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HARVARD COLLEGE
LIBRARY
FROM THE BEQUEST OF
CHARLES SUMNER
CLASS OF 1830
Senatar from Massachusetts
FOR BOOKS SELATING TO
POIXnCS AND FINB ARTS
%
(^II.VRES POLITIQUES
DE
BENJAMIN CONSTANT
Paris. — Imprimerie Yiétills et Capiouomt, rue des Poitevius, 6.
ŒUVRES POLITIQUES
DE
BENJAMINJONSTÂNT.
^ AVEC
INTRODUCTION, NOTES ET INDEX
PAR
CHARLES LOUANDRE
c
PARIS
CHARPENTIER ET C", LIBRAIRES-EDITEURS
28, QUAI DU LOUVRE, 28
1874
Tons droits réeervé?.
^ ' HARVARD COLLEGE LIBIABY
r
^ r
- " u
'• ^.>
AVERTISSEMENT SUR CETTE ÉDITION
En présentant ce volume au public nous devons
tout d'abord rendre hommage à M. Edouard Labou-
laye, l'éminent publiciste dont le nom se rencontrera
souvent dans les pages qui suivent. Biographe, édi-
teur et commentateur de Benjamin Constant, M. La-
boulaye a mis en pleine lumière la vie et les œuvres
politiques du grand orateur de la Restauration; il a
nionlré aux hommes de notre temps que c'était dans
ces œuvres qu'il fallait chercher le code de la liberté
moderne, et il a rendu par là le plus grand service à
la cause du progrès. Mais, à côté de l'édition qu'il a
publiée en deux volumes in-8, nous avons pensé
qu'il restait une place pour une édition plus mo-
deste, accessible à tous, dégagée des écrits de cir-
constance et offrant l'essence même des doclrinos de
l'illustre écrivain.
Il ne s'agissait point pour nous de reproduire des
écrits littéraires dans leur intégrité et l'ordre même
que leur avait donné l'auteur, d'aulant plus que cet
ordre est quelquefois un pou confus, ol que de nom-
II AVERTISSEMENT.
breux passages se rapportent à des faits dont le sou
venir est souvent effacé ; nous avons voulu seulemen
en quelque sorte composer un manuel politique,
où chacun puisse trouver des notions claires et pré-
cises sur Jés droits et les devoirs du citoyen, sur les
formes diverses des gouvernements, sur les principes
qui sont la base des sociétés humaines. A ce point
de vue, cette édition, tout en ne reproduisant que
des extraits, est aussi complète que possible et ne
laisse aucune question sans réponse. Il n'est pas, en
effet, un seul des problèmes qui s'agitent aujourd'hui
que Benjamin Constant n'ait abordé, et pour ainsi
dire résolu avec l'autorité d'un esprit supérieur qui
s'élève au-dessus des partis, quels qu'ils soient, pour
se placer dans les calmes régions de la justice et de
la vérité. Souveraineté du peuple, monarchi-3 absolue
ou constitutionnelle, droit électoral, service militaire,
organisation judiciaire, système répressif, liberté de
la presse, de la conscience et de la pensée, adminis-
tration communale, impôts, commerce, tels sont les
graves et importants sujets qu'il aborde tour à tour,
en cherchant la solution la plus équitable et la plus
rationnelle. Chacun des chapitres que nous lui avons
empruntés correspond ainsi à l'un des éléments dont
l'ensemble constitue la vie collective des nations.
Le présent volume est divisé en six parties : les
cinq premières sont théoriques et dogmatiques. La
sixième est à la fois dogmatique et historique, et se
rattache particulièrement à la république et à^l'em-
AVERTISSEMENT. m
pire par les chapitres intilulés : De la Terreur et de
ses effets ; — des Réactions politiques ; — de l'Esprit
de conquête. L'auteur, après avoir posé les principes,
les vérifie parles faits; il prouve jusqu'à la dernière
évidence qu'il est des lois supérieures à toutes les
formes de gouvernement, à toutes les théories exclu-
sives des partis, et que les pouvoirs en apparence les
p\us forts ne violent jamais qu'en travaillant eux-
mêmes à leur ruine.
En publiant cette édition de Benjamin Gonslant,
nous avons suivi le même système que dans celles
qui l'ont précédée. Une introduction résume la vie
et les travaux de l'auteur; des notes explicatives,
hisloriques ou bibliographiques, sont ajoutées au
texte-, et le volume se termine par un index que nous
nous somiies efforcé de rendre aussi complet que
possible. Les notes non signées sont de Benjamin
Constant; les autres portent le nom de leurs au-
teurs.
Dans les jours troublés où nous vivons, la politique
"n'est trop souvent qiie la lutte aveugle des illusions,
des passions, des ambitions, et tandis que les uns
s'attachent obstinément à un passé qui ne peut re-
liaître, les autres compromettent l'avenir par des
aspirations et des utopies irréalisables. En présence
de cette situation, il nous a paru utile de montrer,
par les écrits d'un illustre publiciste, que la poli-
tique est une science rigoureuse, basée sur la mo-
^le, l'expérience, le respect de tous les droits, la
IV AVERTISSEMENT.
conciliation de tous les intérêts légitimes : c'est à ce
titre seulement qu'elle peut assurer aux nations
comme aux individus le libre développement de leur
activité et de leur force, concilier l'ordre et la liberté,
et nous préserver des bouleversements et des dé-
sastres qui depuis bientôt un siècle nous conduisent
périodiquement au bord de l'abîme. Puisse ce livre
faire pénétrer plus profondément dans les esprits
ces grandes vérités, dont Benjamin Constant a démon-
tré l'évidence avec une rigueur mathématique !
Getle édition était prêle pour l'impression à la fin
de 1869. Les malheurs inouïs dont nous avons élé
les témoins et les victimes n'oat fait que donner une
autorité nouvelle aux jugements de l'illustre publi-
ciste. Nous n'avons pas eu à modifier une seule des
noies rédigées il y a cinq ans, et celles, en petit
nombre d'ailleurs, qui se rattachent à ces dernières
années sont venues se placer d'elles-mêmes au-des-
sous du texte, comme pour démontrer la clairvoyance
de l'auteur et la sagesse de ses prévisions.
INTRODUCTION
I
L'illustre publiciste dont le nom se rattache aux plus
grands souvenirs de notre histoire est né le 2o octobre
1767, à Lausanne, d'une famille de protestants français
qui était venue s'établir dans cette ville en 1607. Son père
était lieutenant-colonel d'un régiment suisse au service
de la Hollande, et Tun de ses ancêtres, le capitaine Cons-
tant de Rebecque^ avait sauvé la vie à Henri IV à la ba-
taille de Contras, en tuant un gendarme qui allait assom-
mer ce prince avec un tronçon de lance *. Sa mère, Hen-
riette de Chaudieu-Villars, mourut en lui donnant le jour;
ce malheur eut sur sa première jeunesse une influence
fâcheuse, car son père se remaria, et la vie de famille pa-
rait n'avoir pas été pour lui sans quelque amertume.
En 1779, Benjamin Constant vint à Paris, et, peu de
temps après, son père le conduisit à Bruxelles et le pré-
senta à la cour de l'archiduc. De Bruxelles il fut envoyé à
Oxford pour apprendre l'anglais; il se rendit ensuite en
Allemagne, à l'Université d'Erlangen : après un an de sé-
1. Nous ne pouvons, ea raison des bornes qui nous sont imposées ici,
entrer dans de longs détails biographiques; mais les personnes qui voudront
connaître intimement Benjamin Constant, et Tapprécier comme homme et
comme écrivain, trouveront tous les renseignements désirables dans la belle
étude publiée par M. Edouard Laboulaye, Revue nationale, t. V, VI, VU,
XXV, XXVl. Cette étude n*est pas seulement une œuvre éminente de critique
littéraire et politique, c'est aussi un commentaire très-important de l'histoire
du premier empire et de la restauration.
b
VI INTRODUCTION.
jour dans cette ville, il alla terminer ses études à l'Univei
site d'Edimbourg, et il y resta jusqu'en J787^ époque
laquelle il revint à Paris, où il publia, sans y mettre so
nom, V Essai historique sur les mœurs des temps héroïque
de la Grèce, Ce livre, faible début d'un grand esprit qu
cherchait sa voie, passa inaperçu du public; mais il créi
d'importantes relations à son auteur, qui fut accueilli ave«
bienveillance par M. Necker et reçu dans les salons d(
Suard, où il rencontra Marmontel, La Harpe, Lacretelle.
l'abbé Morellet. Cependant la littérature ne suffisait pas
à l'âme ardente et inquiète de Benjamin Constant : il cher-
chait à s'étourdir par les plaisirs et le jeu, lorsque l'idée
de se marier lui prend tout à coup. Il fait sa demande,
éprouve un refus, et le voilà qui se décide à quitter la
France. Laissons-le raconter lui-môme cette aventure :
a En fouillant des papiers, je trouvai une lettre d'une de mes
parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécon-
tentement de ce que je n'avais point d'état, ses inquiétudes sur
l'avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l'intérêt
qu'il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant man-
qué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fa-
tigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père,
trompé dans toutes ses espérances, n'ayant pour consolation dans
sa vieillesse qu'on homme aux yeox duquel à vingt ans tout était
décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs... J'étais abattu,
je souffrais, je pleurais...
ff Une idée folle me vint, je me dis : partons, vivons seul, ne
faisons plus le malheur d'un père, nj| l'ennui de personne. Ma tête
était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas,
et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux
que j'avais sur moi. Il était minuit. J^allai vers un de mes amis
dans un hôtel. Je m'y fis donner un lit. J'y dormis d^un sommeil
pesant, d'un sommeil affreux jusqu'à onze heures. L'image de ma-
demoiselle P..., embellie par le désespoir, me poursuivait partout.
Je me lève, un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise.
Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m'enferme dans ma
chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles
(car je n^avais point de souliers avec moi), et trente et un louis
en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante
et neuf lieues. J'arrive à Calais, je m'embarque, j'arrive à Douvres,
et je me réveille d'un songe.
« Mon père irrité, mes amis confondus, les indiOérents clabau-
dant à qui mieux mieux; moi seul, avec quinze guiuées, sans do-
mestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations; voilà
INTRODUCTION. yjl
ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n*ai été
de ma vie moins inquiet. »
En arrivant en Angleterre, Benjamin Constant achète un
cheval au rabais et se met à courir les routes, en vrai
basehelier de Salamanque ; mais sa bourse était légère : elle
fut bientôt vide. Il reconnut alors qu'il était bon d'avoir
un état, comme le voulait son père, et celui-ci lui fit obte-
nir une place de chambellan auprès du duc de Brunswick.
Momentanément réconcilié avec la vie tranquille, l'en-
fant prodigue, avant de partir pour l'Allemagne, alla passer
quelques semaines près de Lausanne, et c'est là qu'il
rencontra madame de Charrière ^
tf Cette dame, dit M. Laboulaye, fut-elle, comme on l'a
supposé, la première marraine de ce Chérubin quelque peu
émancipé? Il est permis d'en douter, et, en bonne justice, le
doute est acquis à Taccusé. Selon moi, M™o de Charrière
ne joua pas le personnage qu'on lui proie; elle fut quel-
que chose de mieux : l'amie intelligente et dévouée d'un
jeune homme qui n'avait pas de mère, et qui cherchait
autour de lui une tendresse qu'il ne trouvait pas au logis
paternel. » Mais quelle qu'ait été la nature de ces rela-
tions, elles exercèrent sur Benjamin Constant une grande
influence et donnèrent lieu à une correspondance intime
qui jette un grand Jour sur son caractère à la fois sceptique
et passionné '.
Après deux mois de séjour près de Lausanne, le jeune
chambellan du duc de Brunswick alla prendre possession
de sa charge, au mois de mars 4788 ; il vé aétailla décemment^
ainsi qu'il le dit lui-môme dans sa BA tfte brunswicHoi se,
pendant sept longues années», travaillant, pour se dis-
1 , Madame de Charrière, hollandaise de naissance, a cultivé avec beaucoup
de succès la littérature française. On lui doit entre autres un roman de Cal"
Usiê qui se distingue par des qualités sérieuses. Voir Pétude critique que lui a
consacrée Sainte-Beuve, dans les Derniers portraits,
S. La dernière lettre de cette correspondance est du 26 mars 1796.
3. Dans sa correspondance avec madame de Charrière, Benjamin Constant
donne de piquants détails sur la petite cour dont il était, ainsi quMl le dit, le
gentilhomme le plus extraordinaire. Voici comment il rend compte d'une fête
officielle :
• J*ai été hier d'office à un bal où je me suis passablement ennuyé. Toute
la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles heures,
enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau chapeau atee
VllI INTRODUCTION.
traire, à une Histoire de la civilisation graduelle des Grecs
par les colonies égyptiennes; se mariant pour se divorcer
peu de temps après, et toujours mal vu des Allemands,
parce qu'il avait autant d'esprit qu'ils en avaient peu, et
qu'il aimait la France, dont ils étaient alors aussi basse-
ment jaloux qu'ils le sont encore aujourd'hui. En 1795,
il prit enfin la résolution de quitter la petite cour dont il
était (( le gentilhomme le plus extraordinaire » et vint se
fixer à Paris.
A dater de cette époque, il entre définitivement dans son
rôle.
II
Lors de son premier séjour en France, ,ÊILi2S^2[*3enjamîn
Constant, nous l'avons vu plus haut, avait été reçu avec
une grande bienveillance ftarJLJLBcker. En 1795, il
trouva près de sa fille^ madame de Staël, le môme accueil
empressé, et bientôt une sympathie profonde rapprocha
ces deux natures d'élite, « ces deux âmes faites Tune pour
l'autre, comme le dit M. Laboulaye, et quiBe complétaient
aiutuellement. »
Femme de l'ambassadeur de Suède près la République
française, madame de Staël avait profité de la sauvegarde
diplomatique que lui assurait le titre de son mari, pour
ouvrir son salon aux hommes panrquan ts de tous les partis.
Ce salon^ si justement célèbj^ « émit peuplé, dit Benjamin
Constant, de quatre à cinqUribus dlfi'érentes : des membres
une belle cocarde sur la tète, je me sais assis, étendu, chauffé, promené.
■ Vous ne tanze pas, monsieur le baron? — Non, madame. — Der H&rr
Kammerjunker tanzen nicht, — Nem, Euere Excelletiz. — Votre Altesse
Sérénissime a beaucoup dansé. — Votre Altesse Sérénissime aime beaucoup
la danse. — Votre Altesse Sérénissime dansera-t-elle encore?— Votre Altesse
Sérénissime est infatigable. » A une heure à peu près je pris une indigestion
d*ennui et je m'en allai avant les autres.
• Les Allemands, dit Benjamin Constant, sont lourds en raisonnant, en
plaisantant, en s'attendrissent, en se dirertissant, en s'ennnyant. .. Ils croient
qu'il faut être hors d'haleine pour être gai, et hors d'équilibre pour être
poli. B
sy^
INTRODUCTION. IX
du gouvernement présent, dont madame de Staël cherchait
àconquérirla confiance; de quelques échappés du gouver-
nement passé dont l'aspect déplaisait à leur? successeurs;
de tous les nobles rentrés, qu'elle était à la fois flattée et fâ-
chée de recevoir; des écrivains qui^ depuis le ^hawmidnr>
avaient repris de l'influence; et du corps diplomatique,
qui était aux pieds du Comité de salut public, en conspirant \^
contre lui. Au milieu despda^£j;sations, des actes, des in-
trigues de ces différentes^upla^, ma naïveté républicaine
se trouvait fort embarrassée. QtJand je causais avec le parti
i républicain qui était victorieux, je l'entendais dire qu'il
I fallait couper la tête aux anarchistes et fusiller les émigrés, """^
àpeu près sans jugement; quand je me rapprochais du
I petit nombre de terroristes déguisés qui avaient survécu,
j'entendais dire qu'il fallait exterminer le nouveau gouver-
nement, les émigrés et les étrangers ; quand je me laissais
séduire par les opinions modérées et d^)^^ ope use s des écri- ^^
vains qui précbaient le retour à la morale et à la justice,
; on m'insinuait à la deuxième pbrase que la France nepou-
vait se passer d'un roi, chose qui me choquait singulière-
; ment. Je ne savais donc trop que faire de mon enthou-
siasme pour la République. »
Cet enthousiasme ne tarda cependant pas à trouver son
emploi.
La Convention voulait se maintenir au pouvoir en se
renouvelant par tiers, et s'imposer ainsi au pays qui la
repoussait. Benjamin Constant couibattit cette prétention
au nom de la souveraineté du peuple ; dans des articles
de journaux qui firent grand bruit, il demanda qu'une
nouvelle Assemblée fût constituée par des élections géné-
rales. Des écrivains royalistes s'imaginèrent qu'il voulait
le renversement de la République; ils le félicitèrent cha-
leureusement de son bon esprit; les femmes le compli-
mentèrent dans les salons, et de tous côtés on le pria de
travailler à une restauration monarchique. « Cette invita-
tion, dit-il, me fit sauter en Tair. Je rentrai chez moi,
maudissant les salons, les femmes, les journalistes, et tout
ce qui ne voulait pas la République, à la vie, à la mort. Je
ne savais pas alors qu'il n'y avait, au fond, de républicain
en France que moi, et ceux qui craignaient que la royaulé
ne les fît pendre. » L'année suivante, au mois d'avril1796,
X INTRODUCTION.
il affirmait sa foi républicaine dans une brochure inti<-
tulée : De la forme du gouvernement actuel de la France et
de la nécessité de s'y rallier. Ce gouvernement, c'était la
Qirec loi re^ organisé par la constitution de Tan Ili, et quand
on compare les arguments dont il use en faveur de ce
nouveau pouvoir à ceux qui, de notre temps même, ont été
mis en avant pour faire accepter ou consolider la troigième
républiques, on est frappé de l'analogie qu'ils présentenT
entre eux : il veut la Hépublique, « parce qu'il désire ar-*
deniment voir se terminer la Révolution ; » qu'elle peut
seule donner au pays l'ordre et la liberté et que « son af-
fermissement est attaché à tout ce qu'il y a de noble et de
grand dans les destinées humaines. » Mais l'analogie n'est
pas seulement dans les arguments , elle est aussi dans les
faits, et quand on voit Benjamin Constant pris, comuie
M. Thiers, pour un monarchiste par ceux qui désirent
la monarchie, quand on le voit déclarer, comme M. Thiors,
que la République est le seul gouvernement possible, n'est-
on point autorisé à se demander si le présent est autre chose
que le passé qui recommence ?
Benjamin Constant avait toujours aimé la France ; il
s'autorisa de l'arlicle 22 de la loi du 9 décembre 1790 pour
demander le titre de citoyen français, en sa qualité de fils
de religionnaire; ce titre lui fut accordé parle Directoire :
il s'en fit une arme pour répondre à ceux qui. lui repro-
chaient de se mêler des affaires d'un pays auquel il était
étranger par sa naissance, et dès ce moment il prit une part
de plus en plus active à la politique militante. Les évé-
nements marchaient vite rjunejmostjtution nouvelle, celle
de l'an vui, semblait promêth'e au pays le repos auquel il
aspirait; le Tribunat venait d'être créé, et pour mieux
masquer ses desseins Bonaparte, premier consul, y fit
entrer les hommes qui lui paraissaient le plus dé-
voués aux institutions républicaines. Benjamin Constant
fut du nombre, avec l'austère et vertueux^ Daunou, Ché-
nier, Ginguené , Gallois et Ândrieux ; mais déjà, ainsi
que Ta dit Victor Rugo, Napoléon perçait sous Bonaparte :
il présenta un projet de loi au Tribunat, en lui donnant
trois jours pour l'examiner, l'adopter, et désigner les ora-
teurs qui devaient le soutenir au Corps législatif. Benjamin
Constant protesta contre ce vote au pas de charge, en dé-
INTRODUCTION. II
fendant rindépendance des assemblées délibérantes; vingt-
six membres sur quatre-vingts s'associèrent à ses vues. De
nouvelles exigences vinrent bientôt soulever d'autres pro-
testations. Le 18 janvier 1802, le premier consul écrivit à
soD collègue Cambacérès : « Je vous prie de tenir la main
à ce qu'on nous débarrasse exactement des vingt et des
soixante mauvais membres que nous avons dans les auto-
rités constituées. » Cambacérès exécuta la consigne et
i Benjamin Constant fut éliminé avec Daunou, Chénier,
Ginguené, et tous les mauvais membres qui se réfugièrent
dans le salon de madame de Staël : le despotisme ombra»
;geux du premier consul les y poursuivit encore; madame
1 de Staël fut expulsée et se rendit eu Allemagne.
« Benjamin Constant, dit-elle, eut la bonté de m'accompagner ;
mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais
du sacrifice qu'il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait
mal, et quand les postillons se vantaient de m'avoir menée vite, je
ne pouvais m'empôcher de soupirer du triste service qu'ils me ren-
daient. Je ûs ainsi quarante lieues sans reprendre possession de
moi-môme. »
L'arrêt de proscription qui frappait l'illustre fille de
Necker excita^ cbez Benjamin Constant, un sentiment pro-
fond d'indignation.
« J'admire Bonaparte, a-t-il dit à propos de cet arrêt, quand il
couvre de gloire les drapeaux do la nation qu'il gouverne. Je l'ad-
mire quand, prévoyant l'instant où la mort brisera son bras de
fer, il dépose dans le Code civil des germes d'institutions libérales ;
je l'admire quand il défend le sol de la France ; mais, je le déclare,
la persécution d'un des plus beaux talents de ce siècle, son achar-
nement contre un des caractères les plus élevés de notre époque^
sont dans son histoire une tache ineffaçable. L'exil d'Ovide a flétri
la mémoire d'Auguste^ et si ^iapoléon, à beaucoup d'égards, est
bien supérieur au triumvir qui prépara la perte de Bome, sous le
prétexte banal d'étouffer l'anarchie, le versificateur licencieux que
ce dernier envoya périr sous un ciel lointain n'était en rien com-
parable à l'écrivain qui a consacré sa vie entière à la défense de
toutes les pensées nobles^ et qui, au milieu de tant d'exemples de
dégradaUon et d'apostasie, est resté Adèle aux principes de liberté
et de dignité, sans lesquels l'espèce humaine ne serait qu'une
horde de barbares ou un troupeau d'esrinves. »
XII INTRODUCTION.
On a dit et souvent répété que Benjamin Constant avait
été expulsé comme madame de Staêl ; c*est une erreur, et
tout indique au contraire qu'il a volontairement quitté la
France, non pour la maudire et conspirer contre elle,
mais pour échapper au spectacle d'une tyrannie qui révol-
tait les plus nobles instincts de son âme. Au mois de dé-
cembre 1803, il alla se fixer à Weimar, qui était alors le
centre intellectuel de l'Allemagne; on le retrouve ensuite
à Goppet, en Suisse, dans le château de madame de Staêl ;
en 1808, il revient à Paris où il épouse mademoiselle de
Hardenberg, la parente du célèbre ministre prussien de ce
nom, qu'il avait connue à la cour du duc de Brunswick.
De Paris, il part pour Gœttingue et, dans cette retraite
studieuse, il traduit en vers la tragédie de Walsteiriyei tra-
vaille au livre de la Religion, au Polythéisme romain; en
1813, il publie le pamphlet célèbre De Vesprit de conqvéte
et de Vusui^ation, et l'année suivante, il rentre en France
en môme temps que les Bourbons.
La vie de Benjamin Constant, on le voit par les détails
qui précèdent, a été mêlée, dans sa première période,
d'incidents bien divers, et remplie par des fonctions et des
travaux de nature bien différente. L'élève des universités
anglaises et allemandes, le chambellan du duc de Bruns-
wick, le membre du Tribunal, avait vu s'ouvrir devant lui
les plus larges perspectives de la science et de la poli-
tique. Lié avec les hommes les plus éminents de la France,
de l'Angleterre et de l'Allemagne, avec ceux qui exerçaient
la dictature de l'intelligence, il avait, à leur contact,
agrandi et rectifié son esprit, naturellement doué des plus
brillantes aptitudes; il s'était fait des gouvernements un
magnifique idéal de justice, d'ordre et de liberté, et c'est à
détendre cet idéal qu'il devait consacrer les dernières et
glorieuses années de sa vie.
III
De même que la grande majorité des Français, Benja-
min Constant crut voir dans le retour des Bourbons un gage
INTRODUCTION. Xill
de sécurité pour l'avenir. Il eut foi dans leurs promesses,
et quelques jours avant la promulgation de la Charte, il fît
paraître une brochure dans laquelle il traçait le pro-
gramme du gouvernement représentatif tel qu'il ie voulait
pour la France ; on l'accusa de s'être mis en contradiction
avec les principes qu'il pro fessait en Tan m; il répondit
par ces sages paroles, que Ton ne saurait trop rappeler
aux partis qui, depuis quarante ans, se sont chez nous
disputé le pouvoir, en sacrifiant le pays à leur ambition :
(( La liberté, Tordre, le bonheur des peuples, sont le but des
associations humaines ; les organisations politiques ne sont que des
moyens, et un républicain éclairé est beaucoup plus disposé à de-
venir un royaliste constitutionnel qu'un partisan de la monarchie
absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la
difTérence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle
et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. »
Le nouveau gouvernement ne tarda point à montrer que
tout en promettant la monarchie constitutionnelle, il était
disposé à rentrer dans les voies de la monarchie absolue.
Un projet de loi fut présenté au Corps législatif dans le but
de soumettre à la censure tous les écrits qui n'auraient
point trente feuilles d'impression, et de défendre aux jour-
naux et aux publications périodiques de paraître sans une
autorisation du roi. L'article 8 de la Charte était ouverte-
ment violé. Benjamin Constant répondit au projet de loi par
un opuscule intitulé : De la liberté des brochures,des. pam-
phlets et des journaux, considérée sous le rapport de V intérêt
du gouvernement. Deux éditions en un seul jour témoignè-
rent de l'effet produit sur l'opinion publique par ce brillant
plaidoyer qui semble résumer à l'avance tout ce qui a été
dit depuis soixante ans sur la question.
Un nouvel écrit, la Responsabilité des ministres, obtint
un égal succès, et déjà les illusions que les libéraux s'é-
taient faites au sujet de la restauration commençaient à
s'évanouir, lorsqu'on apprit à Paris le retour de Napoléon.
Benjamin Constant ne s'en montra pas moins, dans le pre-
mier moment, disposé à soutenir la cause des Bourbons,
parce qu'il la croyait plus favorable aux intérêts du pays.
« L'homme qui nous menace, disait-il, avait tout envahi, il en-
levait les bras à l'agriculture, il faisj^t croître l'herbe dans nos cités
XIV ' INTRODUCTION.
commerçantes, il traînait aux extrémités du monde Télite de la na-
tion, pour l'abandonner ensuite aux horreurs de la famine et aux
rigueurs des frimas ; par sa volonté douze cent mille braves ont péri
sur la terre étrangère, sans secours, sans aliments, sans consola-
tions, abandonnés par lui après l'avoir défendu de leurs mains mou-
rantes *; il revient aujourd'hui, pauvre et avide, pour nous arracher
ce qui n(x^s reste encore. Les richesses de l'univers ne sont plus à
lui, ce sont les nôtres qu'il veut dévorer. Son apparition, qui est
pour nous le renouvellement de tous les malhears, est, pour l'ËU"
rope, un signal de guerre. »
Ceci était écrit le 19 mars; le lendemain Louis XVIIl
quittait Paris et la France, Benjamin Constant se retirait
à la campagne, chez le minisire des États-Unis, M. Graw-
ford, et l'empereur entrait aux Tuileries.
On n'était plus au temps où la gloire militaire suffisait à
justifier le despotisme. Napoléon ne pouvait faire accepter
son pouvoir et le consolider qu'à la condition de donner
à la France de larges garanties, de respecter les droits qu'il
avait audacieusement violés, et même de s'entourer des
hommes qui l'avaient le plus énergiquement combattu, ce
qui était le plus sûr moyen' de duper la foule. Benjamin
Constant, complètement rassuré sur ses intentions au sujet
de ses anciens adversaires, était revenu à Paris après une
absence de huit jours, et, le 14 avril i815, il recevait le
billet suivant :
a Le chambellan de service a l'honneur de prévenir M. Benja-
min Constant que Sa Majesté TEmpereur lui a donné l'ordre de
lui écrire pour l'inviter à se rendre de suite au palais des Tuile-
ries. Le chambellan de service prie M. Benjamin Constant de rece-
voir l'assurance de sa considération distinguée. »
L'entrevue fut acceptée. L'empereur était seul. « Ce fut
lui, dit M. Laboulaye, qui commença l'entretien. Dès les
premiers mots, il entra dans le cœur delà question eljoua
cartes sur table; il ne se faisait pas d'illusion sur les
sentiments de Benjamin Constant ; mais il avait besoin
des constitutionnels, c'était en eux que le pays mettait
i. Smf cet douze cent mille braves, 150,000 étaient Français; les autres
appartenaient aux nations annexées ou alliées.
Quant à la France, la conscription napoléonienne lui a cuùté 1,700,000
hommes de 1800 à 1815. Cet effroyable chiffre est donné par le directeur
même de la conscription sous l'empire. Le second empire nous a coûté
500,000 hommes, soit pour les deux Napoléon 2,2(H),000 victimes.
INTRODUCTION. XV
sa confiance : il lui fallait Lafayette, madame do Stiiël,
et surtout l'homme qui, depuis un an, avait défendu la
liberté avec le plus de talent et de succès. Ce qu'il
voulait de Benjamin Constant, c'était un projet de con-
stitution qui ne laissât pas de doute sur ses intentions;
il avait besoin d'une Charte impériale pour entraîner la
France après lui, et l'opposer à Tennemi. Ne potivant pas
donner la paix, il lui fallait donner la liberté à pleines
mains. Du reste, Napoléon paria franchement. Quoiqu'il
eût beaucoup appris 4 l'île d'Elbe, dans cette espèce de
tombeau où, descendu de sop vivant, il avait entendu la vé-
rité S0U9 sa forme la plu» rude^ il ne se donna pas pour un
homme que l'exil a converti et qm revient à la liberté
par repentir du despotisme; non. Il était toujours le
môme : en toutes choses, il ne voyait que lui. La ques-
tion n'était pas de savoir si, en principe, la liberté vaut
mieux qu'un régime absolu, c'était de Tidëologie; mais
simplement de savoir sf, dans la circonstance, la liberté
était plus utile à l'empereur que le despotisme, et si ,
d'ailleurs, il était possible de Técarter. »>
Peu de jours après l'entrevue des Tuileries, Benjamin
Constant reçut le titre de conseiller d'État, et ce fut lui
qui rédigea en grande partie VActe additionnel, que
M. Thiers regarde comme la plus sage et la plus libé-
rale de toutes les constitutions qui, depuis quatre-vingts
,ans, aient été données à la France. Napoléon aurait-il per-
mis à celte constitution de fonctionner ? On ne le saurait
dire, car les événements se précipitèrent avec une telle
rapidité que la France n'eut point le temps d'expérimen-
ter le nouveau régime.
Lorsque Waterloo eut ramené les Bourbons, l'assassinat
politique fut organisé dans les cours prévOtales, et l'on
vit reparaître ees juges de tyrannie, ces commissions extraor-
dinaires, contre lesquelles les États-Généraux de l'ancienne
monarchie avaient tant de fois protesté au nom de la con-
science publique. Le Comité de salut public était recon-:
^stitué sous une autre forme, et le jacobinisme monarchique
ne différait du jacobinisme révolutionnaire que par l'hy-
pocrisie ^
i . Cette opinion ne peut manquer de paraître trop sévère à quelques lec-
teurs, mais nous croyons qu'elle est suffisamment justifiée par les faits. Les
XVI INTRODUCTION.
Benjamin Constant avait tenté vainement de sauver La
Bédoyère, d'arrêter les excès de la terrew blanche; sa voix
était étouffée par la fureur des partis. Tandis qu'il deman-
dait grâce pour les victimes de la rt''action»^JL_de Chateau-
briand, président du collège électoral du Loiret, rèafettatt,
au roi, au lendemain même de l'exécution de La Bédoyère,
une adresse qu'il avait rédigée au nom de ce collège, et
dans laquelle il n'avait pas honte de dire, lui, l'auteur du
Génie du Christianisme :
(( Sire, vous avez deux fois sauvé la France; vous allez achever
votre ouvrage. Ce n*est pas sans une vive émotion que nous venons
de voir le commencement de vos justices. Vous avez saisi ce glaive
que le Souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assu-
rer le repos des peuples. »
En présence de pareils faits, Benjamin Conslaut indigné
se réfugia en Angleterre, et c'est là qu'il publia le roman
d* Adolphe^ y œuvre capitale, qui lui assure Tun des premiers
rangs parmi les romanciers du dix-neuvième siècle.
IV
La France, affolée de royalisme en 1815, ne tarda point
à reconnaître, qu'au train dont elle était menée par les
ultraSy elle ne tarderait pas à perdre jusqu'aux] dernières
cours prévôtales ont procédé exactement comme les tribunaux de Robespierre :
même rétroactivité, même mépris des formes légales, même violation de
toutes les garanties, y compris celles de l'appel. On aura beau dire, il y a là,
dans l'histoire de la Restauration, une tache de sang qu*on n'effacera jamais,
et Pon n'a point à s'étonner que Louis XVIIl ait autorisé de pareils attentats,
quand ou se rappelle la conduite qu'il a tenue, avant la révolation, à l'égard
de Marie-Antoinette. C'est lui qui a jeté sur la malheureuse reine les pre-
miers et indignes soupçons d^adultère ; et, comme nous Pavons dit ailleurs, entre
le prince qui calomniait la mère et le savetier Simon qui torturait Tenfaut,
l'infamie a rapproché la distance.
1 . Adolphe^ anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu, nouvelle édi-
tion, suivie des réflexions sur le thé&tre allemand et précédée d'une notice
sur Benjamin Constant, par Gustave Planche. Paris, Charpentier, i vol. in-18.
— On a dit avec beaucoup de vraisemblance, que l'auteur s'était peint sous le
nom d'Adolphe.
INTRODUCTION. XVll
conquêtes de 89. L'opinion publique réclama l'exécution
des garanties stipulées dans la Charte; la Chambre introu-
vable fut dissoute le 5 septembre i 81 6. Benjamin Constant
revint à Paris et se consacra tout entier à la défense des
principes qu'il n'avait jamais cessé d'affirmer sous les pré-
cédents régimes. Quelques fautes que Louis XVIH et ses
ministres eussent commises, il ne voulait point renverser
la nouvelle royauté, car il savait trop ce que coûtent les
révolutions. Le gouvernement constitutjnnnpl MnU A spj;
jeuji une machine essentiellement perfectible, dont il faut
"S^gler et améliorer le fonctionnement par les moyens
légaux, sans en briser les rouages dans des explosions de
colère. La Charte, malgré ses dispositions restrictives, lui
paraissait offrir des garanties dont il fallait se contenter
pour le moment, et comme il se plaçait sur le terrain de
fia légalité, il voulait y maintenir le pouvoir. De 1797 à 181 5,
il avait développé ses théories politiques dans les remarqua-
bles écrits qui portent pour titres : Des effets de la terreur ;
Des réactions politiques; D'i V esprit de conquête et de V usurpa-
I tion» 11 réprit son travail au point de vue de la situation nou-
I velle, et de 1815 à 1818, il publia les Principes de politique;
I les Réflexions sur la Constitution ; la Responsabilité des mi-
nistres;les questions stir h législation de la presse, 11 don-
nait en même temps de nombreux articles de discussion
au Mercurp.,k\a,J^ in^ru£,; il expliquait dans les Lettres sur les
Cent-Jours sa conduite après le 20 mars,et reprenant le rôle
que Voltaire avait joué dans l'affaire de Calas, il arrachait
à la mort Wilfrid Regnault, condamné comme assassin,
sur de faussés dénonciations lancées par des personnages
en crédit. Chaque nouvelle brochure, chaque nouvel ar-
ticle étaient accueillis par le public, non pas seulement
avec l'avide curiosité que soulèvent de grands débals po-
litiques, mais avec une sorte de reconnaissance et de res-
pect ; la France comptait sur Benjamin Constant, et le
département de la Sarthe l'envoya, en 1819, siéger à la
Chambre, à côté de Manuel et du général Foy.
<i Benjamin Constant, dit M. de Cormenin dans le
Livre des orateurs^ a été, de tous les orateurs de la gauche,
le plus spirituel, le plus ingénieux et le plus fécond. 11
avait le corps fluet, les jambes grêles, le dos voûté, de
longs bras. Des cheveux blonds et bouclés tombaient sur
XVII i INTRODUCTION.
ses l'p iules et encadraient agréablement sa figure exprès
sive.... Quand il n^citait, il traînait la voix d'un ton mono
tone; quand il iaiprovisait, il s'appuyait des deux main
sur le marbre de la tribune, et il précipitait le flux de sei
paroles. La nature lui avait refusé tous ces avantages exté'
rieurs du port, du geste et de l'organe, dont elle a été si
prodigue envers Berryer*, niais il y suppléait à force d'ap-
prêt et de travail. Jamais orateur n'a manié avec plus
d'habileté la langue politique... ; la plupart de ses discours
sont des chefs-d'œuvre de dialectique vive et serrée qui
n'ont eu, depuis, rien de semblable. Si la droite se seh-
tait blessée de quelque mot un peu vif, il retrouvait, sans
rompre le fil de son discours, l'équivalent de ce mot, et si
l'équivalent offensait encore, il lui substituait à l'instant
même un troisième à peu près.... Ainsi, par exemple, di-
sait-il : Je veux épargner à la couronne (on murmure) ; il
change: au monarque {on murmure encore): au roi consti-
tutionnel {on ne murmure plus). )>
Autant Benjamin Constant était respecté, admiré par le
parti libéral, autant il était odieux aux exaltés de la réac-
tion royaliste ; il fut plus d'une fois insulté et menacé
publiquement, entre autres en 1818, par des gardes du
corps; en 1820, dans un voyage qu'il fit à Saiimur, par
les élèves de l'école de cavalerie de cette ville. En 1822,
un procureur général qui voulait faire du zèle pour
obtenir de l'avancement le signala, dans un réquisitoire,
comme un homme des plus dangereux, en état perma-
nent de conspiration; il porta plainte, mais il ne put
se faire rendre justice, et ce fut pour lui un nouveau titre
de gloire. Le gouvernement fit de vains efforts, à chaque
réélection, pour l'écarter de la Chambre. Il y siégea sans
interruption jusqu'en 1830, grandissant toujours en re-
nommée, au fur et à mesure que la Restauration portait un
nouveau défi au bon sens public, par des lois que Louis XV
1. Ici se présente d^elle* même une comparaisoa entre les deux orateurs.
Bcrryer a conduit, comme Mirabeau, le deuil de la monarchie des Bourbons;
i{ a été Feratenr des morts, et le dernier héritier de cette grande race s'est
chargé k»i-i»èa»c de bous l'apprendre. Benjamin Constant au contraire a été
l'orateur des temps nouveaux, sa parole est toujours vivante, et si le senti-
ment de la vraie liberté parvient, comme nous l'espérons, à se développer en
France, Benjamin Constant aura la gbirc d'en avoir été Tinitiateur.
INTRODUCTION. XIX
lui-même eût à peine osé envoyer à renregistrement du
parlement de Paris : loi d' amour ^ loi sur le droit d'aînesse,
loi sur le sacrilège.
Fatal exemple de l'aveugleaient des partis et des gou-
vernements! Charles X était un prince débonnaire, Irès-
disposé à faire le bonheur de son peuple. Les finances du
royaume avaient atteint sous son règne un degré de pros-
périté inconnu depuis Colbert; l'administration était ha-*
bile, instruite, d'une irréprochable probité; maie il était
enchaîné par sa naissance, les souvenirs de sa jeunesse et
son entourage aux traditions de la vieille monarchie. Tout
enacceptant le rôle de roi constitutionnel, il voulait rester
le roi du catholicisme et de la noblesse; il voulait renouer
l'allianee de l'autel et du trône, sans soupçonner que pour
refaire l'ancien régime, il fallait efTacer la révolution de
riiistoire et ressusciter les morts. Enfermé, entre le présent
et le passé, dans une contradiction sans issue, il voulut
en sortir par un coup d'État; « la lutte, a dit Amand Marrast,
était devenue formidable : quelques mois d'un ministère
semi-libéral avaient ajouté à la puissance de l'opposition ;
elle était en mesure, de combattre la tête haute, lorsque
Charles X défia la France en donnant la présidence du
conseil à M. de Polignac, le ministère de la guerre à
Bourmont. C'était le dernier triomphe de la contre-révo-
lution, le dernier coup de la partie. Les ordonnances de
Juillet l'engagèrent et le peuple la gagna. »
Benjamin Constant était à la campagne lorsque les or-
donnances furent promulguées. Il reçut de Lafayette un
billet ainsi conçu : a II se joue ici un jeu terrible ; nos
têtes servent d'enjeu, apportez la vôtre. » Sans différer
d'un moment, il partit pour Paris. Les souvenirs de la
Terreur l'avaient rendu défiant envers la République ; il
sentait la nécessité de constituer sans retard un gouver-
nement définitif, non pour y prendre place, comme tant
d'autres l'ont fait après lui, mais pour assurer le repos du
pays, et il fut au nombre des députés qui décernèrent la
couronne à Louis-Philippe. Ce prince se montra recon-
ûaissant ; il l'appela à la présidence du conseil d'État et
lui offrit, peu de temps après, un don de 300,000 francs.
-^ «Vous avez fait pour la liberté, lui dit le roi, des efforts
au-dessus de vos forces ; cette cause nous est commune,
XX INTRODUCTION.
el cVsl avec plaisir que je viens à votre secours. — Sire
j'accepte ce bienfait; mais la liberté passe avant la recon
naissance ; je veux rester indt^pendant, car si votre gou
vernement fait des fautes, je serai le premier à rallier l'op-
position. — C'est ainsi que je l'entends, reprit Louis-
Philippe. »
Comment Benjamin Constant, si fier, si désintéressé, et
était-il réduit à recevoir le payement du vole d'une cou-
ronne? Il était joueur, et ce mot explique tout; mais il
ne devait pas jouir longtemps des largesses royales*. « Les
ressorts de sa vie étaient usés, sa noble tôte s'affaissait ; il
la tenait parfois enveloppée de ses deux mains, se traînait
péniblement de son banc à la tribune et ses lèvres éteintes
ne pouvaient plus sourire '. » La mort ne tarda point à
faire son œuvre : le 8 décembre 1830, le puissant orateur,
dont la voix avait éveillé tant de sympathiques échos, en-
tra dans l'éternel silence. Le lendemain, on lisait sur les
murs un arrêté municipal qui rendait à sa mémoire un
éclatant hommage, a La mort de Benjamin Constant, disait
l'arrêté, sera un sujet de deuil pour la France entière,
mais elle sera encore plus vivement sentie" par la popu-
lation de Paris, dont il fut pendant longtemps l'éloquent
el courageux représentant. » La population répondit à cet
appel, et Tilluslre mort fut conduit, le 12, au cimetière
de l'Est, au milieu d'un immense concours.
UN CERCUEIL ET UNE NATION.
Voilà, comme on l'a dit dans les suprêmes adieux, le
grand spectacle que présenta Paris le jour de ces solen-
nelles obsèques.
1. Benjamia Constant passait des nuits entières au Cercle des étrangers qui
était tenu par la ferme des jeux. C*est là qu'il gagna le petit hôtel de la rue
Saint-Honoré. Sa passion pour le jeu lui a été très-amèrement reprochée par
ses détracteurs, mais, sans chercher à l'excuser, il faut bien tenir compte de
son caractère. Sous les dehors les plus aimables, il portait en lui une tristesse
profonde. L'inconnu de la mort l'agitait profondément ; il y pensait sans cesse,
et sa passion pour le jeu, complètement étrangère aux mobiles de la cupidité,
n'était pour lui qu'un moyen de s'élourdir et d'oublier la vie.
2. M. (lo Cormenin, le Livre des Orateurs, Paris, 1869, in-8. t*. I,p. 350.
INTRODUCTION. xxi
Cinquante ans nous si^parenl de Benjamin Conslanf. Les
révolutions ont emporté l'empire et la monarchie, ceux
qu'il a servis comme ceux qu'il a combattus; que resle-
t-il de son œuvre, quel sillon a-l-il creusé sur cette lerre de
France dont il fut si longtemps séparé par l'exil ? Quels
souvenirs a-t-il laissés parmi les générations présentes?
Le beau livre de la Religion, une Histoire du poly-
théismef dépassée par la science, mais qui a marqué, lors
de son apparition^ le point de départ d'études nouveUos
etfi!condes; un roman qu'on lit toujours, Adolphe; un
Cours de politique constitutionnelle y qu'on lit trop rarement ;
des discours éclatants, quelques brochures -de circon-
stance, voilà la part de l'écrivain, du penseur que M. Lan-
frey, l'un de ses plus brillants disciples, a justement pro-
clamé le plus grand de nos publicistes modernes; mais si
ses œuvres ne rencontrent que des approbations, il n'en
est pas de même de certains actes de la vie publique et
privée. A-t-il mérité le blâme que quelques critiques s'ob-
stinent à lui infliger?
Un divorce et des liaisons galantes ouvertement affichées
ont attiré sur Benjamin Constant de violentes accusations
d'immoralité; mais le divorce était justifié par les plus
graves motifs, elles torts n'étaient point du côté du mari;
quant aux liaisons galantes, on les a singulièrement exa-
gérées, comme pour rabaisser l'homme poHtique par les
faiblesses de l'homme privé ; on a voulu faire du grand
publiciste une sorte de séducteur vulgaire qui se jouait
de l'affection des femmes et se plaisait à les faire pleurer,
en les torturant par l'indifférence ou l'infidélité. On a tiré
du silence où la mort les avait ensevelies des correspon-
dances intimes, pour le peindre comme unroué égoïste et
sceptique, « qui n'avait ni flamme ni amour, ni môme le
voile d'illusion et de poésie. » Pour madame de Staël sur-
tout, avec laquelle il avait eu quelque chose de plus serré
qu'un mariage, ainsi qu'il ledit lui-même, il se serait montré
c.
XXII INTRODUCTION.
d*une dureté extrême, ou plutôt d'une insensibilité révol-
tante. Kh bien! ce jugement est aussi faux qu'injuste.
La vie entière de Benjamin Constant a été une lutte ar-
dente entre son cœur et sa raison; il passait brusquement
des etfusions de la tendresse la plus vive au désenchante-
ment, de l'enthousiasme à la désillusion : après avoir
craint d'être dupe, il craignait d'avoir été cruel, et pour
donner l'exacte mesure de ses sentiments, nous ne peu*
vons mieux faire que de transcrire ici la lettre qu'il
écrivit à sa cousine, mademoiselle Rosalie de Constant,
peu de temps après une première rupture avec madame
(le Staël :
a Aux Herbages, près Lu2arches, ce 29 mars.
« Je conçois, ma chère Rosalie, votre répugnance à me parler
d'une personne qui nous intéresse tous deux, et dont les qualités
et les défauts font quelquefois le eliarme et d'autres fois le tour-
ment de ma vie. Je viens cependant vous demander de vaincre
celte répugnance. Je l'exige de votre amitié. C'est peut-être le ser-
vice le plus important que vous puissiez me rendre, et que vous
seule puissiez me rendre, à l'époque la plus importante de ma
destinée.
« Vous pouvez compter que, deux minutes après que votre lettre
aura été lue, elle sera brûlée. Voire nom, jamais, ne sera prononcé.
Ce n'est pas d'ailleurs d'explication avec elle ni de justiûcation vis-
à-vis de personne que j'ai besoin ; c'est pour moi seul que je vou-
drais être informé, parce que je suis malheureux du malheur que
Ton me dit que je cause, et si je pouvais apprendre que ce malheur
n'existe pas, et surtout qu'un autre objet d'intérêt en distrait au
moment même où on me le peint des couleurs les plus déchirantes,
le calme me serait rendu, l'espèce de remords que j'éprouve et qui
me tourmente cesserait, et je pourrais persister à être libre saus
que l'influence surnaturelle de sa voix ou de ses lettres, et de
l'assurance qu'elle ne peut vivre sans moi, et que je la fais souf-
frir, bouleversât de nouveau tous mes projets et mon existence.
Si vous m'aimez, ma chère cousiiie, ce vous est un devoir de me
dire exactement tous les faits qui peuvent m'éclairer à cet égard ^. »
i. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Eugène Crépet
daus l'intéressant travail intitulé : Benjamin Constant, d'après une corres-
pondance de famille entièrement inédite. Kevue nationale, t. XXVII. Une
lettre de mademoiselle de Consta'nt à son frère indique discrètement que les
soupçoQS au sujet de madame de Staël étaient partagés.
INTRODUCTION. XXllI
Est-ce ainsi, nous le demandons à l'impartialité du lec-
teur, que parlent ceux a qui n'ont ni flamme ni amour? »
MM. Laboulaye, Crépet et de Loménie ont victorieu-
sement justifié Benjamin Constant, et pour nous il reste
ce qu'il fut réellement : une nature d'élite, qui paya
sans doute son tribut aux faiblesses humaines, mais qui
porta toujours, dans ces faiblesses mêmes, la douloureuse
susceptibilité du cœur et de Thonneur. Accessible à tous
les sentiments affectueux, il se laissait facilement entraîner
aux exagérations de la passion ; mais il reconnaissait vite
que la passion ne donne pas en bonheur ce qu'elle donne
en souffrance, et le scepticisme, le penchant à Tironie
dont on l'accuse, ne sont, au fond, que la réaction d'un
grand esprit qui se replie sur lui-môme, après avoir vaine-
ment cherché l'idéal qu'il a rêvé.
Benjamin Constant avait un sentiment très-profond des
mystères et des tristesses de la vie. Moraliste pénétrant et
pratique, il touche en passant aux plus hautes questions
de la philosophie, sans tomber jamais dans les subtilités
de l'école qui font de la science une gymnastique à
l'usage des pédants. Ses idées sur la religion s'élèvent à
une hauteur que les écrivains contemporains n'ont pu
atteindre que bien rarement; et c'est une grave erreur
d'attribuer à Chateaubriand seul le mérite de la réaction
spiritualisle qui a marqué les premières années du dix neu-
vième siècle ; c'est un outrage à la mémoire d'un homme
illustre, d'avoir accusé d'égoïsme et ^de [sécheresse de
cœur celui dont la plume éloquente a tracé ces lignes :
« Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce
qui est noble participe de la religion. Elle est le centre
commun où se réunissent, au-dessus de l'action du temps
et de la portée du vice, toutes les idées de justice^ d'amour,
de liberté, de pitié qui dans ce monde d'un jour compo-
sent la dignité de l'espèce humaine; elle est la tradition
de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l'avilisse-
ment et l'iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond
à la vertu dans sa langue, l'appel du présent à l'avenir, de
la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés
dans toutes les situations, la dernière espérance de l'inno-
cence qu'on opprime, et de la faiblesse que l'on foule aux
pieds. M
]
XX. V. INTRODUCTION'.
Comme homme politique. Benjamin Conslimt a donné
lieu à de nombreux reproches, et les haines qui s'étaient
déchaînées contre 3ui de son vivant Tont suivi jusque dans
la mort. On l'accuse d'avoir manqué de convictions, .
d'avoir été lour^JourJ^épublkain, iinpé4lal4&t6 «t flaottarï"
chiste; mais ici encore sa justification ressort des faits et
ne laisse planer sur sa mémoire aucun soupçon d'incon-
séquence.
Le grand publiciste s'était fait du gouvernement, quelle
qu'en fût la forme, une idée très-haute ; il croyait que
ceux qui sont appelés â diriger les affaires publiques
ne doivent avoir qu'un seul but, l'intérêt général; qu'il
est de leur devoir de s'oublier eux-mêmes, de s'immo-
ler à cet intérêt, de faire régner la liberté qui n'est,
suivant la belle définition de Montesquieu, que la sécu-
rité pour tous. Le mouvement de 89 éclate ; la France
prend possession d'elle-même et se lève dans sa force
et dans son calme, pour réaliser, par la justice, l'idéal
des sociétés humaines; Benjamin Constant voit tomber
sans regrets la vieille monarchie, parce qu'elle est im-
puissante à faire disparaître les abus cohlre lesquels
la nation n'a jamais cessé de protester, depuis le jour où
les États-Généraux se sont ouverts pour la première fois.
11 salue la République comme l'instrument de la rénova-
tion sociale ; mais elle glisse dans le sang. L'égalité et la
fraternité qu'elle proclame ne sont plus, comme l'a dit
Vergniaud, deux sœurs qui s'embrassent, mais deux tigres
qui se déchirent, et Benjamin Constant, blessé dans ses
espérances les plus chères, proteste éloquemment dans le
beau livre Des effets de la terreur, non pas contre la Répu-
blique, comme forme abstraite de gouvernement, mais
contre les hommes qui s'étaient servis de son prestige
pour masquer leur tyrannie, et n'avaient arraché la
France à la royauté que pour la jeter au bourreau.
Benjamin Constant se rallie au premier consul, parce
qu'il voit en lui le glorieux déienseur de sa patrie adop-
tive, et qu'il croit y voir le restaurateur de la paix et des
libertés publiques. Il défend ces libertés au Tribunal;
le jour où elles sont meilacées> il tombe en disgrâce,
parce qu'il n'a point cédé sur les principes, et bien
loin de transiger comme tant d'autres, dans rintérôl de
INTRODUCTION. XXV
son repos et de sa fortune, il prend le chemin de l'exil.
Dans les Cent-Jours, il rédige VActe additionnel^ parce
qu'il regarde comme un devoir, sous la menace d'une in-
vasion prochaine, de réconcilier la France et TEmpire.
Napoléon tombe, il accepte la Restauration, en prenant
acte de ses promesses; mais la Restauration manque à la
parole jurée, elle s'écarte du pacte qui la lie à la nation,
et il la combat, comme il avait combattu la République
et Tempire, quand ils s'étaient égarés dans les voies fatales
de la violence et de l'arbitraire.
Machiavel, Bossuet et Montesquieu résument la politique
du passé; Benjamin Constant résume la politique du dix-
neuvième siècle *. Par l'étendue de la pensée et la précision
du style, il est de la famille de ces maîtres; mais il a sur
eux l'avantage d'avoir été spectateur des plus grands et des
plus terribles drames du monde moderne. Tout en s'enfer-
mant dans le système de la monarchie constitutionnelle,
il le dépasse et le domine par une vue générale de lous
les faits qui peuvent se produire dans le gouvernement des
peuples. 11 cherche la cause de nos catastrophes avec une
impartialité souveraine; et pour la trouver, il élève la po-
litique à la hauteur d'une science exacte, il en écarte la
force et le hasard, la ramène à des principes immuables,
et n'admet pas que la vérité et la puissance absolues se
rencontrent dans les conceptions exclusives des- partis. Aux
théoriciens du droit divin ou de la souveraineté populaire,
il répond « qu'il n'y a de^divin que la divinité, de souve-
rain que la justice. » — Des garanties inviolables, des lois
qui sauvegardent les intérêts légitimes et les droits de tous
et qui imposent le respect par leur équité môme, des
pouvoirs nettement définis, responsables^ n'agissant que
dans la sphère d'action qui leur est assignée par un paclc
organique, la conscience libre, l'individu libre dans tous
les actes qui ne nuisent point à autrui, voilà ce que veut
l . li a dit, en parlant de lui-mêoie, qu'il était le maître d^école de la
liberté, et il a eu raison de le dire. H est impossible, eu effet, parmi les écri*-
Tains de son tcmps^ d'en trouver un seul qui ait fait plus pour elle, et qui
en ait exposé et défendu les principes avec plus d* autorité et de raison. On
a peine ë comprendre comment, en présence de ce fait incontestable, et qui
domine son œuvre et sa vie, des critiques en quête des petites misères de la
vie humaine se sont fourvoyés, pour le rabaisser, dans Tanalyse de corres-
pondances féminines, qui ne prouvent rien de ce qu^Mls voulaient prouver.
XXVI INTRODUCTION.
Benjamin Constant» dans les États républicains aussi bien
que dans les monarchies. Après avoir posé ces principes, il
en montre l'application dans la pratique^ &t comme tous
les esprits supérieurs, en parlant aux hommes de son temps,
il devance Tavenir. Il n'est pas en effet un seul des grands
événements accomplis depuis sa mort qui n'ait sa page dans
le volume que nous présentons au public : le coup d'État
du 2 décembre est expliqué dans le chapitre de Tl/surpa*-
tion ; — la guerre insensée de 1870,. dans VEsprii de con*
quête; — la Commune, dans les EffeH de la Terreur; il
n'est pas une seule des questions qui s'agitent encore au-
jourd'hui à laquelle ce livre ne réponde ; hommes poli*'
tiques ou simples citoyens^ demandons^lui des conseils et
des lumières^ et quand le dernier feuillet aura tourné sous
nos doigts^ nous comprendrons mieux les causes qui, de-
puis tantôt un siècle, ont jeté ce malheureux pays à tra-
vers tous les excès du despotisme et de l'anarchie, les
émeutes, les malheurs de la guerre, les coups de main
révolutionnaires, les coups d*État césariens.
Charles Louandbe.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Celle introduction serait incomplète ai nom ne donnions
pa» ici quelques renseignements sur les divers écrits con-
sacfés h B. Constant, ou sur les livres où il est mentionné
comme homme politique.
Parmi les notices biographiques, nous indiquerons celles
qui sont contenues dans la France protestante, de Haag ; —
la Biographie universelle des contemporains ^ de Jouy; — la
JVo//ce lue par M. Coulmann à la Société delà morale chré-
tienne, en avril i83i; Taoteur avait connu B. Constant et
donne sur lui d'intéressants détails; — le Dictionnaire de
la conversation, article signé J.-P. Pages, qui a été, comme
M. Coulmann, l'ami de Tillnstre publiciste; cet article
contient quelques révélations sur la manie du jeu qu'avait
Benjamin Constant, et dont ses adversaires se sont auto*
risL'S pour cherchera déconsidérer sa mémoire; — la Bio-
graphie générale de MM. Didot; — V Éloge, de Michel Berr ; —
TKlude publiée par Loève-Veimars dans la Revue des deux
Mondes, n» du !•' février 1833. Ces divers travaux, à des
dates très-différentes, sont tous à l'honneur de Thomme
auquel ils sont consacrés.
Sainte-Beuve, dans un article sur madame de Char-
rière, s'est attaché pour la première fois à rabaisser Ben-
jamin Constant au point de vue moral; ainsi que nous
l'avons dit, il en a fait un égoïste, un sceptique, qui n'avait
pas même le voile de Tillusion. M. de Loménie, dans la
Galerie des contemporains illustres, a vivement relevé les
assertions du célèbre critique; mais celui-ci ne s'est pas
tenu pour battu. Dans un nouvel article, inséré dans la
Revue des deux Mondes, n*» du 1^' novembre 1845, sous le
XXVIll NOTE BIBLIOGRAPHIQUE.
tilre de : Un dernier mot sur B. Constant, il s*est attaché
à maintenir la sévérité de ses premiers jugements.
Comme on est toujours disposé en Prance à se ranger
du côté de ceux qui dénigrent, Topinion de Sainte-Beuve
est devenue monnaie courante, et elle a fait autorité jus-
qu'au moment où M. Laboulayeest venu prendre en raain
la cause de la justice et de la vérité, et réduire à néant
des attaques d'autant plus regrettables que le nooi de
Sainte-Beuve leur donnait plus d'autorité.
De 1814 à 1830, Benjamin Constant ayant été mêlé aux
événements les plus importants de la politique contempo-
raine, on trouvera sur le rôle qu'il a joué comme homme
public et comme orateur des détails dans V Histoire des
deux Restaurations i de M. Vaulabelle ; — Vllistoire de la Res^
tauration, de M. Nettement; — V Histoire du Consulat et de
VEmpire, de M. Thiers.
11 faut indiquer encore, comme source de biographie in-
time, le recueil de lettres conserv é à la biblio jhAgnp pp.
blique de Genève. Ces lettres, au nombre de 239» s'éten-
dent de 1774 à 1830, et elles Suffiraient seules à défendre
la mémoire de l'homme qui les a écrites.
Ainsi que nous l'indiquons plus loin, des extraits de cette
correspondance ont été publiés par M. Eugène Crépet.
Du reste, en terminant cette introduction nous ne pou-
vons mieux faire que d'indiquer encore une fois, comme
la plus exacte des sources, l'importante étude publiée
par M. Laboulaye dans la Revue nationale.
ŒUVRES POLITIQUES
DE
BENJAMIN CONSTANT
PREMIÈRE PARTIE
DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE.
Le principe de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire
la suprématie de la volonté générale sur toute volonté
particulière, ne peut être contesté. L'on a cherché de nos
jours à l'obscurcir, et les maux que Ton a causés, et les
crimes que Ton a commis, sous le prétexte de faire exé-
cuter la volonté générale, prêtent une force apparente
aux raisonnements de ceux qui voudraient assigner une
autre source à l'autorité des gouvernements. Néanmoins
tous ces raisonnements ne peuvent tenir contre la sim-
ple définition des mots qu'on emploie. La loi doit être
l'expression ou de la volonté de tous, ou de celle de
quelques-uns. Or, quelle serait l'origine du privilège
exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre? Si
c'est la force, la force appartient à qui s'en empare; elle
4
1
1
2 BENJAMIN CONSTANT. \
ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaisses
comuie légitime, elle Test également, quelques maini
qui s'en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son
tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanc-
tionné par Tassentiment de tous, ce pouvoir devient alors
la volonté générale'.
Ce principe s'applique à toutes les iustitutious. La
théocratie, la royauté, Taristocratie, lorsqu'elles domi-
nent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu'elles
ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la
force. En un mot, il n'existe au monde que deux pou-
voirs, Tuu illégitime, c'est la force; l'autre légitime,
c'est la volonté générale. Mais en même temps que l'on
reconnaît les droits de cette volonté, c'est-à-dire la sou-
veraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d'en
bien concevoir^ la nature et^jpg^bien déterminer l'éten-
due. Sans une définition exacte et précise, le triomphe
de la théorie pourrait devenir une calamité dans l'appli-
cation. La reconnaissance abstraite de la souveraineté
du peuple n'augmente en rien la somme de liberté des
individus; et si l'on attribue à cette souveraineté une
1. Il est curieux de eomparer ce que dit ici Benjamin Conâtant
avec l'opinion de M. de Bonald, lep:rand tiiéoricien du droit divin,
a L'homme, dit M. de Bonald, créé à l'image de son créateur, ne
relève que de lui, et ne doit obéir à l'homme que pour obéir à
Dieu; mais si nul homme n'a pouvoir sur son semblalile, deux
hommes, dix hommes, mille hommes, un peuple entier n'en ont
pas davantage, car le peuple est un ctre de raison, et quand je
cherche le peuple je ne vois que des individus, isolés les uns des
autres, sans lien ni cohésion entre eux. Kn rapprochant des indi-
vidus pour exercer quelque acte de souveraincdé populaire, ions ne
rapprochez que des hommes sans pouvoir aucun sur leurs sembla-
bles. Vous ne réunissez que des nullités, des néants de j)oavoir, et
toutes ces nulliti^s, (juchiue soit leur nombre, ne sont pas plus une
réalité de pouvoir (|uedes millions de zéros mis au bout les uns des
autres ne font un chilï're positif. • De Bonuld, Oeuvres complètes,
Paris, 1839. ln-8, t. 11, p. 216^ 217. [Note de Véditenr.)
DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 3
latitude qu'elle ne doit pas avoir, la liberté peut être
perdue malgré ce principe, ou même par ce principe.
La précaution que nous recommandons et que nous
allons prendre est d'autant plus indispensable, que les
hommes de parti, quelque pures que leurs intentions
puissent être, répugnent toujours à limiter la souverai-
neté. Ils se regardent comme ses héritiers présomptifs,
et ménagent, même dans les mains de leurs ennemis,
leur propriété future. Ils se défient de telle ou telle
espèce de gouvernements, de telle ou telle classe de
gouvernants: mais permettez-leur d'organiser à leur ma-
nière l'autorité, souffrez qu'ils la confiçnt à des man-
dataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez
rétendre.
r Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est
j illimitée, on crée et l'on iette ju hasard dans la société
humaine un degré de poi:TOytrop grand jftr lui-même,
et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place.
Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trou-
verez également un mal. Vous vous en prendréJ^aux
dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonftances,
vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie,
la démocratie, les gouvernements mixtes, le système
représentatif. Vous aurez tort; c'est le degré de force, et
non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser.
C'est contre Parme et non contre le bras qu'il faut sévir.
j II y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.
L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour
de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple
un pouvoir sans bornes, vient delà manière dont se sont
formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'his-
toire un petit nombre d'bommes, ou môme un seul, en
. possession d'un pouvoir immense, (mi faisait beaucoup
de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les pos-
4 BENJAMIN CONSTANT.
sesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au
lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer-
C'était un fléau, ils Tont considéré comme une conquête.
Ils en ont doté la société entière. 11 a passé forcément
d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains
de quelques hommes, souvent dans une seule main :
il a fait tout autant de mal qu'auparavant : et les
exemples, les objections , les arguments et les faits se
sont multipliés contre toutes les institutions politiques.
Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple,
il est certain qu'il n'appartient à aucun individu, à
aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté par-
ticulière ; mais il est faux que la société tout entière
, possède sur ses membres une souveraineté sans borues.
L'universalité des citoyens est le souverain, dans ce
sens, que nul individu, iy:^^action, nulle association
partielle ne ^eut s'arroge^W souveraineté, si elle ne
lui a pas été déléguée. Mais il ne s'en suit pas que l'uni-
versalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis
de larsouveraineté, puissent disposer souverainement de
l'exist^ce des individus. Il y a au contraire une partie
de Texistence humaine qui, de nécessité, reste indivi-
duelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute
compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une
manière limitée et relative. Au point où commence
l'indépendance et l'existence individuelle, s'arrête la
juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit
cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote
qui n'a pour titre que le glaive exterminateur; la société
ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la
majorité, sans être factieuse. L'assentiment de la majo-
rité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer
. ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner;
-■ lorsqu'une autorité quelconque commet des actes pareils,
DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 5
il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il
importe peu qu'elle se nomme individu ou nation; elle
serait la nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime,
qu'elle n'en serait pas plus légitime.
Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait
de son Contrat social^ si souvent invoqué en faveur de
la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres
de despotisme. 11 définit le contrat passé entre la société
et ses membres, Taliénation complète de chaque individu
avec tous ses droits et sans réserve à la communauté.
Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si
absolu de toutes les parties de notre existence au profit
d'un être abstrait, il nous dit que le souverain, c'est-à-
dire le corps social, ne peut nuire ni à l'ensemble de
ses membres, ni à chacun d'eux en particulier ; que cha-
cun se donnant tout entier, la condition est égale pour
tous, et que nul n'a intérêt* de la rendre onéreuse aux
autres; que chacun se donnant à tous ne se donne à per-
sonne; que chacun acquiert sur tous les associés les mômes
droits qu'il leur cède, et gagne l'équivalent de tout ce qu'il
perd avec plus de force pour conserver ce qu'il*'a. Mais
il oublie que tous ces attributs préservateurs qu'il con-
fère à l'être abstrait qu'il nomme le souverain résultent
de ce que cet être se compose de tous les individus sans
exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage
de la force qu'il possède, c'est-à-dire aussitôt qu'il faut
procéder à une organisation pratique de l'autorité,
comme le souverain ne peut l'exercer par lui-môme, il
la délègue, et tous ces attributs disparaissent. 4;/actipii
qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré
ou de force à la disposition d'un seul ou de quelques-
uns, il arrive qu'en se donnant à tous, il n'est pas
vrai qu'on ne se donne à personne; on se donne au
contraire à ceux qui agissent au nonf de fous. De là suit.
6 BENJAMIN CONSTANT. ^
r
■I
qu'en se donnant tout entier, l'on n'entre pas dans une /;
condition égale pour tous, puisque quelques-uns profi-
tent exclusivement du sacrifice du reste; il n'est pas
vrai que nul n'ait intérêt de rendre la condition oné-
reuse aux autres, puisqu'il existe des associés qui sont
hors de la condition commune. Il n'est pas vrai que tous
les associés acquièrent les mêmes droits qu'ils cèdent;
ils ne gagnent pas tous l'équivalent de ce qu'ils perdent,
et le résultat de ce qu'ils sacrifient est ou peut être
l'établissement d'une force qui leur enlève ce qu'ils ont.
Rousseau lui-même a été effrayé de ces conséquences;
frappé de terreur à l'aspect de l'immensité du pouvoir
social qu'il venait de créer, il n'a su dans quelles mains
déposer ce pouvoir monstrueux, et n'a trouvé de pré-
servatif contre le danger inséparable d'une pareille
souveraineté, qu'un expédient qui en rendit l'exercice
impossible. Il a déclaré que la souveraineté ne pouvait
être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C'était dé-
clarer en d'autres termes qu'elle ne pouvait être exercée;
c'était anéantir de fait le principe qu'il venait de pro-
clamer.
Mais voyez comme les partisans du despotisme sont
plus francs dans leur marche, quand ils partent de ce
même axiome, parce qu'il les appuie et les favorise.
L'homme qui a le plus spirituellement réduit le despo-
tisme en système, Hobbes, s'est empressé de reconnaître
la souveraineté comme illimitée, pour en conclure à la
légitimité du gouvernement absolu d'un seul. La souve-
raineté, dit-il, est absolue; cette vérité a été reconnue
de tout temps, même par ceux qui ont excité des sédl- ■
tions ou suscité des guerres civiles : leur motif n^était
pas d'anéantir la souveraineté, mais bien d'en transpor-
ter ailleurs l'exercice, La démocratie est une souverai-
neté absolue entre les mains de tous; l'aristorratio une
DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 7
souveraineté absolue entre les mains de quelques-uns ;
la monarchie une souveraineté absolue entre les mains
d'un seul. Le peuple a pu se dessaisir de cette souve-
raineté absolue, en faveur d'un monarque, qui alors en
est devenu légitime possesseur.
L'on voit clairement que le caractère absolu que Hob-
bes attribue à la souveraineté du peuple est la base de
tôïïl'son système. Ce mot absolu dénature toute la ques-
tion et nous entraîne dans une série nouvelle de consé-
quences; c'est le point où l'écrivain quitte la route de la
vérité pour marcher par le sophisme au but qu'il s'est
proposé en commençant. Il prouve que les conventions
des hommes ne suffisant pas pour être observées, il faut
une force coërcitive pour les contraindre aies respecter;
que la société devant se préserver des agressions exté-
rieures, il faut une force commune qui arme pour la dé-
fense commune ; que les hommes étant divisés par leurs
prétentions, il faut des lois pour régler leurs droits. Il
conclut du premier point, que le souverain a le droit
absolu de punir; du second, que le souverain a le droit
absolu dé faire la guerre ; du troisième, que le souve-
rain est législateur absolu. Rien de plus faux que ces
conclusions. Le souverain a le droit de punir, mais seu-
lemcntiïïS" actions coupables : il a le droit de faire la
guerre, mais seulement lorsque la société est attaquée :
il a le droit de faire des lois, mais seulement quand ces
lois sont nécessaires, el en tant qu'elles sont conformes
îi la justice. Il n'y a par conséquent rien d'absolu, rien
d'arbitraire dans ces attributions. La démocratie est'
l'autorité déposée entre les mains de tous, mais seule-
ment la somme d'autorité n(''cessaire à la sûreté de l'as-'
sociation ; Taristocratio est cette autorité confiée à
quelques-uns; la monarchie, celte autorité remise à un
seuL Le peuple peut se dessaisir de cette autorité en fa-
1
8 BENJAMIN CONSTANT.
fveur d'un seul homme ou d'un petit nombre; mais leac
pouvoir est borné comme celui du peuple qui les eâ]
a revêtus. Par ce retranchement d'un seul mot, inséré^
gratuitement dans la construction d'une phrase, tout.
Taffreux système de Hobbes s'écroule. Au contraire, ■;
avec le mot absolv, ni la liberté, ni, comme on le verra;
dans la suite le repos, ni le bonheur ne sont possibles
sous aucune institution. Le gouvernement populaire
n'est qu'une tyrannie convulsive, le gouvernement mo-
narchique qu'un despotisme plus concentré.
Lorsque la souveraineté n'est pas limitée, il n'y a nul
moyen de mettre les individus à l'abri des gouverne-
ments. C'est en vain que vous prétendez soumettre les
gouvernements à la volonté générale. Ce sont toujours
eux qui dictent cette volonté, et toutes les précautions
deviennent illusoires.
Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rap-
port, et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces
deux rapports se confondent. Il est facile à l'autorité
d'opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à
manifester comme souverain la volonté qu'elle lui
prescrit^.
Aucune organisation politique ne peut écarter ce dan-
ger. Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme
totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont
qu'à former une coalition, et le despotisme est sans re-
mède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits
ne puissent être violés par tel pouvoir, sans l'approba-
tion de tel autre, mais que cette violation soit interdite
1 . « Le triomphe de la force tyrannique est de contraindre les
M esclaves à se proclamer libres ; mais en se prêtant h ce simulacre
« mensonger de liberté, les esclaves devenus complices sonl aussi
« méprisables que leurs maîtres. » Benjamin Conslant. DiscourSy
t. II, p. GO. {Note de M, LabotUaye.)
DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 9
^ tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de
Vexécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du lé-
gislateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser
: leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que
\ le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d*agir sans le con-
cours d'une loi, si Ton ne met pas de bornes à ce con-
. cours, si Ton ne déclare pas qu'il est des objets sur les-
quels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou
en d'autres termes que la souveraineté est limitée, et
qu'il y a des volontés que ni le peuple, ni ses délégués,
. n'ont le droit d'avoir.
C'est là ce qu'il faut déclarer, c'est la vérité impor-
tante, le principe éternel qu'il faut établir.
Aucune autorité sur la terre n'est illimitée, ni celle du
peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représen-
tants, ni celle des rois, à quelque titre qu'ils régnent,
ni celle de la loi, qui, n'étant que l'expression de la vo-
lonté du peuple ou du prince, suivant la forme du gou-
vernement, doit être circonscrite dans les mômes bornes
que l'autorité dont elle émane.
Les citoyens possèdent des droits individuels indépen-
dants de toute autorité sociale ou politique, et toute au-
torité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits
des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté reli-
gieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est com-
prise sa publicité, la jouissance de la propriété, la ga-
rantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut
porter atteinte à ces droits, sans déchirer ;Son propre
titre.
La souveraineté du peuple n'étant pas illimitée, et sa
volonté ne suffisant point pour légitimer tout ce qu'il
veut, l'autorité de la loi, qui n'est autre chose que Tex-
pression vraie ou supposée de cette volonté, n'est pas
non plus sans bornes.
10 BENJAMIN CONSTANT.
Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices
nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale
si, par un attachement trop inflexible à nos droits, non;
résistions à toutes les lois qui nous sembleraient leui
porter atteinte; mais aucun devoir ne nous lie envers
ces lois prétendues, dont Pinfluence corruptrice menace
les plus nobles parties de notre existence, envers ces
lois qui non-seulement restreignent nos libertés légi-
times, mais nous commandent des actions contraires à
ces principes éternels de justice et de pitié que l'homme
ne peut cesser d'observer sans dégrader et démentir sa
nature.
Aussi longtemps qu'une loi, bien que mauvaise, ne
tend pas à nous dépraver, aussi longtemps que les em-
piétements de Tautorité n'exigent que des sacrifices qui
ne nous rendent ni vils, ni féroces, nous y pouvons
souscrire. Nous ne transigeons que pour nous. Mais si
la loi nous prescrivait de fouler aux pieds ou nos af-
fections ou nos devoirs; si, sous le prétexte d'un dé-
vouement gigantesque et factice, pour ce qu'elle ap-
pellerait tour à tour monarchie ou république, elle
nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux;
si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés,
ou même la persécution contre des ennemis vaincus,
anathôme à la rédaction d'injustices et de crimes cou-
verte ainsi du nom de loi.
Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les
fois qu'une loi parait injuste, c'est de ne pas s'en
rendre l'exécuteur. Cette force d'inertie n'entraîne ni
bouleversements, ni révolutions, ni désordres.
Rien ne justifie l'homme qui prête son assistance à la
loi qu'il croit inique.
La terreur n'est pas une excuse plus valable que
toutes les autres passions infûmes. Malheur à ces instru-
DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. Il
ments zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce
qu'ils nous disent, agents infatigables de toutes les
tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes
les tyrannies renversées.
On nous alléguait, à une époque affreuse, qu'on ne se
faisait Fagent des lois injustes que pour en affaiblir la
rigueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre
le dépositaire aurait fait plus de mal encore, s'il eût été
remis à des mains moins pures. Transaction menson-
gère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans
homes. Chacun marchandait avec sa conscience, et
chaque degré d'injustice trouvait de dignes exécuteurs,
le ne vois pas pourquoi, dans ce système, on ne se ren-
drait pas le bourreau de Tinnocence, sous le prétexte
qu'on l'étranglerait plus doucement.
Résumons maintenant les conséquences de nos prin-
cipes.
La souveraineté du peuple n'est pas illimitée; elle est\
circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et ;
les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne
l^eut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants
: dW nation ii'ont pas le droit de faire ce que la nation
n'a pas le droit de faire elle-même^. Aucun monarque,^]
quelque titre qu'il réclame, soit qu'il s'appuie sur le|
1. Esprit aussi élevé que pratique, Benjamin Constant a toujours
proleslé contre les pouvoirs qui prétendent ne relever que d'eux-
mêmes, a n y a deux dogmes également dangereux, a-t-il dit dans
Ja séance du 10 mars 1820, l'un le droit divin, l'autre la souve-
ffraineté illimitée du peuple ; l'un et l'autre ont fait beaucoup de
JjQal, il n'y a de divin que la divinité, il n'y a do souverain que la
iJastice. n C'est cette sage théorie de la limitation des pouvoirs basée
! «ur l'expérience, qui l'a conduit à demander une double représen-
' Ution, et ù signahT les dangers que préi^ente l'existence d'une
chambre uniciue, toujours entraînée à s'égarer dans ce qu'il appe-
lait P horrible route de V omnipotence parlementaire,
(Note de Véditeur.)
12 BENJAMIN CONSTANT.
y droit divin, sur le droit de conquête, ou sur rassenliment
'( du peuple, ne possède une puissance sans bornes. Dieu,
i s'il intervient dans les choses humaines, ne sanctionne
I jjue la justice. Le droit de conquête n'est que la force,
qui n'est pas un droit, puisqu'elle passe à qui s'en saisit.
L'assentiment du peuple ne saurait légitimer ce qui est
illégitime, puisqu'un peuple ne peutdéléguer à personne
une autorité qu'il n'a pas.
Une objection se présente contre la limitation de la.
souveraineté. Est-il possible de la limiter? Existe-t-iL
une force qui puisse l'empêcher de franchir les barrières
qu'onluiauraprescriles?On peut, dira-t-on, par des com-
binaisons ingénieuses, restreindre le pouvoir en le divi-
sant. On peut mettre en opposition et en équilibre ses
différentes parties. Mais par quel moyen fera-t-on que
la somme totale n'en soit pas illimitée? Comment bor-
ner le pouvoir autrement que par le pouvoir?
Sans doute, la limitation abstraite de la souveraineté
ne suffit pas. Il faut chercher des bases d'institutions
politiques qui combinent tellement les intérêts des di-
vers dépositaires de la puissance, que leur avantage le
plus manifeste, le plus durable et le plus assuré, soit de
rester chacun dans les bornes de leurs attributions res-
pectives. Mais la première question n'en est pas moins
la compétence et la limitation de la souveraineté ; car
avant d'avoir organisé une chose, il faut en avoir déter-
miné la nature et rétendue.
Eu second lieu, sans vouloir, comme l'ont fait trop
souvent les philosophes, exagérer l'influence de la vé-
rité, l'on peut affirmer que lorsque de certains principes
sont complètement et clairement démontrés, ils se
servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes. Ilfc
forme à Tégard de révidence une opinion universelle
qui bientôt est victorieuse. S'il est reconnu que la sou-
DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE. 13
veraineté n'est pas sans bornes, c'est-à-dire qu'il n'existe
sur la terre aucune puissance illimitée, nul, dans aucun
temps, n'osera réclamer une semblable puissance. L'ex-
périence môme le prouve déjà. L'on n'attribue plus, par
exemple, à la société entière, le droit de vie et de mort,
sans jugement. Aussi, nul gouvernement moderne ne
prétend exercer un pareil droit. Si les tyrans des an-
ciennes républiques nous paraissent bien plus effrénés
que les gouvernants de Tbistoire moderne, c'est en par-
tie à cette cause qu'il faut l'attribuer. Les attentats les
plus monstrueux du despotisme d'un seul furent sou-
vent dus à la doctrine de la puissance sans bornes de
tous.
La limitation de la souveraineté est donc véritable, et
■ elle est possible. Elle sera garantie d'abord par la force
qui garantit toutes les vérités reconnues, par l'opinion :
ensuite elle le sera d'une manière plus précise, par la
distribution et par la balance des pouvoirs.
Mais commencez par reconnaître cette limitation
salutaire. Sans cette précaution préalable, tout est
inutile.
En renfermant la souveraineté du peuple dans ses
justes bornes, vous n'avez plus rien à redouter ; vous
enlevez au despotisme, soit des individus, soit des as-
semblées, la sanction apparente qu'il croit puiser dans
un assentiment qu'il commande, puisque vous prouvez
que cet assentiment, fût-il réel, n'a le pouvoir de rien
sanctionner.
Le peuple n'a pas le droit de frapper un seul inno-
cent, ni de traiter comme coupable un seul accusé,
sans preuves légales. Il ne peut donc déléguer un droit
pareil à personne. Le peuple n'a pas le droit d'attenter
à la liberté d'opinion, à la liberté religieuse, aux sauve-
gardes judiciaires, aux formes protectrices. Aucun des-
14 BENJAMIN CONSTANT.
pote, aucune assemblée ne peut donc exercer un droit
semblable, en disant que le peuple Ten a revêtu. Tout
despotisme est donc illégal ; rien ne peut le sanctionner,
pas môme la volonté populaire qu'il allègue, car il s'ar-
roge, au nom de la souveraineté du peuple, une puis-
sance qui n*est pas comprise dans cette souveraineté,
et ce n'est pas seulement le déplacement irrégulier du
pouvoir qui existe, mais la création d'un pouvoir qui
ne doit pas exister.
Benjamin Constant est revenu à diverses reprises dans
ses écrits sur Tabus que le despotisme pouvait faire des
principes de la souveraineté du peuple; Voici ce qu'il dit à
ce sujet dans la Préface de l'édition de ses œuvres publiées
en 1818 :
A Pépoque où le mouvement national de 1789,
détourné de sa tendance naturelle par l'ignorance de
beaucoup d'hommes et par Tégoïsme de plusieurs, eut
dégénéré en agitation convulsive, sansbut précis et sans
direction fixe, une portion nombreuse et bien intention-
née de la nation fut la dupe de quelques axiomes vrais
en eux-mêmes, mais faussés par l'application qu'on en
faisait.
Le dogme delà souveraineté du peuple devint un ins-
trument de tyrannie, et, durant quelque temps, le
peuple se laissa opprimer au nom de sa souverai-
neté.
îi dit encore aiUeurs :
Le despotisme qui a remplacé la démagogie et qui
s'est constitué légataire du fruit de tous ses travaux, a
persisté trés-habilement dans la route tracée. Les deux
extrémités se sont trouvées d'accord parce qu'au fond,
DB LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. 15
._ dans les deux extrêmes, il y avait volonté de tyran-
I niser....
' Dès que la volonté générale peut tout, les représen-
! tants de cette volonté générale sont d'autant plus re-
■ doutables qu'ils ne se disent qu'instruments dociles de
; cette volonté prétendue, et qu'ils ont en main les
■ moyens de force ou de séduction nécessaires pour en
assurer la manifestation dans le sens qui leur convient.
I Ce qu'aucun tyran n'oserait faire en son propre nom,
! ceux-ci le légitiment par l'étendue sans bornes de l'au-
j torité sociaje. L'agrandissement d'attributions dont ils
ont besoin, ils le demandent au propriétaire do cette
autorité, au peuple, dont la toute-puissance n'est laque
pour justifier leurs empiétements. Les lois les plus in-
justes, les institutions les plus oppressives, sont obliga-
toires comme l'expression de la volonté générale. Car
les individus, dit Rousseau, aliénés tout entiers au profit
du corps social, ne peuvent avoir d'autre volonté que
cette volonté générale. En obéissant à cette volonté, ils
n'obéissent qu'à eux-mêmes, et sont d'autant plus libres
qu'ils lui obéissent plus implicitement. Telles nous
voyons apparaître à toutes les époques de l'bistoire les
conséquences de ce système ; mais elles se sont déve-
loppées surtout dans toute leur effrayante latitude au
milieu de notre révolution : elles ont fait à des principes
sacrés des blessures peut-être difficiles à guérir. Plus le
gouvernement qu'on voulait donner à la France était
populaire, plus ces blessures ont été profondes. Il serait
facile de démontrer par des citations sans nombre, que
les sophismes les plus grossiers des plus fougueux
apôtres de la terreur, dans les conséquences les plus
révoltantes, n'étaient que des conséquences parfaitement
justes des principes de Rousseau. Le peuple, qui peut
toot, est aussi dangereux, plus dangereux qu'un tyran,
16 BENJAMIN CONSTANT.
OU plutôt il est certain que la tyrannie s'emparera du
droit accordé au peuple. Elle n'aura besoin que de
proclamer la toute-puissance de ce peuple en le mena-
çant, et de parler en son nom, en lui imposant si-
lence.
II
DTJ POUVOIR ROYAL DANS LES MONARCHIES
CONSTITUTIONNELLES.
Notre constitution, en établissant la responsabilité des
ministres, sépare clairement le pouvoir ministériel du
pouvoir royal. Le seul fait que le monarque est in-
violable, et que les ministres sont responsables, con-
state cette séparation. Car on ne peut nier que les
ministres n'aient pas là un pouvoir qui leur appartient
en propre jusqu'à un certain point. Si on ne les consi-
dérait que comme des agents passifs et aveugles, leur
responsabilité serait absurde et injuste, ou du moins il
faudrait qu'ils ne fussent responsables qu'envers le mo-
narque, de la stricte exécution de ses ordres. Mais la
constitution veut qu'ils soient responsables envers la
nation, et que dans certains cas les ordres du monarque
ne puissent leur servir d'excuse. Il est donc clair qu'ils
nesontpasdes agents passifs. Le pouvoir ministériel,
bien qu'émané du pouvoir royal, a cependant une exi-
stence réellement séparée de ce dernier : et la différence
est essentielle et fondamentale, entre l'autorité respon-
sable, et l'autorité investie de l'inviolabilité.
Cette distinction étant de la sorte consacrée par notre
constitution même, elle a paru claire et utile à des
2,
18 BENJAMIN CONSTANT.
hommes dont Topinionest à mes yeux d'un grand poids^
C'est en effet, selon moi, la clef de toute organisation
politique.
Le pouvoir royal (j'entends celui du chef de l'État,
quelque titre qu'il porte) est un pouvoir neutre. Celui
des ministres est un pouvoir actif. Pour expliquer cette
différence, déflnissons les pouvoirs politiques, tels qu'on
les a connus jusqu'ici.
Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pou-
voir judiciaire, sont trois ressorts qui doivent coopérer,
chacun dans sa partie, au mouvement général : mais
quand ces ressorts dérangés se croisent, s'entre-choquent
et s'entravent, il faut une force qui les remette à leur
place. Cette force ne peut pas être dans Pun des res-
sorts, car elle lui servirait à détruire les autres. II faut
qu'elle soit en dehors, qu'elle soit neutre, en quelque
sorte, pour que son action s'applique nécessairement
partout où il est nécessaire qu'elle soit appliquée, et
pour qu'elle soit préservatrice, réparatrice, sans être
hostile.
La monarchie constitutionnellecrée ce pouvoir neutre,
dans la personne du chef de l'État. L'intérêt véritable
de ce chef n'est aucunement que l'un des pouvoirs ren-
verse l'autre, mais que tous s^appuient, s'entendent et
agissent de concert.
On n'a distingué jusqu'à présent, dans les organisation s
politiques, que trois pouvoirs.
J'en démêle cinq, de natures diverses, dans une mo-
narchie constitutionnelle : i° le pouvoir royal; 2** le
pouvoir exécutif; 3° le pouvoir représentatif de la durée;
4° le pouvoir représentatif de l'opinion ; 5° le pouvoir
judiciaire.
Le pouvoir représentatif de la durée réside dans une
assemblée héréditaire ; le pouvoir représentatif de l'opi-
DU POUVOIR ROYAL. 19
nion dans une assemblée élective*; 3e pouvoir exécutif
est confié aux ministres ; le pouvoir judiciaire aux tri-
bunaux. Les deux premiers pouvoirs font les lois, le
troisième pourvoit à leur exécution générale, le qua-
trième les applique aux cas particuliers. Le pouvoir
royal est au milieu, mais au-dessus des quatre autres,
autorité à la fois supérieure et intermédiaire, sans in-
térêt à déranger Téquilibre, mais ayant au contraire tout
intérêt à le maintenir.
Sans doute, comme les hommes n'obéissent pas tou-
jours à leur intérêt bien entendu, il faut prendre cette
précaution, que le chef de TÉtat ne puisse agir à la place
des autres pouvoirs. C'est en cela que consiste la diffé-
rence entre la monarchie absolue et la monarchie con-
stitutionnelle.
Comme il est toujours utile de sortir des abstractions
par les faits, nous citerons la constitution anglaise.
Aucune loi ne peut être faite sans le concotirs de la
chambre héréditaire et de la chambre élective, aucun
acte ne peut être exécuté sans la signature d'un mi-
nistre, aucun jugement prononcé que par des tribunaux
indépendants. Mais quand cette précaution est prise,
voyez comme la constitution anglaise emploie le pouvoir
royal à mettre fin à toute lutte dangereuse, et à rétablir
rharmonie entre les autres pouvoirs. L'action du pou-
1. Depais rétablissement du système représentatif en France,
les publicistes les plus éminenls se sont prononcés pour Texislencc
de deux Chambres. Ce principe n'est contesté aujourd'hui que
par les ultras du radicalisme, qui s'attachent aux souvenirs de la
Convention et qui appartiennent au parti de la démocratie auto-
ritaire^ c'est-à-dire au parti qui met la république au-dessus du
suffrage universel lui-même. L'existence de deux Chambres étant
admise, il reste à décider si elles doivent être toutes deux élec-
tives. Voir à ce sujet : Le Parti libéral^ son programme et son ave-
nir, par M. Laboulaye. Paris, Charpentier, 18G5, p. 202 et suiv.
{Note de V éditeur.)
î
20 BENJAMIN CONSTANT.
voir exécutif est-elle dangereuse, le roi destitue les mi-
nistres. L'action de la chambre héréditaire devient-elle
funeste, le roi lui donne une tendance nouvelle, en
créant de nouveaux pairs. L'action de la chambre élec-
tive s*annonce-t-eile comme menaçante, le roi fait usage
de son veto^ ou il dissout la chambre élective. Enfia
l'action même du pouvoir judiciaire est-elle fâcheuse,
en tant qu'elle applique à des actions individuelles des
peines générales trop sévères, le roi tempère cette ac-
tion par son droit de faire grâce.
Le vice de presque toutes les constitutions a été de ne
pas avoir créé un pouvoir neutre, mais d'avoir placé la
somme totale d'autorité dont il doit êtreinvesti dans l'un
des pouvoirs actifs. Quand celte somme d'autorité s'est
trouvée réunie à la puissance législative, la loi, qui ne
devait s'étendre que sur des objets déterminés, s'est
étendue à tout. Il y a eu arbitraire et tyrannie sans
bornes. De là les excès du long parlement, ceux des
assemblées du peuple dans les républiques d'Italie, ceux
de la convention, à quelques époques de son existence.
Quand la même somme d'autorité s'est trouvée réunie an
pouvoir exécutif, il y a eu despotisme. De là l'usurpa-
tion qui résulta de la dictature à Rome.
L'histoire romaine est en général un grand exemple
de la nécessité d'un pouvoir neutre, intermédiaire entre
les pouvoirs actifs. Nous voyons dans cette république,
au milieu des froissements qui avaient lieu entre le
peuple et le sénat, chaque parti chercher des garanties :
mais comme il les plaçait toujours en lui-même, chaque
garantie devenait une arme contre le parti opposé. Les
soulèvements du peuple menaçant l'État de sa destruc-
tion, l'on créa les dictateurs, magistrats dévoués à la
classe patricienne. L'oppression exercée par cette classe
réduisant les plébéiens au désespoir, l'on ne détruisit
DU POUVOIR ROYAL. 21
point la dictature ; mais on eut recours simultanémeDt
à l'institution tribunicienne, autorité toute populaire.
Alors les ennemis se retrouvèrent en présence ; seule-
ment chacun s'était fortifié de son côté. Les centuries
étaient une aristocratie, les tribus une démocratie. Les
plébiscites décrétés sans le secours du sénat n'en étaient
pas moins obligatoires pour les patriciens. Les sénatus-
consultes, émanant des patriciens seuls, n'en étaient pas
moins obligatoires pour les plébéiens. Ainsi chaque
parti saisissait tour à tour le pouvoir qui aurait dû être
confié à des mains neutres, et en abusait, ce qui ne peut
manquer d'arriver, aussi longtemps que les pouvoirs
actifs ne l'abdiquent pas pour en former un pouvoir à
part.
La même observation se reproduit pour les Carthagi-
nois : vous les voyez créer successivement les suffètes
pour mettre des bornes à l'aristocratie du sénat, le tri-
bunal des cent pour réprimer les suffètes, le tribunal des
cinq pour contenir les cent. Ils voulaient, dit Condillac,
imposer un frein à une autorité, et ils en établissaient
une autre, qui avait également besoin d'être limitée,
laissant ainsi toujours subsister l'abus auquel ils
croyaient porter remède.
La monarchie constitutionnelle nous offre, comme je
l'ai dit, ce pouvoir neutre, si indispensable à toute li-
berté régulière. Le roi, dans un pays libre, est un être
à part, supérieur aux diversités des opinions, n'ayant
d'autre intérêt que le maintien de l'ordre et le maintien
de la liberté, ne pouvant jamais rentrer dans la condi-
tion commune, inaccessible en conséquence à toutes les
passions que cette condition fait naître, et à toutes celles
que la perspective de s'y retrouver nourrit nécessaire-
ment dans le cœur des agents investis d'une puissance
momentanée. (Cette auguste prérogative de la royauté
22 BENJAMIN CONSTANT.
doit répandre dans l'esprit du monarque un calme, (
dans son àme un sentiment de repos, qui ne peuven
être le partage d'aucun individu dans une position in
férieurc. Il plane, pour ainsi dire, au-dessus des agita-
tions humaines,, et c'est le chef-d'œuvre de Torganisa-
tion politique d'avoir ainsi créé, dans le sein môme dei
dissentiments sans lesquels nulle liberté n'existe, une
sphôre inviolable de sécurité, de majesté, d'impartia-
lité, qui permet à ces dissentiments de se développer
sans péril, tant qu'ils n'excèdent pas certaines limites,
et qui, dès que le danger s'annonce, y met un terme par
des moyens légaux, constitutionnels, et dégagés de tout
arbitraire. Mais on perd cet immense avantage, soit en
rabaissant le pouvoir du monarque au niveau du pou-
voir exécutif, soit en élevant le pouvoir exécutif au ui-
veau du monarque.
Si vous confondez ces pouvoirs, deux grandes ques-
tions deviennent insolubles: l'une, la destitution du pou-
voir exécutif proprement dit, l'autre la responsabilité.
Le pouvoir exécutif réside de fait dans les ministres :
mais l'autorité qui pourrait le destituer a ce défaut dans
la monarchie absolue, qu'elle est son alliée, et dans la
république, qu'elle est son ennemie. Ce n'est que dans
la monarchie constitutionnelle qu'elle s'élève au rang de
son juge.
Aussi voyons-nous que, dans la monarchie absolue, il
n'y a de moyen de destituer le pouvoir exécutif, qu'un
bouleversement , remède souvent plus terrible que le
mal ; et bien que les républiques ^ aient cherché à orga-
1 . « En th<îorie, la république est le gouvernement qui paraît le
plus conforme à l'égalité et à la dignité de l'homme. Il est le plus
rationnel do tous les régimes, quoique le plus compliqué. Il a des
développements magnifiques et des expédients ingénieux. Toutes les
libertés s'y déploient à l'aise : liberté de conscience, liberté de
DU POUVOIR ROYAL. 23
niser des moyens plus réguliers, ces moyens ont eu fré-
quemment le môme résultat violent et désordonné.
Les Cretois avaient inventé nue insurrection en quel-
que sorte légale, par laquelle on déposait tous les ma-
gistrats, et plusieurs publicistes les en louent^. Une loi
d'Athènes permettait à chaque citoyen de tuer quiconque
dans Texercice d'une magistrature aurait attenté à la
liberté de la répul)lique». La loi de Valérius Publicola
avait à Rome le même but. Les Florentins ont ou leur
Ballia, ou conseil extraordinaire, créé sur l'heure, et
qui, revêtu de tous les pouvoirs, avait une faculté de des-
titution universelle^. Mais dans toutes ces constitutions,
le droit de destituer le pouvoir exécutif flottait, pour
ainsi dire, à la merci de quiconque s'en emparait, et ce-
lui qui s'en emparait le saisissait, non pour détruire,
presse, lUierlé de tribune, libertc^ d*aa8ocia(ioD, liberté de l'Indi-
Tida, liberté du commerce, libeité de production et de consom-
mation. Maid en pratique et chez un peuple vieilli et nombreux,
ce n'est plus cela. La dispute, qui n'a ni frein ni fin, y devient ar-
dente sur tous les points et entre toutes pert^onnes. C'est à qui
n'obéira pas et, par conséquent, à qui commandera. On ne veut
plus qu'une Chambre grande, la plus grande possible, atîn que
chacun puisse y entrer. On la veut omnipotente^ atin qu'elle puisse
à la fois légiférer et gouverner. On la veut unique, afin qu'elle
n'ait point d'arrêt ni de rivale. On veut on pouvoir exécutif com-
posé de plusieurs membres, pour que chaque député ait la chance
d'en faire partie à son tour. » — En reproduisant ces réflexions de
M. de Cormenin, nous n'avons pas besoin d'ajouter qu'elles s'ap-
pliquent particulièrement à la France. L'exemple de l'Amérique
prouve que la république peut donner à un peuple la prospérité,
la sécurité et la force, mais pour arriver à ce résultat, il faut (pic
ce peuple soit composé de citoyens vraiment dignes do ce nom.
Avons-nous jusqu'à présent mérité cet éloge? et n'avons-nous pas
trop souvent donné l'exemple du mépris do la justice et des
lois? C'est ce mépris qui a été la cause de tous nos malheurs, et
qui nous a conduits aux catastrophes de la Commune.
{Note de Védileur.)
1. Filangieri, I, 10. Montesquieu, Esp. des Loi*, Ylll, ii.
2. Petit, de I^g. Ait. 111, 2.
3. Machiavel, poMim.
24 BENJAMIN CNOSTANT.
mais pour exercer la tyrannie. Il arrivait de là que
parti vainqueur ne se contentait pas de déposséder,
frappait; et comme il frappait sans jugement, c'était i
assassinat, au lieu d'être une justice.
La Ballia de Florence, née de l'orage, se ressentait (
son origine. Elle condamnait à mort , incarcérait, d
pouillait, parce qu'elle n'avait pas d'autre moyen i
priver de l'autorité les hommes qui en étaient dépoi
taires. Aussi, après avoir agité Florence par l'anarchi
fut-elle l'instrument principal de la puissance des M
dicis.
Il faut un pouvoir constitutionnel qui ait toujours
que la Ballia avait d'utile, et qui n'ait jamais ce qu'el
avait de dangereux ; c'est-à-dire qui ne puisse ni co
damner, ni incarcérer, ni dépouiller, ni proscrire, mi
qui se borne à ôter le pouvoir aux hommes ou aux a
semblées qui ne sauraient plus longtemps le posséd
sans péril.
La monarchie constitutionnelle résout ce grand pr
blême; et, pour mieux fixer les idées, je prie le lecle
de rapprocher mes assertions de la réalité. Cette réali
se trouve dans la monarchie anglaise. Elle crée ce po
voir neutre et intermédiaire : c'est le pouvoir royal s
paré du pouvoir exécutif ou ministériel. Le pouvc
exécutif est destitué sans être poursuivi. Le roi n'a p
besoin de convaincre ses ministres d'une faute, d'i
crime ou d'un projet coupable pour les renvoyer; il 1
renvoie sans les punir : ainsi, tout ce qui est nécessai
a lieu, sans rien de ce qui est injuste; et, comme il a
rive toujours, ce moyen, parce qu'il est juste, est enco
utile sous un autre point de vue.
C'est un grand vice dans toute constitution, que (
ne laisser d'alternative aux hommes puissants, qu'enl
leur puissance et l'échafaud.
DU POUVOIR ROYAL. 25
II y a, entre la destitution du pouvoir exécutif et son
châtiment, la môme différence qu'entre la dissolution
des assemblées représentatives et la mise en accusation
de leurs membres. Si Ton remplaçait la première de ces
mesures par la seconde, nul doute que les assemblées
menacées, non-seulement dans leur existence politique,
mais dans leur existence individuelle, ne devinssent fu-
rieuses par le sentiment du péril, et que l'Etat ne fût
exposé aux p}us grands maux. Il en est de même du
pouvoir exécutif. Si vous substituez à la faculté de le
destituer sans poursuite celle de le mettre en jugement,
vous excitez sa crainte et sa colère : il défendra son
pouvoir pour sa sûreté. La monarchie constitutionnelle
prévient ce danger. Les représentants, après la dissolu-
tion de leur assemblée, les ministres, après leur destitu-
tion, rentrent dans la classe des autres citoyens, et les
résultats de ces deux grands préservatifs contre ces abus
sont également efficaces et paisibles.
Des considérations du même genre s'offrent à nous,
quand il s'agit de la responsabilité.
Un monarque héréditaire peut et doit être irrespon-
sable; c'est un être à part au sommet de l'édifice. Son
attribution qui lui est particulière et qui est permanente
non-seulement en lui, mais dans sa race entière, depuis
ses ancêtres jusqu à ses descendants, le sépare de tous
les individus de son empire. Il n'est nullement extraor-
dinaire de déclarer un homme inviolable , lorsqu'une
famille est investie du droit de gouverner un grand peu-
ple, à l'exclusion des autres familles, et au risque de
toutes les chances de la succession.
Le monarque lui-même se prête sans répugnance à la
responsabilité de ses ministres. Il a des biens plus pré-
cieux à défendre que tel ou tel détail de Tadministra-
tion, tel ou tel exercice partiel de l'autorité. Sa dignité
3
26 BBNJAMIN CONSTANT.
est un patrimoine de famille, qu'il retire de la lutte, en
abandonnant son ministère. Mais ce n'est que lorsque la
puissance est de la sorte sacrée, que vous pouvez sépa-
rer la responsabilité d'avec la puissance.
Un pouvoir républicain se renouvelant périodique--
ment n'est point un être à part, ne frappe en rien Tima-
gination,n'a point droit à Tindulgence pour ses erreurs,
puisqu'il a brigué le poste qu'il occupe, et n'a rien de
plus précieux à défendre que son autorité, qui est com-
promise dès qu'on attaque son ministère, composé
d'hommes comme lui, et avec lesquels il est toujours de
fait solidaire.
Rendre le pouvoir suprême inviolable, c'est consti-
tuer ses ministres juges de l'obéissance qu'ils lui
doivent. Ils ne peuvent , à la vérité , lui refuser cette
obéissance qu'en donnant leur démission; mais alors
l'opinion publique devient juge à son tour entre le pou-
voir supérieur et les ministres, et la faveur est natu-
rellement du côté des hommes qui paraissent avoir fait
à leur conscience le sacrifice de leurs intérêts. Ceci n'a
pas d'inconvénients dans la monarchie héréditaire. Les
éléments dont se compose la vénération qui entoure le
monarque empêchent qu'on ne le compare avec ses
ministres, et la permanence de sa dignité fait que tous
les efforts de leurs partisans se dirigent contre le minis-
tère nouveau. Mais dans une république, la comparaison
s'établirait entre le pouvoir suprême et les anciens mi-
nistres; elle mènerait à désirer que ceux-ci devinssent
le pouvoir suprême, et rien , dans sa composition, ni
dans ses formes, ne semblerait s'y opposer.
Entre un pouvoir républicain non responsable et un
ministère responsable, le second serait tout, et le pre-
mier ne tarderait pas à être reconnu pour inutile. La
non-responsabilité force le gouvernement à ne rien faire
DU POUVOIR ROYAL, 27
que par ses ministres. Mais alors quelle est Tutilité du
pouvoir supérieur au ministôre? Dans une monarchie,
c'est d'empêcher que d'autres ne s'en emparent, et d'é-
tablir un point tîxe, inattaquable, dont les passions ne
puissent approcher. Mais rien de pareil n'a lieu dans
une république, où tous les citoyens peuvent arriver au
pouvoir suprême.
