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ŒUVRES POSTHUMES
IL A ETE TIRE :
yO exemplaires sur japon et 45 exemplaires sur hollande
numérotés à la presse et paraphés par réditeur
PAUL VERLAINE
(EUVRES POSTHUMES
/^ l/q 3 à
Vers et Proses
PARIS
LIBRAIRIE Ll'ON VANIl'R, ÉDITEUR
A. MESSEIN, Suce
19, QUAI SAINT-MICHEL, I9
VARIA
ABSENTE
Quinze longs jours encore et plus de six semaines
Déjà! Certes, parmi les angoisses humaines,
La plus dolente angoisse est celle d'ôtre loin.
On s'écrit, on se dit comme on s'aime ; on a soin
D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste
De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste
Des heures à causer tout seul avec l'absent.
Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent.
Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste
A demeurer blafard et fidèlement triste.
Oh I l'absence ! le moins clément de tous les maux !
Se consoler avec des phrases et des mots,
Puiser dans l'infini morose des pensées
De quoi vous rafraîchir, espérances lassées,
Et n'en rien remonter que de fade et d'amer î
Puis voici, pénétrant et froid comme le fer.
Plus rapide que les oiseaux et que les balles
Et que le vent du sud en mer et ses rafales
Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison,
Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon
Décoché par le Doute impur et lamentable.
4 VARIA
Est-ce bien vrai ? tandis qu'accoudé sur ma table
Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux,
Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux,
N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses ?
Qui sait ? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses
Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri.
Peut-être que sa lèvre innocente a souri ?
Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie ?
Et je relis sa lettre avec mélancolie.
yEGRIS SOMNIA
Depuis dix ans, ma jambe gauche,
Tu me jouas combien de tours I
C'en est lassant, cela me fauche.
Cela va-t-il durer toujours ?
Si je marche, je me figure
Que je traîne un boulet, forçat
Innocent, mais tu n'en as cure !
— Qui donc voulut que tant pesât
Derrière moi ce membre raide
Et douloureux ? le diable ou Dieu ?
Est-ce à mes péchés le remède,
L'expiation? Lors, c'est peu.
Ou bien Satan^ jamais en faute
Quand il faut ne pas faire bien,
Veut-il tenter, invisible hôte,
Ma patience de chrétien?...
VARIA
Bah, ce n'est rien, Dieu voit mon zèle
A souffrir en cet aujourd'hui,
Et ma jambe muée en aile
Moi mort, m'essorera vers Lui.
16 mars 1895
VARIA
Mais laissez faire : l'an viendra,
Le mois viendra, le jour propice
Où du morose précipice
L'âme immortelle surgira,
Où le cœur sincère et fidèle
Retrouvera l'arhre et les nids
Des bons pcnsers par Dieu hénis.
Et s'y rendra d'un grand coup d'aile...
Ainsi le Poète, guéri
De la torpeur qui l'éliole.
Tout à coup s'essore et s'envole
Vers le bosquet toujours chéri,
D'où, voix qu'a refaite un long jeune,
Dans les crépuscules seuls siens.
Il chante ses chagrins anciens
Et l'espérance à jamais jeune !
SITES URBAINS
Prisonnier dans Paris pour beaucoup trop de causes.
Par ces temps chauds, je me console avec les choses
Qui sont à ma portée et ne content pas trop,
Par exemple la rue où j'habite... trop haut,
Et son spectacle primitif, en quelque sorte,
Grâce à la bonhomie évidente qu'apporte
La pauvreté des gens h celle des voisins
Dans les rapports quotidiens qui font cousins.
A droite, à gauche, vont s'échevelant des squares
Au vent quand môme septembral, et des bagarres
De feuilles en déroute imitent les vols fous
D'oiseaux qui seraient plats et verts aux reflets roux,
S' agi tant au-dessus des disputes point graves
D'ouvriers un peu gris, que le vin bleu rend braves
A l'excès, s'il s'agit d'un mot pris de travers.
Moi, je fume ma pipe et compose des vers
Bonhomme, en jouissant de ces sites bonhomme,
Et quand tombe la nuit, je m'endors vite ; et comme
10 VARIA
Je rêvasse toujours, je rêve à des vers mieux,
Bien mieux que ceux de tout àlheure, vers, grandsDieux !
Pathétiques, profonds, clairs telle l'eau de roche,
Sans rien en eux qui bronche ou seulement qui cloche;
Des vers à faire un jour mon renom sans pareil
— Et dont je ne sais plus un mot à mon réveil...
CLOCHI-GLOCHA
L'église Saint-Nicolas
Du Chardonnet bat un glas,
Et l'église Saint-Etienne
Du Mont lance à perdre haleine
Des carillons variés
Pour de jeunes mariés.
Tandis que la cathédrale
Notre-Dame de Paris,
Nuptiale et sépulcrale,
Bourdonne dans le ciel gris.
Ainsi la chance bourrue
Qui m'a logé dans la rue
Saint- Victor, seize, le veut ;
Et l'on fait ce que l'on peut.
Surtout à l'endroit des cloches.
Quand on a peu dans ses poches
De cet or qui vous rend rois,
Et, lorsque l'on déménage,
Vous permet de faire un choix
A l'abri d'un tel tapage.
12 VARIA
Après tout, ce bruit n'est pas
Pour annoncer mon trépas
Ni mes noces. Lors, me plaindre
Est oiseux, n'ayant a craindre
De ce conflit de sonneurs
Grands malheurs ni gros bonheurs.
Faut en prendre Fhabitude ;
C'est de la vie, aussi bien :
La voix douce et la voix rude
Se fondant en chant chrétien...
EX SEPTEMBRE
Parmi la chaleur accablante
Dont nous torréfia Tété,
Voici se glisser, encore lente
Et timide , à la vérité,
Sur les eaux et parmi les feuilles,
Jusque dans ta rue, ô Paris,
La rue aride où tu t'endeuilles
De tels parfums jamais taris,
Pantin, Aubervilliers, prodige
De la Chimie et de ses jeux,
Voici venir la hrise, dis-je,
La brise aux sursauts courageux.
La brise purificatrice
Des langueurs morbides d'anlan,
La brise revendicatrice
Qui dit à la peste : va-t en !
14
v-Vhia
Et qui gourmande IfK paresse
Du poète et de louvriier,
Qui les encourage et les* presse...
« Vive la brise ! » il faut\>rier :
« Vive la brise, enfin, d'aulouKne
Après tous ces simouns d'enfer, ""s
La bonne brise qui nous donne
Ce sain premier frisson d'hiver î »
Septembre 1895.
POUR LE NOUVEL AN
A Saint-Georges de Bouhciier,
La vie est de mourir et mourir c'est naître
Psychologiquement tout comme autrement,
Et Tannée ainsi fait, jour, heure, moment,
Condition sine qua non y cause d'ùtre.
L'autre année est morte, et voici la nouvelle
Qui sort d'elle comme un enfant du corps mort
D'une mère mal accouchée, et n'en sort
Qu'aux fins de bientôt mourir mère comme elle.
Pour naître mourons ainsi que l'autre année ;
Pour naître, où cela ? Quelle terre ou quels cieux
Verront aborder notre envol radieux ?
Comme la nouvelle année, en Dieu, parbleu î
Soit sous la figure éternelle incarnée.
Soit en qualité d'ange blanc dans le bleu.
EN 17..
Le parc rit de rayons tamisés.
De baisers, d'éclats de voix de femmes...
L'air sent bon, il est tout feux tout flammes,
Et les cœurs, aussi, vont, embrasés.
Une flûte au loin sonne la charge
Des amours allières et frivoles,
Des amours sincères et des folles.
Et de l'Amour multiforme et large.
Décor charmant, peuple aimable et fier ;
Tout n'est là que jeunesse et que joie,
On perçoit des frôlements de soie.
On entend des croisements de fer.
Maintes guitares bourdonnent, guêpes
Du désir élégant et farouche
— « Beau masque, on sait tes yeux et ta bouche »,
Des mots lents flottent comme des crêpes.
VARIA 17
Pourtant, c'est trop beau, pour dire franc...
Un pressentiment fait comme une ombre
A ce tableau d'extases sans nombre,
Et du noir rampe au nuage blanc !
rincroyable mélancolie
Tombant soudain sur la noble fôte !
De l'orage ? ô non, c'est la tempête —
L'ennui, le souci? — C'est la folie I
15 janvier 1891.
EVENTAIL DIRECTOIRE
/«'■ groupe de branches.
Madame, pa'mi tant d'amants
Qui vous tournent des compliments-
Daignez ac'éter les sé'ments
D'un incoyable.
<2« groupe.
De tous les feux, en vé'ité,
Dont nous g'alifia Tété,
Ze b'iile pou' vote beauté.
C'est eff'ovable.
Groupe du milieu.
; Fi du fa'ouce Messido'
I Et de ce tiède The mido' ;
f C'est bien le ton' de F'utido'^
Mon polit anze.
VARIA j 1)
Aimez-moi ! Z'ai tant soupi'é,
Tant expi'é, tant conspiré
Aux fins de me vol' ado'é,
— Foi de Do'lanze î —
4® groupe.
Qu'il se'ait bien c'uel à vous
De ne pas p'end'e pou' époux
Fut-ce une heu*e ce moi jaloux.
Disez, 'ieuse?
o® Qroiipc.
N'est-ce pas, cou'onnez mes feux,
Faisez g'àce à mes meilleurs vœux,
vous, zà mon cœu' à mes zyeux
T'op mé'veiileuse !
ANNIVERSAIRE
L'an dernier, des amis restés
Avaient fôté ma cinquantaine,
Instant précis, date certaine,
Bon truc à porter des santés
Aussi, car il vaut mieux tout dire...
Or, cette année où, plus perclus
Que jamais, je ne songe plus
Guère qu'à ce mal tournant pire,
On renouvelle en l'honneur du
Un + cinquante que m'octroie
Cet an ci, l'hommage de joie
Qui, l'an dernier, semblait mieux dû.
N'importe, ah, buvons donc, tandis que
Ce docteur a le dos tourné,
Un petit coup h ce damné
Age mûr venu dont je bisque
VARIA 21
Mais auquel il faut bien plier,
Et puis la vie est ainsi faite,
Douce et non, qu'il faut que l'on fête
Jusqu'au bout l'âge d'oublier
Et de se souvenir. Le diable
Soit de toutes conclusions
Autres en ces occasions
D'exploits et de propos de table I
30 mars 1895.
CONSEIL
Pour Loui$ Dorbon,
Je devrais me borner à vous dire :
a Puisque vous n'avez pas vingt ans, continuez »
C'est rage aux gais soucis atténués
Encor par l'espérance et son délire
Qui s'en viennent, divins, chanter et luire
En nimbes clairs, en chants frais, qu'a choyés
Encor Hliusion, vœux éployés,
Telles des ailes vibrant comme une lyre.
« Mais non, il faut ci me montrer pédant
Un peu, cela fait bien, sied à mon âge
Sans effrayer trop le vôtre, je gage... »
Or « Courage I » vous dis, car cependant
Que vont coulant les tant belles années
La Parque est là, filant nos destinées.
4 mai 1895.
SOUVENIRS D'HOPITAL
La vie est si sotte vraiment
Et le monde si véhément,
En fait de méchanceté noire,
Qu'à ce prospect sur l'avenir
Trop prochain et qu'au souvenir
De toute mon affreuse histoire.
Je préfère enfin l'hôpital
Puisque tel est mon lieu fatal
Et ma sincère raison d'être
Et le seul bonheur que j'impêlre,
Oui, je préfère en toute foi
■Cette faveur bien due à moi
Que tout repousse loin d'un monde
Malpropre et d'une vie immonde
24 VARIA
II
D'ailleurs l'hôpital est sain,
On s'y berce sur le sein
De tel ou tel médecin,
Bon garçon et savant homme
Toujours ou presque ou tout comme
Mais un compagnon, en somme.
Agréable, moins ou plus,
Mais qui, de tous ceux élus
Par des destins absolus.
Est, avec notre infirmière,
Ange à la voix coutumière,
Encor lange de lumière !
APAISEMENT (1)
II
La jalousie est multiforme
Dans sa monotone amertume :
Elle est minime, elle est énorme,
Elle est précoce, elle est posthume !
Méfiez-vous quand elle dort :
C'est le tigre et non plus le chat.
Elle mord bien quand elle mord,
C'est le chien enragé ! Crachat,
Insulte, adultère à sa face
L'affollent, et le sang ruisselle...
Ou la laissent calme à sa place.
Froide et coite comme pucelle.
(1) Le manuscrit de Verlaine commence ainsi : Apaise-
ment, II ; en note, au crayon, Verlaine indique en rappel
« Vous avez le n° 1 de la série »
Voici des cheveux blancs et de la barbe grise.
La pièce qui commence ainsi figure dans Dédicaces,
pièce G du vo'ume, p. 204 du tome III des Œuvres complètes,
titre, l'Aimée. Le manuscrit d'Apaisement porte comme indi-
cation, hôpital Broussais, septembre 1893. Le poème l'Aimée
est indiqué dans Dédicaces du 16 septembre 1896.
26 VARIA
Elle prémédite des tours
Pendables sous un air charmant
Et les exécute toujours
Affreusement, terriblement...
Nous ne sommes plus à des âges
Pour nous piquer de ces folies :
Ah ! bien mieux nous vaut être sages,
Ayant eu nos fureurs... jolies! !
Etre jaloux, rien d'aussi sot
Et j'efface h Tinstant les vers
D'un peu plus haut, vague tressant
D'encore ce cruel tressaut.
L'AIMKE
Voici des cheveux gris et de la barbe grise.
Tu me les demandas en un jour d'enjouement.
Pour, disais-tu, les encadrer bien gentiment
Autour de ce portrait où ma grâce agonise.
Pauvre <« photo » ! Mais, j'y pense, il sera de mise.
Quand mes yeux fatigués se seront clos dûment
Et que la terre bercera son fils dormant.
Il sera de saison, chérie, — alors exquise
Attention î de faire avec ces cheveux teints
Et cette barbe, teints en boucles blondes, brunes,
Ou telle autre nuance entre tant d'opportunes.
Faire par un coiffeur de choix, sur des fonds peints
D'avance, le tombeau, lors pleuré sans astuce.
Du jeune homme qu'il aurait fallu que je fusse.
VARIA 27
III
D'ailleurs la jalousie est bêle.
D'abord elle ne sert de rien
Malgré tout son martel en tète.
Puis elle n'est pas d'un chrétien,
Jésus qui pardonnez des milliards de fois
Par la bouche du prôtre et Votre grùce toujours prête,
Même, entre tous, à ceux qu'a damnés sa menteuse voix.
C'est aussi le péché morose
Portant en lui déjà l'Enfer
Tant mérité sur toute chose !
C'est Caïn et c'est Lucifer,
L'un jaloux de son frère et l'autre de son Dieu
Et tous deux malheureux sans fin méditant sur la cause
Et sur l'effet, auteurs de leur éternité de feu !
rien ne vaut la confiance
Entre deux cœurs pécheurs mais vrais
L'un pour l'autre et qu'une nuance
Divisait aux temps jeunes, mais
Qui ne peuvent avoir qu'un bonheur mutuel
Et que la seule mort diviserait et que fiance
A la joie, éternel un franc accord perpétuel.
28 VARIA
IV
Bah ! confiance ou jalousie !
Mots oiseux et choses impies.
« Je te soupçonne, tu m'épies »,
« Tu me cramponnes, je te scie. »
Catulle et vous Leshies !
a Tu m as élu, je t'ai choisie. »
Gomme eux suivons la fantaisie.
Et non par trente-six lubies.
Tu m'es clément et je crois t'ôtre.
En revanche, soumis et tendre :
Lors il est aisé de s'entendre.
Plus d' « infidèle », plus de « traître »,
Plus non plus de serment qui tienne
Ou non ! mais ta joie et la mienne
VARIA 29
Et pourquoi cet amour dont plus d'un sot s'étonne.
Qui ferait mieux de vivre avant de s'étonner,
Serait-il à blâmer parce qu'il est l'automne,
Un automne qui veut tout entier se donner,
Tout entier, fruit et grain et le reste de vie
Et la mort dans les bras et sous les yeux chéris,
Et, depuis cette mort en extase ravie,
Où celle que Dieu m'enverra, pauvre ou sans prix,
Revivre inaperçu dans la paix de la veuve.
Paix bénie à travers de longs et nombreux jours ?
Ah ! jeunes, puissiez- vous après vos temps d'épreuve
Concevoir dans vos cœurs de pareilles amours.
Hôpital Broussais, 7 septembre 1893.
FRONTISPICE
Pour un livre nouveau.
L'amour est infatigable,
Il est ardent comme un diable,
Comme un ange il est... aimable.
L'amour est impitoyable.
Il est méchant comme un diable,
Comme un ange, redoutable.
Il va rôdant comme un loup
Autour du cœur de beaucoup
Et se lance tout à coup.
Poussant un sombre « hou, hou î... »
Soudain le voilà roucou —
Lant ramier gonflant son cou,
VARIA 31
Puis en cent métamorphoses,
Lèvres rouges, joues roses,
Moues gaies, ris moroses
Et, pour finir, mainte chose
Blanche et noire, il va, se pose
Et meurt, lys droit, rose éclose !
Hôpital Bichat, 7 septembre i894.
VIEILLES « BONNES CHANSONS » (1)
18G9-1870.
VŒU FINAL
l'Innocente que j'adore
De tout mon cœur, en attendant
Qu'à ce bonheur timide encore
S'ajoute le Plaisir ardent,
Vienne l'instant, ô l'Innocente,
Où, sous mes mains libres enfin,
Tombera l'armure impuissante
De la robe et du linge fin ;
(t) Ces trois pièces sont écrites de la main de Verlaine sur
papier d'hôpital, sans autre indication de date que ce iStJ9-
1S70. Pourtant ce ne doit pas être une copie d'anciens vers
car il y a des corrections et des surcharges. Le papier d'hô-
pital porte la mention do série Be-24, la môme que la feuille
où est écrite le Frontispice pour un livre nouveau qui, lui,
est daté du 7 septembre 1894, hôpital Bichat. Ces trois
pièces ont donc été faites ou récrites de mémoire vers dé-
cembre 1894. Elles sont destinée? au volume : Varia,
VARIA 33
Et luise au jour chaud de la lampe
Intime de ce premier soir,
Ton corps ingénu vers quoi rampe
Mon désir guettant son espoir,
Et vibre en la nuit nuptiale,
Sous mon baiser jamais transi,
Ta chair naguère virginale.
Nuptiale alors, elle aussi I
II
L^ECOLIERE
Je t'apprendrai, chère petite,
Ce qu'il te fallait savoir peu
Jusqu'à ce présent où palpite
Ton beau corps dans mes bras de dieu
Ta chair si délicate est blanche,
Telle la neige et tel le lys ;
Ton sein aux veines de pervenche
Se dresse en deux arcs accomplis ;
Quant h ta bouche, rose unique.
Elle appelle mon baiser fier ;
Mais sous le pli de la tunique.
Rit un baiser encor plus cher.
35
Tu passeras d'humble écolière,
J'en suis sûr et je t'en réponds,
Bien vite au rang de bachelière
Dans l'art d'aimer les instants bons.
III
A PROPOS D'UN MOT NAlF D'ELLE
Tu parles d'avoir un enfant
Et n'as qu'à moitié la recette.
Nous baiser sur la bouche, avant,
Est utile, certes, à cette
Besogne d'avoir un enfant.
Mais, dût-s'en voir à tort marri
L'idéal pur qui te réclame,
En ce monde mal équarri,
Il te faut être, en sus, ma femme
Et moi me prouver ton mari.
BERGERADES
A l'instar des bergers de Virgile
Et môme de ceux de Florian,
Nous aimons les belles, tout en en
Craignant moult pour notre cœur fragile.
Surtout nous redoutons Toption
Qui nous conduirait à la sottise
De nous fâcher — façon mal exquise —
Avec Celles, notre passion !
On est si malheureux, dès qu'on aime.
De n'aimer plus, on est si penaud,
Qu'il semble alors qu'il faille, qu'il faut.
Mourir soudain d'une mort suprême.
Et quelle mort choisir, s'il vous plaît.
Dans cette crise et cette tourmente ?
Le fer, le poison ? Plutôt, m'amante,
Xe nous aimer qu'au calme complet
f]H VARIA
Et ne pas adopter le manège
Des gens échevelés bien par trop
Qui mènent leur intrigue au galop,
Cochers branlant toujours sur leur siège,
Hippolytes sans frein de chevaux
Non pas plus emportés que leur maître
Et qui finissent toujours par être
Victimes de leur course par vaux
Et par monts, ô princes déplorables !
Sans un vers pour consoler leur mort,
Sans un vers pour chanter leur effort
Et du moins leurs trépas honorables,
Sans un vers d'Euripide ou Racine
Pour bercer leur plainte amère et pour
Célébrer leur haine ou leur amour...
Oh, ne jamais s'aimer sous ce signe !
C'est pourquoi ne point aimer du tout
Que d'une amour plutôt sensuelle,
Et fi de la morale usuelle ..
Conduisons-nous suivant le bon goût.
PALINODIE
Première forme de la pièce précédente.
Non, par exemple, avoir le manège
Des gens échevelés bien par trop
Qui mènent leur intrigue au galop.
Cochers branlants toujours sur leur siège,
Hippolyte sans frein de chevaux,
Non pas plus emportés que leur maître
Et qui finissent toujours par être
Victimes de leurs courses par vaux
Et par monts, ô princes déplorables !
Sans un vers pour chanter leur amour,
Pour bercer leur plainte amère et pour
Célébrer leurs destins misérables.
Sans un vers d'Euripide ou Racine
Pour immortaliser leur cher nom î
Ah, plutôt, m'amante, est-ce pas? non.
Rien qu'un amour conçu sous ce signe.
MONNA ROSA
D'après un tableau de Rossclti.
Elle est seule au boudoir,
En bandeaux d'or liquide,
En robe d'or fluide
Sur fond blanc dans le soir
Teinté d'or vert et noir.
Un pot bleu japonise
Délicieusement
D'où s'élance gaiement
Dans l'atmosphère exquise
Où l'âme s'adonise.
Un flot mélodieux
— Selon le rythme juste -
De roses, chœur auguste ;
Bouquet mélodieux,
Aux conseils radieux I
VARIA 41
Elle, belle comme elles,
Les roses, n'élit plus.
Dans ses cheveux élus,
Qu'une de ces fleurs belles
Comme elle, et de ciseaux
Prestes, tels des oiseaux,
La coupe ou, mieux, la cueille,
Avec le soin charmant
D'y laisser joliment
La grâce d'une feuille
Verte comme le soir
Noir et or du boudoir...
Ce pendant que persiste
La splendeur, à côté
Du plumage bleuté.
De l'orgueil qui s'attriste
D'un paon jadis vainqueur
Aux jardins de ce cœur.
DEMI-TEIXTES
la Dulcinée
De ce Toboso,
Toi qui m'es donnée,
Ainsi qu'un oiseau
Sur ma main distraite
Pour sourire un peu
Ou pleurer au lieu,
Pardonne au poète
L'air indifférent,
Bien qu'aimable en somme
Que parfois il prend
L'inconscient homme
Moins préoccupé
De vie ambiante
Que d une fuyante
Embûche échappé, —
VARIA 43
Embûche récente
Au cœur toujours neuf ! .
Souffre qu'il ressente
D'être comme un veuf...
Un veuf consolable
Fort heureusement,
De croire au serment
Ecrit sur le sable.
A Mademoiselle Marthe
Mignonne que je ne connais
(Jue par votre doux nom de Marthe,
Votre oncle veut que de moi parte
Vers vous le meilleur des sonnets.
Le meilleur, si je puis le faire,
J'en doute fort, mais je sais bien
(jue je ne refuserai rien
A qui se montra si sévère
Et si doux, parfait dans son art
De chirurgien, implacable
(juelquefois, mais adroit en diable !
Aussi, vous l'aimerez plus tard,
J'en suis sûr, comme il le mérite,
Sans qu'à ce cher devoir comme moi son bistouri vous invite î
Hôpital Broussais,
3 novembre 1893.
HOPITAL
De cet endroit neutre il s'exhale
Quelque chose de neutre trop...
Pourtant les femmes de ma salle
Sont aimables, sans être au trot.
Les principes de ces personnes,
Bien que par tels us harassés.
Sont, malgré qu'elles soient si bonnes.
Tant gentils moins que jusqu'assez,
Jusqu'à trop presque, moins la femme
Française, si méchante ainsi
Que ses rivales, corps et âme,
Ilélas ! est donc trop presque, ainsi
Qull le fallût et que réclame
Le poète malade aussi...
LAMENTO
Ma mye est morte.
Plourez, mes yeux.
Vieux poète du xvi^ siècle
dont le nom m'échappe.
La ville dresse ses hauts toits
Aux mille dentelures folles.
Un bruit de joyeuses paroles
Monte au ciel, rassurante voix.
— Que me fait cette gai té vile
De la ville !
Quelle paix vaste règne aux champs !
L'oiseau chante dans le grand chêne,
Les midis font blanche la plaine
Que dorent les soleils couchants.
— Peu m'importe ta gloire pure,
nature I
VARIA 47
Avec les signes de ses flots,
Avec sa plainte solennelle,
La mer immense nous appelle
Nous tous, rêveurs et matelots.
— Qu'est-ce que tu me veux encore
Mer sonore ?
— Ah I ni les flots des Océans,
Ni les campagnes et leur ombre,
Ni les cités aux bruits sans nombre,
Qu'édifièrent des géants,
Rien ne réveillera ma mie
Tant endormie.
QUAND MÊME
Ah, dis, mon cœur, plutôt que cette vie
D'émotion sans doute noble encor
Qui mène au sein d'un rouge et noir décor
Ton manque de toute philosophie.
Ton manque aussi, que personne n'envie,
De ce qu'on va nommant un heureux sort
Quelconque, et ce, pour jusqu'à telle mort
Qui sera dure, bien que la défie
Et ton courage, et ton dégoût aussi,
Ah, dis, mon cœur, plutôt qu'un tel souci
Tumultueux parmi ces crépuscules,
Vaut-il pas mieux conquérir cette paix
Qu'on eût voulue au bon temps des souhaits ?
— 11 est trop tard, nous serions ridicules.
27 décembre 1894, hôpital Bichat.
ACTE DE FOI
« Le seul savant c*est encore Moïse » I
Ainsi disais-je et pensais-je autrefois,
Et quand j'y pense encore et, sans surprise,
Me le redis avec la môme voix,
Ma conviction, que tous les problèmes
Etalés en vain à mon œil naïf
N*ont point mise à mal, séducteurs suprêmes,
T'affirme à nouveau, dogme primitif.
La doctrine profane et l'art profane
Ont quelque bon, mais, s'ils agissent seuls.
C'est comme des spectres sous des linceuls.
La Genèse est claire, elle est diaphane,
Et par elle je crois avec ardeur
En Dieu, mon fauteur et mon créateur.
EPILOGUE
En manière cVadieux
à la poésie « per-
sonnelle ».
Ainsi donc, adieu, cher moi-même,
Que d'honnêtes gens m'ont blâmé.
Les pauvres ! d'avoir trop aimé,
Trop flatté (dame, quand on aime!).
Adieu, cher moi, chagrin et joie
Dont j'ai, parait-il, tant parlé
Qu'on n'en veut plus, que c'est réglé I
Désormais faut que je me noie
Au sein, comment dit-on cela ? —
De l'Art Impersonnel, et, digne.
Que j'assume un sang-froid insigne
Pour te chanter, ô Walhalla,
VARIA 51
Pour, Bouddha, célébrer tes rites
Et vos coutumes, tous pays !
Et, le mien de pays, ô hisse !
Dire tes torts et tes mérites,
Et dans des drames palpitants
Parmi des romans synthétiques
Ou bien, alors, analytiques,
M'étendre en tropes embêtants î
Adieu, cher moi-même en retraite :
C'est un peu déjà du tombeau
Qui nous guigne à travers ce beau
Projet vers l'art de seule tête,
Adieu, le Cœur ! Il n'en faut plus :
C'est un peu déjà de la terre
Sur la Tète... et son art... austère
Que ces « adieux » irrésolus.
Mars 1895.
A M^' Marie M" (i)
Vous fûtes bonne et douce en nos tristes tempêtes,
— L'Esprit et la Raison parmi nos fureurs bêtes, —
Et si Ton vous eût crue au temps qu'il le fallait
On se fût épargné que de cbagrin plus laid
Encor que douloureux î Puis, lorsque sonna l'beure
Définitive où d'espérer n'était qu'un leurre
Dorénavant, du moins vous fîtes pour le mieux
Quant à tel modus vivendi moins odieux
Que cette guerre sourde ou cette paix armée
Qui succéda l'affreux conflit.
Soyez aimée
Et vénérée, ô morte inopportunément I
Qui sait, vous là, précise et sûre au vrai moment,
Votre volonté, toute indulgence et sagesse,
Eût prévalu sans doute et nous eût fait largesse
D'un pardon mutuel obtenu par son soin ;
Tout serait dans la norme, avec Dieu pour témoin.
(1) Pour Madame Marie Méauté, la belle-mère du poète.
VARIA 53
Mais Dieu n'a pas voulu qui vous a donc reprise,
Pourquoi?...
Dormez, ô vous, sous votre pierre grise,
Qui fîtes le devoir et ne cédâtes pas,
Dormez par ce novembre où ne peuvent mes pas
Malades vous aller porter quelque couronne.
Mais voici ma pensée, ô vous, douce, ô vous, bonne !
1er novembre 1894.
TORQUATO TASSO
Le poète est un fou perdu dans laventure,
Oui rêve sans repos de combats anciens,
De fabuleux exploits sans nombre qu'il fait siens,
Puis chante pour soi-même et la race future.
Plus tard, indifférent aux soucis qu'il endure.
Pauvreté, gloire lente, ennuis élyséens,
Il se prend en les lacs d'amours patriciens,
t son prénom est comme une arrhe de torture,
Mais son nom, c'est bonheur 1 Ah I qu'il souffre et jouit.
Extasié le jour, halluciné la nuit
Ou, réciproquement, jusqu'à ce qu'il en meure.
Armide, Eléonore, ô songe, ô vérité !
Et voici qu'il est fou pour en mourir sur l'heure
Et pour ressusciter dans l'immortalité !
PAQUES
Die, nobis, Maria
qiicm vidisti in via.
De Rome, hier matin, les cloches revenues,
Exhalent un concert glorieux dans les nues.
L'écho puissant qui flue et tomhe de la tour.
Vient magnifier l'air et la terre à leur tour.
L'oiseau, sanctifie par Tor des salves saintes,
Lui-môme entonne un hymne aimable et las de plaintes^
Clame lalléluia sur un air de chanson.
Dans l'arbre, au ras des prés, et parmi le buisson.
L'alouette, un motet au bec, s'est envolée ;
Le rossignol a salué l'aube emperlée
D'accents énamourés d'un amour plus brûlant.
Et comme lumineux d'nn bonheur calme et lent.
50 VARIA
Le printemps, né d'hier, allègrement frissonne ;
La nature frémit d'aise, et voici que sonne
Partout dans la campagne, au cœur des vieux beffrois ,
De Taltier campanile et du palais des rois,
Et de tous les fracas religieux des villes,
Des Paris aux Moscous, des Londres aux Sévilles,
Le frais appel pour Talme célébration
DeTalmissime jour de résurrection...
La colombe vole au sillon et l'agneau broute.
Dis-nous, Marie, qui tu rencontras en route ?
Le fleuve est d*or sous le soleil renouvelé,
C'est le Seigneur « en Galilée il est allé î »
— Ah î que le cœur n'est-il lavé dans l'or du fleuve,
Sanctifiée en l'or des cloches l'Ame veuve !
Et que l'esprit n'est-il humble comme l'agneau,
Blanc comme la colombe en ce clair renouveau
Et que l'homme, jadis conscience introublée,
N'est-il en route encore pour la Galilée!
ASSOMPTION
Aujourd'hui c'est ma fête et j'ai droit à des fleurs
(Sous mon autre prénom je n'ai droit qu'à mes pleurs),
Car sachez-le bien tous, je m'app elle Marie
Et sous le nom puissant d'une mère chérie
Je me sens protégé du mal et du péché
(Jui m'avaient investi grâce au bien négligé.
Je me sais à l'abri d'un monde que j'abhorre
Et dont je ne saurais me séparer encore,
Je me crois défendu contre tout choc et heurt
Par ce nom qui s'en vient prier lorsque l'on meurt.
En ce jour merveilleux de triomphe et de gloire,
. Il me semble que j'ai ma part de la victime.
ma femme, entrons donc joyeux, c'est notre droit
Dans le bonheur heureux... et le devoir qu'on doit.
PRIERE
Me voici devant Vous, contrit comme il le faut.
Je sais tout le malheur d'avoir perdu la voie
Et je n'ai plus d'espoir, et je n'ai plus de joie
Qu'en une en qui je crois chastement, et qui vaut
A mes yeux mieux que tout, et Tespoir et la joie.
Elle est bonne, elle me connaît depuis des ans.
Nous eûmes des jours noirs, amers, jaloux, coupables,
Mais nous allions sans trêve aux fins inéluctables.
Balancés, ballottés, en proie à tous jusants
Sur la mer où luisaient les astres favorables :
Franchise, lassitude affreuse du péché
Sans esprit de retour, et pardons l'un à l'autre...
Or, ce commencement de paix n'est- il point vôtre,
Jésus, qui vous plaisez au repentir caché?
Exaucez notre vœu qui n'est plus que le vôtre.
LE CHARME DU VENDREDI SAINT
La cathédrale est grise admirablement,
Tandis que le jour luit adorableraent
Et que les arbres sont verts tout doucement.
Les paysans sont naïfs et de province
Pour la plupart parents, dont la toilette grince,
De parisiens dont l'orgueil n'est pas mince
De les promener autour du fameux monument
Qui, néanmoins froissant Torgueil de leur village,
Semble h leurs yeux matois quelque chose qui ment
Et va, comme un peu vil, dans le sillage
Des bateaux mouches d'ailleurs pleins abondamment
D'une clientèle amusante en diable
Qui file néanmoins, dévots irrémédiables,
Voir les autels déserts et les tombeaux décorés richement.
Paris, jeudi 30 mars 1893.
II
Le soleil fou de mars éveille encore un peu plus la verdure
Des fins arbres du quai bordant la beauté pure
Et forte de la cathédrale on dirait en guipure
De pierre, on croit, immémoriale et si dure !
Les cloches de la veille ont fui (leur âme, au moins,
S'est tue et pendent, patients témoins
Muets jusqu'au samedi fier où, lentes sur les foins,
Enfants, elles reviennent (ou, du moins, leur âm e
Planant sur les villes légères et les autres)
Et pendant leur voyage de miraculeux apôtres
A travers les humanités chastes et les infâmes.
Dans la nef désolée où seulement les flammes
Des Ténèbres sévèrement bien plus sur toutes autres,
S'affligent, grands ouverts, les tabernacles, âmes
Muettes, symbolisent l'attente immense des apôtres.
Vendredi, 31 mars 1893.
EX IMO
Jésus, vous m'avez puni moralement
Quand j'étais digne encor d'une noble souffrance,
Maintenant que mes torts ont dépassé l'outrance.
Jésus, vous me punissez physiquement.
L'âme souffrante est près de Dieu qui la conseille,
La console, la plaint, lui sourit, la guérit
Par une claire, simple et logique merveille.
La chair, il la livre aux lentes lois que prescrit
Le <( Fiat lux », le créateur de la nature.
Le Verbe qui devait, Jésus-Christ, être vous
Plein de douceur, mais lors faisait la créature
Matérielle et l'autre en tout grand soin jaloux.
La Science, un souci vénérable, tâtonne,
Essaie et, pour guérir, à son tour, fait souffrir,
Et, le fer à la main, comme un bourreau te donne.
Triste corps, un coup tel que tu croirais mourir,
G2 VARIA
Ou se servant du feu soit flambant, soit sous forme
De pierre ou d'huile ou d*eau raffine ta douleur,
Tu dirais, pour un bien pourtant ; mais quel énorme
Effort souvent infructueux, chair de malheur I
Chair, mystère plus noir et plus mécancolique
Que tous autres, pourquoi toi ! Mais Dieu te voulut
Et tu fus, et tu vis, comment ? au vent oblique
Des funestes saisons et du mal qui t'élut.
Et tu fus, et tu vis, comment ! miracle frêle,
Et tu souffres d'affreux supplices pour un peu
De plaisir mêlé d'amertume et de querelle.
Oui, pourquoi toi ?
Jésus répond : « Pour être enfin
Mienne et le vase pur de l'Esprit de sagesse
Et d'amour et plus tard glorieuse au divin
Séjour définitif de liesse et de largesse î
Encore un peu de temps, souffre encore un instant,
Offre-moi ta douleur que d'ailleurs la science
Peut tarir, et, surtout ô mon fils repentant,
Ne perds jamais cette vertu, la confiance 1
La confiance en moi seul ! Et je le le dis
Encore : patiente et m'offre ta souffrance.
Je l'assimilerai, comme j'ai fait jadis,
Au Calvaire, à la mienne, et garde l'espérance.
VARIA 63
L'espérance en mon Père. Il est père, il est roi,
Il est bonté ; c'est le bon Dieu de ton enfance.
Souffre encore un instant et garde bien la foi,
La foi dans mon Eglise et tout ce qu'elle avance.
Sois humble et souffre en paix, autant que tu pourras
Je suis là. Du courage. Il en faut en ce monde.
Qui le sait mieux que moi? Lorsque tu souffriras
Cent fois plus, qu'est cela près de ma mort immonde.
Et de mon agonie et du reste ? Allons, vois.
C'est fait. Le mal n'est plus : tu peux vivre dans l'aise
Quelques beaux jours encore et vieillir sur ta chaise,
Au soleil, et mourir et renaître à ma voix. »
8 août 1893, hôpital Broussais.
Ce poème a été dit par Paul Verlaine dans des confé-
rences qu'il fit à Nancy et à Lunéville, en novem-
bre 1893. Dans le compte rendu de ces conférences pu-
blié dans la Lorraine Artiste et qui contient de longs
fragments de la conférence, l'indication des poésies
publiées déjà que lut Verlaine, et le texte d'Ex Imo,
poème inédit, on trouvera quelques Aariantes. Le texte
que nous donnons est celui du manuscrit, celui de la
Lorraine Artiste lui a été certainement communiqué
par Verlaine.
Voici CCS variantes :
G4 YARFA
3« vers de la cinquième strophe :
Croirais-tu pour un bien pourtant...
Aux deux dernières strophes, quelques différences.
Sois humble et souffre en paix. Un répit ? prie après.
Je suis là, du courage. Il en faut à ce monde
Qui le sait mieux que moi ? Lorsque tu souffrirais
Cent fois plus, qu'est cela, près de ma mort immonde
Et de mon agonie et du reste. Allons, vois
C'est fait. Le mal s'en va ; tu peux vivre dans l'aise
Quelques beaux jours encore et vieillis sur ta chaise.
Au soleil, pour mourir et renaître à ma voix.
La Lorraine Artiste donne comme date du poème le
5 août 93 et le manuscrit indique le 8.
SOUVENIR DU 19 NOVEMBRE 1893
Dieppe-Newhaven,
Mon cœur est gros comme la mer,
Qui s'exile de l'être cher !
Gros comme elle et plus qu'elle amer.
Ma tète est comme la tempête.
Elle est folle et forte ma tête,
Plus qu'elle, effrénée, inquiète....
Furieuse et triste d'avoir
Ce doux et douloureux devoir
De m'exiler au pays iioir...
Mais puisqu'il le faut pour ma reine,
Embarquons d'une àme sereine.
Et fi de toute crainte vaine !
Ah ! quoi que fasse le bateau
Ivre des colères de l'eau
Qui tantôt s'érige en tombeau,
66 VARIA
Tantôt se creuse, affreuse fosse,
Embarquons sans nulle peur fausse,
Sans nul regret menteur, se hausse
Au ciel ou s'abîme en Fenfer
Le bateau douloureux et fier
Moins que mon cœur, moins que la mer I
Or, je pars pour ma souveraine
Et reviendrai l'àme sereine,
Chargé pour cette douce reine
De diamants, de perles, d'ors I
Et bercé, mer en tes bras forts,
Et rêvant de trésors, je dors.
RETOUR
La mer est douce comme un cœur
Et je rentre dans la patrie...
La mer est forte comme un cœur...
Mon cœur est doux comme la mer,
Et je salue encor la France.
Mon cœur est fort comme la mer,
La mer est dure et mon cœur dur
■Comme la vengeance et la haine.
La mer moins que mon cœur bat dur.
La mer est calme, et mon cœur donc ?
Tout est passé, trombe et bonace.
Mon cœur est calme, et mon cœur, donc 1
La mer est immobile, — et moi
Je suis impassible au possible.
La mer est immobile, et moi ?
68 VARIA
Moi je suis la mer, et la mer
C'est moi, pire et meilleur encore,
Moi je suis pire que la mer
Et meilleur qu'elle, et bien meilleurs
Et bien pires mes ires et
Mes amours crachant morts et fleurs,
Fleurs et pleurs et mon cœur avec
Mon cœur qu'escortent des mouettes
Gaiement tristes, claquant du bec
Comme de froid et voletant.
En faibles et mignards caprices,
Comme sur du feu voletant,
Du feu qui sourdrait de ce cœur
Emu comme la mer, et calme
Mieux et pis qu'elle, pauvre cœur,
Pauvre cœur d'orage et de pleurs
Plus salés que toutes les vagues.
Pauvre cœur d'orage et de pleurs...
Salut France ! Et qui m'attend donc,
Puisqu'enfin voici la patrie ?
Le calme sans doute et tant donc !
On n'est pas toujours accueilli
Ainsi qu'on s'attendait à l'être,
Qui donc est toujours accueilli ?
VARIA 69
Qui donc est toujours recueilli
Des absents qu'on n'attendait guère,
Qui donc a toujours accueilli ?
mer douce comme mon cœur,
mon cœur plus doux qu'elle encore,
Vous si durs aussi, mer et cœur,
Vous si calmes, ô cœur et mer,
Immobile mer. impassible
Cœur, — qu'attendre ici, cœur et mer,
Sinon plutôt du doux amer...
OXFORD
Oxford est une ville qui me consola,
Moi rêvant toujours de ce Moyen Age-là.
En fait de Moyen Age, on n'est pas difficile
Dans ce pays d'architecture un peu fossile
A dessein, c'est la mode et qui s'en moque fault,.
Mais Oxford c'est sincère, et tout l'art y prévaut ;
Mais Oxford a la foi, du moins en a la mine
Beaucoup, et sa science en joyau se termine
En joyau précieux, délicieux : les cieux
Ici couronnent d'un prestige précieux
L'étude et le silence exigés comme on aime.
Et la sagesse récompense le problème,
La sagesse qu'il faut, cette douce raison,
Que la Cathédrale termine en oraison.
VARIA 71
Sous les arceaux romans qui virent tant de choses,
Et les rinceaux gothiques, fins d'apothéoses
De Saints mieux vénérés peut-être qu'on ne croit
Et mon cœur s'humilie et mon désir s'accroît
De devenir et de redevenir, loin d'elle.
Cette cité glorieuse d'être infidèle,
Paris ! l'enfant ingrat qui s'imaginerait
Briser les sceaux sacrés et tenir le secret —
De devenir ou de redevenir la chose
Agréable au Seigneur, quelle qu'en soit la cause.
Et par cela même être encore doux et fort,
toi, cité charmante et mémorable, Oxford !
Novembre 1893.
PAUL VERLAINE'S
Lecture at Barnard/s Jun Hall,
Dans ce hall trois fois séculaire,
Sur ce fauteuil dix fois trop grand,
A ce pupitre révérend
Qu'une lampe, vieux cuivre, éclaire.
J'étais comme en quel temps ancien !
Et rame, un peu du Moyen Age
M'investissait d'un parrainage
Grâce, à mes airs mûrs séant bien.
Ma parole en l'antique salle
Ne jurait pas trop, célébrant
La Foi du passé, sûr garant.
L'éternel Beau, vérité sainte !
J'entretenais de mon pays.
De cette France athénienne.
Une élite londonienne
Dont les vœux furent obéis
VARIA 73
Puisque de Testrade sévère
Il ne tombait, conformément
Au réel devoir du moment,
Que ces mots : « Bien dire et bien faire »,
Et tel bel autre, et cœtera
Dont s'esjouit la bonne salle,
— Coin de la ville colossale
Où, ce soir, l'Esprit se terra...
Je conserverai la mémoire
Bien profondément et longtemps
De ces miens sérieux instants
Où j'ai revécu de l'histoire.
London, novembre 1893, on the, 21 Ih.
ROTTERDAM (1)
Après qu'il a franchi d'abord les terres vertes,
Pleines d'eau régulière et qu'un moulin à vent
Gouverne à chaque bout de champ, plus Fen-avant
Et l'en-arrière des écluses grand'ou vertes
Formant des lacs d'une mélancolie intense,
Presque sinistres dans Tor sanglant de cieux noirs
Où quelque voile noire, on dirait, par les soirs,
Où quelque môle noir, on dirait, rôde et danse,
Le train comme infernal et méchant sous la lune
Tout à coup rôde et danse, on dirait, à son tour.
Et tonne et sonne, et tout à coup, comme en un four
De lumière très douce et très gaie, un peu brune,
(1) Pièce insérée dans quinze jours en Hollande.
VARIA 75
Un peu rose, telle une femme de luxure
Apaisée entre, en des barreaux entrecroisés
Au-dessus d'une ville aux toits entrecroisés,
Aux fenêtres d'où la vie appert, calme et sûre,
Bonhomme, et forte et pure au fond et rassurante
Combien I après tant de terreurs de cieux et d'eaux
Regardant défiler à travers des rideaux,
Galoper notre caravane délirante.
Novembre 1892.
VOYAGES
Je voyageai dernièrement hors de Paris.
Où ça ? Bien loin, hélas, du marhre et des lamhris
Pompeux, où j'ai depuis longtemps l'honneur de vivre
Mal et peu. —
J'y grisai mes yeux du plus fin cuivre
Et du plus rare argent des Pays-Bas. De l'or
De France, non ! Car la France est un fier trésor
De travail et, disons-le, de patriotisme,
D'or aussi, mais saint ; l'or de mon pays, — cet isthme
Vers l'Alsace et vers la Lorraine, ô natal Metz !
N'est pas pour mes besoins.
Donc, par monts tant famés,
Par vaux si renommés, par campagnes trop belles
Que l'amour du pays a faites immortelles.
