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Full text of "Oeuvres posthumes: vers et proses"

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ŒUVRES POSTHUMES 



IL A ETE TIRE : 



yO exemplaires sur japon et 45 exemplaires sur hollande 
numérotés à la presse et paraphés par réditeur 



PAUL VERLAINE 



(EUVRES POSTHUMES 



/^ l/q 3 à 



Vers et Proses 




PARIS 

LIBRAIRIE Ll'ON VANIl'R, ÉDITEUR 

A. MESSEIN, Suce 

19, QUAI SAINT-MICHEL, I9 



VARIA 



ABSENTE 



Quinze longs jours encore et plus de six semaines 
Déjà! Certes, parmi les angoisses humaines, 
La plus dolente angoisse est celle d'ôtre loin. 

On s'écrit, on se dit comme on s'aime ; on a soin 
D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste 
De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste 
Des heures à causer tout seul avec l'absent. 
Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent. 
Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste 
A demeurer blafard et fidèlement triste. 

Oh I l'absence ! le moins clément de tous les maux ! 
Se consoler avec des phrases et des mots, 
Puiser dans l'infini morose des pensées 
De quoi vous rafraîchir, espérances lassées, 
Et n'en rien remonter que de fade et d'amer î 
Puis voici, pénétrant et froid comme le fer. 
Plus rapide que les oiseaux et que les balles 
Et que le vent du sud en mer et ses rafales 
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison, 
Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon 
Décoché par le Doute impur et lamentable. 



4 VARIA 

Est-ce bien vrai ? tandis qu'accoudé sur ma table 
Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux, 
Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux, 
N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses ? 
Qui sait ? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses 
Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri. 
Peut-être que sa lèvre innocente a souri ? 
Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie ? 
Et je relis sa lettre avec mélancolie. 



yEGRIS SOMNIA 



Depuis dix ans, ma jambe gauche, 
Tu me jouas combien de tours I 
C'en est lassant, cela me fauche. 
Cela va-t-il durer toujours ? 

Si je marche, je me figure 
Que je traîne un boulet, forçat 
Innocent, mais tu n'en as cure ! 
— Qui donc voulut que tant pesât 

Derrière moi ce membre raide 
Et douloureux ? le diable ou Dieu ? 
Est-ce à mes péchés le remède, 
L'expiation? Lors, c'est peu. 

Ou bien Satan^ jamais en faute 
Quand il faut ne pas faire bien, 
Veut-il tenter, invisible hôte, 
Ma patience de chrétien?... 



VARIA 



Bah, ce n'est rien, Dieu voit mon zèle 
A souffrir en cet aujourd'hui, 
Et ma jambe muée en aile 
Moi mort, m'essorera vers Lui. 



16 mars 1895 



VARIA 

Mais laissez faire : l'an viendra, 
Le mois viendra, le jour propice 
Où du morose précipice 
L'âme immortelle surgira, 

Où le cœur sincère et fidèle 
Retrouvera l'arhre et les nids 
Des bons pcnsers par Dieu hénis. 
Et s'y rendra d'un grand coup d'aile... 

Ainsi le Poète, guéri 
De la torpeur qui l'éliole. 
Tout à coup s'essore et s'envole 
Vers le bosquet toujours chéri, 

D'où, voix qu'a refaite un long jeune, 
Dans les crépuscules seuls siens. 
Il chante ses chagrins anciens 
Et l'espérance à jamais jeune ! 



SITES URBAINS 



Prisonnier dans Paris pour beaucoup trop de causes. 
Par ces temps chauds, je me console avec les choses 
Qui sont à ma portée et ne content pas trop, 
Par exemple la rue où j'habite... trop haut, 
Et son spectacle primitif, en quelque sorte, 
Grâce à la bonhomie évidente qu'apporte 
La pauvreté des gens h celle des voisins 
Dans les rapports quotidiens qui font cousins. 

A droite, à gauche, vont s'échevelant des squares 
Au vent quand môme septembral, et des bagarres 
De feuilles en déroute imitent les vols fous 
D'oiseaux qui seraient plats et verts aux reflets roux, 
S' agi tant au-dessus des disputes point graves 
D'ouvriers un peu gris, que le vin bleu rend braves 
A l'excès, s'il s'agit d'un mot pris de travers. 



Moi, je fume ma pipe et compose des vers 
Bonhomme, en jouissant de ces sites bonhomme, 
Et quand tombe la nuit, je m'endors vite ; et comme 



10 VARIA 

Je rêvasse toujours, je rêve à des vers mieux, 

Bien mieux que ceux de tout àlheure, vers, grandsDieux ! 

Pathétiques, profonds, clairs telle l'eau de roche, 

Sans rien en eux qui bronche ou seulement qui cloche; 

Des vers à faire un jour mon renom sans pareil 

— Et dont je ne sais plus un mot à mon réveil... 



CLOCHI-GLOCHA 



L'église Saint-Nicolas 

Du Chardonnet bat un glas, 

Et l'église Saint-Etienne 

Du Mont lance à perdre haleine 

Des carillons variés 

Pour de jeunes mariés. 

Tandis que la cathédrale 

Notre-Dame de Paris, 

Nuptiale et sépulcrale, 

Bourdonne dans le ciel gris. 



Ainsi la chance bourrue 
Qui m'a logé dans la rue 
Saint- Victor, seize, le veut ; 
Et l'on fait ce que l'on peut. 
Surtout à l'endroit des cloches. 
Quand on a peu dans ses poches 
De cet or qui vous rend rois, 
Et, lorsque l'on déménage, 
Vous permet de faire un choix 
A l'abri d'un tel tapage. 



12 VARIA 



Après tout, ce bruit n'est pas 

Pour annoncer mon trépas 

Ni mes noces. Lors, me plaindre 

Est oiseux, n'ayant a craindre 

De ce conflit de sonneurs 

Grands malheurs ni gros bonheurs. 

Faut en prendre Fhabitude ; 

C'est de la vie, aussi bien : 

La voix douce et la voix rude 

Se fondant en chant chrétien... 



EX SEPTEMBRE 



Parmi la chaleur accablante 
Dont nous torréfia Tété, 
Voici se glisser, encore lente 
Et timide , à la vérité, 

Sur les eaux et parmi les feuilles, 
Jusque dans ta rue, ô Paris, 
La rue aride où tu t'endeuilles 
De tels parfums jamais taris, 



Pantin, Aubervilliers, prodige 
De la Chimie et de ses jeux, 
Voici venir la hrise, dis-je, 
La brise aux sursauts courageux. 



La brise purificatrice 

Des langueurs morbides d'anlan, 

La brise revendicatrice 

Qui dit à la peste : va-t en ! 



14 



v-Vhia 



Et qui gourmande IfK paresse 
Du poète et de louvriier, 
Qui les encourage et les* presse... 
« Vive la brise ! » il faut\>rier : 

« Vive la brise, enfin, d'aulouKne 
Après tous ces simouns d'enfer, ""s 
La bonne brise qui nous donne 
Ce sain premier frisson d'hiver î » 

Septembre 1895. 




POUR LE NOUVEL AN 



A Saint-Georges de Bouhciier, 

La vie est de mourir et mourir c'est naître 
Psychologiquement tout comme autrement, 
Et Tannée ainsi fait, jour, heure, moment, 
Condition sine qua non y cause d'ùtre. 

L'autre année est morte, et voici la nouvelle 
Qui sort d'elle comme un enfant du corps mort 
D'une mère mal accouchée, et n'en sort 
Qu'aux fins de bientôt mourir mère comme elle. 

Pour naître mourons ainsi que l'autre année ; 
Pour naître, où cela ? Quelle terre ou quels cieux 
Verront aborder notre envol radieux ? 

Comme la nouvelle année, en Dieu, parbleu î 
Soit sous la figure éternelle incarnée. 
Soit en qualité d'ange blanc dans le bleu. 



EN 17.. 



Le parc rit de rayons tamisés. 
De baisers, d'éclats de voix de femmes... 
L'air sent bon, il est tout feux tout flammes, 
Et les cœurs, aussi, vont, embrasés. 



Une flûte au loin sonne la charge 
Des amours allières et frivoles, 
Des amours sincères et des folles. 
Et de l'Amour multiforme et large. 



Décor charmant, peuple aimable et fier ; 
Tout n'est là que jeunesse et que joie, 
On perçoit des frôlements de soie. 
On entend des croisements de fer. 



Maintes guitares bourdonnent, guêpes 

Du désir élégant et farouche 

— « Beau masque, on sait tes yeux et ta bouche », 

Des mots lents flottent comme des crêpes. 



VARIA 17 

Pourtant, c'est trop beau, pour dire franc... 
Un pressentiment fait comme une ombre 
A ce tableau d'extases sans nombre, 
Et du noir rampe au nuage blanc ! 

rincroyable mélancolie 
Tombant soudain sur la noble fôte ! 
De l'orage ? ô non, c'est la tempête — 
L'ennui, le souci? — C'est la folie I 

15 janvier 1891. 



EVENTAIL DIRECTOIRE 



/«'■ groupe de branches. 

Madame, pa'mi tant d'amants 
Qui vous tournent des compliments- 
Daignez ac'éter les sé'ments 
D'un incoyable. 

<2« groupe. 

De tous les feux, en vé'ité, 
Dont nous g'alifia Tété, 
Ze b'iile pou' vote beauté. 
C'est eff'ovable. 



Groupe du milieu. 



; Fi du fa'ouce Messido' 

I Et de ce tiède The mido' ; 

f C'est bien le ton' de F'utido'^ 

Mon polit anze. 



VARIA j 1) 



Aimez-moi ! Z'ai tant soupi'é, 
Tant expi'é, tant conspiré 
Aux fins de me vol' ado'é, 
— Foi de Do'lanze î — 



4® groupe. 

Qu'il se'ait bien c'uel à vous 
De ne pas p'end'e pou' époux 
Fut-ce une heu*e ce moi jaloux. 
Disez, 'ieuse? 

o® Qroiipc. 

N'est-ce pas, cou'onnez mes feux, 
Faisez g'àce à mes meilleurs vœux, 
vous, zà mon cœu' à mes zyeux 
T'op mé'veiileuse ! 



ANNIVERSAIRE 



L'an dernier, des amis restés 
Avaient fôté ma cinquantaine, 
Instant précis, date certaine, 
Bon truc à porter des santés 



Aussi, car il vaut mieux tout dire... 
Or, cette année où, plus perclus 
Que jamais, je ne songe plus 
Guère qu'à ce mal tournant pire, 

On renouvelle en l'honneur du 
Un + cinquante que m'octroie 
Cet an ci, l'hommage de joie 
Qui, l'an dernier, semblait mieux dû. 

N'importe, ah, buvons donc, tandis que 
Ce docteur a le dos tourné, 
Un petit coup h ce damné 
Age mûr venu dont je bisque 



VARIA 21 

Mais auquel il faut bien plier, 
Et puis la vie est ainsi faite, 
Douce et non, qu'il faut que l'on fête 
Jusqu'au bout l'âge d'oublier 

Et de se souvenir. Le diable 
Soit de toutes conclusions 
Autres en ces occasions 
D'exploits et de propos de table I 

30 mars 1895. 



CONSEIL 



Pour Loui$ Dorbon, 

Je devrais me borner à vous dire : 

a Puisque vous n'avez pas vingt ans, continuez » 

C'est rage aux gais soucis atténués 

Encor par l'espérance et son délire 

Qui s'en viennent, divins, chanter et luire 
En nimbes clairs, en chants frais, qu'a choyés 
Encor Hliusion, vœux éployés, 
Telles des ailes vibrant comme une lyre. 

« Mais non, il faut ci me montrer pédant 
Un peu, cela fait bien, sied à mon âge 
Sans effrayer trop le vôtre, je gage... » 

Or « Courage I » vous dis, car cependant 
Que vont coulant les tant belles années 
La Parque est là, filant nos destinées. 

4 mai 1895. 



SOUVENIRS D'HOPITAL 



La vie est si sotte vraiment 
Et le monde si véhément, 
En fait de méchanceté noire, 

Qu'à ce prospect sur l'avenir 
Trop prochain et qu'au souvenir 
De toute mon affreuse histoire. 

Je préfère enfin l'hôpital 
Puisque tel est mon lieu fatal 
Et ma sincère raison d'être 
Et le seul bonheur que j'impêlre, 

Oui, je préfère en toute foi 
■Cette faveur bien due à moi 
Que tout repousse loin d'un monde 
Malpropre et d'une vie immonde 



24 VARIA 



II 



D'ailleurs l'hôpital est sain, 
On s'y berce sur le sein 
De tel ou tel médecin, 

Bon garçon et savant homme 
Toujours ou presque ou tout comme 
Mais un compagnon, en somme. 

Agréable, moins ou plus, 
Mais qui, de tous ceux élus 
Par des destins absolus. 

Est, avec notre infirmière, 
Ange à la voix coutumière, 
Encor lange de lumière ! 



APAISEMENT (1) 



II 



La jalousie est multiforme 
Dans sa monotone amertume : 
Elle est minime, elle est énorme, 
Elle est précoce, elle est posthume ! 

Méfiez-vous quand elle dort : 
C'est le tigre et non plus le chat. 
Elle mord bien quand elle mord, 
C'est le chien enragé ! Crachat, 

Insulte, adultère à sa face 
L'affollent, et le sang ruisselle... 
Ou la laissent calme à sa place. 
Froide et coite comme pucelle. 

(1) Le manuscrit de Verlaine commence ainsi : Apaise- 
ment, II ; en note, au crayon, Verlaine indique en rappel 
« Vous avez le n° 1 de la série » 

Voici des cheveux blancs et de la barbe grise. 

La pièce qui commence ainsi figure dans Dédicaces, 
pièce G du vo'ume, p. 204 du tome III des Œuvres complètes, 
titre, l'Aimée. Le manuscrit d'Apaisement porte comme indi- 
cation, hôpital Broussais, septembre 1893. Le poème l'Aimée 
est indiqué dans Dédicaces du 16 septembre 1896. 



26 VARIA 

Elle prémédite des tours 
Pendables sous un air charmant 
Et les exécute toujours 
Affreusement, terriblement... 

Nous ne sommes plus à des âges 
Pour nous piquer de ces folies : 
Ah ! bien mieux nous vaut être sages, 
Ayant eu nos fureurs... jolies! ! 

Etre jaloux, rien d'aussi sot 
Et j'efface h Tinstant les vers 
D'un peu plus haut, vague tressant 
D'encore ce cruel tressaut. 



L'AIMKE 

Voici des cheveux gris et de la barbe grise. 
Tu me les demandas en un jour d'enjouement. 
Pour, disais-tu, les encadrer bien gentiment 
Autour de ce portrait où ma grâce agonise. 

Pauvre <« photo » ! Mais, j'y pense, il sera de mise. 
Quand mes yeux fatigués se seront clos dûment 
Et que la terre bercera son fils dormant. 
Il sera de saison, chérie, — alors exquise 

Attention î de faire avec ces cheveux teints 

Et cette barbe, teints en boucles blondes, brunes, 

Ou telle autre nuance entre tant d'opportunes. 

Faire par un coiffeur de choix, sur des fonds peints 
D'avance, le tombeau, lors pleuré sans astuce. 
Du jeune homme qu'il aurait fallu que je fusse. 



VARIA 27 



III 



D'ailleurs la jalousie est bêle. 

D'abord elle ne sert de rien 

Malgré tout son martel en tète. 

Puis elle n'est pas d'un chrétien, 
Jésus qui pardonnez des milliards de fois 
Par la bouche du prôtre et Votre grùce toujours prête, 
Même, entre tous, à ceux qu'a damnés sa menteuse voix. 

C'est aussi le péché morose 

Portant en lui déjà l'Enfer 

Tant mérité sur toute chose ! 

C'est Caïn et c'est Lucifer, 
L'un jaloux de son frère et l'autre de son Dieu 
Et tous deux malheureux sans fin méditant sur la cause 
Et sur l'effet, auteurs de leur éternité de feu ! 

rien ne vaut la confiance 
Entre deux cœurs pécheurs mais vrais 
L'un pour l'autre et qu'une nuance 
Divisait aux temps jeunes, mais 
Qui ne peuvent avoir qu'un bonheur mutuel 
Et que la seule mort diviserait et que fiance 
A la joie, éternel un franc accord perpétuel. 



28 VARIA 



IV 



Bah ! confiance ou jalousie ! 
Mots oiseux et choses impies. 
« Je te soupçonne, tu m'épies », 
« Tu me cramponnes, je te scie. » 



Catulle et vous Leshies ! 
a Tu m as élu, je t'ai choisie. » 
Gomme eux suivons la fantaisie. 
Et non par trente-six lubies. 



Tu m'es clément et je crois t'ôtre. 
En revanche, soumis et tendre : 
Lors il est aisé de s'entendre. 



Plus d' « infidèle », plus de « traître », 
Plus non plus de serment qui tienne 
Ou non ! mais ta joie et la mienne 



VARIA 29 



Et pourquoi cet amour dont plus d'un sot s'étonne. 
Qui ferait mieux de vivre avant de s'étonner, 
Serait-il à blâmer parce qu'il est l'automne, 
Un automne qui veut tout entier se donner, 

Tout entier, fruit et grain et le reste de vie 

Et la mort dans les bras et sous les yeux chéris, 

Et, depuis cette mort en extase ravie, 

Où celle que Dieu m'enverra, pauvre ou sans prix, 

Revivre inaperçu dans la paix de la veuve. 
Paix bénie à travers de longs et nombreux jours ? 
Ah ! jeunes, puissiez- vous après vos temps d'épreuve 
Concevoir dans vos cœurs de pareilles amours. 

Hôpital Broussais, 7 septembre 1893. 



FRONTISPICE 



Pour un livre nouveau. 



L'amour est infatigable, 

Il est ardent comme un diable, 

Comme un ange il est... aimable. 



L'amour est impitoyable. 

Il est méchant comme un diable, 

Comme un ange, redoutable. 



Il va rôdant comme un loup 
Autour du cœur de beaucoup 
Et se lance tout à coup. 



Poussant un sombre « hou, hou î... » 
Soudain le voilà roucou — 
Lant ramier gonflant son cou, 



VARIA 31 



Puis en cent métamorphoses, 
Lèvres rouges, joues roses, 
Moues gaies, ris moroses 

Et, pour finir, mainte chose 
Blanche et noire, il va, se pose 
Et meurt, lys droit, rose éclose ! 

Hôpital Bichat, 7 septembre i894. 



VIEILLES « BONNES CHANSONS » (1) 

18G9-1870. 



VŒU FINAL 



l'Innocente que j'adore 
De tout mon cœur, en attendant 
Qu'à ce bonheur timide encore 
S'ajoute le Plaisir ardent, 

Vienne l'instant, ô l'Innocente, 
Où, sous mes mains libres enfin, 
Tombera l'armure impuissante 
De la robe et du linge fin ; 

(t) Ces trois pièces sont écrites de la main de Verlaine sur 
papier d'hôpital, sans autre indication de date que ce iStJ9- 
1S70. Pourtant ce ne doit pas être une copie d'anciens vers 
car il y a des corrections et des surcharges. Le papier d'hô- 
pital porte la mention do série Be-24, la môme que la feuille 
où est écrite le Frontispice pour un livre nouveau qui, lui, 
est daté du 7 septembre 1894, hôpital Bichat. Ces trois 
pièces ont donc été faites ou récrites de mémoire vers dé- 
cembre 1894. Elles sont destinée? au volume : Varia, 



VARIA 33 



Et luise au jour chaud de la lampe 
Intime de ce premier soir, 
Ton corps ingénu vers quoi rampe 
Mon désir guettant son espoir, 

Et vibre en la nuit nuptiale, 
Sous mon baiser jamais transi, 
Ta chair naguère virginale. 
Nuptiale alors, elle aussi I 



II 



L^ECOLIERE 



Je t'apprendrai, chère petite, 

Ce qu'il te fallait savoir peu 

Jusqu'à ce présent où palpite 

Ton beau corps dans mes bras de dieu 



Ta chair si délicate est blanche, 
Telle la neige et tel le lys ; 
Ton sein aux veines de pervenche 
Se dresse en deux arcs accomplis ; 



Quant h ta bouche, rose unique. 
Elle appelle mon baiser fier ; 
Mais sous le pli de la tunique. 
Rit un baiser encor plus cher. 



35 



Tu passeras d'humble écolière, 
J'en suis sûr et je t'en réponds, 
Bien vite au rang de bachelière 
Dans l'art d'aimer les instants bons. 



III 



A PROPOS D'UN MOT NAlF D'ELLE 



Tu parles d'avoir un enfant 
Et n'as qu'à moitié la recette. 
Nous baiser sur la bouche, avant, 
Est utile, certes, à cette 
Besogne d'avoir un enfant. 

Mais, dût-s'en voir à tort marri 
L'idéal pur qui te réclame, 
En ce monde mal équarri, 
Il te faut être, en sus, ma femme 
Et moi me prouver ton mari. 



BERGERADES 



A l'instar des bergers de Virgile 
Et môme de ceux de Florian, 
Nous aimons les belles, tout en en 
Craignant moult pour notre cœur fragile. 

Surtout nous redoutons Toption 

Qui nous conduirait à la sottise 

De nous fâcher — façon mal exquise — 

Avec Celles, notre passion ! 

On est si malheureux, dès qu'on aime. 
De n'aimer plus, on est si penaud, 
Qu'il semble alors qu'il faille, qu'il faut. 
Mourir soudain d'une mort suprême. 

Et quelle mort choisir, s'il vous plaît. 
Dans cette crise et cette tourmente ? 
Le fer, le poison ? Plutôt, m'amante, 
Xe nous aimer qu'au calme complet 



f]H VARIA 

Et ne pas adopter le manège 
Des gens échevelés bien par trop 
Qui mènent leur intrigue au galop, 
Cochers branlant toujours sur leur siège, 

Hippolytes sans frein de chevaux 
Non pas plus emportés que leur maître 
Et qui finissent toujours par être 
Victimes de leur course par vaux 

Et par monts, ô princes déplorables ! 
Sans un vers pour consoler leur mort, 
Sans un vers pour chanter leur effort 
Et du moins leurs trépas honorables, 

Sans un vers d'Euripide ou Racine 
Pour bercer leur plainte amère et pour 
Célébrer leur haine ou leur amour... 
Oh, ne jamais s'aimer sous ce signe ! 

C'est pourquoi ne point aimer du tout 
Que d'une amour plutôt sensuelle, 
Et fi de la morale usuelle .. 
Conduisons-nous suivant le bon goût. 



PALINODIE 

Première forme de la pièce précédente. 



Non, par exemple, avoir le manège 
Des gens échevelés bien par trop 
Qui mènent leur intrigue au galop. 
Cochers branlants toujours sur leur siège, 

Hippolyte sans frein de chevaux, 
Non pas plus emportés que leur maître 
Et qui finissent toujours par être 
Victimes de leurs courses par vaux 

Et par monts, ô princes déplorables ! 
Sans un vers pour chanter leur amour, 
Pour bercer leur plainte amère et pour 
Célébrer leurs destins misérables. 

Sans un vers d'Euripide ou Racine 
Pour immortaliser leur cher nom î 
Ah, plutôt, m'amante, est-ce pas? non. 
Rien qu'un amour conçu sous ce signe. 



MONNA ROSA 

D'après un tableau de Rossclti. 



Elle est seule au boudoir, 
En bandeaux d'or liquide, 
En robe d'or fluide 
Sur fond blanc dans le soir 
Teinté d'or vert et noir. 

Un pot bleu japonise 

Délicieusement 

D'où s'élance gaiement 

Dans l'atmosphère exquise 

Où l'âme s'adonise. 



Un flot mélodieux 
— Selon le rythme juste - 
De roses, chœur auguste ; 
Bouquet mélodieux, 
Aux conseils radieux I 



VARIA 41 



Elle, belle comme elles, 
Les roses, n'élit plus. 
Dans ses cheveux élus, 
Qu'une de ces fleurs belles 
Comme elle, et de ciseaux 
Prestes, tels des oiseaux, 

La coupe ou, mieux, la cueille, 
Avec le soin charmant 
D'y laisser joliment 
La grâce d'une feuille 
Verte comme le soir 
Noir et or du boudoir... 

Ce pendant que persiste 
La splendeur, à côté 
Du plumage bleuté. 
De l'orgueil qui s'attriste 
D'un paon jadis vainqueur 
Aux jardins de ce cœur. 



DEMI-TEIXTES 



la Dulcinée 
De ce Toboso, 
Toi qui m'es donnée, 
Ainsi qu'un oiseau 
Sur ma main distraite 
Pour sourire un peu 
Ou pleurer au lieu, 
Pardonne au poète 



L'air indifférent, 
Bien qu'aimable en somme 
Que parfois il prend 
L'inconscient homme 
Moins préoccupé 
De vie ambiante 
Que d une fuyante 
Embûche échappé, — 



VARIA 43 



Embûche récente 
Au cœur toujours neuf ! . 
Souffre qu'il ressente 
D'être comme un veuf... 
Un veuf consolable 
Fort heureusement, 
De croire au serment 
Ecrit sur le sable. 



A Mademoiselle Marthe 

Mignonne que je ne connais 
(Jue par votre doux nom de Marthe, 
Votre oncle veut que de moi parte 
Vers vous le meilleur des sonnets. 

Le meilleur, si je puis le faire, 
J'en doute fort, mais je sais bien 
(jue je ne refuserai rien 
A qui se montra si sévère 

Et si doux, parfait dans son art 
De chirurgien, implacable 
(juelquefois, mais adroit en diable ! 

Aussi, vous l'aimerez plus tard, 
J'en suis sûr, comme il le mérite, 
Sans qu'à ce cher devoir comme moi son bistouri vous invite î 

Hôpital Broussais, 
3 novembre 1893. 



HOPITAL 



De cet endroit neutre il s'exhale 
Quelque chose de neutre trop... 
Pourtant les femmes de ma salle 
Sont aimables, sans être au trot. 

Les principes de ces personnes, 
Bien que par tels us harassés. 
Sont, malgré qu'elles soient si bonnes. 
Tant gentils moins que jusqu'assez, 

Jusqu'à trop presque, moins la femme 
Française, si méchante ainsi 
Que ses rivales, corps et âme, 

Ilélas ! est donc trop presque, ainsi 
Qull le fallût et que réclame 
Le poète malade aussi... 



LAMENTO 



Ma mye est morte. 
Plourez, mes yeux. 

Vieux poète du xvi^ siècle 
dont le nom m'échappe. 



La ville dresse ses hauts toits 
Aux mille dentelures folles. 
Un bruit de joyeuses paroles 
Monte au ciel, rassurante voix. 
— Que me fait cette gai té vile 
De la ville ! 



Quelle paix vaste règne aux champs ! 
L'oiseau chante dans le grand chêne, 
Les midis font blanche la plaine 
Que dorent les soleils couchants. 
— Peu m'importe ta gloire pure, 
nature I 



VARIA 47 



Avec les signes de ses flots, 
Avec sa plainte solennelle, 
La mer immense nous appelle 
Nous tous, rêveurs et matelots. 

— Qu'est-ce que tu me veux encore 

Mer sonore ? 

— Ah I ni les flots des Océans, 
Ni les campagnes et leur ombre, 

Ni les cités aux bruits sans nombre, 
Qu'édifièrent des géants, 
Rien ne réveillera ma mie 
Tant endormie. 



QUAND MÊME 



Ah, dis, mon cœur, plutôt que cette vie 
D'émotion sans doute noble encor 
Qui mène au sein d'un rouge et noir décor 
Ton manque de toute philosophie. 

Ton manque aussi, que personne n'envie, 
De ce qu'on va nommant un heureux sort 
Quelconque, et ce, pour jusqu'à telle mort 
Qui sera dure, bien que la défie 

Et ton courage, et ton dégoût aussi, 
Ah, dis, mon cœur, plutôt qu'un tel souci 
Tumultueux parmi ces crépuscules, 

Vaut-il pas mieux conquérir cette paix 
Qu'on eût voulue au bon temps des souhaits ? 
— 11 est trop tard, nous serions ridicules. 

27 décembre 1894, hôpital Bichat. 



ACTE DE FOI 



« Le seul savant c*est encore Moïse » I 
Ainsi disais-je et pensais-je autrefois, 
Et quand j'y pense encore et, sans surprise, 
Me le redis avec la môme voix, 

Ma conviction, que tous les problèmes 
Etalés en vain à mon œil naïf 
N*ont point mise à mal, séducteurs suprêmes, 
T'affirme à nouveau, dogme primitif. 

La doctrine profane et l'art profane 

Ont quelque bon, mais, s'ils agissent seuls. 

C'est comme des spectres sous des linceuls. 

La Genèse est claire, elle est diaphane, 

Et par elle je crois avec ardeur 

En Dieu, mon fauteur et mon créateur. 



EPILOGUE 



En manière cVadieux 
à la poésie « per- 
sonnelle ». 



Ainsi donc, adieu, cher moi-même, 
Que d'honnêtes gens m'ont blâmé. 
Les pauvres ! d'avoir trop aimé, 
Trop flatté (dame, quand on aime!). 

Adieu, cher moi, chagrin et joie 
Dont j'ai, parait-il, tant parlé 
Qu'on n'en veut plus, que c'est réglé I 
Désormais faut que je me noie 

Au sein, comment dit-on cela ? — 
De l'Art Impersonnel, et, digne. 
Que j'assume un sang-froid insigne 
Pour te chanter, ô Walhalla, 



VARIA 51 



Pour, Bouddha, célébrer tes rites 
Et vos coutumes, tous pays ! 
Et, le mien de pays, ô hisse ! 
Dire tes torts et tes mérites, 

Et dans des drames palpitants 
Parmi des romans synthétiques 
Ou bien, alors, analytiques, 
M'étendre en tropes embêtants î 

Adieu, cher moi-même en retraite : 
C'est un peu déjà du tombeau 
Qui nous guigne à travers ce beau 
Projet vers l'art de seule tête, 

Adieu, le Cœur ! Il n'en faut plus : 
C'est un peu déjà de la terre 
Sur la Tète... et son art... austère 
Que ces « adieux » irrésolus. 

Mars 1895. 



A M^' Marie M" (i) 



Vous fûtes bonne et douce en nos tristes tempêtes, 
— L'Esprit et la Raison parmi nos fureurs bêtes, — 
Et si Ton vous eût crue au temps qu'il le fallait 
On se fût épargné que de cbagrin plus laid 
Encor que douloureux î Puis, lorsque sonna l'beure 
Définitive où d'espérer n'était qu'un leurre 
Dorénavant, du moins vous fîtes pour le mieux 
Quant à tel modus vivendi moins odieux 
Que cette guerre sourde ou cette paix armée 
Qui succéda l'affreux conflit. 

Soyez aimée 
Et vénérée, ô morte inopportunément I 
Qui sait, vous là, précise et sûre au vrai moment, 
Votre volonté, toute indulgence et sagesse, 
Eût prévalu sans doute et nous eût fait largesse 
D'un pardon mutuel obtenu par son soin ; 
Tout serait dans la norme, avec Dieu pour témoin. 

(1) Pour Madame Marie Méauté, la belle-mère du poète. 



VARIA 53 

Mais Dieu n'a pas voulu qui vous a donc reprise, 
Pourquoi?... 

Dormez, ô vous, sous votre pierre grise, 
Qui fîtes le devoir et ne cédâtes pas, 
Dormez par ce novembre où ne peuvent mes pas 
Malades vous aller porter quelque couronne. 
Mais voici ma pensée, ô vous, douce, ô vous, bonne ! 

1er novembre 1894. 



TORQUATO TASSO 



Le poète est un fou perdu dans laventure, 
Oui rêve sans repos de combats anciens, 
De fabuleux exploits sans nombre qu'il fait siens, 
Puis chante pour soi-même et la race future. 

Plus tard, indifférent aux soucis qu'il endure. 
Pauvreté, gloire lente, ennuis élyséens, 
Il se prend en les lacs d'amours patriciens, 
t son prénom est comme une arrhe de torture, 

Mais son nom, c'est bonheur 1 Ah I qu'il souffre et jouit. 

Extasié le jour, halluciné la nuit 

Ou, réciproquement, jusqu'à ce qu'il en meure. 

Armide, Eléonore, ô songe, ô vérité ! 

Et voici qu'il est fou pour en mourir sur l'heure 

Et pour ressusciter dans l'immortalité ! 



PAQUES 



Die, nobis, Maria 
qiicm vidisti in via. 

De Rome, hier matin, les cloches revenues, 
Exhalent un concert glorieux dans les nues. 

L'écho puissant qui flue et tomhe de la tour. 
Vient magnifier l'air et la terre à leur tour. 

L'oiseau, sanctifie par Tor des salves saintes, 
Lui-môme entonne un hymne aimable et las de plaintes^ 

Clame lalléluia sur un air de chanson. 

Dans l'arbre, au ras des prés, et parmi le buisson. 

L'alouette, un motet au bec, s'est envolée ; 
Le rossignol a salué l'aube emperlée 

D'accents énamourés d'un amour plus brûlant. 
Et comme lumineux d'nn bonheur calme et lent. 



50 VARIA 

Le printemps, né d'hier, allègrement frissonne ; 
La nature frémit d'aise, et voici que sonne 

Partout dans la campagne, au cœur des vieux beffrois , 
De Taltier campanile et du palais des rois, 

Et de tous les fracas religieux des villes, 

Des Paris aux Moscous, des Londres aux Sévilles, 

Le frais appel pour Talme célébration 
DeTalmissime jour de résurrection... 

La colombe vole au sillon et l'agneau broute. 
Dis-nous, Marie, qui tu rencontras en route ? 

Le fleuve est d*or sous le soleil renouvelé, 
C'est le Seigneur « en Galilée il est allé î » 

— Ah î que le cœur n'est-il lavé dans l'or du fleuve, 
Sanctifiée en l'or des cloches l'Ame veuve ! 

Et que l'esprit n'est-il humble comme l'agneau, 
Blanc comme la colombe en ce clair renouveau 

Et que l'homme, jadis conscience introublée, 
N'est-il en route encore pour la Galilée! 



ASSOMPTION 



Aujourd'hui c'est ma fête et j'ai droit à des fleurs 
(Sous mon autre prénom je n'ai droit qu'à mes pleurs), 
Car sachez-le bien tous, je m'app elle Marie 
Et sous le nom puissant d'une mère chérie 
Je me sens protégé du mal et du péché 
(Jui m'avaient investi grâce au bien négligé. 
Je me sais à l'abri d'un monde que j'abhorre 
Et dont je ne saurais me séparer encore, 
Je me crois défendu contre tout choc et heurt 
Par ce nom qui s'en vient prier lorsque l'on meurt. 
En ce jour merveilleux de triomphe et de gloire, 
. Il me semble que j'ai ma part de la victime. 
ma femme, entrons donc joyeux, c'est notre droit 
Dans le bonheur heureux... et le devoir qu'on doit. 



PRIERE 



Me voici devant Vous, contrit comme il le faut. 
Je sais tout le malheur d'avoir perdu la voie 
Et je n'ai plus d'espoir, et je n'ai plus de joie 
Qu'en une en qui je crois chastement, et qui vaut 
A mes yeux mieux que tout, et Tespoir et la joie. 

Elle est bonne, elle me connaît depuis des ans. 
Nous eûmes des jours noirs, amers, jaloux, coupables, 
Mais nous allions sans trêve aux fins inéluctables. 
Balancés, ballottés, en proie à tous jusants 
Sur la mer où luisaient les astres favorables : 

Franchise, lassitude affreuse du péché 
Sans esprit de retour, et pardons l'un à l'autre... 
Or, ce commencement de paix n'est- il point vôtre, 
Jésus, qui vous plaisez au repentir caché? 
Exaucez notre vœu qui n'est plus que le vôtre. 



LE CHARME DU VENDREDI SAINT 



La cathédrale est grise admirablement, 

Tandis que le jour luit adorableraent 

Et que les arbres sont verts tout doucement. 

Les paysans sont naïfs et de province 

Pour la plupart parents, dont la toilette grince, 

De parisiens dont l'orgueil n'est pas mince 

De les promener autour du fameux monument 
Qui, néanmoins froissant Torgueil de leur village, 
Semble h leurs yeux matois quelque chose qui ment 
Et va, comme un peu vil, dans le sillage 

Des bateaux mouches d'ailleurs pleins abondamment 

D'une clientèle amusante en diable 

Qui file néanmoins, dévots irrémédiables, 

Voir les autels déserts et les tombeaux décorés richement. 

Paris, jeudi 30 mars 1893. 



II 



Le soleil fou de mars éveille encore un peu plus la verdure 
Des fins arbres du quai bordant la beauté pure 
Et forte de la cathédrale on dirait en guipure 

De pierre, on croit, immémoriale et si dure ! 

Les cloches de la veille ont fui (leur âme, au moins, 

S'est tue et pendent, patients témoins 

Muets jusqu'au samedi fier où, lentes sur les foins, 

Enfants, elles reviennent (ou, du moins, leur âm e 
Planant sur les villes légères et les autres) 
Et pendant leur voyage de miraculeux apôtres 
A travers les humanités chastes et les infâmes. 

Dans la nef désolée où seulement les flammes 
Des Ténèbres sévèrement bien plus sur toutes autres, 
S'affligent, grands ouverts, les tabernacles, âmes 
Muettes, symbolisent l'attente immense des apôtres. 

Vendredi, 31 mars 1893. 



EX IMO 



Jésus, vous m'avez puni moralement 
Quand j'étais digne encor d'une noble souffrance, 
Maintenant que mes torts ont dépassé l'outrance. 
Jésus, vous me punissez physiquement. 

L'âme souffrante est près de Dieu qui la conseille, 
La console, la plaint, lui sourit, la guérit 
Par une claire, simple et logique merveille. 
La chair, il la livre aux lentes lois que prescrit 

Le <( Fiat lux », le créateur de la nature. 
Le Verbe qui devait, Jésus-Christ, être vous 
Plein de douceur, mais lors faisait la créature 
Matérielle et l'autre en tout grand soin jaloux. 

La Science, un souci vénérable, tâtonne, 
Essaie et, pour guérir, à son tour, fait souffrir, 
Et, le fer à la main, comme un bourreau te donne. 
Triste corps, un coup tel que tu croirais mourir, 



G2 VARIA 

Ou se servant du feu soit flambant, soit sous forme 
De pierre ou d'huile ou d*eau raffine ta douleur, 
Tu dirais, pour un bien pourtant ; mais quel énorme 
Effort souvent infructueux, chair de malheur I 

Chair, mystère plus noir et plus mécancolique 
Que tous autres, pourquoi toi ! Mais Dieu te voulut 
Et tu fus, et tu vis, comment ? au vent oblique 
Des funestes saisons et du mal qui t'élut. 

Et tu fus, et tu vis, comment ! miracle frêle, 
Et tu souffres d'affreux supplices pour un peu 
De plaisir mêlé d'amertume et de querelle. 
Oui, pourquoi toi ? 

Jésus répond : « Pour être enfin 
Mienne et le vase pur de l'Esprit de sagesse 
Et d'amour et plus tard glorieuse au divin 
Séjour définitif de liesse et de largesse î 

Encore un peu de temps, souffre encore un instant, 
Offre-moi ta douleur que d'ailleurs la science 
Peut tarir, et, surtout ô mon fils repentant, 
Ne perds jamais cette vertu, la confiance 1 

La confiance en moi seul ! Et je le le dis 
Encore : patiente et m'offre ta souffrance. 
Je l'assimilerai, comme j'ai fait jadis, 
Au Calvaire, à la mienne, et garde l'espérance. 



VARIA 63 

L'espérance en mon Père. Il est père, il est roi, 
Il est bonté ; c'est le bon Dieu de ton enfance. 
Souffre encore un instant et garde bien la foi, 
La foi dans mon Eglise et tout ce qu'elle avance. 



Sois humble et souffre en paix, autant que tu pourras 
Je suis là. Du courage. Il en faut en ce monde. 
Qui le sait mieux que moi? Lorsque tu souffriras 
Cent fois plus, qu'est cela près de ma mort immonde. 



Et de mon agonie et du reste ? Allons, vois. 
C'est fait. Le mal n'est plus : tu peux vivre dans l'aise 
Quelques beaux jours encore et vieillir sur ta chaise, 
Au soleil, et mourir et renaître à ma voix. » 

8 août 1893, hôpital Broussais. 



Ce poème a été dit par Paul Verlaine dans des confé- 
rences qu'il fit à Nancy et à Lunéville, en novem- 
bre 1893. Dans le compte rendu de ces conférences pu- 
blié dans la Lorraine Artiste et qui contient de longs 
fragments de la conférence, l'indication des poésies 
publiées déjà que lut Verlaine, et le texte d'Ex Imo, 
poème inédit, on trouvera quelques Aariantes. Le texte 
que nous donnons est celui du manuscrit, celui de la 
Lorraine Artiste lui a été certainement communiqué 
par Verlaine. 

Voici CCS variantes : 



G4 YARFA 

3« vers de la cinquième strophe : 

Croirais-tu pour un bien pourtant... 

Aux deux dernières strophes, quelques différences. 

Sois humble et souffre en paix. Un répit ? prie après. 
Je suis là, du courage. Il en faut à ce monde 
Qui le sait mieux que moi ? Lorsque tu souffrirais 
Cent fois plus, qu'est cela, près de ma mort immonde 

Et de mon agonie et du reste. Allons, vois 
C'est fait. Le mal s'en va ; tu peux vivre dans l'aise 
Quelques beaux jours encore et vieillis sur ta chaise. 
Au soleil, pour mourir et renaître à ma voix. 

La Lorraine Artiste donne comme date du poème le 
5 août 93 et le manuscrit indique le 8. 



SOUVENIR DU 19 NOVEMBRE 1893 



Dieppe-Newhaven, 

Mon cœur est gros comme la mer, 

Qui s'exile de l'être cher ! 

Gros comme elle et plus qu'elle amer. 

Ma tète est comme la tempête. 
Elle est folle et forte ma tête, 
Plus qu'elle, effrénée, inquiète.... 

Furieuse et triste d'avoir 

Ce doux et douloureux devoir 

De m'exiler au pays iioir... 

Mais puisqu'il le faut pour ma reine, 
Embarquons d'une àme sereine. 
Et fi de toute crainte vaine ! 

Ah ! quoi que fasse le bateau 
Ivre des colères de l'eau 
Qui tantôt s'érige en tombeau, 



66 VARIA 

Tantôt se creuse, affreuse fosse, 
Embarquons sans nulle peur fausse, 
Sans nul regret menteur, se hausse 

Au ciel ou s'abîme en Fenfer 
Le bateau douloureux et fier 
Moins que mon cœur, moins que la mer I 

Or, je pars pour ma souveraine 
Et reviendrai l'àme sereine, 
Chargé pour cette douce reine 

De diamants, de perles, d'ors I 
Et bercé, mer en tes bras forts, 
Et rêvant de trésors, je dors. 



RETOUR 



La mer est douce comme un cœur 

Et je rentre dans la patrie... 

La mer est forte comme un cœur... 

Mon cœur est doux comme la mer, 
Et je salue encor la France. 
Mon cœur est fort comme la mer, 

La mer est dure et mon cœur dur 

■Comme la vengeance et la haine. 

La mer moins que mon cœur bat dur. 

La mer est calme, et mon cœur donc ? 

Tout est passé, trombe et bonace. 

Mon cœur est calme, et mon cœur, donc 1 

La mer est immobile, — et moi 
Je suis impassible au possible. 
La mer est immobile, et moi ? 



68 VARIA 

Moi je suis la mer, et la mer 
C'est moi, pire et meilleur encore, 
Moi je suis pire que la mer 

Et meilleur qu'elle, et bien meilleurs 

Et bien pires mes ires et 

Mes amours crachant morts et fleurs, 

Fleurs et pleurs et mon cœur avec 
Mon cœur qu'escortent des mouettes 
Gaiement tristes, claquant du bec 

Comme de froid et voletant. 
En faibles et mignards caprices, 
Comme sur du feu voletant, 

Du feu qui sourdrait de ce cœur 
Emu comme la mer, et calme 
Mieux et pis qu'elle, pauvre cœur, 

Pauvre cœur d'orage et de pleurs 
Plus salés que toutes les vagues. 
Pauvre cœur d'orage et de pleurs... 

Salut France ! Et qui m'attend donc, 

Puisqu'enfin voici la patrie ? 

Le calme sans doute et tant donc ! 

On n'est pas toujours accueilli 
Ainsi qu'on s'attendait à l'être, 
Qui donc est toujours accueilli ? 



VARIA 69 

Qui donc est toujours recueilli 
Des absents qu'on n'attendait guère, 
Qui donc a toujours accueilli ? 

mer douce comme mon cœur, 

mon cœur plus doux qu'elle encore, 

Vous si durs aussi, mer et cœur, 

Vous si calmes, ô cœur et mer, 

Immobile mer. impassible 

Cœur, — qu'attendre ici, cœur et mer, 

Sinon plutôt du doux amer... 



OXFORD 



Oxford est une ville qui me consola, 
Moi rêvant toujours de ce Moyen Age-là. 

En fait de Moyen Age, on n'est pas difficile 
Dans ce pays d'architecture un peu fossile 

A dessein, c'est la mode et qui s'en moque fault,. 
Mais Oxford c'est sincère, et tout l'art y prévaut ; 

Mais Oxford a la foi, du moins en a la mine 
Beaucoup, et sa science en joyau se termine 

En joyau précieux, délicieux : les cieux 
Ici couronnent d'un prestige précieux 

L'étude et le silence exigés comme on aime. 
Et la sagesse récompense le problème, 

La sagesse qu'il faut, cette douce raison, 
Que la Cathédrale termine en oraison. 



VARIA 71 

Sous les arceaux romans qui virent tant de choses, 
Et les rinceaux gothiques, fins d'apothéoses 

De Saints mieux vénérés peut-être qu'on ne croit 
Et mon cœur s'humilie et mon désir s'accroît 

De devenir et de redevenir, loin d'elle. 
Cette cité glorieuse d'être infidèle, 

Paris ! l'enfant ingrat qui s'imaginerait 
Briser les sceaux sacrés et tenir le secret — 

De devenir ou de redevenir la chose 

Agréable au Seigneur, quelle qu'en soit la cause. 

Et par cela même être encore doux et fort, 
toi, cité charmante et mémorable, Oxford ! 

Novembre 1893. 



PAUL VERLAINE'S 



Lecture at Barnard/s Jun Hall, 

Dans ce hall trois fois séculaire, 
Sur ce fauteuil dix fois trop grand, 
A ce pupitre révérend 
Qu'une lampe, vieux cuivre, éclaire. 

J'étais comme en quel temps ancien ! 
Et rame, un peu du Moyen Age 
M'investissait d'un parrainage 
Grâce, à mes airs mûrs séant bien. 

Ma parole en l'antique salle 
Ne jurait pas trop, célébrant 
La Foi du passé, sûr garant. 
L'éternel Beau, vérité sainte ! 

J'entretenais de mon pays. 
De cette France athénienne. 
Une élite londonienne 
Dont les vœux furent obéis 



VARIA 73 

Puisque de Testrade sévère 

Il ne tombait, conformément 

Au réel devoir du moment, 

Que ces mots : « Bien dire et bien faire », 

Et tel bel autre, et cœtera 
Dont s'esjouit la bonne salle, 
— Coin de la ville colossale 
Où, ce soir, l'Esprit se terra... 

Je conserverai la mémoire 
Bien profondément et longtemps 
De ces miens sérieux instants 
Où j'ai revécu de l'histoire. 

London, novembre 1893, on the, 21 Ih. 



ROTTERDAM (1) 



Après qu'il a franchi d'abord les terres vertes, 
Pleines d'eau régulière et qu'un moulin à vent 
Gouverne à chaque bout de champ, plus Fen-avant 
Et l'en-arrière des écluses grand'ou vertes 

Formant des lacs d'une mélancolie intense, 
Presque sinistres dans Tor sanglant de cieux noirs 
Où quelque voile noire, on dirait, par les soirs, 
Où quelque môle noir, on dirait, rôde et danse, 

Le train comme infernal et méchant sous la lune 
Tout à coup rôde et danse, on dirait, à son tour. 
Et tonne et sonne, et tout à coup, comme en un four 
De lumière très douce et très gaie, un peu brune, 

(1) Pièce insérée dans quinze jours en Hollande. 



VARIA 75 

Un peu rose, telle une femme de luxure 
Apaisée entre, en des barreaux entrecroisés 
Au-dessus d'une ville aux toits entrecroisés, 
Aux fenêtres d'où la vie appert, calme et sûre, 

Bonhomme, et forte et pure au fond et rassurante 
Combien I après tant de terreurs de cieux et d'eaux 
Regardant défiler à travers des rideaux, 
Galoper notre caravane délirante. 

Novembre 1892. 