Supposez, dans la constitution de 1795, un Directoire
inviolable et un ministère actif et énergique. Aurait-on
souffert longtemps cinq hommes qui ne faisaient rien,
derrière six hommes qui auraient tout fait? Un gouver-
nement républicain a besoin d'exercer sur ses ministres
une autorité plus absolue qu'un monarque héréditaire:
car il est exposé à ce que ses instruments deviennent
ses rivaux. Mais, pour qu'il exerce une telle autorité, il
faut qu'il appelle sur lui-môme la responsabilité des
actes qu'il commande : car on ne peut se faire obéir des
hommes, qu'en les garantissant du résultat de l'obéis-
sance.
Les républiques sont donc forcées à rendre respon-
sable le pouvoir suprême. Mais alors la responsabilité
devient illusoire.
Une responsabilité qui ne peut s'exercer que sur des
hommes dont la chute interromprait les relations exté-
rieures et frapperait d'immobilité les rouages intérieurs
de rÉtat ne s'exercera jamais. Voudra-t-on bouleverser
la société pour venger les droits d'un, de dix, de cent,
de mille citoyens, disséminés sur une surface de trente
mille lieues carrées? L'arbitraire sera sans remède,
parce que le remède sera toujours plus fâcheux qu'un
mal modéré. Les coupables échapperont , tantôt par
l'usage qu'ils feront de leur pouvoir pour corrompre,
tantôt parce que ceux mêmes qui seraient disposés à les
accuser frémiront de Tébranlement qu'une accusation
28 BENJAMIN CONSTANT.
ferait éprouver à l'édifice constitutionnel. Car, pour ven-
ger la violation d^une loi particulière, il faudra mettre
en péril ce qui sert de garantie à toutes les lois. Ainsi
les hommes faibles et les hommes raisonnables , les
hommes vénaux et les hommes scrupuleux, se trouve-
ront engagés par des motifs différents à ménager les dé-
positaires infidèles de l'autorité executive. La respon-
sabilité sera nulle, parce qu'elle aura été dirigée trop
haut. Enfin, comme il est de Pessence du pouvoir, lors-
qu'il peut abuser impunément, d'abuser toujours da-
vantage, si les vexations se multiplient au point d'être
intolérables, la responsabilité s'exercera, mais étant di-
rigée contre les chefs du gouvernement, elle sera pro-
bablement suivie de la destruction du gouvernement.
Je n'ai point ici à examiner s'il serait possible, par
une organisation nouvelle, de remédier à l'inconvénient
relatif à la responsabilité, dans une constitution répu-
blicaine. Ce que j'ai voulu prouver, c'est que la pre-
mière condition qui est indispensable, pour que la res-
ponsabilité s'exerce, c'est de séparer le pouvoir exécutif
du pouvoir suprême. La monarchie constitutionnelle
atteint ce grand but; mais on reperdrait cet avantage, si
l'on confondait ces deux pouvoirs.
Le pouvoir ministériel est si réellement le seul ressort
de l'exécution dans une constitution libre, que le mo-
narque ne propose rien que par l'intermédiaire de ses
ministres : il n'ordonne rien, que leur signature n'offre
à la nation la garantie de leur responsabilité.
Quand il est question de nominations, le monarque
décide seul ; c'est son .droit incontestable. Mais dès qu'il
est question d'une action directe, ou môme seulement
d'une proposition, le pouvoir ministériel est obligé de
se mettre en avant, pour que jamais la discussion ou la
résistance ne compromette le chef de l'Etat.
DU POUVOIR ROYAL. . 29
L'on a prétendu qu'en Angleterre le pouvoir royal
n'était point aussi positivement distingué du pouvoir
ministériel. L'on a cité une conjoncture où la volonté
personnelle du souverain l'avait emporté sur celle de
ses ministres, en refusant de faire participer les catho-
liques aux privilèges de ses autres sujets. Mais ici deux
choses sont confondues , le droit de maintenir ce qui
existe, droit qui appartient nécessairement au pouvoir
royal, et qui le constitue, comme je TaiTirme, autorité
neutre et préservatrice, et le droit de proposer l'établis-
sement de ce qui n'existe pas encore, droit qui appar-
tient au pouvoir ministériel.
Dans la circonstance indiquée, il n'était question que
de maintenir ce qui existait, car les lois contre les ca-
tholiques sont en pleine vigueur, bien que l'exécution
en soit adoucie^. Or, aucune loi ne peut être abrogée
sans la participation du pouvoir royal. Je n'examine
pas si, dans le cas particulier, l'exercice de ce pouvoir
a été bon ou mauvais ; je regrette que des scrupules res-
pectables, puisqu'ils tiennent à la conscience, mais er-
ronés en principe et funestes en application, aient en-
gagé le roi d'Angleterre à maintenir des mesures
vexatoires et intolérantes; mais il s'agit seulement ici
de prouver qu'en les maintenant, le pouvoir royal n'est
pas sorti de ses bornes : et, pour nous en convaincre su-
rabondamment , renversons l'hypothèse, et supposons
que ces lois contre les catholiques n'eussent pas existé.
La volonté personnelle du monarque n'aurait pu obli-
ger aucun ministre à les proposer, et j'ose affirmer que,
de nos jours, le roi d'Angleterre ne trouverait pas un
1. On sait que ces lois ont été abrogées en 1829, sous le mi<
nûtère du duc de Wellington et de sir Robert Peel.
{Note de M» Lahonlm/e,)
3.
80 , BENJAMIN CONSTANT.
ministre qui proposât des lois pareilles. Ainsi la diffé-
rence entre le pouvoir royal et le pouvoir ministériel
est constatée par l'exemple même, allégué pour l'obs-
curcir. Le caractère neutre et purement préservateur
du premier est bien manifeste : il est évident qu'entre
les deux le second seul est actif, puisque si ce dernier
ne voulait pas agir, le premier ne trouverait nul moyen
de Ty contraindre, et n'aurait pas non plus de moyen
d'agir sans lui : et remarquez que cette position du pou-
voir royal n'a que des avantages et jamais d'inconvé-
nients, car, en môme temps qu'un roi d'Angleterre ren-
contrerait dans le refus d'agir de son ministère un
insurmontable obstacle à proposer des lois contraires à
l'esprit du siècle et à la liberté religieuse, celte opposi-
tion ministérielle serait impuissante, si elle voulait em-
pêcher le pouvoir royal de faire proposer des lois con-
formes à cet esprit et favorables à cette liberté. Le roi
n'aurait qu'à changer de ministres, et tandis que nul ne
se présenterait pour braver l'opinion et pour lutter de
front contre les lumières, il s'en offrirait mille pour être
les organes de mesures populaires, que la nation ap-
puierait de son approbation et de son aveu^
Je ne veux point nier qu'il n'y ait dans le tableau d'un
pouvoir monarchique plus animé , plus actif, quelque
chose de séduisant, mais les institutions dépendent des
temps beaucoup plus que des hommes. L'action directe
du monarque s'affaiblit toujours inévitablement, en rai-
!• Ce que je dis ici du respect, ou de la condescendance des mi-
nistres anglais, pour ^opinion nulionale, ne s'applique malheureu-
sement qu'à leur administration intérieure. Le renouvellement de
la guerre, sans prétexte, sans excuse, en réponse aux démonstra-
tions les plus modéi^ées, aux intentions pacifiques les plus manifes-
tement sincères, ne prouve que trop que pour les affaires du conti-
nent, ce ministère anglais ne consulte ni l'inclination du peuple, ni
sa raison, ni ses intérêtt^.
DU POUVOIR ROYAL. 31
6011 des progrès de la civilisation. Beaucoup de choses
que nous admirons et qui nous semblent touchantes à
d^autres époques, sont maintenant inadmissibles. Re-
présentez-vous les rois de France rendant aux pieds d'un
chône la justice à leurs sujets, vous serez ému de ce
spectacle, et vous révérerez cet exercice auguste et naïf
d'une autorité paternelle; mais aujourd'hui, que ver-
rait-on dans un jugement rendu par un roi, sans le con-
cours des tribunaux? la violation de tous les principes,
la confusion de tous les pouvoirs, la destruction de Tin-
dépendance judiciaire , si énergiquement voulue par
toutes les classes. On ne fait pas une monarchie consti-
tutionnelle avec des souvenirs et de la poésie.
Il reste aux monarques, sous une constitution libre,
de nobles, belles, sublimes prérogatives. A eux appar-
tient ce droit de faire grâce, droit d*une nature presque
divine, qui répare les erreurs de la justice humaine, ou
ses sévérités trop inflexibles qui sont aussi des erreurs :
à eux appartient le droit d'investir les citoyens distin-
gués d'une illustration durable, en les plaçant dans cette
magistrature héréditaiic, qui réunit l'éclat du passé à
la solennité des plus hautes fonctions politiques : à eux
appartient le droit de nommer les organes des lois, et
d'assurer à la société la jouissance de Tordre public, et
à l'innocence la sécurité : à eux appartient le droit de
dissoudre les assemblées représentatives et de préserver
ainsi la nation des égarements de ses mandataires, en
rappelant à de nouveaux choix : à eux appartient la no-
mination des ministres, nomination qui dirige vers le
monarque la reconnaissance nationale, quand les mi-
nistres s'acquittent dignement de la mission qu'il leur a
confiée : à eux appartient enfin la distribution des grâ-
ces, des faveurs, des récompenses, la prérogative de
payer d'un regard ou d'un mot les services rendus à
■.1
32 BENJAMIN CONSTANT, '
l'Etat, prérogative qui donne à la monarchie un trésor
d^opinion inépuisable, qui fait de tous les amours-pro-*
près autant de serviteurs, de toutes les ambitions au-
tant de tributaires.
Voilà certes une carrière vaste, des attributions im-
posantes, une grande et noble mission ; et ces conseil-
lers seraient mauvais et perfides, qui présenteraient à
un monarque constitutionnel, comme objet de désir oa
de regret, cette puissance despotique, sans bornes oa
plutôt sans frein, qui serait équivoque, parce qu'elle se-
rait illimitée, précaire, parce qu'elle serait violente, et
qui pèserait d'une manière également funeste sur le
prince, qu'elle ne peut qu'égarer, et sur le peuple qu'elle
ne sait que tourmenter ou corrompre^.
t. Comparer avec ce chapitre le livre de M. John Stuart Ifill,
Considérations sur le gouvernement représentatif, traduit par H. Du-
pont-White, Paris, 18G1. t vol. in-18.
III
DES CONSTITUTIONS.
Une constitution est un acte d'union qui fixe les
rapports réciproques du monarque et des peuples, et
leur indique les moyens de se soutenir, de s*appuyer et
dé se seconder mutuellement. Pour qu'ils se soutiennent
et s'appuient, il faut déterminer la sphère des divers pou-
voirs, et en marquant leur place et leur action l'un sur
l'autre, les préserver des chocs inattendus et des luttes
involontaires.
N'existait-il pas autrefois en France une constitution,
maintenant oubliée, qui réunissait tous les avantages,
et ne suffisait-il pas de la rétablir?
« Ceux qui l'affirment tombent dans une singulière
méprise. Ils partent d'un principe vrai; c'est que les
souvenirs, les habitudes, les traditions des. peuples doi-
vent servir de base à leurs institutions. Mais, de leur
aveu. Ton a oublié l'ancienne constitution française, et
non-seulement ils en conviennent, mais ils en fournissent
la preuve, car ils sont réduits à s'épuiser en raisonne-
ments pour démontrer qu'elle a existé ^ N'est-il pas
1. Benjamin Constant répond ici aux politiques rétrospectifs qui
Toulaient faire roTivre la constitution de l'ancienne monarchie. Il
est dans la stricte mérité historique lorsqu'il dit que cette constitution
34 BENJAMIN CONSTANT.
manifeste qu'une constitution oubliée n'a pas laissé de
souvenirs et n*a pas fondé d'habitudes? Rien n& serait
plus respectable, et plus nécessaire à ménager, qu'une
vieille constitution, dont on se serait toujours souvenu,
et que le temps aurait graduellement perfectionnée. Mais
une constitution, oubliée tellement qu'il faut des recher-
ches pour la découvrir, et des arguments pour prouver.
son existence, une constitution qui est le sujet des dis-
sentiments des pu])licistes et des disputes des antiquai-
res, n'est qu'un objet d'érudition, qui aurait dans l'ap-
plication tous les inconvénients de la nouveauté.
« Nous blâmons les novateurs, et je ne les ai pas blâ-
més moins sévèrement qu'un autre; nous les blâmons
de faire des lois en sens inverse de Topinion existante.
Mais vouloir renouveler des institutions qu'on dit avoir
disparu, et que Ton croit avoir découvertes, est un tort
du même genre. Si ces institutions ont disparu, c'est
qu'elles n'étaient plus conformes à l'esprit national. Si
elles lui étaient restées conformes, elles seraient vivantes
dans toutes les têtes, et gravées dans toutes les mé-
moires. C'est donc vouloir faire plier le présent, non
devant un passé avec lequel il s'est identifié, mais devant
un passé qui n'existe plus pour lui, comme les novateurs
veulent le faire plier devant un avenir qui n'existe pas ;
or, le temps n'y fait rien, le mal est le môme.
n'a jamais existé; et en effet elle ne pouvait pas exister, puisque
le roi tenait son pouvoir de Dieu seul, et n'en devait compte qu'à
Dieu. Le Cours de droit public composé sous Louis XIV pour Pin*
struction du duc de Bourgogne rétiumo en quelques mots cotte pré-
tendue constitution. «Le roi représente la nation tout entière....
toute puissance, toute autorité réside dans ses mains; il ne peut y
en avoir d'autres dans le royaume que celles qu'il établit. La na-
tion ne fait pas corps en France, elle réside tout entière dans la
personne du roi. » (Voir Lemontcy, Œuvres, t. V, p. 13.) Le ser-
ment du sacre était le seul engagement de la royauté française, ce
n'était pas h la nation qu'elle le prêtait, c'était à Dieu.
{Note de Véditear,)
DES CONSTITUTIONS. 35
(( Oui, sâQS doute, il faut employer tous les éléments
qui survivent à nos troubles; mais de tous ces éléments,
le plus réel aujourd'hui, après nos fautes et nos dou-
leurs, c'est notre expérience. Cette expérience nous dit
que l'anarchie est un mal, car nous avons connu l'anar-
chie ; mais cette expérience ne nous dit pas moins que
le despotisme est un mal, car nous avons éprouvé le des-
potisme.
« La France sait que la liberté politique lui est aussi
nécessaire que la liberté civile. Elle ne croit plus que,
pourvu, comme on le dit, qu'un peuple soit heureux, il
est inutile qu'il soit libre politiquement. Elle sait que la
liberté n'est autre chose que la faculté d'être heureux
sans qu'aucune puissance humaine trouble arbitraire-
ment ce bonheur. Si la liberté politique ne fait pas par-
tic de nos jouissances immédiates, c'est elle qui les ga-
rantit. La déclarer inutile, c'est déclarer superflus les
fondements de l'édifice qu'on veut habiter.
« Je ne connais rien de si ridicule que ce qui s'est
renouvelé sans cesse durant notre révolution. Une con-
stitution se discute ; on la décrète, on la met en activité.
Mille lacunes se découvrent, mille superfluités se ren-
contrent, mille doutes s'élèvent. On commente la consti-
tution, ou l'interprète comme un manuscrit ancien qu'on
aurait nouvellement déterré. La constitution ne s^ expli-
que paSy dit-on, la constitution se tait, la constitution a
des pa7*ties ténébreuses. Croyez-vous donc qu'un peuple
se gouverne par des énigmes? Ce qui fut hier l'objet
d'une critique sévère et publique peut-il aujourd'hui,
tout à coup, se transformer en objet de vénération silen-
cieuse et d'implicite adoration I
a Organisez bien vos divers pouvoirs, intéressez toute
leur existence, toute leur moralité, toutes leurs espé-
rances honorables à la conservation de votre établisse-
36 BENJAMIN CONSTANT.
ment public; et si toutes les autorités réunies veul
profiter de Texpérience pour opérer des changeme
qui n'attentent ni au principe de la représentation, n
la sûreté personnelle, ni à la manifestation de la pens
ni à rindépendance du pouvoir judiciaire, laissez-l(
toute liberté sous ce rapport... Quelle est la garan
d'un gouvernement durable? dit Aristote. C'est que
différents ordres de l'État l'aiment tel qu'il est et i
veuillent pas de changement.
(( Les constitutions se font rarement par la volonté (
hommes, le temps les fait; elles s'introduisent graduel!
ment, et d'une manière insensible. Cependant, il y a c
circonstances qui rendent indispensable de .faire u
constitution; mais alors ne faites que ce qui est indi
pensable; laissez de l'espace au temps et à Texpériem
pour que ces deux puissances réformatrices dirigent v
pouvoirs déjà constitués , dans l'amélioration de ce q
est fait, dans l'achèvement de ce qui reste à faire^. »
1. A propos de ce passage, M. Laboulaye, dans son Étude de
Revue nationale, dit avec raison : a Sages conseils, qu'on a en t<
de méconnaître en 1848 ; on leur a préféré les th^ies de Ù ié\
lution, sans comprendre que nulle loi ne peut faire qu'une erre
soit la Térilé, et que les faits donnent toujours un terrible démei
aux vanités d'une fausse théorie. » Les Constitutions et les Ciiarl
qui ont régi la France depuis la révolution sont celle de 179
votée par l'Assemblée nationale; celle de 1793, nommée aussi i(
constitutionnel, votée par la Convention; relie de Tan III (1791
également votée par la Convention; celle de l'an VllI (1 799), vol
par 3^011,017 électeurs sur 3,012,369. Elle conilait le pouT(
exécutif à trois consuls, élus, les deux premiers pour dix aus,
troisième pour cinq ans, et tous rééligibles. Elle créait un tribun
de cent membres, un Corps législatif de trois cents membres, r
nouvelé par cinquième tous les ans, et un Sénat de quatre-vin
membres élus à vie. Les consuls proposaient les lois; le tribur
les discutait et les amendait ; le Corps législatif les votait ou 1
rejetait, et le Sénat veillait à leur conservation; la Constitution
l'an VIll fut modiflée une première fois parle sénatus-consulte (
ganiquedc l'an X qui rendit viagères et inamovibles les fonctions d
consuls, et par le sénatus-consulte du 28 floréal an XIl qui étab
DES CONSTITUTIONS. 87
l'empire héréditaire ; VAcie additionnel^ promulgué, le 22 avril 1818,
par Napoléon à Bon retour de l'île d'Elbe, comme supplément aux
constitutions de l'empire ; la Charte du 4 juin 1814, octroyée par
Louis XVlll; la Charte de 1830, votée, le 7 août 1830, par la
Chambre des députés, et acceptée le lendemain par Louis-Philippe ;
la Constitution (/e 1848 en 116 articles, promulguée, lu 4 novembre
de cette même année^ par rAssemblée nationale issue de la révolu-
tion de février, et abrogée par le coup d'État du 2 décembre 1851 ;
la Constitution de 1852 faite parle prince Louis Napoléon, en vertu
des pouvoirs à lui délégués par le vote plébiscitaire des 20 et 21 dé-
cembre 1851, modiûée par les deux sénatus-consultes du 7 et du
23 novembre 1852, et par le plébiscite de 1870. — On trouvera
toutes ces constitutions réunies pour la première fois dans un vo-
lume publié en 1871, par M. Plouard, avocat, sous ce titre : les
Constitutions françaises volées par les chambres depuis 1788 juS"
qu^en 1870. 1 vol. iD-8. (Note de Véditeur.)
J
IV
DE LA SUSPENSION ET DE LA VIOLATION
DES CONSTITUTIONS.
Durant le cours de notre révolution, nos gouY«
ments ont fréquemment prétendu qu'ils avaient le
de violer la constitution pour la sauver. Le dépôt
stitutionnel, ont-ils dit, nous est confié; notre d
est de prévenir toutes les atteintes qui pourraier
être portées : et, comme le prétexte de prévenir qu(
ce soit permet tout, nos autorités, dans leur prévo
préservatrice, démêlant toujours, au fond de tout
réclamations et de toutes les résistances, de secrets
seins et des intentions perfides, ont généreusemen
sur elles de faire un mal certain pour éviter u
présumé. *
C'est ainsi que le directoire, après avoir comr
par la loi d'exception du 3 brumaire, a été condui
qu'au 18 fructidor. C'est ainsi que Bonaparte, après
commencé par la mesure d'exception qui éliminait
bunat, a fini par l'empire : et déjà, sous le rùgne
cbarte, on a iasiuuô que son quatorzième article de
au gouvernement le droit de tout faire. Cette logiqu
semble assez à celle du berger dans Y Avocat Pa
Mais, comme ici le ridicule est sans préjudice de Tod
il est bon de réfuter sérieusement ce système.
SUSPENSION ET VIOLATION DBS CONSTITUTIONS. 39
Un gouvernement constitutionnel cesse de droit d'exis-
ter aussitôt que la constitution n'existe plus, et une
constitution n'existe plus dès qu'elle est violée : le gou-
vernement qui la viole déchire son titre : à dater de cet
instant môme, il peut bien subsister par la force, mais
il ne subsiste plus par la constitution.
Eh quoi I répondent ceux qui détruisent les constitu-
tions pour les préserver d'être détruites par d'autres,
faut-il les livrer sans défense à leurs ennemis ? Faut-il
permettre que ces ennemis s'en servent comme d'une
arme ?
Je demande d'abord si, lorsqu'on viole la constitution,
c'est bien réellement la constitution que Ton conserve :
Je réponds que non ; ce que l'on conserve, c'est le pou-
voir de quelques hommes qui régnent au nom d'une
constitution qu'ils ont anéantie. Remarquez-le bien,
étudiez les faits, vous verrez que toutes les fois que des
constitutions ont été violées, ce ne sont pas les constitu-
tions, mais les gouvernements que Ton a sauvés.
Soit, me dira-t-on : mais n'est-ce pas un bien que de
sauver le gouvernement? Le gouvernement n'est-il pas
de première nécessité parmi les hommes? Et si une
constitution est devenue inexécutable, soit par ses dé-
fauts intrinsèques, soit par un enchaînement malheu-
reux de circonstances, n'est-il pas salutaire qu'au moins
le gouvernement soit en sûreté?
S'il était prouvé que, par des mesures pareilles, le
gouvernement fût en sûreté, j'hésiterais peut-être dans
ma réponse.
Je suis enclin, moins que personne, à désirer le bou-
leversement des formes établies : j'aime presque toujours
mieux ce qui existe que ce qui viendrait, parce qu'il y
a presque toujours dans ce qui existe des garanties pour
la liberté et pour le repos; mais, précisément parce que
40 BENJAMIN CONSTANT.
je désire le maintien de ces formes comme garantie di
repos et de la liberté, je ne p.uis consentir à ce que, soui
prétexte de les conserver, on prenne des moyens qu:
détruisent l'une et troublent Tautre; je n'y puis consen^
tir, parce qu'on marche contre le but qu'on allègue,
qu'on sacrifie le fond sans sauver les formes. Car, il ne
faut pas s'y tromper, lorsqu'un gouvernement n'a de
ressource pour prolonger sa durée que dans les mesures
illégales, ces mesures ne retardent sa perte que de peu
d'instants, et le renversement qu'il voulait prévenii
s'opère ensuite avec plus de malheurs et de honte.
L'on est convenu d'admirer, de siècle en siècle, cer-
tains exemples d'une rapidité extra-constitutionnelle,
extra-judiciaire, qui, dit-on, sauve les Etats en ne lais-
sant pas aux séditieux le temps de se reconnaître ; et,
lorsqu'on raconte ces attentats politiques, on les consi-
dère isolément, comme si les faits qui les ont suivis nc
faisaient pas partie de leurs conséquences ^
Sans doute il y a, pour les sociétés politiques, des
moments de danger que toute la prudence humaine
peine à conjurer; mais il est des actions que l'amour de
la vie ne légitime pas dans les individus : il en est de
même pour les gouvernements , et si l'on veut prendre
conseil de l'expérience et de l'histoire de tous les peu-
ples, on cessera déqualifier cette règle de morale niaise»
Si la chute est inévitable, pourquoi joindre au malheur
certain le crime inutile? Si le péril peut se conjurer, ce
ne sera point par la violence, par la suppression de la
justice, mais en adhérant plus scrupuleusement que
1. Ici Fauteur cite Texemple des Gracques, des complices de Ca-
tilina et des Guises. Ce qu'il dit à ce sujet, il le répète, presque
dans les mômes termes, dans le chapitre intitulé : JJe l'effet des me^
sures inégales et despotiques dans les gouvernements réguliers eux-^
mêmes. Le lecteur trouvera donc dans ce chapitre ce que nous re-*
tranchons ici. [Note de V éditeur,)
SUSPENSION ET VIOLATION DES CONSTITUTIONS. 41
jamais aux lois établies, aux formes tutôlaires, aux ga-
ranties préservatrices.
Deux avantages résulteront de cette courageuse per-
sistance dans ce qui est juste et légal. Les gouvernements
laisseront à leurs ennemis l'odieux de la violation des
lois les plus saintes ; et, de plus, ils obtiendront, par le
calme etpar la sécurité dont leurs actes seront empreints,
la confiance de cette masse timide qui resterait au moins
indécise, si des mesures extraordinaires ne prouvaient,
dans les dépositaires de l'autorité, le sentiment d'un
péril pressant.
Il n'y a point d'excuse pour des moyens qui servent
également à toutes les intentions et à tous les buts , et
qui, invoqués par les hommes honnêtes contre Jes bri-
gands, se retrouvent dans Ja bouche des brigands avec
l'autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie
de la nécessité, avec le môme prétexte du salut public.
La loi de Valérius Publicola, qui permettait de tuer sans
formalité quiconque aspirait à la tyrannie, servait alter-
nativement les fureurs aristocratiques et populaires, et
perdit la république romaine.
Que reste-t-il après une constitution violée? La sécu-
rité, la confiance sont détruites. Les gouvernants ont le
sentiment de Tusurpation ; les gouvernés ont la convic-
tion qu'ils sont à la merci d'un pouvoir qui s'est affranchi
des lois. Toute protestation de respect pour la constitu-
tion paraît, dans les uns , une dérision ; tout appel à
cette constitution parait, dans les autres, une hostilité.
En vain ceux qui, dans leur zôle imprévoyant, ont con-
couru à ce mouvement désordonné, veulent-ils Tarrêtor
dans ses déplorables conséquences; ils ne trouvent plus
de point d'appui. Ce remède est hors de la portée des
hommes; la digue est rompue; l'arbitraire est déchaîné.
En admettant les intentions les plus pures , tous les
4.
42 DENJAMIN CONSTANT.
efforts seront infructueux. Los dépositaires de l'autorité
savent qu'ils ont préparé un glaive qui n'attend qu'un
bras assez fort pour le diriger contre eux. Le peuple
oublierait, peut-être, que le gouvernement s'est établi
sur la violation des règles qui le rendaient légitime;
mais le gouvernement ne Toublie pas : il y pense, et
pour regarder toujours comme en péril un pouvoir de-
venu coupable, et pour avoir sans cesse en arrière-
pensée la possibilité d'un coup d'Etat pareil au pre-
mier; il suit avec effort, en aveugle, au jour le jour,
une route sillonnée par l'injustice; il ne dépend pas de
lui d'en suivre une meilleure. Il subit la destinée de
tout gouvernement sorti dç ses bornes.
Et qu'on n'espère pasVenftër dans ^ une GQQStitution
après l'avoir viojéo. ' ''-^ ■
Toute constitution qui a été vioiée^eét Ijlvu^ée map-
vaise. Car, de trois choses, une est démontréeXQu ît'*
était impossible aux [louvoirs constitutionnels de gou-
verner avec la constitution, ou il n'y avait pas dans tous
ces pouvoirs un intérêt égal à maintenir cette constitu-
tion ; ou, enfui, il n'existait pas dans les pouvoirs op-
posés au pouvoir usurpateur des moyens suffisants de la
défendre. Mais, lors même qu'on supposerait que cette
constitution eût été bonne, sa puissance est détruite sur
l'esprit des peuples ; elle a perdu tout ce qui la rendait
respectable, tout ce qui formait son culte, par cela seul
qu'on a porté atteinte à sa légalité.
J'aime à m'étendre sur ce sujet et à le présenter sous
toutes ses faces, parce qu'il est bon que les écrivains ré-
parent le mal que des écrivains ont fait. La manie delà
plupart des hommes, c'est de se prétendre au-dessus de
ce qu'ils sont. La manie des écrivains, c'est de se pré-
tendre des hommes d'État. En conséquence, ils racon-
tent presque tous avec respect, ils décrivent avec corn-
SUSPENSION ET VIOLATION DES CONSTITUTIONS. 43
plaisance, tous les grands développements de force, tous
les recours aux mesures illégales, dans les circonstances
périlleuses ; ils réchauffent leur vie spéculative de toutes
les démonstrations de puissance dont ils décorent leurs
phrases; ils cherchent à mettre dans leur style la rapi-
dité qu'ils recommandent ; ils lancent de tous côtés l'ar-
bitraire; ils se croient, pour un moment, revêtus du
pouvoir, parce qu'ils en prêchent Tabus ; ils se donnent
ainsi quelque chose du plaisir de l'autorité : ils répètent,
à tue-tête, les grands mots de salut du peuple, de loi
suprême, d'intérêt public ; ils sont en admiration de
leur profondeur, et s'émerveillent de leur énergie. Pau-
vres imbéciles 1 ils parlent à des hommes qui ne deman-
dent pas mieux que de les écouter, et qui, à la première
occasion, feront sur eux-mêmes rexpérience de leur
théorie.
Cette vanité, qui a faussé le jugement de tant d'écri-
vains, a eu plus d'inconvénients qu'on ne pense, pendant
nos dissensions civiles. Tous les esprits médiocres, con-
quérants passagers d'une portion de l'autorité, étaient
remplis de toutes ces maximes, d'autant plus agréables
à la sottise, qu'elles lui servent à trancher les nœuds
qu'elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de
salut public, grandes mesures, coups d'État. Ils se
croyaient des génies extraordinaires parce qu'ils s'écar-
taient, à chaque instant, des moyens ordinaires. Ils se
proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur
paraissait une chose étroite. A chaque crime politique
qu'ils commettaient, on les entendait s'écrier ; Nous
avons encore une fois sauvé la patrie. Certes, nous de-
vons en être suffisamment convaincus; c'est une patrie
bientôt perdue, qu'une patrie sauvée ainsi chaque jour.
V
DE l'usurpation
Mon but n'est nullement de me livrer à Texamen des
diverses formes de gouvernement.
Je veux opposer un gouvernement régulier à ce qui
n'en est pas un, mais non comparer les gouvernements
réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus au temps
où l'on déclarait la monarchie un pouvoir contre na-
ture ; et je n'écris pas non plus dans le pays oii il est
ordonné de proclamer que la république est une insti-
tution anti-sociale^.
1. Nous n'avons pas besoin de rappeler que les pages ci-dessiu
ont été écrites eu 1813, comme une protestation contre le régime
impérial, et que le mot usurpation s'applique à ce régime. Voir sur
les moyens employés par Napoléon pour arriver au pouvoir suprême :
M. Lanfrey, Histoire de Napoléon /er, Paris, Cliarpentier, 1870.
T. I, ch. I, jeunesse et commencements de Napoléon ; ch. x, expé-
dition d'Egypte ; ch. xii, le dix-huit brumaire ; t. III, ch. iv, l'em-
pire. (Note de Védileur,)
2. II y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde
à vouloir réduire à des termes simples la question de la république
et de la monarchie : comme si la première n'était que le gouverne-
ment de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces
termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la
libert(^. Y avait-il du repos à Rome sous Nt^ron, sous Domitien, sous
Héliogabale; à Syracuse sous Denys; en France sous Louis XI, ou
II
DE L'USURPATION. 45
Je ne me réunirai point aux détracteurs des répu-
bliques. Celles dePantiquité, où les facultés de Thomme
se développaient dans un champ si vaste, tellement
fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment
d'énergie et de dignité, remplissent toutes les âmes, qui
ont quelque valeur, d'une émotion d'un genre profond
et particulier. Les vieux éléments, d'une nature anté-
rieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller
en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps
modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé
d'autres développements de facultés et créé d'autres
sous Charles IX ? Y avait-il de la Uberté sous les décemvirs, sous le
long parlement, sous l|i convention ou même le directoire? L'on
peut concevoir un peuple, gouverné par des hommes qui paraissent
de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes for-
ment une faction dans l'État, et si leur puissance est illimitée. On
peut aussi concevoir un peuple, soumis à un chef unique, et ne goû-
iant aucun repos, si ce chef n^est contenu ni par la loi ni par l'opi-
nion. D'un autre côté, une république pourrait se trouver tellement
'organisée, que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre ; et
quant à la monarchie, 'pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier
qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de
sûreté personnelle et de plus de droits politiques que n'en procu-
rèrent jamais à la France ses essais de république, dont les insti-
tutions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multi-
pliaient les tyrans?
Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune serait né-
cessaire à examiner ! La monarchie est-elle la même chose, suivant
que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une
épofiue récente ; suivant que la famille régnante est de temps immé-
morial sur le trône, comme les descendants de Hugues Gapet, ou
qu'étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par
le vteu du peuple, comme en Angleterre, en lG88,ou qu'elle est
enfin tout à fait nouvelle, et sortie, par d'heureuses circonstances,
de la foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est ac-
comi>agnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque
tous les Etats de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément,
et 80 voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux ; suivant
que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne ; purement ho-
norifique, comme elle l'était en France ; ou qu'elle forme une sorte
de ma^strature, comme la Chambre des pairs, etc., etc.?
46 BENJAMIN CONSTANT.
vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de
bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la
Hollande en retrace trois d'activité, de bon sens, de
fidélité et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu
des dissensions civiles, et même sous le joug de l'étran-
ger; et l'imperceptible Genève a fourni aux annales des
sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson
plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et
plus puissants. •' ■ ' . ;
D'une autre part, en considérant les monarchies de
nos jours, ces monarchies, où maiùtenaj^tJfS peuples et
les rois sont réunis par une confiance réciprtUjue ^ pnt
contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur
rendre hommage. >
Enfin, lorsqu'on réfléchit que T Angleterre est une
monarchie, et que Ton y voit tous les droits des citoyens
hors d'atteinte, l'élection populaire maintenant la vie
dans le corps politique, malgré quelques abus plus ap-
parents que réels, la liberté de la presse respectée, le"
talent assuré de son triomphe, et, dans les individus de '
toutes les classes, cette sécurité fière et calme de
l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont
naguère, dans notre continent misérable, nous avions
perdu jusqu'au dernier souvenir, comment ne pas rendre
justice à des institutions qui garantissent un pareil bon-
heur ? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour
de soi, se demandait dans quel asile obscur, si l'Angle-
terre était subjuguée, il pourrait écrire, parler, penser,
respirer.
Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les
avantages d'une monarchie, ni ceux d'une république ;
l'usurpation n'est point la monarchie. Ce qui fait qu'on a
méconnu cette vérité, c'est que, voyant, dans Tune
comme dans l'autre, un seul homme dépositaire de la
DE L'USURPATION. 47
puissance, Ton n'a pas suffisamment distingué deux
choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.
I
La monarcbie, telle qu'elle existe dans la plupart des
États européens, est une institution modifiée par le
temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps
intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent,
et sa transmission régulière et paisible rend la soumis-
sion plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le
monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit
en lui non pas un individu, mais une race entière de
rois, une tradition de plusieurs siècles.
L'usurpation est une force qui n'est modifiée ni adou-
cie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l'in-
dividualité de l'usurpateur, et cette individualité, par
l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts
antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance
et d'hostilité.
La monarchie n'est point une préférence accordée à
un homme aux dépens des autres ; c'est une suprématie
consacrée d'avance: elle décourage les ambitions, mais
n'offense point les vanités. L'usurpation exige de la part
de tous une abdication immédiate en faveur d'un seul :
elle soulève toutes les prétentions ; elle met en fermen-
tation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pé-
darète porte sur trois cents hommes, il est moins
difficile à prononcer que lorsqu'il porte sur un seul ^
Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire.
Ce qui constitue tel, ce n'est pas le trône qu'on veut
t. PédarMe, en sortant d'une cissembli^» dont il avait inutileincnt
loUicité les suffrages, dit : Je rends grâces aux dieux de ce (ju'il
j a dans mu patrie trois cents citoyens meilleurs ({uu moi.
48 . BENJAMIN CONSTANT.
i ,
transmettre, ma^ le trône dont on a hérité. On n'ei
monarque héréditaire qu'après la seconde génératioi
Jusques alors, Tusurpation peut bien s'intituler monai
chie; mais elle conserve l'agitation des révolutions qi
l'ont fondée. Ces prétendues dynasties nouvelles soi
aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressivei
que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le des-
potisme de Çbiiatantinople. Souvent c'est tous les deux.
Un monarque montant sur le trône que ses ancêtre
ont occupé suit une route dans laquelle il ne.s'esl
point lancé par sa volonté propre. Il n'a point sa répa-
tation à faire; il est seul de son espèce : on ne le com-
pare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes lei
comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies oi
les espérances; il est obligé de justifier son élë?ïtion : i
a contracté l'engagement tacite d'attacher de grandi
résultats à une si grande fortune; il doit craindre di
tromper l'attente du public, qu'il a si puissammeo
éveillée. L'inaction la plus raisonnable, la mieux mo
tivée, lui devient ui) danger. Il faut donner aux Fran
pats, tous les trois mois, disait un homme qui s'y enten
bien, quelque chose de nouveau: il a tenu parole*.
Or, c'est sans doute un avantage que d'être propre
de grandes choses, quand le bien général l'exige; ma
c'est un mal que d'être condamné à de grandes chos<
pour sa considération personnelle, quand le bien gén4
rai ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre h
rois fainéants. Dieu nous rende leur fainéantise, plut<
que l'activité d'un usurpateur!
Aux inconvénients de la position joignez les vices d
caractère, car il y en a que l'usurpation implique, et
y en a encore que l'usurpation produit.
1. Napoléon.
BE L'USURPATION. 4$
Que de ruses, que de violences, que de parjures elle
nécessite ! Comme il faut invoquer des principes qu'on
se prépare à fouler aux pieds^ prendre des engagements
que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des
uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller Tavidité
là où elle sommeille, enhardir l'injustice là où elle se
cache, la dépravation là où elJe est timide: mettre, en
un mot, toutes les passions coupables comme en serre
chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et la
moisson plus abondante.
Un monarque arrive noblement au trône; un usurpa-
teur s'y glisse à travers la boue et le sang, et quand il
y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la
carrière qu'il a parcourue.
Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magi-
que, le purifier du passé ? Tout au contraire : il ne serait
pas corrompu d'avance, que le succès suffirait pour le
corrompre.
Si nous parcourons tpus les détails de l'administration
extérieure et intérieure, partout nous verrons des diffé-
rences, au désavantage de l'usurpation, et à l'avantage
de la monarchie.
Un roi n'a pas besoin de commander ses armées.
D'autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses
vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son
peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses
prétoriens. Il en serait le mépris, s'il n'en était l'idole.
Ceux qui corrompirent les ^républiques grecques, dit
Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils
8*étaient plus attachés à r éloquence qu'à tart militaire^.
Mais dans nos associations nombreuses, l'éloquence est
impuissante; l'usurpation n'a d'autre appui que la force
1. Eiprit des Lois, VllI, 1.
50 BENJAMIN CONSTANT.
armée. Pour la fonder, cette force est aécessaire; e
Test encore pour la conserver.
De là, sous un usurpateur, des guerres sans ccf
renouvelées : ce sont des prétextes pour s'entourer
gardes; ce sont des occasions pour façonner ces gare
à l'obéissance; ce sont des moyens d'ébJouir Jes espr
et de suppléer, par le prestige de la conquête, au pn
tige de Tantiquité. L'usurpation nous ramèae au syslèi
guerrier ; elle entraîne donc tous les inconvénients q
nous avons rencontrés dans ce système.
La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloi
environnantes. Il gagne à la considération dont il (
toure ses ministres. Il n'a nulle concurrence à redout
L'usurpateur, pareil naguère ou même inférieur à
instruments, est obligé de Jes avilir, pour qu'ils
devienneût pas ses rivaux. 11 les froisse, pour les (
ployer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fié
s'éloignent; et q;«ei)4.1^s .âmes fières s'éloignent, <
reste-t-il? Des hommes qui sa^jeiit ramj)er, mais
sauraient défendre; des Kcrînrfte*î(^.inAilteraient
premiers, après sa chute, le maître qu'ils aurai
flattée
Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse qm
monarchie. Il faut d'abord payer les agents pour qi
se laissent dégrader; il faut ensuite payer ces ag<
dégradés pour qu'ils se rendent utiles. L'argent (
faire le service et de l'opinion et de l'honneur. Mais
agents, tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n
pas l'habitude du gouvernement. Ni eux, ni 1
maître, nouveau comme eux, ne savent tourner
obstacles. A chaque difficulté qu'ils rencontrent, la
lence leur est si commode qu'elle leur parait loujc
1. Ced a élé écrit six mois avant la ctiute de Bonaparte.
DE L'USURPATION. 5l
nécessaire. Ils seraient tyrans par ignorance, s'ils ne
Tétaient par intention. Vous voyez les mêmes institu-
tions subsister dans la monarchie durant des siècles.
Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois
révoqué ses propres lois, et suspendu les formes qu'il
venait d'instituer, comme un ouvrier novice et impa-
tient brise ses outils.
Un monarque héréditaire peut exister à côté, ou pour
mieux dire, à la tête d'une noblesse antique et bril-
lante; il est, comme elle, riche de souvenirs. Mais là où
le monarque voit des soutiens, l'usurpateur voit des
ennemis. Toute noblesse, dont l'existence a précédé la
sienne, doit lui faire ombrage. Il faut que, pour
appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle
noblesse^.
Mais il y a confusion d'idées dans ceux qui parlent
des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en
conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse
engage, envers un homme et ses descendants, le respect
des générations, non-seulement futures, mais contem-
poraines. Or, ce dernier point est le plus difficile. On
peut bien admettre un traité pareil, lorsqu'on naissant
on le trouve sanctionné ; mais assister au contrat, et s'y
résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avan-
tagée.
L'hérédité s'introduit dans des siècles de simplicité ou
de conquête; mais on ne l'institue pas au milieu de la
civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'é-
tablir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige
1. Un pamphlet piiljlit^ pontrc la pr(^t(;ndue Chambre haute du
lernpH «le Cromwcll e«f une prem-* remarquable de rimpuissauce de
l'aulorili'^ dans lea instiluUons de ce {ronre. Voir A reaxonobte speech
mode hy a worihtj mmilnr nf pnrliammf in the hotise of Gommons y
eonceming the other hovse, Mareh, 10.'>D.
52 BENJAMIN CONSTANT.
ne sont jamais l'effet de la volonté : elles sont Touvra
des circonstances. Tous les terrains sont propres ai
alignements géométriques; la nature seule produit I
sites et les effets pittoresques. Une hérédité, qu'on yoi
drait édifier sans qu'elle reposât sur aucune traditio
respectable et presque mystérieuse, ne dominerait poii
l'imagination. Les passions ne seraient pas 'désarmées
elles s'irriteraient au contraire davantage contre un
inégalité subitement érigée en leur présence et à leur
dépens. Lorsque Cromwell voulut instituer une cham
bre haute, il y eut révolte générale dans Popinion d'An
gleterre. Les anciens pairs refusèrent d'en faire partie
et la nation refusa de son côté de reconnaître comm
pairs ceux qui se rendirent à l'invitation.
On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera
t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit su
eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres
où sera la source de l'illustration ?
Des raisonnements du môme genre se reproduiseï
relativement à ces assemblées, qui, dans quelques ok
narchies, défendent ou représentent le peuple. Le r
d'Angleterre est vénérable au milieu de son parlemea
mais c'est qu'il n'est pas, nous le répétons, un simp
individu. 11 représente aussi la longue suite des rois q'
l'ont précédé; il n'est pas éclipsé par les mandataires •
la nation : mais un seul homme, sorti de la foule, C
d'une stature trop diminutive, et, pour soutenir le ps
rallèle, il faut que cette stature devienne terrible. L
représentants d'un peuple, sous un usurpateur, doives
être ses esclaves, pour n'être pas ses maîtres. Or, *
tous les fléaux politiques, le plus effroyable est une a
semblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Ni
n'oserait vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agea
de vouloir, lorsqu'ils se disent les interprètes libres d
DE L'USURPATION. 53
vœu. national. Songez au sénat de Tibère, songez au par-
lement d'Henri VIII.
Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique également à
la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis
naturels d'un monarque légitime ; ils sont les ennemis
nés d'un usurpateur. Or je pense qu'il est reconnu que
pour qu'un gouvernement soit paisible, la puissance et
la propriété doivent être d'accord. Si vous les séparez,
il y aura lutte, et à la jSn de cette lutte, ou la propriété
sera envahie, ou le gouvernement sera renversé.
Il paraît plus facile de créer de nouveaux propriétai-
res que de nouveaux nobles; mais il s'en faut qu'enri-
chir des hommes devenus puissants soit la même chose
qu'investir du pouvoir des hommes qui étaient nés ri-
ches. La richesse n'a point un effet rétroactif. Conférée
tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni
cette sécurité sur leur situation, ni cette absence
d'intérêts étroits, ni cette éducation soignée qui forment
ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit pro-
priétaire aussi lestement qu'on prend la propriété. A Dieu
ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit
constituer un privilège I Toutes les facultés naturelles,
comme tous les avantages sociaux, doivent trouver leur
place dans l'organisation politique, et le talent n'est cer-
tes pas un moindre trésor que l'opulence. Mais, dans
une société bien organisée, le talent conduit à la pro-
priété. Le corps des anciens propriétaires se recrute
ainsi de nouveaux membres, et c'est la seule manière
dont un changement progressif, imperceptible et tou-
jours partiel, doive s'opérer. L'acquisition lente et gra-
duelle d'une propriété légitime est autre chose que la
conquête violente d'une propriété qu'on enlève. L'hom-
me qui s'enrichit par son industrie ou ses facultés ap-
prend à mériter ce qu'il acquiert ; celui qu'enrichit la
5.
54 BENJAMIN CONSTANT.
spoliatioû ne devient que plus indigne de ce qti'i
ravit.
Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d' u d
jour, qui nous entendaient regretter le gouvernement
des propriétaires, ont eu la tentation de devenir proprié-
taires pour se rendre plus dignes de gouverner; mais
quand ils se seraient investis en quelques heures de pro-
priétés considérables, par une volonté qu'ils auraient
appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que
ce que la loi avait conféré, la loi pouvait le reprendre;
et la propriété, au lieu do protéger Tinstitution, aurait
eu continuellement besoin d'être protégée par elle. Ba
richesse, comme en autre chose, rien ne supplée au
temps.
D'ailleurs, pour enrichir les uns, il faut appauvrir les
autres ; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut
dépouiller les anciens. L'usurpation générale doit s'en-
tourer d'usurpations partielles, comme d'ouvrages avan-
cés qui la défendent. Pour un intérêt qu'elle se conci-
lie, dix s'arment contre elle.
Ainsi donc, malgré la ressemblance trompeuse qui
parait exister entre l'usurpation et la monarchie, consi-
dérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul
homme, rien n'est plus différent. Tout ce qui fortifie la
seconde menace la première; tout ce qui est, dans la
monarchie, une cause d'union, d'harmonie et de repos,
est, dans l'usurpation, une cause de résistance, de haine
et de secousses.
Ces raisonnements ne militent pas avec moins de
force pour les républiques, quand elles ont existé long-
temps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies,
un héritage de traditions, d'usages et d'habitudes. L'u-
surpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses,
erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous cô-
i
DE L'USURPATION. 55
tés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle dé-
chire et qu'elle ensanglante en les arrachant.
II
L'usurpation ne peut subsister, ni sans le despotisme,
car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le des-
potisme, car le despotisme ne peut subsister K La durée
de l'usurpation est donc impossible.
Sans doute le spectacle que la France nous offre pa-
raît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons
Tusurpation triomphante, armée de tous les souvenirs
effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se
croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte
de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affi-
chant le mépris des hommes, le dédain pour la raison.
Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignoblofi, tous
les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les
passions, qui durant la violence des révolutions se sonl
montrées si funestes, se reproduisent sous d'autres for-
mes. La peur et la vanité parodiaient jadis Tesprit de
parti dans ses fureurs les plus implacables. Elles sur-
passent maintenant, dans leurs démonstrations insensées,
la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à
1. Leg gouvernements despotiques ont cru qu'en empAchant les
mécontentements de se montrer par des acles higaux, ils les empo-
cheraient aussi de se uianilcster par une multitude de manières
illégales t't dangereuses. Ils sonl souvent victimes de cette erreur,
et font naître des révolutions dont il faut attribuer à eux seuls les
exc^s• Le peuple, dans ces gouvernements, est tantôt rampant, tantôt
furieux. La modération et la raison n'appartiennent qu'au régime
de la liberté. (MiitAnEAU.)
56 BENJAMIN CONSTANT.
tout, place encore un succès dans la bassesse, où Te!
froi cherche un asile. La cupidité paraît à découver
offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. I
sophisme s^empresse à ses pieds, Tétonne de son zèle, i
devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, (
nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L'ef
prit vient offrir ses services; Tesprit qui, séparé de 1
conscience, est le plus vil des instruments. Les apostat
de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant con
serve de leurs doctrines passées que Phabitude de
moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres ps
la tradition du vice, se glissent de la prospérité de 1
veille à la prospérité du jour. La religion est le porte
voix de l'autorité, le raisonnement, le commentaire d
la force, tes préjugés de tous les âges, les injustices i
tous les pays , sont rassemblés comme matériaux d
nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reçu
lés, Ton parcourt des contrées lointaines, pour compose
de mille traits épars une servitude bien complète qu'o
puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vol
de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle
ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oi
seux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justic
aucune expression qui ne soit souillée.
Un pareil état est plus désastreux que la révolutio
la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tri
buns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépri
qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On pet
trouver durs et coupables les ennemis de Charles !•'
mais un dégoût profond nous saisit pour les créature
de Cromwell.
Lorsque les portions ignorantes de la société commet
tent des crimes, les classes éclairées restent intactCÉ
Elles sont préservées de la contagion par le malheur; c
DE L'USURPATION. fi7
comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir
entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion,
qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces
classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens^
déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'exé-
crables exemples, quel espoir reste-t-il? Où trouver un
germe d'honneur, un élément de vertu ? Tout n'est que
fange, sang et poussière.
Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis
de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hom-
mes incapables de croire au courage, à la conviction
désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment
de l'indignation, quand les oppresseurs sont les plus
forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs
sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre,
en butte à tous les partis, et seuls, au milieu des géné-
rations, tantôt furieuses, tantôt dépravées.
En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine.
Nous leur devons cette grande correspondance des siè-
cles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les so-
phismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, So-
crate a survécu aux persécutions d'une populace aveu-
gle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les pro-
scriptions de rinfâme Octave. Que leurs successeurs ne
se découragent pas! Qu'ils élèvent de nouveau leur
voixl Ils n'ont rien à se faire pardonner. Ils n'ont be-
soin ni d'expiation ni de désaveux. Ils possèdent intact
le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer
l'amour des idées généreuses! Elles ne réfléchissent pas
sur eux un jour accusateur. Ce ne sont point des temps
sans compensation que ceux où le despotisme, dédai-
gnant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses pro-
pres couleurs, et déploie avec insolence des étendards
dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir
58 BENJAMIN CONSTANT.
de Toppression de ses ennemis que rougir des excès d
ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout c
qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une nob.
cause, en présence du monde, et secondé par les vœu
de tous les hommes de bien.
Jamais un peuple ne se détache de ce qui est vérîta
blement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est din
qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénûment et li
misère; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine!
être séparé des objets de son amour, interrompu dan
ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dansée
opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dan
les cachots et sur Téchafaud. Car,. c'est contre ce
choses que les garanties de la liberté sont instituées
c'est pour être préservé de ces fléaux qtj^ l'on iovoqu'
la liberté. Ce sont ces fléaux que^e peuple craint, qu i
maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelqu
dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il re
cule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs ap
pelaient la liberté, c'était l'esclavage. Aujourd'hui l'es
clavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous se
véritables formes. Croit-on qu'il le déteste moins?
III
Les peuples devraient s'instruire par l'exemple <
Buonaparte, dont l'histoire est trop récente, pour qi
les leçons qu'elle nous ofl*re soient déjà perdues. Pe
sonne n'a plus travaillé que cet homme à ressusciter
dogme du droit divin. Il s'est fait sacrer par le chef
DE L'USURPATION. 59
l'Eglise; toutes les pompes religieuses ont entouré son
trône. Il semblait y avoir dans son élévation quelque
chose de surnaturel ; tous les sophismes de Tesprit se
sont mis àsonservice, à commencer par le catéchisme, et
à finir par les harangues académiques. Les productions
de mille écrivains se sont remplies de dissertations d'une
bassesse naïve sur le devoir d'obéissance implicite et sur
le mystère de l'autorité : quel a été le résultat de tous
ces efforts? L'heure décisive est venue; et, dans cette
nation assermentée et endoctrinée depuis douze ans, pas
une voix ne s'est élevée, pour rappeler une profession
de foi politique, commentée et amplifiée par tant de rhé-
teurs infatigables, inculquée à une jeunesse docile, et
mille fois jurée par un peuple immense, avec toutes les
apparences de l'enthousiasme. C'est que les arguments
sur lesquels cette profession de foi repose prouvent trop,
ou ne prouvent rien. Ils prouvent trop, si on les établit
dans toute leur rigueur, car ils invalident alors la légi-
timité de toute famille qui s'est élevée aux dépens d'une
autre. Ils ne prouvent rien, si on les plie aux circon-
stances, car alors la source de la légitimité ne sera
autre que la force, et la force appartient à qui s'en
saisit.
J'admets deux sortes de légitimité : l'une positive qui
provient d'une élection libre, l'autre tacite, qui repose
sur l'hérédité; et j'ajoute que l'hérédité est légitime
puisque les habitudes qu'elle fait naître et les avan-
tages qu'elle procure lui rendent le vœu national. Celle
qui provient de l'élection est la plus séduisante en théo-
rie ; mais elle a l'inconvénient de pouvoir être contre-
faite : elle l'a été en Angleterre par Cromwell ; elle l'a
été en France par Buonaparte.
L'histoire ne nous offre guère que deux exemples, où
l'élection portant sur un seul homme, et substituée à
60 BENJAMIN CONSTANT.
l'hérédité, ait eu des résultats favorables ^ Le premier
exemple est celui des Anglais en i668, le second, celui
des Suédois, aujourd'hui, mais, dans les deux cas, la lé-
gitimité, que l'hérédité consacre, est venue à Pappui de
Télection. Le prince que les Suédois ont appelé a été
adopté par la famille royale, et les Anglais ont cherché
dans Guillaume III le plus proche parent du roi qu'ils
étaient réduits à déposséder. Dans Tun et l'autre cas, il
est résulté de cette combinaison, que le prince élu libre-
ment par la nation s'est trouvé fort, à la fois, de sa di-
gnité ancienne et de son titre nouveau. Il a contenté
l'imagination par des souvenirs qui la captivaient, et la
raison par le suffrage national dont il était appuyé. Il
n'a point été condamné à n'employer que des éléments
d'une création récente. Il a pu disposer avec confiance
de toutes les forces de la nation, parce qu'il ne la dé-
pouillait d'aucune partie de son héritage politique. Les
institutions antérieures ne lui ont point été contraires;
il se les est associées, et elles ont concouru à le sou-
tenir.
Ajoutez à cela, que les circonstances ont donné à
Guillaume III un autre intérêt que celui qui d'ordinaire
anime les princes, et les porte à ne travailler qu'à l'ac-
croissement de leur puissance. Ayant à maintenir la
sienne contre un concurrent qui la lui disputait, il a dû
faire cause commune avec les amis de la liberté, qui,
en lui conservant ses attributions, ne voulaient pas
qu'elles fussent agrandies. Ceux qui auraient voulu
agrandir la prérogative royale avaient en môme temps
pour but d'en confier l'exercice à un autre. De là vint
que, sous les trois régnes de-Guillaume III, de la reine
1. Je ne parle pas de l'Amérique, on le Pouvoir conDë au pré-
sident est républicain et arno\iblt>.
DE L'USURPATION. 61
Anne et de Georges I", ces monarques furent sur la
défensive contre une théorie de despotisme qui aurait
tourné contre eux. Ils se virent obligés à faire ressortir
les dangers de cette théorie. Si les principes de Tobéis-
sance étaient favorables à la puissance du roi, comme
roi, les principes de la liberté étaient favorables à la sû-
reté du roi, comme individu. La reine Anne se crut inté-
ressée à poursuivre Sacheverel, qui avait prêché la doc-
trine de la soumission implicite et du droit divin.
L'influence de la couronne contribua, de la sorte, à
former l'esprit public à la liberté.
• Cependant, voyez, même dans cette partie importante
de Thistoire anglaise, qui renferme ses dernières révo-
lutions depuis i 640, la tendance du peuple à préférer la
légitimité héréditaire. A peine Cromwell est-il mort, que
les Anglais rappellent les Stuarts avec des transports de
joie. Ils aiment à leur prouver de rattachement, à leur
témoigner du repentir, à les entourer d'une confiance
sans bornes; et ce n'est qu'après une seconde et terrible
expérience, après avoir vu les actes arbitraires repro-
duits et multipliés, les propriétés envahies, les juge-
ments annulés, les citoyens frappés de sentences illé-
gales^ la liberté de la presse foulée aux pieds, en un
mot, toutes les promesses enfreintes, toutes les garanties
sociales violées, que la nation britannique se détermine
à écarter derechef la ligne directe, et à se contenter de
la légitimité que son vœu confie à un nouveau souve-
rain. C'est bien une preuve que rhérédité a du charme
pour les peuples, et qu'ils sont heureux quand ils peu-
vent, sans trop d'inconvénients, lui rester fidèles!
Me trouvant, par cette explication, d'accord, à ce que
je pense, avec ceux qui n'ont censuré mes opinions que
parce que je ne les avais développées qu'en partie, il
me resterait à répondre à ceux qui me reprochent d'a-
G
62 BENJAMIN CONSTANT.
voir transformé des faits particuliers en règles générales,
et d'avoir pris le conquérant et l'usurpateur qui non»
opprimait pour le type de tous les usurpateurs et do
tous les conquérants. Mais une comparaison détaillé©
entre Buonaparte et tous ces fléaux de l'espèce humaine
serait nécessaire, et cette comparaison, qui exigerait
une foule de discussions historiques, ne peut être placée
à la fin de cet ouvrage.
L'on ne m'accusera pas de vouloir excuser celui que
je n'ai jamais voulu reconnaître. Mais quand on n'at-
tribue ses entreprises, ses crimes et sa chute qu'à une
perversité ou à une démence particulière à lui seul, je
crois qu'on se trompe. Il me semble au contraire avoir
été puissamment modifié, d'un côté par sa position d'u-
surpateur, et de l'autre par l'esprit de son siècle. Il était
même dans sa nature d'être plus modifié par ces deux
causes que tout autre ne l'aurait été. Ce qui le caracté-
risait, c'était l'absence de tout sens moral, c'est-à-dire
de toute sympathie, de toute émotion humaine. Il était
le calcul personnifié ; si ce calcul a produit des résultats
désastreusement bizarres, c'est qu'il se composait de
deux termes opposés l'un à l'autre et inconciliables, de
l'usurpation qui lui rendait le despotisme nécessaire, el
d'un degré de civilisation qui rend le despotisme impos-
sible. De là des contradictions, des incohérences, uo
mouvement double et convulsif, que l'on prend à tori
pour des bizarreries individuelles.
Sans doute, un caractère tel que Philopémen, Was-
hington, Kosciusko, n'aurait ni suivi la même marche,
ni commis les mêmes forfaits. C'est que Philopémen,
Washington, Kosciusco, n'auraient pas été des usurpa-
teurs. Mais aussi ce sont des caractères très-rares : ce
sont là les exceptions.
Assurément, Buonaparte est mille fois plus coupable
• DE L'USURPATION. 63
que ces conquérants barbares qui, commandant à des
barbares^ n'étaient point en opposition avec leur siècle.
Il a choisi la barbarie, il Ta préférée. Entouré de lu-
mières, il a voulu ramener la nuit. Il a voulu transfor-
mer en nomades avides et sanguinaires un peuple doux
et policé ; et son crime est dans cette intention prémé-
ditée, dans cet effort opiniâtre, pour nous ravir l'héri-
tage de toutes les générations éclairées qui nous ont pré-
cédés sur cette terre. Mais pourquoi lui avons-nous
donné le droit de concevoir une telle pensée?
Lorsque arrivé solitaire, dans le dénûment et l'obs-
curité, jusqu'à Tûge de vingt-quatre ans, il promenait
autour de lui son regard avide, pourquoi lui montrions-
Dous un pays où toute idée religieuse était un objet d'i-
ronie? Lorsqu'il écoutait ce qui se professait dans nos
cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que
l'homme n'avait de mobile que son intérêt? S'il a dé-
mêlé facilement que toutes les interprétations subtiles
par lesquelles on veut éluder les résultats, après avoir
proclamé le principe, étaient illusoires, c'est que son
instinct était sûr et son coupd'œil rapide. Ne lui ayant
jamais prêté les vertus qu'il n'avait pas, je ne suis pas
obligé de lui refuser les facultés qu'il avait. S'il n'y a
que de l'intérêt dans le cœur de l'homme, il suffit à la
tyrannie de l'effrayer ou de le séduire pour le dominer.
S'il n'y a que de l'intérêt dans le cœur de l'homme, il
n'est point vrai que la morale, c'est-à-dire l'élévation,
la noblesse, la résistance à l'injustice, soient d'accord
avec l'inlérôt bien entendu. L'intérêt bien entendu n'est,
dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que
la jouissance, combinée, vu la possibilité d'une vie plus
ou moins longue, avec la prudence (}ui donne aux jouis-
sances une certaine durée. En(in, lorsqu'au milieu do la
Frauce déchirée, fatiguée de souffrir et de se plaindre.
64 BENJAMIN CONSTANT.
et ne demandant qu'un chef, il s'est offert pour être ce
chef, pourquoi la multitude s'est-elle empressée à solli-
citer de lui Tesclavage? Quand la foule se complaît i
manifester du goût pour la servitude, elle serait par
trop exigeante, si elle prétendait que son maître dût
s'obstiner à lui donner de la liberté.
Je le sais, la nation se calomniait elle-même, ou se
laissait calomnier par des interprètes infidèles. Malgré
l'affectation misérable qui parodiait l'incrédulité, tont
sentiment religieux n'était pas détruit; en dépit de la
fatuité qui se disait égoïste^ Tégoïsme ne régnait paft
seul, et, quelles que fussent les acclamations qui fai-
saient retentir les airs, le vœu national n'était pas la
servitude : mais Buonaparte a dû s'y tromper, lui, dont
la raison n'était pas éclairée par le sentiment, et dont
l'âme n'était pas susceptible d'être exaltée par une gé-
néreuse inconséquence. Il a jugé la France d'après ses
paroles, le monde d'après la France telle qu'il l'imagi-
nait. Parce que l'usurpation immédiate était facile, il &
cru qu'elle pouvait être durable, et, devenu usurpateur,
il a fait ce que dans notre siècle l'usurpation condamne
tout usurpateur à faire.
Il fallait étouffer dans l'intérieur toute vie intellec-
tuelle; il a banni la discussion et proscrit la liberté de
la presse.
La nation pouvait s'étonner de ce silence : il y ;
pourvu par des acclamations arrachées ou payées, cfl
semblaient un bruit national.
Si la France fût restée en paix, les citoyens tra^
quilles, les guerriers oisifs auraient observé le despat'
Tauraient jugé, se seraient communiqué leurs jug^
ments. La vérité aurait traversé les rangs du peupl
L'usurpation n'aurait pas résisté longtemps à rinflnen^
de la vérité. Buonaparte était donc forcé à distraire 1'^
DE L'USURPATION. 65
tention publique par des entreprises belliqueuses. La
guerre jetait sur des plages lointaines la portion encore
énergique des Français. Elle motivait les vexations de la
police contre la portion timide qu'elle ne pouvait
chasser au dehors. Elle frappait les esprits de terreur,
et laissait au fond des cœurs un certain espoir que le
hasard se chargerait de la délivrance : espoir agréable à
la peur et commode pour Tinertie. Que de fois j'ai en-
tendu des hommes qu'on pressait de résister à la tyran-
nie, ajourner, en temps de guerre à la paix, en temps
de paix à la guerre 1
J'ai donc eu raison de dire qu'un usurpateur n'a de
ressource que dans des guerres non interrompues. On
me répond : Mais si Buonaparte eût été pacifique? S'il
eût été pacifique, il ne se fût pas maintenu douze ans ;
la paix eût rétabli les communications entre les divers
pays de l'Europe. Ces communications auraient rendu
à la pensée des organes. Les ouvrages, imprimés dans
l'étranger, se seraient introduits clandestinement. Les
Français auraient vu qu'ils n'étaient pas approuvés par
la majorité européenne ; le prestige n'aurait pu se
soutenir. Buonaparte a si bien senti cette vérité, qu'il a
rompu avec l'Angleterre pour écarter les journaux an-
glais. Ce n'était pas encore assez. Tant qu'une seule
contrée restait libre, Buonaparte n'était pas en sûreté.
Le commerce, actif, adroit, invisible, infatigable, fran-
chissant toutes les distances et se glissant par mille dé-
tours, aurait tôt ou tard réintroduit au sein de l'empire
les ennemis qu'il était si important d'en exiler. De là le
système continental et la guerre avec la Russie.
Et remarquez combien il est vrai que cette nécessité
de la guerre, pour la durée de l'usurpation, appartient
à l'époque. Un siècle et demi plus tôt, Cromwell n'en
avait pas eu besoin. Les communications d'un peuple
6.
66 BENJAMIN CONSTANT.'
avec Tautre n'étaient ni aussi fréquentes ni aussi faciles^
La littérature continentale était presque étrangère ans
Anglais. Les écrits dirigés contre leur usurpateur se
composaient en langue latine. Il n'y avait pas de jour-
naux qui. arrivant du dehors, lui portassent des coups,
que leur répétition constante rendait chaque jour pluj
dangereux. Gromwell n'était pas forcé à la guerre poui
empêcher que la haine des Anglais ne se fortifiât de Tas-
sentiment étranger, comme il serait arrivé à celle de«
Français sous Bonaparte, s'il ne les eût séparés du resU
du monde. Il fallait à ce dernier la guerre partout, poui
faire de ses esclaves
Semotos penitùsorbe... Gallos,
Je pourrais offrir sur tous les points une démonstra
tion analogue, si je voulais analyser toutes les action
de Buonaparte. Plusieurs de ses attentats nous semblen
inutiles; mais la défiance est un élément inséparable d
l'usurpation, et les crimes qui peuvent être inutiles e
eux-mêmes, deviennent par là une nécessité de sa na
ture. Buonaparte ne pouvait être rassuré ni par l'assec
timent tumultueux ni par la soumission silencieuse, <
le plus horrible de ses actes * a été commis parce qu*
croyait trouver une monstrueuse sécurité en imposai
à ses agents la solidarité d'un grand crime.
Ce que je dis des moyens de l'usurpation, je le d
aussi de sa chute ; j'avais affirmé qu'elle doit tomber pî
l'effet inévitable des guerres qu'elle nécessite. On m
1. Le meurtre du duc d'Enghien. Voir sur ce sinistre éTénemeD
Lanft'ey, Histoire de Napoléon h^, le passage intitulé: Assassinat t
duc d^Enghien, t. III, pag. 82 et suiv. C'est un des morceaux 1
plus vigoureux et les plus éloquents de notre histoire contempc
raine. {Note de Péditeur,)
DE L'USURPATION. 67
objecté que si Buonaparte n'eût pas commis telle ou telle
faute militaire, il n'aurait pas été renversé : pas cette
fois, mais une autre ; pas aujourd'hui, mais demain. Il
est dans la nature qu'un joueur, qui, chaque jour, court
une chance nouvelle, rencontre un jour celle qui doit le
ruiner.
On m'a reproché d'avoir affirmé que les conquêtes
étaient impossibles au moment où l'Europe entière
était la proie d'une vaste conquête et que l'usurpation
ne pouvait s'affermir dans notre siècle, tandis que l'u-
surpation était triomphante. Pendant qu'on me faisait
cette objection, toutes les conquêtes ont été reprises et
l'usurpation est tombée.
J'ai prétendu que la paix était conforme à l'esprit de
notre civilisation actuelle, et tous les peuples étaient en
guerre; mais ils étaient en guerre par amour pour la
paix. C'est au nom de la paix qu'ils se sont soulevés.
Aucune contrainte, aucune menace n'a été nécessaire
pour les réunir et les conduire, tandis qu'en France,
où la nation devait combattre, non pour la paix, mais
pour la conquête, des sbires, des gendarmes, des bour-
reaux réussissaient à peine à forcer Uîs citoyens à prendre
les armes.
Il me semble donc que je n'ai point généralisé une
idée particulière. Seulement, je n'ai pas adopté une lo-
gique en vertu de laquelle toutes les idées générales se-
raient bannies, car on peut toujours supj^oser d'autres
circonstances que celles qui ont existé et travestir en ac-
cidents les lois de la nature. Je crois, je l'avoue, qu'il
est plus important de montrer que les maux infligés par
Buonaparte à la France sont venus de ce que son pou-
voir avait dégénéré en usurpation, et de flétrir ainsi l'u-
surpation môme, qu*il ne peut l'être de présenter un in-
dividu, comme un être à part, créé pour le mal et com-
BENJAMIN CONSTANT.
mettant le crime sans nécessité et sans intérêt. Le pre-
mier point de vue nous donne de grandes leçons pour
Tavenir; le second transforme l'histoire en une étude
stérile de phénomènes isolés, en une énumération d'ef-
fets sans causes ' .
•
1. Les éTénements du premier empire ont donné complètement
raison à Benjamin Constant; et ses théories politiques ont reçu do
second empire une confirmation non moins éclatante. C'est le
propre, en efifet, des esprits supérieurs de ramener lo mouvement
de l'iiistoire à des principes généraux qui le vérifient à travers toutei
les vicissitudes. {Note de Véditeur.)
/
VI
DE l'aBBITRAIRE.
Avant de combattre les partisans de Tarbitraire, il
faut que je prouve que l'arbitraire a des partisans : car
telle est sa nature que ceux mêmes qu'il séduit par les
facilités qu'il leur offre sont effrayés de son nom, lors-
qu'il est prononcé ; et cette inconséquence est plus sou-
vent un malentendu qu'un artifice.
L'arbitraire, qui a des effets trôs-positifs, est pourtant
une chose négative : c'est l'absence des règles, des li-
mites, des définitions, en un mot, l'absence de tout ce
qui est précis.
Or, comme les règles, les limites, les définitions sont
des choses incommodes et fatigantes, on peut fort bien
vouloir secouer le joug, et tomber ainsi dans l'arbi-
traire, sans s'en douter.
Si je ne définissais donc pas l'arbitraire, je prouve-
rais vainement qu'il a les effets les plus funestes. Tout
le monde en conviendrait; mais tout le monde proteste-
rait contre Tapplication. Chacun dirait : L'arbitraire est
sans doute infiniment dangereux ; mais quel rapport y a-
t-il entre ses dangers et nous, qui ne voulons pas l'ar-
bitraire I
V
/
\
70 BENJAMIN CONSTANT.
Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui rejettei
les principes ; car tout ce qui est déterminé, soit dai
\ les faits, soit dans les idées, doit conduire à des princi
, j pes : et l'arbitraire étant Tabsence de tout ce qui est dé
y ! terminé, tout ce qui n'est pas conforme aux principes ef
X l arbitraire.
\ Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui diseD
qu'il y a une distance qu'on ue peut franchir entre li
théorie et la pratique ; car tout ce qui peut être précia
étant susceptible de théorie, tout ce qui n'est pas suscep
tible de théorie est arbitraire.
Ceux-là enfin sont partisans de l'arbitraire, qui, pré-
tendant, avec Burke, que des axiomes métaphysique-
ment vrais peuvent être politiquement faux, préfèrent s
ces axiomes des considérations, des préjugés, des sou-
venirs, des faiblesses, toutes choses vagues, indéfinis
sables, ondoyantes, rentrant par conséquent dans le do
maine de l'arbitraire.
Ils sont donc nombreux les partisans de cet arbitrair
dont le nom seul est détesté : mais c'est que, précisé-
ment par le vague de sa nature, on y entre sans s'e'
apercevoir;' on y reste, en croyant en être bien éloigné
comme le voyageur que le brouillard entoure croit voi
ce brouillard encore devant lui.
r L'arbitraire, en fait de science, serait la perte à
toute science ; car la science, n'étant que le résultat d
faits précis et fixes, il n'y aurait plus de science là o'
il n'y aurait plus rien de fixe ni de précis. Mais, comm
les sciences n'ont aucun point de contact avec les inté
rôts personnels, on n'a jamais songé à y glisser l'arbi
traire. Aucun calcul individuel, aucune vue partict
liôre ne réclame contre les principes en géométrie.
L'arbitraire, en fait de morale, serait la perte de too^
morale ; car la morale étant un assemblage de règles si
Ki^li:
DE L'ARBITRAIRE. ""'^ï'
lesquelles les individus doivent pouvoircompter mutuel-
lement dans leurs relations sociales, il n'y aurait plus
de morale là où il n^existerait plus de règles. Mais,
comme la morale a un point de contact perpétuel avec
les intérêts de chacun, tous se sont constamment oppo-
sés, sans le savoir, et par instinct, à l'introduction de
Tarbitraire dans la morale.
Ce que l'absence des intérêts personnels produit dans
les sciences, leur présence, au contraire, le produit
dans la morale.
L'arbitraire, en institutions politiques, est de même \ \ v^
la perte de toute institution politique; car les instilu- i/ ^^
tions politiques étant Tassemblage des régies sur les- I ■
quelles les individus doivent pouvoir compter dans j
leurs relatious comme citoyens, il n'y a plus d'institu- /
tions politiques là où ces règles n'existent pas. j
Mais il n'en a pas été de la politique comme des
sciences ou de la morale.
La politique ayant beaucoup de points de contact avec
les intérêts personnels, mais ces points de contact n'é-
tant ni égaux, ni perpétuels, ni immédiats, elle n'a eu
contre l'arbitraire, ni la sauvegarde de l'absence totale
des intérêts comme dans les sciences, ni la sauvegarde
de leur présence égale et constante, comme dans la
morale.
C'est donc spécialement dans la politique que l'arbi-
traire s'est réfugié; car je ne parle pas de la religion
qui, n'étant ni une science, ni une relation sociale, ni
une institution, sort absolument de la sphère de nos
considérations actuelles.
L'arbitraire est incompatible avec l'existence d'un
gouvernement, considéré sous le rapport de son institu-
tion; il est dangereux pour l'existeiice d'un gouverne-
ment, sous le rapport de son action ; il ne dgnne aucune
72 BBNJAMIN CONSTANT.
garantie à Texistence d'un gouvernement/ sous le rap-
port de la sûreté des individus qui le composent.
Je vais prouver ces trois assertions successive-
ment.
Les institutions politiques ne sont que des contrats.
La nature des contrats est de poser des bornes fixes,
or l'arbitraire, étant précisément l'opposé de ce qui
constitue un contrat, sape par la base toute institution
politique.
Je sais bien que ceux mêmes qui, repoussant les prio'
cipes comme incompatibles avec les institutions hu-
maines, ouvrent un champ libre à l'arbitraire, vou-
draient le mitiger et le limiter; mais cette espérance est
absurde : car, pour mitiger ou limiter l'arbitraire, il lao-
drait lui prescrire des bornes précises, et il cesserait
d'être arbitraire.
Il doit, de sa nature, être partout, ou n'être nulle
part. Il doit être partout, non de fait, mais de droit; et
nous verrons tout à l'heure ce que vaut cette diffé-
rence. Il est destructeur de tout ce qu'il atteint, car il
anéantit la garantie de tout ce qu'il atteint 1 or, sans la
garantie, rien n'existe que de fait, et le fait n'est qu'uQ
accident. Il n'y a d'existant en institution que ce qui
existe de droit.
Il s'ensuit que toute institution qui veut s'ébiblir sans
garantie, [c'est-à-dire par l'arbitraire, est une institu-
tion suicide, et que, si une seule partie de l'ordre social
est livrée à l'arbitraire, la garantie de tout le reste s'a-
néantit.
L'arbitraire est donc incompatible avec l'existence
d'un gouvernement, considéré sous le rapport de soo
institution. Il est dangereux pour un gouvernementi
considéré sous le rapport de son action : car, bien qu'^^
pré'cipitant sa marche, il lui donne quelquefois l'air ^^
DE L'ARBITRAIRE. 73
la force, il ôte néanmoins toujours à son action la régu-
larité et la durée.
En recourant à l'arbitraire, les gouvernements donnent
les mêmes droits qu'ils prennent. Ils perdent par con-
séquent plus qu'ils ne gagnent : ils perdent tout.
En disant à un peuple : vos lois sont insuffisantes
pour vous gouverner, ils autorisent ce peuple à ré-
pondre : si nos lois sont insuffisantes, nous voulons
d'autres lois ; et à ces mots, toute l'autorité légitime d'un
gouvernement tombe : il ne lui reste plus que la force ;
il n'est plus gouvernement. Car ce serait aussi croire
trop à la duperie des hommes que leur dire : Vous avez
consenti à vous imposer telle ou telle gêne, pour vous
assurer telle protection. Nous vous ôtons cette protec-
tion, mais nous vous laissons cette gêne. Vous suppor-
terez d'un côté toutes les entraves de Tétat social, et de
l'autre vous serez exposés à tous les hasards de Tétat
sauvage.
Tel est le langage implicite d'un gouvernement quia
recours à l'arbitraire.
Un peuple et un gouvernement sont toujours en réci-
procité de devoirs. Si la relation du gouvernement au
peuple est dans la loi, dans la loi aussi sera la relation
du peuple au gouvernement; mais si la relation du gou-
vernement au peuple est dans l'arbitraire, la relation du
peuple au gouvernement sera de même dans l'arbi-
traire.
Enfin l'arbitraire n'est d'aucun secours à un gouver-
nement, sous le rapport de la sûreté des individus qui
lecomposenl; car l'arbitraire n'offre aux individus aucun
asile.
Ce que vous faites par la loi contre vos ennemis, vos
ennemis ne peuvent le faire contre vous par la loi, car
la loi est là, précise et formelle : elle ne peut vous jt-
7
74 BENJAMIN CONSTANT.
teindre, vous, innocent. Mais ce que vous faites coi
vos ennemis par l'arbitraire, vos ennemis pourront ai
le faire contre vous par l'arbitraire ; car l'arbitraire
vague et sans bornes : innocent ou coupable, il vi
atteindra.
Lors de la conspiration de Babœuf, des hommes s'
ritaient de l'observance et de la lenteur des formes,
les conspirateurs avaient triomphé, s'écriaient-ils, a
raient-ils observé contre no us toutes ces formes? Etc'
précisément parce qu'ils ne les auraient pas observ(
que vous devez les observer : c'est là ce qui vous d
tingue : c'est là, uniquement là, ce qui vous donne
droit de les punir ; c'est là ce qui fait d'eux des ana
chistes, de vous des amis de Tordre.
Lorsque les tyrans de la France, ayant voulu rétab
leur affreux empire le i^^ prairial de l'an III, eurent é
terrassés et vaincus, on créa, pour juger les conspir
teurs, des commissions militaires, et les réclamatio
de quelques hommes scrupuleux et prévoyants ne fure
pas écoulées. Ces commissions militaires enfantère
les conseils militaires du 13 vendémiaire an IV. C
conseils militaires produisirent les commissions mil
taires de fructidor de la même année ; et ces dernier
ont produit les tribunaux militaires du mois de yentC
anV.
Je ne discute point ici la légalité ni la compétence
ces différents tribunaux. Je veux seulement prou'*
qu'ils s'autorisent et se perpétuent par l'exemple; cl
voudrais qu'on seutll onlin qu'il n'y a, dan? l'incalc
lable succession des circonstances, aucun individuass
privilégié, aucun parti revêtu d'une puissance assez d
rable, pour se croire à l'abri de sa propre doctrine,
ne pas redouter que l'application de sa propre Ihéai
ne retombe tôt ou tard sur lui.
DE L'ARBITRAIRE. 75
Si Ton pouvait analyser froidement les temps ^'pou-
vantables auxquels le 9 thermidor a mis si tard un
terme, on verrait que la terreur n'était que l'arbitraire
poussé à l'extrême. Or, par la nature de l'arbitraire, on
ne peut jamais être certain qu'il ne sera point poussé à
Textréme. Il est même indubitable qu'il s'y portera
toutes les fois qu'il sera attaqué. Car une chose sans
bornes, défendue par des moyens sans bornes, n'est pas
susceptible de limitation. L'arbitraire, combattant pour
l'arbitraire, doit franchir toute barrière, écraser tout
obstacle, produire, en un mot, ce qu'était la terreur.
L'époque désastreuse connue sous ce nom nous offre
une preuve bien remarquable des assertions que Ton
■
vient de lire.
Nous voyons combien l'arbitraire rend un gouverne-
ment nul, sous le rapport de son institution ; car il n'y
avait, malgré les efforts et le charlatanisme sophistique
de ses féroces auteurs, aucune apparence d'institution
dans ce monstrueux gouvernement révolutionnaire, qui
se prêtait à tous les excès et à tous les crimes, qui n'of-
frait aucune forme protectrice, aucune loi fixe, rien qui
fût précis, déterminé, rien par conséquent qui pût ga-
rantir.
Nous voyons encore comment l'arbitraire se tourne
contre un gouvernement, sous le rapport de son action.
Le gouvernement révolutionnaire périt par l'arbitraire,
parce qu'il avait régné par l'arbitraire. N'étant fondé
suraucuncjoi^ il n'eut la sauvegarde d'aucune. La puis-
sance irréguliôre et illimitée d'une assemblée unique et
tumultueuse étant son seul principe d'action, lorsque ce
principe réagit, rien ne put lui être opposé; et comme
le gouvernement révolutionnaire n'avait été qu'une suite
de fureurs illégales et atroces, sa destruction fut l'ou-
vrage d'une juste et sainte fureur.
76 BENJAMIN CONSTANT.
Nous voyons enfin comment Tarbîtraire, dans un gou-
vernement, donne à la sûreté individuelle de ceux qui
gouvernent une garantie insuffisante. Les monstres qui
avaient massacré sans jugement, ou par des jugements
arbitraires, tombèrent sans jugement, ou par un juge-
ment arbitraire. Ils avaient mis bors la loi, et ils furent
mis hors la loi.
L'arbitraire n'est pas seulement funeste lorsqu'on s'en
sert pour le crime. Employé contre le crime, il est en-
core dangereux. Cet instrument de désordre est un mau-
vais moyen de réparation.
La raison en est simple. Dans le temps môme que
quelque chose s'opère par l'arbitraire, on sent que l'ar-
bitraire peut détruire son ouvrage, et que tout avantage
qu'on doit à cette cause est un avantage illusoire ; car il
attaque ce qui est la base de tout avantage, la durée.
L'idée d'illégalité, d'instabilité, accompagne nécessai-
rement tout ce qui se fait ainsi. L'on a la conscience
d'une sorte de protestation tacite, contre le bien, comme
contre le mal, parce que l'un et l'autre paraissent frap-
pés de nullité dans leur base.
Ce qui attache les hommes au bien qu'ils font, c'est
l'espérance de le voir durer. Or, jamais ceux qui font le
bien par l'arbitraire ne peuvent concevoir cette espé-
rance; car l'arbitraire d'aujourd'hui prépare la voie
pour celui de demain, et ce dernier peut être en sens
opposé de l'autre.
Il en résulte un nouvel inconvénient, c'est qu'on
cherche à remédier à l'incertitude par la violence. On
s'efforce d'aller si loin qu'il ne soit plus possible de rétro-
grader. On veut se convaincre soi-même de l'effet que
l'on produit; on outre son action pour la rendre stable.
On ne croit jamais en avoir assez fait pour ôter à
son ouvrage la tache ineffaçable de son origine. On
DE L'ARBITRAIRE. 77
cherche dans Texagéralioii présente une garantie de
durée à venir ; et faute de pouvoir placer les fondements
de son édifice à une juste profondeur, on bouleverse le
terrain et Ton creuse des abîmes.
Ainsi naissent et se succèdent, dans les révolutions,
les crimes ; dans les réactions, les excès ; et ils ne s'ar-
rêtent que lorsque l'arbitraire finit.
Mais cette époque est difficile à atteindre. Rien n'est
plus commun que de changer d'arbitraire : rien n*est
plus rare que de passer de l'arbitraire à la loi.
Les hommes de bien s'en flattent, et cette erreur n*est
pas sans danger. Ils pensent qu'il est toujours temps de
rendre légaux les effets de l'arbitraire. Ils se proposent
de ne faire usage de cette ressource que pour aplanir
tous les obstacles, et après avoir détruit par son secours,
c'est à l'aide de la loi qu'ils veulent réédifier.
Mais pendant qu'ils emploient ainsi l'arbitraire, ils en
prennent l'habitude, il la donnent à leurs agents; ceux
qui en profitent la contractent ; et comme rien n'est plus
commode, plus aplanissant, cette habitude se perpétue
bien au-delà de l'époque où Ton s'était prescrit de
la déposer, et la loi se trouve indéfiniment ajournée.
J'ai déjà exposé ce système dans un ouvrage, où l'on
a démêlé, dit-on, beaucoup de machiavélisme*. J'aurais
cru néanmoins que rien n'était plus contraire au ma-
chiavélisme que le besoin de principes positifs, de lois
claires et précises : en un mot, d'institutions tellement
1. C'est le pamphlet publié en 1T96, et intitulé: De la force du
gouvernement actuel de la France, et de la nécessité de s'y rallier.
C'est la première ébauche du traité Des réactions; ce sont les mômes
idt''es, exposées par un jeune liomme qui débute et qui n'est pas
BÙr de lui. Nous avons jugé inutile de réimprimer ce pamphletqui
fi^occupe des hommes plus que des principes. 11 est moins curieux
par ce qu'il contient, que parce qu'il est le premier écrit politique
de l'auleur. {Note de M. Labonlaye.)
7.
V--""
,,t'
.^"^H BENJAMIN CONSTANT.
fixes, qu'elles ne laissent à la tyrannie aucune entrée
renvahissement aucun prétexte.
Le caractère du machiavélisme, c'est de préfère
tout l'arbitraire. L'arbitraire sert mieux tous les at
de pouvoir qu'aucune institution fixe, quelque déf(
tueuse qu'elle puisse être. Aussi les amis de la libe:
doivent préférer les lois défectueuses aux lois qui prête
à l'arbitraire, parce qu'il est possible de conserver de
liberté sous des lois défectueuses, et que l'arbitrai
rend toute liberté impossible.
L'arbitraire est donc le grand ennemi de toute liberl
le vice corrupteur de toute institution, le germe démo
qu'on ne peut ni modifier, ni miliger, mais qu'il fa
détruire.
Si l'on ne pouvait imaginer une institution sans arb
traire, ou qu'après l'avoir imaginée on ne pût la fai
marcher sans arbitraire, il faudrait renoncer à tou
institution, repousser toute pensée, s'abandonner £
hasard, et, selon ses forces, aspirer à la tyrannie, eus
résigner.
Mais, en se pénétrant bien d'une salutaire horreur poi
l'arbitraire, il faut se garder aussi de prendre pour '
l'arbitraire ce qui n'en est pas. Je vois des hommes Li(
intentionnés commettre cette méprise, et en conclure
nécessité de l'arbitraire.
Ils confondent avec l'arbitraire toute latitude accord
à l'action du gouvernement, lors même que cette la'
tudeest déterminée, et ils tombent alternativement da
deux excès opposés.
Tanliôt ils ôtent toute latitude : la machine s'arr*
faute d'eî^^e ; alors ils se rejettent dans l'autre €
trôme; ils accordent une latitude indéfinie, et la m
chine se disjoint, faute de liens qui retiennent les part
ensemble.
DE L'ARBITRAIRE. '79 "'
Troia constitutions ont été données à la France *, et
Ton ne parait pas encore s'être fait une idée bien nette
de ce qu'est une constitution, et du genre de respect que
l'on doit à une constitution.
Il en résulte qu'on ignore les ressources immenses
qu'offrent les institutions libres en faveur de la liberté,
et que, méconnaissant les moyens nombreux que la loi
fournit, on cherche à les remplacer par le plus illu-
soire et le plus dangereux de tous les moyens, l'arbi-
traire.
Une constitution est la garantie de la liberté d'un ^
peuple; par conséquent, tout ce qui tient à la liberté est /S,
constitutionnel, et, par conséquent aussi, rien n'est conv
stitutionnel de ce qui n'y tient pas.
Étendre une constitution à tout, c'est faire de tout des
dangers pour elle, c'est créer des écueils pour l'en en-
tourer.
Il y a de grandes bases, auxquelles toutes les autorités
nationales ne peuvent toucher. Mais la réunion de ces
autorités peut faire tout ce qui n'est pas contraire à ces i
bases. - -... J
Parmi nous, par exemple, ces bases sont une repré-
sentation nationale en deux sections, point d'unité,
point d'hérédité, l'indépendance des tribunaux, Tinvio-
lable maintien des propriétés que la constitution a
garanties, l'assurance de n'être pas détenu arbitraire-
ment, de n'être point distrait de ses juges naturels, de
n'être point frappé par des lois rétroactives, et quelques
autres principes en très-petit nombre.
Cela seul est constitutionnel : les moyens d'exécution
sont législatifs.
Dan? tou(<îs les mesures do détail, dans toutes les lois
I. Ces trois consHlulions Ponl eelles (le 1791, n9:î, ITOf».
-, à "
'80 BENJAMIN CONSTANT.
d'adrainislration, une chose seulement est coDStito
tionnelle : cest que ces mesures soient prises, i
ces lois faites d'après les formes que la constitutio
prescrit.
Quand on dit : La constitution ! Ton a raison. Toute l
constitution! Ton a encore raison ; mais lorsqu'oi
ajoute : Rien que la constitution! Ton ajoute une ineptie
La constitution^ et tout ce qui est nécessaire pour fain
marcher la constitution^ cela seul est sensé.
Avec ces principes, le gouvernement, j'entends parce
mot les dépositaires réunis des autorités executive el
législative, le gouvernement n'a aucun besoin d'arbi-
traire. Sans ces principes, il sera forcé d*y recourir sans
cesse.
Si vous lui imposez d'autres devoirs que de rester
fidèle aux bases constitutionnelles, et de faire en con-
formité avec ces bases, et d'après les formes prescrites,
des lois égales pour tous, et des lois fixes, vous lui im-
posez des devoirs qu'il ne peut remplir.
Gardez-vous d'instituer une constitution tellement
étroite qu'elle entrave tous les mouvements que néces*
sitent les circonstances. Il faut qu'elle les circonscrive
et non qu'elle les gêne ; qu'elle leur trace des bomeset
non qu'elle les comprime.
Par là vous écarterez l'arbitraire, que les ambitieux
ne demandent pas mieux que d'invoquer au premier
prétexte, comme un remède indispensable. Vous pr^
viendrez les révolutions, qui ne sont que l'arbitraire
employé à détruire ; vous mettrez un terme aiH
réactions, qui ne sont que l'arbitraire employé à ré-
tablir.
Ce qui, sans l'arbitraire, serait une réforme, par lU
devient une révolution, c'est-à-dire un bouleversement
Ce qui, sans l'arbitraire, serait une réparation, parlU
DE L'ARBITRAIRE. 81
devient une réaction, c'est-à-dire une vengeance et une
fureur.
*
Oui, disent ses apologistes, l'arbitraire, concentré dans
une seule main, n'est pas dangereux, comme lorsque des
factieux se le disputent: l'intérêt d'un seul homme, in-
vesti d*un pouvoir immense, est toujours le môme que
celui du peuple^ Laissons de côté pour le moment les
lumières que nous fournit l'expérience. Analysons l'as-
sertion en elle-même.
L'intérêt du dépositaired'une autorité sans bornes est-
il nécessairement conforme à celui de ses sujets? Je vois
bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités
de la ligne qu'ils parcourent, mais ne se séparent-ils pas
au milieu? En fait d'impôts, de guerres, de mesures de
police, l'intervalle est vaste entre ce qui est juste, c'est-
à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dan-
gereux pour le maître môme. Si le pouvoir est illimité,
celui qui l'exerce, en le supposant raisonnable, ne dé-
passera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent
le premier. Or, l'excéder n'est-ce pas déjà un mal ?
Secondement, admettons cet intérêt identique, la ga-
rantie qu'il nous procure est-elle infaillible ? On dit tous
les jours que l'intérêt bien entendu de chacun l'invite à
respecter les règles de la justice; on fait néanmoins des
lois contre ceux qui les violent; tant il est constaté que
1. « La souveraine juslicc de Dieu, dit un écrivain français, lient
à sa souveraine puissance; » et il en conclut que la souveraine puis-
sance est toujours la souveraine Justice. Pour compléter le raison-
nement, il aurait dû arflrmer que le dépositaire de cette puissance
sera toujours semblable à Dieu.
82 BENJAMIN CONSTANT.
les hommes s'écartent fréquemment de leur intérêt bîc
entendu^.
Enfin, le gouvernement, quelle que soit sa forme, ri
side-t-il de fait dans le possesseur de Tautorité suprême
Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas? Ne se partage-t-
point entre des milliers de subalternes ? L'intérêt de ce
innombrables gouvernants est-il alors le même que celi
des gouvernés? non, sans doute. Chacun d'eux a toi
près de lui quelque égal ou quelque inférieur, dont le
pertes renrichiraient, dont l'humiliation flatterait 8
vanité, dont Téloignement le délivrerait d'un rival, d'oi
surveillant incommode.
Pour défendre le système qu'on veut établir, ce n'ea
pas l'identité de l'intérêt, c'est Tuniversalité du désin
téressement qu'il faut démontrer.
Au haut de la hiérarchie politique, un homme san
passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à l
haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigl
lant, tolérant pour toutes les opinions, n'attachant aucni
amour-propre à perr^évérer dans les erreurs qu'il aurai
commises, dévoré du désir du bien, et sachant néao
moins résister à l'impatience et respecter les droits di
temps; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, de
ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dé
pendance sans être serviles , au milieu de l'arbitrair
sans être tentés de s'y prêter par crainte ou d'en abuse
par égoïsme; enfin, partout, dans les fonctions infé
rieures, même réunion de qualités rares, même amou
de la justice, môme oubli de soi : telles sont les hypothèse
nécessaires. Les regardez-vous comme probables?
1. 11 est insensé de croire, dit Spinosa, que celiii-lii seul ne ser
pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu'il ei
entouré des tentations les plus fortes, et qu'il a plus de facilita <
moins de danger à leur céder.
DE L'ARBITRAIllK. 83
Si cet enchaînement de vertus surniiturclles se trouve
rompu dans un seul anneau^ tout est en péril. Vaine-
ment les deux moitiés ainsi séparées resteront irrépro-
chables : la vérité ne remontera plus avec exactitude
jusqu'au faite du pouvoir; la justice ne descendra plus,
entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une
seule transmission infidèle suffit pour tromper l'autorité,
et pour Tarmer contre l'innocence.
Lorsqu'on vante le despotisme, l'on croit toujours
n'avoir de rapports qu'avec le despote; mais ou en a
d'inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s'agit
plus d'attribuer à un seul homme des facultés distin-
guées, et une équité à toute épreuve : il faut supposer
l'existence de cent ou deux cent mille créatures angéli-
ques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les
vices de l'humanité.
On abuse donc les peuples lorsqu'on leur dit : « L'in-
térêt du maître est d'accord avec le vôtre. Tenez-vous
tranquilles, l'arbitraire ne vous atteindra pas. 11 ne
frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui
se résigne et se tait se trouve partout à l'abri. »
Rassuré par ce vain sophisme, ce n'est pas contre les
oppresseurs qu'on s'élève, c'est aux opprimés qu'on
cherche des torts. Nul ne sait être courageux, môme par
prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se
llattant d'être ménagé. Gbacun marche les yeux baissés
dans l'étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers
la tombe. Mais quand Tarbilraire est toléré, il se dissé-
mine de manière que le citoyen le plus inconnu peut
tout à coup le rencontrer armé contre lui.
n..L'iiesque soient les espérances des âmes pusillani-
mes, heureusement pour la moralité de l'espèce hu-
niaioe, il ne suffit pas de se tenir à l'écart et de laisser
frapper les autres. Mille tiens nous unissent à nos sem*
" .^
X* -04 BENJAMIN CONSTANT.
blables, et régoïsme le plus inquiet ne parvient pas à le
briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votr
obscurité volontaire : mais vous avez un fils, la jeuness
l'entraîne ; un frère moins prudent que vous se perme
un murmure; un ancien ennemi, qu'autrefois vous ave
blessé, a su conquérir quelque influence; votre maisoi
d'Albe charme les regards d'un prétorien. Que ferex-
vous alors? Après avoir, avec amertume, blâmé touU
réclamation, rejeté toute plainte, vous plaindrez-vous i
votre tour? Vous êtes condamné d'avance, et par votre
propre conscience, et par cette opinion publique avilie
que vous avez contribué vous-même à former. Céderei-
vous sans résistance? mais vous permettra-t-on de céderl
N'écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objel
importun, monument d'une injustice ? Des innocents onl
disparu, vous les avez jugés coupables; vous avez donc
frayé la route où vous marchez à votre tour.
L*arbitraire, soit qu'il s* exerce au nom d'un seul ou au
nom de tous, poursuit Thomme dans tous ses moyens de
repos et de bonheur'.
1. Le0 pays gouvernés de^poUqueuient présentent de loiuuttU
surface assez calme, mais combien celle apparence est trompeur*
Sous le despotisme^ on n'écrit point, on communique peu, od 0'
s'informe pas du sort de son voisin ; on craint d'avoir une plaini'
à faire, une tristesse ù livrer aux soupçons, aux interprélatioiUi <>'
mécontentement ù laisser j)eroer, personne n'ose compter les vie
limes; mais esl-ce h dire qu'il n'y en ait pas? Pèse-t-on cesUrP*
silencieuses, ees douleurs muettes, ces calamités ignorées dont ^
ravages sont d'autant plus terribles que rien ne les arrête?.*. ^
paix publique semble exister; vaine illusion! dans une multitail
DE L^ARBITRAIRE. 85
Il détruit la morale, car il n'y a point de morale sans
sécurité; il n'y a point d'affections douces sans la certi-
tude que les objets de ces affections reposent à l'abri,
sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l'arbi-
traire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont sus-
pects, ce n'est pas seulement un individu qu'il persé-
cute, c'est la nation entière qu'il indigne d'abord, et qu'il
dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s'affran-
chir de la douleur. Quand ce qu'ils aiment est menacé,
ils s'en détachent ou le défendent. Les mœurs, dit M. de
Paw, se corrompent subitement dans les villes attaquées
de la peste; on s'y vole l'un l'autre en mourant. L'arbi-
traire est au moral ce que la peste est au physique. Cha-
cun repousse le compagnon d'infortune qui voudrait
s'attacher à lui ; chacun abjure les liens de s;a vie passée.
Il s'isole pour se défendre, et ne voit, dans la faiblesse
ou l'amitié qui l'implorent, qu'un obstacle à sa sûreté.
Une seule chose conserve son prix : ce n'est pas l'opinion
publique; il n'existe plus ni gloire pour les puissants,
ni respect pour les victimes ; ce n'est pas la justice, ses
lois sont méconnues et ses formes profanées : c'est la
richesse. Elle peut désarmer la tyrannie; elle peut sé-
duire quelques-uns de ses agents, apaiser la proscrip-
tion, faciliter la fuite, répandre quelques jouissances
passagères sur une vie toujours menacée. On amasse
pour jouir; on jouit pour oublier des dangers inévita-
bles; on oppose au malheur d'autrui la dureté, au sien
de lieux à la fois, des milliers d'individus isolés (éprouvent dans
l'intérieur de leurs maisons, dans leurs relations avec des tiomraes
plus puissants qu'eux, ce que la guerre civile a de plus horrible. Ce
aliénée qui vous trompe est celui de la terreur; rapprûcliez par
rimagination tous ces êtres malheureux, tous ces esclaves oppri-
més; donnez à tous les murmures sourds, à tous les désespoirs con-
centrés la voix qui leur manque, et dites si vous l'osez que le des-
potisme est un état de paix. (Mirabeau,)
8
86 BENJAMIN CONSTANT.
propre rinsouciance; on voit couler le sang à cô
fêtes ; on étouffe la sympathie en stoïcien faroucl
se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux
Lorsqu'un peuple contemple froidement une si
sion d'actes tyranniques, lorsqu'il voit sans mu
les prisons s'encombrer, se multiplier les lettres
croit-on qu'il suffise, au milieu de ce détestable
pie, de quelques phrases banales pour ranimer k
timents honnêtes et généreux? L'on parle de la né
de la puissance paternelle; mais le premier devoi
fils est de défendre son père opprimé ; et lorsqui
enlevez un père du milieu de ses enfants, lorsqu»
forcez ces derniers à garder un lâche silence, que c
l'effet de vos maximes et de vos codes, de vos déi
tions et de vos lois? L'on rend hommage à la s
du mariage; mais sur une dénonciation ténébreu
un simple soupçon, par une mesure qu'on app<
police, on sépare un époux de sa femme, une fer
son mari! Pense-t-on que Tamour conjugal s'éte
renaisse tour à tour, comme il convient à l'autorité
vante les liens domestiques; mais la sanction d(
domestiques, c'est la liberté individuelle, Tespoi
de vivre ensemble, de vivre libres, dans Tasile
justice garantit aux citoyens. Si les liens dôme
existaient, les pères, les enfants, les époux, les U
les amis, les proches de ceux que l'arbitraire o
se soumettraient-ils à cet arbitraire? On parle de
de commerce, d'industrie; mais celui qu'on arrêi
créanciers dont la fortune s'appuie sur la sien
associés intéressés à ses entreprises. L'effet de
teulion n'est pas seulement la perte momentané
liberté ; mais Tinterruption de ses spéculalionii
être sa ruine. Cette ruine s'étend à tous les ce
géants de ses intérêts. Elle s'étend plus loin enco
DE L'ARBITRAIRE. 87
frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécu-
rités. Lorsqu'un individu souffre sans avoir été reconnu
coupable, tout ce qui n'est pas dépourvu d'intelligence
se croit menacé, et avec raison, car la garantie est dé-
truite. L'on se tait, parce qu'on a peur ; mais toutes les
transactions s'en ressentent. La terre tremble, et l'on ne
marche qu'avec effroi ' .
Tout se tient dans nos associations nombreuses, au
milieu de nos relations si compliquées. Les injustices
qu'on nomme partielles sont d'intarissables sources de
malheur public. Il n*est pas donné au pouvoir de les
circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait
faire la part de l'iniquité. Une seule loi barbare décide
de la législation tout entière. Aucune loi juste ne de-
meure inviolable auprès d'une seule mesure qui soit
illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l'ac-
corder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur
contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute
liberté devient impossible. Celle de la presse ? on s'en
1 • Une des grandes erreurs de la nation française, c'est de n'avoir
Jamais attaclié sufAsamment d'importance :\ la liberté individuelle.
Oo se plaint de l'arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt
comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'hommes,
dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le
facile mérite de réclamer pour des individus d'un parti différent du
leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montes-
quieu, qui défend avec force les droits delà propriété particulière,
contre l'intérct môme de l'État, traite avec beaucoup moins de cha-
leur la question de la liberté des individus, comme si les personnes
étaient moins sacrées que les biens. 11 y a une cause toute simple
pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté
individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété.
L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fuit mAme,
an lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa
liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que
par les amis de l'opprimé ; la propriété l'est par l'opprimé lui-
mAme. On conçoit que la vivacité des réclamations soit ditTérente
dans les deux cas.
88 BENJAMIN CONSTANT.
servira pour émouvoir le peuple en faveur de victini(
peut-être innocentes. La liberté individuelle? ceux q«
vous poursuivez s'en prévaudront pour vous échappei
La liberté d'industrie? elle fournira des ressources au
proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéant
également. Les hommes voudraient transiger avec I
justice, sortir de son cercle pourun jour, pour un obsU
cle, et rentrer ensuite dans Tordre. Ils voudraieDl 1
garantie de la règle et le succès de l'exception. La dî
ture s'y oppose; son système est complet et régulie
Une seule déviation le détruit, comme, dans un calci
arithmétique, Terreur d'un chiffre ou de n^ille faussée
môme le résultat.