Je rôdais, aimant, presqu'autant que mon pays,
Ces amis de là-bas, point de chez vous, faillis
A l'honneur militaire en dépit de vos forces,
Arbres réduits h rien en dépit des écorces
Diverses que donc le printemps vous flanque au dos,
— Printemps, faiseur de guerre et leveur de rideaux I
VARIA
— Mais, j'oubliais, je ne parle que de voyages
Artistiques — et ceci n'est guère que gages
D'union fraternelle avec tous les pays.
Donc vivent Belgique et Hollande et que haïs
Soient tous les ennemis de la sainte Alliance
Dont nous serions ^ bien, l'Allemagne et la France
le' mai 1893.
77
IMPRESSIONS DE PRINTEMPS
Il est des jours — avez- vous remarqué ?
Où l'on se sent plus léger qu'un oiseau,
Plus jeune qu'un enfant, et, vrai ! plus gai
Que la même gaieté d'un damoiseau.
L'on se souvient sans bien se rappeler...
Evidemment Ton rêve et non, pourtant.
L'on semble nager et Ton croirait voler.
L'on aime ardemment sans amour cependant,
Tant est léger le cœur sous le ciel clair
Et tant l'on va, sûr de soi, plein de foi
Dans les autres, que Ton trompe avec l'air
D'être plutôt trompé gentiment, soi.
La vie est bonne et l'on voudrait mourir.
Bien que n'ayant pas peur du lendemain.
Un désir indécis s'en vient fleurir,
Dirait-on, au cœur plus et moins qu'humain.
VARIA 79
Hélas I faut-il que meure ce bonheur ?
Meurent plutôt la vie et son tourment I
dieux cléments, gardez-moi du malheur
D'à jamais perdre un moment si charmant.
le» mai 1893.
RETRAITE
On s'isole à Paris, quelle que soit l'horreur
Apparente de vivre en ce cirque d'erreur,
De luxe dur et des trop plausibles rancunes
Du pauvre y voyant rouge — ainsi vont nos fortunes
Sociales depuis ce cher Quatre-vingt-neuf.
Oui, dit-on, l'on s'isole en ce vieux Paris neuf.
Moi, vieux Parisien, ne le puis : l'habitude !
Mais j'ai tenté pour fuir l'àpre disquiétude,
De tous ces bruits méchants et de ce plat soleil,
D'habiter dans un cœur qui soit au mien pareil.
Pauvres cœurs tout meurtris, vieux de deuils et hors d'âge,
Etant restés bien trop enfants, pour tant d'usages
Ah I consolez vos pleurs, priez pieusement
Pour au moins un futur tant soit peu plus clément
Et dormez, las de vains projets et d'aventures,
Loin du bruit amorti des sots et des voitures !
Octobre 1893.
L'enfant avait reçu deux bons yeux dans la tête,
Quelque chose de dur et de doux à la fois,
Puis il avait encore hérité d'une voix
Où le commandement se mêlait à la fête
Cordiale qu'on a de craindre sa maman
Si peu mais trop parfois — on dirait une douche !
Donc ce moutard était, dans son charme, farouche
Si peu qu'il en était unique, croyez-m'en.
Et j'ai fait ce sonnet qui n'est pas régulier
Pour, quand il sera grand, que le cher enfant m'aime
Et surtout que sa mère, en attendant de même
Qu'il grandisse, ait pour moi, le vieil irrégulier.
Tels sentiments d'amitié franche et forte, même !
— Et que vive l'enfant, pour ne pas l'oublier !
VISITES
Je n'ai pas vu d'arbres ni d'herbe
Ni de ciel, sinon un seul pan,
Durant tout cet été superbe
Dont on me rabat le tympan.
Ah çà, m'aurait-on donc jeté
Dans un cachot trop mérité ?
Non, je suis simplement malade.
Mais un malade dès l'abord
En plein large^ à la débandade.
Délire, coma, pris pour mort ;
Puis je redevins l'alité
Classique — à perpétuité ?
Et ce n'est pas que je m'ennuie.
Au moins, dans l'asile où je suis.
Pas de soleil mais pas de pluie ,
J'y vis au frais, au chaud, et puis
Des visiteurs assidûment
Y charment mon isolement.
VARIA 83
C*est toi d'abord, ô bien-aimée,
M'apportant avec ta gaité
Dorénavant douce, l'armée
Des victorieux procédés
Par quoi tu m'as toujours dompté,
Conseil juste, forte bonté...
Et ne voilà-t-il pas encore
miracle renouvelé,
De vingt ans passés qui l'implore
Depuis lors contrit, désolé.
Que la grâce entre et me sourit
De Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Octobre 1893.
A Ph...
Depuis CCS deux semaines
Où j'ai failli mourir,
Ces heures jà lointaines
Qui m'ont tant fait souffrir.
Depuis ce temps, chérie,
Comme d'ailleurs depuis
Si longtemps, je marie
Nos cœurs, mais dès ces nuits
Où tu vis Tagonie
Où j'allais m'enlisant,
Elle semble bénie
A nouveau, l'âme, hissant
Du tombeau pour sourire
A ta dive bonté.
Laisse-moi te le dire.
Je t'aime, en vérité.
VARIA 85
Gomme il me semble, bonne,
Que je n'ai pas aimé...
Reçois la fleur d'automne
Que voici. Parfumé
De peu, le cadeau sombre
Veut être aussi joyeux,
Laisse-m'en suivre l'ombre
Au soleil de tes yeux.
Fin août 1893, hôpital Broussais.
J'ai revu, quasiment triomphal,
La ville où m'attendaient ces mois d'ombre.
Mon malheur était lors sans rival,
Mes soupirs, qui put compter leur nombre ?
J'ai revu, quasiment triomphal.
Ces murs qu'on avait crus d'oubli sombre.
Le train passait, blanc panache en l'air
Devant la rougeâtre saignante architecture
Où j'eus vécu deux fois un hiver
Et tout un été sans aventure.
Le train passa blanc panache en l'air
Avec moi me carrant en voiture.
Sans aventure, ah ! oui, ces hivers
Et cet été, d'aventure aucune,
Moi qui les aime, à titres divers,
En plein scandale ou sous la lune.
Sans aventure, ahl oui, les hivers
Et cet été, la morne infortune !
VARIA 87
Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi,
Gentleman improvisé qui files,
Mais souviens-toi donc. Ici la Foi
T'investit loin du péché des villes.
Ingrat cœur humain, mais souviens-toi
Qu'ici la Foi but tes larmes viles
Le train passe et les temps sont passés
Mais je n'ai pas oublié la bonne,
La grande aventure et je le sais
Que Dieu m'a béni plus que personne.
Le train passe, les temps sont passés
Mais l'heure de grâce reste et sonne.
CORDIALITÉS
A Ernest Dclahaye.
Dans ce Paris où Ton est voisin et si loin
L'un de Tautre que c'est une vraie infortune
De s'y voir, de s'y savoir tels, vu ce besoin
L'un de l'autre pourtant, qui donc vous importune !
Et ce désir commun à nos deux âmes l'une
De l'autre et de nos esprits mutuels pingouins
L'un et l'autre, figés sur un écueil témoin,
Par le flot qui s'oppose et la croissante brune !
Si bien qu'ils sont là, nos esprits, qu'elles, ô ces
Ames nôtres, sont là pauvres monstres blessés,
Où l'on est si près de cœur et d'âme.
Ah ! secouons enfin cette torpeur infâme
Et soyons, non plus des pingouins, des colibris.
Prouvons que nous valons encore notre prix.
II
Deux colibris parisiens, deux cancaniers,
Sans cesse se disant les fausses et les vraies
Nouvelles, disputant à propos d'elles, gaies
Ou tristes, et bavards n'ayant pas de derniers.
Ou soyons, si Paris nous distance quand même,
Ville importune en sa trop factice grandeur.
Gomme autrefois des persécuteurs de facteur
Par des lettres, toujours la môme, et la suprême !
Mais si drôle en raison des dessins sans talent
Aucun, mais amusants pour de pleines journées.
Envoyons-nous, morbleu ! des lettres par fournées I
Soyons le colibri, non l'oiseau triste et lent !
Ou plutôt soyons deux copains baA^ards de langue
Et prompts de main, croquis vif et drôle harangue.
m
Pour une fête.
Impériale, puisque Eugénie ! et très doue
Puisqu*elle-même et très royale, puisque loi!
Sa colère est ma reine et sa loi c'est ma loi,
Sa colère, et non son caprice, jamais roi !
Maintenant, pourquoi ces ires que je repousse
Comme il faut de mon cœur irritable pourtant
Trahiraient-elles d'un symptôme inquiétant
Les rimes que je fais pour elle en cet instant ?
Est-ce sa faute ou de la mienne ? Ah, de la mienne I
On s'aime bien, on devrait être mien et tienne
Au lieu de ce ménage à trois... dont le Soupçon
Le soupçon et sa femelle la Jalousie,
Autre monstre accoudé sur la table choisie
Qu'il faut enfin chasser sans trop plus de façon
POUR LES GENS ENTERRÉS AU PANTHEON
Morts d'à-côté, beaucoup de cendre, quelques os.
Cendre obscure, chanoine ou maréchal ou prince.
Os connus : grand poète ou chef d'Etat qu'évince
Du monde un tueur gosse, émoi des Lombrosos,
Etonnement des Nordaus ! Morts historiques
Dans la ville hystérique es quartier tapageur,
vous du Panthéon, votre tardif vengeur.
Hôtes qui sommeillez sous tant de rhétorique,
Je ne vous plains pas, certes : on jalouse les morts
Mais on ne les plaint pas, puisqu'ils sont sans remords,
Sans espoirs, morts entiers, — à ce que des gens disent,
Mais je voudrais autour des dalles oti gésigent
Vos restes négligés sur un rite aboli.
Le silence régnât, cette fleur de l'oubli.
RENDEZ-VOUS
Dans la chambre encor sépulcrale
De Tencor fatale maison,
Où la raison et la morale
Le tiennent plus que de raison,
Il semble attendre la venue
Arrivant à lents mais sûrs pas
De quelque présence connue
Et s'écrie entre haut et bas :
« Ta voix claironne dans mon âme
Et tes yeux flambent dans mon cœur.
Le monde dit que c'est infâme ;
Mais que me fait, ô mon vainqueur ?
a J'ai la tristesse et j'ai la joie
Et j'ai l'amour encore un coup,
L'amour ricanant qui larmoie,
toi beau comme un petit loup ! »
VARIA 93
Son œil si morose s'allume
Et sa lèvre, aux souris pervers.
S'agace aux barbes de la plume
Qu'il a pour écrire ces vers.
BERGERIE
A l'instar des bergers de Virgile
Et même de ceux de Florian,
Aimons les belles tout en en
Craignant moult pour notre cœur fragile.
Surtout nous redoutons l'action
Qui nous mènerait à la sottise
De nous fâcher, façon malexquise,
Avec celle, notre passion.
On est si malheureux, dès qu'on aime,
De n'aimer plus, on est si penaud.
Qu'il semble alors qu'il faille, qu'il faut
Mourir soudain d'une mort suprême
Et quelle mort choisir, s'il vous plaît
Dans cette crise et cette tourmente ?
Le fer, le poison ? Ou plutôt mamante.
Ne nous aimer qu'au calme complet.
FÉROCE
Tu m'as vu mourant presque,
Ou plutôt presque mort,
Formant une arabesque
De mon bras qui se tord,
Ecarquillant des yeux
De folie et de rêve,
A soi-même odieux,
Attendant qu'on les crève.
Balbutiant des sons
Sans pouvoir les produire,
Moi, chanteur de chansons
Sans pouvoir te les dire...
Je crois, on me l'assure.
Que, douce, une pitié
Te prit, non sans mesure.
Puis désapitoyé,
Ton cœur cria : c'est bien lui qu'il faut qu'on torture!
A GELIMÈNE
Bon, encore une trahison !
Quand serons nous à la millième?
Ça vaudra mieux que de raison !
J'aime en toi ce trésor sans fin
D'amour en dehors l'un de l'autre
Et j'approuve ta belle faim.
Je ne comprends guère Strindberg
— Un nom qu'à grand'peine on prononce
De titre froid, tel un Spitsberg.
Plus tu nous auras tous faits tels
Que tu le veux j'espère, chère
Qu'alors, sur nos fronts immortels.
Pousseront aux prés, dans les bois,
Partout, autant de cornes belles
Que ton cœur a de beaux émois.
VARIA. 97
Et ce te sera sous le ciel,
Témoin de Tauguste mystère,
Quel hommage torrentiel
De tous les cocus de la terre !
il Février 1895.
MORALE
C'est pourquoi mieux ne pas aimer du tout
Si ce n'est que d'un amour purement sensuel,
Nargue de la morale habituelle,
L'amour sans plus c'est vraiment le bout.
POUR E..
la femme éternellement
Bien-aimée !
ma femme, ô sincèrement
Estimée,
ma femme, si gentiment
Mieux famée
Que ce vieux moi si méchamment,
Bien-aimée,
Calomnié comme il le faut,
Par l'envie,
ma femme, dont le cœur vaut
Trop ma vie,
Je me repens, tu le sais bien,
A toute heure,
A tout moment, de tout, de rien,
Et me leurre
100 VARIA
De l'espoir de voir pardonnes
Les torts botes
De mon cœur, noirs lacs sillonnés
De tempêtes...
Mon cœur est tien, fichu cadeau,
Seule amie,
Mais ton cœur si bon et si beau
Ne veut mie
Du mien. si sincèrement
Estimée...
la femme éternellement
Bien-aimée 1...
POURE...
J'aime ton sourire
Qui m'accueille si
Gentiment ! Ainsi
Le soleil salue
L'humble fleur des champs
Echappée aux gens.
J'aime tes yeux d'ombre
Et de clarté, beaux
Comme des tombeaux
D'enfants et de vierges
Et j'aime les coins
De ta bouche moins
Aimables que drôles
Pour si bien baiser
Moi, pour l'apaiser
102 VARIA
Et j'aime ton àme
Qui ne m'aime pas
Jusques au trépas.
Et que de logique
Dans Tabstention
De cette action,
Car j'aime ta vie
Et la mienne aussi
Mais pas tant ainsi.
POUR E
Quelle colère injuste et folle î
(Au fond la colère est injuste
Et folle), mais combien frivole
Cette rancune si robuste.
Car robuste, elle Test, hélas !
Jusqu'à me faire du chagrin
Ta rancune, et je suis si las I
De t'avoir paru ce marin
Que ballottent quatre yeux de femme I
Gomme autant d'astres de désastre,
Qu'enfin sans néanmoins d'infâmes
Gapitulatiotis, à Tastre
Qu'est la bonté, qu'est la beauté
De ton âme et de ton cœur si bons
Et beaux comme la liberté
Opardon, mais ô donc, réponds.
Tu me fais un peu mal à la tête,
jalouse, ainsi que le soupçon
Je ne suis pas toujours à la fête,
Quand tu me fais, jalouse, la leçon.
doctoresse en droit féminin,
Epargne un peu ce moi, — ta conquête,
Et fais-lui le don félin, canin,
De ta compétence qui me guette
Ta compétence en le droit charmant
Qu'ont les femmes, hélas I sur nos âmes
D'hommes et même sur nos vraiment
Faibles corps d'hommes, ô vous, les femmes.
toi, ma femme, ô toi, laisse-moi
T'aimér beaucoup sans surtout trop croire
Que je ne t'aime que pour la gloire.
Non, je t'aime, va, pour cet émoi.
VARIA 105
Pour ce cher émoi de notre chair
Commune, comme un bien qu'on partage
Alors que nous sommes au lit cher,
A notre chair laissée en otage
De notre cœur, ô que mutuel,
De notre âme, ô combien réciproque,
De notre amour si doux, si cruel,
Que je le crois seul en notre époque.
EPILOGUE
A Eugénie.,.
toi, toi, seule bonne entre toutes ces femmes
Et tant d'hommes feignant d'aimer mon triste cœur.
Toi me riant parmi leurs sourires infâmes.
Me riant franchement, d'un rire point moqueur.
Hypocrite encor moins, mais toujours large et libre
Et qui fait rire enfin mon cœur et sa langueur,
Large comme ton cœur, libre dans l'équilibre
D'une affection forte et douce que ne peut
Déranger tel malheur minime ou de calibre...
Tu querelles avec justice, s'il le veut
Ou s'il ne le veut pas, mon affreux caractère...
On dirait, ta querelle, un jardin où il pleut...
On dirait, ta querelle, un enfant qu'on fait taire
Et qu'on baise bien fort au front, du moment qu'il s'est ta,
Pour le récompenser du bon pli salutaire
VARIA 107
Pris d'obéir, conformément à la vertu,
Des enfants, d'écouter sans répondre et s'instruire
Dans la sagesse et le devoir parfois ardu.
toi toute bonté forte et douce énergie (1)
Encore plus mon âme et mes sens par précis
Sèment ton âme, dût même ta grâce luire,
La grâce de tes sens aimés, — et par ainsi
Notre amour s'ennoblit d'une grâce meilleure
Par quoi voici joyeux mon cœur jadis transi.
Arrière maintenant le vain souci de l'heure
Et du ciel orageux, ou froid... N'avons-nous pas
A l'écart des méchants de qui j'ai fui le leurre
La certitude de ne marcher qu'à sûrs pas
Dans le bonheur, sans plus chercher, moi. Torde orgie.
De laquelle je suis vainqueur, non sans combats.
(1) Une variante donne :
toi, sachant me plaire encore mieux et séduire.
Encore plus mon âme et mes sens par préci —
Sèment Tàme que la grâce qui s'en va luire.
EPILOGUE
A Eugénie.,
Mais il te faut m'etre si douce !
Car tu sais ou tu ne sais pas
Que je suis faible et que mon pas
Flageolle à la moindre secousse ;
Que mon cœur qui trôna jadis,
Fier de sa puissance amoureuse,
Tremble et s'alarme à tels petits.
Tout petits flirts, riens, viande creuse ;
Que mon esprit naguère encor
Triomphal en pleine lumière,
Chû de son vol d'azur et d'or,
A perdu sa gloire première ;
Qu'enfin mon âme toute en Dieu
Lors d'un autrefois dont les anges
Furent participants, au lieu
Des cieux, erre ès-limbes étranges...
VARIA 109
Oui, toi douce ! et tout est fini
Du mal languide qui m'oppresse, —
Et qu'à jamais ton nom béni
Ferme les sceaux de ma détresse I
MORT ! (1)
Les Armes ont tu leurs ordres en attendant
De vibrer à nouveau dans des mains admirables
Ou scélérates, et, tristes, le bras pendant,
Nous allons, mal rêveurs, dans le vague des Fables.
Les Armes ont tu leurs ordres qu'on attendait
Même chez les rêveurs mensongers que nous sommes,
Honteux de notre bras qui pendait et tardait,
Et nous allons, désappointés, parmi les hommes.
Armes, vibrez ! mains admirables, prenez-les,
Mains scélérates à défaut des admirables î
Prenez-les donc et faites signe aux En-allés
Dans les fables plus incertaines que les sables.
Tirez du rêve notre exode, voulez-vous ?
Nous mourons d'être ainsi languides, presque infâmes I
Armes, parlez ! Vos ordres vont être pour nous
La vie enfin fleurie au bout, s'il faut, des lames.
(1) Vers publiés dans la Revue Rouge quelques jours
avant la mort de Verlaine.
VARIA 111
La mort que nous aimons, que nous eûmes toujours
Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce
Et Fortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,
Délicieuse et dont la victoire est l'annonce 1
Décembre 1895.
A Mademoiselle Sarah.
Mademoiselle Sarah,
C'est à qui de nous d'eux sera
Le mieux encore épris de l'autre.
Hélas î crois-je, c'est toujours moi
Que tracasse bien trop d'émoi
Mais votre émoi ? Quel est le vôtre ?
Je crains qu'il ne soit trop même
Si je vois votre cœur à nu...
Heureusement c'est l'inconnu ?
Et je veux que cette fleurette
Ne vous trouve point mal seulette
Dussé-je, y, moi, risquer ma tête.
PARALLÈLEMENT
Pour une édition nouvelle de Parallèlement .
PROJET EN L'AIR
A Ernest Delahaye.
Il fait boa supiaément,
Mi-dormant,
Dans l'aprication douce
D'un déjeuner modéré,
Digéré
Sur un lit d'herbe et de mousse,
Bon songer et bon rêver
Et trouver
Toute fin et tout principe
Dans les flocons onduleux ,
Roses, bleus
Et blancs d'une lente pipe.
L'éternel problème ainsi
Eclairci,
Philosopher est de mise
Sur maint objet réclamant
Moindrement
La synthèse et l'analyse...
118 PARALLÈLBMKM
Je me souviens que j'aimais
A jamais
(Pensais-je à seize ans) la Gloire,
A Thèbes pindariser,
Puis oser
Ronsardiser sur la Loire,
Ou bien être un paladin
Gai, hautain.
Dur aux félons, qui s'avance
Toujours la lance en arrêt !
J'ai regret
A ces bêtises d'enfance...
La femme ? En faut-il encor ?
Ce décor
Trouble un peu le paysage
Simple, petit et surtout
De bon goût
Qu'à la fin prise le sage.
A vingt ans, même à trente ans.
J'eus le temps
De me plaire aux mines gentes.
Et d'écouter les propos
Faux mais beaux,
Sexe aime, que tu nous chantes...
PARALLÈLEMENT 119
La Politique, ah, j'en fis I
Mon avis ?
Zut et bran ! L'amitié seule
Est restée, avec Fespoir
De me voir
Un jour sauvé de la gueule
e cet ennui sans motif
Par trop vif
Qui des fois Mille, Faffreuse !
Et de m'endormir, que las !
Dans tes bras.
Eternité bienheureuse.
Tire-lire et chante-clair,
Voix de Tair
Et des fermes, cette aurore
<3ue la Mort nous révéla
Dites-la
Si douce d'un los sonore !
Nous ne sommes pas le troupeau :
C'est pourquoi bien loin des bergères
Nous divertissons notre peau
Sans plus de phrases mensongères.
Amants qui seraient des amis,
Nuls serments et toujours fidèles,
Tout donné sans rien de promis,
Tels nous, et nos morales telles.
Nous comptons d'illustres aïeux.
Parmi les princes et les sages,
Les héros et les demi -dieux
De tous les temps et tous les âges.
En ses jours de sa gloire et de deuil,
La gloire honorait notre grâce ;
Notre force était son orgueil
Et le rire fier de sa face.
rAHALLÈLEMENT 121
Rome aussi nous comblait d'égards I
Nous éclatâmes dans ses thermes ;
Les poètes de toutes parts
Nous célébrèrent en quels termes.
Chez les modernes nous avons
Les Frédéric et les Shakspeare,
Nos phalanges en rangs profonds
Allaient nous conquérir l'Empire
Du monde en de très vieux Olim
Quand tueurs de femmes et d'hommes,
Les jaloux, ces durs Elohim
Se ruèrent sur nos Sodomes
Sur les Gomorrhes d'à côté.
BILLET A LILY
Ma petite compatriote.
M'est avis que veniez ce soir
Frapper à ma porte et me voir.
la scandaleuse ribote
De gros baisers — et de petits,
Conforme à mes forts appétits I
Mais les vôtres sont-ils si mièvres ?
Primo, je baiserai vos lèvres,
Toutes I C'est mon cher entremets
Et les manières que j'y mets.
Comme en toutes choses vécues,
Sont friandes et convaincues.
Vous passerez vos doigts jolis
Dans ma flave barbe d'apôtre
Et je caresserai la vôtre
Et sur votre gorge de lys
Où mes ardeurs mettront des roses,
PARALLÈLEMEiNT 123
Je poserai ma bouche en feu ;
Mes bras se piqueront du jeu.
Pûmes autour des bonnes choses
De dessous la taille et plus bas, —
Puis mes mains, non sans fols combats,
Avec vos mains mal courroucées,
Flatteront de tendres fessées
Ce beau derrière qu'étreindra
Tout l'effort qui lors bandera
Ma gravité vers votre centre.
A mon tour je frappe. dis : Entre I
DÉDICACES
Pour Varia ou pour une nouvelle édition
de Dédicaces.
MARCELINE DESBORDES VALMORE
Telle autre gloire est, j'ose dire, plus fameuse.
Dont l'éclat éblouit mieux encor qu'il ne luit :
La sienne fait plus de musique que de bruit.
Bien que de pleurs brûlants écumeuse et fumeuse.
Mais la bonté du cœur, mais l'àme haute et pure
Tempèrent ce torrent de douleur et d'amour
Et, se mêlant à la douceur de la nature,
A sa souffrance aussi, de nuit comme de jour
Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil
A chaque instant, avec à peine des nuances.
Un large fleuve harmonieux de confiances
Vives et de désespoirs lents, et, non pareil.
Il chante, l'ample fleuve au capricieux cours,
L'hymne infini de toute la tendresse humaine
Où la fille et l'amante et la mère ont leurs tours,
Où le poète aussi, dans l'horreur qui nous mène,
9
130 DÉDICACES
Vient mêler son sanglot qui finit en prière
Universelle, et la beauté môme d'un art
Issu du sang lui-môme et de la vie entière,
Rires, larmes, désirs et tout, comme au hasard.
Car elle fut artiste, et sous la fougue ardente
Dont va battre son vers vibrant comme son cœur.
On perçoit et l'on doit admirer l'imprudente
Main au prudent doigté tout vigueur et langueur.
— Les villes, ainsi que les peuples, ont la gloire
Qu'elles valent, et toi. Douai, tu méritas
Celle-ci, pays calme où vécut de l'histoire
Tumultueuse en masse et formidable, au tas.
Cité d'églises et de beffrois et campagnes
Pleines de « jeunes Albertines », mais, encor,
« Où s'assirent longtemps les ferventes Espagnes ».
Telle l'œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor,
En harmonie avec la femme et le génie,
Il est juste, il est temps pour l'honneur de ses vers ?
Non, ils sont ton honneur même et ta fleur bénie.
Sa patrie, ô Douai, « doux lieu de l'univers ».
Il n'est que temps, il n'est que grand temps et que juste.
Ville, son cher souci dans ce cruel Paris,
De dresser quelque part sa ressemblance auguste
En quelqu'un de tes « coins » qu'elle a le plus chéris.
DÉDICACES 131
Afin que les cloches encor de Notre-Dame
Bercent du moins son ombre à l'ombre des rameaux
Qui furent familiers aux repos de cette âme
Infatigable et qui lui murmuraient les mots
De ces poèmes dont nous célébrons la fête
Intellectuelle et cordiale, et, ô Toi,
grande Marceline, ô sublime poète,
Et femme exquise, accueille cet acte de foi !
PUVIS DE CHAVANNES
Victor Hugo, soleil dont tous sont le Memnon,
Donnant à nous sa lyre étoilée et fleurie,
Extase du poète, orgueil de la patrie,
Honneur du genre humain qui se lève à son nom ;
PicARWA MATER, campague courageuse,
Race blonde aux corps blancs brunis par le grand air ;
Lu DUS PRO PATRiA, bcaux éphèbes, sang fier
Et chair forte et des yeux où rit la mort songeuse ;
Geneyièye qui paît ses ouailles, tandis
Que Toignent de douceur tel saint et tel évoque.
Et, le Hun éloigné, rêve de paradis,
Autant, Gloire, de droits et de titres avecque
Tant d'autres pour ton temple ouvert de son vivant
A l'artiste impeccable, au maître triomphant.
Janvier 1895.
POUR UN ALBUM
A M^^ de ,.. pour son album.
Je n'ai jamais été dans la Bretagne, mais
J'en rêve toutes nuits, et tout le jour j'y pense
Comme aux choses de mon enfance que j'aimais,
Tant qu'à la fin, et sous forme de récompense,
Je revois le clocher que je n'ai vu jamais.
la Bretagne et ses clochers à jour, où danse,
A travers ce brouillard épais oii je trimais»
La cloche pour bercer un peu ma vieille enfance.
Car j'ai rêvé que je trimais, bête et malin,
Tel, innocent, le long du parc de Josselin,
Un berger, contemplant la nuit long-étoilée.
Et, de plus, ignorant qu'Olivier de Clisson
Fut autrefois maître et seigneur de la vallée,
Rôde parmi les bois en sifflant sa chanson.
SONNET
Pour la Kermesse du 20 juin 1895 (Caen).
Je voudrais avoir, je le jure,
Croyez-en ma sincérité,
Part à votre f est! vite
N'était le mal qui m'iodure,
Qui, tout le temps que le jour dure,
Me retient au lit détesté
Pour me faire un somme agité
Du soir obscur à l'aube obscure.
Mais mon cœur bat libre et sans fers
Et le bon démon qui m'habite
Me dicte encore parfois des vers.
Sonnet, pars joyeux et va vite
Vers ce Caen où la Charité
Gaiment inaugure Tété.
POUR LA PLUME
Je veux dire en ces quelques vers
La bonne opinion que j'ai
Sur les gens bien et l'endroit gai,
Fut Tendroit triste avec des gens divers.
(Or, j'ai passé pas mal d'hivers
Et de printemps gai comme un geai,
Triste comme un cygne à l'essai,
Tour à tour chaste mais pervers.)
Ma bonne opinion est telle ,
Dans cette fête qui m'allume,
Mesdames, ô vous toute belle,
Messieurs, ô vous tous un génie
Que si j'osais, sans ironie.
Je me glorifierais d'être aussi, président de la Plume.
11 avril 1893^
II
Je ne suis plus encore un faune
Et je dirais dans mes regrets
Un sonnet à la Plume après
Que je ne serai plus aphone
Sans le faire, hélas î trop exprès.
Ma muse qui parfois rit jaune
Et voit rouge et noir et tout près
D'y voir rose, puisque suis ès-
Amis, vous dit : Amis, mon trône
Puisque je suis le Président
De ces agapes fraternelles
Ou du moins mon fauteuil prudent,
Mon fauteuil ou si vos prunelles
Y découvrent un trône trop :
Je vous salue, amis, et m'assieds au galop.
13 avrU 1893.
FROxNTISPICE POUR UNE ANNÉE DE LA PLUME
Rêveuse au bord de Teau
Tendrement soucieuse,
Entends chanter l'yeuse.
L'ajonc et le bouleau ,
Admire le tableau
Naïf où la macreuse,
La sarcelle amoureuse
Parlent du renouveau.
Pénètre-toi du charme,
Sens monter une larme
Qui viendrait de ton cœur
A ce printemps qui muse,
Joie éparse et langueur,
Souris, petite muse.
LE LIVRE D'ESTHER (1)
Je suis un ennemi de toute hypocrisie,
Aussi, de tout ennui,
Et c'est pourquoi, ma trop chère, je t'ai choisie I
Je Tavoue aujourd'hui.
Gomme je l'indiquais hier dans tel volume
Dont Bazile a rougi,
Comme je l'écrirai demain avec ma plume
D'homme chaste assagi,
Gomme je le crierai, fût-ce en face des balles,
Fût-ce « à travers le feu,
a Le fer des bataillons », ces soûlantes cymbeiles,
Serait-ce, nom de Dieu I
(1) Ces deux pièces portent en note, au coin de la page,
Le Livre d'Esther ; ce sont les seules. Verlaine avait com-
mencé un volume sous ce titre. La première pièce
Je suis un ennemi de toute hypocrisie
devait être le premier du livre.
DÉDICACES 139
Devant le Diable, et quand ce serait devant pire
(Je f ai nommée assez)
Je t'aime mieux que tout, démon, goule, vampire,
— Et ce n*est pas assez I
II
Phi...B..., c'est presque la lune,
Mais La Lune que je vois
Quand tu cèdes à ma voix
Qui sans doute t'importune.
Mais si sincère qu'enfin
Tu l'exauces et me hausses
Jusques aux charmes qu'en vain
Blasphèment des voix que fausses I
Mais que moi qui ne suis rien,
Plus rien que leur hygiène
A ces tiens (miens ?) charmes bien-
Aimés, je torche sans gène
(Et pourquoi, puisque, après tout
Ce manège qui m'allège
D'un poids bien cher au débout,
Vers mieux encor je m'allège.)
VERS DE JEUNESSE
A DOiN JUAN (1)
Je n'ai jamais pu voir sans un rire nerveux,
Les beaux garçons passer au bras des belles filles,
Les rendez- vous surpris, les baisers, les aveux
Qui bruissent, les soirs d'été, sous les charmilles,
Percent mon cœur jaloux comme d'àpres aiguilles !
Et, méprisant l'amour, je ris des amoureux ;
Pour leur calme outrageant, j'abhorre les familles ;
Je hais tout ce qui rampe en se croyant heureux.
Mais j'envie, ô mon Juan, pour suborner les âmes.
Ta lèvre qui savait aimer toutes les femmes,
Ton sourire et tes yeux, clairs comme des miroirs ;
Et ta main qui, le jour, trouant quelque poitrine
De sot mari, — le soir, grattait la mandoline
Sous un balcon de pierre où luisaient deux yeux noirs.
(1) Sonnet de jeunesse douteux, publié sous la signature
Fulvio.
QUATRAIN (1)
D'ailleurs en ce temps léthargique,
Sans gaité comme sans remords,
Le seul rire encore logique,
C'est celui des têtes de morts.
(1) Quatrain écrit en épigraphe à Claire Lcnoir de Yilliers
de risle Adam-
LES DIEUX (1)
Vaincus, mais non domptés, exilés, mais vivants,
Et malgré les édits de l'Homme et ses menaces,
Ils n'ont point abdiqué, crispant leurs mains tenaces
Sur des tronçons de sceptre, et rôdent dans les vents.
Les nuages coureurs aux caprices mouvants
Sont la poudre des pieds de ces spectres rapaces
Et la foudre hurlant à travers les espaces
N*est qu'un écho lointain de leurs durs olifants.
Ils sonnent la révolte à leur tour contre l'Homme,
Leur vainqueur stupéfait encore et mal remis
D'un tel combat avec de pareils ennemis.
Du Coran, des Védas et du Deutéronome,
De tous les doj];mes, pleins de rage, tous les dieux
Sont sortis en campagne : Alerte ! et veillons mieux.
{i) Sonnet de jeunesse publié sur une copie.
10
SUR LE CALVAIRE (1)
Lorsque Jésus fut mort, et comme une auréole
S'allumait bleue au front blanc du Nazaréen,
Plus pâle qu'un cadavre et plus tremblant qu'un chien,
Le bon larron prenant brusquement la parole :
« Compagnon, que dis-tu de tout ceci? Moi ? Rien,
Répondit le mauvais larron. Rien, âme molle.
Rien, ô cerveau chétif qu'un tel prodige affole.
Sinon qu'en pendant là cet homme l'on fit bien. »
Un coin du ciel s'ouvrit soudain comme une porte,
Et la foudre s'en vint brûler l'audacieux
Qui hurla, puis reprit : « On a bien fait, n'importe ! »
Un corbeau qui passait lui creva les deux yeux.
Et vers ses pieds mordus se dressait une louve.
Mais l'Obstiné cria : « Qu'est-ce que cela prouve ? »
(1) Sonnet de jeunesse publié sur une copie.
L'ENTERREMENT
Je ne sais rien de gai comme un enterrement I
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans Tair, lançant son svelte trille,
Le prêtre, en blanc surplis, qui prie allègrement,
L'enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S'installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille,
Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis, tout rondelets sous leur frac écourté.
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,
Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens.
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants !
L'AMI DE LA NATURE
J*crach* pas sur Paris, c'est rien chouett' I
Mais comm' j'ai une âm' de poèt',
Tous les dimanch's j'sors de ma boit'
Et j'm'en vais avec ma compagne
A la campagne.
Nous prenons un train de banlieu'
Qui nous brouette à quèque lieu'
Dans le vrai pays du p'tit bleu,
Car on n'boit pas toujours d'champagne
A la campagne.
EU'met sa rob' de la Rein' Blanch';
Moi, j'emport'ma pip' la plus blanch'.
J'ai pas d'chemis', mais j'mets des manch',
Car il faut bien qul'éléganc' règne
A la campègne.
Nous arrivons, vrai, c'est très batt' !
Des écaill's d'huîtr's comm' chez Barati'
Et des cocott's qui vont à palt\
Car on est tout comme chez soi
A la camp — quoi !
VERS DE JEUNESSE 149
Mais j'vois qu'ma machin' vous em... terre,
Faifs-moi signe et j'vous obtempère.
D'autant qu'j'demand' pas mieux qu'de m' taire...
Faut pas se gêner plus qu'au bagne,
A la campagne.
LE LIVRE POSTHUME
LE LIVRE POSTHUME
Le poète a fini sa lâche,
L'homme, non.
L'un se repaît du bruit fait autour de son nom,
Il compte ses succès sincères ou factices,
Depuis l'humble début et les chastes prémices
Jusqu'à ses derniers vers, qu'il sent bien fatigués I
Le temps n'est plus des madrigaux jolis et gais,
De l'élégie au tour voluptueux et tendre.
De l'ode au vol vainqueur, du sonnet qu'à l'entendre
(Le poète) on eût cru du Pétrarque, mais mieux.
Il voudrait, et de bonne foi, se faisant vieux,
Que tout fût dit pour lui sans plus pousser sa gloire.
S'en fiant là-dessus à l'humaine Mémoire.
C'est un cœur, un esprit, une âme retraités,
Soignant a loisir ses deux immortalités^
Plus soucieux pourtant, quelque ardeur qui l'allume,
Quant à son âme, encor de celle de sa plume.
Pour l'homme, le poète à part et lyre et luth
Bien écartés, — mal occupé de son « salut »
Peut-être autant que ce poète qu'est lui-même,
Son rôle n'est joué qu'à demi, le problème
154 LE LIVRE POSTHUME
De sa vie, il ne l'a résolu que si peu
Qu'il n'est pas sûr de quoi que ce soit devant Dieu.
Sa mémoire ne lui dit rien qui le console
Ou le désole, ou quoi que ce soit. Sa parole
Hésite, et l'action semble ôtée à son bras.
Pourtant la volonté, parmi tous embarras,
Ennui, remords peut-être, à coup sûr vœux en quête
Ou las, persiste et bande et tend toute sa tête,
Il vit et prétend vivre, et cela très longtemps,
Et non pas être heureux de par ses vœux contents.
Au feu ses passions, en tant pourtant que feues,
Satisfaites, non, il aspire à mieux qu'aux queues
Des comètes, et c'est le soleil qu'il lui faut,
Le bonheur !...
Et voici qu'à cette heure prévaut
Dans l'existence de cet homme tout tendresse,
L'amour, et qu'il a bien la meilleure maîtresse,
Gaîté, bonté, raison, et qu'il aime à mourir.
De son absence si ce risque allait courir
(Mais elle ne s'en ira pas, dis, ma chérie ?)
Or, depuis qu'elle est là, l'humble et droite Egérie,
Le charme et le conseil, c'est curieux ce qu'il
Gagne en cordial de ce qu'il perd en subtil.
Il s'intéresse à toute chose, à tort? peut-être?
Autant et mieux que l'art qui fut l'unique maître
De ce cerveau despotiquement fier jadis,
Et maintenant doux, tolérant, un paradis,
Une chambre commode, et bien chaude, et bien fraîche
Fraîche comme un bosquet, chaude comme une crèche,
Pour toute simple idée et tout raisonnement
Clair, et pour toute gentillesse, bonnement.
LE LIVRE POSTHUME 155
Sous cette muse, aimable et fine inspiratrice,
En même temps qu'infiniment dominatrice
Dans le sens le meilleur et le plus haut du mot.
L'homme reste poète au sens calme qu'il faut,
Et le livre qui va venir après tant d'autres,
Où, Vertu, vous planez, où. Vice, tu te vautres,
S'en va paisiblement, honnête, sous ta loi,
Femme en qui le poète et l'homme ont mis leur foi.
FRAGMENTS
/
Dis, sérieusement, lorsque je serai mort.
Plein de toi, sens, esprit, âme, et dans la prunelle,
Ton image à jamais pour la nuit éternelle
Au cœur tout ce passé tendre et farouche, sort
Divin, l'incomparable entre les jouissances
Enormes de ma vie excessive, ô toi, dis,
Pense parfois à moi qui ne pensais jadis
Qu'à t'aimer, t'adorer de toutes les puissances
D'un être fait exprès pour toi seule t'aimer,
Toi seule te servir et vivre pour toi seule
Et mourir en toi seule. oui, quand, belle aïeule,
Tu penseras à moi, garde-loi d'exhumer
Mes jours de jalousie et mes nuits d'humeur noire,
Plutôt évoque l'abandon entre tes mains
De tout moi, tout au bon présent, aux chers demains
Et qu'une bénédiction de ta mémoire
M'absolve et soit mon guide en les sombres chemins.
II
J'ai magnifié de vertus.
Chère veuve, tes qualités.
Ces hommages leur étaient dus
Et je n*ai dit que vérités.
Ta patience de parole
Et d'action à mon égard
Mériterait une auréole.
Toi belle et moi presque un vieillard,
Presque un vieillard, presque hystérique,
Aux goûts sombres et ruineux.
Evocation chimérique
Des grands types libidineux,
Tibère et tous, — et ta clémence
Vis-à-vis de ces désirs fous.
Ou sots plutôt dans leur immense
Ambition de quatre sous.
158 LB LIVRE POSTHUME
Et ta gentillesse divine
Devant mes soupçons odieux,
Quelle que fût leur origine,
Toi belle et moi presque vieux.
£t ton cœur dans nos zizanies
Eteintes enfin sur le tard,
Plein des faiblesses infinies
D'une maman pour son moutard.
Mais aussi ton esprit sagace
Tenant tête à l'entêtement
D'un mien triste ensemble et cocasse..
Il est vrai que je t'aimais tant I
III
Compagne savoureuse et bonne,
A qui j'ai confié le soin
Définitif de ma personne,
Toi, mon dernier, mon seul témoin.
Lorsque je t'écrivais des vers
Que des sots dits spirituels
Trouvaient un peu bien sensuels
Et d'autres simplement pervers,
J'eus soin de mettre en tête d'eux
Ces cris si vrais de mon amour,
Quelques mots graves pour qu'un jour
Se tût le mensonge hideux.
Oui, certes, le sang et la chair
Furent mes complices joyeux
Dans le délice radieux
D'avoir trouvé le maître cher,
160 LE LIVRE POSTHUME
Le beau guide en ce monde laid,
Le conseil franc et l'âme forte
Et cette verve qui m'emporte
Chez la femme qu'il me fallait I
Ah I conduis-moi, lors triomphant
Puisque pour appui j'ai ton bras,
A travers tous les embarras.
Comme un vieillard, comme un enfant.
Puis, dis, lorsque j'aurai quitté
La terre et ta présence, hélas I
Mêle un peu ta prière au glas
M'annonçant dans l'éternité.
IV
Te rappelleras- tu mes colères injustes?
Non, mais plutôt l'élan vers tes vertus augustes
De toute ma pensée à l'entier dévouement
Qui n'avait de bonheur qu'en l'agenouillement
Devant ta volonté pour moi douce et terrible
Et toujours pour un bien, à la passer au crible,
De l'accomplissement joyeux d'un ordre dur,
Et toujours pour un bien et d'après un plan sûr.
Emané de ton ùme et sorti de ta bouche.
M'auras- tu pardonné mon front parfois farouche
Et ma face effarée et mon geste perdu,
Pensant combien frappé, de quels malheurs battu.
Abreuvé de quel fiel, par une providence
Pleine d'oubli clément et d'exquise prudence.
Je tombais dans tes bras divins qui m'ont sauvé !
Mais plutôt tu ressentiras ton cœur couvé
Par le mien et tu reverras plutôt ma vie
Dépendant de la tienne avec point d'autre envie
Que ne pas te déplaire ou te désobéir
En quoi que ce pût être, et ne jamais faillir
11
162 LB LIVRB POSTHUME
A la devise confiée à ton pur zèle,
Vivante dans ton sang. Tout pour Elle et par Elle î
Et peut-ôlre qu'alors quelques pleurs précieux,
Glorieux témoignage, obscurciront tes yeux.
Et voici l'instant où tu meurs,
Nuit suprême en ma nuit extrême,
Deuil de deuils, malheur de malheurs,
Il me semble mourir encor moi-même
Eh quoi ! Texpansion immense
De cette immense intensité.
Cette santé, cette gaité,
Tout ce triomphe enseveli, démence !
Mensonge î le néant c^est bon pour moi.
Pour cet être absurde et fragile.
C'est ce qu'il faut, mais quant à toi...
Nous ne sommes pas de la même argile.
Moi je suis la destruction
Dans le silence et les ténèbres,
Toi, monte avec Tassomption
Des femmes que l'amour rendit célèbres.
164 LB LIVRE POSTHUME
Car dans Tombre où Ton s'en ira,
Ta figure entre toutes celles
Des belles que Ton adora
Passe les amantes et les pucelles.
Et, dernier don à ton féal,
Ma tombe sera renommée
De ce chef divin et royal,
La gloire de t'avoir surtout aimée.
DERNIER ESPOIR
Il est un arbre au cimetière
Poussant en pleine liberté,
Non planté par un deuil dicté, —
Qui flotte au long d'une humble pierre.
Sur cet arbre, été comme hiver,
Un oiseau vient qui chante clair
Sa chanson tristement fidèle.
Cet arbre et cet oiseau c'est nous :
Toi le souvenir, moi l'absence
Que le temps — qui passe — recense...
Ah, vivre encore à tes genoux I
Ah, vivre encor ! Mais quoi, ma belle,
Le néant est mon froid vainqueur...
Du moins, dis, je vis dans ton cœur ?
SOUVENIRS ET FANTAISIES
Courrier français, 26 juillet 1891.
AU QUARTIER
SOUVENIRS DES DERNIÈRES ANNÉES
Vers 1887, à l'issu de bien des événements mi-
nuscules mais doublement et triplement poignants
dans leur intimité même, je « dirigeai mes pas » de
convalescent sortant de divers hôpitaux, devers un
hôtel de la rue Royer-Collard, intitulé précisément
du nom même de la rue. C'est tout près de cet im-
meuble qu'en 1871, Raoul Rigault, que j'avais connu
dès l'enfance, périt dans de mémorables circonstances
qui lui feront pardonner bien des fautes. On ne se
rappelle peut-être qu'imparfaitement cette anecdote
finale, tout à l'honneur de ce malheureux qui fut
coupable, certes î mais qui mourut de sorte magna-
nime : il quittait une barricade et avait déjà grimpe
ses cinq ou six étages et se disposait à fuir par les
toits, quand une voix à demi étranglée par la terreur
retentit, sinistre, dans l'escalier : « Ce n'est pas moi
172 SOUVENIRS ET FANTAISIES
Rîgault, je suis le propriétaire ! » En entendant ces
mots, le vrai Rigault, devinant qu'on allait fusiller
quelqu'un à sa place, et quel quelqu'un, pour Dieu ?
son propriétaire ni plus ni moins. Et de descendre
aussitôt quatre à quatre et de crier aux Versaillais
qui avaient déjà collé au mur l'infortuné « patron »,
en se désignant du doigt : « Voici Rigault et non cet
homme. Et vive la Commune ! »
Quelle différence entre cette conduite certaine-
ment superbe et la peut-être raisonnable chanson
des anarchistes d'aujourd'hui :
Si tu reuœ être heurevx^
Nom de Dieu !
