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Full text of "Oeuvres politiques de Benjamin Constant"

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HARVARD COLLEGE 
LIBRARY 




FROM THE BEQUEST OF 

CHARLES SUMNER 

CLASS OF 1830 

Senatar from Massachusetts 



FOR BOOKS SELATING TO 
POIXnCS AND FINB ARTS 



% 






(^II.VRES POLITIQUES 



DE 



BENJAMIN CONSTANT 






Paris. — Imprimerie Yiétills et Capiouomt, rue des Poitevius, 6. 



ŒUVRES POLITIQUES 



DE 



BENJAMINJONSTÂNT. 



^ AVEC 



INTRODUCTION, NOTES ET INDEX 



PAR 



CHARLES LOUANDRE 



c 



PARIS 



CHARPENTIER ET C", LIBRAIRES-EDITEURS 

28, QUAI DU LOUVRE, 28 



1874 

Tons droits réeervé?. 



^ ' HARVARD COLLEGE LIBIABY 





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AVERTISSEMENT SUR CETTE ÉDITION 



En présentant ce volume au public nous devons 
tout d'abord rendre hommage à M. Edouard Labou- 
laye, l'éminent publiciste dont le nom se rencontrera 
souvent dans les pages qui suivent. Biographe, édi- 
teur et commentateur de Benjamin Constant, M. La- 
boulaye a mis en pleine lumière la vie et les œuvres 
politiques du grand orateur de la Restauration; il a 
nionlré aux hommes de notre temps que c'était dans 
ces œuvres qu'il fallait chercher le code de la liberté 
moderne, et il a rendu par là le plus grand service à 
la cause du progrès. Mais, à côté de l'édition qu'il a 
publiée en deux volumes in-8, nous avons pensé 
qu'il restait une place pour une édition plus mo- 
deste, accessible à tous, dégagée des écrits de cir- 
constance et offrant l'essence même des doclrinos de 
l'illustre écrivain. 

Il ne s'agissait point pour nous de reproduire des 
écrits littéraires dans leur intégrité et l'ordre même 
que leur avait donné l'auteur, d'aulant plus que cet 
ordre est quelquefois un pou confus, ol que de nom- 



II AVERTISSEMENT. 

breux passages se rapportent à des faits dont le sou 
venir est souvent effacé ; nous avons voulu seulemen 
en quelque sorte composer un manuel politique, 
où chacun puisse trouver des notions claires et pré- 
cises sur Jés droits et les devoirs du citoyen, sur les 
formes diverses des gouvernements, sur les principes 
qui sont la base des sociétés humaines. A ce point 
de vue, cette édition, tout en ne reproduisant que 
des extraits, est aussi complète que possible et ne 
laisse aucune question sans réponse. Il n'est pas, en 
effet, un seul des problèmes qui s'agitent aujourd'hui 
que Benjamin Constant n'ait abordé, et pour ainsi 
dire résolu avec l'autorité d'un esprit supérieur qui 
s'élève au-dessus des partis, quels qu'ils soient, pour 
se placer dans les calmes régions de la justice et de 
la vérité. Souveraineté du peuple, monarchi-3 absolue 
ou constitutionnelle, droit électoral, service militaire, 
organisation judiciaire, système répressif, liberté de 
la presse, de la conscience et de la pensée, adminis- 
tration communale, impôts, commerce, tels sont les 
graves et importants sujets qu'il aborde tour à tour, 
en cherchant la solution la plus équitable et la plus 
rationnelle. Chacun des chapitres que nous lui avons 
empruntés correspond ainsi à l'un des éléments dont 
l'ensemble constitue la vie collective des nations. 

Le présent volume est divisé en six parties : les 
cinq premières sont théoriques et dogmatiques. La 
sixième est à la fois dogmatique et historique, et se 
rattache particulièrement à la république et à^l'em- 



AVERTISSEMENT. m 

pire par les chapitres intilulés : De la Terreur et de 
ses effets ; — des Réactions politiques ; — de l'Esprit 
de conquête. L'auteur, après avoir posé les principes, 
les vérifie parles faits; il prouve jusqu'à la dernière 
évidence qu'il est des lois supérieures à toutes les 
formes de gouvernement, à toutes les théories exclu- 
sives des partis, et que les pouvoirs en apparence les 
p\us forts ne violent jamais qu'en travaillant eux- 
mêmes à leur ruine. 

En publiant cette édition de Benjamin Gonslant, 
nous avons suivi le même système que dans celles 
qui l'ont précédée. Une introduction résume la vie 
et les travaux de l'auteur; des notes explicatives, 
hisloriques ou bibliographiques, sont ajoutées au 
texte-, et le volume se termine par un index que nous 
nous somiies efforcé de rendre aussi complet que 
possible. Les notes non signées sont de Benjamin 
Constant; les autres portent le nom de leurs au- 
teurs. 

Dans les jours troublés où nous vivons, la politique 
"n'est trop souvent qiie la lutte aveugle des illusions, 
des passions, des ambitions, et tandis que les uns 
s'attachent obstinément à un passé qui ne peut re- 
liaître, les autres compromettent l'avenir par des 
aspirations et des utopies irréalisables. En présence 
de cette situation, il nous a paru utile de montrer, 
par les écrits d'un illustre publiciste, que la poli- 
tique est une science rigoureuse, basée sur la mo- 
^le, l'expérience, le respect de tous les droits, la 



IV AVERTISSEMENT. 

conciliation de tous les intérêts légitimes : c'est à ce 
titre seulement qu'elle peut assurer aux nations 
comme aux individus le libre développement de leur 
activité et de leur force, concilier l'ordre et la liberté, 
et nous préserver des bouleversements et des dé- 
sastres qui depuis bientôt un siècle nous conduisent 
périodiquement au bord de l'abîme. Puisse ce livre 
faire pénétrer plus profondément dans les esprits 
ces grandes vérités, dont Benjamin Constant a démon- 
tré l'évidence avec une rigueur mathématique ! 

Getle édition était prêle pour l'impression à la fin 
de 1869. Les malheurs inouïs dont nous avons élé 
les témoins et les victimes n'oat fait que donner une 
autorité nouvelle aux jugements de l'illustre publi- 
ciste. Nous n'avons pas eu à modifier une seule des 
noies rédigées il y a cinq ans, et celles, en petit 
nombre d'ailleurs, qui se rattachent à ces dernières 
années sont venues se placer d'elles-mêmes au-des- 
sous du texte, comme pour démontrer la clairvoyance 
de l'auteur et la sagesse de ses prévisions. 



INTRODUCTION 



I 



L'illustre publiciste dont le nom se rattache aux plus 
grands souvenirs de notre histoire est né le 2o octobre 
1767, à Lausanne, d'une famille de protestants français 
qui était venue s'établir dans cette ville en 1607. Son père 
était lieutenant-colonel d'un régiment suisse au service 
de la Hollande, et Tun de ses ancêtres, le capitaine Cons- 
tant de Rebecque^ avait sauvé la vie à Henri IV à la ba- 
taille de Contras, en tuant un gendarme qui allait assom- 
mer ce prince avec un tronçon de lance *. Sa mère, Hen- 
riette de Chaudieu-Villars, mourut en lui donnant le jour; 
ce malheur eut sur sa première jeunesse une influence 
fâcheuse, car son père se remaria, et la vie de famille pa- 
rait n'avoir pas été pour lui sans quelque amertume. 

En 1779, Benjamin Constant vint à Paris, et, peu de 
temps après, son père le conduisit à Bruxelles et le pré- 
senta à la cour de l'archiduc. De Bruxelles il fut envoyé à 
Oxford pour apprendre l'anglais; il se rendit ensuite en 
Allemagne, à l'Université d'Erlangen : après un an de sé- 

1. Nous ne pouvons, ea raison des bornes qui nous sont imposées ici, 
entrer dans de longs détails biographiques; mais les personnes qui voudront 
connaître intimement Benjamin Constant, et Tapprécier comme homme et 
comme écrivain, trouveront tous les renseignements désirables dans la belle 
étude publiée par M. Edouard Laboulaye, Revue nationale, t. V, VI, VU, 
XXV, XXVl. Cette étude n*est pas seulement une œuvre éminente de critique 
littéraire et politique, c'est aussi un commentaire très-important de l'histoire 
du premier empire et de la restauration. 

b 



VI INTRODUCTION. 

jour dans cette ville, il alla terminer ses études à l'Univei 
site d'Edimbourg, et il y resta jusqu'en J787^ époque 
laquelle il revint à Paris, où il publia, sans y mettre so 
nom, V Essai historique sur les mœurs des temps héroïque 
de la Grèce, Ce livre, faible début d'un grand esprit qu 
cherchait sa voie, passa inaperçu du public; mais il créi 
d'importantes relations à son auteur, qui fut accueilli ave« 
bienveillance par M. Necker et reçu dans les salons d( 
Suard, où il rencontra Marmontel, La Harpe, Lacretelle. 
l'abbé Morellet. Cependant la littérature ne suffisait pas 
à l'âme ardente et inquiète de Benjamin Constant : il cher- 
chait à s'étourdir par les plaisirs et le jeu, lorsque l'idée 
de se marier lui prend tout à coup. Il fait sa demande, 
éprouve un refus, et le voilà qui se décide à quitter la 
France. Laissons-le raconter lui-môme cette aventure : 

a En fouillant des papiers, je trouvai une lettre d'une de mes 
parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécon- 
tentement de ce que je n'avais point d'état, ses inquiétudes sur 
l'avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l'intérêt 
qu'il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant man- 
qué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fa- 
tigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père, 
trompé dans toutes ses espérances, n'ayant pour consolation dans 
sa vieillesse qu'on homme aux yeox duquel à vingt ans tout était 
décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs... J'étais abattu, 
je souffrais, je pleurais... 

ff Une idée folle me vint, je me dis : partons, vivons seul, ne 
faisons plus le malheur d'un père, nj| l'ennui de personne. Ma tête 
était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, 
et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux 
que j'avais sur moi. Il était minuit. J^allai vers un de mes amis 
dans un hôtel. Je m'y fis donner un lit. J'y dormis d^un sommeil 
pesant, d'un sommeil affreux jusqu'à onze heures. L'image de ma- 
demoiselle P..., embellie par le désespoir, me poursuivait partout. 
Je me lève, un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. 
Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m'enferme dans ma 
chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles 
(car je n^avais point de souliers avec moi), et trente et un louis 
en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante 
et neuf lieues. J'arrive à Calais, je m'embarque, j'arrive à Douvres, 
et je me réveille d'un songe. 

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indiOérents clabau- 
dant à qui mieux mieux; moi seul, avec quinze guiuées, sans do- 
mestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations; voilà 



INTRODUCTION. yjl 

ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n*ai été 
de ma vie moins inquiet. » 

En arrivant en Angleterre, Benjamin Constant achète un 
cheval au rabais et se met à courir les routes, en vrai 
basehelier de Salamanque ; mais sa bourse était légère : elle 
fut bientôt vide. Il reconnut alors qu'il était bon d'avoir 
un état, comme le voulait son père, et celui-ci lui fit obte- 
nir une place de chambellan auprès du duc de Brunswick. 
Momentanément réconcilié avec la vie tranquille, l'en- 
fant prodigue, avant de partir pour l'Allemagne, alla passer 
quelques semaines près de Lausanne, et c'est là qu'il 
rencontra madame de Charrière ^ 

tf Cette dame, dit M. Laboulaye, fut-elle, comme on l'a 
supposé, la première marraine de ce Chérubin quelque peu 
émancipé? Il est permis d'en douter, et, en bonne justice, le 
doute est acquis à Taccusé. Selon moi, M™o de Charrière 
ne joua pas le personnage qu'on lui proie; elle fut quel- 
que chose de mieux : l'amie intelligente et dévouée d'un 
jeune homme qui n'avait pas de mère, et qui cherchait 
autour de lui une tendresse qu'il ne trouvait pas au logis 
paternel. » Mais quelle qu'ait été la nature de ces rela- 
tions, elles exercèrent sur Benjamin Constant une grande 
influence et donnèrent lieu à une correspondance intime 
qui jette un grand Jour sur son caractère à la fois sceptique 
et passionné '. 

Après deux mois de séjour près de Lausanne, le jeune 
chambellan du duc de Brunswick alla prendre possession 
de sa charge, au mois de mars 4788 ; il vé aétailla décemment^ 
ainsi qu'il le dit lui-môme dans sa BA tfte brunswicHoi se, 
pendant sept longues années», travaillant, pour se dis- 

1 , Madame de Charrière, hollandaise de naissance, a cultivé avec beaucoup 
de succès la littérature française. On lui doit entre autres un roman de Cal" 
Usiê qui se distingue par des qualités sérieuses. Voir Pétude critique que lui a 
consacrée Sainte-Beuve, dans les Derniers portraits, 

S. La dernière lettre de cette correspondance est du 26 mars 1796. 

3. Dans sa correspondance avec madame de Charrière, Benjamin Constant 
donne de piquants détails sur la petite cour dont il était, ainsi quMl le dit, le 
gentilhomme le plus extraordinaire. Voici comment il rend compte d'une fête 
officielle : 

• J*ai été hier d'office à un bal où je me suis passablement ennuyé. Toute 
la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles heures, 
enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau chapeau atee 



VllI INTRODUCTION. 

traire, à une Histoire de la civilisation graduelle des Grecs 
par les colonies égyptiennes; se mariant pour se divorcer 
peu de temps après, et toujours mal vu des Allemands, 
parce qu'il avait autant d'esprit qu'ils en avaient peu, et 
qu'il aimait la France, dont ils étaient alors aussi basse- 
ment jaloux qu'ils le sont encore aujourd'hui. En 1795, 
il prit enfin la résolution de quitter la petite cour dont il 
était (( le gentilhomme le plus extraordinaire » et vint se 
fixer à Paris. 

A dater de cette époque, il entre définitivement dans son 
rôle. 



II 



Lors de son premier séjour en France, ,ÊILi2S^2[*3enjamîn 
Constant, nous l'avons vu plus haut, avait été reçu avec 
une grande bienveillance ftarJLJLBcker. En 1795, il 
trouva près de sa fille^ madame de Staël, le môme accueil 
empressé, et bientôt une sympathie profonde rapprocha 
ces deux natures d'élite, « ces deux âmes faites Tune pour 
l'autre, comme le dit M. Laboulaye, et quiBe complétaient 
aiutuellement. » 

Femme de l'ambassadeur de Suède près la République 
française, madame de Staël avait profité de la sauvegarde 
diplomatique que lui assurait le titre de son mari, pour 
ouvrir son salon aux hommes panrquan ts de tous les partis. 
Ce salon^ si justement célèbj^ « émit peuplé, dit Benjamin 
Constant, de quatre à cinqUribus dlfi'érentes : des membres 

une belle cocarde sur la tète, je me sais assis, étendu, chauffé, promené. 
■ Vous ne tanze pas, monsieur le baron? — Non, madame. — Der H&rr 
Kammerjunker tanzen nicht, — Nem, Euere Excelletiz. — Votre Altesse 
Sérénissime a beaucoup dansé. — Votre Altesse Sérénissime aime beaucoup 
la danse. — Votre Altesse Sérénissime dansera-t-elle encore?— Votre Altesse 
Sérénissime est infatigable. » A une heure à peu près je pris une indigestion 
d*ennui et je m'en allai avant les autres. 

• Les Allemands, dit Benjamin Constant, sont lourds en raisonnant, en 
plaisantant, en s'attendrissent, en se dirertissant, en s'ennnyant. .. Ils croient 
qu'il faut être hors d'haleine pour être gai, et hors d'équilibre pour être 
poli. B 



sy^ 



INTRODUCTION. IX 

du gouvernement présent, dont madame de Staël cherchait 
àconquérirla confiance; de quelques échappés du gouver- 
nement passé dont l'aspect déplaisait à leur? successeurs; 
de tous les nobles rentrés, qu'elle était à la fois flattée et fâ- 
chée de recevoir; des écrivains qui^ depuis le ^hawmidnr> 
avaient repris de l'influence; et du corps diplomatique, 
qui était aux pieds du Comité de salut public, en conspirant \^ 

contre lui. Au milieu despda^£j;sations, des actes, des in- 
trigues de ces différentes^upla^, ma naïveté républicaine 
se trouvait fort embarrassée. QtJand je causais avec le parti 
i républicain qui était victorieux, je l'entendais dire qu'il 
I fallait couper la tête aux anarchistes et fusiller les émigrés, """^ 

àpeu près sans jugement; quand je me rapprochais du 
I petit nombre de terroristes déguisés qui avaient survécu, 
j'entendais dire qu'il fallait exterminer le nouveau gouver- 
nement, les émigrés et les étrangers ; quand je me laissais 
séduire par les opinions modérées et d^)^^ ope use s des écri- ^^ 
vains qui précbaient le retour à la morale et à la justice, 
; on m'insinuait à la deuxième pbrase que la France nepou- 
vait se passer d'un roi, chose qui me choquait singulière- 
; ment. Je ne savais donc trop que faire de mon enthou- 
siasme pour la République. » 

Cet enthousiasme ne tarda cependant pas à trouver son 
emploi. 

La Convention voulait se maintenir au pouvoir en se 
renouvelant par tiers, et s'imposer ainsi au pays qui la 
repoussait. Benjamin Constant couibattit cette prétention 
au nom de la souveraineté du peuple ; dans des articles 
de journaux qui firent grand bruit, il demanda qu'une 
nouvelle Assemblée fût constituée par des élections géné- 
rales. Des écrivains royalistes s'imaginèrent qu'il voulait 
le renversement de la République; ils le félicitèrent cha- 
leureusement de son bon esprit; les femmes le compli- 
mentèrent dans les salons, et de tous côtés on le pria de 
travailler à une restauration monarchique. « Cette invita- 
tion, dit-il, me fit sauter en Tair. Je rentrai chez moi, 
maudissant les salons, les femmes, les journalistes, et tout 
ce qui ne voulait pas la République, à la vie, à la mort. Je 
ne savais pas alors qu'il n'y avait, au fond, de républicain 
en France que moi, et ceux qui craignaient que la royaulé 
ne les fît pendre. » L'année suivante, au mois d'avril1796, 



X INTRODUCTION. 

il affirmait sa foi républicaine dans une brochure inti<- 
tulée : De la forme du gouvernement actuel de la France et 
de la nécessité de s'y rallier. Ce gouvernement, c'était la 
Qirec loi re^ organisé par la constitution de Tan Ili, et quand 
on compare les arguments dont il use en faveur de ce 
nouveau pouvoir à ceux qui, de notre temps même, ont été 
mis en avant pour faire accepter ou consolider la troigième 
républiques, on est frappé de l'analogie qu'ils présentenT 
entre eux : il veut la Hépublique, « parce qu'il désire ar-* 
deniment voir se terminer la Révolution ; » qu'elle peut 
seule donner au pays l'ordre et la liberté et que « son af- 
fermissement est attaché à tout ce qu'il y a de noble et de 
grand dans les destinées humaines. » Mais l'analogie n'est 
pas seulement dans les arguments , elle est aussi dans les 
faits, et quand on voit Benjamin Constant pris, comuie 
M. Thiers, pour un monarchiste par ceux qui désirent 
la monarchie, quand on le voit déclarer, comme M. Thiors, 
que la République est le seul gouvernement possible, n'est- 
on point autorisé à se demander si le présent est autre chose 
que le passé qui recommence ? 

Benjamin Constant avait toujours aimé la France ; il 
s'autorisa de l'arlicle 22 de la loi du 9 décembre 1790 pour 
demander le titre de citoyen français, en sa qualité de fils 
de religionnaire; ce titre lui fut accordé parle Directoire : 
il s'en fit une arme pour répondre à ceux qui. lui repro- 
chaient de se mêler des affaires d'un pays auquel il était 
étranger par sa naissance, et dès ce moment il prit une part 
de plus en plus active à la politique militante. Les évé- 
nements marchaient vite rjunejmostjtution nouvelle, celle 
de l'an vui, semblait promêth'e au pays le repos auquel il 
aspirait; le Tribunat venait d'être créé, et pour mieux 
masquer ses desseins Bonaparte, premier consul, y fit 
entrer les hommes qui lui paraissaient le plus dé- 
voués aux institutions républicaines. Benjamin Constant 
fut du nombre, avec l'austère et vertueux^ Daunou, Ché- 
nier, Ginguené , Gallois et Ândrieux ; mais déjà, ainsi 
que Ta dit Victor Rugo, Napoléon perçait sous Bonaparte : 
il présenta un projet de loi au Tribunat, en lui donnant 
trois jours pour l'examiner, l'adopter, et désigner les ora- 
teurs qui devaient le soutenir au Corps législatif. Benjamin 
Constant protesta contre ce vote au pas de charge, en dé- 



INTRODUCTION. II 

fendant rindépendance des assemblées délibérantes; vingt- 
six membres sur quatre-vingts s'associèrent à ses vues. De 
nouvelles exigences vinrent bientôt soulever d'autres pro- 
testations. Le 18 janvier 1802, le premier consul écrivit à 
soD collègue Cambacérès : « Je vous prie de tenir la main 
à ce qu'on nous débarrasse exactement des vingt et des 
soixante mauvais membres que nous avons dans les auto- 
rités constituées. » Cambacérès exécuta la consigne et 
i Benjamin Constant fut éliminé avec Daunou, Chénier, 
Ginguené, et tous les mauvais membres qui se réfugièrent 
dans le salon de madame de Staël : le despotisme ombra» 
;geux du premier consul les y poursuivit encore; madame 
1 de Staël fut expulsée et se rendit eu Allemagne. 

« Benjamin Constant, dit-elle, eut la bonté de m'accompagner ; 
mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais 
du sacrifice qu'il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait 
mal, et quand les postillons se vantaient de m'avoir menée vite, je 
ne pouvais m'empôcher de soupirer du triste service qu'ils me ren- 
daient. Je ûs ainsi quarante lieues sans reprendre possession de 
moi-môme. » 

L'arrêt de proscription qui frappait l'illustre fille de 
Necker excita^ cbez Benjamin Constant, un sentiment pro- 
fond d'indignation. 

« J'admire Bonaparte, a-t-il dit à propos de cet arrêt, quand il 
couvre de gloire les drapeaux do la nation qu'il gouverne. Je l'ad- 
mire quand, prévoyant l'instant où la mort brisera son bras de 
fer, il dépose dans le Code civil des germes d'institutions libérales ; 
je l'admire quand il défend le sol de la France ; mais, je le déclare, 
la persécution d'un des plus beaux talents de ce siècle, son achar- 
nement contre un des caractères les plus élevés de notre époque^ 
sont dans son histoire une tache ineffaçable. L'exil d'Ovide a flétri 
la mémoire d'Auguste^ et si ^iapoléon, à beaucoup d'égards, est 
bien supérieur au triumvir qui prépara la perte de Bome, sous le 
prétexte banal d'étouffer l'anarchie, le versificateur licencieux que 
ce dernier envoya périr sous un ciel lointain n'était en rien com- 
parable à l'écrivain qui a consacré sa vie entière à la défense de 
toutes les pensées nobles^ et qui, au milieu de tant d'exemples de 
dégradaUon et d'apostasie, est resté Adèle aux principes de liberté 
et de dignité, sans lesquels l'espèce humaine ne serait qu'une 
horde de barbares ou un troupeau d'esrinves. » 



XII INTRODUCTION. 

On a dit et souvent répété que Benjamin Constant avait 
été expulsé comme madame de Staêl ; c*est une erreur, et 
tout indique au contraire qu'il a volontairement quitté la 
France, non pour la maudire et conspirer contre elle, 
mais pour échapper au spectacle d'une tyrannie qui révol- 
tait les plus nobles instincts de son âme. Au mois de dé- 
cembre 1803, il alla se fixer à Weimar, qui était alors le 
centre intellectuel de l'Allemagne; on le retrouve ensuite 
à Goppet, en Suisse, dans le château de madame de Staêl ; 
en 1808, il revient à Paris où il épouse mademoiselle de 
Hardenberg, la parente du célèbre ministre prussien de ce 
nom, qu'il avait connue à la cour du duc de Brunswick. 
De Paris, il part pour Gœttingue et, dans cette retraite 
studieuse, il traduit en vers la tragédie de Walsteiriyei tra- 
vaille au livre de la Religion, au Polythéisme romain; en 
1813, il publie le pamphlet célèbre De Vesprit de conqvéte 
et de Vusui^ation, et l'année suivante, il rentre en France 
en môme temps que les Bourbons. 

La vie de Benjamin Constant, on le voit par les détails 
qui précèdent, a été mêlée, dans sa première période, 
d'incidents bien divers, et remplie par des fonctions et des 
travaux de nature bien différente. L'élève des universités 
anglaises et allemandes, le chambellan du duc de Bruns- 
wick, le membre du Tribunal, avait vu s'ouvrir devant lui 
les plus larges perspectives de la science et de la poli- 
tique. Lié avec les hommes les plus éminents de la France, 
de l'Angleterre et de l'Allemagne, avec ceux qui exerçaient 
la dictature de l'intelligence, il avait, à leur contact, 
agrandi et rectifié son esprit, naturellement doué des plus 
brillantes aptitudes; il s'était fait des gouvernements un 
magnifique idéal de justice, d'ordre et de liberté, et c'est à 
détendre cet idéal qu'il devait consacrer les dernières et 
glorieuses années de sa vie. 



III 



De même que la grande majorité des Français, Benja- 
min Constant crut voir dans le retour des Bourbons un gage 



INTRODUCTION. Xill 

de sécurité pour l'avenir. Il eut foi dans leurs promesses, 
et quelques jours avant la promulgation de la Charte, il fît 
paraître une brochure dans laquelle il traçait le pro- 
gramme du gouvernement représentatif tel qu'il ie voulait 
pour la France ; on l'accusa de s'être mis en contradiction 
avec les principes qu'il pro fessait en Tan m; il répondit 
par ces sages paroles, que Ton ne saurait trop rappeler 
aux partis qui, depuis quarante ans, se sont chez nous 
disputé le pouvoir, en sacrifiant le pays à leur ambition : 

(( La liberté, Tordre, le bonheur des peuples, sont le but des 
associations humaines ; les organisations politiques ne sont que des 
moyens, et un républicain éclairé est beaucoup plus disposé à de- 
venir un royaliste constitutionnel qu'un partisan de la monarchie 
absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la 
difTérence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle 
et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. » 

Le nouveau gouvernement ne tarda point à montrer que 
tout en promettant la monarchie constitutionnelle, il était 
disposé à rentrer dans les voies de la monarchie absolue. 
Un projet de loi fut présenté au Corps législatif dans le but 
de soumettre à la censure tous les écrits qui n'auraient 
point trente feuilles d'impression, et de défendre aux jour- 
naux et aux publications périodiques de paraître sans une 
autorisation du roi. L'article 8 de la Charte était ouverte- 
ment violé. Benjamin Constant répondit au projet de loi par 
un opuscule intitulé : De la liberté des brochures,des. pam- 
phlets et des journaux, considérée sous le rapport de V intérêt 
du gouvernement. Deux éditions en un seul jour témoignè- 
rent de l'effet produit sur l'opinion publique par ce brillant 
plaidoyer qui semble résumer à l'avance tout ce qui a été 
dit depuis soixante ans sur la question. 

Un nouvel écrit, la Responsabilité des ministres, obtint 
un égal succès, et déjà les illusions que les libéraux s'é- 
taient faites au sujet de la restauration commençaient à 
s'évanouir, lorsqu'on apprit à Paris le retour de Napoléon. 
Benjamin Constant ne s'en montra pas moins, dans le pre- 
mier moment, disposé à soutenir la cause des Bourbons, 
parce qu'il la croyait plus favorable aux intérêts du pays. 

« L'homme qui nous menace, disait-il, avait tout envahi, il en- 
levait les bras à l'agriculture, il faisj^t croître l'herbe dans nos cités 



XIV ' INTRODUCTION. 

commerçantes, il traînait aux extrémités du monde Télite de la na- 
tion, pour l'abandonner ensuite aux horreurs de la famine et aux 
rigueurs des frimas ; par sa volonté douze cent mille braves ont péri 
sur la terre étrangère, sans secours, sans aliments, sans consola- 
tions, abandonnés par lui après l'avoir défendu de leurs mains mou- 
rantes *; il revient aujourd'hui, pauvre et avide, pour nous arracher 
ce qui n(x^s reste encore. Les richesses de l'univers ne sont plus à 
lui, ce sont les nôtres qu'il veut dévorer. Son apparition, qui est 
pour nous le renouvellement de tous les malhears, est, pour l'ËU" 
rope, un signal de guerre. » 

Ceci était écrit le 19 mars; le lendemain Louis XVIIl 
quittait Paris et la France, Benjamin Constant se retirait 
à la campagne, chez le minisire des États-Unis, M. Graw- 
ford, et l'empereur entrait aux Tuileries. 

On n'était plus au temps où la gloire militaire suffisait à 
justifier le despotisme. Napoléon ne pouvait faire accepter 
son pouvoir et le consolider qu'à la condition de donner 
à la France de larges garanties, de respecter les droits qu'il 
avait audacieusement violés, et même de s'entourer des 
hommes qui l'avaient le plus énergiquement combattu, ce 
qui était le plus sûr moyen' de duper la foule. Benjamin 
Constant, complètement rassuré sur ses intentions au sujet 
de ses anciens adversaires, était revenu à Paris après une 
absence de huit jours, et, le 14 avril i815, il recevait le 
billet suivant : 

a Le chambellan de service a l'honneur de prévenir M. Benja- 
min Constant que Sa Majesté TEmpereur lui a donné l'ordre de 
lui écrire pour l'inviter à se rendre de suite au palais des Tuile- 
ries. Le chambellan de service prie M. Benjamin Constant de rece- 
voir l'assurance de sa considération distinguée. » 

L'entrevue fut acceptée. L'empereur était seul. « Ce fut 
lui, dit M. Laboulaye, qui commença l'entretien. Dès les 
premiers mots, il entra dans le cœur delà question eljoua 
cartes sur table; il ne se faisait pas d'illusion sur les 
sentiments de Benjamin Constant ; mais il avait besoin 
des constitutionnels, c'était en eux que le pays mettait 

i. Smf cet douze cent mille braves, 150,000 étaient Français; les autres 
appartenaient aux nations annexées ou alliées. 

Quant à la France, la conscription napoléonienne lui a cuùté 1,700,000 
hommes de 1800 à 1815. Cet effroyable chiffre est donné par le directeur 
même de la conscription sous l'empire. Le second empire nous a coûté 
500,000 hommes, soit pour les deux Napoléon 2,2(H),000 victimes. 



INTRODUCTION. XV 

sa confiance : il lui fallait Lafayette, madame do Stiiël, 
et surtout l'homme qui, depuis un an, avait défendu la 
liberté avec le plus de talent et de succès. Ce qu'il 
voulait de Benjamin Constant, c'était un projet de con- 
stitution qui ne laissât pas de doute sur ses intentions; 
il avait besoin d'une Charte impériale pour entraîner la 
France après lui, et l'opposer à Tennemi. Ne potivant pas 
donner la paix, il lui fallait donner la liberté à pleines 
mains. Du reste, Napoléon paria franchement. Quoiqu'il 
eût beaucoup appris 4 l'île d'Elbe, dans cette espèce de 
tombeau où, descendu de sop vivant, il avait entendu la vé- 
rité S0U9 sa forme la plu» rude^ il ne se donna pas pour un 
homme que l'exil a converti et qm revient à la liberté 
par repentir du despotisme; non. Il était toujours le 
môme : en toutes choses, il ne voyait que lui. La ques- 
tion n'était pas de savoir si, en principe, la liberté vaut 
mieux qu'un régime absolu, c'était de Tidëologie; mais 
simplement de savoir sf, dans la circonstance, la liberté 
était plus utile à l'empereur que le despotisme, et si , 
d'ailleurs, il était possible de Técarter. »> 

Peu de jours après l'entrevue des Tuileries, Benjamin 
Constant reçut le titre de conseiller d'État, et ce fut lui 
qui rédigea en grande partie VActe additionnel, que 
M. Thiers regarde comme la plus sage et la plus libé- 
rale de toutes les constitutions qui, depuis quatre-vingts 
,ans, aient été données à la France. Napoléon aurait-il per- 
mis à celte constitution de fonctionner ? On ne le saurait 
dire, car les événements se précipitèrent avec une telle 
rapidité que la France n'eut point le temps d'expérimen- 
ter le nouveau régime. 

Lorsque Waterloo eut ramené les Bourbons, l'assassinat 
politique fut organisé dans les cours prévOtales, et l'on 
vit reparaître ees juges de tyrannie, ces commissions extraor- 
dinaires, contre lesquelles les États-Généraux de l'ancienne 
monarchie avaient tant de fois protesté au nom de la con- 
science publique. Le Comité de salut public était recon-: 
^stitué sous une autre forme, et le jacobinisme monarchique 
ne différait du jacobinisme révolutionnaire que par l'hy- 
pocrisie ^ 

i . Cette opinion ne peut manquer de paraître trop sévère à quelques lec- 
teurs, mais nous croyons qu'elle est suffisamment justifiée par les faits. Les 



XVI INTRODUCTION. 

Benjamin Constant avait tenté vainement de sauver La 
Bédoyère, d'arrêter les excès de la terrew blanche; sa voix 
était étouffée par la fureur des partis. Tandis qu'il deman- 
dait grâce pour les victimes de la rt''action»^JL_de Chateau- 
briand, président du collège électoral du Loiret, rèafettatt, 
au roi, au lendemain même de l'exécution de La Bédoyère, 
une adresse qu'il avait rédigée au nom de ce collège, et 
dans laquelle il n'avait pas honte de dire, lui, l'auteur du 
Génie du Christianisme : 

(( Sire, vous avez deux fois sauvé la France; vous allez achever 
votre ouvrage. Ce n*est pas sans une vive émotion que nous venons 
de voir le commencement de vos justices. Vous avez saisi ce glaive 
que le Souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assu- 
rer le repos des peuples. » 

En présence de pareils faits, Benjamin Conslaut indigné 
se réfugia en Angleterre, et c'est là qu'il publia le roman 
d* Adolphe^ y œuvre capitale, qui lui assure Tun des premiers 
rangs parmi les romanciers du dix-neuvième siècle. 



IV 



La France, affolée de royalisme en 1815, ne tarda point 
à reconnaître, qu'au train dont elle était menée par les 
ultraSy elle ne tarderait pas à perdre jusqu'aux] dernières 

cours prévôtales ont procédé exactement comme les tribunaux de Robespierre : 
même rétroactivité, même mépris des formes légales, même violation de 
toutes les garanties, y compris celles de l'appel. On aura beau dire, il y a là, 
dans l'histoire de la Restauration, une tache de sang qu*on n'effacera jamais, 
et Pon n'a point à s'étonner que Louis XVIIl ait autorisé de pareils attentats, 
quand ou se rappelle la conduite qu'il a tenue, avant la révolation, à l'égard 
de Marie-Antoinette. C'est lui qui a jeté sur la malheureuse reine les pre- 
miers et indignes soupçons d^adultère ; et, comme nous Pavons dit ailleurs, entre 
le prince qui calomniait la mère et le savetier Simon qui torturait Tenfaut, 
l'infamie a rapproché la distance. 

1 . Adolphe^ anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu, nouvelle édi- 
tion, suivie des réflexions sur le thé&tre allemand et précédée d'une notice 
sur Benjamin Constant, par Gustave Planche. Paris, Charpentier, i vol. in-18. 
— On a dit avec beaucoup de vraisemblance, que l'auteur s'était peint sous le 
nom d'Adolphe. 



INTRODUCTION. XVll 

conquêtes de 89. L'opinion publique réclama l'exécution 
des garanties stipulées dans la Charte; la Chambre introu- 
vable fut dissoute le 5 septembre i 81 6. Benjamin Constant 
revint à Paris et se consacra tout entier à la défense des 
principes qu'il n'avait jamais cessé d'affirmer sous les pré- 
cédents régimes. Quelques fautes que Louis XVIH et ses 
ministres eussent commises, il ne voulait point renverser 
la nouvelle royauté, car il savait trop ce que coûtent les 
révolutions. Le gouvernement constitutjnnnpl MnU A spj; 
jeuji une machine essentiellement perfectible, dont il faut 
"S^gler et améliorer le fonctionnement par les moyens 
légaux, sans en briser les rouages dans des explosions de 
colère. La Charte, malgré ses dispositions restrictives, lui 
paraissait offrir des garanties dont il fallait se contenter 
pour le moment, et comme il se plaçait sur le terrain de 
fia légalité, il voulait y maintenir le pouvoir. De 1797 à 181 5, 
il avait développé ses théories politiques dans les remarqua- 
bles écrits qui portent pour titres : Des effets de la terreur ; 
Des réactions politiques; D'i V esprit de conquête et de V usurpa- 
I tion» 11 réprit son travail au point de vue de la situation nou- 
I velle, et de 1815 à 1818, il publia les Principes de politique; 
I les Réflexions sur la Constitution ; la Responsabilité des mi- 
nistres;les questions stir h législation de la presse, 11 don- 
nait en même temps de nombreux articles de discussion 
au Mercurp.,k\a,J^ in^ru£,; il expliquait dans les Lettres sur les 
Cent-Jours sa conduite après le 20 mars,et reprenant le rôle 
que Voltaire avait joué dans l'affaire de Calas, il arrachait 
à la mort Wilfrid Regnault, condamné comme assassin, 
sur de faussés dénonciations lancées par des personnages 
en crédit. Chaque nouvelle brochure, chaque nouvel ar- 
ticle étaient accueillis par le public, non pas seulement 
avec l'avide curiosité que soulèvent de grands débals po- 
litiques, mais avec une sorte de reconnaissance et de res- 
pect ; la France comptait sur Benjamin Constant, et le 
département de la Sarthe l'envoya, en 1819, siéger à la 
Chambre, à côté de Manuel et du général Foy. 

<i Benjamin Constant, dit M. de Cormenin dans le 
Livre des orateurs^ a été, de tous les orateurs de la gauche, 
le plus spirituel, le plus ingénieux et le plus fécond. 11 
avait le corps fluet, les jambes grêles, le dos voûté, de 
longs bras. Des cheveux blonds et bouclés tombaient sur 



XVII i INTRODUCTION. 

ses l'p iules et encadraient agréablement sa figure exprès 
sive.... Quand il n^citait, il traînait la voix d'un ton mono 
tone; quand il iaiprovisait, il s'appuyait des deux main 
sur le marbre de la tribune, et il précipitait le flux de sei 
paroles. La nature lui avait refusé tous ces avantages exté' 
rieurs du port, du geste et de l'organe, dont elle a été si 
prodigue envers Berryer*, niais il y suppléait à force d'ap- 
prêt et de travail. Jamais orateur n'a manié avec plus 
d'habileté la langue politique... ; la plupart de ses discours 
sont des chefs-d'œuvre de dialectique vive et serrée qui 
n'ont eu, depuis, rien de semblable. Si la droite se seh- 
tait blessée de quelque mot un peu vif, il retrouvait, sans 
rompre le fil de son discours, l'équivalent de ce mot, et si 
l'équivalent offensait encore, il lui substituait à l'instant 
même un troisième à peu près.... Ainsi, par exemple, di- 
sait-il : Je veux épargner à la couronne (on murmure) ; il 
change: au monarque {on murmure encore): au roi consti- 
tutionnel {on ne murmure plus). )> 

Autant Benjamin Constant était respecté, admiré par le 
parti libéral, autant il était odieux aux exaltés de la réac- 
tion royaliste ; il fut plus d'une fois insulté et menacé 
publiquement, entre autres en 1818, par des gardes du 
corps; en 1820, dans un voyage qu'il fit à Saiimur, par 
les élèves de l'école de cavalerie de cette ville. En 1822, 
un procureur général qui voulait faire du zèle pour 
obtenir de l'avancement le signala, dans un réquisitoire, 
comme un homme des plus dangereux, en état perma- 
nent de conspiration; il porta plainte, mais il ne put 
se faire rendre justice, et ce fut pour lui un nouveau titre 
de gloire. Le gouvernement fit de vains efforts, à chaque 
réélection, pour l'écarter de la Chambre. Il y siégea sans 
interruption jusqu'en 1830, grandissant toujours en re- 
nommée, au fur et à mesure que la Restauration portait un 
nouveau défi au bon sens public, par des lois que Louis XV 



1. Ici se présente d^elle* même une comparaisoa entre les deux orateurs. 
Bcrryer a conduit, comme Mirabeau, le deuil de la monarchie des Bourbons; 
i{ a été Feratenr des morts, et le dernier héritier de cette grande race s'est 
chargé k»i-i»èa»c de bous l'apprendre. Benjamin Constant au contraire a été 
l'orateur des temps nouveaux, sa parole est toujours vivante, et si le senti- 
ment de la vraie liberté parvient, comme nous l'espérons, à se développer en 
France, Benjamin Constant aura la gbirc d'en avoir été Tinitiateur. 



INTRODUCTION. XIX 

lui-même eût à peine osé envoyer à renregistrement du 
parlement de Paris : loi d' amour ^ loi sur le droit d'aînesse, 
loi sur le sacrilège. 

Fatal exemple de l'aveugleaient des partis et des gou- 
vernements! Charles X était un prince débonnaire, Irès- 
disposé à faire le bonheur de son peuple. Les finances du 
royaume avaient atteint sous son règne un degré de pros- 
périté inconnu depuis Colbert; l'administration était ha-* 
bile, instruite, d'une irréprochable probité; maie il était 
enchaîné par sa naissance, les souvenirs de sa jeunesse et 
son entourage aux traditions de la vieille monarchie. Tout 
enacceptant le rôle de roi constitutionnel, il voulait rester 
le roi du catholicisme et de la noblesse; il voulait renouer 
l'allianee de l'autel et du trône, sans soupçonner que pour 
refaire l'ancien régime, il fallait efTacer la révolution de 
riiistoire et ressusciter les morts. Enfermé, entre le présent 
et le passé, dans une contradiction sans issue, il voulut 
en sortir par un coup d'État; « la lutte, a dit Amand Marrast, 
était devenue formidable : quelques mois d'un ministère 
semi-libéral avaient ajouté à la puissance de l'opposition ; 
elle était en mesure, de combattre la tête haute, lorsque 
Charles X défia la France en donnant la présidence du 
conseil à M. de Polignac, le ministère de la guerre à 
Bourmont. C'était le dernier triomphe de la contre-révo- 
lution, le dernier coup de la partie. Les ordonnances de 
Juillet l'engagèrent et le peuple la gagna. » 

Benjamin Constant était à la campagne lorsque les or- 
donnances furent promulguées. Il reçut de Lafayette un 
billet ainsi conçu : a II se joue ici un jeu terrible ; nos 
têtes servent d'enjeu, apportez la vôtre. » Sans différer 
d'un moment, il partit pour Paris. Les souvenirs de la 
Terreur l'avaient rendu défiant envers la République ; il 
sentait la nécessité de constituer sans retard un gouver- 
nement définitif, non pour y prendre place, comme tant 
d'autres l'ont fait après lui, mais pour assurer le repos du 
pays, et il fut au nombre des députés qui décernèrent la 
couronne à Louis-Philippe. Ce prince se montra recon- 
ûaissant ; il l'appela à la présidence du conseil d'État et 
lui offrit, peu de temps après, un don de 300,000 francs. 
-^ «Vous avez fait pour la liberté, lui dit le roi, des efforts 
au-dessus de vos forces ; cette cause nous est commune, 



XX INTRODUCTION. 

el cVsl avec plaisir que je viens à votre secours. — Sire 
j'accepte ce bienfait; mais la liberté passe avant la recon 
naissance ; je veux rester indt^pendant, car si votre gou 
vernement fait des fautes, je serai le premier à rallier l'op- 
position. — C'est ainsi que je l'entends, reprit Louis- 
Philippe. » 

Comment Benjamin Constant, si fier, si désintéressé, et 
était-il réduit à recevoir le payement du vole d'une cou- 
ronne? Il était joueur, et ce mot explique tout; mais il 
ne devait pas jouir longtemps des largesses royales*. « Les 
ressorts de sa vie étaient usés, sa noble tôte s'affaissait ; il 
la tenait parfois enveloppée de ses deux mains, se traînait 
péniblement de son banc à la tribune et ses lèvres éteintes 
ne pouvaient plus sourire '. » La mort ne tarda point à 
faire son œuvre : le 8 décembre 1830, le puissant orateur, 
dont la voix avait éveillé tant de sympathiques échos, en- 
tra dans l'éternel silence. Le lendemain, on lisait sur les 
murs un arrêté municipal qui rendait à sa mémoire un 
éclatant hommage, a La mort de Benjamin Constant, disait 
l'arrêté, sera un sujet de deuil pour la France entière, 
mais elle sera encore plus vivement sentie" par la popu- 
lation de Paris, dont il fut pendant longtemps l'éloquent 
el courageux représentant. » La population répondit à cet 
appel, et Tilluslre mort fut conduit, le 12, au cimetière 
de l'Est, au milieu d'un immense concours. 

UN CERCUEIL ET UNE NATION. 

Voilà, comme on l'a dit dans les suprêmes adieux, le 
grand spectacle que présenta Paris le jour de ces solen- 
nelles obsèques. 

1. Benjamia Constant passait des nuits entières au Cercle des étrangers qui 
était tenu par la ferme des jeux. C*est là qu'il gagna le petit hôtel de la rue 
Saint-Honoré. Sa passion pour le jeu lui a été très-amèrement reprochée par 
ses détracteurs, mais, sans chercher à l'excuser, il faut bien tenir compte de 
son caractère. Sous les dehors les plus aimables, il portait en lui une tristesse 
profonde. L'inconnu de la mort l'agitait profondément ; il y pensait sans cesse, 
et sa passion pour le jeu, complètement étrangère aux mobiles de la cupidité, 
n'était pour lui qu'un moyen de s'élourdir et d'oublier la vie. 

2. M. (lo Cormenin, le Livre des Orateurs, Paris, 1869, in-8. t*. I,p. 350. 



INTRODUCTION. xxi 



Cinquante ans nous si^parenl de Benjamin Conslanf. Les 
révolutions ont emporté l'empire et la monarchie, ceux 
qu'il a servis comme ceux qu'il a combattus; que resle- 
t-il de son œuvre, quel sillon a-l-il creusé sur cette lerre de 
France dont il fut si longtemps séparé par l'exil ? Quels 
souvenirs a-t-il laissés parmi les générations présentes? 

Le beau livre de la Religion, une Histoire du poly- 
théismef dépassée par la science, mais qui a marqué, lors 
de son apparition^ le point de départ d'études nouveUos 
etfi!condes; un roman qu'on lit toujours, Adolphe; un 
Cours de politique constitutionnelle y qu'on lit trop rarement ; 
des discours éclatants, quelques brochures -de circon- 
stance, voilà la part de l'écrivain, du penseur que M. Lan- 
frey, l'un de ses plus brillants disciples, a justement pro- 
clamé le plus grand de nos publicistes modernes; mais si 
ses œuvres ne rencontrent que des approbations, il n'en 
est pas de même de certains actes de la vie publique et 
privée. A-t-il mérité le blâme que quelques critiques s'ob- 
stinent à lui infliger? 

Un divorce et des liaisons galantes ouvertement affichées 
ont attiré sur Benjamin Constant de violentes accusations 
d'immoralité; mais le divorce était justifié par les plus 
graves motifs, elles torts n'étaient point du côté du mari; 
quant aux liaisons galantes, on les a singulièrement exa- 
gérées, comme pour rabaisser l'homme poHtique par les 
faiblesses de l'homme privé ; on a voulu faire du grand 
publiciste une sorte de séducteur vulgaire qui se jouait 
de l'affection des femmes et se plaisait à les faire pleurer, 
en les torturant par l'indifférence ou l'infidélité. On a tiré 
du silence où la mort les avait ensevelies des correspon- 
dances intimes, pour le peindre comme unroué égoïste et 
sceptique, « qui n'avait ni flamme ni amour, ni môme le 
voile d'illusion et de poésie. » Pour madame de Staël sur- 
tout, avec laquelle il avait eu quelque chose de plus serré 
qu'un mariage, ainsi qu'il ledit lui-même, il se serait montré 



c. 



XXII INTRODUCTION. 

d*une dureté extrême, ou plutôt d'une insensibilité révol- 
tante. Kh bien! ce jugement est aussi faux qu'injuste. 

La vie entière de Benjamin Constant a été une lutte ar- 
dente entre son cœur et sa raison; il passait brusquement 
des etfusions de la tendresse la plus vive au désenchante- 
ment, de l'enthousiasme à la désillusion : après avoir 
craint d'être dupe, il craignait d'avoir été cruel, et pour 
donner l'exacte mesure de ses sentiments, nous ne peu* 
vons mieux faire que de transcrire ici la lettre qu'il 
écrivit à sa cousine, mademoiselle Rosalie de Constant, 
peu de temps après une première rupture avec madame 
(le Staël : 



a Aux Herbages, près Lu2arches, ce 29 mars. 

« Je conçois, ma chère Rosalie, votre répugnance à me parler 
d'une personne qui nous intéresse tous deux, et dont les qualités 
et les défauts font quelquefois le eliarme et d'autres fois le tour- 
ment de ma vie. Je viens cependant vous demander de vaincre 
celte répugnance. Je l'exige de votre amitié. C'est peut-être le ser- 
vice le plus important que vous puissiez me rendre, et que vous 
seule puissiez me rendre, à l'époque la plus importante de ma 
destinée. 

« Vous pouvez compter que, deux minutes après que votre lettre 
aura été lue, elle sera brûlée. Voire nom, jamais, ne sera prononcé. 
Ce n'est pas d'ailleurs d'explication avec elle ni de justiûcation vis- 
à-vis de personne que j'ai besoin ; c'est pour moi seul que je vou- 
drais être informé, parce que je suis malheureux du malheur que 
Ton me dit que je cause, et si je pouvais apprendre que ce malheur 
n'existe pas, et surtout qu'un autre objet d'intérêt en distrait au 
moment même où on me le peint des couleurs les plus déchirantes, 
le calme me serait rendu, l'espèce de remords que j'éprouve et qui 
me tourmente cesserait, et je pourrais persister à être libre saus 
que l'influence surnaturelle de sa voix ou de ses lettres, et de 
l'assurance qu'elle ne peut vivre sans moi, et que je la fais souf- 
frir, bouleversât de nouveau tous mes projets et mon existence. 
Si vous m'aimez, ma chère cousiiie, ce vous est un devoir de me 
dire exactement tous les faits qui peuvent m'éclairer à cet égard ^. » 

i. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Eugène Crépet 
daus l'intéressant travail intitulé : Benjamin Constant, d'après une corres- 
pondance de famille entièrement inédite. Kevue nationale, t. XXVII. Une 
lettre de mademoiselle de Consta'nt à son frère indique discrètement que les 
soupçoQS au sujet de madame de Staël étaient partagés. 



INTRODUCTION. XXllI 

Est-ce ainsi, nous le demandons à l'impartialité du lec- 
teur, que parlent ceux a qui n'ont ni flamme ni amour? » 

MM. Laboulaye, Crépet et de Loménie ont victorieu- 
sement justifié Benjamin Constant, et pour nous il reste 
ce qu'il fut réellement : une nature d'élite, qui paya 
sans doute son tribut aux faiblesses humaines, mais qui 
porta toujours, dans ces faiblesses mêmes, la douloureuse 
susceptibilité du cœur et de Thonneur. Accessible à tous 
les sentiments affectueux, il se laissait facilement entraîner 
aux exagérations de la passion ; mais il reconnaissait vite 
que la passion ne donne pas en bonheur ce qu'elle donne 
en souffrance, et le scepticisme, le penchant à Tironie 
dont on l'accuse, ne sont, au fond, que la réaction d'un 
grand esprit qui se replie sur lui-môme, après avoir vaine- 
ment cherché l'idéal qu'il a rêvé. 

Benjamin Constant avait un sentiment très-profond des 
mystères et des tristesses de la vie. Moraliste pénétrant et 
pratique, il touche en passant aux plus hautes questions 
de la philosophie, sans tomber jamais dans les subtilités 
de l'école qui font de la science une gymnastique à 
l'usage des pédants. Ses idées sur la religion s'élèvent à 
une hauteur que les écrivains contemporains n'ont pu 
atteindre que bien rarement; et c'est une grave erreur 
d'attribuer à Chateaubriand seul le mérite de la réaction 
spiritualisle qui a marqué les premières années du dix neu- 
vième siècle ; c'est un outrage à la mémoire d'un homme 
illustre, d'avoir accusé d'égoïsme et ^de [sécheresse de 
cœur celui dont la plume éloquente a tracé ces lignes : 

« Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce 
qui est noble participe de la religion. Elle est le centre 
commun où se réunissent, au-dessus de l'action du temps 
et de la portée du vice, toutes les idées de justice^ d'amour, 
de liberté, de pitié qui dans ce monde d'un jour compo- 
sent la dignité de l'espèce humaine; elle est la tradition 
de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l'avilisse- 
ment et l'iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond 
à la vertu dans sa langue, l'appel du présent à l'avenir, de 
la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés 
dans toutes les situations, la dernière espérance de l'inno- 
cence qu'on opprime, et de la faiblesse que l'on foule aux 
pieds. M 



] 

XX. V. INTRODUCTION'. 

Comme homme politique. Benjamin Conslimt a donné 
lieu à de nombreux reproches, et les haines qui s'étaient 
déchaînées contre 3ui de son vivant Tont suivi jusque dans 
la mort. On l'accuse d'avoir manqué de convictions, . 
d'avoir été lour^JourJ^épublkain, iinpé4lal4&t6 «t flaottarï" 
chiste; mais ici encore sa justification ressort des faits et 
ne laisse planer sur sa mémoire aucun soupçon d'incon- 
séquence. 

Le grand publiciste s'était fait du gouvernement, quelle 
qu'en fût la forme, une idée très-haute ; il croyait que 
ceux qui sont appelés â diriger les affaires publiques 
ne doivent avoir qu'un seul but, l'intérêt général; qu'il 
est de leur devoir de s'oublier eux-mêmes, de s'immo- 
ler à cet intérêt, de faire régner la liberté qui n'est, 
suivant la belle définition de Montesquieu, que la sécu- 
rité pour tous. Le mouvement de 89 éclate ; la France 
prend possession d'elle-même et se lève dans sa force 
et dans son calme, pour réaliser, par la justice, l'idéal 
des sociétés humaines; Benjamin Constant voit tomber 
sans regrets la vieille monarchie, parce qu'elle est im- 
puissante à faire disparaître les abus cohlre lesquels 
la nation n'a jamais cessé de protester, depuis le jour où 
les États-Généraux se sont ouverts pour la première fois. 
11 salue la République comme l'instrument de la rénova- 
tion sociale ; mais elle glisse dans le sang. L'égalité et la 
fraternité qu'elle proclame ne sont plus, comme l'a dit 
Vergniaud, deux sœurs qui s'embrassent, mais deux tigres 
qui se déchirent, et Benjamin Constant, blessé dans ses 
espérances les plus chères, proteste éloquemment dans le 
beau livre Des effets de la terreur, non pas contre la Répu- 
blique, comme forme abstraite de gouvernement, mais 
contre les hommes qui s'étaient servis de son prestige 
pour masquer leur tyrannie, et n'avaient arraché la 
France à la royauté que pour la jeter au bourreau. 

Benjamin Constant se rallie au premier consul, parce 
qu'il voit en lui le glorieux déienseur de sa patrie adop- 
tive, et qu'il croit y voir le restaurateur de la paix et des 
libertés publiques. Il défend ces libertés au Tribunal; 
le jour où elles sont meilacées> il tombe en disgrâce, 
parce qu'il n'a point cédé sur les principes, et bien 
loin de transiger comme tant d'autres, dans rintérôl de 



INTRODUCTION. XXV 

son repos et de sa fortune, il prend le chemin de l'exil. 
Dans les Cent-Jours, il rédige VActe additionnel^ parce 
qu'il regarde comme un devoir, sous la menace d'une in- 
vasion prochaine, de réconcilier la France et TEmpire. 
Napoléon tombe, il accepte la Restauration, en prenant 
acte de ses promesses; mais la Restauration manque à la 
parole jurée, elle s'écarte du pacte qui la lie à la nation, 
et il la combat, comme il avait combattu la République 
et Tempire, quand ils s'étaient égarés dans les voies fatales 
de la violence et de l'arbitraire. 

Machiavel, Bossuet et Montesquieu résument la politique 
du passé; Benjamin Constant résume la politique du dix- 
neuvième siècle *. Par l'étendue de la pensée et la précision 
du style, il est de la famille de ces maîtres; mais il a sur 
eux l'avantage d'avoir été spectateur des plus grands et des 
plus terribles drames du monde moderne. Tout en s'enfer- 
mant dans le système de la monarchie constitutionnelle, 
il le dépasse et le domine par une vue générale de lous 
les faits qui peuvent se produire dans le gouvernement des 
peuples. 11 cherche la cause de nos catastrophes avec une 
impartialité souveraine; et pour la trouver, il élève la po- 
litique à la hauteur d'une science exacte, il en écarte la 
force et le hasard, la ramène à des principes immuables, 
et n'admet pas que la vérité et la puissance absolues se 
rencontrent dans les conceptions exclusives des- partis. Aux 
théoriciens du droit divin ou de la souveraineté populaire, 
il répond « qu'il n'y a de^divin que la divinité, de souve- 
rain que la justice. » — Des garanties inviolables, des lois 
qui sauvegardent les intérêts légitimes et les droits de tous 
et qui imposent le respect par leur équité môme, des 
pouvoirs nettement définis, responsables^ n'agissant que 
dans la sphère d'action qui leur est assignée par un paclc 
organique, la conscience libre, l'individu libre dans tous 
les actes qui ne nuisent point à autrui, voilà ce que veut 

l . li a dit, en parlant de lui-mêoie, qu'il était le maître d^école de la 
liberté, et il a eu raison de le dire. H est impossible, eu effet, parmi les écri*- 
Tains de son tcmps^ d'en trouver un seul qui ait fait plus pour elle, et qui 
en ait exposé et défendu les principes avec plus d* autorité et de raison. On 
a peine ë comprendre comment, en présence de ce fait incontestable, et qui 
domine son œuvre et sa vie, des critiques en quête des petites misères de la 
vie humaine se sont fourvoyés, pour le rabaisser, dans Tanalyse de corres- 
pondances féminines, qui ne prouvent rien de ce qu^Mls voulaient prouver. 



XXVI INTRODUCTION. 

Benjamin Constant» dans les États républicains aussi bien 
que dans les monarchies. Après avoir posé ces principes, il 
en montre l'application dans la pratique^ &t comme tous 
les esprits supérieurs, en parlant aux hommes de son temps, 
il devance Tavenir. Il n'est pas en effet un seul des grands 
événements accomplis depuis sa mort qui n'ait sa page dans 
le volume que nous présentons au public : le coup d'État 
du 2 décembre est expliqué dans le chapitre de Tl/surpa*- 
tion ; — la guerre insensée de 1870,. dans VEsprii de con* 
quête; — la Commune, dans les EffeH de la Terreur; il 
n'est pas une seule des questions qui s'agitent encore au- 
jourd'hui à laquelle ce livre ne réponde ; hommes poli*' 
tiques ou simples citoyens^ demandons^lui des conseils et 
des lumières^ et quand le dernier feuillet aura tourné sous 
nos doigts^ nous comprendrons mieux les causes qui, de- 
puis tantôt un siècle, ont jeté ce malheureux pays à tra- 
vers tous les excès du despotisme et de l'anarchie, les 
émeutes, les malheurs de la guerre, les coups de main 
révolutionnaires, les coups d*État césariens. 



Charles Louandbe. 



NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 



Celle introduction serait incomplète ai nom ne donnions 
pa» ici quelques renseignements sur les divers écrits con- 
sacfés h B. Constant, ou sur les livres où il est mentionné 
comme homme politique. 

Parmi les notices biographiques, nous indiquerons celles 
qui sont contenues dans la France protestante, de Haag ; — 
la Biographie universelle des contemporains ^ de Jouy; — la 
JVo//ce lue par M. Coulmann à la Société delà morale chré- 
tienne, en avril i83i; Taoteur avait connu B. Constant et 
donne sur lui d'intéressants détails; — le Dictionnaire de 
la conversation, article signé J.-P. Pages, qui a été, comme 
M. Coulmann, l'ami de Tillnstre publiciste; cet article 
contient quelques révélations sur la manie du jeu qu'avait 
Benjamin Constant, et dont ses adversaires se sont auto* 
risL'S pour cherchera déconsidérer sa mémoire; — la Bio- 
graphie générale de MM. Didot; — V Éloge, de Michel Berr ; — 
TKlude publiée par Loève-Veimars dans la Revue des deux 
Mondes, n» du !•' février 1833. Ces divers travaux, à des 
dates très-différentes, sont tous à l'honneur de Thomme 
auquel ils sont consacrés. 

Sainte-Beuve, dans un article sur madame de Char- 
rière, s'est attaché pour la première fois à rabaisser Ben- 
jamin Constant au point de vue moral; ainsi que nous 
l'avons dit, il en a fait un égoïste, un sceptique, qui n'avait 
pas même le voile de Tillusion. M. de Loménie, dans la 
Galerie des contemporains illustres, a vivement relevé les 
assertions du célèbre critique; mais celui-ci ne s'est pas 
tenu pour battu. Dans un nouvel article, inséré dans la 
Revue des deux Mondes, n*» du 1^' novembre 1845, sous le 



XXVIll NOTE BIBLIOGRAPHIQUE. 

tilre de : Un dernier mot sur B. Constant, il s*est attaché 
à maintenir la sévérité de ses premiers jugements. 

Comme on est toujours disposé en Prance à se ranger 
du côté de ceux qui dénigrent, Topinion de Sainte-Beuve 
est devenue monnaie courante, et elle a fait autorité jus- 
qu'au moment où M. Laboulayeest venu prendre en raain 
la cause de la justice et de la vérité, et réduire à néant 
des attaques d'autant plus regrettables que le nooi de 
Sainte-Beuve leur donnait plus d'autorité. 

De 1814 à 1830, Benjamin Constant ayant été mêlé aux 
événements les plus importants de la politique contempo- 
raine, on trouvera sur le rôle qu'il a joué comme homme 
public et comme orateur des détails dans V Histoire des 
deux Restaurations i de M. Vaulabelle ; — Vllistoire de la Res^ 
tauration, de M. Nettement; — V Histoire du Consulat et de 
VEmpire, de M. Thiers. 

11 faut indiquer encore, comme source de biographie in- 
time, le recueil de lettres conserv é à la biblio jhAgnp pp. 
blique de Genève. Ces lettres, au nombre de 239» s'éten- 
dent de 1774 à 1830, et elles Suffiraient seules à défendre 
la mémoire de l'homme qui les a écrites. 

Ainsi que nous l'indiquons plus loin, des extraits de cette 
correspondance ont été publiés par M. Eugène Crépet. 

Du reste, en terminant cette introduction nous ne pou- 
vons mieux faire que d'indiquer encore une fois, comme 
la plus exacte des sources, l'importante étude publiée 
par M. Laboulaye dans la Revue nationale. 



ŒUVRES POLITIQUES 



DE 



BENJAMIN CONSTANT 



PREMIÈRE PARTIE 



DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 



Le principe de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire 
la suprématie de la volonté générale sur toute volonté 
particulière, ne peut être contesté. L'on a cherché de nos 
jours à l'obscurcir, et les maux que Ton a causés, et les 
crimes que Ton a commis, sous le prétexte de faire exé- 
cuter la volonté générale, prêtent une force apparente 
aux raisonnements de ceux qui voudraient assigner une 
autre source à l'autorité des gouvernements. Néanmoins 
tous ces raisonnements ne peuvent tenir contre la sim- 
ple définition des mots qu'on emploie. La loi doit être 
l'expression ou de la volonté de tous, ou de celle de 
quelques-uns. Or, quelle serait l'origine du privilège 
exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre? Si 

c'est la force, la force appartient à qui s'en empare; elle 

4 



1 

1 

2 BENJAMIN CONSTANT. \ 

ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaisses 
comuie légitime, elle Test également, quelques maini 
qui s'en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son 
tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanc- 
tionné par Tassentiment de tous, ce pouvoir devient alors 
la volonté générale'. 

Ce principe s'applique à toutes les iustitutious. La 
théocratie, la royauté, Taristocratie, lorsqu'elles domi- 
nent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu'elles 
ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la 
force. En un mot, il n'existe au monde que deux pou- 
voirs, Tuu illégitime, c'est la force; l'autre légitime, 
c'est la volonté générale. Mais en même temps que l'on 
reconnaît les droits de cette volonté, c'est-à-dire la sou- 
veraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d'en 
bien concevoir^ la nature et^jpg^bien déterminer l'éten- 
due. Sans une définition exacte et précise, le triomphe 
de la théorie pourrait devenir une calamité dans l'appli- 
cation. La reconnaissance abstraite de la souveraineté 
du peuple n'augmente en rien la somme de liberté des 
individus; et si l'on attribue à cette souveraineté une 



1. Il est curieux de eomparer ce que dit ici Benjamin Conâtant 
avec l'opinion de M. de Bonald, lep:rand tiiéoricien du droit divin, 
a L'homme, dit M. de Bonald, créé à l'image de son créateur, ne 
relève que de lui, et ne doit obéir à l'homme que pour obéir à 
Dieu; mais si nul homme n'a pouvoir sur son semblalile, deux 
hommes, dix hommes, mille hommes, un peuple entier n'en ont 
pas davantage, car le peuple est un ctre de raison, et quand je 
cherche le peuple je ne vois que des individus, isolés les uns des 
autres, sans lien ni cohésion entre eux. Kn rapprochant des indi- 
vidus pour exercer quelque acte de souveraincdé populaire, ions ne 
rapprochez que des hommes sans pouvoir aucun sur leurs sembla- 
bles. Vous ne réunissez que des nullités, des néants de j)oavoir, et 
toutes ces nulliti^s, (juchiue soit leur nombre, ne sont pas plus une 
réalité de pouvoir (|uedes millions de zéros mis au bout les uns des 
autres ne font un chilï're positif. • De Bonuld, Oeuvres complètes, 
Paris, 1839. ln-8, t. 11, p. 216^ 217. [Note de Véditenr.) 



DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 3 

latitude qu'elle ne doit pas avoir, la liberté peut être 
perdue malgré ce principe, ou même par ce principe. 

La précaution que nous recommandons et que nous 
allons prendre est d'autant plus indispensable, que les 
hommes de parti, quelque pures que leurs intentions 
puissent être, répugnent toujours à limiter la souverai- 
neté. Ils se regardent comme ses héritiers présomptifs, 
et ménagent, même dans les mains de leurs ennemis, 
leur propriété future. Ils se défient de telle ou telle 
espèce de gouvernements, de telle ou telle classe de 
gouvernants: mais permettez-leur d'organiser à leur ma- 
nière l'autorité, souffrez qu'ils la confiçnt à des man- 
dataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez 
rétendre. 

r Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est 

j illimitée, on crée et l'on iette ju hasard dans la société 
humaine un degré de poi:TOytrop grand jftr lui-même, 
et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. 
Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trou- 
verez également un mal. Vous vous en prendréJ^aux 
dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonftances, 
vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, 
la démocratie, les gouvernements mixtes, le système 
représentatif. Vous aurez tort; c'est le degré de force, et 
non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser. 
C'est contre Parme et non contre le bras qu'il faut sévir. 

j II y a des masses trop pesantes pour la main des hommes. 
L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour 
de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple 
un pouvoir sans bornes, vient delà manière dont se sont 
formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'his- 
toire un petit nombre d'bommes, ou môme un seul, en 

. possession d'un pouvoir immense, (mi faisait beaucoup 
de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les pos- 



4 BENJAMIN CONSTANT. 

sesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au 
lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer- 
C'était un fléau, ils Tont considéré comme une conquête. 
Ils en ont doté la société entière. 11 a passé forcément 
d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains 
de quelques hommes, souvent dans une seule main : 
il a fait tout autant de mal qu'auparavant : et les 
exemples, les objections , les arguments et les faits se 
sont multipliés contre toutes les institutions politiques. 
Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, 
il est certain qu'il n'appartient à aucun individu, à 
aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté par- 
ticulière ; mais il est faux que la société tout entière 
, possède sur ses membres une souveraineté sans borues. 
L'universalité des citoyens est le souverain, dans ce 
sens, que nul individu, iy:^^action, nulle association 
partielle ne ^eut s'arroge^W souveraineté, si elle ne 
lui a pas été déléguée. Mais il ne s'en suit pas que l'uni- 
versalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis 
de larsouveraineté, puissent disposer souverainement de 
l'exist^ce des individus. Il y a au contraire une partie 
de Texistence humaine qui, de nécessité, reste indivi- 
duelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute 
compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une 
manière limitée et relative. Au point où commence 
l'indépendance et l'existence individuelle, s'arrête la 
juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit 
cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote 
qui n'a pour titre que le glaive exterminateur; la société 
ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la 
majorité, sans être factieuse. L'assentiment de la majo- 
rité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer 
. ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner; 
-■ lorsqu'une autorité quelconque commet des actes pareils, 



DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 5 

il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il 
importe peu qu'elle se nomme individu ou nation; elle 
serait la nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime, 
qu'elle n'en serait pas plus légitime. 

Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait 
de son Contrat social^ si souvent invoqué en faveur de 
la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres 
de despotisme. 11 définit le contrat passé entre la société 
et ses membres, Taliénation complète de chaque individu 
avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. 
Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si 
absolu de toutes les parties de notre existence au profit 
d'un être abstrait, il nous dit que le souverain, c'est-à- 
dire le corps social, ne peut nuire ni à l'ensemble de 
ses membres, ni à chacun d'eux en particulier ; que cha- 
cun se donnant tout entier, la condition est égale pour 
tous, et que nul n'a intérêt* de la rendre onéreuse aux 
autres; que chacun se donnant à tous ne se donne à per- 
sonne; que chacun acquiert sur tous les associés les mômes 
droits qu'il leur cède, et gagne l'équivalent de tout ce qu'il 
perd avec plus de force pour conserver ce qu'il*'a. Mais 
il oublie que tous ces attributs préservateurs qu'il con- 
fère à l'être abstrait qu'il nomme le souverain résultent 
de ce que cet être se compose de tous les individus sans 
exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage 
de la force qu'il possède, c'est-à-dire aussitôt qu'il faut 
procéder à une organisation pratique de l'autorité, 
comme le souverain ne peut l'exercer par lui-môme, il 
la délègue, et tous ces attributs disparaissent. 4;/actipii 
qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré 
ou de force à la disposition d'un seul ou de quelques- 
uns, il arrive qu'en se donnant à tous, il n'est pas 
vrai qu'on ne se donne à personne; on se donne au 
contraire à ceux qui agissent au nonf de fous. De là suit. 



6 BENJAMIN CONSTANT. ^ 

r 
■I 

qu'en se donnant tout entier, l'on n'entre pas dans une /; 
condition égale pour tous, puisque quelques-uns profi- 
tent exclusivement du sacrifice du reste; il n'est pas 
vrai que nul n'ait intérêt de rendre la condition oné- 
reuse aux autres, puisqu'il existe des associés qui sont 
hors de la condition commune. Il n'est pas vrai que tous 
les associés acquièrent les mêmes droits qu'ils cèdent; 
ils ne gagnent pas tous l'équivalent de ce qu'ils perdent, 
et le résultat de ce qu'ils sacrifient est ou peut être 
l'établissement d'une force qui leur enlève ce qu'ils ont. 

Rousseau lui-même a été effrayé de ces conséquences; 
frappé de terreur à l'aspect de l'immensité du pouvoir 
social qu'il venait de créer, il n'a su dans quelles mains 
déposer ce pouvoir monstrueux, et n'a trouvé de pré- 
servatif contre le danger inséparable d'une pareille 
souveraineté, qu'un expédient qui en rendit l'exercice 
impossible. Il a déclaré que la souveraineté ne pouvait 
être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C'était dé- 
clarer en d'autres termes qu'elle ne pouvait être exercée; 
c'était anéantir de fait le principe qu'il venait de pro- 
clamer. 

Mais voyez comme les partisans du despotisme sont 
plus francs dans leur marche, quand ils partent de ce 
même axiome, parce qu'il les appuie et les favorise. 
L'homme qui a le plus spirituellement réduit le despo- 
tisme en système, Hobbes, s'est empressé de reconnaître 
la souveraineté comme illimitée, pour en conclure à la 
légitimité du gouvernement absolu d'un seul. La souve- 
raineté, dit-il, est absolue; cette vérité a été reconnue 
de tout temps, même par ceux qui ont excité des sédl- ■ 
tions ou suscité des guerres civiles : leur motif n^était 
pas d'anéantir la souveraineté, mais bien d'en transpor- 
ter ailleurs l'exercice, La démocratie est une souverai- 
neté absolue entre les mains de tous; l'aristorratio une 



DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 7 

souveraineté absolue entre les mains de quelques-uns ; 
la monarchie une souveraineté absolue entre les mains 
d'un seul. Le peuple a pu se dessaisir de cette souve- 
raineté absolue, en faveur d'un monarque, qui alors en 
est devenu légitime possesseur. 

L'on voit clairement que le caractère absolu que Hob- 
bes attribue à la souveraineté du peuple est la base de 
tôïïl'son système. Ce mot absolu dénature toute la ques- 
tion et nous entraîne dans une série nouvelle de consé- 
quences; c'est le point où l'écrivain quitte la route de la 
vérité pour marcher par le sophisme au but qu'il s'est 
proposé en commençant. Il prouve que les conventions 
des hommes ne suffisant pas pour être observées, il faut 
une force coërcitive pour les contraindre aies respecter; 
que la société devant se préserver des agressions exté- 
rieures, il faut une force commune qui arme pour la dé- 
fense commune ; que les hommes étant divisés par leurs 
prétentions, il faut des lois pour régler leurs droits. Il 
conclut du premier point, que le souverain a le droit 
absolu de punir; du second, que le souverain a le droit 
absolu dé faire la guerre ; du troisième, que le souve- 
rain est législateur absolu. Rien de plus faux que ces 
conclusions. Le souverain a le droit de punir, mais seu- 
lemcntiïïS" actions coupables : il a le droit de faire la 
guerre, mais seulement lorsque la société est attaquée : 
il a le droit de faire des lois, mais seulement quand ces 
lois sont nécessaires, el en tant qu'elles sont conformes 
îi la justice. Il n'y a par conséquent rien d'absolu, rien 
d'arbitraire dans ces attributions. La démocratie est' 
l'autorité déposée entre les mains de tous, mais seule- 
ment la somme d'autorité n(''cessaire à la sûreté de l'as-' 
sociation ; Taristocratio est cette autorité confiée à 
quelques-uns; la monarchie, celte autorité remise à un 
seuL Le peuple peut se dessaisir de cette autorité en fa- 



1 



8 BENJAMIN CONSTANT. 

fveur d'un seul homme ou d'un petit nombre; mais leac 
pouvoir est borné comme celui du peuple qui les eâ] 
a revêtus. Par ce retranchement d'un seul mot, inséré^ 
gratuitement dans la construction d'une phrase, tout. 
Taffreux système de Hobbes s'écroule. Au contraire, ■; 
avec le mot absolv, ni la liberté, ni, comme on le verra; 
dans la suite le repos, ni le bonheur ne sont possibles 
sous aucune institution. Le gouvernement populaire 
n'est qu'une tyrannie convulsive, le gouvernement mo- 
narchique qu'un despotisme plus concentré. 

Lorsque la souveraineté n'est pas limitée, il n'y a nul 
moyen de mettre les individus à l'abri des gouverne- 
ments. C'est en vain que vous prétendez soumettre les 
gouvernements à la volonté générale. Ce sont toujours 
eux qui dictent cette volonté, et toutes les précautions 
deviennent illusoires. 

Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rap- 
port, et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces 
deux rapports se confondent. Il est facile à l'autorité 
d'opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à 
manifester comme souverain la volonté qu'elle lui 
prescrit^. 

Aucune organisation politique ne peut écarter ce dan- 
ger. Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme 
totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont 
qu'à former une coalition, et le despotisme est sans re- 
mède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits 
ne puissent être violés par tel pouvoir, sans l'approba- 
tion de tel autre, mais que cette violation soit interdite 

1 . « Le triomphe de la force tyrannique est de contraindre les 
M esclaves à se proclamer libres ; mais en se prêtant h ce simulacre 
« mensonger de liberté, les esclaves devenus complices sonl aussi 
« méprisables que leurs maîtres. » Benjamin Conslant. DiscourSy 
t. II, p. GO. {Note de M, LabotUaye.) 



DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 9 

^ tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de 
Vexécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du lé- 
gislateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser 
: leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que 
\ le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d*agir sans le con- 
cours d'une loi, si Ton ne met pas de bornes à ce con- 
. cours, si Ton ne déclare pas qu'il est des objets sur les- 
quels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou 
en d'autres termes que la souveraineté est limitée, et 
qu'il y a des volontés que ni le peuple, ni ses délégués, 
. n'ont le droit d'avoir. 

C'est là ce qu'il faut déclarer, c'est la vérité impor- 
tante, le principe éternel qu'il faut établir. 

Aucune autorité sur la terre n'est illimitée, ni celle du 
peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représen- 
tants, ni celle des rois, à quelque titre qu'ils régnent, 
ni celle de la loi, qui, n'étant que l'expression de la vo- 
lonté du peuple ou du prince, suivant la forme du gou- 
vernement, doit être circonscrite dans les mômes bornes 
que l'autorité dont elle émane. 

Les citoyens possèdent des droits individuels indépen- 
dants de toute autorité sociale ou politique, et toute au- 
torité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits 
des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté reli- 
gieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est com- 
prise sa publicité, la jouissance de la propriété, la ga- 
rantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut 
porter atteinte à ces droits, sans déchirer ;Son propre 
titre. 

La souveraineté du peuple n'étant pas illimitée, et sa 
volonté ne suffisant point pour légitimer tout ce qu'il 
veut, l'autorité de la loi, qui n'est autre chose que Tex- 
pression vraie ou supposée de cette volonté, n'est pas 
non plus sans bornes. 



10 BENJAMIN CONSTANT. 

Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices 
nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale 
si, par un attachement trop inflexible à nos droits, non; 
résistions à toutes les lois qui nous sembleraient leui 
porter atteinte; mais aucun devoir ne nous lie envers 
ces lois prétendues, dont Pinfluence corruptrice menace 
les plus nobles parties de notre existence, envers ces 
lois qui non-seulement restreignent nos libertés légi- 
times, mais nous commandent des actions contraires à 
ces principes éternels de justice et de pitié que l'homme 
ne peut cesser d'observer sans dégrader et démentir sa 
nature. 

Aussi longtemps qu'une loi, bien que mauvaise, ne 
tend pas à nous dépraver, aussi longtemps que les em- 
piétements de Tautorité n'exigent que des sacrifices qui 
ne nous rendent ni vils, ni féroces, nous y pouvons 
souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si 
la loi nous prescrivait de fouler aux pieds ou nos af- 
fections ou nos devoirs; si, sous le prétexte d'un dé- 
vouement gigantesque et factice, pour ce qu'elle ap- 
pellerait tour à tour monarchie ou république, elle 
nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux; 
si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, 
ou même la persécution contre des ennemis vaincus, 
anathôme à la rédaction d'injustices et de crimes cou- 
verte ainsi du nom de loi. 

Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les 
fois qu'une loi parait injuste, c'est de ne pas s'en 
rendre l'exécuteur. Cette force d'inertie n'entraîne ni 
bouleversements, ni révolutions, ni désordres. 

Rien ne justifie l'homme qui prête son assistance à la 
loi qu'il croit inique. 

La terreur n'est pas une excuse plus valable que 
toutes les autres passions infûmes. Malheur à ces instru- 



DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. Il 

ments zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce 
qu'ils nous disent, agents infatigables de toutes les 
tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes 
les tyrannies renversées. 

On nous alléguait, à une époque affreuse, qu'on ne se 
faisait Fagent des lois injustes que pour en affaiblir la 
rigueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre 
le dépositaire aurait fait plus de mal encore, s'il eût été 
remis à des mains moins pures. Transaction menson- 
gère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans 
homes. Chacun marchandait avec sa conscience, et 
chaque degré d'injustice trouvait de dignes exécuteurs, 
le ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne se ren- 
drait pas le bourreau de Tinnocence, sous le prétexte 
qu'on l'étranglerait plus doucement. 

Résumons maintenant les conséquences de nos prin- 
cipes. 

La souveraineté du peuple n'est pas illimitée; elle est\ 
circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et ; 
les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne 
l^eut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants 
: dW nation ii'ont pas le droit de faire ce que la nation 
n'a pas le droit de faire elle-même^. Aucun monarque,^] 
quelque titre qu'il réclame, soit qu'il s'appuie sur le| 

1. Esprit aussi élevé que pratique, Benjamin Constant a toujours 
proleslé contre les pouvoirs qui prétendent ne relever que d'eux- 
mêmes, a n y a deux dogmes également dangereux, a-t-il dit dans 
Ja séance du 10 mars 1820, l'un le droit divin, l'autre la souve- 
ffraineté illimitée du peuple ; l'un et l'autre ont fait beaucoup de 
JjQal, il n'y a de divin que la divinité, il n'y a do souverain que la 
iJastice. n C'est cette sage théorie de la limitation des pouvoirs basée 
! «ur l'expérience, qui l'a conduit à demander une double représen- 
' Ution, et ù signahT les dangers que préi^ente l'existence d'une 
chambre uniciue, toujours entraînée à s'égarer dans ce qu'il appe- 
lait P horrible route de V omnipotence parlementaire, 

(Note de Véditeur.) 



12 BENJAMIN CONSTANT. 

y droit divin, sur le droit de conquête, ou sur rassenliment 

'( du peuple, ne possède une puissance sans bornes. Dieu, 

i s'il intervient dans les choses humaines, ne sanctionne 

I jjue la justice. Le droit de conquête n'est que la force, 

qui n'est pas un droit, puisqu'elle passe à qui s'en saisit. 

L'assentiment du peuple ne saurait légitimer ce qui est 

illégitime, puisqu'un peuple ne peutdéléguer à personne 

une autorité qu'il n'a pas. 

Une objection se présente contre la limitation de la. 
souveraineté. Est-il possible de la limiter? Existe-t-iL 
une force qui puisse l'empêcher de franchir les barrières 
qu'onluiauraprescriles?On peut, dira-t-on, par des com- 
binaisons ingénieuses, restreindre le pouvoir en le divi- 
sant. On peut mettre en opposition et en équilibre ses 
différentes parties. Mais par quel moyen fera-t-on que 
la somme totale n'en soit pas illimitée? Comment bor- 
ner le pouvoir autrement que par le pouvoir? 

Sans doute, la limitation abstraite de la souveraineté 
ne suffit pas. Il faut chercher des bases d'institutions 
politiques qui combinent tellement les intérêts des di- 
vers dépositaires de la puissance, que leur avantage le 
plus manifeste, le plus durable et le plus assuré, soit de 
rester chacun dans les bornes de leurs attributions res- 
pectives. Mais la première question n'en est pas moins 
la compétence et la limitation de la souveraineté ; car 
avant d'avoir organisé une chose, il faut en avoir déter- 
miné la nature et rétendue. 

Eu second lieu, sans vouloir, comme l'ont fait trop 
souvent les philosophes, exagérer l'influence de la vé- 
rité, l'on peut affirmer que lorsque de certains principes 
sont complètement et clairement démontrés, ils se 
servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes. Ilfc 
forme à Tégard de révidence une opinion universelle 
qui bientôt est victorieuse. S'il est reconnu que la sou- 



DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 13 

veraineté n'est pas sans bornes, c'est-à-dire qu'il n'existe 
sur la terre aucune puissance illimitée, nul, dans aucun 
temps, n'osera réclamer une semblable puissance. L'ex- 
périence môme le prouve déjà. L'on n'attribue plus, par 
exemple, à la société entière, le droit de vie et de mort, 
sans jugement. Aussi, nul gouvernement moderne ne 
prétend exercer un pareil droit. Si les tyrans des an- 
ciennes républiques nous paraissent bien plus effrénés 
que les gouvernants de Tbistoire moderne, c'est en par- 
tie à cette cause qu'il faut l'attribuer. Les attentats les 
plus monstrueux du despotisme d'un seul furent sou- 
vent dus à la doctrine de la puissance sans bornes de 
tous. 

La limitation de la souveraineté est donc véritable, et 

■ elle est possible. Elle sera garantie d'abord par la force 

qui garantit toutes les vérités reconnues, par l'opinion : 

ensuite elle le sera d'une manière plus précise, par la 

distribution et par la balance des pouvoirs. 

Mais commencez par reconnaître cette limitation 
salutaire. Sans cette précaution préalable, tout est 
inutile. 

En renfermant la souveraineté du peuple dans ses 
justes bornes, vous n'avez plus rien à redouter ; vous 
enlevez au despotisme, soit des individus, soit des as- 
semblées, la sanction apparente qu'il croit puiser dans 
un assentiment qu'il commande, puisque vous prouvez 
que cet assentiment, fût-il réel, n'a le pouvoir de rien 
sanctionner. 

Le peuple n'a pas le droit de frapper un seul inno- 
cent, ni de traiter comme coupable un seul accusé, 
sans preuves légales. Il ne peut donc déléguer un droit 
pareil à personne. Le peuple n'a pas le droit d'attenter 
à la liberté d'opinion, à la liberté religieuse, aux sauve- 
gardes judiciaires, aux formes protectrices. Aucun des- 



14 BENJAMIN CONSTANT. 

pote, aucune assemblée ne peut donc exercer un droit 
semblable, en disant que le peuple Ten a revêtu. Tout 
despotisme est donc illégal ; rien ne peut le sanctionner, 
pas môme la volonté populaire qu'il allègue, car il s'ar- 
roge, au nom de la souveraineté du peuple, une puis- 
sance qui n*est pas comprise dans cette souveraineté, 
et ce n'est pas seulement le déplacement irrégulier du 
pouvoir qui existe, mais la création d'un pouvoir qui 
ne doit pas exister. 

Benjamin Constant est revenu à diverses reprises dans 
ses écrits sur Tabus que le despotisme pouvait faire des 
principes de la souveraineté du peuple; Voici ce qu'il dit à 
ce sujet dans la Préface de l'édition de ses œuvres publiées 
en 1818 : 

A Pépoque où le mouvement national de 1789, 
détourné de sa tendance naturelle par l'ignorance de 
beaucoup d'hommes et par Tégoïsme de plusieurs, eut 
dégénéré en agitation convulsive, sansbut précis et sans 
direction fixe, une portion nombreuse et bien intention- 
née de la nation fut la dupe de quelques axiomes vrais 
en eux-mêmes, mais faussés par l'application qu'on en 
faisait. 

Le dogme delà souveraineté du peuple devint un ins- 
trument de tyrannie, et, durant quelque temps, le 
peuple se laissa opprimer au nom de sa souverai- 
neté. 

îi dit encore aiUeurs : 

Le despotisme qui a remplacé la démagogie et qui 
s'est constitué légataire du fruit de tous ses travaux, a 
persisté trés-habilement dans la route tracée. Les deux 
extrémités se sont trouvées d'accord parce qu'au fond, 



DB LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 15 

._ dans les deux extrêmes, il y avait volonté de tyran- 
I niser.... 

' Dès que la volonté générale peut tout, les représen- 
! tants de cette volonté générale sont d'autant plus re- 

■ doutables qu'ils ne se disent qu'instruments dociles de 
; cette volonté prétendue, et qu'ils ont en main les 

■ moyens de force ou de séduction nécessaires pour en 
assurer la manifestation dans le sens qui leur convient. 

I Ce qu'aucun tyran n'oserait faire en son propre nom, 
! ceux-ci le légitiment par l'étendue sans bornes de l'au- 
j torité sociaje. L'agrandissement d'attributions dont ils 
ont besoin, ils le demandent au propriétaire do cette 
autorité, au peuple, dont la toute-puissance n'est laque 
pour justifier leurs empiétements. Les lois les plus in- 
justes, les institutions les plus oppressives, sont obliga- 
toires comme l'expression de la volonté générale. Car 
les individus, dit Rousseau, aliénés tout entiers au profit 
du corps social, ne peuvent avoir d'autre volonté que 
cette volonté générale. En obéissant à cette volonté, ils 
n'obéissent qu'à eux-mêmes, et sont d'autant plus libres 
qu'ils lui obéissent plus implicitement. Telles nous 
voyons apparaître à toutes les époques de l'bistoire les 
conséquences de ce système ; mais elles se sont déve- 
loppées surtout dans toute leur effrayante latitude au 
milieu de notre révolution : elles ont fait à des principes 
sacrés des blessures peut-être difficiles à guérir. Plus le 
gouvernement qu'on voulait donner à la France était 
populaire, plus ces blessures ont été profondes. Il serait 
facile de démontrer par des citations sans nombre, que 
les sophismes les plus grossiers des plus fougueux 
apôtres de la terreur, dans les conséquences les plus 
révoltantes, n'étaient que des conséquences parfaitement 
justes des principes de Rousseau. Le peuple, qui peut 
toot, est aussi dangereux, plus dangereux qu'un tyran, 



16 BENJAMIN CONSTANT. 

OU plutôt il est certain que la tyrannie s'emparera du 
droit accordé au peuple. Elle n'aura besoin que de 
proclamer la toute-puissance de ce peuple en le mena- 
çant, et de parler en son nom, en lui imposant si- 
lence. 



II 



DTJ POUVOIR ROYAL DANS LES MONARCHIES 
CONSTITUTIONNELLES. 



Notre constitution, en établissant la responsabilité des 
ministres, sépare clairement le pouvoir ministériel du 
pouvoir royal. Le seul fait que le monarque est in- 
violable, et que les ministres sont responsables, con- 
state cette séparation. Car on ne peut nier que les 
ministres n'aient pas là un pouvoir qui leur appartient 
en propre jusqu'à un certain point. Si on ne les consi- 
dérait que comme des agents passifs et aveugles, leur 
responsabilité serait absurde et injuste, ou du moins il 
faudrait qu'ils ne fussent responsables qu'envers le mo- 
narque, de la stricte exécution de ses ordres. Mais la 
constitution veut qu'ils soient responsables envers la 
nation, et que dans certains cas les ordres du monarque 
ne puissent leur servir d'excuse. Il est donc clair qu'ils 
nesontpasdes agents passifs. Le pouvoir ministériel, 
bien qu'émané du pouvoir royal, a cependant une exi- 
stence réellement séparée de ce dernier : et la différence 
est essentielle et fondamentale, entre l'autorité respon- 
sable, et l'autorité investie de l'inviolabilité. 
Cette distinction étant de la sorte consacrée par notre 

constitution même, elle a paru claire et utile à des 

2, 



18 BENJAMIN CONSTANT. 

hommes dont Topinionest à mes yeux d'un grand poids^ 
C'est en effet, selon moi, la clef de toute organisation 
politique. 

Le pouvoir royal (j'entends celui du chef de l'État, 
quelque titre qu'il porte) est un pouvoir neutre. Celui 
des ministres est un pouvoir actif. Pour expliquer cette 
différence, déflnissons les pouvoirs politiques, tels qu'on 
les a connus jusqu'ici. 

Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pou- 
voir judiciaire, sont trois ressorts qui doivent coopérer, 
chacun dans sa partie, au mouvement général : mais 
quand ces ressorts dérangés se croisent, s'entre-choquent 
et s'entravent, il faut une force qui les remette à leur 
place. Cette force ne peut pas être dans Pun des res- 
sorts, car elle lui servirait à détruire les autres. II faut 
qu'elle soit en dehors, qu'elle soit neutre, en quelque 
sorte, pour que son action s'applique nécessairement 
partout où il est nécessaire qu'elle soit appliquée, et 
pour qu'elle soit préservatrice, réparatrice, sans être 
hostile. 

La monarchie constitutionnellecrée ce pouvoir neutre, 
dans la personne du chef de l'État. L'intérêt véritable 
de ce chef n'est aucunement que l'un des pouvoirs ren- 
verse l'autre, mais que tous s^appuient, s'entendent et 
agissent de concert. 

On n'a distingué jusqu'à présent, dans les organisation s 
politiques, que trois pouvoirs. 

J'en démêle cinq, de natures diverses, dans une mo- 
narchie constitutionnelle : i° le pouvoir royal; 2** le 
pouvoir exécutif; 3° le pouvoir représentatif de la durée; 
4° le pouvoir représentatif de l'opinion ; 5° le pouvoir 
judiciaire. 

Le pouvoir représentatif de la durée réside dans une 
assemblée héréditaire ; le pouvoir représentatif de l'opi- 



DU POUVOIR ROYAL. 19 

nion dans une assemblée élective*; 3e pouvoir exécutif 
est confié aux ministres ; le pouvoir judiciaire aux tri- 
bunaux. Les deux premiers pouvoirs font les lois, le 
troisième pourvoit à leur exécution générale, le qua- 
trième les applique aux cas particuliers. Le pouvoir 
royal est au milieu, mais au-dessus des quatre autres, 
autorité à la fois supérieure et intermédiaire, sans in- 
térêt à déranger Téquilibre, mais ayant au contraire tout 
intérêt à le maintenir. 

Sans doute, comme les hommes n'obéissent pas tou- 
jours à leur intérêt bien entendu, il faut prendre cette 
précaution, que le chef de TÉtat ne puisse agir à la place 
des autres pouvoirs. C'est en cela que consiste la diffé- 
rence entre la monarchie absolue et la monarchie con- 
stitutionnelle. 

Comme il est toujours utile de sortir des abstractions 
par les faits, nous citerons la constitution anglaise. 

Aucune loi ne peut être faite sans le concotirs de la 
chambre héréditaire et de la chambre élective, aucun 
acte ne peut être exécuté sans la signature d'un mi- 
nistre, aucun jugement prononcé que par des tribunaux 
indépendants. Mais quand cette précaution est prise, 
voyez comme la constitution anglaise emploie le pouvoir 
royal à mettre fin à toute lutte dangereuse, et à rétablir 
rharmonie entre les autres pouvoirs. L'action du pou- 

1. Depais rétablissement du système représentatif en France, 
les publicistes les plus éminenls se sont prononcés pour Texislencc 
de deux Chambres. Ce principe n'est contesté aujourd'hui que 
par les ultras du radicalisme, qui s'attachent aux souvenirs de la 
Convention et qui appartiennent au parti de la démocratie auto- 
ritaire^ c'est-à-dire au parti qui met la république au-dessus du 
suffrage universel lui-même. L'existence de deux Chambres étant 
admise, il reste à décider si elles doivent être toutes deux élec- 
tives. Voir à ce sujet : Le Parti libéral^ son programme et son ave- 
nir, par M. Laboulaye. Paris, Charpentier, 18G5, p. 202 et suiv. 

{Note de V éditeur.) 



î 



20 BENJAMIN CONSTANT. 

voir exécutif est-elle dangereuse, le roi destitue les mi- 
nistres. L'action de la chambre héréditaire devient-elle 
funeste, le roi lui donne une tendance nouvelle, en 
créant de nouveaux pairs. L'action de la chambre élec- 
tive s*annonce-t-eile comme menaçante, le roi fait usage 
de son veto^ ou il dissout la chambre élective. Enfia 
l'action même du pouvoir judiciaire est-elle fâcheuse, 
en tant qu'elle applique à des actions individuelles des 
peines générales trop sévères, le roi tempère cette ac- 
tion par son droit de faire grâce. 

Le vice de presque toutes les constitutions a été de ne 
pas avoir créé un pouvoir neutre, mais d'avoir placé la 
somme totale d'autorité dont il doit êtreinvesti dans l'un 
des pouvoirs actifs. Quand celte somme d'autorité s'est 
trouvée réunie à la puissance législative, la loi, qui ne 
devait s'étendre que sur des objets déterminés, s'est 
étendue à tout. Il y a eu arbitraire et tyrannie sans 
bornes. De là les excès du long parlement, ceux des 
assemblées du peuple dans les républiques d'Italie, ceux 
de la convention, à quelques époques de son existence. 
Quand la même somme d'autorité s'est trouvée réunie an 
pouvoir exécutif, il y a eu despotisme. De là l'usurpa- 
tion qui résulta de la dictature à Rome. 

L'histoire romaine est en général un grand exemple 
de la nécessité d'un pouvoir neutre, intermédiaire entre 
les pouvoirs actifs. Nous voyons dans cette république, 
au milieu des froissements qui avaient lieu entre le 
peuple et le sénat, chaque parti chercher des garanties : 
mais comme il les plaçait toujours en lui-même, chaque 
garantie devenait une arme contre le parti opposé. Les 
soulèvements du peuple menaçant l'État de sa destruc- 
tion, l'on créa les dictateurs, magistrats dévoués à la 
classe patricienne. L'oppression exercée par cette classe 
réduisant les plébéiens au désespoir, l'on ne détruisit 



DU POUVOIR ROYAL. 21 

point la dictature ; mais on eut recours simultanémeDt 
à l'institution tribunicienne, autorité toute populaire. 
Alors les ennemis se retrouvèrent en présence ; seule- 
ment chacun s'était fortifié de son côté. Les centuries 
étaient une aristocratie, les tribus une démocratie. Les 
plébiscites décrétés sans le secours du sénat n'en étaient 
pas moins obligatoires pour les patriciens. Les sénatus- 
consultes, émanant des patriciens seuls, n'en étaient pas 
moins obligatoires pour les plébéiens. Ainsi chaque 
parti saisissait tour à tour le pouvoir qui aurait dû être 
confié à des mains neutres, et en abusait, ce qui ne peut 
manquer d'arriver, aussi longtemps que les pouvoirs 
actifs ne l'abdiquent pas pour en former un pouvoir à 
part. 

La même observation se reproduit pour les Carthagi- 
nois : vous les voyez créer successivement les suffètes 
pour mettre des bornes à l'aristocratie du sénat, le tri- 
bunal des cent pour réprimer les suffètes, le tribunal des 
cinq pour contenir les cent. Ils voulaient, dit Condillac, 
imposer un frein à une autorité, et ils en établissaient 
une autre, qui avait également besoin d'être limitée, 
laissant ainsi toujours subsister l'abus auquel ils 
croyaient porter remède. 

La monarchie constitutionnelle nous offre, comme je 
l'ai dit, ce pouvoir neutre, si indispensable à toute li- 
berté régulière. Le roi, dans un pays libre, est un être 
à part, supérieur aux diversités des opinions, n'ayant 
d'autre intérêt que le maintien de l'ordre et le maintien 
de la liberté, ne pouvant jamais rentrer dans la condi- 
tion commune, inaccessible en conséquence à toutes les 
passions que cette condition fait naître, et à toutes celles 
que la perspective de s'y retrouver nourrit nécessaire- 
ment dans le cœur des agents investis d'une puissance 
momentanée. (Cette auguste prérogative de la royauté 



22 BENJAMIN CONSTANT. 

doit répandre dans l'esprit du monarque un calme, ( 
dans son àme un sentiment de repos, qui ne peuven 
être le partage d'aucun individu dans une position in 
férieurc. Il plane, pour ainsi dire, au-dessus des agita- 
tions humaines,, et c'est le chef-d'œuvre de Torganisa- 
tion politique d'avoir ainsi créé, dans le sein môme dei 
dissentiments sans lesquels nulle liberté n'existe, une 
sphôre inviolable de sécurité, de majesté, d'impartia- 
lité, qui permet à ces dissentiments de se développer 
sans péril, tant qu'ils n'excèdent pas certaines limites, 
et qui, dès que le danger s'annonce, y met un terme par 
des moyens légaux, constitutionnels, et dégagés de tout 
arbitraire. Mais on perd cet immense avantage, soit en 
rabaissant le pouvoir du monarque au niveau du pou- 
voir exécutif, soit en élevant le pouvoir exécutif au ui- 
veau du monarque. 

Si vous confondez ces pouvoirs, deux grandes ques- 
tions deviennent insolubles: l'une, la destitution du pou- 
voir exécutif proprement dit, l'autre la responsabilité. 

Le pouvoir exécutif réside de fait dans les ministres : 
mais l'autorité qui pourrait le destituer a ce défaut dans 
la monarchie absolue, qu'elle est son alliée, et dans la 
république, qu'elle est son ennemie. Ce n'est que dans 
la monarchie constitutionnelle qu'elle s'élève au rang de 
son juge. 

Aussi voyons-nous que, dans la monarchie absolue, il 
n'y a de moyen de destituer le pouvoir exécutif, qu'un 
bouleversement , remède souvent plus terrible que le 
mal ; et bien que les républiques ^ aient cherché à orga- 

1 . « En th<îorie, la république est le gouvernement qui paraît le 
plus conforme à l'égalité et à la dignité de l'homme. Il est le plus 
rationnel do tous les régimes, quoique le plus compliqué. Il a des 
développements magnifiques et des expédients ingénieux. Toutes les 
libertés s'y déploient à l'aise : liberté de conscience, liberté de 



DU POUVOIR ROYAL. 23 

niser des moyens plus réguliers, ces moyens ont eu fré- 
quemment le môme résultat violent et désordonné. 

Les Cretois avaient inventé nue insurrection en quel- 
que sorte légale, par laquelle on déposait tous les ma- 
gistrats, et plusieurs publicistes les en louent^. Une loi 
d'Athènes permettait à chaque citoyen de tuer quiconque 
dans Texercice d'une magistrature aurait attenté à la 
liberté de la répul)lique». La loi de Valérius Publicola 
avait à Rome le même but. Les Florentins ont ou leur 
Ballia, ou conseil extraordinaire, créé sur l'heure, et 
qui, revêtu de tous les pouvoirs, avait une faculté de des- 
titution universelle^. Mais dans toutes ces constitutions, 
le droit de destituer le pouvoir exécutif flottait, pour 
ainsi dire, à la merci de quiconque s'en emparait, et ce- 
lui qui s'en emparait le saisissait, non pour détruire, 

presse, lUierlé de tribune, libertc^ d*aa8ocia(ioD, liberté de l'Indi- 
Tida, liberté du commerce, libeité de production et de consom- 
mation. Maid en pratique et chez un peuple vieilli et nombreux, 
ce n'est plus cela. La dispute, qui n'a ni frein ni fin, y devient ar- 
dente sur tous les points et entre toutes pert^onnes. C'est à qui 
n'obéira pas et, par conséquent, à qui commandera. On ne veut 
plus qu'une Chambre grande, la plus grande possible, atîn que 
chacun puisse y entrer. On la veut omnipotente^ atin qu'elle puisse 
à la fois légiférer et gouverner. On la veut unique, afin qu'elle 
n'ait point d'arrêt ni de rivale. On veut on pouvoir exécutif com- 
posé de plusieurs membres, pour que chaque député ait la chance 
d'en faire partie à son tour. » — En reproduisant ces réflexions de 
M. de Cormenin, nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'elles s'ap- 
pliquent particulièrement à la France. L'exemple de l'Amérique 
prouve que la république peut donner à un peuple la prospérité, 
la sécurité et la force, mais pour arriver à ce résultat, il faut (pic 
ce peuple soit composé de citoyens vraiment dignes do ce nom. 
Avons-nous jusqu'à présent mérité cet éloge? et n'avons-nous pas 
trop souvent donné l'exemple du mépris do la justice et des 
lois? C'est ce mépris qui a été la cause de tous nos malheurs, et 
qui nous a conduits aux catastrophes de la Commune. 

{Note de Védileur.) 

1. Filangieri, I, 10. Montesquieu, Esp. des Loi*, Ylll, ii. 

2. Petit, de I^g. Ait. 111, 2. 

3. Machiavel, poMim. 



24 BENJAMIN CNOSTANT. 

mais pour exercer la tyrannie. Il arrivait de là que 
parti vainqueur ne se contentait pas de déposséder, 
frappait; et comme il frappait sans jugement, c'était i 
assassinat, au lieu d'être une justice. 

La Ballia de Florence, née de l'orage, se ressentait ( 
son origine. Elle condamnait à mort , incarcérait, d 
pouillait, parce qu'elle n'avait pas d'autre moyen i 
priver de l'autorité les hommes qui en étaient dépoi 
taires. Aussi, après avoir agité Florence par l'anarchi 
fut-elle l'instrument principal de la puissance des M 
dicis. 

Il faut un pouvoir constitutionnel qui ait toujours 
que la Ballia avait d'utile, et qui n'ait jamais ce qu'el 
avait de dangereux ; c'est-à-dire qui ne puisse ni co 
damner, ni incarcérer, ni dépouiller, ni proscrire, mi 
qui se borne à ôter le pouvoir aux hommes ou aux a 
semblées qui ne sauraient plus longtemps le posséd 
sans péril. 

La monarchie constitutionnelle résout ce grand pr 
blême; et, pour mieux fixer les idées, je prie le lecle 
de rapprocher mes assertions de la réalité. Cette réali 
se trouve dans la monarchie anglaise. Elle crée ce po 
voir neutre et intermédiaire : c'est le pouvoir royal s 
paré du pouvoir exécutif ou ministériel. Le pouvc 
exécutif est destitué sans être poursuivi. Le roi n'a p 
besoin de convaincre ses ministres d'une faute, d'i 
crime ou d'un projet coupable pour les renvoyer; il 1 
renvoie sans les punir : ainsi, tout ce qui est nécessai 
a lieu, sans rien de ce qui est injuste; et, comme il a 
rive toujours, ce moyen, parce qu'il est juste, est enco 
utile sous un autre point de vue. 

C'est un grand vice dans toute constitution, que ( 
ne laisser d'alternative aux hommes puissants, qu'enl 
leur puissance et l'échafaud. 



DU POUVOIR ROYAL. 25 

II y a, entre la destitution du pouvoir exécutif et son 
châtiment, la môme différence qu'entre la dissolution 
des assemblées représentatives et la mise en accusation 
de leurs membres. Si Ton remplaçait la première de ces 
mesures par la seconde, nul doute que les assemblées 
menacées, non-seulement dans leur existence politique, 
mais dans leur existence individuelle, ne devinssent fu- 
rieuses par le sentiment du péril, et que l'Etat ne fût 
exposé aux p}us grands maux. Il en est de même du 
pouvoir exécutif. Si vous substituez à la faculté de le 
destituer sans poursuite celle de le mettre en jugement, 
vous excitez sa crainte et sa colère : il défendra son 
pouvoir pour sa sûreté. La monarchie constitutionnelle 
prévient ce danger. Les représentants, après la dissolu- 
tion de leur assemblée, les ministres, après leur destitu- 
tion, rentrent dans la classe des autres citoyens, et les 
résultats de ces deux grands préservatifs contre ces abus 
sont également efficaces et paisibles. 

Des considérations du même genre s'offrent à nous, 
quand il s'agit de la responsabilité. 

Un monarque héréditaire peut et doit être irrespon- 
sable; c'est un être à part au sommet de l'édifice. Son 
attribution qui lui est particulière et qui est permanente 
non-seulement en lui, mais dans sa race entière, depuis 
ses ancêtres jusqu à ses descendants, le sépare de tous 
les individus de son empire. Il n'est nullement extraor- 
dinaire de déclarer un homme inviolable , lorsqu'une 
famille est investie du droit de gouverner un grand peu- 
ple, à l'exclusion des autres familles, et au risque de 
toutes les chances de la succession. 

Le monarque lui-même se prête sans répugnance à la 
responsabilité de ses ministres. Il a des biens plus pré- 
cieux à défendre que tel ou tel détail de Tadministra- 

tion, tel ou tel exercice partiel de l'autorité. Sa dignité 

3 



26 BBNJAMIN CONSTANT. 

est un patrimoine de famille, qu'il retire de la lutte, en 
abandonnant son ministère. Mais ce n'est que lorsque la 
puissance est de la sorte sacrée, que vous pouvez sépa- 
rer la responsabilité d'avec la puissance. 

Un pouvoir républicain se renouvelant périodique-- 
ment n'est point un être à part, ne frappe en rien Tima- 
gination,n'a point droit à Tindulgence pour ses erreurs, 
puisqu'il a brigué le poste qu'il occupe, et n'a rien de 
plus précieux à défendre que son autorité, qui est com- 
promise dès qu'on attaque son ministère, composé 
d'hommes comme lui, et avec lesquels il est toujours de 
fait solidaire. 

Rendre le pouvoir suprême inviolable, c'est consti- 
tuer ses ministres juges de l'obéissance qu'ils lui 
doivent. Ils ne peuvent , à la vérité , lui refuser cette 
obéissance qu'en donnant leur démission; mais alors 
l'opinion publique devient juge à son tour entre le pou- 
voir supérieur et les ministres, et la faveur est natu- 
rellement du côté des hommes qui paraissent avoir fait 
à leur conscience le sacrifice de leurs intérêts. Ceci n'a 
pas d'inconvénients dans la monarchie héréditaire. Les 
éléments dont se compose la vénération qui entoure le 
monarque empêchent qu'on ne le compare avec ses 
ministres, et la permanence de sa dignité fait que tous 
les efforts de leurs partisans se dirigent contre le minis- 
tère nouveau. Mais dans une république, la comparaison 
s'établirait entre le pouvoir suprême et les anciens mi- 
nistres; elle mènerait à désirer que ceux-ci devinssent 
le pouvoir suprême, et rien , dans sa composition, ni 
dans ses formes, ne semblerait s'y opposer. 

Entre un pouvoir républicain non responsable et un 
ministère responsable, le second serait tout, et le pre- 
mier ne tarderait pas à être reconnu pour inutile. La 
non-responsabilité force le gouvernement à ne rien faire 



DU POUVOIR ROYAL, 27 

que par ses ministres. Mais alors quelle est Tutilité du 
pouvoir supérieur au ministôre? Dans une monarchie, 
c'est d'empêcher que d'autres ne s'en emparent, et d'é- 
tablir un point tîxe, inattaquable, dont les passions ne 
puissent approcher. Mais rien de pareil n'a lieu dans 
une république, où tous les citoyens peuvent arriver au 
pouvoir suprême. 

Supposez, dans la constitution de 1795, un Directoire 
inviolable et un ministère actif et énergique. Aurait-on 
souffert longtemps cinq hommes qui ne faisaient rien, 
derrière six hommes qui auraient tout fait? Un gouver- 
nement républicain a besoin d'exercer sur ses ministres 
une autorité plus absolue qu'un monarque héréditaire: 
car il est exposé à ce que ses instruments deviennent 
ses rivaux. Mais, pour qu'il exerce une telle autorité, il 
faut qu'il appelle sur lui-môme la responsabilité des 
actes qu'il commande : car on ne peut se faire obéir des 
hommes, qu'en les garantissant du résultat de l'obéis- 
sance. 