Quand un gouvernement régulier se permet l'empli
de Tarbitraire, il sacrifie le but de son existence au
mesures qu'il prend pour la conserver. Pourquoi veut-o
que Tautorité réprime ceux qui attaqueraient nosprt
priétés, notre liberté ou notre vie? Pour que ces jouii
sauces nous soient assurées. Mais si notre fortune pei
être détruite, notre liberté menacée, notre vie troubU
par Tarbitraire, quel bien retirerons-nous de la proies
tion de Tautorité? Pourquoi veut-on qu'elle putiiss
ceux qui conspireraient contre la constitution de TEtal
Parce que Ton craint que ces conspirateurs ne subsl
tuent une puissance oppressive à une organisation 1<
gale et modérée. Mais si Tautorité exerce eîle-mêri
cette puissance oppressive, quel avantage conservt
t-elle? Un avantage de fait, pendant quelque teroi
peut-être. Les mesures arbitraires d'un gouvememei
DE L'ARBITRAIRE. 89
consolidé sont toujours moins multipliées que celle des
factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais
cet ayantage même se perd en raison de l'usage de l'ar-
bitraire. Ses moyens une fois admis, on les trouve telle-
ment courts, tellement commodes, qu'on ne. veut plus
en employer d'autres. Présenté d'abord comme une res-
source extrême dans des circonstances infiniment rares,
l'arbitraire devient la solution de tous les problèmes et
la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le
nombre des ennemis de Tautorité s'augmente avec celui
des victimes, mais sa défiance s'accroît hors de toute
proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte
portée à la liberté en appelle d'autres, et le pouvoir en-
tré dans cette voie finit par se mettre de pair avec les
factions.
On parle bien à Taise de l'utilité des mesures illé-
gales, et de cette rapidité extra-judiciaire qui, ne lais-
sant pas aux séditieux le temps de se reconnaître, raf-
fermit Tordre et maintient la paix. Mais consultons les
faits, puisqu'on nous les cite, et jugeons le système par
les preuves mômes que Ton allègue en sa faveur.
Les Gracques, nous dit-on, mettaient en danger la
république romaine. Toutes les formes étaient impuis-
santes : le sénat recourut deux fois à la loi terrible de
la nécessité, et la république fut sauvée. La république
fut sauvée I c'est-à-dire que, de cette époque, il faut
dater sa chute. Tous les droits furent méconnus; toute
constitution renversée. Le peuple n'avait demandé que
l'égalité des privilèges; il jura le châtiment des meur-
triers de ses défenseurs, et le féroce Marius vint présider
à sa vengeance.
L'ambition des Guises agitait le règne de Henri IIL
Il semblait impossible de juger les Guises ; Henri HI
fit assassiner Tun d'eux. Son règne en devint-il plus
8.
■ «1
m BENJAMIN CONSTANT. ""«il
tranquille? Vingt années de guerres civiles dôchirè-^
rent l'empire français, et peut-ôlre le bon Henri IlT
porta-t-il, quarante ans plus tard, la peine du dernier
Valois.
Dans les crises de cette nature, les coupables que Ton
immole ne sont jamais qu'en petit nombre. D'autres se
taisent, se cachent, attendent; ils profitent de la con-
sternation que Tapparence de l'injustice répand dans
l'esprit des hommes scrupuleux. Le pouvoir, en s'af-
franchissant des lois, a perdu son caractère distinctif et
son heureuse prééminence. Lorsque les factieux l'at-
taquent avec des armes pareilles aux siennes, la foule
des citoyens peut être partagée ; car il lui semble qu'elle
n'a que le choix entre deux factions.
On nous objecte Tintérôt de TÉtat, les dangers de la
lenteur, le salut public. N'avons-nous pas entendu suf-
fisamment ces mômes paroles sous le système le plus
exécrable? Ne s'useront-elles jamais? Si vous admettez
ces prétextes imposants, ces mots spécieux, chaque
parti verra l'intérêt de l'Etat dans la destruction de ses
ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d'exa-
men, le salut public dans une condamnation sans juge-
ment et sans preuves.
Tout gouvernement modéré, tout gouvernement qui
s'appuie sur la régularité et sur la justice, se perd par
toute interruption de la justice, par toute déviation de
la régularité. Gomme il est dans sa nature de s'adoucir
tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se
prévaloir des souvenirs armés contre lui. La violence a
paru le sauver un instant; mais elle a rendu sa chute
plus inévitable ; car, en le délivrant de quelques ad-
versaires, elle a généralisé la haine que ses adversaires
lui portaient.
Soyez justes, dirai-je toujours aux hommes investis
DE L'ARBITRAIRE. 91
a puissance. Soyez justes, quoi qu'il arrive; car si
s ne pouviez gouverner avec la justice, avec l'injus-
mérae vous ne gouverneriez pas longtemps.
• ♦
'système des principes offre seul un repos durable,
il présente aux agitations politiques un inexpu-
le rempart.
rtout où éclate la démonstration, les passions n'ont
de prise. Elles abandonnent la certitude pour
ter leur violence sur quelque objet encore con-
sclavage, la féodalité, ne sont plus parmi nous
[ermes de guerre. La superstition, sous son rap-
religieux, est presque partout réduite à la dé-
e.
les privilèges héréditaires nous divisent encore,
îue les principes qui les excluent ne sont pas re-
de toute l'évidence qui leur est propre. Dans un
! on en parlera comme nous parlons do Tescla-
Une question de plus aura été enlevée aux pas-
tumultueuses. En raison de ce que les principes
ilissent, les fureurs s'apaisent; lorsqu'ils ont
iphé, la paix règne.
nsi nous voyons les passions battre en retraite, fu-
îes, sanguinaires, féroces; victorieuses souvent
re les individus, mais toujours vaincues par les vé-
• Elles reculent en frémissant devant chaque nou-
î barrière que pose devant elles ce système progres-
't régulier dont le complètement graduel est la
92 BENJAMIN CONSTANT.
volonté suprême de la nature, l'effet inévitable de
force des choses, et l'espoir consolant des amis de la ]
berté^
Ce système, accéléré dans ses développements pari
révolutions, diffère des révolutions mômes, comme
paix diffère de la guerre, comme le triomphe diffère c
combat.
Des calculs politiques, rapprochés des sciences exa(
tes par leur précision, des bases inébranlables pour li
institutions générales, une garantie positive pour k
droits individuels, la sûreté pour ce qu'on possède, ao
route certaine vers ce qu'on veut acquérir, une iodé
pendance complète des hommes, une obéissance impll
cite aux lois, l'émulation de tous les talents, de toute
les qualités personnelles, l'abolition de ces pouvoir
abusifs, de ces distinctions chimériques, qui, n'ayao
leur source ni dans la volonté ni dans l'intérêt com
mun, réfléchissent sur leurs possesseurs l'odieux d
l'usurpation, l'harmonie dans TeDsemble, la fixité daa
les détails, une théorie lumineuse, une pratique préser
vatrice : tels sont les caractères du système des pria
cipes.
Il est la réunion du bonheur public et particulier.!
ouvre la carrière du génie, comme il défend la pro
priété du pauvre. Il appartient aux siècles, et les con
vulsions du moment ne peuvent rien contre lui. Ea lu
résistant, on peut sans doute causer encore des secousse
désastreuses. Mais depuis que l'esprit de Thomme mar
1. C'est le système de la perfectibilité que défend ici Benjanf
Constant. C'est à lui et à madame de Staël qu'on doit le triofflpti
de cette théorie en littérature, en religion et en politique. \\J^
souvent revenu, sentant bien que la liberté, qui n'est qu'un mojsc
serait une force inutile si elle n'élevait l'homme vers une perreelio
indéfinie. {Sote de M. laboulaye.)
DE L'ARBITRAIRE. î*3
he en ayant et que rimprimeric en registre ses progrès,
L n'est plus d'invasion de barbares, plus de coalition
l'oppresseurs, plus d'évocation de préjugés, qui puis-
sent le faire rétrograder. Il faut que les lumières s'é-
tendent, que l'espèce humaine s'égalise et s'élève, et
que chacune de ces générations successives que là mort
engloutit laisse du moins après elle une trace brillante
qui marque la route de la vérité \
t. On ne saurait trop recommander les pages ci-dcMus ^ l'at-
Intion des lecteurs français : sous l'ancienne monarchie comme
duu les temps modernes, les gouvernants pas plus que les gou-
ternés ne se sont renfermés dans les limites légalcfi. Les diverses
écoles politiques qui se sont produites chez nous depuis quatre-
vingts ans n*out fait que masquer sous le vain nom do liberté,
leon théories autoritaires. Entre les ultramonlains et les radicaux-
ncialistes, il n'y a que la dilTérence des mots ; les uns et les autres
B'ont fait que des dupes, et les dupes ont toujours formé chez nous
k grande majorité. Les intrigants, les ambitieux et les parleurs sont
lân d'entratner la foule du moment où ils lui font des promesses
inéalisables ; arbitraire monarchique, arbitraire révolutionnaire,
ToOàles deux termes extrêmes entre lesquels nous flottons depuis
lutôt un siècle. Ces générations successives que la mort englou-
tit, et qui deyraient, suivant le mot de Benjamin Constant, laisser
^irès elles une trace brillante qui marque la route de la vérité,
n'ont laissé que les plus tristes exemples. Les jacobins, scrvilcs imi-
titears des excès delà monarchie qu'ils avaient renversée, ont rap-
pelé, par le tribunal révolutionnaire, ou plutôt par le ramait d'as-
tanini qu'on décorait du nom de juges, les juges de tvrannie
^ Louis XI et de Richelieu. Les terroristes ont trouvé de notre
temps des apologistes et des imitateurs. Ainsi que nous l'avons dit
ifllenrs, « nous avons traversé tous les excès du despotii^mc et de
l'anarchie, les émeutes, les coups de main révolutionnaires, les coups
d'Étal césariens. La notion des devoirs qu'impose au pays l'exer-
cice de sa propre souveraineté s'est perdue au milieu des boulcver-
■ements, et le jour où des désastres inouïs, en livrant Paris h lui-
^me, ont fait disparaître les dernières garanties de Tordre et de
k liberté, qui n'est que la sécurité pour tous, suivant la belle dé-
finition de Montesquieu, la Commune a éclaté, non pas, ainsi que
^ prétendent ceux qui cherchent encore à la justifier, comme la
i^lion d'un patriotisme aveugle et désespéré, contre les soupyons
âe trahison qui circulaient dans l'air, mais comme l'explosion des
forces destructives lentement accumulées dans les bas-fonds de la
u
BENJAMIN CONSTANT,
société française. » Voir les idées subversives^ Paris, Didier, 18l3t ,
1 vol. in- 18. ^ Aujourd'hui, en 1874, nous pouToni vérifier ptt^
les événements toutes les théories de notre illustre auteur. Il «ti
certain que si ces théories avaient pénétré plus profondémenl
dans les esprits, nous n'aurions point eu à subir de si longues agitai
tionset de si cruels désastres.
DEUXIÈME PARTIE
I
DE LA RESPONbABiLlTÉ DES MINISTRES*.
La constitution actuelle'^ est peut-être la seule qui ait
établi sur la responsabilité des ministres des principes
parfaitement applicables et suffisamment étendus.
1 . Le principe de la responsabilité des ministres n'est pas seule-
ment un empranl que les gouvernements constitutionnels établis en
France depuis U révolution ont fait à l'Angleterre ] c'est aussi une
idée qui se trouve très-fortement affirmée dans les CaAierx de 1789.
Voici, entre autres, ce que dit à ce sujet la noblesse des Sénéchaus-
sées réunies d'Armagnac et de L'isle Jourdain, ce que tous les
ministres, excepté celui des affaires étrangères^ soient tenus de
rendre chaque année un compte public des sommes qui auront été
versées dans les caisses de leurs départements, trois mois au plus
tard après leur retraite, et que tous soient déclarés responsables
envers la nation ()es déprédations dans les finances ainsi que des
atteintes portées aux droits tant nationaux que des particuliers, et
les infractions justiciables du tribunal qui sera indiqué par les Etats
généraux. » Le mêpae voeu est émis dans un grand nombre de loca-
lités. Voir Cahiers des Etats généraux, imprimés par ordre du
Corps législatif, Paris, 1866 et années suiv., t. Il, p. 69; et à la
tabie de ce même volume au mot Ministre, (Note de Véditeur,)
2. C'est-à-dire la Charte de 1814.
96 BENJAMIN CONSTANt.
Les miuistres peuvent encourir raccusation, et mér
ter d'être poursuivis, de trois manières :
1*^ Par Tabus ou le mauvais emploi de leur pouvo;
légal ;
%^ Par des actes illégaux, préjudiciables à Tintén
public, sans rapport direct avec les particuliers ;
3° Par des attentats contre la liberté, la sûreté et 1
propriété individuelle.
Cette dernière espèce de délit n'ayant aucun rappoi
avec les attributions dont les ministres sont revêtu
légalement, ils rentrent à cet égard dans la classe de
citoyens, et doivent être justiciables des tribunaux ordi
naires.
Il est certain que si un ministre, dans un accès di
passion, enlevait une femme, ou si dans un accès d*
colère il tuait un bomme, il ne devrait pas être accus*
comme ministre, d'une manière particulière, mais subir
comme violateur des lois communes, les poursuite
auxquelles son crime serait soumis par les lois com-
munes, et dans les formes prescrites par elles.
Or, il en est de tous les actes que la loi réprouve
comme de l'enlèvement et de Tbomicide. Un ministn
qui attente illégalement à la liberté ou à la propriété
d'un citoyen ne pèche pas comme ministre; car aucuiM
de ses attributions ne lui donne le droit d'attenter illé-
galement à la liberté ou à la propriété d*un individu. I
rentre donc dans la classe des autres coupables, et doi
être poursuivi et puni comme eux.
11 faut remarquer quMl dépend de chacun de nou
d'attenter à la liberté individuelle. Ce n'est pointai
privilège particulier aux ministres. Je puis, si je veux
soudoyer quatre hommes pour attendre mon ennemi a^^
coin d'une rue, et l'entraîner dans quelque réduit obsca
où jti le tienne enfermé à l'insu de tout le monde. L
DB LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 97
ministre qui fait enlever un citoyen, sans y être autorisé
par la loi, commet le même crime. Sa qualité de mi-
nistre est étrangère à cet acte, et n'en change point la
nature. Car, encore une fois, celte qualité ne lui don-
nant pas le droit de faire arrêter les citoyens, au mépris
de la loi et contre ses dispositions formelles, le délit
qu'il commet rentre dans la môme classe que Thomicide,
le rapt, ou tout autre crime privé.
Sans doute la puissance légitime du ministre lui faci-
lite les moyens de commettre des actes illégitimes;
mais cet emploi de sa puissance n'est qu'un délit de
plus.
Notre constitution est donc éminemment sage, lors-
qu'elle accorde à nos représentants la plus grande lati-
tude dans leurs accusations, et lorsqu'elle confère
un pouvoir discrétionnaire au tribunal qui doit pro-
noncer.
Il y a mille manières d'entreprendre injustement ou
inutilement une guerre, de diriger avec trop de préci-
pitation, ou trop de lenteur, ou trop de négligence
la guerre entreprise, d'apporter trop d'inflexibilité ou
trop de faiblesse dans les négociations, d'ébranler le
crédit, soit par des opérations hasardées, soit par des
économies mal conçues, soit par des infidélités dégui-
sées sous différents noms. Si chacune de ces manières
de nuire à l'Etat devait être indiquée et spécifiée par une
loi, le code de la responsabilité deviendrait un traité
d'histoire et de politique, et encore ses dispositions
n'atteindraient que le passé. Les ministres trouveraient
facilement de nouveaux moyens de les éluder pour
l'avenir.
Aussi les Anglais, si scrupuleusement attachés d'ail-
leurs, dans les objets qu'embrasse la loi commune, à
l'application littérale de la loi, ne désignent-ils pas les
9
98 BENJAMIN CONSTANT.
délits qui appellent sur les ministres la responsabilité
que par les mots très-vagues de high crimes and mi$
demeanours, mots qui ne précisent ni le degré ni la na
ture du crime.
On croira peut-être que c'est placer les ministres dao
une situation bien défavorable et bien périlleuse. Tandi
qu'on exige, pour les simples citoyens, la sauvegard
de la précision la plus exacte et la garantie de la lettn
de la loi, les ministres sont livrés à une sorte d'arbi*
traire exercé sur eux, et par leurs accusateurs et pai
leurs juges. Mais cet arbitraire est dans Tessence de h
cbose même; ses inconvénients doivent être adoucis pa
la solennité des formes, le caractère auguste des juge
et la modération des peines. Mais le principe doit étr
posé : et il vaut toujours mieux avouer en théorie ce qu
ne peut être évité dans la pratique.
Un ministre peut faire tant de mal sans s'écarter d
la lettre d'aucune loi positive, que si vous ne prépare
pas des moyens constitutionnels de réprimer ce mal £
de punir ou d'éloigner le coupable (car il s'agit beau
coup plus d'enlever le pouvoir aux ministres prévarica
teurs, que de les punir), la nécessité fera trouver ce
moyens hors de la constitution môme. Les homme
réduits à chicaner sur les termes, ou à enfreindre le
formes, deviendront haineux, perfides et violents. N
voyant point de route tracée, ils s'en fraieront une qi
sera plus courte, mais aussi plus désordonnée et pli
dangereuse. Il y a. dans la réalité, une force qu'aucut
adresse n'élude longtemps. Si en ne dirigeant contre h
ministres que des lois précises, qui n'atteignent janaa
l'ensemble de leurs actes et la tendance de leur adm
nistration, vous les dérobez de fait à toutes les lois, c
ne les jugera plus d'après vos dispositions minulicus-
et inapplicables : on sévira contre eux d'après 1
DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 99
iquiétudes qu'ils auront causées, le mal qu'ils auront
lit, et le degré de ressentiment qui eu sera la suile.
Ce qui me persuade que je ne suis point un ami de
.^arbitraire, en posant en axiome (luc la loi sur la res-
ponsabilité ne saurait être détaillée comme les lois com-
munes, et que c'est une loi politique dont la nature et
Tapplication ont inévitablement quelque chose de dis-
crétionnaire, c'est que j'ai pour moi, comme je viens de
le dire, l'exemple des Anglais, et que non-seulement
depuis cent trente-quatre ans la liberté existe chez eux,
; Bans trouble et sans orages, mais que de tous leurs
ministres, exposés à une responsabilité indéfinie, et
perpétuellement dénoncés par l'opposition, un bien pe-
\ tit nombre a été .soumis à un jugement, aucun n'a subi
[ une peine.
La constitution donne aux ministres un tribunal par-
. ticulier. Elle profite de l'institution de la pairie pour la
j constituer juge des ministres, dans toutes les causes où
I nn individu lésé ne se porte pas pour accusateur. Les
! pJiirs sont eu effet les seuls juges dont les lumières
I soient suffisantes et l'impartialité assurée.
j Placés dans un poste qui inspire naturellement Tes-
I pritconservalour à ceux qui l'occupent, formés par leur
f Mucation à la connaissance des grands intérêts de
I 'îtat ; initiés par leurs fonctions dans la plupart des
secrets de l'administration, les pairs reçoivent encore
^eleur position sociale une gravité qui leur commande
^a maturité de l'examen et une douceur de mœurs qui,
î finies disposant aux ménagements et aux égards, sup-
t P^ée à la loi positive, par les scrupules délicats de
I ^'équité.
i Les représentants de la nation, appelés à surveiller
^'fimploi de la puissance et les actes de l'administration
publique, et plus ou moins admis dans les détails des
100 BENJAMIN CONSTANT.
négociations, puisque les ministres leur en doi
compte, lorsqu'elles sont terminées, paraissent
aussi en état que les pairs de décider si ces n
méritent l'approbation ou le blâme, Tindulgenc
châtiment. Mais les représentants de la nation,
pour un espace de temps limité, et ayant be
plaire à leurs commettants, se ressentent touj
leur origine populaire et de leur situation qui n
précaire à des époques fixes. Cette situation 1
dans une double dépendance, celle de la popul
celle de la faveur. Ils sont d'ailleurs appelés à s
trer souvent les antagonistes des ministres, et p
môme qu'ils peuvent devenir leurs accusateurs
sauraient être leurs juges.
Quant aux tribunaux ordinaires, ils peuvent et
juger les ministres coupables d'attentats contre ]
vidus; mais leurs membres sont peu propres
noncer sur des causes qui sont politiques bien
que judiciaires ; ils sont plus ou moins étrang
connaissances diplomatiques, aux combinaison
taires, aux opérations de finances : ils ne coni
qu'imparfaitement Pétat de l'Europe, ils n'ont
que les codes des lois positives, ils sont astrein
leurs devoirs habituels, à n'en consulter que h
morte, et à n'en requérir que l'application strict
prit subtil de la jurisprudence est opposé à la
des grandes questions qui doivent être envisagées
rapport public, national, quelquefois môme eu
et sur lesquelles les pairs doivent prononcer
juges suprêmes, d'après leurs lumières, leur h
et leur conscience.
Car la constitution investit les pairs d'un ]
discrétionnaire, non-seulement pour caractériser
mais pour infliger la peine.
DE LA RESPONSABILITÉ DES MINISTRES. 101
En effet, les délits dont les ministres peuvent se
rendre coupables ne se composent ni d'un seul acte, ni
d'une série d'actes positifs dont chacun puisse motiver
une loi précise ; des nuances que la parole ne peut dési-
gner, et qu'à plus forte raison la loi ne peut saisir, les
aggravent ou les atténuent. Toute tentative pour rédi-
ger sur la responsabilité des ministres une loi précise et
détaillée, comme doivent l'être les lois criminelles, est
inévitablement illusoire ; la conscience des pairs est
juge compétent, et cette conscience doit pouvoir pro-
noncer en liberté sur le châtiment comme sur le
crime.
J'aurais voulu seulement que la constitution ordonnût
qu'aucune peine infamante ne frapperait jamais les
ministres. Les peines infamantes ont des inconvénients
généraux qui deviennent plus fâcheux encore, lors-
qu'elles atteignent des hommes que le monde a contem-
plés dans une situation éclatante. Toutes les fois que la
loi s'arroge la distribution de l'honneur et de la honte,
elle empiète maladroitement sur le domaine de l'opinion,
et cette dernière est disposée à réclamer sa suprématie.
Il en résulte une lutte qui tourne toujours au détriment
de la loi. Cette lutte doit surtout avoir lieu, quand il
s'agit de délits politiques, sur lesquels les opinions sont
nécessairement partagées. L'on affaiblit le sens moral
de l'homme, lorsqu'on lui commande, au nom de l'au-
torité, l'estime ou le mépris. Ce sens ombrageux et
délicat est froissé par la violence qu'on prétend lui
faire, et il arrive qu'à la fin un peuple ne sait plus ce
qu'est le mépris ou ce qu'est Testime.
Dirigées môme en perspective contre des hommes
qu'il est utile d'entourer, durant leurs fonctions, de
considération et de respect, les peines infamantes les
dégradent en quelque sorte d'avance. L'aspect du mi-
9.
.. .^ài
102 BENJAMIN CONSTANT.
nîstre qui subirait une punition flétrissante avilirail
dans Tesprit du peuple le ministre encore en pouvoir.
Enfin, l'espèce humaine n'a que trop de penchant à
fouler aux pieds les grandeurs tombées. Gardons-Dons
d'encourager ce penchant. Ce qu'après la chute d'un
ministre on appellerait haine du crime, ne serait le plus
souvent qu'un reste d'envie, et du dédain pour le
malheur.
La constitution n'a point limité le droit de grâce ap-
partenant au chef de l'Etat. Il peut donc Texercer en
faveur des ministres condamnés.
Je sais que cette disposition a porté Talarme dans
plus d'un esprit ombrageux. Un monarque, a-t-on dit,
peut commander à ses ministres des actes coupables, et
leur pardonner ensuite. C'est donc encourager par
l'assurance de Timpunité le zèle des ministres servilea
et l'audace des ministres ambitieux.
Pour juger cette objection, il faut remonter au pre-
mier principe de la monarchie constitutionnelle, je veu3
dire à l'inviolabilité. L'inviolabilité suppose que h
monarque ne peut pas mal faire. Il est évident qu(
cette hypothèse est une fiction légale, qui n'affranchi
pas réellement des affections et des faiblesses de l'huma
nité l'individu placé sur le trône. Mais l'on a senti qui
cette fiction légale était nécessaire pour l'intérêt di
Tordre et de la liberté môme, parce que sans elle tou
est désordre et guerre éternelle entre le monarque et le
factions. Il faut donc respecter cette fiction dans tout
son étendue. Si vous l'abandonnez un instant, vou
retombez dans tous les dangers que vous avez tâch
d'éviter. Or, vous l'abandonnez, en restreignant les pré
rogatives du monarque, sous le prétexte de ses inten-
tions. Car c'est admettre que ses intentions peuvent étn
soupçonnées. C'est donc admettre qu'il peut vouloir h
DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 103
mal, et par conséquent le faire. Dès lors vous avez
détruit l'hypothèse sur laquelle son inviolabilité repose
dans l'opinion. Dès lors le principe de la monarchie con-
stitutionnelle est attaqué. D'après ce principe, il ne faut
jamais envisager, dans Taction du pouvoir, que les mi-
nistres ; ils sont là pour en répondre. Le monarque est
dans une enceinte à part et sacrée ; vos regards, vos
soupçons ne doivent jamais l'atteindre. Il n'a point
d'intentions, de faiblesses, point de connivence avec ses
ministres, car ce n'est pas un homme ^, c'est un pouvoir
neutre et abstrait, au-dessus de la région des orages.
Que si l'on taxe de métaphysique le point de vue
constitutionnel sous lequel je considère cette question,
je descendrai volontiers sur le terrain de l'application
pratique et delà morale, et je dirai encore qu'il y aurait
à refuser au chef de l'Etat le droit de faire grôce aux
ministres condamnés, un autre inconvénient qui serait
d'autant plus grave que le motif môme par lequel on li-
miterait sa prérogative serait plus fondé.
Il se peut en efTet qu'un prince, séduit par l'amour
d'un pouvoir sans bornes, excite ses ministres à des
trames coupables contre la constitution ou la liberté.
Ces trames sont découvertes ; les agents criminels sont
accusés, convaincus; la sentence est portée. Que faites-
vous, en disputant au prince le droit d'arrêter le glaive
prêt à frapper les instruments de ses volontés secrètes,
et en le forçant à autoriser leur châtiment? Vous le
placez entre ses devoirs politiques et les devoirs plus
1. Les partisans du despotisuie ont dit aussi que le roi n'était
pas un homme; mais ils en ont infi^ré qu'il pouvait tout Taire, et
que sa volonté rompla^'ait les lois. Je dis que le roi constitullonnel
n'e^t pas un homme : mais c'est purée qu'il ne peut rien faire sans
ses ministres, et que ses ministres ne peuvent rien faire que par
les lois.
104 BENJAMIN CONSTANT.
saints de la reconnaissance et de Taffection. Car le zèl<
irrôgulier est pourtant du zèle, et les hommes ne sau-
raient punir sans ingratitude le dévouement qu'ils on!
accepté. Vous le contraignez ainsi à un acte de lâcheté
et de perfidie; vous le livrez aux remords de sa con-
science, vous l'avilissez à ses propres yeux ; vous le dé-
considérez aux yeux de son peuple. C'est ce que firent
les Anglais, en obligeant Charles P' à signer rexécution
de Stafford et le pouvoir royal dégradé fut bientôt détruiL
Si vous voulez conserver à la fois la monarchie el la
liberté, luttez avec courage contre les ministres poui
les écarter : mais dans le prince, ménagez Thomme eu
honorant le monarque. Respectez en lui les senlimenU
du cœur, car les sentiments du cœur sont toujours res-
pectables. Ne le soupçonnez pas d'erreurs que la consti-
tution vous ordonne d'ignorer. Ne le réduisez pas sur-
tout à les réparer par des rigueurs qui, dirigées sur de*
serviteurs trop aveuglément fidèles, deviendraient iei
crimes.
Et remarquez que si nous sommes une nation, s'
nous avons des élections libres, ces erreurs ne seron
pas moins dangereuses. Les ministres, en demeuras'
impunis, n'en seront pas moins désarmés. Que le prince
exerce en leur faveur sa prérogative, la grâce est accor
dée, mais le délit est reconnu, et l'autorité échappe ai
coupable, car il ne peut ni continuer à gouverner l'Éia
avec une majorité qui l'accuse, ni se créer, par de
élections nouvelles, une nouvelle majorité, puisqo
dans ces élections l'opinion populaire replacerait a^
sein de l'assemblée la majorité accusatrice.
Que si nous n'étions pas une nation, si nous ne ssi
vions pas avoir des élections libres, toutes nos précaU
tions seraient vaines. Nous n'emploierions jamais 1^
moyens constitutionnels que nous préparons. Koi^
DE LA RESPONSABILITé DES MINISTRES. 105
pourrions bien triompher à d'horribles époques par des
violences brutales; mais nous ne surveillerions, nous
n'accuserions, nous ne jugerions jamais les ministres.
Nous accourrions seulement pour les proscrire lorsqu'ils
auraient été renversés.
Quand un ministre a été condamné, soit qu'il ait subi
la peine prononcée par sa sentence, soit que le mo-
narque lui ait fait grâce, il doit être préservé pour l'a-
venir de toutes ces persécutions variées que les partis
vainqueurs dirigent sous divers prétextes contre les
vaincus. Ces partis affectent pour justifier leurs mesures
vexatoires des craintes excessives. Ils savent bien que
ces craintes ne sont pas fondées, et que ce serait faire
trop d'honneur à l'homme que de le supposer si ardent
à s'attacher au pouvoir déchu. Mais la haine se cache
sous les dehors de la pusillanimité, et pour s'acharner
avec moins de honte sur un individu sans défense, on le
présente comme un objet de terreur. Je voudrais que la
loi mit un insurmontable obstacle à toutes ces rigueurs
tardives, et qu'après avoir atteint le coupable, elle le
prît sous sa protection. Je voudrais qu'il fût ordonné
qu'aucun ministre, après qu'il aura subi sa peine, ne
pourra être exilé, détenu, ni éloigné de son domicile.
Je ne connais rien de si honteux que ces proscriptions
prolongées. Elles indignent les nations ou elles les cor-
rompent. Elles réconcilient avec les victimes toutes les
âmes un peu élevées. Tel ministre, dont Topinion pu-
blique avait applaudi lerchàtiment, se trouve entouré de
la pitié publique, lorsque le châtiment légal est aggravé
par l'arbitraire.
Il résulte de toutes les dispositions précédentes, que
les ministres seront souvent dénoncés, accusés quelque-
fois, condamnés rarement, punis presque jamais. Ce ré-
sultat peut, â la première vue, paraître insuffisant aux
'uiifaV
n
106 BENJAMIN CONSTANT.
hommes qui pensent que, pour les délits des ministres,
comme pour ceux des individus, un châtiment positif et
sévère est d'une justice exacte et d'une nécessité ah-
solue. Je ne partage pas cette opinion. La responsabi-
lité me semble devoir atteindre surtout deux buts, celui
d'enlever la puissance aux ministres coupables, et celui
d'entretenir dans la nation, par la vigilance de ses re-
présentants, par la publicité de leurs débats, et pat
l'exercice de la liberté de la presse, appliqué à Panalyse
de tous les actes ministériels, un esprit d'examen, un
intérêt habituel au maintien de la constitution de TÉtat,
une participation constante aux affaires, en un mot un
sentiment animé de la vie politique.
Il ne s'agit donc pas, en ce qui tient à la responsabi-
lité, comme dans les circonstances ordinaires, de pour-
voir à ce que l'innocence ne soit jamais menacée, et à
ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dans les
questions de cette nature, le crime et l'innocence sont
rarement d'une évidence complète. Ce qu'il faut, c'est
que la conduite des ministres puisse être facilement sou-
mise à une investigation scrupuleuse, et qu'en môme
temps beaucoup de ressources leur soient laissées pour
échapper aux suites de cette investigation, si leur délit,
fût-il prouvé, n'est pas tellement odieux qu'il ne mérite
aucune grâce, non-seulement d'après les lois positives,
mais aux yeux de la conscience et de l'équité univer-
selle, plus indulgente que les lois écrites.
Cette douceur dans l'application pratique de la res-
ponsabilité n'est qu'une conséquence nécessaire et juste
du principe sur lequel toute sa théorie repose.
J'ai montré qu'elle n'est jamais exempte d'un certain
degré d'arbitraire : or l'arbitraire est dans toute circon-
stance un grave inconvénient.
S'il atteignait les simples citoyens, rien ne pourrait
DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 107
le légitimer. Le traité des citoyens avec la société est
clair et formel. Ils ont promis de respecter ses lois, elle
a promis de les leur faire connaître. S'ils restent fidèles
ù leurs engagements, elle ne peut rien exiger de plus.
Ils ont le droit de savoir clairement quelle sera la suite
de leurs actions, dont chacune doit être prise à part et
jugée d'après un texte précis.
Les ministres ont fait avec la société un autre pacte.
Ils ont accepté volontairement, dans l'espoir de la
gloire, de la puissance ou de la fortune, des fonctions
vastes et compliquées qui forment un tout compacte et
indivisible. Aucune de leurs actions ministérielles ne
peut être prise isolément. Ils ont donc consenti à ce que
leur conduite fût jugée dans son ensemble. Or c'est ce
que ne peut faire aucune loi précise. De là le pouvoir
discrétionnaire qui doit être exercé sur eux.
Mais il est de l'équité scrupuleuse, il est du devoir
strict de la société, d'apporter à l'exercice de ce pou-
voir tous les adoucissements que la sûreté de l'Etat
comporte. De là ce tribunal particulier, composé de
manière à ce que ses membres soient préservés de toutes
les passions populaires. De là cette faculté donnée à ce
tribunal de ne prononcer que d'après sa conscience et
de choisir ou de niitiger la peine. De là en lin ce recours
à la clémence du roi, recours assuré à tous ses sujets,
mais plus favorable aux ministres qu'à tout autre, d'a-
près leurs relations personnelles.
Oui : les ministres seront rarement punis. Mais si la
constitution est libre et si la nation est énergique, qu'im-
porte la punition d'un ministre, lorsque, frappé d'un
jugement solennel, il est rentré dans la classe vulgaire,
plus impuissant que le dernier citoyen, puisque la dés-
approljation l'accompagne et le poursuit? La liberté
n'eu a pas moins été préservée de ses attaques, l'esprit
108 BENJAMIN CONSTANT.
public n'en a pas moins reçu rébraDlement saluta
qui le ranime et le purifie, la morale sociale n'en a |
moins obtenu l'hommage éclatant du pouvoir tradui
sa barre et flétri par sa sentence.
M. Hastings n'a pas été puni : mais cet oppresse
de rindc a paru à genoux devant la chambre des paii
et la voix de Fox, de Sheridan et de Burke, vengeres
de rhumanilé longtemps foulée aux pieds, a réveil
dans Tâmc du peuple anglais les émotions de la géD
rosité et les sentiments de la justice, et forcé le cale
mercantile à pallier son avidité et à suspendre ses vit
lences ^
Lord Melville n*a pas été puni, et je ne veux poii
contester son innocence. Mais l'exemple d'un homir
vieilli dans la routine de la dextérité et dans l'habile
des spéculations, et dénoncé néanmoins malgré so
adresse, accusé malgré ses nombreux appuis, a rappe
à ceux qui suivaient la môme carrière, qu'il y a de i'i
tilité dans le désintéressement et de la sûreté dans
rectitude ^
1 . Warren Hastings, né en 1 733, gouverneur du Bengale en 177
et gouverneur général des Indes en t774 ; il fut rappelé en Aog|
terre en 178G, à cause des violences qu'il exerçait sur les ini
gènes. Traduit devant le Parlement , il fui acquitté après douxe<
de débats : son procès lui coûta 1,700,000 liv., mais la Compagi
des Indes lui Ht une pension de 125,000 liv. L'éloge que doi
ici Benjamin Constant au peuple anglais ne peut être admis (|l
vec réserve, car Hastings, malgré ses violences, est resté po{
laire chez ses compatriotes, parce qu'il est l'un des gouverneur^
l'Inde qui ont le plus contribué à l'eitension de la puissance I
tannique. {Note de l'éditeur,)
2. Henri Dundas, vicomte de Melville, né en 1741, mort en IS
Trésorier de la marine en 1782, secrétaire d'Etat de l'intéri
en 1791, gouverneur de la banque d'Ecosse, ministre de la gu(?
en 1794, il fut accusé, en 1800, de malversation dans l'emploi *
deniers publics, et traduit devant la Chambre des lords, qui p
nonya sou acquittement, mais le condamna ù résif^ner tous ses a
piuis. {Note de l'éditeur.)
DE LA RESPONSABILITE DES MINISTRES. 109
Lord North n'a pas même été accusé. Mais en le me-
naçant d'une accusation, ses antagonistes ont reproduit
les principes de la liberté constitutionnelle et proclamé
le droit de chaque fraction d'un Etat à ne supporter que
les charges qu'elle a consenties *.
Enfin, plus anciennemeut encore, les persécuteurs
de M. Wilkes n'ont été punis que par des amendes ;
mais la poursuite et le jugement ont fortifié les garan-
ties de la liberté individuelle, et consacré l'axiome que
la maison de chaque Anglais est son asile et son château
fort.
Tels sont les avantages de la responsabilité, et non
pas quelques détentions et quelques supplices.
La mort, ni môme la captivité d'un homme n'ont ja-
mais été nécessaires au salut d'un peuple; car le salut
d'uQ peuple doit être en lui-môme. Une nation qui crain-
drait la vie ou la liberté d'un ministre dépouillé de sa
puissance serait une nation misérable. Elle ressemble-
rait à ces esclaves qui tuaient leurs maîtres, de peur
qu'ils ne reparussent le fouet à la main.
Si c'est pour l'exemple des ministres à venir qu'on
veut diriger la rigueur sur les ministres déclarés cou-
pables, je dirai que la douleur d'une accusation qui
retentit dans l'Europe, la honte d'un jugement, la priva-
tion d'une place éminente, la solitude qui suit la dis-
grâce et que trouble le remords, sont pour l'ambition
et pour l'orgueil des châtiments sufQsamment sévères,
des leçons suffisamment instructives.
11 faut observer que cette indulgence pour les mi-
nistres, dans ce qui regarde la responsabilité, ne com-
promet en rien les droits et la sûreté des individus : car
1. Frédéric NorUi, comte de Guildford, né en 1733, cliancelier
de l'Échiquier en 17 67, premier lord de la Trésorerie de 1770 à
1 782, mort en 1792. (Note de l*édiuur.)
40
110 BENJAMIN CONSTANT.
]es délits qui attentent à ces droits et qui menacent o
sûreté sont soumis à d'autres formes, jugés par d'aui
juges. Un ministre peut se tromper sur la légitimité
sur l'utilité d'une guerre; il peut se tromper sur la
cessité d'une cession, dans un traité ; il peut se trom
dans une opération de finance. TJ faut donc que
juges soient investis de la puissance discrétionn*'
d'apprécier ses motifs, c'est-à-dire de peser des pro
bilités incertaines. Mais un ministre ne peut pas
tromper quand il attente illégalement à la liberté d
citoyen. Il sait qu'il commet un crime. Il le sait ai
bien que tout individu qui se rendrait coupable de
môme violence. Aussi l'indulgence, qui est une just
dans l'examen des questions politiques, doit disparaJ
quand il s'agit d'actes illégaux ou arbitraires. Alors
lois communes reprennent leurs forces, les tribuna
ordinaires doivent prononcer, les peines doivent é
précises et leur application littérale ^
1. Depuis le jour où ces pages ont été écrites, les condUions
la vie politique ont subi bien des changements; mais le pi
cipe de la responsabilité a toujours été réclamé par l'opinion ]
blique avec une grande insistance. Voir M. Laboulaye, Le pt
libéraly au chapitre intitulé : De la responsabilité ministériel
p. 167 et suiv. Dans ce chapitre, l'auteur discute et combat a
une grande force de logique l'article 13 de la constitution de 18
où il est dit : « Les ministres ne dépendent que du chef de VEu
ils ne sont responsables que chacun en ce qui le concerne des ac
du gouvernement ; il n^y a point de solidarité entre eux, »
[Note de Véditeur.)
II
DE LA RESPONSABILITIÈ DES AGENTS INFéEIETJRS.
Ce n'est pas assez d'avoir établi la responsabilité des
ministres; si cette responsabilité ne commence pas à
l'exécuteur immédiat de l'acte qui en est l'objet, elle
n'existe point. Elle doit peser sur tous les degrés de la
hiérarchie constitutionnelle. Lorsqu'une route légale
n'est pas tracée, pour soumettre tous les agents à l'accu-
sation qu'ils peuvent tous mériter, la vaine apparence de
la responsabilité n'est qu'un piège, funeste à ceux qui se-
raient tentés d'y croire. Si vous ne punissez que le mi-
nistre qui donne un ordre illégal et non Tinstrument qui
l'exécute, vous placez la réparation si haut, que souvent
on ne peut Tatteindre : c'est comme si vous prescriviez à
un homme, attaqué par un autre, de ne diriger ses coups
que sur la tête et non sur le bras de son agresseur, sous le
prétexte que le bras n'est qu'un instrument aveugle, et
que dans la tôte est la volonté et par conséquent le crime.
Mais, objecte-t-on, si les agents inférieurs peuvent être
punis, dans une circonstance quelconque, de leur obéis-
sance, vous les autorisez à juger les mesures du gouver-
nement avant d'y concourir. Par cela seul, toute son ac-
tion est entravée. Où trouvera-t-il des agents si l'obéis-
112 BENJAMIN CONSTANT.
sance est dangereuse? Dans quelle impuissance voi
placez tous ceux qui sont investis du commandemeni
Dans quelle incertitude vous jetez tous ceux qui soi
chargés de Texécution?
Je réponds d'abord : si vous prescrivez aux agents d
l'autorité le devoir absolu d'une obéissance implicite e
passive, vous lancez sur la société humaine des instru-
ments d'arbitraire et d'oppression, que le pouvoir aveu-
gle ou furieux peut déchaîner à volonté. Lequel des deuj
maux est le plus grand?
Mais je crois devoir remonter ici à quelques principe!
plus généraux sur Ja nature et la possibilité de l'o-
béissance passive.
Cette obéissance, telle qu'on nous la vante et qu'on
nous la recommande, est, grâce au ciel, complétemcnl
impossible. Môme dans la discipline militaire, cette
obéissance passive a des bornes que la nature des cho-
ses lui trace, en dépit de tous les sophismes. On a beau
dire que les armées doivent être des machines, et que
rintelligence du soldat est dans l'ordre de son caporal.
Un soldat devrait-il, sur Tordre de son caporal ivre,
tirer un coup de fusil à son capitaine? Il doit donc dis-
tinguer si son caporal est ivre ou non ; il doit réOiVbir
que le capitaine est une autorité supérieure au cajioral.
Voilà de l'intelligence et de l'examen requis dans le
soldat. Un capitaine devrait-il, sur l'ordre de son colo-
nel, aller, avec sa conipngnio, au??i obéissante que lui,
arrêter le ministre de la guerre? Voilà donc de l'intel-
ligence et de l'examen requis dans le capitaine. Un co-
lonel devrait-il, sur l'ordre du ministre de la guer^®
porter une main attentatoire sur la personne du chef "'
l'Etat? Voilà donc de Tintelligence et de Texamen req*^'
dans le colonel. On ne réfléchit pas, en exaltant l'ob^^^
sance passive, que les instruments trop dociles peur^^
DE LA RESPONSABILITÉ DES AGENTS INFÉRIEURS. 113
ôtre saisis par toutes les mains, et retournés contre leurs
premiers maîtres, et que l'intelligence qui porte Thom-
me à l'examen lui sert aussi à distinguer le droit d'avec
la force, et celui à qui appartient le commandement de
celui qui Tusurpe.
Qu'en thèse générale la discipline soit la base indis-
pensable de toute organisation militaire, que la ponc-
tualité dans l'exécution des ordres reçus soit le ressort
nécessaire de toute administration civile, nul doute.
Mais cette règle a des limites : ces limites ne se laissent
pas décrire, parce qu'il est impossible de prévoir tous
les cas qui peuvent se présenter ; mais elles se sentent,
la raison de chacun Ten avertit. II en est juge, et il en
est nécessairement le seul juge : il en est le juge à ses
risques et périls. S'il se trompe, il en porte la peine.
Mais on ne fera jamais que Thomme puisse devenir tota-
lement étranger à Texamen, et se passer de l'intelligence
que la nature lui a donnée pour se conduire, et dont au-
cune profession ne peut le dispenser de faire usage.
Sans doute la chance d'une punition pour avoir obéi
jettera quelquefois les agents subalternes dans une in-
certitude pénible. Il serait plus commode pour eux d'ê-
tre des automates zélés ou des dogues intelligents. Mais
il y a incertitude dans toutes les choses huniaines. Pour
se délivrer de toute incertitude, l'homme devrait cesser
d'être un être moral. Le raisonnement n'est qu'une com-
paraison des arguments, des probabilités et des chances.
Qui dit comparaison dit possibilité d'erreur, et par con-
séquent incertitude. Mais à cette incertitude il y a, dans
une organisation politique bien constituée, un remède
qui non-seulement répare les méprises du jugement in-
dividuel, mais (jui met Tlionimeà l'abri des suites trop
funestes de ces méprises, lorsqu'elles sont inHocentes.
Ce remède, dont il faut assurer la jouissance aux agents
10.
114 BENJAMIN CONSTANT.
de radministration comme à tous les citoyens, c
jugement par jurés.
Qu'on ne craigne pas que les instruments de 1
rite, comptant, pour justifier leur désobéissanc
l'indulgence des jurés, soient trop enclins à dét
Leur tendance naturelle, favorisée encore par leu
rét et leur amour-propre, est toujours Tobéissanc
faveurs de l'autorité sont à ce prix. Elle a lant de n
secrets pour les dédommager des inconvénients d
zèlel Si le contre-poids avait un défaut, ce serait
d'être inefficace ; mais ce n est au moins pas une
pour le retrancher. Les jurés eux-mêmes ne pre
point avec exagération le parti de Tindôpendanc
les agents du pouvoir. Le besoin de l'ordre est in
à Thomme; et dans tous ceux qui sont revêtus
mission, ce penchant se fortifie du sentiment de l'i
tance et de la considération dont ils s'entourent
montrant scrupuleux et sévères. Le bon sens de
concevra facilement qu'en général la subordinat
nécessaire, et leurs décisions seront d'ordinaire
veur de la subordination.
L'on dira que je mets l'arbitraire dans les jurés
vous le mettez dans les ministres. Il est imposs
le répète, de tout régler, de tout écrire, et de fair
vie et des relations des hommes entre eux un ]
verbal rédigé d'avance, où les noms seuls resl
blanc, et qui dispense à l'avenir les générations
succèdent, de tout examen, de toute pensée, de t
cours à l'intelligence. Or, si, quoi qu'on fasse,
toujours dans les affaires humaines quelque cL
discrétionnaire, je le demande, ne vaut-il pas mie
l'exercice du pouvoir que cette portion discrétii
exige soit confié à des hommes qui ne l'exerce
dans une seule circonstance, et qui ne se corrom
LA RESPONSABILITÉ DES AGENTS INFÉRIEURS. 115
'aveuglent par l'habitude de l'autorité, et qui soient
ement intéressés à la liberté et au bon ordre, que si
I la confiez à des hommes qui ont pour intérêt per-
ent leurs prérogatives particulières^.
Benjamin Constant a tenté de réaliser dans la législation les
pes qu'il développe ici ; c'est lui qui a fait insrrer dans VActe
onnel la promesse que l'article 73 de la constitution de
111 serait aboli. Cet article portait que les agents de Tauforité
urraient être poursuivis qu'en vertu d'une décision du Con-
'État. Voici ce que Uenjamin Constant dit à ce sujet : « Jus-
)réseDt nos constitutions contenaient un article def>tructif de
iponsabilité des agents, et la Ctiarte royale de Louis Wlll
; soigneusement conservé. D'après cet article, l'on ne pouvait
uivre la réparation d'aucun délit commis par le dépositaire le
ubalteme de la puissance, sans le consentement formel deTau-
. Un citoyen était-il maltraité, calomnié, lésé d'une manière
)nque par le maire de son village, la constitution se plaçait
lui et l'agresseur. Il y avait ainsi, dans cette seule classe de
onnaires, quarante-quatre mille inviolables au moins, et peut-
leux cent mille dans les autres degrés de la hiérarchie. Ces
ables pouvaient tout faire sans qu'aucun tribunal pût instruire
e eux tant que l'autorité supérieure gardait le silence.
{Note de Véditeur.)
106 BENJAMIN CONSTANT.
hommes qui pensent que, pour les délits des miniî
comme pour ceux des individus, un châtiment posi
sévère est d'une justice exacte et d'une nécessiU
solue. Je ne partage pas cette opinion. La respon
lité me semble devoir atteindre surtout deux buts,
d'enlever la puissance aux ministres coupables, et
d'entretenir dans la nation, par la vigilance de se
présentants, par la publicité de leurs débals, et
Texercice de la liberté de la presse, appliqué à Pan
de tous les actes ministériels, un esprit d'examei
intérêt habituel au maintien de la constitution de 1'
une participation constante aux affaires, en un m
sentiment animé de la vie politique.
D ne s'agit donc pas, en ce qui tient à la respon
lité, comme dans les circonstances ordinaires, de \
voir à ce que l'innocence ne soit jamais menacée,
ce que le crime ne demeure jamais impuni. Dan
questions de cette nature, le crime et l'innocence
rarement d'une évidence complète. Ce qu'il faut,
que la conduite des ministres puisse être facilemen
mise à une investigation scrupuleuse, et qu'en ]
temps beaucoup de ressources leur soient laissées
échapper aux suites de cette investigation, si leur
fût-il prouvé, n'est pas tellement odieux qu'il ne r
aucune grâce, non-seulement d'après les lois posi
mais aux yeux de la conscience et de l'équité ur
selle, plus indulgente que les lois écrites.
Cette douceur dans l'application pratique de 1;
ponsabilitô n'est qu'une conséquence nécessaires
du principe sur lequel toute sa théorie repose.
J'ai montré qu'elle n'est jamais exempte d'un c
degré d'arbitraire : or l'arbitraire est dans toute ci
stance un grave inconvénient.
S'il atteignait les simples citoyens, rien ne po
LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 117
OU les plus coupables : Taiiarchie sera partout. Dira-
l-on qu'il faut obéir à la loi, en tant que loi, indépen-
damment de son contenu et de sa source? On se con-
damnera à obéir aux décrets les plus atroces et aux
autorités les plus illégales.
De très-beaux génies , des raisons très-fortes , ont
écboué dans leurs tentatives pour résoudre ce pro-
blème.
Pascal et le chancelier Bacon ont cru qu'ils en don-
naient la solution, quand ils affirmaient qu'il fallait
obéir à la loi sans examen. «C'est affaiblir la puis-
sance des lois, dit le dernier, qu'en rechercher les mo-
tifs. » Approfondissons le sens rigoureux de cette as-
sertion.
Le nom de loi sufflra-t-il toujours pour obliger
l'homme à Tobéissance ? Mais si un nombre d'bommes
ou même un seul homme sans mission (et pour embar-
rasser ceux que je vois d'ici s'apprêter à me combattre,
je personnifierai la chose, et je leur dirai : soit le Comité
de salut public, soit Robespierre) intitulaient loi l'ex-
pression de leur volonté particulière, les autres mem-
bres de la société seront-Ils tenus de s'y conformer?
L'affirmative est absurde; mais la négative implique
que le titre de loi n'impose pas seul le devoir d'obéir, et
que ce devoir suppose une recherche antérieure de la
source d'où part cette loi.
Voudra-t-on que l'examen soit permis, lorsqu'il s'a-
gira de constater si ce qui nous est présenté comme une
loi part d'une autorité légitime; mais que, ce point
éclairci, l'examen n'ait plus lieu sur le contenu même
de la loi?
Que gagnera-t-on ? Une autorité n'est légitime que
dans ses bornes ; une municipalité, un juge de paix sont
des autorités légitimes, tant qu'elles ne sortent pas de
118 BENJAMIN CONSTANT.
leur compétence. Elles cesseraient néanmoins de Tôta
si elles s'arrogeaient le droit de faire des lois. Il faudr
donc, dans tous les systèmes, accorder que les individu
peuvent faire usage de leur raison, non-seulement pon
connaître le caractère des autorités , mais pour juge
leurs actes : de là résulte la nécessité d'examiner h
contenu aussi bien que la source de la loi.
Remarquez que ceux mômes qui déclarent l'obéi»
sance implicite aux lois quelles qu'elles soient de de-
voir rigoureux et absolu, exceptent toujours de cetti
règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait 11
religion ; il ne se soumettait point à Tautorité de la lot
civile en matière religieuse, et il brava la persécutioi
par sa désobéissance à cet égard.
L'auteur anglais, que j'ai cité ci-dessus, a établi qui
la loi seule créait les délits^ et que toute action prohibéi
par la loi devenait un crime. « Un délit, dit-il, est ni
acte dont il résulte du mal : or, en attachant une peini
à une action, la loi fait qu'il en résulte du mal. » Aci
compte, la loi peut attacher une peine à ce que je sauvi
la vie de mon père, à ce que je le livre au bourreau. El
sera-ce assez pour faire un délit de la piété filiale ?Et
cet exemple, tout horrible qu'il est, n'est pas une vaiw
hypothèse. N'a-t-on pas vu condamner, au nom de la
loi, des pères pour avoir sauvé leurs enfants, des en-
fants pour avoir secouru leurs pères ?
Bentham se réfute lui-mômc lorsqu'il parle des délits
imaginaires. Si la loi suffisait pour créer les délits, an-
cun des délits créés par la loi ne serait imaginaire. Tout
ce qu'elle aurait déclaré délit serait tel.
L'auteur anglais se sert d'une comparaison très-pro-
pre à éclaircir la question. « Certains actes innocents
« par eux-mêmes, dit-il, sont rangés parmi les délits,
« comme chez certains peuples des aliments sains sont
LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 119
« considérés comme des poisons. » Ne s'ensuit-il pas
que, de môme que Terreur de ces peuples ne convertit
pas en poison ces aliments salubres, l'erreur de la loi
ne convertit pas en délits les actions innocentes? Il ar-
rive sans cesse que, lorsqu'on parle de la loi abstraite-
ment, on la suppose ce qu'elle doit être ; et quand on
s'occupe de ce qu'elle est, on la rencontre tout autre :
de là des contradictions perpétuelles dans les systèmes
et les expressions.
Bentham a été entraîné dans des contradictions de ce
genre par son principe d'utilité.
Il a voulu faire entièrement abstraction de la nature
dans son système, de législation, et il n'a pas vu qu'il
ôtait aux lois tout à la fois leur sanction, leur base et
leur limite. Il a été jusqu'à dire que toute action, quel-
que indifférente qu'elle fût, pouvant être prohibée par
la loi, c'était à la loi que nous devions la liberté de nous
asseoir ou de nous tenir debout, d'entrer ou de sortir,
de manger ou de ne pas manger, parce que la loi pour-
rait nous l'interdire. Nous devons cette liberté à la loi,
comme le vizir, qui rendait chaque jour grâces à Sa
Hautesse d'avoir encore sa tête sur ses épaules, devait
au sultan de n'être pas décapité ; mais la loi qui aurait
prononcé sur ces actions indifférentes n'aurait pas été
une loi, mais un despote.
Le mot de loi est aussi vague que celui de naturo : en
abusant de celui-ci, l'on renverse la société; en abu-
sant de l'autre, on la tyrannise. S'il fallait choisir entre
les deux, je dirais que le mot de nature réveille au
moins une idée à peu près la môme chez tous les
hommes, tandis que celui de loi peut s'appliquer aux
idées les plus opposées.
Quand, à d'horribles époques, on nous a commandé
le meurtre, la délation, l'espionnage, on ne nous les a
120 BENJAMIN CONSTANT.
pas commandés au nom de la nature, tout le monde ai
rait senti qu'il y avait contradiction dans les termes.
nous les a commandés au nom de la loi, et il n'y a ph
eu de contradiction.
L'obéissance à la loi est un devoir ; mais, comme toi
les devoirs, il n'est pas absolu, il est relatif ; il repoi
sur la supposition que la loi part d'une source légitim
et se renferme dans de justes bornes. Ce devoir ne ces
pas, lorsque la loi ne s'écarte de cette règle qu'à que
ques égards. Nous devons au repos public beaucoup •
sacrifices; nous nous rendrions coupables aux yeux i
la morale, si, par un attachement trop inflexible à n
droits, nous troublions la tranquillité, dès qu'on no
semble, au nom de la loi, leur porter atteinte. Mî
aucun devoir ne nous lie envers des lois telles que cell
que Ton faisait, par exemple, en 1793 ou môme pi
tard , et- dont l'influence corruptrice menace les pi
nobles parties de notre existence. Aucun devoir ne no
lierait envers des lois, qui non-seulement restreindraie
nos libertés légitimes et s'opposeraient à des actio:
qu'elles n'auraient pas le droit d'interdire, mais q
nous en commanderaient de contraires aux princip
éternels de justice ou de piété, que l'homme ne pe
cesser d'observer sans démentir sa nature.
Le publiciste anglais que j'ai réfuté précédemme
convient lui-môme de cette vérité. « Si la loi, dit-:
« n'est pas ce qu'elle doit être, faut-il lui obéir, faut-
« la violer ? Faut-il rester neutre entre la loi qui oi
a donne le mal et la morale qui le défend ? Il faut exi
« miner si les maux probables de l'obéissance soi
« moindres que les maux probables de la désobéi
(( sance. » Il reconnaît ainsi, dans ce passage, 1*
droits du jugement individuel, droits qu'il conteste ai
leurs.
LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 121
La doctrine d'obéissance illimitée à la loi a fait sous
la tyrannie, et dans les orages des révolutions, plus de
maux, peut-être, que toutes les autres erreurs qui ont
égaré les hommes. Les passions les plus exécrables se
sont retranchées derrière cette forme, en apparence im-
passible et impartiale, pour se livrer à tous les excès.
Voulez-vous rassembler, sous un seul point de vue, les
conséquences de cette doctrine? Rappelez -vous que les
empereurs romains ont fait des lois, que Louis XI a fait
des lois, que Richard III a fait des lois, que le Comité de
salut public a fait des lois.
Il est donc nécessaire de bien déterminer quels droits
le nom de loi, attaché à certains actes, leur donne sur
notre obéissance, et, ce qui est encore différent, quels
droits il leur donne à notre concours. Il est nécessaire
d'indiquer les caractères qui font qu'une loi n'est pas
une loi.
La rétroactivité est le premier de ces caractères. Les
hommes n'ont consenti aux entraves des lois que pour
attacher à leurs actions des conséquences certaines,
d'après lesquelles ils pussent se diriger, et choisir la
ligne de conduite qu'ils voulaient suivre. La rétroacti-
vité leur ôte cet avantage. Elle rompt la condition du
traité social. Elle dérobe le prix du sacrifice qu'elle a
imposé.
Un second caractère d'illégalité dans les lois, c'est de
prescrire des actions contraires à la morale. Toute loi
qui ordonne la délation, la dénonciation, n'est pas une
loi; toute loi portant atteinte à ce penchant qui com-
mande à l'homme de donner un refuge à quiconque lui
demande asile n'est pas une loi. Le gouvernement est
institué pour surveiller; il a ses instruments pour ac-
cuser, pour poursuivre, pour découvrir, pour livrer,
pour punir; il n'a point le droit de faire reloniber s;ur
-Il
122 BENJAMIN CONSTANT.
l'individu, qui ne remplit aucune mission, ces d
Yoirs nécessaires, mais pénibles. Il doit respecter da
les citoyens cette générosité qui les porte à plai
dre et à secourir, sans examen, le faible frappé par
fort.
C'est pour rendre la pitié individuelle inviolab]
que nous avons rendu Tautorité publique imposant
Nous avons voulu conserver en nous les sentiments
la sympathie, en chargeant le pouvoir des fonctio
sévères qui auraient pu blesser ou flétrir ces sen
ments.
Toute loi qui divise les citoyens en classes, qui 1
punit de ce qui n'a pas dépendu d'eux, qui les rei
responsables d'autres actions que les leurs, tov
loi pareille n'est pas une loi. Les lois contre 1
nobles, contre les prêtres, contre les pères des dése
teurs, contre les parents des émigrés, n'étaient pas d
lois.
Voilà le principe : mais qu'on n'anticipe pas sur h
conséquences que j'en tire. Je ne prétends nullemei
recommander la désobéissance. Qu'elle soit interdite
non par déférence pour l'autorité qui usurpe, mais pa
ménagement pour les citoyens que des luttes inconsidé
rées priveraient des avantages de l'état social. Aus
longtemps qu'une loi, bien que mauvaise, ne tend p;
à nous dépraver ; aussi longtemps que Pautorité n'exi
de nous que des sacrifices qui ne nous rendent ni r::
ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne trana
geons que pour nous. Mais si la loi nous prescriva.
comme elle l'a fait souvent durant des années de tro '
blés, si elle nous prescrivait, dis-je, de fouler aux pie«
et nos affections et nos devoirs ; si, sous le prétexte aE
surde d'un dévouement gigantesque et factice à c
qu'elle appelle tour à tour république ou monarchie
LA PUISSANCE DE LA LOI ET SES LIMITES. 123
elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ;
si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou
même la persécution envers nos ennemis vaincus : ana-
thème et désobéissance à la rédaction d'injustices et de
crimes ainsi décorée du nom de loi !
IV
DES LOIS d'exception.
Nos lois d'exception sont au nombre de quatre :
suspension de la liberté individuelle, l'arbitraire i
les journaux, la loi sur la presse et la création des coi
prévôtales ^
Quand on s'en tient aux lois ordinaires, un déte
peut être absous, et le ministère est toujours cer
avoir rempli son devoir. L'arrestation n'est qu'un ac»
dent inséparable de la condition sociale. Pourvu qu'u
autre condition sociale soit remplie: celle de laiss
vérifier les faits par les tribunaux, l'autorité ne pe
!.. Avant la révolution on désignait, 80U8 le nom de cours prêt
talesj des tribunaux spéciaux cliargés de punir certains délits, t(
que le vagabondage, le vol sur les grands chemins. Napoléon
revivre ces tribunaux exceptionnels pour juger les conscrits réfrt
taires, les déserteurs, les contrebandiers, les individus soupçoon
de manœuvres politiques. La restauration établit de nouvelles cou
prévôtales composées de juges pris dans les tribunaux de premic
instance et présidées par un oriicier supérieur de Tarmée acti^
Les cours prévôtales de la restauration jugeaient, sans appel eta^
rétroactivité, les faits qui pouvaient porter atteinte à la sûreté p
blique; elles siégèrent de 1815 à 1817, et se déshonorèrent en
faisant les instruments des réactions et des vengeances politicp^
(JVofe de Véditeur.)
DES LOIS D'EXCEPTION, 125
être blâmée d'avoir voulu que les faits fussent vérifiés.
Mais les détentions arbitraires ont cet inconvénient, pour
l'autorité, que leur réparation même ressemble à un
tort, parce que le public conclut de leur cessation à leur
inutilité.
Pourquoi donc blesser Topiaion par des mesures in-
constitutionnelles quand les lois suffisent I Bien que la
suspension de la liberté individuelle confère aux minis-
tres le droit d'arrestation sans causes connues, elle ne
leur donne pas celui d'arrestation sans causes réelles.
Or, ces causes réelles doivent être des commencements
de preuves. Pourquoi ne pas soumettre aux tribunaux
ces commencements de preuves? Est-ce pour ne pas aver-
tir les complices ? Mais ils sont avertis par l'arrestation,
sans motifs exprimés , comme ils le seraient par
l'arrestation motivée. Est-ce pour ne pas laisser aux
suspects le moyen d'achever le crime? Mais l'autorité
qui les surveille peut les saisir, avant qu'ils n'aient fait
un pas pour l'exécution. Est-ce pour se dispenser de la
surveillance? Sans doute, on n'a plus besoin d'observer
ceux qu'on enferme. Mais il est beau dans les ministres
de sacrifier leur repos au nôtre, et sûrement ils ne vou-
draient pas nous enlever notre liberté pour se relâcher
de leur vigilance.
N'est-ce pas, de plus, donner aux gouvernés une dan-
gereuse idée de la faiblesse d'un gouvernement, que de
le leur peindre comme en péril par la liberté précaire
d'un individu déjà suspect, suivi dans ses démarches,
entouré de témoins invisibles, et contre lequel toute la
force sociale est en armes? Croit-on que cet aveu de fai-
blesse encourage la fidélité? Il invite au contraire, il
sollicite la défection.
« Je ne connais pas les faits particuliers, dira-t-on; je
« ne puis juger du mal que cette loi d'exception a em-
1<.
126 BENJAMIN CONSTANT.
(( péché. C'est précisément son existence qui a ]
« rendre l'application modérée. » Oii nous cond
raisonnement? A consacrer les lois d'exception dan
tes les circonstances : dans les temps calmes, pan
la crainte de ce pouvoir prévient le désordre ; da
temps orageux, parce que l'exercice de ce môme p(
rétablit le calme. Autant vaut dire que nous ne sor
jamais de ces lois, invoquées tour à tour comme pi
tion et comme remède.
Toutes nos autorités précédentes se sont mal trc
de ces voies extra-constitutionnelles ; et un homra
l'opinion sur la légitimité n'est pas suspecte, M. d
lèle, à dit à la tribune que la légitimité sur le tr
pouvait donner seule à nos institutions la force di
ter à des causes destructives de tous les gouverne
Or, les lois d'exception sont des causes destructi
tous les gouvernements. Elles les ont tous perdi
qu'à ce jour. Il ne faut pas les choisir pour maint
nôtre. La force d'une constitution est dans Tattacl
du peuple. Un peuple ne s'attache à une const
que par la jouissance. Il ne croit point à une co
tion dont il ne jouit pas.
*
* *
L'on prétend que ce n'est point après une rév
longue et violente qu'on peut appliquer avec se
les principes constitutionnels, et qu'il faut, àdep
époques, investir le gouvernement d'une puissan
crétionnaire. J'affirme que c'est précisément alors
fidélité la plus stricte aux principes constitution!
DES LOTS D'EXCEPTION. 127
indispensable, et que toute puissance discrétionnaire
dans les dépositaires de Tautorité est dangereuse; car
c'est alors que les passions étant plus animées, les dé-
nonciations, les calomnies, les impostures sont plus
fréquentes, et que Texamen le plus scrupuleux, le plus
lent, le plus régulier, est nécessaire.
Dans les temps calmes, peu d'hommes ayant à se
plaindre l'un de Tautre, les agents investis de la terrible
prérogative des lois d'exception ne se voient pas cernés
par toutes les haines déguisées, par tous les ressenti-
ments voilés sous le nom du bien public. On peut au
moins espérer alors que les lois d'exception, toujours
fâcheuses, toujours injustes, ne s'appliqueront qu'à des
périls soudains et à des cas extraordinaires. La masse
des citoyens, paisible et unie entre elle, no paraît pas en
être menacée. Mais après une crise politique, quand tout
le monde est coupable aux yeux de son voisin, quand
il n'est personne qui n'ait eu quelque tort, commis quel-
que faute, concouru plus ou moins à quelque injustice,
les lois d'exception sont des armes que chacun ambi-
tionne et saisit à son tour.
Contradiction étrange ! presque toujours après les ré-
volutions violentes, on proclame des amnisties, parce
qu'on sent que les lois ordinaires elles-mêmes deviennent
inapplicables. Or, pourquoi le deviennent-elles? parce
que leur application constante et multipliée tiendrait
tous les esprits en alarme ; et c'est dans le moment où
l'on reconnaît cette vérité, dans le moment où l'on dé-
sarme les lois générales, de peur que leur action ne per-
pétue l'inquiétude qui pousse aux résolutions désespé-
rées : c'est dans un tel moment que Ton institue des lois
extraordinaires, plus rigoureuses, plus alarmantes, plus
vagues I On proclame une amnistie, parce qu'on ne veut
pas que tous les coupables, même convaincus, soient
128 BENJAMIN CONSTANT.
punis, e( l'on établit des règles de suspicion en vei
desquelles tous les suspects sont menacés. Mais quai
il y a vingt mille coupables, il y a deux millions
suspects.
Aussi, voyez ce que disent sur les effets de ceslo
leurs défenseurs mômes. Écoutez le plus éloquent,
j'ajouterai le plus libéral d'entre eux; car, méme<
défendant un mauvais système, il a rendu un digne boa
mage aux principes, et prouvé que son caractère éfc
aussi noble que son esprit est distingué. Écoutez-1
dis -je, quand il décrit les résultats de la loi du 29 ocl
bre(1815): Le reste des partis se disputant T usage i
pouvoir discrétionnaire, l'esprit, de délation se couvra
du masque du zèle^ détruisant toute confiance au sein i
familles, sapant avec les fondements de la tranquillité ;
blique et privée ceux de la morale ^
Il parlait ainsi, je le sais, d'une loi abrogée. Mais
jugeons pas les lois d'exception par ce qu'on en dittî
qu'elles subsistent. On ne s'explique publiquement £
leur compte, comme sur celui des rois, qu'après le
mort. Or, voilà ce qu'on dit de chaque loi d'exceptic
dès l'instant qu'elle est révoquée. Ceux qui vantent
loi d'aujourd'hui s'en vengent sur celle d'hier. N'est-
pas un préjugé fâcheux pour ces lois que la nécessité
cette tactique? Elles sont tellement odieuses à la ma;
rite des hommes, que, pour en faire adopter une, il fa
commencer par flétrir toutes celles qui l'ont précédée
*
L'on a prétendu, dans plus d'un libelle, que je n'avî
1. Discours de M. CamiHe Jordan, du 14 janvier 1817^ (D
cours de G. Jordan, Paris, 182G, p. 7 G.)
DES LOIS D'EXCEPTION. 129
invoqué les principes que depuis rétablissement de la
monarchie constitutionnelle en France; et que sous ]a
république ou sous l'empire, j'avais été plus indulgent
pour les mesures de circonstance.
Voici ce que j'écrivais, sous le directoire, au moment
où des commissions militaires étaient encore assemblées
pour juger des conspirations vraies ou supposées : car,
depuis trente ans, il ne s'est pas écoulé six mois sans
qu'on nous ait parlé de conspiration, et cela doit tou-
jours arriver dans un pays où il existe un ministère par-
ticulier qui perdrait son importance s'il n'y avait pas de
conspirateurs. Dans un tel pays, on ne se contentera pas
de sévir contre les complots réels pour sauver l'État; on
en inventera pour sauver le ministère.
« Lors de la conspiration de Babeuf, écrivais-je^ des
« hommes s'irritaient de ce qu'on observait la lenteur
« des formes. Si les conspirateurs avaient triomphé,
« s'écriaient-ils, auraient-ils observé contre nous ces
« formes dilatoires? Et c'est précisément parce qu'ils
« ne les auraient pas observées, que vous devez les ob-
« server. C'est là ce qui vous distingue, c'est là, unique-
(( ment là, ce qui vous donne le droit de les punir: c'est
« là ce qui fait d'eux, des ennemis, de vous, des amis de
« Tordre. Lors de la conspiration du 1«'' prairial an IIP,
« l'on créa, pour juger les conspirateurs, des commis-
« sions militaires, elles réclamations de quelques hom-
« mes scrupuleux et prévoyants ne furent pas écoutées.
« Ces commissions militaires enfantèrent les conseils
({ militaires du 13 vendémiaire an IV. Ces conseils mili-
1. Des Réactions politiques^ 2^ édition, p. 87.
2. On sait que les restes de la faction de Robespierre marctïèrenf ,
en mai 1795, contre la convention, el massacrèrent un de ses mem-
bres. Ce fut alors que M. Boissy d'Anglas déploya contre l'anarchie
le courage qui a commencé à rendre célèbre un nom qu'il n'a pas
moins honoré depuis dans la défense de la liberté.
730 BENJAMIN CONSTANT.
« taîres produisirent les commissions militaires defns
« tidor de la même année, et ces dernières ont proJii
« les tribunaux militaires du mois de ventôse an V*. l
« ne discute point ici la légalité ni la compétence de ceé
« tribunaux. Je veux seulement prouver qu'ils s'autori-
(( sent et se perpétuent parTexemple; et je voudrai
« qu'on sentît enfin qu'il n'y a, dans Tincalculable suc-
« cession des circonstances, aucun individu assez pri^
« légié, aucun parti revêtu d'une puissance assez durabh
« pour se croire à l'abri de sa propre doctrine, et w
(( pas redouter queTapplication de sa théorie ne retomb
« tôt ou tard sur lui. »
Lorsque Bonaparte proposa ses tribunaux spéciaiu
en les faisant appuyer de raisonnements qui nous ont éi
reproduits la session dernière, voici encore ce que ]'(
crivais :
« Tribuns, ouvrez, je ne dirai pas seulement les c
« hiers des états-généraux de 4789; mais toutes les d(
« léances présentées par les assemblées précédentes,
(f chaque époque où elles ont pu faire entendre lei
(( faible voix : vous y verrez que la nation entière a toi
« jours réclamé contre la création de tribunaux diff
« rents des tribunaux ordinaires. Cette opinion s'est m
i< nifestée sans cesse avec une force toujours renaissani
« que le despotisme a pu comprimer, mais jamais r
« duire au silence. C'est l'opinion la plus nationale q
« ait existé parmi les Français.
1 . Des hommes, que l'on appelait terroristes, furent tradaits c
Tant les commissions militaires du mois de mal 1795; des homin*
qu'on appelait royalistes, devant les conseils militaires du m'
d'octobre de la môme année ; des terroristes devant les tribuni
militaires du mois de mars suivant; des royalistes devant lesco
missions du mois de juillet.
Qui peut nier qu'il n'eût mieux valu, pour tous les partis, s'
tenir aux tribunaux ordinaires?
DES LOIS D'EXCEPTION. 131
« Tribuns, ouvrez cette grande charte, que, dans
« Tan 1215, les barons anglais firent signera Jean Sans
« Terre ; vous y lirez, art. 29, ces paroles mémorables :
« Nul ne sera arrêté^ emprisonné^ enlevé à son héritage^ à
a ses facultés, à ses enfants^ à sa famille. Nous déclarons
« que nous n'attenterons ni à sa personne ni à sa liberté^
« gu^il n'ait été légalement jugé par ses pairs ; et cette
et disposition tutélaire, que le sentiment de Téternelle
« et imprescriptible justice arrachait à un peuple bar-
ce bare, sous le régime de la féodalité, au commencement
« du treizième siècle, serait abjurée par les représentants
(( du peuple français, au commencement du dix-neu-
« vième, douze ans après la révolution, et dans la ueu-
« vième année de la république ^ ! »
1 . Discours sur les tribunaux spéciaux, prononcé au tribunal le
5 pluviôse, an IX. {Benjamin Constant,)
Les tribunaux spéciaux ont été très-nombreux sous l'ancienne
monarciile. Après avoir institué les juges royaux et les parlements
pour rendre à tous exacte et bonne justice^ les rois ne se font point
scrupule de procéder par voie de)uiticc sornmairey ou, pour parler
plus justement, par voie d'extermination. Conformément à la théo-
rie monarchique qui faisait résider en eux tous les attributs de la
justice, ils se regardaient comme étant toujours libres de remplacer
les juges ordinaires par des pei sonnages de leur choix : au
moyen âge par le prévôt de r hôtel; dans les derniers siècles par
des assemblées aUminlstrativt \<«, par le grand prévôt de France,
le conseil, les chambres ardentes, les grands jours, Jacques Cœur
est jugé par le grand conseil ; Franvois le' livre Chabot, Ponchet,
le cliancelier Poyet à des commissioûs dont il choisit lui-môme les
membres. Richelieu érige à l'arsenal une chambre extraordinaire
pour condamner d'office les individus contre lesquels le parlement
ne voulait pas prononcer sans les entendre, et c'est une commission
composée de ses créatures et convoquée chez lui, dans sa maison
de campagne de Rueil, qui condamna à mort le maréchal de Maril-
lac. Voir, sur les tribunaux spéciaux : Beccaria, des délits et des
peines f supplément du chap. vu, par Voltaire ; des commisfiions ; —
de la procédure criminelle et de quelques autres formes, — Déran-
ger, de la justice criminelle en France^ lit. l®**, chap. ii.
(fiote de V éditeur.)
V»
132 BENJAMIN CONSTANT.
Je prie le lecteur de croire que si je transcris ainsi des
extraits de mes discours et de mes ouvrages aDtérieurs,
ce n'est pas uniquement pour prouver que j'ai défendu
toujours les mômes opinions, mais parce que je crois
qu'aujourd'hui, comme alors, ces vérités sont bonnes à
dire*.
1 . Les priucipes posés par Beajamia Constant dans ce chapitre
sont irréfutables ; mais il ne semble pas qu'ils doivent être appli-
qués de sitôt. Il semble que l'état de révolution permanente où
nous vivons depuis tanlôt un siècle, sans jamais nous corriger, no
nous permet pas de rester dans l'ordre légal. La guerre civile nous
ramène à l'état de siège, et la dictature, qui est le résultat fatal de
l'anarchie, nous ramène comme en 1851 aux commissions extraor-
diiiaires et aux lois de sûreté générale. (Note de Véditeur,)
TROISIÈME PARTIE
I
DES ASSEMBLEES REPKÉSENTATIVES,
Aucune liberté ne peut exister, dans un grand pays,
sans assemblées représentatives, investies de préroga-
tives légales et fortes. Mais ces assemblées ne sont pas
sans danger; et pour l'intérêt de la liberté môme, il
faut préparer des moyens infaillibles de prévenir leurs
écarts.
Lorsqu'on n'impose .point de bornes à l'autorité re-
présentative, les représentants du peuple ne sont point
des défenseurs de la liberté, mais des candidats de ty-
rannie: or, quand la tyrannie est constituée, elle est
peut-être d'autant plus affreuse que les tyrans sont plus
nombreux. Sous une constitution dont la représentation
nationale fait partie, la nation n'est libre que lorsque
ses députés ont un frein.
Une assemblée, qui ne peut être réprimée ni contenue,
est de toutes les puissances la plus aveugle dans ses
mouvements, la plus incalculable dans ses résultais.
\:
184 BENJAMIN CONSTANT.
pour les membres mômes qui la composent. Elle se pré-
cipite dans des excès qui, au premier coup d'oeil, sem-
bleraient s'exclure. Une activité indiscrète sur tous les
objets, une multiplicité de lois sans mesure*, ledésir de
1 . Benjamin Constant revient à diverses reprises sur Tinconvé-
nient de la multiplicité des lois. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans
un autre de ses ouvrages :
(( La multiplicité des lois flatte dans les législateurs deux pen-
chants naturels, le besoin d'agii et le plaisir de se croire nécessaire.
Toutes les fois que vous donnez à un homme une vocation spéciale,
il aime mieux faire plus que moins. Ceux qui sont chargés d'arrê-
ter les vagabonds sur les grandes routes sont tentés de chercher
querelle à tous les voyageurs. Quand les espions n'ont rien décou-
vert, ils inventent. 11 suffit de créer dans un pays un ministère qui
surveille les conspirateurs, pour qu'on entende parler sans cesse de
conspirations. Les législateurs se partagent Texistence humaine,
par droit de conquête, comme les généraux d'Alexandre se par-
tageaient le monde. On peut dire que la multiplicité des lois est la
maladie des Ëtats représentatifs, parce que dans ces Ëtats tout se
fait par les lois, tandis que l'absence des lois est la maladie des
monarchies sans limitas, parce que dans ces monarchies tout se fait
par les hommes.
(( C'est l'imprudente multiplicité des lois qui , à de certaines
époques, a jeté de la défaveur sur ce qu'il y a de plus noble, sur la
liberté, et fait chercher un asile dans ce qu'il y a de plus misé-
rable et de plus bas, dans la servitude. »
Un jurisconsulte éminent, l'auteur du Proir administratif , ai égai-
lement protesté dans un pamphlet qui a fait grand bruit sous le
règne de Louis- Philippe, et qui a pour titre la Léyomanie :
« 11 faut, est-il dit dans ce pamphlet, que la nation française ait
naturellement l'esprit bien juste, car on fait tout ce qu'on peut pour
le lui fausser. En théorie, rien n'est plus net que la séparation du
législatif et de l'exécutif. Presque toujours, chez nous, le règlement
fait invasion dans la loi. Nos assemblées révolutionnaires ont, les
premières, donné ce mauvais exemi)le. Encore peul-on les excuser,
parce qu'elles cumulaient le gouvernement avec la législature. Au-
jourd'hui, les Chambres, par méfiance du pouvoir, empiètent sur
lui tant de terrain qu'il y a. C'est comme si c'était autant de pris
sur l'ennemi 1 Elles rongent, elles émiettent sa prérogative; elles
la dévoreraient tout entière, si on les laissait faire; elles ouvrent du
moin^ la bouche assez grande pour cela. Le ministère plie et cède,
saufà se rabattre d'un autre côté. Quelquefois, il se noie exprès dans
les détails, pour qu'on perde de vue le principe. Quelquefois, une
foule d'amendements, éclos à Tinstant môme dans la tête du premier
DES ASSEMBLÉES REPRÉSENTATIVES. 135
plaire à la partie passionnée du peuple, en s'abandon-
nant à son impulsion, ou même en la devançant; le
dépit que lui inspire la résistance qu'elle rencontre, ou
la censure qu'elle soupçonne; alors l'opposition au sens
national, et l'obstination dans l'erreur ; tantôt Tesprit
de parti, qui ne laisse de choix qu'entre les extrêmes ;
tantôt l'esprit de corps, qui ne donne de forces que pour
usurper; tour à tour la témérité ou l'indécision, la vio-
lence ou la fatigue, la complaisance pour un seul, ou la
défiance contre tous; l'entraînement par des sensa-
tions purement physiques, comme l'enthousiasme ou la
df^puté venu, se lancent dans la tranchée, prennent la loi à la sape
et la renversent sur le dos ou sur le flanc. L'amendement est-il
bon, eh ! qu'importe? N'eat-il pas toujours bon, si c'est l'un des
nôtres qui le présente? En comprenez-vous la portée? pas le moins
du monde! S'ajçence-t-il avec ce qui précède et ce qui suit? nulle-
ment 1 Celui qui l'a fait, sail-il ce qu'il veut ôter avant de savoir
ce qu'il veut mettre? il ne le sait non plus que vous ni moil Nous
donnerez-vous au moins une demi-minute de lecture, une seconde
d'examen? non, pas une minute, pas une seconde 1 Eh! qu'importe,
vous dis-je, que vous sachiez ce que c'est que cet amendement, si
c^est un des nôtres (]ui le présente? Aussi, plongez la vue dans
notre chaos législatif. Y a-t-il une loi, par exemple, plus surchar-
gée de détails et plus impraticable que la loi sur la garde nationale?
En moins de dix ans, on a retouché deux fois à la loi sur le recru-
tement. On a remanié deux fois aussi la loi sur l'expropriation pour
caus^ d'utilité publique. Que de lacunes, malgré leurs inutilités,
dans les lois sur les élections municipales et sur les chemins vicinaux?
Est-il possible d'avoir mieux brouillé les compétences qu'on ne l'a
fait dans la loi sur l'instruction primaire? les lois relatives à la pro-
priété littéraire, aux faillites, à la réforme judiciaire, au travail
des enfants dans les manufactures, à la chasse, aux patentes, à la
responsabilité des ministres et de leurs agents, no laissent absolu-
ment rien à désirer sous le rapport des vices du plan, de l'impro-
priété des termes, de rininteiligence dos amendements, de l'im-
prévu des conséquences et de l'impuissance de Texécution. Faut-il
«ajouter qu'il y a dans toutes ces lois, presque sans exception, une
quantité plus considérable qu'on ne le croit de dispositions pure-
ment réglementaires que la législature a usurpées par le hiisser-aller
du gouvernement, et par mauvaise habitude plutôt que par mau-
vaise intention. » {Note de Véditetir,)
IS^î BENJAMIN CONSTANT.
terreur; Tabsence de toute responsabilité morale, la
certitude d'échapper par le nombre à la honte de la
lâcheté ou au péril de Taudace : tels sont les vices des
assemblées, lorsqu'elles ne sont pas renfermées dans
des limites qu'elles ne puissent franchir.
Une assemblée dont la puissance est illimitée est plus
dangereuse que le peuple. Les hommes réunis en grand
nombre ont des mouvements généreux. Ils sont presque
toujours vaincus par la pitié ou ramenés parla justice;
mais c'est qu'ils stipulent en leur propre nom. La foule
peut sacrifier ses intérêts à ses émotions ; mais les re-
présentants d'un peuple ne sont pas autorisés à lui
imposer un tel sacrifice. La nature de leur mission les
arrête. La violence d'un rassemblement populaire se
combine en eux avec l'impassibilité d'un tribunal, et
cette combinaison ne permet d'excès que celui de la
rigueur. Ceux qu'on appelle traîtres dans une assemblée
sont d'ordinaire ceux qui réclament en faveur des mer-
sures indulgentes. Les hommes implacables, si quel-
quefois ils sont blâmés, ne sont jamais suspects.
Aristide disait aux Athéniens, rassemblés sur la place
publique, que leur salut même serait trop chèrement
acheté par une résolution injuste ou perfide. En pro-
fessant cette doctrine, une assemblée craindrait que ses
commettants, qui n'auraient reçu ni du raisonnement
l'explication nécessaire, ni de Téloquence l'impulsion
généreuse, ne l'accusassent d'immoler l'intérêt public à
l'intérêt privé.
Vainement compterait-on sur la force d'une majorité
raisonnable, si cette majorité n'avait pas de garantie
dans un pouvoir constitutionnel hors de l'assemblée.
Une minorité bien unie, qui a l'avantage de l'attaque,
qui effraye ou séduit, argumente ou menace tour à tour,
domine tôt ou tard la majorité. La violence réunit les
DES ASSEMBLEES REPRÉSENTATIVES. 137
hommes, parce qu'elle les aveugle sur tout ce qui n'est
pas leur but général. La modération les divise, parce
qu'elle laisse leur esprit ouvert à toutes les considérations
partielles.
L'assemblée constituante était composée des hommes
les plus estimés, les plus éclairés de la France. Que de
fois elle décréta des lois que sa propre raison réprou-
vait I II n'existait pas dans l'assemblée législative cent
hommes qui voulussent renverser le trône. Elle fut
néanmoins, d'un bout à l'autre de sa triste et courte
carrière, entraînée dans une direction inverse de ses vo-
lontés ou de ses désirs. Les trois quarts de la convention
avaient en horreur les crimes qui avaient souillé les
premiers jours de la république; et les auteurs de ces
crimes, bien qu'en petit nombre dans son sein, ne tar-
dèrent pas à la subjuguer.
Quiconque a parcouru les actes authentiques du par-
lement d'Angleterre, depuis 1640 jusqu'à sa dispersion
par le colonel Pride, avant la mort de Charles P', doit
être convaincu que les deux tiers de ses membres dési-
raient ardemment la paix que leur^ votes repoussaient
sans cesse, et regardaient comme funeste une guerre
dont ils proclamaient chaque jour unanimement la né-
cessité.
I Gonclura-t-on de ces exemples qu'il ne faut pas d'as-
semblées représentatives? Mais alors le peuple n'aura
plus d'organes, le gouvernement plus d'appui, le crédit
public plus de garantie. La nation s'isolera de son chef;
les individus s'isoleront de la nation, dont rien ne con-
statera l'existence. Ce sont les assemblées représenta-
tives qui seules introduisent la vie dans le corps poli-
tique. Cette vie a sans doute ses dangers, et nous n'en
avons pas affaibli l'image. Mais lorsque, pour s'en
affranchir, les gouvernements veulent étouffer l'esprit
12.
138 BENJAMIN CONSTANT.
national, et y suppléer par du mécanisme, ils appren-
nent à leurs dépens qu'il y a d'autres dangers contre les-
quels l'esprit national est seul une défense, et que le
mécanisme le mieux combiné ne peut conjurer.
Il faut donc que les assemblées représentatives sub-
; sistent libres, imposantes, animées; mais il faut que
leurs écarts puissent être réprimés. Or, la force répres-
sive doit être placée au dehors. Les règles qu'une as-
semblée s'impose par sa volonté propre sont illusoires
et impuissantes. La même majorité, qui consent à s'en-
chaîner par des formes, brise à son gré ces formes et re-
prend le pouvoir après l'avoir abdiqué.
Le veto royal, nécessaire pour les lois de détail, est
insuffisant contre la tendance générale. Il irrite rassem-
blée hostile sans la désarmer. La dissolution de cette
assemblée est le remède unique *.
1. (( On peut affirmer à coup sûr que toute assemblée unique,
qu'elle soit constituante ou législative, mènera le pays à l'anarchie
et à la révolution. Inutile de citer des exemples de cette vérité; il
serait, je crois, impossible de citer l'exemple du contraire. Une
Chambre unique, ce fut,, selon moi, la grosse erreur de la révolu-
tion^ la source de nos désordres et de nos misères. Ce qui a man-
qué à nos pères pour fonder la liberté, c'est une seconde Chambre
qui maintînt la première, et qui fût maintenue par elle dans le res-
pect de la Constitution et de la volonté nationale. Le pouvoir absolu
a enivré et perdu nos législateurs. » M. Laboulaye, Le Parti libé"
rai, p. 162.
L'éminent publiciste que nous venons de citer dit encore ailleurs :
« Qu'on le remette à un homme ou à une A^^semblée, un pouvoir
sans limites et sans responsabilité ne peut O.tre qu^une forme de
despotisme. Mais de tous ces régimes, le plus insupportable sera
toujours le despotisme bâtard d'une Chambre unique, car du même
coup il parîilyge le gouvernement et asservit le peuple ; il favorise
en même temps l'anarchie et la tyrannie. Si les constituants avaient
eu la modestie de consulter l'histoire, ils y auraient trouvé l'exem-
ple du Long- Parlement d'Angleterre et du (Congrès de la (^confédé-
ration américaine, deux assemblées périssafit chacune par l'anar-
chie; mais l'expérience ne disait rien aux disciples de Rousseau. Ils
savaient tout sans avoir rien appris. »
DES ASSEMBLISeS REPRÉSENTATIVES. 189
Cette dissolution n'est point, comme on Ta dit, un ou-
trage aux droits du peuple; c'est au contraire, quand les
élections sont libres, un appel fait à ses droits en faveur
de ses intérêts. Je dis, quand les élections sont libres;
car, quand elles ne sont pas libres, il n'y a point de sys-
tème représentatif.
Entre une assemblée qui s'obstinerait à ne faire au-
cune loi, à ne pourvoir à aucun besoin, et un gouverne-
ment qui n'aurait pas le droit de la dissoudre, quel
moyen d'administration resterait-il? Or, quand un tel
moyen ne se trouve pas dans l'organisation politique,
les événements le placent dans la force. La force vient
toujours à l'appui de la nécessité. Sans la faculté de
dissoudre les assemblées représentatives, leur inviola-
bilité sera toujours une chimère. Elles seront frappées
dans leur existence, faute d'une possibilité de renou-
veler leurs éléments.
*
La constitution de Tan YIIT avait interdit la discussion
publique dans les assemblées; la charte royale ne l'a-
vait permise qu'avec beaucoup do restrictions, pour
l'une des clmmbres, et avait entouré toutes les délibéra-
tions de Tautre d'un mystère qu'aucun motif raison-
nable ne pouvait expliquer. Nous sommes revenus à
des idées simples. Nous avons senti ([ue l'on ne s'assem-
blait que dans Tespoir de s'entendre, que pour s'en-
' tendre il fallait parler, et que des mandataires n'étaient
140 BENJAMIN CONSTANT.
pas autorisés, sauf quelques exceptions rares et courtes,
à disputer à leurs commettants le droit de savoir com-
ment ils traitaient leurs intérêts.
Un article qui paraît d*abord minutieux, et qu'on a
blâmé dans la constitution qui va nous régir, contri-
buera puissamment à ce que les discussions soient utiles.
C'est celui qui défend les discours écrits. Il est plus ré-
glementaire que constitutionnel, j'en conviens; mais
Tabus de ces discours a eu tant d'influence, et a telle-
ment dénaturé la marcbe de nos assemblées qu'il est
heureux qu'on y porte en6n remède.
Ce n'est que lorsque les orateurs sont obligés de parler
d'abondance, qu'une véritable discussion s'engage. Cha-
cun frappé des raisonnements qu'il vient d'entendre est
conduit naturellement à les examiner. Ces raisonne-
ments font impression sur son esprit, même à son insu.
Il ne peut les bannir de sa mémoire : les idées qu'il a.
rencontrées s'amalgament avec celles qu'il apporte, les
modiflent et lui suggèrent des réponses qui présentent
les questions sous leurs divers points de vue.
Quand les orateurs se bornent à lire ce qu'ils ont écrit
dans le silence de leur cabinet, ils ne discutent plus,
ils amplifient ; ils n'écoutent point, car ce qu'ils enten-
draient ne doit rien changer à ce qu'ils vont dire; ils
attendent que celui qu'ils doivent remplacer ait fini; ils
n'examinent pas l'opinion qu'il défend, ils comptent le
temps qu'il emploie, et qui leur paraît un retard. Alors
il n'y a plus de discussion, chacun reproduit des objec-
tions déjà réfutées; chacun laisse de côté ce qu'il n'a
pas prévu, tout ce qui dérangerait son plaidoyer ter-
miné d'avance. Les orateurs se succèdent sans se ren-
contrer; s'ils se réfutent, c'est par hasard ; ils ressem-
blent à deux armées qui défileraient en sens opposé,
l'une à côté de l'autre, s apercevant à peine, évitan
DES ASSEMBLÉES REPRÉSENTATIVES. 141
môme de se regarder, de peur de sortir de la route irré»
vocablemcnt tracée.
Cet inconvénient d'une discussion qui se compose de
discours écrits n'est ni le seul, ni le plus à craindre; il
ea est un beaucoup plus grave.
Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et
la liberté, ce n'est pas l'exagération, ce n'est pas Ter-
reur, ce n'est pas l'ignorance, bien que toutes ces choses
ne nous manquent pas : c'est le besoin de faire effet. Ce
besoin, qui dégénère en une sorte de fureur, est d'au-
tant plus dangereux qu'il n'a pas sa source dans la na-
ture de l'homme, mais est une création sociale, fruit
tardif et factice d'une vieille civilisation et d'une capi-
tale immense. En conséquence, il ne se modère pas lui-
môme, comme toutes les passions naturelles qu'use leur
propre durée. Le sentiment ne l'arrête point, car il n'a
rien de commun avec le sentiment : la raison ne peut
rien contre lui, car il ne s'agit pas d'être convaincu,
mais de convaincre. La fatigue môme ne le calme pas;
car celui qui l'éprouve ne consulte pas ses propres sen-
sations, mais observe celles qu'il produit sur d'autres.
Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et
riiomme lui-môme se métamorphose en un instrument
de sa propre vanité.
Dans une nation tellement disposée, il faut, le plus
qu'il est possible, enlever à la médiocrité l'espoir de
produire un effet quelconque, par des moyens à sa
portée : je dis un effet quelconque, car notre vanité est
humble, en môme temps qu'elle est effrénée : elle aspire
à tout, et se contente de peu. A la voir exposer ses pré-
tentions, on la dirait insatiable ; à la voir se repaître
des plus petits succès, on admire sa frugalité.
Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous que
nos assemblées représentatives soient raisonnables?
142 BENJAMIN CONSTANT.
Imposez aux hommes qui veulent y l)riller la nécessité
d'avoir du talent. Le grand nombre se réfugiera dans
la raison, comme pis aller; mais si vous ouvrez à ce
grand nombre une carrière où chacun puisse faire quel-
ques pas, personne ne voudra se refuser cet avantage.
Chacun se donnera son jour d'éloquence et son heure
de célébrité. Chacun, pouvant faire un discours écrit ou
le commander, prétendra marquer son existence législa-
tive, et les assemblées deviendront des académies, avec
cette différence, que les harangues académiques y déci-
deront et du sort, et des propriétés, et môme de la vie
des citoyens.
Je me refuse à citer d'incroyables preuves de ce désir
de faire effet aux époques les plus déplorables de notre
révolution. J'ai vu des représentants chercher des sujets
de discours, pour que leur nom ne fût pas étranger aux
grands mouvements qui avaient eu lieu : le sujet trouvé,
le discours écrit, le résultat leur était indifférent. En
bannissant les discours écrits, nous créerons dans nos as-
semblées ce qui leur a toujours manqué, cette majorité
silencieuse, qui, disciplinée, pour ainsi dire, par la su-
périorité des hommes de talent, est réduite à les écouler
faute de pouvoir parler à leur place; qui s'éclaire, parce
qu'elle est condamnée à être modeste, et qui devient rai-
sonnable en se taisant^.
'\ La présence des ministres dans les assemblées achô-
1. En Anf^Ietcrre, Tusage parlomeniaire défend les discours
écrits; il est seulement permis de consulter des notes pour aider la
mémoire. Ce n'est pas le seul emprunt qu'il serait désirable de faire
au parlement anglais; rien n'est plus sage que les mesures établies
pour que les débats ne s'écartent ()oint de la convenance et de la
vérité. On peut consulter à ce sujet le savant traité de Thomas Ers-
liine May: Apractical trealùeof tlie Lnw^ Privilèges, Proceedinrfs,
nnd Usage of Parliament, London, 1859, chap. xi.
{Note de M. LahonJaye,)
DES ASSEMBLEES REPRESENTATIVES. 148
vera de donner aux discussions le caractère qu'elles
doivent prendre. Les ministres discuteront eux-mêmes
les décrets nécessaires à Tadministration ; ils apporte-
ront des connaissances de fait que l'exercice seul du
gouvernement peut donner. L'opposition ne paraîtra pas
une hostilité, la persistance ne dégénérera pas en obsti-
nation. Le gouvernement, cédant aux objections raison-
nables, amendera les propositions sanctionnées, expli-
quera les rédactions obscures. L'autorité pourra, sans
être éompromise, rendre un juste hommage à la raison,
et se défondre elle-même par les armes du raisonne-
ment.
Toutefois nos assemblées n'atteindront le degré de
perfection, dont le système représentatif est susceptible,
que lorsque les ministres, au lieu d'y assister comme
ministres, en seront membres eux-mêmes par l'élection
nationale. C'était une grande erreur de nos constitu-
tions précédentes, que cette incompatibilité établie entre
le ministère et la représentation.
Lorsque les représentants du peuple ne peuvent ja-
mais participer au pouvoir, il est à craindre qu'ils ne
le regardent comme leur ennemi naturel. Si au contraire
les ministres peuvent être pris dans le sein des assem-
blées, les ambitieux ne dirigeront leurs efforts que contre
les hommes, et respecteront l'institution. Les attaques
ne portant que sur les individus seront moins dau^^e-
reuses pour l'easemble. Nul ne voudra briser un instru-
ment dont il pourra conquérir l'usage, et toi qui ober-
cherait à diminuer la force du pouvoir exécutif, si cette
force devait toujours lui rester étrangère, la ménagera,
si elle peut devenir un jour sa propriété.
Nous en voyons l'exemple en An^'lolerre. Les enne-
mis du ministère contemplent dans son pouvoir lour
force et leur autorité future ; l'opposition épargne Ils
144 BENJAMIN CONSTANT.
prérogatives du gouvernement comme son héritage, et
respecte ses moyens à venir dans ses adversaires pré-
sents. C'est un grand vice, dans une constitution, que
d'être placée entre les partis, de manière que l'un ne
puisse arriver à l'autre qu'à travers la constitution.
C'est cependant ce qui a lieu, lorsque le pouvoir exécu-
tif, mis hors la portée des législateurs, est pour eux
toujours un obstacle et jamais une espérance.
On ne peut se flatter d^exclure les factions d'une or-
ganisation politique, où Ton veut conserver les avan-
tages de la liberté. Il faut donc travailler à rendre ces
factions les plus innocentes qu'il est possible, et comme
elles doivent quelquefois être victorieuses, il faut d'a-
vance prévenir ou adoucir les inconvénients de leur
victoire.
Quand les ministres sont membres des assemblées,
ils sont plus facilement attaqués, s'ils sont coupables ;
car sans qu'il soit besoin de les dénoncer, il suffit de
leur répondre : ils se disculpent aussi plus facilement,
s'ils sont innocents, puisqu'à chaque instant ils peuvent
expliquer et motiver leur conduite.
Eu réunissant les individus, sans cesser de distinguer
les pouvoirs, on constitue un gouvernement en harmo-
nie, au lieu de créer deux camps sous les armes.
II
DBS ÉliECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE.
Les deux plus grands publicistes des temps modernes,
l Machiavel et Montesquieu, attestent l'un et l'autre Tad-
f mirable instinct du peuple pour choisir ses organes et
ses défenseurs ^ Mais, dans Thistoire des dix années
qui viennent de s*écouler, quelques faits paraissent flé-
trir l'élection populaire; et, trompés par ces appa-
rences, des écrivains qui se disent amis d'une sage liberté
prétendent que le peuple est incapable de faire de bons
choix, et que ses mandataires, pour première condition,
doivent n'être pas nommés par lui.'
Deux causes ont contribué en France à cette déviation
de la pratique de toutes les nations libres et des prin-
cipes de tous les temps. La première, c'est que Télec-
1. Bien que les pages ci-dessus se rapportent à des régimes en*
fièrement différents de celui auquel nous sommes soumis, nous
mYons cependant pensé qu'il était utile et intéressant de les repro-
duire, d'abord parce qu'elles font connaître les institutions de la
république, de l'empire et des premières années de la restauration,
ensuite parce qu'elles renferment des idées très-justi>s que les gou-
▼ernements et les électeurs du suffrage universel peuvent étudier
«fee grand profit. {Note de Véditeur,)
146 BENJAMIN CONSTANT.
tioii populaire, proprement dite, n'a jamais existé parmi
nous.
Dès l'introduction de la représentation dans nos in-
stitutions politiques, l'on a redouté l'intervention du
peuple, l'on a créé des assemblées électorales, et ces
assemblées électorales ont dénaturé les effets de l'élec-
tion. Les gouvernements dans lesquels le peuple est de
quelque chose seraient le triomphe de la médiocrité
sans une sorte d'électricité morale, dont la nature a doué
les hommes comme pour assurer la domination du gé-
nie. Plus les assemblées sont nombreuses, plus cette
électricité est puissante ^jet comme, lorsqu'il est ques-
tion d'élire, il est utile qu*elle.dirige les choix, les as-
semblées chargées de la nomination des représentants
du peuple doivent être aussi nombreuses que cela est
compatible avec le bon ordre. En Angleterre, les candi-
dats, du haut d'une tribune, au milieu d'une place pu-
blique, ou d'une plaine couverte de peuple, haranguent
les électeurs qui les enyironnentjDans nos assemblées
électorales, le nombre était restreint, les formes sévères,
un silence rigoureux était prescrit. Aucune question ne
se présentait qui pût remuer les âmes et subjuguer mo-
mentanément les prétentions individuelles et l'égoïsme
de localité. Nul entraînement n'était possible. Or, les
hommes vulgaires ne sont justes que lorsqu'ils sont en-
traînés; ils ne sont entraînés que lorsque, réunis en
foule, ils agissent et réagissent les uns sur ks autres.
Les assemblées électorales favorisaient, par leur organi-
sation, l'envie et la nullité^ J Sans doute on a toujours
1 . Les collèges électoraux élablis par Bonaparte avaient tous les
inconvénients des anciennes assemblées électorales, et n'avaient pas
même le faible avantage d'être émanés comme elles d'une source
populaire. Ces assemblées, créées à l'instant où les nominations
devaient avoir lieu, pouvaient être considérées comme rnprésentant
DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 147
VU siéger, dans nos législatures, des individus éclairés ;
mais il faut convenir néanmoins qu'il s'y est introduit
beaucoup d'hommes qui, n'ayant ni propriétés, ni fa-
cultés éminentes, n'auraient jamais obtenu, par un
mode d'élection vraiment populaire, les suffrages de la
nation. On n'attire les regards de plusieurs milliers de
citoyens que par une grande opulence ou par une répu-
tation étendue. Quelques relations domestiques accapa-
rent une majorité dans une réunion de deux à trois cents.
Pour être nommé par le peuple, il faut avoir des parti-
sans placés au-delà des alentours ordinaires, et par
conséquent un mérite positif. Pour être choisi par quel-
ques électeurs, il suffit de n'avoir point d'ennemis. L'a-
vantage est tout entier pour les qualités négatives, ^t la
chance est même contre le talent. Aussi la représenta-
tion nationale, parmi nous, a-t-elle été souvent moins
avancée que l'opinion sur beaucoup d'objets.
Il faut d'ailleurs, pour que l'élection soit populaire,
qu'elle soit essentiellement libre. Or, à quelle époque
l'a-t-elle été durant la révolution? Est-ce à la fin de
1791, lorsque la France était agitée par des passions de
tous genres? Est-ce à la fin de 1792, après les massa-
cres de septembre 1 Est-ce en 1795, après la journée du
13 vendémiaire? Est ce en 1799, après le 18 fructidor?
Est-ce en l'an VII, lorsqu'un acte arbitraire avait frappé
de nullité l'exercice des droits du peuple, et que les ci-
I toyens de tous les partis refusaient de concourir à des
d*une manière plus ou moins exacte l'opinion de leurs commettants.
Cette opinion, au contraire, ne pouvait pénétrer dans les collèges
électoraux que lentement et partiellement. Elle n'y était jamais en
majorité; et, ({uand elle devenait celle du coUéjj^c, elle avait cessé
le plus i^ouvent d'Otre celle du peuple. Je ne puis m'ompêcher de
remarquer que je publiais ce blâme des colU'gcs électoraux au mo-
ment où Bonaparte venait de les rétablir dans son acte additionnel,
dont on a voulu rejeter sur moi la responsabilité tout entière.