Pends ton 'propriétaire »..
Ces terribles souvenirs n'empéclicnt pas la table
d'hôte de M'"*" Th..., la voisine immédiate de ce pro-
prio vraiment chançard, d'ùtre assez amusante, com-
posée aux trois quarts de Moldo-Valaques et autres
parfaits raslas dont le français, tant fantaisiste ! fai-
sait parfois sourire et même rire le coin petit parisien
que nous formions à quelques-uns — dont un juif
polonais. Ce garçon (Stanislas de son petit nom) de
qui le nom en vy dissimulait mal la religion, me vint
trouver un jour en me disant : « Cer maître, que ze
voudrais bien faire votre portré ! » Il accoucha
bientôt d'un pastel terrible où ma tête, pourtant plu-
tôt peu patibulaire, apparaissait sur un fond rouge-
SOUVENIRS ET FAISTAISIES 173
flamme, telle une tête de damné. Portrait et fond
furent exposés au (( Blanc et Noir » et Ticonographe
Félix Fénéon « s'en défia » de très spirituelle façon
dans les colonnes d'un journal d'art de l'époque.
Je n'ai jamais aimé poser et ce me fut un véritable
supplice quand un autre peintre vint quelques jours
après me proposer la même botte pour la Revue
illustrée ; ma tête était déjà la proie d'un de mes
amis, d'ailleurs le plus « talenteux », à mon sens,
mais aussi le plus terrible de ces tortionnaires. Je ne
connais que les interwiers modernes, d'ailleurs de
charmants garçons, pour être véritablement plus ra-
soirs encore, selon le mot de cet excellent Raoul
Ponchon.
Bien que mal fortuné déjà, j'avais mes mercredis.
Et ces soirs-là ma petite chambre, qui n'avait pour-
tant rien de commun avec la maison de Socrate, con-
tenait parfois jusqu'à quarante personnes des deux
sexes. Villiers de l'Isle-Adam faisait des grâces à
M'"" Rachilde qui, elle-même, avait de l'csxjrit entre
Laurent Tailhade et Jean Moréas.
Il parait d'ailleurs que j'ai fait, d'après des cro-
quis y un dessin que je recommande à Bergerat pour
la prochaine exposition de « Poil et Plume » et
qu'une revue du Quartier publia.
Parmi mes « invités » plusieurs sont morts :
Villiers de l'Isle-Adam et Jules Tellier. De ce der-
nier, quelques pieux amis ont réuni et publié ré-
174 SOUVENIRS ET FANTAISIES
cemment un volume (1), qui n'est pas dans le com-
merce, et suffirait h lui seul pour envoyer son jeune
nom à la postérité.
Souvenir d'autant plus mélancolique qu'on s'amu-
sait ferme au cours de ces modestes agapes qui, d'or-
dinaire, se terminaient, vers minuit, par l'invasion
des cafés avoisinants, le François Premier entre au-
tres. Que de cheveux ! mon Dieu ! (je ne parle pas
pour moi) et que de monocles ! mais aussi quelles
discussions littéraires, jusqu'au moment de la fer-
meture. Cela même alla parfois jusqu'à des envois de
témoins ! Mais je raconterai ces choses quelque autre
jour.
Et voilà pour mon stage relativement court en cet
hôtel un peu bien sérieux, mais dont, en somme, je
n'ai guère à me plaindre — en dépit de la sévérité
môme, légèrement prud'hommesque, du patron de
la rue et, par conséquent, de la maison.
(l) Les Reliques, de Jules Tellier.
VARIÉTÉS
AU QUARTIER ; SOUVENIR DES DERNIÈRES ANNÉES
Rue Saint- Jacques. Un escalier terrible : une
rampe et ses supports d'arbres à peine équarris
peints rouge-sang. Un entresol haut comme un se-
cond plutôt par l'aspérité que par le nombre des
marches. Propriétaire bon garçon in tus et in cute,
mais... Locataires matutinaux, locatrices volontiers
très vespérales avec qui point n'est trop dur ni trop
rude de s'entendre à telles fins « que je pense ».
J'y recevais mes amis aux soirs du jour accou-
tumé de la semaine. Peu de gaz pour éclairer les
marches escarpées et la rampe trop large pour la
main et la cage elle-même trop étroite pour un corps
quelque peu abusif; mais, par les soins du digne
hôte, une bougie brûlait jusqu'aux heures que de
droit sur le rebord intérieur de fenêtre qu'il fallait,
à l'effet d'éclairer les nombreux invités. De la bière
17G SOUVEiNIRS ET FANTAISIES
plus que du thé aux instants de « richesse ». Dans
Tautre cas, de l'eau sucrée avec du rhum, fruit quel-
quefois d'une « contribution » des camarades. Du
tabac et quelque gaité toujours en tout comme...
Puis, pour la deuxième ou troisième fois, l'hôpital,
une suite de rhumatisme revenu... et d'opulence in-
suffisante.
Mais passons sur cette période d'à peu près six
mois par ailleurs racontée et revenons bien vite au
Quartier, cette fois rue de Vaugirard, sous les aus-
pices de Maurice Barrés, en un très confortable hôtel
tout proche de lOdéon et qui eut l'heur d'abriter
bien des a illustrations » de tous ordres, depuis Gam-
bctta jusqu'à Lebiez, sans compter tant de généra-
tions de littérateurs, d'avocats et de docteurs.
Patron et patronne charmants. Table d'hôte toute
de famille et en famille, et très variée. Jusqu'à un
prêtre s'y trouvait, et je n'hésite pas à confesser —
c'est le mot — qu'éclataient maintes discussions,
toujours courtoises, souvent plus que vives à propos
de mille choses sérieuses et autres. Et quand, après
le dessert et avant le café, « Monsieur l'abbé » se
retirait pour ses dévotions, la conversation prenait
un tour moins contradictoire et tous et toutes tom-
baient d'accord en propos gentiment légers, parfois,
comme la gaze dont ils s'abstenaient parfois aussi.
Femmes jeunes et d'esprit, la maîtresse de la maison
en tcte, hommes, parmi quels le mari d'icelle, diserts
SOUVENIRS ET FANTAISIES 177
et de belle humeur^ y allaient de leur voyage au bleu
— et parfois rose, pays des fantaisies.
Mes mercredis battirent là leur plein, ainsi qu'il
est de mode de s'exprimer aujourd'hui : des amis de
plus en plus • nombreux, flanqués, aussi bien, de
simples connaissances, d'indifférents, voire de cu-
rieux, surabondaient dans mes salons... composés
d'ailleurs d'une très sortable mais seule et unique
« carrée ». On disait peu de vers, le prœses, le pater
familias qui était donc moi, objectant le plus souvent
à ce mode de distraction, mais on riait et, en somme,
la cordialité régnait.
On n'est pas de bois et votre serviteur moins que
personne. D'assez mais pas trop fréquentes visites
féminines eurent lieu, comme, d'ailleurs, jadis et na-
guère en d'autres lieux, dans ce modeste et simple
mais confortable asile ; vertu, peut-être aussi inquiète
de dépenses, ô que gratuitement supposées ! la très
aimable dame de céans crut devoir, à mon insu, je
vous le jure, Mesdames, vous consigner ma porte,
et moi, pauvre diable, qui vous accusais !
J'avoue que, dès que la morale mais maussade
vérité finit par éclater à mes tristes yeux, je mani-
festai quelque... étonnement et faillis me fâcher...
pour de rire, suivant la locution faubourienne.
N'importe, j'étais vexé, — et un nouvel accès de
rhumatisme me fit quitter — pour quelque temps,
— et à destination d'encore l'hôpital, l'hospitalité,
i2
178 SOTTVEIIIRS ET FANTAISIES
depuis reéprouvée et reappréciée à tout son prix qui
est, sans nulle tautologie, précieux aprè» toot, tant
il y eut, à travers mille petites contradictbns mu-
tuelles et si humaines, de véritable et de bdie cor-
dialité entre ces bonnes gens et ce brave homme, dé-
cidément, que je suis, oui !
N'importe! j'en voudrai longtemps et peut-être
avec raison, à la farouche providence, toute gentille
d'ailleurs qu'elle ait été et, sans m©! doute, admira-
Wemient sincère et bien intentioiméc, d« cette ex-
cellente M"'"' A... On n'est pas de bois et votre ser-
viteur moins que personne, je vous l'assure,
Telles mes t aventures », accompagnées de beau-
coup d'autres, en l'aménissime mais combien, bon
Dieu ! réfractante à d'aucunes complaisances pourtant
si simples, hôtel de la rue de Vaugirard, tout proche
de l'Odéon 1
ONZE JOURS EN BELGIQUE
Maintenant que tout est ou semble être fini chez
nos voisins Wallons et Flamands, en fait de troubles
et de commencement de guerre civile, voudra-t-on
permettre à un pur artiste, invité à une tournée de
conférences dans différentes villes belges, de donner
brièvement et comme à vol d'oiseau ses quelques
impressions de voyage ?
Mais avant d'entrer dans le vif de mon sujet, qu'on
me laisse féliciter ici, dans un journal sage, la sa-
gesse des représentants et des sénateurs belges qui,
forcés par un courant irrésistible, en effet, d'opinion,
ont cru devoir admettre chez eux le Suffrage uni-
versel aux seules telles conditions par lesquelles il
est susceptible de servir efficacement. Le vote plural
par les conditions graduées d'âge éclairé, de fortune
indépendante et de capacité intellectuelle me semble
parfait, point chimérique, et si nos voisins, même
180 SOUVENIRS ET FANTAISIES
les plus pauvres d'entre eux, s'y tiennent, j'estime
fort qu'ils feront bien...
Inutile, n'est-ce pas, de vous raconter mon voyage
de Paris à Charleroi où je devais débuter... comme
orateur en ces régions. L'assez triste morceau de
France, si intéressant qu'il soit à beaucoup de points
de vue autres, qu'il faut traverser pour aller jusque-
là, m'a par trop rappelé le mot d'Alexandre I" de
Russie, d'après Chateaubriand : « Dieu, que la France
est laide ! » C'est vrai que ce Tsar n'avait vu que ce
coin industriel et richement, mais platement, agri-
cole de notre pays.
Mon arrivée à Charleroi dans une famille exquise
ne m'en a pas moins fait ramentevoir de quelques
vers écrits par moi... en 1872.
Dans l'herbe noire
Les kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire...
Plutôt des bouges
Que des maisons,. ,
Quels horizons
De forges rouges...
On sent donc quoi ?
Où Charleroi ?
SOUVENIRS ET FANTAISIES 181
votre haleine,
Sueur humaine,
Cri des mélaux I...
Du reste, succès de « bon aloi » mien, au théâtre,
s'il vous plaît, oii ma conférence prit place, devant
1,500 personnes, entre un concours d'harmonies des
environs et une tombola.
De Charleroi à Bruxelles, la route est courte et
peu intéressante, sinon qu'on passe par Waterloo,
et son site superbe gâté, selon d'ailleurs la parole
d'un connaisseur, feu lord Wellington, par l'absurde
monticule que surmonte un lion auquel ceux de
l'Institut n'ont rien à envier... que le grand air.
Bruxelles ! J'y vécus jadis beaucoup trop. Peu au
fond de changement depuis 21 ans. Un boulevard
central assez semblable à notre avenue de l'Opéra,
une Bourse luxueusement laide ; en revanche, un
babéliquc palais de justice, sombre intérieurement,
comme sied, mais énorme et emphatique à l'exté-
rieur, avec, tout en l'air, tout en l'air, un dôme trop
petit dans l'espèce et trop ou trop peu doré, mais le
tout en somme d'un grand effet.
Si cela peut vous intéresser, vous dirai-je que ma
quatrième conférence à Bruxelles eut lieu dans une
chambre de correctionnelle, l'orateur à la place du
greffier, au-dessous du tribunal... absent « pour
une fois » au milieu d'environ 200 avocats, « le
jeune barreau » ?
182 SOUYEMRS ET FANTAISIES
Je ne connaissais pas Gand : belle ville fortement
flamande avec deux curiosités principales, sa basi-
lique de Saint-Bavon et ses béguinages. Un bégui-
nage, c'est comme qui dirait une petite ville en forme
de cour carrée, aux maisons espagnoles, toutes bâ-
ties plus pittoresquement Tune que l'autre, renfer-
mant de dignes dames mi-religieuses, mi-laïques,
logées chacune chez soi, — possédant une véritable
église paroissiale, et des chapelles dédiées un peu à
tous les saints et à toutes les saintes du Paradis.
J'ai beaucoup admiré ces chères et discrètes per-
sonnes et j'envie leur bonheur de tout mon cœur...
Ajivers, déjà connu de moi, m'a causé une désillu-
sion grande ; on en a démoli les trois quarts pour
édifier de stupides maisons stucquées à Tanglaise. 11
est vrai qu'on a agrandi le port, mais ce m'est une
médiocre, sinon triste consolation... Je ne vous parle
pas du musée que vous connaissez certainement et
qui est, n'est-ce pas, de toute beauté.
Ce qui m'a le plus intéressé là-bas, ce sont les en-
terrements : corbillard où « tant d'or se relève en
bosse )) qu'on n'y saurait consentir au premier
abord, lanternes aux quatre coins comme pour un
gala, et sur le cercueil, un drap rouge et or. A la
longue, on s'habitue à ces pompes funèbres qui, du
moins, symbolisent — un peu prématurément, pos-
sible, la gloire éternelle due... pourtant au seul
juste devant Dieu !
SOUVENIRS ET FAMAISIES 183
Liège, que j'avais vue aussi^ — tenez, le jour
même de la chute de M. Thiers en d873 — cela ne
me rajeunit guère, et Dieu sait quel hourvari dans
cette viUe toute française (ou croyant l'être !), Liège,
elle, n'a pas changé. Du reste, pourquoi l'aurait-elle
fait ? N'a-t-eJle pas toujours, outre ses monuments,
son palais de justice et ses si curieux cloîtres, ses
bords admirables de Meuse et son Mont-de-Piété,
qui vaut le voyage? C'est peut-être en plein pays
wallon, réchantilkKa le plus flamand de toute la con-
trée, y compris Amsterdam lui-même.
Mes huit conférences projetées se trouvant tenni-
nées juste à la veille de la mi-carême parisienne, et
la mi-carême belge n'éclatant que le dimanche « en-
suite », moi qui n aime plus ces fêtes beaucoup, je
résolus d'accomplir un des plus chers (et bien mo-
destes, vous allez voir) vœux de ma pauvre vie, je
résolus de passer ce jour... et le suivant à Bruges.
la plaisante ville aux carillons si doux, si ber-
ceurs pour qui sans nul doute furent faits ces vers,
dès lors ressuscites pour moi, de Victor Hugo :
J'aime le carillon dans tes cités antiques,
G vieux pays gardien de tes mœurs domestiques.
l'aimable cité, dormante et non pas morte, sui-
vant le bien trop pessimiste Rodenbach, ô ses ca-
naux sans navigation, mais non pas sans cygnes, ô
le tout petit béguinage, et le tout petit musée de
184 SOUVENIRS ET FANTAISIES
l'hôpital (si amusant de calme et de bonne vétusté)
et quels Memling et ô surtout — même après les
hautes tours et les maisons bellement bizarres, par-
fois presque ou tout à fait mystérieuses, môme après
tout cela, — le Musée de dentelles, qu'il faudrait la
main d'une belle dame qui serait fée pour l'oser dé-
crire...
Ce devait être ma dernière impression de Belgique
entre mille autres charmantes de la part des choses...
et encore plus , s'il est possible, des gens.
Aussi, à une dame d'ici qui me boudait un peu
depuis mon retour, pourquoi, mon Dieu ? ne pus-je
m'empêcher, vieux fou que je suis encore et déjà, de
dire... sur son album :
On fait de la dentelle à Bruges,
Mais on fait risette à Paris.
JEANNE TRESPORTZ
Elle est toute petite, toute blonde, cbmme toute
frisée et c'est d'un air mignon au possible qu'elle
porte presque sur l'oreille sa toque imperceptible,
d'où semble s'envoler un oiseau blanc et noir, mi-
mouette et mi-colombelle. Et précisément, elle-même
tient de l'oiseau jusqu'au miracle. Elle marche : c'est
un oiseau qui marche; parle- t-elle? c'est un oiseau
qui parlerait. Mais n'allez pas lui attribuer, sur ces
aspects, la frivolité non plus que la gracilité de l'oi-
seau. Il y a du sérieux et de la carrure dans cette tête
joUe, et sa conversation, pour n'être en rien pédante,
sent bon d'une lieue l'esprit Je plus fin poussé en
pleine terre de rationnelle érudition. Méchante, oh
non. Mais ne vous y fiez pas. L'épigramme, quand
par trop provoquée, sort prompte et point très douce
de ces lèvres charmantes. Le regard, d'ordinaire
plaisamment modeste, sait, alors qu'il le faut, luire
18G SOUVENIRS ET FANTAISIES
d'une gentille mais virtuelle vraiment malice. Même
on connaît d'elle des pages que le gros mot de talent
n'accablerait pas, mais qui valent mille fois mieux
qu'un lourd compliment et sont exquisement légères
et spirituelles. Bonne, certes. Et courageuse ! Pauvre
elle est et restera, parce que, pour son contentement
de vivre pour bien faire richesse et voilà où jamais le
cas de le dire. C'est vers des buts particulièrement
recommandables et pour des fins dignes de toutes
louanges, que se dirigent les pas si lestes et voca-
lise l'organe si preste qui faisaient naguère l'objet
d'une juste assimilation.
Femme à l'extrême, ce n'est pas qu'elle ait peur du
sexe laid. Le contraire ne serait pas tout à fait vrai
uniquement pourtant, parce que rien n'est absolu
sur ce globe lerraqué. De tout cela, il ressort que,
puisqu'elle est très bien, eh bien, dans les quelques
et très rares rapports qu'elle peut avoir avec ou en-
vers des hommes, elle sait garder toute mesure et
peut tout pousser à l'extrême.
Mademoiselle, je vous remercie bien. Je n'avais à
tracer de vous qu'une silhouette et je pense que c'est
fait.
Quant à ce qui est de faire un portrait tout du
long, cela demanderait du temps et le vôtre est si
précieux qu'il me faudrait assumer de tels motifs, en
vérité, que j'y vais réfléchir considérablement.
NEVERMORE
L'humble cabaret d'autrefois est plein de soleil
couchant : la chaude lueur allume les vitres, danse
Kcr le carrelage de briques rouges, crible d'étin-
celles sanglantes les faïences peintes du dressoir de
chêne à plaques de cuivre, et vient jusque sur la
tabl€ où je rêve., les mains au menton, empourprer
la bière noire dans la grande chope.
L'hôtesse est toujours celle que j'ai connue, elle a
quelques cheveux blancs de plws parmi sa fauve
tignasse : elle me parle de son mari qui est forgeron
et de ses enfants dont l'aîné tirera au sort dans einq
ans. J'ai une certaine difficulté à la comprendre,
parce qu'elle s'exprime en patois, et quelque peine à
lui répondre, — car je rêve.
En rêvant, je jette à travers la fenêtre basse les
yeux sur la grand'route qui mène à la rue d un vil-
lage dont on voit les premières habitations. L'une
d88 SOUVENIRS ET FANTAISIES
d'elles est un peu plus haute que les autres, et les
rayons venus de l'ouest en caressent le toit de tuiles
avec une sollicitude toute particulière.
De loin en loin passe un cheval traîneurdc herse ou
de charrue que guide un rustique sifflant ou jurant,
selon Tallure de Fattelage, ou bien c'est un chasseur
au léger bagage, qui regrette les lourds camiers d'il
y a six semaines. Paysan et chasseur quelquefois en-
trent, boivent, paient et sortent, après une pipe fu-
mée et quelques nouvelles échangées. — Moi, je rêve.
Et je me revois dans ce même cabaret, moins
vieux d'à peine quelques mois, assis près de cette
table où je m'accoude à l'heure qu'il est et y buvant
comme aujourd'hui, dans une chope, une bière noire
que le soleil couchant vient empourprer.
Et je pense à l'Amie, à la Sœur qui chaque soir, à
mon retour, doucement me grondait d'être en retard,
etqu'un matin d'hiver des hommes en vêtements blancs
et noirs sont venus chercher en chantant du latin.
Et l'horrible abattement des malheurs sans oubli
pénètre en moi, silencieux, tandis que la nuit, enva-
hissant le cabaret où je rêve, me chasse vers la mai-
son du bord de la route qui est un peu plus haute que
les autres habitations, la joyeuse et douce maison
d'autrefois où vont m'accueillir, rieuses et bruyantes,
deux petites filles en robes sombres, qui ne se sou-
viennent pas, elles, et qui joueront à la maman^ —
leur récréation favorite, — jusqu'à l'heure du sommeil.
SOUVENIRS SUR THÉODORE DE BANVILLE
J'ai beaucoup connu le si regretté Maître et je
pense qu'il est encore temps de lui apporter mon
hommage comme filial sous la forme de ces quelques
notes anecdotiques. Tout d'abord, ma première con-
naissance avec Théodore de Banville s'opéra par la
lecture, chez un libraire du quai Malaquais, des
Cariatides et des Stalaclites, lesquels livres de sa
toute jeunesse (1842), frappèrent littéralement d'ad-
miration et de sympathie mes seize ans déjà litté-
raires. Certes, Banville a fait mieux et infiniment
mieux que ces œuvres de son adolescence poétique
(il débuta à dix-neuf ans), mais il y a dans ces Juve-
nilia une telle ardeur, une telle fougue, une telle
abondance, une telle richesse en quelque sorte, que
je ne crains pas d'affirmer qu'ils exercèrent sur moi
une influence décisive. J'étais proprement transporté.
Un peu plus lard, je lus les Odes funambulesques
qui me ravirent en extase, Le Beau Léandre, Le
Feuilleton d'Aristophane, toute cette œuvre mer-
veilleuse. J'eus bientôt l'honneur d'être présenté au
190 SOUVENIRS ET FANTAISIES
grand poète par de chers camarades, Coppée, Mon-
des, Dierx, José-Maria de Heredia, Mérat, et ce
pauvre Valade. Il était impossible de trouver un plus
charmant, un plus brillant causeur, en même temps
qu'un hôte aussi affable, d'une malice douce et sans
fiel, véritablement unique. Son visage, qui rappelait
celui du Gille de Watteau, était un aimable et sin-
gulier mélange de bonté presque puérile et de finesse
infinie. Du reste, un parfait gentleman aux gestes
gamins toujours^ de bon aloi. Sa voix, plutôt haate,
sortait d'entre ses dents un peu serrée, strideale
mais bienveillante. Les épigrammes, les anecdotes,
jusqu'à des confidences tout amicales en sortaieat
pour la joie de ses invités du salon de la rue île
Condé (je parle de longtemps), dont les honnevra
étaient faits par la fidèle compagne de sa vie. Un fils
de premier lit, qui est maintenant un grand artiste
— j'ai nommé Rochegrosse — s'était vu adopter par
Banville en toute paternité infatigable et dévouée. Je
me rappellerai toujours ces miheux de soirées où le
Maître déshabillait le tout petit garçon, le faisait bai-
ser au front par l'assistance que nous étions et
Fallait coucher, cependant que nous prenions des
gâteaux et le thé au rhum traditionnel. Banville
revenait et la conversation devenait plus vive sur
l'invitation du « patron » :
— Et maintenant, Messieurs, nous allons fumer
des cigarettes comme un tigre ! ceci ponctué d'an
SOUVENIRS ET FANTAISIES 191
index en l'air, geste si gentil, mais combien conta-
gieux I Car tous, du Parnasse contemporain, plus
ou moins gosses que nous sommes au fond, avons
conservé cette manière d'accentuer nos phrases,
Mendès, Coppée, votre serviteur et tant d'autres !
C'est vers ces heures que l'on voyait Banville tirer
de la poche de son veston de velours une simple
casquette de soie qu'il campait gaminement sur une
tête peu chevelue déjà, comme l'expriment d'ailleurs
ces vers exquis :
BanviUe porte un front qui n'a rien de commun :
A tort il l'accompagne
De trois crins hérissés avec fureur, comme un
Savetier de campagne.
Et les malices, et les bonnes méchancetés, de
pétiller en paradoxes éblouissants, sans, je le répète,
aucun fiel au grand jamais. Parfois, un violent coup
de sonnette suivi de l'apparition de l'immense Gla-
tigny retentissait. Le poète de Flèches d'or n'était
rien moins qu'un dandy, tout en restant, bien
entendu, un gentleman lui aussi. Il me souvient de
l'avoir vu dans ces chères réunions, vêtu d'une
blouse bleue de roulier, avec, aux pieds, de purs
sabots. Par exemple, en voilà un qui vous l'imitait,
ce Banville ! Celui-ci, d'ailleurs, se plaisantait lui-
même à cet égard. C'est ainsi qu'un soir, les frères
Lionnet, en train d'imitations s'avisèrent — ou
mieux : s'avisa — de contrefaire les intonations si
192 SOUVENIRS ET FANTAISIES
amusantes de Banville, qui s'écria: « C'est bien...
mais ce n'est pas encore ça... » Et Tcxcellent hôte de
« s'imiter » délicieusement et de se surpasser lui-
même, tâche peu facile, en esprit gentil tout plein,
bonhomme et divinement farceur. Et c'est vers ces
époques que Banville écrivait son chef-d'œuvre, peut-
être, ses magnifiques Exilés, li\Te véritablement
épique et du plus haut lyrisme. Le Charivari d'alors
imprimait une nouvelle série d'Odes funambulesques
qui ne le cédaient en rien aux premières ; et le Na-
tional insérait chaque dimanche soir de miraculeux
articles de critique dramatique. Le Théâtre- Français
jouait Gringoire ; des nouvelles, des contes, ajou-
taient en outre à la gloire du puissant créateur. Par-
fois, sa mère honorait ces soirées de sa toute bien-
veillante et toute gracieuse présence, et c'était vrai-
ment admirable, quoique bien naturel, de voir la dé-
férence affectueuse dont Banville l'entourait. On par-
lait peu politique, rue de Condé ; mais quand il en
était question, le maître savait toujours imposer son
lumineux bon sens et la juste largeur de son esprit.
Survint la guerre, qui trouva Banville fièrement
patriote et lui inspira les Idylles prussiennes, une
œuvre vengeresse, la seule peut-être qui restera de
cette période avec de fort beaux vers de Mendès
et de Goppée. Des événements qu'il ne convient
pas de raconter ici m'éloignèrent de France et de
Paris pendant de longues années, ce qui n'empê-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 193
cha point le poète de s'intéresser à mes humbles
travaux en de précieuses lettres précieusement gar-
dées qui font partie de mes plus chers trésors. La
vie, depuis si sévère et parfois si injuste pour moi,
m'a, dans ces derniers temps, tenu éloigné de son
salon de la rue de l'Eperon ; mais, et c'est là le
cas de le dire, le cœur y était. Et ce me fut comme
un grand coup au cœur quand, ouvrant VEcho de
Paris, certain matin, j'appris sa mort soudaine.
Et moi qui ne sors jamais, infirme et sauvage que
je suis, je me départis de ma discrétion habituelle
et assistai à ces belles et touchantes funérailles, où,
malgré la pluie, l'Intelligence de Paris se pressait.
J'ai ressenti rarement une émotion pareille, encore
que la Destinée m'ait gâté et me gâte encore sous
ce rapport-là. Il me semblait que c'était un reste de
ma jeunesse qui s'envolait. Il me souvenait d'avoir,
vingt-deux ans auparavant, accompagné un autre
cercueil, aussi illustre, mais combien triste ! avec
sa trentaine de suivants, dont précisément Ban-
ville, reste fidèle à son ami Baudelaire. Je inennis
en quelque sorte le deuil avec V éditeur Lemerre;
hier, n était-ce pas V éditeur Vanter sur le bras
duquel je m appuyais ! Simple coïncidence, mais fa-
talité tout de môme, preuve et « sigillé » ^dirait l'ami
Moréas) de ma fatale inféodation à cette tant aimée
coquine de littérature, pour laquelle avait tant et si
victorieusement fait l'a jamais disparu bon Poète !
13
MES HOPITAUX {Notes nouvelles).
On pourrait appeler cette semaine celle des visites.
Trois jours où les parents, amis et « connaissances »
des malades peuvent serrer la main aux tristes reclus,
les embrasser et les baiser selon Je degré d'intimité.
C'est qu'une fôte concordataire nous est échue en
dehors des dimanche et jeudi de rigueur pour l'entrée
libre des étrangers. Précisément ces jours-là, il est
rare que je reçoive du monde, étant « porté sur le
mouvement », c'est-à-dire pouvant avoir des visiteurs
tous les jours indifféremment. Je profite de ces heures
de loisir pour observer un peu à ma droite et à ma
gauche et mon temps n'est pas toujours complète-
ment perdu, tant le populo, j'entends l'honnête
populo parisien, a d'expansion, d'abandon naïf sous
son air gouailleur dans la libre expression de ses
sentiments, presque de ses sensations. Et que de
nuances, d'intéressantes et pourtant, pour parler
ainsi, cousines divergences parmi ces variées mani-
festations de la vraie âme démocratique qui a bien,
elle aussi, avec ses prétentions, dès lors absurdes, à
SOUVENIRS ET FANTAISIES
195
l'absolu dans la justice, liberté, égalité, fraternité, et
autres formules, avec ses préjugés voltairiens sans le
savoir et tous ses sots emballements vers quel idéal
pour « travailleurs », ses délicatesses, ses exqui-
sités, sans compter ses ridicules, combien innocents
et gentils à force d'être intenses. D'abord ce qui ca-
ractérise ces fêtes, ces véritables fêtes bihebdoma-
daires pour ces pauvres braves gens, c'est le nombre
du personnel, je veux dire du public. Il y a des lits au-
tour desquels j'ai vu, pas plus tard qu'hier, une bonne
quinzaine au bas mot de camarades d'atelier, en de-
hors bien entendu de la bourgeoise et des gosses. Et
c'était tellement encombrant qu'un d'entre la société,
en matière d'apologie, encore que d'autres lits fussent
quasiment aussi circonvenus, s'écria : C'est rigolo.
On dirait un enterrement. — « Moins le bistro »,
observa doucement le malade en gaieté d'avoir tant
de sympathie peut-être un peu curieuse autour de
lui. Et, les 3 heures sonnants, heure de la sortie,
tous ou presque tous, en lui serrant la main, de lui
remettre qui un paquet de tabac, qui quelques ci-
gares inséparables, qui des oranges et quelques-uns
trois ou quatre pièces blanches.
Par contre, bien triste le lit qu'on ne visite jamais,
plus triste encore le malade qui en est le titulaire. —
Néanmoins, il n'est pas rare qu'on lui parle, qu'un
des visiteurs, qu'une surtout et plutôt des visiteuses
d'à côté ou d'en face s'enquière de sa santé, lui passe
196 SOUVENIRS ET FANTAISIES
même quelque douceur, tant le peuple parisien, bien
pris et un peu trié, est bon.
D'ailleurs, en dehors des particularités ci-dessus,
curieux et curieux les visiteurs de cet ordre. Les
premières nouvelles données et reçues, les cordialités
épuisées, c'est une procession aux fenêtres des
femmes, des enfants et de quelques hommes. Des oh
et des ah, des tiens et des viens donc voir... Le che-
min de fer de ceinture qui passe toutes les cinq mi-
nutes. Ça doit être bien gênant pour dormir... Mais
c'est bâti sur pilotis ici. Est-ce solide au moins?.. Et
les fidèles restés auprès du malade, n'ayant plus rien
à lui dire ni à se dire entre eux, se taisent et laissent
errer leur regard, qui commence à s'ennuyer, sur la
salle, sur les lits, dévisagent les divers élèves macha-
bces et font des réflexions — quelles 1 Sotto voce.
Moins touchante, si, touchante aussi, dans un tout
autre genre la visite que faisait tous les jours réglemen-
taires, de 1 heure sonnant à 3 heures et des minutes,
une belle fille, ma foi, dans les 24, 25 ans, à un
épouvantable petit souteneur de 17 ans au plus,
naguère traité à la chirurgie pour un coup de revol-
ver reçu dans une rixe de bal musette, depuis en
médecine pour une maladie vénérienne des mieux
caractérisée. La pauvre fille, arrivée toujours la pre-
mière, apportait à son affreux avorton d'amant, de
l'argent, des victuailles — et des fleurs, ô fleurs !
Un jour qu'elle tardait de deux ou trois minu-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 197
tes, il s'écria : c'que j'tc la scionncrai à la sortie...
Moi, puisque ce moi qui est mon poison m'est pré-
sent pour toujours comme un remords, comme je viens
de le dire, j'ai la faculté de recevoir tous les jours, et
mes amis viennent de préférence en dehors du règle-
ment. Ce qui fait que je puis les promener dans le
jardin et causer à Taise. Les jours réglementaires on
est forcé de rester au lit et c'est dans cet appareil
qu'on est visible.
En outre d'une admirable chère amie qui n'a pas peut-
être en, en moyenne, deux ans pleins d'hôpital mien
manqué dix fois de me visiter, — quelques amis, faits
par moi le plus rares possible par voie d'adresses non
données à d'aucun, des amis de derrière les fagots et
les ragots, 'charment ma solitude de leurs potins moins
littéraires qu'autres, car ils connaissent mon manque
de goût pour les premières. On fume des pipes, on va
ainsi jusqu'à la soupe de quatreheures et l'on se sépare
meilleurs camarades vraisemblablement qu'en ville.
Ah ! tandis qu'il s'agit de visiter, qu'elle vienne
donc bientôt, sinon tout de suite, la grande attendue,
un dimanche ou un jeudi, ou tel jour de la semaine
qu'il lui plaira, me parer enfin des fleurs qu'il faut
— point surtout de rhétorique ! — et pareil, moi, dès
lors, à la victime antique, à mon tour me scionner !
Car on se lasse des meilleures choses, fût-ce de la
vie en ces conditions charmantes que je crois bien
que c'est moi qui me les suis faites, au fond.
LE DIABLE
Car il est « à la mode » aujourd'hui, Messer Sa-
tanas, et le titre ci-dessus fleure l'actualité depuis le
si mérité succès du La-Bas, par notre ami J. K. Hiiys-
mans. Fut-il jamais plus question d'envoûtements,
de vénéfices de malengins, d'incubat-succubat, Messes-
Noires et autres sortilèges que durant ce dernier tri-
mestre? Jusques aux maisons- de -rapport qui se mêlent
à cette danse macabre... et c'est ici que le Diable
éclate — cette fois, une fois n'est pas coutume —
contre ces pauvres propriétaires — car dès que les
« daïmons », comme dirait l'excellent poète Jean
Moréas, hantent un immeuble, quand même ce der-
nier serait situé sur le boulevard dédié au peu occul-
tiste Voltaire, tous autres locataires, de chair et
d'os, et de ressources épuisables peut-être ou sans
doute, comme vous et moi,
SOUVEMRS ET FANTAISIES 199
Voletant^ se culehutant
ainsi que profère le vers-libriste Jean (lui aussi !) de
La Fontaine récemment, lui aussi, odifié, voire ban-
queté, déménagent à la queue leuleu, non, quelques-
uns, sans tirer celle des Intrus, non, d'aucuns, sans
le son discret d'une cloche mal bénite au ligneux
métal...
Oui, le Diable, dâsJTeufel, the Devil, il Diavolo, el
Diablo, comme vous voudrez et dans toutes les lan-
gues que vous voudrez avec ou sans ses cornes, avec
ou sans cette queue dont je viens de parler, oui, le
Diable est de mise, suivant le terme des joueurs, et
pour m'cxprimer commercialement, « de défaite »
en ces jours, pourtant, de scepticisme un peu bien
poussé trop loin, entre nous, qui, en fait,
Clignons Vœil du côté dit « Malin ».
Je ne suis pas beaucoup plus grand clerc en démo-
nologie qu'en Théologie, en dépit de quelques études
à l'intention de cette dernière séance,
Ancient lare !
n'est-ce pas, Edgar Poe? ni, surtout, grâces aux
dieux immortels! qu'en psy.. psy... psychologie;
mais, bien qu'inexpert aux tournois de tables ou do
chapeaux, tant hauts de forme que mous ou melons
ou etc., tant rondes que carrées, vel alias, je ne suis
200 SOUVEMRS ET FAMAISIES
point sans quelque accointanee avec le Seigneur des
Ténèbres, — fiât Nox ! — de son nom fin de siècle,
le Très Bas. — Et ceci, non pour ressasser là la fin
insipide plaisanterie consistante dire de ceux-là, vul-
gaire troupeau, vil bétail, sotte engence! de qui le
porte-monnaie, velouté de par trop denses toiles
d'araignées, n'a pas assez l'horreur du vide, qu'ils
voient le Diable.
Non, mes relations avec le mignon du célèbre et
irrévérend chanoine Docre partent de plus bas encore,
s'il m'est permis d'oser ainsi étaler mes plaies mo-
rales, — mais ne traversons-nous pas une époque de
liberté... relative, — heureusement !
Je ne veux point non plus parler de mes sept
péchés capitaux, ni de la tourbe des vénielles pecca-
dilles de votre indigne serviteur — et nul, je crois,
de mes contemporains des deux sexes ne serait, dans
l'occurrence, autorisé à jeter le premier caillou dans
mon jardinet de coulpe et d'erreur.
Non, encore une fois, et voici, surtout, et entre
autres milliers de cas, la cause et Feffet de mon sa-
tanisme à moi :
N'avez-vous pas remarqué, complices lecteurs —
et lectrices, combien l'ennui est tentateur, d'autant
plus tentateur qu'il se manifeste multiforme : ennui
de croupir dans l'obscurité pour les jeunes de lettres,
dans l'éternelle dèche et la dette archi-vivace pour la
plupart des « glorieux » gloria in profundisy ou in
SOUVENIRS ET FANTAISIES 201
extremis^ au choix! ennui, côté des dames, pour une
robe où tel grand couturier s'est trompé, ou pour cet
amant ou cet autre ou d'autres trop ou pas assez as-
sidus ou jaloux, ennui pour l'enfant d'apprendre et
pour le maître d'enseigner, ennui de vivre, enfin,
pour tous et partout et tout le temps !
Or, l'ennui est la vraie solitude, la solitude dans le
tumulte des foules aussi bien que dans les tempêtes
au désert et que dans le calme en mer. Et la soli-
tude, vœ soli ! en même temps qu'elle porte malheur,
est, parprécellence, mauvaise, détestable, abominable
conseillère.
C'est elle qui détruit l'enfant la nuit et parfois le
jour, elle qui :
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents,
elle qui se constitue la Muse, pardonnez, chastes
Piérides ! — du criminel et du filou, elle qui souvent,
trop souvent égare le poète et l'artiste ès-sinistres
labyrinthes du vain Orgueil et de l'Envie, qu'elle se
quoHbette Emulation ou garde cyniquement son sale
nom, c'est enfin elle ou plutôt lui, Tcnnui de vivre
qui... me dicte ces lignes, horreur ! pour, ô que bé-
névole dévorateur de ma prose, un peu vous faire
partager mon ennui de les écrire — et d'écrire en
général ! Est-ce assez satanique, dites?
Et puis, — il y a un et puis — le Mensonge ne
marque-t-il pas foncièrement le Maudit et les suppôts
202 SOUVENIRS ET FANTAISIES
dudit ? Et qu'est-ce que je viens de vous envoyer là,
sinon la plus effrénée, la plus effrontée, la plus fal-
lacieuse et pernicieuse et fellatrice et délétrice contre
vérité ; car j'aime férocement, sachez-le, i)euples des
continents et des îles, j'aime, en vieux Parnassien, en,
paraît-il (tant que ça ?) symboliste inexpecté, cette
gueuse entre les gueuses, cet ange par dessus les Ar-
changes, nommée Littérature, c'est-à-dire les lettres,
et les primes lettres proférées dès l'aurore de ce
monde, après tout bon, furent, souvenez-vous :
Fiat lux !
si bien que, de fil en aiguille, mon très profonde-
ment prémédité vénéficiard, préjudiciable et envoute-
mentcsque discours est ourdi juste à l'encontre de
mon dessein, et que le Diable, encore une fois, comme
en ce Papefiguière dont nous informent François Ra-
belais et Jean de la Fontaine — déjà nommé, — c'est
la saison des prix — si bien, dis-je, qu'encore une fois,
qui ne sera pas, espérons-le bien la dernière, — aura
été berné comme un simple Sancho Pança, se fait à
l'instar d'une réunion d'actionnaires, en fin de
compte, exécute, tel un clubman à la carte trop
facile...
Et Fiat lux, et vive la Vie, — et au diable, le
Diable !
Août 91.
MOMES-MONOCLES
Sous ce titre quasiment générique, je me propose
de réunir quelques-uns de mes très jeunes et jeunes
encore amis affligés de la verrue en vogue ou adornés
de cette fleur à la mode, comme on voudra. Je place
la présente étude sous le haut patronage de notre
cher et vénéré maître Leconte de Liste, du monocu-
liste par excellence, qui porte beau et fier, dans son
arcade sourcil... leuse, l'emblème chéri de la généra-
tion montante de cette décadence-ci.
A Edouard Dubus.
Grand, point trop mince, glabre et pâle, vif comme
le mercure et causeur comme une cascatelle qui se-
204 SOUVEMRS ET FANTAISIES
rait presque un torrent, il est duelliste de naissance,
amoureux de complcxion, poète de race et reporter à
ses heures perdues. Les belles, toutes I de Montmartre
et du Quartier n'ont point d'arcanes pour lui : leur
alcôve est toute sonore de ses sonnets qu'enflamme,
X3ar surcroît, la pyrotechnie du plus pur symbolisme,
leurs mains, et, je crois bien, leurs pieds, tout roses de
ses baisers, sans préjudice de leurs autres trésors et
de ses autres caresses. Un don Juan à trois yeux, un
pacha à... combien de... cœurs.
La première fois que je le vis, nousnous gourmâmes.
La seconde fois nous dînâmes ensemble. Depuis
notre amitié subit des fortunes diverses ; telle toute
chose humaine, mais le beau fixe a fini par triompher,
et je défie bien l'appendice zygomatique de ce char-
mant compagnon, quelle qu'en soit Tacuité et quelque
pénétrante que puisse être la psychologie de son re-
gard pourtant pénétrant en diable, de découvrir la
moindre arrière-pensée dans l'expression actuelle de
ma véritable sympathie pour la gentillesse de ses
procédés — et de son esprit, ce qui ne gâte rien.
II
A Alain Des vaux.
Pourquoi ce doux garçon s'entend-il surnommer
« l'assassin )> ? Serait-ce par antiphrase et faudrait-il
SOUVENIRS ET FANTAISIES 205
en croire la légende qui veut qu'en train de suçons
sur des frisons, il ait naguère été l'objet d'une tenta-
tive de meurtre de la part d'une Espagnole soup-
çonnée d'être des Batignolles ? Je connais un peu la
dame, et, vrai, je ne la crois pas démonstrative à ce
point, mais bien très charmante et sanguinaire tout
au plus comme un mouton mal enragé. Au demeu-
rant, que de revanches cupidonesques ne prit-il pas
d'autre part I Je ne compte à son passif, en outre
de la terrifique aventure ci-dessus indiquée, qu'une
défaite, cette fois-ci brésilienne authentiquement, et
j'y compatis d'autant plus que moi-même, quelque
temps après, je passais par les mêmes fourches por-
tugo-americo-caudines. Hasards delà guerre! som-
bres fêtes ! Mais que diable voulez-vous ? On n'est
pas des princes, ni des bœufs, comme avait coutume
de dire un jeune faubourien, mon voisin d'hôpital,
du temps quand je n'étais pas ce millionnaire.
Il s'appelle Alain, en bon breton qu'il est ; en bon
breton aussi, il bretonne pour l'Eglise et pour le Roy,
plus a millénaire », comme dit Léon Bloy, que gal-
lican, plus pour Charles XI que pour Philippe VII,
ce à quoi j'applaudis. Tout loyalisme, tout foi, sinon
tout croyance. Il pratique peu et ne conspire pas.
N'arbore son... monocle qu'à la rigueur.
Un nez à la Scudéry. Gomment se pourrait-il, dès
lors qu'il ne fût pas le Triomphant habituel que nous
savons ?
206 SOUVENIRS ET FANTAISIES
III
A Henry Chollin,
Hyren Nilhoc pour ses lecteurs, car poète et ro-
mancier. Carliste comme ci-dessus et ultramontain
nuance Grégoire Septième du nom. Peu pratiquant
aussi. Assume ses féroces opinions cléricales princi-
palement dans son costume qui tire fort sur le prêtre
catholique anglais, surtout quand il complète par un
haut de forme à hords plat? son col comme romain
« piquant d'une note )) blanche le noir de la souta-
nelle (ou comme) hermétiquement fermé. Coiffé du
pétase de feutre noir — toujours! qu'il dispose en
cône à la Salvatcr Rosa et qu'il porte très enfoncé,
très en arrière, il contracte des airs mauvais garçon
et parle volontiers socialisme. Mais ne voyons-nous
pas le bellement féodal, ladmirablement mystique,
le très décoratif Wilhelm II se pencher, non sans une
grâce hautaine, sur ces questions essentiellement cor-
diales 1
Supporte bien une pauvreté un peu volontaire ; et,
pourvu que son verre, qui est grand, s'empourpre de
picon ou s'illumine d'absinthe, diurnes et nocturnes
il n'y a pas d'heures pour les braves et fi de l'oppor
tunisme en toutes choses ! il n'a cure et peu lui chaut
SOUVENIRS ET FANTAISIES 207
du souper non plus que du gîte... Et le reste 1 direz-
vous. Dame ! ses principes théologiques, bien qu'ir-
réductibles, ne lui défendent pas de se tourner vers la
Femme autrement que pour l'édifier. Alors, gare !
ces jeunes gens !
Par exemple, je ne sais pas pourquoi je l'ai fourré
dans ce cénacle de monoclés. Car bien que (peut-être
parce que) puissamment myope, son œil est vierge
de tout verre solitaire. L'honnête pince-nez les nuits
de vadrouille et de chapeau mou, des lunettes — pas
moins! quand casqué du galurin des ]outs habillés y
parent seuls (ou déparent) son visage d'adolescent
ascétique avec un soupçon de bonne humeur latente
et d'indulgente gausserie.
Il n'a donc pas, il usurpe, mais de par Tamitié, sa
place dans cette galerie de chers camarades, d'affec-
tueux et affectionnés cadets du bonhomme un peu
Jadis déjà que devient votre serviteur.
Et vite, revenons à l'orthodoxie de notre titre.
