  à  Teint-de- 
lis,  chez  Ti-Ro-Pé.  Je  le  surpris  en  conversa- 
tion avec  son  hôte,  et  l'aidant  à  confectionner 
ces  microscopiques  souliers  en  forme  de  salièiv 
dont  les  Chinoises,  avec  un  orgueil  de  Cen- 
drillon,  chaussent  les  hideux  moignons  de  chair 
comprimée  qu'elles  appellent  leurs  pieds. 

te  maitre  d'équipage  m'accompagna  à  son 
tour  à  la  case  de  Pi-So-Sen.  Je  l'y  laissai  péné- 
trer seul  et  je  fis  le  tour  de  l'habitation  afin  de 
savoir  si  le  pauvre  mousse  avait  réussi  à  pêcher 
notre  déjeûmr  d'algues  dans  les  fondations  de 
bambous  de  l'habitation. 

Quelques  minutes  après,  par  un  espèce  de 
soupirail  ouvert  au  pied  de  la  case  du  côté  op- 
posé à  la  porte  d'entrée  pour  établir  un  courant 
d'air  intérieur,  j'entendis  la  conversation  sui- 
vante entre  Pi-So-Sen  et  le  maître  d'équipage. 
Un  véritable  interrogatoire  sur  faits  et  articles  î 

—  Tu  es  donc,  disait  Pi-So-Sen .  du  même 
pays  que  Mou-Ré-Du? 


—  139  — 

—  Non,  répondit  Teint-de-lis,  son  pays  s'ap- 
pelle Fréjus  et  le  mien  Toulon. 

—  Toulon?  répliqua-t-elle,  je  ne  comprends 
pas.  Qu'est-ce  que  ce  nom  signifie? 

—  La  ville  des  parfums,  répondit  impertur- 
bablement le  maître  d'équipage. 

—  Et  tu  regrettes  sans  doute  ton  pays? 

—  Oh!  certainement  non,  car  ton  haleine  est 
plus  douce  et  plus  embaumée  que  les  brises  de 
nos  rues  semées  de  fleurs. 

—  Bien  vrai?  dit-elle  en  minaudant. 

—  Aussi  vrai,  répliqua-t-il,  que  je  m'appelle 
Teint-de-lis. 

Ceci  n'était  que  le  prélude.  Le  concerto  sui- 
vit. 

—  Mou-Ré-Du  n'est  pas  marié,  n'est-ce  pas  ? 

—  Non,  s'empressa  de  dire  le  Toulonnais, 
pas  plus  que  moi, 

—  Alors,  tu  devrais  te  marier  àBré-Fou-Nié. 
As -tu  remarqué  combien  il  y  a  ici  de  jolies 
filles  ?  Je  te  choisirais  celle  qui  te  conviendrait 
le  mieux.  J'ai  un  talent  particulier  pour  assor- 
tir les  caractères  et  les  unions.  C'est  aux  suc- 
cès que  j'ai  obtenus  dans  ce  genre  que  je  dois 
won  nom  de  Fleur  de  bon  sens. 


—  140  - 

J'attendais  mon  traître  à  la  riposte.  Il  ne 
faillit  pas  à  l'opinion  que  j'avais  de  lui. 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  me  marierai  à  Bré-Fou- 
Nié,  dit-il  hypocritement,  mais  peut-être  bien 
que  si  je  m'y  décidais,  —  et  il  regarda  son  in- 
terlocutrice dans  le  blanc  des  yeux, —  celle 
que  je  préférerais  ne  voudrait  pas  m'accorder 
l'honneur  de  sa  main. 

—  Qui  sait?  dit-elle.  Nous  en  reparlerons» 
Mais  où  est  Tendre-cœur,  ton  ami?  N'était-iî 
pas  avec  toi  quand  tu  es  entré  ? 

A  ce  moment  de  la  conversation,  je  fis  un 
signe  au  mousse  et,  tournant  rapidement  la 
case,  nous  apparûmes  tous  les  deux  à  la  porte 
de  l'habitation,  avec  notre  déjeûner  d'algues 
à  la  main. 

Pi-So-Sen  me  regarda  d'un  air  qui  signifiait  : 
et  je  sais  maintenant  sur  ton  compte  ce  que 
j'avais  le  plus  à  cœur  de  connaître.  » 

J^a  sage  fille  de  Confucius  chassait  deux 
lièvres  à  la  fois,  comme  une  simple  grisette  pa- 
risienne . 

Le  mandarin  lettré  entra  en  même  temps 
que  nous  dans  la  maison  et,  après  les  saluts 
d'usage,  qui  consistent  à  se  tourner  mutuelle- 


—  141   - 

ment  le  dos  en  se  courbant  jusqu'à  terre  et  à 
pirouetter  ensuite  rapidement  sur  les  talons 
pour  se  retrouver  en  face  l'un  de  l'autre,  il 
nous  fit,  d'un  ton  papelard,  un  discours  émaillé 
de  métaphores  superbes ,  dans  lequel  la  lune, 
les  étoiles,  les  guerriers,  les  philosophes,  les 
pagodes ,  l'empereur  du  Céleste-Empire  et  le 
bonheur  de  ses  sujets,  défilèrent  tour  à  tour 
devant  nos  yeux  éblouis.  La  conclusion,  que  je 
prévoyais  du  reste  parfaitement,  fut  que  nous 
devrions  songer  à  nous  marier  à  Bré-Fou-Nié. 
Le  vieux  Mu-Ou,  tout  savant  qu'il  se  prétendît, 
n'avait  pas  su  cacher  son  jeu.  Il  avait  sa  leçon 
faite  et,  en  arrivant,  il  la  débita  comme  un 
écolier. 

Pi-So-Sen  me  regardait  avec  anxiété.  Sa 
mère,  Mou-Roun-Douas,  dissimulait  en  vain  une 
colère  mal  contenue.  Je  fus  impénétrable.  J'é- 
tais carrément  fixé  moi  aussi.  A  partir  de  ce 
jour,  je  dressai  mes  batteries  pour  me  sous- 
traire à  la  tendresse  de  Pi-So-Sen  et  au  bon- 
heur de  repeupler  le  charmant  village  de  Bré- 
Fou-Nié,  de  la  province  de  Pou-Ve-Reou.  Ce 
n'était  pas  tout-à-fait  facile;  mais  je  n'étais  pas 


—  142  — 

provençal  pour  rien  et  vous  allez  voir  de  quelle 
façon  je  parvins  à  mes  fins. 

Mon  plan  d'évasion  avait  été  rapidement 
combiné,  mais  il  était  compliqué  dans  son  exé- 
cution, et  sa  réussite  dépendait  du  concours  du 
maître  d'équipage.  Dès  le  lendemain,  j'eus  une 
explication  avec  ce  dernier. 

—  Mon  cher  Sar-Tan ,  ou  Teint  de  lis  ,  lui 
dis-je,  puisque  Teint  de  lis  il  y  a,  je  ne  veux 
rester  ici  à  aucun  prix.  Et  toi? 

—  Moi,  répondit-il,  je  n'y  tiens  pas  absolu- 
ment non  plus.  Cependant  je  ne  suis  pas  aussi 
pressé  que  toi  d'en  partir.  Les  côtelettes  de 
caïman  fumé  de  mon  hôte  Ti-Ro-Pé  et  les  re- 
gards provocants  de  toutes  ces  jeunes  femmes, 
filles  ou  veuves ,  ne  me  trouvent  pas  tout-à- 
fait  insensible.  Puis  Bré-Fou-Nié  me  plaît.  Il 
y  souffle  un  vent  qui  n'est  pas  sans  analogie 
avec  le  mistral  ;  il  n'y  a  pas  de  ruisseaux  em- 
pestés ;  les  quais  y  sont  très-propres  et. . . . 

—  Je  comprends,  mon  cher  toulonnais,  dis-je 
en  l'interrompant.  Tu  n'as  pas  la  nostalgie  de 
Pair  natal* 

—  Non,  certes.  J'ai  souvent  rougi:  au  contraire, 
dans  mes  voyages,  d'entendre  les  contes  qu'on 


—  143  — 

a  faits  sur  la  saleté  proverbiale  de  mon  doux 
pays,  contes  qui,  quels  qu'ils  soient,  sont  encore 
au-dessous  de  la  réalité  hideuse.  Je  ne  serais 
pas  très  éloigné  de  donner  une  leçon  à  mes 
compatriotes  et  d'écrire  au  maire  de  Toulon 
que  je  me  fais  chinois  par  hygiène. 

—  Je  porterai  ta  lettre;  mais,  cartes  sur 
table!  il  y  a  une  autre  raison,  ajoutai-je.  Cette 
raison,  la  voici  :  tu  es  amoureux  de  Pi-So-Sen. 

—  Bah!  tu  as  découvert  cela!  Eh  bien, 
après  ? 

—  Oh!  je  n'ai  pas  la  prétention  de  te  la  dis- 
puter, et  même  je  ne  demande  pas  mieux  quev 
de  te  laisser  le  champ  libre.  Je  crains  que 
Fleur  de  bon  sens  n'ait  jeté  son  dévolu  sur 
moi.  Je  viens  loyalement  te  proposer  de  sup- 
primer cet  obstacle. 

—  Comment? 

—  En  m'aidant  à  déguerpir,  parbleu  ! 

—  Et  comment  le  pourras-tu  ? 

—  C'est  mon  affaire.  Promets-moi  ton  assis- 
tance, et  je  te  promets  mon  titre  de  gendre  de 
Mou-Roun-Douas. 

Le  marché  fut  conclu  séance  tenante.  J  ex- 
pliquai mon  plan   au   maître  d'équipage,   qui 


—  144  — 

l'approuva,  et  dès  le  lendemain  nous  nous  mi- 
mes à  l'œuvre. 

J'avais  fait,  depuis  quelques  jours,  sous  l'em- 
pire de  la  préoccupation  qui  m'obsédait,  une 
série  d'observations  très  précieuses. 

J'avais  remarqué  d'abord  que  plusieurs  na- 
vires, anglais  ou  américains  sans  doute,  étaient 
venus,  bien  que  leur  destination  évidente  fût  les 
ports  de  l'Inde,  courir  des  bordées  au  large  de 
Bré-Fou-Nié,  poussés  dans  cette  direction  par 
les  vents  ou  les  courants  qui  avaient  englouti 
Y  Eugène- Antoinette.  Ils  retournaient  ensuite 
sur  leurs  pas  en  serrant  la  terre,  ce  qui  m'avait 
fait  supposer  logiquement  que  le  premier  port 
indien  à  l'ouest  ne  devait  pas  être  éloigné  de 
plus  de  vingt  à  trente  lieues. 

J'avais  remarqué  en  outre  que  l'évasion  par 
terre  était  impossible  dans  un  pays  inconnu 
coupé  de  marécages,  à  travers  des  populations 
hostiles  qui  nous  feraient  un  mauvais  parti.  La 
voie  de  mer  était  seule  praticable;  mais,  je 
l'ai  dit,  il  n'y  avait  plus  de  jonques  à  Bré-Fou- 
Nié. 

J'avais  appris,  d'un  autre  côté,  que  vers  l'est, 
à  six  lieues  seulement  de  Bré-Fou-Nié,  la  pro- 


—  145  — 

vince  de  Pou-Ve-Reou  confinait  à  une  autre 
province  qu'on  nommait  pays  des  Dar-Na-Gas, 
laquelle  passait  pour  la  mieux  partagée  du  lit- 
toral chinois ,  sous  le  rapport  de  la  beauté  des 
hommes. 

J'avais  remarqué  que  ma  présence  à  la  case 
de  Mou  -Roun-Douas,  ainsi  que  les  assiduités  du 
maitre  d'équipage,  avaient  provoqué  un  senti- 
ment général  de  jalousie  parmi  les  compagnes 
de  Pi-So-Sen,  sentiment  qu'il  fallait  exploiter 
au  profit  de  mon  projet. 

Enfin,  j'avais  lu  dans  un  livre  de  science,  à  la 
pagode  de  Confucius,  qu'une  pendule  qui  s'ar- 
rête sans  cause  apparente  dans  une  maison,  y 
pronostique  un  mariage  imminent. 

Or,  presque  toutes  les  cases  de  Bré-Fou-Nié 
possédaient  une  pendule  en  forme  de  coucou, 
dans  un  angle  de  la  principale  chambre.  La 
caisse  était  formée  d'une  peau  de  crocodile  des- 
séché. Le  cadran  tenait  la  place  de  la  tête  de 
l'animal  et  les  trous  des  yeux,  dans  lesquels  on 
enchâssait  des  yeux  de  verre  pour  les  dissimu- 
ler, servaient,  l'un  à  monter  la  pendule,  l'autre 
à  en  faire  mouvoir  les  aiguilles. 

Le   lendemain  donc  de   notre  conversation 
vi  10 


—  146  — 

avec  Teint  de  lis,  je  demandai  à  Pi-So-Sen  la 
faveur  d'un  entretien  particulier.  J'avais  été 
très-aimable  la  veille  au  soir  avec  elle.  Mon 
désir  fut  immédiatement  exaucé. 

Je  lui  fis  une  déclaration  en  règle.  Elle  en 
fut  fort  touchée.  Elle  était  jolie  après  tout,  — 
pour  une  chinoise,  bien  entendu,  —  et  ses  yeux 
fendus  en  amande,  descendant  obliquement  sur 
sonnez,  en  forme  de  V  majuscule,  rayonnèrent 
d'orgueil  et  de  bonheur. 

11  fut  convenu  qu'elle  en  parlerait  à  sa  mère, 
et  que  le  mariage  serait  bientôt  fixé  entre  nous. 

Je  n'avais  pas  fini  ma  déclaration  que  Teint 
de  lis  se  présenta,  réclamant,  lui  aussi,  l'hon- 
neur d'une  entrevue  confidentielle.  Je  me  reti- 
rai discrètement,  affectant  un  transport  de  joie 
pareil  à  un  accès  de  fièvre  chaude. 

Le  maître  d'équipage  reprit  mon  thème  en 
seras-œuvre  et  vint  mettre  aux  pieds  de  Fleur 
de  bon  sens  son  cœur  et  sa  main.  J^a  pauvre 
lille,  toute  confuse  et  regrettant  peut-être  en 
ce  moment  sa  coquetterie  des  jours  précédents 
envers  le  maître  d'équipage,  ne  put  que  lui  dire 
ce  qui  venait  de  se  passer  entre  elle  et  nî>oi.  Elle 
.s'axeu&a  donc  du  mieux  qu'elle  put,  opposant 


—  147  — 

au  désespoir  de  Teint  de  lis  sa  parole  engagée 
et  le  droit  de  priorité  que  je  venais  d'acquérir 
à  la  possession  de  sa  beauté. 

Dans  la  journée ,  tout  Bré-Fou  -Nié  sut,  par 
l'intermédiaire  officieux  de  Ti-Ro-Pé,  ce  qui 
s'était  passé  à  la  case  de  Fleur  de  bon  sens. 

La  jalousie  des  femmes,  habilement  excitée 
sous  main  par  Teint  de  lis ,  devint  alors  me- 
naçante à  l'égard  de  Pi-So-Sen  qui  accaparait 
ainsi  les  deux  seuls  mâles  valides  envoyés  au 
pays  par  la  Providence.  Il  y  eut  des  rassemble- 
ments devant  sa  case.  Il  fut  même  question  dé- 
mettre le  feu.  Mou-Roun-Douas  voulut  parler. 
Elle  dut  se  taire  sous  le  tumulte  des  huées  et 
fit  mine  de  s'arracher  les  cheveux  qu'elle  n'a- 
vait pas. 

J'intervins  alors  et  je  convoquai  toutes  les 
jeunes  femmes  de  Bré-Fou-Nié,  pour  le  lende- 
main, à  la  pagode  de  Confucius,  à  l'effet  d'y  en- 
tendre une  communication  de  la  dernière  im- 
portance et  qui  devait  toutes  les  contenter. 

Je  fus  ahuri  de  bravos  chinois  et,  si  la  lar- 
geur du  quai  l'avait  permis,  j'eusse  été  certai- 
nement porté  en  triomphe. 

Mon  plan  allait  sur  des  roulettes. 


—  148  — 

Je  ne  revis  pas  Pi-So-Sen  dans  la  soirée.  La 
nuit,  je  dormis  bien,  tout  en  rêvant  à  la  haran- 
gue que  je  devais  prononcer  à  la  pagode. 

Au  petit  jour,  je  fus  réveillé  par  des  douleurs 
aiguës  aux  poignets  et  aux  chevilles.  Je  voulus 
remuer  :  impossible.  J'étais  pris,  j'étais  amarré, 
j'étais  bien  et  dûment  lié  par  les  pieds  et  par 
les  mains,  à  l'aide  d'une  sorte  de  soie  ou  de  fil 
d'archal  presque  invisible  mais  qui,  malgré  sa 
ténuité,  était  aussi  solide  qu'un  cable  de  trois- 
ponts. 

Au  premier  cri  que  la  douleur  et  la  colère 
m'arrachèrent,  je  vis  apparaître  Pi-So-Sen,  qui 
entra  je  ne  sais  par  où,  car  ces  habitations  chi  - 
noises  sont  machinées  comme  des  coulisses  de 
théâtre. 

—  C'est  moi  qui  t'ai  lié  pendant  ton  sommeil, 
me  dit-elle  d'un  air  souriant  ;  la  jalousie  m'a 
mordue  au  cœur  depuis  hier.  Je  veux  savoir  ce 
que  tu  vas  dire  à  mes  compagnes,  à  la  pagode. 
Je  crains,  maintenant  que  tu  m'as  donné  ta  foi 
et  que  tu  as  la  mienne,  je  crains  ton  infidélité 
ou  ta  fuite,  peut-être  l'une  et  l'autre.  Or,  si 
cela  devait  arriver,  si  mes  craintes  devenaient 
simplement  des  soupçons,  les  mêmes  ligatures 


~  149  — 

qui  te  retiennent  et  que  tu  chercherais  en  vain 
à  briser,  passeraient  de  tes  poignets  à  ton  cou 
et  tu  serais  étranglé  avant  d'avoir  pu  faire  un 
seul  mouvement.  Donc,  réponds-moi,  que  vas- 
tu  dire  à  la  pagode? 

Je  vous  laisse  à  penser  le  flot  de  rage  qui 
m'étreignit  à  la  gorge.  Cependant,  la  prudence 
vint  immédiatement  à  mon  secours.  Ce  n'était 
pas  le  moment  de  perdre  la  partie  par  une  ex- 
plosion de  colère,  d'ailleurs  impuissante.  Je 
me  fis  soudainement  violence  et  je  répondis  • 

—  0  la  plus  belle  et  la  plus  aimée  des  filles 
de  Confucius  !  comment  as-tu  pu  douter  ainsi 

.de  ton  Mou-Ré-Du?  ne  t'ai-je  pas  avoué  mon 
amour  dans  des  termes  qui  ont  dû  ne  te  laisser 
aucun  doute?  ne  t'ai-je  pas  adorée  depuis  le 
premier  jour  où  tes  yeux  ont  incendié  ma  poi- 
trine? n'ai-je  pas  été  ton  esclave  soumis  et  dé- 
voué? ai-je  regardé  une  autre  femme?  ai-je 
fait  la  moindre  tentative  pour  te  fuir?  et  n'ai- 
je  pas,  pour  la  première  fois,  parlé  hier  aux 
femmes  de  ton  pays,  uniquement  pour  te  sous- 
traire à  leur  injuste  fureur? 

—  Je  t'ai  sacrifié  ton  ami  Sar-Tan  qui  était 
un  parti  très  sortable,  me  dit-elle.  Pourtant  je 


-  -  150  — 

ne  t'ai  pas  revu  de  la  soirée.  Qu'as-tu  à  me  re- 
procher? ne  suis-je  pas  jeune?  ne  suis-je  pas 
belle  ?  Tu  n'as  pas  le  droit  d'avoir  des  secrets 
pour  moi.  Que  vas-tu  faire  à  la  pagode? 

—  C'est  précisément  un  secret,  lui  dis-je,  et 
dans  mon  pays,  un  homme  qui  livre  un  secret 
est  déshonoré.  Mais  tu  viendras  à  la  pagode 
avec  moi,  sous  mon  bras.  Je  te  proclamerai  ma 
fiancée  à  la  face  de  tous  et  de  toutes,  et  au  lieu 
d'être  maudite  comme  tu  as  failli  l'être  hier  gçir 
par  tes  compagnes,  tu  sortiras  chérie  et  glori- 
fiée et  tu  sauras  tout,  car  c'est  en  ta  présence 
que  je  parlerai.  Et  maintenant,  si  tu  n'as  pas 
foi  en  ma  parole,  achève  ton  œuvre,  étrangle- 
moi  tout  de  suite.  Trahir  mon  secret  est  impos- 
sible et  aucune  femme,  fut-elle  la  souveraine 
de  l'Empire  du  Milieu,  ne  me  poussera  à  cette 
extrémité. 

—  Eh  bien,  je  te  crois,  dit-elle.  Mais  malheur 
à  toi  si  tu  me  trompes.  Souviens-toi  que  ta 
mort  serait  le  prix  de  ton  parjure,  quoi  que  tu 
fisses  pour  l'éviter. 

Là -dessus,  elle  m'embrassa  tendrement  et 
mes  liens  tombèrent  sans  que  je  me  fusse  douté 


—  151  — 

de  la  façon  dont  elle  s'était  prise  pour  les  dé- 
tacher. 

Cette  scène  m'affermit  bien  plus  profon- 
dément dans  mes  projets  de  délivrance,  et  mes 
regards  d'amour  à  mademoiselle  Pi~So-Sen 
ne  firent  que  cacher  une  haine  violente,  aug- 
mentée à  chaque  heure  par  le  sentiment  humi- 
liant de  mon  esclavage  et  la  terreur  légitime 
d'être  étranglé  sans  défense  possible. 

Un  tumulte  inusité  que  j'entendis  sur  le  quai 
me  fit  souvenir  que  j'étais  attendu  au  temple. 
Je  fis  revêtir  à  Pi-So-Sen  sa  toilette  des  fêtes  : 
une  dalmatique  ou  robe  traînante  couleur  clair 
de  lune  à  ramages  verts,  avec  des  étoiles  ver- 
millon et  des  serpents  d'azur  enlacés  en  bor- 
dure, et  nous  partîmes. 

Un  murmure  d'envie  et  d'admiration  accueillit 
notre  entrée  à  la  pagode,  où  la  foule  était  déjà 
rassemblée. 

J'escaladai  d'un  bond  la  chaire  du  vénérable 
Mu -Ou,  le  savant  mandarin  lettré,  breveté  avec 
garantie  du  gouvernement,  et  voici  à  peu  près 
le  chef-d'œuvre  oratoire  que  je  servis  à  l'ardente 
curiosité  de  l'auditoire  féminin. 

g    —  0  veuves  désolées  du  Pays  du  calme  î 


—  152  — 

ô  adorables  vierges  de  Bré-Fou-Nié  !  écoutez  î 

« —  Un  immense  malheur  a  frappé  votre  pa- 
trie. Vos  époux,  vos  pères,  vos  fiancés  ont  été 
sans  doute  dévorés  par  les  flots.  Votre  pays,  par 
un  inconcevable  caprice,  a  menti  à  son  nom,  et 
le  navire  qui  me  portait  a  péri  lui-même  dans 
cette  catastrophe  épouvantable.  » 

(Torrents  de  larmes.) 

((  —  L'esprit  de  Confucius  m'a  sauvé  du  nau- 
frage avec  Sar-Tan,  mon  compatriote,  avec 
Pé-Tu-Go,  un  jeune  enfant  de  ma  nation  et  un 
chien  fidèle  dont  le  nom  signifie  :  combat.  Le 
sauvetage  de  ce  chien  est  un  avertissement  du 
ciel.  » 

(Murmures  de  stupéfaction.) 

ce  —  Vous  nous  avez  reçus  dans  votre  cité 
avec  une  hospitalité  admirable,  et  Sar-Tan  et 
moi  avons  été  profondément  émus  de  vos  mal- 
heurs, de  vos  vertus  et  de  votre  beauté.  Car, 
nulle  part,  dans  nos  nombreux  voyages  autour 
du  monde  qui  a  cinq  cent  mille  lieues  de  tour, 
nous  n'avons  rencontré  de  femmes  aussi  admi- 
rablement belles  que  vous.  » 

(Sourires  approbateurs.) 

«  —    J'ai    été  personnellement   touché   des 


—  153  — 

charmes  de  la  sage  Pi-So-Sen.  Sar-Tan  a  subi 
le  même  prestige.  » 

Ici  des  regards  menaçants,  des  gestes  d'an- 
tropophages  furent  braqués  contre  Fleur  de 
bon  sens. 

«  —  Mais,  me.hâtai-je  de  continuer,  Pi-So- 
Sen  n'a  agréé  que  mon  hommage  et  la  mani- 
festation hostile  dont  elle  a  été  l'objet  de  votre 
part  est  tout-à-fait  injuste.  » 

(Protestations  dans  l'auditoire.) 

t  Ecoutez  !  Ecoutez  ! 

«  —  Ce  n'est  pas  un  ou  deux  mariages  qu'il 
vous  faut. Ce  n'est  pas  avec  le  concours,  quelque 
dévoué  qu'il  puisse  être,  de  deux  pauvres  étran- 
gers, que  vous  pourrez  repeupler  Bré-Fou-Nié. 
J'admets  que  Sar-Tan  et  moi  nous  nous  ma- 
riions avec  deux  d'entre  vous,  combien  reste- 
ront veuves,  combien  resteront  filles,  combien 
coifferont  la  déesse  Abra-Ma-Do,  qui  est  la 
sainte  Catherine  de  votre  pays?  » 

(Marques  funèbres  d'assentiment.) 

«  —  Eh  bien  !  voilà  ce  que  n'a  pas  voulu  Pi- 
So-Sen,  qui  préférerait  se  condamner  au  célibat 
à  vie  plutôt  que  de  profiter  égoïstement  de  la 
chance  que  la  Providence  lui  a  donnée  ;  voilà  ce 


—  154  — 

que  je  ne  veux  pas  moi-même  ni  Sar-Tan  non 
plus. 

«  — Pi-So-Sen,  la  Fleur  de  bon  sens  bien  nom- 
mée, a  eu  une  idée  lumineuse.  Elle  est  savante 
autant  que   le  vénérable  Mu-Ou,   directeur  de 
cette   pagode.   Elle  a  lu  dans  les  livres  sacrés 
qu'une  nation  des   continents  barbares  fut  un 
jour  réduite  à  l'extrémité  où  vous  vous  trouvez. 
Les    femmes  d'un    pays    qui    s'appelle   Rome 
avaient  perdu  tous  leurs    maris  à  la   guerre 
contre  les  Sabins.  Un  jour,    désespérées,  elles 
firent  une  expédition  contre  leurs  voisins,  enle- 
vèrent les  Sabins  et  en  firent  leurs  maris.  » 
(Anxiété  profonde  dans  l'auditoire.) 
«  —  Femmes  et  filles  de  Bré-Fou-Nié  !  pour- 
quoi ne  feriez-vous  pas  comme  les  Romaines?.Pi- 
So-Sen  vous  y  convie  et  ne  se  mariera  que  quand 
vous  serez  toutes  pourvues.   Vous  avez,  à  six 
lieues  d'ici,  des  voisins  qui  passent  pour  les  plus 
beaux  Chinois  de  la  terre,  les  Dar-Na-Gas.  Ar- 
mez-vous! faites  une  expédition  contre  les  Sa- 
bins Dar-Na-Gas.  Pi-So-Sen  sera  votre  général 
en  chef  et  s'exposera  la  première  aux  dangers 
de  l'expédition.  C'est   en  son  nom  que  je  vous 
parle.  Construisons  un  navire.  Sar-Tan  et  moi. 


—  155  — 

qui  sommes  des  marins  consommés,  vous  con- 
duirons par  mer  dans  cette  province,  inaborda- 
ble par  terre,  et  vous  ramènerons  ici  avec  vos 
époux  conquis  à  la  pointe  des  baïonnettes,  je 
veux  dire  des  flèches!  Ils  ne  pourront  vous 
échapper,  puisque  la  fuite  par  le  continent  est 
presque  impossible  et  que  nous  brûlerons  la 
jonque  dès  notre  retour.  D'ailleurs,  séduits  par 
votre  courage,  par  votre  vaillance,  par  votre 
incontestable  beauté,  ils  seront  trop  heureux 
de  rester  attachés  à  vous  pour  la  vie.  Organi- 
sons donc  un  enlèvement  de  Sabins  Dar-Na- 
Gas,  et  vous  repeuplerez  Bré-Fou-Nié,  et  vous 
serez  citées  à  l'ordre  du  jour  de  l'Empire  du 
Milieu,  et  la  postérité  vous  applaudira!'.  » 

Un  tonnerre  de  bravos  couronna  ma  haran- 
gue. Des  cris  surhumains  éclatèrent  dans  la  pa- 
gode. Une  cangue,  instrument  de  supplice  en 
Chine,  fut  apportée  dans  le  temple.  On  m'y  fit 
asseoir  avec  Pi-So-Sen,  que  toutes  les  femmes 
embrassèrent  à  l'envi  et.  cette  fois,  je  ne  pus 
éviter  les  honneurs  du  triomphe.  Mu-Ou  brûla 
sous  notre  nez  de  l'huile  de  crocodile  en  guise 
d'encens,   à  l'autel  de  Confucius.  Ce  fut  pour 


—  456  — 

moi  un  violent  sternutatoire  qui  faillit  me  faire 
éclater  le  cerveau. 

Dès  le  lendemain.,  les  événements  se  préci- 
pitèrent. La  population  s'exerça  au  maniement 
des  armes,  tandis  qu'on  nous  apportait  de  tous 
cotés  les  matériaux  nécessaires  à  la  construc- 
tion de  la  jonque.  Elle  fut  prête  au  bout  d'un 
mois.  Elle  avait  la  forme  d'un  grand  chaudron, 
comme  les  barques  de  ce  pays,  qu'à  cause  de 
cette  forme  on  nomme  Pey-Roou.  La  nôtre 
reçut  du  mandarin  lettré  le  nom  de  Sta-Bra-Za. 
C'était  le  nom  d'un  pauvre  étameur  de  Bré-Fou- 
Nié,  que  ses  talents  naturels  avaient  élevé  au 
grade  de  disciple  de  Confucius  et  de  mandarin 
de  première  classe. 

Quand  la  jonque  fut  en  état  de  prendre  la 
mer,  quand  les  héroïnes  de  Bré-Fou-Nié  furent 
suffisamment  exercées  au  maniement  de  leurs 
armes,  le  jour  de  l'expédition  fut  fixé  définiti- 
vement. 

Pi-So-Sen  était  dans  l'enthousiasme.  Je  lui 
avais  réservé  le  plus  beau  rôle  et  décerné  pu- 
bliquement tout  le  mérite  de  l'enlèvement  des 
Dar-Na-Gas.  La  pauvre  fille  m'aimait  donc 
sincèrement.  Elle  ne  doutait  plus  de  moi  et  je 


—  457  — 

ne  craignais  plus  le  lacet  d'archal  ou  de  soie, 
en  guise  de  cravate,  pendant  les  courtes  heures 
que  je  pouvais  donner  au  sommeil. 

Quelques  jours  avant  le  moment  fixé  pour  le 
départ  de  l'expédition,  je  dis  au  mousse  Pé- 
Tu-Go  d'introduire  secrètement  le  soir,  quand 
tout  le  monde  dormirait,  le  fidèle  Bataille  dans 
la  peau  de  crocodile  qui  servait  de  caisse  à  la 
pendule  et  de  l'y  faire  coucher  de  façon  à  ce 
qu'il  en  arrêtât  les  poids.  Le  chien  devait  être 
tiré  de  sa  prison  avec  les  mêmes  précautions 
avant  le  lever  du  jour. 

Le  pauvre  mousse,  que  le  mal  du  pays  com- 
mençait à  travailler,  s'acquitta  consciencieuse- 
ment de  la  commission.  Le  matin,  la  pendule 
était  arrêtée  sans  qu'aucune  cause  apparente 
pût  expliquer  cette  interruption  de  ses  fonc- 
tions. 

Cet  événement  fut  une  fête  à  la  case.  Mon 
mariage  avec  Pi-So-Sen  recevait  par  ce  seul 
fait  une  éclatante  consécration  et  devenait  une 
certitude ,  quels  que  fussent  les  résultats  de 
l'expédition  projetée.  Bien  entendu ,  j'en  mani- 
festai une  ivresse  plus  grande  encore  que  celle 
de  Pi-So-Sen. 


—  15?  - 

Cette  joie  fut  pourtant  traversée  par  une 
douleur  sérieuse.  Au  dîner  de  la  famille,  qui 
fut  un  véritable  repas  de  fiançailles  auquel  fu- 
rent invités  le  maître  d'équipage,  le  mousse, 
Ti-Ro-Pé  et  le  vieux  Mu-Ou,  on  nous  servit  le 
plus  superbe  rôti  que  j'eusse  encore  vu  sur  la 
table  depuis  notre  arrivée.  Le  goût  de  la  viande 
nie  déplut.  Je  n'osai  pas  en  faire  l'observation. 
Après  le  diner,  j'appris  que  cette  volumineuse 
pièce  dé  venaison  n'était  autre  chose  que, .... 
le  brave  et  fidèle  Bataille  lui-même.  J'eus  une 
terreur  affreuse  que  l'histoire  de  la  pendule 
n'eût  été  découverte  et  que  la  mort  de  Bataille 
ne  fût  une  vengeance  de  Pi-So-Sen  ou  de  Mou- 
Roun-Douas.  Il  n'en  était  heureusement  rien. 
C'est  le  rite  chinois  qui  exige  que,  dans  tous  les 
repas  de  fiançailles,  le  chien  d^  la  maison,  em- 
blème de  fidélité,  soit  mangé  par  les  futurs 
époux.  C'est  une  sorte  de  communion  par  la- 
quelle on  se  jure  d'avance  une  fidélité  éter- 
nelle. 

Le  pauvre  Bataille  ne  se  doutait  pas  que  le 
service  qu'il  m'avait  rendu  serait  ainsi  récom- 
pensé far  l'honneur  ou,  pour  dire  plus  vrai, 
par  le  supplice  de  la  broche. 


—  159  — 

A  l'issue  du  diner,  il  fut  convenu  que  le  maî- 
tre d'équipage  et  le  mousse  sortiraient  le  len- 
demain du  port  avec  la  jonque,  afin  d'essayer 
sa  marche  et  sa  solidité  et  d'aller  reconnaître 
l'endroit  propice  au  débarquement  de  nos  ama- 
zones. Pour  détruire  tout  soupçon  d'évasion  de 
ma  part  dans  l'esprit  de  Fleur  de  bon  sens, 
je  décidai  de  rester  à  Bré-Fou-Nié  avec  elle 
pendant  tout  le  temps  que  la  jonque  tiendrait 
la  mer,  et  de  veiller  aux  derniers  préparatifs 
de  la  grande  entreprise. 

Le  nombre  de  Dar-Na-Gas  à  enlever  étant 
fixé  à  vingt  environ,  j'avais  fait  confectionner 
un  pareil  nombre  de  sacs  en  grosse  toile,  qui 
furent  embarqués  par  mes  ordres  dans  la  jon- 
que. Chaque  Dar-Na-Gas  enlevé  devait  y  être 
emprisonné  et  amarré  afin  de  prévenir  toute 
résistance  et  toute  révolte  à  bord  pendant  le 
retour*  de  l'expédition. 