VOYAGES 



Je voyageai dernièrement hors de Paris. 
Où ça ? Bien loin, hélas, du marhre et des lamhris 
Pompeux, où j'ai depuis longtemps l'honneur de vivre 
Mal et peu. — 

J'y grisai mes yeux du plus fin cuivre 
Et du plus rare argent des Pays-Bas. De l'or 
De France, non ! Car la France est un fier trésor 
De travail et, disons-le, de patriotisme, 
D'or aussi, mais saint ; l'or de mon pays, — cet isthme 
Vers l'Alsace et vers la Lorraine, ô natal Metz ! 
N'est pas pour mes besoins. 

Donc, par monts tant famés, 
Par vaux si renommés, par campagnes trop belles 
Que l'amour du pays a faites immortelles. 
Je rôdais, aimant, presqu'autant que mon pays, 
Ces amis de là-bas, point de chez vous, faillis 
A l'honneur militaire en dépit de vos forces, 
Arbres réduits h rien en dépit des écorces 
Diverses que donc le printemps vous flanque au dos, 
— Printemps, faiseur de guerre et leveur de rideaux I 



VARIA 

— Mais, j'oubliais, je ne parle que de voyages 
Artistiques — et ceci n'est guère que gages 
D'union fraternelle avec tous les pays. 
Donc vivent Belgique et Hollande et que haïs 
Soient tous les ennemis de la sainte Alliance 
Dont nous serions ^ bien, l'Allemagne et la France 

le' mai 1893. 



77 



IMPRESSIONS DE PRINTEMPS 



Il est des jours — avez- vous remarqué ? 
Où l'on se sent plus léger qu'un oiseau, 
Plus jeune qu'un enfant, et, vrai ! plus gai 
Que la même gaieté d'un damoiseau. 

L'on se souvient sans bien se rappeler... 
Evidemment Ton rêve et non, pourtant. 
L'on semble nager et Ton croirait voler. 
L'on aime ardemment sans amour cependant, 

Tant est léger le cœur sous le ciel clair 
Et tant l'on va, sûr de soi, plein de foi 
Dans les autres, que Ton trompe avec l'air 
D'être plutôt trompé gentiment, soi. 

La vie est bonne et l'on voudrait mourir. 
Bien que n'ayant pas peur du lendemain. 
Un désir indécis s'en vient fleurir, 
Dirait-on, au cœur plus et moins qu'humain. 



VARIA 79 

Hélas I faut-il que meure ce bonheur ? 
Meurent plutôt la vie et son tourment I 
dieux cléments, gardez-moi du malheur 
D'à jamais perdre un moment si charmant. 

le» mai 1893. 



RETRAITE 



On s'isole à Paris, quelle que soit l'horreur 

Apparente de vivre en ce cirque d'erreur, 

De luxe dur et des trop plausibles rancunes 

Du pauvre y voyant rouge — ainsi vont nos fortunes 

Sociales depuis ce cher Quatre-vingt-neuf. 

Oui, dit-on, l'on s'isole en ce vieux Paris neuf. 

Moi, vieux Parisien, ne le puis : l'habitude ! 

Mais j'ai tenté pour fuir l'àpre disquiétude, 

De tous ces bruits méchants et de ce plat soleil, 

D'habiter dans un cœur qui soit au mien pareil. 

Pauvres cœurs tout meurtris, vieux de deuils et hors d'âge, 

Etant restés bien trop enfants, pour tant d'usages 

Ah I consolez vos pleurs, priez pieusement 

Pour au moins un futur tant soit peu plus clément 

Et dormez, las de vains projets et d'aventures, 

Loin du bruit amorti des sots et des voitures ! 

Octobre 1893. 



L'enfant avait reçu deux bons yeux dans la tête, 
Quelque chose de dur et de doux à la fois, 
Puis il avait encore hérité d'une voix 
Où le commandement se mêlait à la fête 

Cordiale qu'on a de craindre sa maman 
Si peu mais trop parfois — on dirait une douche ! 
Donc ce moutard était, dans son charme, farouche 
Si peu qu'il en était unique, croyez-m'en. 

Et j'ai fait ce sonnet qui n'est pas régulier 

Pour, quand il sera grand, que le cher enfant m'aime 

Et surtout que sa mère, en attendant de même 

Qu'il grandisse, ait pour moi, le vieil irrégulier. 
Tels sentiments d'amitié franche et forte, même ! 
— Et que vive l'enfant, pour ne pas l'oublier ! 



VISITES 



Je n'ai pas vu d'arbres ni d'herbe 
Ni de ciel, sinon un seul pan, 
Durant tout cet été superbe 
Dont on me rabat le tympan. 
Ah çà, m'aurait-on donc jeté 
Dans un cachot trop mérité ? 

Non, je suis simplement malade. 
Mais un malade dès l'abord 
En plein large^ à la débandade. 
Délire, coma, pris pour mort ; 
Puis je redevins l'alité 
Classique — à perpétuité ? 

Et ce n'est pas que je m'ennuie. 
Au moins, dans l'asile où je suis. 
Pas de soleil mais pas de pluie , 
J'y vis au frais, au chaud, et puis 
Des visiteurs assidûment 
Y charment mon isolement. 



VARIA 83 



C*est toi d'abord, ô bien-aimée, 
M'apportant avec ta gaité 
Dorénavant douce, l'armée 
Des victorieux procédés 
Par quoi tu m'as toujours dompté, 
Conseil juste, forte bonté... 

Et ne voilà-t-il pas encore 
miracle renouvelé, 
De vingt ans passés qui l'implore 
Depuis lors contrit, désolé. 
Que la grâce entre et me sourit 
De Notre-Seigneur Jésus-Christ. 



Octobre 1893. 



A Ph... 



Depuis CCS deux semaines 
Où j'ai failli mourir, 
Ces heures jà lointaines 
Qui m'ont tant fait souffrir. 

Depuis ce temps, chérie, 
Comme d'ailleurs depuis 
Si longtemps, je marie 
Nos cœurs, mais dès ces nuits 

Où tu vis Tagonie 

Où j'allais m'enlisant, 

Elle semble bénie 

A nouveau, l'âme, hissant 

Du tombeau pour sourire 
A ta dive bonté. 
Laisse-moi te le dire. 
Je t'aime, en vérité. 



VARIA 85 



Gomme il me semble, bonne, 
Que je n'ai pas aimé... 
Reçois la fleur d'automne 
Que voici. Parfumé 

De peu, le cadeau sombre 
Veut être aussi joyeux, 
Laisse-m'en suivre l'ombre 
Au soleil de tes yeux. 



Fin août 1893, hôpital Broussais. 



J'ai revu, quasiment triomphal, 

La ville où m'attendaient ces mois d'ombre. 

Mon malheur était lors sans rival, 

Mes soupirs, qui put compter leur nombre ? 

J'ai revu, quasiment triomphal. 

Ces murs qu'on avait crus d'oubli sombre. 

Le train passait, blanc panache en l'air 

Devant la rougeâtre saignante architecture 

Où j'eus vécu deux fois un hiver 

Et tout un été sans aventure. 

Le train passa blanc panache en l'air 

Avec moi me carrant en voiture. 

Sans aventure, ah ! oui, ces hivers 
Et cet été, d'aventure aucune, 
Moi qui les aime, à titres divers, 
En plein scandale ou sous la lune. 
Sans aventure, ahl oui, les hivers 
Et cet été, la morne infortune ! 



VARIA 87 

Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi, 
Gentleman improvisé qui files, 
Mais souviens-toi donc. Ici la Foi 
T'investit loin du péché des villes. 
Ingrat cœur humain, mais souviens-toi 
Qu'ici la Foi but tes larmes viles 

Le train passe et les temps sont passés 
Mais je n'ai pas oublié la bonne, 
La grande aventure et je le sais 
Que Dieu m'a béni plus que personne. 
Le train passe, les temps sont passés 
Mais l'heure de grâce reste et sonne. 



CORDIALITÉS 



A Ernest Dclahaye. 

Dans ce Paris où Ton est voisin et si loin 

L'un de Tautre que c'est une vraie infortune 

De s'y voir, de s'y savoir tels, vu ce besoin 

L'un de l'autre pourtant, qui donc vous importune ! 

Et ce désir commun à nos deux âmes l'une 
De l'autre et de nos esprits mutuels pingouins 
L'un et l'autre, figés sur un écueil témoin, 
Par le flot qui s'oppose et la croissante brune ! 

Si bien qu'ils sont là, nos esprits, qu'elles, ô ces 
Ames nôtres, sont là pauvres monstres blessés, 
Où l'on est si près de cœur et d'âme. 

Ah ! secouons enfin cette torpeur infâme 

Et soyons, non plus des pingouins, des colibris. 

Prouvons que nous valons encore notre prix. 



II 



Deux colibris parisiens, deux cancaniers, 
Sans cesse se disant les fausses et les vraies 
Nouvelles, disputant à propos d'elles, gaies 
Ou tristes, et bavards n'ayant pas de derniers. 

Ou soyons, si Paris nous distance quand même, 
Ville importune en sa trop factice grandeur. 
Gomme autrefois des persécuteurs de facteur 
Par des lettres, toujours la môme, et la suprême ! 

Mais si drôle en raison des dessins sans talent 
Aucun, mais amusants pour de pleines journées. 
Envoyons-nous, morbleu ! des lettres par fournées I 

Soyons le colibri, non l'oiseau triste et lent ! 

Ou plutôt soyons deux copains baA^ards de langue 

Et prompts de main, croquis vif et drôle harangue. 



m 



Pour une fête. 

Impériale, puisque Eugénie ! et très doue 
Puisqu*elle-même et très royale, puisque loi! 
Sa colère est ma reine et sa loi c'est ma loi, 
Sa colère, et non son caprice, jamais roi ! 

Maintenant, pourquoi ces ires que je repousse 
Comme il faut de mon cœur irritable pourtant 
Trahiraient-elles d'un symptôme inquiétant 
Les rimes que je fais pour elle en cet instant ? 

Est-ce sa faute ou de la mienne ? Ah, de la mienne I 
On s'aime bien, on devrait être mien et tienne 
Au lieu de ce ménage à trois... dont le Soupçon 

Le soupçon et sa femelle la Jalousie, 
Autre monstre accoudé sur la table choisie 
Qu'il faut enfin chasser sans trop plus de façon 



POUR LES GENS ENTERRÉS AU PANTHEON 



Morts d'à-côté, beaucoup de cendre, quelques os. 
Cendre obscure, chanoine ou maréchal ou prince. 
Os connus : grand poète ou chef d'Etat qu'évince 
Du monde un tueur gosse, émoi des Lombrosos, 

Etonnement des Nordaus ! Morts historiques 
Dans la ville hystérique es quartier tapageur, 
vous du Panthéon, votre tardif vengeur. 
Hôtes qui sommeillez sous tant de rhétorique, 

Je ne vous plains pas, certes : on jalouse les morts 
Mais on ne les plaint pas, puisqu'ils sont sans remords, 
Sans espoirs, morts entiers, — à ce que des gens disent, 

Mais je voudrais autour des dalles oti gésigent 
Vos restes négligés sur un rite aboli. 
Le silence régnât, cette fleur de l'oubli. 



RENDEZ-VOUS 



Dans la chambre encor sépulcrale 

De Tencor fatale maison, 

Où la raison et la morale 

Le tiennent plus que de raison, 

Il semble attendre la venue 
Arrivant à lents mais sûrs pas 
De quelque présence connue 
Et s'écrie entre haut et bas : 

« Ta voix claironne dans mon âme 
Et tes yeux flambent dans mon cœur. 
Le monde dit que c'est infâme ; 
Mais que me fait, ô mon vainqueur ? 

a J'ai la tristesse et j'ai la joie 
Et j'ai l'amour encore un coup, 
L'amour ricanant qui larmoie, 
toi beau comme un petit loup ! » 



VARIA 93 



Son œil si morose s'allume 
Et sa lèvre, aux souris pervers. 
S'agace aux barbes de la plume 
Qu'il a pour écrire ces vers. 



BERGERIE 



A l'instar des bergers de Virgile 
Et même de ceux de Florian, 
Aimons les belles tout en en 
Craignant moult pour notre cœur fragile. 

Surtout nous redoutons l'action 
Qui nous mènerait à la sottise 
De nous fâcher, façon malexquise, 
Avec celle, notre passion. 

On est si malheureux, dès qu'on aime, 
De n'aimer plus, on est si penaud. 
Qu'il semble alors qu'il faille, qu'il faut 
Mourir soudain d'une mort suprême 

Et quelle mort choisir, s'il vous plaît 
Dans cette crise et cette tourmente ? 
Le fer, le poison ? Ou plutôt mamante. 
Ne nous aimer qu'au calme complet. 



FÉROCE 



Tu m'as vu mourant presque, 
Ou plutôt presque mort, 
Formant une arabesque 
De mon bras qui se tord, 

Ecarquillant des yeux 
De folie et de rêve, 
A soi-même odieux, 
Attendant qu'on les crève. 

Balbutiant des sons 
Sans pouvoir les produire, 
Moi, chanteur de chansons 
Sans pouvoir te les dire... 

Je crois, on me l'assure. 
Que, douce, une pitié 
Te prit, non sans mesure. 
Puis désapitoyé, 
Ton cœur cria : c'est bien lui qu'il faut qu'on torture! 



A GELIMÈNE 



Bon, encore une trahison ! 
Quand serons nous à la millième? 
Ça vaudra mieux que de raison ! 

J'aime en toi ce trésor sans fin 
D'amour en dehors l'un de l'autre 
Et j'approuve ta belle faim. 

Je ne comprends guère Strindberg 

— Un nom qu'à grand'peine on prononce 

De titre froid, tel un Spitsberg. 

Plus tu nous auras tous faits tels 
Que tu le veux j'espère, chère 
Qu'alors, sur nos fronts immortels. 

Pousseront aux prés, dans les bois, 
Partout, autant de cornes belles 
Que ton cœur a de beaux émois. 



VARIA. 97 



Et ce te sera sous le ciel, 
Témoin de Tauguste mystère, 
Quel hommage torrentiel 

De tous les cocus de la terre ! 
il Février 1895. 



MORALE 



C'est pourquoi mieux ne pas aimer du tout 
Si ce n'est que d'un amour purement sensuel, 
Nargue de la morale habituelle, 
L'amour sans plus c'est vraiment le bout. 



POUR E.. 



la femme éternellement 

Bien-aimée ! 
ma femme, ô sincèrement 

Estimée, 

ma femme, si gentiment 

Mieux famée 
Que ce vieux moi si méchamment, 

Bien-aimée, 

Calomnié comme il le faut, 

Par l'envie, 
ma femme, dont le cœur vaut 

Trop ma vie, 

Je me repens, tu le sais bien, 

A toute heure, 
A tout moment, de tout, de rien, 

Et me leurre 



100 VARIA 

De l'espoir de voir pardonnes 
Les torts botes 

De mon cœur, noirs lacs sillonnés 
De tempêtes... 

Mon cœur est tien, fichu cadeau, 

Seule amie, 
Mais ton cœur si bon et si beau 

Ne veut mie 

Du mien. si sincèrement 

Estimée... 
la femme éternellement 

Bien-aimée 1... 



POURE... 



J'aime ton sourire 
Qui m'accueille si 
Gentiment ! Ainsi 

Le soleil salue 

L'humble fleur des champs 

Echappée aux gens. 

J'aime tes yeux d'ombre 
Et de clarté, beaux 
Comme des tombeaux 

D'enfants et de vierges 
Et j'aime les coins 
De ta bouche moins 

Aimables que drôles 
Pour si bien baiser 
Moi, pour l'apaiser 



102 VARIA 

Et j'aime ton àme 
Qui ne m'aime pas 
Jusques au trépas. 

Et que de logique 
Dans Tabstention 
De cette action, 

Car j'aime ta vie 
Et la mienne aussi 
Mais pas tant ainsi. 



POUR E 



Quelle colère injuste et folle î 
(Au fond la colère est injuste 
Et folle), mais combien frivole 
Cette rancune si robuste. 

Car robuste, elle Test, hélas ! 
Jusqu'à me faire du chagrin 
Ta rancune, et je suis si las I 
De t'avoir paru ce marin 

Que ballottent quatre yeux de femme I 
Gomme autant d'astres de désastre, 
Qu'enfin sans néanmoins d'infâmes 
Gapitulatiotis, à Tastre 

Qu'est la bonté, qu'est la beauté 
De ton âme et de ton cœur si bons 
Et beaux comme la liberté 
Opardon, mais ô donc, réponds. 



Tu me fais un peu mal à la tête, 
jalouse, ainsi que le soupçon 
Je ne suis pas toujours à la fête, 
Quand tu me fais, jalouse, la leçon. 

doctoresse en droit féminin, 
Epargne un peu ce moi, — ta conquête, 
Et fais-lui le don félin, canin, 
De ta compétence qui me guette 

Ta compétence en le droit charmant 
Qu'ont les femmes, hélas I sur nos âmes 
D'hommes et même sur nos vraiment 
Faibles corps d'hommes, ô vous, les femmes. 

toi, ma femme, ô toi, laisse-moi 
T'aimér beaucoup sans surtout trop croire 
Que je ne t'aime que pour la gloire. 
Non, je t'aime, va, pour cet émoi. 



VARIA 105 

Pour ce cher émoi de notre chair 
Commune, comme un bien qu'on partage 
Alors que nous sommes au lit cher, 
A notre chair laissée en otage 

De notre cœur, ô que mutuel, 
De notre âme, ô combien réciproque, 
De notre amour si doux, si cruel, 
Que je le crois seul en notre époque. 



EPILOGUE 



A Eugénie.,. 

toi, toi, seule bonne entre toutes ces femmes 
Et tant d'hommes feignant d'aimer mon triste cœur. 
Toi me riant parmi leurs sourires infâmes. 

Me riant franchement, d'un rire point moqueur. 
Hypocrite encor moins, mais toujours large et libre 
Et qui fait rire enfin mon cœur et sa langueur, 

Large comme ton cœur, libre dans l'équilibre 
D'une affection forte et douce que ne peut 
Déranger tel malheur minime ou de calibre... 

Tu querelles avec justice, s'il le veut 

Ou s'il ne le veut pas, mon affreux caractère... 

On dirait, ta querelle, un jardin où il pleut... 

On dirait, ta querelle, un enfant qu'on fait taire 

Et qu'on baise bien fort au front, du moment qu'il s'est ta, 

Pour le récompenser du bon pli salutaire 



VARIA 107 

Pris d'obéir, conformément à la vertu, 

Des enfants, d'écouter sans répondre et s'instruire 

Dans la sagesse et le devoir parfois ardu. 

toi toute bonté forte et douce énergie (1) 
Encore plus mon âme et mes sens par précis 
Sèment ton âme, dût même ta grâce luire, 

La grâce de tes sens aimés, — et par ainsi 
Notre amour s'ennoblit d'une grâce meilleure 
Par quoi voici joyeux mon cœur jadis transi. 

Arrière maintenant le vain souci de l'heure 

Et du ciel orageux, ou froid... N'avons-nous pas 

A l'écart des méchants de qui j'ai fui le leurre 

La certitude de ne marcher qu'à sûrs pas 

Dans le bonheur, sans plus chercher, moi. Torde orgie. 

De laquelle je suis vainqueur, non sans combats. 

(1) Une variante donne : 

toi, sachant me plaire encore mieux et séduire. 
Encore plus mon âme et mes sens par préci — 
Sèment Tàme que la grâce qui s'en va luire. 



EPILOGUE 



A Eugénie., 

Mais il te faut m'etre si douce ! 
Car tu sais ou tu ne sais pas 
Que je suis faible et que mon pas 
Flageolle à la moindre secousse ; 



Que mon cœur qui trôna jadis, 
Fier de sa puissance amoureuse, 
Tremble et s'alarme à tels petits. 
Tout petits flirts, riens, viande creuse ; 

Que mon esprit naguère encor 
Triomphal en pleine lumière, 
Chû de son vol d'azur et d'or, 
A perdu sa gloire première ; 

Qu'enfin mon âme toute en Dieu 
Lors d'un autrefois dont les anges 
Furent participants, au lieu 
Des cieux, erre ès-limbes étranges... 



VARIA 109 



Oui, toi douce ! et tout est fini 
Du mal languide qui m'oppresse, — 
Et qu'à jamais ton nom béni 
Ferme les sceaux de ma détresse I 



MORT ! (1) 



Les Armes ont tu leurs ordres en attendant 

De vibrer à nouveau dans des mains admirables 

Ou scélérates, et, tristes, le bras pendant, 

Nous allons, mal rêveurs, dans le vague des Fables. 

Les Armes ont tu leurs ordres qu'on attendait 
Même chez les rêveurs mensongers que nous sommes, 
Honteux de notre bras qui pendait et tardait, 
Et nous allons, désappointés, parmi les hommes. 

Armes, vibrez ! mains admirables, prenez-les, 
Mains scélérates à défaut des admirables î 
Prenez-les donc et faites signe aux En-allés 
Dans les fables plus incertaines que les sables. 

Tirez du rêve notre exode, voulez-vous ? 

Nous mourons d'être ainsi languides, presque infâmes I 

Armes, parlez ! Vos ordres vont être pour nous 

La vie enfin fleurie au bout, s'il faut, des lames. 

(1) Vers publiés dans la Revue Rouge quelques jours 
avant la mort de Verlaine. 



VARIA 111 

La mort que nous aimons, que nous eûmes toujours 
Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce 
Et Fortie, ô la mort sans plus ces émois lourds, 
Délicieuse et dont la victoire est l'annonce 1 

Décembre 1895. 



A Mademoiselle Sarah. 

Mademoiselle Sarah, 

C'est à qui de nous d'eux sera 

Le mieux encore épris de l'autre. 

Hélas î crois-je, c'est toujours moi 

Que tracasse bien trop d'émoi 

Mais votre émoi ? Quel est le vôtre ? 

Je crains qu'il ne soit trop même 
Si je vois votre cœur à nu... 
Heureusement c'est l'inconnu ? 

Et je veux que cette fleurette 
Ne vous trouve point mal seulette 
Dussé-je, y, moi, risquer ma tête. 



PARALLÈLEMENT 



Pour une édition nouvelle de Parallèlement . 



PROJET EN L'AIR 



A Ernest Delahaye. 

Il fait boa supiaément, 

Mi-dormant, 
Dans l'aprication douce 
D'un déjeuner modéré, 

Digéré 
Sur un lit d'herbe et de mousse, 

Bon songer et bon rêver 

Et trouver 
Toute fin et tout principe 
Dans les flocons onduleux , 

Roses, bleus 
Et blancs d'une lente pipe. 

L'éternel problème ainsi 

Eclairci, 
Philosopher est de mise 
Sur maint objet réclamant 

Moindrement 
La synthèse et l'analyse... 



118 PARALLÈLBMKM 



Je me souviens que j'aimais 

A jamais 
(Pensais-je à seize ans) la Gloire, 
A Thèbes pindariser, 

Puis oser 
Ronsardiser sur la Loire, 



Ou bien être un paladin 
Gai, hautain. 

Dur aux félons, qui s'avance 

Toujours la lance en arrêt ! 
J'ai regret 

A ces bêtises d'enfance... 



La femme ? En faut-il encor ? 

Ce décor 
Trouble un peu le paysage 
Simple, petit et surtout 

De bon goût 
Qu'à la fin prise le sage. 



A vingt ans, même à trente ans. 

J'eus le temps 
De me plaire aux mines gentes. 
Et d'écouter les propos 

Faux mais beaux, 
Sexe aime, que tu nous chantes... 



PARALLÈLEMENT 119 



La Politique, ah, j'en fis I 

Mon avis ? 
Zut et bran ! L'amitié seule 
Est restée, avec Fespoir 

De me voir 
Un jour sauvé de la gueule 



e cet ennui sans motif 

Par trop vif 
Qui des fois Mille, Faffreuse ! 
Et de m'endormir, que las ! 

Dans tes bras. 
Eternité bienheureuse. 



Tire-lire et chante-clair, 
Voix de Tair 

Et des fermes, cette aurore 

<3ue la Mort nous révéla 
Dites-la 

Si douce d'un los sonore ! 



Nous ne sommes pas le troupeau : 
C'est pourquoi bien loin des bergères 
Nous divertissons notre peau 
Sans plus de phrases mensongères. 

Amants qui seraient des amis, 
Nuls serments et toujours fidèles, 
Tout donné sans rien de promis, 
Tels nous, et nos morales telles. 

Nous comptons d'illustres aïeux. 
Parmi les princes et les sages, 
Les héros et les demi -dieux 
De tous les temps et tous les âges. 

En ses jours de sa gloire et de deuil, 
La gloire honorait notre grâce ; 
Notre force était son orgueil 
Et le rire fier de sa face. 



rAHALLÈLEMENT 121 



Rome aussi nous comblait d'égards I 
Nous éclatâmes dans ses thermes ; 
Les poètes de toutes parts 
Nous célébrèrent en quels termes. 

Chez les modernes nous avons 
Les Frédéric et les Shakspeare, 
Nos phalanges en rangs profonds 
Allaient nous conquérir l'Empire 

Du monde en de très vieux Olim 
Quand tueurs de femmes et d'hommes, 
Les jaloux, ces durs Elohim 
Se ruèrent sur nos Sodomes 

Sur les Gomorrhes d'à côté. 



BILLET A LILY 



Ma petite compatriote. 

M'est avis que veniez ce soir 

Frapper à ma porte et me voir. 

la scandaleuse ribote 

De gros baisers — et de petits, 

Conforme à mes forts appétits I 

Mais les vôtres sont-ils si mièvres ? 

Primo, je baiserai vos lèvres, 
Toutes I C'est mon cher entremets 
Et les manières que j'y mets. 
Comme en toutes choses vécues, 
Sont friandes et convaincues. 
Vous passerez vos doigts jolis 
Dans ma flave barbe d'apôtre 
Et je caresserai la vôtre 
Et sur votre gorge de lys 
Où mes ardeurs mettront des roses, 



PARALLÈLEMEiNT 123 



Je poserai ma bouche en feu ; 

Mes bras se piqueront du jeu. 

Pûmes autour des bonnes choses 

De dessous la taille et plus bas, — 

Puis mes mains, non sans fols combats, 

Avec vos mains mal courroucées, 

Flatteront de tendres fessées 

Ce beau derrière qu'étreindra 

Tout l'effort qui lors bandera 

Ma gravité vers votre centre. 

A mon tour je frappe. dis : Entre I 



DÉDICACES 



Pour Varia ou pour une nouvelle édition 
de Dédicaces. 



MARCELINE DESBORDES VALMORE 



Telle autre gloire est, j'ose dire, plus fameuse. 
Dont l'éclat éblouit mieux encor qu'il ne luit : 
La sienne fait plus de musique que de bruit. 
Bien que de pleurs brûlants écumeuse et fumeuse. 

Mais la bonté du cœur, mais l'àme haute et pure 
Tempèrent ce torrent de douleur et d'amour 
Et, se mêlant à la douceur de la nature, 
A sa souffrance aussi, de nuit comme de jour 

Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil 
A chaque instant, avec à peine des nuances. 
Un large fleuve harmonieux de confiances 
Vives et de désespoirs lents, et, non pareil. 

Il chante, l'ample fleuve au capricieux cours, 
L'hymne infini de toute la tendresse humaine 
Où la fille et l'amante et la mère ont leurs tours, 
Où le poète aussi, dans l'horreur qui nous mène, 

9 



130 DÉDICACES 



Vient mêler son sanglot qui finit en prière 
Universelle, et la beauté môme d'un art 
Issu du sang lui-môme et de la vie entière, 
Rires, larmes, désirs et tout, comme au hasard. 

Car elle fut artiste, et sous la fougue ardente 
Dont va battre son vers vibrant comme son cœur. 
On perçoit et l'on doit admirer l'imprudente 
Main au prudent doigté tout vigueur et langueur. 

— Les villes, ainsi que les peuples, ont la gloire 
Qu'elles valent, et toi. Douai, tu méritas 
Celle-ci, pays calme où vécut de l'histoire 
Tumultueuse en masse et formidable, au tas. 

Cité d'églises et de beffrois et campagnes 

Pleines de « jeunes Albertines », mais, encor, 

« Où s'assirent longtemps les ferventes Espagnes ». 

Telle l'œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor, 

En harmonie avec la femme et le génie, 
Il est juste, il est temps pour l'honneur de ses vers ? 
Non, ils sont ton honneur même et ta fleur bénie. 
Sa patrie, ô Douai, « doux lieu de l'univers ». 

Il n'est que temps, il n'est que grand temps et que juste. 

Ville, son cher souci dans ce cruel Paris, 

De dresser quelque part sa ressemblance auguste 

En quelqu'un de tes « coins » qu'elle a le plus chéris. 



DÉDICACES 131 



Afin que les cloches encor de Notre-Dame 
Bercent du moins son ombre à l'ombre des rameaux 
Qui furent familiers aux repos de cette âme 
Infatigable et qui lui murmuraient les mots 

De ces poèmes dont nous célébrons la fête 
Intellectuelle et cordiale, et, ô Toi, 
grande Marceline, ô sublime poète, 
Et femme exquise, accueille cet acte de foi ! 



PUVIS DE CHAVANNES 



Victor Hugo, soleil dont tous sont le Memnon, 
Donnant à nous sa lyre étoilée et fleurie, 
Extase du poète, orgueil de la patrie, 
Honneur du genre humain qui se lève à son nom ; 

PicARWA MATER, campague courageuse, 

Race blonde aux corps blancs brunis par le grand air ; 

Lu DUS PRO PATRiA, bcaux éphèbes, sang fier 

Et chair forte et des yeux où rit la mort songeuse ; 

Geneyièye qui paît ses ouailles, tandis 

Que Toignent de douceur tel saint et tel évoque. 

Et, le Hun éloigné, rêve de paradis, 

Autant, Gloire, de droits et de titres avecque 

Tant d'autres pour ton temple ouvert de son vivant 

A l'artiste impeccable, au maître triomphant. 

Janvier 1895. 



POUR UN ALBUM 



A M^^ de ,.. pour son album. 

Je n'ai jamais été dans la Bretagne, mais 
J'en rêve toutes nuits, et tout le jour j'y pense 
Comme aux choses de mon enfance que j'aimais, 
Tant qu'à la fin, et sous forme de récompense, 

Je revois le clocher que je n'ai vu jamais. 
la Bretagne et ses clochers à jour, où danse, 
A travers ce brouillard épais oii je trimais» 
La cloche pour bercer un peu ma vieille enfance. 

Car j'ai rêvé que je trimais, bête et malin, 
Tel, innocent, le long du parc de Josselin, 
Un berger, contemplant la nuit long-étoilée. 

Et, de plus, ignorant qu'Olivier de Clisson 
Fut autrefois maître et seigneur de la vallée, 
Rôde parmi les bois en sifflant sa chanson. 



SONNET 



Pour la Kermesse du 20 juin 1895 (Caen). 

Je voudrais avoir, je le jure, 
Croyez-en ma sincérité, 
Part à votre f est! vite 
N'était le mal qui m'iodure, 

Qui, tout le temps que le jour dure, 
Me retient au lit détesté 
Pour me faire un somme agité 
Du soir obscur à l'aube obscure. 

Mais mon cœur bat libre et sans fers 
Et le bon démon qui m'habite 
Me dicte encore parfois des vers. 

Sonnet, pars joyeux et va vite 
Vers ce Caen où la Charité 
Gaiment inaugure Tété. 



POUR LA PLUME 



Je veux dire en ces quelques vers 

La bonne opinion que j'ai 

Sur les gens bien et l'endroit gai, 

Fut Tendroit triste avec des gens divers. 

(Or, j'ai passé pas mal d'hivers 
Et de printemps gai comme un geai, 
Triste comme un cygne à l'essai, 
Tour à tour chaste mais pervers.) 

Ma bonne opinion est telle , 
Dans cette fête qui m'allume, 
Mesdames, ô vous toute belle, 

Messieurs, ô vous tous un génie 
Que si j'osais, sans ironie. 
Je me glorifierais d'être aussi, président de la Plume. 

11 avril 1893^ 



II 



Je ne suis plus encore un faune 
Et je dirais dans mes regrets 
Un sonnet à la Plume après 
Que je ne serai plus aphone 
Sans le faire, hélas î trop exprès. 

Ma muse qui parfois rit jaune 
Et voit rouge et noir et tout près 
D'y voir rose, puisque suis ès- 
Amis, vous dit : Amis, mon trône 

Puisque je suis le Président 

De ces agapes fraternelles 

Ou du moins mon fauteuil prudent, 

Mon fauteuil ou si vos prunelles 
Y découvrent un trône trop : 
Je vous salue, amis, et m'assieds au galop. 

13 avrU 1893. 



FROxNTISPICE POUR UNE ANNÉE DE LA PLUME 



Rêveuse au bord de Teau 
Tendrement soucieuse, 
Entends chanter l'yeuse. 
L'ajonc et le bouleau , 

Admire le tableau 
Naïf où la macreuse, 
La sarcelle amoureuse 
Parlent du renouveau. 

Pénètre-toi du charme, 
Sens monter une larme 
Qui viendrait de ton cœur 

A ce printemps qui muse, 
Joie éparse et langueur, 
Souris, petite muse. 



LE LIVRE D'ESTHER (1) 



Je suis un ennemi de toute hypocrisie, 

Aussi, de tout ennui, 
Et c'est pourquoi, ma trop chère, je t'ai choisie I 

Je Tavoue aujourd'hui. 

Gomme je l'indiquais hier dans tel volume 

Dont Bazile a rougi, 
Comme je l'écrirai demain avec ma plume 

D'homme chaste assagi, 

Gomme je le crierai, fût-ce en face des balles, 

Fût-ce « à travers le feu, 
a Le fer des bataillons », ces soûlantes cymbeiles, 

Serait-ce, nom de Dieu I 

(1) Ces deux pièces portent en note, au coin de la page, 
Le Livre d'Esther ; ce sont les seules. Verlaine avait com- 
mencé un volume sous ce titre. La première pièce 

Je suis un ennemi de toute hypocrisie 

devait être le premier du livre. 



DÉDICACES 139 



Devant le Diable, et quand ce serait devant pire 

(Je f ai nommée assez) 
Je t'aime mieux que tout, démon, goule, vampire, 

— Et ce n*est pas assez I 



II 



Phi...B..., c'est presque la lune, 
Mais La Lune que je vois 
Quand tu cèdes à ma voix 
Qui sans doute t'importune. 

Mais si sincère qu'enfin 
Tu l'exauces et me hausses 
Jusques aux charmes qu'en vain 
Blasphèment des voix que fausses I 

Mais que moi qui ne suis rien, 
Plus rien que leur hygiène 
A ces tiens (miens ?) charmes bien- 
Aimés, je torche sans gène 

(Et pourquoi, puisque, après tout 
Ce manège qui m'allège 
D'un poids bien cher au débout, 
Vers mieux encor je m'allège.) 



VERS DE JEUNESSE 



A DOiN JUAN (1) 



Je n'ai jamais pu voir sans un rire nerveux, 
Les beaux garçons passer au bras des belles filles, 
Les rendez- vous surpris, les baisers, les aveux 
Qui bruissent, les soirs d'été, sous les charmilles, 

Percent mon cœur jaloux comme d'àpres aiguilles ! 
Et, méprisant l'amour, je ris des amoureux ; 
Pour leur calme outrageant, j'abhorre les familles ; 
Je hais tout ce qui rampe en se croyant heureux. 

Mais j'envie, ô mon Juan, pour suborner les âmes. 

Ta lèvre qui savait aimer toutes les femmes, 

Ton sourire et tes yeux, clairs comme des miroirs ; 

Et ta main qui, le jour, trouant quelque poitrine 

De sot mari, — le soir, grattait la mandoline 

Sous un balcon de pierre où luisaient deux yeux noirs. 



(1) Sonnet de jeunesse douteux, publié sous la signature 
Fulvio. 



QUATRAIN (1) 



D'ailleurs en ce temps léthargique, 
Sans gaité comme sans remords, 
Le seul rire encore logique, 
C'est celui des têtes de morts. 



(1) Quatrain écrit en épigraphe à Claire Lcnoir de Yilliers 
de risle Adam- 



LES DIEUX (1) 



Vaincus, mais non domptés, exilés, mais vivants, 
Et malgré les édits de l'Homme et ses menaces, 
Ils n'ont point abdiqué, crispant leurs mains tenaces 
Sur des tronçons de sceptre, et rôdent dans les vents. 

Les nuages coureurs aux caprices mouvants 
Sont la poudre des pieds de ces spectres rapaces 
Et la foudre hurlant à travers les espaces 
N*est qu'un écho lointain de leurs durs olifants. 

Ils sonnent la révolte à leur tour contre l'Homme, 
Leur vainqueur stupéfait encore et mal remis 
D'un tel combat avec de pareils ennemis. 

Du Coran, des Védas et du Deutéronome, 

De tous les doj];mes, pleins de rage, tous les dieux 

Sont sortis en campagne : Alerte ! et veillons mieux. 

{i) Sonnet de jeunesse publié sur une copie. 

10 



SUR LE CALVAIRE (1) 



Lorsque Jésus fut mort, et comme une auréole 
S'allumait bleue au front blanc du Nazaréen, 
Plus pâle qu'un cadavre et plus tremblant qu'un chien, 
Le bon larron prenant brusquement la parole : 

« Compagnon, que dis-tu de tout ceci? Moi ? Rien, 
Répondit le mauvais larron. Rien, âme molle. 
Rien, ô cerveau chétif qu'un tel prodige affole. 
Sinon qu'en pendant là cet homme l'on fit bien. » 

Un coin du ciel s'ouvrit soudain comme une porte, 

Et la foudre s'en vint brûler l'audacieux 

Qui hurla, puis reprit : « On a bien fait, n'importe ! » 

Un corbeau qui passait lui creva les deux yeux. 
Et vers ses pieds mordus se dressait une louve. 
Mais l'Obstiné cria : « Qu'est-ce que cela prouve ? » 

(1) Sonnet de jeunesse publié sur une copie. 



L'ENTERREMENT 



Je ne sais rien de gai comme un enterrement I 

Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille, 

La cloche, au loin, dans Tair, lançant son svelte trille, 

Le prêtre, en blanc surplis, qui prie allègrement, 

L'enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille, 

Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement, 

S'installe le cercueil, le mol éboulement 

De la terre, édredon du défunt, heureux drille, 

Tout cela me paraît charmant, en vérité ! 
Et puis, tout rondelets sous leur frac écourté. 
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires, 

Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens. 
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire, 
Les héritiers resplendissants ! 



L'AMI DE LA NATURE 



J*crach* pas sur Paris, c'est rien chouett' I 
Mais comm' j'ai une âm' de poèt', 
Tous les dimanch's j'sors de ma boit' 
Et j'm'en vais avec ma compagne 

A la campagne. 
Nous prenons un train de banlieu' 
Qui nous brouette à quèque lieu' 
Dans le vrai pays du p'tit bleu, 
Car on n'boit pas toujours d'champagne 

A la campagne. 
EU'met sa rob' de la Rein' Blanch'; 
Moi, j'emport'ma pip' la plus blanch'. 
J'ai pas d'chemis', mais j'mets des manch', 
Car il faut bien qul'éléganc' règne 

A la campègne. 
Nous arrivons, vrai, c'est très batt' ! 
Des écaill's d'huîtr's comm' chez Barati' 
Et des cocott's qui vont à palt\ 
Car on est tout comme chez soi 

A la camp — quoi ! 



VERS DE JEUNESSE 149 



Mais j'vois qu'ma machin' vous em... terre, 
Faifs-moi signe et j'vous obtempère. 
D'autant qu'j'demand' pas mieux qu'de m' taire... 
Faut pas se gêner plus qu'au bagne, 
A la campagne. 



LE LIVRE POSTHUME 



LE LIVRE POSTHUME 



Le poète a fini sa lâche, 

L'homme, non. 
L'un se repaît du bruit fait autour de son nom, 
Il compte ses succès sincères ou factices, 
Depuis l'humble début et les chastes prémices 
Jusqu'à ses derniers vers, qu'il sent bien fatigués I 
Le temps n'est plus des madrigaux jolis et gais, 
De l'élégie au tour voluptueux et tendre. 
De l'ode au vol vainqueur, du sonnet qu'à l'entendre 
(Le poète) on eût cru du Pétrarque, mais mieux. 
Il voudrait, et de bonne foi, se faisant vieux, 
Que tout fût dit pour lui sans plus pousser sa gloire. 
S'en fiant là-dessus à l'humaine Mémoire. 
C'est un cœur, un esprit, une âme retraités, 
Soignant a loisir ses deux immortalités^ 
Plus soucieux pourtant, quelque ardeur qui l'allume, 
Quant à son âme, encor de celle de sa plume. 
Pour l'homme, le poète à part et lyre et luth 
Bien écartés, — mal occupé de son « salut » 
Peut-être autant que ce poète qu'est lui-même, 
Son rôle n'est joué qu'à demi, le problème 



154 LE LIVRE POSTHUME 

De sa vie, il ne l'a résolu que si peu 

Qu'il n'est pas sûr de quoi que ce soit devant Dieu. 

Sa mémoire ne lui dit rien qui le console 

Ou le désole, ou quoi que ce soit. Sa parole 

Hésite, et l'action semble ôtée à son bras. 

Pourtant la volonté, parmi tous embarras, 

Ennui, remords peut-être, à coup sûr vœux en quête 

Ou las, persiste et bande et tend toute sa tête, 

Il vit et prétend vivre, et cela très longtemps, 

Et non pas être heureux de par ses vœux contents. 

Au feu ses passions, en tant pourtant que feues, 

Satisfaites, non, il aspire à mieux qu'aux queues 

Des comètes, et c'est le soleil qu'il lui faut, 

Le bonheur !... 

Et voici qu'à cette heure prévaut 
Dans l'existence de cet homme tout tendresse, 
L'amour, et qu'il a bien la meilleure maîtresse, 
Gaîté, bonté, raison, et qu'il aime à mourir. 
De son absence si ce risque allait courir 
(Mais elle ne s'en ira pas, dis, ma chérie ?) 
Or, depuis qu'elle est là, l'humble et droite Egérie, 
Le charme et le conseil, c'est curieux ce qu'il 
Gagne en cordial de ce qu'il perd en subtil. 
Il s'intéresse à toute chose, à tort? peut-être? 
Autant et mieux que l'art qui fut l'unique maître 
De ce cerveau despotiquement fier jadis, 
Et maintenant doux, tolérant, un paradis, 
Une chambre commode, et bien chaude, et bien fraîche 
Fraîche comme un bosquet, chaude comme une crèche, 
Pour toute simple idée et tout raisonnement 
Clair, et pour toute gentillesse, bonnement. 



LE LIVRE POSTHUME 155 

Sous cette muse, aimable et fine inspiratrice, 
En même temps qu'infiniment dominatrice 
Dans le sens le meilleur et le plus haut du mot. 
L'homme reste poète au sens calme qu'il faut, 
Et le livre qui va venir après tant d'autres, 
Où, Vertu, vous planez, où. Vice, tu te vautres, 
S'en va paisiblement, honnête, sous ta loi, 
Femme en qui le poète et l'homme ont mis leur foi. 



FRAGMENTS 



/ 



Dis, sérieusement, lorsque je serai mort. 

Plein de toi, sens, esprit, âme, et dans la prunelle, 

Ton image à jamais pour la nuit éternelle 

Au cœur tout ce passé tendre et farouche, sort 

Divin, l'incomparable entre les jouissances 
Enormes de ma vie excessive, ô toi, dis, 
Pense parfois à moi qui ne pensais jadis 
Qu'à t'aimer, t'adorer de toutes les puissances 

D'un être fait exprès pour toi seule t'aimer, 
Toi seule te servir et vivre pour toi seule 
Et mourir en toi seule. oui, quand, belle aïeule, 
Tu penseras à moi, garde-loi d'exhumer 

Mes jours de jalousie et mes nuits d'humeur noire, 
Plutôt évoque l'abandon entre tes mains 
De tout moi, tout au bon présent, aux chers demains 
Et qu'une bénédiction de ta mémoire 

M'absolve et soit mon guide en les sombres chemins. 



II 



J'ai magnifié de vertus. 
Chère veuve, tes qualités. 
Ces hommages leur étaient dus 
Et je n*ai dit que vérités. 

Ta patience de parole 

Et d'action à mon égard 

Mériterait une auréole. 

Toi belle et moi presque un vieillard, 

Presque un vieillard, presque hystérique, 
Aux goûts sombres et ruineux. 
Evocation chimérique 
Des grands types libidineux, 

Tibère et tous, — et ta clémence 
Vis-à-vis de ces désirs fous. 
Ou sots plutôt dans leur immense 
Ambition de quatre sous. 



158 LB LIVRE POSTHUME 

Et ta gentillesse divine 
Devant mes soupçons odieux, 
Quelle que fût leur origine, 
Toi belle et moi presque vieux. 

£t ton cœur dans nos zizanies 
Eteintes enfin sur le tard, 
Plein des faiblesses infinies 
D'une maman pour son moutard. 

Mais aussi ton esprit sagace 
Tenant tête à l'entêtement 
D'un mien triste ensemble et cocasse.. 
Il est vrai que je t'aimais tant I 



III 



Compagne savoureuse et bonne, 

A qui j'ai confié le soin 

Définitif de ma personne, 

Toi, mon dernier, mon seul témoin. 

Lorsque je t'écrivais des vers 
Que des sots dits spirituels 
Trouvaient un peu bien sensuels 
Et d'autres simplement pervers, 

J'eus soin de mettre en tête d'eux 
Ces cris si vrais de mon amour, 
Quelques mots graves pour qu'un jour 
Se tût le mensonge hideux. 

Oui, certes, le sang et la chair 
Furent mes complices joyeux 
Dans le délice radieux 
D'avoir trouvé le maître cher, 



160 LE LIVRE POSTHUME 



Le beau guide en ce monde laid, 
Le conseil franc et l'âme forte 
Et cette verve qui m'emporte 
Chez la femme qu'il me fallait I 

Ah I conduis-moi, lors triomphant 
Puisque pour appui j'ai ton bras, 
A travers tous les embarras. 
Comme un vieillard, comme un enfant. 

Puis, dis, lorsque j'aurai quitté 
La terre et ta présence, hélas I 
Mêle un peu ta prière au glas 
M'annonçant dans l'éternité. 



IV 



Te rappelleras- tu mes colères injustes? 
Non, mais plutôt l'élan vers tes vertus augustes 
De toute ma pensée à l'entier dévouement 
Qui n'avait de bonheur qu'en l'agenouillement 
Devant ta volonté pour moi douce et terrible 
Et toujours pour un bien, à la passer au crible, 
De l'accomplissement joyeux d'un ordre dur, 
Et toujours pour un bien et d'après un plan sûr. 
Emané de ton ùme et sorti de ta bouche. 
M'auras- tu pardonné mon front parfois farouche 
Et ma face effarée et mon geste perdu, 
Pensant combien frappé, de quels malheurs battu. 
Abreuvé de quel fiel, par une providence 
Pleine d'oubli clément et d'exquise prudence. 
Je tombais dans tes bras divins qui m'ont sauvé ! 
Mais plutôt tu ressentiras ton cœur couvé 
Par le mien et tu reverras plutôt ma vie 
Dépendant de la tienne avec point d'autre envie 
Que ne pas te déplaire ou te désobéir 
En quoi que ce pût être, et ne jamais faillir 

11 



162 LB LIVRB POSTHUME 

A la devise confiée à ton pur zèle, 
Vivante dans ton sang. Tout pour Elle et par Elle î 
Et peut-ôlre qu'alors quelques pleurs précieux, 
Glorieux témoignage, obscurciront tes yeux. 



Et voici l'instant où tu meurs, 
Nuit suprême en ma nuit extrême, 
Deuil de deuils, malheur de malheurs, 
Il me semble mourir encor moi-même 

Eh quoi ! Texpansion immense 
De cette immense intensité. 
Cette santé, cette gaité, 
Tout ce triomphe enseveli, démence ! 

Mensonge î le néant c^est bon pour moi. 
Pour cet être absurde et fragile. 
C'est ce qu'il faut, mais quant à toi... 
Nous ne sommes pas de la même argile. 

Moi je suis la destruction 
Dans le silence et les ténèbres, 
Toi, monte avec Tassomption 
Des femmes que l'amour rendit célèbres. 



164 LB LIVRE POSTHUME 

Car dans Tombre où Ton s'en ira, 
Ta figure entre toutes celles 
Des belles que Ton adora 
Passe les amantes et les pucelles. 

Et, dernier don à ton féal, 

Ma tombe sera renommée 

De ce chef divin et royal, 

La gloire de t'avoir surtout aimée. 



DERNIER ESPOIR 



Il est un arbre au cimetière 

Poussant en pleine liberté, 

Non planté par un deuil dicté, — 

Qui flotte au long d'une humble pierre. 

Sur cet arbre, été comme hiver, 
Un oiseau vient qui chante clair 
Sa chanson tristement fidèle. 