I
I
148 BENJAMIN CONSTANT.
élections menacées du môme sort*? Qui ne sent que
les premiers essais d'une institution peuvent être accom-
pagnés de troubles étrangers à l'institution môme? Le
renversement de ce qui a existé, l'incertitude sur ce qui
existe, les passions qui s'agitent en sens opposés, toutes
ces choses sont d'ordinaire contemporaines des grands
t. On peut se demander aussi à quel moment, depuis l'an VU,
les élections ont été libres? à quel moment on est resté dans la vé-
rité du gouvernement représentatif? On ne connaît que trop à quels
abus a donné lieu, sous la restauration et le gouvernement de juillet,
le régime censitaire; ces abus disparaissent-ils avec le suffrage uni-
versel? L^expérience que nous avons faite depuis vingt ans de ce
système nous permet à peine de l'espérer. Le gouvernement issu
du peuple a eu ses candidats comme le gouvernement monarchique;
l'opposition a eu les siens, et des deux côtés, il faut bien en con-
venir, au lieu d'éclairer le peuple, de lui rappeler ses devoirs tout
en lui parlant de ses droits, de le ramener au sentiment de sa di-
gnité et de son indépendance, on s'est atlaclié à faire triompher, par
des moyens plus ou moins réguliers, des hommes de parti, des
ambitions personnelles, des dévouements serviles, et ce n'est pas
sans raison qu'on a pu écrire à propos des candidatures officielles :
(( L'Empereur dit : Je n'ai à vous dire que ce que vous dit la
nation.
« Le ministre de Tintérieur dit : Je n'ai à vous dire que ce que
dit l'Empereur.
(( Le préfet dit : Je n'ai à vous dire que ce que dit le ministre.
(( Le candidat dit : Je n'ai à vous dire que ce que dit le préfet, u
Et ce n'est pas non plus sans raison qu'on a pu écrire à propos
des candidats qui n'étaient point ceux du gouvernement :
« L'opposition avait la main belle dans les grandes villes ; elle
exploitait l'ignorance et les passions tumultueuses de la multitude
ouvrière, bien entendu au profit seul des meneurs bourgeois, let*
très et bacheliers, et, si adroitement fit-elle que depuis que la sou-
veraineté du peuple est l'objet de tant et de si profonds tîommages,
pas un membre de cette souveraineté, pas un homme du peuple n'a
pu venir se clouer et s'adapter sur le siège le plus modeste du par-
lement où se débattent et se règlent ses droits politiques et ses plus
chers intérêts. » Nul ne peut prévoir ce que le suffrage universel pro-
duira dans l'avenir, mais quand on voit combien il est facile aux
gouvernements comme aux gouvernés, à l'administration comme à
l'opposition la plus radicale, de s'emparer de re^prit des masses et
de les faire tourner à leur gré, on peut s'attendre à toutes les sur-
prises. {Note de Véditeur,)
DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 149
chaDgemeDts politiques chez les peuples avancés dans la
civilisation, mais ne tiennent en rien aux principes ou à
la nature de ce qu'on veut établir.
La seconde cause de nos défiances actuelles contre
l'élection directe, c'est qu'aucune de nos constitutions
n'avait assigné de bornes au pouvoir législatif. La
souveraineté du peuple, absolue, illimitée, avait été
transmise parla nation, ou du moins eu son nom, comme
c'est Tordinaire, par ceux qui la dominaient, à des as-
semblées représentatives; il dut en résulter l'arbitraire
le plus inouï. La constitution*, qui, la première, mit un
terme à ce despotisme, ne restreignait pas encore suffi-
samment le pouvoir législatif. Elle ne consacrait ni l'in-
dispensable veto du pouvoir royal, ni la possibilité non
moins indispensable de la dissolution des assemblées re-
présentatives ; elle ne garantissait pas même, comme
certaines constitutions américaines*, les droits les plus
sacrés des individus, contre les empiétements des légis-
lateurs. Doit-on s'étonner que le pouvoir législatif ait
continué de faire du mal? L'on s'en est pris à l'élection
directe; c'était une méprise profonde. Il n'en fallait
point accuser le mode de nomination des législateurs,
mais la nature de leur autorité. La faute n'en était pas
aux choix faits par les représentés, mais aux pouvoirs
sans frein des représentants. Le mal n'aurait pas été
moins grand, quand les mandataires de la nation se
seraient nommés eux-mêmes, ou quand ils auraient été
nommés par une corporation constituée quelconque. Ce
mal tenait à ce que leur volonté, décorée du nom de loi,
n'était contrebalancée, réprimée, arrêtée par rien. Quand
t. La constitution dite de l'an III.
2. Les membres de la législature de New- Jersey font serment de
ne pas voter contre les élections périodiques, le jugement par jurés,
la liberté de conscience, et celle de la presse.
43.
150 BENJAMIN CONSTANT.
Tautorité législative s'étend à tout^ elle ne peut faire
que du mal, de quelque manière qu'elle soit nommée.
Les faits ne prouvent donc rien contre l'élection di-
recte. Comparons-lui maintenant les modes d'élection
qu'on a prétendu lui substituer; et nous reviendrons
aux raisonnements allégués contre elle pour justifier
ces modes.
La constitution consulaire en a établi deux successi-
vement.
Je ne parlerai qu'en passant du premier, je veux dire
de institution des listes d'éligibles. Cette institution,
repoussée par l'opinion dès son origine, n'a pas résisté
longtemps à cette puissance, qui cède quelquefois mo-
mentanément aux baïonnettes, mais qui finit toujours
par avoir les baïonnettes de son côté. L'on ne voit plus
aujourd'hui une nation de trente millions d'hommes,
livrée à cinq mille privilégiés de création soudaine, au-
torisés seuls à remplir toutes les fonctions émineutes de
leur pays. Il faut en convenir, c'était une idée bizarre
que d'ordonner au peuple, incapable, assurait-on, de
faire des choix éclairés, même en consacrant à ces choix
son attention la plus réfléchie; c'était, dis-je, une idée
bizarre que d'ordonner à un peuple de tracer d'une
main rapide une foule de noms, dont il ignorait le plus
grand nombre, et de vouloir que, par cette nomencla-
ture mécanique, sans rien accorder à ceux qu'il dési-
gnait, il déshéritât ceux qu'il oubliait ou qu'il ne con-
naissait pas ' .
1. D'après la constitution à laquelle l^auteur fait ici allusion,
tout Français âgé de 21 ans concourait à la formation d'une liste
communale de citoyens parmi lesquels le premier consul choisissait
les fonctionnaires de l'arrondissement. Il désignait ensuite un élec-
teur sur dix pour dresser une liste départementale sur laquelle
étaient choisis les fonctionnaireB du département; ces fonction*
DBS ÉLECTIONS ET DU SttFFRAGE POPULAIRE. 151
Enfin, elle fut détruite, cette oligarchie, plus resserrée
en nombre, plus dénuée d*éclat, que les aristocraties
les plus abusives ; cette oligarchie, dont les membres
n'avaient pour eux ni les grands souvenirs des nobles
de la France ou de l'Espagne, ni les fonctions positives
des pairs d'Angleterre, ni la considération des patriciens
de Venise ou de la Suisse.
Le principe de la notabilité, qui, comme on le verra,
n'a pas été abandonné jusqu'ici, reposait sur une erreur
spécieuse. Il importe à la liberté, disait-on, que les hom-
mes impopulaires n'arrivent pas aux places, et il im-
porte à l'ordre que les factieux ne s'en emparent pas; on
avait, en conséquence, exposé les amis du gouvernement
à se voir exclus par le peuple, et les amis du peuple à
se voir écartés par le gouvernement. Mais ce n'est point
un mal que le gouvernement donne sa confiance à des
hommes impopulaires, quand ils sont intègres et scru-
puleux, pourvu que la liberté soit d'ailleurs entourée de
sauvegardes ; et ce n'est pas un mal non plus que le
peuple puisse remettre ses intérêts aux caractères indé-
pendants, lorsque la constitution est du reste solidement
organisée. Ce ne sont pas les talents qu'il faut exclure,
même quand on les croit dangereux; ce sont les intérêts
qu'il faut concilier, et les garanties qu'il faut rendre
inviolables. Par la notabilité, sans doute, les Scipions,
à Rome, n'auraient pas été du nombre des éligibles, ni
les Gracques, de celui des élus; mais qu'on ne pense
pas que la paix y eût gagné; les dissensions civiles n'a-
vaient, pour première cause, ni la fierté des Scipions,
ni la turbulence des Gracques, mais les intérêts opposés
de deux classes ennemies, en l'absence de tout pouvoir
naîn;A dési^^naient à leur tour un dixième d'entre eux, et ceux
qui faisaient partie de ce dixième formaient une liste nationale, où
le Sénat choisisBait les député». (Note de V éditeur.)
15? BENJAMIN CONSTANT.
intermédiaire qui pût les calmer. Avec moins de talents
ou d'éloquence, les champions des deux castes n'en au-
raient pas eu moins d'acharnement.
Les partisans de la notabilité croyaient jeter une
grande défaveur sur leurs adversaires, en les accusant
de ne s'élever contre cette féodalité nouvelle que parce
qu'ils craignaient de n'en pas être membres. Mais, quand
nous admettrions pour un instant qu'un intérêt ignoble
préside toujours aux réclamations des hommes, en fau-
drait-il moins respecter les réclamations fondées? Les
plébéiens, peut-être, ne luttaient contre les patriciens,
qui traitaient leurs débiteurs comme des esclaves, que
parce qu'ils n'étaient pas patriciens eux-mêmes. Les
Ilotes se plaignaient probablement des Spartiates, parce
qu'ils ne faisaient point partie de cette caste favorisée.
Mais leurs plaintes en étaient-elles moins justes? Et qui
donc osera prétendre que les opprimés ne réclament que
faute d'être au nombre des oppresseurs 1 C'est calomnier
la nature humaine, dont une partie nombreuse, et la
plus excellente, s'indigne des abus, lors même qu'ils
tournent à son avantage, et ne veut ni souffrir l'injustice,
ni la partager.
Le mode substitué aux listes d'éligibles, et qui a sub-
sisté jusqu'à présent, n'a en rien changé la base de l'élec-
tion '. C'est toujours un sénat qui nomme et une nation
qui ne nomme pas.
Les collèges électoraux présentent des listes; mais
comment sont-ils organisés, ces collèges, et quelle li-
berté leur est laissée?
Ils sont présidés par un homme dont la nomination
t. Au moment où j'écrivais (en 1814), la Chambre des députés,
ou, pour mieux dire, l'Assemblée qui devint la Chambre des dé-
putés après la promulgation de la Charte, était composée d'hommes
élus, sous Bonaparte, par le Sénat.
DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 153
ne leur appartient pas^, et qui a la police de leurs as-
semblées ; ils sont dirigés dans tous leurs actes par des
règlements émanés d'une volonté étrangère; ils sont
choisis pour la vie, et néanmoins exposés à être dissous;
ils sont obligés de recevoir un dixième environ d'intrus,
envoyés comme une garnison dans une place qu'on veut
contenir. Ces collèges offrent-ils la moindre trace d'une
origine nationale? Permettent-ils la moindre espérance
de liberté dans leur action? Quand on contemplait ces
deux cents hommes rassemblés dans une salle, et sur-
veillés par vingt délégués du maître, on croyait voir des
prisonniers gardés par des gendarmes, plutôt que des
électeurs procédant à la fonction la plus imposante et la
plus auguste.
Venons à la seconde partie de Télection, ou plutôt à
Télection même qui se fait par le sénat.
Pour en juger impartialement, je citerai les propres
paroles du défenseur le plus estimable de cette insti-
tution ^
« Le peuple, dit-il, est absolument incapable d'ap-
« proprier aux diverses parties de rétablissement pu-
« blic les hommes dont le caractère et les talents con-
« viennent le mieux ; il ne doit faire directement aucun
« choix : les corps électoraux doivent être institués, non
« point à la base, mais au sommet de rétablissement;
« les choix doivent partir, non d'en bas, où ils se font
a toujours nécessairement mal, mais d'en haut, où ils
« se feront nécessairement bien; car les électeurs^ au-
1 • Je suis Tâché de dire que cet inconvénient a encore lieu dans
notre loi sur les élections.
[Cet abus ne fut détruit qu'après 1 830.] (Note de M. Laboulaye,)
2. Considérations sur la Conslitution de l'an VIII, par M. le sé-
nateur Cabanis.
3. C'est-à-dire le Sénat, nommé par Tempereur.
{Noie de M, Laboulaye,)
154 BENJAMIN CONSTANT.
« ront toujours le plus grand intérêt au maintien de
i( l'ordre et à celui de la liberté publique, à la stabilité
« des institutions et au progrès des idées, à la fixité des
« bons principes et à l'amélioration graduelle des lois
« de Tadministration. Quand les nominations des fonc-
« tionnaires, pour désignation spéciale de fonctions, se
« font par le peuple, les choix sont en général essentiel-
« lement mauvais^. S'il s'agit de magistratures émi-
« nentes, les corps électoraux inférieurs choisissent
« eux-mêmes assez mal. Ce n'est plus alors que par une
ft espèce de hasard que quelques hommes de mérite s'y
(( trouvent de temps en temps appelés. Les nominations
« au corps législatif, par exemple, ne peuvent être con-
« venablement faites que par des hommes qui connais-
« sent bien Tobjet ou le but général de toute législation,
« qui soient très au fait de l'état présent des affaires et
(ï des esprits, qui puissent, en parcourant de l'œil toutes
« les divisions de territoire, y désigner d'une main sûre
« Télite des talents, des vertus et des lumières. Quand
c( un peuple nomme ses mandataires principaux sans
a intermédiaire, et qu'il est nombreux et disséminé sur
« un vaste territoire, cette opération l'oblige inévita-
« blement à se diviser en sections : ces sections sont pla-
ie cées à des distances qui ne leur permettent ni com-
« munication, ni accord réciproque. Il en résulte des
« choix sectionnaires. 11 faut chercher l'unité des élec-
« tiens dans l'unité du pouvoir électoral. »
1. Je ne puis m'empècher de rapprocher de cette assertion le
sentiment de Machiavel et de Montesquieu, bien que je l'aie déjà
indiqué précédemment. Les hommes, dit le premier, quoique sujets
à se tromper sur le général, ne se trompent pas sur le parliculier.
Le peuple est admirable, dit le second, pour choisir ceux à qui il
doit conller une partie de son autorité ; et tout le reste du para-
graphe démontre que Montesquieu a en vue une désignation spé-
ciale, une fonction déterminée.
DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 155
Ces raisonnements reposent sur une idée très-exagé-
rée de rintérôt général, du but général, de la législation
générale, de toutes les choses auxquelles cette épithète
s'applique. Qu'est-ce que l'intérêt général, sinon la tran-
saction qui s'opère entre les intérêts particuliers? Qu'est-
ce que la représentation générale, sinon la représenta-
tion de tous les intérêts partiels qui doivent transiger
sur les objets qui leur sont communs ? L'intérêt général
est distinct sans doute des intérêts particuliers, mais il
ne leur est point contraire. On parle toujours comme si
Pun gagnait à ce que les autres perdent ; il n'est que le
résultat de ces intérêti combinés ; il ne diffère d'eux que
comme un corps diffère de ses parties. Les intérêts indi-
viduels sont ce qui intéresse le plus les individus; les
intérêts sectionnaires ce qui intéresse le plus les sec-
tions : or, ce sont les individus, ce sont les sections qui
composent le corps politique; ce sont par conséquent
les intérêts de ces individus et de ces sections qui doi-
vent être protégés: si on les protège tous, Ton retran-
chera, par cela môme, de chacun ce qu'il contiendra de
nuisible aux autres; et de là seulement peut résulter le
véritable intérêt public. Cet intérêt public n'est autre
chose que les intérêts individuels, mis réciproquement
hors d'état de se nuire ^. Cent députés, nommés par cent
sections d'un État, apportent dans le sein de l'assemblée
les intérêts particuliers, les préventions locales de leurs
commettants; cette base leur est utile : forcés de délibé-
rer ensemble, ils s'aperçoivent bientôt des sacrifices res-
pectifs qui sont indispensables; ils s'efforcent de diminuer
1 . Cette Idév, Ai juste est une deceUes que l'on comprend le moins
en Franco. On t'ait un intérôt général qui n*estque lu mutilation ou
la destruction do tous les intérôls particuliers, et c'est i\ cette ab-
straction qu'on saeriûe toutes les forces vives du pays.
{Note de M. Labotdaye.)
156 BENJAMIN CONSTANT.
retendue de ces sacrifices, et c'est l'un des grands avan-
tages de leur mode de nomination. La nécessité finit tou-
jours par les réunir dans uue transaction commune ; et
plus les choix ont été sectionnaires, plus la représenta-
tion atteint son but général. Si vous renversez la grada-
tion naturelle, si vous placez le corps électoral au som-
met de Tédifice, ceux qu'il nomme se trouvent appelés
à prononcer sur un intérêt public dont ils ne connais-
sent pas les éléments ; vous les chargez de transiger pour
des parties dont ils ignorent ou dont ils dédaignent les
besoins. Il est bon que le représentant d'une section soit
Porgane de cette section; qu'il n'abandonne aucun de
ses droits réels ou imaginaires qu'après les avoir défen-
dus; qu'il soit partial pour la section dont il est le man-
dataire, parce que, si chacun est partial pour ses com-
mettants, la partialité de chacun, réunie et conciliée,
aura les avantages de l'impartialité de tous.
Les assemblées, quelque sectionnaire que puisse être
leur composition, n'ont que trop de penchant à contrac-
ter un esprit de corps qui les isole de la nation. Placés
dans la capitale, loin de la portion du peuple qui les a
nommés, les représentants perdent de vue les usages,
les besoins, la manière d'être du département qu'ils re-
présentent; ils deviennent dédaigneux et prodigues de
ces choses : que sera-ce si ces organes des besoins pu-
blics sont affranchis de toute responsabilité locale^, mis
pour jamais au-dessus des suffrages de leurs concitoyens,
et choisis par un corps placé, comme on le veut, au som-
met de l'édifice constitutionnel ?
PlusunEtatest grand, et l'autorité centrale forte, plus
un corps électoral unique est inadmissible, et l'élection
1. L'on sent bien qu'ici, par le mot de responsabilité, je n'en-
tends point une responsabilité légale, mais une responsabilité d'o-
pinion.
DES ELECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 157
directe indispensable. Une peuplade de cent mille hom-
mes pourrait investir un sénat du droit de nommer ses
députés ; des républiques fédératives le pourraient en-
core : leur administration intérieure ne courrait au moins
pas de risques. Mais dans tout gouvernement qui tend à
Tunilé, priver les fractions de l'Etat d'interprètes nom-
més par elle, c'est créer des corporations délibérant
dans le vague, et concluant de leur indifférence pour
les intérêts particuliers à leur dévouement pour Tinté-
rôt général.
Ce n'est pas le seul inconvénient de la nomination. des
mandataires du peuple par un sénat.
Ce mode détruit d'abord un des plus grands avantages
du gouvernement représentatif, qui est d'établir des re-
lations fréquentes entre les diverses classes de la société.
Cet avantage ne p/ at résulter que de l'élection directe *.
C'est cette élect on qui nécessite, de la part des classes
puissantes, des ménagements soutenus envers les classes
inférieures. Elle force la richesse à dissimuler son arro-
gance, le pouvoir à modérer son action, en plaçant dans
le sutTrage de la partie la moins opulente des proprié-
taires une récompense pour la justice et pour la bonté,
un châtiment contre roppression.il ne faut pas renoncer
légèrement à ce moyen journalier de bonheur et d'har-
monie, ni dédaigner ce motif de bienfaisance qui peut
d'abord n'être qu'un calcul, mais qui bientôt devient une
vertu d'habitude ^.
1. Je dois observer que cette considération milite également
avec force contre l'idée de confier l'élection aux plus imposés de
chaque département.
2. On objectera, peut-être, qu'en accordant, comme Je le fais
plus loin, les droits politiques aux propriétaires seuls, je diminue
cet avantage dû système représentatif. Mais, 1 » j'accorde ces droits
politiques aux possesseurs de propriétés tellement modiques, qu'iU
seront loiijours, malgré leurs propriétés, dans une dépendance sinon
U
168 BENJAMIN CONSTANT.
L'on se plaint de ce que les richesses se concentrent
dans la capitale, et de ce que les campagnes sont épui-
sées par le tribut continuel qu'elles y portent et qui ne
leur revient jamais. L'élection directe repousse les pro-
priétaires vers les propriétés, dont sans elle ils s'éloi-
gnent. Lorsqu'ils n'ont que faire des suffrages du peuple,
leur calcul se borne à retirer de leurs terres le produit
le plus élevé. L'élection directe leur suggère un calcul
plus noble, et bien plus utile à ceux qui vivent sous leur
dépendance. Sans l'élection populaire, ils n'ont besoin
que de crédit, et ce besoin les rassemble autour de l'au-
torité centrale. L'élection populaire leur donne le besoin
de la popularité, et les reporte vers sa source, en fixant
les racines de leur existence politique dans leurs pos-
sessions*.
L'on a vanté quelquefois les bienfaits de la féodalité,
qui retenait le seigneur au milieu de ses vassaux, et ré-
partissait également l'opulence entre toutes les partiçs
du territoire. L'élection populaire a le môme effet dési-
rable, sans entraîner les mêmes abus.
On parle sans cesse d'encourager, d'honorer l'agricul-
absolue, du moins relative, des classes opulentes. 2^ H n*y a pas
entre les petits propriétaires et les non-propriétaires une ligne de
démarcation telle, que le riche puisse se concilier les premiers en
opprimant les seconds. Les non>propriétaires, les artisans dans les
bourgs et les villages, les journaliers dans les hameaux, sont tous
parents des propriétaires. Ils feraient cause commune contre l'op-
presseur. 11 est donc nécessaire de les ménager tous, pour obtenir
ies suiTrages de ceux qui auront le droit de voter : et de la sorte,
la propriété se trouvera respectée, et les égards dus à Tindigence
acquerront une garantie.
1. Ce raisonnement n'aurait pas moins de force, si, dans une
monarchie constitutionnelle, on conûait au roi le choix définitif
entre les candidats présentés; et il y aurait un autre danger dans
ce mode qui avait éi<S proposé au comité de constitution en 1 8 1 4. Si
le candidat choisi par le roi désapprouvait quelque mesure du gou-
vernement, il se trouverait placé entre un devoir moral et un devoir
politique, entre la reconnaissance et l'intérêt public.
DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 169
ture et le travail. L'on essaye des primes que distribue
le caprice, des décorations que Popinion conteste. Il
serait plus simple de donner de l'importance aux -classes
agricoles; mais cette importance ne se crée point par des
décrets. La base en doit être placée dans Tintérét de tou-
tes les espérances à la reconnaître, de toutes les ambi-
tions à la ménager.
En second lieu, la nomination par le sénat aux fonc-
tions représentatives tend à corrompre ou du moins à
affaiblir le caractère des aspirants à ces fonctions émi-
nentes.
Quelque défaveur que l'on jette sur la brigue, sur les
efforts dont on a besoin pour captiver une multitude,
ces cboses ont des effets moins fâcheux que les tentatives
détournées qui sont nécessaires pour se concilier un
petit nombre d'hommes en pouvoir.
« La brigue, dit Montesquieu, est dangereuse dans un
« sénat, elle est dangereuse dans un corps de nobles;
(( elle ne Test pas dans le peuple, dont la nature est
« d'agir par passion*. »
Ce que l'on fait pour entraîner une réunion nom-
breuse doit paraître au grand jour, et la pudeur modère
les actions publiques ; mais, lorsqu'on s'incline devant
quelques hommes que l'on implore isolément, on se pros-
terne à l'ombre, et les individus puissants ne sont que
trop portés à jouir de l'humilité des prières et supplica-
tions obséquieuses.
11 y a des époques où l'on redoute toutce qui ressemble
à de l'énergie : c'est quand, les constitutions étant mal
assises, la tyrannie veut s'établir, et que la servitude
croit encore en profiter. Alors on vante la douceur, la
souplesse, les talents occultes, les qualités privées ; mais
1. Esprit des Lois, II, 2, 3.
160 BENJAMIN CONSTANT.
ce sont des époques d'affaiblissement moral. Que les ta-
lents occultes se fassent connaître ; que les qualités
privées trouvent leur récompense dans le bonheur do-
mestique; que la souplesse et la douceur obtiennent les
faveurs des grands : aux hommes qui commandent l'at-
tention, qui attirent le respect, qui ont acquis des droits
à Testime, à la confiance, à la reconnaissance du peu-
ple, appartiennent les choix de ce peuple; et ces hommes
plus énergiques seront aussi plus modérés.
On se figure toujours la médiocrité comme paisible ;
elle n'est paisible que lorsqu'elle est impuissante. Quand
le hasard réunit beaucoup dMiommes médiocres et les
investit de quelque force, leur médiocrité est plus agitée,
plus envieuse, plus convulsive dans sa marche que le
talent, même lorsque les passions Tégarent. Les lumiè-
res calment les passions, elles adoucissent l'égoïsme en
rassurant la vanité.
Revenons-en donc à Téleclion directe.
Témoin des désordres apparents qui agitent en Angle-
terre les élections contestées, j'ai vu combien le tableau
de ces désordres est exagéré. J'ai vu sans doute des élec-
tions accompagnées de rixes, de clameurs, de disputes
violentes ; mais le choix n'en portait pas moins sur des
hommes distingués ou par leurs talents* ou par leur for-
tune : et, l'élection finie, tout rentrait dans la règle ac-
coutumée. Les électeurs de la classe inférieure, naguère
obstinés et turbulents, redevenaient laborieux, dociles,
respectueux même. Satisfaits d'avoir exercé leurs droits,
ils se pliaient d'autant plus facilement aux supériorités
et aux conventions sociales, qu'ils avaient, en agissant
de la sorte, la conscience de n'obéir qu'au calcul raison-
nable de leur intérêt éclairé. Le lendemain d'une élec-
tion, il ne restait plus la moindre trace de l'agitation de
la veille. Le peuple avait repris ses travaux, mais l'esprit
DES ÉLECTIONS ET DU SUFFRAGE POPULAIRE. 161
public avait reçu rébranlement salutaire nécessaire
pour le ranimer.
Que si Ton redoute le caractère français, plus impê'
tueux, plus impatient du joug de la loi, je dirai que nous
ne sommes tels que parce que nous n'avons pas contracté
rhabitude de nous répnmer nous-mêmes. Il en est des
élections comme de tout ce qui tient au bon ordre. Par
des précautions inutiles, on cause le désordre, ou bien
on l'accroît. En France, nos spectacles, nos fêtes sont
hérissés de gardes et de baïonnettes ; on croirait que
trois citoyens ne peuvent se rencontrer sans avoir be-
soin de deux soldats pour les séparer. En Angleterre,
vingt mille hommes se rassemblent, pas un soldat ne
parait au milieu d'eux ; la sûreté de chacun est confiée
à la raison et à Tintérôt de chacun ; et cette multitude,
se sentant dépositaire de la tranquillité publique et par-
ticulière, veille avec scrupule sur ce dépôt.
L'élection populaire peut seule investir la représenta-
tion nationale d'une force véritable, et lui donner dans
l'opinion des racines profondes. Le représentant nommé
par tout autre mode ne trouve nulle part une voix qui
reconnaisse la sienne ; aucune fraction du peuple ne lui
tient compte de son courage, parce que toutes sont dé-
couragées par la longue filière, dans les détours de la-
quelle leur suffrage s'est dénaturé ou a disparu. La
tyrannie invoque tour à tour les votes d'une prétendue
représentation contre ce peuple, et le nom de ce peuple
contre cette prétendue représentation. Ce vain simula-
cre ne sert jamais de barrière, mais sert d'apologie à
tous les excès ^.
1. Je dois observer qu'on a objecté que l'élection populaire
n'existait pas pleinement en Angleterre, parce qu'il y a des bourgs
où les électeurs sont très-peu nombreux ; dans quelques-uns mûme
il n'y a qu'un seul électeur : mais à côté de ces bourgs il y a des
44.
162 BENJAMIN CONSTANT.
comtés et des yilles où le nombre des électeurs est immense : c'est
de là que proviennent la yie et le mouvement qu'imprime à Fesprit
public l'élection directe. Dira-t-on que les bourgs où les électeurs
sont peu nombreux servent de contre-poids nécessaire? mais ce
contre-poids se trouverait dans les conditions de propriété que j'ai
proposées, et qui sont plus fortes qu'en Angleterre pour les élec-
teurs.. Le reste se fera.de lui-môme. Qu'une constitution sage s'é-
tablisse : vous aurez bientôt de grands propriétaires que l'élection
par le peuple fixera chez eux. Beaucoup d'élections di^pendront de
ces grands propriétaires, sinon par le droit, du moins par le fait.
C'est la tendance naturelle : mais il faut attendre ; il faut consacrer
de bons principes, et laisser les institutions se modifier. Ce qui se
fait par le temps n'est pas un abus ; mais créer des abus pour imiter
le temps n'est ni raisonnable ni possible.
[A propos de la note ci-dessus, M. Laboulaye fait remarquer que
les abus signalés par Benjamin Constant ont été corrigés en An-
gleterre par l'acte de Béforme de 1832.]
III
LES DÉPUTIÉS NE DOIVENT PAS ÊTRE SALARIÉS.
Lorsqu'un salaire est attaché aux fonctions représen-
tatives, ce salaire devient bientôt Tobjet principal. Les
candidats n'aperçoivent dans ces fonctions augustes que
des occasions d'augmenter ou d'arranger leur fortune,
des facilités de déplacement, des avantages d'économie.
Les électeurs eux-mêmes se laissent entraîner à une sorte
de pitié de coterie, qui les engage à favoriser l'époux
qui veut se mettre en ménage, le père malaisé qui veut
élever ses iîls ou marier ses filles dans la capitale. Les
créaniflers nomment leurs débiteurs; les riches, ceux de
leurs parents qu'ils aiment mieux secourir aux dépens
de l'Etat qu'à leurs propres frais. La nomination faite,
il faut conserver ce qu'on a obtenu, et les moyens res-
semblent au but. La spéculation s'achève par la flexibi-
lité ou par le silence.
Payer les représentants du peuple, ce n'est pas leur
donner un intérêt à exercer leurs fonctions avec scru-
pule, c'est seulement les intéresser à se conserver dans
l'exercice de ces fonctions.
D'autres considérations me frappent.
164 BENJAMIN CONSTANT.
Je n'aime pas les fortes conditions de propriété
Texercice des fonctions politiques. L'indépendant
toute relative : aussitôt qu'un homme a le nécessai
ne lui faut que de l'élévation dans l'âme pour se p
du superflu. Cependant il est désirable que les fonc
représentatives soient occupées, en général, pa
hommes, sinon de la classe opulente, du moins
l'aisance. Leur point de départ est plus avantageux
esprit plus libre, leur intelligence mieux préparé
lumières. La pauvreté a ses préjugés comme V
rance. Or, si vos représentants ne reçoivent aucu
laire, vous placez la puissance dans la proprié
vous laissez une chance équitable aux exceptions
times.
Combinez tellement vos institutions et vos lo
Aristote, que les emplois ne puissent être l'objet
calcul intéressé; sans cela, la multitude, qui d'ai
est peu affectée de l'exclusion des places émim
parce qu'elle aime à vaquer à ses affaires, envie
honneurs et le profit. Toutes les précautions sont
cord, si les magistratures ne tentent pas l'avidité
pauvres préféreront des occupations lucratives
fonctions difficiles et gratuites. Les riches occu|
les magistratures, parce qu'ils n'auront pas besoic
demnités^
Ces principes ne sont pas applicables à toi
emplois dans les États modernes; il en est qui e:
une fortune au-dessus de toute fortune partieu!
mais rien n'empêche qu'on ne les applique aux fon
représentatives '.
1, Aristote, Politique, llv, V, chap. vu,
2. Les Carthaginois avaient déjà Tait cette distinction, To
magistratures nommées par le peuple étaient exercées sans
nité; les autres étaient salariées.
LES DÉPUTÉS NE DOIVENT PAS ÊTRE SALARIÉS. 165
Dans une constitution où les non-propriétaires ne
posséderaient pas les droits politiques, l'absence de tout
salaire pour les représentants de la nation me semble
naturelle. N'est-ce pas une contradiction outrageante et
ridicule, que de repousser le pauvre de la représenta-
tion nationale, comme si le riche seul devait le repré-
senter, et de lui faire payer ses représentants comme si
ces représentants étaient pauvres?
Enfin l'Angleterre a adopté ce système. Je sais qu'on
a beaucoup déclamé contre la corruption de la chambre
des communes. Comparez les effets de cette corruption
prétendue avec la conduite de nos assemblées; le parle-
ment anglais a bien plus souvent résisté à la couronne
que nos assemblées à leurs tyrans.
La corruption qui naît de vues ambitieuses est bien
moins funeste que celle qui résulte de calculs ignobles.
L'ambition est compatible avec mille qualités géné-
reuses : la probité, le courage, le désintéressement,
' l'indépendance; l'avarice ne saurait exister avec aucune
de ces qualités. L'on ne peut écarter des emplois les
hommes ambitieux; écartons-en du moins les hommes
avides : par là nous diminuerons considérablement le
nombre des concurrents, et ceux que nous éloignerons
seront précisément les moins estimables.
Mais une condition est nécessaire pour que les
fonctions représentatives puissent être gratuites ; c'est
qu'elles soient importantes. Personne ne voudrait exer-
cer gratuitement des fonctions puériles par leur insigni-
fiance, ou qui seraient honteuses, si elles cessaient
d'être puériles; mais aussi, dans une pareille constitu-
tion, mieux vaudrait qu'il n'y eût point de fonctions
représentatives.
IV
QUELS SONT LES HOMMES QU'iL FAUT CHOISIR POUB
REPRÉSENTER LE PAYS?
Je recommande de choisir des hommes indépendants?
Mais à quel signe les reconnaitra-t-on?
Les indépendants sont ceux qui, depuis trente ans,
ont voulu les mômes choses ; ceux qui ont répété à tous
les gouvernements les mômes vérités, opposé à toutes
les vexations, môme quand elles portaient sur autrui,
les mômes résistances ; qui n'ont adopté aucun symbole,
pour offrir les principes en holocauste à ce symbole;
qui, lorsqu'on proclamait la souveraineté du peuple,
disaient au peuple que sa souveraineté était limitée par
la justice; qui, lorsqu'on passait de la tyrannie ora-
geuse de cette souveraineté au despotisme symétrique
d'un individu, disaient à cet individu qu'il n'existait
que par les lois; que les lois qu'il prenait pour des
obstacles étaient ses sauvegardes, qu'en les renversant
il sapait son trône. Les indépendants sont ceux qui,
sous la république, ne s'écriaient pas : « nous aimons
mieux la république que la liberté; » et qui, sous la
royauté, ne prétendent point qu'il faut l'asseoir sur les
débris de tous les droits et le mépris de toutes les garan-
LES HOMMES QU'IL FAUT POUR LE PAYS. 167
tîes. Les indépendants sont ceux qui aiment la monar-
chie constitutionnelle, parce qu'elle est constitution-
nelle, et qui respectent la transmission de l'hérédité au
trône, parce que celte transmission met le repos des
peuples à l'abri de la lutte des factions, mais qui pen-
sent que c'est pour le peuple que le trône existe, et
qu'on nuit également aux rois en foulant aux pieds les
droits des citoyens, et aux citoyens en essayant de ren-
verser la puissance légale des rois. Les indépendants,
enfin, sont cette génération innombrable, élevée au
milieu de nos troubles, et qui, froissée dès sa jeunesse
dans ses intérêts et dans ses affections les plus chères
par Tarbitraire de tous les régimes, déteste Tarbitraire
sous toutes lesiydénominations, et démêle la fausseté de
tous les prétextes. Les indépendants sont tous ceux qui,
n'ayant ni la prétention d'arrêter, de dépouiller, de
bannir illégalement personne, ni celle d'être payés par
ceux qui arrêtent, qui dépouillent, qui bannissent, ne
veulent aucune loi qui les expose à être arrêtés, dé-
pouillés, bannis illégalement.
C'est parmi ces hommes qu'il faut choisir ceux à qui
nous confierons nos destinées. Nous avons essayé assez
longtemps d'écarter, de fausser, d'ajourner les prin-
cipes. A l'époque de rétablissement de chaque constitu-
tion nous avons été salués des mômes phrases. Les dan-
gers de l'État, l'urgence des circonstances, ont toujours
glacé de terreur nos législatures successives. Les con-
stitutions suspendues ont été brisées et leurs éclats ont
frappé nos têtes. Essayons une fois d*hommes moins
timides, d'hommes qui croient que la liberté et que la
justice ont aussi quelque force, et qui osent penser qu'on
peut gouverner un peuple sans le priver de ses droits,
et exécuter une constitution sans la suspendre. Certes,
le résultat, quel qu'il soit, ne sera pas plus fâcheux que
168 BENJAMIN CONSTANT.
Texpérieûce contraire. Si la tentative nous réussit raal,
elle ne nous réussira pas plus mal que les autres, et à
une élection prochaine, désabusés des hommes de prin-
cipes, nous reviendrons aux hommes de circonstance.
Ils ne manqueront pas à Pappel. Ils sont toujours là au
service de qui les emploie, dès qu'il est question de
mettre de côté les lois et les formes.
Mais une fois, au moins, prions-les de faire trêve à
leur zèle, et laissons la liberté exister, quand ce ne
serait que pour nous convaincre qu'elle est impossible.
Sans elle, nous avons fait vingt naufrages? Que peut-il
arriver de pis avec elle? Et si par hasard elle n'est pas
impossible, la découverte en vaudra la peine ; car, et
ceci mérite quelque attention, la jouissance de la liberté
n'est pas importante uniquement pour ceux qui parais-
sent en profiter de la manière la plus immédiate.
V
ENTRETIEN d'uN IÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME.
Je suis électeur, je ne Tétais pas il y a deux ans. Bo-
naparte m'avait enlevé ce droit en établissant ses col-
lèges électoraux. Je ne concourais donc plus en rien
aux choix de ceux qui prétendaient me représenter. Ces
choix se faisaient en haut, sans que j'y eusse part. Mon
industrie servait TÉtat; mais elle était favorisée ou
gônôe par des lois sur lesquelles on ne me consultait
pas. Je payais les impôts ; mais l'assiette, la nature, la
répartition de ces impôts m'étaient étrangères. Nommés
par des collèges électoraux qui m'étaient fermés, mes
députés n'avaient nul lien avec moi. Ils ne me deman-
daient point mon suffrage. Je n'en avais point à donner.
Tout est changé. Je vais concourir au choix de mes
députés. Les candidats sentent mon importance : ils
me sollicitent : ils entrent en explication : ils recueil-
lent mon vœu sur mes intérêts. Pour la première fois,
depuis dix-sept ans, je suis quelque chose dans l'Etat.
Maintenant voyons ce que j'ai à faire :
Je n'ai guère le temps de lire. Je m'en tiens aux faits
que j'ai vus et à mon expérience.
170 BENJAMIN CONSTANT.
Pavais vingt-deux ans quand la révolution a con
mencé/J'aivu alors qu'elle était causée par la dilap
dation du trésor public, d'où vint le déficit. Je ne ven
plus de révolution : celle qui a eu lieu m'a trop fa
souffrir. Puisque c'est la dilapidation du trésor publi
qui Ta occasionnée, il faut, pour que nous n'en ayon
jamais d'autres, que le trésor ne soit plus dilapidé. L
Charte y a pourvu, en soumettant à la chambre des dé
pûtes ce qu'on nomme le budget des ministres, c'est-à
dire le montant des dépenses qui leur sont permises. S
les ministres n'excèdent jamais leur budget, il n*y aun
point de dilapidation, ni par conséquent de révolutioi
à craindre, au moins pour cette cause. Les députés sonl
chargés de surveiller les ministres. C'est à eux à empê-
cher que ceux-ci n'excèdent leur budget. Ma première
règle doit donc être de nommer des hommes qui exer-
cent avec courage cette surveillance. Pour cela, il faul
que ces hommes n'aient pas d'intérêts contraires.
Je me souviens à ce sujet que mon père, qui étail
plus riche que moi, parce que le maximum ne l'aTail
pas ruiné, avait un caissier qui dirigeait ses affaires, h
la fin de Tannée, il examinait ses comptes, ou quelque-
fois, faute de temps, il les faisait examiner par no
autre. Un jour son caissier lai proposa de charger de cet
examen un homme que le caissier employait et payait
comme secrétaire. « Me croyez-vous fou, lui dit mon
père? Prendrai-je pour apurer vos comptes votre obligé,
votre salarié, votre dépendant? Ce serait comme si j*
vous prenais vous-même. »
Depuis que je suis électeur, j'applique cette réponse
de mon père à l'élection de nos députés. Les ministrei
sont chargés de gérer les affaires de la nation : les dé-
putés, d'examiner la gestion des ministres. Simoupèi*'
négociant, eût été fou de faire apurer les comptes ai
ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 171
son caissier par un homme à lui, je serais fou, moi,
citoyen, de faire examiner la gestion des ministres par
des hommes à eux. Seconde règle : je ne nommerai pas
les obligés ou les dépendants des ministres pour les
surveiller.
J'ai connu un homme qui donnait à son intendant le
cinq pour cent de la dépense de sa maison. Il chargea
cet intendant de réduire sa dépense. L'intendant le pro-
mit et n*en fit rien, parce que chaque réduction aurait
proportionnellement diminué son salaire. Je ne char-
gerai point du vote, et par conséquent de la réduction
des impôts, ceux qui sont d'autant mieux payés que les
impôts sont plus forts.
Je n'ai pas oublié que lorsque la révolution éclata, ce
qu'on appelait les lettres de cachet et la Bastille avait
monté les têtes : c'était une manière d'arrêter et 4e
détenir les gens sans les juger. Cette manière d'agir a
donc été encore une cause ou un prétexte de la révo-
lution. On me dit qu'arrêter et détenir les gens sans les
juger, c'est ce qu'on nomme la suspension de la liberté
individuelle. Je ne nommerai point de partisans de cette
suspension, parce que je ne veux pas que les têtes se
montent.
Depuis 1792 jusqu'en 1814 inclusivement, j'ai vu
bien des gouvernements s'établir sur ma tête. On m'a
dit chaque fois qu'il fallait leur accorder tout ce qu'ils
demandaient, pour arriver à un temps tranquille, où
on leur reprendrait ce qu'on leur aurait accordé ! On m'a
répété cela surtout sous Bonaparte, et j'en ai été dupe.
Je prenais pour des révolutionnaires tous ceux qui
parlaient contre les mesures de l'autorité; et quand
MM. tels et tels, dans l'assemblée qui eut un instant
la faculté de parler ^ nous prédisaient de grands mal-
1. Le tribunal.
172 BENJAMIN CONSTANT.
heurs, si nous nous livrions pieds et poings liés, je les
appelaisdes Jacobins. Je regardais, au contraire, comme
des esprits sages ceux qui criaient : Laissez faire, n'en-
travez pas, laissez la chose se consolider; vous aurez la
paix et la tranquillité intérieure. La chose s*est conso-
lidée, et nous avons eu le système continental, et la
guerre d'Autriche, et celle de Prusse, et celle d'Espagne,
et celle de Russie, où j*ai perdu mon fils, et des insur-
rections, et des conspirations, et des châteaux forts.
J'en conclus que ceux que j'ai crus m'ont attrapé. Je ne
crois point qu'on veuille m'attraper, cependant je ne
nommerai pas ceux qui me tiendront de beaux discours
pour me persuader qu'il faut violer la Charte.
Je suis bon catholique. Je crois la religion nécessaire
à la morale. J'aime que ma femme, mes enfants, ma
servante, m'accompagnent à l'église. Mais j'ai à traiter,
à cause de mon commerce, avec des gens de religion
différente. Il m'importe que ces gens soient tranquilles
et en sûreté : car ce n'est qu'alors qu'ils remplissent
leurs engagements, qu'ils payent avec exactitude, et
que les affaires qu'on fait avec eux sont actives et sans
danger. Mon bisaïeul a été ruiné, parce que des hugue-
nots qui étaient ses débiteurs se sont enfuis nuitam-
ment de France, à cause des dragonnades : et il n'y a
pas extrêmement longtemps qu'une lettre de change
que j'avais tirée sur un négociant de Nîmes, l'ayant
trouvé mort, m'a mis dans le plus grand embarras,
en me revenant protestée. J'applaudis donc de tout mon
coeur à l'article de la Charte qui a proclamé la liberté
des cultes et garanti la sûreté de ceux qui les profes-
sent. Je tiens fort à ce que rien ne remette en doute cette
liberté; car si, par des vexations directes ou indirectes,
on jetait le désordre dans les affaires des protestants
qui me doivent, ce ne serait pas eux, mais moi, qu'on
ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 173
ruinerait. Je nommerai donc pour députés des hommes
bien décidés à maintenir cet article de la Charte.
On m'a beaucoup parlé depuis quelque temps d'une
autre liberté, qu'on appelle celle de la presse et des
journaux. Autrefois je ne m'y intéressais guère; mais il
me revient à l'esprit que, sous Bonaparte, j'avais une
affaire dans le Calvados. Un de mes correspondants
m'avait indiqué, du mieux qu'il avait pu, qu'il y avait
de l'agitation dans cette contrée. Pour être bien au fait,
je consulte les journaux; et voilà que le Journal de
l Empire m'apprend que tout y est parfaitement tran-
quille. Je me mets en route à cheval, sur cette assu-
rance. Je trouve près de Caen, en 481 i, le peuple en
rumeur, la gendarmerie tirant des coups de fusil à des
insurgés, les insurgés répondant par des coups de
pierres dont quelques-unes m'atteignent. Me voyant
venir du côté de Paris, on me prend pour un agent de
la police. Je m'enfuis; mais les gendarmes qui m'aper-
çoivent me prennent pour un des chefs des rebelles. Je
passe vingt jours en prison : l'on me traduit devant une
cour qui s'appelait alors spéciale : je suis néanmoins
acquitté. Je reviens à Paris, et je lis dans mon journal
que depuis un mois l'union la plus touchante règne
dans le Calvados. Je conclus de ce fait que si les jour-
naux avaient dit la vérité, je n'aurais pas entrepris ce
malencontreux voyage. Tout bien pesé, je nommerai
pour députés ceux qui veulent la liberté des journaux.
Je n'ai point acheté de biens nationaux; j'ai toujours
réservé tous mes capitaux pour mon commerce. Mais,
en 4813, un de mes oncles m'a laissé en mourant une
créance de 20,000 francs sur l'acquéreur d'une abbaye :
cette créance devait être remboursée fin de 4815; j'en
ai demandé le remboursement; mon débiteur avait
bonne volonté, mais il manquait de fonds; il a voulu
15.
174 BENJAMIN CONSTANT.
vendre son domaine, personne n'a voulu Tacheter. Il a J
voulu emprunter sur ce domaine^ personne n'a voulu
lui prêter un sou. J'avais compté sur ce rembourse-
ment : j'ai été sur le point de faire faillite. Si les dé-
putés que nous avions alors n'avaient pas ébranlé, sans
le vouloir, la confiance que la Charte doit inspirer pour
les acquisitions nationales, rien de tout cela ne me serait
arrivé : mon débiteur aurait trouvé à vendre sa terre,
j'aurais été payé à l'échéance, et je n'aurais pas été
obligé de céder à vil prix mes marchandises, et de four-
nir des effets à gros intérêts pour faire honneur à ma
signature. Je ne nommerai députés que des hommes qui
défendent l'inviolabilité des biens nationaux, parce que
je ne veux pas que les acquéreurs de ces biens qui me
doivent, ou qui pourront me devoir, soient hors d'état
de me payer; et comme la valeur d'une propriété dé-
pend de l'opinion aussi bien que de la loi, j'exigerai de
mes députés qu'ils veillent à ce que la sanction reli-
gieuse donnée à ces biens ne leur soit pas retirée.
Ainsi donc :
1** Ordre dans les finances, afin que le désordre des
finances ne produise pas une nouvelle révolution; et,
pour maintenir cet ordre dans les finances, nomination
de députés qui soient indépendants des ministres, et qui,
ne recevant point de salaires, n'aient pas intérêt à l'aug-
mentation des impôts, sur lesquels ces salaires sont assis.
2** Liberté des personnes, afin d'éviter le méconten-
tement que les citoyens éprouvent quand on les arrête
et qu'on les retient sans les juger; et pour cela, nomi-
nation de députés qui ne votent i)as contre la liberté des
personnes.
3° Mise en activité de tous les articles de la Charte,
parce que l'expérience m'a appris que, lorsqu'une con-
stitution n'est pas observée, c'est comme s'il n'y en
' . ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MEME. 175
avait pas du tout, et qu'en les ajournant on n'arrive
jamais qu'à les ajourner encore. Et, afin de mettre la
Charte en activité, nomination de députés qui veuillent
faire aller la constitution par elle-même.
4« Liberté des cultes, afin que je no sois pas obligé,
.avant de vendre à terme, de demander de quelle reli-
f 0on est mon acheteur, et que je ne sois pas ruiné, si,
! parmi mes débiteurs, il se trouve quelque protestant
['persécuté; et, pour cela, nomination de députés qui
[s'opposent à toute réintroduction de Tintolérance.
5® Liberté de la presse et des journaux, afin que je
sache ce qui se passe à dix lieues de Paris, et que je
I n'aille pas donner dans un guêpier, sur la foi de quel-
'que journal menteur; et, pour cela, nomination de
députés qui votent pour que les journaux disent ce qui
est.
6** Protection des acquéreurs de biens nationaux, afin
. que je puisse recouvrer les créances que je pourrai
, avoir sur un ou deux des cinq à six millions d'acqué-
reurs de biens nationaux qui sont en France, et, pour
cela, nomination de députés qui ne se permettent pas
' de menacer les acquéreurs de biens nationaux, ou de les
i insulter, ce qui est tout aussi mauvais; mais qui, au
contraire, repoussent les mesures qui invalideraient
leurs droits ou qui alarmeraient leurs consciences.
Voilà les premières règles, les règles générales que
je me prescris, en participant aux élections.
Ce n'est pas tout : je suis électeur pour la France en
général, mais je suis aussi électeur en particulier pour
mon département et pour son chef-lieu. Je veux bien
que mes députés sacrifient mon département à la France,
quand c'est nécessaire; mais je veux qu'ils examinent
bien cette nécessité. Je ne serais même pas fâché qu'ils
n'y souscrivissent qu'avec répugnance. Les députés des
176 BENJAMIN CONSTANT.
autres départements, étant toujours en majorité,
ront bien rétablir l'équilibre. Or, je crois jne sou^
qu'à toutes les époques, Paris a été malheureux ;
égard. Cela tient peut-être à ce que plusieurs des
pûtes de Paris étaient toujours de grands fonctionn
publics, devant s'occuper de grandes questions i
beaucoup de choses fort importantes; mais j'a
voulu quelques petits mots aussi de leur part sui
octrois, sur certains emprunts, et sur des impôts
nous intéressent.
Je me souviens qu'un d'entre eux fit un beau ra]
sur une loi, en 1815; je crois que c'était au mois
tobre ^ (j'étais allé exprès pour l'entendre, quoiqi
fût un samedi, jour où j'ai beaucoup à faire); en 1'^
tant je me disais : Comme ce brave orateur défendra
nos intérêts^ quand il s'agira du budget et des cent)
tions indirectes I et j'ai été tout chagrin, quand j'i
qu'après avoir si bien parlé pour que ceux qui él;
suspects fussent arrêtés, il ne disait pas une syllabe
que ceux qui n'étaient pas suspects ne payassent
trop. On me répliqua qu'il occupait une autre gr
place dans l'Etat, et qu'il était fatigué, parce qu'il ;
beaucoup travaillé dans cette autre place. Cette an
ci, espérant qu'il aurait plus de temps, j'ai cru
allait se montrer pour nous, notre député, et je
suis dérangé quatre fois pour aller l'entendre; je
pas eu ce bonheur. Voilà ce que c'est que d'avoir
députés de grands fonctionnaires. Les grands fond
naires ont beaucoup de bon ; mais ils ont ce défaut,
pour mener les affaires publiques, ils doivent se
un parti, et, pour se faire un parti, ils sacrifient
1. Allusion à la loi du 29 octobre 1815 contre la liberlé
visuelle. [Note de M. Laboulaye.)
ENTRBTIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 177
qu'on veut leurs commettants ^. Je me promets donc de
nommer pour députés des hommes qui pensent à moi,
qui parlent pour moi, qui ne laissent pas emprunter
légèrement ce que je dois payer; qui empêchent qu'on
ne taxe trop les objets que j'emploie, l'huile qui éclaire
mes ouvriers, Teau-de-vie ou le vin que je bois, et dont,
en définitive, la cherté retombe sur moi. Je ne demande
pas à mes députés de sacrifier le bien de TËtat à mes
intérêts; mais c'est bien le moins qu'ils tiennent
compte de ces intérêts, et qu'ils ne se taisent pas quand
on les attaque.
Voilà qui est bien. Je crois avoir récapitulé tout ce
que j'ai à faire pour user utilement de mes droits. Mais
il faut penser à Texécution.
Le collège s'ouvre à huit heures. Les premiers arrivés
forment le bureau provisoire, qui influera sur le bureau
définitif. Il m'importe que les scrutateurs et le secré-
taire soient des citoyens en qui j'aie confiance. Ce n'est
pas que je me défie de personne, mais on est toujours
bien aise de voir au bureau des hommes qu'on aime.
J'irai donc, avant huit heures, au lieu d'assemblée. Les
I . La première édition dit : « Ils sacrifient Paris aux départe-
mcnis, afin que les députés des départements votent avec eux. »
L'oliservation est juste ; c'est chose reçue qu^on sacrifie la province
h I^aris ; si l'on examinait le budget de la ville à toutes les«époques,
on verrait que Paris supporte d'énormes cliarges qui profitent aux
\isiteurs étrangers ou à TÉtat beaucoup plus qu'aux Parisiens. Que
d'cmbellissemenis stratégiques, que de fêtes politiques dont le
iiourgeois de Paris n'a nul besoin et qu'il paye néanmoins !
{Note de M» Laboulaye.)
Malgré les nombreux privilèges d'exemption que les rois de l'an-
cien n'^ginie avaient accordés à Paris, les habitants payaient beau-
coup plus que ceux des autres villes du royaume. En 1784, la part
contributive de chaque habitant était en moyenne de 64 liv. 5 d.,
soit plus du double de ce qu'elle était à Lyon, la ville la plus im-
posée du royaume après la capitale, et qui ne payait que 30 liv.
Voir Necker, Administration des finances^ t. I, p. 228 et suiv.
(Note de r éditeur,)
178 BENJAMIN CONSTANT,
journaux me disent de n'y pas manquer, parce que les
factieux s'y rendront en foule. Je ne crois pas qu'il y
ait tant de factieux, je sais que les journaux sont peu
dignes de foi. Je suivrai pourtant ce conseil, parce qu'il
est bon d'ailleurs.
Il paraît que la liste des éligibles ne sera remise qu'au
président. C'est singulier et fâcheux, car nous ne la
connaîtrons guère, et nous n'aurons pas le temps de la
lire. On dit qu'on y suppléera par des listes abrégées
sur le bureau, qui nous dispenseraient de cette lecture.
Je ne yeux me dispenser de rien : il me plaît de prendre
de la peine, et je ne consulterai point les petites listes
sur le bureau. Je m'assurerai d'avance que ceux que je
veux nommer sont éligibles, et j'apporterai mon bulle-
tin avec moi pour qu'il soit écrit bien lisiblement, avec
toutes les désignations de chacun, sans quoi il serait
nul et mes pas seraient perdus.
J'ai une autre raison d'apporter mon bulletin tout
fait, c'est que nous serons cinq à six cents électeurs,
et que le scrutin ne sera ouvert qu'environ six heures :
or, s'il fallait que cinq à six cents personnes écri-
vissent chacune le nom de leurs candidats sur le
bureau même, l'opération de s'asseoir, de prendre une
plume et d'écrire ces noms, prendrait pour chaque vo-
tant plus d'une minute, et il faudrait neuf à dix heures
pour être sûr de voter.
Avant que l'empire nous eût dépouillés de notre
droit, par l'invention des collèges électoraux, j'avais
été membre deux fois d'assemblées électorales. Tâchons
de me rappeler les ruses qu'on a essayées pour me
tromper.
Une fois, on m'a dit que le candidat que je voulais
nommer était mort; une autre fois, qu'il avait fait ban-
queroute. Il se portait à merveille, il ne devait rien à
ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME. 179
personne, et il était plus riche que moi. J'en conclus
qu'il faudra que je n'écoute pas les bruits qu'on fera
courir dans l'assemblée môme. Je mettrai tous mes soins
à bien savoir les faits d'ici là; mais une fois décidé,
je ne me laisserai plus ébranler. Si je me laissais ébran-
ler, le moment du scrutin passerait, et quand je décou-
vrirais quon m'a pris pour dupe, il serait trop tard. Je
me souviens encore que nous étions deux cents électeurs,
sur quatre à cinq cents, résolus à nommer un très-brave
homme : un faux frère se glissa parmi nous, et nous
dit, en nous montrant le plus grand chagrin, que les
trois cents électeurs dont nous ne connaissions pas les
intentions avaient donné leurs voix à un autre, et que
nommer notre candidat serait peine perdue. Nous ne
voulûmes pas perdre notre voix. Nous nous reportâmes
sur celui que nous croyions élu, et qui valait bien
moins que le nôtre. Au dépouillement du scrutin, il se
trouva que celui que nous aurions préféré avait eu cent
voix de l'autre côté, et que c'était nous qui lui avions
ôté la majorité en l'abandonnant. Je ne prêterai l'oreille
à aucun conte de ce genre. Je resterai fidèle à mes
choix; j'aime mieux perdre ma voix en nommant
celui que je veux, qu'en nommant celui que je ne veux
pas.
Une autre fois on vint nous dire que, si nous nom-
mions tel ou tel homme, nous offenserions le gouverne-
ment : cela nous fit peur; nous en choisîmes un autre.
Quatre jours après, le président de notre assemblée,
ayant vu les ministres , vint nous dire qu'on aurait
trouvé fort bonne la nomination que nous avions voulu
faire. Je n'écouterai point ceux qui viendront me parler
des prétendues intentions du gouvernement : il veut le
bien, il veut donc que j'agisse suivant ma conscience.
Enfin, je n'ai pas oublié que la seconde fois que j'étais
180 BENJAMIN CONSTANt.
électeur, rassemblée fut convoquée le jour d'une fête
à Romainville; j'y avais alors une petite campagne;
ma femme m'engagea à l'y conduire au lieu d'aller
voter. Beaucoup de mes amis et de mes confrères en
firent autant pour leurs femmes. Il y avait un homme
que nous désirions beaucoup voir élu, parce qu'il était
modéré, et qu'il avait lutté, l'année précédente, contre
le Directoire qui nous tourmentait; mais l'élection eut
lieu sans nous, et un commissaire du pouvoir exécutif,
comme on l'appelait alors, fut choisi à sa place. Si, par
hasard, l'élection a lieu un dimanche, ma femme dira
ce qu'elle voudra, je n'irai pas à la campagne. Si nous
avons de bons députés, nous aurons assez de jours de
fêtes ^
1. Dans la préface de Véû'iiion de 1818, Benjamin Constant dit
avec raison en rappelant les divers écrits qu'il avait publiés sur le
système électoral : « Les maximes établies, comme devant diriger
les électeurs dans leur choix, sont indépendantes de toutes circon-
stances. l\ sera certain dans cent ans, comme aujourd'hui, qu'il
ne faut pas charger ceux qui profitent des mesures arbitraires de
réprimer les mesures arbitraires ; ceux qui s^enrichissent par les
dépenses publiques, de limiter les dépenses publiques ; ceux qui
sont payés par le produit des impôts, de diminuer la masse des im-
pôts; ceux qui doivent leur fortune et leur lustre aux prérogatives
de l'autorité, de s'opposera l'accroissement de l'autorité. »
<£M
OUATRIÈME PARTIE
I
DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE.
Toutes les constitutions qui ont été données à la
France garantissaient également la liberté individuelle,
et, sous Tempire de ces constitutions, la liberté indivi-
duelle a été violée sans cesse. C'est qu'une sinaple dé-
claration ne suffit pas; il faut des sauvegardes positives;
il faut des corps assez puissants pour employer en faveur
des opprimés les moyens de défense que la loi écrite
consacre. Notre constitution actuelle est la seule qui ait
créé ces sauvegardes et investi d'assez de puissance les
corps intermédiaires. La liberté de la presse placée au
dessus de toute atteinte, grâce aux jugements par jurés ;
la responsabilité des ministres, et surtout celle de leurs
agents inférieurs; enfin l'existence d'une représentation
nombreuse et indépendante, tels sont les boulevards
dont la liberté individuelle est aujourd'hui entourée.
Cette liberté, en effet, est le but de toute association
humaine; sur elle s'appuie la morale publiqueet privée ;
46
182 BENJAMIN CONSTANT.
sur elle reposent les calculs de Tindustrie; sans elle, il
n'y a pour les hommes ni paix, ni dignité, ni bonheur.
Donnez aux dépositaires de Tautorité executive la
puissance d'attenter à la liberté individuelle, et vous
anéantissez toutes les garanties, qui sont la condition
première et le but unique de la réunion des honimes
sous l'empire des lois.
Vous voulez l'indépendance des tribunaux, des juges
et des jurés. Mais si les membresdes tribunaux, les jurés
et les juges pouvaient être arrêtés arbitrairement, que
deviendrait leur indépendance? Or, qu'arriverail-il, si
l'arbitraire était permis contre eux, non pour leur con-
duite publique, mais pour des causes secrètes? L'autorité
ministérielle, sans doute, ne leur dicterait pas ses ar-
rêts, lorsqu'ils seraient assis sur leurs bancs, dans
TenceiQte inviolable en apparence où la loi les aurait
placés. Elle n'oserait pas même, s'ils obéissaient à leur
conscience, en dépit de ses volontés, les arrêter ou les
exiler comme jurés et comme juges. Mais elle les arrê-
terait, elle les exilerait, comme des individus suspects.
Tout au plus attendrait-elle que le jugement, qui ferait
leur crime à ses yeux, fût oublié, pour assigner quelque
autre motif à la rigueur exercée contre eux. Ce ne se-
raient donc pas quelques citoyens obscurs que vous au-
riez livrés à l'arbitraire de la police ' ; ce seraient tous
1. On remarquera l'insistance avec laquelle Benjamin Constant
revient sur la question de l'arbitraire, et la vigueur toujours nou-
velle avec laquelle il Taliaque. C'est qu'en effet, il le rencontre à
chaque pas dans notre histoire, sous l'ancien régime aussi bien
que sous la république. Un secret pressentiment semblait l'avertir
que les générations qui viendraient apn>s lui auraient encore à com-
battre cet ennemi redoutable ; nous-mêmes n*avons que trop appris
dans ces dernières aimées de quel poids il pèse dans les destinées
des peuples pour ne pas mettre en pleine lumière les arguments
victorieux de Tillustre publiciste, lors même qu'il paraît so répéter.
{Note de Véditeur,)
DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 183
les tribunaux, tous les juges, tous les jurés, tous les
accusés, par conséquent, que vous mettriez à sa merci.
Dans un pays où des ministres disposeraient sans ju-
gement des arrestations et des exils, en vain semblerait-
on, pour l'intérêt des lumières, accorder quelque latitude
ou quelque sécurité à la presse. Si un écrivain, tout en
se conformant aux lois, heurtait les opinions ou censu-
rait les actes de Tautorité, on ne l'arrêterait pas, on ne
l'exilerait pas comme écrivain; on l'arrêterait, on l'exi-
lerait comme un individu dangereux, sans en assigner la
cause.
A quoi bon prolonger par des exemples le développe-
ment d'une vérité si manifeste? Toutes les fonctions
publiques, toutes les situations privées, seraient mena-
cées également. L'importun créancier qui aurait pour
débiteur un agent du pouvoir, le père intraitable qui lui
refuserait la main de sa fille, Tépoux incommode qui
défendrait contre lui la sagesse de sa femme, le concur-
rent dont le mérite ou le surveillant dont la vigilance
lui seraient des sujets d'alarme, ne se verraient point
sans doute arrêtés ou exilés comme créanciers, comme
pores, comme époux, comme surveillants ou comme ri-
vaux. Mais l'autorité pouvant les arrêter, pouvant les
exiler pour des raisons secrètes, où serait la garantie
qu'elle n'inventerait pas ces raisons secrètes? Que ris-
querait-elle! Il serait admis qu'on ne peut lui en de-
mander un compte légal; et quant à l'explication que
par prudence elle croirait peut-être devoir accordera
l'opinion, comme rien ne pourrait être approfondi ni
vérifié, qui ne prévoit que la calomnie serait suffisante
pour motivef la persécution*?
Rien n'est à l'abri de l'arbitraire, quand une fois il
1. De la responsabilité des ministres^ ch. xiv.
W"*
184 BENJAMIN CONSTANT.
est toléré. Aucune institution ne lui échappe. Il les
annule toutes dans leur base. Il trompe la société par
des formes qu'il rend impuissantes. Toutes les promesses
deviennent des parjures, toutes les garanties des pièges
pour les malheureux qui s'y confient.
Lorsqu'on excuse l'arbitraire, ou qu'on veut pallier
ses dangers, on raisonne toujours, comme si les citoyens
n'avaient de rapports qu'avec le dépositaire suprême de
l'autorité. Mais on en a d'inévitables et de plus directs
avec tous les agents secondaires. Quand vous permettez
l'exil, l'emprisonnement, ou toute vexation qu'aucune
loi n'autorise, qu'aucun jugement n'a précédée, ce
n'est pas sous le pouvoir du monarque que vous
placez les citoyens , ce n'est pas même sous le pou-
voir des ministres : c'est sous la verge de l'auto-
rité la plus subalterne. Elle peut les atteindre par
une mesure provisoire, et justifier cette mesure par
un récit mensonger. Elle triomphe pourvu qu'elle
trompe, et la faculté de tromper lui est assurée. Car,
autant le prince et les ministres sont heureusement pla-
cés pour diriger les affaires générales et pour favoriser
l'accroissement de la prospérité de l'Etat, de sa dignité,
de sa richesse et de sa puissance, autant l'étendue môme
de ces fonctions importantes leur rend impossible l'exa-
men détaillé des intérêts des individus; intérêts minu-
tieux et imperceptibles, quand on les compare à l'en-
semble , et non moins sacrés toutefois , puisqu'ils
comprennent la vie, la liberté, la sécurité de Tinnocence.
Le soin de ces intérêts doit donc être remis à ceux qui
peuvent s'en occuper, aux tribunaux, chargés exclusi-
vement de la recherche des griefs, de la véTification des
plaintes, de l'investigation des délits; aux tribunaux,
qui ont le loisir, comme ils ont le devoir, de tout appro-
fondir, de tout peser dans une balance exacte; aux
DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 185
tribunaux, dont telle est la mission spéciale, et qui
seuls peuvent la remplir.
Je ne sépare point dans mes réflexions les exils d'avec
les arrestations et les emprisonnements arbitraires. Car
c'est à tort que Ton considère l'exil comme une peine
plus douce. Nous sommes trompés par les traditions de
l'ancienne monarchie. L'exil de quelques hommes dis-
tingués nous fait illusion. Notre mémoire nous retrace
M. de ChoiseulS environné des hommages d'amis géné-
reux, et l'exil nous semble une pompe triomphale. Mais
descendons dans des rangs plus obscurs, et transportons-
nous à d'autres époques. Nous verrons dans ces rangs
obscurs l'exil arrachant le père à ses enfants, l'époux à
sa femme, le commerçant à ses entreprises, forçant les
parents à interrompre l'éducation de leur famille ou à
la confier à des mains mercenaires, sépar.ant les amis de
leurs amis, troublant le vieillard dans ses habitudes,
l'homme industrieux dans ses spéculations, le talent
dans ses travaux. Nous verrons l'exil uni à la pauvreté,
le dénûment poursuivant la victime sur une terre in-
connue, les premiers besoins à satisfaire, les moindres
jouissances impossibles. Nous verrons l'exil uni à la
défaveur, entourant ceux qu'il frappe de soupçons et de
défiances, les précipitant dans une 'atmosphère de pro-
scription, les livrant tour à tour â la froideur du premier
étranger, à l'insolence du dernier agent. Nous verrons
l'exil glaçant toutes les affections dans leur source, la
fatigue enlevant à l'exilé l'ami qui le suivait, l'oubli lui
disputant les autres amis dont le souvenir représentait à
ses yeux sa patrie absente, l'égoïsme adoptant les accu-
sations pour apologies de Tindifférence, et le proscrit
1 . M. de Choîseul, ministre des affaires étrangères et de la
piKîrre, de 1758 à 1770, exild à Chanteloup en décembre 1770,
mort vn 1785.
46.
186 BENJAMIN CONSTANT.
■
délaissé s'efforçant en vain de retenir, au fond de son
âme solitaire, quelque imparfait vestige de sa vie passée.
Le gouvernement actuel est le premier de tous les
gouvernements de France qui ait renoncé formellement
à cette prérogative terrible, dans la constitution qu'il a
proposée^
L* absence du sentiment religieux favorise toutes les
prétentions de la tyrannie. Si les destinées de Tespèce
humaine sont livrées aux chances d'une fatalité maté-
rielle et aveugle, est-il étonnant que souvent elles dé-
pendent des plus ineptes, des plus féroces ou des plus
vifs des humains? Si les récompenses de la vertu, les
châtiments du crime ne sont que les illusions vaines
d'imaginations faibles et timides, pourquoi nous plaindre
lorsque le crime est récompensé, la vertu proscrite? Si
la vie n'est au fond qu'une apparition bizarre, sans ave-
nir comme sans passé, et tellement courte qu on la croi-
rait à peine réelle, à quoi bon s'immoler à des principes
dont l'application est au moins éloignée? Mieux vaut
profiter de chaque heure, incertain qu'on est de l'heure
qui suit, s'enivrer de chaque plaisir, tandis que le plai-
sir est possible, et, fermant les yeux sur l'abîme inévi-
table, camper et servir au lieu de combattre, se faire
maître, si Ton peut, ou, la place étant prise, esclave;
délateur pour n'être pas dénoncé, bourreau pour n'être
pas victime.
j4
*
L'époque où le sentiment religieux disparaît de l'âme
des hommes est toujours voisine de celle de leur asser-
1. Art. 61. Nul ne peut être poursuivi^ arrftté, détenu ni exilé,
que dans les cas prévus par la loi.
DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. 187
vissement. Des peuples religieux ont pu être esclaves,
aucun peuple irréligieux n'est demeuré libre.
La liberté ne peut s'établir, ne peut se conserver
que par le désintéressement, et toute morale étrangère
au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le
calcul. Pour défendre la liberté, on doit savoir immoler
sa vie, et qu'y a-t-il de plus que la vie, pour qui ne voit
au delà que le néant? Aussi, quand le despotisme se
rencontre avec l'absence du sentiment religieux, l'espèce
humaine se prosterne dans la poudre partout où la force
se déploie. Les hommes qui se disent éclairés cherchent
dans leur dédain pour tout ce qui tient aux idées reli-
gieuses un misérable dédommagement de leur esclavage.
L'on dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre
monde leur est une consolation de leur opprobre dans
celui-ci. L'esprit, le plus vil des instruments quand il
est séparé de la conscience, l'esprit, fler encore de sa
flexibilité misérable, vient se jouer avec élégance au
milieu de la dégradation générale. On rit de son propre
esclavage et de sa propre corruption sans être moins
esclave, sans être moins corrompu; et cette plaisanterie,
sans discernement comme sans bornes, espèce de ver-
tige d'une race abâtardie, est elle-même le syniî)tôme
ridicule d'une incurable dégénération.
L'on ne sait pas assez, malgré mille exemples, dans
combien d'égarements la servitude plonge les humains,
et que de douleurs elle leur impose. Il ne s'agit pas
seulement des peines positives, des dangers, des humi-
liations, des spoliations et des supplices; mais les facul-
tés inoccupées, les nobles dons de la nature condamnés
à languir stériles, à périr obscurs; la pensée et le senti-
mont refoulés sur l'ùme inaclive qu'ils oppressent; ce
souffle do mort qui glace lo monde intellectuel; ce vaste
linceul étendu par une main de fer sur la partie morale
188 - BEN/AMIN CONSTANT.
L
de toutes les existeaces qui ne soat pas dégradées : ce
sont Ik les maux véritables, d'autant plus cruels qu'il
faut les supporter en silence, et que les victimes igno-
rent, au milieu de Tunivers muet et morne, s'il est des
cœurs qui les plaignent, des esprits qui les comprennent
et qui leur répondent^.
1. Comparer avec ce chapitre le livre important et trop peu
connu aujourd'hui du savant Daunou : Essai sur les garanties in-
dividaelles^ Paris» 1819, 1 vol. in-8, — Laboulaye, VEtat et ses
limites, Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. Le Parti libéral et son
avenir^ du même auteur. — Charles de Hémusat, Politique libérale^
Paris, Lévy, 1 vol. in-8.
m
Il
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
Nous en sommes enfin venus à la seule idée raison-
nable relativement à la religion, celle de consacrer la
liberté des cultes sans restriction, sans privilège, sans
môme obliger les individus, pourvu qu'ils observent des
formes extérieures purement légales, à déclarer leur
assentiment en faveur d'un culte en particulier. Nous
avons évité l'écueil de cette intolérance civile, qu'on a
voulu substituer à l'intolérance religieuse proprement
dite, aujourd'hui que le progrès des idées s'oppose à
cette dernière. A l'appui de cette nouvelle espèce d'into-
1 . Nous engageons les lecteurs à comparer'ce chapitre de Ben-
jamin Constant avec la Préface que M. de Donald a placée en tête
de la Démonstration philosophique du principe constitutif des Socié'
tés : chez Benjamin Constant le sentiment religieux aboutit à la tolé-
rance; chez M. de Bonald la religion renfermée dans l'église aboutit
à la compression, a Faite pour la société et société elle-même, dit
M. de Bonald, la religion chrétienne a dû en revôtir fous les carac-
tères. L'idée de société renferme en elle le droit do juridiction, de
tribunal, de jugement, et par conséquent de mesures coactives et
répressives. Œuvres complètes de M. de Bonald, Paris, 1859,
gr. in-8. T. I, p. 35 et 3G. On verra parla comparaison des deux
écrivains combien est profond l'abîme qui sépare, sur les questions
n*ligicuses, les publicisles libéraux dos philosophes catholiques.
(Note de Véditeur,)
190 BENJAMIN CONSTANT. ' k
lérance, l'on a fréquemment cité Rousseau, qui chéris-
sait toutes les théories de la liberté, et qui a fourni des
prétextes à toutes les prétentions de la tyrannie.
« Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile,
« dont il appartient au souverain de fixer les articles,
« non pas précisément comme dogmes de religion, mais
« comme sentiments de sociabilité. Sans pouvoir obli-
« ger personne à croire à ces dogmes, il peut bannir de
« l'Etat quiconque ne les croit pas. Il peut le bannir,
« non comme impie, mais comme insociable ^. » Qu'est-
ce queTEtat, décidant des sentiments qu'il faut adopter?
Que m'importe que le souverain ne m'oblige pas à croire,
s'il me punit de ce que je ne crois pas? Que m'importe
qu'il ne me frappe pas comme impie, s'il me frappe
comme insociable? Que m'importe que l'autorité s'abs-
tienne des subtilités de la théologie, si elle se perd dans
une morale hypothétique, non moins subtile, non moins
étrangère à sa juridiction naturelle?
Je ne connais aucun système de servitude, qui ait
consacré des erreurs plus funestes que Féternelle méta-
physique du Contrat social.
L'intolérance civile est aussi dangereuse, plus ab-
surde, et surtout plus injuste que l'intolérance reli-
gieuse. Elle est aussi dangereuse, puisqu'elle a les
1. Rousseau^ Contrat socîaly liv. iv, chap. viii. Il ajoute : que
si quelqu^un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes ^
se conduit comme ne les croyant pas, qu*il soit puni de mort; il a
commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois. Mais
celui qui a le malheur de ne pas croire ces dogmes ne peut avouer
ses doutes sans s'exposer au bannissement; et si ses afTeclions le
retiennent, s'il a une famille, une femme, des enfants qu'il hé-
site à quitter pour se précipiter dans Texil, n'est-ce pas vous, vous
seul qui le forcez à ce que vous appelez le plus grand des crimes, au
mensonge devant les lois? Je dirai, du reste, que, dans cette cir-
constance, ce mensonge me paraît loin d'être un crime. Quand de
prétendues lois n'exigent de nous la vérité que pour nous proscrire,
nous ne leur devons pas la vérité.
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 191
mêmes résultats sous un autre prétexte; elle est plus
absurde, puisqu'elle n'est pas motivée sur la convic-
tion ; elle est plus injuste, puisque le mal qu'elle cause
n'est pas pour elle un devoir, mais un calcul.^
L'intolérance civile emprunte mille formes et se réfu-
gie de poste en poste pour se dérober au raisonnement.
Vaincue sur le principe, elle dispute sur l'application.
On a vu des hommes, persécutés depuis près de trente
siècles, dire au gouvernement qui les relevait de leur
longue proscription, que s'il était nécessaire qu'il y eût
dans un État plusieurs religions positives, il ne l'était
pas moins d'empêcher que les sectes tolérées ne produi-
sissent, en se subdivisant, de nouvelles sectes^ Mais
chaque secte tolérée n'est-elle pas elle-même une subdi-
vision d'une secte ancienne? A quel titre contesterait-
elle aux générations futures les droits qu'elle a récla-
més contre les générations passées?
L'on a prétendu qu'aucune des églises reconnues ne
pouvait changer ses dogmes sans le consentement de
l'autorité. Mais si par hasard ces dogmes venaient à être
rejetés par la majorité de la communauté religieuse,
l'autorité pourrait-elle l'astreindre à les professer? Or,
en fait d'opinion, les droits de la majorité et ceux delà
minorité sont les mômes.
On conçoit l'intolérance, lorsqu'elle impose à tous une
seule profession de foi ; elle est au moins conséquente.
Elle peut croire qu'elle retient les hommes dans le sanc-
tuaire de la vérité; mais lorsque deux opinions sont
permises, comme l'une des deux est nécessairement
fausse, autoriser le gouvernement à forcer les individus
de l'une et de l'autre à rester attachés à l'opinion de
leur secte, ou les sectes à ne jamais changer d'opinion,
1. DUcours de* Juif 9 au gouvernement françaù*
:^
vC.
192 BENJAMIN CONSTANT.
c*est l'autoriser formellement à prêter son assistance à
Terreur.
La liberté complète et entière de tous les cultes est
aussi favorable à la religion que conforme à la jus-
tice.
Si la religion avait toujours été parfaitement libre,
elle n'aurait, je le pense, été jamais qu'un objet de
respect et d'amour ^ L'on ne concevrait guère le fana-
tisme bizarre qui rendrait la religion en elle-même un
objet de haine ou de malveillance. Ce recours d'un
être malheureux à un être juste , d'un être faible à
un être bon, me semble ne devoir exciter, dans ceux
mêmes qui le considèrent comme chimérique, que Tinté-
rôt et la sympathie. Celui qui regarde comme des erreurs
toutes les espérances de la religion doit être plus pro-
fondément ému que tout autre de ce concert universel
de tous les êtres souffrants, de ces demandes de la dou-
leur s'élaoçant vers un ciel d'airain, de tous les coins de
la terre, pour rester sans réponse, et de l'illusion se-
1. Depuis le jour où Constantin a uni l'Église et TÉtat, c'est au
nom de l'Évangile qu'on a étoufTé les consciences, tué, exilé, per-
sécuté des millions d'hommes. On a versé plus de sang au nom de
la religion que de la politique. Si T Eglise et l'Élat n'avaient pas
mêlé leurs intérêts et leurs passions, si le prince n'avait pas prêté
ses bourreaux au prêtre, la chrétienté aurait-elle jamais vu de pa-
reils crimes? Ces violences, qui ont déshonoré et affaibli la reli-
gion, ont-eUes au moins scellé l'union de l'Eglise et l'Etat: Non,
cet antique mariage n'a été qu'une discorde perpétuelle. L'Eglise
a mis les princes en tutelle; les princes, à leur tour, ont asservi
TEglise; les papes ont déposé les empereurs, les rois ont chassé et
emprisonné les évêques; depuis trois siècles il .'ne s'est point passé
vingt ans en France sans que le clergé et l'Etat n'aient été en
guerre. Le règne de Louis XIV, aussi bien que celui de Napoléon,
est rempli de ces misérables querelles. Quand l'Eglise ne domine
pas, elle crie à l'oppression ; quand le prince trouve devant lu! la
conscience qui ])rote8tc, il crie h la révolte. Voilà ce (jue nous ap-
prend une expérience de quinze siècles. Cette expérience est une
condamnation. M. Laboulaye^ le Parti libéral, p. 45.
DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 193
courable qui prend pour UDe réponse le bruit confus
(le tant de prières^ répétées au loin dans les airs.
Les causes de nos peines sont nombreuses. L'autorité
peut nous proscrire, le mensonge nous calomnier; les
liens d'une société toute factice nous blessent; la nature
inflexible nous frappe dans ce que nous chérissons; la
vieillesse s'avance vers nous, époque sombre et solen-
nelle où les objets s'obscurcissent et semblent se retirer,
et où je ne sais quoi de froid et de terne se répand sur
tout ce qui nous entoure.
Contre tant de douleurs, nous cherchons partout des
consolations, et toutes nos consolations durables sont
religieuses. Lorsque les hommes nous persécutent, nous
nous créons je ne sais quel recours par delà les hommes.
Lorsque nous voyons s'évanouir nos espérances les plus
chéries, la justice, la liberté, la patrie, nous nous flat-
tons qu'il existe quelque part un être qui nous saura
gré d'avoir été fldèles, malgré notre siècle, à la justice,
à la liberté, à la patrie. Quand nous regrettons un objet
aimé, nous jettons un pont sur l'abîme, et le traversons
par la pensée. Enfin, quand la vie nous échappe, nous
nous élançons vers une autre vie. Ainsi la religion est,
de son essence, la compagne fidèle, l'ingénieuse et in-
fatigable amie de l'infortuné.
Ce n'est pas tout. Consolatrice du malheur, la religion
est, en même temps, de toutes nos émotions, la plus
naturelle. Toutes nos sensations physiques, tous nos
sentiments moraux, la font renaître dans nos cœurs à
notre insu. Tout ce qui nous paraît sans bornes, et
produit en nous la notion de l'immensité, la vue du
ciel, le silence de la nuit, la vaste étendue des mers,
tout ce qui nous conduit à l'attendrissement ou à l'en-
thousiasme, la conscience d'une action vertueuse, d'un
généreux sacrifice, d'un danger bravé courageusement,
i
194 BENJAMIN CONSTANT.
de la douleur d'autrui secourue ou soulagée, tout ce
qui soulève au fond de notre âme les éléments primitifs
de notre nature, le mépris du vice, la haine de la tyran-
nie, nourrit le sentiment religieux.
Ce sentiment tient de près à toutes les passions nobles,
délicates et profondes: comme toutes ces passions, il a
quelque chose de mystérieux; caria raison commune ne
peut expliquer aucune de ces passions d'une manière
satisfaisante. L'amour, cette préférence exclusive pour
UD objet dont nous avions pu nous passer longtemps,
et auquel tant d'autres ressemblent, le besoin de la
gloire, cette soif d'une célébrité qui doit se prolonger
après nous, la jouissance que nous trouvons dans le
dévouement, jouissance contraire à Tinstinct habituel
de notre égoïsme, la mélancolie, cette tristesse sans
cause, au fond de laquelle est un plaisir que nous ne
saurions analyser, mille autres sensations qu'on ne peut
décrire, et qui nous remplissent d'impressions vagues
et d'émotions confuses, sont inexplicables pour la ri-
gueur du raisonnement: elles ont toutes de Taffinité
avec le sentiment religieux. Toutes ces choses sont fa-
vorables au développement de la morale : elles font
sortir l'homme du cercle étroit de ses intérêts; çlles
rendent à l'âme cette élasticité, cette délicatesse, cette
exaltation qu'étouffe l'habitude de la vie commune et
des calculs qu'elle nécessite. L'amour est la plus mé-
langée de ces passions, parce qu'il a pour but une jouis-
sance déterminée, que ce but est près de nous, et qu'il
aboutit à Tégoisme. Le sentiment religieux, par la rai-
son contraire, est de toutes ces passions la plus pure.
Il ne fuit point avec la jeunesse; il se fortifie quelque-
fois dans l'âge avancé, comme si le ciel nous l'avait
donné pour consoler l'époque la plus dépouillée de no-
tre vie.
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 195
Un homme de génie disait que la vue de l'Apollon du
Belvôdôre ou d'un tableau de Raphaël le rendait meil-
leur. En effet, il y a dans la contemplation du beau, en
tout genre, quelque chose qui nous détache de nous-
mêmes, en nous faisant sentir que la perfection vaut
mieux que nous , et qui par cette conviction, nous
inspirant un désintéressement momentané, réveille en
nous la puissance du sacrifice, qui est la source de toute
vertu. Il y a dansTémotion, quelle qu'en soit la cause,
quelque chose qui fait circuler notre sang plus vite, qui
nous procure une sorte de bien-être, qui double le sen-
timent de notre existence et de nos forces, et qui par là
nous rend susceptible d'une générosité, d'un courage,
d'une sympathie au-dessus de notre disposition habi-
tuelle. L'homme corrompu lui-môme est meilleur lors-
qu'il rst ému, et aussi longtemps qu'il est ému.
Je ne veux point dire que l'absence du sentiment re-
ligieux prouve dans tout individu l'absence de morale.
Il y a des hommes dont l'esprit est la partie principale,
et nepeut céder qu'à une évidence complète. Ces hommes
sont d'ordinaire livrés à des méditations profondes, et
préservés de la plupart des tentations corruptrices par
les jouissances de l'étude ou l'habitude de la pensée :
ils sont capables par conséquent d'une moralité scrupu-
leuse; mais dans la foule des hommes vulgaires, l'ab-
sence du sentiment religieux, ne tenant point à de pa-
roiltes causes, annonce le plus souvent, je le pense, un
cœur aride, un esprit frivole, une âme absorbée dans
des intérêts petits et ignobles, une grande stérilité d'ima-
gination. J'excepte le cas où la persécution aurait irrité
ces hommes. L'effet de la persécution est de révolter
contre ce qu'elle commande, et il peut arriver alors que
des hommes sensibles, mais fiers, indignés d'une reli-
gion qu'on leur impose, rejettent sans examen tout ce
1Ô6 BENJAMIN CONSTANT.
qui tient h la religion; mais cette exception, qui est de
circonstance, ne change rien à la thèse générale.
Je n'aurais pas mauvaise opinion d'un homme éclairé,
si on me le présentait comme étranger au sentiment
religieux; mais un peuple, incapable de ce sentiment,
me paraîtrait priyé d'une faculté précieuse et déshérité
par la nature. Si Ton m'accusait ici de ne pas déflnir
d'une manière assez précise le sentiment religieux, je
demanderais comment on définit avec précision cette
partie vague et profonde de nos sensations morales, qui
par sa nature même défie tous les e£forts du langage.
Gomment définirez-vous l'impression d'une nuit obscure,
d'une antique forêt, du vent qui gémit à travers des
ruines ou sur des tombeaux, de l'océan qui se prolonge
au delà des regards? Comment déûnirez-vous l'émotion
que vous causent les chants d'Ossian, l'église de Saint-
Pierre, la méditation de la mort, l'harmonie des sons
ou celle des formes 1 Comment définirez-vous la rêverie,
ce frémissement intérieur de Tâme, où viennent se ras-
sembler et comme se perdre, dans une confusion mys-
térieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée?
Il y a de la religion au fond de toutes ces choses. Tout
ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est
noble, participe de la religion.
Elle est le centre commun où se réunissent, au-dessus
de l'action du temps et de la portée du vice, toutes les
idées de justice, d'amour, de liberté, de pitié, qui, dans
ce monde d'un jour, composent la dignité de l'espèce
humaine; elle est la tradition permanente de tout ce qui
est beau, grand et bon à travers l'avilissement et l'ini-
quité des siècles, la voix étemelle qui répond à la vertu
dans sa langue, l'appel du présent à l'avenir, de la terre
au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans
toutes les situations, la dernière espérance de l'innocence
DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 197
qu'on immole et de Ja faiblesse que Ton foule aux
pieds.
D'où vient donc que cette alliée constante, cet appui
nécessaire, cette lueur unique au milieu des ténèbres
qui nous environnent, a, dans tous les siècles, été en
butte à des attaques fréquentes et acharnées? D'où vient
que la classe qui s'en est déclarée l'ennemie a presque
toujours été la plus éclairée, la plus indépendante et la
plus instruite? C'est qu'on a dénaturé la religion ; l'on a
poursuivi l'homme dans ce dernier asile, dans ce sanc-
tuaire intime de son existence : la religion s'est trans-
formée entre les mains de l'autorité en institution me-
naçante. Après avoir créé la plupart et les plus poignantes
de nos douleurs, le pouvoir a prétendu commander à
l'homme jusque dans ses consolations. La religion dog-
matique, puissance hostile et persécutrice, a voulu sou-
mettre à son joug l'imagination dans ses conjectures, et
le cœur dans ses besoins. Elle est devenue un fléau plus
terrible que ceux qu'elle était destinée à faire oublier.
De là, dans tous les siècles où les hommes ont ré-
clamé leur indépendance morale, cette résistance à la
religion, qui a paru dirigée contre la plus douce des
affections, et qui ne l'était en effet que contre la plus
oppressive des tyrannies. L'intolérance, en plaçant la
force du côté de la foi, a placé le courage du côté du
doute : la fureur des croyants a exalté la vanité des in-
crédules, et l'homme est arrivé de la sorte à se faire un
mérite d'un système qu'il eût naturellement dû considé-
rer comme un malheur. La persécution provoque la ré-
sistance. L'autorité, menaçant une opinion quelle qu'elle
soit, excite à la manifestation de cette opinion tous les
esprits qui ont quelque valeur. Il y a dans l'homme un
principe de révolte contre toute contrainte intellectuelle.
Ce principe peut aller jusqu'à la fureur; il peut être
47.
198 BENJAMIN CONSTANT.
la cause de beaucoup de crimes; mais il tient à tout ce J|
qu'il y a de noble au fond de notre âme.
Je me suis senti souvent frappé de tristesse et d'éton-
nement en lisant le fameux Système de la Nature \ Ce
long achanieraent d'un vieillard à fermer devant lui tout
avenir, cette inexplicable soif de la destruction, cette
haine aveugle et presque féroce contre une idée douce
et consolante, me paraissaient un bizarre délire ; mais
je le concevais toutefois en me rappelant les dangers
dont Tautorité entourait cet écrivain. De tout temps on
a troublé la réflexion des hommes irréligieux : ils n*ont
jamais eu le temps ou la liberté de considérer à loisir
leur propre opinion ; elle a toujours été pour eux une
propriété qu'on voulait leur ravir : ils ont songé moins
à l'approfondir qu'à la justifier ou à la défendre. Mais
laissez-les en paix : ils jetteront bientôt un triste regard
sur le monde, qu'ils ont dépeuplé de Tintelligence et de
la bonté suprême ; ils s'étonneront eux-mêmes de leur
victoire : l'agitation de la lutte, la soif de reconquérir le
droit d'examen, toutes ces causes d'exaltation ne les
soutiendront plus ; leur imagination , naguère toute
occupée du succès, se retournera désœuvrée et comme
déserte sur elle-même; ils verront l'homme seul sur une
terre qui doit l'engloutir. L'univers est sans vie : des
générations passagères, fortuites, isolées, y paraissent,
souffrent, meurent ; nul lien n'existe entre ces généra-
l. Le Système de la nature esl l'œuvre du baron d'Holbach, pa-
tron des Encyclopédistes. Ce livre, qui eut un moment de célébrité,
a pour objet de prouver que « Tathéisme est le seul système qui
« puisse conduire Thomme à la liberté, au bonheur et à la vertu. »
Voltaire disait que la physique de l'auteur était absurbe, sa logique
fausse, et sa morale abominable. La postérité en a jugé comme
Voltaire, et ce livre, que le parlement condamnait en 1770 à être
brûlé par la main du bourreau, est aujourd'hui complètement
oublié. (Note de M, Laboulaye.)
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 199
tions, dont le partage est ici la douleur, plus loin le néant.
Toute communication est rompue entre le passé, le pré-
sent et l'avenir : aucune voix ne se prolonge des races
qui ne sont plus aux races vivantes, et la voix des races
vivantes doit s'abîmer un jour dans le môme silence
éternel. Qui ne sent que, si Tincrôdulité n'avait pas ren-
contré rintolérance, ce qu'il y a de décourageant dans
ce système aurait agi sur l'âme de ses sectateurs, de
manière à les retenir au moins dans Tapathie et dans le
silence?
Je le répète. Aussi longtemps que l'autorité laissera
la religion parfaitement indépendante, nul n'aura inté-
rêt d'attaquer la religion ; la pensée môme n'en viendra
pas; mais si l'autorité prétend la défendre, si elle veut
surtout s'en faire une alliée, l'indépendance intellec-
tuelle ne tardera pas à Tattaquer.
De quelque manière qu'un gouvernement intervienne
dans ce qui a rapport à la religion, il fait du mal.
Il fait du mal, lorsqu'il veut maintenir la religion
contre l'esprit d'examen, car l'autorité ne peut agir sur
la conviction; elle n'agit que sur l'intérêt. En n'accor-
dant ses faveurs qu'aux hommes qui professent les opi-
nions consacrées, que gagne-t-elle? d'écarter ceux qui
avouent leur pensée, ceux qui par conséquent ont au
moins de la franchise. Les autres, par un facile men-
songe, savent éluder ses précautions; elles atteignent
les hommes scrupuleux, elles sont sans force contre
ceux qui sont ou deviennent corrompus.
Quelles sont d'ailleurs les ressources d'un gouverne-
ment pour favoriser une opinion? Gonfiera-t-il exclu-
sivement à ses sectateurs les fonctions importantes de
ri^tat? mais les individus repoussés s'irriteront de la
préférence. Fera-t-il écrire ou parler pour l'opinion
qu'il protège? d'autres écriront ou parleront dans un
- AM
200 BENJAMIN CONSTANT. ■^.
sens contraire. Restreiodra-t-il la liberté des écrits, des
paroles, (le Tôloquence, du raisonnement, de Tirome
môme ou de la déclamation? Le voilà dans une carrière
nouvelle : il ne s'occupe plus à favoriser ou à con-
vaincre, mais à étouffer ou à punir; pense-t-il que ses
lois pourront saisir toutes les nuances et se graduer en
proportion? Ses mesures répressives seront-elles dou-
ces? on les bravera, elles ne feront qu'aigrir sans inti-
mider. Seront-elles sévères? le voilà persécuteur. Une
fois sur cette pente glissante et rapide, il chercbe en
vain à s'arrêter.
Mais ses persécutions mômes, quel succès pourrait-il
en espérer? Aucun roi, que je pense, ne fut entouré de
plus de prestiges que Louis XIV. L'honneur, la vanité,
la mode, la mode toute-puissante, s'étaient placés, sous
son règne, dans l'obéissance. Il prêtait à la religion
l'appui du trône et celui de son exemple. Il attachait le
salut de son àme au maintien des pratiques les plus
rigides, et il avait persuadé à ses courtisans que le salut
de l'àme du roi était d'une particulière importance.
Cependant, malgré sa sollicitude toujours croissante,
malgré l'austérité d'une vieille cour, malgré le sou-
venir de cinquante années de gloire, le doute se glissa
dans les esprits, même avant sa mort. Nous voyons,
dans les mémoires du temps, des lettres interceptées,
écrites par des flatteurs assidus de Louis XIV, et offen-
santes également, nous dit madame de Maintenon, à
Dieu et au roi. Le roi mourut. L'impulsion philoso-
pliique renversa toutes les digues; le raisonnement se
dédommagea de la contrainte qu'il avait impatiemment
supportée, et le résultat d'une longue compression fut
l'incrédulité poussée à l'excès.
L'autorité ne fait pas moins de mal et n'est pas
moins impuissante, lorsque, au milieu d'un siècle scep-
DE LA LIBERTE RELIGIEUSE. 201
tique , elle veut rétablir la religion. La religion doit
se rétablir seule par le besoin que l'homme en a; et
quand on l'inquiète par des considérations étrangères,
on l'empêche de ressentir toute la force de ce besoin.
L'on dit, et je le pense, que la religion est dans la na-
ture ; il ne faut donc pas couvrir sa voix par celle de
l'autorité. L'intervention des gouvernements pour la
défense de la religion, quand l'opinion lui est défavo-
rable, a cet inconvénient particulier, que la religion
est défendue par des hommes qui n'y croient pas. Les
gouvernants sont soumis, comme les gouvernés, à la
marche des idées humaines ; lorsque le doute a pénétré
dans la partie élairée d'une nation, il se fait jour dans
le gouvernement môme. Or, dans tous les temps, les
opinions ou la vanité sont plus fortes que les intérêts.
C'est en vain que les dépositaires de l'autorité se disent
qu'il est de leur avantage de favoriser la religion; ils
peuvent déployer pour elle leur puissance, mais ils ne
sauraient s'astreindre à lui témoigner des égards. Ils
trouvent quelque jouissance à mettre le public dans la
confidence de leur arriére-pensée; ils craindraient de
paraître convaincus, de peur d'être pris pour des dupes.
Si leur première phrase est consacrée à commander la
crédulité, la seconde est destinée à reconquérir pour
eux les honneurs du doute, et l'on est mauvais mission-
naire, quand on veut se placer au-dessus de sa propre
profession de foi ^
Alors s'établit cet axiome, qu'il faut une religion au
peuple, axiome qui flatte la vanité de ceux qui le répè-
tent, parce qu'en le répétant, ils se séparent de ce peu-
ple auquel il faut une religion.
1. On remarquait cette tendance bien évidemment dans les
hommes en place, dans plusieurs de ceux mêmes qui étaient h iu
tôte de l't^j^Mise, sous l^ouis \V et sous Louis XVI.
202 BENJAMIN CONSTANT.
Cet axiome est faux par lui-même, en tant qu'il im-
plique que la religion est plus nécessaire aux classes
laborieuses de la société qu'aux classes oisives et opu-
lentes. Si la religion est nécessaire, elle Test également
à tous les hommes et à tous les degrés d'instructioD.
Les crimes des classes pauvres et peu éclairées ont des
caractères plus violents, plus terribles, mais plus faciles
en môme temps à découvrir et à réprimer. La loi les
entoure, elle les saisit, elle les comprime aisément,
parce que ces crimes la heurtent d'une manière directe.
La corruption des classes supérieures se nuance, se
diversifie, se dérobe aux lois positives, se joue de leur
esprit en éludant leurs formes, leur oppose d'ailleurs Je
crédit, rinfluence, le pouvoir.
Raisonnement bizarre ! le pauvre ne peut rien : il est
environné d'entraves ; il est garrotté par des liens de
toute espèce; il n'a ni protecteurs ni soutiens; il peut
commettre un crime isolé; mais tout s'arme contre loi
dès qu'il est coupable; il ne trouve dans ses juges, tirés
toujours d'une classe d'ennemis, aucun ménagement;
dans ses relations, impuissantes comme lui, aucune
chance d'impunité; sa conduite n'influe jamais sur Je
sort général de la société dont il fait partie , et c'est
contre lui seul que vous voulez la garantie mystérieuse
de la religion 1 Le riche, au contraire, est jugé par ses
pairs, par ses alliés; par des hommes sur qui rejaillis-
sent toujours plus ou moins les peines qu'ils lui infli-
gent. La société lui prodigue ses secours ; toutes les
chances matérielles et morales sont pour lui, parPeflet
seul de la richesse : il peut influer au loin, il pent
bouleverser ou corrompre; et c'est cet être pui53ant el
favorisé que vous voulez affranchir du joug qu'il vons
semble indispensable de faire peser sur un être faible
vi désarmé !
DE LA LIBBRTÉ RELiaiBUSB. S03
Je dis tout ceci dans Thypothèse ordinaire, que la
religion est surtout précieuse, comme fortifiant les lois
pénales; mais ce n'est pas mon opinion. Je place la
religion plus haut; je ne la considère point comme le
supplément de la potence et de la roue. Il y a une mo-
rale commune fondée sur le calcul, sur Tintérôt, sur la
sûreté, et qui peut à la rigueur se passer de la religion.
Elle peut s'en passer dans le riche, parce qu'il réflé-
chit; dans le pauvre, parce que la loi répouvante, et
que d'ailleurs, ses occupations étant tracées d'avance,
rhabitude d'un travail constant produit sur sa vie
Teffet de la réflexion. Mais malheur au peuple qui n'a
que cette morale commune 1 c'est pour créer une morale
plus élevée que la religion me semble désirable : je
l'invoque , non pour réprimer les crimes grossiers ,
mais pour ennoblir toutes les vertus.
Les défenseurs de la religion croient souvent faire
merveille en la représentant surtout comme utile : que
diraient -ils, si on leur démontrait qu'ils rendent le plus
mauvais service à la religion?
De même qu'en cherchant dans toutes les beautés de
la nature un but positif, un usage immédiat, une ap-
plication à la vie habituelle, on flétrit tout le charme
de ce magnifique ensemble; en prêtant sans cesse à la
religion une utilité vulgaire, on la met dans la dépen-
dance de celte utilité. Elle n'a plus qu'un rang secon-
daire, elle ne parait plus qu'un moyen, et par là même
elle est avilie.
L'axiome qu'il faut une religion au peuple est eu
outre tout ce qu'il y a de plus propre à détruire toute
religion. Le peuple est averti, par un instinct assez sûr,
de ce qui se passe sur sa tête. La cause de cet instinct
est la môme que celle de la pénétration des enfants, et
de toutes les classes dépeudantes. Leur intérêt les éclaire
i!9
H
i
.'Il
204 BENJAMIN CONSTANT.
sur la pensée secrète de ceux qui disposent de leur des-
tinée. On compte trop sur la bonhomie du peuple, lors-
qu'on espéré qu'il croira longtemps ce que ses chefa
refusent de croire. Tout le fruit de leur artifice, c'est
que le peuple, qui les voit incrédules, se détache de sa
religion, sans savoir pourquoi. Ce que Ton gagne en
prohibant l'examen, c'est d'empêcher le peuple d'être •
éclairé, mais non d'être impie. Il devient impie par
imitation; il traite la religion de chose niaise et de
duperie, et chacun la renvoie à ses inférieurs, qui, de
leur côté, s'empressent de la repousser encore plus bas..
Elle descend ainsi chaque jour plus dégradée ; elle est
moins menacée lorsqu'on Tattaque de toutes parts. Elle
peut alors se réfugier au fond des âmes sensibles. La
vanité ne craint pas de faire preuve de sottise et de
déroger en la respectant.
Qui le croirait! l'autorité fait du mal, même lors-
qu'elle veut soumettre à sa juridiction les principes de
la tolérance; car elle impose à la tolérance des formes
positives et fixes qui sont contraires à la nature. La
tolérance n'est autre chose que la liberté de tous les
cultes présents et futurs. L'empereur Joseph II voulut
établir la tolérance, et libéral dans ses vues, il com-
mença par faire dresser un vaste catalogue de toutes
les opinions religieuses, professées par ses sujets. Je ne
sais combien furent enregistrées, pour être admises au
bénéfice de sa protection. Qu'arriva-t-il? un culte qu'on
avait oublié vint à se montrer tout à coup, et Joseph II,
prince tolérant, lui dit qu'il était venu trop tard. Les
déistes de Bohême furent persécutés, vu leur date, et
le monarque philosophe se mit à la fois en hostilité
contre le Brabant qui réclamait la domination ex-
clusive du catholicisme, et contre les malheureux
Bohémiens, qui demandaient la liberté de leur opinion.
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 205
Cette tolérance limitée renferme une singulière erreur.
L'imagination seule peut satisfaire' aux besoins de
rimagination. Quand, dans un empire, vous auriez toléré
vingt religions, vous n'auriez rien fait encore pour les
sectateurs de la vingt et unième. Les gouvernements
qui s'imaginent laisser aux gouvernés une latitude
convenable, en leur permettant de choisir entre un
nombre fixe de croyances religieuses, ressemblent à ce
Français, qui, arrivé dans une ville d'Allemagne dont
les habitants voulaient apprendre l'italien, leur donnait
le choix entre le basque ou le bas-breton.
Cette multitude des sectes dont on s'épouvante est
ce qu'il y a pour la religion de plus salutaire; elle fait
que la religion ne cesse pas d'être un sentiment pour
devenir une simple forme, une habitude presque méca-
nique, qui se combine avec tous les vices, et quelque-
fois avec tous les crimes.
Quand la religion dégénère de la sorte, elle perd
toute son influence sur la morale; elle se loge, pour
ainsi dire, dans une case des têtes humaines, où elle
reste isolée de tout le reste de Texistence. Nous voyons
eu Italie la messe précéder le meurtre, la confession le
suivre, la pénitence l'absoudre, et l'homme, ainsi
délivré du remords, se préparer à des meurtres nou-
veaux.
Rien n'est plus simple. Pour empêcher la subdivision
des sectes, il faut empêcher que l'homme ne réfléchisse
sur sa religion; il faut donc empêcher qu'il ne s'en
occupe; il faut la réduire à des symboles que l'on ré-
pète, à des pratiques que l'on observe. Tout devient
extérieur; tout doit se faire sans examen; tout se fait
bientôt par là même sans intérêt et sans attention.