Enfin,  il  avait  été  arrêté  que  le  débarque- 
ment aurait  lieu  la  nuit,  afin  de  surprendre, 
autant  que  possible,  les  Dar-Na-Gas  à  l'heure 
pendant  laquelle  ils  cuvent  l'ivresse  de  l'opium: 
ce  qui  devait  simplifier  beaucoup  notre  besogne 
et.  diminuer  les  dangers   que  le  beau  sexe  de 


—  160  — 

Bré-Fou-Nié  allait  si  courageusement  courir. 

La  jonque  resta  deux  jours  absente.  J'étais 
dans  les  transes,  bien  que  la  durée  de  ce  voyage 
eût  été  prévue  par  moi.  Lorsqu'elle  doubla 
l'entrée  du  port,  j'aperçus  au  mât  un  signal 
convenu  entre  Teint  de  lis  et  moi  et  le  cœur 
me  battit  avec  violence.  Car,  voici  à  quoi,  pen- 
dant ces  deux  jours,  le  maître  d'équipage  et  le 
mousse  avait  passé  leur  temps. 

A  l'aide  de  grosses  lignes  que  nous  avions 
clandestinement  confectionnées  et  auxquelles 
nous  avions  adapté  des  clous  recourbés  en  guise 
d'hameçons,  amorcés  de  tranches  de  lard  rance, 
mes  compagnons  avaient,  sur  une  côte  déserte 
de  la  province  des  Dar-Na  -Gas,  péché  une  ving- 
taine de  requins  et  de  jeunes  crocodiles  qu'ils 
assommaient  au  fur  et  à  mesure,  et  qu'ils  avaient 
ensuite  emmaillotés  dans  les  sacs  préparés  à 
cette  intention.  Le  signal  au  bout  du  mât  de  la 
jonque  m'indiquait  que  la  pêche  avait  réussi  et 
qu'elle  était  complète. 

Le  soir  même,  le  bataillon  féminin,  armé  jus- 
qu'aux dents,  sous  le  commandement  de  Pi-So- 
Sen  était  aligné  sur  la  jonque.  J'étais  au  gou- 
vernail.   Teint  de  lis  et  le   mousse  manœu- 


-  161  — 

vraient  la  voile.  Mou-Roun-Douas  et  Mu-Ou 
étaient  sur  la  jetée.  Ce  digne  couple  leva  les 
mains  au  ciel,  appelant  les  protections  divines 
sur  notre  expédition. 

Vers  minuit,  le  vent  ayant  été  favorable, 
nous  atterrissions  dans  le  voisinage  del'arroyos 
où  dormaient,  sur  le  sable,  les  vingt  cadavres 
de  caïmans  ou  de  requins ,  ficelés  dans  leurs 
sacs  par  mes  deux  compatriotes. 

Les  femmes  voulant  se  réserver  toute  la 
gloire  de  l'entreprise ,  il  avait  été  convenu  que 
Teint  de  lis  leur  servirait  de  guide  et  que  je 
garderai  seul,  avec  le  mousse,  la  jonque  pour 
recevoir  les  dépouilles  opimes  des  Dar-Na-Gas, 
ou  pour  protéger  la  retraite  en  cas  d'insuccès. 

Au  moment  du  débarquement,  le  maître  d'é- 
quipage fit  remarquer  dans  l'ombre,  à  deux  ou 
trois  cents  mètres  de  l'endroit  où  la  jonque 
avait  accosté,  une  sorte  de  camp  de  soldats  en- 
dormis. C'étaient  nos  requins  et  nos  caïmans. 
Pi-So-Sen  se  jeta  la  première  à  la  mer  et  tou- 
tes les  chinoises  la  suivirent  avec  une  sorte  de 
de  fureur.  Le  maître  d'équipage  sortit  le  der- 
nier. Nous  nous  embrassâmes  furtivement  dans 
vi  11 


—  162  — 

un  muet  adieu  que  voilèrent  les  ombres  com- 
plices de  la  nuit. 

A  peine  les  Romaines  de  Bré-Fou-Nié  se  ruè- 
rent-elles vers  les  Sabins  Dar-Na-Gas  dont  elles 
avaient  rêvé  la  conquête,  que,  d'un  vigoureux 
coup  de  jarret,  je  lançai  la  jonque  au  large,  je 
déployai  la  voile  et  poussant  un  immense  cri  de 
délivrance,  je  gagnai  la  haute  mer. 

Le  maître  d'équipage,  pour  ne  pas  être  soup- 
çonné de  connivence  avec  moi,  jeta  le  premier, 
comme  nous  l'avions  concerté,  le  cri  de  trohi- 
son.  A  ce  cri  ,  dix  ou  douze  chinoises,  Pi-So- 
Senen  tête,  se  précipitèrent  désespérées  vers  le 
rivage,  et  nous  lancèrent  une  grêle  de  blasphè- 
mes et  de  flèches.  Une  de  ces  flèches  atteignit 
malheureusement  le  pauvre  mousse  à  l'épaule. 
La  blessure  fut  légère,  la  flèche  ayant  été  tirée 
de  fort  loin.  Cependant  elle  eut  bientôt  des  con- 
séquences funestes  pour  la  santé  de  cet  enfant, 
déjà  délabrée  par  la  nostalgie. 

Cinq  jours  après,  j'arrivai  dans  un  port  indien 
Le  pauvre  mousse  y  mourut  à  l'hôpital  anglais, 
des  suites  de  sa  blessure  que  les  chaleurs  du 
climat  et  les  fatigues  de  la  mer  avaient  enveni- 
mée.  Il  m'avait  fait  promettre  en  mourant  de 


—  163  — 

venir  porter  à  sa  mère,  aux  Sablettes,  son  der- 
îier  baiser  et  son  dernier  adieu.  Je  regagnai 
Marseille  sur  la  corvette  anglaise  la  Thérèse, 
une  fine  voilière  qui  eût  rendu  des  points  à  VEu- 
yène- Antoinette,  et  c'est  en  venant  m'acquitte  r 
ici  de  ma  pieuse  mission  que  je  me  sentis  pris 
l'une  grande  sympathie  pour  ce  promontoire 
Je  Cépet,  presque  désert  et  balayé  par  immis- 
çai qui  me  rappelait  les  coups  de  vent  du  Pays 
lu  calme. 

C'est  ainsi  que  je  suis  devenu  citoyen  des 
tablettes,  et  qu'une  partie  de  boules  manquée 
vous  a  fait  connaître  un  des  épisodes  les  plus 
:urieux  de  ma  vie. 

George  remplit  les  verres  et  s'apprêtait  à 
recharger  sa  pipe,  éteinte  depuis  longtemps. 

J'ouvris  la  bouche  pour  une  interrogation, 
mais  il  ne  me  laissa  pas  le  temps  de  parler. 

—  Vous  voulez  savoir  ce  qu'est  devenu  le 
maître  d'équipage,  n'est-ce  pas? 

Je  l'ai  moi-même  ignoré  pendant  deux  ans. 
Au  bout  de  ce  temps,  je  reçus  par  la  voie  de 
l'Inde,  une  lettre  de  lui. 

Il  me  racontait  qu'après  une  scène  de  su> 
prême  désolation  ,  dans  laquelle  il  avait  joué 


164 


lui-même  la  fureur  et  la  consternation  en  co- 
médien consommé,  il  avait  relevé  le  moral  de 
sa  troupe  si  cruellement  mystifiée  et  l'avait,  à 
travers  bien  des  fatigues  et  des  souffrances, 
ramenée  saine  et  sauve  à  Bré-Fou-Nié. 

Il  m'apprenait  ensuite  que  l'expédition  des 
jonques  du  pays,  que  l'on  croyait  perdue,  était 
revenue  au  port  six  mois  après  mon  évasion 
avec  un  personnel  à  peu  près  intact  ;  que  cha- 
que chinoise  était  rentrée  en  possession  de  son 
mari  ou  de  son  fiancé  primitif  et  que,  quant  à 
lui,  il  était  devenu  l'heureux  époux  de  Pi-So- 
Sen,  laquelle  s'était  ainsi  vengée  et  consolée  du 
traître  Mou-Ré-Du. 

Son  mariage  avait  été  célébré  à  la  pagode  de 
Confucius  par  le  savant  Mu-Ou  auquel  il  de- 
vait succéder  bientôt.  Mou-Roun-Douas ,  sa 
belle-mère,  était  morte  la  nuit  de  mon  départ, 
par  suite  d'indigestion  des  restes  de  Bataille. 
Il  terminait  en  affirmant  qu'il  était  l'homme 
le  plus  fortuné  de  la  Chine  ;  qu'il  bénissait  le 
ciel  de  lui  avoir  fourni  l'occasion  de  ne  plus  re- 
venir à  Toulon  qu'il  reniait  pour  sa  patrie, 
trouvant  à  peine  suffisant  pour  les  susceptibi- 


—  165  — 

lités  de  son  odorat,  l'intervalle  de  2,800  lieues 
qu'il  avait  mis  entre  l'air  natal  et  lui. 

Sa  lettre  était  signée  :  Sar-Tan,  Teint  de  lis, 
élève  mandarin  lettré  de2me  classe. 


CHASSE  AU  SANGLIER 


DANS      LES      FORÊTS     DE      I.AVERNR 


Depuis  deux  ans  nous  projetions  cette  partie 
de  chasse.  Nous  avions  laissé  passer  l'hiver 
dernier  sans  nous  décider.  Combien  de  diffi- 
cultés, de  tiraillements,  d'irrésolutions  éprou- 
vent les  citadins  qnand  il  leur  faut  quitter,  ne 
fut-ce  que  pour  quelques  jours,  leurs  affaires, 
leurs  habitudes  et  leurs  pantoufles  î 

Nous  partîmes  pour  Cuers  le  3  novembre. 
Le  ciel  était  gris  à  l'horizon,  noir  sur  nos  tètes. 
Les  nuages,  pareils  à  d'immenses  outres,  rou- 


—  167   - 

laient  sur  les  montagnes  leurs  lianes  gonflés 
d'eau  et  d'éclairs.  Mais  notre  ami  Alexandre 
M».,  leva  tous  les  scrupules,  dissipa  toutes  les 
craintes  et  parvint,  avec  sa  joyeuse  et  spiri- 
tuelle faconde,  à  nous  convaincre  de  ce  para- 
doxe :  qu'il  fallait  partir  avec  le  mauvais  temps 
pour  jouir  d'un  beau  ciel  et  d'un  chaud  soleil 
à  l'arrivée.  Une  fois  dans  sa  vie  il  a  dit  vrai! 
A  peine  avions-nous  dépassé  les  premiers 
villages  jalonnés  sur  la  route,  que  la  pluie  com- 
mença à  battre  les  vitres  de  la  portière.  Jus- 
que-là, nous  avions  devisé  de  forêts  impénétra- 
bles, de  battues  échevelées,  de  chiens  courants, 
de  sangliers  terrassés;  notre  ami  avait  même 
commis  quelques  passables  calembours  ;  mais 
en  ce  moment,  le  deuil  et  la  tristesse  du  ciel 
semblèrent  déteindre  sur  nous  et  la  voiture 
roula  jusqu'à  sa  destination  sans  que  nous  eus- 
sions pensé  à  autre  chose  qu'au  trajet  à  pied 
de  Cuers  à  Pierrefeu,  que  notre  itinéraire  nous 
commandait  impérieusement.  Arrivés  à  Cuers 
à  la  nuit,  nous  délibérâmes  sur  le  parti  à  pren- 
dre. Les  routes  étaient  détrempées,  la  nuit  ^e 
faisait  noire  comme  l'encre  et  la  pluie  tombait 
avec  une  constance  désespérante.  Partir  à  pied 


—  168   - 

était  déjà  devenu  imprudent.  Le  temps  dépensé 
à  délibérer  rendit  ce  projet  impossible.  On 
commençait  à  murmurer  tout  haut  contre 
Alexandre,  et  les  murmures  frisaient  déjà  l'im- 
précation, lorsque  celui-ci,  pour  conjurer  l'o- 
rage, entra  immédiatement  en  pourparlers  avec 
notre  postillon  et  obtint  de  lui  qu'il  nous  con- 
duirait à  Pierrefeu.  Le  susdit  postillon,  allé- 
ché par  la  perspective  d'un  royal  pourboire,  ne 
tarda  pas  à  regretter  de  s'être  mis  en  route  à 
pareille  heure  et  par  un  temps  pareil.  Il  grom- 
mela d'abord,  puis  jura  comme  un  charretier 
qu'il  était  et  finalement  nous  signifia  qu'il  al- 
lait nous  planter  au  beau  milieu  du  chemin. 
Heureusement,  Alexandre  intervint  de  rechef. 
11  adressa  des  paroles  affectueuses  au  postillon; 
il  ressuscita  avec  lui  une  ancienne  amitié  qui 
n'avait  jamais  existé  ;  il  l'appela  à  la  portière, 
lui  serra  fraternellement  la  main  et  lui  fit  ca- 
deau du  plus  beau  cigare  qu'il  trouva  dans 
notre  mince  provision  :  politesse  à  laquelle  le 
digne  automédon  répondit  en  nous  demandant 
si  nous  n'en  avions  qu'un  à  lui  offrir.  Bref,  tou- 
ché des  paroles  d'Alexandre,  remis  en  belle  hu- 
meur par  le   cigare,  ce  calmant  souverain  des 


—  169  — 

nerfs  irrités,  il  fouetta  ses  chevaux  qui  secouè- 
rent leurs  grelots  et  qui  partirent  mécontents, 
mais  résignés. 

Je  vous  fais  grâce  des  embarras  de  voitures 
qui  se  renouvelaient  à  chaque  instant  sur  l'an- 
cienne route  de  Cuers  à  Pierrefeu,  trop  étroite 
pour  que  deux  véhicules  pussent  y  passer  de 
front,  embarras  que  l'obscurité  compliqua  beau- 
coup. Nous  entendions  souvent  la  voiture  s'ar- 
rêter, des  jurons  ,  des  vociférations  éclater. 
Mais  notre  ami ,  mais  notre  sauveur  était  tou- 
jours là,  exhortant  le  postillon  à  la  patience,  le 
décidant  toujours  à  céder  le  pas  malgré  lui  et 
lui  promettant  des  étrennes  proportionnées  à 
ses  peines  et  aux  sacrifices  de  son  orgueil. 

Nous  arrivâmes  à  huit  heures  du  soir  au  pied 
de  la  montée  de  Pierrefeu.  Toute  l'artillerie 
du  ciel  tonnait  sur  nos  têtes.  Il  pleuvait  telle- 
ment que  nous  ne  voyions  pas  où  nous  posions 
nos  pieds.  Nous  escaladâmes  le  village  à  lanage. 
Les  fenêtres  en  était  heureusement  éclairées 
parles  bougies  de  la  Chandeleur,  qu'on  brûle 
en  temps  d'orage.  A  voir ,  sur  nos  têtes,  cette 
illumination,  on  eût  dit  un  coin  du  ciel  que  les 
nuages  avaient  oublié  de  recouvrir  et  où  toutes 


—  170  - 

les  étoiles  étaient  venues  se  grouper ,  afin  de 
rayonner  ensemble  sur  la  terre.  Lorsque  nous 
nous  assîmes  à  la  table  d'un  brave  propriétaire 
du  village ,  je  me  rappelai  instinctivement  ces 
deux  vers  dos  Visitandines  : 

«  Qu'on  est  heureux  de  trouver  en  voyage 
«  Un  bon  souper  et  surtout  un  bon  lit  !  » 

Le  lendemain  à  notre  lever,  plus  tardif  que 
nous  ne  nous  Tétions  promis,  nous  allâmes  ad- 
mirer cette  plaine  que  le  Réal-Martin  traverse 
entre  deux  belles  rangées  de  peupliers,  et  que 
George  Sand  appelle  la  Petite  Limagne  :  bassin 
immense  que  les  montagnes  du  littoral  enca- 
drent au  midi.  Derrière  ces  montagnes  s'é- 
tend un  bassin  plus  immense  encore  :  la  mer. 
Un  temps  magnifique  confirmait  la  prédiction 
d'Alexandre.  Nous  faillîmes  l'embrasser  à  ce 
propos.  Il  avait  plu  toute  la  nuit  et,  de  même 
qu'une  jolie  femme,  après  une  crise  de  colère, 
semble  rajeunie  par  les  larmes,  la  nature  était 
fraîche  etgaie.  D'éblouissantes  perles  d'eau  pen- 
daient aux  feuilles  des  arbres  déjà  jaunis  par 
l'automne.  Tout  souriait  sur  la  terre  et  dans 
l'air. 


—  m  — 

Je  ne  parlerai  pas  des  sites  semés  sur  la 
route  de  Pierrefeu  à  Collobrières.  —  Ceux  que 
je  vis  de  Collobrières  à  Laverne  me  les  firent 
oublier.  —  Je  parlerai  bientôt  de  ces  der- 
niers. 

Notre  arrivée  à  Collobrières,  village  aux  toits 
rouges',  encaissé  de  hautes  collines  couvertes 
de  châtaigniers,  produisit  un  effet  prodigieux 
sur  les  habitants  qui  sont  tous  braconniers  de 
naissance  et  de  prédilection.  Ils  savent  que  lors- 
que nous  allons  chasser  le  sanglier  chez  eux, 
nous  avons  indispensablement  besoin  de  leur 
concours.  Le  plaisir  de  déployer  leur  adresse 
et  leur  agilité  à  nos  yeux,  joint  à  la  perspective 
de  quelques  hures,  les  électrisa.  Le  soir,  qua- 
rante de  ces  hommes  hâlés  et  infatigables 
étaient  réunis  chez  notre  hôte,  et  arrêtaient  le 
plan  de  la  chasse,  assaisonné  du  récit  des  pré- 
cédentes battues,  arrosé  des  bouteilles  qui  se 
succédaient  rapidement  sur  la  large  table  de 
famille.  Nous  entendîmes,  la  nuit,  les  bruyants 
préparatifs  des  braconniers,  les  aboiements  des 
meutes  impatientes.  Le  lendemain,  à  quatre 
heures  du  matin,  nous  défilions  en  armes  devant 
tout  le  village  et  un  quart  d'heure  après  nous 


—  472  — 

escaladions  les  gorges  des  montagnes  pavoisées 
de  pins  centenaires. 

J'ai  souvent  remarqué  que  l'homme  s'extasie 
naïvement  devant  une  belle  toile  et  rêve  du  jour 
où  il  pourrait  accomplir  un  pèlerinage  d'ar- 
tiste aux  sites  qu'elle  représente,  tandis  qu'à 
quelques  pas  du  lieu  qu'il  habite,  la  nature  dé- 
ploie, sans  qu'il  s'en  doute,  des  tableaux  plus 
pittoresques  et  plus  grandioses  que  ceux  où 
son  désir  voyage.  Quelquefois  même,,  entouré 
de  montagnes  superbes,  de  la  mer  immense  et 
bleue  et  des  plus  riants  horizons,  il  aspire  à 
vivre  sous  d'autres  cieux.  C'est  que  l'éternelle 
contemplation  des  objets  extérieurs  rassasie 
d'abord  la  vue,  puis  nous  les  rend  indifférents, 
puis  enfin  insupportables  pour  peu  que  nous 
ayions  l'humeur  changeante  et  les  goûts  noma- 
des. Les  forêts  de  Lavernesont  encore  inédites. 
Les  peintres  vont  en  chercher  bien  loin  qui  ne 
valent  certes  pas  celles-ci.  Us  ne  les  ont  pas  po- 
pularisées à  coups  de  crayon;  les  chasseurs  ne 
les  ont  pas  fait  connaître  dans  leurs  récits  mer- 
veilleux. Lorsque  j'y  pénétrai  avec  quelques 
amis,  tous  artistes  par  le  cœur,  ce  fut  pour 
nous  une  révélation. 


—  173  — 

Nous  formions  l'arrière-garde  de  la  troupe, 
et  les  chasseurs  qui  défilaient  devant  nous  sur 
le  flanc  des  monts  animaient  ces  pompeux  ta- 
bleaux de  la  nature  sauvage,  dont  nulle  des- 
cription ne  saurait  donner  une  idée  exacte.  Les 
forêts  provençales  ont  un  cachet  d'originalité 
qu'on  ne  retrouve  pas  ailleurs.  On  dirait  qu'el- 
les sont  pétries  d'une  argile  particulière.  Elles 
empruntent  un  peu  de  leur  caractère  et  de 
leur  éclat  aux  montagnes  des  deux  nations 
voisines  de  la  Provence  :  l'Italie  et  l'Espagne  ! 
Habitué  que  j'étais  à  ne  voir  que  nos  collines 
stériles  du  littoral,  couronnées  de  forteresses 
et  dont  les  pentes  sont  couvertes  de  scories  cal- 
caires, je  vous  laisse  à  penser  si  mes  yeux  se 
délectèrent  devant  ces  croupes  entièrement  re- 
couvertes de  châtaigniers,  de  chênes  lièges,  de 
pins  et  de  bruyères,  étoilées  de  fleurs  et  des 
fruits  couleur  de  feu  de  l'arbousier,  et  dé- 
ployant aux  regards  une  végétation  réellement 
luxuriante.  Nous  nous  arrêtions  à  chaque  pas, 
poussant  des  exclamations  de  surprise  et  d'admi- 
ration. L'aube  avait  tamisé  une  blanche  rosée 
sur  les  rochers  et  sur  les  arbres  et,  lorsque  le 
soleil   se   leva ,   toutes  ces  perles  étincelèrent. 


—  174  — 

Puis  le  vent  du  matin  les  secoua  sur  le  sol  hu- 
mide. Il  semblait  que  les  forêts  pleuraient  de 
joie  en  revoyant  ce  soleil  que  l'amoncellement 
dvs  nuages  leur  avait  caché  pendant  deux 
jours. 

Les  torrents  étaient  gonflés  par  la  pluie  ;  aussi 
étions-nous  souvent  obligés  d'improviser  des 
ponts  avec  deux  troncs  de  pins  couchés  l'un 
contre  l'autre.  Ce  fut  en  franchissant  un  de  ces 
ponts  que  notre  ami  Mexandre,  pris  d'un  ver- 
tige soudain,  se  précipita  dans  la  Tourdourette, 
large  ruisseau  d'où  nous  le  retirâmes  trempé 
jusqu'aux  os.  Je  dois  ajouter,  à  sa  louange, que 
sa  joyeuse  humeur  ne  fut  nullement  influencée 
par  ce  bain  désagréable.  Seulement,  il  ne  se 
hasarda  plus  à  nous  donner  l'exemple  en  s'en- 
gageantle  premier  dans  les  passages  périlleux. 

Je  me  souviendrai  toujours  de  notre  arrivée 
sur  le  sommet  du  pic  qui  domine  Laverne.  Quel 
panorama  magnifique  ! 

Le  soleil  se  levait  sur  les  montagnes  dont  les 
ondulations  figurent  des  vagues  monstrueuses. 
A  l'orient,  une  autre  chaîne  de  montagnes  s'é- 
levait comme  une  lame  gigantesque  dont  l'ou- 
ragan blanchit  la  cime,  et  semblait  s'avancer 


—  175  - 

du  fond  de  l'horizon  pour  ensevelir  les  autres 
collines  moins  hautes  qu'elle.  Cette  chaîne  aux 
crêtes  de  neige  fut  saluée  par  un  cri  d'enthou- 
siasme :  «  les  Alpes  !  les  Alpes!  » 

Tandis  qu'une  partie  de  nos  chasseurs  allait 
chercher  les  traces  que  les  sangliers  laissent 
sur  la  terre  en  se  retirant  dans  les  bois,  et 
qu'on  appelle  en  provençal  lou  boulé,  nous  con- 
tinuâmes à  nous  diriger  vers  Laverne.  Nous  y 
arrivâmes  à  huit  heures ,  en  môme  temps  que 
les  chasseurs  partis  une  heure  avant  nous  de 
Collobrières,  pour  aller  en  découverte.  Ceux-ci 
vinrent  à  nous  avec  des  visages  épanouis  par  la 
joie  et  l'espoir.  Le  gibier  avait  été  reconnu. 

De  la  terrasse  du  couvent,  nous  fumes  encore 
témoin  d'un  phénomène  extraordinaire.  Une 
vapeur  bleue,  chassée  par  le  vent  de  la  mer, 
combla  pour  ainsi  dire  les  vallées  jusqu'au  ni- 
veau des  crêtes,  et  nous  ravit  entièrement  la 
vue  des  gorges  et  des  bois.  C'était  comme  un 
océan  de  brume  et  le  bruit  des  torrents  bondis- 
sant en  cascatelles  sur  les  rochers,  ressemblait, 
pour  compléter  l'illusion,  à  celui  des  vagues  qui 
déferlent  sur  les  falaises. 

Ce  serait  peut-être  le  moment  de  parler  de 


—  176  — 

la  Chartreuse,  cette  relique  d'art  et  de  poésie 
que  tant  de  touristes  \iennent  visiter  ;  de  son 
architecture  florentine ,  fille  des  Médicis  ;  de 
ses  longs  souterrains  où  les  ombres  des  morts 
semblent  pleurer  avec  le  vent  qui  s'y  engouffre; 
de  ses  débris  amoncelés  par  les  Vandales  de 
93,  sur  le  sol  pailleté  de  marguerites,  et  surtout 
de  ces  pauvres  jeunes  filles  qui  vont  l'hiver 
dans  les  profondeurs  du  cloître  écosser  les 
marrons  dont  l'enveloppe  ensanglante  leurs 
doigts.  Elles  étaient  tristes,  silencieuses,  effa- 
rouchées. On  eût  dit  le  sérail  du  génie  des 
ruines . 

Mais  je  m'aperçois  que  j'ai  suffisamment 
abusé  du  chapitre  des  digressions  descriptives 
et  qu'après  un  prélude  aussi  long,  il  serait 
grand  temps  d'arriver  à  la  chasse  aux  san- 
gliers. 

Nous  voici  de  nouveau  partis  après  un  repos 
d'une  heure  à  Laverne.  Les  braconniers  nous 
ont  devancé  dans  le  bois  ;  nous  marchons  sans 
gibecières,  cette  fois,  sans  embarras,  rien  qu'un 
bon  double  fusil  avec  deux  balles  dans  chaque 
canon,  et  une  baïonnette  effilée  comme  un  poi- 
gnard. 


—  177  — 

Trois  heures  de  marche  sans  répit  sur  le 
flanc  des  monts,  dans  des  sentiers  abruptes, 
sauvages,  défoncés,  rasant  les  précipices! 
Comme  nos  poitrines  oppressées  de  citadins  se 
dilataient  à  cet  exercice  et  à  ce  grand  air  ! 

Sur  un  plateau  qui  domine  l'étroite  vallée  de 
Campaux  et  d'où  l'on  aperçoit  la  Méditerranée, 
Saint-Tropez,  Cogolin,  Grimaud,  Sainte-Ma- 
xime, toute  la  côte  jusqu'aux  îles  d'Hyères  au 
couchant  et  jusqu'aux  îles  Lérins  au  levant,  le 
vieillard  élu  roi  de  la  chasse  commanda  une 
halte.  Cette  royauté  est  ordinairement  dévolue 
aux  vieux  braconniers  qui  réunissent  au  plus 
haut  degré  la  vigueur  et  l'expérience.  Une  fois 
rois,  ils  exercent  un  despotisme  absolu  sur 
tous  les  chasseurs.  Ils  doivent  être  et  ils  sont 
aveuglément  obéis.  D'ailleurs  la  solennité  de 
leurs  gestes  et  de  leurs  ordres ,  leurs  cheveux 
blancs  comme  les  Alpes  qui  ondulent  à  l'hori- 
zon, tout  en  eux  commande  la  déférence  et  le 
respect. 

On  nous  divisa  en  quatre  groupes.  Des  chefs 
nommés  par  le  roi  nous  conduisirent  immédia- 
tement, chacun  par  des  chemins  opposés,  aux 
postes  désignés  d'avance.  Nous  aurions  été 
vi  12 


—  178  — 

bien  aises,  les  amis  venus  ensemble  de  Toulon, 
de  rester  réunis  dans  le  même  rayon  ;  mais  le 
roi  en  ordonna  autrement.  On  nous  sépara,  au 
contraire,  et  on  nous  enrôla  sous  les  bannières 
de  différents  chefs,  de  peur  de  quelques  cause- 
ries indiscrètes,  de  quelques  pipes  fumées  à  la 
dérobée,  ou  de  tout  autre  écart  qui  eût  pu  tra- 
hir notre  présence  et  dépister  le  sanglier.  Car 
la  bête  fauve  a  l'ouïe  et  surtout  le  flair  doués 
d'une  merveilleuse  finesse.  Notre  chef  commença 
par  nous  échelonner  à  cent  mètres  environ  l'un 
de  l'autre  sur  les  rochers  les  plus  élevés,  afin  que 
l'œil  pût  embrasser  plus  facilement  les  bruyères 
et  les  taillis  où  le  sanglier  ne  manquerait  pas 
de  venir  se  frayer  un  passage.  On  disposa  dans 
le  même  ordre  les  trois  autres  troupes  et  nous 
arrivâmes  enfin  à  former  un  grand  cercle  autour 
de  deux  mamelons  encadrés  dans  un  autre  cer- 
cle de  montagnes.  On  eût  dit  un  Colysée  aux 
gradins  gigantesques  d'où  les  pins,  arbres  vi- 
vants, allaient  applaudir  le  drame  qui  se  dé- 
roulait si  majestueusement  sur  l'arène.  Un  tor- 
rent écumeux  contournait  le  pied  des  collines 
noires,  comme  un  ruban  d'argent.  Le  bruit  de 
ses  eaux  se  mêlait  à  l'harmonie  des  pins.  C'é- 


~  170  — 

tait  le  seul  bruit  qu'on  entendit.  Aucun  souffle, 
aucun  cri  ne  trahissait  encore  la  présence  de 
cinquante  hommes  armés,  disséminés  dans  les 
bruyères. 

On  fait  souvent  des  battues  où  tous  les  chas- 
seurs peuvent  se  voir.  C'est  qu'alors  on  sait  po- 
sitivement où  le  sanglier  se  trouve  et  l'on  ne 
cerne  que  le  fourré  où  il  est  blotti.  Mais  cette 
fois,  il  s'était  élevé  des  doutes  sur  la  place  que 
la  bête  fauve  occupait.  On  avait  perdu  lou 
boulé  au  milieu  de  la  forêt  ;  on  l'avait  retrou- 
vé plus  loin;  puis  on  l'avait  définitivement  per- 
du dans  les  feuilles  sèches  des  châtaigniers  aux 
pieds  desquels  les  sangliers  viennent,  la  nuit, 
faire  leur  provision  quotidienne  de  marrons.  Il 
avait  alors  fallu  cerner  un  plus  grand  espace. 
Heureusement  que  le  nombre  d'hommes  permit 
d'envelopper  tous  les  points  présumés  où  le 
sanglier  avait  pu  se  retirer.  Depuis  une  heure, 
perché  sur  mon  roc,  je  regardais,  dans  la  pose 
du  bandit  aux  aguets,  si  la  bruyère  ne  s'inclinait 
pas,  si  quelque  pin  ne  s'abattait  pas,  rompu  au 
pieds  par  quelque  coup  de  boutoir.  J'écoutais 
autour  de  moi,  croyant  toujours  entendre  quel- 
que aboiement,  quelque  grognement.   Mais  ic 


—  180  — 

torrent  et  les  bois  jetaient  seuls  à  mon  oreille 
l'indéfinissable  murmure  de  la  solitude. 

Après  une  heure  d'attente,  l'ennui  me  gagna. 
Je  redevins  rêveur  et  distrait.  Je  me  pris  à  son- 
ger à  la  ville,  à  mes  affaires,  à  mes  amis  et  aux 
railleries  dont  ils  me  gratifieraient  lorsque,  par 
un  retour  de  mémoire  vers  ma  situation  pré- 
sente, je  me  comparerais  modestement  devant 
eux  au  Klephte  de  Victor  Hugo,  lequel  possé- 
dait 

«  Un  bon  fusil  bronzé  par  la  fumée,  et  puis 
«  La  liberté  sur  la  montagne  !  « 

Un  coup  de  feu  sec  et  bref  me  fit  tressaillir 
sur  mon  rocher,  comme  le  canon  éveille  en 
sursaut  le  soldat  fatigué  qui  s'est  endormi 
dans  le  camp.  Mes  yeux  recommencèrent  à  in- 
terroger l'espace,  à  sonder  les  fourrés.  Des  cris 
lointains ,  poussés  par  les  traqueurs  qui  esca- 
ladaient la  première  colline,  m'arrivèrent  avec 
les  jappements  des  meutes  que  l'on  détachait 
enfin  sur  lou  boulé.  Je  vis  arriver  vers  moi  le 
vieillard  roi  de  la  chasse,  dont  le  jarret  de  fer 
avait  déjà  accompli  le  tour  des  deux  collines 


—  181  — 

depuis  le  commencement  de  la  battue.  Il  fai- 
sait sa  ronde  et,  distribuant  les  dernières  ins- 
tructions à  suivre,  il  embrassait  tout  le  monde 
avec  les  larmes  aux  yeux  :  car  aux  cris  de  ter- 
reur joyeuse  des  chiens,  il  avait  compris  que  le 
sanglier  était  découvert  et  même  qu'il  ne  de- 
vait pas  être  seul  au  gîte.  Des  hourras,  des 
cris  sauvages  comme  le  chant  de  guerre  des 
Jowais,  une  sorte  de  chanson  infernale  que  les 
échos  et  les  paysans  se  renvoyaient  alternative- 
ment, les  coups  de  fusil  que  Ton  tirait  pour  ef- 
frayer et  pour  lancer  l'animal,  le  galop  des 
chiens  courants  pris  de  vertige  et  dont  plusieurs 
franchirent  follement  la  battue  avant  que  le 
sanglier  fût  levé,  tout  ce  bruit,  cette  odeur  de 
poudre,  ce  tocsin  de  détonations  m'enflammè- 
rent l'imagination  et  je  n'aspirai  plus  qu'à  la 
gloire  de  voir  venir  à  moi  le  solitaire  furieux, 
s'ouvrant  un  chemin  désespéré  dans  la  brous- 
saille.  Il  me  sembla  que  j'assistai  à  une  do  ces 
chasses  grandioses  qu'Ossian  dépeint  avec  tant 
de  pompe  et  sous  lesquelles  tremblaient  les 
bois  homériques  de  Morven. 

Les   chiens  se  rapprochaient  toujours.    Des 
coups  de  fusil  tirés  près  de  moi  et  le  sifflement 


—  182  — 

aigu  des  balles  qui  coupaient  Pair  m'apprirent 
que  le  sanglier  défilait,  en  venant  vers  moi,  de- 
vant le  cordon  de  chasseurs  dont  il  essuyait  le 
feu  à  une  assez  grande  portée. 

Au  moment,  en  effet,  où  l'œil  fixe,  Parme  en 
joue,  je  regardais  du  coté  où  la  fumée  du  der- 
nier coup  de  feu  éparpillait  ses  flocons  bleuâ- 
tres dans  les  pins,  uhe  mélopée  de  cris  horri- 
bles, mélange  de  grognements  et  de  hurle- 
ments, retentit  à  mon  oreille  et,  tout  au  bas 
de  la  colline,  longeant  le  torrent,  le  sanglier, 
la  gueule  ensanglantée,  emportant  après  lui  un 
chien  pendu  par  les  dents  à  ses  cuisses,  passa 
en  ricochant  de  roche  en  roche,  déchirant  avec 
ses  défenses  les  ronces  qui  le  déchiraient  lui- 
même,  éventrant  le  chien,  menaçant  les  autres 
moins  courageux  qui  suivaient  de  très  près, 
faisant  flamboyer  ses  yeux  ronds  et  hérissant 
ses  poils  gris,  comme  une  hyène  affamée  qu'on 
irrite.  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  vu  rien 
d'aussi  hideux.  Je  lui  envoyai  mes  quatre  balles 
en  l'ajustant  à  son  ventre  gras  et  blanc  qui  de- 
vait lui  peser  terriblement,  en  ce  moment  où 
sa  vitesse  était  son  unique  chance  de  salut.  J'i- 
gnore si  je  l'atteignis.  Je  fus  satisfait  de  l'avoir 


—  183  — 

vu,  mais  j'en  ai  gardé  depuis  une  impression 
de  dégoût  et  d'horreur  que  rien  n'effacera. 