Aussi bien voilà qui est réalisé, car nous avons
affaire.
IV
A Franklin Bouillon,
« The Jersey man wich a jolly glass in his eye ».
Et c'est donc que vous partez, cher ami, pour ce
208 SOUVENIRS ET FANTAISIES
London gothique riche et sélect bien, pleins d'arbres
et de marbres, pour cette joyeuse vieille Angleterre,
— Bournemouth, Lymington, Brighton, paix, repos,
bénédiction ! — séjour terrible et charmant de mes
années d'exubérance, de quelle exubérance! où main-
tenant grandit, en sagesse, j'espère, un autre moi-
même à qui la vie puisse épargner les joies et leurs
revers, paternels !
Plus heureux que votre ami, cet Ovide sur place,
ibis, bon Frank, ibis in Urbem !
A Dauphin Meunier et Henri Lecîerq.
Le monocle incarné en deux personnes^ !
Il est précieux de les voir côte à côte arpenter ou
dégringoler le Boni' Micli', tels que deux princes mé-
rovingiens, superbes présomptifs imberbes fumeurs de
cigarettes, on dirait de cette époque-là, tant ils lancent
majestueusement la bleue fumée par les airsoii flot-
tent, savamment déchevelées, leurs immenses, gigan-
tesques roses noires épanouies tignasses, effroi du
Philistin, stupéfaction des filles, notre joie à nous
romantiques un peu revenus, un peu trop rameneurs,
sinon chauves furieusement, mais vibrants encore à
SOUVENIRS ET FANTAISIES 209
la vue de ces reliques d'un passé qui fut amusant, et
si pieusement portées par ces ordinands bénévoles.
Je les crois légèrement « mages » et comme teintés
de Boudhisme, car il paraît qu'il faut tout de même
une religion ; on vient de découvrir çàtoutà l'heure.
En tous cas ce sont de bons enfants, spirituels et gais
quand ils veulent bien, et leur dernière « bien bonne »
consista à essayer de passer pour des mangeurs
d'opium et de haschich, mais l'incompressible bon
sens tôt éclata, divulguant par leur bouche, sincère en
définitive, qu'aucune sensation d'aucune sorte n'avait
suivi la consommation des mystérieuses substances,
consommation pourtant opérée suivant tous les rites,
n'est-ce pas, Dauphin ?
Affaire, sans doute, de climat et de tempéra-
ment, diraient les presque convaincus, desquels je
suis.
VI
A Jean Moréas,
Los, los, et trois fois los !
Voici le roi, l'empereur, le demi-dieu du Mo-
nocle !
Non content d'être le maître incontestable des
rhythmes obsolètes ressuscites et des vocables
14
210 SOUVENIRS BT FANTAISIES
moyenâgeux et renaissance accommodés à telles et
telles sauces ultramodernistes, il veut encore, et peut
et a pu s'instaurer le Magistei\ par précellence, ele-
gantiarum.
L'hiver, c'est d'un manteau à triple ou quadruple
pèlerine qu'il se drape, comme en 1830, pour subju-
guer le sexe aimable ; Tété maints boudoirs le voient
s'étendre, — sur des canapés tôt gémissant d'un dou-
ble poids, — tout de gris perle investi, cravaté de
clair-tendre, bardé de faux-col moins fier mais
plus rigide que son cœur tout aux belles de tous les
temps.
Mais été comme hiver, erect ou supin, dès le dilicule
de même que vers ces crépuscules du soir, il retient,
il accapare, il absorbe la Marque ésotérique, le Si-
gillé impollu, le seul, le vrai, l'uuique et multiple et
sacro-saint Monocle !
D'ailleurs pas « môme » le moins du monde, celui-
ci, et il ne figure en ce travail que comme l'indispen-
sable Deus ex machina. S'il ne fait que confiimer
encore non plus tout-à-fait à la prime adolescence,
sa moustache le désigne suffisamment, double virgule
ponctuant de leurs pointes terribles l'auréole qu'il a,
le sacre un homme, que dis-je?le proclame l'homme
qu'il faut, QU'IL A FALLU !
Demandez plu lot à ces daines.
ENFANCE CHRETIENNE
Et tout d'abord salut à la pauvre chapelle de
Sainte-Agnès, dans la vieille et bonne et belle ville
d'Arras ! Elle fut paroisse après que la Révolution
eut démoli la plupart des églises et l'était encore
lorsque mes parents s'y marièrent. D'elle date, par
conséquent, ce que j'appellerai ma conception mys-
tique et c'est pourquoi je commence par l'honorer en
tout respect attendri. Pauvre d'architecture et
d'ornement, c'est comme une église de village, en
raccourci, crépie à la chaux, garnie de deux ou trois
naïfs tableaux et de quelques statuettes sans mérite.
De minces voix d'orphelines, depuis qu'elle est rede-
venue la chapelle d'une congrégation enseignante,
y retentissent en fins cantiques et de frais saints, aux
fêtes, enflamment et fleurissent son humble autel.
Je fus baptisé à Metz, où je suis né. Je n'ai gardé
aucun souvenir de l'église où cette cérémonie eut
212 SOUVENIRS ET FANTAISIES
lieu, ayant quitté Metz très jeune et j'en ai même
oublié le vocable. Mais c'est un de mes plus chers
projets, de m'informer, à la première occasion, de
tous les détails relatifs à cette phase de ma \ie chré-
tienne, pour pouvoir, qui sait par ces temps-ci? un
jour de confession ou de martyre, répondre à qui de
droit, avec l'accent, sinon avec le geste d'un Louis IX,
se réclamant du seul baptistère de Poissy : « Paul de
saint un tel ou de telle Notre-Dame ».
Et de Metz ecclésiastique, nulle remembrance que
celle, bien vague, de la bizarre cathédrale au bord de
l'eau, dont j'ai encore les vitraux très harmonieux
dans les yeux, malgré tous les pleurs qu'ils ont
versés, malgré toutes les choses étranges, coupables
ou non, auxquelles ils ont môle depuis leurs regards
plutôt ingénus. Et, Metz, deux fois mon pays, par la
naissance et par l'espérance, adieu sans doute !
Montpellier, de pompeuses processions sous des
draps tendus. J'y apprends mes prières. J'y suis bien
sage et plus près du bon Dieu que jamais de ma
vie.
J'avais sept ans quand je vins à Paris. Juste l'âge
du crapaud des ChâthnenlSy tué au 4 décembre.
J'étais, ce jour-là, sur les boulevards, lors du fameux
massacre, avec ma mère qui s'y promenait en cu-
rieuse, comme tout le monde, et nous n'avons été ni
elle ni moi, ni passablement de gens, maisonsallan-
drouzés. Il est vrai que le Coup d'Etat ne m'a pas
SOUVENIRS ET FANTAISIES 213
rapporté autant d'argent de copie qu'à M. Auguste
Vaquerie, de qui j'admire fort, entre parenthèses, le
si amusant Tragallahas et cette adaptation des plus
réussies de Calderon, les Funérailles de V Honneur,
mais qui n'est pas mort du tout percé de balles,
sur le perron de Tortoni non plus. Mais me voici
bien loin de mon sujet qui est de passer en revue les
divers tabernacles, ô mon Dieu, où l'on vous adore
en esprit et en vérité, avec lesquels ma vie m'a mis
en quelque rapport, — tant ce Paris est profane !
Mon tout premier souvenir parisien, sous le rapport
des fréquentations d'églises, est pour l'épouvantable
Sainte-Marie des Batignollcs et pour la Trinité en
bois de la rue de Glichy où j'assiste à des froides ou
moites messes basses, concurremment avec la cha-
pelle des catéchismes de la rue de Douai, qui est
donc quoi devenue, depuis le temps ? Ma famille me
conduit à la première et ma pension un peu plus
tard aux deux autres. Guère de dévotion, moi. Je
m'ennuie simplement, sans plus rien comprendre à
ce qui se passe que la majorité d'ailleurs des assis-
tants, j'ai tout lieu de le craindre. Ah ! des Te Beum
pour la fête de l'Empereur dans le chœur de Sainte-
Marie, à côté de mon père, capitaine du génie en
retraite, convoqué. Des services funèbres de connais-
sances. Le rite gallican, chantres en chapes, arpen-
tant le chœur de haut en bas, un serpent. Les bar-
rettes n'allaient-elles pas encore en cône V Des sur-
214 SOUVENIRS ET FANTAISIES
plis sans manche, avec des bandes plissées au petit
fer voletant derrière. Je remarque que les prêtres
portent leurs cheveux longs et très pommadés ou
bien alors assez en désordre. Ma première communion
faite avec d'affreux gamins, pourtant moins pires
que ceux d'à présent que je connais bien aussi, pour
des raisons. Menteurs, gourmands, méchants et sen-
suellement vicieux autant que cet âge poussé au
pire, dans son impuissance d'autant plus excitée par
la corruption, est susceptible de l'être, mes compa-
gnons h la sainte Table ! Je fus, j'ose le croire, l'un
des meilleurs communiants de cette malédifiante
fournée de polissons. J'espère, toutefois, que quelques
autres ne commirent pas non plus un sacrilège, en
ce beau jour de notre vie, le pénitent de Sainte-
Hélène n'a jamais dit plus juste. Et je m'accuse, s'il
le faut, de venir là déjouer le mauvais rôle dans la
parabole, s'évoquant du Pharisien et du Publicain,
Pharisien lilliputien de publicains-mouches. C'est
vrai, pour expliquer mes avantages moraux et spiri-
tuels de ce moment reculé, que j'étais un enfant
aimant et doux, aimant ma mère si merveilleuse-
ment vertueuse et bonne, l'aimant à l'adoration,
aimant aussi mon père, un homme parfait qui
m'aima tant. Peu après, quel mauvais sujet je fis,
incroyant et tout pour pendant si longtemps, ô Misé-
ricorde divine qui m'avez enfin puni !
VIEILLE VILLE
[Fragment d'un livre perdu).
C'est une ville de province bien reculée, presque
inconnue, même des artistes, même des curieux, par
ce temps qui se donne pour amoureux de pittoresque
et d'inédit, — Arras, pour nommer la pauvrette par
son nom qui fut illustre et dont rien, je vous assure,
n'a fait démériter la gloire archéologique — et sociale
à tout prendre, et si j*ose m'exprimer ainsi.
Donc, Arras m'est chère pour des motifs : liens de
famille, le calme — et la suprême beauté de son
ensemble. J'y séjourne souvent, bien que je n'y
réside pas, et je crois connaître à fond la ville, les
habitudes et les habitants. Laissez- moi vous en tra-
cer un rapide crayon.
Vingt-sept ou vingt-huit mille habitants, sur un
périmètre assez restreint, donnent à la ville une
216 SOUVENIRS ET FANTAISIES
gaîté douce et bon enfant que le caractère flegma-
tique et le parler gras (là- bas, on prononcerait
« gucrâs ») des citadins maintiennent dans un demi-
bruit très plaisant. Aux seuls jours de marché, trois
fois par semaine, cette sourdine se hausse un peu
vers le matin et sur le soir.
Des diverses portes de la ville — ville forte à la
Vauban, fossés immenses aux aspects les plus variés :
ici, de magnifiques peupUers bordant le noir ruisseau
Crinchon qui court dans un abîme de verdure, là-
bas le dit ruisèeau, à sa source, bondissant à petit
bruit d'eaux vives sur de frais cailloux et aussi,
avouons-le, parmi des débris plus civihsés ; à cette
autre porte, la rivière de Scarpe remplissant tout le
fossé qui est énorme entre le sombre mur aux
fausses portes xviii° siècle des plus johes et un haut
rempart oii aboutit la route, pour aller à un quart de
lieue plus loin côtoyer le cours de la sinueuse rivière
«îous des saules et des peupliers, à travers une cam-
pagne de fortes céréales et d'étangs poissonneux —
des portes, disais-je, ouvrant immédiatement sur de
belles rues tortueuses avec assez de largeur et bouti-
quières juste comme il faut, entrent ces jours-là
charrettes potagères, bestiaux sans nombre et lourds
transports de grains. N'oublions point les ânières qui
secouent rudement leurs montures surchargées de
verdure à leurs deux flancs ; quelques-unes, vieilles
commères ou femmes mûres, arborant à leurs dents
SOUVEXIRS ET FANTAISIES 217
la courte pipe noire au « toupet » traditionnel dans
tout ce pays Picard et Flamand, d'Amiens h Dun-
kerque. Tout ce monde patoise, sans beaucoup trop
jurer — son ignorance l'absout un peu — limoniers
et bourriques tirant et trottant sous le cri : « liie ! »
qui doit peut-être s'orthographier : « I ! » et con-
vaincre notre « hue » parisien et plus généralement
français de corruption de l'impéralif d'ire. Sur Its
places affectées aux marchés ruraux, le train-train,
arrose de bière, — une bière aigrelette assez forte —
des transactions de ce genre. Le soir, quelques
hoquets d'ivrognes et de rares disputes aux hmites
extrêmes de la ville — mais, en somme, toujours
règne ce calme provincial et plus particulièrement
savoureux ici, que ne saurait tout à fait apprécier un
parisien pur-sang, s'il n'a vécu en de petites villes
assez de mois pour se bien pénétrer du bon sens et
(le la bonne humeur à'exlra-muros, La garnison
anime aussi quelque peu les cabarets trop nombreux
et mêle ses sons clairs de cuivre au bronze des nom-
breuses églises et chapelles de cette religieuse capi-
tale de l'Artois, aujourd'hui convertie en chef-lieu
d'un département qui correspond exactement pour
sa part, — heureux oubli ! — à l'ancienne et judi-
cieuse division en provinces d'un régime que je vou-
drais voir reparaître jusque dans ions ses précieux
détails.
Des treize églises paroissiales qui dressaient avant
218 SOUVENIRS ET FANTAISIES
la Révolution leurs graves et délicates architectures
du sein dentelé de la cité, une seule. Saint- Jean-
Baptiste, est restée, vestige intéressant du xv° siècle,
très richement et savamment restaurée il y a quelques
années et que meuble magnifiquement une authen-
tique pie ta de Rubens. Dans ce désastre irréparable,
dû pour la plus grande part à la main filiale des
Robespierre et des Lebon, l'art n'aura jamais assez
de regrets pour la disparition de la splendide cathé-
drale dont le chœur datait du xi' siècle et dont la
nef, les bas côtés et les constructions extérieures
remontaient à la fin du siècle suivant. A cette cathé-
drale se rapportent les origines du culte illustre de
Notre-Dame des Ardents. Voici Thistoire de ce beau
miracle, racontée par un vieil auteur, Gazet. On
nous saura gré de donner en entier ce chef-d'œuvre,
naïf et fin, tel que nous le copions au livre si inté-
ressant de M. Le Gentil, juge au Tribunal civil
d'Arras (1).
(( Au temps de Lambert, évesque d'Arras, environ
Tan onze cens et cinq, le peuple estant fort débordé
et addonné à tous vices et péchez, la saison devint
intempérée, et l'air si infect et corrompu, que les
habitans d'Arras et des pays circonvoisins furent
punis et affligez d'une étrange maladie, procédant
(1) Le vieil Arras^ orné d'eaux-fortes, — chez E. Bradier,
libraire, rue Saint-Aubert, Arras. Prix : 16 francs.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 219
comme d'un feu ardant qui brusloit la partie du
corps atteinte de ce mal. Les médecins n'y pouyans
aucunement remédier, plusieurs en mouroyent,
aucuns avoyent recours à Dieu et aux Saints et se*
trouvèrent en grand nombre devant le portail de
l'église de Notre-Dame en Cité, et à l'entour d'icelle,
s'escrians, se lamentans et requérans ayde et se-
cours.
Or, côme en mesme temps il y eut deux joueurs
d'instrumens assez fameux et célèbres, desquels l'un
demeuroit en Brabant, qui se nommoit Itier, et
l'autre nommé Pierre Norman, se tenoit au chasteau
de Saint-Paul en Ternois, lesquels estoyent grands
ennemis et s'entre- cbayssoyent, pour ce que le dit
Norman avoit tué le frère de Itier. Ce nonobstant la
Vierge Marie en atour magnifique leur apparut sépa-
rément à chacun d'eux, le lundy en la nuict, et
après avoir appelle l'un et l'autre par son nom, elle
leur tinct tout le mesme discours disant : Levez-vous
et vous transportez vers la ville d'Arras, où vous
trouverez grand nombre de malades gisans devant
l'église à demy-morts de feu ardant, et vous adres-
sans à Lambert, évesque du lieu, Tadvertirez qu'il
soit debout et qu'il veille la nuict samedy prochain,
visitant les malades parmy l'église, et qu'au premier
chant du coq on voira une femme revestue de pareils
atours que moy descendre du chœur de la dite église,
tenant en ses mains un cierge de cire qu'elle vous
220 SOUVENIRS ET FANTAISIES
baillera, et en ferez dégouster quelque peu de cire
dedans des vaisseaux remplis d'eau, que donnerez à
boire à tous les malades, et mesme en ferez distiller
sur la partie du corps affligé. Ceux qui se serviront
de ce remède avec une vifve foy recevront la guéri-
son, et ceux qui la mespriseront perdront la vie.
Outre ce discours commun, elle dit à Norman par-
ticulièrement, qu'il aurait pour compagnon Itier,
combien qu'il lui fust ennemi pour l'homicide advenu
et qu'en ce rencontre ils seroient réconciliez. Nor-
man donc estant esveillé, commence à s'escrier :
combien grande et vénérable est la présence de la
Vierge Mère de Dieu. à la mienne volonté, que par
son ayde je puisse estre réconcilié à mon confrère
Itier. pleust à Dieu que sa miséricorde, et par Tin-
tercession de la Vierge Marie, je puisse annoncer à
tant de malades qu'ils recevront santé et guérison.
Néantmoins, je crois fort (disoit-il) que cette vision
ne soit un phantosme et illusion, partant, je veille-
ray toute la nuict suyvante, pour sçavoir si par la
permission de Dieu, cette vision se représentera de
rechef. Puis, ayant ainsi discouru, il se transporta
à l'égUse de grand matin, et assista à l'Office divin ,
faisant sa prière à Dieu, qu'il lui pleut donner plus
clair intelUgonce et interprétation de la raison adve-
niie en la nuict précédente. Itier ne fist moins de
devoir de sa part ; fut à veiller, fut à prier. Et la
nuict suyvante, la mesme vision de la benoiste
SOUVENIRS ET FANTAISIES 221
Vierge Marie se démonstra à chacun d'eux, les me-
nasçant que s'ils ne se transportoient en diligence au
lieu par elle désigné, cux-mesmes seroyent touchez
de la susdite maladie, qui fut cause que ils se mei-
rent en chemin le lendemain au matin, et Norman
qui estoit le plus proche arriva à Arras le vendredy,
et le samedy au matin s'en alla vers l'église de
Notre Dame où il trouva l'évesque en prières devant
l'autel Sainct-Séverin. Il fut fort confirmé en son
propos quand il apperceut le grand nombre des ma-
lades, qui se lamentoyent près de l'église, comme lui
avait esté représenté par la vision. De façon qu'es-
tant plus constant et résolu, il s'adresse à l'évesque
et luy prie se retirer à escart, pour lui communiquer
quelque affaire d'importance, ce faict il lui dit :
Monsieur, lundy dernier, en la nuict, m'est apparue
une vision de la benoiste Vierge Marie, laquelle m'a
commandé venir vers vous, pour vous déclarer que
samedy en la nuict, vous avez à visiter les malades
qui seront dedans et dehors l'église et qu'après le
premier chant du coq, pour un singulier bénéfice,
elle vous mettra ès-mains un cierge ardant, duquel
en faisant le signe de la croix ferez découler quelques
gouttes de cire en des vaisseaux remplis d'eau, et en
donnerez à boire aux malades, mesme en arrouserez
leurs charbons et ulcères. Ceux qui ne se voudront
servir de ce remède, ou ne le recevront avec une
ferme confiance, ils en mourront. Voyla (dit-il), la
222 SOUVENIRS ET FANTAISIES
charge et commission qui m'a esté donnée ; si votre
Paternité la néglige et ne la met à exécution, ce ne
sera ma faute.
L'évesque fort estonné de ce discours luy demanda
son nom et de quel stil et pays il estoit ; mais quand
il répondit qu'il estoyt joueur d'instruments de son
stil : Ha, mon ami (dict l'évesque) ne te joùe-tu pas
de moy. Et lors le quitta et se retira en son palais
épiscopal, ne faisant estât de ce que luy avoit dis-
couru Norman, lequel tout vergongneux se tint
encore en l'église, considérant avec grande pitié et
compassion tant de malades et misérables et affligez.
Or, quelques heures après, voylà Itier venant du
plus loing, qui arrive en l'église de Notre Dame, et y
ayant fait sa prière à Dieu, s'en va au palais épisco-
pal et entre en la chapelle où l'évesque célébroit la
Messe. Achevé qu'il eut, Itier le salue revèrement,
et ayant humblement requis audience luy dict : Père
sainct, il m'est apparu une Aision par deux fois d'une
femme d'excellente beauté qui se disoit la sacrée
Vierge Marie, laquelle m'a donné charge de vous
venir exposer ses commandements. Elle veut que
samedy prochain en la nuict, vous visitiez les malades
gisans dedans et hors vostre église, et que dès lors
elle vous déUvrera un cierge allumé, duquel ferez
distiller de la cire, en faisant le signe de la croix
dedans quelque vaisseau plein d'eau, et en donnerez
à boire à tous ces malades. Quiconque d'iceux y
SOUVENIRS ET FANTAISIES 223
apportera une vraye foye, il s'en guérira, et qui ne
le voudra croire, il mourra soudain.
Itier ayant achevé ce discours l'évesque lui de-
manda comment il se nommoit, et de quel pays, estât
et condition il estoit, il respondit qu'il avait nom Itier,
natif du pays de Brabant, gaignant sa vie à chanter
et jouer des instrumens. Alors l'évesque lui dit,
qu'un autre de uiesme condition nommé Norman
lui avait tenu les mesmes propos, quelque peu au-
paravant, lui reprochant qu'ils auroyeut communiqué
par ensemble pour se jouer et mocquer de luy. Tant
s'en faut, dit Itier, que si je rencontrois celuy que
vous nommez Norman, je me vengerois de la mort
de mon frère, qu'il a misérablement tué. L'évesque
ayant entendu ce discours, considéra à part soy que
telle vision se pouvoit manifester parla permission
de Dieu, pour servir tant de guerison aux malades,
comme aussi de bonne réconciliation entre ces deux
ennemis : puis il incita Itier à se réconcilier à Nor-
man, usant d'une paternelle remcmstrance tirée de
la saincte Ecriture, si bien h propos, qu'il luy per-
suada de pardonner au dict Norman, se je tlant à ge-
noux devant Tevesquo, et le se soubmettant à tout
ce qu'il ordoimeroit pour le faict de la dicte récon-
ciliation. Et lors ré vesque envoya son secrétaire cer-
clier à ré«,^lise le dict Norman, lequel y vint aussi
tost, et se mect aussi h genoux, priant mercy à
Dieu, à l'évesque, et à Hier. Et après que l'évesque
224 SOUVEMRS ET FANTAISIES
leur eut faict un très beau discours, de la charité
fraternelle, il leur commanda de s'entrebaiscr pour
un signal de paix et amour, afin qu'estans parfaite-
ment reconciliez, ils puissent heureusement exploicter
la charge que leur avoit esté en divers lieux déclarée
par la vision apparue les jours précédents. Et ayant
tous trois jeusné fort estroictement, et employé tout
le jour en bonne et saine te prière, sur le soir ils se
transportèrent à TégUse et y continuèrent leurs orai-
sons jusques environ le temps qui leur avait esté spé-
cifié par la vision, que lors leur apparut de rechef la
Vierge Marie en mesmes attours, laquelle sembloit
descendre du haut du chœur de Téghse, avec un
cierge ardant de feu divin qu*elle leur délivra, leur
tenant en commun les mesmes propos, qu'elle avoit
faict auparavant à ces deux joueurs en particulier,
touchant l'opération de ce cierge, et l'ordre qu'il
falloit observer pour en bien usera Tendroict des ma-
lades, leur ordonnant de le garder et conserver réve-
remment en perpétuelle mémoire d'un si grand et
excellent bénéfice puis elle disparut incontinent.
Ils furent tous ravis en admiration, tant pour la
glorieuse apparition de la Vierge Mère de Dieu, que
pour la grande clairté qui flamboya parmy toute
l'église à son arrivée. Estans donc ainsi illuminez,
voire aussi emflambés de ce lieu divin, première-
ment louèrent et remercièrent Dieu, puis se meirent
en devoir d exploicter promptemcnt tout ce que Ui
SOUVENIRS ET FANTxVISIES 225
dicte Vierge avoit commandé. Et après que quelques
vaisseaux furent emplis d'eau, l'évesque formant le
signe de la croix avec la chandelle feit dégoulter
quelque peu de cire dans cette eau, et après il dé-
clara aux malades la vertu d'icelle, et les exhorta
d'en boire en grande révérence, et avec ferme con-
fiance en Dieu : puis leur en donnèrent à boire, et en
lavèrent leurs charbons et ulcères, et ils en sentirent
soudainement grande allégeance de leur mal, tant
par dedans aux parties nobles qui se gastoyent par
une si ardente inflammation, que, au dehors de
leurs membres, qui estoyent ja à demy pourris : ils
estoyent lors environ cent et cinquante malades et
furent tous guaris hors mis un pauvre mal advisé,
lequel mesprisant ce divin remède, osa téméraire-
ment desboucher qu'il aymeroit mieux du vin, et
autres semblables propos par desdain et contemnent.
De façon qu'il devint si embrasé de ce feu sacré
que tout après il en mourut comme à demy for-
cené.
Achevé qu'ils eurent, toute l'assemblée se mit à
louer et magnifier Dieu et ses œuvres tant admira-
bles. Et comme le clergé estoit ja arrivé à l'église
pour chanter l'office divin, l'évesque commença le
cantique spirituel de Sainct Ambroise et Sainct Au-
gustin, duquel ta Saincte Eglise se sert pour action de
grâce. Te Deiim laudamus, etc. Il fut chanté en mu-
sique mélodieuse, avec une indicible esjouissance et
15
226 SOUVEiXIRS ET FANTAISIES
allégresse de tout ce peuple, qui avoit reçu la guéri-
son tant désirée.
Après tous ces devoirs, la saincte Chandelle fut
baillée en garde à ces deux joueurs d'instruments mu-
sicaux, qui l'avoyent reçu de la Vierge avec Févesque,
par l'advis duquel ils instituèrent une vénérable* So-
ciété de gens pieux et dévots qu'ils appelèrent la
Confrairie des Ardants en la mémoire de ce tant
signalé miracle, et en peu de temps grand nombre de
gens, A'oire des principaux et plus honorables Sei-
gneurs et Bourgeois de la ville d'Arras se feirent en-
rôler dans cette Confrairie
Deo Patris sit glot-ia.
Et Filio qui a mortius
Surrexit ac Paraclilo
In sempiterna secula
— Le cierge miraculeux et la dévotion qui s'y at-
tachait ont traversé des fortunes diverses : l'inepte
ouragan de 92 a démoli la chapelle où la mystérieuse
reUque était vénérée — édifice situé sur la « petite
place » composé d'un dôme et d'une flèche, cette
dernière, dont il a été question plus haut, était une
des perles de l'art gothique français. Le cierge, con-
tenu dans une riche custode, fut pendant toute la ré-
volution caché par des soins pieux au fond d'un
puits, d'où il sortit lors du rétablissement du culte.
Une vaste église a été tout récemment édifiée en
SOUVENIRS ET FANTAISIES 227
riiouneur de Notre-Dame des Ardents et de la
« Sainte Chandelle », aux frais de pieux particuliers.
Cette église de briques et de pierres est d'un élégant
effet. Par une coïncidence assez curieuse elle est due
à un architecte nommé Normand, comme l'un des
héros de la légende glorifiée par l'Eglise. L'intérieur
est riche et sérieusement de bon goût. Une statue de
Notre-Dame des Ardents, œuvre d'un jeune artiste
arrageois, M. Noël, s'élève sur le maître autel. Déli-
cate et sobrement archaïque, elle rappelle l'époque
du miracle et s'harmonise à merveille avec Tarchi-
tecture romane, de la dernière période, de l'église
même. La Confrérie dont il est question dans le récit
du vieil auteur, après avoir langui dans la tiédeur du
xviii^ siècle disparut à la Révolution. Des soins indis-
pensables et élémentaires occupèrent trop légitime-
ment les évêques qui se succédèrent sur le siège
d'Arras après cette funeste période pour qu'ils pus-
sent s'occuper efficacement de cette œuvre, mer-
veilleuse d'ailleurs, de surérogalion. Mgr Lequette
eut la gloire de restaurer à la fois culte et confrérie.
Le saint Cierge et sa custode sont conservés dans
l'église nouvelle. Une cage de bronze doré, d'un re-
marquable caractère d'archaïque solidité, renferme la
relique, devant laquelle brûlent sans cesse des cierges
sans nombre. De fréquents miracles attestés par de
riches ex-voto récompensent chaque jour la dévotion
très fervente des habitants de la contrée et des pays
228 som'EMRS et famaisibs
cîrcon voisins à la Mère de Dieu honorée en son sanc-
tuaire.
L'église Saint-Nicolas, une Notre-Dame de Lorette
presque aussi lourde, a pris la place de l'ancienne
basilique si désastreusement disparue, parmi une
assez belle plantation d'arbres destinée à masquer
l'immense nudité de remplacement cathédral et claus-
tral : un très beau calvaire et de curieux vieux ta-
bleaux décorent l'intérieur de cette pièce montée
grecquo-italienne .
Un architecte de génie, M. Grigny, mort sous le
second Empire, construisit en 1866, dans le quartier
pauvre de la ville, l'austère église Saint-Géry, œuvre
du plus pur XVIII® siècle, que son clocher à jour si-
gnale au loin dans la campagne. L'harmonie des trois
voûtes, l'éclairage admirablement aménagé bien que
sobre à dessein, le mobilier parlait et de très belles
sacristies recommandent cet édifice à l'admiration
attentive du passant sérieux. Une merveille, d'auteur
inconnu, sauvée à grand'peine du pillage des cou-
vents en 92, suffirait à y attirer des foules. C'est un
grand crucifix de bois peint des plus bizarres au pre-
mier aspect, mais qui, examiné quelque peu, vous
frappe précisément par sa mesure dans l'odginalité
profonde, de l'inédit de ses lignes classiques, de la
toute pénétrante douceur de sa sévérité, et la scrupu-
leuse perfection des moindres détails, qui viennent se
tondre au plus grandiose ensemble.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 229
Le même architecte a embelli sa ville natale de
trois autres édifices dont deux chapelles conven-
tuelles.
Celle des Ursulines s'élève aux confins de la ville
dans le goût sobre de l'église Saint-Géry : la flèche
qui surmonte cette chapelle est une restitution très
agrandie de la fameuse flèche dite de la Sainte Chan-
delle qui datait de saint Louis, et naturellement dé-
molie par la Révolution. Effrayant tour de force de
légèreté, de .hauteur et d'équilibre; un ouragan l'a
dernièrement étêiée par suite de négligence dans la
surveillance et l'entretien des œuvres intérieures;
une souscription qui va son train, et attend des
temps meilleurs, permettra de bientôt parfaire ànou-
A^eau ce bijou justement célèbre dans la contrée.
La chapelle des Dames du Très Saint-Sacrement fut
le coup d'essai du maître, alors tout jeune. Conçue
dans le style flamboyant, elle a toutes les grâces
excessives du genre. Jamais plus gracieuses fantaisies
ne s'enroulèrent autour d'ogives idIus hardies ; la
flèche, elle aussi, bien que moins haute et moins svelte
que celle dont il vient d'être question, suffirait à la
gloire d'un artiste comme à l'honneur architectonique
d'une province.
Le petit séminaire, situé dans la partie élevée et
relativement nouvelle de la ville, présente deux
façades, brique et pierre, dont l'une du plus grand
air Louis XIII. L'aménagement intérieur, deux cours
230 SOUVEMRS ET FA.MAISIES
superbes et une élégante chapelle, contribuent à faire
de ce monument, avec le délicat hôtel gothique ap-
partenant à M. D..., ancien député, un digne complé-
ment à l'œuvre arrageois de M. Grigny, qui compte
encore, à Valenciennes et à Genève, des morceaux de
premier ordre.
Puisse cet insuffisant hommage à un artiste mort
trop jeune et loin d'être apprécié à son immense va-
leur, être considéré comme un appel à l'attention de s
gens tant soit peu soucieux encore du grau d
art, puisse cet appel d'une voix si faible être entendu
de qui de droit !
Une charmante chapelle du dernier siècle, dite des
Ghariottes, mérite encore d'être mentionnée dans
cette énumération des principaux édifices religieux
de notre belle et bonne ville. Signalons encore pour
être scrupuleux le très joli clocher tout moderne de
la plaisante chapelle des Vieillards. Le reste, ne se
composant guère, sauf deux exceptions, l'on retrou-
vera l'une et l'autre en son lieu, que de constructions
plus ou moins commodes et solides, n'a aucune pré-
tention architecturale, et il n'en sera pas plus parlé
que ne l'ont dû désirer les honnêtes entrepreneurs à
qui celles-ci sont dues.
L'hôtel de ville d'Arras est sans contredit le plus
considérable et le plus splendide de tous ceux du
Nord de la France, je pourrais ajouter de la France
entière, en tant que relique du Moyen Age municipal;
SOUVENIRS ET FANTAISIES 231
car que sont les hôtels de ville de Paris, Lyon, Reims,
sinon des fantaisies royales des temps de la royauté
« hors de page » et absolue ? appartenant ceux-ci à
la « Renaissance », les autres aux siècles subséquents,
sans caractère primitif ni puissance quelconque d'im-
pression historique.
L'hôtel de ville d'Arras a été Fobjet de récentes
restaurations et reconstructions plus ou moins heu-
reuses. C'est ainsi qu'on a fait disparaître, pour la
remplacer par une fenêtre centrale à balcon, détail
assez élégant d'ailleurs, une ravissante « boy-win-
dow )) ou bretèque, ainsi qu'un double escalier sis à
droite de la façade principale et surmonté d'une fine
coupole. Ce dernier vandalisme, commis en vue de
l'éclairage et du confortable administratif, est double-
ment déplorable en ce sens qu'en outre de la perte
de rédicule lui-même, il démasque brusquement la
différence de style, d'alignement et de direction de la
partie du pavillon de droite qui fait suite à la façade
principale, avec tous les caractères de cette façade
elle-même. Un excès de bonne volonté auquel ne
correspondaient point assez de scrupules quanta la
confusion de genres a présidé aux additions considé-
rables effectuées sous le second Empire, à grands
frais et dans une intention des plus louables. Recon-
naissons tout de suite qu'il y a des choses ravissantes
dans cette partie neuve qui ne comprend pas moins
de trois grands corps de bâtiment dont l'intersection
232 SOUVEMRS ET FANTAISIES
forme une cour ouverte commandée par une façade
postérieure de style ogival flamboyant des plus exas-
pérés ; la même outrance, dirai-je, sévit sur les deux
façades latérales, où l'art de la Renaissance emprunte
à tous les genres des grâces tant soit peu hétéro-
clites. L'ensemble toutefois est loin de me déplaire :
cet amoncellement même de dômes, de pignons, de
cariatides, de balcons, cette profusion de vermicelles,
d'achantes, de congélations, de figurines est d'un
joyeux et luxueux effet, qui s'affirme encore à Tinté-
rieur du monument, où de vastes salles merveilleu-
sement meublées et décorées, cette fois, avec le goût
le plus exact et le plus sûr, donnent bien l'idée
d'une ville vieillie dans l'opulence et dans la sa-
gesse !
Mais le triomphe, c'est l'antique façade principale,
avec ses huit hautes fenêtres ogivales hardiment
campées sur sept arcades de même arcliitecture, et les
vingt-trois croisillons rouges à girouettes d'or écla-
tant sur son immense toiture. Un prodigieux beffroi,
paradoxalement mince, dentelé de mille caprices,
dressé jusqu'aux nuages, un peu à droite du corps de
la façade, en vertu de cette irrégularité qu'observera
tout architecte visant au grand, sa masse énorme et
légère. Le prestige de Ïv7iique et la puissance de
Vunité allongent encore, en même temps qu'elles
l'amplifient au second coup d'oeil, cette tour forte et
charmante, emblème orgueilleux de la cité.
SOUVENIRS ET FAiNTAISIES 233
Par un bonheur que connaissent peu de monu-
ments de cette importance, l'hôtel de ville d'Arras
se trouve occuper tout un col 6 d'une énorme place
rectangulaire dont les maisons espagnoles du
xvii" siècle, alignent leurs pignons et leurs arcades
dans un ordre parfait formant un cadre précieux à
l'incomparable édifice. Cette place s'appelle la « pe-
tite place ». On croirait, en en envisageant les pro-
portions gigantesques, à une ironie, à une de ces
plaisanteries dont nos ancêtres étaient coutumiers
dans l'appellation des voies publiques de leurs villes,
s'il n'existait, tout à côté, une autre place beaucoup
plus vaste encore, exactement dans les mômes pro-
portions et dans le même style. Une seule maison y
fait disparate, mais c'est une exquise rehque du
Moyen Age et d'ailleurs elle ne jure que tout juste
avec ses voisines, étant également, dans son genre, à
arcatures et à pignon. Une récente mesure adminis-
trative a jeté bas, pour d'idiotes modifications de
voirie, à l'angle gauche de cette place, nommée la
« grande place », bien justement cette fois, deux
maisons du style commun aux deux places et à la
courte rue qui les relie entre elles.
En fait d'autres places, il faut signaler celle « de la
basse ville » , ample cirque aux élégantes constructions,
qu' « orne » un obélisque... du siècle dernier; celle
« du théâtre », témoin des affres de 93, le théâtre
élégamment insignifiant h l'extérieur, renferme une
234 SOUVENIRS ET FANTAISIES
salle très coquette (xviii* siècle) et d'une acoustique
parfaite. De vieilles maisons, malheureusement dé-
shonorées par des toits récents et accommodés aux
« nécessités « du commerce moderne, méritent toute-
fois que Ton s'arrête à leurs sculptures. D'autres
places sont banales et si nous parlons de la halle au
poisson, c'est à cause de la ligne demi-circulaire des
maisons qui l'entourent en imprimant sa courbe aux
constructions elles-mêmes du marché — disposition
assez remarquable en France, où les « crescents > sont
aussi rares qu'ils sont pullulants en Angleterre.
De très belles, très belles casernes, datant du
xviii^ siècle, une citadelle hors ligne, chef-d'œuvre
de Vauban, une admirable promenade ombragée
d'ormes géants plus que centenaires et flanquée d'un
énorme « square »,le spacieux hôpital Saint-Jean, le
palais de Justice, ancien siège des Etats d'Artois, beau
morceau néo grec malheureusement intercepté à
deux places par des constructions privées, la moderne
et coquette façade delà salle des Concerts, assimilable
à celle du susdit palais de Justice, la préfecture,
ancien évêché, sis en Cité, palais d'il y a deux siècles,
magnifique et vaste, parc princier, dépendances spa-
cieuses, sont également dignes de mention et nous
forceraient en conscience à la description si le plan
de ce livre ne s'opposait à plus de développements
accessoires. Car nous voici presque arrivés à l'objet
de ce chapitre et il nous tarde de clore une trop Ion-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 235
gue parenthèse. Nous nous dirigerons assez lente-
ment, si vous voulez, pour bien faire, vers Tabbaye
de Saint-Vaast, à travers des rues qui ont ceci de
charmant qu'elles ne ressemblent en rien, pas même
à une maison près, à celle du Paris actuel. Je ne veux
pas médire de ce Paris-là qu'on a positivement trop
critiqué. Il est clair, assez gai dans sa monotonie
voulue, et a, bien que banal et pauvre, sauf la seule
rue de la Paix (1), suffisamment grand air pour la
capitale d'une démocratie mesquine. Mais il me sem-
blerait injuste de faire grâce aux imitations provin-
ciales de ces splendeurs à deux sous, déshonneur de
nos grandes villes où d'incompétentes édilités ont
ruiné toute poésie au profit de quelles finances par-
ticulières ou commanditées ! Notre chère ville a du
moins jusqu'ici, malgré l'ineptie de ses municipaux
d'aujourd'hui, évité ces absurdes «embellissements»,
et ses rues se courbent ou s'allongent selon les be-
soins de la circulation et de l'aération normales en-
tre deux rangées de constructions souvent anciennes,
et combien jolies ! toujours harmonieuses et de bonne
allure.
Mais nous voici arrivés en face de l'entrée de
l'abbaye. Hélas ! c'est Tex-abbaye qu'il me faut dire,
(1) Je ne puis comprendre dans le Paris actuel les quel-
ques avenues d'hùtels avoisinant l'Arc de Triomphe. C'est
tous étrangers qui ont voulu faire les environs d'Hyde Park,
sans y réussir.
236 SOUVEMRS ET FANTAISIES
un des premiers exploits de la Révolution, en Artois,
ayant été de dépouiller les Bénédictinsde Saint-Vaast
de leurs biens meubles et immeubles.
Cette entrée, maintenant celle de Féveché, donne
par une énorme porte cochère sur une cour d'honneur
digne d un palais royal de premier ordre : rien de
plus grandiose ni de plus beau. La cour est circons-
crite par trois corps de bâtiment comptant à chaque
étage trente-huit fenêtres, plus trois portes-fenêtres
servant d'entrée. L'ensemble des bâtiments construits
en pierres de taille dans un goût sévère, tout d3
masses et de lignes, forme un rectangle de 220 mè-
tres de long sur 80 de large. De magnifiques escaUers,
des salles immenses aux sculptures sobres et agréa-
blement déliées, des galeries admirables, deux cours
intérieures longées de cloîtres de toute beauté riche-
ment décorés, le tout d'une ordonnance irréprochable,
font sans conteste de ce palais le plus remarquable
testament de l'architecture monastique d'immédiate-
ment avant la Révolution. L'édifice auquel le temps
n'a rien ùté, non plus — heureusement — que les
hommes rien ajoute, fut construit à la fin du
xvni° siècle, sur les ruines d'un monastère gothique,
à même destination et sous le même titre d'abbaye de
Saint-Vaast.
Quelque déplorable que soit la disparition de cette
œuvre du Moyen Age, surtout quand on en juge
d'après de vieilles gravures, on peut dire, par une
SOUA'EMRS KT FANTAISIES 237
exception sans doute unique, et sans aucun paradoxe,
que la perte est réparée, telles sont la beauté et la
grandeur de l'abbaye actuelle. L'Evêché, le grand
Séminaire, les Subsistances militaires, l'Académie
d'Arras, différentes administrations publiques, les
Archives départementales, immense répertoire, la Bi-
bliothèque comprenant 50.000 volumes, ayant ap-
partenu pour la plupart aux Pères, et un très consi-
dérable Musée (sculpture, peinture, antiquités et
collections scientifiques de tout ordre), tiennent au
large dans cette ancienne forteresse de la Piété et de
la Science. Un square très spacieux étale ses ver-
dures et ses plantes rares le long de l'aile principale
de l'abbaye, à la place des jardins des religieux, dont
de nombreux arbres sont restés, séculaires témoins.
Au bout droit de cette aijo principale, qui ne compte
pas moins de 100 fenêtres et à laquelle on accède par
un élégant perron central, en outre d'entrées nom-
breuses pour les différents services affectés au monu-
ment, se dresse énorme la cathédrale actuelle qui a sa
courte histoire, et voici succinctement.
Les bénédictins de Saint- Vaast, à la veille de la
Révolution, avaient commencé l'érection d'une cha-
pelle en rapport avec l'importance de leur monas-
tère. Ils donnèrent à leur projet de gigantesques pro-
portions, si bien que, plus tard, Napoléon P% passant
par Arras et voyant les constructions déjà très avan-
cées que la queue de la Bande noire s'apprêtait à je-
238 SOUVEMRS ET FANTAISIES
ter bas contre une lionteusement dérisoire somme
d'argent, conçut l'idée vraiment impériale de les ache-
ver pour en faire une cathédrale en place de celle
disparue. Cette cathédrale fut inaugurée par Charles X,
mais ne fut complètement achevée qu'en 1832, sous
l'épiscopat de Mgr le cardinal de Latour d'Auvergne.
C'est une immense construction toute nue, cruci-
forme, au flanc Est duquel s'accole tout un quartier
de la ville, et qui communique avec le grand sémi
naire contenu, comme il a été dit plus tôt, dans Tau-
cienne abbaye. On y monte par un majestueux esca-
lier de quarante-deux marches. Le portail à peu près
de Saint- Thomas d'Aquin ou de Saint-Roch est fran-
chement laid, bien entendu, mais d'une sobriété pro-
pitiatoire.
De forts arcs-boutants, massifs et nus comme tout
le reste, rayonnent tout autour de la puissante cous-
truction, allègent ses diverses parties et en dégagent
l'irréprochable structure. Corps principal de Téglise,
bras de croix, chevet, portail, ressortent lourds dans
l'air, sévères, corrects, trônant, soUdement assis sur
une haute gresserie, au-dessus de la ville légère et
dentelée, leur tributaire spirituelle et leur fille dans
la Foi.
Il est à espérer, toutefois, que le dôme projeté par
les moines, et le campanile, dont la base seule existe
aujourd'hui, base de grès, si considérable qu'elle en-
veloppe une magnifique chapelle de la Sainte Vierge,
SOUVENIRS ET FANTAISIES 239
exhaussée dune dizaine de marches de marbre blanc
à rampes de marbre blanc, il est, dis-je, à espérer
que dôme et campanile seront avant peu édifiés, —
lorsque les Pères, après un exil de bientôt cent ans,
reprendront possession de leur propriété, et qu'un
gouvernement juste, se voudra faire honneur de
rendre à la Mère de Dieu et aux successeurs de
l'évoque Lambert leur cathédrale rebâtie sur les
plans antiques, avec ses verrières étincelantes, l'or
de ses autels, et l'argent de ses cloches sonnant à
toute volée le long désiré Te Deum dans ses mer-
veilleuses tours, suzeraines et compagnes maternelles
du vieux beffroi solitaire qui s'écœure d'assister à
cette fin de siècle !