Je ne sais quels peuples mogols, astreints par leur
culte à des prières fréquentes, se sont persuadé que ce
18
206 BENJAMIN CONSTANT.
qu'il y avait d'agréable aux dieux, dans les prières,
c'était que l'air, frappé par le mouvement des lèvres,
leur prouvât sans cesse que Thomme s'occupait d'eux.
En conséquence ces peuples ont inventé de petits mou-
lins à prières, qui, agitant Tair d'une certaine façon,
entretiennent perpétuellement le mouvement désiré ; et
pendant que ces moulins tournent, chacun, persuadé
que les dieux sont satisfaits, vaque sans inquiétude à
ses affaires ou à ses plaisirs. La religion, chez plus d'une
nation européenne, m'a rappelé souvent les petits mou-
lins des peuples mogols.
La multiplication des sectes a pour la morale un
grand avantage. Toutes les sectes naissantes tendent k
se distinguer de celles dont elles se séparent par une
morale plus scrupuleuse, et souvent aussi la secte qui
voit s'opérer dans son sein une scission nouvelle, animée
d'une émulation recommandable, ne veut pas rester
dans ce genre en arrière des novateurs. Ainsi l'appari-
tion du protestantisme réforma les mœurs du clergé
catholique. Si l'autorité ne se mêlait point de la reli-
gion les sectes se multiplieraient à l'infini; chaque
congrégation nouvelle chercherait à prouver la bouté
de sa doctrine, par la pureté de ses mœurs : chaque
congrégation délaissée voudrait se défendre avec les
mêmes armes. De là résulterait une heureuse lutte où
l'on placerait le succès dans une moralité plus austère :
les mœurs s'amélioreraient sans efforts, par une impul-
sion naturelle et une honorable rivalité. C'est ce que
l'on peut remarquer en Amérique, et même en Ecosse
où la tolérance est loin d'être parfaite, mais où cepen-
dant le presbytérianisme s'est subdivisé en de nom-
breuses ramifications.
Jusqu'à présent la naissance des sectes, loin d'être
accompagnée de ces effets salutaires, a presque tou-
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 207
jours été marquée par des troubles et par des malheurs.
C'est que l'autorité s'en est mêlée. A sa voix, par son
action indiscrète, les moindres dissemblances jusques
alors innocentes et même utiles sont devenues des ger-
mes de discorde.
Frédéric Guillaume, le père du grand Frédéric,
étonné de ne pas voir régner dans la religion de ses
sujets la môme discipline que dans ses casernes, vou-
lut un jour réunir les luthériens et les réformés : il
retrancha de leurs formules respectives ce qui occa-
sionnait leurs dissentiments et leur ordonna d'être
d'accord. Jusqu'alors ces deux sectes avaient vécu sépa-
rées, mais dans une intelligence parfaite. Condamnées
à Tunion , elles commencèrent aussitôt une guerre
acharnée, s'attaquèrent entre elles, et résistèrent à Tau-
torité. A la mort de son père, Frédéric II monta sur le
trône; il laissa toutes les opinions libres; les deux
sectes se combattirent sans attirer ses regards; elles
parlèrent sans être écoutées ; Bientôt elles perdirent
l'espoir du succès et Tirritation de la crainte; elles se
turent, les différences subsistèrent, et les dissensions
furent apaisées.
En s'opposant à la multiplication des sectes, les gou-
vernements méconnaissent leurs propres intérêts. Quand
les sectes sont très-nombreuses dans un pays, elles se
conti^'nnent mutuellement, et dispensent le souverain
de transiger avec aucune d'elles. Quand il n'y a qu'une
secte dominante , le pouvoir est obligé de recourir
à mille moyens pour n'avoir rien à en craindre. Quand
il n'y en a que deux ou trois, chacune étant assez formi-
dable pour menacer les autres, il faut une surveillance,
une répression non interrompue. Singulier expédient!
vous voulez, dites-vous, maintenir la paix, et pour cet
effet vous empêchez les opinions de se subdiviser de
208 BENJAMIN CONSTANT. S
maniôrc à partager les hommes en petites réanions
faibles ou imperceptibles, et vous constituez trois ou
quatre grands corps ennemis que vous mettez en pré-
sence, et qui, grâces aux soins que vous prenez de les
conserver nombreux et puissants, sont prêts à s'attaquer
au premier signal.
Telles sont les conséquences de Pintolérance reli-
gieuse : mais Tintolérance irréligieuse n'est pas moins
funeste.
L'autorité ne doit jamais proscrire une religion, môme
quand elle la croit dangereuse. Qu'elle punisse les ac-
tions coupables qu*une religion fait commettre, non
comme actions religieuses, mais comme actions cou-
pables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si
elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un
devoir, et si elle voulait remonter jusqu'à l'opinion qui
en est la source, elle s'engagerait dans un labyrinthe
de vexations et d'iniquités, qui n'aurait plus de terme.
Le seul moyen d'affaiblir une opinion, c'est d'établir le
libre examen. Or, qui dit examen libre, dit éloignement
de toute espèce d'autorité, absence de toute interven-
tion collective : l'examen est essentiellement indivi-
duel.
Pour que la persécution, qui naturellement révolte
les esprits et les rattache à la croyance persécutée, par-
vienne au contraire à détruire cette croyance, il faut
dépraver les âmes, et l'on ne porte pas seulement at-
teinte à la religion qu'on veut détruire, mais à tout sen-
timent de morale et de vertu. Pour persuader à un
homme de mépriser ou d'abandonner un de ses sem-
blables, malheureux à cause d'une opinion, pour l'en-
gager à quitter aujourd'hui la doctrine qu'il professait
hier, parce que tout à coup elle est menacée, il faut
étouffer en lui toute justice et toute fierté.
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 209
liorner, comme on Ta fait souvent parmi nous, les
mesures de rigueur aux ministres d'une religion, c'est
tracer une limite illusoire. Ces mesures atteignent
bientôt tous ceux qui professent la môme doctrine, et
elles atteignent ensuite tous ceux qui plaignent le mal-
heur des opprimés. « Qu'on ne me dise pas, disait
« M. de Clcrmont-Tonnerre, en 1791, et l'événement
« a doublement justifié sa prédiction, qu'on ne me dise
« pas, qu'en poursuivant à outrance les prêtres qu'on
« appelle réfractaires, on éteindra toute opposition;
« j'espère le contraire, et je l'espère par estime pour
« la nation française : car toute nation qui cède à la
« force, en matière de conscience, est une nation telle-
« ment vile, tellement corrompue, que l'on n'en peut
a rien espérer ni en raison, ni en liberté ^. »
La superstition n'est funeste que lorsqu'on la protège
ou qu'on la menace : no l'irritez pas par des injustices ;
ôtez-lui seulement tout moyen de nuire par des ac-
tions, elle deviendra d'abord une passion innocente, et
s'éteindra bientôt, faute de pouvoir intéresser par ses
fîouffrances, ou dominer par l'alliance de Tautorité.
Erreur ou vérité, la pensée de rhoinme est sa pro-
priété la plus sacrée; erreur ou vérité, les tyrans sont
également coupables lorsqu'ils l'attaquent. Celui qui
proscrit au nom de la philosophie la superstition spécu-
lative, celui qui proscrit au nom de Dieu la raison indé-
pendante, méritent également l'exécration des hommes
de bien.
Qu'il me soit permis de citer encore, en finissant,
M. de Clermont-Tonnerre. On ne l'accusera pas de prin-
cipes exagérés. Bien qu'ami de la liberté, ou peut-
1 . Réjlpjtionx sur le fanatisme , n'imppiin(^<»ft dans les Oiiuvrex
cnmplMcs (liî SlaniMas <lc Clerniont-Tonnerre, Pari!*, an III, t. IV,
l)af:e 98.
18.
210 BENJAMIN CONSTANT.
être parce qu'il était ami de la liberté, il fut presque
toujours repoussé des deux partis dans rassemblée
coQStituante ; il est mort victime de sa modération ^ :
son opinion, je pense, paraîtra de quelque poids.
« La religion et l'État, disait-ii, sont deux choses
« parfaitement distinctes, parfaitement séparées, dont
f( la réunion ne peut que dénaturer l'une et Tautre.
« L'homme a des relations avec son Créateur; il se
« fait ou il reçoit telles ou telles idées sur ces rela-
ie tions; on appelle ce système d'idées : religion. La
« religion de chacun est donc Topinion que chacun a
« de ses relations avec Dieu. L'opinion de chaque
« homme étant libre, il peut prendre ou ne pas prendre
« telle religion. L'opinion de la minorité ne peut jamais
« être assujettie à celle de la majorité; aucune opinion
ft ne peut donc être commandée par le pacte social. La
c( religion est de tous les temps , de tous les lieux,
« de tous les gouvernements; son sanctuaire est dans
« la conscience de l'homme, et la conscience est la
« seule faculté que l'homme ne puisse jamais sacrifier
« à une convention sociale. Le corps social ne doit
« commander aucun culte; il n'en doit repousser
« aucun ^ »
Mais de ce que l'autorité ne doit ni commander ni
proscrire aucun culte, il n'en résulte point qu'elle ne
doive pas les salarier; et ici notre constitution est en-
1. Stanislas de Clermont-Tonnerre, deux fois président de l'as-
semblée constituante, fut un des hommes les plus sincèrement libé-
raux et les plus éclairés de son temps. Son Analyse de la Constitu-
tion de 1791, ses discours sur les massacres d^ Avignon, attestent
son courage aussi bien que son talent. Il fut massacré le matin du
10 août 1792 par la populace, qui l'accusait d'avoir des armes
cachées dans sa maison. {Note de M. Laboulaye.)
2. Opinion sur la propriété des biens du clergé, novembre 1789,
réimprimée dans les Œuvres complètes, t. il, p. 75.
DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 211
rore restée fidèle aux véritables principes. Il n'est pas
bon de mettre dans Thomme la religion aux prises avec
Tintérôt pécuniaire. Obliger le citoyen à payer directe-
ment celui qui est, en quelque sorte, son interprète au-
près de Dieu qu'il adore, c'est lui offrir la chance d'un
profit immédiat s'il renonce à sa croyance; c'est lui
rendre onéreux des sentiments que les distractions du
monde pour les uns, et ses travaux pour les autres, ne
combattent déjà que trop. On a cru dire une chose phi-
losophique, en affirmant qu'il valait mieux défricher un
champ que payer un prêtre ou bâtir un temple; mais
qu'est-ce que bûtir un temple , payer un prêtre, sinon
reconnaître qu'il existe un être bon, juste et puissant,
avec lequel on est bien aise d'être en communication?
J'aime que l'Etat déclare, en salariant, je ne dis pas un
clergé, mais les prêtres de toutes les communions qui
sont un peu nombreuses, j'aime, dis-je, que l'État dé-
clare ainsi que cette communication n'est pas interrom-
pue, et que la terre n'a pas renié le ciel.
Les sectes naissantes n'ont pas besoin que la société
se charge de rentretien de leurs prêtres. Elles sont dans
toute la ferveur d'une opinion qui commence et d'une
conviction profonde. Mais dès qu'une secte est parvenue
à réunir autour de ses autels un nombre un peu consi-
dérable de membres de l'association générale , cette
association doit salarier la nouvelle église. En les sala-
riant toutes, le fardeau dwient égal pour tous, et au
lieu d'être un privilège, c'est une charge commune et
qui se répartit légalement.
Il en est de la religion comme des grandes routes :
j'aime que l'État les entretienne, pourvu qu'il laisse à
chacun le droit de préférer les sentiers.
111
PE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.
Tous les hommes éclairés semblent être convaincus
qu'il faut accorder une liberté entière et l'exem-
ption de toute censure aux ouvrages d'une certaine
étendue. Leur composition exigeant du temps, leur
achat, de l'aisance, leur lecture , de l'attention , ils
ne sauraient produire ces effets populaires qu'on redoute,
à cause de leur rapidité et de leur violence. Mais les
Pamphlets^ les Brochures^ les Journaux surtout, se rédi-
gent plus vite : on se les procure à moins de frais ; ils
sont d'un effet plus immédiat; on croit cet effet plus
formidable. Je me propose de démontrer qu'il est de
l'intérêt du gouvernement de laisser même aux écrits de
cette nature une liberté complète : j'entends par ce mot
la faculté accordée aux écrivains de faire imprimer leurs
écrits sans aucune censure préalable*. Cette faculté
1. La censure préalable établie sous la Restauration était un legs
de Tancienne monarchie. Jusqu'en 1789, la pensée comme la
croyance fut tenue dans un complet état de subordination. Tout en
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 213
t point la répression des délits dont la presse
re rinstrument. Les lois doivent prononcer dos
contre la calomnie, la provocation à la ré-
en un mot, contre tous les abus qui peuvent
r de la manifestation des opinions. Ces lois ne
; point à la liberté; elles la garantissent au con-
Sans elles, aucune liberté ne peut exister.
lis envie de restreindre mes observations aux
an seuls et de ne point parler des pamphlets; car
e des choses plaidera bientôt en faveur de ces der-
ilus éloquemment que je ne pourrais le faire. On
it assurément pas renouveler un espionnage qui
rait les pouvoirs, compromettrait la dignité, con-
ait les intentions équitables d'un gouvernement
t éclairé. On veut encore moins faire succéder à
âonnage des actes de rigueur, qui, disproportion-
x délits, révolteraient tout sentiment de justice,
rant favorables aux proférés de rinstriiclion, el trùs-sonsiblcs
ire de la littérature nationale, les rois ne favorisaient Tin-
n et les lettres qu'à la condition expresse qu'elles seraient
liiques et catholiques. Après avoir encouragé la propagation
primerie, les roia s'effrayèrent de ce nouvel instrument de
inde, et les édils de 1565, 1571,1612,1727, 17;J7, 1781,
it en principe que nul dans le royaume ne pouvait publier
e sans en avoir obtenu Tautorisation et l'avoir fait examiner,
ivains, les imprimeurs et les libraires furent quelquefois as-
aux plus grands criminels, et la déclaration du 16 avril
idicta la peine de mort contre les imprimeurs qui publiaient
'88 contraires à la religion, propres à émouvoir les esprits, à
• atteinte à l'autorité royale et à troubler l'ordre public,
'emières protestations contre le système de compression à
ce datent en France des premières années du seizième siècle
écrivains protestants. Elles se reproduisent avec une extrême
e au dix-huitième siècle, et se formulent dans les cahiers des
?^néraux, sous le nom nouveau de Liberté de la presse. Le
seul se montra hosliloà cette liberté, les deux autres ordres
lamèrent avec insistance. Voir Cahiers des Etats généraux^
1866, t. II, à la table au mol Liberté de la presse.
{Note de Véditeur,)
214 BENJAMIN CONSTANT.
lit entoureraient d'un intérêt général les plus coupables
comme les plus innocents. Il est également impossible,
aujourd'hui que le système continental est détruit et que
la France a cessé d'être une lie inabordable aux autres
peuples européens, d'empêcher que les brochures dont
on interdirait l'impression en France n'y pénétrassent
de Tétranger. La grande confraternité de la civilisation
est rétablie; des voyageurs nombreux accourent déjà
pour jouir de la liberté, de la sûreté, des avantages de
tout genre qui nous sont rendus. Les arrôtera-t-on sur
la frontière? Mettra-t-on sous le séquestre les livres
qu'ils auront apportés pour leur usage? Sans ces pré-
cautions, toutes les autres seront inutiles. Les livres
ainsi apportés seront à la disposition des amis du pro-
priétaire et des amis de ses amis. Or, l'intérêt spéculera
bientôt sur la curiosité générale. Des colporteurs de
brochures interdites se glisseront en France sous le
costume de voyageurs. Des communications secrètes
s'établiront. Toutes les fois qu'une chance de gain se
présente, l'industrie s'en empare, et, sous tout gouver-
nement qui n'est pas une tyrannie complète, l'industrie
est invincible.
On se flatterait en vain de voir les brochures moins
multipliées et moins répandues, parce qu'elles n'arrive-
raient que par occasion, et par là même à un plus petit
nombre d'exemplaires et à plus de frais. Nous devrons
sûrement bientôt aux mesures du gouvernement, et à la
coopération de ces corps qui ont repris une noble et
nécessaire indépendance, un accroissement d'aisance
pour toutes les classes. Celle qui a l'habitude et le besoin
de lire pourra consacrer une plus grande partie de son
superflu à satisfaire sa curiosité. La prospérité même
de la France tournera ainsi contre les mesures prohibi-
tives, si Ton veut persister dans le système prohibitif.
DE LA LIBERTÉ D^ LÀ PRESSE. 215
A mesure que le gouvernement parviendra, par ses ef-
forts soutenus, à réparer les maux de nos agitations
prolongées, l'on se trouvera, pour la richesse indivi-
duelle, plus voisin de la situation où l'on était en 1788,
Or, à cette époque, malgré la censure et toutes les sur-
veillances, la France était inondée de brochures prohi-
bées. Gomment la même chose n'arriverait-elle pas
aujourd'hui? Certainement les restrictions qu'on veut
imposer à la liberté de la presse ne seront pas, après les
promesses du monarque, plus sévères qu'elles ne Tétaient
quand on proscrivait Bélisaire et qu'on décrétait l'abbé
Raynal de prise de corps; et si le gouvernement ancien,
avec l'usage autorisé de l'arbitraire, n'a rien pu em-
pêcher, notre gouvernement constitutionnel, scrupuleux
observateur des engagements qu'il a contractés, n'at-
teindrait pas, avec des moyens cent fois plus restreints,
un but que des moyens illimités n'ont jamais pu attein-
dre. On se tromperait également, si l'on espérait que les
brochures illicites, étant imprimées dans l'étranger,
n'arriveraient la plupart du temps en France, qu'après
l'époque où elles auraient pu faire du mal. Il y aurait
des imprimeries clandestines au sein de Paris même. Il
y en avait jadis : elles n'ont cessé que sous le despo-
tisme qui s'est exercé successivement au nom de tous et
au nom d'un seul : sous une autorité limitée, elles re-
naîtront. Des peines modérées seront impuissantes, des
peines excessives impossibles.
J'invoquerais avec confiance le témoignage de ceux
qui , depuis deux mois , sont chargés de cette partie
de l'administration, qu'on rend si épineuse, quand elle
pourrait être si simple; je l'invoquerais, dis-je, avec
confiance, si ces dépositaires de l'autorité pouvaient
s'expliquer dans leur propre cause. Ils diraient tous,
d'après leur expérience, qu'enfuit de liberté delà presse,
21U BENJAMIN CONSTANT.
il faut permettre ou fusiller. Un gouvernement consti-
tutionnel ne pourrait pas fusiller quand il le voudrait;
il ne le voudrait pas, sans doute, quand il le pourrait;
il vaut donc mieux permettre.
Il faut remarquer que les lois par lesquelles on veut
prévenir ne sont dans le fond que des lois qui punissent.
Vous défendez d'imprimer sans une censure préalable.
Mais, si un écrivain veut braver votre défense, comment
Tempêcherez-vous? Il faudra placer des gardes autour
de toutes les imprimeries connues, et faire de plus des
visites domiciliaires pour découvrir les imprimeries
secrètes. C'est Tinquisition dans toute sa force. D'un
autre côté, si vous n'adoptez pas cette mesure, vous ne
prévenez plus, vous punissez. Seulement vous punissez
un autre délit, celui qui consiste à imprimer sans per-
mission ; au lieu que vous auriez puni le délit con.^istant
à imprimer des choses condamnables. Mais Técrit n'en
aura pas moins été imprimé. Le grand argument qu'on
allègue sans cesse est erroné. Il faut une censure, dit-
on, car, s'il n'y a que des lois pénales, l'auteur pourra
être puni, mais le mal aura été fait. Mais si Técrivain
ne se soumet pas à votre censure, s'il imprime clandes-
tinement, il pourra bien être puni de cette infraction à
votre loi, mais le mal aura aussi été fait. Vous aurez
deux délits à punir au lieu d'un, mais vous n'aurez rien
prévenu. Si vous croyez que les écrivains ne se mettront
pas en peine du châtiment qui pourra les frapper pour le
contenu de leurs écrits, comment croyez-vous qu'ils se
mettront en peine du châtiment attaché au mode de pu-
blication?
Vous allez même contre votre but. Tel homme que le
désir de faire connaître sa pensée entraîne h une pre-
mière désobéissance, mais qui, s'il avait pu la manifes-
ter innocemment, n'aurait pas franchi les bornes légi-
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 217
times, n'ayant maintenant plus rien à risquer, dépassera
ces bornes pour donner à son écrit plus de vogue, et parce
qu'il sera aigri ou troublé par le danger même qu'il
affronte. L'écrivain qui s'est une fois résigné à braver la
loi, en s'affrancbissant de la censure, n'a aucun intérêt
ultérieur à respecter cetteloi dansses autres dispositions.
L'auteur qui écrit publiquement est toujours plus pru-
dent que celui qui se cache. L'auteur résidant à Paris,
est plus réservé que celui qui se réfugie à Amsterdam ou
à Neufchâtel .
Le gouvernement, se convaincra donc, j'en suis sûr,
de la nécessité de laisser une Kberté entière aux bro-
chures et aux pamphlets, sauf la responsabilité des
auteurs et imprimeurs, parce qu'il verra que cette li-
berté est le seul moyen de nous préserver de la licence
des libelles imprimés dans l'étranger ou sous une ru-
brique étrangère : et il accordera encore cette liberté,
parce que la réQexion lui démontrera que toute censure,
quelque indulgente ou légère qu'elle soit, ravit à l'auto-
rité, ainsi qu'au peuple, un avantage important, surtout
dans un pays où tout est à faire ou à modifier, et où les
lois, pour être efficaces, doivent non-seulement être
bonnes, mais conformes au vœu général.
C'est quand une loi est proposée, quand ses disposi-
tions se discutent, que les ouvrages qui ont rapport à
cette loi peuvent être utiles. Les pamphlets, en Angle-
terre, accompagnent chaque question politique jusque
dans le sein du parlementa Toute la partie pensante de
la nation intervient de la sorte dans la question qui
1 . Voyez à ce sujet rexccllente brochure que vient de publier
un académicien, M. Suard, dont les écrits sont toujours remplis
d'idées justes, et applicables, et dont la conduite, pendant sa longue
et noble carrière, est un rare modèle de sagesse et d'élévation, de
mesure et de dignité.
49
218 BENJAMIN CONSTANT»
rinléresse. Les représentants du peuple et le gouverne-
ment voient à la fois et tous les côtés de chaque ques-
tion présentés, et toutes les opinions attaquées et défen-
dues. Ils apprennent non-seulement toute la Téritê,
mais, ce qui est aussi-important que la vérité abstraite,
ils apprennent comment la majorité qui écrit et qui
parle considère la loi qu'ils vont faire, la mesure (Jtfils
vont adopter. Ils sont instruits de ce qui convient à la
disposition générale; et l'accord des lois avec cette dis-
position compose leur perfection relative, souvent plus
essentielle à atteindre que la perfection absolue. Or, la
censure est au moins un retard. Ce retard vous enlèYe
tous ces avantages, La loi se décrète, et les écrits qui
auraient éclairé les législateurs deviennent inutiles:
tandis qu'une semaine plus tôt ils auraient indiqtfé ce
qu'il fallait faire, ils provoquent seulement la désappro-
bation contre ce qui est fait. Cette désapprobation paraît
alors une chose dangereuse. On la considère comme du
commencement de provocation à la désobéissance.
Aussi savez-vous ce qui arrive toujours, quand il y a
une censure préalable? Avant qu'une loi ne soit faite,
on suspend la publication des écrits qui lui seraient con-
traires, parce qu'il ne', faut pas décréditer d'avance ce
qu'on veut essayer. La suspension parait un moyea
simple et doux, une mesure passagère. Quand la loi est
faite, on interdit la publication, parce qu'il ne faut pas
écrire contre les lois.
Il faudrait ne point connaître la nature humaine pour
ne pas prévoir que cet inconvénient se reproduira sans
cesse. Je veux supposer tous les ministres toujours ani-
més de l'amour du bien public : plus leur zèle sera vif
et pur, plus ils désireront écarter ce qui pourrait nuire
h rétablissement de ce qui leur semble bienfaisant, né-
cessaire, admirable.
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. S19
Je ne suis pas sûr que, si l^on nous confiait, à nous
autres défeaseurs de la liberté de la presse, la publica-
tion des écrits dirigés contre ellei nous n'y apportassions
assez de lenteur. ^ .
Comme je ne considère la question que dans Tintérét
du gouvernement, je ne parle point de la biiarrerie qu'il
7 aurait à fixer le nombre des pages qoi doWent consil*
tuer un livre pour qu'il soit libre de paraître. Ce serait
obliger l'homme qui n'a qu'une vérité i dire, à lui àd-
joindre un cortège de développements inutiles oti de dl*
vagations étrangères. Ce serait condamner celui qui a
une idée neu^e à produire, à li^ noyer dans un certain
nombre d'idées communes. On ferait de la diSbsion une
sauvegarde, et du superflu une nécessité»
L'expérience et la force des choses décideront donc
bientôt cette question à Tavanlage de la liberté, qui est
l'avantage du gouvernement luinméme. On organisera
une responsabilité okire et suffisante contre les auteurs
et les imprimeurs. On assurera an gouvernement les
moyens de faire juger ceux qui auraient abusé du droit
qui sera garanti à tous. On assurera aux individus les
moyens d& faire juger ceux qui les auront difhmés; mais
tous les ouvrages, de quelque étendue quMIs puissent
être, jouiront des mêmes droits.
Une certitude pareille n'existe pas pour les jourûaux.
D'une part, leur effet peut être représenté comme plus
terrible encore que celui des livres et même des brochu-
res. Ils agissent perpétuellement et à coups redoublés
sur l'opinion. Leur action est universelle et simultanée.
Ils sont transportés rapidement d'une extrémité du
royaume à l'autre. Souvent ils composent la seule lec-
ture de leurs abonnés. Le poison, s'ils en renferment,
est sans antidote. D'un autre côté, leur répression est
facile : les lieux où ils s'impriment sont connus officiel-
220 BENJAMIN CONSTANT.
lement; les presses peuvent à chaque instant être bri-
sées ou mises sous le scellé, les exemplaires saisis. Ils
sont de plus sous la main de Tautorité par le seul fait
de la distribution et de Tenvoi journalier.
Toutefois, bien que le danger paraisse plus grand et
les précautions moins vexatoires, j'ose affirmer qu'en
tenant les journaux sous une autre dépendance que celle
qui résulte de la responsabilité légale à laquelle tout
écrit doit soumettre son auteur, le gouvernement se fait
un mal que le succès même de ses précautions aggrave.
Premièrement, en assujettissant les journaux à une
gêne particulière, le gouvernement se rend de fait, mal-
gré lui, responsable de tout ce que disent les journaux.
C'est en vain qu'il proteste contre cette responsabilité :
elle existe moralement dans tous les esprits. Le gouver-
nement pouvant tout empêcher^ on s'en prend à lui de
tout ce qu'il permet. Les journaux prennent une impor-
tance exagérée et nuisible. On les lit comme symptômes
de la volonté du maître, et comme on chercherait à étu-
dier sa physionomie si Ton avait Thonneur d'être en sa
présence. Au premier mot, à Pinsinuation la plus indi-
recte, toutes les inquiétudes s'éveillent. On croit voir
le gouvernement derrière le journaliste; et quelque
erronée que soit la supposition, une ligne aventurée
par un simple écrivain semble une déclaration, ou, ce
qui est tout aussi fâcheux, un tâtonnement de Tautorité.
A cet inconvénient s'en joint un autre. Gomme tout
ce que disent les journaux peut être attribué au gouver-
nement, chaque indiscrétion d'un journaliste oblige
l'autorité à des déclarations qui ressemblent à des désa-
veux. Des articles officiels répondent à des paragraphes
hasardés. Ainsi, par exemple, une ligne sur la Légion
d'honneur a nécessité une déclaration formelle. Parce
que les journaux sont subordonnés à une gêne particu-
DE LA LÎBERTE DE LA PRESSE. 221
Hère, il a fallu une explication particulière. Une asser-
tion pareille dans les journaux anglais n'aurait alarmé
aucun des ordres qui existent en Angleterre. C'est que
les journaux y sont libres et qu'aucune intervention de
la police ne rend le gouvernement solidaire de ce qu'ils
publient.
Il en est de même pour ce qui concerne les individus.
Quand les journaux ne sont pas libres, le gouvernement
pouvant empêcher qu'on ne dise du mal de personne,
ceux dont on dit le plus léger mal semblent être livrés
aux journalistes par Tautorité. Le public ignore si tel ar-
ticle a été ordonné ou toléré, et le blâme prend un carac-
tère semi-officiel qui le rend plus douloureux aussi bien
que plus nuisible. Ceux qui en sont les objets en accusent
le gouvernement. Or, quelques précautions qu'entasse
Pautorité, tout ce qui ressemble à des attaques indivi-
duelles ne saurait être prévenu. Les précautions de ce
genre ne font, chez un peuple spirituel et malin, qu'in-
viter la dextérité à les surmonter. Si les journaux sont
sous l'influence de la police, déconcerter la police par
quelques phrases qu'elle ne saisit pas tout de suite sera
une preuve d'esprit. Or, qui est-ce qui se refuse parmi
nous à donner une preuve d'esprit, s*il n'y a pas peine
de mort?
Un gouvernement qui ne veut pas être tyrannique ne
doit pas tenter la vanité, en attachant un succès à
s'affranchir de sa dépendance.
La censure des journaux fait donc ce premier mal,
qu'elle donne plus d'influence à ce qu'ils peuvent dire
de faux et de déplacé. Elle nécessite dans l'administra-
tion un mouvement inquiet et minutieux qui n'est pas
conforme à sa dignité. Il faut, pour ainsi dire, que l'au-
torité coure après chaque paragraphe, pour l'invalider,
de peur qu'il ne semble sanctionné par elle. Si, dans un
19,
22-2 BENJAMIN CONSTANT.
pays, on ne pouvait parler sans la permission du gou-
vernement, chaque parole serait officielle, et chaque
fois qu'une imprudence échapperait à quelque interlo-
cuteur, il faudrait la contredire. Faites les journaux
libres, leurs assertions ne seront plus que de la causerie
individuelle : faites-les dépendants, on croira toujours
apercevoir dans cette causerie la préparation ou le
préambule de quelque mesure ou de quelque loi.
En môme temps les journaux ont un autre inconvé-
nient qu'on dirait ne pouvoir exister à côté de celui que
nous venons d'indiquer. Si tout ce qu'ils contiennent
d'équivoque et de fâcheux est un sujet d'alarme, ce
qu'ils contiennent d'utile, de raisonnable, de favorable
au gouvernement, parait dicté et perd son effet.
Quand des raisonnements quelconques ne sont déve-
loppés que par des journaux sous l'influence du gouver-
nement, c'est toujours comme si le gouvernement seul
parlait. On ne voit pas là de l'assentiment^ mais des
répétitions commandées. Pour qu'un homme obtienne
de la confiance, quand il dit une chose, il faut qu'on lui
connaisse la faculté de dire le contraire, si le contraire
était sa pensée. L'unanimité inspire toujours une pré-
vention défavorable, et avec raison; caril n'y a jamais eu,
sur des questions importantes et compliquées, d'unani-
mité sans servitude. En Angleterre, toutes les fois qu'un
traité de paix est publié, il y a des journalistes qui l'at-
taquent, qui peignent l'Angleterre comme trahie, comme
poussée à sa perte et sur le bord d'un abîme. Mais le
peuple, accoutumé à ces e:xagérations, ne s'en émeut pas:
il n'examine que le fond des choses, et comme d'autres
journalistes défendent la paix qu'on vient de conclure,
l'opinion se forme; elle se calme par la discussion, au
lieu de s'aigrir par la contrainte, et la nation est d'autant
plus rassurée sur ses intérêts qu'elle les voit bien appro-
DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 223
fondis, discutés; sous toutes leurs faces, et qu'on ne Ta
pas condamnée à s'agiter au milieu d'objections que per-
sonne ne réfute, parce que personne n'a osé les proposer.
En second lieu, quand le gouvernement n'a que des
défenseurs privilégiés, il n'a qu'un nombre limité de
défenseurs, et le hasard peut faire qu'il n'ait pas choisi
les plus habiles. Il y a d'ailleurs des hommes, et ces
hommes ont bien autant de valeur que d'autres, il y a
des hommes qui défendraient volontiers ce qui leur
parait bon, mais qui ne veulent pas s'engager à ne rien
blâmer. Quand Le droit d'écrire dans les journaux n'est
accordé qu'à cette condition, ces hommes se taisent.
Que le gouvernement ouvre la lice, ils y entreront pour
tout ce qu'il fera de juste et de sage. S'il a des adver*
saires, il aura des soutiens. Ces soutiens le serviront
avec d'autant plus de zèle, qu'ils seront plus volon-
taires; avec d'autant plus de franchise, qu'ils seront
plus désintéressés; et ils auront d'autant plus d'in^
fluence, qu'ils seront plus indépendants.
Mais cet avantage est inconciliable avec une censure
quelle qu'elle soit. Car, dès que les journaux ne sont
publiés qu'avec l'autorisation du gouvernement, il y a
de l'inconvenance et du ridicule à ce que le gouverne-
ment fasse écrire contre ses propres mesures. Si le blâme
allégué contre elles parait fondé, on se demande pour-
quoi le gouvernement les a prises, puisqu'il en conoals-
sait d'avance les imperfections. Si les raisonnements
sont faibles ou faux, on soupçonne l'autorité de les avoir
affaiblis pour les réfuter.
Je passe à une troisième considération, beaucoup plus
importante que toutes les précédentes. Mais je dois
prier le lecteur de ne former aucun jugement, avant de
. m'avoir lu jusqu'au bout; car les premières lignes pour-
ront lui suggérer des arguments plausibles en appa-
224 BENJAMIN CONSTANT.
rence, pour le système qui veut mettre les journaux
sous Tempire de l'autorité. Ce n'est que lorsque j'aurai
développé les résultats de ce système que ses incouYé-
nients seront manifestes.
Il ne faut pas se le dissimuler, les journaux agissent
aujourd'hui exclusivement sur l'opinion de la France.
La grande majorité de la classe éclairée lit beaucoup
moins qu'avant la révolution. Elle ne lit presque point
d'ouvrage d'une certaine étendue. Pour réparer ses
pertes, chacun soigne ses affaires : pour se reposer de
ses affaires, chacun soigne ses plaisirs. L'égoïsme actif
et Tégoïsme paresseux se divisent notre vie. Les jour-
naux qui se présentent d'eux-mêmes, sans qu'on ait la
peine de les chercher ; qui séduisent un instant Thomme
occupé, parce qu'ils sont courts, l'homme frivole, parce
qu'ils n'exigent point d'attention ; qui sollicitent le lec-
teur sans le contraindre, qui le captivent, précisément
parce qu'ils n'ont pas la prétention de l'assujettir, enfilD
qui saisissent chacun avant qu'il soit absorbé ou fatigué
par les intérêts de la journée, sont à peu près la seule
lecture. Cette assertion, vraie pour Paris, l'est encore
bien plus pour les départements. Les ouvrages dont les
journaux ne rendent pas compte restent inconnus; ceux
qu'ils condamnent sont rejetés.
Au premier coup d'œil, cette influence des journaux
paraît inviter l'autorité à les tenir sous sa dépendance.
Si rien ne circule que ce qu'ils insèrent, elle peut, en
les subjuguant, empêcher la circulation de toutcequi
lui déplaît. On peut donc voir dans cette action de Tau-
torité un préservatif efflcace.
Mais il en résulte que l'opinion de toute la France est
le reflet de l'opinion de Paris.
Durant la révolution, Paris a tout fait, ou, pour psf'
1er plus exactement, tout s'est fait au nom de Paris, p^f
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 225
des hommes souvent étrangers à cette capitale, et contre
lesquels la majorité de ses habitants était déclarée, mais
qui, toutefois, s'étant rendus maîtres du centre de l'em-
pire, étaient forts du preslige que ce poste leur prêtait.
De la sorte, à plus d'une reprise, et dans plus d'une
journée, Paris a décidé des destinées de la France, soit
en bien, soit en mal. Au 31 mai, Paris a semblé prendre
le parti du comité de salut public, et le comité de salut
public a établi sans obstacle son épouvantable tyrannie.
Au 18 brumaire, Paris s'est soumis à Bonaparte, et Bo-
naparte a régné de Genève à Perpignan, et de Bruxelles
à Toulon. Au 31 mars, Paris s'est déclaré contre Bona-
parte, et Bonaparte est tombé. Tous les Français éclai-
rés l'avaient prévu et l'avaient affirmé. Les étrangers
seuls ne voulaient pas le croire, parce que nulle autre
capitale n'exerce une influence aussi illimitée et aussi
rapide. Durant toute la révolution, il a suffi d'un décret,
revêtu n'importe de quelles signatures, pourvu qu'il
émanât de Paris et qu'il fût constaté que Paris s'y con-
formait ; il a suffi, dis-je, d'un pareil décret, pour que
l'obéissance, et ce qui est plus, le concours des Français
fût immédiat et entier. Un état de choses qui enlève à
trente millions d'hommes toute vie politique, toute acti-
vité spontanée, tout jugement propre, peut-il être désiré
ou consacré en principe?
Nous ne voyons rien de pareil eu Angleterre. Les
agitations qui peuvent se faire sentir à Londres trou-
blent sans doute sa tranquillité, mais ne sont nullement
dangereuses pour la constitution même. Quand lord
George Gordon, en 1780, souleva la populace, et, à la
tête de plus de vingt mille factieux, remporta sur la
force publique une victoire momentanée, on craignit
pour la banque, pour la vie des ministres, pour cette
partie de la prospérité anglaise qui tient aux établisse-
'>26 BENJAMIN CONSTANT.
ments de la capitale; mais il ne vint dans la tête de per-
sonne que le gouvernement fût menacé. Le roi et le
parlement, à vingt milles de Londres, ou môme, en sup-
posant (ce qui n'était pas) qu'une portion du parlement
eût trempé dans la sédition, la portion saine de cette
assemblée avec le roi, se seraient retrouvés en pleine
sûreté.
D'où vient cette différence? De ce qu'une opinioa
nationale indépendante du mouvement donné à la capi-
tale existe en Angleterre d'un bout de l'Ile à l'autre, et
jusque dans le plus petit bourg des Hébrides. Or, quand
un gouvernement repose sur une opinion répandue
dans tout l'empire, et qu'aucune secousse partielle ne
peut ébranler, sa base est dans Tempire entier. Cette
base est large, et rien ne peut le mettre en péril. Mais,
quand l'opinion de tout l'empire est soumise à l'opinion
apparente de la capitale, ce gouvernement n'a sa base
que dans cette capitale. Il est, pour ainsi dire, sur une
pyramide, et la chute de la pyramide entraine le renver-
sement universel.
Certes, il n'est pas désirable pour une autorité qui ne
veut ni ne peut être tyrannique, pour une autorité qui
ne veut ni ne peut gouverner à coups de hache; il n'est
pas désirable, dis-je, pour une telle autorité, que toute
la force morale de trente millions d'hommes soit l'in-
strument aveugle d'une seule ville, dont les véritables
citoyens sont' très-bien disposés, sans doute, mais où
viennent affluer de toutes parts tous les hommes sans
ressource, tous les audacieux, tous les mécontents, tous
ceux que leurs habitudes rendent immoraux, ou que
leur situation rend téméraires.
Il est donc essentiel pour le gouvernement qu'on
puisse créer dans toutes les parties de la France une
opinion juste, forte, indépendante de celle de Paris sans
Î)E LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 2^
lui ôtre opposée, et qui, d'accord avec les véritables
sentiments de ses habitants, ne se laisse jamais aveugler
par une opinion factice. Cela est désirable pour Paris
même.
Si une telle opinion eût existé en France, les Pari-
siens, au 31 mai, n'auraient été asservis que passagère-
ment, et bientôt leurs concitoyens des provinces les
auraient délivrés.
Mais comment créer une opinion pareille? je Tai déjà
dit, les journaux seuls la créent. Les citoyens des dé-
partements ne sont assurément ni moins susceptibles
de lumières, ni moins remplis de bonnes intentions que
les Parisiens. Mais, pour que leurs lumières soient appli-
cables, et que leurs bonnes intentions ne soient pas
stériles, ils doivent connaître l'état des choses. Or, les
journaux seuls le leur font connaître.
En Angleterre môme, où les existences sont plus
établies, et où, par conséquent, il y a plus de repos dans
les esprits et plus de loisir individuel, ce sont les jour-
naux qui ont fait naître et qui ont vivifié Topinion
nationale.
J'invoque, à ce sujet, l'autorité de Delolme. a Cette
a extrême sûreté, dit-il, avec laquelle chacun peut com-
cc muniquer ses idées au public, et le grand intérêt que
« chacun prend à tout ce qui tient au gouvernement, y
a ont extraordinairement multiplié les journaux. Indé-
a pendamment de ceux qui, se publiant au bout de
« Tannée, du mois ou de la semaine, font la récapitu-
« lation de tout ce qui s'est dit ou fait d'intéressant
« durant ces différentes périodes, il en est plusieurs
« qui, paraissant journellement ou de deux jours l'un,
« annoncent au public les opérations du gouvernement,
« ainsi que les diverses causes importantes, soit au ci-
(c vil, soit au criminel. Dans le temps delà session du
228 BENJAMIN CONSTANT.
a parlement, les voles ou résolutions journalières de la
« chambre des communes sont publiés avec autorisa-
« tion, et les discussions les plus intéressantes pronon-
tt cées dans les deux chambres sont recueillies en notes
et pareillement communiquées au public par la voie
« de rimpression. Enfin, il n'y a pas jusqu'aux anec-
« dotes particulières de la capitale et des provinces qui
« ne viennent encore grossir le volume, et les divers
« papiers circulent et se réimpriment dans les diffé-
« rentes villes, se distribuent môme dans les canapa-
« gnes, oii tous, jusqu'aux laboureurs, les lisent avec
u empressement. Chaque particulier se voit tous les
« jours instruit de l'état de la nation, d'une extrémité
« à Tautre de la Grande-Bretagne; et la communication
(( est telle, que les trois royaumes semblent ne faire
« qu'une seule ville.
« Qu'on ne croie pas, conlinue-t-il, que je parle avec
a trop de magnificence de cet effet des papiers publics.
« Je sais que toutes les pièces qu'ils renferment ne sont
« pas des modèles de logique ou de bonne plaisanterie.
a Mais, d'un autre côté, il n'arrive jamais qu'un objet
ce intéressant véritablement les lois, ou en général le
« bien de TÉtat, manque de réveiller quelque plume
a habile, qui, sous une forme ou sous une autre, pré-
ce sente ses observations De là vient que, par la
« vivacité avec laquelle tout se communique, la nation
« forme, pour ainsi dire, un tout animé et plein de vie,
(( dont aucune partie ne peut être touchée sans exciter
c( une sensibilité universelle, et où la cause de chacun
« est réellement la cause de tous^. »
Mais, pour que les journaux produisent cet effet noble
1. Delolme, Constitution d'Angleterre^ cb. xn. Paris, 1787,
l. II, p. 44.
DE LA LIBERTÉ DE L^ PRESSE. 229
et salutaire, il faut qu'ils soient libres. Qualid iis ne le
sont pas, ils empêchent bien l'opinion de se former,
mais ils ne forment pas Topinion. On lit leurs raisonne-
ments avec dédain, et leurs récits avec déflance. On voit
dans les premiers, non des arguments, mais des volon-
tés; on voit dans les seconds, non pas des faits, mais
des intentions secrètes. On ne dit point, voici qui est
vrai ou faux, juste ou erroné, on dit : voilà ce que le
gouvernement pense, ou plutôt encore ce qu'il veut faire
penser.
La liberté des journaux donnerait à la France une
existence nouvelle ; elle Tidentiflerait avec sa constitu-
tion, son gouvernement et ses intérêts publics. Elle
ferait naître une con6ance qui n'a existé dans aucun
temps. Elle établirait cette correspondance de pensées,
de réflexions, de connaissances politiques, qui fait que
Manchester, York, Liverpool, Darby, Birmingham, sont
des foyers de lumières aussi bien que d'industrie. En
disséminant ces lumières, elle empêcherait qu'une agi-
tation passagère, au centre du royaume, ne devint une
calamité pour Tensemble jusque dans ses parties les
plus éloignées. L'indépendance des journaux , loin
d'être dangereuse aux gouvernements justes et libres,
leur prépare sur tous les points de leur territoire
des défenseurs , fidèles parce qu'ils sont éclairés ;
forts, parce qu'ils ont des opinions et des sentiments
à eux.
Je prévois deux objections, l'une destinée à nous
effrayer sur l'avenir, l'autre qui s'appuie sur l'exemple
du passé.
Vous ouvrez, dira-t-on, une carrière immense à la
diffamation, à la calomnie, à une persécution journa-
lière, qui, pénétrant dans les relations les plus in-
times, ou rappelant les faits les plus oubliés, devient,
20
230 BENJAMIN CONSTANT.
pour ceux qu'elle frappe ainsi sans relâche, un véritable
supplice.
Je réponds d'abord avec Delolrae : « Bien loin que la
(t liberté de la presse soit une chose funeste à la répo-
(c tation des particuliers, elle en est le plus sûr rem-
« part. Lorsqu'il n'existe aucun moyen de communiquer
« avec le public, chacun est exposé sans défense aux
« coups secrets de la malignité et de l'envie. L'homme
a en place perd son honneur, le négociant son crédit,
« le particulier sa réputation de probité, sans connaître
(( ses ennemis ni leur marche. Mais lorsqu'il existe une
(( presse libre, l'homme innocent met tout de suite les
(( choses au grand jour, et confond tous ses accusateun
ce à la fois par une sommation publique de prouver ce
« qu'ils avancent^. »
Je réponds ensuite que la calomnie est un délit qui
doit être puni par les lois, et ne peut être puni que par
elles; qu'imposer silence aux citoyens de peur qu'ils
ne le commettent, c'est les empêcher de sortir, de peur
qu'ils ne troublent la tranquillité des rues ou des grandes
routes ; c'est les empêcher de parler de peur qu'ils n'in-
jurient; c'est violer un droit certain et incontestable
pour prévenir un mal incertain et présumé *.
1. Delolme, ch« xii, t. II, p. 46^ à la note.
2. Ou a en général parmi nous une propension remarquable à
jelcr loin de soi tout ce qui entraîne le plus peUt InconTéoieoti
sans examiner si celte renonciation précipitée n'entraîne ptfU
inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il
prononcé par des jurés? on demande la suppression des jarée. Uo
libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la liberté de it
presse. Une proposition hasardée est-elle émise à la tribaoe? Oi
demande la suppression de toute discussion ou proposilloo pu*
blique. Il est certain que ce système bien exécuté atteindrait soo
l)ut. S'il n'y avait pas de jurés, les jurés ne se tromperaient pss*
S'il n'y avait pas de livres, il n'y aurait pas de libelles. S'il n'/
avait pas de tribune, on ne serait plus exposé h s'égarer à la tri"
Imnc. Mais on pourrait porreclionncr encore celte théorie. Les tri-
DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 231
GoDsidérez de plus que, de tous les auteurs, les jour-
listes seront nécessairement les plus réservés sur la
lomnie, si les lois sont bien faites, et si leur applica-
u est prompte et assurée. Les journaux ne peuvent
s s'imprimer clandestinement. Les propriétaires et les
lacteurs sont connus du gouvernement et du public.
offrent plus de prise à la responsabilité qu'aucune
tre classe d'écrivains, car ils ne peuvent jamais se
islraîre à l'action légale de l'autorité.
Voilà ma réponse pour ce qui constitue la calomnie et
diffamation proprement dites^. Quant aux attaques
mnx, quelle que fût leur forme, ont parfois condamné des in-
tenta; on pourrait supprimer les tribunaux. Les armées ont
iTent commis de très-grands désordres, on pourrait supprimer
armées. La religion a causé la Saint-Bartliélemy, on pourrait
)primer la religion. Chacune de ces suppressions nous délivrerait
I inconYénients que la chose entraîne; il n'y a que deux difû-
Ités : c'est que dans plusieurs cas la suppression est impossible,
que, dans ceux où elle est possible, la privaUon qui en résullu
t un mal qui remporte sur le bien.
1. On regarde une loi précise contre la calomnie comme très-
ffidle à rédiger. Je crois que le problème peut se résoudre d'un
oU Les actions des parUculiers n'appartiennent point au public,
'homme auquel les actions d'un autre ne nuisent pas n'a pas le
roit de les publier. Ordonnez que tout homme qui insérera dans
ajournai, dans un pamphlet, dans un livre, le nom d'un indi-
>du, et racontera ses actions privées, quelles qu'elles soient, lors
lême qu'elles paraîtraient indifférentes, sera condamné à une
mende, qui deviendra plus forte, en raison du dommage que l'in-
inda nommé sera exposé à éprouver. Un journaliste ou un écri-
^B qui déroberait les livres de compte d'un banquier et les pu-
iiendt, serait certainement coupable, et je crois que tout juge
l^Trail le condamner. La vie privée d'un homme, d'une femme,
l'une jeune fille leur appartiennent, et sont leur propriété parti-
'olière, comme les comptes d'un banquier sont sa propriété. Nul
■^ a le droit d'y toucher. On n'oblige un négociant à soumettre ses
11^8 à des étrangers que lorsqu'il est en faillite. De môme, on ne
'ïoH exposer au public la vie privée d'un individu que lorsqu'il a
'îonamis quelque faute qui rend l'examen de cette vie privée néces-
saire. Tant qu'un homme n'est traduit devant aucun tribunal, ses
*^>^t8 sont à lui, et quand il est traduit devant un tribunal, toutes
233 BENJAMIN CONSTANT.
qui sont moins graves, il vaut mieux s'habituer aux in-
tempéries de Tair que de vivre dans un souterrain.
Quand les journaux sont libres comme en Angleterre,
les citoyens s'aguerrissent. La moindre désapprobation,
les circonstances de sa vie qui sont étrangères à la cause poar li-
queUe il est en jugement sont encore à lui, et ne doivent pas être
divulguées.
Étendez cette règle aux fonctionnaires publics, dans toal ee qui
tient à leur existence privée. Les lois et les actes ministériels doi-
vent, dans un pays libre, pouvoir être examinés sans réserve, mais
les ministres comme individus doivent jouir des mêmes droits qae
tous les individus. Ainsi, lorsqu'une loi est proposée, liberté en-
Hère sur cette loi. Lorsqu'un acte qu'on peut soupçonner d'être
arbitraire a été commis, liberté entière pour faire connaître cet
acte : car un acte arbitraire ne nuit pas seulement à celui quiea
est victime, il nuit à tous les citoyens qui peuvent être victimes à
leur tour. Mais si dans l'examen de la loi, ou en faisant connaître
l'acte arbitraire, l'écrivain cite des faits relatifs au ministre, etqai
soient étrangers aux propositions qu'il appuie ou aux actes de lofl
administration, qu'il soit puni pour cette mention seule, sans même
que l'on examine si les faits spnt faux ou s'ils sont injurieux.
Cette mesure, purement répressive, répond à la plupart des ob-
jections qu'on allègue contre la liberté de la presse. « Si ma femme
ou ma fille sont calomniées, a<-t-on dit, les ferai-je sortir de leur
modeste obscurité, pour poursuivre le calomniateur devant un tri-
bunal? Parlerai-je de leur honneur outragé, devant ce publicléger
et frivole qui rit toujours de ces sortes d'accusations, et qui répèle
sans cesse que les femmes les plus vertueuses sont celles qu'il oe
connaît pas? Si je suis calomnié moi-même, irai-je me plaindre,
pendant six mois, devant des juges qui ne me connaissent point,
et courir le risque de perdre mon procès, après avoir perdu beao-
coup de temps et dépensé beaucoup d'argent pour payer des sio-
cats? Il est beaucoup de gens qui aimeront mieux supportera
calomnie que do poursuivre une procédure dispendieuse. On nous
aura délivrés des censeurs pour nous renvoyer à des juges; nous
aurons toujours affaire à des hommes dont les jugements sont ine^f'
tains, et qui pourront, au gré de leurs passions, décider de notr*
réputation, de notre repos et du bonheur de notre vie. i
Rien de tout cela n'existera. H n'y aura point de longueurs d*^
une procédure qui ne consistera que dans la vérification de l'i^^
Uté, seule question soumise aux tribunaux, qui, l'identité const^^^
n'auront qu'à appliquer la loi. Il n'y aura point d'examen à^
vérité du fait. On ne descendra point dans l'intérieur des fam^^''
Les citoyens n'auront point à craindre d'être désolés par des d^^
DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 233
le moindre sarcasme ne leur font pas des blessures mor-
telles. Pour repousser des accusations odieuses, ils ont
les tribunaux; pour garantir leur amour-propre, ils ont
l'indifférence : celle du public d'abord, qui est très-
grande, beaucoup plus qu'ils ne le croient, et ensuite la
leur, qui leur vient par l'habitude. Ce n'est que quand
la publicité est gênée que chacun se montre d'autant
plus susceptible qu'il se croyait plus à l'abri La peau
devient si fine sous cette cuirasse, que le sang coule à la
preuves, par des insinuations, par des rapprochements perfides. Le
nom du plaignant se trouvant dans l'écrit même, servira de pièce
de conviction. L'auteur ou Timprimeur étant connus, le tribunal
appliquera les peines immédiatement ; et ces peines, inOigées tout
de suite et rigoureusement exécutées, mettront bien vite un terme
à ce genre d'agression. Assurément, si Ton condamnait un journa-
liste à mille francs d'amende pour chaque nom propre inséré dans
son Journal, de manière à mettre en scène un individu dans sa vie
privée, il ne renouvellerait guère un amusement aussi cher. Qu'on
empêche les délits fliturs en punissant les délits passés : c'est le
châtiment d'un assassin qui nous garantit de l'assassinat.
On objecte la faciUté de désigner les individus, sans les nommer,
ou par des initiales. Je distingue ces deux moyens.
Il est certain que le retranchement d'une ou de deux lettres
dans un nom propre est un ménagement dérisoire. Mettez des ob-
stacles à cette manière de désigner, en soumettant l'auteur à la
même peine que s'il avait imprimé le nom en entier. Ce mode dé-
tourné de désignation ne peut jamais avoir un but légitime : il
n'est que la ressource de la malignité. La liberté de la presse ne
souffre en rien de la loi qui le punit.
Quant à la désignation des individus par périphrases, elle est
impossible à empêcher ; mais elle fait beaucoup moins de mal que
les noms propres. C'est une malignité de coterie dont l'eCTet est
restreint et passager. Ce sont les noms propres qui laissent des
traces, qui plaisent à la haine, qui frappent la grande masse des
lecteurs.
Nous ne voulons point, par la liberté de la presse, ouvrir la car-
rière aux passions haineuses ou à la diffamation. Nous désirons
que la pensée soit libre et que les individus soient en repos. Le
moyen proposé atteint ce but. Les particuliers sont à l'abri. Le
public et ses écrivains y gagneront, parce qu'il y aura dans les
journaux des idées au lieu d'anecdotes^ et des discussions sages au
lieu de faits inutiles et défigurés.
20.
234 BENJAMIN CONgTANT.
première égratignure faite par une main adroite an dé-
faut de la cuirasse.
Je sais que maintenant on appelle cette irritabilité dé-
licatesse, et qu'on veut transformer une faiblesse en
vertu. On nous dit que nous perdrons par la liberté de
la presse cette fleur de politesse et eette srasiblUtô ex-
quise qui nous distinguent. En lisant ces raisoBuemeiita,
je n'ai pu m'empécber de me demander si, en péaBlé,
cette protection que la censure accorde à tovtee les ma-
ceptibilités individuelles avait eu l'effet qu'on lui at-;
tribue. À plusieurs époques, certes» la liberté de la
presse et des journaux a été suffisamment reatrainte.
Les hommes ainsi protégés ont-ils été plus purs, plus
délicats» plus irréprochables? H me semble que lea
mœurs et les vertus n'ont pas beaucoup gagné k ee
silence universel. De ce qu'on ne prononçait pas lea
mots, il ne s'en est pas suivi que les choses aient BMâna
existé ; et toutes ces femmes de César me paraissent ne
pas vouloir être soupçonnées pour être plus commode*
ment coupables^
rajouterai que la véritable délicatesse consiste à ne
pas attaquer lea hommes, en leur refusant la U^xtXtA de
répondre; et cette délicatesse, au moins, ce n-eal paa
celle que Tasservissement des journaux nourrît etencou:-
rage. J'aime & reconnaître que, dans le moment actvel,
les dépositaires de Pautorité ont le mérite d'empêcher
que l'on n'attaque leurs ennemis. C'est un ménagement
qui leur fait honneur; mais ce n'est paa une garantia
durable, puisque ce ménagement est un pur effet de leur
volonté. A d'autres époques les journaux esclaves ooX
servi d'artillerie contre les vaincus, et ce qu^on appelait
délicatesse aboutissait à ne pas se permettre un mqt
contre le pouvoir.
Quand j'étais en Angleterre, je parcourais avec plaisir
DE LA LIBERTE DE LA PRESSE. 235
les journaux qui attaquaient les ministres disgraciés,
parce que je savais que d'autres journaux pouvaient les
défendre. Je m'amusais des caricatures contre M. Fox
renvoyé du ministère, parce que les amis de M. Fox
faisaient des caricatures contre M. Pitl, premier minis-
tre. Mais la gaieté contre les faibles me semble une
triste gaieté. Mon âme se refuse à remarquer le ridicule,
quand ceux qu on raille sont désarmés, et je ne sais pas
écouter Taccusation, quand Taccusé doit se taire. Cette
habitude corrompt un peuple; elle détruit toute délica-
tesse réelle, et cette considération pourrait bien être un
peu plus importante que la conservation intacte de ce
qu'on appelle la fleur de la politesse et de la tenue fran-
çaise.
La seconde objection se tire des exemples de notre
révolution. La liberté des journaux a existé, dit-on, à
une époque célèbre, et le gouvernement d'alors, pour
n'être pas renversé, a été contraint de recourir à la
force. Il est difficile de réfuter cette objection sans ré-
veiller des souvenirs que je voudrais ne pas agiter. Je
dirai donc seulement qu'il est vrai que, durant quelques
mois, la liberté des journaux a existé, mais qu'en même
temps elle était toujours menacée; que le Directoire de-
mandait des lois prohibitives; que les Conseils étaient
sans cesse au moment de les décréter ; qu'en consé-
quence, ces menaces, ces annonces de prohibitions, je-
taient dans les esprits une inquiétude qui, en les trou-
blant dans la jouissance, les excitait à l'abus. Ils atta-
quaient, pour se défendre, sachant qu'on se préparait à
les attaquer.
Je dirai ensuite qu'à cette époque il existait beaucoup
de lois injustes, beaucoup de lois vexatoires, beaucoup
de restes de proscriptions, et que la liberté des journaux
236 BENJAMIN CONSTANT,
pouvait être redoutable pour un gouvemement qm
croyait nécessaire de conserver ce triste héritage. En
général, quand j^affirme que la liberté des journaux est
utile au gouvernement, c^est en le supposant juste dans
le principe, sincère dans ses intentions» et placé dans
une situation où il n*ait pas à maintenir des mesures
iniques de bannissement, d*exil, de déportation.
D'ailleurs, l'exemple même, suivi jusqu'au bout, n'in-
vite guère, ce me semble, à Timitation. Le Directoire
s'est alarmé de la liberté des journaux, il a employé là
force pour Pétouffér, il y est parvenu; mais qu'est-U ré-
sulté de son triomphe?
Dans toutes les réflexions que Ton vient de lire, je
n'ai considéré ce sujet que sous le rapport de l'intérêt
du gouvernement; que n'aurais-je pas à dire si je trai-
tais de l'intérêt de la liberté, de la sûreté individuelle?
L'unique garantie des citoyens contre l'arbitraire, c'est
la publicité ; et la publicité la plus facile et la plus ré-
gulière est celle que procurent les journaux. Des arres^
talions illégales, des exila non moins illégaux, peuvent
avoir lieu, malgré la constitution la mieux rédigée, et
contre Tintention du monarque. Qui les connaîtra^ si la
presse est comprimée? Le roi lui-même peut les ignorer.
Or, si vous convenez qu'il est utile qu'on les connaisse,
pourquoi mettez-vous un obstacle au moyen le plus sûr
et le plus rapide dé les dénoncer?
J'ai cru ces observations dignes de l'attention des
hommes éclairés, dans un moment où l'opinion réclame
également et des lois suffisantes et une liberté indispen-
sable.
Jamais aucune époque n'offrit plus de chances pour
le triomphe de la raison, jamais aucun peuple n'a ma-
nifesté un désir plus sincère et plus raisonnable de
jouir en paix d'une constitution libre. J'ai donc pensé
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE. 237
qu'il était utile de prouver que tous les genres de liberté
tourneraient à Tavantage du gouvernement, s'il était
loyal et juste.
Je ne me suis point laissé arrêter par une difficulté
bizarre qu'on ne cesse d'opposer à ceux qui veulent ap-
puyer leurs raisonnements des exemples que nous avons
sous les yeux. J'ai cité TAnglelerre, faute de pouvoir
citer un autre pays qui nous présentât des leçons pa-
reilles^. Certes, je voudrais bien avoir pu varier mes ci-
tations, et avoir trouvé en Europe plusieurs pays à citer
de même. J'ai cité TAngleterre, malgré les hommes qui
prétendent qu'il est indigne de nous d'imiter nos voisins,
et d'être libres et heureux à leur manière.
Il me semble que nous n'avons pas eu assez à nous
louer de Toriginalité de nos tentatives pour redouter à
ce point l'imitation, ou plutôt je dirai que n'ayant fait
qu'imiter dans nos erreurs, tantôt de petites démocra-
ties orageuses, sans égard aux difTérences des temps et
t. Dans la première édition de cet ouvrage, j'étais tombé dans
une erreur grave, en indiquant l'Angleterre comme le seul pays où
Ton eût joui do la liberté de la presse. J'avais oublié, je ne sais
comment, la Suède, le Danemarlt, la Prusse, et tous les autres
Ëlals protestants de TAllemagne. En Suède, la liberté de la presse
est illimitée; et dans cette liberté on a longtemps compris celle des
journaux. Ce n'est que depuis peu d^années, depuis 1810, si je ne
me trompe, que de légères restrictions ont été établies pour les
feuilles périodiques, et ces restrictions n*ont point été l'effet des
inconvénients que la liberté avait entraînés. Elles ont eu lieu
dans un moment où la Suède n'avait pas encore rompu ses rela-
tions avec Bonaparte, et craignait de l'irriter. La liberté des jour-
naux n'a jamais produit en Suède aucun désordre intérieur ; elle
n'a été limitée que pour complaire à l'homme tout-puissant que
l'Europe entière était obligée de ménager. La guerre qui vient de
se terminer a détourné l'attention du gouvernement de cet objet ;
il n'a pu songer à révoquer une loi qui s'exécute à peine ; mais je
tiens de la personne même qui a exercé cette censure avec une
libéralité digne d'éloges, que l'une des premières opérations de la
diète qui doit se réunir incessamment sera de l'abroger.
238 BENJAMIN CONSTANT.
des lieux, tantôt un despotisme grossier, sans respe
pour la civilisation contemporaine, nous n'aurions p
à rougir d'une imitation de plus qui concilierait n(
habitudes avec nos droits, nos souvenirs avec nos li
mières, et tout ce que nous pouvons conserver du pass
avec les besoins invincibles et impérieux du présenl
besoins invincibles et impérieux, dis-je, car il es
manifeste pour tout homme qui ne veut pas se trom-
per ou tromper les autres, que ce que la nation voulait
en 4789, c'est-à-dire une liberté raisonnable, elle 1(
veut encore aujourd'hui; et je conclus de cette penis-
tance, qui, malgré tant de malheurs, se reproduit deprà
vingt-cinq ans, chaque fois que l'opinion ressaisit la
faculté de se faire entendre, que la nation ne peut pas
cesser de vouloir cette liberté raisonnable et de la
chercher.
IV
DE LA LIBEBTlS IHBUSTBIELLE.
La société, n'ayant d'autres droits sur les individus
que de les empêcher de se nuire mutuellement, elle n'a
de juridiction sur l'industrie qu'en supposant celle-ci
nuisible. Mais l'industrie d'un individu ne peut nuire à
ses semblables aussi longtemps que cet individu n'in-
voque pas, en faveur de son industrie et contre la leur,
des secours d'une autre nature. La nature de TinduS'^
trie est de lutter contre une industrie rivale par une
concurrence parfaitement libre, et par des efforts pour
atteindre une supériorité intrinsèque. Tous les moyens
d'espèce différente qu'elle tenterait d'employer ne se-
raient plus de l'industrie, mais de l'oppression ou de la
fraude. La société aurait le droit et même l'obligation
de la réprimer ; mais de ce droit que la société possède,
il résulte qu'elle ne possède pas celui d'employer contre
l'industrie de l'un, en faveur de celle de l'autre, les
moyens qu'elle doit également interdire à tous.
L'action de l'autorité sur l'industrie peut se diviser en
deux branches : les prohibitions et les encouragements.
^40 BENJAMIN CONSTANT.
Les privilèges ne doivent pas être séparés des prohibi-
tions, parce que, nécessairement, ils les impliquent.
Or, qu'est-ce qu'un privilège en fait d'industrie ? C'est
l'emploi de la force du corps social pour faire tourner,
au profit de quelques hommes, les avantages que le but
de la société est de garantir à Tuniversalité des mem-
bres : c'est ce que faisait l'Angleterre lorsque, avant
Tunion de Tlrlande à ce royaume, elle interdisait aux
Irlandais presque tous les genres de commerce étran-
ger; c'est ce qu'elle fait aujourd'hui, lorsqu'elle défend
à tous les Anglais de faire aux Indes un commerce in-
dépendant de la compagnie qui s'est emparée de ce vaste
monopole; c'est ce que faisaient les bourgeois de Zu-
rich avant la révolution de la Suisse, en forçant les ha-
bitants des campagnes à ne vendre qu'à eux seuls pres-
que toutes leurs denrées et tous les objets qu'ils fabri-
quaient.
Il y a manifestement injustice en principe. Y a-t-^il
utilité dans Tapplication ? Si le privilège est le partage
d'un petit nombre, il y a sans doute utilité pour ce petit
nombre ; mais cette utilité est du genre de celle qui ac-
compagne toute spoliation. Ce n'est pas celle qu'on se
propose, ou du moins qu'on avoue se proposer. Y a-t-il
utilité nationale? Non, sans doute; car, en premier
lieu, c'e8t la grande majorité de la nation qui est exclue
du bénéfice. Il y a donc perte sans compensation pour
cette majorité. En second lieu, la branche d'industrie
ou de commerce qui est l'objet du privilège est exploitée
plus négligemment et d'une manière moins économique
par des individus dont les gains sont assurés par l'effet
seul du monopole, qu'elle ne le serait si la concurrence
obligeait tous les rivaux à se surpasser à Tenvipar l'ac-
tivité et par l'adresse. Ainsi, la richesse nationale ne
retire pas de cette industrie tout le parti qu'elle pour-
DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 241
raitcn tirer. Il y a donc perte relative pour la nation
tout entière. Enfin, les moyens dont Tautorité doit se
servir pour maintenir le privilège et pour repousser
de la concurrence les individus non privilégiés, sont
inévitablement oppressifs et vexatoires. Il y a donc en-
core, pour la nation tout entière, perte de liberté. Voilà
trois pertes réelles que ce genre de prohibition entraîne,
et le dédommagement de ces pertes n'est réservé qu'à
une poignée de privilégiés.
Les prohibitions en fait d'industrie et de commerce
mettent, comme toutes les autres prohibitions, et plus
que toutes les autres, les individus en hostilité avec le
gouvernement. Elles forment une pépinière d'hommes
qui se préparent à tous les crimes, en s'accoutumant à
violer les lois, et une autre pépinière d'hommes qui se
familiarisent avec Tinfamie, en vivant du malheur de
leurs semblables^.
Non-seulement les prohibitions commerciales créent
des délits factices, mais elles invitent les hommes à com-
mettre ces délits par le profit qu'elles attachent au suc-
cès de la fraude. C'est un inconvénient qu'elles ont de
plus que les autres lois prohibitives *. Elles tendent des
embûches à la classe indigente, à cette classe déjà en-
tourée de trop de tentations irrésistibles, et dont on a
dit avec raison que toutes ses actions sont précipitées ',
parce que le besoin la presse, que sa pauvreté la prive des
lumières, et que son obscurité raffranchit de Topinion.
1 . L'état des contrebandiers arrêtés en France sous la monar-
chie était, année commune, de 10,700 individus, dont 2,300
iiommes, 1,800 femmes et G,G00 enfunls. Necl^er, Administration
des finances. If, 57. Le corps de brigade chargé de cette poursuite
était de phis de 2,300 liommes, et la dépense de 8 à 9 millions.
Ibid., 82.
2. Ailum Smith, tome V, traduction de Garnicr, p. 274 et suiv.
3. Necker. Administration des finances, II, 98.
21
âiâ BENJAMIN CONSTANT.
Beaucoup de gens mettent moins d'importance à la
liberté d'industrie qu'aux autres genres de liberté. Ce*
pendant, les restrictions qu'on y apporte entraînent dea'^
lois si cruelles que toutes les autres s'en ressentent^.
Voyez en Portugal le prîyilége de la compagnie des Tins
occasionner d'abord des émeutes, nécessiter, par ces
émeutes, des supplices barbares, décourager le eom*
merce par le spectacle de ces supplices, et porter enfin,
par une suite de contraintes et de cruautés, une foule de
propriétaires à arracher eux-mêmes leurs Tigues, et à
détruire, dans leur désespoir, la source de leurs ri*
cbesses, pour qu'elles né eenrissent plus de prétexte à
tous les genres de vexations. Voyez en Angleterre les
rigueurs, les yiolences, les actes arbitraires que traîne à
sa suite, pour se maintenir, le privilège exclusif de la
compagnie des Indes. Ouvrez les statuts de cette nation,
d'ailleurs humaine et libérale, vous y verrez la peine de
mort prodiguée à des actions qu'il est impossible de con-
sidérer comme des crimes. Lorsqu'on parcourt rhistoire
des établissements anglais dans l'Amérique septentrio*
nale, on voit, pour ainsi dire, chaque privilège suivi de
l'émigration des individus non privilégiés. Les colons
fuyaient devant les restrictions commerciales, abandon-
nant les terres qu'ils achevaient à peine de défricher,
pour retrouver la liberté dans les bois, et demandant k
la nature sauvage une retraite contre les persécutions
de l'état social.
Si le système prohibitif n*a pas anéanti toute l'indus*
trie des nations qu'il vexe et qu'il tourmente, c'est,
1. Benjatoin Goottant ftdt ici allaslon anx lois d'Elisabeth et de
Charles II qui déclaraient entre autres Texporfalion de la laine an
crime capital. Nous n'avons pas besoin de dire que ces lois sont
abrogées.
(iTore de Védi^r.)
DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 243
comme le remarque Smith ^, parce que Teffort naturel
de chaque individu, pour améliorer son sort, est un.
principe réparateur qui remédie à beaucoup d'égards
aux mauvais effets de Padministration réglementaire,
comme la force vitale lutte souvent avec succès dans
Torganisation physique de l'homme contre les maladies
qui résultent de ses passions, de son intempérance ou de
son oisiveté.
Je ne puis poser que des principes : les détails m'en-
traîneraient trop loin. J'ajouterai, cependant, quelques
mots sur deux espèces de prohibitions ou de privilèges,
frappées de réprobation depuis trente années' et qu'on a
prétendu ressusciter dans ces derniers temps. Je veux
parler des jurandes, des maîtrises, des apprentissages,
système non moins inique qu'absurde : inique, en ce
qu'il ne permet pas à l'individu qui a besoin "de travail-
ler le travail qui, seul, le préserve du crime; absurde,
en ce que, sous le prétexte du perfectionnement des mé-
tiers, il met obstacle à la concurrence, le plus sûr
moyen du perfectionnement de tous les métiers. L'in-
1 . "Richesse des Nations, lîv. IV, chap. ix.
2. La réprobation remontait beaucoup plus haut et c'est une
erreur de croire que les idées de liberté industrielle et commer-
ciale ne datent que du dix- huitième siècle. On les trouve en germe
dès 13SS dans une ordonnance de Charles V, qui déclare que les
règlements corporatifs d'Etienne Boileau sont faits «plus en faveur
de chacun métier que pour le bien commun. » Elles se propagent
au seizième siècle et le mot de liberté du commerce est souvent ré-
pété dans les cahiers des états provinciaux ou généraux. Colbert
propose à Louis XIV la suppression des brevets d'apprentissage. En
1766, le gouvernement présente au Parlement un édit portant sup-
pression des jurandes; mais il est forcé de le retirer^ à cause de
l'opposition qu'il soulève dans le Parlement et parmi les gens de
métiers. En 1776, Turgot promulgua un nouvel édit d'abolition,
mais cet édit est bientôt révoqué. Les jurandes sont rétablies en
17 7 7, avec quelques modiûcalions, et elles ne sont définitivement
abolies que le 2 mai 1791, par rAssemblée constituante.
(Note de Nditenr,)
244 BENJAMIN CONSTANT.
térêt des acheteurs est une bien plus sûre garantie
de la bonté des productions que des règlements arbi-
traires, qui, partant d*une autorité qui confond néces-
sairement tous les objets, ne distinguent point assez les
divers métiers, et prescrivent souvent un apprentissage
aussi long pour les plus aisés que pour les plus diffi-
ciles. Tl est bizarre d'imaginer que le public est un mau-
vais juge des ouvriers qu'il emploie, et que le gouverne-
ment, qui a tant d'autres affaires, saura mieux quelles
précautions il faut prendre pour apprécier leur mérite.
Il ne peut que s'en remettre à des hommes qui, formant
un corps dans TÉtat, ont un intérêt différent de la masse
du peuple, et qui, travaillant d'une part à diminuer le
nombre des producteurs, et de l'autre à faire hausser le
prix des productions, les rendent à la fois plus impar-
faites et plus coûteuses. L'expérience a partout prononcé
contre l'utilité prétendue de cette manie réglementaire.
Les villes d'Angleterre où l'industrie est la plus aclive,
qui. ont pris dans un temps très-court le plus grand ac-
croissement, et où le travail a été porté au plus haut
degré de perfection, sont celles qui n'ont point de char-
tes* et où il n'existe aucune corporation'.
1. Birmingham, Manchester. Voir l'ouvrage de M. Baert.
2 . La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propri^^
de l'homme est celle de sa propre industrie, parce qu'elle estU
source originaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine àA
pauvre est dans la force et l'adresse de ses mains; et empêcher
d'employer celte force et celte adresse de la manière qu'il iroi»^*
la plus convenable, tant qu'il ne porte de dommage à penoiiD^*
est une violation manifeste de celte propriété primitive. C'est vf^
usurpation criante sur la liberté légitime tant de l'ouvrier V^^\^
ceux qui seraient disposés à lui donner du travail : c'est einp^
cher à la fols l'un de travailler comme il le juge à propos, etl'tut^
de choisir qui bon lui semble. On peut en toute sûreté s'en fle^
la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour décider si ^^
ouvrier mérite de l'emploi, puisqu'il y va de son intérêt. Celte «^
ilcilude qu'affecte le législateur pour prévenir qu*on n'emploie d'
DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 245
Uae vexation plus révoltanle encore, parce qu'elle est
plus directe et moins déguisée, c'est la fixation du pri;t
des journées. Cette fixation, dit Smith, est le sacrifice
de la majeure partie à la plus petite. Nous ajouterons
que c'est le sacrifice de la partie indigente à la partie
riche, delà partie laborieuse à la partie oisive, au moins
comparativement, de la partie qui est déjà souffrante par
les dures lois de la société à la partie que le sort et les
institutions ont favorisée. On ne saurait se représenter,
sans quelque pitié, cette lutte de la misère contre Pava-
rice, cette lutte où le pauvre, déjà pressé par ses besoins
et ceux de sa famille, n'ayant d'espoir que dans son
travail, et ne pouvant attendre un instant sans que sa
vie même et la vie des siens ne soit menacée, rencontre
le riche, non-seulement fort de son opulence et de la fa-
culté qu'il a de réduire son adversaire, en lui refusant
ce travail qui est son unique ressource, mais encOre
armé de lois vexatoires qui fixent les salaires, sans égard
aux circonstances, à l'habileté, au zèle de l'ouvrier. Et
qu'on ne croie pas cette fixation nécessaire pour répri-
mer les j)rétentions exorbitantes et le renchérissement
des bras. La pauvreté est humble dans ses demandes.
L'ouvrier n'a-t-il pas derrière lui la faim qui le presse,
qui lui laisse à peine un instant pour discuter ses droits,
et qui ne le dispose que trop à vendre son temps et ses
forces au-dessous de leur valeur? La concurrence ne
tient-elle pas le prix du travail au taux le plus bas qui
personnes incapables est évidemment aussi absurde qu'oppressive.
Adam Smith. Voyez aussi Bentham, Principe» du Code civil^ par-
lie 111, ch. I. {Note de Véditeur.)
Turgot a dit de m6me dans le préambule de Tédit de 1 77G : Dieu
donnant à l'iiomme des besoins et lui rendant nécessaire la res-
source du travail a fait du droit de travailler la propriété de tout
homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus
impreacripUble de toutes. (Note de Véditeur,)
2I,
246 BENJAMIN CONSTANT.
80it compatible avec la subsistance physiqae? Chez les
AthéDiens, comme parmi nous, le salaire d'an journalier
était équivalent à la nourriture de quatre personnes.
Pourquoi des règlements, lorsque la nature des choses
fait la loi sans Texation ni violence?
La fixation du prix des journées, si funeste à rindl-
vidu, ne tourne point à Tavantage du pubUc. Entre le
public et Touvrier s'élève une classe impitoyable, celle
des maîtres. Elle paye le moins et demande le phts qa*il
lui est possible, profitant ainsi seule, tout à la fois, et
des besoins de la classe laborieuse et des besoins de la
classe aisée. Étrange complication des institutions so-
ciales I II existe une cause éternelle d'équilibre entre le
prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans
contrainte de manière à ce que tous les calculs soient
raisonnables et tous les intérêts contents. Cette cause est
la concurrence; mais on la repousse. On met obstacle à
la concurrence par des règlements injustes, et on T£iit
rétablir Péquilibre par d'autres règlements non moins
injustes, qu'il faut maintenir par les châtiments et par
les rigueurs. '
Le système des primes et des encouragements a moins
d'inconvénients que celui des privilèges. Il me send^le
néanmoins dangereux sous plusieurs rapports.
II est à craindre premièrement que l'autorité, lors-
qu'elle s'est une fois arrogé le droit d'intervenir dans ce
qui concerne l'industrie, ne fût-ce que par des encoura-
gements, ne soit poussée bientôt, si ces encouragements
né suffisent pas, à recourir à des mesures de contrainte
et de rigueur. L'autorité se résigne rarement à ne pas
se venger du peu de succès de ses tentatives; elle court
après son argent comme les joueurs. Mais au lieu que
ceux-ci en [ appellent au hasard, Tautorité souvent en
appelle à la force.
DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 247
L'on peut redouter, en second lieu, que l'autorité, par
des encouragements extraordinaires, ne détourne les
capitaux de leur deslinatîon naturelle qui est toujours
la plus profitable. Les capitaux se portent d'eux-mêmes
vers les emplois qui offrent le plus à gagner. Pour les y
attirer, il n'y a pas besoin d'encouragement: pour ceux
où il y aurait à perdre, les encouragements seraient fu«
nestes. Toute industrie qui ne peut se maintenir indê*
pendamment des secours de Tautorité finit par être rui-
neuse '. Le gouvernement paie alors les individus pour
que ceux-ci travaillent à perte. En les payant de la sorte,
il paraît les indemniser; mais comme l'indemnité ne se
peut tirer que du produit des impôts, ce sont, en défini-
tive, les individus qui en supportent le poids. Enfin, les
encouragements de rautorité portent une atteinte très*
grave à la moralité des classes industrielles. La morale
se compose de la suite naturelle des causes et des effets.
Déranger cette suite, c'est nuire à la morale. Tout ce qui
introduit le hasard parmi les hommes, les corrompt.
Tout ce qui n'est pas Peffet direct, nécessaire, habituel
d'une cause connue et prévue tient plus ou moins de la
nature du hasard. Ce qui rend le travail la cause la plus
efficace de moralité, c'est Pindépendance où l'homme
laborieux se trouve des autres hommes, et la dépendance
où il est de sa propre conduite et de Tordre, de la suite,
de la régularité quUl met dans sa vie. Telle est la véri-
table cause de la moralité des classes occupées d'un
travail uniforme et de Timmoralité si commune des men-
diants et des joueurs. Ces derniers sont, de tous les
hommes, les plus immoraux parce que ce sont eux qui,
de tous les hommes, comptent le plus sur le hasard.
Les encouragements ou les secours du gouvernement
1. Adam Smith, liv. IV, chap. ix.
248 BENJAMIN CONSTANT.
pour rindustriesont une espèce de jeu. Il est impossible
de supposer que Tautoritô n'accorde jamais ces secours
ou ces encouragements à des hommes qui ne les méri-
tent pas, ou n'eu accorde jamais plus que les objets de
ces faveurs n'en méritent. Une seule erreur dans ce genre
fait des encouragements une loterie. Il suffit d'une seule
chance pour introduire le hasard dans- tous les calculs^
et par conséquent pour les dénaturer : la probabilité de
la chance n'y fait rien, car, sur la probabilité» c'est
l'imagination qui décide. L'espoir même éloigné, même
incertaio, de l'assistance de l'autorité jette dans la yie
et dans les calculs de l'homme laborieux un élément
tout à fait différent du reste de son existence. 8a situa-
tion change, ses intérêts se compliquent, son intérêt de-
vient susceptible d'une sorte d'agiotage. Ce n'est plus ce
commerçant ou ce manufacturier paisible qui faisait dé-
pendre sa prospérité de la sagesse de ses spéculations,
de la bonté de ses produits, de l'approbation de ses coih
citoyens, fondée sur la régularité de sa conduite, et sur
sa prudence reconnue : C'est un homme dont l'intérêt
immédiat, dont le désir présent est de s'attirer Patten-
tion de l'autorité. La nature des choses avait, pour le
bien de l'espèce humaine, mis une barrière presque in-
surmontable entre la grande masse de la nation et les
dépositaires du pouvoir. Un petit nombre d'hommes
seulement était condamné à s'agiter dans la sphère de là
puissance, à spéculer sur la faveur, à s'enrichir par la
brigue. Le reste suivait tranquillement sa route, ne de-
mandant au gouvernement que de lui garantir son repos
et l'exercice de ses facultés ; mais si l'autorité, peu con-
tente de cette fonction salutaire, et se mettant, par des
libéralités ondes promesses, en présence de tous les in-
dividus, provoque des espérances et crée des passions
qui n'existaient pas, tout alors se trouve déplacé. Par
DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 249
lu, sans doute, se répand dans la classe industrielle une
nouvelle activité; mais c'est une activité vicieuse, une
activité qui s'occupe plutôt de Feffet qu'elle produit au
dehors que de la solidité de ses propres entreprises, qui
cherche Téclat plus que le succès, parce que le succès,
pour elle, peut résulter d'un éclat môme trompeur; c'est
une activité enfin qui rend la nation entière téméraire,
inquiète, cupide, d'économe et de laborieuse qu'elle au*
rait été.
Et ne pensez pas qu'en substituant aux encourage-
ments pécuniaires des motifs tirés de la vanité, vous
fassiez moins de mal. Les gouvernements ne mettent
que trop le charlatanisme parmi leurs moyens, et il leur
est facile de croire que leur seule présence, comme celle
du soleil, vivifie la nature. En conséquence, ils se mon-
trent, ils parlent, ils sourient, et le travail, à leur avis,
doit se tenir honoré pour des siècles ; mais c'est encore
sortir les classes laborieuses de leur carrière naturelle;
c'est leur donner le besoin du crédit; c'est leur inspirer
le désir d'échanger leurs relations commerciales contre
des relations de souplesse et de clientèle. Elles pren-
dront les vices des cours, sans prendre en même temps
Télégance qui voile du moins ces vices.
Les deux hypothèses les plus favorables au système
des encouragements ou des secours de Tautorité sont
assurément, l'une, l'établissement d'une branche d'in-
dustrie encore inconnue dans un pays, et qui exige de
fartes avances; l'autre, l'assistance donnée à de cer-
taines classes industrielles ou agricoles, lorsque des ca-
lamités imprévues ont considérablement diminué leurs
ressources.
Je ne sais cependant si, même dans ces deux cas, à
Texception peut-être de quelques circonstances très-
rares, pour lesquelles il est impossible de tracer des
250 BENJAMIN CONSTANT.
règles fixes, rintenrention da gouverneineiil n'est pas
plus nuisible qu'ayantageuse.
Dans le premier cas, nul doute que la nouvelle bran«*
che d'industrie, ainsi protégée, ne s'établisse plus tdt
avec plus d'étendue; mais, reposant plus sur Tassis-
tance du gouyemement que sur les calculs des particu-
liers, elle s'établira moins soUdem^pt. Ceux-ci, indem*
nisés d'avance des pertes qu'ils pourront faire, n'ap-
porteront pas le même zèle et les mêmes soins que s'ils
étaient abandonnés à leurs propres forces» et s'ils
n'avaient de succès à attendre que ceux qu'ils pour-
raient mériter. Ils se flatteront, avec raison, que le
gouvernement, en quelque sorte engagé par les pre-
miers sacrifices qu'il aura consentis, viendra derechef
à leur secours s'ils échouent, pour ne pas perdre le fruit
de ces sacrifices, et cette arrière-pensée, d'une nature
différente de celle qui doit servir d'aiguillon à Plndu-
strie, nuira plus ou moins, et toujours .d'une manière
notable, à leur activité et à leurs efforts.
L'on imagine d'ailleurs, beaucoup trop facilement,
dans les pays habitués aux secours factices de l'autorité,
que telle ou telle entreprise est au-dessus des moyens
individuels, et c'est une seconde cause de relâchement
pour l'industrie particulière; elle attend que le gouver-
nement la provoque, parce qu'elle est accoutumée h
recevoir l'impulsion première du gouvernement*
 peine en Angleterre une découverte est-elle connue,
que des souscriptions nombreuses fournissent aux in-
venteurs tous les moyens de développement et d'appli-
cation. Seulement, les souscripteurs apportent plus de
scrupule dans l'examen des avantages promis, qu'un
gouvernement n'en pourrait apporter, parce que l'inté-
rêt de tous les individus qui entreprennent pour leur
compte est de ne pas se laisser tromper, tandis que l'in-
DE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 251
lôrôt de la plupart de ceux qui spéculent sur le secours
du gouvernement est de tromper le gouvernement. Le
travail et le succès sont Tunique ressource des premiers.
L'exagération ou la faveur sont pour les seconds une
ressource beaucoup plus certaine et surtout plus ra-
pide. Le système des encouragements est encore, sous
ce rapport, un principe d'immoralité.
Il est possible, je ne le nie pas, que Tindustrie des
individus, privée de tout secours étranger, s*arréte quel-
quefois devant un obstacle; mais d^abord elle se tour-
nera vers d'autres objets, et Ton peut compter, en se-
cond lieu, qu'elle rassemblera ses forces pour revenir
tôt ou tard à la charge et surmonter la difBculté. Or,
j'affirme que Tinconvénient partiel et momentané de cet
ajournement ne sera pas comparable au désavantage
général du désordre et de l'irrégularité que toute assis-
tance artificielle introduit dans les idées et dans les
calculs.
Des raisonnements, à peu près pareils, trouvent leur
application dans la 4seconde hypothèse qui, au premiei*
coup d'œil, parait encore bien plus légitime et plus
favorable. En venant au secours des classes indu-
strielles ou agricoles, dont les ressources ont été diihi-
nuées par des calamités imprévues et inévitables, le
gouvernement affaiblit d*abord en elles le sentiment qui
donne le plus d'énergie et de moralité à l'homme, celui
de se devoir tout à soi-même et de n*espérer qu'en ses
propres forces; en second lieu, l'espoir de ces secours
engage les classes souffrantes à exagérer leurs pertes»
à cacher leurs ressources, et leur donne, de la sorte»
un intérêt au mensonge. J'accorde que ces secoure
soient distribués avec prudence et parcimonie; mais
l'effet qui n'en sera pas le môme pour l'aisance des in-
dividus en sera le môme pour leur moralité. L'autorité
252 BENJAMIN CONSTANT.
•
ne leur en aura pas moins enseigné à compter sur les
autres &u lieu de ne compter que sur eux-mêmes. Elle
trompera ensuite leurs espérances; mais leur actiyité
n'en aura pas été moins relâchée : leur Yéracilé n'en
aura pas moins souffert une altération. S'ils n^obtien-
nent pas les secours du gouyemement , e*est qu'ils
n'auront pas su les solliciter avec une habileté suffisante.
Le gouyemement s'expose enfin k se yolr déçu par des
agents infidèles. Il ne peut suiyre dans tous les détails
l'exécution des mesures qu'il ordonne, et la rusent
toujours plus habile que la suryeillance. Frédéric le
Grand et Catherine II avaient adopté pour l'agricalture
et l'industrie le système des encouragements. Us visi-
taient fréquemment eux-mêmes les provinces qu'ils
s'imaginaient avoir secourues. On plaçait alors sur
leur passage des hommes bien vêtus et bien nourris,
preuves apparentes de l'aisance qui résultait de leurs
libéralités, mais rassemblés à cet effet par les djistribn-
teurs de leurs grâces, tandis que les véritables habitants
de ces contrées gémissaient au fond de leurs cabanes
dans leur ancienne misère, ignorant jusqu'à rintentibn
des souverains qui se croyaient leurs bienfaiteurs.
Dans les pays qui ont des constitutions libres, la
question des encouragements et des secours peut encore
être considérée sous un autre point de vue. Est-il si^u-
taire que le gouvernement s'attache certaines classes de
gouvernés par des libéralités qui, fussent-elles sages
dans leur distribution, ont nécessairement de l'arbi-
traire dans leur nature? N'est-il pas à craindre que ces
classes, séduites par un gain immédiat et positif, ne
deviennent indifférentes à des violations de la liberté
individuelle ou de la justice? On pourrait alors les re-
garder comme achetées par l'autorité.
En lisant plusieurs écrivains, on serait tenté de croire
DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 253
qu'il n'y a rien de plus stupide, de moins éclairé, de
plus insouciant, que l'intérêt individuel. Ils nous disent
gravement, tantôt que si le gouvernement n'encourage
pas Tagriculture, tous les bras se tourneront vers les
manufactures, et que les campagnes resteront en friche;
tantôt, que si le gouvernement n'encourage pas les ma-
nufactures, tous les bras resteront dans les campagnes,
que le produit de la terre sera fort au-dessus des
besoins, et que le pays languira sans commerce et sans
industrie ^, comme s'il n'était pas clair, d'un côté, que
l'agriculture sera toujours en raison des besoins d'un
peuple, car il faut que les artisans et les manufacturiers
aient de quoi se nourrir; de l'autre, que les manufac-
tures s'élèveront aussitôt que les produits de la terre
seront en quantité suffisante, car l'intérêt individuel
poussera les hommes à s'appliquer à des travaux plus
lucratifs que la multiplication des denrées, dont la
quantité réduirait le prix. Les gouvernements ne peu-
vent rien changer aux besoins physiques des hommes ;
la multiplication et le taux des produits, de quelque
espèce qu'ils soient, se conforment toujours aux de-
mandes de ces produits. Il est absurde de croire qu'il
ne suffit pas, pour rendre un genre de travail commun,
qu'il soit utile à ceux qui s'y livrent. S'il y a plus de
bras qu'il n'en faut pour mettre en valeur la fertilité
du sol, les habitants tourneront naturellement leur
activité vers d'autres branches d'industrie. Ils sentiront,
sans que le gouvernement les en avertisse, que la con-
currence, passant une certaine ligne, anéantit Tavan-
lage du travail. L'intérêt particulier, sans être encou-
ragé par l'autorité, sera suffisamment excité par ses
propres calculs à chercher un genre d'occupation plus
] . Voir Filangieri et beaucoup d'aulrce.
22
^i Benjamin coNStANT.
ptofltAble. Si la nàltiré du tertrain rend nècesisàirë Un
grand nombre de cttltiVatetars, les artisails et les inàtàï'
facinrierd ne se itiuUiplierbnt pas, parce que le {(ilsfaliel*
besoin d'un penplé étant de subsister, nn pëttpie ne hfi^
gUgé jamais ^a subsistànbe. D'aillenilB^ l'état d'âgMcttl-
teùr étaut i^lûs nétiê6Saitié Sera, pàt célft itaènnB, ^ÏWa
luchltir fiue tout i&Utrt. Lors^uni n'y a t^ad de prttilègb
abusif (|U! iUtèrtèrtisfté rordte naturel, l'àVaUtagé d*ttbe
i^h)feSsioU te colnpolé toûJoUÀ dé son Utilité àb&Uliià et
de sa iféiteté HMlrè. Let$ prodUctioUs tendent à Se fhëitife
Au niv^aU dles besoius, sans qUë l'autorité s^éU tbàtt \
Quand UU gëUte de production est Iràré, son pHl tt^îèVë.
Le prii é'éleyàut, cette production, lUieUx nayèé, ittîire
à elle l'industrie et les capit&ui. Il eU résulté que éétte
production detieUt plus comUiUne. Cette prodûéÛon
étant plue cOmUiUne, sUU prit baissé; et, le prii l^
sant, UUe ^rtie de rtndulstrie et dés capitaUi se tôttHlib
d'un autre côté. Alors la production, deVénaUt piUS tMK,
le prit se télèt^ et Tindustrie y r'eVlbntî jtttt^^ te qUe
la production et sod prit aient atteiht Uii Sq)Mbre par-
fait. Le rëritAblé ehconiistgement, pôUi^ toUs iés géiAes
de tràv&il, c'est lé be&oin qu'on en à« Là liberté sëUlé
est suffisantes pôut les maintenir tous dans Une èàlatairè
et exacte propôHibU.
Ce qui trôtUpià beautbùp d'écriVains, c^èst qu^Qs iiont
lfràppéft*d)ô \à hUguéUr où du malaisé qU^éph)uVent|
sôus dés g^ôUVéïhiéments arbitraires, les classes labo*
rieuses de la n&tiôU. Ils ne 'reiiiontent pas à la cause du
mal, mais s'iiUaginent qu'on y pourrait rehiédier par
une actiôU directe de l'autorité en faveur des clasêes
souffrantes. Ainsi, par exemple, pour l'agriculture, lors*
1. Voy. Adam Smith, Ht. I, chap. tii{ et Say^ Éemtomie poU»
tique.
PE LA LIBERTE INDUSTRIELLE. 255
que des inglitutioDS injustes çt oppressives exposent les
agriculteurs aux vexations des classes privilégiées, les
campagnes sont bientôt en friche, parce qu'elles se dé-
peuplent. Les classes agricoles accourent , le plus
qu'elles peuvent, dans les villes pour se dérober h la
servitude et à Phumiliation. Alors des spéculateurs im-
béciles conseillent des encQuragements positifs et par-
tiels pour les agriculteurs. Us ne voient pas que tout se
tient dans les sociétés humaines. La Repopulation des
campagnes est le résultat d-une mauvaise organisation
politique. Des secours à quelques individus ou tout
autre palliatif artificiel et momentané n^y remédieront
pas; il n^y aurait de ressource que dans la liberté et
dans la justice. Pourquoi y fecourt-on le plus tard que
Ton peut?
Il faut, nous dit-on quelquefois, ennoblir ragricul-
ture, la relever, la rendre honorable; car c'est sur elle
que repose la prospérité des nations. Des hommes asses
éclairés ont développé cette idée. L'un des esprits les
plus pénétrants, mais les plus bizarres du siècle dernier,
le marquis de Mirabeau, n'a cessé de la répéter. D'au-
tres en ont dit autant des manufactures; mais on n'en*
noblit que par des distinctions, si tant est qu'on enno-^
blisse par des distinctions artificielles. Or, si le travail
est utile, comme il sera profitable, il sera commun.
Quelle distinction voulez-vous accorder à ce qui est
commun? Le travail nécessaire est d'ailleurs toujours
facile. Or, il ne dépend pas de l'autorité d'influer sur
l'opinion, de manière à ce qu'elle attache un rare
mérite à ce que tout le mon^e peut faire également
bien.
De toutes les distinctions que les gouvernements con-
fèrent, les seules vraiment imposantes sont celles qui
annoncent du pouvoir, parce qu'elles sont réelles, et que
256 BENJAMIN CONSTANT.
Je pouvoir qui s'en décore peut agir en mal ou en bien.
Les distinctions fondées sur le mérite sont toujoun
contestées par l'opinion , parce que Topinion se réserre à
elle seule le droit de décider du mérite. Elle est forcée,
malgré qu^elle en ait, de reconnaître le pouvoir; mais
le mérite, elle peut le nier. C'est pour cela que le cor-
don bleu commandait le respect. Il constatait que celui
qui le portait était un grand seigneur, et Tautorité peut
très-bien juger que tel homme est un grand seigneur.
Le cordon noir, au contraire, était ridicule. Il déclarait
celui qui en était décoré, un littérateur, un artiste dis-
tingué. Or, Tautorité ne peut prononcer sur les littéra-
teurs ou les artistes.
Les distinctions honorifiques pour les agriculteurs,
pour les artisans, pour les manufacturiers, sont encore
plus illusoires. Les cultivateurs, les artisans, les mann-
facturiers, veulent arriver à Taisance ou à la richesse
par le travail, et au repos par la garantie. Us ne tous
demandent point de vos distinctions artificielles, od,
s'ils y aspirent, c'est que vous avez faussé leur intelli-
gence, c'est que vous avez rempli leurs têtes d'idées
factices. Laissez-les jouir en paix du fruit de leurs
peines, de l'égalité des droits, de la liberté d'action cfi
leur appartiennent. Vous les servirez bien mieux, ei
ne leur prodiguant ni faveurs, ni injustices, qu'en le
vexant d'un côté, et en cherchant de l'autre à les dis
tinguer ^
1. Abstention de TÉlatet liberté complète, teUe est, en initia
d'agriculture, dMndustrie et de commerce, la doctriae de Benjn^
Constant. Chez lui cette doctrine est absolue, elle ne comporte ^
cune exception, et si elle peut donner lieu au point de fue desfai
à diverses objections, elle est beaucoup plus simple, plus praliqn
plus près de la vérité que tous les prétendus systèmes d'orgaoisati^
du travail que nous avons vus se produire depuis cinquante an
Ces systèmes ont échoué l'un après l'autre, qu'ils s'appellent islc
DE LA LIBERTÉ INDUSTRIELLE. 257
une, ronriérisme, iearisme, mutaaiisme, elc. Car la rëgle-
len da iraTail n'est autre chose que le despoUsme, c'est-à-
Déantissement de l'activité humaine dans ce qu'elle a de plus
) et de plus moral. Aujourd'hui ce n'est plus l'état qui pré*
ce despotisme, ce sont les rêveurs, les ambitieux en quête
ularité. On flatte les elasses laborieuses pour gagner leurs
A ; on les abuse par de vaines promesses, par des systèmes
ibles, et de sottise en sottise, on a conduit une foule d'hon-
avalUeurs jusqu'aux dernières limites de l'absurde en atten-
l'on les conduise à la misère.
itellers égalltalres, où la rémunération est égale pour tous,
ine soit la capacité de chacun ;
roit an travail, qui impose à l'État le devoir d'assurer à
s membres et en toutes circonstances une oecupation en
avec leurs besoins ou leurs couTOltises;
)lltlon du salariat;
ippression des patrons;
ratuité du crédit ;
ilition du capital;
)ropriation des grandes nstnes, ayeo on sans hidemnlté, au
les classes ouvrières;
i Tessence des systèmes mis en avant par nos réformateurs
les. '
uerre civile, les grèves, la mine momentanée de quelques-
) nos plus belles industries au proflt de la concnrfence étran-
roilà les résultats de ces qrstèmes t
{Note de Véditeur,)
n.
DE LA LIBERTE DBS ANCIENS OQWABlÎB \ OlOtE
DES MODEBNBS.
(discours pfiONONcé A l'athiInéb db paris.)
Je me propose de vous soumettre quelques distinc-
tions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté,
dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaper-
çues, ou du moins trop peu remarquées. L'une est la
liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens;
Tautre, celle dont la jouissance est particulièrement
précieuse aux nations modernes. Cette recherche sera
intéressante,' si je ne me trompe, sous un double rapport.
Premièrement la confusion de ces deux espèces de
libertés a été, parmi nous, durant des époques trop
célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de
maux. La France s'est vue fatiguée d'essais inutiles dont
les auteurs, irrités par leur peu de succès, ont essayé
de la contraindre à jouir du bien qu'elle ne voulait pas»
et lui ont disputé le bien qu'elle voulait.
DE LA LIBHRTE DES ANCIENS. 259
En second lieu, appelés par notre heureuse révolu-
tion (je rappelle heureuse, malgré ses excès, parce que
je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bien-
faits d'un gouvernement représentatif, il est curieux et
utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul
à Tabri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quel-
que liberté et quelque repos, a été presque entièrement
inconnu aux nations libres de Tantiquité.
Je sais que l'on a prétendu en démêler des traces chez
quelques peuples anciens, dans la république de Lacé*
démone, par exemple, et chea nos ancêtres les Gaulois;
mais c -pst à tort.
Le gouvernement de Laeédémone était une aristo-
cratie monacale, et nullement un gouvernement repré-f
sentatif. La puissance des rois était limitée, mais elle
Tétait par les Éphores, et non par des hommes investis
d'une mission semblable à celle que Téleetion confère
de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les Épho-
res, sans doute, après avoir été institués par les rois^
furent nommés par le peuple. Mais ils n'étalent que
cinq. Leur autorité était religieuse autant que politique ;
ils avaient part à ^administration même du gouverne-
ment, c*est-àrdire au pouvoir exécutif; et par là, leur
prérogative comme celle de presque tous les magistrats
populaires dans les anciennes républiques, loin d*étre
simplement une barrière contre la tyrannie, devenait
quelquefois elle-même une tyrannie insupportable.
Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui
qu'un certain parti voudrait nous rendre, était à la fois
théocratique et guerrier. Les prêtres jouissaient d'un
pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse,
possédait des privilèges bien insolents et bien oppres-
sifs. Le peuple était sans droits et sans garantie.
A Rome, les tribuns avaient, jusqu^à un certain
r
260 BENJAMIN CONSTANT.
point, une mission représentative. Ils étaient les organes
de ces plébéiens que Toligarchie, qui dans tous les siè-
cles est la môme, avait soumis, en renversant les rois,
à un si dur esclavage. Le peuple exerçait toutefois
directement une grande partie des droits politiques. U
s'assemblait pour voter les lois, pour juger les patri-
ciens mis en accusation : il n'y avait donc que de faibles
vestiges du système représentatif à Rome.
Ce système est une découverte des modernes, et vous
verrez, Messieurs, que l'état de l'espèce humaine dans
l'antiquité ne permettait pas à une institution de cette
nature de s'y introduire ou de s'y établir. Les peuples
anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en ap-
précier les avantages. Leur organisation sociale les con-
duisait à désirer une liberté toute différente de celle que
ce système nous assure.
C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de
ce soir sera consacrée.
Demandez-vous d'abord, Messieurs^ ce que de nos
jours un Anglais, un Français, un habitant des États^
Unis de TÂmérique, entendent par le mot de liberté?
C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aox
lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à
mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la
volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus, Cest
pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son
industrie et de l'exercer; de disposer de sa propriété,
d'en abuser même ; d'aller, de venir, sans en obtenir b
permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de
ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir
à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérétSi
soit pour professer le culte que lui et ses associés pré-,
feront, soit simplement pour remplir ses jours et ses
heures d'une manière plus conforme à ses inclinations,
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 261
à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'in-
fluer sur l'administration du gouYemement, soit par la
nominalioTi de tous ou de certains fonctionnaires, soit
par des représentations, des pétitions, des demandes,
que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en
considération. Comparez maintenant à cette liberté celle ,
des anciens.
Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais
directement, plusieurs parties de la souveraineté tout
entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre
et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités
d'alliance^ à voter les lois, à prononcer les jugements,
à examiner les comptes, les actes, la gestion des magis-
trats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les
mettre en accusation, à les condamner ou à les ab-
soudre; mais en même temps que c'était là ce que les
anciens nominaient liberté, ils admettaient, comme ^
compatible avec cette liberté collective, l'assujettisse-
ment complet de l'individu à Tautorité de l'ensemble.
Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouis- V
sances que nous venons de voir faisant partie de la li- /
berté chez les modernes. Toutes les actions privées sont ^^
soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé
à Tindépendance individuelle, ni sous le rapport des
opinions, ni soûs celui de ^industrie, ni surtout sous le
rapport de la religion. La faculté de choisir son culte,
faculté que nous regardons comme Tun de nos droits
les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et
un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les
plus futiles, l'autorité du corps social s'interpose et
gène la volonté des individus. Terpandre ne peut chez
les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les
Éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus do-
mestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacé-
\
262, BENJAMIN CONSTANT.
dômonicn ne peut visiter librement sa jeune épouse. A
Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans Tin-
térieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et
comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que lea
lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, Pindividu, souverain presque
habituellement dans les affaires publiques, est esclave
dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide
de la paix et de la guerre; comme particulier, il est ci^
conscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements;
comme portion du corps collectif, il interroge, destitue,
condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magis-
trats ou ses supérieurs, comme soumis au corps collec-
tif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé
de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté dis-
crétionnaire de Pensemble dont il fait partie. Chez les
modernes, au contraire, Tindividu, indépendant dans la
vie privée, n'est, même dans les Etats les plus libres,
souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est res-
treinte, presque toujours suspendue; et si & des épo-
ques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore
entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette sou-
veraineté, ce n'est jamais que pour Pabdiquer.