Les républiques sont donc forcées à rendre respon- 
sable le pouvoir suprême. Mais alors la responsabilité 
devient illusoire. 

Une responsabilité qui ne peut s'exercer que sur des 
hommes dont la chute interromprait les relations exté- 
rieures et frapperait d'immobilité les rouages intérieurs 
de rÉtat ne s'exercera jamais. Voudra-t-on bouleverser 
la société pour venger les droits d'un, de dix, de cent, 
de mille citoyens, disséminés sur une surface de trente 
mille lieues carrées? L'arbitraire sera sans remède, 
parce que le remède sera toujours plus fâcheux qu'un 
mal modéré. Les coupables échapperont , tantôt par 
l'usage qu'ils feront de leur pouvoir pour corrompre, 
tantôt parce que ceux mêmes qui seraient disposés à les 
accuser frémiront de Tébranlement qu'une accusation 



28 BENJAMIN CONSTANT. 

ferait éprouver à l'édifice constitutionnel. Car, pour ven- 
ger la violation d^une loi particulière, il faudra mettre 
en péril ce qui sert de garantie à toutes les lois. Ainsi 
les hommes faibles et les hommes raisonnables , les 
hommes vénaux et les hommes scrupuleux, se trouve- 
ront engagés par des motifs différents à ménager les dé- 
positaires infidèles de l'autorité executive. La respon- 
sabilité sera nulle, parce qu'elle aura été dirigée trop 
haut. Enfin, comme il est de Pessence du pouvoir, lors- 
qu'il peut abuser impunément, d'abuser toujours da- 
vantage, si les vexations se multiplient au point d'être 
intolérables, la responsabilité s'exercera, mais étant di- 
rigée contre les chefs du gouvernement, elle sera pro- 
bablement suivie de la destruction du gouvernement. 

Je n'ai point ici à examiner s'il serait possible, par 
une organisation nouvelle, de remédier à l'inconvénient 
relatif à la responsabilité, dans une constitution répu- 
blicaine. Ce que j'ai voulu prouver, c'est que la pre- 
mière condition qui est indispensable, pour que la res- 
ponsabilité s'exerce, c'est de séparer le pouvoir exécutif 
du pouvoir suprême. La monarchie constitutionnelle 
atteint ce grand but; mais on reperdrait cet avantage, si 
l'on confondait ces deux pouvoirs. 

Le pouvoir ministériel est si réellement le seul ressort 
de l'exécution dans une constitution libre, que le mo- 
narque ne propose rien que par l'intermédiaire de ses 
ministres : il n'ordonne rien, que leur signature n'offre 
à la nation la garantie de leur responsabilité. 

Quand il est question de nominations, le monarque 
décide seul ; c'est son .droit incontestable. Mais dès qu'il 
est question d'une action directe, ou môme seulement 
d'une proposition, le pouvoir ministériel est obligé de 
se mettre en avant, pour que jamais la discussion ou la 
résistance ne compromette le chef de l'Etat. 



DU POUVOIR ROYAL. . 29 

L'on a prétendu qu'en Angleterre le pouvoir royal 
n'était point aussi positivement distingué du pouvoir 
ministériel. L'on a cité une conjoncture où la volonté 
personnelle du souverain l'avait emporté sur celle de 
ses ministres, en refusant de faire participer les catho- 
liques aux privilèges de ses autres sujets. Mais ici deux 
choses sont confondues , le droit de maintenir ce qui 
existe, droit qui appartient nécessairement au pouvoir 
royal, et qui le constitue, comme je TaiTirme, autorité 
neutre et préservatrice, et le droit de proposer l'établis- 
sement de ce qui n'existe pas encore, droit qui appar- 
tient au pouvoir ministériel. 

Dans la circonstance indiquée, il n'était question que 
de maintenir ce qui existait, car les lois contre les ca- 
tholiques sont en pleine vigueur, bien que l'exécution 
en soit adoucie^. Or, aucune loi ne peut être abrogée 
sans la participation du pouvoir royal. Je n'examine 
pas si, dans le cas particulier, l'exercice de ce pouvoir 
a été bon ou mauvais ; je regrette que des scrupules res- 
pectables, puisqu'ils tiennent à la conscience, mais er- 
ronés en principe et funestes en application, aient en- 
gagé le roi d'Angleterre à maintenir des mesures 
vexatoires et intolérantes; mais il s'agit seulement ici 
de prouver qu'en les maintenant, le pouvoir royal n'est 
pas sorti de ses bornes : et, pour nous en convaincre su- 
rabondamment , renversons l'hypothèse, et supposons 
que ces lois contre les catholiques n'eussent pas existé. 
La volonté personnelle du monarque n'aurait pu obli- 
ger aucun ministre à les proposer, et j'ose affirmer que, 
de nos jours, le roi d'Angleterre ne trouverait pas un 



1. On sait que ces lois ont été abrogées en 1829, sous le mi< 
nûtère du duc de Wellington et de sir Robert Peel. 

{Note de M» Lahonlm/e,) 

3. 



80 , BENJAMIN CONSTANT. 

ministre qui proposât des lois pareilles. Ainsi la diffé- 
rence entre le pouvoir royal et le pouvoir ministériel 
est constatée par l'exemple même, allégué pour l'obs- 
curcir. Le caractère neutre et purement préservateur 
du premier est bien manifeste : il est évident qu'entre 
les deux le second seul est actif, puisque si ce dernier 
ne voulait pas agir, le premier ne trouverait nul moyen 
de Ty contraindre, et n'aurait pas non plus de moyen 
d'agir sans lui : et remarquez que cette position du pou- 
voir royal n'a que des avantages et jamais d'inconvé- 
nients, car, en môme temps qu'un roi d'Angleterre ren- 
contrerait dans le refus d'agir de son ministère un 
insurmontable obstacle à proposer des lois contraires à 
l'esprit du siècle et à la liberté religieuse, celte opposi- 
tion ministérielle serait impuissante, si elle voulait em- 
pêcher le pouvoir royal de faire proposer des lois con- 
formes à cet esprit et favorables à cette liberté. Le roi 
n'aurait qu'à changer de ministres, et tandis que nul ne 
se présenterait pour braver l'opinion et pour lutter de 
front contre les lumières, il s'en offrirait mille pour être 
les organes de mesures populaires, que la nation ap- 
puierait de son approbation et de son aveu^ 

Je ne veux point nier qu'il n'y ait dans le tableau d'un 
pouvoir monarchique plus animé , plus actif, quelque 
chose de séduisant, mais les institutions dépendent des 
temps beaucoup plus que des hommes. L'action directe 
du monarque s'affaiblit toujours inévitablement, en rai- 



!• Ce que je dis ici du respect, ou de la condescendance des mi- 
nistres anglais, pour ^opinion nulionale, ne s'applique malheureu- 
sement qu'à leur administration intérieure. Le renouvellement de 
la guerre, sans prétexte, sans excuse, en réponse aux démonstra- 
tions les plus modéi^ées, aux intentions pacifiques les plus manifes- 
tement sincères, ne prouve que trop que pour les affaires du conti- 
nent, ce ministère anglais ne consulte ni l'inclination du peuple, ni 
sa raison, ni ses intérêtt^. 



DU POUVOIR ROYAL. 31 

6011 des progrès de la civilisation. Beaucoup de choses 
que nous admirons et qui nous semblent touchantes à 
d^autres époques, sont maintenant inadmissibles. Re- 
présentez-vous les rois de France rendant aux pieds d'un 
chône la justice à leurs sujets, vous serez ému de ce 
spectacle, et vous révérerez cet exercice auguste et naïf 
d'une autorité paternelle; mais aujourd'hui, que ver- 
rait-on dans un jugement rendu par un roi, sans le con- 
cours des tribunaux? la violation de tous les principes, 
la confusion de tous les pouvoirs, la destruction de Tin- 
dépendance judiciaire , si énergiquement voulue par 
toutes les classes. On ne fait pas une monarchie consti- 
tutionnelle avec des souvenirs et de la poésie. 

Il reste aux monarques, sous une constitution libre, 
de nobles, belles, sublimes prérogatives. A eux appar- 
tient ce droit de faire grâce, droit d*une nature presque 
divine, qui répare les erreurs de la justice humaine, ou 
ses sévérités trop inflexibles qui sont aussi des erreurs : 
à eux appartient le droit d'investir les citoyens distin- 
gués d'une illustration durable, en les plaçant dans cette 
magistrature héréditaiic, qui réunit l'éclat du passé à 
la solennité des plus hautes fonctions politiques : à eux 
appartient le droit de nommer les organes des lois, et 
d'assurer à la société la jouissance de Tordre public, et 
à l'innocence la sécurité : à eux appartient le droit de 
dissoudre les assemblées représentatives et de préserver 
ainsi la nation des égarements de ses mandataires, en 
rappelant à de nouveaux choix : à eux appartient la no- 
mination des ministres, nomination qui dirige vers le 
monarque la reconnaissance nationale, quand les mi- 
nistres s'acquittent dignement de la mission qu'il leur a 
confiée : à eux appartient enfin la distribution des grâ- 
ces, des faveurs, des récompenses, la prérogative de 
payer d'un regard ou d'un mot les services rendus à 



■.1 

32 BENJAMIN CONSTANT, ' 

l'Etat, prérogative qui donne à la monarchie un trésor 
d^opinion inépuisable, qui fait de tous les amours-pro-* 
près autant de serviteurs, de toutes les ambitions au- 
tant de tributaires. 

Voilà certes une carrière vaste, des attributions im- 
posantes, une grande et noble mission ; et ces conseil- 
lers seraient mauvais et perfides, qui présenteraient à 
un monarque constitutionnel, comme objet de désir oa 
de regret, cette puissance despotique, sans bornes oa 
plutôt sans frein, qui serait équivoque, parce qu'elle se- 
rait illimitée, précaire, parce qu'elle serait violente, et 
qui pèserait d'une manière également funeste sur le 
prince, qu'elle ne peut qu'égarer, et sur le peuple qu'elle 
ne sait que tourmenter ou corrompre^. 

t. Comparer avec ce chapitre le livre de M. John Stuart Ifill, 
Considérations sur le gouvernement représentatif, traduit par H. Du- 
pont-White, Paris, 18G1. t vol. in-18. 



III 



DES CONSTITUTIONS. 



Une constitution est un acte d'union qui fixe les 
rapports réciproques du monarque et des peuples, et 
leur indique les moyens de se soutenir, de s*appuyer et 
dé se seconder mutuellement. Pour qu'ils se soutiennent 
et s'appuient, il faut déterminer la sphère des divers pou- 
voirs, et en marquant leur place et leur action l'un sur 
l'autre, les préserver des chocs inattendus et des luttes 
involontaires. 

N'existait-il pas autrefois en France une constitution, 
maintenant oubliée, qui réunissait tous les avantages, 
et ne suffisait-il pas de la rétablir? 

« Ceux qui l'affirment tombent dans une singulière 
méprise. Ils partent d'un principe vrai; c'est que les 
souvenirs, les habitudes, les traditions des. peuples doi- 
vent servir de base à leurs institutions. Mais, de leur 
aveu. Ton a oublié l'ancienne constitution française, et 
non-seulement ils en conviennent, mais ils en fournissent 
la preuve, car ils sont réduits à s'épuiser en raisonne- 
ments pour démontrer qu'elle a existé ^ N'est-il pas 

1. Benjamin Constant répond ici aux politiques rétrospectifs qui 
Toulaient faire roTivre la constitution de l'ancienne monarchie. Il 
est dans la stricte mérité historique lorsqu'il dit que cette constitution 



34 BENJAMIN CONSTANT. 

manifeste qu'une constitution oubliée n'a pas laissé de 
souvenirs et n*a pas fondé d'habitudes? Rien n& serait 
plus respectable, et plus nécessaire à ménager, qu'une 
vieille constitution, dont on se serait toujours souvenu, 
et que le temps aurait graduellement perfectionnée. Mais 
une constitution, oubliée tellement qu'il faut des recher- 
ches pour la découvrir, et des arguments pour prouver. 
son existence, une constitution qui est le sujet des dis- 
sentiments des pu])licistes et des disputes des antiquai- 
res, n'est qu'un objet d'érudition, qui aurait dans l'ap- 
plication tous les inconvénients de la nouveauté. 

« Nous blâmons les novateurs, et je ne les ai pas blâ- 
més moins sévèrement qu'un autre; nous les blâmons 
de faire des lois en sens inverse de Topinion existante. 
Mais vouloir renouveler des institutions qu'on dit avoir 
disparu, et que Ton croit avoir découvertes, est un tort 
du même genre. Si ces institutions ont disparu, c'est 
qu'elles n'étaient plus conformes à l'esprit national. Si 
elles lui étaient restées conformes, elles seraient vivantes 
dans toutes les têtes, et gravées dans toutes les mé- 
moires. C'est donc vouloir faire plier le présent, non 
devant un passé avec lequel il s'est identifié, mais devant 
un passé qui n'existe plus pour lui, comme les novateurs 
veulent le faire plier devant un avenir qui n'existe pas ; 
or, le temps n'y fait rien, le mal est le môme. 

n'a jamais existé; et en effet elle ne pouvait pas exister, puisque 
le roi tenait son pouvoir de Dieu seul, et n'en devait compte qu'à 
Dieu. Le Cours de droit public composé sous Louis XIV pour Pin* 
struction du duc de Bourgogne rétiumo en quelques mots cotte pré- 
tendue constitution. «Le roi représente la nation tout entière.... 
toute puissance, toute autorité réside dans ses mains; il ne peut y 
en avoir d'autres dans le royaume que celles qu'il établit. La na- 
tion ne fait pas corps en France, elle réside tout entière dans la 
personne du roi. » (Voir Lemontcy, Œuvres, t. V, p. 13.) Le ser- 
ment du sacre était le seul engagement de la royauté française, ce 
n'était pas h la nation qu'elle le prêtait, c'était à Dieu. 

{Note de Véditear,) 



DES CONSTITUTIONS. 35 

(( Oui, sâQS doute, il faut employer tous les éléments 
qui survivent à nos troubles; mais de tous ces éléments, 
le plus réel aujourd'hui, après nos fautes et nos dou- 
leurs, c'est notre expérience. Cette expérience nous dit 
que l'anarchie est un mal, car nous avons connu l'anar- 
chie ; mais cette expérience ne nous dit pas moins que 
le despotisme est un mal, car nous avons éprouvé le des- 
potisme. 

« La France sait que la liberté politique lui est aussi 
nécessaire que la liberté civile. Elle ne croit plus que, 
pourvu, comme on le dit, qu'un peuple soit heureux, il 
est inutile qu'il soit libre politiquement. Elle sait que la 
liberté n'est autre chose que la faculté d'être heureux 
sans qu'aucune puissance humaine trouble arbitraire- 
ment ce bonheur. Si la liberté politique ne fait pas par- 
tic de nos jouissances immédiates, c'est elle qui les ga- 
rantit. La déclarer inutile, c'est déclarer superflus les 
fondements de l'édifice qu'on veut habiter. 

« Je ne connais rien de si ridicule que ce qui s'est 
renouvelé sans cesse durant notre révolution. Une con- 
stitution se discute ; on la décrète, on la met en activité. 
Mille lacunes se découvrent, mille superfluités se ren- 
contrent, mille doutes s'élèvent. On commente la consti- 
tution, ou l'interprète comme un manuscrit ancien qu'on 
aurait nouvellement déterré. La constitution ne s^ expli- 
que paSy dit-on, la constitution se tait, la constitution a 
des pa7*ties ténébreuses. Croyez-vous donc qu'un peuple 
se gouverne par des énigmes? Ce qui fut hier l'objet 
d'une critique sévère et publique peut-il aujourd'hui, 
tout à coup, se transformer en objet de vénération silen- 
cieuse et d'implicite adoration I 

a Organisez bien vos divers pouvoirs, intéressez toute 
leur existence, toute leur moralité, toutes leurs espé- 
rances honorables à la conservation de votre établisse- 



36 BENJAMIN CONSTANT. 

ment public; et si toutes les autorités réunies veul 
profiter de Texpérience pour opérer des changeme 
qui n'attentent ni au principe de la représentation, n 
la sûreté personnelle, ni à la manifestation de la pens 
ni à rindépendance du pouvoir judiciaire, laissez-l( 
toute liberté sous ce rapport... Quelle est la garan 
d'un gouvernement durable? dit Aristote. C'est que 
différents ordres de l'État l'aiment tel qu'il est et i 
veuillent pas de changement. 

(( Les constitutions se font rarement par la volonté ( 
hommes, le temps les fait; elles s'introduisent graduel! 
ment, et d'une manière insensible. Cependant, il y a c 
circonstances qui rendent indispensable de .faire u 
constitution; mais alors ne faites que ce qui est indi 
pensable; laissez de l'espace au temps et à Texpériem 
pour que ces deux puissances réformatrices dirigent v 
pouvoirs déjà constitués , dans l'amélioration de ce q 
est fait, dans l'achèvement de ce qui reste à faire^. » 

1. A propos de ce passage, M. Laboulaye, dans son Étude de 
Revue nationale, dit avec raison : a Sages conseils, qu'on a en t< 
de méconnaître en 1848 ; on leur a préféré les th^ies de Ù ié\ 
lution, sans comprendre que nulle loi ne peut faire qu'une erre 
soit la Térilé, et que les faits donnent toujours un terrible démei 
aux vanités d'une fausse théorie. » Les Constitutions et les Ciiarl 
qui ont régi la France depuis la révolution sont celle de 179 
votée par l'Assemblée nationale; celle de 1793, nommée aussi i( 
constitutionnel, votée par la Convention; relie de Tan III (1791 
également votée par la Convention; celle de l'an VllI (1 799), vol 
par 3^011,017 électeurs sur 3,012,369. Elle conilait le pouT( 
exécutif à trois consuls, élus, les deux premiers pour dix aus, 
troisième pour cinq ans, et tous rééligibles. Elle créait un tribun 
de cent membres, un Corps législatif de trois cents membres, r 
nouvelé par cinquième tous les ans, et un Sénat de quatre-vin 
membres élus à vie. Les consuls proposaient les lois; le tribur 
les discutait et les amendait ; le Corps législatif les votait ou 1 
rejetait, et le Sénat veillait à leur conservation; la Constitution 
l'an VIll fut modiflée une première fois parle sénatus-consulte ( 
ganiquedc l'an X qui rendit viagères et inamovibles les fonctions d 
consuls, et par le sénatus-consulte du 28 floréal an XIl qui étab 



DES CONSTITUTIONS. 87 

l'empire héréditaire ; VAcie additionnel^ promulgué, le 22 avril 1818, 
par Napoléon à Bon retour de l'île d'Elbe, comme supplément aux 
constitutions de l'empire ; la Charte du 4 juin 1814, octroyée par 
Louis XVlll; la Charte de 1830, votée, le 7 août 1830, par la 
Chambre des députés, et acceptée le lendemain par Louis-Philippe ; 
la Constitution (/e 1848 en 116 articles, promulguée, lu 4 novembre 
de cette même année^ par rAssemblée nationale issue de la révolu- 
tion de février, et abrogée par le coup d'État du 2 décembre 1851 ; 
la Constitution de 1852 faite parle prince Louis Napoléon, en vertu 
des pouvoirs à lui délégués par le vote plébiscitaire des 20 et 21 dé- 
cembre 1851, modiûée par les deux sénatus-consultes du 7 et du 
23 novembre 1852, et par le plébiscite de 1870. — On trouvera 
toutes ces constitutions réunies pour la première fois dans un vo- 
lume publié en 1871, par M. Plouard, avocat, sous ce titre : les 
Constitutions françaises volées par les chambres depuis 1788 juS" 
qu^en 1870. 1 vol. iD-8. (Note de Véditeur.) 



J 



IV 



DE LA SUSPENSION ET DE LA VIOLATION 
DES CONSTITUTIONS. 



Durant le cours de notre révolution, nos gouY« 
ments ont fréquemment prétendu qu'ils avaient le 
de violer la constitution pour la sauver. Le dépôt 
stitutionnel, ont-ils dit, nous est confié; notre d 
est de prévenir toutes les atteintes qui pourraier 
être portées : et, comme le prétexte de prévenir qu( 
ce soit permet tout, nos autorités, dans leur prévo 
préservatrice, démêlant toujours, au fond de tout 
réclamations et de toutes les résistances, de secrets 
seins et des intentions perfides, ont généreusemen 
sur elles de faire un mal certain pour éviter u 
présumé. * 

C'est ainsi que le directoire, après avoir comr 
par la loi d'exception du 3 brumaire, a été condui 
qu'au 18 fructidor. C'est ainsi que Bonaparte, après 
commencé par la mesure d'exception qui éliminait 
bunat, a fini par l'empire : et déjà, sous le rùgne 
cbarte, on a iasiuuô que son quatorzième article de 
au gouvernement le droit de tout faire. Cette logiqu 
semble assez à celle du berger dans Y Avocat Pa 
Mais, comme ici le ridicule est sans préjudice de Tod 
il est bon de réfuter sérieusement ce système. 



SUSPENSION ET VIOLATION DBS CONSTITUTIONS. 39 

Un gouvernement constitutionnel cesse de droit d'exis- 
ter aussitôt que la constitution n'existe plus, et une 
constitution n'existe plus dès qu'elle est violée : le gou- 
vernement qui la viole déchire son titre : à dater de cet 
instant môme, il peut bien subsister par la force, mais 
il ne subsiste plus par la constitution. 

Eh quoi I répondent ceux qui détruisent les constitu- 
tions pour les préserver d'être détruites par d'autres, 
faut-il les livrer sans défense à leurs ennemis ? Faut-il 
permettre que ces ennemis s'en servent comme d'une 
arme ? 

Je demande d'abord si, lorsqu'on viole la constitution, 
c'est bien réellement la constitution que Ton conserve : 
Je réponds que non ; ce que l'on conserve, c'est le pou- 
voir de quelques hommes qui régnent au nom d'une 
constitution qu'ils ont anéantie. Remarquez-le bien, 
étudiez les faits, vous verrez que toutes les fois que des 
constitutions ont été violées, ce ne sont pas les constitu- 
tions, mais les gouvernements que Ton a sauvés. 

Soit, me dira-t-on : mais n'est-ce pas un bien que de 
sauver le gouvernement? Le gouvernement n'est-il pas 
de première nécessité parmi les hommes? Et si une 
constitution est devenue inexécutable, soit par ses dé- 
fauts intrinsèques, soit par un enchaînement malheu- 
reux de circonstances, n'est-il pas salutaire qu'au moins 
le gouvernement soit en sûreté? 

S'il était prouvé que, par des mesures pareilles, le 
gouvernement fût en sûreté, j'hésiterais peut-être dans 
ma réponse. 

Je suis enclin, moins que personne, à désirer le bou- 
leversement des formes établies : j'aime presque toujours 
mieux ce qui existe que ce qui viendrait, parce qu'il y 
a presque toujours dans ce qui existe des garanties pour 
la liberté et pour le repos; mais, précisément parce que 



40 BENJAMIN CONSTANT. 

je désire le maintien de ces formes comme garantie di 
repos et de la liberté, je ne p.uis consentir à ce que, soui 
prétexte de les conserver, on prenne des moyens qu: 
détruisent l'une et troublent Tautre; je n'y puis consen^ 
tir, parce qu'on marche contre le but qu'on allègue, 
qu'on sacrifie le fond sans sauver les formes. Car, il ne 
faut pas s'y tromper, lorsqu'un gouvernement n'a de 
ressource pour prolonger sa durée que dans les mesures 
illégales, ces mesures ne retardent sa perte que de peu 
d'instants, et le renversement qu'il voulait prévenii 
s'opère ensuite avec plus de malheurs et de honte. 

L'on est convenu d'admirer, de siècle en siècle, cer- 
tains exemples d'une rapidité extra-constitutionnelle, 
extra-judiciaire, qui, dit-on, sauve les Etats en ne lais- 
sant pas aux séditieux le temps de se reconnaître ; et, 
lorsqu'on raconte ces attentats politiques, on les consi- 
dère isolément, comme si les faits qui les ont suivis nc 
faisaient pas partie de leurs conséquences ^ 

Sans doute il y a, pour les sociétés politiques, des 
moments de danger que toute la prudence humaine 
peine à conjurer; mais il est des actions que l'amour de 
la vie ne légitime pas dans les individus : il en est de 
même pour les gouvernements , et si l'on veut prendre 
conseil de l'expérience et de l'histoire de tous les peu- 
ples, on cessera déqualifier cette règle de morale niaise» 
Si la chute est inévitable, pourquoi joindre au malheur 
certain le crime inutile? Si le péril peut se conjurer, ce 
ne sera point par la violence, par la suppression de la 
justice, mais en adhérant plus scrupuleusement que 

1. Ici Fauteur cite Texemple des Gracques, des complices de Ca- 
tilina et des Guises. Ce qu'il dit à ce sujet, il le répète, presque 
dans les mômes termes, dans le chapitre intitulé : JJe l'effet des me^ 
sures inégales et despotiques dans les gouvernements réguliers eux-^ 
mêmes. Le lecteur trouvera donc dans ce chapitre ce que nous re-* 
tranchons ici. [Note de V éditeur,) 



SUSPENSION ET VIOLATION DES CONSTITUTIONS. 41 

jamais aux lois établies, aux formes tutôlaires, aux ga- 
ranties préservatrices. 

Deux avantages résulteront de cette courageuse per- 
sistance dans ce qui est juste et légal. Les gouvernements 
laisseront à leurs ennemis l'odieux de la violation des 
lois les plus saintes ; et, de plus, ils obtiendront, par le 
calme etpar la sécurité dont leurs actes seront empreints, 
la confiance de cette masse timide qui resterait au moins 
indécise, si des mesures extraordinaires ne prouvaient, 
dans les dépositaires de l'autorité, le sentiment d'un 
péril pressant. 

Il n'y a point d'excuse pour des moyens qui servent 
également à toutes les intentions et à tous les buts , et 
qui, invoqués par les hommes honnêtes contre Jes bri- 
gands, se retrouvent dans Ja bouche des brigands avec 
l'autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie 
de la nécessité, avec le môme prétexte du salut public. 
La loi de Valérius Publicola, qui permettait de tuer sans 
formalité quiconque aspirait à la tyrannie, servait alter- 
nativement les fureurs aristocratiques et populaires, et 
perdit la république romaine. 

Que reste-t-il après une constitution violée? La sécu- 
rité, la confiance sont détruites. Les gouvernants ont le 
sentiment de Tusurpation ; les gouvernés ont la convic- 
tion qu'ils sont à la merci d'un pouvoir qui s'est affranchi 
des lois. Toute protestation de respect pour la constitu- 
tion paraît, dans les uns , une dérision ; tout appel à 
cette constitution parait, dans les autres, une hostilité. 
En vain ceux qui, dans leur zôle imprévoyant, ont con- 
couru à ce mouvement désordonné, veulent-ils Tarrêtor 
dans ses déplorables conséquences; ils ne trouvent plus 
de point d'appui. Ce remède est hors de la portée des 
hommes; la digue est rompue; l'arbitraire est déchaîné. 
En admettant les intentions les plus pures , tous les 

4. 



42 DENJAMIN CONSTANT. 

efforts seront infructueux. Los dépositaires de l'autorité 
savent qu'ils ont préparé un glaive qui n'attend qu'un 
bras assez fort pour le diriger contre eux. Le peuple 
oublierait, peut-être, que le gouvernement s'est établi 
sur la violation des règles qui le rendaient légitime; 
mais le gouvernement ne Toublie pas : il y pense, et 
pour regarder toujours comme en péril un pouvoir de- 
venu coupable, et pour avoir sans cesse en arrière- 
pensée la possibilité d'un coup d'Etat pareil au pre- 
mier; il suit avec effort, en aveugle, au jour le jour, 
une route sillonnée par l'injustice; il ne dépend pas de 
lui d'en suivre une meilleure. Il subit la destinée de 
tout gouvernement sorti dç ses bornes. 

Et qu'on n'espère pasVenftër dans ^ une GQQStitution 
après l'avoir viojéo. ' ''-^ ■ 

Toute constitution qui a été vioiée^eét Ijlvu^ée map- 
vaise. Car, de trois choses, une est démontréeXQu ît'* 
était impossible aux [louvoirs constitutionnels de gou- 
verner avec la constitution, ou il n'y avait pas dans tous 
ces pouvoirs un intérêt égal à maintenir cette constitu- 
tion ; ou, enfui, il n'existait pas dans les pouvoirs op- 
posés au pouvoir usurpateur des moyens suffisants de la 
défendre. Mais, lors même qu'on supposerait que cette 
constitution eût été bonne, sa puissance est détruite sur 
l'esprit des peuples ; elle a perdu tout ce qui la rendait 
respectable, tout ce qui formait son culte, par cela seul 
qu'on a porté atteinte à sa légalité. 

J'aime à m'étendre sur ce sujet et à le présenter sous 
toutes ses faces, parce qu'il est bon que les écrivains ré- 
parent le mal que des écrivains ont fait. La manie delà 
plupart des hommes, c'est de se prétendre au-dessus de 
ce qu'ils sont. La manie des écrivains, c'est de se pré- 
tendre des hommes d'État. En conséquence, ils racon- 
tent presque tous avec respect, ils décrivent avec corn- 



SUSPENSION ET VIOLATION DES CONSTITUTIONS. 43 

plaisance, tous les grands développements de force, tous 
les recours aux mesures illégales, dans les circonstances 
périlleuses ; ils réchauffent leur vie spéculative de toutes 
les démonstrations de puissance dont ils décorent leurs 
phrases; ils cherchent à mettre dans leur style la rapi- 
dité qu'ils recommandent ; ils lancent de tous côtés l'ar- 
bitraire; ils se croient, pour un moment, revêtus du 
pouvoir, parce qu'ils en prêchent Tabus ; ils se donnent 
ainsi quelque chose du plaisir de l'autorité : ils répètent, 
à tue-tête, les grands mots de salut du peuple, de loi 
suprême, d'intérêt public ; ils sont en admiration de 
leur profondeur, et s'émerveillent de leur énergie. Pau- 
vres imbéciles 1 ils parlent à des hommes qui ne deman- 
dent pas mieux que de les écouter, et qui, à la première 
occasion, feront sur eux-mêmes rexpérience de leur 
théorie. 

Cette vanité, qui a faussé le jugement de tant d'écri- 
vains, a eu plus d'inconvénients qu'on ne pense, pendant 
nos dissensions civiles. Tous les esprits médiocres, con- 
quérants passagers d'une portion de l'autorité, étaient 
remplis de toutes ces maximes, d'autant plus agréables 
à la sottise, qu'elles lui servent à trancher les nœuds 
qu'elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de 
salut public, grandes mesures, coups d'État. Ils se 
croyaient des génies extraordinaires parce qu'ils s'écar- 
taient, à chaque instant, des moyens ordinaires. Ils se 
proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur 
paraissait une chose étroite. A chaque crime politique 
qu'ils commettaient, on les entendait s'écrier ; Nous 
avons encore une fois sauvé la patrie. Certes, nous de- 
vons en être suffisamment convaincus; c'est une patrie 
bientôt perdue, qu'une patrie sauvée ainsi chaque jour. 



V 



DE l'usurpation 



Mon but n'est nullement de me livrer à Texamen des 
diverses formes de gouvernement. 

Je veux opposer un gouvernement régulier à ce qui 
n'en est pas un, mais non comparer les gouvernements 
réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus au temps 
où l'on déclarait la monarchie un pouvoir contre na- 
ture ; et je n'écris pas non plus dans le pays oii il est 
ordonné de proclamer que la république est une insti- 
tution anti-sociale^. 



1. Nous n'avons pas besoin de rappeler que les pages ci-dessiu 
ont été écrites eu 1813, comme une protestation contre le régime 
impérial, et que le mot usurpation s'applique à ce régime. Voir sur 
les moyens employés par Napoléon pour arriver au pouvoir suprême : 
M. Lanfrey, Histoire de Napoléon /er, Paris, Cliarpentier, 1870. 
T. I, ch. I, jeunesse et commencements de Napoléon ; ch. x, expé- 
dition d'Egypte ; ch. xii, le dix-huit brumaire ; t. III, ch. iv, l'em- 
pire. (Note de Védileur,) 

2. II y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde 
à vouloir réduire à des termes simples la question de la république 
et de la monarchie : comme si la première n'était que le gouverne- 
ment de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces 
termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la 
libert(^. Y avait-il du repos à Rome sous Nt^ron, sous Domitien, sous 
Héliogabale; à Syracuse sous Denys; en France sous Louis XI, ou 



II 



DE L'USURPATION. 45 

Je ne me réunirai point aux détracteurs des répu- 
bliques. Celles dePantiquité, où les facultés de Thomme 
se développaient dans un champ si vaste, tellement 
fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment 
d'énergie et de dignité, remplissent toutes les âmes, qui 
ont quelque valeur, d'une émotion d'un genre profond 
et particulier. Les vieux éléments, d'une nature anté- 
rieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller 
en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps 
modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé 
d'autres développements de facultés et créé d'autres 

sous Charles IX ? Y avait-il de la Uberté sous les décemvirs, sous le 
long parlement, sous l|i convention ou même le directoire? L'on 
peut concevoir un peuple, gouverné par des hommes qui paraissent 
de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes for- 
ment une faction dans l'État, et si leur puissance est illimitée. On 
peut aussi concevoir un peuple, soumis à un chef unique, et ne goû- 
iant aucun repos, si ce chef n^est contenu ni par la loi ni par l'opi- 
nion. D'un autre côté, une république pourrait se trouver tellement 
'organisée, que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre ; et 
quant à la monarchie, 'pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier 
qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de 
sûreté personnelle et de plus de droits politiques que n'en procu- 
rèrent jamais à la France ses essais de république, dont les insti- 
tutions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multi- 
pliaient les tyrans? 

Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune serait né- 
cessaire à examiner ! La monarchie est-elle la même chose, suivant 
que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une 
épofiue récente ; suivant que la famille régnante est de temps immé- 
morial sur le trône, comme les descendants de Hugues Gapet, ou 
qu'étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par 
le vteu du peuple, comme en Angleterre, en lG88,ou qu'elle est 
enfin tout à fait nouvelle, et sortie, par d'heureuses circonstances, 
de la foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est ac- 
comi>agnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque 
tous les Etats de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément, 
et 80 voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux ; suivant 
que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne ; purement ho- 
norifique, comme elle l'était en France ; ou qu'elle forme une sorte 
de ma^strature, comme la Chambre des pairs, etc., etc.? 



46 BENJAMIN CONSTANT. 

vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de 
bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la 
Hollande en retrace trois d'activité, de bon sens, de 
fidélité et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu 
des dissensions civiles, et même sous le joug de l'étran- 
ger; et l'imperceptible Genève a fourni aux annales des 
sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson 
plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et 
plus puissants. •' ■ ' . ; 

D'une autre part, en considérant les monarchies de 
nos jours, ces monarchies, où maiùtenaj^tJfS peuples et 
les rois sont réunis par une confiance réciprtUjue ^ pnt 
contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur 
rendre hommage. > 

Enfin, lorsqu'on réfléchit que T Angleterre est une 
monarchie, et que Ton y voit tous les droits des citoyens 
hors d'atteinte, l'élection populaire maintenant la vie 
dans le corps politique, malgré quelques abus plus ap- 
parents que réels, la liberté de la presse respectée, le" 
talent assuré de son triomphe, et, dans les individus de ' 
toutes les classes, cette sécurité fière et calme de 
l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont 
naguère, dans notre continent misérable, nous avions 
perdu jusqu'au dernier souvenir, comment ne pas rendre 
justice à des institutions qui garantissent un pareil bon- 
heur ? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour 
de soi, se demandait dans quel asile obscur, si l'Angle- 
terre était subjuguée, il pourrait écrire, parler, penser, 
respirer. 

Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les 
avantages d'une monarchie, ni ceux d'une république ; 
l'usurpation n'est point la monarchie. Ce qui fait qu'on a 
méconnu cette vérité, c'est que, voyant, dans Tune 
comme dans l'autre, un seul homme dépositaire de la 



DE L'USURPATION. 47 

puissance, Ton n'a pas suffisamment distingué deux 
choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport. 



I 

La monarcbie, telle qu'elle existe dans la plupart des 
États européens, est une institution modifiée par le 
temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps 
intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent, 
et sa transmission régulière et paisible rend la soumis- 
sion plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le 
monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit 
en lui non pas un individu, mais une race entière de 
rois, une tradition de plusieurs siècles. 

L'usurpation est une force qui n'est modifiée ni adou- 
cie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l'in- 
dividualité de l'usurpateur, et cette individualité, par 
l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts 
antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance 
et d'hostilité. 

La monarchie n'est point une préférence accordée à 
un homme aux dépens des autres ; c'est une suprématie 
consacrée d'avance: elle décourage les ambitions, mais 
n'offense point les vanités. L'usurpation exige de la part 
de tous une abdication immédiate en faveur d'un seul : 
elle soulève toutes les prétentions ; elle met en fermen- 
tation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pé- 
darète porte sur trois cents hommes, il est moins 
difficile à prononcer que lorsqu'il porte sur un seul ^ 

Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire. 
Ce qui constitue tel, ce n'est pas le trône qu'on veut 

t. PédarMe, en sortant d'une cissembli^» dont il avait inutileincnt 
loUicité les suffrages, dit : Je rends grâces aux dieux de ce (ju'il 
j a dans mu patrie trois cents citoyens meilleurs ({uu moi. 



48 . BENJAMIN CONSTANT. 

i , 

transmettre, ma^ le trône dont on a hérité. On n'ei 
monarque héréditaire qu'après la seconde génératioi 
Jusques alors, Tusurpation peut bien s'intituler monai 
chie; mais elle conserve l'agitation des révolutions qi 
l'ont fondée. Ces prétendues dynasties nouvelles soi 
aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressivei 
que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le des- 
potisme de Çbiiatantinople. Souvent c'est tous les deux. 

Un monarque montant sur le trône que ses ancêtre 
ont occupé suit une route dans laquelle il ne.s'esl 
point lancé par sa volonté propre. Il n'a point sa répa- 
tation à faire; il est seul de son espèce : on ne le com- 
pare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes lei 
comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies oi 
les espérances; il est obligé de justifier son élë?ïtion : i 
a contracté l'engagement tacite d'attacher de grandi 
résultats à une si grande fortune; il doit craindre di 
tromper l'attente du public, qu'il a si puissammeo 
éveillée. L'inaction la plus raisonnable, la mieux mo 
tivée, lui devient ui) danger. Il faut donner aux Fran 
pats, tous les trois mois, disait un homme qui s'y enten 
bien, quelque chose de nouveau: il a tenu parole*. 

Or, c'est sans doute un avantage que d'être propre 
de grandes choses, quand le bien général l'exige; ma 
c'est un mal que d'être condamné à de grandes chos< 
pour sa considération personnelle, quand le bien gén4 
rai ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre h 
rois fainéants. Dieu nous rende leur fainéantise, plut< 
que l'activité d'un usurpateur! 

Aux inconvénients de la position joignez les vices d 
caractère, car il y en a que l'usurpation implique, et 
y en a encore que l'usurpation produit. 

1. Napoléon. 



BE L'USURPATION. 4$ 

Que de ruses, que de violences, que de parjures elle 
nécessite ! Comme il faut invoquer des principes qu'on 
se prépare à fouler aux pieds^ prendre des engagements 
que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des 
uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller Tavidité 
là où elle sommeille, enhardir l'injustice là où elle se 
cache, la dépravation là où elJe est timide: mettre, en 
un mot, toutes les passions coupables comme en serre 
chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et la 
moisson plus abondante. 

Un monarque arrive noblement au trône; un usurpa- 
teur s'y glisse à travers la boue et le sang, et quand il 
y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la 
carrière qu'il a parcourue. 

Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magi- 
que, le purifier du passé ? Tout au contraire : il ne serait 
pas corrompu d'avance, que le succès suffirait pour le 
corrompre. 

Si nous parcourons tpus les détails de l'administration 
extérieure et intérieure, partout nous verrons des diffé- 
rences, au désavantage de l'usurpation, et à l'avantage 
de la monarchie. 

Un roi n'a pas besoin de commander ses armées. 
D'autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses 
vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son 
peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses 
prétoriens. Il en serait le mépris, s'il n'en était l'idole. 

Ceux qui corrompirent les ^républiques grecques, dit 
Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils 
8*étaient plus attachés à r éloquence qu'à tart militaire^. 
Mais dans nos associations nombreuses, l'éloquence est 
impuissante; l'usurpation n'a d'autre appui que la force 

1. Eiprit des Lois, VllI, 1. 



50 BENJAMIN CONSTANT. 

armée. Pour la fonder, cette force est aécessaire; e 
Test encore pour la conserver. 

De là, sous un usurpateur, des guerres sans ccf 
renouvelées : ce sont des prétextes pour s'entourer 
gardes; ce sont des occasions pour façonner ces gare 
à l'obéissance; ce sont des moyens d'ébJouir Jes espr 
et de suppléer, par le prestige de la conquête, au pn 
tige de Tantiquité. L'usurpation nous ramèae au syslèi 
guerrier ; elle entraîne donc tous les inconvénients q 
nous avons rencontrés dans ce système. 

La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloi 
environnantes. Il gagne à la considération dont il ( 
toure ses ministres. Il n'a nulle concurrence à redout 
L'usurpateur, pareil naguère ou même inférieur à 
instruments, est obligé de Jes avilir, pour qu'ils 
devienneût pas ses rivaux. 11 les froisse, pour les ( 
ployer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fié 
s'éloignent; et q;«ei)4.1^s .âmes fières s'éloignent, < 
reste-t-il? Des hommes qui sa^jeiit ramj)er, mais 
sauraient défendre; des Kcrînrfte*î(^.inAilteraient 
premiers, après sa chute, le maître qu'ils aurai 
flattée 

Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse qm 
monarchie. Il faut d'abord payer les agents pour qi 
se laissent dégrader; il faut ensuite payer ces ag< 
dégradés pour qu'ils se rendent utiles. L'argent ( 
faire le service et de l'opinion et de l'honneur. Mais 
agents, tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n 
pas l'habitude du gouvernement. Ni eux, ni 1 
maître, nouveau comme eux, ne savent tourner 
obstacles. A chaque difficulté qu'ils rencontrent, la 
lence leur est si commode qu'elle leur parait loujc 

1. Ced a élé écrit six mois avant la ctiute de Bonaparte. 



DE L'USURPATION. 5l 

nécessaire. Ils seraient tyrans par ignorance, s'ils ne 
Tétaient par intention. Vous voyez les mêmes institu- 
tions subsister dans la monarchie durant des siècles. 
Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois 
révoqué ses propres lois, et suspendu les formes qu'il 
venait d'instituer, comme un ouvrier novice et impa- 
tient brise ses outils. 

Un monarque héréditaire peut exister à côté, ou pour 
mieux dire, à la tête d'une noblesse antique et bril- 
lante; il est, comme elle, riche de souvenirs. Mais là où 
le monarque voit des soutiens, l'usurpateur voit des 
ennemis. Toute noblesse, dont l'existence a précédé la 
sienne, doit lui faire ombrage. Il faut que, pour 
appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle 
noblesse^. 

Mais il y a confusion d'idées dans ceux qui parlent 
des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en 
conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse 
engage, envers un homme et ses descendants, le respect 
des générations, non-seulement futures, mais contem- 
poraines. Or, ce dernier point est le plus difficile. On 
peut bien admettre un traité pareil, lorsqu'on naissant 
on le trouve sanctionné ; mais assister au contrat, et s'y 
résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avan- 
tagée. 

L'hérédité s'introduit dans des siècles de simplicité ou 
de conquête; mais on ne l'institue pas au milieu de la 
civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'é- 
tablir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige 

1. Un pamphlet piiljlit^ pontrc la pr(^t(;ndue Chambre haute du 
lernpH «le Cromwcll e«f une prem-* remarquable de rimpuissauce de 
l'aulorili'^ dans lea instiluUons de ce {ronre. Voir A reaxonobte speech 
mode hy a worihtj mmilnr nf pnrliammf in the hotise of Gommons y 
eonceming the other hovse, Mareh, 10.'>D. 



52 BENJAMIN CONSTANT. 

ne sont jamais l'effet de la volonté : elles sont Touvra 
des circonstances. Tous les terrains sont propres ai 
alignements géométriques; la nature seule produit I 
sites et les effets pittoresques. Une hérédité, qu'on yoi 
drait édifier sans qu'elle reposât sur aucune traditio 
respectable et presque mystérieuse, ne dominerait poii 
l'imagination. Les passions ne seraient pas 'désarmées 
elles s'irriteraient au contraire davantage contre un 
inégalité subitement érigée en leur présence et à leur 
dépens. Lorsque Cromwell voulut instituer une cham 
bre haute, il y eut révolte générale dans Popinion d'An 
gleterre. Les anciens pairs refusèrent d'en faire partie 
et la nation refusa de son côté de reconnaître comm 
pairs ceux qui se rendirent à l'invitation. 

On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera 
t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit su 
eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres 
où sera la source de l'illustration ? 

Des raisonnements du môme genre se reproduiseï 
relativement à ces assemblées, qui, dans quelques ok 
narchies, défendent ou représentent le peuple. Le r 
d'Angleterre est vénérable au milieu de son parlemea 
mais c'est qu'il n'est pas, nous le répétons, un simp 
individu. 11 représente aussi la longue suite des rois q' 
l'ont précédé; il n'est pas éclipsé par les mandataires • 
la nation : mais un seul homme, sorti de la foule, C 
d'une stature trop diminutive, et, pour soutenir le ps 
rallèle, il faut que cette stature devienne terrible. L 
représentants d'un peuple, sous un usurpateur, doives 
être ses esclaves, pour n'être pas ses maîtres. Or, * 
tous les fléaux politiques, le plus effroyable est une a 
semblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Ni 
n'oserait vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agea 
de vouloir, lorsqu'ils se disent les interprètes libres d 



DE L'USURPATION. 53 

vœu. national. Songez au sénat de Tibère, songez au par- 
lement d'Henri VIII. 

Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique également à 
la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis 
naturels d'un monarque légitime ; ils sont les ennemis 
nés d'un usurpateur. Or je pense qu'il est reconnu que 
pour qu'un gouvernement soit paisible, la puissance et 
la propriété doivent être d'accord. Si vous les séparez, 
il y aura lutte, et à la jSn de cette lutte, ou la propriété 
sera envahie, ou le gouvernement sera renversé. 

Il paraît plus facile de créer de nouveaux propriétai- 
res que de nouveaux nobles; mais il s'en faut qu'enri- 
chir des hommes devenus puissants soit la même chose 
qu'investir du pouvoir des hommes qui étaient nés ri- 
ches. La richesse n'a point un effet rétroactif. Conférée 
tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni 
cette sécurité sur leur situation, ni cette absence 
d'intérêts étroits, ni cette éducation soignée qui forment 
ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit pro- 
priétaire aussi lestement qu'on prend la propriété. A Dieu 
ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit 
constituer un privilège I Toutes les facultés naturelles, 
comme tous les avantages sociaux, doivent trouver leur 
place dans l'organisation politique, et le talent n'est cer- 
tes pas un moindre trésor que l'opulence. Mais, dans 
une société bien organisée, le talent conduit à la pro- 
priété. Le corps des anciens propriétaires se recrute 
ainsi de nouveaux membres, et c'est la seule manière 
dont un changement progressif, imperceptible et tou- 
jours partiel, doive s'opérer. L'acquisition lente et gra- 
duelle d'une propriété légitime est autre chose que la 
conquête violente d'une propriété qu'on enlève. L'hom- 
me qui s'enrichit par son industrie ou ses facultés ap- 
prend à mériter ce qu'il acquiert ; celui qu'enrichit la 

5. 



54 BENJAMIN CONSTANT. 

spoliatioû ne devient que plus indigne de ce qti'i 
ravit. 

Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d' u d 
jour, qui nous entendaient regretter le gouvernement 
des propriétaires, ont eu la tentation de devenir proprié- 
taires pour se rendre plus dignes de gouverner; mais 
quand ils se seraient investis en quelques heures de pro- 
priétés considérables, par une volonté qu'ils auraient 
appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que 
ce que la loi avait conféré, la loi pouvait le reprendre; 
et la propriété, au lieu do protéger Tinstitution, aurait 
eu continuellement besoin d'être protégée par elle. Ba 
richesse, comme en autre chose, rien ne supplée au 
temps. 

D'ailleurs, pour enrichir les uns, il faut appauvrir les 
autres ; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut 
dépouiller les anciens. L'usurpation générale doit s'en- 
tourer d'usurpations partielles, comme d'ouvrages avan- 
cés qui la défendent. Pour un intérêt qu'elle se conci- 
lie, dix s'arment contre elle. 

Ainsi donc, malgré la ressemblance trompeuse qui 
parait exister entre l'usurpation et la monarchie, consi- 
dérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul 
homme, rien n'est plus différent. Tout ce qui fortifie la 
seconde menace la première; tout ce qui est, dans la 
monarchie, une cause d'union, d'harmonie et de repos, 
est, dans l'usurpation, une cause de résistance, de haine 
et de secousses. 

Ces raisonnements ne militent pas avec moins de 
force pour les républiques, quand elles ont existé long- 
temps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies, 
un héritage de traditions, d'usages et d'habitudes. L'u- 
surpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, 
erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous cô- 



i 



DE L'USURPATION. 55 

tés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle dé- 
chire et qu'elle ensanglante en les arrachant. 



II 



L'usurpation ne peut subsister, ni sans le despotisme, 
car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le des- 
potisme, car le despotisme ne peut subsister K La durée 
de l'usurpation est donc impossible. 

Sans doute le spectacle que la France nous offre pa- 
raît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons 
Tusurpation triomphante, armée de tous les souvenirs 
effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se 
croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte 
de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affi- 
chant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. 
Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignoblofi, tous 
les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les 
passions, qui durant la violence des révolutions se sonl 
montrées si funestes, se reproduisent sous d'autres for- 
mes. La peur et la vanité parodiaient jadis Tesprit de 
parti dans ses fureurs les plus implacables. Elles sur- 
passent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, 
la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à 



1. Leg gouvernements despotiques ont cru qu'en empAchant les 
mécontentements de se montrer par des acles higaux, ils les empo- 
cheraient aussi de se uianilcster par une multitude de manières 
illégales t't dangereuses. Ils sonl souvent victimes de cette erreur, 
et font naître des révolutions dont il faut attribuer à eux seuls les 
exc^s• Le peuple, dans ces gouvernements, est tantôt rampant, tantôt 
furieux. La modération et la raison n'appartiennent qu'au régime 
de la liberté. (MiitAnEAU.) 



56 BENJAMIN CONSTANT. 

tout, place encore un succès dans la bassesse, où Te! 
froi cherche un asile. La cupidité paraît à découver 
offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. I 
sophisme s^empresse à ses pieds, Tétonne de son zèle, i 
devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, ( 
nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L'ef 
prit vient offrir ses services; Tesprit qui, séparé de 1 
conscience, est le plus vil des instruments. Les apostat 
de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant con 
serve de leurs doctrines passées que Phabitude de 
moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres ps 
la tradition du vice, se glissent de la prospérité de 1 
veille à la prospérité du jour. La religion est le porte 
voix de l'autorité, le raisonnement, le commentaire d 
la force, tes préjugés de tous les âges, les injustices i 
tous les pays , sont rassemblés comme matériaux d 
nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reçu 
lés, Ton parcourt des contrées lointaines, pour compose 
de mille traits épars une servitude bien complète qu'o 
puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vol 
de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle 
ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oi 
seux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justic 
aucune expression qui ne soit souillée. 

Un pareil état est plus désastreux que la révolutio 
la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tri 
buns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépri 
qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On pet 
trouver durs et coupables les ennemis de Charles !•' 
mais un dégoût profond nous saisit pour les créature 
de Cromwell. 

Lorsque les portions ignorantes de la société commet 
tent des crimes, les classes éclairées restent intactCÉ 
Elles sont préservées de la contagion par le malheur; c 



DE L'USURPATION. fi7 

comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir 
entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion, 
qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces 
classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens^ 
déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'exé- 
crables exemples, quel espoir reste-t-il? Où trouver un 
germe d'honneur, un élément de vertu ? Tout n'est que 
fange, sang et poussière. 

Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis 
de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hom- 
mes incapables de croire au courage, à la conviction 
désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment 
de l'indignation, quand les oppresseurs sont les plus 
forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs 
sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, 
en butte à tous les partis, et seuls, au milieu des géné- 
rations, tantôt furieuses, tantôt dépravées. 

En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. 
Nous leur devons cette grande correspondance des siè- 
cles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les so- 
phismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, So- 
crate a survécu aux persécutions d'une populace aveu- 
gle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les pro- 
scriptions de rinfâme Octave. Que leurs successeurs ne 
se découragent pas! Qu'ils élèvent de nouveau leur 
voixl Ils n'ont rien à se faire pardonner. Ils n'ont be- 
soin ni d'expiation ni de désaveux. Ils possèdent intact 
le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer 
l'amour des idées généreuses! Elles ne réfléchissent pas 
sur eux un jour accusateur. Ce ne sont point des temps 
sans compensation que ceux où le despotisme, dédai- 
gnant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses pro- 
pres couleurs, et déploie avec insolence des étendards 
dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir 



58 BENJAMIN CONSTANT. 

de Toppression de ses ennemis que rougir des excès d 
ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout c 
qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une nob. 
cause, en présence du monde, et secondé par les vœu 
de tous les hommes de bien. 

Jamais un peuple ne se détache de ce qui est vérîta 
blement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est din 
qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénûment et li 
misère; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine! 
être séparé des objets de son amour, interrompu dan 
ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dansée 
opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dan 
les cachots et sur Téchafaud. Car,. c'est contre ce 
choses que les garanties de la liberté sont instituées 
c'est pour être préservé de ces fléaux qtj^ l'on iovoqu' 
la liberté. Ce sont ces fléaux que^e peuple craint, qu i 
maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelqu 
dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il re 
cule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs ap 
pelaient la liberté, c'était l'esclavage. Aujourd'hui l'es 
clavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous se 
véritables formes. Croit-on qu'il le déteste moins? 



III 



Les peuples devraient s'instruire par l'exemple < 
Buonaparte, dont l'histoire est trop récente, pour qi 
les leçons qu'elle nous ofl*re soient déjà perdues. Pe 
sonne n'a plus travaillé que cet homme à ressusciter 
dogme du droit divin. Il s'est fait sacrer par le chef 



DE L'USURPATION. 59 

l'Eglise; toutes les pompes religieuses ont entouré son 
trône. Il semblait y avoir dans son élévation quelque 
chose de surnaturel ; tous les sophismes de Tesprit se 
sont mis àsonservice, à commencer par le catéchisme, et 
à finir par les harangues académiques. Les productions 
de mille écrivains se sont remplies de dissertations d'une 
bassesse naïve sur le devoir d'obéissance implicite et sur 
le mystère de l'autorité : quel a été le résultat de tous 
ces efforts? L'heure décisive est venue; et, dans cette 
nation assermentée et endoctrinée depuis douze ans, pas 
une voix ne s'est élevée, pour rappeler une profession 
de foi politique, commentée et amplifiée par tant de rhé- 
teurs infatigables, inculquée à une jeunesse docile, et 
mille fois jurée par un peuple immense, avec toutes les 
apparences de l'enthousiasme. C'est que les arguments 
sur lesquels cette profession de foi repose prouvent trop, 
ou ne prouvent rien. Ils prouvent trop, si on les établit 
dans toute leur rigueur, car ils invalident alors la légi- 
timité de toute famille qui s'est élevée aux dépens d'une 
autre. Ils ne prouvent rien, si on les plie aux circon- 
stances, car alors la source de la légitimité ne sera 
autre que la force, et la force appartient à qui s'en 
saisit. 

J'admets deux sortes de légitimité : l'une positive qui 
provient d'une élection libre, l'autre tacite, qui repose 
sur l'hérédité; et j'ajoute que l'hérédité est légitime 
puisque les habitudes qu'elle fait naître et les avan- 
tages qu'elle procure lui rendent le vœu national. Celle 
qui provient de l'élection est la plus séduisante en théo- 
rie ; mais elle a l'inconvénient de pouvoir être contre- 
faite : elle l'a été en Angleterre par Cromwell ; elle l'a 
été en France par Buonaparte. 

L'histoire ne nous offre guère que deux exemples, où 
l'élection portant sur un seul homme, et substituée à 



60 BENJAMIN CONSTANT. 

l'hérédité, ait eu des résultats favorables ^ Le premier 
exemple est celui des Anglais en i668, le second, celui 
des Suédois, aujourd'hui, mais, dans les deux cas, la lé- 
gitimité, que l'hérédité consacre, est venue à Pappui de 
Télection. Le prince que les Suédois ont appelé a été 
adopté par la famille royale, et les Anglais ont cherché 
dans Guillaume III le plus proche parent du roi qu'ils 
étaient réduits à déposséder. Dans Tun et l'autre cas, il 
est résulté de cette combinaison, que le prince élu libre- 
ment par la nation s'est trouvé fort, à la fois, de sa di- 
gnité ancienne et de son titre nouveau. Il a contenté 
l'imagination par des souvenirs qui la captivaient, et la 
raison par le suffrage national dont il était appuyé. Il 
n'a point été condamné à n'employer que des éléments 
d'une création récente. Il a pu disposer avec confiance 
de toutes les forces de la nation, parce qu'il ne la dé- 
pouillait d'aucune partie de son héritage politique. Les 
institutions antérieures ne lui ont point été contraires; 
il se les est associées, et elles ont concouru à le sou- 
tenir. 

Ajoutez à cela, que les circonstances ont donné à 
Guillaume III un autre intérêt que celui qui d'ordinaire 
anime les princes, et les porte à ne travailler qu'à l'ac- 
croissement de leur puissance. Ayant à maintenir la 
sienne contre un concurrent qui la lui disputait, il a dû 
faire cause commune avec les amis de la liberté, qui, 
en lui conservant ses attributions, ne voulaient pas 
qu'elles fussent agrandies. Ceux qui auraient voulu 
agrandir la prérogative royale avaient en môme temps 
pour but d'en confier l'exercice à un autre. De là vint 
que, sous les trois régnes de-Guillaume III, de la reine 



1. Je ne parle pas de l'Amérique, on le Pouvoir conDë au pré- 
sident est républicain et arno\iblt>. 



DE L'USURPATION. 61 

Anne et de Georges I", ces monarques furent sur la 
défensive contre une théorie de despotisme qui aurait 
tourné contre eux. Ils se virent obligés à faire ressortir 
les dangers de cette théorie. Si les principes de Tobéis- 
sance étaient favorables à la puissance du roi, comme 
roi, les principes de la liberté étaient favorables à la sû- 
reté du roi, comme individu. La reine Anne se crut inté- 
ressée à poursuivre Sacheverel, qui avait prêché la doc- 
trine de la soumission implicite et du droit divin. 
L'influence de la couronne contribua, de la sorte, à 
former l'esprit public à la liberté. 
• Cependant, voyez, même dans cette partie importante 
de Thistoire anglaise, qui renferme ses dernières révo- 
lutions depuis i 640, la tendance du peuple à préférer la 
légitimité héréditaire. A peine Cromwell est-il mort, que 
les Anglais rappellent les Stuarts avec des transports de 
joie. Ils aiment à leur prouver de rattachement, à leur 
témoigner du repentir, à les entourer d'une confiance 
sans bornes; et ce n'est qu'après une seconde et terrible 
expérience, après avoir vu les actes arbitraires repro- 
duits et multipliés, les propriétés envahies, les juge- 
ments annulés, les citoyens frappés de sentences illé- 
gales^ la liberté de la presse foulée aux pieds, en un 
mot, toutes les promesses enfreintes, toutes les garanties 
sociales violées, que la nation britannique se détermine 
à écarter derechef la ligne directe, et à se contenter de 
la légitimité que son vœu confie à un nouveau souve- 
rain. C'est bien une preuve que rhérédité a du charme 
pour les peuples, et qu'ils sont heureux quand ils peu- 
vent, sans trop d'inconvénients, lui rester fidèles! 

Me trouvant, par cette explication, d'accord, à ce que 
je pense, avec ceux qui n'ont censuré mes opinions que 
parce que je ne les avais développées qu'en partie, il 
me resterait à répondre à ceux qui me reprochent d'a- 

G 



62 BENJAMIN CONSTANT. 

voir transformé des faits particuliers en règles générales, 
et d'avoir pris le conquérant et l'usurpateur qui non» 
opprimait pour le type de tous les usurpateurs et do 
tous les conquérants. Mais une comparaison détaillé© 
entre Buonaparte et tous ces fléaux de l'espèce humaine 
serait nécessaire, et cette comparaison, qui exigerait 
une foule de discussions historiques, ne peut être placée 
à la fin de cet ouvrage. 

L'on ne m'accusera pas de vouloir excuser celui que 
je n'ai jamais voulu reconnaître. Mais quand on n'at- 
tribue ses entreprises, ses crimes et sa chute qu'à une 
perversité ou à une démence particulière à lui seul, je 
crois qu'on se trompe. Il me semble au contraire avoir 
été puissamment modifié, d'un côté par sa position d'u- 
surpateur, et de l'autre par l'esprit de son siècle. Il était 
même dans sa nature d'être plus modifié par ces deux 
causes que tout autre ne l'aurait été. Ce qui le caracté- 
risait, c'était l'absence de tout sens moral, c'est-à-dire 
de toute sympathie, de toute émotion humaine. Il était 
le calcul personnifié ; si ce calcul a produit des résultats 
désastreusement bizarres, c'est qu'il se composait de 
deux termes opposés l'un à l'autre et inconciliables, de 
l'usurpation qui lui rendait le despotisme nécessaire, el 
d'un degré de civilisation qui rend le despotisme impos- 
sible. De là des contradictions, des incohérences, uo 
mouvement double et convulsif, que l'on prend à tori 
pour des bizarreries individuelles. 

Sans doute, un caractère tel que Philopémen, Was- 
hington, Kosciusko, n'aurait ni suivi la même marche, 
ni commis les mêmes forfaits. C'est que Philopémen, 
Washington, Kosciusco, n'auraient pas été des usurpa- 
teurs. Mais aussi ce sont des caractères très-rares : ce 
sont là les exceptions. 

Assurément, Buonaparte est mille fois plus coupable 



• DE L'USURPATION. 63 

que ces conquérants barbares qui, commandant à des 
barbares^ n'étaient point en opposition avec leur siècle. 
Il a choisi la barbarie, il Ta préférée. Entouré de lu- 
mières, il a voulu ramener la nuit. Il a voulu transfor- 
mer en nomades avides et sanguinaires un peuple doux 
et policé ; et son crime est dans cette intention prémé- 
ditée, dans cet effort opiniâtre, pour nous ravir l'héri- 
tage de toutes les générations éclairées qui nous ont pré- 
cédés sur cette terre. Mais pourquoi lui avons-nous 
donné le droit de concevoir une telle pensée? 

Lorsque arrivé solitaire, dans le dénûment et l'obs- 
curité, jusqu'à Tûge de vingt-quatre ans, il promenait 
autour de lui son regard avide, pourquoi lui montrions- 
Dous un pays où toute idée religieuse était un objet d'i- 
ronie? Lorsqu'il écoutait ce qui se professait dans nos 
cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que 
l'homme n'avait de mobile que son intérêt? S'il a dé- 
mêlé facilement que toutes les interprétations subtiles 
par lesquelles on veut éluder les résultats, après avoir 
proclamé le principe, étaient illusoires, c'est que son 
instinct était sûr et son coupd'œil rapide. Ne lui ayant 
jamais prêté les vertus qu'il n'avait pas, je ne suis pas 
obligé de lui refuser les facultés qu'il avait. S'il n'y a 
que de l'intérêt dans le cœur de l'homme, il suffit à la 
tyrannie de l'effrayer ou de le séduire pour le dominer. 
S'il n'y a que de l'intérêt dans le cœur de l'homme, il 
n'est point vrai que la morale, c'est-à-dire l'élévation, 
la noblesse, la résistance à l'injustice, soient d'accord 
avec l'inlérôt bien entendu. L'intérêt bien entendu n'est, 
dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que 
la jouissance, combinée, vu la possibilité d'une vie plus 
ou moins longue, avec la prudence (}ui donne aux jouis- 
sances une certaine durée. En(in, lorsqu'au milieu do la 
Frauce déchirée, fatiguée de souffrir et de se plaindre. 



64 BENJAMIN CONSTANT. 

et ne demandant qu'un chef, il s'est offert pour être ce 
chef, pourquoi la multitude s'est-elle empressée à solli- 
citer de lui Tesclavage? Quand la foule se complaît i 
manifester du goût pour la servitude, elle serait par 
trop exigeante, si elle prétendait que son maître dût 
s'obstiner à lui donner de la liberté. 

Je le sais, la nation se calomniait elle-même, ou se 
laissait calomnier par des interprètes infidèles. Malgré 
l'affectation misérable qui parodiait l'incrédulité, tont 
sentiment religieux n'était pas détruit; en dépit de la 
fatuité qui se disait égoïste^ Tégoïsme ne régnait paft 
seul, et, quelles que fussent les acclamations qui fai- 
saient retentir les airs, le vœu national n'était pas la 
servitude : mais Buonaparte a dû s'y tromper, lui, dont 
la raison n'était pas éclairée par le sentiment, et dont 
l'âme n'était pas susceptible d'être exaltée par une gé- 
néreuse inconséquence. Il a jugé la France d'après ses 
paroles, le monde d'après la France telle qu'il l'imagi- 
nait. Parce que l'usurpation immédiate était facile, il & 
cru qu'elle pouvait être durable, et, devenu usurpateur, 
il a fait ce que dans notre siècle l'usurpation condamne 
tout usurpateur à faire. 

Il fallait étouffer dans l'intérieur toute vie intellec- 
tuelle; il a banni la discussion et proscrit la liberté de 
la presse. 

La nation pouvait s'étonner de ce silence : il y ; 
pourvu par des acclamations arrachées ou payées, cfl 
semblaient un bruit national. 

Si la France fût restée en paix, les citoyens tra^ 
quilles, les guerriers oisifs auraient observé le despat' 
Tauraient jugé, se seraient communiqué leurs jug^ 
ments. La vérité aurait traversé les rangs du peupl 
L'usurpation n'aurait pas résisté longtemps à rinflnen^ 
de la vérité. Buonaparte était donc forcé à distraire 1'^ 



DE L'USURPATION. 65 

tention publique par des entreprises belliqueuses. La 
guerre jetait sur des plages lointaines la portion encore 
énergique des Français. Elle motivait les vexations de la 
police contre la portion timide qu'elle ne pouvait 
chasser au dehors. Elle frappait les esprits de terreur, 
et laissait au fond des cœurs un certain espoir que le 
hasard se chargerait de la délivrance : espoir agréable à 
la peur et commode pour Tinertie. Que de fois j'ai en- 
tendu des hommes qu'on pressait de résister à la tyran- 
nie, ajourner, en temps de guerre à la paix, en temps 
de paix à la guerre 1 

J'ai donc eu raison de dire qu'un usurpateur n'a de 
ressource que dans des guerres non interrompues. On 
me répond : Mais si Buonaparte eût été pacifique? S'il 
eût été pacifique, il ne se fût pas maintenu douze ans ; 
la paix eût rétabli les communications entre les divers 
pays de l'Europe. Ces communications auraient rendu 
à la pensée des organes. Les ouvrages, imprimés dans 
l'étranger, se seraient introduits clandestinement. Les 
Français auraient vu qu'ils n'étaient pas approuvés par 
la majorité européenne ; le prestige n'aurait pu se 
soutenir. Buonaparte a si bien senti cette vérité, qu'il a 
rompu avec l'Angleterre pour écarter les journaux an- 
glais. Ce n'était pas encore assez. Tant qu'une seule 
contrée restait libre, Buonaparte n'était pas en sûreté. 
Le commerce, actif, adroit, invisible, infatigable, fran- 
chissant toutes les distances et se glissant par mille dé- 
tours, aurait tôt ou tard réintroduit au sein de l'empire 
les ennemis qu'il était si important d'en exiler. De là le 
système continental et la guerre avec la Russie. 

Et remarquez combien il est vrai que cette nécessité 

de la guerre, pour la durée de l'usurpation, appartient 

à l'époque. Un siècle et demi plus tôt, Cromwell n'en 

avait pas eu besoin. Les communications d'un peuple 

6. 



66 BENJAMIN CONSTANT.' 

avec Tautre n'étaient ni aussi fréquentes ni aussi faciles^ 
La littérature continentale était presque étrangère ans 
Anglais. Les écrits dirigés contre leur usurpateur se 
composaient en langue latine. Il n'y avait pas de jour- 
naux qui. arrivant du dehors, lui portassent des coups, 
que leur répétition constante rendait chaque jour pluj 
dangereux. Gromwell n'était pas forcé à la guerre poui 
empêcher que la haine des Anglais ne se fortifiât de Tas- 
sentiment étranger, comme il serait arrivé à celle de« 
Français sous Bonaparte, s'il ne les eût séparés du resU 
du monde. Il fallait à ce dernier la guerre partout, poui 
faire de ses esclaves 

Semotos penitùsorbe... Gallos, 

Je pourrais offrir sur tous les points une démonstra 
tion analogue, si je voulais analyser toutes les action 
de Buonaparte. Plusieurs de ses attentats nous semblen 
inutiles; mais la défiance est un élément inséparable d 
l'usurpation, et les crimes qui peuvent être inutiles e 
eux-mêmes, deviennent par là une nécessité de sa na 
ture. Buonaparte ne pouvait être rassuré ni par l'assec 
timent tumultueux ni par la soumission silencieuse, < 
le plus horrible de ses actes * a été commis parce qu* 
croyait trouver une monstrueuse sécurité en imposai 
à ses agents la solidarité d'un grand crime. 

Ce que je dis des moyens de l'usurpation, je le d 
aussi de sa chute ; j'avais affirmé qu'elle doit tomber pî 
l'effet inévitable des guerres qu'elle nécessite. On m 

1. Le meurtre du duc d'Enghien. Voir sur ce sinistre éTénemeD 
Lanft'ey, Histoire de Napoléon h^, le passage intitulé: Assassinat t 
duc d^Enghien, t. III, pag. 82 et suiv. C'est un des morceaux 1 
plus vigoureux et les plus éloquents de notre histoire contempc 
raine. {Note de Péditeur,) 



DE L'USURPATION. 67 

objecté que si Buonaparte n'eût pas commis telle ou telle 
faute militaire, il n'aurait pas été renversé : pas cette 
fois, mais une autre ; pas aujourd'hui, mais demain. Il 
est dans la nature qu'un joueur, qui, chaque jour, court 
une chance nouvelle, rencontre un jour celle qui doit le 
ruiner. 

On m'a reproché d'avoir affirmé que les conquêtes 
étaient impossibles au moment où l'Europe entière 
était la proie d'une vaste conquête et que l'usurpation 
ne pouvait s'affermir dans notre siècle, tandis que l'u- 
surpation était triomphante. Pendant qu'on me faisait 
cette objection, toutes les conquêtes ont été reprises et 
l'usurpation est tombée. 

J'ai prétendu que la paix était conforme à l'esprit de 
notre civilisation actuelle, et tous les peuples étaient en 
guerre; mais ils étaient en guerre par amour pour la 
paix. C'est au nom de la paix qu'ils se sont soulevés. 
Aucune contrainte, aucune menace n'a été nécessaire 
pour les réunir et les conduire, tandis qu'en France, 
où la nation devait combattre, non pour la paix, mais 
pour la conquête, des sbires, des gendarmes, des bour- 
reaux réussissaient à peine à forcer Uîs citoyens à prendre 
les armes. 

Il me semble donc que je n'ai point généralisé une 
idée particulière. Seulement, je n'ai pas adopté une lo- 
gique en vertu de laquelle toutes les idées générales se- 
raient bannies, car on peut toujours supj^oser d'autres 
circonstances que celles qui ont existé et travestir en ac- 
cidents les lois de la nature. Je crois, je l'avoue, qu'il 
est plus important de montrer que les maux infligés par 
Buonaparte à la France sont venus de ce que son pou- 
voir avait dégénéré en usurpation, et de flétrir ainsi l'u- 
surpation môme, qu*il ne peut l'être de présenter un in- 
dividu, comme un être à part, créé pour le mal et com- 



BENJAMIN CONSTANT. 

mettant le crime sans nécessité et sans intérêt. Le pre- 
mier point de vue nous donne de grandes leçons pour 
Tavenir; le second transforme l'histoire en une étude 
stérile de phénomènes isolés, en une énumération d'ef- 
fets sans causes ' . 

• 

1. Les éTénements du premier empire ont donné complètement 
raison à Benjamin Constant; et ses théories politiques ont reçu do 
second empire une confirmation non moins éclatante. C'est le 
propre, en efifet, des esprits supérieurs de ramener lo mouvement 
de l'iiistoire à des principes généraux qui le vérifient à travers toutei 
les vicissitudes. {Note de Véditeur.) 



/ 






VI 



DE l'aBBITRAIRE. 



Avant de combattre les partisans de Tarbitraire, il 
faut que je prouve que l'arbitraire a des partisans : car 
telle est sa nature que ceux mêmes qu'il séduit par les 
facilités qu'il leur offre sont effrayés de son nom, lors- 
qu'il est prononcé ; et cette inconséquence est plus sou- 
vent un malentendu qu'un artifice. 

L'arbitraire, qui a des effets trôs-positifs, est pourtant 
une chose négative : c'est l'absence des règles, des li- 
mites, des définitions, en un mot, l'absence de tout ce 
qui est précis. 

Or, comme les règles, les limites, les définitions sont 
des choses incommodes et fatigantes, on peut fort bien 
vouloir secouer le joug, et tomber ainsi dans l'arbi- 
traire, sans s'en douter. 

Si je ne définissais donc pas l'arbitraire, je prouve- 
rais vainement qu'il a les effets les plus funestes. Tout 
le monde en conviendrait; mais tout le monde proteste- 
rait contre Tapplication. Chacun dirait : L'arbitraire est 
sans doute infiniment dangereux ; mais quel rapport y a- 
t-il entre ses dangers et nous, qui ne voulons pas l'ar- 
bitraire I 



V 



/ 



\ 



70 BENJAMIN CONSTANT. 

Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui rejettei 

les principes ; car tout ce qui est déterminé, soit dai 

\ les faits, soit dans les idées, doit conduire à des princi 

, j pes : et l'arbitraire étant Tabsence de tout ce qui est dé 

y ! terminé, tout ce qui n'est pas conforme aux principes ef 

X l arbitraire. 

\ Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui diseD 
qu'il y a une distance qu'on ue peut franchir entre li 
théorie et la pratique ; car tout ce qui peut être précia 
étant susceptible de théorie, tout ce qui n'est pas suscep 
tible de théorie est arbitraire. 

Ceux-là enfin sont partisans de l'arbitraire, qui, pré- 
tendant, avec Burke, que des axiomes métaphysique- 
ment vrais peuvent être politiquement faux, préfèrent s 
ces axiomes des considérations, des préjugés, des sou- 
venirs, des faiblesses, toutes choses vagues, indéfinis 
sables, ondoyantes, rentrant par conséquent dans le do 
maine de l'arbitraire. 

Ils sont donc nombreux les partisans de cet arbitrair 
dont le nom seul est détesté : mais c'est que, précisé- 
ment par le vague de sa nature, on y entre sans s'e' 
apercevoir;' on y reste, en croyant en être bien éloigné 
comme le voyageur que le brouillard entoure croit voi 
ce brouillard encore devant lui. 
r L'arbitraire, en fait de science, serait la perte à 
toute science ; car la science, n'étant que le résultat d 
faits précis et fixes, il n'y aurait plus de science là o' 
il n'y aurait plus rien de fixe ni de précis. Mais, comm 
les sciences n'ont aucun point de contact avec les inté 
rôts personnels, on n'a jamais songé à y glisser l'arbi 
traire. Aucun calcul individuel, aucune vue partict 
liôre ne réclame contre les principes en géométrie. 

L'arbitraire, en fait de morale, serait la perte de too^ 
morale ; car la morale étant un assemblage de règles si 



Ki^li: 



DE L'ARBITRAIRE. ""'^ï' 

lesquelles les individus doivent pouvoircompter mutuel- 
lement dans leurs relations sociales, il n'y aurait plus 
de morale là où il n^existerait plus de règles. Mais, 
comme la morale a un point de contact perpétuel avec 
les intérêts de chacun, tous se sont constamment oppo- 
sés, sans le savoir, et par instinct, à l'introduction de 
Tarbitraire dans la morale. 

Ce que l'absence des intérêts personnels produit dans 
les sciences, leur présence, au contraire, le produit 
dans la morale. 

L'arbitraire, en institutions politiques, est de même \ \ v^ 
la perte de toute institution politique; car les instilu- i/ ^^ 

tions politiques étant Tassemblage des régies sur les- I ■ 

quelles les individus doivent pouvoir compter dans j 
leurs relatious comme citoyens, il n'y a plus d'institu- / 
tions politiques là où ces règles n'existent pas. j 

Mais il n'en a pas été de la politique comme des 
sciences ou de la morale. 

La politique ayant beaucoup de points de contact avec 
les intérêts personnels, mais ces points de contact n'é- 
tant ni égaux, ni perpétuels, ni immédiats, elle n'a eu 
contre l'arbitraire, ni la sauvegarde de l'absence totale 
des intérêts comme dans les sciences, ni la sauvegarde 
de leur présence égale et constante, comme dans la 
morale. 

C'est donc spécialement dans la politique que l'arbi- 
traire s'est réfugié; car je ne parle pas de la religion 
qui, n'étant ni une science, ni une relation sociale, ni 
une institution, sort absolument de la sphère de nos 
considérations actuelles. 

L'arbitraire est incompatible avec l'existence d'un 
gouvernement, considéré sous le rapport de son institu- 
tion; il est dangereux pour l'existeiice d'un gouverne- 
ment, sous le rapport de son action ; il ne dgnne aucune 



72 BBNJAMIN CONSTANT. 

garantie à Texistence d'un gouvernement/ sous le rap- 
port de la sûreté des individus qui le composent. 

Je vais prouver ces trois assertions successive- 
ment. 

Les institutions politiques ne sont que des contrats. 
La nature des contrats est de poser des bornes fixes, 
or l'arbitraire, étant précisément l'opposé de ce qui 
constitue un contrat, sape par la base toute institution 
politique. 

Je sais bien que ceux mêmes qui, repoussant les prio' 
cipes comme incompatibles avec les institutions hu- 
maines, ouvrent un champ libre à l'arbitraire, vou- 
draient le mitiger et le limiter; mais cette espérance est 
absurde : car, pour mitiger ou limiter l'arbitraire, il lao- 
drait lui prescrire des bornes précises, et il cesserait 
d'être arbitraire. 

Il doit, de sa nature, être partout, ou n'être nulle 
part. Il doit être partout, non de fait, mais de droit; et 
nous verrons tout à l'heure ce que vaut cette diffé- 
rence. Il est destructeur de tout ce qu'il atteint, car il 
anéantit la garantie de tout ce qu'il atteint 1 or, sans la 
garantie, rien n'existe que de fait, et le fait n'est qu'uQ 
accident. Il n'y a d'existant en institution que ce qui 
existe de droit. 

Il s'ensuit que toute institution qui veut s'ébiblir sans 
garantie, [c'est-à-dire par l'arbitraire, est une institu- 
tion suicide, et que, si une seule partie de l'ordre social 
est livrée à l'arbitraire, la garantie de tout le reste s'a- 
néantit. 

L'arbitraire est donc incompatible avec l'existence 
d'un gouvernement, considéré sous le rapport de soo 
institution. Il est dangereux pour un gouvernementi 
considéré sous le rapport de son action : car, bien qu'^^ 
pré'cipitant sa marche, il lui donne quelquefois l'air ^^ 



DE L'ARBITRAIRE. 73 

la force, il ôte néanmoins toujours à son action la régu- 
larité et la durée. 

En recourant à l'arbitraire, les gouvernements donnent 
les mêmes droits qu'ils prennent. Ils perdent par con- 
séquent plus qu'ils ne gagnent : ils perdent tout. 

En disant à un peuple : vos lois sont insuffisantes 
pour vous gouverner, ils autorisent ce peuple à ré- 
pondre : si nos lois sont insuffisantes, nous voulons 
d'autres lois ; et à ces mots, toute l'autorité légitime d'un 
gouvernement tombe : il ne lui reste plus que la force ; 
il n'est plus gouvernement. Car ce serait aussi croire 
trop à la duperie des hommes que leur dire : Vous avez 
consenti à vous imposer telle ou telle gêne, pour vous 
assurer telle protection. Nous vous ôtons cette protec- 
tion, mais nous vous laissons cette gêne. Vous suppor- 
terez d'un côté toutes les entraves de Tétat social, et de 
l'autre vous serez exposés à tous les hasards de Tétat 
sauvage. 

Tel est le langage implicite d'un gouvernement quia 
recours à l'arbitraire. 

Un peuple et un gouvernement sont toujours en réci- 
procité de devoirs. Si la relation du gouvernement au 
peuple est dans la loi, dans la loi aussi sera la relation 
du peuple au gouvernement; mais si la relation du gou- 
vernement au peuple est dans l'arbitraire, la relation du 
peuple au gouvernement sera de même dans l'arbi- 
traire. 

Enfin l'arbitraire n'est d'aucun secours à un gouver- 
nement, sous le rapport de la sûreté des individus qui 
lecomposenl; car l'arbitraire n'offre aux individus aucun 
asile. 

Ce que vous faites par la loi contre vos ennemis, vos 
ennemis ne peuvent le faire contre vous par la loi, car 
la loi est là, précise et formelle : elle ne peut vous jt- 

7 



74 BENJAMIN CONSTANT. 

teindre, vous, innocent. Mais ce que vous faites coi 
vos ennemis par l'arbitraire, vos ennemis pourront ai 
le faire contre vous par l'arbitraire ; car l'arbitraire 
vague et sans bornes : innocent ou coupable, il vi 
atteindra. 

Lors de la conspiration de Babœuf, des hommes s' 
ritaient de l'observance et de la lenteur des formes, 
les conspirateurs avaient triomphé, s'écriaient-ils, a 
raient-ils observé contre no us toutes ces formes? Etc' 
précisément parce qu'ils ne les auraient pas observ( 
que vous devez les observer : c'est là ce qui vous d 
tingue : c'est là, uniquement là, ce qui vous donne 
droit de les punir ; c'est là ce qui fait d'eux des ana 
chistes, de vous des amis de Tordre. 

Lorsque les tyrans de la France, ayant voulu rétab 
leur affreux empire le i^^ prairial de l'an III, eurent é 
terrassés et vaincus, on créa, pour juger les conspir 
teurs, des commissions militaires, et les réclamatio 
de quelques hommes scrupuleux et prévoyants ne fure 
pas écoulées. Ces commissions militaires enfantère 
les conseils militaires du 13 vendémiaire an IV. C 
conseils militaires produisirent les commissions mil 
taires de fructidor de la même année ; et ces dernier 
ont produit les tribunaux militaires du mois de yentC 
anV. 

Je ne discute point ici la légalité ni la compétence 
ces différents tribunaux. Je veux seulement prou'* 
qu'ils s'autorisent et se perpétuent par l'exemple; cl 
voudrais qu'on seutll onlin qu'il n'y a, dan? l'incalc 
lable succession des circonstances, aucun individuass 
privilégié, aucun parti revêtu d'une puissance assez d 
rable, pour se croire à l'abri de sa propre doctrine, 
ne pas redouter que l'application de sa propre Ihéai 
ne retombe tôt ou tard sur lui. 



DE L'ARBITRAIRE. 75 

Si Ton pouvait analyser froidement les temps ^'pou- 
vantables auxquels le 9 thermidor a mis si tard un 
terme, on verrait que la terreur n'était que l'arbitraire 
poussé à l'extrême. Or, par la nature de l'arbitraire, on 
ne peut jamais être certain qu'il ne sera point poussé à 
Textréme. Il est même indubitable qu'il s'y portera 
toutes les fois qu'il sera attaqué. Car une chose sans 
bornes, défendue par des moyens sans bornes, n'est pas 
susceptible de limitation. L'arbitraire, combattant pour 
l'arbitraire, doit franchir toute barrière, écraser tout 
obstacle, produire, en un mot, ce qu'était la terreur. 

L'époque désastreuse connue sous ce nom nous offre 
une preuve bien remarquable des assertions que Ton 

■ 

vient de lire. 

Nous voyons combien l'arbitraire rend un gouverne- 
ment nul, sous le rapport de son institution ; car il n'y 
avait, malgré les efforts et le charlatanisme sophistique 
de ses féroces auteurs, aucune apparence d'institution 
dans ce monstrueux gouvernement révolutionnaire, qui 
se prêtait à tous les excès et à tous les crimes, qui n'of- 
frait aucune forme protectrice, aucune loi fixe, rien qui 
fût précis, déterminé, rien par conséquent qui pût ga- 
rantir. 

Nous voyons encore comment l'arbitraire se tourne 
contre un gouvernement, sous le rapport de son action. 
Le gouvernement révolutionnaire périt par l'arbitraire, 
parce qu'il avait régné par l'arbitraire. N'étant fondé 
suraucuncjoi^ il n'eut la sauvegarde d'aucune. La puis- 
sance irréguliôre et illimitée d'une assemblée unique et 
tumultueuse étant son seul principe d'action, lorsque ce 
principe réagit, rien ne put lui être opposé; et comme 
le gouvernement révolutionnaire n'avait été qu'une suite 
de fureurs illégales et atroces, sa destruction fut l'ou- 
vrage d'une juste et sainte fureur. 



76 BENJAMIN CONSTANT. 

Nous voyons enfin comment Tarbîtraire, dans un gou- 
vernement, donne à la sûreté individuelle de ceux qui 
gouvernent une garantie insuffisante. Les monstres qui 
avaient massacré sans jugement, ou par des jugements 
arbitraires, tombèrent sans jugement, ou par un juge- 
ment arbitraire. Ils avaient mis bors la loi, et ils furent 
mis hors la loi. 

L'arbitraire n'est pas seulement funeste lorsqu'on s'en 
sert pour le crime. Employé contre le crime, il est en- 
core dangereux. Cet instrument de désordre est un mau- 
vais moyen de réparation. 

La raison en est simple. Dans le temps môme que 
quelque chose s'opère par l'arbitraire, on sent que l'ar- 
bitraire peut détruire son ouvrage, et que tout avantage 
qu'on doit à cette cause est un avantage illusoire ; car il 
attaque ce qui est la base de tout avantage, la durée. 
L'idée d'illégalité, d'instabilité, accompagne nécessai- 
rement tout ce qui se fait ainsi. L'on a la conscience 
d'une sorte de protestation tacite, contre le bien, comme 
contre le mal, parce que l'un et l'autre paraissent frap- 
pés de nullité dans leur base. 

Ce qui attache les hommes au bien qu'ils font, c'est 
l'espérance de le voir durer. Or, jamais ceux qui font le 
bien par l'arbitraire ne peuvent concevoir cette espé- 
rance; car l'arbitraire d'aujourd'hui prépare la voie 
pour celui de demain, et ce dernier peut être en sens 
opposé de l'autre. 

Il en résulte un nouvel inconvénient, c'est qu'on 
cherche à remédier à l'incertitude par la violence. On 
s'efforce d'aller si loin qu'il ne soit plus possible de rétro- 
grader. On veut se convaincre soi-même de l'effet que 
l'on produit; on outre son action pour la rendre stable. 
On ne croit jamais en avoir assez fait pour ôter à 
son ouvrage la tache ineffaçable de son origine. On 



DE L'ARBITRAIRE. 77 

cherche dans Texagéralioii présente une garantie de 
durée à venir ; et faute de pouvoir placer les fondements 
de son édifice à une juste profondeur, on bouleverse le 
terrain et Ton creuse des abîmes. 

Ainsi naissent et se succèdent, dans les révolutions, 
les crimes ; dans les réactions, les excès ; et ils ne s'ar- 
rêtent que lorsque l'arbitraire finit. 

Mais cette époque est difficile à atteindre. Rien n'est 
plus commun que de changer d'arbitraire : rien n*est 
plus rare que de passer de l'arbitraire à la loi. 

Les hommes de bien s'en flattent, et cette erreur n*est 
pas sans danger. Ils pensent qu'il est toujours temps de 
rendre légaux les effets de l'arbitraire. Ils se proposent 
de ne faire usage de cette ressource que pour aplanir 
tous les obstacles, et après avoir détruit par son secours, 
c'est à l'aide de la loi qu'ils veulent réédifier. 

Mais pendant qu'ils emploient ainsi l'arbitraire, ils en 
prennent l'habitude, il la donnent à leurs agents; ceux 
qui en profitent la contractent ; et comme rien n'est plus 
commode, plus aplanissant, cette habitude se perpétue 
bien au-delà de l'époque où Ton s'était prescrit de 
la déposer, et la loi se trouve indéfiniment ajournée. 

J'ai déjà exposé ce système dans un ouvrage, où l'on 
a démêlé, dit-on, beaucoup de machiavélisme*. J'aurais 
cru néanmoins que rien n'était plus contraire au ma- 
chiavélisme que le besoin de principes positifs, de lois 
claires et précises : en un mot, d'institutions tellement 

1. C'est le pamphlet publié en 1T96, et intitulé: De la force du 
gouvernement actuel de la France, et de la nécessité de s'y rallier. 
C'est la première ébauche du traité Des réactions; ce sont les mômes 
idt''es, exposées par un jeune liomme qui débute et qui n'est pas 
BÙr de lui. Nous avons jugé inutile de réimprimer ce pamphletqui 
fi^occupe des hommes plus que des principes. 11 est moins curieux 
par ce qu'il contient, que parce qu'il est le premier écrit politique 
de l'auleur. {Note de M. Labonlaye.) 

7. 



V--"" 



,,t' 



.^"^H BENJAMIN CONSTANT. 

fixes, qu'elles ne laissent à la tyrannie aucune entrée 
renvahissement aucun prétexte. 

Le caractère du machiavélisme, c'est de préfère 
tout l'arbitraire. L'arbitraire sert mieux tous les at 
de pouvoir qu'aucune institution fixe, quelque déf( 
tueuse qu'elle puisse être. Aussi les amis de la libe: 
doivent préférer les lois défectueuses aux lois qui prête 
à l'arbitraire, parce qu'il est possible de conserver de 
liberté sous des lois défectueuses, et que l'arbitrai 
rend toute liberté impossible. 

L'arbitraire est donc le grand ennemi de toute liberl 
le vice corrupteur de toute institution, le germe démo 
qu'on ne peut ni modifier, ni miliger, mais qu'il fa 
détruire. 

Si l'on ne pouvait imaginer une institution sans arb 
traire, ou qu'après l'avoir imaginée on ne pût la fai 
marcher sans arbitraire, il faudrait renoncer à tou 
institution, repousser toute pensée, s'abandonner £ 
hasard, et, selon ses forces, aspirer à la tyrannie, eus 
résigner. 

Mais, en se pénétrant bien d'une salutaire horreur poi 
l'arbitraire, il faut se garder aussi de prendre pour ' 
l'arbitraire ce qui n'en est pas. Je vois des hommes Li( 
intentionnés commettre cette méprise, et en conclure 
nécessité de l'arbitraire. 

Ils confondent avec l'arbitraire toute latitude accord 
à l'action du gouvernement, lors même que cette la' 
tudeest déterminée, et ils tombent alternativement da 
deux excès opposés. 

Tanliôt ils ôtent toute latitude : la machine s'arr* 
faute d'eî^^e ; alors ils se rejettent dans l'autre € 
trôme; ils accordent une latitude indéfinie, et la m 
chine se disjoint, faute de liens qui retiennent les part 
ensemble. 






DE L'ARBITRAIRE. '79 "' 

Troia constitutions ont été données à la France *, et 
Ton ne parait pas encore s'être fait une idée bien nette 
de ce qu'est une constitution, et du genre de respect que 
l'on doit à une constitution. 

Il en résulte qu'on ignore les ressources immenses 
qu'offrent les institutions libres en faveur de la liberté, 
et que, méconnaissant les moyens nombreux que la loi 
fournit, on cherche à les remplacer par le plus illu- 
soire et le plus dangereux de tous les moyens, l'arbi- 
traire. 

Une constitution est la garantie de la liberté d'un ^ 
peuple; par conséquent, tout ce qui tient à la liberté est /S, 
constitutionnel, et, par conséquent aussi, rien n'est conv 
stitutionnel de ce qui n'y tient pas. 

Étendre une constitution à tout, c'est faire de tout des 
dangers pour elle, c'est créer des écueils pour l'en en- 
tourer. 

Il y a de grandes bases, auxquelles toutes les autorités 
nationales ne peuvent toucher. Mais la réunion de ces 
autorités peut faire tout ce qui n'est pas contraire à ces i 
bases. - -... J 

Parmi nous, par exemple, ces bases sont une repré- 
sentation nationale en deux sections, point d'unité, 
point d'hérédité, l'indépendance des tribunaux, Tinvio- 
lable maintien des propriétés que la constitution a 
garanties, l'assurance de n'être pas détenu arbitraire- 
ment, de n'être point distrait de ses juges naturels, de 
n'être point frappé par des lois rétroactives, et quelques 
autres principes en très-petit nombre. 

Cela seul est constitutionnel : les moyens d'exécution 
sont législatifs. 

Dan? tou(<îs les mesures do détail, dans toutes les lois 

I. Ces trois consHlulions Ponl eelles (le 1791, n9:î, ITOf». 



-, à " 



'80 BENJAMIN CONSTANT. 

d'adrainislration, une chose seulement est coDStito 
tionnelle : cest que ces mesures soient prises, i 
ces lois faites d'après les formes que la constitutio 
prescrit. 

Quand on dit : La constitution ! Ton a raison. Toute l 
constitution! Ton a encore raison ; mais lorsqu'oi 
ajoute : Rien que la constitution! Ton ajoute une ineptie 
La constitution^ et tout ce qui est nécessaire pour fain 
marcher la constitution^ cela seul est sensé. 

Avec ces principes, le gouvernement, j'entends parce 
mot les dépositaires réunis des autorités executive el 
législative, le gouvernement n'a aucun besoin d'arbi- 
traire. Sans ces principes, il sera forcé d*y recourir sans 
cesse. 

Si vous lui imposez d'autres devoirs que de rester 
fidèle aux bases constitutionnelles, et de faire en con- 
formité avec ces bases, et d'après les formes prescrites, 
des lois égales pour tous, et des lois fixes, vous lui im- 
posez des devoirs qu'il ne peut remplir. 

Gardez-vous d'instituer une constitution tellement 
étroite qu'elle entrave tous les mouvements que néces* 
sitent les circonstances. Il faut qu'elle les circonscrive 
et non qu'elle les gêne ; qu'elle leur trace des bomeset 
non qu'elle les comprime. 

Par là vous écarterez l'arbitraire, que les ambitieux 
ne demandent pas mieux que d'invoquer au premier 
prétexte, comme un remède indispensable. Vous pr^ 
viendrez les révolutions, qui ne sont que l'arbitraire 
employé à détruire ; vous mettrez un terme aiH 
réactions, qui ne sont que l'arbitraire employé à ré- 
tablir. 

Ce qui, sans l'arbitraire, serait une réforme, par lU 
devient une révolution, c'est-à-dire un bouleversement 
Ce qui, sans l'arbitraire, serait une réparation, parlU 



DE L'ARBITRAIRE. 81 

devient une réaction, c'est-à-dire une vengeance et une 
fureur. 



* 



Oui, disent ses apologistes, l'arbitraire, concentré dans 
une seule main, n'est pas dangereux, comme lorsque des 
factieux se le disputent: l'intérêt d'un seul homme, in- 
vesti d*un pouvoir immense, est toujours le môme que 
celui du peuple^ Laissons de côté pour le moment les 
lumières que nous fournit l'expérience. Analysons l'as- 
sertion en elle-même. 

L'intérêt du dépositaired'une autorité sans bornes est- 
il nécessairement conforme à celui de ses sujets? Je vois 
bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités 
de la ligne qu'ils parcourent, mais ne se séparent-ils pas 
au milieu? En fait d'impôts, de guerres, de mesures de 
police, l'intervalle est vaste entre ce qui est juste, c'est- 
à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dan- 
gereux pour le maître môme. Si le pouvoir est illimité, 
celui qui l'exerce, en le supposant raisonnable, ne dé- 
passera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent 
le premier. Or, l'excéder n'est-ce pas déjà un mal ? 

Secondement, admettons cet intérêt identique, la ga- 
rantie qu'il nous procure est-elle infaillible ? On dit tous 
les jours que l'intérêt bien entendu de chacun l'invite à 
respecter les règles de la justice; on fait néanmoins des 
lois contre ceux qui les violent; tant il est constaté que 

1. « La souveraine juslicc de Dieu, dit un écrivain français, lient 
à sa souveraine puissance; » et il en conclut que la souveraine puis- 
sance est toujours la souveraine Justice. Pour compléter le raison- 
nement, il aurait dû arflrmer que le dépositaire de cette puissance 
sera toujours semblable à Dieu. 



82 BENJAMIN CONSTANT. 

les hommes s'écartent fréquemment de leur intérêt bîc 
entendu^. 

Enfin, le gouvernement, quelle que soit sa forme, ri 
side-t-il de fait dans le possesseur de Tautorité suprême 
Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas? Ne se partage-t- 
point entre des milliers de subalternes ? L'intérêt de ce 
innombrables gouvernants est-il alors le même que celi 
des gouvernés? non, sans doute. Chacun d'eux a toi 
près de lui quelque égal ou quelque inférieur, dont le 
pertes renrichiraient, dont l'humiliation flatterait 8 
vanité, dont Téloignement le délivrerait d'un rival, d'oi 
surveillant incommode. 

Pour défendre le système qu'on veut établir, ce n'ea 
pas l'identité de l'intérêt, c'est Tuniversalité du désin 
téressement qu'il faut démontrer. 

Au haut de la hiérarchie politique, un homme san 
passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à l 
haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigl 
lant, tolérant pour toutes les opinions, n'attachant aucni 
amour-propre à perr^évérer dans les erreurs qu'il aurai 
commises, dévoré du désir du bien, et sachant néao 
moins résister à l'impatience et respecter les droits di 
temps; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, de 
ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dé 
pendance sans être serviles , au milieu de l'arbitrair 
sans être tentés de s'y prêter par crainte ou d'en abuse 
par égoïsme; enfin, partout, dans les fonctions infé 
rieures, même réunion de qualités rares, même amou 
de la justice, môme oubli de soi : telles sont les hypothèse 
nécessaires. Les regardez-vous comme probables? 

1. 11 est insensé de croire, dit Spinosa, que celiii-lii seul ne ser 
pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu'il ei 
entouré des tentations les plus fortes, et qu'il a plus de facilita < 
moins de danger à leur céder. 



DE L'ARBITRAIllK. 83 

Si cet enchaînement de vertus surniiturclles se trouve 
rompu dans un seul anneau^ tout est en péril. Vaine- 
ment les deux moitiés ainsi séparées resteront irrépro- 
chables : la vérité ne remontera plus avec exactitude 
jusqu'au faite du pouvoir; la justice ne descendra plus, 
entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une 
seule transmission infidèle suffit pour tromper l'autorité, 
et pour Tarmer contre l'innocence. 

Lorsqu'on vante le despotisme, l'on croit toujours 
n'avoir de rapports qu'avec le despote; mais ou en a 
d'inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s'agit 
plus d'attribuer à un seul homme des facultés distin- 
guées, et une équité à toute épreuve : il faut supposer 
l'existence de cent ou deux cent mille créatures angéli- 
ques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les 
vices de l'humanité. 

On abuse donc les peuples lorsqu'on leur dit : « L'in- 
térêt du maître est d'accord avec le vôtre. Tenez-vous 
tranquilles, l'arbitraire ne vous atteindra pas. 11 ne 
frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui 
se résigne et se tait se trouve partout à l'abri. » 

Rassuré par ce vain sophisme, ce n'est pas contre les 
oppresseurs qu'on s'élève, c'est aux opprimés qu'on 
cherche des torts. Nul ne sait être courageux, môme par 
prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se 
llattant d'être ménagé. Gbacun marche les yeux baissés 
dans l'étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers 
la tombe. Mais quand Tarbilraire est toléré, il se dissé- 
mine de manière que le citoyen le plus inconnu peut 
tout à coup le rencontrer armé contre lui. 

n..L'iiesque soient les espérances des âmes pusillani- 
mes, heureusement pour la moralité de l'espèce hu- 
niaioe, il ne suffit pas de se tenir à l'écart et de laisser 
frapper les autres. Mille tiens nous unissent à nos sem* 



" .^ 



X* -04 BENJAMIN CONSTANT. 

blables, et régoïsme le plus inquiet ne parvient pas à le 
briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votr 
obscurité volontaire : mais vous avez un fils, la jeuness 
l'entraîne ; un frère moins prudent que vous se perme 
un murmure; un ancien ennemi, qu'autrefois vous ave 
blessé, a su conquérir quelque influence; votre maisoi 
d'Albe charme les regards d'un prétorien. Que ferex- 
vous alors? Après avoir, avec amertume, blâmé touU 
réclamation, rejeté toute plainte, vous plaindrez-vous i 
votre tour? Vous êtes condamné d'avance, et par votre 
propre conscience, et par cette opinion publique avilie 
que vous avez contribué vous-même à former. Céderei- 
vous sans résistance? mais vous permettra-t-on de céderl 
N'écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objel 
importun, monument d'une injustice ? Des innocents onl 
disparu, vous les avez jugés coupables; vous avez donc 
frayé la route où vous marchez à votre tour. 






L*arbitraire, soit qu'il s* exerce au nom d'un seul ou au 
nom de tous, poursuit Thomme dans tous ses moyens de 
repos et de bonheur'. 



1. Le0 pays gouvernés de^poUqueuient présentent de loiuuttU 
surface assez calme, mais combien celle apparence est trompeur* 
Sous le despotisme^ on n'écrit point, on communique peu, od 0' 
s'informe pas du sort de son voisin ; on craint d'avoir une plaini' 
à faire, une tristesse ù livrer aux soupçons, aux interprélatioiUi <>' 
mécontentement ù laisser j)eroer, personne n'ose compter les vie 
limes; mais esl-ce h dire qu'il n'y en ait pas? Pèse-t-on cesUrP* 
silencieuses, ees douleurs muettes, ces calamités ignorées dont ^ 
ravages sont d'autant plus terribles que rien ne les arrête?.*. ^ 
paix publique semble exister; vaine illusion! dans une multitail 



DE L^ARBITRAIRE. 85 

Il détruit la morale, car il n'y a point de morale sans 
sécurité; il n'y a point d'affections douces sans la certi- 
tude que les objets de ces affections reposent à l'abri, 
sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l'arbi- 
traire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont sus- 
pects, ce n'est pas seulement un individu qu'il persé- 
cute, c'est la nation entière qu'il indigne d'abord, et qu'il 
dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s'affran- 
chir de la douleur. Quand ce qu'ils aiment est menacé, 
ils s'en détachent ou le défendent. Les mœurs, dit M. de 
Paw, se corrompent subitement dans les villes attaquées 
de la peste; on s'y vole l'un l'autre en mourant. L'arbi- 
traire est au moral ce que la peste est au physique. Cha- 
cun repousse le compagnon d'infortune qui voudrait 
s'attacher à lui ; chacun abjure les liens de s;a vie passée. 
Il s'isole pour se défendre, et ne voit, dans la faiblesse 
ou l'amitié qui l'implorent, qu'un obstacle à sa sûreté. 
Une seule chose conserve son prix : ce n'est pas l'opinion 
publique; il n'existe plus ni gloire pour les puissants, 
ni respect pour les victimes ; ce n'est pas la justice, ses 
lois sont méconnues et ses formes profanées : c'est la 
richesse. Elle peut désarmer la tyrannie; elle peut sé- 
duire quelques-uns de ses agents, apaiser la proscrip- 
tion, faciliter la fuite, répandre quelques jouissances 
passagères sur une vie toujours menacée. On amasse 
pour jouir; on jouit pour oublier des dangers inévita- 
bles; on oppose au malheur d'autrui la dureté, au sien 

de lieux à la fois, des milliers d'individus isolés (éprouvent dans 
l'intérieur de leurs maisons, dans leurs relations avec des tiomraes 
plus puissants qu'eux, ce que la guerre civile a de plus horrible. Ce 
aliénée qui vous trompe est celui de la terreur; rapprûcliez par 
rimagination tous ces êtres malheureux, tous ces esclaves oppri- 
més; donnez à tous les murmures sourds, à tous les désespoirs con- 
centrés la voix qui leur manque, et dites si vous l'osez que le des- 
potisme est un état de paix. (Mirabeau,) 

8 



86 BENJAMIN CONSTANT. 

propre rinsouciance; on voit couler le sang à cô 

fêtes ; on étouffe la sympathie en stoïcien faroucl 

se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux 

Lorsqu'un peuple contemple froidement une si 

sion d'actes tyranniques, lorsqu'il voit sans mu 

les prisons s'encombrer, se multiplier les lettres 

croit-on qu'il suffise, au milieu de ce détestable 

pie, de quelques phrases banales pour ranimer k 

timents honnêtes et généreux? L'on parle de la né 

de la puissance paternelle; mais le premier devoi 

fils est de défendre son père opprimé ; et lorsqui 

enlevez un père du milieu de ses enfants, lorsqu» 

forcez ces derniers à garder un lâche silence, que c 

l'effet de vos maximes et de vos codes, de vos déi 

tions et de vos lois? L'on rend hommage à la s 

du mariage; mais sur une dénonciation ténébreu 

un simple soupçon, par une mesure qu'on app< 

police, on sépare un époux de sa femme, une fer 

son mari! Pense-t-on que Tamour conjugal s'éte 

renaisse tour à tour, comme il convient à l'autorité 

vante les liens domestiques; mais la sanction d( 

domestiques, c'est la liberté individuelle, Tespoi 

de vivre ensemble, de vivre libres, dans Tasile 

justice garantit aux citoyens. Si les liens dôme 

existaient, les pères, les enfants, les époux, les U 

les amis, les proches de ceux que l'arbitraire o 

se soumettraient-ils à cet arbitraire? On parle de 

de commerce, d'industrie; mais celui qu'on arrêi 

créanciers dont la fortune s'appuie sur la sien 

associés intéressés à ses entreprises. L'effet de 

teulion n'est pas seulement la perte momentané 

liberté ; mais Tinterruption de ses spéculalionii 

être sa ruine. Cette ruine s'étend à tous les ce 

géants de ses intérêts. Elle s'étend plus loin enco 



DE L'ARBITRAIRE. 87 

frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécu- 
rités. Lorsqu'un individu souffre sans avoir été reconnu 
coupable, tout ce qui n'est pas dépourvu d'intelligence 
se croit menacé, et avec raison, car la garantie est dé- 
truite. L'on se tait, parce qu'on a peur ; mais toutes les 
transactions s'en ressentent. La terre tremble, et l'on ne 
marche qu'avec effroi ' . 

Tout se tient dans nos associations nombreuses, au 
milieu de nos relations si compliquées. Les injustices 
qu'on nomme partielles sont d'intarissables sources de 
malheur public. Il n*est pas donné au pouvoir de les 
circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait 
faire la part de l'iniquité. Une seule loi barbare décide 
de la législation tout entière. Aucune loi juste ne de- 
meure inviolable auprès d'une seule mesure qui soit 
illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l'ac- 
corder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur 
contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute 
liberté devient impossible. Celle de la presse ? on s'en 

1 • Une des grandes erreurs de la nation française, c'est de n'avoir 
Jamais attaclié sufAsamment d'importance :\ la liberté individuelle. 
Oo se plaint de l'arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt 
comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'hommes, 
dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le 
facile mérite de réclamer pour des individus d'un parti différent du 
leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montes- 
quieu, qui défend avec force les droits delà propriété particulière, 
contre l'intérct môme de l'État, traite avec beaucoup moins de cha- 
leur la question de la liberté des individus, comme si les personnes 
étaient moins sacrées que les biens. 11 y a une cause toute simple 
pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté 
individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété. 
L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fuit mAme, 
an lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa 
liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que 
par les amis de l'opprimé ; la propriété l'est par l'opprimé lui- 
mAme. On conçoit que la vivacité des réclamations soit ditTérente 
dans les deux cas. 



88 BENJAMIN CONSTANT. 

servira pour émouvoir le peuple en faveur de victini( 
peut-être innocentes. La liberté individuelle? ceux q« 
vous poursuivez s'en prévaudront pour vous échappei 
La liberté d'industrie? elle fournira des ressources au 
proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéant 
également. Les hommes voudraient transiger avec I 
justice, sortir de son cercle pourun jour, pour un obsU 
cle, et rentrer ensuite dans Tordre. Ils voudraieDl 1 
garantie de la règle et le succès de l'exception. La dî 
ture s'y oppose; son système est complet et régulie 
Une seule déviation le détruit, comme, dans un calci 
arithmétique, Terreur d'un chiffre ou de n^ille faussée 
môme le résultat. 






Quand un gouvernement régulier se permet l'empli 
de Tarbitraire, il sacrifie le but de son existence au 
mesures qu'il prend pour la conserver. Pourquoi veut-o 
que Tautorité réprime ceux qui attaqueraient nosprt 
priétés, notre liberté ou notre vie? Pour que ces jouii 
sauces nous soient assurées. Mais si notre fortune pei 
être détruite, notre liberté menacée, notre vie troubU 
par Tarbitraire, quel bien retirerons-nous de la proies 
tion de Tautorité? Pourquoi veut-on qu'elle putiiss 
ceux qui conspireraient contre la constitution de TEtal 
Parce que Ton craint que ces conspirateurs ne subsl 
tuent une puissance oppressive à une organisation 1< 
gale et modérée. Mais si Tautorité exerce eîle-mêri 
cette puissance oppressive, quel avantage conservt 
t-elle? Un avantage de fait, pendant quelque teroi 
peut-être. Les mesures arbitraires d'un gouvememei 



DE L'ARBITRAIRE. 89 

consolidé sont toujours moins multipliées que celle des 
factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais 
cet ayantage même se perd en raison de l'usage de l'ar- 
bitraire. Ses moyens une fois admis, on les trouve telle- 
ment courts, tellement commodes, qu'on ne. veut plus 
en employer d'autres. Présenté d'abord comme une res- 
source extrême dans des circonstances infiniment rares, 
l'arbitraire devient la solution de tous les problèmes et 
la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le 
nombre des ennemis de Tautorité s'augmente avec celui 
des victimes, mais sa défiance s'accroît hors de toute 
proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte 
portée à la liberté en appelle d'autres, et le pouvoir en- 
tré dans cette voie finit par se mettre de pair avec les 
factions. 