A  cent  pas  de  moi,  sans  que  je  m'en  doutasse, 
l'intrépide  Alexandre  attendait  aussi  le  sanglier 
et  se  rongeait  les  poings  en  entendant  nos  dé- 
charges. Il  pensait  avec  désespoir  que  l'animal 
n'arriverait  pas  vivant  jusqu'à  lui;  mais  la 
chasse  passa  à  une  demi-portée  de  son  poste 
et  le  pauvre  sanglier,  en  arrivant  devant  lui, 
reçut  une  vraie  balle  de  Robin  des  Bois.  Le  pro- 
jectile le  saigna  ;  il  lui  traversa  le  cou  au-des- 
sus de  l'épaule,  et  au  moment  où  il  chancelait 
blessé  à  mort,  au  moment  où  les  chiens  pante- 
lants se  ruaient  sur  lui,  le  second  coup  de  fusil 
d'Alexandre  lui  fit  sauter  le  crâne.  Le  monstre 
roula  lourdement,  sans  un  cri,  en  rougissant  de 
son  sang  les  rochers  et  les  bruyères,  jusqu'au 
bord  du  torrent  qu'il  avait  franchi  quelques 
minutes  auparavant. 

Je  m'apprêtais  à  suivre  les  chasseurs  qui  se 
précipitaient  de  tous  les  côtés  sur  la  proie,  lors- 
que j'entendis  à  ma  droite  comme  une  respira- 
tion saccadée,  gutturale,  semblable  au  raie 
delà  suffocation  dans  la  poitrine  des  mourants. 
Je    me    retournai  vivement    et  un  marcassin, 


—  484  — 

blanc  comme  le  lait,  s'arrêta,  sans  me  voirT 
à  six  pas  de  moi  dans  le  sentier.  Malédiction  ï 
mon  arme  était  vide!  — Je  criai;  le  marcassin 
partit  avec  la  légèreté  d'un  chevreuil  et  s'élança 
hors  de  la  battue,  en  gagnant  les  hauteurs  où 
mon  regard  s'efforçait  de  le  suivre.  En  ce  mo- 
ment, j'entendis  deux  coups  de  fusil  dans  cette 
direction,  puis  des  hurras  qui  se  mêlèrent  à 
ceux  poussés  par  les  braconniers  montant  le 
ravin  avec  le  sanglier  tué.  Les  chasseurs,  devi- 
nant la  route  qu'allait  suivre  le  marcassin  et 
prévoyant  une  distraction  de  mon  inexpérience, 
l'avaient  devancé  sur  la  hauteur.  Je  les  vis  re- 
descendre brisant  les  jeunes  pins  et  les  genêts 
ni  plus  ni  moins  qu'un  sanglier  et  s'ouvrant  un 
passage  où  celui-ci  aurait  peut-être  hésité  à 
s'aventurer. 

Oh  !  ce  fut  un  bien  beau  moment  que  celui 
où  les  quatre  troupes  se  réunirent,  arrivant  par 
cent  chemins  improvisés,  de  telle  sorte  que  les 
braconniers  semblaient  sortir  de  terre.  Un 
d'entre  eux,  nommé  La  Trêgne,  grand  ami 
d'Alexandre,  arrivait  avec  un  troisième  sanglier 
sur  les  épaules.  La  troupe  des  piqueurs  ou  tra- 
ceurs venait  la  dernière.  Tous  ces  hommes,  à 


—  185  — 

force  de  crier,  s'étaient  enroués  jusqu'à  com- 
plète extinction  de  voix. 

La  Trêgne  jeta  son  énorme  sanglier  sur  les 
deux  autres  et  nous  fîmes  une  décharge  géné- 
rale en  signe  de  réjouissance. 

L'écho  des  montagnes  nous  répondit  par  un 
concert  de  tonnerres.  Les  bouteilles  apportées 
de  Laverne  furent  vidées  comme  par  enchan- 
tement et  lancées  contre  les  roches  où  elles 
volèrent  en  éclats.  Les  chansons  les  plus  étran- 
ges furent  répétées  en  chœur  par  les  braconniers 
et  les  échos.  Jamais  je  n'ai  vu  une  joie  si 
bruyante,  si  sincère,  si  délirante. 

C'est  de  ce  jour  que  nous  savons  le  fameux 
refrain  de  l'optimiste  La  Trêgne  : 

«  Quand  va  ben,  va  ben, 
«  Quand  va  maou,  tant  ben  ; 
«  Tant  que  duro  duro, 
•  Quand  n'y  a  plus,  n'y  a  maï  ! 

Salomon,  Socrate,  Sénèque,  Horace,  Epicure. 
toute  la  philosophie,  toute  la  résignation,  toute 
la  sagesse  antiques  sont  résumées  dans  l'intra- 


--  186  — 

duisible  et  sublime  bêtise  de  ces  quatre  vers 
provençaux. 

La  Trêgne  voulait  absolument  porter  seul  à 
Laverne  les  trois  sangliers  tués,  bien  que  déjà 
il  eût  grand  peine  à  se  porter  lui-même,  telle- 
ment il  était  ivre  de  fatigue  et  de  vin.  Au  mo- 
ment du  départ,  les  chants,  les  cris,  les  coups 
de  fusil  retentirent  de  nouveau.  Enfin,  le  défilé 
commença  sur  le  flanc  de  la  montagne.  Les  plus 
forts  de  nous  furent  désignés  pour  porter  le 
butin.  Il  fallut,  bon  gré  mal  gré,  laisser  porter 
à  La  Trêgne  le  sanglier  avec  lequel  il  prétendait 
avoir  eu  un  combat  singulier.  Le  sanglier  blessé, 
vous  le  savez,  va  droit  au  coup  de  fusil  pour 
terrasser  le  chasseur  maladroit:  Maître  La 
Trêgne  avait  seulement  blessé  le  sien.  Le  san- 
glier, disait-il,  était  venu  à  lui  avec  la  rapi- 
dité d'une  flèche  et,  comme  il  n'avait  qu'un  fusil 
simple  qu'il  venait  de  décharger,  il  lui  en  avait 
enfoncé  le  canon  dans  la  gueule  en  criant  au 
secours.  Heureusement  le  roi  de  la  chasse  pas- 
sait en  ce  moment  et  grâce  à  son  fusil  tiré 
dans  le  flanc  du  monstre,  La  Trêgne  n'était  pas 
dévoré.  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  s'attri- 
buer la  gloire  d'avoir  seul  terrassé  l'animal. 


—  187  — 

Nous  arrivâmes  enfin  à  Laverne,  éreintés  de 
notre  triomphe.  La  Trêgne  était  tombé  au 
moins  quarante  fois  en  route. 

Là,  les  bouteilles  recommencèrent  à  se  vider 
avec  une  vertigineuse  rapidité.  Les  têtes  s'é- 
chauffaient et  les  commentaires  obligés  ame- 
naient de  graves  contestations.  La  fin  couronna 
l'œuvre.  Il  y  avait  cinq  sangliers  dans  la  battue; 
deux  s'étaient  sauvés,  il  s'agissait  d'en  connaî- 
tre la  cause.  On  en  vint  presque  aux  mains  en 
s'accusant  mutuellement  de  négligence  ou  de 
maladresse.  Par  bonheur  le  soir  arrivait  et  les 
braconniers  de  Collobrières  approuvèrent  fort 
l'avis  d'Alexandre  :  qu'ayant  trois  lieues  à  faire 
par  des  chemins  affreux,  il  ne  fallait  pas  at- 
tendre la  nuit  noire.  Il  fut  convenu  que  le 
partage  du  gibier  aurait  lieu  le  lendemain. 
Les  arches  colossales  de  la  Chartreuse  semblè- 
rent s'écrouler  aux  foudroyants  adieux  que  les 
braconniers  leur  adressèrent.  Ce  fut  une  der- 
nière décharge,  accompagnée  de  hurras  étour- 
dissants. Nos  chasseurs  y  laissèrent  le  peu  de 
forces  qui  restait  à  leurs  poumons  exténués. 

Le  lendemain,  après  avoir  visité  ces  ruines  de 
Laverne  ,  empreintes  d'une  religieuse  et   triste 


—  188  — 

majesté  ;  après  avoir  exploré  ces  murs  que  le 
lierre  recouvre,  comme  pour  les  abriter  des  dé- 
prédations des  hommes  et  du  temps  ;  après 
avoir  salué  le  soleil  à  son  lever  sur  cet  océan 
de  montagnes  et  donné  un  dernier  regard  d'ad- 
miration aux  pics  neigeux  des  Alpes,  nous  quit- 
tâmes la  Chartreuse  :  Alexandre  emportant  les 
trois  hures  des  victimes  de  la  veille  et  nous  le 
souvenir  profond  des  magnificences  de  cette  na- 
ture où  la  pensée  s'élève,  où  le  cœur  s'apaise 
et  s'épanouit.  Nous  partîmes,  regrettant  déjà 
ces  trois  jours  coulés  loin  du  travail  absorbant 
des  villes.  Car  les  jours  heureux,  pareils  aux 
comètes ,  ne  passent  qu'à  de  bien  rares  inter- 
valles dans  le  ciel  de  la  vie  ;  mais  comme  ces 
astres,  ils  y  laissent  une  traînée  lumineuse 
plus  durable  que  la  leur. 
C'est  le  souvenir. 


LE  LYCURGUE  AUX  DARDANELLES 


Un  des  services  maritimes  les  plus  actifs  et 
les  plus  importants  de  notre  époque  est  sans 
contredit  celui  des  paquebots-poste  de  la  Mé- 
diterranée, concédé  par  l'Etat  au  commerce , 
conformément  à  une  décision  de  l'Assemblée 
Constituante  de  1848.  Les  lieutenants  de  vais- 
seau investis  du  commandement  de  ces  navires, 
ont  absolument  besoin  d'allier  ces  deux  vertus 
communes,  il  est  vrai,  à  beaucoup  de  marins, 
quoiqu'elles  semblent  s'exclure  :  l'audace  et  la 
prudence.  Obligés  d'attérir  par  tous  les  temps, 
de  jour  et  de  nuit,  à  des  heures  rigoureuse- 


—  190  — 

ment  fixées,  dans  les  divers  ports  de  la  côte 
méridionale  de  l'Europe,  pour  y  échanger  les 
dépêches,  pour  y  débarquer  et  embarquer  des 
passagers  et  des  marchandises,  ces  capitaines 
doivent  lutter  avec  opiniâtreté  contre  les  vents 
debout,  mettre  à  profit  toutes  leurs  ressour- 
ces de  locomotion,  surveiller  incessamment  la 
cote  dont  leur  itinéraire  leur  défend  de  s'écar- 
ter; saisir  à  point  l'éclaircie  qui  leur  permet  de 
passer  entre  deux  tempêtes,  marcher  quand 
même  vers  leur  destination,  consacrer  enfin 
toute  leur  attention,  toute  leur  énergie,  toute 
leur  patience,  tout  leur  dévoûment  au  salut  de 
leur  navire  et  des  passagers. 

Les  choix  d'officiers  faits  par  le  ministère  des 
finances  ont  été  heureux  en  général,  car  l'ad- 
ministration des  postes  n'a  eu  à  déplorer  que  la 
perte  de  deux  paquebots  :  le  Périclès  et  le 
Rhamsès  :  perte  considérable  sans  doute,  mais 
qui,  toute  proportion  gardée,  ne  peut  cepen- 
dant pas  être  comparée  à  celles  qu'a  subies  la 
marine  militaire  de  1843  à  1848. 

Cette  navigation,  courageusement  accomplie 
à  travers  tant  d'écueils  et  de  périls,  faillit  coû- 
ter, en  1850,  à  la  France  un  des  meilleurs  ba- 


—  191  — 

teaux  affectés  à  ce  service,  le  Lycurgue.  Le  16 
mars  de  cette  année,  tandis  qu'une  houle  har- 
gneuse déferlait  contre  les  bordages  du  navire, 
parti  la  veille  de  Constantinople  pour  effectuer 
son  retour  à  Marseille,  une  brume  épaisse  mas- 
qua subitement  la  terre  ;  une  neige  abondante 
obscurcit  l'air  au  point  qu'à  bord  on  ne  se  re- 
connaissait pas  de  la  dunette  au  grand  mat.  Et 
malgré  toutes  les  précautions  imaginables,  en 
dépit  des  calculs  les  plus  justes  et  des  prévi- 
sions les  mieux  fondées,  le  Lycurgue  s'échoua 
tout-à-coup  sur  la  pointe  basse  formant  le 
mouillage  des  Dardanelles  :  petite  ville  située 
au  centre  et  dans  la  partie  la  plus  étroite  du 
long  canal  de  ce  nom. 

On  reconnut  bientôt  que  le  navire  ne  se  tire- 
rait pas  de  la  cote  avec  ses  propres  ressources. 
Le  mouvement  en  arrière  des  roues  et  le  hâ- 
lage  sur  les  orsières  ne  le  firent  pas  reculer 
d'un  millimètre.  Le  bateau  à  vapeur  YAverne 
et  une  corvée  de  cent  marins  du  vaisseau  l'7n- 
jlexiblc  en  station  dans  ces  parages,  vinrent 
successivement,  puis  simultanément,  épuiser 
leurs  efforts  dans  le  même  but.  Il  fallut  débar- 
quer le  charbon  et  les  marchandises,  pour  al- 


—  192  — 

léger  le  Lycurgue  et  tâcher  de  le  renflouer. 

Cette  opération  dura  plusieurs  jours.  On  l'en- 
treprit avec  le  concours  des  autorités  turques 
dont  l'empressement,  dans  cette  circonstance, 
fut  d'autant  plus  louable  que  l'hiver  déployait 
une  rigueur  inconnue  aux  climats  orientaux. 

Le  20  mars  au  matin,  le  déchargement  était 
terminé.  La  nuit  avait  été  mauvaise.  La  neige 
continuait  à  tomber  avec  une  persévérance  dé- 
sespérante. La  mâture  du  navire,  ses  voiles  de 
goélette  et  sa  cheminée  en  étaient  littéralement 
couverts.  Le  commandant  sortit  de  sa  chambre 
et  tout  en  donnant  les  ordres  qu'exigeait  la  si- 
tuation, il  promena  son  regard  inquiet  sur  la 
mer  autour  du  navire,  puis  les  reporta  vers  la 
terre  ensevelie  également  sous  la  neige,  silen- 
cieuse et  triste  comme  un  paysage  du  Zuy- 
derzée. 

Quelques  secondes  après,  il  aperçut  dans  les 
flots,  à  quelque  distance  du  rivage,  une  masse 
vivante  qui  s'agitait  convulsivement  et  qu'il 
prit  d'abord  pour  un  phoque  descendu  du 
Groenland  aux  Dardanelles.  Cette  supposition 
n'avait  certes  rien  que  de  très  naturel  en  ce 
moment,  car  le  thermomètre  marquait  sept 


—  193  — 

degrés  sous  zéro.  Il  allait  appeler  un  officier  du 
bord,  excellent  chasseur,  pour  châtier  de  deux 
balles  l'insolent  amphibie  transfuge  de  ses 
glaciers,  lorsque  deux  matelots  accoururent 
du  gaillard  d'avant  sur  l'arrière  et  racontèrent 
qu'un  homme,  un  fou,  sans  doute,  avait  fait  sur 
le  rivage  des  gestes  extravagants  et  poussé  des 
cris  plaintifs  pendant  un  quart  d'heure  ;  puis 
qu'il  s'était  précipité  tout-à-coup  dans  le  canal 
et  s'avançait  à  la  nage  vers  le  Lycurgue.  Deux 
canotiers  furent  immédiatement  envoyés  dans 
une  embarcation  du  bord  au  secours  de  ce  mal- 
heureux qu'un  miracle  du  ciel  avait  seul  em- 
pêché d'être  asphyxié  par  le  froid  terrible  que 
nous  subissions. 

Quel  ne  fut  pas  notre  étonnement  au  retour 
du  canot,  de  voir,  étendu  sur  les  bancs,  un  petit 
nègre  de  race  abyssinienne,  âgé  tout  au  plus 
de  huit  à  neuf  ans,  ruisselant  d'eau  salée,  gre- 
lottant comme  je  n'ai  vu  grelotter  personne  de 
ma  vie,  et  cependant  manifesiant  par  des  lar- 
mes sa  joie  d'être  recueilli  à  bord  du  bâtiment 
français  ! 

Notre  pilote  nous  apprit  alors  que  des  nègres, 
maltraités  par  leurs  maîtres,  se  réfugiaient 
vi  13 


—  194  - 

parfois  ainsi  à  bord  des  navires  de  guerre  fran- 
çais ou  anglais,  où  ils  revendiquaient  leur  li- 
berté ,  et  que  cet  enfant  était  sans  doute  un 
jeune  esclave  de  quelque  homme  riche  du  pays, 
à  en  juger  par  la  propreté  et  le  bon  état  de  ses 
vêtements. 

Sur  Tordre  du  capitaine,  le  petit  nègre  fut 
réchauffé,  revêtu  de  la  vareuse  des  mousses,  puis 
conduit  et  caché  dans  la  cabine  même  du  com- 
mandant, afin  d'être  soustrait  à  la  curiosité  in- 
discrète des  nombreux  matelots  turcs  qui,  de- 
puis trois  jours,  aidaient  l'équipage  à  déchar- 
ger le  charbon. 

Vers  dix  heures,  le  consul  de  France  vint  à 
bord,  comme  il  le  faisait  tous  les  jours  depuis 
Téchouage.  Le  commandant  lui  fit  part  de  ce 
qui  venait  de  se  passer,  afin  qu'on  pût  pren- 
dre à  terre  tous  les  renseignements  nécessaires 
sur  cet  enfant.  Il  ajouta  qu'il  était  décidé  à 
faire  tout  ce  qui  dépendrait  de  lui  pour  garder 
le  jeune  nègre  et  il  supplia  le  consul  de  l'aider 
à  atteindre  ce  but,  persuadé  que  son  hôte  ex- 
pierait cruellement  sa  tentative  de  désertion 
s'il  retombait  jamais  entre  les  mains  de  son 
propriétaire. 


—  195  — 

Notre  secret  fut  assez  bien  gardé  le  premier 
jour,  mais  le  lendemain,  le  maître  de  l'enfant, 
informé  par  quelque  batelier  du  pays  de  la  pré- 
sence du  fugitif  à  bord  du  Lycurgue,  vint  l'y 
réclamer,  prétondant  que  c'était  son  fils.  Le 
capitaine  le  renvoya  porter  ses  réclamations  au 
consulat,  après  lui  avoir  fait  entendre,  par  un 
interprète,  qu'il  n'était  pas  dupe  de  son  men- 
songe. Il  lui  fit  offrir  cependant  un  millier  de 
piastres  (environ  25C  francs  de  notre  monnaie,  ) 
pour  le  rachat  de  l'enfant,  et  comme  il  refu- 
sait obstinément,  le  commandant  lui  fit  obser- 
ver qu'il  avait  tort  de  ne  pas  conclure  ce  mar- 
ché. «  Mon  pavillon,  ajouta-t-il,  me  donne  le 
droit  de  rendre  libre  cet  esclave,  immédiate- 
ment et  sans  rançon.  J'userai  de  ce  droit  si  je 
rencontre  des  prétentions  injustes.  » 

Les  instructions  des  capitaines  des  navires 
de  guerre  français  et  anglais  leur  enjoignent,  en 
effet,  de  déclarer  libre  tout  esclave  qui  par- 
vient, dans  cette  intention,  à  se  réfugier  à  leur 
bord.  Cette  disposition  est  même  rendue  publi- 
que dans  les  divers  ports  de  l'Orient,  au  moyen 
d'affiches  placardées  en  plusieurs  langues  sur 
les  murs  des  bureaux  de  l'administration  des 


—  196  — 

postes.  Aussi  les  Turcs,  qui  voyagent  presque 
toujours  accompagnés  de  leurs  esclaves,  éprou- 
vent-ils une  grande  répugnance  pour  nos  cour- 
riers, auxquels  ils  préfèrent  les  paquebots  du 
Lloyd  autrichien  qui  n'ont  pas  une  semblable 
consigne. 

Un  renfort  inespéré  qui  nous  arriva  en  ce  mo- 
ment coupa  court  à  la  discussion  :  c'était  la 
magnifique  frégate  à  vapeur  turque  le  Medji- 
dieh,  que  le  Sultan,  ayant  appris  notre  échouage , 
venait,  de  son  propre  mouvement,  d'expédier  à 
notre  secours.  Au  bout  d'un  quart  d'heure, 
nous  étions  remis  à  flot.  Le  Lycurgue  était 
tout  en  fête. 

La  secousse  de  l'échouage  nous  avait  tous 
terrassés,  mais  la  secousse  puissante  qui  nous 
renfloua  nous  fit  éprouver  la  plus  délicieuse 
sensation.  Le  navire  lui-même  semblait  parta- 
ger notre  joie,  et  sa  masse  inerte  se  berçait  avec 
une  sorte  de  bonheur  et  d'orgueil  sur  les  lames 
courtes  du  canal. 

ous  devions ,  le  soir  même,  nous  remettre 
en  route  pour  Smyrne.  Le  capitaine  se  rendit 
à  terre  chez  le  consul,  pour  aller  avec  lui  re- 
mercier les  pachas  des  Dardanelles  de  l'assis- 


—  197  — 

tance  qu'ils  nous  avaient  prêtée.  Le  sort  du  pe- 
tit nègre  devait  être  débattu  en  même  temps 
auprès  du  pacha  civil,  de  sorte  que  le  désir 
de  continuer  notre  voyage  et  celui  non  moins 
vif  de  savoir  ce  que  deviendrait  notre  intéres- 
sant prisonnier,  nous  firent  attendre  le  retour 
du  commandant  avec  la  plus  vive  impatience. 

Le  soir,  à  table,  en  effet,  le  commandant 
s'empressa  de  nous  raconter  ce  qui  s'était  passé. 
Notre  curiosité  fut  d'autant  plus  satisfaite  que 
le  caractère  officiel  du  narrateur  nous  garan- 
tissait l'incontestable  authenticité  des  faits. 

«  Je  trouvai,  nous  dit-il,  à  la  porte  du  con- 
sulat, le  Turc,  humble  et  suppliant  cette  fois. 
Je  lui  renouvelai  l'offre  de  racheter  son  esclave 
et,  comme  il  refusa  de  nouveau,  le  consul  lui 
dit  d'aller  nous  attendre,  pour  faire  vider  le 
différend,  chez  le  pacha  civil  auprès  duquel 
nous  nous  rendions.  Je  ne  voulais  pas  user  de 
violence  et  enlever  cet  esclave  à  son  maître.  Le 
dévoûment  récent  des  autorités  turques  envers 
nous  me  commandait  de  les  ménager,  même 
dans  leurs  préjugés  farouches  qui  nous  répu- 
gnent le  plus. 

«  En  soumettant  l'affaire  au  pacha  civil,  j& 


—  198  — 

savais  bien  aussi  que  je  n'obtiendrais  jamais 
que  le  nègre  fût  laissé  entre  mes  mains.  En 
Turquie,  les  chrétiens  ne  peuvent  pas  acheter 
d'esclaves  et,  en  général,  les  gens  qui  servent 
les  Européens  sont  des  rayas  ou  des  musulmans 
peu  attachés  à  leur  religion.  Mais  je  voulais 
obtenir  du  pacha  qu'il  prît  lui-même  l'enfant 
à  son  service,  ou,  tout  au  moins,  qu'il  usât  de 
son  autorité  pour  le  faire  changer  de  proprié- 
taire. 

«  Nous  rendîmes  visite  d'abord  au  pacha  mi- 
litaire, homme  de  40  à  50  ans,  à  la  moustache 
fourrée  et  noire,  au  visage  austère,  d'une  haute 
et  belle  stature  et  qui  n'avait  de  disgracieux- 
dans  sa  personne  que  le  costume  semi-euro- 
péen dont  le  sultan  Mahmoud  affubla  jadis  son 
armée  et  les  hauts  dignitaires  de  l'Empire. 

«  Nous  le  trouvâmes  dans  la  citadelle  qu'il 
habite  par  ordre.  Il  est  logé  dans  une  salle 
basse  attenant  à  la  caserne,  où  sont  entassés 
<?00  ou  300  soldats  et  artilleurs  formant  la  gar- 
nison de  cette  place,  très  importante  pour  la 
défense  des  Dardanelles,  puisqu'elle  est  située 
au  point  le  plus  resserré  du  canal.  En  face  de 
la  citadelle,  sur  la  côte  opposée,  est  bâti  le  Châ- 


—  199  — 

leau  d'Europe ,  destiné  à  croiser  ses  feux  avec 
•elle.  Le  détroit  qui  les  sépare  a  tout  au  plus  un 
mille  marin  de  largeur.  La  tradition  affirme 
que  ce  bras  de  mer  aux  rapides  courants  fut. 
en  cet  endroit  même,  traversé  à  la  nage  par 
lord  Byron.  Le  Château  d'Europe  se  nomme 
Kilid-Bahr  (la  clef  de  la  mer);  celui  de  la  côte 
d'Asie,  Chanack-Kalehssi.  Ils  portent  aussi  les 
Jioms  de  Sestos  et  d'Abydos.  Ces  deux  fortifi- 
cations sont  très  mal  construites  et  font  peu 
d'honneur  aux  ingénieurs  turcs  ou  grecs  qui 
en  ont  dressé  les  plans.  La  bravoure  naturelle 
des  soldats  musulmans  aurait  bien  de  la  peine 
A  les  préserver  d'un  audacieux  coup  de  main. 
Les  batteries,  semi-circulaires,  sont  garnies  de 
vieux  canons  de  tous  calibres  et  d'origines  fort 
différentes.  Les  embrasures  du  centre  sont  oc- 
cupées par  de  monstrueux  mortiers  à  large 
gueule,  au  pied  desquels  dorment  depuis  des 
siècles,  presque  enterrés  dans  ]e  sable,  d'énor- 
mes boulets  de  pierre  ou  de  marbre. 

«  L'habitation  du  pacha  était  basse,  étroite 
et  très  simplement  ornée.  Elle  ressemblait  plu- 
tôt à  la  tente  d'un  chef  d'armée  en  campagne 
qu'à  la  salle  de  réception  d'un  dignitaire.  Outre 


—  200  — 

le  divan  sur  lequel  il  était  assis  les  jambes 
croisées  et  où  nous  nous  assîmes  nous-mêmes 
à  ses  côtés,  il  y  en  avait  vis-à-vis  un  autre 
moins  large  et  plus  court  qui  paraissait  servir 
de  lit.  Dans  un  angle,  se  trouvait  une  table 
avec  les  objets  rigoureusement  indispensables 
à  la  toilette  sommaire  du  soldat,  Les  murs 
étaient  garnis  de  quelques  armes  en  faisceau, 
fort  belles,  et  de  quelques  tablettes  portant  des 
inscriptions  turques,  probablement  des  versets 
du  Koran. 

«  Après  l'échange  de  quelques  mots  de  féli- 
citation  et  de  remercîment,  on  nous  offrit  le 
café  et  le  chybouck;  puis  vinrent  des  paroles 
flatteuses  sur  la  conduite  généreuse  de  la  Porte 
à  l'égard  des  réfugiés  hongrois  dont  quelques- 
uns,  parmi  ceux  qui  n'avaient  pas  embrassé 
l'islamisme ,  se  trouvaient  en  ce  moment  à 
bord  d'une  frégate  turque,  le  Taïf,  mouillée 
en  face  de  la  citadelle.  Nous  apercevions,  par 
les  fenêtres,  leurs  longs  manteaux  blancs  que 
le  soleil  couchant  semblait  teindre  de  rayons 
pourprés.  La  frégate  allait,  disait-on,  les  trans- 
porter à  Malte. 

«  Nous  prîmes  congé  du  général  turc  et  nous 


—  201  - 

nous  dirigeâmes  vers  le  palais  du  pacha  civil. 
Dès  que  notre  visite  y  fut  annoncée,  la  maison 
fut  évacuée  par  une  foule  de  gens  qui  étaient 
venus  soumettre  leurs  démêlés  à  la  juridiction 
souveraine  du  pacha. 

<(  Ce  pacha  a  une  noble  et  belle  figure  de 
vieillard,  de  beaux  yeux,  très-vifs  encore,  pleins 
d'intelligence  et  de  bonté  ;  de  blanches  et  fines 
mains  garnies  de  bagues  enrichies  de  diamants. 
Il  roulait  dans  ses  doigts  l'indispensable  sebbah 
(passe-temps),  espèce  de  chapelet  aux  grains 
d'ambre  et  de  santal.  Il  était  entièrement  vêtu 
à  la  turque  et  enveloppé  d'une  ample  pelisse 
doublée  intérieurement  d'une  belle  fourrure 
orientale. 

«  Après  les  compliments  d'usage,  les  officiers 
de  la  maison  nous  apportèrent  le  café  et  la  pipe. 
On  fume  et  on  boit  toujours  en  Turquie.  La 
salle  où  l'on  nous  reçut  était  spacieuse  et  inon- 
dée de  lumière  par  de  nombreuses  fenêtres  aux 
riches  tentures.  D'ameublement,  point.  On  n'y 
voyait  que  de  larges  sophas,  de  soyeux  tapis 
sur  le  parquet  et,  au  milieu  de  la  salle,  une 
grande  cassolette  en  cuivre,  d'où  s'exhalait  une 
légère  vapeur  parfumée.  Le  café  nous  fut  servi 


—  202  - 

dans  des  tasses  turques,  de  véritables  miniatu- 
res appelées  findjan,  que  Ton  tient  à  la  main 
dans  des  zarf,  petites  soucoupes  d'argent  fili- 
grane, ayant  la  forme  de  nos  coquetières.  Puis 
on  nous  offrit  des  chyboucks  armés  de  longs 
tuyaux  de  bois  de  jasmin  ou  de  cerisier  avec 
des  bouquins  d'ambre  d'une  grande  valeur.  Ce- 
lui que  fumait  le  pacha  était  constellé  de  pier- 
reries. 

<(  Le  café  pris,  le  consul  parla  au  pacha  de 
notre  petit  esclave  noir.  Je  ne  comprenais  rien 
au  récit,  ne  sachant  pas  un  mot  de  turc  ;  il  pa- 
rut intéresser  le  pacha.  Quand  on  en  vint  aux 
divers  dénouements  à  donner  à  l'histoire  du 
négrillon,  je  me  mêlai  à  la  conversation  pour 
faire  dire  au  pacha  combien  l'acte  courageux 
de  cet  enfant  de  huit  ans  m'avait  surpris,  com- 
bien sa  conduite  révélait  de  courage  précoce  et 
d'énergique  résolution,  «  Si  le  pacha,  ajoutai- 
je,  daignait  le  garder  à  son  service  et  le  faire 
élever  dans  sa  maison,  il  trouverait  sans  doute 
en  lui  un  serviteur  intelligent,  reconnaissant 
et  dévoué.  )>  Le  vieux  pacha  me  fit  répondre 
gracieusement  qu'il  avait  pensé  tout  de  suite, 
comme  moi,   à  l'enlever  à  la  barbarie  de  son 


—  203  — 

maître  et  à  le  garder  auprès  de  lui.  Il  demanda 
s'il  était  à  bord  du  navire  et  si  on  ne  pourrait 
)as  l'y  envoyer  chercher  immédiatement.  — Je 
•épondis  que  j'avais  eu  le  soin  d'amener  l'en- 
ànt  à  terre  dans  ma  baleinière,  et  qu'un  de 
nés  quartiers-maîtres  l'avait  conduit  dans  la 
naison  même.  Le  pacha  le  fit  introduire  par 
m  personnage  qui  servait  d'interprète,  car  l'es- 
saye ne  savait  que  l'arabe  et,  comme  moi, 
l'entendait  pas  un  mot  de  la  langue  musul- 
nane. 

«  L'entant  jeta  d'abord  des  regards  ébahis  et 
nquiets  autour  de  lui,  puis,  devinant  bien  vite 
:elui  dont  il  devait  réclamer  la  protection,  il  se 
précipita  aux  genoux  du  pacha.  Il  chercha  ses 
>ieds  sous  les  plis  delà  pelisse  pour  les  baiser, 
it  prit  d'un  air  suppliant  la  barbe  blanche  du 
patriarche  pour  la  porter  également  à  ses  lè- 
res.  Puis  il  se  mit  à  pleurer  avec  tant  d'eftu- 
ion  que  tout  l'auditoire  en  fut  attendri. 

a  Le  pacha  fit  alors  appeler  le  Turc  qui,  sen- 
inelle  attentive,  n'avait  pas,  depuis  notre  arri- 
ée,  quitté  la  porte  du  palais.  Cet  homme  n'é- 
ait  pas  du  pays,  car  il  portait  le  costume  un 
►eu  théâtral  et  le  lourd   caban  à  larges  raan- 


—  204  — 

ches  des  habitants  des  côtes  de  Syrie.  Le  type 
de  sa  physionomie  était  un  mélange  de  l'astuce 
juive  et  de  la  rudesse  des  montagnards  du  Li- 
ban. C'était  un  homme  vigoureux  et  méchant, 
mais  ce  devait  être  un  marchand  fort  habile. 

«  La  conversation  suivante,  que  le  consul  me 
traduisait  à  voix  basse,  s'engagea  entre  le  pa- 
cha et  lui  : 

«  _  Qu'as-tu  à  dire  ?  sois  sincère  et  bref. 
«  —  Cet  enfant  m'a  quitté  parce  que  je  re- 
fusais de  céder  à  sa  passion  pour  la  gourman- 
dise. Il  me  prenait  mon  sucre  et  me  buvait 
mon  café.  Je  l'ai  corrigé  quelquefois  pour  cela. 
Je  suis  son  père  ;  je  viens  le  réclamer,  ô  pacha 
juste  et  grand! 

«  —  Tu  n'es  pas  son  père,  dit  le  pacha  d'un 
air  grave  et  digne,  car  cet  enfant  est  noir 
comme  un  Abyssin  et  toi  tu  es  blanc  comme  un 
fils  d'Ali.  D'ailleurs,  un  père  ne  maltraite  pas 
son  enfant  comme  celui-ci  prétend  que  tu  le 
maltraitais. 

«  _  Cet  enfant  est  un  menteur,  répliqua  ef- 
frontément le  marchand,  je  ne  le  battais  pas. 

«  En  ce  moment ,  le  négrillon  se  livra  à  une 
pantomime  expressive,  par  laquelle  il  nous  iït 


—  205  — 

comprendre  à  tous  ce  qui  avait  déterminé  sa 
fuite  :  c'était  la  menace  que  son  maître  avait 
faite  de  lui  couper  le  cou.  Il  y  eut  tant  de 
spontanéité  et  de  naïveté  dans  ce  geste,  que 
nous  faillîmes  éclater  de  rire.  Mais  le  front  du 
pacha  ne  s'était  pas  déridé.  Il  reprit  : 

ce  —  Il  faut  que  tu  l'aies  battu  souvent  et 
cruellement  pour  qu'il  se  soit  résolu,  lui  si 
jeune,  par  un  temps  pareil,  à  aller  se  jeter 
dans  la  mer  du  Prophète  et  à  se  réfugier  sur  un 
vaisseau  étranger,  avec  de  l'eau  salée  jusqu'aux 
lèvres  au  risque  de  se  noyer. 