Cet arbre et cet oiseau c'est nous : 
Toi le souvenir, moi l'absence 
Que le temps — qui passe — recense... 
Ah, vivre encore à tes genoux I 

Ah, vivre encor ! Mais quoi, ma belle, 
Le néant est mon froid vainqueur... 
Du moins, dis, je vis dans ton cœur ? 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 



Courrier français, 26 juillet 1891. 



AU QUARTIER 



SOUVENIRS DES DERNIÈRES ANNÉES 



Vers 1887, à l'issu de bien des événements mi- 
nuscules mais doublement et triplement poignants 
dans leur intimité même, je « dirigeai mes pas » de 
convalescent sortant de divers hôpitaux, devers un 
hôtel de la rue Royer-Collard, intitulé précisément 
du nom même de la rue. C'est tout près de cet im- 
meuble qu'en 1871, Raoul Rigault, que j'avais connu 
dès l'enfance, périt dans de mémorables circonstances 
qui lui feront pardonner bien des fautes. On ne se 
rappelle peut-être qu'imparfaitement cette anecdote 
finale, tout à l'honneur de ce malheureux qui fut 
coupable, certes î mais qui mourut de sorte magna- 
nime : il quittait une barricade et avait déjà grimpe 
ses cinq ou six étages et se disposait à fuir par les 
toits, quand une voix à demi étranglée par la terreur 
retentit, sinistre, dans l'escalier : « Ce n'est pas moi 



172 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

Rîgault, je suis le propriétaire ! » En entendant ces 
mots, le vrai Rigault, devinant qu'on allait fusiller 
quelqu'un à sa place, et quel quelqu'un, pour Dieu ? 
son propriétaire ni plus ni moins. Et de descendre 
aussitôt quatre à quatre et de crier aux Versaillais 
qui avaient déjà collé au mur l'infortuné « patron », 
en se désignant du doigt : « Voici Rigault et non cet 
homme. Et vive la Commune ! » 

Quelle différence entre cette conduite certaine- 
ment superbe et la peut-être raisonnable chanson 
des anarchistes d'aujourd'hui : 

Si tu reuœ être heurevx^ 

Nom de Dieu ! 
Pends ton 'propriétaire ».. 

Ces terribles souvenirs n'empéclicnt pas la table 
d'hôte de M'"*" Th..., la voisine immédiate de ce pro- 
prio vraiment chançard, d'ùtre assez amusante, com- 
posée aux trois quarts de Moldo-Valaques et autres 
parfaits raslas dont le français, tant fantaisiste ! fai- 
sait parfois sourire et même rire le coin petit parisien 
que nous formions à quelques-uns — dont un juif 
polonais. Ce garçon (Stanislas de son petit nom) de 
qui le nom en vy dissimulait mal la religion, me vint 
trouver un jour en me disant : « Cer maître, que ze 
voudrais bien faire votre portré ! » Il accoucha 
bientôt d'un pastel terrible où ma tête, pourtant plu- 
tôt peu patibulaire, apparaissait sur un fond rouge- 



SOUVENIRS ET FAISTAISIES 173 

flamme, telle une tête de damné. Portrait et fond 
furent exposés au (( Blanc et Noir » et Ticonographe 
Félix Fénéon « s'en défia » de très spirituelle façon 
dans les colonnes d'un journal d'art de l'époque. 

Je n'ai jamais aimé poser et ce me fut un véritable 
supplice quand un autre peintre vint quelques jours 
après me proposer la même botte pour la Revue 
illustrée ; ma tête était déjà la proie d'un de mes 
amis, d'ailleurs le plus « talenteux », à mon sens, 
mais aussi le plus terrible de ces tortionnaires. Je ne 
connais que les interwiers modernes, d'ailleurs de 
charmants garçons, pour être véritablement plus ra- 
soirs encore, selon le mot de cet excellent Raoul 
Ponchon. 

Bien que mal fortuné déjà, j'avais mes mercredis. 
Et ces soirs-là ma petite chambre, qui n'avait pour- 
tant rien de commun avec la maison de Socrate, con- 
tenait parfois jusqu'à quarante personnes des deux 
sexes. Villiers de l'Isle-Adam faisait des grâces à 
M'"" Rachilde qui, elle-même, avait de l'csxjrit entre 
Laurent Tailhade et Jean Moréas. 

Il parait d'ailleurs que j'ai fait, d'après des cro- 
quis y un dessin que je recommande à Bergerat pour 
la prochaine exposition de « Poil et Plume » et 
qu'une revue du Quartier publia. 

Parmi mes « invités » plusieurs sont morts : 
Villiers de l'Isle-Adam et Jules Tellier. De ce der- 
nier, quelques pieux amis ont réuni et publié ré- 



174 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

cemment un volume (1), qui n'est pas dans le com- 
merce, et suffirait h lui seul pour envoyer son jeune 
nom à la postérité. 

Souvenir d'autant plus mélancolique qu'on s'amu- 
sait ferme au cours de ces modestes agapes qui, d'or- 
dinaire, se terminaient, vers minuit, par l'invasion 
des cafés avoisinants, le François Premier entre au- 
tres. Que de cheveux ! mon Dieu ! (je ne parle pas 
pour moi) et que de monocles ! mais aussi quelles 
discussions littéraires, jusqu'au moment de la fer- 
meture. Cela même alla parfois jusqu'à des envois de 
témoins ! Mais je raconterai ces choses quelque autre 
jour. 

Et voilà pour mon stage relativement court en cet 
hôtel un peu bien sérieux, mais dont, en somme, je 
n'ai guère à me plaindre — en dépit de la sévérité 
môme, légèrement prud'hommesque, du patron de 
la rue et, par conséquent, de la maison. 

(l) Les Reliques, de Jules Tellier. 



VARIÉTÉS 



AU QUARTIER ; SOUVENIR DES DERNIÈRES ANNÉES 



Rue Saint- Jacques. Un escalier terrible : une 
rampe et ses supports d'arbres à peine équarris 
peints rouge-sang. Un entresol haut comme un se- 
cond plutôt par l'aspérité que par le nombre des 
marches. Propriétaire bon garçon in tus et in cute, 
mais... Locataires matutinaux, locatrices volontiers 
très vespérales avec qui point n'est trop dur ni trop 
rude de s'entendre à telles fins « que je pense ». 

J'y recevais mes amis aux soirs du jour accou- 
tumé de la semaine. Peu de gaz pour éclairer les 
marches escarpées et la rampe trop large pour la 
main et la cage elle-même trop étroite pour un corps 
quelque peu abusif; mais, par les soins du digne 
hôte, une bougie brûlait jusqu'aux heures que de 
droit sur le rebord intérieur de fenêtre qu'il fallait, 
à l'effet d'éclairer les nombreux invités. De la bière 



17G SOUVEiNIRS ET FANTAISIES 

plus que du thé aux instants de « richesse ». Dans 
Tautre cas, de l'eau sucrée avec du rhum, fruit quel- 
quefois d'une « contribution » des camarades. Du 
tabac et quelque gaité toujours en tout comme... 

Puis, pour la deuxième ou troisième fois, l'hôpital, 
une suite de rhumatisme revenu... et d'opulence in- 
suffisante. 

Mais passons sur cette période d'à peu près six 
mois par ailleurs racontée et revenons bien vite au 
Quartier, cette fois rue de Vaugirard, sous les aus- 
pices de Maurice Barrés, en un très confortable hôtel 
tout proche de lOdéon et qui eut l'heur d'abriter 
bien des a illustrations » de tous ordres, depuis Gam- 
bctta jusqu'à Lebiez, sans compter tant de généra- 
tions de littérateurs, d'avocats et de docteurs. 

Patron et patronne charmants. Table d'hôte toute 
de famille et en famille, et très variée. Jusqu'à un 
prêtre s'y trouvait, et je n'hésite pas à confesser — 
c'est le mot — qu'éclataient maintes discussions, 
toujours courtoises, souvent plus que vives à propos 
de mille choses sérieuses et autres. Et quand, après 
le dessert et avant le café, « Monsieur l'abbé » se 
retirait pour ses dévotions, la conversation prenait 
un tour moins contradictoire et tous et toutes tom- 
baient d'accord en propos gentiment légers, parfois, 
comme la gaze dont ils s'abstenaient parfois aussi. 
Femmes jeunes et d'esprit, la maîtresse de la maison 
en tcte, hommes, parmi quels le mari d'icelle, diserts 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 177 

et de belle humeur^ y allaient de leur voyage au bleu 

— et parfois rose, pays des fantaisies. 

Mes mercredis battirent là leur plein, ainsi qu'il 
est de mode de s'exprimer aujourd'hui : des amis de 
plus en plus • nombreux, flanqués, aussi bien, de 
simples connaissances, d'indifférents, voire de cu- 
rieux, surabondaient dans mes salons... composés 
d'ailleurs d'une très sortable mais seule et unique 
« carrée ». On disait peu de vers, le prœses, le pater 
familias qui était donc moi, objectant le plus souvent 
à ce mode de distraction, mais on riait et, en somme, 
la cordialité régnait. 

On n'est pas de bois et votre serviteur moins que 
personne. D'assez mais pas trop fréquentes visites 
féminines eurent lieu, comme, d'ailleurs, jadis et na- 
guère en d'autres lieux, dans ce modeste et simple 
mais confortable asile ; vertu, peut-être aussi inquiète 
de dépenses, ô que gratuitement supposées ! la très 
aimable dame de céans crut devoir, à mon insu, je 
vous le jure, Mesdames, vous consigner ma porte, 
et moi, pauvre diable, qui vous accusais ! 

J'avoue que, dès que la morale mais maussade 
vérité finit par éclater à mes tristes yeux, je mani- 
festai quelque... étonnement et faillis me fâcher... 
pour de rire, suivant la locution faubourienne. 
N'importe, j'étais vexé, — et un nouvel accès de 
rhumatisme me fit quitter — pour quelque temps, 

— et à destination d'encore l'hôpital, l'hospitalité, 

i2 



178 SOTTVEIIIRS ET FANTAISIES 

depuis reéprouvée et reappréciée à tout son prix qui 
est, sans nulle tautologie, précieux aprè» toot, tant 
il y eut, à travers mille petites contradictbns mu- 
tuelles et si humaines, de véritable et de bdie cor- 
dialité entre ces bonnes gens et ce brave homme, dé- 
cidément, que je suis, oui ! 

N'importe! j'en voudrai longtemps et peut-être 
avec raison, à la farouche providence, toute gentille 
d'ailleurs qu'elle ait été et, sans m©! doute, admira- 
Wemient sincère et bien intentioiméc, d« cette ex- 
cellente M"'"' A... On n'est pas de bois et votre ser- 
viteur moins que personne, je vous l'assure, 

Telles mes t aventures », accompagnées de beau- 
coup d'autres, en l'aménissime mais combien, bon 
Dieu ! réfractante à d'aucunes complaisances pourtant 
si simples, hôtel de la rue de Vaugirard, tout proche 
de l'Odéon 1 



ONZE JOURS EN BELGIQUE 



Maintenant que tout est ou semble être fini chez 
nos voisins Wallons et Flamands, en fait de troubles 
et de commencement de guerre civile, voudra-t-on 
permettre à un pur artiste, invité à une tournée de 
conférences dans différentes villes belges, de donner 
brièvement et comme à vol d'oiseau ses quelques 
impressions de voyage ? 

Mais avant d'entrer dans le vif de mon sujet, qu'on 
me laisse féliciter ici, dans un journal sage, la sa- 
gesse des représentants et des sénateurs belges qui, 
forcés par un courant irrésistible, en effet, d'opinion, 
ont cru devoir admettre chez eux le Suffrage uni- 
versel aux seules telles conditions par lesquelles il 
est susceptible de servir efficacement. Le vote plural 
par les conditions graduées d'âge éclairé, de fortune 
indépendante et de capacité intellectuelle me semble 
parfait, point chimérique, et si nos voisins, même 



180 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

les plus pauvres d'entre eux, s'y tiennent, j'estime 
fort qu'ils feront bien... 

Inutile, n'est-ce pas, de vous raconter mon voyage 
de Paris à Charleroi où je devais débuter... comme 
orateur en ces régions. L'assez triste morceau de 
France, si intéressant qu'il soit à beaucoup de points 
de vue autres, qu'il faut traverser pour aller jusque- 
là, m'a par trop rappelé le mot d'Alexandre I" de 
Russie, d'après Chateaubriand : « Dieu, que la France 
est laide ! » C'est vrai que ce Tsar n'avait vu que ce 
coin industriel et richement, mais platement, agri- 
cole de notre pays. 

Mon arrivée à Charleroi dans une famille exquise 
ne m'en a pas moins fait ramentevoir de quelques 
vers écrits par moi... en 1872. 

Dans l'herbe noire 
Les kobolds vont. 
Le vent profond 
Pleure, on veut croire... 

Plutôt des bouges 
Que des maisons,. , 
Quels horizons 
De forges rouges... 



On sent donc quoi ? 
Où Charleroi ? 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 181 

votre haleine, 
Sueur humaine, 
Cri des mélaux I... 

Du reste, succès de « bon aloi » mien, au théâtre, 
s'il vous plaît, oii ma conférence prit place, devant 
1,500 personnes, entre un concours d'harmonies des 
environs et une tombola. 

De Charleroi à Bruxelles, la route est courte et 
peu intéressante, sinon qu'on passe par Waterloo, 
et son site superbe gâté, selon d'ailleurs la parole 
d'un connaisseur, feu lord Wellington, par l'absurde 
monticule que surmonte un lion auquel ceux de 
l'Institut n'ont rien à envier... que le grand air. 

Bruxelles ! J'y vécus jadis beaucoup trop. Peu au 
fond de changement depuis 21 ans. Un boulevard 
central assez semblable à notre avenue de l'Opéra, 
une Bourse luxueusement laide ; en revanche, un 
babéliquc palais de justice, sombre intérieurement, 
comme sied, mais énorme et emphatique à l'exté- 
rieur, avec, tout en l'air, tout en l'air, un dôme trop 
petit dans l'espèce et trop ou trop peu doré, mais le 
tout en somme d'un grand effet. 

Si cela peut vous intéresser, vous dirai-je que ma 
quatrième conférence à Bruxelles eut lieu dans une 
chambre de correctionnelle, l'orateur à la place du 
greffier, au-dessous du tribunal... absent « pour 
une fois » au milieu d'environ 200 avocats, « le 
jeune barreau » ? 



182 SOUYEMRS ET FANTAISIES 

Je ne connaissais pas Gand : belle ville fortement 
flamande avec deux curiosités principales, sa basi- 
lique de Saint-Bavon et ses béguinages. Un bégui- 
nage, c'est comme qui dirait une petite ville en forme 
de cour carrée, aux maisons espagnoles, toutes bâ- 
ties plus pittoresquement Tune que l'autre, renfer- 
mant de dignes dames mi-religieuses, mi-laïques, 
logées chacune chez soi, — possédant une véritable 
église paroissiale, et des chapelles dédiées un peu à 
tous les saints et à toutes les saintes du Paradis. 
J'ai beaucoup admiré ces chères et discrètes per- 
sonnes et j'envie leur bonheur de tout mon cœur... 

Ajivers, déjà connu de moi, m'a causé une désillu- 
sion grande ; on en a démoli les trois quarts pour 
édifier de stupides maisons stucquées à Tanglaise. 11 
est vrai qu'on a agrandi le port, mais ce m'est une 
médiocre, sinon triste consolation... Je ne vous parle 
pas du musée que vous connaissez certainement et 
qui est, n'est-ce pas, de toute beauté. 

Ce qui m'a le plus intéressé là-bas, ce sont les en- 
terrements : corbillard où « tant d'or se relève en 
bosse )) qu'on n'y saurait consentir au premier 
abord, lanternes aux quatre coins comme pour un 
gala, et sur le cercueil, un drap rouge et or. A la 
longue, on s'habitue à ces pompes funèbres qui, du 
moins, symbolisent — un peu prématurément, pos- 
sible, la gloire éternelle due... pourtant au seul 
juste devant Dieu ! 



SOUVENIRS ET FAMAISIES 183 

Liège, que j'avais vue aussi^ — tenez, le jour 
même de la chute de M. Thiers en d873 — cela ne 
me rajeunit guère, et Dieu sait quel hourvari dans 
cette viUe toute française (ou croyant l'être !), Liège, 
elle, n'a pas changé. Du reste, pourquoi l'aurait-elle 
fait ? N'a-t-eJle pas toujours, outre ses monuments, 
son palais de justice et ses si curieux cloîtres, ses 
bords admirables de Meuse et son Mont-de-Piété, 
qui vaut le voyage? C'est peut-être en plein pays 
wallon, réchantilkKa le plus flamand de toute la con- 
trée, y compris Amsterdam lui-même. 

Mes huit conférences projetées se trouvant tenni- 
nées juste à la veille de la mi-carême parisienne, et 
la mi-carême belge n'éclatant que le dimanche « en- 
suite », moi qui n aime plus ces fêtes beaucoup, je 
résolus d'accomplir un des plus chers (et bien mo- 
destes, vous allez voir) vœux de ma pauvre vie, je 
résolus de passer ce jour... et le suivant à Bruges. 

la plaisante ville aux carillons si doux, si ber- 
ceurs pour qui sans nul doute furent faits ces vers, 
dès lors ressuscites pour moi, de Victor Hugo : 

J'aime le carillon dans tes cités antiques, 

G vieux pays gardien de tes mœurs domestiques. 

l'aimable cité, dormante et non pas morte, sui- 
vant le bien trop pessimiste Rodenbach, ô ses ca- 
naux sans navigation, mais non pas sans cygnes, ô 
le tout petit béguinage, et le tout petit musée de 



184 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

l'hôpital (si amusant de calme et de bonne vétusté) 
et quels Memling et ô surtout — même après les 
hautes tours et les maisons bellement bizarres, par- 
fois presque ou tout à fait mystérieuses, môme après 
tout cela, — le Musée de dentelles, qu'il faudrait la 
main d'une belle dame qui serait fée pour l'oser dé- 
crire... 

Ce devait être ma dernière impression de Belgique 
entre mille autres charmantes de la part des choses... 
et encore plus , s'il est possible, des gens. 

Aussi, à une dame d'ici qui me boudait un peu 
depuis mon retour, pourquoi, mon Dieu ? ne pus-je 
m'empêcher, vieux fou que je suis encore et déjà, de 
dire... sur son album : 

On fait de la dentelle à Bruges, 
Mais on fait risette à Paris. 



JEANNE TRESPORTZ 



Elle est toute petite, toute blonde, cbmme toute 
frisée et c'est d'un air mignon au possible qu'elle 
porte presque sur l'oreille sa toque imperceptible, 
d'où semble s'envoler un oiseau blanc et noir, mi- 
mouette et mi-colombelle. Et précisément, elle-même 
tient de l'oiseau jusqu'au miracle. Elle marche : c'est 
un oiseau qui marche; parle- t-elle? c'est un oiseau 
qui parlerait. Mais n'allez pas lui attribuer, sur ces 
aspects, la frivolité non plus que la gracilité de l'oi- 
seau. Il y a du sérieux et de la carrure dans cette tête 
joUe, et sa conversation, pour n'être en rien pédante, 
sent bon d'une lieue l'esprit Je plus fin poussé en 
pleine terre de rationnelle érudition. Méchante, oh 
non. Mais ne vous y fiez pas. L'épigramme, quand 
par trop provoquée, sort prompte et point très douce 
de ces lèvres charmantes. Le regard, d'ordinaire 
plaisamment modeste, sait, alors qu'il le faut, luire 



18G SOUVENIRS ET FANTAISIES 

d'une gentille mais virtuelle vraiment malice. Même 
on connaît d'elle des pages que le gros mot de talent 
n'accablerait pas, mais qui valent mille fois mieux 
qu'un lourd compliment et sont exquisement légères 
et spirituelles. Bonne, certes. Et courageuse ! Pauvre 
elle est et restera, parce que, pour son contentement 
de vivre pour bien faire richesse et voilà où jamais le 
cas de le dire. C'est vers des buts particulièrement 
recommandables et pour des fins dignes de toutes 
louanges, que se dirigent les pas si lestes et voca- 
lise l'organe si preste qui faisaient naguère l'objet 
d'une juste assimilation. 

Femme à l'extrême, ce n'est pas qu'elle ait peur du 
sexe laid. Le contraire ne serait pas tout à fait vrai 
uniquement pourtant, parce que rien n'est absolu 
sur ce globe lerraqué. De tout cela, il ressort que, 
puisqu'elle est très bien, eh bien, dans les quelques 
et très rares rapports qu'elle peut avoir avec ou en- 
vers des hommes, elle sait garder toute mesure et 
peut tout pousser à l'extrême. 

Mademoiselle, je vous remercie bien. Je n'avais à 
tracer de vous qu'une silhouette et je pense que c'est 
fait. 

Quant à ce qui est de faire un portrait tout du 
long, cela demanderait du temps et le vôtre est si 
précieux qu'il me faudrait assumer de tels motifs, en 
vérité, que j'y vais réfléchir considérablement. 



NEVERMORE 



L'humble cabaret d'autrefois est plein de soleil 
couchant : la chaude lueur allume les vitres, danse 
Kcr le carrelage de briques rouges, crible d'étin- 
celles sanglantes les faïences peintes du dressoir de 
chêne à plaques de cuivre, et vient jusque sur la 
tabl€ où je rêve., les mains au menton, empourprer 
la bière noire dans la grande chope. 

L'hôtesse est toujours celle que j'ai connue, elle a 
quelques cheveux blancs de plws parmi sa fauve 
tignasse : elle me parle de son mari qui est forgeron 
et de ses enfants dont l'aîné tirera au sort dans einq 
ans. J'ai une certaine difficulté à la comprendre, 
parce qu'elle s'exprime en patois, et quelque peine à 
lui répondre, — car je rêve. 

En rêvant, je jette à travers la fenêtre basse les 
yeux sur la grand'route qui mène à la rue d un vil- 
lage dont on voit les premières habitations. L'une 



d88 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

d'elles est un peu plus haute que les autres, et les 
rayons venus de l'ouest en caressent le toit de tuiles 
avec une sollicitude toute particulière. 

De loin en loin passe un cheval traîneurdc herse ou 
de charrue que guide un rustique sifflant ou jurant, 
selon Tallure de Fattelage, ou bien c'est un chasseur 
au léger bagage, qui regrette les lourds camiers d'il 
y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois en- 
trent, boivent, paient et sortent, après une pipe fu- 
mée et quelques nouvelles échangées. — Moi, je rêve. 

Et je me revois dans ce même cabaret, moins 
vieux d'à peine quelques mois, assis près de cette 
table où je m'accoude à l'heure qu'il est et y buvant 
comme aujourd'hui, dans une chope, une bière noire 
que le soleil couchant vient empourprer. 

Et je pense à l'Amie, à la Sœur qui chaque soir, à 
mon retour, doucement me grondait d'être en retard, 
etqu'un matin d'hiver des hommes en vêtements blancs 
et noirs sont venus chercher en chantant du latin. 

Et l'horrible abattement des malheurs sans oubli 
pénètre en moi, silencieux, tandis que la nuit, enva- 
hissant le cabaret où je rêve, me chasse vers la mai- 
son du bord de la route qui est un peu plus haute que 
les autres habitations, la joyeuse et douce maison 
d'autrefois où vont m'accueillir, rieuses et bruyantes, 
deux petites filles en robes sombres, qui ne se sou- 
viennent pas, elles, et qui joueront à la maman^ — 
leur récréation favorite, — jusqu'à l'heure du sommeil. 



SOUVENIRS SUR THÉODORE DE BANVILLE 



J'ai beaucoup connu le si regretté Maître et je 
pense qu'il est encore temps de lui apporter mon 
hommage comme filial sous la forme de ces quelques 
notes anecdotiques. Tout d'abord, ma première con- 
naissance avec Théodore de Banville s'opéra par la 
lecture, chez un libraire du quai Malaquais, des 
Cariatides et des Stalaclites, lesquels livres de sa 
toute jeunesse (1842), frappèrent littéralement d'ad- 
miration et de sympathie mes seize ans déjà litté- 
raires. Certes, Banville a fait mieux et infiniment 
mieux que ces œuvres de son adolescence poétique 
(il débuta à dix-neuf ans), mais il y a dans ces Juve- 
nilia une telle ardeur, une telle fougue, une telle 
abondance, une telle richesse en quelque sorte, que 
je ne crains pas d'affirmer qu'ils exercèrent sur moi 
une influence décisive. J'étais proprement transporté. 
Un peu plus lard, je lus les Odes funambulesques 
qui me ravirent en extase, Le Beau Léandre, Le 
Feuilleton d'Aristophane, toute cette œuvre mer- 
veilleuse. J'eus bientôt l'honneur d'être présenté au 



190 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

grand poète par de chers camarades, Coppée, Mon- 
des, Dierx, José-Maria de Heredia, Mérat, et ce 
pauvre Valade. Il était impossible de trouver un plus 
charmant, un plus brillant causeur, en même temps 
qu'un hôte aussi affable, d'une malice douce et sans 
fiel, véritablement unique. Son visage, qui rappelait 
celui du Gille de Watteau, était un aimable et sin- 
gulier mélange de bonté presque puérile et de finesse 
infinie. Du reste, un parfait gentleman aux gestes 
gamins toujours^ de bon aloi. Sa voix, plutôt haate, 
sortait d'entre ses dents un peu serrée, strideale 
mais bienveillante. Les épigrammes, les anecdotes, 
jusqu'à des confidences tout amicales en sortaieat 
pour la joie de ses invités du salon de la rue île 
Condé (je parle de longtemps), dont les honnevra 
étaient faits par la fidèle compagne de sa vie. Un fils 
de premier lit, qui est maintenant un grand artiste 
— j'ai nommé Rochegrosse — s'était vu adopter par 
Banville en toute paternité infatigable et dévouée. Je 
me rappellerai toujours ces miheux de soirées où le 
Maître déshabillait le tout petit garçon, le faisait bai- 
ser au front par l'assistance que nous étions et 
Fallait coucher, cependant que nous prenions des 
gâteaux et le thé au rhum traditionnel. Banville 
revenait et la conversation devenait plus vive sur 
l'invitation du « patron » : 

— Et maintenant, Messieurs, nous allons fumer 
des cigarettes comme un tigre ! ceci ponctué d'an 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 191 

index en l'air, geste si gentil, mais combien conta- 
gieux I Car tous, du Parnasse contemporain, plus 
ou moins gosses que nous sommes au fond, avons 
conservé cette manière d'accentuer nos phrases, 
Mendès, Coppée, votre serviteur et tant d'autres ! 
C'est vers ces heures que l'on voyait Banville tirer 
de la poche de son veston de velours une simple 
casquette de soie qu'il campait gaminement sur une 
tête peu chevelue déjà, comme l'expriment d'ailleurs 
ces vers exquis : 

BanviUe porte un front qui n'a rien de commun : 

A tort il l'accompagne 
De trois crins hérissés avec fureur, comme un 

Savetier de campagne. 

Et les malices, et les bonnes méchancetés, de 
pétiller en paradoxes éblouissants, sans, je le répète, 
aucun fiel au grand jamais. Parfois, un violent coup 
de sonnette suivi de l'apparition de l'immense Gla- 
tigny retentissait. Le poète de Flèches d'or n'était 
rien moins qu'un dandy, tout en restant, bien 
entendu, un gentleman lui aussi. Il me souvient de 
l'avoir vu dans ces chères réunions, vêtu d'une 
blouse bleue de roulier, avec, aux pieds, de purs 
sabots. Par exemple, en voilà un qui vous l'imitait, 
ce Banville ! Celui-ci, d'ailleurs, se plaisantait lui- 
même à cet égard. C'est ainsi qu'un soir, les frères 
Lionnet, en train d'imitations s'avisèrent — ou 
mieux : s'avisa — de contrefaire les intonations si 



192 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

amusantes de Banville, qui s'écria: « C'est bien... 
mais ce n'est pas encore ça... » Et Tcxcellent hôte de 
« s'imiter » délicieusement et de se surpasser lui- 
même, tâche peu facile, en esprit gentil tout plein, 
bonhomme et divinement farceur. Et c'est vers ces 
époques que Banville écrivait son chef-d'œuvre, peut- 
être, ses magnifiques Exilés, li\Te véritablement 
épique et du plus haut lyrisme. Le Charivari d'alors 
imprimait une nouvelle série d'Odes funambulesques 
qui ne le cédaient en rien aux premières ; et le Na- 
tional insérait chaque dimanche soir de miraculeux 
articles de critique dramatique. Le Théâtre- Français 
jouait Gringoire ; des nouvelles, des contes, ajou- 
taient en outre à la gloire du puissant créateur. Par- 
fois, sa mère honorait ces soirées de sa toute bien- 
veillante et toute gracieuse présence, et c'était vrai- 
ment admirable, quoique bien naturel, de voir la dé- 
férence affectueuse dont Banville l'entourait. On par- 
lait peu politique, rue de Condé ; mais quand il en 
était question, le maître savait toujours imposer son 
lumineux bon sens et la juste largeur de son esprit. 
Survint la guerre, qui trouva Banville fièrement 
patriote et lui inspira les Idylles prussiennes, une 
œuvre vengeresse, la seule peut-être qui restera de 
cette période avec de fort beaux vers de Mendès 
et de Goppée. Des événements qu'il ne convient 
pas de raconter ici m'éloignèrent de France et de 
Paris pendant de longues années, ce qui n'empê- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 193 

cha point le poète de s'intéresser à mes humbles 
travaux en de précieuses lettres précieusement gar- 
dées qui font partie de mes plus chers trésors. La 
vie, depuis si sévère et parfois si injuste pour moi, 
m'a, dans ces derniers temps, tenu éloigné de son 
salon de la rue de l'Eperon ; mais, et c'est là le 
cas de le dire, le cœur y était. Et ce me fut comme 
un grand coup au cœur quand, ouvrant VEcho de 
Paris, certain matin, j'appris sa mort soudaine. 
Et moi qui ne sors jamais, infirme et sauvage que 
je suis, je me départis de ma discrétion habituelle 
et assistai à ces belles et touchantes funérailles, où, 
malgré la pluie, l'Intelligence de Paris se pressait. 
J'ai ressenti rarement une émotion pareille, encore 
que la Destinée m'ait gâté et me gâte encore sous 
ce rapport-là. Il me semblait que c'était un reste de 
ma jeunesse qui s'envolait. Il me souvenait d'avoir, 
vingt-deux ans auparavant, accompagné un autre 
cercueil, aussi illustre, mais combien triste ! avec 
sa trentaine de suivants, dont précisément Ban- 
ville, reste fidèle à son ami Baudelaire. Je inennis 
en quelque sorte le deuil avec V éditeur Lemerre; 
hier, n était-ce pas V éditeur Vanter sur le bras 
duquel je m appuyais ! Simple coïncidence, mais fa- 
talité tout de môme, preuve et « sigillé » ^dirait l'ami 
Moréas) de ma fatale inféodation à cette tant aimée 
coquine de littérature, pour laquelle avait tant et si 
victorieusement fait l'a jamais disparu bon Poète ! 

13 



MES HOPITAUX {Notes nouvelles). 



On pourrait appeler cette semaine celle des visites. 
Trois jours où les parents, amis et « connaissances » 
des malades peuvent serrer la main aux tristes reclus, 
les embrasser et les baiser selon Je degré d'intimité. 
C'est qu'une fôte concordataire nous est échue en 
dehors des dimanche et jeudi de rigueur pour l'entrée 
libre des étrangers. Précisément ces jours-là, il est 
rare que je reçoive du monde, étant « porté sur le 
mouvement », c'est-à-dire pouvant avoir des visiteurs 
tous les jours indifféremment. Je profite de ces heures 
de loisir pour observer un peu à ma droite et à ma 
gauche et mon temps n'est pas toujours complète- 
ment perdu, tant le populo, j'entends l'honnête 
populo parisien, a d'expansion, d'abandon naïf sous 
son air gouailleur dans la libre expression de ses 
sentiments, presque de ses sensations. Et que de 
nuances, d'intéressantes et pourtant, pour parler 
ainsi, cousines divergences parmi ces variées mani- 
festations de la vraie âme démocratique qui a bien, 
elle aussi, avec ses prétentions, dès lors absurdes, à 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 



195 



l'absolu dans la justice, liberté, égalité, fraternité, et 
autres formules, avec ses préjugés voltairiens sans le 
savoir et tous ses sots emballements vers quel idéal 
pour « travailleurs », ses délicatesses, ses exqui- 
sités, sans compter ses ridicules, combien innocents 
et gentils à force d'être intenses. D'abord ce qui ca- 
ractérise ces fêtes, ces véritables fêtes bihebdoma- 
daires pour ces pauvres braves gens, c'est le nombre 
du personnel, je veux dire du public. Il y a des lits au- 
tour desquels j'ai vu, pas plus tard qu'hier, une bonne 
quinzaine au bas mot de camarades d'atelier, en de- 
hors bien entendu de la bourgeoise et des gosses. Et 
c'était tellement encombrant qu'un d'entre la société, 
en matière d'apologie, encore que d'autres lits fussent 
quasiment aussi circonvenus, s'écria : C'est rigolo. 
On dirait un enterrement. — « Moins le bistro », 
observa doucement le malade en gaieté d'avoir tant 
de sympathie peut-être un peu curieuse autour de 
lui. Et, les 3 heures sonnants, heure de la sortie, 
tous ou presque tous, en lui serrant la main, de lui 
remettre qui un paquet de tabac, qui quelques ci- 
gares inséparables, qui des oranges et quelques-uns 
trois ou quatre pièces blanches. 

Par contre, bien triste le lit qu'on ne visite jamais, 
plus triste encore le malade qui en est le titulaire. — 
Néanmoins, il n'est pas rare qu'on lui parle, qu'un 
des visiteurs, qu'une surtout et plutôt des visiteuses 
d'à côté ou d'en face s'enquière de sa santé, lui passe 



196 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

même quelque douceur, tant le peuple parisien, bien 
pris et un peu trié, est bon. 

D'ailleurs, en dehors des particularités ci-dessus, 
curieux et curieux les visiteurs de cet ordre. Les 
premières nouvelles données et reçues, les cordialités 
épuisées, c'est une procession aux fenêtres des 
femmes, des enfants et de quelques hommes. Des oh 
et des ah, des tiens et des viens donc voir... Le che- 
min de fer de ceinture qui passe toutes les cinq mi- 
nutes. Ça doit être bien gênant pour dormir... Mais 
c'est bâti sur pilotis ici. Est-ce solide au moins?.. Et 
les fidèles restés auprès du malade, n'ayant plus rien 
à lui dire ni à se dire entre eux, se taisent et laissent 
errer leur regard, qui commence à s'ennuyer, sur la 
salle, sur les lits, dévisagent les divers élèves macha- 
bces et font des réflexions — quelles 1 Sotto voce. 

Moins touchante, si, touchante aussi, dans un tout 
autre genre la visite que faisait tous les jours réglemen- 
taires, de 1 heure sonnant à 3 heures et des minutes, 
une belle fille, ma foi, dans les 24, 25 ans, à un 
épouvantable petit souteneur de 17 ans au plus, 
naguère traité à la chirurgie pour un coup de revol- 
ver reçu dans une rixe de bal musette, depuis en 
médecine pour une maladie vénérienne des mieux 
caractérisée. La pauvre fille, arrivée toujours la pre- 
mière, apportait à son affreux avorton d'amant, de 
l'argent, des victuailles — et des fleurs, ô fleurs ! 
Un jour qu'elle tardait de deux ou trois minu- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 197 

tes, il s'écria : c'que j'tc la scionncrai à la sortie... 

Moi, puisque ce moi qui est mon poison m'est pré- 
sent pour toujours comme un remords, comme je viens 
de le dire, j'ai la faculté de recevoir tous les jours, et 
mes amis viennent de préférence en dehors du règle- 
ment. Ce qui fait que je puis les promener dans le 
jardin et causer à Taise. Les jours réglementaires on 
est forcé de rester au lit et c'est dans cet appareil 
qu'on est visible. 

En outre d'une admirable chère amie qui n'a pas peut- 
être en, en moyenne, deux ans pleins d'hôpital mien 
manqué dix fois de me visiter, — quelques amis, faits 
par moi le plus rares possible par voie d'adresses non 
données à d'aucun, des amis de derrière les fagots et 
les ragots, 'charment ma solitude de leurs potins moins 
littéraires qu'autres, car ils connaissent mon manque 
de goût pour les premières. On fume des pipes, on va 
ainsi jusqu'à la soupe de quatreheures et l'on se sépare 
meilleurs camarades vraisemblablement qu'en ville. 

Ah ! tandis qu'il s'agit de visiter, qu'elle vienne 
donc bientôt, sinon tout de suite, la grande attendue, 
un dimanche ou un jeudi, ou tel jour de la semaine 
qu'il lui plaira, me parer enfin des fleurs qu'il faut 
— point surtout de rhétorique ! — et pareil, moi, dès 
lors, à la victime antique, à mon tour me scionner ! 

Car on se lasse des meilleures choses, fût-ce de la 
vie en ces conditions charmantes que je crois bien 
que c'est moi qui me les suis faites, au fond. 



LE DIABLE 



Car il est « à la mode » aujourd'hui, Messer Sa- 
tanas, et le titre ci-dessus fleure l'actualité depuis le 
si mérité succès du La-Bas, par notre ami J. K. Hiiys- 
mans. Fut-il jamais plus question d'envoûtements, 
de vénéfices de malengins, d'incubat-succubat, Messes- 
Noires et autres sortilèges que durant ce dernier tri- 
mestre? Jusques aux maisons- de -rapport qui se mêlent 
à cette danse macabre... et c'est ici que le Diable 
éclate — cette fois, une fois n'est pas coutume — 
contre ces pauvres propriétaires — car dès que les 
« daïmons », comme dirait l'excellent poète Jean 
Moréas, hantent un immeuble, quand même ce der- 
nier serait situé sur le boulevard dédié au peu occul- 
tiste Voltaire, tous autres locataires, de chair et 
d'os, et de ressources épuisables peut-être ou sans 
doute, comme vous et moi, 



SOUVEMRS ET FANTAISIES 199 

Voletant^ se culehutant 

ainsi que profère le vers-libriste Jean (lui aussi !) de 
La Fontaine récemment, lui aussi, odifié, voire ban- 
queté, déménagent à la queue leuleu, non, quelques- 
uns, sans tirer celle des Intrus, non, d'aucuns, sans 
le son discret d'une cloche mal bénite au ligneux 
métal... 

Oui, le Diable, dâsJTeufel, the Devil, il Diavolo, el 
Diablo, comme vous voudrez et dans toutes les lan- 
gues que vous voudrez avec ou sans ses cornes, avec 
ou sans cette queue dont je viens de parler, oui, le 
Diable est de mise, suivant le terme des joueurs, et 
pour m'cxprimer commercialement, « de défaite » 
en ces jours, pourtant, de scepticisme un peu bien 
poussé trop loin, entre nous, qui, en fait, 

Clignons Vœil du côté dit « Malin ». 

Je ne suis pas beaucoup plus grand clerc en démo- 
nologie qu'en Théologie, en dépit de quelques études 
à l'intention de cette dernière séance, 

Ancient lare ! 

n'est-ce pas, Edgar Poe? ni, surtout, grâces aux 
dieux immortels! qu'en psy.. psy... psychologie; 
mais, bien qu'inexpert aux tournois de tables ou do 
chapeaux, tant hauts de forme que mous ou melons 
ou etc., tant rondes que carrées, vel alias, je ne suis 



200 SOUVEMRS ET FAMAISIES 

point sans quelque accointanee avec le Seigneur des 
Ténèbres, — fiât Nox ! — de son nom fin de siècle, 
le Très Bas. — Et ceci, non pour ressasser là la fin 
insipide plaisanterie consistante dire de ceux-là, vul- 
gaire troupeau, vil bétail, sotte engence! de qui le 
porte-monnaie, velouté de par trop denses toiles 
d'araignées, n'a pas assez l'horreur du vide, qu'ils 
voient le Diable. 

Non, mes relations avec le mignon du célèbre et 
irrévérend chanoine Docre partent de plus bas encore, 
s'il m'est permis d'oser ainsi étaler mes plaies mo- 
rales, — mais ne traversons-nous pas une époque de 
liberté... relative, — heureusement ! 

Je ne veux point non plus parler de mes sept 
péchés capitaux, ni de la tourbe des vénielles pecca- 
dilles de votre indigne serviteur — et nul, je crois, 
de mes contemporains des deux sexes ne serait, dans 
l'occurrence, autorisé à jeter le premier caillou dans 
mon jardinet de coulpe et d'erreur. 

Non, encore une fois, et voici, surtout, et entre 
autres milliers de cas, la cause et Feffet de mon sa- 
tanisme à moi : 

N'avez-vous pas remarqué, complices lecteurs — 
et lectrices, combien l'ennui est tentateur, d'autant 
plus tentateur qu'il se manifeste multiforme : ennui 
de croupir dans l'obscurité pour les jeunes de lettres, 
dans l'éternelle dèche et la dette archi-vivace pour la 
plupart des « glorieux » gloria in profundisy ou in 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 201 

extremis^ au choix! ennui, côté des dames, pour une 
robe où tel grand couturier s'est trompé, ou pour cet 
amant ou cet autre ou d'autres trop ou pas assez as- 
sidus ou jaloux, ennui pour l'enfant d'apprendre et 
pour le maître d'enseigner, ennui de vivre, enfin, 
pour tous et partout et tout le temps ! 

Or, l'ennui est la vraie solitude, la solitude dans le 
tumulte des foules aussi bien que dans les tempêtes 
au désert et que dans le calme en mer. Et la soli- 
tude, vœ soli ! en même temps qu'elle porte malheur, 
est, parprécellence, mauvaise, détestable, abominable 
conseillère. 

C'est elle qui détruit l'enfant la nuit et parfois le 
jour, elle qui : 

Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents, 

elle qui se constitue la Muse, pardonnez, chastes 
Piérides ! — du criminel et du filou, elle qui souvent, 
trop souvent égare le poète et l'artiste ès-sinistres 
labyrinthes du vain Orgueil et de l'Envie, qu'elle se 
quoHbette Emulation ou garde cyniquement son sale 
nom, c'est enfin elle ou plutôt lui, Tcnnui de vivre 
qui... me dicte ces lignes, horreur ! pour, ô que bé- 
névole dévorateur de ma prose, un peu vous faire 
partager mon ennui de les écrire — et d'écrire en 
général ! Est-ce assez satanique, dites? 

Et puis, — il y a un et puis — le Mensonge ne 
marque-t-il pas foncièrement le Maudit et les suppôts 



202 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

dudit ? Et qu'est-ce que je viens de vous envoyer là, 
sinon la plus effrénée, la plus effrontée, la plus fal- 
lacieuse et pernicieuse et fellatrice et délétrice contre 
vérité ; car j'aime férocement, sachez-le, i)euples des 
continents et des îles, j'aime, en vieux Parnassien, en, 
paraît-il (tant que ça ?) symboliste inexpecté, cette 
gueuse entre les gueuses, cet ange par dessus les Ar- 
changes, nommée Littérature, c'est-à-dire les lettres, 
et les primes lettres proférées dès l'aurore de ce 
monde, après tout bon, furent, souvenez-vous : 

Fiat lux ! 

si bien que, de fil en aiguille, mon très profonde- 
ment prémédité vénéficiard, préjudiciable et envoute- 
mentcsque discours est ourdi juste à l'encontre de 
mon dessein, et que le Diable, encore une fois, comme 
en ce Papefiguière dont nous informent François Ra- 
belais et Jean de la Fontaine — déjà nommé, — c'est 
la saison des prix — si bien, dis-je, qu'encore une fois, 
qui ne sera pas, espérons-le bien la dernière, — aura 
été berné comme un simple Sancho Pança, se fait à 
l'instar d'une réunion d'actionnaires, en fin de 
compte, exécute, tel un clubman à la carte trop 
facile... 

Et Fiat lux, et vive la Vie, — et au diable, le 
Diable ! 

Août 91. 



MOMES-MONOCLES 



Sous ce titre quasiment générique, je me propose 
de réunir quelques-uns de mes très jeunes et jeunes 
encore amis affligés de la verrue en vogue ou adornés 
de cette fleur à la mode, comme on voudra. Je place 
la présente étude sous le haut patronage de notre 
cher et vénéré maître Leconte de Liste, du monocu- 
liste par excellence, qui porte beau et fier, dans son 
arcade sourcil... leuse, l'emblème chéri de la généra- 
tion montante de cette décadence-ci. 



A Edouard Dubus. 



Grand, point trop mince, glabre et pâle, vif comme 
le mercure et causeur comme une cascatelle qui se- 



204 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

rait presque un torrent, il est duelliste de naissance, 
amoureux de complcxion, poète de race et reporter à 
ses heures perdues. Les belles, toutes I de Montmartre 
et du Quartier n'ont point d'arcanes pour lui : leur 
alcôve est toute sonore de ses sonnets qu'enflamme, 
X3ar surcroît, la pyrotechnie du plus pur symbolisme, 
leurs mains, et, je crois bien, leurs pieds, tout roses de 
ses baisers, sans préjudice de leurs autres trésors et 
de ses autres caresses. Un don Juan à trois yeux, un 
pacha à... combien de... cœurs. 

La première fois que je le vis, nousnous gourmâmes. 
La seconde fois nous dînâmes ensemble. Depuis 
notre amitié subit des fortunes diverses ; telle toute 
chose humaine, mais le beau fixe a fini par triompher, 
et je défie bien l'appendice zygomatique de ce char- 
mant compagnon, quelle qu'en soit Tacuité et quelque 
pénétrante que puisse être la psychologie de son re- 
gard pourtant pénétrant en diable, de découvrir la 
moindre arrière-pensée dans l'expression actuelle de 
ma véritable sympathie pour la gentillesse de ses 
procédés — et de son esprit, ce qui ne gâte rien. 



II 



A Alain Des vaux. 



Pourquoi ce doux garçon s'entend-il surnommer 
« l'assassin )> ? Serait-ce par antiphrase et faudrait-il 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 205 

en croire la légende qui veut qu'en train de suçons 
sur des frisons, il ait naguère été l'objet d'une tenta- 
tive de meurtre de la part d'une Espagnole soup- 
çonnée d'être des Batignolles ? Je connais un peu la 
dame, et, vrai, je ne la crois pas démonstrative à ce 
point, mais bien très charmante et sanguinaire tout 
au plus comme un mouton mal enragé. Au demeu- 
rant, que de revanches cupidonesques ne prit-il pas 
d'autre part I Je ne compte à son passif, en outre 
de la terrifique aventure ci-dessus indiquée, qu'une 
défaite, cette fois-ci brésilienne authentiquement, et 
j'y compatis d'autant plus que moi-même, quelque 
temps après, je passais par les mêmes fourches por- 
tugo-americo-caudines. Hasards delà guerre! som- 
bres fêtes ! Mais que diable voulez-vous ? On n'est 
pas des princes, ni des bœufs, comme avait coutume 
de dire un jeune faubourien, mon voisin d'hôpital, 
du temps quand je n'étais pas ce millionnaire. 

Il s'appelle Alain, en bon breton qu'il est ; en bon 
breton aussi, il bretonne pour l'Eglise et pour le Roy, 
plus a millénaire », comme dit Léon Bloy, que gal- 
lican, plus pour Charles XI que pour Philippe VII, 
ce à quoi j'applaudis. Tout loyalisme, tout foi, sinon 
tout croyance. Il pratique peu et ne conspire pas. 
N'arbore son... monocle qu'à la rigueur. 

Un nez à la Scudéry. Gomment se pourrait-il, dès 
lors qu'il ne fût pas le Triomphant habituel que nous 
savons ? 



206 SOUVENIRS ET FANTAISIES 



III 



A Henry Chollin, 

Hyren Nilhoc pour ses lecteurs, car poète et ro- 
mancier. Carliste comme ci-dessus et ultramontain 
nuance Grégoire Septième du nom. Peu pratiquant 
aussi. Assume ses féroces opinions cléricales princi- 
palement dans son costume qui tire fort sur le prêtre 
catholique anglais, surtout quand il complète par un 
haut de forme à hords plat? son col comme romain 
« piquant d'une note )) blanche le noir de la souta- 
nelle (ou comme) hermétiquement fermé. Coiffé du 
pétase de feutre noir — toujours! qu'il dispose en 
cône à la Salvatcr Rosa et qu'il porte très enfoncé, 
très en arrière, il contracte des airs mauvais garçon 
et parle volontiers socialisme. Mais ne voyons-nous 
pas le bellement féodal, ladmirablement mystique, 
le très décoratif Wilhelm II se pencher, non sans une 
grâce hautaine, sur ces questions essentiellement cor- 
diales 1 

Supporte bien une pauvreté un peu volontaire ; et, 
pourvu que son verre, qui est grand, s'empourpre de 
picon ou s'illumine d'absinthe, diurnes et nocturnes 
il n'y a pas d'heures pour les braves et fi de l'oppor 
tunisme en toutes choses ! il n'a cure et peu lui chaut 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 207 

du souper non plus que du gîte... Et le reste 1 direz- 
vous. Dame ! ses principes théologiques, bien qu'ir- 
réductibles, ne lui défendent pas de se tourner vers la 
Femme autrement que pour l'édifier. Alors, gare ! 
ces jeunes gens ! 