On parle bien à Taise de l'utilité des mesures illé- 
gales, et de cette rapidité extra-judiciaire qui, ne lais- 
sant pas aux séditieux le temps de se reconnaître, raf- 
fermit Tordre et maintient la paix. Mais consultons les 
faits, puisqu'on nous les cite, et jugeons le système par 
les preuves mômes que Ton allègue en sa faveur. 

Les Gracques, nous dit-on, mettaient en danger la 
république romaine. Toutes les formes étaient impuis- 
santes : le sénat recourut deux fois à la loi terrible de 
la nécessité, et la république fut sauvée. La république 
fut sauvée I c'est-à-dire que, de cette époque, il faut 
dater sa chute. Tous les droits furent méconnus; toute 
constitution renversée. Le peuple n'avait demandé que 
l'égalité des privilèges; il jura le châtiment des meur- 
triers de ses défenseurs, et le féroce Marius vint présider 
à sa vengeance. 

L'ambition des Guises agitait le règne de Henri IIL 

Il semblait impossible de juger les Guises ; Henri HI 

fit assassiner Tun d'eux. Son règne en devint-il plus 

8. 



■ «1 



m BENJAMIN CONSTANT. ""«il 

tranquille? Vingt années de guerres civiles dôchirè-^ 
rent l'empire français, et peut-ôlre le bon Henri IlT 
porta-t-il, quarante ans plus tard, la peine du dernier 
Valois. 

Dans les crises de cette nature, les coupables que Ton 
immole ne sont jamais qu'en petit nombre. D'autres se 
taisent, se cachent, attendent; ils profitent de la con- 
sternation que Tapparence de l'injustice répand dans 
l'esprit des hommes scrupuleux. Le pouvoir, en s'af- 
franchissant des lois, a perdu son caractère distinctif et 
son heureuse prééminence. Lorsque les factieux l'at- 
taquent avec des armes pareilles aux siennes, la foule 
des citoyens peut être partagée ; car il lui semble qu'elle 
n'a que le choix entre deux factions. 

On nous objecte Tintérôt de TÉtat, les dangers de la 
lenteur, le salut public. N'avons-nous pas entendu suf- 
fisamment ces mômes paroles sous le système le plus 
exécrable? Ne s'useront-elles jamais? Si vous admettez 
ces prétextes imposants, ces mots spécieux, chaque 
parti verra l'intérêt de l'Etat dans la destruction de ses 
ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d'exa- 
men, le salut public dans une condamnation sans juge- 
ment et sans preuves. 

Tout gouvernement modéré, tout gouvernement qui 
s'appuie sur la régularité et sur la justice, se perd par 
toute interruption de la justice, par toute déviation de 
la régularité. Gomme il est dans sa nature de s'adoucir 
tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se 
prévaloir des souvenirs armés contre lui. La violence a 
paru le sauver un instant; mais elle a rendu sa chute 
plus inévitable ; car, en le délivrant de quelques ad- 
versaires, elle a généralisé la haine que ses adversaires 
lui portaient. 

Soyez justes, dirai-je toujours aux hommes investis 



DE L'ARBITRAIRE. 91 

a puissance. Soyez justes, quoi qu'il arrive; car si 
s ne pouviez gouverner avec la justice, avec l'injus- 
mérae vous ne gouverneriez pas longtemps. 



• ♦ 



'système des principes offre seul un repos durable, 
il présente aux agitations politiques un inexpu- 
le rempart. 

rtout où éclate la démonstration, les passions n'ont 
de prise. Elles abandonnent la certitude pour 
ter leur violence sur quelque objet encore con- 

sclavage, la féodalité, ne sont plus parmi nous 
[ermes de guerre. La superstition, sous son rap- 
religieux, est presque partout réduite à la dé- 
e. 

les privilèges héréditaires nous divisent encore, 
îue les principes qui les excluent ne sont pas re- 
de toute l'évidence qui leur est propre. Dans un 
! on en parlera comme nous parlons do Tescla- 
Une question de plus aura été enlevée aux pas- 
tumultueuses. En raison de ce que les principes 
ilissent, les fureurs s'apaisent; lorsqu'ils ont 
iphé, la paix règne. 

nsi nous voyons les passions battre en retraite, fu- 
îes, sanguinaires, féroces; victorieuses souvent 
re les individus, mais toujours vaincues par les vé- 
• Elles reculent en frémissant devant chaque nou- 
î barrière que pose devant elles ce système progres- 
't régulier dont le complètement graduel est la 



92 BENJAMIN CONSTANT. 

volonté suprême de la nature, l'effet inévitable de 
force des choses, et l'espoir consolant des amis de la ] 
berté^ 

Ce système, accéléré dans ses développements pari 
révolutions, diffère des révolutions mômes, comme 
paix diffère de la guerre, comme le triomphe diffère c 
combat. 

Des calculs politiques, rapprochés des sciences exa( 
tes par leur précision, des bases inébranlables pour li 
institutions générales, une garantie positive pour k 
droits individuels, la sûreté pour ce qu'on possède, ao 
route certaine vers ce qu'on veut acquérir, une iodé 
pendance complète des hommes, une obéissance impll 
cite aux lois, l'émulation de tous les talents, de toute 
les qualités personnelles, l'abolition de ces pouvoir 
abusifs, de ces distinctions chimériques, qui, n'ayao 
leur source ni dans la volonté ni dans l'intérêt com 
mun, réfléchissent sur leurs possesseurs l'odieux d 
l'usurpation, l'harmonie dans TeDsemble, la fixité daa 
les détails, une théorie lumineuse, une pratique préser 
vatrice : tels sont les caractères du système des pria 
cipes. 

Il est la réunion du bonheur public et particulier.! 
ouvre la carrière du génie, comme il défend la pro 
priété du pauvre. Il appartient aux siècles, et les con 
vulsions du moment ne peuvent rien contre lui. Ea lu 
résistant, on peut sans doute causer encore des secousse 
désastreuses. Mais depuis que l'esprit de Thomme mar 



1. C'est le système de la perfectibilité que défend ici Benjanf 
Constant. C'est à lui et à madame de Staël qu'on doit le triofflpti 
de cette théorie en littérature, en religion et en politique. \\J^ 
souvent revenu, sentant bien que la liberté, qui n'est qu'un mojsc 
serait une force inutile si elle n'élevait l'homme vers une perreelio 
indéfinie. {Sote de M. laboulaye.) 



DE L'ARBITRAIRE. î*3 

he en ayant et que rimprimeric en registre ses progrès, 
L n'est plus d'invasion de barbares, plus de coalition 
l'oppresseurs, plus d'évocation de préjugés, qui puis- 
sent le faire rétrograder. Il faut que les lumières s'é- 
tendent, que l'espèce humaine s'égalise et s'élève, et 
que chacune de ces générations successives que là mort 
engloutit laisse du moins après elle une trace brillante 
qui marque la route de la vérité \ 

t. On ne saurait trop recommander les pages ci-dcMus ^ l'at- 
Intion des lecteurs français : sous l'ancienne monarchie comme 
duu les temps modernes, les gouvernants pas plus que les gou- 
ternés ne se sont renfermés dans les limites légalcfi. Les diverses 
écoles politiques qui se sont produites chez nous depuis quatre- 
vingts ans n*out fait que masquer sous le vain nom do liberté, 
leon théories autoritaires. Entre les ultramonlains et les radicaux- 
ncialistes, il n'y a que la dilTérence des mots ; les uns et les autres 
B'ont fait que des dupes, et les dupes ont toujours formé chez nous 
k grande majorité. Les intrigants, les ambitieux et les parleurs sont 
lân d'entratner la foule du moment où ils lui font des promesses 
inéalisables ; arbitraire monarchique, arbitraire révolutionnaire, 
ToOàles deux termes extrêmes entre lesquels nous flottons depuis 
lutôt un siècle. Ces générations successives que la mort englou- 
tit, et qui deyraient, suivant le mot de Benjamin Constant, laisser 
^irès elles une trace brillante qui marque la route de la vérité, 
n'ont laissé que les plus tristes exemples. Les jacobins, scrvilcs imi- 
titears des excès delà monarchie qu'ils avaient renversée, ont rap- 
pelé, par le tribunal révolutionnaire, ou plutôt par le ramait d'as- 
tanini qu'on décorait du nom de juges, les juges de tvrannie 
^ Louis XI et de Richelieu. Les terroristes ont trouvé de notre 
temps des apologistes et des imitateurs. Ainsi que nous l'avons dit 
ifllenrs, « nous avons traversé tous les excès du despotii^mc et de 
l'anarchie, les émeutes, les coups de main révolutionnaires, les coups 
d'Étal césariens. La notion des devoirs qu'impose au pays l'exer- 
cice de sa propre souveraineté s'est perdue au milieu des boulcver- 
■ements, et le jour où des désastres inouïs, en livrant Paris h lui- 
^me, ont fait disparaître les dernières garanties de Tordre et de 
k liberté, qui n'est que la sécurité pour tous, suivant la belle dé- 
finition de Montesquieu, la Commune a éclaté, non pas, ainsi que 
^ prétendent ceux qui cherchent encore à la justifier, comme la 
i^lion d'un patriotisme aveugle et désespéré, contre les soupyons 
âe trahison qui circulaient dans l'air, mais comme l'explosion des 
forces destructives lentement accumulées dans les bas-fonds de la 



u 



BENJAMIN CONSTANT, 



société française. » Voir les idées subversives^ Paris, Didier, 18l3t , 
1 vol. in- 18. ^ Aujourd'hui, en 1874, nous pouToni vérifier ptt^ 
les événements toutes les théories de notre illustre auteur. Il «ti 
certain que si ces théories avaient pénétré plus profondémenl 
dans les esprits, nous n'aurions point eu à subir de si longues agitai 
tionset de si cruels désastres. 



DEUXIÈME PARTIE 



I 



DE LA RESPONbABiLlTÉ DES MINISTRES*. 



La constitution actuelle'^ est peut-être la seule qui ait 
établi sur la responsabilité des ministres des principes 
parfaitement applicables et suffisamment étendus. 

1 . Le principe de la responsabilité des ministres n'est pas seule- 
ment un empranl que les gouvernements constitutionnels établis en 
France depuis U révolution ont fait à l'Angleterre ] c'est aussi une 
idée qui se trouve très-fortement affirmée dans les CaAierx de 1789. 
Voici, entre autres, ce que dit à ce sujet la noblesse des Sénéchaus- 
sées réunies d'Armagnac et de L'isle Jourdain, ce que tous les 
ministres, excepté celui des affaires étrangères^ soient tenus de 
rendre chaque année un compte public des sommes qui auront été 
versées dans les caisses de leurs départements, trois mois au plus 
tard après leur retraite, et que tous soient déclarés responsables 
envers la nation ()es déprédations dans les finances ainsi que des 
atteintes portées aux droits tant nationaux que des particuliers, et 
les infractions justiciables du tribunal qui sera indiqué par les Etats 
généraux. » Le mêpae voeu est émis dans un grand nombre de loca- 
lités. Voir Cahiers des Etats généraux, imprimés par ordre du 
Corps législatif, Paris, 1866 et années suiv., t. Il, p. 69; et à la 
tabie de ce même volume au mot Ministre, (Note de Véditeur,) 

2. C'est-à-dire la Charte de 1814. 



96 BENJAMIN CONSTANt. 

Les miuistres peuvent encourir raccusation, et mér 
ter d'être poursuivis, de trois manières : 

1*^ Par Tabus ou le mauvais emploi de leur pouvo; 
légal ; 

%^ Par des actes illégaux, préjudiciables à Tintén 
public, sans rapport direct avec les particuliers ; 

3° Par des attentats contre la liberté, la sûreté et 1 
propriété individuelle. 

Cette dernière espèce de délit n'ayant aucun rappoi 
avec les attributions dont les ministres sont revêtu 
légalement, ils rentrent à cet égard dans la classe de 
citoyens, et doivent être justiciables des tribunaux ordi 
naires. 

Il est certain que si un ministre, dans un accès di 
passion, enlevait une femme, ou si dans un accès d* 
colère il tuait un bomme, il ne devrait pas être accus* 
comme ministre, d'une manière particulière, mais subir 
comme violateur des lois communes, les poursuite 
auxquelles son crime serait soumis par les lois com- 
munes, et dans les formes prescrites par elles. 

Or, il en est de tous les actes que la loi réprouve 
comme de l'enlèvement et de Tbomicide. Un ministn 
qui attente illégalement à la liberté ou à la propriété 
d'un citoyen ne pèche pas comme ministre; car aucuiM 
de ses attributions ne lui donne le droit d'attenter illé- 
galement à la liberté ou à la propriété d*un individu. I 
rentre donc dans la classe des autres coupables, et doi 
être poursuivi et puni comme eux. 

11 faut remarquer quMl dépend de chacun de nou 
d'attenter à la liberté individuelle. Ce n'est pointai 
privilège particulier aux ministres. Je puis, si je veux 
soudoyer quatre hommes pour attendre mon ennemi a^^ 
coin d'une rue, et l'entraîner dans quelque réduit obsca 
où jti le tienne enfermé à l'insu de tout le monde. L 



DB LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 97 

ministre qui fait enlever un citoyen, sans y être autorisé 
par la loi, commet le même crime. Sa qualité de mi- 
nistre est étrangère à cet acte, et n'en change point la 
nature. Car, encore une fois, celte qualité ne lui don- 
nant pas le droit de faire arrêter les citoyens, au mépris 
de la loi et contre ses dispositions formelles, le délit 
qu'il commet rentre dans la môme classe que Thomicide, 
le rapt, ou tout autre crime privé. 

Sans doute la puissance légitime du ministre lui faci- 
lite les moyens de commettre des actes illégitimes; 
mais cet emploi de sa puissance n'est qu'un délit de 
plus. 

Notre constitution est donc éminemment sage, lors- 
qu'elle accorde à nos représentants la plus grande lati- 
tude dans leurs accusations, et lorsqu'elle confère 
un pouvoir discrétionnaire au tribunal qui doit pro- 
noncer. 

Il y a mille manières d'entreprendre injustement ou 
inutilement une guerre, de diriger avec trop de préci- 
pitation, ou trop de lenteur, ou trop de négligence 
la guerre entreprise, d'apporter trop d'inflexibilité ou 
trop de faiblesse dans les négociations, d'ébranler le 
crédit, soit par des opérations hasardées, soit par des 
économies mal conçues, soit par des infidélités dégui- 
sées sous différents noms. Si chacune de ces manières 
de nuire à l'Etat devait être indiquée et spécifiée par une 
loi, le code de la responsabilité deviendrait un traité 
d'histoire et de politique, et encore ses dispositions 
n'atteindraient que le passé. Les ministres trouveraient 
facilement de nouveaux moyens de les éluder pour 
l'avenir. 

Aussi les Anglais, si scrupuleusement attachés d'ail- 
leurs, dans les objets qu'embrasse la loi commune, à 
l'application littérale de la loi, ne désignent-ils pas les 

9 



98 BENJAMIN CONSTANT. 

délits qui appellent sur les ministres la responsabilité 
que par les mots très-vagues de high crimes and mi$ 
demeanours, mots qui ne précisent ni le degré ni la na 
ture du crime. 

On croira peut-être que c'est placer les ministres dao 
une situation bien défavorable et bien périlleuse. Tandi 
qu'on exige, pour les simples citoyens, la sauvegard 
de la précision la plus exacte et la garantie de la lettn 
de la loi, les ministres sont livrés à une sorte d'arbi* 
traire exercé sur eux, et par leurs accusateurs et pai 
leurs juges. Mais cet arbitraire est dans Tessence de h 
cbose même; ses inconvénients doivent être adoucis pa 
la solennité des formes, le caractère auguste des juge 
et la modération des peines. Mais le principe doit étr 
posé : et il vaut toujours mieux avouer en théorie ce qu 
ne peut être évité dans la pratique. 

Un ministre peut faire tant de mal sans s'écarter d 
la lettre d'aucune loi positive, que si vous ne prépare 
pas des moyens constitutionnels de réprimer ce mal £ 
de punir ou d'éloigner le coupable (car il s'agit beau 
coup plus d'enlever le pouvoir aux ministres prévarica 
teurs, que de les punir), la nécessité fera trouver ce 
moyens hors de la constitution môme. Les homme 
réduits à chicaner sur les termes, ou à enfreindre le 
formes, deviendront haineux, perfides et violents. N 
voyant point de route tracée, ils s'en fraieront une qi 
sera plus courte, mais aussi plus désordonnée et pli 
dangereuse. Il y a. dans la réalité, une force qu'aucut 
adresse n'élude longtemps. Si en ne dirigeant contre h 
ministres que des lois précises, qui n'atteignent janaa 
l'ensemble de leurs actes et la tendance de leur adm 
nistration, vous les dérobez de fait à toutes les lois, c 
ne les jugera plus d'après vos dispositions minulicus- 
et inapplicables : on sévira contre eux d'après 1 



DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 99 

iquiétudes qu'ils auront causées, le mal qu'ils auront 
lit, et le degré de ressentiment qui eu sera la suile. 

Ce qui me persuade que je ne suis point un ami de 
.^arbitraire, en posant en axiome (luc la loi sur la res- 
ponsabilité ne saurait être détaillée comme les lois com- 
munes, et que c'est une loi politique dont la nature et 
Tapplication ont inévitablement quelque chose de dis- 
crétionnaire, c'est que j'ai pour moi, comme je viens de 
le dire, l'exemple des Anglais, et que non-seulement 
depuis cent trente-quatre ans la liberté existe chez eux, 
; Bans trouble et sans orages, mais que de tous leurs 
ministres, exposés à une responsabilité indéfinie, et 
perpétuellement dénoncés par l'opposition, un bien pe- 
\ tit nombre a été .soumis à un jugement, aucun n'a subi 
[ une peine. 

La constitution donne aux ministres un tribunal par- 
. ticulier. Elle profite de l'institution de la pairie pour la 
j constituer juge des ministres, dans toutes les causes où 
I nn individu lésé ne se porte pas pour accusateur. Les 
! pJiirs sont eu effet les seuls juges dont les lumières 
I soient suffisantes et l'impartialité assurée. 
j Placés dans un poste qui inspire naturellement Tes- 
I pritconservalour à ceux qui l'occupent, formés par leur 
f Mucation à la connaissance des grands intérêts de 
I 'îtat ; initiés par leurs fonctions dans la plupart des 
secrets de l'administration, les pairs reçoivent encore 
^eleur position sociale une gravité qui leur commande 
^a maturité de l'examen et une douceur de mœurs qui, 
î finies disposant aux ménagements et aux égards, sup- 
t P^ée à la loi positive, par les scrupules délicats de 
I ^'équité. 

i Les représentants de la nation, appelés à surveiller 
^'fimploi de la puissance et les actes de l'administration 
publique, et plus ou moins admis dans les détails des 



100 BENJAMIN CONSTANT. 

négociations, puisque les ministres leur en doi 
compte, lorsqu'elles sont terminées, paraissent 
aussi en état que les pairs de décider si ces n 
méritent l'approbation ou le blâme, Tindulgenc 
châtiment. Mais les représentants de la nation, 
pour un espace de temps limité, et ayant be 
plaire à leurs commettants, se ressentent touj 
leur origine populaire et de leur situation qui n 
précaire à des époques fixes. Cette situation 1 
dans une double dépendance, celle de la popul 
celle de la faveur. Ils sont d'ailleurs appelés à s 
trer souvent les antagonistes des ministres, et p 
môme qu'ils peuvent devenir leurs accusateurs 
sauraient être leurs juges. 

Quant aux tribunaux ordinaires, ils peuvent et 
juger les ministres coupables d'attentats contre ] 
vidus; mais leurs membres sont peu propres 
noncer sur des causes qui sont politiques bien 
que judiciaires ; ils sont plus ou moins étrang 
connaissances diplomatiques, aux combinaison 
taires, aux opérations de finances : ils ne coni 
qu'imparfaitement Pétat de l'Europe, ils n'ont 
que les codes des lois positives, ils sont astrein 
leurs devoirs habituels, à n'en consulter que h 
morte, et à n'en requérir que l'application strict 
prit subtil de la jurisprudence est opposé à la 
des grandes questions qui doivent être envisagées 
rapport public, national, quelquefois môme eu 
et sur lesquelles les pairs doivent prononcer 
juges suprêmes, d'après leurs lumières, leur h 
et leur conscience. 

Car la constitution investit les pairs d'un ] 
discrétionnaire, non-seulement pour caractériser 
mais pour infliger la peine. 



DE LA RESPONSABILITÉ DES MINISTRES. 101 

En effet, les délits dont les ministres peuvent se 
rendre coupables ne se composent ni d'un seul acte, ni 
d'une série d'actes positifs dont chacun puisse motiver 
une loi précise ; des nuances que la parole ne peut dési- 
gner, et qu'à plus forte raison la loi ne peut saisir, les 
aggravent ou les atténuent. Toute tentative pour rédi- 
ger sur la responsabilité des ministres une loi précise et 
détaillée, comme doivent l'être les lois criminelles, est 
inévitablement illusoire ; la conscience des pairs est 
juge compétent, et cette conscience doit pouvoir pro- 
noncer en liberté sur le châtiment comme sur le 
crime. 

J'aurais voulu seulement que la constitution ordonnût 
qu'aucune peine infamante ne frapperait jamais les 
ministres. Les peines infamantes ont des inconvénients 
généraux qui deviennent plus fâcheux encore, lors- 
qu'elles atteignent des hommes que le monde a contem- 
plés dans une situation éclatante. Toutes les fois que la 
loi s'arroge la distribution de l'honneur et de la honte, 
elle empiète maladroitement sur le domaine de l'opinion, 
et cette dernière est disposée à réclamer sa suprématie. 
Il en résulte une lutte qui tourne toujours au détriment 
de la loi. Cette lutte doit surtout avoir lieu, quand il 
s'agit de délits politiques, sur lesquels les opinions sont 
nécessairement partagées. L'on affaiblit le sens moral 
de l'homme, lorsqu'on lui commande, au nom de l'au- 
torité, l'estime ou le mépris. Ce sens ombrageux et 
délicat est froissé par la violence qu'on prétend lui 
faire, et il arrive qu'à la fin un peuple ne sait plus ce 
qu'est le mépris ou ce qu'est Testime. 

Dirigées môme en perspective contre des hommes 
qu'il est utile d'entourer, durant leurs fonctions, de 
considération et de respect, les peines infamantes les 
dégradent en quelque sorte d'avance. L'aspect du mi- 

9. 



.. .^ài 



102 BENJAMIN CONSTANT. 

nîstre qui subirait une punition flétrissante avilirail 
dans Tesprit du peuple le ministre encore en pouvoir. 

Enfin, l'espèce humaine n'a que trop de penchant à 
fouler aux pieds les grandeurs tombées. Gardons-Dons 
d'encourager ce penchant. Ce qu'après la chute d'un 
ministre on appellerait haine du crime, ne serait le plus 
souvent qu'un reste d'envie, et du dédain pour le 
malheur. 

La constitution n'a point limité le droit de grâce ap- 
partenant au chef de l'Etat. Il peut donc Texercer en 
faveur des ministres condamnés. 

Je sais que cette disposition a porté Talarme dans 
plus d'un esprit ombrageux. Un monarque, a-t-on dit, 
peut commander à ses ministres des actes coupables, et 
leur pardonner ensuite. C'est donc encourager par 
l'assurance de Timpunité le zèle des ministres servilea 
et l'audace des ministres ambitieux. 

Pour juger cette objection, il faut remonter au pre- 
mier principe de la monarchie constitutionnelle, je veu3 
dire à l'inviolabilité. L'inviolabilité suppose que h 
monarque ne peut pas mal faire. Il est évident qu( 
cette hypothèse est une fiction légale, qui n'affranchi 
pas réellement des affections et des faiblesses de l'huma 
nité l'individu placé sur le trône. Mais l'on a senti qui 
cette fiction légale était nécessaire pour l'intérêt di 
Tordre et de la liberté môme, parce que sans elle tou 
est désordre et guerre éternelle entre le monarque et le 
factions. Il faut donc respecter cette fiction dans tout 
son étendue. Si vous l'abandonnez un instant, vou 
retombez dans tous les dangers que vous avez tâch 
d'éviter. Or, vous l'abandonnez, en restreignant les pré 
rogatives du monarque, sous le prétexte de ses inten- 
tions. Car c'est admettre que ses intentions peuvent étn 
soupçonnées. C'est donc admettre qu'il peut vouloir h 



DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 103 

mal, et par conséquent le faire. Dès lors vous avez 
détruit l'hypothèse sur laquelle son inviolabilité repose 
dans l'opinion. Dès lors le principe de la monarchie con- 
stitutionnelle est attaqué. D'après ce principe, il ne faut 
jamais envisager, dans Taction du pouvoir, que les mi- 
nistres ; ils sont là pour en répondre. Le monarque est 
dans une enceinte à part et sacrée ; vos regards, vos 
soupçons ne doivent jamais l'atteindre. Il n'a point 
d'intentions, de faiblesses, point de connivence avec ses 
ministres, car ce n'est pas un homme ^, c'est un pouvoir 
neutre et abstrait, au-dessus de la région des orages. 

Que si l'on taxe de métaphysique le point de vue 
constitutionnel sous lequel je considère cette question, 
je descendrai volontiers sur le terrain de l'application 
pratique et delà morale, et je dirai encore qu'il y aurait 
à refuser au chef de l'Etat le droit de faire grôce aux 
ministres condamnés, un autre inconvénient qui serait 
d'autant plus grave que le motif môme par lequel on li- 
miterait sa prérogative serait plus fondé. 

Il se peut en efTet qu'un prince, séduit par l'amour 
d'un pouvoir sans bornes, excite ses ministres à des 
trames coupables contre la constitution ou la liberté. 
Ces trames sont découvertes ; les agents criminels sont 
accusés, convaincus; la sentence est portée. Que faites- 
vous, en disputant au prince le droit d'arrêter le glaive 
prêt à frapper les instruments de ses volontés secrètes, 
et en le forçant à autoriser leur châtiment? Vous le 
placez entre ses devoirs politiques et les devoirs plus 



1. Les partisans du despotisuie ont dit aussi que le roi n'était 
pas un homme; mais ils en ont infi^ré qu'il pouvait tout Taire, et 
que sa volonté rompla^'ait les lois. Je dis que le roi constitullonnel 
n'e^t pas un homme : mais c'est purée qu'il ne peut rien faire sans 
ses ministres, et que ses ministres ne peuvent rien faire que par 
les lois. 



104 BENJAMIN CONSTANT. 

saints de la reconnaissance et de Taffection. Car le zèl< 
irrôgulier est pourtant du zèle, et les hommes ne sau- 
raient punir sans ingratitude le dévouement qu'ils on! 
accepté. Vous le contraignez ainsi à un acte de lâcheté 
et de perfidie; vous le livrez aux remords de sa con- 
science, vous l'avilissez à ses propres yeux ; vous le dé- 
considérez aux yeux de son peuple. C'est ce que firent 
les Anglais, en obligeant Charles P' à signer rexécution 
de Stafford et le pouvoir royal dégradé fut bientôt détruiL 

Si vous voulez conserver à la fois la monarchie el la 
liberté, luttez avec courage contre les ministres poui 
les écarter : mais dans le prince, ménagez Thomme eu 
honorant le monarque. Respectez en lui les senlimenU 
du cœur, car les sentiments du cœur sont toujours res- 
pectables. Ne le soupçonnez pas d'erreurs que la consti- 
tution vous ordonne d'ignorer. Ne le réduisez pas sur- 
tout à les réparer par des rigueurs qui, dirigées sur de* 
serviteurs trop aveuglément fidèles, deviendraient iei 
crimes. 

Et remarquez que si nous sommes une nation, s' 
nous avons des élections libres, ces erreurs ne seron 
pas moins dangereuses. Les ministres, en demeuras' 
impunis, n'en seront pas moins désarmés. Que le prince 
exerce en leur faveur sa prérogative, la grâce est accor 
dée, mais le délit est reconnu, et l'autorité échappe ai 
coupable, car il ne peut ni continuer à gouverner l'Éia 
avec une majorité qui l'accuse, ni se créer, par de 
élections nouvelles, une nouvelle majorité, puisqo 
dans ces élections l'opinion populaire replacerait a^ 
sein de l'assemblée la majorité accusatrice. 

Que si nous n'étions pas une nation, si nous ne ssi 
vions pas avoir des élections libres, toutes nos précaU 
tions seraient vaines. Nous n'emploierions jamais 1^ 
moyens constitutionnels que nous préparons. Koi^ 



DE LA RESPONSABILITé DES MINISTRES. 105 

pourrions bien triompher à d'horribles époques par des 
violences brutales; mais nous ne surveillerions, nous 
n'accuserions, nous ne jugerions jamais les ministres. 
Nous accourrions seulement pour les proscrire lorsqu'ils 
auraient été renversés. 

Quand un ministre a été condamné, soit qu'il ait subi 
la peine prononcée par sa sentence, soit que le mo- 
narque lui ait fait grâce, il doit être préservé pour l'a- 
venir de toutes ces persécutions variées que les partis 
vainqueurs dirigent sous divers prétextes contre les 
vaincus. Ces partis affectent pour justifier leurs mesures 
vexatoires des craintes excessives. Ils savent bien que 
ces craintes ne sont pas fondées, et que ce serait faire 
trop d'honneur à l'homme que de le supposer si ardent 
à s'attacher au pouvoir déchu. Mais la haine se cache 
sous les dehors de la pusillanimité, et pour s'acharner 
avec moins de honte sur un individu sans défense, on le 
présente comme un objet de terreur. Je voudrais que la 
loi mit un insurmontable obstacle à toutes ces rigueurs 
tardives, et qu'après avoir atteint le coupable, elle le 
prît sous sa protection. Je voudrais qu'il fût ordonné 
qu'aucun ministre, après qu'il aura subi sa peine, ne 
pourra être exilé, détenu, ni éloigné de son domicile. 
Je ne connais rien de si honteux que ces proscriptions 
prolongées. Elles indignent les nations ou elles les cor- 
rompent. Elles réconcilient avec les victimes toutes les 
âmes un peu élevées. Tel ministre, dont Topinion pu- 
blique avait applaudi lerchàtiment, se trouve entouré de 
la pitié publique, lorsque le châtiment légal est aggravé 
par l'arbitraire. 

Il résulte de toutes les dispositions précédentes, que 
les ministres seront souvent dénoncés, accusés quelque- 
fois, condamnés rarement, punis presque jamais. Ce ré- 
sultat peut, â la première vue, paraître insuffisant aux 



'uiifaV 



n 



106 BENJAMIN CONSTANT. 



hommes qui pensent que, pour les délits des ministres, 
comme pour ceux des individus, un châtiment positif et 
sévère est d'une justice exacte et d'une nécessité ah- 
solue. Je ne partage pas cette opinion. La responsabi- 
lité me semble devoir atteindre surtout deux buts, celui 
d'enlever la puissance aux ministres coupables, et celui 
d'entretenir dans la nation, par la vigilance de ses re- 
présentants, par la publicité de leurs débats, et pat 
l'exercice de la liberté de la presse, appliqué à Panalyse 
de tous les actes ministériels, un esprit d'examen, un 
intérêt habituel au maintien de la constitution de TÉtat, 
une participation constante aux affaires, en un mot un 
sentiment animé de la vie politique. 

Il ne s'agit donc pas, en ce qui tient à la responsabi- 
lité, comme dans les circonstances ordinaires, de pour- 
voir à ce que l'innocence ne soit jamais menacée, et à 
ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dans les 
questions de cette nature, le crime et l'innocence sont 
rarement d'une évidence complète. Ce qu'il faut, c'est 
que la conduite des ministres puisse être facilement sou- 
mise à une investigation scrupuleuse, et qu'en môme 
temps beaucoup de ressources leur soient laissées pour 
échapper aux suites de cette investigation, si leur délit, 
fût-il prouvé, n'est pas tellement odieux qu'il ne mérite 
aucune grâce, non-seulement d'après les lois positives, 
mais aux yeux de la conscience et de l'équité univer- 
selle, plus indulgente que les lois écrites. 

Cette douceur dans l'application pratique de la res- 
ponsabilité n'est qu'une conséquence nécessaire et juste 
du principe sur lequel toute sa théorie repose. 

J'ai montré qu'elle n'est jamais exempte d'un certain 
degré d'arbitraire : or l'arbitraire est dans toute circon- 
stance un grave inconvénient. 

S'il atteignait les simples citoyens, rien ne pourrait 



DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 107 

le légitimer. Le traité des citoyens avec la société est 
clair et formel. Ils ont promis de respecter ses lois, elle 
a promis de les leur faire connaître. S'ils restent fidèles 
ù leurs engagements, elle ne peut rien exiger de plus. 
Ils ont le droit de savoir clairement quelle sera la suite 
de leurs actions, dont chacune doit être prise à part et 
jugée d'après un texte précis. 

Les ministres ont fait avec la société un autre pacte. 
Ils ont accepté volontairement, dans l'espoir de la 
gloire, de la puissance ou de la fortune, des fonctions 
vastes et compliquées qui forment un tout compacte et 
indivisible. Aucune de leurs actions ministérielles ne 
peut être prise isolément. Ils ont donc consenti à ce que 
leur conduite fût jugée dans son ensemble. Or c'est ce 
que ne peut faire aucune loi précise. De là le pouvoir 
discrétionnaire qui doit être exercé sur eux. 

Mais il est de l'équité scrupuleuse, il est du devoir 
strict de la société, d'apporter à l'exercice de ce pou- 
voir tous les adoucissements que la sûreté de l'Etat 
comporte. De là ce tribunal particulier, composé de 
manière à ce que ses membres soient préservés de toutes 
les passions populaires. De là cette faculté donnée à ce 
tribunal de ne prononcer que d'après sa conscience et 
de choisir ou de niitiger la peine. De là en lin ce recours 
à la clémence du roi, recours assuré à tous ses sujets, 
mais plus favorable aux ministres qu'à tout autre, d'a- 
près leurs relations personnelles. 

Oui : les ministres seront rarement punis. Mais si la 
constitution est libre et si la nation est énergique, qu'im- 
porte la punition d'un ministre, lorsque, frappé d'un 
jugement solennel, il est rentré dans la classe vulgaire, 
plus impuissant que le dernier citoyen, puisque la dés- 
approljation l'accompagne et le poursuit? La liberté 
n'eu a pas moins été préservée de ses attaques, l'esprit 



108 BENJAMIN CONSTANT. 

public n'en a pas moins reçu rébraDlement saluta 
qui le ranime et le purifie, la morale sociale n'en a | 
moins obtenu l'hommage éclatant du pouvoir tradui 
sa barre et flétri par sa sentence. 

M. Hastings n'a pas été puni : mais cet oppresse 
de rindc a paru à genoux devant la chambre des paii 
et la voix de Fox, de Sheridan et de Burke, vengeres 
de rhumanilé longtemps foulée aux pieds, a réveil 
dans Tâmc du peuple anglais les émotions de la géD 
rosité et les sentiments de la justice, et forcé le cale 
mercantile à pallier son avidité et à suspendre ses vit 
lences ^ 

Lord Melville n*a pas été puni, et je ne veux poii 
contester son innocence. Mais l'exemple d'un homir 
vieilli dans la routine de la dextérité et dans l'habile 
des spéculations, et dénoncé néanmoins malgré so 
adresse, accusé malgré ses nombreux appuis, a rappe 
à ceux qui suivaient la môme carrière, qu'il y a de i'i 
tilité dans le désintéressement et de la sûreté dans 
rectitude ^ 

1 . Warren Hastings, né en 1 733, gouverneur du Bengale en 177 
et gouverneur général des Indes en t774 ; il fut rappelé en Aog| 
terre en 178G, à cause des violences qu'il exerçait sur les ini 
gènes. Traduit devant le Parlement , il fui acquitté après douxe< 
de débats : son procès lui coûta 1,700,000 liv., mais la Compagi 
des Indes lui Ht une pension de 125,000 liv. L'éloge que doi 
ici Benjamin Constant au peuple anglais ne peut être admis (|l 
vec réserve, car Hastings, malgré ses violences, est resté po{ 
laire chez ses compatriotes, parce qu'il est l'un des gouverneur^ 
l'Inde qui ont le plus contribué à l'eitension de la puissance I 
tannique. {Note de l'éditeur,) 

2. Henri Dundas, vicomte de Melville, né en 1741, mort en IS 
Trésorier de la marine en 1782, secrétaire d'Etat de l'intéri 
en 1791, gouverneur de la banque d'Ecosse, ministre de la gu(? 
en 1794, il fut accusé, en 1800, de malversation dans l'emploi * 
deniers publics, et traduit devant la Chambre des lords, qui p 
nonya sou acquittement, mais le condamna ù résif^ner tous ses a 
piuis. {Note de l'éditeur.) 



DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 109 

Lord North n'a pas même été accusé. Mais en le me- 
naçant d'une accusation, ses antagonistes ont reproduit 
les principes de la liberté constitutionnelle et proclamé 
le droit de chaque fraction d'un Etat à ne supporter que 
les charges qu'elle a consenties *. 

Enfin, plus anciennemeut encore, les persécuteurs 
de M. Wilkes n'ont été punis que par des amendes ; 
mais la poursuite et le jugement ont fortifié les garan- 
ties de la liberté individuelle, et consacré l'axiome que 
la maison de chaque Anglais est son asile et son château 
fort. 

Tels sont les avantages de la responsabilité, et non 
pas quelques détentions et quelques supplices. 

La mort, ni môme la captivité d'un homme n'ont ja- 
mais été nécessaires au salut d'un peuple; car le salut 
d'uQ peuple doit être en lui-môme. Une nation qui crain- 
drait la vie ou la liberté d'un ministre dépouillé de sa 
puissance serait une nation misérable. Elle ressemble- 
rait à ces esclaves qui tuaient leurs maîtres, de peur 
qu'ils ne reparussent le fouet à la main. 

Si c'est pour l'exemple des ministres à venir qu'on 
veut diriger la rigueur sur les ministres déclarés cou- 
pables, je dirai que la douleur d'une accusation qui 
retentit dans l'Europe, la honte d'un jugement, la priva- 
tion d'une place éminente, la solitude qui suit la dis- 
grâce et que trouble le remords, sont pour l'ambition 
et pour l'orgueil des châtiments sufQsamment sévères, 
des leçons suffisamment instructives. 

11 faut observer que cette indulgence pour les mi- 
nistres, dans ce qui regarde la responsabilité, ne com- 
promet en rien les droits et la sûreté des individus : car 

1. Frédéric NorUi, comte de Guildford, né en 1733, cliancelier 
de l'Échiquier en 17 67, premier lord de la Trésorerie de 1770 à 
1 782, mort en 1792. (Note de l*édiuur.) 

40 



110 BENJAMIN CONSTANT. 

]es délits qui attentent à ces droits et qui menacent o 
sûreté sont soumis à d'autres formes, jugés par d'aui 
juges. Un ministre peut se tromper sur la légitimité 
sur l'utilité d'une guerre; il peut se tromper sur la 
cessité d'une cession, dans un traité ; il peut se trom 
dans une opération de finance. TJ faut donc que 
juges soient investis de la puissance discrétionn*' 
d'apprécier ses motifs, c'est-à-dire de peser des pro 
bilités incertaines. Mais un ministre ne peut pas 
tromper quand il attente illégalement à la liberté d 
citoyen. Il sait qu'il commet un crime. Il le sait ai 
bien que tout individu qui se rendrait coupable de 
môme violence. Aussi l'indulgence, qui est une just 
dans l'examen des questions politiques, doit disparaJ 
quand il s'agit d'actes illégaux ou arbitraires. Alors 
lois communes reprennent leurs forces, les tribuna 
ordinaires doivent prononcer, les peines doivent é 
précises et leur application littérale ^ 

1. Depuis le jour où ces pages ont été écrites, les condUions 
la vie politique ont subi bien des changements; mais le pi 
cipe de la responsabilité a toujours été réclamé par l'opinion ] 
blique avec une grande insistance. Voir M. Laboulaye, Le pt 
libéraly au chapitre intitulé : De la responsabilité ministériel 
p. 167 et suiv. Dans ce chapitre, l'auteur discute et combat a 
une grande force de logique l'article 13 de la constitution de 18 
où il est dit : « Les ministres ne dépendent que du chef de VEu 
ils ne sont responsables que chacun en ce qui le concerne des ac 
du gouvernement ; il n^y a point de solidarité entre eux, » 

[Note de Véditeur.) 



II 



DE LA RESPONSABILITIÈ DES AGENTS INFéEIETJRS. 



Ce n'est pas assez d'avoir établi la responsabilité des 
ministres; si cette responsabilité ne commence pas à 
l'exécuteur immédiat de l'acte qui en est l'objet, elle 
n'existe point. Elle doit peser sur tous les degrés de la 
hiérarchie constitutionnelle. Lorsqu'une route légale 
n'est pas tracée, pour soumettre tous les agents à l'accu- 
sation qu'ils peuvent tous mériter, la vaine apparence de 
la responsabilité n'est qu'un piège, funeste à ceux qui se- 
raient tentés d'y croire. Si vous ne punissez que le mi- 
nistre qui donne un ordre illégal et non Tinstrument qui 
l'exécute, vous placez la réparation si haut, que souvent 
on ne peut Tatteindre : c'est comme si vous prescriviez à 
un homme, attaqué par un autre, de ne diriger ses coups 
que sur la tête et non sur le bras de son agresseur, sous le 
prétexte que le bras n'est qu'un instrument aveugle, et 
que dans la tôte est la volonté et par conséquent le crime. 

Mais, objecte-t-on, si les agents inférieurs peuvent être 
punis, dans une circonstance quelconque, de leur obéis- 
sance, vous les autorisez à juger les mesures du gouver- 
nement avant d'y concourir. Par cela seul, toute son ac- 
tion est entravée. Où trouvera-t-il des agents si l'obéis- 



112 BENJAMIN CONSTANT. 

sance est dangereuse? Dans quelle impuissance voi 
placez tous ceux qui sont investis du commandemeni 
Dans quelle incertitude vous jetez tous ceux qui soi 
chargés de Texécution? 

Je réponds d'abord : si vous prescrivez aux agents d 
l'autorité le devoir absolu d'une obéissance implicite e 
passive, vous lancez sur la société humaine des instru- 
ments d'arbitraire et d'oppression, que le pouvoir aveu- 
gle ou furieux peut déchaîner à volonté. Lequel des deuj 
maux est le plus grand? 

Mais je crois devoir remonter ici à quelques principe! 
plus généraux sur Ja nature et la possibilité de l'o- 
béissance passive. 

Cette obéissance, telle qu'on nous la vante et qu'on 
nous la recommande, est, grâce au ciel, complétemcnl 
impossible. Môme dans la discipline militaire, cette 
obéissance passive a des bornes que la nature des cho- 
ses lui trace, en dépit de tous les sophismes. On a beau 
dire que les armées doivent être des machines, et que 
rintelligence du soldat est dans l'ordre de son caporal. 
Un soldat devrait-il, sur Tordre de son caporal ivre, 
tirer un coup de fusil à son capitaine? Il doit donc dis- 
tinguer si son caporal est ivre ou non ; il doit réOiVbir 
que le capitaine est une autorité supérieure au cajioral. 
Voilà de l'intelligence et de l'examen requis dans le 
soldat. Un capitaine devrait-il, sur l'ordre de son colo- 
nel, aller, avec sa conipngnio, au??i obéissante que lui, 
arrêter le ministre de la guerre? Voilà donc de l'intel- 
ligence et de l'examen requis dans le capitaine. Un co- 
lonel devrait-il, sur l'ordre du ministre de la guer^® 
porter une main attentatoire sur la personne du chef "' 
l'Etat? Voilà donc de Tintelligence et de Texamen req*^' 
dans le colonel. On ne réfléchit pas, en exaltant l'ob^^^ 
sance passive, que les instruments trop dociles peur^^ 



DE LA RESPONSABILITÉ DES AGENTS INFÉRIEURS. 113 

ôtre saisis par toutes les mains, et retournés contre leurs 
premiers maîtres, et que l'intelligence qui porte Thom- 
me à l'examen lui sert aussi à distinguer le droit d'avec 
la force, et celui à qui appartient le commandement de 
celui qui Tusurpe. 

Qu'en thèse générale la discipline soit la base indis- 
pensable de toute organisation militaire, que la ponc- 
tualité dans l'exécution des ordres reçus soit le ressort 
nécessaire de toute administration civile, nul doute. 
Mais cette règle a des limites : ces limites ne se laissent 
pas décrire, parce qu'il est impossible de prévoir tous 
les cas qui peuvent se présenter ; mais elles se sentent, 
la raison de chacun Ten avertit. II en est juge, et il en 
est nécessairement le seul juge : il en est le juge à ses 
risques et périls. S'il se trompe, il en porte la peine. 
Mais on ne fera jamais que Thomme puisse devenir tota- 
lement étranger à Texamen, et se passer de l'intelligence 
que la nature lui a donnée pour se conduire, et dont au- 
cune profession ne peut le dispenser de faire usage. 

Sans doute la chance d'une punition pour avoir obéi 
jettera quelquefois les agents subalternes dans une in- 
certitude pénible. Il serait plus commode pour eux d'ê- 
tre des automates zélés ou des dogues intelligents. Mais 
il y a incertitude dans toutes les choses huniaines. Pour 
se délivrer de toute incertitude, l'homme devrait cesser 
d'être un être moral. Le raisonnement n'est qu'une com- 
paraison des arguments, des probabilités et des chances. 
Qui dit comparaison dit possibilité d'erreur, et par con- 
séquent incertitude. Mais à cette incertitude il y a, dans 
une organisation politique bien constituée, un remède 
qui non-seulement répare les méprises du jugement in- 
dividuel, mais (jui met Tlionimeà l'abri des suites trop 
funestes de ces méprises, lorsqu'elles sont inHocentes. 

Ce remède, dont il faut assurer la jouissance aux agents 

10. 



114 BENJAMIN CONSTANT. 

de radministration comme à tous les citoyens, c 
jugement par jurés. 

Qu'on ne craigne pas que les instruments de 1 
rite, comptant, pour justifier leur désobéissanc 
l'indulgence des jurés, soient trop enclins à dét 
Leur tendance naturelle, favorisée encore par leu 
rét et leur amour-propre, est toujours Tobéissanc 
faveurs de l'autorité sont à ce prix. Elle a lant de n 
secrets pour les dédommager des inconvénients d 
zèlel Si le contre-poids avait un défaut, ce serait 
d'être inefficace ; mais ce n est au moins pas une 
pour le retrancher. Les jurés eux-mêmes ne pre 
point avec exagération le parti de Tindôpendanc 
les agents du pouvoir. Le besoin de l'ordre est in 
à Thomme; et dans tous ceux qui sont revêtus 
mission, ce penchant se fortifie du sentiment de l'i 
tance et de la considération dont ils s'entourent 
montrant scrupuleux et sévères. Le bon sens de 
concevra facilement qu'en général la subordinat 
nécessaire, et leurs décisions seront d'ordinaire 
veur de la subordination. 

L'on dira que je mets l'arbitraire dans les jurés 
vous le mettez dans les ministres. Il est imposs 
le répète, de tout régler, de tout écrire, et de fair 
vie et des relations des hommes entre eux un ] 
verbal rédigé d'avance, où les noms seuls resl 
blanc, et qui dispense à l'avenir les générations 
succèdent, de tout examen, de toute pensée, de t 
cours à l'intelligence. Or, si, quoi qu'on fasse, 
toujours dans les affaires humaines quelque cL 
discrétionnaire, je le demande, ne vaut-il pas mie 
l'exercice du pouvoir que cette portion discrétii 
exige soit confié à des hommes qui ne l'exerce 
dans une seule circonstance, et qui ne se corrom 



LA RESPONSABILITÉ DES AGENTS INFÉRIEURS. 115 

'aveuglent par l'habitude de l'autorité, et qui soient 
ement intéressés à la liberté et au bon ordre, que si 
I la confiez à des hommes qui ont pour intérêt per- 
ent leurs prérogatives particulières^. 

Benjamin Constant a tenté de réaliser dans la législation les 
pes qu'il développe ici ; c'est lui qui a fait insrrer dans VActe 
onnel la promesse que l'article 73 de la constitution de 
111 serait aboli. Cet article portait que les agents de Tauforité 
urraient être poursuivis qu'en vertu d'une décision du Con- 
'État. Voici ce que Uenjamin Constant dit à ce sujet : « Jus- 
)réseDt nos constitutions contenaient un article def>tructif de 
iponsabilité des agents, et la Ctiarte royale de Louis Wlll 
; soigneusement conservé. D'après cet article, l'on ne pouvait 
uivre la réparation d'aucun délit commis par le dépositaire le 
ubalteme de la puissance, sans le consentement formel deTau- 
. Un citoyen était-il maltraité, calomnié, lésé d'une manière 
)nque par le maire de son village, la constitution se plaçait 
lui et l'agresseur. Il y avait ainsi, dans cette seule classe de 
onnaires, quarante-quatre mille inviolables au moins, et peut- 
leux cent mille dans les autres degrés de la hiérarchie. Ces 
ables pouvaient tout faire sans qu'aucun tribunal pût instruire 
e eux tant que l'autorité supérieure gardait le silence. 

{Note de Véditeur.) 



106 BENJAMIN CONSTANT. 

hommes qui pensent que, pour les délits des miniî 
comme pour ceux des individus, un châtiment posi 
sévère est d'une justice exacte et d'une nécessiU 
solue. Je ne partage pas cette opinion. La respon 
lité me semble devoir atteindre surtout deux buts, 
d'enlever la puissance aux ministres coupables, et 
d'entretenir dans la nation, par la vigilance de se 
présentants, par la publicité de leurs débals, et 
Texercice de la liberté de la presse, appliqué à Pan 
de tous les actes ministériels, un esprit d'examei 
intérêt habituel au maintien de la constitution de 1' 
une participation constante aux affaires, en un m 
sentiment animé de la vie politique. 

D ne s'agit donc pas, en ce qui tient à la respon 
lité, comme dans les circonstances ordinaires, de \ 
voir à ce que l'innocence ne soit jamais menacée, 
ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dan 
questions de cette nature, le crime et l'innocence 
rarement d'une évidence complète. Ce qu'il faut, 
que la conduite des ministres puisse être facilemen 
mise à une investigation scrupuleuse, et qu'en ] 
temps beaucoup de ressources leur soient laissées 
échapper aux suites de cette investigation, si leur 
fût-il prouvé, n'est pas tellement odieux qu'il ne r 
aucune grâce, non-seulement d'après les lois posi 
mais aux yeux de la conscience et de l'équité ur 
selle, plus indulgente que les lois écrites. 

Cette douceur dans l'application pratique de 1; 
ponsabilitô n'est qu'une conséquence nécessaires 
du principe sur lequel toute sa théorie repose. 

J'ai montré qu'elle n'est jamais exempte d'un c 
degré d'arbitraire : or l'arbitraire est dans toute ci 
stance un grave inconvénient. 

S'il atteignait les simples citoyens, rien ne po 



LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 117 

OU les plus coupables : Taiiarchie sera partout. Dira- 
l-on qu'il faut obéir à la loi, en tant que loi, indépen- 
damment de son contenu et de sa source? On se con- 
damnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux 
autorités les plus illégales. 

De très-beaux génies , des raisons très-fortes , ont 
écboué dans leurs tentatives pour résoudre ce pro- 
blème. 

Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu'ils en don- 
naient la solution, quand ils affirmaient qu'il fallait 
obéir à la loi sans examen. «C'est affaiblir la puis- 
sance des lois, dit le dernier, qu'en rechercher les mo- 
tifs. » Approfondissons le sens rigoureux de cette as- 
sertion. 

Le nom de loi sufflra-t-il toujours pour obliger 
l'homme à Tobéissance ? Mais si un nombre d'bommes 
ou même un seul homme sans mission (et pour embar- 
rasser ceux que je vois d'ici s'apprêter à me combattre, 
je personnifierai la chose, et je leur dirai : soit le Comité 
de salut public, soit Robespierre) intitulaient loi l'ex- 
pression de leur volonté particulière, les autres mem- 
bres de la société seront-Ils tenus de s'y conformer? 
L'affirmative est absurde; mais la négative implique 
que le titre de loi n'impose pas seul le devoir d'obéir, et 
que ce devoir suppose une recherche antérieure de la 
source d'où part cette loi. 

Voudra-t-on que l'examen soit permis, lorsqu'il s'a- 
gira de constater si ce qui nous est présenté comme une 
loi part d'une autorité légitime; mais que, ce point 
éclairci, l'examen n'ait plus lieu sur le contenu même 
de la loi? 

Que gagnera-t-on ? Une autorité n'est légitime que 
dans ses bornes ; une municipalité, un juge de paix sont 
des autorités légitimes, tant qu'elles ne sortent pas de 



118 BENJAMIN CONSTANT. 

leur compétence. Elles cesseraient néanmoins de Tôta 
si elles s'arrogeaient le droit de faire des lois. Il faudr 
donc, dans tous les systèmes, accorder que les individu 
peuvent faire usage de leur raison, non-seulement pon 
connaître le caractère des autorités , mais pour juge 
leurs actes : de là résulte la nécessité d'examiner h 
contenu aussi bien que la source de la loi. 

Remarquez que ceux mômes qui déclarent l'obéi» 
sance implicite aux lois quelles qu'elles soient de de- 
voir rigoureux et absolu, exceptent toujours de cetti 
règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait 11 
religion ; il ne se soumettait point à Tautorité de la lot 
civile en matière religieuse, et il brava la persécutioi 
par sa désobéissance à cet égard. 

L'auteur anglais, que j'ai cité ci-dessus, a établi qui 
la loi seule créait les délits^ et que toute action prohibéi 
par la loi devenait un crime. « Un délit, dit-il, est ni 
acte dont il résulte du mal : or, en attachant une peini 
à une action, la loi fait qu'il en résulte du mal. » Aci 
compte, la loi peut attacher une peine à ce que je sauvi 
la vie de mon père, à ce que je le livre au bourreau. El 
sera-ce assez pour faire un délit de la piété filiale ?Et 
cet exemple, tout horrible qu'il est, n'est pas une vaiw 
hypothèse. N'a-t-on pas vu condamner, au nom de la 
loi, des pères pour avoir sauvé leurs enfants, des en- 
fants pour avoir secouru leurs pères ? 

Bentham se réfute lui-mômc lorsqu'il parle des délits 
imaginaires. Si la loi suffisait pour créer les délits, an- 
cun des délits créés par la loi ne serait imaginaire. Tout 
ce qu'elle aurait déclaré délit serait tel. 

L'auteur anglais se sert d'une comparaison très-pro- 
pre à éclaircir la question. « Certains actes innocents 
« par eux-mêmes, dit-il, sont rangés parmi les délits, 
« comme chez certains peuples des aliments sains sont 



LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 119 

« considérés comme des poisons. » Ne s'ensuit-il pas 
que, de môme que Terreur de ces peuples ne convertit 
pas en poison ces aliments salubres, l'erreur de la loi 
ne convertit pas en délits les actions innocentes? Il ar- 
rive sans cesse que, lorsqu'on parle de la loi abstraite- 
ment, on la suppose ce qu'elle doit être ; et quand on 
s'occupe de ce qu'elle est, on la rencontre tout autre : 
de là des contradictions perpétuelles dans les systèmes 
et les expressions. 

Bentham a été entraîné dans des contradictions de ce 
genre par son principe d'utilité. 

Il a voulu faire entièrement abstraction de la nature 
dans son système, de législation, et il n'a pas vu qu'il 
ôtait aux lois tout à la fois leur sanction, leur base et 
leur limite. Il a été jusqu'à dire que toute action, quel- 
que indifférente qu'elle fût, pouvant être prohibée par 
la loi, c'était à la loi que nous devions la liberté de nous 
asseoir ou de nous tenir debout, d'entrer ou de sortir, 
de manger ou de ne pas manger, parce que la loi pour- 
rait nous l'interdire. Nous devons cette liberté à la loi, 
comme le vizir, qui rendait chaque jour grâces à Sa 
Hautesse d'avoir encore sa tête sur ses épaules, devait 
au sultan de n'être pas décapité ; mais la loi qui aurait 
prononcé sur ces actions indifférentes n'aurait pas été 
une loi, mais un despote. 

Le mot de loi est aussi vague que celui de naturo : en 
abusant de celui-ci, l'on renverse la société; en abu- 
sant de l'autre, on la tyrannise. S'il fallait choisir entre 
les deux, je dirais que le mot de nature réveille au 
moins une idée à peu près la môme chez tous les 
hommes, tandis que celui de loi peut s'appliquer aux 
idées les plus opposées. 

Quand, à d'horribles époques, on nous a commandé 
le meurtre, la délation, l'espionnage, on ne nous les a 



120 BENJAMIN CONSTANT. 

pas commandés au nom de la nature, tout le monde ai 
rait senti qu'il y avait contradiction dans les termes. 
nous les a commandés au nom de la loi, et il n'y a ph 
eu de contradiction. 

L'obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme toi 
les devoirs, il n'est pas absolu, il est relatif ; il repoi 
sur la supposition que la loi part d'une source légitim 
et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir ne ces 
pas, lorsque la loi ne s'écarte de cette règle qu'à que 
ques égards. Nous devons au repos public beaucoup • 
sacrifices; nous nous rendrions coupables aux yeux i 
la morale, si, par un attachement trop inflexible à n 
droits, nous troublions la tranquillité, dès qu'on no 
semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mî 
aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que cell 
que Ton faisait, par exemple, en 1793 ou môme pi 
tard , et- dont l'influence corruptrice menace les pi 
nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne no 
lierait envers des lois, qui non-seulement restreindraie 
nos libertés légitimes et s'opposeraient à des actio: 
qu'elles n'auraient pas le droit d'interdire, mais q 
nous en commanderaient de contraires aux princip 
éternels de justice ou de piété, que l'homme ne pe 
cesser d'observer sans démentir sa nature. 

Le publiciste anglais que j'ai réfuté précédemme 
convient lui-môme de cette vérité. « Si la loi, dit-: 
« n'est pas ce qu'elle doit être, faut-il lui obéir, faut- 
« la violer ? Faut-il rester neutre entre la loi qui oi 
a donne le mal et la morale qui le défend ? Il faut exi 
« miner si les maux probables de l'obéissance soi 
« moindres que les maux probables de la désobéi 
(( sance. » Il reconnaît ainsi, dans ce passage, 1* 
droits du jugement individuel, droits qu'il conteste ai 
leurs. 



LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 121 

La doctrine d'obéissance illimitée à la loi a fait sous 
la tyrannie, et dans les orages des révolutions, plus de 
maux, peut-être, que toutes les autres erreurs qui ont 
égaré les hommes. Les passions les plus exécrables se 
sont retranchées derrière cette forme, en apparence im- 
passible et impartiale, pour se livrer à tous les excès. 
Voulez-vous rassembler, sous un seul point de vue, les 
conséquences de cette doctrine? Rappelez -vous que les 
empereurs romains ont fait des lois, que Louis XI a fait 
des lois, que Richard III a fait des lois, que le Comité de 
salut public a fait des lois. 

Il est donc nécessaire de bien déterminer quels droits 
le nom de loi, attaché à certains actes, leur donne sur 
notre obéissance, et, ce qui est encore différent, quels 
droits il leur donne à notre concours. Il est nécessaire 
d'indiquer les caractères qui font qu'une loi n'est pas 
une loi. 

La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les 
hommes n'ont consenti aux entraves des lois que pour 
attacher à leurs actions des conséquences certaines, 
d'après lesquelles ils pussent se diriger, et choisir la 
ligne de conduite qu'ils voulaient suivre. La rétroacti- 
vité leur ôte cet avantage. Elle rompt la condition du 
traité social. Elle dérobe le prix du sacrifice qu'elle a 
imposé. 

Un second caractère d'illégalité dans les lois, c'est de 
prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi 
qui ordonne la délation, la dénonciation, n'est pas une 
loi; toute loi portant atteinte à ce penchant qui com- 
mande à l'homme de donner un refuge à quiconque lui 
demande asile n'est pas une loi. Le gouvernement est 
institué pour surveiller; il a ses instruments pour ac- 
cuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer, 
pour punir; il n'a point le droit de faire reloniber s;ur 

-Il 



122 BENJAMIN CONSTANT. 

l'individu, qui ne remplit aucune mission, ces d 
Yoirs nécessaires, mais pénibles. Il doit respecter da 
les citoyens cette générosité qui les porte à plai 
dre et à secourir, sans examen, le faible frappé par 
fort. 

C'est pour rendre la pitié individuelle inviolab] 
que nous avons rendu Tautorité publique imposant 
Nous avons voulu conserver en nous les sentiments 
la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctio 
sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sen 
ments. 

Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui 1 
punit de ce qui n'a pas dépendu d'eux, qui les rei 
responsables d'autres actions que les leurs, tov 
loi pareille n'est pas une loi. Les lois contre 1 
nobles, contre les prêtres, contre les pères des dése 
teurs, contre les parents des émigrés, n'étaient pas d 
lois. 

Voilà le principe : mais qu'on n'anticipe pas sur h 
conséquences que j'en tire. Je ne prétends nullemei 
recommander la désobéissance. Qu'elle soit interdite 
non par déférence pour l'autorité qui usurpe, mais pa 
ménagement pour les citoyens que des luttes inconsidé 
rées priveraient des avantages de l'état social. Aus 
longtemps qu'une loi, bien que mauvaise, ne tend p; 
à nous dépraver ; aussi longtemps que Pautorité n'exi 
de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni r:: 
ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne trana 
geons que pour nous. Mais si la loi nous prescriva. 
comme elle l'a fait souvent durant des années de tro ' 
blés, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pie« 
et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte aE 
surde d'un dévouement gigantesque et factice à c 
qu'elle appelle tour à tour république ou monarchie 



LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 123 

elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; 
si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou 
même la persécution envers nos ennemis vaincus : ana- 
thème et désobéissance à la rédaction d'injustices et de 
crimes ainsi décorée du nom de loi ! 



IV 



DES LOIS d'exception. 



Nos lois d'exception sont au nombre de quatre : 
suspension de la liberté individuelle, l'arbitraire i 
les journaux, la loi sur la presse et la création des coi 
prévôtales ^ 

Quand on s'en tient aux lois ordinaires, un déte 
peut être absous, et le ministère est toujours cer 
avoir rempli son devoir. L'arrestation n'est qu'un ac» 
dent inséparable de la condition sociale. Pourvu qu'u 
autre condition sociale soit remplie: celle de laiss 
vérifier les faits par les tribunaux, l'autorité ne pe 



!.. Avant la révolution on désignait, 80U8 le nom de cours prêt 
talesj des tribunaux spéciaux cliargés de punir certains délits, t( 
que le vagabondage, le vol sur les grands chemins. Napoléon 
revivre ces tribunaux exceptionnels pour juger les conscrits réfrt 
taires, les déserteurs, les contrebandiers, les individus soupçoon 
de manœuvres politiques. La restauration établit de nouvelles cou 
prévôtales composées de juges pris dans les tribunaux de premic 
instance et présidées par un oriicier supérieur de Tarmée acti^ 
Les cours prévôtales de la restauration jugeaient, sans appel eta^ 
rétroactivité, les faits qui pouvaient porter atteinte à la sûreté p 
blique; elles siégèrent de 1815 à 1817, et se déshonorèrent en 
faisant les instruments des réactions et des vengeances politicp^ 

(JVofe de Véditeur.) 



DES LOIS D'EXCEPTION, 125 

être blâmée d'avoir voulu que les faits fussent vérifiés. 
Mais les détentions arbitraires ont cet inconvénient, pour 
l'autorité, que leur réparation même ressemble à un 
tort, parce que le public conclut de leur cessation à leur 
inutilité. 

Pourquoi donc blesser Topiaion par des mesures in- 
constitutionnelles quand les lois suffisent I Bien que la 
suspension de la liberté individuelle confère aux minis- 
tres le droit d'arrestation sans causes connues, elle ne 
leur donne pas celui d'arrestation sans causes réelles. 
Or, ces causes réelles doivent être des commencements 
de preuves. Pourquoi ne pas soumettre aux tribunaux 
ces commencements de preuves? Est-ce pour ne pas aver- 
tir les complices ? Mais ils sont avertis par l'arrestation, 
sans motifs exprimés , comme ils le seraient par 
l'arrestation motivée. Est-ce pour ne pas laisser aux 
suspects le moyen d'achever le crime? Mais l'autorité 
qui les surveille peut les saisir, avant qu'ils n'aient fait 
un pas pour l'exécution. Est-ce pour se dispenser de la 
surveillance? Sans doute, on n'a plus besoin d'observer 
ceux qu'on enferme. Mais il est beau dans les ministres 
de sacrifier leur repos au nôtre, et sûrement ils ne vou- 
draient pas nous enlever notre liberté pour se relâcher 
de leur vigilance. 

N'est-ce pas, de plus, donner aux gouvernés une dan- 
gereuse idée de la faiblesse d'un gouvernement, que de 
le leur peindre comme en péril par la liberté précaire 
d'un individu déjà suspect, suivi dans ses démarches, 
entouré de témoins invisibles, et contre lequel toute la 
force sociale est en armes? Croit-on que cet aveu de fai- 
blesse encourage la fidélité? Il invite au contraire, il 
sollicite la défection. 

« Je ne connais pas les faits particuliers, dira-t-on; je 

« ne puis juger du mal que cette loi d'exception a em- 

1<. 



126 BENJAMIN CONSTANT. 

(( péché. C'est précisément son existence qui a ] 
« rendre l'application modérée. » Oii nous cond 
raisonnement? A consacrer les lois d'exception dan 
tes les circonstances : dans les temps calmes, pan 
la crainte de ce pouvoir prévient le désordre ; da 
temps orageux, parce que l'exercice de ce môme p( 
rétablit le calme. Autant vaut dire que nous ne sor 
jamais de ces lois, invoquées tour à tour comme pi 
tion et comme remède. 

Toutes nos autorités précédentes se sont mal trc 
de ces voies extra-constitutionnelles ; et un homra 
l'opinion sur la légitimité n'est pas suspecte, M. d 
lèle, à dit à la tribune que la légitimité sur le tr 
pouvait donner seule à nos institutions la force di 
ter à des causes destructives de tous les gouverne 
Or, les lois d'exception sont des causes destructi 
tous les gouvernements. Elles les ont tous perdi 
qu'à ce jour. Il ne faut pas les choisir pour maint 
nôtre. La force d'une constitution est dans Tattacl 
du peuple. Un peuple ne s'attache à une const 
que par la jouissance. Il ne croit point à une co 
tion dont il ne jouit pas. 



* 
* * 



L'on prétend que ce n'est point après une rév 
longue et violente qu'on peut appliquer avec se 
les principes constitutionnels, et qu'il faut, àdep 
époques, investir le gouvernement d'une puissan 
crétionnaire. J'affirme que c'est précisément alors 
fidélité la plus stricte aux principes constitution! 



DES LOTS D'EXCEPTION. 127 

indispensable, et que toute puissance discrétionnaire 
dans les dépositaires de Tautorité est dangereuse; car 
c'est alors que les passions étant plus animées, les dé- 
nonciations, les calomnies, les impostures sont plus 
fréquentes, et que Texamen le plus scrupuleux, le plus 
lent, le plus régulier, est nécessaire. 

Dans les temps calmes, peu d'hommes ayant à se 
plaindre l'un de Tautre, les agents investis de la terrible 
prérogative des lois d'exception ne se voient pas cernés 
par toutes les haines déguisées, par tous les ressenti- 
ments voilés sous le nom du bien public. On peut au 
moins espérer alors que les lois d'exception, toujours 
fâcheuses, toujours injustes, ne s'appliqueront qu'à des 
périls soudains et à des cas extraordinaires. La masse 
des citoyens, paisible et unie entre elle, no paraît pas en 
être menacée. Mais après une crise politique, quand tout 
le monde est coupable aux yeux de son voisin, quand 
il n'est personne qui n'ait eu quelque tort, commis quel- 
que faute, concouru plus ou moins à quelque injustice, 
les lois d'exception sont des armes que chacun ambi- 
tionne et saisit à son tour. 

Contradiction étrange ! presque toujours après les ré- 
volutions violentes, on proclame des amnisties, parce 
qu'on sent que les lois ordinaires elles-mêmes deviennent 
inapplicables. Or, pourquoi le deviennent-elles? parce 
que leur application constante et multipliée tiendrait 
tous les esprits en alarme ; et c'est dans le moment où 
l'on reconnaît cette vérité, dans le moment où l'on dé- 
sarme les lois générales, de peur que leur action ne per- 
pétue l'inquiétude qui pousse aux résolutions désespé- 
rées : c'est dans un tel moment que Ton institue des lois 
extraordinaires, plus rigoureuses, plus alarmantes, plus 
vagues I On proclame une amnistie, parce qu'on ne veut 
pas que tous les coupables, même convaincus, soient 



128 BENJAMIN CONSTANT. 

punis, e( l'on établit des règles de suspicion en vei 
desquelles tous les suspects sont menacés. Mais quai 
il y a vingt mille coupables, il y a deux millions 
suspects. 

Aussi, voyez ce que disent sur les effets de ceslo 
leurs défenseurs mômes. Écoutez le plus éloquent, 
j'ajouterai le plus libéral d'entre eux; car, méme< 
défendant un mauvais système, il a rendu un digne boa 
mage aux principes, et prouvé que son caractère éfc 
aussi noble que son esprit est distingué. Écoutez-1 
dis -je, quand il décrit les résultats de la loi du 29 ocl 
bre(1815): Le reste des partis se disputant T usage i 
pouvoir discrétionnaire, l'esprit, de délation se couvra 
du masque du zèle^ détruisant toute confiance au sein i 
familles, sapant avec les fondements de la tranquillité ; 
blique et privée ceux de la morale ^ 

Il parlait ainsi, je le sais, d'une loi abrogée. Mais 
jugeons pas les lois d'exception par ce qu'on en dittî 
qu'elles subsistent. On ne s'explique publiquement £ 
leur compte, comme sur celui des rois, qu'après le 
mort. Or, voilà ce qu'on dit de chaque loi d'exceptic 
dès l'instant qu'elle est révoquée. Ceux qui vantent 
loi d'aujourd'hui s'en vengent sur celle d'hier. N'est- 
pas un préjugé fâcheux pour ces lois que la nécessité 
cette tactique? Elles sont tellement odieuses à la ma; 
rite des hommes, que, pour en faire adopter une, il fa 
commencer par flétrir toutes celles qui l'ont précédée 



* 



L'on a prétendu, dans plus d'un libelle, que je n'avî 

1. Discours de M. CamiHe Jordan, du 14 janvier 1817^ (D 
cours de G. Jordan, Paris, 182G, p. 7 G.) 



DES LOIS D'EXCEPTION. 129 

invoqué les principes que depuis rétablissement de la 
monarchie constitutionnelle en France; et que sous ]a 
république ou sous l'empire, j'avais été plus indulgent 
pour les mesures de circonstance. 

Voici ce que j'écrivais, sous le directoire, au moment 
où des commissions militaires étaient encore assemblées 
pour juger des conspirations vraies ou supposées : car, 
depuis trente ans, il ne s'est pas écoulé six mois sans 
qu'on nous ait parlé de conspiration, et cela doit tou- 
jours arriver dans un pays où il existe un ministère par- 
ticulier qui perdrait son importance s'il n'y avait pas de 
conspirateurs. Dans un tel pays, on ne se contentera pas 
de sévir contre les complots réels pour sauver l'État; on 
en inventera pour sauver le ministère. 

« Lors de la conspiration de Babeuf, écrivais-je^ des 
« hommes s'irritaient de ce qu'on observait la lenteur 
« des formes. Si les conspirateurs avaient triomphé, 
« s'écriaient-ils, auraient-ils observé contre nous ces 
« formes dilatoires? Et c'est précisément parce qu'ils 
« ne les auraient pas observées, que vous devez les ob- 
« server. C'est là ce qui vous distingue, c'est là, unique- 
(( ment là, ce qui vous donne le droit de les punir: c'est 
« là ce qui fait d'eux, des ennemis, de vous, des amis de 
« Tordre. Lors de la conspiration du 1«'' prairial an IIP, 
« l'on créa, pour juger les conspirateurs, des commis- 
« sions militaires, elles réclamations de quelques hom- 
« mes scrupuleux et prévoyants ne furent pas écoutées. 
« Ces commissions militaires enfantèrent les conseils 
({ militaires du 13 vendémiaire an IV. Ces conseils mili- 

1. Des Réactions politiques^ 2^ édition, p. 87. 

2. On sait que les restes de la faction de Robespierre marctïèrenf , 
en mai 1795, contre la convention, el massacrèrent un de ses mem- 
bres. Ce fut alors que M. Boissy d'Anglas déploya contre l'anarchie 
le courage qui a commencé à rendre célèbre un nom qu'il n'a pas 
moins honoré depuis dans la défense de la liberté. 



730 BENJAMIN CONSTANT. 

« taîres produisirent les commissions militaires defns 
« tidor de la même année, et ces dernières ont proJii 
« les tribunaux militaires du mois de ventôse an V*. l 
« ne discute point ici la légalité ni la compétence de ceé 
« tribunaux. Je veux seulement prouver qu'ils s'autori- 
(( sent et se perpétuent parTexemple; et je voudrai 
« qu'on sentît enfin qu'il n'y a, dans Tincalculable suc- 
« cession des circonstances, aucun individu assez pri^ 
« légié, aucun parti revêtu d'une puissance assez durabh 
« pour se croire à l'abri de sa propre doctrine, et w 
(( pas redouter queTapplication de sa théorie ne retomb 
« tôt ou tard sur lui. » 

Lorsque Bonaparte proposa ses tribunaux spéciaiu 
en les faisant appuyer de raisonnements qui nous ont éi 
reproduits la session dernière, voici encore ce que ]'( 
crivais : 

« Tribuns, ouvrez, je ne dirai pas seulement les c 
« hiers des états-généraux de 4789; mais toutes les d( 
« léances présentées par les assemblées précédentes, 
(f chaque époque où elles ont pu faire entendre lei 
(( faible voix : vous y verrez que la nation entière a toi 
« jours réclamé contre la création de tribunaux diff 
« rents des tribunaux ordinaires. Cette opinion s'est m 
i< nifestée sans cesse avec une force toujours renaissani 
« que le despotisme a pu comprimer, mais jamais r 
« duire au silence. C'est l'opinion la plus nationale q 
« ait existé parmi les Français. 

1 . Des hommes, que l'on appelait terroristes, furent tradaits c 
Tant les commissions militaires du mois de mal 1795; des homin* 
qu'on appelait royalistes, devant les conseils militaires du m' 
d'octobre de la môme année ; des terroristes devant les tribuni 
militaires du mois de mars suivant; des royalistes devant lesco 
missions du mois de juillet. 

Qui peut nier qu'il n'eût mieux valu, pour tous les partis, s' 
tenir aux tribunaux ordinaires? 



DES LOIS D'EXCEPTION. 131 

« Tribuns, ouvrez cette grande charte, que, dans 

« Tan 1215, les barons anglais firent signera Jean Sans 

« Terre ; vous y lirez, art. 29, ces paroles mémorables : 

« Nul ne sera arrêté^ emprisonné^ enlevé à son héritage^ à 

a ses facultés, à ses enfants^ à sa famille. Nous déclarons 

« que nous n'attenterons ni à sa personne ni à sa liberté^ 

« gu^il n'ait été légalement jugé par ses pairs ; et cette 

et disposition tutélaire, que le sentiment de Téternelle 

« et imprescriptible justice arrachait à un peuple bar- 

ce bare, sous le régime de la féodalité, au commencement 

« du treizième siècle, serait abjurée par les représentants 

(( du peuple français, au commencement du dix-neu- 

« vième, douze ans après la révolution, et dans la ueu- 

« vième année de la république ^ ! » 



1 . Discours sur les tribunaux spéciaux, prononcé au tribunal le 
5 pluviôse, an IX. {Benjamin Constant,) 

Les tribunaux spéciaux ont été très-nombreux sous l'ancienne 
monarciile. Après avoir institué les juges royaux et les parlements 
pour rendre à tous exacte et bonne justice^ les rois ne se font point 
scrupule de procéder par voie de)uiticc sornmairey ou, pour parler 
plus justement, par voie d'extermination. Conformément à la théo- 
rie monarchique qui faisait résider en eux tous les attributs de la 
justice, ils se regardaient comme étant toujours libres de remplacer 
les juges ordinaires par des pei sonnages de leur choix : au 
moyen âge par le prévôt de r hôtel; dans les derniers siècles par 
des assemblées aUminlstrativt \<«, par le grand prévôt de France, 
le conseil, les chambres ardentes, les grands jours, Jacques Cœur 
est jugé par le grand conseil ; Franvois le' livre Chabot, Ponchet, 
le cliancelier Poyet à des commissioûs dont il choisit lui-môme les 
membres. Richelieu érige à l'arsenal une chambre extraordinaire 
pour condamner d'office les individus contre lesquels le parlement 
ne voulait pas prononcer sans les entendre, et c'est une commission 
composée de ses créatures et convoquée chez lui, dans sa maison 
de campagne de Rueil, qui condamna à mort le maréchal de Maril- 
lac. Voir, sur les tribunaux spéciaux : Beccaria, des délits et des 
peines f supplément du chap. vu, par Voltaire ; des commisfiions ; — 
de la procédure criminelle et de quelques autres formes, — Déran- 
ger, de la justice criminelle en France^ lit. l®**, chap. ii. 

(fiote de V éditeur.) 



V» 



132 BENJAMIN CONSTANT. 

Je prie le lecteur de croire que si je transcris ainsi des 
extraits de mes discours et de mes ouvrages aDtérieurs, 
ce n'est pas uniquement pour prouver que j'ai défendu 
toujours les mômes opinions, mais parce que je crois 
qu'aujourd'hui, comme alors, ces vérités sont bonnes à 
dire*. 

1 . Les priucipes posés par Beajamia Constant dans ce chapitre 
sont irréfutables ; mais il ne semble pas qu'ils doivent être appli- 
qués de sitôt. Il semble que l'état de révolution permanente où 
nous vivons depuis tanlôt un siècle, sans jamais nous corriger, no 
nous permet pas de rester dans l'ordre légal. La guerre civile nous 
ramène à l'état de siège, et la dictature, qui est le résultat fatal de 
l'anarchie, nous ramène comme en 1851 aux commissions extraor- 
diiiaires et aux lois de sûreté générale. (Note de Véditeur,) 



TROISIÈME PARTIE 



I 



DES ASSEMBLEES REPKÉSENTATIVES, 



Aucune liberté ne peut exister, dans un grand pays, 
sans assemblées représentatives, investies de préroga- 
tives légales et fortes. Mais ces assemblées ne sont pas 
sans danger; et pour l'intérêt de la liberté môme, il 
faut préparer des moyens infaillibles de prévenir leurs 
écarts. 

Lorsqu'on n'impose .point de bornes à l'autorité re- 
présentative, les représentants du peuple ne sont point 
des défenseurs de la liberté, mais des candidats de ty- 
rannie: or, quand la tyrannie est constituée, elle est 
peut-être d'autant plus affreuse que les tyrans sont plus 
nombreux. Sous une constitution dont la représentation 
nationale fait partie, la nation n'est libre que lorsque 
ses députés ont un frein. 

Une assemblée, qui ne peut être réprimée ni contenue, 
est de toutes les puissances la plus aveugle dans ses 
mouvements, la plus incalculable dans ses résultais. 



\: 



184 BENJAMIN CONSTANT. 

pour les membres mômes qui la composent. Elle se pré- 
cipite dans des excès qui, au premier coup d'oeil, sem- 
bleraient s'exclure. Une activité indiscrète sur tous les 
objets, une multiplicité de lois sans mesure*, ledésir de 

1 . Benjamin Constant revient à diverses reprises sur Tinconvé- 
nient de la multiplicité des lois. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans 
un autre de ses ouvrages : 

(( La multiplicité des lois flatte dans les législateurs deux pen- 
chants naturels, le besoin d'agii et le plaisir de se croire nécessaire. 
Toutes les fois que vous donnez à un homme une vocation spéciale, 
il aime mieux faire plus que moins. Ceux qui sont chargés d'arrê- 
ter les vagabonds sur les grandes routes sont tentés de chercher 
querelle à tous les voyageurs. Quand les espions n'ont rien décou- 
vert, ils inventent. 11 suffit de créer dans un pays un ministère qui 
surveille les conspirateurs, pour qu'on entende parler sans cesse de 
conspirations. Les législateurs se partagent Texistence humaine, 
par droit de conquête, comme les généraux d'Alexandre se par- 
tageaient le monde. On peut dire que la multiplicité des lois est la 
maladie des Ëtats représentatifs, parce que dans ces Ëtats tout se 
fait par les lois, tandis que l'absence des lois est la maladie des 
monarchies sans limitas, parce que dans ces monarchies tout se fait 
par les hommes. 

(( C'est l'imprudente multiplicité des lois qui , à de certaines 
époques, a jeté de la défaveur sur ce qu'il y a de plus noble, sur la 
liberté, et fait chercher un asile dans ce qu'il y a de plus misé- 
rable et de plus bas, dans la servitude. » 

Un jurisconsulte éminent, l'auteur du Proir administratif , ai égai- 
lement protesté dans un pamphlet qui a fait grand bruit sous le 
règne de Louis- Philippe, et qui a pour titre la Léyomanie : 

« 11 faut, est-il dit dans ce pamphlet, que la nation française ait 
naturellement l'esprit bien juste, car on fait tout ce qu'on peut pour 
le lui fausser. En théorie, rien n'est plus net que la séparation du 
législatif et de l'exécutif. Presque toujours, chez nous, le règlement 
fait invasion dans la loi. Nos assemblées révolutionnaires ont, les 
premières, donné ce mauvais exemi)le. Encore peul-on les excuser, 
parce qu'elles cumulaient le gouvernement avec la législature. Au- 
jourd'hui, les Chambres, par méfiance du pouvoir, empiètent sur 
lui tant de terrain qu'il y a. C'est comme si c'était autant de pris 
sur l'ennemi 1 Elles rongent, elles émiettent sa prérogative; elles 
la dévoreraient tout entière, si on les laissait faire; elles ouvrent du 
moin^ la bouche assez grande pour cela. Le ministère plie et cède, 
saufà se rabattre d'un autre côté. Quelquefois, il se noie exprès dans 
les détails, pour qu'on perde de vue le principe. Quelquefois, une 
foule d'amendements, éclos à Tinstant môme dans la tête du premier 



DES ASSEMBLÉES REPRÉSENTATIVES. 135 

plaire à la partie passionnée du peuple, en s'abandon- 
nant à son impulsion, ou même en la devançant; le 
dépit que lui inspire la résistance qu'elle rencontre, ou 
la censure qu'elle soupçonne; alors l'opposition au sens 
national, et l'obstination dans l'erreur ; tantôt Tesprit 
de parti, qui ne laisse de choix qu'entre les extrêmes ; 
tantôt l'esprit de corps, qui ne donne de forces que pour 
usurper; tour à tour la témérité ou l'indécision, la vio- 
lence ou la fatigue, la complaisance pour un seul, ou la 
défiance contre tous; l'entraînement par des sensa- 
tions purement physiques, comme l'enthousiasme ou la 

df^puté venu, se lancent dans la tranchée, prennent la loi à la sape 
et la renversent sur le dos ou sur le flanc. L'amendement est-il 
bon, eh ! qu'importe? N'eat-il pas toujours bon, si c'est l'un des 
nôtres qui le présente? En comprenez-vous la portée? pas le moins 
du monde! S'ajçence-t-il avec ce qui précède et ce qui suit? nulle- 
ment 1 Celui qui l'a fait, sail-il ce qu'il veut ôter avant de savoir 
ce qu'il veut mettre? il ne le sait non plus que vous ni moil Nous 
donnerez-vous au moins une demi-minute de lecture, une seconde 
d'examen? non, pas une minute, pas une seconde 1 Eh! qu'importe, 
vous dis-je, que vous sachiez ce que c'est que cet amendement, si 
c^est un des nôtres (]ui le présente? Aussi, plongez la vue dans 
notre chaos législatif. Y a-t-il une loi, par exemple, plus surchar- 
gée de détails et plus impraticable que la loi sur la garde nationale? 
En moins de dix ans, on a retouché deux fois à la loi sur le recru- 
tement. On a remanié deux fois aussi la loi sur l'expropriation pour 
caus^ d'utilité publique. Que de lacunes, malgré leurs inutilités, 
dans les lois sur les élections municipales et sur les chemins vicinaux? 
Est-il possible d'avoir mieux brouillé les compétences qu'on ne l'a 
fait dans la loi sur l'instruction primaire? les lois relatives à la pro- 
priété littéraire, aux faillites, à la réforme judiciaire, au travail 
des enfants dans les manufactures, à la chasse, aux patentes, à la 
responsabilité des ministres et de leurs agents, no laissent absolu- 
ment rien à désirer sous le rapport des vices du plan, de l'impro- 
priété des termes, de rininteiligence dos amendements, de l'im- 
prévu des conséquences et de l'impuissance de Texécution. Faut-il 
«ajouter qu'il y a dans toutes ces lois, presque sans exception, une 
quantité plus considérable qu'on ne le croit de dispositions pure- 
ment réglementaires que la législature a usurpées par le hiisser-aller 
du gouvernement, et par mauvaise habitude plutôt que par mau- 
vaise intention. » {Note de Véditetir,) 



IS^î BENJAMIN CONSTANT. 

terreur; Tabsence de toute responsabilité morale, la 
certitude d'échapper par le nombre à la honte de la 
lâcheté ou au péril de Taudace : tels sont les vices des 
assemblées, lorsqu'elles ne sont pas renfermées dans 
des limites qu'elles ne puissent franchir. 

Une assemblée dont la puissance est illimitée est plus 
dangereuse que le peuple. Les hommes réunis en grand 
nombre ont des mouvements généreux. Ils sont presque 
toujours vaincus par la pitié ou ramenés parla justice; 
mais c'est qu'ils stipulent en leur propre nom. La foule 
peut sacrifier ses intérêts à ses émotions ; mais les re- 
présentants d'un peuple ne sont pas autorisés à lui 
imposer un tel sacrifice. La nature de leur mission les 
arrête. La violence d'un rassemblement populaire se 
combine en eux avec l'impassibilité d'un tribunal, et 
cette combinaison ne permet d'excès que celui de la 
rigueur. Ceux qu'on appelle traîtres dans une assemblée 
sont d'ordinaire ceux qui réclament en faveur des mer- 
sures indulgentes. Les hommes implacables, si quel- 
quefois ils sont blâmés, ne sont jamais suspects. 

Aristide disait aux Athéniens, rassemblés sur la place 
publique, que leur salut même serait trop chèrement 
acheté par une résolution injuste ou perfide. En pro- 
fessant cette doctrine, une assemblée craindrait que ses 
commettants, qui n'auraient reçu ni du raisonnement 
l'explication nécessaire, ni de Téloquence l'impulsion 
généreuse, ne l'accusassent d'immoler l'intérêt public à 
l'intérêt privé. 

Vainement compterait-on sur la force d'une majorité 
raisonnable, si cette majorité n'avait pas de garantie 
dans un pouvoir constitutionnel hors de l'assemblée. 
Une minorité bien unie, qui a l'avantage de l'attaque, 
qui effraye ou séduit, argumente ou menace tour à tour, 
domine tôt ou tard la majorité. La violence réunit les 



DES ASSEMBLEES REPRÉSENTATIVES. 137 

hommes, parce qu'elle les aveugle sur tout ce qui n'est 
pas leur but général. La modération les divise, parce 
qu'elle laisse leur esprit ouvert à toutes les considérations 
partielles. 

L'assemblée constituante était composée des hommes 
les plus estimés, les plus éclairés de la France. Que de 
fois elle décréta des lois que sa propre raison réprou- 
vait I II n'existait pas dans l'assemblée législative cent 
hommes qui voulussent renverser le trône. Elle fut 
néanmoins, d'un bout à l'autre de sa triste et courte 
carrière, entraînée dans une direction inverse de ses vo- 
lontés ou de ses désirs. Les trois quarts de la convention 
avaient en horreur les crimes qui avaient souillé les 
premiers jours de la république; et les auteurs de ces 
crimes, bien qu'en petit nombre dans son sein, ne tar- 
dèrent pas à la subjuguer. 

Quiconque a parcouru les actes authentiques du par- 
lement d'Angleterre, depuis 1640 jusqu'à sa dispersion 
par le colonel Pride, avant la mort de Charles P', doit 
être convaincu que les deux tiers de ses membres dési- 
raient ardemment la paix que leur^ votes repoussaient 
sans cesse, et regardaient comme funeste une guerre 
dont ils proclamaient chaque jour unanimement la né- 
cessité. 
I Gonclura-t-on de ces exemples qu'il ne faut pas d'as- 
semblées représentatives? Mais alors le peuple n'aura 
plus d'organes, le gouvernement plus d'appui, le crédit 
public plus de garantie. La nation s'isolera de son chef; 
les individus s'isoleront de la nation, dont rien ne con- 
statera l'existence. Ce sont les assemblées représenta- 
tives qui seules introduisent la vie dans le corps poli- 
tique. Cette vie a sans doute ses dangers, et nous n'en 
avons pas affaibli l'image. Mais lorsque, pour s'en 
affranchir, les gouvernements veulent étouffer l'esprit 

12. 



138 BENJAMIN CONSTANT. 

national, et y suppléer par du mécanisme, ils appren- 
nent à leurs dépens qu'il y a d'autres dangers contre les- 
quels l'esprit national est seul une défense, et que le 
mécanisme le mieux combiné ne peut conjurer. 

Il faut donc que les assemblées représentatives sub- 
; sistent libres, imposantes, animées; mais il faut que 
leurs écarts puissent être réprimés. Or, la force répres- 
sive doit être placée au dehors. Les règles qu'une as- 
semblée s'impose par sa volonté propre sont illusoires 
et impuissantes. La même majorité, qui consent à s'en- 
chaîner par des formes, brise à son gré ces formes et re- 
prend le pouvoir après l'avoir abdiqué. 

Le veto royal, nécessaire pour les lois de détail, est 
insuffisant contre la tendance générale. Il irrite rassem- 
blée hostile sans la désarmer. La dissolution de cette 
assemblée est le remède unique *. 



1. (( On peut affirmer à coup sûr que toute assemblée unique, 
qu'elle soit constituante ou législative, mènera le pays à l'anarchie 
et à la révolution. Inutile de citer des exemples de cette vérité; il 
serait, je crois, impossible de citer l'exemple du contraire. Une 
Chambre unique, ce fut,, selon moi, la grosse erreur de la révolu- 
tion^ la source de nos désordres et de nos misères. Ce qui a man- 
qué à nos pères pour fonder la liberté, c'est une seconde Chambre 
qui maintînt la première, et qui fût maintenue par elle dans le res- 
pect de la Constitution et de la volonté nationale. Le pouvoir absolu 
a enivré et perdu nos législateurs. » M. Laboulaye, Le Parti libé" 
rai, p. 162. 

L'éminent publiciste que nous venons de citer dit encore ailleurs : 
« Qu'on le remette à un homme ou à une A^^semblée, un pouvoir 
sans limites et sans responsabilité ne peut O.tre qu^une forme de 
despotisme. Mais de tous ces régimes, le plus insupportable sera 
toujours le despotisme bâtard d'une Chambre unique, car du même 
coup il parîilyge le gouvernement et asservit le peuple ; il favorise 
en même temps l'anarchie et la tyrannie. Si les constituants avaient 
eu la modestie de consulter l'histoire, ils y auraient trouvé l'exem- 
ple du Long- Parlement d'Angleterre et du (Congrès de la (^confédé- 
ration américaine, deux assemblées périssafit chacune par l'anar- 
chie; mais l'expérience ne disait rien aux disciples de Rousseau. Ils 
savaient tout sans avoir rien appris. » 



DES ASSEMBLISeS REPRÉSENTATIVES. 189 

Cette dissolution n'est point, comme on Ta dit, un ou- 
trage aux droits du peuple; c'est au contraire, quand les 
élections sont libres, un appel fait à ses droits en faveur 
de ses intérêts. Je dis, quand les élections sont libres; 
car, quand elles ne sont pas libres, il n'y a point de sys- 
tème représentatif. 

Entre une assemblée qui s'obstinerait à ne faire au- 
cune loi, à ne pourvoir à aucun besoin, et un gouverne- 
ment qui n'aurait pas le droit de la dissoudre, quel 
moyen d'administration resterait-il? Or, quand un tel 
moyen ne se trouve pas dans l'organisation politique, 
les événements le placent dans la force. La force vient 
toujours à l'appui de la nécessité. Sans la faculté de 
dissoudre les assemblées représentatives, leur inviola- 
bilité sera toujours une chimère. Elles seront frappées 
dans leur existence, faute d'une possibilité de renou- 
veler leurs éléments. 



* 



La constitution de Tan YIIT avait interdit la discussion 
publique dans les assemblées; la charte royale ne l'a- 
vait permise qu'avec beaucoup do restrictions, pour 
l'une des clmmbres, et avait entouré toutes les délibéra- 
tions de Tautre d'un mystère qu'aucun motif raison- 
nable ne pouvait expliquer. Nous sommes revenus à 
des idées simples. Nous avons senti ([ue l'on ne s'assem- 
blait que dans Tespoir de s'entendre, que pour s'en- 
' tendre il fallait parler, et que des mandataires n'étaient 



140 BENJAMIN CONSTANT. 

pas autorisés, sauf quelques exceptions rares et courtes, 
à disputer à leurs commettants le droit de savoir com- 
ment ils traitaient leurs intérêts. 

Un article qui paraît d*abord minutieux, et qu'on a 
blâmé dans la constitution qui va nous régir, contri- 
buera puissamment à ce que les discussions soient utiles. 
C'est celui qui défend les discours écrits. Il est plus ré- 
glementaire que constitutionnel, j'en conviens; mais 
Tabus de ces discours a eu tant d'influence, et a telle- 
ment dénaturé la marcbe de nos assemblées qu'il est 
heureux qu'on y porte en6n remède. 

Ce n'est que lorsque les orateurs sont obligés de parler 
d'abondance, qu'une véritable discussion s'engage. Cha- 
cun frappé des raisonnements qu'il vient d'entendre est 
conduit naturellement à les examiner. Ces raisonne- 
ments font impression sur son esprit, même à son insu. 
Il ne peut les bannir de sa mémoire : les idées qu'il a. 
rencontrées s'amalgament avec celles qu'il apporte, les 
modiflent et lui suggèrent des réponses qui présentent 
les questions sous leurs divers points de vue. 

Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils ont écrit 
dans le silence de leur cabinet, ils ne discutent plus, 
ils amplifient ; ils n'écoutent point, car ce qu'ils enten- 
draient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dire; ils 
attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait fini; ils 
n'examinent pas l'opinion qu'il défend, ils comptent le 
temps qu'il emploie, et qui leur paraît un retard. Alors 
il n'y a plus de discussion, chacun reproduit des objec- 
tions déjà réfutées; chacun laisse de côté ce qu'il n'a 
pas prévu, tout ce qui dérangerait son plaidoyer ter- 
miné d'avance. Les orateurs se succèdent sans se ren- 
contrer; s'ils se réfutent, c'est par hasard ; ils ressem- 
blent à deux armées qui défileraient en sens opposé, 
l'une à côté de l'autre, s apercevant à peine, évitan 



DES ASSEMBLÉES REPRÉSENTATIVES. 141 

môme de se regarder, de peur de sortir de la route irré» 
vocablemcnt tracée. 

Cet inconvénient d'une discussion qui se compose de 
discours écrits n'est ni le seul, ni le plus à craindre; il 
ea est un beaucoup plus grave. 

Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et 
la liberté, ce n'est pas l'exagération, ce n'est pas Ter- 
reur, ce n'est pas l'ignorance, bien que toutes ces choses 
ne nous manquent pas : c'est le besoin de faire effet. Ce 
besoin, qui dégénère en une sorte de fureur, est d'au- 
tant plus dangereux qu'il n'a pas sa source dans la na- 
ture de l'homme, mais est une création sociale, fruit 
tardif et factice d'une vieille civilisation et d'une capi- 
tale immense. En conséquence, il ne se modère pas lui- 
môme, comme toutes les passions naturelles qu'use leur 
propre durée. Le sentiment ne l'arrête point, car il n'a 
rien de commun avec le sentiment : la raison ne peut 
rien contre lui, car il ne s'agit pas d'être convaincu, 
mais de convaincre. La fatigue môme ne le calme pas; 
car celui qui l'éprouve ne consulte pas ses propres sen- 
sations, mais observe celles qu'il produit sur d'autres. 
Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et 
riiomme lui-môme se métamorphose en un instrument 
de sa propre vanité. 

Dans une nation tellement disposée, il faut, le plus 
qu'il est possible, enlever à la médiocrité l'espoir de 
produire un effet quelconque, par des moyens à sa 
portée : je dis un effet quelconque, car notre vanité est 
humble, en môme temps qu'elle est effrénée : elle aspire 
à tout, et se contente de peu. A la voir exposer ses pré- 
tentions, on la dirait insatiable ; à la voir se repaître 
des plus petits succès, on admire sa frugalité. 

Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous que 
nos assemblées représentatives soient raisonnables? 



142 BENJAMIN CONSTANT. 

Imposez aux hommes qui veulent y l)riller la nécessité 
d'avoir du talent. Le grand nombre se réfugiera dans 
la raison, comme pis aller; mais si vous ouvrez à ce 
grand nombre une carrière où chacun puisse faire quel- 
ques pas, personne ne voudra se refuser cet avantage. 
Chacun se donnera son jour d'éloquence et son heure 
de célébrité. Chacun, pouvant faire un discours écrit ou 
le commander, prétendra marquer son existence législa- 
tive, et les assemblées deviendront des académies, avec 
cette différence, que les harangues académiques y déci- 
deront et du sort, et des propriétés, et môme de la vie 
des citoyens. 

Je me refuse à citer d'incroyables preuves de ce désir 
de faire effet aux époques les plus déplorables de notre 
révolution. J'ai vu des représentants chercher des sujets 
de discours, pour que leur nom ne fût pas étranger aux 
grands mouvements qui avaient eu lieu : le sujet trouvé, 
le discours écrit, le résultat leur était indifférent. En 
bannissant les discours écrits, nous créerons dans nos as- 
semblées ce qui leur a toujours manqué, cette majorité 
silencieuse, qui, disciplinée, pour ainsi dire, par la su- 
périorité des hommes de talent, est réduite à les écouler 
faute de pouvoir parler à leur place; qui s'éclaire, parce 
qu'elle est condamnée à être modeste, et qui devient rai- 
sonnable en se taisant^. 
'\ La présence des ministres dans les assemblées achô- 



1. En Anf^Ietcrre, Tusage parlomeniaire défend les discours 
écrits; il est seulement permis de consulter des notes pour aider la 
mémoire. Ce n'est pas le seul emprunt qu'il serait désirable de faire 
au parlement anglais; rien n'est plus sage que les mesures établies 
pour que les débats ne s'écartent ()oint de la convenance et de la 
vérité. On peut consulter à ce sujet le savant traité de Thomas Ers- 
liine May: Apractical trealùeof tlie Lnw^ Privilèges, Proceedinrfs, 
nnd Usage of Parliament, London, 1859, chap. xi. 

{Note de M. LahonJaye,) 



DES ASSEMBLEES REPRESENTATIVES. 148 

vera de donner aux discussions le caractère qu'elles 
doivent prendre. Les ministres discuteront eux-mêmes 
les décrets nécessaires à Tadministration ; ils apporte- 
ront des connaissances de fait que l'exercice seul du 
gouvernement peut donner. L'opposition ne paraîtra pas 
une hostilité, la persistance ne dégénérera pas en obsti- 
nation. Le gouvernement, cédant aux objections raison- 
nables, amendera les propositions sanctionnées, expli- 
quera les rédactions obscures. L'autorité pourra, sans 
être éompromise, rendre un juste hommage à la raison, 
et se défondre elle-même par les armes du raisonne- 
ment. 

Toutefois nos assemblées n'atteindront le degré de 
perfection, dont le système représentatif est susceptible, 
que lorsque les ministres, au lieu d'y assister comme 
ministres, en seront membres eux-mêmes par l'élection 
nationale. C'était une grande erreur de nos constitu- 
tions précédentes, que cette incompatibilité établie entre 
le ministère et la représentation. 

Lorsque les représentants du peuple ne peuvent ja- 
mais participer au pouvoir, il est à craindre qu'ils ne 
le regardent comme leur ennemi naturel. Si au contraire 
les ministres peuvent être pris dans le sein des assem- 
blées, les ambitieux ne dirigeront leurs efforts que contre 
les hommes, et respecteront l'institution. Les attaques 
ne portant que sur les individus seront moins dau^^e- 
reuses pour l'easemble. Nul ne voudra briser un instru- 
ment dont il pourra conquérir l'usage, et toi qui ober- 
cherait à diminuer la force du pouvoir exécutif, si cette 
force devait toujours lui rester étrangère, la ménagera, 
si elle peut devenir un jour sa propriété. 

Nous en voyons l'exemple en An^'lolerre. Les enne- 
mis du ministère contemplent dans son pouvoir lour 
force et leur autorité future ; l'opposition épargne Ils 



144 BENJAMIN CONSTANT. 

prérogatives du gouvernement comme son héritage, et 
respecte ses moyens à venir dans ses adversaires pré- 
sents. C'est un grand vice, dans une constitution, que 
d'être placée entre les partis, de manière que l'un ne 
puisse arriver à l'autre qu'à travers la constitution. 
C'est cependant ce qui a lieu, lorsque le pouvoir exécu- 
tif, mis hors la portée des législateurs, est pour eux 
toujours un obstacle et jamais une espérance. 

On ne peut se flatter d^exclure les factions d'une or- 
ganisation politique, où Ton veut conserver les avan- 
tages de la liberté. Il faut donc travailler à rendre ces 
factions les plus innocentes qu'il est possible, et comme 
elles doivent quelquefois être victorieuses, il faut d'a- 
vance prévenir ou adoucir les inconvénients de leur 
victoire. 

Quand les ministres sont membres des assemblées, 
ils sont plus facilement attaqués, s'ils sont coupables ; 
car sans qu'il soit besoin de les dénoncer, il suffit de 
leur répondre : ils se disculpent aussi plus facilement, 
s'ils sont innocents, puisqu'à chaque instant ils peuvent 
expliquer et motiver leur conduite. 

Eu réunissant les individus, sans cesser de distinguer 
les pouvoirs, on constitue un gouvernement en harmo- 
nie, au lieu de créer deux camps sous les armes. 






II 



DBS ÉliECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 



Les deux plus grands publicistes des temps modernes, 
l Machiavel et Montesquieu, attestent l'un et l'autre Tad- 
f mirable instinct du peuple pour choisir ses organes et 
ses défenseurs ^ Mais, dans Thistoire des dix années 
qui viennent de s*écouler, quelques faits paraissent flé- 
trir l'élection populaire; et, trompés par ces appa- 
rences, des écrivains qui se disent amis d'une sage liberté 
prétendent que le peuple est incapable de faire de bons 
choix, et que ses mandataires, pour première condition, 
doivent n'être pas nommés par lui.' 

Deux causes ont contribué en France à cette déviation 
de la pratique de toutes les nations libres et des prin- 
cipes de tous les temps. La première, c'est que Télec- 



1. Bien que les pages ci-dessus se rapportent à des régimes en* 
fièrement différents de celui auquel nous sommes soumis, nous 
mYons cependant pensé qu'il était utile et intéressant de les repro- 
duire, d'abord parce qu'elles font connaître les institutions de la 
république, de l'empire et des premières années de la restauration, 
ensuite parce qu'elles renferment des idées très-justi>s que les gou- 
▼ernements et les électeurs du suffrage universel peuvent étudier 
«fee grand profit. {Note de Véditeur,) 



146 BENJAMIN CONSTANT. 

tioii populaire, proprement dite, n'a jamais existé parmi 
nous. 

Dès l'introduction de la représentation dans nos in- 
stitutions politiques, l'on a redouté l'intervention du 
peuple, l'on a créé des assemblées électorales, et ces 
assemblées électorales ont dénaturé les effets de l'élec- 
tion. Les gouvernements dans lesquels le peuple est de 
quelque chose seraient le triomphe de la médiocrité 
sans une sorte d'électricité morale, dont la nature a doué 
les hommes comme pour assurer la domination du gé- 
nie. Plus les assemblées sont nombreuses, plus cette 
électricité est puissante ^jet comme, lorsqu'il est ques- 
tion d'élire, il est utile qu*elle.dirige les choix, les as- 
semblées chargées de la nomination des représentants 
du peuple doivent être aussi nombreuses que cela est 
compatible avec le bon ordre. En Angleterre, les candi- 
dats, du haut d'une tribune, au milieu d'une place pu- 
blique, ou d'une plaine couverte de peuple, haranguent 
les électeurs qui les enyironnentjDans nos assemblées 
électorales, le nombre était restreint, les formes sévères, 
un silence rigoureux était prescrit. Aucune question ne 
se présentait qui pût remuer les âmes et subjuguer mo- 
mentanément les prétentions individuelles et l'égoïsme 
de localité. Nul entraînement n'était possible. Or, les 
hommes vulgaires ne sont justes que lorsqu'ils sont en- 
traînés; ils ne sont entraînés que lorsque, réunis en 
foule, ils agissent et réagissent les uns sur ks autres. 
Les assemblées électorales favorisaient, par leur organi- 
sation, l'envie et la nullité^ J Sans doute on a toujours 

1 . Les collèges électoraux élablis par Bonaparte avaient tous les 
inconvénients des anciennes assemblées électorales, et n'avaient pas 
même le faible avantage d'être émanés comme elles d'une source 
populaire. Ces assemblées, créées à l'instant où les nominations 
devaient avoir lieu, pouvaient être considérées comme rnprésentant 



DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 147 

VU siéger, dans nos législatures, des individus éclairés ; 
mais il faut convenir néanmoins qu'il s'y est introduit 
beaucoup d'hommes qui, n'ayant ni propriétés, ni fa- 
cultés éminentes, n'auraient jamais obtenu, par un 
mode d'élection vraiment populaire, les suffrages de la 
nation. On n'attire les regards de plusieurs milliers de 
citoyens que par une grande opulence ou par une répu- 
tation étendue. Quelques relations domestiques accapa- 
rent une majorité dans une réunion de deux à trois cents. 
Pour être nommé par le peuple, il faut avoir des parti- 
sans placés au-delà des alentours ordinaires, et par 
conséquent un mérite positif. Pour être choisi par quel- 
ques électeurs, il suffit de n'avoir point d'ennemis. L'a- 
vantage est tout entier pour les qualités négatives, ^t la 
chance est même contre le talent. Aussi la représenta- 
tion nationale, parmi nous, a-t-elle été souvent moins 
avancée que l'opinion sur beaucoup d'objets. 

Il faut d'ailleurs, pour que l'élection soit populaire, 
qu'elle soit essentiellement libre. Or, à quelle époque 
l'a-t-elle été durant la révolution? Est-ce à la fin de 
1791, lorsque la France était agitée par des passions de 
tous genres? Est-ce à la fin de 1792, après les massa- 
cres de septembre 1 Est-ce en 1795, après la journée du 
13 vendémiaire? Est ce en 1799, après le 18 fructidor? 
Est-ce en l'an VII, lorsqu'un acte arbitraire avait frappé 
de nullité l'exercice des droits du peuple, et que les ci- 
I toyens de tous les partis refusaient de concourir à des 

d*une manière plus ou moins exacte l'opinion de leurs commettants. 
Cette opinion, au contraire, ne pouvait pénétrer dans les collèges 
électoraux que lentement et partiellement. Elle n'y était jamais en 
majorité; et, ({uand elle devenait celle du coUéjj^c, elle avait cessé 
le plus i^ouvent d'Otre celle du peuple. Je ne puis m'ompêcher de 
remarquer que je publiais ce blâme des colU'gcs électoraux au mo- 
ment où Bonaparte venait de les rétablir dans son acte additionnel, 
dont on a voulu rejeter sur moi la responsabilité tout entière. 



I 



I 



148 BENJAMIN CONSTANT. 

élections menacées du môme sort*? Qui ne sent que 
les premiers essais d'une institution peuvent être accom- 
pagnés de troubles étrangers à l'institution môme? Le 
renversement de ce qui a existé, l'incertitude sur ce qui 
existe, les passions qui s'agitent en sens opposés, toutes 
ces choses sont d'ordinaire contemporaines des grands 

t. On peut se demander aussi à quel moment, depuis l'an VU, 
les élections ont été libres? à quel moment on est resté dans la vé- 
rité du gouvernement représentatif? On ne connaît que trop à quels 
abus a donné lieu, sous la restauration et le gouvernement de juillet, 
le régime censitaire; ces abus disparaissent-ils avec le suffrage uni- 
versel? L^expérience que nous avons faite depuis vingt ans de ce 
système nous permet à peine de l'espérer. Le gouvernement issu 
du peuple a eu ses candidats comme le gouvernement monarchique; 
l'opposition a eu les siens, et des deux côtés, il faut bien en con- 
venir, au lieu d'éclairer le peuple, de lui rappeler ses devoirs tout 
en lui parlant de ses droits, de le ramener au sentiment de sa di- 
gnité et de son indépendance, on s'est atlaclié à faire triompher, par 
des moyens plus ou moins réguliers, des hommes de parti, des 
ambitions personnelles, des dévouements serviles, et ce n'est pas 
sans raison qu'on a pu écrire à propos des candidatures officielles : 

(( L'Empereur dit : Je n'ai à vous dire que ce que vous dit la 
nation. 