«  —  Cet  enfant  a  fait  cela  parce  qu'il  est 
entêté  et  indisciplinable. 

«  Cette  fois.,  le  pacha  laissa  un  fin  et  rapide 
sourire  d'ironie  errer  au  coin  de  sa  bouche. 
«  —  Si  cet  enfant  est  ton  fils,  dit-il,  tu  es  un 
bien  mauvais  père  et  un  bien  mauvais  croyant, 
puisque  le  toubibe  (le  médecin)  l'a  visité  et 
qu'il  n'est  pas  encore  circoncis.  Avoue  donc  que 
c'est  un  esclave  que  tu  as  acheté  pour  quelques 
piastres  et  que  tu  veux  revendre  à  Constanti- 
nople  pour  beaucoup  d'or  ? 

ce  En  disant  ces  dernières  paroles,  le  visage 
du  pacha  s'était  de  nouveau  rembruni.  Le  mar- 


—  206  — 

cband,  confondu  par  cet  interrogatoire,  dit  ti- 
midement : 

((  —  0  pacha!  tu  es  la  lumière  et  ta  lèvre  a 
dit  la  vérité.  Pardonne  à  ton  serviteur  indigne. 

oc  —  Eh  bien,  à  la  bonne  heure.  Alors  nous 
allons  faire  marché  ensemble.  Combien  veux-tu 
de  l'enfant? 

et  —  4,500  piastres  du  Grand-Seigneur  :  (à 
peu  près  mille  francs  de  notre  monnaie.) 

«  —  Es-tu  juif  ou  musulman?  dit  le  pacha 
toujours  impénétrable. 

«  —  C'est  ce  que  m'a  coûté  cet  enfant,  ô  pa- 
cha juste  et  grand!  s'écria  le  marchand,  allé- 
ché par  un  cupide  espoir.  C'est  ce  qu'il  m'a 
coûté  en  y  ajoutant  ce  que  j'ai  dépensé  pour  le 
nourrir,  le  vêtir  et  le  faire  voyager  depuis  que 
je  l'ai. 

«  Mais  le  pacha  n'écoutait  plus.  Sur  sa  figure, 
la  gravité  était  devenue  de  la  sévérité. 

«  —  Je  ne  te  dis  pas  ce  que  je  t'offre  pour 
que  cet  enfant  soit  à  moi,  dit-il  ;  nous  le  ferons 
estimer  par  un  expert  et  je  te  donnerai  le  prix 
arbitré. 

«  Cette  manière  de  régler  le  différend  ne  pa- 
rut pas  trop  convenir  au  marchand  qui  s'ap- 


—  207  — 

prêtait  à  répliquer.  Mais  la  sentence  était  ren- 
due ;  la  moindre  protestation,  la  plus  simple 
objection  pouvait  provoquer  une  bastonnade. 
Le  marchand  le  comprit.  Le  pacha  lui  fit  un 
signe  des  yeux,  et  il  sortit. 

«  Le  serviteur  qui  tenait  le  petit  nègre  par 
la  main  allait  l'emmener  hors  de  la  salle  quand 
le  pacha  lui  dit  de  rester.  Il  envoya  chercher 
dans  le  harem  du  palais  son  petit-fils,  char- 
mant enfant  de  quatre  à  cinq  ans,  aux  cheveux 
blonds  et  bouclés,  aux  joues  fraîches  et  roses, 
comme  le  sont  en  général  les  enfants  des  riches 
familles  turques.  Il  fit  placer  la  main  de  ce  joli 
petit  ange  dans  celles  de  l'esclave,  et  se  pen- 
chant sur  ce  couple  enfantin  avec  une  bonté 
touchante,  il  dit  à  son  petit-fils  : 

«  —  Dorénavant,  ce  ne  sera  plus  Ouria,  ta 
nourrice,  qui  te  servira  à  manger  et  à  boire, 
qui  t'endormira  le  soir,  en  te  tenant  par  la 
main,  et  qui  t'éveillera  le  matin  en  agitant  le 
menecheh  ou  le  marouaha,  (l'éventail)  sur  ta 
tête  ;  ce  sera  ce  jeune  enfant  d'un  pays  du  coté 
du  soleil,  et  qui  va  devenir  ton  serviteur,  ton 
ami  et  ton  frère! 

o  Le  pauvre  esclave  avait  compris  le  bonheur 


—  208  — 

inespéré  qui  lui  tombait  du  ciel  par  les  lèvres 
du  vieillard.  Il  se  précipita  tout  en  larmes  aux 
pieds  de  l'enfant,  aux  pieds  du  pacha,  aux  nô- 
tres ;  il  était  fou  de  joie  et  baisait  la  poussière 
des  tapis  avec  d'inexprimables  transports.  On  a 
rarement  assisté  à  une  scène  plus  attendrissante 
et  plus  émouvante  que  celle-là.  » 

Quelques  heures  après,  au  moment  où  nous 
appareillions  des  Dardanelles,  nous  jetâmes  un 
dernier  regard  vers  le  palais  du  pacha  et  nous 
vîmes  le  négrillon  qui,  par  l'une  des  fenêtres 
qui  donnent  sur  la  mer,  envoyait  des  baisers 
d'adieu  au  Lycurgue.  Nous  partîmes  pleins  de 
confiance  dans  la  parole  du  vieillard  turc  dont 
le  caractère  nous  avait  pénétré  d'admiration  et 
de  gratitude  et  dont  la  sagesse  et  la  bonté  ve- 
naient de  faire  à  un  malheureux  esclave  une 
destinée  heureuse  :  destinée  qui  peut  devenir 
brillante  si  les  qualités  précoces  de  cet  enfant 
sont  développées  par  une  culture  intelligente  et 
assidue. 


L'INCENDIE  DU  MOURILLON 


On  pourrait  faire  l'histoire  du  port  de  Tou- 
lon par  les  incendies  qui  Font  ravagé.  En  1793, 
les  Anglais  y  brûlèrent  notre  escadre  et  firent 
sauter  nos  poudrières.  Sous  l'Empire,  le  vais- 
seau le  Breslaw  prit  feu  dans  l'arsenal.  Pen- 
dant la  Restauration,  la  frégate  la  Fleur-de- 
Zis,  incendiée  dans  le  port  même,  fut  coulée 
sur  place  pour  préserver  les  navires  qui  Tavoi- 
sinaient.  Les  coqueries  de  la  poix  furent  consu- 
mées en  moins  d'une  nuit.  En  1829,  le  vaisseau 
de  second  rang  le  Sceptre  brûla,  cinq  jours 
consécutifs,  au  milieu  de  la  rade,  où  l'on  avait 
vi  14 


—  210  — 

eu  à  peine  le  temps  de  le  remorquer.  En  1836r 
le  trois-ponts  le  Trocadéro  fut  dévoré  dans  le 
bassin,  au  moment  où  on  procédait  à  sa  toi- 
lette de  départ  pour  son  premier  voyage.  En 
1840,  les  chantiers  d'artifices  de  la  marine 
sautèrent  avec  un  fracas  épouvantable.  L'in- 
cendie des  hangars  du  Mourillon  a  servi  d'épi- 
logue à  cette  série  de  désastres. 

Le  2  août  1845,  à  onze  heures  et  demie  du 
matin,  le  canon  se  fit  entendre.  On  crut  que 
l'escadre  de  la  Méditerranée,  à  l'ancre  depuis 
plusieurs  jours  aux  iles  d'Hyères,  profitant  de 
la  brise  d'est  qui  soufflait  grand  frais,  venait 
reprendre  son  mouillage  en  rade.  La  ville  était 
en  fête  et  de  chaque  fenêtre  on  se  renvoyait  la 
bonne  nouvelle  :  «  l'escadre  arrive  !  » 

Mais  à  peine  le  canon,  qui  n'a  qu'une  seule 
et  même  voix  pour  l'alarme  comme  pour  l'al- 
légresse, eût-il  fini  de  retentir,  que  les  cloches 
de  la  ville  et  celles  de  la  marine  entonnèrent  le 
tocsin  à  toutes  volées  et  qu'un  immense  nuage 
de  fumée  noire  s'étendit  de  l'est  à  l'ouest, 
comme  un  rideau  de  ténèbres  tiré  entre  le  so- 
leil et  la  cité. 

h  Le  feu  dans  l'arsenal  !  le  feu  dans  Tarse- 


—  211  — 

nal  î  o  Et  ce  cri  qui,  dans  les  ports  de  guerre, 
éveille  tout  de  suite  une  idée  de  destruction  et 
de  mort,  courut  de  bouche  en  bouche,  d'une 
extrémité  à  l'autre  de  la  ville. 

La  population  tout  entière  escalada  les  toi- 
tures pour  voir  où  était  le  danger.  C'était  au 
Mourillon,  le  grand  annexe  de  l'arsenal. 

Chose  inouïe  !  en  moins  de  dix  minutes  le 
feu  s'était  développé  sur  une  longueur  de  plus 
de  200  mètres.  Les  flammes  dépassaient  déjà  les 
plus  hautes  maisons  et  l'on  voyait ,  à  travers 
la  fumée,  voltiger  d'énormes  tisons  qui  mena- 
çaient les  vaisseaux  en  commission  de  rade, 
mouillés  devant  le  Mourillon.  A  midi,  l'incen- 
die avait  envahi  une  étendue  de  500  mètres. 
Le  vent,  s'engouffrant  par  l'ouverture  orientale 
des  hangars,  précipitait  l'incendie  vers  l'extré- 
mité opposée,  entre  une  toiture  en  charpente 
et  deux  rangs  d'arcades  fermées  par  des  palis- 
sades de  bois. 

Alors  un  spectacle  effrayant  se  présenta  aux 
regards  de  tous.  Les  piles  de  bois  de  construc- 
tion, embrasées  en  même  temps  sur  plusieurs 
points,  ressemblaient  à  des  pyramides  titanes- 
ques  bâties  avec  des  laves  en  fusion.  On  voyait 


—  212  — 

s'écrouler  tout  d'un  coup  et  s'abîmer  dans  la 
fournaise  des  sections  de  charpente  de  cent 
mètres  de  longueur.  La  crépitation  des  flam- 
mes et  le  fracas  des  écroulements  s'entendaient 
de  la  ville  et  y  répandaient  une  stupeur  géné- 
rale. 

Mais  le  courage  allait  s'élever  aux  propor- 
tions du  danger. 

Les  vaisseaux  avaient  déjà  chassé  sur  leurs 
ancres  et  s'étaient  hâlés  au  large  pour  s'abriter. 
Les  deux  bagnes  flottants  le  Nestor  et  YAlgé- 
siras,  auxquels  personne  n'avait  songé  d'abord 
et  dont  la  toiture  en  planches  était  déjà  calci- 
née, venaient  d'être  sauvés.  Les  autorités  civi- 
les, maritimes  et  militaires,  les  6,000  ouvriers 
du  port,  les  marins  de  la  rade,  les  sapeurs  du 
génie,  l'infanterie  de  marine,  l'infanterie  de 
ligne  et  toute  la  population  ouvrière  de  la  cité 
s'étaient  portés  sur  le  lieu  de  la  catastrophe. 

Que  pouvaient  cependant  toutes  les  forces 
et  tous  les  dévoûments  humains  contre  la  vio- 
lence et  la  rapidité  d'un  tel  fléau  ? 

La  crainte  que  le  vent  ne  changeât  jetait  sur- 
tout l'effroi  dans  le  faubourg  populeux  du  Mou- 
rillon.  Si,  en   effet,  au  lieu  du  vent  d'est,  qui 


—  213  — 

est  une  exception  sur  notre  rade  en  cette  sai- 
son ,  le  mistral  qui  règne  ordinairement  eût 
soufflé  ce  jour-là,  ce  beau  faubourg  et  la  nou- 
velle caserne  de  l'infanterie  étaient  irrévoca- 
ment  perdus.  La  poudrière  de  La  Malgue  ris- 
quait de  sauter.  Depuis  midi  jusqu'à  la  nuit,  les 
malheureux  habitants  du  faubourg,  ne  pouvant 
résister  à  l'atroce  chaleur  qui  brisait  leurs  vitres 
et  lézardait  leurs  maisons,  déménageaient  à  la 
hâte  et  c'était  pitié  de  les  voir  entasser  pêle- 
mêle  dans  les  champs  leurs  hardes  et  les  ber- 
ceaux de  leurs  enfants. 

A  deux  heures,  on  mura  les  ouvertures  de  la 
poudrière  La  Malgue,  et  le  transport  des  pou- 
dres se  fit  avec  un  ordre  et  une  précision  qui 
n'avaient  malheureusement  pas  présidé  aux 
premiers  secours. 

Il  y  avait  quelque  chose  de  sublime  dans  le 
dévoûment  des  ouvriers  du  port.  Ils  couraient 
au  brasier  comme  à  une  fête,  s'élançaient  jus- 
que dans  les  flammes  pour  leur  disputer  des 
poutres  à  demi  embrasées  et  les  précipiter  à 
la  mer.  Ils  avaient  la  conscience  en  ce  moment 
de  ce  que  peut  et  vaut  le  peuple  aux  jours  des 
grands  périls.  Ils  savaient  ce  que  valent  l'abné- 


—  214  — 

gation,  le  courage  indompté  des  hommes  de  la 
forte  race,  à  qui  les  écrivains  officiels  escamo- 
tent tant  de  fois  la  gloire  du  succès  au  profit 
des  chefs,  en  leur  laissant  à  eux  celle  des  bles- 
sures et  des  larmes. 

A  trois  heures,  le  feu  était  à  peu  près  cir- 
conscrit. Le  cadre  où  il  devait  s'éteindre  était 
tracé.  En  ce  moment,  il  occupait  600  mètres  de 
longueur  sur  à  peu  près  100  de  large  :  60,000 
mètres  carrés  de  superficie! 

Les  efforts  des  pompes  s'étaient  concentrés 
sur  l'extrémité  ouest  des  hangars  séparés  seu- 
lement par  un  espace  de  12  mètres  du  magni- 
fique atelier  de  la  scierie  mécanique.  Il  fallait 
sauver  à  tout  prix  cet  établissement  qui ,  du 
reste,  devait  servir  de  barrière  contre  le  vol- 
can aux  cinq  vaissseaux  en  construction,  assis 
sur  leur  cales  couvertes  dans  les  chantiers  im- 
médiatement voisins.  Et  on  le  sauva  malgré 
l'atmosphère  incandescente  et  les  colonnes  de 
flamme  que  le  vent  plaquait  contre  sa  façade 
inondée  par  les  pompes. 

Puis  la  nuit  vint.  Les  ténèbres  firent  ressortir 
davantage  encore  l'horreur  de  cet  immense  em- 
brasement. Les  montagnes  du  Faron  et  de  La 


—  215  - 

Malgue,  le  ciel  et  la  rade  étaient  empourprés 
par  les  lueurs  du  brasier.  A  six  lieues  de  Tou- 
lon, on  apercevait  encore  sous  le  ciel  cette 
•clarté  inusitée.  Nul  ne  pourrait  raconter  la  si- 
lencieuse terreur  qu'inspirait  ce  tableau. 

Vers  minuit ,  on  était  tout-à-fait  maître  du 
feu.  La  frégate  à  vapeur  de  540  chevaux,  le 
Descartes,  qui  avait  reçu  Tordre  d'aller  cher- 
cher aux  iles  d'Hyères,  1,9-00  hommes  de  l'es- 
cadre de  l'amiral  Parccval,  vint  mouiller  en 
petite  rade  et  débarqua  ses  renforts.  On  rem- 
plaça les  corvées  de  garde  qui  mouraient  de  fa- 
tigue et  de  faim  et  le  service  de  nuit  fut  orga- 
nisé. Nuit  lugubre  que  personne  ne  passa  dans 
son  lit  !  De  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  des 
jaillissements  lumineux,  de  soudaines  explosions 
éclairaient  les  points  restés  dans  l'ombre,  puis 
retombaient  avec  de  sinistres  craquements  en- 
tre les  pyramides  de  braise  que  formaient  les 
poutres  restées  debout,  en  s'enfonçant  d'aplomb 
dans  les  cendres.  Et  l'on  n'entendait  plus,  sous 
ce  ciel  illuminé  comme  par  une  aurore  boréale, 
que  les  porte-voix  des  chefs  encourageant  les 
travailleurs,  le  bruit  sourd  des  pompes  qui  n'a- 
vaient cessé  de  fonctionner  depuis  le  matin,  la 


—  216  — 

crépitation  des  flammes  ou  les  plaintes  déchi- 
rantes des  blessés  que  Ton  emportait  aux  am- 
bulances. 

Le  lendemain  matin,  au  jour,  il  ne  restait 
plus  de  ces  riches  approvisionnements  de  bois 
qu'un  effroyable  amas  de  laves,  de  scories,  de 
cendres  et  de  charbon;  de  ces  arcades  sans 
nombre  qu'un  tas  de  décombres  fumants  et 
quelques  piliers  en  ruines  qui  donnaient  à  la 
scène  un  peu  de  l'aspect  infernal  du  grand  ta- 
bleau de  Robert-le-Diable.  Les  pierres  de  taillé 
même  s'étaient  pulvérisées  sous  l'action  du  feu. 
Les  fers  s'étaient  fondus,  et  l'on  abattait  les 
arches  restées  debout,  à  l'aide  de  palans,  afin 
d'étouffer  entièrement  le  brasier,  dont  un  coup 
de  vent  pouvait  porter  au  loin  les  dernières 
étincelles. 

La  perte  qui  résulta  de  cet  incendie  fut  irré- 
parable pour  la  marine.  L'évaluation  la  plus 
digne  de  foi  a  porté  à  30  millions  ce  qui*  fut 
consumé  là  en  douze  heures.  Les  flammes  dé- 
vorèrent un  hangar  rempli  de  merrains  et  de 
douelles  ;  un  autre  hangar  rempli  d'avirons  et 
de  barres  de  cabestans,  un  autre  rempli  de 
baux  et  de  varangues  ;  un  autre  rempli  de  gour- 


—  217  — 

nables  œuvrées,  ces  chevilles  précieuses  à  l'aide 
desquelles  on  relie  les  bordages  des  vaisseaux  ; 
une  pile  énorme  de  bois  de  ga}*ac  ;  deux  autres 
piles  de  chênes  et  d'ormes  ;  une  autre  de 
noyers  ;  une  autre  de  bordages  en  bois  du  nord, 
de  Riga,  et  de  planches  de  Suède.  La  perte 
la  plus  regrettable  fut  celle  des  courbants 
et  des  bois  de  couronnement  devenus  si  rares 
et  si  indispensables  à  l'architecture  navale. 
1.500  caisses  à  eau,  en  fonte,  qui  se  trouvaient 
dans  le  voisinage  des  hangars  furent  égale- 
ment détruites. 

Le  nombre  des  blessés,  d'après  le  registre 
des  ambulances,  consulté  le  lendemain  à  neuf 
heures  du  matin,  s'éleva  à  80.  On  eut  à  citer 
des  traits  admirables  de  bravoure  et  de  dé- 
voûment.  On  vit,  par  exemple,  au  début  de 
l'incendie,  des  condamnés  briser  leurs  fers  qui 
les  gênaient,  les  porter  à  la  gendarmerie  et, 
de  là,  s'élancer  aux  postes  les  plus  périlleux. 
On  en  vit  d'autres  rester  pendant  trois  heures 
presque  tout  nus ,  devant  cet  enfer  qui  les  cal- 
cinait vivants  et  dont  la  chaleur  suffoquait 
même  les  marins  à  bord  des  navires,  au  milieu 
de  la  rade. 


—  218  — 

^Cct  incendie,  au  sujet  duquel  tant  de  bruits 
mystérieux  ont  circulé,  ne  put  être  attribué 
qu'à  un  crime. 

Le  feu  prit  à  dix  endroits  à  la  fois,  et  il  est 
probable  que,  s'il  n'avait  pas  couvé  depuis  plu- 
sieurs jours,  il  n'eût  pas  éclaté  avec  une  vio- 
lence et  une  soudaineté  pareilles.  —  On  trouva 
dans  l'atelier  de  la  scierie  mécanique,  à  deux 
pieds  au-dessous  du  sol,  une  mèche  soufrée, 
roulée  autour  d'un  bâton  comme  une  sorte  de 
caducée,  et  placée  sous  un  baril  de  goudron. 
Au-dessus  du  baril ,  des  branches  résineuses 
étaient  disposées  en  forme  de  grille,  et  le  tout 
était  recouvert  de  gournables.  Au  moment  où 
le  cratère  éclata,  la  sentinelle  commise  à  la 
garde  des  cinq  vaisseaux  de  ligne  en  construc- 
tion sur  les  chantiers  voisins,  vit  un  galérien  se 
glisser  furtivement  sous  la  cale  du  Navarin,  et 
sur  le  refus  du  forçat  de  battre  en  retraite, 
elle  le  tua  d'un  coup  de  baïonnette.  Dix  minutes 
après,  on  découvrit  sous  la  cale  de  ce  vaisseau 
une  mèche  soufrée  recouverte  d'une  vareuse, 
espèce  de  chemise  goudronnée  que  les  matelots 
portent  à  la  mer,  pour  se  garantir  de  la  pluie  et 
des  vagues. 


—  219  — 

Tout  a  porté  à  croire  que  les  incendiaires 
furent  les  galériens  employés  aux  travaux  du 
Mourillon.  L'incendie  a-t-il  été  le  résultat  d'une 
vengeance  particulière?  Les  forçats  n'ont-ils 
été  que  l'instrument?  L'impulsion  est-elle  par- 
tie d'ailleurs  ?  Ce  soupçon  a  pris  plus  tard  une 
grande  consistance  devant  le  résultat  négatif  de 
l'enquête  qui  fut  faite  après  l'incendie  et  s'est 
transformé  en  certitude  dans  l'esprit  de  la  po- 
pulation justement  effrayée. 

Pour  nous  personnellement,  si  quelque  chose 
a  pu  nous  étonner  dans  cette  terrible  catas- 
trophe, c'est  qu'elle  ne  soit  pas  arrivée  plus  tôt 
et  qu'elle  ne  se  soit  pas  renouvelée  depuis.  J'ai 
vu,  pour  ma  part,  de  mes  propres  yeux  vu,  à 
diverses  reprises,  des  condamnés  fumer  sur  des 
piles  de  bois  pendant  que  leur  garde,  abruti  ou 
distrait,  se  promenait  à  l'écart.  Et  chacun  sait 
qu'un  forçat  surpris  à  fumer  par  un  garde  ou 
par  une  ronde,  ne  se  fera ,  pour  éviter  la  bas- 
tonnade dont  cette  contravention  est  punie,  au- 
cun scrupule  de  cacher  son  cigare  tout  embrasé 
sous  un  tas  de  bois  ,  au  risque  d'incendier  le 
le  port. 

Nous  avons    longtemps  supplié  le  gouverne- 


—  220  - 

ment  d'éloigner  les  forçats  de  tous  les  chantiers 
où  ils  peuvent  compromettre  le  salut  d'une 
ville  comme  la  nôtre  et  d'un  arsenal  qui  compte 
parmi  les  richesses  de  la  patrie.  Notre  voix  a 
été  enfin  à  demi  entendue,  mais  il  a  fallu  qu'un 
désastre  irréparable  vînt  confirmer  nos  crain- 
tes. La  leçon  a  été  coûteuse  et  terrible.  Dieu 
veuille  qu'elle  nous  soit  profitable  à  l'avenir. 


FÊTES   POPULAIRES   DU    MIDI 


NOËL 


L'origine  de  la  Noël  remonte  évidemment 
aux  premiers  temps  du  christianisme,  lorsque 
la  foi  de  nos  pères  voulut  éterniser,  par  des 
fêtes  anniversaires ,  les  grands  événements 
évangéliques. 

Les  populations  méridionales  célèbrent  la 
naissance  du  Messie  depuis  bientôt  vingt  siècles, 
à  travers  les  phases  d'hérésie  et  de  doute  qui 
ont  bouleversé  le  monde.  Et  cependant,  comme 
le  passé  déteint  toujours  sur  le  présent  !  Ces 


—  222  — 

réjouissances  chrétiennes  débutent  par  une  ré- 
miniscence toute  païenne  que  l'Eglise  de  Saint  - 
Pierre  n'a  jamais  pu  extirper  de  nos  mœurs. 
La  fête  commence  le  24  décembre,  à  sept  heu- 
res du  soir.  Cette  soirée,  d'après  les  rites  de 
l'Eglise ,  doit  être  entièrement  consacrée  au 
jeûne  et  aux  prières.  Eh  bien  !  nos  pères  l'ont 
baptisée  :  ce  le  soir  du  gros  souper.  » 

Je  n'ai  jamais  cherché  à  me  rendre  compte 
si  l'on  est  mieux  disposé  à  jouir  d'une  fête  après 
un  jour  de  bombance  qu'après  un  jour  de  mor- 
tification et  d'abstinence.  Ce  que  je  puis  affir- 
mer, c'est  que ,  sans  être  précisément  païens, 
les  Provençaux  ont  de  tout  temps,  et  aujour- 
d'hui plus  que  jamais,  donné  en  cette  circons- 
tance raison  à  l'usage  contre  la  religion. 

Mais  voici  qu'on  dresse  la  table  devant  le 
foyer  où  pétille,  couronné  de  lauriers,  le  cari- 
gnié,  vieux  tronc  d'olivier  séché  et  conservé 
avec  amour  pendant  toute  l'année  pour  la  tri- 
ple solennité  de  Noël.  L'aïeule,  dans  un  coin 
de  la  cheminée,  découpe  des  festons  de  papier 
blanc  pour  en  faire  des  collerettes  aux  bougies 
qui,  ce  soir-là  seulement,  remplacent  la  lampe 
économique  où  brûle  le  jus  d'olive.  Les  petits 


—  223  - 

enfants  battent  des  mains  à  la  vue  du  nougat 
rouge,  des  oranges  rangées  en  pyramide  dans 
des  assiettes  blanches,  et  des  sveltes  fioles  de 
vin  cuit  dont  le  village  de  Roquevaire,  sur  la 
route  d'Aix  ,  approvisionne  toute  la  Provence. 
L'heure  du  souper  arrive. 

Mais  avant  de  passer  à  table,  nous  n'en 
avons  pas  fini  aves  les  accrocs  à  l'orthodoxie. 
Voici  encore  une  coutume  qui  sent  terrible- 
ment l'idolâtrie  :  c'est  la  bénédiction  du  feu. 
Le  plus  jeune  enfant  de  la  famille  s'agenouille 
devant  le  feu  et  le  supplie,  sous  la  dictée  pa- 
ternelle, de  bien  réchauffer,  pendant  tout  l'hi- 
ver, les  pieds  frileux  des  petits  orphelins  et  des 
vieillards  infirmes  ;  de  répandre  sa  clarté  et  sa 
chaleur  dans  toutes  les  mansardes  et  de  ne 
jamais  dévorer  l'éteule  du  pauvre  laboureur  ni 
le  navire  qui  berce  le  matelot  sur  les  mers 
lointaines.  Puis  il  bénit  le  feu,  c'est-à-dire 
qu'il  l'arrose  d'une  libation  de  vin  cuit,  à  la- 
quelle le  carignié  répond  par  des  joyeuses  cré- 
pitations. 

A  table  !  à  table  ! 

Et  voici  le  mets  indigène,  composé  d'une 
énorme    morue    frite ,   arrangée   avec  du   vin 


—  224  — 

rouge  et  des  câpres,  qui  fume  sur  un  trépied 
de  laurier  et  qui  disparaît  bien  vite  sous  les 
assauts  simultanés  des  robustes  appétits  de  la 
famille. 

Lorsque  les  oranges  des  Baléares,  les  pom- 
mes de  Savone  et  de  Naples,  les  dattes  d'Alger, 
le  nougat  rustique  des  villages,  lorsque  toutes 
ces  carènes,  qui  n'apparaissent  qu'une  fois  l'an- 
née sur  la  table  du  pauvre,  sont  consommées, 
on  se  réunit  en  cercle  autour  du  carignié.  On 
y  chante  des  noëls  jusqu'à  minuit,  heure  à  la- 
quelle on  se  rend  à  la  première  messe, 

La  nuit  du  24  au  25  est  la  véritable  fête  pour 
tous.  Les  boulangers  sont  dispensés  de  tout 
travail  et  c'est  la  seule  nuit  de  l'année  qu'il 
leur  soit  permis  de  passer  loin  du  pétrin.  Il  est 
vrai  qu'ils  payent  cette  vacance  nocturne  par  un 
surcroit  de  travaux  les  nuits  précédentes.  C'est 
aussi  pendant  cette  unique  nuit  que  les  indi- 
gents sont  autorisés  à  mendier  publiquement 
en  chantant  des  cantiques,  bien  que  des  hom- 
mes dévoués  aient  fait  pour  eux  une  quête  gé- 
nérale à  domicile  quelques  jours  avant  la  Noël 
et  que,  la  veille,  la  municipalité  ait  fait  distri- 
buer des  bons  de  pain  et  de  viande  à  quiconque 


—  225  — 

s'est  présenté  pour  en  demander.  Les  enfants 
partagent  aux  pauvres  les  libéralités  de  la  fa- 
mille. Us  envoient  par  les  fenêtres  les  aumônes 
qu'on  enveloppe  dans  des  bourses  de  papier 
allumées  par  un  bout  afin  que  les  destinataires 
les  retrouvent  plus  facilement  dans  la  rue. 
.  Tout-à-1'heure  on  apprenait  la  prière  aux 
enfants  :  maintenant  on  leur  apprend  la  charité. 
Décidément  on  a  bien  raison  de  tonner  du  haut 
des  chaires  contre  la  perversité  et  l'immora- 
lité du  siècle  ! 

Le  lendemain,  25 ,  chacun  s'endimanche  de 
bonne  heure,  car  les  promenades  regorgeront 
dans  la  journée  d'éblouissantes  toilettes.  Les 
paysans  viendront  visiter  les  villes,  et  leur  cos- 
tume pittoresque  leur  attirera  des  regards  dont 
ils  seront  longtemps  fiers.  C'est  une  belle  occa- 
sion de  briller,  jeunes  filles  !  Rien  ne  dispose 
mieux  le  cœur  des  jeunes  hommes  à  la  perspec- 
tive du  bonheur  dans  l'amour,  que  vos  blondes 
théories  déroulées,  par  un  jour  de  fête ,  aux 
tièdes  rayons  d'un  soleil  d'hiver. 

Et  si   le    soleil  s'avise   d'être  maussade   ce 
jour-là;   s'il  pleut  derrière  les  nuages  gris;  si 
décembre  secoue  sa  chevelure  de  frimas  sur 
vi  15 


—  226  — 

les  promenades  désertes,  n'imaginez  pas  que  la 
tristesse  va  descendre  sur  tous  ces  fronts  rayon- 
nants naguère.  Non,  car  il  fait  bon  devant  le 
curignié  par  le  mauvais  temps.  La  causerie  a 
bien  ses  charmes  intimes  sous  le  toit  paré  de 
rameaux  d'oliviers,  de  lauriers  et  d'orangers> 
Et  puis,  on  se  console  en  songeant  qu'aux  fêtes 
de  Pâques,  les  promenades  seront  plus  belles  et 
plus  animées  par  le  retour  des  fleurs  et  du 
printemps  ;  car  un  proverbe  provençal  qui  n'a 
jamais  menti,  dit-on,  ce  qui  est  très-rare  pour 
un  proverbe,  assure  que  : 

Qui  passe  Noël  au  feu 
Passera  Pâques  au  jeu. 

Le  soir  du  grand  jour  est  arrivé.  Toute  la 
famille  est  réunie  autour  de  la  table.  Les  en- 
fants ont,  par  exception,  la  permission  de  por- 
ter la  main  à  tous  les  plats  et  de  manger  à  dis- 
crétion. Et  vous  pensez  s'ils  en  profitent!  Cette 
fois,  ce  n'est  plus  le  poisson  salé  que  la  Hol- 
lande nous  expédie,  qui  fume  à  la  place  d'hon- 
neur dans  un  cadre  de  carènes.  C'est  la  dinde 
classique,  nourrie  des  épaûtres  de  nos  champs. 


—  227  — 

En  voyant  sur  la  table  cette  reine  des  basses- 
cours,  dont  la  braise  a  doré  Tépiderme,  ne 
croyez  pas  que  vous  assistez  à  un  noël  de  bour- 
geois. Oh  non  !  Depuis  le  grand  négociant  à  qui 
d'heureuses  spéculations  font  rêver  le  grade  fi- 
nancier de  millionnaire,  jusqu'au  paysan  qui 
déjeûne  dans  un  sillon  avec  du  pain  bis,  une 
gousse  d'ail  et  de  l'eau  ,  chacun  ce  soir- là 
mange  la  dinde.  La  dinde  de  Noël  n'est  pas  une 
dérision  comme  la  dominicale  poule  au  pot 
d'Henri  IV.  Il  est  impossible  de  vous  dire  com- 
bien de  privations  les  pauvres  travailleurs  s'im- 
posent pour  arriver  à  économiser  le  prix  de  la 
dinde.  Les  femmes  du  peuple,  à  Marseille  sur- 
tout ,  sont  tellement  convaincues  que  l'absence 
de  cette  pièce  serait  une  calamité  que  souvent, 
pour  se  la  procurer,  elles  engagent  au  Mont-de- 
Piété  leurs  bijoux  de  famille  et,  à  défaut  de  bi- 
joux, jusqu'aux  couvertures  de  leur  lit.  Et  il 
faut  avoir  beaucoup  de  courage,  je  vous  assure, 
pour  se  résoudre  à  se  défaire  de  cet  objet  si 
indispensable  pendant  l'hiver,  même  en  Pro- 
vence. 

Le  26,  on  se  réunit  pour  achever  les  restes 
du  festin  et  comme  ces  sortes  de  ruines  n'ms- 


—  228  - 

pirent  communément  aucune  mélancolie,  les 
danses  et  les  jeux  nationaux  clôturent  la  jour- 
née. 

C'est  le  soir  du  26  qu'on  mange  le  pain  de 
St-Etienne,  surmonté  du  laurier  qui  couronna 
son  parrain  martyr,  Ce  pain  affecte  la  forme 
d'une  gourde  et  on  attribue  à  ses  débris,  qu'on 
garde  religieusement,  dans  les  campagnes  sur- 
tout, une  foule  de  vertus  à  la  fois  merveilleuses 
et  burlesques  :  comme  celles,  par  exemple,  de 
préserver  les  ânes  de  la  colique  et  les  chiens 
de  l'hydrophobie. 

C'est  aussi  le  soir  du  26  qu'a  lieu  l'inaugu- 
ration des  crèches,  ces  petits  théâtres  d'auto- 
mates où  l'on  représente  la  naissance  de  Jésus, 
On  jouit  de  ces  représentations,  égayées  par  les 
anachronismes  les  plus  drôles  qu'on  puisse 
imaginer,  moyennant  l'équivalent  de  l'intaris- 
sable fortune  du  Juif-Errant.  C'est  là  que  se 
chantent  ces  noëls  où,  comme  l'a  dit  M.  Orto- 
lan, les  anges  parlent  toujours  en  français  et  les 
bergers  en  patois  provençal.  Ces  chants  popu- 
laires fourmillent  de  saillies  naïves,  de  lazzis 
spirituels  et  d'éclairs  de  philosophie  dont  on 
reste  longtemps  frappé.  Je  ne  puis  guère  les 


—  229  — 

traduire  car  le  génie  de  cette  langue  qui,  avec 
un  peu  plus  de  bonheur,  serait  devenue  celle 
de  la  France  entière,  s'évapore  dès  qu'on  le 
sort  de  son  atmosphère.  Je  citerai  un  seul 
trait  qui  m'étonna  par  sa  simplicité  et  sa  pro- 
fondeur. 