Par exemple, je ne sais pas pourquoi je l'ai fourré 
dans ce cénacle de monoclés. Car bien que (peut-être 
parce que) puissamment myope, son œil est vierge 
de tout verre solitaire. L'honnête pince-nez les nuits 
de vadrouille et de chapeau mou, des lunettes — pas 
moins! quand casqué du galurin des ]outs habillés y 
parent seuls (ou déparent) son visage d'adolescent 
ascétique avec un soupçon de bonne humeur latente 
et d'indulgente gausserie. 

Il n'a donc pas, il usurpe, mais de par Tamitié, sa 
place dans cette galerie de chers camarades, d'affec- 
tueux et affectionnés cadets du bonhomme un peu 
Jadis déjà que devient votre serviteur. 

Et vite, revenons à l'orthodoxie de notre titre. 
Aussi bien voilà qui est réalisé, car nous avons 
affaire. 



IV 



A Franklin Bouillon, 



« The Jersey man wich a jolly glass in his eye ». 
Et c'est donc que vous partez, cher ami, pour ce 



208 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

London gothique riche et sélect bien, pleins d'arbres 
et de marbres, pour cette joyeuse vieille Angleterre, 
— Bournemouth, Lymington, Brighton, paix, repos, 
bénédiction ! — séjour terrible et charmant de mes 
années d'exubérance, de quelle exubérance! où main- 
tenant grandit, en sagesse, j'espère, un autre moi- 
même à qui la vie puisse épargner les joies et leurs 
revers, paternels ! 

Plus heureux que votre ami, cet Ovide sur place, 
ibis, bon Frank, ibis in Urbem ! 



A Dauphin Meunier et Henri Lecîerq. 

Le monocle incarné en deux personnes^ ! 

Il est précieux de les voir côte à côte arpenter ou 
dégringoler le Boni' Micli', tels que deux princes mé- 
rovingiens, superbes présomptifs imberbes fumeurs de 
cigarettes, on dirait de cette époque-là, tant ils lancent 
majestueusement la bleue fumée par les airsoii flot- 
tent, savamment déchevelées, leurs immenses, gigan- 
tesques roses noires épanouies tignasses, effroi du 
Philistin, stupéfaction des filles, notre joie à nous 
romantiques un peu revenus, un peu trop rameneurs, 
sinon chauves furieusement, mais vibrants encore à 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 209 

la vue de ces reliques d'un passé qui fut amusant, et 
si pieusement portées par ces ordinands bénévoles. 

Je les crois légèrement « mages » et comme teintés 
de Boudhisme, car il paraît qu'il faut tout de même 
une religion ; on vient de découvrir çàtoutà l'heure. 
En tous cas ce sont de bons enfants, spirituels et gais 
quand ils veulent bien, et leur dernière « bien bonne » 
consista à essayer de passer pour des mangeurs 
d'opium et de haschich, mais l'incompressible bon 
sens tôt éclata, divulguant par leur bouche, sincère en 
définitive, qu'aucune sensation d'aucune sorte n'avait 
suivi la consommation des mystérieuses substances, 
consommation pourtant opérée suivant tous les rites, 
n'est-ce pas, Dauphin ? 

Affaire, sans doute, de climat et de tempéra- 
ment, diraient les presque convaincus, desquels je 
suis. 



VI 



A Jean Moréas, 

Los, los, et trois fois los ! 

Voici le roi, l'empereur, le demi-dieu du Mo- 
nocle ! 

Non content d'être le maître incontestable des 
rhythmes obsolètes ressuscites et des vocables 

14 



210 SOUVENIRS BT FANTAISIES 

moyenâgeux et renaissance accommodés à telles et 
telles sauces ultramodernistes, il veut encore, et peut 
et a pu s'instaurer le Magistei\ par précellence, ele- 
gantiarum. 

L'hiver, c'est d'un manteau à triple ou quadruple 
pèlerine qu'il se drape, comme en 1830, pour subju- 
guer le sexe aimable ; Tété maints boudoirs le voient 
s'étendre, — sur des canapés tôt gémissant d'un dou- 
ble poids, — tout de gris perle investi, cravaté de 
clair-tendre, bardé de faux-col moins fier mais 
plus rigide que son cœur tout aux belles de tous les 
temps. 

Mais été comme hiver, erect ou supin, dès le dilicule 
de même que vers ces crépuscules du soir, il retient, 
il accapare, il absorbe la Marque ésotérique, le Si- 
gillé impollu, le seul, le vrai, l'uuique et multiple et 
sacro-saint Monocle ! 

D'ailleurs pas « môme » le moins du monde, celui- 
ci, et il ne figure en ce travail que comme l'indispen- 
sable Deus ex machina. S'il ne fait que confiimer 
encore non plus tout-à-fait à la prime adolescence, 
sa moustache le désigne suffisamment, double virgule 
ponctuant de leurs pointes terribles l'auréole qu'il a, 
le sacre un homme, que dis-je?le proclame l'homme 
qu'il faut, QU'IL A FALLU ! 

Demandez plu lot à ces daines. 



ENFANCE CHRETIENNE 



Et tout d'abord salut à la pauvre chapelle de 
Sainte-Agnès, dans la vieille et bonne et belle ville 
d'Arras ! Elle fut paroisse après que la Révolution 
eut démoli la plupart des églises et l'était encore 
lorsque mes parents s'y marièrent. D'elle date, par 
conséquent, ce que j'appellerai ma conception mys- 
tique et c'est pourquoi je commence par l'honorer en 
tout respect attendri. Pauvre d'architecture et 
d'ornement, c'est comme une église de village, en 
raccourci, crépie à la chaux, garnie de deux ou trois 
naïfs tableaux et de quelques statuettes sans mérite. 
De minces voix d'orphelines, depuis qu'elle est rede- 
venue la chapelle d'une congrégation enseignante, 
y retentissent en fins cantiques et de frais saints, aux 
fêtes, enflamment et fleurissent son humble autel. 

Je fus baptisé à Metz, où je suis né. Je n'ai gardé 
aucun souvenir de l'église où cette cérémonie eut 



212 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

lieu, ayant quitté Metz très jeune et j'en ai même 
oublié le vocable. Mais c'est un de mes plus chers 
projets, de m'informer, à la première occasion, de 
tous les détails relatifs à cette phase de ma \ie chré- 
tienne, pour pouvoir, qui sait par ces temps-ci? un 
jour de confession ou de martyre, répondre à qui de 
droit, avec l'accent, sinon avec le geste d'un Louis IX, 
se réclamant du seul baptistère de Poissy : « Paul de 
saint un tel ou de telle Notre-Dame ». 

Et de Metz ecclésiastique, nulle remembrance que 
celle, bien vague, de la bizarre cathédrale au bord de 
l'eau, dont j'ai encore les vitraux très harmonieux 
dans les yeux, malgré tous les pleurs qu'ils ont 
versés, malgré toutes les choses étranges, coupables 
ou non, auxquelles ils ont môle depuis leurs regards 
plutôt ingénus. Et, Metz, deux fois mon pays, par la 
naissance et par l'espérance, adieu sans doute ! 

Montpellier, de pompeuses processions sous des 
draps tendus. J'y apprends mes prières. J'y suis bien 
sage et plus près du bon Dieu que jamais de ma 
vie. 

J'avais sept ans quand je vins à Paris. Juste l'âge 
du crapaud des ChâthnenlSy tué au 4 décembre. 
J'étais, ce jour-là, sur les boulevards, lors du fameux 
massacre, avec ma mère qui s'y promenait en cu- 
rieuse, comme tout le monde, et nous n'avons été ni 
elle ni moi, ni passablement de gens, maisonsallan- 
drouzés. Il est vrai que le Coup d'Etat ne m'a pas 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 213 

rapporté autant d'argent de copie qu'à M. Auguste 
Vaquerie, de qui j'admire fort, entre parenthèses, le 
si amusant Tragallahas et cette adaptation des plus 
réussies de Calderon, les Funérailles de V Honneur, 
mais qui n'est pas mort du tout percé de balles, 
sur le perron de Tortoni non plus. Mais me voici 
bien loin de mon sujet qui est de passer en revue les 
divers tabernacles, ô mon Dieu, où l'on vous adore 
en esprit et en vérité, avec lesquels ma vie m'a mis 
en quelque rapport, — tant ce Paris est profane ! 

Mon tout premier souvenir parisien, sous le rapport 
des fréquentations d'églises, est pour l'épouvantable 
Sainte-Marie des Batignollcs et pour la Trinité en 
bois de la rue de Glichy où j'assiste à des froides ou 
moites messes basses, concurremment avec la cha- 
pelle des catéchismes de la rue de Douai, qui est 
donc quoi devenue, depuis le temps ? Ma famille me 
conduit à la première et ma pension un peu plus 
tard aux deux autres. Guère de dévotion, moi. Je 
m'ennuie simplement, sans plus rien comprendre à 
ce qui se passe que la majorité d'ailleurs des assis- 
tants, j'ai tout lieu de le craindre. Ah ! des Te Beum 
pour la fête de l'Empereur dans le chœur de Sainte- 
Marie, à côté de mon père, capitaine du génie en 
retraite, convoqué. Des services funèbres de connais- 
sances. Le rite gallican, chantres en chapes, arpen- 
tant le chœur de haut en bas, un serpent. Les bar- 
rettes n'allaient-elles pas encore en cône V Des sur- 



214 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

plis sans manche, avec des bandes plissées au petit 
fer voletant derrière. Je remarque que les prêtres 
portent leurs cheveux longs et très pommadés ou 
bien alors assez en désordre. Ma première communion 
faite avec d'affreux gamins, pourtant moins pires 
que ceux d'à présent que je connais bien aussi, pour 
des raisons. Menteurs, gourmands, méchants et sen- 
suellement vicieux autant que cet âge poussé au 
pire, dans son impuissance d'autant plus excitée par 
la corruption, est susceptible de l'être, mes compa- 
gnons h la sainte Table ! Je fus, j'ose le croire, l'un 
des meilleurs communiants de cette malédifiante 
fournée de polissons. J'espère, toutefois, que quelques 
autres ne commirent pas non plus un sacrilège, en 
ce beau jour de notre vie, le pénitent de Sainte- 
Hélène n'a jamais dit plus juste. Et je m'accuse, s'il 
le faut, de venir là déjouer le mauvais rôle dans la 
parabole, s'évoquant du Pharisien et du Publicain, 
Pharisien lilliputien de publicains-mouches. C'est 
vrai, pour expliquer mes avantages moraux et spiri- 
tuels de ce moment reculé, que j'étais un enfant 
aimant et doux, aimant ma mère si merveilleuse- 
ment vertueuse et bonne, l'aimant à l'adoration, 
aimant aussi mon père, un homme parfait qui 
m'aima tant. Peu après, quel mauvais sujet je fis, 
incroyant et tout pour pendant si longtemps, ô Misé- 
ricorde divine qui m'avez enfin puni ! 



VIEILLE VILLE 

[Fragment d'un livre perdu). 



C'est une ville de province bien reculée, presque 
inconnue, même des artistes, même des curieux, par 
ce temps qui se donne pour amoureux de pittoresque 
et d'inédit, — Arras, pour nommer la pauvrette par 
son nom qui fut illustre et dont rien, je vous assure, 
n'a fait démériter la gloire archéologique — et sociale 
à tout prendre, et si j*ose m'exprimer ainsi. 

Donc, Arras m'est chère pour des motifs : liens de 
famille, le calme — et la suprême beauté de son 
ensemble. J'y séjourne souvent, bien que je n'y 
réside pas, et je crois connaître à fond la ville, les 
habitudes et les habitants. Laissez- moi vous en tra- 
cer un rapide crayon. 

Vingt-sept ou vingt-huit mille habitants, sur un 
périmètre assez restreint, donnent à la ville une 



216 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

gaîté douce et bon enfant que le caractère flegma- 
tique et le parler gras (là- bas, on prononcerait 
« gucrâs ») des citadins maintiennent dans un demi- 
bruit très plaisant. Aux seuls jours de marché, trois 
fois par semaine, cette sourdine se hausse un peu 
vers le matin et sur le soir. 

Des diverses portes de la ville — ville forte à la 
Vauban, fossés immenses aux aspects les plus variés : 
ici, de magnifiques peupUers bordant le noir ruisseau 
Crinchon qui court dans un abîme de verdure, là- 
bas le dit ruisèeau, à sa source, bondissant à petit 
bruit d'eaux vives sur de frais cailloux et aussi, 
avouons-le, parmi des débris plus civihsés ; à cette 
autre porte, la rivière de Scarpe remplissant tout le 
fossé qui est énorme entre le sombre mur aux 
fausses portes xviii° siècle des plus johes et un haut 
rempart oii aboutit la route, pour aller à un quart de 
lieue plus loin côtoyer le cours de la sinueuse rivière 
«îous des saules et des peupliers, à travers une cam- 
pagne de fortes céréales et d'étangs poissonneux — 
des portes, disais-je, ouvrant immédiatement sur de 
belles rues tortueuses avec assez de largeur et bouti- 
quières juste comme il faut, entrent ces jours-là 
charrettes potagères, bestiaux sans nombre et lourds 
transports de grains. N'oublions point les ânières qui 
secouent rudement leurs montures surchargées de 
verdure à leurs deux flancs ; quelques-unes, vieilles 
commères ou femmes mûres, arborant à leurs dents 



SOUVEXIRS ET FANTAISIES 217 

la courte pipe noire au « toupet » traditionnel dans 
tout ce pays Picard et Flamand, d'Amiens h Dun- 
kerque. Tout ce monde patoise, sans beaucoup trop 
jurer — son ignorance l'absout un peu — limoniers 
et bourriques tirant et trottant sous le cri : « liie ! » 
qui doit peut-être s'orthographier : « I ! » et con- 
vaincre notre « hue » parisien et plus généralement 
français de corruption de l'impéralif d'ire. Sur Its 
places affectées aux marchés ruraux, le train-train, 
arrose de bière, — une bière aigrelette assez forte — 
des transactions de ce genre. Le soir, quelques 
hoquets d'ivrognes et de rares disputes aux hmites 
extrêmes de la ville — mais, en somme, toujours 
règne ce calme provincial et plus particulièrement 
savoureux ici, que ne saurait tout à fait apprécier un 
parisien pur-sang, s'il n'a vécu en de petites villes 
assez de mois pour se bien pénétrer du bon sens et 
(le la bonne humeur à'exlra-muros, La garnison 
anime aussi quelque peu les cabarets trop nombreux 
et mêle ses sons clairs de cuivre au bronze des nom- 
breuses églises et chapelles de cette religieuse capi- 
tale de l'Artois, aujourd'hui convertie en chef-lieu 
d'un département qui correspond exactement pour 
sa part, — heureux oubli ! — à l'ancienne et judi- 
cieuse division en provinces d'un régime que je vou- 
drais voir reparaître jusque dans ions ses précieux 
détails. 

Des treize églises paroissiales qui dressaient avant 



218 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

la Révolution leurs graves et délicates architectures 
du sein dentelé de la cité, une seule. Saint- Jean- 
Baptiste, est restée, vestige intéressant du xv° siècle, 
très richement et savamment restaurée il y a quelques 
années et que meuble magnifiquement une authen- 
tique pie ta de Rubens. Dans ce désastre irréparable, 
dû pour la plus grande part à la main filiale des 
Robespierre et des Lebon, l'art n'aura jamais assez 
de regrets pour la disparition de la splendide cathé- 
drale dont le chœur datait du xi' siècle et dont la 
nef, les bas côtés et les constructions extérieures 
remontaient à la fin du siècle suivant. A cette cathé- 
drale se rapportent les origines du culte illustre de 
Notre-Dame des Ardents. Voici Thistoire de ce beau 
miracle, racontée par un vieil auteur, Gazet. On 
nous saura gré de donner en entier ce chef-d'œuvre, 
naïf et fin, tel que nous le copions au livre si inté- 
ressant de M. Le Gentil, juge au Tribunal civil 
d'Arras (1). 

(( Au temps de Lambert, évesque d'Arras, environ 
Tan onze cens et cinq, le peuple estant fort débordé 
et addonné à tous vices et péchez, la saison devint 
intempérée, et l'air si infect et corrompu, que les 
habitans d'Arras et des pays circonvoisins furent 
punis et affligez d'une étrange maladie, procédant 



(1) Le vieil Arras^ orné d'eaux-fortes, — chez E. Bradier, 
libraire, rue Saint-Aubert, Arras. Prix : 16 francs. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 219 

comme d'un feu ardant qui brusloit la partie du 
corps atteinte de ce mal. Les médecins n'y pouyans 
aucunement remédier, plusieurs en mouroyent, 
aucuns avoyent recours à Dieu et aux Saints et se* 
trouvèrent en grand nombre devant le portail de 
l'église de Notre-Dame en Cité, et à l'entour d'icelle, 
s'escrians, se lamentans et requérans ayde et se- 
cours. 

Or, côme en mesme temps il y eut deux joueurs 
d'instrumens assez fameux et célèbres, desquels l'un 
demeuroit en Brabant, qui se nommoit Itier, et 
l'autre nommé Pierre Norman, se tenoit au chasteau 
de Saint-Paul en Ternois, lesquels estoyent grands 
ennemis et s'entre- cbayssoyent, pour ce que le dit 
Norman avoit tué le frère de Itier. Ce nonobstant la 
Vierge Marie en atour magnifique leur apparut sépa- 
rément à chacun d'eux, le lundy en la nuict, et 
après avoir appelle l'un et l'autre par son nom, elle 
leur tinct tout le mesme discours disant : Levez-vous 
et vous transportez vers la ville d'Arras, où vous 
trouverez grand nombre de malades gisans devant 
l'église à demy-morts de feu ardant, et vous adres- 
sans à Lambert, évesque du lieu, Tadvertirez qu'il 
soit debout et qu'il veille la nuict samedy prochain, 
visitant les malades parmy l'église, et qu'au premier 
chant du coq on voira une femme revestue de pareils 
atours que moy descendre du chœur de la dite église, 
tenant en ses mains un cierge de cire qu'elle vous 



220 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

baillera, et en ferez dégouster quelque peu de cire 
dedans des vaisseaux remplis d'eau, que donnerez à 
boire à tous les malades, et mesme en ferez distiller 
sur la partie du corps affligé. Ceux qui se serviront 
de ce remède avec une vifve foy recevront la guéri- 
son, et ceux qui la mespriseront perdront la vie. 

Outre ce discours commun, elle dit à Norman par- 
ticulièrement, qu'il aurait pour compagnon Itier, 
combien qu'il lui fust ennemi pour l'homicide advenu 
et qu'en ce rencontre ils seroient réconciliez. Nor- 
man donc estant esveillé, commence à s'escrier : 
combien grande et vénérable est la présence de la 
Vierge Mère de Dieu. à la mienne volonté, que par 
son ayde je puisse estre réconcilié à mon confrère 
Itier. pleust à Dieu que sa miséricorde, et par Tin- 
tercession de la Vierge Marie, je puisse annoncer à 
tant de malades qu'ils recevront santé et guérison. 
Néantmoins, je crois fort (disoit-il) que cette vision 
ne soit un phantosme et illusion, partant, je veille- 
ray toute la nuict suyvante, pour sçavoir si par la 
permission de Dieu, cette vision se représentera de 
rechef. Puis, ayant ainsi discouru, il se transporta 
à l'égUse de grand matin, et assista à l'Office divin , 
faisant sa prière à Dieu, qu'il lui pleut donner plus 
clair intelUgonce et interprétation de la raison adve- 
niie en la nuict précédente. Itier ne fist moins de 
devoir de sa part ; fut à veiller, fut à prier. Et la 
nuict suyvante, la mesme vision de la benoiste 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 221 

Vierge Marie se démonstra à chacun d'eux, les me- 
nasçant que s'ils ne se transportoient en diligence au 
lieu par elle désigné, cux-mesmes seroyent touchez 
de la susdite maladie, qui fut cause que ils se mei- 
rent en chemin le lendemain au matin, et Norman 
qui estoit le plus proche arriva à Arras le vendredy, 
et le samedy au matin s'en alla vers l'église de 
Notre Dame où il trouva l'évesque en prières devant 
l'autel Sainct-Séverin. Il fut fort confirmé en son 
propos quand il apperceut le grand nombre des ma- 
lades, qui se lamentoyent près de l'église, comme lui 
avait esté représenté par la vision. De façon qu'es- 
tant plus constant et résolu, il s'adresse à l'évesque 
et luy prie se retirer à escart, pour lui communiquer 
quelque affaire d'importance, ce faict il lui dit : 
Monsieur, lundy dernier, en la nuict, m'est apparue 
une vision de la benoiste Vierge Marie, laquelle m'a 
commandé venir vers vous, pour vous déclarer que 
samedy en la nuict, vous avez à visiter les malades 
qui seront dedans et dehors l'église et qu'après le 
premier chant du coq, pour un singulier bénéfice, 
elle vous mettra ès-mains un cierge ardant, duquel 
en faisant le signe de la croix ferez découler quelques 
gouttes de cire en des vaisseaux remplis d'eau, et en 
donnerez à boire aux malades, mesme en arrouserez 
leurs charbons et ulcères. Ceux qui ne se voudront 
servir de ce remède, ou ne le recevront avec une 
ferme confiance, ils en mourront. Voyla (dit-il), la 



222 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

charge et commission qui m'a esté donnée ; si votre 
Paternité la néglige et ne la met à exécution, ce ne 
sera ma faute. 

L'évesque fort estonné de ce discours luy demanda 
son nom et de quel stil et pays il estoit ; mais quand 
il répondit qu'il estoyt joueur d'instruments de son 
stil : Ha, mon ami (dict l'évesque) ne te joùe-tu pas 
de moy. Et lors le quitta et se retira en son palais 
épiscopal, ne faisant estât de ce que luy avoit dis- 
couru Norman, lequel tout vergongneux se tint 
encore en l'église, considérant avec grande pitié et 
compassion tant de malades et misérables et affligez. 
Or, quelques heures après, voylà Itier venant du 
plus loing, qui arrive en l'église de Notre Dame, et y 
ayant fait sa prière à Dieu, s'en va au palais épisco- 
pal et entre en la chapelle où l'évesque célébroit la 
Messe. Achevé qu'il eut, Itier le salue revèrement, 
et ayant humblement requis audience luy dict : Père 
sainct, il m'est apparu une Aision par deux fois d'une 
femme d'excellente beauté qui se disoit la sacrée 
Vierge Marie, laquelle m'a donné charge de vous 
venir exposer ses commandements. Elle veut que 
samedy prochain en la nuict, vous visitiez les malades 
gisans dedans et hors vostre église, et que dès lors 
elle vous déUvrera un cierge allumé, duquel ferez 
distiller de la cire, en faisant le signe de la croix 
dedans quelque vaisseau plein d'eau, et en donnerez 
à boire à tous ces malades. Quiconque d'iceux y 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 223 

apportera une vraye foye, il s'en guérira, et qui ne 
le voudra croire, il mourra soudain. 

Itier ayant achevé ce discours l'évesque lui de- 
manda comment il se nommoit, et de quel pays, estât 
et condition il estoit, il respondit qu'il avait nom Itier, 
natif du pays de Brabant, gaignant sa vie à chanter 
et jouer des instrumens. Alors l'évesque lui dit, 
qu'un autre de uiesme condition nommé Norman 
lui avait tenu les mesmes propos, quelque peu au- 
paravant, lui reprochant qu'ils auroyeut communiqué 
par ensemble pour se jouer et mocquer de luy. Tant 
s'en faut, dit Itier, que si je rencontrois celuy que 
vous nommez Norman, je me vengerois de la mort 
de mon frère, qu'il a misérablement tué. L'évesque 
ayant entendu ce discours, considéra à part soy que 
telle vision se pouvoit manifester parla permission 
de Dieu, pour servir tant de guerison aux malades, 
comme aussi de bonne réconciliation entre ces deux 
ennemis : puis il incita Itier à se réconcilier à Nor- 
man, usant d'une paternelle remcmstrance tirée de 
la saincte Ecriture, si bien h propos, qu'il luy per- 
suada de pardonner au dict Norman, se je tlant à ge- 
noux devant Tevesquo, et le se soubmettant à tout 
ce qu'il ordoimeroit pour le faict de la dicte récon- 
ciliation. Et lors ré vesque envoya son secrétaire cer- 
clier à ré«,^lise le dict Norman, lequel y vint aussi 
tost, et se mect aussi h genoux, priant mercy à 
Dieu, à l'évesque, et à Hier. Et après que l'évesque 



224 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

leur eut faict un très beau discours, de la charité 
fraternelle, il leur commanda de s'entrebaiscr pour 
un signal de paix et amour, afin qu'estans parfaite- 
ment reconciliez, ils puissent heureusement exploicter 
la charge que leur avoit esté en divers lieux déclarée 
par la vision apparue les jours précédents. Et ayant 
tous trois jeusné fort estroictement, et employé tout 
le jour en bonne et saine te prière, sur le soir ils se 
transportèrent à TégUse et y continuèrent leurs orai- 
sons jusques environ le temps qui leur avait esté spé- 
cifié par la vision, que lors leur apparut de rechef la 
Vierge Marie en mesmes attours, laquelle sembloit 
descendre du haut du chœur de Téghse, avec un 
cierge ardant de feu divin qu*elle leur délivra, leur 
tenant en commun les mesmes propos, qu'elle avoit 
faict auparavant à ces deux joueurs en particulier, 
touchant l'opération de ce cierge, et l'ordre qu'il 
falloit observer pour en bien usera Tendroict des ma- 
lades, leur ordonnant de le garder et conserver réve- 
remment en perpétuelle mémoire d'un si grand et 
excellent bénéfice puis elle disparut incontinent. 

Ils furent tous ravis en admiration, tant pour la 
glorieuse apparition de la Vierge Mère de Dieu, que 
pour la grande clairté qui flamboya parmy toute 
l'église à son arrivée. Estans donc ainsi illuminez, 
voire aussi emflambés de ce lieu divin, première- 
ment louèrent et remercièrent Dieu, puis se meirent 
en devoir d exploicter promptemcnt tout ce que Ui 



SOUVENIRS ET FANTxVISIES 225 

dicte Vierge avoit commandé. Et après que quelques 
vaisseaux furent emplis d'eau, l'évesque formant le 
signe de la croix avec la chandelle feit dégoulter 
quelque peu de cire dans cette eau, et après il dé- 
clara aux malades la vertu d'icelle, et les exhorta 
d'en boire en grande révérence, et avec ferme con- 
fiance en Dieu : puis leur en donnèrent à boire, et en 
lavèrent leurs charbons et ulcères, et ils en sentirent 
soudainement grande allégeance de leur mal, tant 
par dedans aux parties nobles qui se gastoyent par 
une si ardente inflammation, que, au dehors de 
leurs membres, qui estoyent ja à demy pourris : ils 
estoyent lors environ cent et cinquante malades et 
furent tous guaris hors mis un pauvre mal advisé, 
lequel mesprisant ce divin remède, osa téméraire- 
ment desboucher qu'il aymeroit mieux du vin, et 
autres semblables propos par desdain et contemnent. 
De façon qu'il devint si embrasé de ce feu sacré 
que tout après il en mourut comme à demy for- 
cené. 

Achevé qu'ils eurent, toute l'assemblée se mit à 
louer et magnifier Dieu et ses œuvres tant admira- 
bles. Et comme le clergé estoit ja arrivé à l'église 
pour chanter l'office divin, l'évesque commença le 
cantique spirituel de Sainct Ambroise et Sainct Au- 
gustin, duquel ta Saincte Eglise se sert pour action de 
grâce. Te Deiim laudamus, etc. Il fut chanté en mu- 
sique mélodieuse, avec une indicible esjouissance et 

15 



226 SOUVEiXIRS ET FANTAISIES 

allégresse de tout ce peuple, qui avoit reçu la guéri- 
son tant désirée. 

Après tous ces devoirs, la saincte Chandelle fut 
baillée en garde à ces deux joueurs d'instruments mu- 
sicaux, qui l'avoyent reçu de la Vierge avec Févesque, 
par l'advis duquel ils instituèrent une vénérable* So- 
ciété de gens pieux et dévots qu'ils appelèrent la 
Confrairie des Ardants en la mémoire de ce tant 
signalé miracle, et en peu de temps grand nombre de 
gens, A'oire des principaux et plus honorables Sei- 
gneurs et Bourgeois de la ville d'Arras se feirent en- 
rôler dans cette Confrairie 

Deo Patris sit glot-ia. 
Et Filio qui a mortius 
Surrexit ac Paraclilo 
In sempiterna secula 

— Le cierge miraculeux et la dévotion qui s'y at- 
tachait ont traversé des fortunes diverses : l'inepte 
ouragan de 92 a démoli la chapelle où la mystérieuse 
reUque était vénérée — édifice situé sur la « petite 
place » composé d'un dôme et d'une flèche, cette 
dernière, dont il a été question plus haut, était une 
des perles de l'art gothique français. Le cierge, con- 
tenu dans une riche custode, fut pendant toute la ré- 
volution caché par des soins pieux au fond d'un 
puits, d'où il sortit lors du rétablissement du culte. 
Une vaste église a été tout récemment édifiée en 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 227 

riiouneur de Notre-Dame des Ardents et de la 
« Sainte Chandelle », aux frais de pieux particuliers. 
Cette église de briques et de pierres est d'un élégant 
effet. Par une coïncidence assez curieuse elle est due 
à un architecte nommé Normand, comme l'un des 
héros de la légende glorifiée par l'Eglise. L'intérieur 
est riche et sérieusement de bon goût. Une statue de 
Notre-Dame des Ardents, œuvre d'un jeune artiste 
arrageois, M. Noël, s'élève sur le maître autel. Déli- 
cate et sobrement archaïque, elle rappelle l'époque 
du miracle et s'harmonise à merveille avec Tarchi- 
tecture romane, de la dernière période, de l'église 
même. La Confrérie dont il est question dans le récit 
du vieil auteur, après avoir langui dans la tiédeur du 
xviii^ siècle disparut à la Révolution. Des soins indis- 
pensables et élémentaires occupèrent trop légitime- 
ment les évêques qui se succédèrent sur le siège 
d'Arras après cette funeste période pour qu'ils pus- 
sent s'occuper efficacement de cette œuvre, mer- 
veilleuse d'ailleurs, de surérogalion. Mgr Lequette 
eut la gloire de restaurer à la fois culte et confrérie. 
Le saint Cierge et sa custode sont conservés dans 
l'église nouvelle. Une cage de bronze doré, d'un re- 
marquable caractère d'archaïque solidité, renferme la 
relique, devant laquelle brûlent sans cesse des cierges 
sans nombre. De fréquents miracles attestés par de 
riches ex-voto récompensent chaque jour la dévotion 
très fervente des habitants de la contrée et des pays 



228 som'EMRS et famaisibs 

cîrcon voisins à la Mère de Dieu honorée en son sanc- 
tuaire. 

L'église Saint-Nicolas, une Notre-Dame de Lorette 
presque aussi lourde, a pris la place de l'ancienne 
basilique si désastreusement disparue, parmi une 
assez belle plantation d'arbres destinée à masquer 
l'immense nudité de remplacement cathédral et claus- 
tral : un très beau calvaire et de curieux vieux ta- 
bleaux décorent l'intérieur de cette pièce montée 
grecquo-italienne . 

Un architecte de génie, M. Grigny, mort sous le 
second Empire, construisit en 1866, dans le quartier 
pauvre de la ville, l'austère église Saint-Géry, œuvre 
du plus pur XVIII® siècle, que son clocher à jour si- 
gnale au loin dans la campagne. L'harmonie des trois 
voûtes, l'éclairage admirablement aménagé bien que 
sobre à dessein, le mobilier parlait et de très belles 
sacristies recommandent cet édifice à l'admiration 
attentive du passant sérieux. Une merveille, d'auteur 
inconnu, sauvée à grand'peine du pillage des cou- 
vents en 92, suffirait à y attirer des foules. C'est un 
grand crucifix de bois peint des plus bizarres au pre- 
mier aspect, mais qui, examiné quelque peu, vous 
frappe précisément par sa mesure dans l'odginalité 
profonde, de l'inédit de ses lignes classiques, de la 
toute pénétrante douceur de sa sévérité, et la scrupu- 
leuse perfection des moindres détails, qui viennent se 
tondre au plus grandiose ensemble. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 229 

Le même architecte a embelli sa ville natale de 
trois autres édifices dont deux chapelles conven- 
tuelles. 

Celle des Ursulines s'élève aux confins de la ville 
dans le goût sobre de l'église Saint-Géry : la flèche 
qui surmonte cette chapelle est une restitution très 
agrandie de la fameuse flèche dite de la Sainte Chan- 
delle qui datait de saint Louis, et naturellement dé- 
molie par la Révolution. Effrayant tour de force de 
légèreté, de .hauteur et d'équilibre; un ouragan l'a 
dernièrement étêiée par suite de négligence dans la 
surveillance et l'entretien des œuvres intérieures; 
une souscription qui va son train, et attend des 
temps meilleurs, permettra de bientôt parfaire ànou- 
A^eau ce bijou justement célèbre dans la contrée. 
La chapelle des Dames du Très Saint-Sacrement fut 
le coup d'essai du maître, alors tout jeune. Conçue 
dans le style flamboyant, elle a toutes les grâces 
excessives du genre. Jamais plus gracieuses fantaisies 
ne s'enroulèrent autour d'ogives idIus hardies ; la 
flèche, elle aussi, bien que moins haute et moins svelte 
que celle dont il vient d'être question, suffirait à la 
gloire d'un artiste comme à l'honneur architectonique 
d'une province. 

Le petit séminaire, situé dans la partie élevée et 
relativement nouvelle de la ville, présente deux 
façades, brique et pierre, dont l'une du plus grand 
air Louis XIII. L'aménagement intérieur, deux cours 



230 SOUVEMRS ET FA.MAISIES 

superbes et une élégante chapelle, contribuent à faire 
de ce monument, avec le délicat hôtel gothique ap- 
partenant à M. D..., ancien député, un digne complé- 
ment à l'œuvre arrageois de M. Grigny, qui compte 
encore, à Valenciennes et à Genève, des morceaux de 
premier ordre. 

Puisse cet insuffisant hommage à un artiste mort 
trop jeune et loin d'être apprécié à son immense va- 
leur, être considéré comme un appel à l'attention de s 
gens tant soit peu soucieux encore du grau d 
art, puisse cet appel d'une voix si faible être entendu 
de qui de droit ! 

Une charmante chapelle du dernier siècle, dite des 
Ghariottes, mérite encore d'être mentionnée dans 
cette énumération des principaux édifices religieux 
de notre belle et bonne ville. Signalons encore pour 
être scrupuleux le très joli clocher tout moderne de 
la plaisante chapelle des Vieillards. Le reste, ne se 
composant guère, sauf deux exceptions, l'on retrou- 
vera l'une et l'autre en son lieu, que de constructions 
plus ou moins commodes et solides, n'a aucune pré- 
tention architecturale, et il n'en sera pas plus parlé 
que ne l'ont dû désirer les honnêtes entrepreneurs à 
qui celles-ci sont dues. 

L'hôtel de ville d'Arras est sans contredit le plus 
considérable et le plus splendide de tous ceux du 
Nord de la France, je pourrais ajouter de la France 
entière, en tant que relique du Moyen Age municipal; 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 231 

car que sont les hôtels de ville de Paris, Lyon, Reims, 
sinon des fantaisies royales des temps de la royauté 
« hors de page » et absolue ? appartenant ceux-ci à 
la « Renaissance », les autres aux siècles subséquents, 
sans caractère primitif ni puissance quelconque d'im- 
pression historique. 

L'hôtel de ville d'Arras a été Fobjet de récentes 
restaurations et reconstructions plus ou moins heu- 
reuses. C'est ainsi qu'on a fait disparaître, pour la 
remplacer par une fenêtre centrale à balcon, détail 
assez élégant d'ailleurs, une ravissante « boy-win- 
dow )) ou bretèque, ainsi qu'un double escalier sis à 
droite de la façade principale et surmonté d'une fine 
coupole. Ce dernier vandalisme, commis en vue de 
l'éclairage et du confortable administratif, est double- 
ment déplorable en ce sens qu'en outre de la perte 
de rédicule lui-même, il démasque brusquement la 
différence de style, d'alignement et de direction de la 
partie du pavillon de droite qui fait suite à la façade 
principale, avec tous les caractères de cette façade 
elle-même. Un excès de bonne volonté auquel ne 
correspondaient point assez de scrupules quanta la 
confusion de genres a présidé aux additions considé- 
rables effectuées sous le second Empire, à grands 
frais et dans une intention des plus louables. Recon- 
naissons tout de suite qu'il y a des choses ravissantes 
dans cette partie neuve qui ne comprend pas moins 
de trois grands corps de bâtiment dont l'intersection 



232 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

forme une cour ouverte commandée par une façade 
postérieure de style ogival flamboyant des plus exas- 
pérés ; la même outrance, dirai-je, sévit sur les deux 
façades latérales, où l'art de la Renaissance emprunte 
à tous les genres des grâces tant soit peu hétéro- 
clites. L'ensemble toutefois est loin de me déplaire : 
cet amoncellement même de dômes, de pignons, de 
cariatides, de balcons, cette profusion de vermicelles, 
d'achantes, de congélations, de figurines est d'un 
joyeux et luxueux effet, qui s'affirme encore à Tinté- 
rieur du monument, où de vastes salles merveilleu- 
sement meublées et décorées, cette fois, avec le goût 
le plus exact et le plus sûr, donnent bien l'idée 
d'une ville vieillie dans l'opulence et dans la sa- 
gesse ! 

Mais le triomphe, c'est l'antique façade principale, 
avec ses huit hautes fenêtres ogivales hardiment 
campées sur sept arcades de même arcliitecture, et les 
vingt-trois croisillons rouges à girouettes d'or écla- 
tant sur son immense toiture. Un prodigieux beffroi, 
paradoxalement mince, dentelé de mille caprices, 
dressé jusqu'aux nuages, un peu à droite du corps de 
la façade, en vertu de cette irrégularité qu'observera 
tout architecte visant au grand, sa masse énorme et 
légère. Le prestige de Ïv7iique et la puissance de 
Vunité allongent encore, en même temps qu'elles 
l'amplifient au second coup d'oeil, cette tour forte et 
charmante, emblème orgueilleux de la cité. 



SOUVENIRS ET FAiNTAISIES 233 

Par un bonheur que connaissent peu de monu- 
ments de cette importance, l'hôtel de ville d'Arras 
se trouve occuper tout un col 6 d'une énorme place 
rectangulaire dont les maisons espagnoles du 
xvii" siècle, alignent leurs pignons et leurs arcades 
dans un ordre parfait formant un cadre précieux à 
l'incomparable édifice. Cette place s'appelle la « pe- 
tite place ». On croirait, en en envisageant les pro- 
portions gigantesques, à une ironie, à une de ces 
plaisanteries dont nos ancêtres étaient coutumiers 
dans l'appellation des voies publiques de leurs villes, 
s'il n'existait, tout à côté, une autre place beaucoup 
plus vaste encore, exactement dans les mômes pro- 
portions et dans le même style. Une seule maison y 
fait disparate, mais c'est une exquise rehque du 
Moyen Age et d'ailleurs elle ne jure que tout juste 
avec ses voisines, étant également, dans son genre, à 
arcatures et à pignon. Une récente mesure adminis- 
trative a jeté bas, pour d'idiotes modifications de 
voirie, à l'angle gauche de cette place, nommée la 
« grande place », bien justement cette fois, deux 
maisons du style commun aux deux places et à la 
courte rue qui les relie entre elles. 

En fait d'autres places, il faut signaler celle « de la 
basse ville » , ample cirque aux élégantes constructions, 
qu' « orne » un obélisque... du siècle dernier; celle 
« du théâtre », témoin des affres de 93, le théâtre 
élégamment insignifiant h l'extérieur, renferme une 



234 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

salle très coquette (xviii* siècle) et d'une acoustique 
parfaite. De vieilles maisons, malheureusement dé- 
shonorées par des toits récents et accommodés aux 
« nécessités « du commerce moderne, méritent toute- 
fois que Ton s'arrête à leurs sculptures. D'autres 
places sont banales et si nous parlons de la halle au 
poisson, c'est à cause de la ligne demi-circulaire des 
maisons qui l'entourent en imprimant sa courbe aux 
constructions elles-mêmes du marché — disposition 
assez remarquable en France, où les « crescents > sont 
aussi rares qu'ils sont pullulants en Angleterre. 

De très belles, très belles casernes, datant du 
xviii^ siècle, une citadelle hors ligne, chef-d'œuvre 
de Vauban, une admirable promenade ombragée 
d'ormes géants plus que centenaires et flanquée d'un 
énorme « square »,le spacieux hôpital Saint-Jean, le 
palais de Justice, ancien siège des Etats d'Artois, beau 
morceau néo grec malheureusement intercepté à 
deux places par des constructions privées, la moderne 
et coquette façade delà salle des Concerts, assimilable 
à celle du susdit palais de Justice, la préfecture, 
ancien évêché, sis en Cité, palais d'il y a deux siècles, 
magnifique et vaste, parc princier, dépendances spa- 
cieuses, sont également dignes de mention et nous 
forceraient en conscience à la description si le plan 
de ce livre ne s'opposait à plus de développements 
accessoires. Car nous voici presque arrivés à l'objet 
de ce chapitre et il nous tarde de clore une trop Ion- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 235 

gue parenthèse. Nous nous dirigerons assez lente- 
ment, si vous voulez, pour bien faire, vers Tabbaye 
de Saint-Vaast, à travers des rues qui ont ceci de 
charmant qu'elles ne ressemblent en rien, pas même 
à une maison près, à celle du Paris actuel. Je ne veux 
pas médire de ce Paris-là qu'on a positivement trop 
critiqué. Il est clair, assez gai dans sa monotonie 
voulue, et a, bien que banal et pauvre, sauf la seule 
rue de la Paix (1), suffisamment grand air pour la 
capitale d'une démocratie mesquine. Mais il me sem- 
blerait injuste de faire grâce aux imitations provin- 
ciales de ces splendeurs à deux sous, déshonneur de 
nos grandes villes où d'incompétentes édilités ont 
ruiné toute poésie au profit de quelles finances par- 
ticulières ou commanditées ! Notre chère ville a du 
moins jusqu'ici, malgré l'ineptie de ses municipaux 
d'aujourd'hui, évité ces absurdes «embellissements», 
et ses rues se courbent ou s'allongent selon les be- 
soins de la circulation et de l'aération normales en- 
tre deux rangées de constructions souvent anciennes, 
et combien jolies ! toujours harmonieuses et de bonne 
allure. 

Mais nous voici arrivés en face de l'entrée de 
l'abbaye. Hélas ! c'est Tex-abbaye qu'il me faut dire, 

(1) Je ne puis comprendre dans le Paris actuel les quel- 
ques avenues d'hùtels avoisinant l'Arc de Triomphe. C'est 
tous étrangers qui ont voulu faire les environs d'Hyde Park, 
sans y réussir. 



236 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

un des premiers exploits de la Révolution, en Artois, 
ayant été de dépouiller les Bénédictinsde Saint-Vaast 
de leurs biens meubles et immeubles. 

Cette entrée, maintenant celle de Féveché, donne 
par une énorme porte cochère sur une cour d'honneur 
digne d un palais royal de premier ordre : rien de 
plus grandiose ni de plus beau. La cour est circons- 
crite par trois corps de bâtiment comptant à chaque 
étage trente-huit fenêtres, plus trois portes-fenêtres 
servant d'entrée. L'ensemble des bâtiments construits 
en pierres de taille dans un goût sévère, tout d3 
masses et de lignes, forme un rectangle de 220 mè- 
tres de long sur 80 de large. De magnifiques escaUers, 
des salles immenses aux sculptures sobres et agréa- 
blement déliées, des galeries admirables, deux cours 
intérieures longées de cloîtres de toute beauté riche- 
ment décorés, le tout d'une ordonnance irréprochable, 
font sans conteste de ce palais le plus remarquable 
testament de l'architecture monastique d'immédiate- 
ment avant la Révolution. L'édifice auquel le temps 
n'a rien ùté, non plus — heureusement — que les 
hommes rien ajoute, fut construit à la fin du 
xvni° siècle, sur les ruines d'un monastère gothique, 
à même destination et sous le même titre d'abbaye de 
Saint-Vaast. 

Quelque déplorable que soit la disparition de cette 
œuvre du Moyen Age, surtout quand on en juge 
d'après de vieilles gravures, on peut dire, par une 



SOUA'EMRS KT FANTAISIES 237 

exception sans doute unique, et sans aucun paradoxe, 
que la perte est réparée, telles sont la beauté et la 
grandeur de l'abbaye actuelle. L'Evêché, le grand 
Séminaire, les Subsistances militaires, l'Académie 
d'Arras, différentes administrations publiques, les 
Archives départementales, immense répertoire, la Bi- 
bliothèque comprenant 50.000 volumes, ayant ap- 
partenu pour la plupart aux Pères, et un très consi- 
dérable Musée (sculpture, peinture, antiquités et 
collections scientifiques de tout ordre), tiennent au 
large dans cette ancienne forteresse de la Piété et de 
la Science. Un square très spacieux étale ses ver- 
dures et ses plantes rares le long de l'aile principale 
de l'abbaye, à la place des jardins des religieux, dont 
de nombreux arbres sont restés, séculaires témoins. 
Au bout droit de cette aijo principale, qui ne compte 
pas moins de 100 fenêtres et à laquelle on accède par 
un élégant perron central, en outre d'entrées nom- 
breuses pour les différents services affectés au monu- 
ment, se dresse énorme la cathédrale actuelle qui a sa 
courte histoire, et voici succinctement. 

Les bénédictins de Saint- Vaast, à la veille de la 
Révolution, avaient commencé l'érection d'une cha- 
pelle en rapport avec l'importance de leur monas- 
tère. Ils donnèrent à leur projet de gigantesques pro- 
portions, si bien que, plus tard, Napoléon P% passant 
par Arras et voyant les constructions déjà très avan- 
cées que la queue de la Bande noire s'apprêtait à je- 



238 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

ter bas contre une lionteusement dérisoire somme 
d'argent, conçut l'idée vraiment impériale de les ache- 
ver pour en faire une cathédrale en place de celle 
disparue. Cette cathédrale fut inaugurée par Charles X, 
mais ne fut complètement achevée qu'en 1832, sous 
l'épiscopat de Mgr le cardinal de Latour d'Auvergne. 

C'est une immense construction toute nue, cruci- 
forme, au flanc Est duquel s'accole tout un quartier 
de la ville, et qui communique avec le grand sémi 
naire contenu, comme il a été dit plus tôt, dans Tau- 
cienne abbaye. On y monte par un majestueux esca- 
lier de quarante-deux marches. Le portail à peu près 
de Saint- Thomas d'Aquin ou de Saint-Roch est fran- 
chement laid, bien entendu, mais d'une sobriété pro- 
pitiatoire. 

De forts arcs-boutants, massifs et nus comme tout 
le reste, rayonnent tout autour de la puissante cous- 
truction, allègent ses diverses parties et en dégagent 
l'irréprochable structure. Corps principal de Téglise, 
bras de croix, chevet, portail, ressortent lourds dans 
l'air, sévères, corrects, trônant, soUdement assis sur 
une haute gresserie, au-dessus de la ville légère et 
dentelée, leur tributaire spirituelle et leur fille dans 
la Foi. 

Il est à espérer, toutefois, que le dôme projeté par 
les moines, et le campanile, dont la base seule existe 
aujourd'hui, base de grès, si considérable qu'elle en- 
veloppe une magnifique chapelle de la Sainte Vierge, 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 239 

exhaussée dune dizaine de marches de marbre blanc 
à rampes de marbre blanc, il est, dis-je, à espérer 
que dôme et campanile seront avant peu édifiés, — 
lorsque les Pères, après un exil de bientôt cent ans, 
reprendront possession de leur propriété, et qu'un 
gouvernement juste, se voudra faire honneur de 
rendre à la Mère de Dieu et aux successeurs de 
l'évoque Lambert leur cathédrale rebâtie sur les 
plans antiques, avec ses verrières étincelantes, l'or 
de ses autels, et l'argent de ses cloches sonnant à 
toute volée le long désiré Te Deum dans ses mer- 
veilleuses tours, suzeraines et compagnes maternelles 
du vieux beffroi solitaire qui s'écœure d'assister à 
cette fin de siècle ! 