« Le ministre de Tintérieur dit : Je n'ai à vous dire que ce que 
dit l'Empereur. 

(( Le préfet dit : Je n'ai à vous dire que ce que dit le ministre. 

(( Le candidat dit : Je n'ai à vous dire que ce que dit le préfet, u 

Et ce n'est pas non plus sans raison qu'on a pu écrire à propos 
des candidats qui n'étaient point ceux du gouvernement : 

« L'opposition avait la main belle dans les grandes villes ; elle 
exploitait l'ignorance et les passions tumultueuses de la multitude 
ouvrière, bien entendu au profit seul des meneurs bourgeois, let* 
très et bacheliers, et, si adroitement fit-elle que depuis que la sou- 
veraineté du peuple est l'objet de tant et de si profonds tîommages, 
pas un membre de cette souveraineté, pas un homme du peuple n'a 
pu venir se clouer et s'adapter sur le siège le plus modeste du par- 
lement où se débattent et se règlent ses droits politiques et ses plus 
chers intérêts. » Nul ne peut prévoir ce que le suffrage universel pro- 
duira dans l'avenir, mais quand on voit combien il est facile aux 
gouvernements comme aux gouvernés, à l'administration comme à 
l'opposition la plus radicale, de s'emparer de re^prit des masses et 
de les faire tourner à leur gré, on peut s'attendre à toutes les sur- 
prises. {Note de Véditeur,) 



DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 149 

chaDgemeDts politiques chez les peuples avancés dans la 
civilisation, mais ne tiennent en rien aux principes ou à 
la nature de ce qu'on veut établir. 

La seconde cause de nos défiances actuelles contre 
l'élection directe, c'est qu'aucune de nos constitutions 
n'avait assigné de bornes au pouvoir législatif. La 
souveraineté du peuple, absolue, illimitée, avait été 
transmise parla nation, ou du moins eu son nom, comme 
c'est Tordinaire, par ceux qui la dominaient, à des as- 
semblées représentatives; il dut en résulter l'arbitraire 
le plus inouï. La constitution*, qui, la première, mit un 
terme à ce despotisme, ne restreignait pas encore suffi- 
samment le pouvoir législatif. Elle ne consacrait ni l'in- 
dispensable veto du pouvoir royal, ni la possibilité non 
moins indispensable de la dissolution des assemblées re- 
présentatives ; elle ne garantissait pas même, comme 
certaines constitutions américaines*, les droits les plus 
sacrés des individus, contre les empiétements des légis- 
lateurs. Doit-on s'étonner que le pouvoir législatif ait 
continué de faire du mal? L'on s'en est pris à l'élection 
directe; c'était une méprise profonde. Il n'en fallait 
point accuser le mode de nomination des législateurs, 
mais la nature de leur autorité. La faute n'en était pas 
aux choix faits par les représentés, mais aux pouvoirs 
sans frein des représentants. Le mal n'aurait pas été 
moins grand, quand les mandataires de la nation se 
seraient nommés eux-mêmes, ou quand ils auraient été 
nommés par une corporation constituée quelconque. Ce 
mal tenait à ce que leur volonté, décorée du nom de loi, 
n'était contrebalancée, réprimée, arrêtée par rien. Quand 

t. La constitution dite de l'an III. 

2. Les membres de la législature de New- Jersey font serment de 
ne pas voter contre les élections périodiques, le jugement par jurés, 
la liberté de conscience, et celle de la presse. 

43. 



150 BENJAMIN CONSTANT. 

Tautorité législative s'étend à tout^ elle ne peut faire 
que du mal, de quelque manière qu'elle soit nommée. 

Les faits ne prouvent donc rien contre l'élection di- 
recte. Comparons-lui maintenant les modes d'élection 
qu'on a prétendu lui substituer; et nous reviendrons 
aux raisonnements allégués contre elle pour justifier 
ces modes. 

La constitution consulaire en a établi deux successi- 
vement. 

Je ne parlerai qu'en passant du premier, je veux dire 
de institution des listes d'éligibles. Cette institution, 
repoussée par l'opinion dès son origine, n'a pas résisté 
longtemps à cette puissance, qui cède quelquefois mo- 
mentanément aux baïonnettes, mais qui finit toujours 
par avoir les baïonnettes de son côté. L'on ne voit plus 
aujourd'hui une nation de trente millions d'hommes, 
livrée à cinq mille privilégiés de création soudaine, au- 
torisés seuls à remplir toutes les fonctions émineutes de 
leur pays. Il faut en convenir, c'était une idée bizarre 
que d'ordonner au peuple, incapable, assurait-on, de 
faire des choix éclairés, même en consacrant à ces choix 
son attention la plus réfléchie; c'était, dis-je, une idée 
bizarre que d'ordonner à un peuple de tracer d'une 
main rapide une foule de noms, dont il ignorait le plus 
grand nombre, et de vouloir que, par cette nomencla- 
ture mécanique, sans rien accorder à ceux qu'il dési- 
gnait, il déshéritât ceux qu'il oubliait ou qu'il ne con- 
naissait pas ' . 



1. D'après la constitution à laquelle l^auteur fait ici allusion, 
tout Français âgé de 21 ans concourait à la formation d'une liste 
communale de citoyens parmi lesquels le premier consul choisissait 
les fonctionnaires de l'arrondissement. Il désignait ensuite un élec- 
teur sur dix pour dresser une liste départementale sur laquelle 
étaient choisis les fonctionnaireB du département; ces fonction* 



DBS ÉLECTIONS ET DU SttFFRAGE POPULAIRE. 151 

Enfin, elle fut détruite, cette oligarchie, plus resserrée 
en nombre, plus dénuée d*éclat, que les aristocraties 
les plus abusives ; cette oligarchie, dont les membres 
n'avaient pour eux ni les grands souvenirs des nobles 
de la France ou de l'Espagne, ni les fonctions positives 
des pairs d'Angleterre, ni la considération des patriciens 
de Venise ou de la Suisse. 

Le principe de la notabilité, qui, comme on le verra, 
n'a pas été abandonné jusqu'ici, reposait sur une erreur 
spécieuse. Il importe à la liberté, disait-on, que les hom- 
mes impopulaires n'arrivent pas aux places, et il im- 
porte à l'ordre que les factieux ne s'en emparent pas; on 
avait, en conséquence, exposé les amis du gouvernement 
à se voir exclus par le peuple, et les amis du peuple à 
se voir écartés par le gouvernement. Mais ce n'est point 
un mal que le gouvernement donne sa confiance à des 
hommes impopulaires, quand ils sont intègres et scru- 
puleux, pourvu que la liberté soit d'ailleurs entourée de 
sauvegardes ; et ce n'est pas un mal non plus que le 
peuple puisse remettre ses intérêts aux caractères indé- 
pendants, lorsque la constitution est du reste solidement 
organisée. Ce ne sont pas les talents qu'il faut exclure, 
même quand on les croit dangereux; ce sont les intérêts 
qu'il faut concilier, et les garanties qu'il faut rendre 
inviolables. Par la notabilité, sans doute, les Scipions, 
à Rome, n'auraient pas été du nombre des éligibles, ni 
les Gracques, de celui des élus; mais qu'on ne pense 
pas que la paix y eût gagné; les dissensions civiles n'a- 
vaient, pour première cause, ni la fierté des Scipions, 
ni la turbulence des Gracques, mais les intérêts opposés 
de deux classes ennemies, en l'absence de tout pouvoir 

naîn;A dési^^naient à leur tour un dixième d'entre eux, et ceux 
qui faisaient partie de ce dixième formaient une liste nationale, où 
le Sénat choisisBait les député». (Note de V éditeur.) 



15? BENJAMIN CONSTANT. 

intermédiaire qui pût les calmer. Avec moins de talents 
ou d'éloquence, les champions des deux castes n'en au- 
raient pas eu moins d'acharnement. 

Les partisans de la notabilité croyaient jeter une 
grande défaveur sur leurs adversaires, en les accusant 
de ne s'élever contre cette féodalité nouvelle que parce 
qu'ils craignaient de n'en pas être membres. Mais, quand 
nous admettrions pour un instant qu'un intérêt ignoble 
préside toujours aux réclamations des hommes, en fau- 
drait-il moins respecter les réclamations fondées? Les 
plébéiens, peut-être, ne luttaient contre les patriciens, 
qui traitaient leurs débiteurs comme des esclaves, que 
parce qu'ils n'étaient pas patriciens eux-mêmes. Les 
Ilotes se plaignaient probablement des Spartiates, parce 
qu'ils ne faisaient point partie de cette caste favorisée. 
Mais leurs plaintes en étaient-elles moins justes? Et qui 
donc osera prétendre que les opprimés ne réclament que 
faute d'être au nombre des oppresseurs 1 C'est calomnier 
la nature humaine, dont une partie nombreuse, et la 
plus excellente, s'indigne des abus, lors même qu'ils 
tournent à son avantage, et ne veut ni souffrir l'injustice, 
ni la partager. 

Le mode substitué aux listes d'éligibles, et qui a sub- 
sisté jusqu'à présent, n'a en rien changé la base de l'élec- 
tion '. C'est toujours un sénat qui nomme et une nation 
qui ne nomme pas. 

Les collèges électoraux présentent des listes; mais 
comment sont-ils organisés, ces collèges, et quelle li- 
berté leur est laissée? 

Ils sont présidés par un homme dont la nomination 

t. Au moment où j'écrivais (en 1814), la Chambre des députés, 
ou, pour mieux dire, l'Assemblée qui devint la Chambre des dé- 
putés après la promulgation de la Charte, était composée d'hommes 
élus, sous Bonaparte, par le Sénat. 



DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 153 

ne leur appartient pas^, et qui a la police de leurs as- 
semblées ; ils sont dirigés dans tous leurs actes par des 
règlements émanés d'une volonté étrangère; ils sont 
choisis pour la vie, et néanmoins exposés à être dissous; 
ils sont obligés de recevoir un dixième environ d'intrus, 
envoyés comme une garnison dans une place qu'on veut 
contenir. Ces collèges offrent-ils la moindre trace d'une 
origine nationale? Permettent-ils la moindre espérance 
de liberté dans leur action? Quand on contemplait ces 
deux cents hommes rassemblés dans une salle, et sur- 
veillés par vingt délégués du maître, on croyait voir des 
prisonniers gardés par des gendarmes, plutôt que des 
électeurs procédant à la fonction la plus imposante et la 
plus auguste. 

Venons à la seconde partie de Télection, ou plutôt à 
Télection même qui se fait par le sénat. 

Pour en juger impartialement, je citerai les propres 
paroles du défenseur le plus estimable de cette insti- 
tution ^ 

« Le peuple, dit-il, est absolument incapable d'ap- 
« proprier aux diverses parties de rétablissement pu- 
« blic les hommes dont le caractère et les talents con- 
« viennent le mieux ; il ne doit faire directement aucun 
« choix : les corps électoraux doivent être institués, non 
« point à la base, mais au sommet de rétablissement; 
« les choix doivent partir, non d'en bas, où ils se font 
a toujours nécessairement mal, mais d'en haut, où ils 
« se feront nécessairement bien; car les électeurs^ au- 

1 • Je suis Tâché de dire que cet inconvénient a encore lieu dans 
notre loi sur les élections. 

[Cet abus ne fut détruit qu'après 1 830.] (Note de M. Laboulaye,) 

2. Considérations sur la Conslitution de l'an VIII, par M. le sé- 
nateur Cabanis. 

3. C'est-à-dire le Sénat, nommé par Tempereur. 

{Noie de M, Laboulaye,) 



154 BENJAMIN CONSTANT. 

« ront toujours le plus grand intérêt au maintien de 
i( l'ordre et à celui de la liberté publique, à la stabilité 
« des institutions et au progrès des idées, à la fixité des 
« bons principes et à l'amélioration graduelle des lois 
« de Tadministration. Quand les nominations des fonc- 
« tionnaires, pour désignation spéciale de fonctions, se 
« font par le peuple, les choix sont en général essentiel- 
« lement mauvais^. S'il s'agit de magistratures émi- 
« nentes, les corps électoraux inférieurs choisissent 
« eux-mêmes assez mal. Ce n'est plus alors que par une 
ft espèce de hasard que quelques hommes de mérite s'y 
(( trouvent de temps en temps appelés. Les nominations 
« au corps législatif, par exemple, ne peuvent être con- 
« venablement faites que par des hommes qui connais- 
« sent bien Tobjet ou le but général de toute législation, 
« qui soient très au fait de l'état présent des affaires et 
(ï des esprits, qui puissent, en parcourant de l'œil toutes 
« les divisions de territoire, y désigner d'une main sûre 
« Télite des talents, des vertus et des lumières. Quand 
c( un peuple nomme ses mandataires principaux sans 
a intermédiaire, et qu'il est nombreux et disséminé sur 
« un vaste territoire, cette opération l'oblige inévita- 
« blement à se diviser en sections : ces sections sont pla- 
ie cées à des distances qui ne leur permettent ni com- 
« munication, ni accord réciproque. Il en résulte des 
« choix sectionnaires. 11 faut chercher l'unité des élec- 
« tiens dans l'unité du pouvoir électoral. » 

1. Je ne puis m'empècher de rapprocher de cette assertion le 
sentiment de Machiavel et de Montesquieu, bien que je l'aie déjà 
indiqué précédemment. Les hommes, dit le premier, quoique sujets 
à se tromper sur le général, ne se trompent pas sur le parliculier. 
Le peuple est admirable, dit le second, pour choisir ceux à qui il 
doit conller une partie de son autorité ; et tout le reste du para- 
graphe démontre que Montesquieu a en vue une désignation spé- 
ciale, une fonction déterminée. 



DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 155 

Ces raisonnements reposent sur une idée très-exagé- 
rée de rintérôt général, du but général, de la législation 
générale, de toutes les choses auxquelles cette épithète 
s'applique. Qu'est-ce que l'intérêt général, sinon la tran- 
saction qui s'opère entre les intérêts particuliers? Qu'est- 
ce que la représentation générale, sinon la représenta- 
tion de tous les intérêts partiels qui doivent transiger 
sur les objets qui leur sont communs ? L'intérêt général 
est distinct sans doute des intérêts particuliers, mais il 
ne leur est point contraire. On parle toujours comme si 
Pun gagnait à ce que les autres perdent ; il n'est que le 
résultat de ces intérêti combinés ; il ne diffère d'eux que 
comme un corps diffère de ses parties. Les intérêts indi- 
viduels sont ce qui intéresse le plus les individus; les 
intérêts sectionnaires ce qui intéresse le plus les sec- 
tions : or, ce sont les individus, ce sont les sections qui 
composent le corps politique; ce sont par conséquent 
les intérêts de ces individus et de ces sections qui doi- 
vent être protégés: si on les protège tous, Ton retran- 
chera, par cela môme, de chacun ce qu'il contiendra de 
nuisible aux autres; et de là seulement peut résulter le 
véritable intérêt public. Cet intérêt public n'est autre 
chose que les intérêts individuels, mis réciproquement 
hors d'état de se nuire ^. Cent députés, nommés par cent 
sections d'un État, apportent dans le sein de l'assemblée 
les intérêts particuliers, les préventions locales de leurs 
commettants; cette base leur est utile : forcés de délibé- 
rer ensemble, ils s'aperçoivent bientôt des sacrifices res- 
pectifs qui sont indispensables; ils s'efforcent de diminuer 



1 . Cette Idév, Ai juste est une deceUes que l'on comprend le moins 
en Franco. On t'ait un intérôt général qui n*estque lu mutilation ou 
la destruction do tous les intérôls particuliers, et c'est i\ cette ab- 
straction qu'on saeriûe toutes les forces vives du pays. 

{Note de M. Labotdaye.) 



156 BENJAMIN CONSTANT. 

retendue de ces sacrifices, et c'est l'un des grands avan- 
tages de leur mode de nomination. La nécessité finit tou- 
jours par les réunir dans uue transaction commune ; et 
plus les choix ont été sectionnaires, plus la représenta- 
tion atteint son but général. Si vous renversez la grada- 
tion naturelle, si vous placez le corps électoral au som- 
met de Tédifice, ceux qu'il nomme se trouvent appelés 
à prononcer sur un intérêt public dont ils ne connais- 
sent pas les éléments ; vous les chargez de transiger pour 
des parties dont ils ignorent ou dont ils dédaignent les 
besoins. Il est bon que le représentant d'une section soit 
Porgane de cette section; qu'il n'abandonne aucun de 
ses droits réels ou imaginaires qu'après les avoir défen- 
dus; qu'il soit partial pour la section dont il est le man- 
dataire, parce que, si chacun est partial pour ses com- 
mettants, la partialité de chacun, réunie et conciliée, 
aura les avantages de l'impartialité de tous. 

Les assemblées, quelque sectionnaire que puisse être 
leur composition, n'ont que trop de penchant à contrac- 
ter un esprit de corps qui les isole de la nation. Placés 
dans la capitale, loin de la portion du peuple qui les a 
nommés, les représentants perdent de vue les usages, 
les besoins, la manière d'être du département qu'ils re- 
présentent; ils deviennent dédaigneux et prodigues de 
ces choses : que sera-ce si ces organes des besoins pu- 
blics sont affranchis de toute responsabilité locale^, mis 
pour jamais au-dessus des suffrages de leurs concitoyens, 
et choisis par un corps placé, comme on le veut, au som- 
met de l'édifice constitutionnel ? 

PlusunEtatest grand, et l'autorité centrale forte, plus 
un corps électoral unique est inadmissible, et l'élection 

1. L'on sent bien qu'ici, par le mot de responsabilité, je n'en- 
tends point une responsabilité légale, mais une responsabilité d'o- 
pinion. 



DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 157 

directe indispensable. Une peuplade de cent mille hom- 
mes pourrait investir un sénat du droit de nommer ses 
députés ; des républiques fédératives le pourraient en- 
core : leur administration intérieure ne courrait au moins 
pas de risques. Mais dans tout gouvernement qui tend à 
Tunilé, priver les fractions de l'Etat d'interprètes nom- 
més par elle, c'est créer des corporations délibérant 
dans le vague, et concluant de leur indifférence pour 
les intérêts particuliers à leur dévouement pour Tinté- 
rôt général. 

Ce n'est pas le seul inconvénient de la nomination. des 
mandataires du peuple par un sénat. 

Ce mode détruit d'abord un des plus grands avantages 
du gouvernement représentatif, qui est d'établir des re- 
lations fréquentes entre les diverses classes de la société. 
Cet avantage ne p/ at résulter que de l'élection directe *. 
C'est cette élect on qui nécessite, de la part des classes 
puissantes, des ménagements soutenus envers les classes 
inférieures. Elle force la richesse à dissimuler son arro- 
gance, le pouvoir à modérer son action, en plaçant dans 
le sutTrage de la partie la moins opulente des proprié- 
taires une récompense pour la justice et pour la bonté, 
un châtiment contre roppression.il ne faut pas renoncer 
légèrement à ce moyen journalier de bonheur et d'har- 
monie, ni dédaigner ce motif de bienfaisance qui peut 
d'abord n'être qu'un calcul, mais qui bientôt devient une 
vertu d'habitude ^. 



1. Je dois observer que cette considération milite également 
avec force contre l'idée de confier l'élection aux plus imposés de 
chaque département. 

2. On objectera, peut-être, qu'en accordant, comme Je le fais 
plus loin, les droits politiques aux propriétaires seuls, je diminue 
cet avantage dû système représentatif. Mais, 1 » j'accorde ces droits 
politiques aux possesseurs de propriétés tellement modiques, qu'iU 
seront loiijours, malgré leurs propriétés, dans une dépendance sinon 

U 



168 BENJAMIN CONSTANT. 

L'on se plaint de ce que les richesses se concentrent 
dans la capitale, et de ce que les campagnes sont épui- 
sées par le tribut continuel qu'elles y portent et qui ne 
leur revient jamais. L'élection directe repousse les pro- 
priétaires vers les propriétés, dont sans elle ils s'éloi- 
gnent. Lorsqu'ils n'ont que faire des suffrages du peuple, 
leur calcul se borne à retirer de leurs terres le produit 
le plus élevé. L'élection directe leur suggère un calcul 
plus noble, et bien plus utile à ceux qui vivent sous leur 
dépendance. Sans l'élection populaire, ils n'ont besoin 
que de crédit, et ce besoin les rassemble autour de l'au- 
torité centrale. L'élection populaire leur donne le besoin 
de la popularité, et les reporte vers sa source, en fixant 
les racines de leur existence politique dans leurs pos- 
sessions*. 

L'on a vanté quelquefois les bienfaits de la féodalité, 
qui retenait le seigneur au milieu de ses vassaux, et ré- 
partissait également l'opulence entre toutes les partiçs 
du territoire. L'élection populaire a le môme effet dési- 
rable, sans entraîner les mêmes abus. 

On parle sans cesse d'encourager, d'honorer l'agricul- 

absolue, du moins relative, des classes opulentes. 2^ H n*y a pas 
entre les petits propriétaires et les non-propriétaires une ligne de 
démarcation telle, que le riche puisse se concilier les premiers en 
opprimant les seconds. Les non>propriétaires, les artisans dans les 
bourgs et les villages, les journaliers dans les hameaux, sont tous 
parents des propriétaires. Ils feraient cause commune contre l'op- 
presseur. 11 est donc nécessaire de les ménager tous, pour obtenir 
ies suiTrages de ceux qui auront le droit de voter : et de la sorte, 
la propriété se trouvera respectée, et les égards dus à Tindigence 
acquerront une garantie. 

1. Ce raisonnement n'aurait pas moins de force, si, dans une 
monarchie constitutionnelle, on conûait au roi le choix définitif 
entre les candidats présentés; et il y aurait un autre danger dans 
ce mode qui avait éi<S proposé au comité de constitution en 1 8 1 4. Si 
le candidat choisi par le roi désapprouvait quelque mesure du gou- 
vernement, il se trouverait placé entre un devoir moral et un devoir 
politique, entre la reconnaissance et l'intérêt public. 



DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 169 

ture et le travail. L'on essaye des primes que distribue 
le caprice, des décorations que Popinion conteste. Il 
serait plus simple de donner de l'importance aux -classes 
agricoles; mais cette importance ne se crée point par des 
décrets. La base en doit être placée dans Tintérét de tou- 
tes les espérances à la reconnaître, de toutes les ambi- 
tions à la ménager. 

En second lieu, la nomination par le sénat aux fonc- 
tions représentatives tend à corrompre ou du moins à 
affaiblir le caractère des aspirants à ces fonctions émi- 
nentes. 

Quelque défaveur que l'on jette sur la brigue, sur les 
efforts dont on a besoin pour captiver une multitude, 
ces cboses ont des effets moins fâcheux que les tentatives 
détournées qui sont nécessaires pour se concilier un 
petit nombre d'hommes en pouvoir. 

« La brigue, dit Montesquieu, est dangereuse dans un 
« sénat, elle est dangereuse dans un corps de nobles; 
(( elle ne Test pas dans le peuple, dont la nature est 
« d'agir par passion*. » 

Ce que l'on fait pour entraîner une réunion nom- 
breuse doit paraître au grand jour, et la pudeur modère 
les actions publiques ; mais, lorsqu'on s'incline devant 
quelques hommes que l'on implore isolément, on se pros- 
terne à l'ombre, et les individus puissants ne sont que 
trop portés à jouir de l'humilité des prières et supplica- 
tions obséquieuses. 

11 y a des époques où l'on redoute toutce qui ressemble 
à de l'énergie : c'est quand, les constitutions étant mal 
assises, la tyrannie veut s'établir, et que la servitude 
croit encore en profiter. Alors on vante la douceur, la 
souplesse, les talents occultes, les qualités privées ; mais 

1. Esprit des Lois, II, 2, 3. 



160 BENJAMIN CONSTANT. 

ce sont des époques d'affaiblissement moral. Que les ta- 
lents occultes se fassent connaître ; que les qualités 
privées trouvent leur récompense dans le bonheur do- 
mestique; que la souplesse et la douceur obtiennent les 
faveurs des grands : aux hommes qui commandent l'at- 
tention, qui attirent le respect, qui ont acquis des droits 
à Testime, à la confiance, à la reconnaissance du peu- 
ple, appartiennent les choix de ce peuple; et ces hommes 
plus énergiques seront aussi plus modérés. 

On se figure toujours la médiocrité comme paisible ; 
elle n'est paisible que lorsqu'elle est impuissante. Quand 
le hasard réunit beaucoup dMiommes médiocres et les 
investit de quelque force, leur médiocrité est plus agitée, 
plus envieuse, plus convulsive dans sa marche que le 
talent, même lorsque les passions Tégarent. Les lumiè- 
res calment les passions, elles adoucissent l'égoïsme en 
rassurant la vanité. 

Revenons-en donc à Téleclion directe. 

Témoin des désordres apparents qui agitent en Angle- 
terre les élections contestées, j'ai vu combien le tableau 
de ces désordres est exagéré. J'ai vu sans doute des élec- 
tions accompagnées de rixes, de clameurs, de disputes 
violentes ; mais le choix n'en portait pas moins sur des 
hommes distingués ou par leurs talents* ou par leur for- 
tune : et, l'élection finie, tout rentrait dans la règle ac- 
coutumée. Les électeurs de la classe inférieure, naguère 
obstinés et turbulents, redevenaient laborieux, dociles, 
respectueux même. Satisfaits d'avoir exercé leurs droits, 
ils se pliaient d'autant plus facilement aux supériorités 
et aux conventions sociales, qu'ils avaient, en agissant 
de la sorte, la conscience de n'obéir qu'au calcul raison- 
nable de leur intérêt éclairé. Le lendemain d'une élec- 
tion, il ne restait plus la moindre trace de l'agitation de 
la veille. Le peuple avait repris ses travaux, mais l'esprit 



DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 161 

public avait reçu rébranlement salutaire nécessaire 
pour le ranimer. 

Que si Ton redoute le caractère français, plus impê' 
tueux, plus impatient du joug de la loi, je dirai que nous 
ne sommes tels que parce que nous n'avons pas contracté 
rhabitude de nous répnmer nous-mêmes. Il en est des 
élections comme de tout ce qui tient au bon ordre. Par 
des précautions inutiles, on cause le désordre, ou bien 
on l'accroît. En France, nos spectacles, nos fêtes sont 
hérissés de gardes et de baïonnettes ; on croirait que 
trois citoyens ne peuvent se rencontrer sans avoir be- 
soin de deux soldats pour les séparer. En Angleterre, 
vingt mille hommes se rassemblent, pas un soldat ne 
parait au milieu d'eux ; la sûreté de chacun est confiée 
à la raison et à Tintérôt de chacun ; et cette multitude, 
se sentant dépositaire de la tranquillité publique et par- 
ticulière, veille avec scrupule sur ce dépôt. 

L'élection populaire peut seule investir la représenta- 
tion nationale d'une force véritable, et lui donner dans 
l'opinion des racines profondes. Le représentant nommé 
par tout autre mode ne trouve nulle part une voix qui 
reconnaisse la sienne ; aucune fraction du peuple ne lui 
tient compte de son courage, parce que toutes sont dé- 
couragées par la longue filière, dans les détours de la- 
quelle leur suffrage s'est dénaturé ou a disparu. La 
tyrannie invoque tour à tour les votes d'une prétendue 
représentation contre ce peuple, et le nom de ce peuple 
contre cette prétendue représentation. Ce vain simula- 
cre ne sert jamais de barrière, mais sert d'apologie à 
tous les excès ^. 

1. Je dois observer qu'on a objecté que l'élection populaire 
n'existait pas pleinement en Angleterre, parce qu'il y a des bourgs 
où les électeurs sont très-peu nombreux ; dans quelques-uns mûme 
il n'y a qu'un seul électeur : mais à côté de ces bourgs il y a des 

44. 



162 BENJAMIN CONSTANT. 

comtés et des yilles où le nombre des électeurs est immense : c'est 
de là que proviennent la yie et le mouvement qu'imprime à Fesprit 
public l'élection directe. Dira-t-on que les bourgs où les électeurs 
sont peu nombreux servent de contre-poids nécessaire? mais ce 
contre-poids se trouverait dans les conditions de propriété que j'ai 
proposées, et qui sont plus fortes qu'en Angleterre pour les élec- 
teurs.. Le reste se fera.de lui-môme. Qu'une constitution sage s'é- 
tablisse : vous aurez bientôt de grands propriétaires que l'élection 
par le peuple fixera chez eux. Beaucoup d'élections di^pendront de 
ces grands propriétaires, sinon par le droit, du moins par le fait. 
C'est la tendance naturelle : mais il faut attendre ; il faut consacrer 
de bons principes, et laisser les institutions se modifier. Ce qui se 
fait par le temps n'est pas un abus ; mais créer des abus pour imiter 
le temps n'est ni raisonnable ni possible. 

[A propos de la note ci-dessus, M. Laboulaye fait remarquer que 
les abus signalés par Benjamin Constant ont été corrigés en An- 
gleterre par l'acte de Béforme de 1832.] 



III 



LES DÉPUTIÉS NE DOIVENT PAS ÊTRE SALARIÉS. 



Lorsqu'un salaire est attaché aux fonctions représen- 
tatives, ce salaire devient bientôt Tobjet principal. Les 
candidats n'aperçoivent dans ces fonctions augustes que 
des occasions d'augmenter ou d'arranger leur fortune, 
des facilités de déplacement, des avantages d'économie. 
Les électeurs eux-mêmes se laissent entraîner à une sorte 
de pitié de coterie, qui les engage à favoriser l'époux 
qui veut se mettre en ménage, le père malaisé qui veut 
élever ses iîls ou marier ses filles dans la capitale. Les 
créaniflers nomment leurs débiteurs; les riches, ceux de 
leurs parents qu'ils aiment mieux secourir aux dépens 
de l'Etat qu'à leurs propres frais. La nomination faite, 
il faut conserver ce qu'on a obtenu, et les moyens res- 
semblent au but. La spéculation s'achève par la flexibi- 
lité ou par le silence. 

Payer les représentants du peuple, ce n'est pas leur 
donner un intérêt à exercer leurs fonctions avec scru- 
pule, c'est seulement les intéresser à se conserver dans 
l'exercice de ces fonctions. 

D'autres considérations me frappent. 



164 BENJAMIN CONSTANT. 

Je n'aime pas les fortes conditions de propriété 
Texercice des fonctions politiques. L'indépendant 
toute relative : aussitôt qu'un homme a le nécessai 
ne lui faut que de l'élévation dans l'âme pour se p 
du superflu. Cependant il est désirable que les fonc 
représentatives soient occupées, en général, pa 
hommes, sinon de la classe opulente, du moins 
l'aisance. Leur point de départ est plus avantageux 
esprit plus libre, leur intelligence mieux préparé 
lumières. La pauvreté a ses préjugés comme V 
rance. Or, si vos représentants ne reçoivent aucu 
laire, vous placez la puissance dans la proprié 
vous laissez une chance équitable aux exceptions 
times. 

Combinez tellement vos institutions et vos lo 
Aristote, que les emplois ne puissent être l'objet 
calcul intéressé; sans cela, la multitude, qui d'ai 
est peu affectée de l'exclusion des places émim 
parce qu'elle aime à vaquer à ses affaires, envie 
honneurs et le profit. Toutes les précautions sont 
cord, si les magistratures ne tentent pas l'avidité 
pauvres préféreront des occupations lucratives 
fonctions difficiles et gratuites. Les riches occu| 
les magistratures, parce qu'ils n'auront pas besoic 
demnités^ 

Ces principes ne sont pas applicables à toi 
emplois dans les États modernes; il en est qui e: 
une fortune au-dessus de toute fortune partieu! 
mais rien n'empêche qu'on ne les applique aux fon 
représentatives '. 

1, Aristote, Politique, llv, V, chap. vu, 

2. Les Carthaginois avaient déjà Tait cette distinction, To 
magistratures nommées par le peuple étaient exercées sans 
nité; les autres étaient salariées. 



LES DÉPUTÉS NE DOIVENT PAS ÊTRE SALARIÉS. 165 

Dans une constitution où les non-propriétaires ne 
posséderaient pas les droits politiques, l'absence de tout 
salaire pour les représentants de la nation me semble 
naturelle. N'est-ce pas une contradiction outrageante et 
ridicule, que de repousser le pauvre de la représenta- 
tion nationale, comme si le riche seul devait le repré- 
senter, et de lui faire payer ses représentants comme si 
ces représentants étaient pauvres? 

Enfin l'Angleterre a adopté ce système. Je sais qu'on 
a beaucoup déclamé contre la corruption de la chambre 
des communes. Comparez les effets de cette corruption 
prétendue avec la conduite de nos assemblées; le parle- 
ment anglais a bien plus souvent résisté à la couronne 
que nos assemblées à leurs tyrans. 

La corruption qui naît de vues ambitieuses est bien 
moins funeste que celle qui résulte de calculs ignobles. 
L'ambition est compatible avec mille qualités géné- 
reuses : la probité, le courage, le désintéressement, 
' l'indépendance; l'avarice ne saurait exister avec aucune 
de ces qualités. L'on ne peut écarter des emplois les 
hommes ambitieux; écartons-en du moins les hommes 
avides : par là nous diminuerons considérablement le 
nombre des concurrents, et ceux que nous éloignerons 
seront précisément les moins estimables. 

Mais une condition est nécessaire pour que les 
fonctions représentatives puissent être gratuites ; c'est 
qu'elles soient importantes. Personne ne voudrait exer- 
cer gratuitement des fonctions puériles par leur insigni- 
fiance, ou qui seraient honteuses, si elles cessaient 
d'être puériles; mais aussi, dans une pareille constitu- 
tion, mieux vaudrait qu'il n'y eût point de fonctions 
représentatives. 



IV 



QUELS SONT LES HOMMES QU'iL FAUT CHOISIR POUB 

REPRÉSENTER LE PAYS? 



Je recommande de choisir des hommes indépendants? 
Mais à quel signe les reconnaitra-t-on? 

Les indépendants sont ceux qui, depuis trente ans, 
ont voulu les mômes choses ; ceux qui ont répété à tous 
les gouvernements les mômes vérités, opposé à toutes 
les vexations, môme quand elles portaient sur autrui, 
les mômes résistances ; qui n'ont adopté aucun symbole, 
pour offrir les principes en holocauste à ce symbole; 
qui, lorsqu'on proclamait la souveraineté du peuple, 
disaient au peuple que sa souveraineté était limitée par 
la justice; qui, lorsqu'on passait de la tyrannie ora- 
geuse de cette souveraineté au despotisme symétrique 
d'un individu, disaient à cet individu qu'il n'existait 
que par les lois; que les lois qu'il prenait pour des 
obstacles étaient ses sauvegardes, qu'en les renversant 
il sapait son trône. Les indépendants sont ceux qui, 
sous la république, ne s'écriaient pas : « nous aimons 
mieux la république que la liberté; » et qui, sous la 
royauté, ne prétendent point qu'il faut l'asseoir sur les 
débris de tous les droits et le mépris de toutes les garan- 



LES HOMMES QU'IL FAUT POUR LE PAYS. 167 

tîes. Les indépendants sont ceux qui aiment la monar- 
chie constitutionnelle, parce qu'elle est constitution- 
nelle, et qui respectent la transmission de l'hérédité au 
trône, parce que celte transmission met le repos des 
peuples à l'abri de la lutte des factions, mais qui pen- 
sent que c'est pour le peuple que le trône existe, et 
qu'on nuit également aux rois en foulant aux pieds les 
droits des citoyens, et aux citoyens en essayant de ren- 
verser la puissance légale des rois. Les indépendants, 
enfin, sont cette génération innombrable, élevée au 
milieu de nos troubles, et qui, froissée dès sa jeunesse 
dans ses intérêts et dans ses affections les plus chères 
par Tarbitraire de tous les régimes, déteste Tarbitraire 
sous toutes lesiydénominations, et démêle la fausseté de 
tous les prétextes. Les indépendants sont tous ceux qui, 
n'ayant ni la prétention d'arrêter, de dépouiller, de 
bannir illégalement personne, ni celle d'être payés par 
ceux qui arrêtent, qui dépouillent, qui bannissent, ne 
veulent aucune loi qui les expose à être arrêtés, dé- 
pouillés, bannis illégalement. 

C'est parmi ces hommes qu'il faut choisir ceux à qui 
nous confierons nos destinées. Nous avons essayé assez 
longtemps d'écarter, de fausser, d'ajourner les prin- 
cipes. A l'époque de rétablissement de chaque constitu- 
tion nous avons été salués des mômes phrases. Les dan- 
gers de l'État, l'urgence des circonstances, ont toujours 
glacé de terreur nos législatures successives. Les con- 
stitutions suspendues ont été brisées et leurs éclats ont 
frappé nos têtes. Essayons une fois d*hommes moins 
timides, d'hommes qui croient que la liberté et que la 
justice ont aussi quelque force, et qui osent penser qu'on 
peut gouverner un peuple sans le priver de ses droits, 
et exécuter une constitution sans la suspendre. Certes, 
le résultat, quel qu'il soit, ne sera pas plus fâcheux que 



168 BENJAMIN CONSTANT. 

Texpérieûce contraire. Si la tentative nous réussit raal, 
elle ne nous réussira pas plus mal que les autres, et à 
une élection prochaine, désabusés des hommes de prin- 
cipes, nous reviendrons aux hommes de circonstance. 
Ils ne manqueront pas à Pappel. Ils sont toujours là au 
service de qui les emploie, dès qu'il est question de 
mettre de côté les lois et les formes. 

Mais une fois, au moins, prions-les de faire trêve à 
leur zèle, et laissons la liberté exister, quand ce ne 
serait que pour nous convaincre qu'elle est impossible. 
Sans elle, nous avons fait vingt naufrages? Que peut-il 
arriver de pis avec elle? Et si par hasard elle n'est pas 
impossible, la découverte en vaudra la peine ; car, et 
ceci mérite quelque attention, la jouissance de la liberté 
n'est pas importante uniquement pour ceux qui parais- 
sent en profiter de la manière la plus immédiate. 



V 



ENTRETIEN d'uN IÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 



Je suis électeur, je ne Tétais pas il y a deux ans. Bo- 
naparte m'avait enlevé ce droit en établissant ses col- 
lèges électoraux. Je ne concourais donc plus en rien 
aux choix de ceux qui prétendaient me représenter. Ces 
choix se faisaient en haut, sans que j'y eusse part. Mon 
industrie servait TÉtat; mais elle était favorisée ou 
gônôe par des lois sur lesquelles on ne me consultait 
pas. Je payais les impôts ; mais l'assiette, la nature, la 
répartition de ces impôts m'étaient étrangères. Nommés 
par des collèges électoraux qui m'étaient fermés, mes 
députés n'avaient nul lien avec moi. Ils ne me deman- 
daient point mon suffrage. Je n'en avais point à donner. 

Tout est changé. Je vais concourir au choix de mes 
députés. Les candidats sentent mon importance : ils 
me sollicitent : ils entrent en explication : ils recueil- 
lent mon vœu sur mes intérêts. Pour la première fois, 
depuis dix-sept ans, je suis quelque chose dans l'Etat. 

Maintenant voyons ce que j'ai à faire : 

Je n'ai guère le temps de lire. Je m'en tiens aux faits 
que j'ai vus et à mon expérience. 



170 BENJAMIN CONSTANT. 

Pavais vingt-deux ans quand la révolution a con 
mencé/J'aivu alors qu'elle était causée par la dilap 
dation du trésor public, d'où vint le déficit. Je ne ven 
plus de révolution : celle qui a eu lieu m'a trop fa 
souffrir. Puisque c'est la dilapidation du trésor publi 
qui Ta occasionnée, il faut, pour que nous n'en ayon 
jamais d'autres, que le trésor ne soit plus dilapidé. L 
Charte y a pourvu, en soumettant à la chambre des dé 
pûtes ce qu'on nomme le budget des ministres, c'est-à 
dire le montant des dépenses qui leur sont permises. S 
les ministres n'excèdent jamais leur budget, il n*y aun 
point de dilapidation, ni par conséquent de révolutioi 
à craindre, au moins pour cette cause. Les députés sonl 
chargés de surveiller les ministres. C'est à eux à empê- 
cher que ceux-ci n'excèdent leur budget. Ma première 
règle doit donc être de nommer des hommes qui exer- 
cent avec courage cette surveillance. Pour cela, il faul 
que ces hommes n'aient pas d'intérêts contraires. 

Je me souviens à ce sujet que mon père, qui étail 
plus riche que moi, parce que le maximum ne l'aTail 
pas ruiné, avait un caissier qui dirigeait ses affaires, h 
la fin de Tannée, il examinait ses comptes, ou quelque- 
fois, faute de temps, il les faisait examiner par no 
autre. Un jour son caissier lai proposa de charger de cet 
examen un homme que le caissier employait et payait 
comme secrétaire. « Me croyez-vous fou, lui dit mon 
père? Prendrai-je pour apurer vos comptes votre obligé, 
votre salarié, votre dépendant? Ce serait comme si j* 
vous prenais vous-même. » 

Depuis que je suis électeur, j'applique cette réponse 
de mon père à l'élection de nos députés. Les ministrei 
sont chargés de gérer les affaires de la nation : les dé- 
putés, d'examiner la gestion des ministres. Simoupèi*' 
négociant, eût été fou de faire apurer les comptes ai 



ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 171 

son caissier par un homme à lui, je serais fou, moi, 
citoyen, de faire examiner la gestion des ministres par 
des hommes à eux. Seconde règle : je ne nommerai pas 
les obligés ou les dépendants des ministres pour les 
surveiller. 

J'ai connu un homme qui donnait à son intendant le 
cinq pour cent de la dépense de sa maison. Il chargea 
cet intendant de réduire sa dépense. L'intendant le pro- 
mit et n*en fit rien, parce que chaque réduction aurait 
proportionnellement diminué son salaire. Je ne char- 
gerai point du vote, et par conséquent de la réduction 
des impôts, ceux qui sont d'autant mieux payés que les 
impôts sont plus forts. 

Je n'ai pas oublié que lorsque la révolution éclata, ce 
qu'on appelait les lettres de cachet et la Bastille avait 
monté les têtes : c'était une manière d'arrêter et 4e 
détenir les gens sans les juger. Cette manière d'agir a 
donc été encore une cause ou un prétexte de la révo- 
lution. On me dit qu'arrêter et détenir les gens sans les 
juger, c'est ce qu'on nomme la suspension de la liberté 
individuelle. Je ne nommerai point de partisans de cette 
suspension, parce que je ne veux pas que les têtes se 
montent. 

Depuis 1792 jusqu'en 1814 inclusivement, j'ai vu 
bien des gouvernements s'établir sur ma tête. On m'a 
dit chaque fois qu'il fallait leur accorder tout ce qu'ils 
demandaient, pour arriver à un temps tranquille, où 
on leur reprendrait ce qu'on leur aurait accordé ! On m'a 
répété cela surtout sous Bonaparte, et j'en ai été dupe. 
Je prenais pour des révolutionnaires tous ceux qui 
parlaient contre les mesures de l'autorité; et quand 
MM. tels et tels, dans l'assemblée qui eut un instant 
la faculté de parler ^ nous prédisaient de grands mal- 

1. Le tribunal. 






172 BENJAMIN CONSTANT. 

heurs, si nous nous livrions pieds et poings liés, je les 
appelaisdes Jacobins. Je regardais, au contraire, comme 
des esprits sages ceux qui criaient : Laissez faire, n'en- 
travez pas, laissez la chose se consolider; vous aurez la 
paix et la tranquillité intérieure. La chose s*est conso- 
lidée, et nous avons eu le système continental, et la 
guerre d'Autriche, et celle de Prusse, et celle d'Espagne, 
et celle de Russie, où j*ai perdu mon fils, et des insur- 
rections, et des conspirations, et des châteaux forts. 
J'en conclus que ceux que j'ai crus m'ont attrapé. Je ne 
crois point qu'on veuille m'attraper, cependant je ne 
nommerai pas ceux qui me tiendront de beaux discours 
pour me persuader qu'il faut violer la Charte. 

Je suis bon catholique. Je crois la religion nécessaire 
à la morale. J'aime que ma femme, mes enfants, ma 
servante, m'accompagnent à l'église. Mais j'ai à traiter, 
à cause de mon commerce, avec des gens de religion 
différente. Il m'importe que ces gens soient tranquilles 
et en sûreté : car ce n'est qu'alors qu'ils remplissent 
leurs engagements, qu'ils payent avec exactitude, et 
que les affaires qu'on fait avec eux sont actives et sans 
danger. Mon bisaïeul a été ruiné, parce que des hugue- 
nots qui étaient ses débiteurs se sont enfuis nuitam- 
ment de France, à cause des dragonnades : et il n'y a 
pas extrêmement longtemps qu'une lettre de change 
que j'avais tirée sur un négociant de Nîmes, l'ayant 
trouvé mort, m'a mis dans le plus grand embarras, 
en me revenant protestée. J'applaudis donc de tout mon 
coeur à l'article de la Charte qui a proclamé la liberté 
des cultes et garanti la sûreté de ceux qui les profes- 
sent. Je tiens fort à ce que rien ne remette en doute cette 
liberté; car si, par des vexations directes ou indirectes, 
on jetait le désordre dans les affaires des protestants 
qui me doivent, ce ne serait pas eux, mais moi, qu'on 



ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 173 

ruinerait. Je nommerai donc pour députés des hommes 
bien décidés à maintenir cet article de la Charte. 

On m'a beaucoup parlé depuis quelque temps d'une 
autre liberté, qu'on appelle celle de la presse et des 
journaux. Autrefois je ne m'y intéressais guère; mais il 
me revient à l'esprit que, sous Bonaparte, j'avais une 
affaire dans le Calvados. Un de mes correspondants 
m'avait indiqué, du mieux qu'il avait pu, qu'il y avait 
de l'agitation dans cette contrée. Pour être bien au fait, 
je consulte les journaux; et voilà que le Journal de 
l Empire m'apprend que tout y est parfaitement tran- 
quille. Je me mets en route à cheval, sur cette assu- 
rance. Je trouve près de Caen, en 481 i, le peuple en 
rumeur, la gendarmerie tirant des coups de fusil à des 
insurgés, les insurgés répondant par des coups de 
pierres dont quelques-unes m'atteignent. Me voyant 
venir du côté de Paris, on me prend pour un agent de 
la police. Je m'enfuis; mais les gendarmes qui m'aper- 
çoivent me prennent pour un des chefs des rebelles. Je 
passe vingt jours en prison : l'on me traduit devant une 
cour qui s'appelait alors spéciale : je suis néanmoins 
acquitté. Je reviens à Paris, et je lis dans mon journal 
que depuis un mois l'union la plus touchante règne 
dans le Calvados. Je conclus de ce fait que si les jour- 
naux avaient dit la vérité, je n'aurais pas entrepris ce 
malencontreux voyage. Tout bien pesé, je nommerai 
pour députés ceux qui veulent la liberté des journaux. 

Je n'ai point acheté de biens nationaux; j'ai toujours 
réservé tous mes capitaux pour mon commerce. Mais, 
en 4813, un de mes oncles m'a laissé en mourant une 
créance de 20,000 francs sur l'acquéreur d'une abbaye : 
cette créance devait être remboursée fin de 4815; j'en 
ai demandé le remboursement; mon débiteur avait 
bonne volonté, mais il manquait de fonds; il a voulu 

15. 



174 BENJAMIN CONSTANT. 

vendre son domaine, personne n'a voulu Tacheter. Il a J 
voulu emprunter sur ce domaine^ personne n'a voulu 
lui prêter un sou. J'avais compté sur ce rembourse- 
ment : j'ai été sur le point de faire faillite. Si les dé- 
putés que nous avions alors n'avaient pas ébranlé, sans 
le vouloir, la confiance que la Charte doit inspirer pour 
les acquisitions nationales, rien de tout cela ne me serait 
arrivé : mon débiteur aurait trouvé à vendre sa terre, 
j'aurais été payé à l'échéance, et je n'aurais pas été 
obligé de céder à vil prix mes marchandises, et de four- 
nir des effets à gros intérêts pour faire honneur à ma 
signature. Je ne nommerai députés que des hommes qui 
défendent l'inviolabilité des biens nationaux, parce que 
je ne veux pas que les acquéreurs de ces biens qui me 
doivent, ou qui pourront me devoir, soient hors d'état 
de me payer; et comme la valeur d'une propriété dé- 
pend de l'opinion aussi bien que de la loi, j'exigerai de 
mes députés qu'ils veillent à ce que la sanction reli- 
gieuse donnée à ces biens ne leur soit pas retirée. 

Ainsi donc : 

1** Ordre dans les finances, afin que le désordre des 
finances ne produise pas une nouvelle révolution; et, 
pour maintenir cet ordre dans les finances, nomination 
de députés qui soient indépendants des ministres, et qui, 
ne recevant point de salaires, n'aient pas intérêt à l'aug- 
mentation des impôts, sur lesquels ces salaires sont assis. 

2** Liberté des personnes, afin d'éviter le méconten- 
tement que les citoyens éprouvent quand on les arrête 
et qu'on les retient sans les juger; et pour cela, nomi- 
nation de députés qui ne votent i)as contre la liberté des 
personnes. 

3° Mise en activité de tous les articles de la Charte, 
parce que l'expérience m'a appris que, lorsqu'une con- 
stitution n'est pas observée, c'est comme s'il n'y en 



' . ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MEME. 175 

avait pas du tout, et qu'en les ajournant on n'arrive 
jamais qu'à les ajourner encore. Et, afin de mettre la 
Charte en activité, nomination de députés qui veuillent 
faire aller la constitution par elle-même. 

4« Liberté des cultes, afin que je no sois pas obligé, 
.avant de vendre à terme, de demander de quelle reli- 
f 0on est mon acheteur, et que je ne sois pas ruiné, si, 
! parmi mes débiteurs, il se trouve quelque protestant 
['persécuté; et, pour cela, nomination de députés qui 
[s'opposent à toute réintroduction de Tintolérance. 

5® Liberté de la presse et des journaux, afin que je 

sache ce qui se passe à dix lieues de Paris, et que je 

I n'aille pas donner dans un guêpier, sur la foi de quel- 

'que journal menteur; et, pour cela, nomination de 

députés qui votent pour que les journaux disent ce qui 

est. 

6** Protection des acquéreurs de biens nationaux, afin 
. que je puisse recouvrer les créances que je pourrai 
, avoir sur un ou deux des cinq à six millions d'acqué- 
reurs de biens nationaux qui sont en France, et, pour 
cela, nomination de députés qui ne se permettent pas 
' de menacer les acquéreurs de biens nationaux, ou de les 
i insulter, ce qui est tout aussi mauvais; mais qui, au 
contraire, repoussent les mesures qui invalideraient 
leurs droits ou qui alarmeraient leurs consciences. 

Voilà les premières règles, les règles générales que 
je me prescris, en participant aux élections. 

Ce n'est pas tout : je suis électeur pour la France en 
général, mais je suis aussi électeur en particulier pour 
mon département et pour son chef-lieu. Je veux bien 
que mes députés sacrifient mon département à la France, 
quand c'est nécessaire; mais je veux qu'ils examinent 
bien cette nécessité. Je ne serais même pas fâché qu'ils 
n'y souscrivissent qu'avec répugnance. Les députés des 



176 BENJAMIN CONSTANT. 

autres départements, étant toujours en majorité, 
ront bien rétablir l'équilibre. Or, je crois jne sou^ 
qu'à toutes les époques, Paris a été malheureux ; 
égard. Cela tient peut-être à ce que plusieurs des 
pûtes de Paris étaient toujours de grands fonctionn 
publics, devant s'occuper de grandes questions i 
beaucoup de choses fort importantes; mais j'a 
voulu quelques petits mots aussi de leur part sui 
octrois, sur certains emprunts, et sur des impôts 
nous intéressent. 

Je me souviens qu'un d'entre eux fit un beau ra] 
sur une loi, en 1815; je crois que c'était au mois 
tobre ^ (j'étais allé exprès pour l'entendre, quoiqi 
fût un samedi, jour où j'ai beaucoup à faire); en 1'^ 
tant je me disais : Comme ce brave orateur défendra 
nos intérêts^ quand il s'agira du budget et des cent) 
tions indirectes I et j'ai été tout chagrin, quand j'i 
qu'après avoir si bien parlé pour que ceux qui él; 
suspects fussent arrêtés, il ne disait pas une syllabe 
que ceux qui n'étaient pas suspects ne payassent 
trop. On me répliqua qu'il occupait une autre gr 
place dans l'Etat, et qu'il était fatigué, parce qu'il ; 
beaucoup travaillé dans cette autre place. Cette an 
ci, espérant qu'il aurait plus de temps, j'ai cru 
allait se montrer pour nous, notre député, et je 
suis dérangé quatre fois pour aller l'entendre; je 
pas eu ce bonheur. Voilà ce que c'est que d'avoir 
députés de grands fonctionnaires. Les grands fond 
naires ont beaucoup de bon ; mais ils ont ce défaut, 
pour mener les affaires publiques, ils doivent se 
un parti, et, pour se faire un parti, ils sacrifient 



1. Allusion à la loi du 29 octobre 1815 contre la liberlé 
visuelle. [Note de M. Laboulaye.) 



ENTRBTIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 177 

qu'on veut leurs commettants ^. Je me promets donc de 
nommer pour députés des hommes qui pensent à moi, 
qui parlent pour moi, qui ne laissent pas emprunter 
légèrement ce que je dois payer; qui empêchent qu'on 
ne taxe trop les objets que j'emploie, l'huile qui éclaire 
mes ouvriers, Teau-de-vie ou le vin que je bois, et dont, 
en définitive, la cherté retombe sur moi. Je ne demande 
pas à mes députés de sacrifier le bien de TËtat à mes 
intérêts; mais c'est bien le moins qu'ils tiennent 
compte de ces intérêts, et qu'ils ne se taisent pas quand 
on les attaque. 

Voilà qui est bien. Je crois avoir récapitulé tout ce 
que j'ai à faire pour user utilement de mes droits. Mais 
il faut penser à Texécution. 

Le collège s'ouvre à huit heures. Les premiers arrivés 
forment le bureau provisoire, qui influera sur le bureau 
définitif. Il m'importe que les scrutateurs et le secré- 
taire soient des citoyens en qui j'aie confiance. Ce n'est 
pas que je me défie de personne, mais on est toujours 
bien aise de voir au bureau des hommes qu'on aime. 
J'irai donc, avant huit heures, au lieu d'assemblée. Les 

I . La première édition dit : « Ils sacrifient Paris aux départe- 
mcnis, afin que les députés des départements votent avec eux. » 
L'oliservation est juste ; c'est chose reçue qu^on sacrifie la province 
h I^aris ; si l'on examinait le budget de la ville à toutes les«époques, 
on verrait que Paris supporte d'énormes cliarges qui profitent aux 
\isiteurs étrangers ou à TÉtat beaucoup plus qu'aux Parisiens. Que 
d'cmbellissemenis stratégiques, que de fêtes politiques dont le 
iiourgeois de Paris n'a nul besoin et qu'il paye néanmoins ! 

{Note de M» Laboulaye.) 

Malgré les nombreux privilèges d'exemption que les rois de l'an- 
cien n'^ginie avaient accordés à Paris, les habitants payaient beau- 
coup plus que ceux des autres villes du royaume. En 1784, la part 
contributive de chaque habitant était en moyenne de 64 liv. 5 d., 
soit plus du double de ce qu'elle était à Lyon, la ville la plus im- 
posée du royaume après la capitale, et qui ne payait que 30 liv. 
Voir Necker, Administration des finances^ t. I, p. 228 et suiv. 

(Note de r éditeur,) 



178 BENJAMIN CONSTANT, 

journaux me disent de n'y pas manquer, parce que les 
factieux s'y rendront en foule. Je ne crois pas qu'il y 
ait tant de factieux, je sais que les journaux sont peu 
dignes de foi. Je suivrai pourtant ce conseil, parce qu'il 
est bon d'ailleurs. 

Il paraît que la liste des éligibles ne sera remise qu'au 
président. C'est singulier et fâcheux, car nous ne la 
connaîtrons guère, et nous n'aurons pas le temps de la 
lire. On dit qu'on y suppléera par des listes abrégées 
sur le bureau, qui nous dispenseraient de cette lecture. 
Je ne yeux me dispenser de rien : il me plaît de prendre 
de la peine, et je ne consulterai point les petites listes 
sur le bureau. Je m'assurerai d'avance que ceux que je 
veux nommer sont éligibles, et j'apporterai mon bulle- 
tin avec moi pour qu'il soit écrit bien lisiblement, avec 
toutes les désignations de chacun, sans quoi il serait 
nul et mes pas seraient perdus. 

J'ai une autre raison d'apporter mon bulletin tout 
fait, c'est que nous serons cinq à six cents électeurs, 
et que le scrutin ne sera ouvert qu'environ six heures : 
or, s'il fallait que cinq à six cents personnes écri- 
vissent chacune le nom de leurs candidats sur le 
bureau même, l'opération de s'asseoir, de prendre une 
plume et d'écrire ces noms, prendrait pour chaque vo- 
tant plus d'une minute, et il faudrait neuf à dix heures 
pour être sûr de voter. 

Avant que l'empire nous eût dépouillés de notre 
droit, par l'invention des collèges électoraux, j'avais 
été membre deux fois d'assemblées électorales. Tâchons 
de me rappeler les ruses qu'on a essayées pour me 
tromper. 

Une fois, on m'a dit que le candidat que je voulais 
nommer était mort; une autre fois, qu'il avait fait ban- 
queroute. Il se portait à merveille, il ne devait rien à 



ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 179 

personne, et il était plus riche que moi. J'en conclus 
qu'il faudra que je n'écoute pas les bruits qu'on fera 
courir dans l'assemblée môme. Je mettrai tous mes soins 
à bien savoir les faits d'ici là; mais une fois décidé, 
je ne me laisserai plus ébranler. Si je me laissais ébran- 
ler, le moment du scrutin passerait, et quand je décou- 
vrirais quon m'a pris pour dupe, il serait trop tard. Je 
me souviens encore que nous étions deux cents électeurs, 
sur quatre à cinq cents, résolus à nommer un très-brave 
homme : un faux frère se glissa parmi nous, et nous 
dit, en nous montrant le plus grand chagrin, que les 
trois cents électeurs dont nous ne connaissions pas les 
intentions avaient donné leurs voix à un autre, et que 
nommer notre candidat serait peine perdue. Nous ne 
voulûmes pas perdre notre voix. Nous nous reportâmes 
sur celui que nous croyions élu, et qui valait bien 
moins que le nôtre. Au dépouillement du scrutin, il se 
trouva que celui que nous aurions préféré avait eu cent 
voix de l'autre côté, et que c'était nous qui lui avions 
ôté la majorité en l'abandonnant. Je ne prêterai l'oreille 
à aucun conte de ce genre. Je resterai fidèle à mes 
choix; j'aime mieux perdre ma voix en nommant 
celui que je veux, qu'en nommant celui que je ne veux 
pas. 

Une autre fois on vint nous dire que, si nous nom- 
mions tel ou tel homme, nous offenserions le gouverne- 
ment : cela nous fit peur; nous en choisîmes un autre. 
Quatre jours après, le président de notre assemblée, 
ayant vu les ministres , vint nous dire qu'on aurait 
trouvé fort bonne la nomination que nous avions voulu 
faire. Je n'écouterai point ceux qui viendront me parler 
des prétendues intentions du gouvernement : il veut le 
bien, il veut donc que j'agisse suivant ma conscience. 

Enfin, je n'ai pas oublié que la seconde fois que j'étais 



180 BENJAMIN CONSTANt. 

électeur, rassemblée fut convoquée le jour d'une fête 
à Romainville; j'y avais alors une petite campagne; 
ma femme m'engagea à l'y conduire au lieu d'aller 
voter. Beaucoup de mes amis et de mes confrères en 
firent autant pour leurs femmes. Il y avait un homme 
que nous désirions beaucoup voir élu, parce qu'il était 
modéré, et qu'il avait lutté, l'année précédente, contre 
le Directoire qui nous tourmentait; mais l'élection eut 
lieu sans nous, et un commissaire du pouvoir exécutif, 
comme on l'appelait alors, fut choisi à sa place. Si, par 
hasard, l'élection a lieu un dimanche, ma femme dira 
ce qu'elle voudra, je n'irai pas à la campagne. Si nous 
avons de bons députés, nous aurons assez de jours de 
fêtes ^ 

1. Dans la préface de Véû'iiion de 1818, Benjamin Constant dit 
avec raison en rappelant les divers écrits qu'il avait publiés sur le 
système électoral : « Les maximes établies, comme devant diriger 
les électeurs dans leur choix, sont indépendantes de toutes circon- 
stances. l\ sera certain dans cent ans, comme aujourd'hui, qu'il 
ne faut pas charger ceux qui profitent des mesures arbitraires de 
réprimer les mesures arbitraires ; ceux qui s^enrichissent par les 
dépenses publiques, de limiter les dépenses publiques ; ceux qui 
sont payés par le produit des impôts, de diminuer la masse des im- 
pôts; ceux qui doivent leur fortune et leur lustre aux prérogatives 
de l'autorité, de s'opposera l'accroissement de l'autorité. » 



<£M 



OUATRIÈME PARTIE 



I 



DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 



Toutes les constitutions qui ont été données à la 
France garantissaient également la liberté individuelle, 
et, sous Tempire de ces constitutions, la liberté indivi- 
duelle a été violée sans cesse. C'est qu'une sinaple dé- 
claration ne suffit pas; il faut des sauvegardes positives; 
il faut des corps assez puissants pour employer en faveur 
des opprimés les moyens de défense que la loi écrite 
consacre. Notre constitution actuelle est la seule qui ait 
créé ces sauvegardes et investi d'assez de puissance les 
corps intermédiaires. La liberté de la presse placée au 
dessus de toute atteinte, grâce aux jugements par jurés ; 
la responsabilité des ministres, et surtout celle de leurs 
agents inférieurs; enfin l'existence d'une représentation 
nombreuse et indépendante, tels sont les boulevards 
dont la liberté individuelle est aujourd'hui entourée. 

Cette liberté, en effet, est le but de toute association 
humaine; sur elle s'appuie la morale publiqueet privée ; 

46 



182 BENJAMIN CONSTANT. 

sur elle reposent les calculs de Tindustrie; sans elle, il 
n'y a pour les hommes ni paix, ni dignité, ni bonheur. 

Donnez aux dépositaires de Tautorité executive la 
puissance d'attenter à la liberté individuelle, et vous 
anéantissez toutes les garanties, qui sont la condition 
première et le but unique de la réunion des honimes 
sous l'empire des lois. 

Vous voulez l'indépendance des tribunaux, des juges 
et des jurés. Mais si les membresdes tribunaux, les jurés 
et les juges pouvaient être arrêtés arbitrairement, que 
deviendrait leur indépendance? Or, qu'arriverail-il, si 
l'arbitraire était permis contre eux, non pour leur con- 
duite publique, mais pour des causes secrètes? L'autorité 
ministérielle, sans doute, ne leur dicterait pas ses ar- 
rêts, lorsqu'ils seraient assis sur leurs bancs, dans 
TenceiQte inviolable en apparence où la loi les aurait 
placés. Elle n'oserait pas même, s'ils obéissaient à leur 
conscience, en dépit de ses volontés, les arrêter ou les 
exiler comme jurés et comme juges. Mais elle les arrê- 
terait, elle les exilerait, comme des individus suspects. 
Tout au plus attendrait-elle que le jugement, qui ferait 
leur crime à ses yeux, fût oublié, pour assigner quelque 
autre motif à la rigueur exercée contre eux. Ce ne se- 
raient donc pas quelques citoyens obscurs que vous au- 
riez livrés à l'arbitraire de la police ' ; ce seraient tous 

1. On remarquera l'insistance avec laquelle Benjamin Constant 
revient sur la question de l'arbitraire, et la vigueur toujours nou- 
velle avec laquelle il Taliaque. C'est qu'en effet, il le rencontre à 
chaque pas dans notre histoire, sous l'ancien régime aussi bien 
que sous la république. Un secret pressentiment semblait l'avertir 
que les générations qui viendraient apn>s lui auraient encore à com- 
battre cet ennemi redoutable ; nous-mêmes n*avons que trop appris 
dans ces dernières aimées de quel poids il pèse dans les destinées 
des peuples pour ne pas mettre en pleine lumière les arguments 
victorieux de Tillustre publiciste, lors même qu'il paraît so répéter. 

{Note de Véditeur,) 



DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 183 

les tribunaux, tous les juges, tous les jurés, tous les 
accusés, par conséquent, que vous mettriez à sa merci. 

Dans un pays où des ministres disposeraient sans ju- 
gement des arrestations et des exils, en vain semblerait- 
on, pour l'intérêt des lumières, accorder quelque latitude 
ou quelque sécurité à la presse. Si un écrivain, tout en 
se conformant aux lois, heurtait les opinions ou censu- 
rait les actes de Tautorité, on ne l'arrêterait pas, on ne 
l'exilerait pas comme écrivain; on l'arrêterait, on l'exi- 
lerait comme un individu dangereux, sans en assigner la 
cause. 

A quoi bon prolonger par des exemples le développe- 
ment d'une vérité si manifeste? Toutes les fonctions 
publiques, toutes les situations privées, seraient mena- 
cées également. L'importun créancier qui aurait pour 
débiteur un agent du pouvoir, le père intraitable qui lui 
refuserait la main de sa fille, Tépoux incommode qui 
défendrait contre lui la sagesse de sa femme, le concur- 
rent dont le mérite ou le surveillant dont la vigilance 
lui seraient des sujets d'alarme, ne se verraient point 
sans doute arrêtés ou exilés comme créanciers, comme 
pores, comme époux, comme surveillants ou comme ri- 
vaux. Mais l'autorité pouvant les arrêter, pouvant les 
exiler pour des raisons secrètes, où serait la garantie 
qu'elle n'inventerait pas ces raisons secrètes? Que ris- 
querait-elle! Il serait admis qu'on ne peut lui en de- 
mander un compte légal; et quant à l'explication que 
par prudence elle croirait peut-être devoir accordera 
l'opinion, comme rien ne pourrait être approfondi ni 
vérifié, qui ne prévoit que la calomnie serait suffisante 
pour motivef la persécution*? 

Rien n'est à l'abri de l'arbitraire, quand une fois il 

1. De la responsabilité des ministres^ ch. xiv. 



W"* 



184 BENJAMIN CONSTANT. 

est toléré. Aucune institution ne lui échappe. Il les 
annule toutes dans leur base. Il trompe la société par 
des formes qu'il rend impuissantes. Toutes les promesses 
deviennent des parjures, toutes les garanties des pièges 
pour les malheureux qui s'y confient. 

Lorsqu'on excuse l'arbitraire, ou qu'on veut pallier 
ses dangers, on raisonne toujours, comme si les citoyens 
n'avaient de rapports qu'avec le dépositaire suprême de 
l'autorité. Mais on en a d'inévitables et de plus directs 
avec tous les agents secondaires. Quand vous permettez 
l'exil, l'emprisonnement, ou toute vexation qu'aucune 
loi n'autorise, qu'aucun jugement n'a précédée, ce 
n'est pas sous le pouvoir du monarque que vous 
placez les citoyens , ce n'est pas même sous le pou- 
voir des ministres : c'est sous la verge de l'auto- 
rité la plus subalterne. Elle peut les atteindre par 
une mesure provisoire, et justifier cette mesure par 
un récit mensonger. Elle triomphe pourvu qu'elle 
trompe, et la faculté de tromper lui est assurée. Car, 
autant le prince et les ministres sont heureusement pla- 
cés pour diriger les affaires générales et pour favoriser 
l'accroissement de la prospérité de l'Etat, de sa dignité, 
de sa richesse et de sa puissance, autant l'étendue môme 
de ces fonctions importantes leur rend impossible l'exa- 
men détaillé des intérêts des individus; intérêts minu- 
tieux et imperceptibles, quand on les compare à l'en- 
semble , et non moins sacrés toutefois , puisqu'ils 
comprennent la vie, la liberté, la sécurité de Tinnocence. 
Le soin de ces intérêts doit donc être remis à ceux qui 
peuvent s'en occuper, aux tribunaux, chargés exclusi- 
vement de la recherche des griefs, de la véTification des 
plaintes, de l'investigation des délits; aux tribunaux, 
qui ont le loisir, comme ils ont le devoir, de tout appro- 
fondir, de tout peser dans une balance exacte; aux 



DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 185 

tribunaux, dont telle est la mission spéciale, et qui 
seuls peuvent la remplir. 

Je ne sépare point dans mes réflexions les exils d'avec 
les arrestations et les emprisonnements arbitraires. Car 
c'est à tort que Ton considère l'exil comme une peine 
plus douce. Nous sommes trompés par les traditions de 
l'ancienne monarchie. L'exil de quelques hommes dis- 
tingués nous fait illusion. Notre mémoire nous retrace 
M. de ChoiseulS environné des hommages d'amis géné- 
reux, et l'exil nous semble une pompe triomphale. Mais 
descendons dans des rangs plus obscurs, et transportons- 
nous à d'autres époques. Nous verrons dans ces rangs 
obscurs l'exil arrachant le père à ses enfants, l'époux à 
sa femme, le commerçant à ses entreprises, forçant les 
parents à interrompre l'éducation de leur famille ou à 
la confier à des mains mercenaires, sépar.ant les amis de 
leurs amis, troublant le vieillard dans ses habitudes, 
l'homme industrieux dans ses spéculations, le talent 
dans ses travaux. Nous verrons l'exil uni à la pauvreté, 
le dénûment poursuivant la victime sur une terre in- 
connue, les premiers besoins à satisfaire, les moindres 
jouissances impossibles. Nous verrons l'exil uni à la 
défaveur, entourant ceux qu'il frappe de soupçons et de 
défiances, les précipitant dans une 'atmosphère de pro- 
scription, les livrant tour à tour â la froideur du premier 
étranger, à l'insolence du dernier agent. Nous verrons 
l'exil glaçant toutes les affections dans leur source, la 
fatigue enlevant à l'exilé l'ami qui le suivait, l'oubli lui 
disputant les autres amis dont le souvenir représentait à 
ses yeux sa patrie absente, l'égoïsme adoptant les accu- 
sations pour apologies de Tindifférence, et le proscrit 

1 . M. de Choîseul, ministre des affaires étrangères et de la 
piKîrre, de 1758 à 1770, exild à Chanteloup en décembre 1770, 
mort vn 1785. 

46. 



186 BENJAMIN CONSTANT. 

■ 

délaissé s'efforçant en vain de retenir, au fond de son 
âme solitaire, quelque imparfait vestige de sa vie passée. 

Le gouvernement actuel est le premier de tous les 
gouvernements de France qui ait renoncé formellement 
à cette prérogative terrible, dans la constitution qu'il a 
proposée^ 

L* absence du sentiment religieux favorise toutes les 
prétentions de la tyrannie. Si les destinées de Tespèce 
humaine sont livrées aux chances d'une fatalité maté- 
rielle et aveugle, est-il étonnant que souvent elles dé- 
pendent des plus ineptes, des plus féroces ou des plus 
vifs des humains? Si les récompenses de la vertu, les 
châtiments du crime ne sont que les illusions vaines 
d'imaginations faibles et timides, pourquoi nous plaindre 
lorsque le crime est récompensé, la vertu proscrite? Si 
la vie n'est au fond qu'une apparition bizarre, sans ave- 
nir comme sans passé, et tellement courte qu on la croi- 
rait à peine réelle, à quoi bon s'immoler à des principes 
dont l'application est au moins éloignée? Mieux vaut 
profiter de chaque heure, incertain qu'on est de l'heure 
qui suit, s'enivrer de chaque plaisir, tandis que le plai- 
sir est possible, et, fermant les yeux sur l'abîme inévi- 
table, camper et servir au lieu de combattre, se faire 
maître, si Ton peut, ou, la place étant prise, esclave; 
délateur pour n'être pas dénoncé, bourreau pour n'être 
pas victime. 



j4 



* 



L'époque où le sentiment religieux disparaît de l'âme 
des hommes est toujours voisine de celle de leur asser- 

1. Art. 61. Nul ne peut être poursuivi^ arrftté, détenu ni exilé, 
que dans les cas prévus par la loi. 



DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 187 

vissement. Des peuples religieux ont pu être esclaves, 
aucun peuple irréligieux n'est demeuré libre. 

La liberté ne peut s'établir, ne peut se conserver 
que par le désintéressement, et toute morale étrangère 
au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le 
calcul. Pour défendre la liberté, on doit savoir immoler 
sa vie, et qu'y a-t-il de plus que la vie, pour qui ne voit 
au delà que le néant? Aussi, quand le despotisme se 
rencontre avec l'absence du sentiment religieux, l'espèce 
humaine se prosterne dans la poudre partout où la force 
se déploie. Les hommes qui se disent éclairés cherchent 
dans leur dédain pour tout ce qui tient aux idées reli- 
gieuses un misérable dédommagement de leur esclavage. 
L'on dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre 
monde leur est une consolation de leur opprobre dans 
celui-ci. L'esprit, le plus vil des instruments quand il 
est séparé de la conscience, l'esprit, fler encore de sa 
flexibilité misérable, vient se jouer avec élégance au 
milieu de la dégradation générale. On rit de son propre 
esclavage et de sa propre corruption sans être moins 
esclave, sans être moins corrompu; et cette plaisanterie, 
sans discernement comme sans bornes, espèce de ver- 
tige d'une race abâtardie, est elle-même le syniî)tôme 
ridicule d'une incurable dégénération. 

L'on ne sait pas assez, malgré mille exemples, dans 
combien d'égarements la servitude plonge les humains, 
et que de douleurs elle leur impose. Il ne s'agit pas 
seulement des peines positives, des dangers, des humi- 
liations, des spoliations et des supplices; mais les facul- 
tés inoccupées, les nobles dons de la nature condamnés 
à languir stériles, à périr obscurs; la pensée et le senti- 
mont refoulés sur l'ùme inaclive qu'ils oppressent; ce 
souffle do mort qui glace lo monde intellectuel; ce vaste 
linceul étendu par une main de fer sur la partie morale 



188 - BEN/AMIN CONSTANT. 



L 



de toutes les existeaces qui ne soat pas dégradées : ce 
sont Ik les maux véritables, d'autant plus cruels qu'il 
faut les supporter en silence, et que les victimes igno- 
rent, au milieu de Tunivers muet et morne, s'il est des 
cœurs qui les plaignent, des esprits qui les comprennent 
et qui leur répondent^. 

1. Comparer avec ce chapitre le livre important et trop peu 
connu aujourd'hui du savant Daunou : Essai sur les garanties in- 
dividaelles^ Paris» 1819, 1 vol. in-8, — Laboulaye, VEtat et ses 
limites, Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. Le Parti libéral et son 
avenir^ du même auteur. — Charles de Hémusat, Politique libérale^ 
Paris, Lévy, 1 vol. in-8. 



m 






Il 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE 



Nous en sommes enfin venus à la seule idée raison- 
nable relativement à la religion, celle de consacrer la 
liberté des cultes sans restriction, sans privilège, sans 
môme obliger les individus, pourvu qu'ils observent des 
formes extérieures purement légales, à déclarer leur 
assentiment en faveur d'un culte en particulier. Nous 
avons évité l'écueil de cette intolérance civile, qu'on a 
voulu substituer à l'intolérance religieuse proprement 
dite, aujourd'hui que le progrès des idées s'oppose à 
cette dernière. A l'appui de cette nouvelle espèce d'into- 

1 . Nous engageons les lecteurs à comparer'ce chapitre de Ben- 
jamin Constant avec la Préface que M. de Donald a placée en tête 
de la Démonstration philosophique du principe constitutif des Socié' 
tés : chez Benjamin Constant le sentiment religieux aboutit à la tolé- 
rance; chez M. de Bonald la religion renfermée dans l'église aboutit 
à la compression, a Faite pour la société et société elle-même, dit 
M. de Bonald, la religion chrétienne a dû en revôtir fous les carac- 
tères. L'idée de société renferme en elle le droit do juridiction, de 
tribunal, de jugement, et par conséquent de mesures coactives et 
répressives. Œuvres complètes de M. de Bonald, Paris, 1859, 
gr. in-8. T. I, p. 35 et 3G. On verra parla comparaison des deux 
écrivains combien est profond l'abîme qui sépare, sur les questions 
n*ligicuses, les publicisles libéraux dos philosophes catholiques. 

(Note de Véditeur,) 



190 BENJAMIN CONSTANT. ' k 

lérance, l'on a fréquemment cité Rousseau, qui chéris- 
sait toutes les théories de la liberté, et qui a fourni des 
prétextes à toutes les prétentions de la tyrannie. 

« Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, 
« dont il appartient au souverain de fixer les articles, 
« non pas précisément comme dogmes de religion, mais 
« comme sentiments de sociabilité. Sans pouvoir obli- 
« ger personne à croire à ces dogmes, il peut bannir de 
« l'Etat quiconque ne les croit pas. Il peut le bannir, 
« non comme impie, mais comme insociable ^. » Qu'est- 
ce queTEtat, décidant des sentiments qu'il faut adopter? 
Que m'importe que le souverain ne m'oblige pas à croire, 
s'il me punit de ce que je ne crois pas? Que m'importe 
qu'il ne me frappe pas comme impie, s'il me frappe 
comme insociable? Que m'importe que l'autorité s'abs- 
tienne des subtilités de la théologie, si elle se perd dans 
une morale hypothétique, non moins subtile, non moins 
étrangère à sa juridiction naturelle? 

Je ne connais aucun système de servitude, qui ait 
consacré des erreurs plus funestes que Féternelle méta- 
physique du Contrat social. 

L'intolérance civile est aussi dangereuse, plus ab- 
surde, et surtout plus injuste que l'intolérance reli- 
gieuse. Elle est aussi dangereuse, puisqu'elle a les 

1. Rousseau^ Contrat socîaly liv. iv, chap. viii. Il ajoute : que 
si quelqu^un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes ^ 
se conduit comme ne les croyant pas, qu*il soit puni de mort; il a 
commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. Mais 
celui qui a le malheur de ne pas croire ces dogmes ne peut avouer 
ses doutes sans s'exposer au bannissement; et si ses afTeclions le 
retiennent, s'il a une famille, une femme, des enfants qu'il hé- 
site à quitter pour se précipiter dans Texil, n'est-ce pas vous, vous 
seul qui le forcez à ce que vous appelez le plus grand des crimes, au 
mensonge devant les lois? Je dirai, du reste, que, dans cette cir- 
constance, ce mensonge me paraît loin d'être un crime. Quand de 
prétendues lois n'exigent de nous la vérité que pour nous proscrire, 
nous ne leur devons pas la vérité. 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 191 

mêmes résultats sous un autre prétexte; elle est plus 
absurde, puisqu'elle n'est pas motivée sur la convic- 
tion ; elle est plus injuste, puisque le mal qu'elle cause 
n'est pas pour elle un devoir, mais un calcul.^ 

L'intolérance civile emprunte mille formes et se réfu- 
gie de poste en poste pour se dérober au raisonnement. 
Vaincue sur le principe, elle dispute sur l'application. 
On a vu des hommes, persécutés depuis près de trente 
siècles, dire au gouvernement qui les relevait de leur 
longue proscription, que s'il était nécessaire qu'il y eût 
dans un État plusieurs religions positives, il ne l'était 
pas moins d'empêcher que les sectes tolérées ne produi- 
sissent, en se subdivisant, de nouvelles sectes^ Mais 
chaque secte tolérée n'est-elle pas elle-même une subdi- 
vision d'une secte ancienne? A quel titre contesterait- 
elle aux générations futures les droits qu'elle a récla- 
més contre les générations passées? 

L'on a prétendu qu'aucune des églises reconnues ne 
pouvait changer ses dogmes sans le consentement de 
l'autorité. Mais si par hasard ces dogmes venaient à être 
rejetés par la majorité de la communauté religieuse, 
l'autorité pourrait-elle l'astreindre à les professer? Or, 
en fait d'opinion, les droits de la majorité et ceux delà 
minorité sont les mômes. 

On conçoit l'intolérance, lorsqu'elle impose à tous une 
seule profession de foi ; elle est au moins conséquente. 
Elle peut croire qu'elle retient les hommes dans le sanc- 
tuaire de la vérité; mais lorsque deux opinions sont 
permises, comme l'une des deux est nécessairement 
fausse, autoriser le gouvernement à forcer les individus 
de l'une et de l'autre à rester attachés à l'opinion de 
leur secte, ou les sectes à ne jamais changer d'opinion, 

1. DUcours de* Juif 9 au gouvernement françaù* 



:^ 



vC. 



192 BENJAMIN CONSTANT. 



c*est l'autoriser formellement à prêter son assistance à 
Terreur. 

La liberté complète et entière de tous les cultes est 
aussi favorable à la religion que conforme à la jus- 
tice. 

Si la religion avait toujours été parfaitement libre, 
elle n'aurait, je le pense, été jamais qu'un objet de 
respect et d'amour ^ L'on ne concevrait guère le fana- 
tisme bizarre qui rendrait la religion en elle-même un 
objet de haine ou de malveillance. Ce recours d'un 
être malheureux à un être juste , d'un être faible à 
un être bon, me semble ne devoir exciter, dans ceux 
mêmes qui le considèrent comme chimérique, que Tinté- 
rôt et la sympathie. Celui qui regarde comme des erreurs 
toutes les espérances de la religion doit être plus pro- 
fondément ému que tout autre de ce concert universel 
de tous les êtres souffrants, de ces demandes de la dou- 
leur s'élaoçant vers un ciel d'airain, de tous les coins de 
la terre, pour rester sans réponse, et de l'illusion se- 

1. Depuis le jour où Constantin a uni l'Église et TÉtat, c'est au 
nom de l'Évangile qu'on a étoufTé les consciences, tué, exilé, per- 
sécuté des millions d'hommes. On a versé plus de sang au nom de 
la religion que de la politique. Si T Eglise et l'Élat n'avaient pas 
mêlé leurs intérêts et leurs passions, si le prince n'avait pas prêté 
ses bourreaux au prêtre, la chrétienté aurait-elle jamais vu de pa- 
reils crimes? Ces violences, qui ont déshonoré et affaibli la reli- 
gion, ont-eUes au moins scellé l'union de l'Eglise et l'Etat: Non, 
cet antique mariage n'a été qu'une discorde perpétuelle. L'Eglise 
a mis les princes en tutelle; les princes, à leur tour, ont asservi 
TEglise; les papes ont déposé les empereurs, les rois ont chassé et 
emprisonné les évêques; depuis trois siècles il .'ne s'est point passé 
vingt ans en France sans que le clergé et l'Etat n'aient été en 
guerre. Le règne de Louis XIV, aussi bien que celui de Napoléon, 
est rempli de ces misérables querelles. Quand l'Eglise ne domine 
pas, elle crie à l'oppression ; quand le prince trouve devant lu! la 
conscience qui ])rote8tc, il crie h la révolte. Voilà ce (jue nous ap- 
prend une expérience de quinze siècles. Cette expérience est une 
condamnation. M. Laboulaye^ le Parti libéral, p. 45. 



DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 193 

courable qui prend pour UDe réponse le bruit confus 
(le tant de prières^ répétées au loin dans les airs. 

Les causes de nos peines sont nombreuses. L'autorité 
peut nous proscrire, le mensonge nous calomnier; les 
liens d'une société toute factice nous blessent; la nature 
inflexible nous frappe dans ce que nous chérissons; la 
vieillesse s'avance vers nous, époque sombre et solen- 
nelle où les objets s'obscurcissent et semblent se retirer, 
et où je ne sais quoi de froid et de terne se répand sur 
tout ce qui nous entoure. 

Contre tant de douleurs, nous cherchons partout des 
consolations, et toutes nos consolations durables sont 
religieuses. Lorsque les hommes nous persécutent, nous 
nous créons je ne sais quel recours par delà les hommes. 
Lorsque nous voyons s'évanouir nos espérances les plus 
chéries, la justice, la liberté, la patrie, nous nous flat- 
tons qu'il existe quelque part un être qui nous saura 
gré d'avoir été fldèles, malgré notre siècle, à la justice, 
à la liberté, à la patrie. Quand nous regrettons un objet 
aimé, nous jettons un pont sur l'abîme, et le traversons 
par la pensée. Enfin, quand la vie nous échappe, nous 
nous élançons vers une autre vie. Ainsi la religion est, 
de son essence, la compagne fidèle, l'ingénieuse et in- 
fatigable amie de l'infortuné. 

Ce n'est pas tout. Consolatrice du malheur, la religion 
est, en même temps, de toutes nos émotions, la plus 
naturelle. Toutes nos sensations physiques, tous nos 
sentiments moraux, la font renaître dans nos cœurs à 
notre insu. Tout ce qui nous paraît sans bornes, et 
produit en nous la notion de l'immensité, la vue du 
ciel, le silence de la nuit, la vaste étendue des mers, 
tout ce qui nous conduit à l'attendrissement ou à l'en- 
thousiasme, la conscience d'une action vertueuse, d'un 
généreux sacrifice, d'un danger bravé courageusement, 



i 



194 BENJAMIN CONSTANT. 

de la douleur d'autrui secourue ou soulagée, tout ce 
qui soulève au fond de notre âme les éléments primitifs 
de notre nature, le mépris du vice, la haine de la tyran- 
nie, nourrit le sentiment religieux. 

Ce sentiment tient de près à toutes les passions nobles, 
délicates et profondes: comme toutes ces passions, il a 
quelque chose de mystérieux; caria raison commune ne 
peut expliquer aucune de ces passions d'une manière 
satisfaisante. L'amour, cette préférence exclusive pour 
UD objet dont nous avions pu nous passer longtemps, 
et auquel tant d'autres ressemblent, le besoin de la 
gloire, cette soif d'une célébrité qui doit se prolonger 
après nous, la jouissance que nous trouvons dans le 
dévouement, jouissance contraire à Tinstinct habituel 
de notre égoïsme, la mélancolie, cette tristesse sans 
cause, au fond de laquelle est un plaisir que nous ne 
saurions analyser, mille autres sensations qu'on ne peut 
décrire, et qui nous remplissent d'impressions vagues 
et d'émotions confuses, sont inexplicables pour la ri- 
gueur du raisonnement: elles ont toutes de Taffinité 
avec le sentiment religieux. Toutes ces choses sont fa- 
vorables au développement de la morale : elles font 
sortir l'homme du cercle étroit de ses intérêts; çlles 
rendent à l'âme cette élasticité, cette délicatesse, cette 
exaltation qu'étouffe l'habitude de la vie commune et 
des calculs qu'elle nécessite. L'amour est la plus mé- 
langée de ces passions, parce qu'il a pour but une jouis- 
sance déterminée, que ce but est près de nous, et qu'il 
aboutit à Tégoisme. Le sentiment religieux, par la rai- 
son contraire, est de toutes ces passions la plus pure. 
Il ne fuit point avec la jeunesse; il se fortifie quelque- 
fois dans l'âge avancé, comme si le ciel nous l'avait 
donné pour consoler l'époque la plus dépouillée de no- 
tre vie. 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 195 

Un homme de génie disait que la vue de l'Apollon du 
Belvôdôre ou d'un tableau de Raphaël le rendait meil- 
leur. En effet, il y a dans la contemplation du beau, en 
tout genre, quelque chose qui nous détache de nous- 
mêmes, en nous faisant sentir que la perfection vaut 
mieux que nous , et qui par cette conviction, nous 
inspirant un désintéressement momentané, réveille en 
nous la puissance du sacrifice, qui est la source de toute 
vertu. Il y a dansTémotion, quelle qu'en soit la cause, 
quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui 
nous procure une sorte de bien-être, qui double le sen- 
timent de notre existence et de nos forces, et qui par là 
nous rend susceptible d'une générosité, d'un courage, 
d'une sympathie au-dessus de notre disposition habi- 
tuelle. L'homme corrompu lui-môme est meilleur lors- 
qu'il rst ému, et aussi longtemps qu'il est ému. 

Je ne veux point dire que l'absence du sentiment re- 
ligieux prouve dans tout individu l'absence de morale. 
Il y a des hommes dont l'esprit est la partie principale, 
et nepeut céder qu'à une évidence complète. Ces hommes 
sont d'ordinaire livrés à des méditations profondes, et 
préservés de la plupart des tentations corruptrices par 
les jouissances de l'étude ou l'habitude de la pensée : 
ils sont capables par conséquent d'une moralité scrupu- 
leuse; mais dans la foule des hommes vulgaires, l'ab- 
sence du sentiment religieux, ne tenant point à de pa- 
roiltes causes, annonce le plus souvent, je le pense, un 
cœur aride, un esprit frivole, une âme absorbée dans 
des intérêts petits et ignobles, une grande stérilité d'ima- 
gination. J'excepte le cas où la persécution aurait irrité 
ces hommes. L'effet de la persécution est de révolter 
contre ce qu'elle commande, et il peut arriver alors que 
des hommes sensibles, mais fiers, indignés d'une reli- 
gion qu'on leur impose, rejettent sans examen tout ce 



1Ô6 BENJAMIN CONSTANT. 

qui tient h la religion; mais cette exception, qui est de 
circonstance, ne change rien à la thèse générale. 

Je n'aurais pas mauvaise opinion d'un homme éclairé, 
si on me le présentait comme étranger au sentiment 
religieux; mais un peuple, incapable de ce sentiment, 
me paraîtrait priyé d'une faculté précieuse et déshérité 
par la nature. Si Ton m'accusait ici de ne pas déflnir 
d'une manière assez précise le sentiment religieux, je 
demanderais comment on définit avec précision cette 
partie vague et profonde de nos sensations morales, qui 
par sa nature même défie tous les e£forts du langage. 
Gomment définirez-vous l'impression d'une nuit obscure, 
d'une antique forêt, du vent qui gémit à travers des 
ruines ou sur des tombeaux, de l'océan qui se prolonge 
au delà des regards? Comment déûnirez-vous l'émotion 
que vous causent les chants d'Ossian, l'église de Saint- 
Pierre, la méditation de la mort, l'harmonie des sons 
ou celle des formes 1 Comment définirez-vous la rêverie, 
ce frémissement intérieur de Tâme, où viennent se ras- 
sembler et comme se perdre, dans une confusion mys- 
térieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée? 
Il y a de la religion au fond de toutes ces choses. Tout 
ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est 
noble, participe de la religion. 

Elle est le centre commun où se réunissent, au-dessus 
de l'action du temps et de la portée du vice, toutes les 
idées de justice, d'amour, de liberté, de pitié, qui, dans 
ce monde d'un jour, composent la dignité de l'espèce 
humaine; elle est la tradition permanente de tout ce qui 
est beau, grand et bon à travers l'avilissement et l'ini- 
quité des siècles, la voix étemelle qui répond à la vertu 
dans sa langue, l'appel du présent à l'avenir, de la terre 
au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans 
toutes les situations, la dernière espérance de l'innocence 



DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 197 

qu'on immole et de Ja faiblesse que Ton foule aux 
pieds. 

D'où vient donc que cette alliée constante, cet appui 
nécessaire, cette lueur unique au milieu des ténèbres 
qui nous environnent, a, dans tous les siècles, été en 
butte à des attaques fréquentes et acharnées? D'où vient 
que la classe qui s'en est déclarée l'ennemie a presque 
toujours été la plus éclairée, la plus indépendante et la 
plus instruite? C'est qu'on a dénaturé la religion ; l'on a 
poursuivi l'homme dans ce dernier asile, dans ce sanc- 
tuaire intime de son existence : la religion s'est trans- 
formée entre les mains de l'autorité en institution me- 
naçante. Après avoir créé la plupart et les plus poignantes 
de nos douleurs, le pouvoir a prétendu commander à 
l'homme jusque dans ses consolations. La religion dog- 
matique, puissance hostile et persécutrice, a voulu sou- 
mettre à son joug l'imagination dans ses conjectures, et 
le cœur dans ses besoins. Elle est devenue un fléau plus 
terrible que ceux qu'elle était destinée à faire oublier. 

De là, dans tous les siècles où les hommes ont ré- 
clamé leur indépendance morale, cette résistance à la 
religion, qui a paru dirigée contre la plus douce des 
affections, et qui ne l'était en effet que contre la plus 
oppressive des tyrannies. L'intolérance, en plaçant la 
force du côté de la foi, a placé le courage du côté du 
doute : la fureur des croyants a exalté la vanité des in- 
crédules, et l'homme est arrivé de la sorte à se faire un 
mérite d'un système qu'il eût naturellement dû considé- 
rer comme un malheur. La persécution provoque la ré- 
sistance. L'autorité, menaçant une opinion quelle qu'elle 
soit, excite à la manifestation de cette opinion tous les 
esprits qui ont quelque valeur. Il y a dans l'homme un 
principe de révolte contre toute contrainte intellectuelle. 

Ce principe peut aller jusqu'à la fureur; il peut être 

47. 



198 BENJAMIN CONSTANT. 

la cause de beaucoup de crimes; mais il tient à tout ce J| 
qu'il y a de noble au fond de notre âme. 

Je me suis senti souvent frappé de tristesse et d'éton- 
nement en lisant le fameux Système de la Nature \ Ce 
long achanieraent d'un vieillard à fermer devant lui tout 
avenir, cette inexplicable soif de la destruction, cette 
haine aveugle et presque féroce contre une idée douce 
et consolante, me paraissaient un bizarre délire ; mais 
je le concevais toutefois en me rappelant les dangers 
dont Tautorité entourait cet écrivain. De tout temps on 
a troublé la réflexion des hommes irréligieux : ils n*ont 
jamais eu le temps ou la liberté de considérer à loisir 
leur propre opinion ; elle a toujours été pour eux une 
propriété qu'on voulait leur ravir : ils ont songé moins 
à l'approfondir qu'à la justifier ou à la défendre. Mais 
laissez-les en paix : ils jetteront bientôt un triste regard 
sur le monde, qu'ils ont dépeuplé de Tintelligence et de 
la bonté suprême ; ils s'étonneront eux-mêmes de leur 
victoire : l'agitation de la lutte, la soif de reconquérir le 
droit d'examen, toutes ces causes d'exaltation ne les 
soutiendront plus ; leur imagination , naguère toute 
occupée du succès, se retournera désœuvrée et comme 
déserte sur elle-même; ils verront l'homme seul sur une 
terre qui doit l'engloutir. L'univers est sans vie : des 
générations passagères, fortuites, isolées, y paraissent, 
souffrent, meurent ; nul lien n'existe entre ces généra- 



l. Le Système de la nature esl l'œuvre du baron d'Holbach, pa- 
tron des Encyclopédistes. Ce livre, qui eut un moment de célébrité, 
a pour objet de prouver que « Tathéisme est le seul système qui 
« puisse conduire Thomme à la liberté, au bonheur et à la vertu. » 
Voltaire disait que la physique de l'auteur était absurbe, sa logique 
fausse, et sa morale abominable. La postérité en a jugé comme 
Voltaire, et ce livre, que le parlement condamnait en 1770 à être 
brûlé par la main du bourreau, est aujourd'hui complètement 
oublié. (Note de M, Laboulaye.) 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 199 

tions, dont le partage est ici la douleur, plus loin le néant. 
Toute communication est rompue entre le passé, le pré- 
sent et l'avenir : aucune voix ne se prolonge des races 
qui ne sont plus aux races vivantes, et la voix des races 
vivantes doit s'abîmer un jour dans le môme silence 
éternel. Qui ne sent que, si Tincrôdulité n'avait pas ren- 
contré rintolérance, ce qu'il y a de décourageant dans 
ce système aurait agi sur l'âme de ses sectateurs, de 
manière à les retenir au moins dans Tapathie et dans le 
silence? 

Je le répète. Aussi longtemps que l'autorité laissera 
la religion parfaitement indépendante, nul n'aura inté- 
rêt d'attaquer la religion ; la pensée môme n'en viendra 
pas; mais si l'autorité prétend la défendre, si elle veut 
surtout s'en faire une alliée, l'indépendance intellec- 
tuelle ne tardera pas à Tattaquer. 

De quelque manière qu'un gouvernement intervienne 
dans ce qui a rapport à la religion, il fait du mal. 

Il fait du mal, lorsqu'il veut maintenir la religion 
contre l'esprit d'examen, car l'autorité ne peut agir sur 
la conviction; elle n'agit que sur l'intérêt. En n'accor- 
dant ses faveurs qu'aux hommes qui professent les opi- 
nions consacrées, que gagne-t-elle? d'écarter ceux qui 
avouent leur pensée, ceux qui par conséquent ont au 
moins de la franchise. Les autres, par un facile men- 
songe, savent éluder ses précautions; elles atteignent 
les hommes scrupuleux, elles sont sans force contre 
ceux qui sont ou deviennent corrompus. 

Quelles sont d'ailleurs les ressources d'un gouverne- 
ment pour favoriser une opinion? Gonfiera-t-il exclu- 
sivement à ses sectateurs les fonctions importantes de 
ri^tat? mais les individus repoussés s'irriteront de la 
préférence. Fera-t-il écrire ou parler pour l'opinion 
qu'il protège? d'autres écriront ou parleront dans un 



- AM 

200 BENJAMIN CONSTANT. ■^. 

sens contraire. Restreiodra-t-il la liberté des écrits, des 
paroles, (le Tôloquence, du raisonnement, de Tirome 
môme ou de la déclamation? Le voilà dans une carrière 
nouvelle : il ne s'occupe plus à favoriser ou à con- 
vaincre, mais à étouffer ou à punir; pense-t-il que ses 
lois pourront saisir toutes les nuances et se graduer en 
proportion? Ses mesures répressives seront-elles dou- 
ces? on les bravera, elles ne feront qu'aigrir sans inti- 
mider. Seront-elles sévères? le voilà persécuteur. Une 
fois sur cette pente glissante et rapide, il chercbe en 
vain à s'arrêter. 

Mais ses persécutions mômes, quel succès pourrait-il 
en espérer? Aucun roi, que je pense, ne fut entouré de 
plus de prestiges que Louis XIV. L'honneur, la vanité, 
la mode, la mode toute-puissante, s'étaient placés, sous 
son règne, dans l'obéissance. Il prêtait à la religion 
l'appui du trône et celui de son exemple. Il attachait le 
salut de son àme au maintien des pratiques les plus 
rigides, et il avait persuadé à ses courtisans que le salut 
de l'àme du roi était d'une particulière importance. 
Cependant, malgré sa sollicitude toujours croissante, 
malgré l'austérité d'une vieille cour, malgré le sou- 
venir de cinquante années de gloire, le doute se glissa 
dans les esprits, même avant sa mort. Nous voyons, 
dans les mémoires du temps, des lettres interceptées, 
écrites par des flatteurs assidus de Louis XIV, et offen- 
santes également, nous dit madame de Maintenon, à 
Dieu et au roi. Le roi mourut. L'impulsion philoso- 
pliique renversa toutes les digues; le raisonnement se 
dédommagea de la contrainte qu'il avait impatiemment 
supportée, et le résultat d'une longue compression fut 
l'incrédulité poussée à l'excès. 

L'autorité ne fait pas moins de mal et n'est pas 
moins impuissante, lorsque, au milieu d'un siècle scep- 



DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 201 

tique , elle veut rétablir la religion. La religion doit 
se rétablir seule par le besoin que l'homme en a; et 
quand on l'inquiète par des considérations étrangères, 
on l'empêche de ressentir toute la force de ce besoin. 
L'on dit, et je le pense, que la religion est dans la na- 
ture ; il ne faut donc pas couvrir sa voix par celle de 
l'autorité. L'intervention des gouvernements pour la 
défense de la religion, quand l'opinion lui est défavo- 
rable, a cet inconvénient particulier, que la religion 
est défendue par des hommes qui n'y croient pas. Les 
gouvernants sont soumis, comme les gouvernés, à la 
marche des idées humaines ; lorsque le doute a pénétré 
dans la partie élairée d'une nation, il se fait jour dans 
le gouvernement môme. Or, dans tous les temps, les 
opinions ou la vanité sont plus fortes que les intérêts. 
C'est en vain que les dépositaires de l'autorité se disent 
qu'il est de leur avantage de favoriser la religion; ils 
peuvent déployer pour elle leur puissance, mais ils ne 
sauraient s'astreindre à lui témoigner des égards. Ils 
trouvent quelque jouissance à mettre le public dans la 
confidence de leur arriére-pensée; ils craindraient de 
paraître convaincus, de peur d'être pris pour des dupes. 
Si leur première phrase est consacrée à commander la 
crédulité, la seconde est destinée à reconquérir pour 
eux les honneurs du doute, et l'on est mauvais mission- 
naire, quand on veut se placer au-dessus de sa propre 
profession de foi ^ 

Alors s'établit cet axiome, qu'il faut une religion au 
peuple, axiome qui flatte la vanité de ceux qui le répè- 
tent, parce qu'en le répétant, ils se séparent de ce peu- 
ple auquel il faut une religion. 

1. On remarquait cette tendance bien évidemment dans les 
hommes en place, dans plusieurs de ceux mêmes qui étaient h iu 
tôte de l't^j^Mise, sous l^ouis \V et sous Louis XVI. 



202 BENJAMIN CONSTANT. 

Cet axiome est faux par lui-même, en tant qu'il im- 
plique que la religion est plus nécessaire aux classes 
laborieuses de la société qu'aux classes oisives et opu- 
lentes. Si la religion est nécessaire, elle Test également 
à tous les hommes et à tous les degrés d'instructioD. 
Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des 
caractères plus violents, plus terribles, mais plus faciles 
en môme temps à découvrir et à réprimer. La loi les 
entoure, elle les saisit, elle les comprime aisément, 
parce que ces crimes la heurtent d'une manière directe. 
La corruption des classes supérieures se nuance, se 
diversifie, se dérobe aux lois positives, se joue de leur 
esprit en éludant leurs formes, leur oppose d'ailleurs Je 
crédit, rinfluence, le pouvoir. 

Raisonnement bizarre ! le pauvre ne peut rien : il est 
environné d'entraves ; il est garrotté par des liens de 
toute espèce; il n'a ni protecteurs ni soutiens; il peut 
commettre un crime isolé; mais tout s'arme contre loi 
dès qu'il est coupable; il ne trouve dans ses juges, tirés 
toujours d'une classe d'ennemis, aucun ménagement; 
dans ses relations, impuissantes comme lui, aucune 
chance d'impunité; sa conduite n'influe jamais sur Je 
sort général de la société dont il fait partie , et c'est 
contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse 
de la religion 1 Le riche, au contraire, est jugé par ses 
pairs, par ses alliés; par des hommes sur qui rejaillis- 
sent toujours plus ou moins les peines qu'ils lui infli- 
gent. La société lui prodigue ses secours ; toutes les 
chances matérielles et morales sont pour lui, parPeflet 
seul de la richesse : il peut influer au loin, il pent 
bouleverser ou corrompre; et c'est cet être pui53ant el 
favorisé que vous voulez affranchir du joug qu'il vons 
semble indispensable de faire peser sur un être faible 
vi désarmé ! 



DE LA LIBBRTÉ RELiaiBUSB. S03 

Je dis tout ceci dans Thypothèse ordinaire, que la 
religion est surtout précieuse, comme fortifiant les lois 
pénales; mais ce n'est pas mon opinion. Je place la 
religion plus haut; je ne la considère point comme le 
supplément de la potence et de la roue. Il y a une mo- 
rale commune fondée sur le calcul, sur Tintérôt, sur la 
sûreté, et qui peut à la rigueur se passer de la religion. 
Elle peut s'en passer dans le riche, parce qu'il réflé- 
chit; dans le pauvre, parce que la loi répouvante, et 
que d'ailleurs, ses occupations étant tracées d'avance, 
rhabitude d'un travail constant produit sur sa vie 
Teffet de la réflexion. Mais malheur au peuple qui n'a 
que cette morale commune 1 c'est pour créer une morale 
plus élevée que la religion me semble désirable : je 
l'invoque , non pour réprimer les crimes grossiers , 
mais pour ennoblir toutes les vertus. 

Les défenseurs de la religion croient souvent faire 
merveille en la représentant surtout comme utile : que 
diraient -ils, si on leur démontrait qu'ils rendent le plus 
mauvais service à la religion? 

De même qu'en cherchant dans toutes les beautés de 
la nature un but positif, un usage immédiat, une ap- 
plication à la vie habituelle, on flétrit tout le charme 
de ce magnifique ensemble; en prêtant sans cesse à la 
religion une utilité vulgaire, on la met dans la dépen- 
dance de celte utilité. Elle n'a plus qu'un rang secon- 
daire, elle ne parait plus qu'un moyen, et par là même 
elle est avilie. 

L'axiome qu'il faut une religion au peuple est eu 
outre tout ce qu'il y a de plus propre à détruire toute 
religion. Le peuple est averti, par un instinct assez sûr, 
de ce qui se passe sur sa tête. La cause de cet instinct 
est la môme que celle de la pénétration des enfants, et 
de toutes les classes dépeudantes. Leur intérêt les éclaire 



i!9 



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.'Il 



204 BENJAMIN CONSTANT. 

sur la pensée secrète de ceux qui disposent de leur des- 
tinée. On compte trop sur la bonhomie du peuple, lors- 
qu'on espéré qu'il croira longtemps ce que ses chefa 
refusent de croire. Tout le fruit de leur artifice, c'est 
que le peuple, qui les voit incrédules, se détache de sa 
religion, sans savoir pourquoi. Ce que Ton gagne en 
prohibant l'examen, c'est d'empêcher le peuple d'être • 
éclairé, mais non d'être impie. Il devient impie par 
imitation; il traite la religion de chose niaise et de 
duperie, et chacun la renvoie à ses inférieurs, qui, de 
leur côté, s'empressent de la repousser encore plus bas.. 
Elle descend ainsi chaque jour plus dégradée ; elle est 
moins menacée lorsqu'on Tattaque de toutes parts. Elle 
peut alors se réfugier au fond des âmes sensibles. La 
vanité ne craint pas de faire preuve de sottise et de 
déroger en la respectant. 

Qui le croirait! l'autorité fait du mal, même lors- 
qu'elle veut soumettre à sa juridiction les principes de 
la tolérance; car elle impose à la tolérance des formes 
positives et fixes qui sont contraires à la nature. La 
tolérance n'est autre chose que la liberté de tous les 
cultes présents et futurs. L'empereur Joseph II voulut 
établir la tolérance, et libéral dans ses vues, il com- 
mença par faire dresser un vaste catalogue de toutes 
les opinions religieuses, professées par ses sujets. Je ne 
sais combien furent enregistrées, pour être admises au 
bénéfice de sa protection. Qu'arriva-t-il? un culte qu'on 
avait oublié vint à se montrer tout à coup, et Joseph II, 
prince tolérant, lui dit qu'il était venu trop tard. Les 
déistes de Bohême furent persécutés, vu leur date, et 
le monarque philosophe se mit à la fois en hostilité 
contre le Brabant qui réclamait la domination ex- 
clusive du catholicisme, et contre les malheureux 
Bohémiens, qui demandaient la liberté de leur opinion. 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 205 

Cette tolérance limitée renferme une singulière erreur. 
L'imagination seule peut satisfaire' aux besoins de 
rimagination. Quand, dans un empire, vous auriez toléré 
vingt religions, vous n'auriez rien fait encore pour les 
sectateurs de la vingt et unième. Les gouvernements 
qui s'imaginent laisser aux gouvernés une latitude 
convenable, en leur permettant de choisir entre un 
nombre fixe de croyances religieuses, ressemblent à ce 
Français, qui, arrivé dans une ville d'Allemagne dont 
les habitants voulaient apprendre l'italien, leur donnait 
le choix entre le basque ou le bas-breton. 

Cette multitude des sectes dont on s'épouvante est 
ce qu'il y a pour la religion de plus salutaire; elle fait 
que la religion ne cesse pas d'être un sentiment pour 
devenir une simple forme, une habitude presque méca- 
nique, qui se combine avec tous les vices, et quelque- 
fois avec tous les crimes. 

Quand la religion dégénère de la sorte, elle perd 
toute son influence sur la morale; elle se loge, pour 
ainsi dire, dans une case des têtes humaines, où elle 
reste isolée de tout le reste de Texistence. Nous voyons 
eu Italie la messe précéder le meurtre, la confession le 
suivre, la pénitence l'absoudre, et l'homme, ainsi 
délivré du remords, se préparer à des meurtres nou- 
veaux. 

Rien n'est plus simple. Pour empêcher la subdivision 
des sectes, il faut empêcher que l'homme ne réfléchisse 
sur sa religion; il faut donc empêcher qu'il ne s'en 
occupe; il faut la réduire à des symboles que l'on ré- 
pète, à des pratiques que l'on observe. Tout devient 
extérieur; tout doit se faire sans examen; tout se fait 
bientôt par là même sans intérêt et sans attention. 

Je ne sais quels peuples mogols, astreints par leur 
culte à des prières fréquentes, se sont persuadé que ce 

18 



206 BENJAMIN CONSTANT. 

qu'il y avait d'agréable aux dieux, dans les prières, 
c'était que l'air, frappé par le mouvement des lèvres, 
leur prouvât sans cesse que Thomme s'occupait d'eux. 
En conséquence ces peuples ont inventé de petits mou- 
lins à prières, qui, agitant Tair d'une certaine façon, 
entretiennent perpétuellement le mouvement désiré ; et 
pendant que ces moulins tournent, chacun, persuadé 
que les dieux sont satisfaits, vaque sans inquiétude à 
ses affaires ou à ses plaisirs. La religion, chez plus d'une 
nation européenne, m'a rappelé souvent les petits mou- 
lins des peuples mogols. 

La multiplication des sectes a pour la morale un 
grand avantage. Toutes les sectes naissantes tendent k 
se distinguer de celles dont elles se séparent par une 
morale plus scrupuleuse, et souvent aussi la secte qui 
voit s'opérer dans son sein une scission nouvelle, animée 
d'une émulation recommandable, ne veut pas rester 
dans ce genre en arrière des novateurs. Ainsi l'appari- 
tion du protestantisme réforma les mœurs du clergé 
catholique. Si l'autorité ne se mêlait point de la reli- 
gion les sectes se multiplieraient à l'infini; chaque 
congrégation nouvelle chercherait à prouver la bouté 
de sa doctrine, par la pureté de ses mœurs : chaque 
congrégation délaissée voudrait se défendre avec les 
mêmes armes. De là résulterait une heureuse lutte où 
l'on placerait le succès dans une moralité plus austère : 
les mœurs s'amélioreraient sans efforts, par une impul- 
sion naturelle et une honorable rivalité. C'est ce que 
l'on peut remarquer en Amérique, et même en Ecosse 
où la tolérance est loin d'être parfaite, mais où cepen- 
dant le presbytérianisme s'est subdivisé en de nom- 
breuses ramifications. 