Un  ange  annonce,  en  français  assez  équivoque, 
la  naissance  du  Messie  aux  bergers.  Il  semble 
que  le  poète  provençal,  qui  met  des  vers  fran- 
çais dans  une  bouche  divine,  ait  voulu  se  ven- 
ger de  la  suprématie  qu'il  est  obligé  d'accorder 
ainsi  à  la  langue  nationale  en  la  déchirant  im- 
pitoyablement. Les  pâtres,  qu'on  réveille  en 
sursaut  pendant  la  bienheureuse  période  du 
premier  sommeil,  se  lèvent  de  fort  mauvaise 
humeur  :  a  Passe  ton  chemin,  beau  fils  de  riche, 
disent-ils.  On  voit  bien  que  tu  as  dormi  jusqu'à 
la  douzième  heure  du  jour  et  que  tu  es  de  ceux 
qui  mangent  le  pain  sans  savoir  ce  qu'il  coûte.  * 

Mais  l'ange  n'en  chante  que  plus  fort  : 

Un  Dieu  vient  de  naître, 
Bergers,  levez-vous,  etc. 

Et  les  bergers  qui  finissent,  à  force  de  se  frot- 


--  230  — 

ter  les  yeux,  par  reconnaître  le  messager  divin 
à  l'auréole  d'étoiles  qui  ceint  son  front,  se  pros- 
ternent devant  lui  et  se  mettent  en  route  pour 
l'étable  de  Bethléem. 

Alors  apparaît  un  vieillard  frondeur  et  scep- 
tique, (il  paraît  qu'il  y  a  toujours  eu  de  ces 
vieillards-là,)  qui,  réveillé  par  les  chants  pieux 
de  la  caravane  défilant  chargée  de  langes  et 
de  cadeaux  pour  le  nouveau-né,  reproche  aux 
pâtres  de  sacrifier  ainsi  les  douces  voluptés  du 
sommeil  pour  courir  après  des  chimères,  &  Jouis- 
sez de  l'heure  qui  passe,  »  dit-il; 

«  La  jeunesse  est  une  espérance 
*  Et  la  vieillesse  est  un  regret.  » 

Qui  donc  a  défini  la  vie  avec  plus  de  vérité 
et  de  concision  que  ce  refrain  d'une  chanson 
inconnue  ? 

Pour  voir  une  crèche  dans  tous  ses  détails, 
il  n'y  faut  aller  qu'après  le  six  janvier.  La  cir- 
concision n'a  lieu  que  le  premier  de  l'an,  et  les 
Mages  n'apparaissent  sur  la  scène  avec  leurs 
manteaux  de  soie  mouchetés  de  paillettes  d'or, 
leurs  domestiques  nègres  et  leurs  dromadaires 


—  231  — 

<le  carton,  que  le  six  janvier.  On  met  réguliè- 
rement les  plus  remarquables  morceaux  de 
chant  dans  la  bouche  des  Rois-,  car  le  peuple 
qui  porte,  à  son  insu,  la  poésie  dans  ses  en- 
trailles, la  croit  encore  réfugiée,  comme  au 
temps  de  Salomon  et  de  David,  dans  les  palais 
royaux.  Le  grand  Frédéric  et  le  cardinal-mi- 
nistre qui  écrivit  Miraync,  ne  se  doutaient  cer- 
tes pas  qu'ils  avaient  des  admirateurs  nés  sur 
les  bords  de  la  Méditerranée. 

Du  reste,  chaque  année,  les  fêtes  de  la  Noël 
inspirent  sur  la  naissance  de  Jésus  et  sur  son 
adoration  par  les  Rois  d'Orient,  de  nouveaux 
chants  populaires  qui  sont  répétés  par  toutes 
les  voix.  D'où  viennent-ils,  qui  les  a  composés? 
Leur  origine  est  un  mystère.  Ils  sont  éclos  à  la 
chaleur  bienfaisante  du  carignié  et  de  là, 
comme  des  oiseaux  impatients  de  battre  des 
ailes  et  dont  la  mère  insoucieuse  a  disparu,  ils 
ont  pris  leur  essor  à  travers  champs.  Qu'on 
dise,  après  cela  que  la  poésie  des  troubadours 
est  morte  !  Il  n'y  a,  pour  la  retrouver  jeune  et 
vivante,  comme  au  temps  des  Bertrand  de  Ven- 
tadour  et  des  Bertrand  de  Borhn,  qu'à  la  cher- 
cher au  foyer  provençal  où  son  culte  ne  s'est  ja- 


—  232  — 

mais  éteint,  C'est  comme  si  Ton  disait  que  la 
violette  n'existe  pas,  parce  qu'elle  cache  son 
parfum  dans  des  sanctuaires  d'ombre  et  de  si- 
lence. 

J'ai  longtemps  joui  de  ces  fêtes  comme  on 
jouit  d'une  chose  acquise,  c'est-à-dire  sans  en 
apprécier  le  charme  ni  la  portée.  Je  les  com- 
prends maintenant  et  je  suis  sûr  que  cette  très 
imparfaite  esquisse  sera  lue  avec  plaisir  par 
mes  compatriotes,  car  elle  donne  au  moins  une 
idée  de  cette  triple  solennité  de  Noël  qui  res- 
serre dans  les  familles  les  liens  bénis  de  la  poé- 
sie, de  la  religion  et  de  l'amour. 


fefco) 


SILOUETTE  LE    GABIER 


Parmi  les  innombrables physiologics  dont  on 
a  récemment  encombré  la  librairie,  on  a  né- 
gligé la  plus  originale,  celle  qui  présentait  le 
plus  de  titres  à  être  observée,  celle  qui  aurait 
été  accueillie  peut-être  avec  le  plus  d'intérêt. 

C'est  la  physiologie  du  matelot. 

A  quelles  vicissitudes  le  matelot  n'est-il  pas 
exposé? 

Il  faut,  pour  s'en  rendre  compte,  avoir, 
comme  lui,  exploré  l'Océan  dans  son  immen- 
sité; défendu  à  chaque  heure  sa  vie  contre  les 
récifs  et  les  ouragans,  dans  des  luttes  qui  blan- 


—  234  — 

chissent  les  cheveux  avant  trente  ans  ;  il  faut 
avoir  comme  lui  naufragé  à  l'entrée  du  port, 
esquivé  la  pointe  des  éclairs,  bravé  la  soif,  la 
faim,  l'insomnie,  la  misère,  la  vermine  et  les 
épidémies  ;  soutenu  des  semaines  entières  l'é- 
pouvantable choc  des  lames,  canonné  les  vais- 
seaux ennemis  et  les  trombes  monstrueuses  ; 
opposé  un  front  d'airain  à  la  rafale  qui  bou- 
cane la  peau  et  met  à  tout  instant  la  vie  en 
question. 

Aussi  le  matelot  est-il  un  être  à  part.  Il  n'a 
qu'un  désir,  qu'une  pensée  :  la  terre  !  La  terre 
est  pour  lui  le  paradis  qu'il  rêve  à  travers 
l'Océan,  où  son  œil  n'aperçoit  que  le  ciel  et 
l'eau.  Et  pourtant,  il  y  meurt  d'ennui  après  y 
avoir  dépensé,  en  trois  jours,  l'or  qu'il  a  forcé- 
ment épargné  par  des  privations  de  tout  genre 
dans  une  campagne  de  trois  ans. 

Il  y  a  un  mot  qui  n'existe  pas  et  que  je  vou- 
drais inventer  pour  exprimer  la  joie  qu'éprouve 
le  marin  lorsque,  des  profondeurs  de  l'horizon, 
il  salue  les  montagnes  natales  après  une  longue 
absence.  J'ai  souvent  assisté  au  débarquement 
des  marins.  Il  y  a  dans  leur  voix,  dans  leurs 
yeux,  dans  leurs  gestes,  dans  tout  leur  être  un 


—  235— 

sentiment  de  bonheur,  un  élan  de  folle  joie,  des 
transports  d'ivresse  qu'eux  seuls,  je  crois,  peu- 
vent comprendre  et  ressentir  à  ce  degré. 

Au  point  où  le  débarquement  s'opère,  il  s'é- 
lève un  nuage  de  tabac  que  je  défie  au  mistral  le 
plus  obstiné  de  dissiper.  Là,  les  matelots  se  ba- 
lancent, se  heurtent,  s'entre-choquent  et  crient 
comme  les  vagues  :  c'est  la  mer  personnifiée, 
c'est  une  houle  humaine  qu'agite,  bouleverse  et 
électrise  la  tempête  de  la  joie.  Les  liqueurs 
fortes  et  le  délire  bruyant  qu'elles  enfantent, 
bouillonnent  dans  leur  tête  et  dans  leur  poi- 
trine. Ils  marchent  comme  s'ils  allaient  renver- 
ser tout  ce  qu'ils  rencontrent;  ils  ont  tout 
oublié  :  leur  navire  ,  leurs  chefs,  la  discipline, 
leurs  souffrances!  Ils  ne  voient  plus  rien  que  la 
terre  et  ses  plaisirs  sur  lesquels  ils  se  ruent  à 
î'envi. 

C'est  dans  une  de  mes  promenades  du  soir, 
que  j'ai  recueilli  l'histoire  suivante. 

Un  canot  monté  par  un  officier  et  six  mate- 
lots venait  d'accoster  le  quai.  L'officier  se  ren- 
dait au  théâtre.  Il  intima  l'ordre  aux  canotiers 
de  ne  pas  s'éloigner  de  l'embarcation  jusqu'à 
son  retour.  A  dix  heures,  la  chaîne  qui  ferme 


—  236  — 

le  port  s'ouvre  pour  que  les  officiers  puissent 
regagner  le  bord.  La  ville  et  la  rade,  comme 
deux  jeunes  beautés  qui  se  parent  de  diamants 
pour  le  bal  de  la  nuit,  s'illuminaient  de  tous 
côtés  et  les  canotiers,  pour  combattre  l'ennui 
qui  les  assiège  dès  qu'ils  ne  peuvent  plus  dé- 
penser l'activité  inquiète  que  l'air  de  la  mer  in- 
fuse dans  leur  sang,  demandèrent  au  quartier- 
maître  l'histoire  de  leur  camarade  Silouette. 
Il  la  leur  raconta  à  peu  près  ainsi  : 

((  Le  26  septembre  1842,  le  vaisseau  la  Ville- 
de-Marseille,  k  l'ancre  depuis  cinq  mois  dans  la 
rade  de  Toulon,  dérapa  et  appareilla  pour  Rio- 
Janeiro,  où  il  transportait  l'ambassadeur  fran- 
çais, M.  le  baron  de  Langsdorff.  Une  brise  ca- 
rabinée enflait  toutes  ses  voiles.  Le  lendemain 
matin,  à  la  pointe  du  jour,  il  passait  par  le 
travers  de  Mahon,  dessinant  sur  la  Méditer- 
ranée une  immense  courbe  pour  atteindre  Gi- 
braltar et  filant  dix  nœuds  à  l'heure. 

<  Silouette,  excellent  gabier  attaché  à  la  ti- 
monerie, était  occupé  sur  la  dunette  à  dégager 
une  drisse  de  flamme  enchevêtrée  par  une  bouf- 
fée de  vent  dans  la  forêt  de  cordages  du  vais- 


—  237  — 

seau.  Il  tomba  à  la  mer.  Personne  ne  s'en 
aperçut.  Les  vaisseaux  sont  des  villes  mouvan- 
tes dont  la  moitié  des  habitants  ne  connaît  pas 
l'autre.  La  disparition  d'un  homme  n'y  est  sou- 
vent signalée  qu'à  l'appel.  C'est  ce  qui  eut  lieu, 
en  effet.  On  regarda  de  tous  cotés,  les  cimes 
blanches  des  flots  se  montrèrent  seules  aux  re- 
gards consternés  des  camarades  de  Silouette. 
L'acte  de  disparition  et  de  décès  fut  dressé  et 
le  vaisseau  continua  majestueusement  sa  route 
avec  un  gabier  de  moins.  Selon  un  antique 
usage  maritime,  l'équipage  de  la  Ville-de- 
Marseille  délivra  au  marin  mort  un  congé  pour 
l'autre  monde.  Les  marins  qui  disparaissent 
vivants  dans  la  mer  ont  seuls  droit  à  ce  con- 
gé de  l'éternité. 

a  Lorsqu'on  plonge  de  toute  la  hauteur  d'un 
vaisseau,  on  fait  une  visite  forcée  aux  profon- 
deurs de  la  mer.  L'ascension  pour  remonter  à 
la  surface  dure  au  moins  autant  que  la  chute. 
Lorsque  Silouette  respira  l'air  froid  du  golfe  de 
Lyon ,  le  vaisseau  était  déjà  à  plus  de  deux 
cents  mètres  de  lui.  Il  cria;  les  vagues  crièrent 
dix  fois  plus  fort  que  sa  voix  et  la  couvrirent. 
Elles  se  dressèrent  bientôt  entre  le  vaisseau  et 


—  238  — 

lui  comme  des  collines.  Le  vaisseau  disparut 
et  les  cris  du  matelot  se  perdirent  dans  l'im- 
mensité. Lorsqu'il  se  trouvait  dans  l'abîme  que 
la  vague  creuse  en  se  soulevant,  il  ne  voyait 
plus  que  cet  abîme  et  le  ciel.  Lorsque  la  vague 
l'enlevait  sur  sa  croupe,  il  distinguait,  loin, 
bien  loin,  un  groupe  de  montagnes  grises.  C'é- 
tait l'archipel  des  Baléares. 

«  Le  courage  des  marins  est  pareil  à  la  pou- 
dre :  un  éclair  l'embrase.  Cet  éclair,  c'est  le 
danger.  Par  un  hasard  bizarre,  on  peut  dire 
que,  dans  cette  circonstance,  le  courage  de  Si- 
louette  s'alluma  dans  l'eau.  Silouette  était  un 
robuste  nageur.  Il  fit  un  signe  de  croix  et  na- 
gea résolument  vers  les  Baléares. 

Il  nagea  trois  heures  sans  épuiser  ses  forces. 
Pour  connaître  l'heure,  le  marin  n'a  qu'à  inter- 
roger la  hauteur  du  soleil.  A  l'aide  de  cette 
horloge  céleste,  son  œil  exercé  donnera  tou- 
jours des  démentis  formels  aux  chronomètres 
les  plus  infaillibles. 

«  La  terre  semblait  fuir  devant  le  naufragé. 
Il  s'aperçut  avec  désespoir  qu'il  lui  serait  im- 
possible de  l'atteindre.  À  ce  découragement  ter- 
rible, vint  se  joindre  la  crainte  d'être  dévoré 


-    239  — 

par  les  requins  qui  pullulent  dans  ces  parages. 
«  Je  conçois  que  Décius  se  soit  dévoué  au 
gouffre  expiatoire  ;  je  conçois  que  les  trois  cents 
Spartiates  des  Thermopyles  se  soient  dévoués 
avec  certitude  à  la  défaite  et  à  la  mort;  je  con- 
çois tous  les  dévoûments  sublimes  que  l'his- 
toire a  enregistrés  :  ceux  qui  les  ont  accomplis 
avaient  leurs  glorieuses  raisons  pour  agir  com- 
me ils  l'ont  fait.  Mais  se  dévouer  aux  requins 
est,  je  crois,  un  sacrifice  au-dessus  des  forces 
humaines,  parce  qu'il  n'est  profitable  à  per- 
sonne, pas  même  à  la  mémoire  de  la  victime. 
Silouette  aperçut  une  manne  qui  flottait  à  la 
surface  de  l'eau.  Cette  manne  eût  pu  lui  être 
d'un  immense  secours  pour  le  soutenir.  Eh 
bien  !  il  eut  peur  que  quelque  requin  ne  s'en 
fut  coiffé  pour  guetter,  caché  sous  cet  obser- 
vatoire suspect,  l'instant  où,  brisé  de  fatigue, 
le  marin  viendrait  s'y  reposer.  A  l'idée  d'être 
avalé  par  ces  hideuses  gueules,  il  s'éloigna  de 
la  manne  aussi  rapidement  que  ses  forces  le 
lui  permirent.  Les  requins  ne  sont  pas  des  ba- 
leines, pensa-t-il,  et  les  marins  français  ne  sont 
pas  des  Jonas. 

(  Il  était  onze  heures  du  matin.  Depuis  cinq 


—  240  — 

heures,  le  matelot  luttait  contre  la  mort  avec 
une  constance  inouïe.  Le  vent  ne  soufflait  plus 
et  le  soleil  d'automne  dardait  ses  longs  rayons 
de  feu  sur  ces  doux  rivages  de  Minorque  où 
fleurissent  les  orangers,  les  cédrats  et  les  pal- 
miers de  l'Orient. 

«  Silouette  avait  fait  sa  dernière  prière  à  Notre- 
Dame-de-la-Garde,  la  patronne  des  naufragés, 
et  dit  adieu  pour  toujours  à  sa  mère  et  à  sa 
fiancée.  Car  il  devait  se  marier  au  retour  de 
ce  voyage.  Le  vertige  de  la  mort  grondait  déjà 
dans  sa  tête.  En  regardant  pour  la  dernière  fois 
l'horizon,  il  aperçut  un  brick  marchand  qui  cin- 
glait droit  sur  lui. 

«  Depuis  que  les  naufragés  de  la  Méduse 
découvrirent  Y  Argus  qui  venait  les  sauver,  au- 
cun homme  n'avait  plus  ressenti,  comme  Si- 
louette l'éprouva  en  ce  moment,  cette  crainte 
terrible,  cette  espérance  haletante,  cette  joie 
souvent  mortelle  qui  font  battre  le  cœur  jus- 
qu'à le  briser.  Il  cria,  il  cria.  Il  fut  entendu  et, 
en  quelques  instants,  la  chaloupe  du  brick  s'é- 
lança vers  lui  pour  le  recueillir.  Il  cramponna 
par  un  effort  désespéré  sa  main  crispée  sur  le 
bordage  de  la  chaloupe,  où  les  matelots  qui  la 


—  241  — 

montaient  rétendirent  évanoui.  La  Providence 
que  l'homme  heureux  nie  ou  qu'il  appelle  le 
hasard,  venait  d'accomplir  un  miracle  :  Silouette 
était  sauvé. 

«  Le  capitaine  du  brick  voyageait  en  compa- 
gnie de  sa  femme,  belle  espagnole  aux  3  eux 
noirs,  brave  comme  un  corsaire  contre  le  mal 
de  mer  et  la  tempête,  et  joignant  à  l'exquise 
sensibilité  de  la  femme  le  courage  et  la  résolu- 
tion d'un  chirurgien  de  marine.  Une  grande 
dame  de  nos  salons  se  fût  évanouie  à  l'aspect 
de  ce  corps  livide  et  glacé  comme  un  cadavre. 
La  femme  du  capitaine  fit  chauffer  d'épaisses 
couvertures  et  en  enveloppa  Silouette  avec  une 
sollicitude  toute  maternelle.  Sans  cette  femme, 
le  matelot,  bien  que  sauvé  des  flots,  serait  mort 
infailliblement.  Mais  Dieu  n'accomplit  jamais 
un  miracle  sans  l'entremise  d'un  ange. 

«  Trop  de  zèle  faillit  pourtant  changer  l'ange 
en  inquisiteur  ou  plutôt  en  démon  :  c'est  la 
même  chose  si  Ton  considère  que  le  feu  a  été 
pour  Satan  et  pour  Torquemada  le  moyen  le 
plus  usité  de  torture. 

Voyant  que  le  matelot  ne  revenait  pas  à  la 
vie,  la  femme  du  capitaine  crut  devoir,  au  mc- 
vi  16 


—  242  — 

pris  de  l'homœopathie  qu'elle  ne  connaissait 
pas,  chasser  par  un  excès  de  chaleur  le  froid 
mortel  qui  glaçait  dans  ses  veines  le  sang  de 
Silouette.  Elle  fit  donc  chauffer  ses  fers  à  re- 
passer et  les  promena  sur  toute  la  surface  du 
corps  inanimé  du  marin,  absolument  comme 
elle  l'aurait  fait  sur  une  chemise.  L'opération 
fut  longue  et  douloureuse,  mais  ce  remède,  pire 
que  le  mal,  triompha.  A  huit  heures  du  soir, 
Silouette  respira  bruyamment  comme  on  fait 
en  revenant  sur  l'eau  après  avoir  plongé. 

«  Trop  épuisé  pour  ressentir  ses  souffrances 
physiques,  trop  brisé  pour  recouvrer  ses  souve- 
nirs, il  se  laissa  aller  à  cet  affaissement  de 
l'âme  et  du  corps,  toujours  suivi  d'un  sommeil 
silencieux  et  lourd  comme  une  agonie.  Lors- 
qu'il s'éveilla,  le  soleil  éclairait  magnifiquement 
ces  iles  panachées  de  dattiers,  de  citronniers  et 
d'aloès,  ces  radieuses  filles  de  la  mer  dont  le 
plus  célèbre  prince  de  la  maison  de  Barcelone 
fit,  il  y  a  six  cents  ans,  en  écrasant  la  domina- 
tion maure  dans  les  Baléares  et  dans  le 
royaume  de  Valence,  le  plus  beau  jardin  de 
l'Espagne,  l'Eden  de  TAragon. 

«  Silouette  ouvrit  lentement  les  yeux,  croyant 


—  243  — 

sans  doute  avoir  abordé  déjà  l'autre  monde,  et 
tremblant  à  l'interrogatoire  qu'il  allait  y  subir  : 
son  âme  n'étant  pas  tout-à-fait  exempte  de 
peccadilles. 

«  Le  capitaine  du  brick  se  tenait  debout  au 
chevet  de  son  hamac ,  épiant  avec  anxiété  le 
moment  d'adresser  la  parole  au  ressuscité. 

«  —  Mon  ami,  lui  dit-il,  vous  sentez-vous  la 
force  de  vous  lever  ? 

«  —  Je  n'en  sais,  ma  foi!  rien,  murmura 
Silouette ,  croyant  sérieusement  avoir  affaire  à 
Satan  en  personne. 

«  —  Savez-vous  où  vous  êtes  ? 

«  —  Oui ,  non . . .  attendez ...  ah  !  je  suis  à 
bord  d'un  brick  marchand  qui  m'a  pêche  sur 
Teau,  reprit  le  marin  rassuré  et  recueillant  en- 
fin ses  souvenirs. 

«  —  Eh  bien,  mon  cher,  vous  empêchez  mon 
brick  de  marcher. 

«  —  Moi,  j'empêche  votre  brick  de  marcher? 

«  —  La  preuve,  c'est  que  nous  sommes  à  la 
même  place  où  nous  vous  sauvâmes  hier  à  midi 
et  que,  sans  vous  à  bord,  la  brise  de  cette  nuit 
nous  eût  fait  filer  au  moins  huit  nœuds  à 
l'heure  vers  notre  destination. 


—  244  — 

((  —  A  moins  que  je  n'aie  avalé  une  quantité 
d'eau  qui  pèse  plus  que  le  navire,  je  ne  vois  pas 
en  quoi  je  puis  retarder  sa  marche. 

«  —  Je  m'explique,  dit  le  capitaine.  Écoutez. 
Nos  lois  sanitaires  sont  très  rigoureuses.  Elles 
défendent  de  porter  secours  à  qui  que  ce  soit 
en  mer,  sous  peine  d'une  amende  très  forte  ou 
d'une  longue  quarantaine.  L'une  et  l'autre  peu- 
vent m'être  infligées  si  je  vous  garde  à  bord. 
Ce  serait  mal  payer  le  service  que  je  vous  ai 
rendu  que  de  m'exposer  à  une  amende  dont 
mes  intérêts  souffriraient  et  à  une  quarantaine 
dont  ma  cargaison  de  marchandises  ne  peut 
subir  le  retard.  J'ai  rempli  envers  vous  le  de- 
voir que  m'imposait  l'humanité;  remplissez  le 
votre,  mon  ami,  en  m'obéissant. 

ce  —  J'entends,  répliqua  Silouette  en  exami- 
nant sa  peau  toute  brûlée,  tandis  que  l'idée 
d'être  dévoré  par  les  requins  le  frappait  au 
front  comme  une  balle  ;  j'entends  :  vous  voulez 
que  je  reparte  à  la  nage  et ,  pour  cela,  vous 
m'avez  fait  rôtir  afin  que  vos  requins  trouvent 
le  morceau  tout  cuit.  Les  requins  et  les  mate- 
lots espagnols  se  font  des  politesses  et  se  ser- 
vent des  déjeuners.  Je  ne  quitterai  pas  le  bord. 


—  245  — 

capitaine,  ou  vos  matelots  me  lanceront  par 
dessus  les  bastingages. 

«  —  Vous  avez  une  injuste  opinion  de  l'hos- 
pitalité espagnole.  Nous  sommes  éloignés  d'un 
quart  d'heure  de  la  côte.  La  chaloupe  va  vous 
y  déposer.  Vous  en  serez  quitte  pour  une  visite 
des  douaniers  qui  vous  prendront  sans  doute 
pour  un  ballot  de  tabac  vivant. 

c<  —  Ou  pour  un  monstre  marin,  ajouta  Si- 
louette  avec  colère,  en  découvrant  son  corps 
couvert  d'écaillés  et  de  plaies. 

«  —  Vous  pourrez  de  là  gagner  Mahon,  qui 
n'est  éloigné  que  d'une  lieue.  Votre  consul  vous 
rapatriera. 

«  —  Merci,  capitaine,  dit  le  marin  en  sau- 
tant sur  le  pont,  sans  même  songer  à  s'habiller 
convenablement.  Dieu  vous  rendra  ce  que  vous 
m'avez  donné  de  soins  et  de  vie.  Ma  reconnais- 
sance vous  est  acquise  pour  l'éternité.  En  quel- 
que lieu  du  monde  que  vous  vous  trouviez,  mes 
bénédictions  vous  y  suivront,  vous  et  les  vôtres. 
Adieu  ! 

Il  embrassa  l'équipage,  et  la  chaloupe  le 
déposa  sur  la  grève  espagnole  un  quart  d'heure 
après.  L'ange  qui  l'avait  sauvé  se  déroba  pu- 


246 


diquement  à  sa  vue  ;  mais  son  zèle  trop  ardent 
n'en  avait  pas  moins  transformé  en  charbon 
Tépiderme  d'un  des  plus  robustes  matelots  de 
la  marine  française. 

«  —  Lorsque  le  brick  vira  de  bord  pour  ga- 
gner le  large,  Silouette  lut  en  grosses  lettres 
sur  l'arrière  :  San  Antonio  —  Malaga. 

«  Le  premier  insulaire  auprès  duquel  il  s'in- 
forma de  la  direction  de  Mahon,  le  regarda  fi- 
xement, rit  d'abord,  puis  jeta  dans  la  campagne 
un  cri  sauvage  auquel  cent  cris  répondirent, 
comme  dans  nos  villages  tous  les  chiens  d'un 
quartier  répondent  au  premier  aboiement  de 
l'un  d'eux.  Boulanjére,  boulanjéré!  criaient  à 
tue-tête  les  paysans  ;  et  les  pierres  accompa- 
gnant bientôt  ces  paroles ,  Silouette  en  sentit 
siffler  à  ses  oreilles  quelques-unes  auxquelles 
il  soupçonna  le  diamètre  et  la  rapidité  d'un 
boulet.  Allons,  dit-il  en  prenant  le  galop,  je  suis 
destiné  à  être  martyrisé.  J'ai  failli  être  noyé 
comme  une  sultane  infidèle  ;  peu  s'en  est  fallu 
que  je  ne  fusse  grillé  vif  comme  saint  Laurent, 
et  maintenant,  on  va  me  lapider  comme  saint 
Etienne.  Il  est  désolant  d'être  martyr  malgré 
soi. 


—  247    - 

i  Et  il  courut,  il  courut  à  travers  une  grêle 
de  cailloux,  effrayé  par  les  anathèmes  d'une 
foule  exaspérée  qu'il  n'avait  nullement  provo- 
quée. Guidé  par  ce  premier  mouvement  qui  est 
toujours  bon  quand  la  réflexion  ne  le  gâte  pas, 
il  s'était  dirigé  droit  sur  Mahon.  Il  y  arriva  en 
plein  jour,  en  costume  de  nageur  et  les  pieds 
ensanglantés,  sans  rencontrer  d'autre  obstacle 
que  les  rires  moqueurs  et  les  huées  de  la  po- 
pulace. Il  atteignit  enfin  la  maison  consulaire, 
où  il  trouva  asile  et  protection  pendant  un  mois. 
Le  consul,  après  s'être  plus  diverti  de  son 
odyssée  que  de  celle  d'Homère,  le  rapatria  sur 
un  navire  d'Agde  qui  toucha  à  Marseille  le  27 
octobre.  Silouette  se  dirigea  immédiatement 
sur  Toulon  et  il  arriva  au  Bureau  des  Revues. 
le  30. 

«  Là,  il  trouva  des  officiers  de  marine  avec 
lesquels  il  avait  navigué  et  qui  s'intéressèrent 
vivement  à  lui.  On  lui  conseilla  d'écrire  à  l'a- 
miral Baudin,  préfet  maritime.  Il  écrivit  et  por- 
ta lui-même  sa  lettre  à  la  préfecture.  Malheu- 
reusement, il  fut  forcé  de  faire  antichambre 
pendant  quelques  heures  et  d'exposer  à  Taide- 
de-camp  de  service  le  motif  de  sa  visite.  Main- 


—  248  - 

tenant  qu'on  ne  croit  plus  aux  miracles  parce 
qu'il  nous  aveuglent,  il  est  complètement  inu- 
tile, lorsqu'on  en  a  vu  soi-même  ou  qu'on  en  a 
été  l'objet,  de  prétendre  les  faire  croire  à  autrui. 
L'officier  repoussa  le  matelot  avec  des  paroles 
ironiques  et  dures,  ne  lui  permit  pas  même  de 
laisser  sa  lettre  et  lui  dit  en  le  quittant  sur  l'es- 
calier :  «  Estimez-vous  heureux  que  je  ne  vous 
considère  pas  comme  déserteur  et  ne  vous  tra- 
duise, comme  tel,  devant  un  conseil  de  guerre.  » 

ce  Le  matelot  sortit  la  rage  au  cœur,  tenté 
de  recommencer,  chez  l'amiral,  la  fameuse 
scène  de  Jean  Bart  à  la  cour  de  Louis  XIV. 
Quelques  amis  qu'il  rencontra  lui  demandèrent 
avec  un  étonnement  incroyable  :  «  Comment  ! 
tu  n'as  pas  été  mangé  par  les  requins  ?  »  Et 
comme  si  tous  ceux  auxquels  il  s'adressait  s'é- 
taient entendus  pour  lui  faire  la  même  ques- 
tion, à  la  fin  de  son  histoire,  qu'il  ne  pouvait  se 
lasser  de  répéter,  on  lui  répondait  toujours: 
«  Et  tu  n'as  pas  été  mangé  par  les  requins?  » 

«  M.  Cheillant,  sous-commissaire  aux  Revues, 
qui  connaissait  ce  matelot  depuis  longtemps  et 
qui  l'aimait,  comprit  que  si  ce  genre  de  vie  con- 
tinuait pour  son  protégé,  il  en  deviendrait  cer- 


—  249  — 

tainement  fou.  Il  écrivit  au  commissaire-général 
de  la  marine,  M.  Samson,  lui  exposa  la  situa- 
tion exceptionnelle  de  Silouette,  le  priant  de 
demander  lui-même  au  préfet  maritime  ce 
qu'on  devait  en  faire.  Il  fut  répondu  que  Si- 
îouette  serait  mis  en  subsistance  sur  la  gabarre 
la  Dore  jusqu'à  ce  qu'un  extrait  du  livre  de 
bord  de  la  Ville- de-Marseille  eût  confirmé  la 
véracité  de  son  récit. 

«  Deux  mois  après,  le  procès-verbal  de  dis- 
parition de  ce  matelot  arriva  au  ministère  de 
la  marine  et  de  là  aux  Revues.  Alors,  ne  sa- 
chant plus  que  faire  d'un  marin  légalement 
noyé  ou  digéré  vif  dans  les  entrailles  de  quel- 
que requin  espagnol ,  on  proposa  de  le  congé- 
dier. Et  quelques  jours  après,  Silouette  lut, 
avec  les  yeux  pleins  de  pleurs  de  reconnaissance 
pour  ses  bienfaiteurs,  Tordre  de  congé  qui  le 
rendait  à  la  liberté,  à  son  village,  à  sa  mère, 
à  sa  fiancée.  » 

—  Et  s'est-il  marié?  demanda  l'un  des  audi- 
teurs. 

Au  moment  où  le  narrateur  allait  répondre 
à  cette  question,  deux  épaulettes  reluisirent 
sous  les  réverbères  qui  éclairent,  au  sommet 


—  250  — 

du  port,  la  statue  de  saint  Roch,  sur  la  cor- 
niche de  l'Intendance  sanitaire.  Le  sifflet  du 
maître  fit  entendre  sa  rossignolade  dans  le  ca- 
not, où  les  matelots  sautèrent  avec  une  agilité 
d'antilope. 

—  Pousse  !  dit  l'officier  d'une  voix  brève. 

Le  canot  s'éloigna  du  quai  avec  la  rapidité 
d'une  flèche,  et  bientôt  je  n'entendis  plus  que 
le  bruit  cadencé  des  avirons  qui  emportaient  la 
fin  de  l'histoire  de  Silouette,  sur  la  rade  noire 
et  calme. 

Quelques  mois  plus  tard,  je  me  trouvai  dans 
la  chapelle  de  Notre-Dame  de  la  Garde,  bâtie 
sur  le  cap  Sicier  d'où  l'on  aperçoit,  comme  un 
panorama,  la  Méditerranée.  Toulon,  l'archipel 
de  vaisseaux  hérissé  dans  sa  rade,  et  toutes  les 
villes  qui  jalonnent  la  côte  jusqu'à  Marseille. 
J'y  accompagnais  un  ami ,  un  marin  qui  allait 
accomplir  un  vœu.  Tandis  qu'il  prosternait  son 
front  aux  pieds  de  la  patronne  des  marins, 
de  la  Maris  Stella,  je  regardais  les  innombra- 
bles ex-voto  dont  la  foi  et  la  reconnaisssance 
des  matelots  échappés  aux  naufrages,  ont  en- 


—  251  — 

veloppé  la  mère  du  Christ.  Un  petit  tableau 
dont  la  peinture  toute  fraîche  annonçait  une 
date  récente  ,  fixa  plus  particulièrement  mon 
attention.  Il  représentait  un  jeune  marin  et  une 
jeune  fille  à  genoux  sur  les  marches  d'un  autel, 
où  un  prêtre  les  bénissait.  La  Vierge  apparais- 
sait souriante  dans  le  ciel  du  tableau,  et  sous 
cette  fête  de  bonheur  nuptial  que  présidait  la 
divine  reine  de  la  mer,  une  courte  et  touchante 
inscription  retraçait  le  miracle  opéré  par  elle 
en  faveur  d'un  matelot  français  nommé  Si- 
louette. 