En attendant, Saint- Vaast, comme on appelle la
cathédrale provisoire, remplit de son mieux le haut
office que les événements lui ont décerné ; son impo-
sant vaisseau, long de 102 mètres, large de 26 et
haut de 32, dessert à merveille la pompe pontificale
dont les révolutions modernes l'ont investi depuis
quarante-sept ans ; trois nefs avec déambulatoire,
chapelles latérales et absidales, deux chaires à prê-
cher dont la principale est tout un monument, un
immense banc d'oeuvre pour le Chapitre et le grand
Séminaire aux jours de sermons solennels, un baptis-
tère incomparable, très nombreuses statues, quelques-
unes des chefs-d'œuvre, de précieux tableaux, dont
un Christ au pilier de Rubens, des grisailles, des vi-
240 SOUVENIRS ET FANTAISIES
traux en trop petit nombre, un vaste chœur, une
maîtrise excellente, deux orgues qui n'ont de rivales,
en France, que les plus célèbres, tout ce confortable
ecclésiastique, tout ce reste et ce recommencement de
luxe religieux, consolent un peu le souvenir des ma-
gnificences passées et fait prendre patience à l'espoir
rétrospectif qui s'ennuierait trop sans quelque es-
compte sur le lent avenir.
J'aime, lors de mes séjours à Arras, à entendre,
aussi souvent que possible, la grand messe canonicale
quotidienne.
Je doute que le plain-chant, ce sublime plaint-
chant catholique, plus beau que tous les arts, trouve
de meilleurs, de plus consciencieux et plus corrects
interprètes qu'ici. L'orgue d'accompagnement, touché
d'ordinaire par un artiste aveugle, a une ampleur,
une force douce toute particulière vraiment, qui mêle
une voix surnaturelle et divinement harmonieuse aux
notes très pures des chantres, en laissant aux paroles
latines tout leur nombre et leur si nette mélodie.
Puis la quasi-soHtude des offices de semaine distribue
à la prière privée tout l'espace nécessaire, on dirait ;
ces voûtes immenses semblent un ciel juste assez
lointain pour encourager les pieuses pensées à vou-
loir y planer ; ces énormes colonnes corintliiennes
invitent les intentions particulières à s'y enrouler
pour l'ascension parmi les riches chapitaux vers ces
sereines régions de l'adoration enfin sûre de son vol...
SOUVEMRS ET FAMAISIES 241
Un jour, tout le monde a de ces distractions, un
pauvre pécheur plus qu'un autre, — je laissai errer
mes yeux à droite et à gauche du transept vers le
milieu duquel j'étais, debout contre une chaise incli-
née, face au maître-autel — exactement celui de
Saint- Sulpice, marbre rose et sujet en bronze doré
i^rEnfant Jésus au temple) — une tiédeur m'avait
pris, que je ne pouvais surmonter; mon attention
vaincue tournait à rien, et j'avais résolu de me retirer
ce jour-là, plutôt que d'assister indignement au di-
vin sacrifice. A cet instant un homme entra, bien
mis, cheveux et barbe trop soignés, du ventre à vingt-
cinq ou vingt- six ans, — sans prendre d'eau bénite
— évidemment un commis-voyageur entre deux a/-
f aires, sur la route d'un rendez- vous en ville avec
dix minutes d'avance. J'observai cet intrus quelques
instants du coin de l'œil, sûr de quelque chose de
marque, et des mouvements spontanés naïfs du per-
sonnage. Un « dévot » pour ces gens-là n'existe pas,
même chez lui, à l'église. Point de gone avec lui
plus qu'avec un bon chien ou ces témoins indulgents,
les chats. L'homme regardait les choses du bras de
croix gauche par où il était entré : le royal baptis-
tère, son tryptique sans prix, sa conque énorme de
marbre noir veiné, merveille vraiment, se retour-
nant, il contempla sans y rien comprendre, pauvre
être ! le monument de saint Benoit Labre (saint Be-
noit Labre, la seule gloire française du xvni^ siècle,
16
242 SOUVENIRS ET FANTAISIES
mais quelle gloire ! et comment désespérer à jamais
d'un pays à tels saints ? mais aussi quelle pierre
d'achoppement pour les cervelles titubantes de tous
libres-penseurs, grands ou petits!); puis ses yeux
s'élevèrent sur le Calvaire immense, un crucifix
comme militaire dans sa torsion vigoureuse avec
son long noir côté de cheveux pendant presque en
tresse comme une cadenette, — aux ex-voto sans
nombre et, au bras de Croix, un saint Jean et une
Vierge enluminés d'un effort savamment naïf. Il tra-
versa ensuite, sans même s'incliner devant le maître-
autel, mais savait-il seulement qu'il dut le faire ? et
s'en allait examiner dans l'autre bras de Croix de la
basilique, l'autel du Sacré-Cœur, blanc de pierre aux
ors neufs, quand passa une femme jeune, en voilette,
qui venait de terminer sa prière près de là. Ce fut la
rentrée de Chomme en lui-inêine ; son œil, depuis
quelque temps vague et décent, s'alluma, une main,
celle de la canne, caressa les cheveux de la tempe,
mit le chapeau au port d'arme, les bottines craquè-
rent à nouveau, et quatre pas furent faits derrière la
(( belle enfant »... Mais l'heure du rendez-vous ne
tarda pas à sonner dans la tête commerciale un ins-
tant distraite après avoir peut-être pensé cinq mi-
nutes, et les pieds de Mercure eurent vite essoré le
gros païen par le seuil du bras de croix qui lui avait
donné accès, non sans un fort battement de portes
qui coupa net \Et ideo de la Préface que chantait
SOUVENIRS ET FANTAISIES 243
faiblement le vénérable officiant à ce moment précis.
Je sortis à mon tour, Fesprit plein du malheureux,
le voyant avec son client, l'entendant débattre et
proposer des prix de sa voix sirupeuse, puis, la chose
« dans le sac », de retour à son café, ses journaux
lus, deux ou trois parties de Rams ou d'Ecarté jouées,
bien parlé femmes et Gambetta et Brisson, — c'était
du vivant de ces morts, — et de la « sale boîte de pe-
tite ville », entamant le chapitre de la religion, du
fétichisme clérical, des poux du « fainéant Labre »...
— « on va le ca-no-ni-ser, vous savez, ah ! ah ! ah !
(( Ces gens-là sont donc fous? quel défi absurde à
« l'esprit moderne ! A ce propos lisez donc le Chose
« d'aujourd'hui... Tenez, précisément, je sors de ce
« qu'ils appellent ici la cathédrale — une belle ba-
« gnole toute en plâtre ! (ah ! ça, comme dit Machin,
« ce matin, o ce Machin 1 on ne foutra donc jamais
« ces ohstructions-\h par terre?) Et ce que j'y ai vu
« dans leur Saint-Vââââst ! ! (comme si on s'appelait
« comme ça !) Figurez- vous... »
Et tout cela, ô la profondeur de vos desseins. Dieu
vivant ! -— à cause d'une humble femme qui passait,
après avoir prié peut-être pour cet imbécile qui flâ-
nait dans votre temple comme dans un musée, peut-
être encore pour le chrétien, distrait en présence de
vos redoutables mystères, qui écrit ces lignes vaines !
TRADUIT DE BYRON
Et tu étais triste, encore je n'étais pas avec toi, et
tu étais malade et je n'étais pas là près.
Moi qui croyais que joie et santé seules pouvaient
être là où je n'étais pas, — douleur et chagrin ici I
Et c'est ainsi, et c'est comme j'avais prédis et ce
sera de plus en plus ainsi.
Car l'esprit se replie sur lui-même et le cœur nau-
fragé gît, froid, tandis que l'ennui recueille les dé-
pouilles éparses.
Ce n'est, ni dans l'orage, ni dans la lutte que nous
nous sentons accablés et que nous souhaitons de
n'être plus, mais dans l'après-silence sur le rivage
quand tout est perdu fois une petite vie.
Je suis trop bien vengé, mais c'était mon droit.
Quels que pussent avoir été mes péchés, tu n'étais
pas envoyée pour être la Némésis qui dût les punir.
Et le ciel n'a pas choisi un instrument aussi intime.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 245
La miséricorde est pour les miséricordieux. Si tu
as été de ceux-là, elle te sera accordée maintenant .
Tes nuits sont bannies des royaumes du sommeil.
Oui, ils peuvent te flatter, mais tu sentiras une
angoisse étreignante qui ne guérira pas, car tu as
pour oreiller une malédiction trop profonde. Tu as
semé dans ma tristesse l'amère moisson dans un
malheur aussi réel !
J'ai eu de nombreux ennemis, mais aucun comme
toi ! Car, contre les autres, je pouvais moi-même me
défendre et me venger ou les tourner en amis.
Mais toi, dans ton implacable sécurité, tu n'avais
rien à craindre, abritée comme derrière un bouclier
dans ta propre faiblesse et dans mon amour qui n'a
que trop cédé, et épargné plusieurs que je n'aurais
pas dû épargner.
Et ainsi, sur le monde, confiant en ta véracité, et
sur la mauvaise réputation de ma jeunesse qui fut
sans frein, sur des choses qui n'étaient pas et sur des
choses qui sont.
Oui, sur de telles bases tu me bâtis un monument
dont le ciment fut crhne, Clytemnestre morale de ton
seigneur et maître ! Et abattu d'une épée insoup-
çonnée, réputation, paix, espoir et toute la vie
meilleure qui, dans cette froide trahison par ton
cœur, pourrait encore avoir surgi du tombeau de la
querelle, et trouve un plus noble devoir que de se
séparer !
246 SOUVENIRS ET FAMAISIES
Mais de tes vertus, tu us fait un vice, trafiquant
d'elles dans un froid dessein pour la colère présente
et l'or futur, — et achetant à tout prix le chagrin
d'autrui !
Et une fois entrée ainsi dans les voies tortueuses,
la jeune vérité qui fit autrefois ton juste éloge n'a
plus marché à ton côté.
Mais par moments, avec une poitrine inconsciente
de leurs propres crimes, les mensonges, les incom-
patibles responsabiUtés [dvei^nents), les équivoques
et les esprits de derrière la tète (Janus), l'œil signi-
ficatif qui s'apprend à mentir avec le silence, la
Prudence, prétexte avec les avantages y attachés,
l'acquiescement à tout ce qui tend n'importe comme
à la fin désirée.
Tout cela trouve sa place dans ta philosophie.
Les moyens furent dignes et la fin est atteinte.
Mais je ne voudrais pas faire comme tu as fait.
LA GOUTTE
Il était, de Paris, revenu au village qu'il avait
quelques années habité en y faisant passablement de
dépenses pour le mal plus encore que pour le bien,
quoique celui-ci eût eu, il faut le reconnaître, large
part encore dans son budget. A vrai dire, son retour
était quelque peu dicté par un vice. Oh un vice! Trop
gros mot, vice, en bien des cas. Quoi qu'il en soit,
après deux jours, sa poche était visiblement vide, ce
qui fit que tout crédit lui fut refusé dans ce pays que
sa prodigalité, bonne et mauvaise, avait, en somme,
sinon enrichi, mis à Taise. Un pauvre qu'il avait
obligé lui donna l'asile d'une nuit dans la voiture où
il vivait avec sa famille, voiture faite par lui-même
de débris et que le mari et la femme tiraient quand
la casse des tas de cailloux, la récolte de l'osier, la
vente de paniers et de balais, et les occasions pour
une petite entreprise de photographie exigeaient du
248 SOUVENIRS ET FANTAISIES
déplacement. Ces braves gens lui prêtèrent dix
francs et d'autres braves gens, des aubergistes né-
cessiteux chez qui il avait largement consommé
comptant, sans trop compter, naguère, quinze. Cela
lui permettait de se rendre dans un chef-lieu de can-
ton où un notaire avait de Targent à lui. Encore ce
notaire se dessaisirait-il ? Il remercia et partit. La pe-
tite ville où il devait prendre le train se trouvait en
fête. Chanteuses et jeux firent tant qu'il y passa une
nuit, au bout de laquelle il se trouvait juste nanti du
prix de son billet. Il arriva à la gare d'où il devait
faire deux lieues à pied sur une route de Champagne,
blanche et sans arbres que des bouleaux si malades !
Il lui restait trois sous qu'il boit, puis il enfile la
longue venelle par un soleil de l*"" juin (on enterrait
Victor Hugo), coiffé d'un haut de forme et vêtu d'un
pardessus à fourrures. Il avait chaud, mais l'espoir en
le notaire lui donnait des jambes. A moitié chemin,
comme il n'en pouvait presque plus, le voilà, dans
un village à traverser, accosté par un mendiant qu'il
connaissait. Cet homme lui dit : « Comment va? Il
fait soif, payez- vous quelque chose? — Mais je n'ai
pas un rotin. Sans cela, vous savez bien... Je vais
même à J... pour y chercher de l'argent qu'on me
doit. — Qu'à cela ne tienne, je me permets, moi, de
vous offrir la goutte là-haut, chez Chose. Voulez-
vous ? — Comment donc ! »
En face de l'église — une église de ces contrées,
SOUVENIRS ET FANTAISIES 249
ardoise et craie, clocher lourd au milieu, on y voit
sonner les cloches pendant les Te Deum, — le caba-
ret est propre. L'eau-de-vie d'Aisne, marc de bas
Champagne, rit bleuâtre dans les gros petits verres ;
on choque, on boit, et c'est, parbleu ! la meilleure
goutte que j'aie lampée de ma vie.
— A charge de revanche, père Machin.
— Allons donc, c'est de bon cœur.
Et je, puisque je il y a, partis plus allègre pour
chez mon notaire, qui devait être absent d'ailleurs,
qu'Olympio pour son Panthéon pendant ce temps-là.
L'OBSESSEUR
Je ne sais ma foi pas trop pourquoi ma mémoire
se reporte à un temps si ancien sur un objet au fond
si peu intéressant pour elle qui en a vu tant d'autres.
Quoiqu'il en soit, je veux me débarrasser de cette
espèce de préoccupation, en mettant sur le papier la
très simple histoire que voici.
J'étais pensionnaire à l'institution ... qui nous con-
duisait deux fois par jour au lycée ... Sans grandes
relations avec mes camarades, pour la plupart gar-
çons assez insignifiants, deux pourtant d'entre eux
attirèrent bientôt mon attention, non point par leur
amitié, car ils n'avaient pas l'air de se plaire beau-
coup, moins encore pour leurs sympathies, leurs
goûts communs, car ils ne semblaient s'entendre sur
quoi que ce soit, ni môme par leurs habitudes cou-
rantes, ou leur manière, car l'un était un intaris-
sable bavard, mal intéressant et des plus lourds,
SOUVENIRS ET FANTAISIES 251
d'ailleurs, tandis que l'autre, un distrait, un rêveur,
restait volontiers taciturne, mais pour leur insépara-
bilité, si l'on me permet ce mot non encore incrit au
Dictionnaire de V Usage et qui n'aspire point à y
prendre place. Dès huit heures du matin, quand on se
mettait en rang pour aller au lycée, l'externe (c'était
un externe que l'écolier si bavard et si ennuyeux)
ne manquait pas d'aller se mettre auprès de Tinterne
(interne était le lycéen taciturne). Et quelles nuances
entre gamins implique cette différence despote de si-
tuation sociale en miniature I — En route, le bavard,
invariablement vêtu d'un paletot bleu montagnac,
nuance insipide, n'est-ce pas ? et coiffé d'un de ces
chapeaux melons roux, déjà en usage, mais porté
droit sur la tête, marchait en crabe et tout en péro-
rant combien fadement ! poussait, selon le hasard de
la place, son malheureux et trop patient compagnon,
engoncé dans une tunique trop large, avec un képi
tout cabossé sur sa tête, contre les boutiques ou vers
le ruisseau. Le pauvre garçon répondait oui, non, à
ces torrents d'eau tiède que déversait l'autre : tant
qu'ils furent enfants, en 7% en 6% ces conversations,
ou plutôt ces monologues, avaient trait, par exemple,
à des encriers nouveau modèle, à des plumes clncs^
à des buvards de première quaUté, à des gommes
pour le crayon et l'encre, superlatives. Tout cela dé-
bité d'une voix blanche, sans intonation ni rien pour
accrocher l'oreille un peu.
2o2 SOUVENIRS ET FANTAISIES
Plus tard, en seconde, en rhétorique, ce fut une
autre fête pour le pauvre Taciturne qui ne rêvait
que poésie et que l'horreur du baccalauréat à prépa-
rer n'empêchait pas de lire, de droite et de gauche,
de forts fragments de la littérature d'alors. L'autre
ne lui parlait que de romans étrangers commerciaux,
que de traductions de livres de voyage (les livres de
voyages, uniquement de voyages).
Je me demandais souvent pourquoi le Taciturne,
un garçon intéressant en somme, n'envoyait pas pro-
mener cette scie vivante, ce crampon, ce fléau venu
de Paris, et je m'en ouvris un peu à lui.
— Que veux-tu ? me répondit-il, il m'a dompté, je
suis sa chose, comme on est la chose d*un chien har-
gneux ou d'un chat pelé qu'on garde par habitude,
sans s'y intéresser et surtout, ô surtout sans l'aimer.
Ces comparaisons disgracieuses, et principalement
cette répétition « et surtout, ô surtout sans l'aimer »
me frappèrent sans m'éclairer alors sur le mystère
de cette domination d'un sot sur un intellectuel. Plus
tard, je reconnus et saluai dans cette conduite pusilla-
nime en apparence, une indifférence, un insouci des
ambiances non sans sa fierté, une paresse plutôt
noble, — de bon dandysme...
La vie, comme de juste, nous sépara, ou plutôt me
sépara du Taciturne, car je ne me rappelle pas avoir
échangé une seule parole avec son obsesseur. Un
jour, par le plus grand des hasards, je rencontrai ce
SOUVENIRS ET FANTAISIES 253
bon garçon, et, après les premiers mots de reconnais-
sance et de sympathie, je lui demandai s'il voyait
toujours un tel.
— Ne m'en parle pas. Je ne sais par quel miracle
me voici libre aujourd'hui. Le misérable me fré-
quente plus que jamais, m'abrutissant maintenant de
ses gandineries, courses, crocket, cricket (la bicy-
clette ni le five o'clock ni les records n'étaient pas
encore à la mode, sans quoi mon pauvre camarade
en eût probablement vu de plus grises encore). Il
connaît, dit-il, telle fille, marcheuse au Châtelet, et
un docteur auquel il réserve un drame scientifique.
le monstre, il me passe parfois des envies de le
tuer. Que de fois n'ai-je pas eu l'idée de le précipiter
de la fenêtre mansardée de ma très haute chambre.
Dernièrement, à l'étage du café des Variétés où je
vais quelquefois, j'ai failli le précipiter à travers
l'une des grandes glaces-fenétres sur le boulevard...
Il me quitta, l'air vraiment égare.
Quelques mois après je fus accosté par l'obsesseur
qui me reconnut sur le champ. Et moi donc, si je le
reconnus ! il n'avait pas changé depuis le lycée.
C'était toujours la même face rose, imberbe, avec
dents malsaines, aux yeux bleus de littérale faïence.
— Ah, pauvre cher, me dit-il, sais-tu ce qui est
arrivé dernièrement à X. D'abord, sais-tu qu'il vient
de mourir ?
— Ah bah ! et de quoi 'l
25 i SOUVENIRS ET FANTAISIES
— Dans un accès de folie furieuse. Ça avait com-
mencé par une scène affreuse avec moi. Il voulut,
devant cent témoins, dans un restaurant, m'étrangler
et peu s'en fallut que je n'y passasse... On le soigna
chez un pharmacien, car il donnait tous les signes
de Taliénation mentale; après lui avoir donne les
plus forts calmants, on l'envoya d'urgence à l'infir-
merie du Dépôt. De là, son état ne faisant qu'empi-
rer, il fut dirigé à Ville-Evrard, où j'obtins pour lui
un régime un peu meilleur que le commun... Je ne
suis pas riche ! On fait ce qu'on peut... De plus,
j'eus l'autorisation de l'aller voir tous les deux
jours. Dès qu'il me voyait, il reculait au fond de la
chambre à barreaux, et me tournait le dos, semblait
faire tous ses efforts pour renverser le mur et fuir.
Est-ce étrange ! Un garçon si doux, si calme et qui
m'aimait tant ! Avant-hier j'appris sa mort par con-
gestion. On l'enterre demain à 11 heures. Train à
toute heure à la gare de l'Est. Viens-y doncl..
La guerre survint. Je sus, par qui déjà? que lui-
même, l'obsesseur, monstre sans le vouloir, avait été
tué d'un éclat d'obus, au plateau d'Avron où il ser-
vait comme mobile.
Puisse au moins son ombre obséder à son tour
l'artilleur au casque à boule qui lui a valu ces loi-
sirs.
CONTE PÉDAGOGIQUE
Il y avait une fois, — quelle fois ? clans une grande
ville, quelle grande ville ? trop d'enfants. Ces en-
fants, en outre, étaient trop sages. Les parents ne
s'en plaignaient pas, tant s'en faut ; et c'était plaisir
que de voir un intérieur de cette ville-là à Theu re
de la rentrée de l'école qui était celle du dîne r ;
toute la petite tribu rentrant après avoir déposé soi-
gneusement galoches et socques et s'attablant en
chaussons, chacun à sa place, mangeant et buvant
sans bruit, causant juste autant qu'il fallait et jouant
bien paisiblement jusqu'au moment d'aller au lit
après un baiser affectueux et respectueux à leurs
père et mère.
Mais l'Etat voyait cela d'un mauvais œil et ne
connut (le cesse qu'il n'eut tiré d'oii? un affreux
bonhomiiie à grosse moustache grisonnante cirée sur
des lèvres sèches comme du parchemin et sous un
256 SOUVENIRS ET FANTAISIES
nez crochu et des yeux à peine visibles à cause de
sourcils noirs en broussaille et qu'on devinait, qu'on
sentait méchants, et qui boitait des plus disgracieu-
sement, — de qui II fit l'éducateur public en chef de
la ville.
Bientôt les enfants n'obéirent plus, ne mangèrent
plus proprement, eurent des jeux brutaux (des saute-
mouton où les filles faisaient leur partie avec les
garçons, des barres pour les deux sexes) et maigris-
saient à vue d'œil. Passablement d'entre eux mou-
rurent. En revanche, ils savaient des choses qui ne
devaient jamais leur servir à rien, ou ne pouvaient
que leur aider à mal faire. « Voler » perdit son nom,
on disait « chiper ». Répondre aux parents sembla
le comble de la crànerie et jouer de mauvais tours
aux gens ligés être « dégourdi » .
Le temps passa : « les vieux » (nouveau style) « cla-
quèrent » pour la plupart. Les survivants, grossis de
quelques jeunes, dès lors grandes personnes, hommes
et femmes, qui avaient gardé les traditions d'il n'y
avait pas encore longtemps formèrent un groupe, tôt
accru des mécontents de toutes sortes d'opposition,
qui fit son travail, puis son bruit, puis sa révolution.
L'Etat essaya bien de résister, mais cette révolu-
tion était invincible, ayant été lente et pacifique.
On congédia le grand Educateur, qui s'en retourna
dans son chez soi, en claudicant non sans proférer
de ricanantes menaces.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 257
On pourvut sans retard à son absence, qui ? l'Etat,
et son remplaçant sembla dès Tabord réunir tous les
suffrages. Jeune, beau, imberbe, avec des cheveux
d'or, un « ange de lumière », disait Topinion publique
qui n'en dit jamais d'autre! Toujours est-il qu'au
bout de peu de temps il y avait en effet un change-
ment pour le mal, ô dans un tout autre genre !
Cette fois-ci, les enfants, — ceux déjà bien moins
nombreux de la génération élevée par l'affreux
vieillard — ne s'occupèrent plus à l'école que d'art
d'agrément : les filles ne faisaient que du crochet,
que des gammes ; les garçons savaient, mieux que
nature et rien que cela, la littérature du temps qui
était à la fois fade et pornographique et quelque des-
sin calligraphique dont les ronds et les déliés affec-
taient des rondeurs polissonnes.
La mortalité continuait toujours. La dépopulation
encore plus. L'opposition, muette et inoffensive, du-
rant environ toute la prime jeunesse de cette généra-
tion tiède, indifférente à tout et au fond méchamment
sceptique, se réveilla. L'Etat mit à la porte le suave
second sauveur. Celui-ci s'en alla joliment comme il
était venu, regretté de passablement de ses anciens
élèves, de même que l'autre n'était pas sans avoir de
partisans. Ces fonctionnaires n'avaient pas été sans
faire de créatures, — et n'était-ce pas tout naturel ?
L'Etat alors déclara ne plus vouloir s'occuper de rien,
— et tout alla de nouveau comme sur des roulettes.
17
GOSSES
Gomme il s'était étalé, — par la faute d'une jambe
ankylosée — sur le pavé dur de ta rue, tu accourus,
enfant qui le connaissais pour, lui, t'avoir payé des
pétards à la saint Paul — afin, chétif bras, divins ef-
forts impuissants, joints à ceux de tes camarades qui
le connaissaient aussi à force de la même complidté
dans la violation si charmante et qu'inoffeosive î d'un
vague ordre public, — de le relever de sa chute sur
ce pavé si dur donc, mais sa tête, bonne encore à
quelque chose, fut, en attendant, plus dure encore.
Et dès que des bras plus sérieux l'eussent restauré
sur une chaise entourée de braves femmes honnêtes
et autres, pleines d'offres de vulnéraires, tu le con-
templas, cher enfant : joli sous tes vêtements si sim-
ples et si propets, ce tablier blanc et bleu d'écolier
que j'eus aussi, si pitoyable, toi, à son malheur du
SOUVE?fIRS ET FANTAISIES 259
moment, si bien peigné, si affectueux dans ta ques-
tion : « au moins vous ne vous êtes pas fait trop de
mal » , que, ô enfant, il te bénit dans le secret do
son cœur.
Plus tard tu deviendras méchant, ô non ! mais
mauvais, et auras oublié cette anecdote...
Bah ! le bon Dieu qui voit tout t'aura su gré de ce
mouvement vers la pitié et tu seras, enfant, béni dans
ta postérité si tu dois en avoir une ou alors et certes
dans cette œuvre, la meilleure entre les tiennes, je
l'atteste, pauvre, doux, cher, petit garçon, angélique
témoin, — tels Jésus les aimait et les aime — de
nos chûtes affreuses mais consolées par un regard,
par un mot naïf et que ce trop lourd monsieur, PAR
EXEMPLE, serait criminel de ne pas recueillir pieu-
sement dans son cœur noir qu'éclaira pour toujours
le tien si doux, bon petit homme inconnu qui ne
liras jamais sans doute ces lignes mais que Jésus re-
connaîtra et confrontera avec l'à-jamais consolé par
toi.
Au revoir, petit. Le plus tard possible, mon frère,
et plus jeune en cette chair.
II
Et toi. Pierrot noirouffe, avec ta longue face plutôt
méchante pas trop que les femmes trouvent encore
260 SOUVENIRS ET FAMAISIKS
laide en attendant que tu les fasses souffrir, u gosse
comme prédit dans les Vocations du grand Baude-
laire, souffrir et mourir d'amour et de la coquetterie
écrasés, au fond, tu es gentil, tyran de ta cour, ta
cour ou plutôt ton impasse, où tu domines en voix
et en poings tes camaraux parfois beaucoup plus
grands et forts que toi, mais jamais mieux mal em-
bouchés.
Je t'aime bien parce que dans ta rude et naïve
façon, tu fus au fond très bon pour moi malade et
pour moi convalescent et quand je te revois mainte-
nant, un peu guéri moi, un peu grandi toi, c'est
d'une foi instinctivement fraternelle, un brin gogue-
narde, pourquoi ? que tu me demandes si j'ai des ci-
garettes à te donner et ajoutes dans un zézaiement qui
t'est naturel et que tu exagères faussement et un
grand geste emphatique qui m'est emprunté : ou un
cigare à la rigueur.
Et puis je t'ai vu pleurer quand ta mère était ma-
lade et faire, assis sur le trottoir, assez sans gêne
d'ailleurs, un grand signe de croix un jour qu'un
mort passait.
Toi aussi, sois béni, somme toute !
SOUVENIRS ET FANTAISIES 261
in
Là'baa, on dit quil est de longs
combats sanglants.,, 6 n^y
pouvoir mourir un peu.
P. V.
Et puis, ah ! ce jour où à propos de rien qu'une
allusion entre grandes personnes, tes parents et moi,
à l'éventualité d'une guerre contre l'Allemagne, tu te
renversas sur ta chaise, tendu, comme bandé comme
un arc, t'écriant de ta voix qui commence à muer et
cette fois virile bel et bien, que ton malheur était de
n'avoir pas encore Tûge de t 'engager pour aller en
tuer de ces Boches, de ces têtes de pioches, de ces
tiHes carrées, de ces têtes de cochons ! Tu te foutais
pas mal de mourir pourvu que tu en crevasses, à
coups de balles, de baïonnette, de sabre ou de hache,
au moins vingt pour ta part, avant! Et tu insultais
le « sale gosse », le manchot, le scrofuleux, l'homme
h l'oreille qui coule ! Et les Français sont les pre-
miers soldats du monde, on l'avait vu, on le ver-
rait ? — Et trente-six bêtises, ainsi bath, choua-
teau, héroïques certes et dans tous les cas charmantes
dans ta bouche, alors amère et pure comme celles de
l]ara, de Yiala, aussi de Nysus et d'Euryale, l'enfant
262 SOUVENIRS ET FANTAISIES
saint et de celle qui mourut pour sauver l'Eucha-
ristie, portée en son jeune sein, d'un outrage même
puéril.
Je te grondai un peu, comme il sied, moralisant
sur la guerre qui, de nos jours, était chose sérieitse
plutôt hélas ! que d'enthousiasme, etc., etc., ajoutant
que ton temps d'être soldat viendrait assez vite, qu'on
ne s'engageait pas à l'étourdie et qu'on ne pensait
pas à s'engager quand on aimait sa mère (et si tu
l'aimes, ce n'est rien que de le dire, bon petit soldat
en herbe !) quand on aimait son père et des sœurs
qu'une telle mort même prématurée, même glorieuse
affligerait tant !
Mais au fond combien je t'aimais en ce moment,
d'être si spontané pour une si simple passion, la Pa-
trie, si ardent et si exemplaire, et j'eusse donné
bien des choses et tous les gens, pour être tes pa-
rents, tout fiers j'en suis sûr, malgré leur nécessaire
calme affecté, de t'entendre ainsi vibrer noblement
et vivre pour de bon, cher gamin que j'eusse alors
embrassé fort et fort, à t'en transmettre mon âme
d'homme, mon âme de patriote aussi.
IV
Nez à la Saint Charles Borromée, moins grandiose
toutefois que celui de cet illustre confesseur. Une
SOU^TISIRS ET FANTAISIES 263
fenêtre de l'appartement, située au rez-de-chaussée,
donne sur la fin d'une rue en pente, aboutissant à
une grande artère, comme on dit. Des marchands
des quatre saisons et autres glapissent et chan-
tonnent, tout un populo s'écoule : mitrons, trottins
et le reste. En face de l'humble maison à cinq
étages^ siège un hôtel point somptueux, mais en
quelque sorte diplomatique à force d'héberger de
vagues portugais américains et d'étranges belles exo-
tiques. C'est en été ; la fenêtre est ouverte. Le jeune
homme pioche une version grecque ou un thème
latin. N'importe ! Toujours est-il qu'il s'ennuie,
ou que, du moins, il assume l'air de s'ennuyer.
Ce pendant, il fait chaud ; les passants sont intéres-
sants ; l'hôtel d'en face exhibe à travers des fenêtres
ouvertes des nourritures appétissantes et des fruits
destinés à la table d'hôte de cet établissement un peu
primitif dans sa vétusté parlementaire.
Le devoir s'avance très peu, à travers ses obser-
vations, peut-être un peu répréhensibles, car papa
ouvre la porte, et alors : Dictionnaire d'être feuilleté,
pages d'être barbouillées, tête d'être penchée,
moyennant des yeux de côté, — main droite de cou-
rir, main gauche de couvrir le front, — quittes, tout
à l'heure, à saisir la fourchette et le couteau pour un
devoir enfin naturel.
SOUVENIRS ET FANTAISIES
Tiens, monsieur X., comment vous va?... C'est
monsieur X. qui arrive...
Ces membres de phrases sortaient d'une grosse
tête bornée, au Nord, par des cheveux très hérissés
et très pommadés ; à l'Est et à l'Ouest, par des joues
abondantes ; au Sud, par un menton légèrement
fuyant — ornée au centre d'un nez et d'une bouche
quelconques, mais que des yeux vifs rendaient sym-
pathiques en dépit du ton quelque peu grotesque
qu'on eût pu trouver dans l'ensemble.
Et le jeune garçon, dont la taille, gourde encore,
pouvait accuser de treize à quatorze ans, se rua dans
l'arrière-boutique où son patron le rabroua d'être si
maladroitement poli avec les clients au sujet de leur
santé et si indiscret vis-à-vis de lui, son maître, qu'il
eut dû avertir par une tape du dos de l'index contre
la porte de la cloison à claire-voie. Puis, le négo-
ciant se précipita vers le client et fut tout à la vente,
cependant que l'enfant, clignant d'un œil vers le
Monsieur, tirait par derrière à l'adresse du c singe »
une langue formidable et se livrait à des grimaces
tout particulièrement significatives, haine et mépris,
et dans un tel mouvement de naïve énergie que X.
ne put s'empêcher d'approuver mentalement le petit
SOUVENIRS ET FANTAISIES 265
insurgé, pour la cause bonne ou mauvaise, mais plu-
tôt bonne de Tenfance exploitée et, pis que cela,
insultée.
VI
Comme les deux amis sortaient de ce café d'ailleurs
ridicule du quartier latin, ils furent accostés par ce
fameux éphèbe, récitateur de règnes et vendeur
d'étranges dessins : Encouragez-moi, Monsieur,
disait-il. Avec un sourire, nos amis lui deman-
dèrent : le règne de François P"*? Et le gamin de
répondre du ton d'un élève d'une école laïque, déjà
lauréat d'un prix de mémoire et de récitation et qui
bataille pour le prix d'histoire :
François P"^ succéda à Louis XII en 1515. Il fut
vainqueur à Marignan et vaincu à Pavie, Il signa
le traité de Madrid en 1526 et le traité de Cambrai
en 1529. Il mourut en 1547, usé par la fatigue et
les plaisirs. Il n^était âgé que de 53 ans.,.
Ainsi fut fait de plusieurs autres règnes — y com-
pris celui du général Boulanger — en tous exacti-
tude et scrupules en môme temps qu'il tirait son
béret bleu plus en avant encore qu'il n'avait coutume
de le porter et que sa figure longue et pâle, assez
plaisante, et ses yeux vaguement en coulisses espé-
266 SOUVENIRS ET FANTAISIES
raient une rémunération peut-être plus au-delà que
ses exercices scolaires.
Mais son petit corps gracieux et l'on eût dit pervers,
se détournait en un geste d'appel vers quoi ? Alors
le souvenir vint aux deux amis du pauvre enfant
pâle de Mallarmé, promis à lëchafaud et à de pires
encore destinées î Et sur la demande renouvelée
d' « un petit encouragement » ce fut avec une im-
mense pitié que nous nous refusâmes à l'offre et re-
poussâmes la demande...
Tandis qu'i/s'en allait parmi les terrasses voisines,
débitant ses règnes et ses propositions, ce pauvre
mais trop bel enfant î
VII
Chez ce qu'on appelle un troquet^ pour exalter des
cafés somptueux où boivent sans crédit aucun —
non ! — les futurs procureurs et officiers de santé de
Paris et de la province, se trouve un servant qui,
sous sa blouse et sa cote bleue réunies à la taille
par le cordon court serré d'un tablier à plastron,
est très désirable vraiment aux yeux de certain
roquentin. Même on dirait que des choses se se-
raient passées si l'on ne connaissait les antécédents
SOUVENIRS ET FANTAISIES 267
de ce dernier — car, comme l'a chanté Rossini après
que Beaumarchais l'eût dit et Voltaire :
Mentez, mentez toujours, il en restera quelque
chose.
En attendant, le jouvenceau, actif, propre et dis-
cret, fait son travail en chantant quelques refrains
empruntés à nos opérettes les plus alertes et à nos
airs populaires de l'arrière-saison.
Il est plutôt rouge encore que rose, car il est de la
campagne au fond. Nul détestable esprit parisien ne
ranime, ce qui fait son mérite réel aux yeux du Sage.
Et celui-ci, non précisément animé des meilleures
intentions comme le serait tel philosophe accrédité,
se réjouit de ce jeune visage perpétuellement en joie
et de ce corps dessiné à merveille par son propre
costume professionnel plutôt que par tel ou tel dan-
dysme. Aussi ce Sage, pesant tout (comme il sied à
un Sage) ne balance-t-il pas et se retire-t-il dans une
haute partialité.
On objectera sans doute que ce croquis ne va pas
sans être trop court. Mais ce scrupule que pourraient
évoquer parmi nos lectrices et particulièrement
parmi certains de nos lecteurs des détails justes ou
injustes sur ce sujet si délicat, me fait une loi de
couvrir de cendre un souvenir qui couve.
Que celui qui est sans péché jette la première
pierre à celui qui est sans péché et qui a l'honneur
de vous saluer.
268 SOL'VEMRS ET FANTAISIES
VIII
Celui-ci, je l'ai connu tout jeune et presque tout
petit. Il était blond et frisé, il reste presque tel avec
quelque barbe en plus — une jeune barbe, comme
on dit dans son pays qui est le mien.
Plutôt petit et gros, pour ainsi dire, et bien que
n'aimant les femmes que juste comme il faut, néan-
moins celles-ci semblent raffoler de lui, pour la plu-
part du moins. Mille exemples pourraient paraître
confirmer cette opinion que d'aucuns seraient sus-
ceptibles de formuler en hypothèse.
Mais quittons ces terrains vagues, et proclamons
que c'est dans l'espèce le meilleur des garçons, bien
qu'un des plus fins d'entre eux — des plus fins et
des plus naïfs dans le meilleur sens du mot. Aussi
faut-il le voir maître, dans une des plus grandes et
plus illustres institutions de Paris, avoir pour ses
élèves, tour à tour, des condescendances, quasi des
tendresses, bonnes s'entend, et les sévérités qu'il
sied. Voyez-le conduire au prochain lycée sa « bande
à Mandrin », mutins écoliers riches déguisés en
petits basques et en petits marins et les plus grands
en sortes d'enseignes de marine qui seraient bien
tentés de lui faire par les rues et par le Luxembourg
SOUVENIRS ET FANTAISIES 269
des niches comme nous en faisions, nous, à nos pions,
entre la rue Ghaptal et celle de Gaumartin, mais qui,
reconnaissant sa justice et lui en étant reconnais-
sants, lui gardent tout le respect non moins que
l'affection filiale et bientôt fraternelle qu'il mérite
tant î
IX
La quintessence d'un gavroche qui serait un artiste
puissant, presque un poète à force d'esprit et de
savoir-faire dans l'esprit. Homme de cœur avant
tout et mystificateur par dessus le marché : tel, au
moral, mon ami.
Tel au physique lui, de face : une tête, pour ainsi
parler, en l'air, enlaidie d'un monocle, mais ornée
d'épais sourcils très beaux, avec des yeux éme-
rillonnés et un fort nez à la retroussette, une bouche
aux lèvres charnues perpétuellement souriante et
bien meublée que surmonte une moustache tantôt
latente, tantôt absente, le tout semblant s'essorer
dans de la bonne humeur et de la fierté.
Tenue bizarrement élégante, comme qui dirait
1830, appropriée à nos jours et sans le moindre
soupçon de faux-toupet Usine : un chapeau générale-
ment mou, à larges bords, porté en arrière ou si,
270 SOUVENIRS ET FANTAISIES
haut de forme, de coté, semble lui faire une auréole
noire, ce pendant qu'un faux-col terrible de blan-
cheur et de hauteur, parfois de couleur et cassé, le
plus souvent rigide, émerge d'une cravate à flots
polychrome ; une redingote à deux rangs très serrés
de boutons corrozos dessine sa taille juvénilement
épaisse ; des pantalons à la hussarde forment accor-
déon autour de ses jambes gamines que terminent de
httéraux souliers à la poulaine.
Fumeur de cigarettes russes, il lui arrive parfois
de humer le caporal national dans du gambier ou
de Tambre — selon les jours.
Le même vu de dos :
Un dôme de feutre surmonte une redingote un peu
i^ecors du premier Empire que mettraîeni en mon-
veinent deux hélices des plus actives, un tirebou-
chonnement d'étoffes à carreaux marrons et bleus ou
gratin ; et des talons solides et bien assis et plats.
La voix est enfantine et grave et basse avec des
zézaiements plaisants et d'une rapidité parfois verti-
gineuse.
Grand d'ailleurs et au demeurant, ainsi qu'il a été
indiqué plus haut, un cœur d'or. Et c'est pourquoi je
termine, en les modifiant pour la circonstance :
C'est pour toi que je me repose
Mon cher Anatol\., George Hugon.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 271
A Mademoiselle J. . .
Toute petite, en dépit de son âge de puberté, gras-
souillette et maigrelette ensemble, elle rit étourdi-
ment, et soyez sûr qu'elle pleurerait de même. Un
catogan traverse sa nuque qu'elle a frêle, mais qu'on
devine devoir devenir puissante et même impérieuse
un jour. Elle fume par extraordinaire et sous les
yeux d'une sœur tolérante parce qu'aimée, des ciga-
rettes qu'a mouillées un hôte jeune et poli. Du reste
modeste, elle a des mots comme naïfs, telle une
jeune fille de conte de fée. Même en ses expansions
si cordiales, sa taille frêle se cambre et, ^'asseyant,
la chère enfant lance, pour ainsi parler, ses jambes
au plafond, ingénuemcnt. D'ailleurs, chaste, pure, et
le reste. Pourtant, cett enfant qui fera et ferait sans
doute et certainement une mère, charmante, de
famille, de même qu'elle eût été une fille exquise, a
faim parfois, en attendant qu'elle ait soif ou faim
encore, à cause d'un père ivrogne et d'une mère
morte.
272 SOUVENIRS ET FANTAISIES
XI
A Madame Sophie H...
Et sa sœur donc ! Une belle et blonde et grande et
jolie fille aux yeux clairs et bien ouverts. Avec cela,
d'une allure, d'un goût, d'une intelligence rares en
ces temps de banalités et de médiocrités féminines.
Son écusson, d'un chiffre exquis d'ailleurs, nous la
désigne enfant de la noble Espagne ; elle en a con-
servé le sang chaud, la franchise et la fierté comme
aussi toutes libertés de manières dans l'amour et sur
l'amour. Et je vous jure que je donnerais dix ans de
la vie d'un éditeur pour une heure de son existence
partagée (spirituellement, s'entend!), car elle est
d'un commerce, d'une fréquentation, d'un compa-
gnonnage vi^aiment agréables. Et croyez bien que si je
m'étends sur elle de façon si gracieuse, ce n'est, au
fond, que pour lui dire tout le mal que j'en pense.
D'abord, elle me fourre, à mon grand dam ! un tas
d'idées mythologiques dans la tète et j'en avais bien
besoin en vérité ! C'est Diane chasseresse pour la
haute taille et l'incomparable sveltesse ; c'est Vénus
pour la vénusté ; c'est, à elle seule, les trois Grâces
pour la grâce. Que sais-je encore, et que dirai-je,
moi profane, en ce pays un peu bien païen pour le
SOUVENIRS ET FANTAISIES 273
sage que nous sommes ! J'emploie ici le pluriel, car
ce ne serait pas trop que d'être à plusieurs, ou tout
au moins de déployer le zèle de plusieurs, pour célé-
brer cette belle, congruement, — et voilà encore un
grief pour l'en accabler dans la mesure désirable.
Gomme il a été parlé plus haut d'intelligence et de
goût, ne siérait-il pas de faire contre-poids et de
déclarer tout cru qu'elle se refuse à porter le moindre
bijou, prétendant mieux vouloir rester parée de sa
propre beauté, comme si ce n'était pas d'autant plus
détestablement prétentieux qu'elle est belle en effet
(voir plus haut et en dépit de ses yeux clairs et bien
ouverts qu'un hôte malavisé et moins galant que le
précédent comparait à ceux d'un mouton !) et deman-
dez en outre, pour savoir et voir leur mine en cette
occasion, leur avis aux meilleures de ses bonnes
amies.
Mais tout cela ne fait véritablement que blanchir,
et puisqu'il a encore été parlé plus haut, non sans les
vœux séants du rêve d'une existence partagée, ô spi-
rituellement, avec elle, disons, — puisque nous nous
trouvons décidément plusieurs ici à faire Tavocat du
diable — qu'une des choses les plus scabreuses du
monde, c'est de former des projets, mais que la pire
serait d'orienter le moindre de ceux-ci vers la
Femme. Et quand la femme surtout est comme celle-
ci, laissons -là donc faire. Nous efforcer ne serait
rien, car, et finissons par ce trait, je la crois, et ici je
18
274 SOUVENIRS ET FANTAISIES
n'engage que ma propre parole, très impérieuse mais
peu changeante.
Arrangez cela !
XII
Vous m'avez, mon cher ami, témoigné naguère
l'honorable, très honorable désir d'un portrait en
pied, de vous par moi. Quelle que soit mon incom-
pétence pour cette délicate besogne, voici ce portrait
ou plutôt cette^esquisse. Je vous aurai peint au phy-
sique quand j'aurai constaté que vous êtes grand, et
permettez-moi d'ajouter, beau ; ce qui est, d'ailleurs,
l'avis de la majorité des dames. Qucmd j'eus le plaisir
de vous voir pour la première fois, vous étiez extrê-
mement jeune, et portiez une chevelure ApoUo-
nienne, épaisse toison noire, un peu éclaircie de nos
jours ; mais le front, votre front de penseur et d'ar-
tiste, n'a que gagné, si j'ose ainsi parler, à cette viri-
lisation de votre physionomie. Vous êtes mince, sans
exagération, et d'une naturelle élégance, tout à fait
Ifière et comme militaire, et cela m'amène à parler du
moral qui est très haut, lui aussi, parfois trop haut,
s'il est possible que la hauteur soit jamais un défaut.
Et c'est pourquoi, moitié en badinant et moitié pour
de bon, je vous ai, dès les premiers jours de notre
SOUVENIRS ET FANTAISIES 275
liaison, baptisé Néoptolème. Du fils d'Achille, en
effet, VOUS avez, avec tous les tempéraments bien
entendu de notre civilisation, Timpétuosité, la géné-
rosité, j'allais dire la candeur. Ces qualités vous ont,
comme il est coutume, joué plus d'un mauvais tour,
et continueront, soyez-en sûr, à le faire encore. Je
suis, pour ma part, un Ulysse bien insuffisant ; mais
souvenez-vous que j'eus lieu, dans certaines circons-
tances, de vous donner de bons conseils, que vous
écoutiez ou non, mais en y mettant la déférence due
à mon âge mûr, et à ma toute bonne volonté. D u fils
d'Achille, vous avez encore l'accessibilité dans tous
les bons sentiments de la nature, de l'art, j'ajouterais
de la littérature, si ce mot ne m'était en horreur,
comme la chose. Et, tel que l'héroïque gamin, vous
allez dans la vie, muni d'ailleurs de bonnes armes,
qui vous assureront la victoire définitive, ce que vous
souhaite ici votre vieil ami, tout à vous.