Jusqu'à présent la naissance des sectes, loin d'être 
accompagnée de ces effets salutaires, a presque tou- 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 207 

jours été marquée par des troubles et par des malheurs. 
C'est que l'autorité s'en est mêlée. A sa voix, par son 
action indiscrète, les moindres dissemblances jusques 
alors innocentes et même utiles sont devenues des ger- 
mes de discorde. 

Frédéric Guillaume, le père du grand Frédéric, 
étonné de ne pas voir régner dans la religion de ses 
sujets la môme discipline que dans ses casernes, vou- 
lut un jour réunir les luthériens et les réformés : il 
retrancha de leurs formules respectives ce qui occa- 
sionnait leurs dissentiments et leur ordonna d'être 
d'accord. Jusqu'alors ces deux sectes avaient vécu sépa- 
rées, mais dans une intelligence parfaite. Condamnées 
à Tunion , elles commencèrent aussitôt une guerre 
acharnée, s'attaquèrent entre elles, et résistèrent à Tau- 
torité. A la mort de son père, Frédéric II monta sur le 
trône; il laissa toutes les opinions libres; les deux 
sectes se combattirent sans attirer ses regards; elles 
parlèrent sans être écoutées ; Bientôt elles perdirent 
l'espoir du succès et Tirritation de la crainte; elles se 
turent, les différences subsistèrent, et les dissensions 
furent apaisées. 

En s'opposant à la multiplication des sectes, les gou- 
vernements méconnaissent leurs propres intérêts. Quand 
les sectes sont très-nombreuses dans un pays, elles se 
conti^'nnent mutuellement, et dispensent le souverain 
de transiger avec aucune d'elles. Quand il n'y a qu'une 
secte dominante , le pouvoir est obligé de recourir 
à mille moyens pour n'avoir rien à en craindre. Quand 
il n'y en a que deux ou trois, chacune étant assez formi- 
dable pour menacer les autres, il faut une surveillance, 
une répression non interrompue. Singulier expédient! 
vous voulez, dites-vous, maintenir la paix, et pour cet 
effet vous empêchez les opinions de se subdiviser de 



208 BENJAMIN CONSTANT. S 

maniôrc à partager les hommes en petites réanions 
faibles ou imperceptibles, et vous constituez trois ou 
quatre grands corps ennemis que vous mettez en pré- 
sence, et qui, grâces aux soins que vous prenez de les 
conserver nombreux et puissants, sont prêts à s'attaquer 
au premier signal. 

Telles sont les conséquences de Pintolérance reli- 
gieuse : mais Tintolérance irréligieuse n'est pas moins 
funeste. 

L'autorité ne doit jamais proscrire une religion, môme 
quand elle la croit dangereuse. Qu'elle punisse les ac- 
tions coupables qu*une religion fait commettre, non 
comme actions religieuses, mais comme actions cou- 
pables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si 
elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un 
devoir, et si elle voulait remonter jusqu'à l'opinion qui 
en est la source, elle s'engagerait dans un labyrinthe 
de vexations et d'iniquités, qui n'aurait plus de terme. 
Le seul moyen d'affaiblir une opinion, c'est d'établir le 
libre examen. Or, qui dit examen libre, dit éloignement 
de toute espèce d'autorité, absence de toute interven- 
tion collective : l'examen est essentiellement indivi- 
duel. 

Pour que la persécution, qui naturellement révolte 
les esprits et les rattache à la croyance persécutée, par- 
vienne au contraire à détruire cette croyance, il faut 
dépraver les âmes, et l'on ne porte pas seulement at- 
teinte à la religion qu'on veut détruire, mais à tout sen- 
timent de morale et de vertu. Pour persuader à un 
homme de mépriser ou d'abandonner un de ses sem- 
blables, malheureux à cause d'une opinion, pour l'en- 
gager à quitter aujourd'hui la doctrine qu'il professait 
hier, parce que tout à coup elle est menacée, il faut 
étouffer en lui toute justice et toute fierté. 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 209 

liorner, comme on Ta fait souvent parmi nous, les 
mesures de rigueur aux ministres d'une religion, c'est 
tracer une limite illusoire. Ces mesures atteignent 
bientôt tous ceux qui professent la môme doctrine, et 
elles atteignent ensuite tous ceux qui plaignent le mal- 
heur des opprimés. « Qu'on ne me dise pas, disait 
« M. de Clcrmont-Tonnerre, en 1791, et l'événement 
« a doublement justifié sa prédiction, qu'on ne me dise 
« pas, qu'en poursuivant à outrance les prêtres qu'on 
« appelle réfractaires, on éteindra toute opposition; 
« j'espère le contraire, et je l'espère par estime pour 
« la nation française : car toute nation qui cède à la 
« force, en matière de conscience, est une nation telle- 
« ment vile, tellement corrompue, que l'on n'en peut 
a rien espérer ni en raison, ni en liberté ^. » 

La superstition n'est funeste que lorsqu'on la protège 
ou qu'on la menace : no l'irritez pas par des injustices ; 
ôtez-lui seulement tout moyen de nuire par des ac- 
tions, elle deviendra d'abord une passion innocente, et 
s'éteindra bientôt, faute de pouvoir intéresser par ses 
fîouffrances, ou dominer par l'alliance de Tautorité. 

Erreur ou vérité, la pensée de rhoinme est sa pro- 
priété la plus sacrée; erreur ou vérité, les tyrans sont 
également coupables lorsqu'ils l'attaquent. Celui qui 
proscrit au nom de la philosophie la superstition spécu- 
lative, celui qui proscrit au nom de Dieu la raison indé- 
pendante, méritent également l'exécration des hommes 
de bien. 

Qu'il me soit permis de citer encore, en finissant, 
M. de Clermont-Tonnerre. On ne l'accusera pas de prin- 
cipes exagérés. Bien qu'ami de la liberté, ou peut- 

1 . Réjlpjtionx sur le fanatisme , n'imppiin(^<»ft dans les Oiiuvrex 
cnmplMcs (liî SlaniMas <lc Clerniont-Tonnerre, Pari!*, an III, t. IV, 
l)af:e 98. 

18. 



210 BENJAMIN CONSTANT. 

être parce qu'il était ami de la liberté, il fut presque 
toujours repoussé des deux partis dans rassemblée 
coQStituante ; il est mort victime de sa modération ^ : 
son opinion, je pense, paraîtra de quelque poids. 
« La religion et l'État, disait-ii, sont deux choses 
« parfaitement distinctes, parfaitement séparées, dont 
f( la réunion ne peut que dénaturer l'une et Tautre. 
« L'homme a des relations avec son Créateur; il se 
« fait ou il reçoit telles ou telles idées sur ces rela- 
ie tions; on appelle ce système d'idées : religion. La 
« religion de chacun est donc Topinion que chacun a 
« de ses relations avec Dieu. L'opinion de chaque 
« homme étant libre, il peut prendre ou ne pas prendre 
« telle religion. L'opinion de la minorité ne peut jamais 
« être assujettie à celle de la majorité; aucune opinion 
ft ne peut donc être commandée par le pacte social. La 
c( religion est de tous les temps , de tous les lieux, 
« de tous les gouvernements; son sanctuaire est dans 
« la conscience de l'homme, et la conscience est la 
« seule faculté que l'homme ne puisse jamais sacrifier 
« à une convention sociale. Le corps social ne doit 
« commander aucun culte; il n'en doit repousser 
« aucun ^ » 

Mais de ce que l'autorité ne doit ni commander ni 
proscrire aucun culte, il n'en résulte point qu'elle ne 
doive pas les salarier; et ici notre constitution est en- 



1. Stanislas de Clermont-Tonnerre, deux fois président de l'as- 
semblée constituante, fut un des hommes les plus sincèrement libé- 
raux et les plus éclairés de son temps. Son Analyse de la Constitu- 
tion de 1791, ses discours sur les massacres d^ Avignon, attestent 
son courage aussi bien que son talent. Il fut massacré le matin du 
10 août 1792 par la populace, qui l'accusait d'avoir des armes 
cachées dans sa maison. {Note de M. Laboulaye.) 

2. Opinion sur la propriété des biens du clergé, novembre 1789, 
réimprimée dans les Œuvres complètes, t. il, p. 75. 



DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 211 

rore restée fidèle aux véritables principes. Il n'est pas 
bon de mettre dans Thomme la religion aux prises avec 
Tintérôt pécuniaire. Obliger le citoyen à payer directe- 
ment celui qui est, en quelque sorte, son interprète au- 
près de Dieu qu'il adore, c'est lui offrir la chance d'un 
profit immédiat s'il renonce à sa croyance; c'est lui 
rendre onéreux des sentiments que les distractions du 
monde pour les uns, et ses travaux pour les autres, ne 
combattent déjà que trop. On a cru dire une chose phi- 
losophique, en affirmant qu'il valait mieux défricher un 
champ que payer un prêtre ou bâtir un temple; mais 
qu'est-ce que bûtir un temple , payer un prêtre, sinon 
reconnaître qu'il existe un être bon, juste et puissant, 
avec lequel on est bien aise d'être en communication? 
J'aime que l'Etat déclare, en salariant, je ne dis pas un 
clergé, mais les prêtres de toutes les communions qui 
sont un peu nombreuses, j'aime, dis-je, que l'État dé- 
clare ainsi que cette communication n'est pas interrom- 
pue, et que la terre n'a pas renié le ciel. 

Les sectes naissantes n'ont pas besoin que la société 
se charge de rentretien de leurs prêtres. Elles sont dans 
toute la ferveur d'une opinion qui commence et d'une 
conviction profonde. Mais dès qu'une secte est parvenue 
à réunir autour de ses autels un nombre un peu consi- 
dérable de membres de l'association générale , cette 
association doit salarier la nouvelle église. En les sala- 
riant toutes, le fardeau dwient égal pour tous, et au 
lieu d'être un privilège, c'est une charge commune et 
qui se répartit légalement. 

Il en est de la religion comme des grandes routes : 
j'aime que l'État les entretienne, pourvu qu'il laisse à 
chacun le droit de préférer les sentiers. 






111 



PE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 



Tous les hommes éclairés semblent être convaincus 
qu'il faut accorder une liberté entière et l'exem- 
ption de toute censure aux ouvrages d'une certaine 
étendue. Leur composition exigeant du temps, leur 
achat, de l'aisance, leur lecture , de l'attention , ils 
ne sauraient produire ces effets populaires qu'on redoute, 
à cause de leur rapidité et de leur violence. Mais les 
Pamphlets^ les Brochures^ les Journaux surtout, se rédi- 
gent plus vite : on se les procure à moins de frais ; ils 
sont d'un effet plus immédiat; on croit cet effet plus 
formidable. Je me propose de démontrer qu'il est de 
l'intérêt du gouvernement de laisser même aux écrits de 
cette nature une liberté complète : j'entends par ce mot 
la faculté accordée aux écrivains de faire imprimer leurs 
écrits sans aucune censure préalable*. Cette faculté 



1. La censure préalable établie sous la Restauration était un legs 
de Tancienne monarchie. Jusqu'en 1789, la pensée comme la 
croyance fut tenue dans un complet état de subordination. Tout en 



DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 213 

t point la répression des délits dont la presse 
re rinstrument. Les lois doivent prononcer dos 
contre la calomnie, la provocation à la ré- 
en un mot, contre tous les abus qui peuvent 
r de la manifestation des opinions. Ces lois ne 
; point à la liberté; elles la garantissent au con- 
Sans elles, aucune liberté ne peut exister. 
lis envie de restreindre mes observations aux 
an seuls et de ne point parler des pamphlets; car 
e des choses plaidera bientôt en faveur de ces der- 
ilus éloquemment que je ne pourrais le faire. On 
it assurément pas renouveler un espionnage qui 
rait les pouvoirs, compromettrait la dignité, con- 
ait les intentions équitables d'un gouvernement 
t éclairé. On veut encore moins faire succéder à 
âonnage des actes de rigueur, qui, disproportion- 
x délits, révolteraient tout sentiment de justice, 

rant favorables aux proférés de rinstriiclion, el trùs-sonsiblcs 
ire de la littérature nationale, les rois ne favorisaient Tin- 
n et les lettres qu'à la condition expresse qu'elles seraient 
liiques et catholiques. Après avoir encouragé la propagation 
primerie, les roia s'effrayèrent de ce nouvel instrument de 
inde, et les édils de 1565, 1571,1612,1727, 17;J7, 1781, 
it en principe que nul dans le royaume ne pouvait publier 
e sans en avoir obtenu Tautorisation et l'avoir fait examiner, 
ivains, les imprimeurs et les libraires furent quelquefois as- 
aux plus grands criminels, et la déclaration du 16 avril 
idicta la peine de mort contre les imprimeurs qui publiaient 
'88 contraires à la religion, propres à émouvoir les esprits, à 
• atteinte à l'autorité royale et à troubler l'ordre public, 
'emières protestations contre le système de compression à 
ce datent en France des premières années du seizième siècle 
écrivains protestants. Elles se reproduisent avec une extrême 
e au dix-huitième siècle, et se formulent dans les cahiers des 
?^néraux, sous le nom nouveau de Liberté de la presse. Le 
seul se montra hosliloà cette liberté, les deux autres ordres 
lamèrent avec insistance. Voir Cahiers des Etats généraux^ 
1866, t. II, à la table au mol Liberté de la presse. 

{Note de Véditeur,) 



214 BENJAMIN CONSTANT. 

lit entoureraient d'un intérêt général les plus coupables 
comme les plus innocents. Il est également impossible, 
aujourd'hui que le système continental est détruit et que 
la France a cessé d'être une lie inabordable aux autres 
peuples européens, d'empêcher que les brochures dont 
on interdirait l'impression en France n'y pénétrassent 
de Tétranger. La grande confraternité de la civilisation 
est rétablie; des voyageurs nombreux accourent déjà 
pour jouir de la liberté, de la sûreté, des avantages de 
tout genre qui nous sont rendus. Les arrôtera-t-on sur 
la frontière? Mettra-t-on sous le séquestre les livres 
qu'ils auront apportés pour leur usage? Sans ces pré- 
cautions, toutes les autres seront inutiles. Les livres 
ainsi apportés seront à la disposition des amis du pro- 
priétaire et des amis de ses amis. Or, l'intérêt spéculera 
bientôt sur la curiosité générale. Des colporteurs de 
brochures interdites se glisseront en France sous le 
costume de voyageurs. Des communications secrètes 
s'établiront. Toutes les fois qu'une chance de gain se 
présente, l'industrie s'en empare, et, sous tout gouver- 
nement qui n'est pas une tyrannie complète, l'industrie 
est invincible. 

On se flatterait en vain de voir les brochures moins 
multipliées et moins répandues, parce qu'elles n'arrive- 
raient que par occasion, et par là même à un plus petit 
nombre d'exemplaires et à plus de frais. Nous devrons 
sûrement bientôt aux mesures du gouvernement, et à la 
coopération de ces corps qui ont repris une noble et 
nécessaire indépendance, un accroissement d'aisance 
pour toutes les classes. Celle qui a l'habitude et le besoin 
de lire pourra consacrer une plus grande partie de son 
superflu à satisfaire sa curiosité. La prospérité même 
de la France tournera ainsi contre les mesures prohibi- 
tives, si Ton veut persister dans le système prohibitif. 



DE LA LIBERTÉ D^ LÀ PRESSE. 215 

A mesure que le gouvernement parviendra, par ses ef- 
forts soutenus, à réparer les maux de nos agitations 
prolongées, l'on se trouvera, pour la richesse indivi- 
duelle, plus voisin de la situation où l'on était en 1788, 
Or, à cette époque, malgré la censure et toutes les sur- 
veillances, la France était inondée de brochures prohi- 
bées. Gomment la même chose n'arriverait-elle pas 
aujourd'hui? Certainement les restrictions qu'on veut 
imposer à la liberté de la presse ne seront pas, après les 
promesses du monarque, plus sévères qu'elles ne Tétaient 
quand on proscrivait Bélisaire et qu'on décrétait l'abbé 
Raynal de prise de corps; et si le gouvernement ancien, 
avec l'usage autorisé de l'arbitraire, n'a rien pu em- 
pêcher, notre gouvernement constitutionnel, scrupuleux 
observateur des engagements qu'il a contractés, n'at- 
teindrait pas, avec des moyens cent fois plus restreints, 
un but que des moyens illimités n'ont jamais pu attein- 
dre. On se tromperait également, si l'on espérait que les 
brochures illicites, étant imprimées dans l'étranger, 
n'arriveraient la plupart du temps en France, qu'après 
l'époque où elles auraient pu faire du mal. Il y aurait 
des imprimeries clandestines au sein de Paris même. Il 
y en avait jadis : elles n'ont cessé que sous le despo- 
tisme qui s'est exercé successivement au nom de tous et 
au nom d'un seul : sous une autorité limitée, elles re- 
naîtront. Des peines modérées seront impuissantes, des 
peines excessives impossibles. 

J'invoquerais avec confiance le témoignage de ceux 
qui , depuis deux mois , sont chargés de cette partie 
de l'administration, qu'on rend si épineuse, quand elle 
pourrait être si simple; je l'invoquerais, dis-je, avec 
confiance, si ces dépositaires de l'autorité pouvaient 
s'expliquer dans leur propre cause. Ils diraient tous, 
d'après leur expérience, qu'enfuit de liberté delà presse, 



21U BENJAMIN CONSTANT. 

il faut permettre ou fusiller. Un gouvernement consti- 
tutionnel ne pourrait pas fusiller quand il le voudrait; 
il ne le voudrait pas, sans doute, quand il le pourrait; 
il vaut donc mieux permettre. 

Il faut remarquer que les lois par lesquelles on veut 
prévenir ne sont dans le fond que des lois qui punissent. 
Vous défendez d'imprimer sans une censure préalable. 
Mais, si un écrivain veut braver votre défense, comment 
Tempêcherez-vous? Il faudra placer des gardes autour 
de toutes les imprimeries connues, et faire de plus des 
visites domiciliaires pour découvrir les imprimeries 
secrètes. C'est Tinquisition dans toute sa force. D'un 
autre côté, si vous n'adoptez pas cette mesure, vous ne 
prévenez plus, vous punissez. Seulement vous punissez 
un autre délit, celui qui consiste à imprimer sans per- 
mission ; au lieu que vous auriez puni le délit con.^istant 
à imprimer des choses condamnables. Mais Técrit n'en 
aura pas moins été imprimé. Le grand argument qu'on 
allègue sans cesse est erroné. Il faut une censure, dit- 
on, car, s'il n'y a que des lois pénales, l'auteur pourra 
être puni, mais le mal aura été fait. Mais si Técrivain 
ne se soumet pas à votre censure, s'il imprime clandes- 
tinement, il pourra bien être puni de cette infraction à 
votre loi, mais le mal aura aussi été fait. Vous aurez 
deux délits à punir au lieu d'un, mais vous n'aurez rien 
prévenu. Si vous croyez que les écrivains ne se mettront 
pas en peine du châtiment qui pourra les frapper pour le 
contenu de leurs écrits, comment croyez-vous qu'ils se 
mettront en peine du châtiment attaché au mode de pu- 
blication? 

Vous allez même contre votre but. Tel homme que le 
désir de faire connaître sa pensée entraîne h une pre- 
mière désobéissance, mais qui, s'il avait pu la manifes- 
ter innocemment, n'aurait pas franchi les bornes légi- 



DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 217 

times, n'ayant maintenant plus rien à risquer, dépassera 
ces bornes pour donner à son écrit plus de vogue, et parce 
qu'il sera aigri ou troublé par le danger même qu'il 
affronte. L'écrivain qui s'est une fois résigné à braver la 
loi, en s'affrancbissant de la censure, n'a aucun intérêt 
ultérieur à respecter cetteloi dansses autres dispositions. 
L'auteur qui écrit publiquement est toujours plus pru- 
dent que celui qui se cache. L'auteur résidant à Paris, 
est plus réservé que celui qui se réfugie à Amsterdam ou 
à Neufchâtel . 

Le gouvernement, se convaincra donc, j'en suis sûr, 
de la nécessité de laisser une Kberté entière aux bro- 
chures et aux pamphlets, sauf la responsabilité des 
auteurs et imprimeurs, parce qu'il verra que cette li- 
berté est le seul moyen de nous préserver de la licence 
des libelles imprimés dans l'étranger ou sous une ru- 
brique étrangère : et il accordera encore cette liberté, 
parce que la réQexion lui démontrera que toute censure, 
quelque indulgente ou légère qu'elle soit, ravit à l'auto- 
rité, ainsi qu'au peuple, un avantage important, surtout 
dans un pays où tout est à faire ou à modifier, et où les 
lois, pour être efficaces, doivent non-seulement être 
bonnes, mais conformes au vœu général. 

C'est quand une loi est proposée, quand ses disposi- 
tions se discutent, que les ouvrages qui ont rapport à 
cette loi peuvent être utiles. Les pamphlets, en Angle- 
terre, accompagnent chaque question politique jusque 
dans le sein du parlementa Toute la partie pensante de 
la nation intervient de la sorte dans la question qui 



1 . Voyez à ce sujet rexccllente brochure que vient de publier 
un académicien, M. Suard, dont les écrits sont toujours remplis 
d'idées justes, et applicables, et dont la conduite, pendant sa longue 
et noble carrière, est un rare modèle de sagesse et d'élévation, de 
mesure et de dignité. 

49 



218 BENJAMIN CONSTANT» 

rinléresse. Les représentants du peuple et le gouverne- 
ment voient à la fois et tous les côtés de chaque ques- 
tion présentés, et toutes les opinions attaquées et défen- 
dues. Ils apprennent non-seulement toute la Téritê, 
mais, ce qui est aussi-important que la vérité abstraite, 
ils apprennent comment la majorité qui écrit et qui 
parle considère la loi qu'ils vont faire, la mesure (Jtfils 
vont adopter. Ils sont instruits de ce qui convient à la 
disposition générale; et l'accord des lois avec cette dis- 
position compose leur perfection relative, souvent plus 
essentielle à atteindre que la perfection absolue. Or, la 
censure est au moins un retard. Ce retard vous enlèYe 
tous ces avantages, La loi se décrète, et les écrits qui 
auraient éclairé les législateurs deviennent inutiles: 
tandis qu'une semaine plus tôt ils auraient indiqtfé ce 
qu'il fallait faire, ils provoquent seulement la désappro- 
bation contre ce qui est fait. Cette désapprobation paraît 
alors une chose dangereuse. On la considère comme du 
commencement de provocation à la désobéissance. 

Aussi savez-vous ce qui arrive toujours, quand il y a 
une censure préalable? Avant qu'une loi ne soit faite, 
on suspend la publication des écrits qui lui seraient con- 
traires, parce qu'il ne', faut pas décréditer d'avance ce 
qu'on veut essayer. La suspension parait un moyea 
simple et doux, une mesure passagère. Quand la loi est 
faite, on interdit la publication, parce qu'il ne faut pas 
écrire contre les lois. 

Il faudrait ne point connaître la nature humaine pour 
ne pas prévoir que cet inconvénient se reproduira sans 
cesse. Je veux supposer tous les ministres toujours ani- 
més de l'amour du bien public : plus leur zèle sera vif 
et pur, plus ils désireront écarter ce qui pourrait nuire 
h rétablissement de ce qui leur semble bienfaisant, né- 
cessaire, admirable. 



DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. S19 

Je ne suis pas sûr que, si l^on nous confiait, à nous 
autres défeaseurs de la liberté de la presse, la publica- 
tion des écrits dirigés contre ellei nous n'y apportassions 
assez de lenteur. ^ . 

Comme je ne considère la question que dans Tintérét 
du gouvernement, je ne parle point de la biiarrerie qu'il 
7 aurait à fixer le nombre des pages qoi doWent consil* 
tuer un livre pour qu'il soit libre de paraître. Ce serait 
obliger l'homme qui n'a qu'une vérité i dire, à lui àd- 
joindre un cortège de développements inutiles oti de dl* 
vagations étrangères. Ce serait condamner celui qui a 
une idée neu^e à produire, à li^ noyer dans un certain 
nombre d'idées communes. On ferait de la diSbsion une 
sauvegarde, et du superflu une nécessité» 

L'expérience et la force des choses décideront donc 
bientôt cette question à Tavanlage de la liberté, qui est 
l'avantage du gouvernement luinméme. On organisera 
une responsabilité okire et suffisante contre les auteurs 
et les imprimeurs. On assurera an gouvernement les 
moyens de faire juger ceux qui auraient abusé du droit 
qui sera garanti à tous. On assurera aux individus les 
moyens d& faire juger ceux qui les auront difhmés; mais 
tous les ouvrages, de quelque étendue quMIs puissent 
être, jouiront des mêmes droits. 

Une certitude pareille n'existe pas pour les jourûaux. 
D'une part, leur effet peut être représenté comme plus 
terrible encore que celui des livres et même des brochu- 
res. Ils agissent perpétuellement et à coups redoublés 
sur l'opinion. Leur action est universelle et simultanée. 
Ils sont transportés rapidement d'une extrémité du 
royaume à l'autre. Souvent ils composent la seule lec- 
ture de leurs abonnés. Le poison, s'ils en renferment, 
est sans antidote. D'un autre côté, leur répression est 
facile : les lieux où ils s'impriment sont connus officiel- 



220 BENJAMIN CONSTANT. 

lement; les presses peuvent à chaque instant être bri- 
sées ou mises sous le scellé, les exemplaires saisis. Ils 
sont de plus sous la main de Tautorité par le seul fait 
de la distribution et de Tenvoi journalier. 

Toutefois, bien que le danger paraisse plus grand et 
les précautions moins vexatoires, j'ose affirmer qu'en 
tenant les journaux sous une autre dépendance que celle 
qui résulte de la responsabilité légale à laquelle tout 
écrit doit soumettre son auteur, le gouvernement se fait 
un mal que le succès même de ses précautions aggrave. 
Premièrement, en assujettissant les journaux à une 
gêne particulière, le gouvernement se rend de fait, mal- 
gré lui, responsable de tout ce que disent les journaux. 
C'est en vain qu'il proteste contre cette responsabilité : 
elle existe moralement dans tous les esprits. Le gouver- 
nement pouvant tout empêcher^ on s'en prend à lui de 
tout ce qu'il permet. Les journaux prennent une impor- 
tance exagérée et nuisible. On les lit comme symptômes 
de la volonté du maître, et comme on chercherait à étu- 
dier sa physionomie si Ton avait Thonneur d'être en sa 
présence. Au premier mot, à Pinsinuation la plus indi- 
recte, toutes les inquiétudes s'éveillent. On croit voir 
le gouvernement derrière le journaliste; et quelque 
erronée que soit la supposition, une ligne aventurée 
par un simple écrivain semble une déclaration, ou, ce 
qui est tout aussi fâcheux, un tâtonnement de Tautorité. 
A cet inconvénient s'en joint un autre. Gomme tout 
ce que disent les journaux peut être attribué au gouver- 
nement, chaque indiscrétion d'un journaliste oblige 
l'autorité à des déclarations qui ressemblent à des désa- 
veux. Des articles officiels répondent à des paragraphes 
hasardés. Ainsi, par exemple, une ligne sur la Légion 
d'honneur a nécessité une déclaration formelle. Parce 
que les journaux sont subordonnés à une gêne particu- 



DE LA LÎBERTE DE LA PRESSE. 221 

Hère, il a fallu une explication particulière. Une asser- 
tion pareille dans les journaux anglais n'aurait alarmé 
aucun des ordres qui existent en Angleterre. C'est que 
les journaux y sont libres et qu'aucune intervention de 
la police ne rend le gouvernement solidaire de ce qu'ils 
publient. 

Il en est de même pour ce qui concerne les individus. 
Quand les journaux ne sont pas libres, le gouvernement 
pouvant empêcher qu'on ne dise du mal de personne, 
ceux dont on dit le plus léger mal semblent être livrés 
aux journalistes par Tautorité. Le public ignore si tel ar- 
ticle a été ordonné ou toléré, et le blâme prend un carac- 
tère semi-officiel qui le rend plus douloureux aussi bien 
que plus nuisible. Ceux qui en sont les objets en accusent 
le gouvernement. Or, quelques précautions qu'entasse 
Pautorité, tout ce qui ressemble à des attaques indivi- 
duelles ne saurait être prévenu. Les précautions de ce 
genre ne font, chez un peuple spirituel et malin, qu'in- 
viter la dextérité à les surmonter. Si les journaux sont 
sous l'influence de la police, déconcerter la police par 
quelques phrases qu'elle ne saisit pas tout de suite sera 
une preuve d'esprit. Or, qui est-ce qui se refuse parmi 
nous à donner une preuve d'esprit, s*il n'y a pas peine 
de mort? 

Un gouvernement qui ne veut pas être tyrannique ne 
doit pas tenter la vanité, en attachant un succès à 
s'affranchir de sa dépendance. 

La censure des journaux fait donc ce premier mal, 
qu'elle donne plus d'influence à ce qu'ils peuvent dire 
de faux et de déplacé. Elle nécessite dans l'administra- 
tion un mouvement inquiet et minutieux qui n'est pas 
conforme à sa dignité. Il faut, pour ainsi dire, que l'au- 
torité coure après chaque paragraphe, pour l'invalider, 

de peur qu'il ne semble sanctionné par elle. Si, dans un 

19, 



22-2 BENJAMIN CONSTANT. 

pays, on ne pouvait parler sans la permission du gou- 
vernement, chaque parole serait officielle, et chaque 
fois qu'une imprudence échapperait à quelque interlo- 
cuteur, il faudrait la contredire. Faites les journaux 
libres, leurs assertions ne seront plus que de la causerie 
individuelle : faites-les dépendants, on croira toujours 
apercevoir dans cette causerie la préparation ou le 
préambule de quelque mesure ou de quelque loi. 

En môme temps les journaux ont un autre inconvé- 
nient qu'on dirait ne pouvoir exister à côté de celui que 
nous venons d'indiquer. Si tout ce qu'ils contiennent 
d'équivoque et de fâcheux est un sujet d'alarme, ce 
qu'ils contiennent d'utile, de raisonnable, de favorable 
au gouvernement, parait dicté et perd son effet. 

Quand des raisonnements quelconques ne sont déve- 
loppés que par des journaux sous l'influence du gouver- 
nement, c'est toujours comme si le gouvernement seul 
parlait. On ne voit pas là de l'assentiment^ mais des 
répétitions commandées. Pour qu'un homme obtienne 
de la confiance, quand il dit une chose, il faut qu'on lui 
connaisse la faculté de dire le contraire, si le contraire 
était sa pensée. L'unanimité inspire toujours une pré- 
vention défavorable, et avec raison; caril n'y a jamais eu, 
sur des questions importantes et compliquées, d'unani- 
mité sans servitude. En Angleterre, toutes les fois qu'un 
traité de paix est publié, il y a des journalistes qui l'at- 
taquent, qui peignent l'Angleterre comme trahie, comme 
poussée à sa perte et sur le bord d'un abîme. Mais le 
peuple, accoutumé à ces e:xagérations, ne s'en émeut pas: 
il n'examine que le fond des choses, et comme d'autres 
journalistes défendent la paix qu'on vient de conclure, 
l'opinion se forme; elle se calme par la discussion, au 
lieu de s'aigrir par la contrainte, et la nation est d'autant 
plus rassurée sur ses intérêts qu'elle les voit bien appro- 



DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 223 

fondis, discutés; sous toutes leurs faces, et qu'on ne Ta 
pas condamnée à s'agiter au milieu d'objections que per- 
sonne ne réfute, parce que personne n'a osé les proposer. 

En second lieu, quand le gouvernement n'a que des 
défenseurs privilégiés, il n'a qu'un nombre limité de 
défenseurs, et le hasard peut faire qu'il n'ait pas choisi 
les plus habiles. Il y a d'ailleurs des hommes, et ces 
hommes ont bien autant de valeur que d'autres, il y a 
des hommes qui défendraient volontiers ce qui leur 
parait bon, mais qui ne veulent pas s'engager à ne rien 
blâmer. Quand Le droit d'écrire dans les journaux n'est 
accordé qu'à cette condition, ces hommes se taisent. 
Que le gouvernement ouvre la lice, ils y entreront pour 
tout ce qu'il fera de juste et de sage. S'il a des adver* 
saires, il aura des soutiens. Ces soutiens le serviront 
avec d'autant plus de zèle, qu'ils seront plus volon- 
taires; avec d'autant plus de franchise, qu'ils seront 
plus désintéressés; et ils auront d'autant plus d'in^ 
fluence, qu'ils seront plus indépendants. 

Mais cet avantage est inconciliable avec une censure 
quelle qu'elle soit. Car, dès que les journaux ne sont 
publiés qu'avec l'autorisation du gouvernement, il y a 
de l'inconvenance et du ridicule à ce que le gouverne- 
ment fasse écrire contre ses propres mesures. Si le blâme 
allégué contre elles parait fondé, on se demande pour- 
quoi le gouvernement les a prises, puisqu'il en conoals- 
sait d'avance les imperfections. Si les raisonnements 
sont faibles ou faux, on soupçonne l'autorité de les avoir 
affaiblis pour les réfuter. 

Je passe à une troisième considération, beaucoup plus 
importante que toutes les précédentes. Mais je dois 
prier le lecteur de ne former aucun jugement, avant de 
. m'avoir lu jusqu'au bout; car les premières lignes pour- 
ront lui suggérer des arguments plausibles en appa- 



224 BENJAMIN CONSTANT. 

rence, pour le système qui veut mettre les journaux 
sous Tempire de l'autorité. Ce n'est que lorsque j'aurai 
développé les résultats de ce système que ses incouYé- 
nients seront manifestes. 

Il ne faut pas se le dissimuler, les journaux agissent 
aujourd'hui exclusivement sur l'opinion de la France. 
La grande majorité de la classe éclairée lit beaucoup 
moins qu'avant la révolution. Elle ne lit presque point 
d'ouvrage d'une certaine étendue. Pour réparer ses 
pertes, chacun soigne ses affaires : pour se reposer de 
ses affaires, chacun soigne ses plaisirs. L'égoïsme actif 
et Tégoïsme paresseux se divisent notre vie. Les jour- 
naux qui se présentent d'eux-mêmes, sans qu'on ait la 
peine de les chercher ; qui séduisent un instant Thomme 
occupé, parce qu'ils sont courts, l'homme frivole, parce 
qu'ils n'exigent point d'attention ; qui sollicitent le lec- 
teur sans le contraindre, qui le captivent, précisément 
parce qu'ils n'ont pas la prétention de l'assujettir, enfilD 
qui saisissent chacun avant qu'il soit absorbé ou fatigué 
par les intérêts de la journée, sont à peu près la seule 
lecture. Cette assertion, vraie pour Paris, l'est encore 
bien plus pour les départements. Les ouvrages dont les 
journaux ne rendent pas compte restent inconnus; ceux 
qu'ils condamnent sont rejetés. 

Au premier coup d'œil, cette influence des journaux 
paraît inviter l'autorité à les tenir sous sa dépendance. 
Si rien ne circule que ce qu'ils insèrent, elle peut, en 
les subjuguant, empêcher la circulation de toutcequi 
lui déplaît. On peut donc voir dans cette action de Tau- 
torité un préservatif efflcace. 

Mais il en résulte que l'opinion de toute la France est 
le reflet de l'opinion de Paris. 

Durant la révolution, Paris a tout fait, ou, pour psf' 
1er plus exactement, tout s'est fait au nom de Paris, p^f 



DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 225 

des hommes souvent étrangers à cette capitale, et contre 
lesquels la majorité de ses habitants était déclarée, mais 
qui, toutefois, s'étant rendus maîtres du centre de l'em- 
pire, étaient forts du preslige que ce poste leur prêtait. 
De la sorte, à plus d'une reprise, et dans plus d'une 
journée, Paris a décidé des destinées de la France, soit 
en bien, soit en mal. Au 31 mai, Paris a semblé prendre 
le parti du comité de salut public, et le comité de salut 
public a établi sans obstacle son épouvantable tyrannie. 
Au 18 brumaire, Paris s'est soumis à Bonaparte, et Bo- 
naparte a régné de Genève à Perpignan, et de Bruxelles 
à Toulon. Au 31 mars, Paris s'est déclaré contre Bona- 
parte, et Bonaparte est tombé. Tous les Français éclai- 
rés l'avaient prévu et l'avaient affirmé. Les étrangers 
seuls ne voulaient pas le croire, parce que nulle autre 
capitale n'exerce une influence aussi illimitée et aussi 
rapide. Durant toute la révolution, il a suffi d'un décret, 
revêtu n'importe de quelles signatures, pourvu qu'il 
émanât de Paris et qu'il fût constaté que Paris s'y con- 
formait ; il a suffi, dis-je, d'un pareil décret, pour que 
l'obéissance, et ce qui est plus, le concours des Français 
fût immédiat et entier. Un état de choses qui enlève à 
trente millions d'hommes toute vie politique, toute acti- 
vité spontanée, tout jugement propre, peut-il être désiré 
ou consacré en principe? 

Nous ne voyons rien de pareil eu Angleterre. Les 
agitations qui peuvent se faire sentir à Londres trou- 
blent sans doute sa tranquillité, mais ne sont nullement 
dangereuses pour la constitution même. Quand lord 
George Gordon, en 1780, souleva la populace, et, à la 
tête de plus de vingt mille factieux, remporta sur la 
force publique une victoire momentanée, on craignit 
pour la banque, pour la vie des ministres, pour cette 
partie de la prospérité anglaise qui tient aux établisse- 



'>26 BENJAMIN CONSTANT. 

ments de la capitale; mais il ne vint dans la tête de per- 
sonne que le gouvernement fût menacé. Le roi et le 
parlement, à vingt milles de Londres, ou môme, en sup- 
posant (ce qui n'était pas) qu'une portion du parlement 
eût trempé dans la sédition, la portion saine de cette 
assemblée avec le roi, se seraient retrouvés en pleine 
sûreté. 

D'où vient cette différence? De ce qu'une opinioa 
nationale indépendante du mouvement donné à la capi- 
tale existe en Angleterre d'un bout de l'Ile à l'autre, et 
jusque dans le plus petit bourg des Hébrides. Or, quand 
un gouvernement repose sur une opinion répandue 
dans tout l'empire, et qu'aucune secousse partielle ne 
peut ébranler, sa base est dans Tempire entier. Cette 
base est large, et rien ne peut le mettre en péril. Mais, 
quand l'opinion de tout l'empire est soumise à l'opinion 
apparente de la capitale, ce gouvernement n'a sa base 
que dans cette capitale. Il est, pour ainsi dire, sur une 
pyramide, et la chute de la pyramide entraine le renver- 
sement universel. 

Certes, il n'est pas désirable pour une autorité qui ne 
veut ni ne peut être tyrannique, pour une autorité qui 
ne veut ni ne peut gouverner à coups de hache; il n'est 
pas désirable, dis-je, pour une telle autorité, que toute 
la force morale de trente millions d'hommes soit l'in- 
strument aveugle d'une seule ville, dont les véritables 
citoyens sont' très-bien disposés, sans doute, mais où 
viennent affluer de toutes parts tous les hommes sans 
ressource, tous les audacieux, tous les mécontents, tous 
ceux que leurs habitudes rendent immoraux, ou que 
leur situation rend téméraires. 

Il est donc essentiel pour le gouvernement qu'on 
puisse créer dans toutes les parties de la France une 
opinion juste, forte, indépendante de celle de Paris sans 



Î)E LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 2^ 

lui ôtre opposée, et qui, d'accord avec les véritables 
sentiments de ses habitants, ne se laisse jamais aveugler 
par une opinion factice. Cela est désirable pour Paris 
même. 

Si une telle opinion eût existé en France, les Pari- 
siens, au 31 mai, n'auraient été asservis que passagère- 
ment, et bientôt leurs concitoyens des provinces les 
auraient délivrés. 

Mais comment créer une opinion pareille? je Tai déjà 
dit, les journaux seuls la créent. Les citoyens des dé- 
partements ne sont assurément ni moins susceptibles 
de lumières, ni moins remplis de bonnes intentions que 
les Parisiens. Mais, pour que leurs lumières soient appli- 
cables, et que leurs bonnes intentions ne soient pas 
stériles, ils doivent connaître l'état des choses. Or, les 
journaux seuls le leur font connaître. 

En Angleterre môme, où les existences sont plus 
établies, et où, par conséquent, il y a plus de repos dans 
les esprits et plus de loisir individuel, ce sont les jour- 
naux qui ont fait naître et qui ont vivifié Topinion 
nationale. 

J'invoque, à ce sujet, l'autorité de Delolme. a Cette 
a extrême sûreté, dit-il, avec laquelle chacun peut com- 
cc muniquer ses idées au public, et le grand intérêt que 
« chacun prend à tout ce qui tient au gouvernement, y 
a ont extraordinairement multiplié les journaux. Indé- 
a pendamment de ceux qui, se publiant au bout de 
« Tannée, du mois ou de la semaine, font la récapitu- 
« lation de tout ce qui s'est dit ou fait d'intéressant 
« durant ces différentes périodes, il en est plusieurs 
« qui, paraissant journellement ou de deux jours l'un, 
« annoncent au public les opérations du gouvernement, 
« ainsi que les diverses causes importantes, soit au ci- 
(c vil, soit au criminel. Dans le temps delà session du 



228 BENJAMIN CONSTANT. 

a parlement, les voles ou résolutions journalières de la 
« chambre des communes sont publiés avec autorisa- 
« tion, et les discussions les plus intéressantes pronon- 
tt cées dans les deux chambres sont recueillies en notes 
et pareillement communiquées au public par la voie 
« de rimpression. Enfin, il n'y a pas jusqu'aux anec- 
« dotes particulières de la capitale et des provinces qui 
« ne viennent encore grossir le volume, et les divers 
« papiers circulent et se réimpriment dans les diffé- 
« rentes villes, se distribuent môme dans les canapa- 
« gnes, oii tous, jusqu'aux laboureurs, les lisent avec 
u empressement. Chaque particulier se voit tous les 
« jours instruit de l'état de la nation, d'une extrémité 
« à Tautre de la Grande-Bretagne; et la communication 
(( est telle, que les trois royaumes semblent ne faire 
« qu'une seule ville. 

« Qu'on ne croie pas, conlinue-t-il, que je parle avec 
a trop de magnificence de cet effet des papiers publics. 
« Je sais que toutes les pièces qu'ils renferment ne sont 
« pas des modèles de logique ou de bonne plaisanterie. 
a Mais, d'un autre côté, il n'arrive jamais qu'un objet 
ce intéressant véritablement les lois, ou en général le 
« bien de TÉtat, manque de réveiller quelque plume 
a habile, qui, sous une forme ou sous une autre, pré- 
ce sente ses observations De là vient que, par la 

« vivacité avec laquelle tout se communique, la nation 
« forme, pour ainsi dire, un tout animé et plein de vie, 
(( dont aucune partie ne peut être touchée sans exciter 
c( une sensibilité universelle, et où la cause de chacun 
« est réellement la cause de tous^. » 

Mais, pour que les journaux produisent cet effet noble 



1. Delolme, Constitution d'Angleterre^ cb. xn. Paris, 1787, 
l. II, p. 44. 



DE LA LIBERTÉ DE L^ PRESSE. 229 

et salutaire, il faut qu'ils soient libres. Qualid iis ne le 
sont pas, ils empêchent bien l'opinion de se former, 
mais ils ne forment pas Topinion. On lit leurs raisonne- 
ments avec dédain, et leurs récits avec déflance. On voit 
dans les premiers, non des arguments, mais des volon- 
tés; on voit dans les seconds, non pas des faits, mais 
des intentions secrètes. On ne dit point, voici qui est 
vrai ou faux, juste ou erroné, on dit : voilà ce que le 
gouvernement pense, ou plutôt encore ce qu'il veut faire 
penser. 

La liberté des journaux donnerait à la France une 
existence nouvelle ; elle Tidentiflerait avec sa constitu- 
tion, son gouvernement et ses intérêts publics. Elle 
ferait naître une con6ance qui n'a existé dans aucun 
temps. Elle établirait cette correspondance de pensées, 
de réflexions, de connaissances politiques, qui fait que 
Manchester, York, Liverpool, Darby, Birmingham, sont 
des foyers de lumières aussi bien que d'industrie. En 
disséminant ces lumières, elle empêcherait qu'une agi- 
tation passagère, au centre du royaume, ne devint une 
calamité pour Tensemble jusque dans ses parties les 
plus éloignées. L'indépendance des journaux , loin 
d'être dangereuse aux gouvernements justes et libres, 
leur prépare sur tous les points de leur territoire 
des défenseurs , fidèles parce qu'ils sont éclairés ; 
forts, parce qu'ils ont des opinions et des sentiments 
à eux. 

Je prévois deux objections, l'une destinée à nous 
effrayer sur l'avenir, l'autre qui s'appuie sur l'exemple 
du passé. 

Vous ouvrez, dira-t-on, une carrière immense à la 
diffamation, à la calomnie, à une persécution journa- 
lière, qui, pénétrant dans les relations les plus in- 
times, ou rappelant les faits les plus oubliés, devient, 

20 



230 BENJAMIN CONSTANT. 

pour ceux qu'elle frappe ainsi sans relâche, un véritable 
supplice. 

Je réponds d'abord avec Delolrae : « Bien loin que la 
(t liberté de la presse soit une chose funeste à la répo- 
(c tation des particuliers, elle en est le plus sûr rem- 
« part. Lorsqu'il n'existe aucun moyen de communiquer 
« avec le public, chacun est exposé sans défense aux 
« coups secrets de la malignité et de l'envie. L'homme 
a en place perd son honneur, le négociant son crédit, 
« le particulier sa réputation de probité, sans connaître 
(( ses ennemis ni leur marche. Mais lorsqu'il existe une 
(( presse libre, l'homme innocent met tout de suite les 
(( choses au grand jour, et confond tous ses accusateun 
ce à la fois par une sommation publique de prouver ce 
« qu'ils avancent^. » 

Je réponds ensuite que la calomnie est un délit qui 
doit être puni par les lois, et ne peut être puni que par 
elles; qu'imposer silence aux citoyens de peur qu'ils 
ne le commettent, c'est les empêcher de sortir, de peur 
qu'ils ne troublent la tranquillité des rues ou des grandes 
routes ; c'est les empêcher de parler de peur qu'ils n'in- 
jurient; c'est violer un droit certain et incontestable 
pour prévenir un mal incertain et présumé *. 

1. Delolme, ch« xii, t. II, p. 46^ à la note. 

2. Ou a en général parmi nous une propension remarquable à 
jelcr loin de soi tout ce qui entraîne le plus peUt InconTéoieoti 
sans examiner si celte renonciation précipitée n'entraîne ptfU 
inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il 
prononcé par des jurés? on demande la suppression des jarée. Uo 
libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la liberté de it 
presse. Une proposition hasardée est-elle émise à la tribaoe? Oi 
demande la suppression de toute discussion ou proposilloo pu* 
blique. Il est certain que ce système bien exécuté atteindrait soo 
l)ut. S'il n'y avait pas de jurés, les jurés ne se tromperaient pss* 
S'il n'y avait pas de livres, il n'y aurait pas de libelles. S'il n'/ 
avait pas de tribune, on ne serait plus exposé h s'égarer à la tri" 
Imnc. Mais on pourrait porreclionncr encore celte théorie. Les tri- 



DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 231 

GoDsidérez de plus que, de tous les auteurs, les jour- 
listes seront nécessairement les plus réservés sur la 
lomnie, si les lois sont bien faites, et si leur applica- 
u est prompte et assurée. Les journaux ne peuvent 
s s'imprimer clandestinement. Les propriétaires et les 
lacteurs sont connus du gouvernement et du public. 
offrent plus de prise à la responsabilité qu'aucune 
tre classe d'écrivains, car ils ne peuvent jamais se 
islraîre à l'action légale de l'autorité. 
Voilà ma réponse pour ce qui constitue la calomnie et 
diffamation proprement dites^. Quant aux attaques 

mnx, quelle que fût leur forme, ont parfois condamné des in- 
tenta; on pourrait supprimer les tribunaux. Les armées ont 
iTent commis de très-grands désordres, on pourrait supprimer 
armées. La religion a causé la Saint-Bartliélemy, on pourrait 
)primer la religion. Chacune de ces suppressions nous délivrerait 
I inconYénients que la chose entraîne; il n'y a que deux difû- 
Ités : c'est que dans plusieurs cas la suppression est impossible, 
que, dans ceux où elle est possible, la privaUon qui en résullu 
t un mal qui remporte sur le bien. 

1. On regarde une loi précise contre la calomnie comme très- 
ffidle à rédiger. Je crois que le problème peut se résoudre d'un 
oU Les actions des parUculiers n'appartiennent point au public, 
'homme auquel les actions d'un autre ne nuisent pas n'a pas le 
roit de les publier. Ordonnez que tout homme qui insérera dans 
ajournai, dans un pamphlet, dans un livre, le nom d'un indi- 
>du, et racontera ses actions privées, quelles qu'elles soient, lors 
lême qu'elles paraîtraient indifférentes, sera condamné à une 
mende, qui deviendra plus forte, en raison du dommage que l'in- 
inda nommé sera exposé à éprouver. Un journaliste ou un écri- 
^B qui déroberait les livres de compte d'un banquier et les pu- 
iiendt, serait certainement coupable, et je crois que tout juge 
l^Trail le condamner. La vie privée d'un homme, d'une femme, 
l'une jeune fille leur appartiennent, et sont leur propriété parti- 
'olière, comme les comptes d'un banquier sont sa propriété. Nul 
■^ a le droit d'y toucher. On n'oblige un négociant à soumettre ses 
11^8 à des étrangers que lorsqu'il est en faillite. De môme, on ne 
'ïoH exposer au public la vie privée d'un individu que lorsqu'il a 
'îonamis quelque faute qui rend l'examen de cette vie privée néces- 
saire. Tant qu'un homme n'est traduit devant aucun tribunal, ses 
*^>^t8 sont à lui, et quand il est traduit devant un tribunal, toutes 



233 BENJAMIN CONSTANT. 

qui sont moins graves, il vaut mieux s'habituer aux in- 
tempéries de Tair que de vivre dans un souterrain. 
Quand les journaux sont libres comme en Angleterre, 
les citoyens s'aguerrissent. La moindre désapprobation, 

les circonstances de sa vie qui sont étrangères à la cause poar li- 
queUe il est en jugement sont encore à lui, et ne doivent pas être 
divulguées. 

Étendez cette règle aux fonctionnaires publics, dans toal ee qui 
tient à leur existence privée. Les lois et les actes ministériels doi- 
vent, dans un pays libre, pouvoir être examinés sans réserve, mais 
les ministres comme individus doivent jouir des mêmes droits qae 
tous les individus. Ainsi, lorsqu'une loi est proposée, liberté en- 
Hère sur cette loi. Lorsqu'un acte qu'on peut soupçonner d'être 
arbitraire a été commis, liberté entière pour faire connaître cet 
acte : car un acte arbitraire ne nuit pas seulement à celui quiea 
est victime, il nuit à tous les citoyens qui peuvent être victimes à 
leur tour. Mais si dans l'examen de la loi, ou en faisant connaître 
l'acte arbitraire, l'écrivain cite des faits relatifs au ministre, etqai 
soient étrangers aux propositions qu'il appuie ou aux actes de lofl 
administration, qu'il soit puni pour cette mention seule, sans même 
que l'on examine si les faits spnt faux ou s'ils sont injurieux. 

Cette mesure, purement répressive, répond à la plupart des ob- 
jections qu'on allègue contre la liberté de la presse. « Si ma femme 
ou ma fille sont calomniées, a<-t-on dit, les ferai-je sortir de leur 
modeste obscurité, pour poursuivre le calomniateur devant un tri- 
bunal? Parlerai-je de leur honneur outragé, devant ce publicléger 
et frivole qui rit toujours de ces sortes d'accusations, et qui répèle 
sans cesse que les femmes les plus vertueuses sont celles qu'il oe 
connaît pas? Si je suis calomnié moi-même, irai-je me plaindre, 
pendant six mois, devant des juges qui ne me connaissent point, 
et courir le risque de perdre mon procès, après avoir perdu beao- 
coup de temps et dépensé beaucoup d'argent pour payer des sio- 
cats? Il est beaucoup de gens qui aimeront mieux supportera 
calomnie que do poursuivre une procédure dispendieuse. On nous 
aura délivrés des censeurs pour nous renvoyer à des juges; nous 
aurons toujours affaire à des hommes dont les jugements sont ine^f' 
tains, et qui pourront, au gré de leurs passions, décider de notr* 
réputation, de notre repos et du bonheur de notre vie. i 

Rien de tout cela n'existera. H n'y aura point de longueurs d*^ 
une procédure qui ne consistera que dans la vérification de l'i^^ 
Uté, seule question soumise aux tribunaux, qui, l'identité const^^^ 
n'auront qu'à appliquer la loi. Il n'y aura point d'examen à^ 
vérité du fait. On ne descendra point dans l'intérieur des fam^^'' 
Les citoyens n'auront point à craindre d'être désolés par des d^^ 



DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 233 

le moindre sarcasme ne leur font pas des blessures mor- 
telles. Pour repousser des accusations odieuses, ils ont 
les tribunaux; pour garantir leur amour-propre, ils ont 
l'indifférence : celle du public d'abord, qui est très- 
grande, beaucoup plus qu'ils ne le croient, et ensuite la 
leur, qui leur vient par l'habitude. Ce n'est que quand 
la publicité est gênée que chacun se montre d'autant 
plus susceptible qu'il se croyait plus à l'abri La peau 
devient si fine sous cette cuirasse, que le sang coule à la 

preuves, par des insinuations, par des rapprochements perfides. Le 
nom du plaignant se trouvant dans l'écrit même, servira de pièce 
de conviction. L'auteur ou Timprimeur étant connus, le tribunal 
appliquera les peines immédiatement ; et ces peines, inOigées tout 
de suite et rigoureusement exécutées, mettront bien vite un terme 
à ce genre d'agression. Assurément, si Ton condamnait un journa- 
liste à mille francs d'amende pour chaque nom propre inséré dans 
son Journal, de manière à mettre en scène un individu dans sa vie 
privée, il ne renouvellerait guère un amusement aussi cher. Qu'on 
empêche les délits fliturs en punissant les délits passés : c'est le 
châtiment d'un assassin qui nous garantit de l'assassinat. 

On objecte la faciUté de désigner les individus, sans les nommer, 
ou par des initiales. Je distingue ces deux moyens. 

Il est certain que le retranchement d'une ou de deux lettres 
dans un nom propre est un ménagement dérisoire. Mettez des ob- 
stacles à cette manière de désigner, en soumettant l'auteur à la 
même peine que s'il avait imprimé le nom en entier. Ce mode dé- 
tourné de désignation ne peut jamais avoir un but légitime : il 
n'est que la ressource de la malignité. La liberté de la presse ne 
souffre en rien de la loi qui le punit. 

Quant à la désignation des individus par périphrases, elle est 
impossible à empêcher ; mais elle fait beaucoup moins de mal que 
les noms propres. C'est une malignité de coterie dont l'eCTet est 
restreint et passager. Ce sont les noms propres qui laissent des 
traces, qui plaisent à la haine, qui frappent la grande masse des 
lecteurs. 

Nous ne voulons point, par la liberté de la presse, ouvrir la car- 
rière aux passions haineuses ou à la diffamation. Nous désirons 
que la pensée soit libre et que les individus soient en repos. Le 
moyen proposé atteint ce but. Les particuliers sont à l'abri. Le 
public et ses écrivains y gagneront, parce qu'il y aura dans les 
journaux des idées au lieu d'anecdotes^ et des discussions sages au 
lieu de faits inutiles et défigurés. 

20. 



234 BENJAMIN CONgTANT. 

première égratignure faite par une main adroite an dé- 
faut de la cuirasse. 

Je sais que maintenant on appelle cette irritabilité dé- 
licatesse, et qu'on veut transformer une faiblesse en 
vertu. On nous dit que nous perdrons par la liberté de 
la presse cette fleur de politesse et eette srasiblUtô ex- 
quise qui nous distinguent. En lisant ces raisoBuemeiita, 
je n'ai pu m'empécber de me demander si, en péaBlé, 
cette protection que la censure accorde à tovtee les ma- 
ceptibilités individuelles avait eu l'effet qu'on lui at-; 
tribue. À plusieurs époques, certes» la liberté de la 
presse et des journaux a été suffisamment reatrainte. 
Les hommes ainsi protégés ont-ils été plus purs, plus 
délicats» plus irréprochables? H me semble que lea 
mœurs et les vertus n'ont pas beaucoup gagné k ee 
silence universel. De ce qu'on ne prononçait pas lea 
mots, il ne s'en est pas suivi que les choses aient BMâna 
existé ; et toutes ces femmes de César me paraissent ne 
pas vouloir être soupçonnées pour être plus commode* 
ment coupables^ 

rajouterai que la véritable délicatesse consiste à ne 
pas attaquer lea hommes, en leur refusant la U^xtXtA de 
répondre; et cette délicatesse, au moins, ce n-eal paa 
celle que Tasservissement des journaux nourrît etencou:- 
rage. J'aime & reconnaître que, dans le moment actvel, 
les dépositaires de Pautorité ont le mérite d'empêcher 
que l'on n'attaque leurs ennemis. C'est un ménagement 
qui leur fait honneur; mais ce n'est paa une garantia 
durable, puisque ce ménagement est un pur effet de leur 
volonté. A d'autres époques les journaux esclaves ooX 
servi d'artillerie contre les vaincus, et ce qu^on appelait 
délicatesse aboutissait à ne pas se permettre un mqt 
contre le pouvoir. 

Quand j'étais en Angleterre, je parcourais avec plaisir 



DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 235 

les journaux qui attaquaient les ministres disgraciés, 
parce que je savais que d'autres journaux pouvaient les 
défendre. Je m'amusais des caricatures contre M. Fox 
renvoyé du ministère, parce que les amis de M. Fox 
faisaient des caricatures contre M. Pitl, premier minis- 
tre. Mais la gaieté contre les faibles me semble une 
triste gaieté. Mon âme se refuse à remarquer le ridicule, 
quand ceux qu on raille sont désarmés, et je ne sais pas 
écouter Taccusation, quand Taccusé doit se taire. Cette 
habitude corrompt un peuple; elle détruit toute délica- 
tesse réelle, et cette considération pourrait bien être un 
peu plus importante que la conservation intacte de ce 
qu'on appelle la fleur de la politesse et de la tenue fran- 
çaise. 

La seconde objection se tire des exemples de notre 
révolution. La liberté des journaux a existé, dit-on, à 
une époque célèbre, et le gouvernement d'alors, pour 
n'être pas renversé, a été contraint de recourir à la 
force. Il est difficile de réfuter cette objection sans ré- 
veiller des souvenirs que je voudrais ne pas agiter. Je 
dirai donc seulement qu'il est vrai que, durant quelques 
mois, la liberté des journaux a existé, mais qu'en même 
temps elle était toujours menacée; que le Directoire de- 
mandait des lois prohibitives; que les Conseils étaient 
sans cesse au moment de les décréter ; qu'en consé- 
quence, ces menaces, ces annonces de prohibitions, je- 
taient dans les esprits une inquiétude qui, en les trou- 
blant dans la jouissance, les excitait à l'abus. Ils atta- 
quaient, pour se défendre, sachant qu'on se préparait à 
les attaquer. 

Je dirai ensuite qu'à cette époque il existait beaucoup 
de lois injustes, beaucoup de lois vexatoires, beaucoup 
de restes de proscriptions, et que la liberté des journaux 



236 BENJAMIN CONSTANT, 

pouvait être redoutable pour un gouvemement qm 
croyait nécessaire de conserver ce triste héritage. En 
général, quand j^affirme que la liberté des journaux est 
utile au gouvernement, c^est en le supposant juste dans 
le principe, sincère dans ses intentions» et placé dans 
une situation où il n*ait pas à maintenir des mesures 
iniques de bannissement, d*exil, de déportation. 

D'ailleurs, l'exemple même, suivi jusqu'au bout, n'in- 
vite guère, ce me semble, à Timitation. Le Directoire 
s'est alarmé de la liberté des journaux, il a employé là 
force pour Pétouffér, il y est parvenu; mais qu'est-U ré- 
sulté de son triomphe? 

Dans toutes les réflexions que Ton vient de lire, je 
n'ai considéré ce sujet que sous le rapport de l'intérêt 
du gouvernement; que n'aurais-je pas à dire si je trai- 
tais de l'intérêt de la liberté, de la sûreté individuelle? 
L'unique garantie des citoyens contre l'arbitraire, c'est 
la publicité ; et la publicité la plus facile et la plus ré- 
gulière est celle que procurent les journaux. Des arres^ 
talions illégales, des exila non moins illégaux, peuvent 
avoir lieu, malgré la constitution la mieux rédigée, et 
contre Tintention du monarque. Qui les connaîtra^ si la 
presse est comprimée? Le roi lui-même peut les ignorer. 
Or, si vous convenez qu'il est utile qu'on les connaisse, 
pourquoi mettez-vous un obstacle au moyen le plus sûr 
et le plus rapide dé les dénoncer? 

J'ai cru ces observations dignes de l'attention des 
hommes éclairés, dans un moment où l'opinion réclame 
également et des lois suffisantes et une liberté indispen- 
sable. 

Jamais aucune époque n'offrit plus de chances pour 
le triomphe de la raison, jamais aucun peuple n'a ma- 
nifesté un désir plus sincère et plus raisonnable de 
jouir en paix d'une constitution libre. J'ai donc pensé 



DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 237 

qu'il était utile de prouver que tous les genres de liberté 
tourneraient à Tavantage du gouvernement, s'il était 
loyal et juste. 

Je ne me suis point laissé arrêter par une difficulté 
bizarre qu'on ne cesse d'opposer à ceux qui veulent ap- 
puyer leurs raisonnements des exemples que nous avons 
sous les yeux. J'ai cité TAnglelerre, faute de pouvoir 
citer un autre pays qui nous présentât des leçons pa- 
reilles^. Certes, je voudrais bien avoir pu varier mes ci- 
tations, et avoir trouvé en Europe plusieurs pays à citer 
de même. J'ai cité TAngleterre, malgré les hommes qui 
prétendent qu'il est indigne de nous d'imiter nos voisins, 
et d'être libres et heureux à leur manière. 

Il me semble que nous n'avons pas eu assez à nous 
louer de Toriginalité de nos tentatives pour redouter à 
ce point l'imitation, ou plutôt je dirai que n'ayant fait 
qu'imiter dans nos erreurs, tantôt de petites démocra- 
ties orageuses, sans égard aux difTérences des temps et 



t. Dans la première édition de cet ouvrage, j'étais tombé dans 
une erreur grave, en indiquant l'Angleterre comme le seul pays où 
Ton eût joui do la liberté de la presse. J'avais oublié, je ne sais 
comment, la Suède, le Danemarlt, la Prusse, et tous les autres 
Ëlals protestants de TAllemagne. En Suède, la liberté de la presse 
est illimitée; et dans cette liberté on a longtemps compris celle des 
journaux. Ce n'est que depuis peu d^années, depuis 1810, si je ne 
me trompe, que de légères restrictions ont été établies pour les 
feuilles périodiques, et ces restrictions n*ont point été l'effet des 
inconvénients que la liberté avait entraînés. Elles ont eu lieu 
dans un moment où la Suède n'avait pas encore rompu ses rela- 
tions avec Bonaparte, et craignait de l'irriter. La liberté des jour- 
naux n'a jamais produit en Suède aucun désordre intérieur ; elle 
n'a été limitée que pour complaire à l'homme tout-puissant que 
l'Europe entière était obligée de ménager. La guerre qui vient de 
se terminer a détourné l'attention du gouvernement de cet objet ; 
il n'a pu songer à révoquer une loi qui s'exécute à peine ; mais je 
tiens de la personne même qui a exercé cette censure avec une 
libéralité digne d'éloges, que l'une des premières opérations de la 
diète qui doit se réunir incessamment sera de l'abroger. 



238 BENJAMIN CONSTANT. 

des lieux, tantôt un despotisme grossier, sans respe 
pour la civilisation contemporaine, nous n'aurions p 
à rougir d'une imitation de plus qui concilierait n( 
habitudes avec nos droits, nos souvenirs avec nos li 
mières, et tout ce que nous pouvons conserver du pass 
avec les besoins invincibles et impérieux du présenl 
besoins invincibles et impérieux, dis-je, car il es 
manifeste pour tout homme qui ne veut pas se trom- 
per ou tromper les autres, que ce que la nation voulait 
en 4789, c'est-à-dire une liberté raisonnable, elle 1( 
veut encore aujourd'hui; et je conclus de cette penis- 
tance, qui, malgré tant de malheurs, se reproduit deprà 
vingt-cinq ans, chaque fois que l'opinion ressaisit la 
faculté de se faire entendre, que la nation ne peut pas 
cesser de vouloir cette liberté raisonnable et de la 
chercher. 



IV 



DE LA LIBEBTlS IHBUSTBIELLE. 



La société, n'ayant d'autres droits sur les individus 
que de les empêcher de se nuire mutuellement, elle n'a 
de juridiction sur l'industrie qu'en supposant celle-ci 
nuisible. Mais l'industrie d'un individu ne peut nuire à 
ses semblables aussi longtemps que cet individu n'in- 
voque pas, en faveur de son industrie et contre la leur, 
des secours d'une autre nature. La nature de TinduS'^ 
trie est de lutter contre une industrie rivale par une 
concurrence parfaitement libre, et par des efforts pour 
atteindre une supériorité intrinsèque. Tous les moyens 
d'espèce différente qu'elle tenterait d'employer ne se- 
raient plus de l'industrie, mais de l'oppression ou de la 
fraude. La société aurait le droit et même l'obligation 
de la réprimer ; mais de ce droit que la société possède, 
il résulte qu'elle ne possède pas celui d'employer contre 
l'industrie de l'un, en faveur de celle de l'autre, les 
moyens qu'elle doit également interdire à tous. 

L'action de l'autorité sur l'industrie peut se diviser en 
deux branches : les prohibitions et les encouragements. 



^40 BENJAMIN CONSTANT. 

Les privilèges ne doivent pas être séparés des prohibi- 
tions, parce que, nécessairement, ils les impliquent. 

Or, qu'est-ce qu'un privilège en fait d'industrie ? C'est 
l'emploi de la force du corps social pour faire tourner, 
au profit de quelques hommes, les avantages que le but 
de la société est de garantir à Tuniversalité des mem- 
bres : c'est ce que faisait l'Angleterre lorsque, avant 
Tunion de Tlrlande à ce royaume, elle interdisait aux 
Irlandais presque tous les genres de commerce étran- 
ger; c'est ce qu'elle fait aujourd'hui, lorsqu'elle défend 
à tous les Anglais de faire aux Indes un commerce in- 
dépendant de la compagnie qui s'est emparée de ce vaste 
monopole; c'est ce que faisaient les bourgeois de Zu- 
rich avant la révolution de la Suisse, en forçant les ha- 
bitants des campagnes à ne vendre qu'à eux seuls pres- 
que toutes leurs denrées et tous les objets qu'ils fabri- 
quaient. 

Il y a manifestement injustice en principe. Y a-t-^il 
utilité dans Tapplication ? Si le privilège est le partage 
d'un petit nombre, il y a sans doute utilité pour ce petit 
nombre ; mais cette utilité est du genre de celle qui ac- 
compagne toute spoliation. Ce n'est pas celle qu'on se 
propose, ou du moins qu'on avoue se proposer. Y a-t-il 
utilité nationale? Non, sans doute; car, en premier 
lieu, c'e8t la grande majorité de la nation qui est exclue 
du bénéfice. Il y a donc perte sans compensation pour 
cette majorité. En second lieu, la branche d'industrie 
ou de commerce qui est l'objet du privilège est exploitée 
plus négligemment et d'une manière moins économique 
par des individus dont les gains sont assurés par l'effet 
seul du monopole, qu'elle ne le serait si la concurrence 
obligeait tous les rivaux à se surpasser à Tenvipar l'ac- 
tivité et par l'adresse. Ainsi, la richesse nationale ne 
retire pas de cette industrie tout le parti qu'elle pour- 



DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 241 

raitcn tirer. Il y a donc perte relative pour la nation 
tout entière. Enfin, les moyens dont Tautorité doit se 
servir pour maintenir le privilège et pour repousser 
de la concurrence les individus non privilégiés, sont 
inévitablement oppressifs et vexatoires. Il y a donc en- 
core, pour la nation tout entière, perte de liberté. Voilà 
trois pertes réelles que ce genre de prohibition entraîne, 
et le dédommagement de ces pertes n'est réservé qu'à 
une poignée de privilégiés. 

Les prohibitions en fait d'industrie et de commerce 
mettent, comme toutes les autres prohibitions, et plus 
que toutes les autres, les individus en hostilité avec le 
gouvernement. Elles forment une pépinière d'hommes 
qui se préparent à tous les crimes, en s'accoutumant à 
violer les lois, et une autre pépinière d'hommes qui se 
familiarisent avec Tinfamie, en vivant du malheur de 
leurs semblables^. 

Non-seulement les prohibitions commerciales créent 
des délits factices, mais elles invitent les hommes à com- 
mettre ces délits par le profit qu'elles attachent au suc- 
cès de la fraude. C'est un inconvénient qu'elles ont de 
plus que les autres lois prohibitives *. Elles tendent des 
embûches à la classe indigente, à cette classe déjà en- 
tourée de trop de tentations irrésistibles, et dont on a 
dit avec raison que toutes ses actions sont précipitées ', 
parce que le besoin la presse, que sa pauvreté la prive des 
lumières, et que son obscurité raffranchit de Topinion. 

1 . L'état des contrebandiers arrêtés en France sous la monar- 
chie était, année commune, de 10,700 individus, dont 2,300 
iiommes, 1,800 femmes et G,G00 enfunls. Necl^er, Administration 
des finances. If, 57. Le corps de brigade chargé de cette poursuite 
était de phis de 2,300 liommes, et la dépense de 8 à 9 millions. 
Ibid., 82. 

2. Ailum Smith, tome V, traduction de Garnicr, p. 274 et suiv. 

3. Necker. Administration des finances, II, 98. 

21 



âiâ BENJAMIN CONSTANT. 

Beaucoup de gens mettent moins d'importance à la 
liberté d'industrie qu'aux autres genres de liberté. Ce* 
pendant, les restrictions qu'on y apporte entraînent dea'^ 
lois si cruelles que toutes les autres s'en ressentent^. 
Voyez en Portugal le prîyilége de la compagnie des Tins 
occasionner d'abord des émeutes, nécessiter, par ces 
émeutes, des supplices barbares, décourager le eom* 
merce par le spectacle de ces supplices, et porter enfin, 
par une suite de contraintes et de cruautés, une foule de 
propriétaires à arracher eux-mêmes leurs Tigues, et à 
détruire, dans leur désespoir, la source de leurs ri* 
cbesses, pour qu'elles né eenrissent plus de prétexte à 
tous les genres de vexations. Voyez en Angleterre les 
rigueurs, les yiolences, les actes arbitraires que traîne à 
sa suite, pour se maintenir, le privilège exclusif de la 
compagnie des Indes. Ouvrez les statuts de cette nation, 
d'ailleurs humaine et libérale, vous y verrez la peine de 
mort prodiguée à des actions qu'il est impossible de con- 
sidérer comme des crimes. Lorsqu'on parcourt rhistoire 
des établissements anglais dans l'Amérique septentrio* 
nale, on voit, pour ainsi dire, chaque privilège suivi de 
l'émigration des individus non privilégiés. Les colons 
fuyaient devant les restrictions commerciales, abandon- 
nant les terres qu'ils achevaient à peine de défricher, 
pour retrouver la liberté dans les bois, et demandant k 
la nature sauvage une retraite contre les persécutions 
de l'état social. 

Si le système prohibitif n*a pas anéanti toute l'indus* 
trie des nations qu'il vexe et qu'il tourmente, c'est, 

1. Benjatoin Goottant ftdt ici allaslon anx lois d'Elisabeth et de 
Charles II qui déclaraient entre autres Texporfalion de la laine an 
crime capital. Nous n'avons pas besoin de dire que ces lois sont 
abrogées. 

(iTore de Védi^r.) 



DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 243 

comme le remarque Smith ^, parce que Teffort naturel 
de chaque individu, pour améliorer son sort, est un. 
principe réparateur qui remédie à beaucoup d'égards 
aux mauvais effets de Padministration réglementaire, 
comme la force vitale lutte souvent avec succès dans 
Torganisation physique de l'homme contre les maladies 
qui résultent de ses passions, de son intempérance ou de 
son oisiveté. 

Je ne puis poser que des principes : les détails m'en- 
traîneraient trop loin. J'ajouterai, cependant, quelques 
mots sur deux espèces de prohibitions ou de privilèges, 
frappées de réprobation depuis trente années' et qu'on a 
prétendu ressusciter dans ces derniers temps. Je veux 
parler des jurandes, des maîtrises, des apprentissages, 
système non moins inique qu'absurde : inique, en ce 
qu'il ne permet pas à l'individu qui a besoin "de travail- 
ler le travail qui, seul, le préserve du crime; absurde, 
en ce que, sous le prétexte du perfectionnement des mé- 
tiers, il met obstacle à la concurrence, le plus sûr 
moyen du perfectionnement de tous les métiers. L'in- 

1 . "Richesse des Nations, lîv. IV, chap. ix. 

2. La réprobation remontait beaucoup plus haut et c'est une 
erreur de croire que les idées de liberté industrielle et commer- 
ciale ne datent que du dix- huitième siècle. On les trouve en germe 
dès 13SS dans une ordonnance de Charles V, qui déclare que les 
règlements corporatifs d'Etienne Boileau sont faits «plus en faveur 
de chacun métier que pour le bien commun. » Elles se propagent 
au seizième siècle et le mot de liberté du commerce est souvent ré- 
pété dans les cahiers des états provinciaux ou généraux. Colbert 
propose à Louis XIV la suppression des brevets d'apprentissage. En 
1766, le gouvernement présente au Parlement un édit portant sup- 
pression des jurandes; mais il est forcé de le retirer^ à cause de 
l'opposition qu'il soulève dans le Parlement et parmi les gens de 
métiers. En 1776, Turgot promulgua un nouvel édit d'abolition, 
mais cet édit est bientôt révoqué. Les jurandes sont rétablies en 
17 7 7, avec quelques modiûcalions, et elles ne sont définitivement 
abolies que le 2 mai 1791, par rAssemblée constituante. 

(Note de Nditenr,) 



244 BENJAMIN CONSTANT. 

térêt des acheteurs est une bien plus sûre garantie 
de la bonté des productions que des règlements arbi- 
traires, qui, partant d*une autorité qui confond néces- 
sairement tous les objets, ne distinguent point assez les 
divers métiers, et prescrivent souvent un apprentissage 
aussi long pour les plus aisés que pour les plus diffi- 
ciles. Tl est bizarre d'imaginer que le public est un mau- 
vais juge des ouvriers qu'il emploie, et que le gouverne- 
ment, qui a tant d'autres affaires, saura mieux quelles 
précautions il faut prendre pour apprécier leur mérite. 
Il ne peut que s'en remettre à des hommes qui, formant 
un corps dans TÉtat, ont un intérêt différent de la masse 
du peuple, et qui, travaillant d'une part à diminuer le 
nombre des producteurs, et de l'autre à faire hausser le 
prix des productions, les rendent à la fois plus impar- 
faites et plus coûteuses. L'expérience a partout prononcé 
contre l'utilité prétendue de cette manie réglementaire. 
Les villes d'Angleterre où l'industrie est la plus aclive, 
qui. ont pris dans un temps très-court le plus grand ac- 
croissement, et où le travail a été porté au plus haut 
degré de perfection, sont celles qui n'ont point de char- 
tes* et où il n'existe aucune corporation'. 

1. Birmingham, Manchester. Voir l'ouvrage de M. Baert. 

2 . La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propri^^ 
de l'homme est celle de sa propre industrie, parce qu'elle estU 
source originaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine àA 
pauvre est dans la force et l'adresse de ses mains; et empêcher 
d'employer celte force et celte adresse de la manière qu'il iroi»^* 
la plus convenable, tant qu'il ne porte de dommage à penoiiD^* 
est une violation manifeste de celte propriété primitive. C'est vf^ 
usurpation criante sur la liberté légitime tant de l'ouvrier V^^\^ 
ceux qui seraient disposés à lui donner du travail : c'est einp^ 
cher à la fols l'un de travailler comme il le juge à propos, etl'tut^ 
de choisir qui bon lui semble. On peut en toute sûreté s'en fle^ 
la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour décider si ^^ 
ouvrier mérite de l'emploi, puisqu'il y va de son intérêt. Celte «^ 
ilcilude qu'affecte le législateur pour prévenir qu*on n'emploie d' 



DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 245 

Uae vexation plus révoltanle encore, parce qu'elle est 
plus directe et moins déguisée, c'est la fixation du pri;t 
des journées. Cette fixation, dit Smith, est le sacrifice 
de la majeure partie à la plus petite. Nous ajouterons 
que c'est le sacrifice de la partie indigente à la partie 
riche, delà partie laborieuse à la partie oisive, au moins 
comparativement, de la partie qui est déjà souffrante par 
les dures lois de la société à la partie que le sort et les 
institutions ont favorisée. On ne saurait se représenter, 
sans quelque pitié, cette lutte de la misère contre Pava- 
rice, cette lutte où le pauvre, déjà pressé par ses besoins 
et ceux de sa famille, n'ayant d'espoir que dans son 
travail, et ne pouvant attendre un instant sans que sa 
vie même et la vie des siens ne soit menacée, rencontre 
le riche, non-seulement fort de son opulence et de la fa- 
culté qu'il a de réduire son adversaire, en lui refusant 
ce travail qui est son unique ressource, mais encOre 
armé de lois vexatoires qui fixent les salaires, sans égard 
aux circonstances, à l'habileté, au zèle de l'ouvrier. Et 
qu'on ne croie pas cette fixation nécessaire pour répri- 
mer les j)rétentions exorbitantes et le renchérissement 
des bras. La pauvreté est humble dans ses demandes. 
L'ouvrier n'a-t-il pas derrière lui la faim qui le presse, 
qui lui laisse à peine un instant pour discuter ses droits, 
et qui ne le dispose que trop à vendre son temps et ses 
forces au-dessous de leur valeur? La concurrence ne 
tient-elle pas le prix du travail au taux le plus bas qui 

personnes incapables est évidemment aussi absurde qu'oppressive. 
Adam Smith. Voyez aussi Bentham, Principe» du Code civil^ par- 
lie 111, ch. I. {Note de Véditeur.) 

Turgot a dit de m6me dans le préambule de Tédit de 1 77G : Dieu 
donnant à l'iiomme des besoins et lui rendant nécessaire la res- 
source du travail a fait du droit de travailler la propriété de tout 
homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus 
impreacripUble de toutes. (Note de Véditeur,) 

2I, 



246 BENJAMIN CONSTANT. 

80it compatible avec la subsistance physiqae? Chez les 
AthéDiens, comme parmi nous, le salaire d'an journalier 
était équivalent à la nourriture de quatre personnes. 
Pourquoi des règlements, lorsque la nature des choses 
fait la loi sans Texation ni violence? 

La fixation du prix des journées, si funeste à rindl- 
vidu, ne tourne point à Tavantage du pubUc. Entre le 
public et Touvrier s'élève une classe impitoyable, celle 
des maîtres. Elle paye le moins et demande le phts qa*il 
lui est possible, profitant ainsi seule, tout à la fois, et 
des besoins de la classe laborieuse et des besoins de la 
classe aisée. Étrange complication des institutions so- 
ciales I II existe une cause éternelle d'équilibre entre le 
prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans 
contrainte de manière à ce que tous les calculs soient 
raisonnables et tous les intérêts contents. Cette cause est 
la concurrence; mais on la repousse. On met obstacle à 
la concurrence par des règlements injustes, et on T£iit 
rétablir Péquilibre par d'autres règlements non moins 
injustes, qu'il faut maintenir par les châtiments et par 
les rigueurs. ' 

Le système des primes et des encouragements a moins 
d'inconvénients que celui des privilèges. Il me send^le 
néanmoins dangereux sous plusieurs rapports. 

II est à craindre premièrement que l'autorité, lors- 
qu'elle s'est une fois arrogé le droit d'intervenir dans ce 
qui concerne l'industrie, ne fût-ce que par des encoura- 
gements, ne soit poussée bientôt, si ces encouragements 
né suffisent pas, à recourir à des mesures de contrainte 
et de rigueur. L'autorité se résigne rarement à ne pas 
se venger du peu de succès de ses tentatives; elle court 
après son argent comme les joueurs. Mais au lieu que 
ceux-ci en [ appellent au hasard, Tautorité souvent en 
appelle à la force. 



DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 247 

L'on peut redouter, en second lieu, que l'autorité, par 
des encouragements extraordinaires, ne détourne les 
capitaux de leur deslinatîon naturelle qui est toujours 
la plus profitable. Les capitaux se portent d'eux-mêmes 
vers les emplois qui offrent le plus à gagner. Pour les y 
attirer, il n'y a pas besoin d'encouragement: pour ceux 
où il y aurait à perdre, les encouragements seraient fu« 
nestes. Toute industrie qui ne peut se maintenir indê* 
pendamment des secours de Tautorité finit par être rui- 
neuse '. Le gouvernement paie alors les individus pour 
que ceux-ci travaillent à perte. En les payant de la sorte, 
il paraît les indemniser; mais comme l'indemnité ne se 
peut tirer que du produit des impôts, ce sont, en défini- 
tive, les individus qui en supportent le poids. Enfin, les 
encouragements de rautorité portent une atteinte très* 
grave à la moralité des classes industrielles. La morale 
se compose de la suite naturelle des causes et des effets. 
Déranger cette suite, c'est nuire à la morale. Tout ce qui 
introduit le hasard parmi les hommes, les corrompt. 
Tout ce qui n'est pas Peffet direct, nécessaire, habituel 
d'une cause connue et prévue tient plus ou moins de la 
nature du hasard. Ce qui rend le travail la cause la plus 
efficace de moralité, c'est Pindépendance où l'homme 
laborieux se trouve des autres hommes, et la dépendance 
où il est de sa propre conduite et de Tordre, de la suite, 
de la régularité quUl met dans sa vie. Telle est la véri- 
table cause de la moralité des classes occupées d'un 
travail uniforme et de Timmoralité si commune des men- 
diants et des joueurs. Ces derniers sont, de tous les 
hommes, les plus immoraux parce que ce sont eux qui, 
de tous les hommes, comptent le plus sur le hasard. 

Les encouragements ou les secours du gouvernement 

1. Adam Smith, liv. IV, chap. ix. 



248 BENJAMIN CONSTANT. 

pour rindustriesont une espèce de jeu. Il est impossible 
de supposer que Tautoritô n'accorde jamais ces secours 
ou ces encouragements à des hommes qui ne les méri- 
tent pas, ou n'eu accorde jamais plus que les objets de 
ces faveurs n'en méritent. Une seule erreur dans ce genre 
fait des encouragements une loterie. Il suffit d'une seule 
chance pour introduire le hasard dans- tous les calculs^ 
et par conséquent pour les dénaturer : la probabilité de 
la chance n'y fait rien, car, sur la probabilité» c'est 
l'imagination qui décide. L'espoir même éloigné, même 
incertaio, de l'assistance de l'autorité jette dans la yie 
et dans les calculs de l'homme laborieux un élément 
tout à fait différent du reste de son existence. 8a situa- 
tion change, ses intérêts se compliquent, son intérêt de- 
vient susceptible d'une sorte d'agiotage. Ce n'est plus ce 
commerçant ou ce manufacturier paisible qui faisait dé- 
pendre sa prospérité de la sagesse de ses spéculations, 
de la bonté de ses produits, de l'approbation de ses coih 
citoyens, fondée sur la régularité de sa conduite, et sur 
sa prudence reconnue : C'est un homme dont l'intérêt 
immédiat, dont le désir présent est de s'attirer Patten- 
tion de l'autorité. La nature des choses avait, pour le 
bien de l'espèce humaine, mis une barrière presque in- 
surmontable entre la grande masse de la nation et les 
dépositaires du pouvoir. Un petit nombre d'hommes 
seulement était condamné à s'agiter dans la sphère de là 
puissance, à spéculer sur la faveur, à s'enrichir par la 
brigue. Le reste suivait tranquillement sa route, ne de- 
mandant au gouvernement que de lui garantir son repos 
et l'exercice de ses facultés ; mais si l'autorité, peu con- 
tente de cette fonction salutaire, et se mettant, par des 
libéralités ondes promesses, en présence de tous les in- 
dividus, provoque des espérances et crée des passions 
qui n'existaient pas, tout alors se trouve déplacé. Par 



DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 249 

lu, sans doute, se répand dans la classe industrielle une 
nouvelle activité; mais c'est une activité vicieuse, une 
activité qui s'occupe plutôt de Feffet qu'elle produit au 
dehors que de la solidité de ses propres entreprises, qui 
cherche Téclat plus que le succès, parce que le succès, 
pour elle, peut résulter d'un éclat môme trompeur; c'est 
une activité enfin qui rend la nation entière téméraire, 
inquiète, cupide, d'économe et de laborieuse qu'elle au* 
rait été. 

Et ne pensez pas qu'en substituant aux encourage- 
ments pécuniaires des motifs tirés de la vanité, vous 
fassiez moins de mal. Les gouvernements ne mettent 
que trop le charlatanisme parmi leurs moyens, et il leur 
est facile de croire que leur seule présence, comme celle 
du soleil, vivifie la nature. En conséquence, ils se mon- 
trent, ils parlent, ils sourient, et le travail, à leur avis, 
doit se tenir honoré pour des siècles ; mais c'est encore 
sortir les classes laborieuses de leur carrière naturelle; 
c'est leur donner le besoin du crédit; c'est leur inspirer 
le désir d'échanger leurs relations commerciales contre 
des relations de souplesse et de clientèle. Elles pren- 
dront les vices des cours, sans prendre en même temps 
Télégance qui voile du moins ces vices. 

Les deux hypothèses les plus favorables au système 
des encouragements ou des secours de Tautorité sont 
assurément, l'une, l'établissement d'une branche d'in- 
dustrie encore inconnue dans un pays, et qui exige de 
fartes avances; l'autre, l'assistance donnée à de cer- 
taines classes industrielles ou agricoles, lorsque des ca- 
lamités imprévues ont considérablement diminué leurs 
ressources. 

Je ne sais cependant si, même dans ces deux cas, à 
Texception peut-être de quelques circonstances très- 
rares, pour lesquelles il est impossible de tracer des 



250 BENJAMIN CONSTANT. 

règles fixes, rintenrention da gouverneineiil n'est pas 
plus nuisible qu'ayantageuse. 

Dans le premier cas, nul doute que la nouvelle bran«* 
che d'industrie, ainsi protégée, ne s'établisse plus tdt 
avec plus d'étendue; mais, reposant plus sur Tassis- 
tance du gouyemement que sur les calculs des particu- 
liers, elle s'établira moins soUdem^pt. Ceux-ci, indem* 
nisés d'avance des pertes qu'ils pourront faire, n'ap- 
porteront pas le même zèle et les mêmes soins que s'ils 
étaient abandonnés à leurs propres forces» et s'ils 
n'avaient de succès à attendre que ceux qu'ils pour- 
raient mériter. Ils se flatteront, avec raison, que le 
gouvernement, en quelque sorte engagé par les pre- 
miers sacrifices qu'il aura consentis, viendra derechef 
à leur secours s'ils échouent, pour ne pas perdre le fruit 
de ces sacrifices, et cette arrière-pensée, d'une nature 
différente de celle qui doit servir d'aiguillon à Plndu- 
strie, nuira plus ou moins, et toujours .d'une manière 
notable, à leur activité et à leurs efforts. 

L'on imagine d'ailleurs, beaucoup trop facilement, 
dans les pays habitués aux secours factices de l'autorité, 
que telle ou telle entreprise est au-dessus des moyens 
individuels, et c'est une seconde cause de relâchement 
pour l'industrie particulière; elle attend que le gouver- 
nement la provoque, parce qu'elle est accoutumée h 
recevoir l'impulsion première du gouvernement* 

 peine en Angleterre une découverte est-elle connue, 
que des souscriptions nombreuses fournissent aux in- 
venteurs tous les moyens de développement et d'appli- 
cation. Seulement, les souscripteurs apportent plus de 
scrupule dans l'examen des avantages promis, qu'un 
gouvernement n'en pourrait apporter, parce que l'inté- 
rêt de tous les individus qui entreprennent pour leur 
compte est de ne pas se laisser tromper, tandis que l'in- 



DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 251 

lôrôt de la plupart de ceux qui spéculent sur le secours 
du gouvernement est de tromper le gouvernement. Le 
travail et le succès sont Tunique ressource des premiers. 
L'exagération ou la faveur sont pour les seconds une 
ressource beaucoup plus certaine et surtout plus ra- 
pide. Le système des encouragements est encore, sous 
ce rapport, un principe d'immoralité. 

Il est possible, je ne le nie pas, que Tindustrie des 
individus, privée de tout secours étranger, s*arréte quel- 
quefois devant un obstacle; mais d^abord elle se tour- 
nera vers d'autres objets, et Ton peut compter, en se- 
cond lieu, qu'elle rassemblera ses forces pour revenir 
tôt ou tard à la charge et surmonter la difBculté. Or, 
j'affirme que Tinconvénient partiel et momentané de cet 
ajournement ne sera pas comparable au désavantage 
général du désordre et de l'irrégularité que toute assis- 
tance artificielle introduit dans les idées et dans les 
calculs. 

Des raisonnements, à peu près pareils, trouvent leur 
application dans la 4seconde hypothèse qui, au premiei* 
coup d'œil, parait encore bien plus légitime et plus 
favorable. En venant au secours des classes indu- 
strielles ou agricoles, dont les ressources ont été diihi- 
nuées par des calamités imprévues et inévitables, le 
gouvernement affaiblit d*abord en elles le sentiment qui 
donne le plus d'énergie et de moralité à l'homme, celui 
de se devoir tout à soi-même et de n*espérer qu'en ses 
propres forces; en second lieu, l'espoir de ces secours 
engage les classes souffrantes à exagérer leurs pertes» 
à cacher leurs ressources, et leur donne, de la sorte» 
un intérêt au mensonge. J'accorde que ces secoure 
soient distribués avec prudence et parcimonie; mais 
l'effet qui n'en sera pas le môme pour l'aisance des in- 
dividus en sera le môme pour leur moralité. L'autorité 



252 BENJAMIN CONSTANT. 

• 

ne leur en aura pas moins enseigné à compter sur les 
autres &u lieu de ne compter que sur eux-mêmes. Elle 
trompera ensuite leurs espérances; mais leur actiyité 
n'en aura pas été moins relâchée : leur Yéracilé n'en 
aura pas moins souffert une altération. S'ils n^obtien- 
nent pas les secours du gouyemement , e*est qu'ils 
n'auront pas su les solliciter avec une habileté suffisante. 
Le gouyemement s'expose enfin k se yolr déçu par des 
agents infidèles. Il ne peut suiyre dans tous les détails 
l'exécution des mesures qu'il ordonne, et la rusent 
toujours plus habile que la suryeillance. Frédéric le 
Grand et Catherine II avaient adopté pour l'agricalture 
et l'industrie le système des encouragements. Us visi- 
taient fréquemment eux-mêmes les provinces qu'ils 
s'imaginaient avoir secourues. On plaçait alors sur 
leur passage des hommes bien vêtus et bien nourris, 
preuves apparentes de l'aisance qui résultait de leurs 
libéralités, mais rassemblés à cet effet par les djistribn- 
teurs de leurs grâces, tandis que les véritables habitants 
de ces contrées gémissaient au fond de leurs cabanes 
dans leur ancienne misère, ignorant jusqu'à rintentibn 
des souverains qui se croyaient leurs bienfaiteurs. 

Dans les pays qui ont des constitutions libres, la 
question des encouragements et des secours peut encore 
être considérée sous un autre point de vue. Est-il si^u- 
taire que le gouvernement s'attache certaines classes de 
gouvernés par des libéralités qui, fussent-elles sages 
dans leur distribution, ont nécessairement de l'arbi- 
traire dans leur nature? N'est-il pas à craindre que ces 
classes, séduites par un gain immédiat et positif, ne 
deviennent indifférentes à des violations de la liberté 
individuelle ou de la justice? On pourrait alors les re- 
garder comme achetées par l'autorité. 

En lisant plusieurs écrivains, on serait tenté de croire 



DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 253 

qu'il n'y a rien de plus stupide, de moins éclairé, de 
plus insouciant, que l'intérêt individuel. Ils nous disent 
gravement, tantôt que si le gouvernement n'encourage 
pas Tagriculture, tous les bras se tourneront vers les 
manufactures, et que les campagnes resteront en friche; 
tantôt, que si le gouvernement n'encourage pas les ma- 
nufactures, tous les bras resteront dans les campagnes, 
que le produit de la terre sera fort au-dessus des 
besoins, et que le pays languira sans commerce et sans 
industrie ^, comme s'il n'était pas clair, d'un côté, que 
l'agriculture sera toujours en raison des besoins d'un 
peuple, car il faut que les artisans et les manufacturiers 
aient de quoi se nourrir; de l'autre, que les manufac- 
tures s'élèveront aussitôt que les produits de la terre 
seront en quantité suffisante, car l'intérêt individuel 
poussera les hommes à s'appliquer à des travaux plus 
lucratifs que la multiplication des denrées, dont la 
quantité réduirait le prix. Les gouvernements ne peu- 
vent rien changer aux besoins physiques des hommes ; 
la multiplication et le taux des produits, de quelque 
espèce qu'ils soient, se conforment toujours aux de- 
mandes de ces produits. Il est absurde de croire qu'il 
ne suffit pas, pour rendre un genre de travail commun, 
qu'il soit utile à ceux qui s'y livrent. S'il y a plus de 
bras qu'il n'en faut pour mettre en valeur la fertilité 
du sol, les habitants tourneront naturellement leur 
activité vers d'autres branches d'industrie. Ils sentiront, 
sans que le gouvernement les en avertisse, que la con- 
currence, passant une certaine ligne, anéantit Tavan- 
lage du travail. L'intérêt particulier, sans être encou- 
ragé par l'autorité, sera suffisamment excité par ses 
propres calculs à chercher un genre d'occupation plus 

] . Voir Filangieri et beaucoup d'aulrce. 

22 



^i Benjamin coNStANT. 

ptofltAble. Si la nàltiré du tertrain rend nècesisàirë Un 
grand nombre de cttltiVatetars, les artisails et les inàtàï' 
facinrierd ne se itiuUiplierbnt pas, parce que le {(ilsfaliel* 
besoin d'un penplé étant de subsister, nn pëttpie ne hfi^ 
gUgé jamais ^a subsistànbe. D'aillenilB^ l'état d'âgMcttl- 
teùr étaut i^lûs nétiê6Saitié Sera, pàt célft itaènnB, ^ÏWa 
luchltir fiue tout i&Utrt. Lors^uni n'y a t^ad de prttilègb 
abusif (|U! iUtèrtèrtisfté rordte naturel, l'àVaUtagé d*ttbe 
i^h)feSsioU te colnpolé toûJoUÀ dé son Utilité àb&Uliià et 
de sa iféiteté HMlrè. Let$ prodUctioUs tendent à Se fhëitife 
Au niv^aU dles besoius, sans qUë l'autorité s^éU tbàtt \ 
Quand UU gëUte de production est Iràré, son pHl tt^îèVë. 
Le prii é'éleyàut, cette production, lUieUx nayèé, ittîire 
à elle l'industrie et les capit&ui. Il eU résulté que éétte 
production detieUt plus comUiUne. Cette prodûéÛon 
étant plue cOmUiUne, sUU prit baissé; et, le prii l^ 
sant, UUe ^rtie de rtndulstrie et dés capitaUi se tôttHlib 
d'un autre côté. Alors la production, deVénaUt piUS tMK, 
le prit se télèt^ et Tindustrie y r'eVlbntî jtttt^^ te qUe 
la production et sod prit aient atteiht Uii Sq)Mbre par- 
fait. Le rëritAblé ehconiistgement, pôUi^ toUs iés géiAes 
de tràv&il, c'est lé be&oin qu'on en à« Là liberté sëUlé 
est suffisantes pôut les maintenir tous dans Une èàlatairè 
et exacte propôHibU. 

Ce qui trôtUpià beautbùp d'écriVains, c^èst qu^Qs iiont 
lfràppéft*d)ô \à hUguéUr où du malaisé qU^éph)uVent| 
sôus dés g^ôUVéïhiéments arbitraires, les classes labo* 
rieuses de la n&tiôU. Ils ne 'reiiiontent pas à la cause du 
mal, mais s'iiUaginent qu'on y pourrait rehiédier par 
une actiôU directe de l'autorité en faveur des clasêes 
souffrantes. Ainsi, par exemple, pour l'agriculture, lors* 



1. Voy. Adam Smith, Ht. I, chap. tii{ et Say^ Éemtomie poU» 
tique. 



PE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 255 

que des inglitutioDS injustes çt oppressives exposent les 
agriculteurs aux vexations des classes privilégiées, les 
campagnes sont bientôt en friche, parce qu'elles se dé- 
peuplent. Les classes agricoles accourent , le plus 
qu'elles peuvent, dans les villes pour se dérober h la 
servitude et à Phumiliation. Alors des spéculateurs im- 
béciles conseillent des encQuragements positifs et par- 
tiels pour les agriculteurs. Us ne voient pas que tout se 
tient dans les sociétés humaines. La Repopulation des 
campagnes est le résultat d-une mauvaise organisation 
politique. Des secours à quelques individus ou tout 
autre palliatif artificiel et momentané n^y remédieront 
pas; il n^y aurait de ressource que dans la liberté et 
dans la justice. Pourquoi y fecourt-on le plus tard que 
Ton peut? 

Il faut, nous dit-on quelquefois, ennoblir ragricul- 
ture, la relever, la rendre honorable; car c'est sur elle 
que repose la prospérité des nations. Des hommes asses 
éclairés ont développé cette idée. L'un des esprits les 
plus pénétrants, mais les plus bizarres du siècle dernier, 
le marquis de Mirabeau, n'a cessé de la répéter. D'au- 
tres en ont dit autant des manufactures; mais on n'en* 
noblit que par des distinctions, si tant est qu'on enno-^ 
blisse par des distinctions artificielles. Or, si le travail 
est utile, comme il sera profitable, il sera commun. 
Quelle distinction voulez-vous accorder à ce qui est 
commun? Le travail nécessaire est d'ailleurs toujours 
facile. Or, il ne dépend pas de l'autorité d'influer sur 
l'opinion, de manière à ce qu'elle attache un rare 
mérite à ce que tout le mon^e peut faire également 
bien. 

De toutes les distinctions que les gouvernements con- 
fèrent, les seules vraiment imposantes sont celles qui 
annoncent du pouvoir, parce qu'elles sont réelles, et que 



256 BENJAMIN CONSTANT. 

Je pouvoir qui s'en décore peut agir en mal ou en bien. 
Les distinctions fondées sur le mérite sont toujoun 
contestées par l'opinion , parce que Topinion se réserre à 
elle seule le droit de décider du mérite. Elle est forcée, 
malgré qu^elle en ait, de reconnaître le pouvoir; mais 
le mérite, elle peut le nier. C'est pour cela que le cor- 
don bleu commandait le respect. Il constatait que celui 
qui le portait était un grand seigneur, et Tautorité peut 
très-bien juger que tel homme est un grand seigneur. 
Le cordon noir, au contraire, était ridicule. Il déclarait 
celui qui en était décoré, un littérateur, un artiste dis- 
tingué. Or, Tautorité ne peut prononcer sur les littéra- 
teurs ou les artistes. 

Les distinctions honorifiques pour les agriculteurs, 
pour les artisans, pour les manufacturiers, sont encore 
plus illusoires. Les cultivateurs, les artisans, les mann- 
facturiers, veulent arriver à Taisance ou à la richesse 
par le travail, et au repos par la garantie. Us ne tous 
demandent point de vos distinctions artificielles, od, 
s'ils y aspirent, c'est que vous avez faussé leur intelli- 
gence, c'est que vous avez rempli leurs têtes d'idées 
factices. Laissez-les jouir en paix du fruit de leurs 
peines, de l'égalité des droits, de la liberté d'action cfi 
leur appartiennent. Vous les servirez bien mieux, ei 
ne leur prodiguant ni faveurs, ni injustices, qu'en le 
vexant d'un côté, et en cherchant de l'autre à les dis 
tinguer ^ 

1. Abstention de TÉlatet liberté complète, teUe est, en initia 
d'agriculture, dMndustrie et de commerce, la doctriae de Benjn^ 
Constant. Chez lui cette doctrine est absolue, elle ne comporte ^ 
cune exception, et si elle peut donner lieu au point de fue desfai 
à diverses objections, elle est beaucoup plus simple, plus praliqn 
plus près de la vérité que tous les prétendus systèmes d'orgaoisati^ 
du travail que nous avons vus se produire depuis cinquante an 
Ces systèmes ont échoué l'un après l'autre, qu'ils s'appellent islc 



DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 257 

une, ronriérisme, iearisme, mutaaiisme, elc. Car la rëgle- 
len da iraTail n'est autre chose que le despoUsme, c'est-à- 
Déantissement de l'activité humaine dans ce qu'elle a de plus 
) et de plus moral. Aujourd'hui ce n'est plus l'état qui pré* 
ce despotisme, ce sont les rêveurs, les ambitieux en quête 
ularité. On flatte les elasses laborieuses pour gagner leurs 
A ; on les abuse par de vaines promesses, par des systèmes 
ibles, et de sottise en sottise, on a conduit une foule d'hon- 
avalUeurs jusqu'aux dernières limites de l'absurde en atten- 
l'on les conduise à la misère. 

itellers égalltalres, où la rémunération est égale pour tous, 
ine soit la capacité de chacun ; 

roit an travail, qui impose à l'État le devoir d'assurer à 
s membres et en toutes circonstances une oecupation en 
avec leurs besoins ou leurs couTOltises; 
)lltlon du salariat; 
ippression des patrons; 
ratuité du crédit ; 
ilition du capital; 

)ropriation des grandes nstnes, ayeo on sans hidemnlté, au 
les classes ouvrières; 

i Tessence des systèmes mis en avant par nos réformateurs 
les. ' 

uerre civile, les grèves, la mine momentanée de quelques- 
) nos plus belles industries au proflt de la concnrfence étran- 
roilà les résultats de ces qrstèmes t 

{Note de Véditeur,) 



n. 



DE LA LIBERTE DBS ANCIENS OQWABlÎB \ OlOtE 

DES MODEBNBS. 

(discours pfiONONcé A l'athiInéb db paris.) 



Je me propose de vous soumettre quelques distinc- 
tions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, 
dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaper- 
çues, ou du moins trop peu remarquées. L'une est la 
liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens; 
Tautre, celle dont la jouissance est particulièrement 
précieuse aux nations modernes. Cette recherche sera 
intéressante,' si je ne me trompe, sous un double rapport. 

Premièrement la confusion de ces deux espèces de 
libertés a été, parmi nous, durant des époques trop 
célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de 
maux. La France s'est vue fatiguée d'essais inutiles dont 
les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont essayé 
de la contraindre à jouir du bien qu'elle ne voulait pas» 
et lui ont disputé le bien qu'elle voulait. 



DE LA LIBHRTE DES ANCIENS. 259 

En second lieu, appelés par notre heureuse révolu- 
tion (je rappelle heureuse, malgré ses excès, parce que 
je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bien- 
faits d'un gouvernement représentatif, il est curieux et 
utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul 
à Tabri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quel- 
que liberté et quelque repos, a été presque entièrement 
inconnu aux nations libres de Tantiquité. 

Je sais que l'on a prétendu en démêler des traces chez 
quelques peuples anciens, dans la république de Lacé* 
démone, par exemple, et chea nos ancêtres les Gaulois; 
mais c -pst à tort. 

Le gouvernement de Laeédémone était une aristo- 
cratie monacale, et nullement un gouvernement repré-f 
sentatif. La puissance des rois était limitée, mais elle 
Tétait par les Éphores, et non par des hommes investis 
d'une mission semblable à celle que Téleetion confère 
de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les Épho- 
res, sans doute, après avoir été institués par les rois^ 
furent nommés par le peuple. Mais ils n'étalent que 
cinq. Leur autorité était religieuse autant que politique ; 
ils avaient part à ^administration même du gouverne- 
ment, c*est-àrdire au pouvoir exécutif; et par là, leur 
prérogative comme celle de presque tous les magistrats 
populaires dans les anciennes républiques, loin d*étre 
simplement une barrière contre la tyrannie, devenait 
quelquefois elle-même une tyrannie insupportable. 

Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui 
qu'un certain parti voudrait nous rendre, était à la fois 
théocratique et guerrier. Les prêtres jouissaient d'un 
pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse, 
possédait des privilèges bien insolents et bien oppres- 
sifs. Le peuple était sans droits et sans garantie. 

A Rome, les tribuns avaient, jusqu^à un certain 



r 



260 BENJAMIN CONSTANT. 

point, une mission représentative. Ils étaient les organes 
de ces plébéiens que Toligarchie, qui dans tous les siè- 
cles est la môme, avait soumis, en renversant les rois, 
à un si dur esclavage. Le peuple exerçait toutefois 
directement une grande partie des droits politiques. U 
s'assemblait pour voter les lois, pour juger les patri- 
ciens mis en accusation : il n'y avait donc que de faibles 
vestiges du système représentatif à Rome. 

Ce système est une découverte des modernes, et vous 
verrez, Messieurs, que l'état de l'espèce humaine dans 
l'antiquité ne permettait pas à une institution de cette 
nature de s'y introduire ou de s'y établir. Les peuples 
anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en ap- 
précier les avantages. Leur organisation sociale les con- 
duisait à désirer une liberté toute différente de celle que 
ce système nous assure. 

C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de 
ce soir sera consacrée. 

Demandez-vous d'abord, Messieurs^ ce que de nos 
jours un Anglais, un Français, un habitant des États^ 
Unis de TÂmérique, entendent par le mot de liberté? 

C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aox 
lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à 
mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la 
volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus, Cest 
pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son 
industrie et de l'exercer; de disposer de sa propriété, 
d'en abuser même ; d'aller, de venir, sans en obtenir b 
permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de 
ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir 
à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérétSi 
soit pour professer le culte que lui et ses associés pré-, 
feront, soit simplement pour remplir ses jours et ses 
heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 261 

à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'in- 
fluer sur l'administration du gouYemement, soit par la 
nominalioTi de tous ou de certains fonctionnaires, soit 
par des représentations, des pétitions, des demandes, 
que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en 
considération. Comparez maintenant à cette liberté celle , 
des anciens. 

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais 
directement, plusieurs parties de la souveraineté tout 
entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre 
et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités 
d'alliance^ à voter les lois, à prononcer les jugements, 
à examiner les comptes, les actes, la gestion des magis- 
trats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les 
mettre en accusation, à les condamner ou à les ab- 
soudre; mais en même temps que c'était là ce que les 
anciens nominaient liberté, ils admettaient, comme ^ 
compatible avec cette liberté collective, l'assujettisse- 
ment complet de l'individu à Tautorité de l'ensemble. 
Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouis- V 
sances que nous venons de voir faisant partie de la li- / 
berté chez les modernes. Toutes les actions privées sont ^^ 
soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé 
à Tindépendance individuelle, ni sous le rapport des 
opinions, ni soûs celui de ^industrie, ni surtout sous le 
rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, 
faculté que nous regardons comme Tun de nos droits 
les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et 
un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les 
plus futiles, l'autorité du corps social s'interpose et 
gène la volonté des individus. Terpandre ne peut chez 
les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les 
Éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus do- 
mestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacé- 



\ 



262, BENJAMIN CONSTANT. 

dômonicn ne peut visiter librement sa jeune épouse. A 
Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans Tin- 
térieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et 
comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que lea 
lois ne règlent. 

Ainsi chez les anciens, Pindividu, souverain presque 
habituellement dans les affaires publiques, est esclave 
dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide 
de la paix et de la guerre; comme particulier, il est ci^ 
conscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements; 
comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, 
condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magis- 
trats ou ses supérieurs, comme soumis au corps collec- 
tif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé 
de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté dis- 
crétionnaire de Pensemble dont il fait partie. Chez les 
modernes, au contraire, Tindividu, indépendant dans la 
vie privée, n'est, même dans les Etats les plus libres, 
souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est res- 
treinte, presque toujours suspendue; et si & des épo- 
ques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore 
entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette sou- 
veraineté, ce n'est jamais que pour Pabdiquer. 

Je dois ici, Messieurs, m'arréter un instant pour pré- 
venir une objection que Ton pourrait ine faire. Il y a 
dans l'antiquité une république où Passervissement de 
l'existence individuelle au corps collectif n'est pas aussi 
complet que je viens de le décrire. Cette république est 
la plus célèbre de toutes ; vous devinez que je veux par- 
ler d'Athènes. J'y reviendrai plus tard, et en convenant 
de la vérité du fait, je vous en exposerai la cause. Nous 
verrons pourquoi, de tous les Etats anciens, Athènes est 
celui qui a le plus ressemblé aux modernes. Partout 
ailleurs la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, 



i)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. Ô63 

comme le dit Condorcet, n'avaient aucune notion des 
droits individuels. Les hommes n'étaient, pour ainsi 
dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et 
dirigeait les rouages. Le même assujettissement carac- 
térisait les beaux siècles de la république romaine ; l'in- 
dividu s'était en quelque sorte perdu dans la nation, le 
citoyen dans la cité; 

Nous allons actuellement t^émontér à là source de 
cette différence essentielle entirie les anciens et nous; 

Toutes les républiques Âhdehnes étaient renfermées ^ 
dans dés limites étroites. La plus peuplée, la plus puis- 
sante, la plus considérable d'entre elles n'était pas égale 
en étendue au plus petit des États modernes. Par une 
suite inévitable de leur pett d'étendue, l'esprit de ces 
républiques était belliqueul; chaque peuple froissait 
continuelletnent ses voisins ou était froissé par eu^. 
Poussés ainsi par la nécessité les uns contré leâ au- 
tres, ils se combattaient )du se menaçaient sans cesse. 
Ceux qui ne Voulaient pas être conquérants né poil- * 
valent déposer les armes sous peine d'être cohquiâ. 
Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur 
existence entière, au prix de la guterre. Elle était l'inté- 
rêt constant, l'occupation presque habituelle des Ëtats 
libres de l'antiquité. Enfin, et par un résultat nécessaire 
de cette manièpe d'être, tous ces États avaient des escla- 
ves. Lés professions mécaniques, et même, chez quel- 
ques nations, les professions industrielles étaieiit con- 
fiées à des mains chargées de fers. 