En attendant, Saint- Vaast, comme on appelle la 
cathédrale provisoire, remplit de son mieux le haut 
office que les événements lui ont décerné ; son impo- 
sant vaisseau, long de 102 mètres, large de 26 et 
haut de 32, dessert à merveille la pompe pontificale 
dont les révolutions modernes l'ont investi depuis 
quarante-sept ans ; trois nefs avec déambulatoire, 
chapelles latérales et absidales, deux chaires à prê- 
cher dont la principale est tout un monument, un 
immense banc d'oeuvre pour le Chapitre et le grand 
Séminaire aux jours de sermons solennels, un baptis- 
tère incomparable, très nombreuses statues, quelques- 
unes des chefs-d'œuvre, de précieux tableaux, dont 
un Christ au pilier de Rubens, des grisailles, des vi- 



240 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

traux en trop petit nombre, un vaste chœur, une 
maîtrise excellente, deux orgues qui n'ont de rivales, 
en France, que les plus célèbres, tout ce confortable 
ecclésiastique, tout ce reste et ce recommencement de 
luxe religieux, consolent un peu le souvenir des ma- 
gnificences passées et fait prendre patience à l'espoir 
rétrospectif qui s'ennuierait trop sans quelque es- 
compte sur le lent avenir. 

J'aime, lors de mes séjours à Arras, à entendre, 
aussi souvent que possible, la grand messe canonicale 
quotidienne. 

Je doute que le plain-chant, ce sublime plaint- 
chant catholique, plus beau que tous les arts, trouve 
de meilleurs, de plus consciencieux et plus corrects 
interprètes qu'ici. L'orgue d'accompagnement, touché 
d'ordinaire par un artiste aveugle, a une ampleur, 
une force douce toute particulière vraiment, qui mêle 
une voix surnaturelle et divinement harmonieuse aux 
notes très pures des chantres, en laissant aux paroles 
latines tout leur nombre et leur si nette mélodie. 
Puis la quasi-soHtude des offices de semaine distribue 
à la prière privée tout l'espace nécessaire, on dirait ; 
ces voûtes immenses semblent un ciel juste assez 
lointain pour encourager les pieuses pensées à vou- 
loir y planer ; ces énormes colonnes corintliiennes 
invitent les intentions particulières à s'y enrouler 
pour l'ascension parmi les riches chapitaux vers ces 
sereines régions de l'adoration enfin sûre de son vol... 



SOUVEMRS ET FAMAISIES 241 



Un jour, tout le monde a de ces distractions, un 
pauvre pécheur plus qu'un autre, — je laissai errer 
mes yeux à droite et à gauche du transept vers le 
milieu duquel j'étais, debout contre une chaise incli- 
née, face au maître-autel — exactement celui de 
Saint- Sulpice, marbre rose et sujet en bronze doré 
i^rEnfant Jésus au temple) — une tiédeur m'avait 
pris, que je ne pouvais surmonter; mon attention 
vaincue tournait à rien, et j'avais résolu de me retirer 
ce jour-là, plutôt que d'assister indignement au di- 
vin sacrifice. A cet instant un homme entra, bien 
mis, cheveux et barbe trop soignés, du ventre à vingt- 
cinq ou vingt- six ans, — sans prendre d'eau bénite 
— évidemment un commis-voyageur entre deux a/- 
f aires, sur la route d'un rendez- vous en ville avec 
dix minutes d'avance. J'observai cet intrus quelques 
instants du coin de l'œil, sûr de quelque chose de 
marque, et des mouvements spontanés naïfs du per- 
sonnage. Un « dévot » pour ces gens-là n'existe pas, 
même chez lui, à l'église. Point de gone avec lui 
plus qu'avec un bon chien ou ces témoins indulgents, 
les chats. L'homme regardait les choses du bras de 
croix gauche par où il était entré : le royal baptis- 
tère, son tryptique sans prix, sa conque énorme de 
marbre noir veiné, merveille vraiment, se retour- 
nant, il contempla sans y rien comprendre, pauvre 
être ! le monument de saint Benoit Labre (saint Be- 
noit Labre, la seule gloire française du xvni^ siècle, 

16 



242 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

mais quelle gloire ! et comment désespérer à jamais 
d'un pays à tels saints ? mais aussi quelle pierre 
d'achoppement pour les cervelles titubantes de tous 
libres-penseurs, grands ou petits!); puis ses yeux 
s'élevèrent sur le Calvaire immense, un crucifix 
comme militaire dans sa torsion vigoureuse avec 
son long noir côté de cheveux pendant presque en 
tresse comme une cadenette, — aux ex-voto sans 
nombre et, au bras de Croix, un saint Jean et une 
Vierge enluminés d'un effort savamment naïf. Il tra- 
versa ensuite, sans même s'incliner devant le maître- 
autel, mais savait-il seulement qu'il dut le faire ? et 
s'en allait examiner dans l'autre bras de Croix de la 
basilique, l'autel du Sacré-Cœur, blanc de pierre aux 
ors neufs, quand passa une femme jeune, en voilette, 
qui venait de terminer sa prière près de là. Ce fut la 
rentrée de Chomme en lui-inêine ; son œil, depuis 
quelque temps vague et décent, s'alluma, une main, 
celle de la canne, caressa les cheveux de la tempe, 
mit le chapeau au port d'arme, les bottines craquè- 
rent à nouveau, et quatre pas furent faits derrière la 
(( belle enfant »... Mais l'heure du rendez-vous ne 
tarda pas à sonner dans la tête commerciale un ins- 
tant distraite après avoir peut-être pensé cinq mi- 
nutes, et les pieds de Mercure eurent vite essoré le 
gros païen par le seuil du bras de croix qui lui avait 
donné accès, non sans un fort battement de portes 
qui coupa net \Et ideo de la Préface que chantait 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 243 

faiblement le vénérable officiant à ce moment précis. 

Je sortis à mon tour, Fesprit plein du malheureux, 
le voyant avec son client, l'entendant débattre et 
proposer des prix de sa voix sirupeuse, puis, la chose 
« dans le sac », de retour à son café, ses journaux 
lus, deux ou trois parties de Rams ou d'Ecarté jouées, 
bien parlé femmes et Gambetta et Brisson, — c'était 
du vivant de ces morts, — et de la « sale boîte de pe- 
tite ville », entamant le chapitre de la religion, du 
fétichisme clérical, des poux du « fainéant Labre »... 
— « on va le ca-no-ni-ser, vous savez, ah ! ah ! ah ! 
(( Ces gens-là sont donc fous? quel défi absurde à 
« l'esprit moderne ! A ce propos lisez donc le Chose 
« d'aujourd'hui... Tenez, précisément, je sors de ce 
« qu'ils appellent ici la cathédrale — une belle ba- 
« gnole toute en plâtre ! (ah ! ça, comme dit Machin, 
« ce matin, o ce Machin 1 on ne foutra donc jamais 
« ces ohstructions-\h par terre?) Et ce que j'y ai vu 
« dans leur Saint-Vââââst ! ! (comme si on s'appelait 
« comme ça !) Figurez- vous... » 

Et tout cela, ô la profondeur de vos desseins. Dieu 
vivant ! -— à cause d'une humble femme qui passait, 
après avoir prié peut-être pour cet imbécile qui flâ- 
nait dans votre temple comme dans un musée, peut- 
être encore pour le chrétien, distrait en présence de 
vos redoutables mystères, qui écrit ces lignes vaines ! 



TRADUIT DE BYRON 



Et tu étais triste, encore je n'étais pas avec toi, et 
tu étais malade et je n'étais pas là près. 

Moi qui croyais que joie et santé seules pouvaient 
être là où je n'étais pas, — douleur et chagrin ici I 

Et c'est ainsi, et c'est comme j'avais prédis et ce 
sera de plus en plus ainsi. 

Car l'esprit se replie sur lui-même et le cœur nau- 
fragé gît, froid, tandis que l'ennui recueille les dé- 
pouilles éparses. 

Ce n'est, ni dans l'orage, ni dans la lutte que nous 
nous sentons accablés et que nous souhaitons de 
n'être plus, mais dans l'après-silence sur le rivage 
quand tout est perdu fois une petite vie. 

Je suis trop bien vengé, mais c'était mon droit. 

Quels que pussent avoir été mes péchés, tu n'étais 
pas envoyée pour être la Némésis qui dût les punir. 

Et le ciel n'a pas choisi un instrument aussi intime. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 245 

La miséricorde est pour les miséricordieux. Si tu 
as été de ceux-là, elle te sera accordée maintenant . 
Tes nuits sont bannies des royaumes du sommeil. 

Oui, ils peuvent te flatter, mais tu sentiras une 
angoisse étreignante qui ne guérira pas, car tu as 
pour oreiller une malédiction trop profonde. Tu as 
semé dans ma tristesse l'amère moisson dans un 
malheur aussi réel ! 

J'ai eu de nombreux ennemis, mais aucun comme 
toi ! Car, contre les autres, je pouvais moi-même me 
défendre et me venger ou les tourner en amis. 

Mais toi, dans ton implacable sécurité, tu n'avais 
rien à craindre, abritée comme derrière un bouclier 
dans ta propre faiblesse et dans mon amour qui n'a 
que trop cédé, et épargné plusieurs que je n'aurais 
pas dû épargner. 

Et ainsi, sur le monde, confiant en ta véracité, et 
sur la mauvaise réputation de ma jeunesse qui fut 
sans frein, sur des choses qui n'étaient pas et sur des 
choses qui sont. 

Oui, sur de telles bases tu me bâtis un monument 
dont le ciment fut crhne, Clytemnestre morale de ton 
seigneur et maître ! Et abattu d'une épée insoup- 
çonnée, réputation, paix, espoir et toute la vie 
meilleure qui, dans cette froide trahison par ton 
cœur, pourrait encore avoir surgi du tombeau de la 
querelle, et trouve un plus noble devoir que de se 
séparer ! 



246 SOUVENIRS ET FAMAISIES 

Mais de tes vertus, tu us fait un vice, trafiquant 
d'elles dans un froid dessein pour la colère présente 
et l'or futur, — et achetant à tout prix le chagrin 
d'autrui ! 

Et une fois entrée ainsi dans les voies tortueuses, 
la jeune vérité qui fit autrefois ton juste éloge n'a 
plus marché à ton côté. 

Mais par moments, avec une poitrine inconsciente 
de leurs propres crimes, les mensonges, les incom- 
patibles responsabiUtés [dvei^nents), les équivoques 
et les esprits de derrière la tète (Janus), l'œil signi- 
ficatif qui s'apprend à mentir avec le silence, la 
Prudence, prétexte avec les avantages y attachés, 
l'acquiescement à tout ce qui tend n'importe comme 
à la fin désirée. 

Tout cela trouve sa place dans ta philosophie. 

Les moyens furent dignes et la fin est atteinte. 

Mais je ne voudrais pas faire comme tu as fait. 



LA GOUTTE 



Il était, de Paris, revenu au village qu'il avait 
quelques années habité en y faisant passablement de 
dépenses pour le mal plus encore que pour le bien, 
quoique celui-ci eût eu, il faut le reconnaître, large 
part encore dans son budget. A vrai dire, son retour 
était quelque peu dicté par un vice. Oh un vice! Trop 
gros mot, vice, en bien des cas. Quoi qu'il en soit, 
après deux jours, sa poche était visiblement vide, ce 
qui fit que tout crédit lui fut refusé dans ce pays que 
sa prodigalité, bonne et mauvaise, avait, en somme, 
sinon enrichi, mis à Taise. Un pauvre qu'il avait 
obligé lui donna l'asile d'une nuit dans la voiture où 
il vivait avec sa famille, voiture faite par lui-même 
de débris et que le mari et la femme tiraient quand 
la casse des tas de cailloux, la récolte de l'osier, la 
vente de paniers et de balais, et les occasions pour 
une petite entreprise de photographie exigeaient du 



248 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

déplacement. Ces braves gens lui prêtèrent dix 
francs et d'autres braves gens, des aubergistes né- 
cessiteux chez qui il avait largement consommé 
comptant, sans trop compter, naguère, quinze. Cela 
lui permettait de se rendre dans un chef-lieu de can- 
ton où un notaire avait de Targent à lui. Encore ce 
notaire se dessaisirait-il ? Il remercia et partit. La pe- 
tite ville où il devait prendre le train se trouvait en 
fête. Chanteuses et jeux firent tant qu'il y passa une 
nuit, au bout de laquelle il se trouvait juste nanti du 
prix de son billet. Il arriva à la gare d'où il devait 
faire deux lieues à pied sur une route de Champagne, 
blanche et sans arbres que des bouleaux si malades ! 
Il lui restait trois sous qu'il boit, puis il enfile la 
longue venelle par un soleil de l*"" juin (on enterrait 
Victor Hugo), coiffé d'un haut de forme et vêtu d'un 
pardessus à fourrures. Il avait chaud, mais l'espoir en 
le notaire lui donnait des jambes. A moitié chemin, 
comme il n'en pouvait presque plus, le voilà, dans 
un village à traverser, accosté par un mendiant qu'il 
connaissait. Cet homme lui dit : « Comment va? Il 
fait soif, payez- vous quelque chose? — Mais je n'ai 
pas un rotin. Sans cela, vous savez bien... Je vais 
même à J... pour y chercher de l'argent qu'on me 
doit. — Qu'à cela ne tienne, je me permets, moi, de 
vous offrir la goutte là-haut, chez Chose. Voulez- 
vous ? — Comment donc ! » 

En face de l'église — une église de ces contrées, 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 249 

ardoise et craie, clocher lourd au milieu, on y voit 
sonner les cloches pendant les Te Deum, — le caba- 
ret est propre. L'eau-de-vie d'Aisne, marc de bas 
Champagne, rit bleuâtre dans les gros petits verres ; 
on choque, on boit, et c'est, parbleu ! la meilleure 
goutte que j'aie lampée de ma vie. 

— A charge de revanche, père Machin. 

— Allons donc, c'est de bon cœur. 

Et je, puisque je il y a, partis plus allègre pour 
chez mon notaire, qui devait être absent d'ailleurs, 
qu'Olympio pour son Panthéon pendant ce temps-là. 



L'OBSESSEUR 



Je ne sais ma foi pas trop pourquoi ma mémoire 
se reporte à un temps si ancien sur un objet au fond 
si peu intéressant pour elle qui en a vu tant d'autres. 

Quoiqu'il en soit, je veux me débarrasser de cette 
espèce de préoccupation, en mettant sur le papier la 
très simple histoire que voici. 

J'étais pensionnaire à l'institution ... qui nous con- 
duisait deux fois par jour au lycée ... Sans grandes 
relations avec mes camarades, pour la plupart gar- 
çons assez insignifiants, deux pourtant d'entre eux 
attirèrent bientôt mon attention, non point par leur 
amitié, car ils n'avaient pas l'air de se plaire beau- 
coup, moins encore pour leurs sympathies, leurs 
goûts communs, car ils ne semblaient s'entendre sur 
quoi que ce soit, ni môme par leurs habitudes cou- 
rantes, ou leur manière, car l'un était un intaris- 
sable bavard, mal intéressant et des plus lourds, 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 251 

d'ailleurs, tandis que l'autre, un distrait, un rêveur, 
restait volontiers taciturne, mais pour leur insépara- 
bilité, si l'on me permet ce mot non encore incrit au 
Dictionnaire de V Usage et qui n'aspire point à y 
prendre place. Dès huit heures du matin, quand on se 
mettait en rang pour aller au lycée, l'externe (c'était 
un externe que l'écolier si bavard et si ennuyeux) 
ne manquait pas d'aller se mettre auprès de Tinterne 
(interne était le lycéen taciturne). Et quelles nuances 
entre gamins implique cette différence despote de si- 
tuation sociale en miniature I — En route, le bavard, 
invariablement vêtu d'un paletot bleu montagnac, 
nuance insipide, n'est-ce pas ? et coiffé d'un de ces 
chapeaux melons roux, déjà en usage, mais porté 
droit sur la tête, marchait en crabe et tout en péro- 
rant combien fadement ! poussait, selon le hasard de 
la place, son malheureux et trop patient compagnon, 
engoncé dans une tunique trop large, avec un képi 
tout cabossé sur sa tête, contre les boutiques ou vers 
le ruisseau. Le pauvre garçon répondait oui, non, à 
ces torrents d'eau tiède que déversait l'autre : tant 
qu'ils furent enfants, en 7% en 6% ces conversations, 
ou plutôt ces monologues, avaient trait, par exemple, 
à des encriers nouveau modèle, à des plumes clncs^ 
à des buvards de première quaUté, à des gommes 
pour le crayon et l'encre, superlatives. Tout cela dé- 
bité d'une voix blanche, sans intonation ni rien pour 
accrocher l'oreille un peu. 



2o2 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

Plus tard, en seconde, en rhétorique, ce fut une 
autre fête pour le pauvre Taciturne qui ne rêvait 
que poésie et que l'horreur du baccalauréat à prépa- 
rer n'empêchait pas de lire, de droite et de gauche, 
de forts fragments de la littérature d'alors. L'autre 
ne lui parlait que de romans étrangers commerciaux, 
que de traductions de livres de voyage (les livres de 
voyages, uniquement de voyages). 

Je me demandais souvent pourquoi le Taciturne, 
un garçon intéressant en somme, n'envoyait pas pro- 
mener cette scie vivante, ce crampon, ce fléau venu 
de Paris, et je m'en ouvris un peu à lui. 

— Que veux-tu ? me répondit-il, il m'a dompté, je 
suis sa chose, comme on est la chose d*un chien har- 
gneux ou d'un chat pelé qu'on garde par habitude, 
sans s'y intéresser et surtout, ô surtout sans l'aimer. 

Ces comparaisons disgracieuses, et principalement 
cette répétition « et surtout, ô surtout sans l'aimer » 
me frappèrent sans m'éclairer alors sur le mystère 
de cette domination d'un sot sur un intellectuel. Plus 
tard, je reconnus et saluai dans cette conduite pusilla- 
nime en apparence, une indifférence, un insouci des 
ambiances non sans sa fierté, une paresse plutôt 
noble, — de bon dandysme... 

La vie, comme de juste, nous sépara, ou plutôt me 
sépara du Taciturne, car je ne me rappelle pas avoir 
échangé une seule parole avec son obsesseur. Un 
jour, par le plus grand des hasards, je rencontrai ce 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 253 

bon garçon, et, après les premiers mots de reconnais- 
sance et de sympathie, je lui demandai s'il voyait 
toujours un tel. 

— Ne m'en parle pas. Je ne sais par quel miracle 
me voici libre aujourd'hui. Le misérable me fré- 
quente plus que jamais, m'abrutissant maintenant de 
ses gandineries, courses, crocket, cricket (la bicy- 
clette ni le five o'clock ni les records n'étaient pas 
encore à la mode, sans quoi mon pauvre camarade 
en eût probablement vu de plus grises encore). Il 
connaît, dit-il, telle fille, marcheuse au Châtelet, et 
un docteur auquel il réserve un drame scientifique. 
le monstre, il me passe parfois des envies de le 
tuer. Que de fois n'ai-je pas eu l'idée de le précipiter 
de la fenêtre mansardée de ma très haute chambre. 
Dernièrement, à l'étage du café des Variétés où je 
vais quelquefois, j'ai failli le précipiter à travers 
l'une des grandes glaces-fenétres sur le boulevard... 

Il me quitta, l'air vraiment égare. 

Quelques mois après je fus accosté par l'obsesseur 
qui me reconnut sur le champ. Et moi donc, si je le 
reconnus ! il n'avait pas changé depuis le lycée. 
C'était toujours la même face rose, imberbe, avec 
dents malsaines, aux yeux bleus de littérale faïence. 

— Ah, pauvre cher, me dit-il, sais-tu ce qui est 
arrivé dernièrement à X. D'abord, sais-tu qu'il vient 
de mourir ? 

— Ah bah ! et de quoi 'l 



25 i SOUVENIRS ET FANTAISIES 

— Dans un accès de folie furieuse. Ça avait com- 
mencé par une scène affreuse avec moi. Il voulut, 
devant cent témoins, dans un restaurant, m'étrangler 
et peu s'en fallut que je n'y passasse... On le soigna 
chez un pharmacien, car il donnait tous les signes 
de Taliénation mentale; après lui avoir donne les 
plus forts calmants, on l'envoya d'urgence à l'infir- 
merie du Dépôt. De là, son état ne faisant qu'empi- 
rer, il fut dirigé à Ville-Evrard, où j'obtins pour lui 
un régime un peu meilleur que le commun... Je ne 
suis pas riche ! On fait ce qu'on peut... De plus, 
j'eus l'autorisation de l'aller voir tous les deux 
jours. Dès qu'il me voyait, il reculait au fond de la 
chambre à barreaux, et me tournait le dos, semblait 
faire tous ses efforts pour renverser le mur et fuir. 

Est-ce étrange ! Un garçon si doux, si calme et qui 
m'aimait tant ! Avant-hier j'appris sa mort par con- 
gestion. On l'enterre demain à 11 heures. Train à 
toute heure à la gare de l'Est. Viens-y doncl.. 

La guerre survint. Je sus, par qui déjà? que lui- 
même, l'obsesseur, monstre sans le vouloir, avait été 
tué d'un éclat d'obus, au plateau d'Avron où il ser- 
vait comme mobile. 

Puisse au moins son ombre obséder à son tour 
l'artilleur au casque à boule qui lui a valu ces loi- 
sirs. 



CONTE PÉDAGOGIQUE 



Il y avait une fois, — quelle fois ? clans une grande 
ville, quelle grande ville ? trop d'enfants. Ces en- 
fants, en outre, étaient trop sages. Les parents ne 
s'en plaignaient pas, tant s'en faut ; et c'était plaisir 
que de voir un intérieur de cette ville-là à Theu re 
de la rentrée de l'école qui était celle du dîne r ; 
toute la petite tribu rentrant après avoir déposé soi- 
gneusement galoches et socques et s'attablant en 
chaussons, chacun à sa place, mangeant et buvant 
sans bruit, causant juste autant qu'il fallait et jouant 
bien paisiblement jusqu'au moment d'aller au lit 
après un baiser affectueux et respectueux à leurs 
père et mère. 

Mais l'Etat voyait cela d'un mauvais œil et ne 
connut (le cesse qu'il n'eut tiré d'oii? un affreux 
bonhomiiie à grosse moustache grisonnante cirée sur 
des lèvres sèches comme du parchemin et sous un 



256 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

nez crochu et des yeux à peine visibles à cause de 
sourcils noirs en broussaille et qu'on devinait, qu'on 
sentait méchants, et qui boitait des plus disgracieu- 
sement, — de qui II fit l'éducateur public en chef de 
la ville. 

Bientôt les enfants n'obéirent plus, ne mangèrent 
plus proprement, eurent des jeux brutaux (des saute- 
mouton où les filles faisaient leur partie avec les 
garçons, des barres pour les deux sexes) et maigris- 
saient à vue d'œil. Passablement d'entre eux mou- 
rurent. En revanche, ils savaient des choses qui ne 
devaient jamais leur servir à rien, ou ne pouvaient 
que leur aider à mal faire. « Voler » perdit son nom, 
on disait « chiper ». Répondre aux parents sembla 
le comble de la crànerie et jouer de mauvais tours 
aux gens ligés être « dégourdi » . 

Le temps passa : « les vieux » (nouveau style) « cla- 
quèrent » pour la plupart. Les survivants, grossis de 
quelques jeunes, dès lors grandes personnes, hommes 
et femmes, qui avaient gardé les traditions d'il n'y 
avait pas encore longtemps formèrent un groupe, tôt 
accru des mécontents de toutes sortes d'opposition, 
qui fit son travail, puis son bruit, puis sa révolution. 

L'Etat essaya bien de résister, mais cette révolu- 
tion était invincible, ayant été lente et pacifique. 
On congédia le grand Educateur, qui s'en retourna 
dans son chez soi, en claudicant non sans proférer 
de ricanantes menaces. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 257 

On pourvut sans retard à son absence, qui ? l'Etat, 
et son remplaçant sembla dès Tabord réunir tous les 
suffrages. Jeune, beau, imberbe, avec des cheveux 
d'or, un « ange de lumière », disait Topinion publique 
qui n'en dit jamais d'autre! Toujours est-il qu'au 
bout de peu de temps il y avait en effet un change- 
ment pour le mal, ô dans un tout autre genre ! 

Cette fois-ci, les enfants, — ceux déjà bien moins 
nombreux de la génération élevée par l'affreux 
vieillard — ne s'occupèrent plus à l'école que d'art 
d'agrément : les filles ne faisaient que du crochet, 
que des gammes ; les garçons savaient, mieux que 
nature et rien que cela, la littérature du temps qui 
était à la fois fade et pornographique et quelque des- 
sin calligraphique dont les ronds et les déliés affec- 
taient des rondeurs polissonnes. 

La mortalité continuait toujours. La dépopulation 
encore plus. L'opposition, muette et inoffensive, du- 
rant environ toute la prime jeunesse de cette généra- 
tion tiède, indifférente à tout et au fond méchamment 
sceptique, se réveilla. L'Etat mit à la porte le suave 
second sauveur. Celui-ci s'en alla joliment comme il 
était venu, regretté de passablement de ses anciens 
élèves, de même que l'autre n'était pas sans avoir de 
partisans. Ces fonctionnaires n'avaient pas été sans 
faire de créatures, — et n'était-ce pas tout naturel ? 

L'Etat alors déclara ne plus vouloir s'occuper de rien, 
— et tout alla de nouveau comme sur des roulettes. 

17 



GOSSES 



Gomme il s'était étalé, — par la faute d'une jambe 
ankylosée — sur le pavé dur de ta rue, tu accourus, 
enfant qui le connaissais pour, lui, t'avoir payé des 
pétards à la saint Paul — afin, chétif bras, divins ef- 
forts impuissants, joints à ceux de tes camarades qui 
le connaissaient aussi à force de la même complidté 
dans la violation si charmante et qu'inoffeosive î d'un 
vague ordre public, — de le relever de sa chute sur 
ce pavé si dur donc, mais sa tête, bonne encore à 
quelque chose, fut, en attendant, plus dure encore. 
Et dès que des bras plus sérieux l'eussent restauré 
sur une chaise entourée de braves femmes honnêtes 
et autres, pleines d'offres de vulnéraires, tu le con- 
templas, cher enfant : joli sous tes vêtements si sim- 
ples et si propets, ce tablier blanc et bleu d'écolier 
que j'eus aussi, si pitoyable, toi, à son malheur du 



SOUVE?fIRS ET FANTAISIES 259 

moment, si bien peigné, si affectueux dans ta ques- 
tion : « au moins vous ne vous êtes pas fait trop de 
mal » , que, ô enfant, il te bénit dans le secret do 
son cœur. 

Plus tard tu deviendras méchant, ô non ! mais 
mauvais, et auras oublié cette anecdote... 

Bah ! le bon Dieu qui voit tout t'aura su gré de ce 
mouvement vers la pitié et tu seras, enfant, béni dans 
ta postérité si tu dois en avoir une ou alors et certes 
dans cette œuvre, la meilleure entre les tiennes, je 
l'atteste, pauvre, doux, cher, petit garçon, angélique 
témoin, — tels Jésus les aimait et les aime — de 
nos chûtes affreuses mais consolées par un regard, 
par un mot naïf et que ce trop lourd monsieur, PAR 
EXEMPLE, serait criminel de ne pas recueillir pieu- 
sement dans son cœur noir qu'éclaira pour toujours 
le tien si doux, bon petit homme inconnu qui ne 
liras jamais sans doute ces lignes mais que Jésus re- 
connaîtra et confrontera avec l'à-jamais consolé par 
toi. 

Au revoir, petit. Le plus tard possible, mon frère, 
et plus jeune en cette chair. 



II 



Et toi. Pierrot noirouffe, avec ta longue face plutôt 
méchante pas trop que les femmes trouvent encore 



260 SOUVENIRS ET FAMAISIKS 

laide en attendant que tu les fasses souffrir, u gosse 
comme prédit dans les Vocations du grand Baude- 
laire, souffrir et mourir d'amour et de la coquetterie 
écrasés, au fond, tu es gentil, tyran de ta cour, ta 
cour ou plutôt ton impasse, où tu domines en voix 
et en poings tes camaraux parfois beaucoup plus 
grands et forts que toi, mais jamais mieux mal em- 
bouchés. 

Je t'aime bien parce que dans ta rude et naïve 
façon, tu fus au fond très bon pour moi malade et 
pour moi convalescent et quand je te revois mainte- 
nant, un peu guéri moi, un peu grandi toi, c'est 
d'une foi instinctivement fraternelle, un brin gogue- 
narde, pourquoi ? que tu me demandes si j'ai des ci- 
garettes à te donner et ajoutes dans un zézaiement qui 
t'est naturel et que tu exagères faussement et un 
grand geste emphatique qui m'est emprunté : ou un 
cigare à la rigueur. 

Et puis je t'ai vu pleurer quand ta mère était ma- 
lade et faire, assis sur le trottoir, assez sans gêne 
d'ailleurs, un grand signe de croix un jour qu'un 
mort passait. 

Toi aussi, sois béni, somme toute ! 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 261 



in 



Là'baa, on dit quil est de longs 
combats sanglants.,, 6 n^y 
pouvoir mourir un peu. 

P. V. 

Et puis, ah ! ce jour où à propos de rien qu'une 
allusion entre grandes personnes, tes parents et moi, 
à l'éventualité d'une guerre contre l'Allemagne, tu te 
renversas sur ta chaise, tendu, comme bandé comme 
un arc, t'écriant de ta voix qui commence à muer et 
cette fois virile bel et bien, que ton malheur était de 
n'avoir pas encore Tûge de t 'engager pour aller en 
tuer de ces Boches, de ces têtes de pioches, de ces 
tiHes carrées, de ces têtes de cochons ! Tu te foutais 
pas mal de mourir pourvu que tu en crevasses, à 
coups de balles, de baïonnette, de sabre ou de hache, 
au moins vingt pour ta part, avant! Et tu insultais 
le « sale gosse », le manchot, le scrofuleux, l'homme 
h l'oreille qui coule ! Et les Français sont les pre- 
miers soldats du monde, on l'avait vu, on le ver- 
rait ? — Et trente-six bêtises, ainsi bath, choua- 
teau, héroïques certes et dans tous les cas charmantes 
dans ta bouche, alors amère et pure comme celles de 
l]ara, de Yiala, aussi de Nysus et d'Euryale, l'enfant 



262 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

saint et de celle qui mourut pour sauver l'Eucha- 
ristie, portée en son jeune sein, d'un outrage même 
puéril. 

Je te grondai un peu, comme il sied, moralisant 
sur la guerre qui, de nos jours, était chose sérieitse 
plutôt hélas ! que d'enthousiasme, etc., etc., ajoutant 
que ton temps d'être soldat viendrait assez vite, qu'on 
ne s'engageait pas à l'étourdie et qu'on ne pensait 
pas à s'engager quand on aimait sa mère (et si tu 
l'aimes, ce n'est rien que de le dire, bon petit soldat 
en herbe !) quand on aimait son père et des sœurs 
qu'une telle mort même prématurée, même glorieuse 
affligerait tant ! 

Mais au fond combien je t'aimais en ce moment, 
d'être si spontané pour une si simple passion, la Pa- 
trie, si ardent et si exemplaire, et j'eusse donné 
bien des choses et tous les gens, pour être tes pa- 
rents, tout fiers j'en suis sûr, malgré leur nécessaire 
calme affecté, de t'entendre ainsi vibrer noblement 
et vivre pour de bon, cher gamin que j'eusse alors 
embrassé fort et fort, à t'en transmettre mon âme 
d'homme, mon âme de patriote aussi. 



IV 



Nez à la Saint Charles Borromée, moins grandiose 
toutefois que celui de cet illustre confesseur. Une 



SOU^TISIRS ET FANTAISIES 263 

fenêtre de l'appartement, située au rez-de-chaussée, 
donne sur la fin d'une rue en pente, aboutissant à 
une grande artère, comme on dit. Des marchands 
des quatre saisons et autres glapissent et chan- 
tonnent, tout un populo s'écoule : mitrons, trottins 
et le reste. En face de l'humble maison à cinq 
étages^ siège un hôtel point somptueux, mais en 
quelque sorte diplomatique à force d'héberger de 
vagues portugais américains et d'étranges belles exo- 
tiques. C'est en été ; la fenêtre est ouverte. Le jeune 
homme pioche une version grecque ou un thème 
latin. N'importe ! Toujours est-il qu'il s'ennuie, 
ou que, du moins, il assume l'air de s'ennuyer. 
Ce pendant, il fait chaud ; les passants sont intéres- 
sants ; l'hôtel d'en face exhibe à travers des fenêtres 
ouvertes des nourritures appétissantes et des fruits 
destinés à la table d'hôte de cet établissement un peu 
primitif dans sa vétusté parlementaire. 

Le devoir s'avance très peu, à travers ses obser- 
vations, peut-être un peu répréhensibles, car papa 
ouvre la porte, et alors : Dictionnaire d'être feuilleté, 
pages d'être barbouillées, tête d'être penchée, 
moyennant des yeux de côté, — main droite de cou- 
rir, main gauche de couvrir le front, — quittes, tout 
à l'heure, à saisir la fourchette et le couteau pour un 
devoir enfin naturel. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 



Tiens, monsieur X., comment vous va?... C'est 
monsieur X. qui arrive... 

Ces membres de phrases sortaient d'une grosse 
tête bornée, au Nord, par des cheveux très hérissés 
et très pommadés ; à l'Est et à l'Ouest, par des joues 
abondantes ; au Sud, par un menton légèrement 
fuyant — ornée au centre d'un nez et d'une bouche 
quelconques, mais que des yeux vifs rendaient sym- 
pathiques en dépit du ton quelque peu grotesque 
qu'on eût pu trouver dans l'ensemble. 

Et le jeune garçon, dont la taille, gourde encore, 
pouvait accuser de treize à quatorze ans, se rua dans 
l'arrière-boutique où son patron le rabroua d'être si 
maladroitement poli avec les clients au sujet de leur 
santé et si indiscret vis-à-vis de lui, son maître, qu'il 
eut dû avertir par une tape du dos de l'index contre 
la porte de la cloison à claire-voie. Puis, le négo- 
ciant se précipita vers le client et fut tout à la vente, 
cependant que l'enfant, clignant d'un œil vers le 
Monsieur, tirait par derrière à l'adresse du c singe » 
une langue formidable et se livrait à des grimaces 
tout particulièrement significatives, haine et mépris, 
et dans un tel mouvement de naïve énergie que X. 
ne put s'empêcher d'approuver mentalement le petit 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 265 

insurgé, pour la cause bonne ou mauvaise, mais plu- 
tôt bonne de Tenfance exploitée et, pis que cela, 
insultée. 



VI 



Comme les deux amis sortaient de ce café d'ailleurs 
ridicule du quartier latin, ils furent accostés par ce 
fameux éphèbe, récitateur de règnes et vendeur 
d'étranges dessins : Encouragez-moi, Monsieur, 
disait-il. Avec un sourire, nos amis lui deman- 
dèrent : le règne de François P"*? Et le gamin de 
répondre du ton d'un élève d'une école laïque, déjà 
lauréat d'un prix de mémoire et de récitation et qui 
bataille pour le prix d'histoire : 

François P"^ succéda à Louis XII en 1515. Il fut 
vainqueur à Marignan et vaincu à Pavie, Il signa 
le traité de Madrid en 1526 et le traité de Cambrai 
en 1529. Il mourut en 1547, usé par la fatigue et 
les plaisirs. Il n^était âgé que de 53 ans.,. 

Ainsi fut fait de plusieurs autres règnes — y com- 
pris celui du général Boulanger — en tous exacti- 
tude et scrupules en môme temps qu'il tirait son 
béret bleu plus en avant encore qu'il n'avait coutume 
de le porter et que sa figure longue et pâle, assez 
plaisante, et ses yeux vaguement en coulisses espé- 



266 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

raient une rémunération peut-être plus au-delà que 
ses exercices scolaires. 

Mais son petit corps gracieux et l'on eût dit pervers, 
se détournait en un geste d'appel vers quoi ? Alors 
le souvenir vint aux deux amis du pauvre enfant 
pâle de Mallarmé, promis à lëchafaud et à de pires 
encore destinées î Et sur la demande renouvelée 
d' « un petit encouragement » ce fut avec une im- 
mense pitié que nous nous refusâmes à l'offre et re- 
poussâmes la demande... 

Tandis qu'i/s'en allait parmi les terrasses voisines, 
débitant ses règnes et ses propositions, ce pauvre 
mais trop bel enfant î 



VII 



Chez ce qu'on appelle un troquet^ pour exalter des 
cafés somptueux où boivent sans crédit aucun — 
non ! — les futurs procureurs et officiers de santé de 
Paris et de la province, se trouve un servant qui, 
sous sa blouse et sa cote bleue réunies à la taille 
par le cordon court serré d'un tablier à plastron, 
est très désirable vraiment aux yeux de certain 
roquentin. Même on dirait que des choses se se- 
raient passées si l'on ne connaissait les antécédents 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 267 

de ce dernier — car, comme l'a chanté Rossini après 
que Beaumarchais l'eût dit et Voltaire : 

Mentez, mentez toujours, il en restera quelque 
chose. 

En attendant, le jouvenceau, actif, propre et dis- 
cret, fait son travail en chantant quelques refrains 
empruntés à nos opérettes les plus alertes et à nos 
airs populaires de l'arrière-saison. 

Il est plutôt rouge encore que rose, car il est de la 
campagne au fond. Nul détestable esprit parisien ne 
ranime, ce qui fait son mérite réel aux yeux du Sage. 
Et celui-ci, non précisément animé des meilleures 
intentions comme le serait tel philosophe accrédité, 
se réjouit de ce jeune visage perpétuellement en joie 
et de ce corps dessiné à merveille par son propre 
costume professionnel plutôt que par tel ou tel dan- 
dysme. Aussi ce Sage, pesant tout (comme il sied à 
un Sage) ne balance-t-il pas et se retire-t-il dans une 
haute partialité. 

On objectera sans doute que ce croquis ne va pas 
sans être trop court. Mais ce scrupule que pourraient 
évoquer parmi nos lectrices et particulièrement 
parmi certains de nos lecteurs des détails justes ou 
injustes sur ce sujet si délicat, me fait une loi de 
couvrir de cendre un souvenir qui couve. 

Que celui qui est sans péché jette la première 
pierre à celui qui est sans péché et qui a l'honneur 
de vous saluer. 



268 SOL'VEMRS ET FANTAISIES 



VIII 



Celui-ci, je l'ai connu tout jeune et presque tout 
petit. Il était blond et frisé, il reste presque tel avec 
quelque barbe en plus — une jeune barbe, comme 
on dit dans son pays qui est le mien. 

Plutôt petit et gros, pour ainsi dire, et bien que 
n'aimant les femmes que juste comme il faut, néan- 
moins celles-ci semblent raffoler de lui, pour la plu- 
part du moins. Mille exemples pourraient paraître 
confirmer cette opinion que d'aucuns seraient sus- 
ceptibles de formuler en hypothèse. 

Mais quittons ces terrains vagues, et proclamons 
que c'est dans l'espèce le meilleur des garçons, bien 
qu'un des plus fins d'entre eux — des plus fins et 
des plus naïfs dans le meilleur sens du mot. Aussi 
faut-il le voir maître, dans une des plus grandes et 
plus illustres institutions de Paris, avoir pour ses 
élèves, tour à tour, des condescendances, quasi des 
tendresses, bonnes s'entend, et les sévérités qu'il 
sied. Voyez-le conduire au prochain lycée sa « bande 
à Mandrin », mutins écoliers riches déguisés en 
petits basques et en petits marins et les plus grands 
en sortes d'enseignes de marine qui seraient bien 
tentés de lui faire par les rues et par le Luxembourg 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 269 

des niches comme nous en faisions, nous, à nos pions, 
entre la rue Ghaptal et celle de Gaumartin, mais qui, 
reconnaissant sa justice et lui en étant reconnais- 
sants, lui gardent tout le respect non moins que 
l'affection filiale et bientôt fraternelle qu'il mérite 
tant î 



IX 



La quintessence d'un gavroche qui serait un artiste 
puissant, presque un poète à force d'esprit et de 
savoir-faire dans l'esprit. Homme de cœur avant 
tout et mystificateur par dessus le marché : tel, au 
moral, mon ami. 

Tel au physique lui, de face : une tête, pour ainsi 
parler, en l'air, enlaidie d'un monocle, mais ornée 
d'épais sourcils très beaux, avec des yeux éme- 
rillonnés et un fort nez à la retroussette, une bouche 
aux lèvres charnues perpétuellement souriante et 
bien meublée que surmonte une moustache tantôt 
latente, tantôt absente, le tout semblant s'essorer 
dans de la bonne humeur et de la fierté. 

Tenue bizarrement élégante, comme qui dirait 
1830, appropriée à nos jours et sans le moindre 
soupçon de faux-toupet Usine : un chapeau générale- 
ment mou, à larges bords, porté en arrière ou si, 



270 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

haut de forme, de coté, semble lui faire une auréole 
noire, ce pendant qu'un faux-col terrible de blan- 
cheur et de hauteur, parfois de couleur et cassé, le 
plus souvent rigide, émerge d'une cravate à flots 
polychrome ; une redingote à deux rangs très serrés 
de boutons corrozos dessine sa taille juvénilement 
épaisse ; des pantalons à la hussarde forment accor- 
déon autour de ses jambes gamines que terminent de 
httéraux souliers à la poulaine. 

Fumeur de cigarettes russes, il lui arrive parfois 
de humer le caporal national dans du gambier ou 
de Tambre — selon les jours. 

Le même vu de dos : 

Un dôme de feutre surmonte une redingote un peu 
i^ecors du premier Empire que mettraîeni en mon- 
veinent deux hélices des plus actives, un tirebou- 
chonnement d'étoffes à carreaux marrons et bleus ou 
gratin ; et des talons solides et bien assis et plats. 

La voix est enfantine et grave et basse avec des 
zézaiements plaisants et d'une rapidité parfois verti- 
gineuse. 

Grand d'ailleurs et au demeurant, ainsi qu'il a été 
indiqué plus haut, un cœur d'or. Et c'est pourquoi je 
termine, en les modifiant pour la circonstance : 

C'est pour toi que je me repose 
Mon cher Anatol\., George Hugon. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 271 



A Mademoiselle J. . . 

Toute petite, en dépit de son âge de puberté, gras- 
souillette et maigrelette ensemble, elle rit étourdi- 
ment, et soyez sûr qu'elle pleurerait de même. Un 
catogan traverse sa nuque qu'elle a frêle, mais qu'on 
devine devoir devenir puissante et même impérieuse 
un jour. Elle fume par extraordinaire et sous les 
yeux d'une sœur tolérante parce qu'aimée, des ciga- 
rettes qu'a mouillées un hôte jeune et poli. Du reste 
modeste, elle a des mots comme naïfs, telle une 
jeune fille de conte de fée. Même en ses expansions 
si cordiales, sa taille frêle se cambre et, ^'asseyant, 
la chère enfant lance, pour ainsi parler, ses jambes 
au plafond, ingénuemcnt. D'ailleurs, chaste, pure, et 
le reste. Pourtant, cett enfant qui fera et ferait sans 
doute et certainement une mère, charmante, de 
famille, de même qu'elle eût été une fille exquise, a 
faim parfois, en attendant qu'elle ait soif ou faim 
encore, à cause d'un père ivrogne et d'une mère 
morte. 



272 SOUVENIRS ET FANTAISIES 



XI 



A Madame Sophie H... 

Et sa sœur donc ! Une belle et blonde et grande et 
jolie fille aux yeux clairs et bien ouverts. Avec cela, 
d'une allure, d'un goût, d'une intelligence rares en 
ces temps de banalités et de médiocrités féminines. 
Son écusson, d'un chiffre exquis d'ailleurs, nous la 
désigne enfant de la noble Espagne ; elle en a con- 
servé le sang chaud, la franchise et la fierté comme 
aussi toutes libertés de manières dans l'amour et sur 
l'amour. Et je vous jure que je donnerais dix ans de 
la vie d'un éditeur pour une heure de son existence 
partagée (spirituellement, s'entend!), car elle est 
d'un commerce, d'une fréquentation, d'un compa- 
gnonnage vi^aiment agréables. Et croyez bien que si je 
m'étends sur elle de façon si gracieuse, ce n'est, au 
fond, que pour lui dire tout le mal que j'en pense. 

D'abord, elle me fourre, à mon grand dam ! un tas 
d'idées mythologiques dans la tète et j'en avais bien 
besoin en vérité ! C'est Diane chasseresse pour la 
haute taille et l'incomparable sveltesse ; c'est Vénus 
pour la vénusté ; c'est, à elle seule, les trois Grâces 
pour la grâce. Que sais-je encore, et que dirai-je, 
moi profane, en ce pays un peu bien païen pour le 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 273 

sage que nous sommes ! J'emploie ici le pluriel, car 
ce ne serait pas trop que d'être à plusieurs, ou tout 
au moins de déployer le zèle de plusieurs, pour célé- 
brer cette belle, congruement, — et voilà encore un 
grief pour l'en accabler dans la mesure désirable. 

Gomme il a été parlé plus haut d'intelligence et de 
goût, ne siérait-il pas de faire contre-poids et de 
déclarer tout cru qu'elle se refuse à porter le moindre 
bijou, prétendant mieux vouloir rester parée de sa 
propre beauté, comme si ce n'était pas d'autant plus 
détestablement prétentieux qu'elle est belle en effet 
(voir plus haut et en dépit de ses yeux clairs et bien 
ouverts qu'un hôte malavisé et moins galant que le 
précédent comparait à ceux d'un mouton !) et deman- 
dez en outre, pour savoir et voir leur mine en cette 
occasion, leur avis aux meilleures de ses bonnes 
amies. 

Mais tout cela ne fait véritablement que blanchir, 
et puisqu'il a encore été parlé plus haut, non sans les 
vœux séants du rêve d'une existence partagée, ô spi- 
rituellement, avec elle, disons, — puisque nous nous 
trouvons décidément plusieurs ici à faire Tavocat du 
diable — qu'une des choses les plus scabreuses du 
monde, c'est de former des projets, mais que la pire 
serait d'orienter le moindre de ceux-ci vers la 
Femme. Et quand la femme surtout est comme celle- 
ci, laissons -là donc faire. Nous efforcer ne serait 
rien, car, et finissons par ce trait, je la crois, et ici je 

18 



274 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

n'engage que ma propre parole, très impérieuse mais 
peu changeante. 
Arrangez cela ! 



XII 



Vous m'avez, mon cher ami, témoigné naguère 
l'honorable, très honorable désir d'un portrait en 
pied, de vous par moi. Quelle que soit mon incom- 
pétence pour cette délicate besogne, voici ce portrait 
ou plutôt cette^esquisse. Je vous aurai peint au phy- 
sique quand j'aurai constaté que vous êtes grand, et 
permettez-moi d'ajouter, beau ; ce qui est, d'ailleurs, 
l'avis de la majorité des dames. Qucmd j'eus le plaisir 
de vous voir pour la première fois, vous étiez extrê- 
mement jeune, et portiez une chevelure ApoUo- 
nienne, épaisse toison noire, un peu éclaircie de nos 
jours ; mais le front, votre front de penseur et d'ar- 
tiste, n'a que gagné, si j'ose ainsi parler, à cette viri- 
lisation de votre physionomie. Vous êtes mince, sans 
exagération, et d'une naturelle élégance, tout à fait 
Ifière et comme militaire, et cela m'amène à parler du 
moral qui est très haut, lui aussi, parfois trop haut, 
s'il est possible que la hauteur soit jamais un défaut. 
Et c'est pourquoi, moitié en badinant et moitié pour 
de bon, je vous ai, dès les premiers jours de notre 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 275 

liaison, baptisé Néoptolème. Du fils d'Achille, en 
effet, VOUS avez, avec tous les tempéraments bien 
entendu de notre civilisation, Timpétuosité, la géné- 
rosité, j'allais dire la candeur. Ces qualités vous ont, 
comme il est coutume, joué plus d'un mauvais tour, 
et continueront, soyez-en sûr, à le faire encore. Je 
suis, pour ma part, un Ulysse bien insuffisant ; mais 
souvenez-vous que j'eus lieu, dans certaines circons- 
tances, de vous donner de bons conseils, que vous 
écoutiez ou non, mais en y mettant la déférence due 
à mon âge mûr, et à ma toute bonne volonté. D u fils 
d'Achille, vous avez encore l'accessibilité dans tous 
les bons sentiments de la nature, de l'art, j'ajouterais 
de la littérature, si ce mot ne m'était en horreur, 
comme la chose. Et, tel que l'héroïque gamin, vous 
allez dans la vie, muni d'ailleurs de bonnes armes, 
qui vous assureront la victoire définitive, ce que vous 
souhaite ici votre vieil ami, tout à vous. 