Je dois ici, Messieurs, m'arréter un instant pour pré-
venir une objection que Ton pourrait ine faire. Il y a
dans l'antiquité une république où Passervissement de
l'existence individuelle au corps collectif n'est pas aussi
complet que je viens de le décrire. Cette république est
la plus célèbre de toutes ; vous devinez que je veux par-
ler d'Athènes. J'y reviendrai plus tard, et en convenant
de la vérité du fait, je vous en exposerai la cause. Nous
verrons pourquoi, de tous les Etats anciens, Athènes est
celui qui a le plus ressemblé aux modernes. Partout
ailleurs la juridiction sociale était illimitée. Les anciens,
i)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. Ô63
comme le dit Condorcet, n'avaient aucune notion des
droits individuels. Les hommes n'étaient, pour ainsi
dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et
dirigeait les rouages. Le même assujettissement carac-
térisait les beaux siècles de la république romaine ; l'in-
dividu s'était en quelque sorte perdu dans la nation, le
citoyen dans la cité;
Nous allons actuellement t^émontér à là source de
cette différence essentielle entirie les anciens et nous;
Toutes les républiques Âhdehnes étaient renfermées ^
dans dés limites étroites. La plus peuplée, la plus puis-
sante, la plus considérable d'entre elles n'était pas égale
en étendue au plus petit des États modernes. Par une
suite inévitable de leur pett d'étendue, l'esprit de ces
républiques était belliqueul; chaque peuple froissait
continuelletnent ses voisins ou était froissé par eu^.
Poussés ainsi par la nécessité les uns contré leâ au-
tres, ils se combattaient )du se menaçaient sans cesse.
Ceux qui ne Voulaient pas être conquérants né poil- *
valent déposer les armes sous peine d'être cohquiâ.
Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur
existence entière, au prix de la guterre. Elle était l'inté-
rêt constant, l'occupation presque habituelle des Ëtats
libres de l'antiquité. Enfin, et par un résultat nécessaire
de cette manièpe d'être, tous ces États avaient des escla-
ves. Lés professions mécaniques, et même, chez quel-
ques nations, les professions industrielles étaieiit con-
fiées à des mains chargées de fers.
Le monde modetne nous offre ton spectacle complète-
ment opposé. Les moindres États de nus jours sont in- '
comparablement plus vastes que Sparte ou que Rome
durant cinq siècles. La division même de l'Europe en
plusieurs États est^ grâce au progrès des lumières, plu-
tôt apparente que réelle. Tandis que chaque peuple, au-
264 BENJAMIN CONSTANT.
trefois, formait une famille isolée, ennemie née des
autres familles, une masse d'hommes existe maintenant
sous différents noms, et sous divers modes d'organisa-
tion sociale, mais homogène de sa nature. Elle est assez
forte pour n'avoir rien à craindre des hordes barbares.
Elle est assez éclairée pour que la guerre lui soit à
charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.
Cette différence en amène une autre. La guerre est
antérieure au commerce; car la guerre et le commerce
ne sont que deux moyens différents d'atteindre le môme
but : celui de posséder ce que Ton désire. Le commerce
n'est qu'un hommage rendu à la force du possesseur par
l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour ob-
tenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir paria
violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'au-
rait jamais l'idée du commerce. C'est Texpérience qui,
en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de
sa force contre la force d' autrui, l'expose à diverses ré-
sistances et à divers échecs, le porte à recourir au com-
merce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr
d'engager l'intérêt d'un autre à consentir à ce qui con-
vient à son intérêt. La guerre est l'impulsion, le com-
merce est le calcul. Mais par là même il doit venir une
époque où le conamerce remplace la guerre. Nous som-
mes arrivés à celte époque.
Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu chez les
anciens des peuples commerçants, mais ces peuples fai-
saient en quelque sorte exception à la règle générale.
Les bornes d'une lecture ne me permettent pas de vous
indiquer tous les obstacles qui s'opposaient alors au
progrès du commerce; vous le connaissez d'ailleurs
aussi bien que moi; je n'en rapporterai qu'un seul.
L'ignorance de la boussole forçait les marins de l'anti-
quité à ne perdre les côtes de vue que le moins qu'il leur
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 265
était possible. Traverser les colonnes d'Hercule, c'est-à-
dire passer le détroit de Gibraltar, était considéré
comme Tentreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les
Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne l'osè-
rent que fort tard, et leur exemple resta longtemps sans
être imité. Â Athènes dont nous parlerons bientôt, l'in-
térêt maritime était d'environ soixante pour cent, pen-
dant que l'intérêt ordinaire n'était que de douze, tant
ridée d'une navigation lointaine impliquait celle du
danger.
De plus, si je pouvais me livrer à une digression qui
malheureusement serait trop longue, je vous montre-
rais, Messieurs, par le détail des mœurs, des habitudes,
du mode de trafiquer des peuples commerçants de Tan-
tiquité avec les autres peuples, que leur commerce même
était, pour ainsi dire, imprégné de l'esprit de Tépoque,
de l'atmosphère de guerre et d'hostilité qui les entou-
rait. Le commerce alors était • un accident heureux :
c'est aujourd'hui l'état ordinaire, le but unique, la ten-
dance universelle, la vie véritable des nations. Elles
veulent le repos; avec le repos, l'aisance; et comme
source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque
jour un moyen plus inefficace de remplir leurs vœux.
Ses chances n'offrent plus, ni aux individus, ni aux
nations, des bénéfices qui égalent les résultats du tra-
vail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens,
une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs,
en terres partagées, à la richesse publique et particu-
lière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte
infailliblement plus qu'elle ne vaut ^.
Enfin, grâce au commerce, à la religion, aux progrès
1 . Tout ceci est un extrait des premiers chapitres de V Esprit de
Conquête,
23
266 BENJAMIN CONSTANT.
intellectuels et moraux de l'espèce humaine, IV n'y a
plus d'esclaves chez les nations européennes. Des
hommes libres doivent exercer toutes les professions,
pourvoir à tous les besoins de la société.
On pressent aisément, Messieurs, le résultat néces-
saire de ces différences.
Premièrement, l'étendue d'^ln pays diminue d*aUtant
l'importance politique qui échoit en partage à chaque
individu. Le républicain le plus obscui" de Rome et de
Sparte était une puissance. Il n'en est pas de môme du
simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des États-
Unis. Son influence personnelle est un élémeril imper-
ceptible de la volonté sociale qui imprime au gouverne-
ment sa direction.
En second lieu, l'abolition de l'esclavage a enlevé à la
population libre tout le loisir qui résultait pour elle de
ce que des esclaves étaient chargés de la plupart des
travaux. Sans la population esclave d'Athènes, vingt
mille Athéniens n'auraient pas pu délibérer chaque jour
sur la place publique.
Troisièmement, le commerce ne laisse pas, comme la
guerre, dans la vie de l'homme, ces intervalles d'inac-
tivité. L'exercice perpétuel des droits politiques, la dis-
tussion journalière des affaires d'Etat, les discussions^
les conciliabules, tout le cortège et tout le mouvement
dès factions, agitations nécessaires, remplissage obligé,
si j'ose employer ce terme, dans la vie des peuples libres
de l'antiquité, qui auraient langui, sans cette ressource,
sous le poids d'une inaction douloureuse, n'offriraient
que trouble et que fatigue aux nations modernes, où
chaque individu occupé de ses spéculations, de ses en-
treprises, des jouissances qu'il obtient ou qu'il espère,
ne veut en être détourné (^ue momentanément et le moins
qu'il est possible.
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 267
Enfin le commerce inspire î^ux hommes un vif amour
pour Tinclépendance individuelle. Le commerce subvient
à leurs besoins, satisfait à leurs désirs sans l'interven-
tion de l'autorité. Cette interveption ^st presque tour
jours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette inter-
vention est toujours un dérangement et une gène. Toutes
les fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spér
culations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes
les fois que les gouvernements prétendent faire nos af-
faires, ils les font plus mal et plus dispendieusement
que nous.
Je vous ai dit, Messieurs, que je vous parlerais
d^Athènes, dont on pourrait opposer l'exemple à quel-
ques-uues de mes assertions, et dont l'exemple, au cour
traire, va les confirmer toutes.
Athènes, comme je l'ai déjà reconnu, était de toutes
les républiques grecques la plus commerçante ; aussi
accordsiit-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté
individuelle que Rome et Sparte. Si je pouvais entrer
dans des détails historiques, je vous ferais voir que le
commerce avait fait disparaître de cbe? les Athéniens
plusieurs des différences qui distinguent les peuples an-
ciens des peuples .modernes. L'esprit des commerçants
d'Athènes était pareil ^ celui des commerçants de nos
jours. Xénophon nous apprend que, durant la guerre du
Péloponèse, ils sortaient leurs capitaux du continent
de l'Attique, et les envoyaient dans leslles de PArchipel.
Le commerce avait créé chez eux la circulation. Nou9
remarquons dans Isocrate des traces de l'usage des lettres
de change. Aussi, observez combien leurs mœurs res-
seuiblent aux nôtres. Dans leurs relations avec les
femmes, vous verrez (je cite encore Xénophon) les époux
satisfaits quand la paix et une amitié décente régnent
dans l'intérieur du ménage, tenir compte à l'épouse trop
268 BENJAMIN CONSTANT.
fragile do la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur
l'irrésistible pouvoir des passions, pardonner la pre-
mière faiblesse et oublier la seconde. Dans leurs rap-
ports avec les étrangers, on les verra prodiguer les
droits de cité à quiconque, se transportant chez eux avec
sa famille, établit un métier ou une fabrique; enfin on
sera frappé de leur amour excessif pour l'indépendance
individuelle. A Lacédémone, dit un philosophe, les ci-
toyens accourent lorsqu'un magistrat les appelle; mais
un Athénien serait au désespoir qu'on le crût dépendant
d^un magistrat.
Cependant comme plusieurs des autres circonstances
qui décidaient du caractère des nations anciennes exis-
taient aussi à Athènes ; comme il y avait une population
esclave, et que le territoire était fort resserré, nous y
trouvons des vestiges de la liberté propre aux anciens.
Le peuple fait les lois, examine la conduite des magis-
trats, somme Périclès de rendre des comptes, condamne
à mort tous les généraux qui avaient commandé au com-
bat des Arginuses. En môme temps Tostracisme, arbi-
traire légal et vanté par tous les législateurs de l'époque,
Tostracisme, qui nous parait et doit nous paraître une
révoltante iniquité, prouve que l'individu était encore
bien plus asservi à la suprématie du corps social à
Athènes, qu'il ne Test de nos jours dans aucun État libre
de l'Europe.
Il résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne
pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se com-
posait de la participation active et constante au pouvoir
collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la
jouissance paisible de l'indépendance privée. La part
que, dans l'antiquité, chacun prenait à la souveraineté
nationale, n'était point, comme de nos jours, une sup-
position abstraite. La volonté de chacun avait une in-
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 269
fluence réelle; Texercice de celte volonté était un plaisir
vif et répété. En conséquence, les anciens étaient dis-
posés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation
de leurs droits politiques, et de leur part dans Tadmi-
nistralion de l'État. Chacun, sentant avec orgueil tout
ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience
de son importance personnelle un ample dédommage-
ment.
Ce dédommagement n'existe plus aujourd'hui pour
nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit
presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa vo-
lonté ne s'empreint sur l'ensemble ; rien ne constate à
ses propres yeux sa coopération. L'exercice des droits
politiques ne nous offre donc plus qu^une partie des
jouissances que les anciens y trouvaient, et en même
temps les progrès de la civilisation, la tendance com-
merciale de l'époque, la communication des peuples
entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de
bonheur particulier.
Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés
que les anciens à notre indépendance individuelle. Car '
les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette indépendance aux
droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus ;
tandis qu'en faisant le même sacrifice, nous donnerions
plus pour obtenir moins.
Le but des anciens était le partage du pouvoir social
entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était là ce
qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la
sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment
liberté les garanties accordées par les institutions à ces
jouissances.
J'ai dit en commençant que, faute d'avoir aperçu ces
différences, des hommes bien intentionnés, d'ailleurs,
avaient causé des maux infinis durant notre longue et
23.
, i
270 BENJAMIN CONSTANT.
^ragçuse r6valution. A Dieu ne plaise que je leur adresse
des reproches trop sévères : leur erreur môrae était ex-
cusable. On ne saurait lire les belles pages de Pantiquité,
l'on ne se retrace point les actions de ces grands
hommes, sans ressentir je ne sais quelle émotion d'uo
genre particulier, que ne fait éprouver rien de ce qui
est moderne. Les vieux éléments d'une nature, anté-
rieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller
en nous à ces souvenirs. 11 est difficile de i^e pas re-
gretter ces temps où les facultés de l'homme sç déve-
loppaient dans une direction tracée d'avance, mais im
une carrière si vaste, tellement fortes de leur propre
force, et avec un tel sentiment d'énergie et de dignité;
et lorsqu'on se livre à ces regrets, il çst impossible de
ne pas vouloir imiter ce qu'on regrette.
Cette impression était profonde, surtout lorsque nons
vivions sous des gouvernements abusifs, qui, sans être
forts, étaient vexatoires, absurdes m principe, misén-
bles en action; gouvernements qui avaient pour ressort
l'arbitraire, pour but le rapetissement de l'espèce hu-
maine, et que certains hommes osent nous vanter eDCftre
aujourd'hui, comme si nous pouvions oublier jamais
que nous avons été témoins et victimes de )eur obstina-
tion, de leur impuissance et de leur renversem^t. Le
but de nos réformateurs fut noble et généreux. Qw
d'entre nous n'a pas senti son cœur battre d'espérance
à rentrée de la route qu'ils semblaient ouvrir? Et mal^
heur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin à^
déclarer que reconnaître quelques erreurs commiaC^
par nos premiers guides, ce n'est pas flétrir leur mft"^
moire, ni désavouer des opinions que les amis del'hu^
manité ont professées d'ûgc en âgel
Mais ces hommes avaient puisé plusieurs de leur^
théories dans les ouvrages de deux philosophes, qui n^
DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 271
s'étaient pas doutés oux-mômes des modifications "ap-
portées par deux mille ans aux dispositions du genre
humain. J'examinerai peut-être une fois le système du
plus illustre de ces philosophes, de J.-J. Housseau, et
je montrerai qu'en transportant dans nos temps mo-
dernes u^e étepdue de pouvoir social, de squverainet^
collective qui appartenait ^ d'autres siècles, ce géiiie
sublii}[ie qu'animait Tamour le plus pur de la liberté a
fourni néano^oins i^ funestes préte:8:tes (t plus d'un
genre dp tyrannie. Sîjua doute, en relevant ce qup je
considère con^me une méprise importante à dévoiler, je
serai circonspect dans ma réfutation et respectueux
dans mon blâme. J'év^erai certes de me joindre aux
détracteurs d'un grançl homme. Quand le hasard fait
qu'en apparence je. me rencontre avec eux sur un seul
point, je suis en défiance de moi-même; et pour me
consoler de paraître x\ïk iustant de leur avis, sur uuq
question unique et partielle , j'ai besoin de désavouer et
de flétrir autant qu'il est eu moi ces prétendus auxiliaires.
Cependant l'intérêt fle la vérité doit l'emporter sur
des considératious que jendent si puissantes l'éclat d'uu
talent prodigieux et Tautorité d'une immense renom-
mée. Ce n'est d'ailleurs point à Rousseau, comme on le
verra, que l'on doit principalement attribuer l'erreur
que je yais combattre : plie appartient bien plus à Tun
de ses successeurs, luoius éloquent, mais non moins
austère, et mille fo^s plus exagéré. Ce dernier, l'abbé
de Mably, peut être regardé comme le représentant du
système qui? conforn^énient aux maximes de la libertii
antique^ veut que les citoyens soient complètement
assujettis pour que la pation soit souveraine, et que
l'individu soit esclave pour que le peuple soit libre.
L'abbé de Mably, comme Rousseau et comme beau-
coup d'autres, avait, d'après les anciens, pris l'autorité
272 BENJAMIN CONSTANT.
'du corps social pour la liberté,^! tous les moyen
paraissaient bons pour étendre l'action de cette aul
/ sur cette partie récalcitrante de l'existence hum
i dont il déplorait l'indépendance. Le regret qu*i
prime partout dans ses ouvrages, c'est que la h
puisse atteindre que les actions. Il aurait voulu qi
atteignit les pensées, les impressions les plus p
gères, qu'elle poursuivit l'homme sans relâche et
lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvc
peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, mu
sure vexatoire, qu'il pensait avoir fait une découi
et qu'il la proposait pour modèle ; il détestait la li
individuelle, comme on déteste un ennemi persoi
et dès qu'il rencontrait dans l'histoire une nation
en était bien complètement privée, n'eut-elle poii
liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'adn
Il s'extasiait sur les Égyptiens, parce que, disait-il,
chez eux était réglé par la loi, jusqu'aux délassem
jusqu'aux besoins ; tout pliait sous l'empire du lég
teur; tous les moments de la journée étaient rei
par quelque devoir. L'amour même était sujet à
intervention respectée, et c'était la loi qui, tour à 1
ouvrait et fermait la couche nuptiale.
Sparte, qui réunissait des formes républicaine
même asservissement des individus, excitait dans
prit de ce philosophe un enthousiasme plus vif eni
Ce vaste couvent lui paraissait l'idéal d'une parfait!
publique. Il avait pour Athènes un profond mépri
il aurait dit volontiers de cette nation, la première '
Grèce, ce qu'un académicien grand seigneur disai
l'Académie française : « Quel épouvantable despotii
Tout le monde y fait ce qu'il veut. » Je dois ajouter
ce grand seigneur parlait de l'Académie telle qo
était il y a trente ans.
DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 273
Montesquieu, doué d'un esprit plus observateur parce
quMl avait une tête moins ardente, n'est pas tombé tout
à fait dans les mômes erreurs. Il a été frappé des diffé-
rences que j'ai rapportées, mais il n'en a pas démêlé la
cause véritable. « Les politiques grecs, dit-il, qui vi-
« vaient sous le gouvernement populaire, ne reconnais-
« saient d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'au-
a jourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de
« commerce, de finances, de richesses et de luxe
(( même. » Il attribue cette différence à la république et
à la monarchie; il faut Pattribuer à Pesprit opposé des
temps anciens et des temps modernes. Citoyens des ré-
publiques, sujets des monarchies, tous veulent des
jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des so-
ciétés, ne pas en vouloir. Le peuple le plus attaché de
nos jours à sa liberté, avant l'affranchissement de la
France, était aussi le peuple le plus attaché à toutes les
jouissances de la vie; et il tenait à sa liberté, surtout
parce qu'il y voyait la garantie des jouissances quUl ché-
rissait. Autrefois, là où il y avait liberté, Ton pouvait
supporter les privations; maintenant partout où il y a
privation, il faut Tesclavage pour qu'on 8*y résigne. Il
serait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple
d'esclaves un peuple de Spartiates, que de former des
Spartiates pour la liberté.
Les hommes qui se trouvèrent portés par le flot des
événements à la tête de notre révolution étaient, par une
suite nécessaire de l'éducation qu'ils avaient reçue, im-
bus des opinions antiques et devenues fausses, qu'avaient
mises en honneur les philosophes dont j'ai parlé. La mé-
taphysique de Rousseau, au milieu de laquelle parais-
saient tout à coup, comme des éclairs, des vérités su-
blimes et des passages d^une éloquence entraînante;
l'austérité de Mably, son intolérance, sa haine contre
-n
274 BENJAMIN CONSTANT.
toutes les passions humaines, son avidité de les asser-
vir toutes, ses principes exagérés sur la compétence de
la loi, la différence de ce qu^il recommandait et de ce qui
avait existé, ses déclamations contro les richesses et
même contre la propriété, toutes ces choses devaient
charmer des hommes échauffés par une victoire récente^
et qui, conquérants de la puissance légale, étaient bien
aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était
pour eux une autorité précieuse que celle de deux écri-
vains, qui, désintéressés dans la question, et pronon-
çant anathème contre le despotisme des hommes, avaient
rédigé en axiomes le texte de la loi. Ils voulurent donc
exercer la force publique, comme ils avaient appris de
leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les États
libres. Ils crurent que tout devait encore céder devant la
volonté collective, et que toutes les restrictions aux
droits individuels seraient amplement compensées parla
participation au pouvoir social.
Vous savez, Messieurs, ce qui en est résulté. Des in-
stitutions libres, appuyées sur la connaissance de Tes-
prit du siècle, auraient pu subsister. L'édifice renouvelé
des anciens s'est écroulé, malgré beaucoup d'efforts et
beaucoup d'actes héroïques qui ont droit àTadmiration.
C'est que le pouvoir social blessait en tous sens Tiodé-
pcndance individuelle sans en détruire le besoin. La na-
tion ne trouvait point qu'une part idéale à une soutc-
raineté abstraite valût les sacrifices qu'on lui comman-
dait. On lui répétait vainement avec Rousseau : lesloi^
de la liberté sont mille fois plus austères que n'est do^
le joug des tyrans. Elle ne voulait pas de ces loisail^
tùres, et, dans sa lassitude, elle croyait quelquefois 4^^
le joug des tyrans serait préférable. L'expérience *^^^
venue et l'a détrompée. Elle a vu que l'arbitraire ci*^"*
hommes était pire encore que les plus mauvai:^^'
n
1)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. â75
I. Mais les lois aussi doivent avoir leurs limites.
)i je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager
)inioa que, dans ma conviction, ces faits doivent
duîrô^ vous reconnaîtrez avec moi la vérité des prin-
98 suivants :
j'indéj^endance individuelle est le premier des bé-
as modernes. En conséquence, il ne faut jamais en
lander le sacrifice pour établir la liberté politique. _/
I s'ensuit qu'audune des institutions nombreuses et
f Vantées qui^ dans les républiques anciennes, gé-
Bût la liberté individuelle, n'est admissible dans les
ipB ttiodérnés^
lette Vérité, Messieurs, semble d'abord superflue à
)iir. Plusieurs gouvernements de nos jourâ ne parais-
t guère enclins à imiter les républiques de Tanti-
léfc Cependant, quelque peu de goût qu'ils aient pour
institutions républicaines, il y a de certains usages
ttbliiCaîns pour lesquels ils éprouvent je ne sais quelle
ctîoû. tl est fâcheux que ce soient précisément ceux
permettent dé bannir, d'exiler, de dépouiller. Je me
viens qu'en 1802 on glissa, dans une loi sur les tri-
lûux spéciaux, un article qui introduisait en France
tSi^cisme grec ; fet Dieu sait combien d'éloquents ora-
rs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut
iréj nous parlèrent de la liberté d'Athènes, et de tous
sacrifices que les individus devaient faire pour con-
ver cette liberté ! De môme, à une époque bien plus
èntfe, lioirsique des autorités craintives essayaient d*une
itiLtîmid'è de diriger les élections à leur gré, un jour-
[, qui n'est pourtant point entaché de républicanisme,
)poèa de faire revivre la censure romaine, pour écar-
' les candidats dangereux.
l'è crois donc ne pas m' engager dans une digres*
iû inutile, si, pour appuyer mon assertion, je dis
276 BENJAMIN CONSTANT.
quelques mots de ces deux institutions si vantées.
L'ostracisme d'Athènes reposait sur Thypothèse que
la société a toute autorité sur ses membres. Dans cette
•
hypothèse, il pouvait se justifier ; et dans un petit Etat,
où l'influence d'un individu, fort de son crédit, de n
clientèle, de sa gloire, balançait souvent la puissance de
la masse, l'ostracisme pouvait avoir une apparence
d'utilité. Mais, parmi nous, les individus ont des droits
que la société doit respecter, et l'influence individuelle
est^ comme je l'ai déjà observé, tellement perdue dans
une multitude d'influences, égales ou supérieures, qne
toute vexation, motivée sur la nécessité de dimioner
cette influence, est inutile et par conséquent injuste* Nnl
n'a le droit d'exiler un citoyen, s'il n'est pas condamné
par un tribunal régulier, d'après une loi formelle qui
attache la peine de l'exil à l'action dont il est coupable.
Nul n'a le droit d'arracher le citoyen à sa patrie, le pro-
priétaire à ses terres, le négociant à son commercei
l'époux à son épouse, le père à ses enfants, l'écrivain à
ses méditations studieuses, le vieillard à ses habitudes.
Tout exil politique est un attentat politique. Tout exil
prononcé par une assemblée pour de prétendus molife
de salut public est un crime de cette assemblée contre
le salut public, qui n'est jamais que dans le respect des
lois, dans l'observance des formes, et dans le maintien
des garanties.
La censure romaine supposait, comme rostracismet
un pouvoir discrétionnaire. Dans une république dont
tous les citoyens, maintenus par la pauvreté dans une
simplicité extrême de mœurs, habitaient la mômeyiU^
n'exerçaient aucune profession qui détournât leur atten-
tion des affaires de l'État, et se trouvaient ainsi constam-
ment spectateurs et juges de Tusage du pouvoir public,
la censure pouvait d'une part avoir plus d'influence, et
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 277
de l'autre, Tarbitraîre des censeurs était contenu parjine
espèce de surveillance morale exercée contre eux. Mais
aussitôt que Tétendue de la république, la complication
des relations sociales, et les raffinements de la civilisa-
tion, eurent enlevé à cette institution ce qui lui servait
à la fois de base et de limite, la censure dégénéra, même
à Rome. Ce n'était donc pas la censure qui avait créé
les bonnes mœurs; c'était la simplicité des mœurs
qui constituait la puissance et l'efficacité de la censure.
En France, une institution aussi arbitraire que la cen-
sure serait à la fois inefficace et intolérable. Dans l'état
présent de la société, les mœurs se composent de nuances
fines, ondoyantes, insaisissables, qui se dénatureraient
de mille manières, si l'on tentait de leur donner plus
de précision. L'opinion seule peut les atteindre; elle
seule peut les juger, parce qu'elle est de même nature.
Elle se soulèverait contre toute autorité positive qui vou-
drait lui donner plus de précision. Si le gouvernement
d'un peuple voulait, comme les censeurs de Rome^ flé-
trir un citoyen par une décision discrétionnaire, la na-
tion entière réclamerait contre cet arrêt en ne ratifiant
pas les décisions de l'autorité.
Ce que je viens de dire de la transplantation de la cen-
sure dans les temps modernes s'applique à bien d'autres
parties de l'organisation sociale, sur lesquelles on nous
cite l'antiquité plus fréquemment encore, et avec bien
plus d'emphase. Telle est l'éducation, par exemple. Que
ne nous dit-on pas sur la nécessité de permettre que le
gouvernement s'empare des générations naissantes pour
les façonner à son gré, et de quelles citations érudites
n'appuie-t-on pas cette théorie ? Les Perses, les Égyp-
tiens, et la Gaule, et la Grèce, et l'Italie viennent tour
à tour figurer à nos regards ! Eh I Messieurs, nous ne
£0(umcs ni des Perses, soumis à un despote, ni des
278 BENJAMIN CONSTANT.
Égyptiens, subjugués par des prêtres, ni des Gaulois,
pouvant être sacrifiés par leurs druides, ni enfin des
Grecs et des Romains que leur part à Tautorité sociale
consolait de rasservissement privé. Nous sommes des
moderneS) qui voulons jouir, chacun, de nos droits; dé-
velopper, chacun^ nosfacultéâcomme bon nous semUe,
sans nuire à autrui ; veiller sur le développement de
ces facultés dans les enfants que la nature confie à notre
affection, d'autant plus éclairée qu'elle est plus vive, et
n'ayant besoin de Tautorité que pour tenir d'elle les
moyens généraux d'instruction qu'elle peut rassembler;
comme les voyageurs acceptent d'elle les grands che-
mins, sans être dirigés par elle dans la route qulh
veulent suivre. La religion aussi est exposée à ces sou-
venirs des autres siècles. De braves défenseurs del'anité
de doctrine nous citent les lois des anciens contre les
dieux étrangers^ et appuient les droits de l'Église catho-
lique de l'exemple des Athéniens qui firent périr Socrete
pour avoir ébranlé le polythéisme, et de celui d'Angwie,
qui voulait qu'on restât fidèle au culte de ses pères, ce
qui fit que, peu de temps après, on livra aux bétes les
premiers chrétiens.
Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour
certaines réminiscences antiques. Puisque nous viTons
dans les temps modernes, je veux la liberté convenable
aux temps modernes; et puisque nous vivons sons des
monarchies, je supplie humblement ces monarchies de
ne pas emprunter aux républiques anciennes des moyens
de nous opprimer.
La liberté individuelle, je le répète, voilà la vérilable
liberté moderne. La liberté politique en est la garantie;
la lil)erté politique est par conséquent indispensable-
Mais demander aux peuples de nos jours de sacriiifri
comme ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté inJ''
DE LA LIBERTE DES ANCIENS. 279
viduelle à leur liberté politique, c'est le plus sûr moyen
de les détacher de l'une; et quand on y serait parvenu,
on ne tarderait pas à leur ravir Tautre.
Vous voyez, Messieurs, que mes observatians ne ten-
dent nullement à diminuer le prix de la liberté poli-
tique. Je ne tire point des faits que j'ai remis sous vos
yeux les conséquences que quelques hommes en tirent.
De ce que les anciens ont été libres, et de ce que nous
ne pouvons plus être libres comme les anciens, ils en
concluent que nous sommes destinés à être esclaves. Ils
voudraient constituer le nouvel état social avec un petit
nombre d'éléments qu'ils disent seuls appropriés à la
situation du pionde actuel. Ces éléments sont des pré-
jugés pour effrayer les hommes, de l'ëgoïsme pour les
corrompre, de la frivolité pour les étourdir, des plaisirs
grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les con-
duire ; et, il le faut bien, des connaissances positives et
des sciences exactes pour servir plus adroitement le
despotisme. Il serait bizarre que tel fût le résultat de
quarante siècles durant lesquels l'esprit humain a con-
quis plus de moyens moraux et physiques ; je ne le puis
penser.
Je tire des différences qui nous distinguent de l'anti-
quité des conséquences tout opposées. Ce n'est point la
garantie quUl faut affaiblir, c'est la jouissance qu'il faut
étendre. Ce n'est point à la liberté politique que je veux
renoncer; c'est la liberté civile que je réclame avec
d'autres formes de liberté politique. Les gouvernements
n'ont pas plus qu'autrefois le droit de s'arroger un pou-
voir illégitime. Mais les gouvernements qui partent
d^une source légitime ont de moins qu'autrefois le droit
d'exercer sur les individus une suprématie arbitraire.
Nous possédons encore aujourd'hui les droits que nous
eûmes de tout temps, ces droits éternels & consentir Ioh
iïO BENJAMIN CONSTANT.
lois, à diMîbérer sur nos intérêts, à être partie intégrante
du corps social dont nous sommes membres. Mais les
gouvornements ont de nouveaux devoirs. Les progrès de
la civilisation, les changements opérés par les siècles,
commandent à Tautorité plus de respect pour les habi-
tudes, pour les affections, pour rindépendance des indi-
vidus. Elle doit porter sur tous ces objets une main plus
prudente et plus légère.
Cette réserve de Tautorité, qui est dans ses devoirs
stricts, est également dans ses intérêts bien entendus;
car si la liberté qui convient aux modernes est diffé-
rente de celle qui convenait aux anciens, le despotisme
qui était possible chex les anciens n'est plus possible
chez les modernes. De -ce que nous sommes souvent plus
distraits de la liberté politique qu'ils ne pouvaient l'être,
et dans notre état ordinaire, moins passionnés pour elle,
il peut s*ensuivre que nous négligions quelquefois trop,
et toujours à tort, les garanties qu'elle nous assure;
mais en même temps, comme nous tenons beaucoup plus
à la liberté individuelle que les anciens, nous la défen-
drons, si elle est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse
et de persistance ; et nous avons pour la défendre des
moyens que les anciens n'avaient pas.
Le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre
existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spé-
culations étant plus variées, l'arbitraire doit se multi-
plier pour les atteindre ; mais le commerce rend aussi
l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il
change la nature de la propriété, qui devient, par ce
changement, presque insaisissable.
Le commerce donne à la propriété une qualité nou-
velle : la circulation; sans circulationja propriété n'est
qu'un usufruit ; l'autorité peut toujours inOuer sur l'usu-
fruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circu-
t)E LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 881
lation met un obstacle invisible et invincible à cette ac-
tion du pouvoir social.
Les effets du commerce s'étendent encore plus loin ;
non-seulement il affranchit les individus, mais en créant
le crédit, il rend l'autorité dépendante.
L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus
dangereuse du despotisme; mais il est en même temps
son frein le plus puissant ; le crédit est soumis à l'opi-
nion; la force est inutile, l'argent se cache ou s'enfuit;
toutes les opérations de PÉtat sont saspenduesi. Le cré-
dit n'avait pas la même influence chez les anciens ; leurs
gouvernements étaient plus forts que les particuliers ;
les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques
de nos jours ; la richesse est une puissance plus disponible
dans tous les instants, plus applicable à tous les inté-
rêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie;
le pouvoir menace, la richesse récompense; on échappe
au pouvoir en le trompant ; pour obtenir les faveurs de
la richesse, il faut la servir; celle-ci doit l'emporter.
Par une suite des mêmes causes, l'existence indivi-
duelle est moins englobée dans l'existence politique. /
Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils
portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée;
le commerce a rapproché les nations^ et leur a donné des
mœurs et des habitudes à peu prés pareilles; les chefs
peuvent être ennemis ; les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc ; il nous faut la li-
berté, et nous Taurons; mais comme la liberté qu'il
nous faut est différente de celle des anciens, il faut à
cette liberté une autre organisation que celle qui pour-
rait convenir à la liberté antique. Dans celle-ci, plus
l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice
de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans
l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles^ plus
24.
\
^2 BENJAMIN CONSTANT.
Texcrcice de nos droits politiques nous laissera de temps
pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera pré*
cieuse.
De là vient, Messieurs, la nécessité du système repré-*
sentatif. Le système représentatif n*est autre chose
qu'une organisation à Faide de laquelle une nation se
décharge sur quelques individus de ce qu'elle ne peut
ou ne veut pas faire elle-même. Les individus pauvres
font eux-mêmes leurs affaires; les hommes riches pren-
nent des intendants. G^est l'histoire des nations ancien-
nes et des nations modernes. Le système représentatif
est une procuration donnée à un certain nombre d'bom*
mes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts
soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de
les défendre toujours lui-même. Mais, à moins d'être in-
sensés, les hommes riches qui ont des intendants exa-
minent, avec attention et sévérité, si ces intendants font
leur devoir, s'ils ne sont ni négligents, ni corruptibles,
ni incapables; et pour juger de la gestion de ces manda-
taires, les commettants qui ont de la prudence se met-
tent bien au fait des affaires dont ils leur confient Tad-^
ministration. De môme, les peuples, qui dans le but de
jouir de la liberté qui leur convient recourent au- sys-
tème représentatif, doivent exercer une surveillance ac-
tive et constante sur leurs représentants, et se réserver
à des époques, qui ne soient pas séparées par de trop
longs intervalles, le droit de les écarter s'ils ont tronipô
leurs vœux, et de révoquer les pouvoirs dont ils auraient
abusé.
Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté
antique, il s'ensuit qu'elle est aussi menacée d'un danger
d'espèce différente.
Le danger de la liberté antique était qu'attentifs uni-
quement à s'assurer le partage du pouvoir social, les
DE LA LIBERTE DBS ANCIENS. 283
liommes ne fissent trop bon marché des droits et des
jouissances individuelles.
Le danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés
dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans
la poursuite de no3 intérêts particuliers, nous ne renour
cions trop facilement, à notre droit de partage dans le
pouvoir politique.
Les dépositaires de Tautorité ne manquent pas de
nous y exhorter. Ik sont ai disposés à nous épargner
toute espèce de peine, ei^cepté celle d'obéir et de payer)
Ils nous diront ; « Quel est au fond le but de tous vos
« efforts, le motif de vos travaux, Tobjet de vos espé-
« rances ? N'est-ce pas le bonheur? Eh bien» ce bonheur,
(( laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. » Non,
Messieurs, ne laissons pas faire. Quelque touchant que
soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans
ses limites. Qu'elle se borne & être juste; nous nous
chargerons d^être heureux.
Pourrions-nous l'être par des jouissances, sices jouis-p
sances étaient séparées desgaranties ? Où trouverions-nous
ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique?
Y renoncer. Messieurs, serait une démence semblable à
celle d'un homme qui, sous prétexte qu'il n'habite qu'au
premier étage, prétendrait b&tir sur le sable un édifice
sans fondement.
D'ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bon-
heur de quelque genre qu'il puisse être soit le but uni-
que de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait
bien étroite, et notre destination bien peu relevée. Il
n'est pas un de nous qui, s'il voulait descendre, restrein-
dre ses facultés morales, rabaisser ses désirs, abjurer
ractivitô, la gloire, les émotions généreuses et profon-
des, ne pût s'abrutir et être heureux. Non, Messieurs,
j'en atteste cette partie meilleure de notre nature, cotte
/
284 BENJAMIN CONSTANT.
noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tour-
mente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de déve-
lopper nos facultés : ce n'est pas au bonheur seul, c'est
au perfectionnement que notre destin nous appelle; et la
liberté politique est le plus puissant, le plus énergique
moyen de perfectionnement quelle ciel nous ait donné.
La liberté politique soumettant à tous les citoyens,
sans exception, Texamen et Tétude de leurs intérêts les
plus sacrés, agrandit leur esprit, anoblit leurs pensées,
établit entre eux tous une sorte d'égalité intellectuelle
qui fait la gloire et la puissance d*un peuple.
Aussi, voyez comme une nation grandit à la première
institution qui lui rend Texercice régulier de la liberté
politique. Voyez nos concitoyens de toutes les classes,
de toutes les professions, sortant de la sphère de leurs
travaux habituels, et de leur industrie privée, se trouver
soudain au niveau des fonctions importantes que la con-
stitution leur confie, choisir avec discernement^ résister
avec énergie, déconcerter la ruse, braver la menace,
résister noblement à la séduction. Voyez le patriotisme
pur, profond et sincère triomphant dans nos villes et vi-
vifiant jusqu'à nos hameaux, traversant nos ateliers,
ranimant nos campagnes^ pénétrant du sentiment de
nos droits et de la nécessité des garanties l'esprit juste
et droit du cultivateur utile et du négociant industrieux,
qui, savants dans l'histoire des maux qu'ils ont subis,
et non moins éclairés sur les remèdes qu'exigent ces
maux, embrassent d'un regard la France entière, et,
dispensateurs de la reconnaissance nationale, récompen-
sent par leurs suffrages, après trente années, la fidélité
aux principes, dans la personne du plus illustre des dé-
fenseurs de la liberté ^
1. M. de Lafayetle, nommé député par la Sarlhe. ,
DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS. 385
Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux
espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l'ai >
démontré, apprendre à les combiner Tune avec l'autre.
Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de Tbis-
toire des républiques du moyen &geS doivent accomplir
les destinées de l'espèce humaine; elles atteignent d'au-
tant mieux leur but qu'elles élèvent le plus grand nom-
bre possible de citoyens à la plus haute dignité mo-
rale.
L'œuvre du législateur n'est point complète quand il
a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que
ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire.
Il faut que les institutions achèvent Téducation morale \
des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en
ménageant leur indépendance, en ne troublant point
leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur
inOuence sur la chose publique, les appeler à concourir
par leurs déterminations et par leurs suffrages à Texer-
cice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de
surveillance par la manifestation de leurs opinions, et
les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions
élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de
s'en acquitter *.
1. M. deSismondi.
2. Les idées exprimées ici par Benjamin Constant sont très-
Justes au point de vue philosopiiique; mais par malheur eUea sont
Jusqu'à présent bien peu répandues en France. L'établissement du
suffrage universel, en donnant à la population la plus grande
somme de droits politiques qui ait Jamais existé, a fait voir com-
bien peu nous comprenons nos devoirs civiques : la grande majo-
rité des électeurs est parfaitement indifférente ou quand elle ne
Test pas, elle devient trop souvent la proie des partis extrêmes
ou des intrigants. Il y a dans les villes aussi bien que dans les
campagnes une masse d'électeurs auxquels on peut faire tout
croire ; et Ton mène toute la France a?ec une dizaine de mots.
Ici, il sufQt de dire d'un candidat : c'eil un rouge ^ U veut te
286 BENJAMIN CONSTANT.
partage dts biens^ pour que lei trois quarto ^ Toix lui soient
enlevéf. Là, il suffit de dire : c'est unjéêuite, c*e$t un blanc ^ il vous
ramènera la dtme. L'ignorance des faiU les plus Importants eux-
mêmes est poussée si loin, qu*en 1873 nous aTons vu^ à quarante
lieues de Paria, des IndiTidus notaUei d'uA quartlei: iiviuatriel,
dans une Tille de Yingt mille âmes, venir nous annoncer avec un
profond sentiment de tristesse qu*nne révolotloii vanalt d'éclater
à Paris, qu'on avait voulu prendra THtol de ^la f^ fàaUler la
général Trochu. Les bonnea geus venaiant d^ Ure un journal
de 187 1 qui leur était par hasard tombé sous la qain; ils n*avaieot
point regardé la date ; de \h leur inquiétude au in^et dea dangers
qu'avait courus le général Trociiu. D'autres dans la même vUle,
lors de la revue de l'armée allemande paysé^i ï U^P^hampa, se
sont imaginé que Napoléon III était rovenu à Paris, parée qu'ils
avalent lu) dans les Journaux que Vtmpm'eur et le ppktoa impériaè
assistaiept à cette revue, lia ne s'étaient pan donU le oaoina du
monde qu'il s'agissait de l'empereur d'Allemagne. Ceux-là étalent
pourtant l'élite des électeurs du quartier, les id»onnéa dea Jonmaux
de la locaUté. {Ifou dt riâUtwr.)
CINQUIÈME PARTIE
«UibiMAiCta
I
ï)E l'inviolabilité des pbopbiétjés.
Plusieurs de ceux qui ont défendu la propriété, par
des raisonnements abstraits, me semblent être tom-
bés dans une erreur grave : ils ont représenté la pro-
priété comme quelque chose de "mystérieux, d'antérieur
à la société, d'indépendant d'elle. Aucune de ces asser-
tions n^esl vraie. La propriété n*est poiùt antérieure à
la société, car sans l'association qui lui donne une ga-
rantie, elle ne serait que le diroil du premier occupant,
en d'autres mots, le droit de la force, c'est-à-dire un
droit qui n'en est pas un. La propriété n'est point indé»-
pendante de la société^ car Un état social, à la vérité
trùs-misérable, peut être conçu sans propriété, tandis
qu'on ne peut imaginer de propriété sans état social *.
1 . 11 y a une erreut dans cette doctiitie ; Benjamin Consfant
confond le droit et la garantie. Il est vrai qu'en dehors de la so-
ciété, la propriété est sans défense. En exisle-t«elle moins pour
cela? Robinson, dans son île, n'est-il pas le ph>priétaire légitime
288 BENJAMIN CONSTANT.
La propriété existe de par la société; la société a
trouvé que le meilleur moyen de faire jouir ses mem-
bres des biens communs à tous, ou disputés par tous
avant son institution, était d'en concéder une partie à
cbacun, ou plutôt de maintenir chacun dans la partie
qu'il se trouvait occuper, en lui en garantissant la jouis-
sance, avec les changements que cette jouissance pour-
rait éprouver^ soit par les chances multipliées du ha-
sard, soit par les degrés inégaux de l'industrie.
La propriété n'est autre chose qu'une convention so-
ciale; mais de ce que nous la reconnaissons pour telle,
il ne s'en suit pas que nous l'envisagions comme moins
sacrée, moins inviolable, moins nécessaire, que les
écrivains qui adoptent un autre système. Quelques phi-
losophes ont considéré son établissement comme un mal,
son abolition comme possible; mais ils ont eu recours,
pour appuyer leurs théories, à une foule de supposi-
tions dont quelques-unes peuvent ne se réaliser jamais,
et dont les moins chimériques sont reléguées à une épo-
que quMl ne nous est pas même permis de prévoir :
non-seulement ils ont pris pour base un accroissement
du champ qu*il a semé, de la vigne qu'il a plantée? Quand 11 re-
pousse le sauvage qui le pille, n'a-t-il pas le droit pour lui? La
propriété n'est donc pas une création sociale, elle n'existe pas de
par la société ; tout au contraire, on pourrait soutenir que la so-
ciété n'existe que pour garantir la propriété. La propriété, c'est
rhomme qui l'a créée, par l'exercice de ses facultés; la propriété,
c'est l'homme agrandi. Faire de la propriété une convention sociaUt
c'est justifier par avance le communisme, qui n'est qu'une distribu-
tion sociale du sol et du capital, faite au nom de l'intérêt général
prétendu. {Note de M, Laboulaye,)
L'opinion si juste, formulée par M. Laboulaye dans la Dote ci-
dessus, est de tout point conforme à celle du plus profond penseur
de l'antiquité. Voir la Politique (VAmtote, liv. Il, ch. i. — On la
retrouve au seizième siècle dans la République de Bodin, liv. 1,
ch. vui. Bodin fait de la propriété Pun des fondements de l'Etat, et
la déclare inviolable par elle* même. [Note de Véditeur,)
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 289
de lumières auquel rhoraine arrivera peut-être, mais
sur lequel il serait absurde de fonder nos institutions
présentes; mais ils ont établi, comme démontrée, une
diminution du travail actuellement requis pour la sub-
sistance de l'espèce humaine, telle que<îette diminution
dépasse toute invention même soupçonnée. Certaine-
ment chacune de nos découvertes en mécanique, qui
remplacent par des instruments et des machines la force
physique de Thomme, est une conquête pour la pensée,
et, d'après les lois delà nature, ces conquêtes devenant
plus faciles à mesure qu'elles se multiplient, doivent
se succéder avec une vitesse accélérée; mais il y a loin
encore de ce que nous avons fait, et même de ce que
nous pouvons imaginer en ce genre, à une exemption
totale de travail manuel ; néanmoins cette exemption
serait indispensable pour rendre possible Tabolition de
la propriété, à moins qu'on ne voulût, comme quelques-
uns de ces écrivains le demandent, répartir ce travail
également entre tous les membres de Tassociation; mais
cette répartition, si elle n'était pas une rêverie, irait
contre son but même, enlèverait à la pensée le loisir qui
doit la rendre forte et profonde, à l'industrie la persévé-
rance qui la porte à la perfection, à toutes les classes
les avantages de Thabitude, de l'unité du but et de la
centralisation des forces. Sans propriété, l'espèce hu-
maine resterait stationnaire et dans le degré le plus
brut et le plus sauvage de son existence. Chacun chargé
de pourvoir seul à tous ses besoins partagerait ses for-
ces pour y subvenir, et, courbé sous le poids de ces soins
multipliés, n'avancerait jamais d'un pas. L'abolition de
la propriété serait destructive de la division du travail,
base du perfectionnement de tous les arts et de toutes
les sciences. La faculté progressive, espoir favori des
écrivains que je combats, périrait faulc de temps et
«200 BENJAMIN CONSTANT.
d^Qdépeodance, et Tégalité grossière et forcée qu'ils
nous recommandent mettrait un obstacle invincible à
rétablissement graduel de l'égalité véritable» celle du
bonheur et des lumières.
La propriété» en sa qualité de convention sociale, est
de la compétence et sous la juridiction de la société. La
société possède sur elle des droits qu^elle n'a point sur
la liberté» la vie et les opinions de ses membres.
Mais la propriété se lie intimement à d'autres parties
de l'existence humaine, dont les unes ne sont pas du
tout soumises à la juridiction collective, et dont les
autres ne sont soumises à cette juridiction que d'une
manière limitée. La société doit en conséquence res-
treindre son action sur la propriété, parce qu'elle ne
pourrait l'exercer dans toute son étendue sans porter
atteinte à des objets qui ne lui sont pas subordonnés.
L'arbitraire sur la propriété est bientôt suivi de Tar-
bitraire sur les personnes : premièrement, parce que
l'arbitraire est contagieux; en second lieu, parce que la
violation de la propriété provoque nécessairement la ré-
sistance. L'autorité sévit alors contre l'opprimé qui
résiste ; et» parce qu'elle a voulu lui ravir son bien, elle
est conduite à porter atteinte à sa liberté.
Je ne traiterai pas dans ce chapitre des confiscations
illégales et autres attentats politiques contre la pro-
priété ^ L'on nepeutconsidérerces violences comme des
1, Le système de confiscation, largement appliqué sous l'anclentie
tnonarchie, a été aboli par la ctiarte de 1814. Pour justifier cette
coutume juridique qui faisait peser sur les enfants le châtiment de
leurs pères on invoquait le dogme de la transmission du péché ori-
nel. Bossuet, qui manque rarement d'appeler la théologie au se-
cours du despotisme, dit à ce sujet dans le chap. iv du Traité de lu
connaissance de Dieu: d Je no sais quoi est imprimé dans le cœur
tle rhorame pour me faire connaître une justice qui punit les pères
t'.Hminels sur leurs enfants comme étant une portion de leur être. »
[Note de V éditeur,)
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 291
pratiques usitées par les gouvernements réguliers; elles
sont de la nature de toutes les (mesures arbitraires ;
elles n'en sont qu'une partie inséparable; le mépris
pour la fortune des hommes suit de près le mépris pour
leur sûreté et pour leur vie.
J'observerai seulement que, par des mesures pareilles,
les gouvernements gagnent bien moins qu'ils ne perdent.
« Les rois, dit Louis XIV dans ses Mémoires, sont sei-
(( gneurs absolus et ont naturellement la disposition
« pleine et libre de tous les biens de leurs sujets, tu Mais
quand les rois se regardent comme seigneurs absolus de
tout ce que possèdent leurs sujets, les sujets enfouissent
ce qu'ils possèdent ou le dissipent : s'ils Tenfouissent,
c'est autant de perdu pour l'agriculture, pour le com-
merce, pour l'industrie, pour tous les genres de prospé-
rité; s'ils le prodiguent pour des jouissances frivoles,
grossières et improductives, c'est encore autant de dé-
tourné des emplois utiles et des spéculations reproduc-
trices. Sans la sécurité, l'économie devient duperie, et
la modération imprudence. Lorsque tout peut être en-
levé, il faut conquérir le plus qu'il est possible, parce
que l'on a plus de chances de soustraire quelque chose
à la spoliation. Lorsque tout peut être enlevé, il faut
dépenser le plus qu'il est possible, parce que tout ce
qu'on dépense est autant d'arraché à l'arbitraire.
Louis XIV croyait dire une chose bien favorable à la
richesse des rois; il disait une chose qui devait ruiner
les rois, en ruinant les peuples.
II y a d'autres espèces de spoliations moins directes
dont je crois utile de parler avec un peu plus d'étendue.
Les gouvernements se les permettent pour diminuer
leurs dettes ou accroître leurs ressources, tantôt sous le
prétexte de la nécessité, quelquefois sous celui de la jus-
tice, toujours en alléguant l'intérêt de l'État : car de
292 BENJAMIN CONSTANT.
môme que les apôtres zélés de la souveraineté du peuple
pensent que la liberté publique gagne aux entraves
mises à la liberté individuelle, beaucoup de financiers
de nos jours semblent croire que TÉtat s'enrichit de la
ruine des individus.
Les atteintes indirectes à la propriété, qui vont faire
le sujet des observations suivantes, se divisent en deux
classes.
Je mets dans la première les banqueroutes partielles
ou totales, la réduction des dettes nationales, soit en
capitaux, soit en intérêts, le payement de ces dettes en
effets d'une valeur inférieure à leur valeur nominale,
l'altération des monnaies, les retenues, etc. Je com-
prends dans la seconde les actes d'autorité contre les
hommes qui ont traité avec les gouvernements, pour
leur fournir les objets nécessaires à leurs entreprises
militaires ou civiles, les lois ou mesures rétroactives
contre les enrichis, les chambres ardentes, l'annulation
des contrats, des concessions, des ventes faites par l'État
à des particuliers.
Quelques écrivains ont considéré l'établissement des
dettes publiques comme une cause de prospérité; je suis
d'une tout autre opinion. Les dettes publiques ont créé
une propriété d'espèce nouvelle qui n'attache point son
possesseur au sol, comme la propriété foncière, qui
n'exige ni travail assidu, ni sjpéculations difficiles, comme
la propriété industrielle, eiân qui ne suppose point des
talents distingués, comme la propriété que nous avons
nommée intellectuelle. Le créancier de l'État n'est in-
téressé à la prospérité de son pays que comme tout
créancier Test à la richesse de son débiteur. Pourvu
que ce dernier le paye, il est satisfait; et les négociations
qui ont pour but d'assurer son payement, lui semblent
toujours suffisamment bonnes, quelque dispendieuses
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 293
qu'elles puissent être. La faculté qu'il a d'aliéner sa
créance le rend indifférent à la chance probable, mais
éloignée, de la ruine nationale. Il n*y a pas un coin de
terre , pas une manufacture, pas une source de produc-
tions, dont il ne contemple Pappauvrissement avec in-
souciance, aussi longtemps qu'il y a d'autres ressources
qui subviennent à Tacquitteiodent de ses revenus ^.
La propriété dans les fonds publics est d'une nature
essentiellement égoïste et solitaire, et qui devient faci-
lement hostile, parce qu'elle n'existe qu'aux dépens des
autres. Par un effet remarquable de l'organisation com-
pliquée des sociétés modernes, tandis que l'intérêt na-
turel de toute nation est que les impôts soient réduits à
la somme la moins élevée qu'il est possible, la création
d'une dette publique fait que l'intérêt d'une partie de
chaque nation est l'accroissement des impôts ^.
Mais quels que soient les effets fâcheux des dettes pu-
bliques, c'est un mal devenu inévitable pour les grands
États. Ceux qui subviennent habituellement aux dé-
penses nationales par des impôts, sont presque toujours
forcés d'anticiper, et leurs anticipations forment une
dette : ils sont de plus, à la première circonstance
extraordinaire, obligés d'emprunter. Quant à ceux qui
ont adopté le système des emprunts préférablement à
celui des impôts, et qui n'établissent de contributions que
pour faire face aux intérêts de leurs emprunts (tel est
à peu près de nos jours le système de TÂngleterre], une
dette publique est inséparable de leur existence. Ainsi
recommander aux Etats modernes de renoncer aux res-
sources que le crédit leur offre, serait une vaine ten-
tative.
1. Smith, Richesse des Nations^ t, V, p. 3.
3. Necker, Administration des rimnces, i, U, p* 378-379.
25.
294 BENJAMIN CONSTANT.
Or, dès qu'une dette nationale existe, il n'y a qu'un
moyen d'en adoucir les effets nuisibles, c'est de la res-
pecter scrupuleusement. On lui donne de la sorte une
stabilité qui l'assimile, autant que le permet sa nature,
aux autres genres de propriété.
La mauvaise foi ne peut jamais être un remède à
rien. En ne payant pas les dettes publiques, l'on ajoute-
rait aux conséquences immorales d'une propriété qui
donne à ses possesseurs des intérêts différents de ceux
de la nation dont ils font partie, les conséquences plus
funestes encore de l'incertitude et de l'arbitraire. L'ar-
bitraire et rincertilude sont les premières causes de ce
qu'on a nommé l'agiotage. Il ne se développe jamais avec
plus de force et d'activité que lorsque l'État viole ses
engagements : tous les citoyens sont réduits alors à cher-
cher dans le hasard des spéculations quelques dédom-
magements aux pertes que l'autorité leur fait éprouver.
Toute distinction entre les créanciers, toute inquisi-
tion dans les transactions des individus, toute recherche
de la route que les effets publics ont suivie, et des
mains qu'ils ont traversées jusqu'à leur échéance, est
une banqueroute. Un État contracte des dettes et donne
en payement ses effets aux hommes auxquels 11 doit de
l'argent. Ces hommes sont forcés de vendre les effets
qu'il leur a donnés. Sous quel prétexte partirait-il de
cette vente pour contester la valeur de ces effets ? Plus
il contestera leur valeur, plus ils perdront. Il s'appuiera
sur cette dépréciation nouvelle pour ne les recevoir qu'à
un prix encore plus bas. Cette double progression réa-
gissant sur elle-même réduira bientôt le crédit au néant
et les particuliers à la ruine. Le créancier originaire a
pu faire de son titre ce qu'il a voulu. S'il a vendu sa
créance, la faute n'en est pas à lui que le besoin y a
forcé, mais à l'État qui ne le payait qu'en effets qu'il s'est
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 285
VU réduit à vendre. S'il a vendu sa créance à vil prix,
la faute n'en est pas à l'acheteur qui Ta acquise avec
des chances défavorables : la faute en est encore à l'État
quia créé ces chances défavorables, caria créance vendue
ne serait pas tombée à vil prix si l'État n'avait pas
inspiré la défiance.
En établissant qu'un effet baisse de valeur en passant
dans la seconde main à des conditions quelconques, que
le gouvernement doit ignorer, puisqu'elles sont des sti-
pulations libres et indépendantes, on fait de la circula-
tion qu'on a regardée toujours comme un moyen de ri-
chesse une cause d'appauvrissement. Comment justifier
cette politique, qui refuse à ses créanciers ce qu'elle leur
doit et décrédite ce qu'elle leur donne? De quel front
les tribunaux condamnent-ils le débiteur, créancier lui*
même d'une autorité banqueroutière?£b quoil traîné
dans un cachot, dépouillé de ce qui m'appartenait, parce
que je n'ai pu satisfaire aux dettes que j'ai contractées
sur la foi publique, je passerai devant la tribune d'où
sont émanées les lois spoliatrices : d'un côté siégera le
pouvoir qui me dépouille, de l'autre les juges qui me
punissent d'avoir été dépouillé.
Tout payement nominal est une banqueroute. Toute
émission d'un papier qui ne peut être à volonté converti
en numéraire est, dit un auteur français recommanda-
ble, une spoliation ^. Que ceux qui la commettent soient
armés du pouvoir public no change rien à la nature de
Facte. L'autorité qui paye un <:itoyen en valeurs suppo-
sées le force à des payements semblables. Pour ne pas
flétrir ses opérations et les rendre impossibles, elle est
obligée de légitimer toutes les opérations pareilles. En
1. J.-B. Say, Traité d*Economie politique^ t. Il, p. 5. AppII-
(|uez ceci à la valeur actuelle des billeU de banque en Angleterre
et réfléchissez.
296 BENJAMIN CONSTANT.
créant la nécessité pour quelques-uns , elle fournit à
tous l'excuse. L'égoïsme bien plus subtil, plus adroit,
plus prompt, plus diversifié que Tautorité, s*élance au
signal donné. Il déconcerte toutes les précautions par la
rapidité» la complication, la yariété de ses fraudes.
Quand la corruption peut se justifier par la nécessité,
elle n'a plus de bornes. Si l'État veut mettre une diffé-
rence entre ses transactions et les transactions des indi-
vidus, l'injustice n'en est que plus scandaleuse.
Les créanciers d'une nation ne sont qu'une partie de
cette nation. Quand on met des impôts pour acquitter
les intérêts de la dette publique, c'est sur la nation en-
tière qu'on la fait peser : car les créanciers de TÉtat
comme contribuables payent leur part de ces impôts.
En réduisant la dette, on la rejette sur les créanciers
seuls. C'est donc conclure de ce qu'un poids est trop fort
pour être supporté par tout un peuple, qu'il sera sup-
porté plus facilement par le quart, ou par le huitième
de ce peuple.
Toute réduction forcée est une banqueroute. On a
traité avec des individus d'après des conditions que l'on
a librement offertes ; ils ont rempli ces conditions; ils
* ont livré leurs capitaux; ils les ont retirés des branches
d'industrie qui leur promettaient des bénéfices : on leur
doit tout ce qu'on leur a promis; Taccomplissement de
ces promesses est l'indemnité légitime des sacrifices
qu'ils ont faits, des risques qu'ils ont courus. Que si un
ministre regrette d'avoir proposé des conditions oné-
reuses, la faute en est à lui, et nullement à ceux qui
n'ont fait que les accepter. La faute en est doublement
à lui ; car ce qui a surtout rendu ses conditions onéreu-
ses, ce sont ses infidélités antérieures; s'il avait inspiré
une conGance entière, il aurait obtenu de meilleures
conditions.
DE L'INVIOLABILITE DES PROPRIETES. 297
Si l'on réduit la dette d'an quart, qui empêche de la
réduire d'un tiers, des neuf dixièmes, ou de la totalité?
Quelle garantie peut-on donner à ses créanciers, ou se
donner à soi-même ? Le premier pas en tout genre rend
le second plus facile. Si des principes sévères avaient
astreint Tautorité à l'accomplissement de ses promesses,
elle aurait cherché des ressources dans Tordre et l'éco-
nomie. Mais elle a essayé celles de la fraude, elle a ad-
mis qu'elles étaient à son usage : elles la dispensent de
tout travail, de toute privation, de tout effort. Elle y re*
viendra sans cesse, car elle n^a plus pour se retenir la
conscience de Tintégrité.
Tel est Taveuglement qui suit Tabandon de la justice,
qu'on a quelquefois imaginé qu'en réduisant les dettes
par un acte d'autorité, on ranimerait le crédit qui sem-
blait déchoir. On est parti d'un principe qu'on avait mal
compris et qu'on a mal appliqué. L'on a pensé que moins
on devrait, plus on inspirerait de confiance, parce qu'on
serait plus en état de payer ses dettes ; mais on a con-
fondu l'effet d'une libération légitime et celui d'une
banqueroute. Il ne suffit pas qu'un débiteur puisse sa-
tisfaire à ses engagements, il faut encore qu'il le veuille,
ou qu'on ait les moyens de l'y forcer. Or, un gouver-
nement qui profite de son autorité pour annuler une
partie de sa dette prouve qu'il n'a pas la volonté de
payer. Ses créanciers n'ont pas la faculté de l'y contrain-
dre : qu'importent donc ses ressources?
Il n'en est pas d'une dette publique comme des den-
rées de première nécessité : moins il y a de ces denrées,
plus elles ont de valeur. C'est qu'elles ont une valeur
intrinsèque, et que leur valeur relative s'accroît par leur
rareté. La valeur d'une dette au contraire ne dépend
que de la fidélité du débiteur. Ébranlez la fidélité, la
valeur est détruite. L'on a beau réduire la dette à la
298 BENJAMIN CONSTANT.
moitié, au quart, au huitième, ce qui reste de cette
dette n'en est que plus décrédité. Personne n'a besoin
ni envie d*une dette que Ton ne paye pas. Quand il s'agit
des particuliers, la puissance de remplir leurs engage-
ments est la condition principale, parce que la loi est
plus forte qu'eux. Mais quand il est question des gou**
vernements, la condition principale est la volonté '.
Il est un autre genre de banqueroutes, sur lequel
plusieurs gouvernements semblent se faire encore moins
de scrupules. Engagés, soit par ambition» soit par im-
prudence, soit aussi par nécessité, dans des entreprises
dispendieuses, ils contractent avec des commerçants
pour les objets nécessaires à ces entreprises. Leurs
traités sont désavantageux, cela doit être : les intérêts
d'un gouvernement ne peuvent j amis être défendus avec
autant de zèle que les intérêts des particuliers ; c'est la
destinée commune à toutes les transactions sur lesquelles
les parties ne peuvent pas veiller elles-mêmes, et c'est
1 . Ce que dit ici Benjamin Constant au sujet de la dette p«bli«
que est la yoix même de la Justice et de la vérité ; mais ces larges
maximes n*ont été que trop souvent méconnues cliez nous. A dater
de Mazarin, les banqueroutes se succèdent périodiquement sous le
nom de visa, de réduction, de remboursement. Les réductions sont
continueHes sous Louis XIII; des titres de rente sur l'HOtel de viUe
de Paris, qui, en 1614, donnaient 1,000 llv. de revenus n*en don-
naient plus que 400 en 1644. En 1716, les rentes viagères sur les
tailles, créées pendant les dernières années de Louis XIV, sont ré-
duites d'un quart lorsqu'elles ont été achetées moitié en argent,
moitié en billets d'Ëtat, et de moitié lorsqu'elles ont été achetées
intégralement avec ces mêmes billets, ce qui produit sur une sonmie
de 6,699,589 liv. d'intérêt, une diminution de 3,483,793 lir.
Mazarin, Co)bert lui-même, le Régent, Tabbé Terray, usèrent
sans aucun scrupule de ces tristes expédients, et c'est en s'élevant
comme eux au-dessus do tous les droits, que depuis 1813 quelques'
ministres des finances ont consolidé^ la dette par des conversions qui
no Bonten déOnitlve quedes banqueroutes partielles, caria conversion
no peut être établie qu'à la condition qu'elle sera faite avec offre de
remboursement au pair, de la part de l'État débiteur.
{I^ote de Védîteur.)
t)E L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 299
une destinée inévitable ; alors l'autorité prend en haine
des hommes qui n'ont fait que profiter du bénéfice inhé-
rent à leur situation , elle encourage contre eux les dé-
clamations et les calomnies, elle annule ses marchés,
elle retarde ou refuse les payements qu'elle a promis;
elle prend des mesures générales qui, pour atteindre
quelques suspects, enveloppent sans examen toute une
classe. Pour pallier cette iniquité, Ton a soin de repré-
senter ces mesures comme frappant exclusivement ceux
qui sont à la tête des entreprises dont on leur enlève le
salaire : on excite contre quelqueiî noms odieux ou flé-
tris l'animadversion du peuple; mais les hommes que
Ton dépouille, ne sont pas isolés; ils n'ont pas tout fait
par eux-mêmes ; ils ont employé des artisans, des manu-
facturiers qui leur ont fourni des valeurs réelles; c'est
sur ces derniers que retombe la spoliation que Ton
semble n'exercer que contre les autres, et ce même
peuple qui, toujours crédule» applaudit à la destruction
de quelques fortunes, dont l'énormité prétendue Tirrile,
ne calcule pas que toutes ces fortunes, reposant sur des
travaux dont il avait été l'instrument, tendaient à refluer
jusqu'à lui, tandis que leur destruction lui dérobe à lui-
même le prix de ses propres travaux.
Les gouvernements ont toujours un besoin plus ou
moins grand d'hommes qui traitent avec eux. Un gou«
vernement ne peut acheter au comptant, comme un par-
ticulier ; il faut ou qu'il paye d'avance, ce qui est im->
praticable, ou qu'on lui fournisse à crédit les objets
dont il a besoin : s'il maltraite et avilit ceux qui les lui
livrent, qu'arrive-t-il? Les hommes honnêtes se reti-
rent, ne voulant pas faire un métier honteux; des hom-
mes dégradés se présentent seuls : ils évaluent le prix
de leur honte, et prévoyant de plus qu'on les paiera mal,
ils se paient par leurs propres mains. Un gouvernement
300 BENJAMIN CONSTANT.
est trop lent, trop entravé, trop embarrassé dans ses
mouvements, pour suivre les calculs déliés et les ma-
nœuvres rapides de l'intérêt individuel. Quand il veut
lutter de corruption avec les particuliers, celle de ces
derniers est toujours la plus habile. La seule poli^que
de la force, c'est la loyauté.
Le premier effet d*une défaveur jetée sur un genre de
commerce, c^est d'en écarter tous les commerçants que
Tavidité ne séduit pas. Le premier effet d^un système
d'arbitraire, c'est d'inspirer à tous les hommes intègres
le désir de ne pas rencontrer cet arbitraire, et d'éviter
les transactions qui pourraient les mettre en rapport
avec cette terrible puissance^
Les économies fondées sur la violation de la foi publi-
que ont trouvé dans tous les pays leur châtiment infail-
lible dans les transactions qui les ont suivies. L'intérêt
de l'iniquité, malgré ses réductions arbitraires et ses
lois violentes, s'est payé toujours au centuple de ce
qu'aurait coûté la fidélité.
J'aurais dû, peut-être, mettre au nombre des atteintes
portées à la propriété l'établissement de tout impôt
inutile ou excessif. Tout ce qui excède les besoins réels,
dit un écrivain, dont on ne contestera pas l'autorité sur
cette matière*, cesse d'être légitime. Il n'y a d'autre dif-
férence entre les usurpations particulières et celles de
Tautorité, sinon que l'injustice des unes tient à des idées
simples, et que chacun peut aisément concevoir, tandis
que les autres étant liées à des combinaisons compli-
quées, personne ne peut en juger autrement que par
conjecture.
1 . Voir sur les résullats des révocations et annulations de trai^
léB, l'excellent ouvrage sur le Revenu public, par M. Ganilh, f. I,
p. 303.
2. Nocker, Administ, des finances^ U I, p. 2.
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIETES. 301
Tout impôt inutile est une atteinte contre la propriété,
d'autant plus odieuse, qu^elle s'exécute avec toute la so-
lennité de la ] a loi, d^autant plus révoltante que c'est le
riche qui l'exerce contre le pauvre, Tautorité en armes
contre l'individu désarmé.
Tout impôt, de quelque espèce qu'il soit, a toujours
une influence plus ou moins fâcheuse^ : c'est un mal
nécessaire; mais comme tous les maux nécessaires, il
faut le rendre le moins grand qu'il est possible. Plus on
laisse de moyens à la disposition de l'industrie des par-
ticuliers, plus un État prospère. LMmpôt, par cela seul
qu'il enlève une portion quelconque de ces moyens à
cette industrie, est infailliblement nuisible.
Ilousseau, qui en finances n'avait aucune lumière, a
répété avec beaucoup d'autres que dans les pays mo-
narchiques il fallait consommer par le luxe du prince
l'excès du superflu des sujets, parce qu'il valait mieux
que cet excédant fut absorbé par le gouvernement que
dissipé par les particuliers*. On reconnaît dans cette
doctrine un mélange absurde de préjugés monarchiques
et d'idées républicaines. Le luxe du prince, loin de dé-
courager celui des individus, lui sert d'encouragement
et d'exemple. Il ne faut pas croire qu'en les dépouillant,
il les réforme. Il peul les précipiter dans la misère,
mais il ne peut les retenir dans la simplicité. Seulement
la misère des uns se combine avec le luxe de l'autre,
et c^est de toutes les combinaisons la plus déplo-
rable.
L'excès des impôts conduit à la subversion de la jus-
tice, à la détérioration de la morale, à la destruction de
la liberté individuelle. Ni l'autorité qui enlève aux
1. Voir Smith, liv. V, pour llipplication de celle vérité géné-
rale à cliaquc impôt en particulier.
2. Contrat social^ t. 111, p. 8.
-26
302 BENJAMIN CONSTANt.
classes laborieuses leur subsistance péniblement ac^
quise, ni ces classes opprimées qui voient cette subsi-
stance arrachée de leurs mains, pour enrichir des maîtres
avides, ne peuvent rester fidèles aux lois de l'équité,
dans cette lutte de la faiblesse contre la violence, de la
pauvreté contre l'avarice, du dénûment contre la spo*
liation.
Et Ton se tromperait en supposant que riuconvénient
des impôts excessifs se borne à la misère et aux priva-
tions du peuple. Il en résulte un autre mal non moins
grand, que Ton ne parait pas jusqu'à présent avoir suffi-
samment remarqué.
La possession d'une très-grande fortune inspire môme
aux particuliers des désirs, des caprices, des fantaisies
désordonnées qu'ils n'auraient pas conçues dans une
situation plus restreinte. Il en est de même des hom-
mes au pouvoir. Ce qui a suggéré aux ministères an-
glais, depuis cinquante ans, des prétentions si exagérées
et si insolentes, c'est la trop grande facilité qu'ils ont
trouvée à se procurer d'immenses trésors par des taxes
énormes. Le superflu de l'opulence enivre, comme le
superflu de la force, parce que l'opulence est une force,
et de toutes la plus réelle; de là des plans, des ambi-
tions, des projets, qu'un ministère qui n'aurait possédé
que le nécessaire n'eût jamais formés. Ainsi, le peuple
n'est pas misérable seulement parce qu'il paye au delà
de ses moyens, mais il est misérable encore par l'usage
que l'on fait de ce qu'il paye. Ses sacrifices tournent
contre lui. Il ne paye plus des impôts pour avoir la paix
assurée par un bon système de défense. Il en paye pour
avoir la guerre, parce que l'autorité, fière de ses trésors,
veut les dépenser glorieusement. Le peuple paye, non
pour que le bon ordre soit maintenu dans l'intérieur,
mais pour que des favoris enrichis de ses dépouilles
DE L'INVIOLABILITÉ DES PROPRIÉTÉS. 303
troublent au contraire Tordre public par des vexations
impunies. De la sorte, une nation achète, par ses priva-
tions, les malheurs et les dangers; et dans cet état de
choses, le gouvernement se corrompt par sa richesse, et
le peuple par sa pauvreté*.
1 . Rien n^est plus juste et plus vrai que ces réflexions. Si
Louis XIV a si tristement abusé de la guerre, c'est qu'il pouvait
abuser impunément des impôts et des emprunts ; si Louis XV
prélevait pour les dépenses d'une seule année quatre-vingt millions
sur un budget de cinq cents millions, c*est qu'il pouvait comme son
prédécesseur lever sur ses sujets, de sa pleine et entière autorité,
les taxes les plus arbitraires. Des prodigalités folles à la cour, une
misère affreuse dans les campagnes qui tournaient, comme le dit
Saint-Simon, en un vaste hôpital de mourants et de désespérés,
voilà le spectacle que présente la France aux dix-septième et dix-
huilième siècles. L'expérience du passé nous a-t-elle rendus plus
sages? Ménageons-nous avec plus de prudence et de discernement
que nos aïeux les ressources contributives du pays? La révolution
nous a donné l'égalité proportionnelle; mais nous a-t-elle donné
l'économie et la prévoyance de l'avenir P II est permis d'en douter.
Qu'on scoute au budget de l'État les charges communales et dépar-
tementales, et l'on sera effrayé de voir quelle part de la fortune
publique absorbe l'administration. Cette grave question, qui devrait
attirer toute la sollicitude des représentants du pays, est cependant
l'une de celles sur lesquelles Us passent le plus rapidement.
{Note de Védileur.)
II
PE l'organisation de la force ARMIÈE,
Il existe dans tous les pays, et surtout dans les grands
États modernes, une force qui n'est pas un pouroir con-
stitutionnel, mais qui en est un terrible par le fait, c*est
la force armée.
En traitant la question difficile de son organisation,
Ton se sent arrêté d'abord par mille souvenirs de gloire
qui nous entourent et nous éblouissent, par mille senti-
ments de reconnaissance qui nous entraînent et nous
subjuguent. Certes, en rappelant contre la puissance
militaire une défiance que tous les législateurs ont conçue,
en démontrant que Tétat présent de TEurope ajoute aux
dangers qui ont existé de tout temps, en faisant voir
combien il est difficile que des armées, quels que soient
leurs éléments primitifs, ne contractent pas involontai-
rement un esprit distinct de celui du peuple, nous ne
voulons pas faire injure à ceux qui ont si glorieusement
défendu Tindépendance nationale, à ceux qui par tant
d'exploits immortels ont fondé la liberté française. Lors-
DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMEE. 305
que des ennemis osent attaquer un peuple jusque sur son
territoire, les citoyens deviennent soldats pour les re-
pousser. Ils étaient citoyens, ils étaient les premiers des
citoyens, ceux qui ont affranchi nos frontières de l'étran-
ger qui les profanait, ceux qui ont renversé dans la pou-
dre les rois qui nous avaient provoqués. Cette gloire
qu'ils ont acquise, ils vont la couronner encore par une
gloire nouvelle. Une agression plus injuste que celle
qu'ils ont châtiée il y a vingt ans, les appelle à de nou-
veaux efforts et à de nouveaux triomphes.
Mais des circonstances extraordinaires n'ont nul
rapport avec l'organisation habituelle de la force armée,
et c'est d'un état stable et régulier que nous avons à
parler.
Nous commencerons par rejeter ces plans chimé-
riques de dissolution de toute armée permanente, plans
que nous ont offerts plusieurs fois dans leurs écrits des
rêveurs philanthropes*. Lors môme que ce projet serait
exécutable, il ne serait pas exécuté. Or, nous n'écrivons
1. La suppression des armées permanentes a été l'un des
thèmes favoris de la démocratie dite radicale-socialiste ; les can-
didats à la députation peuvaient s'exercer agréablement sur ce
sujet, et flatter doucement leurs électeurs en leur faisant entrevoir
la suppression du serYice militaire ; mais un esprit aussi net et aussi
précis que Benjamin Constant ne pouyait se rallier à cette utopie.
La raison, les intérêts matériels, le sentiment religieux, tout pro-
teste sans doute contre ta barbarie de la guerre ; mais ce n'est ni
la raison ni le sentiment religieux qui mènent les peuples, et tout
en réprouvant les jeux sanglants de la force et du hasard, comme
disait M. Guizot,on reste convaincu, quand on s'en tient à la réalité,
qu'il est des moments dans la vie des peuples où le recours à la
force s'impose avec l'inexorable rigueur de m fatalité. Or, du mo-
ment où les armées permanentes ne sont point supprimées chez tous
les peuples, il y aurait imprudence extrême à les supprimer au
milieu de voisins possédant des troupes régulières : car l'histoire de
tous les peuples est là pour montrer que les levées en masse, avant
de pouvoir lutter avec avantage contre les troupes, ont besoin de
faire un apprentissage; la guerre de 1870 ne Ta que trop prouvé.
{Note de VédUeur.)
^6.
308 BENJAMIN CONSTANT.
hors du territoire commandé l'obéissance passive, ils
ont continué à leur commander cette obéissance .contre
leurs concitoyens. La question était pourtant toute diffé-
rente. Pourquoi des soldats qui marchent contre une
armée ennemie, sont-ils dispensés de tout raisonne-
ment? C'est que la couleur seule des drapeaux de cette
armée prouve avec évidence ses desseins hostiles, et
que cette évidence supplée à tout examen. Mais lors-
qu'il s'agit des citoyens, cette évidence n'existe pas :
Tabsence du raisonnement prend alors un tout autre
caractère. Il y a de certaines armes dont le droit des
gens interdit l'usage, môme aux nations qui se font la
guerre; ce que ces armes prohibées sont entre les peu-
ples, la force militaire doit l'être entre les gouvernants
et les gouvernés; un moyen qui peut asservir toute une
nation est trop dangereux pour être employé^ contre
les crimes des individus.
La force armée a trois objets différents.
Le premier, c'est de repousser les étrangers. N'est-il
pas naturel de placer les troupes destinées à atteindre
ce but le plus près de ces étrangers qu'il est possible,
c'est-à-dire sur les frontières? Nous n'avons nul besoin
de défense contre l'ennemi là où l'ennemi n'est pas.
Le second objet de la force armée, c'est de réprimer
les délits privés, commis dans l'intérieur. La force des-
tinée à réprimer ces délits doit être absolument diffé-
rente de l'armée de ligne. Les Américains l'ont senti.
Pas un soldat ne parait sur leur vaste territoire pour le
maintien de l'ordre public; tout citoyen doit assistance
au magistrat dans l'exercice de ses fonctions; mais cette
obligation a l'inconvénient d'imposer aux citoyens des
devoirs odieux. Dans nos cités populeuses, avec nos
relations multipliées, l'activité de notre vie, nos affai-
res, nos occupations et nos plaisirs, l'exécution d'une
DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMEE. 307
bien moins une force militaire qu'un rassemblement
•chîque. Nos premiers revers, l'impossibilité que des
içais soient longtemps vaincus, la nécessité de sou-
* une lutte Inouïe dans les fastes de l'histoire, ont
ré les erreurs de l'Assemblée constituante ; mais la
I armée est redevenue plus redoutable que jamais,
le armée de citoyens n'est possible que lorsqu'une
)n est renfermée dans d'étroites limites. Alors les
its de cette nation peuvent être obéissants, et ce-
ant raisonner Tobéissance. Placés au sein de leur
natal, dans leurs foyers , entre des gouvernants et
;ouvernés qu'ils connaissent, leur Intelligence entre
' quelque chose dans leur soumission ; mais un vaste
ire rend cette hypothèse absolument chimérique,
aste empire nécessite dans les soldats une subordi-
m qui en fait des agents passifs et irréfléchis. Aus-
qu'ils sont déplacés, ils perdent toutes les données
rieures qui pouvaient éclairer leur jugement. Dès
ne armée se trouve en présence d'inconnus, de
ques éléments qu'elle se compose, elle n'est qu'une
I qui peut indifféremment servir ou détruire. En-
z aux Pyrénées l'habitant du Jura, et celui du Var
les Vosges, ces hommes, soumis à la discipline
es isole des naturels du pays, ne verront que leurs
i, ne connaîtront qu'eux. Citoyens dans le lieu de
naissance, ils seront des soldats partout ailleurs.
1 conséquence, les employer dans l'intérieur d'un
, c'est exposer ce pays à tous les inconvénients dont
grande force militaire menace la liberté, et c'est ce
i perdu tant de peuples libres,
îurs gouvernements ont appliqué au maintien de
Ire intérieur des principes qui ne conviennent qu'à
éfense extérieure. Ramenant dans leur patrie des
ats vainqueurs, auxquels, avec raison, ils avaient
308 BENJAMIN CONSTANT.
hors du territoire conimandii l'oliêissancp passive, ill
ont continué à leur coDimander cette obéissance coDtn
leurs concitoyens. La question était pourtant tonte diffé-
rente. Pourquoi des soldais qui marchent contre nue
armée ennemie, sont-ils dispensés de tout raisonne-
ment? C'est que la couleur seule des drapeauK de celB
armée prouve avec évidence ses desseins hoslilee, et
que cette évidence supplée à tout examen. Mais lors-
qu'il s'agit des citoyens, cette évidence n'esiale pas ;
l'absence du raisonnement prend alors un tout aaln
caractère. Il y a de certaines armes dont le droit de*
gens interdit l'usage, même aux nations qui se foatli
guerre; ce que ces armes prohibées sont entre les peft- |
pies, la force militaire doit l'être entre les gouvemanli '
. et les gouvernés ; un moyen qui peut asservir toute dm '
nation est trop dangereux pour être employé coBira '
les crimes des individus.
La force armée a trois objets différents.
Le premier, c'est de repousser les étrangers. N'esl-il J
pas naturel de placer les troupes destinées à atteindre
ce but le plus près de ces étrangers qu'il est posiiWe,
c'est-à-dire sur les frontières? Nous n'avons nul besoin I
de défense contre l'ennemi là 0(1 reoncmi n'est pas,
Le second objet de la force armée, c'est de rûpriM'
les délits privés, commis dans l'intérieur. La force de*-
linée à réprimer ces délits doit être absolument diffé-
rente de l'armée de ligne. Les Américains l'ont seii'i>
Pas un soldat ne parait sur leur vaste territoire pour le
maintien de l'ordre public; tout citoyen doit assisiw»
au magistrat dans l'exercice de ses fondions; mais»"*
obligation a l'inconvénient d'imposer aux citoyens it"
devoirs odieux. Dans nos cités populeuses, avrc i"*
relations multipliées, l'activité de notre vie, noi »*''
rea, noa occupations et nos plaisirs, l'exécutiou d'"'"
DE L'ORGANISATION DE LA FORCE ARMÉE. 300
loi pareille serait vexatoire ou plutôt impossible; cha-
que jour cent citoyens seraient arrêtés, pour avoir refusé
leur concours à l'arrestation d'un seul : il faut donc
que des hommes salariés se chargent volontairement de
ces tristes fonctions. C'est un malheur sans doute que
de créer une classe d'hommes pour les vouer exclusive-
ment à la poursuite de leurs semblables; mais ce mal
est moins grand que de flétrir l'âme de tous les mem-
bres de la société, en les forçant à prêter leur assis-
tance à des mesures dont ils ne peuvent apprécier la
justice.
Voici donc déjà deux classes de force armée. L'une
sera composée de soldats proprement dits, stationnaires
sur les frontières, et qui assureront la défense exté-
rieure; elle sera distribuée en différents corps, soumise
à des chefs sans relations entre eux, et placée de ma»
nîère à pouvoir être réunie sous un seul en cas d'attaque.
L'autre partie de la force armée sera destinée au main-
tien de la police. Cette seconde classe de la force armée
n'aura pas les dangers d'un grand établissement mili-
taire : elle sera disséminée sur toute l'étendue du terri-
toire; car elle ne pourrait être réunie sur un point
sans laisser sur tous les autres les criminels impunis.
Cette troupe saura elle-même quelle est sa destination.
Accoutumée à poursuivre plutôt qu'à combattre, à sur-
veiller plutôt qu'à conquérir, n'ayant jamais goûté
rivresse de la victoire, le nom de ses chefs ne l'entraî-
nera point au delà de ses devoirs, et toutes les autorités
de l'Etat seront sacrées pour elle.
Le troisième objet de la force armée, c'est de com-
primer les troubles, les séditions. La troupe destinée à
réprimer les délits ordinaires ne suffit pas. Mais pour-
quoi recourir à l'armée de ligne? N'avons-nous pas la
garde nationale, composée de propriétaires et de ci-
310 BENJAMIN CONSTATS T.
toyens ? J'aurais bien mauvaise opinion de la moralité'
ou du bonheur d'un peupler si une telle garde nationale
se montrait favorable à des rebelles, ou si elle répugnait
à les ramener à Tobéissance légitime.
Remarquez que le motif qui rend nécessaire une
troupe spéciale contre les délits privés ne subsiste pas
quand il s'agit de crimes publics. Ce qui est douloureux
dans la répression du crime, ce n'est pas Tattaque, le
combat, le péril : c'est Tespionnage, la poursuite, la
nécessité d'être dix contre un, d'arrêter, de saisir, môme
des coupables, quand ils sont sans armes. Mais contre
des désordres plus graves^ des rébellions, des attrou-
pements, les citoyens qui aimeront la constitution de
leur pays, et tous l'aimeront, puisque leurs propriétés
et leurs libertés seront garanties par elle, s'empresse-
ront d'offrir leur secours.
Dira-t-on que la diminution qui résulterait, pour
la force militaire, de ne la placer que sur les frontières,
encouragerait les peuples voisins à nous attaquer? Cette
diminution, qu'il ne faudrait certainement pas exagérer,
laisserait toujours un centre d'armée, autour duquel
les gardes nationales, déjà exercées, se rallieraient
contre une agression; et si vos institutions sont libres,
ne doutez pas de leur zèle. Des citoyens ne sont pas
lents à défendre leur patrie, quand ils en ont une;
ils accourent pour le maintien de leur indépendance au
dehors, lorsqu'au dedans ils possèdent la liberté.
Tels sont, ce me semble, les principes qui doiteot
présider à Torganisation de la force armée dans un Bat
constitutionnel.
ni
DU POUVOIR MUNICIPAL ET d'xJN NOUVEAU GENRE
DE FEDERALISME.
La direction des affaires de tous appartient à tous^
c*est^à-dire aux représentants et aux délégués de tous«
Ce qui nUntéresse qu'une fraction doit être décidé par
cette fraction ; ce qui n'a de rapport qu'avec l'individu
ne doit être soumis qu'à l'individu. L'on ne saurait trop
répéter que la volonté générale n'est pas plus respec-
table que la volonté particulière, dès qu'elle sort de sa
sphère.
Supposez une nation d'un million d'individus, ré-
partis dans un nombre quelconque de communes. Dans
chaque commune, chaque individu aura des intérêts qui
ne regarderont que lui, et qui, par conséquent, ne de-
vront pas être soumis à la juridiction de la commune. Il
en aura d'autres qui intéresseront les autres habitants
de la commune, et ces intérêts seront de la compétence
communale. Ces communes à leur tour auront des inté-
rêts qui ne regarderont que leur intérieur, et d'autres
312 BENJAMIN CONSTANT,
qui s*étendront à un arrondissement. Les premiers
seront du ressort purement communal, les seconds du
ressort de Tarrondissement et ainsi de suite, jusqu'aux
intérêts généraux, communs à chacun des individus
formant le million qui compose la peuplade. Il est évi-
dent que ce n'est que sur les intérêts de ce dernier
genre que la peuplade entière ou ses représentants ont
une juridiction légitime; et que s'ils s'immiscent dans les
intérêts d'arrondissement, de commune ou d'individu,
ils excèdent leur compétence. Il en serait de même
de l'arrondissement qui s'immiscerait dans les intérêts
particuliers d'une commune, ou de la commune qui
attenterait à l'intérêt purement individuel de l'un de ses
membres.
L'autorité nationale, l'autorité d'arrondissement, l'au-
torité communale, doivent rester chacune dans leur
sphère, et ceci nous conduit à établir une vérité que
nous regardons comme fondamentale. L'on a considéré
jusqu'à présent le pouvoir local comme une branche
dépendante du pouvoir exécutif : au contraire, il ne
doit jamais l'entraver, mais il ne doit point en dé-
pendre.
Si l'on conGe aux mêmes mains les intérêts des frac-
tions et ceux de l'Etat, ou si l'on fait des dépositaires
de ces premiers intérêts les agents des dépositaires des
seconds, il en résultera des inconvénients de plusieurs
genres, et les inconvénients mêmes qui auraient l'air
de s'e^ftîlure coexisteront. Souvent l'exécution des lois
sera entravée, parce que les exécuteurs de ces lois,
étant en même temps les dépositaires des intérêts de
leurs administrés, voudront ménager les intérêts qu'ils
seront chargés de défendre, aux dépens des lois qu'ils
seront chargés de faire exécuter. Souvent aussi, les inté-
rêts des administrés seront froissés, parce que les admi-
DU POUVOIR MUNICIPAL. 813
nistrateurs voudront plaire à une autorité supérieure :
et d'ordinaire, ces deux maux auront lieu simultané-
ment. Les lois générales seront mal exécutées, et les
intérêts partiels mal ménagés. Quiconque a réfléchi
sur l'organisation du pouvoir municipal, dans les di-
verses constitutions que nous avons eues, a dû se con-
vaincre qu'il a fallu toujours effort de la part du pouvoir
exécutif pour faire exécuter les lois, et qu'il a toujours
existé une opposition sourde ou du moins une résis-
tance d'inertie dans le pouvoir municipal. Cette pres-
sion constante de k part du premier de ces pouvoirs,
cette opposilion sourde de la part du second, étaient
des causes de dissolution toujours imminentes. On se
ressouvient encore des plaintes du pouvoir exécutif,
sous la constitulion de 1791 , sur ce que le pouvoir mu-
nicipal était en hostilité permanente contre lui; et sous
la constitution de Tan III, sur ce que l'administration
locale était dans Un état de stagnation et de nullité.
C'est que dans la première de Ces constitutions, il n'exis-
tait poiùt dans les administrations locales d'agents
réellement soumis au pouvoir exécutif, et que dans la
seconde ces admintotrations étaient dans une telle dé-
pendancOy qu'il en résultait l'apathie et le décourage-
ment.
Aussi longtemps que vous ferez des membres du pou-
voir municipal des agents subordonnés au pouvoir exé-
cutif, il faudra donner à ce dernier le droit de destitu-
tion, de sorte que votre pouvoir municipal ne sera
qu'un vain fhntôme. Si vous le faites nommer par le
peuple, cette nomination ne servira qu'à lui prêter l'ap-
parence d'une mission populaire, qui le mettra en hos-
tilité avec l'autorité supérieure, et lui inoposera des
devoirs qu'il n'aura pas la possibilité de remplir. Le
peuple n'aura nommé ses administrateurs que pour voir
27
3U BENJAMIN CONSTANT,
annuler ses choix, et pour être blessé sans cesse par
Texercice d'une force étrangère, qui, sous le prétexte
de Tintérôt général, se mêlera des intérêts particuliers
qui devraient être le plus indépendants d'elle.
L'obligation de motiver les destitutions n*est pour le
pouvoir exécutif qu'une formalité dérisoire. Nul n'étant
juge de ses motifs, cette obligation l'engage seulement
à décrier ceux qu'il destitue.
Le pouvoir municipal doit occuper, dans Padminis-
tration, la place des juges de paix dans Tordre judi-
ciaire. Il n'est un pouvoir que relativement aux admi-
nistrés, ou plutôt c'est leur fondé de pouvoir pour les
affaires qui ne regardent qu'eux.
Que si l'on objecte que les administrés ne voudront
pas obéir au pouvoir municipal, parce qu'il ne sera en-
touré que de peu de forces, je répondrai qu'ils lui obéi-
ront) parce que ce sera leur intérêt. Des hommes rap-
prochés les uns des autres ont intérêt à ne pas se nuire,
à ne pas s'aliéner leurs affections réciproques, et par
conséquent à observer les règles domestiques, et pour
ainsi dire de famille^ qu'ils se sont imposées. Enfin, si
la désobéissance des citoyens portait sur des objets
d'ordre public, le pouvoir exécutif interviendrait, comme
veillant au maintien de l'ordre; mais il interviendrait
avec des agents directs et distincts des administrateurs
municipaux.
Au reste, l'on suppose trop gratuitement que te
hommes ont du penchant à la résistance^ Leur disposi-
tion naturelle est d'obéir, quand on ne les vexe ni ne
les irrite. Au commencement de la révolution d'Amé^
rique, depuis le mois de septembre 1774 jusqu'au mois
de mai 1775, le congrès if était qu'une députationde
législateurs de différentes provinces, et n'avait d'aulre
autorité que celle qu'on lui accordait tolotitairemefl''
DU POUVOIR MUNICIPAL. 315
Il ne décrétait, ne promulguait point de lois. Il se con-
tentait d'émettre des recommandations aux assemblées
provinciales, qni étaient libres de ne pas s'y conformer.
Rien de sa part n'était coercitif. Il fut néanmoins plus
cordialement obéi qu'aucun gouvernement de l'Eu-
rope. Je ne cite pas ce fait comme modèle, mais comme
exemple. .
Je n'hésite pas à le dire : il faut Introduire dans notre\
administration intérieure beaucoup de fédéralisme,
mais un fédéralisme différent de celui qu'on a connu
jusqu'ici.
Uon a nommé fédéralisme une association de gouver-
nements qui avaient conservé leur Indépendance mu-
tuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens poli-
tiques extérieurs. Cette institution est singulièrement
vicieuse. Les États fédérés réclament d'une part sur les
individus ou les portions de leur territoire une juridic-
tion qu'ils ne devraient point avoir, et de l'autre ils pré-
tendent conserver à l'égard du pouvoir central une in-
dépendance qui ne doit pas exister. Ainsi le fédéralisme
est compatible j tantôt avec le despotisme dans l'inté*
rieur, et tantôt à l'extérieur avec l'anarchie.
La constitution intérieure d'un État et ses relations
extérieures sont intimement liées. Il est absurde de
vouloir les séparer, et de soumettre les secondes à la
suprématie du lien fédéral, en laissant à la première
une indépendance complète. Un individu prêt à entrer en
société avec d'autres individus, a le droit, Tintérét et le
devoir de prendre des informations sur leur vie privée,
parce que de leur vie privée dépend l'exécution de leurs
engagements à son égard. De môme une société qui veut
se réunir avec une autre société, a le droit, le devoir et
rintérét de s'informer de sa constitution intérieure.
Il doit même s'établir entre elles une influence réci-
310 BENJAMIN CONSTANT.
proque sur cette constitution intérieure, parce que des
principes de leurs constitutions peut dépendre Texécu-
tionde leurs engagements respectifs, la sûreté du pays,
par exemple, en cas d'invasion; chaque société par-
tielle, chaque fraction doit en conséquence être dans
une dépendance plus ou moins grande, même pour ses
arrangements intérieurs, de Tassociation générale. Mais
en môme temps il faut que les arrangements intérieurs
des fractions particulières, dès qu'ils n'ont aucune in-
fluence sur Passociation générale, restent dans une indé-
pendance parfaite, et comme dans l'existence indivi-
duelle, la portion qui ne menace en rien Tintérét social
doit demeurer libre, de même tout ce qui ne nuit pas à
l'ensemble dans l'existence des fractions doit jouir de
la môme liberté.
Tel est le fédéralisme qu'il me semble utile et pos-
sible d'établir parmi nous. Si nous n'y réussissons pas,
nous n'aurons jamais un patriotisme paisible et durable.
Le patriotisme qui naît des localités est, aujourd'hui
surtout, le seul véritable. On retrouve partout les jouis-
sances de la vie sociale ; il n'y a que les habitudes et les
souvenirs qu'on ne retrouve pas. Il faut donc attacher
les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs
et des, habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur
accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs com-
munes, dans leurs arrondissements, autant d'importance
politique qu on peut le faire sans blesser le lien
général.
La nature favoriserait les gouvernements dans cette
tendance, s'ils n'y résistaient pas. Le patriotisme de
localité renatt comme de ses cendres, dès que la main
du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats
des plus petites communes se plaisent à les embellir. Ils
en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y
DU POUVOIR MUNICIPAL. 317.
a presque dans cbaque village un érudit, qui aime à
raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec res-
pect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur
donne l'apparence, ménoe trompeuse, d'être constitués
en corps de nation, et réunis par des liens particuliers.
On sent que, s'ils n'étaient arrêtés dans le développe-
ment de cette inclination innocente et bienfaisante, il se
formerait bientôt en eux une sorte d'honneur commu-
nal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de
province qui serait à la fois une jouissance et une vertu.
L'attachement aux coutumes locales tient à tous les
sentiments désintéressés, nobles et pieux. C'est une
politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion.
Ou*arrive-t-iI aussi? que dans les États où l'on détruit
ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au cen-
tre; dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; là
vont s'agiter toutes les ambitions. Le reste est immo-
bile. Les individus, perdus dans un isolement contre
nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans con-
tact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide,
et jetés comme des atomes sur une plaine immense et
nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent
nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent,
parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune
de ses parties*.
1 . G*c8t avec un vif plaisir que je me trouve d*aceord sur ce
point avec un de mes collègues et de mes amis les plus intimes ,
dont les lumières sont aussi étendues que son caractère est esti-
mable, M. Degérando. On craint, dit-H, dans des lettres manus-
crites qu'il a bien voulu me communiquer, on craint ce qu'on
appelle l'esprit de localité. Nous avons aussi nos craintes : nous
craignons ce qui est vague, indéflni à force d'être général. Nous
ne croyons point^ comme les scolasliqucs, à la réalité des univer-
saux en eux-mêmes. Nous ne pensons pas qu*il y ait dans un État
d'autres intérêts réels que les intérêts locaux, réunis lorsqu'ils
Font les mêmes, balancés lorsqu'ils sont divers, mais connus et
27.
318 BENJAMIN CONSTANT.
sentiii dans tous les cas... Les liens particuliers fortiQent le lien
général, au lieu de Taffaiblir. Dans la gradation des sentiments et
des idées, on tient d'abord à sa famille, puis à sa cité, puis à sa
province, puis à TEtat. Brisez les intermédiaires, tous n'aurez pas
raccourei la chaîne, tous l'aurez détruite. Le soldat porte dans son
cœur rbonneur de sa compagnie, de son bataillon « de son régi-
inent, et c'est ainsi qu'il concourt à la gloire de l'armée entière.
Multiplies, multiplies les faisceaux qui unissent les hommes. Per-
Bonniflez la patrie sur tous les points, dana yos institutions locales,
comme dans autant de miroirs fidèles.
IV
DES GABANTIES JUDICUIBES ^
rant presque toute la révolution, les tribunaux,
iges, les jugements, rien n'a été libre. Les divers
3 se sont emparés, tour à tour, des instruments et
3rmes de la loi. Le courage des guerriers les plus
pides eût à peine suffi à nos magistrats, pour pro-
er leurs arrêts suivant leur conscience. Ce courage
lit braver la mort dans une bataille, est plus facile
a profession publique d'une opinion indépendante,
ilieu des menaces des tyrans ou des factieux. Un
amovible ou révocable est plus dangereux qu'un
qui a acheté son emploi. Avoir acheté sa place est
Compares avec ce chapitre les commentaires de Voltaire sur le
ie Beccaria : Dei délits et des peines. Ces commentaires sont
es plus beaux manifestes de Justice et d'tiumanité qui aient
rils dans aucune langue; tous les abus de iaTieiHe législation
t signalés, toutes les réformes juridiques accomplies depuis
du dix-huitième siècle y sont indiquées avec une merveilleuse
ion de l'avenir ; ils placent Voltaire au premier rang de nos
onsultes, et nous ne lui rendons point, sous ce rapport,
ante justice qui lut est due. (Note de V éditeur,)
320 BENJAMIN CONSTANT.
une chose moins corruptrice qu'avoir toujours à redou-
ter de lît^^perdre *. Je suppose d'ailleurs établies et con-
sacrées Tinstitution des «jurés, la publicité des procé-
dures et Texistence de lois sévères contre les juges
prévaricateurs. Mais ces précautions prises, que le pou-
voir judiciaire soit dans une indépendance parfaite, que
toute autorité s'interdise jusqu'aux insinuations contre
lui. Rien n'est plus propre à dépraver l'opinion et la
morale publique, que ces déclamations perpétuelles,
répétées parmi nous dans tous les sens, à diverses épo-
ques, contre des hommes qui devaient être inviolables,
ou qui devaient être jugés.
Que, dans une monarchie constitutionnelle, la nomi-
nation des juges doive appartenir au prince, est une
vérité évidente. Dans un pareil gouvernement, il faut
donner au pouvoir royal toute l'influence et môme toute
la popularité que la liberté comporte. Le peuple peut
se tromper fréquemment dans l'élection des juges. Les
erreurs du pouvoir royal sont nécessairement plus rares.
Il n'a aucun intérêt à en commettre; il en a un pres-
sant à s'en préserver, puisque les jug^s sont inamovi-
bles, et qu'il ne s'agit pas de commissions temporaires.
Pour achever de garantir l'indépendance des juges,
peut-être faudra-t-il un jour accroître leurs appoin-
1. On ft'est fortement élevé, dit Benjamin Constant, contre la
vénalité des charges. C'était un abus, mais cet abus avait un avan-
tage que l'ordre judiciaire qui Va remplacé nous a Tait regretter
souvent. La vénalité sous l'ancienne monarchie rendait, en effet,
les juges indépendants dif pouvoir, mais il s'en faut de beaucoup
que cette indépendance ait été absolue. Les rois trouvaient souvent
moyen de faire fléchir les juges par des retranchements de ga^es,
ou des réductions d'épices. A partir de Henri III, les charges de ju-
dicature tout en restant inamovibles deviennent héréditaires, et la
magistrature française, pour obtenir à la fois la conflrmation de
rinamovibilité et l'hérédité^ fut taxée, en 1580, à l'énorme somme
de 140 millions. {Note de V éditeur,)
DES GARANTIES JUDICIAIRES. 321
lements. Règle générale : attachez aux fonctions pu-
bliques des salaires qui entourent de considération ceux
qui les occupent, ou rendez-les tout à fait gratuites. Les
représentants du peuple, qui sont en évidence et qui
peuvent esp^er la gloire, n'ont pas besoin d'être payés :
mais les fonctions de juges ne sont pas de nature à être
exercées gratuitement, et toute fonction qui a besoin
d'un salaire est méprisée, si ce salaire est trôs-modique.
Diminuez le nombre. des juges; assignez-leur d^s arron-
dissements qu'ils parcourent, et donnez-leur des appoin*
tements considérables.
L'inamovibilité des juges ne suffirait pas pour entou-
rer rinnocence des sauvegardes qu'elle a le droit de
réclamer, si à ces juges inamovibles on ne joignait Tin-
stitution des jurés, cette institution si calomniée, et
pourtant si bienfaisante, malgré les imperfections dont
on n!a pu encore rafifranchir entièrement.
Je sais qu'on attaque parmi nous l'institution des jurés
par des raisonnements tirés du défaut de zèle, de l'igno*
rance, de l'insouciance, de la frivolité françaises. Ce n'est
pas l'institution, c'est la nation qu'on accuse. Mais qui
ne voit qu'une institution peut, dans ses premiers temps,
paraître peu convenable à une nation, en raison du peu
d'habitude, et devenir convenable et salutaire, si elle
est bonne intrinsèquement, parce que la nation acquiert,
par l'institution même, la capacité qu'elle n'avait pas ?
Je répugnerai toujours à croire une nation insouciante
sur le premier de ses intérêts, sur l'administration de la
justice et sur la garantie adonner à l'innocence accusée.
Les Français, dit un adversaire du juré, celui de tous
peut-être dont l'ouvrage a produit cpntre cette institu-
tion l'impression la plus profonde V, les Français n'auront
1 • M. Gach, président d'un tribunal de première instance dans
le déparlement du Lot.
322 BENJAMIN CONSTANT.
jamais VimtrucHon ni la fermeté nécessaire pour que le
juré remplisse son but. Telle est notre indifférence pour
tout ce qui a rapport à F administration publique^ tel est
V empire de Végoisme et de Fintérêt particulier^ la tié-
deur^ la nullité de F esprit public, que la loi^qui établit ce
mode de procédure ne peut être exécutée. Mais ce qu'il
faut, c'est avoir un esprit public qui surmonte cette tié-
deur et cet égoïsme. Croit-on qu'un esprit semblable
existerait chez les Anglais, sans l'ensemble de leurs
institutions politiques? Dans un pays où rinstitution
des jurés a sans cesse été suspendue, la liberté des tri-
bunaux violée, les accusés traduits devant des commis-
sions , cet esprit ne peut naître : on s'en prend à rinsti-
tution des jurés; c'est aux atteintes qu'on lui a portées
qu'il faudrait s'en prendre.