Le monde modetne nous offre ton spectacle complète- 
ment opposé. Les moindres États de nus jours sont in- ' 
comparablement plus vastes que Sparte ou que Rome 
durant cinq siècles. La division même de l'Europe en 
plusieurs États est^ grâce au progrès des lumières, plu- 
tôt apparente que réelle. Tandis que chaque peuple, au- 



264 BENJAMIN CONSTANT. 

trefois, formait une famille isolée, ennemie née des 
autres familles, une masse d'hommes existe maintenant 
sous différents noms, et sous divers modes d'organisa- 
tion sociale, mais homogène de sa nature. Elle est assez 
forte pour n'avoir rien à craindre des hordes barbares. 
Elle est assez éclairée pour que la guerre lui soit à 
charge. Sa tendance uniforme est vers la paix. 

Cette différence en amène une autre. La guerre est 
antérieure au commerce; car la guerre et le commerce 
ne sont que deux moyens différents d'atteindre le môme 
but : celui de posséder ce que Ton désire. Le commerce 
n'est qu'un hommage rendu à la force du possesseur par 
l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour ob- 
tenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir paria 
violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'au- 
rait jamais l'idée du commerce. C'est Texpérience qui, 
en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de 
sa force contre la force d' autrui, l'expose à diverses ré- 
sistances et à divers échecs, le porte à recourir au com- 
merce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr 
d'engager l'intérêt d'un autre à consentir à ce qui con- 
vient à son intérêt. La guerre est l'impulsion, le com- 
merce est le calcul. Mais par là même il doit venir une 
époque où le conamerce remplace la guerre. Nous som- 
mes arrivés à celte époque. 

Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu chez les 
anciens des peuples commerçants, mais ces peuples fai- 
saient en quelque sorte exception à la règle générale. 
Les bornes d'une lecture ne me permettent pas de vous 
indiquer tous les obstacles qui s'opposaient alors au 
progrès du commerce; vous le connaissez d'ailleurs 
aussi bien que moi; je n'en rapporterai qu'un seul. 
L'ignorance de la boussole forçait les marins de l'anti- 
quité à ne perdre les côtes de vue que le moins qu'il leur 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 265 

était possible. Traverser les colonnes d'Hercule, c'est-à- 
dire passer le détroit de Gibraltar, était considéré 
comme Tentreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les 
Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne l'osè- 
rent que fort tard, et leur exemple resta longtemps sans 
être imité. Â Athènes dont nous parlerons bientôt, l'in- 
térêt maritime était d'environ soixante pour cent, pen- 
dant que l'intérêt ordinaire n'était que de douze, tant 
ridée d'une navigation lointaine impliquait celle du 
danger. 

De plus, si je pouvais me livrer à une digression qui 
malheureusement serait trop longue, je vous montre- 
rais, Messieurs, par le détail des mœurs, des habitudes, 
du mode de trafiquer des peuples commerçants de Tan- 
tiquité avec les autres peuples, que leur commerce même 
était, pour ainsi dire, imprégné de l'esprit de Tépoque, 
de l'atmosphère de guerre et d'hostilité qui les entou- 
rait. Le commerce alors était • un accident heureux : 
c'est aujourd'hui l'état ordinaire, le but unique, la ten- 
dance universelle, la vie véritable des nations. Elles 
veulent le repos; avec le repos, l'aisance; et comme 
source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque 
jour un moyen plus inefficace de remplir leurs vœux. 
Ses chances n'offrent plus, ni aux individus, ni aux 
nations, des bénéfices qui égalent les résultats du tra- 
vail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens, 
une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, 
en terres partagées, à la richesse publique et particu- 
lière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte 
infailliblement plus qu'elle ne vaut ^. 

Enfin, grâce au commerce, à la religion, aux progrès 



1 . Tout ceci est un extrait des premiers chapitres de V Esprit de 
Conquête, 

23 



266 BENJAMIN CONSTANT. 

intellectuels et moraux de l'espèce humaine, IV n'y a 
plus d'esclaves chez les nations européennes. Des 
hommes libres doivent exercer toutes les professions, 
pourvoir à tous les besoins de la société. 

On pressent aisément, Messieurs, le résultat néces- 
saire de ces différences. 

Premièrement, l'étendue d'^ln pays diminue d*aUtant 
l'importance politique qui échoit en partage à chaque 
individu. Le républicain le plus obscui" de Rome et de 
Sparte était une puissance. Il n'en est pas de môme du 
simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des États- 
Unis. Son influence personnelle est un élémeril imper- 
ceptible de la volonté sociale qui imprime au gouverne- 
ment sa direction. 

En second lieu, l'abolition de l'esclavage a enlevé à la 
population libre tout le loisir qui résultait pour elle de 
ce que des esclaves étaient chargés de la plupart des 
travaux. Sans la population esclave d'Athènes, vingt 
mille Athéniens n'auraient pas pu délibérer chaque jour 
sur la place publique. 

Troisièmement, le commerce ne laisse pas, comme la 
guerre, dans la vie de l'homme, ces intervalles d'inac- 
tivité. L'exercice perpétuel des droits politiques, la dis- 
tussion journalière des affaires d'Etat, les discussions^ 
les conciliabules, tout le cortège et tout le mouvement 
dès factions, agitations nécessaires, remplissage obligé, 
si j'ose employer ce terme, dans la vie des peuples libres 
de l'antiquité, qui auraient langui, sans cette ressource, 
sous le poids d'une inaction douloureuse, n'offriraient 
que trouble et que fatigue aux nations modernes, où 
chaque individu occupé de ses spéculations, de ses en- 
treprises, des jouissances qu'il obtient ou qu'il espère, 
ne veut en être détourné (^ue momentanément et le moins 
qu'il est possible. 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 267 

Enfin le commerce inspire î^ux hommes un vif amour 
pour Tinclépendance individuelle. Le commerce subvient 
à leurs besoins, satisfait à leurs désirs sans l'interven- 
tion de l'autorité. Cette interveption ^st presque tour 
jours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette inter- 
vention est toujours un dérangement et une gène. Toutes 
les fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spér 
culations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes 
les fois que les gouvernements prétendent faire nos af- 
faires, ils les font plus mal et plus dispendieusement 
que nous. 

Je vous ai dit, Messieurs, que je vous parlerais 
d^Athènes, dont on pourrait opposer l'exemple à quel- 
ques-uues de mes assertions, et dont l'exemple, au cour 
traire, va les confirmer toutes. 

Athènes, comme je l'ai déjà reconnu, était de toutes 
les républiques grecques la plus commerçante ; aussi 
accordsiit-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté 
individuelle que Rome et Sparte. Si je pouvais entrer 
dans des détails historiques, je vous ferais voir que le 
commerce avait fait disparaître de cbe? les Athéniens 
plusieurs des différences qui distinguent les peuples an- 
ciens des peuples .modernes. L'esprit des commerçants 
d'Athènes était pareil ^ celui des commerçants de nos 
jours. Xénophon nous apprend que, durant la guerre du 
Péloponèse, ils sortaient leurs capitaux du continent 
de l'Attique, et les envoyaient dans leslles de PArchipel. 
Le commerce avait créé chez eux la circulation. Nou9 
remarquons dans Isocrate des traces de l'usage des lettres 
de change. Aussi, observez combien leurs mœurs res- 
seuiblent aux nôtres. Dans leurs relations avec les 
femmes, vous verrez (je cite encore Xénophon) les époux 
satisfaits quand la paix et une amitié décente régnent 
dans l'intérieur du ménage, tenir compte à l'épouse trop 



268 BENJAMIN CONSTANT. 

fragile do la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur 
l'irrésistible pouvoir des passions, pardonner la pre- 
mière faiblesse et oublier la seconde. Dans leurs rap- 
ports avec les étrangers, on les verra prodiguer les 
droits de cité à quiconque, se transportant chez eux avec 
sa famille, établit un métier ou une fabrique; enfin on 
sera frappé de leur amour excessif pour l'indépendance 
individuelle. A Lacédémone, dit un philosophe, les ci- 
toyens accourent lorsqu'un magistrat les appelle; mais 
un Athénien serait au désespoir qu'on le crût dépendant 
d^un magistrat. 

Cependant comme plusieurs des autres circonstances 
qui décidaient du caractère des nations anciennes exis- 
taient aussi à Athènes ; comme il y avait une population 
esclave, et que le territoire était fort resserré, nous y 
trouvons des vestiges de la liberté propre aux anciens. 
Le peuple fait les lois, examine la conduite des magis- 
trats, somme Périclès de rendre des comptes, condamne 
à mort tous les généraux qui avaient commandé au com- 
bat des Arginuses. En môme temps Tostracisme, arbi- 
traire légal et vanté par tous les législateurs de l'époque, 
Tostracisme, qui nous parait et doit nous paraître une 
révoltante iniquité, prouve que l'individu était encore 
bien plus asservi à la suprématie du corps social à 
Athènes, qu'il ne Test de nos jours dans aucun État libre 
de l'Europe. 

Il résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne 
pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se com- 
posait de la participation active et constante au pouvoir 
collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la 
jouissance paisible de l'indépendance privée. La part 
que, dans l'antiquité, chacun prenait à la souveraineté 
nationale, n'était point, comme de nos jours, une sup- 
position abstraite. La volonté de chacun avait une in- 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 269 

fluence réelle; Texercice de celte volonté était un plaisir 
vif et répété. En conséquence, les anciens étaient dis- 
posés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation 
de leurs droits politiques, et de leur part dans Tadmi- 
nistralion de l'État. Chacun, sentant avec orgueil tout 
ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience 
de son importance personnelle un ample dédommage- 
ment. 

Ce dédommagement n'existe plus aujourd'hui pour 
nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit 
presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa vo- 
lonté ne s'empreint sur l'ensemble ; rien ne constate à 
ses propres yeux sa coopération. L'exercice des droits 
politiques ne nous offre donc plus qu^une partie des 
jouissances que les anciens y trouvaient, et en même 
temps les progrès de la civilisation, la tendance com- 
merciale de l'époque, la communication des peuples 
entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de 
bonheur particulier. 

Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés 
que les anciens à notre indépendance individuelle. Car ' 
les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette indépendance aux 
droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus ; 
tandis qu'en faisant le même sacrifice, nous donnerions 
plus pour obtenir moins. 

Le but des anciens était le partage du pouvoir social 
entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était là ce 
qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la 
sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment 
liberté les garanties accordées par les institutions à ces 
jouissances. 

J'ai dit en commençant que, faute d'avoir aperçu ces 

différences, des hommes bien intentionnés, d'ailleurs, 

avaient causé des maux infinis durant notre longue et 

23. 



, i 



270 BENJAMIN CONSTANT. 

^ragçuse r6valution. A Dieu ne plaise que je leur adresse 
des reproches trop sévères : leur erreur môrae était ex- 
cusable. On ne saurait lire les belles pages de Pantiquité, 
l'on ne se retrace point les actions de ces grands 
hommes, sans ressentir je ne sais quelle émotion d'uo 
genre particulier, que ne fait éprouver rien de ce qui 
est moderne. Les vieux éléments d'une nature, anté- 
rieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller 
en nous à ces souvenirs. 11 est difficile de i^e pas re- 
gretter ces temps où les facultés de l'homme sç déve- 
loppaient dans une direction tracée d'avance, mais im 
une carrière si vaste, tellement fortes de leur propre 
force, et avec un tel sentiment d'énergie et de dignité; 
et lorsqu'on se livre à ces regrets, il çst impossible de 
ne pas vouloir imiter ce qu'on regrette. 

Cette impression était profonde, surtout lorsque nons 
vivions sous des gouvernements abusifs, qui, sans être 
forts, étaient vexatoires, absurdes m principe, misén- 
bles en action; gouvernements qui avaient pour ressort 
l'arbitraire, pour but le rapetissement de l'espèce hu- 
maine, et que certains hommes osent nous vanter eDCftre 
aujourd'hui, comme si nous pouvions oublier jamais 
que nous avons été témoins et victimes de )eur obstina- 
tion, de leur impuissance et de leur renversem^t. Le 
but de nos réformateurs fut noble et généreux. Qw 
d'entre nous n'a pas senti son cœur battre d'espérance 
à rentrée de la route qu'ils semblaient ouvrir? Et mal^ 
heur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin à^ 
déclarer que reconnaître quelques erreurs commiaC^ 
par nos premiers guides, ce n'est pas flétrir leur mft"^ 
moire, ni désavouer des opinions que les amis del'hu^ 
manité ont professées d'ûgc en âgel 

Mais ces hommes avaient puisé plusieurs de leur^ 
théories dans les ouvrages de deux philosophes, qui n^ 



DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 271 

s'étaient pas doutés oux-mômes des modifications "ap- 
portées par deux mille ans aux dispositions du genre 
humain. J'examinerai peut-être une fois le système du 
plus illustre de ces philosophes, de J.-J. Housseau, et 
je montrerai qu'en transportant dans nos temps mo- 
dernes u^e étepdue de pouvoir social, de squverainet^ 
collective qui appartenait ^ d'autres siècles, ce géiiie 
sublii}[ie qu'animait Tamour le plus pur de la liberté a 
fourni néano^oins i^ funestes préte:8:tes (t plus d'un 
genre dp tyrannie. Sîjua doute, en relevant ce qup je 
considère con^me une méprise importante à dévoiler, je 
serai circonspect dans ma réfutation et respectueux 
dans mon blâme. J'év^erai certes de me joindre aux 
détracteurs d'un grançl homme. Quand le hasard fait 
qu'en apparence je. me rencontre avec eux sur un seul 
point, je suis en défiance de moi-même; et pour me 
consoler de paraître x\ïk iustant de leur avis, sur uuq 
question unique et partielle , j'ai besoin de désavouer et 
de flétrir autant qu'il est eu moi ces prétendus auxiliaires. 

Cependant l'intérêt fle la vérité doit l'emporter sur 
des considératious que jendent si puissantes l'éclat d'uu 
talent prodigieux et Tautorité d'une immense renom- 
mée. Ce n'est d'ailleurs point à Rousseau, comme on le 
verra, que l'on doit principalement attribuer l'erreur 
que je yais combattre : plie appartient bien plus à Tun 
de ses successeurs, luoius éloquent, mais non moins 
austère, et mille fo^s plus exagéré. Ce dernier, l'abbé 
de Mably, peut être regardé comme le représentant du 
système qui? conforn^énient aux maximes de la libertii 
antique^ veut que les citoyens soient complètement 
assujettis pour que la pation soit souveraine, et que 
l'individu soit esclave pour que le peuple soit libre. 

L'abbé de Mably, comme Rousseau et comme beau- 
coup d'autres, avait, d'après les anciens, pris l'autorité 



272 BENJAMIN CONSTANT. 

'du corps social pour la liberté,^! tous les moyen 
paraissaient bons pour étendre l'action de cette aul 
/ sur cette partie récalcitrante de l'existence hum 
i dont il déplorait l'indépendance. Le regret qu*i 
prime partout dans ses ouvrages, c'est que la h 
puisse atteindre que les actions. Il aurait voulu qi 
atteignit les pensées, les impressions les plus p 
gères, qu'elle poursuivit l'homme sans relâche et 
lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvc 
peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, mu 
sure vexatoire, qu'il pensait avoir fait une découi 
et qu'il la proposait pour modèle ; il détestait la li 
individuelle, comme on déteste un ennemi persoi 
et dès qu'il rencontrait dans l'histoire une nation 
en était bien complètement privée, n'eut-elle poii 
liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'adn 
Il s'extasiait sur les Égyptiens, parce que, disait-il, 
chez eux était réglé par la loi, jusqu'aux délassem 
jusqu'aux besoins ; tout pliait sous l'empire du lég 
teur; tous les moments de la journée étaient rei 
par quelque devoir. L'amour même était sujet à 
intervention respectée, et c'était la loi qui, tour à 1 
ouvrait et fermait la couche nuptiale. 

Sparte, qui réunissait des formes républicaine 
même asservissement des individus, excitait dans 
prit de ce philosophe un enthousiasme plus vif eni 
Ce vaste couvent lui paraissait l'idéal d'une parfait! 
publique. Il avait pour Athènes un profond mépri 
il aurait dit volontiers de cette nation, la première ' 
Grèce, ce qu'un académicien grand seigneur disai 
l'Académie française : « Quel épouvantable despotii 
Tout le monde y fait ce qu'il veut. » Je dois ajouter 
ce grand seigneur parlait de l'Académie telle qo 
était il y a trente ans. 



DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 273 

Montesquieu, doué d'un esprit plus observateur parce 
quMl avait une tête moins ardente, n'est pas tombé tout 
à fait dans les mômes erreurs. Il a été frappé des diffé- 
rences que j'ai rapportées, mais il n'en a pas démêlé la 
cause véritable. « Les politiques grecs, dit-il, qui vi- 
« vaient sous le gouvernement populaire, ne reconnais- 
« saient d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'au- 
a jourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de 
« commerce, de finances, de richesses et de luxe 
(( même. » Il attribue cette différence à la république et 
à la monarchie; il faut Pattribuer à Pesprit opposé des 
temps anciens et des temps modernes. Citoyens des ré- 
publiques, sujets des monarchies, tous veulent des 
jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des so- 
ciétés, ne pas en vouloir. Le peuple le plus attaché de 
nos jours à sa liberté, avant l'affranchissement de la 
France, était aussi le peuple le plus attaché à toutes les 
jouissances de la vie; et il tenait à sa liberté, surtout 
parce qu'il y voyait la garantie des jouissances quUl ché- 
rissait. Autrefois, là où il y avait liberté, Ton pouvait 
supporter les privations; maintenant partout où il y a 
privation, il faut Tesclavage pour qu'on 8*y résigne. Il 
serait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple 
d'esclaves un peuple de Spartiates, que de former des 
Spartiates pour la liberté. 

Les hommes qui se trouvèrent portés par le flot des 
événements à la tête de notre révolution étaient, par une 
suite nécessaire de l'éducation qu'ils avaient reçue, im- 
bus des opinions antiques et devenues fausses, qu'avaient 
mises en honneur les philosophes dont j'ai parlé. La mé- 
taphysique de Rousseau, au milieu de laquelle parais- 
saient tout à coup, comme des éclairs, des vérités su- 
blimes et des passages d^une éloquence entraînante; 
l'austérité de Mably, son intolérance, sa haine contre 



-n 



274 BENJAMIN CONSTANT. 

toutes les passions humaines, son avidité de les asser- 
vir toutes, ses principes exagérés sur la compétence de 
la loi, la différence de ce qu^il recommandait et de ce qui 
avait existé, ses déclamations contro les richesses et 
même contre la propriété, toutes ces choses devaient 
charmer des hommes échauffés par une victoire récente^ 
et qui, conquérants de la puissance légale, étaient bien 
aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était 
pour eux une autorité précieuse que celle de deux écri- 
vains, qui, désintéressés dans la question, et pronon- 
çant anathème contre le despotisme des hommes, avaient 
rédigé en axiomes le texte de la loi. Ils voulurent donc 
exercer la force publique, comme ils avaient appris de 
leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les États 
libres. Ils crurent que tout devait encore céder devant la 
volonté collective, et que toutes les restrictions aux 
droits individuels seraient amplement compensées parla 
participation au pouvoir social. 

Vous savez, Messieurs, ce qui en est résulté. Des in- 
stitutions libres, appuyées sur la connaissance de Tes- 
prit du siècle, auraient pu subsister. L'édifice renouvelé 
des anciens s'est écroulé, malgré beaucoup d'efforts et 
beaucoup d'actes héroïques qui ont droit àTadmiration. 
C'est que le pouvoir social blessait en tous sens Tiodé- 
pcndance individuelle sans en détruire le besoin. La na- 
tion ne trouvait point qu'une part idéale à une soutc- 
raineté abstraite valût les sacrifices qu'on lui comman- 
dait. On lui répétait vainement avec Rousseau : lesloi^ 
de la liberté sont mille fois plus austères que n'est do^ 
le joug des tyrans. Elle ne voulait pas de ces loisail^ 
tùres, et, dans sa lassitude, elle croyait quelquefois 4^^ 
le joug des tyrans serait préférable. L'expérience *^^^ 
venue et l'a détrompée. Elle a vu que l'arbitraire ci*^"* 
hommes était pire encore que les plus mauvai:^^' 



n 



1)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. â75 

I. Mais les lois aussi doivent avoir leurs limites. 
)i je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager 
)inioa que, dans ma conviction, ces faits doivent 
duîrô^ vous reconnaîtrez avec moi la vérité des prin- 
98 suivants : 

j'indéj^endance individuelle est le premier des bé- 
as modernes. En conséquence, il ne faut jamais en 
lander le sacrifice pour établir la liberté politique. _/ 
I s'ensuit qu'audune des institutions nombreuses et 
f Vantées qui^ dans les républiques anciennes, gé- 
Bût la liberté individuelle, n'est admissible dans les 
ipB ttiodérnés^ 

lette Vérité, Messieurs, semble d'abord superflue à 
)iir. Plusieurs gouvernements de nos jourâ ne parais- 
t guère enclins à imiter les républiques de Tanti- 
léfc Cependant, quelque peu de goût qu'ils aient pour 
institutions républicaines, il y a de certains usages 
ttbliiCaîns pour lesquels ils éprouvent je ne sais quelle 
ctîoû. tl est fâcheux que ce soient précisément ceux 
permettent dé bannir, d'exiler, de dépouiller. Je me 
viens qu'en 1802 on glissa, dans une loi sur les tri- 
lûux spéciaux, un article qui introduisait en France 
tSi^cisme grec ; fet Dieu sait combien d'éloquents ora- 
rs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut 
iréj nous parlèrent de la liberté d'Athènes, et de tous 
sacrifices que les individus devaient faire pour con- 
ver cette liberté ! De môme, à une époque bien plus 
èntfe, lioirsique des autorités craintives essayaient d*une 
itiLtîmid'è de diriger les élections à leur gré, un jour- 
[, qui n'est pourtant point entaché de républicanisme, 
)poèa de faire revivre la censure romaine, pour écar- 
' les candidats dangereux. 

l'è crois donc ne pas m' engager dans une digres* 
iû inutile, si, pour appuyer mon assertion, je dis 



276 BENJAMIN CONSTANT. 

quelques mots de ces deux institutions si vantées. 

L'ostracisme d'Athènes reposait sur Thypothèse que 

la société a toute autorité sur ses membres. Dans cette 

• 

hypothèse, il pouvait se justifier ; et dans un petit Etat, 
où l'influence d'un individu, fort de son crédit, de n 
clientèle, de sa gloire, balançait souvent la puissance de 
la masse, l'ostracisme pouvait avoir une apparence 
d'utilité. Mais, parmi nous, les individus ont des droits 
que la société doit respecter, et l'influence individuelle 
est^ comme je l'ai déjà observé, tellement perdue dans 
une multitude d'influences, égales ou supérieures, qne 
toute vexation, motivée sur la nécessité de dimioner 
cette influence, est inutile et par conséquent injuste* Nnl 
n'a le droit d'exiler un citoyen, s'il n'est pas condamné 
par un tribunal régulier, d'après une loi formelle qui 
attache la peine de l'exil à l'action dont il est coupable. 
Nul n'a le droit d'arracher le citoyen à sa patrie, le pro- 
priétaire à ses terres, le négociant à son commercei 
l'époux à son épouse, le père à ses enfants, l'écrivain à 
ses méditations studieuses, le vieillard à ses habitudes. 
Tout exil politique est un attentat politique. Tout exil 
prononcé par une assemblée pour de prétendus molife 
de salut public est un crime de cette assemblée contre 
le salut public, qui n'est jamais que dans le respect des 
lois, dans l'observance des formes, et dans le maintien 
des garanties. 

La censure romaine supposait, comme rostracismet 
un pouvoir discrétionnaire. Dans une république dont 
tous les citoyens, maintenus par la pauvreté dans une 
simplicité extrême de mœurs, habitaient la mômeyiU^ 
n'exerçaient aucune profession qui détournât leur atten- 
tion des affaires de l'État, et se trouvaient ainsi constam- 
ment spectateurs et juges de Tusage du pouvoir public, 
la censure pouvait d'une part avoir plus d'influence, et 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 277 

de l'autre, Tarbitraîre des censeurs était contenu parjine 
espèce de surveillance morale exercée contre eux. Mais 
aussitôt que Tétendue de la république, la complication 
des relations sociales, et les raffinements de la civilisa- 
tion, eurent enlevé à cette institution ce qui lui servait 
à la fois de base et de limite, la censure dégénéra, même 
à Rome. Ce n'était donc pas la censure qui avait créé 
les bonnes mœurs; c'était la simplicité des mœurs 
qui constituait la puissance et l'efficacité de la censure. 

En France, une institution aussi arbitraire que la cen- 
sure serait à la fois inefficace et intolérable. Dans l'état 
présent de la société, les mœurs se composent de nuances 
fines, ondoyantes, insaisissables, qui se dénatureraient 
de mille manières, si l'on tentait de leur donner plus 
de précision. L'opinion seule peut les atteindre; elle 
seule peut les juger, parce qu'elle est de même nature. 
Elle se soulèverait contre toute autorité positive qui vou- 
drait lui donner plus de précision. Si le gouvernement 
d'un peuple voulait, comme les censeurs de Rome^ flé- 
trir un citoyen par une décision discrétionnaire, la na- 
tion entière réclamerait contre cet arrêt en ne ratifiant 
pas les décisions de l'autorité. 

Ce que je viens de dire de la transplantation de la cen- 
sure dans les temps modernes s'applique à bien d'autres 
parties de l'organisation sociale, sur lesquelles on nous 
cite l'antiquité plus fréquemment encore, et avec bien 
plus d'emphase. Telle est l'éducation, par exemple. Que 
ne nous dit-on pas sur la nécessité de permettre que le 
gouvernement s'empare des générations naissantes pour 
les façonner à son gré, et de quelles citations érudites 
n'appuie-t-on pas cette théorie ? Les Perses, les Égyp- 
tiens, et la Gaule, et la Grèce, et l'Italie viennent tour 
à tour figurer à nos regards ! Eh I Messieurs, nous ne 
£0(umcs ni des Perses, soumis à un despote, ni des 



278 BENJAMIN CONSTANT. 

Égyptiens, subjugués par des prêtres, ni des Gaulois, 
pouvant être sacrifiés par leurs druides, ni enfin des 
Grecs et des Romains que leur part à Tautorité sociale 
consolait de rasservissement privé. Nous sommes des 
moderneS) qui voulons jouir, chacun, de nos droits; dé- 
velopper, chacun^ nosfacultéâcomme bon nous semUe, 
sans nuire à autrui ; veiller sur le développement de 
ces facultés dans les enfants que la nature confie à notre 
affection, d'autant plus éclairée qu'elle est plus vive, et 
n'ayant besoin de Tautorité que pour tenir d'elle les 
moyens généraux d'instruction qu'elle peut rassembler; 
comme les voyageurs acceptent d'elle les grands che- 
mins, sans être dirigés par elle dans la route qulh 
veulent suivre. La religion aussi est exposée à ces sou- 
venirs des autres siècles. De braves défenseurs del'anité 
de doctrine nous citent les lois des anciens contre les 
dieux étrangers^ et appuient les droits de l'Église catho- 
lique de l'exemple des Athéniens qui firent périr Socrete 
pour avoir ébranlé le polythéisme, et de celui d'Angwie, 
qui voulait qu'on restât fidèle au culte de ses pères, ce 
qui fit que, peu de temps après, on livra aux bétes les 
premiers chrétiens. 

Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour 
certaines réminiscences antiques. Puisque nous viTons 
dans les temps modernes, je veux la liberté convenable 
aux temps modernes; et puisque nous vivons sons des 
monarchies, je supplie humblement ces monarchies de 
ne pas emprunter aux républiques anciennes des moyens 
de nous opprimer. 

La liberté individuelle, je le répète, voilà la vérilable 
liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; 
la lil)erté politique est par conséquent indispensable- 
Mais demander aux peuples de nos jours de sacriiifri 
comme ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté inJ'' 



DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 279 

viduelle à leur liberté politique, c'est le plus sûr moyen 
de les détacher de l'une; et quand on y serait parvenu, 
on ne tarderait pas à leur ravir Tautre. 

Vous voyez, Messieurs, que mes observatians ne ten- 
dent nullement à diminuer le prix de la liberté poli- 
tique. Je ne tire point des faits que j'ai remis sous vos 
yeux les conséquences que quelques hommes en tirent. 
De ce que les anciens ont été libres, et de ce que nous 
ne pouvons plus être libres comme les anciens, ils en 
concluent que nous sommes destinés à être esclaves. Ils 
voudraient constituer le nouvel état social avec un petit 
nombre d'éléments qu'ils disent seuls appropriés à la 
situation du pionde actuel. Ces éléments sont des pré- 
jugés pour effrayer les hommes, de l'ëgoïsme pour les 
corrompre, de la frivolité pour les étourdir, des plaisirs 
grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les con- 
duire ; et, il le faut bien, des connaissances positives et 
des sciences exactes pour servir plus adroitement le 
despotisme. Il serait bizarre que tel fût le résultat de 
quarante siècles durant lesquels l'esprit humain a con- 
quis plus de moyens moraux et physiques ; je ne le puis 
penser. 

Je tire des différences qui nous distinguent de l'anti- 
quité des conséquences tout opposées. Ce n'est point la 
garantie quUl faut affaiblir, c'est la jouissance qu'il faut 
étendre. Ce n'est point à la liberté politique que je veux 
renoncer; c'est la liberté civile que je réclame avec 
d'autres formes de liberté politique. Les gouvernements 
n'ont pas plus qu'autrefois le droit de s'arroger un pou- 
voir illégitime. Mais les gouvernements qui partent 
d^une source légitime ont de moins qu'autrefois le droit 
d'exercer sur les individus une suprématie arbitraire. 
Nous possédons encore aujourd'hui les droits que nous 
eûmes de tout temps, ces droits éternels & consentir Ioh 



iïO BENJAMIN CONSTANT. 

lois, à diMîbérer sur nos intérêts, à être partie intégrante 
du corps social dont nous sommes membres. Mais les 
gouvornements ont de nouveaux devoirs. Les progrès de 
la civilisation, les changements opérés par les siècles, 
commandent à Tautorité plus de respect pour les habi- 
tudes, pour les affections, pour rindépendance des indi- 
vidus. Elle doit porter sur tous ces objets une main plus 
prudente et plus légère. 

Cette réserve de Tautorité, qui est dans ses devoirs 
stricts, est également dans ses intérêts bien entendus; 
car si la liberté qui convient aux modernes est diffé- 
rente de celle qui convenait aux anciens, le despotisme 
qui était possible chex les anciens n'est plus possible 
chez les modernes. De -ce que nous sommes souvent plus 
distraits de la liberté politique qu'ils ne pouvaient l'être, 
et dans notre état ordinaire, moins passionnés pour elle, 
il peut s*ensuivre que nous négligions quelquefois trop, 
et toujours à tort, les garanties qu'elle nous assure; 
mais en même temps, comme nous tenons beaucoup plus 
à la liberté individuelle que les anciens, nous la défen- 
drons, si elle est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse 
et de persistance ; et nous avons pour la défendre des 
moyens que les anciens n'avaient pas. 

Le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre 
existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spé- 
culations étant plus variées, l'arbitraire doit se multi- 
plier pour les atteindre ; mais le commerce rend aussi 
l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il 
change la nature de la propriété, qui devient, par ce 
changement, presque insaisissable. 

Le commerce donne à la propriété une qualité nou- 
velle : la circulation; sans circulationja propriété n'est 
qu'un usufruit ; l'autorité peut toujours inOuer sur l'usu- 
fruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circu- 



t)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 881 

lation met un obstacle invisible et invincible à cette ac- 
tion du pouvoir social. 

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin ; 
non-seulement il affranchit les individus, mais en créant 
le crédit, il rend l'autorité dépendante. 

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus 
dangereuse du despotisme; mais il est en même temps 
son frein le plus puissant ; le crédit est soumis à l'opi- 
nion; la force est inutile, l'argent se cache ou s'enfuit; 
toutes les opérations de PÉtat sont saspenduesi. Le cré- 
dit n'avait pas la même influence chez les anciens ; leurs 
gouvernements étaient plus forts que les particuliers ; 
les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques 
de nos jours ; la richesse est une puissance plus disponible 
dans tous les instants, plus applicable à tous les inté- 
rêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie; 
le pouvoir menace, la richesse récompense; on échappe 
au pouvoir en le trompant ; pour obtenir les faveurs de 
la richesse, il faut la servir; celle-ci doit l'emporter. 

Par une suite des mêmes causes, l'existence indivi- 
duelle est moins englobée dans l'existence politique. / 
Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils 
portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; 
le commerce a rapproché les nations^ et leur a donné des 
mœurs et des habitudes à peu prés pareilles; les chefs 
peuvent être ennemis ; les peuples sont compatriotes. 

Que le pouvoir s'y résigne donc ; il nous faut la li- 
berté, et nous Taurons; mais comme la liberté qu'il 
nous faut est différente de celle des anciens, il faut à 
cette liberté une autre organisation que celle qui pour- 
rait convenir à la liberté antique. Dans celle-ci, plus 
l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice 
de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans 

l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles^ plus 

24. 



\ 






^2 BENJAMIN CONSTANT. 

Texcrcice de nos droits politiques nous laissera de temps 
pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera pré* 
cieuse. 

De là vient, Messieurs, la nécessité du système repré-* 
sentatif. Le système représentatif n*est autre chose 
qu'une organisation à Faide de laquelle une nation se 
décharge sur quelques individus de ce qu'elle ne peut 
ou ne veut pas faire elle-même. Les individus pauvres 
font eux-mêmes leurs affaires; les hommes riches pren- 
nent des intendants. G^est l'histoire des nations ancien- 
nes et des nations modernes. Le système représentatif 
est une procuration donnée à un certain nombre d'bom* 
mes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts 
soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de 
les défendre toujours lui-même. Mais, à moins d'être in- 
sensés, les hommes riches qui ont des intendants exa- 
minent, avec attention et sévérité, si ces intendants font 
leur devoir, s'ils ne sont ni négligents, ni corruptibles, 
ni incapables; et pour juger de la gestion de ces manda- 
taires, les commettants qui ont de la prudence se met- 
tent bien au fait des affaires dont ils leur confient Tad-^ 
ministration. De môme, les peuples, qui dans le but de 
jouir de la liberté qui leur convient recourent au- sys- 
tème représentatif, doivent exercer une surveillance ac- 
tive et constante sur leurs représentants, et se réserver 
à des époques, qui ne soient pas séparées par de trop 
longs intervalles, le droit de les écarter s'ils ont tronipô 
leurs vœux, et de révoquer les pouvoirs dont ils auraient 
abusé. 

Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté 
antique, il s'ensuit qu'elle est aussi menacée d'un danger 
d'espèce différente. 

Le danger de la liberté antique était qu'attentifs uni- 
quement à s'assurer le partage du pouvoir social, les 



DE LA LIBERTE DBS ANCIENS. 283 

liommes ne fissent trop bon marché des droits et des 
jouissances individuelles. 

Le danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés 
dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans 
la poursuite de no3 intérêts particuliers, nous ne renour 
cions trop facilement, à notre droit de partage dans le 
pouvoir politique. 

Les dépositaires de Tautorité ne manquent pas de 
nous y exhorter. Ik sont ai disposés à nous épargner 
toute espèce de peine, ei^cepté celle d'obéir et de payer) 
Ils nous diront ; « Quel est au fond le but de tous vos 
« efforts, le motif de vos travaux, Tobjet de vos espé- 
« rances ? N'est-ce pas le bonheur? Eh bien» ce bonheur, 
(( laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. » Non, 
Messieurs, ne laissons pas faire. Quelque touchant que 
soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans 
ses limites. Qu'elle se borne & être juste; nous nous 
chargerons d^être heureux. 

Pourrions-nous l'être par des jouissances, sices jouis-p 
sances étaient séparées desgaranties ? Où trouverions-nous 
ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique? 
Y renoncer. Messieurs, serait une démence semblable à 
celle d'un homme qui, sous prétexte qu'il n'habite qu'au 
premier étage, prétendrait b&tir sur le sable un édifice 
sans fondement. 

D'ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bon- 
heur de quelque genre qu'il puisse être soit le but uni- 
que de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait 
bien étroite, et notre destination bien peu relevée. Il 
n'est pas un de nous qui, s'il voulait descendre, restrein- 
dre ses facultés morales, rabaisser ses désirs, abjurer 
ractivitô, la gloire, les émotions généreuses et profon- 
des, ne pût s'abrutir et être heureux. Non, Messieurs, 
j'en atteste cette partie meilleure de notre nature, cotte 



/ 






284 BENJAMIN CONSTANT. 

noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tour- 
mente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de déve- 
lopper nos facultés : ce n'est pas au bonheur seul, c'est 
au perfectionnement que notre destin nous appelle; et la 
liberté politique est le plus puissant, le plus énergique 
moyen de perfectionnement quelle ciel nous ait donné. 

La liberté politique soumettant à tous les citoyens, 
sans exception, Texamen et Tétude de leurs intérêts les 
plus sacrés, agrandit leur esprit, anoblit leurs pensées, 
établit entre eux tous une sorte d'égalité intellectuelle 
qui fait la gloire et la puissance d*un peuple. 

Aussi, voyez comme une nation grandit à la première 
institution qui lui rend Texercice régulier de la liberté 
politique. Voyez nos concitoyens de toutes les classes, 
de toutes les professions, sortant de la sphère de leurs 
travaux habituels, et de leur industrie privée, se trouver 
soudain au niveau des fonctions importantes que la con- 
stitution leur confie, choisir avec discernement^ résister 
avec énergie, déconcerter la ruse, braver la menace, 
résister noblement à la séduction. Voyez le patriotisme 
pur, profond et sincère triomphant dans nos villes et vi- 
vifiant jusqu'à nos hameaux, traversant nos ateliers, 
ranimant nos campagnes^ pénétrant du sentiment de 
nos droits et de la nécessité des garanties l'esprit juste 
et droit du cultivateur utile et du négociant industrieux, 
qui, savants dans l'histoire des maux qu'ils ont subis, 
et non moins éclairés sur les remèdes qu'exigent ces 
maux, embrassent d'un regard la France entière, et, 
dispensateurs de la reconnaissance nationale, récompen- 
sent par leurs suffrages, après trente années, la fidélité 
aux principes, dans la personne du plus illustre des dé- 
fenseurs de la liberté ^ 

1. M. de Lafayetle, nommé député par la Sarlhe. , 



DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 385 

Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux 
espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l'ai > 
démontré, apprendre à les combiner Tune avec l'autre. 
Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de Tbis- 
toire des républiques du moyen &geS doivent accomplir 
les destinées de l'espèce humaine; elles atteignent d'au- 
tant mieux leur but qu'elles élèvent le plus grand nom- 
bre possible de citoyens à la plus haute dignité mo- 
rale. 

L'œuvre du législateur n'est point complète quand il 
a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que 
ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. 
Il faut que les institutions achèvent Téducation morale \ 
des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en 
ménageant leur indépendance, en ne troublant point 
leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur 
inOuence sur la chose publique, les appeler à concourir 
par leurs déterminations et par leurs suffrages à Texer- 
cice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de 
surveillance par la manifestation de leurs opinions, et 
les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions 
élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de 
s'en acquitter *. 

1. M. deSismondi. 

2. Les idées exprimées ici par Benjamin Constant sont très- 
Justes au point de vue philosopiiique; mais par malheur eUea sont 
Jusqu'à présent bien peu répandues en France. L'établissement du 
suffrage universel, en donnant à la population la plus grande 
somme de droits politiques qui ait Jamais existé, a fait voir com- 
bien peu nous comprenons nos devoirs civiques : la grande majo- 
rité des électeurs est parfaitement indifférente ou quand elle ne 
Test pas, elle devient trop souvent la proie des partis extrêmes 
ou des intrigants. Il y a dans les villes aussi bien que dans les 
campagnes une masse d'électeurs auxquels on peut faire tout 
croire ; et Ton mène toute la France a?ec une dizaine de mots. 
Ici, il sufQt de dire d'un candidat : c'eil un rouge ^ U veut te 



286 BENJAMIN CONSTANT. 

partage dts biens^ pour que lei trois quarto ^ Toix lui soient 
enlevéf. Là, il suffit de dire : c'est unjéêuite, c*e$t un blanc ^ il vous 
ramènera la dtme. L'ignorance des faiU les plus Importants eux- 
mêmes est poussée si loin, qu*en 1873 nous aTons vu^ à quarante 
lieues de Paria, des IndiTidus notaUei d'uA quartlei: iiviuatriel, 
dans une Tille de Yingt mille âmes, venir nous annoncer avec un 
profond sentiment de tristesse qu*nne révolotloii vanalt d'éclater 
à Paris, qu'on avait voulu prendra THtol de ^la f^ fàaUler la 
général Trochu. Les bonnea geus venaiant d^ Ure un journal 
de 187 1 qui leur était par hasard tombé sous la qain; ils n*avaieot 
point regardé la date ; de \h leur inquiétude au in^et dea dangers 
qu'avait courus le général Trociiu. D'autres dans la même vUle, 
lors de la revue de l'armée allemande paysé^i ï U^P^hampa, se 
sont imaginé que Napoléon III était rovenu à Paris, parée qu'ils 
avalent lu) dans les Journaux que Vtmpm'eur et le ppktoa impériaè 
assistaiept à cette revue, lia ne s'étaient pan donU le oaoina du 
monde qu'il s'agissait de l'empereur d'Allemagne. Ceux-là étalent 
pourtant l'élite des électeurs du quartier, les id»onnéa dea Jonmaux 
de la locaUté. {Ifou dt riâUtwr.) 



CINQUIÈME PARTIE 



«UibiMAiCta 



I 



ï)E l'inviolabilité des pbopbiétjés. 



Plusieurs de ceux qui ont défendu la propriété, par 
des raisonnements abstraits, me semblent être tom- 
bés dans une erreur grave : ils ont représenté la pro- 
priété comme quelque chose de "mystérieux, d'antérieur 
à la société, d'indépendant d'elle. Aucune de ces asser- 
tions n^esl vraie. La propriété n*est poiùt antérieure à 
la société, car sans l'association qui lui donne une ga- 
rantie, elle ne serait que le diroil du premier occupant, 
en d'autres mots, le droit de la force, c'est-à-dire un 
droit qui n'en est pas un. La propriété n'est point indé»- 
pendante de la société^ car Un état social, à la vérité 
trùs-misérable, peut être conçu sans propriété, tandis 
qu'on ne peut imaginer de propriété sans état social *. 

1 . 11 y a une erreut dans cette doctiitie ; Benjamin Consfant 
confond le droit et la garantie. Il est vrai qu'en dehors de la so- 
ciété, la propriété est sans défense. En exisle-t«elle moins pour 
cela? Robinson, dans son île, n'est-il pas le ph>priétaire légitime 



288 BENJAMIN CONSTANT. 

La propriété existe de par la société; la société a 
trouvé que le meilleur moyen de faire jouir ses mem- 
bres des biens communs à tous, ou disputés par tous 
avant son institution, était d'en concéder une partie à 
cbacun, ou plutôt de maintenir chacun dans la partie 
qu'il se trouvait occuper, en lui en garantissant la jouis- 
sance, avec les changements que cette jouissance pour- 
rait éprouver^ soit par les chances multipliées du ha- 
sard, soit par les degrés inégaux de l'industrie. 

La propriété n'est autre chose qu'une convention so- 
ciale; mais de ce que nous la reconnaissons pour telle, 
il ne s'en suit pas que nous l'envisagions comme moins 
sacrée, moins inviolable, moins nécessaire, que les 
écrivains qui adoptent un autre système. Quelques phi- 
losophes ont considéré son établissement comme un mal, 
son abolition comme possible; mais ils ont eu recours, 
pour appuyer leurs théories, à une foule de supposi- 
tions dont quelques-unes peuvent ne se réaliser jamais, 
et dont les moins chimériques sont reléguées à une épo- 
que quMl ne nous est pas même permis de prévoir : 
non-seulement ils ont pris pour base un accroissement 



du champ qu*il a semé, de la vigne qu'il a plantée? Quand 11 re- 
pousse le sauvage qui le pille, n'a-t-il pas le droit pour lui? La 
propriété n'est donc pas une création sociale, elle n'existe pas de 
par la société ; tout au contraire, on pourrait soutenir que la so- 
ciété n'existe que pour garantir la propriété. La propriété, c'est 
rhomme qui l'a créée, par l'exercice de ses facultés; la propriété, 
c'est l'homme agrandi. Faire de la propriété une convention sociaUt 
c'est justifier par avance le communisme, qui n'est qu'une distribu- 
tion sociale du sol et du capital, faite au nom de l'intérêt général 
prétendu. {Note de M, Laboulaye,) 

L'opinion si juste, formulée par M. Laboulaye dans la Dote ci- 
dessus, est de tout point conforme à celle du plus profond penseur 
de l'antiquité. Voir la Politique (VAmtote, liv. Il, ch. i. — On la 
retrouve au seizième siècle dans la République de Bodin, liv. 1, 
ch. vui. Bodin fait de la propriété Pun des fondements de l'Etat, et 
la déclare inviolable par elle* même. [Note de Véditeur,) 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 289 

de lumières auquel rhoraine arrivera peut-être, mais 
sur lequel il serait absurde de fonder nos institutions 
présentes; mais ils ont établi, comme démontrée, une 
diminution du travail actuellement requis pour la sub- 
sistance de l'espèce humaine, telle que<îette diminution 
dépasse toute invention même soupçonnée. Certaine- 
ment chacune de nos découvertes en mécanique, qui 
remplacent par des instruments et des machines la force 
physique de Thomme, est une conquête pour la pensée, 
et, d'après les lois delà nature, ces conquêtes devenant 
plus faciles à mesure qu'elles se multiplient, doivent 
se succéder avec une vitesse accélérée; mais il y a loin 
encore de ce que nous avons fait, et même de ce que 
nous pouvons imaginer en ce genre, à une exemption 
totale de travail manuel ; néanmoins cette exemption 
serait indispensable pour rendre possible Tabolition de 
la propriété, à moins qu'on ne voulût, comme quelques- 
uns de ces écrivains le demandent, répartir ce travail 
également entre tous les membres de Tassociation; mais 
cette répartition, si elle n'était pas une rêverie, irait 
contre son but même, enlèverait à la pensée le loisir qui 
doit la rendre forte et profonde, à l'industrie la persévé- 
rance qui la porte à la perfection, à toutes les classes 
les avantages de Thabitude, de l'unité du but et de la 
centralisation des forces. Sans propriété, l'espèce hu- 
maine resterait stationnaire et dans le degré le plus 
brut et le plus sauvage de son existence. Chacun chargé 
de pourvoir seul à tous ses besoins partagerait ses for- 
ces pour y subvenir, et, courbé sous le poids de ces soins 
multipliés, n'avancerait jamais d'un pas. L'abolition de 
la propriété serait destructive de la division du travail, 
base du perfectionnement de tous les arts et de toutes 
les sciences. La faculté progressive, espoir favori des 
écrivains que je combats, périrait faulc de temps et 



«200 BENJAMIN CONSTANT. 

d^Qdépeodance, et Tégalité grossière et forcée qu'ils 
nous recommandent mettrait un obstacle invincible à 
rétablissement graduel de l'égalité véritable» celle du 
bonheur et des lumières. 

La propriété» en sa qualité de convention sociale, est 
de la compétence et sous la juridiction de la société. La 
société possède sur elle des droits qu^elle n'a point sur 
la liberté» la vie et les opinions de ses membres. 

Mais la propriété se lie intimement à d'autres parties 
de l'existence humaine, dont les unes ne sont pas du 
tout soumises à la juridiction collective, et dont les 
autres ne sont soumises à cette juridiction que d'une 
manière limitée. La société doit en conséquence res- 
treindre son action sur la propriété, parce qu'elle ne 
pourrait l'exercer dans toute son étendue sans porter 
atteinte à des objets qui ne lui sont pas subordonnés. 

L'arbitraire sur la propriété est bientôt suivi de Tar- 
bitraire sur les personnes : premièrement, parce que 
l'arbitraire est contagieux; en second lieu, parce que la 
violation de la propriété provoque nécessairement la ré- 
sistance. L'autorité sévit alors contre l'opprimé qui 
résiste ; et» parce qu'elle a voulu lui ravir son bien, elle 
est conduite à porter atteinte à sa liberté. 

Je ne traiterai pas dans ce chapitre des confiscations 
illégales et autres attentats politiques contre la pro- 
priété ^ L'on nepeutconsidérerces violences comme des 

1, Le système de confiscation, largement appliqué sous l'anclentie 
tnonarchie, a été aboli par la ctiarte de 1814. Pour justifier cette 
coutume juridique qui faisait peser sur les enfants le châtiment de 
leurs pères on invoquait le dogme de la transmission du péché ori- 
nel. Bossuet, qui manque rarement d'appeler la théologie au se- 
cours du despotisme, dit à ce sujet dans le chap. iv du Traité de lu 
connaissance de Dieu: d Je no sais quoi est imprimé dans le cœur 
tle rhorame pour me faire connaître une justice qui punit les pères 
t'.Hminels sur leurs enfants comme étant une portion de leur être. » 

[Note de V éditeur,) 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 291 

pratiques usitées par les gouvernements réguliers; elles 
sont de la nature de toutes les (mesures arbitraires ; 
elles n'en sont qu'une partie inséparable; le mépris 
pour la fortune des hommes suit de près le mépris pour 
leur sûreté et pour leur vie. 

J'observerai seulement que, par des mesures pareilles, 
les gouvernements gagnent bien moins qu'ils ne perdent. 
« Les rois, dit Louis XIV dans ses Mémoires, sont sei- 
(( gneurs absolus et ont naturellement la disposition 
« pleine et libre de tous les biens de leurs sujets, tu Mais 
quand les rois se regardent comme seigneurs absolus de 
tout ce que possèdent leurs sujets, les sujets enfouissent 
ce qu'ils possèdent ou le dissipent : s'ils Tenfouissent, 
c'est autant de perdu pour l'agriculture, pour le com- 
merce, pour l'industrie, pour tous les genres de prospé- 
rité; s'ils le prodiguent pour des jouissances frivoles, 
grossières et improductives, c'est encore autant de dé- 
tourné des emplois utiles et des spéculations reproduc- 
trices. Sans la sécurité, l'économie devient duperie, et 
la modération imprudence. Lorsque tout peut être en- 
levé, il faut conquérir le plus qu'il est possible, parce 
que l'on a plus de chances de soustraire quelque chose 
à la spoliation. Lorsque tout peut être enlevé, il faut 
dépenser le plus qu'il est possible, parce que tout ce 
qu'on dépense est autant d'arraché à l'arbitraire. 
Louis XIV croyait dire une chose bien favorable à la 
richesse des rois; il disait une chose qui devait ruiner 
les rois, en ruinant les peuples. 

II y a d'autres espèces de spoliations moins directes 
dont je crois utile de parler avec un peu plus d'étendue. 
Les gouvernements se les permettent pour diminuer 
leurs dettes ou accroître leurs ressources, tantôt sous le 
prétexte de la nécessité, quelquefois sous celui de la jus- 
tice, toujours en alléguant l'intérêt de l'État : car de 



292 BENJAMIN CONSTANT. 

môme que les apôtres zélés de la souveraineté du peuple 
pensent que la liberté publique gagne aux entraves 
mises à la liberté individuelle, beaucoup de financiers 
de nos jours semblent croire que TÉtat s'enrichit de la 
ruine des individus. 

Les atteintes indirectes à la propriété, qui vont faire 
le sujet des observations suivantes, se divisent en deux 
classes. 

Je mets dans la première les banqueroutes partielles 
ou totales, la réduction des dettes nationales, soit en 
capitaux, soit en intérêts, le payement de ces dettes en 
effets d'une valeur inférieure à leur valeur nominale, 
l'altération des monnaies, les retenues, etc. Je com- 
prends dans la seconde les actes d'autorité contre les 
hommes qui ont traité avec les gouvernements, pour 
leur fournir les objets nécessaires à leurs entreprises 
militaires ou civiles, les lois ou mesures rétroactives 
contre les enrichis, les chambres ardentes, l'annulation 
des contrats, des concessions, des ventes faites par l'État 
à des particuliers. 

Quelques écrivains ont considéré l'établissement des 
dettes publiques comme une cause de prospérité; je suis 
d'une tout autre opinion. Les dettes publiques ont créé 
une propriété d'espèce nouvelle qui n'attache point son 
possesseur au sol, comme la propriété foncière, qui 
n'exige ni travail assidu, ni sjpéculations difficiles, comme 
la propriété industrielle, eiân qui ne suppose point des 
talents distingués, comme la propriété que nous avons 
nommée intellectuelle. Le créancier de l'État n'est in- 
téressé à la prospérité de son pays que comme tout 
créancier Test à la richesse de son débiteur. Pourvu 
que ce dernier le paye, il est satisfait; et les négociations 
qui ont pour but d'assurer son payement, lui semblent 
toujours suffisamment bonnes, quelque dispendieuses 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 293 

qu'elles puissent être. La faculté qu'il a d'aliéner sa 
créance le rend indifférent à la chance probable, mais 
éloignée, de la ruine nationale. Il n*y a pas un coin de 
terre , pas une manufacture, pas une source de produc- 
tions, dont il ne contemple Pappauvrissement avec in- 
souciance, aussi longtemps qu'il y a d'autres ressources 
qui subviennent à Tacquitteiodent de ses revenus ^. 

La propriété dans les fonds publics est d'une nature 
essentiellement égoïste et solitaire, et qui devient faci- 
lement hostile, parce qu'elle n'existe qu'aux dépens des 
autres. Par un effet remarquable de l'organisation com- 
pliquée des sociétés modernes, tandis que l'intérêt na- 
turel de toute nation est que les impôts soient réduits à 
la somme la moins élevée qu'il est possible, la création 
d'une dette publique fait que l'intérêt d'une partie de 
chaque nation est l'accroissement des impôts ^. 

Mais quels que soient les effets fâcheux des dettes pu- 
bliques, c'est un mal devenu inévitable pour les grands 
États. Ceux qui subviennent habituellement aux dé- 
penses nationales par des impôts, sont presque toujours 
forcés d'anticiper, et leurs anticipations forment une 
dette : ils sont de plus, à la première circonstance 
extraordinaire, obligés d'emprunter. Quant à ceux qui 
ont adopté le système des emprunts préférablement à 
celui des impôts, et qui n'établissent de contributions que 
pour faire face aux intérêts de leurs emprunts (tel est 
à peu près de nos jours le système de TÂngleterre], une 
dette publique est inséparable de leur existence. Ainsi 
recommander aux Etats modernes de renoncer aux res- 
sources que le crédit leur offre, serait une vaine ten- 
tative. 



1. Smith, Richesse des Nations^ t, V, p. 3. 
3. Necker, Administration des rimnces, i, U, p* 378-379. 

25. 



294 BENJAMIN CONSTANT. 

Or, dès qu'une dette nationale existe, il n'y a qu'un 
moyen d'en adoucir les effets nuisibles, c'est de la res- 
pecter scrupuleusement. On lui donne de la sorte une 
stabilité qui l'assimile, autant que le permet sa nature, 
aux autres genres de propriété. 

La mauvaise foi ne peut jamais être un remède à 
rien. En ne payant pas les dettes publiques, l'on ajoute- 
rait aux conséquences immorales d'une propriété qui 
donne à ses possesseurs des intérêts différents de ceux 
de la nation dont ils font partie, les conséquences plus 
funestes encore de l'incertitude et de l'arbitraire. L'ar- 
bitraire et rincertilude sont les premières causes de ce 
qu'on a nommé l'agiotage. Il ne se développe jamais avec 
plus de force et d'activité que lorsque l'État viole ses 
engagements : tous les citoyens sont réduits alors à cher- 
cher dans le hasard des spéculations quelques dédom- 
magements aux pertes que l'autorité leur fait éprouver. 

Toute distinction entre les créanciers, toute inquisi- 
tion dans les transactions des individus, toute recherche 
de la route que les effets publics ont suivie, et des 
mains qu'ils ont traversées jusqu'à leur échéance, est 
une banqueroute. Un État contracte des dettes et donne 
en payement ses effets aux hommes auxquels 11 doit de 
l'argent. Ces hommes sont forcés de vendre les effets 
qu'il leur a donnés. Sous quel prétexte partirait-il de 
cette vente pour contester la valeur de ces effets ? Plus 
il contestera leur valeur, plus ils perdront. Il s'appuiera 
sur cette dépréciation nouvelle pour ne les recevoir qu'à 
un prix encore plus bas. Cette double progression réa- 
gissant sur elle-même réduira bientôt le crédit au néant 
et les particuliers à la ruine. Le créancier originaire a 
pu faire de son titre ce qu'il a voulu. S'il a vendu sa 
créance, la faute n'en est pas à lui que le besoin y a 
forcé, mais à l'État qui ne le payait qu'en effets qu'il s'est 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 285 

VU réduit à vendre. S'il a vendu sa créance à vil prix, 
la faute n'en est pas à l'acheteur qui Ta acquise avec 
des chances défavorables : la faute en est encore à l'État 
quia créé ces chances défavorables, caria créance vendue 
ne serait pas tombée à vil prix si l'État n'avait pas 
inspiré la défiance. 

En établissant qu'un effet baisse de valeur en passant 
dans la seconde main à des conditions quelconques, que 
le gouvernement doit ignorer, puisqu'elles sont des sti- 
pulations libres et indépendantes, on fait de la circula- 
tion qu'on a regardée toujours comme un moyen de ri- 
chesse une cause d'appauvrissement. Comment justifier 
cette politique, qui refuse à ses créanciers ce qu'elle leur 
doit et décrédite ce qu'elle leur donne? De quel front 
les tribunaux condamnent-ils le débiteur, créancier lui* 
même d'une autorité banqueroutière?£b quoil traîné 
dans un cachot, dépouillé de ce qui m'appartenait, parce 
que je n'ai pu satisfaire aux dettes que j'ai contractées 
sur la foi publique, je passerai devant la tribune d'où 
sont émanées les lois spoliatrices : d'un côté siégera le 
pouvoir qui me dépouille, de l'autre les juges qui me 
punissent d'avoir été dépouillé. 

Tout payement nominal est une banqueroute. Toute 
émission d'un papier qui ne peut être à volonté converti 
en numéraire est, dit un auteur français recommanda- 
ble, une spoliation ^. Que ceux qui la commettent soient 
armés du pouvoir public no change rien à la nature de 
Facte. L'autorité qui paye un <:itoyen en valeurs suppo- 
sées le force à des payements semblables. Pour ne pas 
flétrir ses opérations et les rendre impossibles, elle est 
obligée de légitimer toutes les opérations pareilles. En 

1. J.-B. Say, Traité d*Economie politique^ t. Il, p. 5. AppII- 
(|uez ceci à la valeur actuelle des billeU de banque en Angleterre 
et réfléchissez. 



296 BENJAMIN CONSTANT. 

créant la nécessité pour quelques-uns , elle fournit à 
tous l'excuse. L'égoïsme bien plus subtil, plus adroit, 
plus prompt, plus diversifié que Tautorité, s*élance au 
signal donné. Il déconcerte toutes les précautions par la 
rapidité» la complication, la yariété de ses fraudes. 
Quand la corruption peut se justifier par la nécessité, 
elle n'a plus de bornes. Si l'État veut mettre une diffé- 
rence entre ses transactions et les transactions des indi- 
vidus, l'injustice n'en est que plus scandaleuse. 

Les créanciers d'une nation ne sont qu'une partie de 
cette nation. Quand on met des impôts pour acquitter 
les intérêts de la dette publique, c'est sur la nation en- 
tière qu'on la fait peser : car les créanciers de TÉtat 
comme contribuables payent leur part de ces impôts. 
En réduisant la dette, on la rejette sur les créanciers 
seuls. C'est donc conclure de ce qu'un poids est trop fort 
pour être supporté par tout un peuple, qu'il sera sup- 
porté plus facilement par le quart, ou par le huitième 
de ce peuple. 

Toute réduction forcée est une banqueroute. On a 
traité avec des individus d'après des conditions que l'on 
a librement offertes ; ils ont rempli ces conditions; ils 
* ont livré leurs capitaux; ils les ont retirés des branches 
d'industrie qui leur promettaient des bénéfices : on leur 
doit tout ce qu'on leur a promis; Taccomplissement de 
ces promesses est l'indemnité légitime des sacrifices 
qu'ils ont faits, des risques qu'ils ont courus. Que si un 
ministre regrette d'avoir proposé des conditions oné- 
reuses, la faute en est à lui, et nullement à ceux qui 
n'ont fait que les accepter. La faute en est doublement 
à lui ; car ce qui a surtout rendu ses conditions onéreu- 
ses, ce sont ses infidélités antérieures; s'il avait inspiré 
une conGance entière, il aurait obtenu de meilleures 
conditions. 



DE L'INVIOLABILITE DES PROPRIETES. 297 

Si l'on réduit la dette d'an quart, qui empêche de la 
réduire d'un tiers, des neuf dixièmes, ou de la totalité? 
Quelle garantie peut-on donner à ses créanciers, ou se 
donner à soi-même ? Le premier pas en tout genre rend 
le second plus facile. Si des principes sévères avaient 
astreint Tautorité à l'accomplissement de ses promesses, 
elle aurait cherché des ressources dans Tordre et l'éco- 
nomie. Mais elle a essayé celles de la fraude, elle a ad- 
mis qu'elles étaient à son usage : elles la dispensent de 
tout travail, de toute privation, de tout effort. Elle y re* 
viendra sans cesse, car elle n^a plus pour se retenir la 
conscience de Tintégrité. 

Tel est Taveuglement qui suit Tabandon de la justice, 
qu'on a quelquefois imaginé qu'en réduisant les dettes 
par un acte d'autorité, on ranimerait le crédit qui sem- 
blait déchoir. On est parti d'un principe qu'on avait mal 
compris et qu'on a mal appliqué. L'on a pensé que moins 
on devrait, plus on inspirerait de confiance, parce qu'on 
serait plus en état de payer ses dettes ; mais on a con- 
fondu l'effet d'une libération légitime et celui d'une 
banqueroute. Il ne suffit pas qu'un débiteur puisse sa- 
tisfaire à ses engagements, il faut encore qu'il le veuille, 
ou qu'on ait les moyens de l'y forcer. Or, un gouver- 
nement qui profite de son autorité pour annuler une 
partie de sa dette prouve qu'il n'a pas la volonté de 
payer. Ses créanciers n'ont pas la faculté de l'y contrain- 
dre : qu'importent donc ses ressources? 

Il n'en est pas d'une dette publique comme des den- 
rées de première nécessité : moins il y a de ces denrées, 
plus elles ont de valeur. C'est qu'elles ont une valeur 
intrinsèque, et que leur valeur relative s'accroît par leur 
rareté. La valeur d'une dette au contraire ne dépend 
que de la fidélité du débiteur. Ébranlez la fidélité, la 
valeur est détruite. L'on a beau réduire la dette à la 



298 BENJAMIN CONSTANT. 

moitié, au quart, au huitième, ce qui reste de cette 
dette n'en est que plus décrédité. Personne n'a besoin 
ni envie d*une dette que Ton ne paye pas. Quand il s'agit 
des particuliers, la puissance de remplir leurs engage- 
ments est la condition principale, parce que la loi est 
plus forte qu'eux. Mais quand il est question des gou** 
vernements, la condition principale est la volonté '. 

Il est un autre genre de banqueroutes, sur lequel 
plusieurs gouvernements semblent se faire encore moins 
de scrupules. Engagés, soit par ambition» soit par im- 
prudence, soit aussi par nécessité, dans des entreprises 
dispendieuses, ils contractent avec des commerçants 
pour les objets nécessaires à ces entreprises. Leurs 
traités sont désavantageux, cela doit être : les intérêts 
d'un gouvernement ne peuvent j amis être défendus avec 
autant de zèle que les intérêts des particuliers ; c'est la 
destinée commune à toutes les transactions sur lesquelles 
les parties ne peuvent pas veiller elles-mêmes, et c'est 

1 . Ce que dit ici Benjamin Constant au sujet de la dette p«bli« 
que est la yoix même de la Justice et de la vérité ; mais ces larges 
maximes n*ont été que trop souvent méconnues cliez nous. A dater 
de Mazarin, les banqueroutes se succèdent périodiquement sous le 
nom de visa, de réduction, de remboursement. Les réductions sont 
continueHes sous Louis XIII; des titres de rente sur l'HOtel de viUe 
de Paris, qui, en 1614, donnaient 1,000 llv. de revenus n*en don- 
naient plus que 400 en 1644. En 1716, les rentes viagères sur les 
tailles, créées pendant les dernières années de Louis XIV, sont ré- 
duites d'un quart lorsqu'elles ont été achetées moitié en argent, 
moitié en billets d'Ëtat, et de moitié lorsqu'elles ont été achetées 
intégralement avec ces mêmes billets, ce qui produit sur une sonmie 
de 6,699,589 liv. d'intérêt, une diminution de 3,483,793 lir. 
Mazarin, Co)bert lui-même, le Régent, Tabbé Terray, usèrent 
sans aucun scrupule de ces tristes expédients, et c'est en s'élevant 
comme eux au-dessus do tous les droits, que depuis 1813 quelques' 
ministres des finances ont consolidé^ la dette par des conversions qui 
no Bonten déOnitlve quedes banqueroutes partielles, caria conversion 
no peut être établie qu'à la condition qu'elle sera faite avec offre de 
remboursement au pair, de la part de l'État débiteur. 

{I^ote de Védîteur.) 



t)E L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 299 

une destinée inévitable ; alors l'autorité prend en haine 
des hommes qui n'ont fait que profiter du bénéfice inhé- 
rent à leur situation , elle encourage contre eux les dé- 
clamations et les calomnies, elle annule ses marchés, 
elle retarde ou refuse les payements qu'elle a promis; 
elle prend des mesures générales qui, pour atteindre 
quelques suspects, enveloppent sans examen toute une 
classe. Pour pallier cette iniquité, Ton a soin de repré- 
senter ces mesures comme frappant exclusivement ceux 
qui sont à la tête des entreprises dont on leur enlève le 
salaire : on excite contre quelqueiî noms odieux ou flé- 
tris l'animadversion du peuple; mais les hommes que 
Ton dépouille, ne sont pas isolés; ils n'ont pas tout fait 
par eux-mêmes ; ils ont employé des artisans, des manu- 
facturiers qui leur ont fourni des valeurs réelles; c'est 
sur ces derniers que retombe la spoliation que Ton 
semble n'exercer que contre les autres, et ce même 
peuple qui, toujours crédule» applaudit à la destruction 
de quelques fortunes, dont l'énormité prétendue Tirrile, 
ne calcule pas que toutes ces fortunes, reposant sur des 
travaux dont il avait été l'instrument, tendaient à refluer 
jusqu'à lui, tandis que leur destruction lui dérobe à lui- 
même le prix de ses propres travaux. 

Les gouvernements ont toujours un besoin plus ou 
moins grand d'hommes qui traitent avec eux. Un gou« 
vernement ne peut acheter au comptant, comme un par- 
ticulier ; il faut ou qu'il paye d'avance, ce qui est im-> 
praticable, ou qu'on lui fournisse à crédit les objets 
dont il a besoin : s'il maltraite et avilit ceux qui les lui 
livrent, qu'arrive-t-il? Les hommes honnêtes se reti- 
rent, ne voulant pas faire un métier honteux; des hom- 
mes dégradés se présentent seuls : ils évaluent le prix 
de leur honte, et prévoyant de plus qu'on les paiera mal, 
ils se paient par leurs propres mains. Un gouvernement 



300 BENJAMIN CONSTANT. 

est trop lent, trop entravé, trop embarrassé dans ses 
mouvements, pour suivre les calculs déliés et les ma- 
nœuvres rapides de l'intérêt individuel. Quand il veut 
lutter de corruption avec les particuliers, celle de ces 
derniers est toujours la plus habile. La seule poli^que 
de la force, c'est la loyauté. 

Le premier effet d*une défaveur jetée sur un genre de 
commerce, c^est d'en écarter tous les commerçants que 
Tavidité ne séduit pas. Le premier effet d^un système 
d'arbitraire, c'est d'inspirer à tous les hommes intègres 
le désir de ne pas rencontrer cet arbitraire, et d'éviter 
les transactions qui pourraient les mettre en rapport 
avec cette terrible puissance^ 

Les économies fondées sur la violation de la foi publi- 
que ont trouvé dans tous les pays leur châtiment infail- 
lible dans les transactions qui les ont suivies. L'intérêt 
de l'iniquité, malgré ses réductions arbitraires et ses 
lois violentes, s'est payé toujours au centuple de ce 
qu'aurait coûté la fidélité. 

J'aurais dû, peut-être, mettre au nombre des atteintes 
portées à la propriété l'établissement de tout impôt 
inutile ou excessif. Tout ce qui excède les besoins réels, 
dit un écrivain, dont on ne contestera pas l'autorité sur 
cette matière*, cesse d'être légitime. Il n'y a d'autre dif- 
férence entre les usurpations particulières et celles de 
Tautorité, sinon que l'injustice des unes tient à des idées 
simples, et que chacun peut aisément concevoir, tandis 
que les autres étant liées à des combinaisons compli- 
quées, personne ne peut en juger autrement que par 
conjecture. 

1 . Voir sur les résullats des révocations et annulations de trai^ 
léB, l'excellent ouvrage sur le Revenu public, par M. Ganilh, f. I, 
p. 303. 

2. Nocker, Administ, des finances^ U I, p. 2. 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIETES. 301 

Tout impôt inutile est une atteinte contre la propriété, 
d'autant plus odieuse, qu^elle s'exécute avec toute la so- 
lennité de la ] a loi, d^autant plus révoltante que c'est le 
riche qui l'exerce contre le pauvre, Tautorité en armes 
contre l'individu désarmé. 

Tout impôt, de quelque espèce qu'il soit, a toujours 
une influence plus ou moins fâcheuse^ : c'est un mal 
nécessaire; mais comme tous les maux nécessaires, il 
faut le rendre le moins grand qu'il est possible. Plus on 
laisse de moyens à la disposition de l'industrie des par- 
ticuliers, plus un État prospère. LMmpôt, par cela seul 
qu'il enlève une portion quelconque de ces moyens à 
cette industrie, est infailliblement nuisible. 

Ilousseau, qui en finances n'avait aucune lumière, a 
répété avec beaucoup d'autres que dans les pays mo- 
narchiques il fallait consommer par le luxe du prince 
l'excès du superflu des sujets, parce qu'il valait mieux 
que cet excédant fut absorbé par le gouvernement que 
dissipé par les particuliers*. On reconnaît dans cette 
doctrine un mélange absurde de préjugés monarchiques 
et d'idées républicaines. Le luxe du prince, loin de dé- 
courager celui des individus, lui sert d'encouragement 
et d'exemple. Il ne faut pas croire qu'en les dépouillant, 
il les réforme. Il peul les précipiter dans la misère, 
mais il ne peut les retenir dans la simplicité. Seulement 
la misère des uns se combine avec le luxe de l'autre, 
et c^est de toutes les combinaisons la plus déplo- 
rable. 

L'excès des impôts conduit à la subversion de la jus- 
tice, à la détérioration de la morale, à la destruction de 
la liberté individuelle. Ni l'autorité qui enlève aux 

1. Voir Smith, liv. V, pour llipplication de celle vérité géné- 
rale à cliaquc impôt en particulier. 

2. Contrat social^ t. 111, p. 8. 

-26 



302 BENJAMIN CONSTANt. 

classes laborieuses leur subsistance péniblement ac^ 
quise, ni ces classes opprimées qui voient cette subsi- 
stance arrachée de leurs mains, pour enrichir des maîtres 
avides, ne peuvent rester fidèles aux lois de l'équité, 
dans cette lutte de la faiblesse contre la violence, de la 
pauvreté contre l'avarice, du dénûment contre la spo* 
liation. 

Et Ton se tromperait en supposant que riuconvénient 
des impôts excessifs se borne à la misère et aux priva- 
tions du peuple. Il en résulte un autre mal non moins 
grand, que Ton ne parait pas jusqu'à présent avoir suffi- 
samment remarqué. 

La possession d'une très-grande fortune inspire môme 
aux particuliers des désirs, des caprices, des fantaisies 
désordonnées qu'ils n'auraient pas conçues dans une 
situation plus restreinte. Il en est de même des hom- 
mes au pouvoir. Ce qui a suggéré aux ministères an- 
glais, depuis cinquante ans, des prétentions si exagérées 
et si insolentes, c'est la trop grande facilité qu'ils ont 
trouvée à se procurer d'immenses trésors par des taxes 
énormes. Le superflu de l'opulence enivre, comme le 
superflu de la force, parce que l'opulence est une force, 
et de toutes la plus réelle; de là des plans, des ambi- 
tions, des projets, qu'un ministère qui n'aurait possédé 
que le nécessaire n'eût jamais formés. Ainsi, le peuple 
n'est pas misérable seulement parce qu'il paye au delà 
de ses moyens, mais il est misérable encore par l'usage 
que l'on fait de ce qu'il paye. Ses sacrifices tournent 
contre lui. Il ne paye plus des impôts pour avoir la paix 
assurée par un bon système de défense. Il en paye pour 
avoir la guerre, parce que l'autorité, fière de ses trésors, 
veut les dépenser glorieusement. Le peuple paye, non 
pour que le bon ordre soit maintenu dans l'intérieur, 
mais pour que des favoris enrichis de ses dépouilles 



DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 303 

troublent au contraire Tordre public par des vexations 
impunies. De la sorte, une nation achète, par ses priva- 
tions, les malheurs et les dangers; et dans cet état de 
choses, le gouvernement se corrompt par sa richesse, et 
le peuple par sa pauvreté*. 

1 . Rien n^est plus juste et plus vrai que ces réflexions. Si 
Louis XIV a si tristement abusé de la guerre, c'est qu'il pouvait 
abuser impunément des impôts et des emprunts ; si Louis XV 
prélevait pour les dépenses d'une seule année quatre-vingt millions 
sur un budget de cinq cents millions, c*est qu'il pouvait comme son 
prédécesseur lever sur ses sujets, de sa pleine et entière autorité, 
les taxes les plus arbitraires. Des prodigalités folles à la cour, une 
misère affreuse dans les campagnes qui tournaient, comme le dit 
Saint-Simon, en un vaste hôpital de mourants et de désespérés, 
voilà le spectacle que présente la France aux dix-septième et dix- 
huilième siècles. L'expérience du passé nous a-t-elle rendus plus 
sages? Ménageons-nous avec plus de prudence et de discernement 
que nos aïeux les ressources contributives du pays? La révolution 
nous a donné l'égalité proportionnelle; mais nous a-t-elle donné 
l'économie et la prévoyance de l'avenir P II est permis d'en douter. 
Qu'on scoute au budget de l'État les charges communales et dépar- 
tementales, et l'on sera effrayé de voir quelle part de la fortune 
publique absorbe l'administration. Cette grave question, qui devrait 
attirer toute la sollicitude des représentants du pays, est cependant 
l'une de celles sur lesquelles Us passent le plus rapidement. 

{Note de Védileur.) 



II 



PE l'organisation de la force ARMIÈE, 



Il existe dans tous les pays, et surtout dans les grands 
États modernes, une force qui n'est pas un pouroir con- 
stitutionnel, mais qui en est un terrible par le fait, c*est 
la force armée. 

En traitant la question difficile de son organisation, 
Ton se sent arrêté d'abord par mille souvenirs de gloire 
qui nous entourent et nous éblouissent, par mille senti- 
ments de reconnaissance qui nous entraînent et nous 
subjuguent. Certes, en rappelant contre la puissance 
militaire une défiance que tous les législateurs ont conçue, 
en démontrant que Tétat présent de TEurope ajoute aux 
dangers qui ont existé de tout temps, en faisant voir 
combien il est difficile que des armées, quels que soient 
leurs éléments primitifs, ne contractent pas involontai- 
rement un esprit distinct de celui du peuple, nous ne 
voulons pas faire injure à ceux qui ont si glorieusement 
défendu Tindépendance nationale, à ceux qui par tant 
d'exploits immortels ont fondé la liberté française. Lors- 



DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMEE. 305 

que des ennemis osent attaquer un peuple jusque sur son 
territoire, les citoyens deviennent soldats pour les re- 
pousser. Ils étaient citoyens, ils étaient les premiers des 
citoyens, ceux qui ont affranchi nos frontières de l'étran- 
ger qui les profanait, ceux qui ont renversé dans la pou- 
dre les rois qui nous avaient provoqués. Cette gloire 
qu'ils ont acquise, ils vont la couronner encore par une 
gloire nouvelle. Une agression plus injuste que celle 
qu'ils ont châtiée il y a vingt ans, les appelle à de nou- 
veaux efforts et à de nouveaux triomphes. 

Mais des circonstances extraordinaires n'ont nul 
rapport avec l'organisation habituelle de la force armée, 
et c'est d'un état stable et régulier que nous avons à 
parler. 

Nous commencerons par rejeter ces plans chimé- 
riques de dissolution de toute armée permanente, plans 
que nous ont offerts plusieurs fois dans leurs écrits des 
rêveurs philanthropes*. Lors môme que ce projet serait 
exécutable, il ne serait pas exécuté. Or, nous n'écrivons 

1. La suppression des armées permanentes a été l'un des 
thèmes favoris de la démocratie dite radicale-socialiste ; les can- 
didats à la députation peuvaient s'exercer agréablement sur ce 
sujet, et flatter doucement leurs électeurs en leur faisant entrevoir 
la suppression du serYice militaire ; mais un esprit aussi net et aussi 
précis que Benjamin Constant ne pouyait se rallier à cette utopie. 
La raison, les intérêts matériels, le sentiment religieux, tout pro- 
teste sans doute contre ta barbarie de la guerre ; mais ce n'est ni 
la raison ni le sentiment religieux qui mènent les peuples, et tout 
en réprouvant les jeux sanglants de la force et du hasard, comme 
disait M. Guizot,on reste convaincu, quand on s'en tient à la réalité, 
qu'il est des moments dans la vie des peuples où le recours à la 
force s'impose avec l'inexorable rigueur de m fatalité. Or, du mo- 
ment où les armées permanentes ne sont point supprimées chez tous 
les peuples, il y aurait imprudence extrême à les supprimer au 
milieu de voisins possédant des troupes régulières : car l'histoire de 
tous les peuples est là pour montrer que les levées en masse, avant 
de pouvoir lutter avec avantage contre les troupes, ont besoin de 
faire un apprentissage; la guerre de 1870 ne Ta que trop prouvé. 

{Note de VédUeur.) 

^6. 



308 BENJAMIN CONSTANT. 

hors du territoire commandé l'obéissance passive, ils 
ont continué à leur commander cette obéissance .contre 
leurs concitoyens. La question était pourtant toute diffé- 
rente. Pourquoi des soldats qui marchent contre une 
armée ennemie, sont-ils dispensés de tout raisonne- 
ment? C'est que la couleur seule des drapeaux de cette 
armée prouve avec évidence ses desseins hostiles, et 
que cette évidence supplée à tout examen. Mais lors- 
qu'il s'agit des citoyens, cette évidence n'existe pas : 
Tabsence du raisonnement prend alors un tout autre 
caractère. Il y a de certaines armes dont le droit des 
gens interdit l'usage, môme aux nations qui se font la 
guerre; ce que ces armes prohibées sont entre les peu- 
ples, la force militaire doit l'être entre les gouvernants 
et les gouvernés; un moyen qui peut asservir toute une 
nation est trop dangereux pour être employé^ contre 
les crimes des individus. 

La force armée a trois objets différents. 

Le premier, c'est de repousser les étrangers. N'est-il 
pas naturel de placer les troupes destinées à atteindre 
ce but le plus près de ces étrangers qu'il est possible, 
c'est-à-dire sur les frontières? Nous n'avons nul besoin 
de défense contre l'ennemi là où l'ennemi n'est pas. 

Le second objet de la force armée, c'est de réprimer 
les délits privés, commis dans l'intérieur. La force des- 
tinée à réprimer ces délits doit être absolument diffé- 
rente de l'armée de ligne. Les Américains l'ont senti. 
Pas un soldat ne parait sur leur vaste territoire pour le 
maintien de l'ordre public; tout citoyen doit assistance 
au magistrat dans l'exercice de ses fonctions; mais cette 
obligation a l'inconvénient d'imposer aux citoyens des 
devoirs odieux. Dans nos cités populeuses, avec nos 
relations multipliées, l'activité de notre vie, nos affai- 
res, nos occupations et nos plaisirs, l'exécution d'une 



DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMEE. 307 

bien moins une force militaire qu'un rassemblement 
•chîque. Nos premiers revers, l'impossibilité que des 
içais soient longtemps vaincus, la nécessité de sou- 
* une lutte Inouïe dans les fastes de l'histoire, ont 
ré les erreurs de l'Assemblée constituante ; mais la 
I armée est redevenue plus redoutable que jamais, 
le armée de citoyens n'est possible que lorsqu'une 
)n est renfermée dans d'étroites limites. Alors les 
its de cette nation peuvent être obéissants, et ce- 
ant raisonner Tobéissance. Placés au sein de leur 
natal, dans leurs foyers , entre des gouvernants et 
;ouvernés qu'ils connaissent, leur Intelligence entre 
' quelque chose dans leur soumission ; mais un vaste 
ire rend cette hypothèse absolument chimérique, 
aste empire nécessite dans les soldats une subordi- 
m qui en fait des agents passifs et irréfléchis. Aus- 
qu'ils sont déplacés, ils perdent toutes les données 
rieures qui pouvaient éclairer leur jugement. Dès 
ne armée se trouve en présence d'inconnus, de 
ques éléments qu'elle se compose, elle n'est qu'une 
I qui peut indifféremment servir ou détruire. En- 
z aux Pyrénées l'habitant du Jura, et celui du Var 
les Vosges, ces hommes, soumis à la discipline 
es isole des naturels du pays, ne verront que leurs 
i, ne connaîtront qu'eux. Citoyens dans le lieu de 
naissance, ils seront des soldats partout ailleurs. 
1 conséquence, les employer dans l'intérieur d'un 
, c'est exposer ce pays à tous les inconvénients dont 
grande force militaire menace la liberté, et c'est ce 
i perdu tant de peuples libres, 
îurs gouvernements ont appliqué au maintien de 
Ire intérieur des principes qui ne conviennent qu'à 
éfense extérieure. Ramenant dans leur patrie des 
ats vainqueurs, auxquels, avec raison, ils avaient 



308 BENJAMIN CONSTANT. 

hors du territoire conimandii l'oliêissancp passive, ill 
ont continué à leur coDimander cette obéissance coDtn 
leurs concitoyens. La question était pourtant tonte diffé- 
rente. Pourquoi des soldais qui marchent contre nue 
armée ennemie, sont-ils dispensés de tout raisonne- 
ment? C'est que la couleur seule des drapeauK de celB 
armée prouve avec évidence ses desseins hoslilee, et 
que cette évidence supplée à tout examen. Mais lors- 
qu'il s'agit des citoyens, cette évidence n'esiale pas ; 
l'absence du raisonnement prend alors un tout aaln 
caractère. Il y a de certaines armes dont le droit de* 
gens interdit l'usage, même aux nations qui se foatli 
guerre; ce que ces armes prohibées sont entre les peft- | 
pies, la force militaire doit l'être entre les gouvemanli ' 
. et les gouvernés ; un moyen qui peut asservir toute dm ' 
nation est trop dangereux pour être employé coBira ' 
les crimes des individus. 

La force armée a trois objets différents. 

Le premier, c'est de repousser les étrangers. N'esl-il J 
pas naturel de placer les troupes destinées à atteindre 
ce but le plus près de ces étrangers qu'il est posiiWe, 
c'est-à-dire sur les frontières? Nous n'avons nul besoin I 
de défense contre l'ennemi là 0(1 reoncmi n'est pas, 

Le second objet de la force armée, c'est de rûpriM' 
les délits privés, commis dans l'intérieur. La force de*- 
linée à réprimer ces délits doit être absolument diffé- 
rente de l'armée de ligne. Les Américains l'ont seii'i> 
Pas un soldat ne parait sur leur vaste territoire pour le 
maintien de l'ordre public; tout citoyen doit assisiw» 
au magistrat dans l'exercice de ses fondions; mais»"* 
obligation a l'inconvénient d'imposer aux citoyens it" 
devoirs odieux. Dans nos cités populeuses, avrc i"* 
relations multipliées, l'activité de notre vie, noi »*'' 
rea, noa occupations et nos plaisirs, l'exécutiou d'"'" 



DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMÉE. 300 

loi pareille serait vexatoire ou plutôt impossible; cha- 
que jour cent citoyens seraient arrêtés, pour avoir refusé 
leur concours à l'arrestation d'un seul : il faut donc 
que des hommes salariés se chargent volontairement de 
ces tristes fonctions. C'est un malheur sans doute que 
de créer une classe d'hommes pour les vouer exclusive- 
ment à la poursuite de leurs semblables; mais ce mal 
est moins grand que de flétrir l'âme de tous les mem- 
bres de la société, en les forçant à prêter leur assis- 
tance à des mesures dont ils ne peuvent apprécier la 
justice. 

Voici donc déjà deux classes de force armée. L'une 
sera composée de soldats proprement dits, stationnaires 
sur les frontières, et qui assureront la défense exté- 
rieure; elle sera distribuée en différents corps, soumise 
à des chefs sans relations entre eux, et placée de ma» 
nîère à pouvoir être réunie sous un seul en cas d'attaque. 
L'autre partie de la force armée sera destinée au main- 
tien de la police. Cette seconde classe de la force armée 
n'aura pas les dangers d'un grand établissement mili- 
taire : elle sera disséminée sur toute l'étendue du terri- 
toire; car elle ne pourrait être réunie sur un point 
sans laisser sur tous les autres les criminels impunis. 
Cette troupe saura elle-même quelle est sa destination. 
Accoutumée à poursuivre plutôt qu'à combattre, à sur- 
veiller plutôt qu'à conquérir, n'ayant jamais goûté 
rivresse de la victoire, le nom de ses chefs ne l'entraî- 
nera point au delà de ses devoirs, et toutes les autorités 
de l'Etat seront sacrées pour elle. 

Le troisième objet de la force armée, c'est de com- 
primer les troubles, les séditions. La troupe destinée à 
réprimer les délits ordinaires ne suffit pas. Mais pour- 
quoi recourir à l'armée de ligne? N'avons-nous pas la 
garde nationale, composée de propriétaires et de ci- 



310 BENJAMIN CONSTATS T. 

toyens ? J'aurais bien mauvaise opinion de la moralité' 
ou du bonheur d'un peupler si une telle garde nationale 
se montrait favorable à des rebelles, ou si elle répugnait 
à les ramener à Tobéissance légitime. 

Remarquez que le motif qui rend nécessaire une 
troupe spéciale contre les délits privés ne subsiste pas 
quand il s'agit de crimes publics. Ce qui est douloureux 
dans la répression du crime, ce n'est pas Tattaque, le 
combat, le péril : c'est Tespionnage, la poursuite, la 
nécessité d'être dix contre un, d'arrêter, de saisir, môme 
des coupables, quand ils sont sans armes. Mais contre 
des désordres plus graves^ des rébellions, des attrou- 
pements, les citoyens qui aimeront la constitution de 
leur pays, et tous l'aimeront, puisque leurs propriétés 
et leurs libertés seront garanties par elle, s'empresse- 
ront d'offrir leur secours. 

Dira-t-on que la diminution qui résulterait, pour 
la force militaire, de ne la placer que sur les frontières, 
encouragerait les peuples voisins à nous attaquer? Cette 
diminution, qu'il ne faudrait certainement pas exagérer, 
laisserait toujours un centre d'armée, autour duquel 
les gardes nationales, déjà exercées, se rallieraient 
contre une agression; et si vos institutions sont libres, 
ne doutez pas de leur zèle. Des citoyens ne sont pas 
lents à défendre leur patrie, quand ils en ont une; 
ils accourent pour le maintien de leur indépendance au 
dehors, lorsqu'au dedans ils possèdent la liberté. 

Tels sont, ce me semble, les principes qui doiteot 
présider à Torganisation de la force armée dans un Bat 
constitutionnel. 



ni 



DU POUVOIR MUNICIPAL ET d'xJN NOUVEAU GENRE 

DE FEDERALISME. 



La direction des affaires de tous appartient à tous^ 
c*est^à-dire aux représentants et aux délégués de tous« 
Ce qui nUntéresse qu'une fraction doit être décidé par 
cette fraction ; ce qui n'a de rapport qu'avec l'individu 
ne doit être soumis qu'à l'individu. L'on ne saurait trop 
répéter que la volonté générale n'est pas plus respec- 
table que la volonté particulière, dès qu'elle sort de sa 
sphère. 

Supposez une nation d'un million d'individus, ré- 
partis dans un nombre quelconque de communes. Dans 
chaque commune, chaque individu aura des intérêts qui 
ne regarderont que lui, et qui, par conséquent, ne de- 
vront pas être soumis à la juridiction de la commune. Il 
en aura d'autres qui intéresseront les autres habitants 
de la commune, et ces intérêts seront de la compétence 
communale. Ces communes à leur tour auront des inté- 
rêts qui ne regarderont que leur intérieur, et d'autres 



312 BENJAMIN CONSTANT, 

qui s*étendront à un arrondissement. Les premiers 
seront du ressort purement communal, les seconds du 
ressort de Tarrondissement et ainsi de suite, jusqu'aux 
intérêts généraux, communs à chacun des individus 
formant le million qui compose la peuplade. Il est évi- 
dent que ce n'est que sur les intérêts de ce dernier 
genre que la peuplade entière ou ses représentants ont 
une juridiction légitime; et que s'ils s'immiscent dans les 
intérêts d'arrondissement, de commune ou d'individu, 
ils excèdent leur compétence. Il en serait de même 
de l'arrondissement qui s'immiscerait dans les intérêts 
particuliers d'une commune, ou de la commune qui 
attenterait à l'intérêt purement individuel de l'un de ses 
membres. 

L'autorité nationale, l'autorité d'arrondissement, l'au- 
torité communale, doivent rester chacune dans leur 
sphère, et ceci nous conduit à établir une vérité que 
nous regardons comme fondamentale. L'on a considéré 
jusqu'à présent le pouvoir local comme une branche 
dépendante du pouvoir exécutif : au contraire, il ne 
doit jamais l'entraver, mais il ne doit point en dé- 
pendre. 

Si l'on conGe aux mêmes mains les intérêts des frac- 
tions et ceux de l'Etat, ou si l'on fait des dépositaires 
de ces premiers intérêts les agents des dépositaires des 
seconds, il en résultera des inconvénients de plusieurs 
genres, et les inconvénients mêmes qui auraient l'air 
de s'e^ftîlure coexisteront. Souvent l'exécution des lois 
sera entravée, parce que les exécuteurs de ces lois, 
étant en même temps les dépositaires des intérêts de 
leurs administrés, voudront ménager les intérêts qu'ils 
seront chargés de défendre, aux dépens des lois qu'ils 
seront chargés de faire exécuter. Souvent aussi, les inté- 
rêts des administrés seront froissés, parce que les admi- 



DU POUVOIR MUNICIPAL. 813 

nistrateurs voudront plaire à une autorité supérieure : 
et d'ordinaire, ces deux maux auront lieu simultané- 
ment. Les lois générales seront mal exécutées, et les 
intérêts partiels mal ménagés. Quiconque a réfléchi 
sur l'organisation du pouvoir municipal, dans les di- 
verses constitutions que nous avons eues, a dû se con- 
vaincre qu'il a fallu toujours effort de la part du pouvoir 
exécutif pour faire exécuter les lois, et qu'il a toujours 
existé une opposition sourde ou du moins une résis- 
tance d'inertie dans le pouvoir municipal. Cette pres- 
sion constante de k part du premier de ces pouvoirs, 
cette opposilion sourde de la part du second, étaient 
des causes de dissolution toujours imminentes. On se 
ressouvient encore des plaintes du pouvoir exécutif, 
sous la constitulion de 1791 , sur ce que le pouvoir mu- 
nicipal était en hostilité permanente contre lui; et sous 
la constitution de Tan III, sur ce que l'administration 
locale était dans Un état de stagnation et de nullité. 
C'est que dans la première de Ces constitutions, il n'exis- 
tait poiùt dans les administrations locales d'agents 
réellement soumis au pouvoir exécutif, et que dans la 
seconde ces admintotrations étaient dans une telle dé- 
pendancOy qu'il en résultait l'apathie et le décourage- 
ment. 

Aussi longtemps que vous ferez des membres du pou- 
voir municipal des agents subordonnés au pouvoir exé- 
cutif, il faudra donner à ce dernier le droit de destitu- 
tion, de sorte que votre pouvoir municipal ne sera 
qu'un vain fhntôme. Si vous le faites nommer par le 
peuple, cette nomination ne servira qu'à lui prêter l'ap- 
parence d'une mission populaire, qui le mettra en hos- 
tilité avec l'autorité supérieure, et lui inoposera des 
devoirs qu'il n'aura pas la possibilité de remplir. Le 

peuple n'aura nommé ses administrateurs que pour voir 

27 



3U BENJAMIN CONSTANT, 

annuler ses choix, et pour être blessé sans cesse par 
Texercice d'une force étrangère, qui, sous le prétexte 
de Tintérôt général, se mêlera des intérêts particuliers 
qui devraient être le plus indépendants d'elle. 

L'obligation de motiver les destitutions n*est pour le 
pouvoir exécutif qu'une formalité dérisoire. Nul n'étant 
juge de ses motifs, cette obligation l'engage seulement 
à décrier ceux qu'il destitue. 

Le pouvoir municipal doit occuper, dans Padminis- 
tration, la place des juges de paix dans Tordre judi- 
ciaire. Il n'est un pouvoir que relativement aux admi- 
nistrés, ou plutôt c'est leur fondé de pouvoir pour les 
affaires qui ne regardent qu'eux. 

Que si l'on objecte que les administrés ne voudront 
pas obéir au pouvoir municipal, parce qu'il ne sera en- 
touré que de peu de forces, je répondrai qu'ils lui obéi- 
ront) parce que ce sera leur intérêt. Des hommes rap- 
prochés les uns des autres ont intérêt à ne pas se nuire, 
à ne pas s'aliéner leurs affections réciproques, et par 
conséquent à observer les règles domestiques, et pour 
ainsi dire de famille^ qu'ils se sont imposées. Enfin, si 
la désobéissance des citoyens portait sur des objets 
d'ordre public, le pouvoir exécutif interviendrait, comme 
veillant au maintien de l'ordre; mais il interviendrait 
avec des agents directs et distincts des administrateurs 
municipaux. 

Au reste, l'on suppose trop gratuitement que te 
hommes ont du penchant à la résistance^ Leur disposi- 
tion naturelle est d'obéir, quand on ne les vexe ni ne 
les irrite. Au commencement de la révolution d'Amé^ 
rique, depuis le mois de septembre 1774 jusqu'au mois 
de mai 1775, le congrès if était qu'une députationde 
législateurs de différentes provinces, et n'avait d'aulre 
autorité que celle qu'on lui accordait tolotitairemefl'' 



DU POUVOIR MUNICIPAL. 315 

Il ne décrétait, ne promulguait point de lois. Il se con- 
tentait d'émettre des recommandations aux assemblées 
provinciales, qni étaient libres de ne pas s'y conformer. 
Rien de sa part n'était coercitif. Il fut néanmoins plus 
cordialement obéi qu'aucun gouvernement de l'Eu- 
rope. Je ne cite pas ce fait comme modèle, mais comme 
exemple. . 

Je n'hésite pas à le dire : il faut Introduire dans notre\ 
administration intérieure beaucoup de fédéralisme, 
mais un fédéralisme différent de celui qu'on a connu 
jusqu'ici. 

Uon a nommé fédéralisme une association de gouver- 
nements qui avaient conservé leur Indépendance mu- 
tuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens poli- 
tiques extérieurs. Cette institution est singulièrement 
vicieuse. Les États fédérés réclament d'une part sur les 
individus ou les portions de leur territoire une juridic- 
tion qu'ils ne devraient point avoir, et de l'autre ils pré- 
tendent conserver à l'égard du pouvoir central une in- 
dépendance qui ne doit pas exister. Ainsi le fédéralisme 
est compatible j tantôt avec le despotisme dans l'inté* 
rieur, et tantôt à l'extérieur avec l'anarchie. 

La constitution intérieure d'un État et ses relations 
extérieures sont intimement liées. Il est absurde de 
vouloir les séparer, et de soumettre les secondes à la 
suprématie du lien fédéral, en laissant à la première 
une indépendance complète. Un individu prêt à entrer en 
société avec d'autres individus, a le droit, Tintérét et le 
devoir de prendre des informations sur leur vie privée, 
parce que de leur vie privée dépend l'exécution de leurs 
engagements à son égard. De môme une société qui veut 
se réunir avec une autre société, a le droit, le devoir et 
rintérét de s'informer de sa constitution intérieure. 
Il doit même s'établir entre elles une influence réci- 



310 BENJAMIN CONSTANT. 

proque sur cette constitution intérieure, parce que des 
principes de leurs constitutions peut dépendre Texécu- 
tionde leurs engagements respectifs, la sûreté du pays, 
par exemple, en cas d'invasion; chaque société par- 
tielle, chaque fraction doit en conséquence être dans 
une dépendance plus ou moins grande, même pour ses 
arrangements intérieurs, de Tassociation générale. Mais 
en môme temps il faut que les arrangements intérieurs 
des fractions particulières, dès qu'ils n'ont aucune in- 
fluence sur Passociation générale, restent dans une indé- 
pendance parfaite, et comme dans l'existence indivi- 
duelle, la portion qui ne menace en rien Tintérét social 
doit demeurer libre, de même tout ce qui ne nuit pas à 
l'ensemble dans l'existence des fractions doit jouir de 
la môme liberté. 

Tel est le fédéralisme qu'il me semble utile et pos- 
sible d'établir parmi nous. Si nous n'y réussissons pas, 
nous n'aurons jamais un patriotisme paisible et durable. 
Le patriotisme qui naît des localités est, aujourd'hui 
surtout, le seul véritable. On retrouve partout les jouis- 
sances de la vie sociale ; il n'y a que les habitudes et les 
souvenirs qu'on ne retrouve pas. Il faut donc attacher 
les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs 
et des, habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur 
accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs com- 
munes, dans leurs arrondissements, autant d'importance 
politique qu on peut le faire sans blesser le lien 
général. 

La nature favoriserait les gouvernements dans cette 
tendance, s'ils n'y résistaient pas. Le patriotisme de 
localité renatt comme de ses cendres, dès que la main 
du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats 
des plus petites communes se plaisent à les embellir. Ils 
en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y 



DU POUVOIR MUNICIPAL. 317. 

a presque dans cbaque village un érudit, qui aime à 
raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec res- 
pect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur 
donne l'apparence, ménoe trompeuse, d'être constitués 
en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. 
On sent que, s'ils n'étaient arrêtés dans le développe- 
ment de cette inclination innocente et bienfaisante, il se 
formerait bientôt en eux une sorte d'honneur commu- 
nal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de 
province qui serait à la fois une jouissance et une vertu. 
L'attachement aux coutumes locales tient à tous les 
sentiments désintéressés, nobles et pieux. C'est une 
politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion. 
Ou*arrive-t-iI aussi? que dans les États où l'on détruit 
ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au cen- 
tre; dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; là 
vont s'agiter toutes les ambitions. Le reste est immo- 
bile. Les individus, perdus dans un isolement contre 
nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans con- 
tact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, 
et jetés comme des atomes sur une plaine immense et 
nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent 
nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, 

parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune 
de ses parties*. 

1 . G*c8t avec un vif plaisir que je me trouve d*aceord sur ce 
point avec un de mes collègues et de mes amis les plus intimes , 
dont les lumières sont aussi étendues que son caractère est esti- 
mable, M. Degérando. On craint, dit-H, dans des lettres manus- 
crites qu'il a bien voulu me communiquer, on craint ce qu'on 
appelle l'esprit de localité. Nous avons aussi nos craintes : nous 
craignons ce qui est vague, indéflni à force d'être général. Nous 
ne croyons point^ comme les scolasliqucs, à la réalité des univer- 
saux en eux-mêmes. Nous ne pensons pas qu*il y ait dans un État 
d'autres intérêts réels que les intérêts locaux, réunis lorsqu'ils 
Font les mêmes, balancés lorsqu'ils sont divers, mais connus et 

27. 



318 BENJAMIN CONSTANT. 

sentiii dans tous les cas... Les liens particuliers fortiQent le lien 
général, au lieu de Taffaiblir. Dans la gradation des sentiments et 
des idées, on tient d'abord à sa famille, puis à sa cité, puis à sa 
province, puis à TEtat. Brisez les intermédiaires, tous n'aurez pas 
raccourei la chaîne, tous l'aurez détruite. Le soldat porte dans son 
cœur rbonneur de sa compagnie, de son bataillon « de son régi- 
inent, et c'est ainsi qu'il concourt à la gloire de l'armée entière. 
Multiplies, multiplies les faisceaux qui unissent les hommes. Per- 
Bonniflez la patrie sur tous les points, dana yos institutions locales, 
comme dans autant de miroirs fidèles. 



IV 



DES GABANTIES JUDICUIBES ^ 



rant presque toute la révolution, les tribunaux, 
iges, les jugements, rien n'a été libre. Les divers 
3 se sont emparés, tour à tour, des instruments et 
3rmes de la loi. Le courage des guerriers les plus 
pides eût à peine suffi à nos magistrats, pour pro- 
er leurs arrêts suivant leur conscience. Ce courage 
lit braver la mort dans une bataille, est plus facile 
a profession publique d'une opinion indépendante, 
ilieu des menaces des tyrans ou des factieux. Un 
amovible ou révocable est plus dangereux qu'un 
qui a acheté son emploi. Avoir acheté sa place est 

Compares avec ce chapitre les commentaires de Voltaire sur le 
ie Beccaria : Dei délits et des peines. Ces commentaires sont 
es plus beaux manifestes de Justice et d'tiumanité qui aient 
rils dans aucune langue; tous les abus de iaTieiHe législation 
t signalés, toutes les réformes juridiques accomplies depuis 
du dix-huitième siècle y sont indiquées avec une merveilleuse 
ion de l'avenir ; ils placent Voltaire au premier rang de nos 
onsultes, et nous ne lui rendons point, sous ce rapport, 
ante justice qui lut est due. (Note de V éditeur,) 



320 BENJAMIN CONSTANT. 

une chose moins corruptrice qu'avoir toujours à redou- 
ter de lît^^perdre *. Je suppose d'ailleurs établies et con- 
sacrées Tinstitution des «jurés, la publicité des procé- 
dures et Texistence de lois sévères contre les juges 
prévaricateurs. Mais ces précautions prises, que le pou- 
voir judiciaire soit dans une indépendance parfaite, que 
toute autorité s'interdise jusqu'aux insinuations contre 
lui. Rien n'est plus propre à dépraver l'opinion et la 
morale publique, que ces déclamations perpétuelles, 
répétées parmi nous dans tous les sens, à diverses épo- 
ques, contre des hommes qui devaient être inviolables, 
ou qui devaient être jugés. 

Que, dans une monarchie constitutionnelle, la nomi- 
nation des juges doive appartenir au prince, est une 
vérité évidente. Dans un pareil gouvernement, il faut 
donner au pouvoir royal toute l'influence et môme toute 
la popularité que la liberté comporte. Le peuple peut 
se tromper fréquemment dans l'élection des juges. Les 
erreurs du pouvoir royal sont nécessairement plus rares. 
Il n'a aucun intérêt à en commettre; il en a un pres- 
sant à s'en préserver, puisque les jug^s sont inamovi- 
bles, et qu'il ne s'agit pas de commissions temporaires. 

Pour achever de garantir l'indépendance des juges, 
peut-être faudra-t-il un jour accroître leurs appoin- 

1. On ft'est fortement élevé, dit Benjamin Constant, contre la 
vénalité des charges. C'était un abus, mais cet abus avait un avan- 
tage que l'ordre judiciaire qui Va remplacé nous a Tait regretter 
souvent. La vénalité sous l'ancienne monarchie rendait, en effet, 
les juges indépendants dif pouvoir, mais il s'en faut de beaucoup 
que cette indépendance ait été absolue. Les rois trouvaient souvent 
moyen de faire fléchir les juges par des retranchements de ga^es, 
ou des réductions d'épices. A partir de Henri III, les charges de ju- 
dicature tout en restant inamovibles deviennent héréditaires, et la 
magistrature française, pour obtenir à la fois la conflrmation de 
rinamovibilité et l'hérédité^ fut taxée, en 1580, à l'énorme somme 
de 140 millions. {Note de V éditeur,) 



DES GARANTIES JUDICIAIRES. 321 

lements. Règle générale : attachez aux fonctions pu- 
bliques des salaires qui entourent de considération ceux 
qui les occupent, ou rendez-les tout à fait gratuites. Les 
représentants du peuple, qui sont en évidence et qui 
peuvent esp^er la gloire, n'ont pas besoin d'être payés : 
mais les fonctions de juges ne sont pas de nature à être 
exercées gratuitement, et toute fonction qui a besoin 
d'un salaire est méprisée, si ce salaire est trôs-modique. 
Diminuez le nombre. des juges; assignez-leur d^s arron- 
dissements qu'ils parcourent, et donnez-leur des appoin* 
tements considérables. 

L'inamovibilité des juges ne suffirait pas pour entou- 
rer rinnocence des sauvegardes qu'elle a le droit de 
réclamer, si à ces juges inamovibles on ne joignait Tin- 
stitution des jurés, cette institution si calomniée, et 
pourtant si bienfaisante, malgré les imperfections dont 
on n!a pu encore rafifranchir entièrement. 

Je sais qu'on attaque parmi nous l'institution des jurés 
par des raisonnements tirés du défaut de zèle, de l'igno* 
rance, de l'insouciance, de la frivolité françaises. Ce n'est 
pas l'institution, c'est la nation qu'on accuse. Mais qui 
ne voit qu'une institution peut, dans ses premiers temps, 
paraître peu convenable à une nation, en raison du peu 
d'habitude, et devenir convenable et salutaire, si elle 
est bonne intrinsèquement, parce que la nation acquiert, 
par l'institution même, la capacité qu'elle n'avait pas ? 
Je répugnerai toujours à croire une nation insouciante 
sur le premier de ses intérêts, sur l'administration de la 
justice et sur la garantie adonner à l'innocence accusée. 

Les Français, dit un adversaire du juré, celui de tous 
peut-être dont l'ouvrage a produit cpntre cette institu- 
tion l'impression la plus profonde V, les Français n'auront 

1 • M. Gach, président d'un tribunal de première instance dans 
le déparlement du Lot. 



322 BENJAMIN CONSTANT. 

jamais VimtrucHon ni la fermeté nécessaire pour que le 
juré remplisse son but. Telle est notre indifférence pour 
tout ce qui a rapport à F administration publique^ tel est 
V empire de Végoisme et de Fintérêt particulier^ la tié- 
deur^ la nullité de F esprit public, que la loi^qui établit ce 
mode de procédure ne peut être exécutée. Mais ce qu'il 
faut, c'est avoir un esprit public qui surmonte cette tié- 
deur et cet égoïsme. Croit-on qu'un esprit semblable 
existerait chez les Anglais, sans l'ensemble de leurs 
institutions politiques? Dans un pays où rinstitution 
des jurés a sans cesse été suspendue, la liberté des tri- 
bunaux violée, les accusés traduits devant des commis- 
sions , cet esprit ne peut naître : on s'en prend à rinsti- 
tution des jurés; c'est aux atteintes qu'on lui a portées 
qu'il faudrait s'en prendre. 

Le juré y dit-on, ne pourra pas^ comme F esprit de F in- 
stitution F exige, séparer sa conviction intime d'avec les 
pièces^ les témoignages, les indices; choses qui ne sont pas 
nécessaires^ quand la conviction existe, et qui sont insuf- 
fisantes^ quand la conviction n^ existe pas. Mais il n'y a 
aucun motif de séparer ces choses ; au contraire, elles 
sont les éléments de la conviction. L'esprit de l'institu- 
tion veut seulement que le juré ne soit pas astreint à 
prononcer d'après un calcul numérique, mais d'après 
l'impression que TeUsemble des pièces, témoignages ou 
indices aura produite dur lui. Or, les lumières du simple 
bon sens suffisent pour qu'un juré sache et puisse dé-* 
clarer si, après avoir entendu les témoins, pris lecture 
des pièces, comparé les indices, il est convaincu ou 
non. 

Si les jurés ^toxiXivLXXQ l'auteur que je cite, trouvent une 
loi trop sévère^ ils absoudront F accusé, et déclareront le 
fait non constant ^contre leur conscience; et il suppose le 
cas oîi un homme serait accusé d'avoir donné asile à son 



DES GÀEÀISTIES JUDICIAIRES. 323 

frère, et aurait par celte action encouru la peine de 
mort. Cet exemple, selon moi, loin de militer contre 
l'institution du juré, en fait le plus grand éloge ; il prouve 
que cette institution met obstacle à Texécution des lois 
contraires à l'humanité, à. la justice et à la morale. On 
est homme avant d'être juré : par conséquent, loin de 
blâmer le juré qui, dans ce cas, manquerait à son devoir 
de juré, je le louerais de remplir son devoir d'homme, 
et de courir, par tous les moyens qui seraient en son 
pouvoir, au secours d'un accusé, prêt à être puni d'une 
action qui, loin d'être un crime, est une vertu. Cet fexem- 
pie ne prouve point qu'il ne faille pas de jurés; il prouve 
qu'il ne faut pas de lois qui prononcent peine de mort 
contre celui qui donne asile à son frère. 