XIII 

C'était sous le M-sur-M où ce Jean Valjean s'en- 
richit dans le commerce des verroteries de jais. Une 
petite ville forte sur une grande montagne avec une 
merveilleuse vallée autour d'elle ; vaUée elle-même 
commandée par le monastère de Notre-Dame-des- 



276 SOUVENIRS BT FANTAISIES 

Prés, vaste et très belle restitution en style gothique 
primitif de la Chartreuse là existante avant la Révo- 
lution. 

J'étais allé, mi-curieux, mi-retraitant, passer 
quelques jours dans ce pieux asile et je ne puis ex- 
primer la paLx que j'y goûtai. Naturellement je ne 
manquai pas de visiter par le menu tout rétablisse- 
ment qui, je le répète, est un chef-d'œuvre, en même 
temps qu'un. colosse d'architecture spéciale; chef- 
d'œuvre en solide légèreté, colosse en étendue. Une 
fois, passant au long d'un côté du cloître, j'aperçus 
dans Tentre-bâillement d'une porte de cellule qui se 
refermait une haute forme blanche de tout jeune 
homme. 

Vingt ans ou vingt-cinq ans qui pouvaient en pa- 
raître dix-huit ou seize, la face étant rasée, — et Tair 
si jeune, si vraiment pur. Et je me dis, ne pouvant 
lui dire, à ce novice rentré dans sa cellule : 

— « Ah I bel ermite ! bel ermite î » comme parle 
la reine de Saba de Flaubert, puisque de seules, 
hélas ! réminiscences et idées littéraires m'obsèdent 
et m'affligent aujourd'hui, « mon cœur défaille » de 
ne pouvoir, de ne vouloir décidément pas t'imiter 
malgré le bon exemple, enfant de TAmour divin, 
bâtard en cette vie de boue et de crachats ! Mais va, 
fi de moi et de tous mes complices dans la sale chair 
contemporaine. Et, puisque tu es, sans nul doute, 
lettré, perge gêner ose puer, et prie, oh ! prie pour ce 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 277 

faux pénitent, plutôt amateur, que me voici pour mes 
péchés et que la Grâce ne veut atteindre, — d'hor- 
reur et de dégoût. 

Enfant, oui, va prier pour nous deux ! et poumons 
tous ! 



MI-A-OU 



Une chambre de malade. Un feu s'éteignanL De 
grands rideaux autour d'un lit et le long d'une vaste 
fenêtre. Une bougie encore fumante d'avoir été souf- 
flée. Le malade bien chaudement couché, se parle, 
entre haut et bas. 

Tis the twming point. Il n'y a pas à dire, il faut 
changer de vie, ou rien ! Ceci est providentiel ou il 
n'y a pas de providence et il y en a une. Les événe- 
ments amenés par tes imprévoyances et ceux d'un 
hasard malveillant conspirent tous à cebut. Oui, mon 
vieux, c'est ainsi, c'est bien ainsi. Et tout d'abord il 
faut renoncer à ce rêve où tu te berces depuis l'ins- 
tant lunaire où s'alluma ta raison, à cette paresse 
d'irresponsabilité, crue par autrui. Naïveté, par toi, 
sciemment ou non, considérée comme timidité, mais 
paresse pure et simple et coupable, paresse en toute 
vérité. Debout, dormeur éveillé, pique-toi de scru- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 279 

l)ulc, secoue tes sécurités folles, vis de la vie, non de 
cette lente mort morale, intellectuelle, morale et ci- 
vique. Allons, c'est ça, du courage, des résolutions, 
sapristi ! 

— Mi-a-ou... 

— Tiens, le chat qu'on aura renfermé tout à 
l'heure en sortant dem'apporter mon dîner! Bah, on 
va revenir pour remporter les dessertes. Tais-toi, 
chat. — C'est ça des résolutions. La première de 
guérir. De ceci qui n'est rien et qui ne demande plus 
que du régime. S'abstenir de boisson, ô la boisson ! 
et du reste, imbécile ! Est-ce étant presque infirme, 
avec un système rhumatisant que... Mais la chair est 
si faible et tu trouves encore et toujours ça si bon ! 
C'était bien la peine d'avoir eu ta grande crise de 
vertu, que peu d'hommes eussent soutenue, après 
ton sang en route de par les fredaines de ta jeunesse 
pour en arriver à cet ithyphallisme un peu honteux 
à ton âge presque mûr. Allons d'abord ça, hein? 

— Miaou... 

— Ah oui, les formes blanches, aux fuites d'ambre 
et d'ombre, les odeurs despotiques, insinuantes, 
bonnes toutes, la fraîcheur et la chaleur et la moi- 
teur et les satins tissus, puis les déffilés et les frisés 
blancs et rosés et noirs et blonds et les roux, et les 
draps caresseurs, et l'élasticité des lits et l'abandon 
de ta volonté sans compter les plongeons où ça? Par- 
tout, vieux drôle! Tes mains, tes lèvres... Oui, ab- 



280 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

jure ça. Rappelle-toi tes belles chastetés. Que c'était 
bon aussi au fond ; môme tu crus que c'était 
meilleur encore, souviens-toi. Mais non, tu te raidis. 
Ton corps un peu remis se bande à nouveau — et 
que quelqu'un de gentil vienne, que X ou quT ou 
Z, entre : ah misère, misère, cela, la vraie, la 
seule, car la boisson... 

— Miaaaaou! 

— Gomme ce chai miaule bizarrement ! On dirait 
presque une voix humaine... Mais j'y suis... As-tu 
fini, gosse, dem'empôcher de dormir ? D'abord c'est 
bête, ce que tu fais là, et c'est mal imité. Tu ne sais 
môme pas miauler ! Et puis fiche-moi la paix, va-t- 
en, ou dès demain je le dirai à tes parents. 

— Miaouaaaou ! 

— Petit insolent, tu me le paieras ! 

Car le malade s'imaginait que ce cri provenait du 
fils de la maison, galopin d'une douzaine d'années, 
plus qu'espiègle, qui avait l'habitude de le servir 
d'ailleurs gentiment et suffisamment poliment — non 
sans quelque manque intermittent de respect. Et, là- 
dessus, il frotta une allumette et alluma sa bougie. 

Ce ne fut pas sans une certaine et vague confusion 
qu'il s'aperçut que c'était bien le chat, et non le fils, 
delà maison, perché sur la cheminée, et qui le re- 
gardait de ses yeux verts, impassible et Ton eût dit 
presque ironique témoin de ses bonnes résolutions. 



PROJETS ET PLANS SUR LA COMÈTE 

MÉMOIRES d'un VEUF 



A Fernand T anglais. 

les deux étranges courses à travers ce Paris I Nous 
ne saurions, mon cher ami, vous et moi, que la chance 
a gâtés et sous les pas de qui notre aisance pécu- 
niaire aplanit, jusqu'à la douceur d'un tapis de feu- 
tre fleuri et sentant bon, le sentier, pour d'autres, 
ardu paraît- il, de la vie, nous en faire, je le crains, 
une idée bien exacte. Je veux néanmoins essayer de 
raconter ces odyssées aussi héroïques, pour en déga- 
ger à notre usage, par le plus simple exposé possible 
des faits, la philosophie que je nous crois en droit d'y 
attendre. 

L'un, « artiste-peintre », et l'autre, cette chose 
poète, s'étaient vus pour la première fois ce soir-là, 
dans un café où un ami commun avait récité, devant 
des tiers des moins incompétents, des vers du 
poète, lesquels avaient eu du succès, ce qui avait fait 



282 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

plaisir h celui-ci vraiment. Aussi était- il tout ému 
quand, à la départie, il se fut agi de rentrer chacun 
chez soi. Son chemin se trouvant être celui du pein- 
tre, ils durent faire route de compagnie et la conver- 
sation prit un tour assez rapidement intime. Echange 
de renseignements sur la situation mutuelle et les 
circonstances réciproques. Le peintre était de beau- 
coup plus jeune que le poète et par déférence le 
laissait parler bien plus qu'il ne parlait lui-même, et 
le poète parla terriblement ce soir ou plutôt cette 
nuit-là. Car, ayant dépassé l'hôtel où il logeait au 
jour le jour, il conduisit, à petits pas, rhumatisant 
qu'il était, son interlocuteur jusqu'à quelques pas de 
sa porte, loin, bien loin, non loin des fortifications. 
Le temps était superbe bien qu'il n'y eût que peu 
d'étoiles. Le long des quais et sur le pont Sully l'en- 
tretien eut comme un grand frisson. Un frisson d'eau 
courante attirante et froide. Ils causaient misère et 
généreuses imprudences et loyauté dont on ne veut 
plus et sacrifice dont on se moque, et gloire ! Ce der- 
nier sujet les amena sur la place de la Bastille, ëibso- 
lument vide comme le mot mais impressionnante et 
mémorable aussi. Le geste du poète, peu gesticula- 
teur d'ordinaire, s'exaltait. Sa voix plutôt basse 
montait, semblait monter jusqu'au ciel noir pour 
bientôt s'apaiser ainsi que son geste, comme ils enfi- 
laient la rue de Lyon et l'avenue Daumesnil qu'ils 
arpentèrent très haut, toujours marchant très lente- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 283 

ment. En somme, c'était plus triste qu'autre chose, 
trop triste môme, car le peintre, pour se montrer 
moins lamentable et déplorable que le poète, témoi- 
gnait, par son accent plus encore que par ses dis- 
crètes assez confidences, d'un malheur dans sa vie où 
tout du moins d'une infortune non légère comme son 
âge encore tendre l'eût pu du moins faire espérer. 
Mais le poète, ainsi que je viens de le marquer, était 
particulièrement pitoyable avec son interminable 
expansion. Ce qu'il disait était vraiment touchant, car 
c'était vrai et dit non sans une éloquence des plus 
pénétrantes, dans son décousu trop nature. Et le 
peintre, si jeune qu'il fût, s'était laissé convaincre à 
cette sincérité d'ailleurs absolue. Il calmait, con- 
seillait, ô si pudiquement pour ainsi dire, encoura- 
geait sans charlatanerie aucune, était bon, voix 
douce et parole grave mais combien caressante et 
plutôt encore sororale, on eût cru, que fraternelle, 
quoique de celle d'un frère elle eût le sérieux, la force 
et l'entrain. 

Plusieurs fois il avait voulu, non lassé mais ayant 
pitié, faire entrer le pauvre poète dans quelque 
hôtel, s'offrant même à le reconduire chez lui, — et 
quel chemin avec ce boiteux ! car il n'avait pas un 
sou sur lui et logeait chez un ami pauvre qui n'eut 
pu disposer d'une place convenable de plus pour 
coucher quelqu'un, tandis que le poète ne portait 
qu'une somme très peu vraisemblablement suffisante 



284 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

à trouver un gîte sérieux. Mais rien ne prévalut sur 
le poète qui s'excusait d'ailleurs poliment et affec- 
tueusement sur rindiscrétion de sa geinte, quand ils 
résolurent de sonner à un hôtel d'aspect honnête 
qui s'offrait à peu de distance du domicile du pehi- 
tre. Ils venaient de franchir de larges espaces déserts, 
de ces boulevards plus ou moins neufs à perte de 
vue, foncièrement vilains et mesquins mais, de nuit, 
effrayants comme un mauvais rêve et d'une triviale 
horreur. On leur demanda, pour une nuit, un tiers 
en plus de leurs pécules réunis, mais sur leur mine et 
sur leur promesse d'un complément pour le lendemain 
matin, crédit fut fait au client attardé. Rendez-vous 
pris aux environs de neuf heures de relevée ils se 
séparèrent, et le poète, douillettement couché dans 
une belle chambre, se reposa bien s'il dormit peu ; 
puis son insomnie fut loin d'ôtre pénible. Il y goûta 
môme une sorte de douceur croissante et qui finit par 
envahir tout entiers son esprit, puis son cœur. Un 
ami venait de lui naître. Il revoyait de tête le peintre 
et se souvenait omnis mansuetudinis ejus. L'entre- 
tien de tout à l'heure lui revenait dans ses moindres 
détails, dans ses plus fugitives intonations. Et le re- 
gret, presque le remords, mais bien attendri, de sa 
propre importunitc, l'exquise patience de l'autre, sa 
sympathie, et la pudeur, pour ainsi parler, la can- 
deur, l'innocence de cette sympathie tout attisait ce 
noble feu, grandissait cette flamme souveraine, d'au- 



SOUVEMRS ET FANTAISIES 285 

tant plus pure, lumineuse et délicieusement réchauf- 
fante que nul détail oiseux, inséparable d'une liaison 
de quelque durée, n'obstruait encore son élan s'esso- 
rant. A l'heure dite, le prix de la chambre dûment 
complété, les deux amis reprirent le chemin du quar- 
tier du poète. Ils suivirent des rues, des quais, des 
ponts et des rues autres que la veille et se retrouvè- 
rent près du Panthéon^ en ayant obliqué par Bercy, 
toute agglomération de quartiers de travail aéré avec 
des valses d'orgues de barbarie volant par bribes 
dans des arrachements de vapeur et de fumée. De 
quoi parlèrent-ils après un café au lait et un bouillon 
pris dans une crémerie, sinon encore d'eux-mêmes. 
Et cette fois le peintre, à son tour, se confessa pour 
ainsi parler. Le poète, bien rasséréné, l'écoutait avec 
la volupté de l'avoir compris, d'avoir démêlé ses 
choses la veille. Oui, la tristesse, ou plutôt la gravité 
triste de ce jeune homme avait une haute, une fière 
source. Des délicatesses à l'infini, froissées, des sim- 
plicités, des candeurs, si belles ! méconnues, que 
d'orages déjà, quelle âme en fleur que blessée ! 

La haison était faite et bien faite, quand, à quelques 
jours de là, ils se réunirent de nouveau pour une 
grande course combien longue, grâce à la claudica- 
tion du poète ! à travers maintenant le Paris diurne 
des rues Vivienne, des faubourgs Montmartre et Pois- 
sonnière et des grands boulevards riches, à la re- 
cherche de quelque argent, qu'on y devait à je ne 



28G SOUVE.MRS ET FA?!TAISIES 

sais qui dt*s deux et ce fut parmi l'opulente trivia- 
lité de CCS d*aillcurs ennuyeux parages broyants et mal 
brillants, que, toute affaire cessant, permettez-moi, 
mon ami, d ainsi caractériser l'absolu désintéresse- 
ment de leur état d'esprit, ils agitèrent, ces pauvres! 
le croiriez-vous, des projets. 

— Dites donc, disait l'un, quand je pourrai me 
procurer palette, brosses et couleurs, que le diable 
m'emporte si je vous fais pas un beau, mais là^ 
vrai de vrai, un beau portrait de votre tète. 

— J'y pensais justement, riposta l'autre, en toute 
sincérité arrachée aux conjectures. C'est ça. Va pour 
le beau portrait. Et pas plus tanl que... 

Ici il éclata de rire, tout de même! et reprit 
d'un ton tout simple : 

— Quand je pourrai vivre. 

Les projets qui tiennent toujours courent en- 
core ! 



A PROPOS DU DERNIER LIVRE POSTHUME 
DE VICTOR HUGO 



MM. Vacquerie et Meurice ont-ils eu raison de 
publier Amy Robsart, une « bêtise » du Maître, 
comme dit nettement le « témoin de sa vie » et Les 
Jumeaux, ce fragment abandonné depuis des années 
et des années ? Les avis ne manqueront pas d'être 
partagés. Pour ce qui me concerne, je ne goûte que 
mal ces secrets comme d'alcôve, mis au grand jour 
delà librairie. 

Amy Robsart a des « qualités » de mélodrame à 
outrance et une mise en scène et en œuvre qui rap- 
pelle de très près les absurdes mais si divertissantes 
péripéties de Han d'Islande, péché aussi d'extrême 
jeunesse. 

Les Jumeaux, leur plan qui n'est qu'un projet en 
l'air, d'ailleurs assez amusamment jeté sur une 
feuille volante, et leur millier de vers écrits de ci, de 



288 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

là, sans second travail apparent, sans nulle de ces 
variantes, de ces leçons, immanquables témoins 
d'une œuvre tenue par son auteur i^our viable, Les 
Jumeaux sont loin, je l'avoue, d'avoir fait sur moi 
Tiuipression grande, même émouvante et parfois 
haletante d'admiration que m'a donnée la lecture 
de la colossale épopée, par malheur presque inache- 
vée : La fin de Satan, pourtant bien lâchée, bien 
faiblement esquissée par endroits. J'y relève, dans 
cet embryon de drame, des tirades d'un romantisme 
un peu connu, banal, bien que sorti, c'est le cas de 
le dire, de source, en tous cas ennuyeux au possible, 
surtout pour les occurrences mélancoliques qui ne 
manquent pas assez dans cette histoire à dormir 
debout d'un Masque-de-fer (encore !) capable de 
geintes du goût de ceci : 

Je ne suis pas un homme 

Allant, venant, parlant, plein de Joie et d'orgueil^ 

Je suis un mort pensif qui vit dans un cercueil. 

C'est horrible. Jadis — fêtais enfant encore. 

J'avais un grand jardin... 

Je voyais des oiseaux... 

Et des papillons... 

Quoi donc il s'est trouvé des tigres pour se dire : 

« Pâle il regardera de sa prison lointaine 

Les femmes aux pieds siirs qui passent dans la plaine, » 

Il n'y manque idIus, n'est-ce pas, que le refrain 
d'une « romance » intitulée : le masque de fer (ton- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 289 

jours !) que ma petite enfance subit combien de fois I 
pour mes péchés à venir : 

« Moi Je n'ai pas connu les baisers d'une mère. » 

Il est vrai que j'y trouve également quelques cou- 
plets du bon faiseur, et même du grand faiseur, 
mais passablement connus aussi. Quant à la fac- 
ture, à la tournure et presque à la matière, comme 
ce débris de boniment place dans la bouche d'un 
grand seigneur cru, bien entendu, le saltimbanqu e 
Guillot-Gorju : 

Je viens de Portugal encore! Ils ont un roi 
Tout Jeune. Il a seize ans et Joyeux sur ma foi ! 
Quand V Alcade Obregon^ maintenant en disgrâce. 
Lui demanda : Comment délivrer Votre Grâce 
Du comte de Valverde ? il dit : « En l'assommant ! » 
Avec la gaité propre à cet âge charmant. 

Les éphèbes, entre parenthèses, portent toujours 
bonheur à Victor Hugo, un féminin, en somme. 

Rappelez -vous Jehan Frollo, le petit roi de Galice ^ 
Aymerilloty V Aigle du Casque — et ce combien 
désirable Sophocle à Salamine, — tandis que, ô 
quelles petites horreurs fadasses et hébétés que 
toutes ses jeunes filles. Esmeralda peut-être et la 
sordide mais vivante Eponine exceptées, — cette 
Cosette presque aussi insupportable que son pion de 
Marius, cette à bon droit protestante Deruchette toute 

19 



290 SOL^-ENIRS ET FANTAISIES 

d'ennui, celte prodigieusement stupideDéa Taveugle, 
hélas ! point muette, et la jeune première de Tor- 
quemada ! 

Donc, à mon sens, ce dernier, ou avant-dernier, 
ou, peut-être, qui sait ? cet antipénultième livre pos- 
thume dllugo, n^ajoutera, comme on dit, rien à sa 
gloire et sans doute j'en viens d'assez parler. Je ne 
profiterai pas moins, vu mon ancien enthousiasme 
point tout entier évanoui, de l'occasion offerte, pour, 
en quelque manière, revoir l'ensemble de Foeuvre, 
reviser de vieux jugements intimes, enfin m'assurer 
moi-môme, par une sorte de confession, de profession 
de foi publique équitable contre, d'une part, d'immé- 
diates boutades irréfléchies, naguère lâchées, d'autre 
part, contre de possibles séniies retours. 

La première fois que ce nom si longtemps presti- 
gieux, Hugo ! retentit âmes oreilles, elles étaient ten- 
dres et petites, mes oreilles, des oreilles commede sou- 
ris, dressées naïves aux cotés de mon innocente tête, 
presque toute instinct candide et volonté dans les 
limbes. Savais-je même lire ? A vais- je sept ans ? lors de 
mes premières armes scolaires en cette rue reculée des 
BatignoUes, où tant déjà d'années n'ont rien changé 
de la cour grandelette plantée de quelques acacias — 
mes petits camarades parisiens prononçaient agacias 
et moi venu, ô par le hasard des garnisons paternelles, 
d'un midi dont je n'étais» bouffre » pas ! je prononçais 
acacia, — ni de l'humble maison d'école aux volets 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 291 

verts, au perron qui, les jours de distributions de 
prix, servit d'estrade à mes jeunes essais de décla- 
mations dans les fables de La Fontaine ou les élégies 
si joliment puériles du bon Giraud... C'était à l'épo- 
que du Coup d'Etat ou peu après. Si bien que tant 
chez moi qu'à l'école, par la bouche du patron ou du 
sous-maître, ce vocable Victor Hugo sonnait mal, 
signifiait rouge, fou aussi et, mon Dieu, parfois sal- 
timbanque. Plus tard, quand je fus en pension, 
j'écoutais les grands, les rhétoriciens, déjà libérés de 
la tunique et faisant faux-col, le faux-col en triangle 
de guillotine de cette époque, qu'affirmaient, d'autre 
part, de hardis essais de sous-pieds, déclamer des 
vers du grand homme : 

Une surtout, une jeune Espagnole.,. 

,.. Envolez-vous de ce manteau 

,,.Et s'il n^en reste qu'un 



Mais ce ne fut que bien après. J'avais au moins 
treize ans que la révélation par la lecture eut lieu 
pour ce faible moi et je tombai sur le second tome des 
Contemplations ; les Mages et la Bouche d'Ombre 
eurent, je le crains, presque aussi peu de clarté pour 
mon esprit en miniature d'alors, qu'ils en ont trop 
pour le « décadent » que me voici, suivant des gens. . . 
Par contre, les vers sur la mort de Léopoldine me 
choquèrent et je trouvai moi, frais émoulu de mon 
catéchisme, absolument comme je le trouve aujour- 



292 SOUVENIRS ET FANTAISIES 

d'hui, ce père désolé, ce chrétien qui se dit si soumis, 
bien téméraire de dire au Dieu qu'il fait profession 
d'adorer dans toutes ses manifestations : 

Considérer que o*est une chose bien triste... 

Les Orientales me plurent à quinze ans — (j'y 
voyais des odalisques) — et me plaisent encore, 
comme beau travail de biinbelotterie « artistique », 
comme article de Paris pour la rue de Rivoli, de bon 
débit parmi la buée vanillée de pastilles batignolaises 
d'un si vague serai ! 

A leur tour, les quatre œuvres de demi-teintes. 
Feuilles cTautomne, Voix intérieures. Chants du 
Crépuscule, Les Bayons et les Ombres, me prirent et 
me tiennent encore par leur relative simplicité, un 
certain accent sincère et, dans le dernier recueil par- 
ticulièrement, par un tour artistique (je m'exprime 
mal, avec encore ce mot désagréable), spécial, intrin- 
sèque, dirai-je avec Sainte-Beuve, modéré, discret, 
sourdine et nuance, propitiatoire tout à fait. 

Vinrent, pour la suite de mon adolescence, Notre- 
Dame de Paris, et le théâtre. Je passe sous silence 
ces essais parfois très intelligents, les Odes et ballades. 
Bug Jargal, Han d'Islande, Cromivell. Je goûtai 
moins alors le roman que je ne le prise aujourd'hui. 
Gomme Leconte de Lisle, je pense que Goethe fut 
trop sévère envers ceux-là et qu'il y a là une origi- 
nalité très distincte de Waltcr Scot et très supérieure 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 293 



aux Anne Radcliff, aux d'Arlincourt ambiants, et 
sinon égale à du Chateaubriand, du moins absolu- 
ment indépendante de lui et d une intensité toute 
différente. 

Je fus fou du théâtre, je le confesse sans trop de 
honte, et par instants je le préfère encore immensé- 
ment à ce qu'on fait, à tout ce qu'on fait et peut faire 
dans le goût et dans les tendances d'à présent : Ruy 
Bios est une charmante comédie suffisamment psy- 
chologique et que ne me gâte pas trop un sot dénoue- 
ment. iTernanz chante a clair et beau » et si Marion 
Belo7^me. sauf le premier acte, et le Roi s amuse 
m'assomment franchement, j'incline vers plusieurs 
scènes des Burgraves. Quant aux drames en prose, 
ils délectent ce que j'ai, spectateur faubourien, dans 
mes tréfonds. 

Mais je grandissais, je grandissais, et voici qu'il 
m'est temps d'arriver à mes contemporains — pour 
ainsi parler, — les livres d'à partir de La Légende 
des Siècles j en passant, un peu vite, par les Châti- 
7nents et si vous voulez bien par un Hugo politique 
qu'illustrerait avec votre permission quelques mots 
inédits et anecdoctes sur lui. 



AU PAYS DU MITFLE (1) 

PAR 

Laurent Tailhade. 



« Sois ffrandiloque et bouzingol » 

Ce conseil que j'aurais donné si je n'en avais 
pas, hélas! depuis trop de temps, prêté l'exemple, 
M. Laurent Tailhade — un Banville exacerbé, un 
Martial et un Catulle, presque un Piron, méchant 
comme de droit, dur selon la norme, et spirituel, et 
rigolo, plus que d'aucuns — ce conseil-là, il a l'en- 
voie » non dans un sac, à quelques-uns de no^ jeunes 
trop cravatés et que... mal éloquents ! 

Je voudrais pouvoir louer avec plus de compé- 
tence sa manifestation bien littéraire et très humaine, 
mais si cruelle ! Mais je suis un de ses complices et 
je ne m'endors pas sur certaines amitiés, de même 
que je me repose moins encore sur quelques haines 

(1) Chez Léon Vanier, 1?, Quai Saint-Michel. 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 293 

que j'ai. Néanmoins, la généreuse inimitié me plaît, 
quoi qu'en souffrent mes intimités, et je tends à 
Laurent Tailhade une main confraternelle devers 
des Invectives que je ferai selon son esprit mais 
peut-être encore plus méchamment, et ce ne serait 
pas des prunes ! 

J'adore énormément les sonnets dits quatorzains, 
dont exemple : 



QUARTIER LATIN 



« Dans le bar où jamais le parfum des brevas 
Ne dissipa Vodeur de vomi qui la nâvre^ 
Triomphent les appas de la m,ère cadavre 
Dont le nom est fameux jusque chez les Howas. 

Des ValaqueSj des rivei^ains du fleuve Aw,our 

S'acoquinent avec dés potards indigestes 

Qui s'y viennent former aux choses de Vamour, 

Et ces Ballades très douces à l'humanité prise en 
général : 



Prince d'amour qiie fêtent les buccins^ 
Imitez la continence des Saints, 
Mousse d'or, et gravez la chantepleure 
De Valentine au trescheur de vos seings; 
Amour s'enfuit mais Vérole demeure 



296 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

et si douces, trop douces au sujet de nos chers con- 
temporains : 

« Fleur des gitons. Prince Charmant, 
Non pareille est cette merveille 
Offerte à votre étonnement : 
U homoncule dans la bouteille. » 

Car je m'inscris en faux contre toute la justesse (ce 
qui ne veut pas dire la justice) de ces sentences som- 
maires et vestibulatoires à ces déambulatoires choses, 
sous forme d'antichambre, à la salle du Trône où Ton 
dit que : J'éclate ! 

Exemple : 

« Le savez'vousy Ohnet, Lemallre^ 
Toi, Jean Rameau qui fais des vers 
Pentamètres 



J'irai^ fût-ce en Patagonie, 
Chercher ce reiitgold, omi, firai 
Sur la grande jmer infinie^ 
Car mon crédit est délabré. 
El Je préfère vos zagaies, 
Anthropophages batailleurs. 
Aux réclamations peu gaies 
Des m,astroquets et des tailleurs. 

M. Laurent Thailhade est, d'ailleurs, un parfait 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 297 

gentleman plus heureux que moi d'un faux-col bien 
qu'il, comme votre serviteur, se f.... un peu de tous 
les qu'en dira-t-on quelconques et aultres ; et je le 
salue en 

Paul Verlaine, 



/EGRI SO>L\IA 



III 



Quelle semaine occupée ! J'entends que de nuits 
de cette semaine occupées, puisque mes journées se 
passaient aussi dans mon lit mais plates, uniformes, 
toutes aux repas et aux remèdes à heure fixe, aux 
crises prévues et aux somnolences subséquentes éga- 
lement prévues ; j'entends quels rêves dans que de 
nuits ! Cinq nuits sur sept et seulement cinq rôves 
ramentevés, sur le cube et le cube de ce chiffre I 

Voici : 

D'abord, une porte cochère du vieux Paris pleine 
de monde cliassé par une averse comme dans la rue 
Soli dos Treize ; comme dans la rue Soli des Treize 
aussi, un liommc à figure sinistre qui me regarde 
dans le blanc des yeux et m'épouvante. J'ai l'impres- 
sion que cette figure me confesse : un tas de hontes 
me monte au visage et je suis sûr qu'à mon réveil 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 299 

qui est très brusque me voici rouge comme un men- 
teur pris. 

Je me promène avec des gens dans une ville où j'ai 
habité seize mois sans en avoir entrevu que la gare. 
G*est en Belgique. Style renaissance. Briques et tuiles, 
angles de pierre. Eglises rouges. Madones de velours 
et de bijoux au coin des rues. Puis ponts de fer, 
tramways partout, télégraphes et signaux de fonte 
peinte en sombre, dorée rouge, — le tout géant. Il y 
a quelque fête. Nous suivons la foule vers un embar- 
cadère vertigineux d'où nous revenons à contre- sens 
de la plus grande partie de la foule encore pour la 
fête. Des gens ayant bu m'insultent. Un agent de police 
à chapeau fané de garde -française m'arrête au moyen 
d'une corde autour de mon cou et me mène dans un 
hôtel de ville en bois au rez-de-chaussée duquel il y 
a un estaminet ; mon agent m'emporte à rebrousse- 
poil d'un escalier très noir et m'introduit dans la 
table du conseil échevinal {nous sommes en Belgique). 
Des messieurs très chic dans des boxs. L'un d'eux 
m'interroge. Il est brun, beau, jeune, barbu, au cos- 
tume magistral dont je ne me souviens plus. Il me 
reproche l'impression en France de fameux volumes 
obscènes où les institutions belges sont attaquées. On 
me bouscule ensuite [de salle en salle sur des par- 
quets très cirés où une jambe que j'ai malade glisse 
douloureusement. Finalement, un autre monsieur, 
vieux et sec celui-là, ordonne à un huissier à verge 



300 SOUVEMRS ET FANTAISIES 

de me dépouiller. La cliaîne de mon parapluie s'en- 
tortille autour de mon poing et Thomme tire très fort 
dessus, ce qui me fait mal et j'ouvre les yeux. 

Je suis le roi de France, et il i)araît que j'ai abusé 
de ma position au point de retenir prisonnier, je ne 
sais plus dans quel dessein très profond et probable- 
ment patriotique, le fils du roi d'Angleterre qui, lors 
d'une fètc donnée par son ambassadeur dans un dé- 
cor d'opéra, me reproche avec une amertume des 
plus éloquentes ce manque absolu de procéder. II est 
très pathétique, Monsieur mon frère, et très beau 
dans sa barbe brune et son habit noir du bon faiseur. 
Je réponds insolemment et astucieusement, et je 
sens au fond que je n'ai pas raison au point de vue 
théâtral. Tout cela devant de magnifiques courtisans 
en uniformes et des dames princièrement décolle- 
tées. Mon habit noir à moi n'est pas bien. Même il 
est fripé et limé. Je profite de la diversion du pré- 
lude d'une valse pour sortir en chercher un autre, et 
c'est dans mon lit que je me trouve. 

Allons bon ! D*un ou de deux coups de revol- 
ver à peine tirés à dessein, je viens de tuer cette 
pauvre grosse et jadis belle Madame ***, à qui j'ai 
donné tant de camélias et de Pannes Je suis rentré 
chez moi, dans un appartement d'autrefois, très 
oublié, éveillé. Ma famille, instruite, me blâme, et 
je cherche avec elle des moyens d'échapper. Ah! 
le bon moment quand je revois la toile d'araignée 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 301 

vue la veille dans le coin gauche de mon alcôve ! 
Sedan (prononcez S'dang), Bouillon, Paliseul (pro- 
noncez Palizeû), Jéhonville (prononcez Djonvî), lieux 
d'enfance. Que changés ! Dans le bois, à droite, en ve- 
nant, le grand bois murmurant jadis sous des vents 
parfumés de bruyère, de myrtilliers et de genôts, et 
pleins du cri lointain des loups et de leurs yeux comme 
tout proches, il y a des becs de gaz, et dans les clai- 
rières, très nombreuses aujourd'hui, des industries mal 
odorantes. les vilains ouvriers flamands et italiens ! 
Je reconnais le chêne, le Père qui s'élève à rentrée du 
bois?... du bois... Salmon (c'est bien ça), de quelques 
mètres éloigné des premières futaies. Horreur! un 
Ilobinson s'y est installé, à l'usage de couples à demi- 
paysans : bières et sirops, macarons et veau froid, chef 
crasseux et bonnes sales. Du trottoir et du bitume et 
du béton. La campagne autour, quelquefois sauvage, 
s'est faite plate à force de jardins potagers. Les beaux 
étangs noirs qui clapotaient gais et sinistres en plein 
vent dans l'àpre prairie, il y a des cygnes et des bêtes 
cyprins dedans et une bordure de granit rose autour. .. 
Je m'y mire et j'y vois une face grassouillette dont je 
reste tout confus en présence de mon innocence, là vi- 
vante jadis et de tout ce qui s'est passé entre ma mai- 
greur d'alors et ce ridicule, cet odieux embonpoint qui 
dit tant de choses digérées, de choses plates, laides, 
médiocres et lâches. — Et que béni soit le sursaut ven- 
geur me rendant tout à mon réel malheur, fier alors ! 



MES SOUVENIRS DE LA COMMUNE 



Des le matin les affiches blanches, s'il vous platt, 
(lu « Comité Central de la Garde Nationale » avaient 
averti la population parisienne de cette nouvelle 
victoire de la « vraie démocratie » ; proclamations 
vraiment point trop mal tournées, et signées — en- 
fin ! — de noms absolument nouveaux, tels que Ca- 
mélinat, etc. On y lisait des choses véritablement 
raisonnables à côté d'insanités presque réjouissantes. 
Pour mon compte, je fus emballé, tout jeune que 
j'étais pour ainsi dire encore et frais émoulu, entre 
deux poèmes parnassiens, ô qu'impassibles — des 
réunions publiques, si naïves d'ailleurs des temps 
tout proches de TEmpire. Et puis c'était franc, nulle- 
ment logomachique et d'une langue très suffisante 
dans l'espèce. Bref, j'approuvai, du fond de mes lec- 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 303 

tures révolutionnaires plutôt hébertistes et proudhon- 
niennes, cette révolution tenant de Chaumette, 
de Babœuf et de Blanqui. Et puis quelle réhabili- 
tation de la Garde Nationale enfin sérieuse et redou- 
table, après Daumier et tant de vaudevilles Louis- 
Philippe et faux-toupet. 

C'est au moment où nous enterrions le pauvre 
Charles Hugo qu'avait lieu le drame de la rue des 
Roziers. A la sortie du cimetière, la triste nouvelle 
tintait déjà dans l'air assombri. En même temps les 
barricades ébauchées le matin devenaient formi- 
dables et s'armaient de canons, de mitrailleuses et 
se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils 
charges. Les passants chuchottaient des paroles 
d'alarmes et filaient vite. Les boutiques se fermaient 
et maints cafés n'étaient qu'entrebâillés. Çà sentait 
la poudre et ça fleurait de sang. En même temps des 
incidents comiques se produisaient. Pour ma part, 
j'assistai non certes à la frousse mais à l'indignation 
un peu puérile d'un de mes bons amis, poète de 
grand mérite. A propos du meurtre évidemment dé- 
plorable du général Lecomte et de Clément Thomas, 
ce ne fut pas une fois, ni deux, mais cinquante, mais 
cent fois qu'il me répéta, alors que moi je trouvais 
tout ça, même la fusillade de Montmartre, très bien 
(horresco referens !) 

« Mais c'est affreux ! mais c'est l'affaire Bréa, 
mais, mais... » sans compter les grotesqueries de 



304 SOUVK.MRS ET FANTAISIES 

costume, les disparates d'uniformes, et les comman- 
dements à rebours et les manœuvres à Tenvers de 
cette garde nationale à peine dégrossie de Fatelier et 
du troquet. Et quelle emphase, du reste gentille au 
fond, dans le langage de ces braves gens imbus de 
leurs bêtes et méchants journaux mal digérés en 
eux. 

La nuit tombe sur la ville haletante. On entend 
des crosses de fusil tombant sur le pavé... Parisiens, 
dormez ! 



LE BON LARRON 



A Willette. 

Oui, très bien, votre « Mauvais Larron ». Tou- 
chante, la démarche (et amusante) de cette brave 
petite femme grimpée sur son ânon, pour un dernier 
baiser au pauvre diable avec qui elle avait sans 
doute tant aimé. Gentille l'idée, exquise Texécution. 

Mais le Bon de Larron, alors ? Je sais, moi ca- 
tholique, qu'il est sauvé, qu'il fut même le premier 
saint du dernier testament, Tarchi-confesseur, que 
ceci, que cela. N'importe, si le « Mauvais Larron » 
est si intéressant, grâce à vous peut-être seulement, 
combien le bon le sera-t-il donc? (En dehors des 
Bollandistes définitifs, bien entendu.) 

Oui, au point de vue humain, qu'est-ce que le 
Bon Larron ? 

Un abandonné probablement de sa femme, d'une 

20 



306 SOUVEiMRS ET FAMAISIES 

veuve trop fiore peut-ùtrc, offensée, en tous cas 
compromise et se dérobant. Et comme la miséri- 
corde de Jésus est infinie, la grâce n'aura pu des- 
cendre que sur un scélérat sans excuse. Mauvais 
mari, fils ingrat, père affreux, voleur sans pitié, cer- 
tainement lâche, tel à mes yeux ce grand saint qu'un 
sonnet jeune de moi, 

Lorsque Jésus fut mort et comme une auréole 

S'allumait bleue au front blanc du Nazaréen, 

Le Bon Larron prenant brusquement la parole : 

— Compagnon, que dis-tu de ces choses ? — Moi, rien. 

Sinon qu'en pendant là cet homme l'on fit bien ? 

etcœtera, blasphémait avec son Rédempteur et le 
nôtre, et à qui j'offre ici mes respectueuses excuses 
de n'avoir pas compris les raisons. 

Espoir des endurcis ; 

Modèle des contrits de tout à fait la dernière heure ; 

Inventeur de la Pénitence finale ; 

Magnifique vainqueur de Satan qui lui fîtes une 
blessure plus cuisante que tous les coups de tous les 
anges restés fidèles, avec votre cri de vrai soldat du 
Mal reconnaissant sa défaite, la seule parole de 
bonne foi de toute une coupable vie, « Seigneur ! 
ayez pitié de moi » . 

Saint Cléophas, priez pour nous. 



NOUVELLES 



DEUX MOTS D'UNE FILLE 



Il s'était dégradé depuis belle lurette. Je veux 
dire qu'il vivait chez de petit peuple, dans un garni 
dont sa dèche, bien qu'ancienne, n'excusait pas les 
promiscuités. 

Aussi vous avait-il de ces théories ! Un jour ne me 
dit-il pas : 

— Mon cher, ces filles et leurs amants ne sont pas 
ce que l'on pense II y a chez les unes un dévoue- 
ment et un héroïsme, chez les autres une chevalerie, 
oui, une che-va-le-rie et une tendresse qu'on cher- 
cherait en vain ailleurs. Certes, il y a des sous-en- 
tendus à ces vertus. Mais quelle médaille...? Est-ce 
que la plus belle fille...? L'argent a, je le reconnais, 
sa très forte part dans ces existences irréguUères. 
Mais dans les régulières, d'existences ? Et encore, vo- 
ler à coups de poing, de sortie de bal ou de couteau, 



310 NOUABLLES 



que peut châtier un revolver, s'approprier x)ar des 
sourires et des caresses le porte-monnaie d'un imbé- 
cile, au risque de plus de mois à Saint-Lazare que de 
juste ; n'est-il pas plus noble, oui, noble, et plus 
gentil que d'accaparer en gros ^ou d'escroquer en dé- 
tail ? J'aime, je l'avoue, ces beaux jeunes hommes à 
qui les chroniqueurs judiciaires décernent sans dis- 
cerner la môme tète ignoble, nos pères eussent écrit, 
patibulaire. J'adore ces vaillantes de la Joie à qui ta 
Société n'a rien à reprocher, elle qui ne fait que 
pressurer, emprisonner, enrôler, marier pour divor- 
cer, saisir, guillotiner, et tout ! — que de vendre du 
plaisir, et de quel plaisir! de celui qu'ont chanté 
tous les poètes, qui sur terre est, avec la vertu, 
l'unique bonheur, pour quoi périt Troie et à quoi 
nos arrière- petits-fils devront de vivre. Et même, à 
ce propos, ces charmantes compagnes d'oreiller nous 
tiennent quittes des conséquences. Que de peine 
aussi se donnent-elles pour nous plaire en toute sé- 
curité nôtre ! Dessus et dessous de toilette Je teint fait, 
toujours prêt, la bouche et les yeux perpétuellement 
sur l'exquis qui-vive. Quant à leurs amants, des che- 
valiers, te répéterai-je à satiété, puisque te voilà te 
branlant ta tête de saint Thomas bourgeois. Je te ra- 
conterai, quand tu voudras, des choses d'une authen- 
ticité terrassante. Mais, tiens, laisse-moi te chanton- 
ner — en attendant de t'entonner ces épopées — une 
modeste idylle où je jouai mon bout de rôle... 



NOUVELLES 311 



Ici je coupe la parole à mon ami qui, sans doute, 
nous en baillerait par trop de trop belles, et je vais 
vous donner à la troisième personne, et tout bonne- 
ment, son récit qui vous eût été, sans nul doute, ly- 
rique à Texcôs. 

L'hôtel garni en question était, en dehors de ses 
chambres pour ouvriers, tout petits employés et dé- 
classés, une très peu vague maison dépasse. Des filles 
en carte, en outre, y avaient leur « carrée » en pro- 
pre, avec amant ou maîtresse, ou rien dedans. L'une 
d'elles qui couchait seule, une fois le « truc fait », 
eut avec mon ami, alors en possession ou en pouvoir 
de femme (et à propos de cette maîtresse participant 
à l'entretien) une altercation assez violente à l'issue 
de laquelle elle donna immédiatement congé, « ne 
voulant pas, cria-t-elle, car elle était soûle, être in- 
sultée impunément par deux vaches ! » A quoi l'iras- 
cible garçon que la présence de sa femme gonflait 
encore, — tel un dindon — répliqua : « Va dire à 

ton m.... que je ne réponds pas aux p » Quelque 

temps après, naturellement, il se brouillait avec la 
belle, cause de tout ce tapage, une grande brune 
assez insignifiante, puis tombait gravement msdade. 
Sa maladie dura six mois au bout desquels une ra- 
pide convalescence lui remit en tête quelle foule 
d'idées, et qui est-ce qui lui trottait le plus dans sa 
diable de cervelle? Parbleu ! la femme à l'engueu- 
lade, la p de Tété dernier. Cœur humain ! 



312 NOUVELLES 



C'était une imperceptible blonde, d'un blond ar- 
dent merveilleux. Sa tôte va comme je te pousse 
n'était pas désagréable avec son nez trop à la re- 
troussette, son teint haut de buveuse habituelle et 
ses cils un peu de lapin blanc. Elle portait à l'époque 
dont se souvenaient les sens commençant à s'étirer 
de Talité, une camisole rouge à pois blancs, sur une 
jupe pareille. Tout ça lui donnait Tair d'un petit in- 
cendie, et c'était très ragoûtant. Aussi fût-ce un bon 
moment pour X. (il s'appelait ainsi) quand il apprit 
par son logeur que M''^ Marie avait reloué chez lui. 
Sur le champ il se fit faire sa chambre à fond et 
changer de draps, commanda un bon souper à deux 
pour vers six heures du soir, et s'arrangea de façon 
à ce que l'infante voulût bien venir dans les envi- 
rons de cette heure-là. 

Un énorme feu de charbon anglais flambait dans 
la large grille, et la réverbération en dansait gaî- 
ment, on eut dit malicieusement sur la longue éta- 
gère d'en face surchargée de livres, dont pas mal de 
mystiques, sur le marbre et les cuivres de la com- 
mode, et jusqu'au plafond tendu de papier gris clair à 
fleurs vioiàtrcs. X. était dans lit tout lit blanc qu'en- 
touraient d'immenses rideaux vert sombre et pon- 
ceau. Sa chevelure assez clairsemée sentait bon la 
pommade, et de la brillantine parfumait sa barbe 
rare. Une chemise très fine, non amidonnée, son 
seul luxe de jour et de nuit, drapait son torse et ses 



NOUVELLES 313 



bras amaigris mais encore dodus, car, comme Ham- 
let, il était gras. Une étincelle gaillarde pétillait dans 
ses petits yeux à la chinoise. 
On frappa. 

— Entrez. 

La dame entra. Robe noire, pèlerine en faux as- 
trakan, foulard écarlate autour du cou. 
Ce dialogue s'engagea : 

— Bonsoir, monsieur Ernest. 

— Bonsoir, mademoiselle Marie. Et comment allez- 
vous depuis que je n'ai eu le plaisir de vous voir ? 

— C'est à vous qu'il faut demander cela, mais je 
suis heureuse de vous voir si bonne mine. 

— Oui, ça commence à r'aller. Faut espérer que çà 
r'ira, comme on dit chez moi. Dit-on comme ça chez 
vous ? 

— Pour aller mieux j pour ça ira mieux? Non, on 
dit aller mieux, ça ira mieux. A propos, êtes-vous 
toujours fâché après moi ? 

— Et vous? 

— Moi? 

— Oui. 

— Non. 

— Eh bien, ni moi non plus. 

— Alors si on soupait ? 

On soupa sur une petite table toute servie que 
Marie approcha du lit d'où X. mangea sur ses 
coudes. Pc\té de foie gras et bordeaux. Quand ce fut 



314 NOUVELLES 



fini, Marie cM<i son fichu, puis sa pèlerine, et remit la 
table dans son coin. 

— Ouf, qu'il fait chaud ! dit-elle, mais j ai froid 
aux pieds, et elle défit ses bottines, faisant mine de 
se chauffer fort au foyer qui baissait. 

— Marie, venez donc, j'ai quelque chose à vous 
dire. 

— Me voici. Quoi? 

— xV Foreille. 

L'oreille fut vite à la portée de la bouche qui la 
baisa par derrière. Puis des mains d'X. Tune soutmt 
les reins et environs, l'autre dégrafa la robe et le 
corset. Marie se défendait peu. Soudain elle fit tom- 
ber corset et robe, ôta ses bas, alla s'assurer si la 
porte était bien fermée à double tour, revint vers X., 
rejeta les couvertures et le drap h moitié, mit un ge- 
nou dans le lit et dit : 

— Zut, j'ai froid. Allons, housse ! souffle la ca- 
moufe ! 

X. obtempéra. 



II 



Mais le foyer mourant dardait sous le dais pourpre 
sombre dos rideaux une lueur toute drôle, et comme 
presque diabohque. Par un caprice, Marie s'était 



NOUVELLES 315 



comme qui dirait agenouillée, les bras autour du cou 
de X. qui la voyait donc bien en face. La mignotte 
plutôt encore que mignarde physionomie de la 
fille lui apparaissait dans une sorte de nimbe sourde- 
ment fulgurant, sur lequel rayonnait une chevelure 
en or fauve à la lettre, fauve à reflets roses, à reflets 
on eût cru violets, puis très clairs à sembler blancs, 
puis mats comme le plus beau cuivre — et frappée 
de l'espèce, maintenant, de phosphorescence envoyée 
par la cheminée, — enveloppée d'elle, et, merveille ! 
éparse en crinière d'archange avec des bouts en 
pointes de feu, car Marie tenait ses cheveux à moitié 
longs, approchant de la trentaine et sans doute re- 
doutant un éclaircissement précoce de son trésor à 
qui rien ne manquait que d'être monnayé, suivant 
son mot d'enfant. En même temps, la cordelette dé- 
nouée de sa chemise donnait libre jeu à cette der- 
nière, et des épaules rondes, des seins fermes aux 
bouts roux splendides, des hanches grasses, d'un sa- 
tin, ô que précieux, d'une senteur virtuelle si capi- 
teuse, vivaient, vibraient sous l'étreinte jamais as- 
souvie de X. Quelle fatigue exquise au terme aigu de 
laquelle lestement dans les deux sens du mot, Marie, 
enjambant d'une jambe une jambe de l'homme, 
se laissa rouler, pour s'y blottir, dans le coin du 
lit, au long du mur tendu de la même perse que 
les rideaux vert foncé sur fond ponceau. X doi*mit 
jusqu'au matin, dans la fraîcheur des beaux bras 



316 NOUVELLES 



nus, avec sa tête dans les cheveux de fée et d'ange. 