^X^i 


SAINT- MANDR1ER 


La  rade  de  Toulon  est  une  des  merveilles  de 
la  Méditerranée.  Rien  n'est  gracieux  comme 
les  grandes  courbes  de  ses  rivages,  comme  les 
montagnes  qui  l'encadrent,  comme  le  calme 
resplendissant  de  ses  jours  d'été.  Un  poète  du 
seizième  siècle,  à  qui  l'amour  semble  n'avoir 
pas  plus  souri  que  la  gloire,  a  dit  en  comparant 
la  femme  à  la  mer  : 

«  La  beauté,  c'est  la  perfidie.  » 

Ce  reproche ,  qu'on  peut  adresser  à  la  mer  en 


—  253  — 

général,  n'a  plus  aucun  sens  lorsqu'on  l'appli- 
que à  cette  rade  de  Toulon  dont  la  sûreté,  au 
contraire,  est  connue  du  monde  entier.  Les  va- 
gues foraines  n'ont  jamais  franchi  les  promon- 
toires boisés  de  pins  qui  la  ferment  ;  et,  tandis 
que  dans  nos  rades  de  l'Océan,  les  vaisseaux 
tanguent  comme  en  pleine  mer  ,  dans  celle  de 
Toulon  ils  sont  aussi  immobiles  que  les  rochers 
sur  ses  rives. 

L'étranger  qui  la  visite  est  tenté  de  la  pren- 
dre pour  un  lac.  Ce  n'est  que  lorsqu'il  a  fran- 
chi la  moitié  de  son  étendue  qu'il  aperçoit  la 
passe,  assez  large  cependant  pour  que  dix  vais- 
seaux de  ligne,  conservant  leur  distance,  puis- 
sent la  traverser  de  front. 

A  côté  de  ce  chef-d'œuvre  de  la  nature,  les 
hommes  devaient  grouper  les  leurs.  L'intention 
de  Dieu  était  évidente.  Il  fallait  que  cet  admi- 
rable golfe  devînt  le  centre  des  grandes  opéra- 
tions maritimes  dans  le  midi  de  la  France  et 
qu'il  jouât  un  rôle  souverain  dans  les  destinées 
des  peuples  méridionaux.  Et,  en  effet,  les  mo- 
numents se  sont  élevés  sur  ses  bords  ;  les  vais- 
seaux s'y  sont  multiplies  et  perfectionnés.  C'est 
de  son  sein  que  sont  parties  toutes  nos  escadres 


-  254  — 

glorieuses  :  celle  qui,  sous  la  conduite  de  Bo- 
naparte, conquit  l'Orient;  celle  qui  délivra  la 
Grèce  agonisante  des  étreintes  mortelles  des 
Turcs  ;  celle  qui  a  tué  à  Alger,  l'hydre  de  la 
piraterie  mal  étouffée  par  Duquesne  et  qui  nous 
créa  une  seconde  France  à  130  lieues  de  la  mé- 
tropole; celle  qui  alla  briser  l'orgueil  de  la 
Russie  en  Crimée  et  celles  qui  ont  conquis  la 
Chine  et  le  Mexique. 

Nos  annales  maritimes  ne  font  mention  que 
de  deux  expéditions  mémorables  auxquelles  les 
voiles  victorieuses  de  la  Méditerranée  ne  du- 
rent pas  concourir  :  l'expédition  d'Irlande  et 
celle  de  Boulogne.  La  fortune  ne  les  seconda 
pas.  La  tempête  dispersa  la  première  et  la  se- 
conde ne  sortit  pas  même  du  port. 

On  ne  sait  rien  de  certain  sur  la  naissance  de 
Toulon.  Son  véritable  fondateur  est  probable- 
ment quelque  obscur  transfuge  de  la  grande 
famille  phocéenne  qui  fonda  Marseille.  Les  ar- 
chives de  notre  ville  remontent  à  peine  au  XV« 
siècle.  On  y  trouve  qu'alors  René  d'Anjou,  roi 
de  Naples,  par  ses  lettres  du  8  mars  1448, 
signifia  aux  consuls  de  Toulon  que  cette  ville  et 
son  port  feraient  désormais  partie  du  domaine 


—  255  — 

royal  auquel  il  les  cédait,  en  sa  qualité  de 
comte  de  Provence.  De  cette  époque  jusqu'au 
règne  de  Louis  XIII,  rien  ne  signala  au  monde 
l'existence  de  Toulon. 

Le  26  décembre  1636,  le  fils  de  Henri  IV  écri- 
vit aux  consuls  de  Toulon  de  tenir  en  état  per- 
manent de  guerre  un  certain  nombre  de  bar- 
ques, destinées  au  transport  des  soldats  sur 
la  cote.  Il  donna  le  commandement  de  cette 
flotte  au  cardinal  de  Sourdis,  archevêque  de 
Bordeaux.  Cette  inoffensive  escadrille  était  bien 
digne  de  l'amiral  en  soutane  qui  la  dirigeait. 

En  1641,  pendant  que  nos  troupes  envahis- 
saient la  Catalogne,  le  gouverneur  de  Provence 
eut  avis  que  l'armée  navale  espagnole  méditait 
une  tentative  contre  une  des  places  de  son  gou- 
vernement. Cette  place  qui  alléchait  ainsi  les 
appétits  conquérants  d'une  nation  maritime,  ne 
pouvait  être  que  Toulon.  La  sollicitude  du  gou- 
vernement fut  alors  éveillée  et  il  fit  armer  trois 
vaisseaux  de  500  g ar gousses  de  toile  ou  de 
parchemin  et  de  100  hommes  d'équipage  cha- 
cun :  à  peu  près  le  personnel  d'une  goélette  de 
nos  jours.  Ces  vaisseaux  furent  embossés  à  l'en- 
trée du  port,  pour  la  défendre  au  besoin. 


—  256  — 

Mais  le  gouvernement  de  Louis  XIII,  épuisé 
et  absorbé  par  les  guerres  religieuses  qui  en- 
sanglantèrent ce  règne,  oublia  bientôt  le  port 
de  Toulon,  par  lequel  cependant  les  Espagnols, 
profitant  de  nos  discordes ,  auraient  pu  facile- 
ment pénétrer  dans  le  royaume. 

Ainsi  la  France  du  Moyen- Age  ne  connut  pas 
l'importance  de  cette  place  de  guerre.  Les  ga- 
lères qui  transportèrent  les  croisés  en  Palestine 
mirent  à  la  voile  de  Marseille  et  d'Aigues- 
Mortes,  et  la  marine  toulonnaise  ne  joue  de 
rôle  dans  l'histoire  qu'à  partir  du  XVIIe  siècle. 

Mais  Louis  XIV,  le  roi  des  grandes  choses, 
arrivait  au  trône.  Il  comprit  de  bonne  heure 
qu'il  pouvait  créer  une  puissance  formidable 
sur  ces  bords  où  l'Angleterre  promenait  or- 
gueilleusement ses  poupes  dorées.  Dès  1658,  il 
fit  creuser  le  port,  avec  telles  machines  qu'il 
conviendrait  aux  consuls  d'employer.  En  1679, 
un  violent  incendie ,  (Toulon  en  compte  beau- 
coup dans  son  histoire  !)  secondant  admirable- 
ment les  projets  de  Louis  XIV,  dévora  le  misé- 
rable arsenal  que  l'apathie  des  règnes  précé- 
dents y  avait  entretenu,  et  fit  place  nette  pour 
le  nouvel  arsenal  qui  fut  entrepris  immédiate- 


—  257  — 

ment  sur  les  plans  de  Vauban.  La  fondation  en 
fut  célébrée,  à  Paris,  par  une  médaille  repré- 
sentant Bellone  planant  sur  Toulon,  avec  cette 
légende  :  tolonii  portus  et  navale.  L'exer- 
gue portait  la  date  :  MDCLXXXI. 

On  commença  par  construire  les  môles  gi- 
gantesques qui  enceignent  l'arsenal;  on  creusa 
la  darse  jusqu'à  ce  que  les  vaisseaux  pussent  y 
flotter  librement,  et  les  déblais  provenant  du 
curage  furent  transportés  sur  la  plage  de  Cas- 
tigneau  dont  ils  exhaussèrent  et  consolidèrent 
le  sol.  C'est  là  que  fut  bâti  plus  tard  le  nouvel 
atelier  des  artifices  de  la  marine,  incendié  en 
1840. 

Voilà  l'histoire  succincte  de  ce  port  dont 
l'importance  est  maintenant  si  grande  et  le  rôle 
si  actif  et  si  beau.  Depuis  Louis  XIV,  il  a  suivi 
les  développements  dont  l'industrie  et  le  pro- 
grès ont  doté  la  France.  Il  a  grandi  avec  elle  et 
il  possède  aujourd'hui  des  monuments  et  des 
richesses  qui  sont  une  des  forces  et  une  des 
gloires  du  pays. 

Je  laisse  aux  cicérones  officiels,  aux  livres 
spéciaux  et  surtout  au  savant  et  attrayant  Iti- 
néraire de  mon  ami  Adolphe  Joanne,  le  soin  ou 
vi  17 


258 


le  plaisir  de  conduire  l'étranger  à  travers  les 
établissements  de  l'arsenal.  Je  neveux  aujour- 
d'hui m'oceuper  que  d'un  des  sites  les  plus  pit- 
toresques de  la  côte,  ou  la  Marine  a  élevé  un 
hôpital  monumental  pour  les  malades  de  nos 
escadres. 

Je  propose  un  voyage  d'une  heure  sur  le  ri- 
vage de  Saint-Mandrier.  Il  offre  à  qui  le  visite 
les  ombrages  et  les  parfums  de  sa  plantureuse 
végétation.  J'aime  ces  collines  couronnées  de 
pins,  décrivant  dans  l'azur  du  ciel  des  courbes 
si  harmonieuses  qu'il  semble  que  Dieu  les 
caressa  de  sa  main  pour  les  apaiser,  lorsque, 
sous  l'effort  des  volcans,  elles  jaillirent  émues 
et  fumantes  du  sein  des  flots  ! 

En  traversant  la  rade ,  nous  sommes  en  vue 
de  cette  belle  presqu'île,  reliée  au  cap  Sicier 
par  un  isthme  de  sables  étincelants,  lesquels 
tiennent  lieu  dans  le  pays  de  sources  minérales. 
C'est  là,  en  effet,  que,  sous  des  tentes  impro- 
visées, enveloppés  d'un  bain  de  sable  chauffé 
par  le  soleil  à  50  degrés,  les  malades  viennent 
suer  et  enterrer  les  rhumatismes  de  l'hiver. 

Sur  la  pointe  orientale  de  la  presqu'île,  dési- 


—  259  — 

gnée  au  portulan  sous  le  nom  de  cap  Cépet, 
s'élève  le  tombeau  de  l'amiral  Latouche-Tré- 
ville,  chanté  dans  la  Nèmésis  par  Barthélémy. 
Tout  à  côté  de  ce  tombeau  est  bâti  le  séma- 
phore qui  signale  l'arrivée  des  navires  de  guerre 
apparaissant  à  l'horizon.  Que  de  regards  sont, 
à  toute  heure,  fixés  sur  cette  sentinelle  vigi- 
lante qui  transmet  la  première,  de  la  ville  à  la 
mer,  du  fermer  natal  au  navire,  les  émotions 
heureuses  du  retour. 

On  débarque  à  la  presqu'île  dans  une  petite 
darse  bordée  de  quais  solides  et  commodes. 
Une  esplanade  plantée  de  tamarins  conduit  à 
la  porte  de  l'Hôpital ,  ouverte  entre  deux  spa- 
cieux pavillons  soutenus  chacun  par  quatre  co- 
lonnes toscanes,  et  destinés  au  logement  des 
gardiens.  C'est  sur  ce  rivage  même,  au  dire  de 
la  légende,  que  le  céleste  patron  du  lieu,  saint 
Mandrier,  proconsul  romain,  converti  au  catho- 
licisme et  baptisé  par  l'éveque  de  Toulon,  saint 
C}7prien,  vint  consacrer  dans  la  solitude  et  la 
prière  le  reste  de  sa  vie  au  Dieu  des  chrétiens. 
C'est  là  que,  vers  l'an  800  de  notre  ère,  il  fut 
assassiné  par  les  Sarrazins,  qui  occupaient  alors 
alors  la  colonie  du  Fraissinet  et  dont  les  hor- 


—  260  — 

des  sanguinaires  désolèrent  longtemps  tout  le 
littoral  de  la  Provence  et  de  la  Ligurie. 

L'immense  cour  où  Ton  pénètre  en  entrant 
dans  l'enceinte  de  l'hôpital  a  servi,  sous  Louis 
XIV,  d'ambulance  aux  malades  des  escadres 
française  et  espagnole ,  guerroyant  contre  les 
croisières  anglaises  établies  devant  Toulon.  Une 
batterie  espagnole  en  ruines  nommée,  on  ne 
sait  trop  pourquoi,  Tour  de  la  Vieille,  dont  on 
aperçoit  les  restes  sur  la  pointe  nord- est  du 
Lazaret,  témoigue  encore  de  la  protection  dont 
nos  alliés  entouraient  les  hangars  remplis  de 
leurs  blessés  et  des  nôtres. 

Sous  Louis  XV  et  Louis  XVI,  cette  portion 
de  la  colline  échut  en  partage  -au  clergé  qui  y 
fonda  une  abbaye.  Un  prieuré  était  même  éta- 
bli dans  une  belle  maison  de  campagne  du  voi- 
sinage, villa  abritée  de  grands  arbres,  où  Méry 
a  placé  le  théâtre  d'un  de  ses  drames  les  plus 
émouvants  :  Le  Bonnet  Vert. 

Lors  du  siège  de  Toulon,  un  camp  de  5,000 
hommes  ayant  été  placé  près  du  Lazaret,  les 
Républicains  rétablirent  sur  l'emplacement  de 
cette  cour  les  hangars  d'ambulance  qu'on  y 
avait  vus  sous  le  règne  de  Louis  XIV.  Ces  han- 


—  261  — 

gars  subsistèrent  pendant  toute  la  durée  de 
l'Empire,  et  ce  ne  fut  que  sous  la  Restauration, 
lorsque  la  France,  épuisée  par  vingt  ans  de 
guerres,  eut  repris  haleine,  que  l'on  pût  son- 
ger définitivement  à  construire  un  hôpital  pour 
la  marine  sur  ce  rivage  qui,  de  tout  temps, 
avait  été  reconnu  propre  à  cette  destination. 

En  effet,  dès  1819,  M.  de  Lavinty,  qui  cu- 
mulait à  Toulon,  sous  le  titre  d'intendant  gé- 
néral de  la  marine,  les  fonctions  de  major-gé- 
néral et  de  préfet  maritime,  fit  dresser  les  plans 
des  deux  grands  pavillons  parallèles  qui  fer- 
ment la  cour  à  l'est  et  au  couchant.  Il  s'agissait 
à  cette  époque  de  restituer  aux  Jésuites  le  lo- 
cal de  l'hôpital  de  la  marine  situé  dans  la  ville, 
et  qui  leur  avait  appartenu  avant  la  Révolution. 
Les  pavillons  de  Saint-Mandrier  étaient,  sans 
doute,  destinés,  dans  la  pensée  du  gouverne- 
ment, à  remplacer  entièrement  l'hôpital  princi- 
pal qu'on  aurait  abandonné  à  la  revendication 
ultramontaine.  Mais  les  événements  de  1830 
éclatèrent  avant  l'achèvement  de  ce  grand  tra- 
vail et  la  marine  conserva  ces  deux  hospices, 
que  ses  développements  ultérieurs  lui  auraient, 
du    reste,   rendus  indispensables. 


—  262  — 

Ce  fut  M.  Rocourt  de  Charleville  qui  dressa 
les  plans  des  deux  ailes  dont  nous  venons  de 
parler.  M.  Bernard,  inspecteur-général  des  tra- 
vaux h}Tdrauliques,  qui  succéda  à  M.  Charle- 
ville, modifia  les  plans  de  son  prédécesseur  et 
ajouta  aux  bâtisses  déjà  faites  les  belles  gale- 
ries à  voûtes  d'arêtes  qui  circulent  tout  autour 
de  l'hôpital.  L'aile  du  fond,  qui  ferme  la  cour 
au  midi,  et  qui  est  perpendiculaire  aux  autres, 
fut  élevée  en  1828  sur  les  mêmes  plans. 

Chacun  de  ces  pavillons  a  cent  mètres  de 
longueur  sur  vingt  de  large.  Chaque  façade  est 
percée  de  soixante-six  ouvertures  à  plein  cintre, 
reliées  d'un  plancher  à  l'autre  par  des  bal- 
cons en  fer.  Ces  pavillons,  séparés  l'un  de  l'au- 
tre par  des  fossés  de  dix  mètres  de  large,  sont 
réunis  par  des  ponts  volants  qu'on  peut  dresser 
à  volonté.  En  cas  d'invasion  d'une  épidémie  par 
exemple,  le  pavillon  dans  lequel  elle  se  mani- 
feste est  immédiatement  isolé  des  autres  pa- 
villons et  même  de  tout  l'établissement. 

La  cour  occupe  une  surface  de  quinze  mille 
mètres,  tout  ombragée  par  des  ormeaux  et  ta- 
pissée littéralement  de  plates- bandes  de  camo- 
mille romaine,  dont  les  malades  respirent  le 


-   263  — 

parfum  amer  et  sain.  Les  objets  d'art  et  d'an- 
tiquité exhumés  par  les  forçats  en  creusant  les 
fondations  de  cet  hôpital,  rappellent  ces  vers 
du  poète  nîmois  : 

*  Et  Ton  ne  peut  fouler  un  pouce  de  surface 
«  Dont  la  mort  mille  fois  n'ait  déjà  pris  la  place.  » 

En  effet,  chaque  coup  de  pioche  dans  cette  grève 
a  mis  à  nu  des  tombes,  des  squelettes,  des  urnes 
lacrymales,  des  médailles  antiques,  des  chape- 
lets de  verroteries  et  des  scarabées  sacrés  ;  des 
monnaies,  des  crucifix,  des  cuirasses  :  Rome  et 
le  Moyen-Age,  le  Paganisme  et  l'Evangile,  tout 
le  passé  môle  et  confondu  dans  la  même  pous- 
sière, dans  le  même  oubli!  Quelle  consécration 
du  grand  principe  de  l'égalité  et  de  la  frater- 
nité que  ce  repos  commun  entre  les  hommes 
de  toute  race,  de  toute  croyance  et  de  tous  les 
siècles,  dans  le  sein  maternel  de  la  terre!... 

Je  ne  vous  introduirai  pas  dans  l'intérieur  de 
l'hôpital,  parce  que  je  vous  ai  promis  un  voyage 
d'agrément  et  que  si  je  faisais  défiler  devant 
vous  une  procession  de  malades  en  capote  grise 
et  en  casque  à  mèche,  je  mentirais  effronté- 
ment à  mon  programme. 


—  264  — 

Visitons  en  passant,  si  vous  voulez,  la  cha- 
pelle de  l'hôpital  ;  elle  en  vaut  bien  la  peine. 
Elle  a  été  construite  sur  les  plans  du  temple 
du  Soleil,  rapportés  de  Rome  par  le  savant  in- 
génieur qui  dirigea  les  travaux  de  Saint-Man- 
drier.  Cette  chapelle,  de  forme  circulaire,  est 
un  petit  chef-d'œuvre  de  grâce  et  de  coquette- 
rie. Son  enceinte  est  tout  entière  en  pierres 
blanches  taillées,  tirées  des  carrières  de  Cassis» 
Sa  coupole  est  soutenue  à  l'intérieur  par  seize 
colonnes  accouplées  d'ordre  corinthien,  et  à 
l'extérieur  par  vingt-quatre  colonnes  d'ordre 
ionique  qui,  saillantes  de  1  mètre  50  du  mur 
d'enceinte,  forment  tout  autour  une  charmante 
galerie  d'où  l'on  aperçoit  un  panorama  superbe. 
La  colonnade  a  vingt-cinq  mètres  de  diamètre. 
Un  tableau  représentant  le  baptême  de  saint 
Mandrier  par  saint  Cyprien,  orne  le  panneau 
de  l'unique  autel  de  la  chapelle.  Est-il  beau- 
coup de  familles  en  France  qui,  depuis  qua- 
rante ans  que  la  Marine  envoie  ses  malades 
rétablir  leur  santé  sur  ce  rivage,  n'aient  vu 
quelqu'un  de  leurs  enfants  agenouillé  sur  le 
marbre  de  cette  jolie  chapelle?. . . 

Derrière  l'aile  sud  de  l'hôpital  est  une  vaste 


„  265  — 

citerne  dont  on  évalue  la  capacité  à  1,800,000 
litres.  Elle  alimente  le  service  général  de  l'éta- 
blissement. Sur  sa  voûte,  on  a  formé  une  belle 
terrasse  qui  conduit ,  par  des  degrés  en  taille, 
aux  gradins  élevés  en  espaliers  de  la  colline. 

Rien  de  plus  gracieux  que  ces  jardins  sus- 
pendus dont  l'ingénieuse  et  savante  disposition 
rappelle  les  terrasses  aériennes  de  Sémiramis. 

Ils  sont  plantés  d'arbres  de  toute  essence,  de 
fleurs  de  tous  les  climats,  coupés  de  sentiers 
sablés  et  d'une  pente  si  douce  qu'on  les  gravit 
sans  s'essouffler  et  qu'on  arrive  sans  fatigue  au 
sommet. 

Immédiatement  au  pied  des  jardins,  on  trouve 
une  immense  citerne  formée  de  deux  bassins 
concentriques  dont  les  murs  décrivent  dans  le 
roc  un  arc  de  quatre-vingts  mètres  de  déve- 
loppement et  dont  les  déversoirs  correspondent 
à  la  citerne  inférieure  de  l'hôpital.  Cette  citerne 
cube  cinq  millions  de  litres.  Tous  les  cours 
d'eau  de  la  colline  y  viennent  aboutir  par  une 
terrasse  bâtie  sur  sa  voûte  et  percée  de  puisards 
de  trois  mètres  de  profondeur,  au  fond  desquels 
l'eau  est  épurée  et  filtrée  à  travers  une  épaisse 
couche  de  gros  sable  de  mer.   Cette  citerne 


—  266  — 

n'est  pas  seulement  remarquable  par  sa  forme 
et  par  ses  dimensions  ;  elle  l'est  encore  par  un 
prodige  d'acoustique  que  le  hasard  seul  y  a 
ménagé.  La  réputation  de  l'écho  de  Saint-Man- 
drier  est  bien  connue  des  voyageurs.  Le  phé- 
nomène de  la  répercussion  du  son  y  est  com- 
plet. La  détonation  d'un  simple  pistolet  de 
poche  y  est  distinctement  répétée  jusqu'à 
soixante-dix  fois.  La  voix  humaine  y  est  si  fi- 
dèlement reproduite  que  de  naïfs  et  supersti- 
tieux paysans  sont  sortis  tout  épouvantés  de  la 
citerne.,  persuadés  que  c'était  une  succursale 
de  l'enfer,  peuplée  de  sorciers  facétieux  et  in- 
visibles. 

Je  résiste  à  la  tentation  de  citer  quelques 
échantillons  de  ces  conversations  entremêlées 
de  mauvais  calembours  et  d'atroces  jeux  de 
mots.  Grâce  à  l'habileté  d'intonation  de  ceux 
qui  ont  expérimenté  les  poumons  de  l'écho, 
elles  produisent  parfois  l'effet  le  plus  drôle  et 
le  plus  divertissant. 

En  sortant  de  la  citerne,  on  monte  par  cin- 
quante marches  en  taille  dans  des  parterres 
couverts  d'une  végétation  exclusivement  tropi- 
cale. D'immenses  groupes  de  pins  embaument 


—  267  — 

de  résine  les  sentiers  qu'ils  ombragent.  Les 
murs  qui  soutiennent  les  espaliers  sont  tapis- 
sés de  faux  poivriers,  de  glycine,  de  corcorus, 
de  caracole,  de  lierre  etd'aloès.  De  tous  cotés, 
se  pressent  de  grandes  touffes  de  genêts,  dont 
les  gousses  d'or  forment  un  contraste  éblouis  - 
sant  avec  la  verdure  austère  et  sombre  des 
cyprès  et  des  cactus.  Partout  on  voit  les  plan- 
tes les  plus  sauvages  se  mêler  aux  fleurs  les 
plus  délicates  :  les  lentisques  aux  troènes,  le 
thym  à  la  balsamine,  le  romarin  aux  grands 
dahlias,  le  serpolet  aux  rosiers,  les  bruyères 
blanches  aimées  d'Ossian,  aux  œillets  écarla- 
tes,  aux  renoncules  panachées  si  chères  à  Al- 
phonse Karr.  Partout  on  voit  jaillir  des  géra- 
niums avec  des  feuilles  larges  comme  des  pam- 
pres de  vigne,  des  verveines  comme  des  arbres, 
et  des  tiges  de  fenouil  qui  balancent  leurs  têtes 
à  six  mètres  de  hauteur.  Puis,  dans  les  coins 
abrités  et  chauffés  par  le  soleil ,  on  admire  de 
beaux  végétaux  exotiques,  des  produits  étran- 
ges de  la  Flore  africaine,  tels  que  des  figuiers 
de  Barbarie  aussi  épais  que  ceux  dont  les  Ka- 
byles clôturent  leurs  gourbis;  des  cactus-aga- 
ves aussi  vigoureux  que  ceux  qui  bordent  les 


—  268  — 

chemins  de  la  Boudjaréah.  Un  de  ces  agaves 
pousse  toutes  les  années  une  tige  de  trente 
pieds  de  haut.  Sa  fleur,  semblable  à  un  grand 
candélabre ,  '  s'élève  pendant  vingt-huit  jours 
d'un  centimètre  et  demi  à  l'heure.  Puis  encore, 
on  y  voit  à  profusion  les  stapélies  dont  les  étoi- 
les constellent  le  sol  ;  des  traînées  de  scolzia, 
cette  magnifique  plante  californienne  dont  les 
fleurs  semblent  tissées  avec  l'or  des  mines  et 
les  rayons  du  soleil  :  puis  enfin,  aux  points  les 
plus  embrasés  par  la  chaleur,  on  voit  en  pleine 
terre  des  ignames,  des  patates,  des  bananiers 
chargés  de  régimes  demi-mûrs ,  aussi  dorés 
que  les  grappes  de  dattes  qui  pendent  au  col 
des  palmiers  voisins.  Et  que  d'oiseaux  chan- 
teurs !  que  de  rossignols,  que  de  mésanges  !  que 
d'insectes  diaprés,  que  de  papillons  lumineux  ! 
De  quelque  côté  que  la  vue  se  porte,  on  dé- 
couvre de  beaux  rivages,  des  montagnes  et  des 
rochers  célèbres  par  quelque  souvenir  glo- 
rieux :  les  coteaux  de  La  Malgue  renommés 
pour  leurs  vins,  la  falaise  du  cap  Brun  sous  la- 
quelle le  vaisseau  le  Romulas  livra  son  immor- 
tel combat  contre  toute  une  escadre  anglaise; 
le  Faron,  dans   les  précipices  duquel  800  sol- 


—  269  — 

dats  de  la  République ,  surpris  par  une  armée 
anglaise  et  sommés  de  se  rendre,  s'engloutirent 
aux  cris  de  Vive  la  France!  le  petit  Gibraltar 
et  la  Batterie  des  Hommes  sans  Peur,  qui  fu- 
rent le  marchepied  de  la  gloire  de  Napoléon  ; 
les  gorges  d'Ollioules,  ces  Thermopyles  pro- 
vençales, où,  en  1709,  une  armée  piémontaise 
fut  anéantie.  Et,  derrière  leur  chaîne  grise  et 
sauvage,  les  coteaux  de  Gémenos  et  de  la 
Sainte-Baume,  chantés  par  Delille. 

Mais  ce  qu'on  y  admire  surtout,  ce  qui  étonne 
et  charme  le  plus,  ce  sont  ces  soudaines  échap- 
pées de  mer  entre  deux  promontoires  dont  les 
arêtes  s'ouvrent  sur  le  ciel,  et  qui  ont  inspiré 
à  un  mauvais  poète  du  cru  cette  image  hardie  : 

On  dirait  que  l'horizon  coupe 
Ce  grand  angle  par  le  milieu, 
Gomme  une  gigantesque  coupe 
Remplie  à  moitié  d'un  vin  bleu. 

Ma  dernière  visite  à  Saint -Mandrier  date  du 
mois  de  juin  1638.  Je  Fai  faite  en  compagnie 
d'une  jeune  et  belle  Saumuroise,  venue  de  la 
Tçuraine  pour  secouer  à  notre  soleil  provençal 


—  270  — 

les  frimas  et  les  langueurs  qui  l'avaient  acca- 
blée pendant  l'hiver  précédent  aux  bords  de  la 
Loire  natale. 

Tandis  qu'à  l'ombre  des  pins  résineux,  nous 
écoutions  comme  Socrate  et  Phèdre  sous  les 
lauriers  de  l'Ilyssus,  les  cigales  converser  au- 
dessus  de  nos  têtes,  nous  vîmes,  à  travers  une 
de  ces  échappées,  passer  sous  toutes  voiles 
une  frégate  neuve  débutant  dans  la  carrière 
maritime  par  une  campagne  de  quatre  ans. 
Nous  suivîmes  des  yeux  le  navire  jusqu'à  Fho- 
rizon.  Il  emportait  un  équipage  de  compatriotes 
et  d'amis  vers  la  station  si  souvent  ensanglan- 
tée de  la  Cochinchine. 

Heureux  voyage  à  ces  argonautes  de  l'ex- 
trême Orient  où  ils  vont,  bravant  les  paludes 
et  le  choléra,  l'invisible  et  dévorant  dragon  de 
ces  climats  meurtriers,  porter  la  toison  d'or  de 
la  civilisation  !  Puissent-ils  tous,  au  retour,  ral- 
lier directement  le  port  d'attache  et  n'avoir  pas 
besoin  de  faire  escale  à  Saint-Mandrier,  quel- 
que beau  que  soit  ce  rivage,  pour  y  rétablir 
leur  santé  délabrée  par  l'anémie  et  les  rudes 
fatigues  de  la  mer. 


MARIE 


Au  mois  d'avril  18.  v  Henry,  un  de  mes  amis 
parti  depuis  six  ans  pour  explorer  notre  midi 
et  se  perfectionner  dans  son  métier  de  maçon, 
que  nous  avions  appris  ensemble,  m'écrivit  pour 
m'annoncer  son  retour.  J'avais  toujours,  malgré 
son  obstiné  silence  envers  moi,  songé  au  cher 
absent.  Pourtant,  rien  ne  m'avait  encouragé  à 
l'aimer.  Entre  ouvriers  du  même  âge,  l'amitié 
naît  de  l'expansion,  et  mes  avances  n'avaient 
fait  que  le  raffermir  davantage  dans  son  mu- 
tisme. Je  ne  savais  rien  de  sa  vie  sinon  qu'il 
était  originaire  de  nos  pauvres  villages  de  la 


—  272  — 

montagne  où  le  travail,  manquant  souvent  aux 
travailleurs,  n'est  pas  suffisamment  rémunéré 
pour  leur  permettre  d'y  vivre.  Aussi  les  hom- 
mes valides,  les  enfants  même,  désertent-ils 
vers  les  grandes  villes  et,  de  toute  la  famille, 
la  mère  accablée  de  misères  et  d'années,  reste 
seule  gardienne  du  foyer.  Fidélité  touchante, 
attachement  patriarchal  de  ces  cœurs  de  femme 
souverainement  humbles  et  bons,  qui  n'ont 
vécu  que  de  travail,  de  privations  et  de  sacri- 
fices ! 

J'aimais  fraternellement  ce  jeune  homme. 
Nous  avions  partagé  le  même  pain,  les  mêmes 
travaux,  les  mêmes  peines.  Cette  affection, 
comme  je  l'ai  dit,  était  restée  un  mystère  pour 
moi,  car  il  avait  scellé  ses  sentiments  et  ses 
pensées,  tout  ce  qui  n'appartenait  pas  essen- 
tiellement à  sa  vie  de  chantier,  dans  un  silence 
absolu.  Mais  l'amitié  ,  sœur  de  l'amour,  vient 
souvent  comme  lui,  spontanée,  irréfléchie, 
sans  regarder  dans  l'avenir  ou  dans  le  passé  de 
ceux  à  qui  elle  se  donne. 

Jusqu'au  jour  où  je  revis  Henry  pour  la  der- 
nière fois,  je  ne  connus  pas  la  véritable  cause 
de  ce  long  voyage  et  de  la  douleur  qui  avait 


—  273  — 

creusé   sur  son  jeune  front  les  rides  précoces 
que  j'y  remarquai  quand  il  revint. 

Il  arriva  à  Toulon  vers  la  fin  d'avril.  A  l'in- 
verse de  tous  les  ouvriers  nomades  qui  pren- 
nent leurs  repas  et  logent  à  l'auberge,  il  se 
choisit  une  petite  retraite  dans  une  bastide  au 
bord  de  la  mer. 

C'est  là  que  j'allai  le  voir  et  qu'il  me  raconta 
cette  histoire  empreinte  de  tant  d'amour  et  de 
tristesse,  tandis  que  le  mistral  remplissait  le 
réduit  de  sombres  harmonies  et  que  le  prin- 
temps luttait  au  dehors  contre  l'obstination 
de  l'hiver  attardé. 

<c  L'amitié  courageuse  que  vous  m'avez 
vouée,  les  doux  souvenirs  de  patrie  dont  vos 
lettres  ont  adouci  mon  exil  ;  enfin  votre  cons- 
tance à  m'aimer,  à  me  consoler  d'un  mal  que 
vous  ignoriez,  m'autorisent  à  vous  faire  cette 
confidence  d'une  vie  que  j'ai  dérobée  avec  tant 
de  soin  à  l'indifférence  ou  à  la  curiosité  banale 
de  nos  camarades. 

«  Vous  le  savez ,  je  suis  né  dans  nos  belles 
montagnes  provençales  dont  les  solitudes  inspi- 
rent à  l'enfance  des  rêves  sans  but  et  de  folles 
aspirations   que  la  réalité  ne  réprime   et  n'é- 
m  18 


-  -  274  — 

touffe  pas  toujours  à  temps.  A  quinze  ans  déjà, 
des  voix  mystérieuses  chantaient  dans  mon 
sein;  l'attrait  du  silence  et  le  dégoût  pour  les 
jeux  de  mes  compagnons  avaient  fait  d'alar- 
mants progrès  en  moi  et  les  forces  de  ma  jeu- 
nesse, employées  tout  entières  au  développe- 
ment de  mon  intelligence,  avaient  laissé  mon 
corps  souffrant  et  épuisé. 

«  Il  y  avait  en  moi  un  contraste  qui  effrayait 
ma  jeune  raison  :  c'était  une  précoce  misan- 
thropie en  même  temps  qu'un  immense  besoin 
d'expansion  et  d'amour.  J'avais  bien  ma  mère 
qui  était  un  ange  de  tendresse  et  de  bonté  ; 
mais  je  ne  pouvais,  tout  en  l'adorant,  donner 
le  change  aux  deux  sentiments  qui  envahis- 
saient ma  poitrine.  C'était  d'un  côté  l'amour 
filial,  et  de  l'autre  l'amour  dont  je  vous  parle, 
qui  ne  voulait  pas  s'immoler  au  premier.  C'é- 
tait un  encens  qui  demandait  un  autel  particu- 

T  7  11 

lier  pour  s  exhaler. 