Le juré y dit-on, ne pourra pas^ comme F esprit de F in-
stitution F exige, séparer sa conviction intime d'avec les
pièces^ les témoignages, les indices; choses qui ne sont pas
nécessaires^ quand la conviction existe, et qui sont insuf-
fisantes^ quand la conviction n^ existe pas. Mais il n'y a
aucun motif de séparer ces choses ; au contraire, elles
sont les éléments de la conviction. L'esprit de l'institu-
tion veut seulement que le juré ne soit pas astreint à
prononcer d'après un calcul numérique, mais d'après
l'impression que TeUsemble des pièces, témoignages ou
indices aura produite dur lui. Or, les lumières du simple
bon sens suffisent pour qu'un juré sache et puisse dé-*
clarer si, après avoir entendu les témoins, pris lecture
des pièces, comparé les indices, il est convaincu ou
non.
Si les jurés ^toxiXivLXXQ l'auteur que je cite, trouvent une
loi trop sévère^ ils absoudront F accusé, et déclareront le
fait non constant ^contre leur conscience; et il suppose le
cas oîi un homme serait accusé d'avoir donné asile à son
DES GÀEÀISTIES JUDICIAIRES. 323
frère, et aurait par celte action encouru la peine de
mort. Cet exemple, selon moi, loin de militer contre
l'institution du juré, en fait le plus grand éloge ; il prouve
que cette institution met obstacle à Texécution des lois
contraires à l'humanité, à. la justice et à la morale. On
est homme avant d'être juré : par conséquent, loin de
blâmer le juré qui, dans ce cas, manquerait à son devoir
de juré, je le louerais de remplir son devoir d'homme,
et de courir, par tous les moyens qui seraient en son
pouvoir, au secours d'un accusé, prêt à être puni d'une
action qui, loin d'être un crime, est une vertu. Cet fexem-
pie ne prouve point qu'il ne faille pas de jurés; il prouve
qu'il ne faut pas de lois qui prononcent peine de mort
contre celui qui donne asile à son frère.
Mais alors, poursuit-on, quand les peines seront exces-^
sives ou paraîtront telles au juré ^ il prononcera contre sa
conviction. Je réponds que le juré, comme citoyen et
comme propriétaire, a intérêt à ne pas laisser impunis
les attentats qui menacent la sûreté, là propriété ou la
vie de tous les membres du corps social; cet intérêt
remportera sur une pitié passagère : PAngleterre -nous
en offre une démonstration peut^tre affligeante. Des
peines rigoureuses sont appliquées à des délits qui cer*^
tainement ne les méritent pas; et les jurés ne s'écartent
point de leur conviction,, même en plaignant ceux que
leur déclaration livre au supplice ^ Il y a dans l'homme
un certain respect pour la loi écrite; il lui faut des mo-
tifs très*puissant8 pour la surmonter. Quand ces motifs
existent^ c'est la faute des lois. Si les peines paraissent
excessives aux jurés, c'est qu'elles le seront; car, encore
i . J'ai vu des jurés, en Angleterre, déclarer coupable une Jeund
fille, pour avoir volé delà mousseline de la valeur de treize sctiel-
lings. Us savaient que leur déclaration emportait contre elle U
peine de mort.
324 BENJAMIN CONSTANT.
une fois, ils n'ont aucun intérêt à les trouver telles.
Bans les cas extrêmes, c'est-à-dire, quand lesjurés seront
placés entre un sentiment irrésistible de justice et d^hu-
manitê, et la lettre de la loi, j'oserai le dire, ce n'est
pas un mal qu'ils s'en écartent; il ne faut pas qu'il existe
une loi qui révolte rhumanitédu commun des hommes,
tellement que des jurés, pris dans le sein d'une nation,
ne puissent se déterminer à concourir à l'application de
cette loi ; et l'institution des juges permanents, que l'ha-
bitude réconcilierait avec celte loi barbare, loin d'être
un avantage, serait un fléau.
Lesjurés^ dit-on, manqueront à leur devoir, tantôt par
peur, tantôt par pitié : si c'est par peur, ce sera la faute
de la police, trop négligente, qui ne les mettra pas à l'abri
des vengeances individuelles ; si c'est par pitié, ce sera
la faute de la loi trop rigoureuse.
L'insouciance, l'indifférence, la frivolité françaises,
sont le résultat d'institutionsdéfectueuses, et l'onallègue
l'effet pour perpétuer la cause. Aucun peuple ne reste
indifférent à ses intérêts^ quand on lui permet de s'en
occuper : lorsqu'il leur est indifférent, c'est qu'on l'en
a repoussé. L'institution du juré est sous ce rapport d'au-
tant plus nécessaire au peuple français, qu'il en parait
momentanément plus incapable : il y trouvera non-seu-
lement les avantages particuliers de l'institution, mais
l'avaùtage général et plus important de refaire son édu-
cation morale,
A l'inamovibilité des jugés et à la sainteté des juré^
il faut réunir encore le maintien constant et scrupuleux
des formes judiciaires.
Par une étrange pétition de principe, l'on a sans cesse,
durant la révolution, déclaré convaincus d'avance les
hommes qu'on allait juger.
Les formes sont une sauvegarde : Tabréviation des
DES GARANTIES JUDICIAIRES. 325
formes est la diminution pu la perte de cette sauvegarde.
L'abréviation des formes est donc une peine. Que si nous
infligeons cette peine à un accusé, c'est donc que son
crime est démontré d'avance. Mais si son crime est
démontré, à quoi bon un tribunal, quel qu'il soit? Si
son crime n'est pas démontré, de quel droit le placez-
vous dans une classe particulière et proscrite, et le pri-
vez-vous, sur un simple soupçon, du bénéfice commun
à tous les membres de l'état social?
Cette absurdité n'est pas la seule. Les formes sont
nécessaires ou sont inutiles à la conviction : si elles sont
inutiles, pourquoi les conservez-voùs dans les procès
ordinaires ? si elles sont nécessaires, pourquoi les re-
tranchez-vous dans les procès les plus importants?
Lorsqu'il s'agit d'une faute légère, et que l'accusé n'est
menacé ni dans sa vie, ni dans son honneur, l'on instruit
sa cause de la manière la plus solennelle ; mais lorsqu'il
est question de quelque forfait épouvantable, et par con-
séquent de l'infamie et de la mort, Ton supprime d'un
mot toutes les précautions tutélaires, l'on ferme le Code
des lois, Ton abrège les formalités, comme si Ton pen-
sait que plus une accusation est grave, plus il est su-
perflu de l'examiner!
Ce sont des brigands, dites-vousi des assassins, des
conspirateurs, auxquels seuls nous enlevons le bénéfice
des formes ; mais avant de les reconnaître pour tels, ne
faut-il pas constater les faits? Or, les formes sont les
moyens de constater les faits. S'il en existe de meilleurs
ou de plus courts, qu'on les prenne ; mais qu'on les
prenne alors pour toutes les causes. Pourquoi y aurait-
il une classe de faits, sur laquelle on observerait des len-
teurs superflues, ou bien une autre classe, sur laquelle
on déciderait avec une précipitation dangereuse? Le di-
lemme est clair. Si la précipitation n'est pas dangereuse.
S26 BENJAMIN CONSTANT.
les lenteurs sont superflues; si les lenteurs ne sont pas
superflues, la précipitation est dangereuse. Ne dirait-on
pas qu'on peut distinguer à des signes extérieurs et in-
faillibles, avant le jugement, les hommes innocents et
les hommes coupables, ceux qui doivent jouir de la pré-
rogative des formes, et ceux qui doivent en être privés ?
C'est parce que ces signes n'existent pas, que les formes
sont indispensables; c'est parce que les formes ont paru
Tunique moyen pour discerner Tinnocent du coupable,
que tous les peuples libres et humains eu ont réclamé
rinstitution. Quelqu'imparfaites que soient les formes,
elles ont une faculté protectrice qu'où ne leur ravit
qu'en les détruisant ; elles sont les ennemies nées,'Ies ad-
versaires inflexibles de la tyrannie, populaire ou autre.
Aussi longtemps qu'elles subsistent, les tribunaux op-
posent à l'arbitraire une résistance plus ou moins géné-
reuse, mais qui sert à le contenir. Sous Charles P', les
tribunaux anglais acquittèrent, malgré lès menaces de
la cour, plusieurs amis de la liberté; sous Gromwell,
bien que dominés par le protecteur, ils renvoyèrent sou-
vent absous des citoyens accusés d'attachement à la mo-
narchie ; sous Jacques II, Jefferies fut obligé de fouler
aux pieds les formes, et de violer l'indépendance des
juges mêmes de sa création, pour assurer les nombreux
supplices des victimes de sa fureur. Il y a dans les for-
mes quelque chose d'imposant et de précis, qui force les
jugea à se respecter eux-mêmes, et à suivre une marche
équitable et régulière. L'affreuse loi qui, sous Robes-
pierre, déclara les preuves superflues, et supprima les
défenseurs, est un hommage rendu aux formes >. Cette
loi démontre que les formes, modifiées, mutilées, tortu-
rées en tout sens, par le génie des factions, gênaient en-
t. Loi des suspects, du 17 septembre 1793.
DES GARANTIES JUDICIAIRES. 327
core des hommes choisis soigneusement entre tout le
peuple, comme les plus affranchis de tout scrupule do
conscience et de tout respect pour l'opinion.
Enfin, je considère le droit de grâce comme une der-
nière protection accordée à l'innocence.
L'on a opposé à ce droit un de ces dilemmes tran-
chants qui semblent simplifier les questions, parce qu'ils
les faussent. Si la loi est juste, a-t-on dit, nul ne doit
avoir le droit d'en empêcher l'exécution : si la loi est
injuste, il faut la chauger. Il ne manque à ce raison-
nement qu'une condition, c'est qu'il y ait une loi pour
chaque fait.
Plus une loi est générale, plus elle s'éloigne des ac-
tions particulières sur lesquelles néanmoins elle est des-
tinée à prononcer. Une loi ne peut être parfaitement
juste que pour une seule circonstance : dès qu'elle s'ap-
plique à deux circonstances, que distingue la différence
la plus légère, elle est plus ou moins injuste dans l'un
des deux cas. Les faits se nuancent à l'inâni ; les lois
ne peuvent suivre toutes ces nuances. Le dilemme que
nous avons apporté est donc erroné. La loi peut être
juste comme loi générale, c'est-à-dire il peut être juste
d'attribuer telle peine à telle action ; et cependant la
loi peut n*être pas juste dans son application à tel fait
particulier; c'est-Mire telle action, matériellement la
même que celle que la loi avait en vue, peut en différer
d'une manière réelle, bien qu'indéfinissable légalement.
Le droit de faire grâce n'est autre chose que la concilia-
tion de la loi générale avec l'équité particulière '.
1 . Votr le chapitre intitulé : de la justice en France et de Véga-
Uié devant la loi, dans le livre de M. Laboulaye, le Parti libéral^
p. 225 et Buiy.
PE LA PEINE DE MOKT ET DE LA DETENTION*.
DE LA PEINE DE MORT.
La peine de mort, môme réduite à la simple privation
de la yie, a été Tobjet des réclamations de plusieurs
philosophes estimables» Ils ont contesté à la société le
droit d'infliger cette peine, qui leur semblait excédersa
juridiction. Mais ils n'ont pas considéré que tous les
raisonnements qu'ils employaient s'appliquaient à tontes
les autres peines un peu rigoureuses. Si la loi devait
s'abstenir de mettre un terme à la vie des coupables, elle
devrait s'abstenir de tout ce qui peut l'abréger. Or, la
détention, les travaux forcés, la déportation, TexU
même, toutes les souffrances, soit physiques, soit luo-
Tales, accélèrent la fin de Texistence qu'elles atteignent.
1 . Sur la peine de mort, voir : Beccarla, Des délits et des pei»tf*
éh. XVI. Commentaires de Voltaire sur ce ciiapitre. — haskuff
Considérations sur la peine de mort. Journal d^économie polili^*
no 28. — DeBonald, Œuvres complètes, t. I, p. 390, 391 ; t.H
p. 27 ; — De Cormenin, Œuvres complètes^ U ÛI, p. 1 et rolv. ^
Les divers écrits que nous indiquons Ici résument, soit au point à
vue du maintien de la peine de mort, soit au point de vue à
Tabolition, ce qui a été dit de plus important.
(Note de Féditettr,)
DE LA PEINE DE MORT ET DE LA DÉTENTION. 329
Les chûliments qu'on a voulu substituer à la peine de
mort ne sont, pour la plupart, que cette même peine
infligée en détail, et presque toujours d'une manière
plus lente et plus douloureuse.
La peine de mort est de plus la seule qui n'ait pas
l'inconvénient de vouer une foule d'hommes à des fonc-
tions odieuses et avilissantes. J'aime mieux quelques
bourreaux que beaucoup de geôliers. J'aime mieux
qu'un petit nombre d'agents déplorables d'une sévérité
nécessaire, rejetés avec horreur par la société, se con-
sacrent à l'affreux métier d'exécuter quelques crimi-
nels, que si une multitude se condamnait, pour un misé-
rable salaire, à veiller sur les coupables et à se rendre
Pinstrument perpétuel de leur malheur prolongé.
Mais, en admettant la peine de mort, ai-je besoin de
dire que je ne l'admets que pour des cas très-rares?
Notre Code actuel la prodigue avec une profusion scan-
daleuse.
Les attentats simples contre la propriété; l'intention
seule du crime, de quelque nature que ce crime puisse
être; les délits politiques, s'ils n'ont pas fait répandre
le sang, ne doivent jamais attirer cette peine.
Quand on considère l'état de misère ou de privation
perpétuelle auquel, dans toutes les sociétés humaines,
une classe nombreuse et déshéritée est toujours réduite ;
quand on se représente dans combien de circonstances le
travail même n'offre à cette classe qu'une ressource ou
illusoire ou insuffisante; quand on réfléchit que d'or-
dinaire cette ressource lui manque alors qu'elle en a le
plus besoin, et que, plus il y a d'indigents à qui le tra-
vail serait nécessaire; plus il leur est difficile d'obtenir
ce travail, qui seul les préserverait de la mort ou du
crime ; quand on se peint ces malheureux, environnés
de leurs familles, sans abri, sans nourriture et sans vê-
28.
330 BENJAMIN CONSTANT.
temcnls; et qu'en descendant au fond de son propre
cœur, on se demande ce qu'on éprouverait à leur place,
repoussé par la dureté, blessé par l'insolence, Ton de-
vient moins impitoyable pour des délits qui ne suppo-
sent pas^ comme Tbomicide, Toubli des sentiments na-
turels. Le meurtre est la violation des lois de la nature;
les attentats contre la propriété sont la violation d'une
convention sociale. Cette convention sévère doit être
observée. La loi doit s'armer pour la maintenir : mais
elle ne doit pas, dédaigneuse de toutes les gradations du
crime, frapper de la peine réservée à celui qui s'est
montré sans pitié le malheureux qu'a peut-être égaré
la pitié même pour les êtres souffrants qui Tentourent.
L'intention du crime, assimilée par notre Gode à
Texécution, en diffère sous ce rapport essentiel, qu'il
est dans la nature de Tbomme de reculer devant l'action
longtemps après qu'il s'est fan)iKarisé avec la pensée.
Pour nous en convaincre, écartons un instant 1^ notion
du crime, et retraçons-nous ce quç sûrement chacun de
nous a éprouvé, lorsque, forcé par les circonstances, il
avait formé une résolution qui pouvait causer autour de
lui une grande douleur, Que de fois, après s'être afiTermi
dans ses projets par le raisonnement, par le calcul, par
le sentiment d'une nécessité vraie ou supposée, il a senti
ses forces l'abandonner à l'aspect de celui qu'il aurait
affligé, ou à la vue des larmeg que faisaient couler ses
premières paroles \ Que de liaisons dont la durée tient h
cette seule cause 1 Combien souvent l'égoïsme ou la pru-r
dence, qui, solitaires, se croient invincibles, fléchissent
devant la présence 1 Ce qui se passe en nous, quand il
s'agit de causer de la douleur, a Heu dans les âmes plus
grossières et dans les classes moins éclairées, quand il
est question d'un crime positif, Qui peut affirmer que
l'homme qui, tourmenté de besoins ou égaré par quelque
DK LA PEINE DE MORT ET DE LA DETENTION. 331
passion, a médité Tassassinat, ne laissera pas échapper
le fer en approchant de sa victime? La loi qui confood
Tintention avec l'action est une loi essentiellement in-
juste. Le législateur ne réussit point à la concilier avec
la justice, en ajoutant que Tintention ne sera punissable
que lorsque le crime n'aura dû sa non-exécution qu'à
des circonstances indépendantes de la volonté du cri-
minel. Bien ne constate que, si ces circongtances ne
s'étaient pas présentées, sa volonté n'aurait pas eu la
même résultat. L'homme qui se prépare h commettre
un crin^e éprouve toujours un degré de trouble, un
pressentiment de remords, dont Peffet n'est pas calcu*
lable. Le bras levé sur celui qu'il va frapper, il peut ab-
jurer encore un projet qui le révolte contre lui-même.
Ne pas reconnaître cette possibilité jusqu'au dernier
moment, c'est calomnier la nature humaine. N'en pas
tenir compte, c'est fouler aux pieds l'équité.
Les délits politiques, séparés de Tbomicide et de la
rébellion à force ouverte, me semblent aussi ne pas de-
voir entraîner la peine de mort. Je crois premiôrepoent
que, dans un pays où l'opinion serait assez opposée au
gouvernement pour que les conspirations y fussent dan-
gereuses, les lois les plus sévères ne parviendraient pas
à soustraire le gouvernement au sort qui atteint toute
autorité contre laquelle l'opinion se déclare. Un parti
qui n'est redoutable que par son chef n'est pas redou-
table avec ce chef môme. On s'exagère beaucoup l'in-
fluence des individus; elle est bien moins puissante
qu'on ne le pense, surtout dans notre siècle. Les indi-
vidus ne sont que les représentants de l'opinion; quand
ils veulent marcher sans elle, leur pouvoir s'écroule/
Si, au contraire, l'opinion existe, vous aurez beau tuer
quelques-uns de ses représentants, elle en trouvera
d'autres : la rigueur ne fera que l'irriter. L'on a dit que
332 BENJAMIN CONSTANT.
dans les dissensions civiles il n'y avait que les morts
qui ne revinssent pas. L'axiome est faux; ils reviennent
appuyer les vivants qui les remplacent, de toute la force
de leur mémoire et du ressentiment de ce qu'ils ont
souffert. En second lieu, quand il y a des conspirations,
c'est que l'organisation politique d'un pays où ces con-
spirations s'ourdissent est défectueuse ; il n'en faut pas
moins réprimer ces conspirations : mais la société ne
doit déployer contre des crimes dont ses propres vices
sont la cause que la sévérité indispensable ; il est déjà
sufiBsamment fâcheux qu'elle soit forcée de frapper des
hommes qui, si elle eût été mieux organisée, ne seraient
pas devenus coupables.
Enfin la peine de mort doit être réservée pour les cri-
minels incorrigibles. Or, les délits politiques tiennent à
l'opinion, à des préjugés, à des principes, à une ma-
nière de voir, en un mot, qui peut se concilier avec les
affections les plus douces et les plus hautes vertus.
L'exil est la peine naturelle, celle que motive le genre
même de la fauté, celle qui, en éloignant le coupabie
des circonstances qui l'ont rendu tel, le replacent en
quelque sorte dans un. état d'innocence, et lui rendent
la faculté d'y rester.
Le meurtre avec préméditation, l'empoisonnement,
l'incendie, tout ce qui annonce l'absence de cette sym-
pathie qui est la base des associations humaines et la
qualité première de l'homme en société, tels sont les
crimes qui seuls méritent la mort ; l'autorité peut frapper
l'assassin, mais elle le frappe par respect pour la vie
des hommes; et ce respect, dont elle punit l'oubli avec
tant de rigueur, elle doit le professer elle-même.
DE LA PEINE PE MORT ET DE LA DETENTION. 333
DE LA DETENTION.
La déteation est, de toutes les peines, celle qui se pré-
sente le plus naturellement à Pesprit et qui semble la
plus simple. Elle est nécessaire avant le jugement,
comme mesure de sûreté. Elle a l'avantage de mettre la
société à Pabri des attentats des coupables qui ont déjà
violé ses lois; car on sent bien que je ne parle ici que
des détentions légales, et non des détentions arbitraires.
Enfin, les détenus, séparés du reste des citoyens, sont
entourés d'une espèce de nuage qui les dérobe aux re-
gards et bientôt à la pitié.
11 en résulte que la détention est, de toutes les peines,
celle dont Tabus est le plus fréquent et le plus facile.
Son apparente douceur est un danger de plus. Quand
vous lisez dans la sentence d'un tribunal que tel cou-
pable est condamné à cinq ans de prison, vous repré-
sentez-vous combien de supplices différents cette con-
damnation renferme? Non. Vous imaginez simplement
un bomme retenu dans une chambre et n'ayant pas la
faculté d'en sortir. Que diriez-vous si la sentence por-
tail : Non-seùlement tel homme sera, durant cinq an-
nées, arraché à sa famille, privé de toutes les jouissances
de la vie, et mis hors d'état de pourvoir à son existence
future, qui, par l'interruption qu'il rencontre dans sa
carrière, de quelque nature qu'elle soit, sera plus dé-
plorable peut-être quand vous le rendrez à la liberté,
qu'elle ne Tétait le premier jour qui a vu commencer
sa peine : mais, de plus, il sera soumis à un régime es-
sentiellement arbitraire, quelques précautions que les
lois aient prises : il subira le caprice et Tinsolence de
334 BENJAMIN CONSTANT.
ces hommes grossiers qui, par le choix spontané de
leur vocation sévère, ont prouvé d'avance combien ils
étaient peu capables de pitié. Ces hommes pourront le
gêner dans toutes ses actions, mettre à prix les plus
faibles adoucissements dont sa destinée sera susceptible,
lui lafliger une à une mille souffrances physiques qui,
considérées en dé|;ail, ne sauraient motiver Tinterveation i
de Tautorité la plus équitable, mais qui, réunies, for- j
ment de la vie un tourment continuel. Us spécule- {
ront sur sa nourriture, sur ses vêtements, sur l'espace et ;
la salubrité du cachot qui le renferme. Us pourront |
troubler le repos qu'il cherche, lui envier même le si- ]
lence, insulter à ses douleurs; car lui seul enteodra i
leurs paroles outrageantes ou féroces. Ils serout in-
vestis à son égard d'une dictature ténébreuse, dont nul
ne sera témoin, sur l'excès de laquelle on n'écoutera 1
qu'eux, et qu'ils justifieront par la ponctualité du de-
voir et la nécessité de la vigilance. Tel est néanmoins le
sens de ces mots : cinq ans de prison. Si l'on se reincc
maintenant ce qu'est malheureusement la nature hu-
maine; si Ton réûéchit à la disposition que nous avons
tous à abuser du pouvoir le plus restreint ; si l'on soDgc
que le meilleur d'entre nous est changé subitemei)^
quand on lui confie une autorité discrétionnaire, que 1^
seul frein du despotisme est la publicité, et qu'au seî^^
des prisons tout se passe dans le secret et dans l'ombr^'
je ne connais pas d'imagination qui ne doive s'épo*^'
vanter. Il m*est arrivé quelquefois, dans la solitude, ^
me représenter tout à coup combien, tandis que je joiT^ '
sais paisiblement de ma liberté, il y avait sur la surfa^
du globe, dans les pays les plus civilisés comme da
les plus barbares, d'hommes condamnés à ce suppli
lent et terrible; et j'étais effrayé de la somme de do
leur qui semblait se presser autour de moi, et ir^
1)E LA PEINÉ DE MORT ET DE LA DETENTION, 335
)rocber mes distractions et mon impitoyable insou-
nce.
Cependant la détention sera toujours la peine la plus
nmune, et puisquMl est juste de réserver la mort
ir un très-petit nombre de crimes, il est Impossible,
is plusieurs circonstances, de ne pas lui substituer
prison.
tfais il est des règles que les sociétés politiques
vent s'imposer, et qu'elles ne sauraient enfreindre
is se rendre coupables elles-mêmes en punissant les
ipables.
Point de détentions solitaires. L'isolement complet
iduit à la démence î Texpérience Ta prouvé. Or,
us n'avez paâ le droit de condamner Pbomme à la
gradation, au bouleversement, à la destruction de ses
suites morales.
Point de séparation prolongée entre le détenu et sa
nille. Par cette séparation contre nature, vous ne pu-
isez pas seulement le crime, vous punissez encore
Qnocence. Les enfants à qui vous enviez le triste bon-
ur de consoler un père, la femme que vous bannissez
! la prison de son époux, souffrent d'autant plus que
drs sentiments sont plus profonds et plus dévoués. Ils
uffrent plus, en proportion de ce qu'ils valent mieux
mr peine est donc doublement injuste. Vous devez
specter les affections naturelles ; quels que soient les
'jets qui les inspirent» elles sont sacrées ; elles son(
-dessus de toutes vos lois.
le dirais volontiers : point de détentions perpétuelles;
lis je craindrais, en posant ce principe, de rendre plus
quente la peine de mort. L'avenir est incertain : le?
îsentiments les plus justes s'adoucissent. Le pouvoir
ime n'est pas éternellement implacable; il s'apaise en
rassurant. Laissez-lui l'idée qu'il peut se mettre pour
336 • BENJAMIN CONSTANT.
toujours à Tab ri du coupable qu'il effraye. Quand ses
terreurs seront dissipées, il mitigera peut-être le châti-
ment. Je conserverais donc la détention perpétuelle
comme offrant une chance vraisemblable à* la clémence
de Tautorité.
Enfin, de quelque manière que la détention soit admise
et organisée dans notre Code, une précaution est à
prendre, qui, jusqu'à présent, a été négligée par tous les
peuples, et dont la nécessité est évidente. L'on a senti
souvent, j*en conviens, qu'on ne pouvait abandonner
les détenus à la discrétion de leurs geôliers, et qu'il
fallait soumettre ceux-ci à une surveillance répressive.
Mais on a confié cette surveillance à des agents du gou-
vernement. C'est rendre cette mesure illusoire; c'est la
travestir en espèce d'ironie cruelle. Le gouvernement,
qui est la partie publique sur la poursuite et la dénon-
ciation de laquelle ces prisonniers ont été condamnés,
ne saurait être chargé de protéger les individus qu'il a
frappés. Un pouvoir indépendant du gouvernement peut
seul exercer efficacement cette fonction tutélaire. Je
voudrais que nos électeurs, dépositaires des droits du
peuple, en même temps qu'ils éliraient nos représen-
tants, nommassent dans chaque département, sous on
titre qui rappelât combien cette mission serait auguste*
des surveillants des prisons. Ils constateraient qo^
ceux dont la détention est légitime n'éprouvent aucune
rigueur superflue, aucune aggravation arbitraire d'une
destinée déjà déplorable, et ils rendraient compte aux
chambres, dans un rapport qui serait mis sous les yeux
de la nation entière, par le moyen de la presse, des ré*
sultats de leur vérification périodique et Eolenuelle*
SIXIÈME PARTIE
I
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS ^
Je veux réfuter, si je le puis, une doctrine qui com-
mence à se répandre: doctrine que je crois fausse en
elle-même et dangereuse dans ses conséquences^?
Voici Tabrégé de cette doctrine , ses diverses parties
1. Les trois opuscules réunis dans cette sixième et dernière
partie : des cjfcfs de la terreur, — des réactions politiques, — de
tesprit de conquête, forment un ensemble complet qu'on peut ap-
peler la vériûcaiion) par les faits, des tliéories de Benjamin Constant.
La terreur, les réactions politiques et l'esprit de conquête ont été
les fléaui de la période qui s'étend de 1792 à 1815, les écueils où
sont venus se briser et se dépopulariser les gouvernements. Ils ont
eu leur . source dans l'arbitraire, le mépris de la justice et des
droits individuels, c'est-à-dire dans la violation des principes que
Benjamin Constant n'a jamais cessé de défendre, et qui peuvent
seuls assurer le bien-être des peuples et la stabilité des gouverne-
ments. Nous ne pouvions donc mieux faire que de terminer ce vo-
lume par ces divers écrits où l'autorité de la pensée est conûr-
mée par l'aulorité de l'histoire. {Note de Véditeur.)
2. Benjamin Constant fait ici allusion au pamphlet intitulé : Des
Causes de la révolution et de ses résultats, par Adrien de Lezay.
Ce pamphlet avait été publié en 1797, dans le Journal d'économie
politique^ de Rœderer. [Note de Véditeur,)
29
338 BENJAMIN CONSTANt.
semblent se combattre, mais la contradiction n'est qu'ap-
parente.
« Ceux qui fondèrent la république française ne sa-
(( valent pas ce qu'ils fondaient. C'étaient pour la plu-
« part des hommes perdus de crimes, qui avaient ouï
(c dire que dans les républiques les plus factieux étaient
« les plus en crédit. En fondant la république ils néces-
« sitèrent la terreur. Il fallait que l'Etat périt ou que
« le gouvernement devînt atroce. Ce fut la terreur qui
a consolida la république. Elle rétablit l'obéissance au
(( dedans et la discipline au dehors. Elle passa des
« armées républicaines dans les armées ennemies. Elle
a gagna jusqu'aux souverains, et valut à la France des
(( traités honorables avec la moitiéi de l'Europe. Les
« succès mêmes qui n'eurent Jieu qu'après la terreur
« furent néanmoins l'effet de l'impression qu'elle avait
a produite. Elle détruisit les usages et les habitudes
« qui auraient lutté contre les institutions nouvelles.
(( Pour ne pas succomber à la violence des moyens em-
« ployés contre elle par les ennemis, il eu fallait d'aussi
« violents ; il en fallait de plus violents pour les dé-
(( truire. Consolidée par la terreur, la république au-
(T jourd'hui est une excellente institution : il faut
(( l'adopter. Rome fut de même fondée par des bri-^
(I gands , et cette Rome devint la maltresse du
oc monde ^.»
1. Des cause» dé la révolution^ pages 27, 34, 35, 37, 45, 65
et 66.
Les idées exprimées dans le passage ci-dessus ont encore chex
nous de trdp nombreux adhérents; Une certaine école historique a
tenté de réiiabiliter la Terreur à Taide des sopliismes que Benja-
min Constant réfute avec une si haute raison ; mais ces tristes et
Iionteuses apologies de l'assàssfnat politique ont révolté les con-
sciences, et depuis quelques années de très-estimables livres ont été
publiés pour réduire à leur juste Valeur les déclamations de ce ja-
cobinisme rétrospectif qui est encore aujourd'hui l'enHemi le plus
DE LA TERRKUR ET DE SES EFFETS. 339
C'est ce système que je vais essayer de réfuter ; et
d'abord j'observerai qu'il ne faut pas le confondre avec
la doctrine d'indulgence et d'oubli pour les excès révo-
lutionnaires, qui seule peut affermir la paix intérieure
de la république. L'on ne m'accusera pas d'être opposé
à cette doctrine. C'est jusqu'à présent une accusation
contraire qu'on a tenté d'accréditer contre moi. Mais
cette doctrine ne porte que sur les hommes ; le système
que je combats porte sur les principes, Il est bon, sans
doute, de jeter un voile sur le paspé, mais si des erreurs
ou môme des crimes peuvent être dans le passé, un
système n'y peut jamais être ; des axiomes ne sont d'au*
cun temps; ils sont toujours applicables; ils existent
dans le présent, ils menacent dans l'avenir. Prouver
qu'il faut pardonner aux hommes qu'a égarés le boule*
redoutable de la vraie liberté, M. Edgard Quinet, dans l'ouvrage
intitulé la Révolution, soutient exactement la même thèse que Ben-
jamin Constant, comme on peut le voir dans le tome 11, liv. XVll,
aux chapitres intitulés : Causes de la terreur; — que la liberté est
condamnée ù être humaine; — > Morale des terroristes ; — Comment
la terreur démoralisait la révolution, A côté du livre de M. Quinet,
nous indiquerons dans le même ordre d'idées : Le tribunal révolU'^
tionnaire, de M. Emile Campardon. Ce livre curieux constate que
du 10 mars 1793 au 81 mai 1795, deux mille sept cent quatre-
vingt'ome exécutions à mort ont eu lieu à Paris en vertu des arrêts
du tribunal révoluUonnaire ; — La Terreur^ par M. Mortimer
Ternaux; — Paris en 1794 et 1796, Histoire delà rue, des clubs
et de la famine, par M. Dauban ; — La Démagogie en 1793, par le
même; — Le couvent des Carmes et le séminaire de Saint- Sulpice
pendant la terreur^ par M. Alexandre Sorel ; — Histoire des Giron-
dint et des massacres de septembre, par M. Granler de Cassagnac,
ouvrage important sur lequel nous revenons plus loin.
Si de l'histoire de Paris on passe à Thistoire des villes, on
trouve encore à tout instant les plus douloureuses révélations sur
ce déluge de sang où la France a failli s'engloutir. Espérons pour
Tbonneur de notre pays que, grâce à la lumière qui se fait chaque
jour sur cette affreuse époque, il en sera désormais de la terreur
comme de la Saint-Barthélémy et de la révocaUon de l'édit de
Nantes, et que pas une voix ne s'élèvera pour défendre les bour-
reaux. {Noie de V éditeur.)
310 BENJAMIN CONSTANT.
versement révolutionnaire, est une tentative très-utile,
et j'ai devancé mes adversaires dans cette route. Mais
prétendre que ces égarements, en eux-mêmes, étaient
une chose salutaire, indispensable, leur attribuer tout
le bien qui s'est opéré dans le même temps, est, de tou-
tes les théories, la plus funeste.
La terreur, réduite en système et justifiée sous cette
forme, est beaucoup plus horrible que la violence féroce
et brutale des terroristes, en cela que, partout où ce
système existera, les mômes crimes se renouvelleront ;
au lieu que les terroristes peuvent fort bien exister, sans
que la terreur se renouvelle. Ses principes consacrés
seront éternellement dangereux. Ils tendent à égarer les
plus sages, à pervertir les plus humains. L'établis-
sement d'un gouvernement révolutionnaire ferait sortir
du milieu de la nation la plus douce en apparence, des
monstres tels que nous en avons vus ; la loi du 22 prai-
rial créerait des juges bourreaux parmi les peuples les
moins féroces. Il est un degré d'arbitraire qui suffit
pour renverser les têtes, corrompre les cœurs, dénatu-
rer toutes les affections. Les hommes, ou les corps,
revêtus de pouvoirs sans bornes, deviennent ivres de
ces pouvoirs. Il ne faut jamais supposer que, dans au-
cune circonstance, une puissance illimitée puisse être
admissible; et dans la réalité jamais elle n'est néces-
saire.
Mais si les principes de la terreur sont immuables",
et doivent en conséquence être éternellement réprouvés,
ses sectaires, étant hommes, et en cette qualité mobiles,
peuvent être influencés, ramenés, comprimés. C'est donc
Pindulgence pour les hommes qu'il faut inspirer, et
rhorreur pour les principes. Par quel étrange renverse-
ment fait-on tout à coup précisément le contraire? On
poursuit une race, jadis fanatique et furieuse, mais pas-
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 341
sagère, passionnée, rerauable, qui chaque jour diminue
en nombre, et dont la désastreuse puissance a dès
longtemps été terrassée par ceux mômes qu'aujourd'hui
Tesprit de parti voudrait flétrir de ce nom : et Ton fait
Tapologie d'un système, destructeur de sa nature, et
contre lequel il n'y a rien à espérer, même des bienfaits
du temps I N'est-on donc implacable que pour les indi-
vidus? Si jamais de nouveaux terroristes, en quelque
sens que ce fût, si les partisans d'une terreur royale, la
seule, aujourd'hui, qui nous menace, se saisissaient de
Tautorîté, ils pourraient nous étaler les sophismes que
Ton entasse, nous énumérer, d'après des auteurs célè-
bres, tous les heureux résultats de la terreur, et ap-
puyer cette affreuse théorie sur les ouvrages mêmes de
ceux qui s'en montraient naguère les plus ardents
ennemis.
Je me propose de prouver que la terreui* n'a pas été
nécessaire au salut de la république ; que la république
a été sauvée malgré la terreur ; la terreur a créé la plu-
part des obstacles dont on lui attribue le renversement;
que ceux qu'elle n'a pas créés auraient été surmontés
d'une manière plus facile et plus durable, par un
régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n'a
fait que du mal, et que c'est elle qui a légué à la ré-
publique; actuelle tous les dangers qui, aujourd'hui
encore, la menacent de toutes parts. « Cette démonstra-
« tion n'est pas superflue. Nous ne manquons pas
« d'hommes qui, aujourd'hui encore, admirent, sinon
« le but, au moins l'énergie de Robespierre et de Marat.
« Ils voudraient que la monarchie, s'em parant d'une
« énergie semblable, frappât comme eux ceux qu'elle
€ soupçonné. Prouvons donc à la monarchie que la
« terreur n'a pas servi , mais perdu le gouvernement
<( républicain. »
29.
342 BENJAMIN CONSTANT.
Lorsqu'on fait Tapologie de la terreur (et n'est-ce pas
faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révo-
lution aurait manqué], Ton tombe dans un abus de
mots. On confond la terreur avec les mesures qui oot
existé à côté de la terreur. On ne considère pas que,
dans les gouveroements les plus tyranniques, il y a m
partie légale, répressive et coercitive, qui leur eat eoiQ<<
mune avec les gouvernements les plus équitables, par
une raison bien simple, c'est que cette partie est h 1^
de l'existence de tout gouvernement.
Ainsi, Ton dit que ce fut la terreur qui fit marcher
aux frontières, que ce fut la terreur qui rétablit la diui-
pline dans les armées, qui frappa d'épouvante les cou*
spirateurs, qui abattit toutes les factions.
Tout cela est faux. Jjes bommep qui opérèrent toates
ces choses étaient, en effet, les mêmes hommes qui
disposaient de la terreur j mais ce ne fut pas par la ter-
reur qu'ils les opérèrent. Il y eut, dans l'exercice de
leur autorité, deux parties ; 1^ partie gouvernante et la
partie atroce, ou la terreur. C'est à l'une qu'il fautai*
tribuer leurs succèa \ à l'autre, leurs dévastations ^^
leurs crimes^
Comme, en mémp temps qu'ils opprimaient et dévas-
taient le pays, il leur fallait, pour leur existence, gou*
yerner, la terreur et le gouvernement coexistèrent ; et âe
là la méprise qui fit prendre, tour à tour, le gouveroe-
ment pour la terreur, et la terreur pour le gouvernement.
Que si l'on dit que la terreur aida le gouvernement
et que l'effroi qu'inspira Tautorité par sa partie atroce
redoubla la soumission h la partie légitima, on dit une
chose évidente et commune. Mais il n^en résulte pas qoe
ce redoublement d'effroi fut nécessaire, et que le go"*
vernement n'eut pas eu, par la justice, les moyens sufr
sants pour forcer l'obéissance.
DE LA TBRUEUR ET DE SES EFFETS. 343
Sans doute, lorsqu'un juge condamne à la fois un
Quocent et un coupable, la terreur s'empare de tous
es coupables, comme de tous les innocents. Mais la
muition du coupable aurait rempli, de ce but, tout ce
[ui était nécessaire. Les coupables auraient également
remblé, quand le crime seul eût été frappé. Lorsqu'on
oit, ^ la fois, uae atrocité et une justice, il faut se gnvn
or de faire de ces deux choses un monstrueux ensem-
le. Il ne faut pas sur celte confusion déplorable se
ftlir va système d'indifférence pour les moyens ; il ne
lut pas attribuer sans discernement tous les effets à
)atfis les causes, et prodiguer au hasard son ad mi*
ition il CQ qui est atroce, et son horreur à ce qui est
Séparons donc, dans Thistoire de l'époque révolu-
OQuaire, ce qui appartient au gouvernement et les me-
ures qu'il eut droit de prendre, d'avec les crimes
u'il a commis et qu'il n'avait pas le droit de corn-
aetlre.
Le gouvernement (je ne le considère pas ici sous le
apport de son origine, mais simplement en sa qualité
e gouvernement], le gouvernement avait le droit d'en-
oyer les citoyens repousser les ennemis. Ce droit ap-
partient à tous les gouvernements ; ils l'ont dans les
^ays monarchiques, ils Tout dans les pays républicains ;
Is l'ont en Suisse aussi bien qu'en Russie, et comme la
'ravité d'un délit résulte des conséquences qu'il peut
^oir, le gouvernement avait encore le droit d'attacher
a peine la plus sévère au refus de partir pour les fron-
i^res, h la désertion, à la fuite des soldats. Mais ce n'est
as là ce que fit la terreur. Elle envoya des Saint-Just^.
68 Lebas, dévaster des armées obéissantes et coura-
^uses; elle abolit toutes les formes, môme militaires ;
'le revêtit ses instruments de pouvoirs illimités ; elle
?44 BENJAMIN CONSTANT.
remit le sort des individus à leur caprice, et le sort de
la guerre à l^ur frénésie. Ces horreurs ne servirent de
rien à la république.' Lors même que Saint-Just n'eut
pas fait périr des milliers d'innocents à l'armée du Rhin,
1 armée eût-elle moins bien combattu? Ne flétrissons
pas nos triomphes dans leur source, et songeons qu'on
ne peut attribuer ni à des fureurs proconsulaires, ni à
des échafauds permanents, les victoires d'Arcole et de
Rivoli.
Le gouvernement avait le droit de scruter sévèrement
la conduite de ses généraux, ou victorieux, ou vaincus,
et de faire juger sans indulgence les traîtres ou les lâ-
ches. Mais ce n'est pas là ce que fit la terreur. Elle
livra ceux qu'elle soupçonnait ou qu'elle haïssait à des
bourreaux et versa le sang de guerriers irréprochables.
Ces meurtres n'étaient d'aucune nécessité, puisqu'il faut
examiner la nécessité des meurtres. Ils cessèrent, et pas
un général républicain ne s'est depuis rendu coupable
de faiblesse ou de trahison.
Le gouvernement avait le droit de surveiller,
de poursuivre, de traduire devant les tribunaux
ceux qui conspiraient contre la république; mais
la terreur créa des tribunaux sans appel, sans formes,
et assassina sans jugement soixante victimes par jour.
On a prétendu que ces atrocités ne furent pas sans fruit,
et que la mort ne choisissant paSf tout tremblait . Oui,
tout tremblait sans doute, mais il eut suffi que tous les
coupables tremblassent, et le supplice de vieillards
octogénaires, de jeunes filles de quinze ans, d'accusés
non interrogés, ne pouvait être nécessaire pour effrayer
les conspirateurs.
Le gouvernement avait le droit d'appeler tous les ci-
toyens à contribuer aux besoins de l'Etat, et la loi l'eut
armé d'une sévérité inflexible pour les y forcer. Mais
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 345
la terreur livra la répartition et le produit des sacrifices
particuliers à des agents arbitraires et rapaces. Elle
n'obtint par le crime que ce que la loi aurait assuré à
la justice; et le crime l'ayant forcé d'employer des ins-
truments infidèles et avides, le seul effet de la terreur
fut de rendre les sacrifices plus désastreux aux individus
et moins utiles à la république.
Le gouvernement avait le droit, dans un péril pressant,
d'interdire aux citoyens d'abandonner la patrie; mais
la terreur attribua ce délit aux hommes qui ne l'avaient
pas commis. Elle força les citoyens à fuir, pour les punir
de leur fuite, et multipliant ainsi les fausses accusa-
tions,- elle prépara pour le gouvernement qui l'a rem-
placé un labyrinthe inextricable. Elle rendit les listes
douteuses, les ruses faciles, les exceptions nécessaires,
la pitié universelle; et dans cette occasion, comme dans
toutes, la terreur, en dirigeant la loi contre des inno-
cents, fournit aux vrais coupables des moyens contre
la loi.
Le gouvernement avait le droit de punir les prêtres
agitateurs. Mais la terreur proscrivit, assassina, voulut
anéantir tous les prêtres; elle créa de nouveau une
classe pour la massacrer; et tandis que la justice eut
paralysé le fanatisme, la terreur, en le poursuivant, en
le combattant par l'injustice et la cruauté, en a fait
un objet sacré aux yeux de quelques-uns, respectable
aux yeux d'un grand nombre, intéressant aux yeux
de tous.
Je ne pousserai pas plus loin cet examen des effets
de la terreur. J'en conclus qu'elle n'a fait que du mal
et n'a produit aucun bien. A côté de la terreur a existé
ce qui était nécessaire à tout gouvernement, mais ce
qui aurait existé sans la terreur, et ce que la terreur a
corrompu et empoisonné en s'y mêlant.
346 BENJAMIN CONSTANT.
Ce qui trompe sur ses effets, c'est qu^on lai fait un
mérite du dévouement des républicains* Tandis que des
tyrans ravageaient leur patrie, ils persistaient à la
servir et à mourir pour ellel Menacés de Tassassinat,
ils n'en marchaient pas moins à la victoire.
Ce qui trompe encore, c'est qu'on admire la terreur
d'avoir renversé les obstacles qu^elle-méme avait créés.
Mais, ce dont on Tadmire, on devrait l'en accuser.
En effet, le crime nécessite le crime. La férocité du
comité de salut public ayant soulevé tous les esprits^
tous s'égarèrent dans ce soulèvement, et la terreur fut
nécessaire pour les comprimer. Mais, avec la justice, le
soulèvement n'eût pas existé, si l'on n'eût pas eu besoin,
pour prévenir .de grands dangers, de recourir à d'affreux
remèdes.
La terreur causa la révolte de Lyon, l'insurrection
départementale , la guerre de la Vendée; et pour sou-
mettre Lyon, pour dissiper la coalition des départe-
ments, pour étouffer la Vendée, il fallut la terreur.
Mais, sans la terreur, Lyon ne se fût pas insurgé, les
départements ne se seraient pas réunis, la Vendée n^eût
pas proclamé Louis XVIL
Encore la concession que je viens de faire est-^lle
inexacte. La terreur a dévasté la Vendée; mais ce n'est
qu'après la terreur que la justice l'a pacifiée.
a Un autre effet de la terreur, nous dit-on, fut de
(( détruire les anciennes habitudes, et de donner i^ux
« nouvelles coutumes* autant de force que l'habitude
« eût pu le faire. Dix-huit mois de terreur suffirent
(( pour enlever au peuple des usages de plusieurs siècles,
(( et pour lui en donner que plusieurs siècles auraient
(( eu peine à établir. Sa violence en fit un peuple
« neuf ' . »
1. Des causes de la Révolution^ p. 44.
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 347
Rien de plus évidemment faux. La terreur a lié des
souYenirs affreux à tout ce qui tient à la république.
Elle a mêlé une idée de moralité aux pratiques les plus
puériles, aux formes les plus futiles de la monarchie.
C'est à la terreur qu'il faut attribuer le dépérissement
de l'esprit public, le fanatisme qui se soulève contre
tout principe de liberté, Topprobre répandu sur tous
les républicains, sur les hommed les plus éclairés et
les plus purs. Les ennemis de la république s^emparent
habilement de la réaction que la terreur a causée. C'est
de la mémoire de Robespierre que Ton se sert pour in-
sulter aux mânes de Condorcet et pour assassiner Sieyès < .
C'est à cet horrible abus de la force qu'il faut attribuer
« encore aujourd'hui la répugnance de quelques hommes
a honnêtes pour tous les principes qui ne conduisent pas
« au repos et au silence sous le despotisme.
C'est la frénésie de 1194 qui fait abjurer, par des
hommes faibles ou aigris, les lumières de 1789.
« Le despotisme de la terreur, ajoute-t-on, devait
c préparer les voies à une constitution libre, et il n'est
a pas douteux que s'il ne l'avait précédée, elle n'eût
« jamais pu s'établir *.»
Ce régime abominable n'a point, comme on Ta dit^
préparé le peuple à la liberté. Mais il l*a rendu indif-
férent, peut-être impropre à la liberté. Il a courbé les
têtes, mais il a dégradé les esprits et flétri les cœurs.
La terreur, pendant son règne, a servi les amis de
l'anarchie^ et le souvenir de la terreur sert aujourd'hui
les amis du despotisme.
Elle a accoutumé le peuple à entendre proférer les
1 . La tentatiye d'asiassinat dirigée contre Sle^ès eut pour au-
lear tin aticicn moine Atgnslin, Tabbé Pbnse. Elle eut lieu en
arrtl 1797. {Note de rédiieUr.)
2. De$ càui€9 de la RévotutioUf p. 44;
348 BENJAMIN CONSTANT.
noms les plus saints, pour motiver les actes les
plus exécrables. Elle a confondu toutes les notions,
façonné les esprits à Tarbitraire, inspiré le mépris des
formes, préparé les violences et les forfaits en tous sens.
Elle a frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire,
toutes les idées qu'embrassaient autrefois avec enthou-
siasme les âmes généreuses, et que suivaient, par imi-
tation, les âmes communes.
La terreur a fourni à la malveillance une arme infail-
lible contre tous les actes les plus justes du gouverne-
ment. Elle a flétri d'une ressemblance trompeuse et fu-
neste la sévérité la plus légitime. L'homme le plus cou-
pable, lorsqu'il réclame contre l'autorité, l'accuse de
terreur, et, à ce titre, il est assuré de réveiller toutes les
passions, et d'armer en sa faveur tous les souvenirs.
Le mal qu'a fait la terreur deviendrait irréparable,
si l'on parvenait à consacrer ce principe, qu'elle est
nécessaire vet^s le milieu de toute révolution qui a pour
but la liberté.
Cette idée qui ferait rougir les Français d'une liberté
acquise à ce prix découragerait les nations qui ne sont
pas encore libres, et produirait un effet non moins fu-
neste sur les peuples nouvellement affranchis. Elle leur
persuaderait que, pour affermir leur liberté, il faut des
crimes et des excès. Tous les scélérats que la France
repousse et que les amis de la république sont les pre-
miers à détester pourraient, avec ces raisonnements
spécieux, égarer nos voisins encore novices, leur peindre
nos triomphes comme le fruit des attentats dont
nous fûmes victimes^ et prêcher la terreur comme une
1. Parmi ces attenlats Tun des plus hideux fut lô massacre de
septembre. Co massacre a été de notre temps l'objet do recherches
consciencieuses, et contrairement à l'opinion émise par MM. Thiers^
Mignct, Lamartine, Michclct et Louis Blanc, qui voyaienf dans ce
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 319
crise, compagne inévitable, et renfort nécessaire de
toute révolution.
Il est doux de venger la liberté de celte imputation
injuste et flétrissante. La terreur n'a été ni une suite
nécessaire de la liberté, ni un renfort nécessaire à la
révolution. Elle a été une suite de la perfidie des enne-
mis intérieurs, de la coalition des ennemis étrangers,
de Tambition de quelques scélérats, de Tégarement de
beaucoup d'insensés. Elle a dévoré et les ennemis dont
l'imprudence l'avait fait naître, et les instruments dont
la frénésie la servait, et les chefs qui prétendaient la
diriger. Les républicains ^ jamais ne furent que ses vie-
•
premier acte du dran^o de la (erreur le résultat d'une explosion
populaire produite à Paris, le 2 septembre 1792, par la nouvelle
de rentrée des Prussiens à Verdun, M. Graniér de Cassagnaca
prouvé que ce grand crime n'a point été l'effet du hasard, mais
que le gouvernement de fait issu de la révolution du 10 août l'a or-
ganisé, réglé^ exécuté el payé par voie administrative* Les pièces
citées no laissent aucun doute à cet'égard. A ces pièces sont jointes
pour la première fois les liste complètes des vicUmes : elles don^
nent les chififres suivants :
l/Abbaye 2(6
Les Carmes 1(6
Saint-FirmiD 76
La Conciergerie 378
LeChâtelet 223
Bicêtre 170
La Salpétrière 35
Les Bernardins 73
L'H6tel de la Force 171
Les prisonniers d'Orléans. . 53
Les prisonniers de Versailles. 2 1
Soit 1 ,532 personnes égorgées du
2au 17 septembre.
Voir : Histoire des Girondins et des massacres de septfimbre^ dia-
prés des documents officiels et inédits, par M. Granier de Cassa-
gnac. Paris, 18G0, 2 vol. in-8.
(Note de l'éditeur,)
t. Pour Benjamin Constant, les vrais, \eè seuls républicains,
sont toujours les G'rondine. (Note de M, Labonlaye,)
30
SIO ËENJAMIN CONSTANf.
limes. Ils la combattirent au moment où ils la virent
s'élever. Ils appelèrent à leur secours tous ceux que des
motifs pressants, Tintérôt de leur repos, de leur fortune,
de leur vie, auraient dû engager à se réunir à eux.
D*absurdes ressentiments, un timide égoïsme, un désir
Btupide d'être vengé de ses vainqueurs, même par ses
assassins, empêchèrent cette réunion. Les républicains
furent abandonnés; ils succombèrent. Mais leur chute
fait leur apologie ; leur mort répond à ces vils calom-
niateurs, ou à ces hommes aigris, qui représentent les
premiers ennemis de Robespierre comme ses complices,
les martyrs de l'ordre social comme ses destructeurs.
Relisez ces discours, où vainement ils vous invoquaient
à Pappui des loiSé Retracez-vous cette lutte inégale et
courageuse, quUls soutinrent longtemps, seuls, sans
défense, au milieu de vous, spectateurs alors immobiles,
aujourd'hui leurs accusateurs.
La terreur commença par leur défaite, et s'affermit
sur leurs tombeaux. Vous cherchez vainement à en re-
culer Pépoque. Des désordres particuliers, des calamités
affreuses, mais momentanées, mais illégales, ne consti-
tuent point la terreur. Elle n'existe que lorsque le crime
est le système du gouvernement, et non lorsqu'il en est
l'ennemi; lorsque le gouvernement l'ordonne, et non
lorsqu'il le combat; lorsqu'il organise la fureur des scé*
lérats, non lorsqu'il invoque le secours des hommes de
bien.
La terreur s'établit eu France^ après la chute des pre^
miers républicains, après la fuite, l'emprisonnement et
la proscription de leurs amis.
Il ne faut donc pas confondre la républicjue avec la
terreur, les républicains avec leurs bourreaux. Il ne
faut pas surtout faire Papologie du crime et la satire de
la vertu. Puisqu'enfin vous voulez adopter la république^
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 351
il ne faut pas déshonorer ceux qui Pont fondée, n,i pros-
crire ceux qui la défendent,
Yous citez la république de Home. Mais vous vous
trompez sur les faits. La monarchie romaine fut fondée
par des brigands, et la monarchie romaine ne subjugua
pas le quart de l'Italie. La république romaine fut fon^
dée par les plus austères et les plus vertueux des
hommes^; et certes après l'expulsion des Tarquins, il
n'y avait pas, je le pense, un citoyen dans Rome qui
osât flétrir la mémoire de Junius Brutus'.
Yous tous, anciens amis de la liberté, indécis aujour-
d'bui, retenus par des considérations, des engagements,
1. Parvenu à Tépoque de l'expulsion des Tarquins, Tite-Live
observe que c'est une grande marque de la protecUon des dieux,
et lin grand bonheur pour Rome, qu'elle ne fût pat consUtuée en
république au moment de sa fondation, mais seulement deux cent
quarante ans après, lorsque les premiers habitants, qui n'étaient
que des brigands indisciplinés et incapables de liberté, eurent fait
place à une génération plus policée dans ses mœurs, plus élevée
dans ses senUments, et plus morale dans ses principes,
2. Il y a dans les institutions politiques une partie qui, si l'on
me permet une expression très-inexacte sous beaucoup de rapports,
mais qui fera sentir mon idée, tient, pour ainsi dire, du dogme,
et qu'il est nécessaire, pour l'affermissement de ces institutions,
de présenter au peuple comme un objet de respect. Les événements
et les hommes auxquels une institution doit son origine sont dans
ce cas. L'odieux qu'on verse sur eux retombe inévitablement sur
l'institution. Il se peut que, lorsque le temps aura séparé les haines
des faits, le ressentiment des souvenirs, et les choses des indivi-
dus, l'opprobre des uns ne retombe pas sur les autres. Alors, insul-
ter à la mémoire des républicains ne sera plus qu'une injustice.
Mais aujourd'hui, dans une révolution dont nous sommes contem-
porains, déshonorer les chefs de cette révolution, c'est déshonorer
la révoluUoQ même. Apprécier la république, en détestant ses fon-
dateurs, est une opération beaucoup trop abstraite pour les hommes
ordinaires. Il faut au moins que cette république ait pour elle l'ha-
bitude et les intérêts individuels qui te groupent autour des gou-
vemementi qui existent, avant qu'elle puisse se soutenir seule, et
résister aux préventions qu'on veut inspirer contre ses auteurs. Il
est impossible que le peuple ne retourne pas d'impulsion vers la
royauté, si on lui représente la république comme établie par des
352 BENJAMIN CONSTANT.
(les souvenirs ou des craintes, vous voyez mal votre si-
tuation. Vous mettez une sorte d'orgueil à vous aveu-
gler. Vous vous déguisez Timpulsion rétrograde que
vous avez favorisée et qui déjà vous menace. Vous vous
flattez de la modérer en la favorisant encore. Vous
croyez désarmer l'aristocratie par des éloges, tandis que
les républicains ne vous demandent que la justice. Vous
caressez des hommes qui, malgré leur besoin de vous,
vous prodiguent le reproche et vous annoncent l'in-
sulte, et vous en repoussez qui vous ont montré de la
défiance, mais que vous pourriez rassurer.
Les aristocrates diffèrent de vous par les principes ;
ils ne sont réunis à vous que par des haines indivi-
duelles; ils vous aident à détruire ce que vous voulez
détruire ; mais ce que vous voudrez conserver, ils le dé-
truiront.
Les républicains sont séparés de vous par ces haines
individuelles qui rapprochent de vous les aristocrates;
mais si vos intentions sont telles que vous le dites (et qui
n'aimerait à le croire?), les républicains sont unis à
vous d'intérêts et de principes. Ils veulent vous empê-
cher de détruire ; ils vous aideront à conserver.
Vous êtes aux yeux des aristocrates des hommes cri-
minels. Aux yeux des républicains, vous n'êtes que des
hommes douteux. Les aristocrates pourront tout au plus
agréer vos services, sans oublier vos torts ; rien ne
vous lavera d'avoir commencé cette révolution qu'ils
abhorrent; vous ne réparerez jamais qu'une petite partie
des maux qu'ils vous attribuent; et en rendant inutile
brigands et consoHdée par des crimes ; je ne connais pas de moyen
plus sûr de contre-révolution que de déchirer Condorcet et Ver-
gniaud, de peindre le 10 août comme un attentat, et de représen-
ter ensuite le 31 mai, et les horreurs qui le suivirent^ comme un
résultat nécessaire du renversement de la monarchie.
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 353
ce que vous avez fait pour la liberté, vous n'effacerez
poiQt ce qu'ils vous accusent d'avoir fait pour l'a-
narchie.
Bassurés sur vos intentions, les républicains vous
recevront avec reconnaissance, comme d'utiles et hono-
rables alliés. Tout ce que vous avez fait pour la liberté
est un mérite à leurs yeux.
Les aristocrates vous reprochent des actions. Ces ac-
tions, vous ne pouvez ni les nier, ni les effacer. Vos in-
tentions seules sont suspectes aux républicains, et vous
pouvez facilement prouver que vous n'en eûtes jamais
de blâmables, ou que vous les avez abjurées.
Entre les aristocrates et vous, vous avez besoin de
pardon. Entre les républicains et vous, il n'est besoin
que de confiance.
Et ne dites pas que la confiance est difiBcile à établir,
que les républicains sont défiants, exclusifs, intraitables;
la vérité est toute-puissante, et j'en appelle à vous-
mêmes : ne sentez-vous pas ce que vous n'avez pas fait,
et ce que vous pouvez faire pour la mériter ?
Mais, il ne faut pas vous le déguiser : ce n'est pas en
protestant de votre attachement pour les institutions, et
de votre haine pour les hommes : ce n'est pas en proté-
geant tout ce qui menace la république, en vous servant
contre la liberté des armes que la liberté vous donne :
ce n'est pas en applaudissant à des écrivains audacieu-
sement ou insidieusement contre-révolutionnaires : ce
n'est pas en encourageant toutes les calomnies que Ton
verse sur des hommes qui, pendant deux ans, ont gémi
sous la tyrannie, qui l'ont combattue, qui l'ont renver-
sée, et qui depuis sa chute ont, de toute leur puissance,
servi la liberté : ce n'est pas ainsi que vous prouverez
votre franchise. On n'aime pas les institutions dont on
persécute ou dont on insulte les auteurs.
30.
354 BENJAMIN CONSTANT,
Honorez avec nous les fondateurs de la république^;
06 profanez point les tombeaux de ceux que les tyrans
immolèrent; rendez justice à ceux qui ont échappé aux
fureurs des décemvirs, à ceux qui renversèrent leur af-
freux empire, à ceux qui, au milieu des orages, voua
donnèrent une constitution cent fois plus sage que coHq
de 1791 ^ conçue et rédigée dans le calme; à ceux qui,
trouvant les étrangers à trente lieuea de Pftris, ont con-
clu la paix à trente lieuQS de Vieiine.
Les erreurs des hommes qui exercent l'autorité, n'im-
porte à quel titre, ne sauraient être innocentes comme
!• Dira-t-on que la république fût proposée par Conot-d*Her-
bois ? C'est une oQi«érable ehieane, Ceun que Ton comprend sout le
nom de fondateurs de la république sont les homme» qui, les pre-
miers, disséminèrent en France les idées républicaines, qui, en
1791, afouèrent hautement leur attachement à œtte forme d'in-
stitutiOQi qui, pendi^nt tout le cours de l'assemblée législaUve, s'é-
levèrent contre la perfide inertie de la cour, et renversèrent la
constitution monarchique pour sauver la liberté. Il est aussi absurde
de regarder les sicalres de Gollot-d*Herboii et de Robeq>ierre
comme les fondateurs de la république, qu'il le serait d'attribuer
l'insurrection du H juillet 1789 aux hommes qui massacrèrent
Flesselles et de Launay. Les pillards qui suivent une armée victo-
rieuse n'en composent pas Tétat^major i et si, par hasard, ils par-
venaient à en assassiner les généraux, pour se livrer ensuite aux
plus horribles excès, on pourrait bien dire qu'ils se sont emparés
de la victoire pour la déshonorer, mais non pas qu'ils l'ont rem-
portée, C'est aux noms des Vergniaud, des Condorcet, qu'il faut
rattacher l'établissement de la république ; et mépris éternel à qui
ne respecte pas ces noms chers aux lumières, illustres par le cou-
rage, et sacrés par le malheur.
2. La Constitution de l'an II),
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 355
celles des individus, La force est toujours derrière ces
erreurs, prête à leur consacrer ses moyens terribles.
Les partisans de la liberté antique devinrent furieux
de ce que les modernes ne voulaient pas être libres, sui-*
vaut leur méthode. Ils redoublèrent de vexations, le
peuple redoubla de résistance, et les crimes succédèrent
aux erreurs,
(( Pour la tyrannie, dit Machiavel, il faut tout chan-r
ger, 9 On peut dire aussi que pour tout changer il faut
la tyrannie, Nos législateurs le sentirent, et ils procla*
mèrent que le despotisme était indispensable pour fon*
der la liberté *
Il y a des axiomes qui paraissent clairs, parce qu'ils
sont courts* Les hommes rusés les jettent, comme pâture,
à la foule; les sots s'en emparent, parce qu'ils leurépar^
gnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se
donner Pair de les comprendre. Des propositions dont
l'absurdité nous étonne, quand elles sont analysées, se
glissent ainsi dans mille tôtes, sont redites par mille
bouches, et Ton est réduit sans cesse à démontrer l'évi-
dence.
De ce nombre est Taxiome que nous venons de citer :
il a fait retentir dix ans les tribunes françaises : que si-
gnifie-t-il néanmoins? La liberté n'est d'un prix inesti-
mable que parce qu'elle donne à notre esprit de la jus-
tesse, h notre caractère de la force, à notre âme de
l'élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce
que la liberté existe î Si, pour l'introduire, vous avex
recours au despotisme, qu'établissez-vous ? de vaines
formes. Le fonds vous échappera toujours.
Que faut-il dire à une nation pour qu'elle se pénètre
des avantages de la liberté? Vous étiez opprimés par
une minorité privilégiée; le grand nombre était immolé
à Tambition de quelques-uns; des lois inégales ap«
35G BENJAMIN CONSTANT.
puyaient le fort contre le faible ; vous n'aviez que des
jouissances précaires, qu'à chaque instant l'arbitraire
menaçait de vous enlever ; vous ne contribuiez ni à la
confection de vos lois, ni à Télection de vos magistrats ;
tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous se-
ront rendus.
Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le des-
potisme, que peuvent-ils dire ? Aucun privilège ne pè-
sera sur les citoyens, mais tous les jours les hommes
suspects seront frappés sans être entendus ; la vertu
sera la première ou la seule distinction, mais les plus
persécuteurs et les plus violents se créeront un patriciat
de tyrannie maintenu par la terreur; les lois protégeront
les propriétés, mais Texpropriation sera le partage des
individus ou des classes soupçonnées ; le peuple élira
ses magistrats, mais, s'il ne les élit dans le sens pres-
crit d'avance, ses choix seront déclarés nuls ; les opi-
nions seront libres, mais toute opinion contraire, non-
seulement au système général, mais aux moindres me-
sures de circonstance, sera punie comme un attentat.
Tel fut le langage, telle fut la pratique des réforma-
teurs de la France, durant de longues années.
Ils remportèrent des victoires apparentes, mais ces
victoires étaient contraires à l'esprit de l'institution
qu'ils voulaient établir; et comme elles ne persuadaient
point les vaincus, elles ne rassuraient point les vain-
queurs. Pour former les hommes à la liberté, on les en-
tourait de l'effroi des supplices ; on rappelait avec exa-
gération les tentatives qu'une autorité détruite s'était
permises contre la pensée^ et l'asservissement de la
pensée était le caractère distinctif de la nouvelle auto-
rité; on déclamait contre les gouvernements tyran-
niques, et l'on organisait le plus tyrannique des gouver-
nements
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 357
On ajournait la liberté, disait-on, jusqu'à ce que les
factions se fussent calmées, mais les factions ne se cal-
ment que lorsque la liberté n*est plus ajournée. Les
mesures violentes, adoptées comme dictature en atten-
dant l'esprit public, Tempôchent de naître; on s'agite
dans un cercle vicieux; on marque une époque qu'on est
certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour
l'atteindre ne lui permettent pas d'arriver. La force
rend de plus en plus la force nécessaire ; la colore s'ac-
croît par la colère; les lois se forgent comme des armes;
les codes deviennent des déclarations de guerre; et les
amis aveugles de la liberté, qui ont cru l'imposer par le
despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres^
et n'ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pou-
voir.
Au premier rang des ennemis que nos démagogues
avaient à combattre, se trouvaient les classes qui avaient
profité de l'organisation sociale abattue, et dont les pri-
vilèges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des
moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières.
Une grande indépendance de fortune est une garantie
contre plusieurs genres de bassesses et de vices. La.
certitude de se voir respecté est un préservatif contre
cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit
l'insulte ou suppose le dédain; passion implacable, qui
se venge parle mal qu'elle fait de h douleur qu'elle
éprouve. L'usage des formes douces et l'habitude des
nuances ingénieuses donnent à l'âme une susceptibilité
délicate, à Tesprit une rapide flexibilité.
Il fallait profiter de ces qualités précieuses; il fallait
entourer Tespril ^chevaleresque de barrières qu'il ne
pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la car-
rière que la nature rend commune à tous. Les Grecs
épargnaient les captifs qui récitaient des vers d'Ëuri-
858 BENJAMIN CONSTANT.
pide. La moindre lumière, le moindre germe de la pen-
sée, le moindre sentiment doux, la moindre forme élé-
gante doivent être soigneusement protégés. Ce sont au-
tant d'éléments indispensables au bonheur social; il
faut les sauver de Torage : il le faut, et pour lUntérét
de la justice^ et pour celui de la liberté; car toutes ces
qboses aboutissent & la liberté, par des routes plus ou
moins directes^
. Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques,
pour rallumer et entretenir les baines. Comme on était
remonté auk Francs et aux Cotbs pour consacrer des
disUnctions oppressives, ils remontèrent aux Francs et
^ux Goths pour trouver des prétextes d'oppression en
sens inverse. .l*a:!vamté avait cherché des titres d'hon-
neur dans les archives et dans les chroniques; une va-r
nité plu^ ftpre et plus vindicative puisa dans les chroni-
ques et dans les archives des actes d'accusation. On ne
voulut ni tenir, compte des temps, ni distinguer les
nuances, ni rassurer les appréhensions, ni pardonner
aux prétentions passagères, ni laisser de vains murmu-*
res s'éteindra, djs pviériles menaces s'évaporer; on en-
registra les erigagemept» de l'amour-propre ; on ajouta
au]( disUnotions qu'on voulait abolir une distinction
Bouvellot' la persécution; et en accompagnant leur abo*-
lition de rigueurs injustes, on leur ménagea l'espoir as-
8ur0 de ressusciter avec la justice.
Pans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent
sur les pas des opinions exaltéeii^ comme les oiseaux de
proie suivent les armées prêtes à eombattre. La haine,
la veiïgeiance, la cupidité, l'ingratitude, parodièrent ef-
frontément les plus nobles jexèmples, parce qu'on en
avait recommandé maladroitement Pimitation. L'ami
perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le Juge
prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d'avance
DE LA TERREUR ET DE SES EFFETS. 359
dans la langue convenue. Le patriotisme devint Texcuse
baûale préparée pour tous les délits. Les gfatids sacri-
fices, les actes de dôvoûment, les victoires remportées
sur les penchants naturels par le républicanisme au^tète
de l*antiquité, servirent de prétexte au déchaînement
effréné des passions égoïstes. Parce que, jadis, des pères
inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils
coupables, leurs modernes copistes livrèrent aux^ bour-
reaux leurs ennemis innocents, La vie la plus obscure,
l'existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, fu-*
rent d'impuissantes sauvegardes. L'inaction parut un
crime, les affections domestiques un oubli de la patrie,
le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la
fois par le péril et par Pexemple, répétait en tremblant
le symbole commandé, et s'épouvantait du bruit de sa
propre voix. Chacun faisait nombre et s^effrayait du
nombre qu'il contribuait à augmenter. Ainsi se répan-
dit sur la France cet inexplicable vertige qu'on a nommé
le règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que
le peuple s'est détourné du but vers lequel on voulait le
conduire par une semblable routes
1 . Soixante ans ont passé sur cet arrêt ; le temps n'a fait qu*en
confirmer la Justice. En dépit des historiens et des sophistes, la
France a gardé une horreur instinctive pour la terreur, et cette
horreur s'étend jusqu'au nom même de république. On l'a vu en
1848; il a suffl de ce triste souvenir, et de quelques imitations
plus puériles que coupables^ pour que la république, reçue avec
défiance, fût abandonnée sans regret. Ëtemelle leçon de l'histoire !
Tel est I*e£ret de la violence. Son succès, qui dure peu, déprave et
eifraye pour longtemps les peuples qu'elle a momentanément asser-
vis. Pour dissiper le trouble que laisse après soi le triomphe de
l'injustice, il faut une renaissance morale; il faut qu'une critique,
étrangère à toutes les passions^ supérieure à tous les partis, fasse
la part du bien et du mal dans le passé; il faut que l'opinion, en-
fin éclairée, flétrisse le crime et relève la vertu. Qu'elle vienne
donc, celte criUque vengeresse qu'inaugurait Benjamin Constant ?
Depuis trente ans, au lieu de nous présenler la liberté comme une
vierge sainte, sœur de la justice et de la religion, on veut nous faire
360 BENJAMIN CONSTANT.
Non-seulement les extrêmes se touchent, mais ils se
suivent. Une exagération produit toujours TexagératioQ
contraire. Lorsque de certaines idées seront associées à
de certains mots, Ton a beau démontrer que cette asso-
ciation est abusive, ces mots reproduits rappellent long-
temps les mêmes idées. C'est au nom de la liberté qu*on
nous a donné des prisons, des échafauds, des vexa-
tions innombrables : ce nom, signal de mille mesures
odieuses et tyranniques, a dû réveiller la haine et Tef-
froi.
adorer je ne sais quelle courtisane, arm^e d'une pique, coiffi^e du
bonnet rouge, et qui n'a pour autels que des cadavres et des ruines.
Si nous voulons que la France levienne au culte de la vraie liberté,
il faut briser ce masque qui, sous un nom sacré, cachait en 1793
le triple despotisme de la cruauté, dé la peur et de l'envie.
(Noie de M» Laboulaye,)
1
•
II
DES BjSaCTIONS POLITIQUES.
Pour que les iustilutions d*un peuple soient stables,
elles doivent être au niveau de ses idées. Alors il n'y a
jamais de révolutions proprement dites. Il peut y avoir
des chocs^ des renversements individuels, des hommes
détrônés par d'autres hommes, des partis terrassés par
d'autres partis; mais tant que les idées et les institutions
sont de niveau, les institutions subsistent.
Lorsque l'accord entre les institutions et les idées se
trouve détruit, les révolutions sont inévitables. Elles
tendent à rétablir cet accord. Ce n'est pas toujours le.
but des révolutionnaires^ mais c'est toujours la tendance
des révolutions.
Lorsqu'une révolution remplit cet objet du premier
coup, et s'arrête à ce terme, sans aller au-delà, elle ne
produit point de réaction, parce qu'elle n'est qu'un pas-
sage, et que le moment de Tarrivée est aussi celui du
repos. Ainsi, les révolutions de Suisse, de Hollande,
d'Amérique, n'ont été suivies d'aucune réaction.
31
362 BENJAMIN CONSTANT.
Mais, lorsqu'une révolution dépasse ce terme, c'est-à-
dire lorsqu'elle établit des iostitutions qui sont par delà
les idées régnantes, ou qu'elle en détruit qui leur sont
conformes, elle produit inévitablement des réactions,
parce que le niveau n'existant plus, les institutions ne se
soutiennent que par une succession d'efforts, et que du
moment où ces efforts cessent, tout se relâche et rétro-
grade.
La révolution d'Angleterre, qui avait été faite contre
le papisme, ayant dépassé ce terme, en abolissant la
royauté, une fôactîon Violenté eut lieu, et il fallut, vingt-
huit ans après, une révolution nouvelle pour empêcher
le papisme d'être rétabli. La révolution de France, qui
a été faite contre les privilèges, ayant de même dépassé
son terme, en attaquant la propriété, une réaction ter-
rible se fait sentir, et il faudra, non pas, j'espère, une
révolution nouvelle, mais de grandes précautions et un
soin extrême pour s'opposer à la renaissance des privi-
lèges.
Lorsqu'une révolution, portée ainsi hors de ses bor-
nes, s^arréte, on la remet d'abord dans ses bornes. Mais
on ne se contente pas de l'y replacer. L'on recule d'au-
tant plus que l'on avait trop avancé. La modération finit,
et les réactions commencent.
Il y a deux sortes de réactions : celles qui s'exercçnt
sur les hommes^ et celles qui ont pour objet les idées.
Je n'appelle pas réaction la juste punition des coupa-
bles, ni le retour aux idées saines; ces choses appartien-
nent l'une à la loi, l'autre à la raison. Ce qui, au con-
traire, distingue essentiellement les réactions, c'est
Tarbitraire à la place de la loi, la passion à la place
du raisonnement : au lieu déjuger les hommes, on
les proscrit; au lieu d'examiner les idées, on les re-
jette.
DES RÉACTIONS POLITIQUES. 363
Les réactions contre les hommes perpétuent les révo-
lutions ; car elles perpétuent l'oppression, qui en est le
germe. Les réactions contrç les idées rendent les révo-
lutions infructueuses, car elles rappellent les abus. Les
premières dévastent la génération qui Iqs éprouve, les
secondes pèsent sur toutes les générations. Les premières
frappent de mort les individus, les gçcQiides frappent de
stupeur l'espèce entière.
Pour empêcher la succession des malheurs, il faut
comprimer les unes; pour retirer, s'il çsl possible, quel-
que fruit des malheurs qu'on n'a pu prévenir, il faut
amortir les autres.
Les réactions contre les hommes, effets de Paction
précédente, sont des causes de réactions futures. Le parti
qui fut opprimé opprime à son tour ; celui qui se voit
illégalement victime de la fureur qu'il a méritée s'ef-
force de ressaisir le pouvoir ; et lorsque son triomphe
arrive, il a deux raisons d'excès au lieu d'une : sa dis-
position naturelle, qui lui fit commettre ses premiers
crimes, et son ressentimentiles crimes qui furent la suite
et le châtiment des siens.
De la sorte, les causes de malheur s'entassent, tous les
freins se brisent, tous les partis deviennent également
coupables, toutes les bornes sont franchies ; les forfaits
sont punis par des forfaits ; le sentiment de Tinnocence,
ce sentiment qui fait du passé le garant de l'avenir,
n'existe plus nulle part, et toute une génération perver-
tie par l'arbitraire est poussée loin des lois par tous les
motifs : par la crainte et par la vengeance, par la fureur
et par le remords.
La vengeance est étrangement aveugle^ ; elle pardonne
1 . Si Ton se rappelle la réaction qui suivit le t*i* prairial an llf ,
on ne trouvera que trop de faits qui viennent à l'appui des réflexions
qu'on va lire.
3G4 BENJAMIN CONSTANT.
aux hommes mômes dont les forfaits l'ont soulevée,
pourvu qu'ils la dirigent contre les instruments de leurs
crimes. Ces hommes se mettent à la tête de*^ réactions
que leurs propres attentats ont provoquées, et ils les
rendent plus épouvantables.
Les hommes sensibles ne sauraient être féroces; le
regret adoucit la fureur : il y a dans le souvenir de ce
qu'on aima une sorte de mélancolie qui s*étend sur
toutes les impressions.
Mais ces hommes atroces et lâches, avides d'acheter
par le sang le pardon du sang quMls ont répandu» ne
mettent point de bornes à leurs excès. Leur motif n'est
pas la douleur, mais la crainte; leur barbarie n'est point
entraînement, mais calcul; ils ne massacrent point
parce qu'ils souffrent, mais parce qu'ils tremblent, et
comme leurs terreurs sont sans terme, leurs crimes
n'en sauraient avoir.
Si cette multitude passionnée qui, en France, a coopéré
aux réactions, eût pu s'arrêter un instant pour contem-
pler ses chefs, elle aurait frémi. Elle aurait vu qu'elle
suivait, contre des instruments exécrables, des meneurs
plus exécrables encore. Ces guides l'entraînaient vers la
férocité, pour se dérober à la justice. Dans l'espoir de
faire oublier leur complicité, ils excitaient à l'assassinat
de leurs complices. Il rendaient la vengeance nationale
illégale et atroce, pour marcher devant elle et pour lui
échapper.
Ces exemples doivent inspirer une horreur profonde
pour toutes les réactions de ce genre. Elles atteignent
quelques criminels, mais elles éternisent le règne du
crime; elles assurent l'impunité aux plus dépravés des
coupables, à ceux qui sont prêts toujours à le devenir
dans tous les sens.
Les réactions contre les idées sont moins sanglantes.
DES RÉACTIONS POLITIQUES. 365
mais non moins funestes. Par elles les maux individuels
deviennent sans fruit, et les calamités générales sans
compensation. Après que de 'grands malheurs ont ren-
versé de nombreux préjugés, elles ramènent ces préju-
gés sans réparer ces malheurs, et rétablissent les abus
sans relever les ruines; elles rendent à Thomme ses fers,
mais des fers ensanglantés.
*
II
Les devoirs du gouvernement sont très-différents dans
ces deux espèces de réactions.
Contre celles qui ont pour objet les hommes, il n'y a
qu*un mo^^en : c'est la justice. Il faut qu'il s'empare des
réactions pour ne pas être entraîné par elles. La succes-
sion des forfaits peut devenir éternelle, si l'on ne se hâte
d'en arrêter le cours.
Mais en remplissant ce devoir, le gouvernement doit
se garder d'un écueil dangereux : c'est le mépris des
formes et Tappel des opprimés contre les oppresseurs.
Il doit contenir les premiers en .môme temps qu'il les
venge.
Un gouvernement faible fait tout le contraire ; il craint
de sévir, et souffre qu'on massacre. Par une déplorable
timidité, tout en désirant que les scélérats périssent, il
veut que le danger de la sévérité ne tombe pas sur lui.
Dans Taveuglement qui accompagne la crainte, l'exagé-
ration de son impuissance lui parait un moyen de sûreté.
Il dit à qui lui demande une juste vengeance : Nous ne
pouvons punir des forfaits que nous détestons ; c'est dire :
31.
366 BENJAMIN CONSTANT.
Vengez-vous. Il dit à qui réclame contre des cruautés
illégales : Nous ne pouvons vous dérober à une fureur
dont nous gémissons; c'est dire : Défendez-vous. C'est
ordonner la guerre civile ; c'est forcer l'innocence au
crime, le crime à la résistance, tous les citoyens au
meurtre; c'est proclamer l'empire de h violence, et se
rendre responsable de tous les délits qui se commettent.
Malheur au gouvernement qui, restant neutre entre les
attentats anciens et les attentats nouveaux, ne se sert de
son pouvoir que pour se maintenir dans cette neutralité
honteuse, et tandis qu'il devrait régir, ne songe qu'à
exister !
Il se trompe môme dans cette lâche espérance. C'est
à tort qu'il croit se faire un parti, en accordant l'impu-
nité à ceux auxquels il refuse la justice. Ces hommes
s'irritent de ce qu'il les force à devoir au crime ce que
les lois leur avaient promis. Souffrir l'illégalité, tolérer
l'arbitraire» n'assure pa^ même la reconnaissance de qui
profite de cette faiblesse.
Le gouvernejnent réunit ainsi contre lui toutes les
haines: celle du coupable qu'il abandonne à un châti-
ment illégitime : celle de l'innocent, qu'il rend coupa-
ble. Il perd le mérite de la sévérité sans en éviter
l'odieux.
Lorsque la justice est remplacée par un mouvement
populaire, les plus exagérés, les moins scrupuleux, les
plus féroces, se mettent à la tête de ce mouvement. Des
hommes de sang s'emparent de l'indignation qui s'élève
contre les hommes de sang, et après avoir agi contre les
individus au mépris des lois, ils tournent leurs armes
contre les lois mêmes.
Impassible, mais fort, le gouvernement doit tout faire
par sa propre force, n'appeler à son secours aucune
force étrangère, tenir dws l'immobilité le parti qu'il
DES REACTIONS POLITIQUES. 3G7
secourt, comme le parti qu'il frappe, et sévir également
contre Thomme qui veut devancer la vengeance de la
loi et contre celui qui Ta méritée,
Mais il faut pour cela qu'il renonce aux flatteries eni-
vrantes. L'impassibilité n'excite pas l'enthousiasme. On
ne viendra pas le féliciter comme lorsqu'il manque à ses
devoirs. Les passions déchaînées ne porteront pas à ses
pieds l'hommage tumultueux d'une reconnaissance effré-
née. Tout le monde criait : gloire à la Convention, lors-
que, cédant à Tentrainement de la réaction, elle laissait
remplacer les maux qu'elle avait faitg par des maux
qu'elle aurait dû prévenir. Personne ne criera ; gloire
au Directoire, si, eu châtiant les crimes passés, il n'en
tolère point en seus inverse.
C'est par une erreur dont la révolution est la cause
que le gouvernement s'est persuadé qu'il devait avoir un
parti pour lui. Toutes les factions cherchent à accréditer
cette erreur. Chacune d'elles aspire à devenir centre, et
prétend faire signe au gouvernement de l'entourer.
Cette prétention leur suggère les raisonnements les
plus bizarres. Comme elles sentent bien que la majorité
dont elles se vantent ne peut jamais être qu'ondoyante
et passagère, elles se gardent de distinguer cette majo-
rité d'un jour de la majorité durable. Il faudrait, pour
les satisfaire, que le gouvernement fût toujours en ob-
servation pour découvrir, et toujours en marche pour
rattraper cette majorité fugitive. « Le gouvernement ne
fi doit s'arrêter, disent-elles, que lorsqu'il est au centre
« de ses vrais intérêts ; lorsqu'il n'y est pas» il doit s'y
a replacer, et seulement alors il se fixe , parce que là
c seulement convergent tous les rayons de la circonfé-
u rence. »
Cette métaphysique figurée, qui réunit à l'obscurité
de l'abstraction le vague de la métaphore, sert admira-
3b8 BENJAMIN CONSTANT.
blement à confondre toutes les idées, et à remplacer des
notions précises par d'indéfinissables images.
Qui ne croirait, d'après ces principes, que le centre
des intérêts du gouvernement est un point tellement
marqué, tellement évident, tellement perceptible à tous
les yeux, quîau moment où le gouvernement s'y placera,
il s'élèvera un cri unanime d'assentiment et d'appro-
bation ? Et qui ne voit au contraire que, surtout à la
fin d'une révolution, tous les intérêts ayant été frois-
sés, les anciens intérêts subsistant encore, les inté-
rêts nouveaux forts de leur jeunesse, chacun voudra
faire de son intérêt le centre du gouvernement; et
que celui-ci, ballotté par tous ces intérêts successifs et
opposés, n'acquerra ni stabilité, ni dignité, ni con-
fiance?
Il faut qu'immobile il laisse s'agiter, se briser à ses
pieds, tous les intérêts particuliers, tous les intérêts de
classe, que son immobilité les force à l'entourer, à s'ar-
ranger, chacun de la manière la plus tolérable, et à con-
courir, quelquefois malgré eux, au rétablissement du
calme et à l'organisation du nouveau pacte social. Lors-
qu'on veut rallier autour d'un étendard une armée dis-
persée, porte-t-on cet étendard çà et là dans la plaine,
le présentant à chaque fuyard, le plantant au mi-
lieu de chaque groupe, l'en arrachant aussitôt pour
le faire flotter ailleurs ? Ne le place-t-on pas plutôt
sur quelque éminence, vers laquelle tous les yeux se
tournent, tous les pas se dirigent^ de sorte que la
multitude, voyant enfin le point fixe, soit, pour ainsi
dire, volontairement entraînée à se rassembler autour ?
Il faut que ce qui est passionné, personnel et transi-
toire, se rattache et se soumette à ce qui est abstrait,
impassible et immuable. Il faut que le gouvernement
repousse cette réminiscence révolutionnaire qui lui fait
DES REACTIONS POLITIQUES. oC9
rechercher une autre approbation que celle de la loi. Il
doit trouver son éloge là où sont écrits ses devoirs, dans
la constitution qui est toujours la môme, et non dans
les applaudissements passagers des opinions versatiles.
III
Si, dans les réactions contre les hommes, le gouver-
nement a surtout besoin de fermeté, dans les réactions
contre les idées, il a besoin surtout de réserve. Dans les
unes, il faut qu'il agisse; dans les autres, qu'il main-
tienne. Dans les premières, il importe qu'il fasse tout ce
que la loi ordonne ; clans les secondes, qu'il ne fasse
rien de ce que la loi ne commande pas.
Les réactions contre les idées portent sur des institu-
tions ou sur des opinions. Or, les institutions ne deman-
dent que du temps, les opinions que de la liberté.
Entre les individus et les individus, le gouvernement
doit mettre une force répressive ; entre les individus et
les institutions, une force conservatrice; entre les indi-
vidus et les opinions, il n'en doit mettre aucune.
Lorsque vous avez établi une institution, ne vous ir-
ritez pas de ce qu'on la^désapprouve. Ne cherchez pas à
empêcher qu'on ne déclame contre elle : n'exigez la sou-
mission que d'après les formes et devant la loi. Ignorez
l'opposition ; supposez l'obéissance ; maintenez l'insti-
tution : avec la loi, les formes et le temps, Tinstitution
triomphera.
Lorsque vous avez, je ne dirai pas établi une opinion.
370 BENJAMIN CONSTANT.
Dieu vous préserve d'en établir, mais renversé la puis-
sance de quelque opinion qui fut jadis un dogme, ne
vous effrayez pas de ce qu'on la regrette ; ne probibex
pas l'expression de ces regrets; o'alle? pas lui décerner
les honneurs de Tintolérance : feignez d'ignorer son
existence môme; opposez à son importance votre oubli;
laissez à qui le voudra le soin de la -combattre; il se
présentera des combattants, n'en doutez pas, lorsque
l'odieux du pouvoir ne' rejaillira plus sur la cause. Ne
comprimez que les actions, et bientôt l'opinioD, exa-
minée, appréciée, jugée, subira le sort de toutes les opi*
nions que la persécution n'anoblit pas, et descendra pour
jamais de sa dignité de dogme.
La justice prescrit au gouvernement cette conduite;
la prudence encore la lui prescrit.
liOs réactions contre les hommes n'ont qu'an but: li
vengeance, et qu'un moyen ; la violation de la loi; le
gouvernement n'a donc à prévenir que des délits préci-
sés d'avaQce. Mais lea réactions contre les idées sont
variées à l'infini, et les moyens sont plus variés encore.
Si le gouvernement veut être actif, au lieu d'être siiu-
plement préservateur, il se condamne À un tfavail no>
fin ; il faut qu'il agisse contre des nuances : il se dé-
grade par tant de mouvements pour des objets presque
imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans ceœ,
paraissent puérils : vacillant dans son système, il est
arbitraire dans ses actes : il deyient injuste, ptrce
qu'il est incertain; il est trompé, parce qu'il est in-
juste.
t)ES REACTIONS POLITIQUES. 37j
IV
Rien ne tnôrite moins dé confiance qiie ce que Ton
nomme faussement les gaged donnée à une opinion,
quand ces gages consistent dans le sacrifice^ offert à cette
opinion, des principes de la justice et de là morale. A
toutes les époques décisives de la révolution, Ton a cru
faire merveille en confiant la garde du gouvernement
qu'on établissait aux hommes qui, dans leur zèle envers
ce gouvernement, avaient commis pour le servir des
actes violents, criminels, sanguinaires. Qu'est-il arrivé?
Qu'aussitôt que le danger s'est manifesté, ces hommes
ont songé bien moins à conserver le dépôt remis entre
leurs mains, qu'à faire oublier, par des actes en sens
inverse, leurs crimes passés. Que l'on nous permette
une expression triviale : on a dit souvent que ,les dé-
fenseurs d'un régime quelconque étaient ceux qui se-
raient pendus si le régime était détruit. Consultez
les faits, vous verrez que la peur d'être pendus de-
vient l'idée fixe de ces hommes; au lieu de demeurer
fidèles au régime qui les sauverait, ils mendient le
pardon du régime qui les menace; ils achètent leur
grâce par la perfidie ; ils expient leur férocité par la
trahison.
La conscience, la morale, l'équité : voilà les seules
garanties que les hommes puissent donner. Le régicide
n'est point une preuve de dévouement à la république ;
la servilité envers le despotisme n'en est point un de
372 BENJAMIN CONSTANT.
fidélité au despote qu'on flatte, sauf à le fouler aux
pieds s'il tombe, pour s'excuser de l'avoir flatté; l'assas-
sinat des républicains ne garantit point rattachement à
la monarchie ; le crime est toujours au service de la
force ^.
1 . Nous n'avons pas besoin de faire remarquer qneUe doalou-
reusd confirmation les idées de Benjamin Constant ont reçue dei
événements dont nous avons été témoins dans les deux mniet
terribles^ 1870-1871. Les bandits de la commune ont incendié rt
assassiné pour donner une preuve de républicanisme, comme lei
Verdels de 1815 assassinaient pour témoigner de leur attachemeot
à la royauté. On dirait que diez nous les révolutions ne ttrent
que réveiller la férocité native qui semble inhérente à notre ef-
pèce, et qui, momentanément contenue dans les époques de etloief
se donne libre carrière à la moindre effervescence poiiliqoe.
[Noie de f éditeur,)
III
DE l'esprit de conquête.
1813.
Detf Teriatf eompAilbletf mtee Im guerre, h eertalnes
époi|iie« de l'état «celai.
Plusieurs écrivains, entraînés par l'amour de Thuma-
nlté dans.de louables exagérations, n'ont envisagé la
guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnais volon*
tiers ses avantages.
Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un niaP.
A de certaines époques de l'espèce humaine, elle est
dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le déve-
1 . Dans la belle é(ude qu'il a consacrée à Benjamin Constant,
dans la Revue nationale^ M. Laboulaye dit en parlant de VEsprit de
conquête que de tous les écrits politiques de l'auteur, c'est le plus
célèbre, et que la date seule n*cn explique pas le succès. Écrit à
Hanovre en 18 1 3, VEsprit de conquête s'attaque au système impé-
rial ; mais il ne faut pas croire que ce soit une de ces pbilippiques
où Tinvective fait une partie même de l'éloquence. C'était d'un
traité de poliUque, commencé en 1805, et achevé depuis longtemps
que Benjamin Constant avait tiré cet écrit de circonstance, ce qui
en explique le sérieux et la gravité. Les principes qu*il y développe
n*ont rien perdu de leur force. {Note de Véditeiir.)
32
374 BENJAMIN CONSTANT.
loppement de ses plus belles et de ses plus grandes fa-
cultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissan-
ces. Elle le forme à la grandeur d^âme, à l'adresse^ au
sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans
lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra
pas toutes les lâchetés et bientôt tous les crimes. La
guerre lui enseigne des dévouements héroïques, et lui
fait contracter des amitiés sublimes. Elle Tunit de liens
plus étroits, d'une part à sa patrie, et de l'autre à ses
compagnons d'atmes. Elle fait succédei* à de nobles
entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de
la guerre tiennent à une condition indispensable, c'est
qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'es-
prit national des peuples.
Car je ne parle point ici d'une nation attaquée^ et qui
défend son indépfendaticé. Nul doute que cette nation
ne puisse réunir à l'ardeur guerrière les plus hautes
vertus : ou plutôt cette ardeur guerrière est elle-même
de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s'agit pas
alors de la guerre proprement dite, il s'agit de'la défense
légitime, c'est-à-dire du patriotisme, de l'amour de la
justice, de toutes les affections nobles et sacrées.
Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses
foyers, est porté par sa situation ou son caractère natio-
nal à des expéditions belliqueuses et à des conquêtes,
peut encore allier à l'esprit guerrier la simplicité des
mœurs, le dédain pour le luie, la générosité, la loyauté,
la fidélité aux engagements, le Respect pour l'ennemi
courageux, la pitié même^ et les ménagements pour
Tënnemi subjugué. Nous voyons dans l'Histoire an-
cienne et dans les Annales du moyen âge, ces qualités
briller ches plusieurs nations^ dont la guerre faisait
l'occupation presque habituelle.
Mais la situation présente des peuples européens per-
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 375
met-elle d'espérer cet amalgame ? L*amour de la guerre
est-il dans leur caractère national? Résulte-t-il de leurs
circonstances ?
Si ces deux questions doivent se résoudre négative-
ment, il g'ensuivra que, pour porter de nos jours les
nations à la guerre et aux conquêtes, ij faudra boule-
verser leur situation, ce qui ne se fait jamais sans leur
infliger beaucoup de malheurs, et dénaturer leur carac-
tère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup
de vices.
Do eametère des iiAtloiis modernes relailTemeiit
k lA guerre.
Les peuples guerriers de l'antiquité devaient pour la
plupart h leur situation leur esprit belliqueux. Bivisés
en petites peuplades, ils se disputaient h main armée
un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns
contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient
sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants
ne pouvaient néanmoins déposer le glaive sous peine
d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indé-
pendance, leur existence entière au prix de la guerre.
Le monde de nos jours est précisément, sous ce rap-
port, Topposé du monde ancien.
Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une
famille isolée, ennemie née des autres familles, une
masse d^bommes existe maintenant, sous différents noms
et sous divers modes d'organisation sociale, mais homo-
gène par 0a nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien
370 BENJAMIN CONSTANT.
à craindre des hordes encore barbares. Elle est assez
civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa ten-
duDce uaiforme est vers la paix. La tradition belli-
queuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs
des gouvernemeots, retardent les effets de cette tendance;
mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les
chefs des peuples lui rendent hommage ; car ils évitent
d'avouer ouvertement Tamour des conquêtes, ou l'es-
poir d'une gloire acquise uniquement par les armes. Le
fils de Philippe n'oserait plus proposer à ses sujets l'en-
vahissement de l'univers; et le discours de Pyrrhus à
Cynéas semblerait aujourd'hui le comble de l'insolence
ou de la folie.
Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire,
comme but, méconnaîtrait ou mépriserait l'esprit des
nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un mil-
lier d'années ; et lors môme qu'il réussirait d'abord, il
{ serait curieux de voir qui gagnerait cette étrange ga-
l genre, de notre siècle ou de ce gouvernement.
Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, épo-
que qui doit nécessairement remplacer celle de la
guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement
la précéder.
La guerre et le commerce ne sont que deux moyens
différents d'arriver au même but : celui de posséder ce
que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un
hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant
à la possession. C'est une tentative pour obtenir de
gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la vio-
lence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'au-
rait jamais l'idée du commerce'. C'est Texpérience qui,
en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de
sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses
résistances et à divers échecs, le porte à recourir au
DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 377
commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus
sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui
convient à son intérêt.
La guerre est donc antérieure au commerce. L'une
est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est
clair que plus la tendance commerciale domine, plus la
tendance guerrière doit s'affaiblir.
Le but uniqtie des nations modernes, c'est le repos,
avec le repos^ l'aisance, et comme source de l'aisance,
l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus
inefficace d'atteindre ce but. Ses chances n'offrent plus,
ni aux individus, ni aux nations, des bénéfices qui éga-
lent les résultats du travail paisible et des échanges
réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajou-
tait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la
richesse publique et particulière. Chez les modernes, une
guerre heureuse coûte infailliblement plus qu'elle ne
rapporte.
La république romaine, sans commerce, sans lettres,
sans arts, n'ayant pour occupation intérieure que
l'agriculture, restreinte à un sol trop peu étendu pour
ses habitants, entourée de peuples barbares, et toujours
menacée ou menaçante, suivait sa destinée en se livrant
à des entreprises militaires non interrompues. Un gou- '
vernement qui, de nos jours, voudrait imiter la repu- (
blique romaine, aurait ceci de différent, qu'agissant en .
opposition avec son peuple, il rendrait ses instruments .
tout aussi malheureux que ses victimes ; un peuple
ainsi gouverné serait la républiQu^e romaine, moins la \
libeiïe rmMnr te mouvement national, qui lacuile tous ^
les sacrifices, moins l'espoir qu'avait chaque individu
du partage des terres, moins, en un mot, toutes les (
circonstances qui embellissaient aux yeux des Romains ^
ce genre de vie hasardeux et agité.
c2.
378 BENJAMIN CONSTANT.
Le commerce a modiflé jusqu'à la nature de la guerre.
Les nations mercantiles étaient autrefois toujours sub-
juguées par les peuples guerriers. Elles leur résistent
aujourd'hui avec avantage. Elles ont des auxiliaires au
sein de ces peuples mêmes. Les ramifications infinies et
compliquées du commerce ont placé Tintérôt des sociétés
hors des limites de leur territoire : et Tesprit du siècle
l'emporte sur l'esprit étroit et hostile qu'on voudrait
parer du nom de patriotisme.
Carthage, luttant avec Rome dans l'antiquité, devait
succomber : elle avait contre elle la force des choses.
Mais si la lutte s'établissait maintenant entre Borne et
Carthage, Cartbage aurait pour elle les vœux de l'uni-*
vers. Elle aurait pour alliés les mœurs actuelles et le
génie du monde.
La situation des peuples modernes les empêche donc
d'être belliqueux par caractère : et des raisons de détail,
mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine, et
par conséquent de la différence des époques, viennent
se joindre aux causes générales.
La nouvelle manière de combattre, le changement des
armes, l'artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce
qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutta
contre le péril ; il n*y a que de la fatalité. Le courage
doit s'empreindre de résignation ou se composer d'insou*
ciance. On ne goûte plus de cette jouissance de volonté.
d'action, de développement des forces physiques et deg
facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens,
aux chevaliers du moyen âge, les combats corps h
corps.
La guerre a donc perdu son charme, comme son uti«
litô. L'homme n'est plus entraîné à 3'y livrer, ni par
intérêt, ni par passion.
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE, 379
D TesprU de eonqnéte dans l'état «etiiel de
rsarope.
(OUYernement qui voudrait aujourd'hui pousser à
rre et aux conquêtes un peuple européen corn-
et donc un grossier et funeste anachronisme. Il
lerait à donner à sa nation une impulsion con-
k la nature. Aucun des motifs qui portaient les
13 d'autrefois à braver tant de périls, à supporter
s fatigues, n'existant pour les hommes de nos
il faudrait iQur offrir d'autres motifs, tirés de
ctuel de la civilisation. Il faudrait les animer au
; par ce môme amour des jouissances, qui, laissé
lôme, ne les disposerait qu'à la paix. Notre siècle,
)récie tout par l'utilité, et qui, lorsqu'on veut le
le cette sphère, oppose l'ironie à Tenthousiasme
i factice, ne consentirait pas à se repaître d'une
stérile, qu'il n'est plus dans nos habitudes de
r à toutes les autres. A la place de cette gloire, il
t mettre le plaisir ; à la place du triomphe, le
. L'on frémira, si Ton réfléchit à ce que serait
• militaire, appuyé sur ces seuls motifs,
is, dans le tableau que je vaiç tracer, il est loin
de vouloir faire injure à ces héros, qui, se pla-
ec délices entre la patrie et les périls, ont, dans
3 pays, protégé Tindépendance des peuples ; à
03 qui ont si glorieusemei^t défendu Qotre belle
. Je nu crains pas d'être mal compris par eui^. Il
)lus d'un dont Tàme, correspondant à la mienne,
î tous mes sentiments, et qui, retrouvant dans c e
380 BENJAMIN CONSTANT.
lignes son opinion secrôle, verra dans leur auteur son
organe.
l»*iiiie raee mllllalre n'aslMant que par Inlérêt.
Les peuples guerriers, que nous avons connus jus-
qu'ici, étaient tous animés par des motifs plus nobles
que les profits réels et positifs de la guerre. La religion
se mêlait à l'impulsion belliqueuse des uns; Torageuse
liberté dont jouissaient les autres leur donnait une ac-
tivité surabondante qu'ils avaient besoin d'exercer au
dehors. Ils associaient à l'idée de la victoire celle d'une
renommée prolongée bien au-delà de leur existence sur
la terre, et combattaient ainsi, non pour l'assouvisse-
ment d'une soif ignoble de jouissances présentes et ma-
térielles, mais par un espoir en quelque sorte idéal, et
qui exaltait l'imagination, comme tout ce qui se perd
dans l'avenir et le vague.
Il est si vrai que, même chez les nations qui nous
semblent le plus exclusivement occupées de pillage et
de rapines, l'acquisition des richesses n'était pas le but
principal, que nous voyons les héros Scandinaves faire
brûler sur leurs bûchers tous les trésors conquis durant
leur vie, pour forcer les générations qui les rempla-
çaient à conquérir, par de nouveaux exploits, de nou-
veaux trésors. La richesse leur était donc précieuse
comme témoignage éclatant des victoires remportées,
plutôt que comme signe représentatif et moyen de jouis-
sances.
Mais si une race purement militaire se formait ac-
DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 381
luellement, comme son ardeur ne reposerait sur aucune
conviction, sur aucun sentiment, sur aucune pensije :
comme toutes les causes d'exaltation qui, jadis, anno-
blissaient le carnage môme, lui seraient étrangères,
elle n'aurait d'aliment ou de mobile que la plus étroite
et la plus âpre personnalité. Elle prendrait la férocité
de l'esprit guerrier, mais elle conserverait le calcul
commercial. Ces Vandales ressuscites n'auraient point
cette ignorance du luxe, cette simplicité de mœurs, ce
dédain de toute action basse, qui pouvaient caractériser
leurs grossiers prédécesseurs. Ils réuniraient à la bru-
talité de la barbarie les raffinements de la mollesse, aux
excès de la violence les ruses de l'avidité.
Des hommes à qui Ton aurait dit bien formellement
qu'ils ne se battent que pour piller, des hommes dont
on aurait réduit toutes les idées belliqueuses à ce résul-
tat clair et arithmétique, seraient bien différents des
guerriers de l'antiquité.
Quatre cent mille égoïstes, bien exercés, bien armés,
sauraient que leur destination est de donner ou de rece-
voir la mort. Ils auraient supputé qu'il valait mieux
se résigner à cette destination que s'y dérober, parce
que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu'eux.
Ils auraient, pour se consoler, tourné leurs regards vers
la récompense qui leur est promise : la dépouille de
ceux contre lesquels on les mène. Ils marcheraient, en
conséquence, avec la résolution de tirer de leurs pro-
pres forces le meilleur parti qu'il leur serait possible.
Ils n'auraient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour
les faibles, parce que les vaincus étant, pour leur mal-
heur, propriétaires de quelque chose, ne paraîtraient à
ces vainqueurs qu'un obstacle entre eux et le but pro-
posé. Le calcul aurait tué dans leur âme toutes les
émotions naturelles, excepté celles qui naissent de la
382 BENJAMIN CONSTANT.
sensualité. Us seraient encore émus à la vue d'une
femme ; ils ne le seraient pas à la vue d'un vieillard ou
d'un enfant. Ce qu'ils auraient de connaissances prati-
ques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de mas-
sacre ou de spoliation. L'habitude des formes légales
donnerait à leurs injustices l'impassibilité de la loi.