Au réveil, Marie, après une conversation qui mit 
le comble à la langueur de X., fut tôt hors du lit, 
enfila son jupon, jeta sa pèlerine sur ses épaules, fît 
du feu et procéda à sa toilette. 

Après avoir tordu en un fier chignon sommaire ses 
admirables cheveux, elle fit bouillir de Teau qu'elle 
versa, mêlée à de Teau froide, dans un bassin de fer 
blanc (la chambre du mîdade se trouvait garnie, 
bien entendu, de tout un petit ménage) et s'y lava 
promptenient les pieds jusque très haut. Cela fait et 
le bassin vidé, elle dit à X. : « Tu permets ?» en 
même temps que sa pèlerine et son jupon dégrafés 
tombaient et que sa chemise sautait par dessus sa 
tête. ce corps ! du col aux orteils, cette blan- 
cheur de lait sur du marbre rose qui palpiterait à 
temps bien égaux, cette santé forte mais discrète, 
cet embonpoint charmant, tout au plus à fossettes 
vers les endroits juste qu'il faut, cette harmonie des 
seins, et du ventre, et des cuisses ! Et, par un privi- 
lège, les jambes étant hautes relativement au buste, 
les perfections de l'autre côté n^avaient rien de ce ca- 
ricatural qui trop souvent nous afflige chez les 
femmes les mieux faites. 

X. avait vu bien des femmes dans mille postures. 
Jamais une pareille beauté de corps. Et la tête assez 
indifférente, je l'ai donné à penser, grâce, il faut le 
dire aussi, à cette prestigieuse chevelure, bénéficiait 



NOUVELLES 317 



de ces splendeurs et semblait belle de très ordinaire- 
ment gentille qu'elle était. Il n'y put tenir, sortit du 
lit, l'y ramena de force, et les plus folles caresses les 
retinrent encore des quarts d'heure et des quarts 
d'heure. 

— Ce n'est pas tout ça, dit -elle, il est v-huit 
heures et z'ai faim. Laisse-moi m'habiller un peu 
que zaille nous cercer à manzer. 

Et à l'aide d'une vaste cuvette, d'une éponge et de 
deux ou trois serviettes, elle baigna, frotta, essuya 
son sublime corps parmi des attitudes simiesquement 
sculpturales des plus éblouissantes, se rhabilla en 
deux temps et sortit pour revenir munie de chocolat 
dans une boîte au lait, dont elle mit le contenu dans 
des bols à soucoupe, tira de sa poche quelques crois- 
sants, et, comme honteuse : 

— Bête que je suis, j'oubliais le vin blanc ! et elle 
cria par la porte entr'ouverte : 

— Patron, une bouteille de blanc ! 
(Elle ne zézayait qu'à ses heures). 

La cham.bre de X. était au rez-de-chaussée, séparée 
de la boutique du marchand de vins seulement par 
un court corridor. Le patron ne tarda pas à apporter 
la consommation demandée. 

Le vin blanc bu et le chocolat absorbé, elle balaya, 
rangea la chambre à fond, ouvrit la fenêtre un instant. 

— Maintenant, je monte à ma chambre m'habiller 
un peu en après-midi. Tu payes à déjeuner? 



318 NOUVELLES 



— Et à dîner et tous les jours et ta chambre si ta 
en as encore besoin. 

— Tu es un gros chat bleu. J'accepte. A tout à 
rheure ! 

X allait se rendormir au bout de queltjues minutes, 
quand il fut gratté à la porte. 

— Entrez, cria-t-il d'une voix de mauvaise hu- 
meur. 

Un éclat de rire sonna par la chambre où Marie 
entrait, portant une valise qu'elle déboucla. 

— Tu ne m'attendais pas sitôt. Au moins tu ne 
m'as pas fait de traits? Zalouso, moi, tu sauras. 
Mais dors, chou, tandis que je vais m'habiller ici. Ça 
n'incommode pas monsieur? Oh moi, tu sais, ce 
n'est pas i)Our toi, c'est parce qu'il y a du feu dans 
ta chambre. 

Et en disant « du feu », elle s'appuya sur sa 
cuisse et le baisa une vingtaine de fois à gros bruit. 

X. ravi, souriait. C'était charmant ce « coucher » 
qui tournait au « collage » avec certes une des plus 
belles femmes du monde et qui paraissait si bien. 

Une seconde toilette eut lieu. Celte fois, la chemise 
était bordée au col, aux épaules et en bas d'une 
broderie légère et rendait un frais parfum de new 
mownhay. X. dut en prendre Tétrenne, ce à quoi il 
s'était résigné sans grand chagrin, quoique bien fati- 
gué pour un convalescent. Une espèce de robe de 
chambre en étoffe de laine grise à ramages rouges, 



NOUVELLES 319 



dessinant bien la taille, assez étroite de jupe, suivit, 
et les pieds se chaussèrent de hauts chaussons très 
justes et pomponnés de moire verte. La fille alors 
dit : « Dors. Je te réveillerai pour déjeuner », prit 
un livre et s'endormit bientôt dans un fauteuil, 
presque en même temps que X. dans son lit. 
Midi sonnèrent. 

— Petit, cria Marie, allons, debout. Attends, je 
vais t'aider. 

Et elle l'aida à mettre un pantalon, des chaussons, 
un gilet de chasse et un gros pardessus fané, passé 
paletot dintérieur. 

Ils déjeunèrent dans la boutique, comme X. en 
avait pris l'habitude, depuis qu'il pouvait se lever 
pendant quelques heures, avec le patron et sa fa- 
mille, composée d'une femme et cinq beaux enfants, 
dont une petite de huit ans, un pur ange de grâce et 
de bon caractère et un gamin de douze ans, espiègle 
comme cent, si drôle dans ses jeux, à froid parfois 

— tels ceux de beaucoup de jeunes garçons parisiens, 

— qu'X. l'avait surnommé Pierrot, appellation dont 
Tenfant était mystérieusement tout fier. 

Après déjeuner, Marie tira de sa poche quelque 
chose qu'elle déroula et se mit à raccommoder, en 
face de la patronne, déjà occupée à un travail ana- 
logue, et X. témoigna le désir d'aller se coucher. 

— Ma clef sera sur la porte. Viens quand lu vou- 
dras. 



320 NOUVELLES 



— Dors toujours bien. J'irai quand il faudra. 

Il était six heures et demie quand X. rouvrit les 
yeux. Marie, assise à son chevet, surveillait son 
sommeil. 

— Il y a longtemps que tu étais là ? 

— Depuis un quart d'heure à peu près. Mais je 
vais te dire à revoir. Il va être sept heures. Il faut 
que je sorte. Tu comprends ? 

— Hein? 



III 



Il comprit avant qu'elle put répondre ce qu'elle 
pouvait lui répondre. Il s'agissait indubitablement 
d'aller travailler. Ça le dégoûta un instant et il eut 
de la peine à ravîder de l'eau qui lui était venue du 
dedans des joues. Puis il se dit, prenant son parti : 
« Bah ! y> 

— Mais à chner ? 

— J'ai mangé là-bas, il y a une heure. Toi, reste 
couché. Laisse la clef. Je reviendrai à onze heures. 
Je vais dire qu'on t'apporte à manger. 

Et elle partit pour revenir à onze heures. Les 
scènes de la nuit précédente se renouvelèrent. Mais 
cette fois, un colloque prit place entre les entr'actes, 
dont voici un résumé. 



NOUVELLES 321 



Elle lui avoua avoir bien étrenné dans la soirée, 
mais refusa de répondre à son : « Combien as-tu 
fait V » quasi résigné et comme de courtoisie par un 
« ça c'est mon affaire » très digne et qui signifiait 
des délicatesses, car elle n'était pas sans l'estimer 
beaucoup, sans le respecter pour bien dire ; puis elle 
voulut absolument qu'il déjeunât et dînât avec elle le 
lendemain, à ses frais à elle. Le reste passerait à 
l'achat de bottines dont elle avait besoin. Qu'il ne se 
formalisât pas de ses générosités. Quand il le lui 
faudrait, elle ne se gênerait pas pour demander. 
Tout devait se passer entre eux, entre camarades. 
Elle était une ceci, une cela, mais elle avait son 
amour-propre. Vilain métier que le sien « va ! » 
mais un métier où on est honnête ou pas. Elle était 
honnête. 

S'aperccvant qu'elle était un peu prise de boisson, 
il la caressa une dernière fois et ils s'endormirent 
bientôt. Au lever, elle reprit sa causerie et même 
parla souvenir. 

Elle était d'Amiens. La Hautoye ! Un jeune 
carabin en vacance l'avait séduite à quinze ans 
et lâchée presque aussitôt. Depuis, après plusieurs 
autres hommes, elle était venue à Paris pour faire la 
noce. Mais ça n'allait plus. Même sous la Commune 
ça allait mieux. Enfhi, peut-être l'Exposition, le 
Métropohtain... Ah ! elle oubliait... 

— Je ne t'ai pas encore parlé de Célestin V 

21 



322 NOUVELLES 



— Non, qu'est-ce que Célestiu ? 

— Mou amant. 

— Ah ! 

Gélestin était un tonnelier qui travaillait. Il Tavait 
soignée pendant une longue maladie. Un homme qui 
ne buvait jamais. Elle, hélas I avait cette habitude 
là. Lui ne pouvait la souffrir quand elle était dans 
de vilains états. 11 l'avait chassée un jour. C'est pour- 
quoi elle était revenue au garnot. Elle Taimait 
encore, bète qu'elle était. 11 Tavait soignée. Et puis, 
il était de Lille. 11 causait patois un peu comme elle. 

— Enfin, n'en parlons plus. Ze faune bien aussi. 
Ne pensons qu'à nous pour le moment. 

Par degré, X. lui fil reconnaître qu'au fond Géles- 
tin ne travaillait pas tous les jours : l'ouvrage était 
si rare au jour d'aujourd'hui — et qu'il souffrait 
qu'elle travaillât, elle, à sa u sale » manière, bien 
qu'il ne la battît pas quand elle rentrait sans le sou 
(quelquefois elle buvait ses bénéfices, entre paren- 
thèses, dans une manière de rougeur), et ne vint 
pas l'attendre pendant ses passes ou la siffler d'en 
bas quand elle tardait trop à en avoir fini avec un 
client à l'air pas assez sérieux. 

X. opinait du bonnet, berçant l'intérêt lent de ces 
récits, de gentillesses, comme de prendre et de tapo- 
ter les mains petites, de passer la paume sur les 
ondes blondes et les doigts dans les frisons d'or... 

Cela dura quatre longs mois, au cours desquels 



NOUVELLES 323 



Marie fut tour à tour exquise et détestable ; bien 
plutôt exquise. La seule boisson la diminuait. Mais 
alors elle n'était pas amusante du tout. 

Elle se grisait si abominablement parfois, qu'elle 
en était malade tout le lendemain, sans préjudice dés 
inconvénients presque immédiats, et quels discours I 
Jamais cependant elle n'insulta X. ; mais elle pleurait 
d'une façon si bête, se montrait jalouse, jalouse ! si à 
tort et si à travers, grinçait des dents, avait presque 
des attaques de nerfs et des propos ! je le répète. Un 
jour, ou plutôt un soir qu'elle devait avoir eu affaire 
à du public ami de la bouteille, — mais elle buvait 
bien toute seule aussi, — elle lui demanda à brûle- 
pourpoint. 

— Sais-tu où l'on vend du vitriol? 
Et une autre fois : 

— Veux-tu m'écrire une lettre anonyme ? 
(Elle ne savait ni lire ni écrire). 

Il fut répondu des plus évasivement, bien entendu. 
11 allait sans dire que vitriol et lettre étaient destinés 
à Célestin, si vaguement il est vrai ! Car aussitôt à 
tête reposée, Marie n'avait plus que les idées du 
meilleur cœur du monde, pardon pour la brutalité 
finale de sa liaison avec Célestin, regret d'avoir 
lassé par des ivrogneries cet amant qu'elle procla- 
mait et croyait honorable, et amitié passionnée, 
dévouement de sœur et de maîtresse en titre, d'épouse 
plutôt encore pour l'heureux X. 



324 NOUVELLES 



Heureux, oui ! car maigre la plus que médiocrité, 
la presque bassesse de sa « conquête », jamais il 
n'avait été aussi bien traité de toutes les laçons qu'à 
présent, jamais il n'avait aussi jamais, mon Dieu, 
éprouvé un sentiment plus tendre, reconnaissance, 
estime partielle et pitié, admiration humble, enfin, 
du corps, instrument parfait de tant de belles joies I 

Reconnaissant surtout. Elle l'avait soigné dans 
plusieurs de ses crises, même dans une rechute assez 
sérieuse pour nécessiter qu'on le veillât plusieurs 
nuits de suite, ce qu'elle fit à la perfection, avec 
toutes les délicatesses, toutes les douceurs. Pas de 
répugnance qu'elle n'eût surmontée gaîment. Il lui 
était arrivé (il l'avait vu sans qu'elle s'en doutât, à 
travers un demi-sommeil de fièvre), de pleurer silen- 
cieusement à le contempler et en le sachant ou le 
croyant si malade. Elle marchait si doucement ! 
Quand quelqu'un venait s'informer ou aider et qu'il 
somnolait, elle s'abstenait de chuchoter, bruit odieux 
au malade, mais ne parlait que le moins haut pos- 
sible. Jamais de cuiller éveillant le cristal, jamais de 
papier froissé, enfin pas une garde-malade, une 
Sœur! 

A sa presque guérison, un changement en premier 
lieu, quasi-insensible, s'opéra dans Marie. 

— Ah î d'abord : 

Un peu avant qu'il ne fût retombé, elle était ren- 
trée de nuit avec un œil poché qu'elle lui fit voir en 



NOUVELLES 325 



riant, « un cognard », disait-elle en sa langue mi- 
patoisante de quand-ivre. 

— Célestin, au moins ! 

Dit X., presque content; pourquoi? D'avoir de- 
viné ? — car un signe lui répondit en même temps 
qu'il interrogeait. Eh bien oui, d'avoir deviné, là ! 
d'avoir trouvé et d'avoir en quelque sorte pris ce 
Célestin, regretté toujours, aimé quand même, en 
flagrant délit d'affreux procédés, qu'une femme, 
quoiqu'on en dise et quelle qu'elle soit, pardonne 
peu souvent. Presque content, en vérité, et une 
seconde après point trop surpris, mais point trop. 
Ah ça !... 

Etait-il amoureux? L'était-il, voyons ? Amoureux 
de cette pauvre fille, lui, lui en somme, lui enfin, 
Lui? Ah ! que oui qu'il était amoureux d'elle. Dans 
toute la force du terme. Mais alors jaloux, puisque 
joyeux d'une chose qui devait diminuer son rival, 
— rival ! — aux yeux aimés, aux yeux décidément 
aimés ! déchéance ! Mais non, pas déchéance, 
puisque joyeux, puisque joyeux donc î Mais alors, 
c'est qu'il acceptait un partage, ce partage-là ! Ah ! il 
s'en apercevait h présent ! Partage moral, si ce mot 
était de mise. Ah ! il ne manquait plus que le partage 
physique. 

Deux jours après il l'acceptait, ce partage, voici ce 
qui était arrivé. 



326 NOUVELLES 



IV 



Le changement dont j'ai parlé, qui remontait donc 
à quelques jours avant son entrée en sa seconde con- 
valescence, consistait en une sorte d'espèce de vague 
comme qui dirait relâchement dans ses soins, j en- 
tends dans les petits soins dont elle avait câliné, do- 
diné ses insomnies, ses réveils, ses mauvaises hu- 
meurs et ses enfantgatismes. Maintenant elle parlait 
raison, faisait appel à son énergie, à son courage 
quelquefois ; au lieu de le bercer si elle l'aidait, le 
gâtait encore un peu, c'était en mère, non plus en 
petite mère, c'était en sœur, non plus en bonne-sœur. 
Elle ne lui faisait plus faire dodo ni le reste, elle le 
faisait dormir, etc. Elle le traitait en homme, en ma- 
lade, non plus en enfant malade, en amant peut-être 
encore, non plus en amoureux, quoi! pour revenir 
sur notre terrain tout à l'amour, ou à la sensualité, 
si l'on préfère. 

A la longue, impatienté de ce refroidissement 
(c'était bien le mot) il ne put s'empêcher de le lui 
reprocher sous forme d'observation. Elle fut étonnée, 
charmée un peu, et se formalisa mais comme pour la 
forme. Elle était bien dans le rôle, décidément, c'était 



NOUVELLES 327 



même nature, en fait. Puis elle continua son train 
dévoué mais calme, auquel force fut bien à X. de 
s'habituer, dédommagé d'ailleurs qu'il était dores et 
déjà de mille manières par l'affabilité, l'abandon 
sensuel et la science de Marie. Oui, par sa science 
aussi ! Tant il y a qu'une nuit, au lieu d'en cheveux, 
sa coiffure ordinaire, elle lui apparut en chapeau. 
Un chapeau vert à plumes et pompons verts, très 
haut, qui écrasait sa petitesse et lui allait à ravir. Un 
paletot noir lui descendait aux pieds, qu'elle avait 
chausses de fortes bottines et son en tous-cas à bec 
très contourné se balançait à ses mains gantées de 
chaud. 

A l'enjoué : 

— Quèsaco ? 

D'X. elle répondit bien gentiment, bien posément 
aussi : 

— J'ai trouvé quelqu'un. Quelqu'un de comme il 
faut. pas comme toi. Non, quelqu'un pour moi. Un 
monsieur d'à peu près ton âge, d'à peu près l'âge de 
Célestin, car vous êtes de la même année, toi et Gé- 
lestin tu m'as dit. Un ouvrier aussi qui travaille, 
aussi. Toi tu es trop huppé pour moi. Pas comme 
fortune, puisque tu n'as plus grand chose, même 
presque rien, sinon rien du tout, pauvre chien. Ce 
n'est pas ta faute, je ne te reproche rien, tu es bien 
gentil. Non, toi tu es un delà haute au fond. Une 
fois un peu remis à neuf de toute façon, tu aurais 



328 NOUVELLES 



honte (le moi. Ne dis pas non. Je me moque de tes 
je t'assure, je les emmène à la campagne, tes je t'as- 
sure. C'est comme ça. Je le sais. Et je ne t'en veux 
pas au moins. La preuve c'est que je reviendrai te 
voir souvent la nuit .. Eh bien oui, la nuit, après 
avoir un peu travaillé. Oui, travaillé, ça t'étonne. 
Quand je te dis que tu n'es pas à cette coulc-là. Va, 
mon pauvre Ernest, je ne serai jamais, vois-tu, 
qu'une putain. Tu avais raison l'autre fois, ne dis pas 
le contraire maintenant. Que veux-tu, c'est comme 
ça. Quand je te le répéterais cent fois!... 

Et elle prit sa valise qu'elle bourra, puis em- 
brassa X. sans vouloir rien faire de plus, malgré sa 
prière à bras tendus. 

— Mais c'est, dit X., un peu déménager à la cloche 
de bois. Que leur dirai-je le matin à ces gens? 

— A la cloche de bois ? Je te cloche de bois ! Je 
ne leur dois rien à ces gens- là. Toi et moi nous 
avons payé ma chambre et ma nourriture d'à peu 
près la moitié de ces derniers mois, juste ce que j'ai 
mangé chez eux. Parce que j'emporte mon linge? 
Mais il est payé mon linge !] 

Et elle s'échauffait presque, comme par habitude... 
X. l'eût cru avec Gélestin. 

Elle approcha du lit et le baisa au front en s'en 
allant, lui disant : 

— A demain vers midi, je viendrai prendre le 
café. Au revoir, bonne nuit. 



NOUVELLES 329 



Le lendemain, elle vint prendre le café et passa le 
reste de la journée, dîner payé par elle compris, 
jusqu'à minuit, heure à laquelle elle se rhabillait 
quand X : 

— Et oii vas-tu comme ça? 
Elle : 

— Chez nous, parbleu^ chez... 

— Chez Célestin ? 

— Eh bien oui, chez Célestin. C'était de lui tout 
ce que je te disais hier. 

— Et il accepte que tu sortes comme ça? 

— Tu t'en plains ? 

— Non, mais.,. 

— Tu trouves ça maquereau, dis la vérité. 

— Ma foi !... 

— Que veux-tu ? Aussi son ouvrage ne va pas 
toujours. Il me gronde parfois tout de même de 
sortir. Ah ! je l'aime bien, je te l'avoue. C'est l'homme 
qu'il me faut. Je te dis toi, tu es trop chic, tu es un 
monsieur, trop savant pour moi. Seulement, tu as 
été bien gentil, pas jaloux... 

Pas jaloux ! quel éloge dans quelle bouche ! 

... Pas embêtant, pas sciant. Et j'ai eu pour toi un 
béguin qui dure encore et durera, je te promets... 
Oui, Célestin est mon grand de béguin. Mais c'est 
égal, va, j'ai été bien contente de toi cet hiver... et 
tiens, je n'osais pas te le dire, je... 

— Tu...? 



X¥f vjrr«x£« 



— Kh \m:n^ 14, *i ]Hi rfpoth^, to«* ces moîs-d arec 

^> fff^/t citait ymr me f/mMfMr frapfïa dniiemoit 
X. 11 y HVH$i\k \ftrs%ncon\9(\«tr\%fp*f:!^(tn\én\k. Quelque 
tiupHfU'tîfÂ' , nnc fiHivf^i^, comme de la candeur en- 
Utu^Utf, "t d^T la iitzu\\\U'A-4t loat plein. C'était si joli- 
fn^;nt dit iVMU'jir^ \ ('Mie filk avait par instant des 
rt'^t^t^ fïiUfifft'J'Jirft fîxtnirmliriairesç. Par exemple ne 
ioHfiti ellr* |i;i« i\%i(t\(\n«tUm romme nne fierdne avec le 
ftftrrou H la tUtrtiurrft \tf*X\Ut (\\ï propnéUiÏTe, «entant à 
la (utrtU: t'i y faisant hhuUt av^-c des rires toot à fait 
fniiM, ^rrirluranf dr; la irKîilUîurf; humenr les affrenx 
hh'iH qiHî Uh <'/>ij(m de fK^ing inconsidérés de l'infer- 
Wi\ go«M4! lui fainaient anx éfyaules et sur les bras. 
KIUî ;ivait grvHHfîyé tUt ïncÀtani [iic<'ird qu'elle prenait 
en rertiinn niornents el qui ne manque pas d'une 
rÀ'rbûtut liofité lounlandjî, d'une certaine douceur 
prAÎMc (d lenb% ciîs trois syllaben en se rengorgeant 
iirt \}i*M, la fioifrinr* n'îiflée et montant dans une vo- 
lupfiMMiH(î pniMlicuIation qui lui retournait mignarde- 
ineiil, HCM lonles |Hîlit(;s mains. 

l\i l'Ilr f)orïrtna ce (( fftioi qu'on die » de sa façon 
pur un hou reUinl d'une grosse heure à le quitter. 

(les visitcH prirent, j)lncc dorénavant tous les deux 
ou lioJH jours («n moyenu(î, s'e8ï)acèrent ensuite plus 
ou uioiuK pnrsenuiines. PuiaX. eut à faire un voyage 
d'ini ccrlnin h'inps (^t rpuind il fut de retour Marie 
n'nMnil- phis ch<'Z U) logeur avec qui elle s'était 



NOUVELLES 331 



brouillée pour des raisons peu intéressantes. Désha- 
bitué, il n'y pensa guère et bien qu'en étant désha- 
bitué, accoutumé à la fréquentation de ce genre de 
femmes, il en vit des demi-douzaines et des douzaines 
d'autres, de tout poil et de toute plume, des rieuses, 
des moroses, des habillées et d'autres. Ça l'amusa 
mais ce n'était plus Marie, et il se la remémorait 
quand il la rencontra dans un restaurant voisin où 
elle mangeait seule. Il s'attabla près d'elle et elle lui 
raconta que Gélestin et elle s'étaient lâchés, qu'elle 
refaisait la noce et que ça marchait bien maintenant, 
assez bien en vérité. Dans la soirée elle lui proposa 
d'aller avec elle et ils montèrent dans un « hôtel » à 
passe, ou , après quelque conversation, elle lui de- 
manda un peu d'argent en ami, non en chent, ô non ! 

H lui tendit son porte-monnaie qu'elle empocha 
en se sauvant par l'escalier. Il y avait dans son porte- 
monnaie plus d'argent qu'il n'avait jamais eu l'in- 
tention de lui donner. Ça le vexa et il ne cacha pas 
son mécontentement à la propriétaire à qui il avait 
heureusement payé la chambre au préalable. Celle-ci 
lui promit, — mais quoi ! de gronder la fille. 

Il ne revit celle-ci que quelques jours plus tard. 
Elle étnit au bras d'un ou plusieurs individus qu'elle 
quitta pour prendre le sien comme ça, sans façon, 
comme s'il ne s'était rien passé. 

Elle avait visiblement bu. Sa toilette flambait 
drôle et coquette ce jour-ci, claire et légère ! et de 



332 NOUVELLES 



vrai, sa tôte était en beauté. Elle se cramponnait à lui, 
s'allongcant, s'ctirant plutôt de toute sa petite taille 
contre son grand corps raidi par la respectability, car 
ça le gênait d'abord et l'ennuyait aussi, l'exaspérait 
enfin d'avoir une telle créature, bien que connue, 
belle et si délectable, à son côté, à son flanc, après 
ce qui était arrivé, presque en pareille compagnie et 
parmi tout cet ensorcellement de pigeonne, ce rou- 
coulement qu'elle avait, son pelotonnement et cette 
petite figure rose intense et blond de feu qu'elle 
tournait vers lui comme anxieuse et rieuse. 

— Tu es fâché de l'autre jour? Allons donc ! Re- 
soyons amis, oublie ça. Viens. Ah ! encore l'autre 
fois qui te met martel en tête. MAIS J'AI BIEN FAIT, 
tu sais. 

Il faut croire qu'il le savait. Car il la voit toujours. 
Du moins j'en suis sûr puisque il ne me l'a pas dit 
et là pour moi finit son récit. 



LA MAIN DU MAJOR MULLER 

CONTE 



— Ah ! ce Hans avec ses théories !.., 

Ceci était, comme un chœur discord, exclamé par 
dix ou quinze Maisons-moussues : la pipe de faïence 
aux dents et, en face d'eux, sur la table de chêne de 
la taverne, d'immenses lianaps pleins de bière de 
Bock. 

L'étudiant ainsi interpellé se trouvait être un 
grand jeune homme très barbu et très chevelu sous 
l'incommutable petite casquette de velours et vêtu 
de la redingote à brandebourgs, de la culotte de 
peau et des bottes à la Souvarow ; mais son visage 
pâle et toute sa figure, plus déliés qu'il n'était de 
coutume dans cette assemblée de futurs docteurs un 
peu épais, dénotaient un esprit, peut-être une âme 
supérieurs. 

— Ne riez pas, Messieurs, dit-il, et, tenez, à l'appui 



éU'iBH th*-se. qui est. j'y insiste, raffîmiation d'one 
-olîdarit^ existant iD«^me après noe séparatioii vio- 
lente entre les niembres d'un corps et ce corps loi- 
w*me. je vais voas raconter nne petite histoire. 

— Nous t'écoutons et tâche d'être amnsant î vodH 
lérêrent les sceptiques camarades : après qnoi, d'une 
voix [K^sée, Hans commença : 



— Je fréquentais beaucoup avec le major Mûller, 
qui fut, en son temps, vous le savez, le pins beau 
jouenr de nos stations balnéaires. Je Ta^^is connu 
dès ma petite enfance. Cétait un ancien ami de ma 
famille et. chaque fois qu'il venait à la maison, il ne 
manquait pas de m'apporter des tas de friandises. 
Quand je commençai à devenir grand garçon, ce fut 
des livres de toutes sortes, principalement des ro- 
mans et des ou>Tages d'art mihtaire, qu'd me donna : 
« Je veux que tu passes un jour feld- maréchal », 
me disait-il souvent en me tortillant l'oreille ; puis, 
lors de mon adolescence, il me faisait des cadeaux 
d'armes. 

J'avais donc pour lui un respect affectueux qui me 
permit, dès que je ne fus plus tout à fait un blanc- 
bec, pour parler comme les Français, d'entrer dans 
sa très gracieuse intimité ; car ce fut un homme 



NOUVELLES 335 



charmant, pour m'exprimer, derechef, à l'instar de 
ces diables de Français. D'ailleurs, très débauché, 
aimant les femmes, la boisson et le jeu, mais le jeu 
et la boisson encore plus que les femmes. 

— Non sans raison, peut-être ! observa le gros 
Fritz. 

Hans reprit : 

— Ce fut précisément à propos d'une querelle de 
jeu et non pour une dame, comme d'aucuns l'ont 
prétendu qui n'avaient aucune autorité, qu'ayant été 
insulté, il eut, à l'épée, un duel resté fameux, où il 
tua son adversaire ; mais il avait reçu lui-même, au 
poignet, une si malheureuse entaille que l'on dut, 
malgré les premiers symptômes les moins inquié- 
tants, lui faire la résection de la main droite. Par un 
étrange caprice, le major ne voulut pas se séparer de 
cet organe qu'il avait fort beau, d'une beauté virile 
s'entend. A ces fins, il la fit précieusement saturer 
d'aromates, injecter de baumes très puissants et la 
con serva sous un globe de cristal, dans sa chambre 
à coucher... 



Ah ! ah ! la bonne plaisanterie... 

Fritz, te tairas-tu, à la fin ? 

Je la vois encore, cette main sèche et poilue de 



330 NOUVELLES 



vieux militaire, je les revois, ces doigts qu'on eût dit 
crispés, fiévreux dans leur immobilité comme ter- 
rible d'effréné joueur, reposant de quel repos ! sur le 
velours rouge et vert d'un coussinet à glands d'or. La 
cbair, si cela, si cet objet cruellement, quasi-fantas- 
tiquement étrange, pouvait se dénommer du nom de 
chair, la chair, dis-je, qu'on eût crue de glace sous 
le parchemin bruni qui avait été la peau, n'avait na- 
turellement pas un frisson, mais vous donnait le 
frisson, si vous voulez bien excuser l'apparent mau- 
vais goût de cette prétention néanmoins nécessaire. 
A l'annulaire, une énorme bague sertissant un lourd 
rubis que le soleil ou la lampe ou la réverbération 
des flammes résineuses de la grandissime cheminée 
allumait singulièrement ; les ongles, coupés carrés 
de façon soldatesque, n'avaient qu'imperceptible- 
ment poussé depuis la fatale amputation. Et large, 
épaisse, nerveuse avec tout cela, et nerveuse de 
façon féroce, la main dormait là, depuis des années, 
sous de farouches trophées, parmi de massifs bijoux : 
pistolets d'arçon damasquinés, dagues aux fourreaux 
d'argent et de cuivre vieux, cachets aux bizarres de- 
vises, sur une table de bois de rose. 

Elle dormait, la Main, depuis des années, quand le 
major s'alita, au seuil de la maladie qui devait l'em- 
porter, au dire de nos chers et illustres professeurs, 
qui furent, pour la plupart, vous ne l'ignorez pas, 
consultés en cette circonstance. Mais voici la vérité... 



NOUVELLES 337 



En prononçant ces derniers mots, la voix de Hans 
se fit soudain grave, lente, j'allais dire solennelle, et 
je ne me serais trompé que de peu. 

Ce fut, d'ailleurs, sur ce ton, qu'il poursuivit son 
récit. 



— Je fus appelé à l'hôtel Mùller, d'une part, en 
qualité de jeune, mais intime ami du major, et sur 
le vœu de celui-ci ; d'autre part, comme j, élève du 
docteur Schnerb, qui présida, vous vous en souve- 
nez, les innombrables conférences tenues par nos 
dits illustres et chers professeurs autour de ce mé- 
morable chevet ; mais la première circonstance fut 
surtout cause que le malade me préféra pour le 
veiller toutes les deux nuits. 

Le cas exigeait de nombreuses frictions pour les- 
quelles les révulsifs les plus violents étaient indis- 
pensables, et la table de nuit, non moins que les 
consoles, se trouvait encombrée tant de lotions que 
de potions, dans un grand désordre, il le faut bien 
reconnaître. 

Négligence fatale, ou plutôt non ! car il appert que, 
toutes choses autrement ordonnées, le résultat eût 
été le même. 

22 



338 NOUVELLES 



— Au résultat alors, sans plus de précautions ora- 
toires ! 

— Monsieur Fritz est, pour la dernière fois, prié 
de se taire. 

Ces paroles toujours comme en chœur, comme 
celles du même sens rapportées plus haut, se res- 
sentaient maintenant d'une sorte d'intérêt impa- 
tient. 

Hans continua : 

— Je passe sur les pénultièmes jours du major qui 
ne furent qu'une immense agonie. La force extraor- 
dinaire du moribond le fit passer par toutes les affres 
possibles; fièvre, frissons, crampes, délire, délire 
surtout. Ah ! camarades, quel délire ! Tantôt des 
cris de commandement, d'enthousiasme militaire, 
tels des chants fougueux de furie guerrière, de mâle 
rage bien germanique, à la Blùcher ; tantôt les sou- 
rires et les gestes non équivoques d'un coureur de 
femmes habitué à les traiter sans façon, mais non 
sans passion ; puis des annonces de cartes, des coups 
de dés, de mises et de surmises à toutes les roulettes 
de la création. Bref, une manière folle d'autobio- 
graphie parlée, comme qui eût dit le microcosme 
d^une idiosyncrasie. 

Ces prodromes hautement alarmants cessèrent tout 
d'un coup, et l'on put croire que le malade entrait 
dans la phase comateuse, mais l'on se trompait. Une 
réaction des plus rapides s'étant opérée, un mieux 



NOUVELLES 339 



étonnant s'ensnivit, et Ton conclut presque à un 
commencement de convalescence. 



Or, un soir que je venais de prendre la veillée, 
notre Mûller tomba dans un grand assoupissement 
et finit par dormir d'un sain et profond sommeil. 

Moi je lisais dans un fauteuil. 

La chambre qu'on avait, pour ménager la vue du 
malade, rendue obscure à l'aide de grands rideaux 
de fenêtres d'un vert sombre, était haute de plafond, 
tendue en partie de tapisseries représentant des 
Fêtes galantes et des Bergerades. Çà et là, des mi- 
niatures de femmes, des portraits en pied d'officiers 
supérieurs. Cette décoration composite, ce mélange 
de guerrier et de voluptueux, n'étaient pas sans im- 
pressionner, surtout en ce faux jour des rideaux, le 
jour, et la clarté de la grande veilleuse d'albâtre, 
aux heures nocturnes. 

Je me souviens distinctement que ce que je lisais 
était du Jomini, un reste du goût que l'excellent 
major m'avait communiqué au temps jadis pour les 
choses militaires, et une lecture aussi peu suggestive 
de fantastique qu'il est possible de l'être peu. Petit à 
petit, cependant, je me sentais aller à de la somno- 
lence, et décidai de m'y abandonner pour quelque 



340 NOUVELLES 



temps, puisque le malade n'avait, en ce moment, 
besoin de rien. Toutefois, je crus bon d'aller voir 
celui-ci de près et constatai que la respiration était 
bien égale et le sommeil aisé comme celui d'un en- 
fant. Je retournai à ma place avec les yeux par ha- 
sard tournés vers le coin oii était la table sur laquelle 
reposait la main. 

La chambre, Tai-je dit? n'était éclairée que par 
une veilleuse suspendue. La main me sembla re- 
muer : a Drôle d'effet de Tenvie de dormir », me 
dis-je, et je m'approchai en souriant en moi-même... 



— Et la main remuait toujours ? chantonna cu- 
rieusement cet animal de Fritz. 

Cette fois, personne ne releva l'inlerruption, et 
Hans, après avoir humé légèrement un peu de la 
bière de sa chope à couvercle d'étain, reprit : 

— Oui, messieurs, la main remuait toujours, ou 
du moins me parut remuer, de même les doigts 
s'élever et s'abaisser un par un ou tous ensemble 
dans un sens différent et intelligent, se docrampir, 
en un mot, d'un long engourdissement. 

Pour le coup, je restai surpris et^ pour ainsi dire, 
cloué au tapis, m'en voulant ou plutôt en voulant 
à mon organisme d'une pareille aberration. La main 



NOUVELLES 3 il 



continuait, je ne puis que dire continuait, et vous 
allez voir que je ne puis que m'exprimer ainsi ^ à 
remuer de plus en plus et comme à reprendre force 
et direction. N'y tenant plus et voulant en avoir le 
cœur net, je levai le globe de cristal qui recouvrait 
l'étrange relique et mis ainsi cette dernière en plein 
air. Ne vira-t-elle pas aussitôt sur son moignon de 
poignet recouvert d'une ample manchette de den- 
telles ! et ses autres doigts, moins le pouce, se refer- 
mant, ne signifia-t-elle pas de l'index que j'eusse à 
retourner à ma place? Impérieux était ce geste. 
C'était celui d'un chef militaire désignant un poste à 
aller prendre sans retard et sans explications. — Tu 
souris, Fritz ; je t'assure qu'à ce moment je n'avais 
guère envie de sourire et encore moins de penser à 
la révoltante absurdité de cette vision. Sans y croire 
le moins du monde, en dépit de mes yeux, j'en étais 
abasourdi et, je puis l'avouer puisque la fin du récit 
m'absoudra, terrifié. Si bien que je me reculai jus - 
qu'à mon fauteuil où je tombai, les yeux tendus 
pour ainsi dire par force vers l'affreux objet qui, 
maintenant, comble d'horreur ! étendait ses doigts, 
les ramenait, les étendait, ainsi que pour des passes 
magnétiques... 



Vous le confesserai-je ? Oui, puisque, je le redis, 
l'événement ne tardera pas à me disculper du tort 



342 NOUVELLES 



apparent de crédulité ; je me sentis médusé, rivé au 
fauteuil, incapable d'un mouvement. En mènie 
temps, la lueur calme de la veilleuse pâlissait encore 
et devenait d'une horrible blancheur, dont rélectii- 
cité seule pourrait donner une imparfaite idée; 
quelque chose comme des moires lumineuses plus 
que hirdes, plus que lunaires, s élargissait, et des 
espèces de bruits indéfinissables, musique lugubre, 
il semblait, de tympanons voilés et de trompettes 
assourdies et d'orgues très lointaines, pleuraient, 
ronflaient, fluaient en ondes très vagues, obsédantes 
à l'infini... 

. . . Tout h coup, la main se dressa sur son mé- 
dium, se balança quelques instants d avant en ar- 
rière et d'arrière en avant comme pour prendre 
l'élan et sauta par terre, tel un chat, sans bruit au- 
cun. Tel encore un chat sur le tapis, elle bondit 
preste en mouvement de haut en bas et de bas «a 
haut et, arrivée près de la table de nuit, fut d'un 
trait sur le marbre, y tâtonna parmi les flacons, dé- 
boucha l'un d'entre eux, le prit et en versa quelques 
gouttes dans le verre de tisane; puis, rampant jus- 
qu'au nez du dormeur, le lui pinça de façon à ce 
qu'il se réveillât dans un étcrnuement, plongea dans 
le blanc et le noir des draps, puis se précipita par 
terre où je ne la suivis plus du regard, toute mon at- 
tention étant désormais concentrée sur le malade. 
Celui-ci dit : « Que j'ai doue soif ! » Et, sans que je 



NOUVELLES 343 



pusse, à mon immense, à mon indicible horreur, me 
lever du fauteuil où me retenait je ne sais quelle 
force diabolique, saisit le verre à tisane et but... 



De cet instant précis, je me sentis délié en quelque 
sorte et courus au lit, où je ne pus que constater la 
mort immédiate du major. Sans me livrer à des ef- 
forts inutiles, je regardai le flacon dont la main 
s'était servi (il me faut bien parler de la sorte.) Il 
contenait un poison foudroyant destiné à une médi- 
cation pour l'usage externe, et se trouvait laissé, par 
mégarde, parmi les pots de tisane et les fioles de si- 
rop de julep. 

J'étais anéanti, comme bien vous pensez, et il 
s'écoula quelques minutes avant que tous mes sens, 
en quelque sorte, me revinssent. Quand ce fut fait, 
je pensai tout de suite à prévenir les entours du 
major, mais, avant de franchir la porte, je jetai d'ins- 
tinct un coup d'œil sur la table où la main avait cou- 
tume d'être exposée : La main s'y trouvait sous 
verre, telle que depuis des années et des années... 

— La bonne farce ! Eh ! l'ami Hans, tu as eu une 
belle hallucination, voilà tout ! 

— Le fait est que, comme hallucination, c'est 
"pr inceps et même régale. 



344 sorvELLEs 



— Voire divinum aut polius diabolicum. 
Ilans termina : 

— I^ mort fat attribuée à des causes normales ; 
l'enterrement eut lieu, les jours se passèrent. Je dus 
aller plus d'une fois à Ihotel Mûller pour différentes 
causes. Je ne manquais pas d'obier cer la main qui 
était restée dans la chambre mortuaire, infréquentée 
depuis la catastrophe, et je constatai sans étonne- 
ment, oui, sans étonnement, et traitez-moi de fou si 
vous voulez... (j'avais lu et relu un tas de volumes 
dont les titres mêmes vous seraient inconnus, sa- 
vants que vous êtes !) je constatai sans étonnement 
une déliquescence remarquable dans les tissus et 
la musculature. Seule lossature restait indemne, 
s'accusant, dominant de plus en plus. Sur>in- 
rent des symptômes de décomposition, taches, flacci- 
dités, etc.. Un jour, excusez ! ce souvenir me lève le 
c(i3ur d*horreur et de dégoût, un jour j'y vis... LES 
VERS!!! 

— Pouah ! assez, assez ! 

— A bas ! à bas ! 

— N'importe! c'est vrai comme c'est vrai que 
nous voilà vivants ! 

Ayant dit, notre conteur s'éloigna, comme heu- 
reux et tout fier de Teffet produit, tandis que ses ca- 
marades, restés bouche bée, se regardaient, les uns 
presque effrayés, les autres presque rieurs, tous vi- 
siblement impressionnés, et qu'une discussion sem- 



NOUVELLES 345 



blait devoir sortir de leur silence, quand Fritz, tou- 
jours sceptique : 

— Si nous buvions un truculent verre de schnaps? 
Ça nous purifierait les idées. 

— Accepté ! 

Et jusqu'au chant du coq, je puis vous affirmer, 
sans qu'il m'en coûte, qu'on lampa beaucoup de 
coups... 



Ainsi finit l'histoire de la main du major INIûller. 



CONTE DE FEES 



Le plus grand bonheur de sa vie lui échut Tannée 
dernière, — et quand je dis bonheur, ce n'est pas ce 
que Ton pourrait imaginer en entassant les chances 
favorables les plus rares sur les plus extraordinaires 
des hasards cléments. Non. Ce n'est pas non plus, 
ainsi que la majorité des bons esprits voudrait le sup- 
poser, qu'il eût enfin revêtu de lui-même, ou sous le 
coup d'une expérience plus ou moins cruelle, ce calme 
absolu, cette pure impassibilité que préconisent tant 
de philosopliies. Non. Ce n'est pas davantage qu'il 
fût devenu subitement égoïste, à ce poussé par d'im- 
méritées infortunes et qu'il trouvât dans le culte 
exclusif de soi-même une consolation peu noble mais 
efficace. Non. Ce n'est pas encore qu'il eût pris son 
parti de Texistence « en brave » pas trop dégoûté, 
sans trop de morale gênante et avec juste assez de 
bêtise assumées. 



NOUVELLES 347 



Non, il avait tout bonnement acquis une certitude, 
mais celle-là était la seule certitude au monde après 
la loi religieuse, et plus avare encore qu'elle de se 
communiquer. Mais quelques mots de son histoire 
sont nécessaires ici. 

D'abord il s'appelait Jacques Trébois. Jacques Tré- 
bois était dans la force de l'âge, dans les quarante et 
quelques années. Il n'avait pas mal surmené la vie 
qui ne le lui avait pas trop rendu. Môme sa santé était 
relativement insolente. Par contre, tout ce qu'il y a 
de mieux achevé comme ruine financière, il le pré- 
sentait. Prodigalités et duperies avaient mis quelque 
temps à procurer ce résultat, mais y étaient parve- 
nues dans la perfection. Ce n'était plus même au jour 
le jour qu'il .végétait ; désormais une heure gagnée 
sur la fin de la journée lui paraissait une de ces con- 
quêtes ! Mais vaillant et gai autant qu'il est vraisem- 
blable dans de pareils cas. Nulle bohème dans son 
fait : on ne lui connaissait pas de dettes et il n'en 
avait pas, et sans le moins du monde maudire le pré- 
sent ou craindre l'avenir, il ne regrettait rien du 
passé oii il n'avait, disait-il, aucun remords. Des 
torts, parbleu ! il en comptait dans son existence, 
comme tout un chacun, beaucoup de torts envers 
beaucoup de gens et dans une foule de circonstances, 
mais en somme des torts très réparables ou tout au 
moins point irréparables. Ce qui avait principalement 
gâté sa vie c'étaient ses torts envers lui-même, sa 



348 NOUVELLES 



paresse d'esprit ou, si Ton veut, sa hauteur d'esprit, 
ses négligences, ses dédains si vous préférez, et les 
timidités de son excessive délicatesse brusquement 
révoltée par moment, et alors muée en un donqui- 
chottisme agressif tout à fait désagréable et même 
nuisible. Partant, beaucoup d'amis devenus froids ou 
hostiles. Quelques-uns restés pourtant très fidèles, 
ceux-là tout dévoués, car ils connaissaient l'excellent, 
le rare homme que c'était au fond avec ses terribles 
défauts et moyennant quelques vices. Ses principaux 
ennemis et anciens adversaires, cohéritiers ou com- 
pétiteurs, constituaient sa plus proche famille et sa 
belle-famille, car il avait été marié, se trouvant pour 
ainsi dire mais absolument veuf par suite des légali- 
tés bizarres de la minute sociale où nous nous trou- 
vons. Pour faire court, à ses excessifs embarras d'ar- 
gent s'ajoutaient d'inimaginables mauvaises positions 
partout, toujours et dans tous les sens. Guère possi- 
bihlé de se retourner de quelque coté que ce fût, 
moins encore moyen pour ses susceptibilités et ses 
angles de caser nulle part sa bien naturelle ensui- 
vante espèce de d'ailleurs anodine misanthropie, quel 
que fût le reste de courage et de bonne humeur de- 
meurés dont il a été parlé plus haut en toute réserve, 
aussi bien. 

Son bilan était donc celui-ci : Pas le sou, vivre avec 
cela sans aucun aperçu plausible d'une amélioration, 
fût-elle infinitésimale. Et sa maladresse digne de pas- 



NOUVELLES 349 



ser en proverbe n*ctait pas pour l'aider parmi les la- 
byrinthes et les impasses de son absurde existence. 
Mais, il l'a été dit et redit, une sorte de philosophie 
le soutenait dans cette lutte disproportionnée avec la 
guigne. Seulement, ce n'était plus une vie, là, vrai! 
quand lui arriva ce qui va être rapporté. 

Depuis quelque temps, suite d'excès anciens ou de 
ré.centes mais déjà trop vieilles privations, se deman- 
dait-il en toute insouciance, il souffrait vers le cœur : 
comme des amertumes se passaient par là ; des ma- 
laises âpres, s'il eût cru, de mordillants et grignot- 
tants désordres, l'incommodaient jusqu'à l'agace- 
ment. Force lui parut être, finalement, d'en référer à 
un sien ami, médecin, chez qui il déjeunait le plus 
rarement possible au gré de sa fierté de pauvre diable 
toujours un peu son poing sur sa hanche. Celui-ci lui 
déclara cela grave, et mortel, sachant combien vrai- 
semblable était son indifférence à ce sujet. 

— Mortel '} Et quand ? et pour quand ? 

— Attendez un peu, répliqua son ami qui l'aus- 
culta longtemps et finit par lui dire : 

— Mais, autant qu'il est possible à la science la 
plus exacte de le prévoir, ce sera bientôt, et pour 
bientôt. 

— A peu près ? 

— Je dis six mois et je ne me trompe pas. Plutôt 
moins que plus. Mettons cinq mois, en évitant tous 
excès, toutes privations aussi (et il lui remit six mille 



350 NOUA'ELLES 



francs que l'autre accepta, en disant : <t Dans un 
mois vous serez remboursé », à quoi le docteur re- 
partit : « C'est bon, c'est bon »). Toute émotion 
aussi. D'ailleurs (il avait saisi son pouls) je vois que 
vous n'ôtes décidément guère émotionnable et ça ira 
bien. 