((  Je  me  souviens  que  nous  vivions  fort  pau- 
vrement, ma  mère  et  moi,  des  bienfaits  de 
notre  curé  et  de  l'assistance  de  quelques  cha- 
ritables familles  ,  presque  aussi  pauvres  que 
nous.  Le  travail  ingrat  et  rude  de  ma  mère  ne 


—  275  - 

suffisait  pas  à  notre  subsistance.  Je  compris 
le  devoir  que  ma  position  d'orphelin  et  de  fils 
unique  m'imposait.  Je  n'attendis  pas  que  quel- 
que officieux  ami  me  fit  sentir  l'obligation  du 
travail.  J'embrassai  ma  mère  et  je  partis  pour 
la  ville  où  je  vins  apprendre  avec  vous  le  métier 
de  maçon. 

ce  Pourquoi  je  choisis  ce  pénible  état,  de  pré- 
rence  à  tant  d'autres  plus  conformes  à  mes 
goûts  et  moins  susceptibles  d'éprouver  ma  dé- 
bile organisation  physique,  je  l'ignore.  Comme 
dans  toutes  les  autres  circonstances  de  ma  vie 
aventureuse,  je  suivis  ma  première  impulsion 
sans  m'inspirer  d'aucun  conseil  étranger  et  fer- 
mant les  yeux  sur  l'avenir.  Ce  qui,  sans  doute, 
détermina  mon  choix,  c'est  que  ce  métier  s'of- 
frait à  moi  dégagé  des  douloureuses  épreuves 
de  l'apprentissage,  avec  de  poétiques  dangers, 
des  travaux  variés  à  l'infini  et  des  jours  de 
soleil  sur  les  toits.  La  vie  du  menuisier,  du 
serrurier  me  semblait  insupportable  :  toujours 
l'atelier ,  toujours  l'établi  ou  la  forge  :  cette 
monotonie  m'eût  tué.  Puis>  dans  ces  métiers, 
je  le  répète,  j'avais  à  subir  l'apprentissage  qui 
oblige  l'enfant  à  vivre  au  milieu  des  brutalités 


—  276  — 

des  compagnons  et  sans  rémunération  aucune 
pendant  les  premières  années.  Les  maçons,  en 
Provence,  ont  aboli  ce  noviciat  barbare.  C'est 
le  commencement  d'un  grand  progrès.  Espérons 
qu'il  s'étendra  bientôt  à  toutes  les  professions 
et  dans  toute  la  France. 

ce  Pauvre  enfant  des  montagnes,  je  sentis  bien- 
tôt que  l'atmosphère  des  villes,  jointe  à  l'ap- 
plication continuelle  qu'il  me  fallait  donner  à 
ma  profession,  m'allait  devenir  funeste.  Je  son- 
geai avec  terreur  à  ces  végétaux  qui  vivent  un 
siècle  sous  le  soleil  natal  et  qui ,  transplantés 
au  loin ,  meurent  étiolés  au  bout  de  quelques 
années.  Mais  le  pieux  souvenir  de  ma  mère  et 
l'amélioration  que  son  existence  attendait  de 
mes  bras,  me  soutinrent  contre  mes  langueurs 
maladives.  Deux  ans  me  suffirent  pour  devenir 
ouvrier  et  je  pus,  dès  lors,  lui  faire  parvenir  le 
fruit  de  mes  épargnes  :  si  bien  qu'un  beau  jour, 
au  grand  étonnement  de  ses  voisins  et  du  bon 
curé,  elle  n'alla  plus  leur  demander  la  petite 
pension  habituelle  et  qu'elle  parut  à  la  messe 
de  Noël  avec  une  robe  neuve,  toute  rajeunie  et 

<  ,.,  Quelques  années  s'écoulèrent  ainsi.  Elles 


—  277  — 

furent  les  plus  heureuses  de  ma  vie.  Je  savou- 
rais la  sainte  satisfaction  que  donne  le  devoir 
accompli.  J'avais  presque  apaisé  dans  le  travail 
et  dans  l'étude  mes  aspirations  sans  but  d'au- 
trefois vers  un  idéal  décevant.  Mais  l'amour 
que  j'avais  étouffé,  sans  l'éteindre,  allait  éclater 
au  contact  delà  femme  que  Dieu  choisirait  pour 
l'accomplissement  de  ma  destinée. 

«  Un  jour,  je  carrelais  une  chambre  dont  la 
fenêtre  s'ouvrait  sur  une  étroite  cour.  Le  jour 
dorait  les  toits  voisins;  les  passereaux  saluaient 
le  soleil  de  leur  babil  étourdissant  et  des  my- 
riades d'insectes  s'ébattaient  librement  dans 
l'air  calme  et  tiède.  En  face  de  cette  fenêtre,  il 
y  en  avait  une  autre  plus  petite,  au-dessous  de 
laquelle  pendait,  accrochée  à  un  clou,  une  mi- 
gnonne cage  verte.  Un  joli  serin  des  Canaries- 
y  chantait  son  extase  au  soleil  qui  daignait 
abaisser  ses  regards  sur  le  mélodieux  prison- 
nier au  plumage  d'or. 

«  Sur  l'ardoise  de  cette  fenêtre,  des  mains 
soigneuses  entretenaient  quelques  rares  fleurs 
dans  des  vases.  Un  rosier  de  Bengale  dominait 
avec  orgueil  ce  petit  monde  enchanté.  Un  gé- 
ranium, trompé  par   la  tiédeur  d  s  derniers 


—  278  — 

beaux  jours,  fleurissait  comme  en  plein  avril. 
Une  verveine  superbe  étalait  ses  fleurs  rouges 
en  dehors  du  rebord  de  la  fenêtre.  Parfois,  une 
guêpe  au  corsage  noir,  aux  ailes  nacrées,  tom- 
bait enivrée  du  calice  des  fleurs  et  le  gentil 
oiseau  la  happait  au  passage.  Le  petit  Tantale 
gourmand  regardait  alors  avec  convoitise  cette 
tonnelle  en  miniature  tendue  sur  sa  prison  à 
jour  et  qui  l'ombrageait  comme  une  treille. 

ce  Tout- à-coup,  un  grincement  d'espagno- 
lette interrompit  ma  contemplation.  L'oiseau 
salua,  par  une  rossignolade  de  joie,  la  main 
qui  lui  apportait  les  graines  dorées  pour  la 
journée  ;  et  la  fenêtre  s'ouvrant^doucement, 
laissa  voir,  à  travers  la  dentelle  du  feuillage, 
la  blanche  fée,  l'Armide  de  ce  paradis. 

«  Ces  détails  vous  ont  paru  longs  et  puérils, 
sans  doute?  Fardonnez-moi  :  toute  ma  vie  est 
là. 

«  Je  ne  me  suis  jamais  bien  rendu  compte  de 
ce  que  j'éprouvai  devant  cette  apparition.  Je 
me  souviens  seulement  d'un  doux  visage  de 
jeune  fille  et  de  deux  mains  effilées  comme 
celles  des  madones,  qui  secouèrent  le  rosier  du 
Bengale    et  firent  neiger  les  feuilles  de  leurs 


—  279  — 

pâles  fleurs  sur  la  cage  verte.  Ce  fut  un  éblouis- 
sement.  Après,  il  se  fit  des  ténèbres  dans  ma 
vue,  dans  mon  cœur  et  dans  ma  raison. 

Je  venais  enfin  de  trouver  un  autel  pour  y 
brûler  l'encens  de  mon  amour.  Ma  vie  était 
fixée.  Satellite  égaré,  je  venais  de  rencontrer 
l'astre  autour  duquel  je  devais  graviter. 

«  Le  lendemain  à  la  môme  heure,  Marie  re- 
parut à  sa  fenêtre,  entourée  de  la  même  au- 
réole de  charme  et  de  beauté.  Je  remarquai 
seulement  en  elle  une  pâleur  étrange,  un  air 
de  tristesse  profonde  et  résignée.  Par  un  mou- 
vement instinctif  que  je  ne  pus  réprimer  à 
temps,  je  saluai  la  jeune  fille.  Un  sourire  plein 
de  grâce  timide  et  d'étonnement  naïf  répondit 
à  mon  salut.  Je  ne  sais  comment  nous  liâmes 
conversation  sur  les  fleurs,  les  oiseaux,  le  soleil, 
sur  tout  ce  qu'elle  paraissait  chérir.  Les  pre- 
miers pas  que  je  hasardai  dans  ce  doux  monde 
de  l'amour  sont  restés  à  l'état  de  mirage  dans 
ma  mémoire.  Nous  parlâmes  ainsi  longtemps, 
à  travers  cette  cour  solitaire  et  silencieuse 
comme  un  parloir  de  couvent. 

€  Ce  jour-là,  elle  broda  depuis  le  lever  du  so- 
leil jusqu'à  midi,  assise  contre  la  fenêtre.  Je  la 


—  280  — 

voyais  derrière  l'avare  feuillage  de  son  petit  jar- 
din; j'entendais  le  bruit  de  ses  pieds  lorsqu'elle 
se  levait  pour  imposer  silence  au  canari  qui  sem- 
blait, lui  aussi,  plus  heureux  et  plus  enivré 
que  de  coutume. 

«  La  présence  de  Marie  m'occasionna  certai- 
nement de  très  reprochables  distractions.  Mes 
heures  de  causerie  et  de  contemplation  man- 
quèrent à  ma  tâche.  Je  m'aperçus,  du  reste, 
avec  un  sincère  désespoir,  que  j'allais  bientôt 
l'avoir  terminée  et  qu'en  changeant  de  chan- 
tier, j'allais  m'éloigner  de  Marie.  Je  prolongeai 
tant  que  je  pus  ce  travail  qu'on  m'avait  con- 
fié, cependant,  à  cause  de  ma  célérité.  Je  le  fis 
durer,  je  crois,  une  semaine  :  une  semaine  d'i- 
vresse !  Pour  la  première  fois  mon  patron  se 
plaignit  de  moi,  mais  que  m'importaient  les 
reproches  !  Mon  cœur  était  fermé  à  toute  autre 
sentiment  qu'à  celui  qui  venait  de  l'envahir. 
Je  crois  même  que  j'oubliai  ma  mère  !  Lorsque 
Marie  quittait  sa  place,  à  la  fenêtre  où  mon 
regard  la  dévorait,  je  l'y  faisais  revenir  immé- 
diatement en  chantant  un  air  que,  depuis,  je 
n'ai  plus  pu  entendre  sans  pleurer.  Cet  air, 
c'était  le  motif  final  de  la  Lucie,  de  Donizetti. 


—  281  — 

Il  semble  que  l'âme,  fatiguée  de  souffrir  ici- 
bas,  s'envole  au  ciel  sur  ces  notes  inspirées 
qu'Edgard  chante  avant  d'en  finir  ,  par  le  poi- 
gnard, avec  toutes  les  douleurs  de  la  vie  Marie 
semblait  comprendre  qu'en  ne  la  voyait  plus 
auprès  de  moi,  je  craignais  de  la  perdre  pour 
toujours.  Aussi,  dès  le  premier  vers:  0  belle 
âme  amoureuse,  elle  revenait  s'asseoir  à  sa 
place  et  me  rassurait  par  un  regard  plein 
d'ineffables  promesses. 

«  Elle  m'aimait  donc  !  et  elle  me  le  disait 
clairement  en  m'envoyant  des  fleurs  qui,  de 
tout  temps,  ont  symbolisé  l'amour  :  la  verveine 
et  la  rose.  Pressé  de  dévorer  mon  bonheur, 
comme  si  l'heure  où  je  devais  lui  dire  adieu 
était  proche,  je  ne  me  contentai  pas  de  cette 
assurance.  Je  voulus  que  la  voix  adorée  épela 
à  mon  oreille  les  deux  mots  divins  :  Je  t'aime. 
Un  soir,  j'allai  m'agenouiller  à  ses  pieds  et  je 
les  entendis. 

«  Marie  n'avait  que  sa  mère,  comme  moi. 
Son  père  était  mort.  A  l'aspect  de  cette  vieille 
femme  dont  je  ne  soupçonnais  pas  même 
l'existence,  tellement  j'étais  enivré,  un  frisson 
courut  dans  mes  veines.  Elle  me  reçut  affec- 


—  282  — 

tueusement  pourtant,  elle  savait  pourquoi  je 
venais.  Je  demeurai  toute  la  soirée  auprès  de 
Marie.  Je  lui  parlai  longuement  de  ma  mère, 
de  mon  pays,  de  mes  espérances,  de  ma  ten- 
dresse, de  notre  avenir  à  tous  deux  :  mille 
folies  ! 

«.  Je  lui  énumérai,  sans  m'informer  de  son 
consentement  à  l'hymen  que  je  projetais,  sans 
penser  à  la  possibilité  d'un  refus  de  sa  part, 
les  ressources  que  je  tirerais  de  mon  intelli-r 
gence,  de  mon  activité,  de  mon  aptitude  et  de 
ma  solide  affection  pour  le  travail;  je  lui  dis 
que  son  amour  triplerait  mon  courage  et  mes 
forces;  je  lui  bâtis,  pour  employer  un  mot  du 
métier,  un  monde  de  bonheur  qui  n'attendait 
plus  que  sa  jeune  souveraine  ;  que  sais-je  en- 
core ?  Rien  ne  fut  oublié  de  ce  que  la  passion 
peut  suggérer  de  plus  persuasif.  Marie  sou- 
riait mélancoliquement  à  toutes  ces  choses  heu- 
reuses, mais  on  eût  dit  qu'au  moment  où  elle 
s'élançait  vers  cet  avenir,  un  spectre  la  repous- 
sait pâle,  froide,  brisée. 

«  Etait-ce  un  funeste  pressentiment  des  jours 
maudits  qui  allaient  venir  ?  Entendait-elle  déjà 
cette  mélodie  navrante  et  sublime  :   0   belle 


—  283    - 

âme   amoureuse,    s'adresser    à    son    âme  de 
fiancée  ?  Dieu  le  sait  ! 

«  A  cette  époque,  une  lettre  du  curé  de  mon 
village,  m'apprit  que  ma  mère,  gravement  ma- 
lade, voulait  m'embrasser  avant  de  mourir.  Le 
curé  ajoutait  qu'à  l'âge  de  ma  mère,  les  mala- 
dies pardonnent  rarement  et  que  j'eusse  à  me 
hâter  d'aller,  par  mes  soins  et  mes  caresses, 
la  défendre  contre  la  mort  ou.  du  moins,  lui 
en  adoucir  les  approches. 

((  Je  lus  cette  lettre  à  Marie.  Nous  étions 
seuls.  Elle  était  plus  pâle  encore  que  de 
coutume,  mais  elle  me  paraissait  plus  belle  et 
plus  aimante  que  jamais.  Un  reflet  éclatant  de 
la  flamme  intérieure  qui  semblait  l'animer, 
jaillissait  de  ses  regards. 

ce  —  Courez  où  votre  devoir  vous  appelle,  me 
dit-elle.  Vous  ne  devez  pas  hésiter  un  moment 
entre  votre  mère  mourante  et  moi. 

«  —  Qu'allez  vous  devenir,  lui  dis-je,  pen- 
dant mon  absence? 

«  Elle  ne  répondit  pas  et  leva  ses  yeux  sur 
moi  comme  pour  me  supplier  de  ne  pas  l'in- 
terroger et  de  lui  obéir. 

«  —  Eh  bien,  je  partirai  demain,  ajoutai-je. 


—  284  — 

Mais  avant  de  vous  quitter,  me  sera-t-il  donné 
d'entendre  de  votre  bouche  le  serment  que 
mon  cœur  et  ma  voix  vous  ont  fait  mille  fois 
déjà  ?  Je  vous  aime  tant,  Marie,  qu'il  m'est  bien 
permis  de  craindre  de  vous  perdre  et  que  vous 
devez  bien  me  pardonner  cette  exigence.  Vous 
n'aimerez  que  moi,  n'est-ce-pas. 

«  —  Oh  !....  fit-elle,  comme  blessée  de  la 
question. 

et  Mais  je  n'en  tins  pas  compte. 

«  —  Vous  n'aimerez  que  moi  ?  répétai-je. 

«  —  Eh  bien  !  oui  ;  je  n'aimerai  que  toi,  ja- 
mais que  toi,  cria-t-elle  avec  un  transport  qui 
m'effraya  et  me  combla  d'ivresse  en  même 
temps.  Mais  pourquoi  vous  en  allez-vous  loin 
de  moi?  reprit-elle  plus  calme  et  soudainement 
triste.  Ne  t'en  va  pas,  ne  t'en  va  plus,  cria-t-elle 
encore,  cette  fois  tout  en  pleurs.  Henry  !  Henry  ! 
pardonne-moi  si  je  ne  t'ai  pas  dit  plus  souvent 
que  je  t'aimais,  si  je  t'ai  affligé  de  mes  lan- 
gueurs et  de  mes  tristesses.  Mais  qu'est-ce  que 
je  dis  là,  mon  Dieu  ?  Je  suis  folle.  Il  faut  que 
tu  partes.  Ta  mère  se  meurt  peut-être.  Pars 
cette  nuit  même,  au  lieu  d'attendre  à  demain. 
C'est  un  jour  de  gagné  pour  le  retour. 


—  285  — 

«  Je  la  tenais  dans  mes  bras.  Je  la  pressai 
contre  ma  poitrine  où  mon  cœur  battait  avec 
violence.  Mes  lèvres  déposèrent  sur  celles  de  la 
jeune  vierge  un  baiser  si  long,  si  brûlant 
qu'elle  en  jeta  un  grand  cri.  Je  m'enfuis 
éperdu  comme  un  criminel. 

ce  Ce  cri  n'a  jamais  cessé  de  retentir  dans  mon 
âme.  Depuis  cette  soirée  où  je  la  vis  belle  à 
rendre  jaloux  les  anges  du  paradis,  je  l'ai  en- 
tendu tous  les  jours  et  toutes  les  nuits,  comme 
j'entends  d'ici  l'éternel  sanglot  de  la  mer. 

ce  Je  marchai  courageusement  toute  la  nuit 
et  le  lendemain,  à  l'aube,  je  saluais  les  collines 
natales. 

((  Ma  mère  s'était  presque  subitement  rele- 
vée. Une  heure  après  l'avoir  embrassée,  j'écri- 
vis à  Marie  : 

«  Dieu,  en  te  donnant  à  moi,  n'a  pas  voulu 
<(  m'enlever  ma  mère.  Il  sait  bien  que  j'ai  as- 
«  sez  d'amour  pour  vous  rendre  heureuses  tou- 
c  tes  deux.  Ma  mère  est  convalescente  ;  ma 
«  présence,  mes  .soins  et  mes  caresses  vont  lui 
a  rendre  la  santé.  Je  lui  ai  parlé  de  toi,  de  notre 
a  hymen  prochain.  Tu  ne  pourrais  t'imaginer 
«  combien  elle  est  joyeuse  de  ces  bonnes  nou- 


—  286  — 

(<  velles  qui  arrivent  dans  sa  solitude  par  la  voix 
«  de  son  enfant.  Tu  viendras  bientôt,  avec  ta 
«  mère,  visiter  ces  montagnes  où  j'ai  grandi 
«  pour  t'aimer.  Nous  y  remercierons  Dieu  de 
«  notre  bonheur.  Nous  parviendrons  bien,  je 
<(  l'espère,  à  vaincre  l'obstination  que  ma 
<(  mère  met  encore  à  vouloir  mourir  dans  no- 
ce tre  chaumière.  Nous  l'emmènerons  avec 
«  nous,  dans  notre  petit  ménage,  et  nous  for- 
ce merons  une  seule  famille  que  l'amour  sancti- 
«  fiera  et  que  Dieu,  qui  t'aime,  comblera  de 
«  ses  bénédictions.» 

«  J'accourus  auprès  de  Marie,  plus  riche 
que  jamais  de  jeunesse  et  d'espérance.  J'avais 
conquis  l'avenir!  J'étais  heureux. 

«  En  arrivant  à  la  maison  de  la  jeune  fille,  je 
remarquai  des  gens  que  je  n'y  avais  jamais  vus. 
Il  y  avait  sur  leur  figure  quelque  chose  de  mys- 
térieux et  de  solennel  qui  me  glaça.  Cependant, 
le  canari  chantait  toujours  au  soleil  du  bon 
Dieu,  le  rosier  du  Bengale  s'était  paré  de  deux 
roses  nouvelles,  la  verveine  embaumait  la  fe- 
nêtre. Tout  était,  comme  avant  mon  départ, 
doux  et  calme,  plein  de  chants,  de  parfums  et 
de  lumière. 


—  287  — 

«  Quand  je  demandai  timidement  à  la  mère 
de  Marie  si  sa  fille  reposait  encore,  elle  me 
prit  par  la  main  et  me  conduisit  dans  la  cham- 
bre à  coucher  de  la  jeune  fille.  À  trois  heures 
du  matin,  Marie  s'était  endormie  du  sommeil 
dont  on  ne  s'éveille  plus. 

«  Je  me  penchai  lentement,  sans  larmes, 
sur  le  chevet  de  la  vierge  morte,  et  je  dé- 
posai un  second  baiser  sur  ce  front  glacé 
que  j'avais  naguère  embrassé  brûlant.  Quand 
je  me  relevai,  sa  mère  me  regardait  avec  une 
expression  farouche  et  terrible. 

«  —  C'est  vous  qui  me  l'avez  tuée,  me  dit- 
elle.  Maintenant  laissez-moi  seule  avec  elle 
pendant  les  quelques  heures  qu'il  m'est  en- 
core permis  de  la  garder. 

((  Je  respectai  cette  douleur  maternelle, 
mais  elle  m'attéra.  Je  partis,  emportant  cette 
injuste  malédiction  comme  un  manteau  de 
feu.  Voilà  donc  où  devaient  aboutir  tant  de 
projets  et  tant  d'espoir  !  Je  courais  à  la  vie, 
au  bonheur  et  mon  pied  heurtait  une  tombe, 
la  tombe  de  Marie. 

«  Alors,  je  maudis  ma  destinée  et  la  vie, 
et  je  m'éloignai  pour  jamais  de  cette  maison 


—  288  — 

en  deuil,  emportant,  pour  mourir  avec  lui,  le 
secret  de  mon  désespoir.  Sept  ans  se  sont 
écoulés  depuis  cette  heure  funeste.  En  vain 
j'ai  voyagé,  en  vain  la  nature  a  déroulé  à 
mes  yeux  ses  beautés,  l'art  des  hommes  ses 
chefs-d'œuvre.  Mort  à  toute  joie,  à  toute  ad- 
miration, j'ai  passé,  indifférent,  près  de  tout 
ce  qui  fait  la  joie  ou  la  gloire  de  ce  monde. 
Maintenant,  je  reviens  mourir  aux  lieux  qui 
m'ont  servi  de  berceau.  Tant  que  j'ai  pu  tra- 
vailler, je  l'ai  fait  pour  nourrir  ma  pauvre 
mère.  Mes  forces  épuisées  me  trahissent  au- 
jourd'hui, et  je  ne  puis  plus  lutter.  J'étais 
né  pour  aimer,  j'ai  aimé:  ma  vie  est  finie.  » 
Un  mois  après  cette  triste  entrevue,  Henry 
avait  cessé  de  vivre  dans  les  bras  de  sa 
mère.  Il  mourut  d'une  phtisie  dont  il  avait 
bu  le  poison  sur  les  lèvres  de  Marie.  Sa  pau- 
vre vieille  mère,  perdue  pour  le  travail,  sub- 
siste, comme  aux  premières  années  de  son  veu- 
vage, des  bienfaits  du  curé  et  des  aumônes 
de  quelques  familles  généreuses.  Ses  voisins, 
jaloux  du  bien-être  qu'elle  tenait  de  son  fils, 
l'ont  abandonnée  à  sa  douleur  et  à  sa  misère, 
ce  qui  fait  dire   tristement    au    bon    vieillard 


—  289  — 

qui  dessert  la  chapelle  du  lieu  :  que,  chez  les 
plus  riches  comme  chez  les  plus  pauvres, 
un  des  fléaux  de  l'humanité  c'est  d'envier 
toujours  le  bien-être  d'autrui  et  de  ne  lui 
jamais  pardonner  le  bonheur. 


VI 


19 


SOUVENIRS  D'ALGER 


Après  quatre  jours  de  navigation  heureuse  à 
bord  du  Météore,  nous  entrâmes,  à  onze  heu- 
res du  soir,  par  un  calme  magnifique,  dans  la 
baie  d'Alger,  ce  péristyle  de  l'Afrique  française, 
formé  à  l'orient  par  les  falaises  du  cap  Matifou 
et  à  l'ouest  par  les  courbures  gracieuses  du  cap 
Caxine.  J'éprouvai  un  grand  sentiment  d'admi- 
ration pour  le  spectacle  vers  lequel  le  navire 
nous  emportait  rapidement,  comme  s'il  eût 
compris  mon  impatience.  Alger,  éclairé  depuis 
le  port  jusqu'à  la  Kasbah,  ressemblait  à  un  if 
immense  planté  sur  le  sable  de  la  mer  pour  la 


—  291  — 

fêter.  La  population  causait  sur  les  terrasses 
blanches,  buvait  des  glaces  sous  les  arcades  de 
la  Régence,  se  promenait  sous  les  orangers  de 
la  place  du  Gouvernement,  en  face  de  la  Médi- 
terranée, en  face  de  la  France  ! 

Le  lendemain  matin,  je  débarquai  de  bonne 
heure  à  la  Marine.  Je  traversai  la  belle  rue  de 
ce  nom  aboutissant  à  la  Jénina,  noire  des  flam- 
mes qui  venaient  de  consumer  ses  entrailles,  et 
je  me  trouvai,  sans  transition,  au  milieu  des 
Juifs,  des  Maures  et  des  Bédouins,  des  Espa- 
gnols, des  Italiens  et  des  Maltais,  des  Français, 
des  Allemands,  des  Turcs,  des  Grecs  et  des 
Arméniens,  croisant  leurs  pas,  leurs  cris  et  leurs 
costumes.  Je  n'avais  jamais  rien  vu  ni  soup- 
çonné de  pareil.  Je  fus  ébloui,  comme  par  une 
irradiation  subite  du  soleil.  Tout  ce  mouvement, 
tout  ce  bariolage  d'idiomes  et  de  vêtements 
sortis  des  bazars  de  l'Europe  et  de  l'Afrique, 
tous  ces  êtres  pressés  de  s'entendre,  de  mar- 
cher et  de  vivre,  passaient  devant  moi  comme 
un  torrent  qui  m'emportait  émerveillé. 

Mais  je  remarquai  bientôt  qu'il  n'y  avait  au 
fond  aucune  fusion  réelle  entre  tous  ces  hom- 
mes. Je  m'en  suis  convaincu  plus  tard  par  une 


—  292  — 

observation  plus  attentive.  Leur  frottement 
continuel  n'a  pas  détruit  les  aspérités  de  leurs 
caractères  respectifs.  Chaque  nationalité  est 
restée  intacte  au  milieu  des  relations  qui  les 
rapprochent  les  unes  des  autres  à  chaque  heure 
du  jour. 

A  cette  époque,  il  n'y  avait  encore  de  réel- 
lement français  à  Alger  que  les  rues  Bab-el- 
Oued,  Bab-Azoun,  de  Chartres  et  de  Mahon, 
la  place  du  Gouvernement,  celle  de  Mahon  et 
celle  du  Marché,  la  plus  gracieuse  sinon  la  plus 
belle  des  trois.  Dans  les  rues  supérieures,  c'é- 
tait encore  un  mélange  bizarre  et  laid  de  mai- 
sons arabes  et  de  constructions  françaises  ina- 
chevées. Il  existait  alors  à  Alger  une  rage 
inouie  de  destruction.  Les  maçons  français  et 
les  manœuvres  bédouins  émoussaient  leurs  mar- 
teaux et  fatiguaient  leurs  bras  à  démolir,  mu- 
tiler ou  transformer  la  vieille  ville  et  les  mos- 
quées. Si  Londres  se  plaint  de  son  atmosphère 
de  charbon,  Alger  n'avait  pas  à  se  glorifier  de 
son  atmosphère  de  décombres.  Un  de  mes  amis, 
homme  de  paradoxe,  il  est  vrai,  me  disait  que 
l'on  ne  pouvait  se  promener  une  semaine  dans 
Alger  sans  avaler  au  moins  une  maison  en  dé- 


—  293  — 

tail.  La  difficulté  de  la  digérer  me  mit  en  garde 
contre  cette  exagération,  mais  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  reconnaître  qu'il  était  impossible 
d'échapper  à  ce  repas  réduit  à  des  proportions 
plus  humaines. 

Il  faut  être  juste  pourtant,  si  on  démolissait 
de  tous  cotés,  on  construisait  partout,  et  la 
ville  française  sortait  des  cendres  de  la  ville 
africaine. 

La  nouvelle  ligne  de  remparts  que  l'on  a  édi- 
fiée et  dont  les  fondations  étaient  déjà  creusées 
en  1844,  a  fait  d'Alger  la  capitale  incontestée 
de  la  colonie.  L'Alger  arabe  a  subi  le  sort  de 
ces  villes  dont  l'Evangile  a  dit  qu'il  ne  doit  pas 
rester  pierre  sur  pierre.  Elle  a  perdu  avec  le 
temps  l'aspect  exclusivement  militaire  qu'elle 
étalait  dans  la  première  période  de  l'occupa- 
tion. On  y  rencontre  moins  de  soldats,  presque 
plus  de  miliciens,  et  les  places  publiques,  jadis 
plantées  de  guérites  exclusivement,  sont  au- 
jourd'hui plantées  de  magnifiques  orangers. 

Une  autre  particularité  digne  de  remarque  à 
Alger,  c'est  la  profusion  des  omnibus.  Sur  ce 
chapitre,  la  civilisation  a  dépassé  toute  mesure. 
Il  n'y  a  pas  assez  de  place  pour  eux  :  c'est-à- 


—  294  — 

dire  qu'il  ne  reste  pas  un  pouce  du  pavé  pour 
les  humbles  piétons  qui  n'osent  s'aventurer 
sous  les  arcades  au  milieu  des  toilettes  et  des 
uniformes.  Les  omnibus  et  les  caravanes  de  pe- 
tits ânes  appelés  bourricots,  affectés  au  trans- 
port des  matériaux,  à  l'enlèvement  des  décom- 
bres, rendent  les  rues  tout-à-fait  impraticables. 
Ce  déluge  d'omnibus  est  un  calcul  habile  des 
entrepreneurs  de  voitures.  En  s'emparant  en 
plein  de  la  circulation,  ils  ont  contraint  les 
gens  qui  tiennent  à  n'être  pas  écrasés,  —  natu- 
rellement le  nombre  en  est  grand,  —  à  ne  plus 
hasarder  un  pas  en  dehors  des  omnibus,  les- 
quels sont  ainsi  toujours  chargés  à  fond.  Qui' 
dirait  pourtant  qu'on  arrive  aujourd'hui  à  la 
fortune  en  menaçant  de  fractures  ou  en  frap- 
pant de  paralysie  les  jambes  du  public? 

Les  choses  en  sont  arrivées  à  ce  point  que 
les  Mauresques  même,  jugeant  toute  protesta- 
tion inutile,  ne  sortent  plus  à  pied  et  se  rési- 
gnent à  se  promener  en  omnibus  à  la  barbe  du 
Koran,  absolument  comme  des  Parisiennes. 
J'en  ai  même  vu  qui  ne  descendaient  de  voiture 
qu'en  déployant  sur  leurs  visages  voilés  l'om- 


—  295  — 

brelle  de  nos  élégantes.  Le  soleil  d'Afrique  en 
était  cramoisi  d'indignation. 

Ces  omnibus  vous  transportent  où  l'on  veut, 
dans  un  rayon  de  douze  lieues  autour  d'Alger. 
Ils  vont  constamment  au  galop.  Ils  me  condui- 
sirent ainsi  d'Alger  à  Blidah.  Comme  nous  fai- 
sions halte  à  chaque  village,  je  visitai  sur  la 
route  Delly-Ibrahim,  Douérah ,  BoufFarik  et 
Béni-Méred.  Qui  voit  un  de  ces  villages  les 
voit  tous.  Tous  ont  la  même  physionomie  mi- 
litaire. Ce  sont  des  camps.  En  France,  nos  vil- 
lages n'ont  d'autres  murailles  que  les  clôtures 
des  cimetières.  En  Afrique,  c'est  tout  le  con- 
traire. Les  vivants  ont  dit  :  ce  Les  morts  n'ont 
pas  besoin  de  protection.  Les  murailles,  super- 
flues autour  des  nécropoles,  seront  beaucoup 
plus  utiles  autour  des  habitations.  »  Cela  peut 
être  vrai  au  point  de  vue  stratégique.  Au  point 
de  vue  du  respect  que  de  tout  temps  l'huma- 
nité a  voué  à  ceux  qui  ne  sont  plus,  c'est  dif- 
férent. Je  ne  saurais  exprimer  la  tristesse  qui 
me  serra  le  cœur  en  découvrant,  sur  un  ma- 
melon éloigné  d'une  demi  -  lieue  de  Delly- 
Ibrahim,  le  cimetière  de  ce  village.  Il  n'était 
abrité  que  par  la  croix,  au  milieu  de  popula- 


—  296  — 

tions  qui  abhorrent  ce  signe.  Les  cadavres  de 
nos  colons  et  de  nos  soldats,  dont  les  sueurs 
et  le  sang  ont  fécondé  ce  sol,  restaient  ainsi 
exposés  aux  profanations  des  Bédouins,  à  la 
faim  immonde  des  hyènes  et  des  chacals. 
L'oubli  et  l'impudeur  ont  été  poussés  si  loin 
par  nous  à  l'endroit  des  sépultures,  que,  dans 
les  faubourgs  d'Alger  même,  les  colons  fai- 
saient enlever  les  pierres  des  tombes  musul- 
manes pour  en  construire  des  maisons.  Quelle 
opinion  les  Arabes,  témoins  de  ces  sacrilèges, 
ont-ils  dû  avoir  de  nous  ? 

D'Alger  à  Douérah,  la  route  court  sur  les 
épaulements  de  la  chaîne  du  Sahel,  contre  la- 
quelle Alger  est  adossé.  Les  croupes  et  les  cimes 
du  Sahel  seraient  très  fertiles,  à  ce  qu'on  as- 
sure, mais  la  culture  en  est  extrêmement  pé- 
nible. Le  Sahel  est  hérissé  de  palmiers-nains 
dont  les  racines  plongent  profondément  dans  la 
terre  et  dont  l'extraction  coûte  de  longs  et  rui- 
neux efforts.  Aussi  de  rares  tentatives  de  cul- 
ture y  étaient-elles  faites  et  les  familles  alsa- 
ciennes qui  avaient  entrepris  ces  rudes  travaux, 
désespérant  bientôt  du  succès,  étaient  descen- 
dues dans  la  Mitidjah  dont  les  fièvres  souvent 


—  297  — 

mortelles  font  chèrement  payer  l'étonnante  fé- 
condité. 

Quand  nous  entrâmes  dans  cette  plaine  im- 
mense où  tant  de  braves  soldats  ont  succombé 
sous  les  fatigues  de  la  guerre,  sous  les  ardeurs 
dévorantes  du  soleil  et  de  la  soif,  sous  les  fu- 
nestes exhalaisons  du  sol  et  sous  les  balles  des 
Arabes  ,  l'aube  se  levait  derrière  les  crêtes 
bleues  du  petit  Atlas.  Les  hautes  herbes,  aux 
cimes  desquelles  l'araignée  de  la  plaine  avait 
tendu  ses  larges  cocardes  de  toile,  ruisselantes 
des  perles  de  la  rosée,  ressemblaient  à  des 
tournesols  d'argent.  Des  vols  de  perdrix  rou- 
ges rasaient  les  broussailles  ;  les  poules  de 
Carthage  décrivaient  de  longues  courbes  vers 
Sidi-Ferruch  ;  les  peupliers  de  Bouflfarik  ver- 
doyaient dans  la  brume  blanche  et  la  fumée 
des  coups  de  fusil  tirés  de  distance  en  distance 
par  les  chasseurs,  jalonnait  de  spirales  bleues 
Fatmosphère  limpide  et  tiède.  Toute  cette  na- 
ture magnifique  avait  un  air  de  fête  qui  épa- 
nouissait le  cœur.  Je  n'ai  rien  vu  de  plus  beau. 
Quatre-vingts  lieues  carrées  de  plaine  cultivée! 
D'un  côté  la  mer  et  le  rivage  où  les  Français 


—  298    - 

débarquèrent  en  1830,  de  l'autre,  F  Atlas  et 
Blidah,  avec  ses  20,000  orangers  centenaires 
en  pleine  terre  ! 