XIII
C'était sous le M-sur-M où ce Jean Valjean s'en-
richit dans le commerce des verroteries de jais. Une
petite ville forte sur une grande montagne avec une
merveilleuse vallée autour d'elle ; vaUée elle-même
commandée par le monastère de Notre-Dame-des-
276 SOUVENIRS BT FANTAISIES
Prés, vaste et très belle restitution en style gothique
primitif de la Chartreuse là existante avant la Révo-
lution.
J'étais allé, mi-curieux, mi-retraitant, passer
quelques jours dans ce pieux asile et je ne puis ex-
primer la paLx que j'y goûtai. Naturellement je ne
manquai pas de visiter par le menu tout rétablisse-
ment qui, je le répète, est un chef-d'œuvre, en même
temps qu'un. colosse d'architecture spéciale; chef-
d'œuvre en solide légèreté, colosse en étendue. Une
fois, passant au long d'un côté du cloître, j'aperçus
dans Tentre-bâillement d'une porte de cellule qui se
refermait une haute forme blanche de tout jeune
homme.
Vingt ans ou vingt-cinq ans qui pouvaient en pa-
raître dix-huit ou seize, la face étant rasée, — et Tair
si jeune, si vraiment pur. Et je me dis, ne pouvant
lui dire, à ce novice rentré dans sa cellule :
— « Ah I bel ermite ! bel ermite î » comme parle
la reine de Saba de Flaubert, puisque de seules,
hélas ! réminiscences et idées littéraires m'obsèdent
et m'affligent aujourd'hui, « mon cœur défaille » de
ne pouvoir, de ne vouloir décidément pas t'imiter
malgré le bon exemple, enfant de TAmour divin,
bâtard en cette vie de boue et de crachats ! Mais va,
fi de moi et de tous mes complices dans la sale chair
contemporaine. Et, puisque tu es, sans nul doute,
lettré, perge gêner ose puer, et prie, oh ! prie pour ce
SOUVENIRS ET FANTAISIES 277
faux pénitent, plutôt amateur, que me voici pour mes
péchés et que la Grâce ne veut atteindre, — d'hor-
reur et de dégoût.
Enfant, oui, va prier pour nous deux ! et poumons
tous !
MI-A-OU
Une chambre de malade. Un feu s'éteignanL De
grands rideaux autour d'un lit et le long d'une vaste
fenêtre. Une bougie encore fumante d'avoir été souf-
flée. Le malade bien chaudement couché, se parle,
entre haut et bas.
Tis the twming point. Il n'y a pas à dire, il faut
changer de vie, ou rien ! Ceci est providentiel ou il
n'y a pas de providence et il y en a une. Les événe-
ments amenés par tes imprévoyances et ceux d'un
hasard malveillant conspirent tous à cebut. Oui, mon
vieux, c'est ainsi, c'est bien ainsi. Et tout d'abord il
faut renoncer à ce rêve où tu te berces depuis l'ins-
tant lunaire où s'alluma ta raison, à cette paresse
d'irresponsabilité, crue par autrui. Naïveté, par toi,
sciemment ou non, considérée comme timidité, mais
paresse pure et simple et coupable, paresse en toute
vérité. Debout, dormeur éveillé, pique-toi de scru-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 279
l)ulc, secoue tes sécurités folles, vis de la vie, non de
cette lente mort morale, intellectuelle, morale et ci-
vique. Allons, c'est ça, du courage, des résolutions,
sapristi !
— Mi-a-ou...
— Tiens, le chat qu'on aura renfermé tout à
l'heure en sortant dem'apporter mon dîner! Bah, on
va revenir pour remporter les dessertes. Tais-toi,
chat. — C'est ça des résolutions. La première de
guérir. De ceci qui n'est rien et qui ne demande plus
que du régime. S'abstenir de boisson, ô la boisson !
et du reste, imbécile ! Est-ce étant presque infirme,
avec un système rhumatisant que... Mais la chair est
si faible et tu trouves encore et toujours ça si bon !
C'était bien la peine d'avoir eu ta grande crise de
vertu, que peu d'hommes eussent soutenue, après
ton sang en route de par les fredaines de ta jeunesse
pour en arriver à cet ithyphallisme un peu honteux
à ton âge presque mûr. Allons d'abord ça, hein?
— Miaou...
— Ah oui, les formes blanches, aux fuites d'ambre
et d'ombre, les odeurs despotiques, insinuantes,
bonnes toutes, la fraîcheur et la chaleur et la moi-
teur et les satins tissus, puis les déffilés et les frisés
blancs et rosés et noirs et blonds et les roux, et les
draps caresseurs, et l'élasticité des lits et l'abandon
de ta volonté sans compter les plongeons où ça? Par-
tout, vieux drôle! Tes mains, tes lèvres... Oui, ab-
280 SOUVENIRS ET FANTAISIES
jure ça. Rappelle-toi tes belles chastetés. Que c'était
bon aussi au fond ; môme tu crus que c'était
meilleur encore, souviens-toi. Mais non, tu te raidis.
Ton corps un peu remis se bande à nouveau — et
que quelqu'un de gentil vienne, que X ou quT ou
Z, entre : ah misère, misère, cela, la vraie, la
seule, car la boisson...
— Miaaaaou!
— Gomme ce chai miaule bizarrement ! On dirait
presque une voix humaine... Mais j'y suis... As-tu
fini, gosse, dem'empôcher de dormir ? D'abord c'est
bête, ce que tu fais là, et c'est mal imité. Tu ne sais
môme pas miauler ! Et puis fiche-moi la paix, va-t-
en, ou dès demain je le dirai à tes parents.
— Miaouaaaou !
— Petit insolent, tu me le paieras !
Car le malade s'imaginait que ce cri provenait du
fils de la maison, galopin d'une douzaine d'années,
plus qu'espiègle, qui avait l'habitude de le servir
d'ailleurs gentiment et suffisamment poliment — non
sans quelque manque intermittent de respect. Et, là-
dessus, il frotta une allumette et alluma sa bougie.
Ce ne fut pas sans une certaine et vague confusion
qu'il s'aperçut que c'était bien le chat, et non le fils,
delà maison, perché sur la cheminée, et qui le re-
gardait de ses yeux verts, impassible et Ton eût dit
presque ironique témoin de ses bonnes résolutions.
PROJETS ET PLANS SUR LA COMÈTE
MÉMOIRES d'un VEUF
A Fernand T anglais.
les deux étranges courses à travers ce Paris I Nous
ne saurions, mon cher ami, vous et moi, que la chance
a gâtés et sous les pas de qui notre aisance pécu-
niaire aplanit, jusqu'à la douceur d'un tapis de feu-
tre fleuri et sentant bon, le sentier, pour d'autres,
ardu paraît- il, de la vie, nous en faire, je le crains,
une idée bien exacte. Je veux néanmoins essayer de
raconter ces odyssées aussi héroïques, pour en déga-
ger à notre usage, par le plus simple exposé possible
des faits, la philosophie que je nous crois en droit d'y
attendre.
L'un, « artiste-peintre », et l'autre, cette chose
poète, s'étaient vus pour la première fois ce soir-là,
dans un café où un ami commun avait récité, devant
des tiers des moins incompétents, des vers du
poète, lesquels avaient eu du succès, ce qui avait fait
282 SOUVENIRS ET FANTAISIES
plaisir h celui-ci vraiment. Aussi était- il tout ému
quand, à la départie, il se fut agi de rentrer chacun
chez soi. Son chemin se trouvant être celui du pein-
tre, ils durent faire route de compagnie et la conver-
sation prit un tour assez rapidement intime. Echange
de renseignements sur la situation mutuelle et les
circonstances réciproques. Le peintre était de beau-
coup plus jeune que le poète et par déférence le
laissait parler bien plus qu'il ne parlait lui-même, et
le poète parla terriblement ce soir ou plutôt cette
nuit-là. Car, ayant dépassé l'hôtel où il logeait au
jour le jour, il conduisit, à petits pas, rhumatisant
qu'il était, son interlocuteur jusqu'à quelques pas de
sa porte, loin, bien loin, non loin des fortifications.
Le temps était superbe bien qu'il n'y eût que peu
d'étoiles. Le long des quais et sur le pont Sully l'en-
tretien eut comme un grand frisson. Un frisson d'eau
courante attirante et froide. Ils causaient misère et
généreuses imprudences et loyauté dont on ne veut
plus et sacrifice dont on se moque, et gloire ! Ce der-
nier sujet les amena sur la place de la Bastille, ëibso-
lument vide comme le mot mais impressionnante et
mémorable aussi. Le geste du poète, peu gesticula-
teur d'ordinaire, s'exaltait. Sa voix plutôt basse
montait, semblait monter jusqu'au ciel noir pour
bientôt s'apaiser ainsi que son geste, comme ils enfi-
laient la rue de Lyon et l'avenue Daumesnil qu'ils
arpentèrent très haut, toujours marchant très lente-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 283
ment. En somme, c'était plus triste qu'autre chose,
trop triste môme, car le peintre, pour se montrer
moins lamentable et déplorable que le poète, témoi-
gnait, par son accent plus encore que par ses dis-
crètes assez confidences, d'un malheur dans sa vie où
tout du moins d'une infortune non légère comme son
âge encore tendre l'eût pu du moins faire espérer.
Mais le poète, ainsi que je viens de le marquer, était
particulièrement pitoyable avec son interminable
expansion. Ce qu'il disait était vraiment touchant, car
c'était vrai et dit non sans une éloquence des plus
pénétrantes, dans son décousu trop nature. Et le
peintre, si jeune qu'il fût, s'était laissé convaincre à
cette sincérité d'ailleurs absolue. Il calmait, con-
seillait, ô si pudiquement pour ainsi dire, encoura-
geait sans charlatanerie aucune, était bon, voix
douce et parole grave mais combien caressante et
plutôt encore sororale, on eût cru, que fraternelle,
quoique de celle d'un frère elle eût le sérieux, la force
et l'entrain.
Plusieurs fois il avait voulu, non lassé mais ayant
pitié, faire entrer le pauvre poète dans quelque
hôtel, s'offrant même à le reconduire chez lui, — et
quel chemin avec ce boiteux ! car il n'avait pas un
sou sur lui et logeait chez un ami pauvre qui n'eut
pu disposer d'une place convenable de plus pour
coucher quelqu'un, tandis que le poète ne portait
qu'une somme très peu vraisemblablement suffisante
284 SOUVENIRS ET FANTAISIES
à trouver un gîte sérieux. Mais rien ne prévalut sur
le poète qui s'excusait d'ailleurs poliment et affec-
tueusement sur rindiscrétion de sa geinte, quand ils
résolurent de sonner à un hôtel d'aspect honnête
qui s'offrait à peu de distance du domicile du pehi-
tre. Ils venaient de franchir de larges espaces déserts,
de ces boulevards plus ou moins neufs à perte de
vue, foncièrement vilains et mesquins mais, de nuit,
effrayants comme un mauvais rêve et d'une triviale
horreur. On leur demanda, pour une nuit, un tiers
en plus de leurs pécules réunis, mais sur leur mine et
sur leur promesse d'un complément pour le lendemain
matin, crédit fut fait au client attardé. Rendez-vous
pris aux environs de neuf heures de relevée ils se
séparèrent, et le poète, douillettement couché dans
une belle chambre, se reposa bien s'il dormit peu ;
puis son insomnie fut loin d'ôtre pénible. Il y goûta
môme une sorte de douceur croissante et qui finit par
envahir tout entiers son esprit, puis son cœur. Un
ami venait de lui naître. Il revoyait de tête le peintre
et se souvenait omnis mansuetudinis ejus. L'entre-
tien de tout à l'heure lui revenait dans ses moindres
détails, dans ses plus fugitives intonations. Et le re-
gret, presque le remords, mais bien attendri, de sa
propre importunitc, l'exquise patience de l'autre, sa
sympathie, et la pudeur, pour ainsi parler, la can-
deur, l'innocence de cette sympathie tout attisait ce
noble feu, grandissait cette flamme souveraine, d'au-
SOUVEMRS ET FANTAISIES 285
tant plus pure, lumineuse et délicieusement réchauf-
fante que nul détail oiseux, inséparable d'une liaison
de quelque durée, n'obstruait encore son élan s'esso-
rant. A l'heure dite, le prix de la chambre dûment
complété, les deux amis reprirent le chemin du quar-
tier du poète. Ils suivirent des rues, des quais, des
ponts et des rues autres que la veille et se retrouvè-
rent près du Panthéon^ en ayant obliqué par Bercy,
toute agglomération de quartiers de travail aéré avec
des valses d'orgues de barbarie volant par bribes
dans des arrachements de vapeur et de fumée. De
quoi parlèrent-ils après un café au lait et un bouillon
pris dans une crémerie, sinon encore d'eux-mêmes.
Et cette fois le peintre, à son tour, se confessa pour
ainsi parler. Le poète, bien rasséréné, l'écoutait avec
la volupté de l'avoir compris, d'avoir démêlé ses
choses la veille. Oui, la tristesse, ou plutôt la gravité
triste de ce jeune homme avait une haute, une fière
source. Des délicatesses à l'infini, froissées, des sim-
plicités, des candeurs, si belles ! méconnues, que
d'orages déjà, quelle âme en fleur que blessée !
La haison était faite et bien faite, quand, à quelques
jours de là, ils se réunirent de nouveau pour une
grande course combien longue, grâce à la claudica-
tion du poète ! à travers maintenant le Paris diurne
des rues Vivienne, des faubourgs Montmartre et Pois-
sonnière et des grands boulevards riches, à la re-
cherche de quelque argent, qu'on y devait à je ne
28G SOUVE.MRS ET FA?!TAISIES
sais qui dt*s deux et ce fut parmi l'opulente trivia-
lité de CCS d*aillcurs ennuyeux parages broyants et mal
brillants, que, toute affaire cessant, permettez-moi,
mon ami, d ainsi caractériser l'absolu désintéresse-
ment de leur état d'esprit, ils agitèrent, ces pauvres!
le croiriez-vous, des projets.
— Dites donc, disait l'un, quand je pourrai me
procurer palette, brosses et couleurs, que le diable
m'emporte si je vous fais pas un beau, mais là^
vrai de vrai, un beau portrait de votre tète.
— J'y pensais justement, riposta l'autre, en toute
sincérité arrachée aux conjectures. C'est ça. Va pour
le beau portrait. Et pas plus tanl que...
Ici il éclata de rire, tout de même! et reprit
d'un ton tout simple :
— Quand je pourrai vivre.
Les projets qui tiennent toujours courent en-
core !
A PROPOS DU DERNIER LIVRE POSTHUME
DE VICTOR HUGO
MM. Vacquerie et Meurice ont-ils eu raison de
publier Amy Robsart, une « bêtise » du Maître,
comme dit nettement le « témoin de sa vie » et Les
Jumeaux, ce fragment abandonné depuis des années
et des années ? Les avis ne manqueront pas d'être
partagés. Pour ce qui me concerne, je ne goûte que
mal ces secrets comme d'alcôve, mis au grand jour
delà librairie.
Amy Robsart a des « qualités » de mélodrame à
outrance et une mise en scène et en œuvre qui rap-
pelle de très près les absurdes mais si divertissantes
péripéties de Han d'Islande, péché aussi d'extrême
jeunesse.
Les Jumeaux, leur plan qui n'est qu'un projet en
l'air, d'ailleurs assez amusamment jeté sur une
feuille volante, et leur millier de vers écrits de ci, de
288 SOUVENIRS ET FANTAISIES
là, sans second travail apparent, sans nulle de ces
variantes, de ces leçons, immanquables témoins
d'une œuvre tenue par son auteur i^our viable, Les
Jumeaux sont loin, je l'avoue, d'avoir fait sur moi
Tiuipression grande, même émouvante et parfois
haletante d'admiration que m'a donnée la lecture
de la colossale épopée, par malheur presque inache-
vée : La fin de Satan, pourtant bien lâchée, bien
faiblement esquissée par endroits. J'y relève, dans
cet embryon de drame, des tirades d'un romantisme
un peu connu, banal, bien que sorti, c'est le cas de
le dire, de source, en tous cas ennuyeux au possible,
surtout pour les occurrences mélancoliques qui ne
manquent pas assez dans cette histoire à dormir
debout d'un Masque-de-fer (encore !) capable de
geintes du goût de ceci :
Je ne suis pas un homme
Allant, venant, parlant, plein de Joie et d'orgueil^
Je suis un mort pensif qui vit dans un cercueil.
C'est horrible. Jadis — fêtais enfant encore.
J'avais un grand jardin...
Je voyais des oiseaux...
Et des papillons...
Quoi donc il s'est trouvé des tigres pour se dire :
« Pâle il regardera de sa prison lointaine
Les femmes aux pieds siirs qui passent dans la plaine, »
Il n'y manque idIus, n'est-ce pas, que le refrain
d'une « romance » intitulée : le masque de fer (ton-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 289
jours !) que ma petite enfance subit combien de fois I
pour mes péchés à venir :
« Moi Je n'ai pas connu les baisers d'une mère. »
Il est vrai que j'y trouve également quelques cou-
plets du bon faiseur, et même du grand faiseur,
mais passablement connus aussi. Quant à la fac-
ture, à la tournure et presque à la matière, comme
ce débris de boniment place dans la bouche d'un
grand seigneur cru, bien entendu, le saltimbanqu e
Guillot-Gorju :
Je viens de Portugal encore! Ils ont un roi
Tout Jeune. Il a seize ans et Joyeux sur ma foi !
Quand V Alcade Obregon^ maintenant en disgrâce.
Lui demanda : Comment délivrer Votre Grâce
Du comte de Valverde ? il dit : « En l'assommant ! »
Avec la gaité propre à cet âge charmant.
Les éphèbes, entre parenthèses, portent toujours
bonheur à Victor Hugo, un féminin, en somme.
Rappelez -vous Jehan Frollo, le petit roi de Galice ^
Aymerilloty V Aigle du Casque — et ce combien
désirable Sophocle à Salamine, — tandis que, ô
quelles petites horreurs fadasses et hébétés que
toutes ses jeunes filles. Esmeralda peut-être et la
sordide mais vivante Eponine exceptées, — cette
Cosette presque aussi insupportable que son pion de
Marius, cette à bon droit protestante Deruchette toute
19
290 SOL^-ENIRS ET FANTAISIES
d'ennui, celte prodigieusement stupideDéa Taveugle,
hélas ! point muette, et la jeune première de Tor-
quemada !
Donc, à mon sens, ce dernier, ou avant-dernier,
ou, peut-être, qui sait ? cet antipénultième livre pos-
thume dllugo, n^ajoutera, comme on dit, rien à sa
gloire et sans doute j'en viens d'assez parler. Je ne
profiterai pas moins, vu mon ancien enthousiasme
point tout entier évanoui, de l'occasion offerte, pour,
en quelque manière, revoir l'ensemble de Foeuvre,
reviser de vieux jugements intimes, enfin m'assurer
moi-môme, par une sorte de confession, de profession
de foi publique équitable contre, d'une part, d'immé-
diates boutades irréfléchies, naguère lâchées, d'autre
part, contre de possibles séniies retours.
La première fois que ce nom si longtemps presti-
gieux, Hugo ! retentit âmes oreilles, elles étaient ten-
dres et petites, mes oreilles, des oreilles commede sou-
ris, dressées naïves aux cotés de mon innocente tête,
presque toute instinct candide et volonté dans les
limbes. Savais-je même lire ? A vais- je sept ans ? lors de
mes premières armes scolaires en cette rue reculée des
BatignoUes, où tant déjà d'années n'ont rien changé
de la cour grandelette plantée de quelques acacias —
mes petits camarades parisiens prononçaient agacias
et moi venu, ô par le hasard des garnisons paternelles,
d'un midi dont je n'étais» bouffre » pas ! je prononçais
acacia, — ni de l'humble maison d'école aux volets
SOUVENIRS ET FANTAISIES 291
verts, au perron qui, les jours de distributions de
prix, servit d'estrade à mes jeunes essais de décla-
mations dans les fables de La Fontaine ou les élégies
si joliment puériles du bon Giraud... C'était à l'épo-
que du Coup d'Etat ou peu après. Si bien que tant
chez moi qu'à l'école, par la bouche du patron ou du
sous-maître, ce vocable Victor Hugo sonnait mal,
signifiait rouge, fou aussi et, mon Dieu, parfois sal-
timbanque. Plus tard, quand je fus en pension,
j'écoutais les grands, les rhétoriciens, déjà libérés de
la tunique et faisant faux-col, le faux-col en triangle
de guillotine de cette époque, qu'affirmaient, d'autre
part, de hardis essais de sous-pieds, déclamer des
vers du grand homme :
Une surtout, une jeune Espagnole.,.
,.. Envolez-vous de ce manteau
,,.Et s'il n^en reste qu'un
Mais ce ne fut que bien après. J'avais au moins
treize ans que la révélation par la lecture eut lieu
pour ce faible moi et je tombai sur le second tome des
Contemplations ; les Mages et la Bouche d'Ombre
eurent, je le crains, presque aussi peu de clarté pour
mon esprit en miniature d'alors, qu'ils en ont trop
pour le « décadent » que me voici, suivant des gens. . .
Par contre, les vers sur la mort de Léopoldine me
choquèrent et je trouvai moi, frais émoulu de mon
catéchisme, absolument comme je le trouve aujour-
292 SOUVENIRS ET FANTAISIES
d'hui, ce père désolé, ce chrétien qui se dit si soumis,
bien téméraire de dire au Dieu qu'il fait profession
d'adorer dans toutes ses manifestations :
Considérer que o*est une chose bien triste...
Les Orientales me plurent à quinze ans — (j'y
voyais des odalisques) — et me plaisent encore,
comme beau travail de biinbelotterie « artistique »,
comme article de Paris pour la rue de Rivoli, de bon
débit parmi la buée vanillée de pastilles batignolaises
d'un si vague serai !
A leur tour, les quatre œuvres de demi-teintes.
Feuilles cTautomne, Voix intérieures. Chants du
Crépuscule, Les Bayons et les Ombres, me prirent et
me tiennent encore par leur relative simplicité, un
certain accent sincère et, dans le dernier recueil par-
ticulièrement, par un tour artistique (je m'exprime
mal, avec encore ce mot désagréable), spécial, intrin-
sèque, dirai-je avec Sainte-Beuve, modéré, discret,
sourdine et nuance, propitiatoire tout à fait.
Vinrent, pour la suite de mon adolescence, Notre-
Dame de Paris, et le théâtre. Je passe sous silence
ces essais parfois très intelligents, les Odes et ballades.
Bug Jargal, Han d'Islande, Cromivell. Je goûtai
moins alors le roman que je ne le prise aujourd'hui.
Gomme Leconte de Lisle, je pense que Goethe fut
trop sévère envers ceux-là et qu'il y a là une origi-
nalité très distincte de Waltcr Scot et très supérieure
SOUVENIRS ET FANTAISIES 293
aux Anne Radcliff, aux d'Arlincourt ambiants, et
sinon égale à du Chateaubriand, du moins absolu-
ment indépendante de lui et d une intensité toute
différente.
Je fus fou du théâtre, je le confesse sans trop de
honte, et par instants je le préfère encore immensé-
ment à ce qu'on fait, à tout ce qu'on fait et peut faire
dans le goût et dans les tendances d'à présent : Ruy
Bios est une charmante comédie suffisamment psy-
chologique et que ne me gâte pas trop un sot dénoue-
ment. iTernanz chante a clair et beau » et si Marion
Belo7^me. sauf le premier acte, et le Roi s amuse
m'assomment franchement, j'incline vers plusieurs
scènes des Burgraves. Quant aux drames en prose,
ils délectent ce que j'ai, spectateur faubourien, dans
mes tréfonds.
Mais je grandissais, je grandissais, et voici qu'il
m'est temps d'arriver à mes contemporains — pour
ainsi parler, — les livres d'à partir de La Légende
des Siècles j en passant, un peu vite, par les Châti-
7nents et si vous voulez bien par un Hugo politique
qu'illustrerait avec votre permission quelques mots
inédits et anecdoctes sur lui.
AU PAYS DU MITFLE (1)
PAR
Laurent Tailhade.
« Sois ffrandiloque et bouzingol »
Ce conseil que j'aurais donné si je n'en avais
pas, hélas! depuis trop de temps, prêté l'exemple,
M. Laurent Tailhade — un Banville exacerbé, un
Martial et un Catulle, presque un Piron, méchant
comme de droit, dur selon la norme, et spirituel, et
rigolo, plus que d'aucuns — ce conseil-là, il a l'en-
voie » non dans un sac, à quelques-uns de no^ jeunes
trop cravatés et que... mal éloquents !
Je voudrais pouvoir louer avec plus de compé-
tence sa manifestation bien littéraire et très humaine,
mais si cruelle ! Mais je suis un de ses complices et
je ne m'endors pas sur certaines amitiés, de même
que je me repose moins encore sur quelques haines
(1) Chez Léon Vanier, 1?, Quai Saint-Michel.
SOUVENIRS ET FANTAISIES 293
que j'ai. Néanmoins, la généreuse inimitié me plaît,
quoi qu'en souffrent mes intimités, et je tends à
Laurent Tailhade une main confraternelle devers
des Invectives que je ferai selon son esprit mais
peut-être encore plus méchamment, et ce ne serait
pas des prunes !
J'adore énormément les sonnets dits quatorzains,
dont exemple :
QUARTIER LATIN
« Dans le bar où jamais le parfum des brevas
Ne dissipa Vodeur de vomi qui la nâvre^
Triomphent les appas de la m,ère cadavre
Dont le nom est fameux jusque chez les Howas.
Des ValaqueSj des rivei^ains du fleuve Aw,our
S'acoquinent avec dés potards indigestes
Qui s'y viennent former aux choses de Vamour,
Et ces Ballades très douces à l'humanité prise en
général :
Prince d'amour qiie fêtent les buccins^
Imitez la continence des Saints,
Mousse d'or, et gravez la chantepleure
De Valentine au trescheur de vos seings;
Amour s'enfuit mais Vérole demeure
296 SOUVEMRS ET FANTAISIES
et si douces, trop douces au sujet de nos chers con-
temporains :
« Fleur des gitons. Prince Charmant,
Non pareille est cette merveille
Offerte à votre étonnement :
U homoncule dans la bouteille. »
Car je m'inscris en faux contre toute la justesse (ce
qui ne veut pas dire la justice) de ces sentences som-
maires et vestibulatoires à ces déambulatoires choses,
sous forme d'antichambre, à la salle du Trône où Ton
dit que : J'éclate !
Exemple :
« Le savez'vousy Ohnet, Lemallre^
Toi, Jean Rameau qui fais des vers
Pentamètres
J'irai^ fût-ce en Patagonie,
Chercher ce reiitgold, omi, firai
Sur la grande jmer infinie^
Car mon crédit est délabré.
El Je préfère vos zagaies,
Anthropophages batailleurs.
Aux réclamations peu gaies
Des m,astroquets et des tailleurs.
M. Laurent Thailhade est, d'ailleurs, un parfait
SOUVENIRS ET FANTAISIES 297
gentleman plus heureux que moi d'un faux-col bien
qu'il, comme votre serviteur, se f.... un peu de tous
les qu'en dira-t-on quelconques et aultres ; et je le
salue en
Paul Verlaine,
/EGRI SO>L\IA
III
Quelle semaine occupée ! J'entends que de nuits
de cette semaine occupées, puisque mes journées se
passaient aussi dans mon lit mais plates, uniformes,
toutes aux repas et aux remèdes à heure fixe, aux
crises prévues et aux somnolences subséquentes éga-
lement prévues ; j'entends quels rêves dans que de
nuits ! Cinq nuits sur sept et seulement cinq rôves
ramentevés, sur le cube et le cube de ce chiffre I
Voici :
D'abord, une porte cochère du vieux Paris pleine
de monde cliassé par une averse comme dans la rue
Soli dos Treize ; comme dans la rue Soli des Treize
aussi, un liommc à figure sinistre qui me regarde
dans le blanc des yeux et m'épouvante. J'ai l'impres-
sion que cette figure me confesse : un tas de hontes
me monte au visage et je suis sûr qu'à mon réveil
SOUVENIRS ET FANTAISIES 299
qui est très brusque me voici rouge comme un men-
teur pris.
Je me promène avec des gens dans une ville où j'ai
habité seize mois sans en avoir entrevu que la gare.
G*est en Belgique. Style renaissance. Briques et tuiles,
angles de pierre. Eglises rouges. Madones de velours
et de bijoux au coin des rues. Puis ponts de fer,
tramways partout, télégraphes et signaux de fonte
peinte en sombre, dorée rouge, — le tout géant. Il y
a quelque fête. Nous suivons la foule vers un embar-
cadère vertigineux d'où nous revenons à contre- sens
de la plus grande partie de la foule encore pour la
fête. Des gens ayant bu m'insultent. Un agent de police
à chapeau fané de garde -française m'arrête au moyen
d'une corde autour de mon cou et me mène dans un
hôtel de ville en bois au rez-de-chaussée duquel il y
a un estaminet ; mon agent m'emporte à rebrousse-
poil d'un escalier très noir et m'introduit dans la
table du conseil échevinal {nous sommes en Belgique).
Des messieurs très chic dans des boxs. L'un d'eux
m'interroge. Il est brun, beau, jeune, barbu, au cos-
tume magistral dont je ne me souviens plus. Il me
reproche l'impression en France de fameux volumes
obscènes où les institutions belges sont attaquées. On
me bouscule ensuite [de salle en salle sur des par-
quets très cirés où une jambe que j'ai malade glisse
douloureusement. Finalement, un autre monsieur,
vieux et sec celui-là, ordonne à un huissier à verge
300 SOUVEMRS ET FANTAISIES
de me dépouiller. La cliaîne de mon parapluie s'en-
tortille autour de mon poing et Thomme tire très fort
dessus, ce qui me fait mal et j'ouvre les yeux.
Je suis le roi de France, et il i)araît que j'ai abusé
de ma position au point de retenir prisonnier, je ne
sais plus dans quel dessein très profond et probable-
ment patriotique, le fils du roi d'Angleterre qui, lors
d'une fètc donnée par son ambassadeur dans un dé-
cor d'opéra, me reproche avec une amertume des
plus éloquentes ce manque absolu de procéder. II est
très pathétique, Monsieur mon frère, et très beau
dans sa barbe brune et son habit noir du bon faiseur.
Je réponds insolemment et astucieusement, et je
sens au fond que je n'ai pas raison au point de vue
théâtral. Tout cela devant de magnifiques courtisans
en uniformes et des dames princièrement décolle-
tées. Mon habit noir à moi n'est pas bien. Même il
est fripé et limé. Je profite de la diversion du pré-
lude d'une valse pour sortir en chercher un autre, et
c'est dans mon lit que je me trouve.
Allons bon ! D*un ou de deux coups de revol-
ver à peine tirés à dessein, je viens de tuer cette
pauvre grosse et jadis belle Madame ***, à qui j'ai
donné tant de camélias et de Pannes Je suis rentré
chez moi, dans un appartement d'autrefois, très
oublié, éveillé. Ma famille, instruite, me blâme, et
je cherche avec elle des moyens d'échapper. Ah!
le bon moment quand je revois la toile d'araignée
SOUVENIRS ET FANTAISIES 301
vue la veille dans le coin gauche de mon alcôve !
Sedan (prononcez S'dang), Bouillon, Paliseul (pro-
noncez Palizeû), Jéhonville (prononcez Djonvî), lieux
d'enfance. Que changés ! Dans le bois, à droite, en ve-
nant, le grand bois murmurant jadis sous des vents
parfumés de bruyère, de myrtilliers et de genôts, et
pleins du cri lointain des loups et de leurs yeux comme
tout proches, il y a des becs de gaz, et dans les clai-
rières, très nombreuses aujourd'hui, des industries mal
odorantes. les vilains ouvriers flamands et italiens !
Je reconnais le chêne, le Père qui s'élève à rentrée du
bois?... du bois... Salmon (c'est bien ça), de quelques
mètres éloigné des premières futaies. Horreur! un
Ilobinson s'y est installé, à l'usage de couples à demi-
paysans : bières et sirops, macarons et veau froid, chef
crasseux et bonnes sales. Du trottoir et du bitume et
du béton. La campagne autour, quelquefois sauvage,
s'est faite plate à force de jardins potagers. Les beaux
étangs noirs qui clapotaient gais et sinistres en plein
vent dans l'àpre prairie, il y a des cygnes et des bêtes
cyprins dedans et une bordure de granit rose autour. ..
Je m'y mire et j'y vois une face grassouillette dont je
reste tout confus en présence de mon innocence, là vi-
vante jadis et de tout ce qui s'est passé entre ma mai-
greur d'alors et ce ridicule, cet odieux embonpoint qui
dit tant de choses digérées, de choses plates, laides,
médiocres et lâches. — Et que béni soit le sursaut ven-
geur me rendant tout à mon réel malheur, fier alors !
MES SOUVENIRS DE LA COMMUNE
Des le matin les affiches blanches, s'il vous platt,
(lu « Comité Central de la Garde Nationale » avaient
averti la population parisienne de cette nouvelle
victoire de la « vraie démocratie » ; proclamations
vraiment point trop mal tournées, et signées — en-
fin ! — de noms absolument nouveaux, tels que Ca-
mélinat, etc. On y lisait des choses véritablement
raisonnables à côté d'insanités presque réjouissantes.
Pour mon compte, je fus emballé, tout jeune que
j'étais pour ainsi dire encore et frais émoulu, entre
deux poèmes parnassiens, ô qu'impassibles — des
réunions publiques, si naïves d'ailleurs des temps
tout proches de TEmpire. Et puis c'était franc, nulle-
ment logomachique et d'une langue très suffisante
dans l'espèce. Bref, j'approuvai, du fond de mes lec-
SOUVENIRS ET FANTAISIES 303
tures révolutionnaires plutôt hébertistes et proudhon-
niennes, cette révolution tenant de Chaumette,
de Babœuf et de Blanqui. Et puis quelle réhabili-
tation de la Garde Nationale enfin sérieuse et redou-
table, après Daumier et tant de vaudevilles Louis-
Philippe et faux-toupet.
C'est au moment où nous enterrions le pauvre
Charles Hugo qu'avait lieu le drame de la rue des
Roziers. A la sortie du cimetière, la triste nouvelle
tintait déjà dans l'air assombri. En même temps les
barricades ébauchées le matin devenaient formi-
dables et s'armaient de canons, de mitrailleuses et
se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils
charges. Les passants chuchottaient des paroles
d'alarmes et filaient vite. Les boutiques se fermaient
et maints cafés n'étaient qu'entrebâillés. Çà sentait
la poudre et ça fleurait de sang. En même temps des
incidents comiques se produisaient. Pour ma part,
j'assistai non certes à la frousse mais à l'indignation
un peu puérile d'un de mes bons amis, poète de
grand mérite. A propos du meurtre évidemment dé-
plorable du général Lecomte et de Clément Thomas,
ce ne fut pas une fois, ni deux, mais cinquante, mais
cent fois qu'il me répéta, alors que moi je trouvais
tout ça, même la fusillade de Montmartre, très bien
(horresco referens !)
« Mais c'est affreux ! mais c'est l'affaire Bréa,
mais, mais... » sans compter les grotesqueries de
304 SOUVK.MRS ET FANTAISIES
costume, les disparates d'uniformes, et les comman-
dements à rebours et les manœuvres à Tenvers de
cette garde nationale à peine dégrossie de Fatelier et
du troquet. Et quelle emphase, du reste gentille au
fond, dans le langage de ces braves gens imbus de
leurs bêtes et méchants journaux mal digérés en
eux.
La nuit tombe sur la ville haletante. On entend
des crosses de fusil tombant sur le pavé... Parisiens,
dormez !
LE BON LARRON
A Willette.
Oui, très bien, votre « Mauvais Larron ». Tou-
chante, la démarche (et amusante) de cette brave
petite femme grimpée sur son ânon, pour un dernier
baiser au pauvre diable avec qui elle avait sans
doute tant aimé. Gentille l'idée, exquise Texécution.
Mais le Bon de Larron, alors ? Je sais, moi ca-
tholique, qu'il est sauvé, qu'il fut même le premier
saint du dernier testament, Tarchi-confesseur, que
ceci, que cela. N'importe, si le « Mauvais Larron »
est si intéressant, grâce à vous peut-être seulement,
combien le bon le sera-t-il donc? (En dehors des
Bollandistes définitifs, bien entendu.)
Oui, au point de vue humain, qu'est-ce que le
Bon Larron ?
Un abandonné probablement de sa femme, d'une
20
306 SOUVEiMRS ET FAMAISIES
veuve trop fiore peut-ùtrc, offensée, en tous cas
compromise et se dérobant. Et comme la miséri-
corde de Jésus est infinie, la grâce n'aura pu des-
cendre que sur un scélérat sans excuse. Mauvais
mari, fils ingrat, père affreux, voleur sans pitié, cer-
tainement lâche, tel à mes yeux ce grand saint qu'un
sonnet jeune de moi,
Lorsque Jésus fut mort et comme une auréole
S'allumait bleue au front blanc du Nazaréen,
Le Bon Larron prenant brusquement la parole :
— Compagnon, que dis-tu de ces choses ? — Moi, rien.
Sinon qu'en pendant là cet homme l'on fit bien ?
etcœtera, blasphémait avec son Rédempteur et le
nôtre, et à qui j'offre ici mes respectueuses excuses
de n'avoir pas compris les raisons.
Espoir des endurcis ;
Modèle des contrits de tout à fait la dernière heure ;
Inventeur de la Pénitence finale ;
Magnifique vainqueur de Satan qui lui fîtes une
blessure plus cuisante que tous les coups de tous les
anges restés fidèles, avec votre cri de vrai soldat du
Mal reconnaissant sa défaite, la seule parole de
bonne foi de toute une coupable vie, « Seigneur !
ayez pitié de moi » .
Saint Cléophas, priez pour nous.
NOUVELLES
DEUX MOTS D'UNE FILLE
Il s'était dégradé depuis belle lurette. Je veux
dire qu'il vivait chez de petit peuple, dans un garni
dont sa dèche, bien qu'ancienne, n'excusait pas les
promiscuités.
Aussi vous avait-il de ces théories ! Un jour ne me
dit-il pas :
— Mon cher, ces filles et leurs amants ne sont pas
ce que l'on pense II y a chez les unes un dévoue-
ment et un héroïsme, chez les autres une chevalerie,
oui, une che-va-le-rie et une tendresse qu'on cher-
cherait en vain ailleurs. Certes, il y a des sous-en-
tendus à ces vertus. Mais quelle médaille...? Est-ce
que la plus belle fille...? L'argent a, je le reconnais,
sa très forte part dans ces existences irréguUères.
Mais dans les régulières, d'existences ? Et encore, vo-
ler à coups de poing, de sortie de bal ou de couteau,
310 NOUABLLES
que peut châtier un revolver, s'approprier x)ar des
sourires et des caresses le porte-monnaie d'un imbé-
cile, au risque de plus de mois à Saint-Lazare que de
juste ; n'est-il pas plus noble, oui, noble, et plus
gentil que d'accaparer en gros ^ou d'escroquer en dé-
tail ? J'aime, je l'avoue, ces beaux jeunes hommes à
qui les chroniqueurs judiciaires décernent sans dis-
cerner la môme tète ignoble, nos pères eussent écrit,
patibulaire. J'adore ces vaillantes de la Joie à qui ta
Société n'a rien à reprocher, elle qui ne fait que
pressurer, emprisonner, enrôler, marier pour divor-
cer, saisir, guillotiner, et tout ! — que de vendre du
plaisir, et de quel plaisir! de celui qu'ont chanté
tous les poètes, qui sur terre est, avec la vertu,
l'unique bonheur, pour quoi périt Troie et à quoi
nos arrière- petits-fils devront de vivre. Et même, à
ce propos, ces charmantes compagnes d'oreiller nous
tiennent quittes des conséquences. Que de peine
aussi se donnent-elles pour nous plaire en toute sé-
curité nôtre ! Dessus et dessous de toilette Je teint fait,
toujours prêt, la bouche et les yeux perpétuellement
sur l'exquis qui-vive. Quant à leurs amants, des che-
valiers, te répéterai-je à satiété, puisque te voilà te
branlant ta tête de saint Thomas bourgeois. Je te ra-
conterai, quand tu voudras, des choses d'une authen-
ticité terrassante. Mais, tiens, laisse-moi te chanton-
ner — en attendant de t'entonner ces épopées — une
modeste idylle où je jouai mon bout de rôle...
NOUVELLES 311
Ici je coupe la parole à mon ami qui, sans doute,
nous en baillerait par trop de trop belles, et je vais
vous donner à la troisième personne, et tout bonne-
ment, son récit qui vous eût été, sans nul doute, ly-
rique à Texcôs.
L'hôtel garni en question était, en dehors de ses
chambres pour ouvriers, tout petits employés et dé-
classés, une très peu vague maison dépasse. Des filles
en carte, en outre, y avaient leur « carrée » en pro-
pre, avec amant ou maîtresse, ou rien dedans. L'une
d'elles qui couchait seule, une fois le « truc fait »,
eut avec mon ami, alors en possession ou en pouvoir
de femme (et à propos de cette maîtresse participant
à l'entretien) une altercation assez violente à l'issue
de laquelle elle donna immédiatement congé, « ne
voulant pas, cria-t-elle, car elle était soûle, être in-
sultée impunément par deux vaches ! » A quoi l'iras-
cible garçon que la présence de sa femme gonflait
encore, — tel un dindon — répliqua : « Va dire à
ton m.... que je ne réponds pas aux p » Quelque
temps après, naturellement, il se brouillait avec la
belle, cause de tout ce tapage, une grande brune
assez insignifiante, puis tombait gravement msdade.
Sa maladie dura six mois au bout desquels une ra-
pide convalescence lui remit en tête quelle foule
d'idées, et qui est-ce qui lui trottait le plus dans sa
diable de cervelle? Parbleu ! la femme à l'engueu-
lade, la p de Tété dernier. Cœur humain !
312 NOUVELLES
C'était une imperceptible blonde, d'un blond ar-
dent merveilleux. Sa tôte va comme je te pousse
n'était pas désagréable avec son nez trop à la re-
troussette, son teint haut de buveuse habituelle et
ses cils un peu de lapin blanc. Elle portait à l'époque
dont se souvenaient les sens commençant à s'étirer
de Talité, une camisole rouge à pois blancs, sur une
jupe pareille. Tout ça lui donnait Tair d'un petit in-
cendie, et c'était très ragoûtant. Aussi fût-ce un bon
moment pour X. (il s'appelait ainsi) quand il apprit
par son logeur que M''^ Marie avait reloué chez lui.
Sur le champ il se fit faire sa chambre à fond et
changer de draps, commanda un bon souper à deux
pour vers six heures du soir, et s'arrangea de façon
à ce que l'infante voulût bien venir dans les envi-
rons de cette heure-là.
Un énorme feu de charbon anglais flambait dans
la large grille, et la réverbération en dansait gaî-
ment, on eut dit malicieusement sur la longue éta-
gère d'en face surchargée de livres, dont pas mal de
mystiques, sur le marbre et les cuivres de la com-
mode, et jusqu'au plafond tendu de papier gris clair à
fleurs vioiàtrcs. X. était dans lit tout lit blanc qu'en-
touraient d'immenses rideaux vert sombre et pon-
ceau. Sa chevelure assez clairsemée sentait bon la
pommade, et de la brillantine parfumait sa barbe
rare. Une chemise très fine, non amidonnée, son
seul luxe de jour et de nuit, drapait son torse et ses
NOUVELLES 313
bras amaigris mais encore dodus, car, comme Ham-
let, il était gras. Une étincelle gaillarde pétillait dans
ses petits yeux à la chinoise.
On frappa.
— Entrez.
La dame entra. Robe noire, pèlerine en faux as-
trakan, foulard écarlate autour du cou.
Ce dialogue s'engagea :
— Bonsoir, monsieur Ernest.
— Bonsoir, mademoiselle Marie. Et comment allez-
vous depuis que je n'ai eu le plaisir de vous voir ?
— C'est à vous qu'il faut demander cela, mais je
suis heureuse de vous voir si bonne mine.
— Oui, ça commence à r'aller. Faut espérer que çà
r'ira, comme on dit chez moi. Dit-on comme ça chez
vous ?
— Pour aller mieux j pour ça ira mieux? Non, on
dit aller mieux, ça ira mieux. A propos, êtes-vous
toujours fâché après moi ?
— Et vous?
— Moi?
— Oui.
— Non.
— Eh bien, ni moi non plus.
— Alors si on soupait ?
On soupa sur une petite table toute servie que
Marie approcha du lit d'où X. mangea sur ses
coudes. Pc\té de foie gras et bordeaux. Quand ce fut
314 NOUVELLES
fini, Marie cM<i son fichu, puis sa pèlerine, et remit la
table dans son coin.
— Ouf, qu'il fait chaud ! dit-elle, mais j ai froid
aux pieds, et elle défit ses bottines, faisant mine de
se chauffer fort au foyer qui baissait.
— Marie, venez donc, j'ai quelque chose à vous
dire.
— Me voici. Quoi?
— xV Foreille.
L'oreille fut vite à la portée de la bouche qui la
baisa par derrière. Puis des mains d'X. Tune soutmt
les reins et environs, l'autre dégrafa la robe et le
corset. Marie se défendait peu. Soudain elle fit tom-
ber corset et robe, ôta ses bas, alla s'assurer si la
porte était bien fermée à double tour, revint vers X.,
rejeta les couvertures et le drap h moitié, mit un ge-
nou dans le lit et dit :
— Zut, j'ai froid. Allons, housse ! souffle la ca-
moufe !
X. obtempéra.
II
Mais le foyer mourant dardait sous le dais pourpre
sombre dos rideaux une lueur toute drôle, et comme
presque diabohque. Par un caprice, Marie s'était
NOUVELLES 315
comme qui dirait agenouillée, les bras autour du cou
de X. qui la voyait donc bien en face. La mignotte
plutôt encore que mignarde physionomie de la
fille lui apparaissait dans une sorte de nimbe sourde-
ment fulgurant, sur lequel rayonnait une chevelure
en or fauve à la lettre, fauve à reflets roses, à reflets
on eût cru violets, puis très clairs à sembler blancs,
puis mats comme le plus beau cuivre — et frappée
de l'espèce, maintenant, de phosphorescence envoyée
par la cheminée, — enveloppée d'elle, et, merveille !