Tout alla pour le mieux. 

Incroyablement, indiciblement rassuré y se voyant 
des bornes protectrices, ayant le temps juste, les 
cartes sur la table et des verres bien assortis à ses 
yeux, il ne fut pas long à se créer une méthode. Oh 
l'ordre qu'il eut ! Son premier soin fut de lire les 
journaux financiers, tous, ceux de pure aventure et 
ceux de spéculation trop prudente. Il prit une bonne 
moyenne, acheta, vendit, racheta, si bien qu'au bout 
d'un mois en effet, il pouvait rendre au docteur son 
avance, et garder par devers lui un joli capital qu'il 
ne mit pas à fonds perdus mais plaça dans les plus 
sûres sinon dans les plus immédiatement lucratives 
conditions, titres de rente, maisons, terres. Il lui eût 
été bien aisé, dans cet ordre d'idées, moyennant de 
fortes remises, de s'assurer sur la vie en rentes trans- 
missiblcs après décès à tels bénéfices qu'il eût voulu, 
mais cette idée toute moderne ne vint même pas à sa 
tétc particulièrement honnête et comme pudique. 

Ce mois vers la richesse n'alla pas sans de légères 
et douces souffrances. Il lui fallait se déshabituer de 
sa vie de misère, vie en miniature, petits repas pris à 



NOUVELLES 351 



longs intervalles, d'autant meilleurs, — meilleurs ! 
— et assaisonnés plus encore par le délice savouré 
fuffitif du moment que par Tantérieur appétit enve- 
loppant, petits luxes, vêtements légers et tendres qui 
n'étaient plus que très propres mais que des soins gé- 
niaux pouvaient parfois faire pimpants sinon somp- 
tueux tout à fait, petites joies d*amour-propre ou plu- 
tôt d'orgueil, à payer d'avance termes et blanchis- 
sages par exemple, en se privant ferme sur cette 
pauvre nourriture d'ailleurs récompensée par les 
heures heureuses auxquelles il vient d'être fait allu- 
sion, petites joies encore de gourmandise, mais plus 
intellectuelle, quand deux ou trois petits verres pou- 
vaient totalement chasser le souci de comment s'en 
procurer d'autres et dès lors amener le rêve et jus- 
qu'à Tillusion... 

Lesdits trente jours que dura ce très aimable sup- 
phce furent mis à profit pour une autre espèce de 
changement plus dur à première vue mais bien com- 
pensé aussi de son côté. Il s'agit de la réforme, de la 
refonte totale de son caractère qui était extrêmement 
loin, on l'a vu, d'être accompli. Tant y a que le cours 
de ses réflexions l'amena, parallèlement à la modifi- 
cation radicale de sa fortune pécuniaire, à être ai- 
mable quand, réservé selon, expansif si, jamais 
bourru, toujours bienfaisant mais bienfaisant aussi 
pour soi, bref Phomme d'ordre sachant ce qui devait 
arriver en toute probabilité, le procurant quand il 



352 NOUVELLES 



fallait, de qui il avait été jusqu'ici le parfait opposé, 
— et que, pour commencement de la fin, suivant son 
expression mentale (car il se parla beaucoup durant 
ce mois d'intime concentration) il apaisa en plaisan- 
terie où les rieurs furent de son côté une affaire 
d'honneur qu'il caressait précédemment de projets 
militaires très nets : n'avait-il pas toute une œuvre à 
remplir, toute une philosophie aussi à pratiquer, la- 
quelle, en tête de tout, implicitement mais absolu- 
ment, lui interdirait le duel? 

La même philosophie, exigeant l'oubli tout au 
mohis des injures, il eut à la satisfaire une seconde 
et une dernière fois et voici comme il y parvint. 

Il s'agissait d'une femme autrefois, très autrefois, 
mais très bien aimée, très bien aimée, très bien, vrai- 
ment ! Il avait eu tous les torts envers elle, tous les 
torts que les sens expliquent immédiatement, tous, 
mais son repentir avait été sincère, prouvé cent fois 
et son désir de renouer, autant. Elle, — avait eu en- 
vers lui tous les torts juste ! que les sens n'expliquent 
pas immédiatement, tous, et surtout des torts d'ar- 
gent. Fi ! et que la pauvreté de Jacques répugnait 
donc à l'oubli ! (Pardonner, il en était d'autant moins 
question que se venger s'imposait, semblait-il à cette 
pauvreté.) Mais dès que la grande aisance fut venue de 
la façon qu'on a pu voir, le pardon devint plus facile 
encore que l'oubli, et la signification du pardon, pour 
être encore plus délicate, il Tinscrivit dans son testa- 



NOUVELLES 333 



ment sous la forme d'un legs dépassant de beaucoup 
les sommes plaintes, sous de minimes conditions 
d'entretien tumulaire exclusivement confiées à ces 
mains, en termes à désarmer un tigre. 

Un homme aussi Tavait beaucoup trop volé, de par 
la loi aussi. (Ai-je ainsi, conformément à la vérité, 
spécifié le cas d'à la minute ?) Il pardonna sans en 
rien faire savoir qu'à Dieu. Mais l'autre était mort, à 
rinsu de Jacques, avant ce pardon, de façon à n'en 
pouvoir bénéficier dans l'autre vie que Jacques 
croyait qu'il y avait après cette vallée de larmes. 

Il avait un enfant que les circonstances seules Tem- 
pêchaient de voir depuis des années et des années. 
Cet enfant était à cette heure une fille dans les treize 
ans qu'il avait connue, choyée et gâtée dans sa pre- 
mière enfance, blondinette laide gentiment et d'un 
gentil petit caractère colère et doux, mais qu'une 
éducation sans père et sous une mère incompétente 
menaçait de pervertir. Ah ! qu'il était embarrassé, 
quand il apprit que la petite venait de succomber à 
une grosse bronchite en priant pour lui ! 

Dès lors tout devoir lui fut facile. Il consacra ses 
derniers mois à plaire aux gens à qui plaire était une 
bonne action, distribua jusqu'aux centimes son ar- 
gent aux pauvres, lui-môme et de la main à la main, 
ne réservant que la somme dont il a été question 
tout à l'heure et à laquelle il en avait ajouté une autre 
très considérable, à charge d'exécuter un codicille 

23 



354 NOUVELLES 



qui annulait le legs fait à Tenfant décédée et prescri- 
vait rinhumation de celle-ci au caveau de la famille 
Trébois. 

Il avait aussi préparé Targent nécessaire à sa 
propre inhumation dans le même caveau après une 
messe basse et le convoi immédiatement avant celui 
du pauvre. 

Et il mourut, comme son ami le docteur lavait 
prévu, cinq mois et demi après la conversation qui a 
été rapportée, subitement, regretté de tout le monde. 



L'ABBE ANNE 



L*abbé Anne finissait une messe basse de semaine 
dans rOctavc de T Annonciation. Il en était aux der- 
nières prières et se tenait à droite de Tau tel, sa cha- 
suble de soie blanche aux fins attributs d'or filé mi- 
roitant doucement dans le soleil, tamisé par Tune 
des profondes fenêtres du chœur de l'humble église. 
La haute taille du jeune curé, sa chevelure châtain- 
clair coupée rase que couronnait une large tonsure, 
ses longues mains nerveuses étendues selon le rite 
aux deux côtés du missel, son édifiante lenteur, 
eussent formé un spectacle net et simple, doux et fort 
pour un observateur qui se fût trouvé parmi les rares 
fidèles pieusement absorbés par l'oraison d'actions 
de grâce éparpillés dans les antiques bancs de chêne. 
h'Ite Missa est y puis le Beiiedicat vos prononcés à 
mi-voix assez énergiquement, celui-ci dans un signe 
de croix large et lent qui montrait le noir de la sou- 
tane entre le blanc amidonné de la manchette et ce- 



356 NOUVELLES 



lui dentelé de l'aube, symbole de Tau stère douceur 
qu'exhalent le costume et les ornements du prêtre 
catholique, le dernier Evangile, la génuflexion fincde 
et la rentrée à la sacristie avec le psaume Benedicite 
Domino au cœur mieux encore que sur les lèvres, 
eurent lieu avec la même onction qui prend son 
temps pour le plus dignement employer à la gloire 
de Dieu. 

Dans la sacristie, ses orncuents repliés dans des 
tiroirs et pendus dans un placard, il se couvrit de son 
chapeau et tournant sa face douce au long profil à la 
Sainl-Gharlcs Borromée vers l'enfant de chœur aussi 
déshabillé qui le regardait de ses yeux pleins de res- 
pect affectueux et tout gentil avec sa jolie petite fri- 
mousse mutine et retroussée : 

— Eh bien, petit Jean, il faut te dépêcher mainte- 
nant. L'iieure de l'école va sonner. Dis pour moi le 
bonjour à Monsieur le Maître. Sois toujours sage. 
Ton père va mieux? Oui, tant mieux. N'oublie pas 
que ton tour de messe revient jeudi. Tiens, voilà pour 
toi. 

Et il lui donna une image dentelée à profusion, et 
un petit gâteau sec qu'il tira de sa poche soigneuse- 
ment enveloppé dans du papier. L'enfant remercia 
gentiment. 

— A jeudi donc, petit. 

— Oui, monsieur le Curé. Au revoir, monsieur le 
Curé. 



NOUVELLES 357 



— Au revoir. Sois bien sage. 

— Oui, monsieur le Cure. 

Et Tabbé Anne, de son pas égal et vif, rentra au 
presbytère, une petite construction blanchie à la 
chaux entourée d'un beau jardin cultivé par ses soins. 
Sa bonne, qui avait été sa nourrice, lui dit : 

— Votre café refroidit. 

Il prit son café au lait dans la cuisine spacieuse et 
après avoir déposé dans la sébile pour les pauvres, 
sur un coffre dans le corridor, une bonne poignée de 
deux sous (le paysan n'employait à cet usage que 
des deux centimes) fut à sa chambre composée, entre 
des murs tendus de clair, de quelques objets d'aca- 
jou, lit, chaises, un fauteuil de velours rouge, un 
prie-Dieu en tapisserie. Un grand crucifix d'ébène et 
d'ivoire sur velours vert, encadré de palissandre sous 
une glace bombée, une statuette de la Sainte Vierge 
et des petits reliquaires d'argent et de vermeil sus- 
pendus aux murs. La pendule de bronze doré au 
sujet insignifiant, deux flambeaux en bronze « de 
Corinthe » à deux bougies et aux bobèches de métal 
blanc, un petit feu dans l'étroite cheminée. Des jour- 
naux locaux et autres, V Univers, le Monde, un Fi- 
garo déjà ancien avec des signes au crayon bleu, le 
Bulletin dit Diocèse et la Semaine religieuse de 
révôché suffragant sur une table ronde en noyer 
proche laquelle l'abbé s'assit pour se mettre à pleurer 
à grands sanglots dans ses deux mains. 



358 NOUVELLES 



De quoi pouvait pleurer cet iDOOcent magnifique 
du bon Dieu, cet ange sur terre et d'ailleurs heureux 
comme on peut Têtre, puisque aimé, respecté, béni 
dans sa petite cure V Ah voilà, un grand pressenti- 
ment de quelque chose d'affreux î non ! mais d'une 
déréliction douloureuse (n'est-ce pas au fond quelque 
chose aussi d'affreux?) venait de l'investir. Ces 
choses arrivent fréquemment, qui ne les a éprouvées? 
Sinon des brutes qui encore ne se rendent pas compte 
ou ne se souviennent pas. 

Et l'abbé Anne pleurait depuis une heure, depuis 
deux heures, quand trois coups frappés à la porte 
le firent se redresser, essuyer très vite ses yeux d'un 
coup de mouchoir, et : 

— Entrez. 

— C'est votre courrier. 

Et la vieille servante déposa sur le coin de la che- 
minée, entre un journal et quelques lettres très pro- 
bablement de pauvres, un grand pli que l'abbé re- 
connut pour provenir de l'Archevêché. 

Il décacheta d'abord les autres missives, les lut 
attentivement, prit des notes qu'il serra dans un se- 
crétaire et se rassit pour, h son tour, rompre Penve- 
loppe provenant de l'Archevêché. 11 mit à cet acte 
une lenteur respectueuse, éloigna vers un point à 
part de la table l'enveloppe et lut. 

Il lut à plusieurs reprises et pleura de nouveau, 
cette fois calmement, droit sur le dossier de sa chaise 



NOUVELLES 359 



et comme un homme qui prend lentement un parti. 

Puis il alla à son prie-Dieu et pria longtemps. 

Quand il revint à la table, sa face déjà pâle était 
plus pâle encore. Il écrivit quelques lignes sur du 
papier ministre, mit sa lettre dans une enveloppe 
ministre et suscrivit : 

A Sa Grandeur 

Monseigneur 

V Archevêque de*** 

— Mettez ceci à la poste tout de suite, Catherine , 
Monseigneur m'envoie comme vicaire à Paris. 

— Mon Dieu, mon Dieu !... 

— Oui, et ceci est ma lettre d'accusé de réception. 
Vous voyez que c'est pressé. 

— Et pour quand, Jésus sauveur? 

— Pour dans un mois juste, Catherine. 

— Ça vous arrange-t-il au moins, mon pauvre 
monsieur le Curé. 

L'abbé sourit tristement. 

— Monseigneur le veut. Il nous faut obéir. 
L'abbé passa toute cette journée à prier sans 

pleurer mais non sans soupirer. 

Il lui fallait donc quitter son modeste poste où sa 
simplicité (ainsi raisonnait ce vertueux) lui avait 
valu l'amitié véritable des bonnes gens, où même les 
trop nombreux incroyants Festimaient et ne lui par- 
laient qu'en toute cordialité, quitter ses chers pauvres, 



360 KOUVBLLES 



ses chers enfants du catéchisme, aussi un peu, car 
on est égoïste, ses bonnes petites habitudes du travail 
manuel si charmant (il entendait par là son très sé- 
rieux jardinage) et d'une frugalité qui ne lui coûtait 
guère avec son triste estomac (il ne comptait pas ses 
privations en vue de ses charités), quitter aussi ses 
excellents confrères des environs. — pour s'aller 
engloutir dans ce Paris terrible, lui faible (tel encore 
croyait- il), ce Paris mangeur d'apôtres et dévorateur 
de prophètes, ce Paris, paraît-il, où les prêtres ne 
sont pas tous dignes de leur onction, où ils se perdent, 
dit-on, plus qu'ailleurs... 

Puis le courage lui vint et il passa une nuit calme. 

Le Dimanche suivant, au prône, il annonça la dé- 
cision de ses supérieurs et fit un sermon très ferme 
et très doux à propos de cette si prochaine séparation 
d'avec ses bien-aimés paroissiens. 

Il parlait posément, la main droite souvent portée 
sur sa poitrine, et la candeur de l'aube et celle de 
l'étole à peine fleurie d'or et sa candeur donnaient à 
sa voix tendre et sombre comme une charité de plus, 
eût-on cru. Il prêcha l'absence vaincue par les mêmes 
efforts dans un même esprit puis le retour et le re- 
voir en Dieu. Le tout en termes justes et simples 
comme les âmes simples et droites qui l'écoutaient 
pleines de pleurs. Mais ce fut avec un tremblement 
inusité dans les notes qu'il entonna le Credo in unum 
Deum repris par toute l'assistance bien pieusement 



NOUVELLES 361 



ce jour-là ! Très peu de temps après l'abbé Aune fut 
mandé de nuit pour administrer quelqu'un d'une pa- 
roisse voisine en l'absence par congé du curé de cette 
paroisse. Il y fut par une pluie battante et en revint, 
son manteau et sa soutane traversés, tremblant la 
fièvre. Une pleurésie ne tarda pas à se déclarer dont 
il fut sauvé presque aussitôt par sa constitution forte, 
en somme, et sa convalescence allait toucher à sa fin 
lorsqu'approcha le moment pour lui de partir pour 
Paris, ce qu'il fit, en dépit des avertissements de 
l'officier de santé du chef-lieu de canton, parce que, 
disait-il, le voyage me fera du bien, mais en réalité 
parce qu'il pensait que c'était son devoir. Son départ 
eut lieu au milieu de scènes touchantes. Durant le 
voyage qu'il effectua en seconde classe avec sa vieille 
servante, celle cîi ne cessa de l'observer et de le forcer 
à se mieux couvrir de sa houppelande qu'il débou- 
tonnait parfois, ayant trop chaud. 

Son curé, à Paris, gros homme fin à binocle sur le 
nez, le reçut non sans politesse, l'invita à un dé- 
jeuner comme il faut auquel Anne fit peu d'honneur. 

Un sauvage, pensa l'ecclésiastique de Paris, quel 
bon fond ! mais... 

L'abbé Anne, dès le soir repris de son mal négligé, 
mourut édifiant, à l'aube, entre son curé qui pleurait 
et sa vieille, bonne qui s'écria, baisant son nourrisson 
au front : 

— Pauvre monsieur le Curé ! 



EXTRÊxMES-ONCTIONS 



L'hiver dernier un jeune honame du plus grand 
monde recevait, à la sortie du bal de l'Opéra, un 
coup de coup de poing américain qui lui mettait lit- 
téralement le visage en pièces et le confinait au lit 
pour des mois au bout desquels il resta défiguré à 
l'extrême de fort beau qu'il avait été, jurant d'ailleurs 
de « se venger salement », quand il y aurait lieu ; — 
mais il ne devait pas en être ainsi. 

Sa laideur actuelle n'était pas supportable dans le 
sens négatif du mot. Non, elle s'imposait. 

Les lignes du profil confondues en des sortes de 
ruines qui avaient leur harmonie sauvage ; les 
nuances du teint et la physionomie en général comme 
pétries aux mains d'un ogre qui eût été créateur 
d'hommes; le cheveu dressé dru, noir et dur, porté 
court ; et sous des yeux infernaux, rubis violets 
ombrés de sourcils dardants et de cils féroces, longs 
à s'en frisotter vers les pointes, et sous le clou de 



NOUVELLES 363 



girofle macabre mais que palpitant ! de son nez resté 
un peu en Fair, de naguère un peu aquilin, une bou- 
che rouge à moustaches et à dents belles, un menton 
comme déformé dans la forme en galoche napo- 
léonienne, tout cela parmi du ponceau marbré 
de blanc le faisait non pas horrible, mais terrible. 

Il continua, partant, d'être aimé, puisque richis- 
sime en outre. 

Sa beauté corporelle corroborait le reste. 

Nu, c'était Hercule à vingt ans, Antinous à trente. 
Très poilu, son corps affectait par devant un voile 
de satin roussâtre à larges touffes de mailles par où 
luisait la peau, mate plus qu'oUvâtre, du pur midi, 
mais nettement blanche du climat qu'il faut. Pas 
maigre, mince non sans des méplats jeunes disant la 
chair forte et qui éblouissaient à travers un duvet 
fauve encore. 

Quand il s'habillait, correct mieux que tous autres 
élégants. 

Il avait séduit une fille, voici quelques années, 
une simple villageoise dont il avait fait une fille à 
la mode, aigrie et rusée d'ingénue ordinaire qu'elle 
était. Bien qu'elle fût riche, elle ne pouvait s'em- 
pêcher de regretter ce qu'elle appelait parfois en 
souriant avec une sorte d'amertume : son inno- 
cence. Créature superbe d'ailleurs, brune, grande, 
avec une pointe d'embonpoint des plus appétissantes. 

Ce qu'il y avait de plus particuUèrement déU- 



36^ >OUVHLLBS 



cieux en elle c'étaient les mains, de petites mains 
qui n'avaient pas tardé à se dégrossir par l'oisi- 
veté, de petites mains en vérité que Lady Macbeth 
eût envié. 

Les relations entre les deux amants cessèrent au 
bout du temps normal pour ces sortes de liaisons. 
Cliacun s'en était allé de son côté depuis déjà plu- 
sieurs semaines lorsqu'eut lieu Tagression qui vient 
d'être indiquée. 



II 



Plusieurs mois après, cependant, lorsque les 
affreuses blessures furent cicatrisées, ils se revirent 
et se reprirent et ce furent dès lors et pour long- 
temps des amours forcenées : il semblait que la 
passion de la femme eût crû en raison directe de 
l'épouvantable laideur actuelle de l'homme ; laideur 
épouvantable, nous le répétons, mais, insistons-y, 
laideur qui s'imposait. 11 semblait aussi que 
l'homme, par quelle loi fatale sinon infernale, on 
divine ! et qu'Edgard Poe eût appelée : Perverse, et 
par quel vertige ! s'abîmât dans son étrange attrac- 
tion vers cette femelle qu'il avait perdue. Du reste, 
tout le luxe et tous les égards qu'une noceuse ré- 
cente pût désirer dans ses rêves les plus fous : hôtel 



ISOUVELLES 365 



dans un quartier riche, superbes écuries, une 
livrée, et quelles notes toujours payées recta chez 
un grand couturier ! Aussi, tous les et castera de la 
chose. 

Un jour, ou plutôt, une nuit, comme ils reve- 
naient de souper du cabaret, à peine au lit la fille eut 
un de ces caprices dont elle était au reste assez cou- 
tumière. 



III 



La chambre tendue et tapissée de bleue avec 
un lustre d'opale, l'immense lit aux plus immenses 
rideaux clairement sombres étaient engageants vers 
ces manœuvres. Leurs splendides nudités, comme 
lactées dans ce milieu lunaire, d'abord s'étreignirent, 
puis s'éteignirent, puis s'étreignirent à nouveau, 
pour, après, l'homme s'agenouiller... 

Alors, elle, tel le prêtre catholique, dans le sa- 
crement de l'extrême -onction, console tous les sens, 
rassure l'àme, asséna son frôle poing naguère armé 
d'une arme immonde contre un simple visage séduc- 
teur qu'elle avait déformé et qui l'avait éblouie, tua, 
dans cette génuflexion de lui, la tête qui avait conçu 
ce déshonneur là. 



L'HISTOIRE D'UN REGARD 



« Le mal entre par les yeux, dit 
un auteur sacré. — Le bien aussi. 
Car tout est réciproque. » 

Aline allait au lait. 

C'était un amour de petite fille, pâle et blonde, et 
barbouillée au possible. Elle portait des yètements 
monstrueusement pauvres pour son âge si frêle, six 
ans ! Mais qu'elle était tout de même gentille à tra- 
vers tout et malgré tout ! 

Donc, elle allait au lait, et son pot lui battait au 
bout de son chétif bras cbarmant : tel un petit Cha- 
peron rouge, maladif, bêlas ! 

Soudain un train princier éclata par le chemin où 
trottinait l'enfant. Celle-ci se retourna, s'intéressaat 
au nuage de poussière où bruissaient le claquement 
d'un fouet et le trot de chevaux. Le nuage enfla puis 
creva, laissant voir un carrosse magnifique tiré par 
quatre jeunes étalons et précédé d'un piqueur nègre, 
doré sur toutes les coutures. 



NOUVELLES 367 



La petite se rangea, écarquillant ses yeux, battant 
des mains presque à ce spectacle, et comme secouée 
d'un rire fou. 

Le carrosse était, en effet, éblouissant, doré aussi, 
lui, et peintureluré comme tout. Deux grands laquais 
en la même livrée que le piqueur, et très poudrés, se 
dandinaient appendus à Tarrière-train de Téquipage 
qui^ maintenant, filait devant elle, ce pendant 
qu'à la portière une vieille dame se montrait qui re- 
garda l'enfant. Mais dès qu'elle l'eut vue, si pauvre 
et si jolie sur le bord de cette route, elle fit un signe 
et, rebroussant chemin, la voiture s'arrêta devant 
Aline, de plus en plus émerveillée. L'un des laquais 
sauta de derrière le carrosse dont il ouvrit la por- 
tière, et, dans une profonde salutation, s'effaça de- 
vant la vieille dame qui descendait sans aide, assez 
prestement pour son âge, lequel était si grand, si 
grand pourtant ! 

Alors ce furent des caresses grand'maternelles, 
des offres de friandises et des baisers en veux-tu en 
voilà. Puis des questions : « Avez-vous encore vos 
parents?... Comment t'appelles-tu, mon chou, dis- 
moi ? » Mais l'enfant de ne pas répondre, occupée à 
croquer ses dragées, non sans d'ailleurs un regard de 
vague et vive sympathie vers les yeux de cette 
grande dame, si vieille et si bonne, peut-être une 
fée ! (Car elle s'appuyait sur une belle canne à bec 
de corbin et avait une jolie robe à paniers où s'épa- 



368 NOUVELLES 



nouissaient mille et une fleurettes.) Mais la dame re- 
prit plus en douceur encore : « Je ne te lais pas peur, 
n'est-ce pas ? Où vas-tu comme cela avec ton pot ? 
Veux-tu venir avec moi en voiture ?» A ces mots 
Aline ne se sentit pas de joie ; elle ouvrit de larges 
yeux où brilla soudain comme un éclair de recon- 
naissance : « Je m'appeUe Aline, et j'allais au lait... » 



A Tébahissement des laquais la dame l'avait 
fait monter avec elle pour la conduire à la ferme 
prochaine où se rendait la mignonne. Celle-ci n'était 
pas sans une sorte de crainte parmi son ravissement 
il'aller ainsi en carrosse : si la dame était une mau- 
vaise fée qui l'emportât vers quelque grotte terrible 
ou quelque foret enchantée?... Mais elle se rassura 
par degrés sous l'averse des bonnes paroles que che- 
vrotait l'aïeule. 

On arriva bien vite à la ferme, et l'on en revint de 
môme, Aline avec son pot empli du lait que l'avaient 
envoyée chercher ses parents. La vieille avait tenu à 
reconduire chez ceux-ci l'enfant. En route les ques- 
tions reprirent de plus belle. « — Que font tes pa- 
rents? — Ils sont charrons. (En effet, le père était 
charron et la mère ravaudait.) — Et quel âge as-tu ? 
— Sept ans » ; ce en quoi Aline mentait. 



NOUVELLES 369 



Arrive devant Tliumble demeure, l'équipage s'arrêta. 

Les bonnes gens furent tout ébaubis de ce qu'une 
aussi belle voiture stationnait devant leur chaumière 
sans qu'on leur demandât de réparations ; mais ce fut 
bien autre chose quand ils en virent sortir Aline et 
son pot au lait. Aline qu'un domestique aidait à des- 
cendre, ainsi qu'une merveilleuse dame âgée qui leur 
sourit dès qu'on fut entré. De même qu'elle avait 
interrogé l'enfant durant le trajet, elle interrogea les 
parents sur leurs ressources, le nombre de leurs en- 
fants, sur, enfin, ce qu'ils pouvaient souhaiter. Ceux- 
ci répondaient, timides, du mieux qu'ils pouvaient, 
à cette dame du bon Dieu qui s'intéressait à eux, 
comme cela, sans les connaître : on n'était pas bien 
riche, mais on travaillait pour nourrir les enfants 
deux petits garçons et trois petites filles (dont Aline), 
et, avec du courage et de la persévérance, on mettait 
à peu près les deux bouts ensemble. Et autres pa- 
roles de ce genre dites d'un ton sincère qui toucha la 
dame : « Tenez, bonnes gens, prenez ces pistoles ; 
tenez, mes enfants, prenez ces bonbons... » 

Et, profitant du trouble et de la joie qui agitaient 
CCS cœurs humbles et mouillaient ces pauvres vi- 
sages, elle disparut... 



La marquise de X. avait été l'une des plus belle 
personnes qui se pût voir, une des plus coquettes 

24 



370 NOUVELLES 



aussi, sinon la plus coquine, en amour, s'entend... 
Descendante d'une des plus hautes familles de France, 
sa prime jeunesse avait été Touée à Téducation 
d'alors, toute de danses, d'ariettes et de telles ex- 
quises frivolités. Une instruction suffisante : elle sut 
tôt lire des romans, écrire des poulets et mal comp- 
ter. A quinze ans, ses parents la marièrent contre un 
colonel de vingt ans qui n'abandonna pas un instant 
la moindre de ses maîtresses en Thonneur de Tépou- 
sée, quelque séduisante que fût celle-ci, encore 
qu'elle se montrât fidèle, mais sans guère tarder à 
venger son amour-propre plutôt que son amour pro- 
prement dit, jusqu'à pouvoir lui en revendre. 

Dès lors, elle se rua toute à Imtrigue et au jeu, 
aux parties fines où on s'encanaille un peu, aux bre- 
lans et aux pharaons les plus vertigineux ! Un train 
de vie que n'interrompit certes pas la mort du colo- 
nel, emporté en un tour de main par le trousse-ga- 
lant, après environ un an de mariage. 

Un jour, cette existence d'orgies de toutes sortes, 
soit lassitude, soit surexcitation, tourna, sans cesser, 
à une espèce de misanthropie qui lui fit détester ses 
amants, légèrement traités jusqu'ici. Et c'est ainsi 
qu'elle devint coquette jusqu'à la coquinerie. 

Tout ce qu'on raconte sur elle à cette époque ! 

N'aurait-elle pas mis aux prises deux de ses favo- 
ris et leurs témoins non moins distingués d'elle, et 
trois sur les quatre n'étaient-ils pas restés sur le ter- 



NOUVELLES 371 



rain, tandis que l'autre se retirait éclopé pour la vie, 
ce qui n'eût rien été si la scélérate n'avait, le jour 
même, dans des rendez-vous savamment espacés, 
donné le gage suprême à quatre autres de ses adora- 
teurs évincés jusque-là. 

N'allait-on pas lui attribuant en outre ce mot dit 
entre deux succès de Rosolio, quelque temps après, 
une fois qu'on lui remémorait cette huit fois crimi- 
nelle équipée : 
— Dame ! ne fallait-il pas assurer mes derrières I 
Elle passait aussi pour mal conseiller les jeunesses, 
et M. Chauderlos de Laclos ne fut pas sans lui em- 
prunter quelques traits pour sa détestable héroïne 
des Liaisons dangereuses. 
Et cœtera ! 

L'âge arriva. Les hommes jusqu'ici tour à tour ai- 
més pour elle-même et rendus malheureux par pur 
caprice, finalement haïs bien que toujours désirés au 
fond, par une juste compensation la dédaignèrent et 
la trahirent. Ce fut alors le dégoût de tout et de tous, 
des hommes, des femmes et des choses, fors le jeu 
dont elle s'était follement éprise, non pourtant sans 
calcul, car elle savait compter maintenant. Si bien que 
sa fortune, considérablement ébréchée par ses der- 
niers amants, se récupéra jusqu'à l'opulence presque 
la plus scandaleuse. La vieillesse l'investit d'une 
sorte de sagesse, et d'une façon de bonté ; mais un 
fond d'amertume lui restait au cœur et dans l'âme. 



372 NOUVELLES 



C'est à cette période de sa vie qu'elle rencontra 
Aline et que Tàme et le cœur s'épanouirent chez elle 
et pour toujours en une sorte de fraîcheur et de pu- 
rification... 



Aline n'était pas non plus sans défauts. Nous 
l'avons vue muser sur la route devant un spectacle, 
certes, étonnant, mais qui ne devait pas lui faire ou- 
blier, même un instant, une commission aussi pres- 
sée que celle d'aller au lait pour le déjeuner de ses 
parents et de ses frères et sœurs, puis mentir par or- 
gueil, car, de même que les fommes cherchent tou- 
jours à se rajeunir, les enfants des deux sexes, mais 
plus particulièrement les petites filles, n'ont d'aise 
que quand ils croient passer pour plus grands qu'ils 
ne le sont, fût-ce en dépit de leur taille. De plus, elle 
était colère, répondeuse et gentiment sale, mais sale, 
puis, quelque observation qu'on lui en fît, elle avait 
l'affreuse habitude de se fourrer les doigts dans un 
nez qu'elle mouchait peu. 

Et ses défauts s'enchevêtrant, pour ainsi parler, 
les uns dans les autres, ne la rendaient pas moins 
malheureuse qu'ils ne désolaient trop souvent sa 
famille. Par exemple, on lui reprochait de ne pas 
s'être lavée le matin. Elle ne manquait pas de dire 
que si, et de le soutenir mordicus, tapant du pied et 



NOUVELLES 373 



faisant une moue épouvantable, ce qui lui attirait 
tout naturellement Tépithète de menteuse, contre la- 
quelle elle se révoltait, quoi qu'elle sentit à merveille 
combien elle la méritait, et c'étaient des quintes de 
rage et de pleurs, et des accès de bouderie imman- 
quablement punis, — et le tout, comme de juste, 
finissait par faire dans cette tête si tendre un 
brouillamini qui n'avait de comparable que celui 
d'un long fil inhabilement enroulé autour d'une bo- 
bine mal faite ou bien encore l'embarras des mem- 
bres de phrases d'une proposition mal déduite par 
un écrivain sans talent. D'où, après des journées à 
moitié coupables, à moitié gâtées par ces regrets qui 
sont les remords de l'innocence, des cauchemars 
dans l'horreur desquels le vice se voyait puni sans 
que la vertu fût là pour se voir récompenser. 

Mais, dès qu'elle eut subi le regard attendri 
(comme à travers un long rêve pénible enfin dissipé), 
de la vieille marquise, son petit cœur et sa petite 
âme changèrent comme par enchantement. Elle ne 
musa plus, elle ne mentit plus, elle fut sage et 
propre, obéissante et réservée. Bref, elle semblait 
avoir hérité, proportionnées à ses forces d'enfant et 
avec toute mesure, de l'expérience et de la sagesse de 
cette grande dame autrefois si méchante. 

En sorte qu'on peut dire qu'un échange de vie 
avait eu lieu par le simple échange d'un regard entre 
la mignonne et l'aïeule. 



RAMPO 



Charles Husson était vraiment un garçon fait et 
bâti pour Tamour : force, face virile et enfantine, 
rose et grasse, sans un soupçon de bouffissure ; nulle 
trace de barbe qu'un duvet très léger, d*or blond 
clair s'accentuant en très petits favoris, presque des 
frisons comme en ont les Ascagne et les Endymion, 
des peintres français de Tépoque impériale ; cheveux 
plus foncés dans Tardeur, bouclés ou portés plutôt 
courts ; de grands yeux bleus verdâtres, très doux, 
on eût dit humides comme la bouche adorablement 
petite, un peu pouponne et d'un rouge tendre ; et 
quant au nez, peu défini, un peu rond, aux na- 
rines ardentes, il disait — le menton large et 
long en proportion avec le reste, comme tout 
d'ailleurs dans cette figure et cette statue har- 
monieuses mais d'arêtes molles et d'une courbe 



NOUVELLES 375 



comme alanguie vers le cou disait aussi — l'absence 
de volonté, de contrainte et de contrôle dans les 
choses de la sensualité la plus brûlante. Le corps, — 
souple mais carré — épaules et cou amples, buste un 
peu ramassé, mais hanches fortes qui compensaient, 
jambes bien en chair et bien en muscles, pieds élé- 
gants et d'aplomb — était superbe. 

Ce port majestueux, cette douce présence 

auxquels ajoutait une voix plutôt basse aux intona- 
tions parfois gravement féminines, avait fait de 
Charles Husson le plus remarquable et le plus aimé 
des souteneurs de la place Maubert. 



Fils de berger, berger lui-même dès son enfance 
un peu grandie jusqu'à quinze ans passés oii il entra 
dans les fermes comme domestique, bien lui avait 
pris, avec cette vocation et ses fonctions actuelles, 
d'être un paysan delà campagne. Ce tempérament de 
flamme qui s'exhalait de son extérieur même et qui 
l'eût fatalement entraîné à toutes les imprudences, 
comme aussi, certes ! à des actions belles en elles- 
mêmes, était heureusement pour lui corrigé par l'édu- 
cation parcimonieuse, par la circonspection aussi pour 



376 NOUVELLES 



ainsi dire native en ces âmes des champs, et son cou- 
rage très réel et son avidité de tout le plaisir, se 
voyaient par des fois des bornes imposées de ces parts. 

Il avait déserté sa famille comme on déserte au ré- 
giment. Or, sa frontière fut Paris dont il ne connais- 
sait ni le langage à fond ni la morale au fond. Donc 
il dut vivre avec sa beauté, il tomba souteneur im- 
médiatement ; et puisqu'il était très fort comme il 
était fort beau, il devint redoutable et, dès lors, plus 
qu'aimé par ses femmes. 

Ce portrait, trop long peut-être, va justifier This- 
toire que nous allons narrer : 

Parmi les filles de qui Charles Husson recueillait 
les débris de jeunesse, sans, bien entendu, compter 
les très nombreuses « victimes » de qui la virginité 
quasi ou tout à fait enfantine qu'il faisait entre temps 
lui en renouvelait une espèce d'une, se trouva une 
nommée Marinette (comme dans Molière et dans Ban- 
ville), fesse mignonne et gentille, pour ce très à la 
mode dans ce monde-là. 

La mode y était alors, comme à peu près partout 
et dans tous les temps, d'être lâche et plus vil qu'on 
ne peut le croire : il fut lâche et plus vil qu'il n'est 
même coutume dans le milieu oii sa beauté le jetait. 
Marinette était, non une bonne fille, mais une ado- 
rable, mais une délicieuse, mais une douce, mais une 
aimable, mais une chère enfant dont Charles tomba 
éperdument amoureux. 



NOUVELLES 377 



La joliesse de la créature innocentait en quelque 
sorte de cette non commerciale faiblesse ce trafiquant 
de charmes pour tout sexe. 

Petite à proportion et en proportion de sa hauteur 
de taille à lui, mignonne juste autant qu'il était ro- 
buste, elle formait avec lui comme une antithèse qui 
eût été la plus parfaite et la plus désirable des har- 
monies. Maigrelette plutôt que grassouillette, sans 
qu'on pût dire pourtant laquelle des deux nuances 
l'emportait ou ne l'emportait pas ; très brune sans 
trop de cheveux et que joliment ébouriffés ou ra- 
platis, selon le conseil matutinal ou vespéral de son 
miroir ; des yeux petits, un peu chinois, longs et plus 
luisants encore que brillants ; le nez peut-être un peu 
gros mais très bien fait et point trop court ; bouche 
grande et grosse aux dents larges, d'une blancheur 
chaude et bien montrées quand fallait ; rouge sans 
vinaigres et grasse sans pommades, la bouche où 
parfois passait, comme sans affectation, un bout de 
langue rose. Menton court sur un cou court, du plus 
pur satin rose crème, vivant ; des seins évidemment 
riches, ramenés serrés très en avant et le ventre 
bien dur sous d'habituels jerseys bien tendus. Ses 
jupes collantes sous les tournures et les nœuds mou- 
laient par intervalles des jamT)es qui devaient être 
émouvantes au possible et qui l'étaient, thésaurisa- 
trices et piédestal de trésors frissonnants et frisô- 
nants qui rendaient le beau Charles fou... et parfois 



378 NOUVBLLBS 



jaloux ! Sa voix était charmante, d'argent plutôt que 
d'or à cause d'un très léger éraillement causé par les 
rogommes de toute sorte qu'elle avalait et qui 
n'avaient pu entièrement la ternir. Voix insinuante, 
insidieuse comme malgré elle et restée enfantine 
vraiment avec le velours de la vierge puberté ; car la 
voix a sa puberté comme le sexe... 

En un mot la gouge délicieuse, irrésistible mais 
que la perfection même de sa disposition amoureuse 
avait, seule, emi)êchée de réussir, pécuniairement 
parlant, — jointe à ce goût de crapule que les plus 
pures comme les plus grandes et les plus grands 
n'étouffent pas toujours à leurs tréfonds. 

Dans ces conditions Charles était perdu et de la 
simple vilenie dégringola bientôt jusqu'au vol et jus- 
qu'au meurtre. 

Des promiscuités que l'on devine, des camaraderies 
de jeu et de boisson et des complicités dans les pros- 
titutions de tous genres avaient préparé cette âme de 
pâtre, cette âme solitaire et contemplative de pâtre, 
cette âme, à tous les raffinements parisiens. 



Or, il arriva qu'un jour, chez un marchand de 
vins assez luxueux, tenant un hôtel très couru sur- 
tout des miches pas trop toc, Marinette ayant fait 



NOUVELLES 379 



verser à boire de trop à un monsieur qui portait un 
chapeau haut de forme, un plastron blanc sous un 
faux-col exagéré et des bottines à bouts pointus, 
comme une partie de Zanzibar était en train et qu'un 
rampo venait d'éclater, la fille, s'accoudant sur 
l'épaule du monsieur dont elle tiraillait Foreille en 
même temps, dit : 

— Tu es un homme d'esprit, distingué, je te gobe, 
mais... 

— Mais quoi ? 

— Montes-tu ? 

— Où? 

— Chez moi... 

— Où, chez toi? 

— A deux pas d'ici... 

— Ah ! non ! conclut le type, mal confiant, qui se 
dégrisait. 

C'est ici que Charles devait intervenir. 



Il intervint sous une forme gracieuse, presque gra- 
cile, — et prenant sa voix la plus flûtée, la plus voi- 
lée, cette voix de contralto qu'il avait, il dit : 

— Quoi, ma Marinette? Est-ce que Monsieur?... 

— (( Monsieur », mon ami, ne veut pas monter 
avec votre dame, fit le monsieur, sèchement. 



380 KOUVBLLBS 



— Tant pis pour elle, alors... Du moins payez-vous 
une tournée ou la jouez-vous?... 

On joua. Et voici qu'il y eut encore rarnpo. Mari- 
nette dit : 

— Il y a rampo.,. 

Le monsieur témoigna, d*un geste absolu, qu'il re- 
nonçait à la conversation ; et, jetant les sous des 
verres sur le comptoir, se détourna pour sortir. 

Charles Husson, qui était vêtu en négligé de voi- 
sin, béret et pantoufles, mais coquettement et coqui- 
nement, lui mit la main sur l'épaule. 

Le monsieur sentant cette main d'homme évidem- 
ment posée là dans des intentions hostiles, se re- 
tourna, furieux et craintif un peu. Puis, en présence 
de la fulgurante et douce beauté de Charles, avec un 
clin d'œil indiquant Tescalier au bout duquel se de- 
vinaient des cabinets à passes, il articula bas : 

— Montons. 

Et, sur un signe impérieux de Charles à sa femme 
qu'elle eût à s'abstenir, les deux hommes montèrent. 

Marinette alors, tour à tour blanche et rouge de 
colère et toute secouée d'hystérique jalousie, cracha : 

— Salop, maquereau, tante ! tu n'y couperas pas, 
cochon ! 

Et dans un but de vengeance non formulée peut- 
être en sa pauvre tête de fille soumise — elle sortit. 



NOUVELLES 381 



Dès dehors elle courut à la glace d'un boulanger 
proche où elle procéda à une réparation sommah*e de 
sa figure qu'elle sentait abîmée par cette scène et que 
deux doigts de poudre de riz et un coup de peigne de 
poche rafraîchirent, tandis que des talons de botte 
sonnant sec sur le boulevard embrumé l'avertissaient 
de la venue d'un agent. Quand celui-ci passa devant 
elle, ce fut un cri : 

— Tiens ! Anatole ! 

Elle empoigna l'homme par le bras, lui dit tout 
dans une détente de volubilité féminine et non tou- 
tefois sans une sorte de réserve et de dignité sut ge- 
neris, ce à quoi le sergent ne répondit en toute lo- 
gique que par : 

— D'abord, ma belle, je ne suis pas de service, et 
puis, quoi ! nous autres, nous n'y pouvons rien... ce 
n'est pas sur la voie publique... Il n'y a pas de scan- 
dale avéré. 

Mais la femme tenait sa vengeance. 

Sa vengeance ! Ce mot n'est-il pas bien délicat en 
l'espèce. Et d'abord pourquoi jalouse puisque Charles 
était — elle ne le savait que trop, la misérable com- 
plice de tous ses vices aussi bien que de tous ses 
crimes, — coutumier d'amours ainsi, tant pour la 
galette qu'hélas ! pour la peau. Et quelle mouche de 



382 NOUVELLES 



luxure honnête et modérée la piquait donc ce soir ? 
Mystère dont toutes les femmes, proportionnelle- 
ment, sont participantes. Et c'est tout ce que le mo- 
raliste, en dehors des morales positives, religion sans 
préjugés, peut dire, malheureusement. 

Alors, dans ce brouillard londonien mais puant, 
presque subitement tombé et qui semblait égaliser et 
protéger tous vices et tous crimes en notre Ville-lu- 
mière, ils guignèrent et gagnèrent la lanterne borgne 
de quelque autre hôtel meublé. Et ils montèrent à 
leur tour, le flic qui n'était pas de service, et la fille 
qui allait faire le sien à Vœily mais pour la bonne 
cause^ et aussi en toute prévision de Favenir. 



Et c'est ainsi qu'encore une fois la morale fut 
sauve, que force restait à la Loi, que... 



TABLE DES MATIERES 



VARIA 



Absente • 3 

QSgri somnia 5 

Intermittences 7 

Sites urbains ^ 9 

Clochi-clocha • . . 11 

En septembre 13 

Pour le nouvel an 15 

En 17 16 

Eventail directoire 18 

Anniversaire 20 

Conseil 22 

Souvenirs d'hôpital , . 23 

Apaisement 25 

Frontispice 30 

Vieilles bonnes chansons 32 

l'écolière 34 

A propos d'un mot naïf d'elle 36 

Bergerades 37 

Palinodie 39 



384 TABLE DES MATIÈRES 

MONA ROSA 40 

Demi-teintes 42 

A Mademoiselle Marthe 44 

HÔPITAL 45 

Lamento. 46 

Quand même . 48 

Acte de foi 49 

Epilogue 50 

A Madame Marie M'** . . • 52 

ToRQUATO Tasso 54 

Pâques 55 

Assomption 57 

Prière 58 

I. Le charme du vendredi saint 59 

II. Le soleil fou de mars 60 

ExImo 61 

Souvenir du 19 octobre 1893 65 

Retour 67 

Oxford 70 

Paul Verlaine's 72 

Rotterdam 74 

Voyages 76 

Impressions de printemps 78 

Retraite 80 

L'enfant avait reçu deux bons yeux dans la tête 81 

Visites 82 

APh 84 

J'ai revu, quasiment triomphal 86 

I. Cordialités 88 

II. Deux colibris parisiens, deux cancaniers . . 89 

III. Impériale, puisque Eugénie I et très douce. . 90 

Pour les gens enterrés au Panthéon 91 

Rendez-vous 92 



TABLE DES MATIÈRES 385 

Bergerie 94 

Féroce . . • 95 

A Célimène 96 

Morale 98 

Pour E 99 

PourE 101 

PourE 403 

Tu me fais un peu mal à la tele 104 

Epilogue lOG 

Epilogue 108 

Mort dlO 

A mademoiselle Sarali 112 



PARALLELEMENT 

Projet en lair 117 

Nous ne sommes pas le troupeau 120 

Billet a Lilly 1 22 



DEDICACES 

Marceline Desbordes Valmorr 120 

PUVIS DE CnAVANNES 132 

Pour un album . . 133 

Sonnet 134 

L Pour la plume . . 135 

IL Je ne suis plus encore un faune 13G 

Frontispice pour une année de la plume .... 137 

I. Le livre d'Esther 138 

II. Phi ..B..., c'est presque la lune. 140 

25 



386 TABLE DES MATIÈRES 



VERS DE JEUNESSE 

A DON Juan. • • 143 

Quatrain 144 

Les dieux 145 

Sur le calvaire 146 

L'enterrement 447 

L'ami de la nature 148 



LE LIVRE POSTHUME 

Le livre posthume 133 

L Fragments 436 

IL J'ai magnifié de verliis ....... 157 

in. Lorsque je t'écrivais des vers 159 

IV. Te rappelleras tu mes colères injustes . . . 161 

V. Et voici rinstant où tu meurs 163 

Dernier espoir 165 



SOUVENIRS ET FANTAISIES 

Au QUARTIER 171 

Variétés 175 

Onze jours en Belgiqle 179 

Jeanne Tresportz 185 

Nevermore 187 

Souvenirs sur Théodore de Banville 189 

Mes hôpitaux 194 

Le diable 198 

Momes -Monocles . . 203 



TABLE DES MATIERES ' 387 

Enfance chrétienne 211 

Vieille ville 215 

Traduit de Byron 244 

La goutte 247 

L'obsesseur 2o0 

Conte pédagogique .... 235 

Gosses 258 

Mi-A-ou 278 

Projets et plans sur la comète 281 

A propos du dernier livre posthume de Victor Hugo 287 

Au pays du mufle 294 

^GRl SOMNIA 298 

Mes SOUVENIRS de la commune 302 

Le bon larron 305 



NOUVELLES 

Deux mots d'une fille 309 

La main du major Muller 333 

Conte de fées . 346 

L'abbé Anne 355 

Extrêmes-Onctions 362 

L'histoire d'un regard 366 

Rampo 374 



Saiiil-Amand ^^Gher). — Imprimerie BUSSIÈRE. 



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