Mais alors, poursuit-on, quand les peines seront exces-^ 
sives ou paraîtront telles au juré ^ il prononcera contre sa 
conviction. Je réponds que le juré, comme citoyen et 
comme propriétaire, a intérêt à ne pas laisser impunis 
les attentats qui menacent la sûreté, là propriété ou la 
vie de tous les membres du corps social; cet intérêt 
remportera sur une pitié passagère : PAngleterre -nous 
en offre une démonstration peut^tre affligeante. Des 
peines rigoureuses sont appliquées à des délits qui cer*^ 
tainement ne les méritent pas; et les jurés ne s'écartent 
point de leur conviction,, même en plaignant ceux que 
leur déclaration livre au supplice ^ Il y a dans l'homme 
un certain respect pour la loi écrite; il lui faut des mo- 
tifs très*puissant8 pour la surmonter. Quand ces motifs 
existent^ c'est la faute des lois. Si les peines paraissent 
excessives aux jurés, c'est qu'elles le seront; car, encore 

i . J'ai vu des jurés, en Angleterre, déclarer coupable une Jeund 
fille, pour avoir volé delà mousseline de la valeur de treize sctiel- 
lings. Us savaient que leur déclaration emportait contre elle U 
peine de mort. 



324 BENJAMIN CONSTANT. 

une fois, ils n'ont aucun intérêt à les trouver telles. 
Bans les cas extrêmes, c'est-à-dire, quand lesjurés seront 
placés entre un sentiment irrésistible de justice et d^hu- 
manitê, et la lettre de la loi, j'oserai le dire, ce n'est 
pas un mal qu'ils s'en écartent; il ne faut pas qu'il existe 
une loi qui révolte rhumanitédu commun des hommes, 
tellement que des jurés, pris dans le sein d'une nation, 
ne puissent se déterminer à concourir à l'application de 
cette loi ; et l'institution des juges permanents, que l'ha- 
bitude réconcilierait avec celte loi barbare, loin d'être 
un avantage, serait un fléau. 

Lesjurés^ dit-on, manqueront à leur devoir, tantôt par 
peur, tantôt par pitié : si c'est par peur, ce sera la faute 
de la police, trop négligente, qui ne les mettra pas à l'abri 
des vengeances individuelles ; si c'est par pitié, ce sera 
la faute de la loi trop rigoureuse. 

L'insouciance, l'indifférence, la frivolité françaises, 
sont le résultat d'institutionsdéfectueuses, et l'onallègue 
l'effet pour perpétuer la cause. Aucun peuple ne reste 
indifférent à ses intérêts^ quand on lui permet de s'en 
occuper : lorsqu'il leur est indifférent, c'est qu'on l'en 
a repoussé. L'institution du juré est sous ce rapport d'au- 
tant plus nécessaire au peuple français, qu'il en parait 
momentanément plus incapable : il y trouvera non-seu- 
lement les avantages particuliers de l'institution, mais 
l'avaùtage général et plus important de refaire son édu- 
cation morale, 

A l'inamovibilité des jugés et à la sainteté des juré^ 
il faut réunir encore le maintien constant et scrupuleux 
des formes judiciaires. 

Par une étrange pétition de principe, l'on a sans cesse, 
durant la révolution, déclaré convaincus d'avance les 
hommes qu'on allait juger. 

Les formes sont une sauvegarde : Tabréviation des 



DES GARANTIES JUDICIAIRES. 325 

formes est la diminution pu la perte de cette sauvegarde. 
L'abréviation des formes est donc une peine. Que si nous 
infligeons cette peine à un accusé, c'est donc que son 
crime est démontré d'avance. Mais si son crime est 
démontré, à quoi bon un tribunal, quel qu'il soit? Si 
son crime n'est pas démontré, de quel droit le placez- 
vous dans une classe particulière et proscrite, et le pri- 
vez-vous, sur un simple soupçon, du bénéfice commun 
à tous les membres de l'état social? 

Cette absurdité n'est pas la seule. Les formes sont 
nécessaires ou sont inutiles à la conviction : si elles sont 
inutiles, pourquoi les conservez-voùs dans les procès 
ordinaires ? si elles sont nécessaires, pourquoi les re- 
tranchez-vous dans les procès les plus importants? 
Lorsqu'il s'agit d'une faute légère, et que l'accusé n'est 
menacé ni dans sa vie, ni dans son honneur, l'on instruit 
sa cause de la manière la plus solennelle ; mais lorsqu'il 
est question de quelque forfait épouvantable, et par con- 
séquent de l'infamie et de la mort, Ton supprime d'un 
mot toutes les précautions tutélaires, l'on ferme le Code 
des lois, Ton abrège les formalités, comme si Ton pen- 
sait que plus une accusation est grave, plus il est su- 
perflu de l'examiner! 

Ce sont des brigands, dites-vousi des assassins, des 
conspirateurs, auxquels seuls nous enlevons le bénéfice 
des formes ; mais avant de les reconnaître pour tels, ne 
faut-il pas constater les faits? Or, les formes sont les 
moyens de constater les faits. S'il en existe de meilleurs 
ou de plus courts, qu'on les prenne ; mais qu'on les 
prenne alors pour toutes les causes. Pourquoi y aurait- 
il une classe de faits, sur laquelle on observerait des len- 
teurs superflues, ou bien une autre classe, sur laquelle 
on déciderait avec une précipitation dangereuse? Le di- 
lemme est clair. Si la précipitation n'est pas dangereuse. 



S26 BENJAMIN CONSTANT. 

les lenteurs sont superflues; si les lenteurs ne sont pas 
superflues, la précipitation est dangereuse. Ne dirait-on 
pas qu'on peut distinguer à des signes extérieurs et in- 
faillibles, avant le jugement, les hommes innocents et 
les hommes coupables, ceux qui doivent jouir de la pré- 
rogative des formes, et ceux qui doivent en être privés ? 
C'est parce que ces signes n'existent pas, que les formes 
sont indispensables; c'est parce que les formes ont paru 
Tunique moyen pour discerner Tinnocent du coupable, 
que tous les peuples libres et humains eu ont réclamé 
rinstitution. Quelqu'imparfaites que soient les formes, 
elles ont une faculté protectrice qu'où ne leur ravit 
qu'en les détruisant ; elles sont les ennemies nées,'Ies ad- 
versaires inflexibles de la tyrannie, populaire ou autre. 
Aussi longtemps qu'elles subsistent, les tribunaux op- 
posent à l'arbitraire une résistance plus ou moins géné- 
reuse, mais qui sert à le contenir. Sous Charles P', les 
tribunaux anglais acquittèrent, malgré lès menaces de 
la cour, plusieurs amis de la liberté; sous Gromwell, 
bien que dominés par le protecteur, ils renvoyèrent sou- 
vent absous des citoyens accusés d'attachement à la mo- 
narchie ; sous Jacques II, Jefferies fut obligé de fouler 
aux pieds les formes, et de violer l'indépendance des 
juges mêmes de sa création, pour assurer les nombreux 
supplices des victimes de sa fureur. Il y a dans les for- 
mes quelque chose d'imposant et de précis, qui force les 
jugea à se respecter eux-mêmes, et à suivre une marche 
équitable et régulière. L'affreuse loi qui, sous Robes- 
pierre, déclara les preuves superflues, et supprima les 
défenseurs, est un hommage rendu aux formes >. Cette 
loi démontre que les formes, modifiées, mutilées, tortu- 
rées en tout sens, par le génie des factions, gênaient en- 



t. Loi des suspects, du 17 septembre 1793. 



DES GARANTIES JUDICIAIRES. 327 

core des hommes choisis soigneusement entre tout le 
peuple, comme les plus affranchis de tout scrupule do 
conscience et de tout respect pour l'opinion. 

Enfin, je considère le droit de grâce comme une der- 
nière protection accordée à l'innocence. 

L'on a opposé à ce droit un de ces dilemmes tran- 
chants qui semblent simplifier les questions, parce qu'ils 
les faussent. Si la loi est juste, a-t-on dit, nul ne doit 
avoir le droit d'en empêcher l'exécution : si la loi est 
injuste, il faut la chauger. Il ne manque à ce raison- 
nement qu'une condition, c'est qu'il y ait une loi pour 
chaque fait. 

Plus une loi est générale, plus elle s'éloigne des ac- 
tions particulières sur lesquelles néanmoins elle est des- 
tinée à prononcer. Une loi ne peut être parfaitement 
juste que pour une seule circonstance : dès qu'elle s'ap- 
plique à deux circonstances, que distingue la différence 
la plus légère, elle est plus ou moins injuste dans l'un 
des deux cas. Les faits se nuancent à l'inâni ; les lois 
ne peuvent suivre toutes ces nuances. Le dilemme que 
nous avons apporté est donc erroné. La loi peut être 
juste comme loi générale, c'est-à-dire il peut être juste 
d'attribuer telle peine à telle action ; et cependant la 
loi peut n*être pas juste dans son application à tel fait 
particulier; c'est-Mire telle action, matériellement la 
même que celle que la loi avait en vue, peut en différer 
d'une manière réelle, bien qu'indéfinissable légalement. 
Le droit de faire grâce n'est autre chose que la concilia- 
tion de la loi générale avec l'équité particulière '. 

1 . Votr le chapitre intitulé : de la justice en France et de Véga- 
Uié devant la loi, dans le livre de M. Laboulaye, le Parti libéral^ 
p. 225 et Buiy. 



PE LA PEINE DE MOKT ET DE LA DETENTION*. 



DE LA PEINE DE MORT. 

La peine de mort, môme réduite à la simple privation 
de la yie, a été Tobjet des réclamations de plusieurs 
philosophes estimables» Ils ont contesté à la société le 
droit d'infliger cette peine, qui leur semblait excédersa 
juridiction. Mais ils n'ont pas considéré que tous les 
raisonnements qu'ils employaient s'appliquaient à tontes 
les autres peines un peu rigoureuses. Si la loi devait 
s'abstenir de mettre un terme à la vie des coupables, elle 
devrait s'abstenir de tout ce qui peut l'abréger. Or, la 
détention, les travaux forcés, la déportation, TexU 
même, toutes les souffrances, soit physiques, soit luo- 
Tales, accélèrent la fin de Texistence qu'elles atteignent. 

1 . Sur la peine de mort, voir : Beccarla, Des délits et des pei»tf* 
éh. XVI. Commentaires de Voltaire sur ce ciiapitre. — haskuff 
Considérations sur la peine de mort. Journal d^économie polili^* 
no 28. — DeBonald, Œuvres complètes, t. I, p. 390, 391 ; t.H 
p. 27 ; — De Cormenin, Œuvres complètes^ U ÛI, p. 1 et rolv. ^ 
Les divers écrits que nous indiquons Ici résument, soit au point à 
vue du maintien de la peine de mort, soit au point de vue à 
Tabolition, ce qui a été dit de plus important. 

(Note de Féditettr,) 



DE LA PEINE DE MORT ET DE LA DÉTENTION. 329 

Les chûliments qu'on a voulu substituer à la peine de 
mort ne sont, pour la plupart, que cette même peine 
infligée en détail, et presque toujours d'une manière 
plus lente et plus douloureuse. 

La peine de mort est de plus la seule qui n'ait pas 
l'inconvénient de vouer une foule d'hommes à des fonc- 
tions odieuses et avilissantes. J'aime mieux quelques 
bourreaux que beaucoup de geôliers. J'aime mieux 
qu'un petit nombre d'agents déplorables d'une sévérité 
nécessaire, rejetés avec horreur par la société, se con- 
sacrent à l'affreux métier d'exécuter quelques crimi- 
nels, que si une multitude se condamnait, pour un misé- 
rable salaire, à veiller sur les coupables et à se rendre 
Pinstrument perpétuel de leur malheur prolongé. 

Mais, en admettant la peine de mort, ai-je besoin de 
dire que je ne l'admets que pour des cas très-rares? 
Notre Code actuel la prodigue avec une profusion scan- 
daleuse. 

Les attentats simples contre la propriété; l'intention 
seule du crime, de quelque nature que ce crime puisse 
être; les délits politiques, s'ils n'ont pas fait répandre 
le sang, ne doivent jamais attirer cette peine. 

Quand on considère l'état de misère ou de privation 
perpétuelle auquel, dans toutes les sociétés humaines, 
une classe nombreuse et déshéritée est toujours réduite ; 
quand on se représente dans combien de circonstances le 
travail même n'offre à cette classe qu'une ressource ou 
illusoire ou insuffisante; quand on réfléchit que d'or- 
dinaire cette ressource lui manque alors qu'elle en a le 
plus besoin, et que, plus il y a d'indigents à qui le tra- 
vail serait nécessaire; plus il leur est difficile d'obtenir 
ce travail, qui seul les préserverait de la mort ou du 
crime ; quand on se peint ces malheureux, environnés 
de leurs familles, sans abri, sans nourriture et sans vê- 

28. 



330 BENJAMIN CONSTANT. 

temcnls; et qu'en descendant au fond de son propre 
cœur, on se demande ce qu'on éprouverait à leur place, 
repoussé par la dureté, blessé par l'insolence, Ton de- 
vient moins impitoyable pour des délits qui ne suppo- 
sent pas^ comme Tbomicide, Toubli des sentiments na- 
turels. Le meurtre est la violation des lois de la nature; 
les attentats contre la propriété sont la violation d'une 
convention sociale. Cette convention sévère doit être 
observée. La loi doit s'armer pour la maintenir : mais 
elle ne doit pas, dédaigneuse de toutes les gradations du 
crime, frapper de la peine réservée à celui qui s'est 
montré sans pitié le malheureux qu'a peut-être égaré 
la pitié même pour les êtres souffrants qui Tentourent. 
L'intention du crime, assimilée par notre Gode à 
Texécution, en diffère sous ce rapport essentiel, qu'il 
est dans la nature de Tbomme de reculer devant l'action 
longtemps après qu'il s'est fan)iKarisé avec la pensée. 
Pour nous en convaincre, écartons un instant 1^ notion 
du crime, et retraçons-nous ce quç sûrement chacun de 
nous a éprouvé, lorsque, forcé par les circonstances, il 
avait formé une résolution qui pouvait causer autour de 
lui une grande douleur, Que de fois, après s'être afiTermi 
dans ses projets par le raisonnement, par le calcul, par 
le sentiment d'une nécessité vraie ou supposée, il a senti 
ses forces l'abandonner à l'aspect de celui qu'il aurait 
affligé, ou à la vue des larmeg que faisaient couler ses 
premières paroles \ Que de liaisons dont la durée tient h 
cette seule cause 1 Combien souvent l'égoïsme ou la pru-r 
dence, qui, solitaires, se croient invincibles, fléchissent 
devant la présence 1 Ce qui se passe en nous, quand il 
s'agit de causer de la douleur, a Heu dans les âmes plus 
grossières et dans les classes moins éclairées, quand il 
est question d'un crime positif, Qui peut affirmer que 
l'homme qui, tourmenté de besoins ou égaré par quelque 



DK LA PEINE DE MORT ET DE LA DETENTION. 331 

passion, a médité Tassassinat, ne laissera pas échapper 
le fer en approchant de sa victime? La loi qui confood 
Tintention avec l'action est une loi essentiellement in- 
juste. Le législateur ne réussit point à la concilier avec 
la justice, en ajoutant que Tintention ne sera punissable 
que lorsque le crime n'aura dû sa non-exécution qu'à 
des circonstances indépendantes de la volonté du cri- 
minel. Bien ne constate que, si ces circongtances ne 
s'étaient pas présentées, sa volonté n'aurait pas eu la 
même résultat. L'homme qui se prépare h commettre 
un crin^e éprouve toujours un degré de trouble, un 
pressentiment de remords, dont Peffet n'est pas calcu* 
lable. Le bras levé sur celui qu'il va frapper, il peut ab- 
jurer encore un projet qui le révolte contre lui-même. 
Ne pas reconnaître cette possibilité jusqu'au dernier 
moment, c'est calomnier la nature humaine. N'en pas 
tenir compte, c'est fouler aux pieds l'équité. 

Les délits politiques, séparés de Tbomicide et de la 
rébellion à force ouverte, me semblent aussi ne pas de- 
voir entraîner la peine de mort. Je crois premiôrepoent 
que, dans un pays où l'opinion serait assez opposée au 
gouvernement pour que les conspirations y fussent dan- 
gereuses, les lois les plus sévères ne parviendraient pas 
à soustraire le gouvernement au sort qui atteint toute 
autorité contre laquelle l'opinion se déclare. Un parti 
qui n'est redoutable que par son chef n'est pas redou- 
table avec ce chef môme. On s'exagère beaucoup l'in- 
fluence des individus; elle est bien moins puissante 
qu'on ne le pense, surtout dans notre siècle. Les indi- 
vidus ne sont que les représentants de l'opinion; quand 
ils veulent marcher sans elle, leur pouvoir s'écroule/ 
Si, au contraire, l'opinion existe, vous aurez beau tuer 
quelques-uns de ses représentants, elle en trouvera 
d'autres : la rigueur ne fera que l'irriter. L'on a dit que 



332 BENJAMIN CONSTANT. 

dans les dissensions civiles il n'y avait que les morts 
qui ne revinssent pas. L'axiome est faux; ils reviennent 
appuyer les vivants qui les remplacent, de toute la force 
de leur mémoire et du ressentiment de ce qu'ils ont 
souffert. En second lieu, quand il y a des conspirations, 
c'est que l'organisation politique d'un pays où ces con- 
spirations s'ourdissent est défectueuse ; il n'en faut pas 
moins réprimer ces conspirations : mais la société ne 
doit déployer contre des crimes dont ses propres vices 
sont la cause que la sévérité indispensable ; il est déjà 
sufiBsamment fâcheux qu'elle soit forcée de frapper des 
hommes qui, si elle eût été mieux organisée, ne seraient 
pas devenus coupables. 

Enfin la peine de mort doit être réservée pour les cri- 
minels incorrigibles. Or, les délits politiques tiennent à 
l'opinion, à des préjugés, à des principes, à une ma- 
nière de voir, en un mot, qui peut se concilier avec les 
affections les plus douces et les plus hautes vertus. 
L'exil est la peine naturelle, celle que motive le genre 
même de la fauté, celle qui, en éloignant le coupabie 
des circonstances qui l'ont rendu tel, le replacent en 
quelque sorte dans un. état d'innocence, et lui rendent 
la faculté d'y rester. 

Le meurtre avec préméditation, l'empoisonnement, 
l'incendie, tout ce qui annonce l'absence de cette sym- 
pathie qui est la base des associations humaines et la 
qualité première de l'homme en société, tels sont les 
crimes qui seuls méritent la mort ; l'autorité peut frapper 
l'assassin, mais elle le frappe par respect pour la vie 
des hommes; et ce respect, dont elle punit l'oubli avec 
tant de rigueur, elle doit le professer elle-même. 



DE LA PEINE PE MORT ET DE LA DETENTION. 333 



DE LA DETENTION. 



La déteation est, de toutes les peines, celle qui se pré- 
sente le plus naturellement à Pesprit et qui semble la 
plus simple. Elle est nécessaire avant le jugement, 
comme mesure de sûreté. Elle a l'avantage de mettre la 
société à Pabri des attentats des coupables qui ont déjà 
violé ses lois; car on sent bien que je ne parle ici que 
des détentions légales, et non des détentions arbitraires. 
Enfin, les détenus, séparés du reste des citoyens, sont 
entourés d'une espèce de nuage qui les dérobe aux re- 
gards et bientôt à la pitié. 

11 en résulte que la détention est, de toutes les peines, 
celle dont Tabus est le plus fréquent et le plus facile. 
Son apparente douceur est un danger de plus. Quand 
vous lisez dans la sentence d'un tribunal que tel cou- 
pable est condamné à cinq ans de prison, vous repré- 
sentez-vous combien de supplices différents cette con- 
damnation renferme? Non. Vous imaginez simplement 
un bomme retenu dans une chambre et n'ayant pas la 
faculté d'en sortir. Que diriez-vous si la sentence por- 
tail : Non-seùlement tel homme sera, durant cinq an- 
nées, arraché à sa famille, privé de toutes les jouissances 
de la vie, et mis hors d'état de pourvoir à son existence 
future, qui, par l'interruption qu'il rencontre dans sa 
carrière, de quelque nature qu'elle soit, sera plus dé- 
plorable peut-être quand vous le rendrez à la liberté, 
qu'elle ne Tétait le premier jour qui a vu commencer 
sa peine : mais, de plus, il sera soumis à un régime es- 
sentiellement arbitraire, quelques précautions que les 
lois aient prises : il subira le caprice et Tinsolence de 



334 BENJAMIN CONSTANT. 

ces hommes grossiers qui, par le choix spontané de 
leur vocation sévère, ont prouvé d'avance combien ils 
étaient peu capables de pitié. Ces hommes pourront le 
gêner dans toutes ses actions, mettre à prix les plus 
faibles adoucissements dont sa destinée sera susceptible, 
lui lafliger une à une mille souffrances physiques qui, 
considérées en dé|;ail, ne sauraient motiver Tinterveation i 
de Tautorité la plus équitable, mais qui, réunies, for- j 
ment de la vie un tourment continuel. Us spécule- { 
ront sur sa nourriture, sur ses vêtements, sur l'espace et ; 
la salubrité du cachot qui le renferme. Us pourront | 
troubler le repos qu'il cherche, lui envier même le si- ] 
lence, insulter à ses douleurs; car lui seul enteodra i 
leurs paroles outrageantes ou féroces. Ils serout in- 
vestis à son égard d'une dictature ténébreuse, dont nul 
ne sera témoin, sur l'excès de laquelle on n'écoutera 1 
qu'eux, et qu'ils justifieront par la ponctualité du de- 
voir et la nécessité de la vigilance. Tel est néanmoins le 
sens de ces mots : cinq ans de prison. Si l'on se reincc 
maintenant ce qu'est malheureusement la nature hu- 
maine; si Ton réûéchit à la disposition que nous avons 
tous à abuser du pouvoir le plus restreint ; si l'on soDgc 
que le meilleur d'entre nous est changé subitemei)^ 
quand on lui confie une autorité discrétionnaire, que 1^ 
seul frein du despotisme est la publicité, et qu'au seî^^ 
des prisons tout se passe dans le secret et dans l'ombr^' 
je ne connais pas d'imagination qui ne doive s'épo*^' 
vanter. Il m*est arrivé quelquefois, dans la solitude, ^ 
me représenter tout à coup combien, tandis que je joiT^ ' 
sais paisiblement de ma liberté, il y avait sur la surfa^ 
du globe, dans les pays les plus civilisés comme da 
les plus barbares, d'hommes condamnés à ce suppli 
lent et terrible; et j'étais effrayé de la somme de do 
leur qui semblait se presser autour de moi, et ir^ 



1)E LA PEINÉ DE MORT ET DE LA DETENTION, 335 

)rocber mes distractions et mon impitoyable insou- 
nce. 

Cependant la détention sera toujours la peine la plus 
nmune, et puisquMl est juste de réserver la mort 
ir un très-petit nombre de crimes, il est Impossible, 
is plusieurs circonstances, de ne pas lui substituer 
prison. 

tfais il est des règles que les sociétés politiques 
vent s'imposer, et qu'elles ne sauraient enfreindre 
is se rendre coupables elles-mêmes en punissant les 
ipables. 

Point de détentions solitaires. L'isolement complet 
iduit à la démence î Texpérience Ta prouvé. Or, 
us n'avez paâ le droit de condamner Pbomme à la 
gradation, au bouleversement, à la destruction de ses 
suites morales. 

Point de séparation prolongée entre le détenu et sa 
nille. Par cette séparation contre nature, vous ne pu- 
isez pas seulement le crime, vous punissez encore 
Qnocence. Les enfants à qui vous enviez le triste bon- 
ur de consoler un père, la femme que vous bannissez 
! la prison de son époux, souffrent d'autant plus que 
drs sentiments sont plus profonds et plus dévoués. Ils 
uffrent plus, en proportion de ce qu'ils valent mieux 
mr peine est donc doublement injuste. Vous devez 
specter les affections naturelles ; quels que soient les 
'jets qui les inspirent» elles sont sacrées ; elles son( 
-dessus de toutes vos lois. 

le dirais volontiers : point de détentions perpétuelles; 
lis je craindrais, en posant ce principe, de rendre plus 
quente la peine de mort. L'avenir est incertain : le? 
îsentiments les plus justes s'adoucissent. Le pouvoir 
ime n'est pas éternellement implacable; il s'apaise en 
rassurant. Laissez-lui l'idée qu'il peut se mettre pour 



336 • BENJAMIN CONSTANT. 

toujours à Tab ri du coupable qu'il effraye. Quand ses 
terreurs seront dissipées, il mitigera peut-être le châti- 
ment. Je conserverais donc la détention perpétuelle 
comme offrant une chance vraisemblable à* la clémence 
de Tautorité. 

Enfin, de quelque manière que la détention soit admise 
et organisée dans notre Code, une précaution est à 
prendre, qui, jusqu'à présent, a été négligée par tous les 
peuples, et dont la nécessité est évidente. L'on a senti 
souvent, j*en conviens, qu'on ne pouvait abandonner 
les détenus à la discrétion de leurs geôliers, et qu'il 
fallait soumettre ceux-ci à une surveillance répressive. 
Mais on a confié cette surveillance à des agents du gou- 
vernement. C'est rendre cette mesure illusoire; c'est la 
travestir en espèce d'ironie cruelle. Le gouvernement, 
qui est la partie publique sur la poursuite et la dénon- 
ciation de laquelle ces prisonniers ont été condamnés, 
ne saurait être chargé de protéger les individus qu'il a 
frappés. Un pouvoir indépendant du gouvernement peut 
seul exercer efficacement cette fonction tutélaire. Je 
voudrais que nos électeurs, dépositaires des droits du 
peuple, en même temps qu'ils éliraient nos représen- 
tants, nommassent dans chaque département, sous on 
titre qui rappelât combien cette mission serait auguste* 
des surveillants des prisons. Ils constateraient qo^ 
ceux dont la détention est légitime n'éprouvent aucune 
rigueur superflue, aucune aggravation arbitraire d'une 
destinée déjà déplorable, et ils rendraient compte aux 
chambres, dans un rapport qui serait mis sous les yeux 
de la nation entière, par le moyen de la presse, des ré* 
sultats de leur vérification périodique et Eolenuelle* 






SIXIÈME PARTIE 



I 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS ^ 



Je veux réfuter, si je le puis, une doctrine qui com- 
mence à se répandre: doctrine que je crois fausse en 
elle-même et dangereuse dans ses conséquences^? 

Voici Tabrégé de cette doctrine , ses diverses parties 

1. Les trois opuscules réunis dans cette sixième et dernière 
partie : des cjfcfs de la terreur, — des réactions politiques, — de 
tesprit de conquête, forment un ensemble complet qu'on peut ap- 
peler la vériûcaiion) par les faits, des tliéories de Benjamin Constant. 
La terreur, les réactions politiques et l'esprit de conquête ont été 
les fléaui de la période qui s'étend de 1792 à 1815, les écueils où 
sont venus se briser et se dépopulariser les gouvernements. Ils ont 
eu leur . source dans l'arbitraire, le mépris de la justice et des 
droits individuels, c'est-à-dire dans la violation des principes que 
Benjamin Constant n'a jamais cessé de défendre, et qui peuvent 
seuls assurer le bien-être des peuples et la stabilité des gouverne- 
ments. Nous ne pouvions donc mieux faire que de terminer ce vo- 
lume par ces divers écrits où l'autorité de la pensée est conûr- 
mée par l'aulorité de l'histoire. {Note de Véditeur.) 

2. Benjamin Constant fait ici allusion au pamphlet intitulé : Des 
Causes de la révolution et de ses résultats, par Adrien de Lezay. 
Ce pamphlet avait été publié en 1797, dans le Journal d'économie 
politique^ de Rœderer. [Note de Véditeur,) 

29 



338 BENJAMIN CONSTANt. 

semblent se combattre, mais la contradiction n'est qu'ap- 
parente. 

« Ceux qui fondèrent la république française ne sa- 
(( valent pas ce qu'ils fondaient. C'étaient pour la plu- 
« part des hommes perdus de crimes, qui avaient ouï 
(c dire que dans les républiques les plus factieux étaient 
« les plus en crédit. En fondant la république ils néces- 
« sitèrent la terreur. Il fallait que l'Etat périt ou que 
« le gouvernement devînt atroce. Ce fut la terreur qui 
a consolida la république. Elle rétablit l'obéissance au 
(( dedans et la discipline au dehors. Elle passa des 
« armées républicaines dans les armées ennemies. Elle 
a gagna jusqu'aux souverains, et valut à la France des 
(( traités honorables avec la moitiéi de l'Europe. Les 
« succès mêmes qui n'eurent Jieu qu'après la terreur 
« furent néanmoins l'effet de l'impression qu'elle avait 
a produite. Elle détruisit les usages et les habitudes 
« qui auraient lutté contre les institutions nouvelles. 
(( Pour ne pas succomber à la violence des moyens em- 
« ployés contre elle par les ennemis, il eu fallait d'aussi 
« violents ; il en fallait de plus violents pour les dé- 
(( truire. Consolidée par la terreur, la république au- 
(T jourd'hui est une excellente institution : il faut 
(( l'adopter. Rome fut de même fondée par des bri-^ 
(I gands , et cette Rome devint la maltresse du 
oc monde ^.» 

1. Des cause» dé la révolution^ pages 27, 34, 35, 37, 45, 65 
et 66. 

Les idées exprimées dans le passage ci-dessus ont encore chex 
nous de trdp nombreux adhérents; Une certaine école historique a 
tenté de réiiabiliter la Terreur à Taide des sopliismes que Benja- 
min Constant réfute avec une si haute raison ; mais ces tristes et 
Iionteuses apologies de l'assàssfnat politique ont révolté les con- 
sciences, et depuis quelques années de très-estimables livres ont été 
publiés pour réduire à leur juste Valeur les déclamations de ce ja- 
cobinisme rétrospectif qui est encore aujourd'hui l'enHemi le plus 



DE LA TERRKUR ET DE SES EFFETS. 339 

C'est ce système que je vais essayer de réfuter ; et 
d'abord j'observerai qu'il ne faut pas le confondre avec 
la doctrine d'indulgence et d'oubli pour les excès révo- 
lutionnaires, qui seule peut affermir la paix intérieure 
de la république. L'on ne m'accusera pas d'être opposé 
à cette doctrine. C'est jusqu'à présent une accusation 
contraire qu'on a tenté d'accréditer contre moi. Mais 
cette doctrine ne porte que sur les hommes ; le système 
que je combats porte sur les principes, Il est bon, sans 
doute, de jeter un voile sur le paspé, mais si des erreurs 
ou môme des crimes peuvent être dans le passé, un 
système n'y peut jamais être ; des axiomes ne sont d'au* 
cun temps; ils sont toujours applicables; ils existent 
dans le présent, ils menacent dans l'avenir. Prouver 
qu'il faut pardonner aux hommes qu'a égarés le boule* 

redoutable de la vraie liberté, M. Edgard Quinet, dans l'ouvrage 
intitulé la Révolution, soutient exactement la même thèse que Ben- 
jamin Constant, comme on peut le voir dans le tome 11, liv. XVll, 
aux chapitres intitulés : Causes de la terreur; — que la liberté est 
condamnée ù être humaine; — > Morale des terroristes ; — Comment 
la terreur démoralisait la révolution, A côté du livre de M. Quinet, 
nous indiquerons dans le même ordre d'idées : Le tribunal révolU'^ 
tionnaire, de M. Emile Campardon. Ce livre curieux constate que 
du 10 mars 1793 au 81 mai 1795, deux mille sept cent quatre- 
vingt'ome exécutions à mort ont eu lieu à Paris en vertu des arrêts 
du tribunal révoluUonnaire ; — La Terreur^ par M. Mortimer 
Ternaux; — Paris en 1794 et 1796, Histoire delà rue, des clubs 
et de la famine, par M. Dauban ; — La Démagogie en 1793, par le 
même; — Le couvent des Carmes et le séminaire de Saint- Sulpice 
pendant la terreur^ par M. Alexandre Sorel ; — Histoire des Giron- 
dint et des massacres de septembre, par M. Granler de Cassagnac, 
ouvrage important sur lequel nous revenons plus loin. 

Si de l'histoire de Paris on passe à Thistoire des villes, on 
trouve encore à tout instant les plus douloureuses révélations sur 
ce déluge de sang où la France a failli s'engloutir. Espérons pour 
Tbonneur de notre pays que, grâce à la lumière qui se fait chaque 
jour sur cette affreuse époque, il en sera désormais de la terreur 
comme de la Saint-Barthélémy et de la révocaUon de l'édit de 
Nantes, et que pas une voix ne s'élèvera pour défendre les bour- 
reaux. {Noie de V éditeur.) 



310 BENJAMIN CONSTANT. 

versement révolutionnaire, est une tentative très-utile, 
et j'ai devancé mes adversaires dans cette route. Mais 
prétendre que ces égarements, en eux-mêmes, étaient 
une chose salutaire, indispensable, leur attribuer tout 
le bien qui s'est opéré dans le même temps, est, de tou- 
tes les théories, la plus funeste. 

La terreur, réduite en système et justifiée sous cette 
forme, est beaucoup plus horrible que la violence féroce 
et brutale des terroristes, en cela que, partout où ce 
système existera, les mômes crimes se renouvelleront ; 
au lieu que les terroristes peuvent fort bien exister, sans 
que la terreur se renouvelle. Ses principes consacrés 
seront éternellement dangereux. Ils tendent à égarer les 
plus sages, à pervertir les plus humains. L'établis- 
sement d'un gouvernement révolutionnaire ferait sortir 
du milieu de la nation la plus douce en apparence, des 
monstres tels que nous en avons vus ; la loi du 22 prai- 
rial créerait des juges bourreaux parmi les peuples les 
moins féroces. Il est un degré d'arbitraire qui suffit 
pour renverser les têtes, corrompre les cœurs, dénatu- 
rer toutes les affections. Les hommes, ou les corps, 
revêtus de pouvoirs sans bornes, deviennent ivres de 
ces pouvoirs. Il ne faut jamais supposer que, dans au- 
cune circonstance, une puissance illimitée puisse être 
admissible; et dans la réalité jamais elle n'est néces- 
saire. 

Mais si les principes de la terreur sont immuables", 
et doivent en conséquence être éternellement réprouvés, 
ses sectaires, étant hommes, et en cette qualité mobiles, 
peuvent être influencés, ramenés, comprimés. C'est donc 
Pindulgence pour les hommes qu'il faut inspirer, et 
rhorreur pour les principes. Par quel étrange renverse- 
ment fait-on tout à coup précisément le contraire? On 
poursuit une race, jadis fanatique et furieuse, mais pas- 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 341 

sagère, passionnée, rerauable, qui chaque jour diminue 
en nombre, et dont la désastreuse puissance a dès 
longtemps été terrassée par ceux mômes qu'aujourd'hui 
Tesprit de parti voudrait flétrir de ce nom : et Ton fait 
Tapologie d'un système, destructeur de sa nature, et 
contre lequel il n'y a rien à espérer, même des bienfaits 
du temps I N'est-on donc implacable que pour les indi- 
vidus? Si jamais de nouveaux terroristes, en quelque 
sens que ce fût, si les partisans d'une terreur royale, la 
seule, aujourd'hui, qui nous menace, se saisissaient de 
Tautorîté, ils pourraient nous étaler les sophismes que 
Ton entasse, nous énumérer, d'après des auteurs célè- 
bres, tous les heureux résultats de la terreur, et ap- 
puyer cette affreuse théorie sur les ouvrages mêmes de 
ceux qui s'en montraient naguère les plus ardents 
ennemis. 

Je me propose de prouver que la terreui* n'a pas été 
nécessaire au salut de la république ; que la république 
a été sauvée malgré la terreur ; la terreur a créé la plu- 
part des obstacles dont on lui attribue le renversement; 
que ceux qu'elle n'a pas créés auraient été surmontés 
d'une manière plus facile et plus durable, par un 
régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n'a 
fait que du mal, et que c'est elle qui a légué à la ré- 
publique; actuelle tous les dangers qui, aujourd'hui 
encore, la menacent de toutes parts. « Cette démonstra- 
« tion n'est pas superflue. Nous ne manquons pas 
« d'hommes qui, aujourd'hui encore, admirent, sinon 
« le but, au moins l'énergie de Robespierre et de Marat. 
« Ils voudraient que la monarchie, s'em parant d'une 
« énergie semblable, frappât comme eux ceux qu'elle 
€ soupçonné. Prouvons donc à la monarchie que la 
« terreur n'a pas servi , mais perdu le gouvernement 

<( républicain. » 

29. 



342 BENJAMIN CONSTANT. 

Lorsqu'on fait Tapologie de la terreur (et n'est-ce pas 
faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révo- 
lution aurait manqué], Ton tombe dans un abus de 
mots. On confond la terreur avec les mesures qui oot 
existé à côté de la terreur. On ne considère pas que, 
dans les gouveroements les plus tyranniques, il y a m 
partie légale, répressive et coercitive, qui leur eat eoiQ<< 
mune avec les gouvernements les plus équitables, par 
une raison bien simple, c'est que cette partie est h 1^ 
de l'existence de tout gouvernement. 

Ainsi, Ton dit que ce fut la terreur qui fit marcher 
aux frontières, que ce fut la terreur qui rétablit la diui- 
pline dans les armées, qui frappa d'épouvante les cou* 
spirateurs, qui abattit toutes les factions. 

Tout cela est faux. Jjes bommep qui opérèrent toates 
ces choses étaient, en effet, les mêmes hommes qui 
disposaient de la terreur j mais ce ne fut pas par la ter- 
reur qu'ils les opérèrent. Il y eut, dans l'exercice de 
leur autorité, deux parties ; 1^ partie gouvernante et la 
partie atroce, ou la terreur. C'est à l'une qu'il fautai* 
tribuer leurs succèa \ à l'autre, leurs dévastations ^^ 
leurs crimes^ 

Comme, en mémp temps qu'ils opprimaient et dévas- 
taient le pays, il leur fallait, pour leur existence, gou* 
yerner, la terreur et le gouvernement coexistèrent ; et âe 
là la méprise qui fit prendre, tour à tour, le gouveroe- 
ment pour la terreur, et la terreur pour le gouvernement. 

Que si l'on dit que la terreur aida le gouvernement 
et que l'effroi qu'inspira Tautorité par sa partie atroce 
redoubla la soumission h la partie légitima, on dit une 
chose évidente et commune. Mais il n^en résulte pas qoe 
ce redoublement d'effroi fut nécessaire, et que le go"* 
vernement n'eut pas eu, par la justice, les moyens sufr 
sants pour forcer l'obéissance. 



DE LA TBRUEUR ET DE SES EFFETS. 343 

Sans doute, lorsqu'un juge condamne à la fois un 
Quocent et un coupable, la terreur s'empare de tous 
es coupables, comme de tous les innocents. Mais la 
muition du coupable aurait rempli, de ce but, tout ce 
[ui était nécessaire. Les coupables auraient également 
remblé, quand le crime seul eût été frappé. Lorsqu'on 
oit, ^ la fois, uae atrocité et une justice, il faut se gnvn 
or de faire de ces deux choses un monstrueux ensem- 
le. Il ne faut pas sur celte confusion déplorable se 
ftlir va système d'indifférence pour les moyens ; il ne 
lut pas attribuer sans discernement tous les effets à 
)atfis les causes, et prodiguer au hasard son ad mi* 
ition il CQ qui est atroce, et son horreur à ce qui est 

Séparons donc, dans Thistoire de l'époque révolu- 
OQuaire, ce qui appartient au gouvernement et les me- 
ures qu'il eut droit de prendre, d'avec les crimes 
u'il a commis et qu'il n'avait pas le droit de corn- 
aetlre. 

Le gouvernement (je ne le considère pas ici sous le 
apport de son origine, mais simplement en sa qualité 
e gouvernement], le gouvernement avait le droit d'en- 
oyer les citoyens repousser les ennemis. Ce droit ap- 
partient à tous les gouvernements ; ils l'ont dans les 
^ays monarchiques, ils Tout dans les pays républicains ; 
Is l'ont en Suisse aussi bien qu'en Russie, et comme la 
'ravité d'un délit résulte des conséquences qu'il peut 
^oir, le gouvernement avait encore le droit d'attacher 
a peine la plus sévère au refus de partir pour les fron- 
i^res, h la désertion, à la fuite des soldats. Mais ce n'est 
as là ce que fit la terreur. Elle envoya des Saint-Just^. 
68 Lebas, dévaster des armées obéissantes et coura- 
^uses; elle abolit toutes les formes, môme militaires ; 
'le revêtit ses instruments de pouvoirs illimités ; elle 



?44 BENJAMIN CONSTANT. 

remit le sort des individus à leur caprice, et le sort de 
la guerre à l^ur frénésie. Ces horreurs ne servirent de 
rien à la république.' Lors même que Saint-Just n'eut 
pas fait périr des milliers d'innocents à l'armée du Rhin, 
1 armée eût-elle moins bien combattu? Ne flétrissons 
pas nos triomphes dans leur source, et songeons qu'on 
ne peut attribuer ni à des fureurs proconsulaires, ni à 
des échafauds permanents, les victoires d'Arcole et de 
Rivoli. 

Le gouvernement avait le droit de scruter sévèrement 
la conduite de ses généraux, ou victorieux, ou vaincus, 
et de faire juger sans indulgence les traîtres ou les lâ- 
ches. Mais ce n'est pas là ce que fit la terreur. Elle 
livra ceux qu'elle soupçonnait ou qu'elle haïssait à des 
bourreaux et versa le sang de guerriers irréprochables. 
Ces meurtres n'étaient d'aucune nécessité, puisqu'il faut 
examiner la nécessité des meurtres. Ils cessèrent, et pas 
un général républicain ne s'est depuis rendu coupable 
de faiblesse ou de trahison. 

Le gouvernement avait le droit de surveiller, 
de poursuivre, de traduire devant les tribunaux 
ceux qui conspiraient contre la république; mais 
la terreur créa des tribunaux sans appel, sans formes, 
et assassina sans jugement soixante victimes par jour. 
On a prétendu que ces atrocités ne furent pas sans fruit, 
et que la mort ne choisissant paSf tout tremblait . Oui, 
tout tremblait sans doute, mais il eut suffi que tous les 
coupables tremblassent, et le supplice de vieillards 
octogénaires, de jeunes filles de quinze ans, d'accusés 
non interrogés, ne pouvait être nécessaire pour effrayer 
les conspirateurs. 

Le gouvernement avait le droit d'appeler tous les ci- 
toyens à contribuer aux besoins de l'Etat, et la loi l'eut 
armé d'une sévérité inflexible pour les y forcer. Mais 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 345 

la terreur livra la répartition et le produit des sacrifices 
particuliers à des agents arbitraires et rapaces. Elle 
n'obtint par le crime que ce que la loi aurait assuré à 
la justice; et le crime l'ayant forcé d'employer des ins- 
truments infidèles et avides, le seul effet de la terreur 
fut de rendre les sacrifices plus désastreux aux individus 
et moins utiles à la république. 

Le gouvernement avait le droit, dans un péril pressant, 
d'interdire aux citoyens d'abandonner la patrie; mais 
la terreur attribua ce délit aux hommes qui ne l'avaient 
pas commis. Elle força les citoyens à fuir, pour les punir 
de leur fuite, et multipliant ainsi les fausses accusa- 
tions,- elle prépara pour le gouvernement qui l'a rem- 
placé un labyrinthe inextricable. Elle rendit les listes 
douteuses, les ruses faciles, les exceptions nécessaires, 
la pitié universelle; et dans cette occasion, comme dans 
toutes, la terreur, en dirigeant la loi contre des inno- 
cents, fournit aux vrais coupables des moyens contre 
la loi. 

Le gouvernement avait le droit de punir les prêtres 
agitateurs. Mais la terreur proscrivit, assassina, voulut 
anéantir tous les prêtres; elle créa de nouveau une 
classe pour la massacrer; et tandis que la justice eut 
paralysé le fanatisme, la terreur, en le poursuivant, en 
le combattant par l'injustice et la cruauté, en a fait 
un objet sacré aux yeux de quelques-uns, respectable 
aux yeux d'un grand nombre, intéressant aux yeux 
de tous. 

Je ne pousserai pas plus loin cet examen des effets 
de la terreur. J'en conclus qu'elle n'a fait que du mal 
et n'a produit aucun bien. A côté de la terreur a existé 
ce qui était nécessaire à tout gouvernement, mais ce 
qui aurait existé sans la terreur, et ce que la terreur a 
corrompu et empoisonné en s'y mêlant. 



346 BENJAMIN CONSTANT. 

Ce qui trompe sur ses effets, c'est qu^on lai fait un 
mérite du dévouement des républicains* Tandis que des 
tyrans ravageaient leur patrie, ils persistaient à la 
servir et à mourir pour ellel Menacés de Tassassinat, 
ils n'en marchaient pas moins à la victoire. 

Ce qui trompe encore, c'est qu'on admire la terreur 
d'avoir renversé les obstacles qu^elle-méme avait créés. 
Mais, ce dont on Tadmire, on devrait l'en accuser. 

En effet, le crime nécessite le crime. La férocité du 
comité de salut public ayant soulevé tous les esprits^ 
tous s'égarèrent dans ce soulèvement, et la terreur fut 
nécessaire pour les comprimer. Mais, avec la justice, le 
soulèvement n'eût pas existé, si l'on n'eût pas eu besoin, 
pour prévenir .de grands dangers, de recourir à d'affreux 
remèdes. 

La terreur causa la révolte de Lyon, l'insurrection 
départementale , la guerre de la Vendée; et pour sou- 
mettre Lyon, pour dissiper la coalition des départe- 
ments, pour étouffer la Vendée, il fallut la terreur. 

Mais, sans la terreur, Lyon ne se fût pas insurgé, les 
départements ne se seraient pas réunis, la Vendée n^eût 
pas proclamé Louis XVIL 

Encore la concession que je viens de faire est-^lle 
inexacte. La terreur a dévasté la Vendée; mais ce n'est 
qu'après la terreur que la justice l'a pacifiée. 

a Un autre effet de la terreur, nous dit-on, fut de 
(( détruire les anciennes habitudes, et de donner i^ux 
« nouvelles coutumes* autant de force que l'habitude 
« eût pu le faire. Dix-huit mois de terreur suffirent 
(( pour enlever au peuple des usages de plusieurs siècles, 
(( et pour lui en donner que plusieurs siècles auraient 
(( eu peine à établir. Sa violence en fit un peuple 
« neuf ' . » 

1. Des causes de la Révolution^ p. 44. 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 347 

Rien de plus évidemment faux. La terreur a lié des 
souYenirs affreux à tout ce qui tient à la république. 
Elle a mêlé une idée de moralité aux pratiques les plus 
puériles, aux formes les plus futiles de la monarchie. 

C'est à la terreur qu'il faut attribuer le dépérissement 
de l'esprit public, le fanatisme qui se soulève contre 
tout principe de liberté, Topprobre répandu sur tous 
les républicains, sur les hommed les plus éclairés et 
les plus purs. Les ennemis de la république s^emparent 
habilement de la réaction que la terreur a causée. C'est 
de la mémoire de Robespierre que Ton se sert pour in- 
sulter aux mânes de Condorcet et pour assassiner Sieyès < . 
C'est à cet horrible abus de la force qu'il faut attribuer 
« encore aujourd'hui la répugnance de quelques hommes 
a honnêtes pour tous les principes qui ne conduisent pas 
« au repos et au silence sous le despotisme. 

C'est la frénésie de 1194 qui fait abjurer, par des 
hommes faibles ou aigris, les lumières de 1789. 

« Le despotisme de la terreur, ajoute-t-on, devait 
c préparer les voies à une constitution libre, et il n'est 
a pas douteux que s'il ne l'avait précédée, elle n'eût 
« jamais pu s'établir *.» 

Ce régime abominable n'a point, comme on Ta dit^ 
préparé le peuple à la liberté. Mais il l*a rendu indif- 
férent, peut-être impropre à la liberté. Il a courbé les 
têtes, mais il a dégradé les esprits et flétri les cœurs. 

La terreur, pendant son règne, a servi les amis de 
l'anarchie^ et le souvenir de la terreur sert aujourd'hui 
les amis du despotisme. 

Elle a accoutumé le peuple à entendre proférer les 

1 . La tentatiye d'asiassinat dirigée contre Sle^ès eut pour au- 
lear tin aticicn moine Atgnslin, Tabbé Pbnse. Elle eut lieu en 
arrtl 1797. {Note de rédiieUr.) 

2. De$ càui€9 de la RévotutioUf p. 44; 



348 BENJAMIN CONSTANT. 

noms les plus saints, pour motiver les actes les 
plus exécrables. Elle a confondu toutes les notions, 
façonné les esprits à Tarbitraire, inspiré le mépris des 
formes, préparé les violences et les forfaits en tous sens. 
Elle a frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire, 
toutes les idées qu'embrassaient autrefois avec enthou- 
siasme les âmes généreuses, et que suivaient, par imi- 
tation, les âmes communes. 

La terreur a fourni à la malveillance une arme infail- 
lible contre tous les actes les plus justes du gouverne- 
ment. Elle a flétri d'une ressemblance trompeuse et fu- 
neste la sévérité la plus légitime. L'homme le plus cou- 
pable, lorsqu'il réclame contre l'autorité, l'accuse de 
terreur, et, à ce titre, il est assuré de réveiller toutes les 
passions, et d'armer en sa faveur tous les souvenirs. 

Le mal qu'a fait la terreur deviendrait irréparable, 
si l'on parvenait à consacrer ce principe, qu'elle est 
nécessaire vet^s le milieu de toute révolution qui a pour 
but la liberté. 

Cette idée qui ferait rougir les Français d'une liberté 
acquise à ce prix découragerait les nations qui ne sont 
pas encore libres, et produirait un effet non moins fu- 
neste sur les peuples nouvellement affranchis. Elle leur 
persuaderait que, pour affermir leur liberté, il faut des 
crimes et des excès. Tous les scélérats que la France 
repousse et que les amis de la république sont les pre- 
miers à détester pourraient, avec ces raisonnements 
spécieux, égarer nos voisins encore novices, leur peindre 
nos triomphes comme le fruit des attentats dont 
nous fûmes victimes^ et prêcher la terreur comme une 

1. Parmi ces attenlats Tun des plus hideux fut lô massacre de 
septembre. Co massacre a été de notre temps l'objet do recherches 
consciencieuses, et contrairement à l'opinion émise par MM. Thiers^ 
Mignct, Lamartine, Michclct et Louis Blanc, qui voyaienf dans ce 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 319 

crise, compagne inévitable, et renfort nécessaire de 
toute révolution. 

Il est doux de venger la liberté de celte imputation 
injuste et flétrissante. La terreur n'a été ni une suite 
nécessaire de la liberté, ni un renfort nécessaire à la 
révolution. Elle a été une suite de la perfidie des enne- 
mis intérieurs, de la coalition des ennemis étrangers, 
de Tambition de quelques scélérats, de Tégarement de 
beaucoup d'insensés. Elle a dévoré et les ennemis dont 
l'imprudence l'avait fait naître, et les instruments dont 
la frénésie la servait, et les chefs qui prétendaient la 
diriger. Les républicains ^ jamais ne furent que ses vie- 



• 



premier acte du dran^o de la (erreur le résultat d'une explosion 
populaire produite à Paris, le 2 septembre 1792, par la nouvelle 
de rentrée des Prussiens à Verdun, M. Graniér de Cassagnaca 
prouvé que ce grand crime n'a point été l'effet du hasard, mais 
que le gouvernement de fait issu de la révolution du 10 août l'a or- 
ganisé, réglé^ exécuté el payé par voie administrative* Les pièces 
citées no laissent aucun doute à cet'égard. A ces pièces sont jointes 
pour la première fois les liste complètes des vicUmes : elles don^ 
nent les chififres suivants : 

l/Abbaye 2(6 

Les Carmes 1(6 

Saint-FirmiD 76 

La Conciergerie 378 

LeChâtelet 223 

Bicêtre 170 

La Salpétrière 35 

Les Bernardins 73 

L'H6tel de la Force 171 

Les prisonniers d'Orléans. . 53 

Les prisonniers de Versailles. 2 1 

Soit 1 ,532 personnes égorgées du 

2au 17 septembre. 

Voir : Histoire des Girondins et des massacres de septfimbre^ dia- 
prés des documents officiels et inédits, par M. Granier de Cassa- 
gnac. Paris, 18G0, 2 vol. in-8. 

(Note de l'éditeur,) 
t. Pour Benjamin Constant, les vrais, \eè seuls républicains, 
sont toujours les G'rondine. (Note de M, Labonlaye,) 

30 



SIO ËENJAMIN CONSTANf. 

limes. Ils la combattirent au moment où ils la virent 
s'élever. Ils appelèrent à leur secours tous ceux que des 
motifs pressants, Tintérôt de leur repos, de leur fortune, 
de leur vie, auraient dû engager à se réunir à eux. 
D*absurdes ressentiments, un timide égoïsme, un désir 
Btupide d'être vengé de ses vainqueurs, même par ses 
assassins, empêchèrent cette réunion. Les républicains 
furent abandonnés; ils succombèrent. Mais leur chute 
fait leur apologie ; leur mort répond à ces vils calom- 
niateurs, ou à ces hommes aigris, qui représentent les 
premiers ennemis de Robespierre comme ses complices, 
les martyrs de l'ordre social comme ses destructeurs. 
Relisez ces discours, où vainement ils vous invoquaient 
à Pappui des loiSé Retracez-vous cette lutte inégale et 
courageuse, quUls soutinrent longtemps, seuls, sans 
défense, au milieu de vous, spectateurs alors immobiles, 
aujourd'hui leurs accusateurs. 

La terreur commença par leur défaite, et s'affermit 
sur leurs tombeaux. Vous cherchez vainement à en re- 
culer Pépoque. Des désordres particuliers, des calamités 
affreuses, mais momentanées, mais illégales, ne consti- 
tuent point la terreur. Elle n'existe que lorsque le crime 
est le système du gouvernement, et non lorsqu'il en est 
l'ennemi; lorsque le gouvernement l'ordonne, et non 
lorsqu'il le combat; lorsqu'il organise la fureur des scé* 
lérats, non lorsqu'il invoque le secours des hommes de 
bien. 

La terreur s'établit eu France^ après la chute des pre^ 
miers républicains, après la fuite, l'emprisonnement et 
la proscription de leurs amis. 

Il ne faut donc pas confondre la républicjue avec la 
terreur, les républicains avec leurs bourreaux. Il ne 
faut pas surtout faire Papologie du crime et la satire de 
la vertu. Puisqu'enfin vous voulez adopter la république^ 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 351 

il ne faut pas déshonorer ceux qui Pont fondée, n,i pros- 
crire ceux qui la défendent, 

Yous citez la république de Home. Mais vous vous 
trompez sur les faits. La monarchie romaine fut fondée 
par des brigands, et la monarchie romaine ne subjugua 
pas le quart de l'Italie. La république romaine fut fon^ 
dée par les plus austères et les plus vertueux des 
hommes^; et certes après l'expulsion des Tarquins, il 
n'y avait pas, je le pense, un citoyen dans Rome qui 
osât flétrir la mémoire de Junius Brutus'. 

Yous tous, anciens amis de la liberté, indécis aujour- 
d'bui, retenus par des considérations, des engagements, 

1. Parvenu à Tépoque de l'expulsion des Tarquins, Tite-Live 
observe que c'est une grande marque de la protecUon des dieux, 
et lin grand bonheur pour Rome, qu'elle ne fût pat consUtuée en 
république au moment de sa fondation, mais seulement deux cent 
quarante ans après, lorsque les premiers habitants, qui n'étaient 
que des brigands indisciplinés et incapables de liberté, eurent fait 
place à une génération plus policée dans ses mœurs, plus élevée 
dans ses senUments, et plus morale dans ses principes, 

2. Il y a dans les institutions politiques une partie qui, si l'on 
me permet une expression très-inexacte sous beaucoup de rapports, 
mais qui fera sentir mon idée, tient, pour ainsi dire, du dogme, 
et qu'il est nécessaire, pour l'affermissement de ces institutions, 
de présenter au peuple comme un objet de respect. Les événements 
et les hommes auxquels une institution doit son origine sont dans 
ce cas. L'odieux qu'on verse sur eux retombe inévitablement sur 
l'institution. Il se peut que, lorsque le temps aura séparé les haines 
des faits, le ressentiment des souvenirs, et les choses des indivi- 
dus, l'opprobre des uns ne retombe pas sur les autres. Alors, insul- 
ter à la mémoire des républicains ne sera plus qu'une injustice. 
Mais aujourd'hui, dans une révolution dont nous sommes contem- 
porains, déshonorer les chefs de cette révolution, c'est déshonorer 
la révoluUoQ même. Apprécier la république, en détestant ses fon- 
dateurs, est une opération beaucoup trop abstraite pour les hommes 
ordinaires. Il faut au moins que cette république ait pour elle l'ha- 
bitude et les intérêts individuels qui te groupent autour des gou- 
vemementi qui existent, avant qu'elle puisse se soutenir seule, et 
résister aux préventions qu'on veut inspirer contre ses auteurs. Il 
est impossible que le peuple ne retourne pas d'impulsion vers la 
royauté, si on lui représente la république comme établie par des 



352 BENJAMIN CONSTANT. 

(les souvenirs ou des craintes, vous voyez mal votre si- 
tuation. Vous mettez une sorte d'orgueil à vous aveu- 
gler. Vous vous déguisez Timpulsion rétrograde que 
vous avez favorisée et qui déjà vous menace. Vous vous 
flattez de la modérer en la favorisant encore. Vous 
croyez désarmer l'aristocratie par des éloges, tandis que 
les républicains ne vous demandent que la justice. Vous 
caressez des hommes qui, malgré leur besoin de vous, 
vous prodiguent le reproche et vous annoncent l'in- 
sulte, et vous en repoussez qui vous ont montré de la 
défiance, mais que vous pourriez rassurer. 

Les aristocrates diffèrent de vous par les principes ; 
ils ne sont réunis à vous que par des haines indivi- 
duelles; ils vous aident à détruire ce que vous voulez 
détruire ; mais ce que vous voudrez conserver, ils le dé- 
truiront. 

Les républicains sont séparés de vous par ces haines 
individuelles qui rapprochent de vous les aristocrates; 
mais si vos intentions sont telles que vous le dites (et qui 
n'aimerait à le croire?), les républicains sont unis à 
vous d'intérêts et de principes. Ils veulent vous empê- 
cher de détruire ; ils vous aideront à conserver. 

Vous êtes aux yeux des aristocrates des hommes cri- 
minels. Aux yeux des républicains, vous n'êtes que des 
hommes douteux. Les aristocrates pourront tout au plus 
agréer vos services, sans oublier vos torts ; rien ne 
vous lavera d'avoir commencé cette révolution qu'ils 
abhorrent; vous ne réparerez jamais qu'une petite partie 
des maux qu'ils vous attribuent; et en rendant inutile 

brigands et consoHdée par des crimes ; je ne connais pas de moyen 
plus sûr de contre-révolution que de déchirer Condorcet et Ver- 
gniaud, de peindre le 10 août comme un attentat, et de représen- 
ter ensuite le 31 mai, et les horreurs qui le suivirent^ comme un 
résultat nécessaire du renversement de la monarchie. 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 353 

ce que vous avez fait pour la liberté, vous n'effacerez 
poiQt ce qu'ils vous accusent d'avoir fait pour l'a- 
narchie. 

Bassurés sur vos intentions, les républicains vous 
recevront avec reconnaissance, comme d'utiles et hono- 
rables alliés. Tout ce que vous avez fait pour la liberté 
est un mérite à leurs yeux. 

Les aristocrates vous reprochent des actions. Ces ac- 
tions, vous ne pouvez ni les nier, ni les effacer. Vos in- 
tentions seules sont suspectes aux républicains, et vous 
pouvez facilement prouver que vous n'en eûtes jamais 
de blâmables, ou que vous les avez abjurées. 

Entre les aristocrates et vous, vous avez besoin de 
pardon. Entre les républicains et vous, il n'est besoin 
que de confiance. 

Et ne dites pas que la confiance est difiBcile à établir, 
que les républicains sont défiants, exclusifs, intraitables; 
la vérité est toute-puissante, et j'en appelle à vous- 
mêmes : ne sentez-vous pas ce que vous n'avez pas fait, 
et ce que vous pouvez faire pour la mériter ? 

Mais, il ne faut pas vous le déguiser : ce n'est pas en 
protestant de votre attachement pour les institutions, et 
de votre haine pour les hommes : ce n'est pas en proté- 
geant tout ce qui menace la république, en vous servant 
contre la liberté des armes que la liberté vous donne : 
ce n'est pas en applaudissant à des écrivains audacieu- 
sement ou insidieusement contre-révolutionnaires : ce 
n'est pas en encourageant toutes les calomnies que Ton 
verse sur des hommes qui, pendant deux ans, ont gémi 
sous la tyrannie, qui l'ont combattue, qui l'ont renver- 
sée, et qui depuis sa chute ont, de toute leur puissance, 
servi la liberté : ce n'est pas ainsi que vous prouverez 
votre franchise. On n'aime pas les institutions dont on 
persécute ou dont on insulte les auteurs. 

30. 



354 BENJAMIN CONSTANT, 

Honorez avec nous les fondateurs de la république^; 
06 profanez point les tombeaux de ceux que les tyrans 
immolèrent; rendez justice à ceux qui ont échappé aux 
fureurs des décemvirs, à ceux qui renversèrent leur af- 
freux empire, à ceux qui, au milieu des orages, voua 
donnèrent une constitution cent fois plus sage que coHq 
de 1791 ^ conçue et rédigée dans le calme; à ceux qui, 
trouvant les étrangers à trente lieuea de Pftris, ont con- 
clu la paix à trente lieuQS de Vieiine. 






Les erreurs des hommes qui exercent l'autorité, n'im- 
porte à quel titre, ne sauraient être innocentes comme 

!• Dira-t-on que la république fût proposée par Conot-d*Her- 
bois ? C'est une oQi«érable ehieane, Ceun que Ton comprend sout le 
nom de fondateurs de la république sont les homme» qui, les pre- 
miers, disséminèrent en France les idées républicaines, qui, en 
1791, afouèrent hautement leur attachement à œtte forme d'in- 
stitutiOQi qui, pendi^nt tout le cours de l'assemblée législaUve, s'é- 
levèrent contre la perfide inertie de la cour, et renversèrent la 
constitution monarchique pour sauver la liberté. Il est aussi absurde 
de regarder les sicalres de Gollot-d*Herboii et de Robeq>ierre 
comme les fondateurs de la république, qu'il le serait d'attribuer 
l'insurrection du H juillet 1789 aux hommes qui massacrèrent 
Flesselles et de Launay. Les pillards qui suivent une armée victo- 
rieuse n'en composent pas Tétat^major i et si, par hasard, ils par- 
venaient à en assassiner les généraux, pour se livrer ensuite aux 
plus horribles excès, on pourrait bien dire qu'ils se sont emparés 
de la victoire pour la déshonorer, mais non pas qu'ils l'ont rem- 
portée, C'est aux noms des Vergniaud, des Condorcet, qu'il faut 
rattacher l'établissement de la république ; et mépris éternel à qui 
ne respecte pas ces noms chers aux lumières, illustres par le cou- 
rage, et sacrés par le malheur. 

2. La Constitution de l'an II), 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 355 

celles des individus, La force est toujours derrière ces 
erreurs, prête à leur consacrer ses moyens terribles. 

Les partisans de la liberté antique devinrent furieux 
de ce que les modernes ne voulaient pas être libres, sui-* 
vaut leur méthode. Ils redoublèrent de vexations, le 
peuple redoubla de résistance, et les crimes succédèrent 
aux erreurs, 

(( Pour la tyrannie, dit Machiavel, il faut tout chan-r 
ger, 9 On peut dire aussi que pour tout changer il faut 
la tyrannie, Nos législateurs le sentirent, et ils procla* 
mèrent que le despotisme était indispensable pour fon* 
der la liberté * 

Il y a des axiomes qui paraissent clairs, parce qu'ils 
sont courts* Les hommes rusés les jettent, comme pâture, 
à la foule; les sots s'en emparent, parce qu'ils leurépar^ 
gnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se 
donner Pair de les comprendre. Des propositions dont 
l'absurdité nous étonne, quand elles sont analysées, se 
glissent ainsi dans mille tôtes, sont redites par mille 
bouches, et Ton est réduit sans cesse à démontrer l'évi- 
dence. 

De ce nombre est Taxiome que nous venons de citer : 
il a fait retentir dix ans les tribunes françaises : que si- 
gnifie-t-il néanmoins? La liberté n'est d'un prix inesti- 
mable que parce qu'elle donne à notre esprit de la jus- 
tesse, h notre caractère de la force, à notre âme de 
l'élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce 
que la liberté existe î Si, pour l'introduire, vous avex 
recours au despotisme, qu'établissez-vous ? de vaines 
formes. Le fonds vous échappera toujours. 

Que faut-il dire à une nation pour qu'elle se pénètre 
des avantages de la liberté? Vous étiez opprimés par 
une minorité privilégiée; le grand nombre était immolé 
à Tambition de quelques-uns; des lois inégales ap« 



35G BENJAMIN CONSTANT. 

puyaient le fort contre le faible ; vous n'aviez que des 
jouissances précaires, qu'à chaque instant l'arbitraire 
menaçait de vous enlever ; vous ne contribuiez ni à la 
confection de vos lois, ni à Télection de vos magistrats ; 
tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous se- 
ront rendus. 

Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le des- 
potisme, que peuvent-ils dire ? Aucun privilège ne pè- 
sera sur les citoyens, mais tous les jours les hommes 
suspects seront frappés sans être entendus ; la vertu 
sera la première ou la seule distinction, mais les plus 
persécuteurs et les plus violents se créeront un patriciat 
de tyrannie maintenu par la terreur; les lois protégeront 
les propriétés, mais Texpropriation sera le partage des 
individus ou des classes soupçonnées ; le peuple élira 
ses magistrats, mais, s'il ne les élit dans le sens pres- 
crit d'avance, ses choix seront déclarés nuls ; les opi- 
nions seront libres, mais toute opinion contraire, non- 
seulement au système général, mais aux moindres me- 
sures de circonstance, sera punie comme un attentat. 

Tel fut le langage, telle fut la pratique des réforma- 
teurs de la France, durant de longues années. 

Ils remportèrent des victoires apparentes, mais ces 
victoires étaient contraires à l'esprit de l'institution 
qu'ils voulaient établir; et comme elles ne persuadaient 
point les vaincus, elles ne rassuraient point les vain- 
queurs. Pour former les hommes à la liberté, on les en- 
tourait de l'effroi des supplices ; on rappelait avec exa- 
gération les tentatives qu'une autorité détruite s'était 
permises contre la pensée^ et l'asservissement de la 
pensée était le caractère distinctif de la nouvelle auto- 
rité; on déclamait contre les gouvernements tyran- 
niques, et l'on organisait le plus tyrannique des gouver- 
nements 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 357 

On ajournait la liberté, disait-on, jusqu'à ce que les 
factions se fussent calmées, mais les factions ne se cal- 
ment que lorsque la liberté n*est plus ajournée. Les 
mesures violentes, adoptées comme dictature en atten- 
dant l'esprit public, Tempôchent de naître; on s'agite 
dans un cercle vicieux; on marque une époque qu'on est 
certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour 
l'atteindre ne lui permettent pas d'arriver. La force 
rend de plus en plus la force nécessaire ; la colore s'ac- 
croît par la colère; les lois se forgent comme des armes; 
les codes deviennent des déclarations de guerre; et les 
amis aveugles de la liberté, qui ont cru l'imposer par le 
despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres^ 
et n'ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pou- 
voir. 

Au premier rang des ennemis que nos démagogues 
avaient à combattre, se trouvaient les classes qui avaient 
profité de l'organisation sociale abattue, et dont les pri- 
vilèges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des 
moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières. 
Une grande indépendance de fortune est une garantie 
contre plusieurs genres de bassesses et de vices. La. 
certitude de se voir respecté est un préservatif contre 
cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit 
l'insulte ou suppose le dédain; passion implacable, qui 
se venge parle mal qu'elle fait de h douleur qu'elle 
éprouve. L'usage des formes douces et l'habitude des 
nuances ingénieuses donnent à l'âme une susceptibilité 
délicate, à Tesprit une rapide flexibilité. 

Il fallait profiter de ces qualités précieuses; il fallait 
entourer Tespril ^chevaleresque de barrières qu'il ne 
pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la car- 
rière que la nature rend commune à tous. Les Grecs 
épargnaient les captifs qui récitaient des vers d'Ëuri- 



858 BENJAMIN CONSTANT. 

pide. La moindre lumière, le moindre germe de la pen- 
sée, le moindre sentiment doux, la moindre forme élé- 
gante doivent être soigneusement protégés. Ce sont au- 
tant d'éléments indispensables au bonheur social; il 
faut les sauver de Torage : il le faut, et pour lUntérét 
de la justice^ et pour celui de la liberté; car toutes ces 
qboses aboutissent & la liberté, par des routes plus ou 
moins directes^ 

. Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques, 
pour rallumer et entretenir les baines. Comme on était 
remonté auk Francs et aux Cotbs pour consacrer des 
disUnctions oppressives, ils remontèrent aux Francs et 
^ux Goths pour trouver des prétextes d'oppression en 
sens inverse. .l*a:!vamté avait cherché des titres d'hon- 
neur dans les archives et dans les chroniques; une va-r 
nité plu^ ftpre et plus vindicative puisa dans les chroni- 
ques et dans les archives des actes d'accusation. On ne 
voulut ni tenir, compte des temps, ni distinguer les 
nuances, ni rassurer les appréhensions, ni pardonner 
aux prétentions passagères, ni laisser de vains murmu-* 
res s'éteindra, djs pviériles menaces s'évaporer; on en- 
registra les erigagemept» de l'amour-propre ; on ajouta 
au]( disUnotions qu'on voulait abolir une distinction 
Bouvellot' la persécution; et en accompagnant leur abo*- 
lition de rigueurs injustes, on leur ménagea l'espoir as- 
8ur0 de ressusciter avec la justice. 

Pans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent 
sur les pas des opinions exaltéeii^ comme les oiseaux de 
proie suivent les armées prêtes à eombattre. La haine, 
la veiïgeiance, la cupidité, l'ingratitude, parodièrent ef- 
frontément les plus nobles jexèmples, parce qu'on en 
avait recommandé maladroitement Pimitation. L'ami 
perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le Juge 
prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d'avance 



DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 359 

dans la langue convenue. Le patriotisme devint Texcuse 
baûale préparée pour tous les délits. Les gfatids sacri- 
fices, les actes de dôvoûment, les victoires remportées 
sur les penchants naturels par le républicanisme au^tète 
de l*antiquité, servirent de prétexte au déchaînement 
effréné des passions égoïstes. Parce que, jadis, des pères 
inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils 
coupables, leurs modernes copistes livrèrent aux^ bour- 
reaux leurs ennemis innocents, La vie la plus obscure, 
l'existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, fu-* 
rent d'impuissantes sauvegardes. L'inaction parut un 
crime, les affections domestiques un oubli de la patrie, 
le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la 
fois par le péril et par Pexemple, répétait en tremblant 
le symbole commandé, et s'épouvantait du bruit de sa 
propre voix. Chacun faisait nombre et s^effrayait du 
nombre qu'il contribuait à augmenter. Ainsi se répan- 
dit sur la France cet inexplicable vertige qu'on a nommé 
le règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que 
le peuple s'est détourné du but vers lequel on voulait le 
conduire par une semblable routes 

1 . Soixante ans ont passé sur cet arrêt ; le temps n'a fait qu*en 
confirmer la Justice. En dépit des historiens et des sophistes, la 
France a gardé une horreur instinctive pour la terreur, et cette 
horreur s'étend jusqu'au nom même de république. On l'a vu en 
1848; il a suffl de ce triste souvenir, et de quelques imitations 
plus puériles que coupables^ pour que la république, reçue avec 
défiance, fût abandonnée sans regret. Ëtemelle leçon de l'histoire ! 
Tel est I*e£ret de la violence. Son succès, qui dure peu, déprave et 
eifraye pour longtemps les peuples qu'elle a momentanément asser- 
vis. Pour dissiper le trouble que laisse après soi le triomphe de 
l'injustice, il faut une renaissance morale; il faut qu'une critique, 
étrangère à toutes les passions^ supérieure à tous les partis, fasse 
la part du bien et du mal dans le passé; il faut que l'opinion, en- 
fin éclairée, flétrisse le crime et relève la vertu. Qu'elle vienne 
donc, celte criUque vengeresse qu'inaugurait Benjamin Constant ? 
Depuis trente ans, au lieu de nous présenler la liberté comme une 
vierge sainte, sœur de la justice et de la religion, on veut nous faire 



360 BENJAMIN CONSTANT. 

Non-seulement les extrêmes se touchent, mais ils se 
suivent. Une exagération produit toujours TexagératioQ 
contraire. Lorsque de certaines idées seront associées à 
de certains mots, Ton a beau démontrer que cette asso- 
ciation est abusive, ces mots reproduits rappellent long- 
temps les mêmes idées. C'est au nom de la liberté qu*on 
nous a donné des prisons, des échafauds, des vexa- 
tions innombrables : ce nom, signal de mille mesures 
odieuses et tyranniques, a dû réveiller la haine et Tef- 
froi. 

adorer je ne sais quelle courtisane, arm^e d'une pique, coiffi^e du 
bonnet rouge, et qui n'a pour autels que des cadavres et des ruines. 
Si nous voulons que la France levienne au culte de la vraie liberté, 
il faut briser ce masque qui, sous un nom sacré, cachait en 1793 
le triple despotisme de la cruauté, dé la peur et de l'envie. 

(Noie de M» Laboulaye,) 



1 

• 



II 



DES BjSaCTIONS POLITIQUES. 



Pour que les iustilutions d*un peuple soient stables, 
elles doivent être au niveau de ses idées. Alors il n'y a 
jamais de révolutions proprement dites. Il peut y avoir 
des chocs^ des renversements individuels, des hommes 
détrônés par d'autres hommes, des partis terrassés par 
d'autres partis; mais tant que les idées et les institutions 
sont de niveau, les institutions subsistent. 

Lorsque l'accord entre les institutions et les idées se 
trouve détruit, les révolutions sont inévitables. Elles 
tendent à rétablir cet accord. Ce n'est pas toujours le. 
but des révolutionnaires^ mais c'est toujours la tendance 
des révolutions. 

Lorsqu'une révolution remplit cet objet du premier 
coup, et s'arrête à ce terme, sans aller au-delà, elle ne 
produit point de réaction, parce qu'elle n'est qu'un pas- 
sage, et que le moment de Tarrivée est aussi celui du 
repos. Ainsi, les révolutions de Suisse, de Hollande, 
d'Amérique, n'ont été suivies d'aucune réaction. 

31 



362 BENJAMIN CONSTANT. 

Mais, lorsqu'une révolution dépasse ce terme, c'est-à- 
dire lorsqu'elle établit des iostitutions qui sont par delà 
les idées régnantes, ou qu'elle en détruit qui leur sont 
conformes, elle produit inévitablement des réactions, 
parce que le niveau n'existant plus, les institutions ne se 
soutiennent que par une succession d'efforts, et que du 
moment où ces efforts cessent, tout se relâche et rétro- 
grade. 

La révolution d'Angleterre, qui avait été faite contre 
le papisme, ayant dépassé ce terme, en abolissant la 
royauté, une fôactîon Violenté eut lieu, et il fallut, vingt- 
huit ans après, une révolution nouvelle pour empêcher 
le papisme d'être rétabli. La révolution de France, qui 
a été faite contre les privilèges, ayant de même dépassé 
son terme, en attaquant la propriété, une réaction ter- 
rible se fait sentir, et il faudra, non pas, j'espère, une 
révolution nouvelle, mais de grandes précautions et un 
soin extrême pour s'opposer à la renaissance des privi- 
lèges. 

Lorsqu'une révolution, portée ainsi hors de ses bor- 
nes, s^arréte, on la remet d'abord dans ses bornes. Mais 
on ne se contente pas de l'y replacer. L'on recule d'au- 
tant plus que l'on avait trop avancé. La modération finit, 
et les réactions commencent. 

Il y a deux sortes de réactions : celles qui s'exercçnt 
sur les hommes^ et celles qui ont pour objet les idées. 

Je n'appelle pas réaction la juste punition des coupa- 
bles, ni le retour aux idées saines; ces choses appartien- 
nent l'une à la loi, l'autre à la raison. Ce qui, au con- 
traire, distingue essentiellement les réactions, c'est 
Tarbitraire à la place de la loi, la passion à la place 
du raisonnement : au lieu déjuger les hommes, on 
les proscrit; au lieu d'examiner les idées, on les re- 
jette. 



DES RÉACTIONS POLITIQUES. 363 

Les réactions contre les hommes perpétuent les révo- 
lutions ; car elles perpétuent l'oppression, qui en est le 
germe. Les réactions contrç les idées rendent les révo- 
lutions infructueuses, car elles rappellent les abus. Les 
premières dévastent la génération qui Iqs éprouve, les 
secondes pèsent sur toutes les générations. Les premières 
frappent de mort les individus, les gçcQiides frappent de 
stupeur l'espèce entière. 

Pour empêcher la succession des malheurs, il faut 
comprimer les unes; pour retirer, s'il çsl possible, quel- 
que fruit des malheurs qu'on n'a pu prévenir, il faut 
amortir les autres. 

Les réactions contre les hommes, effets de Paction 
précédente, sont des causes de réactions futures. Le parti 
qui fut opprimé opprime à son tour ; celui qui se voit 
illégalement victime de la fureur qu'il a méritée s'ef- 
force de ressaisir le pouvoir ; et lorsque son triomphe 
arrive, il a deux raisons d'excès au lieu d'une : sa dis- 
position naturelle, qui lui fit commettre ses premiers 
crimes, et son ressentimentiles crimes qui furent la suite 
et le châtiment des siens. 

De la sorte, les causes de malheur s'entassent, tous les 
freins se brisent, tous les partis deviennent également 
coupables, toutes les bornes sont franchies ; les forfaits 
sont punis par des forfaits ; le sentiment de Tinnocence, 
ce sentiment qui fait du passé le garant de l'avenir, 
n'existe plus nulle part, et toute une génération perver- 
tie par l'arbitraire est poussée loin des lois par tous les 
motifs : par la crainte et par la vengeance, par la fureur 
et par le remords. 

La vengeance est étrangement aveugle^ ; elle pardonne 

1 . Si Ton se rappelle la réaction qui suivit le t*i* prairial an llf , 
on ne trouvera que trop de faits qui viennent à l'appui des réflexions 
qu'on va lire. 



3G4 BENJAMIN CONSTANT. 

aux hommes mômes dont les forfaits l'ont soulevée, 
pourvu qu'ils la dirigent contre les instruments de leurs 
crimes. Ces hommes se mettent à la tête de*^ réactions 
que leurs propres attentats ont provoquées, et ils les 
rendent plus épouvantables. 

Les hommes sensibles ne sauraient être féroces; le 
regret adoucit la fureur : il y a dans le souvenir de ce 
qu'on aima une sorte de mélancolie qui s*étend sur 
toutes les impressions. 

Mais ces hommes atroces et lâches, avides d'acheter 
par le sang le pardon du sang quMls ont répandu» ne 
mettent point de bornes à leurs excès. Leur motif n'est 
pas la douleur, mais la crainte; leur barbarie n'est point 
entraînement, mais calcul; ils ne massacrent point 
parce qu'ils souffrent, mais parce qu'ils tremblent, et 
comme leurs terreurs sont sans terme, leurs crimes 
n'en sauraient avoir. 

Si cette multitude passionnée qui, en France, a coopéré 
aux réactions, eût pu s'arrêter un instant pour contem- 
pler ses chefs, elle aurait frémi. Elle aurait vu qu'elle 
suivait, contre des instruments exécrables, des meneurs 
plus exécrables encore. Ces guides l'entraînaient vers la 
férocité, pour se dérober à la justice. Dans l'espoir de 
faire oublier leur complicité, ils excitaient à l'assassinat 
de leurs complices. Il rendaient la vengeance nationale 
illégale et atroce, pour marcher devant elle et pour lui 
échapper. 

Ces exemples doivent inspirer une horreur profonde 
pour toutes les réactions de ce genre. Elles atteignent 
quelques criminels, mais elles éternisent le règne du 
crime; elles assurent l'impunité aux plus dépravés des 
coupables, à ceux qui sont prêts toujours à le devenir 
dans tous les sens. 

Les réactions contre les idées sont moins sanglantes. 



DES RÉACTIONS POLITIQUES. 365 

mais non moins funestes. Par elles les maux individuels 
deviennent sans fruit, et les calamités générales sans 
compensation. Après que de 'grands malheurs ont ren- 
versé de nombreux préjugés, elles ramènent ces préju- 
gés sans réparer ces malheurs, et rétablissent les abus 
sans relever les ruines; elles rendent à Thomme ses fers, 
mais des fers ensanglantés. 



* 



II 



Les devoirs du gouvernement sont très-différents dans 
ces deux espèces de réactions. 

Contre celles qui ont pour objet les hommes, il n'y a 
qu*un mo^^en : c'est la justice. Il faut qu'il s'empare des 
réactions pour ne pas être entraîné par elles. La succes- 
sion des forfaits peut devenir éternelle, si l'on ne se hâte 
d'en arrêter le cours. 

Mais en remplissant ce devoir, le gouvernement doit 
se garder d'un écueil dangereux : c'est le mépris des 
formes et Tappel des opprimés contre les oppresseurs. 
Il doit contenir les premiers en .môme temps qu'il les 
venge. 

Un gouvernement faible fait tout le contraire ; il craint 
de sévir, et souffre qu'on massacre. Par une déplorable 
timidité, tout en désirant que les scélérats périssent, il 
veut que le danger de la sévérité ne tombe pas sur lui. 
Dans Taveuglement qui accompagne la crainte, l'exagé- 
ration de son impuissance lui parait un moyen de sûreté. 
Il dit à qui lui demande une juste vengeance : Nous ne 
pouvons punir des forfaits que nous détestons ; c'est dire : 

31. 



366 BENJAMIN CONSTANT. 

Vengez-vous. Il dit à qui réclame contre des cruautés 
illégales : Nous ne pouvons vous dérober à une fureur 
dont nous gémissons; c'est dire : Défendez-vous. C'est 
ordonner la guerre civile ; c'est forcer l'innocence au 
crime, le crime à la résistance, tous les citoyens au 
meurtre; c'est proclamer l'empire de h violence, et se 
rendre responsable de tous les délits qui se commettent. 
Malheur au gouvernement qui, restant neutre entre les 
attentats anciens et les attentats nouveaux, ne se sert de 
son pouvoir que pour se maintenir dans cette neutralité 
honteuse, et tandis qu'il devrait régir, ne songe qu'à 
exister ! 

Il se trompe môme dans cette lâche espérance. C'est 
à tort qu'il croit se faire un parti, en accordant l'impu- 
nité à ceux auxquels il refuse la justice. Ces hommes 
s'irritent de ce qu'il les force à devoir au crime ce que 
les lois leur avaient promis. Souffrir l'illégalité, tolérer 
l'arbitraire» n'assure pa^ même la reconnaissance de qui 
profite de cette faiblesse. 

Le gouvernejnent réunit ainsi contre lui toutes les 
haines: celle du coupable qu'il abandonne à un châti- 
ment illégitime : celle de l'innocent, qu'il rend coupa- 
ble. Il perd le mérite de la sévérité sans en éviter 
l'odieux. 

Lorsque la justice est remplacée par un mouvement 
populaire, les plus exagérés, les moins scrupuleux, les 
plus féroces, se mettent à la tête de ce mouvement. Des 
hommes de sang s'emparent de l'indignation qui s'élève 
contre les hommes de sang, et après avoir agi contre les 
individus au mépris des lois, ils tournent leurs armes 
contre les lois mêmes. 

Impassible, mais fort, le gouvernement doit tout faire 
par sa propre force, n'appeler à son secours aucune 
force étrangère, tenir dws l'immobilité le parti qu'il 



DES REACTIONS POLITIQUES. 3G7 

secourt, comme le parti qu'il frappe, et sévir également 
contre Thomme qui veut devancer la vengeance de la 
loi et contre celui qui Ta méritée, 

Mais il faut pour cela qu'il renonce aux flatteries eni- 
vrantes. L'impassibilité n'excite pas l'enthousiasme. On 
ne viendra pas le féliciter comme lorsqu'il manque à ses 
devoirs. Les passions déchaînées ne porteront pas à ses 
pieds l'hommage tumultueux d'une reconnaissance effré- 
née. Tout le monde criait : gloire à la Convention, lors- 
que, cédant à Tentrainement de la réaction, elle laissait 
remplacer les maux qu'elle avait faitg par des maux 
qu'elle aurait dû prévenir. Personne ne criera ; gloire 
au Directoire, si, eu châtiant les crimes passés, il n'en 
tolère point en seus inverse. 

C'est par une erreur dont la révolution est la cause 
que le gouvernement s'est persuadé qu'il devait avoir un 
parti pour lui. Toutes les factions cherchent à accréditer 
cette erreur. Chacune d'elles aspire à devenir centre, et 
prétend faire signe au gouvernement de l'entourer. 

Cette prétention leur suggère les raisonnements les 
plus bizarres. Comme elles sentent bien que la majorité 
dont elles se vantent ne peut jamais être qu'ondoyante 
et passagère, elles se gardent de distinguer cette majo- 
rité d'un jour de la majorité durable. Il faudrait, pour 
les satisfaire, que le gouvernement fût toujours en ob- 
servation pour découvrir, et toujours en marche pour 
rattraper cette majorité fugitive. « Le gouvernement ne 
fi doit s'arrêter, disent-elles, que lorsqu'il est au centre 
« de ses vrais intérêts ; lorsqu'il n'y est pas» il doit s'y 
a replacer, et seulement alors il se fixe , parce que là 
c seulement convergent tous les rayons de la circonfé- 
u rence. » 

Cette métaphysique figurée, qui réunit à l'obscurité 
de l'abstraction le vague de la métaphore, sert admira- 



3b8 BENJAMIN CONSTANT. 

blement à confondre toutes les idées, et à remplacer des 
notions précises par d'indéfinissables images. 

Qui ne croirait, d'après ces principes, que le centre 
des intérêts du gouvernement est un point tellement 
marqué, tellement évident, tellement perceptible à tous 
les yeux, quîau moment où le gouvernement s'y placera, 
il s'élèvera un cri unanime d'assentiment et d'appro- 
bation ? Et qui ne voit au contraire que, surtout à la 
fin d'une révolution, tous les intérêts ayant été frois- 
sés, les anciens intérêts subsistant encore, les inté- 
rêts nouveaux forts de leur jeunesse, chacun voudra 
faire de son intérêt le centre du gouvernement; et 
que celui-ci, ballotté par tous ces intérêts successifs et 
opposés, n'acquerra ni stabilité, ni dignité, ni con- 
fiance? 

Il faut qu'immobile il laisse s'agiter, se briser à ses 
pieds, tous les intérêts particuliers, tous les intérêts de 
classe, que son immobilité les force à l'entourer, à s'ar- 
ranger, chacun de la manière la plus tolérable, et à con- 
courir, quelquefois malgré eux, au rétablissement du 
calme et à l'organisation du nouveau pacte social. Lors- 
qu'on veut rallier autour d'un étendard une armée dis- 
persée, porte-t-on cet étendard çà et là dans la plaine, 
le présentant à chaque fuyard, le plantant au mi- 
lieu de chaque groupe, l'en arrachant aussitôt pour 
le faire flotter ailleurs ? Ne le place-t-on pas plutôt 
sur quelque éminence, vers laquelle tous les yeux se 
tournent, tous les pas se dirigent^ de sorte que la 
multitude, voyant enfin le point fixe, soit, pour ainsi 
dire, volontairement entraînée à se rassembler autour ? 

Il faut que ce qui est passionné, personnel et transi- 
toire, se rattache et se soumette à ce qui est abstrait, 
impassible et immuable. Il faut que le gouvernement 
repousse cette réminiscence révolutionnaire qui lui fait 



DES REACTIONS POLITIQUES. oC9 

rechercher une autre approbation que celle de la loi. Il 
doit trouver son éloge là où sont écrits ses devoirs, dans 
la constitution qui est toujours la môme, et non dans 
les applaudissements passagers des opinions versatiles. 



III 



Si, dans les réactions contre les hommes, le gouver- 
nement a surtout besoin de fermeté, dans les réactions 
contre les idées, il a besoin surtout de réserve. Dans les 
unes, il faut qu'il agisse; dans les autres, qu'il main- 
tienne. Dans les premières, il importe qu'il fasse tout ce 
que la loi ordonne ; clans les secondes, qu'il ne fasse 
rien de ce que la loi ne commande pas. 

Les réactions contre les idées portent sur des institu- 
tions ou sur des opinions. Or, les institutions ne deman- 
dent que du temps, les opinions que de la liberté. 

Entre les individus et les individus, le gouvernement 
doit mettre une force répressive ; entre les individus et 
les institutions, une force conservatrice; entre les indi- 
vidus et les opinions, il n'en doit mettre aucune. 

Lorsque vous avez établi une institution, ne vous ir- 
ritez pas de ce qu'on la^désapprouve. Ne cherchez pas à 
empêcher qu'on ne déclame contre elle : n'exigez la sou- 
mission que d'après les formes et devant la loi. Ignorez 
l'opposition ; supposez l'obéissance ; maintenez l'insti- 
tution : avec la loi, les formes et le temps, Tinstitution 
triomphera. 

Lorsque vous avez, je ne dirai pas établi une opinion. 



370 BENJAMIN CONSTANT. 

Dieu vous préserve d'en établir, mais renversé la puis- 
sance de quelque opinion qui fut jadis un dogme, ne 
vous effrayez pas de ce qu'on la regrette ; ne probibex 
pas l'expression de ces regrets; o'alle? pas lui décerner 
les honneurs de Tintolérance : feignez d'ignorer son 
existence môme; opposez à son importance votre oubli; 
laissez à qui le voudra le soin de la -combattre; il se 
présentera des combattants, n'en doutez pas, lorsque 
l'odieux du pouvoir ne' rejaillira plus sur la cause. Ne 
comprimez que les actions, et bientôt l'opinioD, exa- 
minée, appréciée, jugée, subira le sort de toutes les opi* 
nions que la persécution n'anoblit pas, et descendra pour 
jamais de sa dignité de dogme. 

La justice prescrit au gouvernement cette conduite; 
la prudence encore la lui prescrit. 

liOs réactions contre les hommes n'ont qu'an but: li 
vengeance, et qu'un moyen ; la violation de la loi; le 
gouvernement n'a donc à prévenir que des délits préci- 
sés d'avaQce. Mais lea réactions contre les idées sont 
variées à l'infini, et les moyens sont plus variés encore. 
Si le gouvernement veut être actif, au lieu d'être siiu- 
plement préservateur, il se condamne À un tfavail no> 
fin ; il faut qu'il agisse contre des nuances : il se dé- 
grade par tant de mouvements pour des objets presque 
imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans ceœ, 
paraissent puérils : vacillant dans son système, il est 
arbitraire dans ses actes : il deyient injuste, ptrce 
qu'il est incertain; il est trompé, parce qu'il est in- 
juste. 



t)ES REACTIONS POLITIQUES. 37j 



IV 



Rien ne tnôrite moins dé confiance qiie ce que Ton 
nomme faussement les gaged donnée à une opinion, 
quand ces gages consistent dans le sacrifice^ offert à cette 
opinion, des principes de la justice et de là morale. A 
toutes les époques décisives de la révolution, Ton a cru 
faire merveille en confiant la garde du gouvernement 
qu'on établissait aux hommes qui, dans leur zèle envers 
ce gouvernement, avaient commis pour le servir des 
actes violents, criminels, sanguinaires. Qu'est-il arrivé? 
Qu'aussitôt que le danger s'est manifesté, ces hommes 
ont songé bien moins à conserver le dépôt remis entre 
leurs mains, qu'à faire oublier, par des actes en sens 
inverse, leurs crimes passés. Que l'on nous permette 
une expression triviale : on a dit souvent que ,les dé- 
fenseurs d'un régime quelconque étaient ceux qui se- 
raient pendus si le régime était détruit. Consultez 
les faits, vous verrez que la peur d'être pendus de- 
vient l'idée fixe de ces hommes; au lieu de demeurer 
fidèles au régime qui les sauverait, ils mendient le 
pardon du régime qui les menace; ils achètent leur 
grâce par la perfidie ; ils expient leur férocité par la 
trahison. 

La conscience, la morale, l'équité : voilà les seules 
garanties que les hommes puissent donner. Le régicide 
n'est point une preuve de dévouement à la république ; 
la servilité envers le despotisme n'en est point un de 



372 BENJAMIN CONSTANT. 

fidélité au despote qu'on flatte, sauf à le fouler aux 
pieds s'il tombe, pour s'excuser de l'avoir flatté; l'assas- 
sinat des républicains ne garantit point rattachement à 
la monarchie ; le crime est toujours au service de la 
force ^. 

1 . Nous n'avons pas besoin de faire remarquer qneUe doalou- 
reusd confirmation les idées de Benjamin Constant ont reçue dei 
événements dont nous avons été témoins dans les deux mniet 
terribles^ 1870-1871. Les bandits de la commune ont incendié rt 
assassiné pour donner une preuve de républicanisme, comme lei 
Verdels de 1815 assassinaient pour témoigner de leur attachemeot 
à la royauté. On dirait que diez nous les révolutions ne ttrent 
que réveiller la férocité native qui semble inhérente à notre ef- 
pèce, et qui, momentanément contenue dans les époques de etloief 
se donne libre carrière à la moindre effervescence poiiliqoe. 

[Noie de f éditeur,) 



III 



DE l'esprit de conquête. 



1813. 



Detf Teriatf eompAilbletf mtee Im guerre, h eertalnes 

époi|iie« de l'état «celai. 



Plusieurs écrivains, entraînés par l'amour de Thuma- 
nlté dans.de louables exagérations, n'ont envisagé la 
guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnais volon* 
tiers ses avantages. 

Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un niaP. 
A de certaines époques de l'espèce humaine, elle est 
dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le déve- 

1 . Dans la belle é(ude qu'il a consacrée à Benjamin Constant, 
dans la Revue nationale^ M. Laboulaye dit en parlant de VEsprit de 
conquête que de tous les écrits politiques de l'auteur, c'est le plus 
célèbre, et que la date seule n*cn explique pas le succès. Écrit à 
Hanovre en 18 1 3, VEsprit de conquête s'attaque au système impé- 
rial ; mais il ne faut pas croire que ce soit une de ces pbilippiques 
où Tinvective fait une partie même de l'éloquence. C'était d'un 
traité de poliUque, commencé en 1805, et achevé depuis longtemps 
que Benjamin Constant avait tiré cet écrit de circonstance, ce qui 
en explique le sérieux et la gravité. Les principes qu*il y développe 
n*ont rien perdu de leur force. {Note de Véditeiir.) 

32 



374 BENJAMIN CONSTANT. 

loppement de ses plus belles et de ses plus grandes fa- 
cultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissan- 
ces. Elle le forme à la grandeur d^âme, à l'adresse^ au 
sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans 
lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra 
pas toutes les lâchetés et bientôt tous les crimes. La 
guerre lui enseigne des dévouements héroïques, et lui 
fait contracter des amitiés sublimes. Elle Tunit de liens 
plus étroits, d'une part à sa patrie, et de l'autre à ses 
compagnons d'atmes. Elle fait succédei* à de nobles 
entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de 
la guerre tiennent à une condition indispensable, c'est 
qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'es- 
prit national des peuples. 

Car je ne parle point ici d'une nation attaquée^ et qui 
défend son indépfendaticé. Nul doute que cette nation 
ne puisse réunir à l'ardeur guerrière les plus hautes 
vertus : ou plutôt cette ardeur guerrière est elle-même 
de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s'agit pas 
alors de la guerre proprement dite, il s'agit de'la défense 
légitime, c'est-à-dire du patriotisme, de l'amour de la 
justice, de toutes les affections nobles et sacrées. 

Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses 
foyers, est porté par sa situation ou son caractère natio- 
nal à des expéditions belliqueuses et à des conquêtes, 
peut encore allier à l'esprit guerrier la simplicité des 
mœurs, le dédain pour le luie, la générosité, la loyauté, 
la fidélité aux engagements, le Respect pour l'ennemi 
courageux, la pitié même^ et les ménagements pour 
Tënnemi subjugué. Nous voyons dans l'Histoire an- 
cienne et dans les Annales du moyen âge, ces qualités 
briller ches plusieurs nations^ dont la guerre faisait 
l'occupation presque habituelle. 

Mais la situation présente des peuples européens per- 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 375 

met-elle d'espérer cet amalgame ? L*amour de la guerre 
est-il dans leur caractère national? Résulte-t-il de leurs 
circonstances ? 

Si ces deux questions doivent se résoudre négative- 
ment, il g'ensuivra que, pour porter de nos jours les 
nations à la guerre et aux conquêtes, ij faudra boule- 
verser leur situation, ce qui ne se fait jamais sans leur 
infliger beaucoup de malheurs, et dénaturer leur carac- 
tère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup 
de vices. 



Do eametère des iiAtloiis modernes relailTemeiit 

k lA guerre. 



Les peuples guerriers de l'antiquité devaient pour la 
plupart h leur situation leur esprit belliqueux. Bivisés 
en petites peuplades, ils se disputaient h main armée 
un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns 
contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient 
sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants 
ne pouvaient néanmoins déposer le glaive sous peine 
d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indé- 
pendance, leur existence entière au prix de la guerre. 

Le monde de nos jours est précisément, sous ce rap- 
port, Topposé du monde ancien. 

Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une 
famille isolée, ennemie née des autres familles, une 
masse d^bommes existe maintenant, sous différents noms 
et sous divers modes d'organisation sociale, mais homo- 
gène par 0a nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien 



370 BENJAMIN CONSTANT. 

à craindre des hordes encore barbares. Elle est assez 
civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa ten- 
duDce uaiforme est vers la paix. La tradition belli- 
queuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs 
des gouvernemeots, retardent les effets de cette tendance; 
mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les 
chefs des peuples lui rendent hommage ; car ils évitent 
d'avouer ouvertement Tamour des conquêtes, ou l'es- 
poir d'une gloire acquise uniquement par les armes. Le 
fils de Philippe n'oserait plus proposer à ses sujets l'en- 
vahissement de l'univers; et le discours de Pyrrhus à 
Cynéas semblerait aujourd'hui le comble de l'insolence 
ou de la folie. 

Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire, 
comme but, méconnaîtrait ou mépriserait l'esprit des 
nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un mil- 
lier d'années ; et lors môme qu'il réussirait d'abord, il 
{ serait curieux de voir qui gagnerait cette étrange ga- 
l genre, de notre siècle ou de ce gouvernement. 

Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, épo- 
que qui doit nécessairement remplacer celle de la 
guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement 
la précéder. 

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens 
différents d'arriver au même but : celui de posséder ce 
que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un 
hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant 
à la possession. C'est une tentative pour obtenir de 
gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la vio- 
lence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'au- 
rait jamais l'idée du commerce'. C'est Texpérience qui, 
en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de 
sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses 
résistances et à divers échecs, le porte à recourir au 



DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 377 

commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus 
sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui 
convient à son intérêt. 

La guerre est donc antérieure au commerce. L'une 
est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est 
clair que plus la tendance commerciale domine, plus la 
tendance guerrière doit s'affaiblir. 

Le but uniqtie des nations modernes, c'est le repos, 
avec le repos^ l'aisance, et comme source de l'aisance, 
l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus 
inefficace d'atteindre ce but. Ses chances n'offrent plus, 
ni aux individus, ni aux nations, des bénéfices qui éga- 
lent les résultats du travail paisible et des échanges 
réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajou- 
tait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la 
richesse publique et particulière. Chez les modernes, une 
guerre heureuse coûte infailliblement plus qu'elle ne 
rapporte. 

La république romaine, sans commerce, sans lettres, 
sans arts, n'ayant pour occupation intérieure que 
l'agriculture, restreinte à un sol trop peu étendu pour 
ses habitants, entourée de peuples barbares, et toujours 
menacée ou menaçante, suivait sa destinée en se livrant 
à des entreprises militaires non interrompues. Un gou- ' 
vernement qui, de nos jours, voudrait imiter la repu- ( 
blique romaine, aurait ceci de différent, qu'agissant en . 
opposition avec son peuple, il rendrait ses instruments . 
tout aussi malheureux que ses victimes ; un peuple 
ainsi gouverné serait la républiQu^e romaine, moins la \ 
libeiïe rmMnr te mouvement national, qui lacuile tous ^ 
les sacrifices, moins l'espoir qu'avait chaque individu 
du partage des terres, moins, en un mot, toutes les ( 
circonstances qui embellissaient aux yeux des Romains ^ 
ce genre de vie hasardeux et agité. 

c2. 



378 BENJAMIN CONSTANT. 

Le commerce a modiflé jusqu'à la nature de la guerre. 
Les nations mercantiles étaient autrefois toujours sub- 
juguées par les peuples guerriers. Elles leur résistent 
aujourd'hui avec avantage. Elles ont des auxiliaires au 
sein de ces peuples mêmes. Les ramifications infinies et 
compliquées du commerce ont placé Tintérôt des sociétés 
hors des limites de leur territoire : et Tesprit du siècle 
l'emporte sur l'esprit étroit et hostile qu'on voudrait 
parer du nom de patriotisme. 

Carthage, luttant avec Rome dans l'antiquité, devait 
succomber : elle avait contre elle la force des choses. 
Mais si la lutte s'établissait maintenant entre Borne et 
Carthage, Cartbage aurait pour elle les vœux de l'uni-* 
vers. Elle aurait pour alliés les mœurs actuelles et le 
génie du monde. 

La situation des peuples modernes les empêche donc 
d'être belliqueux par caractère : et des raisons de détail, 
mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine, et 
par conséquent de la différence des époques, viennent 
se joindre aux causes générales. 

La nouvelle manière de combattre, le changement des 
armes, l'artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce 
qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutta 
contre le péril ; il n*y a que de la fatalité. Le courage 
doit s'empreindre de résignation ou se composer d'insou* 
ciance. On ne goûte plus de cette jouissance de volonté. 
d'action, de développement des forces physiques et deg 
facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens, 
aux chevaliers du moyen âge, les combats corps h 
corps. 

La guerre a donc perdu son charme, comme son uti« 
litô. L'homme n'est plus entraîné à 3'y livrer, ni par 
intérêt, ni par passion. 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE, 379 



D TesprU de eonqnéte dans l'état «etiiel de 

rsarope. 



(OUYernement qui voudrait aujourd'hui pousser à 
rre et aux conquêtes un peuple européen corn- 
et donc un grossier et funeste anachronisme. Il 
lerait à donner à sa nation une impulsion con- 
k la nature. Aucun des motifs qui portaient les 
13 d'autrefois à braver tant de périls, à supporter 
s fatigues, n'existant pour les hommes de nos 
il faudrait iQur offrir d'autres motifs, tirés de 
ctuel de la civilisation. Il faudrait les animer au 
; par ce môme amour des jouissances, qui, laissé 
lôme, ne les disposerait qu'à la paix. Notre siècle, 
)récie tout par l'utilité, et qui, lorsqu'on veut le 
le cette sphère, oppose l'ironie à Tenthousiasme 
i factice, ne consentirait pas à se repaître d'une 
stérile, qu'il n'est plus dans nos habitudes de 
r à toutes les autres. A la place de cette gloire, il 
t mettre le plaisir ; à la place du triomphe, le 
. L'on frémira, si Ton réfléchit à ce que serait 
• militaire, appuyé sur ces seuls motifs, 
is, dans le tableau que je vaiç tracer, il est loin 
de vouloir faire injure à ces héros, qui, se pla- 
ec délices entre la patrie et les périls, ont, dans 
3 pays, protégé Tindépendance des peuples ; à 
03 qui ont si glorieusemei^t défendu Qotre belle 
. Je nu crains pas d'être mal compris par eui^. Il 
)lus d'un dont Tàme, correspondant à la mienne, 
î tous mes sentiments, et qui, retrouvant dans c e 



380 BENJAMIN CONSTANT. 

lignes son opinion secrôle, verra dans leur auteur son 
organe. 



l»*iiiie raee mllllalre n'aslMant que par Inlérêt. 



Les peuples guerriers, que nous avons connus jus- 
qu'ici, étaient tous animés par des motifs plus nobles 
que les profits réels et positifs de la guerre. La religion 
se mêlait à l'impulsion belliqueuse des uns; Torageuse 
liberté dont jouissaient les autres leur donnait une ac- 
tivité surabondante qu'ils avaient besoin d'exercer au 
dehors. Ils associaient à l'idée de la victoire celle d'une 
renommée prolongée bien au-delà de leur existence sur 
la terre, et combattaient ainsi, non pour l'assouvisse- 
ment d'une soif ignoble de jouissances présentes et ma- 
térielles, mais par un espoir en quelque sorte idéal, et 
qui exaltait l'imagination, comme tout ce qui se perd 
dans l'avenir et le vague. 

Il est si vrai que, même chez les nations qui nous 
semblent le plus exclusivement occupées de pillage et 
de rapines, l'acquisition des richesses n'était pas le but 
principal, que nous voyons les héros Scandinaves faire 
brûler sur leurs bûchers tous les trésors conquis durant 
leur vie, pour forcer les générations qui les rempla- 
çaient à conquérir, par de nouveaux exploits, de nou- 
veaux trésors. La richesse leur était donc précieuse 
comme témoignage éclatant des victoires remportées, 
plutôt que comme signe représentatif et moyen de jouis- 
sances. 

Mais si une race purement militaire se formait ac- 



DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 381 

luellement, comme son ardeur ne reposerait sur aucune 
conviction, sur aucun sentiment, sur aucune pensije : 
comme toutes les causes d'exaltation qui, jadis, anno- 
blissaient le carnage môme, lui seraient étrangères, 
elle n'aurait d'aliment ou de mobile que la plus étroite 
et la plus âpre personnalité. Elle prendrait la férocité 
de l'esprit guerrier, mais elle conserverait le calcul 
commercial. Ces Vandales ressuscites n'auraient point 
cette ignorance du luxe, cette simplicité de mœurs, ce 
dédain de toute action basse, qui pouvaient caractériser 
leurs grossiers prédécesseurs. Ils réuniraient à la bru- 
talité de la barbarie les raffinements de la mollesse, aux 
excès de la violence les ruses de l'avidité. 

Des hommes à qui Ton aurait dit bien formellement 
qu'ils ne se battent que pour piller, des hommes dont 
on aurait réduit toutes les idées belliqueuses à ce résul- 
tat clair et arithmétique, seraient bien différents des 
guerriers de l'antiquité. 

Quatre cent mille égoïstes, bien exercés, bien armés, 
sauraient que leur destination est de donner ou de rece- 
voir la mort. Ils auraient supputé qu'il valait mieux 
se résigner à cette destination que s'y dérober, parce 
que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu'eux. 
Ils auraient, pour se consoler, tourné leurs regards vers 
la récompense qui leur est promise : la dépouille de 
ceux contre lesquels on les mène. Ils marcheraient, en 
conséquence, avec la résolution de tirer de leurs pro- 
pres forces le meilleur parti qu'il leur serait possible. 
Ils n'auraient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour 
les faibles, parce que les vaincus étant, pour leur mal- 
heur, propriétaires de quelque chose, ne paraîtraient à 
ces vainqueurs qu'un obstacle entre eux et le but pro- 
posé. Le calcul aurait tué dans leur âme toutes les 
émotions naturelles, excepté celles qui naissent de la 



382 BENJAMIN CONSTANT. 

sensualité. Us seraient encore émus à la vue d'une 
femme ; ils ne le seraient pas à la vue d'un vieillard ou 
d'un enfant. Ce qu'ils auraient de connaissances prati- 
ques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de mas- 
sacre ou de spoliation. L'habitude des formes légales 
donnerait à leurs injustices l'impassibilité de la loi. 
L'habitude des formes sociales répandrait sur leurs 
cruautés un vernis d'insouciance et de légèreté qu'ils 
croiraient de l'élégance. Us parcourraient ainsi le 
monde, tournant les progrès de la civilisation contre 
elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meur- 
tre pour moyen, la débauche pour passe -temps, la dé- 
rision pour gaité, le pillage pour but, séparés par un 
abtme moral du reste de Tespèce humaine, et n'étant 
unis entre eux que comme les animait^ féroces qui se 
jettent rassemblés sur les troupeaux. 

Tels ils seraient dans leurs succès; que seraient-ils 
dans leurs revers? 

Gomme ils n'auraient eu qu'un but à atteindre, et non 
pas une cause à défendre, le but manqué, aucune con- 
science ne les soutiendrait. Us ne se rattacheraient à 
aucune opinion; ils ne tiendraient l'un à l'autre que 
par une nécessité physique, dont chacun même cher- 
cherait à s'affranchir. 

Il faut aux hommes, pour qu'ils s'associent récipro- 
quement à leurs destinées, autre chose que l'intérêt. U 
leur faut une opinion; il leur faut de la morale. L'inté- 
rêt tend à les isoler, parce qu'il offre à chacun la chance 
d'être seul plus heureux ou plus habile. 

L'égoïsme qui, dans la prospérité, aurait rendu ces 
conquérants de la terre impitoyables pour leurs enne- 
mis, les rendrait, dans l'adversité, indifférents, infidèles 
à leurs frères d'armes. Cet esprit pénétrerait dans tous 
les rangs, depuis le plus élevé jusqu'au plus obscur. 



DE L'ESl'KIT DE CONQUÊTE. 385 

l'îiabitude de celte loterie de plaisir et de mort est néces- 
ïiAÎrement corruptrice? 