L'habitude des formes sociales répandrait sur leurs
cruautés un vernis d'insouciance et de légèreté qu'ils
croiraient de l'élégance. Us parcourraient ainsi le
monde, tournant les progrès de la civilisation contre
elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meur-
tre pour moyen, la débauche pour passe -temps, la dé-
rision pour gaité, le pillage pour but, séparés par un
abtme moral du reste de Tespèce humaine, et n'étant
unis entre eux que comme les animait^ féroces qui se
jettent rassemblés sur les troupeaux.
Tels ils seraient dans leurs succès; que seraient-ils
dans leurs revers?
Gomme ils n'auraient eu qu'un but à atteindre, et non
pas une cause à défendre, le but manqué, aucune con-
science ne les soutiendrait. Us ne se rattacheraient à
aucune opinion; ils ne tiendraient l'un à l'autre que
par une nécessité physique, dont chacun même cher-
cherait à s'affranchir.
Il faut aux hommes, pour qu'ils s'associent récipro-
quement à leurs destinées, autre chose que l'intérêt. U
leur faut une opinion; il leur faut de la morale. L'inté-
rêt tend à les isoler, parce qu'il offre à chacun la chance
d'être seul plus heureux ou plus habile.
L'égoïsme qui, dans la prospérité, aurait rendu ces
conquérants de la terre impitoyables pour leurs enne-
mis, les rendrait, dans l'adversité, indifférents, infidèles
à leurs frères d'armes. Cet esprit pénétrerait dans tous
les rangs, depuis le plus élevé jusqu'au plus obscur.
DE L'ESl'KIT DE CONQUÊTE. 385
l'îiabitude de celte loterie de plaisir et de mort est néces-
ïiAÎrement corruptrice?
Observez la différence qui existe toujours entre la
défense légitime et le système des conquêtes. Cette dif-
Térence se reproduira souvent encore. Le soldat qui
:ombat pour sa patrie ne fait que traverser le danger.
M a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la
gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se
lépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais Tinstrumeut d'un
"onquérant insatiable voit, après une guerre, une autre
:uerre, après un pays dévasté, un autre pays à dé-
vaster de môme, c'est-à-dire après le hasard, le hasard
encore.
■nflaenee de eet e«prU mllItAlre «ur Tétat Inférieur
des peuples.
Il ne suffit pas d'envisager l'influence du système de
conquête, dans son action sur l'armée et dans les rap-
ports qu'il établit entre elle et les étrangers. Il faut le
considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'ar-
mée et les citoyens.
Un esprit de.corps exclusif et hostile s'empare toujours
des associations qui ont un autre but que le reste des
hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme,
souvent les confédérations de ses prêtres ont formé
dans l'Etat des États à part. Partout les hommes réunis
en corps d'armée se séparent de la nation. Ils contrac-
tent pour l'emploi de la force, dont ils sont dépositaires,
une sorte de respect. Leurs mœurs et leurs idées devien-
33
â86 , iBÊNJAMIN CONSTANT.
neût subversives de ces principes d'ordre et de liberté
paciGque et régulière, que tous les gouvernements ont
l*intérêt, comme le devoir, de consacrer.
îl n^est donc pas indifférent de créer dans un pays,
par un système de gUerl^ed prolongées ou renouYelées
sans cesse, une masse nombreuse, imbue excluslTement
de Tesprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se
restreiudre dans de certaine^ limites, qui en rendent
llmportance moind âensible. L^atmée, distincte da
peuple par son esprit, se confond avec lui dans Tadmi-
nistràtion des affaires.
tJti gouvernement conquérant est plus intéressé qa^on
autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs
ses instruments immédiats. Il ne saurait les tenir dans
un camp retranché. Il faut qu'il les décore au contraire
des pompes et des dignités civiles.
Mais ices guerriers déposeront*ils avec le fer qd les
couvre ^esprit dont les a pénétrés dès leur enfance
l'habitude des périls? Revétiront-ils, avec la toge, la
vénération pour les lois, les ménagements pour les
formes protectrices, ces divinités des associations ha*
maines? La classe désarmée leur parait un ignoble
vulgaire ; lés lois, des subtilités intitiles ; les formes,
d'insupportables lenteurs. Us estiment par dessus tout,
dans les transactions, comme dand les faits guerriers, la
rapidité des évolutions. L'unanimité leur demble ntos-
saire dans les opinions, comme le même uniforme dans
les troupes. L'opposition leur est un désordre^ le rai'
sonnement une révolte^ les tribuùaux, des consefls de
guerre, les juges, des soldats qui ont leur consigne» les
accusés, des ennemis, les jugements, des batailles.
Ceci n'est point une exagération fantastique. N'aTons-
nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'intro*
duire dans presque toute ^Europe une justice militaife,
DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 385
JViabitude de cette loterie de plaisir et de mort est néces-
sairement corruptrice?
Observez la différence qui existe toujours entre la
défense légitime et le système des conquêtes. Cette dif-
férence se reproduira souvent encore. Le soldat qui
combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger.
II a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la
gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se
dépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais Tinstrument d'un
conquérant insatiable voit, après une guerre, une autre
guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dé-
vaster de môme, c'est-à-dire après le hasard, le hasard
encore.
Inflaenee de cet esprli mlllialre sur Télat Intérlear
des i^nplc*.
Il ne suffit pas d'envisager l'influence du système de
conquête, dans son action sur l'armée et dans les rap-
ports qu'il établit entre elle et les étrangers. Il faut le
considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'ar-
mée et les citoyens.
Un esprit de.corps exclusif et hostile s'empare toujours
(les associations qui ont un autre but que le reste des
hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme,
souvent les confédérations de ses prêtres ont formé
dans l'Etat des États à part. Partout les hommes réunis
en corps d'armée se séparent de la nation. Ils contrac-
tent pour l'emploi de la force, dont ils sont dépositaires,
une sorte de respect. Leurs mœurs et leurs idées devien-
33
386 . BENJAMIN CONSTANT.
nent subversives de ces principes d'ordre et de liberté
paciGque et régulière, que tous les gouvernements ont
l'intérêt, comme le devoir, de consacrer.
II n^est donc pas indifférent de créer dans un pays,
par un système de gtierreâ prolongées ou renouvelées
sans cesse, une masse nombreuse, imbue exclusivement
de l'esprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se
restreindre dans de certaines limites, qui en rendent
l'importance moins sensible. L*armée, distincte du
peuple par son esprit, se confond avec lui dans l'admi-
nistration des affaires.
Un gouvernement conquérant est plus intéressé qu'un
autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs
ses instruments immédiats. Il ne saurait les tenir dans
un camp retranché. Il faut qu'il les décore au contraire
des pompes et des dignités civiles.
Mais ces guerriers déposeront-ils avec le fer qui les
couvre l*esprit dont les a pénétrés dès leur enfance
l'habitude des périls? Revétiront-ils, avec la toge, la
vénération pour les lois, les ménagements pour les
formes protectrices, ces divinités des associations hu-
maines? La classe désarmée leur parait un ignoble
vulgaire; les lois, des subtilités inutiles; les formes,
d'insupportables lenteurs. Ils estiment par dessus tout,
dans les transactious, comme dans les faits guerriers, la
rapidité des évolutions. L'unanimité leur Semble néces-
saire dans les opinions, comme le même uniforme dans
les troupes. L'opposition leur est un désordre, le rai-
sonnement une révolte, les tribunaux, des conseils de
guerre, les juges, des soldats qui ont leur consigne, les
accusés, des ennemis, les jugements, des batailles*
Ceci n'est point une exagération fantastique. N'avons-
nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'intro-
duire dans presque toute TEurope une justice militaire,
DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 387
dont le premier principe était d'abréger les formes,
comme si toute abréviation des formes n'était pas le plus
révoltant sophisme? Car si les formes sont inutiles,
tous les tribunaux doivent les bannir; si elles sont né*
cessaires, tous doivent les respecter; et certes, plus
l'accusation est grave, moins l'examen est superflu.
N'avons-nous pas vu siéger sans cesse, parmi les juges,
des hommes dont le vêtement seuj annonçait qu'ils
étaient voués à Tobéissance, et ne pouvaient en consé-
quence être des juges indépendants?
Nos neveux ne croiront pa§, s'ils ont quelque senti-
ment de la dignité humaine, qu'il fut un temps où des
hommes, illustrés sans doute par d'immortels exploits,
mais nourris sous la tente, et ignorants de la vie civile,
interrogeaient des prévenus qu'ils étaient incapables de
comprendre , condamnaient sans appel des citoyens
qu'ils n'avaient pas le droit de juger. Nos neveux ne
croiront pas, s'ils ne sont le plus avili des peuples,
qu'on ait fait comparaître devant des tribunaux mili-
taires, des législateurs, des écrivains, des accusés de
délits politiques, donnant ainsi, par une dérision féroce,
pour juge à l'opinion et à la pensée, le courage sans
lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croi-
ront pas non plus qu'on ait imposé à des guerriers reve-
nant de la victoire, couverts de lauriers que rien n,'avait
flétris, l'horrible tâche de se transformer en bourreaux,
de poursuivre, de saisir, d'égorger des citoyens, dont
les noms, comme les crimes, leur étaient inconnus.
Non, tel ne fut jamais, s'écrieronl-ils, le prix des ex-
ploits, la pompe triomphale! Non, ce n'est pas ainsi
que les défenseurs de la France reparaissaient dans leur
patrie, et saluaient le sol natal 1
La faute, certes, n'en était pas à ces défenseurs. Mille
fois je les ai vus gémir de leur triste obéisss^nce. J'aime
388 BENJAMIN CONSTANT.
à le répéter : leurs vertus résistent, plus que la nalurr-
humaine ne permet de l'espérer, à l'influence du système
guerrier et à Taction d'un gouvernement qui veut les
corrompre. Ce gouvernement seul est coupable, et nos
armées ont seules le mérite de tout le mal qu'elles nj
font pas.
Antre IneonTéttlest de la fennetloM d'an tel epprll
■UUtAlre.
Enfin, par une triste réaction, cette portion du peuple
que le gouvernement aurait forcée à contracter l'esprit
militaire, contraindrait à son tour le gouvernement de
persister dans le système pour lequel il aurait pris tant
de soin de la former.
Une armée nombreuse, fière de ses succès, accou-
tumée au pillage, n'cM pas un instrument qu'il soit aisé
de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers
dont il menace les peuples qui ont des constitutions po-
pulaires. L'histoire est trop pleine d'exemples qa*il est
superflu de citer.
Tantôt les soldats d'une république illustrée par six
siècles de victoires, entourés de monuments élevés ils
liberté par vingt générations de héros, foulant aux pied^
la cendre des Gincinnatus et des Camille, marchent sods
les ordres de César, pour profaner les tombeaux de
leurs ancêtres, et pour asservir la ville éternelle.
Tantôt les légions anglaises s'élancent avec Grom^i^ll
sur un parlement qui luttait encore contre les fers qu'on
lui destinait, et les crimes dont on voulait le rendre
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 389
Tofgane, et livrent à Tusurpaléur hypocrite, d'une part
le roi, de Tautre la république.
Mais les gouvernements absolus n*ont pas moins à
craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est
terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom
de son chef, elle peut devenir à chaque instant terrible
à ce chef même. Ainsi ces formidables colosses, que des
nations barbares plaçaient en tête de leurs armées pour
les diriger sur leurs ennemis, reculaient tout à coup,
frappés d'épouvante ou saisis de fureur, et méconnais-
sant la voix de leurs maîtres, écrasaient ou dispersaient
les bataillons qui attendaient d'eux leur salut et leur
triomphe.
Il faut donc occuper cette armée, inquiète dans son
désœuvrement redoutable : il faut la tenir éloignée ; il
faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier,
indépendamment des guerres présentes, contient le
germe des guerres futures : et le souverain qui est
entré dans cette route, entraîné qu'il est par la fatalité
qu'il a évoquée, ne peut redevenir pacifique à aucune
époque.
Aellon d'mi couTrrneflieiit eon^aérant aur la masde
de la nalion.
J'ai montré, ce me semble, qu'un gouvernement,
livré à l'esprit d'envahissement et de conquête, devrait
corrompre une portion du peuple, pour qu'elle le servît
activement dans ses entreprises. Je vais prouver actuel-
lement que, tandis qu'il dépraverait cette portion choi-
33.
300 BENJAMIN CONSTANT.
sie, il faudrait qu'il agît sur le reste de la nation dont
il réclamerait Tobéissance passive ^et les sacrifices, de
manière à troubler sa raison, à fausser son jugement, à
bouleverser toutes ses idées.
Quand un peuple est naturellement belliqueux, Tau-
torité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour
l'entraîner* à la guerre, Attila montrait du doigt k ses
Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fon-
dre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'or-
gane et le représentant de leur impulsion. Mais de nos
jours, la guerre ne procurant aux peuples aucun avan-
tage, et n'étant pour eux qu'une çourcç de privations et
de souffrances, l'apologie du système des conquêtes ne
pourrait reposer que sur le sophisme et l'imposture.
Tout en s'abandonnent à ses projets gigantesques,
le gouvernement n'oserait dire à sa nation ; Mar-
chons à la conquête du monde. Elle lui répondrait
d'une voix unanime : Nous ne voulons pas la conquête
du monde.
Mais il parlerait de l'indépendance nationalo , de
l'honneur national, de l'arrondissement des frontières,
des intérêts commerciaux, des précautions dictées par
la prévoyance; que sais-je encore? car il est inépui-
sable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice.
Il parlerait de l'indépendance nationale, comme si
l'indépendance d'une nation était compromise^ parce
que d'autres nations sont indépendantes.
Il parlerait de l'honneur national, comme si l'hon-
neur national était blessé, parce que d'autres nations
conservent leur honneur.
Il alléguerait la nécessité de l'arrondissement des
frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne
bannissait pas de la terre tout repos et toute équité. Car
c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut ar^
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 391
rondir ses frontières. Aucun n'a sacrifié, que Ton sache,
une portion de son territoire pour donner au reste une
plus grande régularité géométrique. Ainsi l'arrondisse-
ment des frontières est un système dont la base se
détruit par elle-même, dont les éléments se combat-
tent» et dont Texécution, ne reposant que sur la spo-
liation des plus faibles, rend illégitime la possession des
plus forts.
Ce gouvernement invoquerait les intérêts du com-
merce, comme si c'était servir le commerce que dépeu'-
pler un pays de sa jeunesse la plus florissante, arracher
les bras les plus nécessaires à Fagriculture, aux manu-
factures, à l'industrie, élever entre les autres peuples
et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'ap-
puie sur la bonne intelligeuca des nations entre elles ;
il ne se soutient que par la justice ; il se fonde sur l'é-
galité; il prospère dans le repos; et ce serait pour l'in-
térêt du commerce qu'un gouvernement rallumerait sans
cesse des guerres acharnées, qu'il appellerait sur la
tête de son peuple une haine universelle, qu'il marche-
rait d'iojustice en injustice, qu'il ébranlerait chaque
jour le crédit par des violences, qu'il ne voudrait point
tolérer d'égaux.
Sous le prétexte des précautions dictées par la pré-
voyance, ce -gouvernement attaquerait ses voisins les
plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur suppo-
sant des projets hostiles, et comme devançant des agres-
sions méditées. Si les malheureux objets de ses calom-
nies étaient facilement subjugués, il se vanterait de les
avoir prévenus : s'ils avaient le temps et la force de lui
résister, vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la
guerre, puisqu'ils se défendent ^.
1. L'on «yait inventé, durant la révolution française, un prétexte
de guerre inconnu jusqu'alors, celui de délivrer les peuples du joug
392 BENJAMIN CONSTANT.
Que Pon ne croie pas que celte conduite fut le ré-
sultat accidentel d'une perversité particulière ; elle
serait le résultat nécessaire de la position. Toute auto-
rité qui voudrait entreprendre aujourd'hui des con-
quêtes étendues, serait condamnée à cette série de pré-
textes vains et de scandaleux mensonges. Elle serait
coupable assurément, et nous ne chercherons pas à di-
minuer son crime; mais ce crime ne consisterait point
dans les moyens employés : il consisterait dans le
choix volontaire de la situation qui commande de pareils
moyens.
L'autorité aurait donc à faire, sur les facultés intel-
lectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que
sur les qualités morales de la portion militaire. Elle de-
vrait s'efforcer de hannir toute logique de l'esprit des
uns, comme elle aurait tâché d'étouffer toute humanilô
dans le cœur des autres : tous les mots perdraient leor
sens ; celui de modération présagerait la violeuce; celui
de justice annoncerait l'iniquité. Le droit des nations
deviendrait un code d'expropriation et de barbarie :
toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles
ont introduites dans les relations des sociétés, comme
dans celles des individus, en seraient de nouveau rc-
poussées. Le genre humain reculerait vers ces teoip^
de leurs goaveraements, qu'on supposait illégitimes et tyrsnnl(io<^*
Avec ce prétexte on a porté la mort chei des hommes, dont les ui^
vivaient tranquilles sous des institutions adouoles par le lempt <'
riiubltude, et dont les autres Jouissaient, depuis plusieurs M^*
de tous les blenralts de la liberté : époque à jamais hooteoie où
Ton vit un gouvernement perfide grater des mois saerés «or ^'
élendards coupables, troubler la pai>, Tloler rindépendsnce, d'"
truire la prospérité de ses Toisins innoeents, en i^onlant so k^^»'
date de l'Europe par des protestations mensongères àBmf^^
pour les droits des hommes, et de lèle pour Thumanilé! Up<r<
des conquêtes, c'est Thypocrite, dit MaeblaTel, comme s'il «vtii
prédit notre histobre.
DE L'EsrraT de conquête. 393
e dévastation qui nous semblaient l'opprobre de This-
)ire. L'hypocrisie seule en ferait la différence; et cette
ypocrisie serait d'autant plus corruptrice que personne
'y croirait. Car les mensonges de Tautorité ne sont pas
mlement funestes quand ils égarent et trompent les
euples : ils ne le sont pas moins quand ils ne les trom-
ent pas.
Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité
t de perfidie se forment à la perfidie et à la duplicité :
elui qui entend nommer le chef qui le gouverne, un
rnnd politique, parce que chaque ligne qu'il publie est
ne imposture, veut être à son tour un grand politique,
ans une sphère plus subalterne; la vérité lui semble
iiaiserie, la fraude habileté. Il ne mentait jadis que par
ntérôt : il mentira désormais par intérêt et par amour-
propre. Il aura la fatuité de la fourberie; et si celle
tontagion gagne un peuple essentiellement imitateur,
m peuple où chacun craigne par-dessus tout de passer
lourdupe, la morale privée tardera-t-elle à être en-
gloutie dans le naufrage de la morale publique?
Des moyen* «le eontralnte iiéeeflfi«lre« pour toiippléer
à l'effleaelCé dn menaonge.
Supposons que néanmoins quelques débris de raisons
surnagent, ce sera, sous d^autres rapports, un malheur
de plus.
Il faudra que la contrainte supplée à Tinsuffisance
du sophisme. Cbacun cherchant à se dérober à l'obliga-
tion de verser son sang dans des expéditions dont on
394 BENJAMIN CONSTANT.
n'aura pu lui prouver l'utilité, il faudra que l'autorité
soudoie une foule avide destinée à briser Topposition
générale. On verra l'espionnage et la délation, ces éter-
nelles ressources de la force, quand elle a créé des de-
voirs et des délits factices, encouragées et récompen-
sées; des sbires lâchés, comme des dogues féroces, dans
les cités et dans les campagnes, pour poursuivre et pour
enchaîner des fugitifs, innocents aux yeu^ de la morale
et de la nature; une classe se préparant h tous les.
crimes, en s'accoutumant à violer les lois ; une autre
classe 16 familiarisant avec l'infamie, en vivant du mal-
heur de ses semblables; les pères punis pour les fautes
des enfants ; Tintérôt des enfants séparé ainsi de celui
des pères;- les familles n'ayant que le choix de se réunir
pour la résistance, ou de se diviser pour la trahison ;
Pamour paternel transformé en attentat, la tendresse
filiale traitée de révolte; et toutes ces vexations auront
lieu, non pour une défense légitime, mais pour l'acqui-
sition de pays éloignés, dont la possession n'ajoute rien
à la prospérité nationale, à moins qu'on n'appelle pros-
périté nationale le vain renom de quelques hommes et
leur funeste célébrité.
Soyons justes pourtant. On offre des consolations à ces
victimes, destinées à combattre et à périr aux extrémités
de la terre. Regardes^les : elles chancellent en suivant
leurs guides. On les a plongées dans un état d'ivresse
qui leur inspire une gatté grossière et forcée. Les airs
sont frappés de leurs clameurs bruyantes : les hameaux
retentissent de leurs chants licencieux. Cette ivresse,
ces clameurs, cette licence, qui le croirait? c'est le chef^
d'oeuvre de leurs magistrats.
Étrange renversement produit, dans l'action de l'auto*
rite, par le système des conquêtes! Durant vingt années,
vous avez recommandé à ces mêmes hommes la sobriété,
DE L'ESPtUt DE CONQUÊTE. 395
l'attachement à leurs familles, Tassiduité dans leurs
travaux; mais il faut envahir le monde! On les saisit, on
les entraîne, on les excite au mépris des vertus qu'on
leur avait longtemps inculquées. On les étourdit .par
l'intempérance, on les ranime par la débauche : c'est
ce qu'on appelle raviver l*esp rît public/
Autres IneonTéiileiito da «ydièiiie guerrier pour lc«
Innilèretf et lu eluMie Instruite.
Nous n'avons pas encore achevé l'énumêration qui
nous occupe. Les maux que nous avons décrits, quelque
terribles qu'ils nous paraissent, ne pèseraient pas seuls
siir la nation misérable ; d'autres s'y joindraient, moins
frappants peut-être à leur origine , mais plus irrépara-
bles, puisqu'ils flétriraient dans leur germe les espé-
rances de l'avenir.
A certaines périodes de la vie, les interruptions à
l'exefcice des facultés intellectuelles ne se réparent pas.
Les habitudes hasardeuses, insouciantes et grossières de
Tétat guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations
domestiques, une dépendance mécanique quand l'en^
nemi n'est pas en présence, une indépendance complète
sous le rapport des mœurs, à Tâge où les passions sont
dans leur fermentation la plus active, ce ne sont pas là
des choses indifférentes pour la morale ou pour les lu-
mières. Condamner, sans une nécessité absolue, à Tha-
bîtation des camps ou des casernes les jeunes rejetons
de la classe éclairée, dans laquelle résident^ comme un
dépôt précieux, l'instruction, la délicatesse, la justesse
des idées, et cette tradition de douceur ^ de noblesse et
300 BENJAMIN CONSTANT.
d'éJ^Tîce qui seule nous distingue des barbares, c'est
faire à la nation tout entière un mal que ne compensent
ni ses vains succès, ni la terreur qu'elle inspire, terreur
qui n'est pour elle d'aucun avantage.
Vouer au métier de soldat le fils du commerçant, de
Tartiste, du magistrat, le jeune bomme qui se consacre
aux lettres, aux sciences, à l'exercice de quelque indus-
trie difficile et compliquée : c'est lui dérober tout
le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation
même se ressentira de la perspective d'une interruption
inévitable.
Si les rêves brillants de la gloire militaire enivrent
l'imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études
paisibles, des occupations sédentaires, un travail d*at-
tenikiQ, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses fa-
cultés naissantes. Si c'est avec douleur qu'elle se voit ar-
racbéc à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice
de plusieurs années apportera de retard à ses progrès,
elle désespérera d'elle-même; elle ne voudra pas se con-
sumer en efforts dont une main de fer lui déroberait le
fruit. Elle se dira que, puisque l'autorité lui dispute le
temps nécessaire à son perfectionnement intellectuel, il
est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tom-
bera dans une dégradation morale, et dans une ignorance
toujours croissante. Elle s'abrutira au milieu des vic-
toires, et, sous ses lauriers mêmes, elle sera poursuivie
du sentiment qu elle suit 4ine fausse route, et qu'elle
manque sa destination \
Tous nos raisonnements, sans doute, ne sont appli-
cables que lorsqu'il s'agit de guerres inutiles et gratuites.
1. Il y avait, en France, sous la monarchie, soixante mille
hommes de milice. L'engagement était de six ans. Ainsi le sort
tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle U
milice uoo effrayante loterie. Qu*aurait-il dit de la conscriplion ?
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 397
Aucune considération ne peut entrer en balance avec la
nécessité de repousser un agresseur. Alors toutes les
classes doivent accourir, puisque toutes sont également
menacées. Mais leur motif n'étant pas un ignoble pillage,
elles ne se corrompent point. Leur zèle s'appuyant sur
la conviction, la contrainte devient superflue. L'inter-
ruption qu'éprouvent les occupations sociales, motivée
qu'elle est sur les obligations les plus saintes et les in-
térêts les plus chers, n'a pas les mêmes effets que des
interruptions arbitraires. Le peuple en voit le terme ; il
s'y soumet avec joie, comme à un moyen de rentrer
dans un état de repos ; et quand il y rentre, c'est avec
une jeunesse nouvelle, avec des facultés ennoblies, avec
le sentiment d'une force utilement et dignement em-
ployée.
Mais autre chose est défendre sa patrie, autre chose
attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre.
L'esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées.
Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions
d'un pôle à l'autre, parlent encore de la défense de leurs
foyers ; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les
endroits où ils ont mis le feu.
Ipolnt de Tue aoiui lequel une nation conquérante euTbia-
gcratt aujourd'hui «es propres oneeèfl.
Passons maintenant aux résultats extérieurs du sys-
tème des conquêtes.
Il est probable que la môme disposition des moder-
nes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donnerait
dans l'origine de grands avantages au peuple fo rcépar
34
808 BENJAMIN CONSTANT.
son gouvernement à devenir agresseur. Des nations, ab-
sorbées dans leurs jouissances, seraient lentes à résis-
ter : elles abandonneraient une portion de leurs droits
pour conserver le reste; elles espéreraient sauver leur
repos en transigeant de leur liberté. Par une combinai-
son fort étrange, plus l'esprit général serait pacifique,
plus rÉtat, qui se mettrait en lutte avec cet esprit,
trouverait d'abord des succès faciles.
Mais quelles seraient les conséquences de ces succès,
môme pour la nation conquérante? N'ayant aucun ac-
croissement de bonbeur réel à en attendre, en ressenti-
rait-elle au moins quelque satisfaction d'amour-propre?
Réclamerait-elle sa part de gloire ?
Bien loin de là. Telle esta présent la répugnance pour
les conquêtes, que chacun éprouverait l'impérieux be-
soin de s'en disculper. 11 y aurait une protestation uni-
verselle, qui n'en serait pas moins énergique pour être
muette. Le gouvernement verrait la masse de ses sujets
se tenir à Técart, morne spectatrice. On n'entendrait
dans tout l'empire qu'un long monologue du pouvoir.
Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps
en temps, parce que des interlocuteurs serviles répéte-
raient au maître les discours qu'il aurait dictés . Mais les
gouvernés cesseraient de prêter l'oreille à de fastidieuses
harangues, qu'il ne leur serait jamais permis d'inter-
rompre. Ils détourneraient leurs regards d'un vain éta-
lage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls,
et dont l'intention serait contraire à leur vœu.
L'on s'étonne de ce que les entreprises les plus mer-
veilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation.
C'est que le bon sens des peuples les avertit que ce n'est
point pour eux que Ton fait ces choses. Gomme les chefs
y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la ré-
compense. L'intérêt aux victoires se concentre dans Tau-
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 399
torité et ses créatures. Une barrière morale s'élève entre
le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n'est
qu'un météore qui ne vivifie rien sur son passage. A
peine lève-t-on la tôte pour le contempler un instant.
Quelquefois même on s'en afflige comme d'un encoura-
gement donné au délire. On verse des larmes sur les vie*
times, mais on désire les échecs.
Dans les temps belliqueux, l'on admirait par dessus
tout le génie militaire. Dans nos temps pacifiques, ce
que Ton implore, c'est de la modération et de la justice.
Quand un gouvernement nous prodigue de grands spec-
tacles, et de l'héroïsme, et des créations, et des des-
tructions sans nombre, on serait tenté de lui répondre :
Le moindre grain de mil serait mieux notre affaire;
et les plus éclatants prodiges, et leurs pompeuses célé-
brations ne sont que des cérémonies funéraires où Ton
forme des danses sur des tombeaux.
Effet de ee» «iiecéfl sur les peuples eonqaU.
« Le droit des gens des Romains, dit Montesquieu,
« consistait à exterminer les citoyens de*la nation vain-
f eue. Le droit des gens, que nous suivons aujourd'hui,
« fait qu'un État qui en a conquis un autre continue à
a le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que
a l'exercice du gouvernement politique et civiP. »
1. Pour qu'on ne m'accuse pas de cilcr faux, je transcris tout le
para^apho. <( Un État, qui en a conquis un autre, le traite d'une
400 BENJAMIN CONSTANT.
Je n'examine point jusqu'à quel point cette assertion
est exacte. Il y a certainement beaucoup d'exceptions à
faire, pour ce qui regarde l'antiquité.
Nous voyons souvent que des nations subjuguées ont
continué à jouir de toutes les formes de leur administra-
tion précédente et de leurs anciennes lois. La religion
des vaincus était scrupuleusement respectée. Le poly-
théisme, qui recommandait l'adoration des dieux étran-
gers, inspirait des ménagements pour tous les cultes.
Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les
Perses. L'exemple de Gambyse qui était en démence ne
doit pas être cité ; mais Darius ayant voulu placer dans
un temple sa statue devant celle de Sésostris, le grand-
prôtre s'y opposa, et le monarque n*osa lui faire vio-
lence. Les Romains laissèrent aux habitants de la plu-
part des contrées soumises leurs autorités municipales,
et n'intervinrent dans la religion gauloise que pour abo-
lir les sacrifices humains.
Nous conviendrons cependant que les effets de la
conquête étaient devenus très-doux depuis quelques siè-
cles, et sont restés tels jusqu'à la fin du dix-huitième.
C'est que l'esprit de conquête avait cessé. Celles de
Louis XIV lui-même étaient plutôt une suite des pré-
tentions et de l'arrogance d'un monarque orgueilleux
que d'un véritable esprit conquérant. Mais l'esprit de
conquête est ressorti des orages de la révolution fran-
çaise plus impétueux que jamais. Les effets des conqué-
tt des quatre manières suivantes. II continue à le gouverner selon
« ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement
c( politique et civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement po-
« litique et civil ; ou il détruit la société et la disperse dans d'au-
« Ires ; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première ma-
« nière est conforme au droit des gens que nous suivons aujour-
« d'hui : la quatrième est plus conforme au droit des gens des
a Romains. » Esprit des Lois, liv. X, cli. m.
DE L'ESPRIT DE CONQUETE. 401
tes ne sont donc plus ce qu'ils étaient du temps de M. de
Montesquieu.
Il est vrai, Ton ne réduit pas les vaincus en esclavage,
on ne les dépouille pas de la propriété de leurs terres,
on ne les condamne point à les cultiver pour d'autres,
on ne les déclare pas une race subordonnée, apparte-
nant aux vainqueurs.
Leur situation parait donc encore à Texlérieur plus
tolérable qu'autrefois. Quand Torage est passé, tout
semble rentrer dans l'ordre. Les cités sont debout ; les
marchés se repeuplent; les boutiques se rouvrent; et
sauf le pillage accidentel, qui est un malheur de la cir-
constance, sauf Tinsolence habituelle, qui est un droit
de la victoire, sauf les contributions, qui, méthodique-
ment imposées, prennent une douce apparence de régu-
larité, et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la con-
quête est accomplie, on dirait d'abord qu'il n'y a de
changé que les noms et quelques formes. Entrons néan-
moins plus profondément dans la question.
La conquête, chez les anciens, détruisait souvent les
nations entières; mais, quand elle ne les détruisait pas,
elle laissait intacts tous les objets de l'attachement le
plus vif des hommes, leurs mœurs, leurs lois, leurs usa-
ges, leurs dieux. Il n'en est pas de même dans les temps
modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmen-
tante que l'orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse;
la première examine avec inquiétude et en détail.
Les conquérants de l'antiquité, satisfaits d'une obéis-
sance générale, ne s'informaient pas de la vie domesti-
que de leurs esclaves ni de leurs relations locales. Les
peuples soumis retrouvaient presque en entier, au fond
de leurs provinces lointaines, ce qui constitue le charme
de la vie : les habitudes de l'enfance, les pratiques con-
sacrées, cet entourage de souvenirs, qui, malgré Tassu-
34.
402 BENJAMIN CONSTANT.
jettissement politique, conserve à un pays Pair d'une
patrie.
Les conquérants de nos jours, peuples ou princes,
veulent que leur empire ne présente qu'une surface unie,
sur laquelle Tœil superbe du pouvoir se promène, sans
rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa
vue. Le même code, les mêmes mesures, les mômes
règlements, et, si Ton peut y parvenir graduellement,
la môme langue : voilà ce qu'on proclame la perfection
de toute organisation sociale. La religion fait exception:
peut-être est-ce parce qu'on la méprise, la regardant
comme une erreur usée, qu'il faut laisser mourir en
paix. Mais cette exception est la seule; et l'on s'en dé-
dommage, en séparant, le plus que Ton peut, la reli-
gion des intérêts de la terre.
Sur tout le reste, le grand mot aujourd'hui, c'est
Tuniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre
toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le môme plan,
niveler toutes les montagnes, pour que le terrain soit
partout égal : et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à
tous les habitants de porter le môme costume, afin que
le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et
de choquante variété.
Il en résulte que les vaincus, après les calamités
qu'ils ont supportées dans leurs défaites, ont à subir
un nouveau genre de malheurs. Ils ont d'abord été vic-
times d'une chimère de gloire, ils sont victimes ensuite
d'une chimère d'uniformité.
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 408
Terme InéTliable de« tmeeèB d'une natloii eoiiqnéraiila.
La force nécessaire à un peuple, pour tenir tous les
autres dans la sujétion, est aujourd'hui, plus que ja-
mais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui pré-
tendrait à un pareil empire se placerait dans un poste
plus périlleux que la peuplade la plus faible. Elle de-
viendrait l'objet d'une horreur universelle. Toutes les
opinions, tous les vœux, toutes les haines la mena-
ceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces
vœux éclateraient pour Tenvelopper.
Il y aurait sans doute dans cotte fureur contre tout
un peuple quelque chose d'injuste. Un peuple tout en-
tier n'est jamais coupable des excès que son chef lui fait
commettre. C'est ce chef qui Tégare, ou, plus souvent
encore, qui le domine sans l'égarer.
Mais les nations, victimes de sa déplorable obéissance,
ne sauraient lui tenir compte des sentiments cachés que
sa conduite dément. Elles reprochent aux instruments
le crime de la main qui les dirige. La France entière
souffrait de l'ambition de Louis XIV et la détestait;
mais l'Europe accusait la France de cette ambition, et
la Suède a porté la peine du délire de Charles XII.
Lorsqu'une fois 1(3 monde aurait repris sa raison,
reconquis son courage, vers quels lieux de la terre
l'agresseur menacé tournerait-il les yeux pour trouver
des défenseurs? A quels sentiments en appellerait-il?
Quelle apologie nû serait pas décréditée d'avance, si
elle sortait de la même bouche qui, durantsa prospérité
coupable, aurait prodigué tant dMn?ulte?, proféré tant
404 BENJAMIN CONSTANT.
de mensonges, dicté tant d'ordres de dé\astation? Invo-
querait-il la justice? il Ta violée. L'humanité? il Ta
foulée aux pieds. La foi jurée? toutes ses entreprises
ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances?
il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple
aurait pu s'allier de bonne foi, s'associer volontaire-
ment à ces rêves gigantesques? Tous auraient sans doute
courbé momentanément la tête sous le joug dominateur;
mais ils l'auraient considéré comme une calamité pas-
sagère. Ils auraient attendu que le torrent eût cessé de
rouler ses ondes, certains qu'il se perdrait un jour dans
le sable aride, et qu'on pourrait fouler à pied sec le sol
sillonné par ses ravages.
Compterait-il sur les secours de ses nouveaux sujets?
Il les a privés de tout ce qu'ils chérissaient et respec-
taient ; il a troublé la cendre de leurs pères, et fait cou-
ler le sang de leurs fils.
Tous se coaliseraient contre lui. La paix, Tindépen-
dance, la justice, seraient les mots du ralliement géné-
ral; et par cela même qu'ils auraient été longtemps
proscrits, ces mots auraient acquis une puissance
presque magique. Les hommes, pour avoir été les jouets
de la folie, auraient conçu l'enthousiasme du bon sens.
Un cri de délivrance, un cri d'union, retentirait d'un
bout du globe à l'autre. La pudeur publique se commu-
niquerait aux plus indécis ; elle entraînerait les plus
timides. Nul n'oserait demeurer neutre, de peur d'être
traître envers soi-même.
Le conquérant verrait alors qu'il a trop présumé de
la dégradation du monde. Il apprendrait que les calculs
fondés sur l'immoralité et sur la bassesse, ces calculs
dont il se vantait naguère comme d'une découverte su-
blime, sont aussi incertains qu'ils sont étroits, aussi
trompeurs qu'ils sont ignobles. Il riait de la niaiserie de
DE ^ESPRIT DE CONQUETE. 405
la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui
lui paraissait une chimère, de cet appel à une exaltation
dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et
qu'il était tenté de prendre pour Taccès passager d'une
maladie soudaine. Maintenant il découvre que Tégoïsme
a aussi sa niaiserie, qu'il n'est pas moins ignorant sur
ce qui est bon que rhonnêteté sur ce qui est mauvais;
et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de
les mépriser. L'espèce humaine lui devient une énigme.
On parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de
dévouement. Cette langue étrangère étonne ses oreilles;
il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure im-
mobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable
du machiavélisme dupe de sa propre corruption.
Mais que ferait cependant le peuple qu'un tel maître
aurait conduit à ce terme? Qui pourrait s'empêcher de
plaindre ce peuple, s'il était naturellement doux, éclairé,
sociable, susceptible de tous les sentiments délicats, de
tous les courages héroïques, et qu'une fatalité déchaî-
née sur lui Teût rejeté de la sorte loin des sentiers de
la civilisation et de la morale? Qu'il sentirait profondé-
ment sa propre misère ! Ses confidences intimes, ses
entretiens, ses lettres, tous les épanchements qu'il croi-
rait dérober à la surveillance, ne seraient qu'un cri de
douleur.
Il interrogerait tour à tour et son chef et sa con-
science.
Sa conscience lui répondrait qu'il ne suffit pas de se
dire contraint pour être excusable, que ce n'est pas
assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer
sa propre conduite et de murmurer leblùme, en coopé-
rant aux attentats.
Son chef accuserait probablement les chances de la
guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse.
406 BENJAMIN CONSTANT.
Beau résultat, vraiment, de tant d'angoisses, de tant de
souffrances, et de vingt générations balayées par un
vent funeste, et précipitées dans la tombe !
nésmtatfi da nyAtème tnaierrler à répète aetneUe.
Les nations commerçantes de l'Europe moderne, in-
dustrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu
pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des
relations dont l'interruption devient un désastre, n'ont
rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile estdonc
aujourd'hui le plus grand attentat qu'un gouvernement
puisse commettre : elle ébranle, sans compensation,
toutes les garanties sociales. Elle met en péril tous les
genres de liberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes
les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et
autorise tous les modes de tyrannie intérieure et exté-
rieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une
rapidité destructive de leur sainteté comme de leur
but ; elle tend à représenter tous les hommes que les
agents de l'autorité voient avec malveillance, comme
des complices de l'ennemi étranger ; elle déprave les
générations naissantes ; elle divise le peuple en deux
parts, dont l'une méprise l'autre, et passe volontiers du
méprisa l'injustice; elle prépare des destructions fu-
tures par des destructions passées; elle achète parles
malheurs du présent les malheurs de l'avenir.
Ce sont là des vérités qui ont besoin d'être souvent
répétées; car l'autorité, dans son dédain superbe, les
traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux
communs.
DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE. 407
Il y a d'ailleurs parmi uous un assez grand nombre
d'écrivains, toujours au service du système dominant,
vrais lansquenets, sauf la bravoure, à qui les désaveux
ne coûtent rien, que les absurdités n arrêtent pas, qui
cberchent partout une force dont ils réduisent les vo-
lontés en principes, qui reproduisent toutes les doctri-
nes les plus opposées, et qui ont un zélé d'autant plus
infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écri-
vains ont répété à satiété, quand ils en avaient reçu le
signal, que la paix était le besoin du monde; mais ils
disent en même temps que la gloire militaire est la pre-
mière des gloires, et que c'est par Téclat des armes que
la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer
comment la gloire militaire s'acquiert autrement que
par la guerre, et comment l'éclat des armes se concilie
avec cette paix dont le monde a besoin. Mais que leur
importe? Leur but est de rédiger des pbrases suivant la
direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils
vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despotisme,
tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux,
tous les fléaux sur rbumanité, et prêchant le mal, faute
de pouvoir le faire.
Je me suis demandé quelquefois ce que répondrait
l'un de ces hommes qui veulent renouveler Cambyse,
Alexandre ou Attila, si son peuple prenait la parole, et
s'il lui disait : a La nature vous a donné un coup d'oeil
rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant
d'émotions fortes, une soif inextinguible de braver le
danger pour le surmonter, et de rencontrer les obstacles
pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de
ces facultés? N'existons-nous que pour qu à nos dépens
elles soient exercées? Ne sommes-nous là que pour vous
frayer de nos corps expirants une route vers la renom-
mée 1 Vous avez le génie des combats : que nous fait
408 BENJAMIN CONSTANT.
votre génie? Vous vous ennuyez dans le désœuvrement
de la paix : que nous importe votre ennui? Le léopard
aussi, si on le transportait dans nos cités populeuses,
pourrait se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épais-
ses, ces plaines immenses, où il se délectait à pour-
suivre, à saisir et à dévorer sa proie, où sa vigueur se
déployait dans la course rapide et dans l'élan prodi-
gieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une
autre terre, d'une autre espèce que nous. Apprenez la
civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée.
Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples
pacifiques: ou cherchez ailleurs des instruments qui
vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour
qui la vie n'ait de charmes que lorsqu'ils la risquent au
sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les
affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts
ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces
jouissances nobles ou élégantes, que le souvenir rend plus
précieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont
rhéritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme
d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci. »
Qui pourrait ne pas applaudir à ce langage? Le traité
ne tarderait pas à être conclu entre des nations qui ne
voudraient qu'être libres, et celle que l'univers ne com-
battrait que pour la contraindre à être juste. Ou la
verrait avec joie abjurer enfin sa longue patience, répa-
rer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation
un courage naguère trop déplorablement employé. Elle
se replacerait, brillante de gloire, parmi les peuples
civilisés; et le système des conquêtes, ce fragment
d'un état de choses qui n'existe plus, cet élément désor-
ganisateur de tout ce qui existe, serait de nouveau banni
de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d'une
éternelle réprobation.
DE L^ESPRIT DE CONQUÊTE. 409
Dernières réflexions.
Durant Timpression de cet ouvrage, commencé au
mois de novembre dernier [1813], les événements qui
se sont succédé rapidement ont appuyé de preuves si
évidentes les vérités que je voulais établir, que je n'ai pu
m'empôcber de faire usage des exemples qu^ils me four-
nissaient, malgré mon premier désir de me réduire, le
plus qu'il serait possible, à des principes généraux.
Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné
à conquérir le monde, a fait amende honorable de ses
prétentions. Ses discours, ses démarches, chacun de
ses actes, sont des arguments plus victorieux contre le
système des conquêtes, que tous ceux que j'avais pu
rassembler.
Avant môme que son territoire ne soit envahi, il est
frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine
ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes
ses conquêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il
consacre l'expulsion d'un autre. Sans qu'on le lui de-
mande, il déclare qu'il renonce à tout.
Il a tout réduit en poussière, et cette poussière mo-
bile laisse arriver à lui les vents déchaînés. Les cris de
sa famille, nous dit-il, déchirent son cœur. N'étaient-
ils pas de cette famille ceux qui périssaient en Russie
dans la triple agonie des blessures, du froid et de la fa-
mine? Mais, tandis qu'ils expiraient désertés par leur
chef, ce chef se croyait en sûreté. Maintenant, le dan-
ger qu'il partage lui donne une sensibilité subite.
La peur est un mauvais conseiller, là surtout où il
35
410 BENJAMIN CONSTANT.
n'y a pas do conscience. Il n'y a dans Tadversité, cooime
dans le bonheur, de mesure que dans la morale. Où la
morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la dé-
mence, Tadversité par Tavilissement.
Quel effet doit produire sur une nation courageuse
cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans
exemple encore au milieu de nos orages? Car ces révo-
lutionnaires, justement condamnés pour tant d'excès,
avaient du moins senti que leur vie était solidaire de
leur cause, et qu'il ne fallait pas provoquer l'Europe,
quand on n'osait pas lui résister. Certes, la France gé-
missait depuis douze ans sous une lourde et cruelle ty-
rannie. Les droits les plus saints étaient violés, toutes
les libertés étaient envahies. Mais il y avait une sorte de
gloire. L'orgueil national trouvait (c'était un tort) un
certain dédommagement à n'être opprimé que par un
chef invincible. Aujourd'hui que reste-t-il? plus de pres-
tige, plus de triomphes, un empire mutilé, Texécration
du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont
les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entou-
rage que les ombres errantes du duc d'Enghien, de Pl-
chegru, de tant d'autres, qui furent égorgés pour le
fonder 1 Vous qui désiriez une république, que dites-
vous d'un maître qui a trompé vos espérances et flétri
les lauriers dont l'ombrage voilait vos dissensions civi-
les^ et faisjait admirer jusqu'à vos erreurs?
FIN.
INDEX ALPHABÉTIQUE
Acte additionnel f xi.
Adolphe f roman de Benjamin Con-
stant, XII.
Affaires humaines; ont toujours quel-
que ehose de discrétionnaire, 114.
Affaires publiques ; tous doivent y
participer, 3111.
Agents subalternes; doivent être res-
ponsables, 1 1 1 et suiv.
— Objections, 111, 112.
— Réfutation des objections, 1 1 2
et suiv.
— • Il faut leur appliquer le jury,
114.
— D'après la Constitution de l'an
TIII, ne pouvaient être
poursuivis que devant le
Conseil d'État, 115, note.
Agriculture ; quels sont les vrais
moyens de l'encou-
rager, 159.
— Quels sont les éléments
de sa production,
253.
— - Examen des questions
qui la concernent,
253 et suiv.
Allemagne ; la presse y est libre, 237,
note.
Allemands; ce qu'en dit Benjamin
Constant, 111, note.
Ambition; a des qualités généreuses,
105.
Amendements des lois. Voy. Lois.
Amnistie ; motifs qui ont porté Louis
XVIII à l'accorder, 127, 128.
Amovibilité. Voy. Juges.
Amour; est la plus mélangée des
passions délicates, 194.
Anciens ; il ne faut les imiter qu'avec
grande réserve, 278.
Angleterre; est une terre de liberté,
46.
— Son éloge au point de vue
de la vie politique,
227.
— - Ses villes foyers de lu-
mière, 229.
■— Pourquoi Benjamin Con-
stant la cite toujoursj
237.
— Voy, Émeutes.
Antiquité ; ses souvenirs exercent sur
les esprits une impres-
sion profonde, 270.
— Voy . Révolution francjaise.
Apprentissage. Voy, Système indus-
triel.
Arbitraire; ce qu'en dit Benjamin
Constant, 69 et suiv.
Quels sont ses partisans,
70.
— Ses effets désastreux dans
la science et la morale,
ibid.
dans la politique, 71.
— • a été la ruine du gouver-
nement révolution-
naire, 7!>,
412
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Arbitraire ; ne remédie à rien, 76,
85.
— pendant la Révolution,
93.
— Réfutation des sophismes
invoqués pour Texcu-
ser^ 184.
>• est limité par le com-
merce, 280, 281.
-<~ en matière d'impôts;
ses résultats, 302,
303.
Argent ; sa puissance dans les États
modernes, 281.
Aristocratie; ce que c'est, 6, 7.
Aristote, cité, 164, 288.
Armée; comment elle doit être orga-
nisée dans un pays libre,
304 etsuiv.
— a trois objets dififérenls,
308.
— 11 y a deux classes de force
armée, 309.
-^ Comment l'armée doit être
distribuée sur le territoire,
ibid,
— en Angleterre, 306.
Armées ; leurs idées les séparent de
la nation, 385.
— « sont trop souvent les in-
struments du despotiiime,
388.
— sont dangereuses aux gou-
vernements absolus eux-
mêmes, 398.
Armées françaises ; ont des senti-
ments d'humanité, 383*
Armées permanentes ; erreur de ceux
qui veulent les supprimer, 305.
Armées de la République; leurs vic-
toires ne sont pas dues à la ter-
reur, 344.
Arrestations arbitraires ; violences
auxquelles elles peuvent donner
lieu, 183.
Articles officiels donnés aux jour-
naux, 220. .
Assemblée constituante ; a été souvent
entraînée au delà de ce
qu'elle voulait, 137.
— s'est trompée au sujet des
armées permanentes ,
306, 307.
Assemblées représentatives; deiveit
être au nombre d«
deux, H, 19.
— Leur dissolution, 15.
— ne sont pas sans danger
pour la liberté, 133.
-^ Leur autorité doit aroir
des bornes, ibid»
— ont la passion défaire
des lois, 134.
— A bus auxquels elles doi*
nent lieu, 135 et
suiv.
— sont nécessaires, malgré
leurs défauts, 137.
— périssent par l'aiiareUe
quand leur pooTiir
est illimité, 138.
— La dissolution est le lenl
remède qu'on poisee
leur appliquer, 13^
139.
— La discussion pabliqney
était interdite par U
Constitution de i'u
VllI, 109.
— Quels sont les moyeu de
les rendre raisoiat-
blés, 141 etsuiv.
^- sont isolées de la oâdoi
par l'esprit de corpe,
156.
Assemblées électorales; dénatorest
leseffeUdel'électioa,
146.
— Ce qu'elles étaient w»
Boaaparte,iMtf.,BOle«
Athéisme; est souvent provoqué pif
les persécutions religieuses, iV8*
Athènes ; est de tous les Etats aneieBi
celui qui ressemble le plus aux EUO
modernes, 262.
Athéniens; sont le peuple le plus libre
de l'antiquité; pourquoi? t67.
Attila ; comment il entraînait sei tf^
dats, 390.
Autorité; il n'y en a pas d'illi«ni»<«
sur la terre, 9.
Autorité (1') du corps social sur \'»
dividu n'est pas la liberté, 17i«
— Ce qu'en ont dit MablyetRo*-
seau; réfutatioa de le**
erreurs à ce surjet, J7l.
INDEX ALPHABETIQUE.
413
B
Babœuf ; sa conspiration, 74, 129.
Bacon (le chancelier) ; ce qu'il dit de
l'obéissance à la loi, 1 1 7.
Ballia; conseil extraordinaire de
Florence, ses attributions, 23.
Banqueroutes des Etats; en quoi
elles consistent, 292, 295, 298.
Beeearia^ cité, 318.
Baitham ; ses erreurs en matière de
lois, 119.
Berryer, célèbre orateur, xir.
Besoin de faire de l'effet ; est une fu-
reur en France, 141.
Biens nationaux, 173.
Billets de banque, 295.
Blanc (Louis), cité, 348.
Bodin, auteur de la République; son.
opinion sur la propriété, 288.
Bonald (de), cité, 2, 189, note.
Bonaparte j comment il organise le
tribunal, ti«
•— et le soumet à son des-
potisme, ibid,
— • Ce qu'en dit Benjamin
Constant eu 1802, vu.
— Ce qu'il eu dit eu 1814,
IX et suiv.
— Ce qu'il fait en 1 8 1 4 pour
faire accepter son pou-
voir, X.
— viole la constitution, 38.
— Son élévation et sa chute,
58.
^^ Son caractère, ses fautes^
62 et suiv.
— Causes de sa chute, 67.
Voy» Cromwell, Esprit
de conquête, Napoléon,
Usurpation.
Bonheur ; n*est pas le but unique des
sociétés humaines, 284.
Brigue ; n'est pas dangereuse dans le
peuple, 159.
Brochures; la publication et la circu-
lation en doiveut être libres, 214.
Bossuet, cité, 290, note.
Bourbons ; comment leur retour est
jugé en 1814, IX.
Bourreaux; leurs fonctions jugées,
329.
c
Calomnie; comment elle doit être
réprimée dans les journaux, 230,
231.
Campardon (Emile), cité, 339.
Capitales (les grandes) ; inconvénients
qu'elles présentent, 226.
Carthaginois ; leur organisation poli-
tique, 21.
Censeurs chez les Romains, 277.
— Un ne pourrait pas les faire
revivre dans les sociétés
modernes, ibid.
Censure préalable; ne doit pas exis-
ter, 212 et suiv.
— sous l'ancienne monarchie,
ibid. y note.
— Les écrivains y échappent
quoi qu'on fasse, 216.
Voy. Liberté de la presse.
Chambres. Foy. Assemblées.
Charles I"", d'Angleterre, 56.
Charles X ; comment il a été renversé,
XV,
Charrière(M"»* de) ; ses relations avec
Benjamin Constant, m.
Charte de Jean-sans-Terre ; consacre
de grands principes, 131.
Charte de 1814 ; 37, note, 115.
— établit la responsabilité des
ministres^ 95.
— de 1830; 37, note.
Chateaubriand ; approuve la terreur
blanche, xii.
Citoyens ; leurs droits, 9.
— Des États modernes com-
parés à ceux des Répu-
bliques anciennes, 266.
— Ils ne peuvent seuls, en
France, maintenir l'or-
dre public, 309. Fby.
Armée.
Civilisation (la) comparée à la bar-
barie, 401.
Classes éclairées, 56.
— ignorantes, ibid.
— pauvres; dangers auxquels
les expose leur condition,
241.
— laborieuses; souffrent sous
35,
414
INDEX ALPHABÉTIQUE.
les gouvernements arbi-
traires, 254.
Clcrmont-Tonnerrc (Stanislas de),
cité. 209,210.
Coalition contre la France sous Bona-
parte; ses causes, 67.
Collèges électoraux sous Bonaparte,
146^ 169.
— sous la Restauration, 152.
Collot-d'Herbois, cité, 354.
Conunerce; chez les modernes, 264.
— chez les anciens, 264 et
suiy,
<— Ses avantages et son in-
fluence dans la so-
ciété moderne, 266,
267.
— Son influence dans la
république d'Athènes,
267.
— est un obstacle au des-
potisme, 281 et suiv.
— Quel est son vrai but,
176.
Commissions militaires. Voy, Tribu-
naux d'exception, 74.
Commune de 1871, 23. note.
— Ses causes, 93, noie.
Communes; considérations relatives
à leur administra-
tion, 312 et suiv.
Voy, Pouvoir munici-
pal.
— " sont l'image en petit de
la patrie, 316.
-— La commune a de grands
avantages pour les ha-
bitants, 317.
— * en est aimée, ibid.
Concurrence ; est Tdme de l'industrie,
240.
— Cause d'équilibre, 246.
Condorcet, cité, 347.
Confiscations illégales, 290.
Congres américain en 1794^ 314.
Conseils de guerre, 387. Voy, Com-
missions militaires , tribunaux
d'exception .
Consolations religieuses ; sont seules
durables, 193.
Conspiration. Voy, Babœuf.
— Les gouvernements en
voient partout, 129.
Constant (Benjamin), sa vie et lea
œuvres, 1 et suiv.
— » Ses écrits politiques et lit-
téraires, XIII, XVII.
— jugé comme orateur par
M. de Cormenin, xxii
et suiv.
— comparé à Berryer, xir.
— Son caractère, xvin, xix.
— jugé comme homme et écri-
vain politique, xix et
suiv.
Constitution anglaise analysée, 19.
— de Tan m, 27.
— avait du bon, malgré
quelquesdéfauts, i 40.
Constitutions; la plupart ont péché
par un vice essen-
tiel, 20.
■« — En quoi elles consistent,
33.
— Ce qu'était la consti-
tution sousrancienne
monarchie, 33 et
suiv,
— Comment on les inter-
prète, 35.
— ■ sont Tœuvre du temps,
36.
— de la France depuis
1791, 36, note.
— Ce qui arrive quand
elles sont violées, 4 1
et suiv.
— ' Prétextes invoqués pour
justifier leur viola-
tion, 42.
— On ne se fait pas en
France une idée nette
de ce que c'est, 79.
— n'ont jamais garanti en
France la liberté in-
dividuelle, 181.
Contemplation du beau; source de
vertu, 195.
Contradiction (la) est nécessaire aux
gouvernements, "222.
Contrebande, sous ^ancienne monar-
chie, 241, note.
Cordon bleu. Voy, Décorations.
Cormenin(de),cité,23,134,135,148.
Corruption politique; quelle est la
plus dangereuse? 165.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
415
Courage civil, rare en France, 319.
Cour du duc de Brunswick, m.
Cours préTÔtalcs de la Kestauration,
XI, 124. Voy, Tribunaux d'excep-
tion.
Créanciers de l'État, 296. Voy, Dette
publique, rentier.
Crédit public, 293, 299.
Crimes ; motifs qui font hésiter à les
commettre^ 330. Voyez
Intention.
— qui méritent la mort, 332.
Voy, Peine de mort.
Cromwell, 56.
— comparé à Bonaparte,
65 et suiy.
Cultes; doivent être salariés, pour-
quoi? 24.
D
Dauban, cité, 339.
Daunou, cité, 188.
Décorations; effet qu'elles produi-
saient sous l'ancien
régime, 256.
— sont inutiles pour l'in-
dustrie et l'agricul-
ture, ibid.
Déficit. Voy, Révolution.
Délégation du pouvoir dans le gou-
vernement populaire, 5.
Délits politiques ; dans quels cas on
ne doit pas leur appliquer la peine
de mort, 331.
Démagogie, 14, 15.
Démagogues de 93 ; n'ont fait qu'ap-
pliquer les principes de Rousseau,
15. Voy, Terroristes.
Démocratie; ce que c'est, 6.
— autoritaire, 19, note,
k-" socialiste, 305, note.
Dépopulation des campagnes, 255.
Dépositaires de l'autorité; ce qu'ils
disent, 283.
Députés ; ne doivent pas être salariés,
pourquoi? 163 et suiv.
" indépendants ; à quels signes
on peut les reconnaître,
166.
Députés (les) sont chargés de sur-
veiller la gestion des mi-
nistres, 170.
— Ce qu'ils devaient demander
en 1815, 174, 175.
— doivent s*occuper de leur
département, 176.
— ne doivent pas être grands
fonctionnaires, ibid,
.— Ce que les électeurs sont
en droit d'exiger d'eux,
177.
— Dans quelles classes d'indi-
vidus ils doivent être choi-
sis, 180.
Despotisme ; peut s'allier avec la
souveraineté du peu-
ple, 7.
— Erreurs de Hobbes sur
cette question, ibid,
— et de Rousseau, 8.
— des assemblées, 13, 14.
— . d'un seul , ibid,
— légataire de la démago-
gie, 14.
— est terrible quand il
s'exerce au nom de
tous, 15, 16.
— Le calme qu'il produit
n*est qu'une appa-
rence, 84^ note.
— Voy. Bonaparte.
Détention (de la), 333 et suiv.
. — On ne se rend pas compte
combien elle est cruelle,
ibid.
— • est une peine nécessaire,
335.
— • Dans quellesconditions elle
doit avoir lieu, ibid.
— doit être surveillée par un
pouxoir indépendant du
gouvernement, 336.
Détentions arbitraires; sont con-
traires aux intérêts du gouverne-
ment qui les ordonne, 125.
Dette publique; intéresse une partie
de la nation à l'accroisse-
ment des impôts, 293.
— a de fâcheux elFets, ï6id.
— doit être scrupuleusement res-
pectée, 294.
— < Bau(iueroutes déguisées aux-
416
INDEX ALPHABETIQUE.
quelles elle peut donner
lieu, 294 et suiv.
Dette publique ; on ne ranime pas le
crédit eu la réduisant arbi-
trairement, t07.
Dettes des États; 292.
Dictature à Rome, 20.
DifTamation par les journaux, 231.
Directoire, jugé par Beojamin Con-
stant, 27.
— Tiole la constitution, 38.
— étouffe la presse, 236.
Discours écrits; interdits par la
Charte dans les assemblées
représentatives, 140.
— • Avantages de cette inter-
diction, t6td. Voy. Par-
lement.
Discussion publique; est nécessaire
dans les assemblées représenta-
tives, 139.
Dissolution des assemblées représen-
tatives, 23. Voy. Assemblées.
Distinctions honorifiques accordées au
travail, 255.
Dogmes religieux; les églises peuvent
les changer sans le consentement
de l'autorité civile, 191.
Droit de conquête, 12 et suiv. Voy,
Esprit de conquête.
— de grâce, est un droit légitime,
327.
— divin, 11, note.
— Le droit divin est ressuscité par
Bonaparte, 58,59.
— des gens, chez les Romains,
309.
— chez les modernes, ibid.
Droits des citoyens ; en quoi ils con-
sistent? 9, 13.
— individuels; sont indépen-
dants de l'autorité sociale,
116 et suiv.
— L'antiquité n'en a pas la no-
tion, 262, 263.
— des gouvernements sur l'in-
dustrie, 239.
Dundas (Henri), ministre de la guerre,
est traduit devant la chambre des
lurds, 108.
Dynasties nouvelles; sont orageuses
et oppressives, 48.
— Napoléon en est I a preuve , 1 6.
E
Écrivains qui bravent la loi, 217,
219. ^oy. Responsabilité.
^— au service du pouvoir, 407.
Éducation ; ne doit pas être aux mains
de l'État, 278.
Églises. Voy. Dogmes.
Égoïsmes (les deux), 224.
Électeur qui s'entretient avec lui-
même, ce qu'il se dit, 169
et suiv.
Électeurs ; ruses auxquelles on a re-
cours pour les tromper,
178, 179.
— en 1873; exemples de leur
ignorance, 285, 286, note.
Élection substituée à l'hérédité, 60.
^^ directe ; indispensable dans
un grand État, 137.
>-^ Avantages qu*elle présente,
ibid.
— • Pourquoi nous nous en dé-
fions, 149.
— • retient les propriétaires sur
leurs terres, 158.
Élections ; deux causes les font dévier,
en France, d'une bonne
pratique, 145 et suiv.
— n'ont jamais été libres en
France, 147.
— Comment elles se prati-
quaient sous le second em-
pire, d'après H. de Cor-
menin, 148, note.
— Il ne faut pas y admettre le
principe de la notabilité,
151.
— Comment elles se pratiquaient
d'après la Constitution de
l'an VIII, 150.
— Inconvénients de ce système,
ibid.
— sous le Consulat, 152.
— n'offrent pas de trace d*une
origine nationale, 153.
— ne doivent pas, suivant Caba-
nis, se faire par le peuple,
153.
— sectionnaires ; leurs avantages
et leurs inconvénients, 155.
INDEX ALPHABETIQUE.
417
Élections; formalités auxquelles elles
sont soumises sous la Res-
tauration, 177.
•— en Angleterre, 160, 161.
émeutes à Londres ; ne changent pas
le gouvernement, 22b.
Émotion ; ses efifets sont salutaires,
193.
Empire (le premier); ce qu'il a donné
à la France, 172. Voy, Bonaparte
et Napoléon.
Emplois publics ; ne doivent pas être
Tobjet d'un calcul intéressé,
164.
i— 4 11 faut en écarter les hommes
cupides, 165.
Emprunts, comparés aux impôts, 293.
Voy, Dette publique.
Encouragements donnés par les gou-
vernements à l'industrie, peuvent
quelquefois produire de fâcheux
résultats; pourquoi? 246 et suiv.
Énergie ; époques où on la redoute,
159.
Enfants j ne doivent pas être punis
des fautes de leurs pères, 290.
Éphores, leur rôle à Lacédémone,
259.
Esclavage; son influence sur la vie
politique des anciens, 266.
Esprit (1') sans la conscience est le
plus vil des instruments, 187.
Esprit de conquête (de l'), 373 et
suiv.
— de corps, 385.
— militaire, 386.
État (r) ; dans quelles conditions il
conclut les marchés, 298,
299.
•~* Motifs qui doivent le porter à
respecter les contrats qu'il
a conclus avec les particu-
liers, 300. Voy, Constitu-
tion, gouvernement.
États fédérés; comment ils doivent
être oiganisés, 315.
Europe moderne ; caractère des États
qui la composent, 263, 264.
Eiil ; ses funestes conséquences, 185.
— ne doit jamais être appliqué
hors des cas prévus par les
lois, 186.
— politique est un attentat, 276.
F
Factions; ont recours à l'arbitraire
pour établir leur pouvoir, 8u.
Fédéralisme; devrait être introduit
dans notre administra-
tion intérieure, 315.
— Par quels moyens, 815
et suiv.
Finances de l'État, 293. Voy. Dette
publique, impôts.
Filangieri, cité, 23, 253.
Fonctions représentatives ; doivent
être occupées par des
gens à l'aise, 164.Fo|/.
Députés.
— A quelle condition elles
doivent être gratuites,
165.
Fonctionnaires publics; dans quelles
mesures les journaux peuvent-ils
s'occuper d'eux? 232, note.
Voy, Agents.
Fonds publics, 293. Voy. Dette pu-
blique.
Force (la) ne peut créer le droit;
preuves, 1,2.
Force armée. Voy. Armée.
Formes judiciaires; ne sont pas ob-
servées comme elles de-
vraient l'être, 325.
— Pourquoi elles sont indispen-
sables? 326.
—^ en Angleterre, ibid.
•— sont la sauvegarde des accu-
sés, 324 et suiv.
— violées pendant la révolu-
tion, ibid.
France (la) ; ce qu'elle veut, 35.
— Ses constitutions depuis
1791, 30, note.
• — a sollicité l'esclavage sous
Bonaparte, 64.
— • L'autorité y intervient tou-
jours et partout, 161.
— Tout le monde veut y don-
ner des preuves d'esprit,
221.
— On y empêche le bien sous
prétexte de prévenir le
mal, 230, note.
il8
INDEX ALPHA61ÊTIQUE.
France (la) n'imite dans sa politique
que de mauvaises choses^
237, 238.
— a été fatiguée par des essais
de fausse liberté, 258.
— Tableau de sa triste situation
BOUS le premier empire,
397 et suiv.
Frédéric- Guillaume, roi de Prusse,
veut établir 4a discipline dans les
sectes religieuses, 207.*
G
Gach, auteur d'un livre contre le jury,
323 et suiv.
Gaieté contre les faibles; est une
gaieté triste, 235-
Ganilh, auteur d'un livre sur le re>
-venu public, 300.
Garanties individuelles en Angleterre,
109.
— dans les États modernes,
276.
— judiciaires, 319 et suiv,
Voy, Formes judiciaires,
tribunaux d'exception.
'—' des gouvernements durables,
36.
Garde nationale ; quel doit être l'objet
de cette institution ? 3 1 0. Foy. Ar-
mée.
Geôliers; leurs fonctions, 329.
Girondins; pourquoi ils ont été les
"victimes de la Terreur? 349, 350.
Gloire ; n'est plus un mobile suffisant
pour faire la guerre, 379.
Gouvernement; de Lacédémone, en
quoi il consistait?
259.
— de la Gaule, ibid,
— de Rome, ibid. et suiv.
— • de l'ancien régime ;
mérite d'être sévère-
ment jugé, 270.
Gouvernement représentatif, inconnu
dans toute l'anti-
quité, 259.
— Pourquoi? 260 et suiv.
— Quelles sont les causes
qui le rendent né-
eessaire ai:gotird'hui?
282.
Gouvernement représentatif; En quoi
il consiste , ibid.
Voy, Assemblées,
élections.
— ' révolutionnaire ; ce
qu'il a été, 75, 76,
Voy. Terreur.
-^ La liberté de la preste
est une force pour le
gouTemement, 220.
-^ le gouvernement est so-
Udaire des journaux
qu'il censure, ibid,
-— ne 'doit pas avoir de
défenseurs privilé -
giés, 223.
-^ Sa base en France est
dans la capitale,
226.
— Dangers de cette situa*
tion, ibid,
— doit intervenir le moins
possible dans l'in-
dustrie, 247 et 8niv«
— Dans quel cas seulement
et comment il doit
intervenir, 249 et
suiv.
•— Quels doivent être ses
rapports avec le
pouvoir mnnicipid,
3 1 3 et suiT.
— sous la Terrenr ; quels
étaient ses droits et
comment il les a ou-
trepassés, 342, 343
et suiv.
— faible; ses effets, 365.
— fort; comment il doit
se conduire, 366 et
suiv.
— ne doit pas s'allier avec
les partis, 367 et
suiv.
— Il ne doit être que pré-
servateur, 370.
— ■ livré à Tesprit de con-
quête ; son action sur
la masse de la na-
tion, 389 et suiT.
— militaire; ce qu'il fait
INDEX ALPHABÉTIQUE.
41
pour pousser les
peuples à la guerre,
390. Voy. Bona-
parte, Constitution^
France, Illégalité.
Gouyemements ; prétendent a-voir le
droit de violer les
constitutions, 58.
— - Prétextes que l'on in-
voque pour les sau-
ver, 39.
-— ont intérêt à respecter
la légalité, 41.
— despotiques ; jugés par
Mirabeau, 55, note.
— Leur existence est in-
compatible avec Par-
bitraire, 73.
"^ Ce qu'ils disent pour se
justifier, ibid.
—- Leurs intérêts ne sont
pas toigours con-
formes à ceux des
gouvernés, 82.
i — se perdent par l'in-
terruption de la jus-
tice^ 90.
-^ On leur accorde tout
ce qu'ils demandent
pour être tranquille,
171.
■ — nuisent à la religion
quand ils y inter-
viennent, 199.
•^— mettent le charlata-
nisme dans leurs
moyens, 249.
•=^ ne peuvent rien chan-
ger aux besoins des
peuples, 253.
— Limites de leur auto*
rite, 280.
— < Quels sont leurs nou-
veaux devoirs? ibid,
— - ont emprunté aux Ré-
publiques antiques
ce qu'elles avaient
d'oppressif, 275.
•— se corrompent par la
richesse, 302.
— Leurs devoirs dans les
réactions politiques,
367 et suIt.
Gouvernements; commettent un ane.
chronisme en pous-
sant aujourd'hui les
peuples à la guerre,
379.
Gracques (les) ; conséquences des
mesures prises contre eux par le
Sénat, 89.
Granier de Cassagnac, cité, 339,
349, note.
Guerre ; est un moyen de faire ou-
blier le despotisme, 65.
< — • Comment Bonaparte en a usé?
ibid»
—-> Quel est son but, 264.
< — • comparée avec le commerce,
ibid,
— repousséc par les intérêts, 265.
• — ■ est barbare, mais inévitable,
305.
— - n'est pas toujours un mal;
pourquoi? 373, 374.
— chez les anciens, 375, 376.
— « chez les modernes, 376.
— Prétextes mis en avant pour y
pousser les peuples, 391.
•—Par quels moyens on lève des
hommes pour faire la guerre?
393.
— • défensive, 397.
— • Ses résultats, ibid»
— offensive, ibid,
— inutile; ses effets, 406.
Guillaume III ; pourquoi les Anglais
lui ont donné la couronne? 60.
Guise (les) assassinés par Ilenri III ;
effets de ce crime, 90.
Guizot, cité, 305, note.
H
Hasard (le) ; il ne faut pas l'introduire
dans la vie des hommes, 247.
Hérédité ; cominent elle s'est fondée?
51, 52.
>— a des charmes pour les
peuples; exemple tiré de
l'histoire d'Angleterre,
61. Voy» Élection.
420
IKCEX ALPHABéTIQUE.
Hiérarchie politique ; ses divers de-
grés, 82.
Histoire; n'est pas une étude de
phénomènes isolés, 68.
Hobbes; sa théorie du despotisme, 6.
Holback (le baron d*); causes qui
l'ont poussé à l'athéisme, 198.
HenrillI, 89.
Illégalité; cause de ruine pour les
gouvernements, 40.
Impôts ; pourquoi on les paye ? i 1 6 .
à Paris, en 1784, 177,
note.
— Dans quelles limites ils doi vent
être contenus, 301.
— Effets qu'ils produisent, 301
et suiv.
— sous Louis XIY, leurs effets,
303, note.
— sous Louis XV, ibid. Foy.
Dette publique, propriété.
Imprimeurs ; limites de leur respon-
sabilité, 210.
Indépendance des tribunaux, 182.
Voy» Formes judiciaires.
Individu (!') est chez les anciens sou-
verain et esclave, 262.
-^ est indépendant dans la vie
privée chez les modernes,
ibid.
Industrie de l'homme ; est la plus in-
violable de ses propriétés,
244.
" Comment et pourquoi elle
doit être libre? 239.
—- ne peut être réprimée que
quand elle viole les lois
générales, ibid, Voy, Pri-
vilèges.
— s'endort quand elle compte
sur les subventions de
TEtat, 250.
— Quels sont les éléments de
sa production, 253.
— Faux systèmes auxquels elle
a donné lieu, 256, 257,
note.
Industrie de l'homme ; ses progrès,
289. Voy, Primes, Secours.
Institutions politiques; ce qa'eUei
doivent être dâni u
gouvernement fondé
sur le principe de U
souveraineté du peuple,
13.
— • sont des contrats ioeompt*
tibles avec Partnfnire,
72.
— doiTent faire l'édoeatioi
morale des eitoyesi,
285.
-^ A quelles conditions eiln
sont stables, 361 et
suiv.
— • Comment elles s'll^e^
missent, 369.
Insurrection légale chez les Crétoii,
23.
Intention ; ne doit pas être confondoe
avec l'action, 331. Foy. Pdiede
mort.
Intérêt (1*) est le complice de U
tyranm'e, 63.
Intérêt général ; en quoi il eooiilie,
155, 317, note.
— -> Comment il doit agir daMki
élections? ibid.
— particulier ; sait trouver da
occupations profitables,l53<
Voy, Secours.
Intérêt de l'argent k Athènes, 265.
Intolérance ; dans quel cas oa peat h
concevoir, 191.
Intolérance civile, comparée ilii*
tolérance religieuse, 191.
Inventeurs; comment ils sont ae|Millis
en Angleterre, 250.
Inviolabilité du roi ; entrune la rei-
ponsabilité des ministres, lOt <*
suiv.
Jordan (Camille) ; ce qu'il dit des pv>
tis, 128.
Joseph II, empereur ; éehooe ém li
tentative d'établir la toUraMSt
204.
INDEX ALf iîABÉTiQUE.
m
foumaux; lear influence, 219.
— < Respoosabllité légale qui
doit leur être imposée,
2t0, Voy, GouTerne-
ment.
— en Angleterre, 221,tl2.
— publiés aTec l'autorisation
du gouTemement, ne lui
sont pas utiles, 223.
— sont à peu près la seule
lecture en France; pour-
quoi? 224.
— ne produisent de bons effets
que s'ils sont libres^
229.
— sont nécessairement réser-
vés sur la calomnie,
quand la presse est libre,
231.
— 11 doit leur être interdit de
s'occuper de la vie pri-
vée, ibid,
— Comment on peut les em-
pêcher de diffamer? 232,
note.
— ne doivent pas attaquer
les ministres comme in-
dividus, 232.
— pendant la révolution; ce
qu'il faut en penser, 2 3 5 .
— sont l'unique garantie
contre l'arbitraire, 236.
— anglais; leur influence,
227.
loumées des ouvriers. Voy, Sa-
laires.
Juges ; quelle est la garantie de leur
indépendance? 182.
— amovibles; sont dangereux,
319 et suiv.
— • Dans une monarchie ils ne doi-
vent pas être électifs, 320.
— doivent être bien payés, 34.
Jurandes. . Voy. Système industriel.
Jurés ; quelle est la garantie de leur
indépendance, 182.
Juridiction communale, 312.
Jury ; devrait être appliqué aux agents
subalternes pour lesabus com-
mis dans l'exercice de leurs
fonctions, it4.
— - Garanties qu'il présente, ibid.
•^ Éloge de cette institution ; réfu-
tation des arguments par les-
quels on l'attaque, 321 et
suiv.
Jury; en Angleterre, 323.
Justice est seule souveraine, I i , note.
— militaire, 387.
Laboulaye (Edouard), éditeur de Ben-
jamin Constant, a rendu
un grand service en le
publiant, v.
— cité dans l'introduction,
passim,
— et dans le cours du livre,
8, 19, 29, 36,77, 92,
138, 142, 153, 155,
161, 162, 176, 177,
188, 192, 198, 210,
289, 290, 329, 353,
363, 377.
Lacédémone. Voy, Gouvernement.
Lafayette, cité, 284.
Lamartine, cité, 348*
Lanfrey, cité, 44, 66.
Lebas, conventionnel, cité, 343.
Légitimité ; il y en a de deux sortes, 59.
— Ce qu'en dit M. de Vil-
lèle, 126.
— seule, elle n'est pas une
force contre les forces
destructives de la so-
ciété, 126.
Ligomanie (la), brillant pamphlet de
Cormenin; extrait, 134 et suiv.,
note.
Lemontey, cité, 34.
Lezay (Adrien de) a réhabilité la
Terreur, 337 et suiv.
Lettres de cachet; ont été l'une des
causes de la Révolution, 171.
Liberté; toujours invoquée dans les
constitutions et toujours
violée, 167, 168.
— > mal comprise par Hably,2 7 2.
-^ considérée dans ses rapports
avec la liberté indivi-
duelle, 279.
— ' Ses avantages et son éloge,
284.
36
422
INDEX ALPHABETIQUE.
Liberté ; erreur de ceux qui yeulent
y arriver par L'arbitraire,
356.
— est d'un prix iaestimable ;
pourquoi? 355.
— Comment on peut la faire
comprendre à une nation?
ibid,
— des anciens et desmodernes ;
en quoi elle diffère, 258
et 6uiv.
— Des anciens dangers qui la
menaçaient, 283.
— Des modetnes dangers qui
la menacent, ibid.
— individuelle; discussion à
son sujet, 1 8 1 et suiv.
*~ est la base et le but des as-
sociations humaines, 1 S 1 ,
182.
— Indication des principaux
ouvrages oùil en est traité,
188.
— agricole; ses bienfaits, 255.
— ' industrielle, 259 et suir.
— des cultes \ garantie de sécu-
rité universelle, 1 72.
— Seule idée raisonnable rela-
tivement à la religion ;
preuves, 189 et suiv.
-— de la presse ; comment elle
était pratiquée sous Na-
poléon I", 173.
""* Discussion à sou sujet, 212
et suiv.
-" est le rempart de la répu-
tation des particuliers,
230.
— ne doit pas ouvrir la car-
rière aux passions hai-
neuses, 233.
Libertés; elles l'enchainent toutes,
87.
Liste communale ; ce que c'était d'a-
près la constitution de l'an
VIII, 150, note.
— départementale; ce que c'était
d'après la constitution de
l'an VIU, 150.
Listes d'éligibles, repoussées par
l'opinion, 150.
Littérateurs ; les gouvernements ne
sont pas juges de leur mérite, 256.
Livres ; on ne doit pas les soumet
à un régime préventif, 2
— On n'en lit pas eu Fraoce, î
Voy, Liberté de la prc:
Loi de Valérius Publicola, 41.
— des suspects; est affreuse, 3
Voy. Terreur.
Lois ; ne doivent être obéies
quand elles ordomieiit
choses justes, 10.
— Comment il faut se cond
à regard des maur:
lois? ibid,
— Par qui elles doivent
faites, 19.
— politiques che» diten |
pies, 23.
— Leur autorité en matière i
gieuse, 118.
— ne suffisent pas pour c
des délits, ibid.
— ont été atroces pendau
Terreur, 119 et suiv.
— n'ont été souvent qu'ua
strument de despoti:
121.
— Dans quels cas elles pen
leur caractère obligalo
ibid.
— Pourquoi le» hommes s'y
mettent? ibid»
— ne sont point valables qi
elles sont contraires i
morale, ibid,
— • Dans quel cas elles ne
pas des lois, 122.
— d'exception; sont au non
de quatre en 1816, i<
— Gomment on Cherche à
excuser? 123,126.
— sont impuissantes après
révolutions, 127.
— Leur multiplicité est un ç
abus, 134.
— ■ ont de nombreuses lacs
135.
— sont mal discutées dâos
assemblées, t/'id.,Do^
— • Comment on les discul
Angleterre? 217,218
— en France, 218.
— • réglaient les mœors cbe
anciens^ 362.
INDEX ALPHABETIQUE.
423
Lois en Egypte, 272.
— à Sparte, ibici,
— Dans quelles circonstances
elles sont parfaitement
justes, 327.
— économiques. Voy. Produc-
tion.
Louis XIV } son pouvoir absolu, 34,
note.
— Ses conquêtes, 400.
— cité, 291, 403. Voy. Re-
ligion.
Louis XYIII; sa conduite indigne
Tis-à-vis de Marie-Antoinette, xii,
note.
Louis-Philippe ; fait un don à Ben-
jamin Constant, xir.
M
Blably; ses théories ont été funestes
à la révolution, 271 et
suiv.
— Erreurs de son système, 274.
Machiavélisme; en quoi il consiste,
78.
Machiavel, cité, 23, 154, 355, 392.
Machines, leur influence sur le tra-
vail, 289.
Maîtrises. Voy. Système industriel.
Majorité dans le gouvernement po-
pulaire ; où s'arrête son
pouvoir? 4.
— A quelles conditions elle
peut ôtre forte dans les
assemblées représentati-
ves, 136.
Blarchés passés entre l'État et les par-
ticuliers, 299.
Maris chez les Athéniens ; ressem-
blent à ceux des sociétés modernes,
267,268.
Marrast (Armand), cité, xi.
Massacres de septembre ; ont été pré-
parés de longue main,
349.
— Nombre «les victimes qu'ils
ont faites, ibid,, note.
Médiocrité (la) n'est pas toujours
paisible, KiO.
Micbclet, cité, 34 K.
Mignet, cité, 348.
Milice sous l'ancienne monarchie,
396.
Ministres ; doivent être responsables,
95.
— Dans quelles circonstances,
96.
— Limites de leur responsa-
bilité, 96 et suiv.
— sont jugés par un tribunal
particulier, 99.
— Pourquoi ils ne doivent pas
être jugés par les dépu>
tés, 100.
— ni par les tribunaux ordi-
naires, ibid.
— ne doivent pas être frappés
de peines infamantes,
101.
— doivent être admis à jouir
du droit de grâce, pour-
quoi? 102.
— Comment ils ont été punis
en Angleterre, 108.
— ne dépendent que du chef
de l'Etat d'après la con-
stitution de 1852, 1(0,
note.
— doivent siéger dans les As-
semblées comme mem-
bres élus, 143.
— • ne doivent jamais excéder
leur budget, 170.
Minorité; sa force dans les Assem-
blées représentatives, 136.
Mirabeau^ cité, 55, 84, 85.
Mogols ; ont inventé des moulins à
prières, 205.
Monarchie, ce que c'est, 7.
— Ses divers caractcreS|
45.
— avant la révolution, Voy.
Constitution.
— anglaise, 46.
— constitutionnelle ; sur
quelles bases elle doit
reposer, 17 et suiv.
Voy. Assemblées, Roi,
Ministres.
Montesquieu s'est trompé sur le ca-
racliTo de la liberté
cher. les anciens, 27 3 .
INDEX ALPHABÉTIQUE,
AU
Montesquieu, cité. Î3, 49, 154, 159,
306, 399.
Morale ; en quoi elle consiste, 70,
71,247.
de l'intérêt; ne suffit pas à
un peuple, 203.
Moulins à prières chez les Mogols,
205.
Mouvement de 89, comment il a été
détourné de sa tendance naturelle,
14. . .,
Mouvements populaires ; par qui us
sont dirigés, 366.
N
Nations conquérantes, 398.
Leur fortune a un terme
inévitable, 403.
conquises; comment elles
sont traitées, 399, 400 et
suir.
__- guerrières; peuvent avoir
de grandes qualités, 374.
modernes ; ce qu'elles veu-
lent, 265, 377.
n'ont rien à espérer des
conquêtes, 406.
Napoléon ; ce qu'U dit des Français,
48.
comparé à Cambyse et
Attila, 407 et suiv.
Béflexions sur sa chute.
407 et suiv. Voy. Bo-
naparte, Esprit de con-
quête, France, Guerre,
Liberté de la presse,
Usurpation.
Napoléon (Les deux), ce qu'ils ont
fait tuer d'hommes,
X, note.
Necker,cité, 177,293, 396.
Noblesse héréditaire ; remarques aux-
quelles elle donne lieu, 51.
Nomination des fonctionnaires, 28,
— 11 appartient au monarque
constitutionnel d'en déci-
der seul, ibid»
Notabilité ; est une mauvaise base
électorale, 151.
Obéissance ; passive ades limites, 113.
— à la loi; doit-elle être
absolue? 116 et suiv.
Voy, Lois.
Opinion publique ; se calme par la
discussion, 222.
est la base la plus solide
des gouvernements, 22*.
décide seule du mérite, 256.
. , Les gouvernements nie doi-
vent pas la combattre,
370.
Il ne faut point lui sacrifier
les principes, 371.
— publique ; en ^Angleterre,
227.
Orateurs; doivent parler d'abondance
dans les assemblées représentati-
ves, 140.
Organisation du travail d'après les
socialistes; résultats qu'elle a pro-
duits, 256 et 257, note.
Organisation sociale telle que la veu-
lent les conquérants, 402.
Ostracisme à Athènes ; sur quoi il
reposait? 276.
Ouvriers ; réflexions sur leur condi-
tion, 241. Voy, Industrie.
Paix perpétuelle; n'est qu'un rêve,
305. Voy. Guerre.
Paix (la) est l'idéal des sociétés mo-
dernes, 398.
Pairs de France, sont les juges des
ministres, 100.
Pamphlets, sont libres en Angleterre,
217»
Parlem'ent d'Angleterre, désapprouve
la guerre et la fait, 137.
— Les discours écrits y sont
interdits, 142, note.
— comparé aux chambres
françaises, 165.
Paris, sacrifié aux départements, 177.
^ Ce qu'il payait d impôts en
1784, i6td.,note.
INDEX ALPHABETIQUE.
425
is; grandeur de son influence
sur le reste [de la France,
224.
— Époques où il a décidé seul
des destinées du pays, 225*
Yoy. Salon,
lis politiques; comment ils com-
prennent Tauto-
rité) 3.
— dans la république
romaine, 21.
— ne sont pas à l'abri
de leurs propres
doctrines, 74.
— ont de notre temps
perdu la France,
93, note.
— Comment ils se
conduisent à re-
gard des vaincus,
105.
cal; ce qu'il dit de Tobéissance
lux lois^ 117.
sions; sont inexplicables par le
raisonnement, 194.
— ' nobles, oot deTaffinité avec
le sentiment religieux,
194.
riotisme local; son éloge, 316.
vres (les); ne peuvent rien, 202,
— Tableau de leur triste condi-
tion, 243, 329.
— La loi doit être indulgente
pour eux, 330. Voyez
Classes pauvres,
ivreté; cause de corruption pour
e peuple, 302, 303.
ne de mort, 328.
< Principaux ouvrages qui en
traitent, ibid.f note.
« La société a le droit de l'ap-
pliquer^ 328 et suiv.
— Comment elle se justifie, 329.
— Dans quels cas elle peut être
appliquée, ibid,
isée; est la propriété sacrée de
/homme, 209,210.
'sécution religieuse; conduit cer-
tains hommes à Tineré-
dulité, 195.
. — Ses effets, 207, 208.
uple; sa souveraineté définie par
Rousseau, 8.
Peuple; sa volonté ne suffit pas pour
légitimer ce qu'il veut, 9.
— Définition de ses droits, 13.
.— a été opprimé au nom de sa
propre souveraineté, 14.
— - a un grand instinct pour
choisir ses représentants,
145.
— > Un peuple où manque le sen-
timent religieux est un
peuple déshérité, 196.
— • On lui reproche de mal
choisir ses fonctionnaires
àTélection, 154.
— devient impie par imitation,
204.
Peuples ; ne se détachent jamais de
la liberté, 58.
— • de Tantiquité ; pourquoi la
guerre était leur princi-
pale occupation? 375.
— del'Europe moderne ; pour-
quoi ils répugnent à la
guerre? 376.
— guerriers ; ont eu des mo*
biles plus élevés que l'in-
térêt, 380.
Plébéiens à Rome, 21.
Plébiscites à Rome, 21.
Plouard, avocat, cité, 37.
Police; agit arbitrairement, 182.
•— La censure des journaux lui
donne de granos embarras,
221.
Politique ; se rapproche des selences
exactes, 92.
Polythéisme, 400.
Pouvoir discrétionnaire, 276.
— > d'un seul homme ; ses dan-
gers, 11, 81.
— politique; son essence est
d'abuser, 28.
— ' exécutif ; dans quelles condi-
tions il doit s'exercer, 25.
— • Quels sont ceux qui ont inté-
rêt aie ménager, 28.
— doit être séparé du pouvoir
suprême, ibid.
> — Ses rapports avec le pouvoir
communal, 313.
— législatif ; a souvent fait du
mal en France ; pourquoi ?
149.
36.
426
INDEX ALPHABETIQUE.
Pouvoir ministériel ; dans quels rap-
ports il doit être avec le
pouvoir royal, 17,
— Ses attributions, 28.
- _- , muDicipal ; comment il doit
être organisé, 311 et
suiv.
.— est presque toujours en
France en opposition avec
le pouvoir central, 313.
— Ce qu'il doit être, 314.
— républicain; en quoi il dif-
fère du pouvoir de la
royauté constitutionnelle,
26.
— * ne peut être irresponsable,
ibid,
— royal, dans les monarchies
constitutionnelles, 17 et
suiv.
. — est un pouvoir neutre, 18.
— Causes de son affaiblisse*
ment en France^ 31.
— royal en Angleterre, 29,
Pouvoirs politiques ; sont au nombre
de cinq dans la monar-
chie constitutionnelle,
18.
— • Comment ils sont distribués j
18, 19 et suiv.
Prières. Voy. Moulins.
Primes données à l'industrie par les
gouvernements ; ne sont pas sans
inconvénients; pourquoi? 246 et
suiv.
Principes ; sont la base la plus solide
des gouvernements, 9 1 .
•— • En quoi ils consistent, 92.
Privilèges industriels ; en quoi ils con-
sistent, 240.
--. Comment ils sont appliqués
en Angleterre, ibid,
— Inconvénients qu'ils pré-
sentent, ibid et suiv.
—*> commerciaux en Portugal ;
leurs résultats, 242.
— ' en Angleterre, ibid.
Prison. Foy. Détention.
Production ; lois économiques qui la
régissent, 254.
^-* agricole, 253.
_« manufacturière, ibid.
Prohibition en matière de commerce
et d'industrie ; discutée et jugée,
241. Voy. Système.
Propriété ; comment elle est modifiée
par le commerce, 281.
— Elle n'est pas antérieure
à la société, 287.
— • Ses orig^es, 288.
— est inviolable , 287 et
suiv.
— est le plus actif élément
du progrès, 289.
— Limites dans lesquelles
elle est soumise à Tac-
lion de la société, 290.
— est liée à Texistence ho-
maine, ibid.
— foncière; ses avantages
au point de vue de l'État,
292, 293.
— est en butte à deux es-
pèces d'atteintes indirec-
tes, 292.
Propriétaires; sont les appuis natu-
rels des gouverne-
ments, 53,54, 158.
Provinces ; ne doivent pas recevoir
les opinions de Paris sans examen,
226,227.
Q
Quinet (Edgud), cité, 319.
R
Raisonnement; met des bornes à l'o-
béissance passive, 113.
Réactions politiques; 77, 361 et suiv.
»- Il y en a de deux sortes,
362 et suiv.
•— contrôles idées, 363.
.— contre les hommes, ibid. et
suiv.
Réformateurs socialistes, 256, 257.
Religion ; est la plus naturelle de nos
émotions, 193.
— Pourquoi elle a été en butte
à de fréquentes attaques,
197.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
427
RelîgiOB ; est toujours compromise
quand les p^ouvernemcnts
■y iutervienneut, 199.
— Ce qu'elle eût gagné, si
elle avait été toujours
libre, 199.
< — Grands et salutaires effets
qu'elle a produits, ibid,
et suiv.
— > Les mesures compressives
de Louis XIV l'ont af-
faiblie, 200.
— défendue souvent par des
hommes qui n'y croient
pas, 201.
— Erreur de ceux qui disent
qu'elle n'est nécessaire
qu'au peuple, 202.
— crée une morale plus haute
que celle de l'intérêt,
203.
— ne doit pas être une simple
forme, ibid.
— est Topinion de chacun
sur ses relations avec
Dieu, 210. Koi/. Liberté,
Sentiment religieux.
Rémusat (Charles de), cité, 188.
Kentes sur l'État ; créent une classe
de propriétaires moins utile que
celle des propriétaires fonciers,
292.
Représentation nationale ; ce qu'elle
est ou doit être en
— France, 79, 80,
161.
République; ce que la France en
pensait en 1798, v.
— touche de près à la mo-
narchie constitution-
nelle, 17.
— déGnie par M. de Cor-
menin, 22,23, note.
— comparée à la monar-
chie constitution-
nelle, 27.
— Quels effets elle a pro-
duits en France, 45,
note.
— ne donne pas toujours
la liberté, 45, 4G.
— française ; a été perdue
par la Terreur, 33b.
V
République française ; ne doitpasêtre
confondue avec la
Terreur, 350.
— Comment doivent être'
jugés ses fondateurs,
351, note.
— Remarques sur ses ori-
gines, 354, note.
—* romaine; vices de sa
constitution, 20.
— Pourquoi elle a été
guerrière? 377.
— suisse, 46.
— hollandaise, ibid,
— de Genève, ibid.
Républiques anciennes; leur carac-
tère^ 263.
— Leur gouvernement
n'est point applica-
ble aux nations mo*
dernes, 275.
— étaient contraires à la
liberté individuelle,
ibid.
— modernes ; en quoi
elles diffèrent des
anciennes j 45.
Responsabilité ; séparée de la puis-
sance, 26.
— est illusoire dans les
républiques, 27, 28.
< — «. des écrivains, 217.
Voy. Agents, Mi-
nistres.
Rétroactivité j destructive des lois,
121.
Révolution française; comment se
sont conduits ceux qui
prétendaient sauver la
patrie, 43.
— Sa grande faute a été de
n'avoir qu'une assem-
blée, 138.
— heureuse, malgré ses
excès, 259.
le
Ses diverses causes j
déficit/ 170.
a subi l'influence des
souvenirs de l'antiquité,
270.
Éloge de ceux qui l'ont
faite, ibid,
L*influence de Rousseau
\
428
INDEX ALPHABÉTIQUE.
lui a été funeste, 271.
Révolutiou française ; pourquoi elle a
échoué dans ses tentati-
ves d'organisation poli-
tique, 274.
— a pris pour faire la
guerre le prétexte de
l'affranchissement de»
peuples, 391, 392,
note. Voy, République
française,
— d'Angleterre, 362.
. — de Juillet, xr.
RévolutioDSj à quoi elles tendent;
causes des réactions
qui les suivent, 361 et
suiY.
Richesse ; a de graves inconvénients
pour les individus, quand elle est
excessive, 302.
Robespierre, 326, 354, 347.
Roi; ce qu'il est dans un pays libre,
21, 22.
-^ Grandeur de son rôle, ibid,
— héréditaire; son caractère, 23
et suiv.
— Ce qu'il représentait sous l'an-
cienne monarchie, 34, note.
— constitutionnel ; doit être invio-
lable, 102.
— • d'Angleterre; pourquoi il est
vénérable, 52.
Rois; leurs prérogatives sous une
constitution libre, 31, 32.
— fainéants ; valent mieux que les
rois usurpateurs, 4S.
•— de France; ont créé de nom-
breux tribunaux d'exception,
131.
Rois (les) ne sont pas, comme le di-
sait Louis XIV, les maîtres
des biens de leurs sujets,
291.
— • Funestes effets de cette théorie,
ibid,
Romains; leur politique, 400. Voy.
Gouvernement, Nations, Républi-
que.
Rousseau (J.*J')> ^ ^""'^ ^^^ idées
très-fausses sur la souve-
raineté du peuple; ré-
futation, 5 et 6,
• — Ses principes sur la souve-
raineté absolue du peu-
ple appliqués par la Ter-
reur, 15.
Rousseau (J.-J); Seserreursau sujet de
la liberté des cultes, 1 90.
— donne des prétextes à toutes
les prétentions de la
tyrannie, ibid.
— ses théories politiques ont
été funestes à la Révolu-
tion, 271 et suiv.
• — très-ignorant en écono-
mie politique, 301.
S
Saint-Just, conventionnel, cité, 343 •
Salaires ; le prix n'en doit pas être
fixé par les gouvernements, 245.
Salon (un) de Paris en 1795, iv et
suiv.
Salut public ; prétexte spécieux, 90.
Say(J.-R.), cité, 254, 295.
Secours accordés par le gouverne-
ment aux classes industrielles et
agricoles, en cas de calansités; ef-
fets qu'ils produisent, 251.
Sectes; leur multiplicité est favorable
à la religion, 205,
— • à la morale, 206.
Sénat ; sous les Césars, 56.
— choisissait les députés en l'an
VIII, 151, note.
Sénatus-consulte à Rome, 4.
Sentiment religieux ; est un obstacle k
la tyramiie, 63, 64.
— est l'une des plus fortes
garanties de la liberté '
des peuples, 186, 187. \
— Pourquoi? 187.
— Éloge du sentiment reli- ";
gieux, ibid,
— aboutit à la tolérance chez
Renjamin Constant, 189,
note.
— et à la compression chez
M. de Ronald, ibid.
— Son absence dans certains
hommes ne prouve pas
l'absence de morale ,195.
INBBX ALPHABETIQUE.
439
ScuUment religieux ; il est difficile de
le définir^ 196.
«— comparé aux autres senti-
ments, 199.
Séparation de l'Église et de l'État,
ibid.
Service militaire forcé, 394.
— Ses fâcheuses conséquences,
895 et SUIT.
Servilité ; n'est pas une preuve de fi-
délité, 372.
Servitude ; est un linceul étendu par
une main de fer, 187.
— source d'égarement et de
douleur, ibid,
Sieyès ; objet d'une tentative d'assas-
sinat, 347.
Smith (Adam), cité, 254, 293, 301.
Soldat ; se démoralise dans les guerres
de conquête, 384.
Soldats; dans quel cas ils doivent
ou non raisonner, 308.
— qui ne se battent que dans
des vues dMntérêt^ sont
odieux, 381.
_ . Moyens dont on se sert pour
les lever, 394.
Sorel (Alexandre), cité, 339.
Souveraineté du peuple ; en quoi elle
consiste? 1 et suiv.
— Ce qu'en dit M. de Bo-
nald, 1 , note.
— n'est pas la liberté, 2 .
— est un mot quand elle
n'est pas limitée,
3,11.
— Comment elle peut et
doit l'être, 12.
— n'exclut pas le despo-
tisme; preuves, 7.
— Elle peut conduire k
tous les attentats,
13.
— Sur quelles constitu-
tions elle doit s'ap-
puyer, 12.
— conduit à l'arbitraire
le plus inouï, 13,
149.
Spinosa^ cité, 82.
Spoliations commises par les gouver-
nements, 201.
Staël (M** de); ses relations avec
Benjamin Constant, it,xvii,
XVIII.
Staël (M"*' de] ; détails sur son expul-
sion de la France, vu.
Stuart (les), 6 1 .
Suard, son éloge, 217, note.
Suède; la presse y est libre, 237.
Suffrage politique (droit de) chez les
anciens, 269.
•^ chez les modernes, ibidm
— universel ; il est facile de le
fausser, 148.
Système industriel de l'ancien régime,
absurde et inique ; pour-
quoi? 243 et suiv.
— Détails historiques y relatifs,
ibid»f note.
— prohibitif; comment les fâ-
cheux effets en sont com-
pensés? 242.
Système de la nature^ livre athée,
sévèrement jugé, 198*
Temps belliqueux, 399.
Terreur (la) ; ne peut être excusée
que par des sophismes, 11.
Terreur (de la) et de ses effets, 337
et suiv.
— Réfutation de ceux qui veu-
lent la justifier, ibid,
— trouve encore aujourd'hui
des apologistes, 338 et339,
note.
— Indication des livres contem-
porains qui la condamnent,
330, note.
— • Ses principes seront éternel-
lement dangereux, 340.
— a été confondue avec le gou-
vernement, 342.
— Pourquoi elle était inutile,
343.
— • a causé les révoltes qu'elle
prétendait prévenir, 347.
Terroristes ; comment ils ont perdu
la liberté^ 356 et suiv.
Thiers, président de la République ;
sa situation comparée à celle de
Benjamin Constant, eu 1705, vi.
430
INDEX A.LPHABÉTIQUE.
Tite-Iite, cité, 351.
Tribunal révolutionnairey 826.
— • Nombre de ses victimes à
Paris, 339, note.
Tribunaux d'exception ; ne produi-
sent que de funestes
effets, 74.
— reconstitués sous le pre-
mier empire, 124.
— ont de graves inconvé-
nients, 125 et suiv.
— sous l'ancienne monar-
chie, 131, note.
— • sous le second empire,
132, note.
— n*ont été pendant la Ré-
volution que les instru-
ments des partis, 319.
■ — Quelle /est la garantie
de l'indépendance des
tribunaux? 182.
Tribunal ; comment il est organisé
par Bonaparte, vi.
Tribuns, leur rôle à Rome, 21, 259.
Travail ; pourquoi il est une cause de
moralité? 247.
— ■ ne comporte pas de distinc-
tions honorifiques , 255.
— manuel, 389. Voy. Organi-
sation.
Temaux (Mortimer), cité, 339. • ^.
u
Unanimité; est signe de servitude^
222.
Uniformité; est le grand mot d'au-
jourd'hui, 402.
Usurpation; eu quoi elle consiste, ses
résultats, 47 et suiv.
-— est essentiellement dif-
férente de la monar-
chie, 54.
— aussi dangereuse dans la
république que dans
la monarchie, tôtd.
Usurpation ; effets désastrenx qu'elle
produit en Frai^
BOUS Bonaparte, 55.
Usurpateurs ^ comparés aux rois lé-
gitinaes, 50. •
— Vices de leur goover-
'' nement, 50, 51.
— Par quelles voies ils
arrivent ao pouvoir,
49.
— ont besoin de faire
la guerre, 50.
— Comment ils se sou-
tiennent, 52.
— Pour être grands, ils
doivent être terri-
bles, 52.
Vénalité des charges de judicature ;
avait quelques avantages, 320,
note.
Veto royal, impuissant contre les as-
semblées, 138.
Vie privée ; pourquoi les journaux ne
doivent pas s'en occuper, 2 3 i , note.
Vieillesse ; époque sombre, 193.
Villèle (de); ce qu'il dit de la. légi-
timité^ 126.
Victoires militaires ; quels sont ceux
qui s*y intéressent, 398.
Volonté générale : comment elle peut
s'exercer dans le gouvernement, 2.
Voltaire, grand jurisconsulte, 319.
w
Warren HasUogs, gouverneur des
Iodes, est traduit devant le Par»
lement, 108, note.
Xénopbon, cité, 267«
FIN DE L'INDEX.
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement , i
Introduction v
PREMIÈRE PARTIE
1. Be la souveraineté du peuple.. « 1
II, Du pouvoir royal dans les monarcliies conslitution- *
nelles 17
III. Des constitutions 33
IV. De la suspension et de la violation des constitutions.. . 38
V. De Tusurpation 44
VI. De l'arbitraire G9
DEUXIÈME PARTIE
I. De la responsabilité des ministres. 95
II. De la responsabilité des agents inréricurs 111
III. La puissance de la loi et ses limites 1 IG
IV. Des lois d'exception. . , , , 124
TROISIÈME PARTIE
1. Des assemblées représentatives 133
H. Des élections et du suffrage populaire 145
III. Les députés ne doivent pas Atre salariés 1 63
IV. Quels sont les hommes qu'il faut choisir pour repré-
senter le pays ? « 1 66
V. Entretien d'un électeur avec lai-même 169
432 TABLE DES MATIERES.
' QUATRIÈME PARTIE
I. De la liberté individuelle 181
II. De la liberté religieuse. 1 189
III. De la liberté de la presse 212
IV. De la liberté industrielle 239
[Y. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. ^S8
CINQUIÈME PARTIE
I. De l'inviolabilité des propriétés 287
II. De l'organisation de la force armée 304
III, Du pouvoir municipal et d'un nouveau genre de fédé-
ralisme 311
IV. Des garanties judiciaires 319
V. De la peine de mort et de la détention 328
SIXIÈME Partie
I. De la terreur et de ses effets 337
II. Des réactions politiques. 361
III. De Tesprit de conquête 373
Index • 411
* d< • ^.^
FIN DE LA Ti|B]^E DES ^MATIERES.
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Paris. — imprimerie Viévilleet Capiomont, rue des PoiteTÎAs, 6.
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