éparse en crinière d'archange avec des bouts en
pointes de feu, car Marie tenait ses cheveux à moitié
longs, approchant de la trentaine et sans doute re-
doutant un éclaircissement précoce de son trésor à
qui rien ne manquait que d'être monnayé, suivant
son mot d'enfant. En même temps, la cordelette dé-
nouée de sa chemise donnait libre jeu à cette der-
nière, et des épaules rondes, des seins fermes aux
bouts roux splendides, des hanches grasses, d'un sa-
tin, ô que précieux, d'une senteur virtuelle si capi-
teuse, vivaient, vibraient sous l'étreinte jamais as-
souvie de X. Quelle fatigue exquise au terme aigu de
laquelle lestement dans les deux sens du mot, Marie,
enjambant d'une jambe une jambe de l'homme,
se laissa rouler, pour s'y blottir, dans le coin du
lit, au long du mur tendu de la même perse que
les rideaux vert foncé sur fond ponceau. X doi*mit
jusqu'au matin, dans la fraîcheur des beaux bras
316 NOUVELLES
nus, avec sa tête dans les cheveux de fée et d'ange.
Au réveil, Marie, après une conversation qui mit
le comble à la langueur de X., fut tôt hors du lit,
enfila son jupon, jeta sa pèlerine sur ses épaules, fît
du feu et procéda à sa toilette.
Après avoir tordu en un fier chignon sommaire ses
admirables cheveux, elle fit bouillir de Teau qu'elle
versa, mêlée à de Teau froide, dans un bassin de fer
blanc (la chambre du mîdade se trouvait garnie,
bien entendu, de tout un petit ménage) et s'y lava
promptenient les pieds jusque très haut. Cela fait et
le bassin vidé, elle dit à X. : « Tu permets ?» en
même temps que sa pèlerine et son jupon dégrafés
tombaient et que sa chemise sautait par dessus sa
tête. ce corps ! du col aux orteils, cette blan-
cheur de lait sur du marbre rose qui palpiterait à
temps bien égaux, cette santé forte mais discrète,
cet embonpoint charmant, tout au plus à fossettes
vers les endroits juste qu'il faut, cette harmonie des
seins, et du ventre, et des cuisses ! Et, par un privi-
lège, les jambes étant hautes relativement au buste,
les perfections de l'autre côté n^avaient rien de ce ca-
ricatural qui trop souvent nous afflige chez les
femmes les mieux faites.
X. avait vu bien des femmes dans mille postures.
Jamais une pareille beauté de corps. Et la tête assez
indifférente, je l'ai donné à penser, grâce, il faut le
dire aussi, à cette prestigieuse chevelure, bénéficiait
NOUVELLES 317
de ces splendeurs et semblait belle de très ordinaire-
ment gentille qu'elle était. Il n'y put tenir, sortit du
lit, l'y ramena de force, et les plus folles caresses les
retinrent encore des quarts d'heure et des quarts
d'heure.
— Ce n'est pas tout ça, dit -elle, il est v-huit
heures et z'ai faim. Laisse-moi m'habiller un peu
que zaille nous cercer à manzer.
Et à l'aide d'une vaste cuvette, d'une éponge et de
deux ou trois serviettes, elle baigna, frotta, essuya
son sublime corps parmi des attitudes simiesquement
sculpturales des plus éblouissantes, se rhabilla en
deux temps et sortit pour revenir munie de chocolat
dans une boîte au lait, dont elle mit le contenu dans
des bols à soucoupe, tira de sa poche quelques crois-
sants, et, comme honteuse :
— Bête que je suis, j'oubliais le vin blanc ! et elle
cria par la porte entr'ouverte :
— Patron, une bouteille de blanc !
(Elle ne zézayait qu'à ses heures).
La cham.bre de X. était au rez-de-chaussée, séparée
de la boutique du marchand de vins seulement par
un court corridor. Le patron ne tarda pas à apporter
la consommation demandée.
Le vin blanc bu et le chocolat absorbé, elle balaya,
rangea la chambre à fond, ouvrit la fenêtre un instant.
— Maintenant, je monte à ma chambre m'habiller
un peu en après-midi. Tu payes à déjeuner?
318 NOUVELLES
— Et à dîner et tous les jours et ta chambre si ta
en as encore besoin.
— Tu es un gros chat bleu. J'accepte. A tout à
rheure !
X allait se rendormir au bout de queltjues minutes,
quand il fut gratté à la porte.
— Entrez, cria-t-il d'une voix de mauvaise hu-
meur.
Un éclat de rire sonna par la chambre où Marie
entrait, portant une valise qu'elle déboucla.
— Tu ne m'attendais pas sitôt. Au moins tu ne
m'as pas fait de traits? Zalouso, moi, tu sauras.
Mais dors, chou, tandis que je vais m'habiller ici. Ça
n'incommode pas monsieur? Oh moi, tu sais, ce
n'est pas i)Our toi, c'est parce qu'il y a du feu dans
ta chambre.
Et en disant « du feu », elle s'appuya sur sa
cuisse et le baisa une vingtaine de fois à gros bruit.
X. ravi, souriait. C'était charmant ce « coucher »
qui tournait au « collage » avec certes une des plus
belles femmes du monde et qui paraissait si bien.
Une seconde toilette eut lieu. Celte fois, la chemise
était bordée au col, aux épaules et en bas d'une
broderie légère et rendait un frais parfum de new
mownhay. X. dut en prendre Tétrenne, ce à quoi il
s'était résigné sans grand chagrin, quoique bien fati-
gué pour un convalescent. Une espèce de robe de
chambre en étoffe de laine grise à ramages rouges,
NOUVELLES 319
dessinant bien la taille, assez étroite de jupe, suivit,
et les pieds se chaussèrent de hauts chaussons très
justes et pomponnés de moire verte. La fille alors
dit : « Dors. Je te réveillerai pour déjeuner », prit
un livre et s'endormit bientôt dans un fauteuil,
presque en même temps que X. dans son lit.
Midi sonnèrent.
— Petit, cria Marie, allons, debout. Attends, je
vais t'aider.
Et elle l'aida à mettre un pantalon, des chaussons,
un gilet de chasse et un gros pardessus fané, passé
paletot dintérieur.
Ils déjeunèrent dans la boutique, comme X. en
avait pris l'habitude, depuis qu'il pouvait se lever
pendant quelques heures, avec le patron et sa fa-
mille, composée d'une femme et cinq beaux enfants,
dont une petite de huit ans, un pur ange de grâce et
de bon caractère et un gamin de douze ans, espiègle
comme cent, si drôle dans ses jeux, à froid parfois
— tels ceux de beaucoup de jeunes garçons parisiens,
— qu'X. l'avait surnommé Pierrot, appellation dont
Tenfant était mystérieusement tout fier.
Après déjeuner, Marie tira de sa poche quelque
chose qu'elle déroula et se mit à raccommoder, en
face de la patronne, déjà occupée à un travail ana-
logue, et X. témoigna le désir d'aller se coucher.
— Ma clef sera sur la porte. Viens quand lu vou-
dras.
320 NOUVELLES
— Dors toujours bien. J'irai quand il faudra.
Il était six heures et demie quand X. rouvrit les
yeux. Marie, assise à son chevet, surveillait son
sommeil.
— Il y a longtemps que tu étais là ?
— Depuis un quart d'heure à peu près. Mais je
vais te dire à revoir. Il va être sept heures. Il faut
que je sorte. Tu comprends ?
— Hein?
III
Il comprit avant qu'elle put répondre ce qu'elle
pouvait lui répondre. Il s'agissait indubitablement
d'aller travailler. Ça le dégoûta un instant et il eut
de la peine à ravîder de l'eau qui lui était venue du
dedans des joues. Puis il se dit, prenant son parti :
« Bah ! y>
— Mais à chner ?
— J'ai mangé là-bas, il y a une heure. Toi, reste
couché. Laisse la clef. Je reviendrai à onze heures.
Je vais dire qu'on t'apporte à manger.
Et elle partit pour revenir à onze heures. Les
scènes de la nuit précédente se renouvelèrent. Mais
cette fois, un colloque prit place entre les entr'actes,
dont voici un résumé.
NOUVELLES 321
Elle lui avoua avoir bien étrenné dans la soirée,
mais refusa de répondre à son : « Combien as-tu
fait V » quasi résigné et comme de courtoisie par un
« ça c'est mon affaire » très digne et qui signifiait
des délicatesses, car elle n'était pas sans l'estimer
beaucoup, sans le respecter pour bien dire ; puis elle
voulut absolument qu'il déjeunât et dînât avec elle le
lendemain, à ses frais à elle. Le reste passerait à
l'achat de bottines dont elle avait besoin. Qu'il ne se
formalisât pas de ses générosités. Quand il le lui
faudrait, elle ne se gênerait pas pour demander.
Tout devait se passer entre eux, entre camarades.
Elle était une ceci, une cela, mais elle avait son
amour-propre. Vilain métier que le sien « va ! »
mais un métier où on est honnête ou pas. Elle était
honnête.
S'aperccvant qu'elle était un peu prise de boisson,
il la caressa une dernière fois et ils s'endormirent
bientôt. Au lever, elle reprit sa causerie et même
parla souvenir.
Elle était d'Amiens. La Hautoye ! Un jeune
carabin en vacance l'avait séduite à quinze ans
et lâchée presque aussitôt. Depuis, après plusieurs
autres hommes, elle était venue à Paris pour faire la
noce. Mais ça n'allait plus. Même sous la Commune
ça allait mieux. Enfhi, peut-être l'Exposition, le
Métropohtain... Ah ! elle oubliait...
— Je ne t'ai pas encore parlé de Célestin V
21
322 NOUVELLES
— Non, qu'est-ce que Célestiu ?
— Mou amant.
— Ah !
Gélestin était un tonnelier qui travaillait. Il Tavait
soignée pendant une longue maladie. Un homme qui
ne buvait jamais. Elle, hélas I avait cette habitude
là. Lui ne pouvait la souffrir quand elle était dans
de vilains états. 11 l'avait chassée un jour. C'est pour-
quoi elle était revenue au garnot. Elle Taimait
encore, bète qu'elle était. 11 Tavait soignée. Et puis,
il était de Lille. 11 causait patois un peu comme elle.
— Enfin, n'en parlons plus. Ze faune bien aussi.
Ne pensons qu'à nous pour le moment.
Par degré, X. lui fil reconnaître qu'au fond Géles-
tin ne travaillait pas tous les jours : l'ouvrage était
si rare au jour d'aujourd'hui — et qu'il souffrait
qu'elle travaillât, elle, à sa u sale » manière, bien
qu'il ne la battît pas quand elle rentrait sans le sou
(quelquefois elle buvait ses bénéfices, entre paren-
thèses, dans une manière de rougeur), et ne vint
pas l'attendre pendant ses passes ou la siffler d'en
bas quand elle tardait trop à en avoir fini avec un
client à l'air pas assez sérieux.
X. opinait du bonnet, berçant l'intérêt lent de ces
récits, de gentillesses, comme de prendre et de tapo-
ter les mains petites, de passer la paume sur les
ondes blondes et les doigts dans les frisons d'or...
Cela dura quatre longs mois, au cours desquels
NOUVELLES 323
Marie fut tour à tour exquise et détestable ; bien
plutôt exquise. La seule boisson la diminuait. Mais
alors elle n'était pas amusante du tout.
Elle se grisait si abominablement parfois, qu'elle
en était malade tout le lendemain, sans préjudice dés
inconvénients presque immédiats, et quels discours I
Jamais cependant elle n'insulta X. ; mais elle pleurait
d'une façon si bête, se montrait jalouse, jalouse ! si à
tort et si à travers, grinçait des dents, avait presque
des attaques de nerfs et des propos ! je le répète. Un
jour, ou plutôt un soir qu'elle devait avoir eu affaire
à du public ami de la bouteille, — mais elle buvait
bien toute seule aussi, — elle lui demanda à brûle-
pourpoint.
— Sais-tu où l'on vend du vitriol?
Et une autre fois :
— Veux-tu m'écrire une lettre anonyme ?
(Elle ne savait ni lire ni écrire).
Il fut répondu des plus évasivement, bien entendu.
11 allait sans dire que vitriol et lettre étaient destinés
à Célestin, si vaguement il est vrai ! Car aussitôt à
tête reposée, Marie n'avait plus que les idées du
meilleur cœur du monde, pardon pour la brutalité
finale de sa liaison avec Célestin, regret d'avoir
lassé par des ivrogneries cet amant qu'elle procla-
mait et croyait honorable, et amitié passionnée,
dévouement de sœur et de maîtresse en titre, d'épouse
plutôt encore pour l'heureux X.
324 NOUVELLES
Heureux, oui ! car maigre la plus que médiocrité,
la presque bassesse de sa « conquête », jamais il
n'avait été aussi bien traité de toutes les laçons qu'à
présent, jamais il n'avait aussi jamais, mon Dieu,
éprouvé un sentiment plus tendre, reconnaissance,
estime partielle et pitié, admiration humble, enfin,
du corps, instrument parfait de tant de belles joies I
Reconnaissant surtout. Elle l'avait soigné dans
plusieurs de ses crises, même dans une rechute assez
sérieuse pour nécessiter qu'on le veillât plusieurs
nuits de suite, ce qu'elle fit à la perfection, avec
toutes les délicatesses, toutes les douceurs. Pas de
répugnance qu'elle n'eût surmontée gaîment. Il lui
était arrivé (il l'avait vu sans qu'elle s'en doutât, à
travers un demi-sommeil de fièvre), de pleurer silen-
cieusement à le contempler et en le sachant ou le
croyant si malade. Elle marchait si doucement !
Quand quelqu'un venait s'informer ou aider et qu'il
somnolait, elle s'abstenait de chuchoter, bruit odieux
au malade, mais ne parlait que le moins haut pos-
sible. Jamais de cuiller éveillant le cristal, jamais de
papier froissé, enfin pas une garde-malade, une
Sœur!
A sa presque guérison, un changement en premier
lieu, quasi-insensible, s'opéra dans Marie.
— Ah î d'abord :
Un peu avant qu'il ne fût retombé, elle était ren-
trée de nuit avec un œil poché qu'elle lui fit voir en
NOUVELLES 325
riant, « un cognard », disait-elle en sa langue mi-
patoisante de quand-ivre.
— Célestin, au moins !
Dit X., presque content; pourquoi? D'avoir de-
viné ? — car un signe lui répondit en même temps
qu'il interrogeait. Eh bien oui, d'avoir deviné, là !
d'avoir trouvé et d'avoir en quelque sorte pris ce
Célestin, regretté toujours, aimé quand même, en
flagrant délit d'affreux procédés, qu'une femme,
quoiqu'on en dise et quelle qu'elle soit, pardonne
peu souvent. Presque content, en vérité, et une
seconde après point trop surpris, mais point trop.
Ah ça !...
Etait-il amoureux? L'était-il, voyons ? Amoureux
de cette pauvre fille, lui, lui en somme, lui enfin,
Lui? Ah ! que oui qu'il était amoureux d'elle. Dans
toute la force du terme. Mais alors jaloux, puisque
joyeux d'une chose qui devait diminuer son rival,
— rival ! — aux yeux aimés, aux yeux décidément
aimés ! déchéance ! Mais non, pas déchéance,
puisque joyeux, puisque joyeux donc î Mais alors,
c'est qu'il acceptait un partage, ce partage-là ! Ah ! il
s'en apercevait h présent ! Partage moral, si ce mot
était de mise. Ah ! il ne manquait plus que le partage
physique.
Deux jours après il l'acceptait, ce partage, voici ce
qui était arrivé.
326 NOUVELLES
IV
Le changement dont j'ai parlé, qui remontait donc
à quelques jours avant son entrée en sa seconde con-
valescence, consistait en une sorte d'espèce de vague
comme qui dirait relâchement dans ses soins, j en-
tends dans les petits soins dont elle avait câliné, do-
diné ses insomnies, ses réveils, ses mauvaises hu-
meurs et ses enfantgatismes. Maintenant elle parlait
raison, faisait appel à son énergie, à son courage
quelquefois ; au lieu de le bercer si elle l'aidait, le
gâtait encore un peu, c'était en mère, non plus en
petite mère, c'était en sœur, non plus en bonne-sœur.
Elle ne lui faisait plus faire dodo ni le reste, elle le
faisait dormir, etc. Elle le traitait en homme, en ma-
lade, non plus en enfant malade, en amant peut-être
encore, non plus en amoureux, quoi! pour revenir
sur notre terrain tout à l'amour, ou à la sensualité,
si l'on préfère.
A la longue, impatienté de ce refroidissement
(c'était bien le mot) il ne put s'empêcher de le lui
reprocher sous forme d'observation. Elle fut étonnée,
charmée un peu, et se formalisa mais comme pour la
forme. Elle était bien dans le rôle, décidément, c'était
NOUVELLES 327
même nature, en fait. Puis elle continua son train
dévoué mais calme, auquel force fut bien à X. de
s'habituer, dédommagé d'ailleurs qu'il était dores et
déjà de mille manières par l'affabilité, l'abandon
sensuel et la science de Marie. Oui, par sa science
aussi ! Tant il y a qu'une nuit, au lieu d'en cheveux,
sa coiffure ordinaire, elle lui apparut en chapeau.
Un chapeau vert à plumes et pompons verts, très
haut, qui écrasait sa petitesse et lui allait à ravir. Un
paletot noir lui descendait aux pieds, qu'elle avait
chausses de fortes bottines et son en tous-cas à bec
très contourné se balançait à ses mains gantées de
chaud.
A l'enjoué :
— Quèsaco ?
D'X. elle répondit bien gentiment, bien posément
aussi :
— J'ai trouvé quelqu'un. Quelqu'un de comme il
faut. pas comme toi. Non, quelqu'un pour moi. Un
monsieur d'à peu près ton âge, d'à peu près l'âge de
Célestin, car vous êtes de la même année, toi et Gé-
lestin tu m'as dit. Un ouvrier aussi qui travaille,
aussi. Toi tu es trop huppé pour moi. Pas comme
fortune, puisque tu n'as plus grand chose, même
presque rien, sinon rien du tout, pauvre chien. Ce
n'est pas ta faute, je ne te reproche rien, tu es bien
gentil. Non, toi tu es un delà haute au fond. Une
fois un peu remis à neuf de toute façon, tu aurais
328 NOUVELLES
honte (le moi. Ne dis pas non. Je me moque de tes
je t'assure, je les emmène à la campagne, tes je t'as-
sure. C'est comme ça. Je le sais. Et je ne t'en veux
pas au moins. La preuve c'est que je reviendrai te
voir souvent la nuit .. Eh bien oui, la nuit, après
avoir un peu travaillé. Oui, travaillé, ça t'étonne.
Quand je te dis que tu n'es pas à cette coulc-là. Va,
mon pauvre Ernest, je ne serai jamais, vois-tu,
qu'une putain. Tu avais raison l'autre fois, ne dis pas
le contraire maintenant. Que veux-tu, c'est comme
ça. Quand je te le répéterais cent fois!...
Et elle prit sa valise qu'elle bourra, puis em-
brassa X. sans vouloir rien faire de plus, malgré sa
prière à bras tendus.
— Mais c'est, dit X., un peu déménager à la cloche
de bois. Que leur dirai-je le matin à ces gens?
— A la cloche de bois ? Je te cloche de bois ! Je
ne leur dois rien à ces gens- là. Toi et moi nous
avons payé ma chambre et ma nourriture d'à peu
près la moitié de ces derniers mois, juste ce que j'ai
mangé chez eux. Parce que j'emporte mon linge?
Mais il est payé mon linge !]
Et elle s'échauffait presque, comme par habitude...
X. l'eût cru avec Gélestin.
Elle approcha du lit et le baisa au front en s'en
allant, lui disant :
— A demain vers midi, je viendrai prendre le
café. Au revoir, bonne nuit.
NOUVELLES 329
Le lendemain, elle vint prendre le café et passa le
reste de la journée, dîner payé par elle compris,
jusqu'à minuit, heure à laquelle elle se rhabillait
quand X :
— Et oii vas-tu comme ça?
Elle :
— Chez nous, parbleu^ chez...
— Chez Célestin ?
— Eh bien oui, chez Célestin. C'était de lui tout
ce que je te disais hier.
— Et il accepte que tu sortes comme ça?
— Tu t'en plains ?
— Non, mais.,.
— Tu trouves ça maquereau, dis la vérité.
— Ma foi !...
— Que veux-tu ? Aussi son ouvrage ne va pas
toujours. Il me gronde parfois tout de même de
sortir. Ah ! je l'aime bien, je te l'avoue. C'est l'homme
qu'il me faut. Je te dis toi, tu es trop chic, tu es un
monsieur, trop savant pour moi. Seulement, tu as
été bien gentil, pas jaloux...
Pas jaloux ! quel éloge dans quelle bouche !
... Pas embêtant, pas sciant. Et j'ai eu pour toi un
béguin qui dure encore et durera, je te promets...
Oui, Célestin est mon grand de béguin. Mais c'est
égal, va, j'ai été bien contente de toi cet hiver... et
tiens, je n'osais pas te le dire, je...
— Tu...?
X¥f vjrr«x£«
— Kh \m:n^ 14, *i ]Hi rfpoth^, to«* ces moîs-d arec
^> fff^/t citait ymr me f/mMfMr frapfïa dniiemoit
X. 11 y HVH$i\k \ftrs%ncon\9(\«tr\%fp*f:!^(tn\én\k. Quelque
tiupHfU'tîfÂ' , nnc fiHivf^i^, comme de la candeur en-
Utu^Utf, "t d^T la iitzu\\\U'A-4t loat plein. C'était si joli-
fn^;nt dit iVMU'jir^ \ ('Mie filk avait par instant des
rt'^t^t^ fïiUfifft'J'Jirft fîxtnirmliriairesç. Par exemple ne
ioHfiti ellr* |i;i« i\%i(t\(\n«tUm romme nne fierdne avec le
ftftrrou H la tUtrtiurrft \tf*X\Ut (\\ï propnéUiÏTe, «entant à
la (utrtU: t'i y faisant hhuUt av^-c des rires toot à fait
fniiM, ^rrirluranf dr; la irKîilUîurf; humenr les affrenx
hh'iH qiHî Uh <'/>ij(m de fK^ing inconsidérés de l'infer-
Wi\ go«M4! lui fainaient anx éfyaules et sur les bras.
KIUî ;ivait grvHHfîyé tUt ïncÀtani [iic<'ird qu'elle prenait
en rertiinn niornents el qui ne manque pas d'une
rÀ'rbûtut liofité lounlandjî, d'une certaine douceur
prAÎMc (d lenb% ciîs trois syllaben en se rengorgeant
iirt \}i*M, la fioifrinr* n'îiflée et montant dans une vo-
lupfiMMiH(î pniMlicuIation qui lui retournait mignarde-
ineiil, HCM lonles |Hîlit(;s mains.
l\i l'Ilr f)orïrtna ce (( fftioi qu'on die » de sa façon
pur un hou reUinl d'une grosse heure à le quitter.
(les visitcH prirent, j)lncc dorénavant tous les deux
ou lioJH jours («n moyenu(î, s'e8ï)acèrent ensuite plus
ou uioiuK pnrsenuiines. PuiaX. eut à faire un voyage
d'ini ccrlnin h'inps (^t rpuind il fut de retour Marie
n'nMnil- phis ch<'Z U) logeur avec qui elle s'était
NOUVELLES 331
brouillée pour des raisons peu intéressantes. Désha-
bitué, il n'y pensa guère et bien qu'en étant désha-
bitué, accoutumé à la fréquentation de ce genre de
femmes, il en vit des demi-douzaines et des douzaines
d'autres, de tout poil et de toute plume, des rieuses,
des moroses, des habillées et d'autres. Ça l'amusa
mais ce n'était plus Marie, et il se la remémorait
quand il la rencontra dans un restaurant voisin où
elle mangeait seule. Il s'attabla près d'elle et elle lui
raconta que Gélestin et elle s'étaient lâchés, qu'elle
refaisait la noce et que ça marchait bien maintenant,
assez bien en vérité. Dans la soirée elle lui proposa
d'aller avec elle et ils montèrent dans un « hôtel » à
passe, ou , après quelque conversation, elle lui de-
manda un peu d'argent en ami, non en chent, ô non !
H lui tendit son porte-monnaie qu'elle empocha
en se sauvant par l'escalier. Il y avait dans son porte-
monnaie plus d'argent qu'il n'avait jamais eu l'in-
tention de lui donner. Ça le vexa et il ne cacha pas
son mécontentement à la propriétaire à qui il avait
heureusement payé la chambre au préalable. Celle-ci
lui promit, — mais quoi ! de gronder la fille.
Il ne revit celle-ci que quelques jours plus tard.
Elle étnit au bras d'un ou plusieurs individus qu'elle
quitta pour prendre le sien comme ça, sans façon,
comme s'il ne s'était rien passé.
Elle avait visiblement bu. Sa toilette flambait
drôle et coquette ce jour-ci, claire et légère ! et de
332 NOUVELLES
vrai, sa tôte était en beauté. Elle se cramponnait à lui,
s'allongcant, s'ctirant plutôt de toute sa petite taille
contre son grand corps raidi par la respectability, car
ça le gênait d'abord et l'ennuyait aussi, l'exaspérait
enfin d'avoir une telle créature, bien que connue,
belle et si délectable, à son côté, à son flanc, après
ce qui était arrivé, presque en pareille compagnie et
parmi tout cet ensorcellement de pigeonne, ce rou-
coulement qu'elle avait, son pelotonnement et cette
petite figure rose intense et blond de feu qu'elle
tournait vers lui comme anxieuse et rieuse.
— Tu es fâché de l'autre jour? Allons donc ! Re-
soyons amis, oublie ça. Viens. Ah ! encore l'autre
fois qui te met martel en tête. MAIS J'AI BIEN FAIT,
tu sais.
Il faut croire qu'il le savait. Car il la voit toujours.
Du moins j'en suis sûr puisque il ne me l'a pas dit
et là pour moi finit son récit.
LA MAIN DU MAJOR MULLER
CONTE
— Ah ! ce Hans avec ses théories !..,
Ceci était, comme un chœur discord, exclamé par
dix ou quinze Maisons-moussues : la pipe de faïence
aux dents et, en face d'eux, sur la table de chêne de
la taverne, d'immenses lianaps pleins de bière de
Bock.
L'étudiant ainsi interpellé se trouvait être un
grand jeune homme très barbu et très chevelu sous
l'incommutable petite casquette de velours et vêtu
de la redingote à brandebourgs, de la culotte de
peau et des bottes à la Souvarow ; mais son visage
pâle et toute sa figure, plus déliés qu'il n'était de
coutume dans cette assemblée de futurs docteurs un
peu épais, dénotaient un esprit, peut-être une âme
supérieurs.
— Ne riez pas, Messieurs, dit-il, et, tenez, à l'appui
éU'iBH th*-se. qui est. j'y insiste, raffîmiation d'one
-olîdarit^ existant iD«^me après noe séparatioii vio-
lente entre les niembres d'un corps et ce corps loi-
w*me. je vais voas raconter nne petite histoire.
— Nous t'écoutons et tâche d'être amnsant î vodH
lérêrent les sceptiques camarades : après qnoi, d'une
voix [K^sée, Hans commença :
— Je fréquentais beaucoup avec le major Mûller,
qui fut, en son temps, vous le savez, le pins beau
jouenr de nos stations balnéaires. Je Ta^^is connu
dès ma petite enfance. Cétait un ancien ami de ma
famille et. chaque fois qu'il venait à la maison, il ne
manquait pas de m'apporter des tas de friandises.
Quand je commençai à devenir grand garçon, ce fut
des livres de toutes sortes, principalement des ro-
mans et des ou>Tages d'art mihtaire, qu'd me donna :
« Je veux que tu passes un jour feld- maréchal »,
me disait-il souvent en me tortillant l'oreille ; puis,
lors de mon adolescence, il me faisait des cadeaux
d'armes.
J'avais donc pour lui un respect affectueux qui me
permit, dès que je ne fus plus tout à fait un blanc-
bec, pour parler comme les Français, d'entrer dans
sa très gracieuse intimité ; car ce fut un homme
NOUVELLES 335
charmant, pour m'exprimer, derechef, à l'instar de
ces diables de Français. D'ailleurs, très débauché,
aimant les femmes, la boisson et le jeu, mais le jeu
et la boisson encore plus que les femmes.
— Non sans raison, peut-être ! observa le gros
Fritz.
Hans reprit :
— Ce fut précisément à propos d'une querelle de
jeu et non pour une dame, comme d'aucuns l'ont
prétendu qui n'avaient aucune autorité, qu'ayant été
insulté, il eut, à l'épée, un duel resté fameux, où il
tua son adversaire ; mais il avait reçu lui-même, au
poignet, une si malheureuse entaille que l'on dut,
malgré les premiers symptômes les moins inquié-
tants, lui faire la résection de la main droite. Par un
étrange caprice, le major ne voulut pas se séparer de
cet organe qu'il avait fort beau, d'une beauté virile
s'entend. A ces fins, il la fit précieusement saturer
d'aromates, injecter de baumes très puissants et la
con serva sous un globe de cristal, dans sa chambre
à coucher...
Ah ! ah ! la bonne plaisanterie...
Fritz, te tairas-tu, à la fin ?
Je la vois encore, cette main sèche et poilue de
330 NOUVELLES
vieux militaire, je les revois, ces doigts qu'on eût dit
crispés, fiévreux dans leur immobilité comme ter-
rible d'effréné joueur, reposant de quel repos ! sur le
velours rouge et vert d'un coussinet à glands d'or. La
cbair, si cela, si cet objet cruellement, quasi-fantas-
tiquement étrange, pouvait se dénommer du nom de
chair, la chair, dis-je, qu'on eût crue de glace sous
le parchemin bruni qui avait été la peau, n'avait na-
turellement pas un frisson, mais vous donnait le
frisson, si vous voulez bien excuser l'apparent mau-
vais goût de cette prétention néanmoins nécessaire.
A l'annulaire, une énorme bague sertissant un lourd
rubis que le soleil ou la lampe ou la réverbération
des flammes résineuses de la grandissime cheminée
allumait singulièrement ; les ongles, coupés carrés
de façon soldatesque, n'avaient qu'imperceptible-
ment poussé depuis la fatale amputation. Et large,
épaisse, nerveuse avec tout cela, et nerveuse de
façon féroce, la main dormait là, depuis des années,
sous de farouches trophées, parmi de massifs bijoux :
pistolets d'arçon damasquinés, dagues aux fourreaux
d'argent et de cuivre vieux, cachets aux bizarres de-
vises, sur une table de bois de rose.
Elle dormait, la Main, depuis des années, quand le
major s'alita, au seuil de la maladie qui devait l'em-
porter, au dire de nos chers et illustres professeurs,
qui furent, pour la plupart, vous ne l'ignorez pas,
consultés en cette circonstance. Mais voici la vérité...
NOUVELLES 337
En prononçant ces derniers mots, la voix de Hans
se fit soudain grave, lente, j'allais dire solennelle, et
je ne me serais trompé que de peu.
Ce fut, d'ailleurs, sur ce ton, qu'il poursuivit son
récit.
— Je fus appelé à l'hôtel Mùller, d'une part, en
qualité de jeune, mais intime ami du major, et sur
le vœu de celui-ci ; d'autre part, comme j, élève du
docteur Schnerb, qui présida, vous vous en souve-
nez, les innombrables conférences tenues par nos
dits illustres et chers professeurs autour de ce mé-
morable chevet ; mais la première circonstance fut
surtout cause que le malade me préféra pour le
veiller toutes les deux nuits.
Le cas exigeait de nombreuses frictions pour les-
quelles les révulsifs les plus violents étaient indis-
pensables, et la table de nuit, non moins que les
consoles, se trouvait encombrée tant de lotions que
de potions, dans un grand désordre, il le faut bien
reconnaître.
Négligence fatale, ou plutôt non ! car il appert que,
toutes choses autrement ordonnées, le résultat eût
été le même.
22
338 NOUVELLES
— Au résultat alors, sans plus de précautions ora-
toires !
— Monsieur Fritz est, pour la dernière fois, prié
de se taire.
Ces paroles toujours comme en chœur, comme
celles du même sens rapportées plus haut, se res-
sentaient maintenant d'une sorte d'intérêt impa-
tient.
Hans continua :
— Je passe sur les pénultièmes jours du major qui
ne furent qu'une immense agonie. La force extraor-
dinaire du moribond le fit passer par toutes les affres
possibles; fièvre, frissons, crampes, délire, délire
surtout. Ah ! camarades, quel délire ! Tantôt des
cris de commandement, d'enthousiasme militaire,
tels des chants fougueux de furie guerrière, de mâle
rage bien germanique, à la Blùcher ; tantôt les sou-
rires et les gestes non équivoques d'un coureur de
femmes habitué à les traiter sans façon, mais non
sans passion ; puis des annonces de cartes, des coups
de dés, de mises et de surmises à toutes les roulettes
de la création. Bref, une manière folle d'autobio-
graphie parlée, comme qui eût dit le microcosme
d^une idiosyncrasie.
Ces prodromes hautement alarmants cessèrent tout
d'un coup, et l'on put croire que le malade entrait
dans la phase comateuse, mais l'on se trompait. Une
réaction des plus rapides s'étant opérée, un mieux
NOUVELLES 339
étonnant s'ensnivit, et Ton conclut presque à un
commencement de convalescence.
Or, un soir que je venais de prendre la veillée,
notre Mûller tomba dans un grand assoupissement
et finit par dormir d'un sain et profond sommeil.
Moi je lisais dans un fauteuil.
La chambre qu'on avait, pour ménager la vue du
malade, rendue obscure à l'aide de grands rideaux
de fenêtres d'un vert sombre, était haute de plafond,
tendue en partie de tapisseries représentant des
Fêtes galantes et des Bergerades. Çà et là, des mi-
niatures de femmes, des portraits en pied d'officiers
supérieurs. Cette décoration composite, ce mélange
de guerrier et de voluptueux, n'étaient pas sans im-
pressionner, surtout en ce faux jour des rideaux, le
jour, et la clarté de la grande veilleuse d'albâtre,
aux heures nocturnes.
Je me souviens distinctement que ce que je lisais
était du Jomini, un reste du goût que l'excellent
major m'avait communiqué au temps jadis pour les
choses militaires, et une lecture aussi peu suggestive
de fantastique qu'il est possible de l'être peu. Petit à
petit, cependant, je me sentais aller à de la somno-
lence, et décidai de m'y abandonner pour quelque
340 NOUVELLES
temps, puisque le malade n'avait, en ce moment,
besoin de rien. Toutefois, je crus bon d'aller voir
celui-ci de près et constatai que la respiration était
bien égale et le sommeil aisé comme celui d'un en-
fant. Je retournai à ma place avec les yeux par ha-
sard tournés vers le coin oii était la table sur laquelle
reposait la main.
La chambre, Tai-je dit? n'était éclairée que par
une veilleuse suspendue. La main me sembla re-
muer : a Drôle d'effet de Tenvie de dormir », me
dis-je, et je m'approchai en souriant en moi-même...
— Et la main remuait toujours ? chantonna cu-
rieusement cet animal de Fritz.
Cette fois, personne ne releva l'inlerruption, et
Hans, après avoir humé légèrement un peu de la
bière de sa chope à couvercle d'étain, reprit :
— Oui, messieurs, la main remuait toujours, ou
du moins me parut remuer, de même les doigts
s'élever et s'abaisser un par un ou tous ensemble
dans un sens différent et intelligent, se docrampir,
en un mot, d'un long engourdissement.
Pour le coup, je restai surpris et^ pour ainsi dire,
cloué au tapis, m'en voulant ou plutôt en voulant
à mon organisme d'une pareille aberration. La main
NOUVELLES 3 il
continuait, je ne puis que dire continuait, et vous
allez voir que je ne puis que m'exprimer ainsi ^ à
remuer de plus en plus et comme à reprendre force
et direction. N'y tenant plus et voulant en avoir le
cœur net, je levai le globe de cristal qui recouvrait
l'étrange relique et mis ainsi cette dernière en plein
air. Ne vira-t-elle pas aussitôt sur son moignon de
poignet recouvert d'une ample manchette de den-
telles ! et ses autres doigts, moins le pouce, se refer-
mant, ne signifia-t-elle pas de l'index que j'eusse à
retourner à ma place? Impérieux était ce geste.
C'était celui d'un chef militaire désignant un poste à
aller prendre sans retard et sans explications. — Tu
souris, Fritz ; je t'assure qu'à ce moment je n'avais
guère envie de sourire et encore moins de penser à
la révoltante absurdité de cette vision. Sans y croire
le moins du monde, en dépit de mes yeux, j'en étais
abasourdi et, je puis l'avouer puisque la fin du récit
m'absoudra, terrifié. Si bien que je me reculai jus -
qu'à mon fauteuil où je tombai, les yeux tendus
pour ainsi dire par force vers l'affreux objet qui,
maintenant, comble d'horreur ! étendait ses doigts,
les ramenait, les étendait, ainsi que pour des passes
magnétiques...
Vous le confesserai-je ? Oui, puisque, je le redis,
l'événement ne tardera pas à me disculper du tort
342 NOUVELLES
apparent de crédulité ; je me sentis médusé, rivé au
fauteuil, incapable d'un mouvement. En mènie
temps, la lueur calme de la veilleuse pâlissait encore
et devenait d'une horrible blancheur, dont rélectii-
cité seule pourrait donner une imparfaite idée;
quelque chose comme des moires lumineuses plus
que hirdes, plus que lunaires, s élargissait, et des
espèces de bruits indéfinissables, musique lugubre,
il semblait, de tympanons voilés et de trompettes
assourdies et d'orgues très lointaines, pleuraient,
ronflaient, fluaient en ondes très vagues, obsédantes
à l'infini...
. . . Tout h coup, la main se dressa sur son mé-
dium, se balança quelques instants d avant en ar-
rière et d'arrière en avant comme pour prendre
l'élan et sauta par terre, tel un chat, sans bruit au-
cun. Tel encore un chat sur le tapis, elle bondit
preste en mouvement de haut en bas et de bas «a
haut et, arrivée près de la table de nuit, fut d'un
trait sur le marbre, y tâtonna parmi les flacons, dé-
boucha l'un d'entre eux, le prit et en versa quelques
gouttes dans le verre de tisane; puis, rampant jus-
qu'au nez du dormeur, le lui pinça de façon à ce
qu'il se réveillât dans un étcrnuement, plongea dans
le blanc et le noir des draps, puis se précipita par
terre où je ne la suivis plus du regard, toute mon at-
tention étant désormais concentrée sur le malade.
Celui-ci dit : « Que j'ai doue soif ! » Et, sans que je
NOUVELLES 343
pusse, à mon immense, à mon indicible horreur, me
lever du fauteuil où me retenait je ne sais quelle
force diabolique, saisit le verre à tisane et but...
De cet instant précis, je me sentis délié en quelque
sorte et courus au lit, où je ne pus que constater la
mort immédiate du major. Sans me livrer à des ef-
forts inutiles, je regardai le flacon dont la main
s'était servi (il me faut bien parler de la sorte.) Il
contenait un poison foudroyant destiné à une médi-
cation pour l'usage externe, et se trouvait laissé, par
mégarde, parmi les pots de tisane et les fioles de si-
rop de julep.
J'étais anéanti, comme bien vous pensez, et il
s'écoula quelques minutes avant que tous mes sens,
en quelque sorte, me revinssent. Quand ce fut fait,
je pensai tout de suite à prévenir les entours du
major, mais, avant de franchir la porte, je jetai d'ins-
tinct un coup d'œil sur la table où la main avait cou-
tume d'être exposée : La main s'y trouvait sous
verre, telle que depuis des années et des années...
— La bonne farce ! Eh ! l'ami Hans, tu as eu une
belle hallucination, voilà tout !
— Le fait est que, comme hallucination, c'est
"pr inceps et même régale.
344 sorvELLEs
— Voire divinum aut polius diabolicum.
Ilans termina :
— I^ mort fat attribuée à des causes normales ;
l'enterrement eut lieu, les jours se passèrent. Je dus
aller plus d'une fois à Ihotel Mûller pour différentes
causes. Je ne manquais pas d'obier cer la main qui
était restée dans la chambre mortuaire, infréquentée
depuis la catastrophe, et je constatai sans étonne-
ment, oui, sans étonnement, et traitez-moi de fou si
vous voulez... (j'avais lu et relu un tas de volumes
dont les titres mêmes vous seraient inconnus, sa-
vants que vous êtes !) je constatai sans étonnement
une déliquescence remarquable dans les tissus et
la musculature. Seule lossature restait indemne,
s'accusant, dominant de plus en plus. Sur>in-
rent des symptômes de décomposition, taches, flacci-
dités, etc.. Un jour, excusez ! ce souvenir me lève le
c(i3ur d*horreur et de dégoût, un jour j'y vis... LES
VERS!!!
— Pouah ! assez, assez !
— A bas ! à bas !
— N'importe! c'est vrai comme c'est vrai que
nous voilà vivants !
Ayant dit, notre conteur s'éloigna, comme heu-
reux et tout fier de Teffet produit, tandis que ses ca-
marades, restés bouche bée, se regardaient, les uns
presque effrayés, les autres presque rieurs, tous vi-
siblement impressionnés, et qu'une discussion sem-
NOUVELLES 345
blait devoir sortir de leur silence, quand Fritz, tou-
jours sceptique :
— Si nous buvions un truculent verre de schnaps?
Ça nous purifierait les idées.
— Accepté !
Et jusqu'au chant du coq, je puis vous affirmer,
sans qu'il m'en coûte, qu'on lampa beaucoup de
coups...
Ainsi finit l'histoire de la main du major INIûller.
CONTE DE FEES
Le plus grand bonheur de sa vie lui échut Tannée
dernière, — et quand je dis bonheur, ce n'est pas ce
que Ton pourrait imaginer en entassant les chances
favorables les plus rares sur les plus extraordinaires
des hasards cléments. Non. Ce n'est pas non plus,
ainsi que la majorité des bons esprits voudrait le sup-
poser, qu'il eût enfin revêtu de lui-même, ou sous le
coup d'une expérience plus ou moins cruelle, ce calme
absolu, cette pure impassibilité que préconisent tant
de philosopliies. Non. Ce n'est pas davantage qu'il
fût devenu subitement égoïste, à ce poussé par d'im-
méritées infortunes et qu'il trouvât dans le culte
exclusif de soi-même une consolation peu noble mais
efficace. Non. Ce n'est pas encore qu'il eût pris son
parti de Texistence « en brave » pas trop dégoûté,
sans trop de morale gênante et avec juste assez de
bêtise assumées.
NOUVELLES 347
Non, il avait tout bonnement acquis une certitude,
mais celle-là était la seule certitude au monde après
la loi religieuse, et plus avare encore qu'elle de se
communiquer. Mais quelques mots de son histoire
sont nécessaires ici.
D'abord il s'appelait Jacques Trébois. Jacques Tré-
bois était dans la force de l'âge, dans les quarante et
quelques années. Il n'avait pas mal surmené la vie
qui ne le lui avait pas trop rendu. Môme sa santé était
relativement insolente. Par contre, tout ce qu'il y a
de mieux achevé comme ruine financière, il le pré-
sentait. Prodigalités et duperies avaient mis quelque
temps à procurer ce résultat, mais y étaient parve-
nues dans la perfection. Ce n'était plus même au jour
le jour qu'il .végétait ; désormais une heure gagnée
sur la fin de la journée lui paraissait une de ces con-
quêtes ! Mais vaillant et gai autant qu'il est vraisem-
blable dans de pareils cas. Nulle bohème dans son
fait : on ne lui connaissait pas de dettes et il n'en
avait pas, et sans le moins du monde maudire le pré-
sent ou craindre l'avenir, il ne regrettait rien du
passé oii il n'avait, disait-il, aucun remords. Des
torts, parbleu ! il en comptait dans son existence,
comme tout un chacun, beaucoup de torts envers
beaucoup de gens et dans une foule de circonstances,
mais en somme des torts très réparables ou tout au
moins point irréparables. Ce qui avait principalement
gâté sa vie c'étaient ses torts envers lui-même, sa
348 NOUVELLES
paresse d'esprit ou, si Ton veut, sa hauteur d'esprit,
ses négligences, ses dédains si vous préférez, et les
timidités de son excessive délicatesse brusquement
révoltée par moment, et alors muée en un donqui-
chottisme agressif tout à fait désagréable et même
nuisible. Partant, beaucoup d'amis devenus froids ou
hostiles. Quelques-uns restés pourtant très fidèles,
ceux-là tout dévoués, car ils connaissaient l'excellent,
le rare homme que c'était au fond avec ses terribles
défauts et moyennant quelques vices. Ses principaux
ennemis et anciens adversaires, cohéritiers ou com-
pétiteurs, constituaient sa plus proche famille et sa
belle-famille, car il avait été marié, se trouvant pour
ainsi dire mais absolument veuf par suite des légali-
tés bizarres de la minute sociale où nous nous trou-
vons. Pour faire court, à ses excessifs embarras d'ar-
gent s'ajoutaient d'inimaginables mauvaises positions
partout, toujours et dans tous les sens. Guère possi-
bihlé de se retourner de quelque coté que ce fût,
moins encore moyen pour ses susceptibilités et ses
angles de caser nulle part sa bien naturelle ensui-
vante espèce de d'ailleurs anodine misanthropie, quel
que fût le reste de courage et de bonne humeur de-
meurés dont il a été parlé plus haut en toute réserve,
aussi bien.
Son bilan était donc celui-ci : Pas le sou, vivre avec
cela sans aucun aperçu plausible d'une amélioration,
fût-elle infinitésimale. Et sa maladresse digne de pas-
NOUVELLES 349
ser en proverbe n*ctait pas pour l'aider parmi les la-
byrinthes et les impasses de son absurde existence.
Mais, il l'a été dit et redit, une sorte de philosophie
le soutenait dans cette lutte disproportionnée avec la
guigne. Seulement, ce n'était plus une vie, là, vrai!
quand lui arriva ce qui va être rapporté.
Depuis quelque temps, suite d'excès anciens ou de
ré.centes mais déjà trop vieilles privations, se deman-
dait-il en toute insouciance, il souffrait vers le cœur :
comme des amertumes se passaient par là ; des ma-
laises âpres, s'il eût cru, de mordillants et grignot-
tants désordres, l'incommodaient jusqu'à l'agace-
ment. Force lui parut être, finalement, d'en référer à
un sien ami, médecin, chez qui il déjeunait le plus
rarement possible au gré de sa fierté de pauvre diable
toujours un peu son poing sur sa hanche. Celui-ci lui
déclara cela grave, et mortel, sachant combien vrai-
semblable était son indifférence à ce sujet.
— Mortel '} Et quand ? et pour quand ?
— Attendez un peu, répliqua son ami qui l'aus-
culta longtemps et finit par lui dire :
— Mais, autant qu'il est possible à la science la
plus exacte de le prévoir, ce sera bientôt, et pour
bientôt.
— A peu près ?