Observez la différence qui existe toujours entre la 
défense légitime et le système des conquêtes. Cette dif- 
Térence se reproduira souvent encore. Le soldat qui 
:ombat pour sa patrie ne fait que traverser le danger. 
M a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la 
gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se 
lépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais Tinstrumeut d'un 
"onquérant insatiable voit, après une guerre, une autre 
:uerre, après un pays dévasté, un autre pays à dé- 
vaster de môme, c'est-à-dire après le hasard, le hasard 
encore. 



■nflaenee de eet e«prU mllItAlre «ur Tétat Inférieur 

des peuples. 



Il ne suffit pas d'envisager l'influence du système de 
conquête, dans son action sur l'armée et dans les rap- 
ports qu'il établit entre elle et les étrangers. Il faut le 
considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'ar- 
mée et les citoyens. 

Un esprit de.corps exclusif et hostile s'empare toujours 
des associations qui ont un autre but que le reste des 
hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme, 
souvent les confédérations de ses prêtres ont formé 
dans l'Etat des États à part. Partout les hommes réunis 
en corps d'armée se séparent de la nation. Ils contrac- 
tent pour l'emploi de la force, dont ils sont dépositaires, 

une sorte de respect. Leurs mœurs et leurs idées devien- 

33 



â86 , iBÊNJAMIN CONSTANT. 

neût subversives de ces principes d'ordre et de liberté 
paciGque et régulière, que tous les gouvernements ont 
l*intérêt, comme le devoir, de consacrer. 

îl n^est donc pas indifférent de créer dans un pays, 
par un système de gUerl^ed prolongées ou renouYelées 
sans cesse, une masse nombreuse, imbue excluslTement 
de Tesprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se 
restreiudre dans de certaine^ limites, qui en rendent 
llmportance moind âensible. L^atmée, distincte da 
peuple par son esprit, se confond avec lui dans Tadmi- 
nistràtion des affaires. 

tJti gouvernement conquérant est plus intéressé qa^on 
autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs 
ses instruments immédiats. Il ne saurait les tenir dans 
un camp retranché. Il faut qu'il les décore au contraire 
des pompes et des dignités civiles. 

Mais ices guerriers déposeront*ils avec le fer qd les 
couvre ^esprit dont les a pénétrés dès leur enfance 
l'habitude des périls? Revétiront-ils, avec la toge, la 
vénération pour les lois, les ménagements pour les 
formes protectrices, ces divinités des associations ha* 
maines? La classe désarmée leur parait un ignoble 
vulgaire ; lés lois, des subtilités intitiles ; les formes, 
d'insupportables lenteurs. Us estiment par dessus tout, 
dans les transactions, comme dand les faits guerriers, la 
rapidité des évolutions. L'unanimité leur demble ntos- 
saire dans les opinions, comme le même uniforme dans 
les troupes. L'opposition leur est un désordre^ le rai' 
sonnement une révolte^ les tribuùaux, des consefls de 
guerre, les juges, des soldats qui ont leur consigne» les 
accusés, des ennemis, les jugements, des batailles. 

Ceci n'est point une exagération fantastique. N'aTons- 
nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'intro* 
duire dans presque toute ^Europe une justice militaife, 



DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 385 

JViabitude de cette loterie de plaisir et de mort est néces- 
sairement corruptrice? 

Observez la différence qui existe toujours entre la 
défense légitime et le système des conquêtes. Cette dif- 
férence se reproduira souvent encore. Le soldat qui 
combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger. 
II a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la 
gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se 
dépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais Tinstrument d'un 
conquérant insatiable voit, après une guerre, une autre 
guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dé- 
vaster de môme, c'est-à-dire après le hasard, le hasard 
encore. 



Inflaenee de cet esprli mlllialre sur Télat Intérlear 

des i^nplc*. 



Il ne suffit pas d'envisager l'influence du système de 
conquête, dans son action sur l'armée et dans les rap- 
ports qu'il établit entre elle et les étrangers. Il faut le 
considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'ar- 
mée et les citoyens. 

Un esprit de.corps exclusif et hostile s'empare toujours 
(les associations qui ont un autre but que le reste des 
hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme, 
souvent les confédérations de ses prêtres ont formé 
dans l'Etat des États à part. Partout les hommes réunis 
en corps d'armée se séparent de la nation. Ils contrac- 
tent pour l'emploi de la force, dont ils sont dépositaires, 

une sorte de respect. Leurs mœurs et leurs idées devien- 

33 



386 . BENJAMIN CONSTANT. 

nent subversives de ces principes d'ordre et de liberté 
paciGque et régulière, que tous les gouvernements ont 
l'intérêt, comme le devoir, de consacrer. 

II n^est donc pas indifférent de créer dans un pays, 
par un système de gtierreâ prolongées ou renouvelées 
sans cesse, une masse nombreuse, imbue exclusivement 
de l'esprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se 
restreindre dans de certaines limites, qui en rendent 
l'importance moins sensible. L*armée, distincte du 
peuple par son esprit, se confond avec lui dans l'admi- 
nistration des affaires. 

Un gouvernement conquérant est plus intéressé qu'un 
autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs 
ses instruments immédiats. Il ne saurait les tenir dans 
un camp retranché. Il faut qu'il les décore au contraire 
des pompes et des dignités civiles. 

Mais ces guerriers déposeront-ils avec le fer qui les 
couvre l*esprit dont les a pénétrés dès leur enfance 
l'habitude des périls? Revétiront-ils, avec la toge, la 
vénération pour les lois, les ménagements pour les 
formes protectrices, ces divinités des associations hu- 
maines? La classe désarmée leur parait un ignoble 
vulgaire; les lois, des subtilités inutiles; les formes, 
d'insupportables lenteurs. Ils estiment par dessus tout, 
dans les transactious, comme dans les faits guerriers, la 
rapidité des évolutions. L'unanimité leur Semble néces- 
saire dans les opinions, comme le même uniforme dans 
les troupes. L'opposition leur est un désordre, le rai- 
sonnement une révolte, les tribunaux, des conseils de 
guerre, les juges, des soldats qui ont leur consigne, les 
accusés, des ennemis, les jugements, des batailles* 

Ceci n'est point une exagération fantastique. N'avons- 
nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'intro- 
duire dans presque toute TEurope une justice militaire, 



DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 387 

dont le premier principe était d'abréger les formes, 
comme si toute abréviation des formes n'était pas le plus 
révoltant sophisme? Car si les formes sont inutiles, 
tous les tribunaux doivent les bannir; si elles sont né* 
cessaires, tous doivent les respecter; et certes, plus 
l'accusation est grave, moins l'examen est superflu. 
N'avons-nous pas vu siéger sans cesse, parmi les juges, 
des hommes dont le vêtement seuj annonçait qu'ils 
étaient voués à Tobéissance, et ne pouvaient en consé- 
quence être des juges indépendants? 

Nos neveux ne croiront pa§, s'ils ont quelque senti- 
ment de la dignité humaine, qu'il fut un temps où des 
hommes, illustrés sans doute par d'immortels exploits, 
mais nourris sous la tente, et ignorants de la vie civile, 
interrogeaient des prévenus qu'ils étaient incapables de 
comprendre , condamnaient sans appel des citoyens 
qu'ils n'avaient pas le droit de juger. Nos neveux ne 
croiront pas, s'ils ne sont le plus avili des peuples, 
qu'on ait fait comparaître devant des tribunaux mili- 
taires, des législateurs, des écrivains, des accusés de 
délits politiques, donnant ainsi, par une dérision féroce, 
pour juge à l'opinion et à la pensée, le courage sans 
lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croi- 
ront pas non plus qu'on ait imposé à des guerriers reve- 
nant de la victoire, couverts de lauriers que rien n,'avait 
flétris, l'horrible tâche de se transformer en bourreaux, 
de poursuivre, de saisir, d'égorger des citoyens, dont 
les noms, comme les crimes, leur étaient inconnus. 
Non, tel ne fut jamais, s'écrieronl-ils, le prix des ex- 
ploits, la pompe triomphale! Non, ce n'est pas ainsi 
que les défenseurs de la France reparaissaient dans leur 
patrie, et saluaient le sol natal 1 

La faute, certes, n'en était pas à ces défenseurs. Mille 
fois je les ai vus gémir de leur triste obéisss^nce. J'aime 



388 BENJAMIN CONSTANT. 

à le répéter : leurs vertus résistent, plus que la nalurr- 
humaine ne permet de l'espérer, à l'influence du système 
guerrier et à Taction d'un gouvernement qui veut les 
corrompre. Ce gouvernement seul est coupable, et nos 
armées ont seules le mérite de tout le mal qu'elles nj 
font pas. 



Antre IneonTéttlest de la fennetloM d'an tel epprll 

■UUtAlre. 



Enfin, par une triste réaction, cette portion du peuple 
que le gouvernement aurait forcée à contracter l'esprit 
militaire, contraindrait à son tour le gouvernement de 
persister dans le système pour lequel il aurait pris tant 
de soin de la former. 

Une armée nombreuse, fière de ses succès, accou- 
tumée au pillage, n'cM pas un instrument qu'il soit aisé 
de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers 
dont il menace les peuples qui ont des constitutions po- 
pulaires. L'histoire est trop pleine d'exemples qa*il est 
superflu de citer. 

Tantôt les soldats d'une république illustrée par six 
siècles de victoires, entourés de monuments élevés ils 
liberté par vingt générations de héros, foulant aux pied^ 
la cendre des Gincinnatus et des Camille, marchent sods 
les ordres de César, pour profaner les tombeaux de 
leurs ancêtres, et pour asservir la ville éternelle. 
Tantôt les légions anglaises s'élancent avec Grom^i^ll 
sur un parlement qui luttait encore contre les fers qu'on 
lui destinait, et les crimes dont on voulait le rendre 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 389 

Tofgane, et livrent à Tusurpaléur hypocrite, d'une part 
le roi, de Tautre la république. 

Mais les gouvernements absolus n*ont pas moins à 
craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est 
terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom 
de son chef, elle peut devenir à chaque instant terrible 
à ce chef même. Ainsi ces formidables colosses, que des 
nations barbares plaçaient en tête de leurs armées pour 
les diriger sur leurs ennemis, reculaient tout à coup, 
frappés d'épouvante ou saisis de fureur, et méconnais- 
sant la voix de leurs maîtres, écrasaient ou dispersaient 
les bataillons qui attendaient d'eux leur salut et leur 
triomphe. 

Il faut donc occuper cette armée, inquiète dans son 
désœuvrement redoutable : il faut la tenir éloignée ; il 
faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier, 
indépendamment des guerres présentes, contient le 
germe des guerres futures : et le souverain qui est 
entré dans cette route, entraîné qu'il est par la fatalité 
qu'il a évoquée, ne peut redevenir pacifique à aucune 
époque. 



Aellon d'mi couTrrneflieiit eon^aérant aur la masde 

de la nalion. 



J'ai montré, ce me semble, qu'un gouvernement, 
livré à l'esprit d'envahissement et de conquête, devrait 
corrompre une portion du peuple, pour qu'elle le servît 
activement dans ses entreprises. Je vais prouver actuel- 
lement que, tandis qu'il dépraverait cette portion choi- 

33. 



300 BENJAMIN CONSTANT. 

sie, il faudrait qu'il agît sur le reste de la nation dont 
il réclamerait Tobéissance passive ^et les sacrifices, de 
manière à troubler sa raison, à fausser son jugement, à 
bouleverser toutes ses idées. 

Quand un peuple est naturellement belliqueux, Tau- 
torité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour 
l'entraîner* à la guerre, Attila montrait du doigt k ses 
Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fon- 
dre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'or- 
gane et le représentant de leur impulsion. Mais de nos 
jours, la guerre ne procurant aux peuples aucun avan- 
tage, et n'étant pour eux qu'une çourcç de privations et 
de souffrances, l'apologie du système des conquêtes ne 
pourrait reposer que sur le sophisme et l'imposture. 

Tout en s'abandonnent à ses projets gigantesques, 
le gouvernement n'oserait dire à sa nation ; Mar- 
chons à la conquête du monde. Elle lui répondrait 
d'une voix unanime : Nous ne voulons pas la conquête 
du monde. 

Mais il parlerait de l'indépendance nationalo , de 
l'honneur national, de l'arrondissement des frontières, 
des intérêts commerciaux, des précautions dictées par 
la prévoyance; que sais-je encore? car il est inépui- 
sable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice. 

Il parlerait de l'indépendance nationale, comme si 
l'indépendance d'une nation était compromise^ parce 
que d'autres nations sont indépendantes. 

Il parlerait de l'honneur national, comme si l'hon- 
neur national était blessé, parce que d'autres nations 
conservent leur honneur. 

Il alléguerait la nécessité de l'arrondissement des 
frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne 
bannissait pas de la terre tout repos et toute équité. Car 
c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut ar^ 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 391 

rondir ses frontières. Aucun n'a sacrifié, que Ton sache, 
une portion de son territoire pour donner au reste une 
plus grande régularité géométrique. Ainsi l'arrondisse- 
ment des frontières est un système dont la base se 
détruit par elle-même, dont les éléments se combat- 
tent» et dont Texécution, ne reposant que sur la spo- 
liation des plus faibles, rend illégitime la possession des 
plus forts. 

Ce gouvernement invoquerait les intérêts du com- 
merce, comme si c'était servir le commerce que dépeu'- 
pler un pays de sa jeunesse la plus florissante, arracher 
les bras les plus nécessaires à Fagriculture, aux manu- 
factures, à l'industrie, élever entre les autres peuples 
et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'ap- 
puie sur la bonne intelligeuca des nations entre elles ; 
il ne se soutient que par la justice ; il se fonde sur l'é- 
galité; il prospère dans le repos; et ce serait pour l'in- 
térêt du commerce qu'un gouvernement rallumerait sans 
cesse des guerres acharnées, qu'il appellerait sur la 
tête de son peuple une haine universelle, qu'il marche- 
rait d'iojustice en injustice, qu'il ébranlerait chaque 
jour le crédit par des violences, qu'il ne voudrait point 
tolérer d'égaux. 

Sous le prétexte des précautions dictées par la pré- 
voyance, ce -gouvernement attaquerait ses voisins les 
plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur suppo- 
sant des projets hostiles, et comme devançant des agres- 
sions méditées. Si les malheureux objets de ses calom- 
nies étaient facilement subjugués, il se vanterait de les 
avoir prévenus : s'ils avaient le temps et la force de lui 
résister, vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la 
guerre, puisqu'ils se défendent ^. 

1. L'on «yait inventé, durant la révolution française, un prétexte 
de guerre inconnu jusqu'alors, celui de délivrer les peuples du joug 



392 BENJAMIN CONSTANT. 

Que Pon ne croie pas que celte conduite fut le ré- 
sultat accidentel d'une perversité particulière ; elle 
serait le résultat nécessaire de la position. Toute auto- 
rité qui voudrait entreprendre aujourd'hui des con- 
quêtes étendues, serait condamnée à cette série de pré- 
textes vains et de scandaleux mensonges. Elle serait 
coupable assurément, et nous ne chercherons pas à di- 
minuer son crime; mais ce crime ne consisterait point 
dans les moyens employés : il consisterait dans le 
choix volontaire de la situation qui commande de pareils 
moyens. 

L'autorité aurait donc à faire, sur les facultés intel- 
lectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que 
sur les qualités morales de la portion militaire. Elle de- 
vrait s'efforcer de hannir toute logique de l'esprit des 
uns, comme elle aurait tâché d'étouffer toute humanilô 
dans le cœur des autres : tous les mots perdraient leor 
sens ; celui de modération présagerait la violeuce; celui 
de justice annoncerait l'iniquité. Le droit des nations 
deviendrait un code d'expropriation et de barbarie : 
toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles 
ont introduites dans les relations des sociétés, comme 
dans celles des individus, en seraient de nouveau rc- 
poussées. Le genre humain reculerait vers ces teoip^ 



de leurs goaveraements, qu'on supposait illégitimes et tyrsnnl(io<^* 
Avec ce prétexte on a porté la mort chei des hommes, dont les ui^ 
vivaient tranquilles sous des institutions adouoles par le lempt <' 
riiubltude, et dont les autres Jouissaient, depuis plusieurs M^* 
de tous les blenralts de la liberté : époque à jamais hooteoie où 
Ton vit un gouvernement perfide grater des mois saerés «or ^' 
élendards coupables, troubler la pai>, Tloler rindépendsnce, d'" 
truire la prospérité de ses Toisins innoeents, en i^onlant so k^^»' 
date de l'Europe par des protestations mensongères àBmf^^ 
pour les droits des hommes, et de lèle pour Thumanilé! Up<r< 
des conquêtes, c'est Thypocrite, dit MaeblaTel, comme s'il «vtii 
prédit notre histobre. 



DE L'EsrraT de conquête. 393 

e dévastation qui nous semblaient l'opprobre de This- 
)ire. L'hypocrisie seule en ferait la différence; et cette 
ypocrisie serait d'autant plus corruptrice que personne 
'y croirait. Car les mensonges de Tautorité ne sont pas 
mlement funestes quand ils égarent et trompent les 
euples : ils ne le sont pas moins quand ils ne les trom- 
ent pas. 
Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité 
t de perfidie se forment à la perfidie et à la duplicité : 
elui qui entend nommer le chef qui le gouverne, un 
rnnd politique, parce que chaque ligne qu'il publie est 
ne imposture, veut être à son tour un grand politique, 
ans une sphère plus subalterne; la vérité lui semble 
iiaiserie, la fraude habileté. Il ne mentait jadis que par 
ntérôt : il mentira désormais par intérêt et par amour- 
propre. Il aura la fatuité de la fourberie; et si celle 
tontagion gagne un peuple essentiellement imitateur, 
m peuple où chacun craigne par-dessus tout de passer 
lourdupe, la morale privée tardera-t-elle à être en- 
gloutie dans le naufrage de la morale publique? 



Des moyen* «le eontralnte iiéeeflfi«lre« pour toiippléer 
à l'effleaelCé dn menaonge. 



Supposons que néanmoins quelques débris de raisons 
surnagent, ce sera, sous d^autres rapports, un malheur 
de plus. 

Il faudra que la contrainte supplée à Tinsuffisance 
du sophisme. Cbacun cherchant à se dérober à l'obliga- 
tion de verser son sang dans des expéditions dont on 



394 BENJAMIN CONSTANT. 

n'aura pu lui prouver l'utilité, il faudra que l'autorité 
soudoie une foule avide destinée à briser Topposition 
générale. On verra l'espionnage et la délation, ces éter- 
nelles ressources de la force, quand elle a créé des de- 
voirs et des délits factices, encouragées et récompen- 
sées; des sbires lâchés, comme des dogues féroces, dans 
les cités et dans les campagnes, pour poursuivre et pour 
enchaîner des fugitifs, innocents aux yeu^ de la morale 
et de la nature; une classe se préparant h tous les. 
crimes, en s'accoutumant à violer les lois ; une autre 
classe 16 familiarisant avec l'infamie, en vivant du mal- 
heur de ses semblables; les pères punis pour les fautes 
des enfants ; Tintérôt des enfants séparé ainsi de celui 
des pères;- les familles n'ayant que le choix de se réunir 
pour la résistance, ou de se diviser pour la trahison ; 
Pamour paternel transformé en attentat, la tendresse 
filiale traitée de révolte; et toutes ces vexations auront 
lieu, non pour une défense légitime, mais pour l'acqui- 
sition de pays éloignés, dont la possession n'ajoute rien 
à la prospérité nationale, à moins qu'on n'appelle pros- 
périté nationale le vain renom de quelques hommes et 
leur funeste célébrité. 

Soyons justes pourtant. On offre des consolations à ces 
victimes, destinées à combattre et à périr aux extrémités 
de la terre. Regardes^les : elles chancellent en suivant 
leurs guides. On les a plongées dans un état d'ivresse 
qui leur inspire une gatté grossière et forcée. Les airs 
sont frappés de leurs clameurs bruyantes : les hameaux 
retentissent de leurs chants licencieux. Cette ivresse, 
ces clameurs, cette licence, qui le croirait? c'est le chef^ 
d'oeuvre de leurs magistrats. 

Étrange renversement produit, dans l'action de l'auto* 
rite, par le système des conquêtes! Durant vingt années, 
vous avez recommandé à ces mêmes hommes la sobriété, 



DE L'ESPtUt DE CONQUÊTE. 395 

l'attachement à leurs familles, Tassiduité dans leurs 
travaux; mais il faut envahir le monde! On les saisit, on 
les entraîne, on les excite au mépris des vertus qu'on 
leur avait longtemps inculquées. On les étourdit .par 
l'intempérance, on les ranime par la débauche : c'est 
ce qu'on appelle raviver l*esp rît public/ 



Autres IneonTéiileiito da «ydièiiie guerrier pour lc« 
Innilèretf et lu eluMie Instruite. 



Nous n'avons pas encore achevé l'énumêration qui 
nous occupe. Les maux que nous avons décrits, quelque 
terribles qu'ils nous paraissent, ne pèseraient pas seuls 
siir la nation misérable ; d'autres s'y joindraient, moins 
frappants peut-être à leur origine , mais plus irrépara- 
bles, puisqu'ils flétriraient dans leur germe les espé- 
rances de l'avenir. 

A certaines périodes de la vie, les interruptions à 
l'exefcice des facultés intellectuelles ne se réparent pas. 
Les habitudes hasardeuses, insouciantes et grossières de 
Tétat guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations 
domestiques, une dépendance mécanique quand l'en^ 
nemi n'est pas en présence, une indépendance complète 
sous le rapport des mœurs, à Tâge où les passions sont 
dans leur fermentation la plus active, ce ne sont pas là 
des choses indifférentes pour la morale ou pour les lu- 
mières. Condamner, sans une nécessité absolue, à Tha- 
bîtation des camps ou des casernes les jeunes rejetons 
de la classe éclairée, dans laquelle résident^ comme un 
dépôt précieux, l'instruction, la délicatesse, la justesse 
des idées, et cette tradition de douceur ^ de noblesse et 



300 BENJAMIN CONSTANT. 

d'éJ^Tîce qui seule nous distingue des barbares, c'est 
faire à la nation tout entière un mal que ne compensent 
ni ses vains succès, ni la terreur qu'elle inspire, terreur 
qui n'est pour elle d'aucun avantage. 

Vouer au métier de soldat le fils du commerçant, de 
Tartiste, du magistrat, le jeune bomme qui se consacre 
aux lettres, aux sciences, à l'exercice de quelque indus- 
trie difficile et compliquée : c'est lui dérober tout 
le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation 
même se ressentira de la perspective d'une interruption 
inévitable. 

Si les rêves brillants de la gloire militaire enivrent 
l'imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études 
paisibles, des occupations sédentaires, un travail d*at- 
tenikiQ, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses fa- 
cultés naissantes. Si c'est avec douleur qu'elle se voit ar- 
racbéc à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice 
de plusieurs années apportera de retard à ses progrès, 
elle désespérera d'elle-même; elle ne voudra pas se con- 
sumer en efforts dont une main de fer lui déroberait le 
fruit. Elle se dira que, puisque l'autorité lui dispute le 
temps nécessaire à son perfectionnement intellectuel, il 
est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tom- 
bera dans une dégradation morale, et dans une ignorance 
toujours croissante. Elle s'abrutira au milieu des vic- 
toires, et, sous ses lauriers mêmes, elle sera poursuivie 
du sentiment qu elle suit 4ine fausse route, et qu'elle 
manque sa destination \ 

Tous nos raisonnements, sans doute, ne sont appli- 
cables que lorsqu'il s'agit de guerres inutiles et gratuites. 

1. Il y avait, en France, sous la monarchie, soixante mille 
hommes de milice. L'engagement était de six ans. Ainsi le sort 
tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle U 
milice uoo effrayante loterie. Qu*aurait-il dit de la conscriplion ? 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 397 

Aucune considération ne peut entrer en balance avec la 
nécessité de repousser un agresseur. Alors toutes les 
classes doivent accourir, puisque toutes sont également 
menacées. Mais leur motif n'étant pas un ignoble pillage, 
elles ne se corrompent point. Leur zèle s'appuyant sur 
la conviction, la contrainte devient superflue. L'inter- 
ruption qu'éprouvent les occupations sociales, motivée 
qu'elle est sur les obligations les plus saintes et les in- 
térêts les plus chers, n'a pas les mêmes effets que des 
interruptions arbitraires. Le peuple en voit le terme ; il 
s'y soumet avec joie, comme à un moyen de rentrer 
dans un état de repos ; et quand il y rentre, c'est avec 
une jeunesse nouvelle, avec des facultés ennoblies, avec 
le sentiment d'une force utilement et dignement em- 
ployée. 

Mais autre chose est défendre sa patrie, autre chose 
attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre. 
L'esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. 
Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions 
d'un pôle à l'autre, parlent encore de la défense de leurs 
foyers ; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les 
endroits où ils ont mis le feu. 



Ipolnt de Tue aoiui lequel une nation conquérante euTbia- 
gcratt aujourd'hui «es propres oneeèfl. 



Passons maintenant aux résultats extérieurs du sys- 
tème des conquêtes. 

Il est probable que la môme disposition des moder- 
nes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donnerait 

dans l'origine de grands avantages au peuple fo rcépar 

34 



808 BENJAMIN CONSTANT. 

son gouvernement à devenir agresseur. Des nations, ab- 
sorbées dans leurs jouissances, seraient lentes à résis- 
ter : elles abandonneraient une portion de leurs droits 
pour conserver le reste; elles espéreraient sauver leur 
repos en transigeant de leur liberté. Par une combinai- 
son fort étrange, plus l'esprit général serait pacifique, 
plus rÉtat, qui se mettrait en lutte avec cet esprit, 
trouverait d'abord des succès faciles. 

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, 
môme pour la nation conquérante? N'ayant aucun ac- 
croissement de bonbeur réel à en attendre, en ressenti- 
rait-elle au moins quelque satisfaction d'amour-propre? 
Réclamerait-elle sa part de gloire ? 

Bien loin de là. Telle esta présent la répugnance pour 
les conquêtes, que chacun éprouverait l'impérieux be- 
soin de s'en disculper. 11 y aurait une protestation uni- 
verselle, qui n'en serait pas moins énergique pour être 
muette. Le gouvernement verrait la masse de ses sujets 
se tenir à Técart, morne spectatrice. On n'entendrait 
dans tout l'empire qu'un long monologue du pouvoir. 
Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps 
en temps, parce que des interlocuteurs serviles répéte- 
raient au maître les discours qu'il aurait dictés . Mais les 
gouvernés cesseraient de prêter l'oreille à de fastidieuses 
harangues, qu'il ne leur serait jamais permis d'inter- 
rompre. Ils détourneraient leurs regards d'un vain éta- 
lage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, 
et dont l'intention serait contraire à leur vœu. 

L'on s'étonne de ce que les entreprises les plus mer- 
veilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. 
C'est que le bon sens des peuples les avertit que ce n'est 
point pour eux que Ton fait ces choses. Gomme les chefs 
y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la ré- 
compense. L'intérêt aux victoires se concentre dans Tau- 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 399 

torité et ses créatures. Une barrière morale s'élève entre 
le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n'est 
qu'un météore qui ne vivifie rien sur son passage. A 
peine lève-t-on la tôte pour le contempler un instant. 
Quelquefois même on s'en afflige comme d'un encoura- 
gement donné au délire. On verse des larmes sur les vie* 
times, mais on désire les échecs. 

Dans les temps belliqueux, l'on admirait par dessus 
tout le génie militaire. Dans nos temps pacifiques, ce 
que Ton implore, c'est de la modération et de la justice. 
Quand un gouvernement nous prodigue de grands spec- 
tacles, et de l'héroïsme, et des créations, et des des- 
tructions sans nombre, on serait tenté de lui répondre : 

Le moindre grain de mil serait mieux notre affaire; 

et les plus éclatants prodiges, et leurs pompeuses célé- 
brations ne sont que des cérémonies funéraires où Ton 
forme des danses sur des tombeaux. 



Effet de ee» «iiecéfl sur les peuples eonqaU. 



« Le droit des gens des Romains, dit Montesquieu, 
« consistait à exterminer les citoyens de*la nation vain- 
f eue. Le droit des gens, que nous suivons aujourd'hui, 
« fait qu'un État qui en a conquis un autre continue à 
a le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que 
a l'exercice du gouvernement politique et civiP. » 

1. Pour qu'on ne m'accuse pas de cilcr faux, je transcris tout le 
para^apho. <( Un État, qui en a conquis un autre, le traite d'une 



400 BENJAMIN CONSTANT. 

Je n'examine point jusqu'à quel point cette assertion 
est exacte. Il y a certainement beaucoup d'exceptions à 
faire, pour ce qui regarde l'antiquité. 

Nous voyons souvent que des nations subjuguées ont 
continué à jouir de toutes les formes de leur administra- 
tion précédente et de leurs anciennes lois. La religion 
des vaincus était scrupuleusement respectée. Le poly- 
théisme, qui recommandait l'adoration des dieux étran- 
gers, inspirait des ménagements pour tous les cultes. 
Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les 
Perses. L'exemple de Gambyse qui était en démence ne 
doit pas être cité ; mais Darius ayant voulu placer dans 
un temple sa statue devant celle de Sésostris, le grand- 
prôtre s'y opposa, et le monarque n*osa lui faire vio- 
lence. Les Romains laissèrent aux habitants de la plu- 
part des contrées soumises leurs autorités municipales, 
et n'intervinrent dans la religion gauloise que pour abo- 
lir les sacrifices humains. 

Nous conviendrons cependant que les effets de la 
conquête étaient devenus très-doux depuis quelques siè- 
cles, et sont restés tels jusqu'à la fin du dix-huitième. 
C'est que l'esprit de conquête avait cessé. Celles de 
Louis XIV lui-même étaient plutôt une suite des pré- 
tentions et de l'arrogance d'un monarque orgueilleux 
que d'un véritable esprit conquérant. Mais l'esprit de 
conquête est ressorti des orages de la révolution fran- 
çaise plus impétueux que jamais. Les effets des conqué- 

tt des quatre manières suivantes. II continue à le gouverner selon 
« ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement 
c( politique et civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement po- 
« litique et civil ; ou il détruit la société et la disperse dans d'au- 
« Ires ; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première ma- 
« nière est conforme au droit des gens que nous suivons aujour- 
« d'hui : la quatrième est plus conforme au droit des gens des 
a Romains. » Esprit des Lois, liv. X, cli. m. 



DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 401 

tes ne sont donc plus ce qu'ils étaient du temps de M. de 
Montesquieu. 

Il est vrai, Ton ne réduit pas les vaincus en esclavage, 
on ne les dépouille pas de la propriété de leurs terres, 
on ne les condamne point à les cultiver pour d'autres, 
on ne les déclare pas une race subordonnée, apparte- 
nant aux vainqueurs. 

Leur situation parait donc encore à Texlérieur plus 
tolérable qu'autrefois. Quand Torage est passé, tout 
semble rentrer dans l'ordre. Les cités sont debout ; les 
marchés se repeuplent; les boutiques se rouvrent; et 
sauf le pillage accidentel, qui est un malheur de la cir- 
constance, sauf Tinsolence habituelle, qui est un droit 
de la victoire, sauf les contributions, qui, méthodique- 
ment imposées, prennent une douce apparence de régu- 
larité, et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la con- 
quête est accomplie, on dirait d'abord qu'il n'y a de 
changé que les noms et quelques formes. Entrons néan- 
moins plus profondément dans la question. 

La conquête, chez les anciens, détruisait souvent les 
nations entières; mais, quand elle ne les détruisait pas, 
elle laissait intacts tous les objets de l'attachement le 
plus vif des hommes, leurs mœurs, leurs lois, leurs usa- 
ges, leurs dieux. Il n'en est pas de même dans les temps 
modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmen- 
tante que l'orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse; 
la première examine avec inquiétude et en détail. 

Les conquérants de l'antiquité, satisfaits d'une obéis- 
sance générale, ne s'informaient pas de la vie domesti- 
que de leurs esclaves ni de leurs relations locales. Les 
peuples soumis retrouvaient presque en entier, au fond 
de leurs provinces lointaines, ce qui constitue le charme 
de la vie : les habitudes de l'enfance, les pratiques con- 
sacrées, cet entourage de souvenirs, qui, malgré Tassu- 

34. 



402 BENJAMIN CONSTANT. 

jettissement politique, conserve à un pays Pair d'une 
patrie. 

Les conquérants de nos jours, peuples ou princes, 
veulent que leur empire ne présente qu'une surface unie, 
sur laquelle Tœil superbe du pouvoir se promène, sans 
rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa 
vue. Le même code, les mêmes mesures, les mômes 
règlements, et, si Ton peut y parvenir graduellement, 
la môme langue : voilà ce qu'on proclame la perfection 
de toute organisation sociale. La religion fait exception: 
peut-être est-ce parce qu'on la méprise, la regardant 
comme une erreur usée, qu'il faut laisser mourir en 
paix. Mais cette exception est la seule; et l'on s'en dé- 
dommage, en séparant, le plus que Ton peut, la reli- 
gion des intérêts de la terre. 

Sur tout le reste, le grand mot aujourd'hui, c'est 
Tuniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre 
toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le môme plan, 
niveler toutes les montagnes, pour que le terrain soit 
partout égal : et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à 
tous les habitants de porter le môme costume, afin que 
le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et 
de choquante variété. 

Il en résulte que les vaincus, après les calamités 
qu'ils ont supportées dans leurs défaites, ont à subir 
un nouveau genre de malheurs. Ils ont d'abord été vic- 
times d'une chimère de gloire, ils sont victimes ensuite 
d'une chimère d'uniformité. 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 408 



Terme InéTliable de« tmeeèB d'une natloii eoiiqnéraiila. 



La force nécessaire à un peuple, pour tenir tous les 
autres dans la sujétion, est aujourd'hui, plus que ja- 
mais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui pré- 
tendrait à un pareil empire se placerait dans un poste 
plus périlleux que la peuplade la plus faible. Elle de- 
viendrait l'objet d'une horreur universelle. Toutes les 
opinions, tous les vœux, toutes les haines la mena- 
ceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces 
vœux éclateraient pour Tenvelopper. 

Il y aurait sans doute dans cotte fureur contre tout 
un peuple quelque chose d'injuste. Un peuple tout en- 
tier n'est jamais coupable des excès que son chef lui fait 
commettre. C'est ce chef qui Tégare, ou, plus souvent 
encore, qui le domine sans l'égarer. 

Mais les nations, victimes de sa déplorable obéissance, 
ne sauraient lui tenir compte des sentiments cachés que 
sa conduite dément. Elles reprochent aux instruments 
le crime de la main qui les dirige. La France entière 
souffrait de l'ambition de Louis XIV et la détestait; 
mais l'Europe accusait la France de cette ambition, et 
la Suède a porté la peine du délire de Charles XII. 

Lorsqu'une fois 1(3 monde aurait repris sa raison, 
reconquis son courage, vers quels lieux de la terre 
l'agresseur menacé tournerait-il les yeux pour trouver 
des défenseurs? A quels sentiments en appellerait-il? 
Quelle apologie nû serait pas décréditée d'avance, si 
elle sortait de la même bouche qui, durantsa prospérité 
coupable, aurait prodigué tant dMn?ulte?, proféré tant 



404 BENJAMIN CONSTANT. 

de mensonges, dicté tant d'ordres de dé\astation? Invo- 
querait-il la justice? il Ta violée. L'humanité? il Ta 
foulée aux pieds. La foi jurée? toutes ses entreprises 
ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances? 
il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple 
aurait pu s'allier de bonne foi, s'associer volontaire- 
ment à ces rêves gigantesques? Tous auraient sans doute 
courbé momentanément la tête sous le joug dominateur; 
mais ils l'auraient considéré comme une calamité pas- 
sagère. Ils auraient attendu que le torrent eût cessé de 
rouler ses ondes, certains qu'il se perdrait un jour dans 
le sable aride, et qu'on pourrait fouler à pied sec le sol 
sillonné par ses ravages. 

Compterait-il sur les secours de ses nouveaux sujets? 
Il les a privés de tout ce qu'ils chérissaient et respec- 
taient ; il a troublé la cendre de leurs pères, et fait cou- 
ler le sang de leurs fils. 

Tous se coaliseraient contre lui. La paix, Tindépen- 
dance, la justice, seraient les mots du ralliement géné- 
ral; et par cela même qu'ils auraient été longtemps 
proscrits, ces mots auraient acquis une puissance 
presque magique. Les hommes, pour avoir été les jouets 
de la folie, auraient conçu l'enthousiasme du bon sens. 
Un cri de délivrance, un cri d'union, retentirait d'un 
bout du globe à l'autre. La pudeur publique se commu- 
niquerait aux plus indécis ; elle entraînerait les plus 
timides. Nul n'oserait demeurer neutre, de peur d'être 
traître envers soi-même. 

Le conquérant verrait alors qu'il a trop présumé de 
la dégradation du monde. Il apprendrait que les calculs 
fondés sur l'immoralité et sur la bassesse, ces calculs 
dont il se vantait naguère comme d'une découverte su- 
blime, sont aussi incertains qu'ils sont étroits, aussi 
trompeurs qu'ils sont ignobles. Il riait de la niaiserie de 



DE ^ESPRIT DE CONQUETE. 405 

la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui 
lui paraissait une chimère, de cet appel à une exaltation 
dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et 
qu'il était tenté de prendre pour Taccès passager d'une 
maladie soudaine. Maintenant il découvre que Tégoïsme 
a aussi sa niaiserie, qu'il n'est pas moins ignorant sur 
ce qui est bon que rhonnêteté sur ce qui est mauvais; 
et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de 
les mépriser. L'espèce humaine lui devient une énigme. 
On parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de 
dévouement. Cette langue étrangère étonne ses oreilles; 
il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure im- 
mobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable 
du machiavélisme dupe de sa propre corruption. 

Mais que ferait cependant le peuple qu'un tel maître 
aurait conduit à ce terme? Qui pourrait s'empêcher de 
plaindre ce peuple, s'il était naturellement doux, éclairé, 
sociable, susceptible de tous les sentiments délicats, de 
tous les courages héroïques, et qu'une fatalité déchaî- 
née sur lui Teût rejeté de la sorte loin des sentiers de 
la civilisation et de la morale? Qu'il sentirait profondé- 
ment sa propre misère ! Ses confidences intimes, ses 
entretiens, ses lettres, tous les épanchements qu'il croi- 
rait dérober à la surveillance, ne seraient qu'un cri de 
douleur. 

Il interrogerait tour à tour et son chef et sa con- 
science. 

Sa conscience lui répondrait qu'il ne suffit pas de se 
dire contraint pour être excusable, que ce n'est pas 
assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer 
sa propre conduite et de murmurer leblùme, en coopé- 
rant aux attentats. 

Son chef accuserait probablement les chances de la 
guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse. 



406 BENJAMIN CONSTANT. 

Beau résultat, vraiment, de tant d'angoisses, de tant de 
souffrances, et de vingt générations balayées par un 
vent funeste, et précipitées dans la tombe ! 



nésmtatfi da nyAtème tnaierrler à répète aetneUe. 



Les nations commerçantes de l'Europe moderne, in- 
dustrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu 
pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des 
relations dont l'interruption devient un désastre, n'ont 
rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile estdonc 
aujourd'hui le plus grand attentat qu'un gouvernement 
puisse commettre : elle ébranle, sans compensation, 
toutes les garanties sociales. Elle met en péril tous les 
genres de liberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes 
les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et 
autorise tous les modes de tyrannie intérieure et exté- 
rieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une 
rapidité destructive de leur sainteté comme de leur 
but ; elle tend à représenter tous les hommes que les 
agents de l'autorité voient avec malveillance, comme 
des complices de l'ennemi étranger ; elle déprave les 
générations naissantes ; elle divise le peuple en deux 
parts, dont l'une méprise l'autre, et passe volontiers du 
méprisa l'injustice; elle prépare des destructions fu- 
tures par des destructions passées; elle achète parles 
malheurs du présent les malheurs de l'avenir. 

Ce sont là des vérités qui ont besoin d'être souvent 
répétées; car l'autorité, dans son dédain superbe, les 
traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux 
communs. 



DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 407 

Il y a d'ailleurs parmi uous un assez grand nombre 
d'écrivains, toujours au service du système dominant, 
vrais lansquenets, sauf la bravoure, à qui les désaveux 
ne coûtent rien, que les absurdités n arrêtent pas, qui 
cberchent partout une force dont ils réduisent les vo- 
lontés en principes, qui reproduisent toutes les doctri- 
nes les plus opposées, et qui ont un zélé d'autant plus 
infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écri- 
vains ont répété à satiété, quand ils en avaient reçu le 
signal, que la paix était le besoin du monde; mais ils 
disent en même temps que la gloire militaire est la pre- 
mière des gloires, et que c'est par Téclat des armes que 
la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer 
comment la gloire militaire s'acquiert autrement que 
par la guerre, et comment l'éclat des armes se concilie 
avec cette paix dont le monde a besoin. Mais que leur 
importe? Leur but est de rédiger des pbrases suivant la 
direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils 
vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, 
tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, 
tous les fléaux sur rbumanité, et prêchant le mal, faute 
de pouvoir le faire. 

Je me suis demandé quelquefois ce que répondrait 
l'un de ces hommes qui veulent renouveler Cambyse, 
Alexandre ou Attila, si son peuple prenait la parole, et 
s'il lui disait : a La nature vous a donné un coup d'oeil 
rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant 
d'émotions fortes, une soif inextinguible de braver le 
danger pour le surmonter, et de rencontrer les obstacles 
pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de 
ces facultés? N'existons-nous que pour qu à nos dépens 
elles soient exercées? Ne sommes-nous là que pour vous 
frayer de nos corps expirants une route vers la renom- 
mée 1 Vous avez le génie des combats : que nous fait 



408 BENJAMIN CONSTANT. 

votre génie? Vous vous ennuyez dans le désœuvrement 
de la paix : que nous importe votre ennui? Le léopard 
aussi, si on le transportait dans nos cités populeuses, 
pourrait se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épais- 
ses, ces plaines immenses, où il se délectait à pour- 
suivre, à saisir et à dévorer sa proie, où sa vigueur se 
déployait dans la course rapide et dans l'élan prodi- 
gieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une 
autre terre, d'une autre espèce que nous. Apprenez la 
civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. 
Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples 
pacifiques: ou cherchez ailleurs des instruments qui 
vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour 
qui la vie n'ait de charmes que lorsqu'ils la risquent au 
sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les 
affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts 
ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces 
jouissances nobles ou élégantes, que le souvenir rend plus 
précieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont 
rhéritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme 
d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci. » 

Qui pourrait ne pas applaudir à ce langage? Le traité 
ne tarderait pas à être conclu entre des nations qui ne 
voudraient qu'être libres, et celle que l'univers ne com- 
battrait que pour la contraindre à être juste. Ou la 
verrait avec joie abjurer enfin sa longue patience, répa- 
rer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation 
un courage naguère trop déplorablement employé. Elle 
se replacerait, brillante de gloire, parmi les peuples 
civilisés; et le système des conquêtes, ce fragment 
d'un état de choses qui n'existe plus, cet élément désor- 
ganisateur de tout ce qui existe, serait de nouveau banni 
de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d'une 
éternelle réprobation. 



DE L^ESPRIT DE CONQUÊTE. 409 



Dernières réflexions. 



Durant Timpression de cet ouvrage, commencé au 
mois de novembre dernier [1813], les événements qui 
se sont succédé rapidement ont appuyé de preuves si 
évidentes les vérités que je voulais établir, que je n'ai pu 
m'empôcber de faire usage des exemples qu^ils me four- 
nissaient, malgré mon premier désir de me réduire, le 
plus qu'il serait possible, à des principes généraux. 

Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné 
à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses 
prétentions. Ses discours, ses démarches, chacun de 
ses actes, sont des arguments plus victorieux contre le 
système des conquêtes, que tous ceux que j'avais pu 
rassembler. 

Avant môme que son territoire ne soit envahi, il est 
frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine 
ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes 
ses conquêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il 
consacre l'expulsion d'un autre. Sans qu'on le lui de- 
mande, il déclare qu'il renonce à tout. 

Il a tout réduit en poussière, et cette poussière mo- 
bile laisse arriver à lui les vents déchaînés. Les cris de 
sa famille, nous dit-il, déchirent son cœur. N'étaient- 
ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie 
dans la triple agonie des blessures, du froid et de la fa- 
mine? Mais, tandis qu'ils expiraient désertés par leur 
chef, ce chef se croyait en sûreté. Maintenant, le dan- 
ger qu'il partage lui donne une sensibilité subite. 

La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il 

35 



410 BENJAMIN CONSTANT. 

n'y a pas do conscience. Il n'y a dans Tadversité, cooime 
dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la 
morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la dé- 
mence, Tadversité par Tavilissement. 

Quel effet doit produire sur une nation courageuse 
cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans 
exemple encore au milieu de nos orages? Car ces révo- 
lutionnaires, justement condamnés pour tant d'excès, 
avaient du moins senti que leur vie était solidaire de 
leur cause, et qu'il ne fallait pas provoquer l'Europe, 
quand on n'osait pas lui résister. Certes, la France gé- 
missait depuis douze ans sous une lourde et cruelle ty- 
rannie. Les droits les plus saints étaient violés, toutes 
les libertés étaient envahies. Mais il y avait une sorte de 
gloire. L'orgueil national trouvait (c'était un tort) un 
certain dédommagement à n'être opprimé que par un 
chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il? plus de pres- 
tige, plus de triomphes, un empire mutilé, Texécration 
du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont 
les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entou- 
rage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pl- 
chegru, de tant d'autres, qui furent égorgés pour le 
fonder 1 Vous qui désiriez une république, que dites- 
vous d'un maître qui a trompé vos espérances et flétri 
les lauriers dont l'ombrage voilait vos dissensions civi- 
les^ et faisjait admirer jusqu'à vos erreurs? 



FIN. 



INDEX ALPHABÉTIQUE 



Acte additionnel f xi. 

Adolphe f roman de Benjamin Con- 
stant, XII. 

Affaires humaines; ont toujours quel- 
que ehose de discrétionnaire, 114. 

Affaires publiques ; tous doivent y 
participer, 3111. 

Agents subalternes; doivent être res- 
ponsables, 1 1 1 et suiv. 

— Objections, 111, 112. 

— Réfutation des objections, 1 1 2 

et suiv. 
— • Il faut leur appliquer le jury, 
114. 

— D'après la Constitution de l'an 

TIII, ne pouvaient être 
poursuivis que devant le 
Conseil d'État, 115, note. 
Agriculture ; quels sont les vrais 
moyens de l'encou- 
rager, 159. 
— Quels sont les éléments 
de sa production, 
253. 
— - Examen des questions 
qui la concernent, 
253 et suiv. 
Allemagne ; la presse y est libre, 237, 

note. 
Allemands; ce qu'en dit Benjamin 

Constant, 111, note. 
Ambition; a des qualités généreuses, 
105. 



Amendements des lois. Voy. Lois. 
Amnistie ; motifs qui ont porté Louis 

XVIII à l'accorder, 127, 128. 
Amovibilité. Voy. Juges. 
Amour; est la plus mélangée des 

passions délicates, 194. 
Anciens ; il ne faut les imiter qu'avec 

grande réserve, 278. 
Angleterre; est une terre de liberté, 
46. 

— Son éloge au point de vue 

de la vie politique, 
227. 

— - Ses villes foyers de lu- 
mière, 229. 

■— Pourquoi Benjamin Con- 
stant la cite toujoursj 
237. 

— Voy, Émeutes. 
Antiquité ; ses souvenirs exercent sur 

les esprits une impres- 
sion profonde, 270. 

— Voy . Révolution francjaise. 
Apprentissage. Voy, Système indus- 
triel. 

Arbitraire; ce qu'en dit Benjamin 
Constant, 69 et suiv. 
Quels sont ses partisans, 
70. 
— Ses effets désastreux dans 
la science et la morale, 
ibid. 
dans la politique, 71. 
— • a été la ruine du gouver- 
nement révolution- 
naire, 7!>, 



412 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



Arbitraire ; ne remédie à rien, 76, 
85. 

— pendant la Révolution, 

93. 

— Réfutation des sophismes 

invoqués pour Texcu- 
ser^ 184. 
>• est limité par le com- 

merce, 280, 281. 
-<~ en matière d'impôts; 

ses résultats, 302, 
303. 
Argent ; sa puissance dans les États 

modernes, 281. 
Aristocratie; ce que c'est, 6, 7. 
Aristote, cité, 164, 288. 
Armée; comment elle doit être orga- 
nisée dans un pays libre, 
304 etsuiv. 

— a trois objets dififérenls, 

308. 

— 11 y a deux classes de force 

armée, 309. 
-^ Comment l'armée doit être 
distribuée sur le territoire, 
ibid, 

— en Angleterre, 306. 
Armées ; leurs idées les séparent de 

la nation, 385. 
— « sont trop souvent les in- 
struments du despotiiime, 
388. 

— sont dangereuses aux gou- 

vernements absolus eux- 
mêmes, 398. 
Armées françaises ; ont des senti- 
ments d'humanité, 383* 
Armées permanentes ; erreur de ceux 

qui veulent les supprimer, 305. 
Armées de la République; leurs vic- 
toires ne sont pas dues à la ter- 
reur, 344. 
Arrestations arbitraires ; violences 
auxquelles elles peuvent donner 
lieu, 183. 
Articles officiels donnés aux jour- 
naux, 220. . 
Assemblée constituante ; a été souvent 
entraînée au delà de ce 
qu'elle voulait, 137. 

— s'est trompée au sujet des 

armées permanentes , 
306, 307. 



Assemblées représentatives; deiveit 
être au nombre d« 
deux, H, 19. 

— Leur dissolution, 15. 

— ne sont pas sans danger 

pour la liberté, 133. 
-^ Leur autorité doit aroir 
des bornes, ibid» 

— ont la passion défaire 

des lois, 134. 

— A bus auxquels elles doi* 

nent lieu, 135 et 
suiv. 

— sont nécessaires, malgré 

leurs défauts, 137. 

— périssent par l'aiiareUe 

quand leur pooTiir 
est illimité, 138. 

— La dissolution est le lenl 

remède qu'on poisee 
leur appliquer, 13^ 
139. 

— La discussion pabliqney 

était interdite par U 
Constitution de i'u 
VllI, 109. 

— Quels sont les moyeu de 

les rendre raisoiat- 
blés, 141 etsuiv. 
^- sont isolées de la oâdoi 
par l'esprit de corpe, 
156. 
Assemblées électorales; dénatorest 
leseffeUdel'électioa, 

146. 

— Ce qu'elles étaient w» 

Boaaparte,iMtf.,BOle« 

Athéisme; est souvent provoqué pif 

les persécutions religieuses, iV8* 
Athènes ; est de tous les Etats aneieBi 

celui qui ressemble le plus aux EUO 

modernes, 262. 
Athéniens; sont le peuple le plus libre 

de l'antiquité; pourquoi? t67. 
Attila ; comment il entraînait sei tf^ 

dats, 390. 
Autorité; il n'y en a pas d'illi«ni»<« 

sur la terre, 9. 
Autorité (1') du corps social sur \'» 

dividu n'est pas la liberté, 17i« 

— Ce qu'en ont dit MablyetRo*- 

seau; réfutatioa de le** 
erreurs à ce surjet, J7l. 



INDEX ALPHABETIQUE. 



413 



B 

Babœuf ; sa conspiration, 74, 129. 

Bacon (le chancelier) ; ce qu'il dit de 
l'obéissance à la loi, 1 1 7. 

Ballia; conseil extraordinaire de 
Florence, ses attributions, 23. 

Banqueroutes des Etats; en quoi 
elles consistent, 292, 295, 298. 

Beeearia^ cité, 318. 

Baitham ; ses erreurs en matière de 
lois, 119. 

Berryer, célèbre orateur, xir. 

Besoin de faire de l'effet ; est une fu- 
reur en France, 141. 

Biens nationaux, 173. 

Billets de banque, 295. 

Blanc (Louis), cité, 348. 

Bodin, auteur de la République; son. 
opinion sur la propriété, 288. 

Bonald (de), cité, 2, 189, note. 

Bonaparte j comment il organise le 
tribunal, ti« 
•— et le soumet à son des- 
potisme, ibid, 
— • Ce qu'en dit Benjamin 
Constant eu 1802, vu. 

— Ce qu'il eu dit eu 1814, 

IX et suiv. 

— Ce qu'il fait en 1 8 1 4 pour 

faire accepter son pou- 
voir, X. 

— viole la constitution, 38. 

— Son élévation et sa chute, 

58. 
^^ Son caractère, ses fautes^ 
62 et suiv. 

— Causes de sa chute, 67. 

Voy» Cromwell, Esprit 
de conquête, Napoléon, 
Usurpation. 
Bonheur ; n*est pas le but unique des 

sociétés humaines, 284. 
Brigue ; n'est pas dangereuse dans le 

peuple, 159. 
Brochures; la publication et la circu- 
lation en doiveut être libres, 214. 
Bossuet, cité, 290, note. 
Bourbons ; comment leur retour est 

jugé en 1814, IX. 
Bourreaux; leurs fonctions jugées, 
329. 



c 



Calomnie; comment elle doit être 
réprimée dans les journaux, 230, 
231. 

Campardon (Emile), cité, 339. 

Capitales (les grandes) ; inconvénients 
qu'elles présentent, 226. 

Carthaginois ; leur organisation poli- 
tique, 21. 

Censeurs chez les Romains, 277. 

— Un ne pourrait pas les faire 

revivre dans les sociétés 
modernes, ibid. 
Censure préalable; ne doit pas exis- 
ter, 212 et suiv. 

— sous l'ancienne monarchie, 

ibid. y note. 

— Les écrivains y échappent 

quoi qu'on fasse, 216. 

Voy. Liberté de la presse. 
Chambres. Foy. Assemblées. 
Charles I"", d'Angleterre, 56. 
Charles X ; comment il a été renversé, 

XV, 

Charrière(M"»* de) ; ses relations avec 

Benjamin Constant, m. 
Charte de Jean-sans-Terre ; consacre 

de grands principes, 131. 
Charte de 1814 ; 37, note, 115. 

— établit la responsabilité des 

ministres^ 95. 

— de 1830; 37, note. 
Chateaubriand ; approuve la terreur 

blanche, xii. 
Citoyens ; leurs droits, 9. 

— Des États modernes com- 

parés à ceux des Répu- 
bliques anciennes, 266. 

— Ils ne peuvent seuls, en 

France, maintenir l'or- 
dre public, 309. Fby. 
Armée. 

Civilisation (la) comparée à la bar- 
barie, 401. 

Classes éclairées, 56. 

— ignorantes, ibid. 

— pauvres; dangers auxquels 

les expose leur condition, 
241. 

— laborieuses; souffrent sous 

35, 



414 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



les gouvernements arbi- 
traires, 254. 
Clcrmont-Tonnerrc (Stanislas de), 

cité. 209,210. 
Coalition contre la France sous Bona- 
parte; ses causes, 67. 
Collèges électoraux sous Bonaparte, 
146^ 169. 

— sous la Restauration, 152. 
Collot-d'Herbois, cité, 354. 
Conunerce; chez les modernes, 264. 

— chez les anciens, 264 et 

suiy, 
<— Ses avantages et son in- 
fluence dans la so- 
ciété moderne, 266, 
267. 

— Son influence dans la 

république d'Athènes, 
267. 

— est un obstacle au des- 

potisme, 281 et suiv. 

— Quel est son vrai but, 

176. 
Commissions militaires. Voy, Tribu- 
naux d'exception, 74. 
Commune de 1871, 23. note. 

— Ses causes, 93, noie. 
Communes; considérations relatives 

à leur administra- 
tion, 312 et suiv. 
Voy, Pouvoir munici- 
pal. 

— " sont l'image en petit de 
la patrie, 316. 

-— La commune a de grands 
avantages pour les ha- 
bitants, 317. 

— * en est aimée, ibid. 

Concurrence ; est Tdme de l'industrie, 

240. 

— Cause d'équilibre, 246. 

Condorcet, cité, 347. 

Confiscations illégales, 290. 

Congres américain en 1794^ 314. 

Conseils de guerre, 387. Voy, Com- 
missions militaires , tribunaux 
d'exception . 

Consolations religieuses ; sont seules 

durables, 193. 
Conspiration. Voy, Babœuf. 

— Les gouvernements en 

voient partout, 129. 



Constant (Benjamin), sa vie et lea 
œuvres, 1 et suiv. 
— » Ses écrits politiques et lit- 
téraires, XIII, XVII. 

— jugé comme orateur par 

M. de Cormenin, xxii 
et suiv. 

— comparé à Berryer, xir. 

— Son caractère, xvin, xix. 

— jugé comme homme et écri- 

vain politique, xix et 
suiv. 
Constitution anglaise analysée, 19. 

— de Tan m, 27. 

— avait du bon, malgré 

quelquesdéfauts, i 40. 

Constitutions; la plupart ont péché 
par un vice essen- 
tiel, 20. 

■« — En quoi elles consistent, 

33. 

— Ce qu'était la consti- 

tution sousrancienne 
monarchie, 33 et 
suiv, 

— Comment on les inter- 

prète, 35. 
— ■ sont Tœuvre du temps, 
36. 

— de la France depuis 

1791, 36, note. 

— Ce qui arrive quand 

elles sont violées, 4 1 
et suiv. 
— ' Prétextes invoqués pour 
justifier leur viola- 
tion, 42. 

— On ne se fait pas en 

France une idée nette 
de ce que c'est, 79. 

— n'ont jamais garanti en 

France la liberté in- 
dividuelle, 181. 
Contemplation du beau; source de 

vertu, 195. 
Contradiction (la) est nécessaire aux 

gouvernements, "222. 
Contrebande, sous ^ancienne monar- 
chie, 241, note. 
Cordon bleu. Voy, Décorations. 

Cormenin(de),cité,23,134,135,148. 
Corruption politique; quelle est la 
plus dangereuse? 165. 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



415 



Courage civil, rare en France, 319. 
Cour du duc de Brunswick, m. 
Cours préTÔtalcs de la Kestauration, 
XI, 124. Voy, Tribunaux d'excep- 
tion. 
Créanciers de l'État, 296. Voy, Dette 

publique, rentier. 
Crédit public, 293, 299. 
Crimes ; motifs qui font hésiter à les 
commettre^ 330. Voyez 
Intention. 
— qui méritent la mort, 332. 
Voy, Peine de mort. 
Cromwell, 56. 

— comparé à Bonaparte, 
65 et suiy. 
Cultes; doivent être salariés, pour- 
quoi? 24. 



D 



Dauban, cité, 339. 
Daunou, cité, 188. 
Décorations; effet qu'elles produi- 
saient sous l'ancien 
régime, 256. 
— sont inutiles pour l'in- 
dustrie et l'agricul- 
ture, ibid. 
Déficit. Voy, Révolution. 
Délégation du pouvoir dans le gou- 
vernement populaire, 5. 
Délits politiques ; dans quels cas on 
ne doit pas leur appliquer la peine 
de mort, 331. 
Démagogie, 14, 15. 
Démagogues de 93 ; n'ont fait qu'ap- 
pliquer les principes de Rousseau, 
15. Voy, Terroristes. 
Démocratie; ce que c'est, 6. 

— autoritaire, 19, note, 
k-" socialiste, 305, note. 
Dépopulation des campagnes, 255. 
Dépositaires de l'autorité; ce qu'ils 

disent, 283. 
Députés ; ne doivent pas être salariés, 
pourquoi? 163 et suiv. 
" indépendants ; à quels signes 
on peut les reconnaître, 
166. 



Députés (les) sont chargés de sur- 
veiller la gestion des mi- 
nistres, 170. 

— Ce qu'ils devaient demander 

en 1815, 174, 175. 

— doivent s*occuper de leur 

département, 176. 

— ne doivent pas être grands 

fonctionnaires, ibid, 
.— Ce que les électeurs sont 
en droit d'exiger d'eux, 
177. 

— Dans quelles classes d'indi- 

vidus ils doivent être choi- 
sis, 180. 
Despotisme ; peut s'allier avec la 
souveraineté du peu- 
ple, 7. 

— Erreurs de Hobbes sur 

cette question, ibid, 

— et de Rousseau, 8. 

— des assemblées, 13, 14. 
— . d'un seul , ibid, 

— légataire de la démago- 

gie, 14. 

— est terrible quand il 

s'exerce au nom de 
tous, 15, 16. 

— Le calme qu'il produit 

n*est qu'une appa- 
rence, 84^ note. 

— Voy. Bonaparte. 
Détention (de la), 333 et suiv. 

. — On ne se rend pas compte 
combien elle est cruelle, 
ibid. 
— • est une peine nécessaire, 

335. 
— • Dans quellesconditions elle 

doit avoir lieu, ibid. 
— doit être surveillée par un 
pouxoir indépendant du 
gouvernement, 336. 
Détentions arbitraires; sont con- 
traires aux intérêts du gouverne- 
ment qui les ordonne, 125. 
Dette publique; intéresse une partie 
de la nation à l'accroisse- 
ment des impôts, 293. 

— a de fâcheux elFets, ï6id. 

— doit être scrupuleusement res- 

pectée, 294. 
— < Bau(iueroutes déguisées aux- 



416 



INDEX ALPHABETIQUE. 



quelles elle peut donner 
lieu, 294 et suiv. 

Dette publique ; on ne ranime pas le 
crédit eu la réduisant arbi- 
trairement, t07. 

Dettes des États; 292. 

Dictature à Rome, 20. 

DifTamation par les journaux, 231. 

Directoire, jugé par Beojamin Con- 
stant, 27. 

— Tiole la constitution, 38. 

— étouffe la presse, 236. 
Discours écrits; interdits par la 

Charte dans les assemblées 
représentatives, 140. 
— • Avantages de cette inter- 
diction, t6td. Voy. Par- 
lement. 
Discussion publique; est nécessaire 
dans les assemblées représenta- 
tives, 139. 
Dissolution des assemblées représen- 
tatives, 23. Voy. Assemblées. 
Distinctions honorifiques accordées au 

travail, 255. 
Dogmes religieux; les églises peuvent 
les changer sans le consentement 
de l'autorité civile, 191. 
Droit de conquête, 12 et suiv. Voy, 
Esprit de conquête. 

— de grâce, est un droit légitime, 

327. 

— divin, 11, note. 

— Le droit divin est ressuscité par 

Bonaparte, 58,59. 

— des gens, chez les Romains, 

309. 

— chez les modernes, ibid. 
Droits des citoyens ; en quoi ils con- 
sistent? 9, 13. 

— individuels; sont indépen- 

dants de l'autorité sociale, 
116 et suiv. 

— L'antiquité n'en a pas la no- 

tion, 262, 263. 

— des gouvernements sur l'in- 

dustrie, 239. 
Dundas (Henri), ministre de la guerre, 

est traduit devant la chambre des 

lurds, 108. 
Dynasties nouvelles; sont orageuses 

et oppressives, 48. 

— Napoléon en est I a preuve , 1 6. 



E 



Écrivains qui bravent la loi, 217, 

219. ^oy. Responsabilité. 

^— au service du pouvoir, 407. 

Éducation ; ne doit pas être aux mains 

de l'État, 278. 
Églises. Voy. Dogmes. 
Égoïsmes (les deux), 224. 
Électeur qui s'entretient avec lui- 
même, ce qu'il se dit, 169 
et suiv. 
Électeurs ; ruses auxquelles on a re- 
cours pour les tromper, 
178, 179. 

— en 1873; exemples de leur 

ignorance, 285, 286, note. 
Élection substituée à l'hérédité, 60. 

^^ directe ; indispensable dans 
un grand État, 137. 

>-^ Avantages qu*elle présente, 
ibid. 

— • Pourquoi nous nous en dé- 
fions, 149. 

— • retient les propriétaires sur 
leurs terres, 158. 
Élections ; deux causes les font dévier, 
en France, d'une bonne 
pratique, 145 et suiv. 

— n'ont jamais été libres en 

France, 147. 

— Comment elles se prati- 

quaient sous le second em- 
pire, d'après H. de Cor- 
menin, 148, note. 

— Il ne faut pas y admettre le 

principe de la notabilité, 
151. 

— Comment elles se pratiquaient 

d'après la Constitution de 
l'an VIII, 150. 

— Inconvénients de ce système, 

ibid. 

— sous le Consulat, 152. 

— n'offrent pas de trace d*une 

origine nationale, 153. 

— ne doivent pas, suivant Caba- 

nis, se faire par le peuple, 
153. 

— sectionnaires ; leurs avantages 

et leurs inconvénients, 155. 



INDEX ALPHABETIQUE. 



417 



Élections; formalités auxquelles elles 
sont soumises sous la Res- 
tauration, 177. 
•— en Angleterre, 160, 161. 
émeutes à Londres ; ne changent pas 

le gouvernement, 22b. 
Émotion ; ses efifets sont salutaires, 

193. 
Empire (le premier); ce qu'il a donné 
à la France, 172. Voy, Bonaparte 
et Napoléon. 
Emplois publics ; ne doivent pas être 
Tobjet d'un calcul intéressé, 
164. 
i— 4 11 faut en écarter les hommes 
cupides, 165. 
Emprunts, comparés aux impôts, 293. 

Voy, Dette publique. 
Encouragements donnés par les gou- 
vernements à l'industrie, peuvent 
quelquefois produire de fâcheux 
résultats; pourquoi? 246 et suiv. 
Énergie ; époques où on la redoute, 

159. 
Enfants j ne doivent pas être punis 

des fautes de leurs pères, 290. 
Éphores, leur rôle à Lacédémone, 

259. 
Esclavage; son influence sur la vie 

politique des anciens, 266. 
Esprit (1') sans la conscience est le 

plus vil des instruments, 187. 
Esprit de conquête (de l'), 373 et 
suiv. 

— de corps, 385. 

— militaire, 386. 

État (r) ; dans quelles conditions il 
conclut les marchés, 298, 
299. 
•~* Motifs qui doivent le porter à 
respecter les contrats qu'il 
a conclus avec les particu- 
liers, 300. Voy, Constitu- 
tion, gouvernement. 
États fédérés; comment ils doivent 

être oiganisés, 315. 
Europe moderne ; caractère des États 

qui la composent, 263, 264. 
Eiil ; ses funestes conséquences, 185. 

— ne doit jamais être appliqué 

hors des cas prévus par les 
lois, 186. 

— politique est un attentat, 276. 



F 



Factions; ont recours à l'arbitraire 

pour établir leur pouvoir, 8u. 
Fédéralisme; devrait être introduit 
dans notre administra- 
tion intérieure, 315. 
— Par quels moyens, 815 
et suiv. 
Finances de l'État, 293. Voy. Dette 

publique, impôts. 
Filangieri, cité, 23, 253. 
Fonctions représentatives ; doivent 
être occupées par des 
gens à l'aise, 164.Fo|/. 
Députés. 
— A quelle condition elles 
doivent être gratuites, 
165. 
Fonctionnaires publics; dans quelles 
mesures les journaux peuvent-ils 
s'occuper d'eux? 232, note. 
Voy, Agents. 
Fonds publics, 293. Voy. Dette pu- 
blique. 
Force (la) ne peut créer le droit; 

preuves, 1,2. 
Force armée. Voy. Armée. 
Formes judiciaires; ne sont pas ob- 
servées comme elles de- 
vraient l'être, 325. 

— Pourquoi elles sont indispen- 

sables? 326. 
—^ en Angleterre, ibid. 
•— sont la sauvegarde des accu- 
sés, 324 et suiv. 

— violées pendant la révolu- 

tion, ibid. 
France (la) ; ce qu'elle veut, 35. 

— Ses constitutions depuis 

1791, 30, note. 

• — a sollicité l'esclavage sous 
Bonaparte, 64. 

— • L'autorité y intervient tou- 
jours et partout, 161. 

— Tout le monde veut y don- 

ner des preuves d'esprit, 
221. 

— On y empêche le bien sous 

prétexte de prévenir le 
mal, 230, note. 



il8 



INDEX ALPHA61ÊTIQUE. 



France (la) n'imite dans sa politique 
que de mauvaises choses^ 
237, 238. 

— a été fatiguée par des essais 

de fausse liberté, 258. 

— Tableau de sa triste situation 

BOUS le premier empire, 

397 et suiv. 
Frédéric- Guillaume, roi de Prusse, 
veut établir 4a discipline dans les 
sectes religieuses, 207.* 



G 

Gach, auteur d'un livre contre le jury, 

323 et suiv. 
Gaieté contre les faibles; est une 

gaieté triste, 235- 
Ganilh, auteur d'un livre sur le re> 

-venu public, 300. 
Garanties individuelles en Angleterre, 
109. 

— dans les États modernes, 

276. 

— judiciaires, 319 et suiv, 

Voy, Formes judiciaires, 
tribunaux d'exception. 
'—' des gouvernements durables, 
36. 
Garde nationale ; quel doit être l'objet 
de cette institution ? 3 1 0. Foy. Ar- 
mée. 
Geôliers; leurs fonctions, 329. 
Girondins; pourquoi ils ont été les 
"victimes de la Terreur? 349, 350. 
Gloire ; n'est plus un mobile suffisant 

pour faire la guerre, 379. 
Gouvernement; de Lacédémone, en 
quoi il consistait? 
259. 

— de la Gaule, ibid, 

— de Rome, ibid. et suiv. 
— • de l'ancien régime ; 

mérite d'être sévère- 
ment jugé, 270. 
Gouvernement représentatif, inconnu 
dans toute l'anti- 
quité, 259. 

— Pourquoi? 260 et suiv. 

— Quelles sont les causes 

qui le rendent né- 



eessaire ai:gotird'hui? 

282. 
Gouvernement représentatif; En quoi 

il consiste , ibid. 

Voy, Assemblées, 

élections. 
— ' révolutionnaire ; ce 

qu'il a été, 75, 76, 

Voy. Terreur. 
-^ La liberté de la preste 

est une force pour le 

gouTemement, 220. 
-^ le gouvernement est so- 

Udaire des journaux 

qu'il censure, ibid, 
-— ne 'doit pas avoir de 

défenseurs privilé - 

giés, 223. 
-^ Sa base en France est 

dans la capitale, 

226. 

— Dangers de cette situa* 

tion, ibid, 

— doit intervenir le moins 

possible dans l'in- 
dustrie, 247 et 8niv« 

— Dans quel cas seulement 

et comment il doit 
intervenir, 249 et 
suiv. 
•— Quels doivent être ses 
rapports avec le 
pouvoir mnnicipid, 
3 1 3 et suiT. 

— sous la Terrenr ; quels 

étaient ses droits et 
comment il les a ou- 
trepassés, 342, 343 
et suiv. 

— faible; ses effets, 365. 

— fort; comment il doit 

se conduire, 366 et 
suiv. 

— ne doit pas s'allier avec 

les partis, 367 et 
suiv. 

— Il ne doit être que pré- 

servateur, 370. 
— ■ livré à Tesprit de con- 
quête ; son action sur 
la masse de la na- 
tion, 389 et suiT. 

— militaire; ce qu'il fait 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



41 



pour pousser les 
peuples à la guerre, 
390. Voy. Bona- 
parte, Constitution^ 
France, Illégalité. 
Gouyemements ; prétendent a-voir le 
droit de violer les 
constitutions, 58. 

— - Prétextes que l'on in- 
voque pour les sau- 
ver, 39. 

-— ont intérêt à respecter 
la légalité, 41. 

— despotiques ; jugés par 

Mirabeau, 55, note. 

— Leur existence est in- 

compatible avec Par- 
bitraire, 73. 

"^ Ce qu'ils disent pour se 
justifier, ibid. 

—- Leurs intérêts ne sont 
pas toigours con- 
formes à ceux des 
gouvernés, 82. 

i — se perdent par l'in- 
terruption de la jus- 
tice^ 90. 

-^ On leur accorde tout 
ce qu'ils demandent 
pour être tranquille, 
171. 

■ — nuisent à la religion 
quand ils y inter- 
viennent, 199. 

•^— mettent le charlata- 
nisme dans leurs 
moyens, 249. 

•=^ ne peuvent rien chan- 
ger aux besoins des 
peuples, 253. 

— Limites de leur auto* 

rite, 280. 

— < Quels sont leurs nou- 
veaux devoirs? ibid, 

— - ont emprunté aux Ré- 
publiques antiques 
ce qu'elles avaient 
d'oppressif, 275. 

•— se corrompent par la 
richesse, 302. 

— Leurs devoirs dans les 

réactions politiques, 
367 et suIt. 



Gouvernements; commettent un ane. 
chronisme en pous- 
sant aujourd'hui les 
peuples à la guerre, 
379. 
Gracques (les) ; conséquences des 
mesures prises contre eux par le 
Sénat, 89. 
Granier de Cassagnac, cité, 339, 

349, note. 
Guerre ; est un moyen de faire ou- 
blier le despotisme, 65. 
< — • Comment Bonaparte en a usé? 

ibid» 
—-> Quel est son but, 264. 
< — • comparée avec le commerce, 
ibid, 

— repousséc par les intérêts, 265. 
• — ■ est barbare, mais inévitable, 

305. 
— - n'est pas toujours un mal; 
pourquoi? 373, 374. 

— chez les anciens, 375, 376. 
— « chez les modernes, 376. 

— Prétextes mis en avant pour y 

pousser les peuples, 391. 
•—Par quels moyens on lève des 

hommes pour faire la guerre? 

393. 
— • défensive, 397. 
— • Ses résultats, ibid» 

— offensive, ibid, 

— inutile; ses effets, 406. 
Guillaume III ; pourquoi les Anglais 

lui ont donné la couronne? 60. 
Guise (les) assassinés par Ilenri III ; 

effets de ce crime, 90. 
Guizot, cité, 305, note. 



H 



Hasard (le) ; il ne faut pas l'introduire 

dans la vie des hommes, 247. 
Hérédité ; cominent elle s'est fondée? 
51, 52. 
>— a des charmes pour les 
peuples; exemple tiré de 
l'histoire d'Angleterre, 
61. Voy» Élection. 



420 



IKCEX ALPHABéTIQUE. 



Hiérarchie politique ; ses divers de- 
grés, 82. 

Histoire; n'est pas une étude de 
phénomènes isolés, 68. 

Hobbes; sa théorie du despotisme, 6. 

Holback (le baron d*); causes qui 
l'ont poussé à l'athéisme, 198. 

HenrillI, 89. 



Illégalité; cause de ruine pour les 

gouvernements, 40. 
Impôts ; pourquoi on les paye ? i 1 6 . 
à Paris, en 1784, 177, 
note. 

— Dans quelles limites ils doi vent 

être contenus, 301. 

— Effets qu'ils produisent, 301 

et suiv. 

— sous Louis XIY, leurs effets, 

303, note. 

— sous Louis XV, ibid. Foy. 

Dette publique, propriété. 
Imprimeurs ; limites de leur respon- 
sabilité, 210. 
Indépendance des tribunaux, 182. 

Voy» Formes judiciaires. 
Individu (!') est chez les anciens sou- 
verain et esclave, 262. 
-^ est indépendant dans la vie 
privée chez les modernes, 
ibid. 
Industrie de l'homme ; est la plus in- 
violable de ses propriétés, 
244. 
" Comment et pourquoi elle 

doit être libre? 239. 
—- ne peut être réprimée que 
quand elle viole les lois 
générales, ibid, Voy, Pri- 
vilèges. 

— s'endort quand elle compte 

sur les subventions de 
TEtat, 250. 

— Quels sont les éléments de 

sa production, 253. 

— Faux systèmes auxquels elle 

a donné lieu, 256, 257, 
note. 



Industrie de l'homme ; ses progrès, 

289. Voy, Primes, Secours. 
Institutions politiques; ce qa'eUei 
doivent être dâni u 
gouvernement fondé 
sur le principe de U 
souveraineté du peuple, 
13. 
— • sont des contrats ioeompt* 
tibles avec Partnfnire, 
72. 
— doiTent faire l'édoeatioi 
morale des eitoyesi, 
285. 
-^ A quelles conditions eiln 
sont stables, 361 et 
suiv. 
— • Comment elles s'll^e^ 
missent, 369. 
Insurrection légale chez les Crétoii, 

23. 
Intention ; ne doit pas être confondoe 
avec l'action, 331. Foy. Pdiede 
mort. 
Intérêt (1*) est le complice de U 

tyranm'e, 63. 
Intérêt général ; en quoi il eooiilie, 

155, 317, note. 
— -> Comment il doit agir daMki 

élections? ibid. 
— particulier ; sait trouver da 
occupations profitables,l53< 
Voy, Secours. 
Intérêt de l'argent k Athènes, 265. 
Intolérance ; dans quel cas oa peat h 

concevoir, 191. 
Intolérance civile, comparée ilii* 

tolérance religieuse, 191. 
Inventeurs; comment ils sont ae|Millis 

en Angleterre, 250. 
Inviolabilité du roi ; entrune la rei- 
ponsabilité des ministres, lOt <* 
suiv. 



Jordan (Camille) ; ce qu'il dit des pv> 

tis, 128. 
Joseph II, empereur ; éehooe ém li 

tentative d'établir la toUraMSt 

204. 



INDEX ALf iîABÉTiQUE. 



m 



foumaux; lear influence, 219. 
— < Respoosabllité légale qui 
doit leur être imposée, 
2t0, Voy, GouTerne- 
ment. 

— en Angleterre, 221,tl2. 

— publiés aTec l'autorisation 

du gouTemement, ne lui 
sont pas utiles, 223. 

— sont à peu près la seule 

lecture en France; pour- 
quoi? 224. 

— ne produisent de bons effets 

que s'ils sont libres^ 
229. 

— sont nécessairement réser- 

vés sur la calomnie, 
quand la presse est libre, 
231. 

— 11 doit leur être interdit de 

s'occuper de la vie pri- 
vée, ibid, 

— Comment on peut les em- 

pêcher de diffamer? 232, 
note. 

— ne doivent pas attaquer 

les ministres comme in- 
dividus, 232. 

— pendant la révolution; ce 

qu'il faut en penser, 2 3 5 . 

— sont l'unique garantie 

contre l'arbitraire, 236. 

— anglais; leur influence, 

227. 
loumées des ouvriers. Voy, Sa- 
laires. 
Juges ; quelle est la garantie de leur 
indépendance? 182. 

— amovibles; sont dangereux, 

319 et suiv. 
— • Dans une monarchie ils ne doi- 
vent pas être électifs, 320. 

— doivent être bien payés, 34. 
Jurandes. . Voy. Système industriel. 
Jurés ; quelle est la garantie de leur 

indépendance, 182. 
Juridiction communale, 312. 
Jury ; devrait être appliqué aux agents 
subalternes pour lesabus com- 
mis dans l'exercice de leurs 
fonctions, it4. 
— - Garanties qu'il présente, ibid. 
•^ Éloge de cette institution ; réfu- 



tation des arguments par les- 
quels on l'attaque, 321 et 
suiv. 

Jury; en Angleterre, 323. 

Justice est seule souveraine, I i , note. 
— militaire, 387. 



Laboulaye (Edouard), éditeur de Ben- 
jamin Constant, a rendu 
un grand service en le 
publiant, v. 

— cité dans l'introduction, 

passim, 

— et dans le cours du livre, 

8, 19, 29, 36,77, 92, 
138, 142, 153, 155, 
161, 162, 176, 177, 
188, 192, 198, 210, 
289, 290, 329, 353, 
363, 377. 

Lacédémone. Voy, Gouvernement. 

Lafayette, cité, 284. 

Lamartine, cité, 348* 

Lanfrey, cité, 44, 66. 

Lebas, conventionnel, cité, 343. 

Légitimité ; il y en a de deux sortes, 59. 

— Ce qu'en dit M. de Vil- 

lèle, 126. 

— seule, elle n'est pas une 

force contre les forces 
destructives de la so- 
ciété, 126. 
Ligomanie (la), brillant pamphlet de 
Cormenin; extrait, 134 et suiv., 
note. 
Lemontey, cité, 34. 
Lezay (Adrien de) a réhabilité la 

Terreur, 337 et suiv. 
Lettres de cachet; ont été l'une des 

causes de la Révolution, 171. 
Liberté; toujours invoquée dans les 
constitutions et toujours 
violée, 167, 168. 
— > mal comprise par Hably,2 7 2. 
-^ considérée dans ses rapports 
avec la liberté indivi- 
duelle, 279. 
— ' Ses avantages et son éloge, 
284. 

36 



422 



INDEX ALPHABETIQUE. 



Liberté ; erreur de ceux qui yeulent 
y arriver par L'arbitraire, 
356. 

— est d'un prix iaestimable ; 

pourquoi? 355. 

— Comment on peut la faire 

comprendre à une nation? 
ibid, 

— des anciens et desmodernes ; 

en quoi elle diffère, 258 
et 6uiv. 

— Des anciens dangers qui la 

menaçaient, 283. 

— Des modetnes dangers qui 

la menacent, ibid. 

— individuelle; discussion à 

son sujet, 1 8 1 et suiv. 
*~ est la base et le but des as- 
sociations humaines, 1 S 1 , 
182. 

— Indication des principaux 

ouvrages oùil en est traité, 
188. 

— agricole; ses bienfaits, 255. 
— ' industrielle, 259 et suir. 

— des cultes \ garantie de sécu- 

rité universelle, 1 72. 

— Seule idée raisonnable rela- 

tivement à la religion ; 
preuves, 189 et suiv. 

-— de la presse ; comment elle 
était pratiquée sous Na- 
poléon I", 173. 

""* Discussion à sou sujet, 212 
et suiv. 

-" est le rempart de la répu- 
tation des particuliers, 
230. 

— ne doit pas ouvrir la car- 

rière aux passions hai- 
neuses, 233. 
Libertés; elles l'enchainent toutes, 

87. 
Liste communale ; ce que c'était d'a- 
près la constitution de l'an 
VIII, 150, note. 
— départementale; ce que c'était 
d'après la constitution de 
l'an VIU, 150. 
Listes d'éligibles, repoussées par 

l'opinion, 150. 
Littérateurs ; les gouvernements ne 
sont pas juges de leur mérite, 256. 



Livres ; on ne doit pas les soumet 
à un régime préventif, 2 

— On n'en lit pas eu Fraoce, î 

Voy, Liberté de la prc: 
Loi de Valérius Publicola, 41. 
— des suspects; est affreuse, 3 

Voy. Terreur. 
Lois ; ne doivent être obéies 
quand elles ordomieiit 
choses justes, 10. 

— Comment il faut se cond 

à regard des maur: 
lois? ibid, 

— Par qui elles doivent 

faites, 19. 

— politiques che» diten | 

pies, 23. 

— Leur autorité en matière i 

gieuse, 118. 

— ne suffisent pas pour c 

des délits, ibid. 

— ont été atroces pendau 

Terreur, 119 et suiv. 

— n'ont été souvent qu'ua 

strument de despoti: 
121. 

— Dans quels cas elles pen 

leur caractère obligalo 
ibid. 

— Pourquoi le» hommes s'y 

mettent? ibid» 

— ne sont point valables qi 

elles sont contraires i 
morale, ibid, 
— • Dans quel cas elles ne 
pas des lois, 122. 

— d'exception; sont au non 

de quatre en 1816, i< 

— Gomment on Cherche à 

excuser? 123,126. 

— sont impuissantes après 

révolutions, 127. 

— Leur multiplicité est un ç 

abus, 134. 
— ■ ont de nombreuses lacs 
135. 

— sont mal discutées dâos 

assemblées, t/'id.,Do^ 

— • Comment on les discul 

Angleterre? 217,218 

— en France, 218. 

— • réglaient les mœors cbe 
anciens^ 362. 



INDEX ALPHABETIQUE. 



423 



Lois en Egypte, 272. 

— à Sparte, ibici, 

— Dans quelles circonstances 

elles sont parfaitement 
justes, 327. 

— économiques. Voy. Produc- 

tion. 
Louis XIV } son pouvoir absolu, 34, 
note. 

— Ses conquêtes, 400. 

— cité, 291, 403. Voy. Re- 

ligion. 

Louis XYIII; sa conduite indigne 
Tis-à-vis de Marie-Antoinette, xii, 
note. 

Louis-Philippe ; fait un don à Ben- 
jamin Constant, xir. 



M 

Blably; ses théories ont été funestes 

à la révolution, 271 et 

suiv. 

— Erreurs de son système, 274. 

Machiavélisme; en quoi il consiste, 

78. 
Machiavel, cité, 23, 154, 355, 392. 
Machines, leur influence sur le tra- 
vail, 289. 
Maîtrises. Voy. Système industriel. 
Majorité dans le gouvernement po- 
pulaire ; où s'arrête son 
pouvoir? 4. 

— A quelles conditions elle 

peut ôtre forte dans les 
assemblées représentati- 
ves, 136. 
Blarchés passés entre l'État et les par- 
ticuliers, 299. 
Maris chez les Athéniens ; ressem- 
blent à ceux des sociétés modernes, 
267,268. 
Marrast (Armand), cité, xi. 
Massacres de septembre ; ont été pré- 
parés de longue main, 
349. 

— Nombre «les victimes qu'ils 

ont faites, ibid,, note. 
Médiocrité (la) n'est pas toujours 
paisible, KiO. 



Micbclet, cité, 34 K. 

Mignet, cité, 348. 

Milice sous l'ancienne monarchie, 

396. 
Ministres ; doivent être responsables, 
95. 

— Dans quelles circonstances, 

96. 

— Limites de leur responsa- 

bilité, 96 et suiv. 

— sont jugés par un tribunal 

particulier, 99. 

— Pourquoi ils ne doivent pas 

être jugés par les dépu> 
tés, 100. 

— ni par les tribunaux ordi- 

naires, ibid. 

— ne doivent pas être frappés 

de peines infamantes, 
101. 

— doivent être admis à jouir 

du droit de grâce, pour- 
quoi? 102. 

— Comment ils ont été punis 

en Angleterre, 108. 

— ne dépendent que du chef 

de l'Etat d'après la con- 
stitution de 1852, 1(0, 
note. 

— doivent siéger dans les As- 

semblées comme mem- 
bres élus, 143. 
— • ne doivent jamais excéder 
leur budget, 170. 
Minorité; sa force dans les Assem- 
blées représentatives, 136. 
Mirabeau^ cité, 55, 84, 85. 
Mogols ; ont inventé des moulins à 

prières, 205. 
Monarchie, ce que c'est, 7. 

— Ses divers caractcreS| 

45. 

— avant la révolution, Voy. 

Constitution. 

— anglaise, 46. 

— constitutionnelle ; sur 

quelles bases elle doit 

reposer, 17 et suiv. 

Voy. Assemblées, Roi, 

Ministres. 

Montesquieu s'est trompé sur le ca- 

racliTo de la liberté 

cher. les anciens, 27 3 . 



INDEX ALPHABÉTIQUE, 



AU 

Montesquieu, cité. Î3, 49, 154, 159, 

306, 399. 
Morale ; en quoi elle consiste, 70, 
71,247. 

de l'intérêt; ne suffit pas à 

un peuple, 203. 
Moulins à prières chez les Mogols, 

205. 
Mouvement de 89, comment il a été 
détourné de sa tendance naturelle, 

14. . ., 

Mouvements populaires ; par qui us 

sont dirigés, 366. 



N 







Nations conquérantes, 398. 

Leur fortune a un terme 

inévitable, 403. 

conquises; comment elles 

sont traitées, 399, 400 et 
suir. 
__- guerrières; peuvent avoir 
de grandes qualités, 374. 
modernes ; ce qu'elles veu- 
lent, 265, 377. 

n'ont rien à espérer des 

conquêtes, 406. 
Napoléon ; ce qu'U dit des Français, 
48. 

comparé à Cambyse et 

Attila, 407 et suiv. 

Béflexions sur sa chute. 

407 et suiv. Voy. Bo- 
naparte, Esprit de con- 
quête, France, Guerre, 
Liberté de la presse, 
Usurpation. 
Napoléon (Les deux), ce qu'ils ont 
fait tuer d'hommes, 
X, note. 
Necker,cité, 177,293, 396. 
Noblesse héréditaire ; remarques aux- 
quelles elle donne lieu, 51. 
Nomination des fonctionnaires, 28, 
— 11 appartient au monarque 
constitutionnel d'en déci- 
der seul, ibid» 
Notabilité ; est une mauvaise base 
électorale, 151. 



Obéissance ; passive ades limites, 113. 

— à la loi; doit-elle être 

absolue? 116 et suiv. 
Voy, Lois. 
Opinion publique ; se calme par la 
discussion, 222. 

est la base la plus solide 

des gouvernements, 22*. 

décide seule du mérite, 256. 

. , Les gouvernements nie doi- 
vent pas la combattre, 

370. 

Il ne faut point lui sacrifier 

les principes, 371. 

— publique ; en ^Angleterre, 

227. 
Orateurs; doivent parler d'abondance 
dans les assemblées représentati- 
ves, 140. 

Organisation du travail d'après les 
socialistes; résultats qu'elle a pro- 
duits, 256 et 257, note. 

Organisation sociale telle que la veu- 
lent les conquérants, 402. 

Ostracisme à Athènes ; sur quoi il 
reposait? 276. 

Ouvriers ; réflexions sur leur condi- 
tion, 241. Voy, Industrie. 



Paix perpétuelle; n'est qu'un rêve, 
305. Voy. Guerre. 

Paix (la) est l'idéal des sociétés mo- 
dernes, 398. 

Pairs de France, sont les juges des 

ministres, 100. 
Pamphlets, sont libres en Angleterre, 

217» 
Parlem'ent d'Angleterre, désapprouve 
la guerre et la fait, 137. 

— Les discours écrits y sont 

interdits, 142, note. 

— comparé aux chambres 

françaises, 165. 
Paris, sacrifié aux départements, 177. 
^ Ce qu'il payait d impôts en 
1784, i6td.,note. 



INDEX ALPHABETIQUE. 



425 



is; grandeur de son influence 
sur le reste [de la France, 
224. 

— Époques où il a décidé seul 

des destinées du pays, 225* 
Yoy. Salon, 
lis politiques; comment ils com- 
prennent Tauto- 
rité) 3. 

— dans la république 

romaine, 21. 

— ne sont pas à l'abri 

de leurs propres 
doctrines, 74. 

— ont de notre temps 

perdu la France, 
93, note. 

— Comment ils se 

conduisent à re- 
gard des vaincus, 
105. 
cal; ce qu'il dit de Tobéissance 
lux lois^ 117. 
sions; sont inexplicables par le 

raisonnement, 194. 
— ' nobles, oot deTaffinité avec 
le sentiment religieux, 
194. 
riotisme local; son éloge, 316. 
vres (les); ne peuvent rien, 202, 

— Tableau de leur triste condi- 

tion, 243, 329. 

— La loi doit être indulgente 

pour eux, 330. Voyez 
Classes pauvres, 
ivreté; cause de corruption pour 
e peuple, 302, 303. 
ne de mort, 328. 
< Principaux ouvrages qui en 

traitent, ibid.f note. 
« La société a le droit de l'ap- 
pliquer^ 328 et suiv. 

— Comment elle se justifie, 329. 

— Dans quels cas elle peut être 

appliquée, ibid, 
isée; est la propriété sacrée de 
/homme, 209,210. 
'sécution religieuse; conduit cer- 
tains hommes à Tineré- 
dulité, 195. 
. — Ses effets, 207, 208. 
uple; sa souveraineté définie par 
Rousseau, 8. 



Peuple; sa volonté ne suffit pas pour 
légitimer ce qu'il veut, 9. 

— Définition de ses droits, 13. 
.— a été opprimé au nom de sa 

propre souveraineté, 14. 

— - a un grand instinct pour 
choisir ses représentants, 
145. 

— > Un peuple où manque le sen- 
timent religieux est un 
peuple déshérité, 196. 

— • On lui reproche de mal 
choisir ses fonctionnaires 
àTélection, 154. 

— devient impie par imitation, 

204. 
Peuples ; ne se détachent jamais de 
la liberté, 58. 
— • de Tantiquité ; pourquoi la 
guerre était leur princi- 
pale occupation? 375. 

— del'Europe moderne ; pour- 

quoi ils répugnent à la 
guerre? 376. 

— guerriers ; ont eu des mo* 

biles plus élevés que l'in- 
térêt, 380. 
Plébéiens à Rome, 21. 
Plébiscites à Rome, 21. 
Plouard, avocat, cité, 37. 
Police; agit arbitrairement, 182. 
•— La censure des journaux lui 
donne de granos embarras, 
221. 
Politique ; se rapproche des selences 

exactes, 92. 
Polythéisme, 400. 
Pouvoir discrétionnaire, 276. 

— > d'un seul homme ; ses dan- 
gers, 11, 81. 

— politique; son essence est 

d'abuser, 28. 

— ' exécutif ; dans quelles condi- 
tions il doit s'exercer, 25. 

— • Quels sont ceux qui ont inté- 
rêt aie ménager, 28. 

— doit être séparé du pouvoir 

suprême, ibid. 
> — Ses rapports avec le pouvoir 
communal, 313. 

— législatif ; a souvent fait du 

mal en France ; pourquoi ? 
149. 

36. 



426 



INDEX ALPHABETIQUE. 



Pouvoir ministériel ; dans quels rap- 
ports il doit être avec le 
pouvoir royal, 17, 

— Ses attributions, 28. 

- _- , muDicipal ; comment il doit 
être organisé, 311 et 
suiv. 
.— est presque toujours en 
France en opposition avec 
le pouvoir central, 313. 

— Ce qu'il doit être, 314. 

— républicain; en quoi il dif- 

fère du pouvoir de la 
royauté constitutionnelle, 
26. 
— * ne peut être irresponsable, 
ibid, 

— royal, dans les monarchies 

constitutionnelles, 17 et 
suiv. 
. — est un pouvoir neutre, 18. 

— Causes de son affaiblisse* 

ment en France^ 31. 

— royal en Angleterre, 29, 
Pouvoirs politiques ; sont au nombre 

de cinq dans la monar- 
chie constitutionnelle, 
18. 
— • Comment ils sont distribués j 
18, 19 et suiv. 
Prières. Voy. Moulins. 
Primes données à l'industrie par les 
gouvernements ; ne sont pas sans 
inconvénients; pourquoi? 246 et 
suiv. 
Principes ; sont la base la plus solide 
des gouvernements, 9 1 . 
•— • En quoi ils consistent, 92. 
Privilèges industriels ; en quoi ils con- 
sistent, 240. 
--. Comment ils sont appliqués 

en Angleterre, ibid, 
— Inconvénients qu'ils pré- 
sentent, ibid et suiv. 
—*> commerciaux en Portugal ; 

leurs résultats, 242. 
— ' en Angleterre, ibid. 
Prison. Foy. Détention. 
Production ; lois économiques qui la 
régissent, 254. 
^-* agricole, 253. 
_« manufacturière, ibid. 
Prohibition en matière de commerce 



et d'industrie ; discutée et jugée, 
241. Voy. Système. 
Propriété ; comment elle est modifiée 
par le commerce, 281. 

— Elle n'est pas antérieure 

à la société, 287. 
— • Ses orig^es, 288. 

— est inviolable , 287 et 

suiv. 

— est le plus actif élément 

du progrès, 289. 

— Limites dans lesquelles 

elle est soumise à Tac- 
lion de la société, 290. 

— est liée à Texistence ho- 

maine, ibid. 

— foncière; ses avantages 

au point de vue de l'État, 
292, 293. 

— est en butte à deux es- 

pèces d'atteintes indirec- 
tes, 292. 
Propriétaires; sont les appuis natu- 
rels des gouverne- 
ments, 53,54, 158. 
Provinces ; ne doivent pas recevoir 
les opinions de Paris sans examen, 
226,227. 



Q 

Quinet (Edgud), cité, 319. 



R 

Raisonnement; met des bornes à l'o- 
béissance passive, 113. 
Réactions politiques; 77, 361 et suiv. 
»- Il y en a de deux sortes, 

362 et suiv. 
•— contrôles idées, 363. 
.— contre les hommes, ibid. et 
suiv. 
Réformateurs socialistes, 256, 257. 
Religion ; est la plus naturelle de nos 
émotions, 193. 
— Pourquoi elle a été en butte 
à de fréquentes attaques, 
197. 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



427 



RelîgiOB ; est toujours compromise 
quand les p^ouvernemcnts 
■y iutervienneut, 199. 

— Ce qu'elle eût gagné, si 

elle avait été toujours 
libre, 199. 

< — Grands et salutaires effets 
qu'elle a produits, ibid, 
et suiv. 

— > Les mesures compressives 
de Louis XIV l'ont af- 
faiblie, 200. 

— défendue souvent par des 

hommes qui n'y croient 
pas, 201. 

— Erreur de ceux qui disent 

qu'elle n'est nécessaire 
qu'au peuple, 202. 

— crée une morale plus haute 

que celle de l'intérêt, 
203. 

— ne doit pas être une simple 

forme, ibid. 

— est Topinion de chacun 

sur ses relations avec 
Dieu, 210. Koi/. Liberté, 
Sentiment religieux. 
Rémusat (Charles de), cité, 188. 
Kentes sur l'État ; créent une classe 
de propriétaires moins utile que 
celle des propriétaires fonciers, 
292. 
Représentation nationale ; ce qu'elle 
est ou doit être en 
— France, 79, 80, 

161. 
République; ce que la France en 
pensait en 1798, v. 

— touche de près à la mo- 

narchie constitution- 
nelle, 17. 

— déGnie par M. de Cor- 

menin, 22,23, note. 

— comparée à la monar- 

chie constitution- 
nelle, 27. 

— Quels effets elle a pro- 

duits en France, 45, 
note. 

— ne donne pas toujours 

la liberté, 45, 4G. 

— française ; a été perdue 

par la Terreur, 33b. 



V 



République française ; ne doitpasêtre 
confondue avec la 
Terreur, 350. 

— Comment doivent être' 

jugés ses fondateurs, 
351, note. 

— Remarques sur ses ori- 

gines, 354, note. 
—* romaine; vices de sa 

constitution, 20. 

— Pourquoi elle a été 

guerrière? 377. 

— suisse, 46. 

— hollandaise, ibid, 

— de Genève, ibid. 
Républiques anciennes; leur carac- 
tère^ 263. 

— Leur gouvernement 

n'est point applica- 
ble aux nations mo* 
dernes, 275. 

— étaient contraires à la 

liberté individuelle, 
ibid. 

— modernes ; en quoi 

elles diffèrent des 
anciennes j 45. 
Responsabilité ; séparée de la puis- 
sance, 26. 
— est illusoire dans les 

républiques, 27, 28. 
< — «. des écrivains, 217. 

Voy. Agents, Mi- 
nistres. 
Rétroactivité j destructive des lois, 

121. 
Révolution française; comment se 
sont conduits ceux qui 
prétendaient sauver la 
patrie, 43. 

— Sa grande faute a été de 

n'avoir qu'une assem- 
blée, 138. 

— heureuse, malgré ses 



excès, 259. 



le 



Ses diverses causes j 

déficit/ 170. 
a subi l'influence des 

souvenirs de l'antiquité, 

270. 
Éloge de ceux qui l'ont 

faite, ibid, 
L*influence de Rousseau 



\ 



428 



INDEX ALPHABÉTIQUE. 



lui a été funeste, 271. 
Révolutiou française ; pourquoi elle a 
échoué dans ses tentati- 
ves d'organisation poli- 
tique, 274. 

— a pris pour faire la 

guerre le prétexte de 
l'affranchissement de» 
peuples, 391, 392, 
note. Voy, République 
française, 

— d'Angleterre, 362. 
. — de Juillet, xr. 

RévolutioDSj à quoi elles tendent; 
causes des réactions 
qui les suivent, 361 et 
suiY. 
Richesse ; a de graves inconvénients 
pour les individus, quand elle est 
excessive, 302. 
Robespierre, 326, 354, 347. 
Roi; ce qu'il est dans un pays libre, 
21, 22. 
-^ Grandeur de son rôle, ibid, 

— héréditaire; son caractère, 23 

et suiv. 

— Ce qu'il représentait sous l'an- 

cienne monarchie, 34, note. 

— constitutionnel ; doit être invio- 

lable, 102. 
— • d'Angleterre; pourquoi il est 
vénérable, 52. 
Rois; leurs prérogatives sous une 
constitution libre, 31, 32. 

— fainéants ; valent mieux que les 

rois usurpateurs, 4S. 
•— de France; ont créé de nom- 
breux tribunaux d'exception, 
131. 
Rois (les) ne sont pas, comme le di- 
sait Louis XIV, les maîtres 
des biens de leurs sujets, 
291. 
— • Funestes effets de cette théorie, 

ibid, 
Romains; leur politique, 400. Voy. 
Gouvernement, Nations, Républi- 
que. 

Rousseau (J.*J')> ^ ^""'^ ^^^ idées 
très-fausses sur la souve- 
raineté du peuple; ré- 
futation, 5 et 6, 
• — Ses principes sur la souve- 



raineté absolue du peu- 
ple appliqués par la Ter- 
reur, 15. 
Rousseau (J.-J); Seserreursau sujet de 
la liberté des cultes, 1 90. 

— donne des prétextes à toutes 

les prétentions de la 
tyrannie, ibid. 

— ses théories politiques ont 

été funestes à la Révolu- 
tion, 271 et suiv. 
• — très-ignorant en écono- 
mie politique, 301. 



S 



Saint-Just, conventionnel, cité, 343 • 

Salaires ; le prix n'en doit pas être 
fixé par les gouvernements, 245. 

Salon (un) de Paris en 1795, iv et 
suiv. 

Salut public ; prétexte spécieux, 90. 

Say(J.-R.), cité, 254, 295. 

Secours accordés par le gouverne- 
ment aux classes industrielles et 
agricoles, en cas de calansités; ef- 
fets qu'ils produisent, 251. 

Sectes; leur multiplicité est favorable 
à la religion, 205, 
— • à la morale, 206. 

Sénat ; sous les Césars, 56. 
— choisissait les députés en l'an 
VIII, 151, note. 

Sénatus-consulte à Rome, 4. 

Sentiment religieux ; est un obstacle k 
la tyramiie, 63, 64. 

— est l'une des plus fortes 

garanties de la liberté ' 
des peuples, 186, 187. \ 

— Pourquoi? 187. 

— Éloge du sentiment reli- "; 

gieux, ibid, 

— aboutit à la tolérance chez 

Renjamin Constant, 189, 
note. 

— et à la compression chez 

M. de Ronald, ibid. 

— Son absence dans certains 

hommes ne prouve pas 
l'absence de morale ,195. 



INBBX ALPHABETIQUE. 



439 



ScuUment religieux ; il est difficile de 
le définir^ 196. 
«— comparé aux autres senti- 
ments, 199. 
Séparation de l'Église et de l'État, 

ibid. 
Service militaire forcé, 394. 

— Ses fâcheuses conséquences, 

895 et SUIT. 
Servilité ; n'est pas une preuve de fi- 
délité, 372. 
Servitude ; est un linceul étendu par 
une main de fer, 187. 

— source d'égarement et de 

douleur, ibid, 
Sieyès ; objet d'une tentative d'assas- 
sinat, 347. 
Smith (Adam), cité, 254, 293, 301. 
Soldat ; se démoralise dans les guerres 

de conquête, 384. 
Soldats; dans quel cas ils doivent 
ou non raisonner, 308. 

— qui ne se battent que dans 

des vues dMntérêt^ sont 
odieux, 381. 
_ . Moyens dont on se sert pour 
les lever, 394. 
Sorel (Alexandre), cité, 339. 
Souveraineté du peuple ; en quoi elle 
consiste? 1 et suiv. 

— Ce qu'en dit M. de Bo- 

nald, 1 , note. 

— n'est pas la liberté, 2 . 

— est un mot quand elle 

n'est pas limitée, 
3,11. 

— Comment elle peut et 

doit l'être, 12. 

— n'exclut pas le despo- 

tisme; preuves, 7. 

— Elle peut conduire k 

tous les attentats, 
13. 

— Sur quelles constitu- 

tions elle doit s'ap- 
puyer, 12. 

— conduit à l'arbitraire 

le plus inouï, 13, 

149. 
Spinosa^ cité, 82. 

Spoliations commises par les gouver- 
nements, 201. 
Staël (M** de); ses relations avec 



Benjamin Constant, it,xvii, 

XVIII. 

Staël (M"*' de] ; détails sur son expul- 
sion de la France, vu. 
Stuart (les), 6 1 . 
Suard, son éloge, 217, note. 
Suède; la presse y est libre, 237. 
Suffrage politique (droit de) chez les 
anciens, 269. 
•^ chez les modernes, ibidm 

— universel ; il est facile de le 

fausser, 148. 
Système industriel de l'ancien régime, 
absurde et inique ; pour- 
quoi? 243 et suiv. 

— Détails historiques y relatifs, 

ibid»f note. 

— prohibitif; comment les fâ- 

cheux effets en sont com- 
pensés? 242. 
Système de la nature^ livre athée, 
sévèrement jugé, 198* 



Temps belliqueux, 399. 

Terreur (la) ; ne peut être excusée 

que par des sophismes, 11. 
Terreur (de la) et de ses effets, 337 

et suiv. 

— Réfutation de ceux qui veu- 

lent la justifier, ibid, 

— trouve encore aujourd'hui 

des apologistes, 338 et339, 
note. 

— Indication des livres contem- 

porains qui la condamnent, 
330, note. 
— • Ses principes seront éternel- 
lement dangereux, 340. 

— a été confondue avec le gou- 

vernement, 342. 

— Pourquoi elle était inutile, 

343. 
— • a causé les révoltes qu'elle 
prétendait prévenir, 347. 
Terroristes ; comment ils ont perdu 

la liberté^ 356 et suiv. 
Thiers, président de la République ; 
sa situation comparée à celle de 
Benjamin Constant, eu 1705, vi. 



430 



INDEX A.LPHABÉTIQUE. 



Tite-Iite, cité, 351. 
Tribunal révolutionnairey 826. 
— • Nombre de ses victimes à 
Paris, 339, note. 
Tribunaux d'exception ; ne produi- 
sent que de funestes 
effets, 74. 

— reconstitués sous le pre- 

mier empire, 124. 

— ont de graves inconvé- 

nients, 125 et suiv. 

— sous l'ancienne monar- 

chie, 131, note. 
— • sous le second empire, 
132, note. 

— n*ont été pendant la Ré- 

volution que les instru- 
ments des partis, 319. 
■ — Quelle /est la garantie 
de l'indépendance des 
tribunaux? 182. 
Tribunal ; comment il est organisé 

par Bonaparte, vi. 
Tribuns, leur rôle à Rome, 21, 259. 
Travail ; pourquoi il est une cause de 
moralité? 247. 

— ■ ne comporte pas de distinc- 

tions honorifiques , 255. 

— manuel, 389. Voy. Organi- 

sation. 
Temaux (Mortimer), cité, 339. • ^. 

u 

Unanimité; est signe de servitude^ 

222. 
Uniformité; est le grand mot d'au- 
jourd'hui, 402. 
Usurpation; eu quoi elle consiste, ses 
résultats, 47 et suiv. 
-— est essentiellement dif- 
férente de la monar- 
chie, 54. 
— aussi dangereuse dans la 
république que dans 
la monarchie, tôtd. 



Usurpation ; effets désastrenx qu'elle 
produit en Frai^ 
BOUS Bonaparte, 55. 

Usurpateurs ^ comparés aux rois lé- 
gitinaes, 50. • 

— Vices de leur goover- 
'' nement, 50, 51. 

— Par quelles voies ils 

arrivent ao pouvoir, 
49. 

— ont besoin de faire 

la guerre, 50. 

— Comment ils se sou- 

tiennent, 52. 

— Pour être grands, ils 

doivent être terri- 
bles, 52. 



Vénalité des charges de judicature ; 
avait quelques avantages, 320, 
note. 

Veto royal, impuissant contre les as- 
semblées, 138. 

Vie privée ; pourquoi les journaux ne 
doivent pas s'en occuper, 2 3 i , note. 

Vieillesse ; époque sombre, 193. 

Villèle (de); ce qu'il dit de la. légi- 
timité^ 126. 

Victoires militaires ; quels sont ceux 
qui s*y intéressent, 398. 

Volonté générale : comment elle peut 
s'exercer dans le gouvernement, 2. 

Voltaire, grand jurisconsulte, 319. 

w 

Warren HasUogs, gouverneur des 
Iodes, est traduit devant le Par» 
lement, 108, note. 



Xénopbon, cité, 267« 



FIN DE L'INDEX. 



TABLE DES MATIÈRES 



Avertissement , i 

Introduction v 

PREMIÈRE PARTIE 

1. Be la souveraineté du peuple.. « 1 

II, Du pouvoir royal dans les monarcliies conslitution- * 

nelles 17 

III. Des constitutions 33 

IV. De la suspension et de la violation des constitutions.. . 38 
V. De Tusurpation 44 

VI. De l'arbitraire G9 

DEUXIÈME PARTIE 

I. De la responsabilité des ministres. 95 

II. De la responsabilité des agents inréricurs 111 

III. La puissance de la loi et ses limites 1 IG 

IV. Des lois d'exception. . , , , 124 

TROISIÈME PARTIE 

1. Des assemblées représentatives 133 

H. Des élections et du suffrage populaire 145 

III. Les députés ne doivent pas Atre salariés 1 63 

IV. Quels sont les hommes qu'il faut choisir pour repré- 

senter le pays ? « 1 66 

V. Entretien d'un électeur avec lai-même 169 



432 TABLE DES MATIERES. 

' QUATRIÈME PARTIE 

I. De la liberté individuelle 181 

II. De la liberté religieuse. 1 189 

III. De la liberté de la presse 212 

IV. De la liberté industrielle 239 

[Y. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. ^S8 

CINQUIÈME PARTIE 

I. De l'inviolabilité des propriétés 287 

II. De l'organisation de la force armée 304 

III, Du pouvoir municipal et d'un nouveau genre de fédé- 

ralisme 311 

IV. Des garanties judiciaires 319 

V. De la peine de mort et de la détention 328 

SIXIÈME Partie 

I. De la terreur et de ses effets 337 

II. Des réactions politiques. 361 

III. De Tesprit de conquête 373 

Index • 411 



* d< • ^.^ 



FIN DE LA Ti|B]^E DES ^MATIERES. 



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Paris. — imprimerie Viévilleet Capiomont, rue des PoiteTÎAs, 6. 



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