Bouffarik  est  bien  l'oasis  de  la  plaine.  On  y 
trouve  une  eau  abondante  et  saine  et  les  seuls 
arbres  qui  rompent  la  monotone  uniformité  de 
la  Mitidjah.  Les  constructions  y  avaient  même 
un  aspect  un  peu  moins  caserne  que  celles  des 
villes  voisines.  A  Béni-Méred,  on  nous  montra, 
au  milieu  des  lauriers-roses  et  des  lentisques, 
la  place  où  le  sergent  Blandan,  avec  22  hom- 
mes, soutint  une  lutte  aussi  glorieuse  que  dé- 
sespérée contre  300  cavaliers  arab3s. 

Partout  du  sang,  partout  des  tombes  ;  mais 
aussi  partout  la  gloire,  partout  le  triomphe  !... 

Blidah  n'est  plus  arabe,  mais  elle  n'est  pas 
encore  française.  La  plus  belle  de  ses  rues,  la 
rue  d'Alger,  n'était  alors  qu'un  chemin  pou- 
dreux, sans  pavés,  sans  arbres  et  sans  arcades. 
Cette  ville  était,  avant  la  conquête,  le  rendez- 
vous  des  riches  musulmans  qui  venaient  s'y  li- 
vrer aux  voluptés  effrénées  de  la  chair.  C'é- 
tait la  Gomorrhe  de  la  Régence.  Les  Arabes 
l'appelaient  la  prostituée.  Elle  est  admirable- 
ment située  au  pied  des  montagnes  qui  descen- 


—  299  — 

dent  vers  la  Méditerranée  et  qui  offrent,  en  cet 
endroit,  la  plus  haute  altitude  de  la  chaîne. 
Les  glacières  d'Alger  sont  établies  sur  ces 
cimes.  L'Oued-Kebir,  ou  grand  ruisseau,  coule 
dans  le  lit  d'un  torrent  asséché.  Il  alimente  la 
ville  et  la  ceint  d'une  guirlande  de  verdure 
et  de  fraîcheur.  En  quittant  Blidah,  on  s'en- 
fonce dans  les  gorges  sauvages  d'où  pleuvent 
les  cascatelles  de  la  Chiffa,  et  les  villages  fran- 
çais qu'on  rencontre  jusqu'à  Médéah  ne  sont 
plus  que  des  postes  militaires  alignés  avec  une 
symétrie    qui  fatigue   et  désenchante. 

Certes,  l'Algérie  est  à  jamais  française.  Je 
n'ose  émettre  aucun  doute  à  ce  sujet.  Toutes 
ces  localités  sont  donc  destinées  à  un  avenir 
dont  on  ne  peut  prévoir  la  limite.  Mais  la 
France  a  encore  beaucoup  à  faire  pour  s'ac- 
quitter dignement  de  la  mission  que  Dieu  lui 
confie  et  qu'elle  a  acceptée.  Il  faut  avouer, 
quoi  qu'il  en  coûte  à  notre  patriotisme,  que, 
jusqu'à  présent,  ses  efforts  n'ont  pas  été  très 
heureux. 

Une  autre  excursion  que  je  me  rappelle  avec 
plaisir  est  celle  que  je  fis  au  sommet  de  la 
Boudjaréah.  A   deux  lieues  d'Alger,  j'ai  vu  la 


—  300  — 

tribu  arabe  dans  toute  sa  simplicité  biblique. 
J'ai  vu  le  Bédouin  dans  son  misérable  gourbi 
de  chaume  clôturé  par  des  figuiers  de  Barbarie 
et  par  des  aloès  dont  les  tiges,  pareilles  à  de 
grands  candélabres,  s'élèvent  à  des  hauteurs 
prodigieuses.  Je  ne  puis  me  défendre  d'un  sou- 
venir d'admiration  pour  le  panorama  sublime 
qui  se  déroule  aux  yeux  du  haut  de  la  Boud- 
jaréah.  Au  nord  et  à  l'ouest,  la  Méditerranée 
d'azur;  à  l'est,  le  Sahel,  étoile  de  villas  blan- 
ches comme  des  avalanches  sculptées  ;  au  fond, 
l'Atlas,  grand  rideau  tiré  sur  les  mystérieuses 
profondeurs  du  Sahara  ;  puis  la  plaine,  puis  le 
plateau,  puis  enfin  Alger,  comme  une  couronne 
de  neige  au  front  de  cette  féerie  orientale. 

En  descendant  de  la  Boudjaréah,  je  remar- 
quai des  ruines  fraîches  cachées  dans  un  bois  de 
cactus.  J'interrogeai  un  pâtre  arabe  qui  regar- 
dait mélancoliquement  son  maigre  troupeau 
brouter  le  gazon  brûlé.  Je  lui  demandai  quel 
édifice  avait  été  renversé  là.  «  C'est  une  mos- 
quée ,  me  dit-il.  Tes  frères  y  furent  battus 
par  les  Croyants  et,  pour  effacer  leur  honte, 
ils  en  ont  effacé  le  glorieux  témoin.  On  chante 
dans  ma  tribu  cette  défaite  des  Roumi.  » 


—  301  — 

—  Chante-nous  cette  défaite,  lui  dis-je. 

Il  entonna  d'une  voix  gutturale ,  sur  un 
rythme  guerrier,  une  sorte  de  ballade  que 
j'ai  essayé  de  traduire  ainsi  : 

A  l'heure  où  sur  l'Atlas  bondissent  les  gazelles, 
Cette  mosquée  avait  réuni  les  fidèles, 

Quand,  debout  sur  son  blanc  sommet, 

Le  fervent  marabout  Achmet 
Vit  venir  de  bien  loin,  sur  leurs  coursiers  rebelles, 

Les  ennemis  de  Mahomet. 

C'est   la    France 
Qui  s'avance 
Contre  nous. 
Pas   de  larmes, 
Mais  des   armes 
Et  des  coups  ! 

Alors,  comme  un  troupeau  que  le  danger  rassemble, 
Les  guerriers  musulmans  s'étreignirent  ensemble 
Et  s'écrièrent  à  genoux  : 
—  Mahomet,    combats  avec  nous! 
Puis,  comme  on  voit  l'éclair  jaillir  d'un  ciel  qui4tremble, 
Le  glaive  sortit  des  burnous. 


—  302    - 

La  mosquée 
Attaquée 
Se   défend , 
Et  son  glaive 
Se  relève 
Triomphant  ! 

Et  son  visage  exprima  toute  la  violence, 
toute  la  férocité  des  passions  africaines.  Ah! 
si  ces  passions  n'étaient  jamais  surexcitées  con- 
tre nous  par  nos  exactions  et  nos  maladresses  ; 
si  la  France  savait  utiliser  cette  énergie  et  di- 
riger cette  force  !  quel  magnifique  parti  elle  en 
pourrait  tirer  !  Quels  trésors  de  courage  et  de 
dévoûment  elle  mettrait  ainsi  au  service  de  la 
civilisation  et  de  l'humanité  ! 

Sur  la  route  de  la  Boudjaréah,  on  remarque 
les  traces  d'une  touchante  coutume  arabe,  qui 
tend  à  disparaître.  Sous  la  domination  turque, 
à  chaque  portail  de  villa,  un  auvent  en  tige 
d'aloès  jetait  sur  le  sol  un  carré  d'ombre  des- 
tiné au  repos  du  pèlerin  fatigué.  Une  coupe  en 
bois  suspendue  au  tronc  d'un  palmier,  et  un 
puits  voisin  toujours  ouvert,  offraient  l'eau  fraî- 
che à  la  lèvre   qu'embrasait    la  soif.    On  re- 


—  303  — 

trouve  encore  cette  coutume  patriarchale  dans 
les  tribus  éloignées  dont  notre  contact  n'a  pas 
tout-à-fait  abâtardi  les  mœurs.  Quelle  admi- 
rable prévoyance,  pourtant,  animait  les  riches 
pour  les  pauvres,  dans  cette  Afrique  sur  la- 
quelle nous  avons  jeté  superbement,  comme  un 
stigmate,  le  nom  de  Barbarie!  Où  sont,  sur 
nos  grandes  routes,  les  portails  de  château  où 
le  piéton  trouve  une  oasis  d'ombre  pour  secouer 
les  fatigues  de  l'étape,  la  coupe  et  le  puits 
pour  se  désaltérer?  Et  pourtant,  ni  les  arbres 
qui  versent  la  fraîcheur  ni  les  sources  abon- 
dantes ne  manquent  à  la  France,  tandis  qu'en 
Afrique  le  sol,  les  plantes,  les  animaux  et  les 
hommes,  les  hommes  surtout,  souffrent  de  la 
soif.  Alger  même  est  une  ville  éternellement 
altérée.  Heureux  ceux  qui  ont  un  puits  dans 
leur  maison  !  Sinon,  ils  sont  exposés,  comme  la 
classe  indigente,  à  boire  des  sangsues.  A  l'in- 
verse des  régions  polaires  où  le  froid  paralyse 
la  vie,  l'Afrique  surabonde  de  chaleur  et  de 
puissance,  et  l'exubérance  de  sève  qui  jaillit  de 
ses  pores  peuple  jusqu'à  la  goutte  d'eau  qui 
tombe  du  ciel.  Des  sangsues  imperceptibles 
s'attachent  à  la  gorge  des  chevaux  et  la  dessè- 


—  304  — 

client,  comme  ferait  un  tison  ardent.  Ces  dou- 
leurs d'entrailles ,  sœurs  du  choléra,  qui  tor- 
dent les  colons  et  qu'on  attribue  aux  miasmes 
fiévreux  de  l'air,  sont  souvent  causées  par  ces 
aiguilles  vivantes  qui  se  glissent  dans  le  gosier 
avec  l'eau  qui  les  nourrit.  Aujourd'hui,  dans 
les  villes  et  dans  les  camps,  pour  éviter  ces 
accidents ,  il  est  rare  qu'on  boive  l'eau  sans 
qu'elle  ait  été  tamisée. 

Les  Français,  comme  tous  les  peuples  con- 
quérants ,  prennent  les  vices  des  peuples  qu'ils 
subjuguent  plutôt  que  leurs  vertus.  Ils  se  sont 
cependant  assimilés  ici  cet  esprit  d'hospita- 
lité qui  est  une  religion  dans  les  tribus.  J'au- 
rais long  à  en  dire  si  je  voulais  remercier  tous 
ceux  de  nos  compatriotes  qui  professent  géné- 
reusement ce  culte.  Mais  je  me  suis  engagé  à 
ne  citer  aucun  nom  et  je  me  borne  à  consta- 
ter avec  orgueil  ce  fait  qui  honore  la  France 
algérienne. 

J'ai,  comme  tous  ceux  qui  ont  vu  Alger, 
assisté  aux  sacrifices  offerts  par  les  négresses 
et  les  mauresques  à  des  génies  qu'elles  veulent 
apaiser  ou  se  rendre  propices.  Ce  sont  d'ordi- 
naire les  femmes  souffrantes,  celles  surtout  at- 


—  305  — 

teintes  de  maladies  incurables,  qui  viennent  sur 
le  sable  de  la  mer  répandre  le  sang  des  victi- 
mes. Les  femmes  du  peuple  sont  partout  les 
gardiennes  fidèles  des  superstitions  du  passé. 
Ici,  elles  croient  que  des  djhins,  habitant  les 
grottes  souterraines  des  rivages,  président  aux 
destinées  humaines.  Les  sacrifices  qu'elles  leur 
offrent  consistent  en  volailles,  en  agneaux,  en 
chèvres,  selon  le  degré  de  leur  fortune,  l'in- 
tensité de  leurs  souffrances  ou  de  leur  foi.  Un 
grand-prêtre,  originaire,  dit-on,  de  Tombouc- 
tou,  prend  les  victimes,  les  lave  dans  la  mer, 
les  purifie  avec  l'encens  brûlé  dans  une  cas- 
solette. Pendant  ce  temps,  la  grande-prêtresse 
allume  des  cierges  autour  de  la  grotte  sacrée 
dont  les  eaux  ont  la  réputation,  sinon  la  vertu, 
de  guérir  les  douleurs  contre  lesquelles  la 
science  des  hommes  a  échoué.  Puis  le  sacrifi- 
cateur tourne  le  couteau  sacré  vers  l'Orient, 
en  touche  trois  fois  les  malades,  saisit  la  vic- 
time, l'égorgé  et  arrose  de  sang  le  front  ou  les 
parties  endolories  du  corps  de  ses  ouailles. 
Elles  supportent  cette  farce  horrible  avec  une 
gravité  et  un  recueillement  profonds.  Si  la  vic- 
time en  se  débattant  dans  les  convulsions  de 
vi  20 


—  306  — 

l'agonie  se  traîne  jusqu'à  la  mer  et  va  rougir 
de  sang  l'écume  de  la  vague,  le  sacrifice  a  été 
agréable  aux  djhins  ;  les  vœux  seront  exaucés 
et  la  joie  se  manifeste  par  ces  cris  si  connus  de 
tous  ceux  qui  ont  visité  l'Algérie  :  you ,  you, 
y  ou  ! 

Le  grand-prêtre  se  fait  chèrement  payer  ses 
fonctions  de  sacrificateur  :  ce  qui  prouve  qu'en 
tous  lieux  l'ignorance  et  la  crédulité  sont  lu- 
crativement  exploitées.  Quant  à  la  forme  même 
des  sacrifices,  elle  présente  une  grande  analo- 
gie avec  les  sacrifices  de  l'antiquité  ;  elle  en 
est  même  la  reproduction  fidèle  ,  et  Dieu  sait 
seul,  lui  qui  en  a  permis  la  perpétuité  jusqu'à 
nos  jours,  combien  il  faudra  encore  de  siècles 
pour  que  le  progrès  abolisse  ces  puériles  et  ré- 
voltantes superstitions. 

C'est  sur  les  grèves  de  Bab-el-Oued,  près  du 
fort  des  Anglais,  que  ces  scènes  sanglantes  se 
renouvellent  tous  les  mercredis  devant  un 
grand  concours  de  curieux.  Les  jeunes  et  jolies 
mauresques  qui  accompagnent  leurs  mères,  y 
trouvent  l'occasion  de  se  dévoiler  un  instant  et 
de  laisser  admirer  leurs  mains  et  leur  visage 
blancs  comme  le  lait,  leurs  ongles  et  leurs  pau- 


—  307  — 

pières  noirs  comme  l'ébène.  Beaucoup  d'entre 
elles  parlent  notre  langue,  comme  presque  toute 
la  nouvelle  génération  arabe  d'Alger  et  elles 
expliquent  gracieusement  le  but  de  ces  céré- 
monies aux  Français  qui  se  montrent  désireux 
de  le  connaître.  Les  enfants  des  vétérans  qui 
gardent  le  fort  des  Anglais,  viennent,  après  les 
sacrifices,  glaner  sur  le  rivage  les  têtes  des 
volailles  décapitées.  Ils  s'en  régalent  avec  leurs 
familles,  au  grand  désespoir  des  négresses  fa- 
natiques. On  ne  cite  encore  aucun  exemple 
que  les  djhins  s'en  soient  sérieusement  fâchés. 
Je  me  rappellerai  toujours  avec  bonheur  les 
belles  soirées  d'été  passées  sur  les  terrasses 
d'Alger,  avec  l'élite  delà  jeunesse  française,  au 
milieu  des  bouffées  d'azur  de  nos  cigares,  que 
la  brise  emportait  vers  la  rade  bleue.  Sur  cette 
rade,  se  balançaient  mollement  les  mâts  du  na- 
vire qui  devait  me  ramener  et  à  bord  duquel 
je  devais,  comme  sur  le  Météore,  comme  chez 
tous  nos  compatriotes  algériens,  retrouver  cette 
politesse  exquise,  cette  urbanité  empressée  qui 
nous  font  partout ,  à  l'étranger,  crier  :  «  Vive 
la  France  !  » 


FÊTES  PATRONALES  DU    MIDI 


L'été  est  une  fête  de  six  mois  en  Provence- 
Tous  les  villages  du  Midi  consacrent,  l'un  après 
l'autre,  trois  jours  de  l'été  à  fêter  la  saison 
qui  épanouit  leurs  fleurs,  mûrit  leurs  moissons 
et  leurs  vendanges  et  ramène  le  calme  sur 
leurs  rivages.  Ces  traditionnelles  manifesta- 
tions de  reconnaissance  des  méridionaux  en- 
vers l'été  ont  lieu  sous  le  patronage  d'un  saint 
choisi  parmi  ceux  dont  le  nom  figure  au  ca- 
lendrier, du  mois  de  mai  au  mois  de  septem- 
bre inclusivement.  Aux  premières  bouffées  du 
vent  d'hiver,  dès  que  les  hirondelles  reprennent 


--  309  - 

« 

le  chemin  de  l'Afrique,  tambourins  et  galoubets 
se  taisent  sur  la  rive  et  dans  les  chaumières, 
et  l'oubli  le  plus  profond  enveloppe  les  saints 
inscrits  dans  l'almanach,  depuis  la  colonne  d'oc- 
tobre jusqu'à  celle  d'avril. 

Nous  voici  aux  jours  de  l'été,  les  plus  beaux 
et  les  plus  longs,  car  Dieu,  dans  sa  sagesse  in- 
finie, a  augmenté  ces  jours  de  lumière  de 
toutes  les  heures  qu'il  retranche  aux  jours  de 
souffrance  et  de  deuil  de  l'hiver.  Les  chansons 
retentissent  sous  les  pins  mélodieux  de  nos  grè- 
ves ;  les  danses  foulent  l'herbe  des  prés  cons- 
tellés, la  nuit,  de  pâles  lucioles  et  le  jour  de 
blanches  marguerites,  au  milieu  desquelles 
Obermann,  le  grand  et  mélancolique  poète,  a 
tant  désiré  de  mourir  !  Que  notre  plume  soit 
aujourd'hui  l'écho  de  ces  cris  joyeux  et  repro- 
duise ces  scènes  étincelantes  de  soleil  et  de 
gai  té. 

Aux  premiers  jours  de  juillet,  les  étrangers 
qui  se  promènent  en  attendant  l'heure  de  vi- 
siter les  vaisseaux  et  l'arsenal,  entendent  dans 
les  rues  de  la  ville  la  musique  entraînante  du 
tambourin  et  du  galoubet  indigènes.  Au  bout 
d'un  instant,  ils  voient  défiler,  soiu  l'escorte 


—  310  — 

des  sergents  de  ville,  la  procession  des  joies, 
ainsi  composée  :  le  porte  drapeau,  les  porte- 
joies,  les  tambourins,  le  président  et  les  com- 
missaires de  la  fête,  les  badauds  émerveillés 
et  les  gamins  qui  gambadent.  On  nomme jTues, 
les  prix  destinés  aux  vainqueurs  des  jeux. 
Cette  institution  remonte,  dit-on,  au  roi  René, 
de  joyeuse  et  vénérée  mémoire.  Les  prix  sont 
invariablement  une  montre  et  un  couvert  en  ar- 
gent :  ce  dernier  est  le  plus  souvent  en  Ruolz  : 
un  chapeau  de  soie,  un  drapeau  et  quelques 
écharpes  de  diverses  couleurs.  Au  dessus  de  ce 
maigre  bazar,  suspendu  autour  d'un  espèce  de 
chapeau  chinois,  on  lit  sur  un  écriteau  flottant 
et  en  orthographe  non  moins  équivoque  que  le 
métal  des  joies  :  Fête  patronale  de  X...: 
un  petit  port  quelconque  dont  la  population  se 
compose  moitié  de  charpentiers,  calfats  ou  voi- 
liers ;  un  quart  de  pêcheurs,  et  le  reste  de  cul- 
tivateurs. 

Le  dimanche  qui  suit  la  fête  échue  dans  la 
semaine,  ouvriers  de  toutes  professions,  pê- 
cheurs, marins,  paysans,  endimanchés  de  leurs 
costumes  pittoresques,  se  réunissent  sur  le 
port.  Ils  viennent  y  recevoir   les   populations 


-  311  — 

voisines  qui  accourent  à  la  fête,  et  les  joies  qui, 
après  avoir  été  promenées  dans  tous  les  envi- 
rons, reviennent  en  triomphe  sur  les  pyrosca- 
phes  affectés  au  service  de  la  rade.  Les  joies 
assistent  à  la  messe  où  on  les  bénit.  Ensuite 
l'aubade  et  un  énorme  bouquet  sont  offerts  aux 
conseillers  municipaux,  paisibles  et  graves  ci- 
tadins, dont  la  florissante  obésité  contraste  sin- 
gulièrement avec  l'allure  des  matelots,  souples 
et  fluets  comme  des  mâts  de  perroquet. 

Bientôt  un  bruit  belliqueux  de  fanfares  si- 
gnale l'arrivée  des  musiques  des  différents  vil- 
lages, glorieux  débris  de  la  garde  nationale, 
qui  ont  voulu  survivre  à  la  dissolution  de  leur 
corps  pour  prouver  au  monde  l'immortalité  de 
cette  institution. 

Les  musiques,  après  de  copieuses  libations 
qui  échauffent  légèrement  les  rivalités  d'artis- 
tes et  de  localités,  se  réunissent  sur  la  grande 
place  du  village,  ainsi  nommée  sans  doute  par- 
ce qu'elle  est  petite  et  unique.  Les  Provençaux 
tiennent  des  Grecs,  leurs  ancêtres,  une  haine  in- 
vétérée pour  la  vérité,  et  s'ils  ne  l'ont  pas 
noyée  à  leur  tour  dans  un  puits,  c'est  unique- 
ment parce    qu'en  Provence  les  puits  sont  à 


•  —  312  — 

sec  à  perpétuité.  Le  concours  musical  s'ouvre  au 
milieu  de  l'attention  générale  de  ces  naïfs  audi- 
teurs. Sur  une  estrade  improvisée,  qui  se 
donne  des  airs  de  balcon  antique,  sont  réunis 
le  maire,  les  conseillers  urbains  et  les  arbitres 
choisis  pour  décerner  le  prix  aux  vainqueurs. 
Ce  prix  n'est  rien  moins  que  l'étendard  de  soie, 
bariolé  de  lyres  dorées,  qu'on  a  vu  figurer 
plus  haut,  au  second  plan  de  la  procession  des 
joies. 

Il  est  superflu  de  dire  qu'après  le  concours, 
auquel  le  silence  de  la  foule  prête  une  solennité 
comique,  les  pauvres  arbitres  qui  ont  adjugé  le 
prix  sont  accusés  de  partialité  et  que  chaque 
musique  est  tellement  convaincue  de  sa  supé- 
riorité sur  sa  rivale  couronnée,  que,  sans  l'hos- 
pitalière intervention  des  gendarmes  et  des 
gardes  champêtres,  la  lutte,  toute  virgilienne 
d'abord,  se  terminerait  harmonieusement  à 
grands  coups  d'ophycléïdes  et  de  violons. 

Pendant  le  concours,  la  foire  a  étalé  sur  le 
marché  tous  les  ustensiles  nécessaires  aux  tra- 
vaux si  divers  de  cette  population  laborieuse. 
Ici,  ce  sont  des  lignes,  des  hameçons,  des  fi- 
lets de  toutes  sortes  et  de  tout   format  ;   des 


—  313  — 

voiles,  des  avirons,  des  cabans  pour  la  pêche 
de  nuit  ;  plus  loin,  ce  sont  des  araires,  des 
charrues,  des  mannes  d'osier,  des  brouettes;  — 
puis  tous  les  colifichets  que  comporte  le  luxe 
modeste  des  petites  localités. 

Vers  le  milieu  du  jour,  les  tambourins,  or- 
chestre obligé  de  toutes  les  fêtes  du  Midi,  an- 
noncent l'ouverture  des  jeux  de  la  joute  et  de 
la  bigue. 

Les  jeux  de  la  joute  et  de  la  bigue  figurent 
à  la  place  d'honneur  dans  les  programmes  des 
réjouissances  publiques  qu'on  affiche  à  tous  les 
angles  de  rues  et  à  tous  les  grands  mâts  de 
navires.  C'est  par  la  joute  qu'on  commence. 
Une  joute  dans  nos  ports  diffère  presque  au- 
tant d'une  naumachie  parisienne,  que  la  Seine 
diffère  de  la  Méditerranée.  Toute  la  population 
y  prend  part.  Des  milliers  de  curieux  remplis- 
sent le  port,  les  tribunes  élevées  en  face  de  la 
Mairie,  ainsi  que  les  pontons  et  les  bateaux  qui 
encadrent  le  champs  clos. 

Et  de  tous  côtés  on  chante  ce  refrain  popu- 
laire, aux  accords  duquel  la  joute  elle-même 
a  lieu  : 


314 


Qu'a  ga- gna     la  lai-  go, loupa- 


I 


P 


troun  Yin-cent;        ê-mé  salan- 


cet  -  to  n'a    fa      total- ha      cent. 


Ce  qui  signifie  :  «  Qui  a  gagné  le  prix  de  la 
«  joute  ?  C'est  le  patron  Vincent.  Avec  sa 
«  lance,  il  a  fait  tomber  cent  jouteurs.  » 

Au  milieu  de  l'arène  voguent  six  grosses 
embarcations  d'égale  dimension,  peintes  trois 
par  trois  d'une  couleur  différente.  Chacune 
d'elles  contient  douze  rameurs,  un  patron,  un 
agent  de  police,  dix  jouteurs,  un  tambour  et 
un  fifre,  des  plastrons  en  liège  et  des  lances  en 
bois,  avec  une  pomme  plate  à  l'extrémité.  Au 
signal  donné,  les  embarcations  s'avancent  l'une 


—  315  — 

contre  l'autre,  et  dès  qu'elles  sont  sur  le  point 
de  s'aborder,  les  jouteurs  grimpent,  la  lance 
au  poing,  sur  une  petite  plate-forme  qui  do- 
mine une  échelle  inclinée  en  saillie  sur  la  mer 
à  l'arrière  du  bateau.  La  lutte  est  dès  lors 
commencée.  Avec  quelle  émotion  les  specta- 
teurs en  suivent  les  chances  !  de  quelles  accla- 
mations ils  récompensent  l'adroit  vainqueur  ! 
Par  quels  cris  de  réprobation  et  de  colère  ils 
réclament  la  punition  de  ceux  qui  doivent  leur 
succès  à  une  manœuvre  déloyale  ! 

Chaque  fois  qu'un  lutteur  descend  son  ad- 
versaire, on  arbore  un  petit  pavillon.  Le  jou- 
teur qui,  à  la  fin  de  la  joute,  compte  le  plus 
grand  nombre  de  pavillons,  a  remporté  le  pre- 
mier prix. 

Le  jeu  de  la  bigue  a  lieu  à  bord  d'un  pon- 
ton amarré  bord  à  quai.  A  la  proue  et  simu- 
lant un  mât  de  beaupré  ,  une  longue  bigue, 
inclinée  de  bas  en  haut,  est  suspendue  sur  la 
mer  par  un  cordage  fixé  d'un  bout  à  son  extré- 
mité et  de  l'autre,  au  sommet  d'un  mât  ver- 
tical planté  au  centre  du  ponton. 

Ce  jeu  commence  immédiatement  après  la 
joute,  à  l'heure  où  le  soleil  ramollit  l'épaisse 


—  316  — 

couche  de  suif  dont  la  bigue  est  enduite.  Le 
signal  est  donné  par  les  tambourins.  Un  agent 
de  la  force  publique  est  à  bord  pour  faire  res- 
pecter Tordre  et  la  discipline.  La  foule  insensi- 
ble, à  force  de  curiosité,  aux  rayons  tartaréens 
du  soleil  qui  la  brûle  d'aplomb,  encombre  de 
nouveau  les  quais,  obstrue  les  fenêtres  et  s'épar- 
pille jusque  sur  les  toits  des  maisons  qui  bor- 
dent le  port. 

Voyons,  maintenant,  qui  sera  le  plus  hardi  ! 
qui  commencera  ?  qui  se  dévouera,  pour  faci- 
liter le  chemin  à  ses  rivaux,  à  lécher  avec  la 
plante  des  pieds  nus  le  suif  perfide  qui  cuit  et 
ruisselle  sur  la  bigue  ? 

«  Ah  !  le  voilà  !  le  voilà  !  » 

Et  ces  cris  sont  à  peine  poussés  que  le  bigueur 
a  disparu  dans  la  mer  avec  son  grotesque  cha- 
peau tricolore  et  son  pantalon  de  papier  qui 
surnage.  D'immenses  éclats  de  rire  ont  ac- 
cueilli sa  chute  fanfaronne. 

a  A  un  autre  !  à  un  autre  ! 

Et  chacun  de  rire  ou  d'applaudir,  selon  que 
le  bigueur  se  précipite  gauchement  et  tout 
épouvanté,  ou  tombe  avec   majesté,    laissant 


—  317    - 

lire  sur  son  visage  l'espoir  d'une  prochaine  re- 
vanche. 

Mais  voyez  celui-ci  ?  il  est  arrivé  aux  deux 
tiers  de  la  route....  L'orgueil,  la  convoitise  ra- 
yonnent dans  son  regard.  La  foule  halète  ;  elle 
semble  suspendue  aux  semelles  du  bigueur.  — 

Encore  un  pas  !....  encore  un  !   courage  ! il 

lève  déjà  la  main  pour  saisir  la  toison  d'or 

et  paouf  !  Le  bruit  d'un  corps  qui  plonge  rompt 
le  silence  général  et  l'eau  que  cette  chute  a 
fait  jaillir  retombe  en  perles  étincelantes  et 
froides  sur  les  curieux  placés  aux  premières 
loges. 

Enfin,  après  une  heure  de  tentatives  infruc- 
tueuses, un  bigueur  au  visage  sévère,  noir  du 
goudron  dont  il  enduit  les  flancs  des  navires, 
s'a\ance  gravement  vers  le  ponton,  monte  sur 
le  mât  oblique,  s'y  recueille  un  instant  et  pro- 
mène un  regard  de  pitié  et  de  dédain  sur  tous 
ses  devanciers  malheureux  qui  grelottent  au- 
tour de  lui.  Puis,  d'un  pas  ferme  et  sûr,  il  fran- 
chit la  distance  qui  le  sépare  du  but,  arrache 
d'une  main  aussi  sûre  que  son  pied,  le  pavillon 
qui  flotte  à  l'extrémité  de  la  bigue  et  le  bran- 
dit sur  sa  tête  ! 


—  318  — 

C'est  le  signal  de  la  victoire,  et  les  applau- 
dissements frénétiques  qui  partent  de  tout  côté 
proclament  le  vainqueur  à  la  ville  et  à  la  rade. 

Nous  n'avons  pu  accepter,  comme  présen- 
tant quelques  probabilités,  aucune  des  tradi- 
tions que  nous  avons  recueillies  sur  l'origine  de 
cette  naumachie  qu'on  appelle  la  bigue.  Nous 
ne  pouvons  non  plus  y  applaudir.  L'empreinte 
bien  prononcée  que  cet  exercice  porte  des  goûts 
particuliers  de  nos  populations  maritimes,  ne 
justifie  pas,  à  nos  yeux,  la  tendance  de  quelques 
maires  à  le  perpétuer.  Les  jeux  publics  des 
Grecs  et  des  Romains  stimulaient  au  moins  les 
passions  et  les  instincts  guerriers  du  peuple,  et 
la  barbarie  de  quelques-uns  de  ces  jeux  était 
rachetée  par  leur  but  ou  leur  éclat.  Le  jeu  de  la 
bigue  n'est  pas  beau,  tant  s'en  faut  !  et  il  ne 
stimule  aucune  noble  passion  parmi  ceux  qui 
s'y  livrent.  Les  vainqueurs  n'y  gagnent  qu'un 
chapeau  de  six  francs  ou  une  écharpe  dont  ils 
ne  savent  que  faire  ;  les  vaincus  n'y  gagnent 
que  des  huées.  Ne  pourrait-on  pas  instituer 
pour  le  peuple,  ne  fut-ce  que  par  respect  pour 
sa  dignité,  des  réjouissances  plus  saines  et  plus 
utiles  que  ces  ligues,  ces  mâts  de  cocagne  où 


—  319  — 

il  risque  bras  et  jambes,  se  vautre  dans  le 
suif  ou  plonge  dans  l'eau  nauséabonde  de  nos 
darses  ? 

Les  bigueurs  qui  arrivent  au  but  après  que 
le  premier  y  a  choisi  le  prix  le  plus  important, 
n'excitent  plus  que  médiocrement  l'intérêt.  On 
attend  alors  avec  impatience  le  coup  de  canon 
annonçant  l'entrée  en  lice  des  canots  de  l'es- 
cadre, convoqués  à  une  régate  solennelle,  et 
dont  les  avirons,  reluisant  au  soleil,  se  brisent 
parfois  sous  la  vigoureuse  impulsion  des  ra- 
meurs. 

À  la  bonne  heure  !  voilà  un  jeu  où  la  victoire 
enorgueillit  à  bon  droit  les  vainqueurs. 

Dès  que  la  nuit  est  close,  le  port  s'illumine 
comme  par  enchantement,  et,  sur  les  bords 
du  golfe,  au  milieu  des  pins  embaumés  qui 
mêlent  leurs  parfums  aux  senteurs  amères  des 
algues  marines,  l'orchestre  appelle  les  jeunes 
gens  à  la  danse,  dans  la  salle  verte,  ainsi  nom- 
mée à  cause  des  guirlandes  de  verdure  qui  la 
décorent.  Et  Dieu  sait  combien  de  doux  bai- 
sers se  dérobent  ou  se  donnent,  combien  d'in- 
trigues amoureuses  se  nouent  au  son  des  qua- 
drilles infatigables  qui    retentissent   jusqu'au 


—  320  — 

lever  du  soleil,  pendant  que  les  vieux  marins 
se  racontent  leurs  voyages,  pendant  que  les  pa- 
trons vantent  leurs  pêches  miraculeuses  aux 
paysans,  et  qu'il  s'établit  ainsi,  aux  yeux  de 
l'observateur  sérieux,  une  communion  frater- 
nelle entre  l'agriculture  et  la  navigation. 


'><<£&) 


TABLE 


DES 


MATIÈRES 


Pages. 

Le  Massacre  d'un  ami 4 

Désaugiers 30 

Un  Canonnier  du  Romulus 52 

Physiologie  de  la  Toux 77 

Azéla  ou  la  Beauté 92 

Fêtes  populaires  du  Midi.  —  La  St-Jean.  108 

Des  Sablettes  en  Chine.   Via-Marseille   .  113 


—  322  — 

Chasse  au    Sanglier  dans  les   forets  de 

Laverne 466 

Le  Lycurgue  aux  Dardanelles    ....  189 

L'Incendie  du  Mourillon 209 

Fêtes  populaires  du  Midi.  —  Noël    .     .  221 

Silouette  le  Gabier 233 

Saint-Mandrier 252 

Marie 271 

Souvenirs  d'Alger 290 

Fêtes  patronales  du  Midi 308 


thèque 
j«Ottawa 

nce 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


fi ï 0^3  002  50266  3b 


Ct  PQ        2382 
.P68  1867  V006 

0   PONCY.  CH. 
ACC*  1381552 


UVRL.-.