— Je dis six mois et je ne me trompe pas. Plutôt
moins que plus. Mettons cinq mois, en évitant tous
excès, toutes privations aussi (et il lui remit six mille
350 NOUA'ELLES
francs que l'autre accepta, en disant : <t Dans un
mois vous serez remboursé », à quoi le docteur re-
partit : « C'est bon, c'est bon »). Toute émotion
aussi. D'ailleurs (il avait saisi son pouls) je vois que
vous n'ôtes décidément guère émotionnable et ça ira
bien.
Tout alla pour le mieux.
Incroyablement, indiciblement rassuré y se voyant
des bornes protectrices, ayant le temps juste, les
cartes sur la table et des verres bien assortis à ses
yeux, il ne fut pas long à se créer une méthode. Oh
l'ordre qu'il eut ! Son premier soin fut de lire les
journaux financiers, tous, ceux de pure aventure et
ceux de spéculation trop prudente. Il prit une bonne
moyenne, acheta, vendit, racheta, si bien qu'au bout
d'un mois en effet, il pouvait rendre au docteur son
avance, et garder par devers lui un joli capital qu'il
ne mit pas à fonds perdus mais plaça dans les plus
sûres sinon dans les plus immédiatement lucratives
conditions, titres de rente, maisons, terres. Il lui eût
été bien aisé, dans cet ordre d'idées, moyennant de
fortes remises, de s'assurer sur la vie en rentes trans-
missiblcs après décès à tels bénéfices qu'il eût voulu,
mais cette idée toute moderne ne vint même pas à sa
tétc particulièrement honnête et comme pudique.
Ce mois vers la richesse n'alla pas sans de légères
et douces souffrances. Il lui fallait se déshabituer de
sa vie de misère, vie en miniature, petits repas pris à
NOUVELLES 351
longs intervalles, d'autant meilleurs, — meilleurs !
— et assaisonnés plus encore par le délice savouré
fuffitif du moment que par Tantérieur appétit enve-
loppant, petits luxes, vêtements légers et tendres qui
n'étaient plus que très propres mais que des soins gé-
niaux pouvaient parfois faire pimpants sinon somp-
tueux tout à fait, petites joies d*amour-propre ou plu-
tôt d'orgueil, à payer d'avance termes et blanchis-
sages par exemple, en se privant ferme sur cette
pauvre nourriture d'ailleurs récompensée par les
heures heureuses auxquelles il vient d'être fait allu-
sion, petites joies encore de gourmandise, mais plus
intellectuelle, quand deux ou trois petits verres pou-
vaient totalement chasser le souci de comment s'en
procurer d'autres et dès lors amener le rêve et jus-
qu'à Tillusion...
Lesdits trente jours que dura ce très aimable sup-
phce furent mis à profit pour une autre espèce de
changement plus dur à première vue mais bien com-
pensé aussi de son côté. Il s'agit de la réforme, de la
refonte totale de son caractère qui était extrêmement
loin, on l'a vu, d'être accompli. Tant y a que le cours
de ses réflexions l'amena, parallèlement à la modifi-
cation radicale de sa fortune pécuniaire, à être ai-
mable quand, réservé selon, expansif si, jamais
bourru, toujours bienfaisant mais bienfaisant aussi
pour soi, bref Phomme d'ordre sachant ce qui devait
arriver en toute probabilité, le procurant quand il
352 NOUVELLES
fallait, de qui il avait été jusqu'ici le parfait opposé,
— et que, pour commencement de la fin, suivant son
expression mentale (car il se parla beaucoup durant
ce mois d'intime concentration) il apaisa en plaisan-
terie où les rieurs furent de son côté une affaire
d'honneur qu'il caressait précédemment de projets
militaires très nets : n'avait-il pas toute une œuvre à
remplir, toute une philosophie aussi à pratiquer, la-
quelle, en tête de tout, implicitement mais absolu-
ment, lui interdirait le duel?
La même philosophie, exigeant l'oubli tout au
mohis des injures, il eut à la satisfaire une seconde
et une dernière fois et voici comme il y parvint.
Il s'agissait d'une femme autrefois, très autrefois,
mais très bien aimée, très bien aimée, très bien, vrai-
ment ! Il avait eu tous les torts envers elle, tous les
torts que les sens expliquent immédiatement, tous,
mais son repentir avait été sincère, prouvé cent fois
et son désir de renouer, autant. Elle, — avait eu en-
vers lui tous les torts juste ! que les sens n'expliquent
pas immédiatement, tous, et surtout des torts d'ar-
gent. Fi ! et que la pauvreté de Jacques répugnait
donc à l'oubli ! (Pardonner, il en était d'autant moins
question que se venger s'imposait, semblait-il à cette
pauvreté.) Mais dès que la grande aisance fut venue de
la façon qu'on a pu voir, le pardon devint plus facile
encore que l'oubli, et la signification du pardon, pour
être encore plus délicate, il Tinscrivit dans son testa-
NOUVELLES 333
ment sous la forme d'un legs dépassant de beaucoup
les sommes plaintes, sous de minimes conditions
d'entretien tumulaire exclusivement confiées à ces
mains, en termes à désarmer un tigre.
Un homme aussi Tavait beaucoup trop volé, de par
la loi aussi. (Ai-je ainsi, conformément à la vérité,
spécifié le cas d'à la minute ?) Il pardonna sans en
rien faire savoir qu'à Dieu. Mais l'autre était mort, à
rinsu de Jacques, avant ce pardon, de façon à n'en
pouvoir bénéficier dans l'autre vie que Jacques
croyait qu'il y avait après cette vallée de larmes.
Il avait un enfant que les circonstances seules Tem-
pêchaient de voir depuis des années et des années.
Cet enfant était à cette heure une fille dans les treize
ans qu'il avait connue, choyée et gâtée dans sa pre-
mière enfance, blondinette laide gentiment et d'un
gentil petit caractère colère et doux, mais qu'une
éducation sans père et sous une mère incompétente
menaçait de pervertir. Ah ! qu'il était embarrassé,
quand il apprit que la petite venait de succomber à
une grosse bronchite en priant pour lui !
Dès lors tout devoir lui fut facile. Il consacra ses
derniers mois à plaire aux gens à qui plaire était une
bonne action, distribua jusqu'aux centimes son ar-
gent aux pauvres, lui-môme et de la main à la main,
ne réservant que la somme dont il a été question
tout à l'heure et à laquelle il en avait ajouté une autre
très considérable, à charge d'exécuter un codicille
23
354 NOUVELLES
qui annulait le legs fait à Tenfant décédée et prescri-
vait rinhumation de celle-ci au caveau de la famille
Trébois.
Il avait aussi préparé Targent nécessaire à sa
propre inhumation dans le même caveau après une
messe basse et le convoi immédiatement avant celui
du pauvre.
Et il mourut, comme son ami le docteur lavait
prévu, cinq mois et demi après la conversation qui a
été rapportée, subitement, regretté de tout le monde.
L'ABBE ANNE
L*abbé Anne finissait une messe basse de semaine
dans rOctavc de T Annonciation. Il en était aux der-
nières prières et se tenait à droite de Tau tel, sa cha-
suble de soie blanche aux fins attributs d'or filé mi-
roitant doucement dans le soleil, tamisé par Tune
des profondes fenêtres du chœur de l'humble église.
La haute taille du jeune curé, sa chevelure châtain-
clair coupée rase que couronnait une large tonsure,
ses longues mains nerveuses étendues selon le rite
aux deux côtés du missel, son édifiante lenteur,
eussent formé un spectacle net et simple, doux et fort
pour un observateur qui se fût trouvé parmi les rares
fidèles pieusement absorbés par l'oraison d'actions
de grâce éparpillés dans les antiques bancs de chêne.
h'Ite Missa est y puis le Beiiedicat vos prononcés à
mi-voix assez énergiquement, celui-ci dans un signe
de croix large et lent qui montrait le noir de la sou-
tane entre le blanc amidonné de la manchette et ce-
356 NOUVELLES
lui dentelé de l'aube, symbole de Tau stère douceur
qu'exhalent le costume et les ornements du prêtre
catholique, le dernier Evangile, la génuflexion fincde
et la rentrée à la sacristie avec le psaume Benedicite
Domino au cœur mieux encore que sur les lèvres,
eurent lieu avec la même onction qui prend son
temps pour le plus dignement employer à la gloire
de Dieu.
Dans la sacristie, ses orncuents repliés dans des
tiroirs et pendus dans un placard, il se couvrit de son
chapeau et tournant sa face douce au long profil à la
Sainl-Gharlcs Borromée vers l'enfant de chœur aussi
déshabillé qui le regardait de ses yeux pleins de res-
pect affectueux et tout gentil avec sa jolie petite fri-
mousse mutine et retroussée :
— Eh bien, petit Jean, il faut te dépêcher mainte-
nant. L'iieure de l'école va sonner. Dis pour moi le
bonjour à Monsieur le Maître. Sois toujours sage.
Ton père va mieux? Oui, tant mieux. N'oublie pas
que ton tour de messe revient jeudi. Tiens, voilà pour
toi.
Et il lui donna une image dentelée à profusion, et
un petit gâteau sec qu'il tira de sa poche soigneuse-
ment enveloppé dans du papier. L'enfant remercia
gentiment.
— A jeudi donc, petit.
— Oui, monsieur le Curé. Au revoir, monsieur le
Curé.
NOUVELLES 357
— Au revoir. Sois bien sage.
— Oui, monsieur le Cure.
Et Tabbé Anne, de son pas égal et vif, rentra au
presbytère, une petite construction blanchie à la
chaux entourée d'un beau jardin cultivé par ses soins.
Sa bonne, qui avait été sa nourrice, lui dit :
— Votre café refroidit.
Il prit son café au lait dans la cuisine spacieuse et
après avoir déposé dans la sébile pour les pauvres,
sur un coffre dans le corridor, une bonne poignée de
deux sous (le paysan n'employait à cet usage que
des deux centimes) fut à sa chambre composée, entre
des murs tendus de clair, de quelques objets d'aca-
jou, lit, chaises, un fauteuil de velours rouge, un
prie-Dieu en tapisserie. Un grand crucifix d'ébène et
d'ivoire sur velours vert, encadré de palissandre sous
une glace bombée, une statuette de la Sainte Vierge
et des petits reliquaires d'argent et de vermeil sus-
pendus aux murs. La pendule de bronze doré au
sujet insignifiant, deux flambeaux en bronze « de
Corinthe » à deux bougies et aux bobèches de métal
blanc, un petit feu dans l'étroite cheminée. Des jour-
naux locaux et autres, V Univers, le Monde, un Fi-
garo déjà ancien avec des signes au crayon bleu, le
Bulletin dit Diocèse et la Semaine religieuse de
révôché suffragant sur une table ronde en noyer
proche laquelle l'abbé s'assit pour se mettre à pleurer
à grands sanglots dans ses deux mains.
358 NOUVELLES
De quoi pouvait pleurer cet iDOOcent magnifique
du bon Dieu, cet ange sur terre et d'ailleurs heureux
comme on peut Têtre, puisque aimé, respecté, béni
dans sa petite cure V Ah voilà, un grand pressenti-
ment de quelque chose d'affreux î non ! mais d'une
déréliction douloureuse (n'est-ce pas au fond quelque
chose aussi d'affreux?) venait de l'investir. Ces
choses arrivent fréquemment, qui ne les a éprouvées?
Sinon des brutes qui encore ne se rendent pas compte
ou ne se souviennent pas.
Et l'abbé Anne pleurait depuis une heure, depuis
deux heures, quand trois coups frappés à la porte
le firent se redresser, essuyer très vite ses yeux d'un
coup de mouchoir, et :
— Entrez.
— C'est votre courrier.
Et la vieille servante déposa sur le coin de la che-
minée, entre un journal et quelques lettres très pro-
bablement de pauvres, un grand pli que l'abbé re-
connut pour provenir de l'Archevêché.
Il décacheta d'abord les autres missives, les lut
attentivement, prit des notes qu'il serra dans un se-
crétaire et se rassit pour, h son tour, rompre Penve-
loppe provenant de l'Archevêché. 11 mit à cet acte
une lenteur respectueuse, éloigna vers un point à
part de la table l'enveloppe et lut.
Il lut à plusieurs reprises et pleura de nouveau,
cette fois calmement, droit sur le dossier de sa chaise
NOUVELLES 359
et comme un homme qui prend lentement un parti.
Puis il alla à son prie-Dieu et pria longtemps.
Quand il revint à la table, sa face déjà pâle était
plus pâle encore. Il écrivit quelques lignes sur du
papier ministre, mit sa lettre dans une enveloppe
ministre et suscrivit :
A Sa Grandeur
Monseigneur
V Archevêque de***
— Mettez ceci à la poste tout de suite, Catherine ,
Monseigneur m'envoie comme vicaire à Paris.
— Mon Dieu, mon Dieu !...
— Oui, et ceci est ma lettre d'accusé de réception.
Vous voyez que c'est pressé.
— Et pour quand, Jésus sauveur?
— Pour dans un mois juste, Catherine.
— Ça vous arrange-t-il au moins, mon pauvre
monsieur le Curé.
L'abbé sourit tristement.
— Monseigneur le veut. Il nous faut obéir.
L'abbé passa toute cette journée à prier sans
pleurer mais non sans soupirer.
Il lui fallait donc quitter son modeste poste où sa
simplicité (ainsi raisonnait ce vertueux) lui avait
valu l'amitié véritable des bonnes gens, où même les
trop nombreux incroyants Festimaient et ne lui par-
laient qu'en toute cordialité, quitter ses chers pauvres,
360 KOUVBLLES
ses chers enfants du catéchisme, aussi un peu, car
on est égoïste, ses bonnes petites habitudes du travail
manuel si charmant (il entendait par là son très sé-
rieux jardinage) et d'une frugalité qui ne lui coûtait
guère avec son triste estomac (il ne comptait pas ses
privations en vue de ses charités), quitter aussi ses
excellents confrères des environs. — pour s'aller
engloutir dans ce Paris terrible, lui faible (tel encore
croyait- il), ce Paris mangeur d'apôtres et dévorateur
de prophètes, ce Paris, paraît-il, où les prêtres ne
sont pas tous dignes de leur onction, où ils se perdent,
dit-on, plus qu'ailleurs...
Puis le courage lui vint et il passa une nuit calme.
Le Dimanche suivant, au prône, il annonça la dé-
cision de ses supérieurs et fit un sermon très ferme
et très doux à propos de cette si prochaine séparation
d'avec ses bien-aimés paroissiens.
Il parlait posément, la main droite souvent portée
sur sa poitrine, et la candeur de l'aube et celle de
l'étole à peine fleurie d'or et sa candeur donnaient à
sa voix tendre et sombre comme une charité de plus,
eût-on cru. Il prêcha l'absence vaincue par les mêmes
efforts dans un même esprit puis le retour et le re-
voir en Dieu. Le tout en termes justes et simples
comme les âmes simples et droites qui l'écoutaient
pleines de pleurs. Mais ce fut avec un tremblement
inusité dans les notes qu'il entonna le Credo in unum
Deum repris par toute l'assistance bien pieusement
NOUVELLES 361
ce jour-là ! Très peu de temps après l'abbé Aune fut
mandé de nuit pour administrer quelqu'un d'une pa-
roisse voisine en l'absence par congé du curé de cette
paroisse. Il y fut par une pluie battante et en revint,
son manteau et sa soutane traversés, tremblant la
fièvre. Une pleurésie ne tarda pas à se déclarer dont
il fut sauvé presque aussitôt par sa constitution forte,
en somme, et sa convalescence allait toucher à sa fin
lorsqu'approcha le moment pour lui de partir pour
Paris, ce qu'il fit, en dépit des avertissements de
l'officier de santé du chef-lieu de canton, parce que,
disait-il, le voyage me fera du bien, mais en réalité
parce qu'il pensait que c'était son devoir. Son départ
eut lieu au milieu de scènes touchantes. Durant le
voyage qu'il effectua en seconde classe avec sa vieille
servante, celle cîi ne cessa de l'observer et de le forcer
à se mieux couvrir de sa houppelande qu'il débou-
tonnait parfois, ayant trop chaud.
Son curé, à Paris, gros homme fin à binocle sur le
nez, le reçut non sans politesse, l'invita à un dé-
jeuner comme il faut auquel Anne fit peu d'honneur.
Un sauvage, pensa l'ecclésiastique de Paris, quel
bon fond ! mais...
L'abbé Anne, dès le soir repris de son mal négligé,
mourut édifiant, à l'aube, entre son curé qui pleurait
et sa vieille, bonne qui s'écria, baisant son nourrisson
au front :
— Pauvre monsieur le Curé !
EXTRÊxMES-ONCTIONS
L'hiver dernier un jeune honame du plus grand
monde recevait, à la sortie du bal de l'Opéra, un
coup de coup de poing américain qui lui mettait lit-
téralement le visage en pièces et le confinait au lit
pour des mois au bout desquels il resta défiguré à
l'extrême de fort beau qu'il avait été, jurant d'ailleurs
de « se venger salement », quand il y aurait lieu ; —
mais il ne devait pas en être ainsi.
Sa laideur actuelle n'était pas supportable dans le
sens négatif du mot. Non, elle s'imposait.
Les lignes du profil confondues en des sortes de
ruines qui avaient leur harmonie sauvage ; les
nuances du teint et la physionomie en général comme
pétries aux mains d'un ogre qui eût été créateur
d'hommes; le cheveu dressé dru, noir et dur, porté
court ; et sous des yeux infernaux, rubis violets
ombrés de sourcils dardants et de cils féroces, longs
à s'en frisotter vers les pointes, et sous le clou de
NOUVELLES 363
girofle macabre mais que palpitant ! de son nez resté
un peu en Fair, de naguère un peu aquilin, une bou-
che rouge à moustaches et à dents belles, un menton
comme déformé dans la forme en galoche napo-
léonienne, tout cela parmi du ponceau marbré
de blanc le faisait non pas horrible, mais terrible.
Il continua, partant, d'être aimé, puisque richis-
sime en outre.
Sa beauté corporelle corroborait le reste.
Nu, c'était Hercule à vingt ans, Antinous à trente.
Très poilu, son corps affectait par devant un voile
de satin roussâtre à larges touffes de mailles par où
luisait la peau, mate plus qu'oUvâtre, du pur midi,
mais nettement blanche du climat qu'il faut. Pas
maigre, mince non sans des méplats jeunes disant la
chair forte et qui éblouissaient à travers un duvet
fauve encore.
Quand il s'habillait, correct mieux que tous autres
élégants.
Il avait séduit une fille, voici quelques années,
une simple villageoise dont il avait fait une fille à
la mode, aigrie et rusée d'ingénue ordinaire qu'elle
était. Bien qu'elle fût riche, elle ne pouvait s'em-
pêcher de regretter ce qu'elle appelait parfois en
souriant avec une sorte d'amertume : son inno-
cence. Créature superbe d'ailleurs, brune, grande,
avec une pointe d'embonpoint des plus appétissantes.
Ce qu'il y avait de plus particuUèrement déU-
36^ >OUVHLLBS
cieux en elle c'étaient les mains, de petites mains
qui n'avaient pas tardé à se dégrossir par l'oisi-
veté, de petites mains en vérité que Lady Macbeth
eût envié.
Les relations entre les deux amants cessèrent au
bout du temps normal pour ces sortes de liaisons.
Cliacun s'en était allé de son côté depuis déjà plu-
sieurs semaines lorsqu'eut lieu Tagression qui vient
d'être indiquée.
II
Plusieurs mois après, cependant, lorsque les
affreuses blessures furent cicatrisées, ils se revirent
et se reprirent et ce furent dès lors et pour long-
temps des amours forcenées : il semblait que la
passion de la femme eût crû en raison directe de
l'épouvantable laideur actuelle de l'homme ; laideur
épouvantable, nous le répétons, mais, insistons-y,
laideur qui s'imposait. 11 semblait aussi que
l'homme, par quelle loi fatale sinon infernale, on
divine ! et qu'Edgard Poe eût appelée : Perverse, et
par quel vertige ! s'abîmât dans son étrange attrac-
tion vers cette femelle qu'il avait perdue. Du reste,
tout le luxe et tous les égards qu'une noceuse ré-
cente pût désirer dans ses rêves les plus fous : hôtel
ISOUVELLES 365
dans un quartier riche, superbes écuries, une
livrée, et quelles notes toujours payées recta chez
un grand couturier ! Aussi, tous les et castera de la
chose.
Un jour, ou plutôt, une nuit, comme ils reve-
naient de souper du cabaret, à peine au lit la fille eut
un de ces caprices dont elle était au reste assez cou-
tumière.
III
La chambre tendue et tapissée de bleue avec
un lustre d'opale, l'immense lit aux plus immenses
rideaux clairement sombres étaient engageants vers
ces manœuvres. Leurs splendides nudités, comme
lactées dans ce milieu lunaire, d'abord s'étreignirent,
puis s'éteignirent, puis s'étreignirent à nouveau,
pour, après, l'homme s'agenouiller...
Alors, elle, tel le prêtre catholique, dans le sa-
crement de l'extrême -onction, console tous les sens,
rassure l'àme, asséna son frôle poing naguère armé
d'une arme immonde contre un simple visage séduc-
teur qu'elle avait déformé et qui l'avait éblouie, tua,
dans cette génuflexion de lui, la tête qui avait conçu
ce déshonneur là.
L'HISTOIRE D'UN REGARD
« Le mal entre par les yeux, dit
un auteur sacré. — Le bien aussi.
Car tout est réciproque. »
Aline allait au lait.
C'était un amour de petite fille, pâle et blonde, et
barbouillée au possible. Elle portait des yètements
monstrueusement pauvres pour son âge si frêle, six
ans ! Mais qu'elle était tout de même gentille à tra-
vers tout et malgré tout !
Donc, elle allait au lait, et son pot lui battait au
bout de son chétif bras cbarmant : tel un petit Cha-
peron rouge, maladif, bêlas !
Soudain un train princier éclata par le chemin où
trottinait l'enfant. Celle-ci se retourna, s'intéressaat
au nuage de poussière où bruissaient le claquement
d'un fouet et le trot de chevaux. Le nuage enfla puis
creva, laissant voir un carrosse magnifique tiré par
quatre jeunes étalons et précédé d'un piqueur nègre,
doré sur toutes les coutures.
NOUVELLES 367
La petite se rangea, écarquillant ses yeux, battant
des mains presque à ce spectacle, et comme secouée
d'un rire fou.
Le carrosse était, en effet, éblouissant, doré aussi,
lui, et peintureluré comme tout. Deux grands laquais
en la même livrée que le piqueur, et très poudrés, se
dandinaient appendus à Tarrière-train de Téquipage
qui^ maintenant, filait devant elle, ce pendant
qu'à la portière une vieille dame se montrait qui re-
garda l'enfant. Mais dès qu'elle l'eut vue, si pauvre
et si jolie sur le bord de cette route, elle fit un signe
et, rebroussant chemin, la voiture s'arrêta devant
Aline, de plus en plus émerveillée. L'un des laquais
sauta de derrière le carrosse dont il ouvrit la por-
tière, et, dans une profonde salutation, s'effaça de-
vant la vieille dame qui descendait sans aide, assez
prestement pour son âge, lequel était si grand, si
grand pourtant !
Alors ce furent des caresses grand'maternelles,
des offres de friandises et des baisers en veux-tu en
voilà. Puis des questions : « Avez-vous encore vos
parents?... Comment t'appelles-tu, mon chou, dis-
moi ? » Mais l'enfant de ne pas répondre, occupée à
croquer ses dragées, non sans d'ailleurs un regard de
vague et vive sympathie vers les yeux de cette
grande dame, si vieille et si bonne, peut-être une
fée ! (Car elle s'appuyait sur une belle canne à bec
de corbin et avait une jolie robe à paniers où s'épa-
368 NOUVELLES
nouissaient mille et une fleurettes.) Mais la dame re-
prit plus en douceur encore : « Je ne te lais pas peur,
n'est-ce pas ? Où vas-tu comme cela avec ton pot ?
Veux-tu venir avec moi en voiture ?» A ces mots
Aline ne se sentit pas de joie ; elle ouvrit de larges
yeux où brilla soudain comme un éclair de recon-
naissance : « Je m'appeUe Aline, et j'allais au lait... »
A Tébahissement des laquais la dame l'avait
fait monter avec elle pour la conduire à la ferme
prochaine où se rendait la mignonne. Celle-ci n'était
pas sans une sorte de crainte parmi son ravissement
il'aller ainsi en carrosse : si la dame était une mau-
vaise fée qui l'emportât vers quelque grotte terrible
ou quelque foret enchantée?... Mais elle se rassura
par degrés sous l'averse des bonnes paroles que che-
vrotait l'aïeule.
On arriva bien vite à la ferme, et l'on en revint de
môme, Aline avec son pot empli du lait que l'avaient
envoyée chercher ses parents. La vieille avait tenu à
reconduire chez ceux-ci l'enfant. En route les ques-
tions reprirent de plus belle. « — Que font tes pa-
rents? — Ils sont charrons. (En effet, le père était
charron et la mère ravaudait.) — Et quel âge as-tu ?
— Sept ans » ; ce en quoi Aline mentait.
NOUVELLES 369
Arrive devant Tliumble demeure, l'équipage s'arrêta.
Les bonnes gens furent tout ébaubis de ce qu'une
aussi belle voiture stationnait devant leur chaumière
sans qu'on leur demandât de réparations ; mais ce fut
bien autre chose quand ils en virent sortir Aline et
son pot au lait. Aline qu'un domestique aidait à des-
cendre, ainsi qu'une merveilleuse dame âgée qui leur
sourit dès qu'on fut entré. De même qu'elle avait
interrogé l'enfant durant le trajet, elle interrogea les
parents sur leurs ressources, le nombre de leurs en-
fants, sur, enfin, ce qu'ils pouvaient souhaiter. Ceux-
ci répondaient, timides, du mieux qu'ils pouvaient,
à cette dame du bon Dieu qui s'intéressait à eux,
comme cela, sans les connaître : on n'était pas bien
riche, mais on travaillait pour nourrir les enfants
deux petits garçons et trois petites filles (dont Aline),
et, avec du courage et de la persévérance, on mettait
à peu près les deux bouts ensemble. Et autres pa-
roles de ce genre dites d'un ton sincère qui toucha la
dame : « Tenez, bonnes gens, prenez ces pistoles ;
tenez, mes enfants, prenez ces bonbons... »
Et, profitant du trouble et de la joie qui agitaient
CCS cœurs humbles et mouillaient ces pauvres vi-
sages, elle disparut...
La marquise de X. avait été l'une des plus belle
personnes qui se pût voir, une des plus coquettes
24
370 NOUVELLES
aussi, sinon la plus coquine, en amour, s'entend...
Descendante d'une des plus hautes familles de France,
sa prime jeunesse avait été Touée à Téducation
d'alors, toute de danses, d'ariettes et de telles ex-
quises frivolités. Une instruction suffisante : elle sut
tôt lire des romans, écrire des poulets et mal comp-
ter. A quinze ans, ses parents la marièrent contre un
colonel de vingt ans qui n'abandonna pas un instant
la moindre de ses maîtresses en Thonneur de Tépou-
sée, quelque séduisante que fût celle-ci, encore
qu'elle se montrât fidèle, mais sans guère tarder à
venger son amour-propre plutôt que son amour pro-
prement dit, jusqu'à pouvoir lui en revendre.
Dès lors, elle se rua toute à Imtrigue et au jeu,
aux parties fines où on s'encanaille un peu, aux bre-
lans et aux pharaons les plus vertigineux ! Un train
de vie que n'interrompit certes pas la mort du colo-
nel, emporté en un tour de main par le trousse-ga-
lant, après environ un an de mariage.
Un jour, cette existence d'orgies de toutes sortes,
soit lassitude, soit surexcitation, tourna, sans cesser,
à une espèce de misanthropie qui lui fit détester ses
amants, légèrement traités jusqu'ici. Et c'est ainsi
qu'elle devint coquette jusqu'à la coquinerie.
Tout ce qu'on raconte sur elle à cette époque !
N'aurait-elle pas mis aux prises deux de ses favo-
ris et leurs témoins non moins distingués d'elle, et
trois sur les quatre n'étaient-ils pas restés sur le ter-
NOUVELLES 371
rain, tandis que l'autre se retirait éclopé pour la vie,
ce qui n'eût rien été si la scélérate n'avait, le jour
même, dans des rendez-vous savamment espacés,
donné le gage suprême à quatre autres de ses adora-
teurs évincés jusque-là.
N'allait-on pas lui attribuant en outre ce mot dit
entre deux succès de Rosolio, quelque temps après,
une fois qu'on lui remémorait cette huit fois crimi-
nelle équipée :
— Dame ! ne fallait-il pas assurer mes derrières I
Elle passait aussi pour mal conseiller les jeunesses,
et M. Chauderlos de Laclos ne fut pas sans lui em-
prunter quelques traits pour sa détestable héroïne
des Liaisons dangereuses.
Et cœtera !
L'âge arriva. Les hommes jusqu'ici tour à tour ai-
més pour elle-même et rendus malheureux par pur
caprice, finalement haïs bien que toujours désirés au
fond, par une juste compensation la dédaignèrent et
la trahirent. Ce fut alors le dégoût de tout et de tous,
des hommes, des femmes et des choses, fors le jeu
dont elle s'était follement éprise, non pourtant sans
calcul, car elle savait compter maintenant. Si bien que
sa fortune, considérablement ébréchée par ses der-
niers amants, se récupéra jusqu'à l'opulence presque
la plus scandaleuse. La vieillesse l'investit d'une
sorte de sagesse, et d'une façon de bonté ; mais un
fond d'amertume lui restait au cœur et dans l'âme.
372 NOUVELLES
C'est à cette période de sa vie qu'elle rencontra
Aline et que Tàme et le cœur s'épanouirent chez elle
et pour toujours en une sorte de fraîcheur et de pu-
rification...
Aline n'était pas non plus sans défauts. Nous
l'avons vue muser sur la route devant un spectacle,
certes, étonnant, mais qui ne devait pas lui faire ou-
blier, même un instant, une commission aussi pres-
sée que celle d'aller au lait pour le déjeuner de ses
parents et de ses frères et sœurs, puis mentir par or-
gueil, car, de même que les fommes cherchent tou-
jours à se rajeunir, les enfants des deux sexes, mais
plus particulièrement les petites filles, n'ont d'aise
que quand ils croient passer pour plus grands qu'ils
ne le sont, fût-ce en dépit de leur taille. De plus, elle
était colère, répondeuse et gentiment sale, mais sale,
puis, quelque observation qu'on lui en fît, elle avait
l'affreuse habitude de se fourrer les doigts dans un
nez qu'elle mouchait peu.
Et ses défauts s'enchevêtrant, pour ainsi parler,
les uns dans les autres, ne la rendaient pas moins
malheureuse qu'ils ne désolaient trop souvent sa
famille. Par exemple, on lui reprochait de ne pas
s'être lavée le matin. Elle ne manquait pas de dire
que si, et de le soutenir mordicus, tapant du pied et
NOUVELLES 373
faisant une moue épouvantable, ce qui lui attirait
tout naturellement Tépithète de menteuse, contre la-
quelle elle se révoltait, quoi qu'elle sentit à merveille
combien elle la méritait, et c'étaient des quintes de
rage et de pleurs, et des accès de bouderie imman-
quablement punis, — et le tout, comme de juste,
finissait par faire dans cette tête si tendre un
brouillamini qui n'avait de comparable que celui
d'un long fil inhabilement enroulé autour d'une bo-
bine mal faite ou bien encore l'embarras des mem-
bres de phrases d'une proposition mal déduite par
un écrivain sans talent. D'où, après des journées à
moitié coupables, à moitié gâtées par ces regrets qui
sont les remords de l'innocence, des cauchemars
dans l'horreur desquels le vice se voyait puni sans
que la vertu fût là pour se voir récompenser.
Mais, dès qu'elle eut subi le regard attendri
(comme à travers un long rêve pénible enfin dissipé),
de la vieille marquise, son petit cœur et sa petite
âme changèrent comme par enchantement. Elle ne
musa plus, elle ne mentit plus, elle fut sage et
propre, obéissante et réservée. Bref, elle semblait
avoir hérité, proportionnées à ses forces d'enfant et
avec toute mesure, de l'expérience et de la sagesse de
cette grande dame autrefois si méchante.
En sorte qu'on peut dire qu'un échange de vie
avait eu lieu par le simple échange d'un regard entre
la mignonne et l'aïeule.
RAMPO
Charles Husson était vraiment un garçon fait et
bâti pour Tamour : force, face virile et enfantine,
rose et grasse, sans un soupçon de bouffissure ; nulle
trace de barbe qu'un duvet très léger, d*or blond
clair s'accentuant en très petits favoris, presque des
frisons comme en ont les Ascagne et les Endymion,
des peintres français de Tépoque impériale ; cheveux
plus foncés dans Tardeur, bouclés ou portés plutôt
courts ; de grands yeux bleus verdâtres, très doux,
on eût dit humides comme la bouche adorablement
petite, un peu pouponne et d'un rouge tendre ; et
quant au nez, peu défini, un peu rond, aux na-
rines ardentes, il disait — le menton large et
long en proportion avec le reste, comme tout
d'ailleurs dans cette figure et cette statue har-
monieuses mais d'arêtes molles et d'une courbe
NOUVELLES 375
comme alanguie vers le cou disait aussi — l'absence
de volonté, de contrainte et de contrôle dans les
choses de la sensualité la plus brûlante. Le corps, —
souple mais carré — épaules et cou amples, buste un
peu ramassé, mais hanches fortes qui compensaient,
jambes bien en chair et bien en muscles, pieds élé-
gants et d'aplomb — était superbe.
Ce port majestueux, cette douce présence
auxquels ajoutait une voix plutôt basse aux intona-
tions parfois gravement féminines, avait fait de
Charles Husson le plus remarquable et le plus aimé
des souteneurs de la place Maubert.
Fils de berger, berger lui-même dès son enfance
un peu grandie jusqu'à quinze ans passés oii il entra
dans les fermes comme domestique, bien lui avait
pris, avec cette vocation et ses fonctions actuelles,
d'être un paysan delà campagne. Ce tempérament de
flamme qui s'exhalait de son extérieur même et qui
l'eût fatalement entraîné à toutes les imprudences,
comme aussi, certes ! à des actions belles en elles-
mêmes, était heureusement pour lui corrigé par l'édu-
cation parcimonieuse, par la circonspection aussi pour
376 NOUVELLES
ainsi dire native en ces âmes des champs, et son cou-
rage très réel et son avidité de tout le plaisir, se
voyaient par des fois des bornes imposées de ces parts.
Il avait déserté sa famille comme on déserte au ré-
giment. Or, sa frontière fut Paris dont il ne connais-
sait ni le langage à fond ni la morale au fond. Donc
il dut vivre avec sa beauté, il tomba souteneur im-
médiatement ; et puisqu'il était très fort comme il
était fort beau, il devint redoutable et, dès lors, plus
qu'aimé par ses femmes.
Ce portrait, trop long peut-être, va justifier This-
toire que nous allons narrer :
Parmi les filles de qui Charles Husson recueillait
les débris de jeunesse, sans, bien entendu, compter
les très nombreuses « victimes » de qui la virginité
quasi ou tout à fait enfantine qu'il faisait entre temps
lui en renouvelait une espèce d'une, se trouva une
nommée Marinette (comme dans Molière et dans Ban-
ville), fesse mignonne et gentille, pour ce très à la
mode dans ce monde-là.
La mode y était alors, comme à peu près partout
et dans tous les temps, d'être lâche et plus vil qu'on
ne peut le croire : il fut lâche et plus vil qu'il n'est
même coutume dans le milieu oii sa beauté le jetait.
Marinette était, non une bonne fille, mais une ado-
rable, mais une délicieuse, mais une douce, mais une
aimable, mais une chère enfant dont Charles tomba
éperdument amoureux.
NOUVELLES 377
La joliesse de la créature innocentait en quelque
sorte de cette non commerciale faiblesse ce trafiquant
de charmes pour tout sexe.
Petite à proportion et en proportion de sa hauteur
de taille à lui, mignonne juste autant qu'il était ro-
buste, elle formait avec lui comme une antithèse qui
eût été la plus parfaite et la plus désirable des har-
monies. Maigrelette plutôt que grassouillette, sans
qu'on pût dire pourtant laquelle des deux nuances
l'emportait ou ne l'emportait pas ; très brune sans
trop de cheveux et que joliment ébouriffés ou ra-
platis, selon le conseil matutinal ou vespéral de son
miroir ; des yeux petits, un peu chinois, longs et plus
luisants encore que brillants ; le nez peut-être un peu
gros mais très bien fait et point trop court ; bouche
grande et grosse aux dents larges, d'une blancheur
chaude et bien montrées quand fallait ; rouge sans
vinaigres et grasse sans pommades, la bouche où
parfois passait, comme sans affectation, un bout de
langue rose. Menton court sur un cou court, du plus
pur satin rose crème, vivant ; des seins évidemment
riches, ramenés serrés très en avant et le ventre
bien dur sous d'habituels jerseys bien tendus. Ses
jupes collantes sous les tournures et les nœuds mou-
laient par intervalles des jamT)es qui devaient être
émouvantes au possible et qui l'étaient, thésaurisa-
trices et piédestal de trésors frissonnants et frisô-
nants qui rendaient le beau Charles fou... et parfois
378 NOUVBLLBS
jaloux ! Sa voix était charmante, d'argent plutôt que
d'or à cause d'un très léger éraillement causé par les
rogommes de toute sorte qu'elle avalait et qui
n'avaient pu entièrement la ternir. Voix insinuante,
insidieuse comme malgré elle et restée enfantine
vraiment avec le velours de la vierge puberté ; car la
voix a sa puberté comme le sexe...
En un mot la gouge délicieuse, irrésistible mais
que la perfection même de sa disposition amoureuse
avait, seule, emi)êchée de réussir, pécuniairement
parlant, — jointe à ce goût de crapule que les plus
pures comme les plus grandes et les plus grands
n'étouffent pas toujours à leurs tréfonds.
Dans ces conditions Charles était perdu et de la
simple vilenie dégringola bientôt jusqu'au vol et jus-
qu'au meurtre.
Des promiscuités que l'on devine, des camaraderies
de jeu et de boisson et des complicités dans les pros-
titutions de tous genres avaient préparé cette âme de
pâtre, cette âme solitaire et contemplative de pâtre,
cette âme, à tous les raffinements parisiens.
Or, il arriva qu'un jour, chez un marchand de
vins assez luxueux, tenant un hôtel très couru sur-
tout des miches pas trop toc, Marinette ayant fait
NOUVELLES 379
verser à boire de trop à un monsieur qui portait un
chapeau haut de forme, un plastron blanc sous un
faux-col exagéré et des bottines à bouts pointus,
comme une partie de Zanzibar était en train et qu'un
rampo venait d'éclater, la fille, s'accoudant sur
l'épaule du monsieur dont elle tiraillait Foreille en
même temps, dit :
— Tu es un homme d'esprit, distingué, je te gobe,
mais...
— Mais quoi ?
— Montes-tu ?
— Où?
— Chez moi...
— Où, chez toi?
— A deux pas d'ici...
— Ah ! non ! conclut le type, mal confiant, qui se
dégrisait.
C'est ici que Charles devait intervenir.
Il intervint sous une forme gracieuse, presque gra-
cile, — et prenant sa voix la plus flûtée, la plus voi-
lée, cette voix de contralto qu'il avait, il dit :
— Quoi, ma Marinette? Est-ce que Monsieur?...
— (( Monsieur », mon ami, ne veut pas monter
avec votre dame, fit le monsieur, sèchement.
380 KOUVBLLBS
— Tant pis pour elle, alors... Du moins payez-vous
une tournée ou la jouez-vous?...
On joua. Et voici qu'il y eut encore rarnpo. Mari-
nette dit :
— Il y a rampo.,.
Le monsieur témoigna, d*un geste absolu, qu'il re-
nonçait à la conversation ; et, jetant les sous des
verres sur le comptoir, se détourna pour sortir.
Charles Husson, qui était vêtu en négligé de voi-
sin, béret et pantoufles, mais coquettement et coqui-
nement, lui mit la main sur l'épaule.
Le monsieur sentant cette main d'homme évidem-
ment posée là dans des intentions hostiles, se re-
tourna, furieux et craintif un peu. Puis, en présence
de la fulgurante et douce beauté de Charles, avec un
clin d'œil indiquant Tescalier au bout duquel se de-
vinaient des cabinets à passes, il articula bas :
— Montons.
Et, sur un signe impérieux de Charles à sa femme
qu'elle eût à s'abstenir, les deux hommes montèrent.
Marinette alors, tour à tour blanche et rouge de
colère et toute secouée d'hystérique jalousie, cracha :
— Salop, maquereau, tante ! tu n'y couperas pas,
cochon !
Et dans un but de vengeance non formulée peut-
être en sa pauvre tête de fille soumise — elle sortit.
NOUVELLES 381
Dès dehors elle courut à la glace d'un boulanger
proche où elle procéda à une réparation sommah*e de
sa figure qu'elle sentait abîmée par cette scène et que
deux doigts de poudre de riz et un coup de peigne de
poche rafraîchirent, tandis que des talons de botte
sonnant sec sur le boulevard embrumé l'avertissaient
de la venue d'un agent. Quand celui-ci passa devant
elle, ce fut un cri :
— Tiens ! Anatole !
Elle empoigna l'homme par le bras, lui dit tout
dans une détente de volubilité féminine et non tou-
tefois sans une sorte de réserve et de dignité sut ge-
neris, ce à quoi le sergent ne répondit en toute lo-
gique que par :
— D'abord, ma belle, je ne suis pas de service, et
puis, quoi ! nous autres, nous n'y pouvons rien... ce
n'est pas sur la voie publique... Il n'y a pas de scan-
dale avéré.
Mais la femme tenait sa vengeance.
Sa vengeance ! Ce mot n'est-il pas bien délicat en
l'espèce. Et d'abord pourquoi jalouse puisque Charles
était — elle ne le savait que trop, la misérable com-
plice de tous ses vices aussi bien que de tous ses
crimes, — coutumier d'amours ainsi, tant pour la
galette qu'hélas ! pour la peau. Et quelle mouche de
382 NOUVELLES
luxure honnête et modérée la piquait donc ce soir ?
Mystère dont toutes les femmes, proportionnelle-
ment, sont participantes. Et c'est tout ce que le mo-
raliste, en dehors des morales positives, religion sans
préjugés, peut dire, malheureusement.
Alors, dans ce brouillard londonien mais puant,
presque subitement tombé et qui semblait égaliser et
protéger tous vices et tous crimes en notre Ville-lu-
mière, ils guignèrent et gagnèrent la lanterne borgne
de quelque autre hôtel meublé. Et ils montèrent à
leur tour, le flic qui n'était pas de service, et la fille
qui allait faire le sien à Vœily mais pour la bonne
cause^ et aussi en toute prévision de Favenir.
Et c'est ainsi qu'encore une fois la morale fut
sauve, que force restait à la Loi, que...
TABLE DES MATIERES
VARIA
Absente • 3
QSgri somnia 5
Intermittences 7
Sites urbains ^ 9
Clochi-clocha • . . 11
En septembre 13
Pour le nouvel an 15
En 17 16
Eventail directoire 18
Anniversaire 20
Conseil 22
Souvenirs d'hôpital , . 23
Apaisement 25
Frontispice 30
Vieilles bonnes chansons 32
l'écolière 34
A propos d'un mot naïf d'elle 36
Bergerades 37
Palinodie 39
384 TABLE DES MATIÈRES
MONA ROSA 40
Demi-teintes 42
A Mademoiselle Marthe 44
HÔPITAL 45
Lamento. 46
Quand même . 48
Acte de foi 49
Epilogue 50
A Madame Marie M'** . . • 52
ToRQUATO Tasso 54
Pâques 55
Assomption 57
Prière 58
I. Le charme du vendredi saint 59
II. Le soleil fou de mars 60
ExImo 61
Souvenir du 19 octobre 1893 65
Retour 67
Oxford 70
Paul Verlaine's 72
Rotterdam 74
Voyages 76
Impressions de printemps 78
Retraite 80
L'enfant avait reçu deux bons yeux dans la tête 81
Visites 82
APh 84
J'ai revu, quasiment triomphal 86
I. Cordialités 88
II. Deux colibris parisiens, deux cancaniers . . 89
III. Impériale, puisque Eugénie I et très douce. . 90
Pour les gens enterrés au Panthéon 91
Rendez-vous 92
TABLE DES MATIÈRES 385
Bergerie 94
Féroce . . • 95
A Célimène 96
Morale 98
Pour E 99
PourE 101
PourE 403
Tu me fais un peu mal à la tele 104
Epilogue lOG
Epilogue 108
Mort dlO
A mademoiselle Sarali 112
PARALLELEMENT
Projet en lair 117
Nous ne sommes pas le troupeau 120
Billet a Lilly 1 22
DEDICACES
Marceline Desbordes Valmorr 120
PUVIS DE CnAVANNES 132
Pour un album . . 133
Sonnet 134
L Pour la plume . . 135
IL Je ne suis plus encore un faune 13G
Frontispice pour une année de la plume .... 137
I. Le livre d'Esther 138
II. Phi ..B..., c'est presque la lune. 140
25
386 TABLE DES MATIÈRES
VERS DE JEUNESSE
A DON Juan. • • 143
Quatrain 144
Les dieux 145
Sur le calvaire 146
L'enterrement 447
L'ami de la nature 148
LE LIVRE POSTHUME
Le livre posthume 133
L Fragments 436
IL J'ai magnifié de verliis ....... 157
in. Lorsque je t'écrivais des vers 159
IV. Te rappelleras tu mes colères injustes . . . 161
V. Et voici rinstant où tu meurs 163
Dernier espoir 165
SOUVENIRS ET FANTAISIES
Au QUARTIER 171
Variétés 175
Onze jours en Belgiqle 179
Jeanne Tresportz 185
Nevermore 187
Souvenirs sur Théodore de Banville 189
Mes hôpitaux 194
Le diable 198
Momes -Monocles . . 203
TABLE DES MATIERES ' 387
Enfance chrétienne 211
Vieille ville 215
Traduit de Byron 244
La goutte 247
L'obsesseur 2o0
Conte pédagogique .... 235
Gosses 258
Mi-A-ou 278
Projets et plans sur la comète 281
A propos du dernier livre posthume de Victor Hugo 287
Au pays du mufle 294
^GRl SOMNIA 298
Mes SOUVENIRS de la commune 302
Le bon larron 305
NOUVELLES
Deux mots d'une fille 309
La main du major Muller 333
Conte de fées . 346
L'abbé Anne 355
Extrêmes-Onctions 362
L'histoire d'un regard 366
Rampo 374
Saiiil-Amand ^^Gher). — Imprimerie BUSSIÈRE.
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